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ŒUVRES ORATOIRES
DE
BOSSUET
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Imp Chardon-WiUmann
ŒUVRES ORATOIRES
DE
BOSSUET
ÉDITION CRITIQUE COMPLÈTE
PAR
L'abbé J. LEBARQ
Docteur ès-lettres
TOME PREMIER
648-1655
DESCLÉE, DE BROUWER et C'
LILLE
rue du Metz, 41
PARIS
rue Bonaparte, 90
MDCCCXC
TOUS DROITS RÉSERVÉS
THt INSTITUTE OF.MEDIAEVAL STUDIES
10 ELMSLEY PLACE
TORONTO 5, CANADAv
J
F.
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1890
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INTRODUCTION.
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A LA gloire de notre siècle, dont ia réputation de frivolité semble
pourtant bien établie, il faut reconnaître que les amis de
Bossuet sont aujourd'hui plus nombreux que jamais. Plusieurs,
il est vrai, ont plus d'admiration pour son génie que de goût pour
la doctrine qu'il prêche. Mais d'autres, plus complètement en har-
monie avec son âme, lui savent gré par dessus tout d'avoir donné
aux vérités divines une expression oia tout est clarté, force, magni-
ficence. De ce nombre, on ne s'en étonnera pas, sont les admirateurs
qu'il compte dans le clergé, notamment dans son élite et dans ses
chefs, dans ces vénérés prélats, qui de plus d'un endroit nous ont
honoré de leurs précieux encouragements. Qu'il nous soit permis de
remercier entre tous celui qui nous a accordé si libéralement les loi-
sirs prolongés, nécessaires pour mener à bonne fin ces difficiles
travaux. Monseigneur THOMAS, archevêque de Rouen, avait d'un
regard sûr, reconnu tout d'abord que nos premières recherches nous
conduiraient à rééditer toute l'œuvre oratoire de Bossuet. C'est aussi
sur sa parole que nous avons osé nous avancer : autrement nous
eussions sans doute reculé devant une tâche si ardue et si laborieuse.
D'ailleurs \ Histoire critique de la P rédication de Bossuet^ où nous
nous étions proposé de mettre en lumière la nécessité d'une révision
et d'une classification des textes qui représentent pour nous cette
incomparable prédication, a été accueillie avec une égale faveur par
les juges de Sorbonne et par le public. Ce succès d'un livre austère,
où l'attrait principal est celui du sujet, était un indice du vœu des
intelligences. L'édition nouvelle qu'il annonçait, était dès lors une
dette d'honneur : Jious venons l'acquitter.
Comme chacun le sait, les Sermons sont une œuvre posthume.
Bossuet n'en avait fait paraître qu'un seul, celui de V Unité de T Église.
Ce discours, prononcé le 9 novembre 1681, à l'ouverture de la trop
célèbre assemblée de 1682, était dans la pensée de son auteur une
œuvre de pacification : tous les termes en avaient été pesés ; et il
souhaitait qu'ils pussent être lus à Rome comme à Paris: delà
l'exception faite en sa faveur. La Cour exigea, à la fin de 1669,
l'impression de l'oraison funèbre de la Reine d'Angleterre. Sans
cette circonstance, cette œuvre magnifique, et les cinq autres qui
suivirent, auraient pu avoir le sort de l'oraison funèbre d'Anne
d'Autriche. Celle-ci, composée deux ans plus tôt, pour le service du
bout de l'an (janvier 1667), est perdue, ce .semble, pour jamais. Six
oraisons funèbres et im discours de circonstance, voilà donc tout ce
Serinons de Huiisui:!. \
„ INTRODUCTION.
que d'impcTicuscs cxi^îcnccs purent arracher à l'humilité du grand
orateur. Une autre oraison funèbre, celle de son ancien maître
Nicolas Cornet, et le sermon pour la profession de M"'^ de la
VallicTC p.irurcnt. il e-;t vrai, de son vivant, mais sans son aveu.
Certaines i.ifîdélitcs réelles, bien qu'elles ne portassent guère que
sur des détails, rcmpcchèrent de se reconnaître dans des œuvres
défigurées sur quelque point. A prendre les choses dans l'ensemble, ne
doit-on pis dire qu'à la mort de Bossuct (1704) ses œuvres oratoires
étaient restées inédites ?
Il en fut ainsi jusqu'en 1772. « On ne saurait, remarquent avec
raison les éditeurs de Versailles (181 5), avoir trop de reconnaissance
pour le service qu'ont rendu à la Religion et à la littérature fran-
çaise dom l)eforis(i) et dom Coniac, son collaborateur, en consacrant
des années entières à déchiffrer, comparer, mettre en ordre et publier,
avec des soins et une exactitude bien pénible, un nombre presque
infini de feuilles volantes, chargées de ratures, de renvois, de correc-
tions de toute espèce... »
Dcforis lui-même, dans ses préfaces diffuses, mais instructives,
nous fait connaître toutes les autres peines qu'il avait dû se donner.
Avant d'interpréter ces manuscrits, avec plus ou moins de bonheur,
mais avec une incontestable application, il lui avait fallu les chercher,
et longtemps, principalement dans les^ diocèses de Meaux, de Troyes
et de Metz. En 17 10, six ans après la mort du grand Bossuet, son
neveu, nommé évêque de Troyes, avait emporté en cette ville les
portefeuilles contenant les Sermons. Ils passèrent de là (1743) ^ux
mains de M. de Chasot, premier président au Parlement de Metz, et
petit-neveu de l'évêque de Meaux.Vingt ans environ après la mort de
M.deChasot, sa veuve entendit les appels chaleureux des bénédictins.
De concert avec son frère, le président de Montholon, et avec le
conseiller Choppin d'Arnouville, son gendre, elle leur remit libérale-
ment de nombreux autographes, qui vinrent grossir la collection
commencée par l'abbé Le Roy, grâce à ses anciennes relations avec
révoque de Troyes. Quand les erreurs de Deforis seraient cent fois
plus graves et plus nombreuses que celles qu'on est en droit de lui
reprocher, cette découvsrte capitale devrait encore faire bénir sa
mémoire.
Il est vrai, un nombre assez considérable de sermons, de ceux que
Bossuet avait rédigés ou du moins esquissés par écrit, ont échappé
I. Nous écrivons ainsi ce nom, sans accent, conformément à la signature autographe du
bénédictin lui-même {Bii)/. nat., Nouv. acq. , Fr. , 274). De même dans notre Histoire criti-
que... On a prétendu qu'il se serait appelé en réalité de Foris ; et on allègue plusieurs paraphes
(môme manuscrit), où il a tracé un F, et non un D. L'observation est vraie, mais incomplète :
ce n'est pas un F seulement qu'il faut lire, mais un F et un J; et cela signifie : Frère Jean (dom
Jean Pierre Dcforis).
INTRODUCTION. III
à ses investigations. Peut-être étaient-ils déjà détruits à cette époque.
Ce qui semblerait autoriser cette triste conjecture, c'est l'impossi-
bilité où nous nous voyons tous, les uns après les autres, de retrouver
une pièce, même de celles qu'il n'a pas publiées, qui n'ait passé sous
ses yeux. Il fit paraître d'abord en 1772 trois volumes in-40, qui
devinrent les tomes IV,V, VI des Œuvres complètes. Ils contenaient
les sermons pour l'Avent et le Carême, et sur les principaux mystères.
Ils furent suivis en 1778 des sermons détachés, dont le plus grand
nombre se rapportait aux fêtes de la sainte Vierge. On lisait aussi
dans le tome VII (1778) douze discours composés pour des vêtures
ou professions de religieuses; et trois panégyriques, ceux de saint
Sulpice, de saint François de Sales et de saint Benoît. Les
oraisons funèbres, classiques et autres, formèrent le VIII^ volume,
complété par de nombreux opuscules de piété. En 1788 seulement,
Deforis put enrichir son édition de quinze nouveaux panégyriques,
sous ce titre : Tome VII, deuxième partie. Les manuscrits de ces
discours lui avaient été communiqués, postérieurement aux autres,
par un autre parent de M"^^ de Chasot, l'abbé de Montholon, doyen
de la cathédrale de Metz.
Laborieux et patient, obstiné et quelquefois un peu acariâtre,
Deforis se piquait d'une fidélité digne de sa vocation de bénédictin.
De fait, il n'aurait peut-être laissé échappé qu'un petit nombre de
fautes involontaires et bien excusables, si, tout en protestant avec
virulence contre son siècle, il ne s'était laissé gagner sur quelques
points aux idées régnantes. Le XVIIP siècle, par exemple, n'aimait
pas les redites : le bénédictin s'ingénia de son mieux à en diminuer
le nombre. Il laissa de côté quelques pièces, qui se rencontraient ail-
leurs avec de légères modifications. Il pratiqua çà et là dans les textes
de discrètes suppressions, se bornant à en avertir une ou deux fois
pour toutes. Jusque-là le procédé, quoique fâcheux, n'était pas trop
subversif. On alla plus loin. Le désir de ne rien perdre, ou de perdre
le moins possible d'un si grand écrivain, inspira à son éditeur une
résolution bizarre, bien opposée à l'esprit scientifique. Ce fut d'insérer
les débris d'une œuvre dans une autre, d'y introduire certaines pa^^es
isolées qui semblaient contenir des idées semblables, et même de
fondre deux discours en un seul. Avait-il pour le jour de Noël deux
sermons composés sur le même plan? « Pour éviter... les répétitions,
dira-t-il, nous avons pris de ce second sermon ce qu'il y avait de neuf
et ce qui pouvait être regardé comme une révision, une extension de
preuves, et 7ious V avons incorporé au premier sermon, lorsque cela a
pu se faire sans rien gâter... » S'il préférait la première rédaction à
la seconde, ce n'était pas, comme on a été tenté de le croire, par un
manque absolu de goût, mais tout simplement [>arcc que c'était la
,^ INTRODUCTION. _^
plus con,plclc. 0..un ,. . nu,.,i,u.r .iWil fût y'"''^'^''''!t''.^"f^;''
e
à iWration. Ainsi, trouvant au premier dimanche de Carême deux
sermons sur /es Av//.//.. il eût bien désiré.nous declarc-t-il «n en faire
qu'un seul des deux; mais, après y avoir travaillé assez longtemps,
la dimcultc du succès et la crainte de gâter les deux pièces » 1 ont
détermine lui et ses collaborateurs, ci les donner séparément. Il
annonce donc, ni s ni cxcusmit, qu'on va les lire « telles que l'auteur
les a produites. > Kt malgré cet engagement, il ne résiste pas a
la tentation d'orner le second discours d'un assez long morceau que
l'auteur avait condamné dans le premier.
Dans l'édition de Versailles (1815), les prêtres de Saint-Sulpice,
qui améliorèrent sur plus d'un point les œuvres de Bossuet, accep-
tèrent de confiance, ou peut-être par résignation, le texte de Deforis,
en ce qui concernait les sermons. Les superfétations, que nous
venons de rappeler, subsistèrent donc jusqu'en 1862- 1864. A cette
date, M. Lâchât se fit fort de les corriger. En réalité, tandis que
quelques-unes disparaissaient, un grand nombre étaient maintenues,
ou môme aggravées. Le prétendu V^ sermon pour la Circoncision,
et le III^ sermon pour le IV*-^ dimanche de Carême, ne sont autre
chose que des interpolations nouvelles. Cet éditeur sera trop sou-
vent convaincu d'infidélité dans le cours de la présente publication
pour qu'il soit nécessaire de lui faire ici son procès. Nous n'avons et
ne pouvons avoir aucun grief personnel contre sa mémoire ; nous
serions plutôt tenté de lui savoir gré de nous avoir donné une si
riche matière à réfutation pour notre Histoire critique de la Prédi-
cation de Bossuet. Rappelons seulement, en un mot, qu'en dehors de
ce qu'il tire des Etudes de l'abbé Vaillant sur les sermons de Bossuet ^
et des recherches si consciencieuses de A. Floquet (Études sîir la
vie de Bossuet), il ne reste guère à son compte que des corrections
ou incomplètes ou absolument erronées. Il n'y a pas un sermon
dans son édition dont le texte soit irréprochable : MM. Gandar,
Gazier, Rébelliau, Brunetière l'ont constaté comme nous.
Lâchât n'appartenait ni au clergé ni à l'Université. Des critiques
de profession et des éditeurs classiques, faisant partie de ce dernier
corps, ont contribué bien plus efficacement, mais pour une partie
restreinte, à fixer le texte et la chronologie des Sermons. E. Gandar,
dans son Bossuet orateur, et dans son Choix de sermons de la jeunesse
de Bossuet, a le premier indiqué la vraie méthode scientifique. Il a
souvent éclairci d'une manière définitive les difficultés qui se ren-
INTRODUCTION.
contraient sur son chemin. On voit quelquefois encore des critiques
mettre en balance l'opinion de Lâchât et celle de Gandar : cette
égalité est chose souverainement injuste. On peut prononcer sans
hésitation que toutes les fois qu'il y a dissentiment entre eux, c'est
le premier qui s'est trompé : ce n'est qu'à bon escient que Gandar
s'est inscrit en faux contre lui; jamais pour le contredire systéma-
tiquement, comme lui-même avait fait à l'égard de ses prédécesseurs.
On peut même dire que, sans se scandaliser autant que d'autres
d'une réclame à outrance, qui prétendait faire passer pour une grande
œuvre scientifique une intelligente opération commerciale, il s'est
plu à ne tenir compte que des difficultés de la tâche, et de quelques
améliorations réalisées, pour juger l'ensemble avec une excessive
indulgence. D'autres, comme MM. Rébelliau, Brunetière, Gazier, ont
apprécié l'œuvre avec beaucoup plus de sévérité, dans des préfaces ou
introductions, placées en tête de nouveaux recueils de Serinons choi-
sis. Les corrections de M. Rébelliau, surtout celles de M. Gazier, sont
nombreuses et ordinairement justifiées. Quant aux éditions com-
plètes, qui ont paru dans ces derniers temps, ce n'est autre chose
qu'une combinaison, à doses inégales, de celles de Versailles, de
Lâchât et de Gandar. Telles sont le séditions publiées, en 1870, chez
Guérin, à Bar-le-Duc (d'abord chez Martin-Beaupré) ; chez Garnier, à
Paris, 1870- 1874 ; chez Briday, à Lyon, en 1877. A l'heure présente,
il reste encore à corriger de lourdes bévues, dont il est inutile de
recommencer l'énumération contenue dans notre Histoire critique.
Nous signalerons du reste les principales au lecteur dans cette
publication, au fur et à mesure qu'elles se présenteront. Il y a en
outre mille fautes de détail, que nous nous appliquerons à faire
disparaître, au grand profit de l'éloquence du prédicateur ; car il ne
faut quelquefois qu'une petite tache pour déparer tout un passage.
Nous nous efforcerons en même temps d'assigner à chaque compo-
sition sa véritable place, et d'en déterminer la date avec exactitude.
L'ordre chronologique, dont les avantages ne sont plus à démontrer,
sera à lui seul le meilleur des commentaires.
La prédication de Bossuet comprend, à parler à la lettre, un
espace de cinquante-quatre ans (1648- 1702), depuis son sous-diaco-
nat,oi:i se placent ses véritables débuts (i), jusqu'à sa dernière maladie,
où il se vit obligé, pendant un an et demi environ, de renoncer à la
parole publique (2). Entre ces deux dates extrêmes, celle de son
1. Avant k's sermons proprtMUont dits, Bossiirt avait (.-oinpost'' des r\cM-cicos scolaires, dont
nous ponrrons donner quehiue spcvinien.
2. S'il s'ai;issait ici des (Xiuvres complètes, nous aurions à mentionner, postc^ricurement au
dernier discours connu (18 juin 1702), des opuscules dun i;rand intérêt, que rinfatigable défen-
seur de la Religion écrivit ou dicta de son lit de mort : /•.xplication de la ProplUtL- d' Isaïc sur
Ecce Vlrgo coiuipiei ; iti le commentaire du Psaume XXI, le psaume de la Passion et du dé-
laissement.
VI INTKOmiCTION.
premier Carême à la Cour (1662) forme une H-ne de dcmarcation
qu'il importe de remarquer. En morne temps qu'elle est bien réelle-
ment, comme Gandar la établi, « l'époque de la maturité et de la
perfection. >^ elle parta-e en deux moitiés à peu près égales ce qui
nous a été conservé des Sermons. Cent ipiinzc sermons, y compris
les esquisses ou fracjmcnts de discours, sont antérieurs au Carême
du Louvre. Cette station et l'époque suivante réunies en fournissent
cent vm:rt. Dans notre édition, l'une de ces deux parties remplira les
trois premiers volumes ; et l'autre, les trois derniers.
(^u'on ne craigne pas, parce que trois volumes entiers con-
tiendront des œuvres antérieures au Carême du Louvre, que
toute cette partie ne doive présenter qu'un médiocre intérêt. Elle-
même a un éclat, que seule la comparaison avec la pleine maturité
peut faire pâlir. Ces compositions archaïques, sous leur costume
légèrement provincial, même les sermons de séminaire, c'est-à-dire
les essais tracés dès le temps du Collège de Navarre, mais surtout
les débuts de l'Époque de Paris, ont tant de mâle vigueur que, s'il
ne nous était parvenu autre chose des Sermons, Bossuet mériterait
encore d'être placé au premier rang ; seulement il ne s'élèverait pas
si haut au-dessus de ses rivaux les plus illustres, dans les régions
solitaires du sublime.
Dans les œuvres de sa jeunesse, comme dans les âges suivants,
nous le verrons allier deux choses, qui se tempèrent toujours chez
lui l'une par l'autre : la prédilection instinctive de son âme pour les
grandes vérités, pour les principes : « Les hommes, dira-t-il un jour,
ne reviennent que par là (^); » et une consciencieuse préoccupation
d'approprier son enseignement non seulement aux besoins, mais
aux aptitudes de son auditoire.
Il n'échappe à personne que le génie naïf et profond de Bossuet
avait une admirable affinité avec les vérités chrétiennes. Par la sin-
gulière clairv^oyance de son esprit, par l'élévation de ses vues et
de ses sentiments, il était attiré vers la méditation et l'exposition
du dogme. D. Nisard, dans son Histoire de la Littérature française,
a bien su reconnaître là une des raisons qui devaient tirer du troi-
sième rang Bossuet prédicateur. C'est là qu'on avait imaginé de le
reléguer. Il l'a remis en tête de la liste de nos orateurs sacrés, en
renvoyant Massillon, comme il est juste, après le solide Bourdaloue.
« Dans les sermons de Bossuet, remarque-t-il (2), la doctrine tient
plus de place que la morale. Cette seule proportion est déjà du
génie. » Il ne s'agit pas, qu'on le remarque bien, de disserter en
chaire, au lieu d'exhorter et de reprendre. Mais pour Bossuet, « les
vérités de la foi et la doctrine des mœurs sont choses tellement
I. Pâques, i68i, 3e point. — 2. T. IV, p, 263.
INTRODUCTION. vil
connexes et si saintement alliées, qu'il n'y a pas moyen de les
séparer (i). » « On veut de la morale dans les sermons, s'écriera-t-il
devant l'assemblée du clergé, et on a ra-ison, pourvu qiCon entejide que
la morale chrétienne est fondée sur les mystères du christianisme {f). »
Chose admirable ! déjà les ébauches de Navarre, qui ouvrent la série
des sermons distribués chronologiquement, nous montreront comme
une revue anticipée de ces vérités fondamentales, dont la méditation
doit occuper avant toutes choses l'âme d'un prédicateur de l'Evan-
gile : le néant de la vie présente en face de l'éternité ; les desseins
de Dieu sur ses élus ; les grandeurs de la sainte Vierge, son crédit
et sa bienveillance maternelle; notre justification par jÉSUS-CllRIST,
et les devoirs qu'elle nous impose.
A Navarre, Bossuet comptait parmi ses auditeurs des théologiens,
ses condisciples ou ses maîtres. Son génie, aussi humble que grand,
savait profiter de leurs conseils. Il dira dans l'oraison funèbre de
Nicolas Cornet: « Puis-je.., lui dénier quelque part dans mes dis-
cours, après qu'il en a été si souvent le censeur et l'arbitre ?» A
Metz, il n'aura garde de se confiner dans les hautes considérations,
de perdre de vue son auditoire, ou de chercher à l'éblouir. Un pro-
fond sentiment de ses devoirs de ministre de la parole sainte le pré-
munira toute sa vie contre une semblable tentation. Tous les témoins
autorisés, Saint-Simon, comme l'abbé Ledieu, qui suivit Bossuet
pendant vingt ans de paroisse en paroisse, nous assurent qu'il excel-
lait à mesurer ses instructions à la capacité des auditeurs.
Il n'attendit pas à être pasteur pour se rapetisser ainsi, comme le
prophète ressuscitant l'enfant de la Sunamite. Y a-t-il rien de plus
simple que les allocutions catéchistiques, qu'il adressait, à Metz, aux
Nouvelles Catholiques, et à leurs humbles directrices, les religieuses
de la Propagation^ dont il était le Supérieur ? Quelle éloquence plus
populaire que celle du Panégyrique de saint François d'Assise, le
pauvre volontaire, dont les pauvres par nécessité envahissaient
l'église, au jour de sa fête ? Qu'on lise l'œuvre entière à des bonnes
gens, et en particulier ce que le jeune orateur (il n'y avait pas encore
un an qu'il était prêtre) dit de la pauvreté : ils seront à leur tour
saisis dans les profondeurs de leur âme ; car il n'y a pas là un seul
mot qui ne soit à la portée des plus illettrés.
C'étaient de telles compositions qui scandalisaient certains clas-
siques étroits de la fin du siècle dernier et du commencement de
celui-ci. Comment eussent-ils goûté l'emploi tout simple du mot
propre, rude ou archaïque, eux qui avaient été élevés dans le culte
des «termes généraux,» chers à Buffon, et (|ui, préoccupés par
dessus tout de la noblesse du style, faisaient bon marché de la pré-
I. Cœci vident, 1665, 2^' point. — 2. Sur l' IhiHé de V Église, i*"" point.
VIII INTRODUCTION.
cision, de même qu'ils saciifiaicnt voioiUicis, dans la composition
même, l'ordre réel et nécessaire à ini faux-semblant de régularité et
de symétrie ? Nous trouverons assez souvent dans nos deux premiers
volumes surtout au début, des exemples de la prétendue rouille
qu'on reprochait à notre auteur. Aujourd'hui, au contraire, il
ne manquerait pas de L^ens disposés à admirer, comme une audace
transcendante, tout ce qui ressemble à une anomalie. C'est un autre
excès, qui n'est <^ui'vc plus raisonnable ;et les retouches de l'auteur,
oïl il n'y a pas seulement des embellissements, mais aussi des cor-
rections reconnues nécessaires, nous avertissent de temps en temps
de ne pas admirer aveuL^lément tout ce qui est sorti de sa plume.
Santeul écrivait : « Le grand Corneille me dit très souvent, lui dont
le théâtre est si bien paré, qu'il sera un jour habillé à la vieille
mode (•). > Bossuet et Pascal auraient pu faire la même plainte. Et
le premier n'a-t-il pas dit, dans son Discours de réception à V Aca-
démie fraucai se : « Comment peut-on confier des actions immortelles
à des langues toujours incertaines et toujours changeantes ? et la
nôtre en particulier pouvait-elle promettre l'immortalité, elle dont
nous voyons tous les jours passer les beautés, et qui devenait barbare à
la France me nie dans le cours de peu d'années?1> Il parlait ainsi cm 671,
et il aurait pu alléguer ce qu'il avait plus d'une fois expérimenté,
depuis plus de vingt ans que les chaires de la province ou de la capi-
tale entendaient sa voix. On est tenté de se demander si ses exem-
ples n'auraient pas eu à eux seuls plus d'efficacité pour fixer la
langue que l'autorité de tous les académiciens réunis, et si nombre
de locutions qui ont vieilli auraient éprouvé cette décadence, à
supposer qu'il eût fait imprimer ses sermons. On avait si peu de prose
classique cà l'époque où la plupart furent prononcés ! Leur éclat
n'eût-il pas anobli certaines façons de s'exprimer, qui tombèrent
bientôt dans la langue parlée, et qu'on ne vit plus écrites, dans l'âge
suivant, que dans la correspondance de quelques érudits, gens très
intelligents, mais qui ne suivent jamais la mode que de loin ?
Quoi qu'il en soit, nous admirerons du moins une vie et une
couleur intenses dans tous ces discours d'une puissante simplicité.
Elles débordent, pour ainsi dire, dans les sermons de 1653, pour
la Circoncision.'suv W Loi de Dieu, sur V Exaltation delà sainte Croix^
ou dans le Panégyrique de saint Bernard. Une particularité digne de
notre attention, c'est l'accent personnel si prononcé dans la plupart
de ces discours ; c'est, je ne dis pas le ton de sincérité, (il est de toutes
les épocjues chez l^ossuet),mais le ton d'enthousiasme, qui est surtout
frappant au début de sa prédication. Manifestement il est ravi, au len-
demain de son ordination sacerdotale,d'être le ministre de la Religion
I. R(i LiiiL u ia crilique des inscriptions faites pour l'arsenal de Brest (1679)
INTRODUCTION. IX
que Dieu même a instituée, d'être le héraut d'une si belle et si sainte
doctrine : c'est de tout son cœur et de toutes les énergies de son âme
qu'il est prêtre et prédicateur.
Ce qu'il faut remarquer encore, c'est la richesse, la surabondance
même de pensées dans ses premières œuvres. De là en partie la
longueur démesurée des exordes. L'usage comportait, il est vrai, ces
interminables préparations. Elles étaient abusives cependant ; et de
bonne heure Bossuet en sentit l'inconvénient. Il les avait corrigées
pour sa part, plus de vingt ans avant que la Bruyère en fît la cri-
tique (^). De là aussi des digressions qui, bien qu'instructives et
intéressantes, sont peut-être accueillies par l'auteur avec trop de
complaisance.
De tels défauts du reste sont pleins de promesses dans un débu-
tant. Dès le premier jour, il a des trésors en réserve ; chaque pas qu'il
fait lui ouvre des horizons spacieux, vers lesquels son regard tend à
s'échapper. Les plus anciens de ses sermons contiennent des plans
tout préparés pour une série de discours futurs. Par exemple, du
premier sermon de Bossuet prêtre, celui du Samedi- Saint 16^2, sorti-
ront des discours sur la Rcsiirrectioii, soit à Metz (1654), soit à Paris
(1660 et 1669) ; en outre, on reconnaît, dans les dernières phrases,
comme l'embryon des sermons sur la Pénitence (1656), et sur les
Rechutes (1660). On a remarqué, il y a longtemps (2), dans le sermon
sur la Bonté et la Rigueur de Dieu, par lequel il inaugure, bientôt
après, sa prédication dans la cathédrale de Metz, des pensées
qui font songer au Discours sur V histoire universelle ; telle autre,
agrandie et développée, trouvera place dans les sermons sur la
Providence (1656 et 1662). Nous signalerons, de temps en temps,
ces rapprochements, non pour nous substituer à l'intelligence des
lecteurs, mais plutôt pour leur rappeler qu'on retrouvera fréquem-
ment la doctrine des Sermons dans les Méditations sur riivan-
gile, dans les Élévations sur les Mystères, dans \ Exposition de la
Doctrine catholique, dans les volumineux écrits de controverse, si peu
lus et pourtant si profitables à qui voudrait s'instruire à fond des
vérités de la foi ; en \\\\ mot, dans les Œuvres complètes de Bossuet.
«Je l'ai vu, rapporte l'abbé Ledieu (3), emplo3^er dans sa Politique
sur les rois et la royauté des matériaux tirés de ses sermons prêches
à la cour, tant il en estimait les principes sûrs et bien établis. »
Nous avons insisté ailleurs (^) sur cette constance de pensées dans
toute la vie de Bossuet. On en peut voir des exemples nombreux et
frappants dans le commentaire si abondant et si substantiel que
M. Jacquinct a donné des six oraisons funèbres classiques. Nous
I. Cdractcrcs..., De la chaire. — 2. Gandar, Bossuet orateur, j). 70 ; Choix de Sermons, p. 10.
—i 3. Mémoires, ]). 112. — 4. f/isfoire critii/ne de la Prédication de Bossuet, p. 36S.
INTRODUCTION.
espérons attcindie encore plus coniplctcmcnt le même but en dres-
sant dans notre dernier volume une Table analytique des Sermons.
Du reste, cette âme toujours active, cet esprit toujours pensant,
ne se résignait ijuère à une reproduction servile des conceptions
qu'il avait enfantées. En pensant les mêmes choses, il les pensait
mieux de jour en jour ; dans les développements, quelquefois assez
étendus, qui passeront d'une ceuvre dans une autre, on aura sans
cesse à constater, ne fût-ce que dans le détail, quelques heureuses
modifications. Rien de plus légitime en principe que de semblables
emprunts. La précocité et la sûreté de son savoir lui permit de se
les faire à lui-même de bonne heure. Reportons-nous à l'origine réelle
de nos manuscrits et à leur destination véritable. Leur auteur était
bien éloigné de songer à les publier. Il n'eut donc pas à se demander
si, réunis en volume, ils feraient des redites. Il ne s'agissait pour lui
que du ministère quotidien. Un auditoire devait-il être frustré d'une
vérité capitale parce qu'un autre auditoire l'avait déjà entendue?
Le lecteur sérieux et attentif s'étonnera peu sans doute de ne pas
rencontrer un fonds toujours varié dans l'exposition d'une doctrine
invariable. Il laissera les désœuvrés s'indigner de ce qu'un dévelop-
pement paraît peu nouveau à leur avide curiosité. Pour lui, il ne
sera pas insensible aux nuances délicates d'une nouvelle rédaction,
bien qu'elles ne portent que sur des détails. Quand ce développement
s'était présenté pour la première fois à ses yeux, il avait probablement
été tenté de regarder l'expression comme définitive. Elle l'aurait été
pour tout autre ; mais Bossuet trouve dans un fonds inépuisable de
quoi enchérir indéfiniment sur lui-même, et nous ménager, lorsque
nous croyons tenir son dernier mot, la plus agréable des déceptions.
Si le lecteur sérieux, dont nous parlons, est assez vaillant pour
suivre d'une manière continue, ou du moins sans de trop longues
interruptions, toute l'œuvre oratoire de Bossuet dans l'ordre chrono-
logique, tel que le présente cette édition, il aura plaisir à constater,
chemin faisant, les progrès qu'amènent chez lui les années. Là il trou-
vera la confirmation la plus éclatante de notre classification. Les pre-
miers sermons prononcés en province deviennent eux-mêmes de jour
en jour plus serrés, plus vigoureux, plus pressants. En 1655, Bossuet
n'est prêtre que depuis trois ans, et il nous offre déjà des œuvres
d'une singulière puissance, comme le sermon sur la Trinité^ ou la
Vêture MartJia, MartJia, sollicita es,.. L'année suivante, nous ne
rencontrons plus seulement des essais fort intéressants, où percent
des éclairs de génie, comme les discours qu'on retardait jadis jusqu'à
cette époque (^) (sur la Loi de Dieu ; sur les Démons^ i^r sermon ;
I. Nous renvoyons à l'Introduction du second volume tout ce qui concerne la « chronologie
contentieuse, » pour nous servir d'une expression de Bossuet.
INTRODUCTION. XI
pour rAsce7tsion; pour la Pentecôte^ i^'" sermon; la Nativité de la
sainte Vierge^ 3^ sermon des éditions, et la Conception, i^^ sermon) ; ce
sont maintenant des œuvres qui dénotent un orateur formé : si loin
qu'il soit d'avoir donné toute sa mesure, il les marque de son cachet
inimitable : le Depositiini ciistodi (l^'" Panégyrique de saint Joseph) ;
le Mîindus gaiidebit (sur la Providence) ; et le "çtrQvaxtr Senno)ipo2cr
le jour de Noël, sont des discours justement célèbres.
On comprend qu'aussitôt après, la parole ardente du jeune ora-
teur ait trouvé un accueil enthousiaste à Paris, lorsque, pendant un
séjour de quelques mois seulement, au commencement de 1657, il y
fit entendre, avec le Panégyrique de saint Thomas dAqîmi,(\\XQ nous
n'avons malheureusement plus, ceux de saint Paul q\. de saint Victor.
De retour à Metz, il redevient plus populaire et plus pathétique que
jamais, notamment dans la Mission de 1658, où il prêta son con-
cours aux envoyés de saint Vincent de Paul.
L'année 1659 ouvre l'époque de Paris, c'est-à-dire cette période
de dix années oia se placent la plupart des sermons destinés aux
auditoires de la ville ou de la cour. Bientôt vont commencer les
grandes stations : le Carême des Minimes, en 1660 ; celui des Carmé-
lites, en 166 1 ; le Carême du Louvre, en 1662 ; celui de Saint-
Thomas du Louvre, en 1665 ; l'AvENT DU LOUVRE, en 1665 ; le
Carême de Saint-Germain (second carême royal), en 1666;
VAvent de Saint-Thomas du Louvre, en 1668 ; enfin l'A VENT
DE Saint-Germain, en 1669. Bossuet était alors évêque nommé
de Condom. Démissionnaire presque aussitôt, il interrompt
pendant dix ans le cours de ses prédications, pour se consacrer à
la tâche ingrate de précepteur du Dauphin ; sa voix alors se fait
entendre si rarement, qu'il peut dire avec vérité que les chaires ne la
coitnaissênt plus (ï). Les grandes stations en effet sont à tout jamais
finies pour lui; et quand la liberté sera enfin rendue à son éloquence
si longtemps captive, il la réservera presque exclusivement au trou-
peau « qu'il doit nourrir de la parole de vie, » jusqu'à ce que sonne
l'heure, lointaine encore, où la France apprendra que sa plus vive
lumière s'est éteinte, que sa plus grande voix est tombée.
Lorsque Bossuet, dans sa trente-cinquième année, parut dans la
chaire royale, il atteignait, avec la perfection de l'âge, celle de l'art
de parler et d'écrire. Le travail et l'expérience avaient mûri le génie
si naturellement puissant qu'il avait reçu de la Providence, et qu'il
entendait bien consacrer uniquement au salut des âmes. Désormais
il se soutiendra, sans fléchir, dans la possession de ses incompa-
rables ressources. On peut dire que, de cette époque jusqu'à sa mort,
il ne savait plus faire que des chefs-d'œuvre.
I. Profession de M""' de la Val Hère, ic cxordc.
XII INTRODUCTION.
Par malheur pour la postciitc, il usera laip^cmcnt, dans sa matu-
rité et clans sa vieillesse, de son aptitude à composer mentalement
sans écrire. Le plus souvent, dans son diocèse, les flots de son élo-
quence se précipiteront, sans avoir besoin d'un lit creusé à l'avance.
Ce sera, il est vrai, sans désordre et sans confusion : toujours subsis-
tera ce merveilleux pouvoir de jTouverner leur cours impétueux,
du haut des régions supérieures où ce beau fleuve prenait sa source.
Mais cette onde passait, fugitive ; et les âges à venir ne pouvaient
se promettre d'y venir puiser. Çà et là, grâce à un commencement
de préparation, la pensée s'est fixée, du moins en partie. Nous aimons
alors à la suivre aussi longtemps qu'il nous est donné de le faire :
tout à coup elle disparaît, semblable à ces rivières qui se perdent
avant d'arriver à la mer.
Si riche que soit un génie, il ne peut atteindre à cette plénitude,
à moins d'avoir largement puisé, comme Bossuet, aux sources
mêmes : dans les Livres saints, et dans les écrits des Pères (i). A
Navarre (1642- 165 2), il avait d'abord complété ses études littéraires,
commencées chez les Jésuites de Dijon, puis parcouru le cycle entier
des études théologiques. Il les couronna par le doctorat, quelques
jours après son ordination sacerdotale (16 mars — 9 avril 1652).
Loin de se borner à ce premier fonds, sur lequel aurait vécu presque
uniquement maint prédicateur, il ne cessa ensuite, dans un travail
personnel ininterrompu, d'approfondir la science de la Religion, et
le problème de la destinée humaine. Ainsi se réalisa ce que Nisard
a heureusement appelé « l'union des deux antiquités dans Bossuet.»
L'orateur de la chaire, qui voudra s'attacher à ses exemples, de-
vra avant tout s'inspirer de l'Écriture et de la Tradition, pour
acquérir une ample provision de connaissances sacrées ; et cepen-
dant, il ne dédaignera pas de demander aux auteurs classiques de
tous les temps, et à Bossuet lui-même, quelques-uns des secrets de
l'art de penser et d'écrire. « Il faut la plénitude pour faire la fécon-
dité, et la fécondité pour faire la variété, sans laquelle nul agrément: »
ainsi disait un jour notre orateur, bien que « l'agrément » fût la
moindre de ses préoccupations habituelles ; mais il s'agissait en cette
circonstance de répondre à la consultation d'un prélat jeune et in-
expérimenté, le cardinal de Bouillon, qui demandait qu'on lui
indiquât les lectures et les études par lesquelles il pourrait se former
à l'éloquence. Nous donnerons à sa date (1670) la lettre de Bossuet,
qui a de si étroits rapports avec l'histoire de sa prédication. On y
verra de curieuses confidences. Elles confirment ce que nous consta-
tons sur cette <i( union des deux antiquités » dans les œuvres ora-
ï. Voy. sur ee point \ Histoire critique de la Prédication de Bossuet, l^e partie, ch. pr.
INTRODUCTION. XIII
toires. Parlant du secours qu'on peut tirer du commerce avec les
poètes : « Je ne connais, dit-il modestement, que Virgile et un peu
Homère. Horace est bon à sa mode, mais plus éloigné du style ora-
toire. Le reste ne fait que gâter et inspirer les pointes, les antithèses,
les grands mots, le peu de sens et toutes les froides beautés. » En
regard de cette austère déclaration, que remarquons-nous dans
les sermons? Bossuet, si éloigné qu'il soit de tout pédantisme, et si
franchement voué qu'il nous paraisse aux études sacrées, laisse
échapper çà et là des traits qui montrent qu'il ne tenait qu'à lui
de lutter avec ses prédécesseurs ou ses contemporains,avec un Senaut,
par exemple, en étalant dans la chaire une érudition toute profane.
A ses débuts, à Navarre, parlant de la divine Mère donnée du
haut de la croix au disciple bien-aimé, et en sa personne à tous les
fidèles (ï), il se laisse tenter par une allusion à ce testament d'Euda-
midas, léguant «à ses amis sa mère et ses enfants. » C'était un trait
qui venait d'être popularisé par un chef-d'œuvre de Nicolas Poussin
(1645). Il y revient, dans les premiers temps de son séjour à Metz.
Mais déjà il a perdu une partie de sa confiance en cet exemple : il
sait que « les sages du monde ont ordinairement travaillé bien plus
pour l'ostentation que pour la vertu ; » et aussitôt il conclut à laisser
« les histoires profanes, » pour aller droit « à l'Évangile de JÉSUS-
Ciirist(2). »
Un peu plus tard (1655), un mot de Virgile se présentait sous sa
plume, mot d'ailleurs profond et philosophique : An sua aiique deus
fit dira ciipido ? Il s'en excuse immédiatement : « Permettez-moi
dit-il, ce petit mot d'un auteur profane, que je m'en vais tâcher
d'effacer par un passage admirable d'un auteur sacré. » Et il chante
avec le disciple bien-aimé : Deus cai^itas est! « Il n'y a que les
chrétiens, s'écrie-t-il, qui puissent se vanter que leur amour est un
Dieu (3). »
Le plus souvent, c'est sous forme de réminiscencej spontanées
que les plus beaux endroits des anciens reviennent dans les Sermons.
Ils ne sont point cités, mais librement traduits, ou insérés à titre de
lieux communs dans la trame du discours. Il est aisé de recon-
naître, par exemple, le Sic oculos, sic illc inanus, sic ora ferebat de
l'Enéide (IH, 490), en cette phrase mise dans la bouche d'une mère :
« C'est ainsi, dira-t-elle, qu'il pose ses mains, c'est ainsi qu'il porte
ses yeux, telle est son action et sa contenance {^). » Une ingénieuse
comparaison, tirée de la greffe des arbres, et appliquée à la charité
fraternelle, qui doit recevoir étrangers et ennemis, amène des expres-
I. Rosaire, 1651 (I, 72). — 2, Scapiilaire, 1653 (T, 375). -- 3. PanJi^yrigue de saitit
François de Paul-: (II, 37). -- 4. Rosaire, 1651, 2«^ point (1, c;4).
XIV INTRODUCTION.
sions identiques à celles du poète des Géorgiqucs : « Le tronc qui
l'a porte contre son inclination se réjouit, si je le puis dire, de voir
naître de ce rameau et des feuilles et des fruits qui lui font hon-
neur ('). > Virçjilc avait dit {Geori,-., II, '^i): Miraturqne nov as frondes
et non sua pouia.
Je m ctonne un peu que Gandar, dans un Choix classique de ser-
mons,o\x les notes sont abondantes et instructives, n'ait pas signalé
\\x\ souvenir d'Horace, sur la fin du premier point du sermon sur
\ Ardeur de la Pénitence (1662), un des plus beaux de Bossuet :
« Voyez cet insensé sur le bord d'un fleuve, qui, voulant passer à
l'autre rive, attend que le fleuve se soit écoulé. » N'est-ce pas le
Rusticus cxspectat dnni defluat amnis ; at ille
Labitur et labetur in oiiine volubilis œvum ?
i. Et, continue de même notre orateur, il ne s'aperçoit pas qu'il
coule sans cesse. Il faut passer par-dessus le fleuve ; il faut marcher
contre le torrent, résister au cours de nos passions ; et non attendre
de voir écoulé ce qui ne s'écoule jamais tout à fait. »
Bossuet excelle à détourner une description physique au sens mo-
ral et figuré. C'est ainsi que ses imitations même sont originales,
et luttent sans désavantage avec les modèles qui les ont inspi-
rées. Quand nous lisons ces paroles dans \ Oraison funèbre de la
duchesse d Orléans : « Partout on entend des cris, partout on voit la
douleur et le désespoir, et l'image de la mort ; » ne voit-on pas
s'étendre, pour ainsi dire, sur toutes les âmes l'ombre d'un seul tré-
pas } L'orateur s'est emparé des traits consacrés par le poète romain
à exprimer l'horreur du sac d'une ville tombée au pouvoir de l'en-
nemi :
Lucius ubique, pavor^ et plurima mortis imago, (^neid., II, 369.)
Décrivant dans une rapide esquisse l'assoupissement d'une âme
qui s'endort dans une trompeuse tranquillité, au lieu de continuer
sa marche vers la perfection, il a présent à l'esprit le souvenir du
pilote imprudent si bien dépeint à la fin du V^ livre de l'Enéide ;
et quatre mots de l'auteur profane viennent d'eux-mêmes sous sa
plume dans cette phrase : « Cette partie languissante et endormie
lui dit pour l'inviter au repos : Tout est calme, tout est accoisé ; les
passions sont vaincues, les vents sont bridés, toutes les tempêtes sont
apaisées ; le ciel est serein, la mer est unie ; le vaisseau s'avance tout
seul: Ferunt ipsa œquora classent (2). » M. Lâchât, toujours inexact,
jusque dans ses corrections, supprime arbitrairement ces mots. Ici
1. Diligite inimicos vestros, 1660, 1^ point sîibjinem.
2, Panéçyrigne de saint Benoît, 1665, 3e p.
INTRODUCTION. XV
Bossuet, qui s'adresse à des érudits de profession, ne les juge pas
déplacés. Du reste, môme quand il parle à des bénédictins, il n'a
garde de multiplier de telles citations. Il continuait: «... L'esprit
se laisse aller et sommeille ; assuré sur la face de la mer calmée, et
sur la protection du ciel expérimentée si souvent, il lâche le gouver-
nail, et laisse aller le vaisseau à l'abandon : les vents se soulèvent,
il est submergé. O esprit qui vous êtes fié vainement et en la grâce
du ciel et au calme trompeur de vos passions, vous servirez d'ex-
emple à jamais des périls oij jette les âmes une folle et téméraire
confiance ! » En cet endroit, il était tenté d'écrire la belle exclamation
qu'il venait d'imiter en la surpassant: 0 nimiiun... pelago confise
sereno ! Il s'arrête ; et avec raison : car il allait affaiblir, en y faisant
dominer le caractère ingénieux, les fortes pensées qu'il venait d'ex-
primer. Il efface donc résolument la citation latine. Cette fois, c'est
Deforis qui a eu tort de s'obstiner à la rétablir, malgré Bossuet.
Çà et là, mais rarement, une inspiration de détail sera ainsi de-
mandée aux poètes ou aux philosophes. Encore sera-t-elle prise de
préférence dans quelque passage souvent cité par les Pères, et qui
selon l'expression de notre orateur, aura « cessé d'être profane, en
passant par ce sacré canal (^). »
L'essentiel, à ses yeux, ce qu'il recommande dans ses conseils, et
encore plus par ses exemples, c'est de se pénétrer et de s'impréo-ner
pour ainsi dire, de l'Écriture sainte et des écrits des Pères, inter-
prètes de la Tradition. « Venons maintenant aux choses, disait-il
au jeune cardinal de Bouillon : la première et le fond de tout c'est
de savoir très bien les Ecritures de l'Ancien et du Nouveau Testa-
ment. » Et pour les Pères de l'Église : « Je voudrais, ajoute-t-il,
joindre ensemble saint Augustin et saint Chrysostome. L'un élève
l'esprit aux grandes et subtiles considérations ; et l'autre le ramène et
le mesure à la capacité du peuple... »
On sait combien Tertullien avait charmé sa jeunesse. Avec le
temps, son enthousiasme pour cet écrivain si puissant dans son style
tourmenté diminua, sans toutefois qu'il en vînt jusqu'à le dédai^-ner.
Il écrit, à cette date de 1670, oli le neveu de Turenne converti le
consulte : « Comme l'usage veut qu'on cite quelques sentences, c'est-
à-dire accurathis vel elegantiiis diciata, Tertullien en fournit beau-
coup. Seulement il faut prendre garde que les beaux endroits sont
fort communs. » Ils le sont plus encore maintenant, surtout grâce
aux citations de Bossuet lui-même.
On rencontre en maint endroit la preuve qu'il n'était pas moins
I. Mundus gaudebit, 1664, i'^'' p.
yj iNïUOniTTTON:.
familiarise' avec les traitcsXlaint Thomas d'Aquin qu'avec les
a' cicns rèrcs ; mais VaMtcur auquel il ne se lassera jama.s de revenu-,
c'est celui que rAn.e de l'ICcole lui-mcmc avait cho.s, pour son
maître c'est saint Augustin : « Tous les savants demeurent d accord,
1 écrit Itesuet, que saint Thomas, dans le fond, n est autre chose
que saint Augustin réduit à la n.élhode scholasfque ('). »
Grecs ou latins, aucun des grands docteurs ne lui fut étranger. La,
il est vrai, il n'apprit peut-être pas, en fait de vertus à prêcher et de
vices -i combattre, cette science du minimum de 1 obligation stricte,
nui eJt devenue pour les générations modernes la théologie morale
nropremcnt dite. Mais cet aspect du christianisme, tout légitime qu il
est d'un certain point do vue, c'est-à-dire quand il s'agit de déter-
miner la limite du terrain qui appartient à la liberté humaine, n'est
nas le seul "race à Dieu. Disons même qu'il n'est toujours le plus
sur • car il ne suffit pas sans doute de dire aux passions : Vous irez
jusqu'ici et là se briseront vos flots impétueux. Enfin, et cela est
décisif sur le point de la prédication, il n'est pas non plus celui
qui répond le plus complètement à l'esprit si généreux de la loi
nouvelle. , . i, • ^
L'idéal de vertu, et non le minimum, tel est 1 objet d un vrai pré-
dicateur. C'est celui de Bossuct, comme des Pères, comme de saint
Paul, comme de l'Évangile. Il appartient à l'Église catholique : c'est
à quoi nous exhortent ses mystères eux-mêmes, où tout ce que nous
honorons « doit être, dit Bossuet, le modèle de notre vie (2). » Elle a
rrrâce pour y élever les âmes de bonne volonté ; et toujours elle aura
dans ses saints une élite de héros, qui, semblables à l'aigle dont
parle Moïse (3\ volant les premiers dans ces hautes et sereines
récrions, y appelleront efficacement les autres. Ce que Bossuet a
demandé aux livres des Pères, comme à ceux de la sainte Ecriture,
ce qu'il y faut puiser à son exemple, c'est donc la science de la
Reli"'ion et de la morale surnaturelle, non tant dans les vétilles de
la casuistique ou des systèmes d'école, que dans la haute et pleine
majesté de ses divins principes, de son excellence surhumaine, et des
célestes horizons qu'elle ouvre à nos aspirations.
Morale ou dogme, les idées qui sont communes à Bossuet et aux
Pères, celles même qu'il tire d'eux directement, nous présentent cette
sinf^ularité que c'est souvent chez lui seul qu'elles trouvent leur com-
1. Diftme de la Tradition et des saints Pères, 1. XIII, ch.iv. (Lâchât, IV, 507. — Les anciens
éditeurs s'étaient abstenus de publier ce XI 11^ livre, sous prétexte que l'auteur n'y avait pas
mis la dernière main. En réalité un éloge de l'orthodoxie dogmatique des Jésuites les offusquait
(dans le chapitre môme que nous citons).
2. Couicption de la S,. Vierge, 1669, 2" p.
3. Deuter., XXXli. 11.
INTRODUCTION. XVII
plet développement, et atteignent leur grandeur naturelle. Jusque-là,
elles semblaient avoir été rencontrées incidemment. C'étaient des
traits heureux jetés en passant dans un commentaire : ils en prenaient
le ton général, ici simple et pratique, là subtil et ingénieux. Saint
Grégoire le Grand montre dans sa XXIX'^ homélie sur les Evangiles
le Sauveur venant comme par bonds à notre Rédemption, idée vrai-
ment grande et majestueuse, qu'il sait parfaitement développer :
Quosdam^ ut ita dicam^ salins dédit .. .yi2i\s le beau commentaire où il
rencontre le sublime, lui est suggéré par d'heureux rapprochements
des textes de l'Ancien Testament avec ceux du Nouveau. Lui serait-
il venu en pensée, si sa mémoire ne lui avait rappelé ce verset du
Cantique (il, 8) : Ecce iste venit saliens in montibus, transïliens
colles ? Dans Bossuet, les vues profondes ne sont point des rencontres
accidentelles, qui dépendent des occasions. C'est l'état normal
de son âme, sa manière propre de concevoir toutes choses. Comme
il s'élève sans effort, il n'a aucune peine à se soutenir ; et il a ainsi,
chose bien rare en littérature, le naturel dans la grandeur. Repré-
senter l'Homme-Dieu, allant à son triomphe définitif par une série
d'abaissements volontaires, qu'il appelle « des chutes, » c'est aussi
une idée qui lui est familière,comme aux Pères, et nous la rencontrons
dès son premier opuscule. A-t-on jamais marqué plus fortement que
lui l'admirable contraste entre la grandeur essentielle de JÉSUS, dont
les humiliations ne sauraient le faire déchoir, et la nécessaire déca-
dence,quidans les grandeurs du monde succède inévitablement aune
élévation passagère? «Il est vrai,avouera-t-il en opposant l'histoire du
Sauveur à celle des conquérants, il est vrai qu'il y a des chutes : il est
comme tombé du sein de son Père dans celui d'une femme mortelle,
de là dans une étable, et de là encore, par divers degrés de bassesse,
jusqu'à l'infamie de la croix, jusqu'à l'obscurité du tombcau.J'avoue
qu'on ne pouvait pas tomber plus bas ; aussi n'est-ce pas là le terme
oij il aboutit, mais celui d'oia il commence à se relever. Il ressuscite, il
monte aux cieux, il y entre en possession de sa gloire ; et afin que
cette gloire qu'il y possède soit déclarée à tout l'univers, il en
viendra un jour en grande puissance pour juger les vivants et les
morts (»). »
Que le même saint Grégoire, après saint Augustin, ait fait juste-
ment remarquer dans les aveugles guéris par jKSUS-CllRlST l'image
du genre humain éclairé par la foi : ni l'un ni l'autre ne paraissent
avoir attaché une grande importance à cette réflexion semée sur
leur chemin. Bossuet la généralise et lui donne toute sa portée :
« Ces miracles sensibles, qui ont été faits par le Fils de Dieu sur des
personnes particulières et pendant un temps limité, étaient les
I. Exorde du Tune vidcbunt, rédaction de 1665, pour rouvorture de l'Avent du Louvre.
Sermons de Bossuet. 1.
,^y,jl INTRODUCTION.
siVnes sacres d'autres miracles spirituels, qui n'ont point de bornes
semblables ni pour les temps ni pour les personnes, puisqu ils re-
crardcnt ë-alement tous les hommes et tous les siècles. » Et le genre
humain éclairé par la foi, le genre humain redressé par la morale
chrétienne le genre humain guéri de ses plaies et delà mort même
par la remission des péchés, c'est le sujet des trois pomts de cet
admirable discours composé en 1665, repris exceptionnellement en
166S et \669,s,\.\xUDiviniii'dcJP.siis-CHRisr, qui est comme le
Poème de la Relii^ion de l'auteur des Sermons.
En terminant'cctte rapide inspection des sources où Bossuet a
puisé, notons une conséquence intéressante de son commerce intime
avec les Pères. Comme dans la Bible, il y apprit de bonne heure à
tout connaître et à tout dire. Jamais il ne recule devant les expli-
cations ou les comparaisons dont la pruderie moderne affecterait le
plus de s'effaroucher. Est-il besoin de dire qu'on rencontre en ces
endroits un tel parfum de vertu, une si grande horreur des vices, que
la lecture et la méditation des passages les plus hardis ne peut être
que saine et vivifiante ? sauf peut-être pour ces âmes perverties, dont
parle saint Paul, qui, appliquées à chercher des souillures, en trou-
vent partout, tandis que «tout est pur aux purs : » Ornnia munda
jnundis ; coinqninatis autem et infidelibus niJiil est mundum ('). Chez
notre orateur la science, même la plus inattendue, ne perd jamais
le caractère qu'elle tient de sa vénérable origine ; -et quand nous
l'entendrons, dès sa jeunesse, parler à pleine bouche des matières
réputées les plus scabreuses, l'extrême franchise de son langage sera
elle-même, pour les esprits sagaces, l'indice de cette candeur à la-
quelle une pieuse veuve, devenue la sœur Cornuau de saint Bénigne,
rendit plus tard ce beau témoignage : « Il était pur comme un
ange {^). »
1. Tit., I, 15.
2. Second Avertissement de la sœur Cornuau, dans la Correspondance de Bossuei (Lâchât,
XXVII. 432).
REMARQUES (0
SUR LA GRAMMAIRE ET LE VOCABULAIRE
DANS LES SERMONS DE BOSSUET.
— préposition d'une acception plus large qu'elle n'est aujourd'hui :
Dans le sens de pour : « Que s'ensuit-il à notre propos? » {8 sept. 1652,
2*^ p.) — « A notre malheur. » {S. François d^ Assise., 1652, 2'-" exorde.) Au 8 sept,
précédent, l'auteur a corrigé : « Pour notre malheur. » Mais, I, 350, l'expression
reparaît. — « Mourir, à mon Sauveur, c'est régner. » {Circo?icision, T653, l'^'p.)
— « Cette nation de démons conjurés^ notre ruine. » {Démo7is., 1653, exorde.)
— « Il tient bonne table à ses ruines ; » Edit. à ses mines. {Ho^ineur, 1660, 2^ p.)
Ici le pluriel, qui est peut-être un lapsus parmi beaucoup d'autres, fait difficulté.
Au singulier, cette phrase serait identique à celle de Pascal : « Les grands en
profitent à sa ruine. y>{Pensées^ art. I II, 8.) — « A quoi êtes-vous né, petit enfant.'' »
{Pîirijîcation, 1662, 2^ p.) — « S'accordent... <^nous servir... » {Aforl, 1662, 2* p.)
— « Elle n'attend pas à ôter l'épée à l'enfant après qu'il se sera donné un coup
mortel. » {Cœci vident, 1665, 2^ p.)
Comme équivalent de vers, dans : « Ainsi le pieux Bernard s'enflamme ate
mépris du monde. » {S. Bernard, 1653, i^"" p.) « Abaissons-nous donc à ces
humbles. > {S. Paul, 1657, i^'p.) — « On s'engage à des attachements criminels.»
{Visitation, 1659, 2" p.) — « Seront honteusement relégués (2«:r ténèbres exté-
rieures. » {Ernijiente dignité des pauvres, 1659, 2^ exorde.) — « L'empêche
d'étendre son bras à la dernière vengeance. » {Souffrafices, 1661, 2® p.) — << On
tombe d'une vie licencieuse à une mort désespérée. » {Itnpénit. finale, 1662,
2^ exorde.) — « Objet moins agréable, à la vérité, mais qui nous presse plus forte-
ment ^ la pénitence.» {Ibid., i""^ exorde.) Cf. Vendrcdi-Saiiit, 1662, 3*^ p. —
« Tournez maintenant tous vos désirs à ce repos éternel. » [Circoncision, 1668,
3^ p.) — « Alors ces malheureux vaincus rappelleront à leur compagnie leur
superbe triomphateur. » {Henriette d'A?igleterre, 1670.) — <S( Que ce qui porte
en nous la marque divine, ce qui est capable de s'unir à Dieu,/ soit aussi rap-
pelé. » {Ibid.) — « Ils n'ont pas même de quoi établir le néant auquel ils es^^h-
rtnt. )) {Palatine, 1685.) — «Le cardinal Mazarin s'avançait secrètement <Ma
première place. » {Le Tellier, 1686.) — « Monter au trône ; » Voy. dans. —
« Se trafisfonner à... » Voy. INVERSION.
Dans plusieurs cas où nous mettrions de : « A qui il ne coûte pas plus à faire
qu'^ dire. » {La Vallicre, 1675, ^^^ exorde.) — Commejicer à ou de ; Obliger à ou
de ; Avoir peine à ou de ; Se plaire à ou de ; Presser à ou de : Voy. DE.
Enfin dans une foule de locutions, dont la plupart sont des latinismes : Récon-
cilier à {Réconciliation, 1653, exorde, etc.) et avec {Quasimodo, 1660, 3'-" p.) — Ne
respirer qu'<? (6"''' Thérèse, 1657, péror.) — Insister « au.v mêmes princijies. )>
{E7nine?tte dignité des pauvres, \(i^<^, 3"^ p.) — « Libre à son Dieu. » {Postul. Ber-
nardine, 1656 et 1659.) — « Sévère à lui-même. » {Henriette de Fr., 1669.) —
I. Nous nous sommes proposé dans ces Remarques : i^ de diminuer d'autant le nombre
des notes au l)as des pages ; 2» de les rendre, en les groupant, plus claires et jîlus instructives ;
30 d'expliquer au besoin Bossuet par Bossuet lui-môme. Il eilt été aisé d'emprunter des rap-
prochements aux Lexiques divers de la collection des Grands écrivains ; nous nous les som-
mes interdits, pour abréger.
XX REMARQUES
< SAre â ses amis. > {lUnrietU (TAngL, 1670.) - « Atrable a tous... » (//^/./.) -
< FiuiU a... pardonner. » Ubid.) - <L Pas moins trompeur à lui-mcMne o^Maux
autres > {ratatine, 1685.) - « Maximes ruineuses à la pureté des mœurs. »
Œonneur, 1666, i- p.) - < l'^^l à tous. > justice, 1666, i" p.) - « S ils le font
Àn»/^« vice et à la vertu, quelle idole ! » {Palatine, 1685.) - « A cette fois. >>
(Henriette de Fr., 1669 ; Pa/atine, 16S5.) -«A comparaison de... » (/^^j/z^/.
bernardine, 1659, i" p.; .Varie- T/i/r?se, 1683.) - « ^ même temps que. » {Puri-
Jicatiûn, 1653, 2^ p.) — < A justice... à salut. » {Purijication, 1654, i«^ p.)
Forme locution .avec le verbe .-V/r exprimé ou sous-entendu : « Sous la mam
de Dieu, qui sera continuellement à son secours. > {Co?tde\ 1687.) — « Quels
regrets <1 la Vier-e de voir que son Fils l'eût amenée... » {Veille de V Assomp-
tion, 1650 ;) et non pas a (verbe), comme le voulait M. Lâchât. — « Quelle dou-
leur'r/ cet homme de Dieu quand..! » (6*. Bernard, 1653, 2'= p.) — « Quel plaisir
au Sauveur de contempler..! > {S. Jean, 1658, 2« p.) — « Quel supplice à une
conscience timorée ! » {Palatine, 1685.)
Satisfaire à, Semir à, voy. ces mots.
Synonyme de par dans ces locutions : Se laisser dominer, emporter, vaincre,
maîtriser, surprendre, séduire, éblouir, conduire... à: « Quand il se laisse do?ni-
ner à ses passions. » {Loi de Dieu, 1653, 2^ p.; — « Ils se sont laissé emporter à
leurs fantaisies. » {Ibid.) — « Sensible jusques à la fin à la tendresse des siens,
il ne s'y laissa jamais vaincre. » {Condé, 1687.) — « Des lecteurs dont le juge-
ment ne se laisse pas maîtriser aux événements ni à la fortune. » {Henriette de
Fr., 1669.) — < C'est trop se laisser siirpreiidre aux vaines descriptions des
peintres et des poètes, que...» {Impétiit, finale, 1662, 2^ exorde.) — <i.Ne
vous laissez pas séduire à Satan. » ( Démons, 1660, 2^ p.) — « Le plus pué-
ril de tous, c'est l'honneur que nous mettons dans les choses vaines, et cette
facilité àQnousy laisser éblouir. » {Hon7ie7cr,\666, i""' p.) — « Laissez-vous donc
conduire à ces lois si saintes. » {Cœci vident, 1665, 2'-' p.) — Et même sans la
forme pronominale : « Il laisse ce?tsurerse.s desseins aux fous et atix téméraires.»
{Providence, 1662, i""" p.) — « Laissez-lui remuer au fond de vos cœurs ce secret
principe de l'amour de Dieu. » {La Vallière, 1675, 2^ p.) — On trouve aussi /«r.-
< Ne pas laisser coryvmpre son cœur par les grandeurs et les biens qu'on pos-
sède. » {S. André, 1668, 3*^ p.)
Ab.^ndONNEMENT, {Kéç{M^ïi\ "^owx abandon. {Compassion, 1659; Anges gar-
diens, 1659; Vendredi-Saint, 1660, etc.) — Bossuet emploie de même retarde-
ment au même sens que retard. — Au contraire il dit attache pour attachement:
« Avoir tant d^ attache à parer son corps. » {Intég. de la Pénitence, 1662, 3^ p.)
Aborder ^t'." <( Ne peuvent aborder dtc trône de 'D'xtn. ^ {Ascension, 1654,
I" p.)
AccoiSÉ : « Tout est calme, tout est accoisé. » {S. Benoît, 1665, 3^ p.) Edit.
<< tout est tranquille. » Ils avaient pourtant conservé ce mot dans la Correspon-
dance de Bossuet et dans les Méditations sur V Evangile.
Accommodé : riche, à Vaise : « Un homme accommodé dans le siècle. » {S.
François dAssise, 1652, i^' p.) — <L Des personnes riches et accommodées. »
{Parcet pauperi, 1658, i'^'" p.)
Adjectifs employés substantivement. Se rencontrent à toutes les époques:
< Ces braves, zts généreux, accoutumés au commandement. )){S. Bernard, 1653,
2^ p.) Les éditeurs ont cru devoir corriger: «Ces généreux militaires/)} —
« h^s passionnés de la terre. » {Profession, 1659, 2" p.) — « Converser avec les
sains. )) {S sept. 1659, i'='' p.) — « Autour des fortunés de la terre. » {Émînente
dignité..., 1659, i*"' exorde.) — « Promesses temporelles par lesquelles on atti-
rait ces ^r^jj/>rr. 5> {Ibid., i^"^ p.) — « Ces victorieux cruels. » {Jusius es, 1668,
SUR LA GRAMMAIRE ET LE VOCABULAIRE. XXI
3e p ) — (^ Pensant en faire un géiiéreiix^ n'en ferons-nous point un rebelle ? »
{S. Thomas de Cantorbéry, 1668, 2^ p.)
Adjuger : « Que n'attendez-vous la fin du combat, avant d\idjiiger la vic-
toire? » {Visitation^ 1659 et 1660, 3^ p.) Bossuet écrit : ajuger (aiuger). {Ej?tin.
dignité, 1659, i^"" p.) On a prononcé ainsi jusqu'au siècle dernier.
Admiration (Etre en) : « Autant que leur vie était inconnue aux hommes,
autant était-elle en admiration devant les saints anges. » (6". Berna?'d, 1653, i*^""
p. uar.) — « Il commença de vivre de sorte qu'il fut bientôt en admiration,
même h ces anges terrestres. » {Ibid.)
Admirer de voir... Latinisme, pour s'étojiner de. {Démons, 1660, péror.)
Adultérer (altérer) : corrompre, dénaturer : « Il (Satan) adultère tous les
ouvrages de Dieu. » {Démons, 1653, 2^ p.)
Affecter : prétendre à : « Affecter la divinité. » {Démons, 1653 ; Scapiilaire,
1653.) — De même : « Affectation de l'indépendance. »(II, 589.)
Agréger: réunir au troupeau : «Pour agréger ses brebis dispersées... »
{Purification, 1654, i^' p.)
Aigle, masc. et fém. {Bonté et rig. de Dieu, 1652, 2*" p.) — Masc. {Palatine,
1685 ; mais il s'agit de saint Jean.) Fém. {Condé, 1687 ; dans une comparaison.)
Aimer, avec l'infinitif, sans préposition : « Il aime converser avec les hum-
bles. » {A?tnonciatio?t, 1655, 2° p.)
Amour, fém. dans quelques phrases : « Son heureuse fécondité redoublait tous
les jours les sacrés liens de leur amour niutuelle, » {Henriette de Fr., 1669.)
Cf. I, 99 ; 312 ; II, 84. — Plus souvent du masculin.
Anacoluthes. Nombreuses. Il y en a d'excellentes : « Il est bien digne de
sa grandeur de faire largesse de ses trésors, et que d'autres se ressentent de son
abondance. » {Félicité des S S., 1648, 2*^ p.) — « Vous voulez nous faire entendre
combien nos blessures sont profondes, et que...l> {Samedi- Saint, 1652, i*^'' p.) —
i. Dieu, qui résiste aux superbes, voyant ses pensées arrogantes, et que... »
{Démons, 1653, 2^ p.) — « Regardant la justice divine si fort enflammée contre
nous, et que d'ailleurs il est impossible d'y résister. » (///'' dim. après la Pente-
côte, 1655, 2^^ p.) — <i\\ considère Jésus-Christ comme un bien commun, et
que ses mystères sont à tout le monde. » {Co7iception, 1656, 2*^ p, i""*^ rédact.) —
« Il n'y a heure, il n'y a moment que vous ne puissiez ménager, et le donner
saintement à Dieu. > {Postul. Bernardine, 1659, 3^ p.) — « C'est de cette alliance
que j'espère vous entretenir, et vous eti montrer... » {Anges gardiens, 1659,
exorde.) — « O71 ne craint pas de faire misérablement languir des marchands
et des ouvriers, dont la famille éplorée, que votre vanité réduit à la faim, crie
vengeance devant Dieu contre votre luxe. » {Justice, 1666, i" p.) — « Il fallait
donc qu'un Dieu, qui venait pour être le docteur du genre humain, nous apprît
à nous abaisser, et que le premier pas qu'il fallait faire pour être chrétien, c'était
d'être humble. » {Noël, 1692, i*''' p.) — En voici qui semblent moins heureuses :
— « Ne voyez-vous pas tous les jours manquer quelques ressorts à leurs grands et
vastes desseins, et que cela ruine toute l'entreprise ?> {Loi de Dieu, 1653, v'^ p.)
— « Poussés d'un vain désir de paraître, leur éloquence... > {S. Bernard, 1653,
2«^ p.) — « Toujours douce,... son crédit... » {Henriette d'Angl., 1670.) — Enfin
d'autres sont absolument fautives : « Le péché suit et est égal au volontaire. >
{Péché d'habitude, 1646.) C'est-à-dire : suit le volontaire, et est égal au volontaire.
— « En joignant l'exécution au mauvais désir, c\'st jeter (\\i poison... » [^Ambi-
iion, 1661 et 1662, 1*=' p.)
Angélisé : « Une chair angéliséc. » {Assomption, 1660, 2'' p.) Trailuction
littérale de V Aniielificata caro de Tertullien {De rcsurr. carn., 26).
XXII REMARQUES
Anticipkr, actif: « Vous ne trouverez pas mauvais quefan/icipe ce discours
propht'tiquc du saint vieillard Simdon. » {Noël, 1692, exordc.)
Antinomks. Mot introduit par les cMitcurs dans le texte de Bossuet ( Circon-
cision, 1653, l*"' p.) : il faut lire : ^( autonomes. » (Voy. I, 270.)
Apparent : visible et non qui n\i que r,ipparcme: « Nous ne vivrions pas
dans un nu^pris si apparent des affaires de notre salut.» {Toussaitit, i649,exorde.)
— « J'en ai toucln5 une raison, qui me semble fort apparente, > {Rosaire, 165 1,
2C p.) _ < Encore que selon le monde elles aient beaucoup moins d'apparent. »
(0<7 7'/V/<r«/, 165^, 2** exorde.)
Appas, appât : ne sont qu'un même mot pour Bossuet, qui l'écrit: apas.
Appkler \ faire appela : « Trouvez bon ici, chrétiens, que f appelle \e témoi-
pnaire de vos consciences. >n {Anges gardiens, 1659, 2« p.) — H aurait le sens
d'interpeller tlans la péroraison de l'Oraison funèbre de Nicolas Cornet ; mais
le texte est peu sûr : « (^irandes mânes, je vous appelle, sortez de ce tombeau. »
Appréhender, dans le sens dç^ prendre. Voy. Traductions.
Appréhknsif, risqué en 1662 {Purification, i^-- p.), a été remplacé dès lors par
timide.
Apprenti. En 1648, Bossuet, écolier de théologie, écrit aprentif. {Félicité des
S S., 1648, 2<" p.) Plus tard : aprenti {Trifiité, 1655).
Approcher, pour rapprocher. {S.Joseph, Depositum custodi, 1656, i"p.)
Ardeur, au sens étymologique : « Viendra Pardeur du grand jugement, qui
desséchera... > {Providence, 1662, 2* p.)
Arrktfr, au neutre : {Arrêtons ici, chrétiens, et que la méditation d'un si
grand exemple fasse le fruit de tout ce discours. » {S. Paul, 1657, 3^ p.)
Art se trouve deux fois au féminin : « Le crédit des bofines arts. » {Zizanies,
1652, I" p.) — « Les Grecs, les maîtres des belles arts {S'' Croix:, 1652, i^' p.)
— Les éditeurs avaient supprimé ces deux gros latinismes. Bossuet a dit vers le
même temps : « L'étude des bonnes lettres. y> {Martha..., 1655, i^' p.)
Article. Les articles et autres déterminatifs se répètent quelquefois, quand
un nom est accompagné de plusieurs épithètes : « Le grand et /'incomparable
François de Paule. > (1655.) — «Jean, son bon et son fidèle ami. » {S. Jean,
1658, 2'' p.) — ^Lais ce n'était pas une règle absolue : on lit aussi : « Le docte et
éloquent saint Jean Chrysostome. >> {Eminente dignité..., 1659, i^"" p.)
Artifice (latinisme): art : « Dieu ayant fait le monde avec cet admirable
artifice. > {Martha..., 1655, 2'^ p.) — Inventioît, supposition ingénieuse : « C'est
avec un pareil artifice que le bienheureux martyr Cyprien fait considérer les
vanités du siècle à son fidèle ami Donatus. » {Loi de Dieu, 1653, 2^ exorde.)
Asseoir (s'). Fait au futur ils\issîra. {Circoncision, 1643, i^''p.) Voy. ENVOYER.
Assiette : situation. {Loi de Dieu, 1653, 2^ p., I, 328.)
Assurément : avec assurance. {Vefidredi- Saint, 1660, exorde et i^"" p.)
Assurer : affermir : « Les uns après les autres je les joins, tâchant de m' assu-
rer. > {Brièveté de la vie, 1648.) — Au figuré, rendre ferme dans la science, domi-
ner la certitude : « Je n'ai pas la science en moi-même ; mais j'ai celle du Fils
de Dieu qui vci assure. » {Ipsum audite, 1660, r"" p.) — S'assurer sur. {Vendredi-
Saint, 1660, i^"" p.) —Je m'assure que, locution très usitée au xvii^ siècle : «/^
m'assure que vous prévenez déjà ce que je veux dire. » {Rechutes, 1660, i^'^p.) —
< Je m'assure que ces vérités évangéliques sont entrées bien avant dans leurs
consciences. > {Parole de Dieu, 1661, i"" p.) etc.
A'ITENTER, pris activement : « Qu'-attentez-vous, malheureux ? » {Justice, 1666,
-"' P-) — « Jusqu'à cette fatale prison, il n'avait pas seulement songé qu'on pût
rien attenter contre l'État. y>{Condé, 1687.) — Ailleurs, neutre: « C'est à cela que
nous attentons. » {Annonciation, 1661, i^' p.)
4
SUR LA GRAMMAIRE ET LE VOCABULAIRE. XXIII
Attractions, fréquentes ; ce sont des latinismes : € Etes-vous celui qui f^evez ^
venir? » {Cœci vident^ 1665, i^"^ exorde.) — « Vous êtes la première qui Vavez
reçue. •j> {Vaines excuses..., 1660, r"" exorde.) — « Ce que je dis du Père et du Fils,
je le dis encore du Saint-Esprit, qtà so7it trois choses et la même chose. » {Tri-
7iité, 1665, i*'' p.) — « Tout cela so7ît des biens effectifs, qu'un homme sage doit
estimer tels. » {De VHonneur, 1658.) — Rancé écrivait plus tard à'Bossuet :
« Tout ce que vous écrivez, Monseigneur, sont aidant de décisions. )> (Mars
1697.) — « Il nous a donné ses disciples, qui, étant la ■plus noble partie du
peuple qu'il a racheté, est appliquée par lui-même et entièrement dévouée à co-
opérer par sa charité à la délivrance de tous les autres. » {S. Pierre Nolasque,
1665, exorde.) — C'est encore par attraction que cequitst remplacé quelquefois
par qui :« Jean-Baptiste s'estime indigne de lui délier ses souliers, qui est le plus
vil office d'un serviteur. » {Visitation, 1659, i*^"" p.) — « ...qui est la vraie dispo-
sition d'un chrétien. » {Sentiments..,, vers 1659.) — C'est sans doute par attrac-
tion que Bossuet a fait cette construction assez étrange : « Les pigeonneaux et
les tourterelles, âétaicfit le sacrifice des pauvres. » {Purification, 1653.)
Aucun, aucuns. Le pluriel est fréquent : ^ Il ne se voulait laisser convaincre
par aucuns discours. » {S" Croix, 1659, i'"' p.) — « Sa grâce se montre grâce en
ce qu'elle n'est attirée par auctins mérites. » {Visitation, 1659, i" p.) — « Les
injustes, pour l'ordinaire, sont plus forts, parce qu'ils ne se donnent aucunes
homes. )} {Ambition, 1666.) — Ilya des traces d'hésitation cependant: ayant
écrit : «... n'est ignorée d'aucuns des fidèles, » l'auteur effaçait Vs. {Pâques, 1660,
3'' p.)Au contraire, il ajoute, plus tard, dans un autre manuscrit :« Je veux croire
Gyi^ aucuns àenxes auditeurs ;î<? sont si dépravés et si corrompus.» (7/(?r(2 est, 1669,
i^'' p.) Dans un passage parallèle, il avait dit : « Je veux croire qu'il n'y a aucun
de mes auditeurs qui soit si dépravé... » {Tune videbunt, 1665, i*^'" p.) — « Il ne
faut pas croire que le monarque du monde... endure dans son empire C[\i'a7{cu7i
y ait le commandement sans sa commission particulière. » {Devoirs des rois,
1662, i^-" p.)
Aucunement gardait le sens positif : tin peu : « Maux qui, tout cruels qu'ils
sont, sont aucunement supportables ». {Cœci vident, 1653, i^" point). — « Il
attendait que la faim les rendît aucunement supportables. » {Postul. Bernardirte,
1656, 2^ point.)
Audience : 1° action d^écouter : « Le monarque qui nous honore de son
audience. > {Providence, 1662, 2^ p.) — « Sire, elle est digne de votre audience. »
{Mort, 1662, 1*='' p.) Cf Rosaire, 1651, 2*= p. — 2" auditoire : «... Que je m'abstiens
de nommer par le respect de cette audience... » {Bonté et rig. de Dieu, 1652,
2"= p.) — « Des rencontres que l'honnêteté ne me permet pas de dire en cette
audience.) {S. Ber?iard, 1653, i'^'' p.) — « S'il y a dans cette audie7ice... » {(2uasi-
modOy 1660, péror.) — Les deux sens (5''' Thérèse, 1657, II, 374,381). — « Repré-
senter à cette auguste audience. » {Marie-Thérèse, 1683.) — Oui honore cette
audience. » {Palatine, 1685.)
Aussi, Voy. Non plus.
Autant répété. Au xvir siècle, on disait logiquement : « Autant que...,
autant... ; quantum..., tajitu)n. Bossuet use de cette construction à toutes les
éj)oques ; souvent avec une inversion dans le second membre : « Autant que
leur opinion est 'wn\i\t,autant sont admirables les raisonnements que leur opposent
les saints Pères. » {Bonté et rii^. de Dieu, 1652, 2"^ exorde.) — <i Autant qu'il
respectait leur degré, autant a-t-il quelquefois repris leur personne. » (5". Ber-
nard, 1653, 2*' p.) « Autant qicWs s'a])prochaient de Dieu par leur intelligence,
autant s'en éloi<j^naient-ils par leur orgueil. » {A'oel, 1692, r' p.) — Sans inver-
ion : « Autant (.[ue je vois d'infirmités en Notre-Seigneur, autant je me promets
XXIV REMARQUES
de grandeur pour moi. )> (AW/, 1656, 2^ point.) — « Autant que le ciel s'dlève et
que la terre s'incline au-dessous de lui, autant le cœur des rois est impénétrable. »
{^U Tellier, 1686.) — Avec intcrro>;alion : <1 Autant que les saints retranchent
de mauvais désirs, ne se font-ils pas autant de salutaires blessures .? » (5. Fran-
çois de Faute, 1655, i"^ p.) — Il y a quelquefois un tour un peu diflfcrent dans le
premier membre : < Tout autant de péchés que nous commettons, autant de
dettes contractonsnous envers la justice divine. » {Satisfaction^ 1658, r^ p.) —
Avec elliiîsc, le que ctait sous-entendu : <( Autant d'hommes qui nous parlent,
autant dorj^anes cjui nous les inspirent. » {Prédication évanirélique^ 1662, l" p,)
D'autant que. Locution fréquente dans les premiers sermons ; = vu que
(I, 12, 20, 137, 284,394, '^i-jet seq.;s\^\ H, 70, ^96, 563-) Elle devient très rare,
à partir du commencement de l'c'poque de Paris (1659).
ly autant plus que...^ d'autant plus, ancien synonyme de plus répété : « D'au-
tant plus que les choses sont de conséquence, d'autant plus nous avons besoin
de l'assistance divine. » {Loi de Dieu, 1653, exorde.) — « D'autant plus que nous
voyons tous les jours au^^menter le nombre de ceux qui blasphèment..., efifor-
çons-nous d'autant plus à lui plaire... » {Cœci vident, i653,péror.) — « D'autant
plus que la cause est parfaite, d'auta7it plus le rapport est exact. » {Les deux Al-
liances, reprise, 1654.) — Bossuet d'ailleurs employait aussi : Plus..., plus,
comme nous ; ou encore : Plus..., et plus.
.lutant, pour <z;/jj/.- « Explications autant y a.\nts que spécieuses. » {Vêture,
2 févr. 1654, I" p.) — « Sentence autant juste que formidable. » {Pentecôte, 1654,
2'' p.) — «... De croire la vie et la mort autant dissemblables que les uns et les
autres nous la figurent. » {Inipénit.Ji7iale, 1662, 2"" exorde.) — « La clémence est
autant agréable aux hommes ^;^'une pluie qui vient sur le soir tempérer la cha-
leur du jour... > {Justice, 1666, 3^^ p.) — Voy. COMME,
Autant, seul, a quelquefois la même valeur que le plus : « Une des choses qui
augmente autant l'affection... )) {Rosaire,\6$i,\" p.) — «Une des choses qui était
autant admirable dans les Apôtres... » {S. Bernard, 1653, 2^ p.) — « Une des
qualités de l'Eglise qui est autant célébrée dans les Écritures. » — Var. « le plus. »
(Jubilé, 1656, 2^ p.)
Autre (L'un et l') se construisait avec le singulier, comme uierque : « L'un
et l'autre s'est vérifié àz^s la princesse Palatine. » (1685.)
Aventure : était du style relevé : « Renouvelez vos attentions pour voir la
suite de cette aventure, qui... » {S. Paul, 1657, 2'' p.) — « Dans le dessein que
j'ai pris de faire tout l'entretien de cette semaine sur la triste aventure de ce
misérable. » {Mauvais riche, ou Lmpé?tit. finale, 1662, i^"" exorde.)
Bé:ni, Bénie ; Bénit, Bénite. Bossuet ne fait pas cette distinction. Partout
il emploie la seconde de ces deux formes, que dans sa jeunesse il écrit benist,
beniste. — Comme elle présenterait aujourd'hui un faux sens, nous avons imprimé
béni, bénie, dans les cas où cette orthographe est requise par l'usage.
Bien Le bien de, c'est-à-dire \' avantage, la faveur de : « Jamais elle ne put
obtenir le bien de le voir, jusqu'à temps que... » {S. Bernard, 1653, 2« p.) —
L'évêque de Meaux dira encore en I702:« Ayant eu le bien, dans les six dernières
années de sa vie, d'être admis dans la Compagnie de messieurs les ecclésiasti-
ques qui s'assemblaient pour la conférence spirituelle des mardis... » (7V>«^/-
,^nage rendu à Monsieur Vincent de Paul, pour sa canonisation. Inédit.)
B1ENFAIRE (en un seul mot) , comme bienfaisant, et avec le sens qui est resté
à cet adjectif: « Sa première inclination, c'est de nous bienfaire. » {Bonté et rig.
de i:>ieu, 1652, r' p.) — « Je ne paraissais sur la terre que pour leur bienfaire. »
(Ibid.) — < Qui passait bienfaisant et guérissant tous les oppressés. » (Ibid.)
Cette traduction, volontairement archaïque, se retrouve en 1665 même : « Il est
1
SUR LA GRAMMAIRE ET LE VOCABULAIRE. XXV
passé en bienfaisant... » {Cœci vident^ 1665, i^'^ exorde. De même, Cœci vident
de 1653, i^"^ p.) — « Jugez combien était grande l'inclination qu'il avait de bien-
faire 2l\x\ hommes... » {Cœci vident^ 1653, i'^'^ p.) — « Sa volonté est de bien/aire
généralement à tous les hommes. » {Re'co?tciliation, 1653, i" p.) — « Il reçoit
comme un bienfait, quand nous lui donnons le moyen de nous bienfaire. » ( Visi-
tation^ 1659, 2^ p. — Cf. Charité fraternelle., 1660, 2^ p. ; Haine de la vérité.,
1661, 2^ p. ; Efficacité de la pénitence^ 1662, i" p.) — « Nous avons changé la
joie de bienfaire en une joie de punir. » {Justus es^ 1668, 2^ p. Ici bien faii-e fen
deux mots, comme dans les éditions) est un véritable contresens. — Notre auteur
a même dit quelque part : « Ce qu'il y a de mieuxfaisant. » {Intégrité de la péni-
tence^ 1662 ; additions de 1669, pour le 2^ p.)
Bon. Bossuet, dans sa jeunesse, abuse de cette épithète, même avec des
noms propres. {Panég. de S. Bernard, tic.)
Bo7is mots. « Etudier de bons mots, » et non des bons mots : il s'agit de belles
expressions. {Loi de Dieu., 1653, i^ exorde.)
Brisures. Voy. Traductions.
BROUiLLER,absolument:«Les hérétiques ont brouillé.»(C^^z7/zrt'^«/,i665,r'"p.)
Capable de (latinisme), pour capable de recevoir., qui ferait pléonasme, d'après
l'étymologie : « Il fallait qu'il prît une nature capable de ces émotions. » {Bonté
et rig. de Dieu., 1652, i^'' p.) — « Cet âge ordinairement indiscret n'est pas capa-
ble de ces bons conseils. » {S. Bernard., 1653^ i^"" p.)
C'EST ou CE SONT, devant un pluriel. On trouve les deux, quelquefois dans un
même discours. La différence est en ce sens que ce sont est de beaucoup le plus
usité dans la jeunesse de Bossuet ; et âest., pendant son épiscopat, lorsqu'il était
de l'Académie, 1671-1704. Voici quelques rares exemples du singulier, dans la
première époque : « S'il avait quelque chose à acquérir, âétait les élus. » ( Tous-
saint., 1649, 2*^ p.) Mais dans la Méditation de l'année précédente : « S'il avait
quelque chose à gagner, c'' et aient Xts élus. » {Félicité des SS., 1648, 2^ p.) — De
même en 1652 : « Les biens du Fils de Dieu, ce sont les vertus et les grâces. >
{S sept. 1652, 2^ p.) — Dans le premier Cœci vident, 1653, un exemple du singu-
lier, et deux du pluriel : « Ce n^était pas seulement les lieux où... » (i^"^ p.) Mais
plus loin : « La conduite de ta raison, âont ///ses propres lumières; la règle de
ta volonté, f'^;// été ses inclinations. » (3^ p.) — « Pourvu que ce soit des vœux
qui... « {S. François de Paule, 1655, péror.) — « C^était les victimes que l'on
offrait. » {Ascension, 1654, i^'" p.) — D'ordinaire, jusqu'en 1671, on rencontre le
pluriel : « Ceux dont je prédis les afflictions, ce 7ie sont ni des trompeurs, ni des
hypocrites ; ce sont mes disciples les plus fidèles, ce sont ceux dont je propose
la vertu...» {Providence, 1656, 2'-' exorde.) — « Ce ne j<?;// point des persécuteurs
qui l'amènent. >> iPostul. Bemardifie, 1656, et 1659, 2*-' exorde.) — « Ce sont leurs
propres richesses. » {Emin. dignité des pauvres, 1659, 2*-^ p.) — « Ce sont des
choses. ï> {Henriette d^Angl., 1670.) — Mais à partir du Préceptorat : « Cest
nos indignes pasteurs qui nous ont jetés dans ce lieu de tourment où nous som-
mes. » {Pâques, 1680, 2"^ p.) — « C^>9/ les gentils... » {Unité de t Eglise, 1681, i'-'' p.;
— « Ce sont ceux dont il est écrit... — Var. C'est ceux... » {Marie Thcrhe, 1683.)
C<? J^w/ est préféré, pour éviter la cacophonie. — Elle est admise ailleurs :« Cest
de saintes méditations, c'est de bonnes œuvres, c'est ces véritables richesses...
qui...« {Le 7>//zVr. 1686, péror.) Mais à la page précédente, Bossuet a laissé
échapper ACe ne sont \i^% les années...,» contrairement à l'usage alors dominant.
— Dans l'oraison funèbre de Condé : « C'est ces communes i)raliques... » a été
corrigé en « ce sont >>, pour l'harmonie. Mais on lit dans un autre passage :< Ce
n'est pas seulement des hommes à combattre, c'est des montagnes inaccessibles,
c'est des ravines... ; c'est partout des forts élevés... » — Voy. Attraciions.
XXVI REMARQUES
Ch.(^.\mni^^.:sfl/cfiNt//: « Dans la célébrité àç^ nos saints mystères. » {Scapu-
laift, 1653, 1" p.) — << A la iéîébrité de votre triomphe. » {Ascension, 165^,
cxorcle.) --'« La ploire des esprits immortels qu'elle honore tous aujourd'hui par
une mf-me célébrité. > {Beat i miséricordes, 1657, exorde.)
Ck Ql'K, conjonction (quod) : « Ce que Dieu est bon... » {Bonté etrig. de Dieu,
1652, 1" p.) — <"i CV que Dieu tarde ;\ punir les crimes, ce qiéW les laisse souvent
prospérer, n'a rien de contraire h sa Providence. » {Providejtce, 1656, r-" p.) —
< CV ç^wt* je vis maintenant... » {Qi/asimodo, 1660, i'^'" p.)
Ce gi'K c'p:st (juk dk. Voy. (^uk.
CE.SSÉ, avec «'/r^ .• < Les persécutions sont cessées, mais les martyres ne sont pas
cessés, w [S. François de Pauh\ 1655, V' j).) — « Ma surprise est bie7itôt cessée,
après que j'ai eu médité... y> {Honneur, 1660, 2" p.) — « Enfin zV^j/ cessé, le bruit
de dbs applaudissements. >> (Ibid.)
CHACRIN, sens plus énergique qu'aujourd'hui : esprit d'opposition: « Com-
bien criminel serait leur chagrin, si...? » {Ascension, 1654, 2^" p.) — « Un chagrin
superbe. » {Cornet, 1663 ; Henriette de Fra?ice, 1669.)
Ch.ariot préféré à char : € Digne chariot de triomphe ! » (F(?^7/é rt'.? P As-
somption, 1650.) — «... Comme un chariot de triomphe, oi^i il traîne après lui le
monde vaincu. » {Noël, 1656, 3"^ p.) Selon Lâchât, Bossuet corrigerait ce mot
dans le second sermon : c'est une erreur. Au contraire, ayant écrit « char de
triomphe, > il rétablit l'ancienne forme. {Noël, 1667, 3^ p.)
Chimérique. Pour user de ce terme, Bossuet recourt à la précaution oratoire :
« Ou'elle est ridicule, qu'elle est, si je puis parler ainsi, chimérique ! » {Postiil.
Bernardine, 1656, r' p.)
Choir : « Chut du ciel en terre. » {Démons, 1660, i'^"' p.)
Comme, r Remplace souvent que dans une comparaison d'égalité : « Fussiez-
vous aussi juste conune vous présumez de l'être. » {Sajnedi- Saint, 1652, l'^'^p.) —
« Pour ouvrir autant de sources d'amour comme il a de plaies. » {Pentecôte, 1654,
péror.) Les deux réunies : « Quel autre voyons-nous qui s'endorme si précisément,
quand il veut, co)nme JÉSUS est mort quand il lui a plu ? Quel homme, méditant
un voyage, marque si certainement l'heure de son départ que JÉSUS a marqué
l'heure de son trépas?» {S" Croix, 1653, i" p.) — //^w Postul. Bernardine,
1656 et 1659, 2"" exorde. — Se trouve encore dans la grande époque : « Aussi
fidèles à faire ses volontés co?n?ne il est soigneux d'accomplir les vôtres. » {Puri-
fication, 1662, péror.) — « S'il nous était aussi aisé d'inspirer aux hommes la
haine de leurs péchés comme il nous est aisé de leur faire voir que le péché est
le plus grand de tous les maux... » {Jam securis, 166$, i" p.) — « Que notre zèle
pour la sainte Église soit autant échauffé comme il est instruit par l'exemple de
ce grand homme. » {S. Thomas de Cantorbéry, 1668, 2^ p.)
2' Mis pour comment dans les interrogations indirectes : « Trois vérités qui
apprennent aux riches co77ime ils doivent se conduire à l'égard des pauvres. »
{Par^et pauperi, 1658, exorde.) — « Voici comme il est couché dans les Écritures. »
{Satisfaction, 1658, i^'" p.) — Et plus tard : « Je me suis donc résolu de leur faire
considérer dans ce discours comme, par une chute insensible, on tombe d'une
vie licencieuse à une mort désespérée. » {Impénit. finale, 1662, i" exorde.) —
(Autres ex., Vendredi-Saint, 1662, i^"" p. -, Justice, 1666, 2^ p. etc.) — On trouve
aussi comment dans le même sens, dès 1653 {Loi de Dieu, i" p.) etc.
Commettre : cojifier : « Dans trois fonctions importantes du ministère qui lui
est commis. )){S. /*««/, 1657, 2^ exorde.) etc. — Préposer à :i. Les souverains quHl
a commis pour régir ses peuples. » {Purification, 1662, péror.) — Exposer, com-
promettre : « Sans commettre l'autorité du roi son seigneur. » {Henriette de Fr.,
1669.)
SUR LA GRAMMAIRE ET LE VOCABULAIRE. XXVII
Se commettre, se confier.(Z^/ de Dieit, 1653, 2^ exorde.) — S^exposer à ilbid.,
1^^ p.) — « Ose encore se cofnmettre à la furie de l'Océan... » {Henriette de Fr.,
1669.)
Composer : arranger, mettre en ordre conve7iable : « Si nous donnons ce mo-
ment de la vie présente à composer nos mœurs, il donnera l'éternité tout entière
à contenter nos désirs. » {Ambition, 1662, i'^'' p.) — Cf. Loi de Dieu (I, 313, 317) ;
Honneur^ 1660 (3^ p.) etc. — « Majesté composée. » (I, 256,)
Compréhension : aptitude à co?nprendre, au sens étymologique, à e7i/ermer
en soi-même : « Notre esprit... n'a pas une assez vaste compréhension pour
s'étendre hors de son enceinte. » {Hora est, 1669, i^"" p.)
Conduite, expression fréquente chez notre auteur : 1° avec le sens actif: « A
se rendre dignes instruments de la conduite supérieure. » {Providence, 1662,
2* exorde.) — Cf Ibid., 2^ p. — Devoirs des rois, 1662, i*"^ p. — Purijicatioti,
1666, 2*^ p. — « Je veux voir auparavant si ta conduite est bien assurée. > {Loi
de Dieu, 1653, 1*='' p.) etc.— « La conduite de la grâce. ^{Palatine, 1685.) — i" Au
sens passif : « Qui vous refusez la conduite, » c.-à-d. l'avantage d'être conduits.
{Cœci vident, 1665, i^' p.) Mais en reprenant ce sermon en 1668 et 1669, Bossuet
préfère le sens actif, et dit : « Oui no2is refusez la conduite. » — « Avec leur cour,
d'une grandeur... aussi bien que d'une conduite si différente. » {Marie-Thérèse,
1683.) — « Il ne faut pas permettre à l'homme de se mépriser tout entier, de
peur que... il ne marche sans règle et sans condiiite au gré de ses aveugles
désirs. » {Henriette d^Angl., 1670, exorde.) — Au pluriel : « Entrons dans une
profonde considération des cofiduites de Dieu sur elle. » {He?iriette d^A?tgl.,
1670.)
Conférer : comparer. {Loi de Dieu, 1653, 2^ p., I, 330 ; Scapulaire, 1653, i^"^
p., I, 380 ; Cœci vident, 1653, 2^ exorde, I, 451 ; A7inonciaiion, 1655, II, 5.) etc.
Confident : «Amis les plus confidents; » c.-à-d. les plus avant dans la con-
fiance. {S.Joseph, Depositum, ... 1656, 2^ exorde ; Ajiges ga7'diens, 1659, 2^ p.)
Congratuler a, latinisme (rare) : « En ce jour où l'Église est occupée h
leur congratuler leur félicité.» {Toussaint, 1649, exorde.) — « Quand on lui con-
gratulait une conquête si glorieuse. » {Bonté et rig. de Diett, 1652, 2'^p.) L'auteur,
s'étant relu plus tard, à l'occasion du Discours stir VHistoire universelle, a
corrigé : « Quand on le congratulait d'une conquête... »
Considéré : réfléchi, circonspect (voy. Résolutif). Nous n'avons gardé, en
ce sens, que son contraire inconsidéré.
Constant ; constamment : certai?tj certaitiement (constarc): « Cette vérité
trop cofistante. "^ {Loi de Dieu, 1653, 2"^ p.) — Voy. Disputer. — « Lts frères de
JÉSUS mentionnés dans l'Evangile, et saint Jacques, qu'on appela frère du
Seigneur, cofistamment ne l'étaient que par la parenté... » {Elév., XVI, m.) —
Co?tstant signifiait aussi d'ailleurs la persévérance, la régularité : « Les
jours se succèdent avec des révolutions si constantes. » {Loi de Dieu, 1653, 2*-' p.)
— « La fortune n'est pas si constante qu'on ne voie aisément finir ses faveurs. »
{S^^ Thérèse, 165^, 3^ p.) — Constanime7it veut dire en outre avec constance^
avec fer77ieté : « Supporte C07istanime7it \î\. mort. » (5. Gorgo7i, 1654, i*^^' p.) —
<( Venez apprendre de cette Vierge à sacrifier à Dieu C07istatnme7it tout ce que
vous avez de plus cher. » {Co7/ipassion, 1658, 2^ p.) — « L'unique moyen...,
c'était de mourir consta77iment. » {Pentecôte, 1658, i'-'' p.)
Consulter, absolument: délibérer : « Sans consulter.^) {De PHonfitur. 1658.)
— Consultation, dans le même sens : « Dans cette consultation importante. »
{Loi de Dieu, Reprise en 1659, II, 546.)
Co7isulter une chose : « Pendant que les médecins co7isultcnt l'état de sa
maladie. » U m fc7iit. futaie, 1662, 3' p.) — Consulter de, ou sur :<i Des médecins
XXVIII REMARQUES
.isscmbl<5s qui consultntt sur l'entât d'un homme... » {Ancres {gardiens, 1659, 2^ p.)
— « l'endant (jue l'on consulte de la vie mortelle, peut-être... qu'en ce même temps
des nu^dcrins invisibles consultent ^/'unc maladie bien plus importante. » {Ibid)
— Cf. Imp/nit.JiftaU : < consultent d\\x\ mal bien plus dangereux.»
CONTKMPl^lRK. Voy. TRAIHICTIONS.
COUI.PF. '.faute, souillure: « Il y a dans la peine quelque représentation de la
couipe.l^ {Samedi-Sainta6s2, r'' p.)— « O heureuse cou/pe /» {S sept. lôsç,!*^^ p.)
Traduit de l'office du Samedi-Saint.
Coi PAULK ^^ de mort » : latinisme (reus inortis),c.-à-d. d'un crime méritant la
mort, (/if jr/'/ijr/Vî/r, 1654, r"^ p.)
Courir, actif: « Le grand nombre d'hommes qui cotirent la môme carrière.»
{Brièveté de lu 7>ie^ 1648.)
Court (Demeurer) : « La hardiesse humaine n'aime pas à demeurer court :
où elle ne trouve rien de certain, elle invente. » {H. de Gornay, 1658, II, 524.) —
< Il ne faut pas s'étonner s'iW/^wtv/A-dr^^wr/ ordinairement dans ses entreprises. »
{Justice y 1666, i^' p.)
Le faire court, abréger : « Et pour vous le faire court. » {Bo7ité etrig. de Dieu,
Curieux de ; curiosité, pour marquer le désir, l'avidité (cura) : « Cette
humeur inquiète, curieuse de nouveautés. » {Impénit. finale, 1662, 2*^ p.) —
Sans régime: «Les bibliothèques ^ç.s curieux. 1) {Providence, 1662, i*^^ p.) —
< Ce que nous donnons à nos sens, à notre curiosité, à notre luxe. » {Ibid.,
3*^ p.) — « Contenter jusqu'aux désirs les plus inutiles d'une c?m<?j-/// étudiée. »
{Èminente dignité..., 1659, 2^ p.) — « Toutes les diverses parures qu'une vaine
curiosité 2l inventées. » {La Vallière, 1675, 2^ p.)
Dans = sur, particulièrement avec le mot trône (assimilé à un fauteuil) :
« L'iniquité dans le trône, oi^i la seule justice doit être placée.» {Providence, 1662,
I" p.) « L'innocence dans le \.rone.y> (Ibid.) — Ci. Justice, 1666, (2^ exorde). —
« Dans le champ de bataille, il rend au Dieu des armées la gloire qu'il lui
envoyait. » {Condé, 1687.) — Bossuet disait aussi : Monter au trône : « Est-ce
ainsi, ô Fils de David, que vous montez au trône de vos ancêtres ? » {Hon-
neur, 1660, i^"" exorde.) — On lit dans un même sermon : Monter au trône ;
f/a;/j- le trône ; sur le trône. {Profession, le jour de l'Epiphanie, 1660, i®"" p.)
Davantage, qui s'écrivait d^avantage, se disait pour de plus, bien plus {8 sept.
1652, I, 179 ; Loi de Dieu, 1653, I, 313; Scapulaire, 1653, I, 379 ; Cœci vident,
1653, I, 470- Cet archaïsme disparut bientôt de la langue de Bossuet. — Au
contraire davantage que, aujourd'hui condamné à tort ou à raison, est de toutes
les époques : « La pauvreté de JÉSUS-Christ lui plaît davantage çueles richesses
dont le siècle l'aurait vue parée. » {Postul. Bernardine, 1656, 2^ exorde.) — « Il
paraît tenir davafitage àç^s sentiments d'un père... queàe. la tendresse d'un ami.»
{S.Jean, 1658, i" p. var.) — « Se plaire davantage à être le père de ses peuples
çue le victorieux de ses ennemis. » {Démons, 1660, péror.) — « Je me satisferais
beaucoup davantage en faisant des panégyriques ^z^'en proposant des instruc-
tions. > (Justice, 1666, i^"" exorde.) — « Qu'a jamais vu le ciel et la terre qui
mérite davantage d'être regardé qu'une telle persécution....^ J> {Vendredi- Saint,
1666, 2*^ exorde.) Deforis corrige -.phis. Mais Bossuet disait l'un et l'autre indif-
féremment : « La sagesse divine ne s'est jamais montrée plus à découvert à ceux
h qui la foi a donné des yeux çue dans le mystère de la croix. » (Ibid.) — « De
les punir davatitage par leur endurcissement léthargique que s'il exerçait sur
eux un châtiment exemplaire. » {Hora est, 1669, i'^'' p.) — Cf. Oraisons funèbres,
édit. Jacquinet, p. 402, 503 (Le Te Hier, C onde).
De: «Son amour maternel accoutumé d''tmhxd,%s^x: un Dieu... J} {S. Jean,
SUR LA GRAMMAIRE ET LE VOCABULAIRE. XXIX
1658, 2^ p.) — « Après qu'il eut comineticé de gouverner ses affaires. » {Justice^
1666, i'^'' p.) — i. Commença ^'ébranler l'autorité de l'Eglise.» (Henriette dé
Fr.^ 1669.). Mais aussi coimnencer à : <L Commençons à aimer sur la terre...»
{Pentecôte^ 1654, péror.) Les édit. ont corrigé mal à propos : d^ aimer. 11 y a
d'autres exemples de à : « C'est ce qu'il commence à faire aujourd'hui. » {Visita-
tion^ 1659, 2*= p.) — « Nous commençons de ne rien pouvoir. » {Pefitecôte, 1658,
i^'" p.) — « Vous commencez à ne rien pouvoir. » {Vai?tes excuses..., 1660, i"^"^ p.)
— « Leur subtil conducteur... com7nença à s'apercevoir qu'il pouvait encore les
pousser plus \o\r\.)y(Ifenriette de Fr., 1669). — <i\\ consent ^'entrer dans la
même prison. » {S. Pierre Nolasque, 1665, 2^ p.) Cf. Purification., 1666 (i^' p.) —
Enseigner de {Toussaint., 1669, 3" p.) et Enseis^?icr à {Ambition., 1662, 1*='' p.) —
Exhorter de., à : « J'exhorterai c/iacun de mes auditeurs en particulier â être
fidèle à son épreuve.» (Deus tentavit eos, 1663, 2'' exordej. Seconde rédaction
préférée à la première ainsi conçue : « J'exhorterai un chacun de vous <7"être
fidèle à son épreuve. » Du reste exhorter à est fréquent. — Exhorter que (voy.
Latinismes). — Inviter de : « Je vous invite aujourd'hui ^^'accompagner le
Sauveur jusques au tombeau du Lazare. » {Mort., 1662, 2^ exorde.) — « Lorsque
tout ce qui nous environne nous invite et nous presse de satisfaire à nos désirs.»
{S. André., 1668, 3^ p.) — Avoir i?itérêt de {Justice, 1666, 2^ p.) — Être bien
fondé de {Honneur, 1660,1^'' p. var.) — Obligé, obliger, s'' obliger à, de: «Je me
sens obligé d'abord à les rappeler en votre mémoire. » {Henriette de Fr., 1669.)
— « Obligée à se retirer de son royaume.» (Ibid.) Cf. I, yj {Rosaire, i^' p.) —
«Voulant obliger les hommes de s'instruire par eux-mêmes... » {Justice, 1669,
2^ p.) — « C'est la seconde vérité que Je me sîtis obligé de vous expliquer. »
{Èmin. dignité des pauvres, 1659, 2*^ p.) — Les deux dans le sermon de V Ambition,
1661, i*^"" exorde. — Se plaire de, à : « C'est là qu'^w se plaît de faire le grand
par le mépris de toutes les lois... » {Impénit. fitiale, 1662, i^' p.) Cf. Loi de
Dieu, 1,321 ; S. Paul, II, 303 ; Ambition, 1662, début du 2^ p. — « Se plaire à le
reconnaître par de dignes distinctions. » {Palatine, 1685.) Cf. 1, 368. — Il y a
plaisir de : « (2uHl y a plaisir de servir celui qui fait justice au cœur et qui pèse
l'affection ! » {S.Afidré, 1668, 3^ p.) — Avoir peine de, à : « Nous savons que
Jésus-Christ est vivant, et notre foi chancelante a pei?ie de s'y confier ! » {Souf-
Jrances, 1661, i*^"" p.) Mais en 1659: «... a peine toutefois à s'y confier. >
(y Croix, l'^'p.) — <ij ai peine à contempler son grand cœur dans ces dernières
épreuves. » {He?iriette de Fr., 1669.) — Presser de. Voy. Inviter de. — Presser
à. Voy. A. — Rester de : « Il ne nous reste plus que de nous écrier... » {S.Jean,
1658, 2* p.) — Se résoudre de. Voy. Comme.
Désirer de : « Ce Dieu... désire d'être désiré. » {Visitation, 1659, 2"^ p.) — Es-
pérer de (Justice, 1666, 2« exorde). Cf. Oraisons fimèbres, édit. Jacquinet, 307
(Palatine, 1685). — Prétendre de : <i Préte?ide?tt de se distinguer. » {Ambition,
1662, i*-"^" p.) Fréquent. — On trouve dans un même sermon : <L II a prétendu être
libre;» et <L II a prétendu d'être libre.» {Postul. Bernardine, 1659, i"'" p.) —
« Prétendre d'être indépendants.» (Ibid.)— Prétendre ^?,plus rare. (Voy.DEGRÉ.)
C'est â [moi] de, ou â: « C'est aux prédicateurs du Très-Haut â sonner de la
trompette devant le peuple, et <-/<? crier les premiers: Vivat.. .^ {Démons, \66o,
péror. Allocution écrite précipitamment.) — « Quoique ce soit à l'esprit de
connaître la vérité. » {Purification, 1662, 2^' p.) Lâchât : à connaître (faute).
De après ce qui est, ce qui était, latinisme pour ce qu'il y a : « Ce qui est de
plus admirable... » {S sept. 1659, exorde.) Cf. 1, 416 {S. Bernard, 2" p.) ; II, 297
{S. Paul, 2^' exorde).
Génitif passif : « L'estime de l'orateur. » {S. Paul, 1657, r"" p.) — « La foi de
la Providence. » {Providence, 1662, 2'-" p.) — « L'indifférence des religions. >
XXX REMARQUER
{HrnrUUe de France, 1669.) — « Confiance tics ressources. » {Henriette d'Anal.,
1670.) — < Ccue crainte de respect qui ne ck<truit i)as l'amour. » {Devoirs des
rois, 1662, 2^ p.; /usthe, 166(^,1'" p.) — <>< l'-^e aimait qu'on lui m fît des leçons,»
{c.'Ad de ou sur ses défauts.) {Henriette d'Anq^l., 1670.) — Voy. HORREUR.
De=^ par:<(. Ce dernier outrai^e dont la haine insatiable de ses ennemis
voulut encore le persécuter. > {Soufrantes, 1661, i"-'^ p.) — « O Dieu ! où en
sommes-nous..., si nous sommes ég;\\e\x\cr\\. perst^cutés de ce qui nous plaît et de
ce qui nous afflige .> > {Purification, 1666, 2^ p.) — « Supplice qui n'est tempéré
r/'aucune douceur. >^ yPro^'idence, 1662, r'"- p.) — « Peut-être que sa place eut été
donnée, si on eût pu la remplir d'nn homme aussi sûr. » {Le Tellier, 1686.)
De marque loiigine, la nature : « Que de cette main bienfaisante lui-même il
arrache ses propres enfants de ce sein paternel où ils veulent vivre ! Il n'y a rien
qui soit moins de lui. » {Pâques, 16S0, \^' p.) ; — la manière : « Courent ^'une
telle fureur. >^ ^.s\ Pumard, 1653, r"" p.) — « Ceux qui ont vu de quel front il a
paru dans la salle de Westminster... » {Henriette de Fr., 1669,) etc.
Devant un adjectif, de est quelquefois remplacé par des : « Des vastes pensées.»
{M.irie- Thérèse, 1683.) — « Des fragiles images d'une douleur que... » {Condé,
1687.) etc. — Mais aussi : <,< De tristes expériences... » {Le Tellier, 1686.) —
« De secrets retours. » {Henriette d'Angl, 1670.) — « Z>^ continuels combats. >
{Pâques, 1680, 3"^^ p.) etc.
De omis : « Quelque chose bien considérable. » {Vaines excuses, 1660, 3^ p.)
— « Est-il rien plus digne de Dieu....? » {Noël, 1656, i^^ p.) — « Il n'est
rien tel. » {Ibid., 2>" P-) — « ^1 n'est rien plus digne... » {Noël, 1667.) — Mais
aussi : < Est-il rien de plus majestueux ni de plus auguste que cette solitude de
Dieu ? » {Annonciation, 1660, 2" p.) — « Y a-t-il rien de plus sage ni de plus mo-
deste? > (/Aw^tv^r, 1660, 1" p.) — Quelquefois, avec servir: «Vain spectacle pour
les yeux, qui ne sert rien à personne. » {Compassion, 1659, canevas, 3° p.) Lati-
nisme : nihil prodest. Bossuet dit de même : « Vous n'avancez rien. y> {Prédication
évatii^^., 1662, r' p.) pour : en rien : nihil proficis. — De se rencontre aussi :
^i... N'eussent de rien servi... ))(Cœci vident, 1653, 3*^ p.)
DÉBONDER (Se). Locution douteuse, qui se rencontre deux ïo\s{Félicitédes SS.,
1648 ; et S sept. 1659, 2^ p.) Les éditeurs ont lu dans un cas se débonder, et dans
l'autre se déborder. — Dans nos manuscrits l'r a parfois une grande ressemblance
avec Vn. On lirait en un endroit, si le sens n'était absurde : « Il est dur de pendre
un ami : > au lieu de « perdre ». (1282 1, f. 243, v° ; Noël, 1656.) — Les deux
expressions seraient d'ailleurs synonymes : débonder paraissant signifier ce
que l'auteur exprime ailleurs par cette périphrase : « Lever les bondes des
digues. » {Haine de la Vérité, 1661, 2"^ p.)
DÉBRIS, au singulier : « Dans le débris des choses humaines. » {S^^ Croix,
1659,1" p.)Cf. Rosaire, 1657, i^' "^.-^Souffrances, 1661,2^ p. ; Henriette d^Angl., 1670.
DÉCLINER, comme incliner {Justice, 1666, i*^"^ p., i^'' rédact.)
D'E.CKt'. grade : i Quelle discipline y aura-t-il dans la guerre, si on peut seu-
lement prétendre à s'élever autrement que par les ^<?or^/f .? » {Pâques, 1680, 2^ p.)
— Cf. S. Bernard, I, 417 : « Autant qu'il respectait leur degré... »
DÉLICIEUX : ami des délices. {S. Paul, 1657, 2^ p., II, 311.)
DÉLOGER n'était pas plus trivial que loger: « Ne logeant que sous des
tentes; toujours prête à déloger et à combattre. » (6^;zzV/ de P Église, 1681,
exorde). — Cf. Mort, 1662, péror.
Demi variait devant le nom : « Quelque demie restitution. » {Haine de la
vérité, 1661, 2*^ p. ; Ardeur de la Pénitence, 1662, i^^^p.)
DÉSASTREUX. Au sens passif: « O pauvre et désastreuse humanité... » {Puri-
fication., 1666, 2" p.)
• SUR LA GRAMMAIRE ET LE VOCABULAIRE. XXXI
DÉSERTER : rendre désert. {Ambition^ 1662, 2^ exorde.)
DÉSORDONNÉMENï : « Tout ce que nous aimons désordojinément dans la
créature. » {Annondatio7t^ 1662, i'-'' p.) — « Ce qui \\i\ 3. ^Xu de'sordonnéme?it. »
{Prodigue^ 1666, 2^ p.)
DÉTERMINÉMENT : « Il la lui applique déter7ninément. » ( Vendredi- Saiiit^iQido^
3* p.) — Ces deux adverbes sont peu usités.
DÉTERMINER DE. {Loi de Dieti, reprise, 1659, II, 546.)
Devant, comme avant : « Devant la troisième génération. » {Nécessités de la
vie, 1660, 3'^ p. ; Ambition, 1662, 2*^ p.) Cf. I, 104 ; II, 334, 559, etc. — « Il n'y a
que sa sagesse profonde qui connaisse le terme préfix qui a été ordonné devant
tous les temps au malheureux progrès de l'erreur et aux souffrances de son Église.»
{Visitation, 1660, 3^ p.j Les éditeurs corrigent : « avant tous les temps ; » mais
Bossuet employait indifféremment ces deux prépositions : « Vous m'aimiez «7/<«?//
la création du monde. » {Félicité des S S., 1648,) etc.
Devant que, comme avant que : « Couronnons-nous de roses, devant ^«'elles
soient flétries. » {Pénitence, 1661, 3*^ p.) — Devant que de : « Devant que de pro-
noncer le jugement. » {Pénitence, canevas, 1658.) Cf. I, 307. — Avec ellipse:
<( Elles dépendent de Dieu, devant que du temps. » {Brièveté de la vie^
1648), c.-à-d. devant que de dépendre du temps. — Bossuet employait aussi avant
que, non seulement avec le subjonctif, mais même avec l'infinitif : « On doit
craindre la mort avant qtie le péché soit expié. » {Purijîcation, 1662, i^"" p.) —
«II a fait, dit l'Écriture, avant que parler. » {Souffrances, 1661, i^"" p.) — « 11 veut
se rassasier, avant que mourir, par le plaisir d'endurer. » (Ibid.)
Dextre : droite, archaïsme {Félicité des SS., 1648, I, 22).
Dextrement : avec dextérité .• « Ils... le prennent si dextrement \i2ix son
faible qu'ils le font demeurer d'accord de tout ce qu'ils disent. > {Honneur,
1660, 2^ p.) Cf. Conceptioti, 1652, I, 248.
Die (au subjonctif) (I, 105, 278, 338...) Tous ces exemples sont de 1652,
ou du début de 1653. Plus tard, un autre se rencontre, mais tellement isolé,
qu'il a tout l'air d'un lapsus : « Sans qu'il soit nécessaire que je le vous die. »
{Annonciatio7i, 1660, i^"" p.)
Discipline: direction donnée à un à\sc\T^\e. {S. Berftard,\6^2i-) I» 4i4)-
Disputer, actif, par exception : « Ne disputes pa.sune vérité si constante. »
{C?iarité fraternelle, 1660, i'^'' p.)
Distraction, au sens étymologique : séparation : « Une distraction violente
de ses parties. » {Ajnbitio7î, 1661 et 1662, i^"^ p.)
Domestique, latinisme : « Vous, mes enfants et mes do77iestiques. » {Sur
VFlglise, 1660, 3^ p.) C.-à-d. qui êtes de ma maison (do77ius.)
Dominer a, sur : « Qui do7ni7te à la puissance de la mer. "^{Devoirs des rois,
1662, i'^' p.) Cf. Loi de Dieu, 1653, I, 329 et la var. — Activement : « Puisque la
mort, qui égale tout, les domine de tous côtés avec tant d'empire. » {He7iriette
d'A7igl., 1670.)
Donc, et donc. Donc est plus fréquent, surtout au commencement des phra-
ses. Si et do7ic s'y rencontre, c'est pour marquer que cette phrase est la conclu-
sion rigoureuse de celle qui la précède : « Ne voyez-vous pas que si une partie
de nous-mêmes tient à la nature sensible, celle qui connaît et aime Dieu, qui en
cela est semblable à lui, puisque lui-même se connaît et s'aime, dépend néces-
sairement de plus hauts principes .? Et do7ic, que les éléments nous redemandent
tout ce qu'ils nous prêtent, pourvu que Dieu puisse nous redemander cette àme
qu'il a faite à sa ressemblance ! y> {Toussaint, 1669, 3*= p.) Cf. II, 69, 152.
Bossuet disait de même : « F:t c'est pourquoi. » {Tri7iité, 1655.) « Et c'est-à-
dire. » {A7iibitio7i, 1666 \ Justice, 1666.)
XXXII REMARQUES
Dont. Voy. Qui.
DoUTK (.Sans). Celte loculion n'avait pas nccessaircment le sens atténué que
nous lui donnons. Souvent elle siijnifiait : sans aumn doute (1, 243, Co?ueption,
1652, mais, p. 245, elle paraît avoir le sens ordinaire ; II, 422, 425, J^e PHon-
fuur^ 1658).
Droit, Droitk. Hossuet préfèîre le neutre au féminin dans cette locution :
<( ;\ iiroit^K h jjauche. > {CliariU frat., 1666, 3^^^ p. 'Justice, 1666, 1^' p., i-^^ réd.j
Hnra est, 1669, r' p.) — Ailleurs : < :\ votre droite, » et non droit, (I, 257.)
KcMAPrER actif: < Qui sait que rien ne peut échapper ses mains souverai-
nes' » (^ProviiUnce, 1662,^1" p.) Cf. Providence, 1656, II, 1 57 ; Brièveté de la vie,
1648, 1,10. — « Apr^s avoir échappé les mains des coupables, » et non : des mains
{éà\\.) (Femme adultère, 1663, 2'- exorde.) — « Vous savez, parmi tant de places
fortes attaquées, qu'il n'y en eut qu'une seule qui pût échapper ses 7nai7ts. » {Condé,
,687.) _^< Ceux qui ^tws'M^ni ai'oir échappé la honte. » {Tu7ic videbunt, 1665,
2" p.) Lâchât : < à la lionte, » (faute). — Avec être ( I, 401, etc.)
ÉCLAIRCIR DE. {Postul. Bernardine, 1659, i" p.)
Économie : art de gouverner une maison, une famille, une société (5. Paul,
1657, 3' P» 11,313)-
ÉcoNOxMiQUE (s. fém.) en est la théorie : « Quelle plus belle économique I »
{Ccrci vident, 1665, 2*= p.)
Efficace, appliqué aux- personnes (rare) : «Trois choses contribuent ordinai-
rement à rendre un orateur agréable et efficace. » {S. Paul, 1657, i^"^ p.) — Effi-
cace (s. fém.): « Encore que la parole du Sauveur ait une efficace divine... » {Ibid.,
2«: p) — << Énervent par ce moyen toute l'efficace de l'Evangile. » {Parole de
Dieu 1661, i*^" p.) — « O Dieu, donnez efficace à votre parole. » {Prédication
évangélique, 1662, péror.) — Voy. INVERSIONS.
Égal (Traiter d'). Bossuet disait ti-aiter d'égal avec, sans ajouter à égal :
« Ce Dieu est venu traiter d'égal avec nous, et cela pour nous donner le moyen
de traiter d'égal avec lui. » {Annonciation, 1660, 2^ p.) — Autres exemples : I,
353 {Démons, 1653) ; Mo{S^' Croix, 1653) ; II, 279 {Noël, 1656) ; et Oraison
funèbre de Condé. (1687.)
Égal a : indifférent à ■' « S'ils le font égal au vice et à la vertu, quelle idole ! >
{Palatine, 1685.)
Élargir : accorder (latinisme) : « L'esprit de grâce nous est élargi. > {Pente-
côte, 1654, 2*= p.)
Ellipses, nombreuses. Voy. Que. — Quelquefois mal comprises, Voy. I, 86,
182. Cf. Gazier, 58.
Éminent, et non immine?it, dans ce passage: c Non sans un péril éminent de
nous égarer dans une recherche si difficile,» c.-à-d. non sans un très grand péril.
{S. Bernard, 1653, 2^ exorde.)
Empêcher ii quelqu'un de... {Loi de Dieu, 1653, I, 318). — Empêcher qtie,
sans «<-. Voy. Négative.
En. Se disait des personnes : « Que l'on a attaché à une croix pour en faire
un spectacle d'ignominie. » {Honneur, 1660, i"" exorde.) — « Il a perdu Dieu,
et toutefois, le malheureux ! il ne peut s'^« passer. » {La Vallière, 1675, ^^^ P-)
Acceptions larges et variées : « Il faut eti prier aujourd'hui la Mère de Dieu.»
{Fragment, 1648, 1, 9.) — « Les ennemis s'en remuent. » {Félicité des S S., 1648,
1,17.) — « Qu'il tienne les sens dans une sage contrainte, de peur d'^« être
bientôt maîtrisé. > (.S". André, 1668, 3^ p.) — « En terre. » {S^' Thérèse, 1657, 2^
exorde.) — « En ciel. » {Martha, 1655, 3' p.) — « En Jérusalem. » {Satisfaction,
1658, exorde ; Honneur, 1660, 2*= p.) — « En ruine et en résurrection. » {Noël,
1692, exorde.)
SUR LA GRAMMAIRE ET LE VOCABULAIRE. XXXIII
Supprimé clans cette locution : « Il est ainsi, chrétiens. » (.S\ Viclor^ 1657,
r'p.) — « Il n'est pas ainsi de notre grand Dieu. i>(/?^j-rt/y<?, 1657, i^"" p.) — <*' A Dieu
rie plaise qu'il soit ainsi ! » {Ascension^ 1654, 2^ p.)
Encore QUE, quelquefois avec l'indicatif ; plus souvent avec le subjonctif:
« Encore que ce triomphe de JÉSUS-Christ sur la mort 7ie s'accomplira qu'à la
fin des siècles, il se commence dès la vie présente. » {Novissifna intjnica. . .^ 1669,
exorde.) Cf II, 197 {Visitation^ 1656) ; 423 [DeP Hoii7ieur). — Et avec le subjonc-
tif {Eniinente di^^-nité des pauvres^ 1659, début du 2^ exorde ; Ascension^ 1654,
exorde, I, 519; S. Victor^ 1657, II, 520 ; De T Honneur^ II, 426, etc.) La mcme
pièce contient donc encoj'c qite avec l'indicatif et avec le subjonctif. On les trouve
réunis dans une seule phrase. {L'Apocalypse, 1689, Préface, IX; Lâchât, II, 314.)
Endurer, pris absolument (V^ Thérèse, II, 383, 384, etc.) — Mais {Pentecôte,
1658) ^;z endurant est remplacé pa.r en souffrant. — Surmonter est de même
employé avec ou sans régime (II, 493, 494. — On retrouve plus tard : <i Vous
endurez pour la foi. '^{Deus tentavit eos, 1663, i^"" p.)
En effet veut souvent dire : e?t réalité : « Elle est déjà au ciel par son
espérance ; mais hélas ! elle n'y est pas encore e7i effet. » (.S"'"'' Thérèse, 1657,
2"" exorde.) d Oui sont morts en effet. » {Novissima..., 1669, i^"^ p.) — <L Mais en
effet vous êtes morts. » {Hora est, 1669, 2^ p.) — En ce sens, on pouvait dire,
comme notre auteur: Car en effet. « Car, ejt effet qu'avons-nous vu .'* » {Vcture,
1664.) C'est par erreur qu'on a vu un pléonasme dans cette façon de parler.
(Gazier, 306, Vendredi- S ai7tt, 1662, i^"" p.) — Cï. Justice, 1666, i^*" p.)
Énigme. Genre douteux : « Il n'y a plus que la foi qui puisse expliquer un si
pra7îd é7ii^/}ie. » {Mort, 1662, 2^ p.) — « Savoir démêler lotîtes les é7iig)7ies de la
nature. » {Charité frater7ielle, 1666, 2^ p.)
Ennuyé DE.Sens énergique :« Si,^;z«wj/<?<f(? ses changements, elle (l'Angleterre)
ne regardera pas avec complaisance l'état qui a précédé. » {He7iriette de Fr.,
1669.) — « E7i7iuyés de ces vanités, cherchons ce qu'il y a de grand et de solide
en nous. » {He7iriette d^Ans^L, 1670.)
Énorme, sens étymologique : sans règle : « Votre liberté ne doit pas être
abandonnée à elle-même, autrement vous la verriez dégénérer en un égarement
é/iorme. » Bossuet efface prodigieux : si les deux mots avaient été synonymes, il
l'aurait laissé comme varia7ite. {Purificatio7i, 1666, i^"" p.)
Épandre, corame ré pa7idre. {Bo7ité et rig. de Dieu, 1653, 1,158.)
Enragé. Épithète d'une énergie presque triviale (I, 352 : « douleur enragée » ;
Cf. 354, « il enrage » Démons, )653 ; « Cet e7iragé prince d'Aquitaine. » {S. Ber-
nard, 1653, I, 416.) Édit. « ce viole7it... »
Ensemble : en 7n:.7ne te77ips (si77tul) : « Y.X.e7ise77ible, pour nous faire entendre
que ... » ( Ve7idredi-Sai}if, 1660, i"" p.) — « Et e7ise7nble il nous avertit que, pour
trouver à la mort... » {Condé, 1687.)
Ensuite : par suite : a Et e7isuite il réussit mieux. » {A7nhitio}i, 1662, i*^^p.,
note ajoutée en 1666.)
Ensuivi : « S'il s'en est e7isuivi un changement si épouvantable. > {Démons,
1660, i^"^ p.) Edit. : s'il s'en est suivi.
I'Lntamure (I, 25 : Félicité des S S., 1648).
Entendre SUR le pauvre. Tx?i.à.wz\!\ox\ littérale de(2ui tntelligit super{'Ps.yii.y2).
{]^.7ni7icnte dignité..., 1659, 3^" p.) — Ailleurs « Être intelligent sur. v> {Parcct pan-
péri, 1658, II, 401.)
Entretenir (s'), en parlant des choses : se tenir intitne7/ient {\\, 409).
Envoyer faisait au futur : fc/ruoierai ; et cela à toutes les époques de la
carrière de Hossuet. Ouclques savants regretteront que nous ne l'ayons pas fait
entrer dans notre texte. Ils ont pour eux, nous ravouons,Ia logique absolue. Mais
Sermons de Bossuet. C
XXXIV REMARQUES
noiis ne prc^tendons pas faire un calque des manuscrits ; sinon il faudrait repro-
duire rorlho>;raphc, les lapsus, et toutes les ratures. Cela aiderait-il le lecteur à
se peni5trcr de rclocpience et des hautes pensées de Bossuet ? Nous avons donc
considéré qu'au lieu de donner dans le texte même les ctrangetés, devenues peu
intelligibles, il serait peut-ctrc préférable de les donner dans les notes particu-
lières'ou ^'énérales. Cf S'Assi':()iR, Exclus, Naviguer, Tous.
Es, KSQUKLS. Archaïsmes, que nous avons maintenus àleur date 1652, 1653):
ils sont familiers aux lecteurs : € Es siècles des siècles. » {^Bonté et ri^^. de Dieu,
1652, 1, 159 ; Ii>i(L, passai,^e raturé : « tV mains de son Fils. » ) — « Votre trône,
6 grand Dieu, est établi <V siècles des siècles. » {Circoncision, 1653, I, 265.)
— < Livré par son propre Père h mains de ses ennemis. » {Les deux Alli-
attccs 1653, I, 287.) D'ailleurs Bossuet disait aussi, dès 1648 : « dans les siècles
des siècles. > {Félicité des SS., I, 22.) — lesquelles (I, 106, Samedi-Saint, 1652 ;
I, 183, S sept. 1652 ; I, 318, Loi de Dieu, 1653 ; I, 400, S. Bernard, 1653. Et même,
ici esquilles est préféré à da?is lesquelles (var.).
Est, absolument, pour est vrai: « Je n'ai dit que ce qui est. » {Jam securis^
166S, esquisse.) — De U\ cette locution : « Or est-il que... », pour il est vrai que.
(Justice, 1666, 3*^ p., /"■ réd.)
Étonné, sens énergique -.foudroyé, au nguré : « Je vous vois étonné q\. éperdu
en présence de votre Juge. » {Impénit. finale, 1662, 2^ p.) — « Glaive du Sei-
gneur, quel coup vous venez de faire ! Toute la terre en est étonnée. » {Marie-
Thércse, 1683.) Même sens pour étonner: « Mon Dieu, pourquoi vois-je devant
moi ce visage dont vous étomiez les réprouvés ? » {Vendredi-Saint, 1660, 3^ p.)
— étonnante : « O nuit effroyable, où retentit tout à coup, comme un éclat de
tonnerre, cette étonnajite nouvelle...! » {Henriette d Angl., 1670 ;) — étonnement
{S. Bernard, 1653, I, 404). — Ibid., étonner, avec le sens adouci.
Exclus, au masculin ; ex-cluse, au féminin. — Ces formes très régulières (exclu-
sus) étant tombées en désuétude, nous ne nous sommes pas obstiné à les réta-
blir. Bossuet, il est vrai, les avait fait imprimer dans ses ouvrages de controverse
(Vr Avertissement aux Protestants, etc.). Mais lui-même nous donne l'exemple
de nous conformer pour ces détails à l'usage régnant.
Excrément : excroissa?ice (I, 580). Cf. Postulante Bernardine, 1659, 3^ p. ;
Intégrité de la Pé?iite?tce, 1662, 3^ p. — Quand un mot avait plusieurs acceptions,
celle qui était péjorative a seule survécu. On ne dirait plus avec Bossuet :
« Des palais eficroiUés de marbre. » {D Apocalypse..., Lâchât, II, 309.)
Exemplaire (s. m.) : modèle. {Souffrances, 1661, i" p.), plusieurs fois répété. —
Bossuet emploie dans le même sens le substantif original.
Exquis: pour marquer le raffinement de la cruauté : « supplice exquis » {Sa-
medi-Saint 1652, I, 115). Ne se retrouve plus, dans une reprise de ce passage
en 1656 (II, 186) ; mais reparaît en 1661. {Souffrances, i" p.)
Exterminer : bannir d'un territoire (ex ter7ninis), et non massacrer ; <iV ows
avez exterminé \ç:s hérétiques. » {Le Te Hier, 1686.)
Faire. Le sens nu de ce verbe est quelquefois d'une grande énergie : « La
voilà telle que la mort l'a faite / » {Henriette d^Anol, 1670; Marie-Thérèse,
Voy. Etonné.; — Sert à éviter la répétition d'un autre verbe, et prend le même
régime: <f Continua de l'instruire, comme il af ait Joseph et Salomon. » {Palatine,
1685.) — « Oui vous comptera un soupir et un verre d'eau donnés en son nom plus
que tous les autres ne/<?r^«/ jamais toid votre saiig répandu. » {Condé, 1687.)
Le participe/^// suivi d'un adjectif, ou formant locution avec un nom, restait
invariable : « ... Deux grâces : l'une, de l'avoir/azV chrétienne ; l'autre..., de l'a-
\o\r fait reine malheureuse. » {Henriette de Fr., 1669.) — Cf. II, 132, S. Joseph^
Depositum,.. ; 393, Bcati 7nisericordes^ 1657.
SUR LA GRAMMAIRE ET LE VOCABULAIRE. XXXV
Faire à^ faire pour: contribuer à : « Il y a trois choses dans cette étoile... qui
font merveilleusement /<9z^r notre sujet. ^{Profession le jour de C Epiphanie ^1660^
2^ exorde.) — Faire à (I, 93, Rosaire^ 165 1 ; II, 332, S. Victor^ 1657).
Ferveur : chaleur^ bouillonnement (fervere) : « La ferveur inquiète et tou-
jours changeante de ses désirs. » {Prodigue^ 1666, 2^ p.)
Fiché, exceptionnellement poury?;r/. (I, 227, Zizanies^ 1652.)
Fleurissant, florissant. Bossuet dit l'un et l'autre : « La réputation tou-
jours fleîirissante de vos écrits. » {Discours de rc'ceptio7i à PAcade'mie, 1671.) Cf.
I, 124, Samedi-Saint^ 1652. Mais dès lors on X.xom'^ç. florissant. (I, 133, Bo7ité et
rig. de Dieu. Voy. V Errata.)
Foi>. — Au lieu d'imprimer : « Fols, insensés ! » nous avons ramené ce mot à
l'orthographe actuelle. Par exception, nous avons conservé « Les fols amoureux
du siècle », parce que sous cette forme on distingue mieux, ce semble, lequel des
deux mots est pris substantivement. {De^nons, 1663, 2^ p.) — Mais iâid. « De
fous il nous rend furieux. » — Disons une fois pour toutes que Bossuet écrivait
fol, fols. Nous ignorons s'il le prononçait ainsi : on trouve dans ses mss. sol et
sot^, qui sont bien un même mot : « Cinq sols. » {Satisfaction, 1656.) « Jusqu'au
dernier sou. » ( Haine de la vérité, 1666.) — De même col, pour cou.
Foudre, masculin et féminin. Celui-ci, plus rare : « Ce nous serait une trop
folle pensée de ne pas craindre, parceque nous ne voyons pas toujours à nos yeux
quelqu'un frappé de la foudre. ^ (Botité et rig. de Dieu, 1652, 2^ p.) — « D'imiter
la foudre, — de lancer lafoiidre inimitable avec de trop faibles mains.» {Parole
de Dieu, 1661, i'^"' p., var.) Mais quelques lignes auparavant : « Un foudre qui
brise les cœurs. » — « Je veux faire tomber sur cette idole le foudre de la vérité
évangélique. » {Honnettr, 1660, 2^ exorde.) — Cf. II, 339, S. Victor, 1657. —
« Lts foudres sont toujours prêts. » (fafn securis, 1665, 2*^ p.) — « Ce n'est pas en
vain qu'il lance le foudre (préféré à la foudre, var.), ni qu'il fait gronder son
'iowViexxe.'J) {Purification, 1666, i^'^p.)
Franc arbitre, comme libre arbitre {Postulatite Bernardine, 1659, r"" p.). —
■{\]n franc, II, 397, n. 2.)
Frauduleux. « Le sexpenx. frauduleux, » c.-à-d. trompetir. (I, 219, Zizanies^
1652.)
Gauchir, au figuré : se jeter à gauche. {C ceci vident, 1665, i^'p.)
GÉMEAUX, Q.oY\-\w\e jumeaux. (I, 222, Zizafiies, 1652.)
GknË : peine, supplices : «Vous avez... plus d'âmes à délivrer de la j^<^;/^. »
{Compassion, 1659, 3*-' p.)
Généthliaque (Discours, Oraison). {8 sept. 1652, 1, 166.) Supprimé dans la
reprise de ce développement, en 1656 (II, 224).
Guide. Au féminin dans cette phrase : « La droite raison qui est sa guide. »
(fîistice, 1666, 3^ p., r" réd.) — Ailleurs masculin. (I, 315, Loi de Dieu, 1653.)
Ha ! hé ! AH ! eh ! et. Après avoir écrit ah / dans ses premiers essais, notre
auteur prit insensiblement l'habitude d'écrire ha / avec le même sens. Souvent
de même hé / pour eh ! On trouve même et bien ! pour eh bien ! — Nous avons
ramené ces formes à l'orthographe moderne, pour préciser le sens. On trouvera
toutefois ha! hé ! dans quelques textes que nous étions réduit i\ reproduire
d'après Deforis.
Haiîitudks : relations. (S. François d'Assise, 1652, I, 199.)
Haïr. Sans aspiration, dans ce passage d'un manuscrit : « Comment est-ce
que vous l' haïssez l-^ » {Réconciliation, 1653. iV/ss., 12824, f. 222, v^'.) Cela pourrait
être une simple distraction, et nous nous sommes abstenu d'en orner notre texte.
(I, 368.) Ouoi c[u'il en soit, le fait devait être signalé quelque part.
Hésiter, était au contraire aspiré : <<,Ne hésitez pas... » {F min. dignité ...,
XXXVI REMARQUES
1659, I" p.) — Le passage est rature ; mais la même particularité se remarque
dans'une lettre de Hossuet :\ son neveu (14 juillet, 1698 ; autog. à Dijon.)
Hkukk. Cette locution : <î la bonne heure, assez fréquente dans les premiers
essais, signifie heineuwment. (I, 97, Rosaire, 1651 ; 1, 182, 8 sept. 1652 ; 1, 307,
Purifieatiofi, 1652 et 1653.) Un exemple exceptionnel se rencontre au début de
l'Époque de Paris : « Allez h la bonne heure... » {Nécessités de la vie, 1660, 2'-'p.)
HoMKl,lE,(?crit//fW////V, (hotnilia).{Honfteur, 1660, i"^ p.)
HORRKUR, avec un sens religieux : <^ L3. sainte horreur d'un Dieu tonnant. »
{W-niireiii- Saint, 1662, 2'" p.) — « Jetons-nous... dans les horreurs salutaires
du délaissement de JÉSUS. l>(Jbi(l.)
Huii.E. D'abord masculin (I, 21, Félicité des SS., 1648) ;à moins que ce ne
soit une inadvertance. — Féminin (I, 464, Cœci vident, 1653 ; II, 476, Compas-
sion, 1658 ; II, 533, S.Jean, 1658).
HUMKR, au figuré (I, 405, vS". Bernard, 1653 ; I, 456, Cœci vident, 1653 ; II, 533,
S.Jean, 1658). Reparaîtra dans l'esquisse sur V Ambition, 1661, et dans le frag-
ment de 1666 sur le même sujet. Ici toutefois il sera relégué dans les variantes.
Ignorer. Voy. Subjonctif.
Il, assez fréquent au neutre : <<. // est croyable, parce qu'/V est ridicule. » {S"
Croix, 1653, exorde.) — Encore en 1681 : « C'est l'intention du Saint-Siège ; c'en
est l'esprit : //est certain. » C.-à-d. il est certain qtie c'en est l'esprit. {Unité de
l'Église, 2' ^.)
Illustre, au sens primitif (^(r/azV, brillant), n'est pas seulement de la première
jeunesse de notre auteur: « Remarques ////^j-/;'^j',tirées des prophéties anciennes.»
{Cœci vident, 1653,2^ exorde.) — « Il a plu à la divine bonté de se marquer
elle-même, au commencement de ces deux états, par une impression illustre et
particulière.. » {Henriette d'Angl., iGyo.)
Immondice, au figuré : « Le péché ajoute la profanation et Vimmondice, aux
infirmités qu'il apporte. » {Rechutes, 1660, i^' p.)
Impétrer : obtenir. — Ce mot, quoi qu'on ait dit, est de toutes les époques :
< Ce que la loi commande, la foi Vimpètre. » {Pe7itecôte, 1654^ i*""" p.) — « Si nous
impétrons l'esprit de grâce. ^(Ibid.) — Cf. I, 88, Rosaire, 165 1 ; I, 420, 5. Ber-
nard, péror. ; 11,49, Trinité, 1655, i*^'' exorde. — i, Impétrez-nous seulement cette
humilité par laquelle vous avez été couronnée. » {Assomption, 1660, péror.) —
< Elle nous impHrera la chasteté, qui nous est si nécessaire. » {Conception, 1669,
2« p.)
Imposer, comme e7i imposer : « En cela peut-être que vous dites vrai; peut-
être aussi nous ifnposez-vous. » ( Vaines excuses^ 1660, 2^ exorde.) — « Ne croyez
pas réimposer par cette apparence modeste. » {Aimonciation, 1660, i^"" p.) —
<i Tant il est aisé de nous ifnposer. » {Parole de Dieîi,i66i,^^ p.) — « Sans doute,
ce triste spectacle des vanités humaines nous imposait. » {Henriette d'Angl.,
1670, exorde.)
Inciter, comme exciter. (I, 53, Toicssaint, 1649 j I) 250, Circoncision, 1653 ;
1,353, Dé7nons, 1653 ; I, '^ùf\,Ascensio7i, 1654; II, 21, S.François de Paule,i6^^.) —
Et plus tard, mais assez rarement : <i Qui nous défend nous incite. » {A7mon-
ciatio7i, 1661, i*^"" p.) « Quand nous célébrons les saints, est-ce pour augmenter
leur gloire ?... C'est pour nous i7iciter à les suivre. » {Conception, 1669, 2^ p.)
Indicatif (Voy. Encore que). — Après être étonné que : « Tout le monde
fut étonné qu'on trouva tout à coup leurs tombeaux unis.» {S.Joseph, 1656,
i*-' p.) Cf. 5. Bernard, 1653, I, 404. Mais aussi ibid. s'éto7iner de... — Après
per)7iettre qtie : « Dieu permit qu'ils se rapprochèrent. » (Ibid.) « Peut-être que
Dieu permettra que vous vous laisserez émouvoir. » {A7nbitio7i, 1661, i^' p.)
— Après le seul : <L Notre nature, qui est la seule que Dieu a Jaite à sa res-
SUR LA GRAMMAIRE ET LE VOCABULAIRE. XXXVII
semblance. » {Providence^ 1662, i^"" p.) — (Voy. SUCCÈS.) — Après le premier
(Voy. Attractions). — Après // semble : « Il semble en effet qu'zV/Vz oublié. »
\Ho7î7ieur, 1660; et Devoirs des rois^ 1662, i*"" exorde.) — Après il n!y a que :
« Il n'y a que nous... qui apprenons de JÉSUS-Christ même que... » {Vendredi-
Saint, 1662, exorde.) — A^rhsjusçii'à ce que : « Jusqu'à ce que le Seigneur, se
lassant enfin de ses vengeances, se soîivic?idra... » {Vendredi- Saifit, 1660, 2*^ p.)
— Cf. IT, 407, Vêture htdui?nini...^ 1658. — « Jusqu'à ce qu'enfin il en 7ne7idra
un... » {Mort^ 1662, r»" p.) — « Jusqu'à ce que le grand prince, qui ne put voir
égorger ces lions comme de timides brebis, cal?na\es courages émus... » {Cojidé,
1687.) — « Implorait son secours, jusqu'à ce qu'il cessa enfin de respirer et de
vivre. » (Ibid.) — Toutefois, quand il s'agit de l'avenir, et de ses incertitudes
(ici l'événement ne dépendait pas du concours de notre liberté), on trouve aussi
le subjonctif : «Jamais nous ne serons vraiment libres, jusqu'à ce que le Fils
de Dieu nous ait délivrés. » {Postul. Bernardine., ^656, exorde.) — Après 7ie
doutez pas que : « Ne doutez pas, chrétiens, que, si l'Esprit immortel qui a res-
suscité le Seigneur JÉSUS, habite en vous, cet Esprit qui a ressuscité JÉSUS-
Christ vivifiera aussi vos corps mortels... » {Novissima iftimica, 1669, 3^ p.)
Indiscret, signifiant sans discernement. (T, 403, S. Bei'na7'd., 1653.)
Indissoluble, comme insoluble. « Y^mgmç^s indissolubles. i> (S. Fra7içois d'As-
sise et Loi de Dieu ; 1652 et 1653 ; l, 192, 316.)
Indulgemment : « S'ils agissent trop i7idulgem77îe7it avec les pécheurs. »
{Satisfaction., 1658, 2^ p.)
Inférer de : déduire., co7iclure de : « QuH7iférerons-7iotis de cette doctrine de
saint Augustin.? » {Sa7nedi- Saint., 1652, 3^ p.)
Infinitif actif, avec sens passif, étant précédé de à: « Ce dernier effet, qtii
me reste à examiner. » {Prédication éva7tgélique^ 1662, 2^ p.) — Cf 1 1, 409 (Vêture
Indui77iini...^ 1658).
Injure : tort : « Et on voit qu'on doit la justice à tous, et qu'on ne doit faire
i7ijure à personne non plus qu'à soi-même. » {Cœci vident, 1665, 2^ p.) — Ailleurs
le sens ordinaire {Charité fraternelle., 1660, i'^"' p.)
Inonder : sortir comme d'une source abondante : « Cette bouche divine, de
laquelle zV^^/z-t'^^/^vz/ des fleuves de vie éternelle. >> (l, 113, Sa77iedi-Sai7it, 1652;
I, 405, S. Bernard, 1653. — Cf.I, 91, Rosai7'e, 1651.) — I)io7ider sur : « Les impié-
tés, les sacrilèges... tout cela vient i7io7uier sur JÉSUS-Christ. ^> (Kv/^'Z/vy//-
Sai7it, 1660, i^"" p.) — Cf. I, 179, 8 sept. 1652.)
Inspirer à quelqu'un que... : chercher à persuader : « Ne cessaient de lui
/;/i'//r(£?r qu'il devait s'en rendre maître.» {Le Tellier, 1686.)
Instinct : i7npulsion : « Certaines volontés fortes, desquelles si vous suiviez
Vi7tsti7ict généreux, rien ne vous serait impossible. » {/h'dtur de la Pénitence,
1662, I''' p.) — Cf. II, 326 : « D'où est venu ce dessein à l'homme, sinon de
Vinsti7ict([n serpent trompeur.? » (6*. Victor, 1657, i" p.) — Bossuet dira de même
dans les Méditations sur V Plva7igile : « Je les vois avancer par son insti/ut. >
C.-à'd. par l'impulsion de Satan. {La Chte, XCIX.) — Et à la veille même de
sa mort : « \Ji71sti71ct du Saint-Esprit. > {Explication de la Prophétie dVsaie...)
Insult, Insulte. Le genre était douteux, comme l'orthographe: «Un insulte
public à la pudeur du genre humain. » {Impc)iit. finale, 1662, r' p.) — En 1660
et 1661, l'auteur écrivait : z;/jw// (de même /^/j/), conformément à l'étymologie.
Dans le sermon sur les SoufiFra/ices (1661), une correction à la sanguine, peut-
être ]^ostéricure en date, porte : U7ie i7isulte. L'd' restera désormais ajouté :
{Ardeur de la Pénite7tce, 1662, 2^ p.) ; mais souvent le mot n'en sera pas moins
fait du masculin : « 11 n'oppose rien à tous ces insultes qu'un j^ardon universel. >,
{Ve/idredi-Sai7it, 1662, 2*-" p.) — «S'attirer de nouveaux insultes.^ {l'-g^ î'^-'".
XXXVIII REMARQUES
,668, p.) — < A couvert de tous les insultes. > {Toussaint, 1669, S*" P-) — Et au
féminin : i l'nc iftsulte. > {Chixrité fraternelle, 1666, 2^ p.)
iNrKMPKKiK, au figuré : ih'sordre maladif : « ()uelle force, quel transport,
quelle intempérie a causé ces agitations et ces violences? )> {Henriette de Fr., 1669.)
IxrKKKiic.Aru^NS sans ;//', et avec /J^rf ou point. Voy. Négatives.
iNrKRROlîATK^NS INniRHCIKS. INTERROGER COiMMENT... Voy. LATINISMES.
Inversions. Fréquentes ; et quelquefois très expressives : « Combien se trou-
veront étonnés ces hommes accoutumes aux louanges, lorsqu'il n'y aura plus pour
eux de flatteurs ! > {Honneur, 1660, 2" p.) — « Ainsi périssent ces beaux desseins
et s'évanouissent comme un songe toutes ces grandes pensées. » {Ambition, 1662,
,crp j ^ Ainsi topnba tout à coup la fureur des vents et des flots, h la voix de
JÉSUS-CHRisr qui les menaçait.» {Palatine, 1685.)— «Qu'elle est forte cette
Église, et que redoutable est le glaive que le Fils de Dieu lui a mis dans la main!»
(Le Tellier, 1686.) — Avec à peine, aussi, autant que, d'autant plus. (Voy.
Autant.— I, 2, 28, 337, 350, etc.) — D'autres sont peu heureuses : « Et le ser-
vice duquel... » {Postul. Bernardine, 1656, 2^ p.) — « Là, par l'efficace du Saint-
Esprit, et par des paroles mystiques auxquelles on ne doit point penser sans
tremblement, se transforment les dons proposés au corps de Notre-Seigneur
JÉSUS-Christ. » {Parole de Dieu, 1661, 2^ exorde.)
Itérer, comme réitérer. (Pâques, 1685, esquisse.)
Jusque, jusques. On ne devra pas s'étonner de rencontrer ces deux formes
dans le même discours : il en est ainsi bien souvent dans les manuscrits. Il y a
des corrections, soit pour ajouter Vs, soit pour le retrancher ; mais elles semblent
tellement contradictoires que je ne vois rien de bien net à en conclure. Ce sont
des velléités de préférences temporaires ; encore sont-elles peu constantes dans
une même année, et dans un même discours.
Jusqu'à temps que, jusques à teinps que. Locution fréquente dans la jeunesse
de Bossuet. Je ne me souviens pas de l'avoir rencontrée à partir de 1662. —
Lorsque, avant 1656, il écrit phonétiquement le tans (le temps), on peut être tenté
de (:oxi{c)X\<\xt jusqié à tans que ei JusquW tant qtie. (Gandar, p. 68 ; Gazier, p. 16.)
(2uelquefois même la lecture est douteuse. (I, 150.) Mais ce qui prouve bien
qu'aux yeux de notre auteur ce n'est pas une seule et même locution, c'est qu'il
orthographie, à d'autres époques lyV^j-^z/'^ temps que, ou : jusques à temps que.
{Vendredi-Saint, 1660, 3^ p.) C'est donc ainsi qu'il fallait écrire, I, 41, 321,514.
Jusqu'à ce que, avec l'indicatif, Voy. Indicatif.
La (pronom), se rapportant à un nom indéterminé. Nous mettrions le : « Ce
m'est beaucoup d'honneur, à la vérité, d'être mère du Messie ; mais si je la
suis, que deviendra ma virginité.^» {Rosaire, 1651, i^^ p.) — De même les :
« Si vous êtes jalouses de la pureté de la chair, soyez-les encore beaucoup
davantage de la pureté de l'esprit. » {Assomption, 1660, 2° p.)
La explétif : « La voilà qu'elle est à la porte. » {Impénit. finale, 1662, 2^ p.)
Latinismes. Abondent dans la langue de Bossuet. De même chez ses con-
temporains, ceux principalement qui avaient été nourris didiXiS la première moitié
du xvii^ siècle, avant l'avènement de Louis XIV. Nous en avons déjà signalé
un grand nombre ; en voici d'autres :
1° Interrogations ifidirectes : «... Où peu m'importera combien de temps /<2zV
été. » {Brièveté de la vie, 1648. — Voy. V Errata.) — Autres exemples du sub-
jonctif: « Que m'importe, dit l'épicurien, de quoi je me réjouisse? Jf {Totissaiîit,
1669, 2^ p.) « Qu'importe qu'ait dit un homme mortel 1 » [La Vallière, 1675,
péror.) — « Elle interroge comment il se pourra faire qu'elle conçoive ce Fils
dont il lui parle, elle qui avait résolu de ne point connaître d'homme. » {Veille de
l'Assomption, 1650, i*^' p.) — « Interrogez une mère d^oii vient que souvent en la
SUR LA GRAMMAIRE ET LE VOCABULAIRE. XXXIX
présence de son fils elle fait paraître une émotion si visible. » {Rosaire^ 1651,
jer p N (^ Il nous donne quel nom il nous plaît. » {Dévotion à la S. K, frag-
ment 1653.) — « Nous nous plaignons ordinairement /<9/^?-^z<r^z on nous ôte cet
ami intime, pourquoi ce fils. » (.V. Joseph, 1656, 2^ p. ; Souffrances, 1661, 1" p.)
«Non, je ne cherche point d'autre cause poicrqitoi les anges ont pu
pécher... » {Dé?no?ts, 1660, i" p.) — « Insiruisajit la veuve sainte Probe... de
quelle sorte \ç.s chrétiens pouvaient désirer... les charges... » {Nécessités de la
vie 1660, 3" p.) — « Permettez-moi de leur demander que leur a fait ce saint
lieu... » {S. Fra7îçois de Paule, 1660, péror.) — « S'étonneront cojnment ils ne
voyaient pas... » {Providence, 1662, i'^'' p.) — « Pensez maintenant, messieurs,
co?Jtment diViVdÀi \>u prendre un tel ascendant une créature si faible... » (J/^r/,
1662, 2"= p.) — « Jamais elle ne se montra mieux ce ^«'elle est, c'est-à-dire
grâce... » {Visitation, 1656,2^ p.) Ici le tour est, ce semble, plus grec que latin :
les traductions littérales de l'Écriture l'avaient introduit dans la langue ecclé-
siastique : Scio te quis sis, Sanctus Dei. (Luc, iv, 34.) — On retrouve cette con-
struction dans la locution très connue : Le voyez-vous comme...? « Le voyez-vous
comme il vole ou à la victoire ou à la mort ? » {Co7idé, 1687.) — « Le voyez-vous
C07mne il considère tous les avantages qu'il peut ou donner ou prendre.'' > (Ibid.)
— « Le voyez-vous comme il compte l'infanterie et la cavalerie des ennemis par
le naturel des pays....'' » (Ibid.)
2" Relatifs dans une incidente contena7it tme co7ijonctio7i, ou un interrogatif,
ou une proposition participe : « Nous avons un ennemi domestique, avec lequel
si nous sommes en paix, nous ne sommes point en paix avec Dieu. » {S. Fra7i-
çois de Paule, 1655, i^"" p.) — « C'est pourquoi la mortification dans les cloîtres ;
où si la chair est contrainte, c'est pour rendre l'esprit plus libre. » {Postul. Ber-
nardine, 1656, 2- p.) — « Changement vraiment épouvantable, lequel si nous
méditons sérieusement, il en réussira cette utilité que... » {Dé77io7is, 1660, i^'
exorde.) — « Voilà trois circonstances de notre évangile, lesquelles, messieurs,
si nous entendons, nous y lirons manifestement toute l'histoire de notre paix. >
{Qicasi77iodo, 1660, 2^^ exorde.) — « C'est le talent précieux, lequel si l'on manque
seulement de faire valoir..., on est relégué... » {A7nbition, 1662,2^ p.) — « C'est
une passion violente, à laquelle quand nous nous sommes laissé dominer long-
temps, nous sommes bien aises de croire qu'elle est invincible. >> {Effi.cacité de
la Pé7iitc7ice, 1662, i*^"" p.) — « N'avez-vous pas ressenti souvent certaines volontés
fortes, desquelles si vous suiviez l'instinct généreux, rien ne vous serait impos-
sible ? » {Ardeur de la Pé7iite7ice, 1662, i'-''' p.) — « Ils nous éloignent de Dieu,
pour lequel si notre cœur ne nous dit point que nous sommes faits, il n'y a point
de paroles qui puissent guérir notre aveuglement. » {Prodigtie, 1666, i*^' p.) —
De mcme, en dehors des sermons : « Ce n'est que des hommes, quelque habiles,
quelque éclairés, quelque saints qu'on les imagine, toujours sujets à faillir, dont
si on suivait les sentiments à l'aveugle, on égalerait les hommes à Dieu. %
{Réjlex. sur un écrit de M. Claude, 1682 ; Lâchât, Xlll, 572.)
— « L'alliance du saint baptême..., da7is laquelle ^//t^puis-je vous dire des biens
({ui vous ont été accordés "i » {Rechutes, 1660, 1'=^ p.) — « Une source de plaisirs
réels, lesquels certes quiconque a goûtés, il ne peut presque plus goûter autre
chose. » {Purification, 1662, 2-^ p.) — « Surprise, de laquelle certes ayant été
avertis, est-il rien de plus aisé que de l'éviter? » {Déunvis, 1660, 3*= p.) — <i C'est
le fruit que je me propose de ce discours, qin étant de telle importance, je ne
l)uis douter... >> {Ibid., r' exorde.) L'indéfini et le i:)articipe équivalent dans ces
phrases à une conjonction, ([ui serait jointe au relatif. — « Novatien, duquel
vous désirez que je vous écrive quelle hérésie il a introduite. '^ {Sur P Ei^lise^
1660, 2"" p.) Ici, plusieurs propositions, toutefois.
XL REMARQUES
3" Subjonctifs, marquant le doute, ou la subordination .\ une proposition pré-
r«5denic : « Si dctcrminds, qu'on eût dit... qu'ils se nourrissaient d'incommodités,
et (|uela famine et la peste leur t/onnassr/i/de nouvelles forces. » {/>'û?iU û/ r(if.
de Dieu, 1652, 2^ p.) L'anacoluthe tient, ce semble, \ ceci que le premier verbe au
subjonctif aurait eu une forme amphibologique. Le dernier suffisait d'ailleurs à
marquer la nuance. — ^ Vous diriez qu'il se fasse le compagnon de Dieu. »
{Démons, 165-,, et Scapulairc, 1653, i" p.) — « Vous diriez qu'il ne fasse rien
en ce monde. ^ {Loi (ù- Dieu, 1653, 3^" p.) — « Vous diriez qu'il soit deveftu un
autre David. -» {Palatine, 1685.) — « Les chrdtiens ne connaissent plus la sainte
frayeur dont on était saisi autrefois h la vue du sacrifice : on dirait qu'il eût cessé
d'être terrible. > {Condé, 1687.) — <<. Quelle est notre erreur et notre folie de croire
que nous Wiyons fédit. aurons) contentée, lorsque nous aurons satisfait les sens ! »
{Martha, 1655, r' p.)— « La clôture que vous embrassez n'est pas une prison
où votre liberté soit opprimée. ^> {PostuL Ber^iardine, 1659, i'^'' p.) — « Deux
villes, dont l'une ne soit {V" rédaction : n'est) composée... » {Einin. dignité...,
1659, I" p.) — « Voyez les degrés merveilleux par lesquels il vous conduit
insensiblement à cette haute tranquillité d'âme que nul accident de la fortune
ne puisse ébranler. >> {Nécessités de la vie, 1660, i^-* p.) — « Vous croyiez peut-
ctre que cet amour des plaisirs w^ftit que tendre et délicat. » {Deus te?itavit
eos, 1663, 2*= p.) — <^ Dieu a disposé par sa Providence que les uns servissent
de remède aux autres. ^> {Purification, 1666, 2*^ p.) — « Si nous entrions dans le
commerce de la vie humaine avec cette austérité invincible qui ne veuille jamais
rien pardonner au monde... » {fustice, 1666, 3*^ p., r' réd.)
A'' l 'erôes au singulier avec plusietirs sujets. Exemples fréquents, et entre
autres : <<^ Il lui a plu que dans cette race maudite la grâce et la bénédiction prît
son origine. ^> {Scapulaire, 1653, i^"" p.) — « La nature de Dieu est féconde... Son
amour et sa charité l'^j-/ aussi. » {A7t?ionciatio?t, 1655, i^"^ p.; Cf. Rosaire, 1657, II,
-,r2. ^ Qui ne sait que les empressements de la charité et la sainte inquiétude
qui la travaille pour le salut des pécheurs est comparée dans les Écritures aux
douleurs de \tx\{7\.\\'^^xv\^x\0. ^ {Annonciation, 1655, i''" p.) Ici le sujet le plus
éloi^mé était même au pluriel ; mais l'accord se fait avec le plus rapproché ;
conîme dans Cicéron : Cum in liominibus juvandis aut mores spectari autfor-
tuna solcat. (DE OFFIC, II, XX.) — « La promesse et l'alliance \ a fait. » (Beati
miséricordes, 1657, i" p.) — « Cet univers, et particulièrement le genre humain
est le royaume de Dieu, que...» {Providence, 1662, 2^ exorde.) — « ...Que la grâce
de Jésus-Christ et la vision bienheureuse aura rendus leurs compagnons.»
{Ibid., 2^ p.) — « Cette raillerie maligne, ce trait que vous lancez en passant,
cette parole malicieuse et ce demi-mot qui donne tant à penser par son obscu-
rité affectée, /t'«/ avoir des suites terribles. » {fustice, 1666, 2^ p.) — « Si les
plaisirs que vous recherchez, si la gloire que vous admirez était véritable, quel
autre l'aurait mieux méritée qu'un Dieu? » {Noël, 1667, 3^ p.) — « Quelle serait
la beauté et la magnificence de sa cour ? » (Ibid.) — « Ah ! ce n'est pas la
raison, c'est le dépit et le désespoir qui inspire de telles pensées. » {Toussaint^
1669, péror.) — « Et la lumière et leur ombre propre X^mfait peur. » {Hora est,
1669, i'^' p.) — « Il est visible que, puisque la séparation et la révolte contre
l'autorité de l'Église a été la source d'oi^i sont dérivés tous les maux, on n'en
trouvera jamais les remèdes que par le retour à l'unité et par la soumission
ancienne. » {Henriette de Fr., 1669.) — « Leur inutilité et leur ignorance nous les
a fait mépriser ; leur vanité et leur corruption nous les a fait haïr... » {Pâques,
1680, 2'= p.)
5" Singulier aprhs un des plus...; une des choses qui... autant..., etc. : « Une
des choses qui augmente autant l'affection envers les enfants, c'est... » {Rosaire,
SUR LA GRAMMAIRE ET LE VOCABULAIRE. XLI
165 1, i^' p.) Voy. Autant. — « Une des plus belles promesses que Dieu 2.\\./aïte
à son Fils est celle de lui donner l'empire de l'univers. >> {Bonté' et rig. de Dieu,
1652, 2^ p.) — «: Savante compagnie, cette piété pour la Vierge est peut-ctre /'?^«
des ptus bea.ux héritages que vous ayez reçît de vos pères. > {Conception, 1652,
i*^"" p.) — « C/ne des qualités de l'Église qui est autant célébrée dans l'Écriture,
c'est sa perpétuelle jeunesse... » {Jubilé, 1656, 2^ p.) — <i De toutes les solennités
par lesquelles nous honorons la très sainte Vierge, celle-ci était une des plus
dignes d'être choisie singulièrement par la Congrégation des prêtres. » ( Visitation,
1656, exorde.)
6° Di^érentes constructions ou expressions, imitées du latin : — Je ne puis que
je 7ie... (I, 155, 202 ; II, 7, 49, 83.) Nous rencontrons toutefois de bonne heure
le tour qui devait survivre à cet archaïsme : « Je ne puis ne pas m'étonner. >>
{Scapulaire, 1653, i^"" p.) —Exhorter que : « Nous vous exhortons... que vous
ne receviez point en vain la grâce de Dieu. » {Pénitence, 1661, texte.) Cf. II, 97.
— « Les exhorter... qit'Ws souffrent qu'on les entretienne... » {Prédication évati-
gélique, 1662, 2^ p.) De souffrir est effacé. — De même : « Nous supplions Votre
Majesté qtûeWç. ne se lasse jamais de... » est préféré 'k\ de ne se lasser jamais.
{Devoirs des rois, 1662, 2*" p.) — Proposition injinitive : « Je me représente
aujourd'hui le Sauveur JÉSUS, à même temps qu'on l'offre au Père éternel, /^é'w-
dre la place de toutes les victimes anciennes. » {PuriJicatio7i, 1653, 2^ p.)
Si... que. Fréquent : « Ils ne sont pas encore si extravagajits que de vouloir
s'égaler à Dieu, » {Honneur, 1660, 2° p.) — « Si tu étais si heureux qu^W s'élevât
de toutes parts des difficultés contre tes prétentions honteuses. » (^S"^,. Croix,
1659, 1"=^^ p.) — Cf. I, 369 ; II, 74, 172, 173, etc.
Participes remplaçant un nom abstrait : « Chantez ses richesses dissipées,
son éclat tertii, sa pompe abattue, sa gloire évanouie en fumée. » ( Visitatio7i
1660, 3^ p.) — « Ne pourrons-nous jamais espérer que les jaloux de la France
n'auront pas éternellement à lui reprocher les libertés de l'Église toujours em-
ployées contre elle-même.'*» {Le Tellier, 1686.) — « Nous vanterons les lois
tmies aux canons. >> (Jbid.) — « Là on célébra Rocroy délivré, etc.» {Cojidé, 1687.)
C'est-à-dire, la délivrance de Rocroy ; Vunioji des lois et des canons ; Vemploi
des libertés contre l'Église, etc.
Régimes calqués sur des, géniiijs : « S\'>ubliant de ce qu'il est en soi-même. »
{Honneur, 1660, 2*-' p.) — « Ne V oublie pas de ton Créateur. » {Pénitence, 1661,
I'''' p.) Cf. I, 308. — « Ignorant des choses humaines. {Loi de Dieu, 1653 et 1659,
exorde.) — « Nous consumons toute notre vie, toujours ignorants de ce qui nous
touche. » {Mort, 1662, 2*^ exorde.) — « Impatients de contrainte. » (Vcture In-
duimini, 1658, 2"= p.) — « Impatiente du repos. » {Impénit.JÎ7iale, 1662, 2^ p.) —
« Les re7ncdes de les purger. » {Pâques, 1654, 2^ p.) — Sur des datijs. (Vôy. A,
SERVIR, SATISFAIRE.) — « C'cst par la miséricordc et la justice que les anges
et les hommes sont sujets à Dieu. » (///'' di77i. après la Pentecôte, 1655, 2" exorde.)
— Sur des ablatijs : « Que je me lave de ce sang! » {Ve7uîrcdi-Sai7it, 1660,
2*-' p.) — « Nous e7i sommes lavés et nourris. » {Dévotion à la S. r., 1653, frag-
ment, I, 388.) — « L'âme raisonnable se rappelle de la multitude ; » c.-à-d. se
retire, se reprend, se revocat. {Martha, 1655, 2*^ p.) — <<( Le soustraire de son
domaine. » {Pentecôte, 1654, 2"" p.) — « De quoi le consolerez-vous } » C.-à-d. par
quoi.'' {S. Jea7î, 1658, i"" p.) — « Cet amour est plus dangereu.x e7i ce quW
est ordinairement plus imperceptible ; » eo... quo... {S,,. Croix, 1659, i*^"" p.) —
« Vous étiez e7i cela plus i/iconsolable que... » {Ve7tdredi-Saint, 1660, y p.)
Le (pronom) au neutre, avait des acceptions aujourd'hui rejetées : représentait
un membre de phrase, un nom pluriel, etc. : « Si peu que je voulusse m'ctcndre
sur ce sujet, je /t' verrais conùnnc par des acclamalions publiques. ^ {S sept,
XLII REMARQUES
i652,exorde.) Le a <5té, il est vrai, supi)lc(5 par les éditeurs ; mais c'est bien le
mot qui mantiuait. Le sens n'est i)as : Je verrais ce sujet confirme... ; mais : Je
verrais cela confirme... — « QuoiquV/soit assez connu par expérience, je veux le
rechercher jusqu'.\ l'origine, et développer tout au long ce mystère d'iniquité. »
{Honneur, 1660, 2" p.) Les deux pronoms sont au neutre, et sii^nifient cela. —
« Et ne /'ayant pas eu h la fois, /'ai-je eu du moins tout de suite.? » {Brièveté de
la vie, 1648.) Se rapporte .\ un pluriel ; il s'agit des contetitemcnts...
Lestk : l'Ui^ant.-pivipant: <\ Une cour plus leste et plus polie. » {Circoncision,
1653, I" p.)
Leur (pronom personnel) est ordinairement écrit avec s dans la première
période, de 1648 .\ 1656. Après cette date, les exemples en sont tellement rares
qu'on doit les regarder comme des lapsus.
Liesses, au pluriel : « Voyez les liesses, les transports, les chants de cette cité
triom])hante. '^^ {Mundus oaudehit, 1664, 2^ p.)
Loci'JiON, dans un sens général : phrase, langue, style : « Avec cette locution
qui sent l'étranger. » (.V. Paul, 1657, i*^"" p.)
Locui'iONS toutes faites. — Nous ne faisons pas l'accord avec les mots qui y
sont entrés ; Bossuet le faisait quelquefois, conservant aux composants leur
signification originelle : « Vous leur rendez leiir change. » {Bonté et rig. de Dieu,
1652, 2''p.) — <<. Pouvez-vous mieux confesser la miséricorde que vous recevez,
qu'en la faisant d.u\ autres en simplicité de cœur? » {Beati miséricordes, 1657,
2*^ p.) C.-à-d. en faisant miséricorde. — « H honore la miséricorde qui \u\fait du
bien en le répandant sur les misérables. » {Providence, 1662, 2^ p.) — « Ceux qui
ne découvrent rien sur la terre qui puisse \^\ix faire /^/doivent être d'autant plus
préparés à /a recevoir d'en haut. » {Purification, 1662, péror.) — <i fe n'ai pas de
peine à considérer que les pécheurs e7i souffrent beaucoup. » {Efficacité de la
Pénite7ice, 1662, 2*= p.) C.-à-d. beaucoup de peine[s]. — Ce tour n'est nullement
à regretter.
Lumières (Rendre des). Se trouve en 1652 et 1653. (I, 113, 405.)
Mais n'est pas seulement employé comme conjonction adversative ; c'est
encore une formule oratoire destinée à enchérir (magis) sur ce qui précède :
« De quelle vie admirable ne vivrons-nous pas, nous qui mangeons un pain
vivant, mais qui mangeons la vie même à la table du Dieu vivant ! » {Samedi-
Saint, 1652, 2^ p.) — « Quand ce fonds leur manque, mais encore y a-t-il quelque
recours. » {Beati miséricordes, 1657, 2*^ p.)
^L\L GRÉ qu'il en ait signifie quelqtie mauvais gré qu'il en ait. Cette phrase
le montre clairement : « Tout ministre, bon gré mal gré qiHl en ait, avouera... »
{Réflex. sur im écrit de M. Claude, Lâchât, XIII, 573.) Partout nous écrivons en
ce sens mal gré ^xï deux mots. — Faute de comprendre cette locution, on s'est
mis à dire : QuoiquHl en ait, qui n'a aucun sens. Ne voilà-t-il pas même bien
qu^il 671 ait, qui lui fait concurrence dans les colonnes des journaux !
Maillot : « Dans le maillot. » {Noël, 1667, 2^ p.)
Manie : déraiso7i (I, 147 ; ] I, 410.)
Manque de, comvcxe faîite de : « Défaillir, 7nanque rt^'aliment. » {Visitation,
1659, 1^ p.) -- « Nous tomberons tout à coup, manque de soutien. » {Mort, 1662,
i^^p.)
Marchandise, pour co77i77ierce : « Je ne risque rien dans la 77îarcha7idise. »
{Postul. Bernardi7te, 1659, 3^ p.) — Dans le sens ordinaire : « Débitent plus de
mensonges que de marcha7idises. » {Loi de Dieu, 1653, 2® exorde.)
Méconnaissance: contraire de reconnaissance: ingtatitude : i.Y?L\h\esst,
77iécoti7iaissance, secours en paroles, abandonnement en effet. » ( Vendredi- Saint,
1662, 2'-" p.) — « Tant notre 7)iéco7inaissa7tce est extrême. » {Cœci vident, 1665,
SUR LA GRAMMAIRE ET LE VOCABULAIRE. XLIII
i^' exorde.) — Méconnaissant, de même : <L Ne vouloir pas qu'on vous loue de
cette action, c'est vouloir qu'on soit aveugle ou 7néconnaissa?it. » {Ho7ineiir,
1660, I" p.)
MÉDIOCRITÉ : modération, esprit de mesure (Justice, 1666, i*"' p. ; Ambition,
1666, var.)
MÊME. Souvent invariable dans les 7nss. de Bossuet, lorsqu'il est pronom. On
trouve aussi \s en pareil cas ; de sorte qu'il est difficile de dire s'il est supprimé
ailleurs à dessein ou par inadvertance. Mêmes (mesmes), adverbe, se rencontre
çà et là, mais sans uniformité.
Le même de. Tour elliptique : « Quelques philosophes enseignent que c'est
la même matière du sang q(oa fait les sueurs et les larmes. » {Circoncision, 1656,
2*^ p.) — « De la mêine matière doîit le sang se forme. » {Souffrattces, 1661, i'^''p.)
C.-à-d. la même matière que celle... — « Ce que j'aurais à dire tomberait à peu
près da7is le même sens de ma première partie. » {Vendredi- Saint, 1660, 3'' p.)
C.-à-d. dans le même sens que celui de... — « Voici donc le raisonnement et
presque /^j mêmes paroles de ce sublime docteur. » {Noël, 1667, 2® p.) Peut s'ex-
pliquer de même ; toutefois est peut-être un synonyme de ipse, avec inversion :
les mêînes paroles, pour les paroles mêmes (ipsa verba). Corneille.dans le Cid:
«... fut la même vertu, » pour : fut /« vertu même.
MÉNAGE '.économie : « Pour la nécessité ou le ?nénage. » {Loi de Dieii, 1653,
3^ exorde.) — «De l'épargne ou du ménage. » {Émittente dignité des pauvres, 165g,
2^ p.) — « Le mauvais ménage et le manque d'économie » [Nécessités de la vie,
1660, 3^" p. ; Ambitio7i, 1662, 2*^ p.)
MÉPRISER DE, comme dédaigner, avec plus d'énergie peut-être. {Loi de Dieu,
I, 332.)
Meurtri : 77iis à mort, victime d'un 7neurtre : « Des morts, 77ieîirtris par de
cruelles blessures. » {Dé7no7is, 1660, i^' p.) — Cf. I, 279 : « Cet Agneau sans
tache, 7neurtri \tQMx l'amour de nous. » {Circoncisio7i, 1653.)
MiEUXFAISANT. Voy. BlENFAIRE.
Mille et mille fois. Employé avec trop de complaisance dans les sermons
de la première époque. Revient exceptionnellement en 1660 (S. Fra7içois de
Paicle) et 1661 (A7i7io7iciatio7i).
y\.OD¥.R¥.K : goîiver7ter (7nodera7'i) : «Dieu qui 7nodcre comme il lui plaît
l'ouvrage de notre salut. » {Cœci vide7it, 1653, 3^ p.) — « Modérez-les par des
lois. » {Postul. Ber7iardi7ie, 1659, i*^"" p.) — « Vous voyez comme ce sage ma-
gistrat 77iodcre tout le corps de la justice. » {Le Tellier, 1685.)
Monde, adj., dans la locution calquée sur l'Écriture : « Tous les animaux
77io7ides et i77î7no7ides. » (//A* dii7i. après la Pe7itccôte, .1655, r"" p.)
Monstre, au figuré comme 7no7istruosité : « O France, qui étais autrefois
exempte de 77ionst7'es, elle (l'hérésie) t'a cruellement partagée. » {Sur P Eglise,
1660, 3*-' p.) — « Des 77î07istres de crimes. » {Hejiriette de Fra/ice, 1669.)
Monstrueux : prodigieux, en mauvaise part : « Tant d'autres accidents
7iio7istrîceux des sacrifices des idoles. » {Dé7/io7is, 1653, 2'' exorde.)
Naïvement : d^u7te 7na7iicre co7tfor7ne à la 7iatu7'e (sens étymologique) : « Oui
lui représentait 7iaïvc77ie7it... » {Hai7ie de la vérité, 1666, 3'' p.)
Naïveté, même sens : « Tromper, s'il se peut, l'amour de sa sainte Mère par
la 7iaiveté dt la ressemblance. » {S.Jean, 1658, 2*^ p.) — Cf. Naif, I, 452.
Na'I'UREL (Le), comme la 7iatu7-e : « Le naturel des pays ou des princes con-
fédérés. » {Condé, 1687.)
NavigJ':r ou Naviguer. La première de ces deux formes avait les préférences
de Vaugclas. Bossuet l'a employée à diverses reprises {Loi de nieu,\(^^},, V p.;
Toussai7it 1668, exorde; 1669, 3'' p.) Nous avons pourtant imprimé avec les
XLIV REMARQUES
éditeurs modernes : 4 O vous (|ui naviguez. î> «Celui (|ui navigue sur les mers : »
et non m/7'/;''<-r, ntii'ii^'t'. Nous avons cru cin'il suffirait d'en avertir ici.
N.WIKK. Au ftfminin, deux fois, par exception {Marfha, 1655, y\i. ; Providence^
1656, 3' p.) C'est un latinisme temporaire. Avant et après cette époque, ce mot
est du masculin {Loi dt- Dieu^ '653, 2'" p. var.; Erat nnvis^ 1660, exorde, etc.)
Nt:.\N.MOiNs (Si kst-ck). Voy. Si.
NÉG.VïlVKS. — I" Suppression de ne. Bossuet interroge quelquefois comme
ses contemporains, avec pas ou point sans ni\ dans la première époque (1648-
1659). Mais l'emploi de //r, quoique facultatif, est beaucoup plus fréquent que la
suppression. < Ne /'ai-je pas reconnu quantité de fois.? » {Brièveté de la vie^
1648.) — <i L'inquiétude ;/'a-t elle pas toujours divisé deux contentements ? Ne
s'est-elle pas toujours jetée à la traverse...?» (Ibid.) — « A^'ai-je pas bien réussi
dans mes desseins.? > {Félicite des SS.., méditation, 1648.) — <L Ne s'est-il pas
lié....'' * (Ibid. ) — « N''ç.'s,\.-ctpas lui qui les a assemblés... ? » (Ibid.) etc. — Voici
d'ailleurs le relevé de ces constructions différentes, pendant toute l'époque de
Navarre et de Metz. — Avant l'ordination sacerdotale de Bossuet (1648-1652), yV
(le premier chiffre indique la suppression.; — En 1652, ^q. — En 1653, ^L. —
En 1654, T.V. — En 1655, ^^. En 1656, ^V — En 1657, t,**-. — En (658, ^•\. —
Peut-être y a-t-il une nuance délicate qui distingue ces deux façons d'inter-
roger. Avec ne supprimé, c'est une forme adoucie : notre auteur l'emploie pour
adresser à son auditoire une prière, une exhortation ou un tendre reproche ; en
un mot, pour descendre à dessein au ton familier : « Souffrirez-vous pas bien,
messieurs,... que nous nous entretenions .?... » {Toussaint.^ 1649, exorde.) —
\ Peut-être que ce Pasteur miséricordieux te presse intérieurement en ta con-
science : Veux-tu pas restituer ce bien mal acquis.? veux-tu pas ç^n^n mettre
quelques bornes à cette vie débauchée et licencieuse .? veux-tu pas bannir de ton
cœur l'envie qui le ronge .?...» {III' diin. après la Pentecôte, 1655, i" p.) Dans la
même page (II, 78), on trouve des exemples de ne exprimé, lorsque l'orateur, au
lieu de l'insinuation, a recours à l'énergie et à la véhémence. Cf. II, 163, 171,
490, 506. — Le tour est ironique dans ce passage : « Veulent-ils point se prendre
à Dieu même.?... » {Ascension, 1654.) Ne exprimé eût changé le sens ; il l'est
d'ailleurs, avec l'acception ordinaire, dans la même page. (I, 537.) — Enfin, il y a
des cas où les deux constructions paraissent indifférentes : « Est-il pas très
juste que le pécheur souffre, et que le crime ne demeure pas impuni? Et la
justice 7i\\st-ce pas un grand bien .? » [Cœci vident, 1653. )La seconde interrogation
a-t-elle plus d'énergie, la première plus d'insinuation ? Oui le pourrait dire .?
Des exemples isolés se retrouvent dans la grande époque : « Tous les jours
sont-ils pas à Dieu.? » {Ardeur de la Péniteiice, 1662, i^"" p.) — <i Est-ce pas
s'accoutumer insensiblement à un grand mépris de son âme, que d'avoir tant
d'attache à parer son corps? » {Intégrité de la Pénitence, 1662, 3^ p.) Ces sup-
pressions sont-elles voulues.? sont-elles accidentelles ? Ici la première rédaction
portait : « N est-ce pas trop ouvertement mépriser son âme que... .? » Peut-être
que l'orateur a ménagé une nuance analogue à celle que produit une inflexion
de la voix. C'était aux dames de la cour qu'il s'adressait.
Ne,^ explétif après les comparatifs et autre, est régulièrement omis, quand le
premier membre de la phrase contient une négation : « Le péché n'est pas moins
horrible qu'il était alors. » {Pénitence, 1658, canevas.)— La crainte d'être blâmé
n étouffe guère moins de bons sentiments qic'elle en réprime de mauvais.»
{Honneur, 1666, 2<= exorde.) — « La reine... ne l'aimait pas plus tendrement
que faisait \T\nQ d'Espagne. » {Heiiriette d'Angl, 1670.)— Cf. I, 313, et II,
^5) 547 ; 461, etc. — Et sans négation précédente: « Plutôt tout le monde sera
renversé qu'il soit confondu. » {Loi de Dieu, 1653, 3^ p.) — « Quel ordre, quelle
I
SUR LA GRAMMAIRE ET LE VOCABULAIRE. XLV
compagnie, auelle armée,... les a mieux servis qiic V Eglise a fait par sa patience?»
{Unité de P Eglise^ 1681, i^' p.) L'interrogation, il est vrai, a une portée négative.
— Ailleurs ne est exprimé : « Elle en est plutôt captive qu'elle «'en est la
propriétaire. » {Hoftneur, 1666, i'^'' p.) — « Qui ne voit que dans cette femme la
puissance est lice bien plus fortement qu'elle ?^'est dans son propre esclave ? »
{Ambition^ 1661 et 1662, i'"' p.) — « Quel astre brille davantage dans le firma-
ment que le prince de Condé «'a fait dans l'Europe } » {Condé, 1687.) — La né-
gation est même quelquefois renforcée après autre : « JÉSUS-Christ ressuscité
regarde Marie d'un autre œil que ne faisait pas ]\L'à\]'S,-QYiK\%'\: mortel. >> {S.Jean,
1658, 2^ p.) — « Qu'elle le voit bien d'une autre manière $^«^ ne fait pas le
commun des hommes ! » {Visitation, 1659 et 1660, 3^ p.)
Ne est quelquefois omis avec les verbes ou les locutions qui expriment l'idée
de craindre ou à!empêcher : « De peur que vous fnanquassiez à le suivre. »
{Profession, Epiphanie, 1660, 2^ p.) — Mais aussi : « De peur qu^ils ne perdis-
sent la place que tant d'oracles divins leur avaient promise. » {Ibid., y p.) —
« Voilà l'adresse dont elle se sert pour unir les mères avec leurs enfants et
empêcher qu^elles s'en détachent. » {Compassion, 1658, i^"" p.) — Mais à la même
époque : « Notre jugement propre, qui dément celui des autres, empêche, si
nous sommes sages, qu'il ne nous satisfasse beaucoup. » {De V Honneur, 1658.)
— Autre cas : « Par la peur qu'il a d^en venir à bout. » {Félicité des SS., 1648.)
Nous dirions : « de n'en pas venir à bout. »
Pas est supprimé après ne daigne : « Que peut espérer un soldat que son
capitaine ne daigne éprouver.'' » {Souffrances, 1661, 2"^ p.)
2" Emploi de ne... pas avec ni répété, et quelquefois avec ne... que : « Ni l'art,
ni la nature, ni Dieu même, ne produisent pas tout d'un coup leurs grands ou-
vrages. » {8 sept. 1659, exorde.) — « Ni les cèdres, ni les pins 7ie ^égalaient
pas. » {Nécessités de la vie, 1660, 3° p.; Ainbitio7t, 1662, i"" p.) — « Ni la peine ni
le repos ne sont pas encore où ils doivent être, » {Providence, 1662, i^^" p.) —
Cf II, 267; 285; 297, 298,302; 366; 505; 559. — On trouve aussi des exemples de
la syntaxe actuelle : « Votre être éternellement immuable, ni ne s'écoule, ni ne
se change, ni ne se mesure. » {Mort, 1662, i^' p.) — « Mon Sauveur n'a épargné
à son corps ni la faim, ni la soif, ni les fatigues... Il n'a épargné à son âme ni
la tristesse, ni l'inquiétude, ni les longs ennuis, ni les plus cruelles appréhen-
sions. "^{Noc'l, 1656 et 1667,2'' p.) — « Ni la hauteur des entreprises ne surpas-
sait sa capacité, ni les soins infinis de l'exécution n'étaient au-dessus de sa vigi-
lance. » {Le Tellier, 1686.) — « ... N'est arrêté ni par montagnes ni par préci-
pices. » {Condé, 1687.) etc. — Cf. I, 328. — Les deux dans une même phrase :
« Non, non, ni un nouvel homme ne se forme en un instant, ni ces affections
vicieuses si intimement attachées ne s'arrachent pas par un seul effort. » {Impé-
nit. filiale, 1662, i'-''" p.)
De même avec ne...que : « JÉSUS ne veut point de titre d'honneur que celui
qui se trouve joint nécessairement h l'utilité de son peuple. » {Ambition, 1661,
exorde). — « Encore qu'un Dieu irrité 71e pa7'aisse point aux hommes r///'avec
un appareil étonnant, toutefois... » {Ardeur de la Pénite7ice, 1662, 2*= p.) — « 11
pense que si un Dieu se résout à paraître sur la lerrc, il ne doit poi7it s'y montrer
^«'avec ce superbe appareil. » {Noël, 1667, 3^" p.) Cf. I, 36; 60 ; 261 ; etc. —
Toutefois le tour actuel se rencontre dès les premiers temps : « On 71c les excu-
sait qu'^nX^s chargeant de nouvelles calomnies. » {Saint c7<f/i^o//, 1649, r'' p.)
Pas eût fait contresens. — De même : « (^n ne s'y entretiendra que de vos
merveilles. » {7oussaint, 1649, 3"^ p.) Cf I, 35.
3" Place de pas ou point. — L'infinitif se plaçait ordinaire/nent entre ne ci pas:
« La première liberté, dit saint Augustin, c'est de pouvoir ne pécher pas. > {Pos-
XLVI- REMARQUES
/;//. licrnardine, 1656, r"" p. etc., 1 1, 2 1 7.) — « Qui pourrait 7ie s'attendrir pas à la
vue d'un si beau spectacle ? » {Rosaire, 1657, r' p.) — « Ne connaître pas \îivtnu^
c'est un mal qu'on ne doit jamais délirer même à son plus grand ennemi. »
{De P Honneur, 1658.) — « Alîn cjuc personne ne croie que ce soit un crime léger
de ne penser pas à Dieu... » {Ifora est, 1669, r' p.) — « Pour ne vouioir pas
croire des mystères incompréhensibles, ils suivent l'une après l'autre d'incom-
préhensibles erreurs. > {Palatine, 16S5.) — Exceptions assez rares. (II, 491, Pen-
tecôte, 1658. \" p.)...
4" Ne plus ne moins, archaïsme pour ni plus ni moins. {S. Gorgon, 1649, !> 35-)
5 ' Ni ne vient pas seulement après une proposition négative, mais aussi après
les interroi^ations, et môme après toute construction impliquant, si indirecte-
ment que ce soit, une idée négative : « Est-il rien de plus majestueux 7ii de plus
auguste que cette solitude de Dieu? y>{Annonciation,i6ào, 2" p.) — « Y a-t-il rien
de plus sage ni de plus modeste ? » {Honneur, 1660, r' p.; 1666, 3'-' p.) — <<^ Qu'y
a-t-il donc de plus souverain ;//de plus indépendant que la vérité .^» {Cœci vident,
1665, i"' p.) — <K Peut-on imaginer quelque chose qu'il soit ni plus utile de bien
recevoir,/// plus dangereux de profaner que son mystère adorable.-^ » {Vendredi-
Saint, 1O66, 3'' p.) — Dans ces deux exemples principalement, et semblerait
aujourd'hui nécessaire. Bossuet l'a quelquefois employé en pareil cas, mais plus
rarement que ;//.• « Qu'y a-t-il de plus violent et de plus inique que de crier à
l'injustice et d'appeler toutes les lois à notre secours, si peu cju'on nous touche,
pendant que nous ne craignons pas d'attenter hautement sur le bien d'autrui ? »
{Justice, 1666, i""' p.) — Mais : « Que peut- on imaginer de plus vaste ni de plus
immense.'* » {Toussaint,i66(), i^'exorde). — « La Providence divine pouvait-elle
nous mettre en vue ni de plus près, ni plus fortement, la vanité des choses hu-
maines ? » {Henriette dAngl., 1670.) Cf. II, 93. — Et sans interrogation;
v< Certes, c'est une folie de s imaginer que les richesses guérissent l'avarice, ni'
que cette eau puisse étancher cette soif. » {Inipénit. finale, 1662, i'^'' p.)
6° N était que : <L Jamais il ne se faudrait consoler des fautes que l'on a com-
mises, 7Î était qu'tn les déplorant on les répare et on les efface. » {Prodigue,
1666, z*-" p.) Cf. Ego vûx,... 1668, I" p. — Autres exemples : Loi de Dieu^ 1653,
2," "Ci.', Honneur, 1660, dans l'allocution à Condé (deux fois); S. François de
Faute, 1660, 3'' p.
7*^ No7i plus. Était ordinairement remplacé par aussi dans les phrases néga-
tives : i. Ce n'est pas aussi 2i\xy. sages conseils qu'il faut attribuer les heureux suc-
cès. » {iMarie-Fhérèse, 1683). — Non plus eyÀsi^Ài, mais il se construisait avec ne
seulement, à l'exclusion de pas on point : « Vous nHgnorez non plus qu'en con-
sacrant ce jour de repos, il n'a pas laissé depuis d'agir sans cesse. » {Foussai?it,
1669, y p. On a cru à tort à un lapsus, et on a rétabli pas (Gazier, 467). Pas est
même effacé au manuscrit, l'auteur ayant écrit d'abord : « Vous n'ignorez pas
qu'en consacrant... » D'autres exemples d'ailleurs sont décisifs (I, 59 ; II, 422).
Bossuet lui-même a fait imprimer en 1691 : « A cela... il n'y aura jamais de re-
partie selon les maximes de la Réforme ; mais il ny en a 7ion plus à ce qu'ob-
jecte M. Jurieu... 1){VF Avertisseme7it aux Protestants ;\.'3.z\i'dX, XVI, 201,)
Non plus que a le même sens que pas plus que : « La nature divine, tou-
jours abondante, ne peut non plus croître ^2/<? diminuer. » {Visitatio7i, 1659, 2^ p.)
— « Ils pensent qu'il ne songe 71071 plus à les chcâtier $^/^'ils songent à se con-
vertir. î> {Jam sacuris, 1665. 2^' p.) Voy. INJURE. — Le tour actuel existait
toutefois : « Nous ne pouvons pas plus concevoir cet effet que sa vertu. »
{Félicité des S S., 1648.)
No7i pas 77ié)7ie, zoviwwe pas 77iême. (II, 410.)
Nourri : élevé y au figuré : « Nourri en homme de condition. » {S. Ber7iardy
I
SUR LA GRAMMAIRE ET LE VOCABULAIRE. XLVII
1653, i^'^ p.) — « Piété nourrie à l'ombre et dans le repos ! » {Souffrances^ 1661,
2^ p.) — (i Nourri dans les compagnies [de justice]. » {Le Teliier, 1686.) —
« Plusieurs de ses domestiques [voy. ce mot) avaient été malheureusement
nourris dans l'erreur, que la France tolérait alors. » {Conde\ 1687.) Cf. II, 28 ;
341 ; 490, 500 ; mcme ici, se nourrir : « C'est dans cet esprit i{\i^t\\t s' est ?tourrie.y>
{Pentecôte, 1658, i^' p.)
Objets : idées^ que l'esprit considère objectivement : « Il étonne notre âme
timide par des objets de famine et de guerre. » {Démons, 1653, 2^ p.)
Œuvre, quelquefois masculin : « Cet œuvre ne durera pas .'* //ne durera pas,
si... » {Beati tnisericordes, 1657, 2*^ p.) — Cf. I, 470 : « Tout l'œuvre de notre
salut est souvent comparé à un édifice... » {Cœci vide?it, 1653, 3^ p.)
Office : service : « Un chirurgien expert me rend cet office, triste, à la vérité,
mais nécessaire. » {Purification, 1666, 2^ p.) — « En leur rendant h propos des
offices qu'ils ne savaient pas. » {Le Tellier^ 1686.) — Nous disons bon office, au
lieu dioffice seul.
Olive, ^our olivier : Une branche à^ olive, i, {Quasimodo, 1660, 2^ exorde). —
Cf. I, 82 ; II, 230.
On, l'on. Indifféremment. Il y a des corrections pour substituer l'un à l'autre ;
mais je ne vois pas ce qu'on en peut conclure, si ce n'est qu'en 1660 et 1661
Bossuet a temporairement préféré Pon, même quand il nous semble peu har-
monieux :« Il refuse celui que Pon lui présente. » {Profession, Epiphanie, 1660,
i^"^ p.) — « Le trône que ^on lui destine. » (Ibid.)
Onzième. Bossuet ne connaissait pas Vh aspiré dont on a imaginé de gratifier
ce mot : « De \ onzième siècle. » {Unité de V Église, 1681, 3'' p.) etc.
Oppressé. C'est le mot de bonne formation, qn'opprimé a insensiblement
supplanté: « Venez à moi, oppressés. » {Pentecôte, 1654, 2^ p.) — « Il passait en
bienfaisant et en guérissant tous les oppressés. » {Bonté et rig. de Dieu, 1652, i^"^
p.; Cœci vident, 1653, 3^ p., et 1665, i"^"" exorde.) — « Essuyer les larmes du pauvre
oppressé. » {Le Tellier, 1686.) — Opprimé tx\st2L\ià^2i\\\t\Jirs.{Postul. Bernarditie.,
1659, l'^'p. Voy. Latinismes, 3°.)
Ordure, au figuré. Etait encore employé en 1660 {Rechtctes, i^' p.) Mais au
V^ dimanche du même Carême, Bossuet l'efface, pour lui substituer infamies.
Deux ans après : « Quitte tes ordtcres » est aussi corrigé : « (2uitte tes plaisirs,
quitte tes attaches. » {Ardeur de la Pénitence, 1662, i^"" p.)
Original. Voy. Exemplaire : « Jésus-Christ, son original... » {S. Paul^
1657, 3" P-)
Orthographe. Nous renvoyons à l'Introduction du IP volume tout ce qui
concerne ce point si compliqué. L'intérêt spécial qu'il présente pour la chrono-
logie s'étend jusqu'à l'époque qui y sera comprise.
Où remplace souvent le prononi relatif : « L'usage oit on les applique. »
{Providence, 1662, i^"" p.) — <( Son retour à son père, oh il retrouve avec abon-
dance tous les biens qu'il avait perdus. » {Prodigue, 1666, i'-'' exorde.) C.-à-d.
retour dans lequel \\ retrouve... Il n'est pas nécessaire d'expliquer oii '^?iX chez
lequel {Gdi7AG.Y, 378). — « Les périls oie ils sont exposés.» {Henriette d\lngl., 1670.)
— « A la vue de l'éternité, où nous avançons à si grands pas. » {Le Tellier, 1686,
péror.) — Même avec un nom de personne : « Femme enfin oii saint Paul aurait
vu l'Eglise occupée de Jésus-Christ. » {Marie-Thércse, 1683.) — « L'inviolable
fidélité de notre ministre, où, parmi tant de divers mouvements, elle n'avait jamais
remarqué un pas douteux. » {Le Tellier, iGid.) Oi) semble plutôt se raj^portcr à
ministre qu'à fidélité. J'avoue toutefois que ce n'est pas l'interprétation de
M. Jacquinet (391). — Remplace qjfc dans un pléonasme usité : « C'est ici, c'est
ici, chrétiens, oà,.. )> {Circoncision, 1653, r' p.) — « Il n'y a que sur le point de
XLVIII REMARQUES
nos mœurs où nous ne nous mettons point en peine de suivre ni de consulter la
raison. » {/.<u\ù' Dieu, 1653, i"p.) - Les deux constructions étaient permises
« Ccst\?// paraît le triomphe de la toute-puissance divine.» {Zizanies, 1652,
jcr p;)_ « Où notre di5sordre paraît plus visible, c'est que...» {Loi de Dieu, 1653,
^cp)' —"Ailleurs, au commencement d'une phrase, 0}\ sert de liaison et de
transition (latinisme) : « Où il ne faut pas s'imaginer que Dieu ressemble aux
ouvriers mortels, lesquels... » {Providence, 1662, 2*^ p.)
Oin-RK. 15ossuet (X\i pnssc-r outre, et passer plus oîitre. Celui-ci, plus fréquent
dans sa jeunesse, pour signifier: passer encore plus loin. Ces dernières expres-
sions se rencontrent aussi. {Dcpositum custodi, 1656, i" p.)
OuvRAi'.K. Masculin: « Ce grand ouvrage. » {Circoncision, 1687;) etc. On
trouve une fois: <i; C'est une autre ouvrage. » (Novissima iniinica, 1669, i^-" p.)
Mais on peut supposer une inadvertance, bien que le féminin ait existé autrefois.
Ouvrier. On sait que ce mot avait un sens très noble au XYii^^ siècle.
Bossuet le dit de Dieu môme : « Cet excellent Ouvrier, qui, dans l'origine des
choses, nous avait faits à sa ressemblance.» {S. François de Paule, 1655,2'=
exorde!) — Et adjectivement : « ... Cet esprit ouvrier qui a fait le monde. »
{Mort, 1662, 2*^ p.)
PÂQUE, PÂQUES. Notre auteur n'a qu'un mot pour signifier la fête de Pâques
chrétienne, et la Pâque des Juifs. De là vient qu'il dit: « Et cela dans le temps
de Pâques (Pasque), la principale de leurs solennités. » {Bonté et ri^. de Dieu,
1652, 2^ p ) Nous écririons plutôt : « Dans le temps de la Pâque. »
Pardonner. Neutre et actif, à ce qu'il semble, dans une même phrase : « Si
l'innocent pardonne aux pécheurs, combien plus les pécheurs se doivent-ils
pardonner les uns les autres ? » {Médisance, 1658, fin.)
Parler, quelquefois actif : « Ce qtûW me donne l'autorité de parler, je le dirai
aux autres. » {Vaines excuses, 1660, 3*^ p.) Cet exemple pourrait faire doute, en
raison de ce que nous avons dit de ceqiie. Mais il y en a d'autres : « Ne parlons
que JÉSUS. » {Purification, 1652 et 1653, péror.) — « Il ne me sera pas malaisé
d'accommoder le sujet que vous me donnez de parler avec celui de la fête que
nous célébrons aujourd'hui. » {Profession, Epiphanie, 1660, i^"" exorde.)
Parmi, avec un singulier (collectif) : « Parmi cet excès de peines. J^ {Vendredi-
Saint, 1662, i'^'' p.)
Paroi, genre douteux : « La paroi mitoyenne entre les cœurs. » {Charité fra-
ternelle, 1666, i^' p.) — « Le paroi mitoyen étant renversé. » {Pe7îtecôte,\6'j2,2'' p.)
Partager quelquhcn (I, 413, 5. Bernard, 1653, 2^ p.). — Nous disons encore :
« Bien ou mal partagé. »
Partant; Et partant. Bossuet dit l'un et l'autre dans la première époque,
1648-1659. Plus tard l'Académie n'admettra que le second.
Partialités : divisions, partis : « Elle éteindra dans tous ses états les nou-
velles partialités. » {Devoirs des rois, 1662, 2® p.) Il s'agit du jansénisme, —
« Opposé... aux brigues et ciny. partialités qui corrompent l'intégrité de la jus-
tice. » {Le Tellier, 1686, \^^ partie.)
Participes, i^ \^es participes prése?its ]\is(\M^en 1656 ne sont point invariables
chez Bossuet : ils ont deux désinences, l'une pour le singulier : ant^ masculin et
féminin (') ; l'autre pour le pluriel : ants (aiis), également des deux genres :
I. On trouve : « Elle n'a point de passion dominante par dessus les autres. » {S. Bernard,
1653, i*^"^ p.) Mais c'est un adjectif verbal confondu avec le participe. La distinction n'était pas
aussi nette qu'à présent. On lit de même : « Page suivante celle-ci. » {S sept. 1652.)
SUR LA GRAMMAIRE ET LE VOCABULAIRE. XLIX
« Étant appelés (estans appelles) de lui au dernier accomplissement de ses ou-
vrages. » {Félicité des SS., 1648.) — « Etant étonnés (estans étonnez) dans le fond
de vos consciences. » {Bonté et rig. de Dieu, 1652, 2^ p.) — « Qui vivaient atten-
dant (atandans) la rédemption d'Israël. » {8 sept. 1652, i^'' exorde.) — € Les
astrologues, mêlant (meslans) dans leurs spéculations la curiosité et la flatterie.»
{Ibid., 1652, 2^ exorde ; item, 1656.) — « Ceux-là supportant ( supportans) la
persécution de ceux-ci. » {Zizanies, 1652, i^"^ p.) — « Vivant (uiiians) dans la
chair, nous ne vivons pas selon la chair. » ( Ibid.) — « Étant (estans) devenus
charnels et grossiers... » {Les deux Alliances, 1653, exorde.) — « Nous venons...
louant et célébrant ( loûans et ce lebrans) la munificence divine. » {Réconciliatio7i,
1653, i^"" p.) — « Nos anciens Pères, voyant (uoians)... » (Scapulaire, 1653,
i^"" p.) — « C'est par l'orgueil que les hommes méprisant ( meprisatis ) l'autorité
légitime... » {S^" Croix, 1653, i" p.) — « Les autres infirmes qui, connaissant
(connoissans)s3. hor\\.é.y> {Cœci vident, 1653, i^"" p.) — «Toutes choses étant (estans)
consommées, il sera tout en tous. » {Ibid., y p.) — « Étant (estans) orgueilleux
et charnels, ils n'entendaient point son langage. » (Ibid.) — « Ces vérités étant
('^j'/(2;zj'^ supposées. » {Pâques, 1654, exorde.) — «Apprenant (aprenans) l'in-
comparable dignité de la loi nouvelle..., apprenez aussi... » (Ibid.) — « Étant
(estans) ainsi déchirés en nous-mêmes. » {Pentecôte, 1654, i^"" p.) — « Au-
jourd'hui étant (estans) "^XçXxis àxi Saint-Esprit... » (Ibid., exorde, 1^' réd.) —
« Les nations diverses entrant (e7itra?tsj dans l'Église. » (Ibid.) — « Nos
anciens Pères voyant (uoia?is)... » {Annonciation, 1655, i^"" p.) — « Recherchant
(Recherchans) dans les Écritures ce que nous y lisons de Joseph. » {Déposition
custodi, 1656, 2*^ exorde ;) etc.
Jusqu'à cette date, quand l'accord ne se fait pas, c'est par exception, et on peut
croire à un accident de plume : « Aujourd'hui les trois pieuses Marie étant
(estant) accourues.» {Pâques, 1654, i^"" exorde.) — <( N'ayant (ayant) point expié
vos fautes, et sentant (sentans) en vos âmes...» {Samedi- S aifit, 1652, i*' p.)
En 1656, Bossuet commence à faire intentionnellement le participe invariable
(quatre ans avant que la règle fût posée par Arnauld) ; toutefois, soit par hési-
tation, soit en vertu de l'habitude antérieure, il laisse encore beaucoup de
pluriels en ans. Ainsi ayant écrit : <i Ces excellents principes étant (estant)
établis... » {Providence, 1656, i'^'" p., Voy. le fac-similé, t. II ;) et : « Les élus et les
réprouvés étant (estant) en quelque façon confondus... » {Ibid., i*'"' p.), il revient,
dans la même année, aux anciennes formes : « Obtenant (obtoians) ce qu'ils
veulent, ils n'y trouvent pas ce qu'ils cherchent. » {Postul. Bernardine, 1656,
I" p.) — « C'est en vain que les grands delà terre, s'em portant (^j'^Wj2J^r/<^z;/j/..»
{8 sept. 1656, exorde, comme en 1652.) — «Qu'étudiant (etudia7is) avec soin
jusqu'aux moindres signes de sa volonté, nous la prévenions... » {Conception,
1656, i""' exorde.) — Mais : « Ces choses étant (estant) ainsi supposées.» {Ibid.,
2*" exorde ; Ite7n, i" p.) — Et au contraire : « De même que les fontaines, se
souvenant (se souuenans ) toujours de leurs sources, portent leurs eaux eri rejail-
/m<^;î/ jusqu'à leur hauteur, qu'elles vont chercher au milieu de l'air... » {Ibid.,
i'"'" p.) Avec e7i, le participe restait invariable. — L'exemple suivant est une
inadvertance : « Nous, en mangeant (77ia}igeans) ce divin fruit qui pend à la
croix. » {Scapulaire, 1653,) — L'auteur a même écrit un jour : < Encore que
nous fassions sc7iiblu7is. » {Bonté et rig. de Dieu, 1652, 2"^ p.) — « Quel serait
notre crime, si venant (ue7ia7is) adorer le Fils, nous manquions de saluer la
divine Mère.? » {Noël, 1656, i'^' exorde.) — « Là ces heureux du siècle n'oseront
paraître, parce que, se souvenant (se souuenans) de la pauvreté passée du Sau-
veur, et voyant (uoians) sa grandeur présente... » {Ibid., y p.)
On trouve encore quelques pluriels en ans après cette époque, mais très
Sermons de Bossuet. D
REMARQUES
exceptionnellement, rcut-ctre sont-ils confondus avec l'adjectif verbal : «Parti-
cipant (parlinpans)... h la joie commune. » {Pentecôte, 1658.) — Mais : « Les
imj)icssions demeurent, même les choses (i\,:\\\i( estant) éclaircies. » {Médisance^
1658, 2^ p.) — < Désespérant (desespthans) de les pouvoir vaincre. » iPostul.
Bernardine, i65(), exorde ; reproduit d'après une première rédaction de 1656.)
— « \)H^s\i(i\A\-\\ {descspt'rans ) de leurs {oxz^s.l> {Efficacité de la Pénitence,\662,
2"= exorde.) — Malgré ces exemples isolés, la règle, à partir de 1660, était bien
de ne plus faire varier le participe : « Ces hommes corrupteurs* qui multipliant
leurs crimes... » {Quasiniodo, 1660, Mss. 12824, f. m et 114,) etc.
2" Les participes passés. La confusion est ici plus grande encore. Dirons-nous
qu'ils s'accordent régulièrement avec le régime qui les précède .^ Il y en a en effet
des exemples c\ toutes les époques. Mais que de lapsus dans nos brouillons ! Voyez
ce passage : « Nous louons Dieu de vous avoir choisis, de vous avoir soutenus
(soutenu) parmi tant de périls, de vous avoir comblés (comblé) d'une si grande
gloire. Secourez-nous... pour chanter éternellement les louanges du Père qui
vous a élus (eluz), du Fils qui vous a rachetés (rachetez), du Saint-F.sprit qui
vous a sanctifiés. J> {Toussaint, 1649. Voy. le fac-similé.) Ne doit-on pas dire
d'abord que Bossuet connaît la règle, ensuite qu'il laisse échapper bien des irré-
gularités } — « Quelle honte nous sera-ce d'avoir été appelés (appeliez) à la
môme félicité et de l'avoir \-à.ch.tmç.ni perdue {V^ rédaction); {perdiies,'ï^ rédaction)
dans une profonde paix, au lieu qu'ils l'ont gagnée... ? » (Ibid.) — « Il se les est
proposés (proposé) dans ses entreprises. » {Ibid.) — « Aux grands desseins que
Dieu avait conçus (conceu) dès l'éternité... » (Ibid.) — Voilà bien des incon-
séquences dans un même sermon. — L'accord,, dira-t-on peut-être, d'après le
dernier exemple, s'omettait, conformément à l'ancienne langue, dans le cas
où le régime était représenté par que. Mais d'autres exemples s'y opposent :
« Cette haute réputation que vos illustres travaux vous ont acquise {aqtcise) par
toute la terre. » {Conception, 1652, i^' p.) — « Et vous, chères sœurs, que par
sa miséricorde infinie il a miraculeusement délivrées de l'hérésie... » {Les deux-
Alliances, 1653, péror.) — « Son Église, que son sang et son esprit lui ont
ramassée de toutes les nations de la terre. » {Profession, Epiphanie, 1660, i^""
exorde.) — <l Vous croiriez peut-être que c'est une invention ^^^^ j'aurais troiivêe
pour... » { Ibid.) &ic. — Toutefois, en sens contraire, même discours : .« Dans
tous les pas que vous avez/azV/ » (au lieu de -.faits.) {Ibid., 2^ p.) — On trouve
aussi ailleurs : « Je vous envoie à toute fin copie des attestations qtie M*^ G[uyon]
a eu de moi; >; (Lettre de Bossuet à son neveu, 14 juillet, 1698 ; autog. à Dijon.)
Cependant la règle n'était pas différente sur ce point de ce qu'elle est au-
jourd'hui. Les preuves sont nombreuses : en voici une qui est significative.
Ayant écrit : « Les miracles que Dieu a fait..., » Bossuet corrige : « a faits. \
iPeus tentavit eos, 1663, i^"" p.) — S'il avait mis la dernière main à son beau
sermon sur la Mort, il n'aurait pas laissé: «Je ne puis contempler sans admira-
tion ces merveilleuses découvertes qiûafait la science pour pénétrer la nature ; ))
puisqu'il, ajoute : « ni tant de belles inventions que l'art a trouvées pour l'accom-
moder à notre usage. » (2^ p.) — On lit encore dans les mss. .• « C'est en sa
divine personne que s'est fait la réunion... » {Ambition, 1661, .2^ exorde.) —
Mais ailleurs : « Chères sœurs, dans cette prison volontaire où vous vous êtes
jetées (iettées) pour l'amour de Dieu... » {Cœci vident, 1653, i^"" exorde,) etc.
Autres exemples de l'accord avec les régimes antécédents : « Sentiment de
vengeance contre ceux qui les ont décelés (décelez...)'^ {XXI ^^ di7n. après la
Pentecôte, 1659, canevas.) — « Les ayant tendrement aiinées (les ânies virgi-
nales), il les aime jusqu'à la fin. » {Profession, le jour de la S^' Croix, 1660.) —
Et dès les premiers temps : « Une parole qui vous a rendu£ (randue) Mère du
SUR LA GRAMMAIRE ET LE VOCABULAIRE. LI
Sauveur.» {Rosaire^ 1651, exorde.) — « Nous qui l'avons tant de fois reçue
(receue) et tant de fois méprisée. » {Samedi-Saint^ 1652, péror.) — Si l'auteur
dit au même endroit : « Craignons de perdre JÉSUS, qui nous a ,ça^?té par son
san^, » c'est donc par une inadvertance peu étonnante dans des brouillons.
D'ailleurs nulle partie de la grammaire n'y a tant prêté, sans doute parce que
les règles ne jouissaient pas encore d'une autorité absolue. (Cf. Oraisons funèbres^
édit. Jacquinet, p. 67.) Certaines anomalies peuvent être des réminiscences d'un
usage antérieur : on sait, par exemple, que le participe s'est accordé longtemps
avec le régime qui le suivait ; l'inversion est, en effet, une faible raison pour justi-
fier l'accord à elle seule ; il était plus logique de le faire, quelle que fût la place
du régime direct. Ce n'est donc pas, croyons-nous, un lapsus, qui a fait écrire :
« Qui avez si puissamment unisX^nxs intérêts à ceux de votre Fils. » {Toussaint^
1649, péror., r^ réd.) — Il y en a toutefois dans la même page : «... Au lieu qu'ils
l'ont gagnées i^2i iéX\ç:\i€) parmi les combats... » (Ibid.) — La rédaction qui
remplace cette page, porte régulièrement : « ils l'ont gagnée; » et, conformément
à la règle actuelle, quand le participe précède son régime : « Que s'il y a 7nêlé
(meslé) quelques petites douceurs... » (Ibid.) — Ue même, au début de l'époque
de Metz : « Quelle contrée de la Palestine n'a pas expérimenté (experifnanté)...
sa douceur? » {Bonté et rig. de Dieu, 1652, i^' p.) etc. — A titre d'exception,
citons encore : « Vous avez ouïsX^'s, divers raisonnements. » {Conceptio?t, 1652.
La !'■'' réd. portait : Vous avez ouï...) : « Les hommes, par leurs erreurs, ayafis
perdus les vrais principes... » {Loi de Dieu, 1653, 2*= p.) — « Vous avez vus (uus)
les effets... » {Depositum custodi, 16^6, i"^*" exorde.) Mais ibid., 2*= exorde : « Après
avoir vu (u?7J\es dépôts...» — « Quoique Dieu et la nature aient faits tous les
hommes égaux. » {H. de Gornay, 1658.) — « La mollesse et les délices du monde
vous aurait (sic) rendue trop insupportable votre vie pénitente et mortifiée. »
{Profession, Epiphanie, 1660, 2* p.)
Une anomalie plus étrange, c'est l'accord avec le sujet (en dehors des passifs
et des neutres conjugués avec être, oii il est régulièrement employé dans nos
mss. :) « Dans l'espérance qu'ils avaient conceus (conçus, pour conçue) d'être
présents à ce jour si beau. » {8 sept. 1652, i^"" exorde.) — « Un serment inviolable
que nous 2ivons prêtés (prêtes) au baptême.» {Circoncision, 1653, péror.) —
« Nous devons croire que tant de péchés ont excités (excitez) dans le cœur de
notre Sauveur une douleur qui ne peut être comprise. » {Cœci vident, 1653, i"'' p.)
— « D'où leur vient cette autorité qu'elles se sont acquises par toute la terre 1 »
{Pentecôte, 1658, l'^'p.) — « Quelle famille s'est contentée des titres qu'elle avait
receue (reçue, pour reçus) de ses ancêtres } » {Nécessités de la vie, 1660, 3*-" p.)...
Mais ce sont des exceptions ; et rien ne prouve qu'elles soient voulues. Ailleurs
Bossuet dit comme nous : « Ses apôtres n'ont-ils pas prêché ^3.v toute la terre...
que... > {Bonté et rig. de Dieu, 1652, i^"" p.) — « Ce n'est pas que sa justice ne
l'ait accompagné (ayt acompagné) dès l'origine du monde. » {Ibid., 2'-' exorde,) etc.
Concluons qu'en général Bossuet n'avait pas sur l'emploi des participes
passés des règles différentes des nôtres. Nous devions plutôt réparer les acci-
dents de plume, qui se rencontrent, que les reproduire avec une pédantesque
superstition. On a vu que notre religion de l'exactitude ne va pas jusque-là.
Nous ne nous croyons tenu qu'à signaler ceux qui paraissent intéressants.
— Le participe/a//, formant locution, avait sa règle à part. Voy. Faire.
— Suivi d'un infinitif neutre, le participe ne variait pas : « L'éclat de la pourpre
dans lequel nous l'avons vu naître. » (Postul. Bernardine, 1656, 2^ exorde, 7/rtr.^
— Propositions participes. Sont fréquentes dans Bossuet : « Étant tnhe d'une
façon toute miraculeuse et avec des circonstances tout à fait extraordinaires, son
amour doit être d'un rang tout particulier. » {Rosaire, 165 i, r' p.) etc.
LU REMARQUES
— Même au neutre: « S'tiQtssan/ de combattre les démons. » {Détnons^ 1653,
I" exorde.)
Partie (Un coup de) : c.-à-d. un coup dont dépend le gain de la partie engagée
(au tiguré) : « La bonne foi n'est qu'une vertu de commerce, qu'on garde par
bienséance dans les petites affaires pour établir son crédit, mais qui ne gêne
point la conscience quand il s'agit d'un coup de partie. > {Justice^ 1666, r"" p.)
PÂTIR ET COMPATIR. {Bofité et Hg. de Dieu, 1652, i»"^ p.)
Pendu, comme suspendu: <î Pendu à la croix. » {Rosaire, 165 1 ; Samedi-
Saint, 1652 ; Pentecôte, 1654 ; .V^-- Thérhe, 1657.) Cf. I, 473. — {{ Pentu à vos
chastes mamelles. » {S sept. 1652. — Ici les éditeurs n'ont osé le conserver : ils
lui ont substitué: attaché à...) — Delà il n'y avait pas loin à prendre le mot
substantivement. Bossuet s'y est laissé entraîner une fois : « Ce Samaritain, ce
pendu ! > {Noël, 1656, 3« p.)
Pf.rsonne, avec le sens de quelqu^un : « De peur que personne ne fût cou-
pable de l'indigence de l'un de ses frères. » {Pentecôte, 1658, 2^ p.) — Vowx person-
nage, rôle: « Saint Jean, ayant été conduit par la main de Dieu au pied de la
croix,/ avait tenu la personne de tous les fidèles. » {Rosaire, 165 1, i^"" p.) C'est
un latinisme.
Les personnes... ils. Cette syllepse de genre, usitée au xvii® siècle, se trouve
plusieurs fois dans Bossuet : « Les personnes publiques chargent terriblement
leurs consciences et se rendent responsables devant Dieu de tous les désordres
du monde, s'/Vj n'ont cette attention pour s'instruire exactement de la vérité. »
{Justice, 1666, 2« p. — Une i'"'^ rédaction portait : « si elles ne sont fidèles à ces
deux pratiques, d'écouter et de s'informer. » Bossuet l'a effacée.) Voy. aussi le 2^
exorde. — Autres exemples, I, 317, 325 (Loi de Dieu); 402 (S. Bernard) ; 487
{Vêture, 1654) ; II, 59 {Trijtité; var. du 2^ p.) ; 400 ( Parcet pauperi) j etc.
Phrase, c.-à-d. la façon de parler, le style : « Selon la phrase de l'Écriture. »
{Ascension, 16 54, 2^ p.)
Pitoyable : digne de pitié (aucune nuance d'ironie) : « Dans cet état pitoyable,
pendant qu'elle se regardait comme une personne réprouvée. » {Palatine, 1685.)
Plaire, impersonnel. Avec de ordinairement ; quelquefois sans préposition :
« L'alliance qu'// hii plait contracter avec nous. » {Pentecôte, 1654, exorde.)
Mais : « Partout où il lui plaira de les envoyer, » ( Ibid.)
Plaisant : agréable, capable de plaire (dans un sens qui exclut toute idée de
plaisanterie) : « Quelle apparence de quitter le monde dans un âge où il ne nous
présente rien que de plaisant? > {S. Bernard, 1653, i^'' p.) — « Se laisser tirer
sans résistance par les objets plaisants. » {Prodigue, 1666, i^"" p.) — Cf. Visita-
tion, 1659, péror. ; Impénit. finale, 1662, 3^ p.
Pléonasmes. Le plus remarquable est celui de il, elle, placés devant un verbe
qui a déjà un sujet : «Jésus-Christ..., quoique élevé...,// a voulu... » {Prédica-
tion évangélique, 1662, 2^ exorde) — « Moïse regardant... et prévoyant..., //
nous montre... {Providence, 1662.) — « La bienséance s'en étant mêlée, elle y a
ajouté quelques ornements. » {Intégrité de la Pénitence, 1662, 3^ p.) Sous cette
forme, en faisant du premier membre de phrase une proposition absolue, le tour
pourrait encore s'employer. — « Afin que Votre Majesté portant promptement la
main au secours de tant de misères, elle attire sur tout son règne ces grandes
prospérités que le ciel lui promet si ouvertement.» {Vendredi- Saint, 1662, péror.)
— « Donc la source de tout le mal est que ceux qui n'ont pas craint de tenter, au
siècle dernier, la réformation par le schisme, ne trouvant point de plus fort
rempart contre toutes leurs nouveautés que la sainte autorité de l'Église, ils ont
été obligés de la renverser. » {Henriette de France, 1669.) — Cf. I, 28 ; 257; 325;
342; 562; 567; 11,311, etc.
à
SUR LA GRAMMAIRE ET LE VOCABULAIRE. LUI
Il ne faut pas croire cependant, que ce pléonasme, dont on trouve encore des
exemples dans le Discours sur P Histoire universelle^ ait lieu dans toutes les
phrases dont le sujet est éloigné du verbe. Nous lisons dès la première époque :
« Dieu, qui résiste aux superbes, voyant ses pensées arrogantes, et que son
esprit, emporté d'une téméraire complaisance de ses propres perfections, ne
pouvait plus se tenir dans les bornes d'une créature, du souffle de sa bouche le
précipita au fond des abîmes ; » {Démons^ 1653, 2^ p.) sans /7, qui n'aurait fait
qu'alourdir cette inversion si expressive. — Dans cette phrase : « Quiconque
s'oppose à la vérité..., fait mourir spirituellement la justice... » {Haine de la
vérité^ 1666, i^' p.) il est effacé. — Cette autre, où le pléonasme était pourtant
d'un heureux effet : « Tout néant que je suis, je suis homme ; et mon Dieu qui
est tout, //est homme ; » {Noël, 1656, 2^ pj est ainsi reproduite, onze ans plus
tard :« ... et mon Dieu, qui est tout, s'est fait homme ; » sans il.{Noël,\667, 2* p.)
Comme on le voit par l'exemple précédent, le pléonasme avait quelque chose
d'oratoire. Il servait aussi à faire entrevoir plus promptement une idée, qui est
ensuite expliquée : « Ah ! Dieu est juste et équitable. Vous y viendrez vous-
même, riche impitoyable, aux jours de besoin et d'angoisse. >"> {Impénit. finale,
1662, 3*^ p.) ; — quelquefois, dans les inversions (I, 321, 324, Loi de Dieu, i*^''p.,
avec y ; ibid., 148, 319, avec en.) — Il rappelle utilement un sujet séparé du
verbe par un commentaire : « Remarquez qu'il ne dit pas : La veuve qui passe
sa vie dans les crimes ; il dit : La veuve qui la passe dans les plaisirs, elle est
morte toute vive. » {Palatine, 1685.)
//peut nous paraître explétif en certaines phrases, où il était logiquement em-
ploj'é : « Qui interroge, // cherche ; qui cherche, il ignore. » {Cœci vident, 1653,
2^ exorde.) — « Qui le croirait ainsi, il entendrait mal l'intention de l'Église. »
{Ascension, 1654, 2° p.)
Autre pléonasme : « Comme on voit les mécontents ne s'associer seulement
que pour la ruine de leur commune patrie... » {Vêture, 2 février 1654, i^"" p.) —
Autre ex., I, 95, texte et note.
Plus. Un des... qui... le plus, avec le singulier. Voy. Latinismes, 5°.
Plus tôt, plutôt. Bossuet n'a qu'une orthographe : plustost. Les éditeurs
ont fait la distinction sous leur responsabilité. Au lieu d'imprimer, comme nos
devanciers : ne pas plutôt, nous avons dit, conformément au sens de l'expression:
ne pas plus tôt. Nous avons réservé phitôt pour les phrases qui marquent la pré-
férence.
Plut a Dieu que est quelquefois suivi du présent du subjonctif: « Plût à
Dieu qu'elle vous soit favorable (votre sentence), plût à Dieu que vous soyez pla-
cés h la droite !» {Quasiînodo, i66o,péror.) — Cf II, 475 {Satisfactio7i, 1658. Voy.
le fac-similé, t. IL)
Police: organisation politique : « Cette cité merveilleuse, dont Dieu même a
jeté les fondements, a ses lois et sa police, par laquelle elle est gouvernée. »
{lùninente dignité des pauv7-e s, 1659, 2^ exorde.) — Môme sens dans le Panégy-
7-ique de sai?tt Paul {W, 296), et Discours sur P Histoi?'e unive?-selle : <i Ctiic
excellente /(9/zV^ des Égyptiens. » (III, V.)
Porter, comme supporter : « Ou''a porté le divin Sauveur pour cette indigne
préférence } » {Vendredi-Saint , 1662, 2*-' p.) — « Il voit que nous ne pouvons pas
en /(^r/^^r l'abondance entière. » {Justice, 1666, 3^ p.) — « Ne pourrai-je aujour-
d'hui éveiller ces yeux spirituels et intérieurs qui sont cachés bien avant au fond
de votre âme, les détourner un moment de ces images vagues et changeantes
que les sens impriment, et les accoutumer à porter la vue de la vérité toute
pure ? » {Toussaiftt, 1669, i"^"" p.)
Pour grand, pour petit que, c.-à-d. si grand, si petit... que : « Elle ne
LIV REMARQUES
conifirenait pas comment on pouvait commettre volontairement un seul péché,
pour fu'lit qu'il fut. » {Marie-'l'hnrsi^ 1683.)
J'OUSSKK tics paroles^ ties scuiivicuis : « Mais il faut pousser ce désir avec
toute la pureté de la nouveauté chrétienne. » {laïques, 1681, i*^^"" p.) — Cf. I, 92,
{Rosaire, 165 1, 2" p.) — Cette locution n'est pas particulière à Bossuet.
l'KKClsi^iMKNT : rt7Yf précision: « Y'wç^x précisénieut la règle des mœurs.»
{C(€ci vident, 1665, 2^" p.) C'est le sens direct de ce mot.
Tkks ni:, I'KKT a, pri^t dk. Bossuet n'a qu'une orthographe : prcst, et il dit
inditTércmment prêta et prêt de : <i Elles étaient en vue, prîtes de donner. »
{S. Bernard, 1653, 2" p.) Pour : prêtes à. — Réciproquement : « Si ce serviteur
est méchant, et qu'il dise en son cœur : Mon maître n'est pas prêt à venir... »
{Hora est, 1669, 2'' p.) Nous dirions -.près de. — On trouve aussi prêt de, en ce
sens : « Etant prêt de passer, par la mort de la croix, de l'infirmité humaine à la
gloire et h. l'éternité de son Père.» {S.Jean, 1658, 2^ p.) Mais dans la môme
page : < Comme un patient prêt à rendre l'âme. » — Et plus tard : « P^'êt à
monter aux cieux. » {Pâques, i68r, 2*^ p.) — Mais où garder des lions toujours
prêts à rompre leurs chaînes ..? » {Le Tellier, 1686.) — En somme, j2^rtV de paraît
le plus usité dans les deux sens : « Comme étant prêts de passer à un palais plus
magnifique. » {Sentiments..., vers 1659.) — « Nous sommes prêts de vous répon-
dre : » {Vaines excuses..., 1660, 2^ exorde.) — « 11 est toujours prêt de l'aban-
donner. » {S. Pierre Nolasqtie, 1665, 2^ p.)
Prestance, comme excellence (latinisme): <i Ce n'est pas notre crime seul qui
lui donne \a. prestance.'^ {Co?iception, 1652, i^'" p.)
Prétendre, activement : « Bernard, que prétends-tu dans le monde .-* » {S.
Bernard, 1653, i*''' p.)
Prochain, au pluriel : « A^os prochains ; » répété plusieurs fois {Charité
fraternelle, 1660). Le singulier se trouve aussi dans le même sermon.
Pronoms, se rapportant à un nom indéterminé. Voy. La, Locutions.
— Quelquefois au datif, bien qu'ils tiennent la place d'un régime direct :
« Voyons-leur vaincre les menaces de ceux dont ils ont méprisé la haine. »
{Pejitecôte, 1658, i^"" p.)
— Place des pronoms dans les phrases où un infinitif est précédé d'un autre
verbe. Ils se mettent, ordinairement du moins, avant l'expression entière ; et
non, comme l'usage a prévalu depuis, immédiatement avant l'infinitif: «Ceux
qui se voudront sé^a.xQr. 'h {Récoficiliation, 1653, exorde.) — «Je vous le vms
dire. » {Honneur, 1660, 2« exorde.) — « Jamais il ne se faudrait consoler de ses
fautes... > {Prodigue, 1666, 2« p.) — « Vous /'allez apprendre. » {Henriette de
Fr., 1669,) etc. — Mais : « Elle veut la recevoir avec connaissance. » {Henriette
d'Atîol., 1650.) — Et dès 1653, on lit dans une même page : « C'est tout ce qu'on
nous peut opposer ; » et : « Ce qu'on m'oppose, je veux le tirer à mon avan-
tage. » {Cœci vident, 1653, 2*^ exorde.;
Pronominaux. Plusieurs verbes, qui, employés absolument, deviennent neu-
tres, prenaient dans la même acception la forme pronominale : « Cette vie se
passe bien vite. » Bossuet ayant écrit : passe, a corrigé. {S'e Croix, 1659 i" p.)
— Tels sont encore se changer, se commencer, se fi?iir, se déborder, se dimiftuer,
s'empirer, se fléchir, se grossir, se pousser, ^e redoubler..., dans le même sens que
cha7iger, commencer, etc.
Purger, au figuré. Emploi fréquent : « Cet Agneau de Dieu, o^\ purge les
péchés du monde. » {Cœci vident, 1653, exorde.) — « Un feu o,\x\ purge .. . >) {S''
Croix, 1659, 2"^ p.) — « Purger son église de ces scandaleux. » (6\ François de
Poule, 1660, péror.) — Cf. I, 296 ; 352 ; II, 1 16 ; 189 ; 200 ; etc.
Quasi. Fréquent dans la première jeunesse ; très rare dans la grande époque :
SUR LA GRAMMAIRE ET LE VOCABULAIRE. LV
« Si la vertu s'y conserve, elle perd ^/^r^jz toute sa beauté. )) {Sou^rances,i66ï^2^ç.)
Exceptionnel à cette date. Voyez au contraire I, 5 ; 7 ; 22 ; 48 ; 106 ; 151.
Que. Supprimé : « C'est peu connaître la grandeur de' Dieu, de penser... »
(Scapulaire, 1653, i^'p.) — Et dans cette locution : « A qui ce fut.» {Bonté et
ri^. de Dieu^ 1652, 2'- exorde.) — Voy. Foudre.
— Répété au contraire d'une manière insolite : « Faisons voir par les saintes
Lettres que non seulement la nature, mais encore que la charité est féconde. »
{Rosaire^ 1657, i^*" p.) On peut supposer une ellipse des mots « est féconde » après
nature.
— Mais que est sûrement explétif dans la dernière phrase du Panégyrique de
saint Bernard {\^ 421). Le premier que est mis pour annoncer le second à l'avance,
comme av chez les Attiques.
— Que sert à former des phrases elliptiques, comme celles-ci : « Cette manne
si délicieuse, qu'est-ce qti'MXiÇ^ viande corporelle .^ » (Z^j- deux Alliafices^ '653,
i^"" p.) C.-à-d. qu'est-ce autre chose que.. ? — « Elle jouit seule avec Dieu d'une si
grande joie, sans la partager qu^2iV^z ceux à qui il plaît au Saint-Esprit de la ré-
véler. » {PuriJication^i6$2>^ i^' P-)
En voici même de plus étranges, où que semble avoir double fonction : « Est-il
rien de plus convenable que nous recevions de vos mains le fruit de vos bénies
(bénites) entrailles } » {Annoficiation, 1655, ^""^ P) ^.-à d. oue ceci, que nous re-
cevions... — « Est-il rien de plus évident que nous sommes toujours hors de
nous ? » {Martha..., 1655, i"p.) — « Il n'est rien de plus véritable qite nous ne
pouvons rencontrer que trouble dans la multitude qui nous dissipe » (Ibid.) —
« Il n'est rien de plus véritable que le pontife doit sacrifier d'un esprit tran-
quille. » {Compassion, 1658, 2'^ p.) — Évidemment, cette syntaxe n'est pas à
imiter.
— Ce que àest que de; ce que âest que; ce que c'est de: « Homme de douleurs, et
qui sait ce que c'est que d'inûrmhé. » {Souffrances, 1661, i^"" p.) — « O Dieu ! encore
une fois qu''est-ce que rt?é?nous?» {Mort, 1662,1^1" p.) — « O homme, venez apprendre
ce que âest que l'homme. » {Ibid., 2*^ exorde.) — « N'y a-t-il que les épicuriens et
les sensuels qui aient bien connu ce que âest de l'homme .? J> {Toussaitit , 1669,
3' P-)
Qui. — A $^7// remplacé quelquefois par auquel : « Satan, auquel notre nature
s'était prostituée. » {Scapulaire, 1653, i*^"" p.) — De ^//-z pour do7it.^ avec un nom
de chose (rarement) : « Ces châteaux enchantés, de qui nous entretiennent les
poètes. » {Félicité des SS., 1648.) — Dont est usité d'ailleurs à toutes les épo-
ques ; dans la première, il est employé concurremment avec duquel, desquels :
« Se manifester aux hommes, desquels W venait être le Précepteur. » {Cœci vident,
1653, 2'' exorde.) — «Les prédictions des prophètes, ^^>;// nous avons ici un
tissu. » (Ibid.) — Et dans une même phrase : « D'être dépendant de Dieu seul,
dont il est si doux de dépendre, et le service /'///«^//^Z vaut mieux qu'un royaume. »
{Postul. Ber?iardijte, 1656, i"^^"" p.)
— Q^^^i pour ce qui. Voy. Attraction.
— (2ui..., qui..., pour /'////, P autre {Loi de Dieu, 1653, 2'' exorde.) — Ne se
retrouve plus dans la reprise en 1659, ni dans la Vêture iT/rrr/Z/^i..., en 1655.
Quitter; Quitter de : remettre une dette {Satisfaction, 1658, i«' p. ; A'AV^
dim. après la Pentecôte, 1659, canevas ; Charité fraternelle, 1660.)
Se rabaisser, se ravilir, comme s'abaisser, s'avilir : « Cette sagesse in-
finie se rabaisse jusqu'à dire : Je descendrai : » {fustice, 1660, 2'" p.) — « Cet
art obligeant qui fait qu'on se rabaisse sans se dégrader... » {Henriette de Fr.,
1669.) — « Cette fausse image de grandeur s'est tellement étendue, cju'ellc s'est
enfin ravilie.)y{Hon7ieur,\G66, V p.) — « Ce que JÉsus-Christ est venu chercher
Lvi RKMAR(^UES
du ciel en la terre, ce qu'il a cru pouvoir, sans se ravilir, acheter de tout son
san.iî, n'est-ce qu'un rien ->.l>U{enrUtt.' (V Ani^L, 1670, exorde.) — De même res-
snitir, zowww^ sentir : < On ressentait dans ses paroles un regret sincère... »
{Condt\ 1687.)
Ramasser : amasser, rassembler. Mot dont Bossuet fait grand usage, sans y
attacher aucune idée de mépris: (L Ramasser %^s, esprits. » (A'^^ja/?r, 165 1, 2*
exorde.) — < Qu'on ramasse, s'il se peut, en un même lieu tous ceux qui ont
jamais eu la réputation de sagesse... » {Loi de Dieu, 1653, 1" p. ) — <? Son cher
Fils,dans lequel il a ramassé ^o\\\^s les ve'rités qui nous sont utiles... » (.V. Bernard,
1653, 2" p.) — < Son Église, que son sang et son esprit lui ont ramassée ^ç^ toutes
les nations... > {Profession, Epiphanie, 1660, 1^=^ exorde.) Cf. I, 285 (Les deux
Allianees.)— € Ces terres et ces seigneuries, qu'il avait ramassées avec tant de
soin. » {Nécessités de la vie, 1660, 3*^ p. ; Ambition, 1662, i"" p.) — (i Ramasser
son attention... ^ {Parole de Dieu, 1661, 2« p.) « Il n'a besoin de personne pour
posséder tout le bien, parce qu'il le ramasse tout entier en sa propre essence. »
{Annonciation, 1661, 3* p.) ^< C'est ici que je voudrais pouvoir ramasser tout ce
qu'il y a de plus efficace dans les Écritures divines... » ( Prodigue, 1666, 2« p.)
- « C'est ramasser toutes ses forces... yy {Henriette d'Angl., 1670.) ~ « Anne,
pleine de foi, ramasse toutes le* forces qu'un long exercice de la piété lui avait
acquises. > {Marie-Thérèse, 1683.) — « Toutes les vertus qu'elle a pratiquées se
ramassent dans cette dernière parole. » {Palati?te, 1685.) — « L'Eglise ramasse
ensemble tous les titres par où l'on peut espérer le secours de la justice. » {Le
Tellier 1686.) — Bossuet dit aussi, mais dans un autre stns,, amasser'. « Lui amasse
un trésor de haine... » ( Vailles excuses...., 1660, 2^ p.)
Rapidité (rapere) : force entraînante (Gazier, 226) : « Tout y semble em-
porté par l'aveugle rapidité de la fortune. » {Providettce, 1662, 2^ exorde.) —
« Nous nous sentons emportés avec tout le reste par une même rapidité.^ {Tous-
saint, 1669, 3^ p.) — « Étant nés pour l'éternité, nous nous mettons volontaire-
ment sous le joug du temps, qui brise et ravage tout par son invincible rapidité.^
{Pâques, 1681, l'^^p.)
Rappeler (Se), (se revocare ab) .•« L'âme raisonnable se rappelle de la multi-
tude pour concourir à l'unité seule. » {Martha..., 1655, 2^ p.) C.-à-d. se retire, se
rej)re?id. . .
Rebeller, neutre : « Ne vous persuadez pas que Dieu vous laisse rebeller
contre lui des siècles entiers. » {Bonté et rig. de Dieu, 1652, 2^ p.)
Réciter: citer à haute voix : « Les paroles que j'ai récitées. » {Henriette
d^Angl., 1670, exorde.)
RÉCOMPENSER, OU RÉCOMPENSER DE : comme compenser : « Ce qui semble
lui manquer du côté de la violence, il le récompensé par la durée. » {S. François
de Paule, 1655, i^"^ p.) — « Semble plutôt lui reprocher son malheur que la
récompenser de sa perte. » {S.fean, 1658, 2^ p.) — « Je ne ferai jamais aucune
perte, qu'un plus grand bien ne la récojnpense. » {Nécessités de la vie, 1660, i^'"
point.)
Se récompenser de, pour : user de compensation: « On peut se réco?npenser de
l'argent qui vous est volé... » {De P Honneur, 1658.) — « Que si notre dél icatesse
ne peut supporter les peines du corps..., récoinpensons-nous sur les cœurs. » ( Ven-
dredi-Sai7it, 1662, 3'-' p.) — « A son tour la puissance temporelle a semblé vouloir
tenir l'Église captive, et se récompenser de ses pertes sur JÉSUS- Christ même. »
{Le Tellier, 1686.)
Reconnaissance : action de reconnaître (ses fautes) : « L'humble reconnais-
satue du prince qui s'en repentit. » {Condé, 1687.) — « Ses fautes dont il faisait
une si sincère re confiais sance. » (Lbid.)
SUR LA GRAMMAIRE ET LE VOCABULAIRE. LVII
Regard. — « Selon ce regard » équivaut à la locution : à cet égard, ou, comme
disait Bossuet : « en cet égard. » {Haine de la vérité, 1661, 2*= exorde.)
Régime: conduite : « Notre mauvais régitne. » {Anges gardiens, 1659,2'' p.)
— « La chair a pris le régime. » {Purificatioti^ 1662, 2« p.)
RÉJOUIR, neutre : « Laissons réjouir \ç: monde. » {Providence, 1656, i^' p.)
Renommer : « Se faire renommer par leur éloquence. » {Parole de Dieu, 1661,
i^"" p.) C.'à-d. acquérir du renom.
Renoncer, actif ('exceptionnellement) : « Nous les devons renoncer. » {Noël^
1656,3' p.)
Renvier : enchérir .•« C'est là que la convoitise va tous les jours se subtili-
sant, et remn'aftt, pour aijtsi dire, swr tWe-vcième. ^ {Ambition.^ 1661, i"p.)
RÉPANDRE « des prières ardentes. » (5./^r<2;zf^/j de Paule, 1661, péror.) Cf.
« Versez des larmes avec des prières. ^{Condé, 1687.) C'est un beau latinisme.
Repentance, comme repentir, diWtc plus de grâce peut-être : « Ils y retom-
bent sans crainte : ils y persévèrent sans inquiétude ; ils y meurent enfin sans
repentance. » {Hora est, 1669, i^' p.) — « Les dons de Dieu sont sans repen-
tance. » {Conception, 1669, i^" p.)
RÉPÉTER. Latinisme de la langue juridique : réclamer, reprendre. {De V Hon-
neur, 1658, fin, II, 430.)
RÉPUBLIQUE (au sens moderne, non au sens étymologique), employé avec
précaution oratoire : <i C'est le règne, l'assemblée, et, pour parler de la sorte, la
république d^s méchants. » {Zizanies, 1652, i^'p.)
RÉSOLUTIF : « Lajustice est résolutive, et ensuite elle est inflexible. » {Devoirs
des rois, 1662, 2^ p.) « La véritable prudence n'est pas seulement considérée, mais
encore tranchante et résolutive. » {Justice, 1666, 2^ p.)
Ressembler, activement : « Qui ne ressemble pas les grandeurs humaines. »
{Annonciation, 1660, 2^ p.) — On le trouve aussi au neutre.
RÉUSSIR : résulter : « Il tn réussira cette utilité que ...» {Démons, 1660, i^'
exorde.)
RÉvÉREMMENT : « A parler plus révéremment des œuvres de Dieu. » {S.Fran-
çois de Paule, 1660, 3® p.)
Revêtir. Voy. Vêtir.
RhÊtoriciens, ^our rhéteurs, en mauvaise part (I, 167 ; 561).
Rien moins que, avec le sens affirmatif, comme rien de moins que : « Pendant
que ... leurs acclamations ne lui promettent rie7i moins qu^wT\ trône, il méprise... >
{Ambition, 1662, 2*^ exorde.) — « Ne lui demandons rie7t moins que lui-même. »
{/ustice, 1666, 2^ p.) — Cf. Samedi-Saint, 1652, i^"" p. ; Conception, 1656, i^"" p.
Ruines : en parlant des personnes : « Pour réparer leurs rui?tes. » {Hora est,
1669,2^ exorde.) — Cf. « A ses ruines, » comme : à sa rtiine, ou -.pour sa ruine.
{Honneur, 1660, 2^ p.) Voy. A.
Sapience : sagesse : « Étant le verbe, et la raison, et la Sapience du Père. »
{Démons, 1653, i^' exorde.) — Et dans les citations : Le livre de la Sapience
(la Sagesse). y«i'//V<?, 1666, etc.
Satisfaire a, etactif : « Satisfaire à tous nos désirs.» {Atnbition, 1661, l'^'p.)
— Mais : « De régler tous nos désirs, avant que de songer à les satisfaire. >
(Ibid.) Leures\. effacé. — « On ruine et les siens et les étrangers pour satisfaire
à son ambition. » {Honneur, 1666, r' p.) — « Elle eut de quoi satisfaire à sa
noble fierté ...» {Henriette de Fr., 1669.) — « Grande reine, je satisfais à vos
plus tendres désirs, quand ...» (Ibid.) — « Ravi de satisfaire à la fois à la
piété et h la gloire. » {Condé, 1687.) — Et avec régime direct : i Ma voix n'est
pas destinée à satisfaire les politiques et les curieux. > {Le Telliet, 1686.)
Sauver le soin de : épargner le soin, la peine de. {Hora est, 1669, 2"= p.)
LVIII REMARQUES
Secourant, comme secoumble : < Voyons la faiblesse de cette amitié, lors-
qu'elle semble le plus sccouranie.J>{\\ni(hrih'-Saint^ 1662, 2^= p.)
Sk.mhi.anck. Liltcralit(5 de Iraduclion, y^owx resscmbhmcc. (II, 50, 52, Trinité^
1655, 2"^^ exorde.) Mais le même mot étant revenu en 1669 sous la plume de l'au-
teur : < .\ son imat,^e et scmblance, » n'a plus trouvé grâce ; il est remplacé par
ressemblance. {Conception, 1669, 2'^ p.)
Servir a, non pas être utile, mais obéir à (latinisme). On trouve aussi servir,
actif, et d^s rori£::ine : « Aussi n'ont-elles point toutes de plus véhémente inclina-
tion que Aç: les srri'ir. » {Toussaint, 1649, i" p.; — « Servir notre Dieu, c'est
régner, "h {Circoncision, 1653, i*"" p.) Ici le datif eût été amphibologique. — « Une
autre divinité que tu sers. » (^S". Victor, 1657, i*"" p.) Mais ibid. un exemple du
ré^Mme indirect. — <L Nul ne peut servir deux maîtres. » {Impénit. finale, 1662,
I" p.) — « Afin... que l'empire de la terre serve l'e?npire du ciel. » {Henriette
de Fr., 1669.) C'est une correction : les deux premières éditions avaient : « serve
tï l'empire... > — Malgré ces exemples, la forme latine est la plus fréquente:
« Tous les éléments changent de nature pour lui servir. » {Félicité des SS.,
,5^8 ) — « L'aîné servira au cadet. » {Zizanies., Ï652, i^^" p.) — « Servir aux
créatures inanimées. » {S" Croix, 1653, i*'"' p.) C.-à-d. les adorer. — i Servir au
péché. » {Postîd. Berîtardine, 1656, i^^' p.; 1659, 2'' p.) — « Servir à l'ambition.»
{Fjficacité de la Pénitence, 1662, i*"" p. ; Hefiriette d'Ans;!., 1670). — « Servi-
teurs, servez comme à Dieti. » {Cccci vide?tt de 1665, addition de 1668, 2^ p.)
Bossuet a dit, par une construction analogue : <<' Les anges et les hommes sont
sujets à Dieu. >> (///^ dim. après la Petitecôte, 1655.)
Seul : désert : « Dans une telle étendue de terres j-^/^/^j-,incultes et inhabitées.»
{Loi de Dieu, 1653, i" p.)
Si est-ce néanmoins que (ou si est-ce toutefois). Locution affirmative : il
n'' est pas moins vrai que..., usitée seulement au commencement de la première
époque. Voy. I, 147 i^Bonté et rig. de Dieti, 1653, x^"^ pO ; 168 {8 sept. 1652,
exorde) ; 251 {Circoncision, 1653, 2^ exorde) ; 282 {Les deux Alliances., ^653,
exorde) ; 317 {Loi de Dieu, 1653, i^"" p.).
Soi. Usité dans beaucoup de cas où nous mettrions le pronom personnel: «Si
jamais l'Angleterre revient à soi. ^Hewietie de Fr., 1669.) etc.
Sol, Sou. Voy. Fol.
Solidement. Adverbe que Bossuet affectionne dans la première époque :
« Pour comprendre solidement combien Dieu honore le grand saint Joseph...»
{Depositum custodi, 1656, i^"" p.) — « Pour entendre solidement la grandeur et la
dignité de la vie cachée de Joseph... » {Ibid., 3= p.) etc. — Solide et solidité, au
moral, étaient aussi en grand honneur chez Bossuet et ses contemporains :
« Telle était la délicatesse, ou plutôt telle était la solidité àç^ ce prince. 1){Condé,
1687.)
Sorte (de) : comme de telle sorte : « Là il commença à vivre de sorte, qu'il fut
bientôt en admiration même à ces anges terrestres. » {S. Bernard, 1653, i^''p.)
— « Cette douleur l'agitait de sorte, qu'il semblait à chaque moment qu'elle
allait rendre les derniers soupirs. » {S^^ Thérèse, 1657, 2^ p.) — « Vous devez
profiter de sorte de sa parole divine, qu'il paraisse par votre vie que... » {Parole
de Dieu, 1661, 2^ exorde.) — « JÉSUS- Christ lui a proposé de sorte les vérités
nécessaires, que s'il n'est pas capable de les entendre, il n'est pas moins disposé
aies croire. » {Cœci vident, 1665, ^"^^ P-)
On rencontre pourtant, et dès 1651, la construction actuelle . « ... Nous unit
^ç. telle sorte avec lui, que... » {Rosaire, 1651, 2^ p., r'^ réd.) — Et concurrem-
ment avec l'autre : « Ses sens étaient de telle sorte mortifiés, qu'il ne voyait plus
ce qui se présentait à ses yeux. »(5. Bernard, i"p. Voy. ci-dessus un exemple
I
SUR LA GRAMMAIRE ET LE VOCABULAIRE. LIX
différent.) — « S'il se modère de telle sorte, qu'en de'sirant... il ne se rende point
esclave... » {De THonneiir, 1658.)
De sorte que, avec l'impératif, dans cette phrase : « De sorte qu'tn méditant
aujourd'hui la Nativité de la sainte Vierge, songez que... » {8 septembre 1656,
péror.)
Soûler, au figuré : « Après qu'il s'est soûlé de douleurs et d'opprobres. »
{8 sept. 1652, 2«p.) — « Ils soûlaient leurs faux dieux de spectacles barbares et
de sang humain. » {S'' Croix, 1653, i^"" p.) — « Soûle ta vengeance. » {Démons
1660, 2^= p.) — « Ce Dieu rassasié, soûlé d'opprobres. » {Hoftneur, 1660, péror.)
Le premier de ces mots semble trop faible à l'auteur pour rendre \g Satura-
bitiir opprobriis du prophète. — Sans figure : « En vain t'es-tu soûlé à cette
table... » {Nécessités de la vie, 1660, 2^ p.) Mais ce passage tout entier a été
supprimé, quand l'orateur s'est relu.
Subjonctif. Voy. Latinismes. — Se voit avec je n'ignore pas, malgré le
sens affirmatif : «Je n'ignore pas que vous n'aînassiez des mérites. » {Visitation,
1659, i^-^ p.)
Dans les vœux et imprécations, dans les défis, etc., il peut s'employer sans
conjonction : « Plutôt ma langue demeure à jamais immobile, que de prononcer
une parole si téméraire! » {Rosaire, 165 1, exorde.) — « Périssent toutes les
pensées que nous avons données aux choses mortelles, mais que ce qui était
né capable de Dieu soit immortel comme lui ! >> {Toussaint, 1669, 3^ p.)
« Sache la postérité... » {Le Tellier, 1686.)
Succéder : réussir: « Lorsque tout leur succède. » {Piovidence, 1656, i"p.)
Succès. Il fallait ajouter à ce nom l'épithète bon ou mauvais, etc., pour mar-
quer l'issue favorable ou non d'une entreprise: « Ils leur racontent les heureux
succès de leurs soins et de leurs conseils. » {Anges gardiens, 1659, 2" p.)
« La bonne cause suivie d'abord de bo7ts succès. » {Henriette de Fr., 1669.)
« Les jfiauvais succès sont les seuls maîtres qui peuvent nous reprendre Li^ije-
ment. » (Ibid.) — « Enivré du bon succès de ses espérances. » {Pentecôte^
1672, 2^ p.)
Supporter: soutenir: « Si ]ts\JS,nç^ supporte son infirmité. » {HP dim. après
la Pentecôte, 1655, i^'^ p.) C.-à-d. ne la soutient.
Supposer, c'est poser pour fondement, poser à la base d'une démonstration,
passer outre à une vérité comme démontrée : « Cela étant ainsi supposé, venons
maintenant... l>{De P Hon?ieur,\6s^.) — « Cette distinction étant supposée. » (/'r^-
vidence, 1662, i^'' p., var.) — Et encore: « Les choses étant ainsi supposées. » (Ibid.)
<L — Je supposerai \7i vérité, assez connue, de cette doctrine... » {Justice, 1666,
3'' p.) — Cf I, 395 ; II, 300, 305, 307 (ces trois exemples dans le Panégynque
de S. Paul) ; 351, 352, etc.
Pour le sens actuel d'une hypothèse, Bossuet disait : « Posons que, faisons
que... » {Cœci vident,\(iz^i, t,"" ^p.; Prodigue, 1666, 2^ p. ; Toussaint, 1669. 3^ p.)
Surmonter. — Comme endurer, etc., ce verbe se prenait quelquefois abso-
lument : « Il croit (.\\x''\\ surmo7itera dans les combats, parce qu'il n'a point d'ar-
mes pour se défendre. '^{S. Paul, 1657, i"" exorde.) — « Nous surmontons en
toutes ces choses... » {Pe?itecote, 1658, r'"" p.) S'emploie aussi activement (^//vr/.,)
Tant y a que, comme toujours est-il que {Vendredi-Saint, 1660, 3'-" p.)
Température, comme /^w;^6VtfWé'«/.-« \]nt température àtcoxi^s... > {Bonté
et rig. de Dieu, 1652, i'-'' p. ; Norl, 1656, i"-""" p.)
Tenir, avec un adjectif (haberc) : « Cette rencontre {c.-à-d. cette circon-
stance) fit qu'Abraham le tenait plus cher sans comparaison... ^ {Rosaire, 1651,
i'^'" p.) — « Tienttetit cette grâce plus chère... > {Cccci l'ident, 1653, 3*" p.)
Tout, devant un adjectif, était primitivement adjectif et non adverbe. L'o-
LX REMARQUES
reille, qui se souvenait de cette r6i;le, a obligd nos grammairiens à conserver
l'accord au fc^miiiin devant une consonne ou une aspirde. Ordinairement, dans
les manuscrits de Bossuct, le masculin varie aussi au pluriel, et le féminin au
singulier : < 'A?///.- entière. > (Passim.) — « Ni les patriarches, ni les séraphins
tout brillants (tous) briUans d'intelligence, tout brûlants (tous bruslans) d'a-
mour... » {Ascension, 1654, r p.) — (<. Une sainte société de désirs tout (tous)
spirituels. > {S. foseph, 1656, i^^p.)— « Ces beaux mots de Tertullien, qui sont
tout (tous) faits pour notre sujet. ^> {S"' Thérhc, 1657, i'^' p.) Les habitudes de
l'auteur aident ici ;\ trouver le vrai sens. — Il faut de même en tenir compte
pour interpréter ces phrases : « Des hommes tout (tous) de terre et de boue...»
{Loi de Dieu, 1653, péror.) — « Venez vous voir tout (tous) tels que vous êtes. »
{Haine de la vétité, 1661, 3= p.) — « Tout prêts (Tous près ts) à vous avouer ce
qu'il vous plaira, pourvu que vous les laissiez agir à leur mode. » {Cœci vident,
1665, V p.) Toutefois le même sermon contient : « Tout plongés qu'ils sont
dans les choses basses. » «Ibid.» ; et on lit de même en 1662 : « Les biens tout
purs... » {Providence, 1662, 2'' p.) — C'est une anticipation sur la règle actuelle;
il y en a peu d'exemples. — On trouve encore plus tard : « Telle est la joie des
bienheureux..., dont les transports sont inconcevables et les excès tout (tous)
divins. » {Toussaint, 1669, 3^ p.)
Sur ce point, comme sur quelques autres, nous nous sommes gardé de repro-
duire une orthographe, ou, si l'on veut, une syntaxe, qui aurait fait illusion aux
lecteurs sur le véritable sens de certains passages. Lâchât conservait toute en-
tihe,]Q ne sais pourquoi. Il fallait donc aussi mettre au pluriel : toutes entières,
comme Bossuet l'écrivait {Bonté et rig. de Dieu, 1652, 2*= p.), et au masculin :
tous entiers. {Novissiina inimica..., 1669, 3^ p.) Ce système aurait, nous le
savons, quelques partisans. Pour nous, nous avons préféré renvoyer dans les notes
ces particularités.
Tout, joint aux adverbes : « Tout visiblement. » {S. François de Paule, 1655 ;
Nécessités d.^ la vie, 1660, 2^ p.)
Tout ai?isi que {Scapulaire, 1653, i^"" p. ; Vêture, 2 février 1654, etc.). Se
retrouve exceptionnellement en 166 1 : « Toiit ainsi qu'un songe. » {Ambition,
1661.)
Tnit... que, avec l'indicatif, non le subjonctif. {S. Jean, 1658, i^"^ p. fin, var.)
Du tout, sans négation : « Cela est du tout admirable. » {Purification, 1653,
I" p.)
Traductions de l'Écriture. — Par respect, Bossuet les fait volontiers litté-
rales, et souvent plus archaïques que le contexte qui les encadre. C'est pour cela
qu'il dit, même dans la grande époque (en 1665 et 1668, IV" dim. de PAvent) :
« Des/ruits dignes de pénitence ; » et non : de dignes fruits. Il pense à: Fruc-
tus dionos pœnitentiœ (Luc, m, 8). — « Dieu était en Christ {in Christo, II Cor.,
V, 19), se réconciliant le monde. » {Vendredi- Saint, 1661, 3^ p.) — « C'est où
V Esprit nous assure que nous nous reposerons à jamais de toutes nos peines. »
{Toussaint, 1669, 3^ p.) Le mot saint n'est point à suppléer avant ou après Es-
prit, comme le veulent les éditeurs : Amodo jani dicit Spiritus... (Apoc, XIV,
Ï3-) — ^< Il (Dieu) pleutsm les justes et les injustes. » [Ipsum audite, 1660, i^"" p.)
Cf Marc, v, 45. — «/^ pleuvrai, dit-il, des pains du ciel : Ecce egopluam vobis
panes de cœlo. » [Exod., XVI, 4.] {Deus tentavit eos, 1663, 2^ exorde.) — « En ce
tien jour. » {Bonté et rig. de Dieu, 1652, texte.) In hac die tua. — « Il a voulu
appréhender la nature humaine. » {Ibid., i" p. Voy. la note, I, 142.) — « Sous
un Dieu si bon et si bienfaisant, ... dont les infinies misératioîis éclatent
magnifiquement par dessus tous ses autres ouvrages. » {Anges gardiens, 1659,
1" p.) Cf. Ps. CXLIV, 9: Miserationes ejus... --« C'est Dieu même qui est
SUR LA GRAMMAIRE ET LE VOCABULAIRE. LXI
primitivement en ruine et en résurrection au genre humain...» {Noël^ ^692,
exorde.) Cf. Ltic, 11, 34. — «... Qu'il secoue la terre et la brise, et qu'il gucrit en
un moment toutes s^s brisures. » {Palatine^ 1685.) Réminiscence du Ps. XLix, 4 :
Sana contritiones ejus. — De même quelquefois pour les Pères, ou pour les
expressions de la Liturgie : « Qu'elle (la grâce) est douce, accommodante et
co7itempérée. » {Vaines excuses^ 1660, i^"" p.) <i Permettez-moi, ajoute Bossuet, la
nouveauté de ce terme : je n'ai pu rendre d'une autre manière ce beau comein-
perata de saint Augustin. » — Voy. CouLPE, Dominer, Latinismes, Ser-
vir A, etc. — Du reste, lorsque les paroles sacrées viennent d'elles-mêmes
former la trame du discours de Bossuet, elles prennent souvent la grande et
majestueuse allure de son style. On trouvera plus d'une fois un texte d'abord
traduit littéralement, et avec une scrupuleuse exactitude, à laquelle l'élégance
est à dessein sacrifiée, puis ramené plus loin non plus avec le calque des termes
originaux, mais avec les mots les plus expressifs de notre langue. La citation
d'un ou plusieurs mots grecs n'a ordinairement d'autre but que de justifier une
interprétation. Un autre détail montre jusqu'où allait chez Bossuet le souci in-
stinctif de la fidélité. Dans les formules qui terminent ses avant-propos, s'il invite
ses auditeurs à réciter les paroles de l'Ange, il dit: Ave^ gratia plena, et non :
Ave^ Maria.. .^ ce mot ne se trouvant pas dans la phrase évangélique {Luc.^ i, 28).
Travers (A). Est rare sans de : i. A travers de tant de nuages. » {8 sept.
1652, 3*^ p.) — « Quelle involution d'affaires épineuses ! et à travers de ces affaires
tt de ces épines, que de péchés... » {Impénit.Ji?tale^ 1662, 2® p.) — « Celui-là
doit être plus qu'homme, qui,iz travers de \.2Lni de coutumes et rt'^ tant d'erreurs...,
a su démêler au juste et fixer précisément la règle des mœurs. » {Cœci vident .^
1665, 2^ p.) — « On ne voit plus les vérités de la religion ni les terribles jugements
de Dieu que comme à travers rt^'un nuage épais. » {Hora est^ 1669, i" p.) —
« Cherchant la Terre promise à travers ^'un désert immense. » {Unité de
P Eglise, 1681, exorde.)
Mais : « A travers l'obscurité de nos connaissances. » {Mort, 1662, 2^ p.) De
est même effacé au manuscrit.
Troupe : la foule : <l La troupe répondit et dit au Sauveur... » {Médisance,
1658, texte.) — « Déjà les /rf72//^j- se pressent pour écouter sa parole. l>{S.A7idré,
1668, début.) Édit. les foules.
Vaisseau : vase : « Une pareille folie que si vous vouliez remplir un vaisseau
d'une liqueur qui ne peut y être versée. » {Martha..., 1655, i^"" p.) — « La joie
du ciel y est entrée cette nuit,... mais comme dans ummisseau corrompu et déjà
rempli d'autres joies. » {Noël, 1669, addition au sermon de la Circoncision,
1668, 3« p.), etc.
Vastité. L'auteur risquait un jour ce mot : mais il l'a remplacé par immensité,
et en a fait une variante. {Toussaint, 1669, 3*^ p.)
VÉGÉTANTE : « La nature végétante. » {Démons, 1653, r' p.)
Vêtir, revêtir. Bossuet hésite sur l'indicatif, l'impératif et le subjonctif de
ces verbes: « Le Verbe se revêt... » Corrigé, peut-être plus tard : revctit{rcues-
tit). {A7inonciation, 1655, 2*= p.) — Que JÉSUS-Christ vous revête à sa mode. »
{Postul. Bernardine, 1659, 3'" p.) — « Quand vous verrez un homme nu, rcvê-
tissez-le. » (Fragment joint à la Compassio?i, 1663, mais se rapportant plutôt au
sermon sur V Aumône, 1666.) — « Quiconque s'oppose à la vérité..,, se revêtit
d'un esprit de Juif. » {Haine de la vérité, 1666, r'' p.)
Vieux. Dans sa première jeunesse, Bossuet dit : le Vieux Testament, comme
le vieux peuple. {Ascejtsion, 1654, i"^^' p.) — En 1658: « Les exemples de /'^//tvW/
et du Nouveau Testament. » {Canevas sur la Pénitence, Mission de Metz.) —
Vieux Testament reparaît pourtant en 1660. {Sur les Rechutes, r' p.)
LXII REMARQUES
— I':n i66o, ayant appelé le diable : ce vieux adultère^ il corrige : « Ce vieil
adultère. > {P/tnons, 1660, 2" p.)
V'iri:, adjectif: <!- J'ai vu que l'on ne commet pas ordinairement la course aux
plus 7'ites... » '^Providence, 1662, i'»" p.) — « Ni les chevaux ne sont vîtes, ni
les hommes ne sont adroits, que pour fuir devant le vainqueur. » {Palaiifte,
1685.) — « Aussi vite et impétueuse était l'attaque, aussi fortes et inévitables
étaient les mains du prince de Condé. » {Condé, 1687.) — « Plus vites que les
aigles, i)lus courageux que les lions. » (Ibid.)
VivRK, Survivre. Ces verbes font-ils à l'imparfait du subjonctif: qti'il véquît^
survéquit, ou qu^il vécût, survécût? M. Jacquinet adopta la première de ces
formes dans \ Oraison funèbre de Henriette de France (p. 67) ; et elle est auto-
risée par l'exemplaire (imprimé) de la Bibliothèque nationale. D'autres exem-
ples, tirés des manuscrits, sont en sens contraire : « Ainsi il naquit, ainsi il vécut,
ainsi il mourut. ^ {Purijîcatioti, 1653, 2"-" p.) C'est, il est vrai, l'indicatif; mais le
subjonctif imparfait en dérive. D'ailleurs : <L II fallait qu'zV vécût {ttescut) en ce
monde comme un exemplaire achevé d'une inimitable perfection. » {Loi de Dieu,
1653, v'^ p.) — ^11 était convenable... que... ceux qui ont précédé l'accomplis-
sement vécussent (tiescîissent) dans l'attente de ce bonheur. » {Les deux Alli-
ances, reprise, 1654.) — Bossuet a-t-il modifié ce point en vieillissant ? ou bien
le sutvéquit serait-il le fait de l'imprimeur.? Il était admis par Vaugelas.
Voici, voila, pris quelquefois l'un pour l'autre. {Rosaire, 1657, texte.)
VOLERIES : « Unies... par la société de crimes et de voleries. » {Bonté et rig.
de Dieu, 1652, 2° p.) — « Nous enrichir... par des voleries. » {S. Bernard, 1653,
2*-' p.) — « Ces biens que vous amassez par des voleries. » {Postul. Bernardine,
1656, I- p.)
On trouve de même: « Ville... qu'eux-mêmes avaient désolée par leurs ///-
leries. » {Bonté et rig. de Dieu, 1652, 2*" p.)
Vouloir. Bossuet a conjugué, au moins une fois, au subjonctif: qtie je veule.
{Scapulaire, 1653, i^''p.) Peut-être est-ce un lapsus. Nous avons reporté cette
forme dans les notes. » — Ailleurs : veuille.
Au contraire : 'Z/<?w/«?2' est un impératif régulier, et nullement synonyme de
veuillez. Nous le conservons par conséquent : « Voulez-le, ne le voulez pas,
votre éternité vous est assurée. » {Toitssaint, 1669, 3^ p.)
AVIS.
Le portrait de Bossuet que contient ce volume a été gravé sur cuivre par
M. H. Manesse, d'après le très curieux tableau de Mignard, que possède le Grand
Séminaire de Meaux. D'anciennes gravures, de Nanteuil et de Poilly, y ressem-
blent beaucoup plus qu'au Rigaud du Louvre, où Bossuet a 75 ans. Il en a ici
trente de moins. En attendant le moment de donner, nous aussi, le Bossuet de
la dernière époque, nous en reproduirons un autre, également de Rigaud, qui
fait transition. Fénelon, dans la Lettre à P Académie (x), loue les deux artistes
dans la même phrase : « Blâmer Homère d'avoir peint fidèlement d'après na-
ture, c'est reprocher à M. Mignard,... à M. Rigaud, d'avoir fait des portraits
ressemblants. »
On remarquera sur ce visage la « douceur charmante », dont les contempo-
rains, et particulièrement Saint-Simon, parlent à plusieurs reprises {Écrits
inédits de Saint-Simon, publiés par P. Faugère, II, 483, 486) ; cette «candeur»
SUR LA GRAMMAIRE ET LE VOCABULAIRE. LXIII
que Massillon ne manque pas de remarquer dans \! Oraison funèbre du Dauphin.
Un poète célébrait ainsi Bossuet Précepteur :
Proximus ingreditur Bossuetus, quem sua nuper
Usque poli sacras virtus evexit ad arces.
Ille unus Phsebo similis vocemque, oculosque,
Et placidos vîtlhis, et natam ad grandia mentem,
Infert se sublimis, et immortalia pulchro
Ore tonans laie populis oracula fundit.
(Jean Belleville, 1671. Cité par Floquet, Bossuet précepteur du Dauphin^
p. 126.)
La signature qu'on lit au bas du portrait a été ajoutée d'après un autographe
du temps, obligeamment communiqué par M. F. Lacointa.
— Des accidents à peu près inévitables dans une publication de longue ha-
leine, au moins dans une première édition, nous obligeront à faire des Errata,
Nous avions cependant été aidé dans la correction des épreuves par notre dé-
voué collègue du Petit-Séminaire du Mont-aux- Malades, l'abbé Tougard, docteur
ès-lettres. Sa collaboration nous a été particulièrement précieuse pour la recti-
fication des citations de l'Écriture, Faites de mémoire, elles contenaient des
inexactitudes fréquentes, qu'il est bien inutile de perpétuer. Nous avons indiqué
en note la leçon du manuscrit, après l'avoir corrigée, quand il y avait lieu.
— On trouvera dans ce volume trois fac-similé de l'écriture de Bossuet.
i
EXORDE d'un sermon
SUR LE JUGEMENT DERNIER
Écrit au Collège de Navarre, 1643.
Après avoir examiné l'original de ce curieux fragment dans
le cabinet de M. Choussy ('), après en avoir retourné dans
tous les sens le fac-similé, publié chez Palmé en 1884 (-), je
demeure convaincu que cette pièce, d'aspect unique à certains
égards, est le plus ancien autographe de Bossuet qui nous soit
parvenu.
J'ai démontré (Histoire critique de la Prédication de Bossuet^ p. 52)
que les pensées et les expressions sont bien du grand orateur. J'ai
constaté également, ce que personne ne nie d'ailleurs, que de nom-
breuses surcharges, ajoutées en 1665, sont du même trait que le
sermon sur le Jugement dernier. Et comme on pourrait se demander
si Bossuet n'a pas dicté cette page à quelque secrétaire inconnu,
nous avons remarqué qu'en 1665 il n'aurait pas appelé Philippus,
le père « du grand Alexandre » ; au contraire ces latinismes abon-
dent dans les essais de sa jeunesse. A ces raisons, et aux autres,
développées dans l'Appendice (p. 444) de l'ouvrage cité, ajoutons
ici qu'indépendamment des corrections de 1665, que nous repro-
duirons à leur date, on en lit plusieurs autres, beaucoup moins
différentes de la première rédaction. Là, dans une écriture un peu
plus serrée par défaut d'espace, se reconnaît indubitablement le
type ordinaire des manuscrits de la première époque, celui surtout
des annotations rapidement tracées.
D'ailleurs le manuscrit sur le Péché d'habitude, le plus ancien
après celui-ci, et dont nous donnons ci-après un fac-similé, est, lui
aussi, d'aspect unique ; et, chose remarquable, il forme transition
entre celui de notre exorde et tous les autres. Concluons donc que
nous avons ici un reste précieux des compositions de Bossuet
écolier. Ce n'est pas, croyons-nous, celle qu'un bon mot de Voiture
rendit célèbre (3), mais une seconde, dont parle aussi Ledieu, dans
ses Mémoires \^). Écrite à la demande de Cospéan, évoque de
1. A Rongères (Allier).
2. A la suite du sermon de 1665 sur le Jugement der)ner.
3. Bossuet était dans sa seizième année, quand il récita, à l'hôtel de Ram-
bouillet, son premier discours. On le lui avait fait écrire, dit Ledieu, « en
l'enfermant seul et sans livres ». L'dprcuve terminée, il était près de minuit.
Cela fournit h. Voiture l'occasion, dont il fut tout heureux, de s'écrier cju'il n'avait
jamais ouï prêcher ni si tôt ni si tard. (Cf. Tallcmant des Koauv, Histo) iettes,
xcxiv.)
4. Page 19.
SUR I.K IIHIKMKNT I )I:RNIKR. EXORDE.
Lisicux, clic fut prononccc à l'hôtel de Vendôme, presque aussi tôt,
mais non pas si tard.
Tu lie vidcbunt l'^iliuin Jionnuis Te-
7ncntcm in niibc cum poiestate 7?îagna
cl viajcstaic. {Luc, XXI, 27.)
IL y a cette (') différence parmi beaucoup d'autres entre
la gloire de Jésus-Christ et celle des grands du monde,
que la bassesse étant en ceux-ci du fonds de la nature,
et la gloire accidentelle et comme empruntée, aussi l'élé-
vation est-elle suivie d'une chute inévitable et qui n'a
plus (') de retour; et au contraire en la personne du Fils
de Dieu, comme la grandeur est essentielle et la bassesse
étrangère, ses chutes qui sont volontaires sont suivies
d'un état de gloire certain et d'une élévation toujours
j)ermanente. Écoutez comme parle l'Écriture Sainte de ce
orand roi de Macédoine, dont le nom même semble ne
respirer que des victoires et des triomphes : « En ce
temps, Alexandre, fils de Philippus (3), surmonta des ar-
mées presque invincibles, prit des forteresses imprenables,
triompha des rois, subjugua les peuples, fit trembler tout
l'univers au bruit de son nom. » Que ce commencement
est pompeux ! Mais voyez la conclusion : « Et après cela,
il tomba malade, et se sentit défaillir, et il vit sa mort
assurée, et il partagea ses États que la mort lui allait
ravir, et, ayant régné douze ans, il mourut ! » C'est à quoi
aboutit cette gloire : là se termine l'histoire du grand Alexan-
dre. L'histoire de Jésus-Christ ne commence pas, à la vérité,
si pompeusement; mais elle ne finit pas aussi par cette néces-
saire décadence. II est vrai qu'il y a des chutes (^) : il est
1. Orthographe de quelques mots sujets à modifications : ceste (cette), mesme,
parestre, apparoistra, connoissance, fciblesse, en suitte (ensuite), temps.
2. Var. point.
3. Ms. Phillippus.
4. Il est souvent question de ces chutes sublimes dans Bossuet. Nous les re-
trouvons non seulement dans la reprise de cet exorde, en 1665 (i^"" dim. de
l'Avent), mais encore : i*' dans une première rédaction d'un passage du second
point du panégyrique de saint Paul ; 2° dans le sermon sur le Rosaire (octobre
'^57) ; 3° dans le premier point d'un sermon pour la Quinquagésime : Ipsi vero
SUR LE JUGEMENT DERNIER. EXORDE.
comme tombé du sein de son Pcre dans celui d'une femme
mortelle, ensuite dans une étable, et de là, par divers degrés
de bassesse, jusqu'à l'infamie de la croix, jusqu'à l'obscurité
du tombeau. Mais c'est là qu'il commence à se relever : il
ressuscite, il monte aux cieux, il y entre en possession de sa
gloire ; et afin que cette gloire qu'il y possède se déclare à
tout l'univers, il en descendra un jour en grande pompe et
majesté pour juger les vivants et les morts.
C'est ce mystère, messieurs ('), que l'Eglise a dessein de
nous faire aujourd'hui remarquer, lorsque dans ce temps
consacré à la première venue de Notre-Seigneur dans la
faiblesse de notre chair, elle nous fait lire d'abord l'évangile
de sa gloire et de son avènement magnifique, afin que nous
contemplions d'une même vue ces états dissemblables dans
lesquels il lui a plu de paraître au monde, premièrement
le jouet, et ensuite la terreur de ses ennemis; là jugé comme
un criminel, ici juge souverain de ses juges mêmes. Sui-
vons, messieurs, ses intentions ; avant que de contempler
combien Jésus-Christ est venu faible, considérons aujour-
d'hui combien il apparaîtra redoutable ; et prions la divine
Vierge, dans laquelle il s'est revêtu de nos bassesses, de
vouloir nous obtenir la connaissance du mystère de sa gloire,
en lui disant avec l'Ange ('): [Ave, gratia plena?^
nihil... (1667); 4° au début du panégyrique de saint Thomas de Cantorbcry
(1668) ; 5" dans une courte esquisse d'un panégyrique de saint François d'Assise
(octobre 1670).
1. Ces mots sont illisibles dans le fac-similé, fait au trait; mais nous les avons
lus très distinctement sur l'original.
2. On comprend que l'évêc|ue de Lisieux ait été si enthousiasmé par le dis-
cours qui débutait ainsi, qu'il voulut présenter à la reine Anne d'Autriche auteur
et discours. Toutefois ce projet ne put se réaliser. (Voy. P'ioquet, Etudes...
I,p. II.)
*M
Sur le PÉCHÉ D'HABITUDE (').
Vois 16 '+6.
^ Vers 115 '+(3. ^;r
On lit sur le manuscrit cette note effacée: â/. de. Sarlat. Elle
siL^nifie (jue Bossuet écrit cette es(iuisse après avoir entendu un
scnnon cle révécjue de Sarlat, Jean de Lingendes, qui prêcha à la
Cour le Carême de 1645, et les (juatre stations suivantes. (Voy.
Gandar, Bossuct orateur, p. / ; Jacquinet, Les Prédicateurs du
A' /VA siècle avant Bossuet, p. 256; Hurcl, Les Orateurs sacrés à la
Cour de Louis XIV, Introd., XI, et I,p. 5 ; et notre Histoire critique,
p. 120.)
Erat aictein œi^er /ri oint a
ûctfl ajiiios habens in itifirmi-
tate sua. {Joan.^ V.)
PAR ce malade est fort bien représenté le pécheur
endurci qui vieillit dans sa maladie et dans sa cor-
ruption. C'est la plus dangereuse maladie des chrétiens,
et par conséquent qui a besoin d'être traitée avec une
très grande et très exacte diligence. Or pour traiter une
maladie, il faut premièrement en connaître les principes
et la nature ; ensuite il en faut remarquer et découvrir
les suites ; et enfin il faut choisir les remèdes les plus
convenables.
PREMIER POINT. LA NATURE DU PÉCHÉ D'HABITUDE.
Le péché a cela de propre qu'il imprime une tache à l'âme,
qui va défigurant en elle toute sa beauté, et passe l'éponge
sur les traits de l'image du Créateur qui s'y est représenté
lui-même. Mais un péché réitéré, outre cette tache, produit
encore dans l'âme une pente et une forte inclination au mal ;
à cause qu'entrant dans le fond de l'âme, il ruine toutes ses
bonnes inclinations, et l'entraîne par son propre poids aux
objets de la terre.
L'Écriture se sert de trois comparaisons puissantes
pour exprimer le danger de cette maladie : Induit male-
dictionem sicut vestinieiitttm, et intfavit sicut aqua in inte-
I. Mss. 12822, f. 1 10.
SUR LE PÉCHÉ d'habitude.
riora ejtis, et sicut oleum in ossibus ejus (''). La malédiction
est dans le pécheur par habitude comme le vêtement, parce
qu'elle emplit tout son extérieur, toutes ses actions, toutes
ses paroles: sa langue ne fait que débiter le mensonge;
elle entre comme l'eau dans son intérieur, et y va corrompre
ses pensées, en sorte qu'il n'en a plus que celles de son
ambition, etc.; et enfin elle (') pénètre comme Thuile dans
ses os, c'est-à-dire, dans ce qui soutient son âme et lui
donne sa solidité. Il étouffe tous les sentiments de la foi,
car enfin tout s'évanouit dans ces grandes attaches qu'il a au
péché; ruine l'espérance, car tout son espoir est dans la
terre ; étouffe la charité, car l'amour de Dieu ne peut point
s'accorder avec l'amour des créatures. Ou bien le vêtement
marque l'adhérence (^); l'eau, l'impétuosité; l'huile, une tache
qui se répand partout et ne s'efface quasi jamais. C'est donc
une grande maladie que le péché d'habitude ; et pour recon-
naître si elle est en nous, cette maladie, si nous péchons par
habitude, il faut peser trois choses, mais sans se flatter.
Premièrement, si vous faites le mal avec plaisir ; car tout
plaisir est conformité à quelque nature; or il est certain que
le péché n'a pas de soi cette conformité avec votre nature, il
faut donc que la réitération du péché ait fait en vous une
autre nature, et cette autre nature c'est la coutume. Oui
pèche donc souvent avec plaisir, celui-là pèche d'un péché
d'habitude, c'est un pécheur endurci.
Secondement, péchez-vous sans remords de conscience ?
car le remords de conscience est une suite de la réflexion :
or pécher souvent sans réflexion, c'est marque de la grande
inclination qu'on y a, et que la face du péché ne nous semble
plus farouche: nous y sommes accoutumés. Exemple: David
a fait deux grands crimes ; l'un le dénombrement de son peu-
ple : dans celui-là il ne péchait pas par habitude; car il ne l'a
fait qu'une fois. C'est pourquoi incontinent: Perciissil ( ) a?;'
David euvî {^') \ voilà le remords. Mais dans son adultère,
qui dura un an, son cceur ne le frappe plus : au contraire.
a. Pj., cvni, i8. — h.W Rcii:, xxiv, lo.
1. M s il pdnotrc (distraction).
2. Edit. inar(|uc l.i tyrannie. (lîizarrc faute de lecture.)
3. Ms. Penussil cuin cor David.
SUR LE rÉCHÉ d'habitude.
ladultcrc attire l'homicide, et rhomicide avec le ravissement
de rhomieur d'Urie; car, commandant à Joab de le faire
mourir, il lui tlonnc; sujet de songer (ju'il l'avait mérité. Aussi
dit-il en cc;l état, (jue « la lumière de ses yeux l'avait aban-
tlonné ^> : LiDiitii oculonini incorujJi, cl ipsiim non est me-
Litni ('). Il ne dit pas que ses yeux l'eussent abandonné, car
la connaissance lui demeurait ; mais la lumière de ses yeux.
Quelle est la lumière des yeux de la connaissance ? la
réflexion, (|ui l'éclairé et qui la conduit elle-même, qui décou-
vre et conduit le reste de l'homme. Il ne faisait donc pas de
réflexion sur son péché ; par conséquent, point de remords :
car le remords naît de la réflexion. C'est donc une marque
de l'accoutumance au péché, que de pécher sans remords.
Troisièmement, il faut voir si vous péchez sans résistance;
car pécher sans résistance, c'est une marque que la force de
l'ame est abattue, ce qui ne se fait que par la coutume :
De?'clii]7iit (') me virhis mea, dit David (^'), décrivant son
endurcissement.
DEUXIÈME POINT. LES SUITES DU PÉCHÉ D'HABITUDE.
La première, que quand on commet deux fois un même
péché, le second est toujours • plus grand que le premier ;
à cause que le péché s'augmente ou à raison de la grandeur
de la matière en laquelle on pèche, ou à raison de la force
avec laquelle on s'y attache» Le second péché est plus grand
que le premier à raison de la matière : vous avez volé les
particuliers ; dans deux jours vous volerez le prince, si l'oc-
casion s'en présente : par les moindres péchés vous vous
disposez aux plus grands. Achab ayant fait mourir un de
ses sujets pour avoir son bien, le prophète lui dit de la part
de Dieu : « Tu as volé et tu as tué ; tu feras encore pis : »
Et acides (^). Mais ce n'est pas tout : la première fois vous
péchez avec moins d'inclination et d'attache, mais la seconde,
elle augmente, et par suite vous aimez plus votre crime, vous
vous y portez avec plus de force ; votre péché est donc plus
grand : comme l'amour de Dieu s'accroît par les actions de
a. Ps., XXXVII, lo. — b. Ibid. — c. III Re^., xxi, 19.
I. Ms. Deserit.
SUR LE PÉCHÉ d'habitude.
vertu, aussi l'amour des créatures par les actions vicieuses.
Il s'ensuit donc qu'au lieu qu'on pense s'excuser en disant :
Je pèche, mais c'est par coutume, on s'accuse davantage.
Je sais bien ce que disent les méchants pour défendre ces
excuses : premièrement que la coutume étouffe (') la ré-
flexion, qu'on va plus à l'aveugle, et qu'ainsi l'âme ayant
moins de secours, elle est moins blâmable de se laisser
vaincre ; secondement, que la coutume apporte une inclina-
tion puissante qui vous empêche : et si elle vous empêche,
il y a moins de volontaire ; et le péché suit et est égal au
volontaire.
Mais j'oppose deux choses à ces deux raisons. En premier
lieu, que le manque de secours n'excuse jamais lorsque c'est
une punition de notre faute, et que nous nous l'ôtons volon-
tairement nous-mêmes. On avertit un capitaine: Prenez
garde, les ennemis vous surprendront pendant la nuit ; pour
les empêcher, faites allumer des flambeaux par toute la ville.
Ce capitaine, au lieu de suivre cet avis, fait éteindre tous les
flambeaux, et est surpris à la faveur des ténèbres ; son excuse
semble raisonnable s'il dit : J'ai été surpris, il est vrai, mais
c'est pendant les ténèbres. Non certainement, car on l'avait
averti de se garder des ténèbres. Tout de même on nous
avertit : Donnez -vous garde, le prince des ténèbres vous
surprendra parmi l'obscurité. Si donc ensuite vous éteignez
vous-mêmes les lumières de la raison, et si vous en cor-
rompez l'usage par la multitude de vos péchés, le défaut
de lumière ne pourra pas vous servir d'excuse. Voilà pour
la première opposition.
A la seconde, je dis qu'il y a deux sortes d'emportement :
l'un est l'emportement d'une volonté prévenue, l'autre est
l'emportement d'une volonté persuadée. Vous êtes tourmenté
d'une forte tentation, sa force divertit celle de votre raison,
vous péchez quasi sans y penser: voilà une volonté prévenue
et emportée de cet emportement de surprise, et celui-là sans
doute peut diminuer le péché. Mais l'emportement d\\nc.
volonté persuadée ne le peut pas diminuer, à cause cjue
l'inch'nation y est i)his L^rande, l'application plus forte, la
I. /ùù'/. Ole la icllexion.
8 SUR LK i'i':('iii'; d'iiaiutudk.
victoire de la chair cl du péché i)hi.s pleine et plus entière ;
partant c'est une fort niauv^iise con.sc(iuence de vouloir
infcM-er qu'une faute est petite parce qu'on y tombe parcou-
tunu*.
La seconde mauvaise suite est la nécessité dépêcher.
TKOISll'MK POINT. LK REMÈDE.
Dais i////>oss/â///a non jtibet; sed jubendo admonet et facere
tjuodpossis, et petcre quod non possis {^). Il y a ici des choses
que vous pouvez faire, il y en [a] que vous ne pouvez pas faire.
Je veux bien croire que dans la présence de l'objet et dans
une occasion pressante, vous ne pouvez pas résister, mais du
moins vous pouvez éviter l'occasion ; voilà quant à ce que
vous pouvez : facere qnod possis. Mais quant à ce que vous
ne pouvez pas, que faut-il faire ? Demander instamment à
Dieu qu'il surmonte en vous par sa grâce le péché qui est
depuis si longtemps le maître, qu'il surmonte vos mauvaises
inclinations par de bonnes : petite ('^), demandez avec in-
stance ; et s'il rejette vos demandes, qtiœrite, cherchez les
moyens de l'apaiser ; employez les justes, employez les bien-
heureux, employez la Mère (') de Dieu, employez Jésus-
Christ même \pulsate, frappez à sa justice et dites-lui : Ah !
justice de mon Dieu, vous ne punissez pas nos fautes à la
rigueur en ce monde ; frappez à la sagesse et dites-lui : Ah !
sagesse de mon Dieu, vous savez tant de moyens de vaincre
mon vice ! Criez à Dieu, mais criez du fond de l'âme, de
profundis ('), et Dieu écoutera à la fin votre oraison.
a. s. Aug., De Naiiir. et Grat.^ cap. XLiil, n. 50. — b. Matlh.^ vu, 7. —
c. Ps.^ cxxix, I.
I. Edit. la mort de Dieu. (Contresens.)
I. Péché d'habitude, 1646. (Voy. p. 8.)
\f'UtM^*î'^i^Hét^'^vi4^ (m".
TitV
'4/t ^H^
^Lç.
yppit^'.
f^^ûUa-yitfi,
\
vTl (^^
De la BRIEVETE de la VIE (■)•
^4
Cette célèbre Méditation a été écrite par Bossuet pendant sa
retraite pour le sous-diaconat, à Langres, septembre 1648. (Voy.
Histoire critique, p. 120-122.)
C^ 'EST bien peu de chose que l'homme, et tout ce
y qui a fin est peu de chose. Le temps viendra où
cet homme qui nous semblait si grand ne sera plus, où
il sera comme l'enfant qui est encore à naître, où il ne sera
rien. Si longtemps qu'on soit au monde, y serait-on mille
ans, il en faut venir là. Il n'y a que le temps de ma vie
qui me fait différent de ce qui ne fut jamais : cette diffé-
rence est bien petite, puisqu'à la fin je serai encore con-
fondu avec ce qui n'est point ; ce qui arrivera le jour où
il ne paraîtra pas seulement que j'aie été, et où peu m'im-
portera combien de temps j'ai été, puisque je ne serai
plus. J'entre dans la vie avec la loi d'en sortir, je viens faire
mon personnage, je viens me montrer comme les autres ;
après, il faudra disparaître. J'en vois passer devant moi,
I. Mss. 12822, f. 370. En tête de la feuille on lit la fin d'une autre Méditation,
sîir la Pénitence. Voici ce frajj^ment :
[...la charité] «qui fait Vun\or\, vi?tat/ujn perfeciionis {Coloss., m, 14). De sorte
que je ne suis que comme ces membres qui pendent et ne sont plus rien au corps
qu'un fardeau inutile. II n'y a que la foi et l'espérance qui me demeurent ; encore
sont-elles mortes, car elles n'ont leur vie que par la charité. Mais au moins je
tiens au corps par elles, comme par quelques petites fibres. Ce sont les semen-
ces de la vie. Qui les fomentera ces semences.'' qui leur donnera la chaleur
vitale ? Il faut en prier aujourd'hui la Mère de Dieu. Voici ma résolution et
ma prière.
« Mère de mon Dieu, c'est dans vos chastes entrailles que le Verbe a pris sa
nouvelle vie ; je vous prie par ce sant; imr et virijjinal que vous lui avez donné
pour la recevoir, que je puisse par votre intercession recouvrer la vie nouvelle
qui m'a été communicpiée par le Verbe. Et d'autant que cette vie nouvelle, qui
réside principalement en lui, se répand de lui immédiatement sur vous comme
à la partie qui a le plus d'union avec lui, et que y entrant toute pure avec abon-
dance, elle se peut de 1<\ répandre sur les autres par votre moyen, souffrez que
j'aie recours à votre intercession, et que je vous prie ilc faire en sorte auprès de
votre Fils qu'il anime ce reste de vie spirituelle que le pé( hé !u'a laissé malj^ré
sa malice, par la ijjrAce de Dieu, et (|uc je puisse ensuite vivrk a Jksus ET
JÉSUS KN MOI, Et cela pour jamais. >>
lO lîRI^.VETI^ DE LA VIE. Ml':niTATION.
d'autres me verront passer ; ceux-là mêmes donneront à leurs
successeurs le même spectacle ; et tous enfin se viendront
confondre dans le néant.
]\Ta vie est de quatre-vingts ans tout au j^lus; prenons-en
cent : cjuil y a eu de temps où je n étais pas ! qu'il y en a où
je ne serai point ! et que j'occupe peu de place dans ce grand
abime de temps (') ! Je ne suis rien ; ce petit intervalle n'est
pas capable de me distinguer du néant où il faut que j'aille.
Je ne suis venu que pour faire nombre, encore n'avait-on
que faire de moi ; et la comédie ne se serait pas moins bien
jouée, quand je serais demeuré derrière le théâtre. Ma par-
tie est bien petite en ce monde, et si peu considérable que,
quand je regarde de près, il me semble que c'est un songe
de me voir ici, et que tout ce que je vois ne sont que de
vains simulacres : Prœterit figura huj us mundii^).
Ma carrière est de quatre-vingts ans tout au plus ; et
pour aller là, par combien de périls faut-il passer ? par com-
bien de maladies, etc. 1 à quoi tient-il que le cours ne s'en
arrête à chaque moment ? Ne l'ai-je pas reconnu quantité de
fois ? J'ai échappé la mort à telle et telle rencontre : c'est
mal parler, j'ai échappé la mort : j'ai évité ce péril, mais non
pas la mort : la mort nous dresse diverses embûches ; si nous
échappons l'une, nous tombons en une autre ; à la fin il faut
venir entre ses mains. Il me semble que je vois un arbre
battu des vents ; il y a des feuilles qui tombent à chaque
moment ; les unes résistent plus, les autres moins : que s'il y
en a qui échappent de l'orage, toujours l'hiver viendra qui
les flétrira et les fera tomber : ou comme dans une grande
tempête, les uns sont soudainement suffoqués, les autres
flottent sur un ais abandonné aux vagues ; et lorsqu'ils
croient (^) avoir évité tous les périls, après avoir duré long-
temps, un flot les pousse contre les écueils et les brise. Il en
est de même : le grand nombre d'hommes qui courent la
même carrière fait que quelques-uns passent jusqu'au bout ;
a. I Cor.^ vn, 31.
1. Gandar: dans ce grand abîme des ans.
2. Edit. lorsqu'il croit avoir..., un flot le pousse, etc. — Il y a en effet le singu-
lier au manuscrit; mais c'est une de ces distractions évidentes qu'il faut
corriger sans hésitation.
BRIÈVETÉ DE LA VIE. MÉDITATION. I J
mais après avoir évité les attaques diverses de la mort, arri-
vant au bout de la carrière où ils tendaient parmi tant de
périls, ils la vont trouver eux-mêmes, et tombent h. la fin de
leur course : leur vie s'éteint d'elle-même comme une chan-
delle qui a consumé sa matière.
Ma carrière est de quatre-vingts ans tout au plus ; et de
ces quatre-vingts ans, combien y en a-t-il que je compte
pendant ma vie ? Le sommeil est plus semblable à la mort :
l'enfance est la vie d'une bête. Combien de temps voudrais-
je avoir effacé de mon adolescence ? et quand je serai plus
âgé, combien encore ? Voyons à quoi tout cela se réduit.
Qu'est-ce que je compterai donc ? car tout cela n'en est déjà
pas. Le temps oii j'ai eu quelque contentement, où j'ai ac-
quis quelque honneur ? mais combien ce temps est-il clair-
semé dans ma vie ? c'est comme des clous attachés à une
longue muraille, dans quelque distance ; vous diriez que
cela occupe bien de la place ; amassez-les, il n'y en a pas
pour emplir la main. Si j'ôte le sommeil, les maladies, les
inquiétudes, etc., de ma vie ; que je prenne maintenant tout
le temps où j'ai eu quelque contentement ou quelque hon-
neur, à quoi cela va-t-il ? Mais ces contentements, les ai-je
eus tous ensemble ? les ai-je eus autrement que par par-
celles ? mais les ai-je eus sans inquiétude, et s'il y a de l'in-
quiétude, les donnerai-je au temps que j'estime, ou à celui
que je ne compte pas ? Et ne l'ayant pas eu à la fois, l'ai-je
du moins eu tout de suite ? l'inquiétude n'a-t-elle pas toujours
divisé deux contentements ? ne s'est-elle pas toujours jetée à
la traverse pour les empêcher de se toucher ? Mais que m'en
reste-t-il ? des plaisirs licites, un souvenir inutile ; des illi-
cites, un regret, une obligation à l'enfer ou à la pénitence,
etc.
Ah ! que nous avons bien raison de dire que nous passons
notre temps ! Nous le passons véritablement, et nous passons
avec lui. Tout mon être tient à un moment ; voilà ce qui me
sépare du rien : celui-là s'écoule, j'en prends un autre : ils se
passent les uns après les autres; kîs uns après les autres je les
joins, tâchant de m'assurer ; et je ne m'aperçois pas qu'ils
m'(!ntraînent insensiblement avec eux, et que je uKuniuerai
12 BKlÈVliïÉ DE LA VIE. MÉDITATION.
au temps, non pas le temps à moi. Voilà ce que c'est que de
ma vie ; et ce qui est épouvantable, c'est que cela passe à
mon égard, devant Dieu cela demeure. Ces choses me re-
gardent. Ce qui est à moi, la possession en dépend du temps,
parce que j'en dépends moi-même ; mais elles sont à Dieu
devant moi, elles dépendent de Dieu devant que du temps ;
le temps ne les peut tirer (') de son empire, il est au-dessus
du temps : à son égard cela demeure, cela entre dans ses
trésors. Ce que j'y aurai mis, je le trouverai : ce que je fais
dans le temps, passe par le temps à l'éternité ; d'autant que
le temps est compris et est sous l'éternité, et aboutit à l'éter-
nité, fe ne jouis des moments de cette vie (') que durant le
passage ; quand ils passent, il faut que j'en réponde comme
s'ils demeuraient. Ce n'est pas assez dire : ils sont passés,
je n'y songerai plus : ils sont passés, oui pour moi, mais à
Dieu, non ; il m'en demandera compte.
Eh bien ! mon âme, est-ce donc si grand' chose que cette
vie ? et si cette vie est si peu de chose, parce qu'elle passe,
qu'est-ce que les plaisirs qui ne tiennent pas toute la vie, et
qui passent en un moment ? cela vaut-il bien la peine de se
damner ? cela vaut-il bien la peine de se donner tant de
peine, d'avoir tant de vanité ? Mon Dieu, je me résous de
tout mon cœur en votre présence de penser tous les jours, au
moins en me couchant et en me levant, à la mort. En cette
pensée : ^< J'ai peu de temps, j'ai beaucoup de chemin à faire,
peut-être en ai-je encore moins que je ne pense, » je louerai
Dieu de m'avoir retiré ici pour songer à la pénitence. Je
mettrai ordre à mes affaires, à ma confession, à mes exer-
cices avec grande exactitude, grand courage, grande dili-
gence ; pensant non pas à ce qui passe, mais à ce qui de-
meure.
1. Erù'/. retirer. — Afs. ne les peut les tirer. (Lapsus.)
2. E(Ut.^ vicmc Gandar : des moments de ce plaisir. — Cette faute de lecture
altère le sens de tout ce passage.
.1. .1.
— » ■ . ■ » —
^^^. ■■:^. ^^ ^^!^2&J^ ^^ ^^ -^^i^ji^i^Mii^
MÉDITATION sur la FÉLICITÉ
DES SAINTS (0- Au Collège de Navarre, 1648.
^^wwwwwwwwwwwwww^
« Revenu à Taris, dit Lcdicu dans ses Mémoires sur Bossncf,
il fut admis par M. Cornet dans la confrérie du Rosaire, établie
à Navarre, et y récita une docte et tendre exhortation, dont on
voit encore aujourd'hui l'éloge dans les registres de cette maison, le
24 d'octobre 1648 (2). »
Ce 24 d'octobre était le samedi précédant la vigile de la Toussaint.
On anticipait les solennités dans les réunions de Navarre. Notre
méditation peut bien avoir été prononcée (3) dans une réunion pré-
paratoire à la fête. Certaines particularités orthographiques ('^), dont
on ne trouve d'exemple que dans cet opuscule et dans la Brièveté de
la vie^ ne permettent pas de les séparer.
Les anciens éditeurs avaient fondu cette composition avec un
sermon de l'année suivante, sur le même sujet. L'édition Lâchât, et
un peu avant elle, une autre édition, qui parut chez Catticr, à Tours,
en 1862, ont dégagé les deux rédactions. Le texte de Lâchât est
malheureusement déparé, non seulement par des fautes de lecture,
mais par l'interpolation d'un exorde, ayant une division tout autre
que celle qui se lit dans la première phrase de notre Méditation.
POUR nous représenter quelle sera la félicité des
enfants de Dieu en l'autre vie, il faut considérer
premièrement en gros combien elle doit être grande et
inconcevable, afin de nous en imprimer l'estime ; et après,
il faut voir en quoi elle consiste, pour avoir quelque con-
naissance de ce que nous désirons.
L Pour ce qui regarde la première considération, nous
la pouvons prendre de la grandeur de Dieu et de l'affection
avec laquelle il a entrepris de donner la gloire à ses enfants.
C'est une chose prodigieuse de voir l'exécution des des-
seins de Dieu. Il renverse en moins de rien les plus hautes
entreprises ; tous les éléments changent de nature pour lui
1. Mss. 12821, f. 14-26.
2. Page 22.
3. C'est ce qui semble formellement indique par ces mots : « Comme j'ai dit
en cette action. » — Toutefois l'cuuvrc a plutôt l'aspect d'un exercice scolaire
que d'un discours. Peut-être était-elle destinée ;\ être lue (rccitavit).
4. Exemples : est til ; y eust til ; considerast lil ; etc.
14 FÉI.IcriM'. I>KS SAINTS. MÉDITATION.
servir ; (Mifin il fait paraître dans toutes ses actions qu'il est
le seul Dieu et le créateur du ciel et de la terre. Or il s'agit
ici de l'accomplissement du plus grand dessein de Dieu, et
qui est la consommation de tous ses ouvrages.
Toute cause intelligente se propose une fin de son ouvrage.
Or, la fin de Dieu ne peut être que lui-même. Et comme il
est souverainement abondant, il ne peut retirer aucun profit
de l'action qu'il exerce, autre que la gloire qu'il a de faire du
bien aux autres et de manifester l'excellence de sa nature ;
et cela parce qu'il est bien digne de sa grandeur de faire
largesse de ses trésors, et que d'autres se ressentent de son
abondance. Que s'il est vrai qu'il soit de la grandeur de Dieu
de se répandre, sans doute son plus grand plaisir ne doit pas
être de se communiquer aux natures insensibles. Elles ne
sont pas capables de reconnaître ses faveurs, ni de regarder
la main de qui elles tirent leur perfection. Elles reçoivent,
mais elles ne savent pas remercier. C'est pourquoi quand il
leur donne, ce n'est pas tant à elles qu'il veut donner, qu'aux
natures intelligentes à qui il les destine. Il n'y a que celles-ci
à qui il ait donné l'adresse d'en savoir user. Elles seules en
connaissent le prix ; il n'y a qu'elles qui en puissent bénir
l'auteur. Puis donc que Dieu n'adonné qu'aux natures intel-
ligentes la puissance de s'en servir, sans doute ce n'est que
pour elles qu'il les a faites. Aussi l'homme est établi de Dieu
comme leur arbitre, et si le péché n'eût point ruiné cette
disposition admirable du Créateur dès son commencement,
nous verrions encore durer cette belle république. Dieu
donc a fait pour les créatures raisonnables les natures infé-
rieures. Et quant aux créatures intelligentes, il les a destinées
à la souveraine béatitude qui regarde la possession du sou-
verain bien : il les a faites immédiatement pour soi-même.
Voilà donc l'ordre de la Providence divine, de faire les choses
insensibles et privées de connaissance pour les intelligentes
et raisonnables, et les raisonnables pour la possession de sa
propre essence. Donc ce qui regarde la souveraine béatitude
est le dernier accomplissement des ouvrages de Dieu. C'est
pourquoi dans le dernier jugement Dieu dit à ses élus:
« Venez, les bien-aimés de mon Père, au royaume qui vous
FÉLICITÉ DES SAINTS. MÉDITATION.
15
est préparé dès la constitution du monde ('"). » Il dit bien aux
malheureux : « Allez au feu qui vous est préparé » ; mais il ne
dit pas qu'il soit préparé (') dès le commencement du monde.
Cela ne veut dire autre chose sinon que la création de ce
monde n'était qu'un préparatif de l'ouvrage de Dieu, et que
la gloire de ses élus en serait le dernier accomplissement.
Comme s'il disait : Venez, les bien-aimés de mon Père : c'est
vous qu'il regardait quand il faisait le monde ; et il ne faisait
alors que vous préparer un royaume.
Que si nous venons à considérer la qualité de la Provi-
dence, nous le jugerons encore plus infailliblement. La par-
faite prudence ne se doit proposer qu'une même fin, d'autant
que son objet est de mettre l'ordre partout ; et l'ordre ne se
trouve que dans la disposition des moyens et dans leur liaison
avec la fin. Ainsi elle doit tout ramasser pour paraître uni-
verselle, tout digérer par ordre pour paraître sage, tout lier
pour paraître uniforme ; et c'est pourquoi il y doit avoir une
dépendance de tous les moyens, afin que le corps du dessein
soit plus ferme et que toutes les parties s'entretiennent.
L'imparfait se doit rapporter au parfait, la nature à la grâce,
la grâce à la gloire. C'est pourquoi si les cieux se meuvent
de ces mouvements éternels, si les choses inférieures se main-
tiennent par ces agitations si réglées, si la nature fait voir
dans les différentes saisons ses propriétés diverses, ce n'est
que pour les élus de Dieu que tous les ressorts se remuent.
Les peuples ne durent que tant qu'il y a des élus à tirer de
leur multitude : Constituit tejniiinos popîLlorumjtixta nnmcruiu
filiorum Israël (^). Les éléments et les causes créées ne per-
sistent que parce que Dieu a enveloppé ses élus dans leur
ordre, et qu'il les veut faire sortir de leurs actions. « Aussi
elles sont comme dans les douleurs de l'enfantement : »
Omnis creatm^a ingemiscit et parhtrit tcsque adJnic (' ). « Elles
attendent avec impatience que Dieu fasse la découverte de
ses enfants : » Revelatiofiem filiorum Del cxpcctat ("'). L'au-
teur de leur nature, qui leur a donné leurs inclinations, leur
a. Matth.^ XXV, 34, 41. — b. Deut.^ xxxn, 8. — c. Rom.^ vni, 22. —
d. Rom.^ vni, 19.
I. l'idit. qu'il fût iircparc.
i6 fi':ltciti': dks saints, mkhitation.
a ini[)rimc un .iinour comme naturel de ceux à qui il les a
ckîstinces. Telles ne font point encore de discernement; c'est
à Dieu de commencer, c'est à lui à faire voir ceux qu'il recon-
naît pour s(!s enfants Ici^itimes. Et quand il les aura marqués,
qu'il aura dchrouillc cette confusion qui les mêle, elles tour-
neront toute leur fureur contre ses ennemis : Ptignabit cum
eo orbistcrraruvi contra insensatos (^). Elles se soumettront
volontiers à ses enfants : Omnis creatm^a ingemiscit et par-
turit usqiie adJmc,... 7'evelationem êxpectans filiorîtm Dei.
Si nous allons encore plus avant dans le dessein de Dieu,
nous trouverons quatre communications de sa nature. La
première dans la création, la seconde se fait par la grâce, la
troisième de sa gloire, la quatrième de sa personne. Et si le
moins parfait est pour le plus excellent, donc la création
regardait la justification, et la justification était pour la com-
munication de la gloire, et la communication de la gloire
pour la personnelle. C'est la gradation de saint Paul : Omnia
vestra swit, vos autem Ckristi, CJudstus aute7n Dei (^). Mais
il ne faut pas séparer Jésus-Christ d'avec ses élus, d'autant
que c'est le même esprit de Jésus-Christ qui se répand sur
eux : tanqttam unguentum in capite (^). Ce sont ses membres,
et la glorification n'est que la consommation du corps de
Jésus-Christ : Donec occu^n'a^mts ei in viritm perfccttim se-
cvndîon mensuram plenitudinis Ckristi (f) : «Jusqu'à ce que
nous parvenions à l'état d'un homme parfait, à la mesure de
l'âge et de la p>lénitude selon laquelle Jésus-Christ doit être
formé en nous.» Et nous sommes tous bénis en Jésus-Christ;
tanquam in nno (^). Donc les prédestinés sont ceux qui ont
toutes les pensées de Dieu dès l'éternité, ce sont ceux à qui
aboutissent tous ses desseins. C'est pourquoi: om^iia propter
electos (^). C'est pourquoi encore : Diligentibiis Deuin omnia
cooperantur in bonum (^'') ; omnia, d'autant que tout étant
fait pour leur gloire, il n'y a rien à qui le Créateur n'ait
donné une puissance et même une secrète inclination de
les y servir.
Et il y a ici deux choses à remarquer : l'une, que c'est à
a. Sap.^ V, 21. — b. I Cor.^ in, 22, 23. — c. Ps.^ cxxxii, 2. — d. Ephes., IV,
13. — e. Galat,, Hl, 16. — /. II Cor., iv, 15. — g. Rom.^ vni, 28.
FÉLICITÉ DES SAINTS. MÉDITATION. I 7
eux que se terminent tous les desseins de Dieu ; la seconde,
qu'ils se terminent à eux conjointement avec Jksus-Christ.
Quel doit être cet ouvrage à qui la création de cet univers
n'a servi que de préparation, que Dieu a regardé dans toutes
ses actions, qui était le but de tous ses désirs, enfin après
l'exécution duquel il se veut reposer toute l'éternité ! Il y
aura assez de quoi contenter cette nature infinie. Lui qui a
trouvé que la création du monde n'était pas une entreprise
digne de lui, se contentera après avoir consommé le nombre
de ses élus. Toute l'éternité il ne fera que leur dire : voilà ce
que j'ai fait ; voyez: n'ai-je pas bien réussi dans mes desseins.'^
pouvais-je me proposer une fin plus excellente ?
Et qui peut douter que ce dessein ne soit tout extraordi-
naire, puisque Dieu y agit avec passion ? Il s'est contenté
de dire un mot pour créer le ciel et la terre. Nous ne voyons
pas là une émotion véhémente. Mais pour ce qui regarde la
gloire de ses élus, vous diriez qu'il s'y applique de toutes ses
forces : au moins y a-t-il employé le plus grand de tous les
miracles, l'Incarnation de son Fils. Ne s'est-il pas lié et
comme « collé d'affection avec son peuple » ? ConghUmatits
est Dominus patriotes nostris ('"). Tantôt il se compare à une
aigle qui excite ses petits à voler, tantôt à une poule qui
ramasse ses petits poussins sous ses ailes. Il condescend à
toutes leurs faiblesses ; son amour le porte à l'excès, et lui
fait faire des actions qui paraissent extravagantes. Ecoutez
comme il crie au milieu du temple : Si guis sitit, veniat ad Die
et bibat i^'). Il n'en faut pas douter, il y a ici une inclination
véhémente. Jamais Dieu n'a rien voulu avec tant de passion :
or vouloir à Dieu c'est faire. Donc ce qu'il fera pour ses élus
sera si grand que tout l'univers ne paraîtra rien à compa-
raison de cet ouvrage. Sa passion est si grande qu'elle passe
à tous ses amis, et fait remuera ses ennemis tous leurs arti-
fices pour s'opposer à l'exécution de ce grand dessein. C'est
le propre des grands desseins de s'étendre à beaucoup de
personnes. Et nous ne jugeons jamais un dessein si grand
que lorsque nous voyons que tous les amis y prennent part,
et que tous les ennemis s'en remuent. Comme ils ne s'ex-
a. Deuf.^ X, 15. - h.Joau.^ vu, 37.
Sermons de Hossuet. a
l8 FÉLICITÉ DES SAINTS. MÉDITATIOM.
citent i\ul\ cause de nous et que nous donnons le branle
à leurs mouvements, il fiuit que notre émotion soit bien
grande pour porter son coup si loin.
Elle paraît bien, son affection envers ses élus, par les soins
qu'il a de les rechercher. N'est-ce pas lui qui les a assemblés
de tous les coins de la terre, qui leur a donné le sang de son
Fils ? Et celui qui leur a donné son Fils, que leur peut-il
refuser ? Il a pris plaisir lui-môme de les faire aimables, afin
de leur donner sans réserve son affection : Dédit se^netipsum
pro nobis, ut mundaret sibi populum acceptabilein, sectatorern
bo7ionini opertcm ("). Quoi ! en ce monde, qui est un lieu
d'épreuve et de larmes,oii il ne leur promet que des misères,
où il veut les séparer de toutes choses : Veni sepai^are, etc.;.
Non veni pacem mittere, sed gladium ('^) ! Cependant il les
comble de bénédictions. Ils sont inébranlables, voient tout
le monde sous leurs pieds : ils se réjouissent dans leurs peines:
Gaudentes quia digni habiti sunt pro nominejesu contumeliam
pati ('). Au reste ils sont dans un repos, une fermeté et une
éofalité merveilleuse. Leurs chaînes délivrent les infirmes de
leurs maladies : il donne de la gloire jusqu'à leurs ombres.
Vous diriez que quelque résolution qu'il ait prise, il ne saurait
s'empêcher de leur faire du bien, et de leur laisser tomber
un petit avant-goût de leur béatitude. Et cependant cela n'est
rien, il leur en prépare bien davantage. Il n'estime pas que
cela rompe la résolution de les affliger : tant il estime peu
ces biens à comparaison de ceux qu'il leur garde ! Ce monde
même, quoiqu'il ait été fait pour les élus, il semble que Dieu
n'estime pas ce présent : ou s'il l'estime, c'est à peu près
comme un père estimerait cette partie du bien de ses enfants
de laquelle ils auraient l'usage commun avec les valets. Ce
soleil, tout beau qu'il est, luit également sur les bons et sur
les impies. Et quelles seront donc les choses qu'il réserve
pour ses enfants ! avec combien de magnificence les régalera-
t-il dans ce banquet de la gloire, où il n'y aura que des per-
sonnes choisies, electi, et où il ne craindra plus de profaner
ses bienfaits ! Avec quelle abondance cette nature souverai-
nement bonne selaissera-t-elle répandre! abondance d'autant
a. Tit.^ II, \^. — b. Mat th., x, 35 ; Ibid., 34. — c. Act.^ v, 41..
I
FÉLICITÉ DES SAINTS. MÉDITATION. I9
plus grande, qu'elle se sera rétrécie si longtemps durant le
cours de ce temps misérable, et qu'il faudra alors qu'elle se
déborde ('). Vivez, heureux favoris du Dieu des armées : il
a tout fait pour vous : il vous a préservés parmi tous les périls
de ce monde: il vous a gardés, quasi pupillarn ocitli sut {'').
Il ne s'est pas contenté de vous faire du bien par miséricorde:
il a voulu vous être redevable, afin de vous donner plus
abondamment. Il a voulu vous donner le contentement de
mériter votre bonheur, et a mieux aimé partager avec vous
la gloire de votre salut et de son dessein dernier, que de
diminuer la satisfaction de votre âme. Vous êtes les succes-
seurs de son héritage: c'est vous que regardent les promesses
qu'il a faites à Abraham et à Isaac ; mais c'est vous que re-
garde l'héritage promis à Jésus-Christ.
II. Il faut donc savoir que tous les biens que Dieu promet
aux prédestinés, c'est conjoint-ement avec Jésus-Christ: il ne
faut point séparer leurs intérêts. Dieu promet à Abraham de
bénir toutes les nations, in seniine tuo (^\ « dans ton fils » ;
où l'apôtre saint Paul remarque : Non in seminibits, sed tan-
quam in tmo ('"). Cette bénédiction, c'est ce qui fait cette
nouvelle vie que Dieu nous donne. Donc cette vie nouvelle
réside dans Jésus-Christ comme dans le chef, et de là elle
se répand sur les membres ; mais ce n'est que la même vie :
Vivo autern^jam non ego; vivit vero in me ChrisHcs ('^). L'héri-
tage ne nous regarde qu'à cause que nous sommes les enfants
de Dieu. Nous ne sommes les enfants de Dieu que parce
que nous sommes un avec son Fils naturel ; d'autant que
nous ne pouvions participer la qualité d'enfant de Dieu
que par dépendance de celui à qui elle appartient par préci-
put. C'est pourquoi misil Deus in coi^da nostra Spiritnni
Filii sui clamantem : Abba Pate7^{'). Cet Esprit est un: L/nus
et idem Spiritus i/). Donc, et notre qualité de fils, et la
a. Deut., XXXII, 10. — b. Goi., XXII, 18. — c. Galat., m, 16. — d. Ibid., il, 20.
— e. Ibid., IV, 6. — / I Cor.^ xii, 11.
I. Peut-être faut-il lire avec les anciens éditeurs : qu'elle se débonde. Toutefois
le même mot, écrit seml)hiblemcnt dans un autre ms. (Naliv. de la sainte
Vierge, 1659, 2'' point) a été lu par eux : apris s' cire comme débordé. {\oy. se
débonder, dans les Remarques sur la grammaire et le vocabulaire^ h la fin de
Vlfitroduction.)
20 FÉLICITÉ DES SAINTS. MÉDITATION.
prétention à l'héritage, et la nouvelle vie que nous avons par
la régénération spirituelle, nous ne l'avons que par société
avec jÉsus-CiiRiST : tanqnam in uno ("). C'est pourquoi
Dieu lui a donné l'abondance : Complacuit in ipso habiiare
omncni plcnitiidincm (^'), afin que nous fussions abondants
par ses richesses : De plenititdine ejus nos omnes accepijnus (^).
La vie donc que nous avons nous est commune avec
Jésus-Christ: or la vie de la grâce et celle de la gloire est
la même ; d'autant qu'il n'y a d'autre différence entre l'une et
l'autre que celle qui se rencontre entre l'adolescence et la
force de 1 âge. Là elle est consommée ; mais ici elle est en
état de se perfectionner : mais c'est la même vie. Il n'y a que
cette diversité, qu'en celle-là cette vie a ses opérations plus
libres à cause de la juste disposition de tous les organes : ici
elles ne sont pas encore parfaites, d'autant que le corps n'a
pas encore pris tout son accroissement. C'est ce qu'explique
l'apôtre saint Paul: Vita vestra (') est abscondita cum Christo
in Beo(f). Maintenant, dans cette vie mortelle, la plupart de
ses opérations sont cachées ; la force de ce cœur nouveau ne
paraît pas: Cwn atitem Christus apparuerit vita vestra, tune
et vos apparebitis ('). Ah ! ce sera lorsque votre vie paraîtra
dans toute son étendue, que les facultés entièrement dé-
nouées feront voir toutes leurs forces, et que Jésus-Christ
paraîtra en nous dans toute sa gloire. C'est la raison pour
laquelle l'Apôtre, parlant de la gloire, se sert quasi toujours
du mot de révélation : ad fiduram gloriam quœ revelabitur
in nobis {/) ; d'autant que la gloire n'est autre chose qu'une
certaine découverte qui se fait de notre vie, cachée en ce
monde, mais qui se fera paraître tout entière en l'autre. Et
le même Apôtre décrivant et notre adolescence en cette vie,
et notre perfection en l'autre, dit « que nous croissons et que
nous nous consommons en Jésus-Christ :» Occurramus.., et
in virum perfectum, in niensuram,.. plenitudinis Christi if).
Voilà pour l'état de la force de l'âge. Et en attendant, Inte-
rim, Crescamus in illo per omnia qui est captit Christus (^').
a. Galat., m, i6. — b. Coloss., i, 19. — c. Joan., i, 16. — d. Coloss., m, 3. —
e. Ibid. — /. Rom., viii, 13. — g. Ephes., iv, 13. — h. Ibid.^ 15.
I. M s. nosira. Citations de mémoire, qu'il fallait rectifier presque partout.
FÉLICITÉ DES SAINTS. MÉDITATION. 2 1
Donc l'apôtre saint Paul met la vie de la gloire en Jésus-
Christ, comme celle de la grâce ; et cela bien raisonna-
blement. Car la même chose en laquelle nous croissons doit
être celle en laquelle nous nous consommons. Or nous crois-
sons en Jésus-Christ, Crescamits.etc. Donc nous devons nous
consommer en Jésus-Christ, in vù^uni perfechim, in men-
surmn,.. plenitndinis Christi. Et cela est d'autant plus
véritable, que si le commencement fait une unité, la consom-
mation en doit faire une bien plus étroite. Donc nous som-
mes appelés à la gloire conjointement avec Jésus-Christ,
et par conséquent nous posséderons le même royaume. Et
pour signifier encore plus cette unité, l'Ecriture nous ap-
prend que nous serons dans le même trône : Quivicerit, dabo
ei sedere mecuin in throno meo (^\
Or, pour concevoir la grandeur de cette récompense, il ne
faut que penser ce que le Père éternel doit avoir fait pour
son Fils. C'est son Fils unique : Unigenitus qni est in siittt
Patris(^'\ C'est celui qu'il a oint de cet[te] huile d'allégresse,
c'est-à-dire, de la divinité: Unxit te Deus, Deus tuus, oleo
lœtitiœ (^). C'est celui qui a toutes ses affections : Hic est
Filius meus dilectus, in quo 7?iihi bene complacui{^^). C'est son
F'ils unique ; et si nous sommes ses enfants, ce n'est que par
un écoulement de l'esprit et delà vie de son Fils, qui a passé
jusqu'à nous. Et c'est pourquoi seul il est l'objet de ses affec-
tions. Mais comme nous sommes ses enfants par la partici-
pation de l'esprit de son Fils, in quo clainanius: Abba Pater ('),
aussi sommes-nous ses bien-aimés par une extension de son
amour. Il doit à ses élus la même affection qu'il a pour son
Fils ; et il leur doit par conséquent le même royaume. Et
puisque nous sommes ses enfants, nous sommes ses bien-
aimés. Par la société de la filiation et de l'amour de son Fils,
nous devons aussi avoir le même héritage. C'est ce que dit
l'apôtre saint Paul : Qui eripuit nos de potestate tcnebrarnm,
et transtulit in regnum Filii dilectionis suœ (f).
Voilà ce qu'était Jésus-Christ à son Père à raison de sa
filiation ; et cela f lisait sans doute une ohlif^ation bien étroite
a. Apûc.y ni, 2F. — ù. /fldfi., I, iS. — c. Ps., Kl. IV, 8. — (f. Matth., m, i;.
— e. Rom., VIII, 15. — /. Coioss.^ i, 13.
22 FÉLICITÉ DES SAINTS. MÉDITATION.
de lui préparer un royaume magnifique; mais lui-même
l'exagère encore dans l'Apocalypse : Qui vicerit, dabo ei sedere
viecuDi in throno nico : si ait d ego vici, et sedi ciim Pâtre meo (')
/;/ th'ono cjiis ("). Comme s'il disait : Je devais attendre de
mon Père de grandes choses, à raison de la qualité que j'ai de
son Fils unique et bien-aimé ; mais quand je n'eusse dû rien
attendre d'une affection si légitime, il ne me peut rien refuser
après mes victoires. C'est moi qui ai renversé tous ses enne-
mis : c'est moi qui ai établi son royaume : par moi il est béni
dans les siècles des siècles : par moi sa miséricorde et sa
justice éclatent: je lui ai conquis un peuple nouveau et un
nouveau royaume: c'est moi qui ai établi la paix dans ses
États. Y eut-il jamais un plus puissant exécuteur de ses
ordres ^ J'ai renversé tous ses ennemis et ai fait redouter sa
puissance à la terre et aux enfers. Y eut-il un fils plus obéis-
sant que moi, après m'être soumis à la mort et à la mort de
la croix ? Jamais prêtre lui offrit-il une hostie plus agréable
et plus sainte? jamais y eut-il lévite qui lui ait immolé avec
plus de pureté que moi, puisque je me suis immolé moi-mê-
me comme une hostie sainte et immaculée: non pas pour
mes péchés, mais pour les péchés des autres? Ah ! il n'y a
rien que je ne doive non seulement attendre, mais encore
justement exiger de mon Père. Aussi n'ai-je pas sujet de me
plaindre de lui. Il a ouvert sur moi tousses trésors: il m'a
mis à sa dextre, et je ne pouvais pas attendre de plus grand
honneur.
C'est là ce qui regarde Jésus -Christ: voilà ce qui nous
regarde. Sa gloire est grande, il est vrai, mais le bien qui le
regarde nous regarde aussi: ses prétentions sont les nôtres.
S'il a vaincu, ce grand capitaine, il a vaincu pour nous aussi
bien que pour lui; et j'ose dire plus pour nous que pour lui:
car il n'avait rien quasi à gagner, étant dans l'abondance, ou
s'il avait quelque chose à gagner, c'étaient les élus. S'il a été
obéissant à son Père, c'a été pour nous. Le sacrifice même
de ce grand prêtre est pour nous consommer avec lui dans
son Père: Sanctifico pro eis meifisum (''') .* Et cela pourquoi ?
a. Apoc, III, 21. — b.Joan., xvii, 19.
I . Ms. sedi ad dexteram Pairis.
9.
FÉLICITÉ DES SAINTS. MÉDITATION. 2^
Ut omnes unuin sint ; si eut tu... in me et ego in te, tit et ipsi
in nobis unum sinti^'). Nous mourons en sa mort; nous res-
suscitons en sa résurrection; nous sommes immolés dans son
sacrifice : tout nous est commun avec lui. Et si nos souffran-
ces ne sont qu'une continuation des siennes : adimplco... qtiœ
desunt passionum Christii^'^, notre gloire ne doit être qu'une
extension de la sienne. Si enim, comme dit l'Apôtre, ctini
inimici essemus, reconciliati sumus Deo per mortem Filiiejus,
multo magis reconciliati salvi erimus in vita ipsius (') : Si, lors
même que nous étions séparés de lui, ce qui se passait en
lui venait jusqu'à nous; si nous sommes morts au péché dans
sa mort ; à plus forte raison les propriétés de sa vie doivent
nous être communiquées après que nous avons été réunis
par la réconciliation avec son Père, et qu'il nous a lui-même
donné sa vie.
La grâce et la vie nouvelle réside en lui ; mais elle n'y
réside que comme dans la principale partie. Et tout de même
que la vie du cœur ne serait pas parfaite, si elle ne se répan-
dait sur les membres, quoiqu'elle réside principalement dans
le cœur : ainsi il manquerait quelque chose à la vie nouvelle
de Jésus-Christ, si elle ne se répandait sur les élus qui sont
ses membres, quoiqu'elle réside principalement en lui comme
dans le chef. Sa clarté ne paraît pas dans sa grandeur, si elle
ne se communique ; d'autant que ce n'est pas comme ces
lumières .découlées du soleil, qui ne se répandent pas plus
loin ; mais c'est une lumière et une splendeur première et
originelle, telle que celle qui réside dans le soleil. Vous gâtez
une source, quand elle ne s'étend pas dans tout le lit du
ruisseau.
C'est pourquoi le Fils de Dieu dit à son Fèrt: Bgo in eis et tu
in me, ut sint consnmmati in unum ("'). Vous êtes un, mon Père,
et vous voulez tout réduire à l'unité : 2tt sint unum, sicut et
nos umtm sumus ('). C'est pourquoi vous êtes dans moi et
moi en eux, « afin de les consommer dans l'unité » : ut sint
consnmmati in unum. C'est pourquoi « je leur ai donne la
clarté que vous m'avez donnée » : Dedi eis claritatcm quam
a. Joaît., XVII, 21. — b. Cû/ûss., i, 24, — c. Rom., v, 10. — d. Joan., xvn, 23. —
e. Ibid.j 22.
24 FÉLICITÉ DES SAINTS. MÉDITATION.
drdisfi uiihi, lit suit iiiium. sicuf et nos (^) : parce que cette clarté
m'est doiinctî pour la leur communiquer. Et « c'est par là
qu'il faut que tout le monde sache que vous m'avez envoyé » :
ut cos^noscat nnindus quia tn me luisisti C). Voilà pourquoi je
suis venu : voilà votre dessein quand vous m'avez envoyé,
de consommer tout en un. C'est pourquoi, Pater, quos dedisti
)Ni7ii {"), « Père, ceux (jue vous m'avez donnés », non seule-
ment comme mes compagnons et comme mes frères, mais
comme mes membres ; vota, ah ! ce sont mes membres : si
vous me laissez la disposition de moi-même, vous me devez
laisser celle de mes membres : volo tit ubi sum ego, et illi
sint ("'). Si je suis dans la gloire, il faut qu'ils y soient : inecMm,
niecicin, « avec moi, par unité avec moi » ; afin qu'ils connais-
sent la clarté que vous m'avez donnée, qu'ils la connaissent
en eux-mêmes, et qu'ils voient sa grandeur par son étendue
et par sa communication \quam dedisti niihi : «c'est de vous
que je la tiens, mon Père ». C'est pourquoi, « parce que
vous m'aimiez avant la création du monde » : quia tu me
dilexisti ante coustitutio7iem mundi, vous me l'avez donnée
tout entière, capable de se communiquer et de se répandre :
Ut ubi ego sum et illi sint mecum, ut videant claritatem meam
quant dedisti mihi ("'). « Je me sacrifie pour eux » et pour
leurs péchés : pro eis ego sanctifico meipsum (^). C'étaient des
victimes dues à votre colère : je me mets en leur place,
pro eis, « pour eux », afin qu'ils soient saints et consacrés à
votre majesté en même temps que je me dévoue et me
sacrifie moi-même.
Ouand les bras ou les autres membres ont failli, c'est
assez de punir le chef. Quand on couronne le chef, il faut
que les membres soient couronnés : s'ils ne participent à
la gloire du chef, il faut que la gloire du chef soit petite (').
Il manquerait quelque chose à la perfection de mon offrande,
s'ils n'étaient offerts en moi : Sanctifico meipsum pro eis, ut
a. Joan., xvn, 22. — b. Ibid., 23. — c. Ibid., 24. — d. Ibid. — e. Ibid. — / Ibid., 19.
I. Note marginale : Et ipsum dédit caput sitpra omnem Eccleslani, quœ est
corpus ejits, et plénitude ejtis, qui omnia i7i omnibus adiinpletiir. (Eph., I, 22, 23.)
— Sur quoi l'auteur fait cette glose : Ideoque adimpletur, eo qiiod fit oimiia in
onuiibus.
FÉLICITÉ DES SAINTS. MÉDITATION. 25
sint et ipsi sanctificati ; à ma mort, s'ils ne mouraient par
ma mort : Adimpleo... qtiœ desunt passionum Christi pro
corpore ejus quod est Ecclesia ('') ; à ma vie, à ma résurrection
et à ma gloire, s'ils ne ressuscitaient par ma résurrection, et
ne vivaient par ma vie, et ne fussent glorieux par ma gloire.
Mon Père, je suis en eux : il faut donc « que l'amour que
vous avez pour moi, soit en eux » : Dilectio qua dilexisti me
in ipsîs sit, et ego in ipsis ('^) : et il faut aussi que la joie et la
gloire que vous me donnerez soit en eux, « afin que ma joie
soit pleine en eux » : iit Jiabeant gatidium meuin iinplctinn
in semetipsis (^). Mea omnia tua stmt, et tua viea sunt ; et
clarifie atus stem in eis {^).
La gloire du chef tombe sur les membres, et la gloire des
membres revient au chef. Je suis glorifié en eux ; il faut qu'ils
soient glorifiés en moi. Père saint. Père juste, je vous les
recommande : puisqu'ils sont à moi, ils sont à vous ; et si
vous m'aimez, vous en devez avoir soin comme de moi.
Enfin il ne veut dire autre chose par tout ce discours, sinon
que nous sommes tous à lui, comme étant un avec lui, et
comme devant être aimés du Père éternel par la même
affection qu'il a pour lui ; non pas qu'elle ne soit plus grande
pour lui que pour nous ; mais cela ne fait pas qu'elle soit
différente. C'est le même amour, qui va droit à lui et rejaillit
sur nous : à peu près comme une flèche qui par un même
coup et un même mouvement perce la première chose qu'elle
rencontre, et ne fait à ce qu'elle attrape après qu'une légère
entamure ; ou comme un bon père qui regarde ses enfants
et les leurs (') par un même amour, qui ne laisse pas d'être
plus grand dans ses enfants sur lesquels se porte sa première
impétuosité ; ou plutôt comme nous aimons d'une même
affection tout notre corps, quoique nous ayons plus de soin
de conserver et honorer les plus nobles parties.
Et après cela nous nous étonnons si Dieu agit avec pas-
sion ! et s'il agit avec passion, comment ne produira[-t-il]
point des effets extraordinaires, et qui surpasseront toutes
nos pensées ? La passion fait faire des choses étranges aux
a. Coloss.y I, 24. — O.Joufi.^ xvii, 26. — c. Ibid., i j. — d. Ibid.^ 10. (M s. elct^o^ etc.)
I. E'di'/. ses enfants et les aulies. (Contresens.)
26 FÉLICITÉ DES SAINTS. MÉDITATION.
personnes les plus faibles : et que fera-t-elle à Dieu ? Elle
fait surpasser aux hommes leur propre puissance : eh ! le
moins qu'elle puisse faire à Dieu, c'est de lui faire passer
les bornes de sa puissance ordinaire. Non, ce n'est pas
assez pour rendre les élus heureux, d'employer cette puis-
sance par laquelle il a fait le monde ; il faut qu'il étende son
bras : /;/ viamt forti et brachio exte^tto ('"). II ne s'attachera
plus aux natures des choses : il ne prendra plus loi que de sa
puissance et de son amour. Il ira chercher dans le fond de
l'àme l'endroit par où elle sera plus capable de félicité. La
joie y entrera avec trop d'abondance pour y passer par les
canaux ordinaires ; il faudra lui ouvrir les entrées, et lui
donner une capacité extraordinaire. Il ne reo^ardera plus ce
qu'il en a fait, mais ce qu'il en peut faire. Ce sera là où il
donnera comme le coup du maître : il nous est inconcevable,
misérables apprentis que nous sommes. Il tournera notre
esprit de tous côtés, pour le façonner entièrement à sa mode,
et n'aura égard à notre disposition naturelle qu'autant qu'il
faudra pour ne nous point faire de violence.
Aussi, lorsqu'il décrit les douceurs du paradis, ce n'est que
par des mystères, pour nous en témoio-ner l'incompréhen-
sibilité. Écoutons ses promesses dans l'Apocalypse : Vin-
centi dabo ei manna absconditttm (^'), des douceurs cachées ;
Dabo ei edere de ligno vitœ ('') : quoi ! est-ce quelque chose
de semblable à nos fruits ordinaires ? N'attendez pas que
vous en trouviez en ce monde. Il ne croît que dans le jardin
de mon Père, et il faut que le terroir en soit cultivé par sa
propre main : qttod est in paradiso Dei mei (f). Dabo ei
nomen novum (^) .• Dieu ne donne point un nom sans signi-
fication ; c'est pourquoi, quand il change le nom à Abraham
et à Jacob, il en atteste incontinent la raison ; et la preuve
en est évidente au nom de son Fils. La raison est qu'à Dieu
dire et faire c'est la même chose : Dixit et fada sunt (f). Et
ici : Dabo ei nomen novum : et non seulement il sera nouveau,
mais encore est-il inconnu ; et il faut en avoir en soi la signi-
fication pour l'entendre : qiiod nemo scit, nisi qui accipit (f).
a. Deut., V, 15. — b. Apoc, 11, 17. — c. Ibid.^ 7. — d. Ibid.^ 7. — e. Ibid.^ 17. —
/ Ps. XXXII, 9. —g. Apoc, II, 17.
FÉLICITÉ DES SAINTS. MÉDITATION. 27
L'apôtre saint Paul avait vu quelque chose de cette gloire;
disons mieux, il en avait ouï quelque chose dans la proximité
du lieu où il fut ravi. N'attendons pas qu'il nous en dise des
particularités : il en parle comme un homme qui a vu quelque
chose d'extraordinaire, qui ne nous en fait la description
qu'en méprisant tout ce que vous lui pouvez apporter au
prix de ce qu'il a vu, ou bien en avouant qu'il ne saurait
l'expliquer. Il en marque quelques conditions générales, qui
nous laissent dans la même ignorance où il nous a trouvés :
Utpossitis comprehendere cuin omnibus sanctis quœ sit longitti-
do, et latitudo, et stcblimitas et profundum (^) : ne vous semble-
t-il pas entendre un homme qui aurait vu quelque magnifique
palais, semblable à ces châteaux enchantés de qui nous entre-
tiennent les poètes, et qui ne parlerait d'autres choses sinon
de la hauteur des édifices, de la largeur des fossés, de la pro-
fondeur des fondements, de la longueur prodigieuse de la
campagne qu'on découvre; au reste, ne peut pas donner une
seule marque pour le reconnaître, ni en faire une description
qui ne soit grossière : tant il est ravi en admiration de ce beau
spectacle ! Voilà à peu près ce que fait le grand Apôtre. Il ne
nous exprime la grandeur des choses qu'il a vues que par
l'empressement où il est de les décrire, et par la peur qu'il a
d'en venir à bout. Demandez-lui-en des particularités : il
vous dira que cela est inconcevable ; tout ce que vous pouvez
lui dire n'est rien à comparaison. Parlez-lui des grandeurs
de ce monde, et de toute la beauté de l'univers, pour savoir
du moins ce que c'est que ce royaume par comparaison et
par ressemblance : il n'a rien à vous dire, sinon : Arbitror
Mt stercora ('') : « comme du fumier et de l'ordure ». Ne
lui alléguez point le témoignage de vos yeux ni de vos
oreilles : Dieu agit ici par des moyens inconnus.
Il donne un tour tout nouveau à la créature ; et puisque,
comme j'ai dit en cette action, il ne prend point de loi que
de sa puissance ('), et qu'il ne s'attache [)as à la nature des
a.Ephes.^ ni, 18. — b. Phtltpp., ni, 8.
I. Les éditeurs en mettant une virgule apri^s dif^ font un contresens. Action
signifiant discours est fréquent au XVI I*= siècle. Il n'y a ici aucune ponctuation
au manuscrit.
28 FÉLICITÉ DES SAINTS. MÉDITATION.
choses, nous ne pouvons pas plus concevoir cet effet que sa
vertu. Les choses prendront une tout autre face, d'autant
que Dieu agira « par cette opération, par laquelle il se peut
tout assujettir », c'est-à-dire, changer tout l'ordre de la
nature, et faire servir toute sorte d'être à sa volonté : secim-
dit})i opérai ioncm qua... possit sitbjicere sibi oninia {^). C'est
pourquoi l'œil, qui voit tout ce qu'il y a de beau dans le
monde, n'a rien vu de pareil ; l'oreille, par laquelle notre âme
pénètre les choses les plus éloignées, n'a rien entendu qui
approche de la grandeur de ces choses ; l'esprit, à qui Dieu
n'a point donné de bornes dans ses pensées, toujours abon-
dant à se former des idées nouvelles, ne saurait se figurer
rien de semblable : Oculus non vidit, nec auris audivit, nec
in cor hominis ascendit quœ prœparavit Dcus us qui diligunt
ilhun (^'). Le Sauveur du monde, le plus juste estimateur
des choses qui pût être, voyant d'un côté la gloire que son
Père lui présentait, d'autre côté l'infamie, la cruauté, l'igno-
minie de son supplice, avec lequel il fallait acheter la félicité,
dans cet échange il fit si peu d'état de son supplice, qu'à
peine le considéra-t-il ; et sans délibération ^yicxino., proposito
sibi gaudio, sicstinuit crucem confusione contempla (^). Et il
est à remarquer qu'il ne s'agissait que d'une partie acciden-
telle de sa béatitude, étant en possession de la béatitude
essentielle dès sa conception. Et que sera-ce donc de nous
qui avons à combattre pour le total, et qui avons à souffrir si
peu de chose ? Qu'il est bien vrai, ce que dit l'Apôtre : Non
siintcondignœ passiones hujus femporis ad fiUuram gloriam ("').
Mais nous ne le concevons pas. Prions donc Dieu qu'il nous
fasse la grâce de connaître quelle doit être cette gloire, qui
doit être le dernier accomplissement des desseins de Dieu, et
quelle doit être la magnificence de ce royaume qui nous est
préparé conjointement avec Jésus-Christ, et quel doit être
cet effet merveilleux que Dieu opérera dans nos âmes par
cette opération surnaturelle et toute-puissante : Det vobis
spiriticm sapientiœ, dans la connaissance de ses desseins : et
revelationis in agnitione ejus (^) ; dans la connaissance de son
a. Phil.^ ni, 21. — b. I Cor,^ n, 9. — c. Hebr.^ XI i, 2. — d. Rom., Vlll, 18.
r-- e. Ephes.j i 17.
FÉLICITÉ DES SAINTS. MÉDITATION. 29
amour : illuminatos ocmIos cordis vestri (f) : de ce cœur et de
cette âme nouvelle qu'il nous a donnés pour porter notre
esprit à des choses tout autres que celles que nous voyons en
ce monde, et nous remettre en l'esprit la puissance de Dieu,
ut sciatis quœ sit spes vocationis ejus, « ce que nous devons
espérer d'une vocation si haute», étant appelés de lui au der-
nier accomplissement de ses ouvrages ; « et quœ divitiœ glo7'iœ
hœreditatis ejtts in sanctis (''') », quelle est la richesse et
l'abondance de ce royaume ; « et quœ sit supereminens ma-
gnitudo virtutis ejus in nos qui credimus (^) », et combien
grand sera l'efTort de sa puissance qu'il fera sur nous, par
l'extension qu'il fera sur nous des miracles et des grandeurs
qu'il a opérés en Jésus-Christ : « secundaun operationem
potentiœ... ejus qua'tn operatus est in Christo ('''). Puissions-
nous concevoir l'affection que Dieu a pour nous, par laquelle,
cum essemus mortui peccatis, convivificavit nos in Christo,..
et conresuscitavit (^) : voilà l'unité dans la vie ; et consedere
fecit... in Christo (■^) : voilà l'unité de la gloire ; ut ostenderet
in sœculis supervenientibus , » afin de faire paraître dans l'éter-
nité la magnificence de sa grâce en Jésus-Christ dans ses
membres, par l'écoulement de la gloire de Jésus-Christ
sur nous : « tU ostenderet ijt sœculis supervenientihtts abun-
dantes divitas gratiœ suœ, in bonitate super nos ht Christo ('•').
a. Ephes.^ I. 18. — b. Ibid. — c. Ibid.^ 19. — d. Ibid.^ 20. — e. Ibid.^ il, 5. —
f.Ibid.,6. — .^. Ibid.,7.
i
PANÉGYRIQUE de SAINT GORGON(').
Prêché à Metz, le 9 septembre 1649.
C'est ici, à proprement parler, le premier discours de Bossiict
qui nous ait été conservé. Il n'était encore que sous-diacre quand
il le prononça. On verra combien la langue et l'éloquence de
celui qui devait être un si grand orateur avaient encore de progrès
à faire. Et toutefois, dans sa forme archaïque, ce panégyrique nous
paraîtra valoir mieux que sa réputation. Elle était due en grande
partie aux altérations du premier éditeur. Trouvant en plusieurs
passages un brouillon et une mise au net, Deforis s'est mis en tête
de les fondre dans une rédaction unique. C'est ainsi que ce discours
est devenu la confusion même. La date a été fixée avec certitude
par Gandar (Bossîiet orateur^ 25-35).
Quorum intîientes exitum conversa-
iionis^ imitainini fidejn.
Imitez (^) leur foi en regardant la fin
de leur conversation sur la terre,c'est-
à-dire leur vie. {Hebr.^ Xlil, 7.)
Monseigneur (3),
SI nous ne devions ce jour tout entier à la gloire de
saint Gorgon, ou si j'étais en un lieu où je pusse
vous témoigner la joie que toute la ville a reçue de votre
arrivée, je vous dépeindrais si bien (^) les sentiments de
ce peuple qu'il a plu à Dieu de commettre à votre garde,
que mes auditeurs ne pourraient s'empêcher de donner sur
ce sujet à mon discours une approbation publique. Mais
outre que votre vertu a paru suffisamment par vos grands
emplois {^), et que votre science a été assez reconnue dans
la plus célèbre compagnie de savants qui soit au reste du
1. Le ms. (Meaux, A, 13, — douze feuillets petit in-4°, non paginés) porte sur
l'enveloppe : saint Gorgon^ 2. Il faut lire : deux, et non deuxième,
2. Deforis s'est permis, dès le premier mot, de refaire la traduction de l'auteur.
Nous le verrons dans tout ce discours prêter à Bossuet écolier le secours de son
expérience.
3. Bédacier, récemment nommé évêque sufifragant (auxiliaire) de Metz.
4. Var. avec tant de naïveté.
5. « Prieur de Marmoutiers, avant d'être évêque d'Auguste, un sous-diacre
pouvait dire de lui qu'il avait rempli de grands emplois. » (Gandar, Bossuet
orateur^ 31.) — Bédacier était bénédictin.
PANÉGYRIQUE DE SAINT GOKGON.
monde, la dignité de cette chaire ('). ce temple auguste {')
que Dieu remplit de sa gloire, ces sacrés autels où on
va célébrer le saint sacrifice demandent de moi une telle
retenue qu'il faut que je m'abstienne de dire la vérité,
pour qu'il ne paraisse dans mon discours aucune apparence
de flatterie. Seulement je vous dirai que l'honneur imprévu
de votre présence [est] pour moi une rencontre si favorable
que je ne vous en puis dissimuler mon ressentiment.
Après que les bienheureux martyrs avaient rendu l'âme,
les fidèles avaient soin de ramasser, au péril de leur vie, ce
qui restait de leurs corps ; et l'Église conservait si chèrement
ce sacré dépôt, que les tyrans, pour leur ôter les honneurs
que Ton leur rendait, étaient contraints de faire jeter dans
la rivière leurs saintes reliques : que si elle pouvait les
dérober à cette dernière cruauté, elle célébrait leurs funé-
railles avec des cantiques d'actions de grâces, élevant au
ciel son cœur et ses yeux pour louer Dieu de les avoir
rendus dignes d'un si grand honneur. Au reste, elle ne
voulait point qu'on appelât des tombeaux les lieux où elle
renfermait leur sainte dépouille : elle les nommait d'un nom
plus auguste les Mémoires des 7nartyrs. Et si les tom-
beaux des hommes ordinaires sont des marques qu'ils ont
succombé aux attaques de la mort, elle témoignait, au con-
traire, que les tombeaux des martyrs étaient des trophées
qu'elle érigeait à leur nom, pour être (^) un monument
éternel de la victoire qu'ils ont remportée glorieusement
sur la mort.
Mais parmi tout cela les chrétiens ne croyaient point leur
pouvoir rendre de plus grands respects qu'en se les propo-
sant pour exemple. Tout ainsi, dit saint Basile, que les
1 . Var. la chaire où je suis.
2. Saint-Gorgon,de Metz. Nombre de magistrats, notamment Hcnigne Hossiiet,
père de l'orateur, habitaient cette paroisse. Malgré l'emphase de l'expression, ce
« temple auguste » ne désigne pas la cathédrale, où la présence de l'évcque
n'aurait pas été pour le débutant un « honneur imprévu ». D'ailleurs une phrase
de la i"" rédaction du second point est formelle. « Il faut cpie votre paroisse,
illustre par tant de raisons, mais surtout pour être sous la protection d'un si
grand martyr, se rende » etc.
3. Var. Pour servir à la postérité d'un mémorial éternel.
32 PANÉGYRIQUE DE SAINT GORGON.
ab(Mll(^s (') sortent de leur ruche quand elles voient le beau
temps, et, parcourant les Heurs de quelque belle campagne,
s'en retournent chargées de cette douce liqueur que le ciel
y verse tous les matins avec la rosée : de même aux jours
illustres par la solennité des martyrs, nous accourons en foule
à leurs Mémoires, pour y recueillir comme un don céleste
l'exemple de leurs vertus. Voilà, messieurs ('), ce qui nous
assemble aujourd'hui. Saint Gorgon a laissé, en mourant,
une certaine odeur de sainteté sur la terre, que l'Eglise ne
manque point de rafraîchir tous les ans. C'est là sans doute
ce qui nous en est demeuré de meilleur. Nous ne pouvons
pas appeler ces précieux restes les reliques de son corps,
mais nous ne nous éloignerons pas de la raison, quand nous
les nommerons les reliques de sa sainteté. Ce sont celles-
là que je m'en vais {f) vous produire dans ce discours ; con-
servez-les dans vos cœurs comme dans un saint reliquaire,
et faites en sorte que toutes vos affections s'en ressentent.
Quelle joie vous sera-ce, lorsque vous ressusciterez avec
saint Goreon, de reconnaître en cette bienheureuse entrevue,
les endroits de son corps que vous aurez baisés sur la terre,
et les vertus que vous y aurez imitées !
Je n'ai que faire de vous demander ni silence, ni attention;
vous devez le silence à la majesté de ce lieu ; vous devez
vos attentions au récit d'une histoire si mémorable, que je
vous ferai simplement et brièvement (^). Prosternons-nous
1. Cette physique toute poétique a offusqué Lâchât, qui a cru devoir la réfuter
(XII, 316, note a).
2. Cette appellation est une habitude du collège de Navarre.Plus tard l'orateur
s'adressant au peuple, dira fidèles j en attendant qu'il reprenne le messieurs
pour l'auditoire de Paris.
3. Ainsi reconstitue, ce passage ne semble plus offrir de difficulté. Dans notre
Histoire critique^ nous n'avions pas cru devoir tenir compte de la correction
définitive, parce qu'elle était inachevée. — On lit dans une première rédaction,
dont l'auteur n'a effacé que la moitié : « Vous avez baisé les premiers ce matin avec
la dévotion que vous y deviez apporter, je m'en vais vous produire les autres dans
ce discours; conservez-les...» Le discours devait d'abord être réservé pour l'office
de l'après-midi : la présence de l'évêque à la messe l'aura fait avancer de quel-
ques heures. Pour la même raison, l'œuvre aura été concentrée au dernier
moment.
4. C'est ici que Deforis a intercalé l'allocution. Pour la raccorder avec la
dernière phrase : « Prosternons-nous, » etc., il fabrique l'interpolation suivante :
« Vous venez d'entendre le sujet que je dois traiter devant vous : plus il est im-
PANÉGYRIQUE DE SAINT GORGON. 33
tous ensemble devant le trône de Dieu pour lui demander
sa grâce : et si nous n'osons approcher une grandeur si
terrible, la sainte Vierge que nous allons saluer par les
paroles de l'Ange, aura assez de bonté pour s'employer (')
pour nous auprès de son Fils : Ave.
Ce n'est pas sans raison que l'Apôtre nous exhorte à être
toujours sous les armes (''), puisque nous apprenons par les
oracles divins que notre vie est une guerre continuelle (^\
L'esprit de Dieu, que nous avons reçu par le saint baptême,
remplit nos âmes de l'idée du souverain bien, pour nous faire
regarder avec mépris les mouvements éternels qui agitent la
vie humaine. Mais vous le savez, messieurs, il n'y a point de
grande entreprise qui ne trouve de grands obstacles. Le
monde entier s'efforce de combattre ce dessein : Adversum
nos omnis mimcius arinatur. Il orne de faux appas toutes les
créatures qu'il comprend dans son enceinte, pour tâcher de
nous surprendre par ce vain éclat. Que si nous sommes assez
généreux pour dédaigner ses faveurs, il nous représente un
grand appareil (') de peines et de supplices pour nous émou-
voir ; tellement qu'il faut que le serviteur de Dieu soit égale-
ment sans crainte et sans espérance en la terre, qu'il se rende
de tous côtés immobile et inexorable (^).
a. Ephes.^ VI, 11. —b.Job.^ vu, r.
portant, plus j'ai besoin des lumières d'en haut pour le faire dignement, et d'une
manière qui puisse tourner à l'édification de cet auditoire. »
1. Ces mots semblent inélégants à Deforis ; il les remplace par ceux-ci : «i pour
se rendre notre avocate ».
2. Var. attirail.
3. Les éditeurs intercalent ici un long fragment de la i"-" rédaction :
« Voilà donc les deux batteries que le monde dresse contre nous. Il veut l'em-
porter de gré ou de force: s'il ne peut se faire aimer,il tâche de se faire craindre;
et quoicju'il semble que la crainte doive avoir un effet plus prompt, j'estime
cependant que les complaisances du monde sont pour nous plus dangereuses,
parce que nous nous y trouvons engagés d'inclination. Ce qu'il nous sera facile
de conclure, si nous comprenons la différence de l'amour {Lâchât^ etc. : de la
mort) et de la crainte, que saint Augustin marque si habilement en divers lieux.
Toute la force de la crainte consiste à retenir ou à troubler l'âme ; mais de la
changer, il n'est pas en son pouvoir. Far exemple, si vous rencontrez des voleurs
qui vous voient en état de leur résister, ou ils se retirent, ou, s'ils vous abordent,
c'est avec beaucoup de civilité. Ils n'en sont pas pour cela ni moins voleurs, ni
moins avides de carnage et de larcins ; mais la crainte les oblige à dissimuler.
Vous voyez donc bien c(u'ellc étouffe les sentiments de l'âme, mais qu'elle ne les
Scrinuiib de iîossuot. 3
34 PANÉGYRIQUE DE SAINT GORGON.
Et c'est Ih, messieurs, ce qui a animé les puissances de la
terre contre les défenseurs de la foi. Ces âmes héroïques
n'ont pu plaire au monde, et le monde ne leur a pu plaire :
voilà la cause de leur contrariété. Le monde ne leur a pas
plu, c'est pourquoi ils l'ont méprisé. Ils n'ont pas plu au
monde, de là vient que le monde a pris plaisir d'affliger ce
qui n'était pas à lui. Et le tout est arrivé par un ordre secret
de la Providence, afin d'accomplir cette parole mémorable
de notre divin Sauveur : « Je ne suis pas venu pour donner
la paix, mais pour allumer la guerre : » Non veni pacem
niitterc, seci gladium (^),
Vous voyez bien par là en quoi consiste le courage d'un
véritable martyr. Je vous ai promis de vous en faire voir
une idée excellente en la personne de notre saint : c'est ce
que je ferai, s'il plaît à Dieu, dans la suite de ce discours. Je
m'en vais tâcher de vous mettre devant les yeux, en deux
points, une âme héroïque, un courage inflexible, que l'espoir
des grandeurs n'a point amolli, que la crainte des supplices
n'a point ébranlé.
a. Matt.^ X, 34.
ôte [Deforis^ Lâchât : détruit) pas. Cela n'appartient qu'à l'amour ; c'est lui qui
pour ainsi dire tient la clef de l'âme, qui l'ouvre et qui la dilate pour y faire
entrer les objets. Os nostntin patet ad vos, 0 Corinihii, cor nostruui dilatatuni
est: « Pour vous, ô Corinthiens, j'ouvre ma bouche et mon cœur, » {Defofis,
Lâchât : L'amour que j'ai pour vous, ô Corinthiens, ouvre ma bouche..,) dit le
grand Apôtre (II Cor., vi, 11), pour leur témoigner son affection. Et c'est pour
cela que, selon la doctrine du même {De/., Lâchât: du grand) Apôtre, la loi
ancienne, qui était une loi de crainte, « a été écrite au dehors sur des tables de
pierre : » ( Forinsecus) in iabidis lapideis, parce que la crainte n'a point d'accès
au dedans de l'âme ; au lieu que la loi nouvelle est gravée dans le fond du cœur:
In tabulis cordis carnalibus (II Cor., m, 3). parce que c'est la loi d'amour. Par
où il appert qu'il est bien plus difficile de vaincre un mauvais amour qu'une
mauvaise crainte, parce que l'amour tenant dans l'âme la place principale, il
faut faire pour le chasser une plus grande révolution, et partant ceux que le
monde a pris par inclination sont bien plus captifs que ceux qu'il abat par la
frayeur des supplices. Ce que j'ai été bi?,n aise de {Def., Lâchât : Ce que j'ai dû)
vous faire remarquer afin que vous connussiez {Def., Lâchât: connaissiez) quelle
est la nature de la guerre que le monde vous a déclarée, et combien il faut que
le soldat de Jésus-Christ soit armé de tous côtés. Car du reste il importe peu
à la gloire de saint Gorgon laquelle des deux entreprises est la plus difficile,
puisqu'il a également [triomphé] en l'une et en l'autre : c'est le partage de mon
discours. » — Cette rédaction a été remplacée par celle que nous donnons dans
le texte. Les éditeurs les amalgament, à l'exemple de Deforis. On voit de plus
comment ils corrigent Bossuet dans le détail.
PANÉGYRIQUE DE SAINT GORGON. 35
Plaise seulement à cet Esprit qui souffle où il veut, de
graver dans nos cœurs l'image de tant de vertus, afin que
tout autant que nous sommes assemblés dans ce temple au
nom du Seigneur, nous soyons tellement animés d'un si bel
exemple, que nous ne vivions et ne respirions plus que pour
Jésus-Christ.
PREMIER point.
Saint Gorgon vivait en la cour des empereurs Dioclétien
et Maximien ('), et avait une charge très considérable dans
leur maison. Chacun sait combien l'on estime ces sortes
d'emplois chez les princes, et combien les font valoir ceux
qui les possèdent, Surtout quiconque a tant soit peu lu
X Histoire romaine y a pu remarquer quel crédit les empe-
reurs donnaient ordinairement à leurs domestiques, cjue leurs
offices appelaient plus souvent près de leurs personnes. Mais
sans m'amuser à des conjectures, je n*ai qu'à vous produire
le témoignage d'Eusèbe, évéque de Césarée, qui a vécu
dans le siècle de notre saint, personnage grave et recomman-
dable à jamais pour nous avoir donné en un (^) si beau style
l'histoire des premiers temps de l'Église. Voici donc ce qu'il
dit de saint Gorgon et des compagnons de son martyre :
« Ils étaient montés au suprême degré d'honneur auprès de
leurs maîtres, et leur étaient chers ne plus ne moins que s'ils
eussent été leurs enfants. » Voilà peu de mots, mais il ne
pouvait rien dire qui nous (^) fît paraître un si grand crédit.
Vous remarquez bien que ces paroles nous font entendre,
non seulement qu'ils étaient en très bonne posture auprès de
leurs maîtres, que les empereurs avaient de grands desseins
pour les avancer, mais encore qu'ils avaient pour eux une
tendresse très particulière, que notre historien n'a pu expri-
mer qu'en disant qu'ils les aimaient comme leurs propres
enfants : lis ccque ac gerniani Jilii cari erant ("). Or ce n'est
pas mon dessein de vous exagérer beaucoup leur pouvoir ;
a. Hist. eccl.^ VIII, 6.
1. J/i-. Dioclétian et Maximian. — Plus /t;/;^. Tertullian, saint Cyprian.
2. Edii. en si beau style.
2,. Édit. qui peignît mieux un si grand crédit. - {Voy. autres altérations dans
Deforis, Versailles, etc.)
36 PANÉGYRIQUE DE SAINT GORGON.
je VOUS prie seulement de considérer quelle était l'opposition
de ces deux qualités de favoris des empereurs et de disciples
de jÉsus-CiiRiST. L'une les faisait respecter partout où
s'étendait l'empire romain, c'e st-à-dire par tout le monde :
l'autre les exposait à la risée, à la haine, aux exécrations de
toute la terre ; et puisque nous sommes sur ce sujet, peut-
être (') ne sera-t-il point hors de propos de vous dépeindre
quelle était l'estime que l'on avait, en ces temps, du chris-
tianisme, afin que vous connaissiez mieux jusques à quel
point Gorgon a méprisé les honneurs du monde.
Les chrétiens étaient à tout le monde un spectacle de
mépris et de moquerie ; chacun les foulait aux pieds, et les
rejetait « comme les ordures et les excréments de la terre»:
Tanqiiam pttrgamenta hicjus mundi, ainsi que parle l'Apô-
tre {^). On eût dit que les prisons n'étaient faites que pour
eux, jusques-là qu'elles étaient tellement remplies de fidèles
qu'il ne restait plus de place dans les cachots (^) pour les
malfaiteurs, comme nous rapporte l'histoire. Aux crimes les
plus énormes les lois ont ordonné de la qualité du supplice :
il n'est (^) pas permis de passer outre. Elles ont bien voulu
donner des bornes même à la justice, de peur de lâcher la
bride à la cruauté. Il n'y avait que les chrétiens contre les-
quels on n'appréhendait point de faillir qu'en les épargnant;
il fallait donner toute licence à la barbarie, et leur arracher
la vie par tout ce qu'il y peut avoir d'esprit et d'invention
dans la cruauté: Per atrociainge^tia pœnarum ('*), dit le grave
Tertullien {^). Quelle fureur !
Mais bien plus, donner un chrétien aux bêtes farouches,
c'était le divertissement ordinaire du peuple romain, quand
il était las des sanglants spectacles des gladiateurs. De là
a. I Cor.^ IV, 13. — b. De restirr. carn.^ n. 8.
1. Ici, et quelques lignes plus bas (Aux crimes les plus énormes...) des traits
de plume indiquent l'intention de laisser de côté toutes les digressions. Mais
ces indications sont, je crois, de date postérieure au sermon ; Bossuet les aura
tracées, au moment d'esquisser (vers 1654) un second panégyrique du même saint.
Des passages, qui tenaient plus intimement au fond du sujet, sont au contraire
soulignés.
2. Var. qu'il n'y restait plus de place pour...
3. Édlt. il n'était.
4. Ms. Fer omne ingenium crudelitatis. — Cité de mémoire, inexactement.
I
PANÉGYRIQUE DE SAINT GORGON. 37
ces clameurs si cruelles dont on a ouï si souvent résonner
les amphithéâtres : Christiani ad bestias ! Christiani ad
bestias! « Que l'on donne les chrétiens aux bêtes farouches! »
On n'observait contre eux ni formes ni procédures. Cela
était bon pour les voleurs et les meurtriers ; mais pour les
chrétiens, on n'avait garde d'y faire tant de façons. On les
traînait aux gibets tout ainsi qu'on mènerait de pauvres
agneaux à la boucherie, sans qu'ils ouvrissent la bouche ni
aux plaintes, ni aux murmures. C'étaient des incestes, des
magiciens, des parricides, qui mangeaient leurs propres
enfants dans des sacrifices nocturnes î Que s'il se trouvait
quelqu'un qui voulût les défendre de ces horribles reproches,
on les faisait passer pour de pauvres insensés, pour des esprits
faibles qui s'amusaient à de vaines superstitions; de sorte
qu'on ne les excusait qu'en les chargeant de nouvelles ca-
lomnies. Et voilà, messieurs, sans feinte et sans exagération,
quelle était l'estime que l'on avait, dans le monde, des pre-
miers chrétiens.
Ne vous en étonnez pas: Jésus-Christ devait être tout
ensemble un signe de paix et un signe de contradiction. La
vérité était étrangère en ce monde ; il n'est pas merveille si
elle n'y trouvait pas d'appui. Mais voyez par là ce que le
zèle du christianisme a fait quitter à Gorgon et ce qu'il lui a
fait prendre. J'en fais juges (') tout ce qu'il y a d'honnêtes
gens en cette assemblée: combien ces reproches et cette
ignominie doit-elle ('') être insupportable aux âmes les plus
communes, et bien plus encore aux hommes généreux, nour-
ris comme notre saint dans la Cour et dans le grand monde,
en espérance (^) de faire une si belle fortune .'^ En vérité,
1. Lâchât et les éditions récentes abandonnent ici formellement l'orateur, et
impriment : « Si on sait juger tout ce qu'il y a d'honneur en un cœur noble, com-
bien... » Est-ce correction arbitraire.-^ n'est-ce pas plutôt une leçon hardiment
inventée, dans un passaj,rc difficile où l'on n'était plus guidé par Deforis.^ Les
anciens éditeurs, en effet, avaient pris le parti de supi^rimer ce qui leur fiis.iit
peine.
2. (Sic.) Cet accord du verbe avec le sujet le plus voisin est un lalinismc. Pu
reste, il est h, peine nécessaire de faire remarquer que les archaïsmes de toute
sorte abondent dans cette prose antérieure aux Provinciales et h la fixation de
notre langue classique.
3. Kiiit. qui peuvent espérer d'y faire...
rîS PANÉGVRK^UE DE SAINT GOKCON.
Ù
messieurs, n'eussions-nous pas craint de choquer l'empereur
et de faire tort à noire réputation? Grâces (') à la Provi-
dence divine de nous avoir fait naître dans un siècle et dans
un royaume où le nom de chrétien est une qualité hono-
rable! Le peu de soin que nous avons de la gloire de notre
Maître, cette lâcheté qui nous fait abandonner son service
pour de si légères considérations, la honte que nous avons
de nous ranger à notre devoir nous font assez connaître que
nous devons à cette bonne rencontre de ce que nous ne
rougissons point du christianisme. Que si nous eussions vécu
dans ces premiers temps où être chrétien c'était un crime
d'État, nous eussions bien épargné aux tyrans la peine de
nous tourmenter.
Car enfin que peut-on présumer autre chose de nos lâches
déportements ('), sinon que nous n'eussions pas fait grand
scrupule de renoncer au nom de chrétien, puisque nous ne
craignons point de renoncer pour si peu de chose (') aux
plus saints devoirs du christianisme ? Je tremble, pour {^)
moi, quand je considère à combien peu il tient que nous ne
soyons infidèles. Ah! race de tant de millions de martyrs qui
nous ont engendrés en Jésus-Christ par leur sang, jamais
la vertu de ceux qui nous ont précédés dans la foi ne réveil-
lera-t-elle en nos cœurs les mouvements généreux du chris-
tianisme? Jusques à quand porterons-nous à crédit le titre
de chrétiens, pour faire blasphémer par les infidèles le saint
nom qui a été invoqué sur nous ? Conduite contraire aux
saints martyrs, qui, ayant fait profession du christianisme
dans un temps où il était odieux à toute la terre, l'ont rendu
illustre par la gloire de leurs belles actions; au lieu que nous
qui l'avons reçu depuis qu'il est devenu vénérable parmi tous
•les peuples, nous ne cessons de le déshonorer par nos lâche-
tés. Obsecro vos, (fratres, per misericordiani Dei,) ut digne
1. Lâchât: Nous sommes bien obligés à !a Providence divine, qui nous a fait
naître... C'est XdiVariante (i'^ rédaction).
2. Édit. des dérèglements de notre vie.
3. Ms. pour si peu de choses. — Cet j- est, je crois, un lapsus avec plusieurs
autres.
4. Édit. Je tremble pour moi.
f
PANÉaVRlQUE DE SAINT GORGON.
ambuletis vocatione qua vocati estis ("") : «Je vous conjure,
mes frères, par les entrailles de la miséricorde de Dieu, de
vivre (') d'une f^içon convenable à votre vocation. » Rele-
vons un peu notre courage: osons du moins mépriser les
faveurs du monde, puisque nous ne sommes plus obligés de
passer par l'épreuve des tourments.
DEUXIÈME POINT (').
Saint Gorgon ne l'a pas eu si aisé. Ce n'a pas été tout
d'avoir méprisé les grandeurs; l'empereur lui fit payer bien
cher la grâce qu'il lui avait faite de le recevoir en son amitié.
Outre la haine qu'il avait généralement pour tous les chré-
tiens, telle qu'il quitta l'empire, désespéré de n'en pouvoir
éteindre la race, il était encore rongé d'un secret dépit d'avoir
nourri en sa maison un ennemi de l'empire, et même de lui
avoir donné part de sa confidence. Il se résout donc d'en
faire un exemple qui puisse donner de l'épouvante aux plus
déterminés, et voici par où il commence. Il commande au
saint martyr de sacrifier aux idoles; ce qu'ilrefuse de faire
généreusement, disant qu'il n'a garde de rendre cet honneur
à un métal insensible: pour lui, il avait appris, dans l'école
de Jésus-Christ, à adorer en esprit et en vérité un seul
Dieu créateur du ciel et de la terre, dont la beauté pure ne
pouvait être vue par ces yeux mortels, ni représentée sur
une matière comme la nôtre. Le peuple ignorant, à qui Dieu
n'avait point parlé dans le cœur de ces vérités, prit pour un
blasphème cette céleste philosophie, et s'écria qu'il fallait
punir l'ennemi des dieux. Là-dessus on le dépouille, on
l'élève avec des cordes pour le faire voir à toute la ville, qui
était accourue pour voir quelle serait la fin de cette aventure;
et puis (^) on le bat de verges si cruellement, qu'en peu de
temps il ne resta plus en son corps aucune partie entière.
Déjà le sang ruisselait de tous côtés sur la face des bourreaux:
a. Ephes.^ iv, i. — Cf. Rom.^ xii, i. Texte composite.
1. Var. de marcher. — Deforis refait ainsi cette traduction : « de vous conduire
d'une manière convenable h... »
2. Les éditeurs n'ont pas reconnu ici le passage du premier au second point.
Ils le font commencer 80 lignes plus loin, à l'endroit où il finit.
3. Kdlt. puis.
40 PANl':(ÎVRIOUK I)K SAINT GORGON.
« les nerfs et les os étaient découverts ; et la peau étant toute
déchirée, ce n'était plus ses membres, mais ses plaies que
l'on tourmentait: Tv/z/A? couipao'c visccriim, torqitcbantur in
servo Dci non jam vicmhra, sed viilnera (^). »
Cependant Gorgon, glorieux de confesser ])ar tant de
bouches la vérité, se réjouit avec l'Apôtre de voir qu'il n'y
a aucun endroit sur son corps où la Passion de son Maître
crucifié ne soit imprimée. Or il était de tous côtés tellement
meurtri, et la douleur l'avait réduit à un état si pitoyable,
qu'on ne pouvait lui donner un plus grand soulagement que
de le laisser ainsi suspendu dans le lieu de son supplice.
Quelle extrémité! Et néanmoins on lui refuse cette misérable
grâce. Le tyran ordonne qu'on le descende, et ce pauvre
corps écorché ('), à qui les plus doux onguents eussent causé
des douleurs insupportables, est frotté de sel et de vinaigre.
Il reçut (^) ce nouveau supplice comme une nouvelle grâce
que Dieu lui faisait pour accomplir en lui, aussi bien qu'en
Jésus-Christ, cette prophétie du Psalmiste: Super dolorem
vulneritm meorùin addidertcnt (') : « Ils ont ajouté sur la
douleur de mes plaies. »
Mais ce n'est pas tout. La cruauté cherche de nouveaux
artifices; et si elle ne peut le vaincre par la grandeur des
tourments, elle tâche au moins de l'étonner par la nouveauté.
Ce sel et ce vinaigre n'ont fait, pour ainsi dire {f), que (^)
lui éveiller l'appétit: il lui faut pour la rassasier quelque
assaisonnement plus barbare. Je vous demande un mo-
ment de patience, pour ne pas laisser notre narration im-
parfaite (f).
Le tyran fait coucher le saint martyr sur un gril de fer
déjà tout rouge par la véhémence de la chaleur, qui aussitôt
rétrécit ses nerfs dépouillés avec une douleur que je ne vous
pui-s exprimer. Quel horrible spectacle! Gorgon gisait sur un
a. S. Cyprian., Ad niart, etconf. Ep. VIII. — b. Ps.., LXViii, 27.
1. Edif. déchiré.
2. Edif. Il reçoit.
3. Ce « pour ainsi dire », qui n'est que trop nécessaire, a été supprimé par
Lâchât dans ses corrections arbitraires.
4. EdiL n'ont fait que de lui éveiller.
5. Supprimé dans Deforis, etc.
PANÉGYRIQUE DE SAINT GORGON. 4I
lit de charbons ardents, fondant de tous côtés par la force du
feu, et nourrissant de ses entrailles une flamme pâle et
obscure (') qui le dévorait. Il s'élevait à l'entour de lui une
vapeur noire que le tyran humait pour contenter son avidité;
jusques à temps ('') que ne pouvant plus ni voir sa constance,
ni supporter ses reproches, ni écouter les louanges qu'il don-
nait à Jésus-Christ d'une voix mourante, il lui fit prompte-
ment arracher le peu qui lui restait de vie, et envoya sa
belle âme jouir à jamais des embrassements de son bien-
aimé.
Voilà, messieurs, quelle a été la fin de notre martyr, qui a
méprisé le monde dans ses promesses et dans ses menaces,
dans ses délices et dans ses tourriients ; laissant par sa mort
un reproche éternel à la mollesse et au peu de foi de ces
derniers siècles {^).
Après cela, que me reste-t-il autre chose, sinon de con-
clure par ces paroles qui ont fait l'ouverture de mon discours,
de vous dire avec l'Apôtre : Quor7tm intiientes cxihivi..,
imîtamiiii fidem? Vous avez vu en esprit comme (^) la con-
stance de Gorgon a duré jusqu'à la mort, dont il a goûté à
lon(Ts traits toute l'amertume ; reste maintenant que vous
imitiez sa foi, cette foi ardente qui lui a fait préférer à tous
les honneurs l'opprobre de Jésus-Christ, et a rendu son es-
prit entier et inébranlable, pendant que son corps s'en allait
pièce à pièce comme une vieille masure {f),
1. J'idit. Une flamme pâle qui... — Les deux mots «et obscure > sont extrê-
mement difficiles à lire, et j'en ai longtemps désespère comnie mes devanciers.
2. Bossuet à cette date écrit: iusques ;\ tans c|ue (iixqiic ad it-)nf>us quum).
\o^. J\^einarques sur la s^ranmiairi: et le l'ocahnlairc^ à la fin C^^\ Inirodttclion.
3. Si l'on rapproche ce résumé de l'énoncé de la division, on sera frappé de la
régularité de ce petit discours qu'on nous représentait comme le désordre et la
confusion même. Il est vrai que le second point cjui se termine ici n'est pas
encore commencé dans les éditions, où on le formera en grande partie d'une in-
terpolation que nous signalerons tout à l'heure.
4. lidit. comment.
5. Les éditeurs commencent ici le second point, par un long emprunt au
brouillon, qui n'est à conserver qu'à titre de variante: « Que si après avoir vu
quelles impressions la douleur a faites sur son corps, vous êtes mus d'une louable
curiosité de savoir ce que Dieu opérait invisiblemcnt dans son âme et d'où lui
venait parmi une telle agitation une si grande tranquillité ; en un mot, si vous
42 PANteVRIQUE DE SAINT GORGON.
Or il en est des martyrs comme d'un excellent original
dont chaque peintre cherche de copier quelques traits pour
embellir son ouvrage. Nous voyons dans leur vie la vie de
notre Sauveur si bien exprimée, qu'il n'y a presque rien
qui ne nous y doive servir d'exemple. Mais dans un si
ddsirez connaître quelles e'taient les pensées dont s'entretenait un chrétien souf-
frant, je vous les dirai en peu de mots pour votre édification, telles que nous les
apprend la théologie.
Premièrement les martyrs n'étaient point de ces âmes basses, qui se croient
incontinent délaissées de Dieu, sitôt qu'elles ressentent quelque affliction ; au
contraire, rien n'affermissait si bien leurs espérances que la considération de
leurs supplices. La raison est d'autant que la tribulation produit la souffrance,
{Lâchai : Car c'est la tribulation qui produit la souffrance) et «la souffrance fait
l'épreuve », comme dit l'Apôtre. Or il est tout évident que, quand on prend quel-
qu'un pour en faire l'épreuve, c'est signe que l'on a dessein de s'en servir. Ainsi les
martyrs, à qui Dieu avait appris sa conduite, se persuadaient par une souffrance
très salutaire que Dieu les réservait à quelque chose de grand, puisqu'il voulait
bien avoir la bonté de les éprouver. Et c'est à mon avis pourquoi l'Apôtre ajoute
que << l'épreuve fait l'espérance » : Probatio vero speui (Rom., V, 4).
Samt Cyprien, dans le livre qu'il a fait de VExhortation des martyrs^ nous
en fournit encore cette belle raison : Notre-Seigneur prophétise en divers en-
droits que la vie de ceux qui écouteront sa parole sera continuellement traver-
sée ; mais aussi il leur promet après leurs travaux un soulagement éternel. Et
voyez comme le Saint-Esprit se sert de toutes choses pour relever nos courages:
il \q.wx {Lâchât : nows) fait entendre par un discours digne de lui que Dieu, « dont
on ne peut compter les miséricordes », n'est pas moins fidèle pour les biens que
pour les maux {Lâchai : àdcns les biens que dans les maux), et que l'accomplisse-
ment de la moitié de la prophétie leur est un témoignage indubitable
de la vérité de l'autre. Tellement qu'ils prenaient leur disgrâce présente pour
un gage certain de leur future félicité ; et mesurant leurs contentements par
leurs peines, ils croyaient qu'elles ne leur étaient pas tant envoyées pour les
tourmenter dans le temps que pour leur donner de nouvelles assurances d'un
bonheur sans fin.
Ces pensées ne sont-elles pas pleines d'une grande consolation ? Mais leurs
esprits nourris de longtemps de la Parole leur en faisaient concevoir de bien
plus sublimes. Comme ils ne jugeaient pas des choses par l'extérieur, ils con-^
sidéraient que l'homme n'était pas ce qu'il nous paraît, mais que Dieu, pour
le former, avait fait sortir de sa bouche un esprit de vie, qu'il avait caché comme
un trésor céleste dans cette masse du corps; que cet esprit, bien qu'il fût d'une
race divine, comme le dit si bien l'Apôtre au milieu de l'Aréopage {Ad., xvii,
29), bien qu'il portât imprimée sur soi l'image de son Créateur, était néanmoins
accablé d'un amas de pourriture, où il contractait par nécessité quelque chose de
mortel et de terrestre, dégénérant de la pureté de son origine. Dans cette pen-
sée, ils croyaient que les tourments ne faisaient qu'en détacher ce qu'il y avait
d'étranger, tout ainsi que le feu sépare de l'or ce qui s'y mêle d'impur, ianquavi
aurum i?i fomace (Sapient., m, 6). On eût dit à les voir qu'à mesure qu'on
eur emportait quelques lambeaux de leur chair, leur âme s'en serait trouvée
beaucoup allégée, comme si on les eût déchargés d'un pesant fardeau; et ils
espéraient qu'à force d'arracher leur chair pièce après pièce, elle resterait toute
l'ANÉGVRIQUE DE SAINT GORGON. 43
grand éclat de vertus, il nous faut choisir celles qui nous
sont plus nécessaires dans les occurrences où nous nous
trouvons.
Martyr et témoin, c'est la même chose. On appelle martyrs
de Jésus-Christ ceux qui, souffrant pour la foi, en ont
témoigné la vérité par leurs souffrances et l'ont signée de
leur sang. Maintenant il n'y a plus de tyrans qui nous persé-
cutent; mais nous sommes instruits par l'Evangile que Dieu,
qui est notre Père, distribue à ses enfants les biens et les
maux selon les conseils de sa Providence (''). Ainsi quand
nous nous trouvons (') affligés, si nous recevons (') nos
afflictions de la main de Dieu avec humilité, ne témoignons-
nous pas par cette déférence qu'il y a une IntelHgence
première et universelle, qui, par des raisons occultes, mais
équitables, fait notre bonne et {') notre mauvaise fortune ?
Et cela qu'est-ce autre chose sinon être les témoins et les
martyrs de la Providence ?
a. Mait.^ V, 45.
pure et toute cdleste, eten cet état serait présentée au nom de JÉSUS-Christ de-
vant le trône de Dieu.
Dans ces considérations, vous les eussiez vus, d'un cœur brûlant de charité
s'animer eux-mêmes contre leurs supplices. Tantôt ils se plaignaient de ce quils
étaient trop lents, ne souhaitant rien tant que de voir abattue cette masure
ruineuse de leurs corps qui les séparait de leur Maître ; et s'écriant avec l'Apôtre:
Desiderhun habens dissolvi et esse aini CJitisto (Philipp., I, 23. — Ms. Cupio
dissoh'i et esse...) Tantôt ravis d'une certaine douceur que ressentent les grands
courages à souffrir pour ce qu'ils aiment, ils se réjouissaient de se voir enve-
loppés d'une chair mortelle qui pût fournir de matière {Lac/iat : ïoum'w matière)
à la cruauté. De tels et semblables discours se consolaient les martyrs {Lâchât :
De tels et semblables discours consolaient les martyrs), en attendant avec
patience qu'il plût à Dieu de les appeler à soi ; et saint Gorgon sut si bien
prendre ces sentiments de ceux qu'il avait vus, qu'il devint lui-même h la pos-
térité un exemple signalé.
C'est vous particulièrement, messieurs, que cet exemple regarde, puisc[ue vous
avez pris saint Gorgon pour votre patron. Vous n'êtes pas obliges de souffrir
les mêmes peines ; mais comme vous participez à la même foi, vous devez
entrer dans les mêmes sentiments. Il faut que votre paroisse, illustre par tant
de raisons, mais surtout pour être sous la protection d'un si grand martyr,
se rende encore plus illustre en imitant sa foi, après avoir considéré sa mort
si attentivement : Quorum intuentes exitum...^ i/m'taniini Jîdeni. C'est par où je
m'en vais conclure. »
1. Kdit. C2uand nous sommes affligés.
2. /ùiit. prenons.
3. Lâchât : ou. — Deforis, Versailles, etc., s'écartent encore davantage du
texte.
44 panégvriqup: de saint gorgon.
Messieurs, nous vivons dans un temps et dans une ville
où nous avons sujet de mériter cet honneur. Il y a près de
vingt ans qu'elle porte quasi tout le fardeau de la guerre ; sa
situation trop importante semble ne lui avoir servi que pour
l'exposer en proie: Diripiicriirit cain omnes transcimtes viam,
etc. ["). Et comme si ce n'était pas assez de tant de misères,
Dieu en cette année, ayant trompé l'espérance de nos mois-
sons, a mis la stérilité dans la terre. Car il ne faut point
douter que tous ces maux ne soient arrivés par son ordre.
Il punit par la guerre celle que nous lui faisons tous les jours.
La terre, par son commandement, nous refuse (') le fruit de
nos travaux, parce que nos âmes ne lui en rapportent point,
bien qu'il les ait si soigneusement cultivées. Ah ! messieurs,
humilions-nous sous la puissante main de Dieu, de peur
qu'après avoir tout perdu, nous ne perdions encore le fruit
de l'affliction que nos maux nous apportent, au lieu de la
faire profiter à notre salut.
Il ne faut point flatter. Nous voyons assez de personnes
qui plaignent les malheurs du temps. Le ciel ne nous a fait
encore que les premières menaces ; et déjà le pauvre tâche
d'amasser de quoi vivre par des tromperies, se défiant de la
Providence, pendant que le riche prépare ses greniers pour
engloutir la nourriture du pauvre, qu'il lui fera acheter bien
cher en (-) son extrême indigence. Les plus sages pensent à
pourvoir à la nécessité du pays; leur zèle est louable, mais
nous n'avançons rien par ces soins. S'il est vrai que Dieu
soit irrité contre nous, comme il nous le fait paraître par les
fléaux qu'il nous envoie, pensons-nous pouvoir arrêter le
torrent de sa colère ? « Si tu montes jusques au ciel, dit le
Seigneur, je t'en arracherai, et ma colère t'ira trouver jusqu'au
plus profond des abîmes ('''). » Il faut aller à la source du
mal, puisqu'aussi bien nos prévoyances toujours incertaines
ne peuvent rien contre ses ordres inévitables.
Que si, reconnaissant nos péchés, nous confessons qu'ils
ont justement attiré son indignation sur nos têtes, qu'atten-
a. Ps., LXXXVHI, 42. — â. Aâd., 4.
1. E(ù'/. nous refuse par son commandement.
2. AV/V. dans son indigence.
PANÉGYRIQUE DE SAINT GORGON. 45
dons-nous à faire pénitence ? Que ne prévenons-nous sa
fureur par un sacrifice de larmes ? Que ne mettons-nous fin
au long désordre de notre vie? Que ne rachetons-nous « nos
iniquités par aumônes (') », ouvrant nos cœurs sur la misère
du pauvre ? Ah ! Seigneur, nous vous avons grandement of-
fensé, nous ne sommes pas dignes d'être appelés vos enfants;
détournez votre colère de dessus nous, de peur que nous ne
disparaissions devant votre face comme la poudre qui est
emportée par un tourbillon. Nous vous en prions par Jésus-
Christ votre Fils, qui s'est offert pour nous en odeur [de]
suavité.
C'est ainsi, messieurs, qu'il nous faut fléchir sa miséri-
corde ; c'est par là qu'il nous faut obtenir cette paix que
nous attendons il y a si longtemps. Il semble à tout coup
que Dieu nous la veuille {^) donner ; et si elle est retardée,
ne l'attribuons à aucune raison humaine : c'est lui qui
attend de nous les derniers devoirs. Elle ne (^) tient plus
guère en ses mains, on dirait qu'il y porte ('*) le cours des
affaires : arrachons-la lui par le zèle {^) de nos prières ; et
surtout, si nous voulons qu'il nous fasse miséricorde, ayons
compassion de nos pauvres frères, que la misère du temps
réduira peut-être à d'étranges extrémités. Ainsi puissions-
nous recevoir abondamment les faveurs du ciel ; que Dieu
rende le premier lustre à cette ville autrefois si floris-
sante ; qu'il rétablisse les campagnes désolées ; qu'il fasse
revivre partout aux environs le repos et la douceur d'une
paix bien affermie ; et pour établir une concorde éternelle
1. /uà'/. par nos aumônes. — Bossuet traduit littéralement, comme il aimera
toujours à le faire, une expression des saints Livres: Pcccata tua eleemosynis
rediinc (Dan., iv, 24). Du reste ce style, nourri de l'Écriture dans presque toutes
les phrases, montre combien il était plein de cette étude dès le temps du Collci;e
de Na\arre
2. Lâchât : Veut.
3. Lâchai : Elle semble prête à descendre vers nous. (Ce elle semble est peu
heureux après // semble.)
4. Lâchai: On dirait qu'il y dispose les choses. - .Ainsi du connnenccmciU
à la rtn les éditeurs s'obstinent à corrij^er le devoir de liossuet écolier. Voy.
Deforis, Versailles, etc., qui s'éloignent ici bien plus encore des textes authen-
tiques.
5. Edit. la ferveur.
46 PANÉGYRIQUE DE SAINT GOKGON.
entre ses (') citoyens, cju'il ramène à l'union de sa sainte
t^glise ceux qui s'en sont séparés par le prétexte d'une
réformation sans effet ; afin que, les forces du christianisme
étant réunies, nous chantions d'une même voix les gran-
deurs de notre Dieu et les bontés de notre Sauveur Jésus-
Christ, par qui nous espérons, etc.
I. Édit. les citoyens. — Var. parmi ses citoyens.
^^ii^il^il^ii^-^^ ^^ ^ ^^^ ^^ ^^J^^^^
Pour la FETE de tous les SAINTS (').
1*^' novembre 1649, en la chapelle de Navarre.
i^WWWWWWWWWWWWWW^
'h
Diacre, et directeur de la confrérie du Rosaire, Bossuet ne se
bornera plus à méditer en compagnie de ses condisciples. Dès
le présent discours, il s'adresse à la fois aux jeunes ecclésiasti-
ques et aux fidèles: «... Prenez garde, chrétiens, lorsqu'on vous
parlera du royaume céleste, de ne vous le pas représenter à la façon
de ces choses basses... » La date est donnée par l'écriture et par
l'orthographe, identiques à saint Gorgon, et différant sur plusieurs
points des manuscrits qui vont suivre.
Sommaire. — Omnia vestra sunt. — Félicité des saints, accom-
plissement de l'œuvre de Dieu, (i^r p.) — Gloire de JéSUS-Christ
et l'amour du Père sur eux. Ego claritatevi, quam dedisti uiihi^
dedi eis. (Joan., XVII, 22.) Dilectio qua dilexisti me, in ipsis sit, et
ego in eis. (Joan., xvil, 26.) (2*^ p.) — Dieu étendra les âmes pour
les rendre capables d'une félicité plus haute, d'une joie surnaturelle.
Advocabit cœlnni de sursuni et terrain discernere popiihim suum.
(Ps., XLIX, 4.) Paraphrase de quelques psaumes. Débris de la vie
immortelle. Beatus vir qui non abiit in consilio : fin.
Omnia vestra sunt, vos autetn
Christi.
Tout est à vous, et vous êtes à
Jésus-Christ, dit le grand Apôtre
parlant aux justes, (I Cor., m, 22, 23.)
SI nous employions (-) à penser aux grandeurs du ciel
la moitié du temps que nous donnons inutilement aux
vains intérêts de ce monde, nous ne vivrions pas comme
nous faisons dans un mépris si apparent des affaires de notre
salut. Mais tel est le malheur où nous avons été précipités
1. M s. 12,821, f. 26, pour le corps du discours. L'exorde est à la fin (f. 32). La
première rédaction de cet exorde, seule partie qui soit en double, se trouve f. 13.
Nous la donnons en variante.
2. Var.^ 1"^ rédaction. M. Lâchât l'a placée en tête de la Méditation sur le Bon-
Itcur des saints^ publiée ci-dessus. Il y a fait (VIII, i), dès sa Tapage, des fautes
de lecture que nous nous contenterons de corriger, sans les signaler en dél.ul :
« Si nous employions à penser aux avantages t[ui nous sont préparés dans le
ciel la moitié du temps que nous perdons à songer aux vains intérêts de ce
monde, nous ne vivrions pas, comme nous faisons, dans un mépris si apparent
{inir. dans une négligence si lâche) des affaires de notre salut. Mais c'est un
malheur qu'apporte notre péché : ce tyran ne s'est pas contenté de nous faire
48 FÊTE DE TOUS LES SAINTS.
par notre péché : il ne s'est pas contenté de nous faire perdre
le royaume dans l'espérance duquel nous avions été élevés ;
il nous a tellement ravalé le courage, que nous n'oserions
quasi plus aspirer à sa conquête, quelque secours qu'on nous
offre pour y rentrer. A peine nous en a-t-il laissé un léger
souvenir ; et s'il nous en reste quelque vieille idée qui ait
échappé à cette commune ruine, cette idée, messieurs, n'a
pas assez de force pour nous émouvoir ; elle nous touche
moins que les imaginations de nos songes. Cela fait que
nous ne concevons qu'à demi ce qui regarde l'autre vie ; ces
vérités ne tiennent point à notre âme déjà préoccupée des
erreurs des sens.
En quoi nous sommes semblables aux insensés, qui, sans
prendre garde aux grands desseins que Dieu avait conçus
perdre le royaume dans l'espérance duquel nous avions été élevés, il nous a
tellement ravalé le courage que nous n'osons plus prétendre à sa conquête,
quelque secours qu'on nous offre pour y rentrer. A peine nous en a-t-il laissé un
léger souvenir ; ou, s'il nous en demeure encore quelque vieille idée qui ait
échappé h. cette commune ruine, cette idée, messieurs, n'a pas assez de force
pour nous émouvoir : elle nous touche moins que les imaginations de nos songes.
Ce qui est plus cruel, c'est qu'il ne nous donne pas seulement le loisir de penser à
nous. Il nous entretient toujours par de vaines flatteries; et comme il n'a rien qui
nous puisse entièrement arrêter, toute sa malice se tourne à nous jeter dans une
perpétuelle inconstance, tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, et nous faire passer
cette misérable vie dans un enchaînement de désirs incertains et de prétentions
mal fondées. Cela fait que nous ne concevons qu'à demi ce qui regarde l'autre
vie ; ces vérités ne tiennent quasi pas à notre âme déjà préoccupée des erreurs
des sens. En quoi nous sommes semblables à ces insensés desquels parle le sage,
qui sans considérer les grands desseins de Dieu sur les saints, s'imaginaient
qu'ils fussent enveloppés dans le même destin que les impies, parce qu'ils les
voyaient sujets à la même nécessité de la mort ; Videbunt finem sapientis^ et
lion intelligent quid cogitaverit de illo Deus (Sap., IV, 17). Souffrirez-vous pas
bien, messieurs, que pour nous délivrer de ce blâme, nous donnions un peu de
temps à considérer la Providence de Dieu sur les saints .'' Certes nous ne pou-
vons rien dire qui contribue plus à leur gloire ni à notre édification. Comme c'est
parla qu'ils estiment plus leur félicité, aussi doit-ce être ce qui nous excitera davan-
tage. Voyons donc dans ce discours les grandes choses que Dieu s'est proposé
de faire en ses saints, quid cogitaverit de illis Dotniniis: comme il les a regardés
dans toutes ses entreprises : qitœ sit niagnitiido virtutis ejiis in nos qui credi-
nms (Ephes., i, 19); comme il les a inséparablement attachés à la personne de
son Fils, afin d'être obligé de les traiter comme lui : Vos anteni Christù Après
avoir établi ces vérités, il ne me sera pas beaucoup difficile de vous persuader
des merveilles qu'il opérera dans l'exécution de ce grand dessein. Ce que je
tâcherai de faire fort brièvement en concluant ce discours. Je vous prie d'implorer
avec [moi] l'assistance du Saint-Esprit par l'intercession de la sainte Vierge. »
\Ave\
FETE DE TOUS LES SAINTS. 49
dès Téternité pour ses saints, s'imaginaient qu'ils fus-
sent enveloppés dans le même destin que les impies, parce
qu'ils les voyaient sujets à la même nécessité de la mort :
Videbîcnt finem sapientis, et non intelligent qiùd cogitaverit
de illo Detcs (''). Souffrirez-vous pas bien, messieurs, pour
nous délivrer de ce blâme, que nous nous entretenions sur
ces desseins si admirables de Dieu sur les bienheureux, en
ce jour où l'Eglise est occupée à leur (') congratuler leur
félicité ? Certes, je l'oserai dire, si la joie abondante dans
laquelle ils vivent leur permet de faire quelque différence
entre les avantages de leur élection, c'est par là qu'ils estiment
le plus leur bonheur, et c'est cela aussi qui nous doit plus
élever le courage. Parlons donc, messieurs, de ces desseins
admirables, nous en découvrirons les plus grands secrets
dans ce peu de paroles de l'Apôtre, que j'ai alléguées pour
mon texte, et tout ce discours sera pour expliquer la doctrine
de ces quatre ou cinq mots. Nous y verrons (') comme Dieu
a mis les saints au-dessus de tous ses ouvrages, et qu'il se
les est proposés dans toutes ses entreprises : Omnia vestra
\_sunt\. Elles nous donneront sujet d'expliquer par quel arti-
fice Dieu les a si bien attachés à la personne de son Fils :
Vos autem Christi. Après cela que restera-t-il, sinon de
conclure en considérant tant soit peu l'exécution de ces
grands desseins de Dieu. Implorons pour cela, etc. \_AvcP\
PREMIER POINT.
Dieu étant unique et incomparable dans le rang qu'il tient,
et ne voyant rien qui ne soit infiniment au-dessous de lui,
ne voit rien aussi qui soit digne de son estime que ce qui le
regarde, ni qui mérite d'être la fin de ses actions que lui-
même. IMais, bien qu'il se considère dans tout ce qu'il fait,
il n'augmentera pas pour cela ses richesses. Et si sa grandeur
l'oblige à être lui seul le centre de tous ses desseins, c'est
a. Sap.^ IV, 17. — Ms. de eo Dominus.
1. AV//. à les congratuler sur leur félicité, — Correction qui fait disparaître
un bon gros latinisme. Allez, avec ce système, juger de la date d'une ceuvre
d'après le style !
2. C'est l'indication des points du discours. Dans la jiremierc rédaction, cette
division est identique, mais elle est énoncée avec moins de netteté.
Serinons de Bobsuct. 4
50 FÊTE DE TOUS LES SAINTS.
parce qu'elle fait qu'il est lui seul sa félicité ('). Ainsi, quoi
qu'il entreprenne de grand, quelques beaux ouvrages que
produise sa toute-puissance, il ne lui en revient aucun bien
que celui d'en faire aux autres. Il n'y peut rien acquérir que
le titre de bienfaiteur ; et l'intérêt de ses créatures se trouve
si heureusement conjoint avec le sien, que comme il ne leur
donne que pour l'avancement de sa gloire, aussi ne saurait-
il avoir de plus grande gloire que de leur donner. C'est ce
qui fait que nous prenons la liberté de lui demander souvent
des faveurs extraordinaires : nous osons quelquefois attendre
de lui des miracles, parce (^) que sa gloire se rencontre
dans notre avancement, et qu'il est lui-même d'un naturel si
magnifique, qu'il n'a point de plus grand plaisir que de faire
largesse. Cela nous est marqué dans le livre de la Genèse,
lorsque Dieu» après avoir fait de si belles créatures, se met
à les considérer les unes après les autres. Certes, si nous
voyions faire une action pareille à quelque autre ouvrier,
nous jugerions sans doute qu'il ferait cette revue pour décou-
vrir les fautes qui pourraient être échappées à sa diligence.
Mais pour ce qui est de Dieu, nous n'oserions seulement
avoir eu cette pensée. Non, messieurs, il travaille sur un trop
bel original et avec une main trop assurée, pour avoir besoin
de repasser sur ce qu'il a fait. Aussi voyons-nous qu'il n'y
trouve rien à raccommoder. Il reconnaît que ses ouvrages
sont très accomplis : Et erant valde bona (^). De sorte que,
s'il nous est permis de pénétrer dans ses sentiments, il ne
les revoit de nouveau que pour jouir du plaisir de sa libéra-
lité. Il est donc vrai, et nous pouvons l'assurer après un si
grand témoignage, qu'il n'y a rien de plus digne de sa gran-
deur ni de plus conforme à son inclination, que de se commu-
niquer à ses créatures.
Cela étant ainsi, pourrions-nous douter qu'il n'ait préparé
à ses saints de grandes merveilles ? Lui qui a eu tant de
soin des natures privées de raison et de connaissance, qui
a. Gen., I, 31.
1. Var. Sa grandeur qui fait qu'il est lui-même le centre où aboutissent tous
ses desseins, fait aussi qu'il est lui seul sa félicité.
2. Var. d'autant que.
FETE DE TOUS LES SAINTS. 5 I
leur a donné sa bénédiction avec tant d'affection, qui a attaché
à leur être de si belles qualités, qu'aura-t-il réservé à ceux
pour lesquels il a bâti tout cet univers ? Car enfin je ne puis
croire qu'il ait pris plaisir à répandre ses trésors sur des
créatures qui ne peuvent que recevoir, et qui ne sont pas
capables de remercier, ni même de regarder la main qui les
embellit. S'il y a du plaisir et de la gloire à donner, il faut
que ce soit à des personnes qui ressentent tout au moins la
grâce que l'on leur fait. Il est vrai qu'il y a des propriétés
merveilleuses dans les créatures les plus insensibles, et c'est
cela même qui me persuade qu'il les a si bien travaillées
pour en faire présent à quelque autre. Il n'y a que les natures
intelligentes qui en connaissent le prix : ce n'est qu'à elles
qu'il a donné l'adresse d'en savoir user : elles seules en peu-
vent bénir l'auteur. Sans doute ce ne peut être que pour elles
qu'elles sont faites. L'ordre de sa Providence nous fait assez
voir cette vérité, parce que (') la première chose qu'il s'est
proposée, c'est la manifestation de son nom. Cela demandait
qu'il jetât d'abord les yeux sur quelques natures à qui il se
pût faire connaître : et puisque c'était par elles qu'il com-
mençait ses desseins, il fallait qu'il formât tous les autres sur
ce premier plan, afin que toutes les parties se rapportassent.
Ainsi donc, après avoir résolu de laisser tomber sur elles un
rayon de cette intelligence première qui réside en lui, il a
imprimé sur une infinité d'autres créatures divers caractères
de sa bonté ; afin que, les unes fournissant de tous côtés la
matière des louanges, et les autres leur prêtant leur intel-
ligence et leur voix, il se fît un accord de tous les êtres qui
composent ce grand monde, pour publier jour et nuit les
grandeurs de leur commun Maître. Pour achever ce dessein,
il prépare à ses saints une vie tranquille et immortelle, de
peur qu'aucun accident ne puisse interrompre le sacrifice de
louanges qu'ils offriront continuellement à sa majesté. Alors
il leur parlera lui-même de sa grandeur sans l'entremise de
ses créatures, pour tirer de leur bouche des louanges plus
dignes de lui. Et afin que ses intérêts demeurent éternelle-
ment confondus avec ceux de ses élus, en même temps qu'il
I. Far. d'autant que.
52 FÊTE DE TOUS LES SAINTS.
leur apparaîtra tel qu'il est, pour leur imprimer de hauts sen-
timents de sa majesté, il les rendra heureux par la contem-
plation de sa beauté infinie. Que dirai-je davantage -^ Il les
élèvera par-dessus tout ce que nous pouvons nous imaginer,
pour tirer ainsi plus de gloire de leur estime. Si c'est peu de
chose que d'être loué par des hommes, il en fera des dieux,
et s'obligera par là à faire cas de leurs louanges. Notre
Dieu entln, pour contenter l'inclination qu'il a d'établir son
honneur par la magnificence, -se fera tout un peuple sur lequel
il régnera plus par ses bienfaits que par son pouvoir ; auquel
il se donnera lui-même, pour n'avoir plus rien à donner de
[Aus excellent.
Après cela je pense qu'il n'est pas bien difficile de se
persuader que Dieu a tout fait pour la gloire de ses saints.
N'y aurait-il que l'honneur qu'ils ont de lui appartenir de
si près, il faudrait que tout le reste se soumît à leur empire.
Et, quelque grand que cet avantage nous paraisse, ce n'est
pas une chose à refuser aux bienheureux que de commander
à toutes les créatures, puisqu'ils ont le bonheur d'être nés
pour posséder Dieu. Aussi n'ont-elles point toutes de plus
véhémente inclination que de les servir ; tout l'effort que
font les causes naturelles, selon ce que dit l'Apôtre, ce n'est
que pour donner au monde les enfants de Dieu. C'est pour-
quoi il nous les dépeint « comme dans les douleurs de
l'enfantement » : Omnis creatura... parturit (^). Elles se
plaignent sans cesse du désordre du péché, qui leur a caché
les vrais héritiers de leur Maître, en les confondant avec les
vaisseaux de sa colère. Tout ce qu'elles peuvent faire, c'est
d'attendre que Dieu en fasse la découverte à ce grand jour
du jugement: Omnis cr^eatura ingemiscit et parturit usque
adhtic, Revelationein filiorum Dei exspectat (^\ Et à ce jour,
messieurs. Dieu, qui leur a donné ce mouvement, afin que
tout ce qu'il y a dans le monde sentît l'affection qu'il porte
à ses saints, « appellera le ciel et la terre au discernement
de son peuple : » Advocabit cœliuji desursum, et terrant
discernere populuvi suu7n ['). Ils ne manqueront pas d'y
accourir pour combattre avec lui contre les insensés ('^); mais
a. RoJii.^ VIII, 22. — b. Ibid.^ 19. — c. Ps., XLIX, 4. — d. Sap.^ V, 21.
FETE DE TOUS LES SAINTS.
5,
plu^ôt encore pour rendre leur obéissance à ses enfants. Que
si dans cet intervalle il y en a quelques-uns qui portent plus
visiblement sur leur front la marque du Dieu vivant, les
bêtes les plus farouches se jetteront à leurs pieds, les flammes
se retireront de peur de leur nuire, et je ne sais quelle im-
patience fera éclater en mille pièces les roues et les chevalets
destinés pour les tourmenter. Enfin que pourrait-il y avoir
qui ne fût fait pour leur gloire, puisque leurs persécuteurs les
couronnent, leurs tourments sont leurs victoires ? Ce n'est
que dans la bassesse qu'ils sont honorés : la seule infirmité
les rend puissants. « Et les instruments mêmes de leur
supplice sont employés à la pompe de leur triomphe : »
Transeunt in honorem triumphi etiam instrumenta snppli-
cii (^\ Pour cela le Fils de Dieu, dans cette dernière sentence
qui déterminera à jamais l'état dernier de toutes les créatures,
les appelle au royaume qui leur est préparé dès la constitution
du monde. Que nous marquent ces paroles ? Car il dit bien
aux damnés que les flammes leur sont préparées ; mais il
n'ajoute pas, dès la constitution du monde. Et cependant
l'enfer a été aussi tôt fait que le paradis, d'autant qu'il y a eu
aussi tôt des damnés que des bienheureux.
Sans doute notre juge ne nous veut apprendre autre chose,
sinon que la création du monde n'était qu'un préparatif du
grand ouvrage de Dieu, et que la gloire des saints en serait
le dernier accomplissement. Comme s'il disait : Venez, les
bien-aimés de mon Père, il a tout fait pour vous: à peine
posait-il les premiers fondements de cet univers, qu'il com-
mençait déjà à songer à votre gloire: a constitutione vmn-
di ('''):etil ne faisait alors que vous préparer votre royaume:
Venite, bejzedicti Pat ris nici ('). Il me semble, messieurs,
qu'il y a là de quoi inciter les âmes les moins généreuses.
Que jugez-vous de cet honneur.'* Est-ce peu de chose, à
votre avis, d'être l'accomplissement des ouvrages de Dieu,
le dernier sujet sur lequel il emploiera sa toute- puissance,
et qu'il se repose après toute l'éternité? Il y aura de quoi
contenter cette nature infinie. Lui, qui a jugé que la pro-
duction de cet univers n'était pas une entreprise digne de
a. s. Léo, Senn. Lxxxni, cap. iv. — b. Matth.^ XXV, 34. — c, Ibid,
54 FÊTE DE TOUS LES SAINTS.
lui, se contentera après avoir consommé le nombre de ses
élus. Toute l'éternité il ne fera que leur dire: Voilà ce que
j'ai fait; voyez: n'ai-je pas bien réussi dans mes desseins?
pouvais-je me proposer une fin plus excellente?
Vous médirez peut-être: Comment se peut-il faire que
tous les desseins de Dieu aboutissent aux bienheureux?
Jésus-Christ n'est-il pas le premier- né de toutes les créa-
tures ? n'est-ce pas en lui qu'a été créé tout ce qu'il y a de
visible et d'invisible? Il est la consommation de tous les
ouvrages de Dieu. Et, sans aller plus loin, les paroles de
mon texte nous font assez voir que les saints ne sont pas
la fin que Dieu s'est proposée dans tous ses ouvrages, puis-
que eux-mêmes ne sont que pour Jésus-Christ : vos autem
Christi(^). Tout cela est très véritable, messieurs; mais il
n'y a rien, à mon avis, qui établisse plus ce que je viens de
dire. Le même Apôtre qui a dit que tout est pour Notre-
Seigneur, a dit aussi que tout est pour les élus. Et non
seulement il l'a dit, il nous a donné de plus une doctrine
admirable pour le comprendre. Il nous apprend que Dieu,
afin de pouvoir donner cette prérogative à son Fils, sans
rien déroger à ce qu'il préparait à ses saints, a trouvé le
moyen d'unir leurs intérêts avec tant d'adresse, que tous
leurs avantages et tous leurs biens sont communs ('). C'est
ce qui me reste à expliquer en peu de mots. Que si Dieu
me fait la grâce de pouvoir dire quelque chose qui approche
de ces hautes vérités, il y aura de quoi vous (') étonner
de l'affection qu'il a pour les saints, et des grandeurs où il
les appelle.
SECOND POINT.
Le Père éternel, ayant rempli son Fils de toutes les ri-
chesses de la Divinité, a voulu qu'en lui toutes les nations
fussent bénies. Et comme il lui a donné les plus pures de ses
lumières, il d établi cette loi universelle, qu'il n'y eût point
de gric<^ !]'j' 'v.^ fût un éc )ulemfmt de la sienne. De là vient
que le Fils de Dieu dit à son Père, qu'il a donné aux justes
a. l Cor., III, 23. — 3. Ro///., VIII, 28.
I. £if/^. Nous étonner. — Bossuet ajoute cette phrase, en se relisant.
FÊTE DE TOUS LES SAINTS. 55
la même clarté qu'il avait reçue de lui: Ego cla^^itatem \_qtiam
dedisti mihi, dedi eis i^)\ Où, comme vous voyez, il com-
pare la sainteté à la lumière, pour nous faire voir qu'elle est
une et indivisible; et que tout de même que les rayons du
soleil, venant à tomber sur quelque corps, lui donnent véri-
tablement un éclat nouveau et une beauté nouvelle, mais
qui n'est qu'une impression de la beauté du soleil, et une
effusion de cette lumière originelle qui réside en lui :
ainsi la justice des élus n'est autre chose que la justice
de Notre-Seigneur, qui s'étend sur eux sans se séparer de
sa source, parce qu'elle est infinie: de sorte qu'ils n'ont de
splendeur que celle du Fils de Dieu, ils sont environnés de
sa gloire, ils sont tout couverts, pour parler avec l'A-
pôtre, et revêtus de Jésus-Christ. L'Esprit de Dieu, mes-
sieurs, « cet Esprit immense qui comprend en soi toutes
choses, » hoc quod continct omnia {^), se repose sur eux
pour leur donner une vie commune. Il va pénétrant le fond
de leur âme; et là, d'une manière ineffable, il ne cesse de
les travailler jusqu'à temps (') qu'il y ait imprimé Jésus-
Christ. Et, comme il a une force invincible, il les attache à
lui par une union incomparablement plus étroite que celle
que peuvent faire en nos corps des nerfs et des cartilages,
qui au moindre effort se rompent ou se détendent.
C'est cette liaison miraculeuse qui fait que « Jésus Christ
est toute leur vie»: Chrishis vita vestra (^). Ils sont «son
corps et sa plénitude», corpus ipsius et plenittido ("'), comme
parle l'apôtre saint Paul: comme s'il disait qu'il manquerait
quelque perfection au Fils de Dieu, qu'il serait mutilé, si
l'on séparait de lui les élus. C'est pourquoi notre bon Maître,
dans cette oraison admirable qu'il fait pour ses saints, en saint
Jean (chapitre xvii), les recommande à son Père, non plus
comme les siens, mais comme lui-même: «J'entends, dit-il,
que, partout où je serai, mes amis y soient avec moi:» Volo.
(Pater) ut itbi stim ego, et illi sint mecuni i(). Vous diriez qu'il
a. Joan., xvii, 22. — h. Sap., i, 7. — c. Coloss., ni, 4. — it Ephcs., i, 23.
e. Joan., xvii, 24.
I. Nous avons déjà rencontre cette locution, dans le panégyrique de saint
(ior<ron.
56 l'KTK DE T(nJS LES SAINTS.
ne saurait se passer d'eux, et que son royaume ne lui plairait
pas, s'il ne le possédait en leur compagnie et s'il ne leur en fai-
sait part. Il ne veut pas même que son Père les divise de lui
dans son affection. Il ne cesse de lui représenter continuelle-
ment qu'il est en eux et eux en lui, qu'il faut qu'ils soient
mêlés et confondus avec lui, comme il fait lui-même avec son
Père une parfaite unité. Il semble qu'il ait peur qu'il n'y mette
quelque différence: Ego in eis et tu in me, ut sint consummati
in umun; et coonoscat rmindits qnia,.. dilcxisti eos siciit et me
dilexisti {")'. Et un peu après : Dilectio qua dilexisti me in
ipsis sit, et ego in ipsis (^). Je suis en eux et vous en moi, afin
que tout se réduise à l'unité ; et que le monde sache que
vous ne faites point de distinction entre nous, que vous
les aimez, et que vous en avez soin comme de moi-même.
A ces paroles, messieurs, qui serait l'insensible qui ne se
laisserait émouvoir? Certes, elles sont si avantageuses pour
nous, que je les croirais injurieuses à notre Maître, si lui-
même ne les avait prononcées. Mais qui peut douter de ce
prodige ? Et quoique d'abord cela nous semble incroyable,
est-ce trop peu de sa parole pour nous en assurer.^ Tenons-
nous hardiment à cette promesse, et laissons ménager au
Père éternel les intérêts de son Fils: il saura bien lui donner
le rang qui est dû à sa qualité et à son mérite, sans violer
cette unité que lui-même lui a si instamment demandée.
Comme une bonne mère, qui tient son cher enfant entre
ses bras, porte différemment ses caresses sur diverses par-
ties de son corps, selon que son affection la pousse; il y en
a quelques-unes qu'elle orne avec plus de soin, qu'elle con-
serve avec plus d'empressement; ce n'est toutefois que le
même amour qui l'anime: de même le Père éternel, sans di-
viser cet amour qu'il doit en commun à son Fils et à ses
membres, il saura bien lui donner la prééminence du chef.
Et s'il y a quelque différence en cet exemple, c'est, mes-
sieurs, que l'union des saints avec Jésus-Christ est bien
plus étroite; parce qu'il emploiera, pour la faire, et sa main
toute-puissante, et cet Esprit unissant que les Pères ont
appelé le lien de la Trinité.
a. Joati.^ xviij 23. — Ms. ut sciât jnundus. — b. Ibid.^ 26. — Ms. in eis.
FÊTE DE TOUS LES SAINTS. ^y
Dites-moi tout ce qu'il vous plaira de la grandeur, des
victoires, du sacrifice de notre Maître ; j'avouerai tout cela,
messieurs, et j'en avouerai beaucoup davantage : car, que
pourrions-nous dire qui approchât de sa gloire ? Mais je ne
laisserai pas de soutenir que celui qui n'aspire pas au même
royaume, qui ne porte pas son ambition jusqu'aux mêmes
honneurs, qui n'espère pas la même félicité, n'est pas digne
de porter le nom de chrétien, ni d'être lavé de son sang, ni
d'être animé de son esprit. Pour qui a-t-il vaincu, si ce n'est
pour nous ? N'est-ce pas pour nous qu'il s'est immolé ? Sa
gloire lui appartenait par le droit de sa naissance ; et s'il
avait quelque chose à acquérir, c'était les fidèles, qu'il appelle
le peuple d'acquisition. Pensons-nous pas qu'il sache ce qui
est du à ses victoires ? Et cependant écoutons comme il parle
dans l'Apocalypse : «J'ai vaincu, dit-il ; je suis assis comme
un triomphateur à la droite de mon Père : et je veux que
ceux qui surmonteront en mon nom, soient mis dans le même
trône que moi : » Qui viccrit, dabo ei sedere mec uni in throiio
meo (''). Figurez-vous, si vous pouvez, une plus parfaite
unité. Ce n'est pas assez de nous transporter au même
royaume, ni de nous associer à l'empire, il veut que nous
soyons placés dans son trône : non pas qu'il le quitte pour
nous le donner, les saints n'en voudraient pas à cette condi-
tion; mais il veut que nous y régnions éternellement avec lui.
Et comment cela se peut-il expliquer, qu'en disant que nous
sommes le même corps, et qu'il ne faut point mettre de
différence entre lui et nous }
TROISIEME POINT. (CONCLUSION.)
Après de si grands desseins de la Providence sur les bien-
heureux, après que Dieu s'est intéressé lui-même à leur
grandeur, et s'y est intéressé par ce qu'il aime le plus, prenez
garde, chrétiens, lorsqu'on vous p.irlera du royaume céleste,
de ne vous le pas représenter à la façon de ces choses basses
qui frappent nos sens, ou de ces plaisirs périssables cjui
trompent plutôt notre imagination qu'ils ne la contentent :
a. Apoc.y ni, 21. — Ms. ni sedcaf in f/i/ono juro.
58 FÊTE DE TOUS LES SAINTS.
tout nous y semblera nouveau, nous n'aurons jamais rien
vu de semblable : A^ova facto omnia (^). Comme Dieu,
sans avoir égard à ce qu'il a fait des choses, ne considérera
plus que ce qu'il en peut faire ; comme il ne suivra plus leur
disposition naturelle, et ne prendra loi que de sa puissance
et de son amour, ce ne serait pas une moindre témérité de
prétendre concevoir ce qu'il fait dans les bienheureux que si
nous voulions comprendre sa toute-puissance. Mettre les
choses dans cet état naturel où nous les voyons, cela était
bon pour commencer les ouvrages de Dieu. Mais s'il veut
faire des saints quelque chose digne de lui, il faut qu il
travaille /;/ nianu forti et brachio extento (^') : il faut, dis-je,
qu'il étende son bras ; il faut qu'il les tourne de tous côtés
pour les façonner entièrement à sa mode, et qu'il n'ait égard
à leur disposition naturelle qu'autant qu'il faudra pour ne
leur point faire de violence. Ce sera pour lors qu'il donnera
ce grand coup de maître, qui rendra les saints à jamais éton-
nés de leur propre gloire. Ils seront tellement embellis (')
des présents de Dieu, qu'à peine l'éternité leur suffira-t-elle
pour se reconnaître. Est-ce là ce corps autrefois sujet à tant
d'infirmités .'^ est-ce là cette âme, qui avait ses facultés si
bornées? Ils ne pourront comprendre comment elle était
capable de tant de merveilles. La joie y entrera avec trop
d'abondance pour y passer par les canaux ordinaires. Il
faudra que la main de Dieu ouvre les entrées, et qu'il leur
prête, pour ainsi dire, son Esprit, comme il les fera jouir de
sa félicité. Je vous prie de considérer un moment avec moi
ce que c'est que cette béatitude.
Notre âme dans cette chair mortelle ne peut rien ren-
contrer qui la satisfasse : elle est d'une humeur difficile, elle
trouve à redire partout. Quelle joie (") d'avoir trouvé un bien
infini, une beauté accomplie, un objet qui s'empare si douce-
ment de sa liberté, qui arrête à jamais toutes ses affections,
a. Is.^ XMii, 19. Apoc.,x.y.i, 5. — b. Deut.^Y^ 15. — Ms. m manu potenti.
1. Var. enrichis.
2. Tout ce passage, depuis Mettre les choses etc., a été souligné, pour l'impor-
tance, à l'époque de la rédaction du sommaire (1662). Et de fait, qui n'admirera
la hardiesse et la force de cette éloquence naissante ?
FÊTE DE TOUS LES SAINTS. 59
sans que son bonheur (') puisse être troublé ou interrompu
par le moindre désir ! Mais que peut-elle concevoir de plus
grand que de posséder celui qui la possède, et que cet
objet qui la maîtrise soit à elle ? Car il n'y a rien qui soit plus
à elle que ce qui est sa récompense ; d'autant que la réconi-
pense est attachée à une action de laquelle le domaine lui
appartient. Comme elle loue Dieu de l'avoir si bien conduite,
d'avoir opéré en elle tant de merveilles, cependant que son
Dieu même la loue ! Là, Seigneur, toujours on chantera vos
louanges ; on ne s'entretiendra ( ') que de vos merveilles ;
jamais on ne se lassera d'y parler de la magnificence de
votre royaume. Magnificentiam gloi^iœ sanctitatis ttiœ loqitcn-
tur.et mirabilia tua narrabunt (^). Mais vous ne vous lasserez
non plus de leur dire qu'ils ont bien fait : vous leur parlerez
de leurs travaux avec une tendresse de père : et ainsi de part
et d'autre l'éternité se passera en des congratulations perpé-
tuelles. Oh ! que la terre leur paraîtra petite ! comme ils se
riront des joies de ce monde !
En est-ce assez, messieurs (^), ou s'il faut encore quelque
a. Ps.^ CI IV, 5.
1. Var. ravissement... par de nouveaux désirs.
2. Var. on n'y parlera.
3. Var. (r^ rédaction) : « Messieurs, n'aspirons-nous pas à cette félicité.^ Nous
sommes tous chrétiens, nous sommes tous rachetés du sang du Fils de Dieu :
voudrions-nous renoncer à un bien qui nous a été acheté par un si grand prix ?
Kt si nous y prétendons, comment se peut-il faire que nous ayons la moindre
estime pour des choses que nous mépriserons éternellement .'* Filii iwtninum,
jisqueqiio i:;ravi corde? ut quid fms. usquequo) d/li^ii/s vanitaton et quœritis
/;/^;/<'/a^/ww .^ [Ps., IV, 3.] Jusques à quand nous laisserons-nous séduire par de
vaines apparences.'* Ne cesserons-nous jamais de rechercher les biens trompeurs
de ce monde, comme si nous n'étions pas nés pour le ciel.-* N'aurons-nous jamais
une pensée digne de la grandeur de notre vocation et de la générosité du
ciiristianisme,^ Qu'est devenue cette force de l'ancienne Église qui faisait estimer
aux fidèles moins que du fumier et de la fange toute la pompe du monde ?
Arbitror ut stercora:\V\\\\\^^.^ m, 8.) qui leur faisait dire avec tant de résolution :
(Cupio) dissolvi et esse aim Christof [Ibid., i, 23.] qui, dans un état toujours
incertain, dans une vie continuellement traversée, mais dans les tourments les
plus cruels et dans la mort même, les tenait immobiles par une ferme espérance:
Spe jraudenles'^\Kç)\Xi,.^ XII, \2?\^Intclliiçite hœc^^qui obliviscimiui A*/////. [Ps.,XU\,
22.] Je parle à vous, misérable[s], qui oubliez si facilenient votre Dieu: Intei/ii^ite
hœc : Quelle honte vous sera-ce d'avoir été appelés .\ la môme félicité et de
l'avoir lâchement perdue dans une profonde paix {var. dans une si grande
tranquillité), au lieu qu'ils l'ont gagnée parmi les combats et malgré la rage
des tyrans et des bourreaux ! Seigneur, notre Dieu et notre Père, qui avez tout
6o FÊTE DE TOUS LES SAINTS.
chose pour nous exciter ? Que restait-il à faire au Père éter-
nel pour nous attirer à lui ? Il nous appelle au royaume de
son Fils unique, nous qui ne sommes que des serviteurs, et
des serviteuis inutiles. Il ne veut rien avoir de secret ni de
réservé pour nous. L'objet qui le rend heureux, il nous
l'abandonne. Il nous fait les compagnons de sa gloire, cendre
et pourriture que nous sommes ; et il ne nous demande pour
cela que notre amour, et quelques petits services qui lui sont
déjà dus par une infinité d'obligations que nous lui avons,
et qui ne seraient que trop bien payés des moindres de ses
faveurs. Cependant qui le pourrait croire, si une malheureuse
expérience ne nous l'apprenait ? l'homme insensé ne veut
point de ces grandeurs : il embrasse avec autant d'ardeur des
plaisirs mortels que s'il n'était pas né pour une gloire éter-
nelle ; et comme s'il voulait être heureux malgré son Créateur,
il prend, pour trouver la félicité, une route toute contraire à
celle qu'il lui prescrit, et n'a point de contentement qu'en
s'opposant à ses volontés. Encore si cette vie avait quelques
charmes qui fussent capables de le contenter, sa folie serait en
quelque façon pardonnable ! Mais Dieu, comme un bon père
qui connaît le faible de ses enfants, et qui sait l'impres-
sion que font sur nous les choses présentes, a voulu exprès
qu'elle fût traversée de mille tourments, pour nous faire
porter plus haut nos affections. Que s'il y a mêlé quelques
petites douceurs, c'a été pour en tempérer l'amertune, qui
nous aurait semblé insupportable sans cet artifice. Jugez par
là ce que c'est que cette vie. Il faut de l'adresse et de l'arti-
fice pour nous en cacher les misères ; et toutefois, ô aveugle-
ment de l'esprit humain ! c'est elle qui nous séduit, elle qui
n'est que trouble et qu'agitation, qui ne tient à rien, qui fait
autant de pas à sa fin qu'elle ajoute de moments à sa durée.
fait pour les saints, qui avez si puissamment uni leurs intérêts à ceux de votre
Fils, afin de vous obliger davantage à les rendre parfaitement heureux, qui avez
conçu de si grands desseins à leur avantage, que vous exécutez avec une vertu
et une tendresse si admirable, ayez pitié de notre aveuglement, fortifiez-nous
dans l'homme intérieur, « illuminez nos yeux, afin que nous connaissions quelle
est l'espérance de notre vocation et la magnificence de votre royaume, et ces
miracles que vous opérerez en nous par votre puissance ! » \Eph.^ I, i8, 19.]
Et vous, âmes bienheureuses, etc. »
FETE DE TOUS LES SAINTS. 6l
et qui nous manquera tout à coup comme un faux ami, lors-
qu'elle semblera nous promettre plus de repos. A quoi est-ce
que nous pensons ?
Où est cette générosité du christianisme, qui faisait esti-
mer aux premiers fidèles moins que de la fange toute la
pompe du monde : Arbitror ut stercora ('') ; qui leur faisait
dire avec tant de résolution : Desiderium habens (') dissohi et
esse cum Christo (^) ; qui dans un état toujours incertain, dans
une vie continuellement traversée, mais dans les tourments
les plus cruels et dans la mort même, les tenait immobiles
par une ferme espérance : spe gaudentes {^) } Mais, hélas ! que
je m'abuse de chercher parmi nous la perfection du christia-
nisme ! Ce serait beaucoup si nous avions quelque pensée
qui fût digne de notre vocation, et qui sentit un peu le
nouvel homme. Au moins, messieurs, considérons un peu
attentivement quelle honte ce nous sera d'avoir été appelés
à la même félicité que ces grands hommes qui ont planté
l'Eglise par leur sang, et de l'avoir lâchement perdue
dans une profonde paix, au lieu qu'ils l'ont gagnée parmi
les combats, et malgré la rage des tyrans, et des bourreaux,
et de l'enfer. Heureux celui qui entend ces vérités, et qui
sait goûter la suavité du Seigneur ! « Heureux celui qui
marche innocemment dans ses voies, qui passe les jours et
les nuits à contempler la beauté de ses saintes lois ! Il fleu-
rira comme un arbre planté sur le courant des eaux. Le
temps viendra qu'il sera chargé de ses fruits, il ne s'en perdra
pas une seule feuille ; le Seigneur ira recueillant toutes ses
bonnes œuvres, et fera prospérer toutes ses actions. x\h !
qu'il n'en sera pas ainsi des impies! Il les dissipera dans
rimpétuosité de sa colère, comme la poudre est emportée
par un tourbillon (f). » Cependant les justes se réjouiront
avec lui : « il les remplira de l'abondance de sa maison ; il
les enivrera du torrent de ses délices ('). » Ah ! Seigneur,
qu'il fait beau dans vos tabernacles ! Je ne suis plus à moi
quand je pense à votre palais ; mes sens sont ravis et mon
a. Philip.^ ni, 8. — b. Ibid.^ i, 23. — c. Rom., Xll, 12. — d. Ps., i, 1-4. —
e. Ps., XXXV, 9.
I. Âfs. Cupio dissolvi... Et plus haut : Existimavi sien t.. .
62 FÊTE DE TOUS LES SAINTS.
âme transportée, quand je considère ([ue je jouirai de vous
dans la terre des vivants. Je le dis encore une fois et ne me
lasserai jamais de le dire : « Il est plus doux de passer un
jour dans votre maison, que d'être toute sa vie dans les
voluptés du monde (''). » Seigneur, animez nos cœurs de
cette noble espérance.
Et vous, âmes bienheureuses, pardonnez-nous, si nous
entendons si mal votre grandeur, et ayez agréables ces idées
grossières que nous nous formons de votre félicité durant
l'exil et la captivité de cette vie. Vous avez passé par les
misères où nous sommes : nous attendons la félicité que vous
possédez : vous êtes dans le port : nous louons Dieu de vous
avoir choisies, de vous avoir soutenues parmi tant de périls,
de vous avoir comblées d'une si grande gloire. Secourez-nous
de vos prières, afin que nous allions joindre nos voix avec les
vôtres, pour chanter éternellement les louanges du Père qui
vous a élues, du Fils qui vous a rachetées, du Saint-Esprit qui
vous a sanctifiées. Ainsi soit-il à jamais.
a. Pj., LXXXni, 2, II.
II. Toussaint, 1649. (Yoy. p. 62.)
'^ ^l-AVU-IZ. U/jfho^yi^^y^—^c^^2^^^
^^^^ ûi^'yi^^.
i
i
ALLOCUTION pour la VEILLE de
LA FETE DE L'ASSOMPTION de la
SAINTE VIERGE (■).
Au Collège de Navarre, en 1650.
WWWWWWWWWWWWWWWW"
« Les registres de ce Collège, dit Ledieu {Mémoires, 26), font
mention de son discours du 14 août 1650, veille de l'Assomption,
OÙ il représenta le triomphe de la sainte Vierge d'une manière
pleine d'onction et d'éloquence. » Nous avons remarqué dans l'In-
troduction combien il est curieux de voir apparaître, dès ces pre-
mières esquisses, quelquefois avec une expression définitive, des
pensées qui reviendront souvent sous la plume de Bossuet. Pour
cette même raison, sans doute, l'auteur ne l'a ni résumée ni paginée
à l'époque des sommaires (1662).
Quœ est ista quœ ascendit de deser/o,
deliciis affluens^ innixa super dilectum
suum ?
Quelle est celle-ci qui s'élève du
désert, pleine de délices, appuyée sut-
son bien-aimé? {Cant., viii, 5.)
LA sainte solennité dont l'Église se réjouira demain
par toute la terre comprend, ce me semble, trois
choses fort importantes, qui selon les conseils de la Provi-
dence se sont heureusement accomplies en la sainte Vierge,
Mère de Notre-Seigneur et la nôtre. La première, c'est sa
mort ; la seconde, c'est sa glorieuse résurrection ; la troi-
sième, c'est la magnificence de son triomphe. Chrétiens,
que je vois si avides des louanges de Marie, je vous entre-
tiendrai familièrement de ces trois mystères avec l'aide du
Saint-Esprit, que je prie d'étendre par sa grâce le peu que
j'ai à vous dire.
I. Ms. du Grand-Séminaire de Meaux, (A. 7). — In-4" ; très peu de marge ;
point de pagination. Les premiers éditeurs l'avaient emplo)é en interpola-
tions. M. Lâchât l'a publié in-e\tenso, mais avec un certain nombre de fautes
de lecture que nous signalons. Elles ont été reproduites par les éditeurs qui
l'ont suivi.
64 POUR LA VEILLE DE LA FETE
PREMIER POINT.
Considérez donc pour vous préparer à cette méditation
qu'il n'y eut jamais mère qui chérît son fils avec une telle
tendresse qu'avait celle dont nous honorons la mémoire par
cette assemblée ; ce qu'il ne vous sera pas malaisé d'entendre,
si vous remarquez que la nature a distribué avec quelque
sorte d'égalité l'amour des enfants entre le père et la mère (') :
d'où vient qu'elle imprime dans l'un une inclination plus
forte, et dans l'autre une émotion plus sensible. Et c'est pour
la même raison que, quand l'un des deux a été enlevé par
la mort, l'autre se sent obligé par un sentiment naturel à
redoubler ses affections. Si bien que la très pure Marie
n'ayant à partager avec aucun homme ce chaste et violent
amour qu'elle avait pour son Fils Jésus, vous ne sauriez
assez vous imaginer jusqu'à quel point elle en fut touchée et
combien elle y ressentait de douceur. A quoi j'ajoute que
comme elle se croyait bienheureuse d'être Mère du Fils de
Dieu, aussi estimait-elle uniquement sa virginité. C'est là
d'abord qu'elle tourne (^) ses premiers soins, lorsque surprise
par la salutation de l'Ange, elle interroge comment il se pourra
faire qu'elle conçoive ce Fils dont il lui parle, elle qui avait
résolu de ne point connaître d'homme ; discours qui, à le
bien prendre, témoigne qu'elle se sent véritablement honorée
d'être Mère du Messie, mais qu'elle est néanmoins fort en
peine de sa chasteté. Quand donc elle vit par le miracle de
son enfantement que Jésus, qui était descendu et s'était pour
ainsi dire insinué (^) en ses entrailles comme une douce
rosée, en sortait aussi comme une fleur de sa tige sans
laisser de façon ni d'autre aucun vestige de son passage, il
ne faut point douter que les baisers qu'elle lui donnait ne
fussent d'autant plus ardents et d'autant plus libres qu'ils ne
reprochaient rien à son intégrité, et qu'en cela plus heureuse
1. Lâchât : et la mère. D'où vient... plus sensible 'l — Cette ponctuation
fausse le sens.
2. Lâchât : elle trouve ses premiers soins. — Faute de lecture.
3. Lâchât : pour ainsi dire enfermé. — C'était prêter à Bossuet un pour ainsi
dire bien inutile.
DE l'aSSOMPTION DE LA S. VIERGE. 65
que toutes les autres mères, elle possédait ce cher Fils sans
rien perdre de ce qu'elle aimait.
Que si les sentiments de la nature étaient si pressants, il
est à croire que la grâce leur donnait une tout autre impé-
tuosité ; et que le Père qui l'avait associée à sa génération
éternelle avait en même temps coulé dans son sein quelque
chose de cet amour infini qu'il a pour son Fils : et ainsi
jamais il n'y eut d'affection pareille à celle de la sainte Vierge,
puisque nous y voyons concourir ensemble la nature la plus
tendre et la grâce la plus véhémente.
Jugez par là de l'affliction de cette bonne Mère après le
départ de son Fils unique. Si le grand apôtre saint Paul
veut rompre incontinent les liens du corps pour aller cher-
cher son Maître à la droite de son Père, quelle devait être
à votre avis l'émotion du [sang] maternel ! Le .jeune Tobie
par une absence d'un an perce (') le cœur de sa mère d'in-
consolables (^) douleurs. Quelle différence entre Jésus et
Tobie ! et quels regrets à (^) la Vierge de voir que son Fils
l'eût amenée au pied de sa croix pour le voir mourir, et lui
refusât pour un si long temps de le voir régner ! Ne serait-
ce point peut-être pour cette raison que les anges deman-
dent aujourd'hui « quelle est celle-ci qui s'élève du désert ? »
Qua est ista quœ ascendit de deserto ? parce qu'en effet elle se
croyait seule et abandonnée, n'ayant plus son Fils. Et lors-
qu'elle se ressouvenait de sa tendre enfance, qu'elle s'imagi-
nait encore le voir reposer sur son sein, ne pouvait-elle pas
lui faire cette douce plainte : « Vous m'êtes, ô mon Fils, un
faisceau de myrrhe que je tiens entre mes mamelles 1 i^) »
Mais enfin son heure est venue ; après un martyre de tant
d'années, elle entend tout à coup la voix de son bien-aimé :
« Venez, lui dit-[il], ma colombe et ma toute belle, venez
après moi i^). » Je pense pour lors que la joie qu'elle eut de
sa mort avança ses jours ; et que son amour échauffé par
cette bienheureuse espérance désunit doucement son àmc
a. Cant.^ I, 12. — b. Ibid.^ H, lo.
1. Lâchât : peine le cœur.
2. Lâchât : d'innombrables douleurs.
3. Lâchât : quels regrets a (verbe).
Serinons de Uossuet. S
66 rOUR LA VEILLE DE LA FÊTE
d'avec son corps pour la transporter dans les splendeur[s]
éternelles où elle était attendue.
Sauveur Ji^sus, allumez votre amour en nos cœurs par
une semblable impatience ; et puisqu'elle naissait en son âme
de cet[ te] union intime que vous aviez avec elle, rassasiez-
nous tellement de vos saints mystères, soyez tellement en
nous par la participation de votre chair et de votre sang,
que vivant plus en vous qu'en nous-même[s], nous ne respi-
rions autre chose que d'être consommés avec vous dans la
gloire que vous nous avez préparée !
Passons maintenant à la seconde partie de cet entretien.
SECOND POINT.
Si nous reconnaissions dans la sainte Vierge qu'elle eût
été assujettie aux ordres communs, nous croirions peut-être
que son corps serait demeuré dans les ombres de la mort.
Mais si nous y remarquons,au contraire, une dispense générale
de toutes les lois : si nous y voyons une Conception sans
péché, un enfantement sans douleur, une chair sans rébel-
lion, une vie sans tache, une mort sans peine ; si son époux
n'est que son gardien, son mariage la protection de sa virgi-
nité, son Fils le fruit de son intégrité inviolable; si, lorsqu'elle
le conçut, le Saint-Esprit tint la place de la nature, et les
délices de la virginité celle de la concupiscence ; qui pourra
croire qu'il ne lui soit rien arrivé de miraculeux dans sa
sépulture ? Joignez à cela que cette altération qui change
nos corps leur vient sans doute de la corruption du péché ;
que notre chair doit être nécessairement corrompue, afin
que laissant à la terre ses vieilles souillures, elle puisse être
un jour renouvelée par l'esprit de Jésus-Christ, et que nous
devenions ainsi enfants de Dieu au (') corps et en âme, parce
que nous sommes enfants de la résurrection \ Filii sunt Dei,
cum sint filii resurrectionis ("*). Or qu'y avait-il à purger
dans la chair de la sainte Vierge ? C'est d'elle que le Fils de
Dieu a emprunté ce corps qu'il a donné pour le paiement de
nos dettes; et ne voyant point au monde de source plus pure,
a. Luc.^ XX, 36.
I. Lâchât : en corps.
DE l'aSSOiMPTION DE LA S. VIERGE. 67
il a puisé dans ses chastes (lancs ce sang qui a lavé nos
iniquités. Elle est donc ressuscitée, la très innocente Marie.
Non, la corruption n'a osé toucher ce corps virginal d'où
celui du vainqueur de la mort a été tiré! C'est pourquoi nous
l'appelons singulièrement aujourd'hui « pleine de délices »,
deliciis affluens, parce qu'elle n'attend point, comme les
autres âmes, la réunion de son corps pour combler sa félicité.
Nous qui vivons dans une pareille espérance, purifions
les nôtres avec toute la diligence possible : tâchons de rece-
voir demain avec celui de notre bon Maître les semences
d'immortalité ; croyons qu'il n'y a point de plus grande
profanation que de souiller en nous par un même sacrilège
le tabernacle de l'âme, le temple du Saint-Esprit, la victime
du Père éternel.
TROISIÈME POINT.
Mais il est temps enfin que nous considérions monter
notre grande reine appuyée sur son bien-aimé. Digne cha-
riot (') de triomphe! et qu'elle est bien payée de la peine
qu'elle a eue de le porter sur ses bras pendant son enfance !
Certes, sainte Vierge, vous êtes véritablement appuyée sur
ce bien-aimé ; c'est de lui que vous tirez toute votre gloire ;
sa miséricorde est le fondement de tous vos mérites. Cieux,
s'il est vrai que par vos immuables accords (-) vous entrete-
niez l'harmonie de cet univers, entonnez sur un chant nou-
veau un cantique de louange. Les vertus célestes qui règlent
vos mouvements vous invitent à donner quelque marque de
réjouissance. Pour moi, s'il est permis de mêler nos concep-
tions à des secrets si augustes, je m'imagine que Moïse ne
put s'empêcher, voyant arriver cette reine, de répéter cette
belle prophétie qu'il nous a laissée dans ses livres : « Il sor-
tira une étoile de Jacob, et une branche s'élèvera d'Israël (").»
Isaïe, enivré de l'Esprit de Dieu, chanta dans un ravisse-
ment incompréhensible : « Voici cette Vierge qui devait
a. Ninn., XXIV, 17.
1. Voy. Remarques sur la grammaire et le vocabulaire^ \ I;i fin de riiitio-
duction.
2. Idée antique, popularisée par Cicéron dans \^ Songe de Scipion.
A.
68 POUR LA VEILLE DE LA FÊTE DE L ASSOMPTION.
concevoir et enfanter un Fils (''). » Ezéchiel reconnut cette
« porte close par laquelle personne n'est jamais entré ni
sorti, parce que c'est par elle que le Seigneur des batailles a
fait son entrée (''). » Parmi lesquels le prophète royal, David,
animait une lyre céleste par cet admirable cantique : « Je
vois à votre droite, ô mon Prince, une reine en habillement
d'or, enrichie d'une merveilleuse variété, toute la gloire de
cette fille de roi est intérieure ; elle est néanmoins parée
d'une broderie toute divine. Les vierges après elle se présen-
teront à mon roi, on les lui amènera dans son temple avec
une sainte allégresse ('). » Cependant la Vierge elle-même
tenait les esprits bienheureux dans un respectueux silence,
tirant encore une fois du fond de son cœur ces excellentes
paroles : « Mon âme exalte le Seigneur de tout son pouvoir;
et mon esprit est saisi d'une joie infinie en Dieu mon
Sauveur : parce qu'il a regardé la bassesse de sa servante ;
et voici que toutes les générations m'estimeront bienheu-
reuse ('^). »
Serons-nous les seuls qui ne prendrons point de part
à cette solennité ? et ne suivrons-nous point par nos applau-
dissements notre incomparable princesse ? Vierge sacrée,
bien que nous soyons sur les rivages de Babylone, si est-ce
néanmoins que nous ferons retentir nos hymnes jusques à
la céleste Jérusalem ?
a. Is., VII, 14. — If. Ezech., XLiv, 2. — c. Ps., XLIV, 10, 14, 15. — «T. Lîic, i, 46-48.
i
^^^L^ ^0. ■■0. ^ ^^^^^^ ^ '^. ■^■^. ^ -'^ -^ ::.
FRAGMENT sur L'ASSOMPTION (■) de
LA SAINTE VIERGE, a Navarre, vers 165L
1^
i
Les éditeurs l'ont interpolé dans le Premier sermon de l'As-
somption (i66o).
APRES la triomphante Ascension du Sauveur Jésus
et la descente tant promise et tant désirée de
l'Esprit de Dieu, vous n'ignorez pas que la très heureuse
Marie demeura encore assez longtemps sur la terre. De
vous dire quelles étaient ses occupations et quels ses
mérites pendant son pèlerinage, je n'estime pas que ce
soit une chose que les hommes doivent entreprendre. Si
aimer Jésus, si être aimé de Jésus, ce sont deux choses qui
attirent les divines bénédictions sur les âmes, quel abîme
de grâce n'avait point, pour ainsi dire, inondé celle de Ma-
rie! Qui pourrait décrire l'impétuosité de cet amour mutuel,
à laquelle concourait tout ce que la nature a de tendresse,
tout ce que la grâce a d'efficace? Jésus ne se lassait jamais
de se voir aimé de sa Mère; cette sainte Mère ne crovait
jamais avoir assez d'amour pour cet unique et ce bien-aimé;
elle ne demandait autre grâce à son Fils sinon de l'aimer,
et cela même attirait sur elle de nouvelles grâces.
Il est certain, chrétiens, nous pouvons bien avoir quelque
idée grossière de tous ces miracles; mais de concevoir quelle
était l'ardeur, quelle la véhémence de ces torrents de flam-
mes, qui de Jésus allaient déborder sur Marie et de Marie
retournaient continuellement à Jésus, croyez-moi, les Séra-
phins, tout brûlants qu'ils sont, ne le peuvent faire. Mesurez,
si [vous] pouvez, à son amour la sainte impatience qu'elle
avait d'être réunie à son Fils. Parce que le Fils de Dieu ne
désirait rien tant que ce baptême sanglant qui devait laver
nos iniquités, il se sentait pressé en soi-même d'une manière
incroyable jusques à ce qu'il fût accompli (''). Quoi! il avait
a. Ljic.^ XII, 50.
\.Ms. au Grand-Sdminaire de Meaux (A. 6.)
jo SUR l'assomption de la s. vierge.
eu une telle impatience de mourir pour nous, et sa Mère
n'en aurait point eu de vivre avec lui! Si le grand apôtre
saint Paul ne (') se peut tenir en son corps et soupire avec
un si grand empressement après son bon Maître, quelle de-
vait être l'émotion du sang maternel? Quoi! disait-elle, quand
elle voyait quelque fidèle partir de ce monde (par exemple
saint Etienne, et ainsi des autres); quoi! mon Fils, à quoi me
réservez-vous désormais ? et pourquoi me laissez-vous la
dernière? S'il ne faut que du sang pour m'ouvrir les portes
du ciel, vous qui avez voulu que votre corps fût formé du
mien, vous savez bien qu'il est prêta être répandu pour votre
service. J'ai vu dans le temple ce saint vieillard Siméon,
après vous avoir amoureusement embrassé,ne demander autre
chose que de quitter bientôt cette vie, tant il est doux de jouir
même un moment de votre présence! Et moi je ne souhaite-
rais point de mourir bientôt, pour vous aller embrasser au
saint trône de votre gloire! Après m'avoir amenée au pied
de votre croix pour vous voir mourir, comment me refusez-
vous si longtemps de vous voir régner? Laissez, laissez seu-
lement agir mon amour; il aura bientôt désuni mon âme de
ce corps mortel, pour me transporter à vous, en qui seul je
vis {%
1. Nous supprimons ici deux phrases interpolées dans une interpolation.
Lâchât (XI, 310) les a reproduites, sans remarquer qu'elles étaient tirées de la
Méditation pour la veille de V Assomption (1650).
2. Le reste delà deuxième feuil'.e du ms. est en blanc: apparemment le jeune
auteur n'en a pas écrit davantage en cette circonstance.
^
^
SERMON POUR LA FETE du
ROSAIRE ('), prêché à Navarre, octobre 1651.
Ce long discours, dont j'ai vu des théologiens admirer la pro-
fondeur, a été assigné par erreur à la fête de la Compassion
(2^ sermon). Le manuscrit indique formellement celle du Rosaire
(f 149). Quant à la date, on ne saurait, avec Lâchât, la reculer
jusqu'en 1655, puisque Bossuet, comme nous le verrons bientôt, y
renvoie, le 8 septembre 1652. Gandar a bien su reconnaître ici une
composition de Navarre ; il la choisit même comme type des essais
de cette épo(\\xc {Bossuet orateur, 20-25). Les allusions aux calamités
publiques avaient persuadé à tort au savant auteur des Études sur
la vie et les ouvi'ages de Bossuet (Floquet, I, 261), qu'elle s'adressait
à l'auditoire de Metz ; ces allusions ne conviennent que trop à la
situation de la capitale elle-même pendant la Fronde. Le discours
s'adresse aux auditeurs de l'extérieur.
Bossuet n'a pas compris parmi les œuvres qu'il résuma plus tard
ce sermon d'écolier, touchant et naïf, mais un peu diffus. Le som-
maire que donne Lâchât (IX, 523) est celui du sermon de 1657.
Dicitjestis Matri suœ : Mtdier^ ecce
Filius tîius. Deinde dicit disci-pulo :
Ecce Mater tua.
JÉSUS dit à sa Mère: « Femme, voi-
là votre Fils. » Après il dit à son dis-
ciple : « Voilà votre mère. » {Joati.^
XIX, 26, 27.)
SI jamais l'amour est ingénieux, si jamais il produit
de grands et de nobles effets, il faut avouer que
c'est particulièrement à l'extrémité de la vie qu'il fait
paraître ses plus belles inventions et ses plus généreux
transports. Comme l'amitié semble ne vivre que dans la
compagnie de l'objet aimé, quand elle se voit menacée
d'une séparation éternelle, autant qu'une loi fatale l'éloigné
de la (') présence, autant elle tâche de durer dans le sou-
venir. C'est pourquoi les amis mêlent ordinairement des
actions et des paroles si remarquables parmi les douleurs vx
1. Ms:s. 12823, f '30- bi X\ s;uis marine ni j)agin.ition.
2. Edit. de ba présence.
72 POUR LA FETE DU ROSAIRE.
les larmes du dernier adieu, que lorsque l'histoire en peut
découvrir quelque chose, elle a accoutumé d'en faire ses ob-
servations les plus curieuses.
L'histoire sainte, chrétiens, ne les oublie pas, et vous en
voyez une belle preuve dans le texte que j'ai allégué. Saint
Jean, le bien-aimé du Sauveur, que nous pouvons appeler
l'Évangéliste d'amour, a été soigneux de nous recueillir les
dernières paroles dont il a plu à son cher Maître d'honorer
en mourant et sa sainte Mère et son bon ami ; c'est-à-dire,
les deux personnes du monde qu'il aimait le plus. O Dieu!
que ces paroles sont dignes d'être méditées, et qu'elles peu-
vent servir de matière à de belles réflexions! Car, je vous
demande, y a-t-il chose plus agréable que de voir le Sauveur
Jésus être libéral, même dans son extrême indigence.^ Hé-
las! il a dit plusieurs fois que son bien n'était pas sur la terre;
il n'y a pas eu seulement de quoi reposer sa tête: et pendant
qu'il est à la croix, je vois l'avare soldat qui partage ses vê-
tements, et joue à trois dés sa tunique mystérieuse; telle-
ment qu'il semble que la rage de ses bourreaux ne lui laisse
pas la moindre chose dont il puisse disposer en faveur des
siens. Et cependant, chrétiens, ne croyez pas qu'il sorte de
ce monde sans leur laisser quelque précieux gage de son
amitié.
L'antiquité a fort remarqué l'action d'un certain philoso-
phe (') qui, ne laissant pas en mourant de quoi entretenir sa
famille, s'avisa de léguer à ses amis sa mère et ses enfants
par son testament. Ce que la nécessité suggéra à ce philoso-
phe, l'amour le fait faire à mon Maître d'une manière bien
plus admirable. Il ne donne pas seulement sa Mère à son ami,
il donne encore son ami à sa sainte Mère; il leur donne à tous
deux, et il les donne tous deux ; et l'un et l'autre leur est
également profitable: Ecce filius tuus.ecce Mater tua,0 bien-
heureuse Marie, ces paroles ayant été prononcées et par
votre Fils et par notre Maître, nous ne doutons pas qu'il ne
les ait dites et pour vous consoler et pour nous instruire.
Nous en espérons l'intelligence par vos prières; et afin que
vous nous fassiez entendre les paroles par lesquelles vous
I. Eudamidas de Corinthe. (Lucian. Toxaris^ seu Amicitia.)
POUR LA FETE DU ROSAIRE. 73
êtes devenue mère de saint Jean, nous vous allons adresser
une autre parole qui vous a rendue Mère du Sauveur; toutes
deux vous ont été portées de la part de Dieu; mais vous
reçûtes l'une de la propre bouche de son Fils unique, et l'au-
tre vous fut adressée par le ministère d'un ange, qui vous
salua en ces termes: Ave, gratia plena.
Parmi tant d'objets admirables que la croix du Sauveur
Jésus présente à nos yeux, ce que nous fait remarquer saint
Jean Chrysostome, traitant l'Évangile que nous avons lu ce
matin, est digne, à mon avis, d'une considération très parti-
culière. Ce grand personnage, contemplant le Fils de Dieu
prêt à rendre l'âme, ne se lasse point d'admirer comme il se
possède dans son agonie, et comme il paraît absolument maître
de ses actions. La veille de sa mort, dit ce saint évêque (''),
il sue, il tremble, il frémit, tant l'image de son supplice lui
paraît terrible; et dans le fort des douleurs, vous diriez que
ce soit un autre homme, à qui les tourments ne font plus
rien. Il s'entretient avec ce bienheureux larron, d'un sens
rassis et sans s'émouvoir: il considère et reconnaît distincte-
ment ceux des siens qui sont au pied de sa croix, il leur parle,
il les console; enfin, ayant remarqué que tout ce qu'il avait
à faire était accompli, qu'il avait exécuté de point en point
la volonté de son Père, il lui rend son âme avec une action
si paisible, si libre, si préméditée, qu'il est aisé à juger que
« personne ne la lui ravit, mais qu'il la donne lui-même de son
plein gré, » ainsi qu'il l'assure (en saintjean, chapitre x):AV;;/^
tollit eam a me, se d ego pono eam a meipso. Qu'est-ce à dire
ceci.'^ demande saint Jean Chrysostome; comment est-ce que
l'appréhension du mal l'afflige si fort, puisqu'il semble que le
mal même ne le touche pas ? Est-ce point que l'économie de
notre salut devait être tout ensemble un ouvrage de force
et d'infirmité? Il voulait montrer par sa crainte qu'il était
comme nous sensible aux douleurs, et faire voir par sa con-
stance qu'il savait bien maîtriser ses inclinations, et les faire
céder à la volonté de son Père. Telle est la raison que nous
pouvons tirer de saint Chrysostome; et je vous avoue, chré-
a. Injoan. Nom. LXXXV. ~
74 POUR LA FÊTE DU ROSAIRE.
tiens, que je n'aurais pas la hardiesse d'y ajouter mes pen-
sées, si le sujet que je traite ne m'y obligeait.
Je considère donc le Sauveur pendu à la croix, non
seulement comme une victime innocente qui se dévoue
volontairement pour notre salut, mais encore comme un père
de famille qui, sentant approcher son heure dernière, dis-
pose de ses biens par son testament ; et, sur une vérité si
connue, je fonde cette réflexion que je fais. Un homme est
malade en son lit; on le vient avertir de donner ordre à
ses affaires au plus tôt, parce que sa santé est désespérée
par les médecins : en même temps, si abattu qu'il soit par
la violence du mal, il fait un dernier effort pour ramasser
ses esprits, afin de déclarer sa dernière volonté d'un juge-
ment sain et entier. Il me semble que mon Sauveur a fait
quelque chose de semblable sur le lit sanglant de la croix.
Ce n'est pas que je veuille dire que la douleur ou l'appré-
hension de la mort aient jamais pu troubler tellement son
esprit, qu'elles lui empêchassent aucune de ses fonctions :
plutôt ma langue demeure à jamais immobile, que de pro-
noncer une parole si téméraire ! Mais comme il voulait
témoigner à tout le monde qu'il ne faisait rien en cette
rencontre qui ne partît d'une mûre délibération, il jugea à
propos de se comporter de telle sorte qu'on ne pût pas
remarquer la moindre émotion en son âme, afin que son
testament ne fût sujet à aucun reproche. C'est pourquoi il
s'adresse à sa Mère et à son disciple avec une contenance
si assurée, parce que ce qu'il avait à leur dire devait faire
une des principales clauses de son testament : et en voici
le secret.
Le Fils de Dieu n'avait rien qui fût plus à lui que sa
Mère, ni que ses disciples, puisqu'il se les achetait au prix de
son sang : c'est une chose très assurée, et il en peut dispo-
ser comme d'un héritage très bien acquis. Or, dans cette
dernière disgrâce, tous ses autres disciples l'ont abandonné :
il n'y a que Jean, son bien-aimé, qui lui reste : tellement que
je le considère aujourd'hui comme un homme qui repré-
sente tous les fidèles, et partant nous devons être disposés
à nous appliquer tout ce qui reg-ardera sa personne. Je
i
POUR LA FÊTE DU ROSAIRE. 75
vois, ô mon Sauveur! que vous lui donnez votre Mère, et
« incontinent il en prend possession comme de son bien : »
Et ex illa hora accepit eam discipulus in sua (^). Entendons
ceci, chrétiens. Sans doute nous avons bonne parc dans ce
legs pieux : c'est à nous que le Fils de Dieu donne la bien-
heureuse Marie, en même temps qu'il la donne à son cher
disciple. Voilà ce mystérieux article du testament de mon
Maître, que j'ai jugé nécessaire de vous réciter, pour en faire
ensuite le sujet de notre entretien.
N'attendez pas, ô fidèles, que j'examine en détail toutes
les conditions d'un testament, afin d'en faire un rapport
exact aux paroles de mon évangile : ne vaut-il pas bien
mieux que, laissant à part cette subtilité de comparaisons,
nous employions tous nos soins à considérer attentivement
le bien qu'on nous fait ; Jésus regarde sa Mère, dit l'auteur
sacré (^) : ses mains étant clouées, il ne peut la montrer
du doigt, il la désigne des yeux ; et par toutes ses actions
il se met en état de nous la donner. Celle qu'il nous donne,
c'est sa propre Mère : par conséquent, sa protection est
puissante, et elle a beaucoup de crédit pour nous assister.
Mais il nous la donne afin qu'elle soit notre Mère : par
conséquent, sa tendresse pour nous est extrême, et elle a
une grande inclination de nous bienfaire : ce sont les deux
points qui composeront ce discours. Afin que nous puissions
espérer quelque assistance d'une personne près de la majesté
divine, il est nécessaire et que sa grandeur l'approche de
Dieu, et que sa bonté l'approche de nous. Marie étant Mère
de notre Sauveur, sa qualité l'élève bien haut auprès du Père
éternel : Marie étant notre Mère, son affection la rabaisse
jusqu'à compatir à notre faiblesse : en un mot, elle peut
nous soulager, à cause qu'elle est Mère de Dieu ; elle veut
nous soulager, à cause qu'elle est notre Mère. C'est dans la
déduction de ces deux raisonnements que je prétends établir
une dévotion raisonnable à la sainte Vierge sur une doctrine
solide et évangéli(iue ; et je demande, fidèles, que vous vous
y rendiez attentifs.
a.Joan.^ Xix, 27. — h. lùiii., 26.
76 POUR LA FÊTE DU ROSAIRE.
PREMIFR POINT.
L'une des plus belles qualités que la sainte Écriture donne
au Fils de Dieu, c'est celle de Médiateur entre Dieu et les
hommes. C'est celui qui réconcilie toutes choses en sa per-
sonne, il est le nœud des affections du ciel et de la terre ;
et la sainte alliance qu'il a contractée avec nous, nous ren-
dant son Père propice, nous donne un accès favorable au
trône de sa miséricorde. C'est sur cette vérité qu'est appuyée
toute l'espérance des enfants de Dieu. Cela étant ainsi, voici
comme je raisonne. L'union que nous avons avec le Sau-
veur nous fait approcher de la majesté divine avec confiance :
or, quand il a choisi Marie pour sa Mère, il a fait, pour ainsi
dire, avec elle un traité tout particulier ; il a contracté une
alliance très étroite, dont les hommes ni les anges ne peuvent
concevoir l'excellence (') ; et, par conséquent, l'union qu'elle
a avec Dieu, le crédit et la faveur qu'elle a auprès du Père,
n'est pas une chose que nous puissions jamais concevoir.
Je n'ai point d'autre raisonnement à vous proposer dans cette
première partie : mais afin que nous en puissions pénétrer
le fond, je tâcherai de déduire par ordre quelques vérités,
qui nous feront reconnaître la sainte société c]ui est entre
Jésus et Marie ; d'où nous conclurons qu'il n'y a rien dans
l'ordre des créatures qui soit plus uni à la majesté divine que
la sainte Vierge.
Je dis (^) donc, avant toutes choses, qu'il n'y eut jamais
mère qui chérît son fils avec une telle tendresse que faisait
Marie ; je dis qu'il n'y eut jamais fils qui chérît sa mère
avec une affection si puissante que faisait Jésus . J'en tire la
preuve des choses les plus connues. Interrogez une mère
d'où vient que souvent en la présence de son fils elle fait
paraître une émotion si visible : elle vous répondra que le
sang ne se peut démentir ; que son fils, c'est sa chair et son
sang, que c'est là ce qui émeut ses entrailles et cause ces
tendres mouvements à son cœur, l'Apôtre même ayant dit
que « personne ne peut haïr sa chair : » Nemo enim unquam
1, Var. la grandeur.
2. Ici un signe de renvoi, mis l'année suivante (8 septembre, 1652).
POUR LA FETE DU ROSAIRE. 'j']
cai^nem suam odio habuit (f). Que si ce que je viens de dire
est véritable des autres mères, il l'est encore beaucoup plus
de la sainte Vierge ; parce qu'ayant conçu de la vertu du
Très-Haut, elle seule a fourni toute la matière dont la sainte
chair du Sauveur a été formée : et de là je tire une autre
considération.
Ne vous semble-t-il pas, chrétiens, que la nature a dis-
tribué avec quelque sorte d'égalité l'amour des enfants entre
le père et la mère ? C'est pourquoi elle donne ordinairement
au père une affection plus forte, et imprime dans le cœur de
la mère je ne sais quelle inclination plus sensible. Et ne
serait-ce point peut-être pour cette raison que quand l'un
des deux a été enlevé par la mort, l'autre se sent obligé, par
un sentiment naturel, à redoubler ses affections et ses soins }
cela, ce me semble, est dans l'usage commun de la vie hu-
maine. Si bien que la très pure Marie n'ayant à partager
avec aucun homme ce tendre et violent amour qu'elle avait
pour son Fils Jésus, vous ne sauriez assez vous imaginer
jusques à quel point elle en était transportée, et combien
elle y ressentait de douceurs. Ceci toutefois n'est encore qu'un
commencement de ce que j'ai à vous dire.
Certes il est véritable que l'amour des enfants est si natu-
rel, qu'il faut avoir dépouillé tout sentiment d'humanité pour
ne l'avoir pas. Vous m'avouerez néanmoins qu'il s'y mcle
quelquefois certaines circonstances qui portent l'affection
des parents à l'extrémité. Par exemple, notre père Abraham
n'avait jamais cru avoir des enfants de Sara : elle était sté-
rile ; ils étaient tous deux dans un âge décrépit et caduc :
Dieu ne laisse pas de les visiter, et leur donne un fils. Sans
doute cette rencontre fit qu'Abraham le tenait plus cher sans
comparaison ; il le considérait, non tant comme son fils, que
comme le « fils de la promesse » divine, Proniissionis
films (''), que sa foi lui avait obtenu du ciel lorsqu'il y pensait
le moins. Aussi voyons-nous qu'on l'appelle Isaac, c'est-à-
dire Ris (') ; parce que, venant en un temps où ses parents
ne l'espéraient plus, il devait être après cela toutes leurs
délices. Et qui ne sait que Joseph et Benjamin étaient les
a. Ephes.y V, 29. — b. Rom., IX, 8. — c. (Joies., xxi, 6.
7»
FOUR Uk FETE DU ROSAIRE.
bien-aimés et toute la joie de Jacob, à cause qu'il les avait eus
dans soo extrême vieillesse d'une femme que la main de
Dieu avait rendue féconde sur le déclin de sa vie ? Par où il
parait que la manière dont on a les en£uits. quand elle est
surprenante ou miraculeuse, les rend de beaucoup plus aima-
bles. Ici, chrétiens, quels discours assez ardents pourraient
vous dépeindre les saintes aflecdons de I^Iarie ? Toutes les
fois qu elle regardait ce cher Fils : O Dieu ! disait-elle, mon
Fils, comment est-ce que vous êtes mon Fils ? qui Faurait
jamais pu croire, que je dusse demeurer vierge, et avoir un
Ffls si aimable ? quelle main vous a formé dans mes entrafl-
les? comment y êtes-vous entré, conunent en êtes- vous sorti,
sans laisser de &çon ni d'autre aucun vestige de votre pas-
sage ? Je vous laisse à considérer " t' point elle
s'estimait bienheureuse, et que!- eiiic: r f - Transports
dans ces ravissantes penséefsj: car vo.:? rt z, s'fl
ais vierge c_:
. Vous verrri
-'te
- où
vous f^t, qu'A rV ei:: '
avec un sentîme^ii s: it
va cette réflexion.
C'est peu de^':;:?~T ' . - .- z::. : ^rt-T :t -
les proTTris-i i-^ ~ r : : : r r :
à Fépre — rsil- Jt
étrange ^ f : r ::ais il nV a qu'à regardr " r : t
rEvan£ T vt ± Mar!f t: ]ui annociT .. t :
cevr:^ t ? 5 du Très-Haut ^*j, lerc
rtr: Jeteur a israei : vc 1 iiz~:rii.t5 rromesses.
rait s'imaginer qu'une î- : t 7 : '^ée d _ 7
V: -e nouvdle, et quelle v;c - ^ - : -r^i pas le se r
S- ^ ^ans une si beDe ^ t - r f " est pas air
" '^traire, elle y for t — t r ' Conune : r _
:^,, z . ^;t-elle (*^ "^ ire " r : : t t ? f : it vo ~ ~ t
parlez, moi qui ai nêsc_ - r :: : t :„:- .
Comme si elle eût dit : Ce :r. es: : eiir. à la
vérité, d'être mère du Messie - t _5 :_- -vien-
dra ma virginité? Appre r er 1 :: : rr r liens, à l'exemf^
delasainte\lerge,res:.~e : r 5 t r: 1 redelapureté.
pe.
POUR LA FETE DU ROSAIRE.
79
beau trésor! Le plus souvent parmi nous on labandonne au
premier venu, et qui le demande l'emporte. Et voici que l'on
fait à Marie les plus magnifiques promesses qui puissent
jamais être faites à une créature ; et c'est un ange qui les lui
fait de la part de Dieu : remarquez toutes ces circonstances :
elle craint toutefois, elle hésite, elle est prête à dire que la
chose ne peut se faire, parce qu'il lui semble que sa virginité
est intéressée dans cette proposition : tant sa pureté lui est
précieuse ! Quand donc elle vit le miracle de son enfante-
ment, ô mon Sauveur ! quelles étaient ses joies, et quelles
ses affections ! Ce fut alors qu'elle s'estima véritablement
bénie entre toutes les femmes; parce qu'elle seule avait évité
toutes les malédictions de son sexe : elle avait évité la malédic-
tion des stériles par sa fécondité bienheureuse: elle avait évité
la malédiction des mères, parce qu'elle avait enfanté sans
douleur, comme elle avait conçu sans corruption. Avec quel
ravissement embrassait-elle son Fils, le plus aimable des
fils ; et en cela plus aimable, qu'elle le reconnaissait pour son
Fils, sans que son intégrité en fût offensée.
Les saints Pères ont assuré ('") qu'un cœur virginal est la
matière la plus propre à être embrasée de l'amour de notre
Sauveur : cela est certain, chrétiens, et ils l'ont tiré de saint
Paul. Quel devait être l'amour de la sainte Vierge ? Elle
savait bien que c'était particulièrement à cause de sa pureté
que Dieu l'avait destinée à son Fils unique: cela même lui
faisait aimer sa virginité beaucoup davantage : et d'autre
part l'amour qu'elle avait pour sa sainte virginité lui faisait
trouver mille douceurs dans les embrassements de son Fils,
qui la lui avait si soigneusement conservée. Elle considérait
Jésus-Christ comme une fleur que son intégrité avait pous-
sée ; et dans ce sentiment, elle lui donnait des baisers plus
que d'une mère, parce que c'étaient des baisers d'une mère
vierge. V^oulez-vous quelque chose de plus, pour comprendre
l'excès de son saint amour ? Voici une dernière considération
que je vous propose, tirée des mêmes principes.
L'antiquité nous rapporte (^') qu'une reine des Amazones
souhaita passionnément d'avoir un fils de la race d'AIexan-
a. s. Bernard., Serm. XXIX, in Cantic.^ n. 8. — b. Quint. Curt., lib. vi.
8o POUR LA FÊTE DU ROSAIRE.
dre : mais laissons ces histoires profanes, et cherchons plutôt
des exemples dans l'histoire sainte. Nous disions tout à
l'heure que le patriarche Jacob préférait Joseph à tous ses
autres enfants : outre la raison que nous en avons apportée,
il y en a encore une autre qui le touchait fort ; c'est qu'il
l'avait eu de Rachel qui était sa bien aimée : cela le touchait
au vif. Et saint Jean Chrysostome nous rapportant, dans le
premier livre du Sacerdoce, les paroles caressantes et affec-
tueuses dont sa mère l'entretenait, remarque ce discours
entre beaucoup d'autres. « Je ne pouvais, disait-elle, ô mon
fils, me lasser de vous regarder, parce qu'il me semblait
voir sur votre visage une image vivante de feu mon
mari (''). » Que veux-je dire par tous ces exemples ? Je
prétends faire voir qu'une des choses qui augmente autant
l'affection envers les enfants, c'est quand on considère la
personne dont on les a eus ; et cela est bien naturel. Deman-
dez maintenant à Marie de qui elle a eu ce cher Fils: vient-
il d'une race mortelle ? a-t-il pas fallu qu'elle fût couverte de
la vertu du Très-Haut.-^ est-ce pas le Saint-Esprit qui l'a
remplie d'un germe céleste parmi les délices de ses chastes
embrassements, et qui, se coulant sur son corps très pur
d'une manière ineffable, y a formé celui qui devait être la
consolation d'Israël et l'attente des nations ? C'est pourquoi
l'admirable saint Grégoire dépeint en ces termes la concep-
tion du Sauveur : Lorsque le doigt de Dieu composait la
chair de son Fils du sang le plus pur de Marie, « la concu-
piscence, dit-il, n'osant approcher, regardait de loin avec
étonnement un spectacle si nouveau, et la nature s'arrêta
toute surprise de voir son Seigneur et son Maître, dont la
seule vertu agissait sur cette chair virginale : » Stetit natura
contra^ et connipiscentia longe, cum stupore Doinimim naturœ
intuent es in coipore mirabiliter opérant em (^).
Et n'est-ce pas ce que la Vierge elle-même chante avec
une telle allégresse dans ces paroles de son cantique : Fecit
mihi magna qui potens est (^) : « Le Tout-Puissant m'a fait
de grandes choses? » Et que vous a-t-il fait, ô Marie ? certes
a. De Sacerd.^ lib. i, n° 5. — (^. Serm. Il in Annunt, B. V. M., inter Op. s. Greg,
T/iaum. — c. Luc.^ l, 49.
POUR LA FÊTE DU ROSAIRE, 8l
elle ne peut vous le dire ; seulement elle s'écrie, toute trans-
portée, qu'il lui a fait de grandes choses: Fecit mihi magna
qui potens est. C'est qu'elle se sentait enceinte du Saint-
Esprit : elle voyait qu'elle avait un Fils qui était d'une race
divine ; elle ne savait comment faire ni pour célébrer la
munificence divine, ni pour témoigner assez son ravissement
d'avoir conçu un Fils qui n'eût point d'autre père que Dieu.
Que si elle ne peut elle-même nous exprimer ses transports,
qui suis-je,chrétiens, pour vous décrire ici la tendresse extrême
et l'impétuosité de son amour maternel, qui était enflammé
par des considérations si pressantes? Que les autres mères
mettent si haut qu'il leur plaira cette inclination si naturelle
qu'elles ressentent pour leurs enfants; je crois que tout ce
qu'elles en disent est très véritable, et nous en voyons des
effets qui passent de bien loin tout ce que l'on pourrait s'en
imaginer : mais je soutiens, et je vous prie de considérer
cette vérité, que l'affection d'une bonne mère n'a pas tant
d'avantage par-dessus les amitiés ordinaires, que l'amour de
Marie surpasse celui de toutes les autres mères. Pour quelle
raison.'^ C'est parce qu'étant mère d'une façon toute miracu-
leuse, et avec des circonstances tout à fait extraordinaires,
son amour doit être d'un rang tout particulier. Et comme
l'on dit, et je pense qu'il est véritable, qu'il faudrait avoir le
cœur d'une mère pour bien concevoir quelle est l'affection
d'une mère, je dis tout de même qu'il faudrait avoir le cœur
de la sainte Vierge pour bien concevoir l'amour de la sainte
Vierge (').
Et que dirai-je maintenant de celui de notre Sauveur ?
Certes, je l'avoue, chrétiens, je me trouve bien plus empêché
à dépeindre l'affection du Fils que je ne l'ai été à vous
représenter celle de la Mère : car je suis certain qu'autant
que Notre-Seigneur surpasse la sainte Vierge en toute autre
chose, d'autant est-il meilleur fils qu'elle n'était bonne mère.
Il n'y a rien qui me touche plus dans l'histoire de l'Evan-
gile que de voir jusqu'à quel excès le Sauveur Jésus a aimé
la nature humaine : il n'a rien dédaigné de tout ce qui était de
l'homme : il a tout pris, excepté le péché ; tout jusqu'aux
I. Fin de l'emprunt, l'iinnce suivante.
Sermons de Bossuet. 6
82 POUR LA Kl^^TE DU ROSAIRE.
moindres choses, toul jusqu'aux plus grandes infirmités. Que
j'aille au jardin des Olives, je le vois dans la crainte, dans la
tristesse, dans une telle consternation, qu'il sue sang et eau,
dans la seule considération de son supplice. Je n'ai jamais
ouï dire que cet accident fût arrivé à autre personne qu'à lui:
ce qui m'oblige de croire que jamais homme n'a eu les pas-
sions ni si délicates ni si fortes que mon Sauveur. Quoi donc!
ô mon Maître, vous vous êtes revêtu si franchement de ces
sentiments de faiblesse, qui semblaient même être indignes
de votre personne: vous les avez pris si purs, si entiers, si
sincères : que sera-ce après cela de l'amour envers les
parents; étant certain qu'il n'y a rien dans la nature de plus
naturel, de plus équitable, de plus nécessaire ; vu particuliè-
rement qu'elle est votre Mère non par un événement fortuit,
mais que l'on vous l'a prédestinée dès l'éternité, préparée et
sanctifiée dans le temps, promise par tant d'oracles divins,
que vous-même vous l'avez choisie comme celle qui vous
plaisait le plus parmi toutes les créatures ?
Et à ce propos, j'ose assurer une chose qui n'est pas
moins véritable qu'elle vous paraîtra peut-être d'abord extra-
ordinaire. Je sais bien que toute la gloire de la sainte Vierge
vient de ce qu'elle est Mère du Sauveur ; et je dis de plus
qu'il y a beaucoup de gloire au Sauveur d'être le Fils de la
Vierge. N'appréhendez pas, chrétiens, que je veuille déroger
à la grandeur de mon Maître par cette proposition. Mais
quand je vois les saints Pères, parlant de Notre-Seigneur,
prendre plaisir à l'appeler par honneur le Fils d'une vierge,
je ne puis plus douter qu'ils n'aient estimé que ce titre lui
plaisait fort, et qu'il lui était extrêmement honorable. Sur
quoi j'apprends une chose de saint Augustin ('*), qui donne,
à mon avis, un grand poids à cette pensée. La concupis-
cence, dit-il, qui se mêle, comme vous savez, dans les géné-
rations communes, corrompt tellement la matière qui se
ramasse pour former nos corps, que la chair qui en est com-
posée en contracte une corruption nécessaire. Je ne m'étends
point à éclaircir cette vérité : je me contente de dire que
vous la trouverez dans mille beaux endroits de saint
a. De Pécc. merit.^ lib. H, n. 59. — Contr. Julian.^ lib. v,n. 17.
POUR LA FÊTE DU ROSAIRE. 83
Augustin. Que si ce commerce ordinaire, ayant quelque
chose d'impur, fait passer en nos corps un mélange d'impu-
reté, je puis assurer au contraire que le fruit d une chair
virginale tirera d'une racine si pure une pureté sans égale.
Cette conséquence est certaine, et suit évidemment des
principes de saint Augustin. Et comme le corps du Sauveur
devait être plus pur que les rayons du soleil, de là vient, dit
ce grand évêque, « qu'il s'est choisi dès l'éternité une mère
vierge: » Ideo virginem matrem pia fide sanchmi germen
in se fieri promerentem... de quâ crearetur elegit (''). Car (')
il était bienséant (^) que la sainte chair du Sauveur fût, pour
ainsi dire, embellie de toute la pureté d'un sang virginal, afin
qu'elle fût digne d'être unie au Verbe divin, et d'être présen-
tée au Père éternel comme une victime vivante pour l'ex-
piation de nos fautes : tellement que la pureté qui est dans
la chair de Jésus est dérivée en partie de cette pureté
angélique que le Saint-Esprit coula dans le corps de la
Vierge, lorsque, charmé de son intégrité inviolable, il la
sanctifia par sa présence, et la consacra comme un temple
vivant au Fils du Dieu vivant.
Faites maintenant avec moi cette réflexion, chrétiens.
Mon Sauveur, c'est l'amant et le chaste époux des vierges :
il se glorifie d'être appelé le Fils d'une vierge ; il veut abso-
lument qu'on lui amène les vierges, il les a toujours en sa
compagnie, elles suivent cet Agneau sans tache partout ou
il va. Que s'il aime si passionnément les vierges, dont il a
purifié la chair par son sang, quelle sera sa tendresse pour
cette Vierge incomparable, qu'il a élue dès l'éternité pour
en tirer la pureté de sa chair et de son sang.'^ Concluons
donc de tout ce discours que l'amitié réciproque du Fils et
de la Mère est inconcevable, et que nous pouvons bien avoir
quelque idée grossière de cette liaison merveilleuse, mais
de comprendre quelle est l'ardeur et quelle est la véhémence
de ces torrents de flammes qui de Jésus vont déborder sur
Marie, et de Marie retournent continuellement à Jésus,
a. De Peccat. inerit. et teiniss.^ lib. n, cap. XXIV, n. 38.
1. Ici commenccni le second emi)iunt, l'année suivante (19 lignes).
2. Var. il fallait... fût formée du sang d'une vierge, — d'une chair viri,Mnale.
84 POUR LA FÊTE DU ROSAIRE.
croyez-moi, les Sér.iphins, tout brûlants qu'ils sont, ne le
saurairiu faire. Mais d'autant que quelques-uns pourraient
se persuader que cette sainte société n'a point d'autres liens
que la chair, il me sera aisé de vous faire voir, selon que
je l'ai promis, et par les vérités que j'ai déjà établies, avec
quels avantages la sainte Vierge est entrée dans l'alliance de
Dieu par sa maternité glorieuse ; et de là je vous laisserai à
conclure quel est son crédit auprès du Père éternel.
Pour cela je vous prie de considérer que cet amour de la
Vierge, dont je vous parlais tout à l'heure, ne s'arrêtait pas
à la seule humanité de son Fils : non, certes ; il allait plus
avant, et par l'humanité, comme par un moyen d'union, il
passait à la nature divine, qui en est inséparable. Et pour
vous expliquer ma pensée, j'ai à vous proposer une doctrine
sur laquelle il est nécessaire d'aller pas à pas, de peur de
tomber dans l'erreur ; et plût à Dieu que je pusse la déduire
aussi nettement comme elle me semble solide ! Voici donc
comme je raisonne. Une bonne mère aime tout ce qui touche
la personne de son fils. Je {') sais bien qu'elle va quelquefois
plus avant, qu'elle porte son amitié jusqu'à ses amis, et géné-
ralement à toutes les choses qui lui appartiennent ; mais
particulièrement pour ce qui regarde la propre personne de
son fils, vous savez qu'elle y est sensible au dernier point (^).
Je vous demande maintenant : qu'était la divinité au Fils de
Marie? comment touchait-elle à sa personne ? lui était-elle
étrangère ? Je ne veux point ici vous faire des questions
extraordinaires ; j'interpelle seulement votre foi : qu'elle
me réponde. Vous dites tous les jours, en récitant le Sym-
bole, que vous croyez en Jésus-Christ, Fils de Dieu, qui est
né de la Vierge Marie : celui que vous reconnaissez pour le
Fils de Dieu tout-puissant, et celui qui est né de la Vierge,
sont-ce deux personnes ? Sans doute ce n'est pas ainsi que
vous l'entendez. C'est le même qui étant Dieu et homme,
selon la nature divine est le Fils de Dieu, et selon l'humanité
le Fils de Marie. C'est pourquoi nos saints Pères ont
enseigné que la Vierge est Mère de Dieu. C'est cette foi,
chrétiens, qui a triomphé des blasphèmes de Nestorius, et
I. Troisième emprunt (1652). — 2. Var. vous savez combien elle est sensible.
POUR LA FÊTE DU ROSAIRE. 85
qui jusqu'à la consommation des siècles fera trembler les
démons. Si je dis après cela que la bienheureuse Marie aime
son Fils tout entier, quelqu'un de la compagnie pourra-t-il (')
désavouer une vérité si plausible ? Par conséquent ce Fils
qu'elle chérissait tant, elle le chérissait comme un Homme-
Dieu : et d'autant que ce mystère n'a rien de semblable sur
la terre, je suis contraint d'élever bien haut mon esprit pour
avoir recours à un grand exemple, je veux dire à l'exemple
du Père éternel.
Depuis que l'humanité a été unie à la personne du Verbe,
elle est devenue l'objet nécessaire des complaisances du
Père. Ces vérités sont hautes, je l'avoue ; mais comme ce
sont des maximes fondamentales du christianisme, il est
important qu'elles soient entendues de tous les fidèles ; et je
ne veux rien avancer, que je n'en allègue la preuve par les
Ecritures. Dites-moi, s'il vous plaît, chrétiens, quand cette
voix miraculeuse éclata sur le Thabor, de la part de Dieu :
« Celui-ci est mon Fils bien-aimé, dans lequel je me suis
plu (''), » de qui pensez-vous que parlât le Père éternel ?
n'était-ce pas de ce Dieu revêtu de chair, qui paraissait tout
resplendissant aux yeux des apôtres ? Cela étant ainsi, vous
voyez bien, par une déclaration si authentique, qu'il étend
son amour paternel jusqu'à l'humanité de son Fils ; et
qu'ayant uni si étroitement la nature humaine avec la divine,
il ne les veut plus séparer dans son affection. Aussi est-ce là,
si nous l'entendons bien, tout le fondement de notre espé-
rance, quand nous considérons que Jésus, qui est homme
tout ainsi que nous, est reconnu et aimé de Dieu comme son
Fils propre.
Ne vous offensez pas, si je dis qu'il y a quelque chose de
pareil dans l'affection de la sainte Vierge, et que son amour
embrasse tout ensemble la divinité et l'humanité de son P'ils,
que la main puissante de Dieu a si bien unies. Car Dieu, par
un conseil admirable, ayant jugé à propos que la Vierge
engendrât dans le temps celui qu'il engendre continuellement
dans l'éternité, il l'a par ce moyen associée en quelque façon
a. Mat th., XVii, 5.
I. Èdli. Lâchai : « Qui pourra désavouer..? » Cest la variante.
86 POUR LA FÊTE DU ROSAIRE.
h sa cr<^nération (éternelle. Fidèles, entendez ce mystère.
C'est l'associer à sa cféncration, que de la faire mère d'un
môme Fils av(X lui. Partant, puisqu'il l'a comme associée à
sa ^rénéralion éternelle, il était convenable qu'il coulât en
même temps dans son sein quelque étincelle de cet amour
infmi qu'il a pour son Fils. Cela est bien digne de sa sagesse.
Comme sa Providence dispose toutes choses avec une
justesse admirable, il fallait qu'il imprimât dans le cœur de
la sainte Vierge une affection qui passât de bien loin la
nature, et qui allât jusqu'au dernier degré de la grâce ; afin
qu'elle eût pour son Fils des sentiments dignes d'une Mère
de Dieu, et dignes d'un Homme-Dieu.
Après cela, ô Marie, quand j'aurais l'esprit d'un ange, et de
la plus sublime hiérarchie, mes conceptions seraient trop
ravalées, pour comprendre l'union très parfaite du Père éter-
nel avec vous. « Dieu a tant aimé le monde, dit notre Sauveur,
qu'il lui a donné son Fils unique ('"). » Et en effet, comme
remarque l'Apôtre ('''), « nous donnant son Fils, ne nous a-t-il
pas donné toute sorte de biens avec lui ? » Que s'il nous a fait
paraître une affection si sincère, parce qu'il nous l'a donné
comme Maître et comme Sauveur, l'amour ineffable qu'il
avait pour vous lui a fait concevoir bien d'autres desseins en
votre faveur. Il a ordonné qu'il fût à vous en la même
qualité qu'il lui appartient ; et pour établir avec vous une
société éternelle, il a voulu que vous fussiez la Mère de son
Fils unique, et être le Père du vôtre. O prodige ! ô abîme
de charité ! quel esprit ne se perdrait pas dans la considéra-
tion de ces complaisances incompréhensibles qu'il a eues
pour vous, depuis que vous lui touchez de si près par ce
commun Fils, le nœud inviolable du votre sainte alliance, le
gage de vos affections mutuelles, que vous vous êtes donné
amoureusement l'un à l'autre ; lui, plein d'une divinité im-
passible ; vous, revêtu, pour lui obéir, d'une chair mortelle ? (')
Intercédez pour nous, ô bienheureuse Marie ; vous avez
en vos mains, si je l'ose dire, la clef des bénédictions divines.
a. /oan.y ni, i6. — b. Rom.^ vni, 32.
I. Fin du troisième emprunt. — Ellipses hardies : « lui (Dieu), vous Pa donné
plein d'une divinité impassible ; vous, vous le lui avez donné, revêtu etc. »
POUR LA FETE DU ROSAIRE. Sy
C'est votre Fils qui est cette clef mystérieuse par laquelle
sont ouverts les coffres du Père éternel: il ferme, et personne
n'ouvre ; il ouvre, et personne ne ferme : c'est son sang
innocent qui fait inonder sur nous les trésors des grâces
célestes. Et à quel autre donnera-t-il plus de droit sur ce
sang qu'à celle dont il a tiré tout son sang ? Sa chair est
votre chair, ô Marie, son sang est votre sang ; et il me
semble que ce sang précieux prenait plaisir de ruisseler pour
vous à gros bouillons sur la croix, sentant bien que vous
étiez la source dont il découlait. Au reste, vous vivez avec
lui dans une amitié si parfaite, qu'il est impossible que vous
n'en soyez pas exaucée. C'est pourquoi votre dévot saint
Bernard a fort bonne grâce, lorsqu'il vous prie de parler au
cœur de Notre-Seigneur Jésus-Christ : Loqttatur ad cor
Doinini nostri Jesu Christi {^).
Quelle est sa pensée, chrétiens ? qu'est-ce à dire, parler au
cœur ? C'est qu'il la considère « dans ce midi éternel, je
veux dire dans les secrets embrassements de son Fils, »
parmi les ardeurs d'une charité consommée : In me^^idie seiii-
piterno, in secrelissimis amplexibus amantissimi Filii. Il voit
qu'elle aime et qu'elle est aimée ; que les autres passions
peuvent bien parler aux oreilles, mais que l'amour seul a droit
de parler au cœur. Dans cette pensée, n'a-t-ii pas raison de
demander à la Vierge qu'elle parle au cœur de son Fils :
Loqitatîir ad cor Domini nosiri Jesit Christi?
Combien de fois, ô fidèles, cette bonne Mère a-t-elle parlé
au cœur de son bien-aimé? Elle parla véritablement à son
cœur, lorsque, touchée de la confusion de ces pauvres gens
de Cana qui manquaient de vin dans un festin nuptial, elle
le sollicita de soulager leur nécessité. Le Fils de Dieu, en
cette rencontre, semble la rebuter de cette parole, bien qu'il
eût résolu de la favoriser en effet : « Femme, lui dit-il, (jue
nous importe à vous et à moi ? mon heure n'est pas encore
venue (^). » Ce discours paraît bien rude, et tout autre que
Marie aurait pris cela pour un refus : je vois néanmoins que,
sans s'étonner, elle donne ordre aux serviteurs de faire ce
que le Sauveur leur commandera: « Faites tout ce qu'il vous
a. Ad Beat. Virg. Sertn. Panegyr. n. 7, int. Opcr. S . Bernard, — b,Joan.^ 11,4.
88 POUR LA FÊTE DU ROSAIRE.
ortlonn('ra ('*) », leur dit-elle, comme étant assurée qu'il
lui a accordé sa requête. D'où lui vient, à votre avis, cette
confiance, après une réponse si peu favorable? Chrétiens,
elle savait bien que c'était au cœur qu'elle avait parlé, et
c'est pour cette raison qu'elle ne prit pas garde à ce que la
bouche avait répondu. En effet, elle ne fut point trompée
dans son espérance, et le Fils de Dieu, selon la belle réfle-
xion de saint Chrysostome (''), jugea à propos d'avancer le
temps de son premier miracle, à la considération de sa sainte
Mère.
Prions donc, ô fidèles, qu'elle parle pour nous de la bonne
sorte au cœur de son Fils: elle y a une fidèle correspondance;
c'est l'amour filial, qui s'avancera pour recevoir l'amour
maternel, et qui préviendra ses désirs. Ne vous apercevez-
vous pas que le vin nous manque, je veux dire la charité, ce
vin nouveau de la loi nouvelle, qui réjouit le cœur de l'homme,
dont l'âme des fidèles doit être enivrée? De là vient que nos
festins sont si tristes, que nous prenons avec si peu de goût
la nourriture céleste de la sainte parole de Dieu. De là vient
que nous nous voyons de tous côtés déchirés par tant de
factions différentes ('). Dieu, par une juste vengeance, voyant
que nous refusons de nous unir à sa souveraine bonté par
une affection cordiale, nous fait ressentir les malheurs de
mille divisions intestines. Sainte Vierge, impétrez-nous la
charité, qui est mère de la paix, qui adoucit, tempère et
réconcilie les esprits. Nous avons une grande confiance en
votre faveur, parce qu'étant Mère de Dieu, nous sommes
persuadés que vous avez beaucoup de pouvoir : et comme
vous êtes la nôtre, nous ne serons point trompés, si nous
attendons quelque grand effet de votre tendresse : c'est ce
qui me reste à traiter dans cette seconde partie.
SECOND POINT.
C'est^ avec beaucoup de sujet que nous réclamons dans
nos oraisons la très heureuse Marie, comme étant la mère
commune de tous les fidèles. Nous avons reçu cette tradition
a.Joan., Il, 5. — b. Tn Joa7t.^ Homil. xxii.
I. Allusion très claire aux troubles de la Fronde.
POUR LA FÊTE DU ROSAIRE. 89
de nos pères. Ils nous ont appris que le genre humain ayant
été précipité dans une mort éternelle par un homme et par
une femme, Dieu avait prédestiné une nouvelle Eve aussi
bien qu'un nouvel Adam, afin de nous faire renaître. Et de
cette doctrine, que tous les anciens ont enseignée d'un con-
sentement unanime, il me serait aisé de conclure que, comme
la première Eve est la mère de tous les mortels, ainsi la
seconde, qui est la très sainte Vierge, doit être estimée la
mère de tous les fidèles. Ce que je pourrais confirmer par
une belle pensée de saint Epiphane, qui assure (dans L' Hé-
résie Lxxviii) « que cette première Eve est appelée dans
la Genèse Mère des vivants, en énigme ; » c'est-à-dire, ainsi
qu'il l'expose lui-même, «en figure, et comme étant la repré-
sentation de Marie. » A quoi j'aurais encore à ajouter un
passage célèbre de saint Augustin, dans le livre de la sainte
Virginité, où ce grand docteur nous enseigne que la Vierge
« selon le corps est mère du Sauveur qui est notre chef ; et
selon l'esprit, des fidèles qui sont ses membres : » Carne
mater capitis nostri, spiritu mater membrorum ej'us {^). Mais
d'autant que je me sens obligé de réduire en peu de mots ce
que je me suis proposé de vous dire afin de laisser le temps
qui est nécessaire pour le reste du service divin, je passe
beaucoup de choses que je pourrais tirer des saints Pères
sur ce sujet ; et sans examiner tous les titres par lesquels la
sainte Vierge est appelée à bon droit la Mère des chrétiens,
je tâcherai seulement de vous faire voir (et c'est à mon avis
ce qui vous doit toucher davantage) qu'elle est mère par le
sentiment : je veux dire qu'elle a pour nous une tendresse
véritablement maternelle. Pour le comprendre, vous n'avez,
s'il vous plaît, qu'à suivre ce raisonnement.
Ayant présupposé, et sur la foi de l'Église et sur la doc-
trine des Pères, encore que je l'aie seulement touché en pas-
sant ; ayant, dis-je, présupposé que Marie est véritablemcnit
notre mère, si je vous demandais, chrétiens, quand elle a
commencé à avoir cette qualité, vous me répondriez sans
doute que Notre-Seigneur vraisemblablement la fit notre
mère, lorsqu'il lui donna saint Jean pour son fils. En effet,
a. De siuict. Viroinit., n. 6.
90 POUR LA FÊTE DU ROSAIRE.
nous y trouvons toutes les convenances imaginables : {') car
je vous ai avertis, des l'entrée de ce discours, et il n'est pas
hc^rs de propos de vous en faire ressouvenir, que saint Jean,
ayant été conduit par la main de Dieu au pied de la croix, y
avait tenu la personne de tous les fidèles ; et j'en ai touché
une raison qui mu semble fort apparente : c'est, s'il vous en
souvient, que tous les autres disciples de Notre-Seigneur
ayant été dispersés, la Providence n'avait retenu près de lui
que le bien-aimé de son cœur, afin qu'il y pût représenter
tous les autres, et recevoir en leur nom les dernières volontés
de leur Maître. Sur quoi considérant qu'il y a peu d'appa-
rence que le F'ils de Dieu, dont toutes les paroles et les
actions sont mystérieuses, en une occasion si importante, ne
l'ait considéré que comme un homme particulier ; nous avons
inféré, ce me semble avec beaucoup de raison, qu'il a reçu la
parole qui s'adressait à nous tous, que c'est en notre nom qu'il
s'est mis incontinent en possession de Marie, et par consé-
quent c'est là proprement qu'elle est devenue notre mère.
Cela étant ainsi résolu, j'ai une autre question (^) à vous
faire. D'où vient, à votre avis, que Notre-Seigneur attend
cette heure dernière pour nous donner à Marie comme ses
enfants ? Vous me direz peut-être qu'il a pitié d'une mère
désolée qui perd le meilleur fils du monde, et que, pour la
consoler, il lui donne une postérité éternelle. Cette raison est
bonne et solide ; mais j'en ai une autre à vous dire, que peut-
être vous ne désapprouverez pas. Je pense que le dessein du
Fils de Dieu est de lui inspirer pour nous dans cette rencontre
une tendresse de mère. — Comment cela, direz-vous ? nous
ne voyons pas bien cette conséquence. — Il me semble pour-
tant, chrétiens, qu'elle n'est pas extrêmement éloignée. Marie
était au pied de la croix; elle voyait ce cher Fils tout couvert
de plaies, étendant ses bras à un peuple incrédule et impi-
toyable; son sang qui débordait de tous côtés par ses veines
déchirées: qui pourrait vous dire quelle était l'émotion du
sang maternel.^ Non, il est certain, elle ne sentit jamais
mieux qu'elle était mère ; toutes les souffrances de son Fils
le lui faisaient sentir au vif.
I. l^ar. En efTet l'assurance y est entière. — 2. Édif. une autre proposition.
POUR LA FETE DU ROSAIRE. 9I
Que (') fera ici le Sauveur? Vous allez voir, chrétiens, qu'il
sait parfaitement le secret d'émouvoir les affections. Quand
Tâme est une fois prévenue de quelque passion violente
touchant quelque objet, elle reçoit aisément les mêmes im-
pressions pour tous les autres qui se présentent. Par exemple,
vous êtes possédés d'un mouvement de colère ; il sera
difficile que tous ceux qui approcheront de vous, si innocents
qu'ils puissent être, n'en ressentent quelques effets. Et de là
vient que, dans les séditions populaires, un homme adroit,
qui saura manier et ménager avec art les esprits de la popu-
lace, lui fera quelquefois tourner sa fureur contre ceux aux-
quels on pensait le moins; ce qui rend ces sortes de mutine-
ries extrêmement dangereuses. Il en est de même de toutes
les autres passions ; parce que, l'âme étant déjà excitée, il ne
reste plus qu'à l'appliquer sur d'autres objets; à quoi son
propre mouvement la rend extrêmement disposée.
C'est pourquoi le Fils de Dieu, qui avait résolu de nous
donner la sainte Vierge pour mère, afin d'être notre frère
en toute façon (admirez son amour, chrétiens,) voyant du
haut de sa croix combien l'âme de sa Mère était attendrie,
et que son cœur ébranlé faisait inonder par ses yeux un
torrent de larmes amères ; comme si c'eût été là qu'il l'eût
attendue, il prit son temps de lui dire, lui montrant saint
Jean : « Femme, voilà ton fils : » Ecce filins huts. Fidèles,
I. Les éditeurs, avec raison, ce semble, abandonnent ici la première rédaction,
qui est complète au ms., pour lui en préférer une seconde (f. 150), annexée à
l'original, mais sans renvoi. lien sera de même un peu plus loin. Appareniment
l'auteur a voulu donner plus d'ampleur à quelques développements.
Première l'édaction: « Et lui cependant, considérant couler ses larmes du haut
de sa croix, comme si c'eût été là qu'il l'eût attendue, il pris son temps de lui dire:
« Femme, voilà ton fils : » Ecce films tuits. Ce sont ses mots, chrétiens ; et il
me semble qu'en voici le sens, si nous le savons bien pénétrer : O femme affliç^ée à
qui un amour infortuné fait éprouver à présent jusques où peut aller la compassion
d'une mère : ces mômes sentiments de tendresse que vous avez maintenant pour
moi, ayez-les pour Jean, mon disciple et mon bien-aimé ; ayez-les pour tous mes
fidèles, que je vous reconmiande en sa personne, parce qu'ils sont tous mes
disciples et mes bien-aimés : J'iccefilius tuus. Devons dire conibien ces paroles
poussées duc(eurdu Fils, descendirent profondément au cœur de la Mère, c'est
une chose que je n'oserais pas entreprendre {a). Comprenez seulement que celui
qui parle est le Fils de Dieu (pii fait toutes choses par la force de sa parole. 11 n'a
pas plus tôt... >
a. A/s. cntrcpreiulrc de vous expliquer. (Uislniclion).
92 rOlTR LA FÊTE DU ROSAIRE.
ce sont ses mots ; et voici son sens, si nous le savons bien
l)L'nétrer: O fcfniiu! aflligée, à qui un amour infortuné fait
éprouver à présent jusques où peut aller la compassion
d'une mcre, cette même tendresse dont vous êtes à présent
touchée si vivement pour moi, ayez-la pour Jean mon disci-
ple et mon bien-aimé, ayez-la pour tous mes fidèles, que je
vous recommande en sa personne, parce qu'ils sont tous
mes disciples et mes bien-aimés : Ecce filius tuus. De vous
dire combien ces paroles, poussées du cœur du Fils, descen-
dirent profondément au cœur de la Mère, et l'impression
qu'elles y firent, c'est une chose que je n'oserais pas entre-
prendre. Songez seulement que celui qui parle opère toutes
choses par sa parole toute-puissante, qu'elle doit avoir un
effet merveilleux, surtout sur sa sainte Mère ; et que, pour
lui donner plus de force, il l'a animée de son sang, et Ta
proférée d'une voix mourante, presque avec les derniers
soupirs. Tout cela joint ensemble, il n'est pas croyable ce
qu'elle était capable de faire dans l'âme de la sainte Vierge.
Il n'a pas plus tôt lâché le mot à saint Jean pour lui dire que
Marie est sa mère, qu'incontinent ce disciple se sent possédé
de toutes les affections d'un bon fils (') : Et... accepit eam
discip7ihis in sua (f) : à plus forte raison, sa parole doit-elle
avoir agi sur l'âme de sa sainte Mère et y avoir fait entrer
bien avant un amour extrême pour nous, comme pour ses
véritables enfants.
Il me souvient à ce propos de ces mères misérables à qui
on déchire les entrailles par le fer, pour en tirer leurs en-
fants (^) par violence. Il vous est arrivé quelque chose de
semblable, ô bienheureuse Marie : c'est par le cœur que vous
nous avez enfantés ; parce que vous nous avez enfantés par
la charité : Cooperata est charitate, ut filii Dei in Ecclesia
nascerent7cr, dit saint Augustin (^). Et j'ose dire que ces
paroles de votre Fils, qui étaient son dernier adieu, entrè-
a. Joan., XIX, 27. — b. De sanct. Virs:i7iit., n. 6.
1. Defoiis ajoute : « et depuis cette heure- là, il la prit chez lui :£/^;i; illahora...)}
— (Se reporter, au ms. 12823, du verso de la f. 150 à celui de la f. 144.)
2. Edit. pour en tirer leurs enfants au monde par violence. -- Emprunt
malheureux à une première rédaction condamnée par Bossuet : « en mettre
Içurs enfants au monde. »
POUR LA FETE DU ROSAIRE. 93
rent en votre cœur ainsi qu'un glaive tranchant, y portèrent
jusqu'au fond, avec une douleur excessive, une inclination
de mère pour tous les fidèles. Ainsi vous nous avez, pour
ainsi dire, enfantés d'un cœur déchiré parmi la véhémence
d'une affliction infinie : et toutes les fois que les chrétiens
paraissent devant vos yeux, vous vous souvenez de cette
dernière parole, et vos entrailles s'émeuvent sur nous comme
sur les enfants de votre douleur et de votre amour ; d'autant
plus que vous ne sauriez jeter sur nous vos regards, que
nous ne représentions à votre cœur ce Fils que vous aimez
tant, dont le Saint-Esprit prend plaisir de graver la ressem-
blance dans l'esprit de tous les fidèles (').
C'est une doctrine que je tiens des Ecritures divines, et
qui est bien puissante pour nous exciter à la vertu, outre
qu'elle fait beaucoup à éclaircir la vérité que je traite. C'est
pourquoi il est à propos de vous la déduire. Car j'apprends
de l'apôtre saint Paul (et cette doctrine, ô fidèles, est bien
digne de votre audience) que tous les chrétiens dont la vie
répond à la profession qu'ils ont faite, portent imprimés en
leur âme les traits naturels et la véritable image de Notre-
Seigneur. Comment cela se fait-il ? Certainement la manière
en est admirable ? Vivre chrétiennement, c'est se conformer
à la doctrine du Fils de Dieu. Or je dis que la doctrine du
Fils de Dieu est un tableau qui est tiré sur sa sainte vie (') :
la doctrine est la copie, et lui-même est l'original ; en quoi il
diffère beaucoup des autres docteurs qui se mêlent d'ensei-
gner à bien vivre : car ceux-ci ne seront jamais assez témé-
raires pour former sur leurs actions les règles de la bonne
vie : mais ils ont accoutumé de se figurer de belles idées,
ils établissent certaines règles, sur lesquelles ils tâchent eux-
mêmes de se composer. Tout au contraire, le Fils de Dieu
étant envoyé au monde pour y être un exemplaire achevé
de la plus haute perfection, ses enseignements étaient déri-
vés de ses mœurs : il enseignait les choses parce qu'il les
pratiquait ; sa parole n'était qu'une image de sa conduite.
1. Edit. D'autant plus que vous nous voyez, tout autant que nous sommes
de chrétiens, tout couverts du sang" du .Sauveur dont nous sommes teints et
blanchis, et tjue vous remarquez en nous ces mêmes linéaments. (\'ariante.)
2. Var. est un vrai portrait de sa vie.
94 POUR LA FÊTE DU ROSAIRE.
Que fait donc le Saint-Ksprit dans laine d'un bon chrétien?
il fait (]ue l'Évangile est son conseil dans tous ses desseins,
et runicjue règle (ju'il regarde dans ses actions. Insensible-
ment la doctrine du Fils de Dieu passe dans ses mœurs : il
devient, pour ainsi dire, un Évangile vivant: tout y sent le
Maître dont il a reçu les leçons, il en prend tout l'esprit, et
si vous pénétriez dans l'intérieur de sa conscience, vous y
verriez les mêmes linéaments, les mêmes affections, les mêmes
façons de faire qu'en notre Sauveur.
Kt c'est ce qui touche sensiblement la bienheureuse Marie,
comme il m'est aisé de l'éclaircir par un exemple familier.
Vous verrez quelquefois une mère qui caressera extraordi-
nairement un enfant sans en avoir d'autre raison, sinon que
c'est, à son avis, la vraie peinture du sien. C'est ainsi, dira-
t-elle, qu'il pose ses mains ; c'est ainsi qu'il porte (') ses yeux ;
telle est son action et sa contenance. Les mères sont ingé-
nieuses à observer jusques aux moindres choses. Et qu'est-ce
que cela sinon comme une course, si on [peut] parler de la
sorte, que fait l'affection d'une mère, qui ne se contentant
pas d'aimer son fils en sa propre personne, le va chercher
partout où elle peut en découvrir quelque chose. Que si
elles sont si fort émues de leur ressemblance ébauchée, que
dirons-nous de Marie, lorsqu'elle voit dans l'âme des chré-
tiens des traits immortels de la parfaite beauté de son Fils,
que le doigt de Dieu a si bien formés dans leurs âmes ?
Mais il y a plus (^) : nous ne sommes pas seulement les
images vivantes du Fils de Dieu, nous sommes encore ses
membres, et nous composons avec lui un corps dont il est le
chef; ce qui attire si puissamment sur nous les affections de la
sainte Vierge, qu'il n'y a point de mère qui puisse aller à
l'égal : ce qu'il me serait aisé de vous faire voir par des rai-
1. Souvenir de Virgile (zÉ^Wd^zV/., III, 489): Sicoailos, sîcille 7nanns^sic oraferebai.
2. Seconde rédaction (f. ifi). Celle qu'on lit dans les éditions est une sorte
de résultante, arrangée arbitrairement. Voici la première, qui n'est point effacée
(f. 146, V) :
« Mais il y a plus. Nous ne sommes pas seulement les images du Fils de
Dieu ; nous sommes les os de ses os et la chair de sa chair, ainsi que parle
saint Paul ; nous sommes son corps et sa plénitude, comme enseigne le même
apôtre : qualité qui nous unit de telle sorte avec lui, que quiconque aime le
Sauveur, il faut par nécessité que par le même mouvement d'amour il aime tous
POUR LA FETE DU ROSAIRE. 95
sonnements invincibles, si je n'étais pressé de finir bientôt
ce discours. Et pour vous en convaincre, je ne veux seule-
ment que (') vous en proposer en abrégé les principes, après
avoir repassé légèrement sur quelques vérités que j'ai tâché
d'établir dans ma première partie, dont il est nécessaire que
vous ayez mémoire pour l'intelligence de ce qui me reste à
vous dire.
Je vous ai dit, chrétiens, que la maternité de la Vierge
n'ayant point d'exemple sur la terre, il en est de même de
l'affection qu'elle a pour son Fils : et comme elle a cet hon-
neur d'être la mère d'un Fils qui n'a point d'autre père que
Dieu, de là vient que laissant bien loin au-dessous de nous
toute la nature, nous lui avons été chercher la règle de son
amour dans le sein du Père éternel. Car de même que Dieu
le Père, voyant que la nature humaine touche de si près à
son Fils unique, étend son amour paternel à l'humanité du
Sauveur et fait de cet Homme-Dieu l'unique objet de ses
complaisances, comme nous l'avons prouvé par le témoignage
des Écritures, ainsi avons-nous dit que la bienheureuse
Marie ne séparait plus la divinité d'avec l'humanité de son
Fils, mais qu'elle les embrassait en quelque façon toutes
deux par un même amour. Ce sont les vérités sur lesquelles
nous avons établi l'union de Marie avec Dieu : en voici
les fidèles. De cette doctrine, si je n'étais pressé de finir bientôt ce discours,
que j'aurais à vous déduire de puissantes considérations pour vous faire voir
que Marie a pour nous toute la bonté d'une mère ! Et pour en toucher quelques
principes en abrégé, je vous prie de vous souvenir d'une vérité que j'ai établie
dans la première partie par un témoignage évident des Ecritures divines, à savoir
que {i^ar. J'ai prouvé par le témoignage des Ecritures que) Dieu étend son
affection paternelle jusqu'à l'humanité de son Fils, c'est-à-dire, comme nous
l'avons exposé, que Tobjet de ses complaisances est un Homme- Dieu ; que son
affection ne sépare pas la nature humaine d'avec la nature divine, depuis qu'une
miraculeuse union les a rendues inséparables. A cette proposition, j'en ajoute
maintenant une autre, et je dis que le Père éternel nous aime du même amour
qu'il a pour son Fils ; ce que je n'oserais assurer, si je ne l'apprenais de la propre
bouche du Sauveur dans cette belle oraison qu'il adressa pour nous à son Père :
Dileclio qiia dilexisti me in ipsis sii, et ego in ipsis (Joan., XV H, 26) : Mon
Père, dit-il, je suis en eux parce qu'ils sont mes membres : je vous prie <L que
l'affection par laquelle vous m'avez aimé soit en eux : » Dilectio qua dilexisti
me in ipsis sit, et ego in ipsis. O parole d'une charité ineffiible ! Notre-Seigneur
I. Pléonasme, qu'on retrouve dans la Préface de V Histoire des ï'iri.ttiofis :
« C^uand on ne ferait seulement que lire les titres de leurs confessions de foi... »
ÇÔ POUR LA FÊTE DU ROSAIRE.
quelques autres qui vous feront bien voir sa charité envers
nous.
Les mcnies Écritures qui m'apprennent que Dieu aime
en quelque façon par un mcme amour la divinité et l'huma-
nité de son Fils, à cause de leur société inséparable en la
personne adorable de Notre-Seigneur Jésus-Christ, m'en-
seii^ncnt aussi qu'il nous aime par le même amour qu'il a
pour son Fils unique et bien-aimé, à cause que nous lui
sommes unis comme les membres de son corps ; et c'est de
toutes les maximes du christianisme celle qui doit porter le
plus haut nos courages et nos espérances. En voulez-vous
un beau témoignage dans la bouche même de Notre-Sei-
aneur ? Écoutez ces belles paroles qu'il adresse à son Père,
le priant pour nous : Dilectio, qua dilexisti me, in ipsis su,
et ego in ipsis if) : Mon Père, dit-il, je suis en eux, parce qu'ils
sont mes membres; je vous prie «que l'affection par laquelle
vous m'aimez soit en eux. » Voyez, voyez, chrétiens, et
réjouissez-vous. Notre Sauveur craint que l'amour de son
Père ne fasse quelque différence entre le chef et les mem-
bres ; et connaissez par là combien nous sommes unis avec
le Sauveur, puisque Dieu même, qui a distingué tous les
êtres par une si aimable variété, ne nous distingue plus
d'avec lui, et répand volontiers sur nous toutes les douceurs
de son affection paternelle. Que s'il est vrai que Marie ne
a. Joan., xvii, 26. Ms. in eis. (Cité de mémoire, comme à la Toussaint,
1649.)
ne peut souffrir qu'on le sépare de nous ; il a peur que son Père ne fasse trop
de différence entre le chef et ses membres ; il veut qu'il embrasse et le Maître et
les disciples par le même amour.
De là que conclurons-nous à l'honneur de Marie ? Une conséquence admira-
ble, qui suit évidemment de quelques maximes que je pense avoir solidement
établies dans le premier point, et qui, vous étant proposées pour honorer les
merveilles de la main de Dieu dans la bienheureuse Marie, sont certainement
très dignes de votre audience. Je vous ai dit, chrétiens, que la maternité de la
Vierge n'ayant point d'exemple sur la terre, son amour maternel, en était de
même ; qu'il surpassait de bien loin la nature, et s'allait régler sur l'amour même
du Père éternel. Je vous ai fait voir, par une considération plus sensible, qu'étant
la meilleure mère qui puisse jamais être au monde, elle étend son affection
maternelle à tout ce qui regarde la personne de son Fils. Joignez maintenant
ces choses à ce que je viens de vous dire. Nous touchons de si près au Sauveur
qu'à peine se peut-on figurer une plus étroite union. Il est en nous et nous en
lui ; autant qu'il y a de fidèles, c'est pour ainsi dire autant de Jésljs-Chrisï sur
POUR LA FETE DU ROSAIRE. 97
règle son amour que sur celui du Père éternel, allez, ô fidèles,
allez à la bonne heure à cette Mère incomparable ; croyez
qu'elle ne vous discernera plus d'avec son cher Fils : elle
vous considérera comme « la chair de sa chair, et comme les
os de ses os », ainsi que parle l'Apôtre ('"), comme des per-
sonnes sur lesquelles et dans lesquelles son sang a coulé; et
pour dire quelque chose de plus, elle vous regardera comme
autant de Jésus-Christ sur la terre : l'amour qu'elle a pour
son Fils sera la mesure de celui qu'elle aura pour vous ; et
partant ne craignez point de l'appeler votre mère : elle a au
souverain degré toute la tendresse que cette qualité demande.
C'est, si je ne me trompe, ce que je m'étais proposé de
prouver dans cette seconde partie ; et je loue Dieu de ce
qu'il nous a fait la grâce d'établir une dévotion sincère à la
sainte Vierge sur des maximes qui me semblent si chrétien-
nes. Mais prenez garde que ces mêmes raisonnements, qui
doivent nous donner une grande confiance sur l'intercession
de la Vierge, ruinent en même temps une confiance téméraire
à laquelle quelques esprits inconsidérés se laissent aveuglé-
ment emporter. Car vous devez avoir reconnu, par tout ce
discours, que la dévotion de la Vierge ne se peut jamais ren-
contrer que dans une vie chrétienne. Et combien y en a-t-il
qui, abusés d'une créance superstitieuse, se croient dévots à
la Vierge quand ils s'acquittent de certaines petites pratiques,
sans se mettre en peine de corriger la licence ni le déborde-
ment de leurs mœurs ? Que s'il y avait quelqu'un dans la
compagnie qui fût imbu d'une si folle persuasion, qu'il sache,
qu'il sache que puisque leur (') cœur est éloigné de Jésus,
a. Efhes.^ v, 30.
la terre, pourvu qu'ils ne démentent point leur profession ; et c'est un point capi-
tal de la doctrine chrétienne : nous sommes tellement mêlés et confondus, si
j'ose parler de la sorte, avec le Sauveur, que Dieu même qui a distingué tous
les êtres par une si aimable variété ne nous distingue plus d'avec lui, et ré|)and
volontiers sur nous toute la douceur de ses affections paternelles. Partant, ù
fidèles, allez à la bonne heure à Marie ; ne craignez point de l'appeler votre
mère : elle a au souverain degré toute la tendresse que demande cette ([ualité. >
I. Les éditeurs ont corrigé : « son cœur..., ses prières ». Mais on peut con-
server la lec^on du manuscrit, et entendre : le ccuur, les prières de ceux qui
abusés d'une créance superstitieuse, etc. Le sens est le même, cl le tour est
moins dur.
Sermons de Bossuet. 7
qS, poru T.A tP.te dit rosaire.
Marie a en exécration toutes leurs prières. En vain tâchez-
vous de la contenter de quelques crrimaces, en vain l'appelez-
vous votre Mère par une pieté simulée : quoi ! auriez-vous
bien l'insolence de croire que ce lait viri^nnal dût couler sur
des lèvres souillées de tant de péchés ? qu'elle voulût em-
brasser l'ennemi de son bien-aimé de ces mêmes bras dont
elle le portait dans sa tendre enfance ? qu'étant si contraire
au Sauveur, elle voulût vous donner pour frère au Sauveur?
Plutôt, plutôt sachez que son cœur se soulève, que sa face
se couvre de confusion, lorsque vous l'appelez votre mère.
Car ne pensez pas, chrétiens, qu'elle admette tout le mon-
de indifféremment au nombre de ses enfants : il faut passer
par une épreuve bien difficile, avant que de mériter cette
qualité. Savez-vous ce que fait la bienheureuse Marie, lors-
que quelqu'un des fidèles l'appelle sa mère ? Elle l'amène en
présence de notre Sauveur : Ça, dit-elle, si vous êtes mon
fils, il faut que vous ressembliez à Jésus mon bien-aimé.
Les enfants, même parmi les hommes, portent souvent im-
primés sur leurs corps les objets qui ont possédé l'imagina-
tion de leurs mères. La bienheureuse Marie est entièrement
possédée du Sauveur Jésus; c'est lui seul qui domine en son
cœur, lui seul règne sur tous ses désirs, lui seul occupe et
entretient toutes ses pensées : elle ne pourra jamais croire
que vous soyez ses enfants, si vous n'avez en votre âme
(quelques linéaments de son Fils. Que si, après vous avoir
considérés attentivement, elle ne trouve sur vous aucun trait
(^ui ait rapport à son Fils, ô Dieu ! quelle sera votre confu-
sion, lorsque vous vous verrez honteusement rebutés de
devant sa face, et qu'elle vous déclarera que, n'ayant rien de
son Fils et, ce qui est plus horrible, étant opposés à son Fils,
vous lui êtes insupportables !
Au contraire, elle verra par exemple une personne (des-
cendons dans quelque exemple particulier) qui, pendant les
calamités publiques ('), telles que sont celles où nous nous
voyons à présent, considérant tant de pauvres gens réduits
à d'étranges extrémités, en ressent son âme attendrie, et
I. La misère était extrême à Paris depuis 1649. (Cf. Faillon, Vu de M. Olter,
U, 502-506.; — La parenthôse est peut être une variante dans cette phrase.
POUR LA FKTE DU KOSAIKK. 99
ouvrant son cœur sur la misère du pauvre par une compas-
sion véritable, élargit en même temps ses mains pour le
soulager: Oh! dit-elle incontinent en soi-même, il a pris cela
de mon Fils, qui ne vit jamais de misérable qu'il n'en eût
pitié. « J'ai compassion de cette troupe, » disait-il ('') ; et à
même temps il leur faisait donner tout ce que ses apôtres
lui avaient gardé pour sa subsistance, qu'il multiplie même
par un miracle, afin de les assister plus abondamment. Elle
verra un jeune homme qui aura la modestie peinte sur le
visage ; quand il est devant Dieu, c'est avec une action toute
recueillie ; lui parle-t-on de quelque chose qui regarde la
gloire de Dieu, il ne cherche point de vaines défaites, il s'y
porte incontinent avec cœur. Oh ! qu'il est aimable ! dit la
bienheureuse Marie ; ainsi était mon Fils lorsqu'il était en
son âge, toujours recueilli devant Dieu : dès l'âge de douze
ans, il quittait parents et amis, pour aller vaquer, disait-il,
aux affaires de son Père {^'). Surtout elle en verra quelque
autre dont le soin principal sera de conserver son corps et
son âme dans une pureté très entière ; il n'a que de chastes
plaisirs, il n'a que des amours innocentes ; Jésus possède son
cœur, il en fait toutes les délices : parlez-lui d'une parole
d'impureté, c'est un coup de poignard à son âme ; vous ver-
rez incontinent qu'il s'arme de pudeur et de modestie contre
de telles propositions. Voilà, chrétiens, voilà un enfant de la
Vierge : comme elle s'en réjouit ! comme elle s'en glorifie !
comme elle en triomphe ! avec quelle [joie] elle le présente à
son bien-aimé, qui est par-dessus toutes choses passionné
pour les âmes pures !
C'est pourquoi excitez-vous, chrétiens, à l'amour de la
pureté ; vous particulièrement, qu'une sainte affection pour
Marie a attirés dans une société qui s'assemble sous son
nom, pour se perfectionner dans la vie chrétienne ('). C'est
votre zèle qui a aujourd'hui orné ce temple sacré, dans lequel
nous célébrons les grandeurs de la majesté divine. Mais
a. Marc, viii, 2. — b. Luc, 11, 49.
I. La confrérie du Rosr.ire instituée par îS'irolas Corncl il.ms le collèi;c de
Navarre, et dont Bossuct était directeur, dei)uib son diaconat, i l-loqucl, ICtuMs
sur Ifi vie de Bossuct, I, 129.;
lOO
POUR I A FÊTE DU ROSAIRE.
considérez que vous ave/ un autre temple à parer, dans
lequel Ji':sus habite, sur lequel le Saint-Esprit se repose. Ce
sont vos corps, mes chers frères, que le Sauveur a sanctifiés,
afm (jue vous eussiez du respect pour eux ; sur lesquels il a
versé son sani^, afin (jue vous les tinssiez nets de toute souil-
lure ; (]u'il a consacrés, pour en faire les temples vivants de
son Saint-Esprit: afin que, les ayant ornés en ce monde
d'innocence et d'intégrité, il les ornât en l'autre d'immorta-
ité et de gloire.
^^^^^^^L^^^^É^ ^^. '^. ^^. --'^ ^:St .^ .^ .^ .:■
FRAGMENT d'un SERMON C) sur
LA PURIFICATION DE LA SAINTE
VIERGE. Prêché à Navarre, la veille de la fête,
'h
'H
'h
{V février, 1652).
Rossuct ayant repris ce sujet l'année suivante devant les reli^rieu-
scs de la Propaç^ation de la Foi, à Metz, n'a gardé de sa composition
primitive que la conclusion, et une vini^taine de lignes qui se trou-
vaient sur les mêmes feuilles. Nous donnerons cette conclusion avec
le sermon auquel il l'a lui-même rattachée. Voici le fragment qui la
précède, et que les éditeurs ont eu tort d'introduire dans le sermon
de 1653, avec lequel il est inconciliable, puisqu'il désigne clairement
un autre auditoire, et la veille de la fête, non le jour, qui sera nette-
ment indiqué au début du sermon.
[ T A sainte Vierge entendant une prophétie si lugubre,
1 / et en] cela plus terrible que n énonçant rien en particu-
lier, elle laissait à appréhender toutes choses ('), ne s'informe
point quels seront donc ces accidents si étranges; mais s étant
une bonne fois abandonnée entre les mains de Dieu, elle se
soumet de bon cœur, sans s'en enquérir, à ce qu'il lui plaira
ordonner de son Fils et d'elle.
C'est ici, c'est ici, chrétiens, à propos de cette offrande
parfaite, que je vous veux sommer de votre parole, et vous
faire souvenir de ce que vous avez fait devant ces autels.
Lorsque vous avez été agrégés à la confrérie, n'avez- vous
pas protesté solennellement que vous réformeriez votre vie ?
Or en vain faisons-nous de si magnifiques promesses, en
vain nous mettons-nous sous la jorotection d(^ Marie, en vain
la prenons-nous pour notre exemplaire, en vain nous assem-
blons-nous pour écouter la parole de Dieu, si on \oit tou-
jours les mômes dérèglements dans nos mœurs. C'est pour-
quoi aujourd'hui que la très innocente Marie présente son
1. Afss. 12825, f. 164 et 165.
2. J'^tir. les dernières extrémités.
I02
■l'KIl ICATION. FRAGMENT.
Fils à Dieu, ciu'c'lle se dédie elle-même à sa majesté, ser-
vons-nous d'une occasion si favorable ; et renouvelant tout
cr. i\ur nous avons jamais fait de bonnes résolutions, dé-
vouons-nous pour toujours au service de Dieu notre Père.
Mais je ne m'aperçois" pas que ce discours est trop long, et
que je dois quelques paroles d'exhortation à ceux qui,
invités par la solennité de demain, désirent participer à nos
redoutables mystères.
Chrétiens, si vous désirez... ( l 'oj'. la S2iilc au 2 février,
1653.;
.^, ^^^^ :^, :;^ :^, ^ ^, ^^ ^ ^ -^ :^ ,^
SERMON POUR LE SAMEDI-SAINT('),
1652.
fer
C'est le premier sermon de Bossuet prêtre. Il avait été ordonné
quinze jours auparavant (samedi de la Passion, i6 mars. — Cf.
Lettre à la sœur Cornumi, du 4 août 1692). Ecrit et prononcé encore
à Navarre, oia l'on prêchait la veille des fêtes. Du reste, comme dans
le discours précédent, le jeune orateur se préoccupe surtout de la
partie laïque de son auditoire.
Sommaire : (-) C/iristus restirgens. Samedi-Saint.
[i^"* Point.] Pourquoi la conversion est appelée mort : pour trois
raisons: i*" d'une propriété du péché, 2"" de la qualité du remède,
3" regarde l'instruction du pécheur (p. 6).
1. Le péché vient par l'origine, donc doit être détruit par une
espèce de mort (p. 8, 9). — État de l'homme aussitôt après le péché :
la honte jusqu'alors inconnue fut la première de ses passions qui lui
décela la conspiration de toutes les autres : N'ihil priniiun sensit
quam enibescenduin. TertuU., <r/^ Virg. veL, 10 (leg. 11). — (p. 7).
2. Péché ne peut être guéri que par la mort du Sauveur et notre
configuration avec sa mort (p. 10, i r, 12). Image de mort en nous,
conformément à Jf^sus-CiiKlsT Tp. 14).
3. La conversion n'est pas un changement superficiel, c'est une
mort (p. 16, 17, 18, 19). — Réjouissance charnelle des chrétiens à
Pâques (p. 20, 21).
[2'^ Point.] Dieu est notre vie (p. 24, 25). — Eucharistie (p. 26, 27).
Christiis resnrgeits ex inortuis jam
non nioritnr^ mors il li ultra non donii-
7iabitur : qttod eni'm mortuus est pec-
cato, mortuus est semel ; quod autem
vivit^ vivit Deo. (Rom., vi, 9 et 10.)
QUAND je vois(') ces riches tombeaux sous lesquels
les grands de la terre semblent vouloir cacher la honte
*^^^ de leur pourriture, je ne puis assez m'étonner d(^
l'extrême folie des hommes qui ériore (') d(^ si mao-nifuiucs
1. Mss. 12824, f. 4-25, excepté la f. 5, qui appartient au sermon de PAciucs 1654.
In-4'^ sans marge ; pagine à r(5po([ue des sommaires (1662.)
2. F. 4. Donné, mais peu exactement, par Lâchai (X, 92).
3. Les éditeurs, intitulant cette œuvre P)einier sermon pour le Jour de
Pâques^ renvoient en note ce qui est spécial au Samedi-.Sainl. A la pla<o (\q
cet avant-propos, ils donnent celui de 1654.
4. Edit. qui érigent.
I04
rOUR LE SAMEDI-SAINT.
trophées ri un ptMi dr cendre et à quelques vieux ossements.
En vain enrichil-on leurs cercueils de marbre et de bronze ;
en vain dci^niise-t-on la funèbre idée qu'ils jettent dans nos
esprits par ces noms superbes de monuments et de mauso-
lées : ce ne sont après tout que les écueils où se vont briser
toutes les grandeurs humaines ('). Cette pompe ne produit
autre chose sinon que les vers en sont servis plus honorable-
ment, et que les marques de corruption en sont plus illustres.
Il n'en est pas ainsi du sépulcre de mon Sauveur. La mort
a déjà eu assez de pouvoir sur son corps; elle lui a ôté la vie,
elle ne pourra pas le corrompre ; et nous lui pouvons adres-
ser cette parole de Job : « Tu iras jusques-là, et ne passeras
pas plus outre ; » cette pierre donnera des bornes à ta furie,
et, à ce tombeau, comme à un rempart invincible, « seront
rompus tes efforts : » C/sç7ce kuc ventes, et non procèdes ain-
plius : et hic [p. 2] (^) confringes tumentes fluctus titos {^).
C'est pourquoi le Sauveur Jésus, qui a subi volontaire-
ment une mort infâme, veut après cela que son sépulcre soit
honorable : Erit sepiilchriim ejus gloriostun (^). Il veut qu'il
soit situé au milieu d'un jardin ; taillé tout nouvellement dans
le roc. Il désire qu'il soit vierge comme le ventre de sa mère,
et que personne n'y ait été posé devant lui. De plus il faut à
son corps cent livres d'onguents précieux, et un linge très fin
et très blanc pour l'envelopper. Après qu'il s'est soûlé de
douleurs et d'opprobres durant le cours de sa vie, vous diriez
qu'il soit devenu délicat dans sa sépulture. N'est-ce pas pour
nous faire entendre qu'il se prépare un lit plutôt qu'un sépul-
cre ? Il faut qu'il y dorme et qu'il y repose encore quelque
temps, jusques à ce que l'heure de se lever soit venue. Nous
aurons jusques à la nuit quelque reste de tristesse : Ad ves-
pcruni deinorabitur fletiis ; mais demain dès le matin la ré-
surrection nous comblera d'une sainte réjouissance: Ad
matîitinnin lœtitia (^). Que ferons-nous donc amsi partagés
entre la tristesse et la joie ? Si nous ne parlons que de sa
a. Job., XXXVIII, w. — b. h., XI, 10. — c. Ps., xxix, 6.
1. Var. toutes leurs grandeurs.
2. Quand le sommaire renvoie aux pages, nous indiquons la pagination du
sermon original. — M s. Ilhic progredieris... ilhic confringes...
POUR LE SAMEDI-SAINT.
105
résurrection, notre douleur sans doute s'en trouvera offensée:
que si nous nous contentons de nous entretenir de sa mort,
notre espérance n'en sera pas satisfaite. Joignons-les toutes
deux, chrétiens; et voyons les obligations que l'une et l'autre
nous impose.
O Marie, nous ne craindrons pas de nous adresser à vous
aujourd'hui : nous savons que l'amertume de vos douleurs
est bien adoucie ! Bientôt vous apprendrez que votre Fils
aura pris une nouvelle naissance, et vous ne porterez point
d'envie à son saint sépulcre de ce qu'il aura été comme sa
seconde mère ; au contraire vous n'en recevrez pas moins de
joie que lorsque l'Ange vous vint annoncer qu'il naîtrait de
vous, en vous adressant ces paroles par lesquelles nous vous
saluons : Ave...
[P. 3.] Je m'étonne quelquefois, chrétiens, que nous ayons
si peu de soin de considérer et ce que nous sommes par
la condition de notre naissance, et ce que nous devenons
par la grâce du saint baptême. Une marque évidente que
nous n'avons pas bien pénétré le mystère de notre régé-
nération, c'est de voir les divers sentiments des auditeurs
quand on vient à discourir de cette matière. Les uns, tout
charnels et grossiers, sitôt qu'ils entendent parler de nou-
velle vie, et de résurrection spirituelle, et de seconde nais-
sance, demeurent presque interdits ; peu s'en faut qu'ils ne
dient (') avec Nicodème : « Comment se peuvent faire ces
choses } Quoi ! un vieillard naîtra-t-il encore une fois } faudra-
t-il que nous rentrions dans le ventre de nos mères ('*) } >>
Tels étaient les doutes que se formait en son âme ce
pauvre pharisien. Les autres, plus délicats, reconnaissent que
ces vérités sont fort excellentes ; mais il leur semble que
cette morale est trop raffinée, qu'il faut renvoyc^r ces subti-
lités dans les cloîtres, pour servir de matière aux méditations
de ces personnes dont les âmes (-) se sont plus é,)Lirces dans
la solitude. Pour nous, diront-ils, nous avons peine à goûter
a.Joaiî.^ ni, 4.
1. Edit. disent.
2. \\x7-. au.\ mcditations de ces âiiiCs qui...
I06 l'OUR LE SAMEUl-SAINT.
toute cette mystagogic ('). N'est-il pas vrai que c'est la
secrète réflexion de quantité de personnes, lorsqu'on traite
de ces mystères ?
pu'est-ce a dire ceci, chrétiens ? En quelle école ont-ils
été'élevés ? Ignorent-ils qu'il n'y a quasi point de maximes
que les saints docteurs de l'Église aient plus souvent in-
culquées; et que qui ôterait des écrits de l'Apôtre les en-
droits où il explique cette doctrine, | p. 4 1 ^^^^ seulement
il (■) énerverait ses raisonnements invincibles, mais^ encore
il effacerait la plus grande partie de ses divines Épîtres ?
D'où vient donc, j(^ vous prie, que nous avons si peu
de ooùt pour c(\s vérités ? d'où vient cela, sinon du dérè-
crlement de nos mcL'urs ? Sans doute nous ne permettons
pas à l'esprit de Dieu d'habiter ni assez longtemps m assez
profondément dans nos âmes, pour nous faire sentir ses
divines opérations ; car le Sauveur ayant dit à ses apôtres
qu'il leur enverrait {') « cet Esprit consolateur que le monde
ne connaissait pas : pour vous, ajoute-t-il, mes disciples,
vous le connaîtrez, parce qu'il sera en vous et habitera dans
vos cœurs • » Vos autem cognoscetis ettm ; quia apud vos ma-
ncbit, et in vobis erit {^). Par où nous voyons que si nous
le laissions habiter quelque temps dans nos âmes, il ferait
sentir sa présence par les bonnes œuvres, esquelles (f) sa
main puissante porterait nos affections ; et comme il n'y a
point de christianisme en nos mœurs, comme nous me-
nons une vie toute séculière et toute païenne, de là vient que
nous ne remarquons aucun effet de notre seconde naissance.
Ainsi, chrétiens, pour vous instruire de ces vérités, le
plus court serait de vous renvoyer à l'école du Saint-Esprit
et à une pratique soigneuse des préceptes évangéliques. Mais
puisque la saine doctrine est un excellent préparatif à la
bonne vie, et que les solennités pascales, que nous avons
aujourd'hui commencées, nous invitent à nous [p. 5 | entre-
a. Joaji., XIV, 16, 17.
1. On dirait aujourd'hui tv mysticisme^ ou cette mysticité.
2. Ms. qu'il énerverait... qu'il effacerait. — Distraction, à ce qu'il semble.
3. Ms. envolerait (enuoieroit). — Voy. Remarques su?' la g7'ammaire... (Introd.)
4. Diciit., quasi., esquelles... tous ces archaïsmes qui vont disparaître, concou-
rent avec l'écriture et l'orthographe à fixer la date de cette œuvre.
POUR LE SAMEDI-SAINT. 107
tenir de ces choses : écoutez non point mes pensées, mais
trois admirables raisonnements du grand apôtre saint Paul.
dont il pose les principes dans le texte que j'ai alléo^ué, et
en tire les conséquences dans les paroles suivantes : « Jksus
est mort, dit-il, et c'est au péché qu'il est mort, » inorhnis
est peccato i^) : si donc nous voulons participer à sa mort,
il faut que nous mourions au péché : c'est notre première
partie. Ji^;sus étant mort a repris une nouvelle vie, et cette
vie n'est plus selon la chair, mais entièrement selon Dieu,
« parce qu'il ne vit que pour r)ieu : » qtiod aittem vivit, vivit
Deo ('') : il faut donc que nous passions à une nouvelle
vie, qui doit être toute céleste : voilà la deuxième. Jésus
étant une fois ressuscité, « ne meurt plus, la mort ne lui
domine plus : » jam non morittir, mors illi nitra non donii-
nabitîir (') : si donc nous voulons ressusciter avec lui, il
faut que nous vivions éternellement à la grâce, et que la
mort du péché ne domine plus en nos âmes : c'est par on
finira ce discours. Le Sauveur est mort, mourons avec lui ;
il est ressuscité, ressuscitons avec lui ; il est immortel,
soyons immortels avec lui. Tâchons de rendre ces vérités
sensibles par une simple et naïve exposition de quelques
maximes de l'Évangile; et faisons voir en peu de mots, avant
toutes choses, quelle nécessité il y a de mourir avec le
Sauveur.
PREMIER POINT.
D'où vient que l'apôtre saint Paul ne parle que de mort
et de sépulture, quand il veut dépeindre la conversion du
pécheur, et pourquoi a-t-il toujours à la bouche qu'il fuit
mourir au péché avec Ji':sus-CiikisT (U crucific^r le vieil
homme, et tant d'autres semblables discours (jui d'abord
[p. 6| paraissent étranges? Car s'il ne veut dire autre chose
sinon que nous devons (') changer nos méchantes inclinations,
pour quelle raison se sert-il si souvent d'un(î façon de parler
(jui semble si fort éloignée ? et ce changcmient d'affections
étant si commun dans la vie. humaine, comuKMit ne Tex-
(i. Ro?n., vr, 10. - Ms. pccrato niortum t'st. — b. îhiiL <-. //'/</., n.
l. V(tr. que nous sommes obliges tle (hanger...
I08 POUR LE SAMEDI-SAINT.
primo-t-il i^as m termes plus familiers? C'est ce qui me
fait croire que ces sortes d'f^xpressions ont quelque sens
plus caché ; et sans doute il ne lésa pour ainsi dire affectées
qu'afin de nous inviter à en pénétrer le secret. Or (') pour
:iv(^ir une pleine intelligence de l'intention de l'Apôtre, je
me sens obligé à vous représenter deux considérations
imi)ortantes : par la prc^niére je vous ferai voir, avec l'as-
sistance divine, pour quelle raison la conversion du pécheur
s'appelle! une mort, et elle sera tirée d'une propriété du
péché ; par la seconde, je tâcherai de montrer que nous
sommes obligés de mourir au péché avec le Sauveur, et
celle-ci sera prise de la qualité du remède ; de ces deux
considérations, il en naîtra une troisième pour l'instruction
des pécheurs.
Tout péché doit avoir son principe dans la volonté : mais
dans l'homme il a une propriété bien étrange, c'est qu'il
est tout ensemble volontaire et naturel. Les pélagiens, ne
comprenant point cette vérité, ne pouvaient souffrir que l'on
leur parlât de ce péché d'origine avec lequel nous naissons,
et disaient que [p. 7] cela allait à l'outrage de la nature, qui
est r(i:uvre des mains de Dieu. Ils n'entendaient pas que
la source du genre humain étant corrompue, ce qui avait
été volontaire seulement dans le premier père avait passé
en nature à tous ses enfants. Qu'est-il nécessaire de vous
raconter plus au long l'histoire de nos malheurs ? Vous savez
assez que le premier homme, séduit par les infidèles con-
seils de ce serpent frauduleux, voulut faire une funeste épreuve
de sa liberté ; et qu'usant inconsidérément de ses biens, ce
sont les propres mots du saint pontife Innocent (''), il ne sut
n. Kpist. xxixad Concil. Carthag.^ n. 6.
I. / 'ar. J'en trouve trois raisons principales. Je tire la première d'une propriété
que le péché a dans les hommes ; la seconde, de la qualité du remède par
lequel nous en sommes guéris ; la troisième regarde une instruction du pécheur
qui doit être changé. Par ces trois raisons je prétends vous faire voir, avec l'assis-
tance divine, et que c'est a bon droit que la conversion des pécheurs s'appelle une
mort, et que la mort du Fils de Dieu nous oblige de mourir au péché, et à quelle
sainteté cette oljligation nous engage. Je les tirerai des vérités les plus com-
munes et les plus connues du christianisme ; je vous prie de vous y rendre
attentifs. — Sans effacer cette première rédaction, le jeune orateur y a substitué
celle que nous donnons dans le texte.
POUR LE SAMEDI-SAINT. IO9
pas reconnaître la main qui les lui donnait : de sorte que
son esprit s'étant élevé contre Dieu, il perdit l'empire na-
turel qu'il avait sur ses appétits ; la honte ('), qui jusqu'à
ce temps-là lui avait été inconnue, fut la première de ses
passions qui lui décela la conspiration de toutes les autres.
Il s'était enflé d'une vaine espérance de savoir le bien et le
mal : et il arriva par un juste jugement de Dieu, que k( la
première chose dont il s'aperçut, c'est qu'il fallait rougir : ;>
Nihil primuin seiiserunt quant erubescejuhcm (''), dit Fertul-
lien (^). Cela est bien étrange. Il remarqua incontinent sa
nudité, ainsi que nous apprend l'Ecriture (''') : c'est qu'il
commença à sentir une révolte à laquelle il ne s'attendait
pas ; et la chair s'étant soulevée inopinément contre la
raison, il était confus de ce qu'il ne [p. 8J pouvait la réduire.
Mais je ne m'aperçois pas que je m'arrête peut-être trop
à des choses qui sont très connues : il suffit présentement
que vous remarquiez que nous naissons tous, pour notre
malheur, de ces passions honteuses qui, étant suscitées par
le péché, s'élèvent dans la chair, à la confusion de l'esprit.
Cela n'est que trop véritable ; et voici le raisonnement que
saint Augustin en tire après le Sauveur. « Oui naît de la
chair est chair, » dit Notre-Seigneur en saint Jean (") :
Quod uatîtm est ex carne, cai^o est. Que veut dire cela? La chair
en cet endroit, selon la phrase de l'Ecriture, signifie ces
inclinations corrompues qui s'opposent à la loi de Dieu: c'est
donc comme si notre Maître avait dit plus expressément : O
vous, hommes misérables, qui naissez de cette révolte, vous
naissez par conséquent rebelles contre Dieu, et ses ennemis:
Quod natum est ex carne, caro est : vous recevez en même
temps et par les mêmes canaux et la vie du corps et la mon
de l'âme : qui vous engendre vous tue; et la masse dont \'ous
êtes formés étant infectée dans sa source, le péché s'attache
et s'incorpore à votre nature. De là cette profonde igno-
rance, de là ces chutes continuelles, de là ces cupidités
a. De veland. Virg,, n. 11. — b. Crcncs., ui, 7. — c. Joan., ni, 6. — S. Au^.,
seim. CLXXiv, n. 9 ; — serm. ccxciv, n. 16.
1. Soulij^nc au ms. pour rimporlance. Cf. le sommaire.
2. Ms. 'Y^x\.\x\\\\x\\ passini.
1 ]o l'^'UU LE SAMEDI-SAINT.
cffrcnécs (jiii loin toiii le iroubU' cl toutes les tempêtes delà
vie humaine : Oiiod na/uni es/ ix carne, caro est ; et voyez,
s'il vous plaît, o\\ va cette conséquence.
Les philosophes enseignent que la naissance et la mort
[p.9 [conviennent aux mêmes sujets. Tout ce qui meurt prend
naissance, tout ce qui prend naissance peut mourir : c'est la
mort qui nous ôte ce que la naissance nous donne. Vous
êtes homme par votre naissance ; vous ne cessez d'être
homme que par la mort ; l'union de Tâme et du corps se fait
par la naissance; aussi est-ce la mort qui en fait la dissolu-
tion. Or, jusqu'à ce que la nature soit guérie, être homme
et être pêcheur c'est la même chose : l'âme ne tient pas plus
au corps, que le péché et ses mauvaises inclinations s'atta-
chent, pour ainsi dire, à la substance de 1 ame. Que si le
péché a sa naissance, il aura par conséquent sa vie et sa
mort. Il a sa naissance par la nature corrompue, sa vie par
nos appétits déréglés ; ce n'est donc pas sans raison que nous
appelons une mort la guérison qui s'en fait par la grâce
médicinale qui délivre notre nature : par où vous voyez que
ce n'est pas sans raison que la conversion du pécheur s'ap-
pelle une mort. C'est pourquoi je ne m'étonne plus, grand
Apôtre, si vous la nommez ordinairement de la sorte : vous
nous voulez faire entendre combien nos blessures sont pro-
fondes, combien le péché et l'inclination au mal nous est
devenue naturelle, et que naissant avec nous, il ne faut rien
moins qu'une mort pour l'arracher de nos âmes.
Voilà déjà, ce me semble, quelque éclaircissement de la
pensée de saint Paul, tiré, à la vérité, non des maximes
orgueilleuses de la sagesse du siècle, mais des principes
soumis et respectueux de l'humilité chrétienne. Nous n'avons
point de [p. lo] honte d'avouer les infirmités de notre nature :
que ceux-là en rougissent qui ne connaissent pas le Libéra-
teur. Pour nous, au contraire, nous osons nous glorifier de nos
maladies, parce que nous savons et la miséricorde du Méde-
cin et la vertu du remède. Ce remède, comme vous le savez,
c'est la mort de Notre-Seigneur ; et puisque nous voilà tom-
bés sur la considération du remède, il est temps désormais
que nous entendions raisonner l'apôtre saint Paul: « Le Fils
POUR LE SAMEDI-SAINT. I i i
de Dieu, dit-il, est mort au péché;» niortuiis est peccato; <^ ainsi
estimez, conclut-il, que vous êtes morts au péché, » ita et
vos existimate . . mortuos quideni esse peccato i^). Que veut-il
dire, que Notre-Seigneur est mort au péché, lui qui dès le
premier moment de sa conception a toujours vécu à la grâce ?
Pour pénétrer sa pensée, il est nécessaire de reprendre la
chose de plus haut, et de vous mettre devant les yeux quel-
ques points remarquables de la doctrine de saint Paul, dans
lesquels j'entre par cet exemple.
[P. 1 1] Si jamais vous vous êtes rencontrés dans une place
publique où l'on aurait exécuté quelque criminel, n'est-il pas
vrai que, par la qualité de la peine, vous avez souvent jugé
de l'horreur du crime, et qu'il vous a semblé voir quelque
idée de leurs forfaits dans les marques de leurs supplices
et dans leurs faces défigurées ? Vous êtes surpris peut-être
que je vous propose un si funèbre spectacle : c'est pour vous
faire avouer qu'il y a dans la peine quelque représentation
de la coulpe. Oserons-nous bien maintenant, mon Sauveur,
vous appliquer cet exemple? Il le faut bien, certes, puisque
vous avez paru sur la terre comme un criminel. Vous avez
désiré vous rendre semblable aux pécheurs; et n'ayant point
de péché, vous avez voulu néanmoins en subir toutes les
peines pendant votre vie : votre sainte chair a été travaillée
des mêmes incommodités que le péché seul avait attirées sur
la nôtre ; c'est pourquoi saint Paul ose dire, que vous vous
êtes fait «semblable à la chair du péché, » in snni/itudinc^n
carnis peccati i^). Quelle bonté, chrétiens ! Ce n'a pas été
assez au Fils du Père éternel de revêtir sa divinité d'une
chair humaine ; cette chair plus pure que les rayons du
soleil, qui méritait d'être ornée d'immortalité et de gloire, il
la couvre encore, pour l'amour de nous, de l'image de notre
péché: n'est-ce pas de quoi nous confondrePQue sera-ce donc,
si nous venons à considérer cjue c'est parce moyen que nos
péchés sont guéris '^ C'est ici, c'est ici le trait le plus merveil-
leux de la miséricorde divine.
On rapporte ([ue parfois les magiciens, possédés en leur
âme d'un désir furieux de vengeance, font des images de
a. Roin.^ VI, lo, ii. — b. Roin.^ VUI, 3.
X I 2 POUR LE SAMEDI-SAINT.
cire de leurs ennemis, sur lesquelles ils murmurent quelques
paroles d'eni hantcMneiU ; et après, ajoute-t-on, frappant ces
statues, la blessure, parmi fatal contre-coup, en retombe sur
l'orii^inal. Est ce fable ou vérité, je vous le laisse à juger :
seulement sais je bien qu'il s'est passé quelque chose de
semblable en la personne de mon Maître {').
Ou était l'imai^e du péché ? En sa chair bénie. Oi:i était
le péché même ? En vous et en moi, chrétiens. La chair du
Sauveur, celte image innocente du crime, a été livrée entre
les [p. 1 3] mains des bourreaux, pour en faire à leur fantaisie :
ils l'ont frapi)ée, le.s coups ont porté sur le péché ; ils l'ont
crucifiée, le péché a été crucifié ; ils lui ont arraché la vie, le
péché a perdu la sienne: et voilà justement ce que l'Apôtre
veut dire. Le Sauveur, selon sa doctrine, est mort au péché,
parce (jue, abandonnant à la mort sa chair innocente qui en
était l'image, il a anéanti le péché. Mais pourrons-nous con-
clure de là « qu'il faut que nous mourions avec lui, » ùa et
vos existiniatc, mortuos qtiideni esse peccato ? Certainement,
chrétiens, la conséquence en est bien aisée ; il ne faut que lever
les yeux, et regarder notre Maître pendu à la croix. O Dieu !
comment a-t-on traité sa chair innocente ! Quelque part où
je porte ma vue, je n'y saurais remarquer aucune partie
entière. Quoi ! parce qu'elle portait l'image du péché, il a
bien voulu qu'elle fût ainsi déchirée, et nous épargnerons le
péché même qui vit en nos âmes ! nous ne mortifierons point
nos concupiscences : (') au contraire, nous nous y laisserons
aveuglément emporter ! Gardons-nous-en bien (^), chrétiens;
il nous faut faire aujourd'hui un aimable échange avec le
Sauveur. Innocent qu'il était, il s'est couvert de l'image de
nos crimes, subissant la loi de la mort ; criminels que nous
sommes, imprimons en nous-mêmes la figure de sa sainte
mort, afin de participer à son [p. 14] innocence. Car lorsque
nous portons la figure de cette mort, par une opération
merveilleuse de l'esprit de Dieu sa vertu nous en est appli-
1. Ce paragraphe est barré dans le manuscrit ; apparemment parles éditeurs
modernes. Deforis le donne sans aucun avis au lecteur.
2. Var. nos méchantes inclinations.
3. Var. Non, non, chrétiens.
POUR LE SAMRDI-SAINT. I 13
quée. C'est pour cela que l'Apôtre nous exhorte à porter
l'image de Jésus crucifié sur nos corps mortels, à avoir sa
mort en nos membres, à nous conformer à sa mort ('').
Mais quelle main assez industrieuse pourra tracer en nous
cette aimable ressemblance? Ce sera l'amour, chrétiens, ce
sera l'amour. Cet amour saintement curieux (') ira aujour-
d'hui avec Madeleine adorer le Sauveur dans sa sépulture :
il contemplera ce corps innocent gisant sur une pierre, plus
froid et plus immobile que la pierre ; et là se remplissant
d'une idée si sainte, il en formera les traits dans nos âmes et
dans nos corps. Ces yeux si doux, dont un seul regard a fait
fondre saint Pierre en larmes, ne rendent plus de lumières :
l'amour portera la main sur les nôtres ; il les tiendra clos pour
toute cette pompe du siècle ; ils n'auront plus de lumière
pour les vanités. Cette bouche divine, de laquelle inondaient
des fleuves de vie éternelle, je vois que la mort l'a fermée :
l'amour fermera la nôtre à jamais aux blasphèmes et aux
médisances ; il rendra nos cœurs de glace pour les vains
plaisirs qui ne méritent pas ce nom; nos mains seront immo-
biles pour les rapines ; il nous sollicitera de nous jeter à corps
perdu sur cet aimable mort, et de nous envelopper avec lui
dans son drap mortuaire. Aussi bien l'Apôtre nous apprend
que « nous sommes ensevelis avec lui par le saint baptême : »
Consepulti ei in baptismo (^).
La belle cérémonie qui se faisait anciennement dans
l'Eglise au baptême des chrétiens ! C'était en ce jour qu'on
les baptisait dans l'antiquité, et vous voyez que [p. 1 5] nous en
retenons quelque chose dans la bénédiction des fonts bap-
tismaux. On avait accoutumé de les plonger tout entiers et
de les ensevelir sous les eaux ; et comme les fidèles les
voyaient se noyer, pour ainsi dire, dans les ondes de ce
bain salutaire, ils se les représentaient en un monient tout
changés par la vertu du Saint-Esprit, dont ces eaux étaient
a. II Cor.^ IV, 10; Coloss. ni, 5 ; Rom.^ vil, 4. — b. Coloss,. il, 12. — Ms.
Consepulti Chris to . . .
I. l'ar. Lorsque nous portons la figure de celte mort, la vertu nous ouest
appliquée. Allons donc aujourd'hui avec Madeleine adorer notre aimable Sau-
veur dans sa sépulture : contemplons ce corps innocent gisant, etc.
Sermons de Bossuct. 8
I 14 POUR LE SAMEDI-SAINT.
animées : coiiimc si sortant de ce monde à même temps
qu'ils disparaissaient de leur vue, ils fussent allés mourir et
s'ensevelir avec le Sauveur. Cette cérémonie ne s'observe
plus, il est vrai ; mais la vertu du sacrement est toujours la
même, et partant vous devez vous considérer comme étant
ensevelis avec Jksus-Ciirist.
Encore un petit mot de réflexion sur une ancienne céré-
monie. Les chrétiens autrefois avaient accoutumé de prier
debout et les mains modestement élevées en forme de croix;
et vous voyez que le prêtre prie encore en cette action
dans le sacrifice. Quelle raison de cela ? 11 me semble qu'ils
n'osaient se présenter à la majesté divine qu'au nom de
Jksus crucifié : c'est pourquoi ils en prenaient la figure, et
paraissaient devant Dieu comme morts avec Jésus-Christ;
ce qui a donné occasion au grave Tertullien d'adresser aux
t) rans ces paroles si généreuses : Paratus est ad onine sup-
pi ici uni ipse Jiabitus orantis c hris liant i^') : « La seule pos-
ture du chrétien priant affronte tous vos supplices : » tant
ils étaient persuadés, dans cette première vigueur des mœurs
chrétiennes, qu'étant morts avec le Sauveur, ni supplices ni
voluptés ne leur étaient rien. Et c'est pour le même sujet (')
qu'ils prenaient plaisir en toute rencontre [p. 16] d'imprimer
le signe de la croix sur toutes les parties de leurs corps :
comme s'ils eussent voulu marquer tous leurs sens de la
marque du crucifié, c'est-à-dire, de la marque et du caractère
de mort. Pour ( ') la cérémonie, nous l'avons tous les jours
en usage : mais nous ne considérons guère le prodigieux
détachement qu'elle demande de nous ; et c'est à quoi
néanmoins l'apôtre saint Paul nous presse. Il faut que tout
chrétien meure avec Jésus-Christ. Il faut qu'il meure: car
le péché se contractant par la naissance, il ne se détache
que par une espèce de mort. Il faut qu'il meure: car il faut
qu'il s'applique et la ressemblance et la vertu de la mort de
a. Apolog.^ n. 30.
1. En nntt\ au bas de la page: « Et c'est ce détachement si entier que l'Apôtre
entreprend de nous persuader aujourd'hui. »
2. Var... de mort. Tant y a qu'ils n'avaient rien de plus présent dans l'esprit
que celle pensée ; il faut que tout chrétien...
rOUR LE SAMEDI-SAINT.
115
notre Sauveur, qui est l'unique guérison de ses maladies.
Voilà déjà deux raisons: la première est tirée d'une propriété
du péché; la seconde, de la qualité du remède. Oublierons-
nous cette instruction particulière que nous avons promise ?
Elle me semble trop nécessaire ; et ce n'est point tant une
nouvelle raison qu'une conséquence que nous tirerons des
deux autres.
Ecoutez, écoutez, pécheurs, la grave et sérieuse leçon de
cet admirable docteur: puisqu'il ne nous parle que de mort
et de sépulture, ne vous imaginez pas qu'il ne demande de
nous qu'un changement médiocre. Où sont ici ceux qui
mettent tout le christianisme en quelque réformation exté-
rieure et superficielle, et dans quelques petites pratiques ?
En vain vous a-t-on montré combien le péché tenait à notre
nature, si vous croyez après [p. 17] cela qu'il ne faut qu'un
léger effort pour l'en détacher : l'Apôtre vous a enseigné que
vous devez traiter le péché comme Jésus-Christ en a traité
la ressemblance en sa sainte chair. Voyez s'il l'a épargnée.:
quel endroit de son corps n'a pas éprouvé la douleur de
quelque supplice exquis ? Et vous ne comprenez pas encore
quelle obligation vous avez de rechercher dans le plus secret
de vos cœurs tout ce qu'il y peut avoir de mauvais désirs,
et d'en arracher jusques à la plus profonde racine ! Oui, je
vous le dis, chrétiens, après le Sauveur : quand cet objet,
qui vous sépare de Dieu, vous serait plus doux que vos
yeux, plus nécessaire que votre main droite, plus aimable
que votre vie, coupez, tranchez : Abscide etun (^\ Ce n'est
pas sans raison que l'Apôtre ne nous prêche que mort : il
veut nous faire entendre qu'il faut porter le couteau jusqu'aux
inclinations les plus naturelles, et même jusqu'à la source de
la vie, s'il en est besoin.
Saint Jean Chrysostome fait, à mon avis, une belle ré-
riexion sur ces beaux mots de saint Paul : Milii nuindiis cnc-
cifixus esty et ego miindo (^') : « Le monde m'est crucifié, et
moi au monde ; » entendez toujours par le monde les plaisirs
du siècle : « Ce ne lui était pas assez d'avoir dit que le monde
était mort pour lui, remarque ce saint évêque ( ) ; il faut
a. Matth.^ v, 30. — b. Gal.^ vi, 14. — c. Lib. H de Compunct.^ n. 2.
I I 6 POUR LE SAMEDI-SAINT.
qu'il ajoute que Ini-incmc est mort au monde. Certes, pour-
suit le merveilleux interprète, l'Apôtre considérait que non
seulement les vivants ont | p. icS | quelques sentiments les uns
pour les autres, m.u's qu'il leur reste encore quelque affection
pour les morts, cju'ils en conservent le souvenir, et rendent
du moins à leurs corps les honneurs de la sépulture. Telle-
ment que le saint Apôtre pour nous faire entendre jusqu'à
quel point le fidèle doit être dégagé des plaisirs du siècle :
Ce n'est pas assez, dit-il, que le commerce soit rompu entre
le monde et le chrétien, comme il l'est entre les vivants et
les morts, parce (ju'il y reste encore quelque petite alliance,
mais tel qu'est un mort à l'égard d'un mort, tels doivent
être l'un à l'autre le siècle et le chrétien. » Comprenez (')
l'idée de ce grand homme : et voyez comme il se met en
peine de nous faire voir que pour les délices du monde, le
fidèle y doit être froid, immobile, insensible : si je savais
quelque terme plus significatif, je m'en servirais.
C'est pourquoi armez-vous, fidèles, du glaive de la justice;
domptez le péché en vos corps par un exercice constant de
la pénitence. Ne m'alléguez point ces vaines et froides
excuses, que vous en avez assez fait, et que vous avez dé-
charcré le fardeau de vos consciences entre les mains de vos
confesseurs. Ruminez en vos esprits ce petit mot d'Origène :
Ne putes (juoci innovatio semel facta sujficiat : ipsa, ipsa no-
vif as innovaiida est (') : « Il faut renouveler la nouveauté
même ; » c'est-à-dire que quelque participation que vous [p. 1 9J
ayez de la sainteté et de la justice, fussiez-vous aussi juste
comme vous présumez de l'être, il y a toujours mille choses
à renouveler par une pratique exacte de la pénitence: à plus
forte raison, êtes-vous obligés de vous y adonner, n'ayant
point expié vos fautes, et sentant en vos âmes vos blessures
toutes fraîches, et vos mauvaises habitudes encore toutes
vivantes. Et Dieu veuille que vous ne le connaissiez pas si
tôt par expérience !
1. Var. Telle est, dit saint Jean Chrysostome, la philosophie de saint Paul,
par laquelle il nous fait entendre que pour les délices...
2. Les Bénédictins donnent le texte entier: Neque cnim putes quodinnovatio
vilŒ qiue dicitîir scniel facta sujjlciat : scd seniper et quotidk\ si dicl potest^ ipsa
novitas innovanda est. (Lib. V, in Ep. ad Rom.^ n. 8.)
POUR LE SAMEDI-SAINT. II 7
Mais il me semble que j'entends ici des murmures.
Quoi ! encore la pénitence! Eh ! on ne nous a prêché autre
chose durant ce carême : nous parlera-t-on toujours de péni-
tence ? Oui, certes, n'en doutez pas, tout autant qu'on vous
prêchera l'Évangile et la mort de notre Sauveur. Tu
t'abuses, chrétien, tu t'abuses, si tu penses donner d'autres
bornes à ta pénitence que celles qui doivent finir le cours
de ta vie. Sais-tu l'intention de l'Église dans l'établissement
du carême ? Elle voit que tu donnes toute l'année à des
divertissements mondains : cela fâche cette bonne mère.
Que fait-elle ? Tout ce qu'elle peut pour dérober six se-
maines à tes dérèglements. Elle te veut donner quelque
iT^oût de la pénitence, estimant que l'utilité que tu recevras
[p. 20] d'une médecine si salutaire t'en fera digérer l'amertume
et continuer l'usage : elle t'en présente donc un petit essai
pendant le carêm.e ; si tu le prends, ce n'est qu'avec répu-
gnance (') : tu ne fais que te plaindre et murmurer durant
tout ce temps.
Hélas ! je n'oserais dire quelle est la véritable cause de
notre joie dans le temps de Pâques. Sainte piété du chris-
tianisme, en quel endroit du monde t'es-tu maintenant
retirée ? On a vu le temps que Jésus en ressuscitant trou-
vait ses fidèles ravis d'une allégresse toute spirituelle, parce
qu'elle n'avait point d'autre sujet que la gloire de son
triomphe : c'était pour cela que les déserts les plus reculés
et les solitudes les plus affreuses prenaient une face riante.
A présent les fidèles se réjouissent il n'est que trop vrai :
mais ce n'est pas vous, mon Sauveur, qui faites leur joie.
On se réjouit de ce qu'on pourra faire bonne chère en
toute licence : plus de jeûnes, plus d'austérités. Si peu de
soin que nous ayons peut-être apporté durant ce carême
à réprimer le désordre de nos appétits, nous nous en re-
lâcherons tout à fait : le saint jour de Pâques, destiné pour
nous faire commencer une nouvelle vie avec le Sauvcuir,
I p. 2 I I va ramener sur la terre les folles délices tlu siècle,
si toutefois nous leur avons donné quelque trêve, (^t ens(!-
I. îur. Tu ne le prends qu'à ton coi ps clcfciulanl.
tl8 POUR LE SAMEDI-SAINT.
vclira dans l'oubli la mortification et la pénitence ; tant la
discipline est énervée parmi nous !
Ici vous m'arrêterez peut-être encore une fois, pour me
dire: Mais ne faut-il pas se réjouir dans le temps de Pâques ?
n'(\st-ce pas un temps de réjouissance ? Certes, je l'avoue,
chrétiens : mais ignorez-vous quelle doit être la joie chré-
tienne, et combien elle est différente de celle du siècle ? Le
siècle et ses sectateurs sont tellement insensés, qu'ils se
réjouissent dans les biens présents; et je soutiens que toute
la joie du chrétien n'est qu'en espérance. Pour quelle raison ?
C'est que le chrétien dépend tellement du Sauveur, que ses
souffrances et ses contentements n'ont point d'autres modèles
que lui. Pourquoi faut-il que le chrétien souffre ? Parce que
le Sauveur est mort. Pourquoi faut-il qu'il ait de la joie? Parce
que le même Sauveur est ressuscité. Or sa mort doit opérer
en nous dans la vie présente, et sa résurrection seulement
dans la vie future. Grand Apôtre, c'est votre doctrine; et par-
tant notre tristesse doit être présente, notre joie ne consiste
que dans des désirs et dans une généreuse espérance : [p. 22]
et c'est pour cette raison que (') le saint Apôtre dit ces deux
beaux mots, décrivant la vie des chrétiens : Spe gaudentes ;
et incontinent après, in tinbulatione patientes ("). Savez-vous
quelles gens ce sont que les chrétiens ? Ce sont des personnes
« qui se réjouissent en espérance » : et en attendant, que font-
ils (^) ? Ils sont « patients dans les tribulations ». Que ces
paroles, mes frères, soient notre consolation pendant les cala-
mités de ces temps; qu'elles soient aussi la règle de notre joie
durant ces saints jours. Ne nous imaginons pas que l'Église
nous ait établi des fêtes pour nous donner le loisir de nous
chercher des divertissements profanes, comme la plupart du
monde semble en être persuadé. Nos véritables plaisirs (^)
[ne sont pas] de ce monde : nous en pouvons prendre quel-
que avant-goût par une fidèle attente, mais la jouissance en
a. Rom., XII, 12,
1. Var. et c'est pourquoi.
2. Édi't. que sont-ils ?
3. Var. Considérons que nos véritables plaisirs sont réservés pour la vie future;
seulement il nous est permis d'en prendre quelque avant-goût par une attente
fidèle.
POUR LE SAMEDI-SAINT.
119
est réservée pour la vie future. Et pour ce siècle pervers
dont Dieu abandonne l'usage à ses ennemis, songeons que
la pénitence est notre exercice, la mort du Sauveur notre
exemple, sa croix notre partage, son sépulcre notre demeure.
Ah! ce sépulcre, c'est une mère: mon Maître y est entré mort,
il l'a enfanté à une vie toute divine ; il faut qu'après y avoir
trouvé la mort du péché, j'y cherche la vie [p. 23] de la
grâce : c'est notre seconde partie.
DEUXIEME ET TROISIÈME POINTS.
Saint Augustin distingue deux sortes de vie en l'âme :
l'une, qu'elle communique au corps ; et l'autre, dont elle vit
elle-même: Aliud est enimin anima unde corpus vivificahiTy
aiiud tmde ipsa vivificatur if) ; comme elle est la vie du
corps, ce saint évêque prétend que Dieu est sa vie: Vita
corporis anima est, vita animœ Deus est ('''). Expliquons,
s'il vous plaît, sa pensée, et suivons son raisonnement. Afin
que l'âme donne la vie au corps, elle doit avoir par néces-
sité trois conditions : il faut qu'elle soit plus noble ; car il
est plus noble de donner que de recevoir : il faut qu'elle
soit unie ; car il est manifeste que notre vie ne peut être
hors de nous : il faut qu'elle lui communique des opérations
que le corps ne puisse exercer sans elle ; car il est certain
que la vie consiste principalement dans l'action. Que si
nous trouvons que Dieu a excellemment ces trois qualités à
l'égard de l'âme, sans doute il sera sa vie à aussi bon titre
qu'elle-même est la vie du corps. Voyons en peu de mots ce
qui en est.
Et premièrement, que Dieu soit, sans comparaison, au-
dessus de l'âme, cela ne doit pas seulement entrer en contes-
tation. Dieu ne serait pas notre souverain bien, s'il n'était
plus noble que nous, et si nous n'étions beaucoup mieux cmi lui
qu'en nous- [p. 24] mêmes. Pour l'union, il n'y a non plus di;
sujet d'en douter à des chrétiens après que le Sauveur a dit
tant de fois que le Saint-Esprit habiterait dans nos âmes (' ),
et l'Apôtre, que « la charité a été répandue en nos ccrurs
a. In Joan.y Tract. XIX, n. 12. — b. Seim. ci-Xi, n. 6. — c. Joan., xiv, 17.
I20 POUR LE SAMEDI-SAINT.
par le Saint-Esprit qui nous a été donné {''), » Et, en vérité,
Dieu étant tout notre bonheur, il faut par nécessité qu'il se
j)uisse unir :i nos âmes ; parce qu'il n'est pas concevable que
notre bonheur et notre félicité ne soit point en nous. Reste
donc à voir si notre âme, par cette union, est élevée à quel-
(pie action de vie dont sa nature soit incapable. Ne nous
éloignons pas de saint Augustin. « Certes, dit ce grand
homme. Dieu est une vie immuable ; il est toujours ce qu'il
est, toujours en soi, toujours à soi : » Bs^ ipse seinper in se,
est ita nt est, non aliter nnnc, aliter postea, aliter a^itea {^).
Il ne se peut faire que l'âme ne devienne meilleure, plus
noble, plus excellente, s'unissant à cet Etre souverain, très
excellent, et très bon : étant meilleure, elle agira mieux ; et
vous le voyez dans les justes : « car leur âme, dit saint Au-
gustin, s'élevant à un Être qui est au-dessus d'elle et duquel
elle est, reçoit la justice, la piété, la sagesse : » Cu7n se erigit
ad aliquid qnoct \ipsa non est, et çtiod^ supra ipsam est et a quo
ipsa est, percipit sapientiain,justitiam, pietatem (^). Elle croit
en Dieu, elle espère en Dieu, elle aime Dieu. Parlons mieux:
comme saint Paul dit que « l'Esprit de Dieu crie, et gémit,
et demande en nous, » Spii'itns postulat pro Jtobis (^), aussi
faut-il dire que le même [p. 25] Esprit croit, espère et aime
en nos âmes, parce que c'est lui qui forme en nous cette
foi, cette espérance et ce saint amour. Par conséquent aimer
Dieu, croire en Dieu, espérer en Dieu, ce sont des opéra-
tions toutes divines, que l'âme n'aurait jamais, sans l'opéra-
tion, sans l'union, sans la communication de l'Esprit de Dieu.
Ce sont aussi des actions de vie, et d'une vie éternelle. Il
est donc vrai que Dieu est notre vie.
O joie ! ô félicité ! qui ne s'estimerait heureux de vivre
d'une telle vie? qui ne la préférerait à toutes sortes de biens?
qui n'exposerait plutôt mille et mille fois cette vie mortelle
que de perdre une vie si divine ? Cependant notre premier
père l'avait perdue pour lui et pour ses enfants. Sans le Fils
de Dieu, nous en étions privés à jamais. Mais « Je suis venu,
dit-il, afin qu'ils vivent, et qu'ils vivent plus abondamment:»
a. Rofn., V, 5. — b. In Joan. Tract, xix, n. 1 1. M s. Ipse est.., non aliter antea,
aliter postea. — c. Ibid., n. 12. — d. Rom., vni, 26.
POUR LE SAMEDI-SAINT. 121
Ego veni ut vitam habeant, et abundanthis habeant {^\ En
effet, j'ai remarqué avec beaucoup de plaisir que dans tous
les discours du Sauveur qui nous sont rapportés dans son
Évangile, il ne parle que de vie, il ne promet que vie. D'où
vient que saint Pierre, lorsqu'il lui demande s'il le veut quit-
ter : « Maître, où irions-nous? dit-il : vous avez des paroles
de vie éternelle (^'). » Et le Fils de Dieu lui-même : « Les
paroles que je vous dis, sont esprit et vie ['). » C'est qu'il
savait bien que les hommes [p. 26] n'ayant rien de plus cher
que vivre, il n'y a point de charme plus puissant pour eux que
cette espérance de vie. Ce qui a donné occasion à Clément
Alexandrin de dire dans cette belle hymne qu'il adresse à
Jésus le roi des enfants, c'est-à-dire des nouveaux baptisés,
que « ce divin Pêcheur (ainsi appelle-t-il le Sauveur) retirait
les poissons de la mer orageuse du siècle, et les attirait dans
ses filets par l'appât d'une douce vie, » dulcivita inescans.
Et c'est ici, chrétiens, où il est à propos d'élever un peu
nos esprits, pourvoir dans la personne du Sauveur Jésus
l'origine de notre vie. La vie de Dieu n'est que raison et
intelligence ; et le Fils de Dieu procédant de cette vie et de
cette intelligence, il est lui-même vie et intelligence. Pour
cela, il dit en saint Jean que « comme le Père a la vie en
soi, aussi a-t-il donné à son Fils d'avoir la vie en soi ('''). »
C'est pourquoi les anciens l'ont appelé la vie, la raison, la
lumière, et l'intelligence du Père (') ; et cela est très bien
fondé dans les Écritures. Étant donc la vie par essence, c'est
à lui à promettre, c'est à lui à donner la vie. L'humanité
sainte qu'il a daigné prendre dans la plénitude des temps,
touchant de si près à la vie, en ]:)rend tellement la vertu,
qu'il en jaillit une source inépuisable d'eau vive : quiconque
en boira aura la vie éternelle (/\ Il serait impossible de
vous dire les belles choses que les saints Pères ont dites sur
cette matière, surtout le grand saint Cyrille d'Alexandrie (').
Souvenez-vous seulement de ce qucî l'on vous donne à ces
[p. 27] redoutables autels: voici le temps auquel tous les fidèles
a. Joan.^ X, lo. — b. Joan.^ VI, 69. — c. Ibid.^ 64. — d. Joan., V, z(\
c. Tertull., adi'ers. Prn.v., n. 5, 6; S. Alhanas., Ornf. conir. iicnl., 11.4'). —
/. Joan.^ i\', 14. — ir. In Joan.^ lib. IV, caj). \\.
T22 POUR LE SAMEDI-SAINT.
y doivent participer. Kst-rc du pain commun que Ton vous
présente? n'est-ce pas « le Pain de vie>, ou plutôt n'est-ce pas
un pain vivant que vous mancrez pour avoir la vie ? Car ce
pain sacré, c'est la saintes chair de Ji';sus, cette chair vivante,
icite chair conjointe à la vie, cette chair toute remplie et
toute [)cnctrée d'un (îsi)rit vivifiant. Que si ce pain commun,
(jui n'a pas de vie, conserve celle de nos corps, de quelle vie
admirable ne vivrons-nous pas, nous qui mangeons un pain
\ivani, mais qui manoreons la vie même à la table du Dieu
vivant ! Oui a jamais ouï parler d'un tel prodige, que l'on pût
manger la vie? Il n'apparu'ent qu'à Ji'sus de nous donner
une telle viande. Il est la vie par nature: qui le mange
mange la vie. () délicieux banquet des enfants de Dieu ! ô
table délicate, ô manger savoureux ! Jugez de l'excellence
de la vie par la douceur de la nourriture. Mais plutôt, afin
que vous en connaissiez mieux le prix, il faut que je vous la
décrive dans toute son étendue.
Elle a ses progrès, elle a ses âges divers : Dieu, qui
anime les justes par sa présence, ne les renouvelle pas tout
en un instant. Sans doute, si nous considérons tous les
changements admirables que Dieu opère en eux durant tout
le cours de cette vie bienheureuse, il ne se pourra faire que
nous ne l'aimions ; et si nous l'aimons, nous serons poussés
du désir de la conserver immortelle. Imitons en nous [p. 28]
l'immortalité du Sauveur. C'est à quoi j'aurai, s'il vous en sou
vient, à vous exhorter, lorsque je serai venu à ma troisième
partie. Et puisqu'elle a tant de connexion avec celle que
nous traitons, et qu'elle n'en est, comme vous voyez, qu'une
conséquence, je joindrai l'une et l'autre dans une même suite
de discours. Disons en peu de mots, autant qu'il sera néces-
saire pour se faire entendre.
Cette Aigle de l'Apocalypse, qui crie par trois fois d'une
voix foudroyante au milieu des airs : « Malheur sur les
habitants de la terre, » F^, v^, vœ habitantibus in terra (;'),
semble nous parler de la triple calamité dans laquelle notre
nature est tombée. L'homme dans la sainteté d'origine, étant
entièrement animé de l'Esprit de Dieu, en recevait ces trois
a. Apoc, vni, 13. — Ms. super terrain.
POUR LE SAMEDI-SAINT. I23
dons, l'innocence, la paix, l'immortalité. Le diable, par le
péché, lui a ravi l'innocence ; la convoitise s'étant soulevée,
a troublé la paix ; l'immortalité a cédé à la nécessité de la
mort : voilà l'ouvrage de Satan opposé à l'ouvrage de Dieu.
Or, le Fils de Dieu est venu « pour dissoudre l'œuvre du
diable ('^), » et réformer l'homme selon la première [image]
de son Créateur : ce sont les propres mots de saint Paul (^).
Pour cela, il a répandu son Esprit dans l'âme des justes :
afin de les faire vivre ; et « cet Esprit ne cesse de les renou-
veler tous les jours : » cela est encore de l'Apôtre, rcnovaUw
de die in diein (^). Mais Dieu ne veut pas qu'ils soient chan-
gés tout à coup. Il y a trois dons à leur rendre; [p. 29] il y aura
aussi trois différents âges, par lesquels, de degré en degré,
ils deviendront « hommes faits », in vi^^um perfediim ('0-
Grand Apôtre, ce sont vos paroles, et vous serez aujourd'hui
notre conducteur. Et Dieu l'a ordonné de la sorte, afin de
faire voir à ses bien-aimés les opérations de sa grâce les unes
après les autres : de sorte que dans ce monde il répare leur
innocence ; dans le ciel il leur donne la paix ; à la résurrection
générale il les orne d'immortalité. Par ces trois âges « les
justes arrivent à la plénitude de Jésus-Christ, » ainsi que
parle saint Paul, in menstiram œtatis plenitudinis Christiiy\
La vie présente est comme l'enfance: celle dont les saints
jouissent au ciel, ressemble à la fleur de l'âge : après, suivra
la maturité dans la résurrection générale. Au reste, cette vie
n'apoint de vieillesse ; parce qu'étant toute divine, elle n'est
point sujette au déclin : de là vient qu'elle n'a que trois âges;
au lieu que celle que nous passons sur la terre souffre la vicis-
situde de quatre différentes saisons.
Je dis que les saints en ce monde sont comme dans leur
enfance, et en voici la raison. Tout ce qui se rencontre dans
la suite de la vie se commence dans les enfants : or nous
avons dit que toute l'opération du Saint-Esprit, par laciuelle
il anime les justes, consiste à surmonter en eux ces trois
furieux ennemis que le diable nous a suscités, le péché, la
concupiscence et la mort. Comment est-ce que Dieu lt\s
a. \ Joan., m, 8. — b. Coloss., m, lo. — c. II Cor.^ iv, i6. — d. Eph,^ IV,
13. — e. Ibid.
124 POUR LE SAMEDI-SAINT.
iniiic pendant cette vie ? Avant toutes choses, il ruine en-
tlL-ninciU le péché : la concupiscence y remue encore; mais
elle y est combattue, [p. 30 | et de plus elle y est surmontée :
pour la mort, elle y exerce son empire sans résistance ; mais
aussi l'immortalité est promise. Considérez ce progrès : le
péché ruiné lait leur sanctification ; la concupiscence com-
battue, c est leur exercice ; l'immortalité promise est le fon-
dement de leur espérance. Et ne remarquez-vous pas en ces
ir(^is choses les vrais caractères d'enfants ? Comme à des
enfants, l'innocence leur est rendue. Si le Saint-Esprit combat
r.n eux la concupiscence, c'est pour h^s fortifier doucement
par cet exercice, et pour former peu à peu leurs linéaments
selon l'image de Notre-Seigneur. Enfin y a-t-il rien de plus
convenable que de les entretenir, comme des enfants bien nés,
d'une sainte et fidèle espérance ? Sainte enfance des chrétiens,
que tu es aimable ! Tu as, je l'avoue, tes gémissements et
tes pleurs ; mais qui considérera à quelle hauteur doivent aller
ces commencements, et quelles magnifiques promesses y sont
annexées, il s'estimera bienheureux de mener une telle vie.
Car, par exemple, dans l'âge qui suit après, que je com-
pare avec raison à une fleurissante jeunesse, à cause de sa
vigoureuse et forte constitution, quelle paix et quelle tran-
([uillité y vois-je régner! Ici-bas, chrétiens, de quelle multi-
tude de vain:î désirs l'âme des plus saints n'y est-elle point
agitée ! Dieu y habite, je l'avoue; mais il n'y habite pas seul:
il y a pour compagnons mille objets mortels que la convoi-
tise ne cesse de leur présenter; parce que, ne pouvant [p. 31]
séparer les justes de Dieu auquel ils s'attachent, [elle] tâche
du moins de les en distraire et de les troubler. C'est pour-
quoi ils gémissent sans cesse, et s'écrient avec l'Apôtre :
« Misérable homme que je suis, qui me délivrera de ce
corps (") ? » Au lieu qu'à la vie paisible dont les saints
jouissent au ciel, saint Augustin lui donne cette belle de-
vise: Cupiditate extincta, charitate compléta ('^'), « la convoitise
éteinte, la charité consommée. » Ces deux petits mots ont,
à mon avis, un grand sens. Il me semble qu'il nous veut
dire que l'âme, ayant déposé le fardeau du corps, sent une
,1. RoDi.^ \ii, 24. - l>. Episl. CLXXVii, n. 17.
POUR LE SAMEDI-SAINT. I25
merveilleuse conspiration de tous ses mouvements à la même
fin : il n'y a plus que Dieu en elle, parce qu'elle est toute
en Dieu ; et possédée uniquement de cet esprit de vie dont
elle expérimente la présence, elle s'y laisse si doucement
attirer, elle y jouit d'une paix si profonde, qu'à peine est-
elle capable de comprendre elle-même son propre bonheur:
tant s'en faut que des mortels comme nous s'en puissent
former quelque idée !
Ne semble-t-il pas, chrétiens, que ce serait un crime de
souhaiter quelque chose de plus ? Et néanmoins vous savez
qu'il y a un troisième [âge], où notre vie sera parfaite, parce
que notre félicité sera achevée. Dans les deux premiers,
Jésus-Christ éteint en ses saints le péché et la convoitise :
enfm, dans ce dernier âge et du monde et du genre humain,
après avoir abattu nos autres ennemis [p. 32 ) sous ses pieds,
la mort domptée couronnera ses victoires. Comment cela se
fera-t-il ? Si vous me le demandez en chrétiens, c'est-à-dire
non point pour contenter une vaine curiosité, mais pour
fortifier la fidélité de vos espérances, je vous l'exposerai par
quelqVies maximes que je prends de saint Augustin : elles
sont merveilleuses, car il les a tirées de saint Paul. Tout
le changement qui arrive dans les saints, se fait par l'opé-
ration de l'Esprit de Dieu. Or saint Augustin nous a en-
seigné que cet Esprit a sa demeure dans l'âme, à cause qu'il
est sa vie. Si donc il n'habite point dans le corps, comment
est-ce qu'il le renouvelle ? Ce grand homme nous en va
éclaircir par un beau principe. « Celui-là, dit-il, possède le
tout, qui tient la partie dominante : » Tottoii possidct qui
principale tenet : « En toi, poursuit-il, la partie qui est la
plus noble, c'est-à-dire l'âme, c'est celle-là qui domine; >
In te illud principatur quod meliits est ; et incontinent, il
conclut : Tenens Deits quod melius est, id est aniruani
tuani, profecto per melioreui possidet et inferioreni, quod est
corpus tuum (") : Dieu tenant ce qu'il y a de meilleur, c'est-
à-dire ton âme, par le moyen du meilleur il entre en posses-
sion du moindre, c'est-à-dire du corps. »
Ou'infércrons-nous de cette doctrine de saint Augustin '^.
a. Scrm. CLXI, n. 6.
126 POUR LE SAMEDI-SAINT.
La conséquence en est évidente: Dieu, habitant en nos
âmes, a pris possession de nos corps ; par conséquent, ô mort,
tu nv les lui [p. t,^] saurais enlever. Tu t'imagines qu'ils sont
ta proie ; ce n'est qu'un dépôt que l'on consigne entre tes
mains ; tôt ou tard Dieu rentrera dans son bien : « Il n'y a
rien, dit le Fils de Dieu, qui soit si grand que mon Père ;
ce qu'il tient en ses mains, personne ne le lui peut ravir, ni
lui taire lâcher sa prise : » Paier meus quod dédit mihi
majîis omnibus esê, et nemo potest rapere de manu Patris
mci ("). Partant, ô abîmes, et vous, flammes dévorantes, et
toi, terre, mère commune et sépulcre de tous les humains,
vous rendrez ces corps que vous avez engloutis ; et plutôt
le monde sera bouleversé, qu'un seul de nos cheveux périsse:
parce que l'Esprit qui anime le Fils de Dieu, c'est le même
qui nous anime. Il exercera donc en nous les mêmes opé-
rations, et nous rendra conformes à lui. Car remarquez cette
théoloo-ie. Comme le Fils de Dieu nous assure qu'il ne « fait
rien que ce qu'il voit faire à son Père » (^), ainsi le Saint-
Esprit qui reçoit du Fils, de meo accipiet (^), le regarde
comme l'exemplaire de tous ses ouvrages. Toutes les per-
sonnes dans lesquelles il habite, il faut nécessairement qu'il
les forme à sa ressemblance. C'est ce que dit l'Apôtre en
ces mots: « Si vous avez en vous l'Esprit de celui qui a vi-
vifié Jésus-Christ, il vivifiera vos corps mortels (^^). » Et
de même que le germe que la nature a mis dans le grain
de blé, se conservant parmi tant de changements et altéra-
tions différentes, produit en son temps un épi semblable à
celui dont il est tiré, ainsi PEsprit de vie, qui de [p. 34] la plé-
nitude de jÉsas est tombé sur nous, nous renouvellera peu à
peu selon les diverses saisons ordonnées par la Providence,
et enfin nous rendra au corps et en l'âme (') semblables à
Notre-Seigneur, sans que la corruption ni la mort puissent
empêcher sa vertu.
Et c'est (^) pourquoi saint Paul, considérant aujourd'hui
a.Joan.^ X, 29. — b. Ibid.^ V, 19. — c. Ibid.^ XVI, 14. — d. Rom.^ VIII, 11.
1. Edit. au corps et en la vie. (Faute de lecture.)
2. Var. (r^ rédaction, reprise en partie plus loin) : J'entends quelquefois les
chrétiens soupirer après les délices du paisible état d'innocence Justement,
POUR LE SAMEDI-SAINT.
127
notre Maître ressuscité, nous presse si fort de ressusciter
avec lui. Jusques ici, dit-il, la vie de mon Maître était
cachée sous ce corps mortel ; nous ne connaissions pas encore
ni la beauté de cette vie, ni la grandeur de nos espérances :
à présent je le vois tout changé, il n'y a plus d'infirmité en
sa chair, il n'y a rien qui sente le péché ni sa ressem-
blance: MortuîLs est peccato ('"): il a dépouillé cette mortilité
qui cachait sa gloire : la divinité qui anime son esprit s'est
répandue sur son corps ; je n'y vois paraître que Dieu,
parce que je n'y vois plus que gloire et que majesté. Il ne
vit qu'en Dieu, il ne vit que de Dieu, il ne vit que pour
Dieu : (Jiwd autem vivit, vivit Deo i^'). Je sais que, si je
commence à vivre avec lui sur la terre, son Esprit qui me
fera vivre, me renouvellera selon son image. Courage, dit-il,
mes frères; ce que la foi nous fait croire en la personne du
F'ils de Dieu, elle nous le doit faire espérer pour nous-
mêmes. Jésus est ressuscité comme les prémices et les pre-
miers fruits de notre nature ; « Dieu nous a fait voir dans
le grain principal, qui est Jésus-Christ, comment il traiterait
tous les autres : » De uno (^^ principali grano datiuji est cxpe-
rimentum, dit saint Augustin ('). Jugez de la moisson par
ses premiers fruits. Priinitiœ Christus ("').
a. Rom.^ VI, 10. — b. Ibid.^ i r. — c. Serm. CCCLXI, n. 10. — d.\ Cor., xv, 23.
certes, car la vie en était bien heureuse. Sachez néanmoins que vous n'êtes pas
chrétiens, si vous n'aspirez à une condition plus haute. Posséder cette félicité,
c'est ctrc tout au plus comme Adam ; et l'Apôtre nous dit que nous devons tous
être comme Jésus-Christ. Il est monté au ciel, et en sa personne ont élé con-
sacrées les prémices de notre nature, c'est-à-dire comme les premiers fruits
du pore de famille, priinitiœ Christus, quand le laboureur achèvera sa récolte
et recueillera tout son grain, c'est-à-dire tous les fidèles. Cependant considérez
comme il a traité le grain principal cpii est Jésus-Christ ; c'est ainsi (|u'i!
s'appelle lui-même \/oan., xn, 24] ; et jugez du reste de la moisson par les
premiers fruits : Datuin est cxpcrintiiitio/i in pri/i.ipidi i^ra/iit, dit saint .Augustin
{Scr/n. ceci. XI, 11. 10). C'est pourquoi saint Paul, considérant aujourd'hui noire
Maître vaincjueur de la mon, ne peut plus retenir sa joie. Je le vois, je le voi>,
dit-il, dans un bien autre appareil (pi'il n'était sur la terre. Il n'y a plus rien
c[ui sente le péché ni sa ressemblance : Peccato mot tu us est. 11 a dépouillé cette
mortalité qui cachait sa gloire. La divinité dont son esprit et. ut animé parait
de tous côtés sur son corps : [p. 35] il ne vit i)lus cpie de Dieu et pour Dieu :
Quod autein vivit, inint Deo. Je ne vois plus (|ue Dieu on lui, jiarce que je n'y
vois plus cjuc gloire et c[ue majesté. Je sais que si je conimcnce à vivre avec
lui sur la terre, sou Esprit qui me fera vivre me renouvellera sur son image.
I. lAs. Dcduin est cxpcrimentum in principaii ^rano.
128 POUR LE SAMEDI-SAINT.
J'entends quelqutîfois les chrétiens soupirer après les dé-
lices de l'heureux état d'innocence: Oh! si nous étions comme
dans le paradis terrestre! — Justement certes, car la vie en
était bien douce, [p. 36J Et l'Apôtre vous dit que vous n'êtes
pas chrétiens, si vous n'aspirez à quelque chose de plus. Pos-
séder cette félicité, c'est être tout au plus comme Adam ; et
il vous enseii^ne que vous devez tous être comme jÉsus-
CiiKisT ("). On ne vous promet rien moins que d'être
placés avec lui dans le même trône : Qui vicerit, dabo
ci scdcrc incaini in throno meo, dit le Sauveur dans l'Apo-
calypse (') : « Celui qui sera vainqueur, je le placerai dans
mon trône. »
Attendez-vous après cela, chrétiens, que je vous apporte
des raisons pour vous faire voir que cette vie doit être
immortelle ? N'est-ce pas assez de vous en avoir montré la
beauté et les espérances, pour y porter vos désirs } Certes,
quand je vois les chrétiens qui viennent dans le temps de
Pâques puiser cette vie dans les sources des sacrements,
et retournent après à leurs premières ordures, je ne saurais
assez déplorer leur calamité. Ils mangent la vie, et retour-
nent à la mort ; ils se lavent dans les eaux de la pénitence,
et puis après au bourbier ; ils reçoivent l'Esprit de Dieu, et
'vivent comme des brutes. Fous, insensés ! Eh (') ne compre-
nez-vous pas la perte que vous allez faire '^ Que de belles es-
pérances vous allez tout à coup ruiner ! Conservez chèrement
cette vie : peut-être que, si vous la perdez cette fois, elle
ne vous sera jamais rendue. Dans la première intention
de Dieu, elle ne se devait donner ni se perdre qu'une seule
fois. Considérez cette doctrine. Adam l'avait perdue : c'en
était fait pour jamais ; si le Fils de Dieu ne fût intervenu, il
n'y avait plus de ressource. Enfin il nous la rend par [p. 37] le
samt baptême. Et si même nous venons à violer l'innocence
baptismale, il se laisse aller, à la considération de son Fils,
à nous rendre encore la grâce par la pénitence. Mais il ne
se relâche pas tout à fait de son premier dessein. Plus nous
a. Coloss.^ III, 4. — b. Apoc, m, 21.
I. Kdit. Et ne comprenez-vous pas... ? — Mais Bossuet e'ciit souvent et
pour eh !
POUR LE SAMEDI-SAINT. I29
la perdons de fois, et plus il se rend difficile. Dans le
baptême il nous la donne aisément : à peine y pensons-
nous. Venons-nous à la perdre, il faut avoir recours aux
larmes et aux travaux de la pénitence. Que s'il est vrai
qu'il se rende toujours plus difficile, ô Dieu ! où en sommes-
nous, chrétiens, nous qui l'avons tant de fois reçue et tant
de fois méprisée ? Combien s'en faut-il que notre santé ne
soit entièrement désespérée ? Tertullien dit que ceux qui
craignent d'offenser Dieu après avoir reçu la rémission de
leur faute, « appréhendent d'être à charge à la miséricorde
divine : » Nolunt iterurn divinœ 7msericordiœ cneri esse (").
Donc ceux qui ne le craignent pas sont à charge à la mi-
séricorde divine (').
Tu crois[, pécheur endurci,] que Dieu sera toujours bien
aise de te recevoir : sache que tu es à charge à sa misé-
ricorde ; qu'il ne te fait, pour ainsi dire, du bien qu'à regret;
et que si tu continues, il se défera de toi, et ne te permettra
pas de te jouer ainsi de ses dons.
C'est une parole effroyable des Pères du concile d' El vire :
« Ceux, disent-ils, qui après la pénitence retourneront à leur
faute, qu'on ne leur rende pas la communion même à l'ex-
a. De Pœnit.^ n. 7.
I. Passage retranché : « Comment cela se fait-il ? Un exemple familier. Un
pauvre homme presse de misère vous demande votre assistance : vous le
soulagez selon votre pouvoir ; mais vous ne le tirez pas de la nécessité : il
revient à vous avec crainte ; à peine ose-t-il vous parler ; il ne vous demande
rien ; sa nécessité, sa misère, et plus que tout cela sa retenue vous demande:
il ne vous importune pas, il ne vous est pas à charge ; tout votre regret, c'est
de ne pouvoir pas le soulager davantage. Voilà le sentiment d'un bon cœur.
Mais un autre vient à vous qui vous presse, qui vous importune ; vous vous
excusez honnêtement : il ne vous prie pas comme d'une grâce ; mais il semble
exiger, comme si c'était une dette : sans doute il vous est à charge ; vous
cherchez tous les moyens pour vous en défaire. Il en est de même à l'égard de
Dieu. Un chrétien a succombé [p. 38] à quelque tentation ; la fragilité de la
chair l'a emporté : incontinent il revient : (2u'ai-je fait ? où me suis-je engage .''
La larme à l'œil, le regret dans le cœ'ur, la confusion sur la face, il vient crier
miséricorde; il en devient plus soigneux : ah ! je l'ose dire, il n'est point à charge
à la miséricorde divine. Mais toi, pécheur endurci, qui ne rougis pas d'apporter
toujours les mêmes ordures aux eaux de la pénitence; il y a tant d'années que
tu charges des mêmes [récils] les oreilles d'un confesseur: situ avais bien con«^u
que la grâce ne t'est point due, tu appréhenderais plus de la perdre ; tu crain-
drais qu'à la fin Dieu ne retirât sa main. Mais que tu y reviennes si souvent
sans crainte, sans tremblement, il faut bien que tu t'imagines (jucllc te
soit duc. » — Les mots pcchcur endurai sont nécessaires ilans ce qui suit.
Sermons de Bossuct. 9
I -^o POUR LE SAMEDI-SAINT.
trémité de la vie ; de peur qu'ils ne semblent se jouer de
nos saints mystères, » ne /us/sse de Doininica commitnione
vidcantur ("). Cette raison est bien effroyable, et encore plus
si nous venons à considérer que cette communion dont ils
parlent était une chose, en ce temps, dont on ne pouvait
abuser que deux fois. On la donnait par le baptême : la
perdait-on par quelque crime, encore une seconde ressource
dans la pénitence ; après, en violer la sainteté par deux fois,
ils appelaient cela s'en jouer.
O Dieu ! si nous avions à rendre raison de nos actions
dans ce saint concile, quelles exclamations feraient-ils 1
Comment éviterions-nous leurs censures ? Ces évêques nous
orendraient-ils [p. 39] pour des chrétiens, nous dont les péni-
tences sont aussi fréquentes que les rechutes; qui faisons de
la communion, je n'oserais presque le dire, comme un jeu
d'enfant : cent fois la quitter, cent fois la reprendre ? C'est
pourquoi éveillons-nous, chrétiens, et tâchons du moins
que nous soyons cette fois immortels à la grâce avec le
Sauveur. Ne soyons pas comme ceux qui pensent avoir
tout fait quand ils se sont confessés : le principal reste à
faire, qui est de changer ses mœurs et de déraciner ses
mauvaises habitudes. Si vous avez été justifiés, vous n'avez
plus à craindre la damnation éternelle ; mais pour cela ne
vous imaginez pas être en sûreté, de peur qu'une fausse
sécurité ne produise en vous une funeste négligence, » ne
accepta securitas indiligentiam pariât. Craignez le péché,
craignez vos mauvaises inclinations, craignez ces fâcheuses
rencontres dans lesquelles (') votre innocence a tant de fois
fait naufrage : que cette crainte vous oblige à une salutaire
précaution. Car la pénitence a deux qualités également
nécessaires. Elle est le remède pour le passé, elle est une
précaution pour l'avenir : la disposition pour la recevoir
comme remède du passé, c'est la douleur des péchés que
nous avons commis ; la disposition pour la recevoir comme
précaution de l'avenir, c'est une crainte filiale de ceux que
nous pouvons commettre et des occasions qui nous y en-
a. Can. ni, Lab., t. i, col. 971.
I . Var. dans lesquelles vous avez tant de fois éprouvé vos infirmités.
POUR LE SAMEDI-SAINT.
131
traînent. Dieu nous puisse donner cette crainte, qui est la
garde de l'innocence!
Ah ! chrétiens, craignons de perdre Jésus qui nous a
gagnés par son sang. Partout où je le vois, il nous tend
les bras. Jésus crucifié nous tend les bras : Viens-t'en, dit-il,
ici mourir avec moi ; il y fait [bon] pour toi, puisque j'y
suis. Jésus ressuscité nous tend les bras, et nous dit : Viens
vivre avec moi, tu seras tel que tu me vois; je suis glorieux,
je suis immortel : sois immortel à la grâce, et tu le seras
à la gloire (').
I. Ici se termine ce qui nous a été conservé des compositions de Bossuet à
Navarre. Notons, pour la chronologie des Œuvres complètes, qu'à la même
époque appartiennent des Extraits d'Aristote,que les éditeurs ont eu la bizarre idée
de faire entrer dans les Pensées chrétiennes et inorales^ appendice des Serjnons
(I)eforis, VII, 556-559; Lâchât, X, 625, 627-629). En outre, ce dernier éditeur
nous les présente une seconde fois, et comme une découverte, dans les Œuvres
d'éducation (XXVI, 23, 31). Cette prétendue découverte avait été faite avant lui
par M. Nourrisson {Essai sur la Philosophie de Bossuet, avec des fragments
inédits; Paris, in-8°, 1852). En réalité, l'écriture et l'orthographe de ces pages
(Meaux, D, 14) ne ressemblent pas plus à ce qui a été écrit par Bossuet, précepteur
du Dauphin, que s'il s'agissait de deux auteurs différents. Ces notes, accompa-
gnées dans l'original de longues citations en grec, prouvent que Bossuet joignit,
dès le collège, l'étude des philosophes à celle des historiens, des orateurs et des
poètes, dont parle Ledieu dans ses Mémoires (p. 14).
^5
IX- DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE {■),
^ .^ ,^ :^ .^ :^ ^ .^ :^^^^^^^^-^
UR LA BONTÉ ET LA RIGUEUR de DIEU
ENVERS LES PÉCHEURS.
fëf
Proche à Metz, le 21 juillet 1652.
Voici les prémices tle la prédication de Bossuet dans la cathé-
drale de Metz, dont il était chanoine. Il avait quitté Paris le mois
précédent (Floquet, Études... I, i88, 197). A Metz d'ailleurs, il ne
siégeait pas comme simple chanoine ; il y était arrivé revêtu de la
digiiité d'archidiacre de Sarrebourg {Ibid). Déjà Gandar a donné
uiic édition critique de ce discours {Choix de sermons de la jeunesse
de Bossuet, p. 8-48).
Sommaire (') : Justice de Dieu, suite de sa bonté, quelle elle est.
TertulL (p. 3, 4)-
[it^r point] Deusex suooptîvius. Justice de Dieu, quelle (p.7, S). A^^;?
Jiabemus Pontifieem qui non possit compati. . . (p. 14, 1 5, 16, 1 7, 1 8, 19).
[2^1 point.] Deux règnes: par miséricorde et par justice (p. 22, 23).
— Jérusalem ruinée (p. 25, 26, etc. 28) Deutéronome, XXVIII,
(//;/;/.) _ Vengeance sur les Juifs (p. 39, 39 etc.) ; exemplaire pour
les chrétiens (p. 38, 39, 40, etc.).
Ut appropijiquavit., videns ciintatetn,
flcvii super eam diccns : Quia si cogno-
visscs et tu, et quideui in hac die tua,
quœ ad pacem iibi I Nunc auteui abscon-
dita sunt al) oculis iuis.
Comme JÉSUS s'approchait de Jéru-
salem, considérant cette ville, il se mit
à pleurer sur elle : Si tu avais connu,
dit- il, du moins en ce tien jour, ce qu'il
faudrait que tu fisses pour avoir la paix!
Mais certes ces choses sont cachées à
tes yeux. Luc., xix, 41.
COMME on voit que de braves soldats, en quelques lieux
écartés où les puissent avoir jetés les divers hasards de
la guerre, ne laissent pas de marcher dans le temps préfix au
1. Mss. 12824, f. 231, In-4° ; paginé à l'époque des sommaires (1662).
2. f. 226. Les pages qui suivent contiennent des extraits de Josèphe et des
Pères, écrits en vue de ce sermon ; et d'autres extraits de Josèphe, rédigés à
l'époque du Discours sur P Histoire universelle. Bossuet alors relut son ancien
sermon, qui remontait à environ 25 ans.
BONTÉ ET RIGUEUR DE DIEU. I33
rendez-vous de leurs troupes assigné par le général : de
même le Sauveur Jésus, quand il vit son heure venue, se ré-
solut de quitter toutes les autres contrées de la Palestine,
par lesquelles il allait prêchant la parole de vie ; et sachant
très bien que telle était la volonté de son Père qu'il se vînt
rendre dans Jérusalem, pour y subir peu de jours après la
rigueur du dernier supplice, il tourna ses pas du coté de
cette ville perfide, afin d'y célébrer cette pâque éternellement
mémorable, et par l'institution de ses saints mystères, et par
l'effusion de son sang. Comme donc il descendait le long de
la montagne des Olives, sitôt qu'il put découvrir cette fleu-
rissante cité, il se mit à considérer ses hautes et superbes
murailles, ses beaux et invincibles remparts, ses édifices si
magnifiques, son temple, la merveille du monde, unique et
incomparable comme le Dieu auquel il était dédié ; puis
repassant en son esprit jusquesàquel point cette ville devait
être bientôt désolée, pour n'avoir point voulu suivre ses sa-
lutaires conseils, il ne put retenir ses larmes ; et, touché au
vif en son cœur d'une tendre compassion, il commença sa
plainte en ces termes : « Jérusalem, cité de Dieu, dont les
prophètes ont dit des choses si admirables (''), que mon
Père a choisie entre toutes les villes du monde pour y faire
adorer son saint nom; Jérusalem, que j'ai toujours si tendre-
ment aimée, et dont j'ai chéri les habitants comme s'ils
eussent été mes propres frères ; mais Jérusalem, qui n'as
payé mes bienfaits que d'ingratitude, qui as déjà mille fois
dressé des embûches à ma vie, et enfin dans peu de jours
tremperas tes mains dans mon sang : ah ! si tu reconnaissais
du moins en ces jours qui te sont donnés pour faire péni-
tence, si tu reconnaissais les grâces que je t'ai présentées,
et de quelle paix tu jouirais sous la douceur de mon empire,
et combien est extrême le malheur de ne [me] point suivre!
Mais, hélas ! ta passion t'a voilé les yeux, et t'a rendue
aveugle pour ta propre félicité : viendra, viendra le temps,
et il te touche de près, que tes ennemis t'environneront de
remparts, et te presseront, et te mettront à l'étroit, et te
(l. /'.s-., LXXXVI, 3.
134 BONTl?. ET RIGUEUR DE DIEU.
renverseront de fond en comble, parce que tu n'as pas connu
le temps dans lequel je t'ai visitée. »... [Ave.']
[P. i.] Il n'y eut jamais de doctrine si extravagante que
celle qu'ensei.i^naient autrefois les Marcionites, les plus insen-
sés hérétiques qui aient jamais troublé le repos de la sainte
Éi^lise. Ils s'étaient figuré la Divinité d'une étrange sorte :
car, ne pouvant comprendre comment sa bonté si douce et
si bienfaisante pouvait s'accorder avec sa justice si sévère et
si rigoureuse, ils divisèrent l'indivisible essence de Dieu; ils
séparèrent le Dieu bon d'avec le Dieu juste. Et voyez, s'il
vous plaît, chrétiens, si vous ouïtes jamais parler d'une pa-
reille folie : ils établirent deux dieux, deux premiers prin-
cipes, dont l'un, qui n'avait pour toute qualité qu'une bonté
insensible et déraisonnable, semblable en ce point à ce dieu
oisif et inutile des Epicuriens, craignait tellement d'être in-
commode à qui(') ce fût, qu'il ne voulait pas même faire de
la peine aux méchants, et par ce moyen laissait régner (^) le
vice à son aise: d'où vient que Tertullien (3) le nomme « un
dieu sous l'empire duquel les péchés se réjouissaient : » Sub
çîw de lie ta gatiderent (^\
L'autre, à l'opposite, étant d'un naturel cruel et malin,
toujours ruminant à part (p. 2) soi quelque dessein de nous
nuire, n'avait point d'autre plaisir que de tremper, disaient-
ils, ses mains dans le sang et tâchait de satisfaire sa mau-
vaise humeur par les délices de la vengeance. A quoi ils
ajoutaient, pour achever cette fable, qu'un chacun de ces
dieux faisait un Christ i^) à sa mode, et formé selon son génie ;
de sorte que Notre-Seigneur, qui était le Fils de ce Dieu
ennemi de toute justice, ne devait être, à leur avis, ni juge
ni vengeur des crimes ; mais seulement maître, médecin et
libérateur. Certes, je m'étonnerais, chrétiens, qu'une doctrine
si monstrueuse ait jamais pu trouver quelque créance parmi
les fidèles, si je ne savais qu'il n'y a point d'abîme d'erreurs
dans lequel l'esprit humain ne se précipite, lorsque, enflé
a. Advers. Marcio7i.^ Il, 13.
r. Les éditeurs ajoutent ici un que inutile dans la langue de cette époque. —
2. Var. et ainsi laissait triompher.— 3. Ms. Tertullian, passim.—ù,. Var. Messie.
BONTÉ ET RIGUEUR DE DIEU. I35
des sciences humaines et secouant le joug de la foi, il se
laisse emporter à sa raison égarée. Mais autant que leur
opinion est ridicule et impie, autant sont admirables les rai-
sonnements que leur opposent les Pères ; et voici entre
autres une leçon excellente du grave Tertullien, au second
livre contre Marcion.
[P. 3.] Tu ne t'éloignes pas tant de la vérité, Marcion, quand
tu dis que la nature divine est seulement bienfaisante. « Il est
vrai que dans l'origine des choses, Dieu n'avait que de la
bonté ; et jamais il n'aurait fait aucun mal à ses créatures,
s'il n'y avait été forcé par leur ingratitude: » Deus a primor-
dio tantum bonus [^). Ce n'est pas que sa justice ne l'ait
accompagné dès la naissance du monde ; mais en ce temps
il ne l'occupait qu'à donner une belle disposition aux belles
choses qu'il avait produites : il lui faisait décider la querelle
des éléments, elle leur assignait leur place ; elle prononçait
entre le ciel et la terre, entre le jour et la nuit ; enfin elle
faisait le partage entre toutes les créatures qui étaient enve-
loppées dans la confusion du premier chaos. Telle était l'oc-
cupation de la justice dans l'innocence des commencements.
« Mais depuis que la malice s'est élevée, dit Tertullien ('),
depuis que cette bonté infinie, qui ne devait avoir que des
adorateurs, a trouvé des adversaires : At enim (') /// ijialu))i
postea erupit, atque indc jam cœpit bon? f as Dei cnin advcr-
sario agere ; la justice divine a été obligée de prendre un bien
autre emploi ('). » [p. 4] Il a fallu qu'elle vengeât cette bonté
méprisée; que du moins elle la fît craindre à ceux qui seraient
assez aveugles pour ne l'aimer pas. Par conséquent, tu
t'abuses, Marcion, de commettre ainsi la justice avec la
bonté, comme si elle lui était opposée : au contraire, (îlle
agit pour elle, « elle fait ses affaires, elle défend ses intérêts : »
Omne jiisfitiœ opns, prociiratio bonitatis est, dit Tertullien ('O.
Et voilà sans doute les véritables sentiments de Dieu notre
Père touchant la miséricorde et la justice. Ce qui étant ainsi,
il n'y a plus aucune raison de douter que le Sauveur Jésus,
a. AdTcrs. Marcion.^ II, \\. — Ms. ^//^ iuilio. — /'. //vV., 13. — c. Ih'ui. —
(L Ihid.
I . M s. lix (/I/o )iiiiluni . . .
1 ^A BONTl^. ET RTCUEUR DE DIEU.
kJ
l'envoyé du Pcrc, qui ne fait rien que ce qu'il lui voit faire,
n'ait pris les mêmes pensées.
Et sans en aller chercher d'autres preuves dans la suite
de sa sainte vie. l'évangile que je vous ai proposé nous en
donne une bien évidente. Mon Sauveur s'approche de Jéru-
salem ; et. considérant l'ingratitude extrême de ses citoyens
envers lui, il se sent saisi de douleur, il laisse couler des
larmes : « Ah ! si tu savais, s'écrie-t-il, ce qui t'est présenté
pour la paix ! » Mais, hélas! tu es aveuglée : Sicognovisses^ (").
Oui ne voit ici les marques d'une véritable [p. 5] compassion?
C'est le propre de la douleur de s'interrompre elle-même.
« Ah ! si tu savais, » dit mon Maître : puis, arrêtant là son
discours, plus il semble se retenir, plus il fait paraître une
véritable tendresse ; ou plutôt, si nous l'entendons, ce « Si
tu savais, » prononcé avec tant de transport, signifie un
désir violent ; comme s'il eût dit : « Ah ! plût à Dieu que tu
susses ! » C'est un désir qui le presse si fort dans le cœur,
qu'il n'a pas assez de force pour l'énoncer par la bouche
comme il le voudrait, et ne le peut exprimer que par un élan
de pitié. Ainsi donc la voix de ton Pasteur t'invite à la
pénitence, ô ingrate Jérusalem : trop heureuse, hélas ! que
tes malheurs soient plaints d'une bouche si innocente, et
pleures de ces yeux divins, si ton aveuglement te pouvait
permettre de profiter de ses larmes. Mais comme il prévoit
que tu seras insensible aux témoignages de son amour, il
change ses douceurs en menaces, et : « Viendra le temps,
poursuit-il, que tu seras entièrement ruinée par tes enne-
mis. » Pour quelle raison ? « Parce que tu n'as pas reconnu
l'heure dans laquelle je t'ai visitée. » C'est la cause de leurs
misères. Par où nous voyons que ce discours de mon Maître
n'est pas une [p. 6] simple prophétie de leur disgrâce future.
Il leur reproche le mépris qu'ils ont fait de lui ; il leur fait
entendre que son affection méprisée se tournera en fureur ;
que lui-même, qui daigne les plaindre, les verra périr sans
être touché de pitié, et qu'il les poursuivra par les mains des
soldats romains, ministres de sa vengeance.
Voilà dans le même discours le Sauveur miséricordieux et
a. Luc, XIX, 42.
BONTÉ ET RIGUEUR DE DIEU. I37
le Sauveur inexorable; et c'est ce que je prétends vous faire
considérer aujourd'hui avec l'assistance divine ('). Ce que
mon Maître a fait une fois au sujet de Jérusalem, tous les
jours il le fait à notre sujet, ingrats et aveugles que nous
sommes : il invite et menace, il embrasse et rejette ; premiè-
rement doux, après implacable. Je vous représenterai donc
aujourd'hui, pour l'explication de mon texte, les larmes et
les plaintes du Sauveur qui nous appellent à lui ; puis la
colère du même Sauveur qui nous repousse bien loin de son
trône : Jésus déplorant nos maux, à cause de sa [p. 7] propre
bonté ; Jésus devenu impitoyable, à cause de l'excès de nos
crimes. Écoutez premièrement la voix douce et bénigne de
cet Agneau sans tache ; et après vous écouterez les terribles
rugissements de ce lion victorieux, né de la tribu de Juda :
c'est le sujet de cet entretien .
PREMIER POINT.
Pour vous faire entendre par une doctrine solide combien
est immense la miséricorde de notre Sauveur, je vous prie
de considérer une vérité que je viens d'avancer tout à l'heure,
et que j'ai prise de Tertullien. Ce grand homme nous a
enseigné que Dieu a commencé ses ouvrages par un épan-
chement de sa bonté sur toutes ses créatures, et que sa
première inclination, c'est de nous bienfaire. Et en vérité il
me semble que sa raison est bien évidente ; car, pour bien
connaître quelle est la première des inclinations, il faut
choisir celle qui se trouvera la plus naturelle, d'autant que
la nature est la racine de tout le reste. Or notre Dieu, chré-
tiens, a-t-il rien déplus naturel que cette inclination de nous
enrichir par la profusion de ses grâces ? Comme une source
envoie ses eaux naturellement, comme le soleil naturelle-
ment répand ses rayons, ainsi Dieu naturellement fait du
bien. Étant bon, abondant, plein de richesse infinie [p. 8] par
I. lùitt.ii Sachez, ô fidèles, qu'étant, comme nous sommes, l'Isracl de Dieu et
les vrais enfants de la race d'Abraham, nous héritons des promesses et des
menaces de ce premier peuple. » — On n'a pas pris i^arde, rcmartiuc (landar. aux
indications du manuscrit.« Bossuet n'effaçait point cette phrase, mais il la trans-
portait à la fin du second point de son discours, où elle se retrouve, en ettct,
avec (juelques changements. »
138 BONTlt ET RIGUEUR DE DIEU.
sa condition naturelle, il doit être aussi par nature bienfaisant,
libéral, maoni^|quc^ Quand il te punit, 6 impie, la raison n'en
est pas cii'lui inrnic ; il n(^ veut pas que personne périsse:
c'est la m ilice, c'est ton ingratitude qui attire son indigna-
tion sur ta tcte. Au contraire, si nous voulons l'exciter à
nous faire du bien, il n'est pas nécessaire de chercher bien
loin des motifs : sa propre bonté, sa nature, d'elle-même si
bienfaisante, lui est un motif très pressant, et une raison
intime qui ne le quitte jamais. C'est pourquoi Tertullien dit
fort à propos que « la bonté est la première, parce qu'elle
est selon la nature » : Prio7' honitas, seciindum naturam ; et
que la sévérité suit après, parce qu'il lui faut une cause :
Scvcritas posterior, sccundtcm causam (^). Comme s'il disait :
A la munificence divine, il ne lui faut point de raison, si on
peut parler de la sorte; c'est la propre nature de Dieu : il n'y
a que la justice qui va chercher des causes et des raisons :
encore ne les cherche-t-elle pas, nous les lui donnons ; c'est
nous qui fournissons par nos crimes la matière à sa juste
vengeance. Par conséquent, comme dit très bien le même
Tertullien, « ce que Dieu est bon, [p. 9] c'est du sien et de
son propre fonds ; ce qu'il est juste, c'est du nôtre » : De smo
optimns, de nostro justzts (^'). L'exercice de la bonté lui est
souverainement volontaire ; celui de la justice, forcé : celui-
là procède entièrement du dedans ; celui-ci, d'une cause
étrangère. Or, il est évident que ce qui est naturel, intérieur,
volontaire, précède toujours ce qui est étranger et contraint.
Il est donc vrai, ce que j'ai touché dès l'entrée de ce dis-
cours, ce que je viens de prouver par les raisons de Ter-
tullien, que « dans l'origine des choses. Dieu n'a pu faire
paraître que de la bonté : » Deus a primordio (') tantuin
bonus.
Passons outre maintenant, et disons : Le Sauveur Jésus,
chrétiens, notre amour et notre espérance, notre pontife
notre avocat, notre intercesseur, qu'est-il venu faire au
monde ? qu'est-ce que nous en apprend le grand apôtre
saint Paul (^) ? N'enseigne-t-il pas qu'il est venu pour renou-
a. Advers. Marcioii.^ II, 11. — b. De Resurr. cartt., 14. — c. Philipp.^ m, 21.
M s. I. s. <il> initio.
BONTÉ ET RIGUEUR DE DIEU. I39
vêler toutes choses en sa personne, pour ramener tout à la
première origine, pour reprendre les premières traces de
Dieu son Père, et réformer toutes les créatures selon le
premier plan, la première idée de ce grand ouvrier ? C'est
la doctrine de saint Paul en une infinité d'endroits de ses
divines Epîtres ; et partant, n'en doutons pas, le Fils de
Dieu est venu sur la terre revêtu de ces premiers sentiments
de son Père : c'est-à-dire, ainsi que je l'ai exposé [p. lo] tout à
l'heure, de clémence, de bonté, de charité infinie. C'est pour-
quoi, nous expliquant le sujet de sa mission (en saint Jean,
chapitre m) :« Dieu n'a pas envoyé son Fils au monde, dit-
il (''), afin de juger le monde ; mais afin de sauver le
monde. »
Mais n'a-t-il pas assuré, direz-vous, que son Père « avait
remis tout son jugement (''') en ses mains (') ?» et ses Apô-
tres n'ont-ils pas prêché par toute la terre, après son ascen-
sion triomphante, que « Dieu l'avait établi juge des vivants
et des morts (') ? » « Néanmoins, dit-il ('^), je ne suis pas
envoyé pour juger le monde. » Tout le pouvoir de mon
ambassade ne consiste qu'en une négociation de paix : et
plût à Dieu que les hommes ingrats eussent voulu recevoir
l'éternelle miséricorde que je leur étais venu présenter ! [e
ne paraissais sur la terre que pour leur bienfaire ; mais leur
malice a contraint mon Père d'attacher la qualité de juge à
ma première commission. Ainsi sa première qualité est
celle de Sauveur ; celle de juge est, pour ainsi dire, acces-
soire; et d'autant [qu'il] ne l'a acceptée que comme à regret,
y étant obligé par les ordres exprès de son Père, de là
vient qu'il en a réservé l'exercice à la fin des siècles ; et [en]
attendant, il reçoit miséricordieusement tous ceux qui vien-
nent à lui ; il s'offre de bon cœur à eux, pour être leur
intercesseur auprès de son Père. Plnfin telle [ [). ii] est sa
charge, et telle sa fonction : il n'est envoyé que pour faire
miséricorde.
Et à ce propos, il me souvient d\\n [)etil mot dr saint
Pierre, par lequel il dépeint fort bien le Sauveur à Cornélius
a. Joan., m, 17. -- h. Ibid.^ V, 22. — c. Act.^ X, 42. — d. Joati., Xir, 47.
1. Première rédaction effacée ; es mains de son Fils.
140 PONTl* FT RK;UF.UR DE DIEU.
(aux Actes. \) : « Ji':sus de Nazareth, dit-il, homme approuvé
cl(^ l)i(Mi, qui i)as.sait hieiifaisant et guérissant tous les op-
pressés : » Pcytraii<iiil bcucfaciendo.et sanando ornncs oppres-
sas a diabolo {^'). O I)i(^u! les belles paroles, et bien dignes
de mon Sauv(nir! La folle éloquence du siècle, quand elle veut
élev(M- quelqu(^ valeureux capitain(% dit qu'il a parcouru les
provinces moins par ses pas (jue par ses victoires ('). Les
panégyriques sont pleins de semblables discours. Et qu'est-ce
à dire, à votre avis, parcourir les provinces par des victoires ?
N'est-ce pas porter partout le carnage et la pillerie? Ah! que
mon Sauveur a parcouru la Judée d'une manière plus bien
aimable! Il l'a parcourue moins par ses pas que par ses bien-
faits. Il allait de tous côtés guérissant les malades, consolant
les misérables, instruisant les ignorants, annonçant à tous
avec une fermeté invincible la parole de vie éternelle, que le
Saint-Esprit lui avait mise à la bouche : Pertransiit benefa-
cicndo. Ce n'était pas seulement les lieux où il arrêtait, qui se
trouvaient mieux de sa présence : autant de pas, autant de
vestiges de sa bonté. Il rendait remarquables les endroits
par où il passait, parla profusion de ses grâces. En cette
bourgade, il n'y a plus d'aveugles ni d'estropiés : [p. 12J sans
doute, disait-on, le débonnaire Jésus a passé par là.
Et en effet, chrétiens, quelle contrée de la Palestine n'a
pas expérimenté mille et mille fois sa douceur ? Et je ne
dout(î pas qu'il n'eût été chercher les malheureux jusques
au l)out du monde, si les ordres de son Père ne l'eussent
arrêté en Judée. Vit-il jamais un misérable qu'il n'en eût
pitié ? Ah ! que je suis ravi, quand je vois dans son Evangile
qu'il n'entreprend presque jamais aucune guérison importante
qu'il ne donne auparavant quelque marque de compassion !
Il y en [a] mille beaux endroits dans les Evangiles. La
première grâce qu'il leur faisait, c'était de les plaindre en son
âme avec une affection véritablement paternelle ; son cœur
écoutait la voix de la misère qui l'attendrissait, et en même
temps il sollicitait son bras à les soulager.
a. Act., X, 38.
I. Plin. Secund., Pa;irj^., xiv : Onn otbein ierTarinnnon pedibus magis quam
laitdibus feragiarcs.
BONTÉ ET RIGUEUR DE DIEU. 14 l
Que ne ressentons [-nous] du moins, ù fidèles, quelque
peu de cette tendresse ! Nous n'avons pas en nos mains ce
grand et prodigieux pouvoir pour subvenir aux nécessités de
nos pauvres frères ; mais Dieu et la nature ont inséré dans
nos âmes je ne sais quel sentiment qui ne nous permet pas de
voir souffrir nos semblables, sans y prendre part, à moins
que de n'être plus hommes. Mes frères, faisons (') donc voir
aux pauvres que nous sommes touchés de leurs misères, si
nous n'avons dépouillé toute sorte d'humanité. Ceux qui ne
leur donnent qu'à regret, que [p. 1 3] pour se délivrer de leurs
importunités, ont-ils jamais pris la peine de considérer (') que
c'est le Fils de Dieu qui les leur adresse; que ce serait bien
souvent leur faire une double aumône, que de leur épargner
la honte de nous demander; que toujours la première aumône
doit venir du cœur? je veux dire, fidèles, une aumône de
tendre compassion. C'est un présent qui ne s'épuise jamais;
il y en a dans nos âmes un trésor immense et une source
infinie; et cependant c'est le seul dont le Fils de Dieu fait
état. Quand vous distribuez de l'argent ou du pain, c'est faire
l'aumône au pauvre; mais quand vous accueillez le pauvre
avec ce sentiment de tendresse , savez-vous ce que vous
faites.'^ vous faites l'aumôneà Dieu : «J'aime, dit-il, mieux la
miséricorde que le sacrifice (''). » C'est alors que votre charité
donne des ailes à cette matière pesante et terrestre, et par les
mains des pauvres, dans lesquelles vous la consignez, la fait
monter devant Dieu comme une offrande agréable. C'est
alors que vous devenez véritablement semblables au Sauveur
Jésus, qui n'a pris une chair humaine qu'afin de compatir à
nos infirmités avec une affection plus sensible. .
Oui certes, il est vrai, chrétiens : ce qui a fait résoudre le
Fils de Dieu à se revêtir d'une chair semblable à la nôtre,
c'est le dessein qu'il a eu de ressentir pour [p. i 4 | n(nis une
compassion véritable; et en voici la raison, prise de. l'h^pitre
aux Hébreux, dont je m'en vais tâcher de vous exposer la
a. Mat th., IX, 13.
I. Var. au nom de Uieu, faisons voir aux pauxics que leurs misères nous
touchent.
Var. bon^xnt-ilhi Ijicti.
142 BONTÉ ET RIGUEUR DE DIEU.
doctrine ; et rendez-[vous]. s'il vous plaît, attentifs. Si le
1^'ils de Dieu n'avait prétendu autre chose que de s'unir
seulement à quekju'une de ses créatures, les intelligences
célestes se présentaient, ce semble, à propos dans son voisi-
nage, qui. à raison de leur immortalité et de leurs autres
(jualités éminentes, ont sans doute plus de rapport avec la
nature divine; mais, certes, il n'avait que faire de chercher
dans ses créatures ni la orandeur, ni l'immortalité. Qu'est-ce
qu'il y cherchait, chrétiens.'^ La misère et la compassion.
C'est pourquoi, dit excellemment la savante Epître aux
Hébreux : Non angclos apprehendit; sed semen Abrahœ ap-
prehcndit (") : « Il n'a pas pris la nature angélique; mais il a
voulu prendre, » servons-nous des mots de l'auteur ('), «il a
voulu appréhender la nature humaine. » La belle réflexion
que f^iit, à mon avis, sur ces mots le docte saint Jean
Chrysostome (''). Il a, dit l'Apôtre, appréhendé la nature
humaine ; elle s'enfuyait, elle ne voulait point du Sauveur :
qu'a-t-il fait .Ml a couru après d'une course précipitée, « sau-
tant les montagnes i^), » c'est-à-dire les ordres des anges,
comme il est écrit aux [p. 1 5] Cantiques ; « il a couru, comme
un géant, à grands pas et démesurés, » passant en un moment
du ciel en la terre : Exultavit ut gigas ad curi^endam viam ('^).
Là, il a atteint cette fugitive nature, il l'a saisie, il l'a
appréhendée au corps et en l'âme : Semen AbraJiœ appre-
hendit. Il a eu pour ses frères, c'est-à-dire pour nous autres
hommes, une si grande tendresse, « qu'il a voulu en tout
point se rendre semblable à eux :» Debuit per omnia fratt'i-
btcs similari (^). Il a vu que nous étions composés de chair
et de sang : pour cela, il a pris, non un corps céleste, comme
disaient les Marcionites ; non une chair fantastique et un
spectre d'homme, comme assuraient les Manichéens ; quoi
donc .'^ une chair tout ainsi que nous, un sang qui avait les
mêmes qualités que le nôtre : Qitia pueri communicaverunt
a. Hebr., il, i6. — b. In Epist. ad Hebr., Homil. V, i. — c. Cant., n, 8. —
d. Ps., xvni,6. — e. Hebr.^ ii, 17.
I. Se servir, autant que possible, des mots de P auteur, voilà la règle de
Bossuet dans la traduction des Écritures. Nous avons vu en tête de ce sermon :
« Du moins en ce tien jour : » et quidcm in hac die tîta.
BONTÉ ET RIGUEUR DE DIEU. 14
carni et sanguini, et ipse similiter participavit (') nsdem ('*),
dit le grand Apôtre aux Hébreux ; et cela pour quelle raison ?
Ut misericors fieret ('^), « afin d'être miséricordieux, »
poursuit le même saint Paul.
Eh quoi donc, le Fils de Dieu, dans l'éternité de sa gloire,
était-il sans miséricorde? Non, certes; mais sa miséricorde
n'était pas accompagnée d'une compassion effective; parce
que, comme vous savez, toute véritable compassion suppose
quelque douleur; et partant le Fils de Dieu, dans le sein du
Père éternel, était également incapable de pâtir et de compa-
tir: et lorsque [p. i6] l'Ecriture attribue ces sortes d'affections
à la nature divine, vous n'ignorez pas [que] cette façon de
parler ne peut être que figurée. C'est ce qui a obligé le Sau-
veur à prendre une nature (') humaine, « parce qu'il voulait
ressentir une réelle et véritable pitié : » Ut misericors fieret.
Si donc il voulait être touché pour nous d'une pitié réelle et
véritable, il fallait qu'il prît une nature capable de ces émo-
tions; ou bien, disons autrement, et toutefois toujours dans
les mêmes principes : notre Dieu, dans la grandeur de sa
majesté, avait pitié de nous comme de ses enfants et de ses
ouvrages; mais depuis l'Incarnation, il a commencé à nous
plaindre comme ses frères, comme ses semblables, comme
des hommes tels que lui. Depuis ce temps-là, il ne nous a
pas plaints seulement comme l'on voit ceux qui sont dans le
port plaindre souvent les autres qu'ils voient agités sur la
mer d'une furieuse tourmente; mais il nous a plaints comme
ceux qui courent le même péril se plaignent les uns les
autres , par une expérience sensible de leurs communes
misères : enfin, l'oserai-jedire.'^ il nous a plaints, ce bon frère,
comme ses compagnons de fortune, comme ayant eu à passer
par les mêmes misères que nous; ayant eu, ainsi que nous,
une chair sensible aux douleurs, et un sang capable de s'émou-
voir, et une température de corps sujette, comme la nôtre, à
toutes les [p. i 7 j incommodités de la vie et à la nécessité ()
a. Hebr.^ H, 14. — b. IbiiL, 17.
1. Ms. CoDumniicavit.
2. Var. une chair humaine.
3. I.e jeune auteur veut dire simplement à la mortalité, i'rise à la Icllrc,
144
BONTÉ ET RIGUEUR DE DIEU.
âv la mort. C'est pourquoi l'Apôtre se glorifie de la grande
bcnignitc de notre Pontife : « Ah ! nous n'avons pas un
Pontife, dit-il ("), qui soit insensible à nos maux : » No7i
Iiabcnius {Pontîjïccni, qui non possit compati infirmitatibiis
nostris\ : pour quelle raison ? « Parce qu'il a passé par toute
sorte d'épreuves : » Tcntalwn pcr oninia.
\'ous le savez, chrétiens : parmi toutes les personnes dont
nous plaignons les disgrâces, il n'y en a point pour lesquelles
nous soyons émus d'une compassion plus tendre, que celles
ciue nous voyons dans les mêmes afflictions (') dont quelque
fâcheuse rencontre nous a fait éprouver la rigueur. Vous per-
dez un bon ami ; j'en ai perdu un autrefois : dans cette ren-
contre d'afflictions, ma douleur et ma compassion s'en
échauffera davantage ; je sais par expérience combien il est
sensible de perdre un ami. Ici je vous annonce une douce
consolation, ô pauvres, nécessiteux, malades, oppressés, enfin
cTénéralement misérables, quels que vous soyez : Jésus, mon
Pontife, n'a épargné à son corps ni les sueurs, ni les fatigues,
ni la faim, ni la soif, ni les infirmités, ni la mort : il n'a
épargné à son esprit ni les tristesses, ni les injures, ni les
ennuis, ni les appréhensions. O Dieu! qu'il aura d'inclination
de nous assister, nous qu'il voit du plus haut des cieux battus
de ces mêmes orages dont il a été autrefois attaqué ! Tenta-
tnni per oninia ! Il a tout pris jusques aux moindres choses,
« tout jusques aux plus grandes infirmités, [p. i8] si vous en
exceptez le ^èçhè\)> Absque peccato [^)\ encore connaît-il bien
par sa propre expérience combien est grand le poids du
péché ; « il a daigné porter les nôtres à la croix sur ses épaules
innocentes : » Peccata nostra ipse pertulit in corpo7'e smo super
ligmun (^). On dirait « qu'il s'est voulu rendre en quelque
a. Hebr.^ iv, 15. — b. Ibid. — c. I Petr.^ 11, 24.
l'expression nécessité dépasserait sa pensée; et il lui arriverait bientôt, contrai-
rement à son habitude, de se démentir. Il écrira en effet dans le sermon de
\ Exaltation de la sainte Croix (1653) : « Lui qui commande ainsi qu'il lui plaît
à la santé et aux maladies, il commandera à la vie de se retirer pour un temps
de son divin corps. Il ne veut pas que la nécessité naturelle ait aucune part
dans sa mort, parce qu'il en réserve toute la gloire à la charité infinie qu'il a
pour les hommes. » {i""^ poijtt.)
I. Var. affligées des mêmes infortunes.
BONTÉ ET RIGUEUR DE DIEU.
145
sorte semblable (') aux pécheurs : » In similitudinem carnis
peccati, dit saint Paul (''), afin de déplorer leur misère avec
une plus grande tristesse. De là ces larmes amères, de là
ces plaintes charitables que nous avons vues aujourd'hui
dans notre évangile.
Et je remarque, ô fidèles, que cette compassion ne l'a pas
seulement accompagné durant le cours de sa vie : car si
l'Apôtre l'a, comme vous voyez, attachée à sa qualité de
Pontife, selon sa doctrine tout Pontife doit compatir. Or
le Sauveur n'a pas seulement été mon Pontife, lorsqu'il
s'est immolé pour mes péchés sur la croix ; « mais à présent
il est entré au sanctuaire par la vertu de son sang, afin de
paraître pour nous devant la face de Dieu (^), » et y exercer
un sacerdoce éternel selon l'ordre de Melchisédech. Il est
donc pontife et sacrificateur à jamais ; c'est la doctrine du
même Apôtre : ce qui a donné la hardiesse à l'admirable
Origène de dire ces affectueuses paroles (') : « Mon Seigneur
Jésus pleure encore mes péchés ; il gémit et soupire pour
nous : » DoniiuMS métis Jésus htget etiam iitmc peccata niea ;
gémit suspiratque pi'o nobis ("). Il veut dire que, pour être
heureux, il n'en a pas dépouillé les sentiments d'humanité :
il a encore pitié de nous; il n'a pas oublié ses longs travaux,
ni toutes les autres épreuves de son laborieux pèlerinage ;
il a compassion [p. 19] de nous voir passer une vie dont il a
éprouvé les misères, qu'il sait être assiégée de tant de
diverses calamités. Ce sentiment le touche dans la félicité de
sa gloire, encore qu'il ne le trouble pas ; il agit en son cœur,
bien qu'il n'agite pas son cœur : si nous avions besoin de
larmes, il en donnerait.
Pour moi, je vous l'avoue, chrétiens, c'est là mon unique
espérance ; c'est là toute ma joie et le seul appui de mon
repos : autrement, dans quels désespoirs ne m'abîmerait pas
le nombre infini de mes crimes '^ Quand je considère le
sentier étroit sur lequel Dieu m'a commandé de marcher,
a. RofiL, viii, 3. — b. Hebr.^ IX, 12, 24. — c. In Lcvii.^ Ilom. vu, 2.
1. Vcu . il s'est rendu, autant qu'il s'est pu faire, semblable...
2. Bossuet cite de mémoire, tout en indiquant le passai;e, ainsi qu'il fait
d'ordinaire. Le texte porte : Salvator meus lui^ct e/iani nunc pecca/ti ///<</.
Salvator meus lœtari non potest^ donec e^o in iniquitiite pef nianeo.
Sermons do liossuct. **»
146 BONTÉ ET RIGUEUR DE DIEU.
la prodioicuse difficulté qu'il y a de retenir, dans un chemin
si glissant, une volonté si volage et si précipitée que la
mienne ; quand je jette les yeux sur la profondeur impéné-
tr.ible du cœur de l'homme, capable de cacher dans ses
replis tortueux tant d'inclinations corrompues dont je n'aurai
nulle connaissance ; enfm (juand je vois Tamour-propre faire
pour l'ordinaire la meilleure partie de mes actions : je frémis
d'horreur, o fidèles, qu'il ne se trouve beaucoup de péchés
dans les choses qui me paraissent les plus innocentes. Et
quand même je serais très juste devant les hommes, ô Dieu
éternel, quelle justice humaine ne disparaîtrait point devant
voire face ? et qui serait celui qui pourrait justifier sa vie, si
vous entriez avec lui dans un examen rigoureux ? Si le saint
apôtre saint Paul, après avoir dit avec une [p. 20] si grande
assurance, « qu'il ne se sent point coupable en soi-même, » ne
laisse pas de craindre « de n'être pas justifié devant vous : »
NiJiil niiJii coiiscius sum ; sed non in hoc justificatus suni (f) ;
que dirai-je, moi misérable? et quels devront être les troubles
de ma conscience ? Mais, ô mon aimable pontife, pontife
fidèle et compatissant à mes maux, c'est vous (') qui répandez
une certaine sérénité dans mon cœur, qui me fait vivre en
paix sous l'ombre de votre protection. Non, tant que je
vous verrai à la droite de votre Père avec une nature sem-
blable à la mienne, je ne croirai jamais que le genre humain
lui déplaise, et la terreur de sa majesté ne m'empêchera
point d'approcher de l'asile de sa miséricorde. Vous avez
voulu être appelé par le prophète Isaïe « un homme de
douleurs, et qui sait ce que c'est que d'infirmité (') : » Vwum
doloj'îim, et scientem infirnnitatem (^). Vous savez en effet
par expérience, vous savez ce que c'est que l'infirmité de
ma chair, et combien elle pèse à l'esprit, et que vous-même
en votre Passion avez eu besoin de toute votre constance
pour en soutenir la faiblesse : « L'esprit est fort, disiez-vous :
mais la chair est infirme (^): » cela me rend très certain que
vous aurez pitié de mes maux. [P. 21] Fortifiez mon âme, ô
Seigneur, d'une sainte et salutaire confiance, par laquelle
a. I Cor., IV, 4. — b. Is., Lin, 3. — c. Matth., XXVI, 41.
I. Addition, dont la vraie place a été reconnue par Gandar.— 2. Edit. l'infirmité.
BONTÉ ET RIGUEUR DE DIEU.
H7
me défiant des plaisirs, me défiant des honneurs de la terre,
me défiant de moi-même, je n'appuie mon cœur que sur
votre miséricorde ; et établi sur ce roc immobile, je voie
briser à mes pieds les troubles et les tempêtes qui agitent
la vie humaine.
Mais, ô Dieu, éloignez de moi une autre sorte de con-
fiance, qui règne parmi les libertins ; confiance aveugle et
téméraire, qui ajoutant l'audace au crime et l'insolence à
l'ingratitude, les enhardit à se révolter contre vous par l'es-
pérance de l'impunité. Loin de nous, loin de nous, ô fidèles !
une si détestable manie (') : car de même que la pénitence,
en même temps qu'elle amollit la dureté de nos cœurs, at-
tendrit aussi et amollit par ses larmes le cœur irrité de Jésus,
ainsi notre endurcissement nous rendrait à la fin le cœur du
même Jésus endurci et inexorable. Arrêtons-nous ici, chré-
tiens; et sur cette considération, entrons, avec l'aide de Dieu,
dans notre seconde partie.
SECOND POINT.
Ceux qui sont tant soit peu versés dans les Écritures
savent bien qu'une des plus belles promesses que Dieu ait
faite (^) à son Fils, est celle de lui donner l'empire de
tout l'univers, et de faire par ce moyen que tous les hommes
seraient (^) ses [p. 22] sujets. Or, encore que nous fassions
semblant d'être chrétiens, et qu'à nous entendre parler, on
pût croire que nous tenons ce titre à honneur, si est-ce
néanmoins que nous n'épargnons rien pour empêcher (jue
cet oracle divin ne soit véritable. Et certainement il s'en
faut beaucoup que le Sauveur ne règne sur nous: puisque
d'observer sa loi, c'est la moindre de nos pensées. Et toute-
fois, comme il serait très injuste qu'à cause de notre malice,
le Eils de Dieu fût privé d'un honneur qui lui est si bien dû;
1. « Le mot a ici toute la force de son acception primitive : dt'raison, folie. >
(Gandar.)
2, Un suivi du superlatif se construisait alors plus souvent avec le singulier
qu'avec le pluriel. On en trouve des exemples dans Racine, ScvigntS etc. ; et
sans aller plus loin, nous lirons dans le sermon LUiivanl : v\ l'no des choses qui
augmente... »
3. Dcforis, Lachixt : soient ses sujets. - Gandar : seront. ^C'cst la varianlc.)
1^8 BONTl-, FT Rir.UEUU DE DIEU.
lorsque par nos rebellions il seml^le que nous nous retirions
de son empire, il trouve bien le moyen d'y rentrer par une
autre voie. Le JMlsde Dieu donc peut régner en deux façons
sur les hommes.
Il y en a sur lesquels il règne par ses propres charmes,
par U;s attraits de sa grâce, par 1 équité de sa loi, par la dou-
ceur de ses promesses, par la force de ses vérités : ce sont
les justes, ses bien-aimés : et c'est ce règne que r3avid pro-
phétise en esprit au psaume xl[iv] : « Allez, ô le plus beau
des hommes, avec cette grâce et cette beauté qui vous est
si naturelle ; allez-vous-en, dit-il, combattre et régner : »
Specîe tuact piilchntndine tua (^). Que cet empire est doux,
chrétiens ! et de quel supplice, de quelle servitude ne seront
pas dignes ceux qui refuseront une domination si juste et si
agréable ? Aussi le Fils de Dieu [p. 23] régnera sur eux d'une
autre manière, bien étrange, et qui ne leur sera pas supporta-
ble: il y régnera par la rigueur de ses ordonnances, par l'exé-
cution de sa justice, par l'exercice de sa vengeance. Et de (')
ce règne il faut entendre le psaume 11, dans lequel Dieu est
introduit parlant à son Fils en ces termes : t Vous les régi-
rez, ô mon Fils, avec un sceptre de fer, et vous les romprez
tout ainsi qu'un vaisseau d'argile: » Reges eos in virgaferrea,
cttanquam vas figiili confringes eos (^), Et de ces vérités, nous
en avons un exemple évident dans le peuple juif.
Le Fils de Dieu vient à eux dans un appareil de douceur,
plutôt comme leur compagnon que comme leur maître.
C'était un homme sans faste et sans bruit, le plus paisible
qui fût au monde. Il voulait régner sur eux par sa miséri-
corde et par ses bienfaits, ainsi que je vous le disais tout à
l'heure. Mais comme il n'y a point de fontaine dont la course
soit si tranquille, à laquelle on ne fasse prendre par la résis-
tance la rapidité d'un torrent, de même le Sauveur, irrité
par tous ces obstacles que les Juifs aveugles opposent à sa
a. Ps.^ XLIV, 5. — b. Ps. 11,9. Ms. sicîtt. — Bossuet indique ensuite trois autres
versets de l'Écriture : Donec ponam inbnlcos \tnos scabeUum pedum iuorufit]. —
Domimis regnavit^ exultet terra... Doinimis regtiavit^irascanticr... Ps.., cix, i;
xcvi, i; xcvni, I.
I. Edit. C'est de ce règne qu'il faut... — L'inversion que nous rétablissons est
la leçon du ms. 11 y en a un autre exemple à la fin de l'alinéa.
BONTÉ ET RIGUEUR DE DIEU. 149
bonté, semble déposer en un moment toute cette humeur
pacifique. C'est ce qu'il leur fit entendre une fois, étant près
de Jérusalem, par une parabole excellente, rapportée en saint
Luc, [p. 24] dans laquelle il se dépeint soi-même sous la figure
d'un roi qui, s'en étant allé bien loin dans une terre étrangère,
apprend que ses sujets se sont révoltés contre lui ; et, pour
vous le faire court, voici la sentence qu'il leur prononce :
« Pour mes ennemis, dit-il (''), qui n'ont pas voulu que je
régnasse sur eux, qu'on me les amène, et qu'on les égorge
en ma présence : » où, certes, vous le voyez bien autre que
je ne vous le représentais dans ma première partie. Là, il
ne pouvait voir un misérable qu'il n'en eût pitié : ici, il fait
venir ses ennemis, et les fait égorger à ses yeux.
En effet, il a exercé sur les Juifs une punition exemplaire,
que vous voyez clairement déduite dans notre évangile : et
d'autant qu'il m'a semblé inutile de chercher bien loin des
raisons, où mon propre texte me fournit un exemple si visi-
ble et si authentique dans la désolation de Jérusalem, je me
suis résolu de me servir des moyens que le Fils de Dieu lui-
même semble m'avoir mis à la main. Je m'en vais donc em-
ployer le reste de cet entretien à vous représenter, si je puis,
les ruines de Jérusalem encore toutes fumantes du feu de la
colère divine ; [p. 25] et comme vous avez reconnu, dans notre
première partie, qu'il n'y a rien de plus aimable que les em-
brassements du Sauveur, j'espère qu'étant étonnés dans le
fond de vos consciences d'un événement si tragique, vous
serez contraints d'avouer qu'il n'y a rien de plus terrible que
de tomber en ses mains, quand sa bonté, surmontée par la
multitude des crimes, est devenue implacable : pour cela, je
toucherai seulement les principales circonstances.
Jérusalem, demeure de tant de rois, qui, dans le temps
qu'elle fut ruinée, était sans difficulté la plus ancienne ville
du monde, et le pouvait disputer en beauté avec celles qui
étaient les plus renommées dans tout l'Orient, pendant deux
mille et environ deux cent[s] ans qui ont mesuré sa durée.
a certainement éprouvé beaucoup de différentes fortunes:
mais nous pouvons tout(îfois assur(M- (]ii(\ tandis quelle est
a. J.in.^ XIX, 12, et seqq.
T c^o TlONTlt ET RIGUEUR DE DIEU.
Jcincurce dans l'olxservance de la loi de Dieu, elle était la
plus paisible et la plus heureuse ville du monde. Mais déjà
il y avait longtemps qu'elle se rendait de plus en plus rebelle
à ses volontés, qu elle souillait ses mains par le meurtre de
ses saints prophètes, et attirait sur sa tête un déluge de
sang [p. 26] innocent qui se grossissait tous les jours ; jus-
ques à tant que ses iniquités étant montées jusques au
dernier comble, elles contraignirent enfin la justice divine à
en faire un châtiment exemplaire. Comme donc Dieu avait
résolu que cette vengeance éclatât par tout l'univers, pour
servir à tous les peuples et à tous les âges d'un mémorial
éternel, il y voulut employer les premières personnes du
monde, je veux dire les Romains, maîtres de la terre et des
mers, Vespasien {') et Tite, que déjà il avait destinés à
l'empire du genre humain : tant il est vrai que les plus
grands potentats de la terre ne sont, après tout, autre chose
que les ministres de ses conseils !
Et afin que vous ne croyiez pas que ce débordement de
l'armée romaine dans la Judée soit plutôt arrivé par un évé-
nement fortuit, que par un ordre exprès de la Providence
divine, écoutez la menace qu'il en fait à son peuple par la
bouche de son serviteur Moïse ; c'est-à-dire plusieurs cen-
taines d'années (^) avant que ni Jérusalem ni Rome fussent
bâties ; elle est couchée au Deutéronome, chapitre xxviii :
« Israël, dit Moïse, si tu résistées] jamais aux volontés de
ton Dieu, il amènera sur toi, des extrémités de la terre, une
nation inconnue, dont [p. 27] tu ne pourras entendre la
langue ('') ; » c'est-à-dire, avec laquelle tu n'auras aucune
sorte de commerce : ce sont les propres mots de Moïse.
Un mot de réflexion, chrétiens. Les Mèdes, les Perses,
les Syriens, dont nous apprenons, par l'histoire, que Jérusa-
lem a subi le joug avant sa dernière ruine, étaient tous peu-
ples de l'Orient, avec lesquels, par conséquent, elle pouvait
entretenir un commerce assez ordinaire : mais pour les Ro-
a. Deut.^ XXVni, 49.
1. Ms. Vespasian et Tite. Mais plus loin : Titus.
2. Edit.^ jusqu'à Gandar : six à sept cents ans. — C'est une glose de Deforis.
L'auteur lui-même, en se relisant plus tard, a note entre les lignes : 13 à 14
cent \s\ ans. — Entendez : avant Jï^'.SUS-Christ.
BONTÉ ET RIGUEUR DE DIEU.
T=;i
mains, que de vastes mers, que de longs espaces de terre les
en séparaient ! Rome à l'Occident, Jérusalem, à son égard,
presque dans les confins de l'Orient : c'est ce qu'on appelle
proprement les extrémités de la terre. Aussi les Romains
s'étaient déjà rendus redoutables par tout le monde, que les
Juifs ne les connaissaient encore que par quelques bruits
confus de leur grandeur et de leurs victoires. Mais poursui-
vons notre prophétie.
« Ce peuple viendra fondre sur toi tout ainsi qu'une aigle
volante : » In similitudinem aqîùlœ volantis. Ne vous semblc-
t-il pas à ces marques reconnaître le symbole de l'empire
romain, qui portait dans ses étendards un (') aigle aux ailes
déployées ? Passons outre. « Une nation audacieuse, conti-
nue Moïse ('') » (et y eut-il jamais peuple plus orgueilleux
que les Romains, ni qui eût un plus grand mépris pour tous
les autres peuples du monde, qu'ils considéraient à leur égard
comme des esclaves '^) « qui ne respectera point tes vieil-
lards, et n'aura point de pitié de tes enfants.» Ceci me fait sou-
venir de cette fatale journée dans laquelle [p. 28] les soldats
romains étant entrés de force dans la ville de Jérusalem, sans
faire aucune distinction de sexe ni d'âge, les enveloppèrent
tous dans un massacre commun. Quoi plus ? « Ce peuple, dit
Moïse, t'assiégera dans toutes tes places: » et il paraît par
l'histoire qu'il n'y en eut aucune dans la Judée qui n'ait été
contrainte de recevoir garnison romaine, et quasi toutes après
un long siège. Et enfin « ils porteront par terre tes hautes
et superbes murailles qui te rendaient insolente:» Dcstriicu-
tui' mûri tui Jirmi atque si tb limes, in qnibns habcbas Juiii-
ciami^'). Ne dirait-on pas que le prophète a voulu dépeindre
ces belles murailles de Jéru3alem, ces fortifications si régu-
lières, ces remparts si superbement élevés, « ces tours de si
admirable structure, qu'il n'y avait rien de semblable dans
tout l'univers, » selon que le rapporte Josèphe (') ? Ht tout
cela toutefois fut tellement renversé, qu'au dire du iiicme
a. Dent., XXVHl, 50. — /;. Ibid., xxvni, 52. — c. /V AV//. fudaic, VI. (^
[al. V, 4, 3l.
I. « liossuet à (|ualre li;4nes d'inUMN aile dit uulirtVrcnnncnl /////• aii;lo cl ////
aigle. ^> ( lidfidiir.) VA ( cla, en sens in\ci>e lU- liisa^e ai tiicl.
152 HONTr. ET RIGUEUR DE DIEU.
|()S(j|)he, historien juif, Lcinoiii oculaire de toutes ces choses
et de celles que j'ai à vous dire, « il n'y resta pas aucun ves-
tige que cette ville eût jamais été (''). »
O redoutable fureur de Dieu, qui anéantis tout ce que
ui frappes! Mais il fallait accomplir la prophétie démon
Maître, qui assure dans mon évangile, « qu'il ne demeurerait
pas [)ierre sur pierre dans l'enceinte d'une si [p. 29] grande
\'ille : » A^on rclinqucni in te lapident super lapiciem (^).
C'est ce que firent les soldats romains, en exécution des
ordres de Dieu : et Tite, leur capitaine et le fils de leur
empereur, après avoir mis à ^n cette fameuse expédition,
resta toute sa vie tellement étonné des marques de la ven-
geance divine, qu'il avait si évidemment découverte dans la
suite de cette guerre, que, quand on lui (') congratulait une
conquête si glorieuse : «Non, non, disait-il, ce n'est pas moi
qui ai dompté les Juifs ; je n'ai fait que prêter mon bras à
Dieu, qui était irrité contre eux (c). » Parole que j'ai d'autant
plus soigneusement remarquée, qu'elle a été prononcée par
un empereur infidèle, et qu'elle nous est rapportée par Philo-
strate, historien profane, dans la vie d'Apollonius Tyaneus.
Après cela, chrétiens, nous qui sommes les enfants de Dieu,
comment ne serons-nous point effrayés de ses jugements,
qui étonnent jusqu'à ses ennemis ?
Mais ce n'est ici que la moindre partie de ce qu'il prépare
à ce peuple : vous allez voir tout à l'heure quelles machines
il fait jouer, quand il veut faire sentir la pesanteur de son
bras aux grandes villes et aux nations tout entières ; et Dieu
veuille que nous n'en voyions pas quelque funeste exemple
en nos jours ! Non, non, nation [p. 30] déloyale, ce n'est pas
assez, pour te punir, de l'armée des Romains : non [que] les
Romains, je l'avoue, ne soient de beaucoup trop forts pour
toi ; et c'est en vain que tu prétends défendre ta liberté
contre ces maîtres du monde. Mais, s'ils sont assez puissants
pour te surmonter, il faut quelque chose de plus pour t'afïii-
a. De BelLJudaic.Nl, 18 [al. VII, i]. — b. Luc.-^ix, ^. — c. Philost., ApolL
Tyan. Vit.^ VI, 14.
I. Telle est la leçon de 1652. Mais Bossuet s'étant relu, vers 1675, a corrigé :
«, Quand on le congratulait d'une conquête... »
BONTÉ ET RIGUEUR DE DIEU. I :;
DO
ger ainsi que tu le mérites : que deux ou trois troupes de
Juifs séditieux entrent donc dans Jérusalem, et qu'elle en
devienne la proie, afin que tous ensemble ils deviennent la
proie des Romains.
O Dieu, quelle fureur! l'ennemi est à leurs portes, et je
vois dans la ville trois ou quatre factions contraires qui se
déchirent entre elles, qui toutes déchirent le peuple, se fai-
sant entre elles une guerre ouverte pour l'honneur du com-
mandement ; mais unies toutefois par la société de crimes
et de voleries. Figurez-vous dans Jérusalem plus de vingt-
deux mille hommes de guerre, gens de carnage et de sang,
qui s'étaient aguerris par leurs brigandages ; au reste si
déterminés, qu'on eût dit, rapporte Josèphe (''), qu'ils se
nourrissaient d'incommodités, et que la famine et la peste
leur donnassent (') de nouvelles forces. Toutefois, messieurs,
ne les considérez pas comme des soldats destinés contre les
Romains : ce sont des bourreaux que Dieu a armés les uns
contre les autres. Chose incroyable, [p. 31] et néanmoins très-
certaine ! à peine retournaient-ils d'un assaut soutenu contre
les Romains, qu'ils se livraient dans leur ville de plus cruelles
batailles : leurs mains n'étaient pas encore essuyées du sang
de leurs ennemis, et ils les venaient tremper dans celui de
leurs citoyens : Tite les pressait si vivement, qu'à peine
pouvaient-ils respirer ; et ils se disputaient encore les armes
à la main à qui commanderait dans cette ville réduite aux
abois, qu'eux-mêmes avaient désolée par leurs pilleries, et qui
n'était presque plus qu'un champ couvert de morts.
Vous vous étonnez à bon droit de cet aveuglement dont
ils sont encore menacés dans mon vingt-huitième chapitre
du Deutéronome : Pcrcutiam vos anientia et fur or e mentis ('') :
« Je vous frapperai de folie et d'aliénation d'esprit. » Mais
peut-être vous ne remarquez pas que Dieu a laissé tomber
les mêmes fléaux sur nos têtes. La France, hélas ! notre
commune patrie, agitée depuis si longtemps par une guerre
a. De Ju'll.Jitdiïic, lib. VI, lo. — b. Deiil.^ XXVUI, 28. Penutiat te Domintts....
I. Edit. leur donnaient. — Le ms. j)()rte le subjonctif (style indirect); c'est
même une correction. On trouve souvent des exemples de cette construction
dans Bossuet et ses contemporains, notamment dans la traduction de Dioj^ènc
Laërce, par Rac ine.
T54 BONTÉ ET RIGUEUR DE DIEU.
ctranc:èrc, achève de se désoler par ses divisions intesti-
iK's ('). l^ncore, parmi les Juifs, tous les deux partis conspi-
raient à repousser l'ennemi commun, bien loin de vouloir se
fortifier par son secours, ou y entretenir quelque intelli-
gence : le moindre soupçon en était puni de mort sans
rémission. Et nous, au contraire... Ah ! [p. 32] fidèles, n'ache-
vons pas ; épargnons un peu notre honte. Songeons plutôt
aux moyens d'apaiser la juste colère de Dieu, qui commence
à éclater sur nos têtes ; aussi bien la suite de mon récit me
rappelle.
Je vous ai fait voir l'ennemi qui les presse au dehors des
murailles ; vous voyez la division qui les déchire au dedans
de leur ville : voici un ennemi plus cruel qui va porter une
guerre furieuse au fond des maisons. Cet ennemi dont je
veux parler, c'est la faim, qui, suivie de ses deux satellites,
la rage et le désespoir, va mettre aux mains, non plus les
citoyens contre les citoyens, mais le mari contre la femme
et le père contre les enfants ; et cela pour quelques vieux
restes de pain à demi rongés. Que dis-je pour du pain ? ils
eussent [été ] trop heureux : pour cent ordures qui sont remar-
quées dans l'histoire, et que je m'abstiens de nommer par
le respect de cette audience ('') ; jusques-là qu'une femme
dénaturée, qui avait un enfant dans le berceau (ô mères
détournez vos oreilles!) eut bien la rage de le massacrer,
de le faire bouillir, et de le manger (''). Action abominable,
et qui fait dresser les cheveux, prédite toutefois dans le
chapitre du Deutéronome que j'ai déjà cité tant de fois :
« Je te réduirai à une telle extrémité de famine, que tu
mangeras le fruit de ton ventre : » Comedes fructum uteri
[P. 2)o\ Et, à la vérité, chrétiens, quand je fais réflexion sur
les diverses calamités qui affligent la vie humaine, entre tou-
tes les autres la famine me semble être celle qui représente
mieux l'état d'une âme criminelle, et la peine qu'elle mérite.
a. De Bell. Judaic, VI, 17 [al. lib. VI, cap. xni, n. 7]. — h. Ibid., VII, VHI
[al. lib. VI, cap. ni, n. 4J. — c. Dent., xxvin, 53.
1. « Les guerres de la Fronde, dont les suites se prolongèrent, ainsi que la
guerre contre l'Espagne, jusqu'au traite' des Pyrénées, en 1659. » (Gandar.)
BONTÉ ET RIGUEUR DE DIEU. 155
L'âme, aussi bien que le corps, a sa faim et sa nourriture :
cette nourriture, c'est la vérité, c'est un bien permanent et
solide, c'est une pure et sincère beauté ; et tout cela c'est
Dieu même. Comme donc elle se sent piquée d'un certain
appétit qui la rend affamée de quelque bien hors de soi, elle
se jette avec avidité sur l'objet des choses créées qui se pré-
sentent à elle, espérant s'en rassasier. Mais ce sont viandes
creuses, qui ne sont pas assez fortes et n'ont pas assez de
corps pour la sustenter ; au contraire, la retirant de Dieu,
qui est sa véritable et solide nourriture, ils la jettent insen-
siblement dans une extrême nécessité, et dans une famine
désespérée. D'oi^i vient que l'Enfant prodigue, si vous y
prenez garde, sortant de la maison paternelle, arrive en un
pays où il y a une horrible famine('') ; et le Mauvais riche,
enseveli dans les flammes, demande et demandera éternel-
lement une goutte d'eau, qui ne lui sera jamais accordée {^').
C'est la véritable punition des damnés, toujours tourmentés
d'une faim et d'une soif si enragée, qu'ils se rongent et se
consument eux-mêmes dans leur désespoir. Que si vous
voulez voir une image de l'état où ils sont, jetez les yeux
sur cette nation réprouvée, enclose dans les murailles de
Jérusalem.
[P. 34] Il n'est pas croyable combien il y avait de monde
renfermé dane cette ville : car outre que JérLisalem était déjà
fort peuplée, tous les Juifs y étaient accourus de tous côtés,
afin de célébrer la Pâque, selon leur coutume. Or chacun sait
la religion de ce peuple pour toutes ses cérémonies. Comme
donc ils y étaient assemblés des millions entiers, l'armée
romaine survint tout à coup et forma le siège, sans que l'on eût
le loisir de pourvoir à la subsistance d'un si grand peuple.
Ici je ne puis que je n'interrompe mon discours pour admirer
vos conseils, ô éternel Roi des siècles, qui choisissez si bien
le temps de surprendre vos ennemis. Ce n'était pas seule-
ment les habitants | de] Jérusalem, c'était tous les Juifs que
vous vouliez châtier. Voilà donc, pcnir ainsi dire, toute la
nation enfermée dans uncî même prison, comme étant déjà
par vous condamnée au dernier supplice : et cela dans le
(i. /.7/r., XV, 14. — fi. Ihid.^ XVI, 24.
I JÔ BONTÉ ET RIGUEUR DE DIEU.
tcmi)s dr IWqucs ('), la principale de leurs solennités; pour
accomplir cette fameuse prophétie, par laquelle vous leur
dénonciez « que vous changeriez leurs fêtes en deuil : » Con-
vertatn fcstivitatcsvestras in ///r///;;/('). Certes, vous vous êtes
souvenu, ô graïul Dieu, que c'était dans le temps de Pâques
qu(! leurs pères avaient osé emprisonner le Sauveur : vous
leur rendez leur change, 6 Seigneur! et dans le même temps
de Pcàques, vous (emprisonnez dans la capitale de leur pays
le.urs |p. iÇ\ enfants, imitateurs de leur opiniâtreté.
Va\ effet, qui considérera l'état de Jérusalem, et les travaux
dont l'empereur Titus fit environner ses murailles, il la
prendra plutôt pour une prison que pour une ville : car
encore que son armée fut de prés de soixante mille hommes
des meilleurs soldats de la terre, il ne croyait pas pouvoir
tellement tenir les passages fermés, que les Juifs, qui savaient
tous les détours des chemins, n échappassent à travers de
son camp, ainsi que des loups affamés, pour chercher de la
nourriture. Jugez de l'enceinte de la ville, que soixante mille
hommes ne peuvent assez environner. Que fait-il ? Il prend
une étrange résolution, et jusques alors inconnue : ce fut de
tirer tout autour de Jérusalem une muraille, munie de
quantité de forts ; et cet ouvrage, qui d'abord paraissait
impossible, fut achevé en trois jours, non sans quelque vertu
plus qu'humaine. Aussi Josèphe remarque « que je ne sais
quelle ardeur céleste saisit tout à coup l'esprit des soldats (''),»
de sorte qu'entreprenant ce grand œuvre sous les auspices
de Dieu, ils en imitèrent la promptitude.
Voilà, voilà, chrétiens, la prophétie de mon évangile
accomplie de point en point. Te voilà assiégée de tes en-
nemis, comme mon Maître te l'a prédit quarante ans aupa-
ravant, ô Jérusalem, te voilà « pressée de tous côtés ; ils
t'ont mise à l'étroit, ils t'ont environnée de remparts et de
lorts C^^) : » ce sont les mots de mon texte; et y a-t-il une
seule parole [p. 36] qui ne semble y avoir été mise pourdépein-
a. De Hcll.Judaic.^ \\\\, (al. lib. V, cap. Xil, n" 2). — b. Luc.^ xix, 43.
F. lîossuet n'a qu'un même mot pour les deux formes maintenant usitées : la
Pâque des Juifs ; le temps de Pâques. Partout il écrit Pasqiic.
2. M s. Dies vesiros fcstos in plancium.
BONTÉ ET RIGUEUR DE DIEU. 157
dre cette circonvallation, non de lignes, mais de niurdilles ?
Depuis ce temps, quels discours pourraient vous dépeindre
leur faim enragée, leur fureur et leur désespoir ; et la prodi-
gieuse quantité de morts qui gisaient dans leur rue ('), sans
espérance de sépulture, exhalant de leurs corps pourris le
venin, la peste et la mort?
Cependant, ô aveuglement ! ces peuples insensés, qui
voyaient accomplir à leurs yeux tant d'illustres prophéties
tirées de leurs propres livres, écoutaient encore un tas de
devins qui leur promettaient l'empire du monde : comme
l'endurci Pharaon, qui voyant les grands prodiges que la
main de Dieu opérait par la main de Moïse et d'Aaron ses
ministres, avait encore recours aux illusions de ses enchan-
teurs ("). Ainsi Dieu a accoutumé de se venger de ses enne-
mis : ils refusent de solides espérances, il les laisse séduire
par mille folles prétentions; ils s'obstinent à ne vouloir point
recevoir ses inspirations : il leur pervertit le sens, il les aban-
donne à leurs conseils furieux ; ils s'endurcissent contre lui;
« le ciel après cela devient de fer sur leur tête : » Dabo vobis
cœlurn desuper sicut ferrum (^)\ il ne leur envoie plus [p. '^'j^
aucune influence de grâce.
Ce fut cet endurcissement qui fit opiniâtrer les Juifs contre
les Romains, contre la peste, contre la famine, contre Dieu
qui leur faisait la guerre si ouvertement; cet endurcissement,
dis-je, les fit tellement opiniâtres, qu'après tant de désastres
il fallut encore prendre leur ville de force : ce qui lut le
dernier trait de colère que Dieu lança sur elle. Si on eût
composé, à la faveur de la capitulation beaucoup de Juifs
se seraient sauvés. Tite lui-même ne les voyait périr qu'à
regret. Or il fallait à la justice divine un noml^re infini de
victimes; il voulait (-) voir onze cent mille hommes couchés
sur la place, dans le siège d'une seule ville : et après cela
encore, poursuivant les restes de cette nation déloyale, il les
a dispersés par toute la terre. Pour quelle raison ? CcMnme
a. Exod.^ vu, II. — b. Lcvil.^ xxvi, 19. — Ms. desuper ferreum.
1. /:////. leurs rues. — « Le singulier est très facile h comprendre: chacun dans
sa rue. » (Gnudar.)
2. //, c'est-h-dire Dicir. — Laissons se scandaliser ceux qui oublient le deicidc.
1^8 liONTl'. ET KTCUF.UK DE DIEU.
les lîuigLstrats, après avoir fait rouer quelques malfaiteurs,
ordonnent que l'on exposera en plusieurs endroits, sur les
grands chemins, leurs membres écartelés, pour faire frayeur
aux autres scélérats; cette comparaison vous fait horreur :
tant V a que Dieu s'est comporté à peu près de même. Après
avoir exécuté sur les Juifs l'arrêt de mort que leurs propres
prophètes leur avaient, il y avait si longtemps, prononcé, il
les a épandus ça et là parmi le monde, portant de toutes
[parts] imprimée sur eux la marque de sa vengeance (');
[p. i,S] peuple monstrueux, qui n'a ni feu ni lieu, sans pays, et
de tout pays; autrefois le plus heureux du monde, maintenant
la fable et la haine de tout le monde ; misérable sans être
plaint de qui que ce soit ; devenu, dans sa misère, par une
certaine malédiction, la risée des plus modérés. Ne croyez
pas toutefois que ce soit mon intention d'insulter à leur
infortune : non ; à Dieu ne plaise que j'oublie jusques à ce
point la gravité de cette chaire! mais j'ai cru que, mon
évangile nous ayant présenté cet exemple, le Fils de Dieu
nous invitait à y faire quelque réflexion. Donnez-moi un
moment de loisir pour nous appliquer à nous-mêmes celles
que nous avons déjà faites, qui sont peut-être trop géné-
rales.
Chrétiens, quels que vous soyez, en vérité, quels senti-
ments produit dans vos âmes une si étrange révolution ? Je
pense que vous voyez bien par des circonstances si remar-
quables, et par le rapport de tant de prophéties (et il y en a
•une infinité d'autres qui ne pouvai[en]t pas être expliquées
dans un seul discours), vous voyez bien, dis-je, que la main
de Dieu éclate dans cet ouvrage. Au reste, ce n'est point ici
une histoire qui se soit passée dans quelque coin inconnu de
la terre, ou qui soit venue à nous par quelques bruits incer-
tains : [p. 39] cela s'est fait à la face du monde ; Josèphe,
historien juif, témoin oculaire, également estimé et des
nôtres et de ceux de sa nation, nous l'a raconté tout au
I. Les éditeurs en coupant ici la phrase, et faisant un nouvel alinéa de ce qui
n'est qu'une simple apposition, faussent la pensée de Bossuet. M. Gandar s'en
autorise pour récriminer contre l'exaltation croissante, les emportements et même •
le fanatisme de cette seconde partie du sermon. (Bossuet orateur^ 6b.)
BONTÉ ET RIGUEUR DE DIEU. I 59
long ; et il me semble que cet accident est assez considé-
rable pour mériter que vous y pensiez.
Vous croirez peut-être que la chose est trop éloignée de
notre âge pour nous émouvoir ; mais, certes, ce nous serait
une trop folle pensée de ne pas craindre, parce que nous ne
voyons pas toujours à nos yeux quelqu'un frappé de la fou-
dre. Vous devriez considérer que Dieu ne se venge pas
moins, encore que souvent il ne veuille pas que sa main pa-
raisse. Quand il fait éclater sa vengeance, ce n'est pas pour
la faire plus grande : c'est pour la rendre exemplaire ; et un
exemple de cette sorte, si public, si indubitable, doit servir
de mémorial es siècles des siècles. Car enfm, si Dieu en ce
temps-là haïssait le péché, il n'a pas commencé à lui plaire
depuis : outre que nous serions bien insensés d'oublier la
tempête qui a submergé les Juifs, puisque nous voyons à
nos yeux des restes de leur naufrage, que Dieu a jetés, pour
ainsi dire, à nos portes ('). Et ce n'est pas pour autre raison
que Dieu conserve les Juifs ; c'est afin de faire durer l'exem-
ple de sa vengeance. Enfm il est bien étrange que nous
aimions [mieuxj [p. 40] nous-mêmes peut-être servir d'exem-
ple, que de faire profit de celui des autres (').
Quand nous ne verrions dans le peuple juif qu'une grande
nation qui est tout à coup renversée, ce serait assez pour
nous faire craindre la même [punition], particulièrement en
ces temps de guerre, où sa justice nous poursuit et nous
presse si fort. Mais si nous considérons que c'est le peuple
juif, autrefois le peuple de Dieu, auquel nous avons succédé,
qui fait la figure de tout ce qui doit nous arriver, selon que
l'enseigne l'Apôtre (") : nous trouverons que cet exemple
nous touche bien plus près que nous ne pensons ; puiscpie,
étant l'Israël de Dieu et les vrais enfants de la race d'Abra-
ham, nous devons hériter aussi bien des menaces cjue des
promesses qui leur sont faites.
a. I Cor.j X, 6, 1 1 .
1. « A nos vc'u.x'y â nos pot tes : allusion directe aux Juifs qui habitaient Metz. »
{Gandar.)
2. Les anciens éditeurs conser\ ont ici la phrase suiv.mle, effacée .ui nis. :
« La main de Dieu est sur nous trop visiblement pour ne le pas reconnaître ; et
il est Icnips dcsormaib que noub préveniunb ba jUble fureur [)ar la pénitence. >
l6o BONTÉ ET RICUKUK DE DIEU.
Il
Mais il faut, ô pécheur, il faut que j'entre avec toi dans
le discussion plus exacte; il faut que j'examine si tu es
beaucoup moins coupable que ne sont les Juifs. Tu me dis
(ju'ils n'ont pas connu le Sauveur: et toi, penses-tu le con-
naître ? fe ic. tlis en un mot, avec Tapôtre saint Jean, que
« qui pèche ne le connaît pas, et ne sait qu'il (') est : » Qui
pcccat. non vidit eu m, ncc cognovit eum (^). Tu l'appelles ton
Maître [p. 41] et ton Seigneur; oui, de bouche. Tu te moques
de lui ; il faudrait le dire du cœur. Et comment est-ce que le
cœur parle 1 Par les œuvres : voilà le langage du cœur; voilà
ce qui fait connaître ses intentions. Au reste, ce cœur, tu
n'as garde de le lui donner ; tu ne le peux pas : tu dis toi-
même qu'il est engagé ailleurs dans des liens que tu appelles
bien doux. Insensé, qui trouves . doux ce qui te sépare de
Dieu ! Et après cela, tu penses connaître son Fils! Non, non,
tu ne le connais pas ; seulement tu en sais assez pour être
damné davantage: comme les Juifs, dont les rébellions ont
été punies plus rigoureusement que celles des autres peuples,
parce qu'ils avaient reçu des connaissances plus particulières.
Mais, direz-vous, les Juifs ont crucifié le Sauveur. Et
ignorez-vous, ô pécheurs ! que vous foulez (f) aux pieds le
sang de son testament; que vous faites pis que de le crucifier;
que, s'il était capable de souffrir, un seul péché mortel lui
causerait plus de douleur que tous ses supplices ? Ce n'est
point ici une vaine exagération ; il faut brûler toutes les
Ecritures, si cela n'est vrai. Elles nous apprennent qu'il a
voulu être crucifié pour anéantir le péché ; par conséquent,
il n'y a point de doute qu'il ne lui soit plus insupportable que
sa propre croix. Mais je vois bien qu'il faut vous dire quelque
chose de plus : je m'en [vais] avancer une parole bien hardie,
et qui n'en est pas moins véritable. Le plus grand crime des
j uifs n'est pas d'avoir fait mourir le Sauveur. Cela vous étonne:
a. \ Joan.^ m, 6. — Ms. nesclt eum et...
1. Edit. qui il est. — Correction peu nécessaire. L'auteur aime à traduire
littéralement l'Ecriture : ne sait qu'il est, c'est-à-dire, ignore qu'il existe.
2. Edit. qui foulez. — Gandar lui-même a cru nécessaire, ici encore, de cor-
riger Bossuet. Pour nous, nous ne voyons rien à reprendre dans la phrase du
manuscrit, que nous reproduisons. Que l'auteur eût pu s'exprimer comme le
veulent les éditeurs, nous n'en disconvenons pas ; mais ce n'est pas une raison
suffisante pour refaire un texte irréprochable.
IJONTÉ ET RIGUEUR DE DIEU. l6l
je le prévoyais bien ; mais je ne m'en [p. 42] dédis pourtant
pas ; au contraire, je prétends bien vous le faire avouer à
vous-mêmes. Et comment cela ? Parce que Dieu, depuis la
mort de son Fils, les a laissés encore quarante ans sans les
punir. Tertullien remarque très bien « que ce temps leur était
donné pour en faire pénitence (") : » il avait donc dessein de
leur pardonner. Par conséquent, quand il a usé d'une puni-
tion si soudaine, il y a eu quelque autre crime qu'il ne pou-
vait plus supporter, qui lui était plus insupportable que le
meurtre de son propre Fils. Quel est ce crime si noir, si
abominable ? C'est l'endurcissement, c'est l'impénitence. S'ils
eussent fait pénitence, ils auraient trouvé, dans le sang qu'ils
avaient violemment épandu, la rémission du crime de l'avoir
épanché.
Tremblez donc, pécheurs endurcis, qui avalez l'iniquité
comme l'eau, dont l'endurcissement a presque étouffé les
remords de la conscience ; qui, depuis des années, n'avez
point de honte de croupir dans les mêmes ordures, et de
charger des mêmes péchés les oreilles des confesseurs. Car
enfin ne vous persuadez pas que Dieu vous laisse rebeller
contre lui des siècles entiers. Sa miséricorde est infinie; mais
ses effets ont leurs limites prescrites par sa sagesse : elle qui
a compté les étoiles, qui a borné cet univers dans une rondeur
finie, qui a prescrit des bornes aux Ilots de la mer, a marqué
la hauteur jusques où elle a résolu de laisser monter les ini-
quités ('). Peut-être t'attendra-t-il encore quelque temps :
peut-être ; mais, ô Dieu ! qui le peut savoir ? C'est un secret
qui est caché dans l'abîme de votre Providence. Mais enfin,
tôt ou tard, ou tu mettras fin à tes crimes par la pénitence, ou
Dieu l'y mettra par la justice de sa vengeance : tu ne perds
rien pour différer. Les hommes se hâtent d'exécuter leurs
desseins, parce qu'ils ont peur de laisser échapper les occa-
sions, qui ne consistent qu'en certains moments dont la luite
est si précipitée : Dieu, tout au contraire ; il sait cpie rien ne
lui échappe, qu'il te fera bien payer l'intérêt de ce qu'il t'a si
longtemps attendu.
a. Advers. M union. ^ ni, 23.
I. Giindar : tes iniquités.
Sermons de Bossuct. i*
l62
lU^NII-: KT KIGUKUK Dl-: DIKU.
Ouc s'il coniinciux; une fois à appuyer sa main sur nous,
ô Dieu ! que devieiulroiis-nous ? (juel antre assez ténébreux,
qu''l abime assez profond nous pourra soustraire à sa fureur ?
Son bras tout-puissant ne cessera de nous poursuivre, de nous
abattre, de nous désoler : il ne restera plus en nous pierre sur
pierre ; tout ira en désordre, en confusion, et en une déca-
dence éternelle. Je vous laisse dans cette pensée : j'ai tâché
de vous faire voir, selon que Dieu me l'a inspiré, d'un côté la
miséricorde qui nous invite, d'autre part la justice qui nous
efrraie('); c'est à nous à choisir, chrétiens; et encore que je sois
assuré de vous avoir fait voir de quel côté il faut se porter, il
y a grand danger que nous ne prenions le pire. Tel est l'aveu-
glement de notre nature. Mais Dieu, par sa grâce, vous
veuille donner, et à moi, de meilleurs conseils !
I. Gandar : qui vous invite,... qui vous effraye c'est à vous... Pour trouver au
manuscrit ces dernières lignes, se reporter de la f. 252 à la f. 231.
^^. :^^ :i^ ^^ ^. ^ ^. ^. ^. ^. ^. ^ ^^ ^^ -^ ■■:.:'& :;^
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SERMON POUR LA NATIVITE de la
SAINTE VIERGE ('),
(3'^ des éditions), prêché à Metz devant le maréchal
de Schonberg, le dimanche 8 s-ptembre, 1652.
'h
Les premiers éditeurs, jugeant ici nécessaire de prêter à Bossuet
le secours de leur expérience, ont abrégé l'exorde, rajeuni çà et là
le style, et ajouté à l'œuvre une conclusion d'emprunt. La rédaction
de ce discours semble en effet avoir été improvisée. Pris de court,
l'auteur n'a pas même eu loisir de récrire les passages considérables
qu'il reprend dans une de ses plus récentes compositions de Paris
{Rosaire, 1651); il se contente d'y renvoyer ; et cela même, dans les
premières parties seulement.
La date de 1652 avait été proposée par M. Floquet {Etudes.., I,
203). Elle était indiquée par l'allocution à Schonberg et à Marie de
Hautefort. Elle est confirmée par l'étude du manuscrit, où tout
est archaïque, l'éloquence, la langue et l'orthographe. M. Gazier, qui
le croyait perdu {Choix de sennoiis, p. 37), a renoncé à tort à la date
de M. Floquet, pour se rapprocher de celle de M. Lâchât, qui, avec
une singulière étourderie, quand il s'agit d'un sermon pour le 8 sep-
tembre, le déclare <i prêché à Metz, dans la fin de 1655, ou da)is le
covunencement de 1656.» (XI, 100.)
(2uis, pu tas, puer iste erit?
Quel pensez-vous que sera cet en-
fant.^ {L7ic.,iy66.)
AVANT la naissance du Sauveur Jésus, tout ce qu'il y
avait de gens de bien sur la terre, qui vivaient atten-
dant la rédemption d'Israël, ne faisaient autre chose que
soupirer après sa venue : et par des vœux ardents pres-
saient le Père éternel d'envoyer bientôt à son peuple son
unique libérateur. Que si parmi leurs désirs il leur paraissait
quelque signe que ce temps bienheureux approchât, il n'est
pas croyable avec combien de transports toutes les puissan-
ces ( ) de leurs âmes éclataient en actions de grâces. Si donc
ils eussent appris à la naissance de la sainte Vierge quClk;
devait être sa Mère, combien l'auraient-ils embrassée, et
1. Afs. communiqué par M. le chanoine Denis, de Meaux. In^", sans marge
ni paj^ination.
2. Far. tous les sentiments, — toutes les facultés.
l64 SUR LA NATIVITÉ DE LA SAINTE VIERGE.
quel aurait ctc l'excès (') de leur ravissement, dans l'espé-
rance (ju'ils auraient conçue d'être présents à ce jour si
beau, auquel le Désiré des nations commencerait à paraître
au monde! Ainsi ces peuples aveugles, qui, pour être trop
passionnés admirateurs de cette lumière qui nous éclaire,
défèrent dv.s honneurs divins au soleil qui en est le père,
commencent à se réjouir, sitôt qu'ils découvrent au ciel son
avant-courrière l'aurore. C'est pourquoi, ô heureuse Marie,
nous qui leur avons succédé, nous prenons part à leurs senti-
ments: mus d'un pieux respect pour celui qui vous a choisie,
nous venons honorer votre lumière naissante, et couronner
votre berceau, non point certes de lis et de roses, mais de
ces tleurs sacrées que le Saint-Esprit fait éclore, je veux
dire, de saints désirs et de sincère[s] louanges.
Monseigneur (^), c'est la seule chose que vous entendrez
de moi aujourd'hui. L'histoire parlera assez de vos grandes
et illustres journées, de vos sièges si mémorables, de vos
fameuses expéditions, et de toute la suite de vos actions im-
mortelles. Pour moi, je vous l'avoue, monseigneur, si j'avais
à louer quelque chose, je parlerais bien plutôt de cette piété
véritable, qui vous fait humblement déposer au pied des
autels cet air majestueux, et cette pompe qui vous environne.
Je louerais hautement la sagesse de votre choix, qui vous a
fait souhaiter d'avoir dans votre maison l'exemple d'une
vertu (^) si rare, par lequel nous pouvons convaincre les
esprits les plus libertins, qu'on peut conserver l'innocence
parmi les plus grandes faveurs de la cour, et, dans une pru-
dente conduite, une simplicité chrétienne. Je dirais de plus,
monseigneur, que votre généreuse bonté vous a gagné pour
jamais l'affection de ces peuples ; et si peu que je voulusse
m'étendre sur ce sujet, je [le] (^) verrais confirmé par des
1. Var. quels auraient été leurs transports.
2. Le maréchal de Schonberg, gouverneur de Metz. C'est à lui que Bossuet
dédia le premier ouvrage qu'il publia, /a Réfutatioti du Catéchisme de Paul
Ferrii\6'^^).
3. Marie de Hautefort, duchesse de Schonberg, la pieuse amie et la confi-
dente préférée d'Anne d'Autriche. Elle avait fait son entrée solennelle à Metz
quelques jours auparavant. (Floquet, Études..^ I, 202-204.)
4. C'est-à-dire : cela. D'ailleurs le mot est des éditeurs, Bossuet l'ayant
omis ici.
SUR LA NATIVITÉ DE LA SAINTE VIERGE. 165
acclamations publiques. Mais encore qu'il soit vrai que l'on
vous puisse louer, vous et cette incomparable duchesse, sans
aucun soupçon de flatterie, en la place où je suis, il faut
que j'en évite jusques à la moindre apparence. Je sais que
je dois ce discours, et vous vos attentions, à la très heureuse
Marie. Ce n'est donc plus à vous que je parle, sinon pour
vous conjurer, monseigneur, de joindre vos prières aux
miennes et à celles de tout ce peuple, afin qu'il plaise à
Dieu m'envoyer son Saint-Esprit par l'intercession de sa
sainte Epouse, que nous allons saluer par les paroles de
l'Ange : Ave...
C'est en (') vain que les grands de la terre, s'emportant
quelquefois plus qu'il n'est permis à des hommes, semblent
vouloir cacher les faiblesses de la nature sous cet éclat trom-
peur de leur éminente fortune. Certes, il est très vrai, chré-
tiens, les bienheureux Apôtres nous obligent de les honorer
comme étant ici-bas les lieutenants de notre grand Dieu,
esquels il a commis le gouvernement de ses peuples; et c'est
ce respect que nous leur rendons, qui, étant découlé des
ordres immuables du ciel, établit en la terre et la fermeté
des états, et la tranquillité du public, et le repos des particu-
liers. Que si, enivrés de cette prospérité passagère, ils se
mettent au-dessus de la condition humaine, comme on en a
vu mille et mille exemples dans les cours des princes, le
sage Salomon nous donne un moyen bien puissant pour
confondre leur témérité : il les ramène au commencement de
leur vie, il leur présente leurs infirmités dans leur origine ;
et bien qu'ils nous vantent sans cesse la noblesse de leur
naissance, il leur fait voir que si honorable ( ) qu'elle puisse
être, elle a toujours beaucoup plus de bassesse que de gran-
deur. Pour moi, dit ce prince, encore que je sois le maitre
d'un puissant état, j'avoue ingénument que ma naissance ne
1. Tout ce qui suit, jusqu'à : Mais pour procéder avec ordre... a été retranché
parles premiers éditeurs, comme étant la répétition du second sermon (celui de
1655). Il n'est pas sans intérêt de voir que c'est, au contraire, devant son
illustre protecteur et ami, que le jeune orateur a exprimé pour la prcmi^re fois
ces courageuses vérités.
2. Vcir. avant.i^eusc, illustre.
l66 SUR LA NATIVITÉ DE LA SAINTE VIERGE.
dilïcre en rien de celle des autres : je suis entré nu en ce
monde, comme étant exposé à toute sorte d'injures; j'ai
salué comme les autres hommes la lumière du jour [jar des
pleurs ; le premier air cpie j'ai respiré m'a servi tout ainsi
c]u a eux ?i former des cris : Primam vocem similem omnibus
cmisi plorans. Telle est en effet la naissance des plus grands (')
monarques : Ncmo enim ex rcgilms aliud Jialmit nativitatis
iiiitiiini ("). De quelque grandeur que les flatte[nt] leurs cour-
tisans, la nature, cette bonne mère qui ne sait ce que c'est
que flatter, ne les traite pas autrement que les moindres de
leurs sujets. Voilà, chrétiens (^), oi^i le plus sage des rois ap-
pelle les grands de ce monde. Et d'autant que c'est là sans
doute où leur ambition a le plus à souffrir, il n'est pas croyable
combien de sortes d'inventions ils ont été rechercher pour
se mettre hors du pair même dans cette commune faiblesse.
Il faut, disent-ils, à quelque prix que ce soit, séparer du
commun des hommes le prince naissant. C'est pourquoi
chacun s'empresse de lui rendre des hommages, qu'il ne
comprend pas! S'il paraît dans la nature quelque change-
ment ou quelque prodige, on en tire incontinent des augures
de sa bonne fortune, comme si cette grande machine ne se
remuait que pour cet enfant. Comme le temps présent ne
lui est point du tout favorable, parce qu'il ne lui donne rien
qui le distingue de ceux de son âge, il faut consulter l'avenir
et avoir recours à la science des pronostics. C'est ici que les
astrologues, mêlant dans leurs spéculations la curiosité et la
flatterie, leur font des promesses hardies, dont ils donnent
pour garants des influences cachées. C'est dans ce même
dessein que les orateurs du siècle, dans ces belles oraisons
qu'ils appellent généthliaques {^), d'un nom magnifique,
tâchent de faire valoir l'art des conjectures. Ainsi l'ambition
humaine, ne pouvant se contenir dans cette simple et naïve
a. Sap., VII, 3, 5.
1. Var. de tous les rois,
2. Var. le véritable tableau de la naissance des princes qui est parti de la
main du plus sage de tous les princes.
3. Discours ou poème géncthliaque: c'est-à-dire composé à l'occasion d'une
naissance. Ce mot, qui rappelle le goût du XVI'- siècle, ne se retrouvera plus en
1655, dans le passage parallèle.
SUR LA NATIVITÉ DE LA SAINTE VIERGE. 167
modestie de la nature, s'enfle et se repaît de doutes et d'es-
pérances.
Mais grâce à la miséricorde divine, nous sommes appelés
aujourd'hui à la naissance d'une princesse, qui ne demande
point ces vains ornements. Gardons-nous bien, fidèles, de
célébrer sa Nativité avec ces recherches téméraires, dont les
hommes se servent en de pareilles rencontres. Mais plutôt
considérant que celle dont nous parlons est la Mère du
Sauveur Jésus, apprenons de son Evangile de quelle ma-
nière il désire que nous solennisions la naissance de ses élus.
Les parents de saint Jean- Baptiste nous en donnent un bel
exemple. Certt^s ils ne pénètrent pas dans les secrets de
l'avenir par une curiosité trop précipitée. Toutefois adorant
en eux-mêmes les conseils de la Providence, ils ne laissent
pas de s'enquérir modestement entre eux de ce que peut de-
venir cet enfant : « Quel sera-t-il à votre avis ? >) se disaient-
ils les uns aux autres : Qins, putas, ptùer iste e7'it? Or j'ai
cru que je pouvais faire pour la Mère de notre bon Maître
ce que l'on a pratiqué à la naissance de son Précurseur.
Chrétiens, qui voyez aujourd'hui cette incomparable Prin-
cesse faire son entrée en ce monde, quel pensez-vous que
sera cet enfant .^ Quis, pytas, puer iste erit? Que me répon-
dez-vous à cette question '^ Et moi-même que répondrai-je ?
Consulterai-je les astres pour lire dans leurs diverses figures
la destinée de Marie .-^ Mais je sais que notre Sauveur est le
seul astre qui la domine. Irai-je étudier dans les livres des
rhétoriciens les artifices dont ils se servent pour deviner de
bonne grâce ? Mais cette innocente (') ne prendra pas plaisir
aux afféteries (^) de la rhétorique : elle aime sur toutes choses
cette naïve simplicité qui reluit de toutes parts dans l'Evan-
gile de son cher Fils. En effet, puisque la question que je
vous ai proposée est prise de l'Evangile, il sera bien à propos
que j'en tire aussi la réponse. — De qua iiatiis est Jé.sis qui
vocatur Ckristus: « C'est d'elle qu'est né Jésus, qui est appelé
Christ, » dit le saint Evangile que nous avons lu ce matin,
1. Première rédaction: cette petite innocente; pctitcA élt^ ctï;ico (^ la san-
guine).— Plus haut : rhétoriciens pour rJu'tcurs.
2. Mot cgaleincnt effacé, mais non rcinplacr : ne i)cul donc se supprimer.
l68 SUR LA NATIVITÉ DE LA SAINTE VIERGE.
célébrant les divins mystères. Maintenant interrogez-moi
quel sera ce petit enfant : Ouis, piitas, puer istc crit ? J'aurai
une belle réponse à vous faire : De qiia nattes est Jesus^ qui
vocatur Christns. Viendra, viendra le temps que Jésus, la
Sao-esse du Père, le Rédempteur de nos âmes, la lumière du
crenre humain, en qui nous sommes comblés de toutes sortes
de o-râces, prendra une chair humaine de ce béni (') enfant
dont nous honorons la naissance. C'est par cet éloge, fidèles,
qu'il nous faut estimer sa grandeur, et juger avec certitude
quel sera un jour cet (Mifant.
Mais pour y procéder avec ordre, réduisons tout cet
entretien à quelques chefs principaux. Je dis, ô aimable
Marie, que vous serez à jamais bienheureuse d'être Mère de
mon Sauveur: car, étant Mère de Ji':sus-Christ, vous aurez
pour lui une affection sans égale; ce sera votre premier avan-
tage. Aussi vous aimera-t-il d'un amour qui ne souffrira point
de comparaison; c'est votre seconde prérogative. Cette sainte
société que vous aurez avec lui, vous unira pour jamais très
étroitement à son Père; voilà votre troisième excellence.
Enfin, dans cette union avec le Père éternel, vous devien-
drez la mère des fidèles qui sont ses enfants et les frères de
votre Fils : c'est par ce dernier privilège que j'achèverai ce
discours.
Je vous vois surpris, ce me semble : peut-être que vous
jugez que ce sujet est trop vaste, et que mon discours sera
trop long, ou du moins embarrassé d'une matière si ample.
Si est-ce néanmoins (^) qu'il n'en sera pas ainsi, moyennant
l'assistance divine; nous avancerons pas à pas pour ne point
confondre les choses, établissant par des raisons convain-
cantes la dignité de Marie sur sa maternité glorieuse. Et
encore que je reconnaisse que ces vérités sont très hautes, je
ne désespère pas de les déduire aujourd'hui avec une méthode
facile. J'avoue que c'est me promettre beaucoup; et à Dieu
ne plaise, fidèles, que je l'attende de mes propres forces !
J'espère que ce grand Dieu, qui inspire qui il lui plaît, me
donnera la grâce aujourd'hui de glorifier son saint nom
1. M s. bénist ; (selon l'usage de l'auteur à cette date).
2. Èdit. et toutefois.
SUR LA NATIVITÉ DE LA SAINTE VIERGE. 169
en la personne de la sainte Vierge. Le Père s'intéressera
pour sa Fille bien-aimée; le Fils pour sa chère Mère; le Saint-
Esprit pour sa chaste Epouse. Animé d'une si belle espé-
rance, que puis-je craindre dans cette entreprise? J'entre
donc en matière avec confiance: chrétiens, rendez-vous
attentifs.
PREMIER POINT.
[Je (') dis donc avant toutes choses qu'il n'y eut jamais mère qui
chérît son fils av^ec une telle tendresse que faisait Marie; je dis qu'il
n'y eut jamais fils qui chérît sa mère avec une affection si puissante
que faisait JÉSUS. J'en tire la preuve des choses les plus connues.
Tnterroq-ez une mère d'où vient que souvent en la présence de son
fils elle fait paraître une émotion si visible : elle vous répondra que
le sang ne se peut démentir, que son fils c'est sa chair et son sanc,^
que c'est là ce qui émeut ses entrailles et cause ces tendres mouve-
ments à son cœur, l'Apôtre même ayant dit que « personne ne peut
haïr sa chair : » Nemo eniin unquam carnem suain odio habuit ("). Que
si ce que je viens de dire est véritable des autres mères, il l'est encore
beaucoup plus de la sainte Vierge; parce qu'ayant conçu delà vertu
du Très-Haut, elle seule a fourni toute la matière dont la sainte
chair du Sauveur a été formée; et de là je tire une autre consi-
dération.
Ne vous semblc-t-il pas, chrétiens, que la nature a distribué avec
quelque sorte d'égalité l'amour des enfants entre le père et la mère?
C'est pourquoi elle donne ordinairement au père une affection plus
forte, et imprime dans le cœur de la mère je ne sais (quelle inclina-
tion plus sensible. Et ne serait-ce point peut-être pour cette raison
que quand l'un des deux a été enlevé par la mort, l'autre se sent
obligé, par un sentiment naturel, à redoubler ses affections et ses
soins? Cela, ce me semble, est dans l'usage commun de la vie hu-
maine. Si bien que la très pure Marie n'ayant à partager avec aucun
homme ce tendre et violent amour qu'elle avait pour son Fils Ji':sps,
vous ne sauriez assez vous imaginer jusques à quel point elle en était
transportée, et combien elle y ressentait de douceurs. Ceci toutefois
n'est encore qu'un commencement de ce que j'ai à vous dire.
Certes il est véritable que l'amour des enfants est si natun^l. (|u'il
faut avoir dépouillé tout sentiment d'humanité pour ne l'ax-oir pas.
a. EpJies.^ V, 29.
I. Le nis. porte seulement cette indicati(Mi : v< Sorinon l'cct' /•'i/iits tutn^
fol. 4, inarc|ue | jusque.s ;\ fol. 8^1 la môme m;u(|nc ' . .Après, ce (|ui s'ensuit :
Arrêtons-nous, etc. » Cf. ci-dessus, p. 76.
i;0 SUR LA NATIVITÉ DE LA SAINTE VIERGE.
Vous m'avouerez néanmoins cju'il s'y mêle quelquefois certaines
circonstances qui portent l'amour des parents à l'extrémité. Par
exemple, notre pore Abraham n'avait jamais cru avoir des enfants
de Sara: elle était stérile; ils étaient tous deux dans un âge décrépit
et caduc : Dieu ne laisse pas de les visiter et leur donne un fils. Sans
doute cette rencontre fit qu'Abraham le tenait plus cher sans com-
paraison ; il le considérait, non tant comme son fils que comme le
« fils de la pmmesse » divine, Promissionis filiits ("), que sa foi lui
avait obtenu du ciel lorsqu'il y pensait le moins. Aussi voyons-nous
qu'on rappelle Isaac, c'est-à-dire Ris C') ; parce que venant en un
temps où ses parents ne l'espéraient plus, il devait être après cela
toutes leurs délices. Et qui ne sait que Joseph et Benjamin étaient
les bien-aimés et toute la joie de Jacob, à cause qu'il les avait eus
dans son extrême vieillesse d'une femme que la main de Dieu avait
rendue féconde sur le déclin de sa vie } Par où il paraît que la ma-
nièi e dont on a les enfants, quand elle est surprenante ou miraculeuse,
les rend de beaucoup plus aimables. Ici. chrétiens, quels discours
assez ardents pourraient vous dépeindre les saintes affections de
Marie? Toutes les fois qu'elle regardait ce cher F'ils: O Dieu! disait-
elle, mon Fils, comment est-ce que vous êtes mon Fils ! qui l'aurait
jamais pu croire, que je dusse demeurer vierge et avoir un Fils si
aimable? quelle main vous a formé dans mes entrailles? comment
y êtes-vous entré, comment en êtes-vous sorti, sans laisser de façon
ni d'autre aucun vestige de votre passage? Je vous laisse à considé-
rer jusqu'à quel point elle s'estimait bienheureuse, et quels devaient
être ses transports dans ces ravissantes pensées. Car vous remarque-
rez, s'il vous plaît, qu'il n'y eut jamais vierge qui aimât sa virginité
avec un sentiment si délicat. Vous verrez tout à l'heure où va cette
réflexion.
C'est peu de vous dire qu'elle était à l'épreuve de toutes les pro-
messes des hommes : j'ose encore avancer qu'elle était à l'épreuve
même des promesses de Dieu. Cela vous paraît étrange sans doute;
mais il n'y a qu'à regarder l'histoire de l'Évangile. Gabriel aborde
Marie et lui annonce qu'elle concevra dans ses entrailles le Fils du
Très- Haut ('), le roi et le restaurateur d'Israël. Voilà d'admirables
promesses. Oui pourrait s'imaginer qu'une femme dût être troublée
d'une si heureuse nouvelle, et quelle vierge n'oublierait pas le soin
de sa pureté, dans une si belle espérance? Il n'en est pas ainsi de
Marie; au contraire, elle y forme des difficultés :« Comment se peut-
il faire, dit-elle ('''), que je conçoive ce Fils dont vous me parlez, moi
qui ai résolu de ne connaître aucun homme? » Comme si elle eût
dit: Ce m'est beaucoup d'honneur, à la vérité, d'être mère du Messie;
Rom.^ IX, 8. — b. Gênés. ^ xxi, 6. — c. Luc, l, 31, 32. — d. Luc, l, 34.
SUR LA NATIVITÉ DE LA SAINTE VIERGE. I 7 I
mais si je la suis, que deviendra ma virginité? Apprenez, apprenez,
chrétiens, à l'exemple de la sainte Vierge, l'estime que vous devez
faire e la pureté. Hélas! que nous faisons ordinairement peu de cas
d'un si beau trésor ! Le plus souvent parmi nous on l'abandonne au
premier venu, et qui le demande l'emporte. Kt voici que l'on fait à
Marie les plus magnifiques promesses qui puissent jamais être faites
à une créature; et c'est un ange qui les lui fait de la part de Dieu:
remarquez toutes ces circonstances ; elle craint toutefois, elle hésite:
elle est prête à dire que la chose ne se peut faire, parce qu'il lui
semble que sa virginité est intéressée dans cette proposition : tant
sa pureté lui est précieuse ! Quand donc elle vit le miracle de son
enfantement, ô mon Sauveur ! quelles étaient ses joies, et quelles ses
affections! Ce fut alors qu'elle s'estima véritablement bénie entre
toutes les femmes; parce qu'elle seule avait évité toutes les malédic-
tions de son sexe : elle avait évité la malédiction des stériles par sa
fécondité bienheureuse ; elle av^ait évité la malédiction des mères,
parce qu'elle avait enfanté sans douleur, comme elle avait conçu
sans corruption. Avec quel ravissement embrassait-elle son Fils, le
plus aimable des fils ; et en cela plus aimable, qu'elle le reconnaissait
pour son Fils, sans que son intégrité en fut offensée !
Les saints Pères ont assuré ('') qu'un cœur virginal est la matière
la plus propre à être embrasée de l'amour de notre Sauveur : cela
est certain, chrétiens, et ils l'ont tiré de saint Paul. Quel devait donc
être l'amour delà sainte Vierge? Elle savait bien que c'était parti-
culièrement à cause de sa pureté que Dieu l'avait destinée à son P'ils
unique ; cela même, n'en doutez pas, cela mcnic lui faisait aimer sa
virginité beaucoup davantage: et d'autre part l'amour qu'elle avait
pour sa sainte virginité, lui faisait trouver mille douceurs dans les
embrasscments de son Fils, qui la lui avait si soigneusement conser-
vée. Elle considérait jÉSUS-CilRIST comme une fleur que son inté-
grité avait poussée ; et dans ce sentiment clic lui donnait des baisers
plus que d'une mère, parce que c'étaient des baisers d'une mère
vierge. Voulez-vous quelque chose de plus pour comprendre l'excès
de son saint amour ? Voici une dernière considération cjuc je vous
propose, tirée des mêmes princi[)es.
L'antiquité nous rapporte (J') qu'une reine des .Amazones souhaita
passionnément d'avoir un fils de la race d'Alexandre : mais laissons
ces histoires profanes, et cherchons plutôt des exemples dans l'his-
toire sainte. Nous disions tout à l'heure cjuc le patriarclie Jacob
préférait Jose[)h à tous ses autres enfants : outre la raison ([ue innis
en avons apportée, il y en a encore une autre tjui \c touchait fort ;
c'est (ju'il l'avait eu de Rachel, (jui était sa bien ainu-e : cela le tou-
fï. S. Bernard., Se?///, \.\i.\ /// Canlt\ .^ n. 8. — b. QuiiU. Curl., lib. \ l.
172 SUR LA NATIVITÉ DE LA SAINTE VIERGE.
chait au vif. Rt saint Jean Chiysostomc nous rapportant, dans le
premier livre du Sacerdoce, les paroles caressantes et affectueuses
dont sa mcre l'entretenait, remarque ce discours entre beaucoup
d'autres : « Je ne pouvais, disait-elle, ô mon fils, me lasser de vous
rec^arder, parce qu'il me semblait voir sur votre visage une image
vivante de feu mon mari (''). » Que veux-je dire par tous ces exem-
ples? Je prétends faire voir qu'une des choses qui augmente autant
l'affection envers les enfants, c'est quand on considère la personne
dont on les a eus; et cela est bien naturel. Demandez maintenant à
M'arie de qui elle a eu ce cher Fils : vient-il d'une race mortelle? a-
t-il pas fallu qu'elle fût couverte de la vertu du Très-Haut? est-ce
pas le Saint-Esprit qui l'a remplie d'un germe céleste parmi les
délices de ses chastes cmbrassements, et qui se coulant sur son corps
très pur d'une manière ineffable, y a formé celui qui devait être la
consolation d'Israël et l'attente des nations ? C'est pourquoi l'admi-
rable saint Grégoire dépeint en ces termes la conception du Sauveur:
Lorsque le doigt de Dieu composait la chair de son Fils du sang le
plus pur de Marie, « la concupiscence, dit-il, n'osant approcher, re-
gardait de loin avec étonnement un spectacle si nouveau, et la nature
s'arrêta toute surprise de voir son Seigneur et son Maître dont la
seule vertu agissait sur cette chair virginale : » Stetit natura contra^
et coucupisceiitia longe^ Dominum nattirœ intiientes in corpore mirabi-
liter opéra lit eiii (^').
Et n'est-ce pas ce que la Vierge elle-même chante avec une telle
allégresse dans ces paroles de son cantique : Fecit miJii magna qui
potens est (') : « Le Tout-Puissant m'a fait de grandes choses ? » Et
que vous a-t il fait, ô Marie? Certes elle ne peut nous le dire ; seule-
ment elle s'écrie, toute transportée, qu'il lui a fait de grandes choses:
Fecit iniJii magna qui potens est. C'est qu'elle se sentait enceinte du
Saint-Esprit : elle voyait qu'elle avait un Fils qui était d'une race
divine ; elle ne savait comment faire ni pour célébrer la munificence
divine, ni pour témoigner assez son ravissement d'avoir conçu un
Fils qui n'eût point d'autre père que Dieu. Que si elle ne peut elle-
même nous exprimer ses transports, qui suis-je, chrétiens, pour vous
décrire ici la tendresse extrême et l'impétuosité de son amour ma-
ternel, qui était enflammé par des considérations si pressantes ? Que
les autres mères mettent si haut qu'il leur plaira cette inclination si
naturelle qu'elles ressentent pour leurs enfants ; je crois que tout ce
qu'elles en disent est très véritable, et nous en voyons des effets qui
passent de bien loin tout ce que l'on pourrait s'en imaginer: mais je
soutiens, et je vous prie de considérer cette vérité, que l'affection
a. De Sacerd., lib. i, n. 5. — b. Senn. Il in Annnnt. B. V. Jlf., inter. Oper.
s. Greg. Thaum. — c. Luc.^ I, 49.
SUR LA NATIVITÉ DE LA SAINTE VIERGE. 173
d'une bonne mère n'a pas tant d'avantage par-dessus les amitiés
ordinaires, que l'amour de Marie surpasse celui de toutes les autres
mères. Pour quelle raison ? C'est parce qu'étant mère d'une façon
toute miraculeuse et avec des circonstances tout à fait extraordi-
naires, son amour doit être d'un rang tout particulier. Et comme
l'on dit, et je pense qu'il est véritable, qu'il faudrait avoir le cœur
d'une mère pour bien concevoir quelle est l'affection d'une mère ; je
dis tout de même qu'il faudrait avoir le cœur de la sainte Vierge
pour bien concevoir l'amour de la sainte Vierge.]
Arrêtons-nous (') donc ici, chrétiens : aussi bien sera-t-il à
propos que nous allions passer quelque temps près du ber-
ceau de notre Princesse. Dites-moi en vérité, s'il vous plait,
après les choses que vous avez ouïe[s], quelle opinion avez-
vous de cet aimable enfant que vous y voyez reposer (") ? quel
sera-t-il à votre avis dans le progrès de son âge? Qiiis.piitas,
pîier iste erit ? Pour moi je ne puis que je [ne] m'écrie : O
fille mille et mille fois bienheureuse d'être prédestinée à un
amour si excessif pour Celui qui est le seul qui mérite nos
affections !
Vous n'ignorez pas que l'amour du Seigneur Jésus, c'est
le plus beau présent dont Dieu honore les saints. Dès le
commencement des siècles, il était, bien qu'absent, les délices
des patriarches. Abraham, Isaac et Jacob ne pouvaient
presque modérer leur joie, quand seulement ils songeaient
qu'un jour il naîtrait de leur race. Vous donc, ô heureuse
Marie, vous qui le verrez sortir de vos bénites entrailles ;
vous qui le contemplerez sommeillant entre vos bras, ou
pendu (^) à vos chastes mamelles, comment n'en serez-vous
point transportée.'^ En suçant votre lait virginal, ne coulera-
t-il pas en votre âme l'ambroisie (*) de son saint amour? Et
quand il commencera de vous appeler sa Mère d'une parole
encore bégayante; et quand vous l'entendrez payer () à Dieu
son Père le tribut des premières louanges, sitôt ({ue sa
1. Reprise delà rédaction nouvelle. — Les éditeurs ont encore pratiqué dans
ce qui suit des coupures et des corrections, que nous rectifions, sans les signaler
toutes en détail.
2. Edit. qui vient de naître.
3. Edit. attaché.
4. Var. la douceur.
5. Var. rendre ses premières louanges à son l'ère.
174 ^UR LA NATIVITl^ DE LA SAINTE VIERGK.
lanq^ue enfantiiu! se sera un peu dénouée ; et quand vous le
\errez dans K; particulier de votre maison, souple et obéis-
sant à vos ordres, combien grandes seront vos ardeurs!
Mais disons encore qu'une des plus grandes grâces de
Dieu, c'est de penser souvent au Sauveur. Oui, certes, il le
faut reconnaître, son nom est un miel à la bouche ; c'est une
lumière à nos yeux, c'est une llamme à nos cœurs ('') : il y a
je ne sais quelle grâce, que Dieu a répandue et dans toutes
ses paroles et dans toutes ses actions : y penser, c'est la vie
éternelle. Pensez-y souvent, ô fidèles ; sans doute vous y
trouverez une consolation incroyable. C'était toute la dou-
ceur de Marie. Nous voyons dans les Evangiles que tout ce
que lui disait son Fils, tout ce qu'on lui disait de son
Fils, elle le conservait, elle le repassait mille et mille fois en
son cœur: Maria auteiii conservabat omnia verba hœc,..
in corde sîio (^\ Il tenait si fort à son âme, qu'aucune force ni
violence n'était capable de l'en distraire : car il eût fallu lui
tirer de ses veines jusqu'à la dernière goutte de ce sang
maternel, qui ne cessait de lui parler de son Fils. Comme on
voit que les mères (') prennent une part tout extraordinaire
à toutes les actions de leurs fils : quelles admirations de sa
vie ! quels charmes dans ses paroles, quelle douleur de sa
Passion ! quel sentiment de sa charité! quel contentement de
sa gloire ! et après qu'il fut retourné à son Père, quelle impa-
tience de le rejoindre !
Le docte saint Thomas (dans la question XII de sa pre-
mière partie), traitant de l'inégalité qui est entre les bien-
heureux, dit que ceux-là jouiront plus abondamment de la
présence divine, qui l'auront en ce monde le plus ardemment
désirée ; parce que, comme dit ce grand homme, la douceur
de la jouissance va à proportion des désirs. Comme une
Hèche qui part d'un arc bandé avec plus de violence, prenant
son vol au milieu des airs avec une plus grande roideur,
entre aussi plus profondément au but où elle est adressée ;
a. S. Bernard. Serm. xv in Cant.^ n. 6. — b. Imc, II, 19.
I. Var. Que si tout ce que fait, — presque tout ce que fait un fils, — un bon
fils, — que si pour l'ordinaire ce que fait un bon fils plaît à sa mère, — plaît
ordinairement à sa mère.., et les plus sages y sont quelquefois abusées...
SUR LA NATIVITÉ DE LA SAINTE VIERGE.
175
de même lame fidèle pénétrera plus avant dans l'abîme de
l'essence divine, le seul terme de ses espérances, quand elle
s'y sera élancée par une plus grande impétuosité de désirs.
Que si le grand apôtre saint Paul, frappé au vif en son âme
de l'amour de Notre-Seigneur, brûle d'une telle impatience
de l'aller embrasser en sa gloire, qu'il voudrait voir bientôt
ruinée cette vieille masure du corps qui le sépare de Jésus-
Christ : Desiderium habcns dissolvi et esse cicm Christo (''),
jugez des inquiétudes et des douces émotions que peut res-
sentir le cœur d'une mère. Le jeune Tobie, par une absence
d'un an, perce celui de sa mère d'inconsolables douleurs ('') :
quelle différence entre mon Sauveur et Tobie !
S'il est donc vrai, saint Enfant qui nous fournissez aujour-
d'hui un sujet de méditation si pieux, s'il est vrai que
votre grandeur doive croître selon la mesure de vos désirs,
quelle place assez auguste vous pourra-t-on trouver dans
le ciel? Ne faudra-t-il pas que vous passiez toutes les hiérar-
chies angéliques pour courir à notre Sauveur? C'est là
qu'ayant laissé bien loin au-dessous de vous tous les ordres
des prédestinés, tout éclatante (') de gloire, et attirant sur
vous les regards de toute la cour céleste, vous irez prendre
place près du trône de votre cher Fils, pour jouir à jamais
de ses plus secrètes faveurs. C'est là qu'étant charmée d'une
ravissante douceur dans ses embrassements si ardemment
désirés, vous parlerez à son cœur avec une efficacité mer-
veilleuse. Eh! quel autre que vous aura plus de pouvoir sur
ce cœur, puisque vous y trouverez une si fidèle correspon-
dance: je veux dire l'amour filial qui sera d'intelligence avec
l'amour maternel, qui s'avance pour le recevoir, et qui pré-
viendra ses désirs!
SECOND POINT.
Nous voilà tombés insensiblement sur l'amour doni le
Fils de Dieu honore la sainte Vierge. Fidèles, que vous tn
dirai-je? Si je me suis trouvé empêché à dépeindre l'alfection
a. Phil.^ I, 23. — M s. Ctipio dissolvi... — b. Joi?., V, 23 et seqq.
I. Âls. toute éclatante. — Bossuet ccrira de nicmc plus loin au pluriel mascu-
lin : tous éclatants et tous purs — pour : tout éclatants, etc. (\'i>y. /\\nhu /ucs sur
la grammaire et le vocabulaire^ à la tin de l'Introduction.)
176 SUR LA NATIVITÉ DE TA S ATNTK VIKUGE.
tic la Mère selon son mérite, je le serai encore davantage
à (') vous représenter celle du Fils ; parce que je suis assuré
([u'autant que Notre-Seigneur surpasse la sainte Vierge en
toute autre chose, d'autant est-il meilleur fils qu'elle n'était
bonne mère. Mais en demeurerons-nous là, chrétiens ?
Cherchons, cherchons encore^ quelque puissante considéra-
tion dans la doctrine des Evangiles : c'est la seule qui
touche les cœurs ; une seule parole de l'Evangile a plus de
pouvoir sur nos âmes, que toute la véhémence et toutes les
inventions de l'éloquence profane. Disons donc, avec l'aide
de 1 )ieu, quelque chose de l'Evangile; et qu'y pouvons-
nous voir de plus beau, que ces admirables transports avec
lesquels le Seigneur Jésus a aimé la nature humaine ? Per-
mettez-moi en ce lieu une briève digression : elle ne déplaira
pas à Marie, et ne sera pas inutile à votre instruction ni à
mon sujet.
Certes, ce nous doit être une grande joie de voir que
notre Sauveur n'a rien du tout dédaigné de ce qui était de
l'homme. Il a tout pris, excepté le péché ; je dis tout jus-
ques aux moindres choses, tout jusques aux plus grandes
infirmités. Je ne le puis pardonner à ces hérétiques qui,
ayant osé nier la vérité de sa chair, ont nié par conséquent
que ses souffrances et ses passions fussent véritables. Ils se
privaient eux-mêmes d'une douce consolation : au lieu que,
reconnaissant que toutes ces choses sont effectives, quelque
affliction qui me puisse arriver, je serai toujours honoré de
la compagnie de mon Maître. Si je souffre quelque néces-
sité, je me souviens de sa faim et de sa soif, et de son
extrême indigence ; si l'on fait tort à ma renommée, « il a
été soûlé d'opprobres, » comme il le dit lui-même (') : si je
me sens abattu par quelques infirmités, il en a souffert jusques
à la mort : si je suis accablé d'ennuis, que je m'en aille
au jardin des Olives ; je le verrai dans la crainte, dans la
1. Edit. si je n'ai pu dépeindre l'affection de la Mère selon son me'rite, je
pourrai encore moins...
2. C'est Jérémie Thren.^ ni, 30, qui avait dit du Sauveur ; Sahirabitur oppro-
Mzj.Deforis corrige, adoucissant les expressions trop rudes : « Il a été rassasié
d'opprobres, comme il est dit de lui. » Bossuet, dont la plume court cette fois
un peu au hasard, n'a pris le temps ni d'être exact, ni de polir ses expressions.
SUR LA NATIVITÉ DE LA SAINTE VIERGE. 177
tristesse, dans une telle consternation, qu'il sue sang et eau
dans la seule appréhension de son supplice. Je n'ai jamais
oui dire que cet accident fût arrivé à d'autres personnes
qu'à lui ; ce qui me fait dire que jamais homme n'a eu les
passions ni si tendres, ni si délicates, ni si forte[s] que mon
Sauveur, bien qu'elles aient toujours été extrêmement
modérées, parce qu'elles étaient parfaitement soumises à la
volonté de son Père.
Mais de là, me direz-vous, que s'ensuit-il à notre pro-
pos (') ? C'est ce qu'il m'est aisé de vous faire voir. Quoi
donc! notre Maître se sera si franchement revêtu de ces sen-
timents de faiblesse qui semblaient en quelque façon être
indignes de sa personne, ces langueurs extrêmes, ces vives
appréhensions ; il les aura pris si purs, si entiers, si sincères:
et que sera-ce après cela de l'affection envers les parents ;
étant très certain que dans la nature même il n'y a rien de
plus naturel, de plus équitable, de plus nécessaire.^ Particu-
lièrement à l'égard d'une mère telle qu'était l'heureuse Marie.
Car, enfin, elle était la seule en ce monde à qui il eilt obliga-
tion de la vie ; et j'ose dire de plus qu'en recevant d'elle la
vie, il lui est redevable et d'une partie de sa gloire, et même
en quelque façon de la pureté de sa chair : de sorte que cet
avantage, qui ne peut convenir à aucune autre mère qu'à
celle dont nous parlons, l'obligeait d'autant plus à redoubler
ses affections.
Et n'appréhendez pas, chrétiens, que je veuille déroger à
la grandeur de mon Maître par cette proposition, qui n'en
est pas moins véritable bien qu'elle paraisse peut-être un
peu extraordinaire, du moins au premier abord : mais je
prétends l'établir sur une doctrine si indubitable de l'admi-
rable saint Augustin, que les esprits les plus contentieux
seront contraints d'en demeurer d'accord. Ce grand homme
considérant que la concupiscence se mêle dans toutes lt*s
générations ordinaires, ce qui n'est (jue trop véritable i)i)ur
notre malheur (), en tire cette conséquence : cjuc cette
maudite concupiscence, qui corrompt tout ce qu'elle touche,
1. Edit. pour le sujet que nous traitons. — Ils traduisent ainsi l'oriji^inal.
2. Bossuet avait crabonl écrit : vi à notre malheur ».
Sermons de Bossuet. la
i;S SUR LA NATIVITl': DE LA SAINTE VIERGE.
infecte Lcllcmeni hi matière qui se ramasse pour former nos
corps, que la chair (|ui en est composée en contracte aussi
une corruption nécessaire. C'est pourquoi dans la résurrection,
où nos corps seront tout nouveaux, c'est-à-dire tout éclatants
et tout purs, ils renaîtront, non de la volonté de l'homme ni
de la volonté de la chair, mais du souffle de l'Esprit de Dieu,
qui prendra plaisir de les animer quand ils auront laissé à
la terre les ordures de leur première génération. Or, comme
ce n'est pas ici le lieu d'éclaircir cette vérité, je me conten-
terai de vous dire, comme pour une preuve infaillible, que
c'est la doctrine de saint Augustin, que vous trouverez
merveilleusement expliquée en mille beaux endroits de ses
excellents écrits, particulièrement dans ses savants livres
contre Julien le Pélagien.
Cela étant ainsi, remarquez exactement, s'il vous plaît, ce
que j'infère de cette doctrine. Je dis que si ce commerce
ordinaire, parce qu'il a quelque chose d'impur, fait passer en
nos corps un mélange d'impureté, nous pouvons assurer,
au contraire, que le fruit d'une chair virginale tirera d'une
racine si pure une pureté merveilleuse. Cette conséquence
est certaine. Le Philosophe {') a dit que c'est la même loi
des contraires ; et sans me mettre en peine du Philosophe,
c'est une doctrine constante que le saint évêque Augustin a
prise dans les Écritures (") : et d'autant que le corps du
Sauveur, je vous prie, suivez sa pensée, d'autant, dis-je, que
le corps du Sauveur devait être plus pur que les rayons du
soleil, de là vient, dit ce grand personnage, «qu'il s'est choisi
dès l'éternité une mère vierge, afin qu'elle l'engendrât sans
aucune concupiscence par la seule vertu de la foi : » Ideovir-
ginem matrem, pia fide sanctum germen in se fieri proineren-
tein, de qtta crearetitr elegit.
[Car (^) il était bienséant que la sainte chair du Sauveur fût, pour
a. De Pecc. inerit., lib. Il, n. 38.
1. Ce curieux passage, où Aristote est allégué d'une manière toute scholas-
tique, mais pour être mis aussitôt hors de cause, a été retranché dans les précé-
dentes éditions.
2. Nouvel emprunt, d'une vingtaine de lignes, au sermon du Rosaire, ainsi
indiqué au ms. : <iclci!:it. Et le reste p. 19 -|-, jusques à la marque + dans la même
page. Apres, dire ce qui s'ensuit, page suivante celle-ci. » (Après ces grands avan-
tages...) Cf. p. 83.
SUR LA NATIVITÉ DE LA SAINTE VIERGE. I 79
ainsi dire, embellie de toute la pureté d'un sang virginal, afin qu'elle
fût digne d'être unie au Verbe divin, et d'être présentée au Père
éternel comme une victime vivante pour l'expiation de nos fautes :
tellement que la pureté qui est dans la chair de JÉSUS, est dérivée
en partie de cette pureté angélique que le Saint-Esprit coula dans
le corps de la Vierge, lorsque, charmé de son intégrité inviolable, il
la sanctifia par sa présence, et la consacra comme un temple vivant
au Fils du Dieu vivant
Faites maintenant avec moi cette réflexion, chrétiens. Mon Sau-
veur, c'est l'amant et le chaste époux des vierges : il se glorifie d'être
appelé le Fils d'une Vierge ; il veut absolument qu'on lui amène les
vierges, il les a toujours en sa compagnie, elles suivent cet Agneau
sans tache partout où il va. Que s'il aime si passionnément les vier-
ges, dont il a purifié la chair par son sang, quelle sera sa tendresse
pour cette Vierge incomparable qu'il a élue dès l'éternité, pour en
tirer la pureté de sa chair et de son sang } ]
Après ces grands avantages qui sont préparés à Marie,
ô Dieu, quel sera un jour cet enfant ? Quis, putas, puer iste
erit ? Heureuse mille et mille fois d'aimer si fort le Sauveur,
d'être si fort aimée du Sauveur! Aimer le Fils de Dieu, c'est
une grâce que les hommes ne reçoivent que de lui-même ;
et parce que Marie est sa Mère, et qu'une mère aime natu-
rellement ses enfants, ce qui est grâce pour tous les autres
lui est comme passé en nature. D'autre part, être aimé du
Fils de Dieu est une pure libéralité dont il daigne honorer
les hommes : et parce qu'il est Fils de Marie, et qu'il n'y a
point de fils qui ne soit obligé de chérir sa mère, ce qui est
libéralité pour les autres à l'égard de la sainte Vierge devient
une obligation. S'il l'aime de cette sorte, il faudra par néces-
sité qu'il lui donne. Il ne lui pourra donner autre chose que
ses propres biens. Les biens du Fils de Dieu, ce sont les
vertus et les grâces. C'est son sang innocent qui les fait
inonder sur les hommes. Et à quel autre pensez-vous qu'il
donnerait plus de part à son sang, qu'à celle dont il a tiré
tout son sang ? Pour moi, il me semble que ce sang précieux
prenait plaisir de ruisseler pour elle à gros bouillons sur hi
croix, sentant bien qu'en elle était la source de la(juelle il
était premièrement découlé. Davantage ('), ne savons-nous
I. Kdit. bien plus. — Nouvelle traduction en français moderne. Hossuet écrit:
d'av an taire.
l8o SUR LA NATIVITI-: DE LA SAINTE VIERGE.
pas (luc le Pcrc cternel ne peut s'empêcher d'aimer tout ce
qui touche de près à son Fils? N'est-ce pas en sa personne
que le ciel et la terre s'embrassent et se réconcilient? N'est-il
pas le nœud éternel des affections de Dieu et des hommes ?
N'est-ce pas là toute notre gloire, et le seul fondement de
nos espérances ? Comment n'aimera-t-il donc pas la très
heureuse Marie, qui vivra avec son Fils dans une société si
parfaite ? Tout cela semble établi sur des maximes inébran-
lables. Mais d'autant que quelques-uns pourraient se per-
suader que cette sainte société n'a point d'autres liens que
ceux de la chair et du sang, mettons la dernière main à
l'ouvrage que nous avons commencé: faisons voir en ce lieu,
comme nous l'avons promis, avec quels avantages la sainte
Vierge est entrée dans l'alliance du Père éternel par sa ma-
ternité glorieuse.
TROISIÈME POINT.
C'est ici le point le plus haut et le plus difficile de tout le
discours d'aujourd'hui, pour lequel toutefois il ne sera pas
besoin de beaucoup de paroles; parce que nos raisonnements
précédents en facilitent l'entrée, et que ce ne sera que comme
une suite de nos premières considérations. Or, pour vous
expliquer ma pensée, j'ai à vous proposer une doctrine sur
laquelle il est nécessaire d'aller avec retenue, de peur de
tomber dans l'erreur ; et plût à Dieu que je pusse la déduire
aussi nettement comme (') elle me semble solide. Voici donc
de quelle façon je raisonne. Cet amour de la Vierge, dont je
vous parlais tout à l'heure, ne s'arrêtait pas à la seule hu-
manité de son Fils. Non, certes, il allait plus avant; et par
l'humanité, comme par un moyen d'union, il passait à la
nature divine, qui en est inséparable. C'est une haute
théologie qu'il nous faut tâcher d'éclaircir par quelque
chose plus intelligible. N'est-il pas vrai qu'une bonne mère
aime tout ce qui touche la personne de son fils ? J'ai
déjà dit cela bien des fois, et je ne le recommence pas sans
raison.
I. Edit. que.
SUR LA NATIVITÉ DE LA SAINTE VIERGE. l8l
[Je sais bien (') qu'elle va quelquefois plus avant, qu'elle porte son
amitié jusqu'à ses amis, et généralement à toutes les choses qui lui
appartiennent ; mais particulièrement pour ce qui rcç^arde la propre
personne de son fils, vous savez (^) qu'elle y est sensible au dernier
point: Je vous demande maintenant : qu'était la divinité au Fils de
Marie? comment touchait-elle à sa personne? lui était-elle étran-
gère? Je ne veux point ici vous faire de questions extraordinaires ;
j'interpelle seulement votre foi : qu'elle me réponde. Vous dites tous
les jours, en récitant le symbole, que vous croyez en JÉSUS-Chrtst,
Fils de Dieu, qui est né de la Vierge Marie : celui que vous recon-
naissez pour le Fils de Dieu tout-puissant, et celui qui est né de la
Vierge, sont-ce deux personnes ? Sans doute ce n'est pas ainsi que
vous l'entendez. C'est le même qui, étant Dieu et homme, selon la
nature divine est le Fils de Dieu, et selon l'humanité le Fils de
Marie. C'est pourquoi nos saints Pères ont enseigné que la Vierge
est Mère de Dieu. C'est cette foi, chrétiens, qui a triomphé des
blasphèmes de Nestorius, et qui jusqu'à la consommation des
siècles fera trembler les démons. Si je dis après cela que la bien-
heureuse Marie aime son Fils tout entier, quelqu'un de la compa-
gnie (3) pourra-t-il désavouer une vérité si plausible.-* Par conséquent,
ce Fils qu'elle chérissait tant, elle le chérissait comme un Homme-
Dieu : et d'autant que ce mystère n'a rien de semblable sur la terre,
je suis contraint d'élever bien haut mon esprit pour avoir recours à
un grand exemple, je veux dire à l'exemple du Père éternel.
Depuis que l'humanité a été unie à la personne du Verbe, elle
est devenue l'objet nécessaire des complaisances du Père. Ces
vérités sont hautes, je l'avoue ; mais comme ce sont des maximes
fondamentales du christianisme, il est important qu'elles soient
entendues de tous les fidèles; et je ne veux rien avancer, que je n'en
allègue la preuve par les Ecritures. Dites-moi, s'il vous plaît, chré-
tiens, quand cette voix miraculeuse éclata sur le Thabor de la
part de Dieu : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé dans lequel je me
.suis plu (''), » de qui pen.sez-vous que parlât le Père éternel ? n'était-
ce pas de ce Dieu revêtu de chair, qui paraissait tout resplendissant
aux yeux des apôtres? Cela étant ainsi, vous voyez bien, par une
déclaration si authentique, qu'il étend son amour paternel jusqu'à
l'humanité de son Fils ; et qu'ayant uni si étroitement la nature
humaine avec la divine, il ne les veut plus .séparer dans son affection.
Aussi est-ce là, si nous l'entendons bien, tout le fondement de notre
a. Maiih.^ xvii, 5.
1. Ici nouvel emprunt: « Je sais bien, et le reste .\ la p. 21 J- jusqucs h la
p. 24 -y. Après quoi ce qui s'ensuit. » (Croissez donr...") Cf. p. S4.
2. Var. vous savez combien elle est sensible.
3. Var. qui pourra désavouer.. ?
l82 SUR LA NATIVITÉ DE LA SAINTE VIERGE.
espérance, (luand nous considérons (]uc Jl^.sus, qui est homme tout
ainsi que ncnis, est reconnu et aimé de Dieu comme son Fils
propre.
Ne vous offensez pas, si je dis qu'il y a quelque chose de pareil
dans l'affection de la sainte Vieri^e, et que son amour embrasse tout
ensemble la divinité et l'humanité de son Fils,que la main puissante
de Dieu a si bien u'.iies. Car Dieu, par un conseil admirable, ayant
jugé à propos que la Vierge engendrât dans le temps celui qu'il
engendre continuellement dans l'éternité, il l'a par ce moyen associée
en quelque façon à sa génération éternelle. Fidèles, entendez ce
mystère. C'est l'associer à sa génération, que de la faire mère d'un
même Fils avec lui. Partant, puisqu'il l'a comme associée à sa
génération éternelle, il était convenable qu'il coulât en même temps
dans son sein quelque étincelle de cet amour infini qu'il a pour son
Fils. Cela est bien digne de sa sagesse. Comme sa Providence dis-
pose toute chose avec une justesse admirable, il fallait qu'il imprimât
dans le cœur de la sainte Vierge une affection qui passât de bien
loin la nature, et qui allât jusqu'au dernier degré de la grâce; afin
qu'elle eût pour son Fils des sentiments dignes d'une Mère de Dieu,
et dignes d'un Homme-Dieu.
Après cela, ô Marie, quand j'aurais l'esprit d'un ange et de la plus
sublime hiérarchie, mes conceptions seraient trop ravalées pour
comprendre l'union très parfaite du Père éternel avec vous. « Dieu
a tant aimé le monde, dit notre Sauveur (''), qu'il lui a donné son Fils
unique. » Et en effet, comme remarque l'Apôtre (^), «nous donnant
son Fils, ne nous a-t-il pas donné toute sorte de biens avec lui ? »
Que s'il nous a fait paraître une affection si sincère, parce qu'il nous
l'a donné comme Maître et comme Sauveur, l'amour ineffable qu'il
avait pour vous, lui a fait concevoir bien d'autres desseins en votre
faveur. Il a ordonné qu'il fût à vous en la même qualité qu'il lui
appartient ; et pour établir avec vous une société éternelle, il a
voulu que vous fussiez la Mère de son Fils unique, et être le Père du
vôtre. O prodige ! ô abîme de charité ! quel esprit ne se perdrait pas
dans la considération de ces complaisances incompréhensibles qu'il
a eues pour vous, depuis que vous lui touchez de si près par ce
commun Fils, le nœud inviolable de votre sainte alliance, le gage de
vos affections mutuelles, que vous vous êtes donné amoureusement
l'un à l'autre : lui, plein d'une divinité impassible ; vous, revêtu,
pour lui obéir, d'une chair mortelle (') ?]
Croissez donc, ô heureux enfant, croissez à la bonne
heure ! Que le ciel propice puisse faire tomber sur votre tête
a.Joan.^ iii, i6. — b. Roin.^ viii, 32.
I. Fin du 3^ emprunt au sermon du Rosaire. Cf p. 86, note i.
SUR LA NATIVITÉ DE LA SAINTE VIERGE. 183
innocente les plus douces de ses influences ! Croissez, et
puissent bientôt toutes les nations de la terre venir adorer
votre Fils ! puisse votre gloire être reconnue de tous les
peuples du monde, esquels votre enfantement donnera une
paix éternelle! Pour nous, mus d'un pieux respect pour celui
qui vous a choisie, nous venons honorer votre lumière nais-
sante, et jeter sur votre berceau non des roses et des lis,
mais des bouquets sacrés de désirs ardents et de sincères
louanges. Certes, je l'avoue, Vierge sainte, celles que je vous
ai données sont beaucoup au-dessous de vos grandeurs, et
beaucoup au-dessous de mes vœux ; et toutefois je me sens
ébloui d'avoir si longtemps contemplé, quoiqu'à trav^ers de
tant de nuages, ce haut éclat qui vous environne : je suis
contraint de baisser la vue. Mais comme nos faibles yeux,
éblouis des rayons du soleil dans l'ardeur de son midi,
l'attendent quelquefois pour le regarder plus à leur aise lors-
qu'il penche sur son couchant, dans lequel il semble à nos
sens qu'il descende plus près de la terre : ainsi étant étonné
de vous avoir considéré[e] si longtemps dans cette qualité
éminenle de Mère du Sauveur, qui vous approche si près de
Dieu, et vous élève si fort au-dessus de nous, il faut, pour
me remettre, que je vous considère un moment dans la
qualité de mère des fidèles, qui vous approche si près de
nous, et vous fait, pour ainsi dire, descendre jusques à nos
faiblesses, esquelles vous compatissez avec une piété mater-
nelle ('). Je ne m'éloignerai point des principes que j'ai posés;
mais il faut que je tâche d'en tirer quelques instructions.
Achevons, chrétiens, achevons; il est temps désormais de
conclure.
(^UATRlf'lME rOINT.
[C'est (") avec beaucoup de sujet (jue nous réclamons dans nos
oraisons la très heureuse Marie comme étant la mère commune de
1. Toute cette conclusion du y point a été singulièrement rajeunie dans les
précédetites éditions.
2. A la place de cette ciiiatiième partie, les éditeurs donnent ici une interpola-
tion, de date postérieure : « Intercédez pour nous, etc. y> (Cf. Ilistoifc critique d,'
1(1 Prcdicatio7i de Hossuet^ P-76). Pour l'introduire dans le discours, ils sont obligés
de retrancher quelques phrases qui feraient double emploi. C'est la conviction
de leur erreur: elle paraît d'ailleurs aussi dans les ditïérenccs d'orthographe.
t84 sur la NATlVITl'; DE LA SAINTE VIERGE.
tous les fidèles. Nous avons reçu cette tradition de nos pères. Ils
nous ont aj^i^'is que le cî^enrc humain ayant ctc précipite dans une
mort éternelle par un homme et par une femme, Dieu avait pré-
destiné une nouvelle Kve, aussi bien qu'un nouvel Adam, afin de
nous faire renaître. ICt de cette doctrine, que tous les anciens ont
enseignée d'un consentement unanime, il me serait aisé de conclure
que, comme la première Eve est la mère de tous les mortels, amsi
la seconde, qui est la très sainte Vierge, doit être estimée la mère de
tous les fidèles. Ce que je pourrais confirmer par une belle pensée de
saint Épiphanc, qui assure (dans P Hérésie LXXVIIl) « que cette pre-
mière Eve est appelée dans la Genèse mère des vivants, en énig-
me ; » c'est-à-dire, ainsi cju'il l'expo.se lui-même, « en figure, comme
étant la représentation de Marie. » A quoi j'aurais encore à ajouter
\\\\ passage célèbre de saint Augustin dans le livre de la sainte Vir-
ginité, où ce grand docteur nous enseigne que la Vierge « selon le
corps est mère du Sauveur qui est notre chef, et, selon l'esprit, des
fidèles qui sont ses membres : » Carne mater capitis nostri, spi-
ritii mater inenihrorum ejns ié^')... (') Sans examiner tous les titres
par lesquels la sainte Vierge est appelée à bon droit la Mère des
chrétiens, je tâcherai seulement de vous faire voir (et c'est à mon
avis ce qui vous doit toucher davantage) qu'elle est mère par le
sentiment : je veux dire qu'elle a pour nous une tendresse véritable-
ment maternelle. Pour le comprendre, vous n'avez, s'il vous plaît,
qu'à suivre ce raisonnement.
Ayant présupposé, et sur la foi de l'Église et sur la doctrine des
Pères, encore que je l'aie seulement touché en passant; ayant, dis je,
présupposé que Marie est véritablement notre mère, si je vous de-
mandais, chrétiens, quand elle a commencé à avoir cette qualité,
vous me répondriez sans doute que Notre-Seigneur vraisemblable-
ment la fit notre mère, lorsqu'il lui donna saint Jean pour son fils...
Tous les autres disciples de Notre-Seigneur ayant été dispersés, la
Providence n'avait retenu près de lui que le bien-aimé de son cœur,
afin qu'il y pût représenter tous les autres, et recevoir en leur nom
les dernières volontés de leur Maître... D'où vient, à votre avis, que
Notre-Seigneur attend cette heure dernière pour nous donner à
Marie comme ses enfants ? Vous me direz peut-être qu'il a pitié d'une
mère désolée qui perd le meilleur Fils du monde, et que pour la
a. De sanct. Virginit.^ n, 4.
I. Bossuet en reprenant, dans cette dernière partie, les raisonnements du
sermon pour le Rosaire 1651, ne les reproduisait pas textuellement. Malheureu-
sement le ms. de la Nativité, à Meaux, n'a plus ici de renvois précis ; et les
quelques feuilles qui sont en double dans celui du Rosaire, à la Bibliothèque
nationale, sont incomplètes, et peu explicites. Nous nous bornons donc à
emprunter à ce discours ce qui est nécessaire à la suite de la démonstration.
SUR LA NATIVITÉ DE LA SAINTE VIERGE. 185
consoler, il lui donne une postérité éternelle. Cette raison est bonne
et solide; mais j'en ai une autre à vous dire, que peut-être vous ne
désapprouverez pas. Je pense que le dessein du Fils de Dieu est
de lui inspirer pour nous dans cette rencontre une tendresse de
mère. — Comment cela, direz-vous ? nous ne voyons pas bien cette
conséquence. — Il me semble pourtant, chrétiens^ qu'elle n'est pas
extrêmement éloignée. Marie était au pied de la croix ; elle voyait
ce cher Fils tout couvert de plaies, étendant ses bras à un peuple
incrédule et impitoyable ; son sang, qui débordait de tous côtés par
ses veines déchirées : qui pourrait vous dire quelle était l'émotion
du sang maternel ? Non, il est certain, elle ne sentit jamais mieux
qu'elle était mère; toutes les souffrances de son Fils le lui faisaient
sentir au vif. Que (') fera ici le Sauveur? Vous allez voir, chrétiens,
qu'il sait parfaitement le secret d'émouvoir les affections. Quand
l'âme est une fois prévenue de quelque passion violente touchant
quelque objet, elle reçoit aisément les mêmes impressions pour
toutes les autres qui se présentent. Par exemple, vous êtes possédé
d'un mouvement de colère : il sera difficile que tous ceux qui appro-
cheront de vous, si innocents qu'ils puissent être, n'en ressentent
quelques effets. Et de là vient que dans les séditions populaires, un
homme adroit qui saura manier et ménager avec art les esprits de
la populace, lui fera quelquefois tourner sa fureur contre ceux
auxquels on pensait le moins; ce qui rend ces sortes de mutineries
extrêmement dangereuses. Il en est de même de toutes les autres
passions; parce que l'âme étant déjà excitée, il ne reste plus qu'à
l'appliquer sur d'autres objets; à quoi son propre mouvement la rend
extrêmement disposée.
C'est pourquoi le Fils de Dieu, qui avait résolu de nous donner la
sainte Vierge pour mère, afin d'être notre frère en toute façon (admi-
rez son amour, chrétiens), voyant du haut de sa croix combien l'âme
de sa Mère était attendrie, et que son cœur ébranlé faisait inonder
par ses yeux un torrent de larmes amères, comme si c'eût été là
qu'il l'eût attendue, il prit son temps de lui dire, lui montrant saint
Jean : « Femme, voilà ton fils : » Ecce filius tu us. Fidèles, ce sont
ses mots; et voici son sens, si nous le savons bien pénétrer • O femme
affligée, à qui un amour infortuné fait éprouvera présent jusqucs oii
peut aller la compassion d'une mère, cette même tendresse dont
vous êtes à présent touchée si vivement pour moi, ayez-la pour Jean,
mon disciple et mon bicn-aimé; ayez-la pour tous mes fidèles, (juc
je vous recommande en sa personne, parce qu'ils sont tous mes dis-
ciples et mes bien-aimés : Ecce filius tuus. De vous dire combien ces
I. Ici commence ce qui subsiste d'une seconde rédaction, dans le sermon du
Rosaire (12823, f 150).
l86 SUR LA NATIVITÉ DE LA SAINTE VIERGE.
paroles poussées du cœur du Fils descendirent profondément au
cœur de la More, et l'impression qu'elles y firent, c'est une chose que
je n'oserais pas entreprendre. Songez seulement que celui qui parle
opère toutes choses par sa parole toute-puissante, qu'elle doit avoir
un effet merveilleux surtout sur sa sainte Mère; et que pour lui don-
ner plus de force il l'a animée de son sang, et l'a proférée d'une voix
mourante, presque avec les derniers soupirs. Tout cela joint ensemble,
il n'est pas croyable ce qu'elle était capable de faire dans l'âme de
la sainte Vierge. Il (') n'a pas plus tôt lâché le mot à saint Jean
p(^ur lui dire que Marie est sa mère, qu'incontinent ce disciple se
sent possédé de toutes les affections d'un bon fils : Et accepit eam
discipulus in sua ("). A plus forte raison sa parole doit-elle avoir agi
sur l'âme de sa sainte Mère, et y avoir fait entrer bien avant un
amour extrême pour nous comme pour ses véritables enfants.
Il me souvient à ce propos de ces mères misérables à qui on
déchire les entrailles par le fer, pour en tirer leurs enfants par vio-
lence ('). Il vous est arrivé quelque chose de semblable, ô bienheu-
reuse Marie : c'est par le cœur que vous nous avez enfantés; parce que
vous nous avez enfantés par la chanté : Çooperata est charitate, ut
filii Dei in Ecclesïa Jtascerentur, dit saint Augustin {^). Et j'ose dire
que ces paroles de votre Fils, qui étaient son dernier adieu, entrèrent
en votre cœur ainsi qu'un glaive tranchant, et y portèrent jusques au
fond, avec une douleur excessive, une inclination de mère pour tous
les fidèles. Ainsi vous nous avez pour ainsi dire enfantés d'un cœur
déchiré parmi la véhémence d'une affliction infinie. Et toutes les fois
que les chrétiens paraissent devant vos yeux, vous vous souvenez de
cette dernière parole, et vos entrailles s'émeuvent sur nous comme
sur les enfants de votre douleur et de votre amour ; d'autant plus
que vous ne sauriez jeter sur nous vos regards, que nous ne
représentions à votre cœur ce Fils que vous aimez tant, dont le
Saint-Esprit prend plaisir de graver la ressemblance dans l'esprit
de tous les fidèles (3)...
Mais il y (4) a plus. Nous ne sommes pas seulement les images
vivantes du Fils de Dieu, nous sommes encore ses membres, et nous
composons avec lui un corps dont il est le chef : ce qui attire si puis-
samment sur nous les affections de la sainte Vierge, qu'il n'y a point
a. JoaJi.^ Xix,27. ~ /?. De sancta Virent m t., n. 6.
1. Retour à la première rédaction, unique en cet endroit dans le ms. du Ro-
saire (165 1).
2. Les éditeurs disaient ici, dans le sermon du Rosaire : « pour en tirer leurs
enfants au monde par violence. » (Cf. p. 92, n. 2.)
3. Voy. le développement de cette idée dans le sermon du Rosaire, p. 93.
4- Ici commence une seconde rédaction dans le sermon du Rosaire (12823,
f. 151).
SUR LA NATIVITÉ DE LA SAINTE VIERGE. 187
de mère qui puisse aller à l'égal : ce qu'il me serait aisé de vous faire
voir par des raisonnements invincibles, si je n'étais pressé de finir
bientôt ce discours. Et pour vous en convaincre, je ne veux seule-
ment que vous proposer en abrégé les principes, après avoir repassé
légèrement sur quelques vérités que j'ai tâché d'établir (')... dont il
est nécessaire que vous ayez mémoire, pour l'intelligence de ce
qui me reste à vous dire.
Je vous ai dit, chrétiens, que la maternité de la Vierge n'ayant
point d'exemple sur la terre, il en est de môme de l'affection qu'elle
a pour son Fils; et comme elle a cet honneur d'être la Mère d'un Fils
qui n'a point d'autre Père que Dieu, de là vient que laissant bien
loin au-dessous de nous toute la nature, nous lui avons été chercher
la règle de son amour dans le sein du Père éternel. Car de même
que Dieu le Père, voyant que la nature humaine touche de si près à
son Fils unique, étend son amour paternel à l'humanité du Sauveur,
et fait de cet Homme-Dieu l'unique objet de ses complaisances,
comme nous l'avons prouvé par le témoignage des Écritures, ainsi
avons-nous dit que la bienheureuse Marie ne séparait plus la divi-
nité d'avec l'humanité de son Fils, mais qu'elle les embrassait en
quelque façon toutes deux par un même amour. Ce sont les vérités
sur lesquelles nous avons établi l'union de Marie avec Dieu : en
voici quelques autres qui vous feront bien voir sa charité envers
nous.
Les mêmes Ecritures qui m'apprennent que Dieu aime en quelque
façon par un même amour la divinité et l'humanité de son P'ils, à
cause de leur société inséparable en la personne adorable de Xotrc-
Seigneur JÉSUS-Christ, m'enseignent aussi qu'il nous aime par le
même amour qu'il a pour son Fils unique et bien-aimé, à cause que
nous lui sommes unis comme les membres de son corps; et c'est de
toutes les maximes du christianisme celle qui doit porter le plus haut
nos courages et nos espérances. En voulez-vous un beau témoignage
de la bouche même de Notre- Seigneur .'' Ecoutez ces belles paroles
qu'il adresse à son Père, le priant pour nous : Diiectio qua dilexisti
vie in ipsis sit, et ego in eis {^'). Mon Père, dit- il, je suis en eux, parce
qu'ils sont mes membres; « je vous prie que l'affection par laciuellc
vous m'aimez soit en eux. » Voyez, voyez, chrétiens, et réjouissez-
vous. Notre Sauveur craint que l'amour de son Père ne fasse quelcjue
différence entre le chef et les membres : et connaissez par là com-
bien nous sommes unis avec le Sauveur, puis(}ue Dieu même, (jui a
a), /oan.^ xvii, 26.
\. Rosaire :((. (X'éVAhVn dans ma j)rcniiorc |)artie. y> — Ces mots ne peuvent
avoir éié reproduits en 1652, car dans notre sermon ces mrmes vc^riti^s sont
distribuées les unes dans le i'"" |)oint, les autres dans le y.
i88
SUR LA NATIVITÉ DE LA SAINTE VIERGE.
distinc^iic tcnis les ctrcs par une si aimable variété, ne nous distingue
plus d'avec lui, et répand volontiers sur nous toutes les douceurs de
son affection paternelle. Que s'il est vrai que Marie ne règle son
amour que sur celui du Père éternel, allez, ô fidèles, allez à la bonne
heure à cette IMère incomparable : croyez qu'elle ne vous discernera
plus d'avec son cher Fils ; elle vous considérera comme la chair de
sa chair et comme les os de ses os, ainsi que parle l'Apôtre (''),
comme des personnes sur lesquelles et dans lesquelles son sang a
coulé; et pour dire quelque chose de plus, elle vous regardera comme
autant de JésUS-Christ sur la terre. L'amour qu'elle a pour son
Fils sera la mesure de celui qu'elle aura pour vous : et partant ne
craignez point de l'appeler votre Mère; elle a au souverain degré
toute la tendresse que cette qualité demande...]
a. Ephes.^ v, 30.
^^^^^ Ék^^^^Ék^ --^ ■■^^. ^^ ■^. ^. ^^ ^ ■■='
M.
'il
PANEGYRIQUE
DE SAINT FRANÇOIS D'ASSISE,
prêché à Metz, le 4 octobre, 1652.
^^wwwww^wwwwwww^
^
^
C'est sous réserve que nous proposons cette date, n'ayant pu
retrouver le manuscrit de ce discours. M. Lâchât (Xll, 353) prétend
que deux passages lui révèlent la date de 1655. C'est en réalité à
M. Floquet qu'il doit cette révélation, comme beaucoup d'autres. Mais
les allusions à la guerre qui désolait le pays Messin, et à une récolte
abondante (') que la l^rovidence accordait pour compenser tant
de calamités, ne conviennent pas moins bien à 1652 qu'à 1655. Le
ton et le style de l'œuvre, sa marche un peu incertaine, un reste de
goût pour quelques formules naïves, en un mot tous les caractères
particuliers d'une composition archaïque, me semblent réclamer
la préférence pour la première de ces deux dates (^). On admirera
dans cette œuvre, qui n'a rien d'académique, qui abonde au con-
traire en tours populaires, la vive sollicitude du jeune orateur pour
les intérêts des pauvres.
Si qui s videtur iiiter vos sapiens esse
iti hoc seculo, siultiis fiât lit sit sapiens.
S'il y a quelqu'un parmi vous qui pa-
raisse sage selon le siède, qu'il devienne
fou afin d'être sage (I Cor., m, 18).
LE Sauveur Jésus, chrétiens, a donné un ample sujet de
discourir, mais d'une manière bien différente, à quatre
sortes de personnes, aux Juifs, aux Gentils, aux hérétiques
et aux fidèles. Les Juifs, qui étaient préoccupés de cette opi-
nion si mal fondée, que le Messie viendrait au monde avec
une pompe royale, prévenus de cette fausse croyance, se
sont approchés du Sauveur : ils ont vu qu'il était réduit dans
un entier dépouillement de tout ce qui peut frapper les sens,
un homme pauvre, un homme sans faste et sans éclat : ils
l'ont méprisé : « Jésus leur a été un scandale : "^ Jniùcis qui-
1. Dans les statistiques que donne M. Floquet (J\tudes..., I, 263, note 3\ je
relève ce fait que le blé, qui en 1651 revenait à 32 fr. 15 centimes l'heclolitrc,
ne coûtait plus en 1653 que 16 fr. 95 : cela suppose une véritable abondance
pendant l'annde intermédiaire, 1652.
2. Cf Histoire critique de la J'rt'dication de lÙKssKet, p. 129.
190 PANT^('.VKT^^ÎT^ DK SAINT FRANÇOIS d'aSSISE.
dci)i scandaluiu, dit le grand Apôtre ("). Les Gentils, d'autre
pari, (lui se croyaient les auteurs et les maîtres de la bonne
philosophie, et qui depuis plusieurs siècles avaient vu briller
au milieu d'eux les esprits les plus célèbres du monde, ont
voulu examiner Jksus-Ciirist selon les maximes reçues
parmi les savants de la terre ; mais, aussitôt qu'ils ont ouï
parler d'un Dieu fait homme, qui avait vécu misérablement,
qui était mort attaché (') à une croix, ils en ont fait un sujet
de risée : « Jésus a été pour eux une folie : » Gentihis autem
stultitiam, poursuit saint Paul.
Après eux sont venus d'autres hommes que l'on appelait
dans l'Église manichéens et marcionites, tous feignant
d'être chrétiens ; qui, trop émus des invectives sanglantes
des Gentils contre le Fils de Dieu, l'ont voulu mettre à cou-
vert des moqueries de ces idolâtres, mais d'une manière tout
à fait contraire aux desseins de la bonté divine sur nous.
Ces faiblesses de notre Dieu, pusillitates Dei, comme les
appelait un ancien ('''), leur ont semblé trop honteuses pour
les avouer franchement. Au lieu que les Gentils les exagé-
raient pour en faire une pièce de raillerie, ceux-ci au con-
traire tâchaient de les dissimuler, travaillant vainement à
diminuer quelque chose des opprobres de l'Evangile, si utiles
pour notre salut. Ils ont cru, avec les Gentils et les Juifs,
qu'il était indigne d'un Dieu de prendre une chair comme
la nôtre, et de se soumettre à tant de souffrances ; et, pour
excuser ces bassesses, ils ont soutenu que son corps était
imaginaire, et par conséquent que sa nativité, et ensuite sa
Passion et sa mort étaient fantastiques et illusoires : en un
mot, à les en croire, toute sa vie n'était qu'une représentation
sans réalité. Sans doute les vérités de Jésus ont été un
scandale à ces hérétiques, puisqu'ils ont fait un fantôme du
sujet de notre espérance ; ils ont voulu être trop sages, et
par ce moyen ont détruit, selon leur pouvoir, le déshonneur
nécessaire de notre foi : Necessa7'iujn dedecus fidei^ dit le
grave Tertullien (^).
a. I Cor.^ I, 23. — b. Tertull., Adv. Marcioii.^ lib. il, n. 27. — c. De avne Chr.y
n. 5.
I. Var. pendu h une potence, — à un infâme gibet.
PANÉGYRIQUE DE SAINT FRANÇOIS d'aSSISE. I91
Mais les vrais serviteurs de Jésus-Christ n'ont point eu
de ces délicatesses ni de ces vaines complaisances. Ils se
sont bien gardés de croire les choses à demi, ni de rougir
de l'ignominie de leur Maître. Ils n'ont point craint de faire
éclater par toute la terre le scandale et la folie de la croix
dans toute leur étendue : ils ont prédit aux Gentils que cette
folie détruirait leur sagesse. Et quant à ces grandes absur-
dités que les païens trouvaient dans notre doctrine, nos pères
ont répondu que les vérités évangéliques leur semblaient
d'autant plus croyables, que selon la philosophie humaine
elles paraissaient tout à fait impossibles : Proi'sus credibile
est, quia ineptum est ;,,, certum est, quia impossibile est, disait
autrefois TertuUien {^). Ainsi notre foi se plaît d'étourdir la
sagesse humaine par des propositions hardies, où elle ne
peut rien comprendre.
Depuis ce temps-là, mes frères, la folie est devenue une
qualité honorable ; et l'apôtre saint Paul a publié, de la part
de Dieu, cet édit que j'ai récité dans mon texte : « Si quel-
qu'un veut être sage, il faut nécessairement qu'il soit fou, »
stultus fiât ut sit sapiens. C'est pourquoi ne vous étonnez
pas si, ayant entrepris aujourd'hui le panégyrique de saint
François, je ne fais autre chose que vous montrer sa folie,
beaucoup plus estimable que toute la prudence du monde.
Mais d'autant que la première et la plus grande folie, c'est-
à-dire, la plus haute et la plus divine sagesse que l'Evangile
nous prêche, c'est l'Incarnation du Sauveur, il ne sera pas
hors de propos, pour prendre déjà quelque idée de ce que
j'ai à vous dire, que vous fassiez réflexion sur cet auguste
mystère, pendant que nous réciterons les paroles que l'Ange
adressa à Marie lorsqu'il lui en apporta les nouvelles. Implo-
rons donc l'assistance du Saint-Esprit par l'intercession de
la sainte Vierge. Ave,
Cette orgueilleuse sagesse du siècle, cjui, ne pouvant com-
prendre la justice des voies de Dieu, emploie toutes ses
fausses lumières à les contredire, se trouve merveilleusement
confondue par la doctrine de TJ^vangile, et parles très saints
a. De carne Chr.^ n. 5.
192 PANÉGYRIQUE DE SAINT FRANÇOIS d'aSSISE.
mystères du Sauveur Ji':sus. Déjà la toute-puissance divine
avait commencé à lui faire sentir sa fail)lesse dès l'origine
de l'univers, en lui proposant des énigmes indissolubles (')
dans tous les ordres des créatures, et lui présentant le monde
comme un sujet éternel de questions inutiles, qui ne seront
jamais terminées par aucunes décisions. Et certes il était
vraisemblable que ces grands et impénétrables secrets, qui
bornent et resserrent si fort les connaissances de l'esprit
humain, donneraient en même temps des limites à son or-
gueil. Toutefois, à notre malheur, il n'en est pas arrivé de la
sorte, et en voici la cause qui me semble la plus apparente :
c'est que la raison humaine, toujours téméraire et présomp-
tueuse, ayant entrevu quelque petit jour dans les ouvrages
de la nature, s'est imaginée découvrir quelque grande et
merveilleuse lumière ; au lieu d'adorer son Créateur, elle
s'est admirée elle-même. L'orgueil, comme vous savez, chré-
tiens, a cela de propre, qu'il prend son accroissement de lui-
même, si petits que puissent être ses commencements, parce
qu'il enchérit toujours sur ses premières complaisances par
ses flatteuses réflexions.
Ainsi l'homme, s'étant trop plu dans ces belles concep-
tions, s'est persuadé que tout l'ordre du monde devait aller
selon ses maximes. Il s'est enfin lassé de suivre la conduite
que Dieu lui avait prescrite, afin de le ramener à lui comme
à son principe. Au contraire, il a voulu que la Divinité se
réglât selon ses idées ; il s'est fait des dieux à sa mode, il a
adoré ses ouvrages et ses fantaisies : et, s'étant évanoui,
comme dit l'Apôtre (''), dans l'incertitude de ses pensées,
lorsqu'il a cru se voir élevé au comble de la sagesse, il s'est
précipité dans une extrême folie: Dicentes eni7n se esse sapien-
tes, sUilti facti sunt (^').
C'est pourquoi cette sagesse éternelle qui prend plaisir de
guérir ou de confondre la sagesse humaine, s'est sentie
obligée de former de nouveaux desseins et de commencer un
nouvel ordre de choses par Notre-Seigneur Jésus-Christ:
a. Rom., I, 21. — b. Rom., i, 22.
I. Nous dirions aujourd'hui insolubles. Mais Deforis doit avoir bien lu ici ; car
le même mot se retrouvera dans le sermon sur la Loi de Dieu.
PANÉGYRIQUE DE SAINT FRANÇOIS d' ASSISE. 193
et admirez, s'il vous plaît, la profondeur de ses jugements.
Dans le premier ouvrage que Dieu nous avait proposé, qui
est cette belle fabrique du monde, notre esprit y voyait
d'abord des traits de sagesse infinie. Dans le second ouvrage,
qui comprend la doctrine et la vie de notre Maître crucifié,
il n'y découvre au premier aspect que folie et extravagance.
Dans le premier, nous vous disions tout à l'heure que la
raison humaine y avait compris quelque chose ; et, en étant
devenue insolente, elle n'a pas voulu reconnaître celui qui
lui donnait (') ses lumières. Dans le second dessein, qui est
d'une tout autre excellence, toutes ses connaissances se per-
dent, elle ne sait du tout où se prendre ; et par là il faudra
nécessairement, ou bien qu'elle se soumette à une raison
plus haute, ou bien qu'elle soit confondue : et, de façon ou
d'autre, la victoire demeurera à la sagesse divine (^).
Et c'est ce que nous apprenons par ce docte raisonne-
ment de l'Apôtre. Notre Dieu, dit ce grand personnage,
avait introduit l'homme dans ce bel édifice du monde, afin
qu'en admirant l'artifice, il en adorât l'architecte. Cependant
l'homme ne s'est pas servi de la sagesse que Dieu lui don-
nait, pour reconnaître son Créateur par les ouvrages de sa
sagesse, ainsi que l'Apôtre nous le déclare : Qicia in Dei
sapientia non cognovlt mitndus per sapientiam DeicDi (") : eh
bien ! qu'en arrivera-t-il, saint Apôtre ? Pour cela, continue-
t-il. Dieu a posé cette loi éternelle, que dorénavant les
croyants ne pussent être sauvés que par la folie de la prédi-
cation : Placuit Deo per stultitiam prœdicationis salvosjacere
credenies {^'). A quoi te résoudras- tu donc, ô aveugle raison
humaine ? Te voilà vivement pressée par cette sagesse pro-
a. I Cor.^ I, 21. — b. Ibid.
1. Var. d'où lui venaient.
2. Assurément ces considérations préliminaires sont un peu longues. Mais
n'est-ce pas une chose admirable que de rencontrer dès maintenant l'ébauche
de ces fortes pensées ([uc l'auteur, vingt-cinq ans plus tard, exprimera d"une
façon si magistrale dans le Discours sur PHis/oire Universelle / \ Dieu a\ait
introduit l'homme dans le monde, où, de ciucU[ue côté cju'il tournât les yeux, la
sagesse du Créateur reluisait dans la grandeur, ilans la richesse et dans
la dispobition d'un si bel ouviage. L'homme cependant l'a méconnu in
ouvrui^e dojit il entendait la sas^es'ie ne l\i point touclu' ; un autre ouvra^^e tut
est présenté^ on son raisonnement se perd^ et oit tout lui parait folie; âeit la
croix de Ji-svs-CiiKisT. » (11^' partie, ch. XXV.)
Sermons lU: lios.Mict. 13
194 PANÉGYRIQUE DE SAINT FRANÇOIS d'aSSISE.
foiule, qui paraît à tes yeux sous une folie apparente. Je te
vois, ce me semble, réduite à de merveilleuses extrémités,
parce que de côté ou d'autre la folie t'est inévitable : car
dans la croix de Notre-Seigneur, et dans toute la conduite
de rÉvane^ile, les pensées de Dieu et les tiennes sont oppo-
sées entre elles avec une telle contrariété, que, si les unes
sont sages, il faut par nécessité que les autres soient extra-
vagantes.
Que ferons-nous ici, chrétiens .^ Si nous cédons à l'Évan-
gile, toutes les maximes de prudence humaine nous déclarent
fous et de la plus haute folie. Si nous osons accuser de folie
la sagesse incompréhensible de Dieu, il faudra que nous
soyons nous-mêmes des furieux et des démons. Ah ! plutôt
démentons toutes nos maximes, désavouons toutes nos con-
séquences, plions sous le joug de la foi; et, dépouillant cette
fausse sagesse dont nous sommes vainement enflés, devenons
heureusement insensés pour l'amour de notre Sauveur, qui,
étant la sagesse du Père, n'a pas dédaigné de passer pour
fou en ce monde, afin de nous enseigner une prudence
céleste : en un mot, s'il y a quelqu'un parmi nous qui pré-
tende à la véritable sagesse, «qu'il soit fou afin d'être sage, »
stultusfiat ut sit sapiens, dit le grand Apôtre (^).
La voilà, la voilà, chrétiens, cette illustre, cette généreuse,
cette sage et triomphante folie du christianisme, qui dompte
tout ce qui s'oppose à la science de Dieu, qui rend humble
ou qui renverse invinciblement la raison humaine, et toujours
en remporte une glorieuse victoire. La voilà, cette belle
folie, qui doit être le seul ornement du panégyrique de
saint François, selon que je vous l'ai promis, et qui fera
aujourd'hui son éloge.
Pour cela vous remarquerez, s'il vous plaît, qu'il y a une
convenance nécessaire entre les mœurs des chrétiens et la
doctrine du christianisme. Cette folie apparente, qui est dans
la parole du Fils de Dieu, doit passer par imitation dans la
vie de ses serviteurs. Ils sont un Évangile vivant. L'Évan-
gile qui est écrit dans nos livres, et celui que le Saint-Esprit
daigne écrire dans l'âme des saints, que l'on peut lire dans
a. I Cor.^ ni, i8.
PANÉGYRIQUE DE SAINT FRANÇOIS DASSISE. I95
leurs actions comme dans de beaux caractères, déplaisent
également à la fausse prudence du monde.
Figurez-vous donc que François, ayant considéré ces
grands et vastes chemins du monde, qui mènent à la perdi-
tion, s'est résolu de suivre des routes entièrement opposées.
Le plus ordinaire conseil que nous donne la sagesse humaine,
c'est d'amasser beaucoup de richesses, de faire valoir ses
biens, d'en acquérir de nouveaux : c'est à quoi on rêve dans
tous les cabinets, c'est de quoi on s'entretient dans toutes
les compagnies, c'est le sujet le plus ordinaire de toutes les
délibérations. Il y a pourtant d'autres personnes qui se
croient plus raffinées, qui vous diront que ces richesses sont
des biens étrangers à la nature ; qu'il vaut bien mieux jouir
de la douceur de la vie, et tempérer par les voluptés ses
amertumes continuelles : c'est une autre espèce de sages.
Mais encore y en a-t-il d'autres, qui reprendront peut-être
ces sectateurs trop ardents des richesses et des délices.
Pour nous, diront-ils, nous faisons profession d'honneur,
nous ne recherchons rien avec tant de soin que la réputation
et la gloire. Si vous pénétrez dans leurs consciences, vous
trouverez qu'ils s'estiment les seuls honnêtes gens dans le
monde : ils consument leur esprit de veilles et d'inquiétudes
pour acquérir du crédit, pour être élevés aux honneurs.
Ce sont, à mon avis, les trois choses qui font toutes les
affaires du monde, qui nouent toutes les intrigues, qui
enflamment toutes les passions, qui causent tous les empres-
sements.
Ah! que notre admirable François a bien reconnu l'illu-
sion de tous ces biens imaginaires ! Il dit que les richesses
captivent le cœur, que les honneurs l'emportent, que les
plaisirs l'amollissent ; que, pour lui, il veut établir ses riches-
ses dans la pauvreté, ses délices dans les souffrances, et sa
gloire dans la bassesse. O ignorance! o folie! Eh Dieu! que
pense-t-il faire.'^ O le plus insensé des hommes selon la sagesse
du siècle, mais le plus sage, le plus intelligent. \c. plus avisé
selon la sagesse de Dieu! C'est ce que je tâcherai de vous
faire voir dans la suite de ce discours.
196 PANÉnVRIQUK DK SAINT FRANÇOIS d'asSISE.
l'UiîMiioi; roiNT.
Quand je me suis proposé de vous entretenir aujourd'hui
des trois victoires de saint François sur les richesses du
monde, sur ses plaisirs et sur ses honneurs, je m'étais per-
suadé que je pourrais les représenter les unes après les
autres; mais je vois bien maintenant que c'est une entreprise
impossible, et qu'ayant à commencer par la profession géné-
reuse qu'il a faite de la pauvreté, je suis obligé de vous dire
que, par cette seule résolution, il s'est mis infiniment au-
dessus des honneurs et des opprobres, des incommodités et
des agréments, et de tout ce que l'on appelle bien et mal
dans le monde. Car enfin ce serait mal connaître la nature
de la pauvreté, que de la considérer comme un mal séparé
des autres. Je pense pour moi, chrétiens, que, lorsqu'on a
inventé ce nom, on a voulu exprimer non point un mal par-
ticulier, mais un abîme de tous les maux, et l'assemblage de
toutes les misères qui affligent la vie humaine. Et certes,
j'oserais quasi assurer que c'est quelque mauvais démon,
qui, voulant rendre la pauvreté tout à fait insupportable, a
trouvé le moyen d'attacher aux richesses tout ce qu'il y a
d'honorable et de plaisant dans le monde (') : c'est pourquoi
notre langage ordinaire les nomme biens d'un nom général,
parce qu'elles sont l'instrument commun pour acquérir tous
les autres. De sorte que nous pourrions, au contraire, appe-
ler la pauvreté un mal général, parce que, les richesses ayant
tiré de leur côté la joie, l'affluence, l'applaudissement, la
faveur, il ne reste à la pauvreté que la tristesse et le déses-
poir, et l'extrême nécessité, et, ce qui est plus insupportable,
le mépris et la servitude. Et c'est ce qui fait dire au Sage
que la pauvreté entrait en une maison tout ainsi qu'un soldat
armé: Paupeiàes quasi vû^ armatus (^). L'étrange comparai-
son ! Vous dirai-je ici, chrétiens, combien est effroyable en
une pauvre maison une garnison de soldats .^ Plût à Dieu
que vous fussiez en état de l'apprendre seulement de ma
a. Prov.^ VI, II.
I. Var. tous les honneurs, tous les plaisirs et toutes les commodités de la
vie.
PANÉGYRIQUE DE SAINT FRANÇOIS d'aSSISE. I97
bouche ! Mais, hélas ! nos campagnes désertes, et nos bourgs
misérablement désolés, nous disent assez que c'est cette
seule terreur (') qui a dissipé deçà et delà tous leurs habi-
tants. Jugez, jugez par là combien la pauvreté est terrible ;
puisque la guerre, l'horreur du genre humain, le monstre le
plus cruel que l'enfer ait jamais vomi pour la ruine des
hommes, n'a presque rien de plus effroyable que cette déso-
lation, cette indigence, cette pauvreté qu'elle traîne néces-
sairement avec elle. Mais du moins n'est-ce pas assez que la
pauvreté soit accablée de tant de douleurs, sans qu'on la
charge encore d'opprobre et d'ignominie ? Les fièvres, les
maladies, qui sont presque nos plus grands maux, encore
ont-elles cela de bon qu'elles ne font de honte à personne.
Dans toutes les autres disgrâces (^), nous voyons que chacun
prend plaisir de conter ses maux et ses infortunes : la seule
pauvreté a cela de commun avec le vice, qu'elle nous fait
rougir, de même que si être pauvre c'était être extrêmement
criminel.
En effet, combien y a-t-il de personnes qui se privent des
contentements, et même des nécessités de la vie, afin de
soutenir une pauvreté honorable ! Combien d'autres en
voyons-nous qui se font effectivement pauvres (^), tâchant
de satisfaire à je ne sais quel point d'honneur, par une dé-
pense qui les consume! Et d'où vient cela, chrétiens, sinon
que, dans l'estime des hommes, qui dit pauvre, dit le rebut
du monde. Pour cela, le prophète David, après avoir décrit
les diverses misères des pauvres, conclut enfin par cette
excellente parole qu'il adresse à Dieu : Tibi derclictiis est
pauper (") : « Seigneur, dit-il, on vous abandonne le pauvre. »
Et voyons-nous rien de plus commun dans le monde .-^
Quand les pauvres s'adressent à nous, afin que nous soula-
gions leurs nécessités, n'est-il pas vrai que la faveur la plus
ordinaire que nous leur faisons, c'e.st de souhaiter que Dieu
les assiste ? Dieu soit à votre aide ! leur disons-nous ; mais
a. Ps., IX, 35.
1. Var. appréhension.
2. Va7'. aventures, -- rencontres.
3. Var. qui deviennent pauvres, de crainte de le paraître.
198 PANÉGYRIQUE DE SAINT FRANÇOIS d'aSSISE.
de contribuer de notre part quelque chose pour les secourir,
c'est la moindre de nos pensées. Nous nous en déchargeons
sur la miséricorde divine, ne considérant pas que c'est par
nos mains et par notre ministère, que Dieu a résolu de leur
faire cette miséricorde que nous leur souhaitons : tant il est
vrai que personne ne se met en peine des pauvres ! Chacun
s'inquiète, chacun s'empresse à servir les grands; et il n'y a
que Dieu seul à qui les pauvres ne soient point à charge :
Tibi de relie tus est !
Cela étant ainsi, comme l'expérience nous le fait voir,
quand un homme accommodé dans le siècle, comme saint
François, prend la résolution de se plaire dans les bassesses
de la pauvreté, ne faut-il pas que ce soit une âme extrême-
ment touchée du mépris (') de tous ces biens imaginaires,
qui remportent parmi nous un si grand applaudissement ?
Le voyez-vous, chrétiens, François, ce riche marchand
d'Assise, que son père a envoyé à Rome pour les affaires de
son négoce, le voyez-vous qui s'entretient avec un pauvre
au milieu des rues ? Eh Dieu ! qu'a de commun le négoce
avec cette sorte de gens ? Quel marché veut-il faire avec ce
pauvre homme ? Ah! l'admirable trafic, le riche et précieux
échange! Il veut avoir l'habit de ce pauvre, et pour cela il
lui donne le sien; et après, ravi d'avoir fait un si bel échange
d'un habit honnête contre un autre tout déchiré, il paraît
tout joyeux habillé en pauvre, pendant que le pauvre a peine
à se reconnaître sous son habit de bourgeois.
Jésus, mon Sauveur, qui dites que l'on vous habille quand
on couvre la nudité de vos pauvres, pourrais-je bien ici
exprimer combien cette action vous fut agréable .^ L'histoire
ecclésiastique m'apprend que saint Martin, votre serviteur,
ayant donné la moitié de son manteau à un pauvre qui lui
demandait l'aumône, vous lui apparûtes la nuit dans une
vision merveilleuse, paré superbement de cette moitié de
manteau, vous glorifiant en la présence de vos saints anges
que Martin, encore catéchumène, vous avait donné cet habit.
Me permettrez-vous, ô mon Maître, une parole familière,
que j'ose ici avancer en suite de ce que vous dites vous-
I. Var. qu'il ait en son âme un mépris extrême.
PANÉGYRIQUE DE SAINT FRANÇOIS d'aSSISE. 199
même ? S'il est vrai que vous estimiez qu'on vous donne
lorsqu'on fait largesse à vos pauvres (''), combien vous glori-
fierez-vous du don que vous fait François ! Ce n'est pas de
son manteau seulement qu'il se dépouille pour l'amour de
vous : il veut vous revêtir tout entier ; il vous fait présent
d'un habit complet. Bien plus ('), ayant appris de votre
Évangile que, lorsque vous étiez sur la terre, vous vous étiez
toujours plu dans la pauvreté, non content de vous avoir
habillé, il semble vous demander à son tour que vous l'habil-
liez à votre façon : il se couvre d'un habit de pauvre, afin
d'être semblable à vous.
Et dans ce merveilleux appareil, d'autant plus magnifique
qu'il était abject, suivons-le, s'il vous plaît, mes chers frères,
nous verrons une action qui sans doute sera surprenante. Il
s'en va à l'Eglise de Dieu, à la mémoire des apôtres saint
Pierre et saint Paul, ces deux pauvres illustres qui ont vu
les empereurs prosternés devant leurs tombeaux. Là, sans
considérer qu'il pourrait être aisément connu (et vous savez
que le commerce donne toujours beaucoup d'habitudes) il se
mêle parmi les pauvres qu'il sait être les frères et les bien-
aimés du Sauveur; il fait son apprentissage de cette pauvreté
généreuse à laquelle son Maître l^ppelle ; il goûte à longs
traits la honte et l'ignominie qui lui a été si agréable; il se
durcit le front contre cette molle et lâche pudeur du siècle,
qui ne peut souffrir les opprobres, bien qu'ils aient été con-
sacrés en la personne du Fils de Dieu. Ah! qu'il commence
bien à faire profession de la folie de la croix, et de li
pauvreté évangélique!
Mais avant que de passer outre à ses autres actions, fi-
dèles, il est nécessaire, afin que nous en connaissions mieux
le prix, que nous tâchions de nous détromper de cette folle
admiration des richesses dans laquelle on nous a élevés. Il
faut que je vous fasse voir, par des raisonnements invincibles,
les grandeurs de la pauvreté selon les maximes de rr.vangile;
d'où il vous sera aisé de conclure combien est injuste le
a. M (lit h., XXV, 36.
I. Je soupc^onnc ici une correction de Deforis : à celle date lîossuct disait
« Davantage, .'lyanl appris... »
200 PANÉGYRIQUE DE SAINT FRANÇOIS D ASSISE.
mépris des pauvres, que je vous représentais tout à l'heure.
Mais, afin de le faire avec plus de fruit, laissons, laissons,
s'il vous plaît, aux orateurs du monde la pompe et la majesté
du style panéi^yrique ; ils ne se mettent point en peine que
l'on les entende, pourvu qu'ils reconnaissent que Ion les
admire. Pour nous qui sommes ici dans la chaire du Sauveur
J i-:sus, ornons notre discours de la simplicité de son Évangile,
et repaissons nos âmes de vérités solides et intelligibles.
Je dis donc, ô riches du siècle, que vous avez tort de
traiter les pauvres avec un mépris si injurieux. Afin que vous
le sachiez, si nous voulions monter à l'origine des choses,
nous trouverions peut-être qu'ils n'auraient pas moins de
droit que vous aux biens que vous possédez. La nature ou
plutôt, pour parler plus chrétiennement, Dieu, le père com-
mun des hommes, a donné dès le commencement un droit
égal à tous ses enfants sur toutes les choses dont ils ont
besoin pour la conservation de leur vie. Aucun de nous ne
se peut vanter d'être plus avantagé que les autres par la
nature. Mais l'insatiable désir d'amasser n'a pas permis que
cette belle fraternité pût durer longtemps dans le monde. Il
a fallu venir au partage et à la propriété, qui a produit toutes
les querelles et tous les procès : de là est né ce mot de mien
et de tien, cette parole si froide, dit l'admirable saint Jean
Chrysostome ("') ; de là cette grande diversité de conditions,
les uns vivant dans l'affluence de toutes choses, les autres
languissant dans une extrême indigence. C'est pourquoi
plusieurs des saints Pères ayant eu égard et à l'origine des
choses, et à cette libéralité générale de la nature envers tous
les hommes, n'ont pas fait de difficulté d'assurer que c'était
en quelque sorte frustrer les pauvres de leur propre bien,
que de leur dénier celui qui nous est superflu.
Je ne veux pas dire par là, mes frères, que vous ne soyez
que les dispensateurs des richesses que vous avez ; ce n'est
pas ce que je prétends. Car ce partage de biens s'étant fait
d'un commun consentement de toutes les nations, et ayant
été autorisé par la loi divine, vous êtes les maîtres et les
propriétaires de la portion qui vous est échue. Mais sachez
a. Nom. de S. Philog.^ n. i.
PANÉGYRIQUE DE SAINT FRANÇOIS d'aSSISE. 20I
que, si vous en êtes les véritables propriétaires selon la jus-
tice des hommes, vous ne devez vous considérer que comme
dispensateurs devant la justice de Dieu, qui vous en fera
rendre compte. Ne vous persuadez pas qu'il ait abandonné
le soin des pauvres : encore que vous les voyiez destitués
de toutes choses, gardez-vous bien de croire qu'ils aient tout
à fait perdu ce droit si naturel qu'ils ont de prendre dans la
masse commune tout ce qui leur est nécessaire. Non, non, ô
riches du siècle, ce n'est pas pour vous seuls que Dieu fait
lever son soleil, ni qu'il arrose la terre, ni qu'il fait profiter
dans son sein une si grande diversité de semences : les pau-
vres y ont leur part aussi bien que vous. J'avoue que Dieu
ne leur a donné aucun fonds en propriété ; mais il leur a
assigné leur subsistance sur les biens que vous possédez,
tout autant que vous êtes de riches. Ce n'est pas qu'il n'eût
bien le moyen de les entretenir d'une autre manière, lui sous
le règne duquel les animaux, même les plus vils, ne man-
quent d'aucune des choses convenables à leur subsistance.
Ni sa main n'est point raccourcie, ni ses trésors ne sont point
épuisés. Mais il a voulu que vous eussiez l'honneur de faire
vivre vos semblables. Quelle gloire en vérité, chrétiens, si
nous la savions bien comprendre ! Par conséquent, bien loin
de mépriser les pauvres, vous les devriez respecter, les con-
sidérant comme des personnes que Dieu vous adresse et
vous recommande.
Car enfin méprisez-les, traitez-les indignement tant qu'il
vous plaira, il faut néanmoins qu'ils vivent à vos dépens, si
vous ne voulez encourir l'indignation de celui qui, parmi ces
noms si auofustes d'Éternel et de Dieu des armées, se çy\o-
rifie encore de se dire le Père des pauvres. Vive Dieu ! dit
le Seigneur, c'est jurer par moi-même : le ciel et la terre et
tout ce qu'ils enferment est à moi : vous êtes obligés de me
rendre la redevance de tous les biens que vous possédez.'
Mais certes pour moi je n'ai que faire ni de vos offrandes ni
de vos richesses : je suis votre Dieu, et n'ai pas besoin de
vos biens. Je ne peux souffrir de nécessité qu'en la personne
des pauvres, que j'avoue pour mes enfants ; c'est à eux que
j'ordonne que vous payiez fidèlement le tribut que vous me
202 PANÉGYRIQUE D1-: SAINT FRANÇOIS DASSISE.
devez. Voyez-vous, mes frères : ces pauvres que vous mépri-
sez tant, Dieu les établit ses trésoriers et ses receveurs q^é-
néraux ; il veut que l'on consicrne en leurs mains toutl'aro-ent
qui doit entrer dans ses coffres. Il ne leur donne ici-bas
aucun droit qu'ils puissent exiger par une justice étroite ;
mais il leur permet de lever sur tous ceux qu'il a enrichis un
impôt volontaire, non par contrainte, mais par charité. Que
si on les refuse, si on les maltraite, il n'entend pas qu'ils
portent leur plainte par-devant des juges mortels; lui-même
il écoutera leurs cris du plus haut des cieux : comme ce qui
est dû aux pauvres ce sont ses propres deniers, il en a réservé
la connaissance à son tribunal. C'est moi qui les vengerai,
dit-il : je ferai miséricorde à qui leur fera miséricorde, je
serai impitoyable à qui sera impitoyable pour eux. Merveil-
leuse dignité des pauvres! La grâce, la miséricorde, le pardon
est entre leurs mains ; et il y a des personnes assez insensées
pour les mépriser ! Mais encore n'est-ce pas là par oi^i saint
François les considère le plus.
Ce petit enfant de Bethléem, c'est ainsi qu'il appelle mon
l\Iaître, ce Jésus « qui, étant si riche, s'est fait pauvre pour
1 amour de nous, afin de nous enrichir par son indigence, »
comme dit l'apôtre saint Paul {'') ; ce roi pauvre, qui venant
au monde n'y trouve point d'habit plus digne de sa gran-
deur que celui de la pauvreté, c'est là ce qui touche son âme.
Ma chère pauvreté, disait-il, si basse que soit ton extraction,
selon le jugement des hommes, je ne puis que je ne t'estime,
depuis que mon Maître t'a épousée. Et certes il avait raison,
chrétiens. Si un roi épouse une fille de basse extraction, elle
devient reine : on en murmure quelque temps ; mais enfin on
la reconnaît : elle est anoblie {') par le mariage du prince ; sa
noblesse passe à sa maison ; ses parents ordinairement sont
appelés aux plus belles charges, et ses enfants sont les héri-
tiers du royaume. Ainsi après que le Fils de Dieu a épousé
rt. II Cor., VIII, 9.
I. Deforis : ennoblie.— Mais dans le sermon sur l'É?ninente dignité des
pauvres, dont nous posse'dons l'autographe, nous verrons le premier éditeur
corriger Bossuet à propos de cette même comparaison : il imprimera ennoblie,
quand son auteur avait écrit aiwblie, comme nous, dans ce sens (3^ point).
PANÉGYRIQUE DE SAINT FRANÇOIS. d'aSSISE. 203
la pauvreté, bien qu'on y résiste, bien qu'on en murmure,
elle est noble et considérable par cette alliance. Les pauvres,
depuis ce temps-là, sont les confidents du Sauveur, et les
premiers ministres de ce royaume spirituel qu'il est venu
établir sur la terre. Jésus même, dans cet admirable discours
qu'il fait à un grand auditoire sur cette mystérieuse mon-
tagne, ne daignant parler aux riches, sinon pour foudroyer
leur orgueil, adresse la parole aux pauvres, ses bons amis
et leur dit avec une incroyable consolation de son âme : ^< O
pauvres, que vous êtes heureux, parce qu'à vous appartient
le royaume de Dieu ! » Beati pauperes, quia vestrum est re-
^num Dei {^) !
Heureux donc mille et mille fois !e pauvre François, le
plus ardent, le plus transporté, et, si j'ose parler de la sorte,
le plus désespéré amateur de la pauvreté qui ait peut-être
été dans l'Eglise. Avec quel excès de zèle ne l'a-t-il point
embrassée ! Combien belle, combien généreuse, combien
digne d'être consacrée à la mémoire éternelle de la postérité,
fut cette réponse qu'il fit à son père, lorsqu'il le pressait, en
présence de l'évêque d'Assise, de renoncer à ses biens! Il
accusait son fils d'être le plus excessif en dépense qui fût
dans tout le pays. Il ne saurait, disait-il, refuser un pauvre :
il ne peut souffrir qu'il y ait dans la ville des familles néces-
siteuses. Il vend toutes mes marchandises, et leur en distribue
le prix. Et en effet, chrétiens, à voir comme François en
usait, on eût dit qu'il avait engagé son bien aux pauvres de
la province, et que l'aumône qu'il leur faisait était moins un
bienfait qu'une dette. Et parce que tout son patrimoine ne
pouvait suffire à payer ces dettes infinies d'une charité
immense et sans bornes, son père soutenait qu'il était obligé
à faire cession de biens ; d'autant plus, disait-il, qu'il était
incorrigible, et qu'il n'y avait aucune ai:)parence qu'il devînt
meilleur ménager.
Que répondra François à des accusations si pressantes,
faites avec toute la véhémence de l'autorité paternelle ? O
Dieu éternel, que vous inspirez de belles réponses à vos
serviteurs quand ils se laissent conduire à votre P^sprit-Saint!
a. Lîic.^ VI, 20.
204 PANÉGYRIQUE DE SAINT FRANÇOIS d'aSSISE.
« Tenez, dit François, anime d'un instinct céleste, tenez, ô
mon père, je vous donne plus que vous ne voulez. » Et dans
le même moment, jetant à ses pieds ses habits : « Jusqu'ici,
poursuit-il. je vous avais appelé mon père ; maintenant que
je n'attendrai plus aucun bien de vous, j'en dirai plus hardi-
ment et avec une confiance plus pleine : Notre Père, qui
êtes aux cieux. » Quelle éloquence assez forte, quels raisonne-
ments assez magnifiques pourraient ici égaler la majesté de
cette parole? O la belle banqueroute que fait aujourd'hui ce
marchand! O homme, non tant incapable d'avoir des riches-
ses, que digne de n'en avoir pas, digne d'être écrit dans le
livre des pauvres évangéliques, et de vivre dorénavant sur
le fonds de la Providence! Enfin il a rencontré cette pauvreté
si ardemment désirée, en laquelle il avait mis son trésor :
plus on lui ôte, plus on l'enrichit, Que l'on a bien fait de le
dépouiller entièrement de ses biens; puisque aussi bien on
voulait lui ravir ce qu'il estimait de plus beau dans toutes
ses possessions, qui était le pouvoir de les répandre abon-
damment sur les pauvres ! Il a trouvé un Père qui ne
l'empêchera pas de donner, ni ce qu'il gagnera par le travail
de ses mains, ni ce qu'il pourra obtenir de la charité des
fidèles. Heureux de n'avoir plus rien dans le siècle, son
habit même lui venant d'aumône ! Heureux de n'avoir d'autre
bien que Dieu, de n'attendre rien que de lui, de ne recevoir
rien que pour l'amour de lui ! Grâce à la miséricorde
divine, il n'a plus aucune affaire que de servir Dieu ; toute
sa nourriture est de faire sa volonté. Oue son état est diffé-
rent de celui des riches ! vous le verrez dans ma seconde
partie (').
SECOND POINT.
Quand je vous considère, ô riches du siècle, vous me
semblez bien pauvres en comparaison de François. Vous ne
sauriez avoir tant de richesses, que vos passions déréglées
n'en consument encore davantage. Il vous en faut pour la
r. Dans ses premiers manuscrits, Bossuet indique rarement le commencement
de chaque point du discours. La formule, assez inattendue, que nous rencon-
trons ici, ne serait-elle pas d'une autre main ?
PANÉGYRIQUE DE SAINT FRANÇOIS d'aSSISE. 20
nécessité, pour la vanité, pour le luxe, pour les plaisirs, pour
la pompe, pour la parade, pour mille superfluités. François,
au contraire, ne saurait avoir ni un habillement si sordide,
ni une nourriture si modique, qu'il ne soit parfaitement satis-
fait ; tout prêt même à mourir de faim, si telle est la volonté
de son Père. Il s'en va tantôt dans une sombre forêt, tantôt
sur le haut d'une montagne, admirant les ouvrages de Dieu
invitant toutes les créatures à le louer et à le bénir, leur
prêtant pour cela son intelligence et sa voix, passant les
jours et les nuits à prononcer, à méditer, à goûter cette
pieuse parole: « Notre Père, qui êtes aux cieux; » et cette
autre : « Mon Dieu et mon tout, » qu'il avait sans cesse à la
bouche: Deus meus et omnia. Il court par toutes les villes,
par toutes les bourgades, par tous les hameaux: il lève hau-
tement l'étendard de la pauvreté; il commence à exercer un
nouveau genre de négoce ; il établit le plus beau et le plus
riche commerce dont on se puisse jamais aviser. O vous,
disait-il, vous qui désirez acquérir cette perle unique de
l'Evangile, venez, associons nous, afin de trafiquer dans le
ciel: vendez tous vos biens, donnez tout aux pauvres; venez
avec moi, libres de tous soins séculiers : venez, nous ferons
pénitence ; venez, nous louerons et servirons notre Dieu en
simplicité et en pauvreté.
O sainte compagnie, qui commencez à vous assembler
sous la conduite de saint François, puissiez-vous, en vous
étendant de toutes parts, inspirer à tous les hommes du
monde un généreux mépris des richesses, et porter tous les
peuples à l'exercice de la pénitence ! Mais que prétendez-
vous faire avec ces habits d'une forme si singulière, si pesants
en été, si peu propres à vous garantir des rigueurs du froid.'*
Pourquoi n'avez-vous plus d'égard à la nécessité ou à la
faiblesse de la chair? P^idèles, le pauvre François, qui leur
a donné ce conseil, ne comprend pas ce discours : il est
prévenu d'autres maximes plus mâles et plus élevées, il se
souvient de ces feuilles de figuier qui couvrirent, dans le
paradis, la imdité de nos premiers parents, sitôt (jue leur
désobéissance la leur eut fait connaiire. Il songe (juc riionune
a été nu, tant qu'il a été innocent; et par conséquent i|ue ce
206 PANÉGYRIQUE DE SAINT FRANÇOIS DASSISE.
n'est pas la nécessité, mais le péché et la honte qui ont fait
les premiers habits. Que si c'est le péché qui a habillé la
nature corrompue, il juge qu'il sera bienséant que la péni-
tence rhai)ille après qu'elle a été réparée.
Mais pourquoi vous exténuez-vous par tant de jeûnes.'^
pourquoi vous consumez-vous par tant de veilles? pourquoi
vous jetez-vous sur ces neiges.'^ pourquoi vois-je ce cilice
inséparable de votre corps, que l'on pourrait prendre pour
une autre peau qui se serait formée sur la première? Répon-
dez, François, répondez: vos sentiments sont si chrétiens
que je croirais diminuer quelque chose de leur générosité, si
je ne vous les faisais exposer à vous-même. Oui êtes-vous,
dira-t-il, vous qui me faites cette question? Ignorez-vous que
le nom de chrétien signifie un homme souffrant ? Ne vous
souvenez-vous pas de ces deux braves athlètes, Paul et
Barnabe, qui allaient confirmant et consolant les Eglises?
Et que leur disaient-ils pour les consoler? « Qu'il fallait
par de longs travaux et une grande suite de tribulations
parvenir au royaume des cieux: » Quoitiam per niultas tri-
bu lationes oportet nos iiitrare in 7^egnu77t Dei (f). Sachez,
poursuivra-t-il; et pardonnez-moi, chrétiens, si je prends
plaisir aujourd'hui à vous faire parler si souvent ce merveil-
leux personnage; sachez donc, dira-t-il, que nous autres
chrétiens « nous avons un corps et une âme qui doivent être
exposés à toute sorte d'incommodités: » Ipsam animam
ipsinnque corpus expositum omnibus ad inju^darn gerimus (''').
Et c'est ainsi que pour suivre le commandement de l'Apô-
tre ('), «afin de nepointcourir en vain, je travaille à dompter
mon corps, et à réduire en servitude l'appétit de ces volup-
tés qui, par leur délicatesse, rendent molle et efféminée cette
mâle vertu de la foi : » Discutiendœ sunt deliciœ, quaruin
mollitia et fluxu Jidei virtus effeminari potest (^). Après tout
« quelles plus grandes délices à un chrétien, que le dégoût (')
des délices ? » Quœ major voluptas, quam fastidium ipsius
a. Act.^ XIV, 21. — Deforis : Quia per limitas augttstias et tribulatio7ies opor-
tet pcrvenire ad 7'egniini Dei. — b. TertuU., de Patient.^ n. 8. — c. \ Cor.^ ix,
26-27. — ft. TertuU., de Cultufejnin.^ n, n. 13.
I. Var. le mépris.
PANÉGYRIQUE DE SAINT FRANÇOIS d'asSISE. 20/
voluptatis ('')? « Quoi! ne pourrons-nous pas vivre sans
plaisir, nous qui devons mourir avec plaisir ? » Non possu-
inus vivere sine voluptate, qui mori cum voluptate debemus (^) !
Ce sont les paroles du grave Tertullien, qu'il prêtera volon-
tiers aux sentiments de François, si dignes de cette première
vigueur et fermeté des mœurs chrétiennes.
Sévère, mais évangélique doctrine; dures, mais indubi-
tables vérités, qui faites frémir tous nos sens, et paraissez si
folles a notre aveugle sagesse : c'est vous qui avez rendu
l'inimitable François si heureusement insensé; c'est vous qui
l'avez enflammé d'un violent désir du martyre, qui lui fait
chercher de toutes parts quelque infidèle qui ait soif de son
sang. Et certes il est véritable, encore que tous nos sens y
répugnent, qu'un chrétien qui est blessé de l'amour de notre
Sauveur n'a pas de plus grand plaisir que de répandre son
sang pour lui. C'est là peut-être le seul avantage que nous
pouvons remporter sur les anges. Ils peuvent bien être les
compagnons de la gloire de Notre-Seigneur, mais ils ne
peuvent pas être les compagnons de sa mort. Ces bienheu-
reuses intelligences peuvent bien paraître devant la face de
Dieu comme des victimes brûlantes d'une charité éternelle,
mais leur nature impassible ne leur permet pas de faire une
généreuse épreuve de leur affection parmi les souffrances,
et de recevoir cet honneur, si doux à celui qui aime, d'aimer
jusqu'à mourir, et même de mourir par amour. Pour nous,
au contraire, nous jouissons de ce précieux avantage ; car
des deux sortes de vies qu'il a plu à Dieu nous donner, l'une,
immortelle et incorruptible, fera durer notre amour éternel-
lement dans le ciel; et pour l'autre, qui est périssable, nous la
lui pouvons immoler pour signaler cet amour sur la terre. Et
c'est, comme je vous disais tout à l'heure, ce qui peut arri-
ver de plus doux à une âme vraiment percée des traits de
l'amour divin.
Ne voyez-vous pas, chrétiens, ([uc le Sauveur ji'srs
durant le cours de sa vie mortelle, n'a point eu de plus
délicieuse pensée, que celle qui lui représentait la mon cju'il
devait endurer pour l'amour de nous .^ Et d'où lui venait ce
a. TertuU., de Spect.^ n. 29. — b, Ibid.^ n. 28.
208 PANÉGYRIQUE DE SAINT FRANÇOIS D ASSISE.
goût, ce plaisir ineffable qu'il ressentait dans la considération
de maux si pénibles et si étrancres ? C'est parce qu'il nous
aimait d'une charité immense, dont nous ne saurions jamais
nous former qu'une très faible idée. C'est pourquoi il brûle
d'impatience de voir bientôt luire au monde cette Pâque si
mémorable ("), qu'il devait sanctifier par sa mort. Il soupire
sans cesse après ce baptême de sang(^') et après cette heure
dernière, qu'il appelait aussi son heure par excellence ('),
comme étant celle où son amour devait triompher. Lorsque
Jean-Baptiste, son saint Précurseur, voit reposer le Saint-
Esprit sur sa tête ('''), que le ciel s'entr'ouvre sur lui, que le
Père le reconnaît publiquement pour son Fils, ce n'est pas
là, chrétiens, ce qu'il appelle son heure. Cette heure, qui est
la sienne, selon sa façon de parler ordinaire, et selon la
phrase de l'Écriture, c'est celle à laquelle, portant nos ini-
quités sur le bois, il se doit immoler pour nous par un sacri-
fice de charité.
Que si le Créateur trouve une joie si parfaite à mourir
pour sa créature, quel contentement doit éprouver la créature
de mourir pour son Créateur! Et c'est ici où l'âme fidèle
ressent de merveilleux transports dans la contemplation de
notre Maître crucifié. Ce sang précieux, qui ruisselle de
toutes parts de ses veines cruellement déchirées, devient
pour elle comme un fleuve de flammes, qui l'embrase d'une
ardeur invincible de se consumer pour lui. Et pourrions-
nous voir notre brave et victorieux capitaine verser son
sang pour notre salut avec une si grande joie, sans que le
nôtre s'échauffât en nous-mêmes par ce spectacle d'amour?
Les médecins nous apprennent que ce sont certains esprits
chauds, et par conséquent actifs et vigoureux, qui, se mêlant
parmi notre sang, le font sortir ordinairement avec une
grande impétuosité, sitôt que la veine est ouverte ('). Ah!
que le sang de Jésus-Christ, qui est coulé dans nos veines
a. Lî^c.,xxu, 15. ~â. Ibid., Xll, 50. — c. Joan.,x\\\^ i. — d. Matih.,\\\, 16, 17.
I. Bien que \3. circulation du sang tni été démontrée par Harvey, en 1628
(il l'avait découverte, dit-on, dès 1619), les médecins n'en persistaient pas moins
dans leurs anciennes théories. Bossuet se borne ici d'ailleurs à leur emprunter la
matière d'une comparaison.
PANÉGYRIQUE DE SAINT FRANÇOIS D ASSISE. 209
par la vertu de ses sacrements, anime le sang des martyrs
d'une sainte et divine chaleur, qui le fait jaillir d'ici-bas
jusque sur le trône de Dieu, lorsqu'une épée infidèle l'épanché
pour la confession de la foi! Regardez ces bienheureux sol-
dats du Sauveur, avec quelle contenance ils allaient se pré-
senter au supplice. Une sainte et divine joie éclatait dans
leurs yeux et sur leurs visages, par je ne sais quelle ardeur
plus qu'humaine qui étonnait tous les spectateurs. C'est qu'ils
considéraient en esprit ces torrents du sang de Jésus, qui se
débordaient sur leurs âmes par une inondation merveilleuse.
Je ne m'étonne donc plus si l'incomparable François
désire si ardemment le martyre, lui qui ne perdait jamais
de vue le Sauveur attaché à la croix, et qui attirait conti-
nuellement, de ses adorables blessures, cette eau céleste de
l'amour de Dieu, qui jaillit jusqu'à la vie éternelle. Enivré
de ce divin breuvage, il court au martyre comme un insensé :
ni les rteuves, ni les montagnes, ni les vastes espaces des
mers ne peuvent arrêter son ardeur. Il passe en Asie, en
Afrique, partout où il pense que la haine soit la plus échauffée
contre le nom de Jésus. Il prêche hautement à ces peuples
la gloire de l'Evangile : il découvre les impostures de
Mahomet,leurfauxprophète.Quoi!ces reprochessi véhéments
n'animent pas ces barbares contre le généreux François ?
Au contraire, ils admirent son zèle infatigable, sa fermeté
invincible, ce prodigieux mépris de toutes les choses du
monde : ils lui rendent mille sortes d'honneurs. François,
indigné de se voir ainsi respecté par les ennemis de son
Maître, recommence ses invectives contre leur religion
monstrueuse; mais, étrange et merveilleuse insensibilité!
ils ne lui témoignent pas moins de déférence. Et le brave
athlète de Jésus-Christ, voyant qu'il ne pouvait mériter
qu'ils lui donnassent la mort : Sortons d'ici, mon frère,
disait-il à son compagnon ; fuyons, fuyons bien loin clc ces
barbares trop humains pour nous, puisque nous ne les
pouvons obliger ni à adorer notre Maître.ni à nous [)ersécuter,
nous qui sommes ses serviteurs. O Dieu ! cjuand mériterons-
nous le triomphe du martyre, si nous trouvons des honneurs
même parmi les peu[)les les plus infidèles ? Puisciue Dit'u ne
Scniions ik- Hossuft. 14
2 10 l'ANI-GVKIQUK DE SAINT FRANÇOIS D ASSISE.
nous juge pas dignes de la grâce du martyre, ni de participer
à ses glorieux opprobres, allons-nous-en, mon frère, allons
achever notre vie dans le martyre de la pénitence ; ou
cherchons quelque endroit de la terre, oii nous puissions boire
à longs traits l'ignominie de la croix.
TROISIÈME POINT (').
Ce serait en cet endroit, chrétiens, qu'il serait beau de
vous représenter le dernier trait de folie du sage et admira-
ble François. Que vous seriez ravis de lui voir établir sa
gloire sur le mépris des honneurs ! Quelles louanges ne
donneriez-vous pas à la naïve enfance de son innocente
simplicité, et à cette humilité si profonde, par laquelle il se
considérait comme le plus grand des pécheurs ; et à cette
confiance fidèle, qui lui faisait fonder tout l'appui de son
espérance sur les mérites du Fils de Dieu ; et à cette crainte
si humble qu'il avait de faire paraître ces sacrés caractères
de la Passion du Sauveur, que Jésus crucifié, par une misé-
ricorde ineffable, avait imprimés sur sa chair ! Mais combien
seriez-vous étonnés quand je vous dirais que François,
François, cet admirable personnage, qui a mené une vie
plus angélique qu'humaine, refuse la sainte prêtrise, estimant
cette dignité trop pesante pour ses épaules ! Hélas ! quelque
imparfaits que nous soyons, nous y courons souvent sans y
être appelés, avec une hardiesse, une précipitation qui fait
frémir la Religion : téméraires qui ne comprenons pas la hau-
teur des mystères de Dieu et la vertu qu'ils exigent dans
ceux qui prétendent en être les dispensateurs! Et François,
au contraire, cet ange terrestre, après tant d'actions héroïques,
et un si long exercice d'une vertu consommée, bien que tout
l'ordre ecclésiastique lui tende les bras comme à un homme
qui devait être un de ses plus beaux luminaires, tremble et
frémit au seul nom de prêtre, et n'ose, malgré la vocation la
plus légitime, regarder que de loin une dignité si redoutable!
Mais certes, si je commençais à vous raconter ces merveilles,
I. Deforis n'indique pas ici le début de la troisième partie. Il est vrai qu'elle
est traitée sous forme de prétérition, dans un seul paragraphe.
PANÉGYRIQUE DE SAINT FRANÇOIS D, ASSISE. 2 11
j'entreprendrais un nouveau discours ; et sur la fin de ma
course, je m'ouvrirais une carrière immense. Puis donc que
nous faisons dans l'Église les panégyriques des saints moins
pour célébrer leurs vertus, qui sont déjà couronnées, que
pour nous en proposer l'exemple, il vaut mieux que nous
retranchions quelque chose des éloges de saint François,
afin de nous réserver (') plus de temps pour tirer quelque
utilité de sa vie.
Que choisirons-nous (^), chrétiens, dans les actions de
saint François, pour y trouver notre instruction ? Ce serait
peut-être une entreprise trop téméraire, que de rechercher
curieusement celle de ses vertus qui serait la plus éminente :
il n'appartient qu'à Celui qui les donne d'en faire l'estimation.
Que chacun prenne donc pour soi ce qu'il sent en sa con-
science lui devoir être le plus utile ; et moi, pour l'édification
de l'Eglise, je vous proposerai ce qui me semble le plus
profitable au salut de tous : et je ne sais quel sentiment me
dit au fond de mon cœur que ce doit être le mépris des ri-
chesses, auxquelles il est tout visible que nous sommes trop
attachés. L'Apôtre, parlant à Timothée, instruit en sa per-
sonne les prédicateurs comment ils doivent exhorter les
riches : « Commandez, dit-il, aux riches du siècle, qu'ils se
gardent d'être hautains et de mettre leur espérance dans
l'incertitude des richesses : » Divitibus hiLJiLs sccctili prœcipc
non sublime sapcre, 7ieque sperare in incci'to divitianini (").
C'est ce que dit l'apôtre saint Paul, où il touche fort à pro-
pos les deux principales maladies des riches : la première, ce
grand attachement à leurs biens ; la seconde, cette grande
estime qu'ils font ordinairement de leurs personnes : parce
qu'ils voient que leurs richesses les mettent en considération
dans le monde.
Or, mes frères, quand je ne ferais ici que le personnage
d'un philosophe, je ne manquerais pas de raisons pour vous
a. I 7"/;//., VI, 17.
1. Var. laisser.
2. Ici commence la conclusion, à laquelle le jeune pn-dicateur, dans sa préoc-
cupation (le lulilité pratique, a voulu donner un .impie dévcloi)pcmenl.
212 PANÉGYRIQUE DE SAINT ERANÇOIS D ASSISE.
faire voir que c est une grande folie de faire tant d'état de
ces biens qui nous peuvent être ravis par une infinité d'acci-
dents, et dont la mort enfin nous dépouillera sans ressource,
après que nous aurons pris beaucoup de peine à les sauver
des autres embûches que leur dressera la fortune. Que si la
philosophie a si bien reconnu la vanité des richesses, nous
autres chrétiens combien les devons-nous mépriser ; nous,
dis-je. qui établissons ce mépris non sur des raisonnements
humains, mais sur des vérités que le Fils du Père éternel a
scellées et confirmées par son sang! S'il est donc vrai que
l'héritage céleste, que Dieu nous a préparé par son Fils
unique, soit l'unique objet de nos espérances, nous ne devons
par conséquent estimer les choses que selon qu'elles nous y
conduisent, et nous devons détester au contraire tout ce qui
s'oppose à un si grand bonheur. Mais de tous les obstacles
que le diable met à notre salut, il n'y en a aucun ni plus
grand ni plus redoutable que les richesses. Pourquoi ? Je
n'en alléguerai aucune raison ; je me contenterai d'employer
un mot de notre Sauveur, plus puissant que toutes les rai-
sons. Il est rapporté par trois évangélistes, mais particuliè-
rement par saint Marc avec une merveilleuse énergie.
« Mes enfants bien-aimés, » dit notre Maître à ses chers
disciples, après les avoir longtemps regardés, afin de leur faire
entendre que ce qu'il avait à leur enseigner était d'une im-
portance extraordinaire : « Mes enfants bien-aimés, oh ! qu'il
est difficile que les riches puissent être sauvés ! Je vous dis
en vérité, qu'il est plus aisé de faire passer un câble ou un
chameau par l'ouverture d'une aiguille (''). » Ne vous éton-
nez pas de cette façon de parler, qui nous paraît extraordi-
naire. C'était un proverbe parmi les Hébreux, par lequel ils
exprimaient ordinairement les choses qu'ils croyaient impos-
sibles ; comme qui dirait parmi nous : Plutôt le ciel tomberait,
ou quelque autre semblable expression. Mais ce n'est pas
là où il faut s'arrêter : voyez, voyez seulement en quel rang
le Sauveur a mis le salut des riches. Vous me direz peut-être
que c'est une exagération ; sans doute vous vous flatterez
de cette pensée : et moi je soutiens au contraire qu'il faut
a. Marc, X, 24.
PANÉGYRIQUE DE SAINT FRANÇOIS d' ASSISE. 213
entendre cette parole à la lettre. J'espère vous le prouver
par la suite de l'Evangile : rendez-vous attentifs ; c'est le
Sauveur qui parle : il est question d'entendre sa parole, qui
est la vie éternelle.
Quand un homme parle avec exagération, cela se remarque
ordinairement à son action, à sa contenance, et surtout au
sentiment que son discours imprime sur l'esprit de ses audi-
teurs. Par exemple, s'il m'était arrivé de dire quelque chose
de cette sorte, vous le connaîtriez beaucoup mieux et vous
en seriez meilleurs juges que ceux qui ne m'ont pas entendu :
rien de plus constant que cette vérité. Or qui sont ceux qui
ont écouté le Sauveur ? Ce sont les bienheureux apôtres.
Quel sentiment ont-ils eu de son discours ? ont-ils cru que
cette sentence fût prononcée avec exagération ? Jugez-en
vous-mêmes par leur étonnement et par leur réponse. A ces
paroles du Sauveur, dit l'évangéliste, ils demeurent entière-
ment interdits, admirant sans doute la véhémence extraor-
dinaire avec laquelle leur Maître avait avancé cette terrible
proposition. Faisant ensuite réflexion en eux-mêmes sur
l'amour désordonné des richesses, qui règne presque partout,
ils se disent les uns aux autres : « Et qui pourra donc être
sauvé ? » B^ quis potest salvus fieri ('')? Ah ! qu'il est bien
visible, par cette réponse, qu'ils avaient pris à la lettre cette
parole du Fils de Dieu ! Car il est très certain qu'une exagé-
ration ne les aurait pas si fort émus. Mais Jésus n'en demeure
pas là : au contraire, les voyant étonnés ; bien loin de leur
lever ce scrupule, comme les riches le souhaiteraient, il ap-
puie encore davantage. Vous dites, ô mes disciples, que, si
cela est ainsi, le salut est donc impossible : « aussi est-il
impossible aux hommes, mais à Dieu il n'est pas impos-
sible ; » et il en ajoute la raison : « parce que, dit-il, tout est
possible à Dieu (''). »
Que vous dirai-je ici, chrétiens? Il pourrait sembler
d'abord que le Fils de Dieu se serait beaucoup relâché de
sa première rigueur. Mais certes ce serait mal entendre la
force de ses paroles ; expliquons-les par d'autres entlroits.
Je remarque dans les Écritures, que cette façon de parler
a. Marc.^ X, 26. — b. Ihid., 2'j.
2 14 rAN1-:r.VRTQUF. DF SAINT FRANÇOIS d'aSSISE.
n'y csi j.'imais employée que dans une prodigieuse et invin-
cible difficulté. C'est alors, en effet, quand toutes les raisons
humaines défaillent, qu'il semble absolument nécessaire d'al-
léoruer, pour dernière raison, la toute-puissance divine. C'est
ce que l'Ancre pratique à l'égard de la sainte Vierge, lors-
que, lui voulant faire entendre qu'elle pourrait enfanter et
demeurer vierge, il lui apporte l'exemple d'une stérile qui
a conçu ; parce qu'enfin, poursuit-il, devant Dieu rien n'est
impossible. Faites comparaison de ces choses. Une vierge
peut concevoir, une stérile peut enfanter, un riche peut être
sauvé : ce sont trois miracles dont les saintes Lettres ne
nous rendent point d'autre raison, sinon que Dieu est tout-
puissant. Donc, il est vrai, ô riche du siècle, que ton salut n'est
point un ouvrage médiocre ; donc il serait impossible, si
Dieu n'était pas tout-puissant ; donc cette difficulté passe de
bien loin nos pensées, puisqu'il faut, pour la surmonter, une
puissance infinie.
Et ne me dites pas que cette parole ne vous touche point,
parce que peut-être vous n'êtes pas riches. Si vous n'êtes
pas riches, vous avez envie de le devenir; et ces malédictions
des richesses doivent tomber non tant sur les riches que sur
ceux qui désirent de l'être. C'est de ceux-là que l'Apôtre
prononce (''), « qu'ils s'engagent dans le piège du diable,
et dans beaucoup de mauvais désirs, qui précipitent l'homme
dans la perdition. » Le Fils de Dieu, dans le texte que je vous
citais tout à l'heure, ne parle pas seulement des riches, mais
de ceux « qui se fient aux richesses»: confide^ttes in pecuniis.
Or, le désir et l'espérance étant inséparables, il est impos-
sible de les désirer sans y mettre son espérance.
Vous raconterai-je ici tous les maux que ce maudit désir
des richesses a apportés au genre humain ? Les fraudes, les
voleries, les usures, les injustices, les oppressions, les inimi-
tiés, les parjures, les perfidies, c'est le désir des richesses qui
les a ordinairement amenés sur la terre. Aussi l'Apôtre a-t-il
raison de dire, que « le désir des richesses est la racine de
tous les maux : » Radix omniwn maloritm est cupiditas (^).
Pourquoi l'avaricieux, mettant sa joie et son espérance dans
a. I Tim.^ VI, 9. — b. Ibid.^ 10.
PANÉGYRIQUE DE SAINT FRANÇOIS d'aSSISE. 2 T 5
quelque mauvaise année et dans la disette publique, prépare
et agrandit-il ses greniers, afin d'y engloutir toute la sub[sr]-
stance du pauvre, qu'il lui fera acheter au prix de son sang,
lorsqu'il sera réduit aux abois? Pourquoi le marchand trom-
peur prononce-t-il plus de mensonges, plus de faux serments
qu'il ne débite de marchandises ? Pourquoi le laboureur
impatient maudit-il si souvent son travail et la Providence
divine ? Pourquoi le soldat impitoyable exerce-t-il une rapine
si cruelle ? Pourquoi le juge corrompu vend et livre-t-il son
âme à Satan ? N'est-ce pas le désir des richesses ?
Mais surtout que ceux qui les possèdent veillent soigneu-
sement à leur âme : elles ont des liens invisibles, dont nos
cœurs ne se peuvent déprendre. Là où est notre trésor, là
est notre cœur : or un cœur qui aime autre chose que Dieu
ne peut être capable d'aimer Dieu. « Oh ! si nous aimions
Dieu comme il faut, dit l'admirable saint Augustin, nous n'ai-
merions point du tout l'argent : » O si Detim digne amemtis,
nummos omnino 7ton amabimtts (f). Partant si nous aimons
l'argent, il sera impossible que nous aimions Dieu.
Tirez maintenant cette conséquence : les hommes qui ont
beaucoup de richesses, il est presque impossible qu'ils ne les
aiment; quand ils le voudraient nier, cela paraît trop évidem-
ment par la crainte qu'ils ont de les perdre. Oui aime si fort
les richesses, il est impossible qu'il aime Dieu: qui n'aime
pas Dieu, il est impossible qu'il soit sauvé. « O Dieu, qu'il
est difficile que ceux qui ont de grands biens parviennent au
royaume du ciel! » Q7iam difficile qui peatnias Jiabeiit , 7'egmim
Dei intrabunt (^,) !
Si les richesses sont donc si dangereuses, avisez, mes
frères, à ce que vous en devez faire. Dieu ne vous les a
pas données pour les enfermer dans des coffres, ni pour
les employer à tant de dépenses superflues, pour ne pas dire
pernicieuses. Telles nous sont données pour sustenter Jésus-
Christ, qui languit en la personne des pauvres : elles vous
sont données pour racheter vos iniquités, et pcnir amasser
des trésors éternels. Jetez, jetez les yeux sur tant de familles
a. In Joan. Tract. XL, n. 10. — b. Luc, XV ni, 24. — Dcforis... qui ftecunùis
f)05sident^ f>ossunt fcrviuirc ad )ii:;nu}ii Pci !
2l6 PANÉGYRIQUE DE SAINT FRANÇOIS DASSISE.
nécessiteuses qui n'osent vous exposer leurs misères ; sur les
vierges de Ji':sus, que l'on voit presque défaillir dans leurs
cloîtres, faute de moyens pour subsister ; sur tant de pauvres
religieux, qui sous une mine riante cachent souvent une
grande indigence. Un peu de courage, mes frères ; faites
quelques efforts pour l'amour de Dieu. Voyez avec quelle
abondance il a élargi ses mains sur nous par la fertilité de
cette année : élargissons les nôtres sur les misères de nos
pauvres frères ; que personne ne s'en dispense. Ne vous
excusez pas sur la modicité de vos facultés ; Jésus mettra en
ligne de compte jusqu'au moindre présent que vous lui ferez
avec un cœur plein de charité : un verre d'eau même, offert
dans cet esprit, peut vous mériter la vie éternelle.
C'est ainsi que les biens, qui sont ordinairement un poison,
se convertiront pour vous en remède salutaire. Loin de perdre
vos richesses en les distribuant, vous les posséderez d'autant
plus sûrement que vous les aurez plus saintement prodiguées.
Les pauvres vous les rendront d'une qualité bien plus excel-
lente, car elles changent de nature en leurs mains. Dans les
vôtres elles sont périssables : elles deviennent incorruptibles,
sitôt qu'elles ont passé dans les leurs. Ils sont plus puissants
que les rois. Les rois, par leurs édits, donnent quelque prix
aux monnaies : les pauvres les rehaussent de prix jusqu'à
une valeur infinie, sitôt qu'ils y appliquent leur marque.
« Faites-vous donc des trésors qui ne périssent jamais; »
thésaurisez pour le siècle futur un trésor inépuisable. Mettez
vos richesses à couvert dans le ciel contre les guerres, contre
les rapines, contre toute sorte d'événements ; déposez-les
entre les mains de Dieu. Faites-vous, par vos aumônes, de
bons amis sur la terre, qui vous recevront, après votre mort,
dans ces éternels tabernacles, où le Père, le Fils et le Saint-
Esprit, seul Dieu vivant et immortel, est glorifié dans tous les
siècles des siècles. Amen,
•\» .1.
— • »—
^.^.^^^^ ■^. ^S. ■^■^. ■':%. ■>:^. ■'■». ^S. «5t :^^ ^ ^.
i^t Propagation, à Metz.
Deforis a complété çà et là ce que Bossuet n'avait fait qu'indiquer
en quelques mots. Lâchât, qui se faisait fort de découvrir et de
corriger ces sortes d'interpolations, même en cas d'absence de l'auto-
graphe, n'a pas pris garde à celles-ci. Le manuscrit était d'une lec-
ture un peu difficile !
Sommaire ( ). Zizanies : mélange.
Plainte sur le mélange des deux cités. Jérus[alem] au milieu de
Babylone (p. 3, 4). — Raison de cela, Esali jouira quelque temps de
son aînesse, mais Jacob l'emportera et sera le véritable supplanta-
teur, etc. (p. 5-) ^
Dieu sauve ses élus parmi ce mélange, et prend plaisir de voir
reluire sa grâce au milieu de l'impiété, comme les enfants dans la
fournaise, etc. (p. 6.)
SERMON ESQUISSÉ
SUR «L'ÉVANGILE des ZIZANIES (■)'> ;
17 novembre, 1652 ; chez les Sœurs de la
'h
Sinite utraqtie crescere iisqiie ad tnessetn.
(Matth., XIII, 30.)
TOUT autant que nous sommes de chrétiens, nous som-
mes de pauvres bannis, qui, étant relégués bien loin
de notre chère patrie, sommes contraints de passer cette vie
mortelle dans un pèlerinage continuel, déplorant sans cesse
la misère de notre péché qui nous a fait perdre la douceur et
la liberté de notre air natal, seul capable de réparer nos forces
perdues et de rétablir notre santé presque désespérée. Ce-
pendant, mes très chères sœurs, ce qui adoucit 1rs ennuis
1. Mss. I282i,f. 369-377. C'est dans les éditions le sermon pour le \'' dimanche
après l'Epiphanie. En 1653, il était renvoyé, comme il arrive souvent, h la suite
des XXIV dimanches après la Pentecôte {Dominica \" quœ superfuit post
Epiphaiiiavi).
2. Ce sommaire, qui a échappé aux investi^^■ltions de Lâchât, se trouve joint
à celui du 1'^ sermon sur la Providence (1656). — (^.I/jj-. 12824, f 1 19. v'\) -
Gandar l'a donné, mais en y faisant une curieuse faute de lecture : < jKSl'S au
milieu de sa gloire, >'> au lieu de : « Jérus[alcm] au milieu de lîahylonc. » {Choix
de Sermons^ p. loi, note 5.)
2i8 SUR l'Évangile des zizanies.
et les incommodités de notre exil, ce sont les lettres que
nous recevons de notre ]:)icnheureuse patrie : vous entendez
bien que c'est du ciel que je parle. Ces lettres, ce sont les
Écritures divines, que notre Père céleste nous adresse par le
ministère de ses saints prophètes et de ses apôtres, et même
par son cher Fils, qu'il a envoyé sur la terre pour nous ap-
porter ici -bas des nouvelles de notre pays, et nous donner
l'espérance d'un prompt et heureux retour. De sorte que si
nous désirons ardemment de voir cette glorieuse cité dont
nous devons être les habitants, si nous sommes vivement
touchés de l'amour de notre patrie, où notre bon Père nous
conserve un grand et éternel héritage : toute notre consola-
tion doit être de lire ces lettres ; nous en devons baiser mille
et mille fois les sacrés caractères, et surtout nous en devons
nuit et jour ruminer le sens. C'est pourquoi le prophète Da-
vid chantait à son Dieu, parmi des soupirs amoureux : « O
Seigneur, voyez que je suis étranger sur la terre : du moins
ne me refusez pas cette unique consolation de méditer votre
sainte parole : » Incola ego stuii in ter^ra, non abscondas a me
ijiandata tua (''). Ainsi je ne m'étonne pas, mes très chères
sœurs, si vous avez une telle avidité d'entendre la parole de
Dieu. C'est un effet de ce pieux gémissement que le Saint-
Esprit inspire en vos âmes, les sollicitant par de saints désirs.
Je m'estimerais bienheureux si je pouvais contribuer quel-
que chose à satisfaire ces pieux désirs. Ecoutez, écoutez,
mes sœurs, les paroles du saint Evangile ; et si je vous
semble peu de chose, comme en effet je ne suis rien, songez
que c'est la voix de votre Epoux que vous entendez par ma
bouche.
[Le royaume (') des cieux est semblable (/-) à un homme qui avait
semé de bon grain dans son champ. Mais pendant que les hommes
dormaient, son ennemi vint, et sema de l'ivraie au milieu du blé, et
s'en alla. L'herbe ayant donc poussé, et étant montée en épi, l'ivraie
commença aussi à paraître. Alors les serviteurs du Père de famille
vinrent lui dire : Seigneur, n'avez-vous pas semé de bon grain dans
votre champ? d'où vient donc qu'il y a de l'ivraie ? Il leur répondit :
C'est l'homme ennemi qui l'y a semée. Et ses serviteurs lui dirent :
a. Ps., cxvni, 19. — b. Matth.^ xni, 24 et seq.
I. Le ms. contient seulement cette indication : « Le narré de la parabole. »
SUR l'Évangile des zizanies. 219
Voulez-vous que nous allions l'arracher ? Non, leur répondit-îl, de
peur qu'en arrachant l'iv^'aie, vous ne déraciniez en même temps le
bon grain (').]
Ce grand Père de famille, c'est Dieu qui a répandu de [p. 2]
tous côtés sur les hommes ses vérités, comme une semence
céleste, qui devait fructifier en bonnes œuvres pour la vie
éternelle. Il avait commencé à jeter cette précieuse semence
dans l'esprit de l'homme, l'introduisant dans ce paradis de
délices, où tout ce qui se présentait à ses yeux ne lui parlait
que de son Créateur. Mais pendant qu'il s'endormait dans la
considération de ses propres dons, oubliant insensiblement
son auteur, auquel seul il doit veiller, et «déçu de la douceur
de sa liberté charmante, » sua in œternum libertate decep-
tus (^\ le serpent frauduleux qui lui parlait au dehors, fit
couler intérieurement dans son cœur le venin subtil et délicat
de la vaine gloire. Animé de ce bon succès, il n'a cessé de
jeter autant qu'il a pu les semences du vice et du désordre,
partout où il a vu que la munificence divine répandait celles
de ses grâces. Si bien que, par ses artifices, le bon et le
mauvais grain, c'est-à-dire, les bons et les mauvais, se sont
trouvés mêlés ensemble dans le même champ, c'est-à-dire,
ou bien dans le monde, comme Notre-Seigneur l'interprète,
ou [dans] la sainte Eglise, comme je le pourrais justifier
aisément par d'autres endroits de l'Ecriture. Là-dessus
quelques faux zélés se sont élevés, qui ont trouvé ce mélange
insupportable: il leur a semblé que la justice divine devait
incontinent exterminer les impies, et ouvrir sous eux les
plus noirs abîmes pour les engloutir. Mais notre sage Père
de famille ne défère pas à leur zèle inconsidéré et superbe : il
ordonne que l'on les laisse croître jusques à la moisson,
c'est-à-dire, à la fin des siècles : et alors il enverra ses saints
anges pour faire cette dernière et éternelle séparation, par
laquelle les méchants, séparés pour jamais de la compagnie
des bons, seront jetés dans la llamme, pendant (|ue la troupe
des justes, toute pure et tout éclatante, fera voir dans le
royaume de Dieu autant de soleils (|ue de saints. C'est 1 in-
a. Innocent I, Ep. XXIV, ad Conc. Carth.
1. Traduction des anciens éditeurs.
2 20 SUR l'Évangile des zizanies.
terprétation de notre parabole. [Méditons] l'intention de
Notre-Seigneur en deux réllexions : la première sur le mé-
lan^^e, la seconde sur la séparation des bons et des mauvais.
PREMIÈRE RÉFLEXION.
Depuis le péché du premier homme, l'iniquité a régné
dans le monde. Tous s'étaient écartés de la bonne voie: « Il
n'y avait personne qui fît bien, non pas même un seul, »
comme chantait autrefois le Psalmiste, rapporté dans l'Épître
aux Romains [P. 3] (^). C'est pourquoi saint Augustin a dit
« qu'il y avait dans le monde comme une ville d'iniquité,
qu'il a appelée Babylone (^'). » Babylone en langue hébraïque,
c'est-à-dire, confusion : il l'appelle donc Babylone, parce
que l'iniquité et la confusion sont inséparables. Cette cité,
mes sœurs, c'est le règne, l'assemblée, et, pour parler de
la sorte, la république des méchants. Mais Dieu regardant
d'en haut en pitié cette noire et criminelle ignorance, a
envoyé son Fils au monde pour le réformer. C'est lui qui,
contre cette cité turbulente, qui par son audacieuse rébellion
dominait par toute la terre, a établi une cité sainte qui doit
servir d'asile à tous ceux qui se voudront retirer de cette
confusion générale. Cette cité, mes très chères sœurs, c'est
la sainte, la spirituelle, la mystérieuse Jérusalem, c'est-à-dire,
vision de paix ; afin d'opposer la paix des enfants de Dieu au
désordre et au tumulte des enfants du monde.
Mais où se bâtira cette ville innocente.^ Quelles montagnes
assez hautes, quelles mers et quel océan assez vaste la pour-
raient assez séparer de cette autre cité criminelle ? Chères
sœurs, le Prince son fondateur ne l'en veut point séparer par
la distance des lieux : dessein certainement incroyable ! il
bâtit Jérusalem au milieu de Babylone. Durant le cours de
ce siècle pervers, les bons seront mêlés avec les méchants.
[P. 4] O Dieu éternel! quel mélange de ces deux peuples di-
vers, je veux dire des saints et des impies! L'un est pré-
destiné à la vie éternelle, et l'autrer éprouvé à jamais. Leurs
princes sont ennemis. Le prince de Jérusalem, c'est Jésus :
a. Rom., III, 12. — Ps., xiii, 3. — â. In Ps. xxvi, n. 18.
SUR l'évangile des zizanies. 22 1
le diable est le prince de Babylone. Ils vivent sous des lois
directement opposées. L'Apôtre, comme voussavez,distingue
deux sortes de lois : l'une est la loi de l'esprit, elle gouverne
Jérusalem ; l'autre est la loi de la chair, qui domine dans
Babylone. Leurs mœurs sout toutes contraires. L'une se pro-
pose pour dernière fin une paix trompeuse, à cause qu'elle
est passagère; l'autre, parmi beaucoup d'afflictions présentes,
gémit et soupire sans cesse après une paix assurée, à cause
qu'elle est éternelle. Qu'est-ce à dire ceci, mes très chères
sœurs? Ces deux peuples de bons et de méchants, dont les
lois sont si fort opposées, les mœurs si contraires, les des-
seins si incompatibles, vivent néanmoins ensemble dans une
même société; ils sont éclairés d'un même soleil; ils respirent
un même air; la terre, leur mère commune, leur fournit à tous
indifféremment une nourriture semblable. Bien plus, nous
les voyons tous les jours se présenter aux mêmes autels; ils
sont associés dans la communion de l'Eglise, ils participent
aux mêmes mystères; ils sont régénérés et repus de la vertu
des mêmes sacrements. Oserions-nous bien, ô Seigneur, vous
demander raison d'un mélange si surprenant ? « Quelle con-
vention,je vous prie,entre Christ (') et Belial ('')? » Pourquoi
voulez-vous que les corps soient si proches et les cœurs tel-
lement séparés? Que vous ont fait vos enfants, de les punir
si cruellement, les contraignant de vivre avec vos ennemis et
les leurs ? Quel nouveau genre de supplice, de joindre ainsi le
vif et le mort? Vous, Seigneur, qui avez si bien rangé chaque
chose en sa place, qui avez séparé la terre et le firmament,
les ténèbres et la lumière, ne séparerez-vous point les justes
d'avec les impies ? Certes, le ciel et la terre ne sont pas si
fort éloignés, les ténèbres et la lumière ne sont pas si con-
traires, que sont la vertu et le vice : pourquoi donc les lais-
sez-vous ensemble ? N'avez-vous débrouillé la confusion du
premier chaos, qu'afin de nous rejeter dans un chaos plus
horrible? Eclairez-nous, Seio^neur, sur cette difficulté, non
a. II Cor., VI, 15.
I. Les éditeurs corrigent: « entre Jésus-Christ. >>— Mais ce n'<5tait pas ici
un oubli : lîossuct, selon s.'icoutume,traduit l'iMiiture litti'rnKMiicnt.par respect :
Ouci' convcnlio Cliristi ad Hclial?
222 SUR l'évangile DES ZIZANIES.
point par les raisons de la philosophie humaine, mais par la
considération de vos secrets jugements et de votre Provi-
dence irrépréhensible.
L'admirable saint Augustin nous donne sur ce sujet une
très belle doctrine. « Les méchants, dit ce grand person-
nage ("), nesontdans le monde, [que pour s'y convertir, ou que
pour y exercer les bons], » iiisi ut convertantui^, vel ut
pcr cos boni exerceantnr. [ P. 5] O peuple choisi, ô enfants
de paix, ô citoyens de la Jérusalem bien-aimée, si Dieu
votre père eût voulu que vous vécussiez en paix en ce
monde, il ne vous aurait pas exposés en proie au milieu
de vos ennemis : mais, voulant exercer et épurer votre
vertu par l'épreuve de la patience, il vous a mis parmi une
nation ennemie, afin que vous souffrissiez en ce siècle leur
persécution et leur violence. C'est pourquoi dans la maison
de notre père Abraham, selon que le remarque l'Apôtre (cha-
pitre IV, aux Galates), Ismaël, l'enfant de la chair et de la
servante, persécutait Isaac, le fils de la promesse et de sa
maîtresse. Ne voyez-vous pas que dans le ventre de Rébecca,
femme du patriarche Isaac, ces deux gémeaux qu'elle porte,
Esati et Jacob, l'un figure des réprouvés, l'autre l'image des
enfants de Dieu,« encore enfermés dans les mêmes entrailles,
commencent à se faire la guerre ? » Collidebantur in utero
ejus parvuli (^). Que signifie ce mystère ? « Tu portes, ô Ré-
becca, dans ton ventre, dit la parole divine, deux grandes
et nombreuses nations : » Duœ gentes sunt in utero tuo (').
Quelles sont ces nations, chères sœurs ? C'est d'une part la
nation des justes, et de l'autre celle des impies, représentées
dans ces deux enfants. Esati, je l'avoue, supplantera Jacob
pour un peu de temps ; il sortira le premier ; il emportera le
droit d'aînesse. Il faut que, dans le cours de ce siècle, les bons
et les saints, le monde prédestiné serve et gémisse pour l'or-
dinaire sous l'oppression et la tyrannie des méchants et des
réprouvés. Mais enfin tôt ou tard la face des choses sera
changée. Après qu'Esati aura joui quelque temps de son
droit d'aînesse, c'est-à-dire, après que les méchants auront
en apparence triomphé quelque temps dans ce monde
a. In Ps. LIV, n. 4. — b. Gcmes., XXV, 22. — c. Ibid , 23.
SUR l'évangile des zizanies. 223
par leur imaginaire félicité, Jacob emportera la bénédiction
paternelle : il demeurera le seul et véritable supplantateur,
comme son nom le lui promettait. La prophétie divine
s'accomplira, qui dit que « l'aîné servira au cadet : ;> Major
serviet minori{f) : c'est-à-dire, que les bons, qui paraissaient
ici-bas être dans l'oppression et dans la disgrâce, dans cette
grande révolution qui arrivera à la fin des siècles, commen-
ceront à prendre [p. 6] la première place ; et les méchants,
étonnés d'une si grande vicissitude, gémiront à jamais dans
une captivité insupportable. C'est ce qui nous est montré en
figure en la Genèse. Mais en attendant, mes très chères
sœurs, il est nécessaire que les bons souffrent. Carde même
que notre grand Dieu a jeté notre âme, qui est d'une si
divine origine, dans une chair agitée de tant de convoitises
brutales, afin que la vigueur de l'esprit s'évertuât tous les
jours par la résistance du corps ; ainsi a-t-il mêlé les bons
parmi les impies, afin que ceux-là, supportant la persécution
de ceux-ci, s'animassent d'autant plus à la vertu, qu'ils y
trouveraient plus d'obstacles.
Et c'est, à vrai dire, mes sœurs, le grand miracle de la
grâce divine. Mener une vie innocente loin de la corruption
commune, c'est l'effet d'une vertu ordinaire : mais laisser les
justes dans la compagnie des méchants, et fortifier par là
leur vertu, leur faire respirer le même air, et les préserver
de la contagion, les faire vivre parmi l'iniquité, et leur faire
observer la justice; c'est où paraît le triomphe de la toute-
puissance divine. C'est ainsi, mes sœurs, qu'elle se plaît de
faire paraître la lumière plus éclatante et plus pure parmi
l'épaisseur des nuages. Ce grand Dieu tout-puissant qui
a préservé et les enfants dans la fournaise et Daniel parmi
les lions; qui a gardé la famille de Noé sur un bois fragile,
contre la fureur inévitable des eaux universellement débor-
dées; celle de Lot, de l'embrasement et des monstrueuses
voluptés de Sodome; (jui a fait luire à ses enfants une mer-
veilleuse lumière parmi les ténèbres d'Lg\'pte; qui a tait
naître des eaux vives parmi les déserts arides de la Libye :
ce Dieu a pris plaisir, pour faire voir son pouxc^ir. de cou-
rt. G eues. y xxv, 23.
2 24 SUR l'évangile DES ZIZANIES.
server ses serviteurs innocents dans la corruption générale;
que dis-je, il les a préservés? leur vertu en a paru davan-
tao^e.
Et certes, s'il n'y avait point eu de méchants, combien de
vertus seraient étouffées! Que deviendrait le zèle de conver-
tir les dmes, dont les saints ont été transportés? oii seraient
tant d'exhortations véhémentes? où cette béatitude [p. 7] de
ceux qui souffrent pour la justice ? oi^i le triomphe du martyre ?
Oui aurait mis la main sur la personne de Notre-Seigneur,
s'il n'y avait eu que des justes? Mais quel serait le désordre
des choses humaines, si, parmi cette prodigieuse multitude
de méchants, il n'y avait du moins quelques justes, qui, par
leurs avertissements et par leurs exemples, réprimassent la
licence effrénée, et retinssent du moins les choses dans
quelque modération? C'est pourquoi le Sauveur Jésus, par-
lant au petit nombre de gens de bien qu'il avait par sa grâce
assemblés près de sa personne,les appelle «le sel de la terre»:
Vos estis sal ter7^œ(f) ; voulant dire, à mon avis, que s'il n'eût
répandu quelques personnes vertueuses deçà et delà dans le
monde comme une espèce de sel salutaire, les hommes au-
raient été entièrement corrompus, au lieu qu'il y reste peut-
être quelque petite trace de vertu.
Cela étant de la sorte, que nous autres chrétiens nous
sommes envoyés pour être la lumière du monde, vivons en
enfants de lumière, et « ne communiquons point aux œuvres
des ténèbres » qui nous environnent (^). Méprisons cette vie,
mes très chères sœurs, où nous sommes en captivité. Regar-
dez le siècle : de toutes parts vous y verrez régner l'impiété,
le désordre, le luxe, les molles délices, l'avarice, l'ambition,
et enfin toutes sortes de crimes. Quel plaisir pour nous en
une vie (') où les meilleurs ne sont pas mieux traités que les
plus méchants? Au contraire, nous verrons ordinairement le
méchant dans le haut crédit, et les sages dans la bassesse.
Quelle estime pouvons-nous faire de cette sorte de biens,
que notre Père céleste, qui sait si parfaitement le prix des
choses, donne en partage à ses ennemis ? Considérez, mes
a. Matth., V, 13. — b. Ephes., V, 11.
I. Edit. en cette vie où. (Erreur de lecture.)
SUR l'Évangile des zizanies. 22
très chères sœurs, que dans une grande maison ce que l'on
réserve aux enfants est toujours le plus précieux, et que ce
que les serviteurs peuvent avoir de commun avec r.ux est
toujours le moins important. Nous sommes les enfants de
Dieu, et les méchants n'ont pas seulement l'honneur de pou-
voir être nommés ses esclaves : ce sont ses ennemis et les
victimes de sa fureur. Et néanmoins les plaisirs et les grands
avantages [p. 8 ] après lesquels les mortels abusés ne cessent
de soupirer, sont presque pour l'ordinaire en la possession
des méchants. Souhaitez-vous des richesses? vous n'en aurez
jamais plus que Crésus ; les délices? vous n'en aurez jamais
plus que Sardanapale ; le pouvoir? vous n'en aurez jamais
plus que Néron, Caligula, ces monstres du genre humain, et
néanmoins les maîtres du monde. Où est-ce que l'éloquence, la
sagesse mondaine, le crédit des bonnes arts (') a été plus
grand que dans l'empire romain? C'étaient des idolâtres...
Partant, que l'ami de Jésus, s'il prétend à quelque chose
de plus que les ennemis de Jésus, vive avec la grâce de Dieu
dans l'attente d'une plus grande félicité. O sainte paix de
Sion! ô égalité des anges! ô divine Jérusalem, où il n'y a
point de séditieux, point de fourbes, point de malfaiteurs;
où il n'y a que des gens de bien, des amis et des frères!
ô heureuse égalité des anges ! ô sainte compagnie, où Dieu
régnera en paix, où nul ne blasphémera son saint nom, nul
ne contreviendra à ses ordonnances! ô sainte Sion, oii toutes
choses sont stables! Eh Dieu! qui nous a jetés dans ce Hux
et reHux de choses humaines? qui nous [aj précipités dans
cet abîme et cette mer agitée de tant de tempêtes? Quand
retournerai-je à vous, ô Sion? quand verrai-je vos belles
murailles, et vos fontaines d'eaux vives qui sont la félicité
éternelle, et votre temple qui est Dieu même, et votre lu-
mière qui est l'Agneau (')?
1. Deforis corrige : « beaux-arts ». Mais Bossiiet, h cette date, gardait encore
l'expression latine, et dans cette locution faisait arl du tcniinin : bona- artcSy
les bonnes arts. Il disait aussi comme nous : v< les bonnes lettres. »
2. Four compléter sa pensée, liossuet transcrit les paroles suivantes de saint
Augustin : Pccuniavi vis a Deo? Iiabet et latro. L'xonntJ'œiUmiitatt'fnjiliorum^
salntcm corporis^ dig/titaiem sœculi / attende quant mttUi inali habcnt. lioi est
tôt 11 ni propter quod eioii enl/s / i\u(ahunt pede^ tiu\ /tutabis te sine eaum coUrCy
Sermons de |{os>;ut.t. 15
2 26 SUR l'i':van(;il1': dks /i/.aniks.
[seconde réflexion.]
[P. 9] Cette séparation, mes très chères sœurs, a divers
degrés. Premièrement, les élus sont déjà séparés dans la pré-
destination éternelle: même dans la contagion du siècle,même
dans cette masse de corruption où le monde semble les enve-
lopper dans une commune confusion, Dieu les a déjà discer-
nés: « Dieu sait ceux qui sont à lui : » Cognovit Dominusqui
S2int ejus{^)\ il les connaît par nom et par surnom: Proprias
oves vocat fiominatini C'). 11 en a un rôle (') dans son cabinet;
ils sont écrits dans son livre. O joie! ô bonheur incroyable!
aimables; brebis de Jésus, quelque part 011 vous erriez dans les
chemins détournés de ce siècle, l'œil de votre Pasteur est sur
vous ; il vous sépare des autres, non point de corps, mais de
cœur; il vous sépare par de saints désirs et par une bienheu-
reuse espérance. Les affections, mes sœurs, ce sont comme les
pas de l'âme; c'est par elles qu'elle se remue. Ainsi les enfants
de lumière, mêlés ici-bas parmi les enfants des ténèbres, en
sortent par de saintes et célestes affections. Ils sont en ce
monde,mais leur amour en est détaché. Dieu, qui les a mêlés
avec ses ennemis, ne cesse de les en séparer peu à peu par
une opération toute-puissante. Il purifie leurs intentions, il
les démêle insensiblement des embarras de la terre. Comme
ils sont dans un corps mortel, et que néanmoins ils vivent
en quelque sorte détachés du corps, et que Dieu rompt peu
à peu leurs liens, ainsi que dit l'apôtre saint Paul (^), que
« vivant dans la chair, nous ne vivons pas selon la chair ; »
de même, bien qu'ils soient parmi les méchants, leur façon
de vivre les discerne d'eux.
a. II Tim.^ Il, 19. — b.Joaii.^ X, 3. — ^.11 Cor.^ X, 3.
qiiaiido in eis vides ista qui euin non colunt ? Ergo ista dat omnia etiam nialis^ se
soliim servat bonis. (S. Aug., in Psal. Lxxix, n. 4.)
Vivijicabis nos., innovabis nos, viiam interioris homi7Ùs dabis nobis^ et « nomen
tiium invocabimus : » idcsi, te diligemus. Tu nobis dulcis eris remissor peccato-
rum nostrorum^ tu eris tottim prœinimn justificatorimt. <i Domine., Deus virtu-
tu7n^ cojtverte nos; ostende/aciem tuam., et suivi erimus. » (Ibid.) — Deforis tra-
duit ces textes, et les introduit, partie au commencement, partie à la fin de cet
alinéa.
I. Un rôle, c'est-à-dire, une liste.
SUR l'évangile des zizanies. 227
Viendra, viendra enfin cette dernière séparation. O jour
terrible pour les méchants ! ôjour mille et mille fois heureux
pour les bons ! Où iront les méchants séparés des enfants de
Dieu ? C'est ce mélange, mes sœurs, qui empêche que Dieu
ne les foudroie ; il leur pardonne pour l'amour des siens, leur
présence modère sa juste ftireur. C'est pourquoi, dans notre
Evangile, il défend d'arracher l'ivraie, « de peur d'endom-
mager le bon grain : » Me forte colligentes zizania, eradicctis
simul citm eis et triticum (f). Considérez, mes sœurs, que
comme en ce monde les bons et les méchants sont mêlés,
aussi la colère et la miséricorde divines sont, en quelque
façon tempérées l'une par l'autre. C'est pourquoi le prophète
a dit que « le calice qui est en la main de Dieu est mêlé. »
Le vin signifie la joie : Vinum lœtijicat (^'); et l'eau, les tribu-
lations : Salv7im mefac, Deus, quoniam intraverunt aguœ i^):
Le prophète David dit que son âme est environnée d'eaux,
c'est-à-dire de tribulations. Vint meri plenus inixto {^) :
c'est ce mélange que le siècle doit boire. Sa vengeance est
toujours mêlée de miséricorde, sa miséricorde de même : Par-
cente mami sœvit et donat. Mais après ce siècle il ne restera
plus que la lie : Veru7ntamen fœx ejiis non est exinanita ;
bibent omnes peccatores terrœ ('). Ces pécheurs séparés des
bons, ces pécheurs surpris dans leur crime, ces pécheurs qui
ne seront jamais gens de bien, « ils boiront toute la lie » et
toute l'amertune de la vengeance divine. Fuyons, fuyons,
mes sœurs, fuyons de leur compagnie ; n'ayons point de
commerce avec eux. Votre profession vous en a déjà en quel-
que façon séparées. Mais ne faites pas comme les Israélites :
ne désirez point les plaisirs de l'Egypte, ne retournez pas la
tête en arrière, pour voir ce que vous avez quitté; mais tenez
vos yeux fichés éternellement à l'héritage qui vous est
promis, aux saintsqui vous attendent, à Ji'sus (]ui vous tend
les bras pour vous recevoir en sa gloire.
a. Matth., XHI, 29. — b. Ps., CHi, 15. ~ c. Ps., LXViii, i. — li. Ps.^ LXXIV, 9.
— e. Ibid,
.1. .1.
•r •!•
^
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^
^
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SERMON POUK LA. VEILLE dk la
FÊTE DK LA CONCEPTION de la
SAINTE VIERGE ('). 7 décembre 1652. '^
M. Gandar {Bossuet orateur, p. i6i) compte ce discours parmi
ceux de l'année 1656. L'étude de l'orthof^raphe de Bossuet a démontré
l'impossibilité d'admettre cette date. En 1656, Bossuet était revenu
à l'orthoL^raphe commune, étymologique dans son ensemble ; au
contraire" ce sermon nous montre l'épanouissement des formes
phonétiques dans les mots sujets à variations chez Bossuet. (Voy. le
Tableau ortliographique à la fin de l'Introduction ; et Histoire cri-
tique de la Prédication de Bossuet, p. 117 et 130). Il contient même
des particularités, qui ne permettent de le placer qu'à la fin de
1652. Si ce discours fut prononcé à Navarre, comme on l'a cru (2),
il faut supposer un voyage de Bossuet à Paris, dont le souvenir ne
nous aura pas été conservé.
Sommaire (3). — Tota pulchra es.
Quodnatum est ex carne, caro est (p. 3, 4). — Dieu fait des choses
coiître l'ordre commun (p. 4, 5). — Les grâces faites à Marie sont
sans conséquence (p. 6,j). — Faut distinguer JéSUS-Christ d'avec
Marie, mais aussi Marie d'avec les autres (p. 8) ; — et que le péché
soit vaincu partout (p. 9). — Le futur, présent à Dieu (Tertull.)
(p. 10, II). — Il agit en homme avant l'Incarnation f7>r/?///.j .• donc
en fils avant qu'il le soit (p. il, 12).
Réflexion sur le vice de notre origine, et sur la faiblesse de la
convoitise (p. 14, 15). — La nature se perd en présumant de se
o-uérir. Nous ne voulons le bien qu'imparfaitement La loi, les pré-
ceptes, appareil externe : il faut un remède au dedans, la grâce;
volonté imparfaite, et non pleine. Maladie de la nature. ( Voyez
p. 15.) —
Tota pulchra es^ arnica 7nea.
(Cant., IV, 7.)
C^ I le nom de Marie vous est cher, si vous aimez sa
^^_^ gloire, si vous prenez plaisir de célébrer ses louanges,
chrétiens enfants de Marie, vous que cette Vierge très pure
assemble aujourd'hui en ce lieu, réjouissez-vous en Notre-
1. Mss. 12825, f 3-15 : petit in-f"; paginé à l'époque des Sommaires.
2. Plusieurs expressions de l'exorde semblent l'insinuer.
3. Donné par Lâchât (XI, i), mais avec des erreurs et des omissions.
SUR LA CONCEPTION DE LA SAINTE VIERGE. 229
Seigneur. Demain luira au monde cette sainte et bienheu-
reuse journée en laquelle l'âme de Marie, cette âme
prédestinée à la plénitude des grâces, et au plus haut degré
de la gloire, fut premièrement unie à son corps, mais à un
corps dont la pureté, qui ne trouve rien de semblable, même
parmi les esprits angéliques, attirera quelque jour sur la terre
le chaste Époux des âmes fidèles. Il est donc bien juste,
mes frères, que nous passions cette solennité avec une joie
toute spirituelle. Loin de cette conception les gémissements
et les pleurs qui doivent accompagner les conceptions ordi-
naires! Celle-ci est toute pure et toute innocente. Non, non,
ne le croyez pas, chrétiens, que la corruption générale de
notre nature ait violé la pureté de la Mère que Dieu destinait
à son Fils unique. C'est ce que je me propose de vous faire
voir dans cette méditation, dans laquelle je vous avoue que
je ne suis pas sans crainte. De tant de diverses matières que
l'on a accoutumé de traiter dans les assemblées ecclésias-
tiques, celle-ci est sans doute la plus délicate. Outre la diffi-
culté du sujet, qui fait certainement de la peine aux plus
habiles prédicateurs, l'Eglise nous ordonne de plus une
grande circonspection et une retenue extraordinaire. Si j'en
dis peu, je prévois que votre piété n'en sera pas satisfaite.
Que si j'en dis beaucoup, peut-être sortirai-je des bornes que
les saints canons me prescrivent. Je ne sais quel instinct me
pousse à vous assurer que cette conception est sans tache,
et je n'ose vous l'assurer d'une certitude infaillil)le. Il faudra
tenir un milieu qui sera peut-être un peu difficile. Disons
néanmoins, chrétiens, disons à la gloire de Dieu, que la
[p. 2] bienheureuse Marie n'a pas ressenti les atteintes du
péché commun de notre nature ; disons-le, autant que nous
pourrons, avec force : mais disons toutefois avec un si juste
tempérament, que nous ne nous éloignions pas de la modestie.
Ainsi, les fidèles seront contents; ainsi FEorlisc sera obéie.
Nous satisferons tout ensemble à la tendre piété des enfants,
et aux saoes rèi^lements de la mère.
Il y a certaines propositions étranges et difficiles, cjui,
pour être persuadées, demandent (\[\r. l'on (.!m[)loicî tous les
efforts du raisonnement et toutes k;s inventions de la rhélo-
2^0 SUR LA CONCEPTION
rique. Au coiitniire il y en a d'autres qui jettent au premier
aspect un certain éclat dans les âmes, qui fait que souvent on
les aime avant même que de les connaître. De telles propo-
sitions n'ont pas presque besoin de preuves. Qu'on lève
seulement les obstacles, que l'on éclaircisse les objections {'),
l'esprit s'y portera de soi-même, et d'un mouvement volon-
taire. Je mets en ce rang celle que j'ai à établir aujourd'hui.
Que la conception de la Mère de Dieu ait eu quelque privi-
lèo-e extraordinaire, que son Fils tout-puissant l'ait voulu
préserver de cette peste commune qui corrompt toutes nos
facultés, qui gâte jusquau fond de nos âmes, qui va porter
la mort jusqu'à la source de notre vie, qui ne le croirait,
chrétiens? qui ne donnerait de bon cœur son consentement
à une opinion si plausible? Mais il y a, dit-on, beaucoup
d'objections importantes, qui ont ému de grands personnages.
Eh bien! pour satisfaire les âmes pieuses, tâchons de résoudre
ces objections: par ce moyen j'aurai fait la meilleure partie
de ma preuve. Après cela, sans doute il ne sera pas nécessaire
de vous presser davantage: sitôt que vous aurez vu les diffi-
cultés expliquées, vous croirez volontiers que le péché
originel n'a pas touché à Marie. Que dis-je, vous le croirez?
vous en êtes déjà convaincus ; et tout ce que j'ai à vous dire ne
servira qu'à vous confirmer dans cette pieuse créance.
PREMIER POINT (^).
[P. 3] Il n'est pas, ce me semble, fort nécessaire d'exposer
ici une vérité qui ne doit être ignorée de personne. Vous le
savez, fidèles, qu'Adam notre premier père, s'étant élevé
contre Dieu, il perdit aussitôt l'empire naturel qu'il avait sur
ses appétits. La désobéissance fut vengée par une autre
désobéissance (^). Il sentit une rébellion à laquelle il ne
s'attendait pas ; et la partie inférieure s'étant inopinément
soulevée contre la raison, il resta tout confus de ce qu'il ne
1. Les éditeurs ajoutent: «s'il s'en présente quelques-unes.» — Ces mots
sont effacés au manuscrit.
2. En réalité, ce discours n'a qu'un point, suivi d'une conclusion. Nous
maintenons toutefois le titre apposé ici par les premiers éditeurs, en raison de
l'avantage qu'il a de séparer l'exorde d'avec le corps du discours.
3. Var, par la désobéissance.
DE LA SAINTE VIERGE. 23 1
pouvait la réduire. Mais ce qui est de plus déplorable, c'est
que ces convoitises brutales qui s'élèvent dans nos sens, à la
confusion de l'esprit, aient si grande part à notre naissance.
De là vient qu'elle a je ne sais quoi de honteux, à cause que
nous venons tous de ces appétits déréglés qui firent rougir
notre premier père. Comprenez, s'il vous plaît, ces vérités,
et épargnez-moi la pudeur de repasser encore une fois sur
des choses si pleines d'ignominie, et toutefois sans lesquelles
il est impossible que vous entendiez ce que c'est que le péché
d'origine : car c'est par ces canaux que le venin et la peste
se coulent dans notre nature. Oui nous engendre, nous tue.
Nous recevons en même temps et de la même racine et la
vie du corps, et la mort de l'âme. La masse de laquelle (')
nous sommes formés étant infectée dans sa source, elle em-
poisonne notre âme par sa funeste contagion. C'est pourquoi
le Sauveur Jésus, voulant comme toucher au doigt la cause
de notre mal, dit (en saint Jean, chapitre m) que « ce qui
naît de la chair est chair:» Oîiod natum est ex carne, caro est.
La chair en cet endroit, selon la phrase de l'Ecriture, signifie
la concupiscence. C'est donc comme si notre Maître avait
dit plus expressément : O vous, hommes misérables, qui
naissez de cette révolte et de ces inclinations corrompues qui
s'opposent à la loi de Dieu, vous naissez par conséquent
rebelles contre lui et ses ennemis : Qtwd nattcm est ex carne,
caro est. Tel est le raisonnement (") de Notre-Seigneur ; et
c'est ainsi, si je ne me trompe, que l'explique saint Augus-
tin (''), celui qui de tous les Pères a le mieux entendu les
maladies de notre nature.
[P. 4] Que dirons-nous donc maintenant de la bienheu-
reuse Marie ? Il est vrai qu'elle a conçu étant vierge ; mais
elle n'a pas été conçue d'une vierge. Cet honneur n'appar-
tient qu'à son Fils. Pour elle, dont la conception s'est faite par
les voies ordinaires, comment évitera-t-elle la corruption qui
y est inséparablement attachée ? Car enfin l'Apôtre saint
Paul parle en termes si universels de cette commune malc-
a. hijoan. Tract. XI l.
I. Var. dont.
. 2. * Correction de date postérieure (vers 1665) : « Telle est la pensée... >
2^2 SUR LA CONCEPTION
diction de toute notre nature, que ses paroles semblent ne
pouvoir souffrir aucune limitation. « Tous ont péché, dit-il ;
et tous sont morts en Adam, et tous ont péché en Adam (''). »
Et il y a beaucoup d'autres paroles semblables, non moins
forte*; ni moins générales. Où chercherons-nous donc un asile
à la bienheureuse Marie, où nous puissions la mettre à cou-
vert d'une condamnation si universelle ? Ce sera entre les
bras de son Fils, ce sera dans la toute-puissance divine,
ce sera dans cette source infinie de miséricorde qui
jamais ne peut être épuisée. Vous avez, ce me semble, bien
compris la difficulté. Je l'ai proposée dans toute sa force ou
du moins selon mon pouvoir. Écoutez maintenant la réponse,
et suivez attentivement ma pensée. Je dirai les choses en
peu de mots, parce que je vois que je parle ici à des personnes
intelligentes.
Certes il faut l'avouer, chrétiens : Marie était perdue tout
ainsi que les autres hommes, si le Médecin miséricordieux,
qui donne la guérison à nos maladies, n'eût jugé à propos
de la prévenir de ses grâces. Ce péché, qui, ainsi qu'un tor-
rent, se déborde sur tous les hommes, allait gâter cette sainte
Vierge de ses ondes empoisonnées. Mais il n'y a point de
cours si impétueux que la toute-puissance divine n'arrête
quand il lui plaît. Considérez le soleil, avec quelle impétuosité
il parcourt cette immense carrière qui lui a été ouverte par
la Providence. Cependant vous n'ignorez pas que Dieu ne
l'ait ûxé autrefois au milieu du ciel, à la seule parole d'un
homme. Ceux qui habitent près du Jourdain, ce fleuve célèbre
de la Palestine, savent avec quelle rapidité il se décharge
dans la mer Morte ('), du moins si je ne me trompe [p. 5]
dans la description de ces lieux. Néanmoins toute l'armée
d'Israël l'a vu remonter à sa source, pour faire passage à
l'Arche où reposait le Seigneur tout-puissant. Est-il rien de
plus naturel que cette influence de chaleur dévorante qui
sort du feu dans une fournaise ? Et l'impie Nabuchodonosor
a. Rom.^ V, 12.
I. C'était d'abord (i dans la mer Noire » que Bossuet faisait se jeter <î le Jor-
dain », comme il écrivait et prononçait à cette date reculée. On comprend qu'il
ajoutât : « du moins, si je ne me trompe, etc. » Il a d'ailleurs corrigé lui-même
postérieurement, sans effacer la précaution oratoire.
DE LA SAINTE VIERGE.
233
n'a-t-il pas admiré trois bénis enfants qui se jouaient au
milieu des flammes, que ses satellites impitoyables avaient
vainement irritées ? Nonobstant tous ces exemples illustres,
ne peut-on pas dire véritablement qu'il n'y a point de feu
qui ne brûle, et que le soleil roule dans les cieux d'un mou-
vement éternel, et qu'il ne se rencontre aucun fleuve qui
retourne jamais à sa source ? Nous tenons tous les jours de
semblables propos, sans que nous (') en soyons empêchés
par ces fameux exemples, bien qu'ils ne soient ignorés de
personne. Et d'où vient cela, chrétiens ? C'est que nous
avons accoutumé de parler selon le cours ordinaire des choses;
et Dieu se plaît d'agir quelquefois selon les lois de sa toute-
puissance, qui est au-dessus de tous nos discours.
Ainsi je ne m'étonne pas que le grand apôtre saint Paul
ait prononcé si généralement, que le péché de notre premier
père a fait mourir tous ses descendants. En effet, selon la
suite naturelle des choses que l'Apôtre considérait en ce lieu,
être né de la race d'Adam à la façon ordinaire enfermait
infailliblement le péché. Il n'est pas plus naturel au feu de
brûler, qu'à cette damnable concupiscence d'infecter tout ce
qu'elle touche, d'y porter la corruption et la mort. Il n'est (^)
point de poison plus présent, ni de peste plus pénétrante.
Mais je dis que (^) ces malédictions si universelles, que toutes
ces propositions, si générales qu'elles puissent être, n'empê-
chent pas les réserves que peut faire le Souverain, ni les
coups d'autorité absolue. Et quand est-ce, ô grand Dieu, que
vous userez plus à propos de cette puissance (|iii n'a [)oint
de bornes, et qui est sa loi elle-même; quand est-ce que vous
en userez, sinon [p. 6] pour faire grâce à Marie ?
Je sais bien que quelques docteurs assurent (jue c'est im-
prudence de vouloir apporter quelques restrictions à des pa-
roles si générales. Cela, disent-ils. tire à conséquence. Mais,
ô mon Sauveur, quelle conséquence ! Pesez, s'il vous plaît,
ce raisonnement. Ces conséquences ne sont ?i craiiulre qu'où
il y peut avoir quelque sorte d'égalité. Par exemple, vous
1. V<ir. sans que ces fameux exemples nous en empêchent.
2. Var. Il n'y a point.
3. Vur. Mais ces malcdiclions...
234 SUR LA CONCEPTION
méditez d'accorder quelque grâce à une personne d'une con-
dition médiocre: v^ous avez à y prendre garde; cela peut tirer
à conséquence : beaucoup d'autres par cet exemple préten-
dront la même faveur. Mais parcourez tous les chœurs des
anges, considérez attentivement tous les ordres des bienheu-
reux : voyez si vous en trouverez (') quelqu'un qui ose, je
ne dis pas s'égaler, mais même en aucune manière se
comparer à la sainte Vierge. Non : ni l'obéissance (^) des
patriarches, ni la fidélité des prophètes, ni le zèle infatigable
des saints apôtres, ni la générosité {^) des martyrs, ni la
persévérance (•♦) des saints confesseurs, ni la pureté invio-
lable des vierges, ni cette grande diversité de vertus que la
grâce divine a semées {^) dans les différents ordres des
bienheureux (^), n'a rien qui puisse tant soit peu approcher
de la très heureuse Marie. Cette maternité glorieuse, cette
alliance éternelle qu'elle a contractée avec Dieu, la met
dans un rang tout singulier qui ne souffre aucune comparai-
son. Et dans une si grande inégalité, quelle conséquence
pouvons-nous craindre ? Montrez-moi une autre Mère de
Dieu, une autre vierge féconde ; faites-moi voir ailleurs cette
plénitude de grâces, cet assemblage de vertus divines, une
humilité si profonde dans une dignité si auguste, et toutes
les autres merveilles que j'admire en la [p. 7] sainte Vierge:
et puis dites, si vous voulez, que l'exception que j'apporte à
une loi générale, en faveur (7) d'une personne si extraordi-
naire, a des conséquences fâcheuses.
Et combien y a-t-il de lois générales dont Marie a été dis-
pensée! N'est-ce pas une nécessité commune à toutes les
femmes d'enfanter en tristesse et dans le péril de leur vie ?
Marie en a été exemptée. N'a-t-il pas été prononcé de tous
les hommes généralement, « qu'ils offensent tous en beaucoup
de choses.»^ » In inultis offendimus omîtes (^\ Y a-t-il aucun
Jac, ni, 2.
* Corrections postérieures (vers 1665) : « si vous trouverez quelque créature. »
Ce mot a été écrit plus tard ; il remplace : « la foi constante » (effacé),
* « Constance invincible. »
* « Pénitence persévérante. »
* « Répandues. »
Var. des prédestinés.
Var. à la considération d'une personne...
DE LA SAINTE VIERGE.
235
juste qui puisse éviter ces péchés de fragilité que nous appe-
lons véniels ? Et, bien que cette proposition soit si générale
et si véritable, l'admirable saint Augustin ne craint point d'en
excepter la très innocente Marie (''). Certes si nous recon-
naissions dans sa vie qu'elle eût été assujettie aux ordres
communs, nous pourrions croire peut-être qu'elle aurait été
conçue en iniquité, tout ainsi que le reste des hommes. Que
si nous y remarquons au contraire une dispense presque
générale de toutes les lois ; si nous y voyons, selon la foi
orthodoxe, ou du moins selon le sentiment des docteurs les
plus approuvés, si, dis-je, nous y voyons un enfantement
sans douleur, une chair sans fragilité, des sens sans rébellion,
une vie sans tache, une mort sans peine ; si son époux n'est
que son gardien ; son mariage, le voile sacré qui couvre et
protège sa virginité ; son Fils bien-aimé, une fleur que son
intégrité a poussée : si, lorsqu'elle le conçut, la nature éton-
née et confuse crut que toutes ses lois allaient être à jamais
abolies ; si le Saint-Esprit tint sa place, et les délices de la
virginité celle qui est ordinairement occupée par la convoi-
tise : qui pourra croire qu'il n'y ait rien eu de surnaturel dans
la conception de cette Princesse, et que ce soit le seul
endroit de sa vie qui ne soit point marqué de quelque insigne
miracle ?
Vous me direz peut-être que cette innocence si pure, c'est
la prérogative du Fils de Dieu ; que de la communiquer à sa
sainte Mère, c'est ôter au vSauveur l'avantage qui est du à
sa qualité. [P. 8] C'est le dernier effort des docteurs dont
nous réfutons aujourd'hui les objections. Mais à Dieu ne
plaise, ô mon Maître, qu'une si téméraire pensée puisse
jamais entrer dans mon âme ! Périssent tous mes raisonne-
ments, que tous mes discours soient honteusement effacés,
s'ils diminuent quelque chose de votre grandeur! Vous êtes
innocent par nature, Marie ne l'est que par grâce; vous l'êtes
par excellence, elle ne l'est que par privilège ; vous l'êtes
comme Rédempteur, elle l'est comme la première de celles
que votre sang précieux a purifiées. C) vous qui désirez qu'en
.cette rencontre la préférence demeure à Notre-Seigneur,
a. De Natur. et Grat.^ n. 42.
236 SUR LA CONCEPTION
VOUS voila satisfaits, ce me semble. Quoi ! si nous n'étions
tous criminels par notre naissance, ne sauriez-vous que dire
pour donner l'avantage au Sauveur ? Si vous croyez avoir
fait beaucoup de l'avoir mis au-dessus d'une infinité de cou-
pables, ne trouvez pas mauvais si je tâche du moins de
trouver une créature innocente à laquelle je le préfère, afin
de faire voir que ce n'est pas notre crime seul qui lui donne
la prestance (').
Il est, certes, tout à fait nécessaire qu'il surpasse sa sainte
Mère d'une distance infinie. Mais aussi ne jugez-vous pas
raisonnable que sa Mère ait quelque avantage par-dessus le
commun de ses serviteurs ? Que répondrez-vous à une
demande qui paraît si juste ? Je ne me contente pas de ce
que vous me dites, qu'elle a été sanctifiée devant sa nais-
sance. Car encore que je vous avoue que c'est une belle
prérogative, je vous prie de vous souvenir que c'est le privi-
lège de saint Jean-Baptiste, et peut-être de quelque autre
prophète. Or ce que je vous demande aujourd'hui, c'est que
vous donniez, si vous le pouvez, quelque chose de singulier
à Marie, sans toucher aux droits de Jésus. Pour moi j'y
satisferai aisément, établissant trois degrés que chacun
pourra retenir. Je dis que le Sauveur était infiniment au-
dessus de cette commune corruption. Pour Marie, elle y était
soumise , mais elle en a été préservée: entendez ce mot, s'il
vous plaît. Et à l'égard des autres saints, je dis qu'ils l'avaient
effectivement contractée, mais qu'ils en ont été délivrés.
Ainsi nous conservons la prérogative à la Mère, sans faire
tort à l'excellence du Fils : ainsi nous voyons une juste et
équitable disposition, qui semble bien convenable à la Provi-
dence divine : ainsi le Sauveur Jésus, qui, selon la doctrine
des théologiens, était venu en ce monde principalement
[p. 9] pour purger les hommes de ce péché d'origine ("), en
remporte une glorieuse victoire ; il le dompte, il le met en
fuite partout où il se peut retrancher.
Comment cela, chrétiens ? L'induction en est claire. Ce
1. Les éditeurs ont corrigé cette expression toute latine, et par un médiocre
synonyme ils ont dit : « la préférence. »
2. Anciennes édit. qui était le grand œuvre du diable. (Effacé.)
DE LA SAINTE VIERGE.
237
vice originel règne dans les enfants nouvellement nés; Jésus
l'y surmonte par le saint baptême. Ce n'est pas tout: le
diable, par ce péché, pénètre jusqu'aux ventres de nos mères;
et là, tout impuissants que nous sommes, il nous rend enne-
mis de Dieu. Jésus choisit quelques âmes illustres qu'il
purifie dans les entrailles maternelles, et là il défait encore
le péché. Tels sont ceux que nous appelons sanctifiés dev^-mt
la naissance, comme saint Jean ; comme Jérémie, selon le
sentiment de quelques docteurs ; comme saint Joseph peut-
être, selon la conjecture de quelques autres. Mais il reste un
endroit, ô Sauveur, où le diable se vante d'être invincible.
Il dit que l'on ne l'en peut chasser. C'est le moment de la
conception, dans lequel il brave votre pouvoir. Il dit que si
vous lui ôtez la suite, du moins il s'attache, sans rien craindre,
à la source et à la racine. « Elevez-vous, Seigneur, et que
vos ennemis disparaissent, et que ceux qui vous haïssent
tombent et périssent devant votre face : » Exiirgat Deus,
\et dissipeiitur inimici ejus; et fugiant qui oderitnt eiim a facie
ejus\ (^). Choisissez du moins une créature que vous sancti-
fiiez dès son origine, dès le premier instant oii elle sera
animée : faites voir à notre (') envieux que vous pouvez pré-
venir son venin par la force de votre grâce ; qu'il n'y a
point de lieu où il (^) puisse porter ses ténèbres infernales,
d'où vous ne le chassiez par l'éclat tout-puissant de votre
lumière. La bienheureuse Marie se présente fort à propos.
Il sera digne de votre bonté et digne de la grandeur d'une
Mère si excellente, que vous lui fassiez ressentir les effets
d'une protection spéciale.
Chers frères, que vous en semble? que pensez-vous de
cette doctrine? Vous paraît-elle pas bien plausible? Pour moi,
quand je considère le Sauveur Jésus, notre amour et notre
espérance, entre les bras de la sainte Vierge, ou suçant son
lait virginal, ou se reposant doucement sur son sein, | p. 10]
ou enclos dans ses chastes entrailles ; (mais je m'arrcle à
cette dernière pensée, elle convient beaucoup mieux à ce
a. Ps.^ LXVII, I.
1. Var. ;\ cet envieux.
2. Var. qu'il puisse obscurcir par...
238 ' SUR LA CONCErTION
temps : dans peu de jours nous célébrerons la Nativité du
Sauveur; et nous le considérons à présent dans les entrailles
de sa sainte Mère) : quand donc je regarde l'Incompréhen-
sible ainsi renfermé, et cette immensité comme raccourcie ;
quand je vois mon Libérateur dans cette étroite et volon-
taire prison, je dis quelquefois à part moi : Se pourrait-il
bien faire que Dieu eût voulu abandonner au diable, quand
ce n'aurait été qu'un moment, ce temple sacré qu'il destinait
à son F'ils, ce saint tabernacle où il prendra un si long et si
admirable repos, ce lit virginal où il célébrera des noces
toutes spirituelles avec notre nature? C'est ainsi que je me
parle à moi-même. Puis me retournant au Sauveur : Béni
enfant, lui dis-je, ne le souffrez pas ; ne permettez pas que
votre Mère soit violée. Ah ! que si Satan l'osait aborder
pendant que demeurant en elle vous y faites un paradis, que
de foudres vous feriez tomber sur sa tête! avec quelle jalousie
vous défendriez l'honneur et l'innocence de votre Mère!
Mais, ô béni enfant par qui les siècles ont été faits, vous
êtes devant tous les temps. Quand votre Mère fut conçue,
vous la regardiez du plus haut des cieux; mais vous-même
vous formiez ses membres. C'est vous qui inspirâtes ce
souffle de vie qui anima cette chair dont la vôtre devait être
tirée. Ah ! prenez garde, ô Sagesse éternelle, que dans ce
même moment elle va être infectée d'un horrible péché, elle
va être en la possession de Satan : détournez ce malheur
par votre bonté! commencez à honorer votre Mère; faites
qu'il lui profite d'avoir un Fils qui est devant elle. Car enfin,
à bien prendre les choses, elle est déjà votre Mère, et déjà
vous êtes son Fils.
Fidèles, cette parole est-elle bien véritable ? est-ce point
un excès de zèle qui nous fait avancer une proposition si
hardie ? Non, certes ; elle est déjà Mère, le Fils de Dieu est
déjà son Fils. Il l'est, non point en effet, non selon la révo-
lution des choses humaines; mais selon l'ordre de Dieu,
selon sa prédestination éternelle. Suivez, s'il vous plaît, ma
pensée (').
Quand Dieu, dans son secret conseil, a résolu quelque
I. Var. ce raisonnement.
DE LA SAINTE VIERGE. 239
événement; longtemps devant qu'il paraisse, V Écriture [p. 1 1]
a accoutumé d'en parler comme d'une chose déjà accomplie.
Par exemple : « Un petit Enfant nous est né, » disait autre-
fois Isaïe {'') parlant de Notre-Seigneur, « et un Fils nous a
été donné. » Que veut-il dire, mes frères! Jésus-Christ
n'était pas né de son temps. Mais ce saint homme considé-
rait qu'il n'en était pas de Dieu ainsi que des hommes, qui
font tant de projets inutiles; au contraire, que sa volonté a un
effet infaillible et inévitable. Ainsi ayant pénétré, par les
lumières d'en haut ('), dans ce grand dessein que le Père éter-
nel méditait d'envoyer son Fils au monde, il s'en réjouit en
esprit, et estime la chose déjà comme faite, à cause qu'il la
voit résolue par un décret immuable. Et certes cette façon
de parler est bien digne des saints prophètes, et ressent tout
à fait la majesté de celui qui les inspire. Car, comme
remarque très bien le grave Tertullien ('), « il est bien-
séant à la nature divine, qui ne connaît en soi-même
aucune différence de temps, de tenir pour fait tout ce qu'elle
ordonne; à cause que chez elle l'éternité fait régner une con-
sistance toujours uniforme:» Divmitati competit quœctimque
decreve^dt, 7it perfecta reputare; quia non sit aptici illa?Ji dif-
ferentia temporis, apud quam uniformem stahcni temporum
dirigit œternitas ipsa i^'). Par conséquent il est vrai, et je ne
me suis pas trompé quand je l'ai assuré de la sorte, que la
très sainte Vierge, dès le premier instant de sa vie, était
déjà Mère du Sauveur, non pas selon le langage des hommes,
mais selon la parole de Dieu, c'est-à-dire, comme vous l'avez
vu, selon la façon de parler ordinaire des Écritures divines.
Et je fortifie ce raisonnement par une autre doctrine excel-
lente des Pères, merveilleusement expliquée par le mcme
Tertullien. C'est au livre II contre Marcion, où ce grand
homme raconte que le Fils de Dieu ayant résolu de prendre (')
notre nature, quand l'heure en serait arrivée, il s'est tou-
jours plu dès le commencement à converser avec les hommes;
a. A., IX, 6. — b. Lib. m, adv. Marcion.^ n. 5. IMs. diversitiis temporis.
1. Var. par les lumières divines,
2. Ms. « Tertullien ; » mais plus bas, mcinc page : v< Tcrtullian. »
3. Var. de prendre une chair semblable ;\ la nôtre.
240 SUR LA CONCEPTION
que, dans ce dessein, souvent il est descendu du ciel; que
c't^tait lui qui des l'Ancien Testament parlait (') en forme
humaine aux patriarches et aux prophètes. Tertullien consi-
dère ces apparitions différentes comme des préludes de
l'Incarnation, comme des préparatifs de ce grand ouvrage
qui se commençait dès lors. « De cette sorte, dit-il, [p. 12] le
Fils de Dieu s'accoutumait aux sentiments humains; il ap-
prenait, pour ainsi dire, à être homme : il se plaisait d'exercer,
dès l'origine du monde, ce qu'il devait être dans la plénitude
des temps :» luiisccns jam inde a pinmordio, jam inde homi-
iiciii, quod o'at futurîis in fine. Ou plutôt, pour parler plus
dignement d'un si haut mystère, il ne s'accoutumait pas,
mais nous-mêmes il nous accoutumait à ne nous point effa-
roucher quand nous entendrions parler d'un Dieu- Homme :
il ne s'apprenait pas, mais il nous apprenait à nous-mêmes à
traiter plus familièrement avec lui, déposant doucement cette
majesté terrible pour s'accommoder à notre faiblesse et à
notre enfance.
Tel était le dessein du Sauveur. Et de cette belle doctrine
de Tertullien je tire ce raisonnement, que je vous supplie
de comprendre; peut-être en serez-vous édifiés. Marie était
Mère de Dieu dès le premier instant auquel elle fut animée.
Ne vous souvient-il pas que nous vous le disions tout à
l'heure? Elle l'était selon les desseins de Dieu, selon les
règles de sa Providence, selon les lois de cette éternité im-
muable, à laquelle rien n'est nouveau, qui renferme dans son
unité toutes les différences des temps. Sans doute vous
n'avez pas oublié ce beau passage de Tertullien, qui explique
si bien cette vérité. Or c'est selon ces règles que le Fils de
Dieu doit agir, et non selon les règles humaines ; selon les
lois de l'éternité, non selon les lois des temps. Quand il
s'agit du Fils de Dieu, ne me parlez point des règles humai-
nes ; parlez-moi des règles de Dieu. Marie étant donc sa
Mère selon l'ordre des choses divines, le Fils de Dieu, dès
sa conception, la considérait comme telle. Elle l'était en
effet à son égard. Ne laissez passer, s'il vous plait, aucune
I. Vor. en forme humaine parlait.
DE LA SAINTE VIERGE.
241
de ces vérités : elles sont toutes fort importantes pour
ce que j'ai à vous dire.
Poursuivons maintenant et disons : Nous venons d'ap-
prendre de Tertullien que le Verbe divin, longtemps devant
qu'il se fût revêtu d'une chair humaine, se plaisait pour
ainsi dire, à se revêtir par avance [p. 13] de la forme et des
sentiments humains ; tant il était passionné, si j'ose parler
de la sorte, pour notre misérable nature. Quel sentiment
plus humain que l'affection envers les parents ? Par consé-
quent le Fils de Dieu, longtemps avant que d'être homme,
aimait Marie comme sa Mère ; il se plaisait dans cette
affection : il ne cessait de veiller sur elle : il détournait de
dessus son temple les malédictions des profanes : il l'embel-
lissait de ses dons, il la comblait de ses grâces, depuis le pre-
mier instant où elle commença le cours de sa vie, jusqu'au
dernier soupir par lequel elle fut terminée. C'est la consé-
quence que je prétendais tirer de ces savants principes de
Tertullien. Elle me semble fort véritable; elle établit, à mon
avis, puissamment l'Immaculée conception de Marie. Et en
vérité cette opinion a je ne sais quelle force qui persuade les
âmes pieuses. Après les articles de foi, je ne vois guère
de chose plus assurée (').
C'est pourquoi je ne m'étonne pas que cette célèbre école
des théologiens de Paris oblige tous ses enfants à défendre
cette doctrine. Savante compagnie, cette piété pour la Vierge
est peut-être l'un des plus beaux héritages que vous ayez
reçu de vos pères. Puissiez-vous être à jamais florissante !
puisse cette tendre dévotion que vous avez pour la Mère, à
la considération de son Fils, porter bien loin aux siècles
futurs cette haute réputation que vos illustres travaux vous
ont acquise par toute la terre! Pour moi je suis ravi, chré-
tiens, de suivre aujourd'hui ses intentions. Après avoir été
nourri de son lait, je me soumets volontiers à ses ordon-
nances; d'autant plus que c'est aussi, ce me semble, la vo-
lonté de l'Eglise. P21le a un sentimtMit fort honorable de la
conception de Marie : elle ne nous oblige pas de l.i croire
immaculée; mais elle nous fait entendre cjue cette créance
I. Paroles remarquables, avant la définition de ce douane (1S54).
Sermons de Uossuct. t6
242 SUR LA CONCErXION
lui est agréable. Il y a des choses qu'elle commande, où nous
faisons connaître notre obéissance : il y en a d'autres qu'elle
insinue, où nous pouvons témoigner notre affection. Il est
de notre piété, si nous sommes vrais enfants de l'Église,
non seulement d'obéir aux commandements, mais de fléchir
aux moindres signes {') d'une mère si bonne et si sainte. Je
vous vois tous, ce me semble, dans ce sentiment. Mais ce
n'est rien d'être jaloux de défendre la pureté de Marie, si
nous ne sommes soigneux de conserver la pureté en nous-
mêmes. C'est à quoi peut-être vous serez portés par la briève
réflexion qui va fermer ce discours; du moins je l'espère
ainsi de l'assistance divine.
CONCLUSION.
[P. 14] Vous avez ouï (-), chrétiens, les divers raisonnements
par lesquels j'ai tâché de prouver que la conception de Marie
est sans tache. Il y a si longtemps que les plus grands théolo-
giens de l'Europe travaillent sur ce sujet! Vous savez combien
la personne de la sainte Vierge est illustre, combien digne
d'honneurs extraordinaires, combien elle doit être privilégiée.
Et toutefois l'Eglise n'a pas encore osé décider qu'elle soit
exempte du péché originel. Plusieurs grands personnages ne
l'ont pas cru ; il nous est défendu de les condamner. Jugez,
jugez par là, ô fidèles ! combien nécessaire, combien grande
et inévitable doit être la corruption de notre nature, puisqu'on
hésite si fort à en exempter celle de toutes les créaturesqui est
1, Correction de date postérieure : *« aux moindres signes de la volonté d'une
mère... »
2. Il y a deux rédactions de cette conclusion. Les premiers éditeurs en avaient
fabriqué une troisième, en amalgamant le brouillon et la mise au net. Nous don-
nonsla seconde dans notre texte. C'est la seule que Bossuet ait paginée à l'époque
des sommaires. Voici, comme variante, la première, qui n'a pas été effacée :
« V^ous avez ouï, mes frères, les divers raisonnements par lesquels j'ai tâché •
de prouver que la conception de Marie est sans tache. Il y a si longtemps que
les plus beaux esprits de l'Europe travaillent sur ce sujet ! Vous savez combien
la personne de la sainte Vierge est illustre, combien digne d'honneurs extraor-
dinaires, combien elle doit être privilégiée. Toutefois l'Église n'a pas encore osé
décider qu'elle soit exempte du péché originel. Plusieurs grands personnages ont
été de ce sentiment; l'Église non seulement les y souffre, mais encore elle défend
de les condamner. Partant, ô fidèles, partant combien grande, combien néces-
saire, combien véritable est la corruption de notre nature, puisque l'Église hésite
DE LA SAINTE VIERGE.
243
sans doute la plus éminente. O misère, ô calamité clans
laquelle nous sommes plongés! ô abîme de maux infinis !
Hélas! petits enfants que nous étions, sans connaissance et
sans mouvement, nous étions déjà révoltés contre Dieu.
Nous n'avions pas encore vu cette belle lumière du jour :
condamnés par la nature à une sombre prison, nous étions
encore condamnés par arrêt de la justice divine à une prison
plus noire, à de plus épaisses ténèbres, ténèbres horribles et
infernales. Justement, certes, justement : car vos jugements
sont très justes, ô Dieu éternel. Roi des siècles, souverain
arbitre de l'univers ! Eh, qui nous a tirés de cette prison ?
qui a réconcilié ces rebelles ? qui a appelé ces enfants de
colère à l'adoption des enfants de Dieu ? Le prophète Jonas,
du ventre de ce monstre qui l'avait englouti, éleva au ciel la
voix de son cœur. Avons-nous point crié à vous, ô Seigneur,
des cachots de cette prison, ou du creux de ce sépulcre où
était ensevelie notre enfance ? Mais nous n'y avions ni parole
ni mouvement : seulement la voix de notre péché y criait
vengeance ; et celle de notre extrême misère criait miséri-
corde. Vous avez eu pitié de nous , vous avez daigné nous
conduire à la fontaine de vie, où nous avons reçu une nou-
velle naissance, y laissant les ordures de notre première
nativité. Cette fontaine d'eau vive, fidèles, est ouverte à tous
les hommes, je ne l'ignore pas; personne n'en est exclu :
si fort h. défendre la sainte Vierge ! O misère, ô calamité dans laquelle nous
sommes plongés! o abîme de maux infinis ! Petits enfants que nous étions, sans
connaissance et sans mouvement, nous nous étions déjà révoltés contre Dieu !
Nous n'avions pas encore vu cettebelle lumière du jour; condamnés parla nature
à une sombre prison, nous étions encore condamnés par arrêt de la justice divine
à une prison plus noire, à de plus épaisses ténèbres : des ténèbres horribles et
infernales. Justement, certes, justement. Car vos jugements sont justes, 6 Dieu
éternel, souverain juge de l'univers. Eh ! qui nous a tirés de cette misère ? qui a
réconcilié ces rebelles .'' qui a appelé ces enfants d'ire ;\ radt)ption des enfants île
Dieu ? Le prophète Jonas, du ventre de ce monstre qui l'avait englouti, éleva
la voix de son cœur. Avons-nous point crié h vous, ô Seigneur, des carhots de
cette prison, ou du creux de ce sépulcre, où était ensevelie notre enfance.'* Mais
nous n'y avions ni parole ni sentiment ; nous n'avions aucune sorte de voi.x que
celle de notre péché qui criait vengeance, que notre extrême misère ([ui criait
miséricorde. Vous avez eu pitié de nous : vous avez ilaigné nous conduire à ce
bain d'immortalité, oii dépouillant les ordures de notre première nativité, nous
avons reçu une nouvelle naissance, non plus de la volonté de l'homme ni lic la
volonté de la chair, mais d'un Esprit pur et dune eau sancliliéc par ilcs paroloi
244 SUR LA CONCEPTION
Dieu prépare à tous les pécheurs un remède dans les ondes
du saint baptême. Mais combien en voyons-nous tous les
jours à qui une mort trop précipitée ravit pour jamais ce
bonheur ! Et nous y sommes parvenus ! Ou'avions-nous fait
à Dieu ? Dans une même masse d'iniquité, d'où vient cette
différence de grâces ? Peut-être devons-nous ce bienfait aux
mérites de nos parents ? Mais combien de parents vertueux,
je le dis avec douleur, combien de parents vertueux n'ont
pas obtenu cette miséricorde! Dirons-nous que l'ordre des
causes naturelles nous a été plus favorable qu'aux autres ?
O ignorance, ô stupidité ! Et comment ne regarderiez-vous
pas la main puissante qui remue ces causes comme il lui
plaît? Serait-ce pas un étrange aveuglement, si nous aimions
mieux devoir notre salut à une rencontre fortuite des
causes créées, qu'au dessein prémédité de la miséricorde
divine ?
Je frémis, chrétiens, je l'avoue, dans cette discussion. Je
ne sais que dire, je n'ai point de raisons à vous alléguer.
Seulement suis-je très assuré que, quelle que puisse être
la cause d'une si étonnante diversité, il est impossible qu'elle
ne soit juste. Cherche qui voudra des raisons, travaille qui
voudra à découvrir les causes de ces secrets jugements:
pour moi, je ne reconnais point d'autre cause de mon bon-
heur que la pure bonté de mon Dieu. Je chanterai à jamais
de vie. Je sais que cette fontaine d'eau vive est ouverte à tous les hommes,
auxquels il vous a plu de préparer un remède dans les ondes du saint baptême.
Mais combien y en a-t-il à qui une mort trop précipitée ravit ce bonheur ? Et
nous y sommes parvenus ! D'où vient cette différence? Ce n'est pas de notre
mérite; nous étions tous dans la même masse d'iniquité. Est-ce par le mérite de
nos parents 1 Mais combien de parents vertueux n'ont pas obtenu cette grâce ?
Dirai-je peut-être que l'ordre des causes naturelles m'a été plus favorable qu'aux
autres '^ O ignorance ! ô stupidité ! Et comment ne regardez-vous pas la main
puissante qui remue ces causes comme il lui plaît 1 Ne savez-vous pas qu'elles
sont dirigées par une souveraine raison.^ Que dirai-je doncPoù me tournerai-je .?
Frères bien-aimés, je l'avoue, je frémis dans cette discussion. Je ne sais que
dire, je n'ai point de raisons à vous alléguer. Seulement je suis très assuré que
quelle que puisse être la cause d'une si étonnante diversité, il est impossible
qu'elle ne soit juste. Mais à quoi bon chercher des causes que la Providence
divine nous a cachées ? N'est-ce pas assez que nous connaissions que si nous
sommes parvenus à la grâce du saint baptême, nous ne le devons qu'à la pure
bonté de Dieu? Cherche qui voudra des raisons, médite qui voudra dans la
recherche des causes de ses secrets jugements ; pour moi, je n'en reconnais
DE LA SAINTE VIERGE. 245
ses miséricordes; tant que je vivrai, je bénirai le nom du
Seigneur. C'est tout ce que je sais ; c'est tout ce que je
désire connaître. Ceux qui en veulent savoir davantage,
qu'ils s'adressent à des personnes plus doctes ; mais qu'ils
prennent bien garde que ce ne soient des présomptueux:
Cui responsio (') ista displicet, quœrat doctiores; sed c avait ne
inveniat prœsumptores ('").
Mais peut-être que le péché originel étant guéri par le
saint baptême, il ne nous en demeure aucun reste ; et ainsi
nous pouvons vivre dans une entière assurance. Ne le
croyez pas, chrétiens, ne le croyez pas. La grâce du saint
baptême nous a retirés de la mort éternelle, mais nous sommes
encore abattus de mortelles et pernicieuses langueurs. Ainsi
a-t-il plu à mon Dieu de guérir toutes mes blessures les
unes après les autres, afin de me faire mieux sentir la misère
dont il me délivre, et la grâce par laquelle il me sauve. Mes
frères bien-aimés, écoutez le narré de ma [p. 15] maladie ;
vous trouverez sans doute que vous avez à peu près les
mêmes infirmités. C'est la maladie de la nature ; nous en
ressentons tous les effets, qui plus, qui moins, selon que nous
suivons plus ou moins les mouvements de l'Esprit de Dieu.
Misérable homme que je suis ! où trouverai-je des paroles
assez énergiques pour décrire l'extrémité de mes maux ?
Blessé dans toutes les facultés de mon âme, épuisé de
forces par de si profondes blessures, je ne fais que de vains
efforts. Ai-je jamais pris une généreuse résolution, que l'effet
a. S. Aug,, de Spir. et litt.^ n. 60. •
point d'autre que la miséricorde divine. Grâces vous soient rendues, ô Seigneur!
que vos miséricordes soient élevées es siècles des siècles! C'est tout ce que je
sais, c'est tout ce que je désire. Ceux qui en veulent savoir davantage, ((u'ils
s'adressent à des personnes plus savantes ; cependant qu'ils prennent garde île
ne pas rencontrer des présomptueux !
Mais peut-être que le péché originel étant guéri par le saint baptême, il ne
nous en demeure aucun reste, et ainsi nous pouvons passer le reste dans une
entière assurance. Ne le croyez pas, chrétiens, ne le croyez pas. La grâce du
saint baptême nous a retirés de la mort éternelle ; mais nous sommes encore
abattus de mortelles langueurs. Misérable homme que je suis, où irouvcrai-je
des paroles assez énergiques pour décrire l'extrémité de mes maux? Hlessé dans
les facultés de mon âme, épuisé de forces par de si profondes blessures, je ne
fais que de vains efforts. Ai-je jamais pris une généreuse résolution que l'ertel
I. Le ms. indicjue vaguement ce texte: (2uicrani doctiores^ etc. (su).
246 SUR LA CONCEPTION
n'ait démentie bientôt ? ai-je jamais eu une bonne pensée,
qui n'ait été contrariée par quelque mauvais désir ? ai-je ja-
mais commencé une action vertueuse, où le péché ne se soit
jeté à la traverse ? Il s'y mêle presque toujours certaines
complaisances qui viennent de l'amour-propre, et tant d'au-
tres péchés inconnus qui se cachent dans les replis de ma
conscience, qui est un abîme sans fond, impénétrable à moi-
même. Il est vrai, je sens, à mon avis, quelque chose en
moi-même qui voudrait s'élever à Dieu : mais je sens aus-
sitôt comme un poids de cupidités opposées qui m'entraînent
et me captivent ; et si je ne suis secouru, cette partie im-
puissante, qui semblait vouloir se porter au bien, ne peut
rien faire pour ma délivrance; elle écrit seulement ma con-
damnation. Quand j'entends quelquefois discourir des mys-
tères du royaume de Dieu, je sens mon âme comme échauffée,
je ne conçois que de grands desseins, il me semble que je
ferai de grandes merveilles. Faut-il faire le premier pas
de l'exécution, le moindre souffle du diable éteint cette
flamme errante et volage qui ne prend pas à sa matière,
mais qui court légèrement par dessus. Quoi plus ? Je suis
malade à l'extrémité, et ne sens point de mal. Réduit aux
abois, je veux faire comme si j'étais en bonne santé. Je ne
sais pas même déplorer ma misère, ni implorer le secours
du Libérateur ; faible et altier tout ensemble, impuissant et
présomptueux. J'ai voulu autrefois entreprendre ma guérison
n'ait bientôt démentie ? Ai-je jamais eu une bonne pensée qui n'ait été contra-
riée par quelque mauvais (Jjésir? Ai-je jamais commencé une action vertueuse où
le péché ne se soit jeté à la traverse ? Il s'y mêle presque toujours certaines com-
plaisances qui viennent de l'amour-propre, et tant d'autres péchés inconnus, qui
se cachent dans les replis de ma conscience, qui est un abîme sans fond, où moi-
même je ne vois rien. Il est vrai, je sens, à mon avis, quelque chose en moi-même
qui voudrait se porter au bien ; mais je sens aussi comme un poids de cupidités
opposées qui m'entraînent et me captivent ; et cette partie impuissante, qui
voudrait, ce semble, se porter au bien, ne peut rien faire pour ma délivrance,
elle écrit seulement ma condamnation. Quand j'entends discourir quelquefois des
mystères du royaume de Dieu, je sens mon âme échauffée, il me semble que
je ferai merveilles, je ne me propose que de j^rands desseins : et le moindre
souffle du diable éteint cette flamme errante et volage, qui ne prend pas en
sa matière, mais qui court légèrement par dessus. Quoi plus ? Je suis malade
et ne sens point de mal [Lâchât : je suis malade à un tel point de mal).
Réduit aux abois, je fais comme si j'étais en bonne santé. Je ne sais pas
même déplorer ma misère, ni implorer le secours du Libérateur faible et altier
DE LA SAINTE VIERGE. 247
de moi-même : j'ai fait quelques efforts pour me relever ;
efforts inutiles, qui m'ont rompu et ne m'ont pas soulagé.
Comme un pauvre malade moribond, qui ne sait plus que
faire, s'imagine qu'en se levant il sera peut-être allégé ; il
consume son peu de forces par un vain travail qu'il ne peut
supporter : après s'être beaucoup tourmenté à traîner ses
membres appesantis avec une extrême contention, il retombe,
ainsi qu'une pierre, sans pouls et sans mouvement, plus
faible et plus impuissant que jamais : de vulnere in vubius,
dit saint Augustin : ainsi en est-il de ma volonté, si elle n'est
soutenue par une main plus puissante. Infelix ego Jiomo(^)\
Vrai Dieu, où pourrai-je trouver du secours ?
La philosophie me montre de loin, dans de belles boîtes
qu'elle étale avec grande pompe parmi tous les ornements
de la rhétorique, le baume falsifié de ses belles mais trom-
peuses maximes. La Loi retentit à mes oreilles d'un ton
puissant et impérieux. Les prédicateurs de l'Évangile m'an-
noncent les paroles de vie éternelle. Que me profite tout
cet appareil ? Les philosophes charlatans, semblables à
ces dangereux empiriques, charment et endorment le mal
pour un temps, et, pendant cette fausse tranquillité inspirent
un secret venin dans la plaie. Ils me font la vertu si belle et
si aisée, ils la dorent de telle sorte par leurs artificieuses
inventions, que je m'imagine souvent que je puis être ver-
tueux de moi-même, au lieu de me montrer ma servitude
et mon impuissance. Ah ! superbe philosophie, n'est-ce pas
assez que je sois faible, sans me rendre encore de plus en
plus orgueilleux ? Pour la Loi, quoique très juste et très
sainte, c'est en vain qu'elle me montre le mal, puisque je n'y
trouve pas l'unique préservatif que je cherche. Elle ne fait
que m'étourdir, si je n'ai l'esprit de la grâce.
a. Ro?n.y VII, 24.
tout ensemble, impuissant et présomptueux. J'ai voulu autrefois me ijucrir
moi-même; j'ai fait quelques efforts pour me relever; eff"orts inutiles, qui
m'ont rom])u et ne m'ont ])as soulage. Comme un malade ([ui ne sait que
faire, s'imagine qu'en se levant il sera peut-être allégé ; il consume ses forces jiar
un vain travail que sa faiblesse ne peut plus souffrir : après ipi'il s'est beaucoup
tourmenté à soutenir ses membres pesants avec une contention incroyable,
il retombe ainsi qu'une pierre, i)lus faible et plus impuissant que jamais. Ainsi
en est-il de ma volonté, si elle n'est soulciuic par wwc main plus jiuissanlc...
248 SUR LA CONCKPTION DE LA SAINTE VIERGE.
Et mi vois-je pas par expérience que je m'opiniâtre contre
les commandements? Lorsqu'on me défend, on me pousse.
Il ne faut que me défendre une chose, pour m'en faire naître
l'envie ; me commander, c'est me retenir. Mon âme est re-
muante, inquiète, indocile et incapable de discipline. Plus
on la presse par des préceptes, plus elle se raidit au contraire.
Enfin tout ce que je lis, tout ce que j'écoute, les prédications,
les enseignements, les corrections les plus charitables, ce
sont des remèdes externes qui ne coupent pas la racine du
mal. J'ai besoin que l'on touche au cœur, où est la source
de la maladie. Et où pourrai-je trouver un médecin assez
industrieux pour manier dextrernent une partie et si malade
et si délicate ?
Sauveur Jésus, vous êtes le libérateur que je cherche.
Vrai médecin charitable, qui, sans être appelé de personne,
avez voulu descendre du ciel en la terre, et avez entrepris
un si grand voyage pour venir visiter vos malades, je me
mets entre vos mains. Faites-moi prendre aujourd'hui une
bonne résolution d'avoir toute ma confiance en vous seul,
d'implorer votre secours avec zèle, de souffrir patiemment
vos remèdes. Si vous ne me guérissez, ô Sauveur, ma
santé est désespérée : Sana me, Domine, et sanabor (^\
Tous les autres à qui je m'adresse ne font que couvrir le
mal pour un temps ; vous seul en coupez la racine, vous
seul me donnez une guérison éternelle. Vous êtes mon
salut et ma vie, vous êtes ma consolation et ma gloire ; vous
êtes mon espérance en ce monde, et vous serez ma couronne
en l'autre.
a.Jer., xvn, 14.
t
%
^
PREMIER SERMON pour la FETE
DE LA CIRCONCISION
Prêché à Metz, en la cathédrale, le I" janvier 1653.
wwwwwwwwwwwwww^^^^
^
^
^
^
Le manuscrit de ce sermon est rentré à la Bibliothèque nationale,
en février 1888 ; c'est un des 166 articles rapportés de chez lord
Ashburnham (255 volumes, portefeuilles, ou liasses). Il faisait partie
des manuscrits soustraits jadis par Libri.
L'orthographe extrêmement archaïque ne nous permet pas d'en
reculer la date jusqu'au i^^ janvier 1654, comme le voulait M. Floquct.
(Voy. le Tableau or'tJiograpJiiqiie, à la fin de l'Introduction.) Les
trahisons, comme celle à laquelle il est fait allusion dans ce sermon,
ne manquaient pas dès l'année précédente. M. Floquct lui-même l'a
remarqué {Eùides.., I, 258).
Sommaire {^) : Anges: double inclination: 1° à Dieu, 2*^ entre eux.
De même des hommes (p. 1,2). — De l'une est née la religion, de
l'autre la société. Gouvernement dans l'une et dans l'autre : de là,
le sacerdoce et la royauté (p. 2). — Royauté et sacerdoce de
Jésus-Christ. Ce roi est' installé, ce pontife est consacré par son
sang (p. 3). [Exorde^
' Royauté de JÉSUS (p. 9). — Acclamation au libérateur (p. 9, 10).
— Beauté de jÉSUS-ClIRIST et de ses blessures, saint Augustin
(p. II, 12). — Triomphe de JéSUS-Christ (p. 14, 15, 16) : Chris fi 110-
mcmibiqtie porrigitiir. (Ad vers. Jud.x'os) (p. 15). [/'"'■ poiiit?[
Enfer (p. 21). — Serment de fidélité au roi Jésus (p. 21, 22). —
[2"^ point et péroraison^
Vocabis tiomen ejiis Jrsr.M : ipse
enim salvum faciet populum . . .
Vous ap|)cllerez son nom Jksus:
car c'est lui ciui sauvera le peuple.
{Afa///i., I, 21.)
AUJOURD'HUI () le Dieu d'Lsraël. qui est venu
visiter son peuple, revêtu d'une chair humaine, fait sa
première entrée en son temple ; aujourd'hui le orand prctre
du Nouveau Testament, le souverain sacrificateur selon
1. Inédit.
2. Au bas de la p. 22, apr^s la jx'roraison (in-4"). Le reste du ins. in-f', sans
marge. Pagine à l'époque des sommaires (1662}.
250 POUR LA CIRCONCISION
l'ordre de Melchisédech, se met entre les mains des pontifes
successeurs d'Aaron, qui portait la figure de son sacerdoce ;
aujourd'hui le Dieu de Moïse se soumet volontairement à
toute la loi de Moïse ; aujourd'hui l'Ineffable, dont le nom
est incompréhensible, daigne recevoir un nom humain, qui
lui est donné par la bouche des hommes, mais par l'instiga-
tion de l'Esprit de Dieu. Que dirai-je ? où me tournerai-je,
environné de tant de mystères? Parlerai-je de la circoncision
du Sauveur, ou bien de l'imposition du nom de Jésus ; de
cet aimable nom, les délices du ciel et de la terre, notre
unique consolation durant le pèlerinage de cette vie ? Et la
solennité de cette église, et je ne sais quel mouvement de
mon cœur m'incite à parler du nom de Jésus, et à vous en
faire voir l'excellence, autant qu'il plaira à Dieu de me l'in-
spirer par sa grâce.
Jésus, c'est-à-dire Sauveur, ô nom de douceur et de
charité ! « Mon âme, bénissez le Seigneur, et que tout ce qui
est en moi-même rende les louanges à son saint nom : »
Bcnedic, anima mea, Domino (^\ Parlons du nom de Jésus,
découvrons-en le mystère, faisons voir l'excellence de la
qualité de Sauveur, et combien il est glorieux à notre grand
Dieu et Rédempteur Jésus-Christ, d'avoir exercé sur nous
une si grande miséricorde, et de nous avoir sauvés par son
sang. Que tout ce temple retentisse du nom et des louanges
du Sauveur Jésus. Ah ! si nous avions les yeux assez purs,
nous verrions toute cette église remplie d'anges de toutes
parts pour y honorer la présence du Fils de Dieu; nous les
verrions s'abaisser profondément au nom de Jésus, toutes les
fois que nous le prononcerons dans la suite de ce discours.
Abaissons-nous aussi en esprit ; et adorant en nos cœurs
notre aimable Sauveur Jésus, prions aussi la sainte Vierge,
sa Mère, de nous le rendre propice par ses pieuses interces-
sions. Ave, etc.
[P. i] Comme nous avons quelques inclinations qui nous
sont communes avec les animaux, et qui ressentent tout à
fait la bassesse de cette demeure terrestre dans laquelle nous
a. Ps., cil, I.
DE NOTRE-SEIGNEUR. 25 I
sommes captifs, aussi certes en avons-nous d'autres d'une
nature plus relevée, par lesquelles nous touchons de bien
près aux intelligences célestes qui sont devant le trône de
Dieu, chantant nuit et jour ses louanges. Les bienheureux
esprits ont deux merveilleux mouvements : car ils n'ont pas
plutôt jeté les premiers regards sur eux-mêmes, que, recon-
naissant aussitôt que leurs lumières sont découlées d'une
autre lumière infinie, ils retournent à leur principe d'une
promptitude incroyable, et cherchent leur perfection où ils
trouvent leur origine. C'est le premier de leurs mouvements.
Puis chaque ange considérant que Dieu lui donne des com-
pagnons, qui, dans une même vie et dans une même immor-
talité, conspirent au même dessein de louer leur commun
Seigneur, il se sent pressé d'un certain désir d'entrer en
société avec eux. Tous sont touchés les uns pour les autres
d'une puissante inclination ; et c'est cette inclination qui
met l'ordre dans leurs hiérarchies, et établit entre leurs
légions une sainte et éternelle alliance.
Or, encore qu'il soit vrai que notre âme, éloignée de son
air natal, contrainte et presque accablée par la pesanteur de
ce corps mortel, ne fasse paraître qu'à demi cette noble et
immortelle vigueur dont elle devrait être toujours agitée, si
est-ce néanmoins que nous sommes d'une race divine, ainsi
que l'apôtre saint Paul l'a prêché avec une merveilleuse
énergie en plein conseil de l'Aréopage: Ipshcs enivi et chenus
sumus (''). Il a plu à notre grand Dieu, qui nous a formés à
sa ressemblance, de laisser tomber sur nos âmes une étincelle
de ce feu céleste qui brille dans les esprits angéliques ; et si
peu que nous puissions faire de réflexion sur nous-mêmes,
nous y remarquerons aisément ces deux belles inclinations
que nous admirions tout à l'heure dans la nature des
anges.
En effet, ne voyons-nous pas que sitôt que nous sommes
parvenus à l'usage de la raison, je ne sais quelle insj^ira-
tion, dont nous ne connaissons pas l'origine, ncnis aj^prcnd
à réclamer Dieu dans toutes kîs nécessités de la \ i» ^ Pans
a. Aci.^ xvn, 28.
252 rOUR LA CIRCONCISION
toutes nos afilictions, dans tous nos besoins, un secret instinct
élève nos yeux au ciel, comme si nous sentions en nous-
mêmes que c'est là que réside l'arbitre des choses humaines.
Et ce sentiment se remarque dans tous les peuples du monde
dans lesquels il est resté quelques [p. 2] traces d'humanité,
à cause qu'il n'est pas tant étudié qu'il est naturel, et qu'il
naît en nos âmes, non tant par doctrine que par instinct.
C'est une adoration que les païens mêmes rendent, sans y
penser, au vrai Dieu ; c'est le christianisme de la nature, ou,
comme l'appelle Tertullien, « le témoignage de l'âme
naturellement chrétienne, » testimonizim anhnœ naturaliter
christianœ (^). Voilà déjà le premier mouvement que notre
nature a de commun avec la nature angélique.
D'ailleurs il paraît manifestement que le plaisir de
l'homme, c'est l'homme. De là cette douceur sensible que
nous trouvons dans une honnête conversation. De là cette
familière communication des esprits par le commerce de la
parole. De là la correspondance des lettres (') ; de là, pour
passer plus avant, les Etats et les républiques. Telles sont
les deux premières inclinations de tout ce qui est capable
d'entendre et de raisonner. L'une nous élève à Dieu, l'autre
nous lie d'amitié avec nos semblables. De l'une est née la
religion, et de l'autre la société. Mais d'autant que les choses
humaines vont naturellement au désordre, si elles ne sont
retenues par la discipline, il a été nécessaire d'établir une
forme de gouvernement dans les choses saintes et dans les
profanes ; sans quoi la religion tomberait bientôt en ruine,
et la société, dégénérerait en confusion. Et c'est ce qui a
a. A polo g. ^xi. 17.
I. Sur la feuille qui a servi à l'auteur pour écrire son avant-propos, après tout
le discours, se lit précisément le début d'une lettre, malheureusement inachevée.
Nous ne possédons rien de si ancien dans toute la volumineuse correspon-
dance de Bossuet. Voici ce curieux fragment, avec son orthographe, qui est,
ainsi que l'écriture, celle du sermon lui-même:
« Monsietir. Jay 7'eceii trois de uos lettres en même ioiir quifust Jeudi dernier,
ie ueux bie?i croire que uous ?ie les auez pas écrites ensamble pour faire
Parade de uôtre dilioence. elles sont ne'anynoins toutes trois de même date^
c'est a dire des calandes grecques, cela soit dit entre nous autres doctes, après
cela ie panse que ie n'ay point d^exctise a uous faire ^ et que si uotcs auez a
quereller quelqu7i uous uous en prandrez aux couriers ou phitost aux armées
qîii sont sur leur route. . . »
DE NOTRE-SEIGNEUR.
253
introduit dans le monde les deux seules autorités légitimes,
celle des princes et des magistrats, celle des prêtres et des
pontifes. De là, la puissance royale ; de là, l'ordre sacer-
dotal.
Ce n'est pas ici le lieu de vous expliquer, ni laquelle de
ces deux puissances a l'avantage sur l'autre, ni comme elles
se prêtent entre elles une mutuelle assistance. Seulement je
vous prie de considérer qu'étant dérivées l'une et l'autre des
deux inclinations qui ont pris dans le cœur de l'homme de
plus profondes racines, elles ont acquis justement une grande
vénération parmi tous les peuples, elles sont toutes deux
sacrées et inviolables. C'est pourquoi les empereurs romains,
les maîtres de la terre et des mers, ont cru qu'ils apporteraient
un grand accroissement à leur dignité, s'ils ajoutaient la
qualité de souverains pontifes à ces noms magnifiques
d'Augustes, de Césars, de Triomphateurs ; ne doutant pas
que les peuples ne se soumissent plus volontiers à leurs
ordonnances, quand ils considéreraient les princes comme
ministres des choses sacrées. Sur quoi, quand je regarde ce
titre de religion attaché à ces noms odieux de Néron, de
Caligub, ces monstres du genre humain, l'horreur et l'exé-
cration de tous les siècles, je ne puis m'empêcher de faire
cette [p. 3] réflexion, que les dieux de pierre et de bronze,
les dieux adultères et parricides que l'aveugle antiquité
adorait, étaient dignes certainement d'être servis par de tels
pontifes.
Élevez-vous donc, ô roi du vrai peuple, ô pontife du vrai
Dieu. La royauté de ces empereurs n'était autre chose
qu'une tyrannie, et leur sacerdoce profane un continuel
sacrilège. Venez exercer votre royauté par la profusion de
vos grâces, et votre sacerdoce par l'expiation de nos crimes.
Je pense que vous entendez bien que c'est du Sauveur que
je parle. C'est lui, c'est lui seul, chrétiens, c'est lui qui, étant
le vrai Christ, c'est-à-dire l'oint du Seigneur. iiNcfus, as-
semble en sa personne la royauté et le sacerdoce par l'ex-
cellence de son onction, qui enfermer l'une (,'t l'autre puis-
sance. Et c'est pour cette raison que l'admirable Mclchisé-
dech est tout ensemble et roi c:t [)()iui((' : mais <i roi de
2 54 POUR LA CIRCONCISION
justice et de paix, » rcx jtistitiœ, rex pacis (''), comme l'in-
terprète l'Apôtre dans la divine Épître aux Hébreux ; mais
le « pontife du Dieu très haut, » sacerdos Dei altissimi {^),
comme porte le texte de la Genèse. Et d'où vient cela,
chrétiens ? N'était-ce pas pour représenter celui qui, dans la
plénitude des temps, devait être le vrai roi de paix et le
grand sacrificateur du Dieu tout-puissant, c'est-à-dire le
Sauveur Jésus, dont Melchisédech était la figure ?
C'est de ce glorieux assemblage de la royauté et du sa-
cerdoce en la personne du Fils de Dieu, que j'espère vous
entretenir aujourd'hui. Car, ayant considéré attentivement
la signification du nom de Jésus que l'on donne en ce
jour à mon Maître, je trouve dans ce nom auguste sa
royauté et son sacerdoce: Jésus, c'est-à-dire Sauveur; et
je dis que le Fils de Dieu est roi, parce qu'il est Sauveur;
je dis qu'il est pontife, parce qu'il est Sauveur. Je vois
déjà, ce me semble, que ces deux vérités excellentes m'ou-
vrent une belle carrière. Mais je médite quelque chose de
plus. Il est le roi Sauveur, il est le pontife Sauveur. Com-
ment est-il Sauveur } Par son sang. C'est pourquoi en cette
bienheureuse journée, où il reçoit le nom de Jésus et la
qualité de Sauveur, il commence à répandre son sang par
sa mystérieuse circoncision, pour témoigner que c'est par
son sang qu'il est le Sauveur de nos âmes. O belles et ado-
rables vérités! pourrai-je bien aujourd'hui vous faire entendre
à ce peuple }
Vous qui vous êtes scandalisés autrefois de voir couler le
sang de mon Maître, vous qui avez cru que sa mort violente
était une marque de son impuissance, ah! que vous entendez
peu ses mystères ! La croix de mon roi, c'est son trône ; la
croix de mon pontife, c'est son autel. Cette chair déchirée,
c'est la force et la vertu de mon roi ; cette même chair dé-
chirée, c'est la victime de mon pontife. Le sang de mon
roi, c'est sa pourpre ; le sang de mon pontife, c'est sa consé-
cration. Mon roi est installé, mon pontife est consacré par
son sang ; et c'est par ce moyen qu'il est le véritable Jésus,
l'unique Sauveur des hommes. O roi et Sauveur, et souve-
a. Hebr.^ vu, ?. — b. Gen.^ xiv, i8. — Ms. cxcelsi.
DE NOTRE-SEIGNEUR.
255
rain pasteur de nos [p. 4] âmes, versez une goutte de ce
sang précieux sur mon cœur, afin de l'embraser de vos
flammes ; une goutte sur mes lèvres, afin qu'elles soient
pures et saintes, ces lèvres qui doivent aujourd'hui pro-
noncer si souvent votre nom adorable : ainsi soit-il, mes
frères! Je commence à parler de la royauté de mon Maître :
disons avec courage, écoutons avec attention. Il s'agit de
glorifier Jésus qui est lui-même toute notre gloire : ô Dieu,
soyez avec nous!
PREMIER POINT.
Je dis donc, avant toutes choses, que, selon les prophéties
anciennes, le Messie attendu par les Juifs, reconnu et adoré
par les chrétiens, devait venir au monde avec une puissance
royale. C'est pourquoi l'ange, annonçant sa venue à la sainte
Vierge sa Mère, parle de lui en ces termes : « Dieu lui don-
nera, dit-il, le trône de David son père, et il régnera éter-
nellement dans la maison de Jacob. » Et c'est la même
chose qu'avait prédite l'évangéliste de la Loi, je veux dire le
prophète Isaïe, lorsqu'il dit de Notre-Seigneur, qu'il s'as-
siéra (') sur le trône de David, afin de l'affermir en justice et
en vérité, jusques aux siècles des siècles '.Stiper solitini David,
et supe7^ regmim ejus sedebit, ut confirmet illiid et corrohoret
in judicio et justitia, ai)iodo et tisqtie in soupitcrniini (").
Ce que je suis bien aise de vous faire considérer, afin ([ue
vous voyiez en ces deux passages la conformité de l'ancienne
et de la nouvelle alliance. Car il serait inipossible de vous
rapporter en ce lieu tous les textes des Ecritures qui pro-
mettent la royauté au Sauveur.
Et c'est en quoi les Juifs se sont malheureusement abusés :
parce qu'étant possédés en leur âme d'une aveugle admira-
tion de la royauté et des prospérités temporelles, ils don-
naient à leur Messie de belles et triomphantes armées, de
grands et de superbes palais, une cour plus leslc ei plus
polie, une maison plus riche et mieux ordonnée (jue celle de
leur Salomon, et enfin tout ce pompeux appareil dont l.i
a. Js.y IX, 7.
I. J/j. s'assira.
256 POUR LA CIRCONCISION
majesté royale est environnée. Aussi, quand ils virent le
Sauveur Jésus, qui, dans une si basse fortune, prenait la
qualité de Messie, je ne sauraisvous direcombien ils en furent
surpris. Cent fois il leur avait dit qu'il était le Christ ; cent
fois il l'avait attesté par des miracles irréprochables, et ils
ne cessent de l'importuner: Mais, enfin, dites-nous donc
qui vous êtes; « jusques à quand nous laisserez-vous en
suspens? Si vous êtes le Christ, dites-le nous franchement, »
et nous en donnez quelque signe : Quousque (') ani-
viavi nos tram tollis ? si tu es Christtcs, die nobis palam ('').
Ils eussent bien voulu qu'il leur eût dit autre chose. Ils
lui eussent volontiers accordé tout l'honneur qui était dû
aux plus grands prophètes; mais ils eussent été bien aises
de lui persuader ou bien de se faire roi, ou bien de se
déporter volontairement de la qualité de Messie. Et nous
lisons en saint Jean, qu'après cette miraculeuse multiplication
des cinq pains, quelques peuples [p. 5J étant convaincus
qu'un miracle si extraordinaire ne pouvait être fait que par
le Messie, s'assemblèrent entre eux, et conspirèrent de le
faire roi ('''). Et ils eussent exécuté leur dessein, s'il ne se
fût échappé de leur vue.
Etrange illusion des hommes, parmi lesquels ordinairement
toutes sortes d'opinions sont reçues, excepté la bonne et la
véritable! Les uns diiiaient que Jésus était un séducteur;
les autres, ne pouvant nier qu'il n'y eût en sa personne
quelque chose de surnaturel, se partageaient entre eux en
mille sentiments ridicules. Quelques-uns assuraient que
c'était Elie ; d'autres aimaient mieux croire que c'était Jean-
Baptiste ou bien quelqu'un des prophètes ressuscité (^): y^///
Eltajn, alii Joannein Baptistam aut unum ex prophetis (^). Et
à quelles extravagances ne se laissaient-ils point emporter,
plutôt que d'avouer qu'il fût le Messie! D'oii vient cette ob-
stination, chrétiens.^ C'est qu'ils avaient l'imagination remplie
de cette magnificence royale et de cette majesté composée,
de laquelle ils avaient fait leur idole. Et cette fausse créance
avait telle vogue parmi les Juifs, que ce vieux et infortuné
a.Joaji.^ X, 24. — ù. Ibid.,M\, 15. — c. Matih., xvi, 14.
I. Ms. Quid aniinam... — 2. Édit. Lac/ia^ : ressuscites.
DE NOTRE-SEIGNEUR.
257
politique, qui avait toujours son âme troublée d'un furieux
désir de régner, qui ne craignait pas moins, qui n'épargnait
pas plus ses enfants que ses ennemis, c'est Hérode dont je
veux parler, conçut de la jalousie de cette royauté prétendue.
De là ce cruel massacre des Innocents, duquel nous célé-
brions la mémoire ces jours passés.
Je ne sais si je me trompe, fidèles, mais il me semble que
ces observations sur l'histoire de Notre-Seigneur ne doivent
pas vous déplaire. Ainsi je ne craindrai pas d'en ajouter
encore une, qui vous fera voir manifestement combien cette
opinion de la royauté du Sauveur était enracinée dans l'esprit
des peuples. C'est que les apôtres mêmes, eux que le Fils de
Dieu honorait de sa plus intime confidence, bien qu'en par-
ticulier et en public il ne leur promit que tourments et igno-
minie en ce monde, ils n'avaient pu encore se déprendre de
ce premier sentiment dont on avait préoccupé leur enfance.
« Hé ! Maître, lui disaient-ils, quand est-ce qu'arrivera votre
règne ? sera-ce pas bientôt que vous rétablirez le royaume
abattu d'Israël ('') ? » Ils ne pouvaient goûter ce qu'il leur
prédisait de sa mort. Comme ils voyaient son crédit s'aug-
menter, ils croyaient qu'à la fin il viendrait à bout de l'envie,
et qu'il attirerait tout à lui par sa vertu et par ses miracles.
Ils se flattaient Tesprit de mille espérances grossières. Déjà
ils commençaient à se débattre entre eux de l'homieur de la
préséance. Et ne fut-ce pas une belle proposition que les
deux frères inconsidérés firent faire à Notre-Seigneur par
leur mère trop crédule et trop simple ^ Ils s'imaginaient déjà
le Sauveur dans un trône éclatant de pierreries, au milieu
d'une grosse cour. Et, Seigneur, lui disent-ils, (juaiul nous
commencerez votre règne, nous serions bien aises (\uv l'un
de nous fût assis à votre droite, et l'autre | p. 6] à la gauche C^).
Tant ils abusaient de la patience et de la faveur de leur
Maître, repaissant leur âme d'une vaine et puérile ostenta-
tion ! Si bien (|ue Notre-Seigneur, ayant pitié de leur igno-
rance, commence à les désabuser par ces mémorables
paroles : O disciples trop grossiers, qui vous imaginez dans
ma royauté un faste et une pompe mondaine, « vous ne
a. At:t.y I, 6. — b. Matth.^ XX, 21.
Sermon» tic HosNiiet. »7
258 . POUR LA CIRCONCISION
savez ce que vous me demandez : la chose n'ira pas de la
sorte : Nescifis quid pctatis ("). Pourrez-vous bien boire le
calice que je boirai ?» Ce calice, c'est sa Passion dont il leur
a parlé tant de fois sans qu'ils aient voulu le comprendre.
Puis, après quelques avis excellents, voici comme il conclut
son discours : « Sachez, dit-il, que le Fils de l'homme n'est
pas venu pour être servi, mais afin de servir lui-même et afin
de donner sa vie pour la rédemption de plusieurs ('''). »
Ah ! disciples encore ignorants, et vous, mère malavisée,
ce n'est pas là ce que vous prétendiez : vous demandiez de
vaines grandeurs, on ne vous parle que de bassesse. Mais
mon Sauveur l'a f^iit de la sorte, afin de nous insinuer douce-
ment, par le souvenir de sa Passion, que notre roi était un
roi pauvre ; qu'il descendait sur la terre, non pour se revêtir
des grandeurs humaines, mais pour nous apprendre par son
exemple à les mépriser (') ; et que comme c'était .par sa
Passion qu'il devait monter sur son trône, aussi est-ce par
les souffrances que nous pouvons aspirer aux honneurs de
son royaume céleste. C'est ici, c'est ici, chrétiens, où, après
vous avoir exposé les divers sentiments des hommes tou-
chant la royauté de Jésus, j'aurais à demander à Dieu la
langue d'un séraphin, pour vous exprimer dignement les
sentiments de Jésus lui-même !
Certes, je ne puis voir sans étonnement, dans les Écritures
divines, que le débonnaire Jésus qui, durant tout le cours de
sa vie mortelle, faisait, pour ainsi dire, parade de sa bassesse,
quand il sent approcher son heure dernière, ne parle plus
que de gloire, n'entretienne plus ses disciples que de ses
grandeurs. Il était à la veille de son infâme supplice. Déjà
il avait célébré cette Pâque mystérieuse qui devait être le
lendemain achevée par l'effusion de son sang. Son traître
disciple venait de sortir de sa chambre pour aller exécuter
le détestable traité qu'il avait fait avec les pontifes. Sitôt
a. Afatth., XX, 22. — b. Ibid.^ 28.
I. M. Lâchât donne ici une prétendue note marginale de quinze lignes. Or,
dans le ms., dont il parle résolument sans l'avoir vu (Voy. sa notice, VIII,
298), il n'y a ni note ni marge. Le fragment que placent ici les éditeurs, appar-
tient en réalité à une Vcturc^ prononcée le 6 janvier 1660. (Autographe à
Dijon, pour le fragment ; et à Rongères (Allier), pour le corps du discours.)
DE NOTRE-SEIGNEUR.
259
qu'il se fut retiré de sa compagnie, mon Maître, qui n'igno-
rait pas son perfide et exécrable dessein, comme s'il eût été
saisi tout à coup d'une ardeur divine, parle de cette sorte aux
apôtres : « Maintenant, maintenant, dit-il, le Fils de l'homme
va être glorifié: » Nunc clarificatus est Filius hoiiiinis ("). Eh !
mes frères, que va-t-il fairePOue veut dire \j^.^^zç. Maint eiiant ,
demande fort à propos en ce lieu l'admirable saint Augus-
tin (^) ? Va-t-il point peut-être s'élever dessus une nuée pour
foudroyer tous ses ennemis ? ou bien est-ce qu'il fera des-
cendre des légions d'anges pour se faire adorer par tous les
peuples du monde ? Non, non, ne le croyez pas. Il va à la
mort, au supplice, au plus cruel de tous les tourments, à la
dernière des infamies ; et c'est ce qu'il appelle sa gloire, c'est
son règne, c'est son triomphe.
Regardez, je vous prie, mon Sauveur, dans cette triom-
phante journée en laquelle il fait son entrée dans la ville de
Jérusalem, peu de jours devant qu'il mourût. Il était monté
sur un âne : ah ! fidèles, n'en rougissons pas. Je sais bien que
les grands de la terre se moqueraient d'un si triste et si
malheureux équipage ; mais Jésus n'est pas venu pour leur
plaire ; et quoi que puisse penser la folle arrogance des hom-
mes, cet équipage d'humilité est certes bien digne d'un roi
qui est venu au monde pour fouler aux pieds ses grandeurs.
Ce n'est pas là toutefois ce que je vous veux faire consi-
dérer.
Jetez, jetez les yeux sur ce concours de peuple (') de tou-
tes les conditions et de tous les âges, qui accourent au-devant
de lui, des palmes et des rameaux à la main, en signe de
réjouissance, et qui, pour faire paraître leur zèle à ce nou-
veau prince, dans une si sainte cérémonie de toutes les
conditions et de tous les âges, font retentir l'air de knirs cris
de joie: « Béni soit, disaient-il| s |, le Fils de David ; \ive le
roi d'Israël ! >> Hosanna Filio David ; bcncdictiis (/iti vcnit in
nominc Doniini, rex Israël ('). Et parmi ces bienheureuses
acclamations il entre dans Jérusalem. Quel est ce nouveau
a.Joim.^ \in, 31. — b. Tract. 1 xm lu Joau., 11. 2. — c. Mutth., XXI, 9 ;/<»*!«.,
xn, 13.
I. Var. sur celte grande nuilliliule tic peuple qui acc(»r.it
26o POUR LA CIRCONCISION
procédé, si éloigné de sa conduite ordinaire ?et depuis quand
je vous prie, ainie-l il les applaudissements, lui qui, étant
cherché autrefois par une grande multitude de gens qui
s'étaient ramassés des villes et des bourgades voisines, en
résolution de le faire roi, comme je vous le rapportais tout
à l'heure, s'était retiré tout seul au sommet d'une haute
montagne, pour éviter leur rencontre ? Il entend aujourd'hui
tout ce peuple qui l'appelle hautement son roi ; les pha-
risiens jaloux l'avertissent d'imposer silence à cette populace
échauffée : « Non, non, répond mon Sauveur ; les pierres le
crieront, si ceux-ci ne le disent pas assez haut : » Si hi
taaierint, lapides clamabunt (^).
Que dirons-nous, je vous prie, d'un changement si ino-
piné ? 11 approuve ce qu'il rejetait; il accepte aujourd'hui
une royauté qu'il avait autrefois refusée. Ah! n'en cherchez
point d'autre cause; c'est qu'à cette dernière fois qu'il entre
dans Jérusalem, il y entre pour y mourir ; et mourir, à mon
Sauveur, c'est régner. En effet, quand est-ce qu'on l'a vu
paraître avec une contenance plus ferme et avec un main-
tien plus auguste que dans le temps de sa Passion ? Que
je me plais de le voir devant le tribunal de Pilate, bravant,
pour ainsi dire, la majesté des faisceaux [p. 8] romains par
la générosité de son silence! Que Pilate rentre tant qu'il
lui plaira au prétoire, pour interroger le Sauveur, il ne sa-
tisfera qu'à une seule de ses questions. Et quelle est cette
question, mes frères? Admirez les secrets de Dieu. Le pré-
sident romain lui demande s'il est véritable qu'il soit roi : et
le Fils de Dieu aussitôt, ayant ouï parler de sa royauté, lui
qui n'avait pas encore daigné satisfaire à aucune des ques-
tions qui lui étaient faites par ce juge trop complaisant, ni
même l'honorer d'un seul mot : « Oui, certes, je suis roi, »
lui dit-il d'un ton grave et majestueux : Tu dicis: quia rex
stem ego{^) : parole qui jusques alors ne lui était pas encore
sortie de la bouche.
Considérez, s'il vous plaît, son dessein. Ce qu'il n'ajamais
avoué parmi les applaudissements des peuples qui étaient
étonnés et du grand nombre de ses miracles, et de la sainteté
a. Lîic, XIX, 40. — b.Joan.^ xvin, yj-
DE NOTRE-SEIGNEUR. 201
de sa vie, et de sa doctrine céleste, il (') le publie hautement,
lorsque le peuple demande sa mort par des acclamations
furieuses. Il ne s'en est jamais découvert que par ficrures et
par paraboles aux apôtres, qui recevaient ses discours comme
paroles de vie éternelle : il le confesse nûment au juge cor-
rompu qui, par une injuste sentence, le va attacher à.la croix.
Il n'a jamais dit qu'il fût roi, quand il faisait des actions
d'une puissance divine; et il lui plaît de le déclarer, quand il
est prêt de succomber volontairement à la dernière des
infirmités humaines. C'est, ce semble, faire les choses fort a
contre-temps, et néanmoins c'est la Sagesse éternelle qui
a disposé tous les temps. Mais, ô contre-temps admirable! ô
secret de la Providence!
Je vous entends, ô mon roi Sauveur! C'est que vous met-
tez votre gloire à souffrir pour l'amour de vos peuples ; et
vous ne voulez pas que l'on vous parle de royauté que dans
le même moment auquel par une mort glorieuse vous al-
lez délivrer vos misérables sujets d'une servitude éternelle.
Bonté incroyable de notre roi! que le ciel et la terre chan-
tent à jamais ses miséricordes! Et vous, ô fidèles de Jésus-
Christ, bienheureux sujets de mon roi Sauveur, ô peuple
de conquête que mon prince victorieux a acquis au prix de
son sang, par quel amour et par quels respects pourrez-vous
dignement reconnaître les libéralités infinies d'un roi si
clément et si généreux?
Certes, je ne craindrai pas de le dire, ce ne sont ni
les trônes, ni les palais, ni la pourpre, ni les richesses, ni les
gardes qui environnent le prince, ni cette longue suite de
grands seigneurs, ni la foule des courtisans qui s'empressent
autour de sa personne; non, non, ce ne sont pas ces choses
que j'admire le plus dans les rois. Mais quand je considère
cette infinie multitude de peuples qui attend dr Khu* protec-
tion son salut et sa liberté; quand je vois (juc dans un lù.it.
si la terre est bien cultivée, si les mers sont filtres, si le com-
I. AV//7. <( il coinnuMicc à le publier liaiiti-inont, ifi. > — Emprunts .\ un .nitre
sermon ( Prus aiiteinrcx nostcr anli sivcula^ 1656), où ce passay[C i^tail repris. --
Il en est de même de tiuek|ues aulres phrases, ijik- nous coniKcrons, sans les
si-rnaler toulcb en note.
202 POUR LA CIRCONCISION
merce est riche et fidèle, si chacun vit clans sa maison dou-
cement et en assurance, c'est un effet des conseils et de la
vigilance du prince ; quand je vois que, comme un soleil, sa
munificence porte sa vertu jusques dans les provinces les plus
[p. 9j reculées, que ses sujets lui doivent les uns leurs hon-
neurs et leurs charges, les autres leur fortune ou leur vie,,
tous la sûreté publique et la paix, de sorte qu'il n'y en a pas
un seul qui ne doive le chérir comme son père : c'est ce qui
me ravit, chrétiens, c'est en quoi la majesté des rois me
semble du tout {') admirable, c'est en cela que je les recon-
nais pour les vivantes images de Dieu, qui se plaît de rem-
plir le ciel et la terre des marques de sa bonté, ne laissant
aucun endroit de ce monde vide de ses bienfaits et de ses
largesses.
Eh ! dites-moi, je vous prie, dans quel siècle, dans quelles
histoires, dans quelle bienheureuse contrée a-t-on jamais vu
un monarque, je ne dis pas si puissant et si redoutable, mais
si bon et si bienfaisant que le nôtre ? Le règne de notre
prince, c'est notre bonheur et notre salut. « Ce qu'il daigne
rép-ner sur nous, c'est clémence, c'est miséricorde ; ce ne
lui est pas un accroissement de puissance, mais c'est un
témoignage de sa bonté : » Dtgnatio est, non promotio ;
viiserationis indiciuni, non potestatis augmentum, dit l'ad-
mirable saint Augustin (^). Regardez cette vaste étendue de
l'univers; tout ce qu'il a de lumières célestes, toutes les saintes
inspirations, toutes les vertus et les grâces, c'est le sang du
prince Sauveur qui les a attirées sur la terre. Autant que
nous sommes de chrétiens, ne publions-nous pas tous les
jours que nous n'avons rien que par lui ?
Ce peuple merveilleux, que Dieu en sa bonté a répandu
parmi tous les autres, peuple qui habite en ce monde et qui
est étranger en ce monde, qui trafique en la terre afin
d'amasser dans le ciel : fidèles, vous m'entendez, c'est du
peuple des élus que je parle, de la nation des justes et des
a. Tract. Li injoan., n. 4.
I. Les édit. ont supprimé cet archaïsme, pour dire : «entièrement admirable.»
Nous l'avons déjà rencontré dans les sermons précédents, d'où on avait oublié
de l'éliminer.
DE NOTRE-SEIGNEUR. 26
gens de bien : que ne doivent-ils pas au Sauveur ? Tous les
particuliers de ce peuple, depuis l'origine du monde jusques à
la consommation des siècles (voyez quelle grande étendue)
ne crient-ils pas jour et nuit et de toutes leurs forces à notre
brave libérateur : C'est vous qui avez brisé nos fers ('), c'est
vous qui avez ouvert nos prisons; votre mort nous a délivrés
et de l'oppression et de la tyrannie; votre sang nous a rache-
tés de la damnation éternelle. Par vous nous vivons, par
vous nous respirons, par vous nous espérons, par vous nous
régnons. Car la munificence de notre prince passe à un tel
excès de bonté, qu'il fait des monarques de tous ses sujets;
il ne veut voir en sa cour que des têtes couronnées.
[P. 10] Ecoutez, écoutez le bel hymne des vingt-quatre
vieillards de l'Apocalypse, qui représentent, à mon avis, toute
l'universalité des fidèles de l'Ancien et du Nouveau Testa-
ment : douze pour les douze premiers patriarches et les
pères de la synagogue, et douze pour les douze apôtres,
princes et fondateurs de l'Église. Ils sont rois, ils sont cou-
ronnés, et chantent avec une joie incroyable les louano-es de
l'Agneau sans tache, immolé pour l'amour de nous. O Agneau
immolé! disent-ils, « vous nous avez rachetés en votre sang,
vous nous avez faits rois et sacrificateurs à notre Dieu; et nous
régnerons sur la terre ! » Et regnabimus \siiper terra7?i] (").
O Dieu éternel! Chrétiens, quelle est la merveille de cette
cour } Toutes les grandeurs humaines oseraient-elles pa-
raître devant une telle magnificence? Cet ancien admirateur
de la vieille Rome (~) s'étonnait d'avoir vu dans cette ville
maîtresse autant de rois, disait-il, que de sénateurs. Mes
frères, notre Dieu tout-puissant nous appelle à un bien autre
spectacle, dont nous ferons nous-mêmes partie. Dans cette
cour vraiment royale, dans cette nation élue, dans cette cité
triomphante que JiLsus a érigée par sa mort, je veux dire
dans la sainte Église, je ne dis pas que nous y voyions au-
tant de rois que de sénateurs, mais je dis (|ue nous y devons
a. A/)oc., V, 10.
1. Vur. nos chaînes.
2. Cynéas, ambassadeur de Pyrrhus. — \'. IMutan h.. /'//. pat ail, in r\r,h .
et Klor., AV;-. Rom. lib. I, cap. x\ m. (\'olc tic Df/otis.)
264 POUR LA CIRCONCISION
être autant de rois que de citoyens. Oui a jamais ouï parler
d'une telle chose ? C'est tout un peuple de rois que Ji':sus a
ramassés par son sang, que Jitsus sauve, que Jésus cou-
ronne, qu'il fait régner en rc^^nant sur eux, parce que «servir
notre Dieu, c'est régner : » Servire Deo, rec^nare est (''). O
royauté auguste de notre Sauveur par laquelle nous sommes
rachetés ! ô mort vraiment glorieuse, ô sang utilement
répandu, ô noble et magnifique conquête! (')
Considérez, je vous prie, fidèles, les César et les Alexan-
dre ('), et tous ces autres ravageurs de provinces que nous
appelons conquérants : Dieu ne les envoie sur la terre que
dans sa fureur. Ces braves, ces triomphateurs, avec tous
leurs magnifiques éloges, ils ne sont ici-bas que pour troubler
la paix du monde par leur ambition démesurée. Ont ils
jamais fait une guerre si juste où ils n'aient opprimé une
infinité d'innocents.^ Leurs victoires sont le deuil et le déses-
poir des veuves et des orphelins. Ils triomphent de la ruine
des nations et de la désolation publique. Ah ! qu'il n'est pas
ainsi de mon prince ! c'est un capitaine Sauveur, qui sauve
les peuples parce qu'il les dompte ; et il les dompte en
mourant pour eux. Il n'emploie ni le fer ni le feu pour les
subjuguer : il combat par amour, il combat par bienfaits, par
des attraits tout-puissants, par des charmes invincibles.
Et c'est ce qu'explique divinement un excellent passage
du psaume xliv, que je tâcherai de vous exposer. Renou-
velez, s'il vous plaît, vos attentions. Le prophète en ce
lieu considère Notre-Seigneur comme un prince victo-
rieux ; et voyant en esprit qu'il devait assujettir sous ses
lois un si grand nombre [p. 11] de peuples rebelles, il
l'invite à prendre ses armes. « Mettez votre épée, lui dit-il,
ô mon brave et valeureux capitaine : » Accingere gladio tuo
super fémur httun (^'). Et incontinent, comme s'il eût voulu
corriger son premier discours par une seconde réflexion (ce
a. S. Léo, Ep. ad Demetriad.^ cap. i. — b. Ps., XLIV, 4.
r. Nous supprimons ici une phrase introduite par les éditeurs : (i Quelques
louanges, (?/^. » — Ils l'avaient empruntée au second sermon pour la même fête,
d'où ils l'avaient retranchée. La phrase précédente était aussi un amalgame des
deux rédactions.
2. Ms. les Césars et les Alexandres.
DE NOTRE-SEIGNEUR. 265
sont les mouvements ordinaires de l'expression prophétique):
Non, non, ce n'est pas ainsi, ô mon prince, ce n'est pas par
les armes qu'il vous faut établir votre empire. — Comment
donc ? — « Allez, lui dit-il, allez, ô le plus beau des hommes,
avec cette admirable beauté, avec cette bonne grâce qui
vous est si naturelle : » Specie tua et piilchritiidine tua ('') :
« avancez, combattez et régnez ; » intende, prospère procède
et régna i^'). Puis il continue ainsi son discours : « Que les
flèches du Puissant sont perçantes ! tous les peuples tom-
beront à ses pieds. Ses coups portent tout droit au cœur
des ennemis de mon roi: » Sagittœ Potentis acittœ {'). Après
quoi il élève les yeux à la majesté de son trône et à la vaste
étendue de son empire : Sedes tua, Dens, in scrculu))!
sœculi ('^): « Votre trône, ô grand Dieu, est établi es siècles
des siècles ; » et le reste. Et que veut dire ce règne '^. quelle
est cette victorieuse beauté '^ que signifient ces coups, et ces
tièches, et ces peuples blessés au cœur ? C'est ce qu'il nous
faut expliquer, avec l'assistance divine, par une doctrine
toute chrétienne, toute prise des Livres sacrés et des Écri-
tures apostoliques.
Mais, fidèles, je vous avertis, que vos esprits ne soient
point occupés d'une vaine idée de beauté corporelle, qui
certes ne méritait pas d'entretenir si longtemps la méditation
du prophète. Suivez, suivez plutôt ce tendre et affectueux
mouvement de l'admirable saint Augustin. « Pour nioi, dit
ce grand personnage, quelque part où je voie mon Sauveur,
sa beauté me semble charmante. Il est beau dans le ciel,
aussi est-il beau dans la terre : beau dans le sein de son Père,
beau entre les bras de sa Mère. Il est beau dans les miracles,
il ne l'est pas moins parmi les fouets. 11 a une grâce non pareille,
soit qu'il nous invite à la vie, soit que lui-mcmc il méprise la
mort. Il est beau jusques sur la croix, il est beau même dans
le sépulcre (') : » Piilcherin c(clo, pn/e/ier in terra :... pulcher
in miracnlis, pnlcher in 11 âge! lis ; pu le lier invitans ad vitcini,
pulcher non curans inorteni;,,, pulckcr in ligna, pulcher
a. Ibid., 5. — /'. Ihid. — c. IbU., ex IX, 4. — </. Ibid., Xi.iv, 7.
I. Bossuet s'est souvenu de ces pensées, dans la pioniicTr de ses adnui.djics
Lettres à une demoiselle de .IA7r (1662): <j II est hraii dan^ le sein du Vbxo, il
2 66 POUR LA CIRCONCISION
/;/ scf)uIcro. Que les autres, dit-il, en pensent ce qu'il leur
plaira ; mais pour nous autres croyants, « partout [où] il se
présente à nos yeux, il est toujours beau en perfection ; »
Nobis credcntibus ubique sponsics pulcher occtirrat (f).
Surtout, il le faut avouer, chrétiens, quoi que le monde
croie de sa Passion, quoique ces membres cruellement dé-
chirés et cette pauvre chair écorchée fasse presque soulever
le cœur de ceux qui approchent de lui ; quoique le prophète
Isaïe [p. 12] ait prédit que dans cet état il ne serait pas
reconnaissable, qu'il n'aurait plus ni grâce, ni même aucune
apparence humaine : N^on est species ei, neque décor; vidi-
imcs eum, et non erat aspectus (''') : toutefois c'est dans ces
linéaments effacés, c'est dans ces yeux meurtris, c'est dans
ce visage qui fait horreur, que je découvre des traits d'une
incomparable beauté. Sa douleur a non seulement de la
dignité, elle a de la grâce et de l'agrément (').
Un soldat a de grandes blessures qui semblent lui désho-
norer le visage. Les délicats peut-être détourneront la vue de
dessus ces plaies ; mais le prince les trouve belles, parce que
c'est pour son service qu'il les a reçues : ce sont de belles
marques ; ce sont des cicatrices honorables, que la fidélité
pour son roi et l'amour de la patrie embellit.
Donc, ô fidèles de Jésus-Christ, que les ennemis de mon
Maître trouvent de la difformité dans ses plaies, certes je ne
le puis empêcher. Mais « pour nous autres croyants, » nobis
credentibus, comme disait tout à l'heure saint Augustin,
pour moi qui suis assuré que c'est pour l'amour de moi qu'il
est ainsi couvert de blessures, je ne puis être de leur senti-
ment. La véritable beauté de mon Maître ne lui peut être
ravie: non, non, ces cruelles meurtrissures n'ont pas défiguré
ce visage ; elles l'ont embelli à mes yeux. Si les blessures
a. ht Ps. XLIV. n. 3. — b. /s., LUI, 2.
est beau sortant du sein de sa Mère : il est beau égal à Dieu, il est beau égal
aux hommes : il est beau dans ses miracles, il est beau dans ses souffrances :
il est beau méprisant la mort, il est beau promettant la vie : il est beau des-
cendant aux enfers, il est beau montant aux cieux : partout il est digne d'admi-
ration. G Jésus-Christ, ô Jésus-Christ, ô mon amour 1 » — Là il enchérit
sur saint Augustin, au lieu de le traduire littéralement.
I. ÉJt^. « Mais peut-être vous me direz... » Six lignes interpolées, que nous
retranchons.
DE NOTRE-SEIGNEUR. 267
des sujets sont si belles aux yeux du prince, dites-moi, les
blessures du prince, quelles doivent-elles être aux yeux des
sujets ? Celles-ci, ce sont mes délices; je les baise, je les arrose
de larmes. L'amour que mon roi Sauveur a pour moi, qui a
ouvert toutes ses plaies, y a répandu une certaine grâce
qu'aucun autre objet ne peut égaler, un certain éclat de
beauté qui transporte les âmes fidèles. Ne voyez-vous pas
avec combien de douces complaisances elles y demeurent
toujours attachées? Ce leur est un supplice, que de les ar-
racher de cet aimable objet. De là sortent ces flèches aiguës
que David chante dans notre psaume; de là ces traits de
flamme invisible, « qui percent les cœurs jusqu'au vif: »
In corda inimicorum r^^/^' .* tellement « qu'ils ne respirent
plus autre chose que Jésus crucifié, » à l'imitation de l'Apô-
tre: Non judicavi me scire [^) aliqiiid inter vos nisi Jesinn
Christum et hune crMcifixum ('). C'est ainsi que le roi Jésus
se plaît de régner dans les cœurs.
C'est pourquoi je ne m'étonne pas si je ne vois dans sa
Passion que des marques de sa royauté. Oui, malgré la rage
de ses bourreaux, ces épines font un diadème qui couronne
sa patience ; ce roseau fragile devient un sceptre en ses
mains; cette pourpre ridicule, dont ils le couvrent, se chan-
gera en pourpre royale, sitôt qu'elle sera teinte du sang de
mon Maître. Lorsque j'entends le peuple crier que le Sauveur
mérite la mort à cause qu'il s'est fait roi : certes, dis-je incon-
tinent en moi-même, ces furieux disent mieux qu'ils ne
pensent, car mon prince doit régner par sa mort. Quand il
porte lui-même sa croix sur ses épaules innocentes, tout
autre qu'un chrétien [p. 13] serait étonné de son impuis-
sance; mais le fidèle se doit souvenir de ce qu'a dit de lui
Isaïe, « que sa domination, sa principauté est mise sur son
épaule : » Principattcs super hiuneruDi ej'jcs (''). Qu'est-ce à
dire, cet empire et cette principauté sur ses épaules? Ah! ne
l'entendez-vous pas? c'est sa croix. C'est ainsi que l'explique
Tertullien (^), dans le livre contre les juifs (). Sa croix, c'est
a. I Cor., H, 2. — />. /s., IX, 6. — t: ^L/î'. /ut/., n. 10.
1. ilfs. Unum sci(\ etc.
2. Ms. TerUiUiiin, passim.
268 POUR LA CIRCONCISION
son sceptre; sa croix, c'est son bâton d'ordonnance: c'est
elle qui rangera tous les peuples sous l'obéissance de Notre-
Seigneur.
Et n'avez-vous jamais pris la peine de considérer ce beau
titre que les ennemis de mon Maître attachèrent au-dessus
de sa croix, Jésus de Nazareth, Roi des Juifs, écrit en gros
caractères, et en trois sortes de langues, afin que la chose fût
plus connue? Il est vrai que les Juifs s'y opposent ; mais
Pilate l'écrit malgré eux. Qu'est-ce à dire ceci, chrétiens ? Ce
juge corrompu avait envie de sauver mon Maître, et il ne l'a
condamné que pour plaire aux Juifs : les mêmes Juifs le pres-
sent de changer ce titre ; il le refuse, il tient ferme, il n'a plus
de complaisance pour eux. Quoi ! cet homme si complaisant,
qui livre un innocent à la mort de crainte de choquer les Juifs,
commence à devenir résolu pour soutenir trois ou quatre mots
qu'il avait écrits sans dessein, et qui paraissaient de si peu
d'importance ! Remarquez tout ceci, s'il vous plaît : il est
lâche et ferme, il est mol et résolu dans la même affaire, à
l'égard des mêmes personnes. Grand Dieu ! je reconnais vos
secrets : il fallait que Jésus mourût en la croix, il fallait que sa
royauté fût écrite au haut de la croix. Pilate exécute le premier
par sa complaisance, et l'autre par sa fermeté. « O vertu
ineffable de l'opération divine ! même dans le cœur des
ignorants ! s'écrie en cet endroit l'admirable saint Augustin
('') . Ils ne savent tous ce qu'ils disent, et ils disent tous ce
que veut mon Sauveur. » Une secrète vertu s'empare invin-
ciblement de leur âme, et, malgré leurs méchantes intentions,
exécute de très sages et très salutaires conseils.
Caiphe, en plein conseil de pharisiens, parlant de Notre-
Seigneur, dit qu'il «est expédient qu'il meure, afin que toute
la nation ne périsse pas. » Sa mort empêchera donc toute
la nation de périr : Il est donc le Sauveur dé toute la nation,
remarque très à propos l'évangéliste saint Jean (^') . Merveil-
leux jugement de Dieu ! Il pensait prononcer l'arrêt de sa
mort, et il faisait une prophétie de sa gloire. Le même arriva
à Pilate : il condamne le Fils de Dieu à la croix ; et, voulant
écrire selon la coutume la cause de son supplice, il dresse un
a. Tract. CXVII in Joaii.^ n. 5. — b. Joan.^ XI, 50, 52.
DE NOTRE-SEIGNEUR. 269
monument à sa royauté. Tant il est vrai que Dieu a des
ressorts infaillibles [p. 14] pour tourner où il lui plait les cœurs
de ses ennemis, et les faire concourir, mal gré qu'ils en aient,
à l'exécution de ses volontés ! Parce que le règne du Sauveur
devait commencer à la croix, il plaisait à notre grand Dieu
que sa royauté y fût attestée par une écriture publique, et de
l'autorité du gouverneur de la province, qui servira, sans y
penser, à la Providence divine.
Ecrivez donc, ô Pilate, les paroles que Dieu vous dicte, et
dont vous n'entendez pas le mystère. Quoi que l'on vous
puisse alléguer, gardez-vous de changer ce qui est déjà écrit
dans le ciel. Que vos ordres soient irrévocables, parce qu'ils
sont faits en exécution d'un arrêt immuable du Tout-Puissant.
Que la royauté de Jésus soit écrite en langue hébraïque (''),
qui est la langue du peuple de Dieu ; et en la langue
grecque, qui est la langue des doctes et des philosophes ; et
en la langue romaine, qui est celle de l'empire et du monde.
Et vous, ô Grecs, inventeurs des arts ; vous, ô Juifs, héritiers
des promesses; vous, Romains, maîtres de la terre, venez lire
cet admirable écriteau : fléchissez le genou devant votre roi.
Bientôt, bientôt vous verrez cet homme, abandonné de ses
propres disciples, ramasser tous les peuples sous l'invocation
de son nom. Bientôt arrivera ce qu'il a prédit autrefois ('),
qu'étant élevé hors de terre, il attirera tout à soi, et chan-
gera l'instrument du plus infâme supplice en une machine
céleste pour enlever tous les cœurs : Et ego, cnni cxalUxtus
fuero a terrciy omma traham ad meipsuni ('). i)ientôt les
nations incrédules, sur lesquelles il étend ses bras, viendront
recevoir parmi ses embrassements paternels cet aimable baiser
de paix qui, selon les prophéties anciennes, les doit récon-
cilier au vrai Dieu qu'elles ne connaissaient pas. Bientôt ce
crucifié sera couronné d'honneur et de ^loire. « A cause
que, par la grâce de Dieu, il a i^oûté la mort pour tous, ^^
a.Joan.^ XIX, 20.— b. Joaii.^ xii, 32.
I. « En saint Jean, chapitre ni,» ajoute Hossuct, se reportant par la pens<5(> .'i
l'entretien de J KSUS avec Nicoclènie. Mais bien cju'il js'aj^issr l.\ ilu mystère tic
la croix, on n'y rencontre pas le texte allL\L;uc^ par l'orateur. II se trouve dans un
autre chapitre (xii). 11 y a donc lieu do rcclilier la citation, à l'cNeinple de
Deforis.
2 70 POUR LA CIRCONCISION
comme dit l:i divine Epître aux Hébreux ("), il verra naître
de son sépulcre une belle postérité ; et sera glorieusement
accompli ce fameux oracle du prophète Isaïe (au chapi-
tre lui): « S'il donne son âme pour le péché, il verra une
longue suite d'enfants : » Si posuerit {') pro peccato animam
suam, videbit semen longœvum. « Cette pierre rejetée de la
structure du bâtiment, sera faite la pierre angulaire et fon-
damentale, qui soutiendra tout le nouvel édifice (^') ; » et ce
mystérieux grain de froment, qui représente notre Sauveur,
en saint Jean, chapitre xii, étant tombé en terre, se multi-
pliera par sa propre corruption, c'est-à-dire, que le Fils de
Dieu tombera de la croix dans le sépulcre, et par un mer-
veilleux contre-coup « tous les peuples tomberont à ses
pieds : » Populi sub te cadent, disait notre psaume xliv.
Oue je triomphe d'aise quand je vois dans Tertullien que
déjà de son temps le nom de Jésus, si près de la mort de
notre Sauveur et du commencement de l'Eglise, déjà le nom
de Jésus était adoré par toute la terre ; et que dans toutes
les provinces du monde qui pour lors étaient découvertes, le
Sauveur y avait un nombre infini [p. 15] de sujets! « Nous
sommes, dit hautement ce grand personnage, presque la plus
grande partie de toutes les villes, » pars pêne major civitatis
cîijîisque (^). Les Parthes invincibles aux Romains, les
Thraces autonomes (') comme les appelaient les anciens,
c'est-à-dire, gens impatients de toute sorte de loi, ont subi
volontairement le joug de Jésus. Les Mèdes, les Arméniens,
et les Perses, et les Indiens les plus reculés ; les Maures et
les Arabes, et ces vastes provinces de l'Orient ; l'Egypte et
l'Ethiopie, et l'Afrique la plus sauvage ; les Scythes toujours
errants, les Sarmates, les Gétuliens, et la barbarie la plus
inhumaine a été apprivoisée ^) par la doctrine modeste du
Sauveur Jésus. L'Angleterre, ah! la perfide Angleterre, que
le rempart de ses mers rendait inaccessible aux Romains, la
foi du Sauveur y est abordée : Britamiorum inaccessa
a. Hebr., Il, 9. — b. Ps., CXVll, 22. — c. Ad Scap.^ n. 2. — Ms. major pe7ie
paj's cil jusque civitatis.
1. M s. Si dederit.
2. Édii. antinomes. (Correction mal fondée. Voy. Thucyd., I, 139.)
3. Va7'. civilisée.
DE NOTRE-SEIGNEUR. 27 I
Romanis loca, Christo vero subdita ('*). Que dirai-je des peu-
ples d'Espagne, et de la belliqueuse nation des Gaulois, l'effroi
et la terreur des Romains, et des fiers Allemands, qui se
vantaient de ne craindre autre chose sinon que le ciel tombât
sur leurs têtes ? Ils sont venus à Jésus, doux et simple[s]
comme des agneaux, demander pardon humblement, poussés
d'une crainte respectueuse. Rome même, cette ville superbe
qui s'était si longtemps enivrée du sang des marytrs de
Jésus, Rome la maîtresse a baissé la tête, et a porté plus
d'honneur au tombeau d'un pauvre pêcheur, qu'aux temples
de son Romulus : Ostendatur mihi Romœ tanto in Jionore
templum Romtili, in quanto ibi ostendo niemoriam Pétri (^).
Il n'y a point d'empire si vaste, qui n'ait été resserré dans
quelques limites. Jésus règne partout, dit le grave Tertul-
lien : c'est dans le livre contre les Juifs, duquel j'ai tiré
presque tout ce que je viens de vous dire de l'étendue du
royaume de Dieu ('). «Jésus règne partout, dit-il, Jésus est
adoré partout. Devant lui la condition des rois n'est pas
meilleure que celle des moindres esclaves. Scythes ou Ro-
mains, Grecs ou Barbares, tout lui est égal, il est égal à tous,
il est roi de tous, il est le Seigneur et le Dieu de tous: »
Chinsti regnum et nomen îibique porrigitttr , 7tbiq2ic régnât,
ubique adoratur ; non régis apud illum viajor gratia, non
barbari alicujus inferior lœtitia ; omnibus œqnalis, onniib^cs
rex, omnibus Deus et Domimts est ('). Et ce qui est de plus
admirable, c'est que ce ne sont point les nobles et les empe-
reurs qui lui ont amené les simples et les roturiers : au con-
traire, il a amené les empereurs par l'autorité des pêcheurs.
Il a permis que les empereurs avec toute la puissance du
monde résistassent à sa pauvre Église par toute sorte de
cruautés, afin de faire voir qu'il ne tenait pas son royaume
a. Tcrtull, Adi'.Jud.^ n. 7. — b. S. AuJ,^, In Ps XI. IV, n. 23. — Ms. Ostinde
iniJii..^ i)i qiKDito ostendo /ibi... - c. Tertull., Adv. Jud.^ n. 7.
I. Bossuet dira de même, vingt-cinq ans plus tard : <.< Cent ans après JKSUS-
Chrisi", saint Justin comptait d(5j;\ parmi les hdcles beaucoup de nations
sauvages, et juscju'à ces peuples vagabonds (jui erraient dei;.\ et delà sur îles
chariots, sans avoir de demeure lixe Au milieu du troisième siècle, Terlullien
et Origène font voir dans l'I'-glise des |)euplcs entiers ipi im pou ilevanl on n'y
mettait pas. » - Kt il citera à l'appui le même traite de l'eitullien Advctsus
Judicos^ c. 7. {Discours sur V Histoire universelle^ W partie, cli. XX.)
272 POUR LA CIRCONCISION
dc^ l'appui ni de la complaisance des grands. Mais quand il
lui a plu d'abaisser à ses pieds la majesté de l'empire : Venez,
venez à moi, ô Césars ! Assez et trop longtemps vous avez
persécuté mon Église : entrez vous-mêmes dans mon
royaume, où vous ne serez pas [p. 1 6] plus considérables que
les moindres de vos sujets. A même temps Constantin, ce
triomphant empereur, obéissant à la Providence, éleva
l'étendard de la croix au-dessus des aigles romaines, et par
toute l'étendue de l'empire la paix fut rendue aux Églises.
Où êtes-vous, ô persécuteurs ? que sont devenus ces lions
rugissants qui voulaient dévorer le troupeau .du Sauveur ?
Mes frères, ils ne sont plus ; Jésus les a défaits: « Ils sont
tombés à ses pieds: » Popidi sub te cadent. Il en est arrivé
comme de saint Paul. « Jésus fît mourir son persécuteur, et
mit en sa place un disciple : » Occisus est inimicus Christi^
vivit discipulics Christi, dit saint Augustin (f). Ainsi ces
peuples farouches, qui frémissaient comme des lions contre
les innocents agneaux de Notre-Seigneur, ils ne sont plus,
ils sont morts; « Jésus les a frappés au cœur : » In corda
ijiiniicorum^ « C'était dans le cœur qu'ils s'élevaient contre
lui, c'est dans le cœur qu'il les a abaissés: » Cadunt in corde.
Ibi se erigebant adversus ChHstum, ibi cadunt ante Ckristum.
« Les flèches de mon Maître ont percé le cœur de ses
ennemis : » Sagittœ Potentis acutœ^ in corda inimicorum
régis. Il les a blessés de son saint amour. « Les ennemis
sont défaits, mon Sauveur en a fait des amis: » Ceciderunt ;
ex inimicis amici facti sunt ; inimici mortui sunt, amici
vivunt (^). Et comment cela ? « Par la croix:» Domuit orbem;
non ferra, sed ligno (^). « Le royaume qui n'était pas de ce
monde a dompté le royaume superbe, non par la fierté d'un
combat, mais par l'humilité de la patience: » Regnum quod
de hoc nnindo non erat, sitperbum niundum non atrocitate
pîignandi, sed patiendi humilitate vincebat (^\
C'est pourquoi, dans ce même temps, faites avec moi cette
dernière remarque; dans ce même temps, dis-je, dans lequel
la paix étant donnée à l'Église tout ne respirait que Jésus,
a. In Ps. XLiv, n. i6. — b. S. Aug., ibid. — c. In Ps. xcv, n. 2. — d. Injoan.
Tract, cxvi.
DE NOTRE-SEIGNEUR.
273
on lui élevait des temples de tous côtés, on renversait les
idoles par toute la terre; dans ce même temps où les véné-
rables évêques, qui sont les princes de son empire, s'assem-
blèrent de toutes parts à Nicée pour y tenir les premiers
Etats généraux de tout le royaume de Jksus-Christ, dans
lesquels toutes les provinces du monde confessèrent sa
divinité ; dans ce même temps la croix précieuse à laquelle
avait été pendu le Sauveur, croix quijusques alors avait été
cachée (et peut-être que la Providence divine jugeait que la
croix de Notre-Seigneur paraissait assez en ses membres
durant la persécution des fidèles) ; la croix donc, jusques
alors cachée, pesez toutes ces circonstances, fut découverte
en ce temps par de grands et extraordinaires miracles; elle
fut reconnue, elle fut adorée. Et ce n'est point ici une his-
toire douteuse : elle doit être approuvée par tous ceux qui
aiment les antiquités chrétiennes, dans lesquelles nous la
voyons très évidemment attestée. Eh ! penseriez-vous bien,
chrétiens, qu'une chose si mémorable, si célèbre parmi les
Pères, soit arrivée en ce temps sans quelque profond con-
seil de la sagesse éternelle ? Cela est hors de toute appa-
rence. Que dirons nous donc en cette rencontre.'^ C'est que
tout le monde est dompté, tout a fléchi sous les lois du
Sauveur.
Paraissez, paraissez, il est temps, ô croix (]ui avez fait cet
ouvrage : c'est vous qui avez brisé les idoles ; c'est vous qui
avez subjugué les peuples ; c'est vous qui avez donné la
victoire aux valeureux soldats de j Ésus, qui ont tout surmonté
par la patience. Vous serez gravée sur le front des rois, vous
serez le principal ornement de la couronne des empereurs, ô
croix, qui êtes la joie et l'espérance de tous les fidèles. Con-
cluons donc de tout ce discours que la croix est un trône
magnifique, que le nom de Jésus est un nom bien digne d'un
roi, et qu'un Dieu descendant sur la terre pour vivre parmi
les hommes, n'y pouvait rien faire de plus gr.uul. rien de
plus royal, rien de plus divin, que de sauver tout le genre
humain par une mort généreuse.
Sermons do Hossuet.
Il
2 74 POUR LA CIRCONCISION
SECOND POINT.
Et plût à Dieu, chrétiens, que, pour achever de vous faire
voir la gloire de cette mort, il me restât assez de loisir pour
vous entretenir quelque temps de la qualité de pontife que
Notre-Seieneur a si bien méritée! C'est là que, suivant la
doctrine toute céleste de l'incomparable Epître aux Hébreux,
par la comparaison du sacerdoce de la loi mosaïque, je
tâcherais de vous faire connaître la dignité infinie de la
prêtrise de Jésus-Christ. Vous verriez Aaron portant à un
autel corruptible des génisses et des taureaux, et Jésus pon-
tife et victime présentant devant le trône de Dieu sa chair
formée par le Saint-Esprit, oblation sainte et vivante pour
l'expiation de nos crimes. Vous verriez Aaron dans un taber-
nacle mortel effaçant quelques immondices légales, et cer-
taines irrégularités de la loi, par le sang des animaux égorgés;
et Jésus à la droite de la majesté faisant par la vertu de son
sang la vraie purification de nos âmes. Vous verriez Aaron
consacré par un sang étranger, comme il est écrit dans le
Lévitique (''), et « par ce même sang étranger, » in sanguine
alieno, dit l'Apôtre (^), entrer dans le sanctuaire bâti de
main d'homme; et Jésus, consacré par son propre sang,
entrer aussi par son propre sang dans le sanctuaire éternel,
dont il ouvre la porte à ses serviteurs. Vous verriez, ô l'ad-
mirable spectacle pour des âmes vraiment chrétiennes ! vous
verriez d'une part tous les hommes révoltés ouvertement
contre Dieu ; et d'autre part la justice divine prête à les
précipiter dans l'abîme en la compagnie des démons, desquels
ils avaient suivi les conseils et imité la présomption, lorsque
tout à coup ce saint, ce charitable pontife, ce pontife fidèle
et compatissant à nos maux, paraît entre Dieu et les hom-
mes. Il se présente pour porteries coups qui allaient tomber
sur nos têtes, il répand son sang sur les hommes, il lève à
Dieu ses mains innocentes ; et, pacifiant ainsi le ciel et la
terre, il arrête le cours de la vengeance divine, et change
une fureur implacable en une éternelle miséricorde. Vous
a. Lev.^ VIII. — b. Hebr.^ IX, 25.
DE NOTRE-SEIGNEUR.
275
verriez comme tous les fidèles deviennent prêtres et sacrifi-
cateurs, par le sang précieux de Jésus par lequel ils sont
consacrés. Je vous les représenterais, ces nouveaux sacrifi-
cateurs, revêtus d'une étole céleste, blanchis dans les eaux
du baptême et dans le sang de l'Agneau, officiant tous
ensemble non sur un autel de matière terrestre, mais sur att
autel céleste qui représente le Fils de Dieu (en l'Apoca-
lypse, viii) ; et là charger cet autel de victimes spirituelles,
c'est-à-dire, de prières ferventes, de cantiques de louanges et
de pieuses actions de grâces, qui de toutes les parties de la
terre montent de dessus ce mystérieux autel devant la face
de Dieu, ainsi qu'un parfum agréable et un sacrifice de bonne
odeur, au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, grand-
prêtre et sacrificateur éternel selon l'ordre de Melchisédech.
Et que ne dirions-nous pas de cet incomparable pontife,
de ce médiateur du Nouveau Testament, par qui seul
toutes les oraisons sont bien reçues, par qui les péchés sont
remis, par qui toutes les grâces sont entérinées, qui par une
nouvelle alliance a rompu le damnable traité que nous avions
fait avec l'enfer et la mort, selon ce que dit Isaïe (au chapitre
y.y.Ni\\)\ Delebitur fœdus vestrum cîcm morte, et pacttcvi vestr^im
cum inferno non stabit : « Votre pacte avec la mort sera
annulé, et votre pacte avec l'enfer ne tiendra pas. » C'est ce
que nous dirions, chrétiens. Puis, joignant cette doctrine
tout apostolique à ce que nous venons de prêcher de la
royauté du Sauveur, nous conclurions hautement, dans
l'épanchement de nos cœurs, que le nom de Jésus, qui en-
ferme toutes ces merveilles, est un nom au-dessus de tout
nom ('), comme l'Apôtre l'enseigne aux Philippicns ("), et
qu'il était bien convenable, selon le même Apôtre aux
Hébreux (^'), que Dieu dédiât et consacrât par sa Passion
le prince de notre salut. Mais puisqu'il a plu à celui qui nous
inspire dans cette chaire de vérité, de nous fournir assez de
pensées pour remplir tout cet entretien de la royauté de
Jésus, fidèles, demeurons-en là, en attendant que la l*rovi-
a. Philip p., n, 9. — b. Hcbr.^ Il, 10.
I. Ms. « de tous noms. » — Distraction, car raiitcin ne s'rcarlcraii pas volon-
tairement du texte sacrd : Super omne nomen.
276 POUR LA CIRCONCISION
dence divine nous fasse tomber sur la même matière, et
tirons-en quelques instructions pour l'édification de nos
âmes.
Donc, ô peuples de Jésus-Christ, si le Fils de Dieu est
votre vrai roi, songez à lui rendre vos obéissances. Rappel-
lerai-je ici de bien loin la mémoire des siècles passés, pour
vous faire voir comme les bons princes ont été les délices
de leurs sujets ? Que n'ont pas fait les peuples pour les rois
qui ont sauvé leurs pays, les vrais pères de la patrie ? Ah !
il y a dans nos cœurs je ne sais quelle inclination naturelle
pour les princes que Dieu nous donne, que ni les disgrâces
ni aucun mauvais traitement ne [p. 19] peut arracher aux
âmes bien nées. Qu'il est aisé aux rois de la terre de gagner
l'affection de leurs peuples ! Un souris, un regard favorable,
un visage ouvert et riant satisfait quelquefois les plus
difficiles. In kilaritate vultus régis vita, disait autrefois
le Sage (''): « La vie est dans les regards du prince, »
quand on les a sereins et tranquilles. Peuples, c'est
une chose certaine, vous le savez : un gouvernement doux
et équitable, une puissance accompagnée de bonté et
d'une humeur bienfaisante, charme les âmes les plus sau-
vages. C'est un sentiment commun parmi les hommes
d'honneur, que pour de tels princes la vie même est bien
employée.
Il n'y a que le roi Jésus à qui la douceur et les lar-
gesses ne servent de rien. Il a beau nous ouvrir ses bras
pour nous embrasser ; il a beau nous obliger, non par de
vaines caresses, mais par des bienfaits effectifs ; nous
sommes de glace pour lui, nous aimons mieux nous re-
paître des frivoles apparences du monde, que de l'amitié
solide qu'il nous promet. Ah ! pourrai-je bien vous dire
avec combien de soin il a recherché notre amour ."^ Il est
notre roi par naissance, il l'est de droit naturel ; il a voulu
l'être par amour et par bienfaits. Il faut, dit-il, que je les
délivre, ces misérables captifs. Je pourrais bien le faire autre-
ment, mais je veux les sauver en mourant pour eux, afin de
les obliger à m'aimer. J'irai au péril de ma vie, j'irai avec
a. Proz.^ XVI, 15.
DE NOTRE-SEIGNEUR.
^11
la perte de tout mon sang les arracher de la mort éternelle.
N'importe, je le ferai volontiers ; pourvu seulement qu'ils
m'aiment, je ne leur demande point d'autre récompense. Je
les ferai régner avec moi.
Eh ! mes frères, dites-moi, je vous prie, que nous a fait
Jésus, le meilleur des princes, qu'avec une telle bonté il
ne peut gagner nos affections, il ne peut amollir la dureté
de nos cœurs 1 Certes, peuple de Metz, je vous donnerai
cet éloge, que vous êtes fidèle à nos rois. On ne vous a
jamais vu entrer, non pas même d'affection, dans les divers
partis qui se sont formés contre leur service. Votre obéis-
sance n'est pas douteuse, ni votre fidélité chancelante.
Quand on parlait ces jours passés (') de ces lâches qui
avaient vendu aux ennemis de l'Etat les places que le
roi leur a confiées, on vous a vu[s] frémir d'une juste in-
dignation. Vous les nommiez des traîtres, indignes de voir
le jour, pour avoir ainsi lâchement trompé la confiance
du prince, et manqué de foi à leur roi. Fidèles aux rois
de la terre, pourquoi ne sommes-nous traîtres qu'au Roi
des rois 1 pourquoi est-ce qu'il n'y a qu'envers lui que
le nom de perfides ne nous déplaît pas, qui serait le plus
sensible reproche que l'on nous pût faire en toute autre
rencontre }
Mes frères, le roi Jésus nous a confié à tous une place,
qui lui est de telle importance, qu'il l'a voulu acheter par
son sang : cette place, c'est notre âme, qu'il a commise à
notre fidélité. Nous sommes obligés de la lui garder, par
un serment inviolable que nous lui avons prêté au baptême.
Il l'a munie de tout ce qui est nécessaire, au dedans par
ses grâces et son Saint-Esprit, au dehors par (p. 20) la
protection angélique. Rien n'y manque, elle est imprenal)le,
I. Fin décembre, par conséquent. Tout Paris retentira, dh le commencement
de décembre 1653, de la trahison du comte d'IIarcourt ''I.orct, ^fuu' historique^
Lettre du 6 décembre) : sans doute aussi Metz, ville voisine des événcnu-nts.
D'ailleurs, Hossuct appellerait-il Brisacli « une place c|uc le roi a confiée » au
rebelle, lorsque celui-ci s'y était de lui-même établi et maintenu. malv,Mt" r.iuio-
rité royale.^ Des bruits de trahison se répandaient aussi en décembre 1852.
(Voy. Loret, 14 et 21 décembre.) Venant du Midi de la 1- rance, ils durent éclater
en Lorraine quelques jours plus lard cpie d.ins la capitale. Celle date correspond
mieux avec les caractères du manusii it.
278 POUR LA CIRCONCISION
elle ne peut être prise que par trahison. Traîtres et perfides
que nous sommes, nous la livrons à Satan ; nous vendons à
Satan le prix du sang de Jésus, à Satan son ennemi capital,
qui a voulu envahir son trône, qui, n'ayant pas pu réussir
au ciel dans son audacieuse entreprise, est venu sur la terre
lui disputer son royaume, et se faire adorer en sa place.
O perfidie ! ô indignité ! c'est pour servir Satan que nous
trahissons notre prince crucifié pour nous, notre unique libé-
rateur !
Figurez-vous, chrétiens, qu'aujourd'hui, au milieu de
cette assemblée, paraît tout à coup un ange de Dieu, qui
fait retentir à nos oreilles ce que disait autrefois Élie aux
Samaritains : « Peuples, jusques à quand chancellerez-vous
entre deux partis ? » Quousque claudicatis in duas partes (f) ?
Si le Dieu d'Israël est le vrai Dieu, il faut l'adorer ; si Baal
est Dieu, il faut l'adorer. Chers frères, les prédicateurs
sont les anges du Dieu des armées. Je vous dis donc au-
jourd'hui à tous, et Dieu veuille que je me le die à moi-
même comme il faut : Quousque claudicatis ? « Jusques à
quand serez-vous chancelants .^ » Si Jésus est votre roi,
rendez-lui vos obéissances ; si Satan est votre roi, rangez-
vous du côté de Satan. Il faut prendre parti aujourd'hui.
Ah ! mes frères, vous frémissez à cette horrible proposition.
A Jésus, à Jésus, dites-vous ; il n'y a pas ici lieu de déli-
bérer. Et moi, nonobstant ce que vous me dites, je réitère
encore la même demande ; Quousque claudicatis in duas
partes ? « Eh ! serez-vous à jamais chancelants, » sans
prendre parti comme il faut '^ Si je suis votre Maître, dit le
Seigneur par la bouche de son prophète, « où est l'honneur
que vous me devez {^) .^ » « Et pourquoi m'appelez-[vous]
Seigneur, et ne faites pas ce que je vous dis ? » dit Notre-
Seigneur en son Évangile (') ? Que voulez-vous que l'on
croie, ou nos paroles, ou nos actions?
Le Fils de Dieu nous ordonne que nous approchions de
son Père en toute pureté et en tempérance. Et pourquoi
donc tant d'infâmes désirs ? pourquoi tant d'excessives dé-
bauches } Il nous ordonne d'être charitables ; et, fidèles, la
a. III Reg.^ xvni, 21. — b. Malach.^ I, 6. — c, Luc.y VI, 46.
DE NOTRE SEIGNEUR. 279
charité pourra-t-elle jamais s'accorder avec nos secrètes en-
vies, avec nos médisances continuelles, avec nos inimitiés
irréconciliables ? Le Fils de Dieu nous ordonne de soulao-er
les pauvres autant que nous le pourrons ; et nous ne crai-
gnons pas de consumer la substance du pauvre, ou par de
cruelles rapines, ou par des usures plus que judaïques. Quo-
tcsque clattdicatis ? Mes frères, il ne faut plus chanceler ; il
faut être tout un ou tout autre. Si Jésus est notre roi, don-
nons- (') lui nos œuvres, comme nous lui donnons nos pa-
roles. Si Satan est notre roi, ô chose abominable ! mais la
dureté de nos cœurs nous contraint de parler de la sorte ; si
Satan est notre roi, ne lui refusons pas nos paroles après lui
avoir donné nos actions. Mais à Dieu ne plaise, mes frères,
que jamais nous fassions un tel choix ! Et comment pour-
rions-nous supporter les regards de cet Agneau sans tache,
meurtri pour l'amour de nous ? Dans cette terrible journée,
où ce roi descendra en sa majesté juger les vivants et les
morts, comment soutiendrions-nous l'aspect de ses plaies
qui nous reprocheraient notre ingratitude ? Où trouverions-
nous des antres assez obscurs et des abîmes assez profonds
pour cacher une si noire perfidie ? Et comment souffririons-
nous les reproches de cette tendre amitié si [p. 21] indigne-
ment méprisée, et la voix effroyable du sang de l'Agneau
qui a crié pour nous sur la croix pardon et miséricorde, et
dans ce jour de colère, criera vengeance contre notre foi
mal gardée et contre nos serments infidèles ?
O Dieu éternel ! combien dur, combien insupportable sera
ce règne que Jésus commencera en ces jours d'exercer sur
ses ennemis ! Car enfin, fidèles, il est nécessaire qu'il règne
sur nous. L'empire des nations lui est promis par les pro-
phéties. S'il ne règne sur nos âmes par miséricorde, il y ré-
gnera par justice ; s'il n'y règne par amour et par grâce, il y
régnera par la sévérité de ses jugements et par la rigueur de
ses ordonnances. Et que diront les méchants quand ils sen-
tiront, mal gré qu'ils en aient, leur roi en eux-mêmes app(!-
santir sur eux son bras tout-puissant; lorsque Dieu, frappant
d'une main, soutenant de l'autre, les brisera éternel lenK^nt
I. Ms. donnez (distraction).
28o POUR LA CIRCONCISION DE NOTRE-SEIGNEUR.
de ses coups sans les consumer ? Et ainsi, toujours vivants
et toujours mourants, immortels pour leur peine, trop forts
pour mourir, trop faibles pour supporter, ils gémiront à
jamais sur des lits de flammes, outrés de furieuses et irrémé-
diables douleurs ; et poussant parmi des blasphèmes exécra-
bles mille plaintes [p. 22] désespérées, ils confesseront, par
une pénitence tardive, qu'il n'y avait rien de si raisonnable
que de laisser régner Jésus sur leurs âmes : dignes certes
des plus horribles supplices, pour avoir préféré la tyrannie
de l'usurpateur à la douce et légitime domination du prince
naturel {'). O Dieu et Père de miséricorde ! détournez ces
malheurs de dessus nos têtes.
Mes frères, ne voulez-vous pas bien que je renouvelle
aujourd'hui le serment de fidélité que nous devons tous à
notre grand roi ? O roi Jésus ! à qui nous appartenons à si
juste titre, qui nous avez rachetés par un prix d'amour et de
charité infinie, je vous reconnais pour mon souverain. C'est
à vous seul que je me dévoue. Votre amour sera ma vie,
votre loi sera la loi de mon cœur. Je chanterai vos louanges,
jamais je ne cesserai de publier vos miséricordes. Je veux
vous être fidèle, je veux être à vous sans réserve, je veux
vous consacrer tous mes soins, je veux vivre et mourir à
votre service. Amen.
I. Passage éloquent, depuis :« Et que diront les méchants...? » souligné à
l'époque des sommaires (1662).
%
t
^
Sur les DEUX ALLIANCES (■),
prêché à Metz, chez les Sœurs de la Propagation de
la Foi, le 11^ dimanche après l'Epiphanie, 1653.
h
D'après les mémoires de Ledieu (p. 58), Bossuet aurait d'abord
improvisé une allocution sur ce sujet devant Schonberg et Marie de
Hautefort, « un dimanche dans l'Octave des Rois (2). » Quoi qu'il
en soit, nous avons une ébauche qu'il rédigea pour le dimanche
suivant, jour auquel se lit l'évangile des Noces de Cana.
Nuptiœ factœ su7it in Cana Galileœ^ et
erat mater Ji'su ibi. Vocaius est aittem et
Jésus et discipuli ejus. (Joan., II.)
JESUS et sa sainte Mère avec ses disciples, chères sœurs,
quelle compagnie! Ils sont invités à un festin : ô festin
pieux! et à un festin nuptial: ô noces mystérieuses! Mais à
ce festin, le vin y manque ; le vin que les délicats appellent
l'âme des banquets. Est-ce avarice ? est-ce pauvreté ? est-ce
négligence ? ou bien n'est-ce pas plutôt quelque grand mys-
tère que l'Esprit nous propose pour exercer nos intelligences?
Certes il est ainsi, mes très chères sœurs. Car je vois que le
Sauveur Jésus, pour suppléer à ce défaut, change l'eau en
vin excellent ; et ce vin se sert à la fin du repas, au grand
étonnement de la compagnie. O vin admirable et plein de
mystères, fourni, parla charité de Jésus, aux prières de la
sainte Vierge ! Je vous demande, mes sœurs, quel intérêt
prend le Maître de sobriété à ce que cette compagnie ne soit
pas sans vin. Etait-ce chose qui méritât que sa toute-puis-
1. Mss. 1282 f, f. 356-365; non paginé. Jugt' trop peu important pour être
résume.
2. C'était pendant le dîner que l'invitation lui avait été adressée. 0\\ en a
conclu qu'il avait prccln5 i\ table. (Flocpiet, I-.titt/es..^ 1, 345. — Edition (Uiorin,
1870. — Edition (îuillaume, 1877.) Cela n'est ^uère vraisemblable : il faut
sans doute entendre (pi'il prêcha h l'office du soir, cpii suivit le repas. Notre
sermon, que nous regardons avec M. (iandar, comme un des plus anciens de
Bossuet, ne peut se placer, d'après l'orthogr.vphe, en ilet;.\ de 1653. Hossucl
revint sur ce sujet l'année suivante, et rodigea pour cette circonstance une feuille
nouvelle, que nous donnerons au commencement île lA^^.
282 SUR LES CARACTÈRES
sancey fût employée ? Était-ce en une pareille rencontre où
il devait commencer à manifester sa gloire ; et un ouvrage
de cette nature devait-il être son premier miracle ? Croyez-
vous que ceci soit sans mystère ? A Dieu ne plaise, âmes
chrétiennes, que nous ayons une telle opinion de notre Sau-
veur! Il est la Sagesse et la Parole du Père : tous ses discours
et toutes ses actions sont esprit et vie ; tout y est lumière,
tout y est intelligence, tout y est raison ('). O Sagesse éter-
nelle, éclairez par votre Esprit-Saint notre faible et impuis-
sante raison, pour nous faire entendre la vôtre !
Dans cette histoire miraculeuse, tout me représente le
Sauveur Jésus. Il y est lui-même en personne : mais si j'ose
parler de la sorte, il y est encore plus en mystère. Il est in-
vité selon la vérité de l'histoire; et si nous le savons enten-
dre, il est lui-même l'Époux selon la vérité du mystère. C'est
une chose connue que Jésus est l'époux des âmes fidèles. Et
néanmoins, si vous me le permettez, je vous déduirai sur ce
point quelques vérités chrétiennes merveilleusement pieuses.
Dieu remplit le ciel et la terre, et il se trouve en tous
lieux, comme l'enseigne la théologie : mais il sait encore se
communiquer d'une façon toute particulière aux créatures
intelligentes : Ad eum veniemtts, et mansionem apud eum
faciemtts {^\ Certes il est incompréhensible, mes sœurs,
comment la nature divine s'unit aux esprits purs par de
chastes embrassements; et bien que ce soit un secret ineffable,
si est-ce toutefois que les Ecritures divines nous le représen-
tent en diverses manières et par de différentes figures.
Tantôt elles nous disent que Dieu est une fontaine de vie,
qui, se répandant en nos âmes, les lave et les nettoie, leur
communique une divine fraîcheur, et étanche leur soif ardente
par les ondes de ses vérités: Fons aquce salienlis [^) . . . Quem-
admodum desïdc7^at cervus ad fontes aquarum (^\ Tantôt
elles nous le décrivent tout ainsi qu'une douce rosée, qui
a.Joan.^ XIV, 23. — Ms. Ad ipsum. — b. Ibid.^ iv, 14. — c. Ps.^ XLI, 2.
I. Cf. Discours sur V Histoire universelle : « Tout est lumière en JÉSUS-
Christ : sa conduite est une règle; ses miracles sont des instructions; ses pa-
roles sont esprit et vie. » (11^ Partie, ch. xix.)
DES DEUX ALLIANXES. 283
arrosant nos esprits comme par une féconde humidité, y fait
germer les semences célestes: Rorate, cœli, desuper i^). Quel-
quefois elles nous le représentent à la manière d'un feu con-
sumant, qui pénétrant toutes nos puissances, dévore toutes
les affections étrangères, et épure nos âmes comme l'or dans
une fournaise : Ignis consumens est {^). Elles nous disent
ailleurs que Dieu est une nourriture admirable: car de même
que toutes les parties de nos corps attirent à elles une cer-
taine substance sans laquelle elles défaudraient, et ensuite se
l'incorporent par la vertu d'une secrète chaleur que la nature
leur a donnée ; ainsi seraient nos âmes destituées de toute
vigueur, si, par de fidèles désirs que le Saint-Esprit leur
excite, elles n'attiraient à elles-mêmes cette vérité éternelle
qui seule est capable de les sustenter. C'est ce qui nous est
signifié par ce pain des anges, qui est devenu le pain des
hommes, pain céleste « que nous désirons par un appétit de
vie éternelle, que nous prenons par l'ouïe, que nous rumi-
nons par l'entendement, que nous digérons par la foi : » ht
cattsam vitœ appetendus, et devorandits auditu, et niniinandits
intellectu, et fide digerendus (^\ Telles sont à peu près les
comparaisons dont se servent les Ecritures, pour nous faire
en quelque sorte comprendre cette sainte union de la nature
divine avec les âmes élues. Mais de toutes ces comparaisons,
la plus douce, la plus aimable et la plus ordinaire dans les
saintes Lettres est celle où notre grand Dieu est comparé à
un chaste époux qui, par un sentiment de miséricorde, épris
de l'amour de nos âmes, après mille amoureuses caresses,
après mille recherches de ses saintes inspirations, s'unit enfin
à elles par des embrassements ineffables ; et les ravissant
d'une certaine douceur, que le monde ne peut entendre, les
remplit d'un germe divin, qui fructifie en bonnes cuuvres
pour la vie éternelle.
Trois conditions du mariage. Union : Rni)it duo in carne
una ('^). Douceur : Facianius adjiitoriuni (O : il est seul,
(( donnons-lui un aide ; >> il est doux d'être aidé. rY'Condité :
Crescite et jnultiplicamini (f). C'est ce que l'apotrc saint Paul
a. h., XLV, 8. — â. Deut., iv, 24. — c. Tertiill., de Rcsitr, caifus, n. 37. —
(i. Cj't;i., n, 24. — c\ Ibiii.^ 18. — /. Ihid.^ I, 22.
284 SUR LES CARACTÈRES
nous enseigne, lorsqu'il dit aux chrétiens que de même que
le mari et la femme ne sont qu'une même chair, ainsi « qui
s'attache à Dieu est un même esprit avec lui :» Qtti adhœret
Domino, inms spiritus est (") ; doctrine que le saint Apôtre a
trouvée si utile à nos âmes, qu'il la répète en divers endroits,
qu'il serait trop long de vous rapporter.
Or, d'autant que nous sommes déchus de cette première
pureté qui nous égalait aux anges dans l'innocence de notre
origine, étant devenus charnels et grossiers, nous ne pour-
rions plus soutenir les approches de la nature divine, si elle
ne s'était premièrement rabaissée. Et de là vient que le Fils
de Dieu, égal et consubstantiel à son Père, pour rappeler les
âmes des hommes à cet heureux mariage avec Dieu, dont
elles avaient violé la sainteté par l'infamie de leur adultère, est
descendu du ciel en la terre ; il s'est revêtu de chair ; il a
déposé cette majesté terrible, ou plutôt il en a tempéré
l'éclat ; il a pris nos faiblesses, afin d'être en quelque façon
notre égal, et a voulu que, par la nature humaine qu'il a
daigné avoir commune avec nous, nous trouvassions un
chemin assuré à la nature divine, de laquelle nous nous étions
éloignés par une funeste désobéissance. C'est ce charitable
Epoux de l'Eglise, c'est-à-dire des âmes fidèles, que l'Apô-
tre nous dépeint (aux Ephésiens, chapitre v). C'est le plus
beau des enfants des hommes, qui a aimé son épouse laide,
afin de la faire belle. Il l'est venu chercher dans la terre, afin
de la conduire en triomphe dans la céleste patrie. Il a donné
son âme pour elle, il l'a lavée de son sang, il l'a nettoyée en
l'eau du baptême par des paroles de vie ; son royaume est sa
dot, ses grâces sont sa parure. C'est cet Epoux, chères sœurs,
qui fait aujourd'hui son premier miracle, et représente en
son premier miracle ce qu'il est venu faire en ce monde. Ses
disciples croient en lui en ce jour : c'est le commencement de
l'Église. Il garde son meilleur vin pour la fin du repas : c'est
l'Evangile pour le dernier âge,qui doit durer jusques à la con-
sommation des siècles. Ce vin, il le tire de l'eau, et il change
cette eau en vin : c'est qu'il change la Loi en Evangile, c'est-à-
dire, comme je m'en vais l'exposer, la figure en vérité, la lettre
a. I Cor., VI, 17.
DES DEUX ALLIANCES.
^85
en esprit, la terreur en amour. Disons quelque chose de ces
trois changements : mais disons seulement les points capitaux,
à cause du peu de temps qui nous est donné ; le reste demeu-
rera à votre méditation.
PREMIER POINT (').
C'est de lui qu'il est écrit en la Genèse, que «l'homme lais-
sera son père et sa mère, afin de s'attacher à sa femme ('*). »
Car, à parler selon l'usage des choses humaines, c'est plutôt
la femme qui quitte la maison paternelle pour habiter avec
son mari ; mais, selon l'intelligence spirituelle, Jésus est cet
homme par excellence, qui a quitté son Père et sa mère pour
s'attacher à sa chère épouse. Il a quitté en quelque sorte son
Père, lorsqu'il est descendu du ciel en la terre, suivant ce
qu'il a dit en plusieurs endroits, qu'il retournait à son Père. Il
a quitté la Synagogue sa mère, qui l'avait engendré selon la
chair, afin de s'attacher à l'Église, son unique épouse, qu'il
a ramassée des nations idolâtres.
Vous saurez donc, mes sœurs, que Jésus étant la fin de
tous les ouvrages de Dieu, tout ce qui s'est fait d'extraordi-
naire depuis l'origine du monde ne regardait que lui seul.
Lisez les Ecritures divines, vous verrez partout le Sauveur
Jésus, si vous avez les yeux assez épurés. Il n'y a page où
on ne le trouve. Il est dans le Paradis terrestre, il est dans
le déluge, il est sur la montagne, il est au passage de la mer
Rouge, il est dans le désert, il est dans la terre promise,
dans les cérémonies, dans les sacrifices, dans l'arche, dans le
tabernacle ; il est partout ; mais il n'y est qu'en fiorure. Ainsi
a-t-il plu à notre grand Dieu, comme dit l'Apôtre aux Gala-
tes ('''), de nous élever peu à peu. comme des enfants, à la
connaissance de ses mystères. Par une infinité d'exemples
sensibles, réitérés durant plusieurs siècles, p.u* des similitudes
de choses corporelles qui faisaient impression sur nos ima-
ginations, il nous a doucement conduits à l'intelligence de
ses vérités ; il nous a fait entendre les grandes choses qu'il
a. Cap. 11, 24. — â. Cap, iv, 3.
I. Voy. un autre Premier point^ compose^ sur le incim; bujci r.minîe suiv.iiiic.
286 SUR LES CARACTËRES
préparait pour notre salut. Considérez, je vous prie, tout ce
grand attirail de la loi mosaïque. Pourquoi charger ce peuple
de tant de différentes cérémonies, qui étaient toutes fort
laborieuses, et néanmoins d'elles-mêmes incapables de rendre
l'homme plus agréable à Dieu ? Car il est évident, mes très
chères sœurs, que ni tant de purifications corporelles, ni tous
ces bains externes, ni ce nombre infini de pénibles observa-
tions, ni Todeur de l'encens ou de la graisse brûlée, ni le
sang des animaux égorgés, n'étaient pas choses qui par
elles-mêmes pussent plaire à notre grand Dieu, qui, étant un
pur esprit, veut être adoré en esprit et en vérité. Mais il
ordonnait toutes ces choses, afin que tout ce pompeux appa-
reil et que toute cette majesté extérieure de la religion
judaïque fussent des figures de son cher Fils; et c'était cette
considération qui lui rendait ces choses agréables pour un
temps, bien qu'elles fussent indifférentes de leur nature.
Donc, comme l'enseigne l'Apôtre, depuis l'origine du monde
jusques à la résurrection du Sauveur Jésus, « tout arrivait en
figure à nos pères : » Omnia in figura contingebant illis ("").
C'est pourquoi l'admirable saint Augustin dit que ni dans la
loi de nature, ni dans la loi mosaïque, il n'y voit rien de doux,
s'il n'y lit le Sauveur Jésus. Tout cela est sans goût ; c'est
une eau insipide, si elle n'est changée en ce vin céleste, en
ce vin évangélique que l'on garde pour la fin du repas, ce
vin que Jésus a fait, et qu'il a tiré de sa vigne élue (').
Voulez-vous que nous rapportions quelques traits de l'his-
toire ancienne, et vous verrez combien elle est insipide, si
nous n'y entendons le Sauveur. Nous en dirons quelques-uns
des plus remarquables, avec le docte saint Augustin i^) ; car
de raconter en détail tout ce qui nous parle de notre Sau-
veur, les années n'y suffiraient pas.
Voyez dans le Paradis terrestre, voyez cet homme nouveau
que Dieu a fait selon son plaisir. Il lui envoie un profond
sommeil, pour former d'une de ses côtes la compagne qu'il
lui destinait. Dites-moi, dit saint Augustin, qu'était-il néces-
saire de l'endormir pour lui tirer cette côte ? Etait-ce point
a. I Cor,^ X, II. — Ms._ft_^uris. — b. De Gènes, ad /itter., lib. IX, cap. xill,n. 23.
I. Expression scripturaire : Vineainelectain {Jer. Il, i\).
DES DEUX ALLIANCES. 287
peut-être pour lui diminuer la douleur ? Ah ! que cette raison
serait ridicule! Mais que cette histoire est peu agréable, que
cette eau est fade, si Jésus ne la change en vin ! Ajoutez-y
le sens spirituel, vous verrez le Sauveur dont la mort fait
naître l'Eglise ; mort qui est semblable au sommeil, à cause
de sa prompte résurrection, et de la tranquillité avec laquelle
il la subit volontairement. Sa mort fait donc naître l'Église.
On tire une côte au premier Adam, pour former sa femme,
pendant un sommeil tout mystérieux; et pendant le sommeil
du nouvel Adam, après qu'il a fermé les yeux avec la même
paix que les hommes sont gagnés du sommeil, on lui ouvre
son côté avec une lance, et incontinent sortent les sacrements
par lesquels l'Église est régénérée. Que dirai-je ici de Noé,
qui seul rétablit le monde enseveli dans les eaux du déluge,
qui repeuple le genre humain avec le petit nombre d'hom-
mes qui restait dans sa famille ? N'était-ce pas le Sauveur,
l'unique réparateur des hommes, qui, par le moyen de douze
hommes qu'il envoie par toute la terre, peuple le royaume
de Dieu et remplit tout le monde d'une race nouvelle ? Que
dirai-je du petit Isaac, qui porte lui-[mêmele] bois sur lequel
il doit être immolé, pendant que son père se prépare, selon
les ordres de Dieu, à le sacrifier sur la montagne ? O spec-
tacle d'inhumanité ! Mais si j'y considère le Sauveur Jésus, il
devient un spectacle de miséricorde. C'est Jésus qui porte
sa croix pour être immolé sur le mont de Calvaire, livré par
son propre Père es mains de ses ennemis, afin d'être une
hostie vivante pour l'expiation de nos crimes. Et le chaste
Joseph, vendu par ses frères et emprisonné par les Egyp-
tiens, devenu par cette disgrâce le sauveur de ses frères et
des Égyptiens, n'est-ce pris le Sauveur Jésus mis à mort par
les Juifs ses frères et par les Égyptiens, c'est-à-dire par les
idolâtres, et devenu par sa mort Sauveur des Juits (!t des
idolâtres ? Si je passe la mer Rouge avec les Israélites, si je
demeure dans le désert avec eux, combien de fois y verrai-jc
le Fils de Dieu, seul guide de son peuple dans le désert de-
ce monde, qui les retirant de l'I^Lgypte par l'eau du baptême,
les conduit à la Terre promise ? Cette manne si délicieuse,
qu'est-ce, qu'une viande corporelle, si je n'y goûte le Sau-
288 SUR LES CARACTÈRES
veur ? Elle est fade, elle est insipide; peu s'en faut que je ne
die avec les Juifs : « Notre cœur se soulève sur cette viande
légère ("). » Mais quand j'y considère le Sauveur Jésus,
vrai pain des anges, vraie nourriture des âmes fidèles, dont
nous nous repaissons à la sainte table, ah ! qu'elle est douce !
qu'elle est savoureuse ! Voyez le pavé du temple, voyez les
habits sacerdotaux ; voyez l'autel et le sanctuaire tout trem-
pés du sang des victimes, et le peuple israélite lavé tant de
fois de ce même sang : que tout cela est froid, chères sœurs,
si la foi ne m'y montre le sang de l'Agneau répandu pour la
rémission de nos crimes, ce sang du Nouveau-Testament
que nous offrons à Dieu sur ces terribles autels, et dont nous
nous rassasions pour la vie éternelle !
En un mot, dit saint Augustin (^), si nous ne regardons
Jésus-Christ, toutes les Écritures prophétiques n'ont pas
de goût ; elles sont apparemment pleines de folie, du moins
en quelques endroits. Que nous y goûtions le Sauveur, tout
y est lumière, tout y est intelligence, tout y est raison. Voyez
ces deux disciples qui vont en Emmalis. Ils s'entretenaient
de la rédemption d' Israël;c'est le sujet de toute la loi ancienne:
mais ils n'y entendaient pas les mystères du Rédempteur.
C'était une eau sans force et sans goût : aussi sont-ils froids
et languissants. « Nous espérions, disaient-ils, qu'il rachète-
rait Israël (^) : » nous espérions : ô la froide parole ! Jésus
approche d'eux, il parcourt toutes les prophéties, il les intro-
duit au secret, au sens profond et mystérieux; il change l'eau
en vin, les figures en vérité, et les obscurités en lumières.
Les voilà incontinent transportés: Nonne cor nostrum ardens
erat in nobis {^) ? C'est qu'ils avaient commencé à boire le
vin nouveau de Jésus, c'est-à-dire la doctrine de l'Evangile.
Cependant admirez, mes très chères sœurs, les sages con-
seils de la Providence, qui, par une telle richesse d'exemples,
nous enseigne une seule vérité, qui est le Verbe fait chair.
xAh ! si nous avions les yeux bien ouverts, combien doux
serait ce spectacle, de voir qu'il n'y a page, il n'y a parole,
il n'y a, pour ainsi dire, ni trait ni virgule de la loi ancienne,
a. Num., XXI, 5. — d. In Joan. Tract, ix, n. 3. — c. Luc, xxiv, 21. —
d. Ibid., 32.
DES DEUX ALLIANCES. • 289
qui ne parle du Sauveur Jésus. La Loi est un Évangile
caché : l'Évangile est la Loi expliquée. Les philosophes nous
disent que le vin n'est qu'une eau colorée, qui prend en
passant par la vigne une certaine impression de ses qualités,
parce que cet élément est susceptible, de sa nature, de toutes
altérations étrangères. Ainsi Teau de la loi ancienne devient
le vin de la loi nouvelle. C'est cette même eau de la loi mo-
saïque, qui, étant appropriée à Jésus-Christ, vraie vigne
du Père éternel, prend une nouvelle forme et une nouvelle
vigueur. Donc, mes sœurs, passons les nuits et les jours à
méditer la loi du Seigneur. Cherchons Jésus partout, et il
n'y aura endroit où il ne se montre à nos yeux. Et puisqu'il
a plu à notre grand Dieu de nous présenter ce vin nouveau
de son Évangile, mais de le présenter pur et sans mélange,
débrouillé de la lie des figures et de l'eau des expressions
prophétiques, n'ayons point désormais d'autre breuvage que
cette sainte et immortelle liqueur ; que notre esprit soit tou-
jours à goûter la parole divine. Mais ne nous arrêtons point
à la lettre; suçons l'esprit vivifiant que Jésus y a coulé par sa
grâce. C'est notre seconde partie ; et pour une plus grande
brièveté, nous y attacherons aussi la troisième dans une
même suite de raisonnement.
SECOND ET TROISIÈME POINTS.
Que ne puis-je vous transporter en esprit sur cette ter-
rible montagne où parait la majesté du Seigneur ! C'est la
montagne de Sina, sur laquelle Dieu donne sa loi à Moise.
Là je vois ce grand Dieu tout-puissant, qui grave sur de
la pierre ses saintes lois, dignes d'êtres écrites dans le
ciel le plus élevé, avec les rayons du soleil. Et après cela,
par la bouche de son serviteur Moïse, il fait publier à son
peuple ses ordonnances, et menace les transgresseurs de
peines dont le seul récit fait horreur. Certes, cette loi est
très sainte : mais ne vous persuadez pas, mes très clières
sœurs, qu'elle contienne la vie. Toutes ces paroles majes-
tueuses et cette écriture du doigt de Dieu ne sont qu'un
instrument de mort, si elles ne sont accompagnées de
l'esprit de la grâce. « C'est une lettre qui tue, » dit le grand
SermoiT^ de liossuct. 19
290 • SUR LES CARACTÈRES
Apôtre saint Paul ("). Combien d'âmes présomptueuses ont
été précipitées dans la mort éternelle par ces augustes com-
mandements ! Ne vous étonnez pas de cette parole : c'est
la doctrine de l'apôtre saint Paul, et en voici la véritable
explication. La Loi montrait bien ce qu'il fallait faire ; mais
elle ne subvenait pas à l'impuissance de notre nature. Elle
frappait les oreilles; mais elle ne touchait pas le cœur. Ce
n'était pas assez que Dieu, d'une voix tonnante et impérieuse,
fît annoncer au peuple ses volontés : il fallait qu'il parlât
intérieurement, et que par une opération toute-puissante il
amollît notre dureté. Grand Dieu éternel, vous me com-
mandez ; il est juste que vous soyez obéi : mais ce n'est
rien faire que me commander, si vous ne me donnez la
grâce par laquelle je puisse observer vos commandements.
Or cette grâce n'est point par la Loi : c'est le propre don
de l'Évangile, selon ce que dit l'apôtre saint Jean (^), que
« la Loi a été donnée par Moïse, et la grâce et la vérité a été
faite par Jésus-Christ. » Qu'est-ce donc que faisait la Loi ?
Elle ordonnait, elle commandait, elle liait les transgresseurs
d'éternelles malédictions ; parce que « maudit est celui qui
n'observe pas les paroles qui sont écrites en ce livre (^) : »
mais elle ne soulageait en rien nos infirmités. C'était une
eau faible et sans vigueur, capable de nous agiter, incapable
de nous soutenir.
C'est pourquoi le Sauveur Jésus, ayant compassion de
notre impuissance, vient nous donner un vin d'une céleste
vigueur; c'est sa grâce, c'est son Esprit-Saint, dont les apôtres
furent enivrés au jour de la Pentecôte. C'est ce saint et
divin Esprit qui porte la Loi au fond de nos cœurs, et l'y
grave par des caractères de flamme. Là, il l'anime intérieu-
rement et la remplit d'une force vivifiante: il change la lettre
en esprit, et c'est la nouvelle alliance que Dieu contracte
avec nous par son Evangile. C'est pour cette raison que
parlant par la bouche de Jérémie : « Voici, dit-il ('^), que
j'établirai avec la nation de Juda un nouveau testament,
non selon le testament que j'ai établi avec leurs pères : ils
a. II Cor.^ III, 6. — b.Joan.^ i, 17. — c. peîa.,.xx\n, 26. — d./erem., xxxi,
31 e^ seq. . . / .. /
DES DEUX ALLIANCES.
291
ne sont point demeurés dans mon testament, et moi je les
ai rejetés, dit le Seigneur. Mais voici le testament que je
disposerai à la maison d'Israël, » c'est-à-dire, aux vrais
enfants d'Israël et au peuple delà nouvelle alliance : '( J'in-
spirerai, dit-il, ma loi dans leurs âmes ; et je l'écrirai non en
des tables de pierre, mais je l'écrirai en leurs cœurs ; et ils
seront mon peuple, et je serai leur Dieu. » Quelle est donc
cette vertu merveilleuse, qui entre si profondément dans
nos cœurs ? d'où vient à cette loi nouvelle cette force si
pénétrante ? Chères sœurs, elle vient de l'Esprit de Dieu,
qui est le vrai moteur de nos âmes, qui tient nos cœurs en
sa main, qui est le maître de nos inclinations. Mais par quelle
sorte d'opérations la porte-t-il ainsi au fond de nous-mêmes.-^
C'est par une charité très sincère, par un puissant amour qu'il
nous inspire, par une chaste délectation, par une sainte et
ravissante douceur.
Dieu exerce deux sortes d'opérations sur nos âmes, qui
font la différence des deux lois. Premièrement il les effraye,
il les remplit delà terreur de ses jugements: et en second
lieu il les attire, il les enflamme d'un saint amour. La
première opération, qui est la crainte, ne peut pénétrer au
fond de nos âmes: elle les étonne, elle les ébranle; mais
elle ne les change pas. Par exemple, que vous rencontriez
des voleurs, si vous êtes le plus fort, ils ne vous abordent
qu'avec une apparence de civilité feinte : ils n'en sont pas
moins voleurs, ils n'en ont pas l'âme moins avide de car-
nage et de pillerie. La crainte étouffe les sentiments, elle
semble les réprimer ; mais elle n'en coupe pas la racine.
Voyez cette pierre sur laquelle Dieu écrit sa loi : en est-elle
changée, pour avoir en soi de si saintes paroles ? en est-elle
moins dure ? Rien moins. Ces saints commandements ne
tiennent qu'à une superficie extérieure. Ainsi en est-il de la
loi de Dieu : quand elle n'entre dans nos âmes que par la
terreur, elle ne touche que la surface : tant qu'il n'y a que
cette crainte servile, le fond ne peut être chantée comme il
faut. Il n'y a que l'amour qui entre au plus secret de nos
cœurs : lui seul en a la clef ; lui seul en modère les mouve-
ments. Vous avez de méchantes inclinations, vous avez des
292 SUR LES CARACTÈRES
affections déréglées : jamais elles ne pourront être chassées
que par des inclinations contraires, que par un saint amour,
que par de chastes affections du vrai bien. Ainsi l'âme sera
tout autre. L'amour la dilate par une certaine ferveur : il
l'ouvre jusqu'au fond, pour recevoir la rosée des grâces cé-
lestes. Ce n'est plus une pierre sur laquelle on écrit au
dehors : c'est une cire pénétrée et fondue par une divine
chaleur. C'est ainsi que le Sauveur Jésus est véritablement
eravé dans toutes les facultés de nos âmes. Il est dans la
mémoire, car on ne peut oublier ce qu'on aime: il est dans
l'entendement, car l'amour curieux et diligent n'a point
d'autre satisfaction, que celle de contempler les perfections
du bien-aimé qui l'attire. De là il passe dans les corps par
l'exercice des vertus, et par de saintes opérations qui, prenant
leur origine de l'amour de Jésus, en conservent les traits et les
caractères.
La Loi ancienne est écrite sur des pierres : il n'y a
rien de moins actif ni de plus immobile qu'une pierre :
ainsi la Loi ancienne est une loi morte et inanimée ; il nous
faut une loi vivante, animée de l'Esprit de Dieu, une loi
d'amour et de charité (').
Tel est, mes très chères sœurs, l'esprit de la loi nouvelle.
C'est pourquoi Dieu ne vient point à nous avec cette
apparence terrible qu'il avait sur le mont de Sina. Là, cette
montagne fumait de la majesté du Seigneur, qui « fait
distiller les montagnes comme de la cire (''). » Ici, il ne
rompt pas seulement un roseau à demi brisé (^) ; il est tout
clément et tout débonnaire. Là, on n'entend que le bruit
d'un long et effroyable tonnerre : ici, c'est une voix douce
et bénigne : « Apprenez de moi, dit-il, que je suis doux et
humble de cœur (^). » Là, il est défendu d'approcher sous
peine de la vie : « N'approchez pas, dit-il, de peur que vous
ne mouriez : et les hommes et les animaux qui approcheront
de la montagne, ils mourront de mort ('^). » Ici, il change
bien de langage : « Venez, venez, dit-il (^), approchez, ne
a. Ps., XCVI, 5. — â. Matth.^ xn, 20. — c. Ibid.^ xi, 29. — d. Exod.^ XIX, 12,
13. — e. Matth.^ XI, 28 et alibi.
I. Phrase omise par les éditeurs.
DES DEUX ALLIANCES. 293
craignez pas, mes enfants ; venez, oppressés, je vous sou-
lagerai, je vous aiderai à porter vos fardeaux ; venez, ma-
lades, je vous guérirai. Pécheurs, publicains, approchez, je
suis votre libérateur. Ne chassez pas ces petits enfants ;
à de tels appartient le royaume de Dieu (''). » D'où vient
ce changement, mes très chères sœurs ? Ah ! c'est qu'il se
veut faire aimer. Il vient changer la terreur en amour, cette
eau froide de la crainte qui resserrait le cœur par une basse
et servile timidité, en un vin d'une divine ferveur, qui le
dilatera, qui l'encouragera, qui l'échauffera par de bienheu-
reuses ardeurs. C'est l'esprit de la loi nouvelle. Je vous ai
dit les changements qu'a faits le Sauveur. L'eau, vous ai-
je dit, est fade et insipide. Ainsi était la Loi dans ses
ombres et dans ses figures, si Jésus ne la change en la
vérité de son Evangile, vin doux et savoureux, qui nous
remplit de délices célestes. L'eau n'a point de force pour
nous émouvoir. Ainsi était la Loi par sa lettre inutile et
impuissante, si elle n'est accompagnée du vin de la Loi
nouvelle, c'est-à-dire, de l'esprit de la grâce. Ces deux pre-
miers changements ne sont que pour le troisième. Assez et
trop longtemps nous avons été abreuvés de cette froide ter-
reur : il est temps que nos cœurs soient échauffés de l'amour
de Dieu.
Mes sœurs, nous ne sommes plus sous la loi de crainte,
nous sommes sous la loi d'amour; parce que nous ne sommes
plus dans la servitude, nous sommes dans la liberté des
enfants de Dieu : Jésus, qui est la vérité, nous a délivrés.
Partant, servons notre Dieu d'un amour libéral et sincère.
Aimons la justice, aimons la vérité, aimons la vraie et solide
raison, aimons l'unique repos. Tout cela c'est Jésus : aimons
donc Jésus de toute l'affection de nos âmes : qui n'aime pas
Jésus, je l'ose dire, il n'est pas chrétien. Vn chrétien, c'est
un homme renouvelé : nous ne pouvons être renouvelés sans
l'esprit de la loi nouvelle : l'esprit de la loi nouvelle, c'est la
charité : qui n'a pas la charité n'est pas chrétien. Ah! que
le siècle se réjouisse dans les débauches et dans les banquets,
dans les vins friands et délicieux ! Nous avons un vin dont
a. Marc, x, 14.
294 SUR LES CARACTÈRES DES DEUX ALLIANCES-
il nous est permis de nous enivrer; vin qui nous échauffe,
mais d'une ardeur toute spirituelle; qui nous fait chanter,
mais des cantiques d'amour divin; qui nous ôte la mémoire,
mais du monde et de ses vanités; qui nous excite une grande
joie, mais une joie que le monde ne comprend pas. Buvons
de ce vin, mes très chères sœurs. Jour et nuit ne respirons
que Jésus : vous particulièrement qu'il a retirées du siècle,
o-oûtez Tésus dans la solitude; c'est là qu'il se communique
aux âmes fidèles.
Et vous, chères sœurs, que, par sa miséricorde infinie, il
a miraculeusement délivrées des ténèbres de l'hérésie, c'est à
vous, c'est à vous que je parle. Et quelles paroles pourraient
vous exprimer la tendresse que mon cœur a pour vous !
Rendez-lui à jamais vos actions de grâces. Voyez combien
l'erreur est répandue par toute la ville. Dieu vous a triées
deux ou trois, qu'il a appelées à sa sainte Église : donc ne
soyez pas ingrates à cet inestimable bienfait. Persévérez
dans cette bienheureuse vocation. Voyez la pureté, voyez
l'innocence et la candeur de ces saintes filles, avec lesquelles
vous conversez. O Dieu, quelle différence de cette véritable
dévotion qu'elles vous enseignent en toute humilité et sim-
plicité, avec le faste et l'orgueil, et la piété contrefaite de
l'hérésie! Persévérez, mes très chères sœurs : n'écoutez ni
les larmes ni les reproches de vos parents. Dieu vous fasse
la grâce d'expérimenter combien sa sainte maison est plus
douce que la maison paternelle! Voyez ces redoutables au-
tels : les sacrements que nous y distribuons, ce ne sont pas
des ombres ni des figures : nous ne sommes plus sous la loi
judaïque; c'est la réalité, c'est la vérité, c'est la propre chair
de Jésus autrefois pour nous déchirée; c'est son sang vivi-
fiant épanché pour l'amour de nous. Jouissez des délices de
cette chair de laquelle l'hérésie s'est privée, pour se repaître
de la vanité d'une cène imaginaire, etc.
.1. .1.
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^^a^^:^ ,^ ^:^^:;afc ^^ ^^^ ^^. ^^ ,^ -^t :^ ::,
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^
Pour la FETE de la> PURIFICA-
TION (■) DE LA SAINTE VIERGE.
A Metz, 1653.
Encore un simple entretien, négligé à dessein par l'auteur, quand
il rédigea les sommaires des compositions oratoires de sa jeunesse.
Aussi le manuscrit est-il resté sans pagination. Il n'avait du reste
jamais été achevé. Bossuet avait tiré sa conclusion d'une ébauche
antérieure, écrite pour la Confrérie de Navarre (1652). (Voy. ci-
dessus, p. 10 1.) — L'œuvre de 1653, bien que familière et archaïque,
et tenant plus du catéchisme que du sermon, a de réelles beautés,
principalement vers la fin du i^f point. Elle s'adresse encore aux
religieuses de la Propagation, « qui, poussées de l'esprit de Dieu,
ont généreusement renoncé à tous les biens et même à toutes les
espérances du monde. »
PoatqiKwi impieii sunt dics
pîirgatio7its ejux securuUtm
legevi Moyst\ tulerunt iîlum
in Jérusalem^ ni sistcrenteum
Domino^ sicut scriptum est in
lege Do7nini;. ..et ut darcnt (')
hostiatn sccundum quod di-
ctuin est in le^e Dotnini, par
tiniuruni aut duos pullos co-
lnnibaru7)i. (Luc, II, 22-24.')
CE que nous appelons la Purification delà sainte Vierge
enferme sous un nom commun trois cérémonies diffé-
rentes de la loi ancienne, que le Fils de Dieu a voulu subir
aujourd'hui, ou en sa personne, ou en celle de sa sainte Mcre,
non sans quelque profond conseil de la Providence divine.
Elles sont toutes trois très manifestement distinoruées dans
notre évangile, comme vous l'aurez pu observer dans le texte
que j'ai rapporté exprès tout entier. Or afin de vous dire en
quoi consistaient ces cérémonies, il faut remarquer que selon
la loi toutes les femmes accouchées étaient réputées im-
1. Mss. 12825, f- 155-
2. Ms. Et utofferrent secundittn consuetudinetn laj^s pro eo par... Bossuet dcrit
si rapidement que sa mémoire substitue au texte véritable (juclciucs expres-
sions qui se lisent plus loin, au )t'. 27. Les éditeurs sont entrés dans ses inten-
tions, en corrigeant.
296 rOUR LA PURIFICATION
mondes : d'où vient que Dieu leur ordonnait deux choses.
Premièrement il les obligeait de se tenir quelque temps
retirées et du sanctuaire et même de la conversation des
hommes : puis, ce temps étant expiré, elles se venaient présen-
ter à la porte du tabernacle, afin d'être purgées par un certain
genre de sacrifice ordonné spécialement pour cela. Cette
retraite et ce sacrifice sont les deux premières cérémonies, ou
plutôt ce sont deux parties de la même cérémonie; lesquelles
l'une et l'autre ne regardaient principalement (') que la mère,
et se faisaient pour tous les enfants nouvellement nés, de
quelque sexe et condition qu'ils pussent être, ainsi qu'il est
écrit dans le douzième chapitre (^) du Lévitique. Quant à la
troisième cérémonie, elle ne s'observait que pour les mâles,
et parmi les mâles n'était que pour les aînés, que les parents
étaient obligés de venir présenter à Dieu devant ses autels,
et ensuite les rachetaient par quelque somme d'argent;
témoignant par là que tous leurs aînés étaient singulière-
ment du domaine de Dieu, et qu'ils ne les retenaient que par
une espèce d'engagement : c'est ce que Dieu commande à
son peuple en l'Exode, chapitre xii. Dans ces trois cérémo-
nies consiste, à mon avis, tout le mystère de cette fête; ce
qui m'a fait résoudre de vous les expliquer {^) familièrement
dans le même ordre que je les ai rapportées. J'espère que le
récit d'une histoire si mémorable, telle qu'est celle qui nous
est aujourd'hui représentée dans notre évangile , joint à
quelques brièves réflexions que je tâcherai d'y ajouter avec
l'assistance divine, fournira un pieux entretien à vos dévo-
tions : et je pense en vérité, mes très chères sœurs, qu'il
serait difficile de proposer à votre foi un plus beau spectacle.
PREMIER POINT.
Et pour commencer, j'avance deux choses très assurées ;
la première que la loi de la purification présupposait que la
femme eût conçu à la façon ordinaire, parce qu'elle est cou-
1. Sic, sans surcharge ni rature. Ce mot fait pourtant double emploi.
2. Bossuet, trop défiant à l'égard de sa première impression, a effacé le chiffre
12, pour lui substituer 13, mais à tort.
3. Var. exposer.
DE LA SAINTE VIERGE.
297
chée en ces termes : Mitlier si suscepto semine pepcrerit
mascichun (^), où il est [clair] que le législateur a voulu
toucher la source de la corruption qui se trouve dans les
enfantements ordinaires : autrement ce mot, suscepto semine,
serait inutile et ne rendrait aucun sens. La loi donc de la
purification parlait de celles qui enfantent selon les ordres
communs de la nature. Je dis en second lieu que la raison de
la loi étant telle que nous la venons de dire, après les saints
Pères, elle ne regardait en aucune façon la très heureuse
Marie, ne s'étant rien passé en elle dont son intégrité pût
rougir. Vous le savez, mes très chèr[es] sœur[s], que son Fils
bien-aimé étant descendu dans ses entrailles très chastes
tout ainsi qu'une douce rosée, il en était sorti comme une
fleur de sa tige, sans laisser de façon ni d'autre aucun vestige
de son passage. D'où je conclus que si elle était obligée à la
loi de la purification, c'était seulement à cause de la coutume,
et de l'ordre qui ne doit point être changé pour une rencontre
particulière. Et en effet le cas était si fort extraordinaire, qu'il
semblait n'être pas suffisant pour apporter une exception à
une loi générale.
Or ce n'est pas mon dessein d'examiner ici cette question,
mais seulement de vous faire admirer la vertu de la sainte
Vierge : en ce que sachant très bien l'opinion que l'on aurait
d'elle, et qu'il n'y aurait personne qui s'imaginât qu'elle eût
ni conçu ni enfanté autrement que les autres mères, elle ne
s'est point avisée de découvrir à personne le secret mystère
de sa grossesse. Au contraire elle a bien le courage de con-
firmer un sentiment si préjudiciable à sa virginité, subissant
sans se déclarer une loi qui, comme nous l'avons dit, v\\
présupposait la perte. Et je prétends que ce silence est une
marque certaine d'une retenue extraordinaire et d'une modes-
tie incomparable. Qu'ainsi ne soit, vous savez que celles de
son sexe qui sont soigneuses de garder leur \'irginité mettent
leur point d'honneur à faire connaître c|u'elle est entière et
sans tache ; et quelquefois c'est la seule chose en laquelle elles
avoueront franchement (qu'elles recherch(MU la réputation.
Cela étant ainsi, je vous prie de consitlcrer qutî vous ne
a. Levit.^ xii, 2.
298 POUR LA PURIFICATION
persuaderez jamais à un gentilhomme, qui se pique d'hon-
neur, de faire quelque action dont on puisse soupçonner en
lui de la lâcheté. Or il est certain qu'une vierge est touchée
beaucoup plus au vif lorsque quelque rencontre l'oblige à
donner sujet de croire qu'elle ait perdu sa virginité, pour
laquelle elle a un sentiment délicat au dernier point. Ce qui
me fait admirer la vertu de la sainte Vierge, qui ne craint
pas d'observer une cérémonie qui semblait si injurieuse à sa
très pure virginité ; qui ayant moins besoin d'être purifiée
que les rayons du soleil, obéit comme les autres à la loi de la
purification, et offre avec tant de simplicité le sacrifice pour
le péché, c'est-à-dire, pour les immondices légales qu'elle
n'avait nullement contractées ; et qui par cette obéissance
confirme la créance commune qu'elle avait conçu comme les
autres femmes, bien loin de désabuser le monde dans une
rencontre qui semblait si pressante, et de faire connaître aux
hommes ce qui s'était accompli en elle par l'opération de
l'Esprit de Dieu.
Certes il faut l'avouer, mes très chères sœurs, cela est du
tout admirable; surtout la très heureuse Vierge ayant de
son côté, si elle eût voulu se découvrir, premièrement la
vérité qui est si forte, et après l'innocence de ses mœurs qui
n'appréhendait aucune recherche, puis sa grande sincérité
à laquelle les gens de bien eussent eu peine de refuser leur
créance, et enfin un témoignage irréprochable en la personne
de son mari, qui, avec sa bonté et naïveté ordinaire, eût dit
qu'il était vrai que sa femme était très chaste, et qu'il en
avait été averti de la part de Dieu. Et cependant nous ne
lisons pas qu'elle en ait jamais parlé: au contraire nous voyons
son grand silence expressément remarqué dans les saintes
Lettres. Une seule fois seulement sa joie éclata lorsque
sollicitée par la prophétie de la bonne Elisabeth sa cousine,
qui la proclamait bienheureuse, elle lui déchargea son cœur,
et se sentant obligée de rendre hautement ses actions de
grâces à la divine bonté, elle chante dans l'épanchement
de son âme que le Tout- Puissant a fait en elle des choses
très grandes (''). Partout ailleurs elle écoute, elle remarque,
a. Lî/c.f I, 49.
DE LA SAINTE VIERGE. 299
elle médite, elle repasse en son cœur ; mais elle ne parle
jamais. .
Ce qui me surprend davantage, c'est qu'elle seule garde
le silence, pendant que tous les autres s'occupent à parler de
son Fils. Que ne dit pas aujourd'hui le bon Siméon, et à qui
ne donnerait-il pas envie d'exprimer toutes ses pensées
touchant cet aimable enfant qui fait aujourd'hui toute sa joie,
toute son espérance, tout son entretien ? Marie se contente
d'admirer à part soi les choses extraordinaires qui se disaient
de son Fils, ainsi que l'évangéliste le remarque fort expres-
sément. Non pas qu'elle en fût surprise, comme si elle eût
ignoré quel il devait être, elle à qui l'Ange avait dit si nette-
ment qu'il serait appelé le Fils du Très-Haut, et qu'il siége-
rait à jamais sur le trône de David son père. Et certes vous
jugez bien qu'il n'est pas croyable qu'elle ait oublié les paroles
de l'Ange, elle dont il est écrit qu'elle retenait si soigneu-
sement celles des bergers. Et quand il n'y aurait eu que la
manière admirable par laquelle elle l'avait conçu, car du moins
ne lui peut-on pas dénier cette connaissance, le moyen de
s'en taire à moins que d'avoir la vertu et la retenue de
Marie ?
Mais certes il fallait qu'elle se fît voir, par ses actions si
soumises, la Mère de celui qui, après sa glorieuse Trans-
figuration, dit à ses disciples : « Gardez-vous bien de parler
de ce que vous venez de voir, jusques à ce que le Fils de
l'homme soit ressuscité (''). » Et il y a dans son Évangile
beaucoup d'autres paroles qui sont dites en ce même sens, par
lesquelles nous connaissons que le Fils de Dieu, qui a daigné
témoigner quelque sorte d'impatience pour l'ii^niominie de
sa croix: « J'ai, dit-il ('''), à être baptisé d'un baptême, et com-
ment suis-je pressé en moi-même jusques à ce qu'il soit
accompli ! » lui donc, qui a témoigné quelque sorte d'impa-
tience pour l'ignominie de sa croix, n'a jamais fait [voir] le
moindre désir de la manifestation de son nom. attendant le
temps préfix marqué précisément par la Providence divine.
C'était lui, c'était lui, chères sœurs, (jui tloniiait ce sentiment
à sa sainte Mère, afin de faire voir (juVlK' était animée de
a. Matth.j xvii,9. — b. Luc.y xn, 50.
300 POUR LA PURIFICATION
son même Esprit. Ainsi elle jouit seule avec Dieu d une si
grande joie, sans la partager qu'avec ceux à qui il plaît au
Saint-Esprit de la révéler. Elle attend que Dieu découvre
cette merveille, lorsqu'il sera expédient pour la gloire de son
saint nom. Elle est vierge, Dieu le sait, Jésus son cher fils le
sait : ce lui est assez. O silence! ô retenue! ô âme parfaitement
satisfaite de Dieu seul et du témoignage de sa conscience!
Une mère si éclairée, se contenter d'être au nombre des
écoutants au sujet de son Fils unique ; ne parler pas même
des choses où sa virginité qui lui est si chère semble inté-
ressée, laisser croire au monde tout ce qu'il voudra et tout
ce que Dieu permettra qu'il croie, cacher une si grande gloire
et modérer ses paroles dans une joie qui devait être si exces-
sive ! Sauveur Jésus, Dieu caché, qui ne faites paraître à
nos yeux que votre faiblesse, qui avez inspiré cette humilité
si profonde à la bienheureuse Marie votre Mère, faites-nous
o-oûter vos douceurs en simplicité ; vous seul contentez nos
désirs, vous seul soyez suffisant à nos âmes.
SECOND POINT.
La seconde cérémonie consistait en un certain genre de
sacrifice,comme je vous le rapportais au commencement de
ce discours. Or Dieu avait ordonné en cette rencontre diffé-
rentes sortes de victimes, qui pouvaient être offertes légiti-
ment. « On offrira, dit-il ("), un agneau d'un an avec une
tourterelle, ou un pigeonneau. Que si vous ne pouvez offrir
un agneau, ajoute le Seigneur, si vous n'en avez pas le
moyen, vous offrirez deux pigeonneaux ou une paire de
tourterelles. » Par où vous voyez que l'on pouvait suppléer
au défaut de lagneau par les pigeonneaux ou la tourterelle;
et cela se faisait ordinairement par les pauvres, pour lesquels
la loi semble avoir donné ce choix des victimes : les pigeon-
neaux et les tourterelles, c'étaient {') le sacrifice des pauvres.
Maintenant souffrez que je vous demande quelle victime
vous pensez que l'on ait offerte pour le Roi du ciel. Ecoutez,
a. LeviL, XI i, 6, 8,
I. Les éditeurs, ne pouvant absoudre cette curieuse syntaxe, ont corrigé :
« c'était le sacrifice... » Ils auront supposé un lapsus, à tort, je crois.
DE LA SAINTE VIERGE.
301
je VOUS prie, levangéliste saint Luc: Ils offrirent pour lui,
dit-il, une paire de tourterelles, ou deux pigeonneaux. Une
paire de tourterelles, ou deux pigeonneaux : mais lequel des
deux, saint évangéliste? Pourquoi cette alternative? Est-ce
ainsi que vous racontez une chose faite .'^ Pénétrons, s'il vous
plaît, son dessein : tout ceci n'est pas sans mystère. Certes
l'intention de l'évangéliste n'est pas de nous rapporter pré-
cisément laquelle victime en particulier a été offerte, puisqu'il
nous donne cette alternative : deux pigeonneaux, ou une
paire de tourterelles. Ce n'est pas aussi son dessein de faire
une énumération de toutes les choses qui pouvaient être
offertes en cette cérémonie selon les termes de la loi de Dieu,
puisqu'il ne parle point de l'agneau. Quelle peut donc être
sa pensée.^ Est-ce point qu'il nous veut faire entendre que
c'eût été hors de propos qu'on eût offert un agneau, en ce
même temps où l'on apportait dans le temple le vrai Agneau
de Dieu, qui venait effacer les péchés du monde .'^ ou bien
n'est-ce pas plutôt que l'évangéliste nous fait entendre, qu'il
n'est pas nécessaire que nous sachions quelle a été précisé-
ment la victime offerte pour notre Sauveur, pourvu que
nous connaissions que le sacrifice, quel qu'il ait été, était
le sacrifice des pauvres : par turticrum, aut duos piillûs co-
Imnbarwm (^^^.
Chères sœurs, qui poussées de l'Esprit de Dieu, avez
généreusement renoncé à tous les biens et même à toutes
les espérances du monde, réjouissez-vous en Notre-Seigneur.
Jamais y eût-il homme plus pauvre que le Sauveur.'^ Son
père gagnait sa vie par le travail de ses mains et par l'exer-
cice d'un art mécanique : lui-même il n'avait rien en ce
monde, pas même une pauvre retraite ni de quoi appuyer su
tête. Certes les historiens remarquent que souvent à la nati-
vité des grands personnages, il s'est vu des choses qui ont
servi de présages de ce qu'ils devaient être pendant la vie.
Ne nous rapporte-t-on pas qu'on a vu fondre des aigles ou
sur la chambre ou sur le berceau de ceux cjui devaient être
un jour empereurs.-^ Et on raconte de saint Ambroise et de
quelques autres, cju'un essaim d'abeilles s'était reposé inno-
a. Luc,^ II 24.
302 POUR LA PURIFICATION
cemment sur leurs lèvres, pour signifier la douceur de leur
éloquence. O épouses de Jésus-Christ! dans ces dernières
fêtes que nous avons célébrées, que nous avons vu de pré-
sages de l'extrême pauvreté dans laquelle J Ésus devait vivre !
Quel est l'enfant si misérable dont les parents n'aient pas du
moins quelque chétive demeure, où ils puissent le mettre à
couvert des injures de l'air au moment qu'il vient au monde?
Jésus, rebuté de tout le monde, est plutôt, ce semble, exposé,
que né dans une étable. Ainsi il naquit, ainsi il vécut, ainsi
il mourut. Il a choisi le genre de mort où on est le plus dé-
pouillé ; et nu qu'il était à la croix, il voyait ces avares et
impitoyables soldats qui partageaient ses vêtements et
jouaient à trois dés jusques à sa tunique mystérieuse. Ne
fut-il pas enterré dans un sépulcre emprunté.^ Et les draps
dans lesquels son saint corps fut enseveli , les parfums
desquels il fut embaumé, furent les dernières aumônes de
ses amis. De sorte que pour ne se point démentir dans cette
action, qui était, comme vous le verrez tout à l'heure, une
représentation de sa mort, il veut que l'on offre pour lui le
sacrifice des pauvres, une paire de pigeonneaux ou deux
tourterelles. O Roi de gloire, «qui étant si riche par la con-
dition de votre nature, vous êtes fait pauvre pour l'amour de
nous, afin de nous enrichir par votre abondance ('"),» inspirez
dans nos cœurs un généreux mépris de toutes ces choses
que les mortels aveuglés appellent des biens, et faites-nous
trouver dans le ciel cet unique et inépuisable trésor que
vous nous avez acquis au prix de votre sang par votre inef-
fable miséricorde.
Nous lisons deux raisons dans l'Exode, pour lesquelles
Dieu ordonnait que les premiers-nés lui fussent offerts. De
ces deux raisons je prendrai seulement celle qui sera la plus
convenable au mystère que nous traitons, à laquelle je vous
prie de vous rendre un peu attentifs. Dieu, pour faire voir
qu'il était le maître de toutes choses, avait accoutumé d'en
exiger les prémices comme une espèce de tribut et de rede-
vance. Ainsi voyons-nous que les prémices des fruits lui
sont offertes, en témoignage que nous ne les avons que de sa
a. Il Cor., vni, 9.
DE LA SAINTE VIERGE.
303
seule munificence. Pour cela il demandait tout ce qui naissait
le premier, tant parmi les hommes que parmi les animaux,
se déclarant maître de tout. D'où vient qu'après ces mots
par lesquels il ordonne (en l'Exode, chapitre xrii) que tous
les premiers-nés lui soient consacrés : Sanctifica 7?n/n onme
prhnogenitum . , , tain de hominibus qiiain de jicmentis {^), il
ajoute incontinent la raison : Car tout est à moi. « Sanctifiez-
moi, dit-il, tous les premiers-nés, tant parmi les hommes
que parmi les animaux; car tout est à moi, » inea sitnt enini
omnia. Et il exigeait ce tribut particulièrement à l'égard des
hommes pour se faire reconnaître le chef de toutes les
familles d'Israël; et afin qu'en la personne des aînés, qui
représentent la tige de la maison, tous les autres enfants
fussent dévoués à son service. De sorte que par cette offrande
les aînés étaient séparés des choses communes et profanes,
et passaient au rang des saintes et des consacrées. C'est
pourquoi la loi est prononcée en ces termes : Separabis ojinie
quod aperit vulvant Domino (''') : « Vous séparerez tous les
premiers-nés au Seigneur. »
Et c'est en ce lieu que je puis me servir des paroles du
grave Tertullien (') et appeler avec lui le Sauveur Jésus
« l'illuminateur des antiquités (^), » qui n'ont été établies que
pour signifier ses mystères. Car quel autre est plus sanc-
tifié au Seigneur que le Fils de Dieu, dont la Mère a été
remplie de la vertu du Très-Haut? D'où l'Ange concluait
que ce qui naîtrait d'elle serait saint ("'). Et voici (ju'étant
« le premier-né de toutes les créatures, » ainsi que l'appelle
saint Paul, (''), et étant de plus les prémices du genre humain,
on le vient aujourd'hui offrir à Dieu devant ses autels, pour
protester qu'en lui seul nous sommes tous sanctifiés et
renouvelés, et que par lui seul nous appartenons au Père
éternel, et avons accès à l'autel de sa miséricorde. Ce qui
lui fait dire à lui-même : Ego pro cis sanctifico mcipsum ('):
« Mon Père, je me consacre pour eux : » afin d'accomplir
cette prophétie qui avait promis à nos pères qu'en lui toutes
. a. Exod.^ xni, 2. — b. Ihid., xiii, I7. — c. Adv. Marcion., lib IV.. n. 4a —
d. Luc, I, 35. — e. Coloss., 1, 15. — J.Joun., xvii, 19.
I. M s. TertuUian.
304 POUR LA PURIFICATION
les nations seraient bénies (''), c'est-à-dire, sanctifiées et
consacrées à la Majesté divine. Telles sont les prérogatives
de son droit d'aînesse, telles sont les obligations que nous
avons à ce pieux aîné, c'est-à-dire, au Sauveur Jésus, qui
s'est immolé pour l'amour de nous.
Et à ce propos je vous prie de considérer les paroles que
l'Apôtre fait dire à Notre-Seigneur dans son Epître aux
Hébreux, chapitre x; elles sont tirées du psaume xxxix, dont
voici les propres termes cités par l'Apôtre : Holocautomata
pro peccato non tiàiplacuerunt; tune dixi : Ecce venio (^) : « Les
holocaustes, et les sacrifices pour le péché ne vous ont pas
plu, ô mon Père! alors je me suis offert, j'ai dit : J'irai moi-
même, afin d'exécuter votre volonté; » c'est-à-dire, comme
l'entend l'Apôtre, l'ouvrage de notre salut. Ne vous semble-t-il
pas, chères sœurs, que ces paroles ne sont faites que pour cette
cérémonie.'^ Saint Paul les fait dire à Notre-Seigneur en
entrant au monde: Ingrediens mundum dixit (^). Or le Fils
de Dieu n'avait que six semaines ('), lorsqu'on le vint offrir à
Dieu dans son temple; de sorte qu'il ne faisait à proprement
parler que d'entrer au monde. Et selon cette doctrine, je me
représente aujourd'hui le Sauveur Jésus, à même temps qu'on
l'offre au Père éternel, prendre déjà (^) la place de toutes
les victimes anciennes, afin de nous consommer à jamais par
l'unité de son sacrifice : tellement que cette cérémonie était
comme un préparatif de sa Passion. Jésus-Christ dans sa
tendre enfance méditait le dessein laborieux de notre rédemp-
tion, et déjà par avance se destinait à la croix. Si je me suis
bien fait entendre, mes très chères sœurs, vous avez vu un
rapport merveilleux des anciennes cérémonies que le Fils de
Dieu subit aujourd'hui avec les mystères de notre salut.
Mais après avoir vu les sentiments de notre Sauveur dans
cette mystérieuse journée, si vous aviez peut-être une sainte
curiosité de savoir de quoi s'entretenait la bienheureuse
Marie, je tâcherai de vous en donner quelque éclaircisse-
ment par une considération très solide. Toutes les cérémonies
a. Genes.^ xxii, 18. — M s. bénites (benistes). — b. Hebr.^ x, 6, 7. — c. Ibid.^ 5.
1. Locution d'une naïveté charmante.
2. Construction toute latine : proposition infinitive.
DE LA SAINTE VIERGE.
305
des Juifs leur étaient données en figure de ce qui se devait
accomplir en Notre-Seigneur; et, bien qu'elles fussent diffé-
rentes les unes des autres, toutefois elles ne contenaient
qu'un seul Jésus-Christ. Ceux qui étaient grossiers et
charnels n'en considéraient que l'extérieur, sans en pénétrer
le sens. Mais les spirituels et les éclairés, à travers des ombres
et des figures externes, contemplaient intérieurement par une
lumière céleste les mystères du Sauveur Jésus. Par exemple,
dans la manne ils se nourrissaient de la Parole éternelle du
Père, faite chair pour l'amour de nous, vrai pain des anges
et des hommes ; et leur foi leur faisait voir dans leurs sacri-
fices sanglants la mort violente du Fils de Dieu pour l'expia-
tion de nos crimes. Que si les Juifs éclairés entendaient en
un sens spirituel ce qu'ils célébraient corporellement, à plus
forte raison la très heureuse Marie, ayant le Sauveur entre ses
bras et l'offrant de ses propres mains au Père éternel, faisait
cette cérémonie en esprit, c'est-à-dire joignait son intention
à ce que représentait la figure externe, c'est-à-dire l'oblation
sainte du Sauveur pour tout le genre humain racheté miséri-
cordieusement par sa mort, ainsi que je vous le représentais
tout à l'heure. Ce qui me fait dire, et ce n'est point une
méditation creuse et imaginaire, que de même que la sainte
Vierge, au jour de l'Annonciation, donna son consentement
à l'Incarnation du Messie, qui était le sujet de l'ambassade de
l'Ange ; de même elle ratifia, pour ainsi dire, en ce jour le
traité de sa Passion ; puisque ce jour en était une figure et
comme un premier préparatif. Et ce qui confirme cette pensée,
ce sont les paroles de Siméon. Car comme en cette sainte
journée son esprit devait être occupé de la Passion de son
F'ils, pour cela il est arrivé non sans un ordre secret de la
Providence, que Siméon, après avoir dit en fort peu de mots
tant de choses de Notre-Seigneur, adressant la parole h sa
sainte Mère, ne l'entretient que des étranges contradictions
dont son Fils sera traversé, et des douleurs amères dont son
âme sera percée à cause de lui : « Celui-ci, dit-il ("), est ctabh
comme un signe auquel on contredira; et votre àme. 6 mcrc,
sera percée d'un glaive. » Où vous devez remargucr^J^i
a, Luc, II, 34.
Sermons de Hossuet.
306 POUR LA PURIFICATION
résignation la plus parfaite à la volonté divine, dont jamais
vous ayez ouï parler. Car la sainte Vierge entendant une
prophétie si lugubre, et en cela plus terrible, que, n'énonçant
rien en particulier, elle laissait à appréhender toutes choses,
elle ne s'informe point quels seront donc ces accidents si
étranges, que ce bon vieillard lui prédit ; mais s'étant une
bonne fois résio^née entre les mains de Dieu, elle se soumet
de bon cœur, sans s*en enquérir, à ce qu'il lui plaira ordonner
de son Fils et d'elle. Voilà comme la sainte Vierge, unissant
son intention à celle de son cher Fils, se dévouait avec lui à
la Majesté divine...
(') Chrétiens, si vous désirez faire une sainte communion,
tel qu'était Siméon lorsqu'il embrassa Notre-Seigneur dans
le temple, tels devez-vous être, approchant de la sainte table.
Le saint homme avait une telle passion pour notre Sauveur,
qu'il ne pensait jour et nuit à autre chose qu'à lui : et bien
qu'il ne fût pas encore venu au monde, comme sa foi le lui
montrait dans les prophéties, il attachait toutes ses affections
à ce doux objet. Ce violent amour produisait en lui deux
mouvements très puissants: l'un était un ardent désir de voir
bientôt luire au monde la consolation d'Israël; et l'autre, une
ferme espérance que toutes choses seraient rétablies par son
arrivée: Expectabat rede7nptionem Israël (^). Le saint vieillard
soupirait donc sans cesse après le Sauveur; et parmi la
véhémence de ses désirs, l'Esprit de Dieu, qui les lui avait
inspirés, lui fit concevoir en son âme une certaine créance
qu'il ne mourrait point sans le voir. Depuis ce temps-là
chaque jour redoublait ses saintes ardeurs ; et peut-être n'y
avait-il plus que son amour et son espérance qui soutînt ses
membres cassés et qui animât sa décrépite vieillesse. Tels
devez-vous être si vous voulez dignement recevoir le sacre-
ment adorable. Soyez embrasés d'un tendre et ardent amour
pour le Fils de Dieu, qui vous fasse établir en lui toute l'es-
pérance de votre cœur ; que votre âme soit enflammée d'une
sainte avidité de vous rassasier de cette viande céleste, que le
a. Luc, II, 25.
I, Bossuet emprunte cette conclusion au sermon composé pour Navarre '
l'année précédente. Les éditeurs y joignent à tort l'alinéa qui précède au manu-
scrit, et que nous avons donné p. loi « C'est ici, c'est ici, chrétiens, etc. 'h
DE LA SAINTE VIERGE. 307
Père éternel nous a préparée en son Fils. Car y a-t-il chose
au monde plus désirable que de jouir du corps et du sang de
Notre-Seigneur, et du prix de notre salut ; que de commu-
niquer à sa Passion ; que de tirer de sa sainte chair, autrefois
pour nous déchirée, une nourriture solide, par la méditation
de sa mort ; que de recevoir, par l'attouchement de cette chair
vivifiante, et l'abondance du Saint-Esprit et les semences
d'immortalité ; que d'être transformés en lui par un miracle
d'amour ? Poussés de cet aimable désir, venez en esprit dans
le temple ainsi que le bon Siméon : Et venu in spiritu in
teniplwn i^). Que ce ne soit ni par coutume, ni pour tromper
le monde par quelques froides grimaces ; mais venez comme
le malade au remède, comme la mort à la vie. comme un
amant passionné à l'objet de ses affections : venez boire à longs
traits et avec une soif ardente cette eau admirable qui jaillit à
la vie éternelle. Et lorsqu'on vous présentera ce pain céleste,
goûtez à part vous combien le Sauveur est doux ; qu'un ex-
trême transport d'amour, vous faisant oublier de vous-mêmes,
vous attache et vous colle au Seigneur Jésus. C'est là qu'il
faut savourer cette viande délicieuse en silence et en repos.
Regardez le bon Siméon ; comme l'évangéliste nous distingue
ses actions, et comme il sait saintement ménager sa joie. « Il
le prend entre ses bras, dit saint Luc, il bénit Dieu, et enfin il
éclate en actions de grâces : » Suscepit euni ifi iilnas suas, et
benedixit Deum, et ait (''')... Mais devant que de parler, que
de regards amoureux! que d'ardents baisers! quelle abondance
de larmes ! 11 faut donc, avant toutes choses ('), que votre
âme se fonde en joie : jouissez du baiser du Sauveur, c'est le
même que Siméon embrassa ; et s'il se cache à vos yeux, il
se montre à votre foi : et le même qui a dit à ses disciples •
Bienheureux les yeux qui voient ce que vous voyez (') ! a
dit aussi pour notre consolation : « Bienheureux ceux cjui
croient et qui ne voient point ('')!» Après, cjue votre âme
s'épanouisse et se décharge à la bonne heure en hymnes et
en cantiques ; que tous vos sens disent : « O Seigneur, qui esi
serhblable à vous (^) ? » et que ce sentimcni pénètre jusques
a. Luc, n, 27. — h. Ibid., H, 28. - c. Ihid., X, 23. — d. Joah., XX, 29. —
e. Ps., XXXIV, 10.
I. Var. auparavant.
308 POUR LA PURIFICATION DE LA S. VIERGE.
à la moelle de vos os. Ensuite entrez, à l'exemple de notre
vieillard, dans un dé^i^oût de la vie et de ses plaisirs, épris
des charmes incompréhensibles d'une parfaite beauté : « En-
voyez-moi maintenant en paix, ô Seigneur ! » Nunc dirnittis
serv7UJi tnitm in pace i^).
Que vous dirai-je de cette divine paix que le monde ne peut
entendre, et qui est le propre effet de ce sacrement ? Oui ne
voit que la paix est le fruit de la charité qui lie, et tempère, et
adoucit les esprits ? Or n'est-ce pas ici le mystère de charité ?
Car par le moyen de la sainte chair de Jésus nous nous
unissons à la divinité qui en est inséparable, et notre société
est avec Dieu et avec son Fils dans l'unité de l'Esprit (^).
Ayant donc la paix avec Dieu, quel calme et quelle aimable
tranquillité dans nos âmes ! C'est pourquoi songeons, chré-
tiens, en quelle société nous avons été appelés. Pensons que
nos corps sont devenus et les membres de Jésus-Christ et
les temples du Saint-Esprit. Ne les abandonnons point à nos
passions brutales, qui, comme des soldats aveugles et témé-
raires,profanent les choses sacrées; mais conservons en pureté
ces vaisseaux fragiles dans lesquels nous avons notre trésor (^).
Ne parlons désormais que Jésus, ne songeons que Jésus,
ne méditons que Jésus : Jésus soit notre joie, nos délices,
notre nourriture, notre amour, notre conseil, notre espérance
en ce monde et notre couronne en l'autre. Sauveur Jésus,
en qui nous sommes bénis de toutes sortes de bénédictions
spirituelles ; lorsque vous verrez ... (') vos enfants ... rangés
devant (^) votre table, attendant la nourriture céleste à laquelle
vous les invitez, daignez leur donner votre sainte bénédiction
par l'intercession de la bienheureuse Vierge Marie. Amen.
a. Luc, II, 29. — b. \Joan., i, 3. — ^. I Thess., iv, 4; II Cor., IV, 7.
1. Le ms. de Navarre porte ces mots, qui n'ont pu être redits à Metz : « Lorsque
vous verrez demain vos enfants, surtout ceux qui sont associés à cette confrérie,
pour la gloire de votre nom; alors, dis-je, que vous les verrez rangés, etc. » —
C'était la veille, ici c'est le jour de la fête.
2. Var. \ votre table.
— » »—
•I» •!•
-i^^ii^:^^ ^ ^^. -^^ ^ ^^^^ ^^ ^^. ^ ^^_^
SERMON SUR LA LOI de DIEU (').
23 février 1653 (Quinquagésime). A Metz.
Avec ce sermon, nous assistons à un plus grand effort de l'élo-
quence de Bossuet : l'entretien « embrasse, comme il le remarque,
tous les devoirs de la vie humaine. » Aussi est-il entré dans les
recueils de 5^;';;2^/2j-^Z!^2J2>. M. Gandar en a donné une édition cri-
tique ; M. Gazier a encore perfectionné sur quelques points la consti-
tution du texte. On trouvera ci-après (année 1659) un nouveau début
composé pour ce discours, lorsque l'orateur le reprit devant une
communauté de Paris. Les anciens éditeurs n'en font qu'un des deux.
Sommaire (2). Cogitavi vias meas.
[Exorde.] Diversité d'actions parmi les hommes. Animaux plus
uniformes. Occupations serviles, ou vaines, ou folles, ou criminelles
(p. 3). Un guide pour mes erreurs, une règle pour mes désordres, un
repos pour mes inconstances (p. 5).
[i^"" point.] Ignorance humaine : nous ne savons ce qui nous est
propre (p. 7, 8, 9, 10, 11, etc.). — Consiliuui ineuin justificationcs tiiœ.
— Intellectitm dat parvulis. — Super senes intellexi (p. 13, 14, 15). —
Hasard conduit les affaires (p. 17). — Aller à JÉSUS-CIIRIST pour
être enseignés (p. 20).
[2"^^ point.] Ordinatione tua persévérât dies. — Nisiquodîcx tua ...
Beau d'être gouverné par la sagesse de Dieu (p. 28, 29).
[3*^ point] Trouble de la vie. Espérance trompeuse. Repos en Dieu
(P- 35).
[Péroraison.] Carnaval (p. 37, 38).
Cogitavi 7>ias vicas., et converti pedcs
7?ieos in testiniotiia iua.
J'ai étudié mes voies, et enfin j'ai
tourné mes pas du côté de vos témoi-
<:înafTes. {^Ps. cxviii, 59.)
PU ISOUE la licence effrénée tient iiiainicniint ses grands
jours, puisque en haine delà pénitence (pie nous allons
bientôt commencer, le diable s'efforce de noircir ces jours par
l'infamie de tant d'excessives débauches, c'est une institution
sainte et salutaire de les sanctifier, autant que ncnis le pour-
rons, par des prières publiques et par la parole divine. Mais
comme durant ce temps les hommes ensevelis dans la bonne
1. Mss. 12821, f 426-441. In-4". — et petit in-f*, sans luarpe.
2. Nous donnerons, à Tanncc 1659, le sommaire des remaniemenls posldricurs.
3IO SUR LA LOI DE DIEU.
chère (') semblent avoir oublié qu'ils sont faits à l'image de
Dieu, puisqu'ils égalent leur félicité à celle des betes
brutes, j'ai cru que je ferais une chose fort profitable à votre
salut, si je vous représentais aujourd'hui, avec le prophète
David, les vrais devoirs de la vie humaine. C'est pourquoi
j'ai choisi ce verset du psaume cxviii, où ce grand roi et ce
grand prophète, après avoir considéré ce qu'il a à faire en
ce monde, nous déclare tout ouvertement qu'il n'a point
trouvé de meilleures voies que celles de la loi de Dieu. « J'ai
étudié mes voies : » fidèles, rendez-vous attentifs à une déli-
bération de cette importance. Cet excellent serviteur de Dieu,
qui nous a laissé les paroles que je vous ai rapportées, dès sa
tendre jeunesse a eu à se défendre de puissantes inimitiés ;
il s'est trouvé souvent impliqué dans les dangereux intérêts
des princes et des potentats; il a eu à gouverner un puissant
Etat, oià il {') avait à s'établir contre les restes de la famille
de Saul,^son prédécesseur; enfin, durant un règne fort long,
jusques à ses dernières années, il lui a fallu soutenir l'em-
barras, non seulement d'une cour factieuse et de sa propre
maison toujours agitée de cabales, mais encore de cruelles
guerres et civiles et étrangères. Toutefois,si vous lui deman-
dez sa pensée touchant ce qu'il nous propose dans ce sao-e et
admirable verset que je vous ai allégué pour mon texte, Il ne
craindra pas de vous dire que jamais il n'a eu une affaire plus
importante. Puis donc qu'étant impuissants de nous-mêmes,
d'autant plus {') que les choses sont de conséquence, d'autant
plus nous avons besoin de l'assistance divine : adressons-nous,
mes frères, avec une ferveur extraordinaire, au Père de toute
lumière, afin qu'il lui plaise, par sa bonté, nous remplir de
son Esprit-Saint aux prières de la sainte Vierge. [Ave.']
[P. i] Dans cette importante délibération ('^), chrétiens,
je me représente que, venu tout nouvellement d'une terre
inconnue et déserte,séparée de bien loin du commerce et de
1. Var. dans leurs délices brutales... l'image de leur Créateur
2. Var. il fallait qu'il s'établît.
3. MM. Gandar et Gazier regardent à tort p/us comme une variante • c'e^t
une addition interlinéaire. Deforis avait bien lu.
4. Var. consultation.
SUR LA LOI DE DIEU.
311
la société des hommes, ignorant des choses humaines, je suis
élevé tout à coup au sommet d'une haute montagne, d'où,
par un effet de la puissance divine, je découvre la terre et
les mers et tout ce qui [se] fait dans le monde. C'est avec
un pareil artifice que le bienheureux martyr Cyprien fait
considérer les vanités du siècle à son fidèle ami Donatus.
Elevé donc sur cette montagne, je vois du premier aspect
cette multitude infinie de peuples et de nations, avec leurs
mœurs différentes et leurs humeurs incompatibles, les unes
barbares et sauvages, les autres polies et civilisées. Et com-
ment pourrais-je vous rapporter une pareille variété de cou-
tumes et d'inclinations? Après, descendant plus exactement
au détail de la vie humaine, je contemple les divers emplois
dans lesquels les hommes s'occupent. O Dieu éternel! quel
tracas! quel mélange de choses! quelle étrange confusion!
Je jette les yeux sur les villes, et je ne sais où arrêter la vue,
tant j'y vois de diversité. Celui-ci s'échauffe dans un barreau;
cet autre songe aux affaires publiques; les autres, dans leurs
boutiques, débitent plus de mensonges que de marchandises.
Je ne puis considérer sans étonnement tant d'arts et tant de
métiers avec leurs ouvrages divers, et cette quantité innom-
brable de machines et d'instruments que l'on emploie en tant
de manières. Cette diversité confond mon esprit ; si l'expé-
rience ne me (') la faisait voir, il me serait impossible de
m'imaginer (^) que l'invention {^) fût si abondante.
D'autre part je regarde que la campagne n'est pas moins
occupée : personne n'y est de loisir, chacun y est en action
et en exercice, qui à bâtir, qui [p. 2] à faire remuer la terre,
qui à l'agriculture, qui dans les jardins : celui-ci y travaille
pour l'ornement et pour les délices, C(^lui-là pour la néces-
sité ou pour le ménage : et qu'est-il nécessaire que je vous
fasse une longue énumération de toutes les occupati(Mis de
la vie rustique.^ La mer même, que la nature seniblait n'avoir
destinée que pour être l'empire des vents et la demeure des
poissons, la mer est habitée par les hommes; la terre lui
envoie dans des villes flottantes comme cl(\s colonies de
1. Var. nous.
2. Var. il serait impossible de roncovdir.
3. V(ir. l'iiiKiginalion.
o
12 SUR LA LOI DE DIEU.
peuples errants qui, sans autre rempart (') que d'un bois fra-
gile, osent se commettre à la fureur des tempêtes sur le plus
perfide des éléments. Et là que ne vois-je pas ? que de divers
spectacles! que de durs exercices! que de différentes obser-
vations! Il n'y a point de lieu où paraisse davantage l'audace
tout ensemble et l'industrie de l'esprit humain.
Vous raconte rai -je, fidèles, les diverses inclinations des
hommes! Les uns, d'une nature plus remuante ou plus géné-
reuse, se plaisent dans les emplois violents : tout leur con-
tentement est dans le tumulte des armes ('), et si quelque
considération les oblige à demeurer dans quelque repos, ils
prendront leur divertissement à la chasse, qui est une image
de la guerre {^). D'autres, d'un naturel plus paisible, aiment
mieux la douceur de la vie; ils s'attachent plus volontiers à
cette commune conversation, ou à l'étude des bonnes lettres,
ou à diverses sortes de curiosités, chacun selon son humeur.
J'en vois qui sont sans cesse à étudier de bons mots, pour
avoir l'applaudissement du beau monde. Tel aura tout son
plaisir dans le jeu : ce qui ne devrait être qu'un relâchement
de l'esprit, ce lui est une affaire de conséquence (^) ; il donne
tous les jours de nouveaux rendez-vous, il se passionne, il
s'impatiente; il y occupe dans un grand sérieux la meilleure
partie de son temps. Et d'autres qui passent toute leur vie {^)
dans une intrigue continuelle; ils veulent être de tous les
secrets, ils s'empressent, ils se mêl6nt partout, ils ne songent
qu'à faire toujours de nouvelles connaissances et de nouvelles
amitiés. Celui-ci est possédé de folles [p. 3] amours, celui-là
de haines cruelles et d'inimitiés implacables; et cet autre, de
jalousies furieuses. L'un amasse, et l'autre dépense Quelques-
uns sont ambitieux et recherchent avec ardeur les emplois
publics; les autres sont plus retenus et aiment mieux le
repos et la douce oisiveté d'une vie privée. Chacun a sa
manie et ses inclinations différentes. Les mœurs sont plus
1. Far. défense.
2. Ici encore Deforis a raison contre ceux qui le corrigent : armes, non arjnées,
3. Var. dans les emplois violents, dans la guerre ou bien à la chasse, qui sem-
ble en être une image.
4. Ms. <L à laquelle il occupe dans un grand sérieux la meilleure partie de son
temps. » — Ces mots ont été renvoyés par l'auteur à la fin de la phrase.
5. Var. Celui-ci passe toute sa vie...
SUR LA LOI DE DIEU.
313
dissemblables que les visages, chacun veut être fol à sa fan-
taisie : la mer n'a pas plus de vagues quand elle est agitée
par les vents, qu'il naît de diverses pensées de cet abîme
sans fond et de ce secret impénétrable du cœur de l'homme.
C'est à peu près, mes frères, ce qui se présente à mes yeux,
quand je considère attentivement les affaires et les actions
qui exercent la vie humaine.
A cette étonnante diversité je demeure surpris (') et
comme hors de moi ; je me regarde, je me. considère : que
ferai-je ? où me tournerai-je ? Cogitavi vias viens. Certes,
dis-je incontinent en moi-même, les autres animaux semblent
ou se conduire ou être conduits d'une manière plus réglée
et plus uniforme : d'où vient dans les choses humaines
une telle inégalité et une telle bizarrerie ? Est-ce là ce divin
animal dont on raconte de si grandes merveilles ? cette âme
d'une vigueur immortelle n'est-elle pas capable de quelque
opération plus divine, et qui ressente mieux le lieu d'où elle
est sortie ? Toutes les occupations que je vois me semblent
ou serviles, ou vaines, ou folles, ou criminelles : j'y vois du
mouvement et de l'action pour agiter l'âme ; je n'y vois ni
règle, ni véritable conduite pour la composer. « Tout y est
vanité et affliction d'esprit, » disait le plus sage des
hommes {''). Ne paraîtra-t-il rien à ma vue ('), qui soit digne
d'une créature faite à l'image de Dieu ? Cogihwi z'ias 7}iias.
Je cherche, je médite, j'étudie mes voies ; et pendant que je
suis dans ce doute, je découvre un nouveau genre d'hommes
que Dieu a dispersés deçà et delà dans le monde, qui met-
tent tous leurs soins à former leur vie sur l'équité de la loi
divine : ce sont les justes et les gens de bien. [P. 4] Leur
conduite me paraît plus égale, et leur contenance plus sage,
et leurs mœurs bien mieux ordonnées ; mais le nombre en
est si petit, qu'à peine paraissent-ils sur la terre. Davantage,
pour l'ordinaire, je ne les vois pas dans le grantl crédit ; il
semble que leur partage soit le mépris et la pauvreté : ceux
qui les maltraitent et qui les oppriment vont dans le monde
la tête levée, au milieu des applaudissements de toutes les
a. Ecci.^ I, 14-
1. Vtir. tout stupide. (Ktait-cc une irminisrcncc de CiiiHit^ \\ l ?)
2. yar. à incb youx.
314 SUR LA LOI DE DIEU.
conditions et de tous les âges; et c'est ce qui me rejette
dans de nouvelles perplexités. Suivrai-je le grand ou le
petit nombre ? les sages ou les heureux ? ceux qui ont la
faveur publique, ou ceux qui se satisfont du témoignage de
leurs consciences ?
Mais enfin, après plusieurs doutes, voici la réflexion que
je fais : Je suis dans une profonde ignorance, j'ai été comme
exposé en ce monde sans savoir ce qu'il y faut faire ; et ce
que je puis en apprendre est mêlé de tant de sortes d'erreurs,
que mon âme demeurerait suspendue dans une incertitude
continuelle, si elle n'avait que ses propres lumières ; et
nonobstant cette incertitude, je suis engagé à un long et
périlleux voyage : c'est le voyage de cette vie, où il faut
nécessairement que je marche par mille sentiers détournés,
environné de toutes parts (') de précipices fameux par la
chute de tant de personnes. Aveugle que je suis, que ferai-je,
si quelque bonne fortune ne me fait trouver un guide
fidèle, qui régisse mes pas errants et conduise mon âme
mal assurée ? C'est la première chose qui m'est nécessaire.
Mais je n'ai pas seulement l'esprit obscurci d'ignorance ;
ma volonté est extrêmement déréglée : il s'y élève sans cesse
des désirs injustes ou superflus ; je suis presque toujours en
désordre par la véhémence de mes passions, et par la vio-
lente précipitation de mes mouvements ; il faut que je cherche
une règle certaine qui compose mes mœurs selon la droite
raison, et réduise mes actions à la juste médiocrité : c'est la
seconde chose dont j'ai besoin.
[P.5]Etenfin(^),voici la troisième: mon entendement et ma
volonté, qui sont les deux parties principales qui gouvernent
toutes mes actions, étant ainsi blessés, l'une par l'ignorance,
et l'autre par le dérèglement, toute mon âme en est agitée
et tombe dans un autre malheur, qui est une inquiétude et
une inconstance éternelle. J'erre de désir en désir, sans
trouver quoi que ce soit qui me satisfasse {^). De sorte que
1. Var. au milieu de.
2. Autre rédaction non effacée, mais inachevée : « Cette ignorance de l'enten-
dement et ce dérèglement de la volonté me jettent dans un autre malheur. C'est
une inquiétude continuelle qui résulte... »
3. Edit.i.]t prends tous les jours de nouveaux desseins, espérant que les der-
SUR LA LOI DE DIEU.
315
je vivrai désormais sans espérance de terminer mes longues
inquiétudes, si je ne trouve à la fin un objet solide qui donne
quelque consistance à mes mouvements par une véritable
tranquillité : un guide (') de mes erreurs, une règle pour mes
désordres ; un repos assuré pour mes inconstances.
Ce sont les trois choses qui me sont nécessaires : 6 Dieu !
où les irouvç^r^d-]^,} Cogitavi via s me as. La prudence humaine
est toujours chancelante ; les règles des hommes sont défec-
tueuses; les biens du monde n'ont rien de ferme; il faut que
je porte mon esprit plus haut. Je vois, je vois dans la loi de
Dieu une conduite infaillible, et une règle certaine, et une
paix immuable. J'entends le Sauveur Jésus, qui avec sa
charité ordinaire : « Je suis, dit-il, la voie, la vérité et la
vie (''). » Je suis la voie assurée qui vous conduis sans incer-
titude ; je suis la vérité infaillible, invariable, sans aucun dé-
faut, qui vous règle : je suis la [vraie] vie de vos âmes, qui
les fait vivre dans la douceur d'une [parfaite] tranquillité (-).
Pourquoi délibérer davantage? Loin de moi, [longues in-
quié]tudes {^) ; loin de moi, fâcheuses irrésolutions : [P. 6]
« J'ai étudié mes voies, et enfin j'ai tourné mes pas, » ô Sei-
gneur! « du côté de vos témoignages : » Cogitavi vias meas,
et converti \_pedes rneos in testimo7iia ttuiP\ C'est le sujet de
cet entretien, qui embrasse, comme vous voyez, tous les de-
voirs de la vie humaine. Fidèles, je n'en doute pas. vous avez
souvent entendu de plus doctes prédications, et oii les choses
ont été mieux déduites que je ne suis capable de le faire;
a. Joan.^ XIV, 6.
niers réussiront mieux; et partout mon espérance est trompée {var. frustrée),
parce que je ne trouve rien qui me satisfasse. De h\ l'iné.^alité de ma vie, qui
n'ayant point de conduite arrêtée {var. ferme), est un mélan«;e d'aventures di-
verses et de diverses prétentions, qui toutes ont trompé mes désirs. Je les ai
manquées, ou elles m'ont manqué ; je les ai manquées, lorsque je ne suis pas
parvenu au but que je m'étais proposé ; elles m'ont manqué, lorsqu'ayanl obtenu
ce que je voulais, je n'y ai pas rencontré ce que je cherchais. » — M. ^landar .i
raison, je crois, de supprimer ici cette phrase : Bossuel en a barré le commen-
cement, et il en reprend une bonne partie vers la fm de son discours. M. C'.azicr,
au contraire, a cru devoir la rétablir dans son édition.
1. Var. une lumière pour... lîdit. un j^uide pour...
2. "^ Correction de 1659 : « qui leur donne un repos sans trouble. >^
3. 11 faut sui)pléer (juclques m(>ts, h cause d'une déchirure du ms. Les édi-
teurs disent : « doutes et in(|uiétudcs. >~> Nous avons préféré rejircndre les propres
expressions dont liossuet s'était servi tiuclqucs lignes i)lus haut.
3^6 SUR LA LOI DE DIEU.
mais je ne craindrai pas de vous assurer que ni dans les
cabinets, ni dans les conseils, ni dans les chaires, ni dans les
livres, jamais il ne s'est traité une affaire plus importante.
PREMIER POINT.
[P. /] Qu'est-ce que l'homme, ô grand Dieu ! que vous en
faites état et que vous en avez souvenance (') ? dit le pro-
phète David (''). Notre vie, qu'est-ce autre chose qu'un éga-
rement continuel ? Nos opinions sont autant d'erreurs, et
nos voies ne sont qu'ignorance. Et certes, quand je parle de
nos ignorances, je ne me plains pas, chrétiens, de ce que
nous ne connaissons point quelle est la structure du monde,
ni les influences des corps célestes, ni quelle vertu tient la
terre suspendue au milieu des airs, ni de ce que tous les
ouvrages de la nature nous sont des énigmes indissolubles (^).
Bien que ces connaissances soient très admirables et très
dignes d'être recherchées, ce n'est pas ce que je déplore
aujourd'hui ; la cause de ma douleur nous touche de bien
plus près. Je plains notre malheur de ce que nous ne savons
pas ce qui nous est propre, de ce que nous ne connaissons
pas le bien et le mal, de ce que nous n'avons pas la véri-
table conduite qui doit gouverner notre vie.
[P. 8] Le sage Salomon étant un jour entré profon-
dément en cette pensée : « Ou'est-il nécessaire, dit-il,
que l'homme s'étudie à des choses qui surpassent sa ca-
pacité, puisqu'il ne sait pas même ce qui lui est convenable
durant le pèlerinage de cette vie ? » Quzd necesse est homini
majora se guœrere; cttm ignoret quid conducat sibi... numéro
dierum peregrinationis smcb, et tempore quod velut timbra
prœterit (^) ? Mortels misérables et audacieux, nous mesurons
le cours des astres, nous assignons la place aux éléments, nous
allons chercher au fond des abîmes les choses que la nature
a. Ps., Vin, 5. — â. Ecd.^ vil, i.
1. Édit. Quid est ho?no quod memor es ejus? — Ces mots en effet ont été ajou-
tés dans le manuscrit ; mais on n'a pas remarqué que l'écriture n'est pas de
Bossuet.
2. C'est le mot du ms. Nous l'avons déjà rencontré dans le panégyrique de
saint François d'Assise. Les éditeurs, excepté Gandar, corrigent : « insolubles ».
Il est vrai qu'il y a d'autres inadvertances : imagine ^qmx imagej désidérable, tic
SUR LA LOI DE DIEU.
317
y avait cachées, nous pénétrons un océan immense pour
trouver des terres nouvelles que les siècles précédents n'ont
jamais connues ; et à quoi ne nous portent pas les désirs
vagues et téméraires d'une curiosité infinie ? Et, après tant
de recherches laborieuses, nous sommes étrangers chez
nous-mêmes ; nous ne connaissons ni le chemin que nous de-
vons tenir, ni quelle est la vraie fin de nos mouvements. Et
toutefois il est manifeste que la première chose que doit faire
une personne avisée, c'est de considérer ses voies, et de
peser par une véritable prudence comment [P. 9] il (') doit
composer ses mœurs. C'est ce que nous enseigne l'Ecclésiaste
en ces deux petits mots si sensés : « Les yeux du sage sont
en sa tête : » Sapientis oculi in capite ejus ('*). Quelle étrange
façon de parler : « les yeux du sage sont en sa tête! » Mais il a
voulu nous faire entendre que, de même que la nature a mis
la vue comme un guide fidèle dans la place la plus éminente
du corps, afin de veiller à notre conduite et de découvrir de
loin les obstacles qui la pourraient traverser, ainsi la Provi-
dence divine a établi la raison dans la suprême partie de
notre âme, pour adresser nos pas à la bonne voie, et consi-
dérer aux environs les empêchements qui nous en détour-
nent {^).
Et bien que tout le monde confesse qu'il n'y a rien de si
nécessaire que ce précepte du Sage, si est-ce toutefois, chré-
tiens, que si nous l'observons en quelque façon dans les
affaires de peu d'importance, nous le négligeons tout à fait
dans le point capital de la vie. Étrange aveuglement de
l'homme ! personne parmi nous ne se plaint de manquer de
raisonnement ; nous nous piquons d'employer la raison, et
dans nos affaires, et dans nos discours ; il faut même (ju'il y
ait de l'esprit et du raisonnement dans nos jeux ; il y a de
l'étude et de l'art jusque dans nos gestes et dcUis nos dé-
marches : il n'y a que sur le point de nos mœurs où nous ne
nous [p. 10] mettons point en peine de suivre ni de consulter
la raison ; nous les abandonnons au hasard et à l'ignorance.
Et afin que vous ne croyiez pas, chrétiens, que ce soit ici
a. EccL, H, 14.
I. Syllepse usitée au xvii" siècle. — 2. Var. Ce qui nous en peut dcHourncr.
3l8 SUR LA LOI DE DIEU.
une invective inutile, considérez, je vous prie, à quoi se passe
la vie humaine. Chaque âge n'a-t-il pas ses erreurs et sa
folie ? Qu'y a-t-il de plus insensé que la jeunesse bouillante,
téméraire et mal avisée, toujours précipitée dans ses entre-
prises, à qui la violence de ses passions empêche de con-
naître ce qu'elle fait ? La force de l'âge se consume en mille
soins et mille travaux inutiles. Le désir d'établir son crédit
et sa fortune, l'ambition, et la vengeance, et les jalousies,
quelles tempêtes ne causent-elles pas à cet âge ? Et la vieil-
lesse paresseuse et impuissante, avec quelle pesanteur s'em-
ploie-t-elle aux actions vertueuses ! combien est-elle froide
et languissante ! combien trouble-t-elle le présent par la vue
d'un avenir qui lui est funeste !
Jetons un peu la vue sur nos ans qui se sont écoulés; nous
désapprouverons presque tous nos desseins, si nous sommes
juges un peu équitables : et je n'en exempte pas les emplois
les plus éclatants, car, pour être les plus illustres, ils n'en
sont pas pour cela les plus accompagnés de raison ('). La plu-
part des choses que nous avons faites, les avons-nous choisies
par une mûre délibération ? n'y avons-nous [pas] [p. 1 1]
plutôt été engagés par une chaleur inconsidérée, qui donne
e mouvement à tous nos desseins? Et dans les choses même
esquelles (^) nous croyons avoir le plus apporté de prudence,
qu'avons-nous jugé par les vrais principes ? avons-nous
jamais songé à faire les choses par leurs motifs essentiels et
par leurs véritables raisons ? Quand avons-nous cherché la
bonne constitution de notre âme ? quand nous sommes-nous
donné le loisir de considérer quel devait être notre intérieur,
et pourquoi nous étions en ce monde .f^ Nos amis, nos préten-
tions, nos charges et nos emplois, nos divers intérêts, que
nous n'avons jamais entendus, nous ont toujours entraînés ;
et jamais nous ne sommes poussés que par des considéra-
tions étrangères. Ainsi se passe la vie, parmi une infinité de
vains projets et de folles imaginations ; si bien que les plus
sages, après que cette première ardeur qui donne l'agrément
aux choses du monde est un peu tempérée {^) par le temps,
I. l^ar. les plus raisonnables. — 2. Var. dans lesquelles. — 3. Var. modérée, —
ralentie.
SUR LA LOI DE DIEU.
319
s'étonnent le plus souvent de s'être si fort travaillés pour
rien ('). Et d'où vient cela, chrétiens ? N'est-ce pas manque
d'avoir bien compris les solides devoirs de Thomme et le
vrai but où nous devons tendre?
Il est vrai, et il le faut avouer, que ce n'est pas une entre-
prise facile ni un travail médiocre : tous les sages du monde
s'y sont appliqués, tous les sages du monde s'y sont [p. 12]
trompés. Tu me cries de loin, ô philosophie ! que j'ai à
marcher en ce monde dans un chemin glissant et plein de
périls : je l'avoue, je le reconnais, je le sens même par expé-
rience. Tu me présentes la main pour me soutenir et pour
me conduire ; mais je veux savoir auparavant si ta conduite
est bien assurée : « Si un aveugle conduit un aveugle, ils
tomberont tous deux dans le précipice (''). » Et comment
puis-je me fier à toi, ô pauvre philosophie ? Que vois-je dans
tes écoles que des contentions inutiles qui ne seront jamais
terminées ? On y forme des doutes, mais on n'y prononce
point de décisions (^). Remarquez, s'il vous plaît, chrétiens, que
depuis qu'on se mêle de philosopher dans le monde, la prin-
cipale des questions a été des devoirs essentiels de l'homme,
et quelle était la fin de la vie humaine. Ce que les uns ont
posé pour certain, les autres l'ont rejeté comme faux. Dans
une telle variété d'opinions, que l'on me mette au milieu
d'une assemblée de philosophes un homme ignorant de ce
qu'il aurait [p. 13] à faire en ce monde ; qu'on ramasse, s'il
se peut, en un même lieu tous ceux qui ont jamais eu la
réputation de sagesse : quand est-ce que ce pauvre homme se
résoudra, s'il attend que de leurs conférences (-^) il en résulte
enfin quelque conclusion arrêtée? Plutôt on verra le froid et
le chaud cesser de se faire la guerre que les philosophes
convenir entre eux de la vérité de leurs dogmes. ^Voâ/s /;/:7-
cem videmur insanire : (i Nous nous semblons insensés les
uns aux autres, » disait autrefois saint Jérôme ( ).
Non, je ne le puis, chrétiens, je ne puis jamais me fier à
a. Matth.^ XV, 14. — /^. Epist. XXVI II, ad AselL
I. Cette phrase et la précédente sont soulignées comme importantes.
2 Souligné. Il en est de môme des principaux développements qui suivent,
jusqu'à la conclusion : « Donc, ô Sagesse... >
3. Var. disputes.
320 SUR LA LOI DE DIEU.
la seule raison humaine: elle est si variable et si chancelante,
elle est tant de fois tombée dans l'erreur, que c'est se com-
mettre à un péril manifeste que de n'avoir point d'autre guide
qu'elle. Quand je regarde quelquefois en moi-même cette
mer si vaste et si agitée, si j'ose parler de la sorte, des rai-
sons et opinions humaines, je ne puis découvrir, dans une si
vaste étendue, ni aucun lieu si calme, ni aucune retraite si
assurée, qui ne soit illustre par le naufrage de quelque per-
sonnage célèbre. Si bien que le prophète Job, déplorant dans
la véhémence de ses douleurs, les diverses calamités qui affli-
gent la vie humaine, a eu juste sujet de se plaindre de notre
[p. 14] ignorance (au chapitre xxviii) à peu près en cette
manière : O vous qui naviguez sur les mers, vous qui tra-
fiquez dans les terres lointaines, et qui nous en rapportez des
marchandises si précieuses, dites-nous : n'avez-vous point
reconnu dans vos longs et pénibles voyages, « n'avez-vous
point reconnu où réside l'intelligence, et dans quelles bien-
heureuses provinces la sagesse s'est retirée? » Unde sapientia
venit, et quis est locus intelligentiœ ('*) ? Certes, « elle s'est
cachée des yeux de tous les vivants ; les oiseaux mêmes du
ciel, » c'est-à-dire les esprits élevés, « n'ont pu découvrir ses
vestiges : » Abscondita est ab octtlis omnium viventium ;
volucres quoque cœli latet {^). « La mort et la corruption, »
c'est-à-dire l'âge caduc et la décrépite vieillesse, qui, courbée
par les ans, semble déjà regarder sa fosse, « la mort donc et
la corruption nous ont dit : » Enfin, après de longues enquêtes
et plusieurs rudes expériences, « nous en avons ouï quelque
bruit confus, » mais nous ne pouvons vous en rapporter de
nouvelles bien assurées : Perditio et moj^s dixerunt : Auri-
bus \7iostris~\ audivhnus famam ejus (^).
Donc, ô Sagesse incompréhensible, agité de cette tempête
de diverses opinions pleines d'ignorance et d'incertitude, je ne
vois de refuge que vous; vous serez le port assuré où [p. 15]
se termineront mes erreurs. Grâce à votre miséricorde, comme
vous allumiez autrefois durant l'obscurité de la nuit cette
mystérieuse colonne de flammes qui conduisait Israël, votre
peuple, dans une telle étendue de terres seules, incultes et
a.Job^ XXVIII, 20. — b. Ibid.y 21. — c. Ibid.^ 22.
SUR LA LOI DE DIEU.
321
inhabitées (') ; ainsi m'avez-vous proposé comme un céleste
flambeau votre loi et vos ordonnances : elles rassureront mon
esprit flottant, elles dirigeront mes pas incertains : Luccrna
pedibus meis verbum tuum, et lumen semitis vieis (^).
« Je m'étais résolu, dit le Sage, de me retirer entièrement
des plaisirs, afin de m'adonner sérieusement à l'étude de la
sagesse, jusqu'à temps que je visse avec [p. 16] évidence ce
qui est utile aux enfants des hommes i^) : mais, poursuit
ce sage prince, j'ai reconnu que pour cette recherche notre
vie n'est pas assez longue. » Et certes la prudence humaine
est si lente dans ses progrès, et la vie si précipitée dans sa
course, qu'à peine avons-nous pris les premières teintures des
connaissances que nous recherchons, que la mort inopiné-
ment tranche le cours de nos études par une fatale et irré-
vocable sentence ; au lieu que dans l'étude de la loi de Dieu
on y est savant dès le premier jour. Craignez Dieu : je vous
ai tout dit ; c'est un abrégé de doctrine, qui « donne de
l'entendement à l'enfance la plus imbécile (f) : » hitellectiim
dat parvulis (^). C'est pourquoi le prophète David : J'ai eu,
dit-il, de grands démêlés, durant mes jeunes années, avec de
puissants ennemis, avec de vieux et rusés courtisans ; mais
j'ai été plus avisé qu'eux ; je me suis ri des raffinements de
ces vieillards expérimentés, sans y entendre d'autre finesse
que de rechercher simplement les commandements de mon
Dieu : Super senes intellexi, quia ^nandata tua qtucsivi ('').
En effet, considérez, chrétiens, ces grands et puissants
génies : ils ne savent tous ce qu'ils font. Ne voyons-nous pas
tous les jours manquer [p. i 7] quelque ressort à leurs grands
et vastes desseins, et que cela ruine toute l'entreprise? L'évé-
nement des choses est ordinairement si extravagant ('), et
revient si peu aux moyens que l'on y avait employés, cju'il
faudrait être aveugle pour ne voir pas qu'il y a une puissance
occulte et terrible (jui se plaît de renverser les desseins des
hommes, qui se joue de ces grands esprits qui s'imaginent
a. Ps.^ cxvni, 105. -- l>. Eccl.^ II, 3. — c. Ps., cxviii, 130. — d. Ps., cxviii,
100. — M s. test inio nia tua...
\. Var. qui, dans une telle ctenduc... conduisait Isracl, votre peuple.
2. Var. impuissante. (Les deux termes sont synoiunus, .\ rinriL-ic pr^s.^
3. Var. bizarre.
Sermons de Hossuet. *>
322 SUR LA LOI DE DIEU.
remuer tout le monde, et qui ne s'aperçoivent pas qu'il y a
une raison supérieure qui se sert et se moque d'eux, comme
ils se servent et se moquent des autres (').
En effet, il le faut avouer ('), dans la confusion des choses
humaines, l'unique sûreté, mes chers frères, la seule et véri-
table science est de s'attacher constamment à cette raison
dominante. Ah! quelle consolation à une âme de suivre la
raison souveraine avec laquelle on ne peut errer! Sans cela
nos affaires iraient au hasard et à l'aventure. Car ce serait
une folle persuasion de croire que nous puissions prendre si
justement nos mesures, que nous fassions tomber les événe-
ments au point précis que nous souhaitons; les rencontres
des choses humaines sont trop irrégulières et trop bizarres.
Il sert beaucoup d'observer le temps pour ensemencer la
terre et pour moissonner; et néanmoins, dit le Sage, que je
ne me lasse point de vous alléguer en cette matière: «Qui
prendrait garde au vent de si près, jamais il ne sèmerait; et
qui considérerait les nues, attendant toujours que le temps
lui vînt entièrement à souhait, jamais il ne recueillerait ses
moissons : » Qui observât ventum^ non seminat; et qui considé-
rât nubes, nunquam metet (f). [P. i8j II veut dire, par cet
exemple, que c'est {^) un abus de croire que toutes choses ca-
drent au juste et concourent à nos desseins. Telle est la loi des
entreprises humaines, qu'il y manque toujours quelque pièce;
et ainsi la plus haute prudence est contrainte de commettre
au hasard le principal de l'événement. N'en usez pas de la
sorte, ô justes et enfants de Dieu! Vous qui faites profession
d'une sagesse plus qu'humaine, croyez qu'il serait indigne de
personnes bien avisées d'abandonner vos desseins au hasard
et à la fortune; et puisque votre raison n'est ni assez ferme
ni assez puissante pour diriger le succès (^) des affaires selon
a. Eccl.^ XI, 4. — Le manuscrit renvoie aux Proverbes.
1. Alinéa souligné presque en entier, soit pour la reprise de 1659, soit à l'oc-
casion du sommaire.
2. Var. De sorte que, dans...
3. Première rédactio7i effacée : que les affaires du monde sont de telle nature
que souvent elles se gâtent par trop de précautions.
4. Excellente correction de Gandar. Les anciens éditeurs, et Lâchât avec eux,
avaient lu : les vues des affaires, ce qui n'offrait aucun sens.
SUR LA LOI DE DIEU. 323
une conduite certaine, laissez-vous gouverner à cette divine
Sagesse qui régit si bien toutes choses.
Et ne me dites pas qu'elle passe votre portée : ne voyez-
vous pas que, par une extrême bonté, elle s'est rendue sen-
sible et familière? Elle est, pour ainsi dire, coulée dans les
Écritures divines; d'où les prédicateurs la tirent pour vous
la prêcher; et là cette Sagesse profonde, qui donne une nour-
riture solide aux parfaits, a daigné se tourner en lait pour
sustenter les petits enfants. Mais que pouvons-nous désirer
davantage, après que cette Sagesse éternelle s'est revêtue
d'une chair humaine, afin de se familiariser avec nous? Nous
ne pouvions trouver la voie assurée à cause de nos erreurs;
«la voie même est venue à nous : » Ipsa via ad te venit, dit
saint Augustin (''); car le Sauveur Jésus est la voie. [P. 19]
C'est cet excellent Précepteur que nous promettait Isaïe :
« Tes oreilles entendront, dit-il, la voix de celui qui, mar-
chant derrière toi, t'avertira de tes voies ('^), et tes yeux ver-
ront ton Précepteur : » Erunt octtli ttà videntes Prœceptorcm
tuum(^). O ineffable miséricorde! Fidèles, réjouissons-nous :
nous sommes des enfants ignorants de toutes choses; mais
puisque nous avons un tel Maître, nous avons juste sujet de
nous glorifier de notre ignorance, qui a porté notre Père
céleste à nous mettre sous la conduite d'un si excellent Pré-
cepteur.
Ce bon Précepteur, il est Dieu et homme ! O souveraine
autorité ! ô incomparable douceur! Un maître a tout gagné
quand il peut si bien tempérer les choses, qu'on l'aime et
qu'on le respecte : je respecte mon Maître, parce qu'il est
Dieu ; et afin que mon amour pour lui fût plus familier et
plus libre, il a bien voulu se faire homme. Je me défierais
d'une prudence, et je secouerais aisément V\ joug d'une
autorité purement humaine : « Celle-là est trop sujette à
faillir, celle-ci semble trop méprisable ('). 5> Taui illa falli
facilis, (jîiajH ista contcnini ('0, dit Tertullien (-'). Mais je ploie
et je me captive sous les paroles magistrales du Sauveur
a. Serin. CXLI, n. 4 — b. h., xxx, 21. — c. Ihid., 20. — d. Apolojr.^ n. 45.
1. * Autre Iniduction, subslituoe h celle-ci en 1659 : « Ccllc-!.\ est trop sujette- h
l'erreur, celle-ci trop exposée au mépris. » — M s. /ahi fiuilis.
2. Ms. Tertullian ; mais plus haut {cxonic) : Cyprien.
324 SUR LA LOI DE DIEU.
Jésus : dans celles que j'entends, j'y vois des instructions
admirables ; dans celles que je n'entends pas, j'y adore une
autorité infaillible. Si je ne mérite pas de les comprendre,
elles méritent que je les croie ; et j'ai cet avantage dans son
école, qu'une humble soumission me conduit à l'intelligence
plutôt qu'une recherche laborieuse. Venez donc , ô sages
du siècle, venez à cet excellent Précepteur qui a des paroles
de vie éternelle. Laissez votre Platon avec sa divine
éloquence, laissez votre Aristote avec cette subtilité de
raisonnement, [p. 20] laissez votre Sénèque avec ses superbes
opinions : la simplicité de Jésus est plus majestueuse et
plus forte que leur gravité affectée. Ce philosophe insultait
aux misères du genre humain par une raillerie arrogante; cet
autre les déplorait par une compassion inutile. Jésus, le
débonnaire Jésus, il plaint nos misères, mais il les soulage ;
ceux qu'il instruit, il les porte : ah ! il va au péril de sa vie
chercher sa brebis égarée ; mais il la rapporte sur ses épaules,
parce que, « errant deçà et delà, elle s'était extrêmement tra-
vaillée : » Multum enim errando laboraverat, dit Tertullien('').
Pourrons-nous hésiter, ayant un tel Maître.'^
Au reste , il n'est point de ces maîtres (') délicats qui
louent la pauvreté parmi les richesses, ou qui prêchent la
patience dans la mollesse et la volupté ; et lui et tous ses
disciples, ils ont scellé de leur sang les vérités qu'ils ont
avancées. Ses saints enseignements n'étaient qu'un tableau
de sa vie. Il prouvait beaucoup plus par ses actions que par
ses paroles. Il a beaucoup plus fait qu'il n'a dit, parce qu'il
accommodait ses instructions à notre faiblesse; mais il fallait
qu'il vécût en ce monde comme un exemplaire achevé d'une
inimitable perfection. Que craignez-vous donc, hommes sans
courage 1 Cet excellent Maître, et par ses paroles et par ses
exemples, a déterminé toutes choses. Sur le point de nos
mœurs, il ne nous a point laissé de questions indécises. Je
vous vois éperdus et étonnés sur le chemin de la piété
chrétienne; vous [p. 21] n'osez y entrer, parce que vous n'y
voyez au premier aspect qu'embarras et que difficultés : vous
a. De Pœnit.^ n. 8.
I. Var. docteurs. — Allusion à Senèque.
SUR LA LOI DE DIEU. 325
ne savez si dans ce fleuve (') il y a un gué par où vous puis-
siez échapper. Considérez le Sauveur Jésus; afin de vous tirer
hors de doute, il y est passé devant vous : regardez-le triom-
phant à l'autre rivage, qui vous appelle, qui vous tend les bras,
qui vous assure qu'il n'y a rien à craindre. Voyez, voyez
l'endroit qu'il a honoré par son passage; il l'a marqué d'un
trait de lumière : et n'est-ce pas une honte à des chrétiens
d'avoir horreur d'aller où ils voient les vestiges de Jésus-
Christ? Certes, on ne le peut nier, mes chers frères, nous
serions entièrement insensés, si, ayant cette conduite certaine,
nous nous laissions encore emporter aux mensonges et aux
vanités de la prudence du monde. « J'ai étudié mes voies ; »
dans les erreurs diverses de notre vie, j'ai considéré attentive-
ment où je pourrais rencontrer de la certitude : j'ai trouvé, ô
Sauveur Jésus, que c'était une manifeste folie de la chercher
ailleurs que dans vos témoignages irrépréhensibles ; et ainsi
par votre assistance j'ai résolu de tourner mes pas du côté
de vos témoignages : Cogitavi vias meas. D'autant plus que
je n'y vois pas seulement la lumière qui éclaire mes igno-
rances, mais j'y reconnais encore la seule règle infaillible
qui peut composer mes désordres. C'est la seconde partie.
SECOND POINT.
[P. 2 2] Il était impossibleque l'ignorance profonde qui règne
dans les choses humaines ne précipitât nos affections dans
un étrange dérèglement : car de même que le pilote, à qui
les tempêtes et l'obscurité ont (-) ôté le jugement tout ensem-
ble avec les étoiles qui le conduisaient, abandonne le gou-
vernail et laisse voguer le vaisseau au gré des vents (') et
des ondes ; ainsi les hommes par leurs erreurs ayant perdu
les véritables principes par lesquels ils se devaient gouverner,
ils se sont laissé emporter à leurs fantaisies : chacun s'est
fait des idoles de ses désirs, vx par là les règles des mœurs
ont été entièrement perverties. Combien voyons-nous de
personnes qui voudraient que l'on nous laissât vivre chacun
1. Var. torrent.
2. Var. fait perdre.
3. Var. laisse voguer le navire au gré des eaux.
326 SUR LA LOI DE DIEU.
comme nous l'entendrions, que l'on nous eût défaits de tant
de lois incommodes ! c'est ainsi qu'ils appellent les saintes
institutions de la loi divine : et si nous n'osons pas peut-être
en parler si ouvertement, au moins ne vivons-nous pas d'autre
sorte (') que si nous étions imbus de cette créance. Notre
rèo-le, quoi que nous puissions dire, est de suivre nos passions;
ou si nous les réprimons quelquefois, c'est par d'autres plus
violentes, et en cela même moins raisonnables. Nous ne
mettons pas la prudence à faire le choix de bonnes et ver-
tueuses inclinations ; ce n'est pas là l'air du monde, ce n'est
pas notre style ni notre méthode. Mais après que nos incli-
nations premières et dominantes sont nées en nous, je ne
sais comment, par des mouvements indélibérés et par une
espèce d'instinct aveugle, chose certainement qui n'est que
trop véritable, quand nous savons faire le choix des moyens
les plus propres pour les acheminer à [p. 23] leur fin, nous
croyons avoir bien pris nos mesures : c'est ce que nous ap-
pelons une conduite réglée, tant l'usage véritable des choses
est corrompu parmi nous. Ou bien, comme, dans une telle
diversité de désirs aveugles et téméraires, il y en a beaucoup
qui se contrarient, les faire céder au temps et aux occur-
rences présentes, par exemple, quitter pour un temps les
plaisirs pour établir sa fortune, c'est aller adroitement à ses
fins, c'est avoir la science du monde et savoir ce que c'est
que de vivre. Mais de remonter à la source du mal, et de
couper une bonne fois la racine des mauvaises inclinations,
c'est à quoi personne ne pense.
O pauvres mortels abusés ! Eh Dieu ! qui nous a jetés ('')
dans de si fausses persuasions ? Et comment ne voyons-nous
pas « qu'étant d'une race divine, » comme dit l'apôtre saint
Paul (''), il faut prendre de bien plus haut la règle de nos
affaires.-* Car s'il est vrai ce que nos pères ont dit contre les
sectateurs d'Épicure et l'école des libertins, que de même
a. Act., XVII, 28.
1, Var. certainement nous ne vivons pas d'autre sorte.
2. Les onze lignes qui suivent sont barrées dans le manuscrit (f. 434). Bossuet
toutefois ne les a pas remplacées, et elles sont utiles pour lier ce qui précède
et ce qui suit. {Gandar.)
SUR LA LOI DE DIEU.
327
que cet univers est régi par une Providence éternelle, ainsi
les actions humaines, quelque extravagance qui nous y
paraisse, sont conduites et gouvernées par une sagesse infi-
nie ; n'est-il pas absolument nécessaire qu'elles aient une
règle certaine sur laquelle elles soient composées ? Et si nous
ne sommes pas capables de ces grandes et importantes rai-
sons, l'expérience du moins ne devrait-elle pas nous avoir
appris, qu'ayant plusieurs désirs [p. 24] qui nous sont per-
nicieux à nous-mêmes, la véritable sagesse n'est pas de les
savoir contenter, mais de les savoir modérer? Eh Dieu! que
serait-ce des choses humaines, si chacun suivait ses désirs?
D'où vient que les Néron, les Caligula et ces autres mon-
stres du genre humain, se sont laissés aller à des actions si
brutales et si furieuses? N'est-ce pas par la licence effrénée
de faire tout ce qu'ils ont voulu ? pour nous faire voir, chré-
tiens, qu'il n'y a point d'animal plus farouche ni plus indomp-
table que l'homme, quand il se laisse dominer à ses passions.
Par conséquent il est nécessaire de donner quelques bornes
à nos désirs par des règles fixes et invariables: et d'autant
que nous avons tous la même raison, et qu'étant d'une même
nature, il est entièrement impossible que nous ne soyons
destinés à la même fin, il s'ensuit de là, par nécessité, que
ces règles que nous poserons doivent être communes à tous
les hommes. Or vous allez voir, chrétiens, par un raisonne-
ment invincible, qu'il n'y en peut avoir d'autres que la loi de
Dieu.
Où notre désordre (') paraît plus visible, c'est que nous
sommes toujours hors de nous; je veux dire que nos occu-
pations et nos exercices, nos conversations et nos divertis-
sements nous attachent aux choses externes. J'en ai déjà dit
quelque chose au commencement de ce discours, et je le
répète à présent pour en tirer d'autres conséquences; mais
ne m'obligez pas, chrétiens, de rentrer encore une fois dans
le particulier de nos actions, pour vous faire vc^r cette
I. Tout ce qui suit [jusqu'au milieu de la p. 329] a été barré après coup dans
le manuscrit. Bossuet se proposait évidemment d'abréj;er en chaire cette partie
du second point, comme on va le voir abrci^cr l'cxordc sur le papier. {Gnmiar,)
— Mais ces modifications datent de la reprise du discours (1659).
328 SUR LA LOI DE DIEU.
vérité[p. 25] trop constante. Que chacun s'examine soi-même,
et il reconnaîtra manifestement qu'il n'agit que par des
motifs tirés purement de dehors; et toutefois la première
chose que la règle doit faire en nos âmes, c'est de nous
ramener en nous-mêmes. Vous avez fait, dites-vous, une
grande affaire, vous avez trouvé le moyen d'amasser beau-
coup de richesses, vous êtes entré dans les bonnes grâces
d'une personne considérable qui vous peut rendre de grands
services; et je veux encore supposer, si vous le voulez, que
vous vous soyez rendu maître de tout le monde : votre âme
n'en est pas en meilleure assiette ; vos mœurs n'en sont pour
cela ni plus innocentes, ni mieux ordonnées. « Je ne suis
point dans l'intrigue, dit le grave Tertullien, dans le docte
livre de Pallio ; on ne me voit [pasj m'empresser près la
personne des grands ; je n'assiège ni leurs portes, ni leur
passage ; je ne me romps point l'estomac à crier au milieu
d'un barreau ; je ne vas ni aux marchés, ni aux places publi-
ques ; j'ai assez à travailler en moi-même; c'est là ma grande
et ma seule affaire : » In me unicum negotium mihi est ["").
C'est qu'il pensait bien sérieusement à régler son intérieur;
et le premier effet, comme je disais, de cette résolution, c'est
de nous rappeler en nous-mêmes (').
Mais s'il ne faut autre chose, l'orgueil, toujours empressé,
se présentera aussitôt à nos yeux. Voyez cet orgueilleux,
comme il se contemple, avec quelle complaisance il se con-
sidère de toutes parts ; l'orgueil le fait rentrer en soi-même.
Et n'est-ce pas l'orgueil, chrétiens, qui a retiré tant de phi-
losophes du milieu de la multitude ? Nous voulons, disaient-
ils, vaquer à nous-mêmes ; et certes, ils [p. 26J disaient vrai :
c'était en eux-mêmes qu'ils voulaient s'occuper à contempler
leurs belles idées, à se contenter de leurs beaux et agréables
raisonnements, à se former à leur fantaisie une image de
vertu de laquelle ils faisaient leur idole. Ils ne reconnais-
saient pas comme il faut ce grand Dieu, duquel toutes leurs
lumières étaient découlées : superbes et arrogants qu'ils
a. De Pall.^ n. 5.
I. Redite qui explique la sévérité de Bossuet pour cette partie de son discours.
{Gandar.)
SUR LA LOI DE DIEU.
329
étaient, ils ne songeaient qu'à se plaire à eux-mêmes dans
leurs subtiles inventions. C'est là tout le désordre, c'est la
vraie source du dérèglement. Qui donc nous ramènera
utilement en nous-mêmes, nous retirant de tant d'objets inu-
tiles dans lesquels notre âme s'est elle-même si longtemps
dissipée ? Ce sera sans doute la loi de Dieu par l'humilité
chrétienne. C'est l'humilité chrétienne qui nous rappelle
véritablement en nous-mêmes, parce qu'elle nous fait rentrer
dans la considération de notre néant : elle nous fait entendre
que nous tenons tout de la miséricorde divine ; et ainsi elle
nous abaisse sous la loi de Dieu ; elle nous assujettit à sa
volonté, qui est la règle souveraine de notre vie.
« Dieu a fait l'homme droit, » dit l'Ecclésiaste (''); et voici
en quoi le docte saint Augustin reconnaît cette rectitude.
La rectitude, et la juste règle, et l'ordre, sont inséparables :
or, chaque chose est bien ordonnée, quand elle est soumise
aux causes supérieures qui doivent lui (') dominer par leur
naturelle condition : c'est en cela que l'ordre consiste, quand
chacun se range aux volontés de ceux à qui il doit être sou-
mis. Dieu donc, dit saint Augustin, a donné ce précepte à
l'homme, « de régir ses inférieurs, et d'être lui-même régi
par la puissance suprême : » ^^£'i ci stiperiore, regcrc infc-
riorem (^) (^). [P. 27] De même donc que la règle des mou-
vements inférieurs, c'est la juste et saine raison, ainsi la rèi^le
de la raison, c'est Dieu même ; et lorsque la raison humaine
compose ses mouvements selon la volonté de son Dieu, de
là résulte cet ordre admirable, de là ce juste tempérament,
de là cette médiocrité raisonnable qui fait toute la beauté de
nos âmes. Pour pénétrer au fond de cette doctrine excellente
de saint Augustin, élevons un peu nos esprits, et considérons
attentivement que la volonté de Dieu est la règle suprême
selon laquelle toutes les autres règles doivent être nécessai-
a. Eccî., VII, 30. — h. In Ps. CXLV, n. 5.
1. Var. dominer sur elle.
2. Deforis observe que saint Augustin avait dit : ILrrert' suf*friori. La traduc-
tion de Bossuet ne permet pas ici de rt'^tahlir le texte {(uiNi/iU^. Nous avons
déji\ vu, et nous verrons souvent liossuet citer de mémoire. Ses analyses des
saints Pc;res ne lui rappelaient pas toujours leurs expressions, mais toujours
leurs pensdes.
33^ SUR LA LOI DE DIEU.
rement mesurées. Elles n'ont de justice ni de vérité, qu'au-
tant qu'elles se trouvent conformes à cette règle première et
originale qui n'emprunte rien de dehors, mais qui est sa loi
elle-même ('). C'est pourquoi le prophète David dit, au
Psaume xviii, que « les jugements de Dieu sont vrais et
justifiés par eux-mêmes. » Vrais et justifiés par eux-mêmes ;
comme s'il disait : Les jugements des hommes peuvent bien
quelquefois être véritables ; mais ils ne peuvent pas être
justifiés par eux-mêmes. Toutes les vérités créées doivent
être nécessairement conférées à la vérité divine, de laquelle
elles tirent toute leur certitude. Mais pour les jugements de
Dieu, dit le saint prophète, « ils sont vrais d'une vérité propre
et essentielle ; et c'est pour cette raison qu'ils sont justifiés
par eux-mêmes :» V er a, justifie at a in semetipsa ('*). De sorte
que la volonté divine préside à cet univers ; étant elle-même
sa règle, elle est par conséquent la règle infaillible de toutes
les choses du monde, et la loi immuable par laquelle elles
sont gouvernées.
Sur quoi je fais une observation dans le prophète David,
[p. 28] qui peut-être édifiera les âmes pieuses. Cet homme
toujours transporté d'une sainte admiration de la Providence
divine, après avoir célébré la sagesse de ses conseils dans
ses grands et magnifiques ouvrages, passe de là insensible-
ment à la considération de ses lois. Ainsi, au psaume xviii :
« Les cieux, dit ce grand personnage, racontent la gloire de
Dieu (^'). » Puis, ayant employé la moitié du psaume à glo-
rifier Dieu dans ses œuvres, il donne tout le reste à chanter
l'équité de ses ordonnances. « La loi de Dieu, dit-il, est im-
maculée, les témoignages de Dieu sont fidèles (^) ; » et il
achève cet admirable cantique dans de semblables médita-
tions. Et au psaume cxviii : « Votre vérité, dit-il, ô Sei-
gneur ! est établie éternellement dans les cieux ; votre main
a fondé la terre, et elle demeure toujours immobile : c'est
en suivant (^) votre ordre, que les jours se succèdent les uns
aux autres avec des révolutions si constantes ; et toutes
a. Ps.^ XVIII, 10. — b. Ibid.^ 2. — c. Ibid.^ 8.
1. Phrase soulignée.
2. Var. par votre ordre.
SUR LA LOI DE DIEU. -9 -> j
choses, Seigneur, servent à {') vos décrets éternels (^). » Et
puis il ajoute aussitôt : « N'était que votre loi a occupé toute
ma pensée, cent fois j'aurais manqué de (') courage parmi
tant de (^) diverses afflictions dont ma vie a été tourmen-
tée (^). » Fidèles, que veut-il dire {') ? quelle liaison trouve ce
chantre céleste entre les ouvrages de Dieu et sa loi ? Est-ce
par une rencontre fortuite que cet ordre se remarque en plu-
sieurs endroits de ses psaumes? Ou bien ne vous semble-t-il
pas qu'il nous dit à tous au fond de nos consciences : Élevez
vos yeux, ô enfants d'Adam, hommes faits à l'image ('') de
Dieu ; contemplez cette belle structure du monde ; voyez cet
accord et cette harmonie : y a-t-il rien de plus beau ni de
mieux entendu que ce grand et superbe édifice ? [P. 29]
C'est parce que la volonté divine y a été fidèlement observée,
c'est parce que ses desseins ont été suivis et que tout se
régit par ses mouvements. Car cette volonté étant sa recèle
elle-même, toujours juste, toujours égale, toujours uniforme,
tout ce qui la suit ne peut aller que (^) dans un bel ordre :
de lace concert et cette cadence si juste et si mesurée. Que
si les créatures même corporelles reçoivent tant d'ornement,
à cause qu'elles obéissent aux décrets de Dieu, combien
grande sera la beauté des natures intellio^entes, lorsqu'elles
seront réglées par ses ordonnances! Consultez toutes les
créatures du monde : si elles avaient de la voix, elles publie-
raient hautement qu'elles se trouvent très bien d'observer
les lois de cette Providence incompréhensible, et que c'est
de là qu'elles tirent toute leur perfection et tout leur éclat ;
et, n'ayant point de langage, elles ne laissent pas de nous le
prêcher par cette constante uniformité avec laquelle elles s'y
attachent. Vous,, hommes, enfants de Dieu, que votre Père
céleste a illuminés d'un rayon de son intellii^'ence infinie,
quelle sera votre ingratitudes, si, plus stupides et plus insen-
a. Ps., cxviil, 89, 90, 91. - - ô. /â/W., 92.
1. Le sens est : obiU'ssc7ii à^ et non : sont utiles à... C'est un latinisme.
2. Var. je serais péri.
3. Var. parmi tant d'afflictions.
4. Toute cette j^araphrase est soulignée au manuscrit. De mcme tonte la fin
de ce second point.
5. Ms. \ l'imaf^ine (distraction).
6. \'ar. (pi'cn l)ei ordre.
332 SUR LA LOI DE DIEU.
sibles que les créatures inanimées, vous méprisez de suivre
les lois que Dieu même vous a données depuis le commen-
cement du monde par le ministère de ses saints prophètes,
et enfin dans la plénitude des temps par la bouche de son
cher Fils. C'est ainsi, ce me semble, que nous parle le pro-
phète David.
O Dieu éternel! chrétiens, quand il faudra paraître devant
ce tribunal redoutable, quelle sera notre confusion, lorsqu'on
nous reprochera, devant les saints anges, que. Dieu nous
ayant donné une âme d'une nature immortelle afin que nous
employassions tous nos soins à régler ses actions et ses
mouvements selon leur véritable modèle, nous avons fait si
peu d'état de ce [p. 30] riche et incomparable présent, que,
plutôt que de travailler en cette âme ornée de l'image de
Dieu, nous avons appliqué notre esprit à des occupations
toujours superflues et le plus souvent criminelles; de sorte
qu'au grand mépris de la munificence divine, parmi tant de
sortes d'affaires qui nous ont vainement travaillés, la chose
du monde la plus précieuse a été la plus négligée ? O folie !
ô indignité ! ô juste et inévitable reproche ! Ah ! grand Dieu,
je le veux prévenir. Assez et trop longtemps mon âme s'est
égarée parmi tant d'objets étrangers, dans le jeu, dans les
compagnies, dans l'avarice, dans la débauche. Je rentrerai
en moi, du moins à ce carême qui nous touche de près.
J'étudierai mes voies ; je chercherai la règle sur laquelle je
me dois former ; et comme il ne peut y en avoir d'autre que
vos saints et justes commandements, je tournerai mes pas
du côté de vos témoignages : c'est ma dernière et irrévocable
résolution, que vous confirmerez, s'il vous plaît, par votre
grâce toute-puissante ; c'est elle qui me fera trouver le repos
où je viens de rencontrer le bon ordre, et où je trouvais tout
à l'heure la vérité et la certitude ; et pour vous en convaincre,
fidèles, c'est par où (') je m'en vais finir ce discours.
TROISIÈME POINT.
Je ne pense pas, chrétiens, après ces belles maximes que
nous avons, ce me semble, si bien établies par les Écritures
I. Var. c'est par là que...
SUR LA LOI DE DIEU.
333
divines, qu'il soit nécessaire de recommencer une longue
suite de raisonnements pour vous faire voir que notre repos
est dans l'observance exacte de la loi de Dieu. Contentons-
nous d'appliquer ici, par une méthode facile et intelligible ('),
la doctrine que, par la miséricorde de Dieu, nous vous avons
aujourd'hui expliquée ; cette vérité paraîtra dans son évi-
dence.
Chaque chose commence à goûter son repos, quand elle
est dans sa bonne et [p. 31] naturelle constitution. Vous avez
été tourmenté d'une longue et dangereuse maladie ; peu à
peu vos forces se rétablissent, et les choses reviennent au
juste tempérament ; cela vous promet un prochain repos. Et
comment donc notre âme ne jouirait-elle pas d'une grande
tranquillité, après que la loi de Dieu a guéri toutes ses mala-
dies ? La loi de Dieu établit l'esprit dans une certitude
infaillible ; si bien que, les doutes étant levés et les erreurs
dissipées, non par l'évidence de la raison, mais par une auto-
rité souveraine, plus inébranlable et plus ferme que nos plus
solides raisonnements, il faut que l'entendement acquiesce.
Et de même la volonté ayant trouvé sa règle immuable, qui
coupe et qui retranche ce qu'il y a de trop en ses mouve-
ments, ne doit-elle pas rencontrer une consistance tranquille,
et une sainte et divine paix ? C'est pourquoi le Psalmistc
disait : « Les justices de Dieu sont droites et réjouissent le
cœur {''). » Elles réjouissent le cœur, parce qu'elles sont
droites : parce qu'elles règlent ses affections, parce qu'elles le
mettent dans la disposition qui lui est convenable et dans le
véritable point où consiste sa perfection.
Quelle inquiétude dans les choses humaines ! On ne sait si
on fait bien ou mal : on fait bien pour établir sa fortune, on
fait mal pour conserver sa santé ; on fait bien pour son plai-
sir, mais on ne contente pas ses amis, et de même des autres
choses. Dans la soumission à la loi de Dieu, on lait absolu-
ment bien, on fait bien sans limitation ; parce que, quand on
fait ce bien, tout le reste est de peu d'importance ; en un
mot, on fait bien [p. 32J, parce qu'on suit le souverain bien.
a, Ps.y XVHI, 9.
I. Var. Appliquons seulement ici...
334 SUR LA LOI DE DIEU.
Et comment est-il possible, fidèles, de n'être pas en repos en
suivant le souverain bien ? Quelle douceur et quelle tranquil-
lité à une âme ! Il vous appartient, ô grand Dieu ! en qualité
de souverain bien, de faire le partage des biens à vos créa-
tures ; mais heureuses mille et mille fois les créatures dont
vous êtes le seul héritage ! C'est là le partage de vos enfants,
que par votre bonté ineffable vous assemblez près de vous
dans le ciel. Mais nous, misérables bannis, bien que nous
soyons éloignés de notre céleste patrie, nous ne sommes pas
privés tout à fait de vous ; nous vous avons dans votre loi
sainte, nous vous avons dans votre divine parole. O que
cette loi est désirable (')! que cette parole est douce! «Elle
est plus douce que le miei à ma bouche {''), disait le prophète
David ; elle est plus désirable que tous les trésors ('''). » Et
considérez, en effet, chrétiens, que cette loi admirable est un
éclat de la vérité divine et un écoulement de cette souve-
raine bonté. Ne doutez pas que cette fontaine n'ait retenu
quelque chose des qualités de sa source : « Votre serviteur,
ô mon Dieu ! observe vos commandements, chante amou-
reusement le Psalmiste ; il y a une grande récompense à les
observer : » /7i custodiendis ilLis retributio mitlta (^). « Ce
n'est pas en autre chose, dit saint Augustin ; mais en cela
même que l'on les observe, la rétribution y est grande, parce
que la douceur y est sans égale ('^). »
Mes frères, je vous en prie, considérons un homme de bien
dans la simplicité de sa vie: il ne gouverne [p. 2)'h\ poif^t les
Etats, il ne manie point les affaires publiques, il n'est point
dans les grands emplois de la terre, comme sont les grands
et les politiques: vous diriez qu'il ne fasse rien en ce monde;
il ne sait pas les secrets de la nature, il ne parle pas du mou-
vement des astres ; ces hauts et sublimes raisonnements
peut-être passeront sa portée : sa conduite nous paraît vul-
gaire ; et cependant, si nous avons entendu les choses que
nous avons dites, il est régi par une raison éternelle, il est
a. Ps.^ CXViii, 103. — b. Ibid.^ XVHI, 11. — c. Ibid.^ 12. — d. In Ps. xviii,
Enarr. i, 12.
I. Ms. désidérable. — Nouvelle distraction; car deux lignes plus loin, il y a
bien désirable.
SUR LA LOI DE DIEU. ^^c
o o o
gouverné par des principes divins ; sa conduite, appuyée sur
la parole de Dieu, est plus ferme que le ciel et la terre, et
plutôt tout le monde sera renversé qu'il soit confondu dans
ses espérances. Dans les affaires du monde, chacun recherche
divers conseils qui nous embarrassent souvent dans de nou-
velles perplexités : il chante sincèrement avec le Psalmiste :
« Mon conseil, ce sont vos témoignages : » ConsiliicDi nieuiji
justificationes tuœ i^) ; ou bien, comme dit saint Jérôme :
Amici 7nei justificationes tuœ : « Vos témoignages, ce sont
mes amis. » Ceux que nous croyons nos meilleurs amis nous
trompent très souvent, ou par infidélité, ou par ignorance :
l'homme de bien, dans ses doutes, consulte ses amis fidèles,
qui sont les témoignages de Dieu. Ces amis sincères et véri-
tables lui enseignent (') ce qu'il* faut faire et le conseillent
pour la vie éternelle. Heureux mille et mille fois d'avoir
trouvé de si bons amis ! Par là il se rira de la perfidie qui
règne dans les choses humaines. [P. 34] Et c'est encore par
cette raison que je le publie bienheureux.
Souffrez que je vous interroge en vérité et en conscience:
Avez-vous tout ce que vous demandez } n'avez-vous aucune
prétention en ce monde .^ Il n'y a peut-être personne en la
compagnie (^) qui puisse répondre qu'il n'en a pas. « Le
laboureur, » dit l'apôtre saint Jacques (^), « attend le fruit de
la terre : » sa vie est une espérance continuelle, il laboure
dans l'espérance de recueilHr, il recueille dans l'espérance de
vendre, et toujours il recommence de même. Il en est ainsi
de toutes les autres professions. En effet, nous manquons
de tant de choses que nous serions toujours dans l'affiiction,
si Dieu ne nous avait donné l'espérance, comme pour char-
mer nos maux et tempérer par quelque douceur l'amertume
de cette vie (^). Cette vie, que nous ne possédons jamais que
par diverses parcelles qui nous échappent sans cesse, se
a. Ps.^ cxviii, 24. — b.Jac.^ v, 7.
1. Va7\ 1.1 vérité.
2. Ms, qu'il puisse répondre qu'il... — M. Gazier conserve ces deux qiiil
comme un latinisme curieux ; je crois plutôt que le premier est un simple lapsus,
amené par le voisinaj^e du second, déj;\ présent ;\ la pensée. Ainsi dès l;i li^^ne
suivante, nous rencontrons : dit P apôtre que s. Jacques... Ce que est un nou*
vel accident de plume, dû h la précipitation.
3. Var. pour charmer nos inquiétudes.
336 SUR LA LOI DE DIEU.
nourrit et s'entretient d'espérance ; l'avenir, qui sera peut-
être une notable partie de notre âge, nous ne le tenons que
par espérance, et jusques au dernier soupir, c'est l'espérance
qui nous fait vivre: et puisque nous espérons toujours, c'est
un signe très manifeste que nous ne sommes pas dans le lieu
où nous puissions posséder les choses que nous souhaitons.
Partant, dans ce bas monde, où personne ne jouit de rien,
où on ne vit que d'espérance, celui-là sera le plus heureux
qui aura l'espérance la plus assurée. Heureux donc mille
et mille fois les justes et les gens de bien ! Grâces à la
miséricorde divine, on leur a bien débattu la jouissance de
la vie présente, mais personne ne leur a encore contesté
l'avantage de l'espérance (').
Comparons à cela, je vous prie, les folles espérances du
monde : dites-moi, en vérité, chrétiens, avez-vous jamais rien
trouvé qui satisfît pleinement votre esprit ? Nous prenons
[p. 35] tous les jours de nouveaux desseins (^), espérant que
les derniers réussiront mieux ; et partout notre espérance est
frustrée. De là l'inégalité de notre vie, qui ne trouve rien de
fixe ni de solide, et, par conséquent, ne pouvant avoir aucune
conduite arrêtée, devient un mélange d'aventures diverses et
de diverses prétentions, qui toutes nous ont trompés. Ou nous
les manquons {^), ou elles nous manquent ; nous les manquons
lorsque nous ne pouvons pas parvenir au but que nous pré-
tendions ; elles nous ont manqué (^), lorsque ayant obtenu
ce que nous voulons, nous n'y trouvons pas ce que nous
cherchons. Si bien que les plus sages, après que cette pre-
mière ardeur, qui donne l'agrément aux choses du monde,
est un peu ralentie par le temps, s'étonnent le plus souvent de
s'être si fort travaillés pour rien {^).
1. Tout ce développement sur l'espérance est souligné par un trait vertical
à la sanguine. L'auteur se ménageait la facilité de le retrouver au besoin.
2. Ms. désirs. Les éditeurs corrigent, et une première rédaction de ce passage
(exordd) leur donne raison. M. Gazier remarque en outre que désirs vensiit d'être
effacé par Bossuet à la fin de la page précédente.
3. Var. avons manquées ont manqué; nous les avons manquées, lorsque
nous n'avons pas pu...
4. Var. elles nous manquent.
5. Paragraphe souligné.
SUR LA LOI DE DILU. 7,7,"/
Et par conséquent, chrétiens, que pouvons- nous faire de
mieux que de nous reposer en Dieu seul, que de vouloir ce
que Dieu ordonne, et attendre ce qu'il prépare ? Pourquoi
donc ne cherchons-nous pas cet immobile repos ? pourquoi
sommes-nous si aveugles que de mettre ailleurs notre béati-
tude ? Ah ! voici, mes frères, ce qui nous trompe ; je vous
demande, s'il vous plaît, encore un moment d'audience : c'est
que nous nous sommes figuré une fausse idée de bonheur ;
et ainsi, notre imagination étant abusée, nous semblons jouir
pour un temps d'une ombre de félicité. Nous nous contentons
des biens de la terre, non pas tant parce qu'ils sont de vrais
biens, que parce que nous les croyons tels: semblables à ces
pauvres hypocondriaques [p. 36] dont la fantaisie blessée se
repaît du simulacre et du songe d'un vain et chimérique plai-
sir. Ici vous me direz peut-être: Ah! ne m'ôtez point cette
erreur agréable : elle m'abuse, mais elle me contente; c'est une
tromperie, mais elle me plaît. Certes, je vous y laisserais
volontiers, si je ne voyais que par ce moyen, quoique vous
vous imaginiez d'être heureux, vous êtes dans une position
déplorable (').
Jamais, comme nous disions tout à l'heure, il ne peut y
avoir de bonheur que lorsque les choses sont établies dans leur
naturelle constitution et dans leur perfection véritable ; et il est
impossible qu'elles y soient mises par l'erreur et par l'igno-
rance. C'est pourquoi, dit l'admirable saint Augustin, « le
premier degré de misère, c'est d'aimer les choses mauvaises;
et le comble de malheur, c'est de les avoir : » A}nando enim
res noxias miserijiabendo sttnt niiserioresif). Ce paux're malade
tourmenté d'une fièvre ardente, il avale du vin à longs traits;
il pense prendre du rafraîchissement, et il boit la peste et la
mort. Ne vous semble-t-il [pas] d'autant plus à plaindre, ([ue
plus il y ressent de délices ?
Quoi ! je verrai durant ces trois jours des hommes tout de
a. s. Aug., /;/ Ps, xxvi, 7.
I. Ici les éditeurs (M. Lâchât, comme les cMitcurs de \crsaillcs, et ceux-ci
comme Deforis ) intercalent un lon-4 fra;^Miieni c|ui appartient .^ une seconde rédac-
tion du discours, et qu'il est impossible d'insérer dans la première. D'ailleurs il
se rapporte au second point. (Gandar.)
Sermons de Rossuet.
2,2,S SUR LA LOI DE DIEU.
terre et de boue ('), mener à la vue de tout le monde une vie
plus brutale que les bêtes brutes ; et vous voulez que je die
qu'ils sont véritablement heureux, parce qu'ils me font parade
de leur bonne chcre, parce qu'ils se vantent de leurs bons
morceaux, parce qu'ils font [p. 37] retentir tout le voisinage et
de leurs cris confus et de leur joie dissolue ? Eh ! cependant,
quelle indignité que, si près des jours de retraite, la dissolution
paraisse si triomphante ! L'Eglise, notre bonne mère, voit que
nous donnons toute l'année à des divertissements mondains :
elle fait ce qu'elle peut pour dérober six semaines à nos dérè-
glements ; elle nous veut donner quelque goût de la péni-
tence ; elle nous en présente un essai pendant le carême,
estimant que l'utilité que nous recevrons d'une médecine si
salutaire nous en fera digérer l'amertume et continuer l'usage.
Mais, ô vie humaine incapable de bons conseils ! ô charité
maternelle indignement traitée par de perfides enfants ! Nous
prenons de ses salutaires préceptes une occasion de nouveaux
désordres : pour honorer l'intempérance, nous lui faisons
publiquement précéder le jeûne ; et comme si nous avions
entrepris de joindre Jésus-Christ avec Bélial, nous mettons
les bacchanales à la tête du carême. O jours vraiment infâmes
et qui méritaient d'être ôtés du rôle des autres jours ! jours
qui ne seront jamais assez expiés par une pénitence de toute
la vie, bien moins par quarante jours de jeûnes mal observés!
Mes frères, ne dirait-on pas que la licence et la volupté ont
entrepris de nous fermer les chemins de la pénitence, et
qu'elle[s] (^) en occupent l'entrée pour faire de la débauche
un chemin à la piété ? C'est pourquoi je ne m'étonne pas si
nous n'en avons que la montre et quelques [p. 38] froides
grimaces. Car c'est une chose certaine: la chute de la pé-
nitence au libertinage est bien aisée; mais de remonter du
1. Ms. tous de terre et de boue. — Voy. \Rem. sur la grammaire... Introd.
2. Edit. « ils en occupent l'entrée. » — Ce ils au ms. se rapporte à un autre tour de
phrase, que l'auteur a abandonné : <i La licence et le libertinage ont entrepris...
on dirait qu'ils... » — Il faut reprendre elle de la première rédaction, à laquelle
l'auteur est revenu, et le mettre au pluriel. MM. Gandar et Gazier conservent
zVj-, et l'entendent des Jours vraiment iîifâfnes. Mais cette interprétation est un
peu violente; et les explications que nous venons de donner d'après le manuscrit
en montrent d'ailleurs l'inutilité.
SUR LA LOI DE DIEU.
339
libertinage à la pénitence, mais, sitôt après s'être rassasiés
des fausses douceurs de l'un, goûter l'amertume de l'autre,
c'est ce que la corruption de notre nature ne saurait souffrir.
Vous donc, âmes chrétiennes, vous à qui notre Sauveur
Jésus a donné quelque amour pour sa sainte doctrine, de-
meurez toujours dans sa crainte: qu'il n'y ait aucun jour qui
puisse diminuer quelque chose de votre modestie ni de votre
retenue. Etudiez vos voies avec le Prophète ; tournez avec
lui vos pas aux témoignages de Dieu : sans doute vous y
trouverez et la certitude, et la règle, et l'immobile repos qui se
commencera sur la terre pour être consommé dans le ciel.
Amen.
1r
■ ^
PREMIER DIMANCHE DE GAREMEC),
SERMON SUR LES DÉMONS,
prêché à Metz, 1653.
5
i
M. Lâchât attribue un sommaire à ce sermon (ix, i). Mais c'est
une erreur que M. Gandar a bien remarquée: ce sommaire est celui
du sermon de 1660 sur le même sujet. Quant à la date, nous ne dirons
pas avec l'éditeur, dont nous pourrions relever les erreurs à toutes
les pages, que, le second sermon étant prêché en 1660, « il est donc
probable que le premier l'a été dans le commencement de la même
année, (il y avait,sans doute, deux Carêmes cette année-là!) ou dans
le courant de 1659. » Tous ces brillants raisonnements sont anéantis
par l'étude de l'écriture et de l'orthographe du manuscrit. L'une et
l'autre présentent des particularités qui ne se rencontrent que dans
le commencement de l'année 1653. (Voy. Histoire critique de la Pré-
dication de Bossnet, p. 134; et le Tableau des particularités orthogra-
phiques.)
Ductus est Jésus in desertum a Spiritti^
ut tentaretur a diabolo.
JÉSUS fut conduit par l'Esprit dans le
désert, pour y être tenté par le diable.
{Matth., IV, I.)
SI la mort de Jésus est notre vie, si son infirmité est
notre force, si ses blessures sont notre guérison, aussi
pouvons nous assurer que sa tentation est notre victoire.
Ne nous persuadons pas, chrétiens, qu'il eût été permis à
Satan de tenter aujourd'hui le Sauveur, sans quelque haut
conseil de la Providence divine.jÉsus-CHRiST étant le Verbe,
et la Raison, et la Sapience du Père, comme toutes ses paroles
sont esprit et vie, ainsi toutes ses actions sont spirituelles
et mystérieuses; tout y est intelligence, tout y est raison.
Mais parce qu^il est la Sagesse incarnée, qui est venue
accomplir dans le monde l'ouvrage de notre salut, toute
cette raison est pour notre instruction, et tous ces mystères
sont pour nous sauver. Selon cette maxime, je ne doute
I. Mss 12822, f. 41-60, in-4", sans marge ni pagination. — Débute par des
extraits de Tertullien et de saint Augustin, sur les démons.
SUR LES DÉMONS. 3^1
pas (') que comme on vous aura exposé aujourd'hui le sens
profond de cet évangile, vous n'ayez bien compris les en-
seignements que nous donne la tentation de Jésus. C'est
pourquoi il n'est pas nécessaire que je vous entretienne par
un long discours. Seulement pour satisfaire votre piété, je
tâcherai, autant qu'il plaira à notre grand Dieu m'enseigner
par son Saint-Esprit,de vous exposer quel est cet esprit ten-
tateur qui ose attaquer le Sauveur Jésus. Implorons les
lumières célestes pour découvrir les fraudes du diable ; et
contre la malice des démons demandons l'assistance de la
sainte Vierge, que les anges ont toujours honorée, mais par-
ticulièrement depuis qu'un des premiers de leur hiérarchie,
envoyé de la part de Dieu, la salua par ces belles paroles :
[Ave, gratia plena\.
Qu'il y ait dans le monde un certain genre d'esprits mal-
faisants que nous appelons des démons, outre le témoignage
évident des Écritures divines,c'est une chose qui a été recon-
nue parle consentement commun de toutes les nations et de
tous les peuples. Ce qui les a portés à cette créance, ce sont
certains effets extraordinaires et prodigieux qui ne pouvaient
être rapportés qu'à quelque mauvais principe et à quelque
secrète vertu dont l'opération fût maligne et pernicieuse.
Les histoires grecques et romaines nous parlent en divers
endroits de voix inopinément entendues , et de plusieurs
apparitions funèbres arrivées à des personnes très graves,
et dans des circonstances qui les rendent très assurées.
Et cela se confirme encore par cette noire science de la
magie, à laquelle plusieurs personnes trop curieuses se sont
adonnées dans toutes les parties de la terre. Les Chaldéens et
les sages d'Egypte, et surtout cette secte de philosophes
indiens que les Grecs appellent gymnosophistes, étonnaient
les peuples par diverses illusions, et par des i)rédictions trop
I. Var. Et comme je ne doute p.is qu'on ne vous ait expose^ aujourd'hui le
sens profond de cet c^van^nle, vous aurez bien compris... — Le pressent sermon
n'était donc pas destiné h la cathédrale. Lh, en sa ([ualité de chanoine, Hossuct
aurait assisté à l'olTice du matin, avant d'y prêcher le soir. 11 s'ai^il ici d'une
réunion de piété, comme l'indicpie un commencement de phrase ctïacc : < ... tcn- .
tation de Jksus. Si bien qu'il ne serait pas nécessaire de vous faire un nouveau
discours, si votre [)iété ne vous avait ici assemblés pour entend[re]... >
342 SUR LES DÉMONS.
précises pour venir purement par la connaissance des astres.
Ajoutons-y encore certaines agitations et des esprits et des
corps, que les païens mêmes attribuaient à la vertu des
démons, comme vous le verrez par une observation que
nous en ferons en la dernière partie de cet entretien. Ces
oracles trompeurs et ces mouvements terribles des idoles,
et les prodiges qui arrivaient dans les entrailles des animaux,
et tant d'autres accidents monstrueux des sacrifices des ido-
lâtres, si célèbres dans les auteurs profanes, à quoi les
attribuerons-nous, chrétiens, sinon à quelque cause occulte,
qui, se plaisant d'entretenir les hommes dans une religion
sacrilège par des miracles pleins d'illusion, ne pouvait être
que malicieuse ? Si bien que les sectateurs de Platon et de
Pythagore, qui, du commun consentement de tout le monde,
sont ceux qui de tous les philosophes ont eu les connaissances
les plus relevées, et qui ont recherché plus curieusement
les choses surnaturelles, ont assuré comme une vérité
très constante qu'il y avait des démons, des esprits d'un
naturel obscur et malicieux : jusques-là qu'ils ordonnaient
certains sacrifices pour les apaiser, et pour nous les rendre
favorables. Ignorants et aveugles qu'ils étaient, qui pensaient
éteindre par leurs victimes cette haine furieuse et implacable
que les démons ont conçue contre le genre humain, comme
je vous ferai voir en son temps. Et l'empereur Julien (')
l'Apostat, lorsqu'en haine de la religion chrétienne il voulut
rendre le paganisme vénérable, voyant que nos pères en
avaient découvert trop manifestement la folie, il s'avisa d'en-
richir de mystères son impie et ridicule religion : il observait *
exactement les abstinences et les sacrifices que ces philo-
sophes avaient enseignés ; il les voulait faire passer pour
de saintes et mystérieuses institutions tirées des vieux livres
de l'empire et de la secrète doctrine des platoniciens. Or ce
que je vous dis ici de leurs sentiments, ne vous persuadez
pas que ce soit pour appuyer ce que nous croyons, par l'au-
torité des païens. A Dieu ne plaise que j'oublie si fort la
dignité de cette chaire et la piété de cet auditoire, que de
vouloir établir par des raisons et des autorités étrangères, ce
I. Ms. Julian.
SUR LES DÉMONS.
343
qui nous est si manifestement enseigné par la sainte parole
de Dieu et par la tradition ecclésiastique! Mais j'ai cru
qu'il ne serait pas inutile de vous faire observer en ce lieu
que la malignité des démons est si grande, qu'ils n'ont pu la
dissimuler, et qu'elle a même été découverte parles idolâtres
qui étaient leurs esclaves, et dont ils étaient les divinités.
D'entreprendre maintenant de prouver qu'il y a des dé-
mons par le témoignage des saintes Lettres, ne serait-ce pas
se donner une peine inutile ; puisque c'est une vérité si bien
reconnue, et qui nous est attestée dans toutes les pages du
Nouveau Testament ? Partant, pour employer à quelque
instruction plus utile le peu de temps que nous nous sommes
prescrit, j'irai (') avec l'assistance divine reconnaître cet
ennemi qui s'avance si résolument contre nous, pour vous faire
un rapport fidèle de sa marche et de ses desseins. Je vous dirai
en premier lieu, avec les saints Pères, de quelle nature sont
ces esprits malfaisants, quelles sont leurs forces, quelles sont
leurs machines. Après, je tâcherai de vous exposer les causes
qui les ont mus à nous déclarer une guerre si cruelle et si
sanglante. Et comme j'espère que Dieu me fera la grâce de
traiter ces choses, non par des questions curieuses, mais par
une doctrine solidement chrétienne, il ne sera pas malaisé
d'en tirer une instruction importante, en faisant voir de
quelle sorte nous devons résister à cette nation de démons
conjurés à notre ruine.
PREMIER POINT.
Chaque créature a ses caractères propres, avec ses qualités
et ses excellences. Ainsi la terre a sa ferme et immuable
solidité, et l'eau sa liquidité transparente, cX le feu sa subtile
et pénétrante chaleur. Et ces pro[)riétés spécifiques des
choses sont comme des bornes qui leur sont données, pour
empêcher qu'elles ne soient confondues. Mais Dieu, étant
une lumière infinie, il ramasse en l'unilé simple et indivisible
I. Cette vive figure rcni|)lare une premi^re r(5cîaction cfTact^e, qui <*tail .linsi
conçue : « ... prescrit, il vaut mieux que je vous expose, selon la promesse que
j'en ai faite, de quelle nature sont ces esprits malfaisants, et par quelles causes
ils ont ctt5 i)récipitcs dans le miS(5rable (5tat où ils sont. »
344 SUR LES DÉMONS.
de son essence toutes ces diverses perfections qui sont dis-
persées deçà et delà dans le monde. Toutes choses se ren-
contrent en lui d'une manière très éminente, et c'est de cette
source que la beauté et la grâce sont dérivées dans les créa-
tures, d'autant que cette première beauté a laissé tomber sur
les créatures un éclat et un rayon de soi-même. Nous voyons
bien toutefois, chrétiens, qu'elle ne s'est pas toute jetée en
un lieu, mais qu'elle s'est répandue par divers degrés, des-
cendant peu à peu depuis les ordres supérieurs jusqu'au
dernier étage de la nature. Ce que nous observerons aisément,
si nous prenons garde qu'au-dessus des choses insensibles
et inanimées Dieu a établi la vie végétante, et un peu plus
haut le sentiment, au-dessus duquel nous voyons présider la
raison humaine d'une immortelle vigueur, attachée néan-
moins à un corps mortel. Si bien que notre grand Dieu, pour
achever l'univers, après avoir fait sur la terre une âme spi-
rituelle dans des organes matériels, il a créé aussi dans le
ciel des esprits dégagés de toute matière, qui vivent et se
nourrissent d'une pure contemplation. C'est ce que nous ap-
pelons les anges, que Dieu a divisés en leurs ordres et hié-
rarchies; et c'est de cette race que sont les démons.
Après cela, qu'est-il nécessaire que je vous fasse voir par
de longs discours la dignité de leur nature ? Si Dieu est la
souveraine perfection, ou plutôt s'il est toute perfection,
comme nous vous le disions tout à l'heure, n'est-ce pas une
vérité très constante que les choses sont plus ou moins
parfaites, selon qu'elles approchent plus ou moins de cette
essence infinie? Et les anges ne sont-ils pas, parmi toutes les
créatures, celles qui semblent toucher de plus près à la ma-
jesté divine? Puisque Dieu les a établis dans l'ordre suprême
des créatures pour être comme sa cour et ses domestiques,
c'est une chose assurée que les dons naturels dont nous
avons reçu quelques petites parcelles, la munificence divine
les a répandus comme à main ouverte sur ces belles intelli-
gences. Et de même que ce qui nous paraît quelquefois de
si subtil et si inventif dans les animaux, n'est qu'une ombre
des opérations immortelles de l'intelligence des hommes ;
ainsi pouvons-nous dire en quelque sorte que les connais-
SUR LES DÉMONS. 345
sances humaines ne sont qu'un rayon imparfait de la science
de ces esprits purs, dont la vie n'est que raison et intelli-
gence. Vous trouverez étrange peut-être que je donne de si
grands éloges aux anges rebelles et déserteurs ; mais sou-
venez-vous, s'il vous plaît, que je parle de leur nature, et
non pas encore de leur malice ; de ce que Dieu les a faits,
et non pas de ce qu'ils se sont faits eux-mêmes. J'admire
dans les anges damnés les marques de la puissance et de la
libéralité de mon Dieu ; et ainsi c'est le Créateur que je
loue, pour confondre l'ingratitude de ses ennemis.
Mais il s'élève ici une grande difficulté. Hélas ! comment
s'est-il pu faire que des créatures si excellentes se soient ré-
voltées contre Dieu? Que nous autres pauvres mortels, abî-
més dans une profonde ignorance, accablés de cette masse
de chair, agités de tant de convoitises brutales, nous aban-
donnions si souvent le chemin difficile de la loi de Dieu ;
bien que ce soit une grande insolence, ce n'est pas un évé-
nement incroyable. Mais que ces intelligences pleines de
lumières divines, elles dont les connaissances sont si distinctes
et les mouvements si paisibles, qui n'ont pas comme nous à
combattre mille ennemis domestiques, qui, étant indivisibles
et incorporelles, n'ont pas comme nous des membres mortels
où la loi du péché domine : qu'elles se soient retirées de
Dieu, encore qu'elles sussent très bien qu'il était leur souve-
raine béatitude, c'est, mes frères, ce qui est terrible ; c'est ce
qui m'étonne et qui m'effraye ; c'est par où je reconnais très
évidemment que toutes les créatures sont bien peu de chose.
Les fous marcionites (') et les manichéens, encore plus
insensés, émus de cette difficulté, ont cru que les démons
I. Cette remarque avait d'abord été destinée au début de ce premier point.
Dans sa première forme plus développée, les éditeurs l'ont introduite dans le
sermon de 1660. L'auteur en trace encore une autre, qui doit être conser-
vée comme variante : « Je sais bien que les théologiens, émus de cette diffi-
culté, ont fait plusieurs subtiles discussions pour e\j)lic|ucr comment le péché
s'est coulé dans la nature des amibes ; mais je chéris trop votre instructi<in pour
vous entretenir de leurs arguments qui nous seraient inutiles. .Abaissons-nous
seulement sous la grandeur de la maiesté divine ; conft'ssons hautement qu'étant
lui seul la règle des choses, il est aussi le seul inf.iillihic, et ipi'il ne semble pas
extraordinaire si les anges étant créatures, ils n'ont pas éié impeccables. Dieu
est tout... >>
346 SUR LES DÉMONS.
étaient méchants par nature : ils n'ont pu se persuader que
s'ils eussent jamais été bons, ils eussent pu se séparer de
Dieu volontairement ; et de là ils concluaient que la malice
était une de leurs qualités naturelles. Mais cette extravagante
doctrine est très expressément réfutée par un petit mot du
Sauveur, qui parlant du diable, (en saint Jean, chapitre viii),
ne dit pas qu'il a été créé dans le mensonge ; mais « qu'il
n'est pas demeuré dans la vérité : » In veritate non stetit.
Que s'il n'y est pas demeuré, il y avait donc été établi ; et
s'il en est tombé, ce n'est pas un vice de sa nature, mais une
dépravation de sa volonté. Pourquoi vous tourmentez-vous,
ô marcionites, à chercher la cause du mal dans un principe
mauvais, qui précipite les créatures dans la malice ? Ne
comprenez-vous pas. que Dieu, étant lui seul la règle des
choses, il est aussi le seul qui ne peut être sujet à faillir : et
sans avoir recours à aucune autre raison, n'est-ce pas assez
de vous dire que les anges étaient créatures, pour vous faire
entendre très évidemment qu'ils n'étaient pas impeccables ?
Dieu est tout, ainsi qu'il disait à Moïse : « Je te montrerai
tout bien, » quand, je te manifesterai mon essence (^)\ et
puisqu'il est tout, il s'ensuit très évidemment que les créa-
tures ne sont rien d'elles-mêmes ; elles ne sont autre chose
que ce qu'il plaît à Dieu de les faire. Ainsi le néant est leur
origine, c'est l'abîme dont elles sont tirées par la seule puis-
sance de Dieu : de sorte que ce n'est pas merveille si elles
retiennent toujours quelque chose de cette basse et obscure
origine, et si elles retombent aisément dans le néant, par le
péché qui les y précipite. C'est ce que nous explique le grave
Tertullien (') par une excellente comparaison. « De même
qu'une peinture, bien qu'elle représente tous les linéaments de
l'original, ne saurait exprimer sa vigueur, étant destituée de vie
et de mouvement : ainsi, dit ce grand personnage, les natures
spirituelles et raisonnables expriment en quelque sorte la
raison et l'intelligence de Dieu, parce qu'elles sont ses images;
mais elles ne peuvent jamais exprimer sa force, qui est le
a. Exod.^ xxxni, 19.
I. Ms. Tertullien. Mais dans le second point Bossuet écrit constamment
Tertullian; et il l'écrivait ici même dans une première rédaction.
SUR LES DÉMONS. 347
bonheur de ne pouvoir pécher. » Imago, cum omnes lineas
exprimat veritatis, vi iamen ipsa caret, non habens mottun ;
ita et anima, imago Spirittts, solum vim ejus exprimere non
valuit, id est, non delinquendi felicitatem (^\ De là il est arrivé
que les anges rebelles se sont endormis en eux-mêmes dans
la complaisance de leur beauté : la douceur de leur liberté
les a trop charmés ; ils en ont voulu faire une épreuve mal-
heureuse et funeste ; et, déçus par leur propre excellence,
ils ont oublié la main libérale qui les avait comblés de ses
grâces. L'orgueil insensiblement s'est emparé de leurs puis-
sances : ils n'ont plus voulu reconnaître Dieu ; et quittant
cette première bonté, qui n'était pas moins l'appui nécessaire
de leur bonheur que le seul fondement de leur être, tout est
allé en ruine. Ainsi donc il ne faut pas s'étonner si d'ano-es
de lumière ils ont été faits esprits de ténèbres, si d'enfants
ils sont devenus déserteurs, et si de chantres divins, qui par
une mélodie éternelle devaient célébrer les louanges de Dieu,
ils sont tombés à un tel point de misère que de s'adonner à
séduire les hommes. Dieu l'a permis de la sorte, afin que
nous reconnussions dans les diables ce que peut le libre
arbitre des créatures, quand il s'écarte de son principe, pen-
dant qu'il fait éclater dans les anges et dans les hommes
prédestinés ce que peut sa miséricorde et sa grâce toute-
puissante.
Voilà, voilà, mes frères, les ennemis que nous avons à
combattre, autant malins à présent comme ils étaient bons
dans leur origine, autant redoutables et dangereux comme
ils étaient puissants et robustes. Car ne vous persuadez pas
que, pour être tombés de si haut, ils aient été blessés dans
leur disposition naturelle. Tout est entier en eux, excepté
leur justice et leur sainteté, et conséquemment leur béatitude.
Du reste, cette action vive et vigoureuse, cette ferme consti-
tution, cet esprit délicat et puissant et ces vastes connais-
sances leur sont demeurés: et en voici la solide raison, que
la théologie nous apprend.
Le bonheur des créatures raisonnables ne consiste ni dans
une nature excellente, ni dans un sublime raisonnement, ni
a. Lib. II, adv. Marcion., n. 9.
;48 SUR LES DÉMONS.
dans la force, ni dans la vigueur ; mais seulement à s'unir à
Dieu. Quand donc elles se séparent de Dieu, comment est-
ce qu'il les punit ? En se retirant lui-même de ces esprits
ingrats et superbes: et par là tous leurs dons naturels, toutes
leurs connaissances, tout leur pouvoir, en un mot, tout ce qui
leur servait d'ornement, leur tourne aussitôt en supplice : ce
qui leur arrive, fidèles, selon cette juste, mais terrible maxime,
que « chacun est puni par les choses par lesquelles il a
péché : » Pcr qiiœ peccat cuis, per hœc et torquetur ('*). O
anges inconsidérés ! vous vous êtes soulevés contre Dieu,
vous avez abusé de vos qualités excellentes, elles vous ont
rendu[s] orgueilleux. L'honneur de votre nature qui vous a
enflés, ces belles lumières par lesquelles vous vous êtes
séduits, elles vous seront conservées; mais elles vous seront
un fléau et un tourment éternel : vos perfections seront vos
bourreaux, et votre enfer ce sera vous-mêmes. Comment cela
arrivera-t-il, chrétiens? Par une opération occulte de la main
de Dieu, qui se sert comme il lui plaît de ses créatures, tantôt
pour la jouissance d'une souveraine félicité, tantôt pour
l'exercice de sa juste et impitoyable vengeance. C'est pour-
quoi l'Apôtre nous crie, dansl'Épître aux Ephésiens: « Revê-
tez-vous, mes frères, des armes de Dieu, parce que nous
n'avons point à combattre contre la chair ni le sang (^), » ni
contre des puissances visibles.
Pénétrons la force de ces paroles : ne voyez-vous pas, chré-
tiens, que dans toutes les choses corporelles, outre la partie
agissante, il y en a une autre qui ne fait que souffrir, que
nous appelons la matière? De là vient que toutes les actions
des choses que nous voyons ici-bas, si nous les comparons
aux actions des esprits angéliques, paraîtront languissantes
et engourdies, à cause de la matière qui ralentit toute leur
vigueur ; mais les ennemis que nous avons à combattre, ce
n'est pas, dit l'Apôtre, la chair et le sang : les puissances qui
s'opposent à nous, sont des esprits purs et incorporels ; tout
y est actif, tout y est nerveux : et si Dieu ne retenait leur
fureur, nous les verrions agiter ce monde avec la même faci-
lité que nous tournons une petite boule. « Ce sont en effet les
a. Sap.^ XI, 17. — b. Ephes.j VI, 11, 12.
SUR LES DÉMONS.
149
princes du monde, dit le saint Apôtre ('') ; ce sont des malices
spirituelles, » spiritualia nequitiœ. Où il suppose manifeste-
ment que leurs forces naturelles n'ont point été altérées ;
mais que par une rage désespérée ils les ont toutes converties
en malice, pour les causes que je m'en vais vous déduire.
Cependant reconnaissons, chrétiens, que ni les sciences,
ni le grand esprit, ni les autres dons de nature, ne sont pas
des avantages fort considérables, puisque Dieu les laisse
entiers aux diables, ses capitaux ennemis, et (') par cela
même les rend non seulement malheureux, mais encore infi-
niment méprisables ; de sorte que nonobstant toutes ces qua-
lités éminentes, misérables et impuissants que nous sommes,
nous leur semblons dignes d'envie, seulement parce qu'il
plaît à notre grand Dieu de nous regarder en pitié, comme
vous le verrez tout à l'heure. O importante (^) réflexion! par
laquelle il me serait aisé, ce me semble, avec l'assistance
divine, de vous porter à profiter de l'exemple de ces esprits
dévoyés, si la brièveté que je vous ai promise ne m'obligeait
à passer à la seconde partie de cet entretien, qui vous expli-
quera les raisons pour lesquelles ces anges rebelles nous per-
sécutent si cruellement, et avec cette haine irréconciliable.
Rendez-vous, s'il vous plaît, attentifs.
SECOND POINT.
Le péché de Satan a été une insupportable arrogance,
suivant ce qui est écrit (en Job, chapitre xli), que « c'est lui
qui domine sur tous les enfants d'orgueil : » Ipse est rex (-')
super univer SOS filios super biœ. Or le propre de l'orgueil, c'est
de s'attribuer tout à soi-même ; et par là les superbes se font
eux-mêmes leurs dieux, secouant le joug de l'autorité souve-
raine. C'est pourquoi le diable s'étant enflé par une arrogance
extraordinaire, les Ecritures ont dit qu'il avait affecté la
divinité. « Je monterai, dit-il, et placerai mon trône au-des-
a. Ephes.^ VI, 12.
1. Var. et mcnie qu'il en tire leur châtiment.
2. Var. Et sur cette importante rctlexion, je vous exhorterais de toute l'atTec-
tion de mon cœur à profiter de l'exemple...
3. M s. dominatur...
^^O ^IJK LES DÉMONS.
SUS des astres, et je serai semblable au Très-Haut ('*). »
Mais Dieu, qui résiste aux superbes (''), voyant ses pensées
arrogantes, et que son esprit, emporté d'une téméraire com-
plaisance de ses propres perfections, ne pouvait plus se tenir
dans les sentiments d'une créature, du souffle de sa bouche
le précipita au fond des abîmes. Il tomba du ciel ainsi qu'un
éclair, frémissant d'une furieuse colère ; et assemblant avec
lui tous les compagnons de son insolente entreprise, il cons-
pira avec eux de soulever contre Dieu toutes les créatures.
Mais non content de les soulever, il conçut dès lors l'insolent
dessein de soumettre tout le monde à sa tyrannie : et voyant
que Dieu par sa providence avait rangé toutes les créatures
sous l'obéissance de l'homme, il l'attaque au milieu de ce
Jardin de délices, où il vivait si heureusement dans son inno-
cence : il tâche de lui inspirer ce même orgueil dont il était
possédé, et à notre malheur, chrétiens, il réussit comme vous
le savez. Ainsi, selon la maxime de l'Evangile, « l'homme
étant dompté par le diable, il devint incontinent son esclave » .
A quo enim (') quis super^atus est.hujus et servus est (^) : et le
monarque du monde étant surmonté par ce superbe vain-
queur, tout le monde passa sous ses lois. Enflé de ce bon
succès, et n'oubliant pas son premier dessein de s'égaler à la
nature divine, il se déclare ouvertement le rival de Dieu ; et
tâchant de se revêtir de la majesté divine, comme il n'est
pas en son pouvoir de faire de nouvelles créatures pour les
opposer à son maître, que fait-il } « du moins il adultère tous
les ouvrages de Dieu, dit le grave Tertullien {f) ; il apprend
aux hommes à en corrompre l'usage ; et les astres, et les
éléments, et les plantes, et les animaux, il tourne tout en
idolâtrie ; » il abolit la connaissance de Dieu, et par toute
l'étendue de la terre il se fait adorer en sa place, suivant ce
que dit le prophète : « Les dieux des nations, ce sont les
démons Q. » C'est pourquoi le Fils de Dieu l'appelle i. le
prince du monde (^); » et l'Apôtre, « le gouverneur des ténè-
a. /s., XIV, 13, 14. — d. /ac, IV, 6. — c. Il Petr.^ 11, 19. — d. De Idol.^ n. 4.
De Spect.^ n. 2. — e. Ps.^ xcv, 5. — /. Joa7i., xiv, 30.
I. Aïs. A quo enim quisqtce stiperatus est^ huic et servies addicttis est. — Bos-
suet cite de mémoire.
SUR LES DÉMONS.
35^
bres (''), » et ailleurs, avec plus d'énergie, « le dieu de ce
siècle, » deus htijus sœculi i^\
J'apprends aussi de Tertullien que non seulement les
démons se faisaient présenter devant leurs idoles des vœux
et des sacrifices, le propre tribut de Dieu, mais qu'ils les
faisaient parer des robes et des ornements dont se revê-
taient les magistrats, et faisaient porter devant eux les
faisceaux et les bâtons d'ordonnance, et les autres marques
d'autorité publique ; parce qu'en effet, dit ce grand per-
sonnage, « ies démons sont les magistrats du siècle : » Dœ-
mones sunt magistratus sœculi i^^. Et à quelle insolence, mes
frères, ne s'est pas porté ce rival de Dieu ? Il a toujours
affecté de faire ce que Dieu faisait, non pas pour se rap-
procher en quelque sorte de la sainteté, c'est sa capitale
ennemie; mais comme un sujet rebelle, qui par mépris, ou par
insolence, affecte la même pompe que son souverain : Ut
Dei Domini placita cum coutume lia a^ectans {^). Dieu a ses
vierges qui lui sont consacrées : et le diable n'a-t-il pas
eu ses vestales? N'a-t-il pas eu ses autels et ses temples, ses
mystères et ses sacrifices, et les ministres de ses impures
cérémonies, qu'il a rendues autant qu'il a pu semblables à
celles de Dieu ^ Pour quelle raison, fidèles ? Parce qu'il est
jaloux de Dieu, et veut paraître en tout son égal. Dieu, dans
la nouvelle alliance, régénère ses enfants par l'eau du bap-
tême ; et le diable faisait semblant de vouloir expier leurs
crimes par diverses aspersions (') : il promettait aux siens
une régénération, comme le rapporte Tertullien (') ; et il se
voit encore quelques monuments publics où ce terme est
employé dans ses profanes mystères. L'Esprit de Dieu au
commencement était porté sur les eaux ; et « le diable, dit
Tertullien, se plaît à se reposer dans les eaux : » Iniuiundi
spiritîts aquis incubant (^) : dans les fontaines cachées, et dans
les lacs, et dans les ruisseaux souterrains. Et l'iiglise de
a. Ephes.^ vi, \2.— b. II Cor.^ iv, 4. — c. De IdoL, n. 18. — d. Tertull., nd Uxot:^
n. 8. — e. de Bapt.^ n. 5. — /. Ibid.
I. Qu'eût dit Bossuet s'il avait été témoin des contrefaçons sacrilL>i;es inventées
par les sociétés secrètes, baptêmes maçonniques, ctc? Notons toutefois que toute
la fin de ce para<,naphe, depuis (,( Dieu a ses vierges... > est marquée d'un trait, qui,
s'il ne condamne le passage, indique du moins quelque intention de le remanier.
352 SUR LES DÉMONS.
l'antiquité, étant imbue de cette créance, nous a laissé cette
forme que nous observons encore aujourd'hui, d'exorciser
les eaux baptismales. Dieu par son immensité remplit le
ciel et la terre : « le diable par ses anges impurs occupe
autant qu'il peut toutes les créatures {''). » Et de là vient cette
coutume des premiers chrétiens de les purger et de les sanc-
tifier par le signe de la croix, comme par une espèce de
saint exorcisme.
Ce lui est, à la vérité, un sujet d'une douleur enragée de ce
qu'il voit que toutes ses entreprises sont vaines, et que,
bien loin de pouvoir parvenir à égaler la nature divine, comme
il l'avait témérairement projeté, il faut qu'il ploie, mal gré
qu'il en ait, sous la main toute-puissante de Dieu : mais il ne
se désiste pas pour cela de sa fureur obstinée. Au contraire,
considérant que la majesté de Dieu est inaccessible à sa
colère, il décharge sur nous, qui en sommes les images
vivantes, toute l'impétuosité de la rage : comme on voit un
ennemi impuissant, qui, ne pouvant atteindre celui qu'il
poursuit, repaît en quelque façon son esprit d'une vaine
imagination de vengeance, en déchirant sa peinture. Ainsi en
est-il de Satan. Il remue le ciel et la terre pour susciter des
ennemis à Dieu parmi les hommes, qui sont ses enfants:
il tâche de les engager tous dans son (') audacieuse et témé-
raire rébellion, pour les faire compagnons et de ses erreurs
et de ses tourments. Il croit par là se venger de Dieu.
Comme il n'ignore pas qu'il n'y a point (^) pour lui de res-
source, il n'est plus capable que de cette maligne joie qui
revient à un méchant d'avoir des complices, et à un esprit
mal fait de voir des malheureux et des affligés. Furieux et
désespéré, il ne songe plus qu'à tout perdre après s'être perdu
lui-même, et envelopper tout le monde avec lui dans une
commune ruine.
Et ne croyez pas, chrétiens, qu'il nous donne jamais
aucune relâche. Tous les esprits angéliques, comme remarque
très bien le grand saint Thomas, sont très arrêtés dans leur
a. Tertull., de Spectac.^ n. 8.
1. Var. dans sa malheureuse rébellion.
2. Var. qu'il ne peut y avoir.
SUR LES DÉMONS.
353
entreprise. Car au lieu que les objets ne se présentent à nous
qu'à demi, si bien que par de secondes réflexions nous avons
de nouvelles vues, qui nous font changer très souvent tout
l'ordre de nos desseins, les anges, au contraire, dit saint
Thomas ('*), embrassent tout leur objet du premier regard
avec toutes ses circonstances ; et partant leur résolution est
fixe et déterminée. Mais particulièrement celle de Satan est
puissamment appliquée à notre ruine. Son esprit entrepre-
nant et audacieux, fortifié par tant de succès, et envenimé
par une haine mortelle et invétérée, l'incite jour et nuit
contre nous. C'est pourquoi les Ecritures nous le dépeignent
comme un ennemi toujours vigilant, qui rôde sans cesse aux
environs, pour tâcher de nous dévorer {^'). Lorsque par la
grâce de Dieu nous l'avons chassé de nos âmes, c'est alors
qu'il s'anime le plus. En voulez-vous une preuve évidente,
de la bouche même de Notre-Seigneur? « L'esprit immonde
sortant de l'homme va chercher du repos, dit le Fils de Dieu
dans son Evangile {"), et n'en trouve pas. » C'est que l'esprit
humain est la seule retraite où il semble se rafraîchir, parce
que du moins il y contente sa haine. Voyez les fols amou-
reux du siècle, comme ils sont patients et persévérants dans
leurs convoitises brutales ! Or ce vieux adultère, dit saint
Augustin (''), n'a point d'autres délices que de corrompre les
âmes pudiques : ainsi ne vous étonnez pas si ses poursuites
sont opiniâtres. Ayant bien eu l'insolence de traiter d'égal
avec Dieu, il croit qu'il ne lui sera pas difficile d'abattre une
créature impuissante. Et si, renversé comme il est par le
bras de Dieu dans les gouffres éternds (remarquez ce rai-
sonnement, chrétiens), il ne cesse néanmoins par une vaine
opiniâtreté de traverser autant qu'il peut les desseins de sa
Providence ; s'il se roidit avec tant de fermeté contre Dieu,
bien qu'il sache que tous ses efforts seront inutiles ; que n'en-
treprendra-t-il pas contre nous, dont il a si souvent expéri-
menté la faiblesse ? Ainsi je vous avertis, mes chers frères,
de vous défier toujours de cet ennemi : cjuand mcMiie vous le
surmontez, vous ne domptez pas son audace, mais vous en-
a. I Parf., Quœst. LViii, urt. m. — ô. I /VA, V, 8. — c. Lt/i.y xi, ^4. — tf. In
Ps. XXXIX, n. I.
Sermons de lîossuet. tj
354 ^UR LES DÉMONS.
flammez son indignation : Tmic plurimum accenditur, cum
extingiiitnr, dit Tertullien (") : « Quand on l'éteint, c'est alors
qu'il s'allume. » Il veut dire que ce superbe, cet audacieux
ne croira jamais que vous soyez capable de lui résister ; et
plus vous ferez d'efforts, plus il dressera contre vous ses di-
verses et furieuses machines.
Vous vous imaginez peut-être, fidèles, que s'il est si auda-
cieux, il vous attaquera par la force ouverte. Ah ! qu'il n'en
est pas de la sorte ! Il est vrai, c'est l'ordinaire des orgueil-
leux d'exercer ouvertement leurs inimitiés ; mais l'inimitié
de Satan n'est pas d'une nature vulgaire : elle est mêlée d'une
noire envie qui le ronge éternellement. Il ne peut souffrir
que nous vivions dans l'espérance de la félicité qu'il a perdue,
et que Dieu par sa grâce nous égale aux anges; que son Fils
se soit revêtu d'une chair humaine pour nous faire des
hommes divins. Il enrage, quand il considère que les servi-
teurs de Jésus, hommes misérables et pécheurs, assis dans
des trônes augustes, le jugeront à la fin des siècles avec les
anges ses sectateurs. Cette envie le brûle plus que ses
flammes. C'est, mes frères, ce qui lui fait embrasser les fraudes
et les tromperies ; parce que l'envie, comme vous savez, est
une passion froide et obscure, qui ne parvient à ses fins que
par de secrètes menées. Et c'est par là que Satan est infini-
ment redoutable ; ses finesses sont plus à craindre que ses
violences. De même qu'une vapeur pestilente se coule au
milieu des airs, et, imperceptible à nos sens, inspire (') son
venin dans nos cœurs ; ainsi cet esprit malin, par une subtile
et insensible contagion, corrompt la pureté de nos âmes.
Nous ne nous apercevons pas qu'il agisse en nous, parce
qu'il suit le courant de nos inclinations. Il nous pousse et il
nous précipite du côté qu'il nous voit pencher : il ne cesse
d'enflammer nos premiers désirs, jusqu'à temps que par ses
suggestions il les fasse croître en passions violentes. Si nous
avons commencé à aimer, de fous il nous rend furieux : si
l'avarice nous inquiète, il nous représente un avenir toujours
incertain (^), il étonne notre âme timide par des objets de
a. De Pœnit.^ n. 7.
I. Var. insinue. — 2. Var. dangereux.
K
SUR LES DÉMONS. 355
famine et de guerre. Sa malice est spirituelle et ingénieuse ;
il trompe les plus déliés. Sa haine désespérée et sa longue
expérience le rendent de plus en plus inventif: il se change
en toutes sortes de formes ; et cet esprit si beau, orné de
tant de connaissances si ravissantes, parmi tant de merveil-
leuses conceptions n'estime et ne chérit que celles qui lui
servent à renverser l'homme : Operatio eoruni est Jiominis
eversio (f).
Voulez-vous, pour une plus ample confirmation, que je
vous fasse voir en raccourci dans notre évangile tout ce que
je viens de vous dire ? Il transporte le Fils de Dieu sur le
pinacle du temple ; il lui représente en un seul instant tous
les royaumes du monde. Qui n'admirerait sa puissance ^, Et
le Fils de Dieu le permet de la sorte, afin que nous com-
prenions ce qu'il pourrait faire sur nous, si Dieu nous aban-
donnait à sa violence. Jugez, s'il vous plaît, de sa haine et
de son orgueil tout ensemble par le conseil qu'il donne à
notre Sauveur, de se prosterner à ses pieds et de l'adorer :
conseil pernicieux et insolence inouïe. D'ailleurs pouvait-il
prendre un dessein plus plausible à l'égard de Notre-Sei-
gneur, que de le tenter de gourmandise après un jeûne de
quarante jours, et de vaine gloire après une action d'une
patience héroïque ^ Ce sont ses finesses et ses artifices. Mais
ce qui nous paraît plus évidemment, est son opiniâtreté.
Surmonté par trois fois, il ne peut encore perdre cou-
rage : Recessit ab illo usque ad tempiis (^'), remarque le
texte sacré : « Il le laisse, dit-il, pour un temps : » non point
fatigué ni désespérant de le vaincre, mais attendant une
heure plus propre et une occasion plus pressante : jcsqtce ad
tempus, O Dieu ! que dirons-nous ici, chrétiens ? Si une ré-
sistance si vigoureuse ne ralentit pas sa fureur, quand pour-
rons-nous espérer de trêve avec lui ? Et si la guerre est
continuelle, si cet ennemi irréconciliable veille sans cesse à
notre ruine, comment pourrons-nous résister, faibles et im-
puissants que nous sommes? Toutefois, fidèles, ne le craignez
pas. Cet ennemi redoutable, il redoute lui-même les chrétiens.
Il tremble au seul nom de Jésus ; et, malgré son orgueil et
a. Tertull., Apolog.^ n. 22, — b. Luc.^ iv, 13.
356 SUR LES DÉMONS.
son arrogance, il est forcé par une secrète vertu de respecter
ceux qui portent sa marque : c'est ce que vous allez voir par
un beau passage du grand Tertullien ('). d'où je tirerai une
instruction importante, qui sera le fruit de tout ce discours.
Le grave Tertullien, dans ce merveilleux Apologétique
qu'il a fait pour la religion chrétienne, avance une proposition
bien hardie aux juges de l'empire romain, qui procédaient
contre les chrétiens avec une telle inhumanité (''). Après leur
avoir reproché que tous leurs dieux c'étaient des démons, il
leur donne le moyen de s'en éclaircir par une expérience
bien convaincante. Que l'on produise, dit-il, devant vos tribu-
naux (je ne veux pas que ce soit une chose cachée), devant
vos tribunaux et à la face de tout le monde ; que l'on produise
un homme notoirement possédé du diable (il dit notoirement
possédé, et que ce soit une chose constante) : après, que l'on
fasse venir quelque fidèle : qu'il commande à cet esprit de
parler : s'il ne vous dit tout ouvertement ce qu'il est, s'il
n'avoue publiquement que lui et ses compagnons sont les
dieux que vous adorez; si, dis-je, il n'avoue ces choses,n'osant
mentir à un chrétien, là même sans différer, sans aucune
nouvelle procédure, faites mourir ce chrétien impudent, qui
n'aura pu soutenir par l'effet une promesse si extraordinaire.
Ah ! mes frères, quelle joie à des chrétiens d'entendre une
telle proposition faite si hautement et avec une telle énergie
par un homme si posé et si sérieux, et vraisemblablement
de l'avis de toute l'Eglise, dont il soutenait l'innocence !
Quoi donc ! cet esprit trompeur et ce père de mensonge
n'ose mentir à un chrétien ; devant un chrétien ce front de
fer s'amollit, et, forcé par la parole d'un fidèle, il dépose son
impudence ; et les chrétiens sont si assurés de le faire obéir,
qu'ils s'y engagent au péril de leur vie, en présence de leurs
propres juges ! Eh ! pourquoi craindrions-nous un ennemi si
faible et si impuissant? C'est la même foi que nous professons,
c'est le même Jésus que nous adorons, c'est la même parole
de Dieu que nous avons toujours à la bouche : et si le diable
a. Apolog.^ n. 23.
I. Var. du grave Tertullien. — M s. Tertullian, /«jjz'w. — Première rédaction
effacée : « par lequel je m'en vais entrer dans la troisième partie, c'est-à-dire
dans la partie la plus morale et la plus fructueuse de ce discours. >>
SUR LES DÉMONS. ' 357
est puissant contre nous, il ne le faut attribuer qu'au dérègle-
ment de nos mœurs, qu'à notre vie toute séculière et toute
païenne, qu'à la dureté de nos cœurs pour les saintes v^érités
du christianisme. C'est pourquoi je ne m'étonne pas si le
diable nous est dépeint dans les Ecritures tantôt fort et tantôt
faible. « C'est un lion rugissant, » dit saint Pierre ('') : y a-t-
il rien de plus terrible ? « Mais, dit saint Jacques (^), résistez-
lui, et il s'enfuira :» se peut-il une plus grande faiblesse ? En
effet il n'est fort, chrétiens, que par notre lâche condescen-
dance ; et si, au lieu de lui tendre les mains volontairement,
nous avions soin de les fortifier par les armes que Jésus
notre Maître nous a données, ce loup affamé avec sa rage et
ses artifices n'aurait qu'une fureur inutile. Et pour vous dire
des choses convenables au temps où nous sommes, le jeûne,
mes frères, le jeûne célébré selon l'intention de l'Eglise, c'est
un rempart invincible contre ses attaques.
Vous me direz peut-être que c'est dans le jeûne qu'il pré-
sente le combat au Sauveur avec une plus grande furie. Mais
prenez garde, mes frères : si c'est dans le jeûne que cet ennemi
fait ses efforts les plus redoutables, c'est aussi dans le jeûne
que Jésus notre capitaine a daigné nous faire paraître sa
victoire la plus glorieuse : pour nous apprendre, par son
exemple, que ce sera toujours en vain que le diable entre-
prendra contre nous, quand nous serons armés par le jeûne
et par l'abstinence.
Et pour vous en convaincre davantage, remettez, s'il vous
plaît, en votre mémoire, ce que je vous disais tout à l'heure,
que c'est une envie furieuse qui enfiamme les démons contre
nous. Ils voient qu'étant leurs inférieurs [)ar nature, nous les
passons de beaucoup par la grâce ; ils ne sauraient considérer,
sans un déplaisir extrême, que dans des membres mortels
nous puissions par la miséricorde divine approcher de la
pureté des substances incorporelles. Et comme ce qui élève
les bons chrétiens presque à l'égalité des saints anges, c'est
que, dédaignant le commerce du corps, ils conversent en
esprit dans le ciel, ces malins et ces envieux n(î tâchent qu'à
les abîmer dans la chair, afin d'en faire des bctes brutes ; ;iu
a. I Peu:, v, 8. — b.Jac, IV, J. — Ms. t dit le même s. Pierre. » (Distraction.)
358 ' SUR LES DÉMONS.
lieu qu'en s'élevant au-dessus de cette masse du corps,
ils entrent en société avec les intelligences célestes. C'est
pourquoi la sainte Église de Dieu, voulant purifier nos âmes
de l'attachement excessif qu'elles ont au corps, nous ordonne
une salutaire abstinence. Ce que nous perdons pour la chair,
nous le gagnons pour l'esprit. Le jeûne fortifie et engraisse
l'àme ; et autant que nous assujettissons nos corps par la
mortification et la pénitence, autant diminuons-nous les forces
de notre irréconciliable ennemi.
Par conséquent, mes frères, embrassons avec grand courage
cette pénitence de quarante jours pour les péchés de toute
l'année. Certes, puisque nous offensons tous les jours, aucun
moment de notre vie ne devrait être exempt de l'exercice de
la pénitence. Mais puisque la sainte Eglise a choisi particu-
lièrement ce temps pour nous recueillir en nous-mêmes,
faisons pénitence sans murmurer. Ne nous plaignons pas des
incommodités du carême. C'est par la mortification et la
patience, et non pas par les voluptés et par les délices, que
nous désarmerons et le diable et ses satellites. Et que ne
dirai-je donc point de ces délicats, à qui la moindre peine
fait tomber incontinent le courage ; qui par des excuses fri-
voles méprisent l'observation d'un jeûne si universel, ou
bien qui vivent de sorte que s'ils jeûnent de corps, ils abhor-
rent le jeûne en esprit ?
O ignorance ! ô brutalité ! Dieu par sa miséricorde, mes
frères, nous donne de meilleurs sentiments! Jeûnons et d'es-
prit et de corps. Comme nous ôtons pour un temps à notre
corps sa nourriture ordinaire, ôtons aussi à notre âme les
vanités dont nous la repaissons tous les jours : retirons-nous
un peu des conversations et des divertissements mondains :
modérons et nos ris et nos jeux. C'est là le vrai jeûne de
l'âme, qui lui fait trouver une nourriture solide dans la médi-
tation des choses célestes. Sanctifions le jeûne par l'oraison,
purifions l'oraison par le jeûne. L'oraison est plus pure qui
vient d'un corps exténué et d'une âme dégoûtée des plaisirs
sensibles. Ainsi nous serons terribles aux diables. Voyez les
petits enfants : quand il leur parait quelque chose qui leur
semble hideux et terrible, aussitôt ils se cachent au sein de
SUR LES DÉMONS.
359
leur mère. Ainsi considérons, chrétiens, cette bête farouche
qui nous menace ; jetons-nous par l'oraison entre les bras
de notre bon Père : nous serons à couvert et en assurance.
Nous verrons notre ancien ennemi consumer sa rage par de
vains efforts ; et soulevés sur ces deux ailes du jeûne et de
l'oraison, que nous soutiendrons par l'aumône, au lieu de
succomber aux attaques des esprits rebelles et dévoyés, nous
irons remplir les places qu'ils ont laissées vacantes au ciel
par leur infâme désertion. Dieu nous en fasse la grâce ! Amen.
^^, -0., ^^. ^^. ^S. ^. ^^ :^Ô^ ^^ ■^. ^S. ■■'^. ■■'^. ■■'^, ■^. '^. -^
Sur la RECONCILIATION (■),
V^ dimanche après la Pentecôte, 1653.
w
'^
Encore une simple exhortation, prononcée dans la chapelle des
Sœurs de la Propagation, de Metz. Bossuet n'en a pas tenu compte
dans ses sommaires. Toutefois on y trouvera quelque intérêt. C'est
pour cela, sans doute, que Lâchât croyait reconnaître ici les carac-
tères de la seconde époque, et assignait cet opuscule à l'année 1661.
D'autres éditeurs le retardent jusqu'en i664.{Édit. Guérin, 1870).
Le manuscrit nous reporte à une date bien plus reculée; il nous oblige,
par tous ses caractères archaïques, notamment par l'orthographe, à
ne point franchir l'année 1653. L'œuvre est inachevée.
Si offers viuiius itiiini ad al tare ^ et
ibi recordatus ftieris quia f rater tuiis
habet aliquid adversum te, relinqiie
ibi 7nunus tiiuvi a7ite aliarc^ et vade
priîis reconciliari fratri tuo^ et tune
veniens offeres vmnus tuu7n.
(Matth., V, 23-24.)
C"^ ERTES la doctrine du Sauveur Jésus est accom-
• pagnée d'une merveilleuse douceur, et toutes ses
paroles sont pleines d'un sentiment d'humanité extraordi-
naire; mais le tendre amour qu'il a pour notre nature, ne
paraît en aucun lieu plus évidemment que dans les différents
préceptes qu'il nous donne dans son Évangile pour entrete-
nir inviolablement parmi nous le lien de la charité fraternelle.
Il voyait avec combien de fureur les hommes s'arment contre
leurs semblables; que des haines furieuses et des aversions
implacables divisent les peuples et les nations; que parce que
nous sommes séparés par quelques fleuves ou par quelques
montagnes, nous semblons avoir oublié que nous avons une
même nature : ce qui excite parmi nous des guerres et des
dissensions immortelles, avec une horrible désolation et une
effusion cruelle du sang humain.
Pour calmer ces mouvements farouches et inhumains ,
Jésus nous ramène à notre origine; il tâche de réveiller en
nos âmes ce sentiment de tendre compassion que la nature
I, Mss. 12824, ^- 218-225. i^^ti^ ^""f"> "o^^ paginé.
SUR LA RÉCONCILIATION. 36 1
nous donne pour tous nos semblables, quand nous les voyons
affligés. Par où il nous fait voir qu'un homme ne peut être
étranger à un homme; et que si nous n'avions perverti les
inclinations naturelles, il nous serait aisé de sentir que nous
nous touchons de bien près. Il nous enseigne que « devant
Dieu, il n'y a ni Barbare, ni Grec, ni Romain, ni Scythe (''), »
et, fortifiant les sentiments de la nature par des considéra-
tions plus puissantes, il nous apprend que nous avons tous
une même cité dans le ciel, et une même société sur la terre;
et que nous sommes tous ensemble une même nation et un
même peuple, qui devons vivre dans les mêmes mœurs,
selon l'Evangile, et sous un même monarque qui est Dieu,
et sous un même législateur qui est Jésus-Christ.
Mais d'autant que la discorde et la haine n'anime pas
seulement les peuples contre les peuples, mais qu'elle divise
encore les concitoyens, qu'elle désole même les familles, en
sorte qu'il passe pour miracle parmi les hommes, quand on
voit deux personnes vraiment amies, et que nous nous sommes
non seulement ennemis, mais loups et tigres les uns aux
autres : combien emploie-t-il de raisons pour nous apaiser et
pour nous unir? avec quelle force ne nous presse-t-il pas à
vivre en amis et en frères! Et sachant combien est puissant
parmi nous le motif de la religion, il la fait intervenir à la
réconciliation du genre humain : il nous lie entre nous par
le même nœud par lequel nous tenons à Dieu; et il pose
pour maxime fondamentale que la religion ne consiste pas
seulement à honorer Dieu, mais encore à aimer les hommes.
Est-il rien de plus pressant pour nous enflammer à une affec-
tion mutuelle? et ne devons-nous pas louer Dieu de nous
avoir élevés dans une école si douce et sous une institution
si humaine?
Mais il passe bien plus avant. Les injures que l'on nous
fait, chères sœurs, nous fâchent excessivement : la douleur
allume la colère; la colère pousse à la vengeance; le désir de
vengeance nourrit des inimitiés irréconciliables. De là les
querelles et les procès, de là les médisances et les calomnies,
de là les guerres et les combats, de là presque tous les m.il-
a. Coloss., m, 11.
362 SUR LA RÉCONCILIATION.
heurs qui agitent la vie humaine. Pour couper la racine de
tant de maux, je veux, dit notre aimable Sauveur, je veux
que vous chérissiez cordialement vos semblables; j'entends
que votre amitié soit si ferme, qu'elle ne puisse être ébranlée
par aucune injure. Si quelque téméraire veut rompre la sainte
alliance que je viens établir parmi vous, que le nœud en soit
toujours ferme de votre part; il faut que l'amour de la con-
corde soit gravé si profondément dans vos cœurs que vous
tâchiez de retenir même ceux qui se voudront séparer. Flé-
chissez vos ennemis par douceur, plutôt que de les repousser
avec violence; modérez leurs transports injustes, plutôt que
de vous en rendre les imitateurs et les compagnons.
Et en effet, mes sœurs, si l'orgueil et l'indocilité de notre
nature pouvait permettre que de si saintes maximes eussent
quelque vogue parmi les hommes ; qui ne voit que cette
modération dompterait les humeurs les plus altières ? Les
courages les plus fiers seraient contraints de rendre les
armes, et les âmes les plus outrées perdraient toute leur
amertume. Le nom d'inimitié ne serait presque pas connu
sur la terre. Si quelqu'un persécutait ses semblables, tout le
monde (') le regarderait comme une bête farouche ; et il n'y
aurait plus que les furieux et les insensés qui pussent se
faire des ennemis. O sainte doctrine de l'Evangile, qui ferait
régner parmi nous une paix si tranquille et si assurée, si peu
que nous la voulussions écouter! qui ne désirerait qu'elle fût
reçue par toute la terre avec les applaudissements qu'elle
mérite ?
La philosophie avait bien tâché de jeter quelques fonde-
ments de cette doctrine; elle avait bien montré qu'il était
quelquefois honorable de pardonner à ses ennemis ; elle a
mis la clémence parmi les vertus : mais ce n'était pas une
vertu populaire, elle n'appartenait qu'aux victorieux. On
leur avait bien persuadé qu'ils devaient faire gloire d'oublier
les injures de leurs ennemis désarmés; mais le monde ne sa-
vait pas encore qu'il était beau de leur pardonner, avant
même que de les avoir abattus. Notre Maître miséricordieux
s'était réservé de nous enseigner une doctrine si humaine
I. Var. s'élèverait contre lui comme contre une bête farouche.
SUR LA RÉCONCILIATION. 363
et si salutaîre. C'était à lui de nous faire paraître ce grand
triomphe de la charité, et de faire que ni les injures ni les
opprobres ne pussent jamais altérer la candeur ni la cordialité
de la société fraternelle. C'est ce qu'il nous fait remarquer
dans notre évangile, avec des paroles si douces qu'elles
peuvent charmer les âmes les plus féroces : « Quitte l'autel,
dit-il, pour te réconcilier à ton frère. »
Et quel est ce précepte, ô Sauveur Jésus ? et comment
nous ordonnez-vous de laisser le service de Dieu, pour nous
acquitter de devoirs humains? Est-il donc bienséant de
quitter le Créateur pour la créature ? Cela semble bien
étrange, mes sœurs ; cependant c'est ce qu'ordonne le Fils
de Dieu. Il ordonne que nous quittions même le service
divin, pour nous réconcilier à nos frères ; il veut que nos
ennemis nous soient en quelque sorte plus chers que ses
propres autels, et que nous allions à eux avant que de nous
présenter à son Père ; comme si c'était une affaire plus im-
portante. N'est-ce pas pour nous enseigner, chères sœurs,
que devant lui il n'est rien de plus précieux que la charité
et la paix ; qu'il aime si fort les hommes, qu'il ne peut souffrir
qu'ils soient en querelle ; que Dieu considère la charité fra-
ternelle comme une partie de son culte ; et que nous ne sau-
rions lui apporter de présent qui soit plus agréable à ses
yeux, qu'un cœur paisible et sans fiel, et une âme saintement
réconciliée ? C'est ce que je traiterai aujourd'hui avec l'assis-
tance divine ; et j'en tirerai deux raisons du texte de mon
évangile. Notre-Seigneur nous ordonne de nous réconcilier,
avant que d'offrir notre présent à l'autel : c'est de ce présent
et de cet autel, que je formerai mon raisonnement ; et je
tâcherai de vous faire voir que ni le présent qu'offrent les
chrétiens, ni l'autel duquel ils s'approchent, ne souffrent que
des esprits vraiment réconcilies : ce seront les deux points de
cette exhortation (').
I, Bossuet ajoute ici sur son manuscrit un texte de saint Jean Chr\'sostomc,
que les premiers éditeurs ont traduit et intercalé un peu plus haut :
« S. Jean Chrysost., hom. xvi : O ineffabiletn crj^a homines amorcm Dci .' Ho-
7iore?n siiufn despicU, ditm in proxinio charitatan ri'quitit. Interntttipatur^
inquit^ cultiis yneus^ ut charitas tua intcQ^retur ; sacn'Jïcium tnihi est f rat ru m
reconciliatio.
<i DiniHtc tiobis itcbita nostra.'^ Xcc Piitcr lihentcr cxaudit orationcm quatn
;64 SUR LA RÉCONCILIATION.
PREMIER POINT.
Quand je parle des présents que les fidèles doivent offrira
Dieu, ne croyez pas, mes sœurs, que je parle des animaux
égorgés qu'on lui présentait autrefois devant ses autels. Pen-
dant que les enfants d'Aaron exerçaient le sacerdoce qu'ils
avaient reçu par succession de leur père, les Juifs apportaient
à Dieu des offrandes terrestres et corporelles : on chargeait
ses autels d'agneaux et de bœufs, d'encens et de parfums, et
de plusieurs autres choses semblables. Mais comme nous
offrons dans un temple plus excellent, sur un autel plus divin,
et que nous avons un pontife duquel le sacerdoce légal n'était
qu'une figure imparfaite, aussi faisons-nous à Dieu de plus
saintes oblations. Nous venons avec des vœux pieux et des
prières respectueuses, et de (') sincères actions de grâces, lou-
ant ('') et célébrant la munificence divine, par Notre-Seigneur
Jésus-Christ, notre sacrificateur et notre victime. Ce sont
les oblations que nous apportons tous dans la nouvelle al-
liance. Nous honorons Dieu par ce sacrifice, et c'est de cet
encens que nous parfumons ses autels ; et afin que nous
puissions faire de telles offrandes, Jésus, notre grand sacrifi-
cateur, nous a rendus participants de son sacerdoce : « Il nous
a faits rois et sacrificateurs à notre Dieu, » dit l'apôtre saint
Jean dans l'Apocalypse. Mais puisque ce sacerdoce est spi-
rituel, il ne faut pas s'étonner si notre oblation est spirituelle :
c'est pourquoi l'apôtre saint Pierre dit que « nous offrons
des victimes spirituelles, acceptables par Notre-Seigneur
Jesus-Christ (''). » C'est là ce sacrifice de cœur contrit, sacri-
fice de louange et de joie, sacrifice d'oraison et d'actions de
grâces, dont il est parlé tant de fois dans les Ecritures ; c'est
le présent que nous devons à notre grand Dieu : et je dis
qu'il ne lui peut plaire, s'il ne lui est offert par la charité fra-
ternelle. Sans elle, il ne reçoit rien; et par elle, il reçoit toutes
a. I Petr.^ Il, 5.
Filius non dictavit. Cognoscit eniin Pater Filii sut sensus et verba; 7tec suscipit
quœ usurpatio htwiana excogitavit^ sed quœ sapientia Christi exposuit. {Oper.
imperf. iji Matth.^ hom. XIV, inter opéra S. Chrysost.)
1. Ms. des sincères... (Distraction, à ce qu'il semble.)
2. Ms. « loiians et celebrans la munificence... » Voy. Remarques sur la gram-
maire^ etc., à la fin de l'Introduction.
SUR LA RÉCONCILIATION. ^6^
choses. La charité est comme la main qui lui présente nos
oraisons ; et comme il n'y a que cette main qui lui plaise,
tout ce qui vient d'autre part ne lui agrée pas.
Et pour le prouver par des raisons invincibles, je considère
trois choses dans nos oraisons, qui toutes trois ne peuvent
être sans la charité pour nos frères : le principe de nos prières,
ceux pour qui nous prions, celui à qui nos prières s'adressent.
Quant au principe de nos oraisons, vous savez bien, mes
sœurs, qu'elles ne viennent pas de nous-mêmes : les prières
des chrétiens ont une source bien plus divine. « Que pou-
vons-nous de nous-mêmes, sinon le mensonge et le péché, »
dit le saint concile d'Orange ('') ? Le plus dangereux effet
de nos maladies, c'est que nous ne savons pas même
demander comme il faut l'assistance du Médecin : « Nous
'ne savons, dit l'apôtre saint Paul ('''), comment il nous faut
demander. »
Eh ! misérables que nous sommes, qui nous tirera de cet
abîme de maux, puisque nous ne savons pas implorer le se-
cours du Libérateur .'^ Ah! dit l'Apôtre ('), «l'Esprit aide
nos infirmités. » Et comment ? « C'est qu'il prie pour nous,
dit saint Paul, avec des gémissements incroyables. » Eh quoi!
mes sœurs, cet Esprit qui est appelé notre Paraclet, c'est-à-
dire Consolateur, a-t-il lui-même besoin de consolateur.'* Que
s'il n'a pas besoin de consolateur, comment est-ce que
l'Apôtre nous le représente priant et gémissant avec des gé-
missements incroyables ? C'est que c'est lui qui fait en nous
nos prières ; c'est lui qui enflamme nos espérances ; c'est lui
qui nous inspire les chastes désirs; c'est lui qui forme en nos
cœurs ces pieux et salutaires gémissements qui attirent sur
nous la miséricorde divine. Nous retirons ce bonheur de
notre propre misère que, ne pouvant prier par nous-mêmes,
le Saint-Esprit daigne prier en nous, et forme lui-même nos
oraisons en nos âmes. De là vient que le grave Tertullien {')
parlant des prières des chrétiens : « Nous offrons à Dieu,
dit-il, une oraison qui vient d'une conscience innocente, et
d'une chair pudique, et du Saint-Esprit, » (ù carne pudica,
a. Concil. Arausic, H, can. xxu. — à. /\(Wt., viii, 26. — c. Ibid.
I. Ms. Terlullian.
366 SUR LA RÉCONCILIATION.
de aniiNa innocaiti, de Spiritii sando profectami^). Ce serait
peu que la conscience pure et que la chair pudique, s'il n'y
ajoutait, pour comble de perfection, qu'elle vient de l'Esprit
de Dieu.
En effet, nos oraisons, ce sont des parfums ; et les par-
fums ne peuvent monter au ciel, si une chaleur pénétrante
ne les tourne en vapeur subtile, et ne les porte elle-même
par sa vigueur. Ainsi nos oraisons seraient trop pesantes et
trop terrestres, venant de personnes si sensuelles, si ce feu
divin, je veux dire le Saint-Esprit, ne les purifiait et ne les
élevait. Le Saint-Esprit est le sceau de Dieu, qui, étant ap-
pliqué à nos oraisons, les rend agréables à sa majesté. Car
c'est une chose assurée : que nous ne pouvons prier, sinon
par Notre-Seigneur Jésus-Christ : « Il n'y a point d'autre
nom [sous le ciel, donné aux hommes, en qui nous devions
être sauvés (^)]. » D'ailleurs il n'est pas moins vrai que « nous
ne pouvons pas même nommer le Seigneur Jésus, sinon dans
le Saint-Esprit (^) ; » et si nous ne pouvons nommer (')
[Jésus sinon dans le Saint-Esprit], à plus forte raison prier au
nom de Jésus : donc nos prières sont nulles, si elles ne
naissent du Saint-Esprit.
Examinons maintenant quel est cet Esprit. C'est lui qui
est appelé le Dieu charité (^). » C'est lui qui lie le Père et
le Fils; c'est lui qui se répandant sur les hommes, les lie
et les attache à Dieu par un nœud sacré : c'est lui qui nous
lie les uns avec les autres ; c'est lui qui, par une opération
vivifiante, nous fait frères et membres du même corps.
Osculum Patris et Filii {')... Que si c'est cet Esprit qui
opère en nos âmes la charité, celui-là ne prie pas par le
Saint-Esprit, qui a rompu l'union fraternelle, et qui ne prie
pas en paix et en charité. C'est toi (^) qui empoisonnes
ton cœur par des inimitiés irréconciliables : n'as-tu rien à
demander à Dieu? Et si tu le veux demander, ne faut-il pas
a. Apolog.^ n. 30. — b. Act.^ iv, 12. — c.\ Cor.^ xii, 3, — ci. \ Joan.^ IV, 8, 16.
— e. S. Bernard., de divers.^ serm. LXXXix, n. \. In Cantic. serm. Vili.
1. Ms. « nommer etc. »
2. Telle est la leçon du manuscrit. Les éditeurs supposent une inadvertance,
et corrigent : Et toi qui... Cette correction est plausible : il n'est pas toutefois
évident qu'elle soit absolument nécessaire.
SUR LA RÉCONCILIATION. 367
que tu le demandes par l'esprit du christianisme ? Et ne
sais-tu pas que l'esprit du christianisme est le Saint-Esprit ?
D'ailleurs, ignores-tu que le Saint-Esprit n'agit et n'opère
que par charité ? Que si tu méprises la charité, tu ne veux
donc pas prier par le Saint-Esprit ? Et si tu ne veux pas
prier par le Saint-Esprit, au nom de qui prieras-tu ? par
quelle autorité te présenteras-tu à la majesté divine ? Sera-ce
par tes propres mérites ? Mais tes propres mérites, c'est la
damnation et l'enfer. Choisiras-tu quelque autre patron, qui
par son propre crédit te rende l'accès favorable au Père.-^ Ne
sais-tu pas que tu ne peux aborder au trône de la miséricorde,
sinon par Notre-Seigneur Jésus-Christ ('') ; et que « tu ne
peux pas même nommer le Seigneur Jésus, sinon dans le
Saint-Esprit {^) ? » Quiconque pense invoquer Dieu en un
autre nom qu'en celui de Notre-Seigneur Jésus-Ciirist,
sa prière lui tourne à damnation.
Prions donc en charité, chères sœurs, puisque nous prions
par le Saint-Esprit : prions avec nos frères, prions pour nos
frères ; et quoiqu'ils veuillent rompre avec nous, gardons-leur
toujours un cœur fraternel, par la grâce du Saint-Esprit.
Songeons que Notre-Seigneur Jésus ne nous a pas, si je
l'ose dire, enseigné à prier en particulier ; il nous a appris à
prier en corps. « Notre Père qui êtes aux cieux ('), » disons-
nous : cette prière se fait au nom de plusieurs. Nous devons
croire, quand nous prions de la sorte, que toute la société
de nos frères prie avec nous. C'est de quoi se glorifiaient les
premiers fidèles : « Nous venons, disait Tertullien, à Dieu
comme en troupe : » Quasi manu facta anibinius ; « cette
force, cette violence que nous lui faisons, lui est agréable :»
hœc vis Deo grata est (''). Voyez, mes sœurs, que les
prières des frères, c'est-à-dire, les prières de la charité et
de l'unité, forcent Dieu à nous accorder nos demandes.
Écoutez ce qui est dit dans les Actes : « Tous ensemble
unanimement ils levèrent la voix à Dieu (''). » Et quel fut
l'événement de cette prière ? « Le lieu oii ils étaient assem-
blés trembla, et ils furent remplis du Saint-Esprit (^). "%
a. Hebr.y IV, 16. — b. I Cor., xn, 3. — c. Matth., vi, 9. — d. Apolog.^ n. 39.
— e. Ac/., IV, 24. — /. /âû/., 31.
368 SUR LA RÉCONCILIATION.
Voilà Dieu forcé par la prière des frères : parce qu'ils prient
ensemble, il est comme contraint de donner un signe visible
que cette prière lui plaît : Hœc vis Deo grata est. Nous nous
plaignons quelquefois que nos prières ne sont pas exaucées :
voulons-nous forcer Dieu, chrétiens ? unissons-nous et prions
ensemble.
Mais, quand je parle de prier ensemble, songeons que ce
qui nous assemble, ce n'est pas ce que nous sommes enclos
dans les murailles du même temple, ni ce que nous avons
tous les yeux arrêtés sur le même autel. Non, non, nous
avons des liens plus étroits. Ce qui nous associe, c'est la
charité. Chrétiens, si vous avez quelque haine, considérez
celui que vous haïssez. Voulez-vous prier avec lui ? Si vous
ne le voulez pas, vous ne voulez pas prier en fidèle; car prier
en fidèle, c'est prier par le Saint-Esprit : et comme c'est le
même Esprit qui est en nous tous, comme c'est lui qui nous
associe, il faut que nous priions en société. Que si vous
voulez bien prier avec lui, comment est-ce que vous le
haïssez ? N'avons-nous pas prouvé clairement que c'est la
charité qui nous met (') ensemble ? Sans elle, il n'y a point de
concorde ; sans elle, il n'y a point d'unité. Vous ne pouvez
donc prier avec vos frères que par charité ; et si vous les
haïssez, comment priez-vous en charité avec eux }
Vous me direz peut-être que votre haine est restreinte à
un seul, et que vous aimez cordialement tous les autres. Mais
considérez que la charité n'a point de réserve : comme elle
vient du Saint-Esprit, qui se plaît à se répandre sur tous les
fidèles, aussi la charité, comme étant une onction divine,
s'étend abondamment, et se communique avec une grande
profusion. Quand il n'y aurait qu'un chaînon brisé, la
chaîne (^) est entièrement désunie, et la communication est
interrompue. Vivons donc en charité avec tous, afin de prier
en charité avec tous : croyons que c'est cette charité qui
force Dieu d'accorder les grâces ; et que si elle ne nous intro-
duit près de lui, il est inaccessible et inexorable.
Mais ce n'est pas assez de prier avec tous nos frères, il
faut encore prier Dieu pour tous nos frères. La forme nous
I. Sic. — 2. Edit. la charité. (Faute de lecture.)
SUR LA RÉCONCILIATION. 369
en est donnée par l'Oraison dominicale, en laquelle nous ne
demandons rien pour nous seuls, mais nous prions généra-
lement pour les nécessités de tous les fidèles. En vain prie-
rions-nous avec eux, si nous ne priions ainsi pour eux. Car
de même que nous ne pouvons exclure personne de notre
charité, aussi ne nous est-il pas permis de les exclure de nos
prières. C'est pourquoi l'apôtre saint Paul, dans la première
à Timothée : Pro regibus et (') omnibus qui in subliniitate
sunt : pour toutes les conditions et tous les états ; /loc enini
bonum (^) est et acceptum cormn Salvatore nostro Deo (f). Que
si Dieu a une si grande bonté que d'admettre généralement
tous les hommes à la participation de ses grâces, s'il em-
brasse si volontiers tous ceux qui se présentent à lui ; quelle
témérité nous serait-ce de rejeter de la communion de nos
prières ceux que Dieu reçoit à la possession de ses biens !
Il n'est point de pareille insolence, que lorsqu'un serviteur
se mêle de restreindre à sa fantaisie les libéralités de son
maître. Et comment est-ce que vous observez ce que vous
demandez à Dieu tous les jours, « que sa sainte volonté soit
faite (^') .^ » Car puisque sa volonté est de bienfaire générale-
ment à tous les hommes, si vous priez qu'elle soit accomplie,
vous demandez par conséquent que tous les hommes soient
participants de ses dons. Il est donc nécessaire que nous
priions Dieu pour toute la société des hommes, et particu-
lièrement pour tous ceux qui sont déjà assemblés dans
l'Église, parmi lesquels le Eils de Dieu veut que vous com-
preniez tous vos ennemis et tous ceux qui vous persécutent :
Orate pro persequentibus vos (^). Que si vous priez pour eux,
ils ne peuvent plus être vos ennemis; et s'ils sont vos enne-
mis, vous ne pouvez prier pour eux comme il faut. Ceux-là
ne peuvent pas être vos ennemis, auxquels vous désirez du
bien de tout votre cœur ; et ceux pour qui vous priez, vous
leur désirez du bien de tout votre cœur.
Certainement puisque vous priez Dieu, qui est si bon et
si bienfaisant, ce n'est que pour en obtenir quelque bien ; et
a. 1 yV///., II, 2, 3. — b. .^fatih., vi, 10. — c. Il'itL, v, 44.
1, Ms. Pro rci^^ibus^ pro principibus...
2. Ms. Hoc enim est gratiini. — Citations simplement indiquées.
Sermons de Bossuet. *^
370 SUR LA RÉCONCILIATION.
comme la prière n'est pas prière, si elle ne se fait de toutes
les forces de l'âme, vous demandez à Dieu, avec ardeur, qu'il
fasse du bien à ceux pour lesquels vous lui présentez vos
prières. Encore si cette demande se devait faire devant les
hommes, vous pourriez dissimuler vos pensées, et sous de
belles demandes cacher de mauvaises intentions : mais par-
lant à celui qui lit dans vos plus secrètes pensées, qui dé-
couvre le fond de votre âme plus clairement que vous-mêmes,
vous ne pouvez démentir vos inclinations ; de sorte qu'il est
autant impossible que vous priiez pour ceux que vous haïssez,
qu'il est impossible que vous aimiez et que vous désiriez
sincèrement du bien à ceux que vous haïssez. Car que peut-
on désirer plus sincèrement que ce qu'on désire en la pré-
sence de Dieu ? Et comment peut-on leur souhaiter plus de
bien, que de le demander instamment à celui qui seul est
capable de leur donner ? Partant si vous haïssez quelqu'un,
absolument il ne se peut faire que vous priiez pour lui la
Majesté souveraine ; et offrant à Dieu une oraison si évidem-
ment contraire à ses ordonnances et à l'Esprit qui prie en
nous et par nous, vous espérez éviter la condamnation de
votre témérité !
O Dieu éternel, quelle indignité ! On prie pour les Juifs,
et pour les idolâtres, et pour les pécheurs les plus endurcis,
et pour les ennemis les plus déclarés de Dieu : et vous ne
voulez pas prier pour vos ennemis ! Certes, c'est une extrême
folie, pendant que l'on croit obtenir de Dieu le pardon de
crimes énormes, qu'un misérable homme fasse le difficile et
l'inexorable. Quelque estime que vous ayez de vous-même,
et en quelque rang que vous vous mettiez, l'offense qui se
fait contre un homme, s'il n'y avait que son intérêt, ne peut
être que très légère. Cet homme, que vous excluez de vos
prières, l'Eglise prie pour lui ; et refusant ainsi de commu-
niquer aux prières de toute l'Eglise, n'est-ce pas vous excom-
munier vous-mêmes ? Regardez à quel excès vous emporte
votre haine inconsidérée. Vous me direz que vous n'y preniez
pas garde ; maintenant donc que vous le voyez très évidem-
ment, c'est à vous de vous corriger.
Ne me dites pas que vous priez pour tout le monde : car
SUR LA RÉCONCILIATION. 37 I
puisqu'il est certain qu'il n'y a que la seule charité qui prie,
il ne se peut faire que vous priiez pour ceux que vous haïs-
sez. Votre intention dément vos paroles, et quand la bouche
les nomme, le cœur les exclut. Ou bien si vous priez pour
eux, dites-moi, quel bien leur souhaitez-vous ? leur souhaitez-
vous le souverain bien, qui est Dieu ? Certainement si vous
ne le faites, votre haine est bien furieuse ; puisque, non con-
tent de leur refuser le pardon, vous ne voulez pas même que
Dieu leur pardonne. Que si vous demandez pour eux cette
grande et éternelle félicité, ne voyez-vous pas que c'est être
trop aveugle, que de leur envier des biens passagers, en leur
désirant les biens solides et permanents ? Car en les troublant
dans les biens temporels, vous vous privez vous-même des
biens éternels ; et ainsi vous êtes contraint, malgré la fureur
de votre colère, de leur souhaiter plus de bien que vous ne
vous en vous souhaitez à vous-même. Et après cela vous
n'avouerez pas que votre haine est aveugle ? Que si vous ne
lui enviez les biens temporels, que parce qu'il vous les ôte
en les possédant, ô Dieu éternel ! que ne songez-vous plutôt
que ces biens sont bien méprisables; puisqu'ils sont bornés
si étroitement, que la jouissance de Tun sert d'obstacle à
l'autre ? et que n'aspirez-vous aux vrais biens, dont la richesse
et l'abondance est si grande qu'il y en a pour contenter tout
le monde ? Vous en pouvez jouir sans en exclure vos compé-
titeurs ; encore qu'ils soient possédés par les autres, vous ne
laisserez pas de les posséder tout entiers.
Certes, si nous désirions ces biens comme il faut, il n'y
aurait point d'inimitiés dans le monde. Ce qui fait les inimi-
tiés, c'est le partage des biens que nous poursuivons : il
semble que nos rivaux nous ôtent ce qu'ils prennent pour
eux. Or les biens éternels se communiquent sans se parta-
ger : ils ne font ni querelles ni jalousies ; ils ne souffrent ni
ennemis ni envieux, à cause qu'ils sont capables de satisfaire
tous ceux qui ont le courage de les espérer. C'est là, c'est là,
mes sœurs, c'est le vrai remède contre les inimitiés et la
haine. Quel mal me peut-on faire, si je n'aime que les biens
divins ? Je n'appréhende pas qu'on me les ravisse. Vous
m'ôterez mes biens temporels; mais je les dédaigne et je les
372 SUR LA RÉCONCILIATION.
méprise : j'ai porté mes espérances plus haut. Je sais qu'ils
n'ont que le nom de bien, que les mortels abusés leur don-
nent mal à propos ; et moi, je veux aspirer à des biens
solides. Puisque vous ne sauriez m'ôter que des choses dont
je ne fais point d'état, vous ne sauriez me faire d'injure ;
parce que vous ne sauriez me procurer aucun mal. Il est vrai
que vous me montrez une mauvaise volonté; mais une mau-
vaise volonté inutile. Et pensez-vous que cela m'offense ?
Non, non : appuyé sur mon Dieu, je suis infiniment au dessus
de votre colère et de votre envie ; et si peu que j'aie de con-
naissance, il m'est aisé de juger qu'une mauvaise volonté
sans effet est plus digne de compassion que de haine.
Vous voyez, mes sœurs, que les aversions que nous con-
cevons ne viennent que de l'estime trop grande que nous
faisons des biens corruptibles ; et que toutes nos dissensions
seraient à jamais terminées, si nous les méprisions comme
ils le méritent. Mais je m'éloigne de mon sujet un peu trop
longtemps : retournons à notre présent, et montrons que
celui à qui nous l'offrons ne le peut recevoir que des âmes
réconciliées. Je tranche en peu de mots ce raisonnement :
vous prendrez le loisir d'y faire une réflexion sérieuse, Per-
mettez-moi encore, mes sœurs, que je parle en votre présence
à cet ennemi irréconciliable qui vient présenter à Dieu des
prières qui viennent d'une âme envenimée par un cruel désir
de vengeance.
As-tu vécu si innocemment, que tu n'aies jamais eu besoin
de demander à Dieu la rémission de tes crimes ? Es-tu si
assuré de toi-même, que tu puisses dire que tu n'auras plus
besoin désormais d'une pareille miséricorde ? Si tu reconnais
que tu as reçu de Dieu des grâces si signalées, de ta part
ton ingratitude est extrême d'en refuser une si petite, qu'il
a bien la bonté de te demander pour ton frère qui t'a offensé.
Si tu espères encore de grandes faveurs de lui, c'est une
étrange folie de lui dénier ce qu'il te propose en faveur de
tes semblables. Furieux, qui ne veux pas pardonner, ne
vois-tu pas que toi-même tu vas prononcer ta sentence ? Si
tu penses qu'il est juste de pardonner ; tu te condamnes toi-
même, en disant ce que tu ne fais pas. S'il n'est pas raison-
SUR LA RÉCONCILIATION. 373
nable qu'on t'oblige de pardonner à ton frère, combien moins
est-il raisonnable que Dieu pardonne à son ennemi ? Ainsi,
quoi que tu puisses dire, tes paroles retomberont sur toi, et
tu seras accablé par tes propres raisons. Exagère tant que tu
voudras la malice et l'ingratitude de tes ennemis ; ô Dieu ! où
te sauveras-tu, si Dieu juge de tes actions avec la même
rigueur ! Ah ! plutôt, mon cher frère, plutôt que d'entrer dans
un examen si sévère, relâche-toi, afin que Dieu se relâche.
«Jugement sans miséricorde, si tu refuses de faire miséri-
corde ('') : » grâce et miséricorde sans aucune aigreur, si tu
pardonnes sans aucune aigreur : « Pardonnez, et je pardon-
nerai {^'). » Qui de nous ne voudrait acheter la rémission de
crimes si énormes, tels que sont les nôtres, par l'oubli de
quelques injures légères, qui ne nous paraissent grandes qu'à
cause de notre ignorance et de l'aveugle témérité de nos
passions inconsidérées ?
Cependant admirons, mes sœurs, la bonté ineffable de
Dieu, qui aime si fort la miséricorde, que, non content de
pardonner avec tant de libéralité tant de crimes qui se font
contre lui, il veut encore obliger tous les hommes à pardonner,
et se sert pour cela de l'artifice le plus aimable dont jamais
on se puisse aviser. Quelquefois quand nous voulons obtenir
une grâce considérable de nos amis, nous attendons qu'eux-
mêmes ils viennent à nous pour nous demander quelque
chose. C'est ainsi que fait ce bon*Père, qui désire sur toutes
choses de voir la paix parmi ses enfants. Ah ! dit-il, on l'a
ofifensé, je veux qu'il pardonne. Je sais que cela lui sera
bien rude ; mais il a besoin de moi tous les jours : bientôt,
bientôt il faudra qu'il vienne lui-même pour me demander
pardon de ses fautes ; c'est là, dit-il, que je l'attendrai. Par-
donne, lui dirai-je, si tu veux que je te pardonne : je veux
bien me relâcher, si tu te relâches. O miséricorde de notre
Dieu, qui devient le négociateur de notre mutuelle récon-
ciliation ! Combien sont à plaindre ceux qui refusent des
conditions si justes !
O Dieu ! je frémis, chères sœurs, quand je considère ces
faux chrétiens qui ne veulent pas pardonner: tous les jours
a. /ac, II, 13. — â. Matth.^ VI, 14.
374 SUR LA RÉCONCILIATION.
ils se condamnent eux-mêmes, quand ils disent l'Oraison
dominicale : « Pardonnez, disent-ils, comme nous pardon-
nons ('). » Misérable, tu ne pardonnes pas ; n'est-ce pas
comme si tu disais : Seigneur, ne me pardonnez pas, comme
je ne veux pas pardonner ? Ainsi cette sainte Oraison, en
laquelle consiste toute la bénédiction, des fidèles, se tourne
en malédiction et en anathème. Et quels chrétiens sont-ce
que ceux-ci, qui ne peuvent pas dire l'Oraison dominicale ?
Concluons que la prière n'est pas agréable, si elle ne vient
d'une âme réconciliée.
SECOND POINT (').
Notre autel est un autel de paix : le sacrifice que nous
célébrons, c'est la Passion de Jésus. Il est mort pour la
réconciliation des ennemis. Non se vindicari, sêd illis postu-
labat ignosci (^). Ce sang a été répandu pour pacifier le ciel
et la terre : non seulement les hommes à Dieu, mais les
hommes entre eux et avec toutes les créatures. Le péché
des hommes avait mis en guerre les créatures contre eux,
et eux-mêmes contre eux-mêmes : c'est pour leur donner la
paix que Jésus a versé son sang. Catilina donne du sang à
ses convives (") : que si ce sang a lié entre eux une société
de meurtres, de perfidies, le sang innocent du pacifique
Jésus ne pourra-t-il pas lier parmi nous une sainte et véri-
table concorde ? Unus punis, unum corpus [multi suimis,
omnes qui de uno pane participamus\ (^) : quel regret à un
père quand il voit ses enfants à sa table, mangeant un
commun pain, et se regardant les uns les autres avec des
yeux de colère ? Les hommes te reçoivent à la sainte table ;
Jésus le grand Pontife t'excommunie : Retire-toi, dit-il ;
n'approche pas de mon autel, que tu ne sois réconcilié à
ton frère.
a. Mafth., VI, 12. — b. S. Léo, de Passion. Dtvn. serm. XI, cap. m. —
c. Sallust., Bel/. Catilin., n. 22. — d. \ Cor., X, 17.
I. Il ne reste que ces quelques notes pour le second point. Le ms. contient
un signe de renvoi ; mais nous n'avons point la feuille ou l'œuvre à laquelle
l'auteur se reportait.
— » »—
*^^, :^ :(^ ^^ ■^. ■^. ■^. ■■'^. ■^. :^^ ^. ■.'^. ^^ :^ ■^, .^ :.
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ESQUISSE SUR LA DEVOTION
A LA SAINTE VIERGE (■).
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Pour PAssociation du Scapulaire. Vers 1653.
Sur l'enveloppe de ce sermon on lit que ce manuscrit a fourni
plusieurs passages au sermon de l'Annonciation et à celui du Rosaire.
En effet Deforis, non content de fondre en un seul les troisième et
quatrième sermons pour l'Annonciation, y avait encore introduit
plusieurs fragments de celui-ci, le jugeant trop peu important pour
le donner à part. M. Lâchât l'a publié en 1864, mais d'une façon peu
correcte. Les éditions subséquentes reproduisent son texte, avec les
inexactitudes qui le déparent. Le sommaire ne s'est pas conservé.
Dicit Jiisus Matri siiœ : Mulier^
eccejiliiis tiius.
JÉSUS dit h sa Mère : « Femme,
voilà votre fils. »
ijoafi., XIX, 26).
L'ANTIQUITE païenne a fort remarqué l'action d'un
certain philosophe ('), qui, ne laissant pas en mourant de
quoi entretenir sa famille, s'avisa de léguer par son testament
sa femme et ses enfants à son bon ami. Il se persuada, nous
dit-on, qu'il ne pouvait honorer davantage l'humeur géné-
reuse de cet ami, ni lui rien laisser de plus précieux que ce
témoignage de sa confiance. A la vérité, chrétiens, il paraît
quelque chose de beau dans cette action, si elle a été faite
de bonne foi et si l'affection a été mutuelle. Mais nous savons
que les sages du monde ont ordinairement travaillé bien plus
pour l'ostentation que pour la vertu, et que la plupart de
leurs belles sentences ne sont dites que par parade et p;ir
une gravité affectée. Laissons donc les histoires profanes et
allons à l'Évangile de Jésus-Christ.
Ce que la nécessité avait suggéré à ce philoso()he païen,
la charité le fait faire à mon Maître d'une nianicre toute
divine. Il considère du haut de la croix et sa Mcre. et le
disciple qu'il chérissait. Près de sortir de ce monde, il vou-
1. Ms. à Afc(iu.Y{t\. 9) ; in-f', sans marj^e. Pai^iiu*, mais plus tard.
2. Eudamidas de Corinlhe. — Cf. ci-dessus, p. "ji.
3/6 POUR LA FÊTE DU SCAPULAIRE.
drait leur laisser quelque chose, mais hélas ! il est nu et
dépouillé. Pauvre pendant tout le cours de sa vie, il n'avait
rien à lui que ses vêtements ; et déjà les avares soldats les
ont partagés et ont joué sa tunique mystérieuse. Que donnera
t-il donc à sa sainte Mère, et que donnera-t-il à Jean, son
ami ? Certes, s'il est pauvre en biens temporels, il est riche
infiniment en affection. Voyez, voyez, mes frères, la der-
nière libéralité (') de notre Sauveur. De toutes les choses du
monde, il n'a rien plus cher que Marie, et que Jean, son
fidèle et son bien-aimé. Il donne donc Marie à saint Jean,
et il donne saint Jean à Marie : « Femme, dit-il, voilà votre
fils ; » et : « Fils, dit-il à saint Jean, voilà votre mère. »
Saint Jean, tout ravi d'un si beau présent, en vertu du testa-
ment de son Maître, se mit en possession de la sainte Vierge,
selon la remarque du texte sacré, qui dit expressément que,
dès ce temps-là, le disciple considéra Marie comme sienne :
Et accepit earn discipulus in sua (f). De sorte que depuis ce
temps Jean fut le cher fils de Marie, Marie fut la chère mère
de Jean ; et la parole de Jésus-Christ opéra cette adoption
bienheureuse.
Entendons ceci, chrétiens ; nous avons notre part en ce
legs pieux : Jésus n'a rien dit à la croix qui ne regarde tous
les fidèles. J'entreprends de vous faire voir aujourd'hui, avec
l'assistance de la grâce de Dieu, que saint Jean, le favori (^) du
Sauveur, tient la place de tous les chrétiens en cette action,
et qu'en sa seule personne Jésus nous donne tous à sa sainte
Mère. C'est pourquoi j'ai choisi ce texte pour entretenir en
ce jour votre piété. Car que prétendez-vous par ce Scapulaire,
sinon de porter une marque par laquelle vous vous recon-
naissez enfants de Marie 1 Et ainsi pour satisfaire vos dévo-
tions, je me suis résolu de vous expliquer cette glorieuse
maternité par laquelle la Mère de notre Chef est aussi la
mère de tous ses membres. Dieu par sa bonté me fera la
grâce de fonder solidement cette vérité sur la doctrine des
Écritures et de l'antiquité chrétienne.
a. Joan., XIX, 27. — Li sua, au neutre, n'est pas rendu littéralement.
1. Var. le dernier don.
2. Édii. Lâchai, etc. : le fermier du Sauveur !
POUR LA FÊTE DU SCAPULAIRE. 377
Et pour y procéder avec ordre, premièrement (') je vous
ferai voir le dessein de cette glorieuse maternité tracé dès
l'origine du monde ; et après vous en suivrez l'accomplisse-
ment dans la plénitude des temps. C'est la division de cet
entretien : elle est simple, je vous l'avoue ; mais vous en
verrez naître, s'il plaît à Dieu, une doctrine toute chrétienne,
qui établira la dévotion pour la sainte Vierge, non sur des
histoires douteuses, ni sur des révélations apocryphes, ni sur
des raisonnements incertains, ni sur des exagérations indis-
crètes, mais sur des maximes solides et évangéliques : aussi
les ai-je prises des anciens Pères.
PREMIER POINT.
Ceux qui sont peu versés dans la lecture des anciens
docteurs, seront peut-être surpris d'abord d'entendre les
termes extraordinaires aves lesquels ils associent la très
sainte Vierge à Notre Seigneur Jésus-Christ. Ce saint
évêque de Lyon, le grand I renée, l'honneur (~) des églises
des Gaules qu'il a fondées par son sang et par sa doctrine,
parle ainsi de la sainte Vierge : « Le genre humain, dit-il,
condamné à mort par une vierge, est sauvé par une Vierge :
Morti adstrictum per virginem , salvaticr pcr Virginem (^\
« Ce qui avait été perdu par ce sexe est ramené à salut par
ce sexe, » ditTertullien : Qtioci per ejusinodi sexu))i abicrat in
perditionem per eumdem sexum redigcretur 211 salutou ('').
Vous entendez en ces deux grands hommes les deux plus
anciens auteurs ecclésiastiques. Et après eux l'incomparable
Augustin : « Par une femme la mort, par une femme la vie;»
Per Evarn interitus, per Mariam sains ('). Tous les autres
ont parlé dans le même sens, et (^) la suite de ce discours
vous fera encore plus évidemment connaître l'intention de
tous ces grands hommes.
a. Contra Hœres.^ V, 19. — h. De Cnrnc Chr., 17. — c. De Svmboi. ad
CatecJiii))i.^ III, 4.
1. Var. Je vous dirai premièrement les raisons pour lesquelles il lît.iit conve-
nable que Marie fût la mère du peuple nouveau, et après je conclurai en vous
faisant voir par l'histoire de rKvani;ilc qu'en effet elle a eu cette qualilo.
2. Var. l'ornement.
3. Var. et vous connaître/ encore mieux leur intention dans la suite île mon
discours.
378 POUR LA FÊTE DU SCAPULAIRE.
N'appréhendez pas, chrétiens, que des serviteurs si fidèles
de Jésus-Christ veuillent (') diminuer l'honneur de leur
Maître, en lui associant en quelque sorte l'heureuse Marie.
Certes c'est peu connaître la grandeur de Dieu, de penser
que sa gloire soit diminuée quand il en fait part à ses créa-
tures. En cela dissemblable de nous, en donnant une partie,
il retient le tout. Si tout cela vous semble étrange d'abord,
considérez que Dieu a cela de propre, qu'il est le seul qui
donne sans se dépouiller. Certes il n'agit pas comme nous,
qui partageons nos soins à plusieurs, afin que la peine nous
en pèse moins. Il n'en est pas ainsi du Dieu vivant ; quand
il associe ses créatures à ses ouvrages, ce n'est pas qu'il se
décharge, mais il les honore ; et ainsi la gloire lui appartient
toute. C'est pourquoi l'Apôtre saint Paul n'a pas cru dimi-
nuer la grandeur de Dieu, quand il s'appelle non seulement
son ministre, mais encore son coopérateur, «ruvepyô;. Vous
diriez qu'il se fasse (^) le compagnon de Dieu ; mais à Dieu
ne plaise qu'il soit {^) ainsi ! Il sait que cette partie de
l'ouvrage qu'il a plu à Dieu de lui commettre n'en est pas
moins à Dieu parce qu'il daigne se servir de son ministère. Si
donc les anciens Pères nous ont enseigné que Marie est asso-
ciée singulièrement au grand ouvrage du Fils de Dieu, ils ne
ravissent pas pour cela la gloire au Sauveur ; il y aurait de la
malice à le croire. Mais pour éclairer leur pensée et pour
vous apprendre le sens des éloges que l'Eglise donne à la
sainte Vierge, remontons à l'origine des choses ; et voyons
par quelle raison il était à propos que la sainte Vierge eût
tant de part à l'œuvre de notre salut qu'elle méritât d'être
associée au Fils de Dieu, qui en est l'auteur.
Chrétiens, une des choses les plus touchantes dans la
réparation de notre nature, c'est de voir que l'ineffable bonté
de Dieu prend plaisir d'employer à notre salut tout ce qui
a contribué à notre ruine. C'est ce qu'il est nécessaire que
vous remarquiez avec les vénérables docteurs de l'Eglise,
dont je tiens cette pieuse observation. Certes il est sans
1. Ms. veulent.
2. Édit. qu'il se fait.
3. Édi't, qu'il en soit ainsi.
POUR LA FETE DU SCAPULAIRE. 379
doute que Dieu pouvait délivrer les hommes sans se faire
homme : mais il lui a plu de se faire homme pour nous
racheter, afin que cette même nature, que le démon s'était
asservie, remportât la victoire sur lui et sur ses audacieux
compagnons. Davantage, encore que le Fils de Dieu eût
résolu de venir en terre et de se revêtir d'une chair hu-
maine, il pouvait se créer lui-même un corps et une âme
sans le ministère de ses créatures, et ainsi il se serait épargné
la honte de naître d'une postérité (') condamnée; toutefois
sa Providence incompréhensible en a disposé autrement. Il
lui a plu que dans cette race maudite la grâce et la bénédic-
tion prît son origine. Notre-Seigneur a voulu être le fils
d'Adam, afin que sa bienheureuse naissance sanctifiât éter-
nellement la race d'Adam, que la contagion du péché avait
infectée.
Avançons dans cette méditation. Jésus-Christ pouvait
nous sauver sans mourir, et il a voulu nous sauver par sa
mort. C'est qu'insistant au même dessein, il a ordonné que
la mort, que le diable envieux avait amenée au monde pour
nous détruire, fût employée à nous réparer, et que la peine
de notre péché fût le médicament de nos maladies. Mais, ô
doux Rédempteur de nos âmes, après avoir déterminé de
mourir, fallait-il nécessairement mourir à la croix ? N'y avait-
il que ce genre de mort qui fût capable d'expier nos crimes ?
Certainement il y en avait beaucoup d'autres. Pourquoi
donc vous vois-je pendu à ce bois infâme ? Chrétiens, n'en
voyez-vous pas le secret ? Le fruit d'un arbre nous avait
perdus : voici un autre arbre qu'on nous propose, auquel est
attaché Jésus-Christ, le vrai fruit dévie. Et, pour accomplir
toutes choses, de même qu'en mangeant le fruit défendu.
Adam, notre premier père, a reçu la mort; nous, en mangeant
ce divin fruit qui pend à la croix, nous recevons la vie éter-
nelle. Nos rebelles parents ont cueilli sur l'arbre le fruit
empoisonné qui les tue avec leur misérable |)ostérité ; et,
lorsque dans la célébrité de nos saints mystères, honorant la
I. C'est-à-dire, de la postérité d'Adam, l^ion ([ue le sens soit clair, Hossuet a
souligné ces deux mots, se proposant sans (hnite de les remplacer. Pcut-c^trc
voyait-il qucUiue chose d'étrange à jiaUrc d'une postt'ritt'.
380 POUR LA FÊTE DU SCAPULAIRE.
pieuse mémoire de notre Dieu et Sauveur Jésus-Christ, nous
mangeons humblement son corps et buvons son sang, ainsi
qu'il nous l'a commandé, que faisons-nous autre chose, mes
frères, que d'aller, pour ainsi dire, cueillir sur la croix le fruit
vivifiant qu'elle porte, je veux dire cette victime innocente
qui a chargé sur son dos les péchés du monde ? Tellement
que, pour reprendre ce que j'ai dit, si un homme nous perd,
un homme nous sauve : la mort règne dans la race d'Adam,
c'est de la race d'Adam que la vie est née ; Dieu fait servir
de remède à notre péché la mort, qui en était la punition ;
l'arbre nous tue, l'arbre nous guérit ; et un salutaire (') man-
ger répare le mal qu'un manger téméraire avait fait.
Et de là vient que nos anciens Pères voyant par une
induction si universelle que notre Dieu s'est résolument
attaché à notre salut par les mêmes choses qui ont été le
principe de notre perte, ils en ont tiré cette conséquence : si
tel est le conseil de Dieu que tout ce qui a eu part à notre
ruine doit coopérer à notre salut, puisque les deux sexes sont
intervenus en la désolation de notre nature, il fallait qu'ils
intervinssent à sa délivrance. Si la corruption du péché les
a déshonorés l'un et l'autre, il faut que le Réparateur des
hommes leur rende l'honneur. Et c'est pourquoi, dit saint
Augustin, « Jésus-Christ, homme, est né d'une femme : »
Virtun su77ipsit ex femina. Et parce que le genre humain est
précipité dans la damnation éternelle par un homme et par
une femme, il était convenable que Dieu prédestinât une
nouvelle Eve, aussi bien qu'un nouvel Adam, afin de donner
à la terre, au lieu de la race ancienne qui avait été condam-
née, une nouvelle postérité qui fût sanctifiée par la grâce.
D'où je conclus par un argument infaillible que tout ainsi
que la première Eve est la mère de tous les mortels, la nou-
velle Eve, c'est-à-dire Marie, est la mère de tous les vivants,
qui sont les fidèles,
Mais, afin que vous en demeuriez convaincus, conférons
exactement Eve avec Marie. L'ouvrage de notre corruption
commence (^) par Eve, l'ouvrage de notre réparation par
1. Édit. un manger salutaire.
2. Édit. a commencé.
POUR LA FÊTE DU SCAPULAIRE. 38 I
Marie. Un ange de ténèbres s'adresse à Eve, un ange de
lumière parle à Marie. L'ange de ténèbres veut élever Eve
à une fausse grandeur en lui faisant affecter la divinité :
« Vous serez comme des dieux, » lui dit-il ('') ; l'ange de lu-
mière établit Marie dans la véritable grandeur par la société
avec le vrai Dieu : « Le Seigneur avec vous, » lui dit Ga-
briel {^'). L'ange de ténèbres, parlant à Eve, travaille à lui
persuader la rébellion : « Pourquoi est-ce que Dieu vous a
commandé (^) ? » L'ange de lumière, parlant à Marie, lui per-
suade l'obéissance : « Ne craignez point, Marie (') ; » et :
« Rien ne sera impossible au Seigneur ('^). » Eve était vierge
encore ; et Marie est vierge. Eve, encore vierge, avait son
époux; et Marie, la Vierge des vierges, avait son époux. La
parole de mort fut portée à Eve, et la parole de vie à la
sainte Vierge. Eve crut au serpent, et Marie à l'ange. Ainsi,
dit le docte Tertullien, « une foi pieuse efface la faute d'une
téméraire crédulité, et Marie répare en croyant à Dieu ce
qu'Eve a gâté en croyant au diable : » Quod illa credendo de-
liquity hœc credendo delevit (^). Eve, séduite par le démon,
est contrainte de fuir la face de Dieu; et Marie, instruite par
l'ange, est rendue digne de porter Dieu : « afin, dit l'ancien
I renée, — écoutez les paroles de ce grand martyr, — afin
que la Vierge Marie fût l'avocate de la vierge Eve : » Ut
virginis Evœ Virgo Maria Jierel advocata (f).
Après un rapport si exact, qui pourrait douter que Marie
ne fût l'Eve de la nouvelle alliance, et par conséquent la
mère du nouveau peuple } Pour moi, considérant cette con-
venance, je suis ravi d'admiration de la hauteur impénétrable
des secrets de Dieu dans la réparation (') de notre nat-ure,
et je ne {f) puis ne pas m'étonner de voir que tout ce qui se
rencontre dans notre ruine se trouve aussi de point en point
employé à notre glorieux rétablissement. Ce qui a fait dire
au grave Tertullien que Dieu a regagné son image, dont le
a. Gcn., ni, 5. — b, Luc.^ i, 28. — c. Gen.^ m, i. — d. T.uc., i, ;>o. — c. De
Carne Chr.^ 17. — /• Contra Ifœrcs.^ V, 19.
1. Édit. <L ... Marie, rien ne sera... » (Omission.)
2. É(ù7. In séparation. (F'aute de lecture ou d'impression.)
3. /i\///. pourrais-je.
382 POUR LA FÊTE DU SCAPULAIRE.
diable s'était emparé ('), « par un dessein d'émulation (') : »
yEuiula opcrationc ("). Que veut dire cette émulation de
Dieu et du diable ? Nous appelons émulation, lorsque deux
personnes en concourant au même dessein se disputent entre
elles réciproquement à qui emportera le dessus. Le diable
s'étant déclaré le rival de Dieu, il avait voulu monter en
son trône, il se faisait adorer en sa place ; et jaloux de la
majesté de son maître, pour égaler autant qu'il pourrait la
cTfandeur divine, il s'était assujetti l'homme que Dieu avait
fait pour lui seul. Vous voyez Satan le jaloux de Dieu ; Dieu
jaloux se lève contre Satan : il entreprend de délivrer
l'homme ; et voilà jalousie contre jalousie, émulation contre
émulation. Et pour cela vous avez vu Dieu reprenant, pour
ainsi [dire], tous les pas du diable, lui renversant sur la tête
toutes ses machines, repassant exactement sur tous les
vestiges, et imprimant sa marque sur tous les endroits
où il voit le caractère de son rival également faible et
audacieux. « L'émulation du Dieu des armées a fait cet
ouvrage ('''). »
Mais d'où vous vient, ô Dieu tout-puissant, d'où vous
vient cette émulation contre une créature si impuissante,
que le seul souffle de votre bouche a précipité [e] du plus
haut des cieux jusques dans les cachots éternels .-^ Ah ! mes
frères, réjouissons-nous : c'est que Dieu nous aime ; et c'est
pourquoi il est jaloux de Satan, auquel notre nature s'est
prostituée. Et pour nous faire voir qu'il n'a plus de force,
tout ce qu'il avait choisi pour nous nuire, Dieu le fait réussir
à notre salut : parce qu'il est jaloux, et poussé d'une chari-
table émulation pour sauver ce qui est perdu : yEmula ope-
ratione.
Dieu pouvait vaincre notre ennemi d'une autre manière,
mais celle-ci est plus consolante pour nous : et c'est la raison
pour laquelle notre Dieu, qui nous aime, l'a voulu choisir.
a. De Carne Chr., ly. — b. /s., IX, 7.
1. Var. s'était rendu maître.
2. Les éditeurs citent ici le texte entier, que nous retrouverons ailleurs dans
Bossuet; mais l'auteur ne prend ici que les deux mots qui importent à son rai-
sonnement.
POUR LA FÊTE DU SCAPULAIRE. 383
Ce m'est déjà une grande joie qu'il m'assure par sa parole
qu'il est réconcilié avec moi ; mais combien est-elle plus
grande, lorsqu'il me le fait toucher au doigt par les choses
mêmes ! Je connais ('), chrétiens, que mon Dieu veut ré-
parer nos dommages, et qu'il n'y a plus pour nous de con-
damnation, puisque tous les instruments de notre ruine sont
tournés miséricordieusement à notre salut. Je reconnais
bien ici ce que dit l'Apôtre, que Dieu renouvelle toutes
choses en Jésus-Christ. Tout revient par sa grâce à la pu-
reté de la première origine, et je sens qu'on nous remet
dans le Paradis, puisqu'on nous donne un nouvel Adam en
notre Sauveur, et une nouvelle Eve en la sainte Vierge, et
un nouvel arbre en la croix, et un nouveau fruit en l'Eu-
charistie. Après quoi je ne m'étonne pas si nos Pères, in-
duits par (^) cette belle convenance de choses, ont appelé
Marie la nouvelle Eve, c'est-à-dire la mère de tous les
vivants.
Par conséquent, fidèles, le Scapulaire n'est pas une marque
inutile : vous le portez comme un témoignage visible que
vous vous reconnaissez enfants de Marie. Et Marie en effet
sera votre mère, si vous vivez en Notre-Seigneur Jésus-
Christ. Elle sera Eve, en hébreu (^) vivante. Adam donna
ce nom à sa femme, parce qu'elle est la mère de tous les vi-
vants. Ce n'est pas Eve, mes frères, ce n'est pas Eve qui
est la mère de tous les vivants : elle est plutôt la mère de
tous les morts. Sur quoi saint Epiphane observe très bien
qu'elle n'a été appelée mère des vivants, qu'après que sa
race a été maudite. Quelle apparence que ce nom lui con-
vienne } Est ce être mère de tous les vivants que d'engendrer
tous ses enfants à la mort } Par conséquent, ce n'est pas
pour elle que la première Eve reçoit ce titre, c'est en figure
de la sainte Vierge, dont Eve nous représente la dignité.
C'est donc la sainte Vierge qui est la vraie Eve, la vraie
mère de tous les vivants. Vivez, vivez, fidèles, et Marie sera
votre mère. Mais vivez de Jésus-Christ et par jÉsus-
\. Èdit. Je suis convaincu. — C'est la variante.
2. Edit. induits par une telle convenance. (Faute de lecture.)
3. Var. c'est-à-dire vivante. — Édit, c'est-.Vdirc en hébreu vivante.
384 POUR LA FÊTE DU SCAPULAIRE.
CiiKisT, parce que Marie elle-même n'a de vie qu'en jÉsus-
CiiRiST et par Jésus-Ciirist.
Voilà la maternité de la sainte Vierge très solidement
établie. Vous voyez qu'il était convenable qu'elle fût mère
des chrétiens ; et que tel était le dessein de Dieu, qui nous
a été montré dans le Paradis. Mais afin que cette doctrine
pénètre plus profondément en vos cœurs, admirez l'exécution
de ce grand dessein dans l'Évangile de notre Sauveur, et
contemplez comme Jésus -Christ s'associe la sainte Vierge
dans la génération que son sang toujours fertile produit à
son Père.
SECOND POINT.
Saint Jean nous représente en cette action l'universalité
des fidèles. Comprenez, s'il vous plaît, ce raisonnement. Tous
les autres disciples de mon Sauveur l'ont abandonné ; et
Dieu l'a permis de la sorte afin de nous faire entendre qu'il
y en a peu qui suivent Jésus-Christ à la croix : donc, tous les
autres étant dispersés, la Providence n'a retenu près du Dieu
mourant que Jean, le bien-aimé de son cœur. C'est l'unique,
c'est le vrai fidèle : car celui-là est vraiment fidèle à Jésus, qui
suit Jésus jusqu'à sa croix. Et ainsi cet unique fidèle repré-
sente tous les fidèles. Par conséquent, lorsque Jésus-Christ,
parlant à sa Mère, lui dit que saint Jean est son fils, ne croyez
pas qu'il considère saint Jean comme un homme particulier :
il lui donne en la personne de Jean tous ses disciples et tous
ses fidèles, tous les héritiers de la nouvelle alliance, et tous
les enfants de la croix. De là vient, comme je l'ai remarqué,
qu'il l'appelle Femme : il veut dire femme par excellence,
femme choisie singulièrement pour être la mère du peuple
élu. O femme, dit-il, nouvelle Eve, voilà votre fils ; et lui, et
tous les fidèles qu'il représente, ce sont vos enfants. Jean
est mon disciple et mon bien-aimé, recevez en sa personne
tous les chrétiens, parce que Jean tient la place d'eux tous,
et qu'ils sont tous, aussi bien que Jean, mes disciples et mes
bien-aimés. C'est ce que le Sauveur veut montrer à sa sainte
Mère. Et ce qui me semble le plus remarquable, c'est à la
POUR LA FETE DU SCAPULAIRE. ^8^
J"0
croix qu'il lui adresse cette parole ('). Ah ! fidèles, ne re-
marquez-vous pas en ce lieu l'entier accomplissement du
mystère que je vous ai prêché aujourd'hui ? C'est à la croix
que le Fils de Dieu nous donne la vie et nous régénère à la
grâce par la vertu de son sang répandu pour nous. C'est à
la croix aussi qu'il enseigne à la très pure Marie qu'elle est
la mère de Jean et de ses fidèles : « Femme, voilà ton Fils, »
lui dit-il. Et ainsi je vois le nouvel Adam qui, nous engen-
drant par sa mort, associe la nouvelle Eve, sa sainte Mère,
à la chaste et mystérieuse génération des enfants du Nouveau
Testament (^)...
1. A la place de cette phrase, les éditeurs donnent celle-ci : « N'en comprenez-
vous pas la raison? » — C'est une première rédaction (variante). M. Lâchât a
renoncé à lire la seconde, qui est en surcharge et très serrée.
2. Inachevé. L'auteur a laissé en blanc une partie de la p. 7, et tout le verso.
Il lui était facile de compléter son discours, au moyen de réminiscences
empruntées à ses compositions précédentes.
Sermons de Hossuet. fS
^ ^ ter
Sur la DÉVOTION a la
SAINTE VIERGE (').
Conclusion d'un sermon perdu. — Ecrite vers 1653.
Deforis a fait de ce fragment la dernière partie du sermon de la
Nativité de la sainte Vierge ("), prêché en 1652 (3^ des éditions).
La différence de format, d'écriture et d'orthographe, avons-nous
dit, accusent ici une interpolation manifeste. Le manque de suite
en est une autre preuve. Enfin, ce qui est encore plus décisif, on n'a
pu réussir à faire accepter cette finale, substituée à la quatrième
considération qui devait conclure le discours, qu'en y faisant une
coupure, pour éliminer quatre phrases qui formaient redite avec le
corps du sermon.
INTERCÉDEZ pour nous, ô sainte et bienheureuse
Marie. Car, comme dit votre dévot saint Bernard {''),
quelle autre peut plutôt que vous parler au cœur de Notre-
Seigneur Jésus-Christ ? Vous y avez une fidèle correspon-
dance, je veux dire l'amour filial, qui viendra accueillir l'amour
maternel et même qui préviendra ses désirs. Et partant, que
ne devons-nous point espérer de vos pieuses intercessions ?
Certes, fidèles, il n'est pas croyable quelle utilité il nous en
revient ; et c'est avec beaucoup de raison que l'Église répan-
due par toute la terre nous exhorte à nous mettre sous sa
protection spéciale. Mais toutefois je ne craindrai point de
vous dire que plusieurs se trompent dans la dévotion de la
Vierge : plusieurs l'appellent Mère, qu'elle ne reconnaît pas
pour enfants ; plusieurs implorent son assistance, à qui cette
Vierge très pure n'accorde pas le secours de ses oraisons (^).
Apprenez donc, chrétiens, apprenez quelle est la vraie dévo-
tion pour la sainte Vierge ; de peur que, ne l'ayant pas
comme il faut, vous ne perdiez toute l'utilité d'une chose qui
pourrait vous être fructueuse.
a. Ad B. Virg. Serin. Panegyr. n. 7, inter Opéra S. Bernard.
1. Ms. à Meaux, communiqué par M. le chanoine Denis : 2 feuilles in-4°, format
un peu plus grand que le sermon de la Nativité, 1652.
2. Voyez ci-dessus, p. 183. Cf. Histoire critique de la Prédic. de Bossîiet, p. 76.
3. Edif. prières.
SUR LA DÉVOTION A LA SAINTE VIERGE. ^Sy
Quand l'Église invite tous ses enfants à se recommander
aux prières des saints qui régnent avec Jésus-Christ, elle
considère, sans doute, que nous en retirons divers avantages
très importants. Mais je ne craindrai point de vous assurer
que le plus grand de tous, c'est qu'en honorant leurs vertus,
cette pieuse commémoration nous enflamme à imiter l'exem-
ple de leur bonne vie : autrement, c'est en vain, chrétiens,
que nous choisirions pour patrons ceux dont nous ne voulons
pas être les imitateurs. Debent enim in nobis aliquid \_rcco-
gnoscej^e de suis vù^tutibus, ut pr^o nobis dignentur Do)}iino
supplicare\ dit saint Augustin (^) : de sorte que c'est une
prétention ridicule de croire que la très sainte mère de Dieu
admette au nombre de ses enfants ceux qui ne tâchent pas
de se conformer à ce beau et admirable exemplaire.
Et qu'imiterons-nous particulièrement de la sainte Vierge,
si ce n'est cet amour si fort et si tendre, qu'elle a eu pour
Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui est, comme vous avez
vu, la plus vive source des excellences et des perfections de
Marie ? D'ailleurs, que pouvons-nous faire qui lui plaise plus,
que d'attacher toutes nos affections à celui qui a été et sera
éternellement toutes ses délices ? Enfin qu'y a-t-il qui nous
soit ni plus nécessaire, ni plus honorable, ni plus doux et plus
agréable que cet amour ? Quelle plus grande nécessité, que
d'aimer celui dont il est écrit : « Si quelqu'un n'aime pas
Notre-Seigneur Jésus-Christ, qu'il soit anathème (''') ? » Et
quel plus grand honneur, que d'aimer un Dieu ? et quelle
plus ravissante douceur, que d'aimer uniquement un Dieu-
Homme ?
Certes, fidèles, il est assuré (') : Dieu est infiniment aimable
en lui-même : mais quand je considère ce Dieu fait homme,
je me perds ; et je ne sais plus ni que dire ni que penser; et
je conçois, ce me semble, sensiblement que je suis la plus
méchante, la plus déloyale, la plus ingrate, la plus mépri-
sable des créatures, si je ne l'aime par-dessus toutes choses.
Car qu'est-ce, fidèles, que le (') Dieu Jésus? qu'est-ce autre
a. Serin, de Symbolo^ cap. xni. — b. I O?;., xvi, 22.
1. Les éditeurs corrigent encore ici : <î Rien n'est plus vrai. »
2. hdit. ce.
388 SUR LA DÉVOTION
chose qu'un Dieu nous cherchant, un Dieu se famiHarisant
avec nous, un Dieu brûlant d'amour [pour] nous, un Dieu se
donnant à nous tout entier, et qui, se donnant à nous tout
entier, pour toute récompense ne veut que nous? Ingrat mille
et mille fois qui ne l'aime pas ! malheureux, et infiniment ('),
qui ne l'aime pas, et qui ne comprend pas combien doux est
cet amour aux âmes pieuses ! Fidèles, nous devrions être
honteux de ce que le seul nom de Jésus n'échauffe pas incon-
tinent nos esprits, de ce qu'il n'attendrit pas nos affections (^).
Oui (^), son nom est un miel à la bouche, c'est une lumière
à nos yeux, c'est une ilamme à nos cœurs. Il y a une certaine
grâce que Dieu a répandue dans toutes ses paroles et dans
toutes ses actions : y penser, c'est la vie éternelle. Pensez-y
souvent, ô fidèles: vous y trouverez une consolation incroya-
ble. C était toute la joie de Marie. Nous voyons dans les
Évangiles que tout ce que lui disait son Fils, tout ce qu'on
lui disait de son Fils, elle le conservait, elle le repassait mille
et mille fois en son cœur : Maria autem \conservabat omnia
verba hœc, conferens in corde suo].
Donc si vous voulez plaire à Marie, faites tout pour Jésus;
vivez en Jésus, vivez de Jésus : c'est l'unique moyen de
gagner le cœur de cette bonne mère, si vous imitez son affec-
tion. Elle est Mère de Jésus-Christ ; nous sommes ses
membres : elle a conçu la chair de Jésus; nous la recevons,
son sang est coulé dans nos veines par les sacrements, nous
en sommes lavés et nourris. Et Jésus lui-même, comme on
lui disait : « Votre Mère et vos frères vous cherchent, » étend
ses mains à ses disciples, disant : « Voilà ma mère, voilà mes
frères ; et celui qui fait la volonté de mon Père céleste,
celui-là est mon frère et ma sœur, et ma mère (''). » O douces
et ravissantes paroles. Les fidèles sont ses frères ! ce n'est
pas assez ; ils sont ses frères et ses sœurs ! c'est trop peu, ils
sont ses frères, ses sœurs et sa mère ! Non, mes frères, notre
a. Marr.j m, 32-35.
1. Edit. et infiniment malheureux.
2. Ms. son affection. — Distraction, provenant d'une rédaction précipitée.
3. C'est cet alinéa, si plein de piété et d'onction, que les anciens éditeurs
avaient été obligés de supprimer, pour ne pas faire répéter deux fois à l'orateur
un même développement.
A LA SAINTE VIERGE. 389
Sauveur nous aime si fort, qu'il ne refuse avec nous aucun
titre d'affinité, ni aucun degré d'alliance : il nous donne quel
nom il nous plaît (') ; nous lui touchons de si près (^) qu'il
nous plaît, pourvu que nous fassions la volonté de son Père
céleste. Et quelle est la volonté du Père céleste, sinon que
nous aimions son bien-aimé ? « Celui-ci, dit-il ('*), est mon
Fils bien-aimé dans lequel je me suis plu dès l'éternité. »
Tout lui plaît en Jésus, et rien ne lui plaît qu'en Jésus, et
il ne reconnaît pas pour siens ceux qui ne consacrent pas leur
cœur à Jésus.
Ah ! que je vous demande, fidèles, le faisons-nous ? Notre
Sauveur a dit : « Si quelqu'un veut me suivre, qu'il renonce
à soi-même {^). » Qui de nous a renoncé à soi-même ? « Tous
cherchent leurs propres intérêts, et non ceux de Jésus-
Christ : » Omnes qitœ sua sunt quœruîit, non qttœ J^^u-
Christ/ (^). Avez-vous jamais bien compris quel ouvrage
c'est, et de quelle difficulté, que de renoncer à soi-même ?
Vous avez, dites-vous, quitté les mauvaises inclinations aux
plaisirs mortels : Dieu vous en fasse la grâce par sa bonté !
Mais une injure vous est demeurée sur le cœur ; vous en
poursuivez la vengeance : vous n'avez point renoncé à vous-
mêmes. — Mais j'ai surmonté ce mauvais désir ; c'est tout
ce que Jésus-Christ demande de moi. — Nullement, ne
vous y trompez pas ; ce n'est pas assez ; recherchez les secrets
de vos consciences : peut-être que l'avarice, peut-être que
ce poison subtil de la vaine gloire, peut-être qu'un certain
repos de la vie, un vain désir de plaire au monde, et cette
inclination si naturelle aux hommes de s'élever toujours
au-dessus des autres, ou quelques autres affections pareilles
régnent en vous. Si cela est ainsi, vous n'avez point renoncé
à vous-mêmes. Bref, considérez, chrétiens : nous sommes au
milieu d'une infinité d'objets qui nous sollicitent sans cesse :
tant qu'il y a une fibre de notre cœur cjui est attachée aux
choses mortelles, nous n'avons point renoncé à nous-mêmes;
et par conséquent nous ne suivons pas celui qui a dit : « Si
a. MattJi., III, 17. — b. Ibid.^ XVI, 24. — c. Philipp.^ Il, 21.
1. Curieux latinisme.
2. C'est-à-dire : (f aussi />r?s.
390 SUR LA DÉVOTION A LA SAINTE VIERGE.
quelqu'un veut venir après moi, qu'il renonce à soi-même».
Et si nous ne le suivons pas, où en sommes-nous ?
Qui est donc celui, direz-vous, qui a vraiment renoncé à
soi-même ? Celui qui méprise le siècle présent, qui ne craint
rien tant que de s'y plaire, qui regarde cette vie comme un
exil ; « qui use des biens qu'elle nous présente comme n'en
usant pas, considérant sans cesse que la figure de ce monde
passe ('') ; » qui soupire après Jésus-Christ, qui croit n'avoir
aucun vrai bien ni aucun repos, jusqu'à ce qu'il soit avec lui.
Celui-là a renoncé à soi-même, et peut présenter à Jésus un
cœur qui lui sera agréable ; parce qu'il ne brûle que pour lui
seul. Si nous n'avons pas atteint cette perfection, comme
sans doute nous en sommes bien éloignés, tendons-y du
moins de toutes nos forces, si nous voulons être appelés
chrétiens. Vivant ainsi, fidèles, vous pourrez prier la Vierge
avec confiance qu'elle présente vos oraisons (') à son Fils
Jésus; vous serez ses véritables enfants en Notre-Seigneur
Jésus-Christ : vous l'aimerez, elle vous aimera pour Notre-
Seigneur Jésus-Christ ; elle priera pour vous au nom de son
Fils Jésus-Christ, elle vous obtiendra la jouissance parfaite
de son Fils Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui est l'unique
félicité. A7nen.
rt. I C^r., VII, 31.
I. Cette fin du manuscrit, affreusement difficile, a été très bien déchiffrée par
Deforis.
^:^^ ^^. ^^. ^ ^^. ■^. ■^. ^^^ ^^. ^ ^ ^.^^i,
%
%
i
PANEGYRIQUE de SAINT BERNARD
à Metz, 20 août 1653 (')■
^
^
%
L'apostrophe à la « puissante ville de Metz, » qui se rencontre
vers la fin du discours, l'invitation que l'orateur lui adresse d'hono-
rer son libérateur, se rapportent au bienfait reçu cinq cents ans
auparavant. Le comte de Bar, Renaud II, après avoir défait les
Messins, près de Pont-à-Mousson, allait leur livrer une seconde
bataille, lorsque saint Bernard, presque mourant, les sauva par son
intervention auprès du vainqueur. L'étude du manuscrit, retrouvé
après de longues recherches, ne permet pas de douter que le dis-
cours n'ait été prononcé à l'anniversaire même de cette délivrance.
Le texte conforme à l'autographe paraît ici pour la première fois.
L'œuvre avait semblé assez importante à Deforis, pour qu'il se laissât
tenter d'unir ses talents à ceux de Bossuet. On fera disparaître ici
ses embellissements. Ils ne laissaient voir qu'en partie le contraste
sublime qui éclate partout entre une rudesse tout archaïque et une
inspiration déjà digne de la maturité. Il était naturel que Bossuet se
surpassât en célébrant son illustre compatriote. Gandar, sans avoir
vu l'original, a bien reconnu, à la simple lecture de l'imprimé, la
« verve impétueuse qui déborde et se précipite. » (Bossuet orateur^
p. 145) W-
Non €7117)1 jîidicavi 771e scire aliqidd i 71 ter
vos, nisi Ji.svM Christv.m, et hmtc cruci-
fiX7l77l.
Je n'ai pas estimé que je susse aucune
chose parmi vous, si ce n'est JÉSUS-
Christ, et Jésus-Christ crucifié.
(I CV;r., II, 2.)
NOS églises de France ont introduit dans le siècle der-
nier une pieuse coutume de commencer les prédica-
tions en invoquant l'assistance divine par les intercessions
1. Ms. appartenant h, M'"<= Guillemot, de Dijon. Collationnc^ avec le concours
de M. J. d'Arbaumont. — Ce ms. a ctc pa>;inc, à une date postérieure, et sans
doute résumé. Mais le sommaire ne nous est pas parvenu.
2. En relisant son (uuvre, quelques années plus lard, l'auteur modifiera quel-
ques expressions du premier point. Dans sa vieillesse, il pronom^a en outre
un panégyrique de saint Bernard, en 1689, chez les Bernardines du Tont-aux-
Damcs, diocèse de Meaux. (Ledieu, Mt'i/ioircs, p. 57.) Mais h cette époque il
improvisait ordinairement ses discours.
392 PANÉGYRIQUE DE SAINT BERNARD.
de la bienheureuse Marie. Comme nos adversaires ne pou-
vaient souffrir l'honneur si légitime que nous rendons à la
sainte Vierge, comme ils le blâmaient par des invectives
aussi sanglantes qu'elles étaient injustes et téméraires,
l'Église a cru qu'il était à propos de résister à leur auda-
cieuse entreprise, et de recommander d'autant plus cette
dévotion aux fidèles que l'hérésie s'y opposait avec plus de
fureur. Et parce que nous n'avons rien de plus vénérable
que la prédication du saint Évangile, c'est là qu'elle invite
tous ses enfants à implorer les oraisons de Marie, qu'elle
reconnaît leur être si profitables.
Mais il y a, ce me semble, une autre raison plus particu-
lière de cette sainte cérémonie : c'est que le devoir des pré-
dicateurs est d'engendrer Jésus-Christ dans les âmes: « Mes
petits enfants, dit l'Apôtre, pour lesquels je suis encore dans
les douleurs de l'enfantement, jusqu'à ce que Jésus-Christ
soit formé en vous (''). » Vous voyez qu'il enfante et qu'il
engendre Jésus-Christ dans les âmes : ainsi il y a quelque
convenance entre les prédicateurs de la parole divine et la
sainte Mère de Dieu. C'est pourquoi le grand saint Grégoire
ne craint pas d'appeler mères de Jésus-Christ ceux qui sont
appelés à ce glorieux ministère (^). De là vient que l'Eglise
s'est persuadé aisément que vous, ô très heureuse Marie, bé-
nie (') entre toutes les femmes, vous qui avez été prédestinée
dès l'éternité pour engendrer selon la chair le Fils du Très-
Haut, vous aideriez volontiers de vos pieuses intercessions
ceux qui le doivent engendrer en esprit dans les cœurs de
tous les fidèles.
Mais dans quelle prédication doit-on plus espérer de votre
secours, que dans celle que ce peuple attend aujourd'hui, où
nous avons à louer la grâce et la miséricorde divine dans la
sainteté du dévot Bernard, de Bernard le plus fidèle et le
plus chaste de vos enfants ; celui de tous les hommes qui a
le plus honoré votre maternité glorieuse, qui a le mieux imité
votre pureté angélique (^), qui a cru devoir à vos soins et à
a. Galat.y iv, 19. — b. In Evang.^ lib. I, hom. m, n. 2.
1. Ms. bénite (beniste). De même quelques lignes plus bas.
2. Var. virginale.
PANÉGYRIQUE DE SAINT BERNARD. 393
votre charité maternelle l'influence continuelle de grâces
qu'il recevait de votre cher Fils ? Aidez-nous donc par vos
saintes prières, ô très bénie Marie ! aidez-nous à louer
l'ouvrage de vos prières. Pour cela nous nous jetons à vos
pieds, vous saluant et vous disant avec l'ange : Ave.
Parmi les divers ornements du pontife de la loi ancienne,
celui qui me semble le plus remarquable, c'est ce mystérieux
pectoral sur lequel, selon l'Écriture, il portait (') : Urim
et Tumim (f), c'est-à-dire, vérité et doctrine ; ou, comme
l'entendent d'autres interprètes, lumière et perfection. Je
sais que cela est écrit pour nous faire voir quelles doivent
être les qualités des ministres des choses sacrées ; et
qu'encore que leurs habillements magnifiques semblent les
rendre assez remarquables, ce n'est pas là toutefois ce qui
les doit discerner du peuple ; mais que la vraie marque
sacerdotale, le vrai ornement du grand prêtre, c'est la doc-
trine et la vérité : c'est ce qui nous est représenté en ce lieu.
Mais si nous portons plus loin nos pensées ; si dans le
pontife du Vieux Testament, qui n'avait que des ombres et
des figures, nous considérons Jésus-Ciirist, qui est la fin
de la Loi et le pontife de la nouvelle alliance, nous y trou-
verons quelque chose de plus merveilleux. Chrétiens, c'est
ce saint pontife, c'est le grand sacrificateur qui porte vérita-
blement sur lui-même la doctrine, la oerfection et la vérité ;
non point sur des pierres précieuses, ni dans des caractères
gravés, comme faisaient les enfants d'Aaron, mais dans ses
actions irrépréhensibles et dans sa conduite toute divine.
Pour comprendre cette vérité nécessaire à l'intelligence de
notre texte, remettez, s'il vous plaît, en votre mémoire, que
jÉsus-CiiRiST, notre Maître ('), est le Fils de Dieu. \'ous (')
êtes trop bien instruits pour iq^norer que Dieu n'engendre-
pas à la façon ordinaire, et que cette génération n'a rien de
matériel ni de corruptible. « Dieu est esj^rit ('), » fidèles, et
ne vit que de raison et d'intelligence ; de là vient aussi qu'il
a. Levit., VI II, 8. — <5. Joaii.y IV, 24.
1. Édit. il portait gravé ces mots... (Addition superflue.)
2. Var. notre précepteur.
3. Var. Mnis certes il ne faut nous persuader,— croire — que Oicu cnçrcndrc...
394 PANÉGYRIQUE DE SAINT BERNARD.
engendre par son intelligence et par sa raison : de sorte que
le Fils de Dieu est le fruit d'une connaissance très pure,
et qui, dans une simplicité incompréhensible, ne laisse pas
d'être infiniment étendue. Étant le fruit de la raison et dé
l'intelligence (') divine, il est lui-même raison et intelligence ;
et c'est pourquoi l'Ecriture l'appelle la Parole et la Sagesse
du Père.
Et d'autant qu'il ne se peut faire que Dieu agisse autre-
ment que par sa raison et par sa sagesse, de là vient que
nous voyons dans les saintes Lettres que Dieu a tout fait
par son Verbe, qui est son Fils : Omnia per ipsum facta
sicnt ('') ; parce que son Verbe est sa raison et sa lumière.
C'est pourquoi cette grande machine du monde est un
ouvrage si bien entendu, et fait reluire de toutes parts un (^)
ordre si admirable avec une excellente raison. Il ne se peut
que la disposition n'en soit belle, et tous les mouvements
raisonnables, parce qu'ils viennent d'une idée très sage, et
d'une science très assurée, et d'une raison souveraine, qui
est le Verbe et le Fils de Dieu, par qui toutes choses ont
été faites, par qui elles sont disposées et régies.
Or, fidèles, ce Verbe divin, après avoir fait éclater sa sa-
gesse dans la structure et le gouvernement de cet univers,
parce que, comme dit l'apôtre saint Jean, par lui toutes
choses ont été faites, touché d'un amour incroyable pour
notre nature, il nous le manifeste encore d'une façon tout
ensemble plus familière et plus excellente dans un ouvrage
plus divin et qui ne laisse pas toutefois de nous toucher aussi
de bien plus près. Comment cela ? direz-vous. Ah ! voici le
grand conseil de notre bon Dieu, et la grande consolation
des fidèles : c'est que ce Verbe éternel, comme vous savez,
s'est fait homme dans la plénitude des temps ; il s'est
uni à notre nature, il a pris l'humanité dans les entrailles de
la bienheureuse Marie, et c'est cette miraculeuse union qui
nous a donné Jésus-Christ, Dieu et homme, notre Maître
et notre Sauveur.
a.Joan.^i, 2,-
1. Var. de la connaissance.
2. Ms. une. (Distraction.)
PANÉGYRIQUE DE SAINT BERNARD. 395
Donc (0 la sainte humanité de Jésus étant unie au Verbe
divin, elle est régie et gouvernée par le même Verbe. (")
Rendez-vous, s'il vous plaît, attentifs, et comprenez ce rai-
sonnement. De même que la raison humaine gouverne les
appétits du corps qui lui est uni, tellement que la partie
même inférieure participe en quelque sorte à la raison, en
tant qu'elle s'y soumet et lui obéit : de même le Verbe divin
gouverne l'humanité qu'il a revêtue (^) ; et comme il l'a ren-
due sienne d'une façon extraordinaire, il la régit aussi, il la
meut et il l'anime (^) d'un soin et d'une manière ineffable ;
si bien que toutes les actions de cette nature humaine, que
le Verbe divin s'est appropriée, sont toutes pleines de cette
sagesse incréée, qui est le Fils de Dieu, et sont dignes du
Verbe éternel auquel elle est divinement unie, et par lequel
elle est singulièrement gouvernée. De là vient que les an-
ciens Pères, parlant des actions de cet Homme-Dieu, les
ont appelées opérations théandriques, c'est-à-dire, opérations
mêlées du divin et de l'humain, opérations divines et hu-
maines tout ensemble ; humaines par leur nature, divines par
leur principe : d'autant que le Dieu Verbe s'étant rendu
propre la sainte humanité de Jésus, il en considère les ac-
tions comme siennes, et ne cesse d'y faire couler une influence
de grâce et de sagesse toute divine {^), qui les anime et qui
les relève au-delà de ce que nous pouvons concevoir.
Notre doctrine étant ainsi supposée, il ne nous sera pas
difficile de l'appliquer aux paroles du saint Apôtre qui servent
de fondement à tout ce discours. Je dis donc que l'humanité
de Jésus touchant de si près au Verbe divin, et lui apparte- ,
nant par une espèce d'union si intime, il était oblige, pour
l'intérêt de sa gloire, de la conduire par sa sagesse : d'où il
résulte que toutes les actions de Jésus venaient d'un [)rin-
cipe divin et d'un fond de sagesse infinie. Partant, si nous
1. Xv///. Par conséquent. — Ces mots ne sont pas tout h fait synonymes du
donc de l'auteur.
2. É(ù'f. Carde môme...— C'est la variante. Mais p(nirc|uoi supi)iimcrla
phrase suivante .''
3. Érii^. dont il s'est revêtu.
4. É(ù'/. avec un soin.
5. ïùù'/. une influence toute divine de grâce et de sagesse...
39^ PANÉGYRIQUE DE SAINT BERNARD.
voulons reconnaître en (') quelle estime nous devons avoir
les choses qui se présentent à nous, nous n'avons qu'à consi-
dérer le choix ou le mépris qu'en a fait le Sauveur Jésus
pendant qu'il a vécu sur la terre. Comme il est la Parole
substantielle du Père, toutes ses actions parlent et toutes ses
œuvres instruisent.
On nous a toujours fait entendre que la meilleure façon
d'enseigner, c'est de faire. L'action, en effet, a je ne sais
quoi de plus vif et de plus pressant que les paroles les plus
éloquentes. C'est aussi pour cela que le Fils de Dieu, ce divin
Précepteur que Dieu nous a envoyé du ciel, a choisi cette
noble manière de nous enseigner par ses actions ; et cette
instruction est d'autant plus persuasive et plus forte, qu'étant
réglée (^) par la sagesse même de Dieu, nous sommes assurés
qu'il ne peut manquer. Bonté incroyable de notre Dieu !
Voyant que nous étions contraints d'aller puiser en divers
endroits les ondes salutaires de la vérité, non sans un grand
travail et un péril éminent de nous égarer dans une
recherche si difficile, il nous a proposé son cher Fils, dans
lequel il a ramassé toutes les vérités qui nous sont utiles,
comme dans un saint et mystérieux abrégé ; et, ayant pitié
de nos ignorances et de nos irrésolutions, il a tellement dis-
pose sa vie, que par elle toutes les choses nécessaires pour
la conduite des mœurs sont très évidemment décidées : d'où
vient que l'apôtre saint Paul nous assure « qu'en Jésus-
Christ sont cachés tous les trésors de la science et de la
sagesse ("). » C'est pourquoi, dit le même saint Paul ('), je
ne cherche pas la bonne doctrine dans les écrits curieux ni
dans les raisonnements incertains des philosophes et des
orateurs enflés de leur vaine éloquence; seulement j'étudie le
Sauveur Jésus, et en lui je vois toutes choses. De cette sorte,
fidèles, Jésus n'est pas seulement notre Maître, mais il est
encore l'objet de nos connaissances : il n'est pas seulement
la lumière qui nous guide à la vérité, mais il est lui-même
la Vérité dont nous désirons la science ; et c'est pourquoi
a. Cû/oss., II, 3. — ^. I Cor., 11, i et seq.
1. Edit. quelle estime nous devons faire des choses...
2. Proposiiion participe : sorte d'ablatif absolu.
PANÉGYRIQUE DE SAINT BERNARD. 397
nous sommes appelés chrétiens, non seulement parce que
nous professons de ne suivre point d'autre maître que Jésus-
Christ, mais encore parce que nous faisons gloire de ne sa-
voir autre chose que Jésus-Christ. Et certes, ce serait en
vain que nous rechercherions d'autres instructions, puisque
par le Verbe fait homme la Science elle-même nous a parlé ;
et que la Sagesse, pour nous enseigner, a fait devant nous
ce qu'il fallait faire, et que la Vérité même s'est manifestée
à nos esprits et s'est rendue sensible à nos yeux.
Voilà de quelle sorte Jésus-Christ, notre grand pontife,
a porté sur lui-même la doctrine et la vérité. Mais d'autant
que c'est à la croix qu'il a particulièrement exercé sa charge
de souverain prêtre, c'est là, c'est là, mes frères, que, malgré
la fureur de ses ennemis et la honte de sa nudité ignomi-
nieuse, il nous a paru le mieux revêtu de ses beaux orne-
ments de doctrine et de vérité. Jésus était le livre où Dieu
a écrit notre instruction; mais c'est à la croix que ce grand
livre s'est le mieux ouvert, par ses bras étendus, et par ses
cruelles blessures, et par sa chair percée de toutes parts; car,
après une si belle leçon, que nous rcste-t-il à [ap]prendre ?
Fidèles, ce qui nous abuse, ce qui nous empêche de recon-
naître le souverain bien, qui est la seule science profitable,
c'est l'attachement et l'aveugle estime que nous avons pour
les biens sensibles. C'est ce qui a obligé le Sauveur Jésus
à choisir volontairement les injures, les tourments et la mort.
Bien plus, il a choisi de toutes les injures les plus sensibles,
et de tous les supplices le plus infâme, et de toutes les
morts la plus douloureuse; afin de nous faire voir combien
sont méprisables les choses que les mortels abusés appellent
des biens, et qu'en quelque extrémité de misère, de pauvreté,
de douleurs que l'homme puisse être réduit, il sera toujours
puissant, abondant, bienheureux, [)ourvu que Dieu lui
demeure.
Ce sont ces vérités, chrétiens, (jue le grand pontife Jésus
nous montre écrites sur son corps déchiré, et c'est ce qu'il
nous crie par autant de bouches qu'il a de plaies : de sorte
que sa croix n'est pas seulement le sanctuaire d'un pontife
et l'autel d'une victime, mais la chaire d'un maître et le trône
;98 PANÉGYRIQUE DE SAINT BERNARD.
d'un légishitcur. De là vient que l'apôtre saint Paul, après
avoir dit qu'il ne sait autre chose que Ji-:sus-Christ, il
ajoute aussitôt : « Et Jésus-Christ crucifié; » parce que si ces
vérités chrétiennes nous sont montrées dans la vie de Jésus,
nous les lisons encore bien plus efficacement dans sa mort,
scellées et confirmées par son sang: tellement que Jésus
crucifié, qui a été le scandale du monde, et qui a paru igno-
rance et folie aux philosophes du siècle, pour confondre
l'arrogance humaine est devenu le plus haut point de notre
sagesse.
Ah! que l'admirable Bernard s'était avancé dans cette
sagesse ! Il était toujours au pied de la croix, lisant, contem-
plant et étudiant ce grand livre. Ce livre fut son premier
alphabet dans sa tendre enfance : ce même livre fut tout son
conseil dans sa sage et vénérable vieillesse. Il en baisait les
sacrés caractères; je veux dire, ces aimables blessures, qu'il
considérait comme étant encore toutes fraîches et toutes ver-
meilles, et teintes de ce sang précieux qui est notre prix et
notre breuvage. Il disait avec l'apôtre saint Paul ('") : Que
les sages du monde se glorifie[nt], les uns de la connaissance
des astres, et les autres des éléments; ceux-là de l'histoire
ancienne et moderne, et ceux-ci de la politique; qu'ils se
vantent, tant qu'il leur plaira, de leurs inutiles curiosités :
pour moi, si Dieu permet que je sache Jésus crucifié, ma
science sera parfaite, et mes désirs seront accomplis. C'est
tout ce que savait saint Bernard : et comme l'on ne prêche
que ce que l'on sait, lui, qui ne savait que la croix, ne prê-
chait aussi que la croix.
La science de la croix fait les chrétiens; la prédication de
la croix produit les apôtres ('). C'est pourquoi saint Paul, qui
se glorifie de ne savoir que Jésus crucifié, publie ailleurs
hautement qu'il ne prêche que Jésus crucifié (^). Ainsi fai-
sait le dévot saint Bernard. Je vous le ferai voir en particu-
lier et dans sa cellule étudiant la croix de Jésus, afin que
vous respectiez la vertu de ce bon et parfait chrétien; mais
après je vous le représenterai dans les chaires et dans les
a. I Cor.^ I, 20. — b. Ibid.^ 23.
I. Phrase soulignée. C'est tout le plan du discours.
PANÉGYRIQUE DE SAINT BERNARD. 399
fonctions ecclésiastiques, prêchant et annonçant la croix de
Jésus, afin que vous glorifiiez Dieu, qui nous a envoyé cet
apôtre. Vous verrez donc, mes frères, la vie chrétienne et
la vie apostolique de saint Bernard, fondées Tune et l'autre
sur la science de notre Maître crucifié : c'est le sujet de cet
entretien. Il est simple, je vous l'avoue; mais je bénirai cette
simplicité, si dans la croix de Jésus je puis vous montrer
l'origine des admirables qualités du pieux Bernard. C'est ce
que j'attends de la grâce du Saint-Esprit, si vous vous rendez
soumis et attentifs à sa sainte parole. Commençons (') avec
l'assistance divine, et entrons dans la première partie.
PREMIER POINT.
Si j'ai été assez heureux pour vous faire entendre ce que
je viens de vous dire, vous devez avoir remarqué que le
Sauveur, pendu à la croix, nous enseigne le mépris du monde
d'une manière très puissante et très efficace. Car si Jésus
crucifié est le Fils et les délices du Père, s'il est son unique
et son bien-aimé, et le seul objet de sa complaisance ; si
d'ailleurs, selon notre façon de juger des choses, il est de
tous les mortels le plus abandonné et le plus misérable ; le
plus grand selon Dieu, et le plus méprisable selon les
hommes : qui ne voit combien nous sommes trompés dans
l'estime que nous faisons des biens et des maux ; et que les
choses qui ont parmi nous l'applaudissement et la vogue,
sont les dernières et les plus abjectes ? Et c'est ce qui inspire,
jusqu'au fond de l'âme, le mépris du monde et des vanités
à ceux qui sont savants dans la croix du Sauveur Jésus, où
la pompe et les fausses voluptés de la terre ont été éter-
nellement condamnées. C'est pourquoi l'apôtre saint Paul,
considérant Jésus -Christ sur ce bois infâme : « Àh ! dit-il,
je suis crucifié avec mon bon Maître. » Je le vois, je le
vois sur la croix, dépouillé de tous les biens que nous
estimons, accablé à l'extrémité de tout ce qui nous afflige et
qui nous effraye. Moi qui le crois la sagesse même, j'estime
I. Ce second exorde est d'une lonj^ueur démesurée. Un auditoire mocicrne
apprendrait ici avec stupeur qu'on va seulement commencer. L'usage compor-
tait alors ces préliminaires infinis. Bossuet toutefois les réduira progressivement.
400 PANÉGYRIQUE DE SAINT BERNARD.
ce qu'il estime ; et, dédaignant ce qu'il a dédaigné, je me
crucifie avec lui, et rejette de tout mon cœur les choses qu'il
a rejetées : Christo conjixtcs S7iin critci {f).
Tel est le sentiment d'un vrai chrétien, mais que cette
vérité est dure à nos sens ! Oui la pourra comprendre, fidèles,
si Jésus même ne l'imprime en nos cœurs ? C'est ainsi qu'il
se plaît à nous commander des choses esquelles (') toute la
nature répugne, afin de faire éclater sa puissance dans notre
faiblesse; et pour animer nos courages, il nous propose des
personnes choisies, à qui sa grâce a rendu aisé ce qui nous
paraissait impossible. Or, parmi les hommes illustres dont
l'exemple enflamme nos espérances et confond notre lâcheté,
il faut avouer que l'admirable Bernard tient un rang très
considérable. Un gentilhomme, d'une race illustre, qui voit
sa maison en crédit, et ses proches dans les emplois impor-
tants; à qui sa naissance, son esprit, ses richesses promettent
une belle fortune, à l'âge de vingt-deux ans renoncer au
monde, au point (^) que fit saint Bernard, vous semble-t-il,
chrétiens, que ce soit un effet médiocre de la toute-puissance
divine ? S'il l'eût fait dans un âge plus avancé, peut-être que
le dégoût, l'embarras, les ennuis et les inquiétudes qui se
rencontrent dans les affaires, l'auraient pu porter à ce chan-
gement. S'il eût pris cette résolution dans une jeunesse plus
tendre, la victoire eût été médiocre dans un temps où à
peine nous nous sentons, et où les passions ne sont pas
encore nées. Mais Dieu a choisi saint Bernard, afin de nous
faire paraître le triomphe de la croix sur les vanités, dans
les circonstances les plus remarquables que nous ayons
jamais vues en aucune histoire.
Vous dirai-je en ce lieu ce que c'est qu'un jeune homme
de vingt-deux ans? quelle ardeur? quelle impatience? quelle
impétuosité de désirs ? Cette force, cette vigueur, ce sang
chaud et bouillant, semblable à un vin fumeux, ne leur per-
met rien de rassis ni de modéré. Dans les âges suivants on
commence à prendre son pli, les passions s'appliquent à
a. Galat.^ Il, 19.
1. Edit. auxquelles.
2. Édit. avec autant de détachement que le fit.
PANÉGYRIQUE DE SAINT BERNARD. 40 1
quelques objets, et alors celle qui domine ralentit du moins
la fureur des autres: au lieu que cette verte jeunesse n'ayant
rien encore de fixe ni d'arrêté, en cela même qu'elle n'a point
de passion dominante par-dessus les autres, elle est agitée
de toutes les passions, avec violence ('). Là les folles amours;
là le luxe, l'ambition et le vain désir de paraître exercent
leur empire sans résistance (^). Tout s'y fait par une chaleur
inconsidérée ; et comment accoutumer à la règle, à la soli-
tude, à la discipline, cet âge qui ne se plaît que dans le
mouvement et dans le désordre, et qui n'est presque jamais
dans une action composée {^): Et pudet non esse imptiden-
tein i(-)\
Certes, quand nous nous voyons penchants sur le retour
de notre âge, que nous comptons déjà une longue suite de
nos ans écoulés, que nos forces se diminuent, et que le passé
occupant la partie la plus considérable de notre vie, nous ne
tenons plus au monde que par un avenir incertain : ah ! le
présent ne nous touche plus guère. Mais la jeunesse qui ne
songe pas que rien lui soit encore échappé, qui sent sa vigueur
entière et présente, elle (^) ne songe aussi qu'au présent, et
y attache toutes ses pensées. Dites-moi, je vous prie, celui
qui croit avoir le présent tellement à soi, quand est-ce qu'il
s'adonnera aux pensées sérieuses de l'avenir.^ Davantage (^),
quelle apparence de quitter le monde, dans un âge oii il ne
nous y paraît (^) rien que de plaisant '^. Nous voyons toutes
choses selon la disposition où nous sommes : de sorte que la
a. S. Aug., Confess., lib. II, cap. IX.
1. Corrections .à.t, date postérieure : * « elle est emportée^ elle est agitée tour
à tour de toutes les tempHcs des passions, avec [une] iiicroyahle violence. v>
— Sous cette forme, cette belle pensée est dans toutes les mémoires.
2. Autre addition^ au bas de la page sans renvoi : * <i Saint Bernard ne se
prend point parmi tant de pièges ; il n'a jamais souillé la source de l'amour. >
— ^ Il y a grande apparence que ces remaniements sont de 1656, Hossuet, prê-
chant la profession d'une Postulante bernardine, fit un nouvel éloge de saint
Bernard. (Voy. au 20 août, 1656.)
3. Édit. a et (jui n'A honte que de la modération et de la puilcur. » — C'est
une addition de date postérieure, cjui devait se placer après le texte latin et se
lire ainsi : « * On n'a honte c|ue de la modération et de la jjudeur. ^^
4. Ces pléonasmes oratoires avaient été supprimés par les éditeurs.
5. C'est-à-dire : De plus. (Omis par les éditeurs.)
6. Edit. oii il ne nous présente.
Sermons de Bossuet.
402 l'ANÉGVRigUK 1)K SAINT BERNARD.
jeunesse, qui semble n'être formée que pour la joie et pour les
plaisirs, ah ! elle ne voit (') rien de fâcheux; tout lui rit, tout
lui applaudit. Elle n'a point encore d'expérience des maux
du monde, ni des traverses qui nous arrivent : de là vient
qu'elle s'imagine qu'il n'y a point de dégoût, de disgrâce
pour elle. Comme elle se sent forte et vigoureuse, elle bannit
la crainte, et tend les voiles de toutes parts à l'espérance qui
l'enfle et qui la conduit.
Vous le savez, fidèles, de toutes les passions, la plus char-
mante, c'est l'espérance. C'est elle qui nous entretient et qui
nous nourrit, qui adoucit toutes les amertumes de la vie ; et
souvent nous quitterions des biens effectifs, plutôt que de
renoncer à nos espérances. Mais la jeunesse téméraire et
malavisée, qui présume toujours beaucoup à cause qu'elle a
peu expérimenté, ne voyant point de difficulté dans les choses,
c'est là que l'espérance est la plus véhémente et la plus hardie :
si bien que les jeunes gens, enivrés de leurs espérances,
croient tenir tout ce qu'ils poursuivent ; toutes leurs imagi-
nations leur paraissent des réalités. Ravis d'une certaine
douceur de leurs prétentions infinies, ils s'imagineraient
perdre infiniment, s'ils se départaient de leurs grands des-
seins ; surtout les personnes de condition, qui, étant élevées
dans un certain esprit de grandeur, et bâtissant toujours sur
les honneurs de leur maison et de leurs ancêtres, se per-
suadent facilement qu'il n'y a rien à quoi ils (') ne puissent
prétendre.
Figurez-vous maintenant le jeune Bernard, nourri en
homme de condition, qui avait la civilité comme naturelle,
l'esprit poli par les bonnes lettres, la rencontre {^) belle et
aimable, l'humeur accommodante, les mœurs douces et agréa-
ables : ah ! que de puissants liens pour demeurer attaché à
la terre ! Chacun pousse de telles personnes : on les vante,
on les loue ; on pense leur donner du courage, et on leur
inspire l'ambition. Je sais que sa pieuse mère l'entretenait
1. É^ù'/. trouve.
2. Les persû7tnes de condition... z7s... Syllepse usitée alors. (Voy. Remarques
sur la grammaire et le vocabulaire^ à la fin de V Introduction.)
3. Édit. la représentation.
PANÉGYRIQUE DE SAINT BERNARD. 403
souvent des (') mépris du monde ; mais disons la vérité, cet
âge ordinairement indiscret n'est pas capable de ces bons
conseils. Les avis de leurs compagnons et de leurs égaux,
qui ne croient rien de si sage qu'eux, l'emportent par-dessus
les (^) parents.
Triomphez, Seigneur, triomphez de tous les attraits de ce
monde trompeur ; et faites voir au jeune Bernard, comme
vous le fîtes voir à saint Paul (''), ce qu'il faut qu'il endure
pour votre service. Déjà vous lui avez inspiré, avec une tendre
dévotion pour Marie, un généreux amour de la pureté; déjà
il a méprisé des caresses les plus dangereuses, dans des ren-
contres que l'honnêteté ne me permet pas de dire en cette
audience ; déjà votre grâce lui a fait chercher un bain et un
rafraîchissement salutaire dans les neiges et dans les étangs
glacés, où son intégrité attaquée s'est fait un rempart contre
les molles délices du siècle. Son regard imprime de la mo-
destie : il retient jusques {^) à ses yeux, parce qu'il a appris
de votre Evangile (''') et de votre apôtre {') qu'il y a des yeux
adultères. Dans un courage qui passe l'homme, on lui voit
peintes sur le visage la honte et la retenue d'une fille honnête
et pudique. Mais, achevez. Seigneur (^), en la personne de
ce saint jeune homme le grand ouvrage de votre grâce.
Et, en effet, le voyez-vous, chrétiens, comme il est rêveur
et pensif ; de quelle sorte il fuit le grand monde, devenu
extraordinairement amoureux du secret et de la solitude ?
Là il s'entretient doucement de telles ou de semblables pen-
sées : Bernard, que prétends-tu dans le monde ? Y vois-tu
quelque chose qui te satisfasse ? Les fausses voluptés, après
lesquelles les mortels ignorants courent d'une telle fureur,
qu'ont-elles après tout, qu'une illusion de peu de durée ?
Sitôt que {') cette première ardeur, cjui leur donne tout leur
agrément, a été un peu ralentie [)ar le temps, Iriirs plus \-io-
a. AcL^ IX, 16.— b. Maith.^ v, 28. — c. Il /V//., 11, 14.
1. lùiit. du mdpris.
2. Edit. par-dessus ceux des parents.
3. L'jcst ici une correction. 11 ne faudrait pouriani pas en g<5nvîraliser la ponde,
car on en trouve d'autres en sens contraire.
4. Var. Mais, vSeipneur, achevez.
5. Var. qu'une certaine ardeur.
404 rANÉGVRIQUE DE SAINT BERNARD.
lents sectateurs s'étonnent le plus souvent de s'être si fort
travaillés pour rien. L'âge et l'expérience nous font bien voir
combien sont vaines les choses que nous avions le plus dési-
rées. Et encore ces plaisirs tels quels, combien sont-ils clair-
semés (') dans la vie ! Quelle joie peut-on ressentir, où la
douleur ne se jette comme à la traverse ? Et s'il nous fallait
retrancher de nos jours tous ceux que nous avons mal passés,
même selon les maximes du monde, pourrions-nous bien
trouver en toute la vie de quoi faire trois ou quatre mois ?
Mais accordons aux fols amateurs du siècle, que ce qu'ils
aiment est considérable ; combien dure cette félicité ? Elle
fuit, elle fuit comme un fantôme, qui, nous ayant donné
quelque espèce de contentement pendant qu'il demeure avec
nous, ne nous laisse en nous quittant que du trouble.
Bernard, Bernard, disait-il, cette verte jeunesse ne durera
pas toujours. Cette heure fatale viendra, qui tranchera toutes
les espérances trompeuses par une irrévocable sentence. La
vie nous manquera, comme un faux ami, au milieu de nos
entreprises. Là tous nos beaux desseins tomberont parterre;
là s'évanouiront toutes nos pensées. Les riches de la terre,
qui durant cette vie, jouissant de la tromperie d'un songe
agréable, s'imaginent avoir de grands biens, s'éveillant tout
à coup dans ce grand jour de l'éternité, seront tout étonnés
qu'ils se trouveront (^) les mains vides. La mort, cette fatale
ennemie, entraînera avec elle tous nos plaisirs et tous nos
honneurs dans l'oubli et dans le néant. Hélas ! on ne parle
que de passer le temps. Le temps passe en effet, et nous
passons avec lui ; et ce qui passe à mon égard par le moyen
du temps qui s'écoule, entre dans l'éternité qui ne passe pas ;
et tout se ramasse dans le trésor de la science divine qui ne
passe pas (^). O Dieu éternel! quel sera notre étonnement,
lorsque le juge sévère, qui préside dans l'autre siècle, où
celui-ci nous conduit malgré nous, nous représentant en un
1. Éiù'l. rares. — Deforis tenait-il à la banalité dans les épithètes? Il avait
pourtant imprimé dans la Brièveté de la vie : « Mais combien ce temps est-il
clairsemé. . ./ » — Plus haut : « nous font voir ; » au lieu de : « nous font bien voir. »
2. Édit. de se trouver.
3. Édit, qui subsiste toujours. — Mais la répétition était voulue ; elle revient
encore dans la phrase suivante.
PANÉGYRIQUE DE SAINT BERNARD. 405
instant toute notre vie, nous dira d'une voix terrible : Insensés
que vous êtes, qui avez tant estimé les plaisirs qui passent,
et qui n'avez pas considéré la suite qui ne passe pas !
Allons, concluait-il (') ; et puisque notre [vie] est toujours
emportée par le temps qui ne cesse de nous échapper,
tâchons d'y attacher quelque chose qui nous demeure. Puis
retournant à son grand livre, qu'il étudiait continuellement
avec une douceur incroyable, je veux dire, à la croix de
Jésus, il se rassasiait de son sang, et avec cette divine liqueur
il humait le mépris du monde. Je viens, disait-il, ô mon
Maître, je viens me crucifier avec vous. Je vois que ces
yeux si doux, dont un seul regard a fait fondre saint Pierre
en larmes, ne rendent plus de lumières : je tiendrai les miens
fermés à jamais à la pompe du siècle; ils n'auront plus de lu-
mières pour les vanités. Cette bouche divine, de laquelle inon-
daient (^) des fleuves de vie éternelle, je vois que la mort l'a
fermée : je condamnerai la mienne au silence, et ne l'ouvri-
rai que pour confesser mes péchés et votre miséricorde. Mon
cœur sera de glace pour les vains plaisirs ; et comme je ne
vois sur tout votre corps ancune partie entière, je veux por-
ter de tous côtés sur moi-même les marques de vos souffran-
ces, afin d'être un jour entièrement revêtu de votre glorieuse
résurrection. Enfin je me jetterai à corps perdu sur vous, ô
aimable mort, et je mourrai avec vous ; je m'envelopperai
avec vous dans votre drap mortuaire. Aussi bien j'apprends
de l'Apôtre ('') que nous sommes ensevelis avec vous dans le
saint baptême.
Ainsi le pieux Bernard s'enflamme au mépris du monde,
comme il est aisé de le recueillir de ses livres. Il ne son«^e
plus qu'à chercher un lieu de retraite et de pénitence. Mais
comme il ne désire que la rigueur et l'humilité, il ne se jette
point dans ces fameux monastères, que leur ré[)utation ou
leur abondance rend illustres par toute la terre. Imi ce temj)s-
là un petit nombre de religieux vivaient à Cîteaux, sous
a. Coloss., II, 12.
1. /'.dit. concluait Bernard.
2. j'ùiit. découlaient des fleuves de cette eau vive qui rejaillit jusque la vie
dternclle. — Celait refaire le discours. — Ms, Cette bouche divine lUsquih
inondaient... (Distraction.)
406 PANÉGYRIQUE DE SAINT BERNARD.
Tabbé Etienne. L'austérité qui s'y pratiquait les empê-
chait de s'attirer des imitateurs. Ils (') ne se relâchaient pas
pour cela, jugeant plus à propos de persister dans leur
institut pour l'amour de Dieu, que d'y rien changer pour
l'amour des hommes. Cette abbaye, maintenant si célèbre,
était pour lors inconnue et sans nom. Le bienheureux Ber-
nard, à qui le voisinage donnait quelque connaissance de la
vertu de ces saints personnages, embrasse leur règle et leur
discipline, ravi d'avoir trouvé tout ensemble la sainteté de
vie, l'extrême rigueur de la pénitence et l'obscurité. Là il
commença de vivre de ('') sorte qu'il fut bientôt en admira-
tion, même à ces anges terrestres ; et comme ils le voyaient
toujours croître (^), il ne fut pas longtemps parmi eux, que,
tout jeune qu'il était ('^) lors, ils le jugèrent capable {^) de for-
mer les autres. Je laisse les actions éclatantes de ce grand
homme ; et pour la confusion de notre mollesse, à la louange
de la grâce de Dieu, je vous ferai un tableau de sa pénitence
tiré de ses paroles et de ses écrits.
Il avait accoutumé de dire qu'un novice, entrant dans le
monastère, devait laisser son corps à la porte ; et le saint
homme en usait ainsi (''). Ses sens étaient de telle sorte (^)
mortifiés, qu'il ne voyait plus ce qui se présentait à ses yeux.
La longue habitude de mépriser le plaisir du goût avait
éteint en lui toute la pointe de la saveur. Il mangeait de
toutes choses sans choix ; il buvait de l'eau ou de l'huile
indifféremment, selon qu'il les avait à la main. Le pain {^)
dont il usait était si amer, que l'on voyait bien que sa plus
grande appréhension était de donner quelque satisfaction à
son corps. A ceux qui. s'effrayaient de la solitude, il leur
a. Vit. S. Bernard. y lib. I, cap. iv, n. 20.
1. Var. (r^ rédaction, effacée par un trait vertical, et cependant maintenue
dans le texte par les éditeurs) : « mais autant que leur vie était inconnue aux
hommes, autant était-elle {édit. elle était) en admiration devant les saints anges. »
2. Édit. de telle sorte. — Mais les exemples de ce latinisme sont fréquents
chez Bossuet. Cependant il disait aussi de telle sorte^ comme on va le voir.
3. Edit. croître eti vertu.
4. Edit. alors.
5. Ms. capables. Toutes ces distractions montrent la rapidité de la rédaction.
6. Edit. tellement.
7. Phrase renvoyée plus loin par les éditeurs.
PANÉGYRIQUE DE SAINT BERNARD. 407
représentait l'horreur des ténèbres extérieures, et ce grince-
ment de dents éternel. Si quelqu'un trouvait trop rude ce
long et horrible silence, il les avertissait que, s'ils considé-
raient attentivement l'examen rigoureux que le grand Juge
fera des paroles, ils n'auraient pas beaucoup de peine à se
taire. Il avait peu de soin de la santé de son corps, et blâmait
fort en ce point la grande délicatesse des hommes, qui vou-
draient se rendre immortels, tant le désir qu'ils ont de la vie
est désordonné : pour lui, il mettait ses infirmités parmi les
exercices de la pénitence. Pour contrecarrer la mollesse du
monde, il choisissait d'ordinaire pour sa demeure un air
humide et malsain, afin d'être non tant malade que faible ;
et il estimait qu'un religieux était sain, quand il se portait
assez bien pour chanter et psalmodier ('). Il voulait que les
moines excitassent l'appétit de manger, non parles viandes,
mais par les jeûnes ; non par le ragoût ('), mais par le
travail (^). Il couchait sur la dure ; mais pour y dormir,
disait-il, il attirait le sommeil par les veilles, par la psal-
modie de la nuit, et par l'ouvrage {^) de la journée : de sorte
que dans cet homme les fonctions même naturelles étaient
exercées (^) non tant par la nature que par la vertu. Quel
homme a jamais pu dire avec plus juste raison ce que disait
l'apôtre saint Paul ('') : « Le monde m'est crucifié, et moi je
suis crucifié au monde : » Mi/ii mundus crucifixus est^ et ego
mundo ?
Ah ! que l'admirable saint Chrysostome fait une excel-
lente réflexion sur ces beaux mots de saint Paul ! Ce ne lui
était pas assez, remarque ce saint évcque (^'), d'avoir dit que
le monde était mort pour lui, il faut qu'il ajoute que lui-
a. Galat.^ vi, 14, — b. De Coinputict.^ lib. II, n. 2.
1. Edit. « Epicure nous apprend, disait-il, .\ nourrir le corps parmi les plaisirs,
et Hippocrate promet dele conserver en bonne sant(5 : pour moi, je suis disciple
de JÉSUS CllRisr, qui m'enseigne h mi?priscr l'un et l'autre. '►^ -- Il n'y a pas un
mot de cette phrase au manuscrit.
2. lidit. la délicatesse de la table.
3. Les éditeur^ placent ici la phrase supprinice plus haut <\ Le pain, ctc^ >
avec un complément de leur fai;on.
i\. lùiit. le travail.
5. Correction qui remplace : « causées. » Nous l'acceptons ici, bien qu'elle
soit de date postérieure : l'.iutcur paraît avoir réprouvé sa première rédaction.
408 PANÉGYRIQUE DE SAINT BERNARD.
mcme est mort au monde. Certes, poursuit ce savant inter-
prète, l'Apôtre considérait que non seulement les vivants
ont quelques sentiments les uns pour les autres, mais qu'il
leur reste encore quelque affection pour les morts ; qu'ils en
conservent le souvenir, et rendent du moins à leurs corps les
honneurs de la sépulture. Tellement que saint Paul, pour
nous faire entendre jusqu'à quelle extrémité le fidèle doit se
dégager des plaisirs du siècle : Ce n'est pas assez, dit-il, que
le commerce soit rompu entre le monde et le chrétien, comme
il l'est entre les vivants et les morts ; car il peut y rester
quelque petite alliance : mais tel qu'est un mort à l'égard
d'un mort, tels doivent être l'un à l'autre le monde et le
chrétien.
O terrible raisonnement pour nous autres lâches et effé-
minés, et qui ne sommes chrétiens que de nom! Mais le
grand saint Bernard l'avait fortement gravé en son cœur.
Car ce qui nous fait vivre au monde, c'est l'inclination pour
le monde. Ce qui fait vivre le monde pour nous, c'est un
certain éclat qui nous charme dans les biens sensibles. La
mort éteint les inclinations; la mort ternit le lustre de toutes
choses. Voyez le plus beau corps du monde : sitôt que l'âme
s'est retirée, bien que les linéaments soient presque les
mêmes, cette fleur de beauté s'efface, et cette bonne grâce
s'évanouit. Ainsi le monde n'ayant plus d'appas pour Ber-
nard, et Bernard n'ayant plus aucun sentiment pour le monde,
le monde est mort pour lui, et lui il est mort au monde.
Chrétiens ! quel sacrifice le pieux Bernard offre à Dieu par
ses continuelles mortifications ! Son corps est une victime
que la charité lui consacre : en l'immolant elle le conserve,
afin de la (') pouvoir toujours immoler. Que peut-il présenter
de plus agréable au Sauveur Jésus, qu'une âme (^) dégoûtée
de toute autre chose que de Jésus même ; qui se plaît si fort
en Jésus, qu'elle craint de se plaire en autre chose qu'en lui ;
qui veut être toujours afiîigée, jusqu'à ce qu'elle le possède
parfaitement ? Pour Jésus le pieux Bernard se dépouille de
toutes choses, et même, si je l'ose dire, pour Jésus il se
dépouille de ses bonnes œuvres.
I. ÉcfiL le. — 2. Var. qu'un cœur.
PANÉGYRIQUE DE SAINT BERNARD. 409
Et en effet, fidèles, comme les bonnes œuvres n'ont de
mérite qu'autant qu'elles viennent de Jésus-Christ, elles
perdent leur prix, sitôt que nous nous les attribuons à nous-
mêmes. Il les faut rendre à celui qui les donne ; et c'est en-
core ce que l'humble Bernard avait appris au pied (') de la
croix. Combien belle, combien chrétienne fut cette parole
de l'humble Bernard, lorsqu'étant entré dans de vives ap-
préhensions du terrible jugement de Dieu : Je sais, je sais,
dit-il (''), que je ne mérite point le royaume des bienheureux ;
mais Jésus mon Sauveur le possède par deux raisons : il lui
appartient par nature (^) et par ses travaux ; comme son hé-
ritage et comme sa conquête. Ce bon Maître se contente du
premier titre, et me cède libéralement le second. O sentence
digne d'un chrétien ! Non, vous ne serez pas confondu, ô
pieux Bernard ! puisque vous appuyez votre espérance sur
le fondement de la croix.
Mais, ô Dieu! comment ne tremblons-nous pas, misérables
pécheurs que nous sommes, entendant une telle parole ?
Bernard, consommé en vertus, croit n'avoir rien fait pour le
ciel ; et nous, nous présumons de nous-mêmes, nous croyons
avoir beaucoup fait, quand nous nous sommes légèrement
acquittés de quelque petit devoir d'une dévotion superficielle.
Cependant, ô douleur ! l'amour du monde règne en nos
cœurs, le seul mot de mortification nous fait horreur. C'est
en vain que la justice divine nous frappe, et nous menace
encore de plus grands malheurs, nous ne laissons pas de
courir après les plaisirs, comme s'il nous était possible d'être
heureux en ce monde et en l'autre. Mes frères, que pensez-
vous faire, quand vous louez les vertus du grand saint Ber-
nard ? En faisant son éloge, vous prononcez (') votre
condamnation.
Certes, il n'avait pas un corps de fer ni d'airain : il était
sensible aux douleurs, et d'une complexion délicate (^), pour
a. Vit. S. Bernard.^ lib. I, cap. XII.
1. Ms. aux pieds de la croix. — Pluriel fréquent dans les autographes de la
jeunesse de Bosr.uet.
2. Var. Premièrement par droit de nature, et comme le pri\ île ses travaux et
de ses conquêtes.
3. Jùiit. ne prononcez-vous pas. ?
4. Prcniihe rédaction : Sa complexion l't ait tnulro et délicate ; cependant ni
410 PANÉGYRIQUE DE SAINT BERNARD,
nous apprendre que ce n'est pas le corps qui nous manque,
mais plutôt le courage et la foi. Pour condamner tous les
âges en sa personne, Dieu a voulu que sa pénitence com-
mençât dès sa tendre jeunesse, et que sa vieillesse la plus
décrépite jamais ne la vît relâchée. Vous vous excusez sur
vos grands emplois : Bernard était (') accablé des affaires,
non seulement de son ordre, mais presque de toute l'Kglise.
11 prêchait, il écrivait, il traitait les affaires des papes et des
évêques, des rois et des princes : il négociait pour les grands
et pour les petits, ouvrant à tout le monde les entrailles de
sa charité ; et parmi tant de diverses occupations, il ne mo-
dérait point, ses (^) austérités, afin que la mollesse de toutes
les conditions et de tous les âges fût éternellement condam-
née par l'exemple de ce saint homme.
Vous (3) me direz peut-être qu'il n'est pas nécessaire que
tout le monde vive comme lui. Mais du moins faut-il consi-
dérer, chrétiens, qu'entre les disciples du même Evangile il
doit y avoir quelque ressemblance. Si nous prétendons au
même paradis où Bernard est maintenant glorieux, comment
se peut-il faire qu'il y ait une telle inégalité, une telle contra-
riété entre ses actions et les nôtres ? Par des routes si op-
posées, espérons-nous parvenir à la même fin, et arriver par
les voluptés où il a cru ne pouvoir atteindre que par les
souffrances ? Si nous n'aspirons pas à cette éminente perfec-
tion, du moins devrions-nous imiter quelque chose de sa
pénitence. Mais nous nous donnons tout entiers aux folles
jeune ni vieux, il ne s'est jamais épargné. Sa première jeunesse a vu naître sa
pénitence : sa vieillesse la plus décrépite ne l'a jamais vue relâchée.
1. Var. Bernard maniait presque toutes les affaires de son Ordre, et presque
de toute l'Église. {/'''' rédaction^
2. Var. il ne modérait point la rigueur de sa pénitence... (/"' rédaction^
3. Tout ce paragraphe est une éloquente addition. Il en est de même du sui-
vant. La première rédaction portait seulement : « Si cette extrême rigueur nous
rebute, du moins devrions-nous tâcher d'imiter quelque chose de ce généreux
mépris de la terre. Mais nous voulons contenter nos esprits et vivre à notre
aise, et après cela être appelés chrétiens. N'appréhendons-nous pas cette terrible
sentence du Fils de Dieu : « Malheur à vous qui riez, car vous pleurerez ! »
{Luc.^ VI, 25.) Mais je vous laisse sur cette pensée ; car je suis moi-même trop
languissant pour vous en représenter l'importance ; et il faudrait pour cela que
j'eusse quelque étincelle de ce zèle apostolique de saint Bernard, que nous allons
considérer un moment dans la seconde partie. »
PANÉGYRIQUE DE SAINT BERNARD. 41 I
joies.de ce monde ; nous aimons la débauche (') et la bonne
chère, la vie commode et voluptueuse ; et après cela nous
voulons encore être appelés chrétiens !
Et comment ne comprenons-nous pas que la croix de Jésus
doit être gravée jusqu'au plus profond de nos âmes, si nous
voulons être chrétiens ? C'est pourquoi l'Apôtre nous dit que
nous sommes morts, et que notre vie est cachée, et que nous
sommes ensevelis avec Jésus-Christ (''). Nous entendons
peu ce qu'on nous veut dire, si lorsqu'on ne nous parle que
de mort et de sépulture, nous ne concevons pas que le Fils
de Dieu ne se contente pas de nous demander un change-
ment médiocre. Il faut se changer jusqu'au fond ; et pour
faire ce changement, ne nous persuadons pas, chrétiens,
qu'une diligence ordinaire suffise. Cependant l'affaire de notre
salut est toujours la plus négligée. Toutes les autres choses
nous pressent et nous embarrassent : il n'y a que pour le salut
que nous sommes froids et languissants. Et toutefois le Sau-
veur nous dit que le royaume des cieux ne peut être pris que
de force, et « qu'il n'y a que les violents qui l'emportent (^). »
O Dieu éternel ! s'il faut de la force, s'il faut de la violence,
quelle espérance y a-t-il pour nous dans ce bienheureux hé-
ritage ? Mais je vous laisse sur cette pensée ; car je me sens
trop faible et trop languissant pour vous en représenter
l'importance, et il faudrait pour cela que j'eusse quelque étin-
celle de ce zèle apostolique de saint Bernard, que nous allons
considérer un moment dans la (-) seconde partie.
SECOND POINT.
Ce qui me reste à vous dire de saint Bernard est si grand
et si admirable, que plusieurs discours ne suffiraient pas à
vous le faire considérer comme il faut. Toutefois, j)uis(jue je
vous ai promis de vous représenter ce saint homme dans les
emplois publics et apostoliques, disons-en (juclciur chose
brièvement, de peur que votre dévotion ncsoit frnstr<'<' «rune
a. Co/ûss., ni, 3. — /a Malth.^ XI, 12.
1. lùiit.ii N'a|3prchenclons-noiis pas cette tenihie sentence, itc. nn Phrase em-
pruntée à la première rédaction. (\^)y. note précédente. — Cf. la lin du discours,
où cette phrase se retrouve.)
2. Var. cette.
412 PANÉGYRIQUE DE SAINT BERNARD.
attente si douce. Voulez-vous que nous voyions le commen-
cement de l'apostolat de Bernard ? Ce fut sur sa famille qu'il
répandit ses premières lumières, commençant, dès sa tendre
jeunesse, à prêcher la croix de Jésus à ses oncles et à ses
frères, aux amis, aux voisins, à tous ceux qui fréquentaient
dans (') la maison de son père. Dès lors il leur parlait de
l'éternité avec une telle énergie, qu'il leur laissait je ne sais
quoi dans l'âme, qui ne leur permettait pas de se plaire au
monde. Son bon oncle Gaudri, homme très considérable dans
le pays, fut le premier disciple de ce cher neveu. Ses aînés,
ses cadets, tous se rangeaient sous sa discipline ; et Dieu
permit (~) que l'un après l'autre, après avoir résisté quelque
temps, tous ses frères vinssent à lui dans les moments mar-
qués par la Providence. Gui, l'aîné de cette maison, quitta
tous les emplois militaires et les douceurs de son nouveau
mariage. Tous ensemble ils renoncèrent aux charges qu'ils
avaient ou qu'ils prétendaient dans la guerre ; et ces braves,
ces généreux {^), accoutumés au commandement et au noble
tumulte des armes, ne dédaignent ni la bassesse, ni le silence,
ni l'oisiveté de Cîteaux, si saintement occupée (^). Ils vont
commencer de plus beaux combats, où la mort même donne
la victoire.
Ces quatre frères allaient ainsi, disant au monde le dernier
adieu,accompagnés de plusieurs gentilshommes,que Bernard,
ce jeune pêcheur, avait pris dans les filets de Jésus. Nivard,
le dernier de tous, qu'ils laissaient avec leur bon père pour
être le support de sa caduque vieillesse, les étant venu
embrasser : Vous aurez, lui disaient-ils, tous nos biens. Cet
enfant, inspiré de Dieu, leur fit cette belle réponse : Eh {^)
quoi donc ! vous prenez le ciel, et vous me laissez la terre (^) !
a. Vit. Bernard.^ lib. I, cap. m.
1. Édit. qui fréquentaient la maison.
2. Deforis refait à sa manière cette phrase expressive, et il la gâte ainsi :
« Dieu voulut que tous ses frères, après avoir résisté quelque temps, vinssent à
lui l'un après l'autre. »
3. Édit. ces généreux militaires ! — Sur ces adjectifs employés substantive-
ment, voy. Remarques sur la gramniaire et le vocabulaire^ à la fin de V Introduc-
tion.
4. Ces trois derniers mots, sont une addition que l'auteur a jugée nécessaire
en se relisant plus tard. — Var. ni le repos.
5. Bossuet écrit à cette date : Et quoi dottc J D'où le texte de quelques éditions.
PANÉGYRIQUE DE SAINT BERNARD. 413
De cette sorte, il se plaignait doucement qu'ils le partageaient
un peu trop en cadet ; et cette sainte pensée fit (') telle
impression sur son âme, qu'ayant demeuré quelque temps
dans le monde, il obtint son congé de son père, pour s'aller
mettre en possession du même héritage que ses chers frères,
non pour le partager, mais pour en jouir en commun avec eux.
Que reste-t-il au pieux Bernard pour voir toute sa famille
conquise au Sauveur ? Il avait encore une sœur, qui, profitant
de la piété de ses frères, vivait dans le luxe et dans la gran-
deur. Elle les vint un jour visiter, brillante de pierreries,
avec une mine hautaine et un équipage superbe. Jamais elle
ne put obtenir (^) le bien de les voir, jusqu'à temps qu'ayant
protesté qu'elle suivrait leurs bonnes instructions,le vénérable
Bernard s'approcha : Et pourquoi, lui dit-il (''), veniez-vous
troubler le repos de ce monastère, et porter la pompe du
diable jusque dans la maison de Dieu ? Quelle honte de vous
parer du patrimoine des pauvres ! Il lui fit entendre qu'elle
avait grand tort d'orner ainsi de la pourriture : c'est ainsi
qu'il appelait notre corps. Ce corps en effet, chrétiens, n'est
qu'une masse de boue, que l'on pare d'un léger ornement, à
cause de l'âme qui y demeure. Car de même [que] si un roi
était contraint par quelque accident de loger en une cabane,
on tâcherait de l'orner, et l'on y verrait quelque petit rayon
de la magnificence royale ; (^) c'est toujours une maison de
village, à qui cet honneur passager, dont elle serait bientôt
dépouillée, ne fait point perdre sa qualité : ainsi cette ordure
de notre corps est revêtue de quelque vain éclat, en faveur
de l'âme qui doit y habiter quelque temps ; toutefois c'est
toujours de l'ordure, qui, au bout d'un terme bien court,
retombera dans la première bassesse de sa naturelle corru[j-
tiori. Avoir tant de soin de si peu de chose, et négliger pour
elle cette âme faite à l'image de Dieu, d'une nature immor-
telle et divine, n'est-ce pas une extrême fureur ? \h lia S(L'ur
du pieux Bernard est touchée au vif de cette pensée : elle
a. Vif. lu'rnard.^ lib. I, rap. VI. %
1. lùiit. fit une telle impression.
2. Edit. « la satisfaction de les voir, jusqu'à ce qu'elle eût protesté... inslruc-
tions. Alors le vénérable... î>
3. EdiL Mais c'est toujours.
414 PANÉGYRIQUE DE SAINT BERNARD.
court aussitôt aux jeûnes, à la retraite, au sac, au monastère,
à la pénitence. Cette femme orgueilleuse, domptée par une
parole de saint Bernard, suit l'étendard de Jésus avec une
fermeté invincible.
Mais comment vous tairai-je {') le comble de la joie du
saint homme, et sa dernière conquête dans sa famille ? Son
bon père, le vieux Tesselin, qui était seul demeuré dans le
monde, vient rejoindre ses enfants à Clairvaux. O Dieu éter-
nel ! quelle joie ! quelles larmes du père et du fils ! Il n'est pas
croyable avec quelle constance ce bon homme avait perdu
ses enfants, l'honneur de sa maison, et le support de son âge
caduc. Par leur retraite, il voyait son nom éteint sur la terre;
mais il se réjouissait que sa sainte famille allait s'éterniser
dans le ciel : et voici que touché de l'Esprit de Dieu, afin
que toute la maison lui fût consacrée, ce bon vieillard, sur le
déclin de sa vie ('), devient enfant en Notre-Seigneur Jésus-
Christ sous la conduite (^) de son cher fils, qu'il reconnaît
désormais pour son père. N'épargnez pas vos soins, ô parents,
à élever en la crainte de Dieu les enfants que Dieu vous a
confiés : vous ne savez pas quelle récompense cette bonté
infinie vous réserve. Le (^) pieux Tesselin, qui avait si bien
nourri les siens dans la piété, en reçoit sur la fin de ses jours
une bénédiction abondante ; puisque par le moyen de son
fils, après une longue vie, il meurt dans une bonne espérance,
et, si je l'ose dire, dans la paix et dans les embrassemunts
du Sauveur. Vous {^) voyez que le grand saint Bernard est
l'apôtre de sa famille.
Voulez-vous que je passe plus outre, et que je vous fasse
voir comme il prêche la croix dans son monastère? Combien
de sorte[s] de gens venaient, de tous les endroits de la terre,
faire pénitence sous sa discipline ! Il avait ordinairement
sept cents anges, j'appelle ainsi ces hommes célestes qui
servaient Dieu avec lui à Clairvaux, si recueillis, si mortifiés,
1. ÉiiïL vous ferai-je voir. — Ici la correction ressemble fort aune faute de
lecture, complétée par un conUpesens.
2. Var. dans son dernier âge.
3. Var. sous la discipline.
4. EdiL Ce.
5. Edtl. Ainsi vous voyez.
PANÉGYRIQUE DE SAINT BERNARD. 415
que le vénérable Guillaume, abbé de Saint-Thierry, nous
rapporte que lorsqu'il entrait dans cette abbaye, voyant cet
ordre, ce silence, cette retenue, il n'était pas moins saisi de
respect que s'il eût approché de nos redoutables autels.
Bernard, qui par ses divines prédications les accoutumait à
la douceur de la croix, les faisait vivre de (') sorte qu'ils ne
savaient non plus de nouvelles du monde que si un océan
immense les en eût séparés de bien loin : au reste, si ardents
dans leurs exercices, si exacts dans leur pénitence, si ri-
goureux à eux-mêmes, qu'il était aisé à (^) juger qu'ils ne
songeaient pas à vivre, mais à mourir. Cette société de
pénitence les unissait entre eux, comme frères, avec saint
Bernard comme avec un bon père, et saint Bernard avec
eux comme avec ses enfants bien-aimés, dans une si parfaite
et si cordiale correspondance, qu'il ne se voyait point dans
le monde une image plus achevée de l'ancienne Église, qui
n'avait qu'une âme et qu'un cœur.
Quelle douleur à cet homme de Dieu, quand il lui fallait
quitter ses enfants, qu'il aimait si tendrement dans les
entrailles de Jésus-Christ! Mais Dieu, qui l'avait séparé
dès le ventre de sa mère pour renouveler en son temps l'es-
prit et la prédication des apôtres, le tirait de sa solitude pour
le salut des âmes qu'il voulait sauver par son ministère. C'est
ici, c'est ici, chrétiens, où il paraissait véritablement un apô-
tre. Les apôtres allaient par toute la terre, portant l'Évangile
de Jésus-Christ jusque dans les nations les plus reculées :
et quelle partie du monde n'a pas été éclairée de la prédica-
tion de Bernard ? Les apôtres fondaient les églises : et dans
ce grand schisme de Pierre Léon, combien d'églises rebelles,
combien de troupeaux séparés Bernard a-t-il ramenés à l'u-
nité catholique, (^) et s'est rendu par là comnie le secoiul
fondateur des églises ? L'apôtre compte |)arini les (onctions
de l'apostolat le soin de toutes les églises (") : et le pieux
Bernard ne régissait-il pas prescjue toutes les églises, par les
salutaires conseils que l'on lui demandait de toutes les parties
a. II Cor., XI, 28.
1. AV//. de telle manière.
2. /ÙÙ7. de.
3. Les éditeurs corrigent cette anacoluthe, et disent : « se rendant ainsi. »
4l6 PANÉGYRIQUE DE SAINT BERNARD.
de la terre? Il semblait que Dieu ne voulait pas l'attacher à
aucune église en particulier, afin qu'il fût le père commun
de toutes.
Les signes et les prodiges suivaient la prédication des
apôtres : que de prophéties, que de guérisons, que d'événe-
ments extraordinaires et surnaturels ont confirmé les prédi-
cations de saint Bernard ! Saint Paul se glorifie qu'il prêchait,
non point avec une éloquence affectée, ni par des discours
de flatterie et de complaisance (''), mais seulement qu'il ornait
ses sermons de la simplicité et la vérité : qu'y a-t-il de plus
ferme ni (') de plus pénétrant que la simplicité de Bernard,
qui captive tout entendement au service de la foi de Jésus?
Lorsque les apôtres prêchaient Jésus-Chrtst, une ardeur
céleste les transportait, et paraissait tout visiblement dans la
véhémence de leur action ; ce qui fait dire à l'apôtre saint
Paul qu'il agissait hardiment en Notre-Seigneur (^), et que
sa prédication était accompagnée de la démonstration de
l'Esprit {'). Ainsi paraissait le zélé Bernard, qui prêchant
aux Allemands dans une langue qui leur était inconnue, ne
laissait pas de les émouvoir, à cause qu'il leur parlait comme
un homme venu du ciel, jaloux de l'honneur de Jésus.
Une des choses qui était autant admirable dans les apôtres,
c'était de voir en des personnes si viles en apparence cette
autorité magistrale, cette censure généreuse, qu'ils exerçaient
sur les mœurs, cette puissance dont ils usaient pour édifier,
non pour détruire. C'est pourquoi l'Apôtre, formant Timothée
au ministère de la parole : « Prends garde, lui dit-il, que per-
sonne ne te méprise ('^). » Dieu avait imprimé sur le front
du vénérable Bernard une majesté (^) si terrible pour les
impies, qu'enfin ils étaient contraints de fléchir : témoin cet
enragé (^) prince d'Aquitaine, et tant d'autres, dont ses seules
paroles ont souvent désarmé la fureur.
Mais ce qui était de plus divin dans les saints apôtres,
c'était cette charité pour ceux qu'ils prêchaient. Ils étaient
pères pour la conduite, et mères pour la tendresse, et nour-
a. I Tkess., il, 5. — â. Ibid.^ 2. — c.\ Cor., Il, 4. — d. I Tùn., iv, 12.
1. Edit. et.
2. Var. une gravité.
3. Edit. ce violent.
PANÉGYRIQUE DE SAINT BERNARD. 417
rices pour la douceur : saint Paul prend toutes ces qualités.
Ils reprenaient, ils avertissaient « opportunément, importu-
nément ('*), » tantôt avec une sincère douceur, tantôt avec une
sainte colère, avec des larmes, avec des reproches : ils pre-
naient mille formes différentes, et toujours la même charité
dominait ; ils bégayaient avec les enfants, ils parlaient avec
les hommes : Juif aux juifs, gentil aux gentils, « tout à tous,
disait l'apôtre saint Paul, afin de les gagner tous (^'). » Voyez
les écrits de l'admirable Bernard, vous y verrez les mêmes
mouvements et la même charité apostolique. Quel homme
a compati avec plus de tendresse aux faibles, et aux misé-
rables, et aux ignorants ? Il ne dédaignait ni les plus pauvres
ni les plus abjects. Quel autre a repris plus hardiment les
mœurs dépravées de son siècle ? Il n'épargnait ni les princes,
ni les potentats, ni les évêques, ni les cardinaux, ni les papes.
Autant qu'il respectait leur degré, autant a-t-il quelquefois
repris leur personne, avec un si juste tempérament de charité,
que sans être ni lâche, ni emporté, il avait toute la douceur
de la complaisance et toute la vigueur d'une liberté vraiment
chrétienne.
Bel exemple pour les réformateurs de ces derniers siècles !
Si leur arrogance insupportable et trop visible leur eût per-
mis de traiter les choses avec une pareille modération, ils
auraient blâmé les mauvaises mœurs sans rompre la commu-
nion, et réprimé les vices sans violer l'autorité légitime. Mais
le (') nom de chef de parti les a trop flattés : poussés d'un
vain désir de paraître, leur éloquence s'est débordée en
invectives sanglantes ; elle n'a que du fiel et de la colère. Ils
n'ont pas été vigoureux, mais fiers, emportés et méprisants :
de là vient qu'ils ont fait le schisme, et n'ont pas apporté la
réformation. Il fallait, pour un tel dessein, le courage et
l'humilité de Bernard. Il était vénérable à tous, à cause qu'on
le voyait et libre et modeste, également ferme et respec-
tueux : c'est ce qui lui donnait une si grande autorité dans
le monde. S'élevait-il quelcjne schisme ou quelque doctrine
suspecte, les évêques déféraient tout à l'autorité de Bernard.
a. 1 1 Tim., iv, 2. — â. \ Cor., IX, 22.
F. l'a/: mais ils se sont trop laissi' flatter.
Sermons Av liosMict. 37
41 8 PANÉGYRIQUE DE SAINT BERNARD.
Y avait-il des querelles parmi les princes, Bernard était
aussitôt le médiateur.
Puissante ville de Metz, son entremise t'a été autrefois
extrêmement favorable. O belle et noble cité ! il y a long-
temps que tu as été enviée. Ta situation trop importante t'a
presque toujours exposée en proie : souvent tu as été réduite
à la dernière extrémité de misères ; mais Dieu, de temps en
temps, t'a envoyé de bons protecteurs. Les princes tes voi-
sins avaient conjuré ta ruine ; tes bons citoyens avaient été
défaits dans une grande bataille {') ; tes ennemis étaient
enflés de leur bon succès, et toi enflammée du désir de ven-
geance : tout se préparait à une guerre cruelle, si le bon
Hillin, archevêque de Trêves, n'eût cherché un charitable
pacificateur. Ce fut le pieux Bernard, qui, épuisé de forces
par ses longues austérités et (^) par une extrême vieillesse,
attendait la dernière heure à Clairvaux. Mais quelle faiblesse
eût été capable de ralentir l'ardeur de sa charité ? Il sur-
monte la maladie pour se rendre promptement dans tes
murs. Mais il ne pouvait surmonter l'animosité des esprits,
extraordinairement échauffés. Chacun courait aux armes
avec une fureur incroyable : les armées étaient en vue {^), prê-
tes de donner. La charité, qui ne se désespère jamais,
presse le vénérable Bernard : il parle, il prie, il conjure
qu'on épargne le sang chrétien, et le prix du sang de Jésus.
Ces âmes de fer se laissent fléchir ; les ennemis devien-
nent des frères ; tous détestent leur aveugle fureur, et
d'un commun accord ils vénèrent l'auteur d'un si grand
miracle.
O ville si fidèle et si bonne ! ne veux-tu pas honorer ton
libérateur ? Mais, fidèles, quels honneurs lui pourrons-nous
rendre ? Certes, on ne saurait honorer les saints, sinon en
imitant leurs vertus : sans cela nos louanges leur sont à
charge, et nous sont pernicieuses à nous-mêmes. Fidèles, que
1. Près de Pont-à-Mousson, à Thircy, village que les guerres du XV!*^ siècle
ont fait disparaître. (Voy. Floquet, Etudes sur la vie de Bossuet, I, 265.)
2. Édit. « et ses travaux sans nombre. » — Deforis se rappelle que saint Ber-
nard mourut à 62 ans. Bossuet, dans sa rédaction improvisée, n'y avait pas
songé.
3. Edit. et prêtes.
PANÉGYRIQUE DE SAINT BERNARD. 419
pensons-nous faire, quand nous louons les vertus du grand
saint Bernard ?
O Dieu de nos cœurs ! quelle indignité ! Cet innocent a
fait une pénitence si longue, et nous criminels, nous ne vou-
lons pas la faire. La pénitence autrefois tenait un grand rang
dans l'Église : je ne sais dans quel coin du monde elle s'est
maintenant retirée. Autrefois ceux qui scandalisaient l'Eglise
par leurs désordres étaient tenus comme des gentils et des
publicains : maintenant tout le monde leur applaudit. On ne
les eût autrefois reçus à la communion des mystères qu'après
une longue satisfaction et une grande épreuve de pénitence :
maintenant ils entrent jusqu'au sanctuaire. Autrefois ceux
qui par des péchés mortels avaient foulé aux pieds le sang
de Jésus, n'osaient même regarder les autels où on le dis-
tribue aux fidèles, si auparavant ils ne s'étaient purgés par
des larmes, par des jeûnes et par des aumônes. Ils croyaient
être obligés de venger eux-mêmes leur ingratitude, de peur
que Dieu ne la vengeât dans son implacable fureur : après
avoir pris des plaisirs illicites, ils ne pensaient pas avoir (')
de miséricorde, s'ils ne se privaient de ceux qui nous sont
permis.
Ainsi vivaient nos pères, dans le temps où la piété fleuris-
sait dans l'Eglise de Dieu. Pensons-nous que les flammes
d'enfer (^) aient perdu depuis ce temps-là leur intolérable
ardeur, à cause que notre froideur a contraint l'Eglise de
relâcher l'ancienne rigueur de sa discipline, à cause que la
vigueur ecclésiastique est énervée ? Pensons-nous que ce
Dieu jaloux, qui punit si rudement les péchés, en soit pour
cela moins sévère, ou qu'il nous soit plus doux, parce que
les iniquités se sont augmentées ? Vous voyez combien ce
sentiment serait ridicule. Toutefois, comme si nous en étions
persuadés, au lieu de songer à la pénitence, nous ne songeons
à autre chose qu'à nous enrichir. C'est déjà une dangereuse
pensée ; car l'Apôtre avertit Timothée, « que le désir des
richesses est la racine de tous les maux ('*). » Encore son-
(i. I T/m., VI, 10.
1. É(ù'/. pouvoir obtenir miséricorde.
2. É{ù'/. de l'enfer.
420 PANÉGYRIQUE DE SAINT BERNARD.
geons-nous à nous enrichir par des voies injustes, par des
rapines, par des usures, par des voleries. Nous n'avons pas
un cœur de chrétiens, parce qu'il est dur à la misère des
pauvres. Notre charité est languissante, et nos haines sont
irréconciliables. C'est en vain que la justice divine nous
frappe ('), nous ne laissons pas de (') nous donner toujours
tout entiers aux folles joies de ce monde {^). Nous n'appré-
hendons pas cette terrible sentence du Fils de Dieu : « Mal-
heur à vous qui riez, car vous pleurerez (^) ! » et cette autre :
« Le ris est mêlé de douleur, et les pleurs suivent la joie de
bien près (''') : » et cette autre (^) : « Ils passent leur vie dans
les biens, et en un moment ils descendront dans les en-
fers ('). »
Retournons donc, fidèles, retournons à Dieu de tout notre
cœur. La pénitence n'est amère que pour un temps ; après,
toute son amertume se tourne en une incroyable douceur.
Elle mortifie les appétits déréglés, elle fait goûter les plaisirs
célestes, elle donne une bonne espérance, elle ouvre les portes
du ciel. On attend la miséricorde divine avec une grande
consolation, quand on tâche de tout son pouvoir d'apaiser la
justice parla pénitence.
O pieux Bernard, ô saint pénitent, impétrez-nous par vos
saintes intercessions les larmes de la pénitence, qui vous
donnaient une si sainte joie ; et, afin qu'elle soit renouvelée
dans le monde, priez Dieu qu'il enflamme les prédicateurs
de l'esprit apostolique qui vous animait. Nous vous deman-
dons encore {^) [une autre faveur.] O vous ! qui avez tant
de fois désarmé les princes qui se préparaient à la guerre,
vous voyez que depuis tant d'années tous les fleuves sont
teints, et que toutes les campagnes fument de toutes parts
a. Luc.^ VI, 25. — b.Prov.^ xiv, 13. — c. Job^ xxi, 13.
1. Rdit. et nous menace encore de plusieurs malheurs.
2. Var. de courir après les plaisirs.
3. Les éditeurs ajoutent encore ici : « Le seul mot de mortification nous fait
horreur. » Il faut, au contraire, retrancher quelques mots, que l'auteur a trans-
portés, au dernier moment, à la fin de son i^*" point : « Nous aimons la débauche,
la bonne chère... »
4. Edit. et celle-ci.
5. La phrase est inachevée ; celle qu'on lit dans les éditions est de Deforis :
« votre secours et votre médiation au milieu des troubles qui nous agitent. »
PANÉGYRIQUE DE SAINT BERNARD. 42 T
du sang chrétien ! Les chrétiens, qui devraient être des
enfants de paix, sont devenus des loups insatiables de sang.
La fraternité chrétienne est rompue; et ce qui est de plus
pitoyable, c'est que la licence des armes ne cesse d'enrichir
l'enfer. Priez Dieu qu'il nous donne la paix, qu'il donne le
repos à cette ville que vous avez autrefois tant (') chérie; ou
que, s'il est écrit dans le livre de ses décrets éternels que
nous ne puissions voir la paix en ce monde, qu'il nous la
donne à la fin dans le ciel, par Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Amen.
I. Mot oublié par les éditeurs.
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SERMON POUR L'EXALTATION
DE LA SAINTE CROIX (■)■
w
A Metz, 1653.
Encore un grand sujet qui ne pouvait manquer d'inspirer l'élo-
quence du jeune orateur. Cette œuvre n'est point inférieure au
Panégyrique de saint Bernard. L'étude minutieuse de l'écriture, de
l'ortho^Traphc et du style, nous a convaincu qu'elle est exactement
de la même époque. D'ailleurs, en 1653, le 14 septembre, qui n'est
point une fête célébrée tous les ans avec solennité, tombait le
dimanche. Le sermon fut prononcé à la messe, comme il paraît par
la péroraison : « Assistons dans cette pensée au saint sacrifice qui se
fait en mémoire de la Passion du Fils de Dieu. » Une autre phrase,
qui se lit à la fin du second point, semble désigner la paroisse de
Saint-Gorgon, de Metz, où demeuraient beaucoup de magistrats,
notamment les Bossuet, les Bretagne, les Chasot (Floquet, Études,
I, 505): « Mais ma charge, direz-vous, veut que je me fasse honorer :
si Von ne respecte les magistrats, toutes choses iront en désordre. »
Le sommaire qu'on va lire, entré tout récemment (février 1889) à
la Bibliothèque Nationale, avec le second sermon pour la même fête
(du 14 septembre 1659), est inédit.
Sommaire :
Exorde. Gloire de Dieu : de la puissance et de la miséricorde. Les
deux bras de la croix.
I"' point. Jésus-Christ ne peut être forcé à mourir : source de vie
interne en lui. Comparaison (p. 5, 6).
Orgueil le plus grand ennemi de Dieu (p. 10, 11). — Il faut que
la faiblesse dompte l'orgueil, parce que c'est l'honorer que d'aller
contre lui par la force (p. 11).
Irréligion du monde avant JéSUS-Christ (p. 12) ; victoire de la
croix (p. 13, 14, 15. 16, 17).
La croix pourquoi découverte sous le règne de Constantin (p. 17).
2^^ point. Confiance du chrétien par la croix (p. 22, 23).— Chrétiens
déclarés infâmes selon le monde par l'impression de la croix sur le
front : Nota imista. Non indignes des honneurs ; mais les honneurs
indignes d'eux (p. 25, 26).
Mépris des honneurs (p. 26).
I. Ms. donné, en 1847, à Mgr Allou, évêque de Meaux, par M. de Monmerqué.
C'est, comme le précédent, un de ceux que l'on croyait perdus à tout jamais.
— Grand in-4" sans marge. Paginé 1-28.
EXALTATION DE LA SAINTE CROIX. 423
Mihi aiite7n absit gloriari^ nisi in
cnice Doinini nostri Jnsu Chkisti.
Pour moi, à Dieu ne plaise que
jamais je me glorifie, si ce n'est en la
croix de Notre - Seigneur JÉSUS-
Christ ! {Galat.^ vi, 14.)
CE n'a pas été une petite entreprise de rendre la croix
vénérable. Jamais chose aucune ne fut attaquée avec
des moqueries plus plausibles. Les Juifs et les gentils en
faisaient une pièce de raillerie ; et il faut bien que les pre-
miers chrétiens aient eu une hardiesse et une fermeté plus
qu'humaine, pour prêcher à la face du monde, avec une
telle assurance, une chose si extravagante. C'est pourquoi le
grave Tertullien se vante que la croix de Jésus en lui faisant
mépriser la honte, l'a rendu impudent de la bonne sorte,
et heureusement insensé. « Laissez-moi, » disait ce grand
homme, quand on lui reprochait les opprobres de l'Évangile,
« laissez-moi jouir de l'ignominie de mon Maître, et du
déshonneur nécessaire de notre foi. Le Fils de Dieu a été
pendu à la croix ; je n'en ai point de honte, à cause que la
chose est honteuse. Le Fils de Dieu est mort; il est croyable,
parce qu'il est ridicule ('). Le Fils de Dieu est ressuscité : je
le crois d'autant plus certain, que, selon la raison humaine, il
paraît entièrement impossible (''). » Ainsi la simplicité de
nos pères se plaisait d'étourdir les sages du siècle par des
propositions étranges et inouïes, dans lesquelles ils ne pou-
vaient rien comprendre ; afin que la gloire du monde s'éva-
nouissant en fumée, il ne restât plus d'autre gloire que celle
de la croix de Jésus.
Bienheureuse Mère de mon Sauveur, que la Providence
divine, voulant éprouver votre patience, amena au pied de
la croix, où l'on déchirait vos entrailles ; puisque vous ctes
de toutes les créatures celle qui en a le mieux vu l'infamie,
et celle qui en a le mieux connu la grandeur, aidez-nous. \r\r
vos pieuses [intercessions] à célébrer la gloire de votre Mis
crucifié pour l'amour de nous. Je vous V\ dcinaiulc pu" celle
a. De Carne C/trish\ n. $.
I. // au neutre : cela. Hossuet efface cela, pour y substituer //.
424 EXALTATION
douleur maternelle qui perça votre âme sur le Calvaire, et
par la joie infinie que vous ressentîtes, quand le Saint-Esprit
descendit sur vous pour former le corps de Jésus, après que
l'Ange vous eut saluée par ces divines paroles: Ave, \_gratia
ple7ici\.
[P. i] Ce (') orand Dieu tout-puissant, qui de rien a fait
le ciel et la terre, qui a tiré les astres et la lumière du sein d'un
abtme infini de ténèbres ; ce Dieu, pour faire éclater sa
puissance d'une façon extraordinaire en la personne de son
cher Fils, a voulu que la plus grande infamie fût une source
de gloire incompréhensible. C'est pourquoi le Sauveur Jésus,
encore (^) qu'il eût vécu comme un innocent, il a fini sa vie
comme un criminel : et comme si le {^) gibet et la mort
n'eussent point eu pour lui assez de bassesse, il a choisi
volontairement de tous les supplices le plus honteux, et de
toutes les morts la plus inhumaine. En effet, le tourment de
la croix qu'est-ce autre chose qu'une longue mort, par laquelle
la vie est arrachée peu à peu avec une violence incroyable,
pendant qu'une nudité ignominieuse expose le pauvre sup-
plicié à la risée des spectateurs inhumains ? Si bien que le
misérable patient semble en quelque sorte n'être élevé au-
dessus de ce bois infâme, qu'afin de découvrir de plus loin
une multitude de peuple, qui repaît ses yeux du spectacle de
sa misère.
Non, l'imagination humaine ne se peut rien représenter
[p. 2] de plus effroyable; et jamais on n'a rien inventé ni de
plus rigoureux pour les scélérats, ni de plus infâme pour les
esclaves. Aussi le Maître de l'éloquence, accusant un gou-
verneur de province d'avoir fait crucifier un Romain, repré-
sente (^) cette action comme la plus noire et la plus furieuse
qui puisse tomber dans l'esprit d'un homme, et proteste que
par un tel attentat la liberté publique et la majesté de l'Em-
pire était violée (''). C'était assez d'être né libre, fidèles, pour
a. Cicer., in Verretn, VIL
1. Édit. Le.
2. Var. après avoir vécu comme.
3. Var. le supplice.
4. Var. s'écrie que la liberté publique est anéantie et que la majesté de
l'Empire est violée.
DE LA SAINTE CROIX.
425
être exempt de cet horrible supplice. Il ne fallait pas seule-
ment que ceux que l'on attachait à la croix fussent les plus
détestables de tous les mortels, mais encore les derniers et
les plus abjects. Ainsi ('), ce que les Romains trouvaient
insupportable pour leurs citoyens, les Juifs parricides l'ont
fait souffrir à leur Roi.
Mais ce qui surpasse tous les malheurs, c'est que, selon la
remarque du saint Apôtre, « le crucifié est maudit de
Dieu ('"), » comme il est écrit au Deutéronome : « Maudit de
Dieu le pendu au bois (''')! » Et qu'y a-t-il donc de plus hon-
teux que la croix, puisque nous y voyons jointes ensemble
l'exécration des hommes, et la malédiction du Dieu tout-
puissant ? Après cela, dites-moi, je vous prie, quelle est notre
audace de ne rougir pas d'adorer un Maître pendu? et où
est le front de l'Apôtre, qui ayant dit aux Corinthiens « qu'il
ne souffrira pas que sa gloire lui soit ravie ('), » ne craint
pas de dire aux Galates : « A Dieu ne plaise que je me
glorifie en autre [p. 3] chose qu'en la croix de Jésus ! » Quel
honneur, quelle gloire à un homme qui témoigne en être
jaloux? Ah! pénétrons sa pensée, chrétiens, et apprenons à
nous glorifier avec lui dans les opprobres de notre Sauveur.
Pour cela, suivez, s'il vous plaît, ce raisonnement.
La gloire du chrétien ne peut être que la gloire de Dieu;
d'autant que le chrétien ne trouve rien digne ( ') de son ambi-
tion et de son courage, que les choses divines et immortelles.
Or, la gloire de Dieu consiste en deux choses : première^
ment en sa puissance absolue, et après en sa miséricorde
infinie. Car, pour avoir de la gloire, il faut être grand, et il
faut faire éclater sa grandeur. Si l'éclat n'est appuyé sur une
grandeur solide, il est faible, et n'a qu'un faux jour; et si la
grandeur est cachée, elle ne brille pas de cette belle et pure
lumière, sans laquelle la gloire ne peut subsister. Je dis donc
que la gloire de Dieu est en sa puissance et en sa bonté.
Par la première, il est majestueux en lui-même; par l'autre.
il est magnifique envers nous. Par la puissance, il cnlcrme
a. Gai., in, 13. — b. Dcut., XXI, 23. — c. I Cor., IX, 15.
1. Var. Et.
2. Edit. rien qui soit digne.
426 EXALTATION
en son sein des trésors et des richesses immenses; mais c'est
la miséricorde qui ouvre ce sein, pour les faire inonder sur
les créatures. La puissance est comme la source, et la [p. 4]
miséricorde est comme un canal. La puissance fournit ce que
distribue la miséricorde; et c'est du mélange de ces deux
choses que naît ce divin éclat que nous appelons la gloire
de Dieu.
Ce qui a fait dire ces beaux mots au Psalmiste (dans le
Psaume lxi) : <i Dieu, dit-il, a parlé une fois. » J'entends ici
par cette parole le bruit de la gloire de Dieu, qui retentit
par tout l'univers, selon ce que dit le même Psalmiste :
« Les cieux racontent la gloire de Dieu, et le firmament
publie la grandeur de ses œuvres (''). » Dieu donc a parlé
une fois, dit David : et qu'est-ce qu'il a dit, grand prophète ?
« 11 a parlé une fois ; et j'ai, dit-il, entendu ces deux choses,
qu'à Dieu appartient la puissance, et qu'à lui appartient la
miséricorde {^'). » Par où vous voyez manifestement que
Dieu ne se glorifie que de sa puissance et de sa bonté. C'est
la véritable gloire de Dieu, parce que la miséricorde divine,
touchée de compassion de la bassesse des créatures, et
sollicitant en leur faveur la puissance, en même temps qu'elle
orne ce qui n'a' aucun ornement par soi-même, elle fait
retourner tout l'honneur à Dieu, qui seul est capable de
relever ce qui n'est rien par sa condition naturelle.
Ces choses étant ainsi supposées, passons outre mainte-
nant, et disons : La gloire de notre Dieu est en sa puissance
et en sa bonté, ainsi que nous l'avons vu fort évidemment :
or, c'est en la croix que paraissent le mieux la puissance et
la miséricorde divine ; ce que je me propose de vous faire
voir, avec la grâce du Saint-Esprit. C'est pourquoi l'apôtre
saint Paul, qui dit « que tout l'Évangile consiste en la croix, »
appelle l'Evangile « la force et la puissance de Dieu (^). »
Et d'ailleurs il ne nous prêche autre chose, sinon que « la
croix nous rend Dieu propice, et nous assure sa miséricorde
par Notre-Seigneur Jésus-Christ ('^). » Par conséquent il
est vrai [p. 5] que la croix est la gloire des chrétiens ; et
a. Ps., XVIII, 2. — â. Ibid.^ LXI, 12, 13. — c. I Cor.^ i, 17, 18. — d. Ephes.^ Il,
16, 18 ; Coloss.^ I, 20.
DE LA SAINTE CROIX. 427
quand je vous aurai montré dans le supplice de notre Maître
ces deux qualités excellentes, je pourrai dire avec l'apôtre
saint Paul : « Mes frères, à Dieu ne plaise que je me glorifie
en autre chose qu'en la croix de Jésus! » C'est le sujet de
cet entretien. Je considère aujourd'hui comme les deux bras
de la croix du Sauveur Jésus : dans l'un je me représente un
trésor infini de puissance, et dans l'autre, une source im-
mense de miséricorde.
Inspirez-nous, ô Seigneur Jésus! afin que nous célébrions
dignement la gloire de votre croix. Et vous , ô peuple
d'acquisition (''), vous que le sang du prince Jésus a délivré
d'une servitude éternelle, contemplez attentivement les mer-
veilles de la mort triomphante de notre invincible libérateur.
Commençons avec l'assistance de Dieu, et glorifions sa
toute-puissance dans l'Exaltation de sa croix.
PREMIER POINT.
Si vous voyez Notre-Seigneur Jésus-Ciirist abandonné
à la fureur des bourreaux, s'il rend l'âme parmi des douleurs
incroyables, ne vous imaginez pas, chrétiens, qu'il soit réduit
à cette extrémité par faiblesse ou par impuissance. Ce n'est
pas la rigueur des tourments qui le fait mourir : il meurt,
parce qu'il le veut; « et il sort du monde sans contrainte,
parce qu'il y est venu volontairement : » Abccssit poicslatc ('),
quia non venerat necessitatc (''). La mort dans les ani-
maux est une défaillance de la nature : la mort en Jésus-
Christ est un effet de puissance. C'est pourquoi lui-même
parlant de sa mort (en saint Jean, chapitre x) : « J'ai, dit-il,
[p. 6] la puissance de quitter la vie, et j'ai la puissance de la
reprendre. »Où vous voyez manifestement qu'il met en même
rang sa résurrection et sa mort; et qu'il ne se glorifie i)as
moins du pouvoir qu'il a de mourir, que de celui cju'il a de
ressusciter.
Et, en effet, ne fallait-il pas qu'il eût en lui-mcme un pré-
servatif infaillible contre la mort, i)uisque par sa seule parole
il faisait revivre des cori:)s pourris et ranimait la corruption.-^
a. I /V/r., H, 9. — /;. S. Aii^^, in Jotut. Trart. XXXI, n. 6.
I. Ms. voluntatc. Le mol est mcMne en surcharge.
428 EXALTATION
Ce jeune mort de Naïm, et la fille du prince de la Syna-
go^^ue, et le Lazare déjà puant (^), n ont-ils pas ressenti la
vertu de cette parole vivifiante? Celui donc qui avait le pou-
voir de rendre la vie aux autres, avec quelle facilité pouvait-il
se la conserver à lui-même? En vain s'efforcerait-on de faire
tarir (') les fontaines d eau vive : à mesure que vous en
otez ('), la source toujours féconde répare sa perte par elle-
même, et s'enrichit continuellement de nouvelles eaux : ainsi
était-il (3) du Sauveur jÉsus. Il avait en lui-même une source
éternelle de vie, je veux dire le Verbe divin; et cette source
est trop abondante pour pouvoir être jamais épuisée. Frap-
pez tant que vous voudrez, ô bourreaux ! faites des ouvertures
de toutes parts sur le corps de mon aimable [p. 7] Sauveur,
afin de faire, pour ainsi dire, écouler cette belle vie : il en
porte la source en lui-même; et comme cette source ne peut
tarir, elle ne cessera jamais de couler, si lui-même ne retient
son cours. Mais ce que votre haine ne peut pas faire, son
amour le fera pour notre salut. Lui qui commande, ainsi qu'il
lui plaît, à la santé et aux maladies, il commandera à la vie
de se retirer pour un temps de son divin corps. Il ne veut
pas que la nécessité naturelle ait aucune part dans sa mort,
parce qu'il en réserve toute la gloire à la charité infinie qu'il
a pour les hommes. Par où vous voyez, chrétiens, « que
notre Maître est mort par puissance, et non pas (^) par infir-
mité : » Potestate mortuus est, dit saint Augustin (^).
Aussi l'évangéliste saint Jean observe une chose qui mé-
rite d'être considérée : c'est que le Sauveur, étant à la croix,
fit (5) une revue générale sur tout ce qui était écrit de lui
dans les prophéties ; et voyant qu'il ne lui restait plus rien à
faire, que de prendre ce breuvage amer que lui promettait
le Psalmiste, il demanda à boire, « afin que toutes choses
fussent accomplies (^). » « J'ai soif, dit-il aussitôt, puis, après
a. Luc, VII, 15 ; Marc, V, 42 ; Joan., XI, 44. — b. De Nat. et Grat., n. 26. —
cjoan., XIX, 28.
1. Var. (introduite dans le texte par les éditeurs, avec un mot ajouté) : de faire
sécher les grandes rivières.
2. Var. parce que la source...
3. Bossuet a effacé en dans cette locution.
4. Mot oublié par les éditeurs.
5. Édit. fait.
DE LA SAINTE CROIX. 429
avoir légèrement goûté de la langue le fiel et le vinaigre
qu'on lui présentait, il remarqua lui-même que tout était con-
sommé, qu'il avait exécuté de point en point toutes les vo-
lontés de son Père : et enfin, ne voyant plus rien qui le pût
retenir au monde, élevant fortement sa voix, il rendit l'âme
avec une action si paisible, si libre, si préméditée, qu'il était
aisé de juger que personne ne la lui ôtait, mais qu'il la don-
nait lui-même de son plein gré, ainsi qu'il l'avait assuré (en
saint Jean, chapitre x) : « Personne, dit-il, ne m'ôte mon âme ;
mais je la donne moi-même de ma pure et franche [p. 8]
volonté. »
O gloire ! ô puissance du crucifié ! Quel autre voyons-nous
qui s'endorme si précisément quand il veut, comme Jésus
est mort quand il lui a plu ? Quel homme méditant un voyage
marque si certainement l'heure de son départ, que Jésus a
marqué l'heure de son trépas (') ? De là vient que le cente-
nier, qui avait ordre de garder la croix, considérant cette
mort non seulement si tranquille, mais encore si délibérée, et
entendant ce grand cri dont Jésus accompagna son dernier
soupir, étonné de voir tant de force dans cette extrémité de
faiblesse, il s'écria lui-même tout effrayé : « Vraiment cet
homme est le Fils de Dieu {^) ; » et lui, qui ne faisait point
d'état du Sauveur vivant, reconnut tant de puissance en sa
mort, qu'elle lui fit confesser sa divinité.
Vous dirai-je ici, chrétiens, à la gloire de la croix de Jésus,
que ce mort que vous y voyez attaché, remue le ciel et les
éléments, qu'il renverse tout l'ordre du monde, qu'il obscurcit
le soleil et la lune, et, si j'ose parler de la sorte, qu'il fait
appréhender à toute la nature le désordre et la confusion du
premier chaos ? Certes, je vous entretiendrais volontiers de
tant d'étranges événements, n'était que je me suis [)r()posé
de vous dire de plus grandes choses. La croix a dom[)té
les démons ; la croix a abattu l'orgueil et l'arrogance des
hommes ; la croix a renversé leur fausse sagesse, et a triom-
phé de leurs cœurs. J'estime plus glorieux d'avoir remporte
a. Marc:, XV, 39.
I. Ces trois phrases sont une cloiiucnlc acklilion. Kllc est placée en haut tle
la page, le manuscrit n'ayant aucune marj^^c.
430 EXALTATION
une si belle victoire (') que d'avoir troublé l'ordre de l'uni-
vers, parce que je ne vois rien dans tout l'univers de plus in-
docile, ni de plus fier, ni de plus indomptable, que le cœur de
l'homme. C'est en cela que la croix me parait [p. 9] puis-
sante, et vous le verrez très évidemment par la suite de ce
discours. Renouvelez, s'il vous plaît, vos attentions, et suivez
mon raisonnement.
Où la puissance paraît le mieux, c'est dans la victoire,
surtout quand on la gagne sur des ennemis superbes et
audacieux. Or, fidèles, ce Dieu infiniment bon, sous le règne
duquel toutes les créatures seraient heureuses si elles étaient
soumises, il a eu des rebelles et des ennemis, parce qu'il
y a eu des ingrats et des insolents. Il a fallu dompter ces
rebelles. Mais pourquoi les dompter par la croix ? C'est le
miracle de la toute-puissance, c'est le grand mystère du
christianisme. Pénétrons dans ces vérités adorables, sous la
conduite des Ecritures.
Sachez donc que le plus grand ennemi de Dieu, celui qui
lui est le plus insupportable, celui qui choque le plus sa gran-
deur et sa souveraineté, c'est l'orgueil. Car encore que les
autres vices abusent des créatures de Dieu contre son ser-
vice, ils ne nient pas qu'elles ne soient à lui ; au lieu que
l'orgueil, autant qu'il le peut, les tire de son domaine. Et
comment? C'est parce que l'orgueilleux se veut rendre maître
de toutes choses ; il croit que tout lui est dû : son ordinaire
est de s'attribuer tout à lui-même; et par là il se fait lui-même
son Dieu, secouant le joug de l'autorité souveraine. C'est
pourquoi le diable s'étant élevé par une arrogance extraor-
dinaire, les Écritures ont dit qu'il avait affecté la divinité ('') :
et Dieu lui-même nous déclare souvent qu'il est un Dieu
jaloux (^), qui ne peut souffrir les superbes ; qu'il rejette les
orgueilleux de devant sa face {') ; parce que les superbes
sont ses rivaux, et veulent traiter d'égal avec lui : par consé-
quent il est véritable que l'orgueil est le capital ennemi de
Dieu (-).
a. Is., XIV, 14. — â. Exod.^ xxxiv, 14. — c. Is.^ XLU, 8.
1. Var. Cette victoire me semble plus glorieuse.
2. Bossuet montre ailleurs que c'est aussi le capital e«ncmi de l'homme. (Voy.
Traité de la Concupiscence^ ch. XXI IL)
DE LA SAINTE CROIX. 43 1
En effet, n'est-ce pas l'orgueil, chrétiens, qui a [p. lo]
soulevé contre lui tout le monde? L'orgueil est premièrement
monté dans le ciel, où est le trône de Dieu, et lui a débauché
ses anges; il a porté jusques dans son sanctuaire le flambeau
de rébellion ('). Après, il est descendu dans la terre, et ayant
déjà gagné les intelligences célestes, il s'est servi d'elles
pour dompter les hommes. Lucifer, cet esprit superbe, con-
servant sa première audace, même dans les cachots éternels,
ne conçoit que de furieux desseins. Il médite de subjuguer
l'homme, à cause que Dieu l'honore et le favorise : mais sa-
chant qu'il n'y peut réussir tant que les hommes demeureront
dans la soumission pour leur Créateur, il en fait première-
ment des rebelles, afin d'en faire après cela des esclaves. Pour
les rendre rebelles, il fallait auparavant les rendre orgueil-
leux. Il leur inspire donc l'arrogance qui le possède : de là (^)
l'histoire de nos malheurs ; de là cette longue suite de maux
qui affligent notre nature, opprimée par la violence de ce
tyran.
Enflé de ce bon succès, il se déclare publiquement le rival
de Dieu : il abolit son culte par toute la terre ; il se fait
adorer en sa place par les hommes qu'il a assujettis à sa ty-
rannie. C'est pourquoi le Fils de Dieu l'appelle « le prince
du monde (''), » et l'Apôtre encore plus énergiquement, « le
dieu de ce siècle ('''). » Voilà de quelle sorte l'orgueil a armé
le ciel et la terre, tâchant d'abattre le trône de Dieu. C'est
lui qui est le père de l'idolâtrie : car c'est par l'orgueil que les
hommes, méprisant l'autorité légitime, et devenus amoureux
d'eux-mêmes, se sont fait des divinités [p. i i] à leur mode.
Ils n'ont point voulu de Dieu (') que ceux qu'ils faisaient ;
ils n'ont plus adoré que leurs erreurs et leurs fantaisies : di-
gnes, certes, d'avoir des dieux de pierre et de bronze, et de
servir aux créatures inanimées, eux qui se lassaient du culte
du Dieu vivant, qui les avait formés à sa ressemblance. Ainsi
toutes les créatures, agitées de l'esprit d'orgueil cjui domi-
a.Joan.^xu, 31. />. II Cor., iv, 4.
1. Juiif. de la rébellion.
2. Var. de cette sorte l'orgueil arme contre Dici: toutes les cr<5atures.
3. JCdii. de dieux que ceux... — Cette correction fait contresens.
432 EXALTATION
nait par tout l'univers, faisaient la guerre à leur Créateur
avec une rage impuissante.
« Élevez-vous, Seigneur ; que vos ennemis disparaissent,
et que ceux qui vous haïssent soient renversés devant votre
face ("). » Mais, ô Dieu, de quelles armes vous servez-vous
pour défaire ces escadrons furieux ? Je ne vois ni vos foudres,
ni vos éclairs, ni cette majesté redoutable devant laquelle
les plus hautes montagnes s'écoulent comme de la cire : je
vois seulement une chair meurtrie et du sang épanché avec
violence, et une mort infâme et cruelle, une croix et une
couronne d'épines : c'est tout votre appareil de guerre : c'est
tout ce que vous opposez à vos ennemis. Justement, certes,
justement ; et en voici la raison solide ('), que je vous prie,
chrétiens, de considérer.
C'est honorer l'orgueil que d'aller contre lui par la force ;
il faut que l'infirmité même le dompte. Ce n'est pas assez
qu'il succombe, s'il n'est contraint de reconnaître son impuis-
sance : il faut le renverser par ce qu'il dédaigne le plus. Tu
t'es élevé, ô Satan, tu t'es élevé contre Dieu de toute ta
force : Dieu descendra contre toi armé seulement de fai-
blesse, afin de [p. 12.] montrer combien il se rit de tes
téméraires projets. Tu as voulu être le Dieu de l'homme ;
un homme sera ton Dieu. Tu as amené la mort sur la terre ;
la mort ruinera tes desseins. Tu as établi ton empire en
attachant les hommes à de faux honneurs, à des richesses
mal assurées, à des plaisirs pleins d'illusion ; les opprobres,
la pauvreté, l'extrême misère, la croix en un mot détruira
ton empire de fond en comble. O puissance de la croix de
Jésus !
Les vérités de Dieu étaient bannies de la terre; tout était
obscurci par les ténèbres de l'idolâtrie. Chose étrange, mais
très véritable! les peuples les plus polis avaient les religions les
plus ridicules ; ils se vantaient de n'ignorer rien, et ils étaient
si misérables que d'ignorer Dieu. Ils réussissaient en toutes
choses jusqu'au miracle : sur le fait de la religion, qui est le
capital de la vie humaine, ils étaient entièrement insensés.
a. Fs., LXVII, I.
I. Cette raison solide est soulignée en entier au manuscrit.
DE LA SAINTE CROIX. 433
Qui le pourrait croire, fidèles, que les Égyptiens, les pères
de la philosophie ; les Grecs, les maîtres des belles (') arts ;
les Romains, si graves et si avisés, que leur vertu faisait
dominer par toute la terre : qui le croirait, qu'ils eussent
adoré les bêtes, les éléments, les créatures inanimées, des
dieux parricides et incestueux ? que non seulement les fièvres
et les maladies, mais les vices les plus infâmes et les plus
brutales des passions eussent leurs temples dans Rome ?
Qui ne serait contraint de dire, en ce lieu, que Dieu avait
abandonné à l'erreur ces grands mais superbes esprits, qui
ne voulaient pas le reconnaître? et qu'ayant quitté la véri-
table lumière, le « dieu de ce siècle » les a aveuglés pour
ne voir pas des choses si manifestes ?
Et le monde et les maîtres du monde, le diable les tenait
captifs et tremblants sous de serviles religions, desquelles
[p. 13] néanmoins ils étaient jaloux, non moins que de la
grandeur de leur république. Qu'y avait-il de plus méchant
que leurs dieux ? quoi de plus superstitieux que leurs sacri-
fices ? quoi de plus impur que leurs profanes mystères ? quoi
de plus cruel que leurs jeux, qui faisaient parmi eux une
partie du culte divin ? jeux sanglants et dignes de bêtes
farouches, où ils soûlaient leurs faux dieux de spectacles
barbares et de sang humain! Cependant tant de philosophes,
tant de grands esprits, que le bel ordre du monde forçait à
reconnaître l'unique Divinité qui gouverne toute la nature,
encore qu'ils fussent choqués de tant de désordres, ils n'ont
pu persuader aux hommes de les quitter. Avec leurs raison-
nements si sublimes, avec leur éloquence toute-puissante,
ils n'ont pu désabuser les peuples de leurs ridicules céré-
monies et de leur religion monstrueuse.
Mais sitôt que la croix de Jésus a commencé de paraître
au monde, sitôt que l'on a prêché la mort et le supplice du
Fils de Dieu, les oracles menteurs se sont tus, le règne des
idoles a été peu à peu ébranlé ; enfin elles ont été renver-
sées : et Jupiter, et Mars, et Neptune, et l'égyptien Séra[)is.
et tout ce que l'on adorait dans la terre, a été enseveli dans
r. Deforis corrige: (ffs /uuiNX-arfs. Mais vi)y. un .lulro exemple du féminin,
ci -dessus {ZisauU's^ p. 225).
Sermons de Rossuct. '"
434 EXALTATION
l'oubli. ].r. monde a ouvert les yeux pour reconnaître le
Dieu créateur, et s'est étonné de son ignorance. L'extrava-
gance du christianisme a été plus forte que la plus sublime
philosophie. La simplicité de douze pêcheurs sans secours,
sans éloquence, sans art, a changé la face de l'univers. Ces
pécheurs ont été plus heureux que ce fameux Athénien,
[p. 14] (') à qui la fortune, ce lui semblait, apportait les villes
prises dans des rets. Ils ont pris tous les peuples dans leurs
filets, pour en faire la conquête de Jésus-Christ, qui
ramène tout à Dieu par sa croix.
Car vous remarquerez, chrétiens, que tandis qu'il a con-
versé parmi nous, encore qu'il fît des miracles extraordi-
naires, encore qu'il eût à la bouche des paroles de vie
éternelle, il a eu peu de sectateurs. Ses amis mêmes rougis-
saient souvent de se voir rangés (^) sous la discipline d'un
Maître si méprisé. Mais est-il monté sur la croix, est-il mort
à ce bois infâme, quelle affluence {^) de peuples accourent
à lui ! O Dieu, quel est ce nouveau prodige ? Maltraité et
mésestimé dans la vie, il commence à régner après qu'il est
mort. Sa doctrine toute céleste, qui devait le faire respecter
partout, le fait attacher à la croix : et cette croix infâme,
qui devait le faire mépriser partout, le rend vénérable à tout
l'univers. Sitôt qu'il a pu étendre les bras, tout le monde a
recherché ses embrassements. Il ne(^) s'est [pas] plus tôt élevé
de terre que, selon qu'il l'avait prédit en son Evangile, « il
a attiré à lui toutes choses (^), » et a changé l'instrument du
plus infâme supplice en une machine céleste pour enlever
tous les cœurs. Ce mystérieux grain de froment n'est pas
plus tôt tombé dans la terre qu'il s'est multiplié par sa
propre corruption ; c'esi-à-dire, que le Sauveur est tombé de
la croix au sépulcre ; et, par un merveilleux contre-coup,
tous les peuples sont tombés à ses pieds.
Voyez cette affluence de gens qui, de toutes les parties
a. /ûan,, Xll, 32.
1. Timothée, fils de Conon. (Plutarch., Vit. parall.)
2. Var. On rougissait de se ranger...
3. Var. quel concours de peuples viennent à lui !
4. Edit. « Ce mystérieux grain de froment, etc. » Phrase dont la vraie place
se trouvera un peu plus loin.
DE LA SAINTE CROIX.
435
de la terre, accourent à la croix de Jésus ; qui non seulement
se glorifient de porter son nom, mais s'empressent à imiter ses
souffrances, à être déshonorés pour sa gloire, à mourir pour
l'amour de lui. Si quelqu'un parmi les anciens[p. 15] mépri-
sait la mort, on admirait cette fermeté de courage comme
une chose presque inouïe. Grâce à la croix de Jésus, ces
exemples sont si communs parmi nous, que leur abondance
nous empêche de les raconter. Depuis qu'on a prêché un
Dieu mort, la mort a eu pour nous des délices : on a vu la
vieillesse la plus décrépite et l'enfance la plus imbécile, les
vierges tendres et délicates y courir comme à l'honneur du
triomphe. C'est pourquoi on disait que les chrétiens étaient
un certain genre d'hommes destinés et comme dévoués à la
mort. La croix toute-puissante avait familiarisé avec eux ce
fantôme hideux, qui est l'horreur de toute la nature. Le monde
s'est plus tôt lassé de tuer que les chrétiens n'ont fait de
souffrir. Toutes les inventions de la cruauté se sont épuisées
pour ébranler la foi de nos pères ; toutes les puissances du
monde s'y sont employées : mais, ô aveugle fureur, qui établit
ce qu'elle pense détruire! C'est par la croix que le roi Jésus
a résolu de conquérir tout le monde: c'est pourquoi il im-
prime cette croix victorieuse sur le corps de ses braves
soldats, en les associant à ses souffrances : c'est [)ar là
qu'ils surmonteront tous les peuples ; ils désarmeront leurs
persécuteurs par leur patience ; les loups à la fin devien-
dront agneaux, en immolant les agneaux à leur cruauté.
Il faut que la croix de Jésus soit adorée par toute la
terre : son empire n'aura point de bornes, parce que sa puis-
sance n'a point de limites ; elle étendra sa domination jus-
qu'aux provinces les plus éloignées, jusqu'aux iles les plus
inaccessibles, jusqu'aux nations les plus inconnues. Ouelle
joie en vérité, fidèles, de voir et barbares et Cirecs, et les
Scythes et les Arabes, et les Indiens, et tous les peuples du
monde, faire tous ensemble un nouveau royaume, ciui aura
pour sa loi l'Evangile, [p. i6]et Jésus pour son chef. et la croix
pour son étendard ! Ronie même, cette ville superbe, après
s'être si longtemps enivrée du sang des martyrs de Jésus,
Rome, la maîtresse, baissera la têle ; c'ile portera plus loin
436 EXALTATION
ses conquêtes par la religion de Ji'sus qu'elle n'a fait autre-
fois par ses armcts ; et nous lui verrons rendre plus d'hon-
neur au tombeau d'un pauvre pêcheur qu'au temple de son
Romulus.
V^ous y viendrez aussi, ô Césars ! Jésus crucifié veut voir
abattue à ses pieds la majesté de l'empire. Constantin, ce
triomphant empereur, dans le temps marqué par la Provi-
dence, élèvera l'étendard de la croix au-dessus des aigles
romaines. Par la croix il surmontera les tyrans ; par la
croix il donnera la paix à l'empire; par la croix il affermira
sa maison : la croix sera son unique trophée, parce qu'il pu-
bliera hautement qu'elle lui a donné toutes ses victoires.
Certes je ne m'étonne plus, ô Seigneur Jésus, si, peu de
temps devant (') votre mort, vous vous écriiez avec tant de
joie que votre heure glorieuse approchait, et « que le prince
du monde allait être bientôt chassé (''). » Je ne m'étonne plus
si je vous vois dans le palais d'Hérode, et devant le tribunal
de Pilate, avec une contenance si ferme, bravant pour ainsi
dire la pompe de la cour royale et la majesté des faisceaux
romains par la générosité de votre silence. C'est que vous
sentiez bien que le jour de votre crucifiement était pour vous
un jour de triomphe. En effet, vous avez triomphé, ô Jésus !
et vous menez en triomphe les puissances des ténèbres cap-
tives et tremblantes après votre croix. « Vous avez surmonté
le monde, non par le fer, mais par le bois : » Doinuit orbem,
non ferrOy sed ligno (^'). [P. 17] Car il était bien digne de
votre grandeur « de vaincre la force par l'impuissance, et les
choses les plus hautes par les plus abjectes, et ce qui est par
ce qui n'est pas, comme parle l'Apôtre (^), et une fausse et
superbe sagesse par une sage et modeste folie. » Par ce
moyen, vous avez fait voir qu'il n'y avait rien de faible en
vos mains, et que vous faites des foudres de tout ce qu'il
vous plaît employer.
Mais ne vous dirai-je pas, chrétiens, une belle marque
que nous a donnée Jésus-Christ, pour nous convaincre très
évidemment que c'est la croix qui a opéré ces merveilles ^
a.Joan.y XII, 31. — b. S. Aug., in Ps. LIV, n. 12. — cl Cor.^ I, 27, 28.
I. Édit. avant.
DE LA SAINTE CROIX. 437
C'est que sous le règne de Constantin, dans le temps que la
paix fut donnée à l'Église, que le vrai Dieu fut reconnu
publiquement par toute la terre, que tous les peuples du
monde confessèrent la divinité de Jésus, la croix de notre
bon Maître, qui n'avait point paru jusqu'alors, fut reconnue
par des miracles extraordinaires, dont toute l'antiquité s'est
glorifiée. Elle fut exaltée dans un temple auguste à la gloire
du Crucifié, et à la consolation des fidèles. Est-ce par un
événement fortuit que cela s'est rencontré dans ce temps ?
une chose si illustre est-elle arrivée sans quelque ordre secret
de la Providence ? Ah ! ne le croyez pas, chrétiens. Et quoi
donc ? C'est que tout a fléchi sous le joug du Sauveur Jésus.
Les puissances infernales sont confondues ; tout le monde
vient adorer le vrai Dieu dans l'Eglise, qui est son temple,
et par Jésus-Christ, qui est son pontife.
Paraissez, paraissez, il est temps, ô croix, qui avez fait
ces miracles! C'est vous qui avez brisé les idoles ; c'est vous
qui avez subjugué les peuples ; c'est vous qui avez donné la
victoire aux valeureux soldats de Jésus, qui ont tout surmonté
par la patience. [P. i8] Vous serez gravée sur le front des
rois ; vous serez le principal ornement de la couronne des
empereurs ; vous serez l'espérance et la gloire des chrétiens,
qui diront avec l'apôtre saint Paul, «qu'ils ne veulent jamais
se glorifier, si ce n'est en S croix de Notre-Seigneur jÉsus-
CiiRiST ; » à cause que la croix, par la bienheureuse victoire
qu'elle a remportée en faisant éclater la toute-puissance
divine, a aussi répandu sur nous les trésors de sa miséri-
corde : c'est ce qui me reste à vous dire en peu de paroles.
SECOND POINT.
Ce nous est, à la vérité, une grande gloire de servir un
Dieu si puissant qu'est celui que nous adorons ; mais c'est
particulièrement sa miséricorde qui nous oblige à nous glori-
fier en lui seul. Oui ne se tiendrait infiniment honoré de voir
un Dieu si grand qui met sa gloire à nous enrichir ? lu n'c:.st-
ce pas nous presser vivement de mt^ttrc lawii- la noire à le
louer? C'est ce que fait la miséricorde;. Cr Dieu, qui, par sa
toute-puissance, est si fort au-dessus de nous, lui-même [)ar
438 EXALTATION
sa bonté daigne se rabaisser jusqu'à nous, et nous commu-
nique tout ce qu'il est par une miséricordieuse condescen-
dance. Avouons que cela touche les cœurs; et que s'il est
glorieux à la toute-puissance de faire craindre la miséricorde,
il ne l'est pas moins à la miséricorde de ce qu'elle fait aimer
la puissance.
Car, certes, il y a de la gloire à se faire aimer; c'est pourquoi
le grave Tertullien ('), dans le second livre contre Marcion,
nous enseigne que, « dans l'origine des choses. Dieu [p. 19]
n'avait que de la bonté, et que sa première inclination, c'est
de nous bienfaire : » Deus a (^) primordio tantum bonus. Et
la raison qu'il en rend est bien évidente, et bien digne d'un
si grand homme : car pour bien connaître quelle est la pre-
mière des inclinations, il faut choisir celle qui se trouvera la
plus naturelle, d'autant que la nature est le principe de tout
le reste. Or, notre Dieu, chrétiens, a-t-il rien de plus naturel
que cette inclination de nous enrichir par la profusion de ses
grâces ? Comme une source envoie ses eaux naturellement,
comme le soleil naturellement répand ses rayons; ainsi Dieu
naturellement fait du bien. Etant bon, abondant, plein de
trésors infinis par sa dignité naturelle, il doit être aussi, par
nature, bienfaisant, libéral, magnifique.
Quand il te punit, ô impie, la raison n'en est pas en lui-
même : il ne veut pas que personne périsse. C'est ta malice,
c'est ton ingratitude qui attire son indignation sur ta tête.
Au contraire, si nous voulons l'exciter à nous faire du bien,
il n'est pas nécessaire de chercher bien loin des motifs : sa
nature, d'elle-même si bienfaisante, lui est un motif très pres-
sant, et une raison qui ne le quitte jamais (^). Quand il nous
fait du mal, il le fait à cause de nous ; quand il nous fait du
bien, il le fait à cause de lui-même. « Ce qu'il est bon, c'est
du sien, c'est de son propre fonds, dit Tertullien; ce qu'il est
juste, c'est du nôtre : » c'est nous qui fournissons par nos
crimes la matière à sa juste [p. 20] vengeance : De suo opti-
1. Ms. Tertullian, ^^rr/]j0'/.- Tertullien.
2. Ms. ab initio.
3. Ce développement est identique à ce que nous avons lu dans le sermon
sur la Bonté et la rigueur de Dieu (Voy p. 137) ; mais ce qui suit va être traité
d'une manière plus concise qu'en 1652 (Cf. p. 138).
DE LA SAINTE CROIX. 439
mus, de nostro justus {^). Il est donc vrai, ce que nous disions,
que Dieu n'a pu commencer ses ouvrages que par un épan-
chement général de sa bonté sur les créatures, et que c'est
là par conséquent sa plus grande gloire.
Maintenant je vous demande, le Sauveur Jésus, notre
amour et notre espérance, notre pontife, notre avocat, notre
intercesseur, pourquoi est-il monté sur la croix } pourquoi
est-il mort sur ce bois infâme ? qu'est-ce que nous en apprend
le grand Apôtre saint Paul (^) ? N'est-ce pas « pour renou-
veler toutes choses en sa personne, » pour ramener tout à la
première origine, pour reprendre les premières traces de
Dieu son Père, et réformer les hommes selon le premier
dessein de ce grand ouvrier } C'est la doctrine du christia-
nisme. Donc ce qui a porté le Sauveur à vouloir mourir en
la croix, c'est qu'il était touché de ces premiers sentiments
de son Père; c'est-à-dire, ainsi que je l'ai exposé tout à l'heure,
de clémence, de bonté, de charité infinie.
En effet, n'est-ce pas à la croix qu'il a présenté devant le
trône de Dieu, non point des génisses et des taureaux, mais
sa sainte chair, formée par le Saint-Esprit, oblation sainte
et vivante pour l'expiation de nos crimes .-^ N'est-ce pas à la
croix qu'il a réconcilié toutes choses, faisant par la vertu de
son sang la vraie purification de nos âmes {') ? Les hommes
étaient révoltés contre Dieu, ainsi que nous le disions dans
la première partie ; et d'autre part, la justice divine était
[p. 21] prête à les précipiter dans l'abîme en la compagnie
des démons, dont ils avaient suivi les conseils et imité la
présomption ; lorsque tout à coup notre charitable poniife
paraît entre Dieu et les hommes. Il se présente pour porter
les coups qui allaient tomber sur nos tctes. Posé sur l'autel
de la croix, il répand son sang sur les hommes, il élève à
Dieu ses mains innocentes ; et ainsi, « [pacifiant le ciel et la
terre ("'), » il arrête le cours de la justice divine, et change
une fureur implacable en une éternelle miséricorde.
En suivant l'audace des anges rebelles, nous leur avions
vendu nos corps et nos âmes, par un détestable marché ; et
a. De Resiirr. Carn., n, 14. — b. Ephcs., I, 10; Coioss.y III, lO. — c. IhitL^
I, 2C. — d. Ibiii.^ I, 20.
440 EXALTATION
Dieu, sur ce contrat, avait ordonné que nous serions livrés en
leurs mains. Dieu l'avait prononcé de la sorte par une sen-
tence dernière et irrévocable. Mais qu'a fait le Sauveur
Jésus ? « Il a pris, dit l'apôtre saint Paul (''), l'original de ce
décret donné contre nous, et il l'a attaché à la croix. » Pour
quelle raison ? C'est afin, ô Père éternel, que vous ne puissiez
voir la sentence qui nous condamne que vous ne voyiez le
sacrifice qui nous absout ; afin que si vous rappeliez en votre
mémoire (') le crime qui vous irrite, en même temps vous
vous souveniez du sang qui vous apaise et vous adoucit.
Ainsi a été accompli cet oracle du prophète Isaïe (au cha-
pitre xxviii) : « Votre traité avec la mort sera annulé, et
votre pacte avec l'enfer ne tiendra pas : » Delebitur fœdus
vestruni cum morte, et pachtm vest^^ttm cum inferno non stabit.
Jésus a rompu ce damnable contrat par une [p. 22] meilleure
alliance : dès là nos espérances se sont relevées. Le ciel, qui
était de fer pour nous, a commencé de répandre ses grâces sur
les misérables mortels : Jésus nous l'a ouvert par sa croix.
C'est pourquoi je la compare à cette mystérieuse échelle
qui parut au patriarche Jacob, « où il voyait les anges monter
et descendre (^). » Que veut dire ceci, chrétiens.^ N'est-ce
pas (^) pour nous faire entendre que la croix de notre Sauveur
renoue le commerce entre le ciel et la terre ; que par cette
croix les saints anges viennent à nous comme à leurs frères
et leurs alliés, et en même temps nous apprennent que, par
la même croix, nous pouvons remonter au ciel avec eux,
pour y remplir les places que leurs ingrats compagnons ont
laissées vacantes?
Donc, où mettrons[-nous] notre gloire, mes frères, si ce
n'est en la croix de Jésus ? Car, comme dit l'apôtre saint
Paul, « si lorsque nous étions ennemis. Dieu nous a réconci-
liés par la mort de son Fils unique ; maintenant que nous
avons la paix avec lui parle sang du Médiateur, comment ne
nous comblera-t-il pas de ses dons ?» Et si, étant pécheurs,
a. Coloss., II, 14. — b. Gen., xxviii, 12.
1. Var. si vous vous souveniez...
2. Lâchât : Est-ce pas...? — Cet éditeur, même quand il n'avait pas le manus-
crit sous les yeux, tenait à faire autrement que Deforis, au risque de faire mal
si celui-ci avait bien fait. Ici c'était le cas.
DE LA SAINTE CROIX. 44 I
Jésus-Christ nous a tant aimés qu'il est mort pour l'amour
de nous ; « maintenant que nous sommes justifiés par son
sang (''), » qui pourrait dire la tendresse de son amour ? Or,
si Dieu a usé envers nous d'une telle miséricorde pendant
que nous étions des rebelles, que ne fera-t-il pas, maintenant
que par la croix du Sauveur nous sommes devenus ses en-
fants ? « Et celui qui nous a donné son Fils unique, que
nous pourra-t-il [p. 23] refuser (''') ? »
Pour moi, je vous l'avoue, chrétiens, c'est là toute ma
gloire, c'est là mon unique consolation : autrement, dans quel
désespoir ne me jetterait pas le nombre infini de mes crimes ?
Quand je considère le sentier étroit sur lequel Dieu m'a
commandé de marcher, et l'incroyable difficulté qu'il y a de
retenir, dans un chemin si glissant, une volonté si volage et si
précipitée que la mienne ; quand je jette les yeux sur la pro-
fondeur immense du cœur humain, capable de cacher dans
ses replis tortueux tant d'inclinations corrompues, dont nous
n'aurons nous-mêmes nulles connaissances ; je frémis d'hor-
reur, ô fidèles, et j'ai juste sujet de craindre qu'il ne se trouve
beaucoup de péchés dans les choses qui me paraissent les
plus innocentes. Et quand même je serais très juste devant
les hommes, ô Dieu éternel, quelle justice humaine ne dis-
paraîtra pas devant votre face ? « Et qui serait celui qui
pourrait justifier sa vie, si vous entriez avec lui dans un
examen rigoureux ('')? » Si le grand Apôtre saint Paul, après
avoir dit avec une si grande assurance, « qu'il ne se sent
point coupable en lui-même, ne laisse pas de craindre de
n'être pas justifié devant vous ('^), » que dirai-je, moi misé-
rable ? et quels devront donc être les troubles de ma con-
science ? Mais, ô mon pontife miséricordieux, mon pontife
fidèle et compatissant à mes maux, c'est vous (|ui rcjxmdcz
une certaine sérénité dans mon âme. Non, tant (|uc je pourrai
embrasser votre croix, jamais je ne perdrai l'espérance :
tant que je vous verrai à la droite [p. 24 | de votre Père avec
une nature scîmblable à la mienne, portant encore sur votre
chair les cicatrices de ces aimabl(!s blessures que vous avez
reçues pour l'amour de moi, je ne croirai jamais que le genre
a. Rom.^ V, 8-10. — b. làid.y vill, 32. — c. Ps., CXLII, 2. — d, l Cor, iv, 4.
442 EXALTATION
humain vous déplaise, et la terreur de la majesté ne m'em-
pcchera point d'approcher de l'asile (') de la miséricorde.
Cela me rend certain que vous aurez pitié de mes maux :
c'est pourquoi votre croix est toute ma gloire, parce qu'elle
est toute mon espérance.
Mais est-il bien vrai, chrétiens, que nous nous glorifions
en la croix du Sauveur Jésus ? Nos actions ne démentent-
elles pas nos paroles ? Ne faudrait-il pas dire plutôt que la
croix nous est un scandale, aussi bien qu'elle l'a été aux
Gentils ('') ? La croix ne t'est-elle pas un scandale à toi, qui
dédaignes la pauvreté, qui ne peux souffrir les injures, qui
cours après les plaisirs mortels, qui fuis tout ce que tu vois
à la croix, oubliant que Notre-Seigneur Jésus-Christ a
trouvé sa vie dans la mort, et ses richesses dans la pauvreté,
et ses délices dans les tourments, et sa gloire dans l'igno-
minie ? L'apôtre saint Paul disait à ceux qui voulaient établir
la justice par les œuvres et les cérémonies de la Loi, que
« si la justice était par la Loi, Jésus-Christ était mort en
vain, et que ce grand scandale de la croix était inutile (^'). »
Et ne pourrais-je pas dire aujourd'hui, avec beaucoup plus
de raison, qu'en [p. 25] vain (^) Jésus-Christ est mort à la
croix, puisque n'étant mort qu'afin de nous rendre un peuple
agréable à Dieu, nous vivons avec une telle licence que
nous contraignons presque les infidèles à blasphémer le saint
nom qui a été invoqué sur nous ? En vain Jésus-Christ est
à la croix pour renverser la sagesse mondaine, si après sa
mort on mène toujours une même vie, si l'on applaudit aux
mêmes maximes, si l'on met le souverain bonheur dans les
mêmes choses. En vain la croix a-t-elle abattu les idoles
par toute la terre, si nous nous faisons tous les jours de nou-
velles idoles par nos passions déréglées ; sacrifiant non point
à Bacchus, mais à l'ivrognerie ; non point à Vénus, mais à
l'impudicité ; non pointa Plutus, mais à l'avarice ; non point
à Mars, mais à la vengeance ; et leur immolant non des ani-
a. 1 Cor., I, 23. — â. Gai, II, 21 ; V, il.
1. Var. de l'autel.
2. La page 24 ayant été marquée 23 par erreur, les suivantes sont aussi en
retard d'une unité. Le sommaire toutefois a désigne exactement les p. 25, 26,
en tenant compte de la rectification nécessaire.
DE LA SAINTE CROIX. 443
maux égorgés, mais nos esprits remplis de l'Esprit de Dieu,
et « nos corps qui sont les temples du Dieu vivant, et nos
membres qui sont devenus les membres de Jésus-Christ('').»
C'est donc une chose trop assurée, que la croix de Jésus
n'est pas notre gloire : car si elle était notre gloire, nous
glorifierions-nous, comme nous faisons, dans les vanités ?
Pourquoi pensez-vous que l'apôtre saint Paul ne dise pas en
ce lieu qu'il se glorifie en la sagesse de Jësus-Ciirtst, en la
puissance de Jésus-Christ, dans les miracles de Jésus-
Christ, en la résurrection de Jésus-Christ; mais seulement
en la mort et en la croix de Jésus-Christ ? A-t-il parlé ainsi
sans raison ? ou plutôt ne vous souvenez-vous pas que je vous
ai dit, à l'entrée de ce [p. 26] discours, que la croix était un
assemblage de tous les tourments, de tous les opprobres, et
de tout ce qui paraît non seulement méprisable, mais hor-
rible, mais effroyable à notre raison ? C'est pour cela que
saint Paul nous dit, « qu'il se glorifie seulement en la croix
du Sauveur Jésus ; » afin de nous apprendre l'humilité, afin
de nous faire entendre que nous autres chrétiens nous n'avons
de gloire que dans les choses que le monde méprise.
Eh! dites-moi, mes frères, le signe du chrétien, n'est-ce pas
la croix ? « N'est-ce pas par la croix, dit saint Augustin {^),
que l'on bénit et l'eau qui nous régénère, et le sacrifice qui
nous nourrit et l'onction sainte qui nous fortifie ? » Avez-
vous oublié que l'on a imprimé la croix sur vos fronts, quand
on vous a confirmés par le Saint-Esprit ? Pourquoi riin[)ri-
mer sur le front ? N'est-ce pas que le front est le siège delà
pudeur? Jésus-Christ par la croix a voulu nous durcir le
front contre cette fausse honte, qui nous fait rougir des
choses que les hommes estiment basses, et (jui sont grandes
devant la face de Dieu. Combien de fois avons-nous rougi
de bien faire ? Combien de fois les emplois les plus saints
nous ont-ils semblé bas et ravalés ? La croix imprimée sur
nos fronts nous arme d'une généreuse impudence contre cette
lâche pudeur ; elle nous aj^prend (jue les honneurs de la terre
ne sont pas pour nous.
Quand les magistrats veulent rendre les personnes [p. 27]
a. I Cor.y VI, 15, 19 ; Ephes.^ V, 30. — b. In Joan. Tract., cxviii, n. 5.
444 EXALTATION
infâmes et indignes des honneurs humains, souvent ils leur
font imprimer sur leurs corps une marque honteuse, qui dé-
couvre à tout le monde leur infamie. Vous dirai-je ici ma
pensée ? Dieu a imprimé sur nos fronts, dans la partie du
corps la plus éminente, une marque devant lui glorieuse,
devant les hommes pleine d'ignominie, afin de nous rendre
incapables de recevoir aucun honneur sur la terre. Ce n'est
pas que ('), pour être bons chrétiens, nous soyons indignes
des honneurs du monde ; mais c'est que les honneurs du
monde ne sont pas dignes de nous. Nous sommes infâmes
selon le monde, parce que selon le monde la croix, qui est
notre gloire, est un abrégé de toutes sortes d'infamies.
Cependant, comme si le christianisme et la croix de Jésus
étaient une fable, nous n'avons d'ambition que pour la gloire
du siècle : l'humilité chrétienne nous paraît une niaiserie.
Nos premiers pères croyaient qu'à peine les empereurs mé-
ritaient-ils d'être chrétiens : les choses à présent sont chan-
gées : à peine croyons-nous que la piété chrétienne soit digne
de paraître dans les personnes considérables. La bassesse de
la croix nous est en horreur ; nous voulons qu'on nous ap-
plaudisse et qu'on nous respecte.
Mais ma charge, me direz-vous, veut que je me fasse ho-
norer (^) : si on ne respecte les magistrats, toutes choses iront
en désordre. [P. 28] Apprenez, apprenez quel usage le chré-
tien doit faire des honneurs du monde : qu'il les reçoive
premièrement avec modestie, connaissant combien ils sont
vains ; qu'il les reçoive pour la police, mais qu'il ne les
recherche pas pour la pompe ; qu'il imite l'empereur Héra-
clius, qui déposa la pourpre, et se revêtit d'un habit de
pauvre, pour porter la croix de Jésus. Ainsi, que le fidèle se
dépouille de tous les honneurs devant la croix de notre bon
Maître ; qu'il y paraisse comme pauvre, comme nu et comme
mendiant : qu'il songe que, par la naissance, tous les hommes
sont ses égaux ; et que les pauvres, dans le christianisme,
sont en quelque façon ses supérieurs. Qu'il considère que
l'honneur qu'on lui rend n'est pas pour sa propre grandeur,
1. Passage souligné.
2. Edit. que je me fasse honneur. — Faute de lecture, qui altère le sens.
DE LA SAINTE CROIX.
445
mais pour l'ordre du monde, qui ne peut subsister sans cela ;
que cet ordre passera bientôt, et qu'il s'élèvera un nouvel
ordre de choses où ceux-là seront les plus grands, qui auront
été les plus gens de bien, et qui auront mis leur gloire en la
croix du Sauveur Jésus.
Adorons la croix dans cette pensée ; assistons dans cette
pensée au saint sacrifice qui se fait en mémoire de la Passion
du Fils de Dieu. Fasse Notre-Seigneur Jésus-Christ, que
nous comprenions combien sa croix est auguste, combien
glorieuse, puisqu'elle seule est capable de faire éclater sur
les hommes la toute-puissance de Dieu, et de répandre sur
eux les trésors immenses de sa miséricorde infmie, en leur
ouvrant l'entrée à la félicité éternelle! Amen,
i
.^ .^ :^ ^ :^ ::^. :^, :-,^ :^, :^, :^, ■.:^., ■^, .^, ^, .^, ,,
ir dimanche de l'Avent (■).
SERMON SUR JESUS-CHRIST
OBJET DE SCANDALE.
Prêché à Metz, le 7 décembre 1653.
'h
Nous conservons à ce sermon, pour la facilité des recherches, le
titre qu'il porte dans les éditions : il ne s'applique toutefois exacte-
ment qu'au troisième point. Les mots : « A Metz, contre les Juifs »,
dont on a cruellement abusé contre Bossuet (^), ne sont point de sa
main, comme on l'a cru : ce n'est autre chose qu'une note malencon-
treuse du neveu du grand orateur. C'est donc bien mal à propos
qu'on nous présente comme un exemple de dureté un discours dont
l'onction est remarquable.
Les caractères du style et de l'éloquence, les particularités de
l'écriture et de l'orthographe, nous invitent à ranger ce sermon im-
médiatement après ceux qu'on vient de lire. Entre le dernier et
celui-ci se place chronologiquement la Lettre à M. de Thiolet (14
octobre 1653), qui fournit pour l'orthographe et l'écriture un utile
point de repère. (Autographe à Metz. — Voy. Histoire critique de
la Prédication de Bossuet, p. 1 1 3- 1 1 5.)
Sommaire (3) : {i^'' point ?^ Pertransiit benefaciendo. Son cœur
écoutait la voix de la misère, il sollicitait son bras. — L'âme se
retirant de Dieu laisse le corps sans vigueur (p. 11). — Péché plus
grand mal que la peine (p. 12, 13).
\2^ point?^ Pauvres évangélisés (p. 16, 17, 18).
[//d?/;z/.] Comment s'est-il pu faire scandalizantur in me? Raisons
pourquoi nous n'entendons [pas] l'œuvre de Dieu, scandalum :
nous croyons que Dieu renverse tout, quand il rebâtit, comme l'en-
trepreneur, etc. (p. 21). — Foi doit précéder la vue (p. 22). Soumettre
l'entendement aussi bien que la volonté : Croire ce qui est incroyable,
faire ce qui est difficile. — Reconnaître la grâce parce que la nature
est scandalisée, JéSUS-Christ scandale à tous, même aux chrétiens
(p. 25, 26, 27).
1. Mss. 12821, f. 145-164. Petit in-P, paginé à l'époque des sommaires.
2. « Le mot est d'autant plus dur qu'il a été écrit sans réflexion ; il exprime
naïvement le fond de la pensée de Bossuet. » (Gandar, Bossuet orateti7-, p. 70.)
C'est un panégyriste qui parle ainsi !
3. Publié, mais inexactement, par Lâchât (vili, 148). — Bossuet n'analyse
pas ici les exordes. En commençant par le premier point, il atteint bientôt la
p. 1 1 de son manuscrit.
SUR JÉSUS-CHRIST OBJET DE SCANDALE. 447
Cœci vident^ claudi ambulant^ le-
prosi mundatitiir^ surdi audiiinty
jnortui resuri^uiit^paupercs evan}re.
lizantur : et de ah/ s est qui tionfue-
rit scandalizatiis in me.
Les aveugles reçoivent la vue, les
sourds entendent, les estropies mar-
chent, les lépreux sont nettoyés, et
les morts revivent ; l'Évangile est
annoncé aux pauvres : et bienheu-
reux est celui qui n'est point scan-
dalisé en moi.
{Matth., XI, 5, 6.)
SI nous apprenons (') des Ecritures divines que Notre-
Seigneur Jésus-Chrlst a toujours été l'unique espé-
rance du monde, la consolation et la joie de tous ceux qui
attendaient la rédemption d'Israël, à plus forte raison, chré-
tiens, devons-nous être persuadés que Jean-Baptiste, son
bienheureux précurseur, n'avait point de plus (^) chère occu-
pation que celle d'entretenir son esprit de ce doux objet.
C'est pourquoi je me le représente aujourd'hui, dans les
prisons du cruel Hérode, comme un homme qui n'a de con-
tentement que d'apprendre ce que son Maître fait parmi les
hommes, et comme par ses prédications et par ses miracles
il se fait reconnaître à ses vrais fidèles pour le Fils du Dieu
tout-puissant. C'est ce qu'il me semble que saint Matthieu
nous fait conjecturer en ces mots de notre évangile : « Jean
entendant dans les liens les grandes œuvres de Jésus-Chrlst,
il lui envoya (^) deux de ses disciples, pour lui faire cette
demande : Etes-vous celui qui devez venir, ou si nous en
attendons quelque autre ('') ?» Pour moi, je m'imagiiu'.tidcles.
que le fruit qu'il espérait de cette ambassade, c'est cjuc ses
disciples lui rapportant la réponse de son bon Maître, il ne
doutait nullement que sa parole ne dût être pleine d'une si
ineffable douceur que, seule, elle serait capable non seuk:-
ment de chasser les maux d'une dure captivité, mais encore
a. Matth.^ XI, 2, 3.
1. Cet avant-propos, écrit sur la dernière feuille du manuscrit, est st^paré du
discours dans toutes les éditions.
2. Var. de ])lus douce pensée (.|ue d'occuper.
3. Edit. il lui envoie... pour lui dcm.mdcr.
448 SUR JÉSUS-CHRIST
d'adoucir les amertumes de cette vie. Chères sœurs, dans
cette prison volontaire où vous vous êtes jetées pour l'amour
de Dieu, dites-moi, que pourriez-vous faire sans la douce
méditation des mystères du Sauveur Jésus ? Et n'est-ce pas
cette seule pensée qui fait triompher en vos cœurs une sainte
joie dans une vie si laborieuse ? Oui, certes, il le faut avouer,
Dieu a répandu une certaine grâce sur toutes les paroles et
sur toutes les actions du Seigneur Jésus ; y penser, c'est la
vie éternelle. Oui, son nom est un miel à nos bouches, et
une lumière à nos yeux, et une vive (') flamme à nos cœurs:
et lorsque, remplis de l'Esprit de Dieu, nous concevons en
nos âmes le Sauveur Jésus, nous ressentons une joie à peu
près semblable à celle que sentit l'heureuse Marie, lorsque,
couverte de la vertu du Très- Haut, elle conçut en ses chastes
entrailles le Fils unique du Père éternel, après que l'ange
l'eut saluée par ces célestes paroles : Ave, etc.
[P. i] Si vous voyez aujourd'hui que saint Jean-Baptiste
envoie ses disciples à notre Sauveur pour lui demander quel
il est, ne vous persuadez pas pour cela que l'Elie du Nou-
veau Testament et le grand Précurseur du Messie ait ignoré
le Seigneur auquel il venait préparer les voies. Je sais qu'il y
a eu quelques personnes très doctes, et entre autres le grave
Tertullien ('*), qui ont cru que, dans le temps que saint Jean-
Baptiste fit faire cette question au Sauveur, la lumière pro-
phétique, qui l'avait jusqu'alors éclairé, avait été éteinte en
son âme ; mais je ne craindrai point de vous dire, avec le
respect que je dois aux auteurs de ce sentiment, qu'il n'y a
aucune vraisemblance dans cette pensée. « Abraham a vu le
jour de Notre-Seigneur ; Isaïe a vu sa gloire et nous en a
parlé, » nous dit l'évangéliste saint Jean (^) ; tous les pro-
phètes l'ont connu en esprit : et le plus grand des prophètes
l'aura ignoré ? Celui qui a été envoyé pour rendre témoignage
de la lumière, aura été lui-même dans les ténèbres } Et après
avoir tant de fois désigné au peuple cet agneau de Dieu qui
purge les péchés du monde, après avoir vu le Saint-Esprit
a. Adv. Marcioii., lib. IV. — b. Joatt.^ viii, 56 ; XII, 41.
I. Mot omis par les éditeurs.
OBJET DE SCANDALE. 44g
descendre sur lui lorsqu'il voulut être baptisé de sa main,
tout d'un coup il aura oublié ce qu'il a fait connaître à tant
de personnes ? Vous voyez bien, fidèles, que cela n'a aucune
apparence.
Mais pourquoi donc, direz-vous, pourquoi lui envoyer ses
disciples pour s'informer de lui s'il est vrai qu'il soit le Messie?
Oui interroge, il cherche ; qui cherche, il ignore. S'il con-
naissait quel était Jésus-Christ, quelle raison peut-il avoir
de lui faire ainsi demander ? Ne craignait il pas que son
doute ébranlât la foi de plusieurs, et diminuât beaucoup de
l'autorité du témoignage certain qu'il a si souvent rendu au
Sauveur ? C'est tout ce qu'on nous peut opposer. Mais cette
objection ne m'étonne [p. 2] pas : au contraire, ce qu'on
m'oppose, je veux le tirer à mon avantage. Je dis qu'il inter-
roge, parce qu'il sait ; il demande au Sauveur Jésus quel il
est, parce qu'il connaît très bien quel il est. Comment cela ?
direz-vous. C'est ici, chrétiens, la vraie explication de notre
évangile et le fondement nécessaire de tout ce discours. Saint
Jean, qui connaissait le Sauveur qu'il avait prêché tant de
fois, savait bien qu'il n'appartenait qu'à lui seul de dire quel
il était, et de se manifester aux hommes, desquels il venait
être le Précepteur. C'est pourquoi il lui envoie ses disciples,
afin qu'ils soient instruits par lui-même touchant sa venue,
que lui seul était capable de nous déclarer. Ainsi n'appré-
hendez pas, chrétiens, qu'il détruise le témoignage qu'il a
donné de Notre-Seigneur ; car lui faisant demander à lui-
même ce qu'il faut croire de sa personne, il fait bien voir
qu'il reconnaît en lui une autorité infaillible, et qu'il ne lui
envoie ses disciples que pour être formés de sa main et
enseignés de sa propre bouche. Ne pouvant plus annoncer
sa venue aux hommes, parce qu'il était retenu aux prist)ns
d'Hérode, il prie Notre-Seigneur de se faire connaître lui-
même ; et lui faisant faire cette ambassade en présence de
tout le peuple, il a dessein de tirer de lui (jucUiue instruction
mémorable pour les spectateurs, qui s'imaginaient le Messie
tout autre qu'il ne devait être.
En effet, il ne fut point trompé. Jésus, (jui connaissait sa
pensée et qui voulait récompenser son humilité, lait voir a
Sermon^ df Hossuct. "9
450 SUR ji':sus-ciiRiST
ses disciples les effets de sa puissance infinie. Il guérit devant
eux tous les malades qui se présentèrent ; il leur découvre
son cœur ; il leur donne des avis importants pour connaître
parfaitement le secret de Dieu, et détruire une fausse idée
du Messie qui avait préoccupé les Juifs trop charnels ; et
sachant que son bien-aimé Précurseur ne pouvait avoir de
plus grande joie que d'apprendre la gloire de son bon Maître,
il commande aux envoyés de saint Jean de lui en rapporter les
nouvelles, lui voulant donner [p. 3] cette consolation dans
une captivité qu'il souffrait pour l'amour de lui. « Allez-
vous-en, dit-il, rapporter à Jean les merveilles que vous
avez vues ; » dites lui « que les sourds entendent, que les
aveugles reçoivent la vue, que la (') vie est rendue aux morts,
que l'Évangile est annoncé aux pauvres, et qu'heureux est
celui qui n'est point scandalisé en moi. » Comme s'il eût dit :
Les Juifs, trompés par l'écorce de la lettre et par les
sentiments de la chair, attendent le Messie comme un
puissant roi qui, se mettant à la tête de grandes armées,
subjuguera tous leurs ennemis, et qui se fera reconnaître par
l'éclat d'une pompe mondaine et par une magnificence
royale : mais Jean, instruit des secrets de Dieu, sait qu'il doit
être manifesté par des marques bien plus augustes, encore
que selon le monde elles aient beaucoup moins d'apparent.
Allez-vous-en donc, et lui racontez les guérisons admirables
que vous avez vues de vos propres yeux. Dites lui que l'au-
teur de tant de miracles ne dédaigne pas de converser parmi
les pauvres ; au contraire, qu'il les assemble près de sa per-
sonne pour les entretenir familièrement des mystères du
royaume de Dieu et des vérités éternelles ; et toutefois que
nonobstant et le pouvoir par lequel je fais de si grandes
choses, et l'incroyable douceur par laquelle je condescends
à l'infirmité des plus pauvres et des plus abjects, bienheu-
reux est celui à qui je ne donne point de scandale. Dites
ceci à Jean : à ces marques il connaîtra bien qui je suis.
Tel est le sens de tout ce discours, très court en appa-
rence et très simple, mais plein d'un si grand sens et de tant
de remarques illustres tirées des prophéties anciennes qui
I. Var. que les morts sont ressuscites.
OBJET DE SCANDALK. 45 I
parlent de la grandeur du Messie, que toute l'éloquence
humaine ne suffirait pas à vous en étaler les richesses. Tou-
tefois j'ose entreprendre, fidèles, avec l'assistance divine, d'en
découvrir aujourd'hui les secrets selon la [p. 4] mesure qui
m'est donnée. Je suivrai pas à pas le texte de mon évan^dle,
conférant les paroles de notre Sauveur avec les actions de sa
vie et les prédictions des prophètes dont nous avons ici un
tissu. Nous admirerons tous ensemble la profonde conduite
de Dieu dans la manifestation de son Fils ; mais pour y
procéder avec ordre, réduisons tout cet entretien à trois
chefs tirés des propres paroles du Fils de Dieu. Je remarque
trois choses dans son discours : qu'il guérit les malades,
qu'il catéchise les pauvres, qu'il scandalise les infidèles.
Dans ses miracles, je vois sa bonté, en ce qu'il a pitié
de nos maux : dans ses instructions, je vois sa simpli-
cité, en ce qu'il ne lie de société qu'avec les plus pauvres ;
enfin, dans le scandale qu'il donne, je vois les furieuses
oppositions que l'on fera à sa salutaire doctrine.
Viens, ô Juif incrédule ! viens considérer le Messie ; viens
le reconnaître par les vraies marques que t'ont données tes
propres prophètes. Tu crois qu'il manifestera son pouvoir,
établissant en la terre un puissant empire auquel il joindra
toutes les nations, ou par la réputation de sa grandeur, ou
par ses armes victorieuses. Sache que sa puissance n'écla-
tera que par sa bonté et par la tendre compassion qu'il aura
de nos maladies. Tu te le représentes au milieu d'une cour
superbe, environné de gloire et de majesté : apprends que
sa simplicité ne lui permettra pas d'avoir d'autre compagnie
que celle des pauvres. Enfin tu t'imagines voir couler sa vie
dans un cours continuel de prospérités, au lic!u cju'elle ne sera
pas un seul moment sans être injustement traversée. En un
mot le Messie promis par les oracles divins doit être un
homme infiniment miséricordieux, dont le cœur s'attendrira
à l'aspect des misères de notre nature, qui recevra les |)au-
vres en sa plus intime familiarité, et épandra sur eux les
trésors de sa sagesse incompréhensible, en les catéchisant
avec une affection paternelle ; (jui. nonobstant [p. 5J son
inclination libérale, et la candeur de sa vie- innocente, et sa
452 SUR JÉSUS -CHRIST
naïve simplicité, recevra mille malédictions des hommes
ingrats, sans que pour cela il cesse de leur bienfaire. Voilà
quel devait être le Sauveur du monde-. O Dieu, qu'il est
bien autre que les Juifs ne se l'imaginent ! S'il fût venu avec
une pompe royale, les pauvres n'auraient pas osé approcher
de lui, ni môme le regarder ; tout le monde lui eût fait la
cour, bien loin de le charger d'imprécations. C'est pourquoi
étant venu pour souffrir, il a pris une condition d'esclave ;
étant venu pour les pauvres, il a voulu naître pauvre, afin
de pouvoir être familier avec eux. C'est le véritable portrait
du Messie, notre unique libérateur, tel qu'il nous est désigné
par les prophéties, tel qu'il nous est montré dans son Evan-
gile. Considérons, en détail, chrétiens, cet adorable tableau.
Mais admirons avant toutes choses le premier trait de cette
salutaire peinture que notre évangéliste nous a tracée, et
voyons paraître la toute-puissance du Sauveur Jésus par le
remède qu'il apporte à nos maladies. C'est le premier point
de mon discours.
PREMIER POINT.
Pourrais-je bien vous dire, fidèles, combien de pauvres
malades et combien de sortes de maladies a guéri[s] notre
miséricordieux médecin ? Vous eussiez vu tous les jours à
ses pieds les aveugles, les sourds, les fébricitants, les paraly-
tiques, les possédés, et en un mot (') tous les autres infir-
mes, qui, connaissant sa grande bonté, voyaient que c'était
assez de lui exposer leurs misères pour obtenir de lui du
soulagement. Encore ce médecin charitable leur épargnait
souvent [p. 6] la peine de le chercher ; lui-même il parcou-
rait la Judée, et, comme dit l'apôtre saint Pierre, « il passait
bienfaisant, et guérissant tous les oppressés : » Pertransiit
benefaciendo, et sanando omnes oppi^essos a diabolo (""). Dieu
éternel ! les aimables paroles, et qu'elles sont bien dignes de
mon Sauveur ! La folle éloquence du siècle, quand elle veut
élever quelque généreux conquérant, dit qu'il « a parcouru
les provinces, moins par ses pas que par ses victoires : »
a. Act.^ X, 38.
1. Var. et enfin.
OBJET DE SCANDALE. 453
Non tam passibus quam victoriis peragravit (^\ Les panégy-
riques sont pleins de ces sortes d'exagérations. Et qu'est-ce
à dire, parcourir les provinces par les victoires ? N'est-ce
pas porter partout le carnage, la désolation et la pillerie ?
Telles sont les suites de nos victoires.
Ah ! que mon Sauveur a parcouru la Judée d'une manière
bien plus admirable ! Je puis dire véritablement qu'il l'a par-
courue moins par ses pas que par ses bienfaits. PertraJisiit
benefaciendo. Il allait de tous côtés visitant ses malades, dis-
tribuant partout un baume céleste, je veux dire une miracu-
leuse vertu qui sortait de son divin corps, devant laquelle
on voyait disparaître les fièvres les plus mortelles et les
maladies les plus incurables : Pe^^transiit benefaciendo. Et ce
n'était pas seulement les lieux oii il arrêtait quelque temps,
qui se trouvaient mieux de sa présence, il rendait remar-
quables les endroits dans lesquels il passait, par la profusion
de ses grâces. En cette bourgade, il n'y a plus d'aveugles ni
d'estropiés: sans doute, disait-on, le bienfaisant Jl^sus a passé
par là : Pertransiit. Et en effet, chrétiens, quelle contrée de
la Palestine n'a pas expérimenté mille et mille fois combien
était présent le remède que les infirmes et les languissants
trouvaient dans le secours de sa main puissante ? C'est aussi
ce que le prophète Isaïe, que les Pères ont appelé l'évangé-
liste de la loi ancienne, tant ses prédictions sont précises ;
c'est, dis-je, ce que le prophète Isaïe célèbre avec son élé-
gance [p. 7] ordinaire, dans le chapitre xxxv de sa prophé-
tie : « Dites aux affligés, nous dit-il, à ceux qui ont le cœur
abattu par leurs longues calamités, dites-leur qu'ils se forti-
fient. Voici venir notre Dieu qui les vengera : Dieu viendra
lui- même et nous sauvera : » Dcus ipsc vcnict et salnibit
nos ("). Quel est ce Dieu qui vient nous sauver, si ce n'est
le Sauveur Jésus, duquel le mrmt; Isaïe a écrit qu'il serait
appelé Emmanuel, Dieu avec nous ? Un Dieu avec nous,
n'est-ce pas à dire un Dieu- Homme? Dieu donc viendra
lui-même, dit Lsaïe, Dieu viendra lui-même pour nous sauver.
a. /.v., XXXV, 4. — Le texte porte : Salvnhit vos.
I. IMine le Jeune dit, diins le r.mcgyriquc de Trajan : Cum orbetn Urrarum
non pedibus nina^is quant lauciibtts perai^rans. Cf. ci dessus, p. 140.
454 SUR JÉSUS-CHRIST
Vous voyez qu'il est parlé là du Messie. « Et alors, poursuit-
il (''), c est-à-dire, à la venue du Sauveur, les oreilles des
sourds et les yeux des aveugles seront ouverts ; alors celui
qui était perclus sautera agilement comme un cerf, et la
langue des muets sera déliée. » Ne voyez-vous pas, chrétiens,
que le discours de notre Sauveur, dans l'évangile que nous
exposons, est tiré de celui du prophète ? « Les sourds
entendent, dit le Fils de Dieu, les aveugles voient, les boi-
teux marchent. » Il se plaît de toucher, quoiqu'en peu de
mots, les prophéties qui s'accomplissent en sa personne; afin
de nous faire comprendre ce que l'apôtre saint Paul nous a si
évidemment démontré, qu'il est la fin de la Loi (^), et Tunique
sujet de tous les oracles divins.
Donc, mes frères, reconnaissons la puissance de notre
Sauveur dans les remèdes qu'il nous apporte, touché de
compassion de nos maux. Certes, je sais que, le Fils de Dieu
venant enseigner sur la terre une doctrine si incroyable
qu'était la sienne, il fallait qu'il la confirmât par miracles, et
qu'il justifiât la dignité de sa mission par des effets d'une
puissance surnaturelle. Mais cela n'empêche pas que je ne
remarque la bonté qu'il a pour notre nature, dans le plaisir
singulier qu'il reçoit de donner la guérison à nos maladies.
Oui, je soutiens que tous ses miracles viennent d'un senti-
ment de compassion. Plusieurs fois, considérant les misères
qui agitent la vie humaine, il ne nous a pas pu refuser ses
larmes. Jamais il ne vit un misérable [p. 8] qu'il n'en eût
pitié ; et je pense certainement qu'il eût été chercher les
malheureux jusqu'au bout du monde, si les ordres de Dieu
son Père et l'ouvrage de notre rédemption ne l'eussent
arrêté en Judée. « J'ai, dit-il, compassion de ce peuple {'), »
avant que de multiplier les cinq pains. « Il fut mû de miséri-
corde, dit l'Evangéliste, et rendit l'enfant à la mère ('^). »
Dans toutes les grandes guérisons qu'il fait, il ne manque
jamais de donner des marques qu'il déplore nos calamités ;
d'où je conclus très certainement que sa compassion a fait
presque tous ses miracles. La première grâce qu'il faisait aux
infirmes, c'était de les plaindre avec l'affection d'un bon père.
a. /s., XXXV, 5, 6. — â. Rom., x, 4. — c. Marc, viil, 2. — d. Luc, Vli, 13, 15.
OBJET DE SCANDALE. ^rr
Son cœur écoutait la voix de la misère qui l'attendrissait, et
en même temps il sollicitait son bras pour la soulager. Son
amour ne se rebute pas par le mauvais traitement que nous
lui faisons. En voulez-vous voir un exemple admirable ? Un
Juif le priant de guérir son fils effroyablement tourmenté :
« Race infidèle et maudite, dit-il, jusqu'à quand serai-je avec
vous.-* et faudra-t-il toujours vous souffrir? Amenez ici votre
fils (''). » « Race infidèle et maudite... amenez ici votre
fils : » Quelle est la suite de ces paroles ? et qu'elles
semblent mal digérées ! Pourquoi dans un même discours
assembler une juste indignation et un témoignage certain de
tendresse ? [P. 9] C'est qu'il se remit en l'esprit que c'était
un homme, et un homme extrêmement misérable ; et cette
seule considération lui fit perdre toute sa colère : elle tombe
désarmée comme vous voyez, et vaincue par cet objet de
pitié. En vérité, la malice des Juifs était montée à un grand
excès ; leur mépris, leur ingratitude le dégoûtaient fort ; il
ne les pouvait presque plus souffrir : toutefois, dit-il, « ame-
nez votre fils, » je le guérirai ! Vous remarquez bien que sa
naturelle bonté l'oblige presque par force à nous gratifier, et
extorque de lui des bienfaits pour nous. Jugez combien était
grande l'inclination qu'il avait de bienfaire aux hommes,
puisque ni la haine la plus furieuse, ni l'envie la plus enve-
nimée ne pouvaient arrêter le cours de ses grâces. C'est qu'il
était sincèrement bon, et qu'il avait pitié de nos maux. Et
certes, puisqu'il n'y avait autre chose que notre extrême
misère qui l'obligeât de venir à notre secours, il devait des-
cendre sur terre, comme dit l'apôtre saint Paul (^'), « revêtu
d'entrailles de miséricorde. » Car qu'y avait-il de plus conve-
nable au Sauveur, que de plaindre ceux qui étaient perdus ;
à celui qui devait nous guérir, que d'être touché de nos mala-
dies ; et à notre libérateur, que de dé[)lorer notre servitude ?
C'est ici le lieu, chrétiens, d'élever plus haut nos esprits,
et après avoir considéré le Sauveur guérissant les maladies
de la chair, il faut j)asser à une réll(\\ion plus spirituelle, et
parler de la guérison des esprits, dont cc.Wc. des corps n'était
que l'image. Car si vous voyez son cœur tellement cniu des
(i. Matth,^ XVII, 16. — /;. 0>A'.v.s-., III, 12.
456 SUR JÉSUS-CHRIST
maux que souffrent nos corps, avec quels gémissements pen-
sez-vous qu'il pleure les calamités de nos âmes ? Jugez-en
vous-mêmes par ce raisonnement. Certes, ce n'est pas une
chose fort étrange que notre corps souffre, puisqu'il est pas-
sible; ni qu'il languisse, puisqu'il est infirme; ni qu'il meure,
puisqu'il est mortel : telle est sa qualité naturelle. Nous n'avons
pas accoutumé de plaindre les bêtes de ce qu'elles n'ont pas
de raison ; ni de déplorer la condition des créatures inani-
mées, de ce qu'elles sont sans sentiment et sans vie : c'est
que ce sont des choses communes, trop dans l'ordre de la
nature pour être un sujet de compassion. Toute compassion
est une douleur : [p. lo] la douleur s'excite singulièrement
par les accidents étrangers et inopinés. Et sachant de quelle
matière nos corps ont été ramassés, à quoi ne devons-nous
pas nous attendre ? Mais qu'une âme d'une nature immor-
telle, animée de je ne sais quoi de divin, composée, si je puis
parler de la sorte, de cette flamme toute pure et toute céleste
dont les intelligences ont été formées ; une âme de qui la
raison est un éclat de la sagesse éternelle, et l'essence, une
image de l'essence même de Dieu; une âme qui, étant telle,
ne peut être née que pour la souveraine félicité; qu'elle soit
précipitée dans un abîme de maux infinis ; qu'elle soit tou-
jours aveugle, toujours languissante, et justement condamnée
à souffrir la dernière et éternelle désolation : c'est pour cela,
mes frères, que la plus tendre compassion ne saurait avoir
ni des plaintes assez lugubres, ni des larmes assez amères.
Tu trouves cet homme bien misérable de ce qu'ayant perdu
la vue corporelle, il ne peut plus jouir de cette lumière qui
naît et qui périt tous les jours ; et tu penses que c'est un
petit malheur que l'âme soit enveloppée d'épaisses ténèbres,
qui lui cachent les vérités éternelles qui seules devraient
luire à notre raison ! Ce pauvre corps perclus de ses membres
te touche d'une sensible compassion ; et tu ne plains pas
cette âme, qui, par une brutale stupidité, a toutes ses fonc-
tions interdites ! Ce misérable hydropique te fait pitié, parce
que tu le vois toujours boire sans que sa soif puisse être
étanchée ; et tu regardes sans douleur cet avare, cet ambi-
tieux, dont l'un hume sans cesse de la fumée, et l'autre emploie
OBJET DE SCANDALE. Azy
tout son âge à entasser des biens qu'il perdra tous en un seul
moment, sans que ni l'un ni l'autre puisse jamais éteindre la
soif de ses passions infinies ! N'est-ce pas être dépourvu de
sens ?
Aussi (') je ne doute pas que le Fils de Dieu n'ait jugé nos
âmes d'autant plus dignes de sa pitié et miséricorde que [leur]
dignité est plus relevée, et [leurs] misères plus véritables. Et
cela même (^) m'oblige de croire que, lorsque son cœur était
attendri sur les maladies dont cette chair mortelle est si
cruellement tourmentée, il n'arrêtait pas sa pensée au corps :
sans doute qu'il allait bien plus haut; et qu'en voyant l'effet,
aussitôt il remontait à la cause, qui est le péché. Car dans
le bienheureux état d'innocence oii [Dieu] avait mis [les
hommes] à leur origine, ils n'auraient pas été ainsi miséra-
bles. Là, leur bonheur eût été la divinité, et leur vie l'im-
mortalité.
Et en effet, chrétiens auditeurs, tant que cette innocence
eût duré. Dieu, s'unissant intérieurement à nos âmes, y eût
versé l'influence de vie avec une telle abondance qu'elle se
fût débordée sur le corps : de sorte que l'homme vivant de
Dieu n'aurait eu aucun trouble en l'esprit ni aucune infirmité
1. Var. Concluons de tout ceci, chrétiens, que l'iime est d'autant plus dic^ne
de compassion que sa dignité est plus élevée et ses misères plus véritables.
2. Tout ce passage a été remanié au dernier moment. Les modifications sont
indiquées sommairement au manuscrit. L'auteur a voulu concentrer sa compo-
sition. Voici la première rédaction, maintenue en grande partie dans le texte
par les éditeurs : « C'est pourquoi la compassion que JksI'S Christ témoigne
des maux du corps, bien qu'elle soit très sincère et très véhémente, n'est en
aucune façon comparable à la douleur qui le saisissait, lorsqu'il considérait la
perte des âmes. S'il témoigne du déplaisir de voir les infirmités de la chair, et
de la joie d'y apporter le remède; c'est afin de nous faire voir que tout l'homme
lui est très cher, [p. ii] et que s'il aime si tendrement la partie la plus abjecte,
il a des transports incroyables pour la plus noble et la plus divine. Hicn plus,
remarquez, s'il vous plaît, ce raisonnement : c'est une chose constante tju'il ne
plaignait le corps qu'à cause de l'âme ; que dans toutes les maladies corporelles
il considérait le péché, qui en est la source. (>uand il regardait celte pauvre chair
exposée de toutes parts aux douleurs, dont les intirniités ne peuvent p.is ctre
comptées; ah ! ne croyez pas qu'il arrêtât son esprit au corps. O Dieu tout-puis-
sant ! disait-il (permettez moi, mon Sauveur J KStrs, de pénétrer ici dans vos
sentiments; sans doute cju'ils sont vôtres, puisqu'ils sont de vos Kcrilurcs) :
donc, o Dieu! disait-il, si les hommes fussent tlemcurés en Theurcux état où
mon Père les avait mis en leur origine, ils n'ainaient pas été ainsi miséra-
bles. »
45^ SUR JÉSUS-CHRIST
en la chair. Le péché nous ayant retirés de Dieu, il a fallu
nous faire voir combien nous perdions. Tellement que l'âme
ne buvant plus à cette fontaine de vie éternelle, devenue
elle-même impuissante , elle a aussi laissé le corps sans
vigueur. C'est pourquoi je ne m'étonne pas si la mortalité
s'en est emparée; et dès lorâ cette chair, qui tend à la mort, a
été découverte à toute sorte d'injures, et penchant continuel-
lement à sa fosse, elle est devenue sujette nécessairement à
de grandes vicissitudes, et par conséquent à de mortelles
altérations ('). Et dans tous ces malheurs que voyons-nous
autre chose, fidèles, car je vous en fais juges, qu'une juste
punition de notre péché? d'autant qu'il était plus que juste
que l'incorruptibilité abandonnât l'homme, puisqu'il nevoulait
pas en jouir avec Dieu. Ce qui étant ainsi supposé, il est
très certain que le Fils de Dieu, qui d'abord pénétrait toutes
choses, quand il voyait les fièvres, les paralysies et les autres
maladies corporelles, allait à la source du mal, je veux dire
à cette première désobéissance. Dans la peine il ne considé-
rait que le crime, et c'est ce qu'il déplorait davantage. Il
savait bien que les afflictions de la chair n'étant que la puni--
tion, elles ne pouvaient pas être le plus grand mal. Il n'est
pas en la puissance même de Dieu qu'il y ait une misère
plus grande que [p. 12] le péché même. Je sais que cette
vérité offense les sens humains : hélas! mortels ignorants
que nous sommes, nous ne comprenons pas quelle misère
c'est que d'offenser Dieu!
Dites à un homme qui est sur la roue, s'il lui reste assez
de sentiment pour vous écouter; dites-lui qu'il est malheu-
reux, non pas tant de ce qu'il est puni, que de ce qu'il est
coupable; que sa plus grande misère est d'être homicide, et
non pas d'être rompu vif : quand est-ce qu'il entendra ce
discours? Son âme oppressée de tourments, ne s'arrête
qu'au plus sensible et non pas au plus raisonnable. 11 s'irritera
contre vous; et une telle proposition lui augmenterait son
supplice. Et toutefois est-il rien de plus nécessairement véri-
table ? Car c'est une chose certaine que la plus grande misère
I. Passage de lecture difficile, très bien déchiffré par dom Deforis.
OBJET DE SCANDALE. a^q
vient du plus grand mal ('); et je ne craindrai point d'assurer
que la peine, au lieu d'être un mal, est un bien; d'autant que
ce qui fait le mal, c'est l'opposition au souverain bien qui est
Dieu. Or la peine n'est pas contre Dieu : au contraire, elle
s'accorde avec sa justice. Est-il pas très juste que le pécheur
souffre, et que le crime ne demeure pas impuni ? Et la justice
n'est-ce pas un grand bien ? Par conséquent si la peine est un
mal, ce n'est qu'à l'égard du particulier; mais c'est un très
grand bien à l'égard de l'ordre commun. Et comment?
C'est que le péché met le désordre dans l'univers. C'est
un désordre visible que les commandements du souve-
rain soient mal observés : donc le péché met le désordre au
monde. Et toutefois le Maître de l'univers ne peut souffrir
de désordre dans son ouvrage. Que fait-il."^ Il établit deux
ordres : l'un, de ses règlements éternels sur lesquels les
volontés droites sont composées; l'autre, c'est l'ordre de la
justice qui range les volontés déréglées. Ces deux ordres
sont fondés tous deux sur cette loi immuable, qu'il faut que
la volonté divine se fasse ou dans l'obéissance des bons, ou
dans le supplice des criminels. « Ceux qui ne veulent pas
faire ce qu'il veut, lui-même il en fait ce qu'il veut, » dit
saint Augustin : Ctun faciunt guod non vnlt, hoc de eis facit
quod ipse vult (").
Tu n'as pas voulu te mettre dans l'ordre, tu le souffriras :
je veux dire, tu as voulu échapper, ô pécheur, d(; l'ordre des
règles divines qui t'avaient été proposées; tu retomberas dans
l'ordre de sa justice. Et quel est l'ordre de la justice.-^ C'est
que c'est une chose très bien ordonnée, que les volontés
rebelles soient châtiées; que ceux qui ont méprisé la bonté de
Dieu, éprouvent en eux-mêmes la sévérité de sa rii^oureuse
justice ; qu'étant sortis autant qu'ils ont pu de son domaine
par leur révolte, ils y soient ramenés [p. 13] par leur peine,
afin que tout ploie sous la main de Dieu, ou par inclination,
ou par force. Par conséquent la [)eine (^st chuis l'orclrt-, parce
qu'elle ramène dans l'ordni ceux ([ui s'ctn élaiciu ilévoycs :
et donc elle est très bonne à la conduite générak* tir l'univers.
a. Scrm. ccxiv, n. 3.
F. l'<ir. Car la pins grande misère vient du plus grand mal.
460 SUR JÉSUS-CHRIST
parce que l'ordre est le bien général ; et encore qu'elle fasse
souffrir le particulier, il y a du bien dans ce mal qu'il souffre,
parce qu'il y a de la règle et de la raison. Donc, pour aller
plus loin, il se trouvera que le péché seul est le mal propre-
ment dit et essentiel, qui n'a aucun mélange de bien. Il faut
qu'il soit le souverain mal, parce qu'il est souverainement
opposé au souverain bien. Donc il est vrai ce que je disais,
que la plus grande misère c'est le péché; parce que la plus
grande misère, c'est le plus grand mal. Donc si le péché et
l'enfer pouvaient être des choses séparées, il faudrait con-
clure nécessairement que le péché serait un mal sans aucune
comparaison plus grand que l'enfer; et partant que les
réprouvés seraient misérables, moins à cause qu'ils sont dam-
nés qu'à cause qu'ils sont pécheurs. Et encore que le sens
humain y répugne, il faut que les vérités éternelles l'empor-
tent, et qu'elles captivent nos entendements.
Et ainsi, pour revenir à notre discours, nous devons croire
que tant de péchés (') ont excité dans le cœur de notre
Sauveur une douleur qui ne peut être comprise. Ah ! si
Notre-Seigneur Jésus-Christ a eu une douleur si sensible
pour les moindres de tous les maux, qui sont ceux qui tra-
vaillent ce corps mortel, il n'est pas imaginable combien
ardemment il a désiré de donner le remède aux péchés qui
abîmaient les âmes, qu'il était venu racheter, dans la der-
nière extrémité de misères. C'est pourquoi, s'il a donné des
larmes aux maux du corps, il a donné aux maladies de nos
âmes jusqu'à la dernière goutte de son divin sang. S'il a
guéri les infirmités corporelles par la vertu de sa seule parole
avec une incroyable facilité, il a voulu purger nos iniquités
avec des douleurs incompréhensibles ; comme dit le prophète
Isaïe (''), « que Dieu l'a frappé pour les péchés de son peuple,
qu'il a porté nos péchés sur son dos, et que nous avons été
guéris par ses plaies. » C'est par ce sang et par ces souf-
frances qu'il a ouvert à la maison de David cette belle et
admirable fonfaine dont parle le prophète Zacharie en son
XIII chapitre. « En ces jour-là, dit-il, jaillira une fontaine
a. Is., LUI, 4, 5, 8.
I . EdiL tant de pécheurs.
OBJET DE SCANDALE. 46 1
à la maison de David et aux habitants de Jérusalem, pour
la purification des pécheurs (''). » C'est à vous, c'est à vous
chrétiens, qu'est ouverte cette fontaine. Vous êtes les vrais
habitants de Jérusalem, parce que vous êtes les enfants de
l'Eglise, et les héritiers des promesses qui ont été faites
à la Synagogue. Vous êtes la maison de David, parce que
vous êtes incorporés à Jésus, le fils de David, et que sa chair
et son sang ont passé à vous. Accourez donc à cette mira-
culeuse [p. 14] fontaine; venez y laver vos iniquités. On
court avec tant d'empressement à ces bains que l'on s'ima(rine
être salutaires aux corps ('), et on néglige ces divines eaux
où se fait la purgation de nos âmes. Ô stupidité ! ô aveugle-
ment ! Si vous avez bien compris, chrétiens, quel mal c'est
que d'offenser Dieu, combien il est terrible et inconcevable,
que ne courez-vous au remède que le miséricordieux Jésus
vous présente dans la pénitence ? Ah ! fidèles, c'est par ce
canal que coulent ces eaux saintes et purifiantes.
O Dieu ! que je m'estimerais bienheureux si j'avais pu
servir à vous faire entendre que les plus cruelles maladies
sont moins que rien, si nous les comparons au venin, à la
peste qu'un seul péché "mortel porte dans nos âmes ! Prions
donc le miséricordieux médecin qui a tant pitié de nos maux,
qu'il fasse ce qu'il voudra de nos corps, pourvu qu'il sauve
les âmes. Quand nous sommes dans les douleurs violentes,
répandons notre cœur devant lui, et disons avec une foi
vive : Charitable et miséricordieux médecin, descendu du ciel
pour me traiter de mes maladies qui sont innombrables ; ou
je suis bien malade en mon corps, si mes douleurs sont aussi
grandes que je les ressens ; ou je suis bien malade en nuMi
âme, puisque je m'afflige si fort pour de petits maux : ou
plutôt je suis bien malade en l'un et en l'autre, parce que et
les douleurs que je sens sont très aiguës, et cjue mon cs|)rit
s'abat trop pour des maux qui, tout cruels qu'ils sont, sont
aucunement su[)porlables. j'avoue devant vous, ô mon Dieu,
que la raison devrait tenir le dessus [)lus (|uelle ne laii : mais
que ferai-je ? ]\Ia chair est infirme ; et vous savez, Seigneur.
i ■^—— — • — -
a. Zach.^ xni, i.
I. Éiiit. au corps.
462 SUR JÉSUS-CFIRIST
combien elle pèse à l'esprit. Pourquoi est-ce, ô bon médecin,
que vous ne me rendez pas la santé ? Vos grands miracles
me font bien connaître que la puissance de me soulaorer ne
vous manque pas. Que vous ne soyez point touché de ce
que j'endure, vous qui avez toujours eu une si grande com-
passion pour les misérables, vous que nos seules misères ont
attiré en ce monde, afin de remédier à nos maux ; ah ! cer-
tainement je ne le puis croire, et sans doute cela n'est pas.
Il faut donc dire nécessairement qu'il n'est pas expédient
que je guérisse, et qu'il est expédient que je souffre. Ainsi
soit-il, puisqu'ainsi vous plaît. Cette médecine est amère ;
mais elle me doit être très douce d'une main si chère et si
bienfaisante. Oui, je le reconnais, mon Sauveur, il n'est pas
encore temps de guérir mon corps. Il viendra, il viendra, ce
temps bienheureux où vous établirez dans une incorruptible
santé cette chair que vous avez aimée, puisque vous en avez
pris une de même nature. Alors ma chair se portera bien,
parce qu'elle sera faite semblable à la vôtre, à laquelle j ai
participé dans vos saints mystères. Souffrons en attendant,
si vous le voulez. Mais, du moins, ô ma douce espérance, ô
mon aimable consolateur, guérissez les maladies de mon
âme. [P. 15] Modérez les empressements de mon avarice,
et l'ardeur de mes folles amours, et la dangereuse précipita-
tion de mes jugements (') téméraires, et l'indiscrète chaleur
de mon ambition mal réglée. Je n'ignore pas que mes mala-
dies sont de justes punitions de mes crimes : vous, ô mon
unique libérateur, qui pour moi tournez en bien toutes choses,
faites que les peines de mes péchés soient le sceau de votre
miséricorde, l'exercice de ma patience, et l'épreuve de ma (^)
vertu.
En est-ce assez, fidèles, sur cette matière ? Avez vous pas
connu Jésus-Christ comme médecin des infirmes ? Voulez-
vous que nous parlions en un mot de Jésus compagnon et
évangéliste des pauvres, afin déconsidérer un peu plus long-
temps Jésus scandale des infidèles ? Renouvelez, s'il vous
plaît, vos attentions.
1. Var. de mes soupçons téméraires. — 2. Var. de ma charité.
OBJET DE SCANDALE. 463
DEUXIÈME POINT.
Ce sera le prophète Isaïe qui nous ayant fait voir Jésus-
Christ donnant la guérison à nos maladies, nous dira aussi
qu'il est envoyé pour être l'évangéliste des pauvres. Où par
le mot de pauvres, vous devez entendre généralement tous
les affligés que Jésus devait évangéliser, c'est-à-dire, leur
porter de bonnes nouvelles. Cela étant ainsi supposé, écoutez
maintenant Isaïe en son chapitre lxi, où il parle ainsi du
Messie : « L'Esprit de Dieu, dit-il, est sur moi. à cause
qu'il m'a oint (''). i> Arrêtons-nous à ces mots, chrétiens, et
pénétrons-en le sens. Je dis, avant toutes choses, que le pro-
phète parle en la personne d'un autre, selon le style ordinaire
de l'expression prophétique. Car nous ne lisons rien dans les
Écritures de l'onction du prophète Isaïe. Mais qui serait
celui qui, étant un peu instruit du christianisme, ne verrait pas
que par ces paroles il a manifestement désigné le Sauveur du
monde ? « L'Esprit de Dieu est sur moi, » dit-il ; et lui-même
n'a-t-il pas dit « qu'il sortirait une tleur de la racine de Jessé,
et que sur elle reposerait l'Esprit du Seigneur [^)} » Vous
savez que Jessé, c'est le père du roi David. Quelle est cette
fleur delà racine de Jessé, sinon le Sauveur Jésus, qui est
appelé par excellence le Fils de David .-^ Et n'est-ce pas sur
lui que l'on a vu descendre le Saint-Esprit en la forme d'une
colombe, quand il se fit baptiser par son Précurseur } « C'est
pour cela que le Seigneur m'a oint,» poursuit Isaïe. N'est-
ce pas encore le Fils de Dieu que Dieu a oint de cette onction
admirable, de laquelle même il tire son nom ? Il est appelé
indifféremment, dans les saintes lettres, le Messie, le Christ
de Dieu, l'Oint de Dieu; et c'est dire la même chose en
divers langages. Car, comme dans la loi ancienne |p. i6]
c'était par l'onction que les rois et les sacrificateurs étaient
établis, le réparateur de notre nature devant être (ensemble,
et roi du vrai peuple, et l'unique sacrificateur du vrai Dieu,
il est appelé oint de Dieu avec un titre de prérogative
extraordinaire ; d'autant que par la dignité de son onction il
devait assembler en un la roxauté et le sacerdoce, qui étaient
a. /s.y LXI, I. — ^. /â/d.y XI, 1,2.
464 SUR JÉSUS-CHRIST
séparés dans le premier peuple. Et n'entendez pas ici, chré-
tiens, quelque espèce d'onction corporelle : l'onction de notre
pontife, c'est la divinité du Dieu-Verbe. Carde même que la
propriété des huiles et des onctions, c'est de s'étendre pre-
mièrement sur les choses auxquelles elles sont appliquées
et puis de les pénétrer autant qu'elles peuvent, de s'incor-
porer à elles en quelque façon, et d'y être si intimement
attachées, qu'il ne s'en fasse qu'une même substance : ainsi
la divinité du Verbe s'unissant à l'humanité de Jésus, elle
s'est premièrement répandue sur elle en son tout et en ses
parties ; elle l'a pénétrée si profondément, qu'elle s'y est
effectivement incarnée : de sorte que de l'une et de l'autre
il ne s'est fait plus qu'un seul tout, en suite de cette union
ineffable. C'est pourquoi le Sauveur Jésus est appelé par
excellence, oint et Christ, à cause de cette divine et miracu-
leuse onction.
Mais revenons au prophète Isaïe. « L'esprit de Dieu est
sur moi, à cause que le Seigneur m'a oint. Il m'a envoyé
évangéliser les pauvres (remarquez les propres mots de notre
évangile), guérir les cœurs affligés, prêcher la liberté aux
captifs, annoncer l'an de pardon du Seigneur, consoler ceux
qui pleurent, et changer en joie la tristesse de ceux qui se
lamentent en Sion : » jusqu'ici parle le prophète Isaïe. Et
y a-t-il un seul mot dans tout ce discours, où vous ne voyiez
clairement le Seigneur Jésus dans les effets de son Evangile ?
Aussi s'étant trouvé lui-même dans la synagogue, où il lut
cette prophétie, il montre évidemment qu'elle s'est accomplie
en ses jours ('"). Mais voulez-vous, mes frères, que je vous
en fasse voir en un mot l'accomplissement.^ Allons, allons en-
semble sur cette mystérieuse montagne où Jésus commence
à ouvrir sa bouche, après s'être contenté jusqu'alors d'ouvrir
celle de ses prophètes : Aperiens os suum docebat ('^) : allons
à cette mystérieuse montagne : entendons-y la première
prédication du Messie ; voyons lui faire l'ouverture de son
Évangile, et jeter les fondements de la loi nouvelle : [p. i 7]
c'est là qu'il commence d'évangéliser. C'est pourquoi s'étant
souvenu que son ordre portait très expressément d'évangé-
a. Luc.^ IV, 17, 21,— b. Mafth., V, 2. — Ms. dixit.
OBJET DE SCANDALE. 465
liser les pauvres et les misérables, c'est-à-dire, comme je l'ai
déjà expliqué, de leur porter de bonnes nouvelles, dans cet
admirable discours il adresse d'abord la parole aux pauvres :
« O pauvres, que vous êtes heureux ! car le royaume céleste
vous appartient (''). » Quelle consolation aux pauvres, que
Jésus, si riche par sa nature et si pauvre par sa volonté,
leur promette de si grandes richesses ! Quelles meilleures
nouvelles leur pouvait-il dire ? N'est-ce pas s'acquitter de
l'office auquel il était destiné parles prophéties, d'évangéliser
les pauvres ? Ah ! que je reconnais ici clairement celui duquel
le Psalmiste a dit : Honorabile nomen eoriun corain illo {^') ?
« Leur nom sera en honneur devant lui. » Mais il poursuit
de la même force. Isaïe, s'il vous en souvient, dit qu'il doit
annoncer la consolation à ceux qui pleurent ('). « Bienheureux
ceux qui pleurent, dit Notre-Seigneur ('''), car ils seront con-
solés. » Isaïe nous apprend que le Messie devait prêcher
l'an de pardon du Seigneur (') : c'est ce qui est appelé ailleurs
le temps d'indulgence, le temps de miséricorde. Et n'est-ce
pas ce que fait le Sauveur Jésus, nous annonçant la misé-
ricorde en ces termes : « Bienheureux les miséricordieux, car
on leur fera miséricorde (^) .'^» Isaïe assure qu'il doit annoncer
à ceux qui se lamentent en Sion, que leur tristesse sera chan-
gée en joie (^). Sion, c'est le lieu du temple de Dieu ; c'est
la figure de son Église. Ceux qui se lamentent en Sion, ce
sont ceux qui se plaignent de cet exil; qui, éloignés de leur
terre natale, souffrent ordinairement persécution dans ce triste
pèlerinage. Jésus donc, pour leur annoncer le changement de
leur état misérable en une condition toujours bienheureuse,
parle ainsi en ce même lieu : « Bienheureux ceux qui souffrent
persécution pour la justice, parce que le royaume des cieux
est à eux (^') ! » C'est ainsi que Notre-Seigneur évangélise les
affligés, exécutant ponctuellement les prophéties anciennes.
Pourquoi ne m'écrierai-je pas en ce lieu avec le grave
Tertullien, dont j'ai tiré presque toutes les remarques que je
viens de faire, en son livre IV contre P^Iarcion (') ; pourquoi,
a. Mat/h., V, 3. — l>. Ps., LXXI, 14. — r. A., i.xi, 2. — d. Matth., v, ç. —
e. h., LXi, 2. — / Matih., v, 7. — .(f. /j., lxi, 3. — //. Arttth.,\\ 10. — /. Adi*.
Marcion.^ lib. IV, n. 21.
Sermons de Bossuet. 7*
466 SUR JÉSUS-CHRIST
dis-je, ne m'écrierai-je pas avec lui : O ChristMin et in novis
vetercDi ! « Oh! que Jésus-Christ est ancien dans la nou-
v^eauté de son Évangile! » Ce qu'il fait est nouveau, parce
que personne ne l'avait fait avant lui : ce qu'il fait est ancien,
parce qu'il ne fait qu'accomplir les choses que la fidèle anti-
quité avait attendues. [P. i8] Quel autre a jamais apporté
de meilleures nouvelles aux pauvres que celles que le pauvre
Jésus leur a annoncées, quand il leur a prêché sa venue ? O
pauvres, réjouissez-vous : voici un compagnon qui vous vient;
mais un compagnon si grand et si admirable, qu'il vaut mieux
être pauvre en sa compagnie, que d'être le maître et le tout-
puissant dans les assemblées des mondains. Ne vous étonnez
pas si vous êtes le rebut du monde : tel était Jésus-Christ,
lorsqu'il a paru sur la terre et a conversé parmi les hommes.
Les pauvres, ses bons amis, apprirent les premiers sa venue,
parce que c'était pour eux qu'il venait ; et il ne voulut être
reconnu que par les marques de sa pauvreté. La suite de sa
vie n'a pas démenti sa naissance. Plus il s'est avancé dans
l'âge, plus il a mis les pauvres dans ses intérêts, qui n'étaient
autres que la gloire de Dieu. C'est eux qu'il admet dans sa
confidence ; c'est à eux qu'il découvre tous ses mystères ; c'est
eux qui sont choisis pour les ministres de son royaume, et
les coadjuteurs de son grand ouvrage. Courage donc, ô
pauvres de Jésus-Christ! Que toute la terre vous méprise ;
c'est assez que vous ayez Jésus-Christ pour vous. Vous
n'avez point d'accès dans la cour des rois ; mais souvenez
[-vous] que c'est là que règne la confusion et le trouble.
Courez à Jésus-Christ, ô vous qui êtes oppressés, ô malades,
nécessiteux, misérables généralement qui que vous soyez :
vous y trouverez la paix de vos âmes. Ecoutez la voix
amoureuse qui vous appelle. Jetez-vous entre ses bras avec
confiance: il les a toujours ouverts pour vous recevoir. Seule-
ment souffrez votre pauvreté avec patience : ne murmurez
ni contre Dieu ni contre les hommes. Attendez doucement
le temps de votre consolation: et souvenez-vous que, si le
monde vous tourmente, vous servez un Maître qui l'a sur-
monté, qui n'a pu plaire au monde, et à qui le monde aussi
n'a pu plaire. C'est ce qu'annonce aux pauvres le Sauveur
OBJET DE SCANDALE. 467
Jésus. Dites-moi, [p. 19] en vérité, chrétiens, pouvait-il leur
dire de meilleures nouvelles ? et n'avons-nous pas raison
d'assurer que c'est lui véritablement qui est envoyé pour être
l'évangéliste des pauvres ?
TROISIÈME POINT.
Ce qui m'étonne, fidèles, c'est que le Sauveur du monde
étant tel que nous le venons de dépeindre, on ait été offensé
de sa vie. Repassons en peu de mots, je vous prie, sur les
choses que nous avons dites, et étonnons-nous devant Dieu,
que l'on ait pu être scandalisé en notre Sauveur. Et premiè-
rement, ses miracles devaient-ils pas faire taire les bouches les
plus médisantes ? Une mission si bien attestée (') devait-elle
être jamais contestée ? Encore s'il eût fait des miracles qui
n'eussent de rien servi que pour faire éclater son pouvoir,
peut-être aurait-on pu dire qu'il y avait de l'ambition dans
ces grands ouvrages. Mais je vous ai montré que tous ses
miracles ont pris leur naissance dans une tendre compassion
de nos maux ('') ; et jamais il n'a fait un pas que pour le bien
de ce peuple ingrat. Faisons néanmoins qu'une noire envie ait
encore pu se persuader qu'il se servait du don de Dieu pour
s'acquérir du crédit; qu'avait-on à dire contre sa simplicité ?
L'a-t-on vu à la porte des grands pour mendier leur laveur ?
S'est-il intrigué dans les affaires du monde ? A-t-il tlatté
l'ambition et l'arrogance des princes ? Au contraire, n'a-t-il
pas mené une vie non seulement commune et privée, mais
très abjecte et très basse ; marchant en toute simplicité, vi-
vant et conversant avec les pauvres, souffrant toujours injus-
tice sans jamais se plaindre ? Il est vrai qu'il était méprisé,
mais il ne se souciait point des honneurs : pauvre, mais il ne
demandait point de richesses, bien (ju'il n'eût pas seulement
1. Var. Une mission attestée par des signes si extraordinaires devait-elle éire
tant soit peu contestée ?
2. « Toifs ces miracles tiennent plus de la bonté ciue de la puissance, >»iiMade
même Bossuet, dans le Discours sur l' Histoire universelle (II, ch. XIX>. Kl
semblablement,dans une préface latine pour mettre en tête du Nouveau Testa-
ment, publiée pour la première fois dans l'Appendice de notre Histoire eritique
de la Pràiicaiion de Jiossuet, nous lisons : < Hic effusa in omnes homines miseras
bonitas^ et miracula non tant spiemiida quant benejica... >
468 SUR JÉSUS-CHRIST
un gîte assuré pour reposer sa tête. Pouvait-il s'acquitter
plus dignement de sa charge de prédicateur ? Il allait ensei-
gnant la parole de vie éternelle que Dieu lui avait mise à la
bouche. Il n'enflait pas son discours par de superbes pensées,
ou par le faste d'une éloquence mondaine ; mais il le rem-
plissait d'une doctrine céleste, de vérités divines, [p. 20] qui
donnaient aux âmes une nourriture solide, et allaient jusqu'à
la racine de nos maladies. Tantôt il attirait les peuples par
la douceur, tantôt il les reprenait sans les épargner, jusqu'à
les appeler les enfants du diable ; leur prêchant les oracles
divins, non point avec les lâches condescendances des scribes
et des pharisiens, mais avec empire et autorité {''), avec une
liberté et une assurance digne des vérités éternelles qu'il
nous venait annoncer. Que pouvait-on trouver à dire en une
vie si réglée ? Ne devait-on pas admirer ce courage égale-
ment inflexible aux biens et aux maux ; cette égalité de
mœurs qui le faisait vivre avec tout le monde sans rigueur
et sans flatterie, sans lâcheté et sans arrogance : cette pureté
d'intention qui lui faisait toujours regarder les intérêts de
son Père? Et néanmoins, dit-il, il faut que je donne du
scandale ; et pour faire voir la difficulté qu'il y a de n'être
point offensé de sa vie : « Heureux celui, dit-il, qui n'est
point scandalisé en moi ! » Beatus qui non ftierit scandali-
zatus in me (^).
O Dieu ! qui ne serait étonné des secrets terribles de la
[p. 20 bis\ Providence? C'est ici que je dis du plus grand sen-
timent de mon âme avec le grave Tertullien (') : Mihi vindico
Ckrishcm, miJii defendo Jesum;... quodcumque ilhtd corpus-
culum sit (^) : cet innocent contredit par toute la terre, c'est
le Jésus-Christ que je cherche ; je soutiens que ce Jésus
est à moi, je proteste qu'il m'appartient. « S'il est déshonoré,
s'il est abject, s'il est misérable ; » j'ajouterai encore, s'il est
le scandale des infidèles, « c'est mon Jésus-Christ : » Si
inglorius, si ignobilis, si inkonorabilis, meus erit Christus.
« Car, poursuit le même Tertullien, il m'a été promis tel
dans les prophéties : » Talis enim habitu et aspectu annun-
a.Joajt.^ VHI, 44. — b. Matth.^ XI, 6. — c. Adv. Ma? don. ^ lib. III, n. i6, 17.
I. Ms. « TertulUan, » par exception. Dans le reste du discours : « Tertullien. »
OBJET DE SCANDALE. 469
tiabahir. Je reconnais celui duquel Isaïe a écrit, au chapitre
XXVIII, que c'est « une pierre élue, une pierre de salut (") »
pour son peuple ; et au chapitre viii, que c'est « une pierre
d'achoppement : tous ceux qui s'y heurteront seront brisés (^■). »
Je reconnais celui duquel le Psalmiste a chanté : « La pierre
qu'ils ont rejetée en bâtissant, est devenue la pierre ano-u-
laire ('), » qui soutient tout le corps de l'édifice. Enfin je
reconnais celui duquel Siméon a dit, le tenant entre ses bras
dans le temple : « Celui-ci est établi pour la ruine et pour la
résurrection de plusieurs, et pour un signe auquel on con-
tredira (^) ; » celui enfin qui a dit de lui-même à l'aveugle
qu'il avait éclairé bien plus en son esprit qu'en son corps :
« Je suis venu en jugement en ce monde, afin que ceux qui
ne voient pas commencent à voir et que ceux qui voient
soient aveuglés ('). » [P. 21] Chrétiens, ne tremblez-vous
pas à ces paroles de notre Sauveur? Toutefois j'espère de la
miséricorde de Dieu qu'elles ne sont pas dites pour vous.
Tremblez, infidèles; tremblez, endurcis : c'est vous seuls que
Jésus aveugle. Et vous, vrais fidèles de Ji':sus-Christ, vous
qui avez sa crainte en vos cœurs, ouvrez, ouvrez vos yeux à
cette lumière qui n'éblouit que les orgueilleux ; et comprenez
avec foi et soumission les profonds conseils du Père éternel,
dans l'envoi de son Fils Jksus-Christ. Pressons ici nos rai-
sonnements, afin de laisser du temps à une brièvc réflexion
sur nos mœurs.
Premièrement je pourrais vous dire, pour arrêter d'abord
une curiosité peu respectueuse, que Dieu, cjui modère comme
il lui plaît l'ouvrage de notre salut, et qui sait ce qui nous
est propre, n'a pas jugé à propos que nous eussions toutes
les raisons du mystère. Quand le sag(î architecte commence
de rebâtir un vieux édifice, l'ignorant spectateur s'imagine
qu'il renverse tout. Sa faible imaginaiioii ne voit (jue dés-
ordre, ne pouvant supporter un dessein trop lort : mais,
quand il a mis la dernière main à l'ouvrage, alors on voit
reluire de toutes parts l'art et la conduite; de l'ouvrier. Eh !
ne savez-vous i)as, chrétiens, (jue clans les Ecritures divines
n. Is.^ xxvm, 16. — h. Ibid.^ vin, 14. — c. J's., txvii, :i. — (/. /.uc, il, 34.—
c.Joan., IX, 39.
470 SUR Jl^SUS-CHRIST
tout l'œuvre de notre salut est souvent comparé à un édifice
soutenu « sur le fondement des apôtres, et sur la pierre
angulaire qui est Jésus-Christ (^) ? » Dieu donc, dans le
cours des siècles, s'est proposé de rétablir l'homme comme
un bâtiment ruineux. Il a posé le fondement de cette nou-
velle structure en la vie de Notre Seigneur. Les sens humains
n'y comprennent rien ; tout les choque, tout les embarrasse :
de là le scandale et le trouble. Mais à ce grand jugement où
Dieu couronnera l'édifice par la glorieuse immortalité de nos
corps; où, toutes choses* étant consommées, [p. 22] « il sera
tout en tous, » comme dit l'Apôtre Q ; alors la lumière
éternelle venant à se découvrir à nos cœurs, quel ordre,
quelle sagesse, quelle beauté ne verrons-nous pas dans ce
qui paraissait à nos sens si confus et si mal digéré! Par con-
séquent, ô homme, crois en attendant que tu voies. Sache
que la guérison de tes maladies dépend absolument de la
confiance que tu auras en ton médecin : Crois, et tu seras
sauvé, nous dit-il ('') ; prends, sans examiner, l'infaillible re-
mède qu'il te présente. S'il s'en réserve le secret pour un
temps, dès à présent il t'en abandonne l'usage : et sa misé-
ricordieuse bonté a tellement disposé toutes choses, qu'y
croire c'est ta santé, le connaître ce sera ta félicité.
Est-il rien de plus convenable ? D'autant plus que ce
grand médecin qui entreprend de traiter tes plaies, connais-
sant parfaitement leur malignité et le vice de ta nature, a
bien vu qu'il n'y avait rien qui te fût plus propre ni plus
nécessaire que l'humilité. O homme, si tu l'entends, l'orgueil
est ta maladie la plus dangereuse. C'est par l'orgueil que
secouant le joug de l'autorité souveraine, par laquelle ton
âme doit être régie, tu t'es fait toi-même ta loi : la conduite
de ta raison, ç'ont été ses propres lumières ; la règle de
ta volonté, ç'ont été ses inclinations. C'est là ta blessure
mortelle. Il faut que ces deux facultés soient humiliées, afin
qu'elles puissent être guéries. Comme ta volonté s'abaisse
par l'obéissance, ton entendement se soumet par la foi. Tu
soumets ta volonté à ton Dieu, quand tu embrasses les
choses, parce qu'il les veut : tu lui soumets ton entendement,
a. E-phes.^ n, 19. — b.\ Cor.^ xv, 28. — c. Ltic.^ viil, 50.
OBJET DE SCANDALE. 471
quand tu les crois, parce qu'il les dit. Cette soumission te
semble bien grande. Mais un Dieu, homme pour l'amour de
nous, un Dieu, mort pour l'amour de nous, veut un sacrifice
plus entier dans un abaissement plus profond. Car un Dieu-
Homme et un Dieu mourant, n'est-ce pas un Dieu [p. 23]
anéanti, comme dit l'Apôtre ('') ? Et quel doit être le sacri-
fice d'un Dieu anéanti pour l'amour de l'homme, sinon
l'homme anéanti devant Dieu ? Or, ce ne serait pas faire
beaucoup pour lui que de pratiquer les choses aisées, et de
croire celles qui sont plausibles ; de sorte que, pour la per-
fection de ce sacrifice que nous devons offrir au Dieu incar-
né, il fallait et faire les choses difficiles ('), et croire les
incroyables. Ainsi nous détruisons devant lui tout ce que
nous sommes, afin que tout soit réparé de sa main ('). C'est
pourquoi il était à propos, pour rétablir la raison humaine
par l'humilité, que les vérités de Jésus fussent incroyables.
Et tout ce qui est incroyable est choquant ; et tout ce qui
est choquant, fait du trouble : de là le scandale des infidèles.
Davantage, la vérité la plus importante qu'il fallait nous
faire connaître, était notre faiblesse et notre impuissance ;
parce qu'en nous montrant clairement combien nous som-
mes impuissants par nous-mêmes, c'était l'unique moyen de
nous faire recourir avec confiance au mérite du libérateur
Jésus-Christ. Or, quand je vois sa doctrine et sa vie si
cruellement combattues, voici la réflexion que je fais : D'où
vient cette résistance si furieuse que l'on apporte à l'œuvre
de notre salut? N'est-ce pas ce que dit saint Paul : « L'homme
animal ne comprend pas les secrets de Dieu ('') ?»N est-
ce pas ce que dit Jésus-Ciikist : «Pourquoi n'entendez-
vous pas mes discours ? Parce que vous ne pouvez pas
entendre mon langage (') ? » D'où vient qu'ils ne pouvaient
pas entendre son langage ? C'est qu'ils le voulaient entendre
par eux-mcMiies ; et il leur était impossible. N'entendant pas
ce langage, ils ne pouvaient qu'être étourdis de la voix de
a. Philif).^ II, 7. — b. I Cor.^ Il, 14. — c. Joati., \ m, 43
1. Var. les choses (jui sont pi'niblcs. — Dcforis prot'crc la varianic, mais voyez
le Sonnnaire.
2. Var. afin qu'il tlaignc nous réparer de sa main.
472 SUR JÉSUS-CHRIST
Dieu. Cet étourdissement les animait à la résistance. Plus
les vérités étaient hautes, plus leur raison orgueilleuse était
étourdie, et plus leur résistance était enflammée. C'est
pourquoi je ne m'étonne pas si le Fils [p. 24J de Dieu leur
prêchant ce qu'il avait vu dans le sein du Père, la résistance
montant à l'extrême, se porta à la dernière fureur. De là
vient (') qu'il leur dit en son Évangile : « Vous me voulez
tuer méchamment, parce que mon discours ne prend point en
vous ("). » Superbes, ignorants, que ne recourez-vous (') à la
grâce ? Et vous, ne reconnaissez-vous pas, chrétiens, que
sans l'assistance de cette grâce vous n'auriez que de la résis-
tance pour votre Sauveur ? Ces perfides ont oui ses paroles,
et ils les ont méprisées : ils ont vu ses miracles, et ils n'ont
pas cru : ils ont vu sa vie, et elle leur a été un scandale. Donc
il est vrai, mon Sauveur Jésus, que si vous ne me parlez
puissamment au cœur, si vous ne m'entraînez à vous par vos
doux attraits, [ni] votre vie quoique très innocente, ni votre
doctrine quoique très sainte, ni vos miracles quoique très
grands, ne dompteront pas mon opiniâtre rébellion. Les uns
disent que vous êtes un grand prophète, les autres que vous
êtes un séducteur ; les uns s'édifient en vous, les autres se
scandalisent de vous. D'où vient cela, ô mon Maître, sinon
que les uns sont humbles, et que les autres sont orgueilleux;
que les uns suivent la nature, et les autres suivent la grâce ?
Ainsi vos vérités aveuglent les uns, pour illuminer d'autant
plus les autres. Vous êtes une pierre de scandale aux super-
bes, afin que les humbles ressentent mieux ce que vous
faites miséricordieusement en leurs cœurs, et qu'ils louent
vos bontés avec une admiration profonde de vos jugements.
C'est ici que les bons chrétiens sont incroyablement conso-
lés. Si les vérités évangéliques entraient en nos âmes avec
une apparence plausible, nous attribuerions leur victoire à la
a. /oan., VI ir, ;^y.
1. Var. (Première rédactio7i) :Y.\.?in\. orgueilleux et charnels, ils n'entendaient
point son langage. Ils voulaient l'entendre par eux-mêmes, et ils ne pouvaient.
Comme ils ne l'entendaient pas, ils en étaient nécessairement étourdis : cet
étourdissement les enflammait à la résistance : la résistance s'augmentant
toujours en vint à la dernière fureur. C'est pourquoi le Sauveur leur dit : « Mé-
chants, vous voulez me tuer, parce que...
2. Edit. 'k \vi ^rsiCG par rhu}?iiltie' c/iré/iejine?
OBJET DE SCANDALE. 473
force de notre raison ; et devenant [p. 25] plus superbes,
nous deviendrions par conséquent plus malades. Mais quand
le vrai fidèle comprend la folie et l'extravagance du chris-
tianisme, c'est là que la grâce se fait sentir dans la répugnance
de la nature ; à cause qu'il reconnaît que ce n'est pas la
chair qui le gagne, ni les intérêts mondains qui l'engagent,
ni la philosophie humaine qui le persuade, mais la puissance
divine qui le captive. C'est pourquoi, dans la doctrine de
l'Evangile, il a plu à notre grand Dieu qu'il y eût tant de
choses étranges, dures, incroyables, extravagantes, selon la
sagesse du monde (') ; afin que la raison humaine étant con-
fondue, la seule grâce de Jësus-Christ triomphât des cœurs
par l'humilité chrétienne.
Mais disons une dernière raison, qui fermera ce discours
en nous donnant une instruction importante pour la con-
duite de notre vie. Certes, il est bien vrai, ô Dieu tout-puis-
sant, ce que le bon Siméon a dit de votre Fils bien-aimé :
« qu'il serait posé comme un signe auquel on contredi-
rait ('*). » Toutes ses actions et toutes ses paroles ont été
méchamment contredites. Il guérit les paralytiques, les
aveugles-nés, et d'autres maladies incurables ; et parce qu'il
choisit le jour du sabbat pour faire cette bonne œuvre, on
dit qu'il viole la loi de Dieu. II chasse les démons ; on dit
que c'est au nom de Béelzébuth, prince des démons. On
l'appelle un fou, un séducteur, un impie, un démoniaque.
Jamais les docteurs de la loi n'approchaient de lui, qu'afin
de l'injurier ou de le surprendre. Enfin ils l'ont pendu a la
croix ; et le Rédempteur d'Israël est devenu le scandale de
ces infidèles. Les Gentils ont contredit sa parole par toutes
sortes de cruautés qu'ils ont exercées sur ses serviteurs. Ils
ont pris ses vérités et son Évangile pour la plus grande
folie qui ait jamais paru sur la terre. Bien plus. i)armi ceux
qui se sont rangés sous sa discipline, combien a-t-il été
contredit ! Eh ! mes frères, (juelle indignité ! tous les lontîe-
ments de notre salut ont été attaqués par des gens qui faisaient
profession du christianisme: le perfide arien a nié la divi-
<t. T.uc.^ n, 34.
I. Duretés dans le j^oût de I\iscal. Ceci toutefois est antérieur au\ I\ti^/ts
474 SUR JÉSUS-CHRIST
nité de Ji'sus ; l'insensé Marcion a nié son humanité ; le
nestorien a divisé les personnes ; [p. 26] l'eutychien a con-
fondu les natures : et sur la personne de Jésus-Christ,
toutes les inventions diaboliques se sont tellement épuisées
qu'il est impossible de s'imaginer une erreur qui non seule-
ment n'ait été soutenue, mais même qui n'ait fait une secte
sous le nom du christianisme. Combien d'hérésies se sont
élevées contre les vérités de Jésus! Toutes, elles ont heurté
contre cette pierre ; et, sans venir au détail, ayant rompu
sans aucun sujet la paix et l'unité chrétienne, ne se sont-
elles pas scandalisées de Jésus, auteur de la paix et de
la charité fraternelle ?
Mais allons encore plus avant. Que les Gentils, que les
Juifs, que les hérétiques se soient scandalisés du Seigneur
Jésus, cela est supportable ; on souffre facilement les injures
de ses ennemis. Mais, ô douleur ! que les catholiques, que
les enfants de sa sainte Eglise, que les vrais sectateurs de
sa foi vivent de telle sorte en ce monde, que l'on ne peut
nier que Jésus-Christ ne les choque et que son Evangile ne
leur soit un scandale, c'est, mes frères, ce qui est déplorable
beaucoup plus que je ne puis vous le dire. Quand l'humilité,
quand l'intégrité, quand le mépris des honneurs de la terre,
bref quand l'innocence te choque, chrétien, oserais-tu dire que
tu n'es pas choqué du Sauveur ? Ignores-tu que sa doctrine
n'est pas seulement la lumière de nos esprits, mais qu'elle
est le modèle de notre vie ? Si Jésus est le scandale de ceux
qui errent dans la doctrine, parce qu'ils n'écoutent pas Jésus-
Christ comme notre infaillible docteur ; ne l'est-il pas aussi
de ceux qui sont dépravés dans leurs mœurs, puisqu'ils ne
veulent pas le connaître comme l'exemplaire de notre vie ?
Et qui trouverai-je donc dans le monde, qui ne soit pas
scandalisé en notre Sauveur ? Nous aimons les richesses, et
Jésus les a méprisées : nous courons après les plaisirs, et
Jésus les a condamnés : nous sommes fous du monde, et
Jésus l'a surmonté. Et comment pouvons-nous dire que nous
aimons Jésus, nous qui n'aimons rien de ce que nous voyons
en sa personne, et qui aimons tout ce que nous n'y voyons
pas? En vivant de la sorte, peux-tu nier que tu ne sois
OBJET DE SCANDALE. 475
choqué de Jésus ? Tu n'en hais pas le nom ; mais la chose
[t'] est un scandale. [P. 27] Oui, Jksus t'est un scandale, 6
vindicatif, parce qu'il a pardonné les injures ; Jésus t'est un
scandale, ô usurier, parce qu'il est le père et le protecteur
des pauvres, auxquels ton impitoyable avarice arrache tous
les jours les entrailles ; Jésus t'est un scandale, hypocrite,
parce que tu fais servir sa doctrine de couverture à tes mœurs
corrompues; Jésus t'est un scandale, ô misérable superstitieux,
qui pour des fantaisies particulières abandonnes la piété
solide et la dévotion essentielle du christianisme, qui est la
croix du Seigneur Jésus ; Jésus t'est un scandale, à toi qui
traites la simplicité de sottise, et la sincère piété de bigoterie;
à toi enfin qui par ta vie déréglée fais blasphémer son saint
nom par ses ennemis. Cela étant ainsi, chrétiens, à qui est-ce
que Jésus n'est pas un scandale? «Tous cherchent leurs
intérêts et non pas ceux de notre Sauveur, » disait autrefois
l'apôtre saint Paul ('^) : ô Dieu ! que dirait-il, s'il revenait
maintenant sur la terre? Voyant la licence qui règne au milieu
de nous, y voyant triompher le vice, nous prendrait-il pour
des chrétiens, ou plutôt ne nous rangerait-il pas au nombre
des infidèles ?
Eh ! d'où vient, ô Dieu tout-puissant, d'où vient que vous
permettez que votre Fils ait tant d'adversaires, et si peu de
vrais serviteurs ? J'entends votre dessein, ô grand Dieu :
vous voulez que, dans cette confusion infinie de ceux qui
contredisent notre Sauveur, ceux qui l'honorent sincèrement
tiennent cette grâce plus chère : vous voulez que leur foi (')
soit plus ferme, et leur charité plus ardente parmi les oppo-
sitions de tant d'ennemis; et que Jésus retrouve dans le zèle
du petit nombre ce qu'il semble perdre dans la multitude
innombrable des ingrats et des dévoyés. Par consé(|uent,
mes frères, augmentons notre zèle pour son service. D autant
plus que nous voyons tous l(\s jours augmenter le nombre
de ceux qui blasphèment son l^^vangile ou \)av leurs erreurs,
ou par leur niauvaise vie, efforçons-nous d'autant plus à lui
plaire et à étendre la gloire de son s liiu nom : tâchons de
a. Philip., n, 21.
I. \'iir. (juc leur foi s'i5chautVo, et (|ue leur chariti' s'ovciluc.
476 SUR JÉSUS-CIIRIST OBJET DE SCANDALE.
lui rendre l'honneur que ses ennemis lui ravissent. [P. 28]
Disons-lui de toute l'affection de nos cœurs : Quoique le Juif
enrage, que le gentil raille, que l'hérétique s'écarte, que le
mauvais catholique se joigne au parti de vos ennemis ; nous
confessons, ô Seigneur Jésus, que vous êtes celui qui devez
venir. Vous êtes ce grand Sauveur qui nous est promis
depuis l'origine du monde: vous êtes le médecin des malades;
vous êtes l'évangéliste des pauvres; et en cela que vous
paraissez comme le scandale des orgueilleux, vous êtes
l'amour des simples et la consolation des fidèles. Vous êtes
celui qui devez venir ; nous n'en connaissons point d'autre
que vous, nous n'en attendons point d'autre que vous :
« Il n'y a point d'autre nom sous le ciel par lequel nous
devions être sauvés (''). » Par conséquent, fidèles, puisque
nous n'en attendons point d'autre que lui, mettons notre
espérance en lui seul. S'il est vrai que nous n'attendions plus
un autre Maître que lui pour nous enseigner, observons
fidèlement ses préceptes. Si nous n'attendons point un autre
pontife qui vienne purger nos iniquités, gardons soigneuse-
ment l'innocence. Et d'autant que le même Jésus, qui est
venu en l'infirmité de la chair,viendra encore une fois glorieux
pour juger les vivants et les morts, *« vivons justement et
sobrement en ce monde, attendant la bienheureuse espérance,
et la triomphante arrivée de notre grand Dieu et Rédempteur
Jésus-Christ (^), » qui, détruisant la mort pour jamais, nous
rendra compagnons de son règne et de sa bienheureuse
immortalité. Ainsi soit-il.
a. Ac-/., IV, 12. —fi. r//., II, 12, 13.
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IP DIMANCHE APRÈS L'EPIPHANIE.
1654. Reprise de l'allocution sur les Deux Alliances,
Premier point nouveau.
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1^
Bossuet, voulant traiter de nouveau ce .sujet devant .sa commu-
nauté, se contenta, pour l'ensemble, de méditer ses notes de l'année
précédente, écrivant seulement ce qui suit pour le Premier point ('J.
JE dis donc avant toutes choses que la Loi n'a que des
ombres et des figures, selon ce que dit l'apôtre saint Paul :
« Toutes choses leur arrivaient en figure ('*). » Pour
éclaircir cette vérité par la doctrine du saint Apôtre, posons
premièrement ce principe. Tout ce qui agit par intelligence
se propose nécessairement une fin à laquelle il ( ) rapporte
ses actions; et d'autant plus que la cause est parfaite, d'autant
plus ce rapport est exact : et la raison en est évidente ; car
si la cause est plus excellente, il s'ensuit que l'opération est
mieux ordonnée. Or il est certain que l'ordre consiste dans
l'accord de la fin avec les moyens; et c'est de ce concert que
résulte cette justesse qu'on appelle l'ordre. Cette vérité étant
supposée, passons outre maintenant, et disons : La Loi est
une œuvre d'intelligence et d'une intelligence infinie ; parce
que c'est une œuvre de l'Esprit de Dieu. Par conséquent elle
a une fin à laquelle elle est destinée ; et quand nous connaî-
trons cettte fin, il ne faudra nullement douter que toutes les
parties de la Loi n'y soient rapportées. Or l'apôtre saint Paul
nous assure que « Ji'sus-Ciirist est la fin de la Loi ( ) : >:>
Finis Legis Cliristus. C'est pourquoi et les [)atriarches et les
prophètes soupiraient perpétuellement après sa venue; j)arce
qu'il était la fin de la Loi, et le sujet [)rincipal de ses [)rophélies.
D'où il s'ensuit manifestement que toutes les cérémonies de
a. I Cor.^ X, II. — b. Kom., x, 4.
1. Mss. 12821, f. 364. Le format, et, ce qui est plus significatif, roilho^raphc.
diffèrent d'avec le manuscrit de l'annde pri5ccHlente. Cf. ci-dessus, p. 2S5.
2. Jùiit. elle rapporte. — C'est le reste d'une prctiiiorc rrd.iclion : « Toute
cause qui agit par intelligence se propose nc'cessaircmcnt une tin .\ l.iqucllc clic
rn|-)i)ortc... »
478 SUR LES CARACTÈRES
la Loi, toutes ses solennités, tous ses sacrifices regardaient
uniquement le Sauveur ; et qu'il n'y a page dans les Ecri-
tures en laquelle nous ne le vissions, si nous avions les yeux
assez épurés.
Et certes, puisqu'il plaisait à notre grand Dieu de se revê-
tir d'une chair humaine, il était convenable, mes sœurs, que,
de même que ce mystère étant accompli, nous en célébrons
la grandeur par de pieuses actions de grâces, aussi ceux qui
en ont précédé l'accomplissement vécussent dans l'attente
de ce bonheur qui devait arrivera notre nature. Il est vrai
que le Verbe éternel, en se faisant homme, est né dans un
temps limité; car c'est une suite de la condition humaine.
L'éternité s'est alliée avec le temps, afin que ceux qui sont
sujets au temps pussent aspirer à l'éternité. Mais encore que
la venue du Sauveur fût arrêtée à un temps certain par les
ordres de la Providence divine; toutefois il faut avouer que
le mystère du Verbe fait chair devait rernplir et honorer tous
les temps. C'est pourquoi il était à propos qu'où il n'était pas
par la vérité de sa présence, il y fût du moins d'une autre
manière par des figures très excellentes. Et de là vient que
la loi de Moïse est pleine de merveilleuses figures qui nous
représentent le Sauveur Jésus.
En effet, je vous demande, mes très chères sœurs, d'où
vient tant de sang répandu dans les cérémonies anciennes;
sinon pour représenter le sang de Jésus? Pourquoi est-ce
que par le sang de l'agneau le peuple est délivré du glaive
vengeur qui désola les maisons des Egyptiens ? pourquoi
est-ce que l'alliance est signée et ratifiée par le sang ? pour-
quoi n'y a-t-il point d'entrée dans le sanctuaire, si le pon-
tife n'a les mains teintes du sang des victimes ? pourquoi
les crimes sont-ils expiés, les pontifes et leurs vêtements
consacrés par le sang versé dans le sacrifice ? le sang des
animaux égorgés était-il suffisant pour apaiser Dieu ? était-il
capable de purifier l'homme ? Si ce n'est pour nous faire
entendre qu'il n'y a ni délivrance, ni consécration, ni alliance,
ni expiation, ni salut, que parle sang de l'Agneau sans tache,
« qui a été tué, dit saint Jean (^), dès l'origine du monde : »
a. Apoc, xni, 8.
DES DEUX ALLIANXES.
479
tué, dis-je, dès l'origine du monde, parce que dès l'origine
du monde sa mort a été figurée par une multitude infinie de
sacrifices sanglants. C'est ce qui fait dire à Tertuliien : O
Ckristuj7i in novis veterem (^)\ «Oh! que Jksus-Ciirist est
ancien dans la nouveauté de son Évangile! » Ce que nous
honorons est nouveau, parce que Jésus-Christ la mis dans
un nouveau jour : ce que nous honorons est ancien, parce que
la figure s'en trouve dès Itrs premiers temps. La Loi est un
Evangile caché; et l'Evangile est une Loi expliquée.
Et c'est ce qu'exprime l'apôtre saint Paul en ces excel-
lentes paroles: « la Loi a l'ombre des choses futures, et non
point la vive image (''') des choses ». Que veut dire ce grand
Apôtre, que la Loi a l'ombre et non point la vive image .-^
La comparaison est prise de la peinture. Le peintre dessine
le portrait du roi. Vous en voyez déjà quelque ressemblance
dans les premiers crayons du tableau : ce sont ses traits, c'est
sa taille, c'est son air, c'est l'image du prince que vous y
voyez : mais q-uand l'ouvrage sera accompli ('), c'est alors
que le roi paraîtra avec sa majesté naturelle. Ainsi la Loi
avait Jésus-Christ dans des ombres et dans des figures, et
comme dans un crayon imparfait; mais elle n'avait pas
l'image finie. Et de même que la peinture achevée efface les
linéaments imparfaits, ainsi la beauté parfaite de l'Évangile
efface l'imperfection de la Loi par des couleurs plus vives et
plus éclatantes. C'est pourquoi Jésus-Christ change l'eau
en vin, c'est-à-dire, la loi de Moïse en son Évangile.
a. Lib. IV adv. Marcion., Xi.^\. — b. Hebr., X, i.
I. Var. et quand la peinture sera achevée, vous verrez encore le prince avec...
,^ .^ .^, .^ :<^ :^, .^, ^ ^ :^ ^ ^ ^ .^ ^ ^ B
FRAGMENTS d'un SERMON
POUR LA VETURE D'UNE NOUVELLE
'h
CATHOLIQUE. A Metz, 2 février 1654.
Nous n'avons plus ici de manuscrit. Deforis avait fait un sermon,
comme il nous en avertit lui-même, de deux fragments disparates,
Nous ne donnons ici que la première partie. La seconde, d'origine
différente, sera placée à la fin de cette même année. Elle contient
une allusion au discours du ministre Ferry, prononcé en mai 1654,
quelque temps avant la publication de ce CatccJiisme général, que
Hossuet réfutera l'année suivante. Ce qui subsiste de la rédaction
destinée au jour de la Purification nous paraît un peu antérieur : de
là notre date, qui n'est qu'approximative {^).
VocaTJit vos de tenebris (^) in admi-
rabile hiuien siiuiu.
Il vous a appelée des ténèbres à son
admirable lumière.
(I 7^^//-., 11,9.)
MA très chère sœur en Notre-Seigneur Jésus-Christ,
après les grandes miséricordes que Dieu a fait écla-
ter sur vous, je ne puis mieux commencer ce discours que
par des actions de grâces publiques, remerciant sa bonté
paternelle qui vous a miraculeusement délivrée de la puis-
sance des ténèbres, pour vous transporter au royaume de
son Fils bien-aimé.
En effet, n'est-il pas bien juste, ô grand Dieu, que votre
sainte Église catholique vous loue et vous glorifie dans les
siècles des siècles.^ Car qui n'admirerait la profondeur de vos
jugements, ô éternel Roi de gloire, qui, pour la punition de
nos crimes, ou pour quelque autre secret conseil de votre
sainte Providence, ayant permis qu'en ces derniers temps
l'Eglise chrétienne fût déchirée par tant de sortes de schismes,
et par tant de lamentables divisions, ne perdez pas pour cela
les âmes que vous avez choisies; mais qui, étant riche en
1. Gandar {Bossuet orateur^ p. 54) regarde cet opuscule comme le plus ancien
des sermons de Vêture, dans notre auteur. Il le croit aussi antérieur à la Réfu-
tation du Catéchisme de Paul Ferry.
2. Le texte porte, dans l'auteur sacré : De tenebris vos vocavit...
POUR LA VETU RE d'uNE NOUVELLE CATHOLIQUE. 48 1
miséricorde, savez les éclairer, même dans le sein de l'erreur,
et selon votre bon plaisir, les attirer par des ressorts infail-
libles à la véritable croyance. C'est ce que vous avez fait
paraître en cette jeune fille, élevée dans le schisme et dans
l'hérésie, que vous avez regardée en pitié, 6 Père très clé-
ment et très bon! On la nourrissait dans une doctrine héré-
tique; mais vous avez voulu être son docteur. Vous lui avez
ouvert les yeux, pour voir votre admirable lumière : vous
avez voulu faire paraître qu'il n'y a point d'âge qui ne soit
mûr pour la foi, et que l'homme est assez savant quand il
sait écouter vos saintes inspirations : et voici qu'étant instruite
de la doctrine, que nous avons reçue de nos pères par une
succession de tant de siècles, touchée en son cœur d'un
extrême dégoût de ce monde trompeur, et d'un chaste amour
de votre cher Fils, qu'elle désire choisir pour son seul Epoux,
elle se vient présenter devant vos autels, afin que vous ayez
agréable qu'elle soit admise aujourd'hui à l'épreuve d'une vie
retirée. Bénissez-la, Seigneur, et soyez loué à jamais des
grâces que vous lui faites : que les anges et tous les esprits
bienheureux chantent éternellement vos bontés!
Et vous, ma chère sœur, que Dieu comble de tant de
bienfaits, considérez ces dévotes filles, et toute cette pieuse
assemblée. Mais élevez plus haut vos regards : contemplez
en esprit la sainte Eglise de Dieu, tant celle qui règne dans
le ciel, que celle qui combat sur la terre; croyez qu'elle
triomphe de joie, de voir en vous des effets si visibles de la
miséricorde divine. Éclatez aussi en hymnes et en cantiques;
dites dans l'épanchement de votre âme : « O Seigneur, qui
est semblable à vous {^')? Que le Dieu d'Israël est bon à ceux
qui sont droits de cœur ('''), » et qui marchent devant sa face
en toute simplicité!
Pour moi, afin de vous animer davantage à rendre à notre
grand Dieu de fidèles actions de grâces, je vous donnerai,
avec l'assistance divine, quelques avis succincts, mais très
importants, et sur ce que vous avez fait et sur ce (\ur vous
allez faire (,). Je vous représenterai premièrement la grande
a. Ps.^ XXXIV, lo. — /f. //>/(/.., i.wn, i.
I. Ce que les premiers éditeurs ont imprinic, et que nous sommes forcd de
Sermons de Bossuet. 3*
482 POUR LA VÊTURE
grâce que Dieu vous a faite de vous retirer des ténèbres de
l'hérésie ; et après, je tâcherai de vous faire voir de quelle
sorte vous devez user de l'inspiration qu'il vous donne de
renoncer entièrement à toutes les espérances du siècle. Et il
se rencontre fort à propos, que les deux principaux mystères
que nous célébrons en ce jour, conviennent très bien avec
ce sujet. Dans la Purification de la Vierge, vous pouvez
considérer avec fruit que Dieu, par sa pure bonté, vous a
purgée de votre hérésie; et dans l'oblation de l'Enfant Jésus,
que l'on présente aujourd'hui à son Père, vous devez faire
réfiexion sur le dessein que vous méditez, de vous consacrer
pour jamais à son service par une profession solennelle.
C'est sur quoi je vous entretiendrai en ce jour : vous ferez
seule tout le sujet de cette exhortation. Au reste, n'attendez
pas de moi tous ces ornements de la rhétorique mondaine ;
mais priez seulement cet Esprit qui souffle où il veut,
qu'il daigne répandre sur mes lèvres ces deux beaux or-
nements de l'éloquence chrétienne, la simplicité et la
vérité; et qu'il étende par sa grâce le peu que j'ai à vous
dire.
PREMIER POINT.
Si, parlant aujourd'hui de nos frères, qui, à notre grande
douleur, se sont séparés d'avec nous, j'appelle leur église
une église de ténèbres, je les prie de ne croire pas que, pour
condamner leur erreur, je m'aigrisse contre leurs personnes.
Certes, je puis dire d'eux avec vérité ce que l'Apôtre disait
aux Juifs (''), que le plus tendre désir de mon cœur, et la plus
ardente prière que je présente tous les jours à mon Dieu,
est pour leur salut. Je ne puis voir sans une extrême douleur
les entrailles de la sainte Eglise si cruellement déchirées; et
pour parler plus humainement, je suis touché au vif quand
je considère tant d'honnêtes gens que je chéris, comme Dieu
le sait, marcher dans la voie des ténèbres. Mais afin qu'il
a. Rom.^ x, I.
reproduire cette fois sans contrôle, répondra, ce semble, assez peu à cette
promesse de l'orateur. (Cf. Histoire critique de la Prédication de Bossuet, p. 140,
"• 3-)
d'une nouvelle catholique. 483
ne semble pas que je veuille faire aujourd'hui une invective
inutile, je vous proposerai une doctrine solide, et conduirai
ce discours, si Dieu le permet, avec une telle modération,
que, sans les charger d'injures, je les presserai par de vives
raisons tirées des Ecritures divines, et des Pères leurs inter-
prètes fidèles.
Je dis donc en premier lieu, chrétiens, que Dieu est une
pure et incompréhensible lumière, de laquelle toute autre
lumière prend son origine ; d'où vient que l'apôtre saint
Jean dit que « Dieu est lumière, et qu'en lui il n'y a pas de
ténèbres {''). » Et saint Paul l'appelle « Père de lumière, qui
habite une lumière inaccessible ('''). » Le genre humain,
chrétienne assemblée, s'étant retiré de cette lumière éternelle,
languissait dans une nuit profonde et dans des ténèbres plus
qu'égyptiennes, lorsque Dieu, touché de pitié, envoya son
cher Fils sur la terre, pour être la lumière du monde, comme
il dit lui-même en saint Jean ('). C'est lui qui est cette véri-
table et universelle lumière, « qui illumine par ses clartés
tout homme venant au monde ('''). » C'est la splendeur de la
gloire du Père, qui, étant devenu chair dans la plénitude
des temps, est entré en société avec nous ; et nous a faits
participants de ses dons. Car, ayant commencé sur la terre
l'exercice de son ministère par la prédication de la parole
de vie que son Père lui mettait à la bouche, il a assemblé
près de sa personne les premiers ministres de son Evangile,
qu'il a appelés ses apôtres, parce qu'après sa course achevée,
il les devait envoyer par toutes les provinces du inonde,
pour agréger ses brebis dispersées, sous l'invocation dr son
nom, et la profession de son Evangile, là comme il a du
lui-même qu'il était la lumière du monde, ainsi cjue je vous
le rapportais tout à l'heure ; de même a-i-il tlii, parlant
à ses saints apôtres: « Vous êtes la lumière du monde :»
Vos estis hix imuidi (') ; parce (ju'étant éclairés des lumières
de ce bon Pasteur par l'infusion de son Saint- Esprit, ils ont
eux-mêmes communi(iué la lumière aux peuples errants,
comme l'a dit saint Paul écrivant aux Ephésiens : v. \'ous
a. I Joan.^ i, 5. — ^. I 7/V//., vi, 16. — c.Jonn,^ VIII, 12. — if. Ibid., l. o. —
e. Matth.^ V, 14.
484 POUR LA VÊTURE
étiez autrefois ténèbres ; mais vous êtes maintenant lumière
en Notre-Seigneur {"). »
Cette lumière, au commencement, se répandit sur peu de
personnes ; parce que, selon la parabole de l'Évangile, l'E-
glise, d'un petit grain, devait devenir un grand arbre ('''). Mais
enfin, par la miséricorde de Dieu, la foi étant augmentée,
on a fondé des Églises par toutes les parties de la terre,
selon le modèle de celles que les saints apôtres avaient
établies. Fidèles, ne croyez pas que l'on ait divisé pour cela
cette première et originelle lumière, ou que l'on ait, pour
ainsi dire, arraché quelques rayons aux Églises apostoliques,
pour les porter aux autres Églises. Certes, cela ne s'est pas
fait de la sorte : cette lumière a été étendue ; mais elle n'a
pas été divisée. En faisant de nouvelles Églises, on n'a pas
fait de sociétés séparées : « On a été prendre des premières
Églises la continuation de la foi, et la semence de la doctrine :»
Traducem fidei et semina doctrinœ ceterœ exiîide Ecclesiœ
mutuatœ sunt, dit Tertullien ['). Toutes les Églises sont
apostoliques, parce qu'elles sont descendues des Églises
apostoliques. Un si grand nombre d'Églises, dit Tertullien,
ne sont que cette Église unique et première que les apôtres
avaient fondée. Elles sont toutes premières et toutes aposto-
liques ; parce qu'elles se sont toutes rangées à la même paix,
qu'elles se sont associées à la même unité, qu'elles ont toutes
le même principe. « L'Église éclairée parle Sauveur Jésus,
qui est son véritable soleil, dit l'admirable saint Cyprien (f),
bien qu'elle répande ses rayons par toute la terre, n'a qu'une
lumière qui se communique partout : » Ecclesia Doinini luce
perfusa per totum orbem radios stws porrigit; unum tamen
lumen esty quod ubique diffunditur, nec unitas corpovis sepa-
ratur.
Par où vous voyez, mes chers frères, que l'Église est le
lieu sacré dans lequel Jésus-Christ renferme le trésor des
lumières célestes. Quelque docte que soit un homme, quelques
beaux sentiments qu'il professe, il marche dans les ténèbres
s'il abandonne l'unité de l'Église. Celui-là ne peut avoir Dieu
a. Ephes.^ v, 8. — b.Luc.^ Xlli, 19. — c. De Prœscrîpt.^ n. 20. — d. Lib. de
Unit. Eccl.
d'une nouvelle catholique. 485
pour père, qui n'a pas l'Église pour mère. En vain nos
adversaires se glorifient-ils en toutes rencontres de la science
des Ecritures, qu'ils n'ont jamais bien étudiées selon la
méthode des Pères, qui ont fait gloire de suivre les inter-
prétations de leurs ancêtres. « Nous enseignons, disaient-ils,
ce que nous ont appris nos prédécesseurs ; et nos prédéces-
l'ont reçu des hommes apostoliques ; et ceux-là, des apôtres ;
et les apôtres, de Jésus-Christ ; et Jks us -Christ, de son
Père. » C'est à peu près ce que veulent dire ces paroles du
grand Tertullien : Ecclesia ab apostolis, apostoli a CJirislo,
Christiis a Deo traciidit (^). O la belle chaîne, ô la sainte
concorde, ô la divine tissure que nos nouveaux docteurs ont
rompue! Cette belle succession était la gloire de l'Église de
Dieu ; c'est ce que nous opposions aux ennemis de Jésus, que
malgré les tyrans et les hérétiques, malgré la violence de la
fraude, l'Église de Jésus-Christ était demeurée immobile.
Ils renoncent volontairement à cet avantage. N'ont-ils pas
osé assurer, dans l'article xxxi de leur Confession, qu'il a
été nécessaire que Dieu en notre temps, « auquel l'état de
l'Église était interrompu, ait suscité gens d'une façon extra-
ordinaire, pour dresser l'Église de nouveau, qui était en ruine
et désolation ? » O parole inouïe aux premiers chrétiens ! si
ce n'est, certes, qu'elle a toujours été témérairement avancée
par les hérétiques leurs prédécesseurs, et toujours constam-
ment réfutée par nos Pères les orthodoxes. L'avez -vous
jamais cru, ô saints martyrs, ô bienheureux évéques, ô
docteurs divinement éclairés, l'avez-vous jamais cru que
cette Eglise que vous fondiez par votre sang, ou que vous
instruisiez par votre doctrine, dût être durant tant de siècles
entièrement abolie, jusqu'à ce que Luther et Calvin la \'ins-
sent dresser de nouveau .'* Cette cité qui a occu[)c tout le
monde. Dieu l'a fondée éternellenuMU. dit l'admir.ible saint
Augustin ('''); le firmament tomberait aussitôt (lue l'Eglise
serait éteinte : Dcîls funiavit eani inœtcrnuni.
Certes, il est indubitable, ô Sauveur J i-sus : comme durant
toute l'éternité vous serez béni dans le ciel, ainsi, pendant
toute la durée de ce siècle, vous aurez toujours des adorateurs
a. De Prœscript.y n. 37. — à. In Psal. XLVii, n. 7.
486 POUR LA VÊTURE
sur la terre. Et oii seront ces adorateurs, si votre Église
doit tomber en ruine ? Comment pourriez-vous être dans
une Église entièrement désolée, une PZglise infectée d'er-
reurs, faisant profession publique d'idolâtrie, une Église
enfin telle qu'elle a été durant plusieurs siècles, suivant
l'opinion de nos adversaires? Seigneur Jésus, encore une
fois, où étaient alors vos adorateurs ? Eh ! dites-nous, je
vous prie, nos frères, qui dites si hautement que vous voulez
suivre les Écritures, dans quel évangile ou dans quelle
prophétie voyez-vous que l'Église dût un jour tomber en
ruine, qu'elle dût être désolée durant tant de siècles ? La
Synagogue même des Juifs, qui n'avait pas de si belles
promesses, a-t-elle jamais eu de si longues éclipses ? Est-ce
là cette Église fondée sur la Pierre, contre laquelle les por-
tes d'enfer ne peuvent jamais prévaloir ('') ? Comment est-ce
que l'Église de Dieu est enfin tombée en ruine, et a été
obscurcie d'erreurs, elle que l'Apôtre appelle la colonne et le
soutien de la vérité ('^) ? Le Sauveur Jésus parlant à ses
disciples, et en leur personne à ceux qui se devaient assem-
bler avec eux, ou qui leur devaient succéder : « Je serai,
dit-il, avec vous jusqu'à la consommation des siècles (^). »
Où étiez- vous donc, ô Sauveur, quand nos réformateurs
sans aveu sont venus dresser de nouveau votre Eglise ?
Certes, je vous l'avoue, mes chers frères, je ne puis modé-
rer ma douleur, quand je vois de telles paroles prononcées
par des chrétiens. Aussi ont-ils tâché de les adoucir par
diverses explications, autant vaines que spécieuses. Je vous
les rapporterai, s'il vous plaît ; et puis, à l'honneur de la
vérité, et pour la consolation de nos âmes, nous les réfute-
rons en esprit de paix. Il leur a semblé fort étrange dédire
que l'Église de Jésus-Christ dût cesser si longtemps d'être
sur la terre. Les luthériens de la Confession d'Augsbourg {'),
leurs frères et leurs nouveaux alliés, assurent en l'article vu
qu'il y a une Église sainte qui demeurera toujours. Ils parlent
a. iT/rt:/M., XVI, 18. — b. I Tùn., ni, 15. — <:. Matth., xxviii, 20.
I. M. Bossuet a fait, en marge de son manuscrit, cette remarque sur la Con-
fession d' Auifsbourg- : (( EUe a été imprimée en français, en 1566, sans nom
d'imprimeur. » (Deforis,)
d'une nouvelle catholique. 487
de l'Église qui est en ce monde. Et leurs propres Églises, qui
sont dans la Suisse et autres pays, disent au chapitre xvii
qu'il faut qu'il y ait toujours eu une Église, qu'elle soit
encore, et qu'elle dure jusqu'à la fin des siècles ; c'est-à-dire,
une assemblée des fidèles appelés et recueillis de tout le
monde. Interrogez nos frères errants, il faudra qu'ils répon-
dent la même chose. Demandez-leur où était cette Église,
lorsqu'il n'en paraissait dans le monde aucune qui fit profes-
sion de leur foi. Comme c'est une chose évidente, ils vous
répondront tous qu'elle était cachée, qu'elle ne paraissait pas
par un terrible jugement de Dieu, qui la retirait de la vue
des méchants. Ils pensent ainsi réparer l'injure qu'ils feraient
à l'Eglise, s'ils osaient assurer qu'elle fut entièrement abolie.
Mais quelle âme vraiment chrétienne ne déplorerait pas leur
aveuglement ?
Ah ! que vous êtes vraiment redoutable en vos conseils, ù
grand Dieu, qui avez permis, par une juste vengeance, que
ceux qui ont déchiré votre Eglise ne sussent pas même ce
que c'est que l'Église! L'Église, à votre avis, nos chers
frères, n'est-ce qu'une multitude sans union ? consiste-t-elle
en des gens dispersés, qui n'ont rien de commim qu'en
esprit ? Est-ce assez qu'ils croient intérieurement ? n'est-il
pas nécessaire qu'ils fassent profession de leur foi ? Mais
l'Apôtre dit expressément que « l'on croit dans le cœur à
justice, et que l'on confesse par la bouche à salut ("). » Et le
Sauveur lui-même : « Oui me confessera, dit-il, devant les
hommes, je le confesserai devant mon Père céleste {^). » De
plus, est-ce assez que chacun la professe en particulier? Ne
faut-il pas que ceux qui invoquent avec sincérité le nom du
Seigneur, lient ensemble une sainte société, par la conlession
publique de la même foi ? Et cette Eglise cachée, dont vous
nous parlez, comment pouvait-elle avoir une conlession
publique ? Qu'est-ce autre chose qu'un amas de personnes
timides, qui n'osaient confesser ce (]u'ils croyaient, (jui
démentaient leurs consciences, en s'unissant de corps à une
Église dont ils se séparaient en esprit ? Certes, s'ils se
fussent séparés d'avec nos pères, leur séparation les eût
<i. Kofu.y X, 10. — b, Mattli.^ X, J2.
488 POUR LA VÊTURE
rendus remarquables, et leur société se serait produite ; elle
n'aurait pas été cachée, comme vous le dites. Et s'ils sont
demeurés unis, quoi! ces ju-stes, ces gens de bien, cette Église
prédestinée, allaient adorer Dieu dans nos temples qui
étaient des temples d'idoles, et communiquaient à nos prières
qui renversaient la dignité du Médiateur, et assistaient à nos
sacrifices qui réduisent à néant celui de la croix ? Chers
frères, en quel abîme d'erreurs tombez-vous ?
Mais, pour vous presser encore davantage : il n'y a point
d'Église sans foi. Et «comment croiront-ils, s'ils n'entendent?
et comment entendront-ils, s'ils n'ont des prédicateurs ('')? »
Et peut-il y avoir des prédicateurs où il n'y a point
de pasteurs ? Dis-moi donc, ô Église cachée, à laquelle
Luther et Calvin ont eu leur refuge, d'où ils tirent leur
succession, bien qu'il leur soit impossible de la montrer ;
dis-moi, où étaient les pasteurs ? Si c'étaient ceux de
l'Église romaine, donc tu n'entendais qu'une fausse doctrine,
contraire à celle des réformateurs ; donc tu recevais des
sacrements mutilés, car ils ne les administraient pas d'autre
sorte ; donc tu te pouvais sauver dans cette communion : et
néanmoins c'est une chose assurée que l'on ne se peut sauver-
que dans la communion de la vraie Eglise. Et si l'on se
sauvait en ce temps dans la communion de l'Église romaine,
nous nous y pouvons sauver à présent ('). Par conséquent, ô
Église cachée devant que Luther te vînt découvrir, les pas-
teurs de l'Église romaine n'étaient pas tes véritables pasteurs.
Que si tu étais régie par d'autres pasteurs, je demande que
l'on m'en montre la liste, et que l'on me fasse voir les Égli-
ses qu'ils ont gouvernées et les chaires qu'ils ont remplies.
C'est une chose impossible.
Car lorsqu'ils nous allèguent les hussites et les albigeois,
chrétiens, vous voyez assez combien cette évasion est frivole.
Ces hussites et ces albigeois venaient eux-mêmes, à ce
qu'ils disaient, dresser de nouveau l'Église. Et je deman-
derai toujours où était l'Église avant les hussites? où
était-elle avant les albigeois ? En vain ils prétendent tirer
a. Rom.^ X, 14.
I. Ce sera le début de la Réfutation du Catéchisme de P. Ferry.
d'une nouvelle catholique. 489
leur autorité de gens qui se sont produits d'eux-mêmes aussi
bien qu'eux, et qui, après avoir quelque temps agité le chris-
tianisme, sont retournés dans l'abîme duquel ils étaient sor-
tis tout ainsi qu'une noire vapeur. Et dites-moi donc, je
vous prie, quel monstre d'Eglise est-ce que cette Église
cachée, Église sans pasteurs ni prédicateurs, bien que, selon
la doctrine de l'Apôtre ('"), Dieu ait mis dans le corps de
l'Église, les uns pasteurs, et les autres docteurs, sans quoi
l'Église ne peut consister (^)? Église sans sacrements, et sans
aucune profession de foi ; Église vraiment de ténèbres, digne
certes d'être cachée, puisqu'elle n'a aucuns traits de l'Eglise
de Jésus-Christ. Le Sauveur ayant ordonné à ses apôtres
que ce qu'ils entendaient en particulier, ils le prêchassent
hautement sur les toits ('), c'est-à-dire, dans l'évidence du
monde ; nous parler d'une Église cachée, en vérité n'est-ce
pas nous parler d'une Église de l'Antéchrist ?
Car l'Église chrétienne, dès son berceau, était connue par
toute la terre, ainsi que l'Apôtre dit aux Romains : « \'otre
foi est annoncée par tout le monde ("'). » Et bien qu'elle fût
persécutée de toutes parts, elle se rendait illustre par ses
propres persécutions et par son invincible constance. « Nous
savons de cette secte, disaient les Juifs à l'apôtre saint
Paul ('), que l'on lui contredit partout. » L'Eglise fut donc
connue sitôt après la mort du Sauveur. Et en effet, étant
nécessaire que tous les gens de bien se rangent à la société
de l'Église, comme nos adversaires mêmes le professent,
se peut-il une plus grande absurdité que de dire qu'elle soit
cachée ? Comment veut-on que les hommes se rangent à une
société invisible.'^ Partant cette Église cachée, a laciuelle ils
se glorifient d'avoir succédé, n'étant pas, selon leur pro[)re
Confession, cette cité élevée sur la montagne, e.xposée à la
vue des peuples ; que reste-il autre chose, sinon qu'elle fût
au fond de l'abîme, dont elle est sortie pour un temps, au
grand malheur du christianism(% pour la [juniiion de nos
crimes ? C'est pourcpioi il est arri\'é (|ue ces doctes, ces beaux
esprits, qui ont écrit de si belles choses, ils ont tout su, ex-
(i. Ephcs.^ i\', II. — /;. .//-/. \xv de Uur Cofiûssion. — c. Matth,^":^^Yl. —
</. Roin.^ I, 8. — e. Act.^ xxviii, 2:.
490 POUR LA VÊTURE
cepté r Église ; et, faute de la connaître, toutes leurs autres
connaissances leur ont tourné à damnation éternelle.
Il n'y a rien de si froid, ni de si mal digéré que ce qu'ils
ont dit des qualités que devait avoir l'Église de J ésus-Christ.
La perfection de l'Église est dans l'unité ; et cette unité,
chrétiens, jamais ils ne l'ont entendue. Laissons les longues
disputes et les arguments difficiles : l'union qu'ils ont faite
depuis peu d'années avec leurs nouveaux frères les luthériens,
décide tous nos doutes sur cette matière. Les contentions de
ces deux sectes sont connues à tout le monde : elles se sont
traitées très longtemps d'impies et d'hérétiques ; enfin elles
se sont unies. Ce n'est pas une chose nouvelle que deux
sectes s'unissent ensemble ; mais qu'elles se soient unies en
conservant la même doctrine qui les a si longtemps séparées,
c'est ce qui fait voir très évidemment qu'ils ne savent pas
ce que c'est que l'Église.
Car je leur demande, mes frères : la secte des luthériens
mérite-t-elle le nom d'Église ? Si elle n'est pas Église, pour-
quoi communier avec elle, pourquoi souiller votre commu-
nion par une communion schismatique ? L'Eglise ne connaît
qu'elle-même : elle ne reçoit rien qui ne soit à elle: « L'étran-
ger et l'incirconcis n'y entreront point, » disait autrefois le
prophète (''). Que s'ils sont la vraie Église donc les luthé-
riens et les calvinistes ne font que la même Eglise. Et qui
a jamais ouï dire que l'Église de Jésus-Christ fût un amas
de sectes diverses, qui ont une profession de foi différente
et contraire en plusieurs points, dont les pasteurs n'ont pas
la même origine, et ne communiquent entre eux ni dans
l'ordination ni dans les synodes ? Cette union, n'est-ce pas
plutôt une conspiration de factieux qu'une concorde ecclé-
siastique ? Comme on voit les mécontents d'un Etat entrer
dans le même parti, chacun avec son intérêt distingué de
celui des autres, et ne s'associer seulement que pour la ruine
de leur commune patrie, pendant que les fidèles serviteurs
du prince sont unis véritablement pour le service du maître ;
ainsi en est-il de cette fausse union que nos réformateurs
prétendus ont faite depuis peu de temps. Et c'est ce que
DUNE NOUVELLE CATHOLIQUE. 491
faisaient ces hérétiques, dont parle Tertullien (") : Pacem
quoque pas si7n cum omnibus mis cent : « Ils entrent en paix
avec tous indifféremment : car il ne leur importe pas, ajoute
ce grand personnage, d'avoir des sentiments opposés, pourvu
qu'ils conspirent à renverser la même vérité : » Nihilenim
interest illis, licet diversa tractantibns, dum ad tutius veritatis
expMgnationem conspirent.
Ça toujours été l'esprit qui a régné dans les hérésies. Les
ariens ne voulaient autre chose, sinon que l'on supprimât le
mot de consubstantiel, comme apportant trop grand trouble
à l'Église ; et qu'après, en dissimulant le reste de la doctrine,
on vécût en bonne intelligence. Ainsi, disent les calvinistes,
ne parlons plus de la réalité du corps de Jésus-Ciirist dans
l'Eucharistie, sur laquelle nos pères se sont si longtemps
combattus ; du reste unissons-nous, et que chacun demeure
dans sa croyance. O la nouvelle façon de terminer les schis-
mes, toujours inconnue à l'Eglise, et toujours pratiquée par
les hérétiques ! Ils ont trouvé le moyen de s'unir dans le
schisme même : Schisma est imitas ipsis, disait le grave Ter-
tullien (''') (') : ils professent une foi contraire, c'est le schisme:
ils les reçoivent à la même communion, c'est l'unité. Car si
les articles dans lesquels vous différez sont essentiels, pour-
quoi vous unissez-vous ? et s'ils ne le sont pas, pourquoi avez-
vous été si longtemps séparés ? Pourquoi est-ce que Calvin,
qui est venu le dernier, n'a pas tendu les mains à Luther ?
que ne lui a-t-il donné ses Eglises ? pourquoi a-t-il voulu être
chef de parti au préjudice de l'Evangile.'* pourquoi a-t-il
divisé le troupeau de Jésus ?
Certes, il fallait bien que vos pères crussent que les articles
de foi qui vous séparaient fussent importants ; autrement,
comment les excuserez-vous de n'avoir p.is accouru à la
même unité ? Maintenant de savoir si \(i corps de; J i':sus-
CiiKisT est réellem.ent en l'Eucharistie, ou s'il n'y est pas,
cela vous semble une chose de peu d'imporiancc! Donc que
a. De prœscripi.^ n. 4. - l>. Ihid.^ n. 42.
I. l'idit. « L'unili- mcmc p.uini eux est un se Iiisinc. > — Cette ir.nliu lion,
qui fiiit double emploi et ralentit r.uxunient.ition, est s.ms iloutc une ilc ces
îuUlitions c|ue Deforis croyait nécessaires.
492 POUR LA VETU RE
de synodes inutiles, que de folles disputes, que de sang
répandu vainement pour soutenir qu'il n'y était pas ! Savoir
si Jésus y est ou s'il n'y est pas, c'est une chose de peu d'im-
portance : donc un tel bienfait du Sauveur Jésus demeurera
dans le doute! Certes, si Jésus y est, il n'y peut être que par
un amour infini ; et ainsi ceux qui le nieraient, quel tort ne
feraient-ils pas à sa miséricorde, ne reconnaissant pas une
grâce si signalée ? Et vous appelez cela une affaire de peu
d'importance, contre la dignité de la chose qui crie contre
vous ; contre les luthériens mêmes, que vous appelez et qui
vous refusent ; contre vos pères qui vous crient qu'ils ont
cru cet article important, et que, s'il ne l'était pas, en vain
ont-ils apporté tant de troubles au monde !
Ne doutons donc pas, ma très chère sœur, qu'ils ne mar-
chent dans les ténèbres. L'apôtre saint Jean a dit que « qui
n'aime pas ses frères, ne sait où il va, et demeure dans
l'obscurité (''). » Comment donc ne sont-ils point aveugles,
eux qui se sont séparés d'avec nous pour des causes si peu
légitimes ; puisque nous les voyons s'ôter à eux-mêmes, dans
ces derniers temps, celle que leurs pères et les nôtres avaient
toujours cru être la principale ? dignes certainement, après
avoir rompu la vraie paix, d'entrer dans une fausse concorde,
comme je vous le viens de montrer tout à l'heure ; concorde
qui les fortifie peut-être selon la politique mondaine, mais,
si nous le savons comprendre, qui les ruine très évidemment,
selon la règle de la vérité. Rendez donc grâces à Dieu, ma
très chère sœur, qui vous a tirée de la société des ténèbres.
Ah ! qui me donnera des paroles assez énergiques pour
déplorer ici leur malheur ? Certes, je l'avoue, chrétiens, il
est bien difficile de se départir de la première doctrine dont
on a nourri notre enfance. Tout ce qui nous paraît de con-
traire nous semble étrange et nous épouvante ; notre âme,
possédée des premiers objets, ne regarde les autres qu'avec
horreur. Que pouvons-nous faire dans cette rencontre ?
Rendre grâces pour nous, et pleurer pour eux. Cependant
ne laissons pas de les exhorter à rentrer en concorde avec
nous; et afin de le faire avec des paroles plus énergiques, em-
a, \ Joan.^ H, ii.
D UNE NOUVELLE CATHOLIQUE. 493
ployons celles de saint Cyprien, ce grand défenseur de l'unité
ecclésiastique. Voici comme parle ce grand personnage à
quelques prêtres de l'Eglise romaine, qui s'étaient retirés de
la société des fidèles, sous le prétexte de maintenir la pure
doctrine de l'Évangile contre les ordonnances des pasteurs
de l'Eglise : « Ne pensez pas, mes frères, que vous défendiez
l'Évangile de Jésus-Ciirlst, en vous séparant de son trou-
peau, et de sa paix, et de sa concorde ; étant certes plus
convenable à de bons soldats du Sauveur de ne point sortir
du camp de leur capitaine, afin que, demeurant dedans avec
nous, ils puissent pourvoir avec nous aux choses qui sont
utiles à l'Église. Car, puisque notre concorde ne doit point
être rompue, et que nous ne pouvons pas quitter l'hLglise
pour aller à vous, ce que nous ferions volontiers si la vérité
le pouvait permettre, nous vous prions, et nous vous deman-
dons avec toute l'ardeur possible, que vous retourniez plutôt
à notre fraternité et à l'Église de laquelle vous êtes sortis : »
Nec piitetis sic vos Evangeliitm Christ l assererc, duni vosnict-
ipsos a Christi grege, et ab ejiis pace et concordia séparât i s ;
cum inagis militibiis gloriosis et bonis congruat intra doniestica
castra consistere, et intiis positos ea qitœ in commune tractanda
sunt agere ac providere. Nam citni unanimitas et concordia
nostra scindi omnino non debeat ; quia nos Ecclesia derelicta
foras exire et ad vos venire non poss7cmus, ut vos mjgis ad
Ecclesiam matrem et ad nostram fraternitatem revertamini,
quibus possumus Jiortauicntis petimus et rogamus (")...
a. Ad Conf. Rom.^ Epis t. XLIV.
^ .^ ,^ .^ .^ :;^ ^.^.^^^^ ^ .^ .^ :,
^wwwwwwwwwwwwwww
C'est pour la première fois que ce discours, qui est complet,
entre dans la collection des Sermons de Bossuct. Il était resté
inédit jusqu'à l'an dernier, où nous l'avons publié en appendice
dans la première édition de notre Histoire critique de la Prédica-
tion de Bossuct. Ce n'est pas que les anciens éditeurs l'aient ignoré
complètement : ils en ont dispersé çà et là quelques fragments. Ils
n'ont pas vu que ces morceaux épars faisaient partie d'un même
tout. Ils ont donné le second exorde comme variante du sermon
de 1660 (Carême des Minimes), qui est sur le même plan. Ils ont
laissé le troisième point inédit. Quant aux deux autres, ils les ont
relégués après les Serinons, en tête des Pensées chrétiennes et morales.
M. Lâchât les donne à son tour à cette place (X, 481), et, dans une
notice de sa façon, acceptée comme un oracle dans les éditions
subséquentes, il déclare que le discours a été « prononcé dans un
monastère après l'élévation de Bossuet sur le siège épiscopal de
Meaux ! » On ne comprendra pas dans quelques années que des
décisions semblables aient pu faire autorité. Les signes de la pre-
mière jeunesse ne manquaient pourtant pas, même dans le fragment
isolé : naïveté qui se complaît dans les preuves alléguées, redites
voulues, rudesse dans l'exhortation.
Co7tsepulti etiim sumiis cum illo per
baptismum in inortem^ ut quomodo
Christus surrexit a mortuis per glo-
riain Patris. ita et nos in jtovitate
vîtes ambulemus.
(Rom., VI, 4.)
QUAND je vois(') ces riches tombeaux sous lesquels
les grands de la terre semblent vouloir cacher la honte
de leur corruption, je ne puis assez metonner de
l'extrême folie des hommes, qui érige (3) de si magnifiques
trophées à un peu de cendre et à quelques vieux ossements.
C'est en vain que l'on enrichit leurs cercueils de marbre et
de bronze, c'est en vain que Ion déguise leur nom véritable
1. Mss. 12824, f. 5 ; 39 ; 35-38- in-folio. Le reste de l'autographe est perdu. Ce
qui subsiste suffit à justifier notre date.
2. Avant-propos placé par Deforis en tête du sermon pour le Samedi-Saint
(1652). (Cf. p. 103, n. 3.)
3. Deforis : qui érigent.
POUR LE JOUR DE PAQUES. 495
par ces titres superbes de monuments et de mausolées. Que
nous profite, après tout, cette vaine pompe, si ce n'est que
le triomphe de la mort est plus glorieux, et les marques de
notre néant plus illustres ?
Il n'en est pas ainsi du sépulcre de mon Sauveur. La mort
a eu assez de pouvoir sur son divin corps. Elle l'a étendu sur
la terre sans mouvement et sans vie ; elle n'a pas pu le cor-
rompre ; et nous lui pouvons adresser aujourd'hui cette parole
que Job disait à la mer : « Tu iras jusque-là et ne passeras
pas plus outre ; » cette pierre donnera des bornes à ta furie ;
et, à ce tombeau, comme à un rempart invincible, seront enfm
rompus tous tes efforts : Usque hue venies, et non procèdes
amplius ; et hic confringes tumentes fliicttis tuos (").
C'est pourquoi Notre-Seigneur Jésus, après avoir subi
volontairement une mort infâme, il veut après cela « que son
sépulcre soit honorable, » comme dit le prophète Isaïe :
Erit sepulchj'um ejus gloriosum (^'). Il est situé au milieu d'un
jardin ; taillé tout nouvellement dans le roc. Et de plus il
veut qu'il soit vierge aussi bien que le ventre de sa Mère, et
que personne n'y ait été posé devant lui. Davantage, il
faut à son corps cent livres de baume des plus précieux, et
un linge très ^\\ et très blanc pour l'envelopper. Et après que
durant le cours de sa vie, il s'est « rassasié de douleurs et
d'opprobres, » Satnratics est (') opprobriis, nous dit le pro-
phète, vous diriez qu'il soit devenu délicat dans §a sépulture.
N'est-ce pas pour nous faire entendre qu'il se préparait un
lit plutôt qu'un sépulcre.'^ Il s'y est reposé doucement jus-
qu'à ce que l'heure de se lever fût venue ; mais tout d'un
coup il s'est éveillé, et se levant il vient éveiller la foi endor-
mie de ses Apôtres.
Aujourd'hui les trois pieuses Marie étant accourues dès
le grand matin pour chercher leur bon Maître dans ce lit tle
mort : « Que cherchez-vous ici } leur ont dit les Anges. X'ous
cherchez Jésus de Nazareth crucifié ; il n'y est plus ; il est
levé, il est ressuscité ; voyez le lieu où il était mis. v> C) jour
a. Job.^ XXXVIII, II. — M s. IUhc proa^rcdieris,... illuc um/rint^is... — b. Is.^
XI, 10.
I. Il y a dans le texte de Jc^réinie : Saturnhitur. (Thren., m, 30.)
496 POUR LE JOUR DE PAQUES.
de triomphe pour notre Sauveur ! ô jour de joie pour tous les
fidèles ! je vous adore de tout mon cœur, ô Jésus victorieux
de la mort ! Vraiment c'est aujourd'hui votre pâque, c'est-à-
dire votre passage, où vous passez de la mort à la vie ; faites-
nous la grâce, ô Sauveur J Ésus, que nous fassions notre pâque
avec vous, en passant à une sainte nouveauté de vie. Ce sera
le sujet de cet entretien.
O Marie, nous ne craindrons pas de nous adresser à vous
aujourd'hui. L'amertume de vos douleurs est changée en un
sentiment de joie ineffable. Vous avez déjà appris la nou-
velle que votre Fils bien-aimé a pris au tombeau une nouvelle
naissance, et vous n'avez point porté envie à son saint sépul-
cre de ce qu'il lui a servi de seconde mère ; au contraire,
vous n'avez pas eu moins de joie que vous en conçûtes lors-
que l'Ange vous vint annoncer qu'il naîtrait de vous, en
vous adressant ces paroles par lesquelles nous vous saluons :
Ave..,
C'est (') une doctrine excellente de saint Augustin, prise
des Écritures divines, que tout ce que Dieu opère dans
l'homme juste, depuis sa première entrée dans l'Église jus-
qu'à la résurrection générale, n'est que la suite et l'accom-
plissement du baptême, de sorte que la sainte nouveauté de
vie ('), qui se commence dans les eaux salutaires, n'aura sa
dernière perfection que dans cette journée bienheureuse en
laquelle {^) la mort étant surmontée, nos corps seront faits
semblables au corps glorieux de Notre-Seigneur Jésus-
Christ. Pour entendre cette doctrine, il faut nécessairement
remonter plus haut et reprendre la chose jusques dans sa
source.
L'homme dans la sainteté de son origine avait reçu de
Dieu ces trois dons : la justice, la paix, l'immortalité. Car
étant formé selon Dieu, il était juste ; régnant sur ses pas-
sions, il était paisible en lui-même ; mangeant le fruit de vie,
il était immortel. La raison s'étant révoltée contre Dieu, les
1. Mss. 12824, f. 39. (Cf. Lâchât, X. Se reporter de la p. 94 à la p. 138; et plus
loin, pour le i^"" point, à la page 481.)
2. Var. la sainte régénération.
3. Var. à laquelle.
POUR LE JOUR DE PAQUES. 497
passions lui refusèrent l'obéissance ; et, l'âme ne buvant plus
à cette source inépuisable de vie, devenue elle-même impuis-
sante, elle laissa aussi le corps sans vigueur ; c'est pourquoi(')
la mortalité s'en est incontinent emparée. Ainsi pour la ruine
totale de l'homme, le péché a détruit la justice, la convoitise
s'étant soulevée a troublé la paix, l'immortalité a cédé à la
nécessité de la mort. Voilà l'ouvrage de Satan, opposé à l'ou-
vrage de Dieu, Or le Fils de Dieu est venu « pour dissoudre
l'œuvre du diable, » nous dit-il lui-même dans son Evan-
gile (^). Il est venu « pour réformer l'homme selon le premier
dessein de son Créateur, » comme nous enseigne l'Apôtre (").
Et pour cela il est nécessaire que sa grâce nous restitue (^)
les premiers privilèges de notre nature. De là vient qu'il
nous appelle dans son Evangile à une bienheureuse nou-
veauté de vie, répandant en nos âmes son Saint-Esprit, par
lequel, dit l'apôtre saint Paul, « l'homme intérieur et spiri-
tuel est renouvelé de jour en jour : » Rcnovahiv de die in
diem (^). Remarquez ces paroles, « de jour en jour. » Elles
nous font connaître manifestement que Dieu, en renouve-
lant ses élus, ne veut pas qu'ils soient changés tout à coup,
mais qu'il ordonne certains progrès par lesquels ils s'avancent
de plus en plus à la perfection consommée. Il y a trois dons à
leur rendre; il y aura aussi trois différents âges par lesquels de
degré en degré « ils deviendront hommes faits, » comme dit
saint Paul ; in virum perfechuii ('). Et Dieu l'a arrêté de la
sorte afin de faire goûter à ses bien-aimés les opérations de
sa grâce les unes après les autres. De sorte que dans ce
monde il répare leur innocence, dans le ciel il leur donne la
paix, à la résurrection générale il ornera leurs corps d'immor-
talité. Par ces trois âges, les justes « arrivent à la [)lénitude de
Jésus-Christ, » ainsi que parle l'apôtre saint Paul : ///
mensitrain œtatis plenitudinis C/irisii(;'). Ea vie présente est
comme l'enfance, celle dont les saints jouissent au ciel
ressemble à la Heur de l'âge, après suivra la maturité dans la
a. Coioss., u\, 10. — b. II Cor., iv, 16. — c. Ephes., iv, 13. — </. Ibid.
1. Var. de 1;\ vient (|iie la mortalitt^..
2. C'est la r* Kpîtic de saint Jean ([ui contient ces mots : Ci liissoivat op^ni
liiaboli. {\Joan., ni, 8.) - Plus bas : Innovutur, pour : Renovaiur.
3. Var. lui restitue les picniitTh prix iK\^cs de sa nature. - Ktait (équivoque.
Sci iiioDs (le Hussuct,
498 POUR LE JOUR DE PAQUES.
dernière résurrection. Au reste cette vie n'a point de vieillesse,
parce qu'étant toute divine, elle n'est point sujette au déclin.
De là vient qu'elle n'a que trois âges, au lieu que (') notre vie
corruptible souffre la vicissitude de quatre différentes saisons.
Ce sont ces trois âges et ces trois dons pour lesquels le
Prophète- Roi chante à Dieu ces pieuses actions de grâces :
« Mon âme, dit-il, bénis le Seigneur, et que tout ce qui est
en moi célèbre la grandeur de son nom. C'est lui, dit-il, qui
pardonne tous tes péchés, c'est lui qui guérit toutes tes lan-
gueurs, c'est lui qui rachète ta vie de la mort (''). » Il par-
donne nos iniquités, quand il nous rend la justice en ce
monde ; il guérit nos langueurs, quand il éteint la convoitise
dans son Paradis ; il rachète notre vie de la mort, quand il
nous ressuscite à la fin des siècles. Et encore que ces opéra-
tions soient diverses, elles ne regardent toutefois que la même
fin, et ne s'emploient que dans le (') même œuvre. Car de
même que l'homme en croissant n'acquiert point une nouvelle
vie ni un nouvel être, mais s'avance à la perfection de celui
que (3) lui a donné la naissance : ainsi, soit que nos âmes
soient couronnées de la gloire de Dieu dans le ciel, soit
que nos corps ressuscites par son Esprit-Saint soient revêtus
de l'immortalité du Sauveur, ce n'est pas une nouvelle vie
que nous acquérons ; mais nous allons, selon l'ordre établi,
au dernier accomplissement de cette vie divine et surna-
turelle que nous avons commencée dans le saint baptême.
C'est là, fidèles, si nous l'entendons, cette nouveauté de vie
dont parle l'Apôtre ; c'est là la résurrection spirituelle du
chrétien à l'image de la résurrection de Notre-Seigneur.
Maintenant, ces vérités étant supposées, entrons dans la
proposition de notre sujet. Si la justice des chrétiens en ce
monde aussi bien que leur paix et leur immortalité au siècle
futur ne font qu'une même suite de vie, si d'ailleurs l'Apôtre
nous a enseigné que la résurrection de nos corps est la matu-
a. Ps., eu, I, 3, 4.
1. Édit. « Au lieu que celle de... » La vie de notre vie corruptible ! Ce gali-
matias est une fusion de la première rédaction avec la seconde : Bossuet avait
écrit d'abord : « Au lieu que celle que nous passons sur la terre souffre... »
2. Edit. « la même œuvre. » Bossuet l'avait ainsi écrit d'abord; mais il corrige.
3. Edit. qui lui a donné.
POUR LE JOUR DE PAQUES. 499
rite et la plénitude, il s'ensuit, comme je l'ai remarqué, que
la vie présente ressemble à l'enfance. C'est pourquoi l'Apôtre
saint Pierre nous dit que nous sommes des enfants nouvelle-
ment nés (''), d'où je forme ce raisonnement qui sera la base
de tout mon discours.
Tout ce que la nature donne à l'homme pendant le progrès
de la vie doit avoir son commencement dans l'enfance. Donc
si j'apprends de l'apôtre saint Pierre qu'à l'égard de la vie
divine qui nous est acquise par la résurrection de notre
Sauveur, notre pèlerinage mortel est comme l'enfance, il
faut que tous ces changements admirables qui nous rendent
conformes au Seigneur Jésus se commencent en nous dès ce
siècle. Or nous avons dit, et il est très vrai, que notre vie
nouvelle et la réparation de notre nature consiste à vaincre
ces trois furieux ennemis, que le diable nous a suscités, le
péché, la concupiscence et la mort, par ces trois divins dons
où la grâce nous rétablit, la justice, la paix et l'immortalité;
et partant, encore que ces trois choses ne s'accomplissent
pas ici-bas , il est clair qu'elles y doivent être du moins
ébauchées (').
Et voyez en effet, chrétiens, de quelle sorte et par quel
progrès Dieu avance en nous son ouvrage pendant notre
captivité dans ce corps mortel ('). Il ruine premièrement le
péché; la concupiscence y remue encore, mais elle y est for-
tement combattue et même glorieusement surmontée; pour
la mort, à la vérité, elle y exerce son empire sans résistance,
mais aussi l'immortalité nous est assurée. Le péché aboli fait
notre sanctification, la concupiscence combattue fait notre
exercice, l'immortalité assurée (') fait notre espérance. C'est
la vie du vrai chrétien ressuscité avec le Sauveur, i\uc je me
propose de vous représenter aujourd'hui avec l'assistance
divine. Jésus ressuscité, assistez-nous de voire r'sprit-Saint.
Et vous, ô fidèles, ouvrez vos cœurs à la voix de votre Maître;
et apprenant l'incomparable dignité de la vie nouvelle (juc
(r. I /\/r., U, 2.
I. l^'fir. être commenci5es,
2.Ju///. dans nos cori)s mortels.
3. ynr. promise.
500 POUR LE JOUR DE PAQUES.
Dieu vous donne par son Fils Ji<:sus-Ciirist, apprenez aussi
de l'Apôtre que, comme Ji-isus est ressuscité, ainsi devons-
nous marcher en nouveauté de vie.
Commençons à montrer la ruine du péché par la grâce de
la justice qui nous est donnée.
premier point.
Je tirerai (') mon raisonnement de deux excellents discours
de saint Augustin :1e premier c'est le Traité XIX sur saint
Jean ; le second c'est le Sei^mon X VIII des paroles de
[Apôtre. Ce grand homme, aux lieux allégués, distingue en
l'âme deux sortes de vie : l'une est celle qu'elle communique
au corps ; l'autre est celle dont elle vit elle-même. Comme
lame est la vie du corps, ce saint évêque enseigne que Dieu
est sa vie. Pénétrons, s'il vous plaît, sa pensée. L'âme ne
pourrait donner la vie à notre corps (^), si elle n'avait ces
trois qualités : il faut premièrement qu'elle soit plus noble,
car il est plus noble de donner que de recevoir ; il faut en
second lieu qu'elle lui soit unie, car notre vie ne peut point
être hors de nous ; il faut enfin qu'elle lui communique des
opérations que le corps ne puisse exercer sans elle, car la vie
consiste principalement dans l'action. Ces trois choses
paraissent clairement en nous : ce corps mortel, dans lequel
nous vivons, si vous le séparez de son âme, qu'est-ce autre
chose, qu'un tronc inutile et qu'une masse de boue 1 Mais
sitôt que l'âme lui est conjointe, il se remue, il voit, il entend,
il est capable de toutes les fonctions de la vie. Si je vous
fais voir maintenant que Dieu fait à l'égard de l'âme la
même chose que l'âme fait à l'égard du corps, vous avouerez
sans doute que tout ainsi que l'âme est la vie du corps, ainsi
Dieu est la vie de l'âme (3) ; et la proposition de saint
Augustin sera véritable. Voyons ce qui en est, et prou-
vons tout solidement par les Ecritures.
1. Ici, plus de manuscrit. Mais on trouvera dans la suite du discours des
preuves nombreuses et évidentes de l'unité de l'œuvre que nous reconstituons.
2. Edit. à nos corps. — Le reste de la phrase montre l'erreur.
3. Var, que Dieu est la vie de l'âme à aussi bon titre que l'âme elle-même est
la vie du corps.
POUR LE JOUR DE PAQUES. 50I
Et premièrement, que Dieu soit plus noble et plus émi-
nent que nos âmes, ce serait perdre le temps de vous
le prouver. Pour ce qui regarde l'union de Dieu avec nos
esprits, il y a non plus de lieu d'en douter, après que
l'Écriture a dit tant de fois que « Dieu viendrait en nous,
qu'il ferait sa demeure chez nous ("), que nous serions son
peuple et qu'il demeurerait en nous (^') ; » et ailleurs que
« qui adhère à Dieu est un même esprit avec lui (') ; » et
enfin que « la charité a été répandue en nos âmes par le
Saint-Esprit qu'on nous a donné ("'). » Tous ces témoigna-
ges sont clairs et n'ont pas besoin d'explication.
L'union de Dieu avec nos âmes étant établie, il reste donc
maintenant à considérer si l'âme par cette union avec Dieu
est élevée à quelque action de vie dont sa nature ne soit pas
capable par elle-même. Mais nous n'y trouverons point de
difficultés, si nous avons bien retenu les choses' qui ont déjà
été accordées. Suivez, s'il vous plaît, mon raisonnement :
vous verrez qu'il relève merveilleusement la dignité de la vie
chrétienne.
Il n'y a rien qui ne devienne plus parfait en s'imissaiit à
un être plus noble : par exemple, les corps les plus bruts re-
çoivent tout à coup un certain éclat, quand la lumière du soleil
s'y attache. Par conséquent il ne se peut faire que l'âme
s'unissant à ce premier Etre très parfait, très excellent et
très bon, elle n'en devienne meilleure. Et, d'autant que les
causes agissent selon la [perfection de leur être, qui ne voit
que l'âme étant meilleure, elle agira mieux ? Car dans cet
état d'union avec Dieu, que nous avons montré parles Iicri-
tures, sa vertu est fortifiée par la toute-puissante vertu de
Dieu qui s'unit à elle, de sorte qu'elle participe en quelcjuc
façon aux actions divines. C(;la est peut-être un peu relevé:
mais tâchons de le rendre sensible [)ar un exemple.
Considérez les corcU^s d'un instrument : trelles-mêmes
elles sont muettes et immobiles; sont-elles touchées d'une
main savante, elles reçoivent en elles la mesure et la cadence,
et même elles la portent aux autres. Cette mesure et celte
cadence, elles sont originairement dans l'esprit tlu m.iltre;
a.Joan., XIV, 23. — h. Trvit.^ XXVI, \i. c. I Cor., Vî. 7. — d. Rem., v. $.
502 POUR LE JOUR DE PAQUES.
mais il les fait en quelque sorte passer dans les cordes,
lorsque les touchant avec art, il les fait participer à son
action. Ainsi l'âme, si j'ose parler de la sorte, s'élevant à
cette justice, à cette sagesse, à cette infinie sainteté, qui n'est
autre chose que Dieu, touchée pour ainsi dire par l'Esprit de
Dieu, elle devient juste, elle devient sage, elle devient sainte;
et participant, selon sa portée, aux actions divines, elle agit
saintement, comme Dieu lui-même agit saintement. Elle croit
en Dieu, elle aime Dieu, elle espère en Dieu; et lorsqu'elle croit
en Dieu, qu'elle aime Dieu, qu'elle espère en Dieu, c'estDieu
qui fait en elle cette foi, cette espérance et ce saint amour.
C'est pourquoi l'Apôtre nous dit que « Dieu fait en nous le
vouloir et le faire (''), » c'est-à-dire, si nous le savons bien
comprendre, que nous ne faisons le bien que par l'action
qu'il nous donne, nous ne voulons le bien que par la volonté
qu'il opère en nous. Donc toutes les actions chrétiennes sont
des actions divines et surnaturelles, auxquelles l'âme ne
pourrait parvenir, n'était que Dieu s'unissant à elle les lui
communique par le Saint-Esprit, qui est répandu dans nos
cœurs. Davantage ('), ces actions que Dieu fait en nous, ce
sont aussi actions de vie, et même de vie éternelle. Par con-
séquent (') on ne peut nier que Dieu s'unissant à nos âmes,
mouvant ainsi nos âmes, ne soit véritablement la vie de nos
âmes. Et c'est là, si nous l'entendons, la nouveauté de vie (3)
dont parle l'Apôtre {^').
Passons outre {'^) maintenant, et disons : Si Dieu est notre
vie, parce qu'il agit en nous, parce qu'il nous fait vivre divi-
nement en nous rendant participant des actions divines, il
est absolument nécessaire qu'il détruise en nous le péché,
qui non seulement nous éloigne de Dieu, mais encore nous
fait vivre comme des bêtes, hors de {^) la conduite de la rai-
son. Et ainsi, chrétiens, élevons nos cœurs, et, puisque dans
a. Philip.^ II, 13. — b. Rom.^ vi, 4.
1. Édit. « De plus. » — Nous rétablissons la locution dont Bossuet se servait
à cette date.
2. Var. Ce qui étant posé, on ne peut nier...
3. Cf. le texte même du discours.
4. Bossuet disait plus souvent alors : plus outre. Est-ce une correction ?
5. Var, loin de.
POUR LE JOUR DE PAQUES. 5O3
cette bienheureuse nouveauté de vie nous devons vivre et
agir selon Dieu, rejetons loin de nous le péché, qui nous fait
vivre comme des bétes brutes, et aimons la justice de la
vertu, par laquelle nous sommes participants , comme dit
l'apôtre saint Pierre, de la nature divine ("). C'est à quoi nous
exhorte saint Paul, quand il dit : « Si nous vivons de l'esprit,
marchons en esprit : » Si spiritu vivùmis, spiritu et ambule-
mus (^')\ c'est-à-dire, si nous vivons d'une vie divine, faisons
des actions dignes d'une vie divine. Si l'Esprit de Dieu nous
anime, laissons la chair et ses convoitises, et vivons comme
animés de l'Esprit de Dieu, faisons des œuvres convenables
à l'Esprit de Dieu;et« comme Jésus-Christ est ressuscité par
la gloire du Père, ainsi marchons en nouveauté de vie ('). »
Regardons, avec l'apôtre saint Paul, Jésus ressuscité,
qui est la source de notre vie. Quel était le Sauveur Jésus
pendant le cours de sa vie mortelle ? Il était chargé des
péchés du monde, il s'était mis volontairement en la place
de tous les pécheurs pour lesquels il s'était constitué caution,
et dont il était convenu de subir les peines. C'est pour cela
que sa chair a été infirme ; pour cela il a langui sur la croix
parmi des douleurs incroyables ; pour cela il est cruellement
mort avec la perte de tout son sang. Dieu éternel ! (]u'il est
changé maintenant ! « Il est mort au péché, » dit l'Apôtre (').
c'est-à-dire qu'il a dépouillé toutes les faiblesses qui avaient
environné sa personne en qualité de caution des })écheurs.
« Il est mort au péché, et il vit à Dieu, » parce qu'il a com-
mencé une vie nouvelle, qui n'a plus rien de l'infirmité de la
chair, mais en laquelle reluit la gloire de Dieu : Oiiod autcm
vivity vivit Deo. « Ainsi estimez, continue l'Apôtre, vous qui
êtes ressuscites avec Jésus-Chris r, estimez que vous êtes
morts au péché, et vivants à Dieu par Notre-Seigneur Jésus-
Christ ("'), » et «comme Jésus-Christ est ressuscité par la
gloire du Père, marchons aussi dans une vif nouvelle (')• >
C'est à quoi nous oblige la résurrection de notre Sauveur,
et la doctrine du saint Évangile ; et ce que la doctrine
a. II Pctr., I, 4. — b. Galat., V, 25. — c. Rom., VI, lo. — d. Rom., M. 11 —
c. Ibiif., 4.
I. Nouvelle rcpiisc du texte tlu discours.
504 POUR LE JOUR DE PAQUES.
évangélique nous prêche, cela même est confirmé en nous
par le saint baptême.
De là était née cette belle cérémonie que l'on observait
dans l'ancienne Église au baptême des chrétiens : on les
plongeait entièrement dans les eaux, en invoquant sur eux
le saint nom de Dieu. Les spectateurs ('), qui voyaient les
nouveaux baptisés se noyer pour ainsi dire et se perdre dans
les ondes de ce bain salutaire, puis revenir aussitôt lavés de
cette fontaine très pure, se les représentaient en un moment
tout changés par la vertu occulte du Saint-Esprit, dont ces
eaux étaient animées; comme si, sortant de ce monde en même
temps (^) qu'ils disparaissaient à leur vue, ils fussent allés
mourir avec le Sauveur pour ressusciter avec lui selon la vie
nouvelle du christianisme. Telle était la cérémonie du bap-
tême à laquelle l'Apôtre regarde, lorsqu'il dit, dans le texte
que nous traitons {^), que nous sommes ensevelis avec Jésus-
Christ pour mourir avec lui dans le saint baptême, « afin
que, comme Jésus-Christ est ressuscité par la gloire du
Père, ainsi nous marchions en nouveauté de vie. » Il regardait
à cette cérémonie du baptême, qui se pratiquait sans doute (4)
du temps des Apôtres : or encore que le temps ait changé,
que la cérémonie ne soit plus )a même, la vertu du baptême
n'est point altérée, à cause qu'elle ne consiste pas tant
dans cet élément corruptible que dans la parole de Jésus-
Christ et dans l'invocation de la Trinité, et dans la com-
munication de l'Esprit de Dieu, sur lesquelles le temps ne
peut rien.
En effet, tout autant que nous sommes de baptisés, nous
sommes tous consacrés dans le saint baptême à la Trinité
très auguste, par la mort du péché et par la résurrection à la
vie nouvelle. C'est pourquoi nos péchés y sont abolis, et la
1. Var. Les fidèles.
2. Si on retrouve le ms. de ce premier point, il nous paraît probable qu'on lira
ici « à même temps, » plutôt que € en même temps. »
3. Voici un passage aussi formel qu'on pouvait le souhaiter pour établir que les
exordes et le corps du discours ne font qu'un. Nous en rencontrerons d'autres
encore.
4. C'est-à-dire : sans aucun doute. Aujourd'hui cette locution, dont le sens s'est
affaibli, avec beaucoup d'autres, n'exprime guère qu'une supposition.
POUR LE JOUR DE PAQUES. 505
nouveauté de vie y est commencée; et de là vient que nous
appelons le baptême le sacrement de régénération et de
renouvellement de l'homme parle Saint-Esprit : d'où je con-
clus que le dessein de Dieu est de détruire en nous le péché,
puisqu'il veut que la vie chrétienne commence par l'aboli-
tion {') de nos crimes; et ainsi il nous rend la justice que la
prévarication du premier père nous avait otée. Grâces à votre
bonté, ô grand Dieu, qui faites un si grand présent à vos ser-
viteurs « par Jésus-Christ le Juste, » qui, se chargeant de
nos péchés à la croix, par un divin échange nous a commu-
niqué sa juî.tice !
Mais ici peut-être vous m'objecterez que le péché n'est
point détruit, même dans les justes, puisque la foi catho-
lique professe qu'il n'y a aucun homme vivant qui ne soit
pécheur. Pour résoudre cette difficulté et connaître claire-
ment quelle est la justice que le Saint-Esprit nous rend en
ce monde, l'ordre de mon raisonnement m'oblige d'entrer
dans ma seconde partie, et de vous faire voir le combat du
fidèle contre la chair et ses convoitises. Je joindrai donc
cette seconde partie avec ce qui me reste à dire de la pre-
mière dans une même suite de discours. Je tacherai pourtant
de ne rien confondre; mais j'ai besoin que vous r(Miouv(*liez
vos attentions.
SECOND POINT.
La seconde partie de la vie chrétienne, c'est de combattre
la concupiscence, pour détruire en nous le péché. Or, (juand
je parle ici de concupiscence, n'entendez [)ar ce mot aucune
passion particulière, mais plutôt toutes les passions assem-
blées, que l'Écriture a coutume d'appeler d'un nom général
la concupiscence, et la chair. Mais définissons en uti mot la
concupiscence, et disons avec le grand Augustin : La concu-
piscence, c'est un attrait qui nous fait incliner {) à la créature
au préjudice du Créateur, (\\i\ nous pousse aux choses sen-
sibles au j:)réjudice des biens étc^rnels.
Qu'est-il nécessaire de vous dire rombi(»n cet attrait est
1. K/r. p.ir la rdmission.
2. /'//•. (|ni nous fait pcnclier .\ la rrraturo — (lui nous attire .\ la rrcalurc.
506 POUR LE JOUR DE PAQUES.
puissant en nous ? Chacun sait qu'il est né avec nous, et
qu'il nous est passé en nature. Voyez avant le christianisme
comme le vrai Dieu était méprisé par toute la terre ; voyez
depuis le christianisme combien peu de personnes goûtent
comme il faut les vérités célestes de l'Évangile : et vous ver-
rez que les choses divines nous touchent bien peu. Oui fait
cela, fidèles, si ce n'est que nous aimons les créatures désor-
donnément ? C'est pourquoi l'apôtre saint Paul dit : « La
chair convoite contre l'esprit, et l'esprit contre la chair (^). »
Et ailleurs : « Je me plais en la loi selon l'homme intérieur ;
mais je sens en moi-même une loi qui résiste à la loi de
l'esprit {^). » Voilà le combat. Que si l'Apôtre même ressent
cette guerre, qui ne voit que cette opiniâtre contrariété de
la convoitise répugnant au bien se rencontre même dans les
plus justes ?
Dieu éternel ! d'où vient ce désordre? Pourquoi cet attrait
du mal même dans les saints ? Car enfin ils se plaignent tous
généralement que dans le dessein qu'ils ont de s'unira Dieu
ils sentent une résistance continuelle. Grand Dieu, je recon-
nais vos desseins ; vous voulez que nous expérimentions en
nous-mêmes une répugnance éternelle à ce que votre loi si
juste et si sainte désire de nous, afin que nous sachions dis-
tinguer ce que nous faisons par nous-mêmes d'avec ce que
vous faites en nous par votre Esprit-Saint ; et que par
l'épreuve de notre impuissance nous apprenions à attribuer la
victoire, non point à nos propres forces, mais à votre bras et
à l'honneur de votre assistance. Et ainsi vous nous laissez
nos faiblesses afin de faire triompher votre grâce dans l'in-
firmité de notre nature. Par où vous voyez, chrétiens, que la
concupiscence combat dans les justes, mais que la grâce di-
vine surmonte. C'est la grâce qui oppose à l'attrait du mal
la chaste délectation des biens éternels, c'est-à-dire la charité
qui nous fait observer la loi, non point par la crainte de la
peine, mais par l'amour de la véritable justice ; et cette cha-
rité « est répandue en nos cœurs, » non par le libre arbitre
qui est né avec nous, mais « par le Saint-Esprit qui nous est
donné (^). »
a. Gai., V, 17. - d. Ro7n., vn, 22, 23. — c. Rom., V, 5.
POUR LE JOUR DE PAQUES. 507
La charité donc et la convoitise se font la guerre sans
aucune trêve ; à mesure que l'une croît, l'autre diminue. Il en
est comme d'une balance : autant que vous ôtez à la charité,
autant vous ajoutez de poids à la convoitise. Quand la cha-
rité surmonte, nous sommes libres de cette liberté dont parle
l'Apôtre, « par laquelle Jésus-Christ nous a affranchis ("). »
Nous sommes libres, dis-je, parce que nous agissons par
la charité, c'est-à-dire par une affection libérale. Mais notre
liberté n'est point achevée, parce que le règne de la charité
n'est pas accompli. La liberté sera entière, quand la paix
sera assurée, c'est-à-dire, au ciel. Cependant nous gémissons
ici-bas, parce que la paix de la charité que nous y avons
étant toujours mêlée avec la guerre de la convoitise, elle
n'est pas tant le calme de nos troubles que la consolation
de notre misère. Et en voici une belle raison de saint
Augustin.
La liberté n'est point parfaite, dit-il. et la paix n'est pas
assurée, parce que « la convoitise qui nous résiste ne peut
être combattue sans péril ; elle ne peut être aussi bridée
sans contrainte, ni par conséquent modérée (') sans inquié-
tude : » /lia quœ resistunt, periculoso dcbellcuitur pj'crlio ; et
illa quœ vicia sunt, nondiim secitro triin)ipJiantu7' otio ; scii
adhuc sollicito premuntur imperio ('). Et de là vient que
notre justice ici-bas, je parle encore avec le grand Augustin,
de là vient que <'< notre justice consiste plus en la rémission
des péchés qu'en la perfection des vertus : » Magis remis-
sione peccatorztm constat, qtiamperfectionc virtutiun ('). Certes,
je sais que ceux qui sont humbles goûteront cette doctrine
tout évangélique, qui est la base de riuiniilité chrétienne.
Mais si la vie des justes est accompagnée de péchés, com-
ment est-ce que ma proposition sera véritable, que Dieu
détruit le péché dans les justes, même en cette vie ? C'est,
s'il vous en souvient, ce que j'avais laissé à résoudre ; main-
tenant je vous dirai en un mot : J'avoue que les plus grands
saints sont pécheurs, et s'ils ne le reconnaissent humblement,
ils ne sont pas saints. Ils sont pécheurs, mais ils ne <v servent
a. G (liât., IV, 31.— b. DeCiv., XI\, xxvii. — f. Ihid.
I. Var. rciiie.
5o8 POUR LE JOUR DE PAQUES.
plus au péché : » ils ne sont pas entièrement exempts de
péché, mais ils sont délivrés de sa servitude. Il y a quelques
restes de péché en eux; mais le péché n'y règne plus, comme
dit l'Apôtre : « Que le péché ne règne plus en vos corps
mortels {") ; » et ainsi le péché n'y est pas éteint tout à fait,
mais le règne du péché y est abattu par le règne de la justice,
selon cette parole de l'Apôtre : « Étant libres du péché, vous
êtes faits soumis à la justice {^). »
Comment est-ce que le règne du péché est abattu dans les
justes ? Ecoutez l'apôtre saint Paul : Que le péché ne règne
plus en vos corps mortels, « pour obéir à ses convoitises. »
Vous voyez par là que le péché règne où les convoitises
sont obéies. Les uns leur lâchent la bride, et se laissant
emporter à leur brutale impétuosité, ils tombent dans ces
péchés qu'on nomme mortels, desquels l'Apôtre a dit que
« qui fait ces choses, il ne possédera point le royaume de
Dieu (^). » Les justes, au contraire, bien loin d'obéir à leurs
convoitises, ils leur résistent, ils leur font la guerre, ainsi que
je disais tout à l'heure. Et bien que la victoire leur demeure
par la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ, toutefois dans
un conflit si long, si opiniâtre, où les combattants sont aux
mains de si près, « en frappant ils sont frappés quelquefois : »
Pe7'cutiimts et percutimtir, dit saint Augustin {^) ; et le vic-
torieux ne sort point d'une mêlée si âpre et si rude sans
quelques blessures. C'est ce que nous appelons péchés véniels.
Parce que la justice est victorieuse, elle mérite le nom de
véritable justice ; parce qu'elle reçoit quelque atteinte qui
diminue de beaucoup son éclat, elle n'est point justice par-
faite. C'est autre chose d'avoir le bien accompli, autre chose
de ne se plaire point dans le mal. « Notre vue peut se déplaire
dans les ténèbres, encore qu'elle ne puisse pas s'arrêter dans
cette vive source de la lumière: » Poiest octilus nullis tenebris
delectari, quamvis nonpossitin fulgentissima luce defigi (^).
Si l'homme juste, résistant à la convoitise, tombe quelque-
fois dans le mal, du moins il a cet avantage qu'il ne s'y plaît
pas ; au contraire, il déplore sa servitude, il soupire ardem-
a. Rom., VI, 12. — b. Ibid., 18, — c. I Cor.^ vi, 9, 10. — d. Serm. CCCLI, n. 6.
— e. Au g., De Spù. et lit t., n. 66.
POUR LE JOUR DE PAQUES. 509
ment après cette bienheureuse liberté du ciel ; il dit avec
l'apôtre saint Paul : « Misérable homme que je suis, qui me
délivrera de ce corps de mort ('") ? » S'il tombe, il se relève
aussitôt ; s'il a quelques péchés, il a aussi la charité qui les
couvre : « La charité, dit l'apôtre saint Pierre, couvre la
multitude des péchés (^). »
Bien plus, ce grand Dieu tout-puissant fait éclater (') la
lumière même du sein des plus épaisses ténèbres, il fait
servir à la justice le péché même. Admirable économie de la
grâce. Oui les péchés mêmes, je l'oserai dire, dans lesquels
la fragilité humaine fait tomber le juste, si d'un côté ils di-
minuent la justice, ils l'augmentent et l'accroissent de l'autre.
Et comment cela? C'est qu'ils enflamment les saints désirs
de l'homme fidèle, c'est qu'en lui faisant connaître sa servi-
tude, ils lui font désirer bien plus ardemment les bienheureux
embrassements de son Dieu, dans lesquels il trouvera la
vraie liberté; c'est qu'ils lui font confesser sa propre faiblesse
et le besoin qu'il a de la grâce, dans un état d'un profond
anéantissement. Et d'autant que le plus juste c'est le plus
humble, le péché même en quelque sorte accroît la justice,
parce qu'il nous fonde de plus en plus dans l'humilité.
Vivons ainsi, fidèles, vivons ainsi ; faisons que notre fai-
blesse augmente l'honneur de notre victoire par la grâce de
Notre-Seigneur Jésus-Christ. Aimons cette justice divine
qui fait que le péché même nous tourne à bien : quand nous
voyons croître nos iniquités, songeons à nous enrichir par
les bonnes œuvres {'), afin de réparer notre perte. Le fidèle
qui vit de la sorte, expiant ses péchés jxar les aumônes, se
purifiant toute sa vie par la pénitence, par le sacrifice d'un
cœur contrit, par les œuvres de miséricorde, il ne détruit
pas seulement le règne du péché, comme je disais tout à
l'heure ; je (^) passe maintenant [)his outre, et je dis cju'il
a. AV///,, vn, 24. — â. I /V/r., IV, 8.
I Var. sait tirer.
2. Var. plus nous devons songer .\ en obtenir le pardon par les bonnes
œuvres.
3. Pfcinihc rédticiion t'J/iicée : {Q^esi ici que reprend actuellement le manuscrit.)
« Je passe plus outre maintenant et je dis avec l'admirable Docteur de I.» ^r.'icc
qu'il détruit entièrement le prclu', paire (prencore (pj'il fasse ipiclquos pt-i lu^'s
5IO POUR LE JOUR DE PAQUES.
détruit entièrement le péché, parce que, dit saint Augustin,
« comme notre vie n'est pas sans péché, aussi les remèdes
pour le purger ne nous manquent pas : » Siait peccata non
defuencni, ita ctiam remédia, quitus purgareitlur, ciffue-
runt (").
Enfin celui qui vit de la sorte, détestant les péchés mor-
tels, faisant toute sa vie pénitence pour les véniels, à la
manière que je viens de dire avec l'incomparable saint Au-
gustin, il méritera, dit le même Père — que nos nouveaux
réformateurs entendent ce mot (c'est dans cette belle épître
à Hilaire, où ce grand personnage combat l'orgueilleuse hé-
résie de Pelage, ennemi de la grâce de Jésus-Christ) : cet
humble défenseur de la grâce chrétienne se sert en ce lieu
du mot de mérite : était-ce pour enfler le libre arbitre ?
n'était-ce pas plutôt pour relever la dignité de la grâce et des
saints mouvements que Dieu fait en nous ? Quelle est donc
votre vanité et votre injustice, ô très charitables réforma-
teurs, de prêcher que nous ruinons la grâce de Dieu, parce
que nous nous servons du mot de mérite, si ce n'est peut-
être que vous vouliez dire que saint Augustin a détruit la
grâce, et que Calvin seul l'a bien établie ? — Pardonnez-moi
cette digression : je reviens à mon passage de saint Au-
gustin : un homme passant sa vie dans l'esprit de mortifica-
tion et de pénitence, « encore qu'il ne vive pas sans péché,
il méritera, dit saint Augustin, de sortir de ce monde sans
aucun péché : » Merebitur hinc exilée sine peccato, quamvis
a. Ad Hilar., ep. CLVU, n. 3.
{var. qu'il en fasse quelques-uns), les remèdes de les purger ne lui manquent
[pas] : Ei sicut isla tion defuerimt^ ita etiam remédia quitus purgarentur affue-
runt. Et enfin, évitant les péchés mortels, et faisant pénitence des véniels en la
manière que je viens de dire avec l'incomparable Augustin, il méritera, dit le
même Père, — que nos nouveaux réformateurs écoutent ce mot : l'humble Augustin
se sert du mot de mérite, écrivant contre les Pélagiens, qui étaient, comme chacun
sait, les ennemis de la grâce ; par conséquent il l'a employé non point pour
enfler le libre arbitre, mais pour relever la dignité de la grâce. Je dis ceci seule-
ment en passant afin que vous voyiez {var. afin de leur faire considérer) quelle
est leur vanité et leur injustice, lorsqu'ils disent que le mot de mérite ruine la
grâc'fe, puisque le grand Docteur de la grâce ne craint point de s'en servir en
un lieu où il ne traite que de la nécessité de la grâce. — Mais je reviens à mon
propos, et je dis qu'un homme vivant ainsi dans la pénitence, encore qu'il ne
vive pas exempt de péché, il méritera de sortir du monde sans aucun péché :
POUR LE JOUR DE PAQUES. 51 i
cum hic viveret habuerit nonnulla peccata ("). Et ainsi le
péché est détruit en nous à cause du mérite de la vraie foi
qui opère par la charité.
Il est donc vrai, fidèles, ce que j'ai dit, que même dans
cet exil, Dieu détruit le péché par sa grâce ; il est vrai qu'il
y surmonte la concupiscence ; et ainsi, par la miséricorde de
Dieu, je me suis déjà acquitté envers vous des deux pre-
mières parties de ma dette. Faites votre profit de cette
doctrine ; elle est haute, mais nécessaire. Je sais que les
humbles l'entendent ; peut-être ne plaira-t-elle pas aux su-
perbes. Les lâches sans doute seront fâchés qu'on leur parle
toujours de combattre. Mais pour vous, ô vrais chrétiens,
travaillez sans aucune relâche ('), puisque vous avez un en-
nemi en vous-mêmes, avec lequel si vous faites la paix en
ce monde, vous ne sauriez avoir la paix avec Dieu. Voyez
combien il est nécessaire de veiller toujours, de prier tou-
jours, de peur de tomber en tentation. Que si cette guerre
continuelle vous semble fâcheuse, consolez-vous par l'espé-
rance fidèle de la glorieuse résurrection, qui se commence
déjà en nos corps. C'est la troisième opération que le Saint-
Esprit exerce dans l'homme fidèle durant le pèlerinage de
cette vie ; et c'est aussi par où je m'en vais conclure.
TROISIÈME POINT (').
Si je vous dis aujourd'hui, chrétiens, que dans ce temps
de corruption et de mort Dieu commence déjà dans nos corps
a. Ad Hilar.y ubi supra.
Merebittir hinc exire sine peccato^ quanivis cum hic viveret habuerit nonnulla
Peccata. — Il est donc vrai, fidèles, (jue Dieu ruine le poché par la i^ràce, même
dans ce pèlerinage mortel ; il est vrai que, pour surmonter le péché, il surmonte
la convoitise. O fidèles, espérons bien du rétablissement de notre nature ; vous
voyez comme le Saint-Esprit la répare et la conduit iloucemont (lar divers
progrès à la nouveauté de vie qui lui est promise. Voil;\ déjà nos deux plus
grands ennemis, le péché et la convoitise, puissamment attaqués par la gri\cc ;
il faut voir maintenant la mort combattue par l'assurance ilc l'immorlalité glo-
rieuse dans la dernière résurrection ; c'est par où je m'en vais finir avec l'as^is-
' tance de notre 'SA\x\'Q\.\r.)> ( Troisihne point.)
1. Var. Travaillez, travaille/, chrétiens, puisque vous ave/ toujours .1 combattre
un ennemi qui vous touche de si jirès. — lùAuhe, féminin : t f . p. 352 et 3$().
2. Ce troisième point est tout entier dans ce ijui reste lUi manuscrit (12824,
f. 35). Il est inédit. La péroraison est passée matériellement dans le sermon de
Pâques, 1660.
512 POUR LE JOUR DE PAQUES.
l'ouvrage de leur bienheureuse immortalité, je vous dirai
une chose qui d'abord vous paraîtra incroyable, mais qui
néanmoins est très assurée ('). Oui, je ne craindrai point de
le dire, que pendant que ce corps mortel est accablé de lan-
gueurs et d'infirmité. Dieu le prépare à une consistance im-
muable ; pendant qu'il vieillit. Dieu le renouvelle ; pendant
qu'il est tous les jours exposé en proie aux maladies les plus
dangereuses et à une mort très certaine. Dieu travaille à sa
résurrection par son Esprit-Saint. Chrétiens, le pourriez-vous
croire que Dieu commençât dans ce monde à détruire la
mort en nos corps ? Oserons-nous bien espérer un si grand
bonheur ? Oui, certes, nous le devons espérer : il m'est très
facile de vous en convaincre, si vous rappelez erx votre pensée
les choses que nous avons déjà établies. Saint Augustin
nous a enseigné, et nous l'avons très solidement prouvé par
les Ecritures, que le Saint-Esprit a sa demeure dans l'âme
des justes à cause qu'il est leur vie (-). Souvenez- vous de ce
que nous avons dit là-dessus. Or je dis qu'en demeurant dans
l'âme il renouvelle le corps. Et comment ? Notre grand
Docteur nous l'expliquera par un raisonnement vraiment
chrétien, qu'il a tiré de l'apôtre saint Paul. « Celui-là, dit
saint Augustin, possède le tout, qui tient la partie domi-
nante : » Totum possidet, qui principale teiiet {^), « En toi,
poursuit ce grand personnage, la partie la plus noble, c'est-
à-dire l'âme, tient le premier lieu : » In te p7dncipatur quod
melius est ; et incontinent il conclut : Tenens Deus quod est
meliics, id est animam tuam, per ineliorem possidet et infe7'io-
re7n, id est corpus tuum : « Dieu tenant ce qu'il y a de meil-
leur, c'est-à-dire l'esprit, par le moyen du meilleur, il entre
en possession du moindre, » par le moyen du prince, il entre
en possession du sujet, « c'est-à-dire du corps. » C'est pour-
quoi l'Apôtre dit que nos corps sont les temples du Saint-
Esprit. Qui peut douter que le Saint-Esprit ne se mette en
a. Serin. ^ CLXI, n. 6.
1. Var. ne laisse pas d'être très assurée.
2. C'est le sujet du premier point. On rencontre ici une fois de plus la preuve
que tous ces lambeaux que nous rassemblons pour la première fois appartiennent
à la même œuvre. D'ailleurs ne venons-nous pas de rencontrer une première
rédaction autographe de la fin du second point?
POUR LE JOUR DE PAQUES. 513
possession de son temple ? Et s'il est vrai que nos corps
soient ses temples, il est donc en possession de nos corps.
Certainement il faut bien qu'il en soit le maître, puisqu'il les
emploie comme l'instrument par lequel l'âme met en pra-
tique les saintes volontés qu'il inspire. Qu'est-ce qui donne
l'aumône, si ce n'est la main ? Qu'est-ce qui confesse Jésus-
Christ, si ce n'est la bouche ? Qu'est-ce qui pleure les pé-
chés, si ce n'est les yeux? Qu'est-ce qui brûle du zèle de
Dieu, si ce n'est le cœur ? Tous nos membres en un mot,
dit saint Paul, sont des hosties vivantes de Dieu. Et partant
n'est-il pas clair que l'Esprit de Dieu se met en possession
de nos corps, puisqu'ils sont les instruments de ses grâces,
les temples où repose sa majesté, les hosties consacrées à sa
souveraine grandeur ?
Qu'inférerons-nous de cette doctrine ? La conséquence en
est bien évidente. Dieu habitant en nos âmes a pris posses-
sion de nos corps : par conséquent, ô mort, tu ne les lui
saurais enlever. Tu penses qu'ils sont ta proie, ce n'est qu'un
dépôt que l'on consigne en tes mains : tôt ou tard Dieu ren-
trera en son bien. Notre Sauveur dit dans son Évangile :
« Personne ne peut rien ôter des mains de mon Père ; »
Nemopotest rapere de manu Pair is["). Et en effet quelle vertu
assez grande pourrait faire lâcher la prise au Dieu tout-puis-
sant } Or sa main et « son doigt », c'est le Saint-Esprit. Va
si cet Esprit (') commence ici-bas de se mettre en p[osses-
sion]de nos corps, donc, ô profonds abîmes, et vous, flammes
dévorantes, et toi, terre, mère tout ensemble et sépulcre
commun de tous les mortels, vous rendrez, vous rendrez ces
corps que vous avez engloutis, et plutôt l'univers sera
renversé « qu'un seul de nos cheveux périsse ('). » L'Esprit
qui a animé Jésus-Christ, qui a ressuscité Jésus-Chkist
des morts, c'est le niéme qui nous anime, c'est le même, (jui
habite et qui vit en nous ; donc il exercera en nous les mêmes
opérations, donc par divers progrès, il nous rendra semblables
à Jésus-Christ.
Car remarquez cette belle théologie, comme Ir Mis de
a. Joan.^ X, 29. — b. Luc.^ XX l, 18.
I. Kir. a commencé d'occuper nos corps.
Sermons de Bossuet. 33
5 14 POUR LE JOUR DE PAQUES.
Dieu nous assure qu'il ne fait rien que ce qu'il voit faire à
son Père, ainsi le Saint-Esprit, « qui reçoit du Fils, » demeo
accipiet {^), qui procède de lui non moins que du Père, il le
regarde comme l'exemplaire de tous ses ouvrages ; tous
ceux dans lesquels il fait sa demeure, il ne les quitte pas
jusqu'à temps qu'il y ait formé Jésus-Christ, et qu'il en ait
fait ses images vivantes. C'est (') pourquoi l'Apôtre a dit ces
excellentes paroles : « Si Celui qui a ressuscité Jésus-Christ
habite en vous, il vivifiera vos corps mortels par la vertu de
son Esprit qui habite en vous ('''). »
Éveillons-nous donc, mortels misérables ; considérons la
grandeur de nos espérances. Ressusciter comme Jésus-
Christ, être semblable à Jésus-Christ, être glorieux comme
Jésus-Christ : Dieu éternel ! est-il rien de plus grand ? Hé !
ramperons-nous toujours sur la terre !
Remets en ton esprit, chrétien, les vérités chrétiennes et
évangéliques que tu as aujourd'hui entendues. Je t'ai montré
par les Écritures que tu n'es plus un homme charnel, mais
un homme céleste parla nouveauté de vie (^). Si tu es vérita-
blement chrétien, c'est Dieu même qui te meut, c'est lui
qui t'anime. Considère tant de grandes choses qui se font en
toi, et tant d'autres encore plus grandes qui s'y commencent.
Si Dieu est tout-puissant, il est très certain que tous les
ouvrages qu'il commencera auront un jour la dernière main.
Il commence ici-bas la justice en ruinant la tyrannie du
péché : et donc viendra le temps que la justice sera parfaite.
Ici il fait croître la charité par laquelle la convoitise est
diminuée tous les jours : un jour donc la convoitise seraéteinte
et la charité sera consommée. En combattant la concupis-
cence, il commence à établir nos cœurs dans la paix : nous
verrons donc enfin cette bienheureuse journée en laquelle
sans trouble, sans douleur, sans inquiétude, nous jouirons
éternellement avec Dieu d'une pleine paix. Cette pauvre
chair corruptible est déjà en quelque sorte vivifiée par le
a. Joan.^ xvi, 14. — b. Rom.^ Vlll, 11.
1. Var. C'est l'apôtre saint Paul qui le dit en ces excellentes paroles.
2. Encore une fois, toute la récapitulation qui suit aurait bien dû faire recon-
naître l'unité de l'œuvre.
POUR LE JOUR DE PAQUES. 5 I 5
Saint-Esprit : elle vivra entièrement d'une vie divine et par
conséquent immortelle. Toutes ces choses se commencent
en nous ; et d'autant qu'elles s'y commencent par l'Esprit de
Dieu, il n'y a aucune puissance en ce monde qui puisse empê-
cher le progrès de ce grand ouvrage. Nous seuls y pouvons
apporter obstacle, parce que notre consentement y est néces-
saire. Pour recevoir les bienfaits de Dieu, il faut que nous
nous plaisions dans ses volontés. Tout s'accomplira, si nous
le voulons : et nous ne le voulons pas ! Quelle fureur ! Quel
aveuglement !
Chrétien ('), dans ces saintes solennités, tu as bu à la fon-
taine de vie dans la source des sacrements. Tu as reçu la
grâce, je le veux croire ; tu as repris une vie nouvelle avec
Jésus-Christ. Cette vie nouvelle n'est que commencée ici-
bas, et quand elle sera consommée, elle aura tous ces admi-
rables effets que je te représentais tout à l'heure. Dans un
mois, dans dix jours, dans trois jours peut-être tes anciennes
habitudes se réveilleront. L'ivrognerie, l'impudicité, la ven-
geance te rappelleront à leurs faux plaisirs. Tu avais par-
donné une injure ; le venin de la haine reprendra ses forces.
Arrête, misérable. Considère : eh ! que de belles espérances
tu vas détruire, que de beaux commencements tu vas arrêter !
Si c'est une malice insupportable de déraciner la première
verdure des champs, parce qu'elle est l'espérance de nos
moissons ; si nous tenons à très grande injure que l'on arrache
dans nos jardins une jeune plante, parce qu'elle nous pro-
mettait (^) de beaux fruits, quelle est notre folie, quelle injure
nous faisons-nous à nous-mêmes, à l'Eglise, à l'Esprit de
Dieu, de chasser cet Esprit qui commençait en nous un si
grand ouvrage, de mépriser la grâce qui est une semence
1. Cette péroraison est entrée, sans aucune correction, dans le sermon tlu
Carême des Minimes. Il est bien certain que Bossuet ne l'a pas redite textuel-
lement. Dans le sermon du dimanche précédent, il avait fait entendre < une
forte réflexion sur les chan^^ements précipités de l'honneur... » i>iniiilcmcnt
indiquée au manuscrit (Édit. Cuvjiet., p. 144). Ici encore il aur.i modilié telle
pensée, ou telle expression. L'appel lati on y/<AVt-j, qu'il n'a pas remplacée, n'a pas
dû être employée à Paris.
2. Var. parce qu'elle devait .q)portcr de beaux fruits. - Les éditeurs, brouil-
lant ces variantes, impriment : « clic nous promettait d'ai)iiorter... >
5l6 POUR LE JOUR DE PAQUES.
d'immortalité, de perdre la vie nouvelle qui croissant tous les
jours, fût venue à cette perfection que je vous ai dite!
Par conséquent, mes frères, « comme Jésus-Christ est
ressuscité, ainsi marchons en nouveauté de vie. >> Puisque
nous sommes ici-bas, en cet exil du monde, parmi tant de
maux, songeons qu'il n'est rien de meilleur que cette belle,
cette illustre espérance que Dieu nous présente par Jésus-
Christ. Après avoir confessé nos péchés dans l'humilité de
la pénitence, cessons, cessons d'aimer ce que nous avons
détesté solennellement devant le ministre de la sainte
Église, en présence de Dieu et de ses saints anges. N'allons
point aux eaux infectées, après nous être lavés au sang de
Jésus. Après avoir « communiqué » à son divin corps, qui est
le crage de notre glorieuse résurrection, ne communiquons
point à Satan, ni à sa pompe, ni à ses œuvres. Que la joie
sainte de l'Esprit de Dieu surmonte la fausse joie de ce
monde.
Je me souviens ici, chrétiens, de la joie, de l'allégresse
divine et spirituelle qui était autrefois dans l'Eglise au saint
jour de Pâques. C'était vraiment une joie divine, une joie qui
honorait Jésus-Christ, parce qu'elle n'avait point d'autre
objet que la gloire de son triomphe. C'était pour cela que les
déserts les plus reculés et les solitudes les plus affreuses pre-
naient une face riante. Maintenant nous nous réjouissons, il
n'est que trop vrai ; mais ce n'est pas vous, mon Sauveur, qui
êtes la cause de notre joie. Nous nous réjouissons de ce qu'on
pourra faire bonne chère en toute licence : plus de jeûne,
plus d'austérités ! Si peu de soin que nous avons peut-être
apporté pendant le Carême à réparer les désordres de notre
vie ('), nous nous en relâcherons tout à fait. Le saint jour de
Pâques, destiné pour nous faire commencer une vie nouvelle
avec le Sauveur, va ramener sur la terre les pernicieuses
délices du siècle, si toutefois nous leur avons donné quelque
trêve, et ensevelira dans l'oubli la mortification et la péni-
tence ; tant la discipline est énervée parmi nous ! Nous
croyons avoir assez fait quand nous nous sommes acquittés
I, Var. de nos appétits. — C'était une seconde rédaction. Bossuet revient à
la première qu'il récrit.
POUR LE JOUR DE PAQUES. 517
pour la forme d'une confession telle quelle, et d'une commu-
nion qui peut être est un sacrilège. Mais quand même elle
serait sainte, comme je le veux présumer, vous n'avez fait
que la moitié de l'ouvrage.
Fidèles, je vous en avertis de la part de Dieu, la princi-
pale partie reste à faire, qui est d'amender votre mauvaise
vie, de corriger le dérèglement de vos mœurs, et de dé-
raciner ces habitudes invétérées qui vous sont comme passées
en nature. Si vous en avez été justifiés, j'avoue que vous
n'avez plus à craindre la damnation éternelle ; mais ne vous
imaginez pas pour cela être en sûreté. Craignez vos mau-
vaises inclinations ; craignez ces objets qui vous plaisent
trop ('), craignez ces dangereuses rencontres dans lesquelles
votre innocence a déjà tant de fois fait naufrage ; que votre
expérience vous fasse prudents, et vous oblige à une pré-
caution salutaire.
Car la pénitence a deux qualités qui sont toutes deux éga-
lement saintes et inviolables. Retenez ceci, s'il vous plaît :
la pénitence a deux qualités : elle est le remède pour le
passé ; elle est une précaution pour l'avenir. La disposition
pour la recevoir comme remède de nos désordres passés,
c'est la douleur des péchés que nous avons commis. La dis-
position pour la recevoir comme précaution de l'avenir, c'est
une crainte filiale des péchés que nous pouvons commettre,
et des occasions qui nous y entraînent. Gardons-nous bien,
fidèles, de violer la sainteté de la pénitence en l'une ou vn
l'autre de ses parties, de peur de faire injure à la grâce et
à la libéralité du Sauveur.
Par conséquent ne perdons jamais cette crainte respec-
tueuse qui est l'unique garde de l'innocence. Craignons de
perdre jivsus, qui nous a gagnés [)ar son sang. Partout où je
le vois il nous tend les bras, Ji'isus nous tend les bras à la
croix : Venez, dit-il, mourir avec moi. Ji'siis-Ciikist sortant
du tombeau, victorieux de la mort, il nous ttMul les bras :
Venez, dit-il, ressusciter avec m(M.Ji-:sus-CiiKisT à la dextre(')
1. V(ir. plus cju'il n'est ronvcnablc ?i un < hniii-n (|ui a participe' nu corps du
Sauveur.
2. /iV///. h la droite.
5i8
POUR LE JOUR DE PAQUES.
du Père nous tend les bras : Venez, dit-il, régner avec moi.
Vous serez, vous serez un jour tels que je suis en cette glo-
rieuse demeure ('). Vivez, consolez-vous, réjouissez-vous
dans cette espérance. Je suis heureux, je suis immortel :
soyez immortels à la grâce : vous obtiendrez enfin dans le
ciel le dernier accomplissement de la vie nouvelle, c'est-à-
dire la justice parfaite, la paix assurée, l'immortalité de lame
et du corps. Amen.
I. Jar. en ce séjour glorieux.
nxur
IVKP
i
^
i
i
i
SERMON POUR LA FETE de
L'ASCENSION 0,
prêché à Metz, devant la communauté de la Propa-
gation de la Foi, dont Bossuet était le Supérieur.
1654 (au plus tard).
mwwwwwwwww^ww^^www^
h
On ne peut hésiter pour la date de ce sermon qu'entre 1653 et 1654.
La seconde nous a paru la plus probable après une étude minutieuse
de récriture et de l'orthographe du manuscrit. Apparemment il ne
fut pas résumé à l'époque des sommaires ; mais l'auteur a marcjuc
d'un trait à la sanguine les principaux passages.
[£'.<; xô ÈJWTspov TOJ xaTaziTaji/aTO^]
'It|(joO(;, xaxà ttjv -râ;-.»^ MîX/'.jsoi/.
JÉSUS notre avant-coureur est
entré pour nous au-dedans du voile,
— c'est-à-dire au ciel, — fait pontife
éternellement selon l'ordre de Mcl-
chiscdcch.
{Hcbr.^ VI, 20.)
SI l'on voyait une telle magnificence, lorsque les consuls
et les dictateurs triomphaient des nations étrangères ;
si les arcs triomphaux portaient jusqu'aux nues le nom et
la gloire du victorieux ; s'il montait dans le Capitole au
milieu de la foule de ses citoyens, cpii faisaient retentir
leurs acclamations jusque devant les autels de leurs dieux ;
aujourd'hui que notre invincible Libérateur fait son entrée
au plus haut des cieux, enrichi des dépouilles de nos enne-
mis, quelle serait notre ingratitude, si nous n'accomj^agnions
son triomphe de pieux cantiques et de sincères actions de
grâces ! Certes, il est bien juste, ô Seigneur Ji':sus, que nous
assistions avec une sainte allégresse à la célébrité dt; votre
triomphe. Car encore que, sortant de ce monde, \ ous empor-
1. Mss. 12824, ^- '3^^- ï^etit in-f', sans marine ni |)a^ination.
2. A la pi. ire de ce texte ^rcc, les premiers éditeurs ont donnt' le latin : Prtr-
curso) pro fwbis introivif Jesus^ secundum ordincm .\tclchisedcih pontiftx fiutus
in çEtcrnn7)u
C20 POUR LE JOUR DE l'aSCENSION.
tiez avec vous toute notre joie, encore que cette solennité
regarde plus apparemment les saints anges, qui seront
dorénavant réjouis par l'honneur de votre bienheureuse pré-
sence, toutefois il est assuré que nous avons la plus grande
part en cette journée. Vos intérêts sont de telle sorte liés
avec ceux de notre nature, qu'il ne s'accomplit rien en votre
personne qui ne tourne à l'avantage du genre humain. Vous
ne montez au ciel que pour nous en ouvrir le passage : « Je
m'en vais, dites-vous, préparer vos places {''). » C'est pour-
quoi votre apôtre saint Paul ne craint pas de vous appeler
notre avant-coureur, et de dire que vous entrez pour nous
dans le ciel : tellement que si nous savons comprendre vos
intentions, vous ne frustrez aujourd'hui notre vue que pour
accroître notre espérance.
Et, en effet, considérons, mes très chères sœurs, quel est
le sujet de ce magnifique triomphe qui se fait aujourd'hui
dans le ciel : n'est-ce pas, qu'on y reçoit Jésus-Christ comme
un conquérant ? Mais c'est nous qui sommes sa conquête ;
et c'est de nos ennemis qu'il triomphe. Toute la cour céleste
accourt au-devant de Jésus, on publie ses louanges et ses
victoires ; on chante qu'il a brisé les fers des captifs, et que
son sang a délivré la race d'Adam éternellement condamnée.
Que si on honore sa qualité de Sauveur, eh ! quelle est donc
notre gloire, mes sœurs, puisque le salut et la délivrance des
hommes fait non seulement la fête des anges, mais encore le
triomphe du Fils de Dieu même.^ Réjouissons-nous, mortels
misérables, et ne respirons plus que les choses célestes. La
divinité de Jésus, toujours immuable dans sa grandeur, n'a
jamais été abaissée ; et par conséquent ce n'est pas la divinité
qui est aujourd'hui établie en gloire, car elle n'a jamais rien
perdu (') de sa dignité naturelle. Cette humanité qui a été
méprisée, qui a été traitée si indignement, c'est elle qui est
élevée aujourd'hui : et si Jésus est couronné en ce jour
illustre, c'est notre nature qui est couronnée ; c'est elle qui
est placée dans ce trône auguste devant lequel le ciel et la
terre se courbent. «Celui qui est descendu, dit saint Paul {^),
a.Joan.^ XIV, 2. — b. Ephes.^ iv, 10.
I. Var. Elle n'est jamais déchue.,,
POUR LE JOUR DE L ASCENSION. 52 I
c'est lui-même qui est monté : » celui qui était si petit sur la
terre, est infiniment relevé dans le ciel ; et par la puissance
de Dieu, sa grandeur est crue selon la mesure de sa bassesse.
Nous lisons au livre des Nombres, chapitre x. que, lors-
qu'on élevait l'arche d'alliance. Moïse disait : « Élevez-vous,
Seigneur, et que vos ennemis disparaissent, et que ceux qui
vous haïssent soient dissipés devant votre face; » et lorsque
les lévites la descendaient : « Venez, disait-il, ô Seigneur, à
la multitude de l'armée d'Israël. » Que signifiait cette arche,
sinon le Sauveur ? C'était par l'arche que Dieu rendait ses
oracles ; par l'arche il se faisait voir à son peuple ; l'arche
était ornée de deux chérubins sur lesquels il se reposait en
sa majesté. Et n'est-ce pas Jésus qui est l'interprète et
l'oracle du Père, parce qu'il est sa parole et son Fils ? n'est-
ce pas en la personne du Médiateur « que la divinité habite
corporellement, » comme dit l'apôtre saint Paul (''), et que
ce Dieu invisible en lui-même, en s'appropriant une chair
humaine, s'est vraiment rendu visible aux mortels ? Et ainsi
l'arche représentait au vieux peuple le Fils de Dieu fait
homme, qui est le prince du peuple nouveau : c'est lui en
effet qui est descendu, et c'est lui aussi qui est élevé. Ce
Dieu-Homme est descendu pour combattre : c'est pourquoi
Moïse disait : « Descendez, Seigneur, à l'armée. » Il monte
pour triompher; c'est pourquoi le même Moïse dit : « Elevez-
vous, Seigneur, et que vos ennemis fuient devant votre f^ice. »
Moïse prie le Dieu d'Israël de descendre à l'armée de son
peuple ; cela sent le travail du combat : mais en ce qu'il assure
qu'en s'élevant sa présence dissipera tous ses ennemis, qui
ne remarque la tranquillité du triomphe ? C'est ce que nous
voyons accompli en la personne de notre Sauveur. Jksus-
CiiRiST, dans l'infirmité de sa chair, au jour de sa Passion
douloureuse, a livré bataille à Satan et à ses anges rebelles,
qui étaient conjurés contre lui. Sans doute il est descendu
pour combattre, puisqu'il a combattu par sa mort : c'tîst
descendre infiniment à un Dieu, que de mourir cruellement
sur un bois infâme. Mais aujourd'hui ce même Jésus, après
son combat, montant à la droite du Père, met tous ses enne-
a. Coloss.y II, 9.
52 2 POUR LE JOUR DE L ASCENSION.
mis à ses pieds ; et à la vue d'une si grande puissance, « tout
i^enou se llcchit devant lui, comme dit l'Apôtre, dans le ciel,
sur la terre, et dans les enfers ("). » Chantons donc avec le
Psalmiste, et disons à notre Maître victorieux : « Elevez-
vous, Seigneur, au lieu de votre repos ; vous et l'arche que
vous vous êtes sanctifiée ('') ; » c'est-à-dire, vous et l'huma-
nité que vous vous êtes unie ; disons avec Moïse : « Élevez-
vous, Seigneur, et que vos ennemis disparaissent, et que
ceux qui vous haïssent soient dissipés devant votre face {'). »
Et certainement il est vrai que la magnificence de son triom-
phe dompte la fierté de ses adversaires, et rompt leurs
entreprises audacieuses. Les démons n'auraient point senti
leur déroute, s'ils n'avaient reconnu par expérience que
l'autorité souveraine avait été mise aux mains de celui dont
ils avaient méprisé la faiblesse : c'est pourquoi il était con-
venable qu'après être descendu pour combattre, il allât au
ciel recueillir la gloire que ses victoires lui avaient acquise.
Comme un prince qui a sur les bras une grande guerre contre
une nation éloignée, quitte pour un temps son royaume
pour aller combattre ses ennemis en leur propre terre ; puis,
l'expédition étant achevée, il rentre avec un superbe appareil
dans la ville capitale de son royaume, et orne toute sa suite
et ses chariots des dépouilles des peuples vaincus ; ainsi le
Fils de Dieu, notre roi, voulant renverser le règne du
diable, qui, par une insolente usurpation, s'était hautement
déclaré le prince du monde, est lui-même descendu en terre,
pour vaincre cet irréconciliable ennemi ; et l'ayant dépossédé
de son trône par des armes qui n'auraient rien eu que de faible,
SI elles avaient été employées par d'autres mains que celles
d'un Dieu, il ne restait plus autre chose à faire sinon qu'il
retournât triomphant au ciel, qui est le lieu de son origine,
et le siège principal de sa royauté. Vous voyez donc que
Jésus-Christ, comme roi, devait nécessairement remonter
au ciel.
Mais le Seigneur Jésus n'est pas seulement un roi puis-
sant et victorieux ; il est le grand sacrificateur du peuple
fidèle, et le pontife de la nouvelle alliance ; et de là vient
a. Philipp.^ II, 10. — ^. Ps.^ CXXXI, 8. — ç. Nîtm., x, 35.
POUR LE JOUR DE L ASCENSION. 523
qu'il nous est figuré dans les Écritures en la personne de
Melchisédech, qui était tout ensemble et roi et pontife. Or
cette qualité de pontife, qui est le principal ornement de notre
Sauveur en qualité d'homme, l'obligeait encore, plus que sa
royauté, à se rendre auprès de son Père pour y traiter les
affaires des hommes, desquels il est établi le Médiateur.
Et d'autant que le texte du saint Apôtre, que je me suis
proposé de vous expliquer, joint l'ascension de Jésus-Christ
dans les cieux avec la dignité de son sacerdoce, suivons
diligemment sa pensée, et proposons la doctrine toute
céleste qu'il étale avec une si divine éloquence dans l'in-
comparable Epître aux Hébreux. Mais, pour y procéder
dans un plus grand ordre, réduisons tout notre discours à
trois chefs.
Le pontife, ainsi que nous le verrons dans la suite, est le
député du peuple vers Dieu : en cette qualité il a trois fonc-
tions principales. Et premièrement il faut qu'il s'approche
de Dieu au nom du peuple qui lui est commis : secondement,
étant près de Dieu, il faut qu'il s'entremette et qu'il négocie
pour son peuple : et enfin, en troisième lieu, parce qu'étant
si proche de Dieu il devient une personne sacrée, il faut
qu'il consacre les autres en les bénissant. J'espère, avec l'as-
sistance divine, que la suite de mon discours vous fera mieux
comprendre ces trois fonctions : pour cette heure, je ne vous
demande autre chose sinon que vous reteniez ces trois mots :
« Le pontife, dit l'apôtre saint Paul (''), est établi près de
Dieu pour les hommes : » pour cela il faut qu'il s'approche,
il faut qu'il intercède, il faut qu'il bénisse. Car s'il ne s'ap-
prochait, il ne serait pas en état de traiter; et s'il n'intercédait,
il lui serait inutile de s'approcher ; et s'il ne bénissait, il ne
servirait rien au peuple de l'employer. Ainsi, en s'approchant,
il nous prépare les grâces ; en intercédant, il nous les obtient ;
en bénissant, il les épanche sur nous. Or ces fonctions sont
si excellentes, qu'aucune créature vivante n'est capable de
les exercer dans leur perfection. C'est Ji':sus, c'est Jr:sus qui
est l'unique et le véritable pontife : c'est lui seul qui ai)[)r(v
che de Dieu avec dignité, lui seul qui intercède avec fruit,
a, Hebr.^ v^ i,
524 POUR LE JOUR DE L ASCENSION.
lui seul qui bénit avec efficace. Ce sont de grandes choses
en peu de mots : attendez-en l'explication de l'Apôtre, dont
je ne ferai que suivre les raisonnements. Montrons, par cette
doctrine toute chrétienne, qu'il était nécessaire que notre
Sauveur, pour faire sa charge de grand Pontife, allât prendre
sa place auprès de son Père, à la droite de la majesté : faisons
voir incidemment à nos adversaires, qui veulent tirer ces
belles maximes à l'avantage de leur nouvelle doctrine, qu'ils
les ont très mal entendues, et que le véritable sens en est
dans l'Église. Seigneur Jésus, soyez avec nous.
PREMIER POINT.
La doctrine de l'Apôtre m'oblige à vous représenter la
structure du Tabernacle, qui était le temple portatif des Israé-
lites, et tout ensemble celle du temple auguste de Jérusalem,
que Salomon avait fait bâtir sur la forme du Tabernacle que
Dieu lui-même avait désigné à Moïse. Le temple donc et le
Tabernacle avaient deux parties : le devant du temple; l'autel
des sacrifices était au milieu, dont l'entrée était libre à tous
les enfants d'Israël ; là se faisaient les oblations, et toutes les
autres cérémonies qui regardaient le service divin : le lieu
saint, [où étaient] les tables, les pains de proposition, les
parfums, le chandelier d'or, [et où entraient] les enfants d'Aa-
ron et les lévites ('). Mais il y avait une autre partie plus
secrète et plus retirée, où était l'arche, et le propitiatoire qui
était la couverture de l'arche, et les chérubins d'or qui éten-
daient leurs ailes sur l'arche comme pour couvrir la majesté
du Dieu des armées, qui avait en ce temps choisi l'arche
pour sa demeure. Ce lieu auguste, si religieux et si vénérable,
consacré par une dévotion (-) plus particulière, s'appelait
l'Oracle ou le Sanctuaire, ou autrement le Lieu très saint et
le Saint des saints, selon la façon de parler des Hébreux.
De ce lieu, il était prononcé : Quiconque y entrera, il mourra
de mort. C'était le lieu secret et inaccessible, où on n'osait
pas même porter ses regards ; tant il était vénérable et ter-
I. Cette phrase est une addition, écrite en abrégé. Nous y laissons les verbes
ajoutés par Deforis, sans lesquels elle serait peu intelligible,
3. Var. par une religion très particulière.
POUR LE JOUR DE L ASCENSION. 525
rible : et c'est pourquoi, entre le Lieu saint et le Sanctuaire,
un grand voile parsemé de chérubins était étendu, qui couvrait
les mystères aux yeux du peuple, et leur apprenait à les
respecter d-ins une profonde humiliation. Telle était la forme
du temple où l'ancien peuple servait (') le Seigneur son
Dieu.
Que ce lieu avait de majesté, chrétiens ! et que c'est avec
beaucoup de raison que les plus grands monarques de l'Orient
l'ont honoré par leurs sacrifices, et ont donné tant de privi-
lèges illustres à ce temple et à ses ministres ! Mais il vous
paraîtra beaucoup plus auguste, si vous remarquez que cette
sainte maison était la seule dans tout l'univers que Dieu
avait choisie pour son domicile, et qu'il n'y avait que ce lieu
sur la terre où l'on fît le service du vrai Dieu vivant, et dans
lequel on lui consacrât des victimes. C'est ce qui a fait dire
aux anciens Hébreux, et après à quelques auteurs ecclésias-
tiques {'') que ce temple unique du peuple de Dieu était la
figure du monde. Car de même qu'il n'y a qu'un Dieu créa-
teur et un monde qui est l'ouvrage de sa sagesse et comme le
temple de sa majesté, où il est loué et servi par l'obéissance
de ses créatures; ainsi il n'y avait qu'un seul temple, qui repré-
sentait dans son unité le monde unique, qui a été fait ( ) par
le Dieu unique.
Selon cela, j'apprends de l'Apôtre (^) que cette partie du
temple de Salomon dans laquelle se faisait l'assemblée du
peuple nous figurait la terre, qui est la demeure des hommes,
et que ce lieu si secret, si impénétrable (^), oii était l'arche
du témoignage, « où Dieu, comme dit le Psalmiste ("), était
assis sur les chérubins, » représentait cette haute demeure
que l'Ecriture appelle « le ciel des cieux (^'), » où l'iùernel
se fait voir en sa gloire. C'est pourquoi et l'arche et le sanc-
a. Ps.y XCVlil, I. — />. Ibid.^ CXlll, 16.
1. Viir. adorait.
2. Phil., \\\^.^ de Sonui.^ \\ de MonarcJi. — S. llicron., l'.pist. ad Fi d> toi. —
Homil. iiiicr Opcr. S. Chrysosi. (Dcfoiis.)
3. Var. bâti.
4. Ms. « au IX"^^ de ri'".pîtie aux llcbicux. > C/ia/ntrc est sous-cnlcndu, sinon
oublié.
5. Var. si inaccessible.
r26 POUR LE JOUR DE LASCENSION.
tuairc, qui étaient honorés en ce temps-là, comme je l'ai dit,
de l.'i présence particulière de Dieu, étaient couverts d'un
voile mystérieux, pour nous faire entendre ce que dit l'Apô-
tre : que « Dieu habite une lumière inaccessible {"), » et que
l'essence divine est cachée par le voile d'un impénétrable
secret. Et d'autant que les hommes, parleurs péchés, s'étaient
exclus éternellement de la vue de Dieu, ce qui a fait dire si
souvent au vieux peuple : « Si nous voyons Dieu, nous mour-
rons f); » de là vient que l'entrée du sanctuaire était inter-
dite sous peine de mort à tous les enfants d'Israël, par une
espèce d'excommunication générale, qui représentait à ceux
qui étaient éclairés que, sans la grâce de notre Sauveur,
nonobstant les services, les victimes et les cérémonies de la
Loi, tous les hommes étaient excommuniés du vrai sanctuaire
du Dieu vivant, c'est-à-dire, de son royaume céleste. Et cette
interprétation, chrétiens, n'est pas une invention de l'esprit
humain : l'Apôtre nous l'enseigne en termes exprès, quand
il dit (aux Hébreux, chapitre ix) que, par cette rigoureuse
défense d'entrer et de regarder dans le sanctuaire, le Saint-
Esprit nous voulait montrer que le chemin des lieux saints
n'était point ouvert, tant que le premier tabernacle était en
état ('). » L'Apôtre veut nous apprendre que tant que ce
tabernacle sera en état, c'est-à-dire, tandis que l'on n'aura
point de meilleures hosties que les animaux égorgés, le che-
min des lieux saints, c'est-à-dire la porte du ciel, nous sera
fermé.
Mais, mes frères, réjouissons-nous : le sang de Notre-
Seigneur Jésus a levé cette excommunication de la Loi.
Ecoutez l'apôtre saint Paul, qui vous dit qu'il a pénétré au
dedans du voile {'^). Vous entendez maintenant, ce me semble,
ce que signifie le dedans du voile : il entend que Jésus est
monté dans le ciel, qu'il est entré en ce divin sanctuaire, et
que cette secrète et inaccessible demeure de Dieu, dont les
hommes étaient exclus pour jamais, a été ouverte à Jésus-
Christ homme, qui y a porté les prémices de notre nature.
Et voyez cette vérité figurée par une admirable cérémonie
de la Loi, que l'Apôtre nous explique mot à mot dans le
a. I Tim., VI, i6. — â. Judic.^ XIH, 22. — c. Hebf.^ IX, 8. — d. Hebr., vi, 19.
POUR LE JOUR DE L ASCENSION. 527
même chapitre neuvième aux Hébreux. Je vous prie, rendez-
vous attentifs, et écoutez la plus belle figure, la plus exacte,
la plus littérale, qui nous ait jamais été proposée.
Ce lieu si caché, si impénétrable, était ouvert une fois
l'année ; mais il n'était ouvert qu'un moment et à une seule
personne, qui était le grand sacrificateur. Car, d'autant que
la fonction du pontife, c'est de s'approcher de Dieu pour le
peuple, il semblait bien raisonnable, mes sœurs, que le
souverain prêtre de l'ancienne loi entrât quelquefois dans le
sanctuaire, où Dieu daignait bien habiter pour lors. Aussi
lui est-il ordonné, dans le Lévitique (''), d'entrer dans le Saint
des saints une fois l'année. Mais d'autant que le pontife des
Juifs était lui-même un homme pécheur ; avant que de s'ap-
procher de ce lieu, que Dieu avait rempli de sa gloire, il
fallait qu'il se purifiât par des sacrifices. Représentez-vous
toute cette cérémonie, qui est comme une histoire du Sau-
veur Jésus : figurez-vous que cet unique moment est venu,
où le pontife doit entrer dans le Saint des saints, qu'il ne
reverra plus de toute l'année, de peur qu'il ne meure : car
telle est la rigueur de la loi. Voyez-le dans le premier taber-
nacle, qui sacrifie deux victimes, pour ses péchés, et
pour les péchés du peuple qui l'environne ; considérez-le
faisant sa prière, et se préparant d'entrer en ce lieu terri-
ble {^). Après ces sacrifices offerts, lui reste-t-il encore
quelque chose à faire ; et ne peut-il pas désormais s'appro-
cher de l'arche ? Non, fidèles: s'il s'en approche ainsi, il est
mort ; la majesté de Dieu le fera périr. Comment donc ?
Remarquez ceci, je vous prie : qu'il prenne le sang de la
victime immolée, qu'il le porte avec lui devant Dieu dans le
sanctuaire, qu'il y trempe ses doigts, et Dieu le regardera
d'un bon œil ; ensuite il priera devant l'arche pour ses péchés
et pour ceux des Israélites, et sa prière sera agréable. Oui
ne voit ici, chrétiens, que ce n'est point par son propre mérite
que l'accès lui est donné dans le sanctuaire ? C'est le sang
delà victime immolée qui l'introduit et qui le fait agréer. Je
vous prie, voyez le mystère : l'hostie est offerte hors du
sanctuaire, mais son sang est porté dans le Saint des
a, Levit.^ xvi, 34. — b. Levit.^ xvi, i et seq.
r28 POUR LE JOUR DE l' ASCENSION.
saints ; par ce sang le pontife pénètre au dedans du voile,
par ce sang il approche de Dieu, parce sang ses prières sont
exaucées. ^Dites-moi, fidèles, quel est ce sang ? Le sang des
bctes brutes est-il capable de réconcilier l'homme ? notre
Dieu se plaît-il si fort dans le sang des animaux égorgés,
qu'il ne puisse souffrir son pontife devant sa face, s'il n'est,
pour ainsi dire, teint de ce sang ? A travers de ces ombres, ne
découvrez-vous pas le Seigneur Jésus qui, par son sang,
ouvre le sanctuaire éternel ? Mais il faut vous le faire toucher
du doio-t. Je vous demande quel est ce pontife dont la di-
gnité est si relevée, que lui seul peut {') entrer dans le sanc-
tuaire ; dont l'imperfection est si grande, qu'il n'y peut entrer
qu'une fois l'année, qu'il n'y peut introduire son peuple, et
qu'il n'y est lui-même introduit que par le sang d'un bouc ou
d'un veau? C'était les victimes que l'on offrait ('). Quelle est
la majesté de ce sanctuaire où on entre avec tant de céré-
monie ? mais quelle est l'imperfection de ce sanctuaire, dont
l'entrée, si sévèrement interdite, est ouverte enfin par ^le
sano- d'une bête sacrifiée ? Enfin quelle est la vertu et tout
ensemble l'imbécillité de ce sang qui donne la liberté d'ap-
procher de l'arche, mais qui ne la donne qu'au pontife
seul, qui ne la lui donne que pour un moment, et laisse
après cela l'entrée défendue par une loi éternelle et in-
violable ?
Dites-nous, ô Juifs aveugles, qui ne voulez pas croire au
Sauveur Jésus, d'où vient cet étrange assemblage d'une
dignité si auguste et d'une imperfection si visible : tout cela
ne vous prêche-t-il pas que ce sont des figures ? Parce que
vos cérémonies sont des ombres, elles ont de l'imperfection ;
et elles ont aussi de la dignité, à cause des mystères de Jésus
qu'elles représentent. Ce sang, ce pontife, ce Saint des saints,
ne vous crient-ils pas : Peuple, ce n'est pas ici ton pontife qui
t'introduira au vrai sanctuaire ; ce n'est pas ici le vrai sang
qui doit purger tes iniquités ; ce n'est pas ici ce grand sanc-
tuaire où repose la majesté du Dieu d'Israël : Dieu t'enverra
1. Edit. pût entrer. (Erreur de lecture : il y a bien peul, €zx\\. petist^ comme
dans peiist être ou peust estre^ à cette date.)
2. Phrase omise par les éditeurs.
POUR LE JOUR DE L ASCENSION. 529
un jour un pontife plus excellent, qui, par un meilleur sang,
t'ouvrira un sanctuaire bien plus auguste.
Admirez en effet, mes très chères sœurs, comme tant de
choses apparemment (') si enveloppées, et qui semblent si
contraires en elles-mêmes, cadrent et s'ajustent si proprement
au 'Sauveur Jksus. Le pontife offre son sacrifice hors du
sanctuaire, au milieu de l'assemblée de son peuple ; le sacri-
fice de la mort de Jésus se fait sur la terre au milieu des hom-
mes. Le pontife entre au dedans du voile, c'est-à-dire, dans
le Saint des saints ; Jésus, après son sanglant sacrifice,
pénètre au vrai Saint des saints, c'est-à-dire au ciel. Le
pontife n'offre qu'une fois l'année ce sacrifice qui découvre
le sanctuaire ; Jésus-Christ n'a offert qu'une fois ce sacri-
fice d'une vertu infinie, par lequel les cieux sont ouverts :
car, fidèles, qui ne sait que l'année, dans sa perfection accom-
plie, représente en abrégé l'étendue des siècles, puisqu'il est si
évident que les siècles ne sont que des années révolues ? Le
pontife ayant immolé sa victime sur l'autel du premier taber-
nacle porte son sang devant la face de Dieu dans son sanc-
tuaire, afin de l'apaiser sur son peuple ; Jésus, ayant immolé
sur la terre, n'accomplit-il pas ce mystère, montant aujour-
d'hui dans les cieux } Voyez comme il s'approche du trône
du Père, lui montrant ses blessures, toutes récentes, toutes
teintes et toutes vermeilles de ce divin sang, de ce sang de
la nouvelle alliance, versé pour la rémission de nos crimes :
n'est-ce pas là, mes frères, porter vraiment devant la face
de Dieu le sang de la victime innocente qui a été immolée
pour notre salut ? Ouvrez-vous donc, voile mystérieux ;
ouvrez-vous, sanctuaire éternel de la Trinité adorable : laissez
entrer Jésus-Christ mon pontife au plus intime secret du
Père. Car si le sang des veaux et des boucs rendait acces-
sible le Saint des saints, bien qu'une loi si rigoureuse en
fermât la porte ; le sang de l'Homme-Dieu, Jésus-Christ,
n'ouvrira-t-il pas le vrai sanctuaire 1 Et si le pontife du
Vieux Testament avait de si beaux privilèges, bien (ju'il ne
s'approchât de ce très saint lieu que « par un sang ciran-
I. lù/iL en apparence.
Sermons de Hossuct. 34
:^^0 POUR LE JOUR DE l'aSCENSION.
ger, » comme dii l'Apôtre ('^), c'est-à-dire, par le sang des
victimes ; quelle doit être la gloire de notre pontife «' qui se
présente à Dieu en son propre sang ('''), 1> per proprium san-
gïiuum. dit le même Apôtre ! Et si le pontife selon l'ordre
d'Aaron, qui était un homme pécheur, pénètre dans la partie
la plus sainte ; qu'y aura-t-il de si sacré dans les cieux, où
Jésus ne doive être introduit: Jésus, dis-je, ce pontife si
pur, si innocent, c^ui, étant seul agréable au Père, a été seul
établi sacrificateur selon l'ordre de Melchisédech (^) ?
Admirons donc maintenant, mes très chères sœurs, l'ex-
cellence de la religion chrétienne, par l'éminente dignité de
son sacerdoce. Le pontife du Vieux Testament, avant que
d'entrer dans le Saint des saints, offrait des sacrifices pour
ses péchés et pour les péchés de son peuple ; après, étant
au dedans du voile, il continuait la même prière pour ses
péchés et pour ceux des Israélites. Jésus-Christ, notre Sau-
veur, notre vrai pontife, étant la justice et la sainteté même,
n'a que faire de victime pour ses péchés ; mais au contraire
étant innocent et sans tache, il est lui-même une très digne
hostie pour l'expiation des péchés du monde. Si donc il
entre aujourd'hui dans le Saint des saints, c'est-à-dire, à la
droite du Père, il n'y entre pas pour lui-même ; ce n'est pas
pour lui-même qu'il y va prier. C'est pourquoi l'Apôtre dit
dans mon texte : « Jésus notre avant-coureur est entré pour
nous ; » il veut dire : Le pontife de la loi ancienne avait
besoin d'offrir pour lui-même, et d'entrer pour lui-même
dans le sanctuaire ; mais Jésus, notre vrai pontife, est entré
pour nous. Eh quoi donc! Jésus-Christ Notre-Seigneur
n'est-il pas monté dans le ciel pour y recevoir la couronne ?
comment donc n'y est-il pas entré pour lui-même? Et toute-
fois l'Apôtre nous dit: «Jésus, notre avant-coureur, est entré
pour nous. » Entendons son raisonnement, chrétiens. Jésus
n'avait que faire de sang pour entrer au ciel ; il était lui-même
du ciel, et le ciel lui était dû de droit naturel : et toutefois il
y est entré par son sang; il n'est monté au ciel qu'après qu'il
est mort sur la croix : ce n'est donc pas pour lui-même qu'il
a. Hebr.y IX, 25. — b. Ibid.^ 12. — Ms. in proprio sanguine. — c. Hebr.^ vu,
17,26.
POUR LE JOUR DE L ASCENSION. 53 1
y est entré de la sorte. C'était nous, c'était nous qui avions
besoin de sang pour entrer au ciel ; parce qu'étant pécheurs,
nous étions coupables de mort (') : notre sang était dû à la
rigueur de la vengeance (^) divine, si Jésus n'eût fait cet aima-
ble échange de son sang pour le nôtre, de sa vie pour la vie
des hommes. De là tant de sang répandu dans les sacrifices
des Israélites, pour nous signifier ce que dit l'Apôtre: que sans
« l'effusion du sang il n'y a point de rémission ("), » et ainsi
quand il entre au ciel par son sang, ce n'est pas pour lui, c'est
pour nous qu'il y entre ; c'est pour nous qu'il approche du
Père éternel. D'où nous voyons une autre différence notable
entre le sacrificateur du vieux peuple, et Jésus le pontife du
peuple nouveau. A la vérité le pontife pouvait entrer dans
le sanctuaire ; mais, outre qu'il en sortait aussitôt, il ne pou-
vait en ouvrir l'entrée à aucun du peuple : c'est à cause
qu'étant pécheur lui-même, il n'était souffert que par grâce
dans le Saint des saints ; et n'y étant souffert que par
grâce, il ne pouvait acquérir aucun droit au peuple. Mais
Jésus, qui a droit naturel d'entrer dans le ciel, y veut
encore entrer par son sang : [il a] le droit naturel et le
droit acquis (3) : le premier droit, il le réserve pour lui; il
entre, et il demeure éternellement : le second droit, il nous
le transfère. Avec lui, et par lui, nous pouvons entrer ; par
son sang, l'accès nous est libre au dedans du voile. De là
vient que l'Apôtre l'appelle notre avant-coureur : « Jésus,
dit-il, notre avant-coureur, est entré pour nous. »
Les évangélistes remarquent, qu'au moment que Jésus-
Christ expira, « ce voile dont je vous ai parlé tant de fois,
qui était entre le Lieu saint et le Lieu très saint, fut dé-
chiré entièrement et de haut en bas {^). » O merveilleuse
suite de nos mystères! Jésus-Christ étant mort, il n'y a
plus de voile. Le pontife le tirait pour entrer ; le sang de
a. Heâr.y IX, 22. — à. Matth.^ XXVll, 51 ; Marc, XV, 38; Luc, xxill, 45.
1. Coupables (Vun crime méritant la mort. Latinisme : rcus mortis.
2. Var. justice.
3. Cette petite phrase incomplète est une aiUliiion inlerlindaire. Hossuet a
pu suppléer d'autres expressions que celles que nous proposons, ou que celles
([ui ont ctc proposées par Deforis. Nous nous bDnions à ce qu'il y a d'indispen-
sable, et de plus simple.
532 POUR LE JOUR DE L* ASCENSION.
Jésus-Christ le déchire, il n'y en a plus désormais : le Saint
des iviiiits sera découvert ; de haut en bas le voile est rompu.
Et n'est-ce pas ce que dit l'Apôtre dans sa deuxième Épître
aux Corinthiens : « Il y avait un voile, dit-il, devant les yeux
du peuple charnel : pour nous qui sommes le peuple spiri-
tuel, nous contemplons à face découverte la gloire de
Dieu (') ? » Vous me direz peut-être que nous avons aussi
le voile de la foi qui nous couvre ; mais il m'est aisé de ré-
pondre. Il est vrai que nos yeux ne pénètrent pas encore au
dedans du voile ; mais notre espérance y pénètre, il n'y a
aucune obscurité qui l'arrête : elle va jusqu'au plus intime
secret de Dieu. Et pourquoi ? C'est parce qu'elle va après
Jésus-Christ, parce qu'elle le suit, qu'elle s'y attache.
L'Apôtre nous l'explique dans notre texte : « Tenons ferme,
dit-il (^'), mes chers frères, dans l'espérance que nous avons, qui
pénètre jusques au dedans du voile où Jésus, notre précur-
seur, est entré pour nous. » Ah ! nous n'avons point un
pontife qui ne puisse pas nous introduire dans le sanctuaire.
Comme Jésus y est entré, nous y entrerons.
Et toutefois, pour accomplir de point en point l'ancienne
figure, nous y entrerons tous, et il n'y aura que le pontife
qui y entrera. Dieu éternel ! qui entendra ce mystère ? Oui,
fidèles, je le dis encore une fois, il n'y a que Jésus-Christ
seul qui entre en {') la gloire. Ecoutez le Sauveur lui-même
(en saint Jean, chapitre m) : « Nul ne monte au ciel, nous
dit-il, excepté celui qui est descendu du ciel, le Fils de
l'homme qui est au ciel. » Nul ne monte au ciel, que celui
qui est descendu du ciel. Fidèles, sommes-nous descendus
du ciel ? et comment donc y monterons-nous ? Eh ! sommes-
nous encore excommuniés, comme si nous vivions sous la
Loi ? Non, certes, le grand pontife nous a absous : il a
voulu lui-même être rejeté, afin que par lui nous fussions
reçus. Nous monterons au ciel (") en Jésus-Christ et par
Jésus-Christ ; il est notre chef, nous sommes ses mem-
a. Il Cor., III, 15, 1 8. — â. Hebr., vi, 19, 20.
1. Edit. dans.
2. Var. Nous y monterons. — Modifié par suite de l'éloquente insertion :
« Eh ! sommes-nous encore excommuniés..? », introduite après coup entre les
lignes.
POUR LE JOUR DE L ASCENSION. 533
bres ; « nous sommes sa plénitude, » comme dit saint
Paul ('"): quand nous entrons au ciel, c'est Ji-:sus-Ciirist qui
entre, parce que ce sont ses membres qui entrent. « Celui
qui vaincra, dit Jésus-Christ lui-même (^'), je le ferai asseoir
dans mon trône. » Voyez que nous serons dans son trône ;
nous n'occuperons avec lui qu'une même place : nous serons
au ciel comme confondus avec Jésus-Christ ; et par un
merveilleux effet de la grâce, notre disette est la cause de
notre abondance : parce qu'il nous est sans comparaison plus
avantageux d'être considérés en Jésus-Christ seul, que si
nous l'étions en nous-mêmes. Par conséquent, mes sœurs,
aujourd'hui que Jésus-Christ approche du Père, croyons
que nous approchons en lui et par lui. C'est pour nous qu'il
ouvre le sanctuaire : c'est pour nous qu'il paraît devant Dieu.
Les pontifes de la loi ancienne étaient des hommes mortels :
la charge auguste du sacerdoce ne se conservait dans la fa-
mille d'Aaron que par la succession du vivant au mort. «Jésus
vivant éternellement, dit l'Apôtre {'), a un sacerdoce éter-
nel. » C'est pourquoi, dit le même saint Paul, « il peut toujours
sauver ceux qui s'approchent de Dieu par lui; il est toujours
vivant pour intercéder, » semper vivais ad intcrpcUanduni
pro nobis{^^)\ c'est notre seconde partie.
SECOND rOINT.
J'apprends de l'apôtre saint Paul (aux Hébreux, cha-
pitre v), que « tout pontife doit être tiré (') d'entre les
hommes; et qu'il est établi pour les hommes, en ce qui doit
être traité avec Dieu : » d'où il résulte que le pontife est
l'ambassadeur du peuple vers Dieu. Puis donc que Notre-
Seigneur Jésus est notre pontife, il s'ensuit qu'il est notre
ambassadeur. Admirons ici le bonheur des hommes, en ce
que notre prince même daigne bien être notre ambassadeur.
Or il est sans doute qu'étant notre ambassadeur auprès de
son Père, il fallait qu'il résidât près de sa personne; et cn-
a. Kphes., I, 23. — b. Apoc, ni, 21. — c. Htbr., vn, 24. — d. H(h., vn, 25.
I. Lâchât a lu ici : << trie d'entre les hommes. >> Celle interprétation, sans ôtre
absurde, doit, croyons-nous, être écartée. T/rr csi une Ici^on fort légitime, cor-
respondant au texte de saint Paul : c.v hoininihus assumpius.
534 POUR LE JOUR DE L ASCENSION.
suite qu'il y négociât nos affaires, qu'il lui portât toutes les
paroles de notre part, qu'il nous conciliât la bienveillance de
ce grand Dieu, et qu'il maintînt la bienheureuse alliance
qu'il lui a plu de faire avec nous : telle est la fonction d'un
ambassadeur. C'est pour cela que notre pontife ne cesse de
sc^lliciter son Père pour nous : il est toujours vivant pour
intercéder : et de là vient que l'Écriture lui donne cette ex-
cellente qualité de Médiateur, de laquelle il est nécessaire
que je tâche de vous faire comprendre la force.
Et premièrement il est manifeste que Jésus-Christ prie,
et que nous prions; que Jésus-Christ s'entremet pour nous,
et que nous nous entremettons les uns pour les autres à cause
de la charité fraternelle. Et d'autant que les saints sont nos
frères, cette charité sincère et indivisible qui les lie de com-
munion avec nous, les oblige de prier et d'intercéder pour
cette partie des fidèles qui combat en terre. Cette vérité
n'est point contestée : nos adversaires mêmes ne désavouent
point que les bienheureux ne prient Dieu pour nous. Cette
doctrine donc étant si constante, qu'a de particulier le Sei-
gneur Jésus pour lui donner singulièrement et par excellence
cette belle qualité de Médiateur.'^ Le mettrons-nous avec le
reste du peuple dans le nombre des suppliants.'^ Chrétiens,
entendons ce mystère. C'est autre chose de s'entremettre par
charité; autre chose d'être le Médiateur établi pour faire valoir
les prières, et donner du poids à l'entremise des autres.
Apportons un exemple familier. C'est autre chose de s'entre-
mettre près d'un monarque, et d'y rendre aux personnes que
nous chérissons les offices d'un bon ami; autre chose d'être
établi parle prince même pour lui rapporter toutes les requê-
tes, pour distribuer toutes les grâces, pour présenter tous ceux
qui viennent demander(') audience. Jésus est le Médiateur gé-
néral; nul n'est agréé s'il n'est présenté de sa main: si la prière
n'est faite en son nom, elle ne sera pas seulement ouïe (^) ;
nul bienfait n'est accordé que par lui. Et que pourrais-je vous
dire de ce saint pontife, par qui toutes les prières sont exau-
cées, par qui toutes les grâces sont entérinées, par qui toutes
1. Var. qui demandent.
2. Var. nulle prière ne peut être reçue, si elle n'est faite en son nom.
POUR LE JOUR DE L ASCENSION. 535
les offrandes sont bien reçues, par qui tous ceux qui veulent
s'approcher de Dieu sont très assurés d'être admis ? Quelle
dignité, chrétiens! De toutes les parties de la terre les vœux
viennent à Dieu par Jésus : tous ceux qui invoquent Dieu
comme il faut, l'invoquent au nom de ce grand pontife,
que Tertullien appelle fort bien Catholicum Patris sacerdo-
tem ("*), « le pontife universel établi de Dieu pour offrir les
vœux de toutes les créatures. » Non, ni les Patriarches, ni
les Prophètes, ni les Apôtres, ni les Martyrs, ni les Séra-
phins mêmes , tout brillants d'intelligence , tout brûlants
d'amour; ni la Reine de tous les esprits bienheureux, l'incom-
parable Marie, ne peuvent aborder du trône de Dieu, si
Jésus ne les introduit. Ils prient, nous n'en doutons pas, et
ils prient pour nous; mais ils prient comme nous au nom de
Jésus, et ils ne sont exaucés qu'en ce nom.
C'est pourquoi je ne craindrai pas d'assurer qu'encore que
l'Eglise de Dieu sur la terre et les esprits bienheureux dans
le ciel ne cessent jamais de prier, il n'y a que Jésus-Christ
seul qui soit exaucé; parce que tous les autres ne le sont qu'à
cause de lui. C'est, mes sœurs, pour cette raison que dans les
prières ecclésiastiques nous prions Dieu, au nom de Notre-
Seigneur Jésus-Christ, d'avoir pour agréables les oraisons
que les saints lui présentent pour nous.Si elles étaient valables
par elles-mêmes, quelle serait notre hardiesse de demander
qu'elles fussent reçues! Est-ce peut-être que nous espérons
que notre entremise les fera valoir.'^ D'où vient donc cette
façon de prier? Nous demandons les intercessions de nos
frères qui régnent avec Jésus-Christ, et en même temps
nous prions notre Dieu qu'il daigne écouter leurs prières :
prétendons-nous que nos oraisons donneront prix (') à celles
des saints? Qui le croirait ainsi, il (') entendrait mal l'intention
de l'Église. Elle prétend par là nous faire connaître que
lorsque nous implorons l'assistance des saints qui nous atten-
dent dans le paradis, c'est pour joindrez nos prièrcîs aux
leurs, c'est pour faire avec eux une même oraison et un
a. Advcrs. Marc/on.^ lib. iv, n. 2.
1. Kdif. donnent du prix.
2. Les éditeurs suppriment ce //, conforuie ;\ la syntaxe du temps.
536 POUR LE JOUR DE l'aSCENSION.
même chœur de musique, un même concert, comme nous
ne faisons qu'une même Églisfî. Et encore que nous sachions
que cette union soit très agréable (') à notre grand Dieu,
toutefois nous confessons, priant de la sorte, qu'elle ne lui
plaît qu'à cause de son cher Fils, que c'est le nom de Jésus qui
prie et qui donne accès, qui fléchit et qui persuade le Père.
Cela nous est exactement figuré aux quatrièmeetcinquième
chapitres de l'Apocalypse (") : là nous est représenté le trône
de Dieu, où est assis Celui qui vit aux siècles des siècles, et
autour les vingt-quatre vieillards qui, pour plusieurs raisons
qu'il serait trop long de déduire ici, signifient tous les esprits
bienheureux. « Chacun de ces vieillards porte en sa main une
fiole d'or pleine de parfums, qui sont les oraisons des saints, »
dit saint Jean, c'est-à-dire, des fidèles, selon la phrase de
l'Ecriture. Vous voyez donc, mes sœurs, que ce vénérable
sénat, qui environne le trône du Dieu vivant, a soin de lui
présenter nos prières ; ce n'est pas moi qui le dis; c'est saint
Jean. Mais n'est-ce point entreprendre, me dira-t-on, sur la
dignité de notre Sauveur? A Dieu ne plaise qu'il soit ainsi ?
Les vieillards environnent le trône; mais, devant le trône,
au milieu des vieillards, l'apôtre nous y représente « un
Agneau comme tué (^), devant lequel les vieillards se
prosternent (^).» Qui ne voit que cet Agneau c'est notre Sau-
veur? Il paraît comme tué, à cause des cicatrices de ses
blessures; et parce que sa mort est toujours présente devant
la face de Dieu : il est au milieu de tous ceux qui prient,
comme celui par lequel ils prient et qu'ils regardent tout en
priant : il est devant le trône, afin que nul n'approche que
par lui seul; il paraît entre Dieu et ses fidèles adorateurs,
comme le Médiateur de Dieu et des hommes, comme celui
qui doit recevoir les prières, qui les doit porter à Dieu dans
son trône. Ainsi les saints présentent nos oraisons , ils y
joignent les leurs, comme frères, comme membres du même
corps, mais le tout est offert au nom de Jésus.
a. Apoc, IV, 2 et seq.j v, 8. — b. Ibid., 6,
1. Subjonctif amené par le premier: attraction.
2. Var. comme mort. Dans sa préoccupation de traduire littéralement l'Écri-
ture, Bossuet avait d'abord risqué occis ^ qu'il efface.
POUR LE JOUR DE L ASCENSION. 537
Que reprendront nos adversaires dans cette doctrine?
n'est-elle pas également pieuse et indubitable ? Je sais qu'ils
nous diront que nous appelons les saints nos médiateurs :
et encore que je pusse (') répondre que le saint concile de
Trente ne se sert point de cette façon de parler, non plus
que l'Église dans ses prières publiques, je leur veux accorder
que nous les nommons ainsi quelquefois. Mais que je leur
demanderais volontiers, si la miséricorde divine en avait
amené ici quelques-uns, que je leur demanderais volontiers,
si c'est le nom ou la chose qui leur déplaît ! Pour ce qui est
de la doctrine, il est clair qu'étant telle que je l'ai proposée,
elle est au-dessus de toute censure. L'honneur demeure
entier à notre Sauveur. Il est le seul qui ait accès par lui-
même. Tous les autres, si saints qu'ils soient, ne peuvent rien
espérer que par lui. Et par là le titre de Médiateur lui convient
avec une prérogative si éminente, que qui voudrait l'attribuer
en ce sens à d'autres qu'à lui, il ne le pourrait pas sans blas-
phème. C'est aussi ce qui a fait dire à l'Apôtre : « Un Dieu,
un Médiateur de Dieu et des hommes (''). » Que si nos
adversaires se fâchent de ce que nous attribuons quelquefois
aux serviteurs de Notre- Seigneur Jésus-Christ un titre qui,
par notre propre confession, convient par excellence à notre
Sauveur, combien criminel serait leur chagrin si, ayant
approuvé la doctrine, qui ne peut être en effet combattue,
des mots les séparaient de leurs frères, et faisaient de l'Église
de notre Sauveur le théâtre de tant de guerres ! Qu'ils noUs
disent si ce nom de médiateur est plus incommunicable que
le nom de roi, que le nom de sacrificateur, que le nom de
Dieu. Et ne savent-ils pas que l'Écriture nous prêche, que
«nous sommes rois et pontifes {^') ? » Veulent-ils rom[)re
avec toute l'antiquité chrétienne, parce qu'elle a donné le
nom de pontifes et de sacrificatcuirs aux évêques et aux
ministres des choses sacrées ? Veulent-ils point se prendre à
Dieu même, qui appelle les hommes des dieux () ? Xe vous
emportez donc [)as contre nous avec le faste de votre nou-
velle réforme, comme si nous avions oublie la médiation dr.
a. I Tim.^ n, ^. — b. \ Pch., n, 9. — c. Ps., LXXXI, 6.
I. Jù/i/. c|iic je puisse.
538 rOUR LE JOUR DE LASCENSION.
Jésus qui fait toute notre espérance. Nous disons, et il est
1res certain, et vous-mêmes ne le pouvez nier, que les saints
s'entremettent pour nous par la charité fraternelle ; mais
comme ils ne s'entremettent que par le nom de Notre-
Seigneur, il est ridicule de dire qu'il en soit jaloux. C'est en
ce sens que nous les appelons quelquefois de ce titre de
médiateurs, à peu près de la même manière que les juges
sont appelés dieux («). Criez, déclamez tant qu'il vous plaira,
abusez le peuple par de faux prétextes, notre doctrine de-
meurera ferme : et notre Église, fondée sur la pierre, ne sera
jamais dissipée.
Pardonnez cette digression, mes très chères sœurs. Certes,
étant tombé sur cette matière, je n'ai pu m'empêcher de
répondre à une calomnie si intolérable, par laquelle on veut
faire croire que nous renonçons à l'unique consolation du
fidèle. Oui, notre unique consolation, c'est de savoir que le
Fils de Dieu prend nos intérêts auprès de son Père. Nous
ne craignons point d'être condamnés, ayant un si puissant
défenseur et un si divin avocat. Nous lisons avec une joie
incroyable ces pieuses paroles de l'apôtre saint Jean : « Nous
avons un avocat auprès du Père, Jésus-Christ le Juste Q. »
Nous entendons, par la grâce de Dieu, la force et l'énergie
de ce mot : nous savons que si l'ambassadeur négocie, si le
sacrificateur intercède, l'avocat presse, sollicite et convainc :
par où le disciple bien-aimé veut nous faire entendre que
Jésus ne prie pas seulement qu'on nous fasse miséricorde ;
mais qu'il prouve qu'il nous faut faire miséricorde. Et quelle
raison emploie-t-il, ce grand, ce charitable avocat ? Ils vous
devaient, mon Père, mais j'ai satisfait; j'ai rendu toute la
dette mienne, et je vous ai payé beaucoup plus que vous ne
pouviez exiger. Ils méritaient la mort, mais je l'ai soufferte
en leur place. Il montre ses plaies , et le Père, se ressouve-
nant de l'obéissance de ce cher Fils, s'attendrit sur lui, et
pour l'amour de lui regarde le genre humain en pitié. C'est
ainsi que plaide notre avocat. Car ne vous imaginez pas,
chrétiens, qu'il soit nécessaire qu'il parle pour se faire en-
tendre ; c'est assez qu'il se présente devant son Père avec ces
a. Ps., XLVI, 10. — â. I /oan., Il, i.
POUR LE JOUR DE L ASCENSION. 539
glorieux caractères : sitôt qu'il paraît seulement devant lui,
sa colère est aussitôt désarmée. C'est pourquoi l'apôtre saint
Paul parle ainsi aux Hébreux (chapitre ix) : « Jésus-Christ
est entré dans le Saint des saints ; afin, dit-il, de paraître
pour nous devant la face de Dieu (') : » Il veut dire : Ne
craignez point, mortels misérables; Jésus-Christ étant dans
le ciel, tout y sera décidé en votre faveur : la seule présence
de ce bien-aimé vous rend Dieu propice.
C'est ce que signifie cet Agneau de T Apocalypse dont je
vous parlais tout à l'heure, qui est devant le trône comme
tué. De ce trône, il est écrit en ce même lieu qu'il en sort
des foudres et des éclairs, et un effroyable tonnerre. Dieu
éternel! oserons-nous bien approcher? « Approchons, allons
au trône de grâce avec confiance ["), » comme dit l'Apôtre.
Ce trône, dont la majesté nous effraye ; voyez que l'Apôtre
l'appelle un trône de grâce : approchons et ne craignons pas.
Puisque l'Agneau est devant le trône, vivons en repos ; les
foudres ne viendront pas jusqu'à nous ; sa présence arrête
le cours de la vengeance divine, et change une fureur im-
placable en une éternelle miséricorde.
Combien donc était-il nécessaire que Jésus retournât a
son Père ! O confiance, ô consolation des fidèles ! qui me
donnera une foi assez vive pour dire généreusement avec
FApôtre : « Qui accusera les élus de Dieu {^') ? » Jésus-Ciîrist
est leur avocat et leur défenseur : « Un Dieu les justifie, qui
les osera condamner.'^ Jésus-Christ, qui est mort, voire
même qui est ressuscité, et de plus qui intercède pour nous,
ne suffit-il pas pour nous mettre à couvert ? Oui donc nous
pourra séparer de la charité de notre Sauveur (') ? » Que
reste-t-il après cela, chrétiens, sinon que nous nous rendions
dignes de si grands mystères, desquels nous sommes partici-
pants ? Puisque nous avons au ciel un si grand trésor,
élevons-y nos cœurs et nos espérances : c'est ma dernière
partie, que je tranche en un mot, parce que ce n'est que la
suite des deux précédentes.
a. IJebr., IV, 16. — b. Rom.^ vni, 33. — c. Ibid., 34, 35.
I. Toutes ces citations sont faites de mémoire, et il s'y j^lisse t|uel(iiies ren-
vois inexacts, que nous rectifions avec les anciens i5(liteurs. Ici l'auteur disait
ch. X, au lieu de : IX, 24. Plus haut : c/i. m, au lieu do : ! Joan., Ii, i.
540 POUR LE JOUR DE L ASCENSION.
troisiÎ':me point.
C'est de ce lieu, mes sœurs, que les bénédictions descen-
dent sur nous. Que je suis ravi d'aise quand je considère
Ji^sus-CiiRiST. notre grand sacrificateur, officiant devant cet
autel éternel où notre Dieu se fait adorer ! Tantôt il se tourne
à son Père pour lui parler de nos misères et de nos besoins ;
tantôt il se retourne sur nous, et il nous comble de grâces
par son seul regard. Notre pontife n'est pas seulement près
de Dieu pour lui porter nos vœux et nos oraisons, il y est
pour épancher sur nous les trésors célestes ; il a toujours les
mains pleines des offrandes que la terre envoie dans le ciel,
et des dons que le ciel verse sur la terre. C'est pourquoi
l'évangéliste saint Luc nous apprend qu'il est monté en nous
bénissant: « Élevant ses mains, dit-il (''), il les bénissait ; et,
pendant qu'il les bénissait, il était porté dans les cieux. » Ne
croyons donc pas, chrétiens, que l'absence de Notre-Seigneur
Jésus nous enlève ses bénédictions et ses grâces : il se retire
en nous bénissant : c'est-à-dire que, si nous le perdons de
corps, il demeure avec nous en esprit; il ne laisse pas de
veiller sur nous, et de nous enrichir par son abondance. De
là vient qu'il disait à ses saints apôtres (^) : « Si je ne m'en
retourne à mon Père, l'Esprit Paraclet ne descendra pas (') ; »
je réserve à vous départir ce grand don, quand je serai au
lieu de ma gloire. Et l'Évangéliste l'enseigne ainsi, quand il
dit: « L'Esprit n'était pas encore donné, parce que Jésus
n'était point encore glorifié ('). »
Donc, mes sœurs, entendons quel est le lieu d'où nous
viennent les grâces. Si la source de tous nos biens se trouve
en la terre, à la bonne heure, attachons-nous à la terre : que
si, au contraire, ce monde visible ne nous produit continuelle-
ment que des maux, si l'origine de notre bien, si le fondement
de notre espérance, si la cause unique de notre salut est au
a. Luc, XXIV, 50. — b. Joan., xvi, 7. — c. Ibid., vu, 39.
I. Édil. ne descendra plus. — Cette faute de lecture, amenée par un trait de
plume faussé, fait dire à Bossuet une chose assez étrange. Le divin Sauveur
aurait ainsi fait craindre une cessation de communication du Saint-Esprit, quand
celle-ci était encore à commencer.
pouK lp: jour de l ascension. 541
ciel, soyons éternellement enflammés de désirs célestes ; ne
respirons désormais que le ciel, «où Jésus, notre avant-coureur,
est entré pour nous ("*). » Certes il pouvait aller à son Père
sans rendre ses apôtres témoins de son ascension triomphan-
te : mais il lui plaît de les appeler, afin de leur apprendre à le
suivre. Non, mes sœurs, les saints disciples de notre Sauveur
ne sont point aujourd'hui assemblés pour être seulement
spectateurs : Jésus monte devant leurs yeux pour les inviter
à le suivre « Comme l'aigle, dit Moïse, qui provoque ses
petits à voler, et vole sur eux : » ainsi Notre-Seigneur Jésus-
Christ, cette aigle mystérieuse dont le vol est si ferme et si
haut, assemble ses disciples comme ses aiglons ; et, fendant
les airs devant eux, il les incite par son exemple à percer les
nues : Sicut aquila provocans ad volandum picllos suos, et S7iper
eos vo lit ans (''').
Courage donc, mes sœurs, suivons cette aigle divine qui
nous précède. Jésus-Christ ne vole pas seulement devant
nous ; il nous prend, il nous élève et il nous soutient : « il
étend ses ailes sur nous, et nous porte sur ses épaules : »
Expandit alas suas atque portavit eos in hunier is suis ('). Et
partant, que la terre ne nous tienne plus; rompons les chaînes
qui nous attachent ; et jouissons, par un vol généreux, de la
bienheureuse liberté à laquelle nos âmes soupirent. Pourquoi
nous arrêtons-nous sur la terre ? Notre chef est au ciel ; lui
voulons-nous arracher ses membres ^. Notre autel est au ciel,
notre pontife est à la droite de Dieu ; c'est là donc que nos
sacrifices doivent être offerts, c'est là qu'il nous faut chercher
le vrai exercice de la religion chrétienne. Les philosophes du
monde ont bien reconnu que notre repos ne pouvait pas être
ici-bas. Maintenant que nous avons été élevés parmi des
mystères si hauts, quelle est notre brutalité, si nous scrxons
dorénavant aux désirs terrestres, après que nous sommes
incorporés à ce saint pontife « qui a [)énétrc pour nous au
dedans du voile, jusqu'à la partie la plus secrète du Saint
des saints ('') ?» J'avoue que Jésus excuse nos fautes, parce
qu'il est notre pontife et notre avocat ; mais combien serait
a. Hebr., VI, 20. h. Pri/f., \XXIf, 11. - c lf>i<f. — d. ftcbr., FX, 12.
542 POUR LE JOUR DE L ASCENSION.
détestable notre ingratitude, si la bonté inestimable de notre
S[aiivcur] lâchait la bride à nos convoitises ! Loin de nous
une si honteuse pensée! Mais plutôt, renonçant aux désirs
charnels, rendons-nous dignes de l'honneur que Jésus nous
fait de traiter nos affaires auprès de son Père ; et vivons
comme il est convenable à ceux pour lesquels le Fils de Dieu
intercède ('). Considérons que par le sang de notre pontife nous
sommes nous-mêmes, comme dit saint Pierre, « les sacrifica-
teurs du Très- Haut, offrant des victimes spirituelles, agréa-
bles par Jésus-Christ ('*); » et puisqu'il a plu à notre Sauveur
de nous faire participants de son sacerdoce, soyons saints
comme notre pontife est saint. Car si dans le Vieux Testa-
ment celui qui violait la dignité du pontife par quelque
espèce d'irrévérence était si rigoureusement châtié, quel sera
le supplice de ceux qui mépriseront l'autorité de ce grand
pontife auquel Dieu a dit : « Vous êtes mon Fils, je vous ai
engendré aujourd'hui (^) ! »
Par conséquent, mes sœurs, obéissons fidèlement à notre
pontife ; et après tant de grâces reçues, comprenons ce que
dit saint Paul : qu'il sera horrible de tomber aux mains du
Dieu vivant (^), lorsque sa bonté méprisée se sera tournée en
fureur. Songeons que Jésus-Christ est notre Médiateur et
notre avocat, mais n'oublions pas qu'il est notre juge. C'est
de quoi les anges nous avertissent quand ils parlent ainsi aux
apôtres : « Hommes galiléens, que regardez-vous ? Ce Jésus
que vous avez vu monter dans le ciel, reviendra un jour de la
même sorte ('^). » Joignons ensemble ces deux pensées : celui
qui est monté pour intercéder, doit descendre à la fin pour
juger ; et son jugement sera d'autant plus sévère que sa
miséricorde a été plus grande. Ne dédaignons donc pas la
bonté de Dieu, qui nous attend à repentance depuis long-
temps : dépouillons les convoitises charnelles, et nourrissons
nos âmes de pensées célestes. Eh Dieu ! qu'y a-t-il pour nous
sur la terre, puisque notre pontife nous ouvre le ciel ? Notre
avocat, notre Médiateur, notre chef, notre intercesseur est
a. I Pefr., il, 5. — d. Ps., il, 7. — c. Hebr,, x, 31. — d. Act, l, 11.
I. Var. prie.
POUR LE lOUR DE L ASCENSION.
54,
au ciel ; notre joie, notre amour et notre espérance, notre
héritage, notre pays, notre domicile est au ciel ; notre cou-
ronne et le lieu de notre repos est au ciel: où Jésus-Christ,
notre avant-coureur, entré pour nous dans le Saint des saints
avec le Père et le Saint-Esprit, vit et règne aux siècles
des siècles. A^nen,
-■1 : \H*
%
PENTECOTE: «LITTERAOCCIDITC)...»
1654.
Il ii'v a îjucrc d.ins tous les manuscrits de Bossuet d'échcveau
plus cinbiouillc que celui-ci. On trouve jusqu a trois rédactions de
l'exposition du sujet et du commencement de la preuve. L'une d'elles,
c|ui diffère des autres par l'écriture et l'orthographe, est une reprise
postérieure : nous la renverrons à sa date, c'est-à-dire à l'année
suivante.
Restent les deux autres, qui sont contemporaines. Et ce n'est pas
encore petit embarras que de les démêler. Une pagination, du temps
des sommaires, assigne aux feuilles un certain ordre, dont il faut
tenir compte. Deforis n'a pas cru toutefois devoir s'y attacher. Il y
avait en effet de grandes difficultés, du moins en apparence. Ainsi
une phrase dont le commencement se lit au bas de la page i6, s'achève
p. 25 : «... après qu'il s'est beaucoup tourmenté à traîner ses mem-
bres appesantis avec une extrême contention, il retombe, etc. » Pour
se tirer de peine, Deforis a refait la pagination à sa mode ; et tous
les éditeurs, à son exemple, ont tenu celle de Bossuet pour non
avenue.
Ils se trompent, comme bien on pense : et ainsi ils font tomber
l'orateur dans des redites, qu'il avait pris soin d'éviter. Un petit renvoi
au milieu de la p, 16 donne la clef de tout cet enchevêtrement. Par
là l'auteur s'était lui-même averti de substituer les p. 17-20 (in-4°) à
la première rédaction in-f° (p. 16, fin ; 25, 26). La suite de la nou-
velle rédaction (20-25) forme le corps du 2^ point. La conclusion
(27-28) est restée telle qu'elle était sortie de l'ébauche primitive.Dans
le sommaire, où Bossuet relève principalement les idées, il ne dédai-
gne pas plus la dissertation première que le corps du discours pro-
prement dit. Voici ce sommaire :
Sommaire : Pentecôte : Littera occidit (f).
Langues de feu. Évangile en toutes langues (p. 6, 11;.
Corruption universelle de la nature,prouvée par l'idolâtrie (p. 14, 1 5).
Méchants ne sentent pas la convoitise. Comparaison (p. 16).
Amis de la loi, esclaves de la loi (p. 21).
Crainte, loi des esclaves, ne change pas le cœur (p. 24). La loi au
dedans, c'est la charité, loi vivante (p. 24).
Effet de la loi (p. 25) ; comment elle tue : en deux façons : 1° elle
ajoute la transgression ; désobéissance formelle ; 2° Nitimur in vêti-
tum (p. 25, 26).
Obligation d'aimer (p. 27, 28).
1. Mss, 12824, f. 148-165. — Prêché à Metz, probablement à la cathédrale.
2. Les quatre premières pages résumées sont le nouvel exorde pour l'année
suivante. Le sommaire sera joint au texte (année 1655).
POUR LE JOUR DE LA PENTECOTE. 545
Littera occidit; spiriUis autan vivi-
ficat.
La lettre tue, mais l'esprit vivifie.
(II Cor.^ III, 6.)
A LA vérité ('), le sang du Sauveur nous avait réconci-
liés à notre grand Dieu par une alliance perpétuelle ;
mais il ne suffisait pas pour notre salut que cette alliance
eût été conclue, si ensuite elle n'eût été publiée. C'est pour-
quoi Dieu a choisi ce jour, où les Israélites étaient assemblés
par une solennelle convocation, pour y faire publier haute-
ment le traité de la nouvelle alliance qu'il lui plaît contracter
avec nous ; et c'est ce que nous montrent ces langues de feu
qui tombent d'en haut sur les saints apôtres. Car d'autant
I. Page 9 du manuscrit, à la suite de la nouvelle rédaction du second exorde :
Entrons iV abord en notre matière..^ et d'un nouveau début pour le premier point.
Voici la première rédaction : « To Ypà;j.;j.a à/roy.Tsîvsi, tô oà TivsOaa ^o>oro'.i"î. — La
lettre tue, mais l'esprit vivifie. (II Cor.^ m, 6.) — [P. 5] Si vous me demandez, chré-
tiens, pour quelle cause la Pentecôte, qui était une fête {var. cérémonie) du peuple
ancien, est devenue une solennité du peuple nouveau, et d'où vient que depuis
le levant jusqu'au couchant tous les fidèles s'en réjouissent non moins que de
la sainte Nativité ou de la glorieuse Résurrection de notre Sauveur, je vous en
dirai la raison, avec l'assistance de cet Esprit-Saint qui a rempli en ce jour Tâme
des apôtres. C'est aiijourd'hui que notre Église a pris sa naissance ; aujourd'hui,
parla prédication du saint Évangile, la gloire et la doctrine de Jésus-Christ ont
commencé d'éclairer le monde {var. d'éclater au monde) ; aujourd'hui la loi mo-
saïque, donnée autrefois avec tant de pompe, est abolie par une loi plus auguste;
et, les sacrifices des animaux étant rejetés, le Saint-Esprit envoyé d'en haut iyar.
descendu du ciel) se fait lui-même des hosties raisonnables et des sacrifices vi-
vants des cœurs des disciples. Les Juifs offraient autrefois à Dieu, à la Pente-
côte, les prémices de leurs moissons : aujourd'hui Dieu se consacre lui-même
par son Saint-Esprit les prémices du christianisme, c'est-à-dire les premiers
fruits du sang de son Fils, et rend les commencements de l'Église illustres par
des signes si admirables que tous les spectateurs en sont étonnés. Par consé-
quent, mes frères, avec quelle joie devons-nous célébrer ce saint jour ! Et si
aujourd'hui les premiers chrétiens paraissent si visiblement échauft'cs de l'Esprit
de Dieu, n'est-il pas raisonnable que nous montrions par une sainte et divine
ardeur que nous sommes leurs descendants ? Mais afin que vous pénétriez plus
à fond quelle est la fête que nous célébrons, suivez, s'il vous plaît, ce raisonne-
ment.
A la vérité, le sang du Sauveur nous avait réconciliés i\ notre grand Dieu par
une alliance perpétuelle ; mais il ne suffisait pas pour notre salut que celte
alliance eût été conclue, si ensuite elle n'eût été publiée. C'est pourquoi Dieu a
choisi ce jour où les Israélites étaient assemblés par une solennelle convocation,
pour y faire publier hautement le traité de la nouvelle alliance qu'il lui plaît
contracter avec nous ; et c'est ce que nous montrent ces langues de feu cpii
tombent d'en haut sur les saints apôtres. Car d'autant c|ue la nouvelle alliance,
selon les oracles des prophéties devait être solennellement publiée par le mini-
Sermons de Bossuet. yi
546 POUR LE JOUR DE LA PENTECOTE.
que la nouvelle alliance, selon les oracles des prophéties,
devait ctrc solennellenieiU publiée par le ministère de la
prédication, le Saint-Esprit descend en forme de langues,
pour nous faire entendre par cette figure, qu'il donne de
nouvelles langues aux saints apôtres ; et qu'autant qu'il rem-
plit de personnes, il établit autant de hérauts qui publieront
les articles de l'alliance et les commandements de la loi nou-
velle partout où il lui plaira de les envoyer.
C'est donc aujourd'hui, chrétiens, que la loi nouvelle a
été publiée : aujourd'hui la prédication du saint Évangile a
commencé d'éclairer le monde : aujourd'hui l'Eglise chré-
tienne a pris sa naissance : aujourd'hui la loi mosaïque,
donnée autrefois avec tant de pompe, est abolie par une loi
plus auguste ; les sacrifices des animaux étant rejetés, le
Saint-Esprit envoyé du ciel se fait lui-même des hosties
raisonnables et des sacrifices vivants des cœurs des disci-
ples.
Il est très certain ('), bienheureuse Marie, que vous fûtes
la principale de ces victimes : impétrez-nous l'abondance du
Saint-Esprit qui vous a aujourd'hui embrasée. Sainte Mère
de Jésus-Christ, vous étiez déjà tout accoutumée à le sentir
stère de la prédication, le Saint-Esprit descend en forme de langues pour nous
faire entendre par cette [p. 6] figure, qu'il donne de nouvelles langues aux saints
apôtres, et qu'autant qu'il remplit de personnes, il établit autant de hérauts qui
publieront les articles de l'alliance et les commandements de la loi nouvelle,
partout où il lui plaira de les envoyer.
En effet, entendez l'apôtre saint Pierre aussitôt après la descente du Saint-
Esprit : voyez comme il exhorte le peuple et annonce la rémission des péchés
au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, déclarant aux habitants de Jéru-
salem que ce JÉSUS qu'ils ont fait mourir, « Dieu l'a établi le Seigneur et le
Christ : » Quia Dominufn eiim et Christum fecit Deus. ( Var. En effet, n'enten-
dez-vous pas l'apôtre saint Pierre qui exhorte le peuple à la pénitence, qui an-
nonce la rémission des péchés au nom , etc) C'est ce que saint Pierre prêche
aujourd'hui, comme il est écrit aux Actes^ chapitre II : et cela, dites-moi, chré-
tiens, n'est-ce pas faire la publication de la loi nouvelle et de la nouvelle alliance?
Je joins ensemble l'alliance et la loi, parce qu'elles ne sont toutes deux qu'un
môme Evangile, que les apôtres, comme les hérauts du grand Dieu, publient
premièrement dans Jérusalem, conformément à ce que dit Isaïe : « La loi sor-
tira de Sion, et la parole de Dieu de Jérusalem. » (/y., ii, 3.)
Mais encore que la publication du saint Évangile dût être commencée dans
Jérusalem, elle ne devait pas y être arrêtée. Tous les prophètes avaient promis
que la loi nouvelle serait portée jusqu'aux extrémités de la terre, et que par
I. Ms. Il était certain. (Distraction corrigée à bon droit par les éditeurs.)
POUR LE JOUR DE LA PENTECOTE. 547
présent en votre âme , puisque déjà sa vertu vous avait
couverte lorsque l'Ange vous salua de la part de Dieu, vous
disant : Ave...
[P. 7] Entrons d'abord en notre matière ; elle est si haute
et si importante, qu'elle ne me permet pas de perdre le temps
à vous faire des avant-propos superflus. Je vous ai déjà dit,
chrétiens, que la fête que nous célébrons en ce jour, c'est la
publication de la loi nouvelle : et de là vient que la prédica-
tion, par laquelle cette loi se doit publier, est commencée
aujourd'hui dans Jérusalem, selon cette prédiction d'Isaïe :
« La loi sortira de Sion, et la parole de Dieu de Jérusa-
lem i^). » Mais bien qu'elle dût être commencée dans Jéru-
salem, elle ne devait pas y être arrêtée : de là elle devait se
répandre dans toutes les nations et dans tous les peuples,
jusqu'aux extrémités delà terre. Comme donc la loi nouvelle
de notre Sauveur n'était pas faite pour un seul peuple,
certainement il n'était pas convenable qu'elle fût publiée en
un seul langage. C'est pourquoi le texte sacré nous enseigne
que les apôtres prêchant aujourd'hui, bien que leur auditoire
a. Is.^ II, 3.
elle toutes les nations et toutes les langues seraient assujetties au vrai Dieu.
Comme donc la loi de notre Sauveur n'était pas faite pour un seul peuple, cer-
tainement il n'était pas convenable qu'elle fût publiée en un seul langage. Aussi
les premiers docteurs du christianisme, qui avant ce jour étaient ignorants,
aujourd'hui étant pleins de l'Esprit de Dieu, parlent toutes sortes de langues,
ainsi que remarque le texte sacré. Que veut dire ceci, je vous prie ? Oui ne voit
que le Saint-Esprit nous enseigne que si autrefois, sous la Loi, il n'y avait ijue
la seule langue hébraïque qui fût l'interprète des secrets de Dieu, aujourd'hui
par l'Évangile de Jésus-Christ toutes les langues sont consacrées, selon cet
oracle de Daniel : « Toutes les langues serviront au Seigneur. » {Da/i., vu, 14.)
{Var. Par où l'on voit que le Saint-Esprit nous apprend que...) Etrange et
inconcevable opération de cet Esprit « qui souffle où il veut ! » De toutes les
parties de la terre où les Juifs étaient dispersés, il en était venu dans Jéru-
salem pour y célébrer la fête de la Pentecôte. Les apôtres parlent à cet auditoire
mclé de tant de peui)les divers et de langues si différentes. Et cependant chacun
les entend : le Romain et le Parthe, le Juif et le Grec, le Mcde, l'Egyptien et
l'Arabe, l'Africain, l'Européen et l'Asiatique. Bien plus, dans un même discours
des apôtres, ils remarcpient tous leur propre langue ; il semble ;\ chacun qu'on
lui parle la langue que sa nourrice lui a apprise. Et c'est pour cela qu'ils s'écrient :
« Ces hommes ne sont-ils pas Galiléens .'' Comment est-ce donc que chacun
entend la langue dans laquelle il est né.' » (-/^A, n, 7, 8.) {Ttir. Comment
est-ce donc que nous entendons les langues dans lesquelles nous sommes nés.')
Fidèles, que signifie ce nouveau prodige? C'est que par la grâce du christianisme
^48 POUR LE JOUR DE LA PENTECOTE.
fût ramassé d'une infinité de nations diverses, chacun y
entendait son propre idiome et la langue de son pays. Par
où le Saint-Esprit nous enseigne que si, à la tour de Babel,
l'ori^rueil avait autrefois divisé les langues ('*), l'humble doc-
trine de l'Kvangile les allait aujourd'hui rassembler ; qu'il
n'y en aurait point de si rude ni de si barbare, dans la-
quelle la vérité de Dieu ne fût enseignée ; que l'Eglise de
Ji'sus-CiiRiST les parlerait toutes ; et que si, dans le Vieux
Testament, il n'y avait que la seule langue hébraïque qui
fût l'interprète des secrets de Dieu, maintenant, par la grâce
de l'Évano-ile, toutes les langues seraient consacrées, selon
cet oracle de Daniel : « Toutes les langues serviront au Sei-
trneur (''). » Par où vous voyez, chrétiens, la merveilleuse
conduite de Dieu, qui ordonne, par un très sage conseil, que
la loi qui devait être commune à toutes les nations de la
terre, soit publiée dès le premier jour en toutes les langues.
Imitons les saints apôtres, mes frères, et publions la loi de
notre Sauveur avec une ferveur céleste et divine. Je vous
dénonce donc, au nom de Jésus, que, par la descente du
Saint-Esprit, vous n'êtes plus sous la loi mosaïque, et que
Dieu vous a appelés à la^ loi de grâce : et afin que vous
entendiez quelle est la loi dont on vous délivre, et quelle est
a. Gènes. f xi, 9. — d. Dan., vu, 14.
toutes les langues seront réunies, PÉglise parlera tous les langages : il n'y en
aura point ni de si rude ni de si barbare dans lequel la vérité de Dieu ne soit
enseignée ; et, les nations diverses entrant dans l'Eglise, l'articulation à la vérité
sera dififérente, mais il n'y aura en quelque sorte qu'un même langage ; parce que
tous les peuples fidèles, parmi la multiplicité des sons et des voix, n'auront tous
qu'une même foi à la bouche et une même vérité dans le cœur.
Autrefois à la tour de Babel l'orgueil des hommes a partagé les langages ;
mais l'humilité de notre Sauveur les a aujourd'hui rassemblés ; et la créance
qui devait être commune à toutes les nations de la terre est pubHée dès le pre-
mier jour en toutes les langues. Par où vous voyez, chrétiens, selon que je l'ai
déjà dit, que le mystère que nous honorons aujourd'hui avec tant de solennité
{var. que la fête que nous célébrons), c'est la publication de la loi nouvelle. Or
notre Dieu ne s'est pas contenté qu'elle ait été {var. qu'elle fût) publiée une
fois : il a établi pour toujours les prédicateurs, qui, succédant à la fonction des
apôtres, doivent être les hérauts de son Évangile. Et ainsi que puis-je faire de
mieux en cette sainte et bienheureuse journée que de rappeler en votre mémoire
sous quelle loi vous avez à vivre? Écoutez donc, peuples chrétiens. Je vous dé-
nonce au nom de JÉSUS, par la parole duquel cette chaire vous doit être en
vénération ; je vous dénonce, dis-je, au nom de Jésus que vous n'êtes point
sous la loi mosaïque ; elle est annulée et ensevelie : mais Dieu vous a appelés
POUR LE JOUR DE LA PENTECOTE. 54g
la loi que Ton vous impose, je vous produis l'apôtre saint
Paul, qui vous enseignera cette différence. « La lettre tue, dit-
il, et [p. 8] l'esprit vivifie. » La lettre, c'est la loi ancienne ;
et l'esprit, comme vous le verrez, c'est la loi de grâce : et
ainsi, en suivant l'apôtre saint Paul (''), faisons voir, avec
l'assistance divine, que la loi nous tue par la lettre, et que la
grâce nous vivifie par l'esprit.
PREMIER POINT.
Et, pour pénétrer le fond de notre passage ('), il faut exa-
miner avant toutes choses quelle est cette lettre qui tue, dont
parle l'Apôtre. Et premièrement il est assuré qu'il parle très
évidemment de la Loi: mais d'autant qu'on pourrait entendre
ce texte de la Loi cérémonielle, comme de la circoncision
et des sacrifices, dont l'observation tue les âmes ; ou même
de quelques façons de parler figurées qui sont dans la Loi,
et qui ont un sens très pernicieux, quand on les veut prendre
trop à la lettre; à raison de quoi on peut dire que la Loi, en
quelques-unes de ses parties, est une letre qui tue ; pour ne
a. II Cor.^ III, 6.
à la loi de grâce, h l'Évangile, au Nouveau Testament, qui a été signé du sang
du Sauveur, et scellé aujourd'hui par l'Esprit de Dieu.
Et afin que vous entendiez quelle est la loi dont on vous délivre et quelle est
la loi que l'on vous impose, je vous produis l'apôtre saint Paul, qui vous ensei-
gnera cette différence. « La lettre tue, dit-il, l'esprit vivifie : » la lettre, c'est la
loi mosaïque ; l'esprit, comme vous verrez, c'est la loi de grâce. Et ainsi, en
suivant l'apôtre saint Paul, faisons voir, avec l'assistance divine (luir. avec la
grâce de Dieu), que la loi mosaïque nous tue, et qu'il n'y a que la loi nouvelle
qui nous vivifie. »
En concentrant ce début, Bossuet en a tiré son double exorde. Dans le
sommaire, il tiendra compte de ces pages, où la doctrine est exprimée avec
plus de développements que dans la rédaction définitive.
I Preinûre rédaction non effacée:(i [i*"" point.] Pour pénétrer le sens de notre pas-
sage, il faut examiner avant toutes choses quelle est cette lettre dont parle l'.Apô-
tre, quand il prononce : « La lettre tue. » Et premicrement, il est assuré qu'il veut
parler de la loi mosaïque. Mais d'autant que la loi mosaïque a plusieurs parties,
on pourrait douter de laquelle il parle. Dans la Loi il y a les préceptes cérémo-
niaux, comme la circoncision et les sacrifices, et il y a les préceptes moraux, qui
sont compris dans le Décalogue : « Tu adoreras le Seigneur, ton Dieu ; tu ne te
feras point d'idole taillée ; tu ne déroberas jîoint ; » et le reste. [/V;//., V, 8-21.]
Quant aux préceptes cérémoniaux, il est 1res constant que la lettre tue : d'autant
que les cérémonies de la Loi ne sont pas seulement abrogées, mais encore ex-
pressément condamnées dans la loi de grâce, suivant ce cjue dit saint Paul aux
220 POUR LE JOUR DE LA PENTECOTE.
VOUS point laisser en suspens, je dis que FApôtre parle du
Décalogue, qui est la partie de la Loi la plus sainte. Oui, ces
dix commandements si augustes qui défendent le mal si
ouvertement; c'est ce que l'Apôtre appelle la lettre qui tue,
et je le prouve clairement par ce texte: car après avoir dit
que la lettre tue; immédiatement après, parlant de la Loi, il
l'appelle « un ministère de mort taillé en lettres dans la
pierre, » ministratio mortiSy litteris deformata in lapidi-
Ims ("). Le ministère de mort, c'est sans doute la lettre qui
tue: et la lettre taillée dans la pierre, ne sont-ce pas les deux
tables données à Moïse, où la Loi était écrite du doigt de
Dieu? C'est donc cette Loi donnée à Moïse, cette Loi si sainte
du Décalogue, que l'Apôtre appelle ministère de mort, et
par conséquent la lettre qui tue. C'est pourquoi, dans l'Epître
aux Romains, il l'appelle expressément « une loi de mort (^) »
et une loi de damnation : il dit que « la force du péché est dans
a. Jbid.y 7. — b. Ro?n.^ vu, 6.
Galates : « Si vous vous faites circoncire, Jésus-Christ ne vous sert de rien. »
(v, 2.) Est-ce donc de cette partie de la Loi qui ordonnait {var. disposait) les
anciennes observations, que l'Apôtre décide que la lettre tue ? Ou bien cette
sentence plutôt ne doit-elle point s'appliquer à certaines expressions figurées qui
sont en divers endroits de la Loi, qui ont un sens très pernicieux si on les
explique trop à la lettre, desquelles pour cette raison on peut dire que la lettre
tue? Ou si ce n'est ni l'une ni l'autre de ces deux choses que l'Apôtre veut
désigner par ces mots, parle-t-il point peut-être du Décalogue ? A quelle opinion
nous rangerons-nous ? Je réponds qu'il parle du Décalogue, qui fut donné à
Moïse sur la montagne : et je le prouve par une raison invincible. Car dans ce
même troisième chapitre delà IP aux Corinthiens, où saint Paul nous enseigne
que la lettre tue, immédiatement après, parlant de la Loi, il l'appelle « le minis-
tère de mort qui a été taillé dans la pierre, » ministratio j?iortis litteris deformata
in lapidibus. Qu'est-ce qui a été gravé dans la pierre ? Aucun de nous pourrait-il
ignorer que ce sont les dix préceptes du Décalogue ; que ces dix commandements
de la Loi, qui défendent le mal si ouvertement, c'est ce que l'Apôtre appelle la
lettre qui tue ? Et d'ailleurs le ministère de mort, n'est-ce pas la lettre qui tue ?
Concluons donc maintenant et disons : Sans doute le ministère de mort et la
lettre qui tue, c'est la même chose: or, la Loi qui a été gravée sur la pierre, c'est-
à-dire les préceptes du Décalogue, selon saint Paul, c'est le ministère de mort : et
partant, les préceptes du Décalogue, ces ])réceptes si saints et si justes, selon la
doctrine du saint Apôtre, sont indubitablement la lettre qui tue. Et pour confir-
mer cette vérité, le même {atix Romains^ chapitre vu,) que ne dit-il pas de la
Loi ? « Je ne connaîtrais pas le péché, dit-il, si la Loi n'avait dit : Tu ne con-
voiteras point. » Sur quoi l'incomparable saint Augustin raisonne ainsi très
doctement à son ordinaire : Oii est-ce que la Loi dit : Tu ne convoiteras point ?
Chacun sait que cela est écrit dans le Décalogue. C'est donc du Décalogue
que parle l'Apôtre, et c'est ce qu'il entend par la Loi. Et par conséquent,
POUR LE JOUR DE LA PENTECOTE. 55 I
Loi (''); que le péché est mort sans la Loi, et que la Loi lui
donne la vie; que le péché nous trompe par le commande-
ment de la Loi {^)y » et quantité d'autres choses de même
force.
Que dirons-nous ici, chrétiens? Quoi! ces paroles si véné-
rables: « Israël, je suis le Seigneur ton Dieu ; tu n'auras point
d'autres dieux devant moi (') ! » sont-elles donc une lettre
qui tue.'^ et une Loi si sainte méritait-elle un pareil éloge
[p. 9] de la bouche d'un apôtre de Jésus-Christ? Tâchons
de démêler ces obscurités, avec l'assistance de cet Esprit-
Saint qui a rempli aujourd'hui les cœurs des apôtres. Cette
question est haute, elle est difficile; mais comme elle est im-
portante à la piété. Dieu nous fera la grâce d'en venir à bout.
Pour moi, de crainte de m'égarer, je suivrai pas à pas le plus
éminent de tous les docteurs, le plus profond interprète du
grand Apôtre, je veux dire, l'incomparable saint Augustin,
qui explique divinement cette vérité dans le premier livre ad
Simplicianum et dans le livre de Spiritu et litt'era. Rendez-
vous attentifs, chrétiens, à une instruction que j'ose appeler
la base de la piété chrétienne.
a. I Ct»r., XV, 56. — b. Rom.^ vu, 8, 9, 11. — c. Dent., v, 6, 7.
lorsqu'il dit : « Les passions des péchés qui sont par la Loi {Rom., vu, 5), »
c'est du Décalogue qu'il parle ; et quand il répète si souvent : la loi de péché
et de mort, c'est encore du Décalogue qu'il parle. [P. 13] Bref, il parle du
Décalogue, quand il dit ensuite que «sans la Loi le péché était mort, et que la
Loi venant, le péché aussitôt a repris la vie. > {Rom., viii, 8, 9.) Eh quoi donc !
ces paroles si vénérables que Dieu a écrites de sa main jiropre : < Israël, je
suis le Seigneur ton Dieu : tu n'auras point d'autres dieux que moi ; )) et :
« Tu honoreras ton père et ta mère : » et ces autres ordonnances si équitables,
doivent-elles être a])i)elées la lettre qui tue? Est-ce là cette loi de mort paria-
quelle le péché a repris la vie .'* Que dirons-nous ici, chrétiens .'' Dirons-nous avec
les marcionites que le Dieu qui a donné la Loi à Moïse n'est pas le même qui a
inspiré l'Évangile } et que c'est pour cette raison que saint Paul, ce grand prédi-
cateur du saint Évangile, parle avec tant de mépris de la Loi .•* Loin de nous
un si exécrable blasphème ! Que dirons-nous donc en un tel embarras, et com-
ment exi)liquerons-nous le sens de saint Paul ? Fidèles, cette diffîculté est très
grande. Mais d'autant qu'elle est importante à la piété, demandons l'assistance
de notre Dieu ; et pour ne nous |)oint égarer dans une question si haute et si
nécessaire, suivons le |)las éminent de tous les docteurs et le plus profond interprète
du saint Apôtre, je veux dire l'incomparable saint .Vugustin, qui'explique divine-
ment {7/ar. admirablement) cette vérité dans le premier livre à Simplicien (.!/>.
Simplician), et dans le livre A' V hlspn'f et de la Lettre. Rende/vous allenlifs,
chrétiens, ;\ une instruction que j'ose appeler la base de la piété chrétienne.
5^2 POUR LE JOUR DE LA PENTECOTE.
Quand l'Apôtre parle ainsi de la Loi/quand il l'appelle une
lettre qui tue et qui donne au péché de nouvelles forces,
croyez qu'il ne songe pas à blâmer la Loi; mais il déplore la
faiblesse delà nature. Si donc vous voulez entendre l'Apôtre,
apprenez premièrement à connaître les langueurs mortelles
qui nous accablent, (') depuis la chute du premier père, dans
lequel, comme dans la tige du genre humain, toute la race
des hommes a été gâtée par une corruption générale.
Et pour mieux comprendre nos infirmités, considérons,
avant toutes choses, quelle était la fin à laquelle notre nature
était destinée. Certes, puisqu'il avait plu à notre grand Dieu
de laisser tomber sur nos âmes une étincelle de ce feu divin
qui éclaire les créatures intelligentes, il est sans doute que nos
actions devaient être conduites par la raison. Or il n'y avait
rien de plus raisonnable que de consacrer tout ce que nous
sommes à celui dont la libéralité nous a enrichis; et partant,
notre inclination la plus naturelle devait être d'aimer et de
servir Dieu: c'est à quoi tout l'homme devait conspirer. D'où
passant plus outre, je dis que les sens étant inférieurs à l'intel-
ligence, il fallait aussi que les biens sensibles le cédassent aux
biens de l'esprit; et ainsi, pour mettre les choses dans un bon
[p. 14] ordre, les affections de l'homme devaient être tellement
disposées, que l'esprit dominât sur le corps, que la raison l'em-
portât sur les sens, et que le Créateur fût préféré à la créature.
Vous voyez bien qu'il n'a rien de plus juste; et si la nature
humaine était droite, telles devraient être ses inclinations.
Mais, ô Dieu ! que nous en sommes bien éloignés! et que
cette belle disposition est étrangement pervertie, puisque,
Quand l'Apôtre enseigne que par la Loi le péché a pris de nouvelles forces,
ne croyez pas qu'il veuille blâmer la Loi, qu'il a si souvent appelée très juste et
très sainte. Ce qui le fait parler de la sorte, c'est qu'il regarde la maladie de
notre nature, où l'iniquité domine si fort qu'elle tourne en mal la Loi même, par
laquelle nous devions être formés dans les mœurs ivar. à la bonne vie). Appre-
nons donc à connaître, fidèles, les langueurs qui nous accablent... »
La suite est devenue le texte définitif. On voit que Bossuet a eu raison de
concentrer une première dissertation, qui était devenue diffuse pendant qu'il ne
s'attachait qu'à la doctrine et à ses difficultés. 11 en sera de même plus loin,
avec cette aggravation que là les éditions ont cousu l'une à l'autre les deux
rédactions successives.
I. Ici se fait le raccord de la seconde rédaction avec la première,
POUR LE JOUR DE LA PENTECOTE. 553
par le désordre de notre péché, nos inclinations naturelles
se sont tournées aux objets contraires! Car certainement la
plupart des hommes suit l'inclination naturelle. Or il n'est
pas difficile de voir qu'est-ce qui domine le plus dans le
monde. La première vue, n'est-il pas vrai, c'est qu'il n'y a
que les sensqui régnent, que laraison est opprimée et éteinte?
Elle n'est écoutée qu'autant qu'elle favorise les passions: nous
n'avons d'attachement qu'à la créature; et si nous suivons (')
le cours de nos mouvements, nous en viendrons bientôt (')
à oublier Dieu. Qu'ainsi ne soit: regardez quel était le monde
avant que l'on y eût prêché l'Évangile. Où était en ce temps-
là le règne de Dieu, et à qui est-ce qu'on présentait de Ten-
censPOui ne sait que l'idolâtrie avait tellement infecté la terre,
qu'il semblait que ce grand univers fût changé en un temple
d'idoles (^)? Qui n'est saisi d'horreur, en voyant cette multipli-
cité de dieux inventée pour rendre méprisable le nom de Dieu.-^
qui ne voit en ce nombre prodigieux de fausses divinités
l'étrange débordement de notre nature, qui, renonçant à son
époux véritable, à la manière d'une femme impudique, s'aban-
donnait à une infinité d'adultères {'^) par une insatiable pros-
titution? Car il est très certain que l'idolâtrie n'avait rien
laissé d'entier sur la terre : c'était le crime de tout le
monde. Et encore que Dieu se fût réservé un petit peuple
dans la Judée, toutefois nous savons que ce peuple, qui était
le seul (^), dans toute la terre habitable, instruit dans la véri-
table religion, était si fort porté à quitter son Dieu, que ni
ses miracles, quoique très visibles, ni ses promesses, quoique
très magnifiques, ni ses châtiments, quoique très rigoureux,
n'étaient pas capables de retenir cette inclination furieuse
qu'ils avaient de courir après les idoles: tant il est vrai que le
1. Var. si nous allons suivant...
2. Var. aussitôt.
3. Une belle parole du Discours sur P Histoire universelle^ retentit cU^j.\ ici :
« Tout était Dieu, excepté Dieu même; et le monde que Dieu avait fait pour
manifester sa puissance, Jt'w/VcwV dV/v devenu un le ni pie d'idoles. » (II' part.,
ch. m.)
4. Vnr. avec. — Entendons par conséquent par adullhrs non les crimes,
mais les criminels ; par opposition .\ V//>ou.v vi'ritable.
5. Var. le seul, dans tout l'univers que Dieu avait éclairé — illuminé — de sa
connaissance.
554 POUR LE JOUR DE LA PENTECOTE.
o^cnre humain, par le vice de son origine, est devenu enclin
naturellement à mépriser Dieu : et voyez-le par une expé-
rience si universelle. Et d'où vient cette inclination naturelle,
si contraire à notre première institution, sinon de la conta-
gion du premier péché, par lequel la source des hommes
étant infectée, la corruption nous est passée en nature?
Ah! fidèles! ne craignons pas de confesser ingénument nos
infirmités : [p. 15] que ceux-là en rougissent, qui ne savent
pas le remède, qui ne connaissent pas le Libérateur. Pour
nous, n'appréhendons pas de montrer nos plaies, et avouons
que notre nature est extrêmement languissante. Et comment
pourrions-nous le nier.-^ Quand nous voudrions le dissimuler
ou le taire, toute notre vie crierait contre nous; nos occupa-
tions ordinaires témoignent assez où tend la pente de notre
cœur. D'où vient que tous les sages s'accordent que le che-
min du vice est glissant.'^ d'où vient que nous connaissons
par expérience que non seulement nous y tombons de nous-
mêmes, mais encore que nous y sommes comme entraînés !
au lieu que pour monter à cette éminence ('), où la vertu
établit son trône, il faut se raidir, et bander les nerfs avec
une incroyable contention. Après cela, est-il malaisé de con-
naître où nous porte le poids de notre inclination dominante .^^
et qui ne voit que nous allons au mal naturellement; puisqu'il
faut faire effort pour nous en tirer, et que nous n'en pouvons
sortir qu'avec peine .'^ De là vient que la doctrine de l'Evan-
gile, qui ne peut repaître que l'entendement, ne tient presque
point à notre âme : au contraire, les choses sensibles y font
de profondes impressions. J'en appelle, chrétiens, à vos
consciences. Quelquefois quand vous entendez discourir des
mystères du royaume de Dieu, ne vous sentez-vous pas
échauffés? Vous ne concevez que de grands desseins : faut-il
faire le premier pas de l'exécution, n'est-il pas vrai que le
moindre souffle du diable éteint cette flamme errante et
volage qui ne prend pas à sa matière (^) ? Il est vrai : nous
sentons je ne sais quel instinct en nous-mêmes, qui voudrait,
1. Var. pour gagner cette éminence.
2. Idée déjà rencontrée dans le sermon de la Conception^ 1652. On voit déjà
le progrès.
POUR LE JOUR DE LA PENTECOTE. 555
ce nous semble, s'élever à Dieu; mais nous sentons aussi un
torrent de cupidités opposées, qui nous entraînent et qui
nous captivent. De là les gémissements de l'Apôtre {'') et de
tous les vrais serviteurs de Dieu, qui se plaignent qu'ils sont
captifs, et que, malgré tous leurs bons désirs, ils éprouvent
continuellement en eux-mêmes une certaine résistance à la
loi de Dieu, qui les presse et qui les tourmente. Et partant,
qui donc serait si superbe, qui ('), voyant l'apôtre saint Paul
ainsi vivement attaqué, ne confesserait pas devant Dieu,
dans l'humiliation de son âme, que vraiment notre maladie
est extrême, et que les plaies de notre nature sont bien pro-
fondes (^) ?
[P. 16] Je sais que l'orgueilleuse sagesse du monde ne goû-
tera pas cette humble doctrine du christianisme. La nature,
quoique impuissante, n'a jamais été sans flatteurs, qui l'ont
enflée par de vains éloges; parce qu'en effet ils ont vu en elle
quelque chose de fort excellent : mais ils ne se sont point
aperçus qu'il en était comme des restes d'un édifice autrefois
très régulier et très magnifique, renversé maintenant et porté
par terre; mais qui conserve encore dans sa ruine quelques
vestiges de son ancienne grandeur et de la science de son
architecte {^). Ainsi nous voyons encore en notre nature
quoique malade, quoique disloquée, quelques traces de sa
première institution; et la sagesse humaine s'étant bien voulu
tromper par cette apparence, encore qu'elle y remarquât des
défauts visibles, elle a mieux aimé couvrir ses maux par
l'orgueil, que de les guérir parl'humilité. J'avoue même que les
hommes, pour la plupart, ne remarquent pas, comme il faut,
cette résistance dont nous parlons; mais combien y a-t-il de
malades qui ne sentent pas leur infirmité! Cela, cela, fidèles,
c'est le plus dangereux effet de nos maladies, que nous
sommes réduits aux abois, et qu'une folle arrogance nous
a. Ront.^ VII, 23.
1. Phrase toute latine : si superht\ qui ne confesserait ; pour quil ne confessât^
tour plus fréquent, mais lui-mcMne plus latin que franv^ais.
2. Var. dan<;ereuses.
3. C'est d(5j:\ la pensée que le discours /r'//r hi l^rofession t/e M"" de la l a//i?re
rendra si célèbre. C'est donc àsoi-mcnie que lîossuct rempruntera alors (1675),
non aux Pensées de Pascal, qui parurent en 1670.
556 POUR LE JOUR DE LA PENTECOTE.
persuade que nous sommes en bonne santé : c'est en cela
que je suis plus malade, que je ne sais pas déplorer ma mi-
sère ni implorer le secours du Libérateur; faible et altier
tout ensemble, impuissant et présomptueux.
Et d'ailleurs je ne m'étonne pas, si, vivant comme nous
vivons, nous ne sentons pas la guerre éternelle que nous
fait la concupiscence. Lorsque vous suivez en nageant le
cours de la rivière qui vous conduit, il vous semble qu'il n'y
a rien de si doux ni de si paisible; mais si vous remontez
contre l'eau, si vous vous opposez à sa chute, c'est alors,
c'est alors que vous éprouvez la rapidité de son mouvement.
Ainsi je ne m'étonne pas, chrétien, si menant une vie pares-
seuse, si ne faisant aucun effort pour le ciel, si ne songeant
point à t'élever au-dessus de l'homme, pour commencer à
jouir de Dieu, tu ne sens pas la résistance de la convoitise;
c'est qu'el'le t'emporte toi-même avec elle : vous marchez
ensemble d'un même pas, et vous allez tous deux dans la
même voie : ainsi son impétuosité t'est imperceptible.
Un saint Paul, un saint Paul la sentira mieux; parce qu'il a
ses affections avec Jésus-Chrlst : les inclinations charnelles
le blessent, parce qu'il aime la loi du Seigneur; tout ce qui
s'y oppose,lui devient sensible. Saint (^) Augustin [p. 1 7] a bien
compris sa pensée. Il a voulu, dit-il, faire voir à l'homme
combien était grande son impuissance, et combien déplo-
rable son infirmité, puisqu'une loi si juste et si sainte lui
devenait un poison mortel; « afin que, par ce moyen, nous
I. Seconde rédaction, destinée à concentrer la première. Les éditeurs, sans
tenir compte d'un renvoi du manuscrit, les cousent ensemble à la suite. Singu-
lière façon d'abréger ! Voici l'ancien développement :
« Aspirons à la perfection chrétienne : suivons un peu JÉSUS-Christ dans
a voie étroite, et bientôt notre expérience nous fera reconnaîte notre infirmité.
C'est alors qu'étant fatigués par les opiniâtres oppositions de la convoitise,
nous confesserons que les forces nous manquent si la grâce divine ne nous sou-
tient. Car enfin ce n'est pas un ouvrage humain de dompter cet ennemi domes-
tique qui nous persécute si vivement, et qui ne nous donne aucune relâche.
Ltant ainsi déchirés en nous-mêmes, nous nous consumons par nos propres
efforts; plus nous pensons nous pouvoir relever par notre naturelle vigueur, et
plus elle se diminue; comme un pauvre malade moribond qui ne sait plus que
faire; il s'imagine qu'en se levant il sera un peu allégé, il achève de perdre son
peu de force par un travail qu'il ne peut supporter, et, après qu'il s'est beaucoup
tourmenté k traîner ses membres appesantis avec [p. 25] une extrême conten-
POUR LE JOUR DE LA PENTECOTE. 557
reconnussions humblement qu'il ne suffît pas que Dieu nous
enseigne, mais qu'il est nécessaire qu'il nous soulage, » non
tantum doctorem sibi esse necessariiDJi, vertini clia?n adjit-
tore7n Deum {^). C'est pourquoi le grand docteur des gentils,
après avoir dit de la Loi toutes les choses que je vous ai
rapportées, commence à se plaindre de sa servitude. «Je
me plais, dit-il (^), à la loi de Dieu selon l'homme intérieur ;
mais je sens une loi en moi-même qui répugne à la loi de
l'esprit, et me captive sous la loi du péché : car je ne fais pas
le bien que je veux; mais je fais le mal que je hais. Malheu-
reux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de
mort? La grâce de Dieu par Notre-Seigneur Jësus-Ciirist.»
C'est là enfin, fidèles, c'est à cette grâce que notre impuis-
sance doit nous conduire. La Loi ne fait autre chose que
nous montrer ce que nous devons demander à Dieu, et de
quoi nous avons à lui rendre grâces; et c'est ce qui a fait dire
à saint Augustin (^) : « Faites ainsi. Seigneur, faites ainsi,
Seigneur miséricordieux : commandez ce qui ne peut être
accompli; ou plutôt commandez ce qui ne peut être accompli
que par votre grâce ; afin que tout fléchisse devant vous; et
que celui qui se glorifie, se glorifie seulement en Notre-
Seigneur. »
a. De Spirit. et litt.^ n. 9. — b. Rom., vn, 15, 22-25. — ^- ^^ ^^- cxviii,
serm. xvii, n. 3.
tion, il retombe, ainsi qu'une pierre, sans pouls et sans mouvement, plus faible
et plus impuissant que jamais. Ainsi en est-il de nos volontés, si elles ne sont
secourues par la grâce. Or la grâce n'est point pur la Loi : car si la grâce était
par la Loi, c'est en vain que Jésus-Christ serait mort ; et ce grand scandale
de la croix serait inutile. C'est pourquoi l'évangéliste nous dit : « La loi a été
donnée par Moïse; mais la grâce et la vérité a été faite par Jksus-Chkist. »
(Joan.j I, 17.) D'où je conclus que, sous le Vieux Testament, tous ceu.x qui
obéissaient à la grâce, c'était par le mérite de JÉSUS-Christ; et de 1«\ ils appar-
tenaient au christianisme, parce que la grâce ni la justice n'est point par la Loi.
Et de là, pour revenir à mon texte, j'infère avec l'Apôtre <i que la lettre tue. »
Voyez si je prouverai bien ce que je propose, et renouvelez vos attentions.
Insistons toujours aux mêmes principes. Et ainsi, pour revenir â notre pas-
sage, figurez-vous cet homme malade, que je vous dépeignais tout à l'heure ;
cet homnie tyrannisé par ses convoitises, cet homme imi)uissant .\ tout bien,
qui, selon le concile d'Orange, i. n'a rien de son crû que le mensonge et le
péché» {Conc. Arausic. II, can. xxil). Que produira la Loi en cet homme,
puisciu'ellc ne peut lui donner la grâce? IClle parle, elle commande, elle tonne,
elle retentit aux oreilles d'un ton puissant et impérieux ; m.iis (.[ue sert île frapper
les oreilles, puisque la maladie est au c(cur.^ Je ne craindrai point de le dire : si
558 POUR LE JOUR DE LA PENTECOTE.
C'est là la vraie justice du christianisme, qui ne vient pas
en nous par nous-mêmes, mais qui nous est donnée par le
Saint-Esprit : c'est là cette justice qui est par la foi, que
l'apôtre saint Paul élève si fort ; non pas comme l'entendent
nos adversaires, qui disent que toute la vertu de justifier
consiste en la foi. Ils n'ont pas bien pris le sens de l'Apôtre ;
et je le prouve démonstrativement en un mot que je vous
prie de retenir, pour les combattre dans la rencontre. « Si,
dit saint Paul (''), j'ai toute la foi, jusqu'à transporter les
montagnes, et que je n'aie pas la charité, je ne suis rien. »
S'il n'est [p. 18] rien, donc il n'est pas juste : donc la foi ne
justifie pas sans la charité. Et toutefois il est véritable que
c'est la foi de Jésus-Chrlst qui nous justifie ; parce qu'elle
n'est pas seulement la base, mais la source qui fait découler
sur nous la justice qui est par la grâce. Car, comme dit le
grand Augustin, « ce que la loi commande, la foi l'impètre : »
Fides impetrat qtw ci lex imper at (^). La Loi dit : « Tu ne con-
voiteras pas (') ; » la foi dit avec le Sage : <:< Je sais, ô grand
Dieu, et je le confesse, que personne ne peut être continent,
si vous ne le faites (^), » Dieu dit par la Loi : « Fais ce que
j'ordonne ; » la foi répond à Dieu : « Donnez, Seigneur, ce
a. I Cor.^ XHi, 2. — b. In Ps. cxvni, serm. xvi, n. 2. — c. Rom.^ vu, 7. —
d. Sap., VIII, 21.
vous n'ajoutez l'esprit de la grâce, tout ce bruit de la Loi ne fait qu'étourdir le
pauvre malade : elle l'effraye, elle l'épouvante ; mais il vaudrait bien mieux le
guérir, et c'est ce que la Loi ne peut faire. Quel est donc l'avantage qu'apporte
la Loi ? Elle fait connaître le mal ; elle allume le flambeau devant le malade, elle
lui montre le chemin de la vie : « Fais ceci, et tu vivras, » lui dit-elle : Hocfac
et vives (Luc, X, 28). Mais à quoi sert de montrer à ce pauvre paralytique qui
est au lit depuis trente-huit ans, à quoi sert que vous lui montriez l'eau miracu-
leuse qui peut le guérir ? Homlnem non habeo (Joan., V, 7) : « Je n'ai personne, »
dit-il ; il est immobile, il faut le porter : et il est impossible que la Loi le porte.
Mais la Loi, direz-vous, n'a-t-elle donc aucune énergie? Certes, son énergie
est très grande ; mais très pernicieuse à notre malade. Que fait-elle .'' Elle aug-
mente la connaissance, et cela même augmente le crime. Elle me commande
de la part de Dieu, elle me fait comprendre ses jugements. Avant la Loi, je ne
connaissais pas que Dieu fût mon juge, ni qu'il prît la qualité de vengeur des
crimes ; mais la Loi me montre bien qu'il est juge, puisqu'il daigne bien être
législateur. Mais enfin que produit cette connaissance.^ Elle fait que mon péché
est moins excusable, et ma rébellion plus audacieuse. C'est pourquoi l'Apôtre
nous dit que « le péché a abondé par la Loi (/?<?;//., v, 20 ), » qu'elle lui donne de
nouvelles forces, «qu'elle le fait vivre {Ibid.^ vil, 9) ; » parce qu'à tous les autres
péchés elle ajoute la désobéissance formelle, qui est le comble de tous les maux.
POUR LE JOUR DE LA PENTECOTE. 559
que VOUS ordonnez (''). » La foi fait naître l'humilité, et
l'humilité attire la grâce, « et c'est la grâce qui justifie (^). »
Ainsi notre justification se fait par la foi, la foi en est la pre-
mière cause ; et en cela nous différons du peuple charnel, qui
ne considérait que l'action commandée, sans regarder le
principe qui la produit. Quand ils lisaient la Loi, ils ne son-
geaient à autre chose qu'à faire ; et ils ne pensaient point
qu'il fallait auparavant demander. Pour nous, nous écoutons,
à la vérité, ce que Dieu ordonne ; mais la foi en Jésus-Chrlst
nous enseigne que c'est de Dieu même qu'il le faut attendre.
Ainsi notre justice ne vient pas des œuvres en tant qu'elles
se font par nos propres forces ; elle naît de la foi, « qui,
opérant par la charité, fructifie en bonnes œuvres, » comme
dit l'Apôtre {').
En effet, croire en Jésus-Chrlst n'est-ce pas croire au
Sauveur, au Libérateur ? Et quand nous croyons au Libé-
rateur, ne sentons-nous pas notre servitude ? Quand nous
confessons le Sauveur, ne confessons-nous pas que nous
sommes perdus ? Ainsi, reconnaissant devant Dieu que nous
sommes perdus en nous-mêmes, nous courons à Jésus-Christ
par la foi, cherchant notre salut en lui seul : c'est là cette foi
qui nous justifie, si nous croyons, si nous confessons que
a. S. Aug., Confess.^ lib. x. — b. Tit.^ m, 7. — c. Gai., v, 6; Coloss., i, 10.
De cette sorte, que fait la Loi ? Elle lie les transgresseurs par des malédictions
éternelles ; parce qu'il est écrit dans cette Loi même : « Maudit est celui qui
n'observe pas ce qui est commandé dans ce livre {Dcui. xxvii, 26). »
A présent, ne voyez-vous pas clairement toute la force du raisonnement de
l'Apôtre ? car la Loi ne nous touchant (ju'au dehors, elle n'a pas la force de nous
soulager ; et, sortant de la bouctie de Uieu, elle a la force de nous condamner.
La Loi donc, considérée en cette manière, qu'est-ce autre chose qu'une lettre qui
ne soutient pas l'impuissance, mais qui condamne la rébellion : « cjui ne soulage
pas le malade, mais qui témoigne contre le pécheur? » \on adjultix lci:^£ntiutn,
sed testis peccantium, dit saint Augustin {De divers. Quœst. ad Simplician., lib. I,
quaîst. V, n. 7) : mais cet excellent docteur passe bien plus outre, appuyé sur la
doctrine du saint Apôtre.
Achevons de faire connaître \ l'homme l'extrémité de sa maladie, afin qu'il
sache mieux reconnaître la miséricorde infinie de son médecin. Nous avons dit
c|ue notre plus grand mal, c'est l'orgueil. (2ue fait le commandement .\ un orgueil-
leux } Il fait qu'il se raidit au contraire, comme une eau ilébordéc qui s'irrite par
les obstacles. Mt d'où vient cela .' C'est .\ cause i|ue l'orgueilleux n'atTcc te rien
tant que la liberté, et ne fuit rien tant ([ue la dépendance : c'est pourquoi il se plail
à secouer le joug. Il aime la licence ; parce qu'elle semble un débordement de
560 l'OUR LE JOUR DE LA PENTECOTE.
nous sommes morts, et que c'est Jésus-Christ qui nous rend
kl vie. Chrétien, le crois-tu de la sorte: le croyons-nous ainsi,
chrétiens.^ Si tu ne le crois pas, tu renies Jésus-Ciirlst
pour Sauveur ; Jésus n'est plus Jésus, et toute la vertu de
sa croix est anéantie. Que si nous confessons cette vérité,
qui n'est pas un [p. 19] article particulier, mais qui est le
fondement et la base qui soutient tout le corps du christia-
nisme ; avec quelle humilité, avec quelle ardeur, avec quelle
persévérance devons-nous approcher de notre grand Dieu,
pour rendre grâces de ce que nous avons, et pour demander
ce qui nous manque ! Que ma peine serait heureusement
employée, si l'humilité chrétienne, si le renoncement à nous-
mêmes, si l'espérance au Libérateur, si la nécessité de per-
sévérer dans une oraison soumise et respectueuse, demeu-
raient aujourd'hui gravés dans vos âmes par des caractères
ineffaçables! Prions, fidèles, prions ardemment; apprenons
de la Loi combien nous avons besoin de la grâce. Ecoutons
le saint concile de Trente qui assure qu'en commandant,
« Dieu nous avertit de faire ce que nous pouvons, et de
demander ce que nous ne pouvons pas (''). » Entendons (')
par cette doctrine qu'il y a des choses que nous pouvons,
a. Sess. VI, cap. xi.
la liberté. Notre âme donc étant inquiète, indocile et impatiente, la vouloir
retenir par la discipline, c'est la précipiter davantage. Avouons la vérité, chré-
tiens ; nous trouvons une certaine douceur dans les choses qui nous sont défen-
dues. Tel ne se souciera pas beaucoup de la chair, qui la trouvera plus délicieuse
pendant le carême. La défense excite notre appétit, et par ce moyen fait naître
un nouveau plaisir. Et quelle est la cause de ce plaisir, si ce n'est celle que je
viens de vous rapporter, c'est-à-dire, cette vaine ostentation d'une liberté indo-
cile et licencieuse qui est si douce à un orgueilteux, et qui fait que l'objet de ses
passions « lui plaît d'autant plus, qu'il lui est moins permis ? » Tanto magis libet^
quanta minus licet^ dit saint Augustin {De divers. Qiiœst. ad Simplician.^ lib. I,
quaîst. V, n. 17) ; et c'est ce que veut dire l'Apôtre aux Romains : « Le péché,
prenant occasion du commandement, m'a trompé, et m'a fait mourir {Rom.^ vil,
1 1). » Le péché prenant occasion du commandement, il m'a trompé par cette
fausse douceur que la défense fait naître. Elle est vaine, elle est fausse, il est
vrai, mais plus charmante à une âme superbe; et c'est par cette raison qu'elle
trompe facilement. Reprenons donc maintenant ce raisonnement. La Loi, par
la défense, augmente le plaisir de mal faire, et par là excite la convoitise ; la
convoitise me donne la mort : et partant la Loi me donne la mort, non point
certes par elle-même, mais par la malignité du péché qui domine en moi. [En
sorte que la concupiscence est devenue, par le commandement même, une source
I. Var, Il y a donc des choses que nous ne pouvons pas ; et si...
POUR LE JOUR DE LA PENTECOTE. 56 I
et d'autres que nous ne pouvons pas ; et si nous ne les de-
mandons, elles ne nous seront pas données. Ainsi nous
demeurerons impuissants, et notre impuissance n'excusera
point notre crime : au contraire nous serons doublement
coupables, en ce que nous serons tombés dans le crime pour
n'avoir pas voulu demander la grâce. Combien donc est-il
nécessaire que nous priions, ainsi que de misérables néces-
siteux qui ne peuvent vivre que par aumônes! C'est ce que
prétend l'apôtre saint Paul, dans cet humble raisonnement
que j'ai tâché de vous expliquer : il nous montre notre ser-
vitude et notre impuissance; afin que les fidèles étant effrayés
par les menaces de la lettre qui tue, ils recourent par la
prière à l'Esprit qui nous vivifie. C'est la dernière partie de
mon texte, par laquelle je m'en vais conclure en peu de
paroles.
SECOND POINT.
[P. 20] Je vous ai fait voir, chrétiens, par la doctrine de l'apô-
tre saint Paul, que la grâce et la justice n'est point parla Loi;
d'autant qu'elle ne fait qu'éclairer l'esprit, et qu'elle n'est pas
capable de changer le cœur. Mais, continue le même saint
Paul, « ce qui était impossible à la Loi, Dieu l'a fait lui-
même en envoyant son Fils, qui a répandu dans nos âmes
l'esprit de la grâce, afin que la justice de la Loi s'accomplit
en nous ('') : » ce qui a fait encore dire à l'Apôtre, que « main-
tenant nous ne sommes plus sous la Loi {^'). » Or, pour en-
tendre plus clairement ce qu'il nous veut dire, considérons
a. Rom.^ VHI, 3, 4. — b. Ibid.^ vi, 14.
plus abondante de péchd :] Ut fiât supra modum peccans pcccatum pcr man-
(iattun, continue le mciiie saint Paul {Ibid.^ 13).
Ne voyez-vous pas maintenant plus clair ([ue le jour que non seulement les
préceptes du Dccalogue, mais encore, par une conséquence infaillible, tous les
enseignements de la Loi, et mcMTie toute la doctrine de l'Kvangile, si nous n'im-
pétrons l'esprit de la grâce, ne sont qu'une lettre c|ui tue, c|ui pique \i'ar. en-
flamme) la convoitise par la défense, et comble {var. augmente) le péché par la
transgression ? ICt ([uelle est donc l'utilité delà Loi? Ah ! c'est ici, mes frères,
où il nous faut recueillir le fruit des doctes enseignements de l'.Vpôtrc. Ne
croyons pas qu'il nous ait voulu débiter une doctrine si délicate .\ la manière des
rhétoriciens. » — A cet endroit, les éditeurs placent la nouvelle rétlaction (voy.
p. 556), ;\ la suite de l'ancienne, (|u'cllc devait remplacer. (Cf. notre Histoire
critique de la Prédication de liossuct^ p. 74.)
Sermons de Hossuet. 36
r62 POUR LK JOUR DE LA PENTECOTE.
une belle distinction de saint Augustin (111^ traité sur
saint Jean). « C'est autre chose, dit-il, d'être sous la Loi, et
autre chose d'être avec la Loi. Car la Loi, par son équité, a
deux grands effets : ou elle dirige ceux qui obéissent, ou elle
rend punissables ceux qui se révoltent. Ceux qui rejettent
la Loi, ils sont sous la Loi: parce que encore qu'ils fassent de
vains efforts pour se soustraire de son domaine, elle les
maudit, elle les condamne, elle les tient pressés sous la ri-
gueur de ses ordonnances : et par conséquent ils sont sous
la Loi, et la Loi les tue. Au contraire ceux qui accomplissent
la Loi, ils sont ses amis, dit saint Augustin, ils vont avec elle;
parce qu'ils l'embrassent, qu'ils la suivent, qu'ils l'aiment (''). »
Ces choses étant ainsi supposées, il s'ensuit que les obser-
vateurs de la Loi ne sont [p. 21] plus sous la Loi comme
esclaves, mais sont avec la Loi comme amis ('). Et comme
dans le Nouveau Testament l'esprit de la grâce nous est élar-
gi, par lequel la justice de la Loi peut être accomplie, il est
très vrai, ce que dit l'Apôtre, que ^< nous ne sommes plus
sous la Loi : » parce que si nous suivons cet esprit de grâce,
la Loi ne nous châtie plus comme notre juge; mais elle nous
conduit comme notre règle : de sorte que si nous obéissons
à la grâce, à laquelle nous avons été appelés, la Loi ne nous
tue plus ; mais plutôt elle nous donne la vie dont elle contient
les promesses, d'autant qu'il est écrit : « Fais ces choses, et
tu vivras ('''). » D'où il s'ensuit très évidemment que « c'est
l'Esprit qui nous vivifie : » car la cause pour laquelle la lettre
tue, c'est qu'elle (^) ne fait que retentir au dehors pour nous
condamner. Or l'esprit agit au dedans pour nous secourir :
il va à la source de la maladie ; au lieu de cette brutale ardeur
qui nous rend captifs des plaisirs sensibles, il inspire en nos
cœurs cette chaste délectation des biens éternels. C'est lui
qui nous rend amis de la Loi; parce que, domptant la convoi-
tise qui lui résiste, il fait que son équité nous attire. Vous
voyez donc que c'est par l'esprit que nous sommes les amis
a. S. Aug., in Joan. Tract, ni, n. 2, — b. Luc, X, 28.
1. Cette conclusion est soulignée, pour son importance.
2. Var. c'est qu'elle ne touche que le dehors.
POUR LE JOUR DE LA PENTECOTE. 563
de la Loi, que nous sommes avec elle, et non point sous elle :
et ainsi c'est l'esprit qui nous vivifie ; d'autant qu'il écrit au
dedans cette Loi, qui nous tue quand elle résonne seulement
au dehors.
C'est là, mes frères, cette nouvelle alliance que Dieu nous
annonce par Jérémie (''). « Le temps viendra, dit le Seigneur,
que je ferai une nouvelle alliance avec la maison d'Israël,
non point selon le pacte que j'avais juré à leurs (') pères ;
mais [p. 22] voici l'alliance que je contracterai avec eux :
j'imprimerai ma Loi dans leurs âmes, et je l'écrirai en leurs
cœurs. » Il veut dire : La première Loi était au dehors, la
seconde aura toute sa force au dedans : c'est pourquoi j'ai
écrit la première Loi sur des pierres ; et la seconde, je la
graverai dans les cœurs. Bref, la première Loi frappant au
dehors émouvait les âmes par la terreur, la seconde les chan-
gera par l'amour. Et pour pénétrer au fond du mystère,
dites-moi, qu'opère la crainte dans nos cœurs ? Elle les étonne,
elle les ébranle, elle les secoue ; mais je soutiens qu'il est
impossible qu'elle les change, et la raison en est évidente :
c'est que les sentiments que la crainte donne sont toujours
contraints. Le loup prêt à se ruer sur la bergerie voit les
bergers armés et les chiens en garde : tout affamé qu'il est,
il se retire pour cette fois ; mais pour cela il n'en est pas
moins furieux, il n'en aime pas moins le carnage. Que vous
rencontriez des voleurs, si vous êtes les plus forts, ils ne
vous abordent qu'avec une civilité apparente : ils sont tou-
jours voleurs, toujours avides de pillerie. La crainte donc
étouffe les affections ; elle semble les réprimer pour un temps,
mais elle n'en coupe pas la racine. Otez cet obstacle, levez
cette digue ; l'inclination, qui était forcée, se rejettera aussi-
tôt en son premier cours : par où vous voyez manifestement
qu'encore qu'elle ne parût point au dehors, elle vivait tou-
jours au secret du cœur, bridée et non éteinte, et retenue
plutôt qu'abolie (^).
a.Jerem.^ XXXI, 31-33.
1. Ms. à leur père. — La correction des éditeurs semble conforme .\ rmlention
de HossLiet, car le texte du prophète i)orte : cuni patribus iorum. Le sin;^'ulier
n'était donc qu'une inadvertance.
2. Idées déjà exprimées dans le sermon des Deux AUiiVices.
564 POUR LE JOUR DE LA TENTECOTE.
[P. 23] C'est pourquoi le grand Augustin parlant de ceux
qui gardaient la Loi par ia seule terreur de la peine, non par
l'amour de la véritable justice, il prononce cette terrible mais
très véritable sentence : « Ils ne laissaient pas, dit-il, d'être
criminels, parce que ce qui paraissait aux hommes dans
l'œuvre, devant Dieu, à qui nos profondeurs sont ouvertes,
n'était nullement dans la volonté : au contraire, cet œil péné-
trant de la connaissance divine voyait qu'ils aimeraient beau-
coup mieux commettre le crime, s'ils osaient en attendre
l'impunité : » Coram Deo non erat in voluntate, quod coram
Jioniinibus apparebat in opcre : potiusque ex illo rei tenebantur
quod eos noverat Deus malle, si fier i po s set impune, commit-
tere ("). Donc, selon la doctrine de ce grand homme, la
crainte n'est pas capable de changer le cœur. Considérez, je
vous prie, cette pierre sur laquelle Dieu écrit sa loi ; en est-
elle changée, pour contenir des paroles si vénérables ? en
a-t-elle perdu quelque chose de sa dureté ? Qui ne voit (')
que ces saints préceptes ne tiennent qu'à une superficie
extérieure ? D'où vient que la loi mosaïque est ainsi écrite,
sinon parce que c'est une loi de crainte ? Et Dieu ne veut-il
pas nous faire entendre que si la loi ne nous touche que par
la crainte, il en est de nos cœurs comme d'une pierre ; qu'ainsi
notre dureté n'est point amollie, et que la loi demeure sur
la surface ? De là vient que le concile de Trente parlant de
la crainte des peines définit très bien, à la vérité, contre la
doctrine des luthériens, que « c'est une impression de l'Esprit
de Dieu : » car puisque cette crainte est si bien fondée sur
les redoutables jugements de Dieu, pourquoi ne viendrait-
elle pas de son Saint-Esprit ? mais ces saints Pères s'expli-
quent après et nous disent « que c'est une impression de
l'Esprit de Dieu, qui n'habite pas encore au dedans ; mais
qui meut seulement, et qui pousse : » Spiritus sancti impul-
S7im, non adhuc qindem inhabitantis, sed tantum moventis (^).
D'où il s'ensuit manifestement que la seule crainte des peines
ne peut imprimer la loi dans les cœurs.
a. De Spirit. et littera^ n. 13. — b. Sess. XIV, cap. iv.
I. Var. (F^ rédaction) : Ainsi en est-il de nos cœurs, quand la loi n'y entre
que par crainte ; elle ne touche que la surface, et notre dureté n'est point amol-
lie.
POUR LE JOUR DE LA PENTECOTE. 565
Certes, il le faut avouer ('), il n'y a que la charité qui les
amollisse. Notre maladie, chrétiens, c'est de nous attacher à
la créature : donc nous attacher à Dieu, c'est notre santé.
C'est un amour pervers qui nous gâte ; il n'y a donc que le
saint amour qui nous rétablisse. [P. 24] Un plaisir désor-
donné nous captive; il n'y a qu'une sainte délectation qui soit
capable de nous délivrer : la seule affection du vrai bien peut
arracher l'affection du bien apparent ; il n'y a proprement
que l'amour qui ait, pour ainsi dire, la clef du cœur. Il faut
donc qu'un saint amour dilate le nôtre, qu'il l'ouvre jusqu'au
fond pour recevoir la rosée des grâces divines. Ainsi notre
âme sera tout autre ; ce ne sera plus une pierre sur laquelle
on écrira au dehors, ce sera une cire toute pénétrée et toute
fondue par une céleste chaleur.
Par là vous voyez la loi gravée dans les cœurs, selon
l'oracle de Jérémie. Y a-t-il rien de plus avant en nos cœurs
que ce qui nous plaît ? Ce que nous aimons nous tient lieu
de loi ; et ainsi je ne me tromperai pas quand je dirai que
l'amour est la loi des cœurs. Et partant un saint amour doit
être la loi des héritiers du Nouveau Testament ; parce qu'ils
doivent porter leur loi dans leurs cœurs. La loi ancienne a
été écrite sur de la pierre ; il n'est rien de plus immobile ;
aussi est-ce une loi morte et inanimée. Il nous faut, il nous
faut une loi vivante. Et quelle peut être cette loi vivante ;
sinon le vif amour du souverain bien, que le doigt de Dieu,
c'est-à-dire, son Saint-Esprit, écrit et imprime au fond de
nos âmes, quand il y répand l'onction de la charité, selon ce
que dit l'apôtre saint Paul : « La charité est répandue en nos
cœurs par le Saint-Esprit qui nous est donné (') ?» La cha-
rité est donc cette loi vivante qui nous gouverne et qui nous
meut intérieurement. Et c'est pourquoi l'Esprit vivifie; parce
qu'il imprime en nous une loi vivante, qui est la loi de la
nouvelle alliance, c'est-à-dire la loi de l'amcMir de Dieu. Par
conséquent qui pourrait douter que la charité ne soit l'esprit
de la loi nouvelle, et l'âme, pour ainsi dire, du christianisme;
puisqu'il a été prédit si longtemps avant la naissance de
a. 7\of/i., V, 5.
I. Var. Certainement il faut l'avouer.
^66 POUR LE JOUR DE LA PENTECOTE.
jÉsus-CiiRiST, que les enfants du Nouveau Testament
auraient la loi gravée en leurs cœurs par l'inspiraition de
l'amour divin ?
Et selon la conséquence (') de ces principes, où je n'ai fait
[p. 27] que suivre saint Augustin, qui ne s'est attaché qu'à
saint Paul, je ne craindrai pas de vous assurer que quiconque
ne se soumet à la loi que par la seule appréhension de la
peine, il s'excommunie lui-même du christianisme, et retourne
à la lettre qui tue, et à la captivité de la Synagogue. Et pour
vous en convaincre, regardez premièrement qui nous sommes.
Sommes-nous enfants ou esclaves ? Si Dieu vous traite
comme des esclaves, contentez-vous de craindre le maître ;
mais s'il vous envoie son propre Fils pour vous dire qu'il
daigne bien vous adopter pour enfants, pouvez-vous ne point
aimer votre Père ? Or l'apôtre saint Paul nous enseigne que
« nous n'avons pas reçu l'esprit de servitude par la crainte ;
mais que Dieu nous a départi l'esprit de l'adoption des en-
fants, par lequel nous l'appelons notre Père (''). » Comment
l'appelons-nous tous les jours « notre Père qui êtes aux
cieux, » si nous lui dénions notre amour ? Davantage, con-
sidérons de quelle sorte il nous a adoptés : est-ce par con-
trainte ou bien par amour ? Ah ! nous savons bien que c'est
par amour, et par un amour infini. « Dieu a tant aimé le
monde, dit Notre-Seigneur {^), qu'il a donné son Fils unique
pour le sauver. » Si donc notre Dieu nous a tant aimés ;
comment prétendrons-nous payer son amour, si ce n'est par
un amour réciproque ? <\ D'autant plus, comme dit saint
Bernard (au sermon xxxiii (^) sur les Cantiques), que
l'amour est la seule chose en laquelle nous sommes capables
d'imiter Dieu. Il nous juge, nous ne le jugeons pas ; il nous
donne, et il n'a pas besoin de nos dons : s'il commande, nous
devons obéir ; s'il [se] fâche, nous devons trembler : et s'il
aime, que devons-nous faire ? nous devons aimer, c'est la
seule chose que nous pouvons -faire avec lui. » Et combien
a. Ro7n., VIII, 15. — b. Joan., m, 16.
1. Cette belle conclusion était de la première rédaction : elle se rattache en
cet endroit à la seconde.
2. M s. LXXXIIF. — Deforis corrige : Ser7n. XXXIII in Cantic.^ n. 4-
POUR LE JOUR DE LA PENTECOTE. 567
sont criminels les enfants qui ne veulent pas imiter un Père
si bon !
Est-ce assez considérer Dieu comme père? Considérons-le
maintenant comme prince. Comme roi, il nous commande ;
mais il ne nous commande rien tant que l'amour. <^ Tu aimeras,
dit-il, le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de tout ton
esprit, de toutes tes forces, de toute ton âme (''). » A-t-il jamais
parlé avec une plus grande énergie.'^ Et Jésus-Chrlst (en
saint Jean, chapitre xiv) (') : « Qui ne m'aime pas, nous dit-il,
n'observe pas mes commandements. » Donc qui n'aime pas
Jésus-Chrlst, puisqu'il n'observe pas ses commandements,
il viole la majesté de son roi.
Voulez-vous que nous parlions maintenant des dons que
Dieu fait à ses serviteurs, et que, par la queilité des présents,
nous jugions de l'amour qu'il exige ? Quel est le grand don
que Dieu nous fait ? C'est le Saint-Esprit. Et qu'est-ce que
le Saint-Esprit ? n'est-ce pas l'amour éternel du Père et du
Fils ? Quelle est l'opération propre du Saint-Esprit? n'est-ce
pas de faire naître, d'inspirer l'amour en nos cœurs, et d'y
répandre la charité ? Et partant, qui méprise la charité, il
rejette le Saint-Esprit; et cependant c'est le Saint-Esprit qui
nous vivifie. Mais si je voulais poursuivre le reste, quand
est-ce que j'aurais achevé cette induction ? Il n'y a mystère
du christianisme, il n'y a article dans le Symbole, il n'y a
demande dans l'Oraison, il n'y a mot ni syllabe dans l'Evan-
gile, qui ne nous crie qu'il faut aimer Dieu.
Ce Dieu fait homme, ce Verbe incarné, qu'est-il venu faire
en ce monde ? avec quel appareil nous est-il venu enseigner?
s'est-il caché dans une nuée ? a-t-il tonné et éclairé sur une
montagne toute fumante de sa majesté ? a-t-il dit d'une voix
terrible (^) : « Retirez-vous; que mon serviteur Moïse approche
tout seul; et les hommes et les animaux qui aborderont près
de la montagne, ils (') mourront de mort (') ? » La loi mosaïque
a. Deut.^ VI, 5. — b. Exod.^ Xix, 12, 13.
1. Ms. ch. XV. (Voy. la citation, au verset 24; mais Bossuet, comme toujours,
cite de mémoire.)
2. Var. redoutable.
3. Ce ils^ redondance oratoire, a été retranché par les éditeurs. Ainsi de plu-
sieurs autres, que nous avons rétalîlis en leur place.
^68 POUR LE JOUR DE LA PENTECOTE.
a été donnée avec ce redoutable appareil. Sous l'Évangile,
DicHi change bien de langaq^e : y a-t-il rien eu de plus acces-
sible que Ji'SUs-CmusT, rien de plus affable, rien de plus
doux ? Il n'éloigne personne d'auprès de lui : bien plus, non
seulement il y souffre, mais encore il y appelle les plus grands
pécheurs ; et lui-même il va au-devant : [p. 28] Venez à moi,
dit-il, et ne craignez pas. « Venez, venez à moi, oppressés,
je vous aiderai à porter vos fardeaux {'') ; » venez, malades,
je vous guérirai; venez, affamés, je vous nourrirai : pécheurs,
publicains, approchez; je suis votre libérateur. Il les souffre,
il les invite, il va au-devant. Et que veut dire ce changement,
chrétiens ? d'où vient cette aimable condescendance d'un
Dieu qui se familiarise avec nous ? Oui ne voit qu'il veut
éloigner la crainte servile, et qu'à quelque prix que ce soit
il est résolu de se faire aimer ; même, si j'ose parler de la
sorte, aux dépens de sa propre grandeur ? Dites-moi, était-ce
pour se faire craindre, qu'il a voulu être pendu à la croix ?
N'est-ce pas plutôt pour nous tendre les bras, et pour ouvrir
autant de sources d'amour comme il a de plaies ? Pourquoi
se donne-t-il à nous dans l'Eucharistie ? N'est-ce pas pour
nous témoigner un extrême transport d'amour, quand il s'unit
à nous de la sorte ? Ne diriez-vous pas, chrétiens, que ne
pouvant souffrir nos froideurs, nos indifférences, nos déloy-
autés, lui-même il veut porter sur nos cœurs des charbons
ardents ? Comment donc excuserons-nous notre négligence?
Mais où se cachera notre ingratitude ? Après cela, n'est-il pas
juste de s'écrier avec le grand Apôtre saint Paul : « Si quel-
qu'un n'aime pas Notre-Seigneur Jésus-Christ, qu'il soit
anathème (^) ? » Sentence autant juste que formidable. Oui,
certes, il doit être anathème, celui qui n'aime pas jÉsus-
CiiRisT : la terre (') se devrait ouvrir sous ses pas, et l'ense-
velir tout vivant dans le plus profond cachot de l'enfer; le
ciel devrait être de fer pour lui; toutes les créatures lui de-
vraient ouvertement déclarer la guerre, à ce perfide, à ce
déloyal, qui n'aime point Notre-Seigneur Jésus-Chrlst.
Maisô malheur! ô ingratitude ! c'est nous qui sommes ces
<i. Afa///i., XI, 29. — /?. I Cor., XVI, 22.
I. l^ar. ne devrait pas le porter.
POUR LE JOUR DE LA PENTECOTE. 569
déloyaux. Oserons-nous bien dire que nous aimons Notre-
Seigneur Jésus-Christ ? Jésus-Chrlst n'est pas un homme
mortel que nous puissions tromper par nos compliments : il
voit clair dans les cœurs, et il ne voit point d'amour dans
les nôtres. Quand vous aimez quelqu'un sur la terre, rom-
pez-vous toujours avec lui pour des sujets de très peu d'im-
portance ? foulez-vous aux pieds tout ce qu'il vous donne ?
manquez-vous aux paroles que vous lui donnez ? Il n'y a
aucun homme vivant que vous voulussiez traiter de la sorte:
c'est ainsi pourtant que vous en usez envers Jésus-Christ.
Il a lié amitié avec vous ; tous les jours vous y renoncez. Il
vous donne son corps; vous le profanez. Vous lui avez engagé
votre foi; vous la violez. Il vous prie pour vos ennemis; vous
le refusez. Il vous recommande ses pauvres; vous les mépri-
sez. Il n'y a aucune partie de son corps que vos blasphèmes
ne déshonorent. Et comment donc pouvez-vous éviter cette
horrible mais très équitable excommunication de l'Apôtre :
« Si quelqu'un n'aime pas Notre-Seigneur Jésus-Christ,
qu'il soit anathème ! » Et comment le puis-je éviter moi-
même, ingrat et impudent pécheur que je suis ? Ah ! plutôt,
ô grand Dieu tout-puissant qui gouvernez les cœurs ainsi
qu'il vous plaît, si quelqu'un n'aime pas Notre-Seigneur
Jésus-Christ, faites par votre grâce qu'il aime Notre-Sei-
gneur Jésus-Christ !
Aimons, aimons, mes frères, aimons Dieu de tout notre
cœur. Nous ne sommes pas chrétiens, si du moins nous ne
nous efforçons de l'aimer ; si du moins nous ne désirons cet
amour, si nous ne le demandons ardemment à ce divin Esprit
qui nous vivifie. Je ne veux pas dire que nous soyons obligés,
sous peine de damnation éternelle, d'avoir la perfection de la
charité. Non, fidèles, nous sommes de pauvres pécheurs :
le sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ excusera devant
Dieu nos défiuts, pourvu que nous en fassions pénitence. Je
ne vous dis donc pas que nous soyons obligés d'avoir la per-
fection de la charité ; mais je vous dis et je vous assure que
nous sommes indispcnsablement obligés d'y tendre, selon la
mesure qui nous est donnée, ou que (*) nous ne sommes pas
I. Écii'/. i s«ins quoi nous... » Cortcction arbitraire cl inulile.
570 POUR LE JOUR DE LA PENTECOTE.
chrétiens. Courage ! travaillons pour la charité. La charité,
c'est tout le christianisme. Quand vous épurez votre charité,
vous préparez un ornement pour le ciel. Il n'y a, dit saint Paul,
que la charité qui demeure au ciel : la foi se perd dans la
claire vue; l'espérance s'évanouit par la possession effective:
« il n'y a que la charité qui jamais ne peut être éteinte : »
C/iarifas nutiquam cxcidit (f). Non seulement elle est cou-
ronnée comme la foi et comme l'espérance : mais elle-même
elle est la couronne et de la foi et de l'espérance. La charité
seule est digne du ciel, digne de la gloire du paradis ; elle
seule sera réservée pour briller éternellement devant Dieu
comme un or pur, elle seule sera réservée pour brûler éter-
nellement devant Dieu comme un holocauste de bonne odeur.
Commençons à (') aimer sur la terre, puisque nous ne ces-
serons jamais d'aimer dans le ciel : commençons la charité
dès ce monde, afin qu elle soit un jour consommée.
a. I Cor.^ XI II, 8.
I. AV//7. «d'aimer. » Encore une correction qui dépasse les droits d'un éditeur,
fût-elle mieux justifiée.
SECOND PANEGYRIQUE
DE SAINT GORGON. incomplet. Vers 1654.
Il n'y a plus de manuscrit, et nous n'avons que la première moitié
de l'œuvre. Dans ces conditions, nous ne pouvions établir la date
que par conjecture. Malgré quelques rudesses de forme, dont on
s'est scandalisé mal à propos (Cf. Histoire critique de la Prédication
de Bossîiet, ^. I40> ce discours, d'un tour si vif et si ferme, doit,
ce semble, être tenu, à la vérité, pour un essai de la jeunesse de
l'orateur, mais non pour l'un des plus anciens.
Omne quod nattcin est ex Deo^ vincit
mtindîivi; et hœc est Victoria qîiœ vincit
imi?idH7n^ fides nostra.
Tout ce qui est né de Dieu, surmonte
le monde ; et la victoire qui surmonte le
monde, c'est notre foi.
iljoan., V, 4.)
IL n'est point de temps ni d'heure plus propre à faire
l'éloge des saints martyrs, que celui du sacrifice adorable
pour lequel vous êtes ici assemblés. C'est, mes frères, de ce
sacrifice que les martyrs ont tiré toute leur force, et c'est
aussi dans ce sacrifice qu'ils ont pris leur instruction. C'est
la nourriture céleste que l'on nous donne à ces saints autels,
qui les a affermis et fortifiés contre toutes les terreurs du
monde ; et le sang que l'on y reçoit les a animés à verser le
leur pour la gloire de l'Évangile. Et n'est-ce pas dans ce
sacrifice que, voyant Jésus-Christ s'offrir à son Père, ils
ont appris à s'offrir eux-mêmes en Jésus-Christ et par
Jésus-Christ ? Et cette innocente victime qui s'immole tous
les jours pour nous, leur a inspiré le dessein de s'immoler
pour l'amour de lui. Saint Ambroise, après avoir découvert
les corps des martyrs de Milan, les mit dans les mêmes
autels sur lesquels il célébrait le saint sacrifice ; et il en rend
cette raison à son peuple : Stucedant, dit ce grand évêquc
avec son éloquence ordinaire ("), succédant victinuc trijcm-
phales in locum nbi Ch'istus hostia est : « Il est juste, il est
a. Epist. XXH, n. 13,
5^2 PANÉGYRIQUE DE SAINT GORGON.
raisonnable que ces triomphantes victimes soient placées
dans le même lieu où Jésus-Christ est immolé tous les
jours; » et si ce sont des victimes, on ne peut les mettre que
sur les autels.
Ne croyez donc pas, chrétiens, que l'action du sacrifice
soit interrompue par le discours que j'ai à vous faire du
martyre de saint Gorgon. Vous quittez un sacrifice pour un
sacrifice ; c'est un sacrifice mystique que la foi nous fait voir
sur ces saints autels ; et c'est aussi un sacrifice que je dois
vous représenter en cette chaire. Jésus-Christ est immolé
dans Tun et dans l'autre : là, il est mystiquement immolé sous
les espèces sanctifiées ; et ici, il sera immolé en la personne
d'un de ses martyrs : là, il renouvelle le souvenir de sa Passion
douloureuse ; ici, il accomplit en ses membres ce qui man-
quait à sa Passion, comme parle le divin Apôtre (''). L'un et
l'autre de ces sacrifices se fait par l'opération de l'Esprit de
Dieu ; et, pour profiter de l'un et de l'autre, nous avons be-
soin de sa grâce, que je lui demande humblement par les
prières de la sainte Vierge. Ave.
Pour entrer d'abord en matière, je suppose que vous savez
que nous sommes enrôlés par le saint baptême dans une
milice spirituelle, en laquelle nous avons le monde à com-
battre. Cette vérité est connue ; mais il importe que vous
remarquiez que cette admirable milice a ceci de singulier :
que le prince qui nous fait combattre sous ses glorieux éten-
dards, — vous entendez bien, chrétiens, que c'est Jésus le
Sauveur des âmes, — nous ordonne non seulement de com-
battre, mais encore nous commande de vaincre. La raison
en est évidente ; car dans les guerres que font les hommes,
tout l'événement ne dépend pas du courage ni de la résolu-
tion des soldats : je veux dire qu'on n'emporte pas tout ce
qu'on attaque avec vigueur. Quelquefois la nature des lieux,
qui souvent sont inaccessibles ; quelquefois les hasards divers,
qui se rencontrent dans les combats, rendent inutiles les
efforts des assaillants; quelquefois même la résistance est si
opiniâtre, que l'attaque la plus hardie n'est pas capable de
rt. Coloss.^ I, 24.
PANÉGYRIQUE DE SAINT GORGON. 573
la surmonter : de là vient que le général ne répond pas tou-
jours des événements ; et enfin toutes les histoires sont
pleines de ces braves infortunés, qui ont eu la gloire de bien
combattre sans avoir le plaisir de triompher ; qui ont rem-
porté de la bataille la réputation de bons soldats, sans avoir
pu obtenir le titre de victorieux.
Mais il n'en est pas de la sorte dans les guerres que nous
faisons sous Jésus-Christ notre capitaine. Les armes qu'on
nous donne sont invincibles : le seul nom de notre Sauveur,
sous lequel nous avons l'honneur de combattre, met nos en-
nemis en désordre : tellement que, si le courage ne nous
manque pas, l'événement n'est pas incertain ni la victoire
douteuse. C'est pourquoi je vous disais, chrétiens, et j'avais
raison de le dire, que dans la milice où nous servons, dans
l'armée où nous sommes enrôlés, il n'y a pas seulement ordre
de combattre, mais encore que nous sommes obligés de
vaincre ; et vous le pouvez avoir remarqué par les paroles
que j'ai alléguées du disciple bien-aimé de notre Sauveur :
Omne quod natum est ex Deo, vincit mundum : « Tout ce qui
est né de Dieu, surmonte le monde.» Ouest l'armée où l'on
puisse dire que tous les combattants sont victorieux ? Ici
vous voyez comme il parle : « Tout ce qui est né de Dieu, »
tout ce qui est enrôlé par le baptême, quod nattini est ex Deo,
ce sont autant de victorieux. Cette milice remporte néces-
sairement la victoire ; et s'il y a des vaincus, c'est qu'ils n'ont
pas voulu combattre, c'est que ce sont des déserteurs. Il est
écrit dans les prophètes : Electiinei non laborabunt frustra ('*) :
« Mes élus ne travailleront point en vain, » c'est-à-dire que
dans cette armée il n'y a point de vertus malheureuses ; la
valeur n'a jamais de mauvais succès ; et tous ceux qui com-
battent bien, seront infailliblement couronnés : Onnic quod
natum est ex Deo, vincit niundimi.
Venez donc, venez, chrétiens, à cette glorieuse milice. Il
y a des travaux à souffrir, mais aussi la victoire est indubi-
table : ayez la résolution de combattre, vous aurez l'assurance
de vaincre. Que si les paroles ne suffisent pas, s'il faut des
exemples pour vous animer, en voici un illustre que je vous
a, Is.j Lxv, 23.
574 PANÉGYRIQUE DE SAINT GORGON.
présente dans le martyre du grand saint Gorgon. Oui, mes
frcres, il a combattu, c'est pourquoi il a triomphé. Vous lui
verrez surmonter le monde, c'est-à-dire,dit saint Augustin ('*),
toutes ses erreurs, toutes ses terreurs, et les attraits de ses
fausses amours : c'est ma première partie. Mais, mes frères,
ce n'est pas assez que vous lui voyiez répandre son sang, il
faut que ce sang échauffe le nôtre ; il faut que ses bienheu-
reuses blessures, que l'amour de Jésus-Christ a ouvertes,
fassent impression sur nos cœurs : il y aurait pour nous trop
de honte, d'être lâches et inutiles spectateurs de cette glo-
rieuse bataille. Jetons-nous, mes frères, dans cette mêlée,
fortifions-nous par les mêmes armes, soutenons le même
combat ; et nous remporterons la même victoire, et nous
chanterons tous ensemble : Et hœc est Victoria quœ vincit
DuindiiDi \^,Jides nostra\ .• « Et la victoire qui surmonte le
monde, c'est notre foi. »
PREMIER POINT.
Ce n'est pas à moi, chrétiens, à entreprendre de vous faire
voir quelle est la gloire des saints martyrs ; il faut que j'em-
prunte les sentiments du plus illuminé de tous les docteurs :
vous sentez que je veux nommer saint Augustin. Ce grand
homme, pour nous faire entendre combien la grâce de Jésus-
Christ est puissante dans les saints martyrs, se sert de cette
belle pensée : d'un côté, il nous montre Adam dans le repos
du paradis ; de l'autre, il représente un martyr au milieu des
roues et des chevalets et de tout l'appareil horrible des tour-
ments dont on le menace. Trouvez bon, je vous prie, mes
frères, que j'expose ici à vos yeux ces deux objets différents.
Dans Adam la charité règne comme une souveraine paisible,
sans aucune résistance des passions ; dans le martyr la cha-
rité règne, mais elle est troublée par les passions, et chargée
du poids d'un corps corruptible : elle règne sur les passions,
comme une reine à la vérité, mais sur des sujets rebelles, et
qui ne portent le joug qu'à regret. Adam est dans les délices,
on en offre aussi aux martyrs ; mais avec cette différence:
que les délices dont jouit Adam sont pour l'inviter à bien
a. De Lonepl. et Grat.^ cap. xn, n. 35.
PANÉGYRIQUE DE SAINT GORGON. 575
vivre, et les plaisirs qu'on offre au martyr lui sont présentés
pour l'en détourner. Dieu promet des biens à Adam et il en
promet au martyr; mais Adam tient déjà ce que Dieu promet,
et le martyr n'a que l'espérance; et, cependant, il gémit parmi
les douleurs. Adam n'a rien à craindre, sinon de pécher ; le
martyr a tout à craindre, s'il ne pèche pas. Dieu dit à Adam :
Tu mourras, si tu pèches ; et d'autre part il dit au martyr :
Meurs, afin que tu ne pèches pas ; mais meurs cruellement,
inhumainement. A Adam : La mort sera la punition de ton
manquement de persévérance ; à celui-ci : Ta persévérance
sera suivie d'une mort cruelle. On retient celui-là comme par
force ; on précipite celui-ci avec violence. Cependant, ô mer-
veille ! dit saint Augustin, (ah ! c'est notre malheur) « au
milieu d'une si grande félicité, avec une facilité si étonnante
de ne point pécher, Adam ne demeure point ferme dans son
devoir : » Non stetit in tanta félicitât e, in tanta non pec candi
facilitate : et le martyr, quoique le monde le flatte d'abord,
le menace, frémisse ensuite, écume de rage, tonnant avec
fureur contre lui, il rejette tout ce qui attire, méprise tout ce
qui menace, surmonte tout ce qui tourmente. D'une main il
repousse ceux qui le flattent, qui l'embrassent et qui le
caressent ; de l'autre il soutient les efforts de ceux qui lui
arrachent, pour ainsi dire, la vie goutte à goutte. O Jésus,
Dieu infirme, c'est votre ouvrage. Il est bien vrai, ô divin
Sauveur, que vous nous avez réparés avec une grâce bien
plus abondante que vous ne nous aviez établis. Le fort aban-
donne (') l'immortalité; le faible supporte constamment la
mort : la puissance succombe, et l'infirmité est victorieuse :
Virtus in infirmitate perficitiir ('"). Plus de force, plus d'in-
firmité ; plus de gloire, et plus de bassesse. C'est le mystère
de Jésus-Christ fait chair : la force éclate dans la faiblesse :
Unde hoc, nisi donante illo a quo misericordiam consecuti sunt
ut fidèles essent ('') '^ D'où cela vient-il, si ce n'est de celui
qui ne leur a pas donné un esprit de crainte pour céder aux
persécuteurs, mais de force, de dilection, de sobriété : so-
briété, pour s'abstenir des douceurs; force, pour ne pas s'ef-
a.W Cor., XII, 9. — b. S. Aii»(., iihi supra,
I. Var. ne garde pas.
r^ô i'ani':c;yki(juk m: saint gorgon.
frayer des menaces; charité, pour supporter les tourments,
plutôt (lue de se séparer de J i':sus-Ciirist et pour dire avec
1 Aijôtre : Çjuis crgo 7ios scparabit a charitate Christi {f) ?
N'est-ce pas, mes frères, cet esprit qui a agi dans saint
Gorgon ? Il faut que je vous le représente dans la cour des
empereurs. Vous savez quel crédit avaient auprès d'eux les
domestiques qui les approchaient, la confiance dont ils les
honoraient, les biens dont ils les comblaient, l'influence qu'ils
avaient dans toutes les affaires. De là cette magnificence qui
les environnait, que Jésus-Christ avait en vue lorsqu'il a dit :
« Ce sont ceux qui habitent les palais des rois, qui sont vêtus
mollement : » Ecce qui mollibus vestiuntur, in doinibus reguin
sunt ('). Et par ces paroles le divin Sauveur nous retrace
tout ie luxe, la mollesse, les délices des cours. Or on sait
combien la cour des empereurs romains était superbe et
fastueuse. Quel devait donc être l'éclat de leurs favoris, et
en particulier de saint Gorgon ; car Eusèbe de Césarée, qui
a vécu dans son siècle, dit de lui et des compagnons de son
martyre,que l'empereur les aimait comme ses propres enfants:
^Equc ac germanifilii chari erant (^\ et qu'ils étaient montés
au suprême degré des honneurs! Avoir de si belles espéran-
ces, et cependant vouloir être, quoi ^. le plus misérable des
hommes; en un mot, chrétien! il faut, certes, que la vue d'un
objet bien attrayant (') ait fait de vives et fortes impressions
sur un cœur. Quels étaient alors les chrétiens, et à quoi
s'exposaient-ils ? Au mépris et à la haine, qui étaient l'un et
l'autre portés aux dernières extrémités. Lequel des deux est
le plus sensible ? Il y en a que le mépris met à couvert de la
haine, et l'on hait bien souvent ce qu'on craint ; et ce qu'on
craint.on ne le méprise pas. Mais tout s'unissait contre les chré-
tiens.le mépris et la haine. Ceux qui les excusaient les faisaient
passer pour des esprits faibles, superstitieux, indignes de tous
les honneurs; qu'il fallait déclarer infâmes. La haine, succédant
au mépris, éclatait par la manière dont on les menait au sup-
a. Knm., viii, 35. — b. Matth., XI, 8. — c. Histor. Eccles., lib. VIII, cap. vi.
I. /:^///. effrayant. — Nous corrigeons par conjecture, n'ayant pu retrouver
le manuscrit. Il nous semble difficile d'imputer à la crainte le généreux sacrifice
dont l'orateur relève le mérite.
PANÉGYRIQUE DE SAINT GORGON. 577
plice, sans garder aucune forme, ni suivre aucune procédure.
Cela étaitbon pour les voleurs et pour les meurtriers; mais, pour
les chrétiens, on les conduisait aux gibets comme on mènerait
des agneaux à la boucherie. Chrétien, homme de néant, tu
ne mérites aucun égard ; et ton sang, aussi vil que celui des
animaux, doit être répandu avec aussi peu de ménagement.
Ainsi, dans l'excès de fureur dont les esprits étaient animés
contre eux, on les poursuivait de toutes parts ; et les prisons
étaient tellement pleines de martyrs, qu'il n'y avait plus de
place pour les malfaiteurs ('*). S'il y avait quelque bataille
perdue, s'il arrivait quelque inondation ou quelque sécheresse,
on les chargeait de la haine de toutes les calamités publiques.
Chrétiens innocents, on vous maudit, et vous bénissez ;
vous souffrez sans révolte, et même sans murmure : vous
ne faites point de bruit sur la terre : on vous accuse de
remuer tous les éléments, et de troubler l'ordre de la na-
ture ! Tel était l'effet de la haine qu'on portait au nom
chrétien.
A quoi donc pensait saint Gorgon, de descendre d'une si
haute faveur à une telle bassesse ? Considéré d'abord par
tout l'empire, il consent de devenir l'exécration de tout
l'empire : Ht^c est Victoria quœ vincit munduni. Et quel
courage ne fallait-il pas pour exécuter cette généreuse réso-
lution sous Dioclétien, où la persécution était la plus furieuse;
où le diable, sentant approcher peut-être la gloire que Dieu
voulait donner à l'Église sous l'empire de Constantin, vomis-
sait tout son venin et toute sa rage contre elle, et faisait ses
derniers efforts pour la renverser ^, Dioclétien s'en vantait,
et se glorifiait d'avoir de tous côtés dévoilé et confondu
la superstition des chrétiens : Superstitio7ie ckristianoruni
ubique détecta. Vraie marque de sa fureur et en même temps
marque sensible de son impuissance : Et Jicrc est victoria
quœ vincit mundîim. Saint Gorgon lui résiste ; et le tyran,
pour l'abattre, fait exercer sur son corps toute la violence
que la cruauté la plus barbare peut inspirer. Ah ! qui vien-
dra essuyer ce sang dont il est couvert, et laver ces blessures
que le saint martyr endure pour Jksus-Christ ? Saint Paul
a. Tertull., ad Nat.^ lib. I, n. 9.
Sermons de Bossuet. 37
578 PANEGYRIQUE DE SAINT GORGON.
en avait reçu, et le geôlier même de la prison où il est
renferme lave ses plaies avec un grand respect : mais ici les
tyrans ne permettent pas qu'on procure le moindre adoucis-
sement à saint Gorq^on ; et son pauvre corps écorché, à qui
les onguents les plus doux, les plus innocents, auraient causé
d'insupportables douleurs, est frotté de sel et de vinaigre.
C'est ainsi qu'il devient conforme à son modèle, qui fait
deux plaintes sur les traitements qu'il souffre dans sa Pas-
sion. His plagatus sum (") : « Voilà les blessures que j'ai
reçues ; » mais « ils ont encore ajouté de nouvelles cruautés
aux premières douleurs de mes plaies : » Super dolorem
vulncrum mcorum addiderunt (''). Ils m'ont mis une couronne
d'épines ; voilà le sang qui en coule : His plagatus sum ;
mais ils l'ont enfoncée par des coups de canne : Supe^^ dolo-
rem vulnerum meorum addideimnt. Ils m'ont dépouillé pour
me déchirer de coups de fouet : His plagatus sum ; mais ils
m'ont remis mes habits, et, me les ôtant de nouveau pour
m'attacher nu à la croix, ils ont rouvert toutes mes blessures :
S Jipcr dolore7n vulnerum meorum addiderunt. Ils ont percé
mes mains et mes pieds ; et, ayant épuisé mes veines de
sang, la sécheresse de mes entrailles me causait une soif
ardente qui me dévorait la poitrine : voilà le mal qu'ils m'ont
fait : His plagatus sum ; mais lorsque je leur ai demandé à
boire avec un grand cri, ils m'ont abreuvé en ma soif de fiel
et de vinaigre : Super dolorem vulnerum m^eoi'um addidei'unt.
C'est ce que peut dire saint Gorgon : Ils ont déchiré ma
peau, ils ont dépouillé tous mes nerfs, ils ont entrouvert mes
entrailles: His plagatus sum ; mdÂs, après cette cruauté, ils
ont frotté ma chair écorchée avec du vinaigre et du sel pour
aigrir la douleur de mes plaies : Super dolorem vulnerum
meorum addiderunt.
Mais ils ont encore passé bien plus loin, et leur brutalité
n'est pas assouvie. Ils couchent le saint martyr sur un gril
de fer, devenu tout rouge par la violence de la chaleur ; ô
spectacle horrible ! et cependant au milieu de ces exhalaisons
infectes qui sortaient de la graisse de son corps rôti, Gorgon
ne cessait de louer Jésus-Christ. Les prières qu'il faisait
a. Zach., XI il, 6. — b. Ps., LXViii, 27.
PANÉGYRIQUE DE SAINT GORGON. 579
monter au ciel changeaient cette fumée noire en encens : Et
hœc est victoria quœ vincit mundum.
Mais en quoi a nui à saint Gorgon tout le mal qu'il a
souffert? « Tout ce temps de peines et de souffrances est passé
comme un songe: » Transierunt tempora laboriosa ; temps de
fatigues, temps de travail, qui l'a conduit au véritable repos, à
la paix parfaite, et c'est ce que le Prophète Roi exprime si
bien par ces paroles qu'il a dites au nom de tous les martyrs :
« Nous avons passé par l'eau et par le feu; mais vous nous avez
fait entrer dans un lieu de rafraîchissement : » Transivïmus
perignem et aquain, et eduxisti nos in refrigerium (f). Dieu a
essuyé tous les pleurs : il a ordonné à saint Gorgon de se
reposer de tous ses travaux. On a cru lui ôter tout son bien
et même la vie ; et on ne lui ôte que la mortalité. Ubi est,
mors, Victoria tua {^) ? « O mort, où est ta victoire ? » Tu
n'as ôté au saint martyr que des choses superflues ; car tout
ce qui n'est pas nécessaire est superflu. « Or une seule chose
est nécessaire : » Porro unu7n est necessariicin (^). Dieu est
cet unique nécessaire ; tout le reste est superflu. Les hon-
neurs sont-ils nécessaires ? Combien d'hommes vivent en
repos, quoique oubliés du monde ! Tout cela est hors de
nous, et par conséquent ne peut contribuer à notre félicité.
Il en est de même des richesses, qui ne sauraient remplir
notre cœur ; et c'est pourquoi, « ayant de quoi nous nourrir
et nous vêtir, nous devons être contents : » Habentes... ali-
menta et quibus tegamur ('), contenti sirmis ('^). Tout le reste
est superflu ; la santé, « la vie même, qui doit être regardée
comme un bien superflu par celui qui considère la vie éter-
nelle qui lui est promise : » Ipsa vita, cogitantibus œtcrnani
vitam, inter superflua reputanda est(^)\ elle ne nous est utile
qu'autant que nous l'avons prodiguée pour Dieu. Ainsi tout
ce qu'on ravit à saint Gorgon lui était superflu, puisqu'étant
dépouillé de toutes ces choses, il se trouve bienheureux.
Qu'a donc fait le tyran par tous les efforts de sa cruauté ?
a. Ps., LXV, \2. — b. I Cor., xv, 55. — ^. Luc, x, 42. — d. I Tim., vi, 8. —
e. S. Aug., Serm. LXii, n. 14.
I. Deforis : Habentes victtim et vestittim, contenti sumus. Telle était sans
doute la leçon, leçon inexacte, du manuscrit. Toute cette fin de l'estiuissc paraît
avoir été tracée avec beaucoup de précipitation.
^80 PANÉGYRIQUE DE SAINT GORGON.
« En vain sa langue a-t-elle concerté les moyens de nuire et
a-t-cllc voulu, par ses tromperies, trancher comme un rasoir
bien affilé : » Sicut novacula aaita fccisti dolum (^). Que de
peines on prend pour aiguiser un rasoir, que de soins pour
l'affiler ! combien de fois le faut-il passer sur la pierre ! Ce
n'est, au reste, que pour raser du poil, c'est-à-dire un excré-
ment (') inutile. Que ne font pas les méchants! en combien
de soins sont-ils partagés pour dresser des embûches à
l'homme de bien ! Que n'a pas fait le tyran pour abattre notre
martyr! Il se travaillait à trouver de nouveaux artifices pour
le séduire, de nouveaux supplices pour l'épouvanter. Quid
facUirîis justo, nisi siiperflîia rasurus {^) ? « Mais que fera-t-il
contre le juste ? il ne lui a rien ôté que de superfiu. » Qu'est-ce
que l'âme a besoin d'un corps qui la charge et la rend pesante?
La mort ne lui a rien ôté que la mortalité ; et ceux qui ont
voulu conserver la vie l'ont perdue ; et ils vivent, les misé-
rables, ils vivent pour souffrir éternellement. Parce que saint
Gorgon l'a prodiguée, il l'a mise entre les mains de Dieu,
où rien ne se perd, et il la conservera pour jamais.
Ainsi le moyen de surmonter le monde, c'est de tout
abandonner à Dieu ; autrement tout périt et tout passe avec
le monde, qui passe lui-même, et enveloppe tout dans sa
ruine : c'est pourquoi il faut tout donner à Dieu. Saint Paul,
possédé de cette pensée, disait : « Je donnerai tout : » Ego
autem impendam. Ce n'est pas assez ; aussi ajoute-t-il : « Et
je me livrerai moi-même pour le salut de vos âmes: » Super-
inipendar ipse pro animabus vestris ('')...
a. Ps.^ Li, 4. — b. S. Aug., Enarr. in Ps. Li, n. 9. — c. II Cor., Xli, 15.
I. Cest-à-dirc, excroissance. — Cette dernière page d'une esquisse rapide et
incomplète est extrêmement négligée. Avec ces trivialités, que comportait peut-
être le caractère de l'auditoire, elle contient des redites, qui montrent qu'il n'y a
ici rien de définitif.
€
i
^
FRAGMENT pour une VETURE
aux Nouvelles Catholiques (Propagation de la Foi) ;
à Metz; fin de 1654.
« Elle (l'hérésie) enseigne que l'Église a erré souvent : le ministre
de cette ville l'a prêché et l'a écrit de la sorte. » Ces paroles indiquent
une date postérieure, mais de peu, à la publication du Catéchisme
général de la Reformations oîi Paul Ferry avait << étendu » ce qu'il
venait de prêcher le 17 mai 1654 (Floquet, Etudes sur la vie de
Bossuet, I, 326, n. 2). D'autre part, norre fragment ne laisse pas sup-
poser que Bossuet eût encore donné sa Réfutation, qui parut au
commencement de l'année suivante (avril 1655). Nous avons dit
précédemment que Deforis avait essayé d'en faire le second point
de la Vêture du 2 février (').
DANS (^) la conduite de Dieu sur votre âme, je trouve
ceci de très remarquable, que le Saint-Esprit agissant
en vous, y a fait naître en même temps l'amour de l'Église
et celui de la sainte virginité. N'était-ce pas peut-être pour
vous faire entendre que les Églises des hérétiques, que vous
abandonniez généreusement, étaient des Eglises prostituées,
et que la seule Église vierge c'est la catholique, à laquelle
la grâce divine vous a appelée ? Que l'Eglise doive être
vierge, il n'est rien de plus évident ; parce que tous les doc-
teurs nous enseignent qu'il y a une ressemblance parfaite
entre la bienheureuse Vierge et l'Église ; et c'est pourquoi
cette femme de l'Apocalypse, qui paraît revêtue du soleil,
nous représente tout ensemble l'Église et Marie. La sainte
Mère de notre Sauveur est vierge et mariée tout ensemble ;
elle est également vierge et mère. Il en est ainsi de l'Église,
qui, aussi bien que la sainte Vierge, conçoit et enfante par
1. Voici sa note un peu naïve : « Ce morceau, dans le manuscrit de M. Bos-
suet, ne fait point corps avec ce qui procède : mais comme son discours n'est
pas entier, pour le compléter autant qu'il est en nous, nous avonf cru pouvoir y
réunir ce fragment, qui revient parfaitement à la matière traitée dans la pre-
mière partie, et qui probablement a été fait pour le morne sujet. »
2. Comme il s'agit, à ce qu'il semble, d'une cérémonie qui se passait en fa-
mille, pour ainsi dire, dans la maison dont Hossuct était le supérieur, peut-ôtre
ce court fragment contient-il Tallocution tout entière.
582 POUR LA VÈTURE
le Saint-Esprit. L*Église, comme la sainte Vierge, a un
Époux chaste, qui n'est pas le corrupteur de sa pureté, mais
plutôt qui en est le gardien fidèle ; et par conséquent elle
est vierge. Mais peut-être voulez-vous savoir ce que c'est
que la virginité de l'Église : contentons en peu de mots ce
pieux désir.
La virginité de l'Église, c'est sa vérité et son unité ; et de
là vient que je vous disais que les Églises des hérétiques
sont des Églises prostituées ; parce qu'en perdant l'unité,
elles se sont éloignées de la vérité. Toute âme qui est
dominée par l'erreur est une âme adultère et prostituée ;
parce que l'erreur est la semence du diable, par laquelle ce
vieux serpent, ce vieux adultère, qui est menteur et père du
mensonge, corrompt l'intégrité des esprits. Et c'est aussi
pour cela que l'Église est vierge, parce que l'erreur n'y a
point d'accès ; la doctrine de l'Église est vierge, parce qu'elle
la conserve aussi pure que son divin Epoux la lui a donnée.
Que cherchiez-vous donc, ma très chère sœur, quand aban-
donnant l'hérésie vous êtes accourue à l'Église ? Vous cher-
chiez la virginité de l'Église, que l'hérésie ne reconnaît pas.
Comment est-ce que nous montrons que l'hérésie ne recon-
naît pas la virginité de l'Église ? Elle enseigne que l'Église,
la vraie Église, n'est pas infaillible : elle enseigne que
l'Église peut errer ; elle enseigne que l'Église a erré souvent.
Le ministre de cette ville l'a prêché et l'a écrit de la sorte.
O ministre d'iniquité ! vous ne connaissez pas la virginité de
l'Église. Si elle peut errer, elle n'est pas vierge ; car l'erreur
est un adultère de l'âme. Mais comment connaîtriez-vous sa
virginité, puisque vous ne connaissez pas même sa sainteté ?
Je crois la sainte Église, disent les apôtres dans leur Symbole.
Est-elle sainte, si elle ment ? est-elle sainte, si elle enseigne
l'erreur, si elle la confirme par son autorité ? Donc l'Église
que vous nous prêchez est une Église prostituée ; et cette
jeune fille a bien fait quand elle a quitté cette Église, et
qu'elle a cherché une Église vierge. Mais notre Église, ma
très chère sœur, est encore vierge par son unité.
L'origine de l'unité, c'est le Fils de Dieu : il n'a paru qu'en
d'une nouvelle catholique. 583
un seul lieu de la terre ; mais ses prédicateurs ont été par
tout l'univers, et ils y ont fondé des Églises. L'unité (') ne
s'est pas divisée, mais s'est étendue ; et cette unité sainte et
indivisible, la succession continuelle nous l'a apportée. Consi-
dérez les troupeaux rebelles ; leurs noms vous marquent leur
séparation. Zuingliens, luthériens, calvinistes sont des noms
nouveaux : ce n'est donc pas l'unité qui les a produits, parce
que l'unité est ancienne ; mais l'unité les a condamnés, parce
qu'il appartient à l'unité sainte, qui communique avec l'Église
ancienne par une succession véritable, il appartient, dis-je,
à cette unité de condamner l'audace de la nouveauté. Donc
leurs noms sont des noms de schisme : notre nom, c'est un
nom de communion. Mon nom, c'est chrétien, dit saint Pacien;
mon surnom, c'est catholique (''). Catholique, c'est universel ;
catholique, c'est un nom d'unité, un nom de charité et de paix.
Donc l'Église catholique est l'Église vierge, parce qu'elle
possède l'unité sainte qui la lie inséparablement à l'Époux
unique. C'est pourquoi les Églises des hérétiques ayant perdu
l'unique Époux, elles prennent le nom de leurs adultères.
L'hérésie n'a point de vierges sacrées : quoiqu'elle se vante
d'être l'Église, elle n'ose imiter l'Église en ce point. Il n'y
a que la vraie Église qui sache saintement consacrer les
vierges. Et certes, comme l'Église catholique est l'Église
vierge, c'est elle qui nourrit les vierges. Jésus-Christ ne les
reçoit pas pour épouses, si l'Église sa bien-aimée ne les lui
présente : et c'est pourquoi vous ayant destinée dès l'éter-
nité à ce mariage spirituel que la pureté virginale contracte
avec lui, il vous a inspiré dans le même temps ce double
désir d'aimer la virginité de l'Église et de garder la virginité
dans l'Église.
Réjouissez-vous donc en Notre-Seigneur ; préparez-vous
aux embrassements de l'Époux céleste. C'est lui qui est
engendré dans l'éternité par une génération virginale ; c'est
lui qui naissant dans le temps, ne veut point de Mère qui
ne soit parfaitement vierge ; et il consacre son intégrité par
une divine conception et par une miraculeuse naissance.
a. S. V?iQ.\:\.w.^nd Sy>npro?i. Ep. \.
I. Ceci faisait double emploi avec un passage du sermon du 2 février (p. 484).
^v= — — -itt*
ESQUISSE SUR LA PENITENCE. 1654. h*
'.V
Ces deux pages (»), que Bossuet a plus tard intitulées: Péniterice,
ont <5té mises par les éditeurs dans ce fouillis d'interpolations,
qu'ils qualifient de Fragments d'un sermon poitr le III' dimanche
de rAi'cnt (2). Ces prétendus frat^ments d'un sermon se composent
1° d'un sermon de charité, pour 1659; 2° (à la suite de la péroraison
nettement indiquée) d'une partie du sermon du IV^ dimanche de
l'Avcnt de 166S, à Saint-Thomas du Louvre ; 3^ enfin des pages que
nous allons publier, qui furent écrites quatorze ans plus tôt.
M. Lâchât, « cet impitoyable redresseur de torts », semble n'avoir
rien soupçonné de tout cet étrange amalgame. Il le reproduit à son
tour, se contentant d'introduire dans une phrase une heureuse cor-
rection. Tout à côté d'ailleurs il laisse subsister des inexactitudes,
et une ponctuation qui forme contresens.
POUR comprendre solidement combien est grande la
colère de Dieu contre les pécheurs qui ne l'apaisent
pas par la pénitence, il faut supposer deux principes, dont la
vérité est indubitable. Le premier principe que je suppose,
c'est que plus celui qui gouverne est juste, plus les iniquités
sont punies. Le second, c'est que la peine pour être juste,
doit être proportionnée à l'injustice qui est dans le crime.
Ces principes étant connus par la seule lumière de la raison,
il faut tirer cette conséquence que n'y ayant rien de plus
juste que Dieu, rien de plus injuste que le péché, ces deux
choses concourant ensemble doivent attirer sur tous les
pécheurs le plus horrible de tous les supplices.
Que Dieu soit infiniment juste, ou plutôt qu'il soit la jus-
tice même, c'est ce qui paraît manifestement, parce qu'il est
la loi immuable par laquelle toutes choses ont été réglées. Ce
qu il vous sera aisé de comprendre, si vous remarquez que
la justice consiste dans l'ordre ; toutes les choses sont équi-
tables sitôt qu'elles sont ordonnées. Or ce qui met l'ordre
d^ns les choses, c'est la volonté du souverain Être. Car de
1. Mss 12821. f. 211. Daté d'après l'analogie de l'écriture et de l'orthographe.
2. Lâchât, VIII, 220, ligne 22.
DE LA PÉNITENCE. 585
même que ce qui fait l'ordre d'une armée, c'est que les com-
mandements du chef sont suivis ; et ce qui fait l'ordre d'un
concert et d'une musique, c'est que tout le monde s'accorde
avec celui qui bat la mesure : ainsi l'ordre de cet univers,
c'est que la volonté de Dieu soit exécutée. C'est pourquoi le
monde est conduit avec un ordre si admirable, parce que et
les astres, et les éléments, et toutes les autres parties qui
composent cet univers conspirent ensemble d'un commun
accord à suivre la volonté de Dieu, suivant ce que dit le
Prophète: «Votre parole, ô Seigneur, demeure immuable-
ment dans le ciel; vous avez fondé la terre, et elle est toujours
également stable. C'est par votre ordre que les jours durent,
parce que toutes choses vous servent (''). »
Si la justice de Dieu est infinie, il est aussi infiniment juste
que tous ses ordres soient accomplis, [et que les créatures]
n'outrepassent jamais son commandement. Rien ne résiste à
la volonté de Dieu que la volonté des pécheurs. La justice et
l'injustice opposées. La justice infinie. Il n'y a qu'une injustice
infinie qui soit capable de s'opposer à la justice infinie de
Dieu; d'autant plus que celui qui attaque la volonté de Dieu
la choque nécessairement en tout ce qu'elle est, et dans toute
son étendue, suivant ce que dit l'apôtre saint Jacques ('').
Et la raison en est évidente ; parce que par une seule con-
travention l'autorité de la loi est anéantie. L'injustice infinie,
le supplice est infini dans son étendue.
Après avoir compris quelle doit être la grandeur de la
peine par l'injustice du crime, vous l'entendrez beaucoup
mieux encore par la justice de Dieu : car, puisqu'elle est
infinie, il faut qu'elle règne et qu'elle prévale. Péché : désordre,
rébellion. Ou nous nous rangeons, ou Dieu nous range (').
Par l'obéissance ; par le supplice. Ou nous faisons l'ordre, ou
nous le souffrons. Dieu répare l'injustice de notre crime par
la justice de notre peine.
Il n'est pas malaisé de prouver cjue Dieu accuse les pé-
a. Ps., CXVIII, 89-91. — b.Jac.^ Il, 10.
I. Édit. Uieu nous range, par l'obéissance, par le supplice.
586 DE LA PÉNITENCE.
cheurs. Il a gravé en eux la loi éternelle, c'est la con-
science ; c'est cette loi qui nous accuse : Accusantibus aut
défendent ibus ("). En cette vie elle nous accuse intérieure-
ment ; mais le sentiment n'en est pas bien vif, parce que
nous l'étouffons par nos crimes, parce que notre âme. est
comme endormie, charmée par les faux plaisirs de la terre
et par une certaine illusion des sens. Et toutefois sa force
paraît en ce que nous ne pouvons l'arracher : elle ne laisse
pas de se faire entendre. En l'autre vie elle agira dans toute
sa force : la force de l'accusateur est dans le jugement.
En ce monde il suffit qu'elle nous avertisse ; en l'autre il
faudra qu'elle nous convainque. Les consciences sont les
livres qui seront ouverts ; manifestabimur, apparebÎTnus.
Nous y serons découverts par cette lumière infinie qui
pénètre le secret des cœurs. Là paraîtra cette méchanceté,
cette perfidie pour laquelle tu ne croyais pas pouvoir ren-
contrer des ténèbres assez épaisses. Là seront exposées
en plein jour tes honteuses et criminelles passions, tes
abominables plaisirs. Cet accusateur inflexible exagérera
l'horreur de ton crime. Ta conscience parlera contre toi
devant Dieu, devant les anges et devant les hommes.
Comment pourras-tu te défendre contre un accusateur si
sincère ?
La honte née du désordre, établie contre le désordre.
Sacrifie à Dieu la honte que tu avais immolée au diable.
Dieu, pour montrer qu'il ne nous abandonnait pas à nos
passions, nous a donné la honte pour retenir leur empor-
tement.
a. Rofn., II, 13.
ERRATA du T. I".
Page I (Introduction;, ligne 20, et p. m, ligne 39 : « révision ; )} lises : << revision. »
P. 2, 1. 13. Mettre tine virgule avant et après <L qui sont volontaires. ^
P. 8, I. 1 7 : « par de bonnes ; » lisez : « par des bonnes. »
P. 9, 1. 15 : « Combien de temps j'ai été ; >> lises : « ... j'aie été, > comme h. la
ligne précédente.
P. 32, 1. 14, 15 : « Ce sont celles-là que... » Lises : K Ce sont celles [-là que]... >
— Les crochets omis sont une indication utile pour la note 3.
P. 93, 1. 22. Effacez le ?.
P. 94, note I : « ... vers 489 ; » lises : « ... vers 490. »
P. 161, 1. 7 : « de leur pardonner ; » lises : « de la leur pardonner. >>
Ibid.^ ]. 13 : « épandu ; » lisez : « épanché. »
P. 277, 1. 6 de la note : « 1852 ; » lises : « 1652. »
P. 408, 1. 10 : « il peut y rester ; » lises : « il y peut rester. »
P. 477, 1. 20, 21 : « une œuvre ; » lises : « un œuvre. >
P. 594 (table de concordance), 1. 43 : « II, 1659 ; » lisez ; « III, 1659, >
%
%
TABLE DES SERMONS
contenus dans le premier volume.
Pages
INTRODUCTION.
I. EXORDE D'UN SERMON SUR LE JUGEMENT DERNIER.
Écrit au collège de Navarre, vers 1643 i
II. SUR LE PÉCHÉ D'HABITUDE. Sermon résumé, 1646. i" Na-
ture ; 2" suites ; 3° remèdes 4
III. •■ MÉDITATION SUR LA BRIÈVETÉ DE LA VIE, 1648, avec un
fragment SUR la charité 9
IV. MÉDITATION SUR la FÉLICITÉ DES SAINTS, 1648.
1° Combien grande et inconcevable ; 2° en quoi elle consiste. 13
V. PANÉGYRIQUE de saint GORGON, 9 septembre 1649.
(Premier sermon proprement dit.) — Saint Gorgon 1° ne s'est
point laissé séduire par les faveurs du monde ; 2° ni effrayer
par les supplices 3°
VI. " ■ SERMON POUR LA FÊTE de tous les SAINTS, 1649. i" Dieu
a mis ses saints au-dessus de tous ses ouvrages, et se les est
proposés dans toutes ses entreprises ; 2" il les a attachés à la
personne de son Fils ; 3° exécution de ces grands desseins de
Dieu 47
VII. ALLOCUTION pour LA veille de L'ASSOMPTION de la
SAINTE VIERGE, 1650. — t" La mort bienheureuse de la
sainte Vierge ; 2° sa glorieuse résurrection ; 3° son magnifique
triomphe 63
VIII. FRAGMENT sur L'ASSOMPTION. Vers 1651 69
IX. SERMON pour la FÊTE du ROSAIRE, 1651. 1° Marie peut
nous soulager, parce qu'elle est Mère de Dieu ; 2" elle veut nous
soulager, parce qu'elle est notre Mère 7^
X. FRAGMENT SUR la PURIFICATION de la SAINTE
VIERGE, 1652 loi
XL SERMON POUR LE SAMEDI SAINT, id^^. (Premier sermon
de Bossuet prêtre.) — i» Le Sauveur est mort : mourons avec
lui ; 2" il est ressuscité : ressuscitons avec lui ; 3° il est im-
mortel : soyons immortels avec lui 103
XTI. SERMON POUR le IX*= dim.\nche apri>s la pentecote,
SUR LA BONTÉ et LA RIGUEUR dk DIEU envf.rs les
pécheurs, 1652. — 1° Jésus déplorant nos maux, .\ cause de
sa bonté; 2" Jésus devenu impitoyable h cause de l'excès de
. nos crimes. (Ruine de Jérusalem.) 132
588
TABLE DES SERMONS.
Pages.
XIII. SKRMON POUR LA NATIVITÉ DE LA SAINTE VIERGE,
1652. — r' Marie aura pourJi^:sus une affection sans égale ;
2" elle sera aimde par lui d'un amour qui ne souffrira point de
comparaison ; 3" cette sainte société qu'elle aura avec lui l'unira
pour jamais h Dieu le Père ; 4" dans cette union avec le Père
éternel, elle deviendra la Mère des fidèles 163
XIV. PANÉGYRIQUE DE saint FRANÇOIS D'ASSISE, 1652. —
L'admirable François établit 1° ses richesses dans la pauvreté;
2" ses délices dans les souffrances ; 3° sa gloire dans la bas-
sesse 189
XV. SERMON ESQUISSÉ SUR L'ÉVANGILE DES ZIZANIES, 1652.
— Deux réflexions : la première sur le mélange, la seconde sur
la séparation des bons et des méchants 217
XVI. SERMON POUR LA VEILLE de la FÊTE de la CONCEP-
TION DE LA SAINTE VIERGE, 1652. — 1° Marie a été
préservée du péché originel : démonstration de cette vérité par
la simple solution des objections. 2° Le péché originel en nous,
et la grâce qui nous en purifie (conclusion) 228
X\'1I. PREMIER SERMON POUR la FÊTE de la CIRCONCI-
SION, 1653. — JÉSUS est par son sang 1° le roi Sauveur, 2° le
pontife Sauveur 249
XVIII. SUR LES DEUX ALLIANCES, 1653. — Le miracle des noces
de Cana est le symbole de trois changements : 1° la figure
changée en vérité ; 2" la lettre en esprit ; 3° la terreur en
amour 281
XIX. ENTRETIEN FAMILIER SUR la PURIFICATION de la
SAINTE VIERGE, 1653. — 1° Marie se purifie, sans y être
obligée ; 2"^ elle offre le sacrifice des pauvres 295
XX. SERMON SUR la LOI DE DIEU, 1653. — Il y a dans la loi
de Dieu 1° un guide pour nos erreurs, 2° une règle pour nos
désordres, 3° un repos pour nos inconstances 309
XXI. PREMIER SERMON sur les DÉMONS. P"" dimanche de
CARÊME, 1653. — 1° De quelle nature sont ces esprits malfai-
sants, quelles sont leurs forces, quelles sont leurs machines ;
2 ' quelles causes les ont mus à nous déclarer une guerre si
cruelle et si sanglante 340
XXI I. SERMON ESQUISSÉ SUR LA RÉCONCILIATION. V^ di-
manche APRÈS LA PENTECÔTE, 1653. — Deux points : 1° ni le
présent qu'offrent les chrétiens,2° ni l'autel dont ils s'approchent,
ne souffrent que des esprits vraiment réconciliés 361
XXIII. ESQUISSE SUR LA DÉVOTION A LA SAINTE VIERGE pour
L'ASSOCIATION DU SCAPULAIRE. Vers 1653. — Marie est la
Mère des chrétiens. 1° Dessein de cette glorieuse maternité
tracé dès l'origine du monde ; 2° son accomplissement dans la
plénitude des temps 375
TABLE DES SERMONS.
589
Pages.
XXIV. SUR LA DÉVOTION A LA SAINTE VIERGE. Conclusion d'un
sermon perdu. Écrit vers 1653 386
XXV. PANÉGYRIQUE DE SAINT BERNARD, 1653. — La science
de la croix fait les chrétiens ; la prédication de la croix fait les
apôtres. 1° Saint Bernard dans sa cellule étudiant la croix de
JÉSUS; 2° saint Bernard, dans les chaires et dans les fonctions
ecclésiastiques, prêchant et annonçant la croix de JÉSUS 391
XXVI. PREMIER SERMON POUR LA FÊTE de L'EXALTATION
DE LA SAINTE CROIX, 1653. — La gloire de Dieu est en sa
puissance et en sa bonté. Or c'est en la croix que paraissent le
mieux 1° la puissance, 2" la miséricorde divine 422
XXVII. PREMIER SERMON pour le II'^ dimanche de l'avent :
SUR JÉSUS-CHRIST, OBJET DE SCANDALE, 1653. —
1° JÉSUS, miséricordieux médecin de nos maladies ; 2" JÉSUS
évangéliste des pauvres ; 3° JÉSUS, scandale des infidèles ... 446
XXVIII. REPRISE DE l'allocution SUR LES DEUX ALLIANCES,
1654. premier point nouveau : Les figures réalisées 477
XXIX. fragments d'un sermon pour la VÊTU RE d'une NOU-
VELLE CATHOLIQUE, 1654. Exorde et premier point. —
1° Grâce que Dieu lui a faite de la retirer des ténèbres de l'hé-
résie ; 2° comment elle doit user de l'inspiration qu'il lui donne
de renoncer entièrement à toutes les espérances du siècle.
(Cette seconde partie manque) 480
XXX. POUR le JOUR de PAQUES, 165; (sermon nouveau).—
Vie du vrai chrétien ressuscité avec le Sauveur. 1° Le péché
ruiné ; 2° la concupiscence surmontée ; 3° l'immortalité assurée. 494
XXXI. SERMON POUR la FÊTE de L'ASCENSION, 1654. — Jésus
est l'unique et véritable pontife, i" C'est lui seul qui approche
de Dieu avec dignité ; 2" lui seul qui intercède avec fruit ;
3° lui seul qui bénit avec efficace 519
XXXII. premier sermon pour le JOUR de la PENTECOTE :
LITTERA OCCIDIT, 1654. — I" La loi ancienne tue par la lettre ;
2° la loi nouvelle, la loi de grâce, vivifie par l'esprit
XXXIII. SECOND PANEGYRIQUE de SAINT GORGON, esquisse.
Vers 1654. — i" Saint Gorgon a surmonté le monde, c'est-à-
dire ses erreurs, ses terreurs et ses fausses amours ; 2" soutenons
le même combat, et nous remporterons la même victoire
XXXIV. FRAGMENT pour une VÈTURE, .\ux NOUVELLES-
CATHOLIQUES, 1654. — Ce que c'est que la virginité de
l'Église
XXXV. ESQUISSE sur la PÉNITENCE, 1654. — v' Plus celui qui
gouverne est juste, plus les iniquités sont punies ; 2" la peine,
pour être juste, doit être proportionnée i\ l'injustice qui est dans
le crime
544
571
;Si
584
i
i
TABLE DE CONCORDANCE DES SERMONS
SELON L'ORDRE LITURGIQUE ET SELON
L'ORDRE CHRONOLOGIQUE (').
'1^
Sermons du temps.
Toussaint, i. Méditation I^
I bis. Sermon : Omnia vestra sunt. I
2. Sermon devant le roi V,
3. Sermon incomplet. V,
^. Beati 7?iisericordes, GS<\msse. . II
Exorde (fausse attribution). (Éminente dignité des pauvres) ... III,
/our des Morts (fausse attribution) V,
Exorde (fausse attribution) IV,
Fragment pour le jour des Morts IV,
Avent. /^^ dimanche, i^"^ sermon : //ora est V,
Abrégé sur le môme texte V,
2^ sermon, 7>^;z^ 'i/z^«?^2^;//', Jugement dernier IV,
Exorde /h'd.
y sennon, /ustus eSf Domine V, 1668.
Il' dimancÂe^ 1^'^ sermon 1,1653.
Exorde /did.
[665.
[669.
1665.
[668.
[659.
[668.
[654.
[665.
1685.
[668.
[665.
[668.
[656.
[667.
[691.
2« sermon, Divinité de Jésus-Christ <
///^ <//;;2(2;^6V^^. Sermon (fausse attribution)/^;;^ j-^^î^m I
[Sermon (-) de 1668]
S Fragments d'un sermon (interpolations) ( l
Jamsecuris \
Pénitence (
\ Abrégé d'un sermon (interpolé) (Honneur) J I
(Homélie (\
IV'^ dimanche. Sermon (fausse attribution) Ego vox
[Sermon de 1665] I
[Sermon de 1668, £)f<7 ^'^;r]
Noël. V sermon
2^ sermon
3*-' sermon ^
Exorde
Pensées détachées A
Dimanche dans l'octave. Abrégé I
Circoncision, i*^" sermon
2*= sermon
3<= sermon (1687, chez les Jésuites) \
1. Nous prenons l'ordre liturgique dans l'édition Lâchât. Il diffère très peu, du reste, de
celui de l'édition de Versailles. — La table que nous dressons ici sera reproduite dans tous les
volumes, pour la commodité des recherches. Le premier chiflVo indique le tome de la présente
édition : le second, la date exacte oîi le sermon a été placé.
2. Nous ajoutons entre crochets les pièces qui ne se trouvent point dans les éditions précé-
dentes, ou qui n'y figurent point dans la liste das Sermons.
648.
649.
669.
668.
657.
659.
669.
665.
661.
669.
668.
665.
656.
663.
653-
656.
687.
592
TAlîLK DK CONCORDANCE DES SERMONS.
CiV<:<J«<^«^«. 4* sermon, (devant Condc)
5*' sermon, (interpolations)
2*" péroraison
/y //m^/wt/^' après l'Epiphanie
Fragment
îir MmanJie. \hvé^ié
/•'^///;m;/«7/<', (Zizanies. XXVI^" dimanche après la Pentecôte)
Si'ptua<rt'sitne, (fausse attribution. Éminente dignité des pauvres)
\hxé^é...(Parict paupcri)
$jw///^//<j.i,'-/j/w<', i"' sermon
2' sermon, Loi de Dieu
2*^ exorde
Jubilé
Vendredi après les Cendres . C harité fraternelle
[Autre, esquissé]
Samedi après les Cendres, ^nv VEgWsç.
Carême. /"^ di/naHi/te. i^' sermon : Démons
2'^ sermon: Démons
3'= sermon. Prédication évangélique : Non in solo pane
4*" sermon. Pénitence -.-
Plan de sermon. Pénitence ^
Lundi. Sermon incomplet
Abrégé pour le vendredi
ir dimanche, i''' sermon
2"= sermon. Parole de Dieu
Mardi (fausse attribution), sur l'Honneur
Fragment ou dissertation sur l'Honneur. ...
Jeudi, i^"" sermon (fausse attribution), Providence ...
z*" sermon (fausse attribution), Impénitence finale
IIJ^ Diînattche. i'^' sermon. Les Rechutes ...
2'' sermon. Enfant prodigue
Mardi (fausse attribution), Charité fraternelle
2"= conclusion
Vendredi. Culte dû à Dieu
2^ Péroraison ,
Samedi, sur la Femme adultère
Abrégé d'homélie ... ... ,..
/F' i^/w««^/^. i*^"^ sermon. Nécessités de la vie
T" sermon. Ambition (devant la Cour)
3'' sermon, (interpolations)
Mardi, Médisance
Mercredi, Aveugle-né (canevas)
Vendredi (fausse attribution), sur la Mort
Fragment sur la Brièveté de la vie
Dimanche de la Passion. \^^ Sermon : Vaines excuses des pécheurs.
2" sermon (brouillé avec le suivant dans les éditions)
3^ sermon. Haine de la vérité ...
V,
i668.
IV,
1664.
V,
1669.
V,
1669.
I,
1653.
I,
1654.
V,
1669.
I,
1652.
III,
1659.
n,
1658.
V,
1667.
I,
1653-
n,
1659.
II,
1656.
III,
1660.
V,
1669.
m,
1660.
I,
1653.
III,
1660.
IV,
1662.
III,
1661.
II,
1658.
V,
1666.
I,
1646.
III,
1660.
III,
1661.
V,
1666.
II,
1658.
IV,
1662.
IV,
1662.
III,
1660.
V,
1666.
V,
1666.
IV,
1662.
V,
1666.
Ibid.
IV,
1663.
VI,
1686.
III,
, 1660.
IV,
1662.
III,
1661.
V,
. 1666.
II,
, 1658.
VI,
, 1686.
IV,
, 1662.
I,
, 1648.
III,
, 1660.
III,
, 1661.
V.
, 1666.
TABLE DE CONCORDANCE DES SERMONS.
593
Dimanche de la Passion. Mardi, sur la Satisfaction
Pour les trois derniers jours, etc. (fausse attribution):
i^"" sermon, l'Efficacité de la Pénitence
2^ sermon, l'Ardeur de la Pénitence
3*^ sermon, l'Intégrité de la Pénitence
Vendredi, Compassion de la sainte Vierge, i'^'" sermon ...
2^ sermon (fausse attribution), (Rosaire)
Abrégé
Plan
Samedi avant les Rameaux
Rameaux, i*"" sermon. Sur l'Honneur
2*^ sermon. Sur les Souffrances
3"^ sermon. Sur les Devoirs des rois
4^ sermon. Sur la Justice
Vendredi Sainl. 1^^ sermon
2® sermon
3^ sermon
4^ sermon
/'rt^^^ifj-. !'''■ sermon (fausse attribution), (Samedi Saint)
2*^ sermon. Consepiilti
Second exorde. [Sermon complet, nouveau]
3*^ sermon. « Temple »
Second exorde. . . (Solvite teinpium hoc)
4® sermon, (devant le roi)
i^' abrégé : O stulti et tardi corde
2® abrégé : Gaudete in Domino
(2uasimodo
///^ Z>/;;/<2;/^/r<? après Pâques... (Providence)
Abrégé, (fausse attribution) (2'' Samedi de Carême)
/^' Dimanche après Pâques, ^fausse attribution : III" dimanche)
Ascension
Pentecôte^ i"^' sermon
Autre exorde et fragments
2*^ sermon
3^" sermon, (devant la reine)
Abrégé
Triiiité.
IIP dimanche ?c^xh%\?i Pentecôte
V^ di?nanche
IX" dimanche
XX P dimanche Ahxégé
Exaltatioft de la Sainte Croi.v^ i'^'' strxwon
2'-' sermon
Précis, Cum exaltaveritis
IlxJiorlation aux Nouvelles Catholiques
Fragment d'un discours... (Voy. Pâques, sermon nouveau)
i"^*" exhortation aux Ursulines
2*^ exhortation
Ordonnances
3"^ exhortation
4« exhortation
II, 1658.
... IV,
1662.
... IV
1662.
... IV
1662.
II
1658.
I
I65I.
... III,
1663.
II
1659.
... V
1670.
... III
1660.
... III
I66I.
... IV
1662.
V
1666.
... III
1660.
... III
I66I.
... IV
1662.
V
1666.
I
1652.
... III
1660.
I
1654.
... III
IÔ6I.
V
1666.
... VI
I68I.
... VI
1692.
... VI
, 1685.
... III
1660.
II
, 1656.
... IV
1664.
... VI
1692.
I
, 1654.
I
1654.
... II
1655.
II
1658.
... VI
1672.
... VI
, 1692.
II
1655.
... II
1655.
I
1653.
I
1652.
... III,
1659.
I,
1653.
... m,
1659.
... VI,
1688.
... IV,
1663.
I
1654.
... VI
1685.
... VI,
1685.
... VI,
1683
... VI,
1685.
... VI
1685.
Sermons de Bossuet.
38
i^t)4 TAlU.i: DK CONCORDANCE DES SERMONS.
Conférence ' VI, 1685.
Instruction sur le Silence VI, 1686.
Paroles saintes, etc VI, 1686.
Prt-cis d'un discours aux Visitandincs VI, 1685.
I\Hsà'S ihri'tù'ttncs l't mofdiis VI.
Fêtes de la sainte Vierge.
CW/^y/Z/W/. r'"^ sermon, (veille de la fcte) ... 1,1652.
z*" sermon • I^» [656.
y" sermon, proche à la Cour V, 1669.
[Sermon de 1665] IV, 1665.
[Sermon de 1668] (inédit) V, 1668.
AW/î'///. i^'^ sermon 111,1659.
2' sermon 11,1656.
"î* sermon 1,1652.
Précis 11,1658.
Prt'sentation^ (canevas) IV, 1664.
A UMC/ia'd/nm. V sermon III, 1661.
2*" sermon IV, 1662.
3'-' sermon •• ••• II, 1655.
j^'stnnon, Creavit Dojumus III, 1660.
]L\oxàt... At ubi venit V, 1666.
J'nvV<///V>//. I" sermon 111,1659.
Troisième point modifié III, 1660.
Entrelien (« Sermon divin »), chez les Visitandincs VI, 1688.
2*^ sermon II, 1656.
F II rijicati on. i" sermon IV, 1662.
2^' exorde Ibid.
Sommaire d'un sermon III, i66r.
2'-' sermon V, 1666.
Autre conclusion Ibid.
3*" sermon I, 1653.
Assomption. \^^ sermon III, 1660.
2* sermon IV, 1663.
Plan de sermon V, 1667.
Méditation pour la veille de l'Assomption I, 1650.
Rosaire. Sermon II, 1657.
[Autre, Voy. Compassion, 2'' vendredi de la Passion] I, 165 1.
ScapHÎaire 1,1653.
Vêtures.
— de M'^"*^ de Bouillon III, 1660.
— d'une Nouvelle Catholique, !*"■ sermon 1,1654.
2'^ sermon... Indiiimini II, 1658.
— d'une Postulante Bernardine, i" sermon 11,1659.
Fin autrement traitée 11,1656.
2^ sermon 11,1656.
— de M'^"= de la Vieuville, (fausse attribution). Martha^ etc II, 1655.
— de M «^"^ de Beau vais ¥,1667.
— pour le jour de l'Epiphanie III, 1660.
[Fragment d'une autre Vêture] ... IV, 1666.
TABLE DE CONCORDANCE DES SERMONS.
— pour le jour de l'Exaltation de la Sainte Croix. ...
[Fragment]
— sur la Virginité (M'"e d'Albert)
— de la Sœur de Saint-François Bailly
Seconde conclusion, (fausse attribution)
— de M""^ de la Vallière
[de la Sœur Cornuau]
Sermon sur l'Unité de l'Église
Panégyriques.
— de saint André
— de saint Jean
— de saint Thomas de Cantorbéry
— de Saint Sulpice
— de saint François de Sales
— de saint Pierre Nolasque
— de saint Joseph, i'-"' panégyrique, Deposihcvt ctistodi
— 2® panégyrique, Quœsivit
— de saint Benoît
— de saint François de Paule. Crtr//<«j
— 2*^ panégyrique, Fili^ lu semper
— de saint Pierre
— de saint Paul
Précis d'un autre panégyrique
— de saint Victor
— de saint Jacques
— de saint Bernard
— de saint Gorgon, i''^ panégyrique
— 2^ panégyrique, Qtiorum iniuentes
— saints Anges gardiens
— de saint François d'Assise
— Exorde
— de sainte Thérèse
Seconde allocution
— de sainte Catherine
Seconde péroraison
Oraisons funèbres.
— de Henriette de France
— de Henriette d'Angleterre, duchesse d'Orléans ...
— de Marie Thérèse
— de la princesse Palatine
— de Michel le Tellicr
— du prince de Condé
— du Père Bourgoing
— de Nicolas Cornet
— de Madame Yolande
— de Henri de Gornay
595
... ni.
[66o.
.. IV, ]
i66i.
... IV, ]
664.
... VI,,
681,
II,,
659.
... VI, ]
675.
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698.
... VI, 1
681.
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668.
... II,
[658.
V,
[668.
... IV,
[664.
... IV,
[662.
.. IV, ,
665.
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[659.
•• \ II,
1656.
... III,
[661.
... IV.
1665.
... II,
1655.
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1660.
... IV,
1661.
II.
1657.
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1694.
... II,
1657.
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1660.
I,
1653.
I,
1654.
I,
1649.
... III,
1659.
I,
1652.
... VI,
1670.
... II,
1657.
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... IV,
1661.
... IV,
1663.
... V,
1669.
... V,
1670.
... VI,
1683.
... VI,
1685.
... VI,
1686.
... VI,
1687.
... IV,
1662.
... IV,
1663.
... II,
1656
... II,
1658
^K
Imprimé par la Société St-Augustin, Bruges.
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