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Full text of "Oeuvres oratoires de Bossuet"

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University  of  Toronto 


http://www.archive.org/details/oeuvresoratoires03boss 


ŒUVRES  ORATOIRES 


DE 


BOSSUET 


BOSSUET 

d'apuks   i.k   1' ri;  mi  eu   tau  m;  au    de   rigaud 


ŒUVRES  ORATOIRES 


DE 


BOSSUET 


ÉDITION    CRITIQUE    COMPLÈTE 


L'ABBÉ    J.    LEBARQ 


Docteur  ès-lettres 


CK  / 


^A  l^^*  r\     TOME     TROISIEME 

/y   > 

^  '        ^-659-i66i 


DESCLÉE,    DE   BROUWER   et   C'^ 


LILLE 
rue  du  Metz,  41 


PARIS 
rue  Salnt-Sulpice,  30 


MDCCCXCI 


TOUS   DROITS   RÉSERVÉS 

THE  INSTITUTE  OF  KEDIAEVAL  STUDIES 

10  ELMSLEY  PLACE 

TORONTO  5,   CAWADA. 

37  «8 


m 

7014 
.06 
1890 


%  AVERTISSEMENT.  |. 


'^ 


I 


SANS  qu'il  y  ait  eu  la  moindre  préméditation  de  notre  part, 
le  présent  volume  va  reproduire  en  quelque  sorte  par  ses 
proportions  la  taille  un  peu  démesurée  des  sermons  de  cette  époque. 
Nous  n'avons  pas  cru  devoir  scinder  une  station  de  Carême,  où  les 
œuvres  s'appellent,  pour  ainsi  dire,  et  se  répondent.  Il  nous  était 
également  interdit  de  reporter  dans  la  seconde  partie  de  ce  recueil 
toute  une  station,  qui  par  sa  date  appartient  à  la  première.  Ici 
d'ailleurs  l'excès  est  moins  dans  le  nombre  des  discours  (trente-sept) 
que  dans  la  longueur  de  la  plupart  d'entre  eux.  Nous  y  avons 
bien  éliminé  quelquefois  certains  passages,  que  les  précédents 
éditeurs  n'avaient  pu  se  résoudre  à  sacrifier,  malgré  les  indications 
formelles  du  manuscrit.  Mais,  en  «allégeant  ainsi  la  marche  du 
discours,  nous  n'allégions  guère  le  poids  du  volume  :  toutes  ces 
variantes,  ces  doubles  rédactions  étaient  des  documents  qui  devaient 
trouver  place  dans  les  notes,  au  bas  des  pages. 

Ces  œuvres  pleines  et  vigoureuses,  exubérantes  même,  sont 
écrites  d'inspiration,  et  improvisées  sur  le  papier.  Le  jeune  orateur 
y  laisse  déborder  librement  sa  science  de  la  divine  religion  et  de 
l'âme  humaine.  En  dehors  même  des  deux  Carêmes  des  Minimes 
et  des  Carmélites,  qui  vont  faire  l'intérêt  principal  de  ce  volume, 
on  peut  se  rendre  compte  de  la  nouvelle  manière  du  prédicateur 
et  des  changements  survenus  dans  ses  habitudes  oratoires,  en  pre- 
nant un  petit  nombre  d'œuvres  de  nature  similaire,  panégyriques 
des  saints,  sermons  de  Vêture,  etc.  Qu'on  fasse  de  ceux-ci  le 
même  examen  que  nous  avons  proposé  jadis  pour  les  sermons  sur 
la  Dévotion  à  la  sainte  Vierge  :  on  trouvera  ici  encore,  sur  un  thème 
uniforme,  des  développements  toujours  renouvelés,  du  moins  en 
quelque  point,  et  avec  ce  caractère  constant  que  les  compositions 
plus  récentes  s'élèvent  toujours  au-dessus  de  celles  qui  les  ont 
précédées. 

Quant  aux  deux  importantes  stations  données  au  complet  dans 
ce  volume,  nous  nous  réservons  de  les  étudier  par  comparaison, 
dans  le  suivant,  avec  le  Carême  du  Louvre,  par  lequel  se  continuera 
\ Époque  de  Paris,  en  même  temps  qu'une  nouvelle  carrière  s'ou- 
vrira à  l'éloquence  de  Bossuet,  celle  de  sa  prédication  à  la  cour. 


II 


AVERTISSEMENT. 


Le  portrait  mis  en  tête  de  ce  tome  troisième  a  été  gravé  exprès 
pour  notre  édition.  Il  reproduit  celui  qu'Hyacinthe  Rigaud  acheva 
en  1698,  et  dont  il  fut  exécuté  une  douzaine  d'exemplaires,  avec 
de  légères  variantes,  dans  l'atelier  de  ce  grand  artiste.  Le  premier, 
destiné  au  grand-duc  de  Toscane,  Cosme  III  de  Médicis,  fut  payé 
cent  (juarante  livres.  Nous  avons  eu  à  notre  disposition  i»  l'exem- 
plaire de  l'évêché  de  Meaux,  dont  nous  avons  fait  faire  une  bonne 
photographie;  2"  et  ceci  était  d'une  importance  encore  plus  décisive, 
celui  qui  appartient  à  M.  l'abbé  Le  Nordez,  et  qui  nous  a  été  prêté 
avec  une  extrême  obligeance  :  le  graveur,  dont  le  talent  est  bien 
connu,  M.  Pannemaker,  a  pu  l'avoir  constamment  sous  les  yeux, 
et  s'en  inspirer  directement. 


^.^,iV^,^ôt.iô!^^^^:^;^^it.^it:.V^:^^it:iS^,^^^a 


Pour  la  FETE  de  la  VISITATION 


DE  LA  SAINTE  VIERGE, 


1659.  ^ 

On  a  peu  de  renseignements  sur  ce  sermon,  dont  le  manuscrit 
fait  défaut.  Nous  donnerons  au  2  juillet  1660  une  seconde  rédaction 
du  troisième  point,  qui  est  datée  avec  certitude  par  des  allusions 
historiques  manifestes  :  nous  en  avons  d'ailleurs  retrouvé  l'original. 
Sous  sa  première  forme,  le  discours  est  un  peu  plus  ancien.  Une 
variante  du  troisième  point,  tel  qu'il  fut  rédigé  pour  le  discours  pri- 
mitif, nous  parle  de  la  paix  i  que  l'on  désire,))  de  «  ce  grand  ouvrage 
t]ui  se  négocie:  ))  l'année  1659  est  assez  clairement  indiquée. 


Intravit  in  domiitii   Zachariœ^   et 
salutavit  Elisabeth. 

Marie  entra  en  la  maison  de  Zacha- 
rie,  et  salua  Elisabeth. 

{Luc,  I,  40.) 

C'EST  principalement  aujourd'hui,  et  dans  la  sainte  so- 
lennité que  nous  célébrons,  que  les  fidèles  doivent 
reconnaître  que  le  Sauveur  est  un  Dieu  caché,  dont  la  vertu 
agit  dans  les  cœurs  d'une  manière  secrète  et  impénétrable. 
Je  vois  quatre  personnes  unies  dans  le  mystère  que  nous 
honorons  :  Jésus  et  la  divine  Marie,  saint  Jean  et  sa  mère 
sainte  Elisabeth  :  c'est  ce  qui  fait  tout  le  sujet  de  notre  évan- 
gile. Mais  ce  que  j'y  trouve  de  plus  remarquable,  c'est  qu'à 
la  réserve  du  Eils  de  Dieu  toutes  ces  personnes  sacrées  y 
exercent  visiblement  quelque  action  particulière.  Elisabeth, 
éclairée  d'en  haut,  reconnaît  la  dignité  de  la  sainte  Vierge, 
et  s'humilie  profondément  devant  elle  :  Uiide  hoc  uiihi  (")  ? 
Jean  sent  la  présence  de  son  divin  Maître,  jusque  dans  le  sein 
de  sa  mère,  et  témoigne  des  transports  incroyables  :  Exul- 
tavit  ùifans  (').  Cependant  l'heureuse  Marie,  admirant  en 
elle-même  de  si  grands  effets  de  la  toute-puissance  divine, 
exalte  de  tout  son  cœur  le  saint  nom  de  Dieu,  et  publie  sa 
munificence.  Ainsi  toutes  ces  personnes  agissent,  et  il  n'y  a 

a.  Luc,  I,  43.  —  /'.  Ibid.,  44. 

Sermons  de  Bossuet.  —  Il  1.  i 


POUR  LA  VISITATION 


que  Jésus  qui  semble  immobile  :  caché  dans  les  entrailles  de 
la  sainte  Vierge,  il  ne  fait  aucun  mouvement  qui  rende  sa 
présence  sensible  ;  et  lui,  qui  est  1  ame  de  tout  le  mystère, 
paraît  sans  action  dans  tout  le  mystère. 

Mais  ne  vous  étonnez  pas,  âmes  chrétiennes,  de  ce  qu'il 
nous  tient  ainsi  sa  vertu  cachée  ;  il  a  dessein  de  nous  faire 
entendre  qu'il  est  ce  moteur  invisible  qui  meut  toutes  choses 
sans  se  mouvoir,  qui  conduit  tout  sans  montrer  sa  main:  de 
sorte  qu'il  me  sera  aisé  de  vous  convaincre  que,  si  son  action 
toute-puissante  ne  nous  paraît  pas  aujourd'hui  en  elle-même 
dans  le  mystère,  c'est  qu'elle  se  découvre  assez  dans  l'action 
des  autres,  qui  n'agissent  et  ne  se  remuent  que  par  l'impres- 
sion qu'il  leur  donne.  C'est  ce  que  vous  verrez  (')  plus  évi- 
demment dans  la  suite  de  ce  discours  ;  où  devant  vous 
entretenir  des  opérations  de  son  Saint-Esprit  (')  sur  trois 
différentes  personnes,  j'ai  besoin  plus  que  jamais  du  secours 
de  ce  même  Esprit  qui  les  a  remplies;  et  je  dois  tâcher  d'at- 
tirer ses  grâces  par  l'intercession  {^)  de  celle  à  laquelle  il  se 
communique  si  abondamment  qu'il  se  répand  sur  les  autres 
par  son  entremise:  c'est  la  bienheureuse  Marie,  que  nous 
saluerons  avec  l'Ange:  Ave,  gratia... 

L'un  des  plus  grands  mystères  du  christianisme,  c'est  la 
sainte  société  que  le  Fils  de  Dieu  contracte  avec  nous,  et  la 
manière  secrète  dont  il  nous  visite.  Je  ne  parle  pas,  mes 
très  chères  sœurs,  de  ces  communications  particulières  dont 
il  honore  quelquefois  des  âmes  choisies  ;  et  je  laisse  à  vos 
directeurs  et  aux  livres  spirituels  de  vous  en  instruire.  Mais, 
outre  ces  visites  mystiques,  ne  savons-nous  pas  que  le  Fils 
de  Dieu  s'approche  tous  les  jours  de  ses  fidèles  :  intérieure- 
ment par  son  Saint-Esprit,  et  par  l'inspiration  de  sa  grâce  ; 
au  dehors  par  sa  parole,  par  ses  sacrements  et  surtout  par 
celui  de  l'adorable  Eucharistie  ? 

Il  importe  aux  chrétiens  de  connaître  quels  sentiments  ils 
doivent  avoir  lorsque  Jésus-Christ  vient  à  eux  ;  et  il  me 
semble  qu'il   lui  a  plu  de  nous  l'apprendre  nettement  dans 

1.  Var.  ce  que  je  nie  propose  de  vous  faire  voir  plus  évidemment... 

2.  Var.  de  l'Esprit  de  Dieu. 

3.  Var.  par  les  prières. 


DE  LA  SAINTE  VIERGE. 


notre  évangile.  Pour  bien  entendre  cette  vérité,  remarquez, 
s'il  vous  plait,  messieurs,  que  le  Fils  de  Dieu,  visitant  les 
hommes,  imprime  trois  mouvements  dans  leurs  cœurs,  et  je 
vous  prie  de  vous  y  rendre  attentifs  :  premièrement,  sitôt 
qu'il  approche,  il  nous  inspire,  avant  toutes  choses,  une  grande 
et  auguste  idée  de  sa  majesté,  qui  fait  que  l'âme,  tremblante 
et  confuse  de  sa  naturelle  bassesse,  est  saisie  devant  Dieu 
d'un  profond  respect,  et  se  juge  indigne  des  dons  de  sa 
grâce  :  tel  est  son  premier  sentiment.  Mais,  chrétiens,  ce 
n'est  pas  assez:  car  cette  âme,  ainsi  abaissée,  n'osera  jamais 
s'approcher  de  Dieu  ;  elle  s'en  éloignera  toujours,  par  respect, 
en  reconnaissant  son  peu  de  mérite.  C'est  pourquoi,  par  un 
second  mouvement,  il  presse  au  dedans  son  ardeur  fidèle 
de  s'approcher  avec  confiance,  et  de  courir  à  lui  par  de  saints 
désirs  ;  c'est  le  second  sentiment  qu'il  donne.  Enfin  le  troi- 
sième et  le  plus  parfait,  c'est  que,  se  rendant  propice  à  ses 
vœux,  il  fait  triompher  sa  paix  dans  son  cœur,  comme  parle 
le  divin  Apôtre:  Pax  Christi  exultet  i?i  cordibus  vestris  (*)  ; 
et  la  comble  d'une  sainte  joie  par  ses  chastes  embrassements. 
Vous  le  savez,  mes  très  chères  sœurs,  vous  qui  êtes  si  exer- 
cées dans  les  choses  spirituelles,  que  c'est  par  ces  degrés 
que  Dieu  s'avance,  que  tels  sont  les  sentiments  qu'il  inspire 
aux  âmes  :  se  juger  indignes  de  Jésus-Christ,  c'est  par 
cette  humilité  qu'il  les  prépare;  désirer  ardemment  Jésus- 
Christ,  c'est  par  cette  ardeur  qu'il  les  avance  ;  enfin  possé- 
der en  paix  Jésus-Christ,  c'est  par  cette  tranquillité  qu'il  les 
perfectionne.  Ces  trois  sentiments  (  )  paraissent  dans  notre 
évangile  nettement  et  distinctement,  et  avec  un  ordre  ad- 
mirable. 

En  effet  ne  voyez-vous  pas  sainte  Elisabeth  qui  considé- 
rant Jésus-Christ,  qui  l'honore  de  sa  visite  en  la  personne 
de  sa  sainte  Mère,  reconnaît  humblement  son  indignité,  en 
disant  d'une  voix  si  respectueuse:  Et  ttnde  hoc  mihi,  ut 
vejiiat  Mater  Doniini  mei  ad  nie  (^)  ?  «  Et  d'où  me  vient  un 
si  grand  honneur,  que  la  Mère  de  mon  Seigneur  me  visite?» 
D'autre  part  ne  voyez-vous  pas  que  ce  sont  des  désirs  ar- 
dents   qui    pressent   impétueusement    le    saint    Précurseur, 

a.  Coloss.,  in,  15.  —  b.  Luc,  l,  43. 

I.  Var.  Et  n'est-ce  pas  ce  qui  nous  paraît... 


POUR  LA  VISITATION 


lorsque,  tressaillant  au  sein  de  sa  mère,  il  veut  ('),  ce  semble, 
rompre  les  liens  qui  l'empêchent  de  se  jeter  aux  pieds  de 
son  Maître,  et  ne  peut  souffrir  la  prison  qui  le  sépare  de  sa 
présence:  Exultavit  infans  in  utero  ejus  {^)  ?  Enfin  n'enten- 
dez-vous pas  la  voix  ravissante  de  la  bienheureuse  Marie, 
qui,  étant  pleine  de  Jésus-Christ,  et  possédant  en  paix  ce 
qu'elle  aime,  s'épanche  toute  en  actions  de  grâces,  et 
nous  témoigne  la  joie  de  son  cœur  par  son  admirable  can- 
tique :  Mag7iificat  anima  mea  Dominuni  (''')  :  «  Mon  âme 
exalte  le  Seigneur,  et  mon  esprit  se  réjouit  en  Dieu  mon 
Sauveur  ?  »  Ainsi  je  ne  craindrai  pas  de  vous  assurer  que 
j'aurai  expliqué  tout  le  mystère  de  cette  journée  (^),  si  je 
vous  fais  voir  en  ces  trois  personnes,  sur  lesquelles  Jésus 
caché  agit  aujourd'hui,  l'abaissement  d'une  âme^  qui  s'en 
juge  indigne  ;  c'est  ce  que  vous  remarquerez  en  Elisabeth  : 
le  transport  d'une  âme  qui  le  cherche  ;  c'est  ce  que  vous 
reconnaîtrez  en  saint  Jean  :  la  paix  d'une  âme  qui  le  possède  ; 
c'est  ce  que  vous  admirerez  en  la  sainte  Vierge  :  et  c'est  le 
partage  de  ce  discours. 

PREMIER    POINT. 

Il  est  bien  juste,  âmes  chrétiennes,  que  la  créature  s'abaisse 
lorsque  son  Créateur  la  visite  ;  et  le  premier  tribut  que  nous 
lui  devons,  quand  il  daigne  s'approcher  de  nous,  c'est  la  re- 
connaissance de  notre  bassesse.  Aussi  est-ce  pour  cela  que  je 
vous  ai  dit  qu'aussitôt  qu'il  vient  à  nous  par  sa  grâce,  le  pre- 
mier sentiment  qu'il  inspire,  c'est  une  crainte  religieuse  qui 
nous  fait  en  quelque  sorte  retirer  de  lui  par  la  considération 
du  peu  que  nous  sommes.  Ainsi  lisons-nous,  en  saint  Luc, 
que  saint  Pierre  n'a  pas  plus  tôt  reconnu  la  divinité  de  Jésus- 
Christ,  par  les  effets  miraculeux  de  sa  puissance,  qu'il  se 
jette  incontinent  à  ses  pieds,  et  :  «  Retirez-vous,  Seigneur,  » 
lui  dit-il,  gardez-vous  bien  d'approcher  de  moi,  «  parce  que  je 
suis  un  homme  pécheur  :  »  Exi  a  nie,  quia  homo  peccator 
sum,  Domine  {').  Ainsi  ce  pieux  Centenier,  que  Jésus  veut 
honorer  d'une  visite,  surpris  d'une   telle  bonté,  croit  ne   la 

a.  Luc,  I,  41.  —  b.  Ibid.,  46.  —  c.  Ibid.,  v,  8. 

1.  Var.  il  semble  par  ce  mouvement  se  forcer  pour... 

2.  Var.  tout  mon  livangile.  —  Edit.  tout  mon  évangile,  tout  le  mystère... 


DE  LA  SAINTE  VIERGE. 


pouvoir  reconnaître,  qu'en  confessant  aussitôt  qu'il  en  est 
indigne:  Domine,  non  siini  digmis  (").  Ainsi  pour  venir 
à  notre  sujet,  et  n'aller  pas  rechercher  bien  loin  ce  qui  se 
trouve  si  clairement  dans  notre  évangile,  dès  la  première 
vue  de  Marie,  dès  le  premier  son  de  sa  voix,  sa  cousine 
sainte  Elisabeth,  qui  connaît  la  dignité  de  cette  Vierge,  et 
contemple  par  la  foi  le  Dieu  qu'elle  porte,  s'écrie  étonnée  et 
confuse  :  «  D'où  me  vient  un  si  grand  honneur,  que  la  Mère 
de  mon  Seigneur  me  visite  ?  »  Unde  hoc  viiJii  ? 

C'est,  mes  sœurs,  cette  humilité,  c'est  ce  sentiment  de  res- 
pect, que  l'exemple  d'Elisabeth  devrait  profondément  graver 
dans  nos  cœurs  :  mais  pour  cela  il  est  nécessaire  que  nous 
concevions  sa  pensée,  et  que  nous  pénétrions  les  motifs  qui 
l'obligent  à  s'humilier  de  la  sorte.  J'en  remarque  deux  prin- 
cipaux dans  la  suite  de  son  discours,  et  je  vous  prie  de  les 
bien  comprendre.  «  D'où  me  vient  cet  honneur,  dit-elle,  que 
la  Mère  de  mon  Seigneur  me  visite  ?  »  C'est  sur  ces  paroles 
qu'il  faut  méditer  ;  et  ce  qui  s'y  présente  d'abord  à  ma  vue, 
c'est  qu'Elisabeth  nous  témoigne  que,  dans  la  visite  qu'elle 
reçoit,  il  y  a  quelque  chose  qu'elle  connaît  et  quelque  chose 
qu'elle  n'entend  pas.  La  Mère  de  mon  Seigneur  vient  à  moi, 
voilà  ce  qu'elle  connaît  et  ce  qu'elle  admire  :  d'où  vient  qu'elle 
me  fait  cet  honneur,  c'est  ce  qu'elle  ignore  et  ce  qu'elle  cher- 
che. Elle  voit  la  dignité  de  Marie  ;  et  dans  une  telle  inéga- 
lité elle  la  regarde  de  loin,  s'humiliant  profondément  (') 
devant  elle.  C'est  la  bienheureuse  entre  toutes  les  femmes  ; 
c'est  la  Mère  de  mon  Seigneur,  elle  le  porte  dans  ses  bénies 
ç,\\\x2^}i[ç.s,:  Mater  Domini  inei :  ^^xii^-]^  lui  rendre  assez  de 
soumission  ? 

Mais  pendant  qu'elle  admire  toutes  ces  grandeurs,  une  se- 
conde réflexion  l'oblige  à  redoubler  ses  respects.  La  Mère 
de  son  Dieu  la  prévient  par  une  visite  pleine  d'amitié  :  elle 
sait  bien  connaître  l'honneur  qu'on  lui  fait,  mais  elle  n'en 
peut  pas  concevoir  la  cause  ;  elle  cherche  de  tous  côtés  en 
elle-même  ce  qui  a  pu  lui  mériter  cette  grâce  :  D'où  me  vient 
cet  honneur,  dit-elle,  d'où  me  vient  cette  bonté  surprenante  ? 
Unde  hoc  mihi  ?  Ou'ai-je  fait  pour  la  mériter?  ou  quels  ser- 
ai. Matth.,  viil,  8. 

I.    Var.  s'abaissant  humblement  devant  elle. 


POUR  LA  VISITATION 


vices  me  l'ont  attirée  ?  Lhide  hoc  ?  Là,  mes  sœurs,  ne  décou- 
vrant rien  qui  soit  digne  d'un  si  grand  bonheur,  et  se  sentant 
heureusement  prévenue  par  une  miséricorde  toute  gratuite, 
elle  augmente  ses  respects  jusqu'à  l'infini,  et  ne  trouve  plus 
autre  chose  à  faire  sinon  de  présenter  humblement  à  Jésus- 
Christ,  qui  s'approche  d'elle,  un  cœur  humilié  sous  sa  main, 
et  une  sincère  confession  de  son  impuissance. 

Voilà  donc  deux  motifs  pressants  qui  la  portent  aux  sen- 
timents de  l'humilité,  lorsque  Jésus-Christ  la  visite.  Pre- 
mièrement, c'est  qu'elle  n'a  rien  qui  puisse  égaler  ses  gran- 
deurs ;  secondement,  c'est  qu'elle  n'a  rien  qui  puisse  mériter 
ses  bontés  :  motifs  en  effet  très  puissants,  par  lesquels  nous 
devons  apprendre  à  servir  notre  Dieu  en  crainte,  et  à  nous 
réjouir  devant  lui  avec  tremblement.  Car  quelle  indigence 
pareille  à  la  nôtre,  puisque  si  nous  n'avons  rien  par  nature, 
et  n'avons  rien  encore  par  acquisition,  nous  n'avons  aucun 
droit  d'approcher  de  Dieu,  ni  par  la  condition  ni  par  le  mé- 
rite? Et  n'étant  pas  moins  éloignés  de  sa  bonté  par  nos  cri- 
mes que  de  sa  majesté  infinie  par  notre  bassesse,  que  nous 
reste-t-il  autre  chose,  lorsqu'il  daigne  nous  regarder,  sinon 
d'apprendre  d'Elisabeth  à  révérer  sa  grandeur  suprême  par 
la  reconnaissance  de  notre  néant,  et  à  honorer  ses  bienfaits 
en  confessant  notre  indignité  ? 

Mais  afin  de  ne  le  pas  faire  seulement  de  bouche,et  d'avoir 
ce  sentiment  imprimé  au  cœur,  considérons  avant  toutes 
choses  ce  qu'exige  de  nous  la  grandeur  de  Dieu  ;  et  encore 
que  nulle  éloquence  ne  le  puisse  assez  exprimer,  pour  nous 
en  former  quelque  idée,  posons  d'abord  ce  premier  principe  : 
que  ce  qui  gagne  le  respect  des  hommes,  ce  sont  les  dignités 
qui  tirent  du  pair,  qui  donnent  un  rang  particulier,  qui  sont 
uniques  et  singulières.  Voilà  ce  que  les  hommes  révèrent. 
Et,  ce  fondement  étant  supposé,  qui  pourrait  nous  dire,  mes 
sœurs,  le  respect  que  nous  devons  au  souverain  Etre  1  II  est 
seul  en  tout  ce  qu'il  est  ;  il  est  le  seul  sage,  le  seul  bienheu- 
reux, Roi  des  rois.  Seigneur  des  seigneurs,  unique  en  sa  ma- 
jesté, inaccessible  en  son  trône, incomparable  en  sa  puissance. 
De  là  vient  que  TertuUien,  tâchant  d'exprimer  magnifique- 
ment  son  excellence  incommunicable,  dit  qu'il  est  «  le  sou- 


DE  LA  SAINTE  VIERGE. 


verain  Grand,  qui,  ne  souffrant  rien  qui  s'égale  à  lui,  s'établit 
lui-même  une  solitude  par  la  singularité  de  sa  perfection  :  » 
S^tmmum  magnum,  ex  defectione  œ77iuli  solitudinem  quamdam 
de  si7igularitatc  prœstantiœ  suœ  possidens  ["■).  Voilà  une  ma- 
nière de  parler  étrange  ;  mais  cet  homme,  accoutumé  aux 
expressions  fortes, semble  chercher  des  termes  nouveaux  pour 
parler  d'une  grandeur  qui  n'a  point  d'exemple.  Et  surtout 
n'admirez-vous  pas  cette  solitude  de  Dieu,  solitudinem  de  sin- 
gularitate prœstanticc  :  solitude  vraiment  auguste,  et  qui  doit 
inspirer  de  profonds  respects  ? 

Mais  cette  solitude  de  Dieu  nous  donne  encore,  ce  me 
semble,  une  belle  idée.  Toutes  les  grandeurs  ont  leur  faible  : 
grand  en  puissance,  petit  encourage  ;  grand  courage  et  petit 
esprit  ;  grand  esprit  dans  un  corps  infirme,  qui  empêche  ses 
fonctions.  Oui  peut  se  vanter  d'être  grand  en  tout  ?  Nous 
cédons, et  on  nous  cède  ;  tout  ce  qui  s'élève  d'un  côté  s'abaisse 
de  l'autre.  C'est  pourquoi  il  y  a  entre  tous  les  hommes  une 
espèce  d'égalité  :  tellement  qu'il  n'y  a  rien  de  si  grand,  que 
le  petit  ne  puisse  atteindre  par  quelque  endroit.  11  n'y  a  que 
vous,  ô  souverain  Grand,  ô  Dieu  éternel,  qui  êtes  singulier 
en  toutes  choses,  inaccessible  en  toutes  choses,  seul  en  toutes 
choses  :  Solitudinem  quamdam,  etc.  Vous  êtes  le  seul  auquel 
on  peut  dire  :  «  O  Seigneur,  qui  est  semblable  à  vous  ('')  : 
profond  en  vos  conseils  ('),  terrible  en  vos  jugements,  absolu 
en  vos  volontés,  magnifique  et  admirable  en  vos  œuvres  i^)}  » 
Que  si  vous  êtes  si  grand,  si  majestueux,  malheur  à  qui  se 
fait  grand  devant  vous  ;  malheur,  malheur  aux  têtes  superbes 
qui  vont  hautes  et  levées  devant  votre  face  :  vous  frappez 
sur  ces  cèdres,  et  vous  les  déracinez  ;  vous  touchez  ces  or- 
gueilleuses montagnes,  et  vous  les  faites  évanouir  en  fumée. 
Heureux  ceux  qui,  vous  sentant  approcher  par  vos  saintes 
inspirations,  craignent  de  s'élever  devant  vous,  de  peur  de 
vous  exciter  à  jalousie  ;  mais  qui  s'écrient  aussitôt  avec  le 
prophète  :  «  Qu'est-ce  que  l'homme,  ô  grand  Dieu,  que  vous 
vous  en  souvenez  ?  ou  qui  sont  les  enfants  des  hommes,  que 
vous  leur  faites  l'honneur  de  les  visiter  {^)  ?»  Ils  se  cachent, 

a.  Ad  MarcwH.,\\h.  I,  n.  4.   — /?.  Ps.,  XXXIV,    10.   —  c.  Exod.,X\\  11.   — 
d.  Ps.,  VIII,  5. 
I .    l 'ar.  pensées. 


POUR   LA  VISITATION 


et  votre  face  les  illumine  ;  ils  se  retirent  par  respect,  et  vous 
les  cherchez  ;  ils  se  jettent  à  vos  pieds,  et  votre  Esprit  paci- 
fique repose  sur  eux. 

Apprenez,  ô  enfants  de  Dieu,  de  quelle  sorte  il  faut  rece- 
voir cette  souveraine  grandeur  :  mais  pour  vous  humilier  plus 
profondément, sachez  que  sa  bonté  vous  prévient  en  tout;  et 
que  sa  grâce  se  montre  grâce  en  ce  qu'elle  n'est  attirée  par 
aucuns  mérites.  Rendez,  "rendez  ici  témoignage  à  sa  miséri- 
corde surabondante,  vous,  pécheurs  qu'il  a  convertis,  vous, 
brebis  perdues,  qu'il  a  ramenées,  vous,  autrefois  enfants  de 
ténèbres,  que  sa  grâce  a  faits  enfants  de  lumière.  Ne  s'est-il 
pas  souvenu  de  vous  dans  le  temps  que  vous  l'oubliiez  ?  Ne 
vous  a-t-il  pas  poursuivis,  quand  vous  le  fuyiez  avec  plus 
d'ardeur  ?  Ne  vous  a-t-il  pas  attirés,  quand  vous  méritiez  le 
plus  sa  vengeance  ?  Et  vous,  âmes  saintes  et  religieuses,  qui 
marchez  dans  la  voie  étroite,  qui  vous  avancez  à  grands  pas 
dans  le  chemin  de  la  perfection  ;  qui  vous  a  inspiré  le  mépris 
du  monde  et  l'amour  de  la  solitude?  N'est-ce  pas  lui  qui  vous 
a  choisies,  et  ne  lui  confessez-vous  pas  tous  les  jours  que 
vous  n'avez  pas  mérité  ce  choix  ?  Je  n'ignore  pas  cependant 
que  vous  n'amassiez  des  mérites  :  anathème  à  ceux  qui  le 
nient  ;  mais  tous  ces  mérites  viennent  de  la  grâce.  Si  vous 
usez  bien  de  la  grâce,  il  est  vrai  que  ce  bon  usage  en  attire 
d'autres  ;  mais  il  faut  qu'elle  vous  prévienne,  pour  vous  sanc- 
tifier par  ce  bon  usage.  Ne  voyez-vous  pas,  dans  notre 
évangile,  que  ce  n'est  pas  Elisabeth  qui  vient  à  Marie;  c'est 
Marie  qui  cherche  (')  sainte  Elisabeth,  c'est  Jésus  qui  pré- 
vient saint  Jean.  Quel  est,  mes  sœurs,  ce  nouveau  miracle? 
Jean  doit  être  son  Précurseur,  il  doit  marcher  devant  sa  face, 
il  lui  doit  préparer  les  voies  ;  et  néanmoins  nous  voyons 
manifestement  qu'il  faut  que  Jésus-Christ  le  prévienne.  Et 
qui  donc  ne  prévient-il  pas,  s'il  prévient  même  son  Précur- 
seur? Que  si  nous  sommes  aussi  prévenus,  de  quoi  pouvons- 
nous  nous  glorifier?  Sera-ce  peut-être  du  commencement  ? 
Mais  c'est  là  que  la  grâce  nous  a  éclairés  sans  que  nous 
l'ayons  mérité.  Quoi,  sera-ce  donc  du  progrès?  Mais  la  grâce 
s'étend  dans  toute  la  vie,  et  dans  toute  la  vie  elle  est  tou- 

I.  Var.  qui  visite. 


DE  LA  SAINTE  VIERGE. 


jours  grâce  :  Fous  aqnœ  salicntis  (")  ;  c'est  (')  un  fleuve  qui 
retient,  durant  tout  son  cours,  le  nom  qu'il  ;i  pris  dans  son 
origine  :  c'est  «  la  grâce  elle-même  qui  mérite  d'être  augmen- 
tée, afin  que,  par  cet  accroissement,  elle  mérite  d'arriver  à 
sa  perfection  :  »  Ipsa  gratia  meretiir  augeri,  iit  aticta  mcrea- 
tur pei'fici,  dit  saint  Augustin  (''). 

Que  s'il  est  ainsi,  chrétiens,  que  nous  ne  vivions  que  par 
grâce,  que  nous  ne  subsistions  que  par  grâce  ;  que  tardons- 
nous  à  imiter  sainte  Elisabeth?  que  ne  disons-nous  du  fond 
de  nos  cœurs  :  Uiide  hoc  mihi  ?  «  D'où  me  vient  un  si  grand 
bonheur?  »  d'où  me  vient  cette  faveur  extraordinaire  ?  Ah  ! 
je  ne  l'ai  point  méritée  ;  je  ne  la  dois,  ô  Seigneur,  qu'à  votre 
bonté.  C'est  le  premier  sentiment  que  la  grâce  inspire,  parce 
que  son  premier  ouvrage,  c'est  de  se  faire  reconnaître  grâce. 
Confessons  donc,  avant  toutes  choses,  que  nous  somnies 
indignes  des  dons  de  Dieu  :  Dieu  alors  nous  en  croira  dignes, 
si  nous  avouons  ne  l'être  pas;  si  nous  reconnaissons  qu'il  ne 
nous  doit  rien,  il  se  confessera  notre  débiteur.  Il  est  allé  chez 
leCentenier,  parce  qu'il  se  juge  indigne  de  le  recevoir.  Pierre 
se  juge  indigne  d'approcher  de  lui:  il  le  fait  le  fondement  de 
son  corps  mystique.  Paul  se  trouve  indigne  qu'on  le  nomme 
apôtre:  et  il  le  fait  le  plus  illustre  (')  de  tous  ses  apôtres.  Jean- 
Baptiste  s'estime  indigne  de  lui  délier  ses  souliers,  qui  est  le 
plus  vil  office  d'un  serviteur  :  et  il  le  fait  son  meilleur  ami: 
Amiens  Sponsi  (')  ;  et  cette  main, qu'il  juge  indigne  des  pieds 
du  Sauveur,  est  élevée  jusqu'à  sa  tête,  qu'il  arrose  des  eaux 
baptismales. Tant  il  est  vrai,  âmes  chrétiennes,  que  ce  qui  nous 
mérite  les  dons  de  la  grâce,  c'est  de  confesser  humblement  que 
nous  ne  les  pouvons  mériter;  tellement  que  l'humilité  est  l'ap- 
pui de  la  confiance.  Quiconque  s'est  préparé  par  rhumilité,peut 
ensuite  s'abandonner  aux  désirs  ardents  dont  nous  allons  voir 
les  sacrés  transports  en  la  personne  de  saint  Jean-Baptiste. 

SECOND    POINT, 

Ce  n'est  pas  assez  à  l'âme  fidèle  de  s'humilier  devant  Dieu 
et  de  s'en  retirer  en   quelque  sorte  par  le  sentiment  de  sa 

a.Joan.,  IV,  14.  —  b.  Kpist.  CLXXXVI,  n.  10.  —  c. /oan.,  III,  29. 

1.  Var.  elle  ressemble  à  un  fleuve. 

2.  Var.  le  plus  célèbre. 


I O  POUR  LA  VISITATION 


bassesse;  après  ce  premier  mouvement,  par  lequel  elle  recon- 
naît son  indignité,  elle  en  doit  ensuite  ressentir  un  autre, 
c'est-à-dire,  un  chaste  transport,  par  lequel  elle  coure  à  Dieu 
et  s'efforce  de  s'unir  à  lui.  Mais  est-il  possible,  mes  sœurs, 
qu'un  tel  désir  soit  raisonnable,  et  que  des  mortels  comme 
nous  puissent  porter  si  haut  leurs  pensées?  Il  n'est  pas  per- 
mis d'en  douter;  et  en  voici  la  raison  solide,  prise  de  la 
nature  de  Dieu  nécessairement  bienfaisante.  Je  vous  ai  repré- 
senté sa  grandeur  suprême,  qui  éloigne  de  lui  les  créatures; 
il  vous  faut  maintenant  parler  de  sa  bonté,  qui  leur  tend  la 
main  et  qui  les  invite.  L'une  et  l'autre  sont  inconcevables;  et 
comme,  me  défiant  de  mes  forces,  je  me  suis  aidé  pour  la 
première  d'une  forte  expression  de  Tertullien,  je  me  servirai 
pour  la  seconde  d'un  excellent  discours  d'un  autre  docteur 
de  l'Église  :  c'est  le  grand  saint  Grégoire  de  Nazianze,  qui  a 
mérité  parmi  les  Grecs  le  surnom  auguste  de  Théologien,  à 
cause  des  hautes  conceptions  qu'il  a  de  la  nature  divine. 

Ce  grand  homme  invite  tout  le  monde  à  désirer  Dieu,  par 
la  considération  de  cette  bonté  infinie  qui  prend  tant  de 
plaisir  à  se  répandre;  ce  qu'ayant  expliqué  avec  soin,  il  con- 
clut enfin  par  ces  mots  :  €  Ce  Dieu,  dit  cet  excellent  théolo- 
gien ("),  désire  d'être  désiré;  il  a  soif,»  le  pourriez-vous  croire, 
au  milieu  de  son  abondance.'^  mais  quelle  est  la  soif  de  ce 
premier  Etre?  c'est  «que  les  hommes  aient  soif  de  lui  :» 
Sùù  sitiri.  Tout  infini  qu'il  est  en  lui-même,  et  plein  de 
ses  propres  richesses,  nous  pouvons  néanmoins  l'obliger  : 
et  comment  pouvons-nous  l'obliger  ?  C'est  en  lui  demandant 
qu'il  nous  oblige  ;  parce  «qu'il  donne  plus  volontiers  que  les 
autres  ne  reçoivent  :»  ce  sont  les  paroles  de  saint  Grégoire. 

Ne  diriez-vous  pas,  chrétiens,  qu'il  vous  représente  une 
source  vive,  qui,  par  la  fécondité  (')  continuelle  de  ses  eaux 
claires  et  fraîches,  semble  présenter  à  boire  aux  passants 
altérés?  Elle  n'a  pas  besoin  qu'on  la  lave  de  ses  ordures,  ni 
qu'on  la  rafraîchisse  dans  son  ardeur;  mais  se  contentant  elle- 
même  de  sa  netteté  et  de  sa  fraîcheur  naturelle,  elle  ne  de- 
mande, ce  semble,  plus  rien,  sinon  que  l'on  boive,  et  que  l'on 

a.  Orat.  LX. 

I.  Var.  l'aljondance.  —  Ici,  et  plus  loin,  Lâchât  préfère  la  variante  au  texte, 
sans  nécessité,  et  en  l'absence  du  manuscrit. 


DE  LA  SAINTE  VIERGE.  I  I 

vienne  se  laver  et  se  rafraîchir  de  ses  eaux.  Ainsi  la  nature 
divine,  toujours  abondante,  ne  peut  non  plus  croître  que 
diminuer  (').  à  cause  de  sa  plénitude  :  et  la  seule  chose  qui  lui 
manque,  si  l'on  peut  parler  de  la  sorte,  c'est  qu'on  vienne 
puiser  en  son  sein  les  eaux  de  vie  éternelle,  dont  elle  porte 
en  elle-même  une  source  infinie  et  inépuisable.  C'est  pourquoi 
saint  Grégoire  a  raison  de  dire  «qu'il  a  soif  que  nous  ayons 
soif  de  lui;  »  et  qu'il  reçoit  comme  un  bienfait,  quand  nous  lui 
donnons  le  moyen  de  nous  bienfaire. 

Cela  étant  ainsi,  chrétiens,  c'est  faire  injure  à  cette  bonté, 
que  de  n'avoir  pas  du  désir  pour  elle.  De  là  les  transports 
de  saint  Jean  dans  les  entrailles  de  sa  mère.  Il  sent  que  son 
Maître  le  vient  visiter,  et  il  voudrait  s'avancer  pour  le  rece- 
voir :  c'est  le  saint  amour  qui  le  pousse,  ce  sont  des  désirs 
ardents  qui  le  pressent.  Ne  voyez-vous  pas,  âmes  saintes, 
qu'il  tâche  de  rompre  ses  liens  par  son  mouvement  impé- 
tueux? Mais  s'il  demande  la  liberté,  ce  n'est  que  pour  courir 
au  Sauveur;  et  s'il  ne  peut  plus  souffrir  sa  prison,  c'est  à 
cause  qu'elle  le  sépare  de  sa  présence. 

C'est  donc  avec  beaucoup  de  raison  que  nous  nous  adres- 
sons à  saint  Jean-Baptiste,  pour  apprendre  à  désirer  le  Sau- 
veur des  âmes  ;  puisqu'il  lui  doit  préparer  les  voies.  C'est  à 
lui  de  nous  inspirer  des  désirs  ardents  ;  et  si  vous  recher- 
chez (^),  chrétiens,  quel  est  le  ministère  du  saint  Précurseur, 
vous  (3)  découvrirez  aisément  qu'il  est  envoyé  sur  la  terre 
pour  faire  désirer  Jésus-Christ  aux  hommes,  et  que  c'est  en 
cette  manière  qu'il  lui  doit  préparer  ses  voies.  En  effet,  il 
faut  vous  faire  entendre  quel  est  le  sujet  de  sa  mission  ;  et  il 
faut  qu'un  autre  saint  Jean,  disciple  et  bien-aimé  du  Sauveur, 
vous  explique  la  fonction  {+)  de  saint  Jean-Baptiste.  Ecoutez 
comme  il  parle  dans  son  Evangile  :  «  Il  y  eut  un  homme 
envoyé  de  Dieu,  dont  le  nom  était  Jean  :  cet  homme  n'était 
point  la  lumière,  mais  il  venait  sur  la  terre  pour  rendre  té- 
moignage de  la  lumière,  »    c'est-à-dire,   de  Jésus-Christ  : 

1.  Nous  dirions  aujourd'hui  :  «  Ne  peut  pas  plus  croître  que...  ■>> 

2.  Var.  si  vous  comprenez. 

3.  Var.  il  vous  sera  aisé  de  connaître. 

4.  Var.  la  mission.  —  Ce  mot  vaut  bien  celui  qui  le  remplace;  mais  il  formait 
redite.  (Voy.  deux  lignes  plus  haut.) 


12  POUR  LA  VISITATION 


Non  erat  ille  lux  se  ci  ut  testimonium  perhiberet  de  lumine  ("). 
N'êtes-voiis  pas  étonnées,  mes  sœurs, de  cette  façon  de  parler 
de  levangéliste  ?  Jésus-Christ  est  la  lumière,  et  on  ne  le 
voit  pas  :  Jean- Baptiste  n'est  pas  la  lumière,  et  non  seulement 
on  le  voit,  mais  encore  il  nous  découvre  la  lumière  même  ! 
Qui  vit  jamais  un  pareil  prodige  ?  quand  est-ce  que  l'on  a 
ouï  dire  qu'il  fallût  montrer  la  lumière  aux  hommes,  et  leur 
dire  :  Voilà  le  soleil  ?  N "est-ce  pas  la  lumière  qui  découvre 
tout  ?  N'est-ce  pas  elle  dont  le  vif  éclat  vient  ranimer  toutes 
les  couleurs,  et  lever  le  voile  obscur  et  épais  qui  avait  enve- 
loppé toute  la  nature  ?  Et  voici  que  l'Evangile  nous  vient  en- 
seigner que  la  lumière  était  au  milieu  de  nous  sans  être  aper- 
çue, et,  ce  qui  est  beaucoup  plus  étrange,  que  Jean,  qui  n'est 
pas  la  lumière,  est  envoyé  néanmoins  pour  nous  la  montrer  : 
Non  erat  ille  lux,  \jed  ut  testimonium  perhiberet  de  bimine\ 

Dans  cet  événement  extraordinaire,  chrétiens,  n'accusons 
pas  la  lumière  de  ce  que  nos  yeux  infirmes  ne  la  peuvent 
voir  (')  :  accusons-en  notre  aveuglement  ;  accusons  la  faiblesse 
d'une  vue  tremblante,  qui  ne  peut  souffrir  le  grand  jour.  C'est 
ce  que  le  grand  Augustin  nous  explique  délicatement  {")  par 
ces  excellentes  paroles  :  Tarn  infirmi  sumus,per  lucernam 
qucrrimus  diem  ('').  Saint  Jean  n'était  qu'un  petit  flambeau  : 
Erat  lucei'ua  ardens  et  lucens  (')  ;  et  «  telle  est  notre  infirmi- 
té, qu'il  nous  faut  (^)  un  flambeau  pour  chercher  le  jour  :  »  il 
nous  faut  Jean-Baptiste  pour  chercher  Jésus,  per  lucernam 
quœj'imus  diem  :  c'est-à-dire,  mes  très  chères  sœurs,  qu'il  fal- 
lait à  nos  faibles  yeux  une  lumière  douce  et  tempérée,  pour 
nous  accoutumer  au  jour  du  midi ,  et  qu'il  nous  fallait  mon- 
trer de  petits  rayons  pour  nous  faire  désirer  de  voir  le  soleil 
que  nous  avions  entièrement  oublié  dans  la  longue  nuit  de 
notre  ignorance  :  car  c'est  en  ceci  principalement  qu'était  dé- 
plorable l'aveuglement  de  notre  nature,  et  je  vous  prie  de  le 
bien  entendre. 

Nous  avions  premièrement  perdu  la  lumière  ;  «  le  soleil  de 


a.Joan.,  i,  8.  —  b.  Ijijoan.  Tract,  ii,  n.  8.  —  c.Joah.,  v,  35. 

1.  /vîr  ne  la  voient  pas. 

2.  Var.  admirablement. 

3.  Var.  que  nous  cherchons  le  jour  avec  un  flambeau,  nous  cherchons  JÉsUi?- 
CHRii?T  par  Jean-Baptiste. 


DE  LA  SAINTE  VIERGE. 


13 


justice  ne  nous  luisait  plus  :  »  Sol  intelligent iœ  non  est  orttcs 
nobis  (").  Non  seulement  nous  l'avions  perdue:  mais  nous  en 
avions  même  perdu  le  désir,  et  «  nous  aimions  mieux  les  té- 
nèbres :  »  Dilexerunt  homines  inagis  tenebras,  qiiani  lucenii^). 
Nous  en  avions  non  seulement  perdu  le  désir  ;  mais  nous 
nous  plaisions  tellement  dans  l'obscurité,  l'ignorance  de  la 
vérité  nous  était  de  telle  sorte  passée  en  nature,  que  nous 
craignions  de  voir  la  lumière:  nous  fuyions  devant  la  lumière, 
nous  haïssions  même  la  lumière  :  car  «celui  qui  fait  le  mal 
hait  la  lumière  :  »  Qui  niale  agit,  odit  hicem  ('),  D'où  nous 
venait  cet  aveuglement,  ou  plutôt  cette  haine  delà  clarté  ?  Il 
faut  que  saint  Augustin  nous  le  fasse  entendre,  en  remar- 
quant certain  rapport  de  l'entendement  aux  yeux  corporels, 
et  de  la  lumière  spirituelle  à  la  lumière  sensible.  Les  yeux 
ont  été  faits  pour  voir  la  lumière  ;  et  tu  es  faite,  âme  raison- 
nable, pour  voir  la  vérité  éternelle,  «  qui  illumine  tout  homme 
qui  naît  au  monde.»  «  Les  yeux  se  nourrissent  de  la  lumière  :» 
Luce  qnippe  pascuntur  oculi  nostri ,  dit  saint  Augustin  (''')  ; 
et  «ce  qui  fait  voir,  poursuit  ce  grand  homme,  que  la  lumière 
les  nourrit  et  les  fortifie,  c'est  que,  s'ils  demeurent  trop  long- 
temps dans  l'obscurité,  ils  deviennent  faibles  et  malades  :  » 
Cum  in  tenebris  fiierint,  infirmantur.  Et  cela,  pour  quelle 
raison;  si  ce  n'est,  dit  le"  même  saint,  «  qu'ils  sont  privés  de 
leur  nourriture,  et  comme  fatigués  par  un  trop  long  jeûne  ?» 
Fraudati  octdi  cibo  sno  defatigantur  et  debilitantîtr,  qnasi 
quodani  jejîuiio  huis.  D'où  il  arrive  encore  un  effet  étrange, 
c'est  que  si  l'on  continue  à  leur  dérober  cette  nourriture 
agréable,  ou  vous  les  verrez  enfin  défaillir,  manque  d'aliment, 
ou,  s'ils  ne  meurent  pas  tout  à  fait,  ils  seront  du  moins  si  dé- 
biles, qu'à  force  de  discontinuer  de  voir  la  lumière,  ils  n'en 
pourront  plus  supporter  l'éclat,  ils  ne  la  regarderont  qu'à  de- 
mi, d'un  œil  incertain  et  tremblant.  Ah  !  rendez-nous,  diront- 
ils,  notre  obscurité;  ôtez-nous  cette  lumière  importune.  Ainsi 
la  lumière,  qui  était  leur  vie,  est  devenue  l'objet  de  leur 
aversion. 

Chrétiens,  ne  sentons-nous  pas  qu'il  nous  en  est  arrivé  de 
même.''  Qui  ne  sait  que  nous  sommes  faits  pour  nous  nourrir 

a.  Sap.,  V,  6.  —  â.youn.,  m,   19.  —  c.  Ibid.,  20.  —  d.  In  Joan.  Tract,  xiii,  n.  5. 


14  POUR  LA  VISITATION 


de  la  vérité  ?  C'est  d'elle  que  doit  vivre  l'âme  raisonnable  :si 
elle  quitte  cette  viande  céleste,  elle  perd  sa  substance  et  sa 
force  ;  elle  devient  languissante  et  exténuée  ;  elle  ne  peut 
plus  voir  qu'avec  peine  ;  après,  elle  ne  désire  plus  de  voir  : 
enfin,  elle  ne  hait  rien  tant  que  de  voir.  Ah  !  qu'il  n'est  que 
trop  véritable,  qu'il  n'est  que  trop  constant  par  expé- 
rience !  On  s'engage  à  des  attachements  criminels,  on 
ne  cherche  que  les  ténèbres  ;  les  fumées  s'épaississent 
autour  de  l'esprit,  et  la  raison  en  est  offusquée  :  celui  qui 
est  en  cet  état  ne  peut  pas  voir,  «  la  lumière  de  ses  yeux 
n'est  plus  avec  lui  :  »  Lumen  oculoriun  ineoruni  et  ipsum  7ion 
est  mecum  (").  Voulez-vous  être  convaincus  qu'il  ne  veut 
pas  voir?  Au  milieu  de  ces  ombres  qui  l'environnent,  un  sage 
ami  s'approche  de  lui  ;  il  observe  s'il  n'y  a  point  quelque  en- 
droit par  où  on  lui  puisse  faire  entrevoir  le  jour  :  mais  il  en 
détourne  la  vue  ;  il  ne  veut  point  voir  la  lumière,  qui  lui  dé- 
couvre une  erreur  qu'il  aime  et  dont  il  ne  veut  pas  se  désa- 
buser :  Oailos  SîLOS  statuertuit  declinare  in  terrain  (^'). 

C'est  ainsi  que  sont  les  pécheurs,  c'est  ainsi  qu'était  tout 
le  genre  humain  :  la  lumière  s'était  retirée,  et  avait  laissé  les 
hommes  malades  dans  un  long  oubli  de  la  vérité.  Que  ferez- 
vous  ('),  ô  divin  Jésus,  splendeur  éternelle  du  Père  'i  Mon- 
trerez-vous  d'abord  à  nos  yeux  infirmes  votre  lumière  si  vive 
et  si  éclatante  }  Non,  mes  sœurs,  il  ne  le  fait  pas  ;  il  se  cache 
encore  en  lui-même  :  mais  il  se  réfiéchit  sur  saint  Jean.  Il 
envoie  (')  premièrement  des  rayons  plus  faibles  pour  fortifier 
peu  à  peu  notre  vue  tremblante  et  nous  faire  insensiblement 
désirer  la  beauté  du  jour.  Divin  Précurseur,  voilà  votre  em- 
ploi ;  et  vous  commencez  aujourd'hui  ce  saint  exercice. 

Et  en  effet,  ne  voyez-vous  pas  que  Jésus  n'agit  pas?  Il  ne 

a.  Ps.,  XXXVII,  II.  —  ^.  Ps.,  XVI,  II. 

1.  Var.  Que  falhiit-il  faire,  mes  sœurs,  pour  guérir  ces  aveugles  volontaires, 
qui  se  plaisaient  dans  l'obscurité  ?  Sans  doute,  le  commencement  de  leur  guéri- 
son,  c'était  de  leur  faire  désirer  le  jour  :  c'est  l'emploi  du  saint  Précurseur;  c'est 
pourquoi  il  marche  devant  JÉsus-Christ. 

2.  Var.  Jésus-Christ  envoie  donc  Jean-Baptiste  aux  hommes,  afin  que  voyant 
sur  ce  grand  prophète  une  réflexion  de  sa  lumière,  c'est-à-dire  de  sa  vérité,  ils 
fussent  excités  par  son  ministère  à  désirer  la  lumière  môme.  C'est  ce  qu'a  fait  le 
saint  Précurseur  par  ses  divines  prédications;  c'est  ce  qu'il  commence  à  faire 
aujourd'hui,  et  dès  le  sein  de  sa  mère.  Les  célestes  transports  qu'il  ressent  nous 
apprennent  à  désirer  le  .Sauveur  du  monde. 


DE  LA  SAINTE  VIERGE.  I5 

remue  pas,  il  ne  se  montre  pas,  il  ne  paraît  pas  encore  en 
lui-même  :  et  il  brille  déjà  en  saint  Jean.  C'est  pourquoi  le 
bon  Zacharie  compare  Jésus-Christ  au  soleil  levant  :  Visi- 
tavit  nos  Oriens  ex  alto  (").  «  L'Orient,  dit-il,  nous  a  visités.  » 
Et  comment  nous  a-t-il  visités,  puisqu'il  est  encore  au  sein 
de  sa  Mère,  et  qu'il  ne  s'est  pas  encore  découvert  au  monde  .'^ 
Il  est  vrai,  nous  dit  Zacharie;  mais  c'est  un  soleil  qui  se  lève  : 
on  ne  le  voit  pas  encore  paraître,  il  n'est  pas  sorti  de  l'autre 
horizon  ;  toutefois  ne  voyez-vous  pas  qu'il  nous  a  déjà  visités  } 
Nous  voyons  déjà  poindre  sa  lumière,  luire  ses  rayons  ;  en 
sorte  qu'il  éclaire  déjà  les  montagnes,  parce  qu'il  a  déjà  lui  sur 
son  Précurseur  (')  :  Visitavit  nos  Oriens.  Voyez  comme  il  se 
réjouit  de  ce  nouveau  jour  ;  considérez  avec  quel  transport  il 
adore  cette  lumière  naissante.  C'est  qu'il  nous  veut  apprendre 
à  la  désirer.  Car  ne  semble-t-il  pas  qu'il  nous  dise  par  ce  tres- 
saillement admirable  :  Que  tardez-vous,  mortels  misérables, 
à  courir  au  divin  Jésus?  pourquoi  fuyez-vous  sa  lumière,  qui 
est  la  vie  des  cœurs,  la  paix  des  esprits,  la  joie  unique  des 
yeux  épurés,  la  viande  incorruptible  des  âmes  fidèles  ?  Que 
n'allez-vous  donc  à  Jésus  ^  que  ne  courez-vous  à  Jésus  } 
Celui  qui  se  fait  sentir  au  cœur  d'un  enfant,  quels  charmes 
aura-t-il  pour  les  hommes  faits!  Il  le  fait  tressaillir  de  joie 
jusque  dans  l'obscurité  du  sein  maternel;  que  sera-ce  donc 
dans  son  sanctuaire  ?  et  si  ses  premières  approches  causent 
des  transports  si  aimables,  que  feront  ses  embrassements  ? 

Je  ne  me  lasserai  point  de  le  répéter.  Quoi  !  mes  sœurs,  il 
ne  paraît  pas,  il  n'agit  pas,  il  ne  parle  pas,  et  déjà  sa  sainte 
présence  remplit  tout  de  joie  et  de  l'Esprit  de  Dieu  !  Quel 
bonheur,  quel  ravissement  de  recevoir  de  sa  bouche  divine 
les  paroles  dévie  éternelle  ;  d'en  voir. couler  un  fleuve  d'eau 
vive,  pour  rafraîchir  les  cœurs  altérés  ;  de  lui  voir  miséricor- 
dieusement  chercher  les  pécheurs  ;  d'entendre  résonner  sa 
voix  paternelle,  qui  appelle  à  soi  tous  ceux  qui  travaillent, 
et  leur  promet  un  si  doux  repos  !  mais,  quoi  ?  de  le  con- 
templer jusque  dans  sa  gloire,  de  regarder  à  découvert  sa 
divine  face,  et  rassasier  ses  yeux  éternellement  de  ses  beau- 
tés immortelles  ! 

a.  Luc..,  I,  78. 

I.  Var.  En  la  personne  de  saint  Jean-Baptiste. 


l6  POUR  LA  VISITATION 


Ah  !  que  tardons-nous,  âmes  chrétiennes  ?  que  n'excitons- 
nous  nos  désirs,  que  ne  pressons-nous  nos  ardeurs  trop  len- 
tes ?  Ce  n'est  pas  seulement  Jean  qui  sent  de  près  ce  divin 
Sauveur,  qui  désire  ardemment  sa  sainte  présence  :  de  si  loin 
que  Jésus-Christ  a  été  prévu,  il  a  été  désiré  avec  ferveur. 
«  Mon  âme,  disait  David,  languit  après  vous  :  quand  vien- 
drai-je  ?  quand  m'approcherai-je  de  la  face  de  mon  Seigneur  ?» 
Quando  veniam,  et  apparebo  antefaciem  Dei  (")  ?  Quelle  honte, 
quelle  indignité,  si,  lorsqu'on  soupire  à  lui  de  si  loin,  ceux 
dont  il  s'approche,  qui  le  possèdent,  ne  s'en  soucient  pas  ! 
Car,  mes  frères,  n'est-il  pas  à  nous,  ne  l'avons-nous  pas  sur 
nos  saints  autels?  Lui-même,  en  sa  propre  substance,  ne  s'y 
donne-t-il  pas  à  nous  ?  S'il  ne  nous  est  pas  encore  donné  de 
l'embrasser  dans  son  trône,  que  ne  courons-nous  du  moins  à 
ses  saints  autels  ?  Courons  donc  à  cette  table  mystique,  pre- 
nons avidement  ce  corps  et  ce  sang  ;  n'ayons  de  faim  que 
pour  cette  viande,  n'ayons  de  soif  que  pour  ce  breuvage  : 
car  pour  bien  désirer  Jésus,  il  ne  faut  désirer  que  lui. 
Désirons  Jésus-Christ  avec  transport  ;  nous  trouverons  en 
lui  la  paix  de  nos  âmes,  cette  paix  qu'il  vous  faut  montrer 
en  la  bienheureuse  Marie  :  et  c'est  par  où  je  m'en  vais 
conclure. 

troisième  point. 

Voici  l'accomplissement  de  l'œuvre  de  Dieu  dans  les  âmes 
qu'il  a  choisies.  Il  les  purifie  par  l'humilité,  il  les  enflamme 
par  les  désirs  ;  enfin  lui-même  il  se  donne  à  elles,  et  leur 
amène  avec  lui  une  paix  céleste  (').   Ce  sont  (-),  mes  sœurs, 

a.  Ps.,  XLI,  3. 

t.  V\ir.  une  paix  céleste,  qu'il  faut  vous  représenter  en  la  sainte  Vierge. 

2.  Pfemièrc  rédaction  ;  «Vous  avez  vu,  âmes  chrétiennes,  Jésus-Christ  s'ap- 
prochant  des  hommes;  vous  avez  vu  sainte  Elisabeth  qui  se  juge  indigne  de  le 
recevoir;  et  vous  avez  vu  le  saint  Précurseur  dans  Timpatience  de  l'embrasser. 
Marie  a  ressenti  ces  deux  mouvements,  mais  elle  est  maintenant  élevée  plus 
haut.  Elle  a  été  saisie  au  commencement  de  cette  crainte  que  l'humilité  inspire, 
elle  a  été  troublée  à  l'abord  de  l'ange  :  elle  était  bien  éloignée  de  croire  qu'elle 
fût  digne  d'être  Mère,  puisqu'elle  s'est  si  humblement  leconnue  servante  :  J-'cce 
ancilla.  A  cette  crainte  respectueuse  ont  bientôt  succédé  les  désirs,  et  elle  a 
assez  souhaité  Jésus-Christ  :  et  n'est-ce  pas  ce  qui  lui  a  fait  dire  avec  tant 
d'ardeur  :  «  Qu'il  me  soit  fait  selon  votre  parole  :  »  Fiat  inihi  secundiim  verbiim 
titiim.  Mais  maintenant  qu'elle  le  ])ossède,  qu'elle  le  porte  dans  ses  entrailles, 
elle  s'abandonne,  mes  sœurs,  à   des  mouvements  plus  divine.    Cette   paix    qui 


DE  LA  SAINTE  VIERGE.  I  7 

les  chastes  délices  de  cette  sainte  et  divine  paix  qui  réjouis- 
sent la  sainte  Vierge  en  Notre-Seigneur,  et  qui  lui  font  dire 
d'une  voix  contente  :  «  Mon  âme  exalte  le  nom  du  Seigneur, 
et  mon  esprit  se  réjouit  en  Dieu  mon  Sauveur  :  »  Magnificat 
afiinia  niea  Douiinum  (").  Certainement  son  âme  est  en  paix, 
puisqu'elle  possède  Jésus-Christ.  Et  c'est  aussi  pour  cette 
raison  que,  ne  pouvant  assez  expliquer  cette  paix  inconce- 
vable des  âmes  pieuses,  je  m'adresse  à  la  sainte  Vierge  ;  et 
je  vous  prie  d'en  apprendre  d'elle  les  incomparables  dou- 
ceurs, en  parcourant  ce  sacré  cantique  qui  ravit  aujourd'hui 
le  ciel  et  la  terre.  Mais,  pour  en  comprendre  la  suite,  il  faut 
vous  représenter,  comme  en  raccourci,  les  instructions  qu'il 
contient,  que  nous  examinerons  ensuite  en  détail  dans  le  peu 
de  temps  qui  nous  reste. 

Pour  cela,  je  partage  ce  cantique  en  trois.  Marie  nous  dit, 
avant  toutes  choses,  les  faveurs  que  Dieu  lui  a  faites.  «  Il  a, 
dit-elle,  regardé  mon  néant  ;  il  m'a  fait  de  très  grandes 
choses,  il  a  déployé  sur  moi  sa  puissance.  »  Elle  parle  secon- 
dement du  mépris  du  monde,  et  considère  sa  gloire  abattue  : 
«  Dieu  a  dissipé  les  superbes,  Dieu  a  déposé  les  puissants  ; 
et  pour  punir  les  riches  avares,  il  les  a  renvoyés  les  mains 
vides.  »   Enfin  elle  conclut  son  sacré  cantique  en  admirant 

a.  Luc,  I,  46. 

surpasse  tout  entendement,  dont  elle  jouit  avec  lui,  la  remplit  d'une  joie  incon- 
cevable, qui  éclate  enfin  en  ces  mots  :  «  ivlon  âme  glorifie  le  Seigneur,  » 

Voilà  donc  cette  paix  divine  qui  doit  faire  notre  partage,  et  dont  il  faut  vous 
entretenir.  Mais  comme  je  ne  puis  vous  en  expliquer  les  incomparables  dou- 
ceurs, apprenez-les  de  la  sainte  Vierge,  en  parcourant  avec  moi  les  points  prin- 
cipaux de  cet  admirable  cantique,  dont  la  ravissante  harmonie  charme  aujour- 
d'hui le  ciel  et  la  terre  :  vous  y  verrez  un  ordre  admirable. 

Pour  bien  entendre  une  vérité,  il  faut  la  chercher  jusque  dans  sa  cause,  et  la 
reconnaître  dans  ses  effets  ;  et  aussi  les  paroles  de  la  sainte  Vierge  nous  vont, 
mes  sœurs,  expliquer  par  ordre  et  la  cause  et  les  effets  de  cette  paix  céleste  et 
divine.  Voyons  donc  avant  toutes  choses  quelle  a  été  la  cause  de  cette  paix, 
qui  réjouit  son  esprit  en  notre  Seigneur.  «  C'est,  dit-elle,  qu'il  m'a  regardée,  c'est 
cju'il  a  daigné  arrêter  les  yeux  sur  mon  néant  et  sur  ma  bassesse  :  (2iii<^  respexit 
humilitatem.  Entendons  ceci,  chrétiens;  apprenons  de  la  sainte  Vierge  cjue  ce 
qui  fait  naître  dans  les  cœurs  cette  paix  céleste  que  le  monde  ne  peut  donner, 
c'est  le  regard  particulier  de  Dieu  sur  les  justes  :  Ociili  Doinini  super  justos. 
Mais  afin  de  vous  en  convaincre,  je  vous  prie  d'abord  de  considérer  ce  c^ue  veut 
dire  la  paix. 

Maintenant  que  toute  l'Europe  l'attend,  qu'elle  se  réjouit  dans  cette  espérance, 
que  ce  grand  ouvrage  qui  se  négocie  tient  tous  les  esprits  en  suspens  ;  qu'est- 
ce  que  cette  paix  que  l'on  déiire  ?  »  —  Voy.  2  juillet  1660,  un  nouveau  3"  point. 

Sermons  de  Cossuet.  —  III.  2 


l8  POUR  LA  VISITATION 


la  vérité  de  Dieu  et  la  fidélité  de  ses  promesses  :  «  11  s'est 
souvenu  de  sa  miséricorde,  ainsi  qu'il  l'avait  promis  à  nos 
pères  :  »  Sicut  locutus  est  ad  paU^es  nostros  {").  Voilà  trois 
choses  qui  semblent  bien  vagues,  et  n'ont  pas  apparemment 
grande  liaison;  néanmoins  elle  est  admirable,  et  je  vous  prie, 
mes  sœurs,  de  le  bien  entendre  ;  car  il  me  semble  que  le 
dessein  de  la  sainte  Vierge,  c'est  d'exciter  les  cœurs  des 
fidèles  à  aimer  la  paix  que  Dieu  donne. 

Pour  leur  en  montrer  la  douceur,  elle  leur  en  découvre 
d'abord  le  principe  certainement  admirable  ;  c'est  le  regard 
de  Dieu  sur  les  justes,  sa  bonté  qui  les  accompagne,  sa  pro- 
vidence qui  veille  sur  eux  :  Respexit  huniilitatem  ancillœ 
stiœ  i^)  ;  c'est  ce  qui  fait  naître  la  paix  dans  les  saintes  âmes. 
Mais  parce  que  l'éclat  des  faveurs  du  monde,  et  les  vaines 
douceurs  qu'il  promet,  les  pourraient  détourner  de  celles  de 
Dieu,  elle  leur  montre  secondement  le  monde  abattu,  et  sa 
gloire  détruite  et  anéantie.  Enfin,  comme  ce  renversement 
des  grandeurs  humaines  et  l'entière  félicité  des  âmes  fidèles 
ne  nous  paraît  pas  en  ce  siècle;  de  peur  qu'elles  ne  se  lassent 
d'attendre,  elle  affermit  leur  esprit  dans  la  paix  de  Dieu,  par 
la  certitude  de  ses  promesses.  Voilà  l'ordre  et  l'abrégé  du 
sacré  cantique  :  peut-être  ne  paraît-il  pas  encore  assez  clair  ; 
mais  j'espère  bien,  chrétiens,  que  je  vous  le  ferai  aisément 
entendre. 

Considérons  donc,  avant  toutes  choses,  le  principe  de  cette 
paix  ;  et  comprenons-en  la  douceur,  par  la  cause  qui  la  fait 
naître.  Dites-la-nous,  ô  divine  Vierge!  dites-nous  ce  qui 
réjouit  votre  esprit  en  Dieu.  «  C'est,  dit-elle,  qu'il  m'a  regar- 
dée ;  c'est  qu'il  lui  a  plu  de  jeter  les  yeux  sur  la  bassesse  de 
sa  servante  :»  Quia  respexit  htimilitate^n  ancillœ suœ.  Il  nous 
faut  entendre,  mes  sœurs,  ce  que  signifie  ce  regard  de  Dieu, 
et  concevoir  les  biens  qu'il  enferme.  Remarquez,  dans  les 
Ecritures,  que  le  regard  de  Dieu  sur  les  justes  signifie,  en 
quelques  endroits,  sa  faveur  et  sa  bienveillance  ;  et  qu'il 
signifie,  en  d'autres  passages,  son  secours  (')  et  sa  protection. 
Dieu  ouvre  sur  eux  un  œil  de  faveur;  il  les  regarde  comme 


a.  Luc,  I,  55-  —  b.  IbU.,  48. 
I.  Var.  sa  conduite... 


DE  LA  SAINTE  VIERGE.  I9 

un  bon  père,  toujours  prêt  à  écouter  leurs  demandes  ;  c'est 
ce  que  veut  dire  le  Roi- Prophète  ;  Oculi  Domini  super 
jitstos,  et  mires  ejîis  in  preces  eoriim  (")  :  «  Les  yeux  de  Dieu 
sont  arrêtés  sur  les  justes,  et  ses  oreilles  sont  attentives  à 
leurs  prières  ;  »  voilà  le  regard  de  faveur.  Mais,  mes  sœurs, 
le  même  Prophète  nous  expliquera,  dans  un  autre  psaume, 
le  regard  de  protection  :  Ecce  oculi  Domini  super  vietuentes 
eum,  et  in  eis  qtii  sperant  super  misericordia  ejus  ('')  :  «  Voilà, 
dit-il,  que  les  yeux  de  Dieu  veillent  continuellement  sur 
ceux  qui  le  craignent;  »  et  cela,  pour  quelle  raison?  Ut  eruat 
a  morte  animas  eorum,  et  alat  eos  in  famé  (')  :  «  Pour  déli- 
vrer leurs  âmes  de  la  mort, et  les  nourrir  dans  la  faim.  »  Voilà 
ce  regard  de  protection  par  lequel  Dieu  veille  sur  les  gens 
de  bien,  pour  détourner  les  maux  qui  les  menacent.  C'est 
pourquoi  le  même  David  ajoute  aussitôt  :  «  Notre  âme 
attend  après  le  Seigneur,  parce  qu'il  est  notre  protecteur  et 
notre  secours  :  »  Anima  nostra  sustinet  Dominum  ;  qiLoniam 
adjutor  et  protector  noster  est  {"').  Une  âme  assurée  de  ce 
double  regard,  que  peut-elle  souhaiter  pour  avoir  la  paix  .'* 
C'est  ce  que  veut  dire  la  très  sainte  \'ierge,  lorsqu'elle  nous 
apprend  que  Dieu  la  regarde. 

En  effet  (')  c'est  elle,  mes  sœurs,  qui  est  singulièrement 
honorée  de  ce  double  regard  de  la  Providence  :  Dieu  l'a 
regardée  d'un  œil  de  faveur,  lorsqu'il  l'a  préférée  à  toutes  les 
autres  femmes  ;  et  que  dis-je,  à  toutes  les  femmes.'*  mais  aux 
anges,  mais  aux  séraphins,  et  à  toutes  les  créatures.  Le 
regard  de  protection  a  veillé  sur  elle,  lorsqu'il  en  a  détourné 
bien  loin  la  corruption  du  péché,  les  ardeurs  de  la  convoitise, 
et  les  malédictions  communes  de  notre  nature:  c'est  pourquoi 
elle  chante  avec  tant  de  joie.  Écoutez  comme  elle  célèbre  la 
faveur  de  Dieu  :  Fecit  mihi  magna  qui potens  est  ('').  Il  m'a, 
dit-elle,  comblée  de  ses  grâces.  Mais  voyez  comme  elle  se 
loue  de  sa  protection  :  Fecit  potentiam  in  brachio  suo  (-^)  : 
<\  Son  bras  a  montré  en  moi  sa  puissance.  »  Il  m'a  remplie  de 
ses  grâces,  et  m'a  fait  de  si  grandes  choses,  que  nulle  créa- 
ture ne  les  peut  égaler,  ni  nul  entendement  les  comprendre  : 

a.  Ps.,  xxxill,  16.  —  b.Ps.,  xxxil,  18.  —c.  Ibid.,  19.  —  d.  Ps.,  xxxil,  20.  — 
e.  Luc,  I,  49.  — /  Ibid.,  51. 

I.    Var.  Je  sais  bien  que  la  sainte  Vierge  est  singulièrement  honore'e... 


20  POUR  LA  VISITATION 


Fecit  mihi  magna;  mais  s'il  a  ouvert  sur  moi  ses  mains  libé- 
rales pour  combler  mon  âme  de  biens,  il  a  pris  plaisir 
d'étendre  son  bras  pour  en  détourner  tous  les  maux:  Fecit 
potentiam.  C'est  donc  particulièrement  l'heureuse  Marie  qui 
est  favorisée  de  ces  deux  regards  de  bienveillance  et  de 
protection  :  Quia  respexit  Juunilitatem. 

Mais  néanmoins,  âmes  chrétiennes,  âmes  saintes  et  reli- 
gieuses, vous  en  êtes  aussi  honorées  ;  et  c'est  ce  qui  doit  mettre 
votre  esprit  en  paix.  Pourrai-je  bien  exprimer  cette  vérité  ? 
Sera-t-il  donné  à  un  pécheur  de  pouvoir  parler  dignement  de 
la  paix  des  âmes  innocentes  ?  Disons,  mes  sœurs,  ce  que 
nous  pourrons  :  parlons  de  ces  douceurs  inconcevables,  pour 
en  rafraîchir  le  goût  à  ceux  qui  les  sentent,  et  en  exciter 
l'appétit  à  ceux  qui  ne  les  ont  pas  expérimentées.  Oui,  cer- 
tainement, ô  enfants  de  Dieu,  il  vous  regarde  avec  bienveil- 
lance, il  découvre  sur  vous  sa  face  bénigne.  Il  montre  un 
visage  terrible,  lorsqu'une  conscience  coupable,  nous  repro- 
chant l'horreur  de  nos  crimes,  fait  que  Dieu  nous  paraît  en 
juge,  avec  une  face  irritée.  Mais  lorsqu'au  milieu  d'une  bonne 
vie  il  fait  naître  dans  les  consciences  une  certaine  sérénité, 
il  montre  alors  un  visage  ami  et  tranquille  ;  il  calme  tous  les 
troubles,  il  dissipe  tous  les  nuages.  Le  fidèle  qui  espère  en 
lui  ne  le  regarde  plus  comme  juge  :  il  ne  le  voit  plus  que 
comme  un  bon  père,  qui  l'invite  doucement  à  soi  ;  de  sorte 
qu'il  lui  dit  plein  de  confiance  :«  O  Dieu,  vous  êtes  mon  pro- 
tecteur :  )>  Dicain  Deo:  Suscepto7^  uieus  es  (")  ;  et  il  lui  semble 
que  Dieu  lui  réponde  :  O  âme  fidèle,  «je  suis  ton  salut  :»  Die 
animœ  ineœ:  Salus  tua  ego  sum  ('^)  :  tellement  qu'il  jouit 
d'une  pleine  paix,  parce  qu'il  est  à  couvert  sous  la  main  de 
Dieu;  et  de  quelque  côté  qu'on  le  menace,  il  s'élève  du  fond 
de  son  cœur  une  voix  secrète  qui  le  fortifie  et  lui  fait  dire 
avec  assurance  :  Si  Deus pro  nobis,  quis  contra  nos  ?  «  Si  Dieu 
est  pour  nous,  qui  sera  contre  nous  ('  )  ?  »  «  Le  Seigneur  est 
mon  salut,  qui  craindrai-je  .'*  le  Seigneur  est  le  protecteur  de 
ma  vie,  devant  qui  pourrais-je  trembler  ("')  }  » 

Telle  est,  mes  sœurs,  cette  paix  cachée  que  Dieu  donne 
à  ses  serviteurs  ;  paix  que  le  monde  ne  peut  entendre,et  qui, 

a.  Ps.,  XLi,  lo.  —  b.  Ps.y  xxxiv,  3.  —  c.  /\o//i.,  Vin,  31.  —  il  Ps.,  XXVI,  i. 


DE  LA  SAINTE  VIERGE.  21 

chassée  du  milieu  du  siècle  par  le  tumulte  continuel,  semble 
s'être  retirée  dans  vos  solitudes.  Mais  n'en  disons  rien  da- 
vantage :  n'entreprenons  pas  de  persuader  par  nos  discours 
ce  que  la  seule  expérience  peut  faire  connaître  ;  et  ne  pouvant 
vous  la  représenter  en  elle-même,  finissons  enfin  ce  discours 
en  vous  en  disant  quelque  effet  sensible.  C'est,  mes  sœurs, 
le  mépris  du  monde  qui  paraît,  dans  la  suite  de  notre  canti- 
que, de  la  fausse  paix  qu'il  promet,  des  vaines  douceurs  qu'il 
fait  espérer.  Car  cette  âme  appuyée  sur  Dieu,  qui  goûte  les 
douceurs  de  sa  sainte  paix,  qui  a  mis  son  refuge  dans  le 
Très-Haut,  jetant  ensuite  les  yeux  sur  le  monde,  qu'elle  voit 
bien  loin  à  ses  pieds,  du  haut  de  son  refuge  inébranlable,  ô 
Dieu!  qu'il  lui  semble  petit,  et  qu'elle  le  voit  bien  d'une  autre 
manière  que  ne  fait  pas  le  commun  des  hommes!  Mais  en  quel 
état  le  voit-elle  ?  Elle  voit  toutes  les  grandeurs  abattues,  tous 
les  superbes  portés  par  terre  ;  et  dans  ce  grand  renversement 
des  choses  humaines,  rien  ne  lui  paraît  élevé  que  les  simples 
et  humbles  de  cœur.  C'est  pourquoi  elle  dit  avec  Marie  : 
Dispersa  superbos  (")  :  «  Il  a  dissipé  les  superbes;»  deposuit 
potentes  ('''),  «  il  a  déposé  les  puissants;  »  exaltavit  Jmmiles, 
«et  il  a  relevé  ceux  qui  étaient  à  bas.  » 

Entrez,  mes  sœurs,  dans  ce  sentiment,  qui  est  le  sentiment 
véritable  de  la  vocation  religieuse  :  et  afin  de  le  bien  enten- 
dre, représentez-vous,  s'il  vous  plaît,  cette  étrange  opposition 
de  Dieu  et  du  monde.  Tout  ce  que  Dieu  élève,  le  monde  se 
plaît  de  le  rabaisser  ;  tout  ce  que  le  monde  estime,  Dieu  se 
plaît  de  le  détruire  et  de  le  confondre  :  c'est  pourquoi  Ter- 
tullien  disait  si  éloquemment  «qu'il  y  avait  entre  eux  de  l'é- 
mulation :»  Est  œmtdatio  divinœ  reiet  humanœ  (').  En  effet, 
nous  le  voyons  par  expérience.  Oui  sont  ceux  que  Dieu  fa- 
vorise }  Ceux  qui  sont  humbles,  modestes  et  retenus.  Oui 
sont  ceux  que  le  monde  avance  }  Ceux  qui  sont  hardis  et 
entreprenants.  Ne  voyez-vous  pas  l'émulation  ?  Oui  sont 
ceux  que  Dieu  favorise  }  Ceux  qui  sont  simples  et  sincères. 
Oui  sont  ceux  que  le  monde  avance  .^  Ceux  qui  sont  fins  et 
dissimulés.  Le  monde  veut  de  la  violence,  pour  emporter  ses 
faveurs  :  Dieu  ne  donne  les   siennes  qu'à  la  retenue  ;  et   il 

a.  Luc,  ij  51.  —  à.  Ibid.,  52,  —  c.  Apolog.,  n.  50. 


POUR  LA  VISITATION 


n'est  rien  ni  de  plus  (')  grand  devant  Dieu,  ni  de  plus  inu- 
tile selon  le  monde, que  cette  médiocrité  tempérée  en  laquelle 
la  vertu  consiste.  Voilà  donc  une  émulation  entre  Jésus- 
Christ  et  le  monde  :  ce  que  l'un  élève, l'autre  le  déprime  ;  et 
ce  combat  durera  toujours,  jusqu'à  ce  que  le  siècle  finisse. 

Et  c'est  pourquoi,  mes  sœurs,  le  monde  a  deux  faces.  Il  y 
en  a  qui  le  considèrent  dans  les  biens  présents;  et  il  y  en  a 
qui  jettent  les  yeux  sur  la  dernière  décision  du  siècle  à  venir. 
Ceux  qui  regardent  le  bien  présent,  ils  donnent,  mes  sœurs, 
l'avantage  au  monde  ;  ils  s'imaginent  déjà  qu'il  a  la  victoire, 
parce  que  Dieu,  qui  attend  son  temps,  le  laisse  jouir  un  mo- 
ment d'une  ombre  de  félicité  :  ils  voient  ceux  qui  sont  dans 
les  crrandes  places,  ils  admirent  leur  abondance  :  «Voilà,  di- 
sent-ils, les  seuls  fortunés,  voilà  les  heureux  :  »  Beatum  ciixe- 
rimt popiilwn,  aii  hœc  stint  {^).  C'est  le  cantique  des  enfants 
du  monde.  Juges  aveugles  et  précipités  !  que  n'attendez-vous 
la  fin  du  combat,  avant  d'adjuger  la  victoire  ?  Viendra  le  re- 
vers de  la  main  de  Dieu,  qui  brisera  comme  un  verre,  qui 
fera  évanouir  en  fumée  toutes  ces  grandeurs  que  vous  ad- 
mirez. C'est  ce  que  regarde  la  divine  Vierge,  et  avec  elle  les 
enfants  de  Dieu,  qui  jouissent  de  la  douceur  de  sa  paix.  Ils 
voient  bien  que  le  monde  combat  contre  Dieu;  mais  ils  savent 
que  les  forces  ne  sont  pas  égales.  Ils  ne  se  laissent  pas  éblouir 
de  quelque  avantage  apparent,  que  Dieu  laisse  remporter 
aux  enfants  du  siècle  :  ils  considèrent  l'événement,  que  la 
justice  de  Dieu  leur  rendra  funeste.  C'est  pourquoi  ils  se  rient 
de  leur  gloire  ;  et  au  milieu  de  la  pompe  de  leur  triomphe, 
ils  chantent  déjà  leur  défaite.  Ils  ne  disent  pas  seulement  que 
Dieu  dissipera  les  superbes  ;  mais  il  les  a,  disent-ils,  déjà 
dissipés,  dispersit,  réduits  à  rien  :  ils  ne  disent  pas  seulement 
qu'il  déposera  les  puissants  ;  ils  les  voient  déjà  à  ses  pieds, 
tremblants  et  étonnés  de  leur  chute.  Et  pour  vous,  ô  riches 
du  siècle,  qui  vous  imaginez  avoir  les  mains  pleines,  elles 
leur  semblent  vides  et  pauvres,  parce  que  ce  que  vous  tenez 
ne  leur  paraît  rien  :  ils  savent  qu'il  s'écoule  ainsi  que  de  l'eau  : 
Divites  dimisit  iiianesNo'W  donc  toute  la  grandeur  abattue  : 
Dieu  est  triomphant  et  victorieux.  Quelle  joie  à  ses  enfants, 

a.  Ps.,  cxuii,  15. 

I.   Var.  de  plus  puissant. 


DE  LA  SAINTE  VIERGE. 


23 


chrétiens,  de  voir  ses  ennemis  tombés  à  ses  pieds,  et  ses 
humbles  serviteurs  qui  lèvent  la  tête  !  Eux  que  le  monde 
méprisait  si  fort,  les  voilà  mis  et  établis  dans  les  hautes  pla- 
ces :  Exaltavit  hiuniles  ;  eux  que  le  monde  croyait  indigents, 
Dieu  les  a  remplis  de  ses  biens  :  Esttrientes  implevit  bonis{^). 

O  victoire  du  Tout-Puissant  !  ô  paix  et  consolation  des 
âmes  fidèles  !  Chantez,  chantez,  mes  sœurs,  ce  divin  canti- 
que :  c'est  le  véritable  cantique  de  celles  qui  ont  méprisé  le 
siècle  :  chantez  la  défaite  du  monde,  l'anéantissement  des 
grandeurs  humaines, leurs  richesses  détruites,  leur  pompe  éva- 
nouie en  fumée  ;  moquez-vous  de  son  triomphe  d'un  jour  et  de 
sa  tranquillité  imaginaire.  Et  vous  qui  courez  après  la  fortune, 
qui  ne  trouvez  rien  de  grand  que  ce  qu'elle  avance,  ni  rien 
de  beau  que  ce  qu'elle  donne,  ni  rien  de  plaisant  que  ce 
qu'elle  goûte  ;  pourquoi  vous  entends-je  parler  de  la  sorte  ? 
N'êtes-vous  pas  les  enfants  de  Dieu  '^.  Ne  portez-vous  pas  la 
marque  de  son  adoption,  le  caractère  sacré  du  baptême  ?  La 
terre  n'est-ce  pas  votre  exil?  Le  ciel  n'est-il  pas  votre  patrie? 
Pourquoi  vous  entends-je  admirer  le  monde  ?  Si  vous  êtes  de 
Jérusalem,  pourquoi  vous  entends-je  chanter  le  cantique  de 
Babylone  ?  Tout  ce  que  vous  me  dites  du  monde,  c'est  un 
langage  barbare,  que  vous  avez  appris  dans  votre  exil.  Ou- 
bliez cette  langue  étrangère,  parlez  le  langage  de  votre 
pays.  Ceux  que  vous  voyez  jouir  des  plaisirs,  ne  les  appe- 
lez pas  les  heureux  ;  c'est  le  langage  de  l'exil  :  Beat2iin 
dixertint ...  Ceux  dont  le  Seigneur  est  le  Dieu,  voilà  les 
véritables  heureux  ('')  ;  c'est  ainsi  qu'on  parle  en  votre  patrie. 

Consolez-vous  dans  cette  pensée,  vivez  en  paix  dans  cette 
pensée  ;  et  apprenez  de  la  sainte  Vierge,  pour  maintenir  en 
paix  votre  conscience,  premièrement,  que  le  Seigneur  vous 
regarde  ;  secondement,  assurés  sur  cet  appui  immuable,  ne 
vous  laissez  pas  éblouir  aux  grandeurs  du  monde,  dites  qu'il 
est  déjà  abattu,  regardez  la  gloire  future  ;  troisièmement,  si 
le  temps  vous  semble  trop  long,  regardez  la  fidélité  de  ses 
promesses  :  Sicut  lonitus  est.  Ce  qu'il  a  dit  à  Abraham  sera 
accompli  deux  mille  ans  après  :  il  a  envoyé  son  Messie,  il 
achèvera  le  reste  successivement  ;  et  enfin  nous  verrons  un 
jour  l'éternelle  félicité  qu'il  nous  a  promise.  Anieii. 


a.  Luc,  I,  53.  —  /;.  /"j.,  CXLIU,  15. 


^U^  .^,  .^,  :^,  ^^^^^  ^^^^,^^^^^ 


Pour  la  VETURE  d'une  POSTULANTE 


BERNARDINE  {■), 


^ 


le  28  août  1659.  ^ 

Le  jour  est  clairement  indiqué  par  l'orateur  lui-même  (p.  34); 
l'année  est  fixée  d'après  l'écriture  et  l'orthographe.  Rien  n'indique 
quelle  est  la  «  grande  ville  »  où  Bossuet  prononça  ce  discours. 
Peut-être  sommes-nous  cette  fois  encore  au  Petit-Clairvaux,  de  Metz. 
L'orateur,  il  est  vrai,  aurait  dû  repartir  de  cette  ville  aussitôt  après 
la  Profession  de  la  sœur  Maillard  (15  mai)  :  nous  le  trouvons  à  Paris 
dès  le  25,  prêchant,  aux  Petits-Augustins,  le  panégyrique,  aujour- 
d'hui perdu,  de  saint  Thomas  de  Villeneuve  (2).  Il  sera  de  nouveau 
présent  à  Paris,  dès  le  8  septembre. 

Sommaire  (3)  :  Exorde.  Liberté.  Le  monde,  une  prison  (Tertul- 
lien).  —  Trois  servitudes  :  la  loi  du  péché,  la  loi  des  convoitises,  la 
loi  de  la  coutume  ('^)  et  de  la  bienséance  mondaine. 

Premier  point.  Trois  sortes  de  libertés:  des  animaux, sans  lois;  des 
rebelles,  contre  les  lois  ;  des  enfants,  sous  les  lois.  —  Liberté  des  ani- 
maux, par  mépris  :  Soliitis  a  Deo  (5)  et  ex  fastidio  liberis  (Tertuli., 
adv.  Marc,  lib.  II,  n.  4).  —  Lois,  marque  que  Dieu  nous  conduit  : 
estime  (p.  7).  —  Contre  la  loi,  rébellion,  non  liberté.  —  Liberté  se 
perd.  Forge  ses  fers  par  l'usage  de  cette  liberté  licencieuse  (p.  7). 
Volens  quo  nollem pervenei'am  (S.  Aug.)  (p.  9). 

L'homme  libre,  non  indépendant:  1°  Liberté, indépendance,  propre 
à  Dieu;  2°  liberté:  ne  dépendre  que  de  lui  et  au-dessus  de  tout 
(p.  7,  8).  —  S.  Augustin  (p.  9,  10);  conversion.  (Notez.)  Liberté  à 
mal  faire,  que  ne  puis-je  te  retrancher!  —  Liberté  dans  la  contrainte. 
—  Lui  donner  des  bornes  deçà  et  delà,  de  peur  qu'elle  ne  s'égare; 
comme  un  fleuve  :  c'est  la  conduire,  et  non  la  gêner  (p.  ii). 

Second  point.  Sévérité,  nécessaire.  Pour  nous  dégoûter.  S.  Au- 
gustin (p.  12).  —  Maux  qui  nous  plaisent,  maux  qui  nous  affligent. 
Les  derniers,  remèdes  aux  autres.  S.  Augustin.  —  Souffrir  les  uns, 
modérer  les  autres.  Ps.  Usquequo,  Domine,  usqiicquo?  (p.  14).  —  Il 
importe  d'avoir  des  maux  à  souffrir,  tant  [qu']il  y  a  des  maux  à 
modérer,  des  biens  où  il  faut  craindre  de  se  plaire  trop.  —  Néces- 
sité de  la  mortification  et  des  afflictions  {Ibid.,  17). 

1.  Ms.  au  Grand  Séminaire  de  Meaux,  A.  10. 

2.  Floquet,  Études...,  II,  19.  —  Bossuet  renvoie  à  ce  panégyrique  dans  ceux 
de  saint  François  de  Sales  (vers  1662)  et  de  saint  Benoît  (1665). 

3.  Donné  par  Lâchât,  mais  peu  exactement. 

4.  Exemple  d'inexactitude:  «la loi  de  la  contrainte...  » 

5.  Ms.  ex  Deo. 


VÊTURE  d'une  postulante  BERNARDINE.  25 


Trcisicuie point.  Contrainte  du  monde  et  des  affaires.  —  Empres- 
sements. Notre  esprit  inquiet  ne  peut  pas  goûter  le  repos.  —  Liberté 
dans  le  repos,  liberté  dans  le  mouvement  :  liberté,  le  loisir  de  se 
reposer,  faculté  de  se  mouvoir  (p.  20).  Enfants  qui  s'égarent  (p.  20). 
Ut  olivœ  pcndentes  ab  arbore,  ducentibiis  ventis  (p.  21).  —  Habille- 
ment, curiosité,  coiffure  (p.  22,  23). 


Si  vos  Filius  liberaverit,  vere  (•)  liheri 
criiis. 

Vous  serez  vraiment  libres,  lorsque  le 
Fils  vous  aura  délivrés. 

{Joan.,  VIII,  36.) 

E"^  NCORE  (-)  qu'il  n'y  ait  rien  dans  le  monde  que  les 
^  hommes  estiment  tant  que  la  liberté,  j'ose  dire  qu'il 
n'y  a  rien  qu'ils  conçoivent  moins,  et  ils  se  rendent  eux-mêmes 
tous  les  jours  esclaves  par  l'affectation  de  l'indépendance. 
Car  la  liberté  qui  nous  plait,  c'est  sans  doute  celle  que  nous 
nous  donnons  en  suivant  nos  volontés  propres.  Et,  au  con- 
traire, nous  lisons  dans  notre  évangile  que  jamais  nous  ne 
serons  libres  jusqu'à  ce  que  le  Fils  de  Dieu  nous  ait  délivrés; 
c'est-à-dire  {^)  qu'il  faut  être  libre[s],  non  point  en  conten- 
tant nos  désirs,  mais  en  soumettant  notre  volonté  à  une 
conduite  plus  haute.  C'est  ce  que  le  monde  a  peine  à  com- 
prendre; et  c'est  ce  que  votre  exemple  nous  montre  aujour- 
d'hui, ma  très  chère  sœur  en  Jésus-Christ,  puisque,  renon- 
çant volontairement  à  la  liberté  de  ce  monde,  vous  venez 
vous  présenter  au  Sauveur  afin  d'être  son  affranchie,  et 
tenir  de  lui  seul  votre  liberté.  Et  vous  ne  refusez  pour  cela 
ni  la  dureté  ni  la  contrainte  de  cette  clôture,  vous  ressouve- 
nant que  Jésus,  cet  aimable  libérateur  de  nos  âmes,  afin 
de  nous  retirer  de  la  servitude  dans  laquelle  nous  gémissions, 
n'a  (+)  pas  craint  de  se  renfermer  lui-même  jusque  dans  les 
entrailles  de  la  sainte  Vierge,  après  que  l'Ange  l'eut  saluée  par 
ces  mots,  que  nous  lui  allons  encore  adresser,  pour  implorer 
le  Saint-Esprit  par  son  assistance  :  Ave,  \^gratia  plena\. 

1.  M  s.  tune  vere. 

2.  Cet  Az'e  est  celui  de  1656  (t.  II,  p.  190),  repris  pour  cette  circonstance,  avec 
quelques  modifications. 

3.  Ici,  et  dans  la  phrase  suivante,  se  rencontrent  les  corrections  apposées  en 
1659  sur  cet  ancien  avant-propos.  (Cf.  II,  p.  191.) 

4.  Var.  n'a  pas  eu  horreur  de...,  —  a  bien  voulu. 


POUR  LA  VETU  RE 


[P.  ij  Lorsque  l'Église  persécutée  voyait  ses  enfants 
traînés  en  prison  pour  la  cause  de  l'Evangile,  et  que  les  em- 
pereurs infidèles,  désespérant  de  les  pouvoir  vaincre  par  la 
cruauté  des  supplices,  tâchaient  du  moins  de  les  fatiguer  et 
de  les  abattre  par  l'ennui  d'une  longue  captivité,  un  célèbre 
auteur  ecclésiastique  soutenait  leur  constance  par  cette  pen- 
sée. Ce  grand  homme,  c'est  Tertullien,  leur  représentait  tout 
le  monde  comme  une  grande  prison,  où  ceux  qui  aiment  les 
biens  périssables  sont  captifs  et  chargés  de  chaînes  durant 
tout  le  cours  de  leur  vie  (').  «  Il  n'y  a  point,  dit-il,  une  plus 
obscure  prison  que  le  monde,  où  tant  de  sortes  d'erreurs 
éteignent  la  véritable  lumière  ;  ni  qui  contienne  plus  de  cri- 
minels, puisqu'il  y  en  a  presque  autant  que  d'hommes  ;  ni 
de  fers  plus  durs  que  les  siens,  puisque  les  âmes  mêmes 
en  sont  enchaînées  ;  ni  de  cachot  plus  rempli  d'ordures,  par 
l'infection  de  tant  de  péchés  et  de  convoitises  brutales  :  » 
Majores  ienebras  kabet  immdus,  quœ  Jwminum  prœcordia 
excœcant;  graviores  catenas  induit  mundus,  quœ  ipsas  animas 
Jioininuiu  constringunt ; pejores  imiiiiinditias  exspirat  7nnndus, 
libidines  Jwminum.  «  Tellement,  poursuivait-il,  ô  très  saints 
martyrs,  que  ceux  qui  vous  arrachent  du  milieu  du  monde  (^), 
en  pensant  vous  rendre  captifs,  vous  délivrent  d'une  capti- 
vité plus  insupportable  :  et  quelque  grande  que  soit  leur  fu- 
reur, ils  ne  vous  jettent  pas  tant  en  prison  comme  ils  vous 
en  tirent  :  »  Si  recogitemus  ipsum  magis  mtindîim  carcerem 
esse,  exisse  vos  c  carcere  quam  in  carcerem  introisse  intelli- 
gemus  ("), 

Permettez-moi,  madame  (''),  d'appliquer  à  l'action  de  cette 
journée  cette  belle  méditation  de  Tertullien.  Cette  jeune 
demoiselle  se  présente  à  vous,  pour  être  admise  dans  votre 
clôture  comme  dans  une  prison  volontaire  ;  ce  ne  sont  point 
des  persécuteurs  qui  l'amènent,  elle  vient  touchée  du  mépris 
du  monde  ;  et  sachant  qu'elle  a  une  chair  qui  par  la  corrup- 
tion de  notre  nature  est  devenue  un  empêchement  à  l'esprit, 

a.  Ad  Mart.,  n.  2. 

1.  Ms.  de  leurs  vies. 

2.  Edif.  «pour  vous  mettre  dans  des  cachots.»  Souligné,  comme  inuti'e.je 
crois;  ou  même  comme  susceptible  d'une  application  pénible,  en  la  circonstance. 

3.  Ceci  s'adresse  à  l'abbesse. 


D  UNE  l'OSTULANTE  BERNARDINE.  27 


elle  s'en  veut  rendre  elle-même  la  persécutrice  par  la  [p.  2] 
mortification  et  la  pénitence.  La  splendeur  d'une  famille 
opulente  (')  n'a  pas  été  capable  de  la  {')  rappeler  à  la  jouis- 
sance des  biens  de  la  terre.  Bien  qu'elle  sache  (')  qu'aux 
yeux  des  mondains  un  monastère  c'est  une  prison,  ni  vos 
grilles,  ni  votre  clôture  ne  l'étonnent  pas  ;  elle  veut  bien 
renfermer  son  corps,  afin  que  son  esprit  soit  libre  à  son 
Dieu  ;  et  elle  croit,  aussi  bien  que  Tertullien,  que  comme  le 
monde  est  une  prison,  en  sortir  c'est  la  liberté.  Que  reste-t-il 
donc  maintenant,  sinon  que  nous  fassions  parler  le  Fils  de 
Dieu  même,  pour  la  fortifier  dans  cette  pensée  ;  et  que  nous 
lui  fassions  entendre  aujourd'hui  que  la  profession  religieuse, 
à  laquelle  elle  va  se  préparer,  donne  la  véritable  liberté 
d'esprit  aux  âmes  que  Jésus-Christ  y  appelle  ? 

Je  n'ignore  pas,  chrétiens,  que  la  proposition   que  je   fais 
semble  un  paradoxe  incroyable;  que  nous  appelons  liberté  ce 
que  le  monde  appelle  contrainte  :  mais  pour  faire  paraître  en 
peu  de  paroles  la  vérité  que  j'ai  avancée,  distinguons,  avant 
toutes  choses,  trois  espèces  de  captivités, dont  la  vie  religieuse 
affranchit  les  cœurs.  Et  premièrement  il  est    assuré   que  le 
péché  nous  rend  des  esclaves  ;  c'est  ce  que  nous  enseigne  le 
Sauveur  des  âmes,  lorsqu'il  dit  dans  son  Evangile  :  Qui  facit 
peccattivi,  servus  est peccati  {"):  «  Celui  qui  fait  un  péché  en  de- 
vient l'esclave.  »  Secondement  il  n'est  pas  moins  vrai  que  nos 
passions  et  nos  convoitises  nousjettent  aussi  dans  la  servitude: 
elles  ont  des  liens  secrets  qui  tiennent  nos  volontés  asservies. 
Et  n'est-ce  pas  cette  servitude  que  déplore  le  divin  Apôtre, 
lorsqu'il  parle  de  cette  loi  qui  est  en  nous-mêmes,  qui  nous 
contraint  et  qui  nous  captive,  qui  nous  empêche  d'aller  au  bien 
avec  une  liberté  tout  entière  ?  Perjicere  atiteni  non  invenio  (''). 
Voilà  donc  deux  espèces  de  captivités  :  la  première  par  le  pé- 
ché, la  seconde  par  la  convoitise.  Mais  il    faut  remarquer,  en 
troisième  lieu,  que  le  monde  nous  rend  esclaves  d'une  autre 


a.  Joan.,  vin,  34.  —  b.  Rom.,  vu,  18. 

1.  Var.  La  splendeur  de  la  maison   d'où   elle  est  sortie.  —  Les  éditeurs  ont 
mêlé  ici  texte  et  variante. 

2.  Var.  de  l'attirer.  —  Èdit.  de  l'attirer  et  de  la  rappeler. 

2).  Deforis,  Lâchât  :  <(,dts  biens  de  la  terre;  bien  qu'elle  sache prison;  » 

c'est  ici  une  des  nombreuses  erreurs  causées  par  une  ponctuation  vicieuse. 


I 


2  8  POUR  LA  VÊTU RE 


manière:  par  l'empressement  des  affaires  et  par  tant  de  lois  dif- 
férentes de  civilité  et  de  bienséance,  que  la  coutume  introduit 
et  que  la  complaisance  autorise.  C'est  là  ce  qui  nous  dérobe  le 
temps  ;  c'est  là  ce  qui  nous  dérobe  à  nous-mêmes  ;  c'est  (')  ce 
qui  rend  notre  vie  tellement  captive  dans  cette  chaîne  conti- 
nuelle de  visites,   de   divertissements,  d'occupations,   [p.   3] 
qui  naissent  perpétuellement  les  unes  des  autres,   que  nous 
n'avons  pas  la  liberté  de  penser  à  nous,  parmi  tant   d'heures 
du  meilleur  temps  que  nous   sommes  contraints   de  donner 
aux  autres.  Et  c'est,  mes  sœurs,  cette  servitude   dont   saint 
Paul  nous  avertit  de  nous  dégager,   en   nous  adressant   ces 
beaux  mots  :  Pretio  empli estis,  nolite fieri  servi  hominum  (")  : 
<<  Vous  êtes  rachetés  d'un  grand   prix,   ne  vous   rendez   pas 
esclaves  des  hommes  :  »    c'est-à-dire,  si  nous  l'entendons, que 
nous  nous  délivrions  du  poids  importun  (')  de  ces  occupations 
empressées,  et  de  tant  de  devoirs  différents  où   nous  jettent 
presque  nécessairement  les  lois  et  le  commerce   du   monde. 
Parmi  tant  de  servitudes  diverses  qui   oppriment  de   toutes 
parts  notre  liberté,  ne  voyez-vous  pas   manifestement   que 
jamais  nous  ne  serons  libres,  si  le  Fils  ne  nous  affranchit,  et 
si  sa  main  ne  rompt  nos  liens  :  Si  vos  Filius  liberaverit,  vere 
liberi  eritis  {f). 

Mais  s'il  y  a  quelqu'un  dans  l'Eglise  qui  puisse  aujourd'hui 
se  glorifier  d'être  mis  en  liberté  par  sa  grâce,  c'est  vous,  c'est 
vous  principalement,  chastes  épouses  du  Sauveur  des  âmes  ; 
c'est  vous  que  je  considère  comme  vraiment  libres,  parce  que 
Dieu  vous  a  donné  des  moyens  certains  pourvous  délivrer  effi- 
cacement de  cette  triple  servitude  qu'on  voit  dans  le  monde  : 
du  péché,  des  passions,  de  l'empressement.  Le  péché  est  exclu 
du  milieu  de  vous  par  l'ordre  et  la  discipline  religieuse  ;  les 
passions  y  perdent  leur  force  par  l'exercice  de  la  pénitence  ; 
cet  empressement  éternel  où  nous  engagent  les  devoirs  du 
monde  ne  se  trouve  point  parmi  vous,  parce  que  sa  conduite 
y  est  méprisée  et  que  ses  lois  n'y  sont  pas  reçues.  Ainsi  l'on 
y  peut  jouir  pleinement  de  cette  liberté  bienheureuse  que  le 

a.  I  Cor.,  vu,  23. 

1.  Passage  souligné,  pour  l'importance,  à  l'époque  des  sommaires. 

2.  Var.  empêchant. 

3.  M  s.  hmc  vere... 


\ 


DUNE  POSTULANTE  BERNARDINE.  29 

Fils  de  Dieu  nous  promet  dans  les  paroles  que  j'ai  rappor- 
tées, et  c'est  ce  que  j'espère  de  vous  faire  entendre  avec  le 
secours  de  la  grâce. 

PREMIER    POINT. 

[P.  4]  Dès  le   commencement   de   mon  entreprise,  il  me 
semble,  ma   chère  sœur,  qu'on  me  fait  un  secret  reproche, 
que  c'est  mal  entendre  la  liberté  que  de  la  chercher  dans  les 
cloîtres,  au  milieu  de  tant  de  contraintes,  et  de  cette  austère 
régularité,  qui  ordonnant  si  exactement  de  toutes  les  actions 
de  votre  vie,  vous  tient  si  fort  dans  la  dépendance  qu'elle 
ne  laisse  presque  plus  rien  à  votre   choix.    La   seule  propo- 
sition en  parait  étrange,  et  la  preuve  fort  difficile  ;  mais  cette 
difficulté  ne  m'étonne  pas;  et  j'oppose  à  cette  objection  ce  rai- 
sonnement   invincible,   que  je   propose  d'abord  en  peu  de 
paroles  pour  vous  en  donner  la  première  idée,  mais  que  j  éten- 
drai plus  au  long  dans  cette  première  partie,  pour  vous  le 
rendre  sensible.  Je  confesse  qu'on  se  contraint  dans  les  monas- 
tères, je  sais  que  vous  y  vivrez  dans  la  dépendance  ;  mais  à 
quoi  tend  cette  dépendance,  et  pourquoi  vous  soumettez-vous 
à  tant  de  contraintes  ?  N'est-ce  pas  pour  marcher  plus  assuré- 
ment dans  la  voie  de  Notre  Seigneur,pour  vous  imposer  à 
vous-même  une  heureuse  nécessité  de  suivre  ses  lois,  et  pour 
vous  ôter,  s'il  se  peut, la  liberté  de  mal  faire  et  la  liberté  de  vous 
perdre  ?  Puis  donc  que  la  liberté  des  enfants  de  Dieu  consiste 
à  se  délivrer  du  péché,  puisque  toutes  ces  contraintes  ne  sont 
établies  que  pour  en  éloigner  les  occasions  et  en  détruire  le 
règne,  ne  s'ensuit-il   pas  manifestement  que  la  vie  que  vous 
voulez  embrasser  et  dont  vous  allez  aujourd'hui  commencer 
l'épreuve, vous  donne  la  liberté  véritable, après  laquelle  doivent 
soupirer  les  âmes  solidement  chrétiennes.'^  Un  raisonnement 
si  solide  est  capable  (')  de  convaincre  les  plus  obstinés;  il  faut 
que  tous  les  esprits  cèdent   à    une  doctrine  si  chrétienne  (*). 
Mais  encore  qu'elle  soit  très  indubitable,  il  n'est  pas  si   aisé 
de  l'imprimer  dans  les  cœurs  ;  on  ne  persuade  pas  en  si  peu 
de  mots  des  vérités  {^)  si  éloignées  des  sens,  si  contraires  aux 

1.  Var.  peut. 

2.  Var.  si  évangélique. 

3.  l'ar.  une  vérité. 


POUR  LA  VETURE 


inclinations  de  la  nature  :  mettons-les  donc  dans  un  plus 
grand  jour,  voyons-en  les  principes  et  les  conséquences  ;  et 
puisque  nous  parlons  de  la  liberté,  apprenons  avant  toutes 
choses  à  la  bien  connaître. 

[P.  5]  Car  il  faut  vous  avertir,  chrétiens,  que  les  hommes 
se  trompent  ordinairement  dans  l'opinion  qu'ils  en  conçoi- 
vent ;  et  le  Fils  de  Dieu  ne  nous  dirait  pas,  dans  le  texte 
que  j'ai  choisi,  qu'il  veut  nous  rendre  vraiment  libres  :  Vere 
liberi  ei'itis,  si  en  nous  faisant  espérer  une  liberté  véritable, 
il  n'avait  dessein  de  nous  faire  entendre  qu'il  y  en  a  aussi 
une  fausse.  C'est  pourquoi  nous  devons  nous  rendre  attentifs 
à  démêler  le  vrai  d'avec  le  faux,  et  à  comprendre  nettement 
et  distinctement  quelle  doit  être  la  liberté  d'une  créature 
raisonnable.  C'est  ce  que  j'ai  dessein  de  vous  expliquer.  Et 
pour  cela  remarquez,  mes  sœurs,  trois  espèces  de  liberté  que 
nous  pouvons  nous  imaginer  dans  les  créatures.  La  première 
est  celle  des  animaux,  la  seconde  est  la  liberté  des  rebelles, 
la  troisième  est  la  liberté  des  enfants  de  Dieu.  Les  animaux 
semblent  libres,  parce  qu'on  ne  leur  a  prescrit  aucunes  lois  ; 
les  rebelles  s'imaginent  l'être,  parce  qu'ils  secouent  l'autorité 
des  lois  ;  les  enfants  de  Dieu  le  sont  en  effet,  en  se  soumet- 
tant humblement  aux  lois  :  telle  est  la  liberté  véritable  ;  et  il 
nous  sera  fort  aisé  de  l'établir  très  solidement  par  la  destruc- 
tion des  deux  autres. 

Car  pour  ce  qui  regarde  cette  liberté  dont  jouissent  les 
animaux,  j'ai  honte  de  l'appeler  de  la  sorte.  Il  est  vrai  qu'ils 
n'ont  pas  de  lois  qui  répriment  leurs  appétits,  ou  dirigent  leurs 
mouvements  ;  mais  c'est  qu'ils  n'ont  pas  d'intelligence  qui  les 
rende  capables  d'être  gouvernés  par  la  sage  direction  des 
lois.  Ils  vont  où  les  entraîne  un  instinct  aveugle, sans  conduite 
et  sans  jugement  :et  appellerons-nous  liberté  cet  aveuglement 
brut  et  indocile,  incapable  de  raison  et  de  discipline  ?  A  Dieu 
ne  plaise,  ô  enfants  des  hommes,  qu'une  telle  liberté  vous 
plaise,  et  que  vous  souhaitiez  jamais  d'être  libres  d'une  ma- 
nière si  basse  et  si  ravalée  ! 

[P.6]  Où  sont  ici  ces  hommes  brutaux  qui  trouvent  toutes 
les  lois  importunes,  et  qui  voudraient  les  voir  abolies,  pour 
n'en  recevoir  que  d'eux-mêmes  et  de  leurs  désirs    déréglés  ? 


D  UNE  POSTULANTE  BERNARDINE. 


31 


I 


Qu'ils  se  souviennent  du  moins  qu'ils  sont  hommes,  et  qu'ils 
n'affectent  pas  une  liberté  qui  les  range  avec  les  bêtes.  Qu'ils 
écoutent  ces  belles  paroles  que  Tertullien  semble  n'avoir 
dites  que  pour  confirmer  mon  raisonnement  :  «  Il  a  bien  fallu, 
nous  dit-il,  que  Dieu  donnât  une  loi  à  l'homme  :  »  et  cela 
pour  quelle  raison  ?  était-ce  pour  le  priver  de  sa  liberté  ? 
((  Nullement,  dit  Tertullien  (").  c'était  pour  lui  témoigner 
de  l'estime  :  »  Lex  adjecta  homini,  ne  no7i  tain  libei'  quam 
abjectiLs  viderehir.  Cette  liberté  de  vivre  sans  lois  eût  été 
injurieuse  à  notre  nature.  Dieu  eût  témoigné  qu'il  méprisait 
l'homme,  s'il  n'eût  pas  daigné  le  conduire  et  lui  prescrire 
l'ordre  de  sa  vie  (').  Il  l'eût  traité  comme  les  animaux, 
auxquels  il  ne  permet  de  vivre  sans  lois  qu'à  cause  du  peu 
d'état  qu'il  en  fait,  et  qu'il  ne  laisse  libres  que  par  mépris  : 
^Equandns  cœteris  aniinantibits,  sohUis  a  Deo,  et  ex  fastidio 
liberis  (''),  dit  Tertullien.  Si  donc  il  nous  a  établi  des  lois,  ce 
n'est  pas  pour  nous  ôter  notre  liberté,  mais  pour  nous  mar- 
quer son  estime  ;  c'est  qu'il  a  voulu  nous  conduire  comme 
des  créatures  intelligentes;  en  un  mot,  il  a  voulu  nous  traiter 
en  hommes.  Constitue,  Domine,  legislatorem  super  eos  :  «  O 
Dieu,  donnez-leur  un  législateur;  »  modérez-les  par  des  lois: 
Ut  sciant  gentes  quoniain  Iwmines  sunt  (')  :  «  Afin  qu'on  sache 
que  ce  sont  des  hommes  »  capables  de  raison  et  d'intelli- 
gence, et  dignes  d'être  gouvernés  par  une  conduite  réglée  : 
Constitue,  Domine  \Jegislatorem  stiper  eos\ 

Par  où  vous  voyez  manifestement  que  la,  liberté  conve- 
nable à  l'homme  n'est  pas  d'affecter  de  vivre  sans  lois.  Il  est 
juste  que  Dieu  nous  en  donne  ;  mais,  mes  sœurs,  il  n'est  pas 
moins  juste  [p.  7]  que  notre  volonté  s'y  soumette.  Car  dénier 
son  obéissance  à  l'autorité  légitime,  ce  n'est  pas  liberté,  mais 
rébellion  ;  ce  n'est  pas  franchise,  mais  insolence.  Qui  abuse  (') 
de  sa  liberté  jusqu'à  manquer  de  respect,  mérite  justement 
de  la  perdre.  Et  il 'en  est  ainsi  arrivé.  «  L'homme  ayant  mal 
usé  de  sa  liberté,  il  s'est  perdu  lui-même,  et  il  a  perdu  tout 

a.  Adv.  Marcion.,  lib.  II,  n.  4.  —  b.  Ibid.  Ms.  ex  Deo.  —  c.  Ps.,  ix,  21. 

1.  Beaucoup  d'hésitations  et  de  tâtonnements,  qui  indiquent  que  c'est  ici 
l'origine  de  ces  pensées,  qui  se  retrouveront  au  début  du  Carême  de  Saint- 
Germain  (pour  la  fête  de  la  Purijication),  1666. 

2.  Souligné  pour  l'importance. 


POUR  LA  VETURE 


ensemble  cette  liberté  qui  lui  plaisait  tant  :»  Libcro  arbitrio 
maie  utens  Jiomo,  et  seperdidit  et  ipsum  (").  Et  cela,  pour  quelle 
raison  ?   C'est   parce  qu'il  a  eu  la  hardiesse  d'éprouver  sa 
liberté  contre  Dieu  :  il  a  cru  qu'il  serait  plus  libre,  s'il  se- 
couait le  joug  de  sa   loi.    Le  malheureux!  Sans  doute,  mes 
sœurs ,  il  a  mal  connu  quelle  était  la   nature   de   sa  liberté. 
C'est  une  liberté,  remarquez  ceci,  mais  ce  n'est  pas  une  indé- 
pendance. C'est  une  liberté,    mais  elle  ne  l'exempte  pas  de 
la  sujétion  qui  est  essentielle  à  la  créature!  Et  c'est  ce  qui  a 
abusé   le  premier  homme.    Un   saint    pape  a  dit  autrefois 
qu'Adam  (')  avait  été  trompé  par  sa  liberté  :  Stia  in  œternum 
libertate  deceptus  {^').  Qu'est-ce  à  dire,  trompé  par  sa  liberté? 
C'est  qu'il  n'a  pas  su  distinguer   entre   la   Hberté   et   l'indé- 
pendance ;  il  a  prétendu  être  libre,  plus  qu'il  n'appartenait  à 
un  homme  né  sous  l'empire  souverain  de  Dieu.  Il  était  libre 
comme  un  bon  fils  sous  l'autorité  de  son  père.  Il  a  prétendu  (') 
d'être  libre  jusqu'à  perdre  entièrement  le  respect,  et  passer 
les  bornes  de  la  soumission.  Ma  sœur,  ce  n'est  pas  ainsi  qu'il 
faut  être  libre;  c'est  la  liberté  des   rebelles.   [P.  8]  Mais  la 
souveraine  puissance  de  celui  contre  lequel  ils  se  soulèvent 
ne  leur  permet  pas  de  jouir  longtemps  de  cette  liberté  licen- 
cieuse :  bientôt  ils  se  verront  dans  les  fers,  réduits  à  une  ser- 
vitude éternelle,  pour  avoir  voulu  étendre  trop  loin  leur  fière 
et  indocile  liberté. 

Quelle  étrange  franchise,  mes  sœurs,  qui  les  rend  captifs 
du  péché  et  sujets  à  la  vengeance  divine!  Voyez  donc  com- 
bien les  hommes  se  trompent  dans  l'idée  qu'ils  se  forment 
de  la  liberté;  et  adressez-vous  au  Sauveur,  afin  d'être  vrai- 
ment affranchies  :  Si  vos  Filius  libeniverit,  [vere  liberi  eritis\. 
C'est  de  là  que  vous  apprendrez  que  la  liberté  véritable, 
c'est  d'être  soumis  aux  ordres  de  Dieu  et  obéissant  à  ses 
lois,  et  que  vous  la  bâtirez  solidement  sur  les  débris  de  ces 
libertés  ruineuses.  Et  il  est  aisé  de  l'entendre  par  là  (3).  Car, 


a.  S.  Aug.,  Enchir.^z2i^.  xxx,  n.  9.  —  Ms.  libertate  sua  inaleitsus,...  et  ipsam. 
—  b.  Innocent.  I,  Epist.  xxiv,  ad  Conc.  Carth. 

1.  Var.  qu'il  avait  été  trompé. 

2.  Var.  il  a  voulu.  —  Tout  ce  passage  est  encore  souligné. 

3.  Var.  si  vous  savez  comprendre  la  suite  des  principes  que  j'ai  posés. — Les  édi- 
teurs mêlent  texte  et  variante,  comme  dans  vingt  autres  passages  de  ce  discours. 


d'une  postOlaxte  bernardine.         .  33 

comme  nous  l'avons  déjà  dit,  étant  (')  nés  sous  le  règne  sou- 
verain de  Dieu,  c'est  une  folie  manifeste  de  prétendre  d'être 
indépendants  ;  ainsi  notre  liberté  doit  être  sujette,  et  elle 
aura  (')  d'autant  plus  de  perfection  qu'elle  se  rendra  plus 
soumise  à  cette  puissance  suprême. 

xAipprenez  donc,  ô  enfants  des  hommes,  quelle  doit  être 
votre  liberté,  et  n'abusez  pas  de  ce  nom  pour  favoriser  le 
libertinage.  Le  (')  premier  degré  de  la  liberté,  c'est  la  sou- 
veraineté et  l'indépendance;  mais  cela  n'appartient  qu'à 
Dieu.  Et  c'est  pourquoi  le  second  degré  où  les  hommes 
doivent  se  ranger,  c'est  d'être  immédiatement  au-dessous  de 
Dieu  (^),  de  ne  dépendre  que  de  lui  seul,  de  s'attacher  telle- 
ment à  lui,  qu'il  soit  par  ce  moyen  au-dessus  de  tout.  Voilà,  mes 
sœurs,  dit  Tertullien,  la  liberté  qui  convient  à  l'homme;  une 
liberté  raisonnable,  qui  se  sait  tenir  dans  son  ordre,  qui  ne 
s'emporte  ni  ne  se  rabaisse  {'),  qui  tient  à  gloire  de  céder  à 
Dieu,  qui  s'estimerait  ravilie  de  se  rendre  esclave  des  créa- 
tures, qui  croit  ne  se  pouvoir  conserver  {^)  qu'en  se  soumet- 
tant à  celui  qui  lui  a  soumis  toutes  choses.  C'est  ainsi  que  les 
hommes  doivent  être  libres  :  (/é  animal  ratiojiale,  intellectus 
et  scientiœ  capax,  ipsa  quoque  libertate  ralionali  coîitineretur, 
ei  subjectiLS  qui  subjecerat  illi  oinnia  ("). 

Après  avoir  si  bien  établi  l'idée  qu'il  faut  avoir  de  la 
liberté,  je  ne  crains  plus,  ma  sœur,  qu'on  vous  la  dispute;  et 
je  demande  hardiment  aux  enfants  du  siècle  ce  qu'ils  pensent 
de  leur  liberté,  à  comparaison  de  la  vôtre. 

Mais  pourquoi  les  interroger,  puisque  nous  avons  devant 
nous  un  homme  qui,  ayant  passé  par  les  deux  épreuves  de  la 

a.  Adv.  Marc,  lib.  II,  n.  4.  ^  Ms.  uieretur,  subjectus  illi  qui  subjecit.... 

I.  Var.  puisque  nous  sommes  nés. 

2."  Var.  elle  sera  d'autant  plus  parfaite. 

3.  Première  rédaction  :  «  Ce  que  je  vous  prie  de  comprendre  par  cette 
comparaison  :  nous  voyons  que  dans  un  état  le  premier  degré  de  l'autorité,  c'est 
d'avoir  le  maniement  des  affaires  ;  et  le  second,  de  s'attacher  tellement  à  celui 
qui  tient  le  gouvernail,  qu'en  ne  dépendant  que  de  lui,  nous  voyions  tout  le  reste 
au-dessous  de  nous.  Ainsi  le  premier  degré  de  la  liberté,  c'est...  »  —  Les  édi- 
teurs ont  reporté  cette  comparaison  après  la  citation  de  Tertullien.  Bossuet 
indique  par  deux  renvois  qu'il  passe  outre. 

4.  Var.  de  lui,...  de  s'y  attacher  tellement,  —  de  nous  y  attacher  tellement... 

5.  Var.  sans  s'emporter  ni  se  rabaisser. 

6.  Var.  et  qui  ne  veut  s'assujettir. 

Sermons  de  Bossuet.  —  lU.  , 


34  POUR  LA  VETURE 


liberté  des  pécheurs  et  de  la  liberté  des  enfants  de  Dieu, 
[p.  9]  peut  nous  en  instruire  par  son  propre  exemple?  C'est 
vous  que  j'entends,  ô  grand  Augustin.  Car  peut-on  se  taire 
de  vous  aujourd'hui  que  toute  l'Église  ne  retentit  que  de  vos 
louanges,  et  que  tous  les  prédicateurs  de  l'Évangile,  dont 
vous  êtes  le  père  et  le  maître,  tâchent  de  vous  témoigner 
leur  reconnaissance?  Que  j'ai  de  douleur,  ô  très  saint  évêque, 
ô  docteur  de  tous  les  docteurs,  de  ne  pouvoir  m'acquitter 
d'un  si  juste  hommage!  Mais  un  autre  sujet  me  tient  attaché  ; 
et  néanmoins  je  dirai,  ma  sœur,  ce  qui  servira  pour  vous 
éclaircir  de  cette  liberté  que  je  vous  prêche  (').  Augustin  a 
été  pécheur,  Augustin  a  goûté  cette  liberté  dont  se  vante[nt] 
les  enfants  du  monde;  il  a  contenté  ses  désirs,  il  a  donné  à 
ses  sens  ce  qu'ils  demandaient.  C'est  ainsi  que  les  pécheurs 
veulent  être  libres.  Augustin  aimait  cette  liberté;  mais  depuis 
il  a  bien  conçu  que  c'était  un  misérable  esclavage. 

Quel  était  cet  esclavage,  mes  sœurs?  Il  faut  qu'il  vous 
l'explique  lui-même  par  une  pensée  délicate,  mais  pleine  de 
vérité  et  de  sens.  J'étais  dans  la  plus  dure  des  captivités. 
Et  comment  cela?  Il  va  vous  le  dire  en  un  petit  mot  :  «  Parce 
que  faisant  ce  que  je  voulais,  j'arrivais  où  je  ne  voulais  pas  :  » 
Quomam  volens,  quo  nollem  pe7'veneram  {"*).  Quelle  étrange 
contradiction!  Se  peut-il  faire,  âmes  chrétiennes,  qu'en  allant 
OLi  l'on  veut,  l'on  arrive  où  l'on  ne  veut  pas?  Il  se  peut,  et 
n'en  doutez  pas  ;  c'est  saint  Augustin  qui  le  dit;  et  c'est  (')  où 
tombent  tous  les  pécheurs  :  ils  vont  où  ils  veulent  aller,  ils 
vont  à  leurs  plaisirs,  ils  font  ce  qu'ils  veulent  ;  voilà  l'image 
de  la  liberté  qui  les  trompe  :  mais  ils  arrivent  où  ils  ne  veulent 
pas  arriver,  à  la  peine  et  à  la  damnation  qui  leur  est  due;  et 
voilà  la  servitude  véritable,  que  leur  aveuglement  leur  cache. 
Ainsi,  dit  le  grand  Augustin,  étrange  misère!  en  allant  par 
le  sentier  que  je  choisissais,  j'arrivais  au  lieu  que  je  fuyais 
le  plus;  en  faisant  ce  que  je  voulais,  j'attirais  ce  que  je  ne 
voulais  pas,  la  vengeance,  la  damnation,  une  dure  nécessité 
de  pécher  que  je  me  faisais  à  moi-même  par  la  tyrannie  de 


a.  Confes.,  lib.  VIII,  cap.  v. 

1.  l^ar.  dont  je  parle. 

2.  Var.  c'est  ce  qui  arrive  à  tous  les  pécheurs. 


D  UNE  POSTULANTE  BERNARDINE.  35 

l'habitude  :  Dtun  consuetudini  non  rcsistihir,  facta  est  néces- 
sitas (").  Je  croyais  être  libre  ;  et  je  ne  voyais  pas,  malheu- 
reux, que  je  forgeais  mes  chaînes  par  l'usage  de  ma  liberté 
prétendue:  je  mettais  un  poids  de  fer  sur  ma  tête,  que  je 
ne  pouvais  plus  secouer  ;  et  je  me  garrottais  tous  les  jours 
de  plus  en  plus  par  les  liens  redoublés  de  ma  volonté  endur- 
cie. [P.  10]  Telle  était  la  servitude  du  grand  Augustin,  lors- 
qu'il jouissait  dans  le  siècle  de  la  liberté  des  rebelles.  Mais 
voyez  maintenant,  ma  sœur,  comme  il  goûte  dans  la  retraite 
la  sainte  liberté  des  enfants. 

Quand  il  eut  pris  la  résolution  que  vous  avez  prise,  de  renon- 
cer tout  à  fait  au  siècle,  d'en  quitter  tous  les  honneurs  et  tous 
les  emplois,  de  rompre  d'un  même  coup  tous  les  liens  qui  l'y 
attachaient,  pour  se  retirer  avec  Dieu,  ne  croyez  pas  qu'il 
s'imaginât  qu'une  telle  vie  fût  contrainte.  Au  contraire,  ma 
chère  sœur,  combien  se  trouva-t-il  allégé?  quelles  chaînes 
crut-il  voir  tomber  de  ses  mains?  quel  poids  de  dessus  ses 
épaules?  Avec  quel  ravissement  s'écria-t-il  :  «  O  Seigneur, 
vous  avez  rompu  mes  liens!  »  Quelle  douceur  inopinée  se 
répandit  tout  à  coup  dans  son  âme,  de  ce  qu'il  ne  goûtait 
plus  ces  vaines  douceurs  qui  l'avaient  charmée  si  longtemps  ! 
Quaui  suave  subito  niiJii  factiun  est  carere  suavitatibiLS 
mtgarum  ('')!  Mais  avec  quel  épanchement  de  joie  vit-il 
naître  sa  liberté,  qu'il  n'avait  pas  encore  connue;  liberté  pai- 
sible et  modeste,  qui  lui  fit  baisser  humblement  la  tête  sous 
le  fardeau  léger  de  Jésus-Christ,  et  sous  son  joug  agréable  : 
De  quo  duo  altoque  secreto  evocattim  est  in  momento  liberuin 
arbitrium  meum,  quo  subderem  cervicem  levi  jugo  tuo.  C'est 
lui-même  qui  nous  raconte  ses  joies,  au  IX^  livre  de  ses  Con- 
fessions, avec  un  transport  incroyable. 

Croyez-moi,  ma  très  chère  sœur,  ou  plutôt  croyez  le  grand 
Augustin,  croyez  une  personne  expérimentée  :  vous  éprou- 
verez les  mêmes  douceurs  et  la  même  liberté  d'esprit,  dans 
la  vie  dont  vous  commencez  aujourd'hui  l'épreuve,  si  vous  y 
êtes  bien  appelée.  Vous  y  serez  dans  la  dépendance  ;  mais 
c'est  en  cela  que  vous  serez  libre,    de  ne   dépendre   que  de 


a.  Confes.^  lib.  VIII,  cap.  v.  —  h.  Ibid.,  IX,  cap.  i. 


36  POUR  LA  VÊTURE 


Dieu  seul,  et  de  rompre  tous  les  autres  nœuds  qui  tiennent 
les  hommes  asservis  au  monde.  Vous  y  souffrirez  de  la  con- 
trainte ;  mais  c'est  pour  dépendre  d'autant  plus  de  Dieu.  Et 
ne  vous  avons-nous  pas  montré  clairement  que  la  liberté  ne 
consiste  que  dans  cette  glorieuse  dépendance  ?  Vous  perdrez 
une  partie  de  votre  liberté,  au  milieu  de  tant  d'observances 
de  la  discipline  religieuse;  il  est  vrai,  je  vous  le  confesse  : 
mais  si  vous  savez  bien  entendre  quelle  liberté  vous  perdez, 
vous  verrez  que  cette  perte  est  avantageuse. 

[P.  1 1]  En  effet,  nous  sommes  trop  libres. trop  libres  à  nous 
porter  au  péché,  trop  libres  à  nous  jeter  dans  la  grande  voie 
qui  nous  mène  à  perdition.  Oui  nous  donnera  que  nous  puis- 
sions perdre  cette  partie  malheureuse  de  notre  liberté  par 
laquelle  nous  nous  dévoyons  ('),  par  laquelle  nous  nous  ren- 
dons captifs  du  péché  !  O  liberté  dangereuse,  que  ne  puis-je 
te  retrancher  de  mon  franc  arbitre  !  que  ne  puis-je  m'imposer 
moi-même  cette  heureuse  nécessité  de  ne  pécher  pas  !  Mais 
cela  ne  se  peut  durant  cette  vie.  Cette  liberté  glorieuse  (-) 
de  ne  pouvoir  plus  servir  au  péché,c'est  le  partage  des  saints, 
c'est  la  félicité  des  bienheureux. Nous  aurons  toujours  à  com- 
battre cette  liberté  de  pécher,  tant  que  nous  vivrons  en  ce  lieu 
d'exil  et  de  tentations. 

Que  faites-vous  ici,  mes  très  chères  sœurs,  et  que  fait  la  vie 
religieuse  ?  Elle  voudrait  pouvoir  s'arracher  cette  liberté  de 
mal  faire. Elle  voit  qu'il  est  impossible  ;  elle  la  bride  du  moins 
autant  qu'il  se  peut  ;  elle  la  serre  de  près  par  une  discipline 
sévère,  de  peur  qu'elle  ne  s'échappe.  Elle  se  retire,  elle  se  sé- 
pare, elle  se  munit  par  une  clôture  ;  c'est  pour  détourner  les 
occasions  et  pour  s'empêcher,  s'il  se  peut,  de  pouvoir  jamais 
servir  au  péché  {■^).  Elle  se  prive  des  choses  permises,  afin 
de  s'éloigner  d'autant  plus  de  celles  qui  sont  défendues.  Elle 
est  bien  aise  d'être  observée  ;  elle  cherche  des  supérieurs  qui 
la  veillent,  elle  veut  qu'on  la  conduise  de  l'œil,  qu'on  la  mène 
toujours  par  la  main,  afin  de  se  laisser  moins  de  liberté  de 
s'écarter  de  la  droite  voie  ;  et  elle  a  raison  de  ne  craindre  (*) 

1.  Var.  nous  nous  égarons. 

2.  Var.  bienheureuse. 

3.  Var.  de  pouvoir  pécher. 

4.  Var.  de  croire,  ma  sœur,  cjue  ces  salutaires  contraintes  ne  sont  pas  con- 
traires à  la  liberté. 


D  UNE  POSTULANTE  BERNARDINE.  37 

pas  que  ces  salutaires  contraintes  lui  fassent  perdre  sa  liberté. 
Ce  n'est  pas  s'opposer  (')  [à]  un  fleuve,  [ni]  bâtir  une  digue  en 
son  cours  pour  rompre  le  fil  de  ses  eaux,  que  d'élever  des 
quais  sur  ses  rives,  pour  empêcher  qu'il  ne  se  déborde  et  ne 
perde  ses  eaux  dans  la  campagne  ;  au  contraire,  c'est  lui 
donner  le  moyen  de  couler  plus  doucement  dans  son  lit,  et 
de  suivre  plus  certainement  son  cours  naturel.  Ce  n'est  pas 
perdre  sa  liberté  que  de  lui  donner  des  bornes  deçà  et  delà, 
pour  empêcher  qu'elle  ne  s'égare  ;  c'est  l'adresser  plus  assu- 
rément à  la  voie  qu'elle  doit  tenir.  Par  une  telle  précaution, 
on  ne  la  gêne  pas,  mais  on  la  conduit.  Ceux-là  la  perdent, 
ceux-là  la  détruisent,  qui  la  détournent  de  son  naturel,  c'est- 
à-dire  d'aller  à  son  Dieu. 

Ainsi  la  discipline  religieuse,  qui  travaille  avec  tant  de  soin 
à  vous  rendre  la  voie  du  salut  unie,  travaille  par  conséquent 
à  vous  rendre  libre  ;  et  j'ai  eu  raison  de  vous  dire  dès  le  com- 
mencement de  ce  discours,  que  la  clôture  que  vous  embrassez 
n'est  pas  une  prison  où  votre  liberté  soit  opprimée  :  c'est 
plutôt  un  asile  fortifié,  [p.  12]  où  elle  se  défend  contre  le 
péché,  pour  s'exempter  de  sa  servitude.  Mais  (-)  pour  s'affer- 
mir davantage,  si  elle  prend  garde  au  péché  par  la  discipline, 
elle  fait  quelque  chose  de  plus  ('),  elle  va  jusqu'à  la  source, 
et  elle  dompte  les  passions  par  la  mortification  et  la  péni- 
tence (^).  C'est  ma  seconde  partie. 

SECOND    POINT. 

Je  ne  m'étonne  pas,  chrétiens,  si  les  sages  instituteurs  de  la 
vie  religieuse  et  retirée  ont  jugé  à  propos  de  l'accompagner 
de  plusieurs  pratiques  sévères,  pour  mortifier  les  sens  et  les 
appétits.  C'est  qu'ils  ont  considéré  l'homme  comme  un  ma- 
lade, qui  avait  besoin  de  remèdes  forts,  et  par  conséquent 
violents  ;  c'est  qu'ils  ont  vu  que  ses  passions  le  tenaient  cap- 
tif par  une  douceur  pernicieuse, et  {=)  ils  ont  voulu  la  corriger 

1.  Far.  Ce  n'est  pas  perdre  un  fleuve,  que  d'élever  des  quais  sur  ses  rives... 

2.  Far.  Et,  —Les  éditeurs  mêlent  dans  cette  phrase  texte  et  variantes. 

3.  î^ar.  elle  monte  encore  plus  haut. 

4.  Var.  par  les  exercices  de  la  pénitence. 

5.  Far.  qu'ils  ont  voulu  corriger. 


POUR  LA  VETURE 


par  une  amertume  salutaire.  Que  cette  conduite  soit  sage,  il 
est  bien  aisé  de  le  justifier.  Dieu  même  en  use  de  la  sorte, 
et  il  n'a  pas  de  moyen  plus  efficace  de  (')  nous  dégoûter  des 
plaisirs  où  nos  passions  nous  attirent,  que  de  les  mêler  de 
mille  douleurs  qui  nous  empêchent  de  les  trouver  doux. C'est 
ce  qu'il  nous  a  montré  par  plusieurs  exemples  ;  mais  le  plus 
illustre  de  tous,  c'est  celui  de  saint  Augustin.  Il  faut  qu'il  vous 
raconte  lui-même  la  conduite  de  Dieu  dans  sa  conversion, 
qu'il  vous  dise  par  quel  moyen  il  a  modéré  l'ardeur  de  ses 
convoitises  ('),  et  abattu  leur  tyrannie.  Ecoutez,  il  vous  le  va 
dire  :  nous  nous  sommes  trop  bien  trouvés  de  l'entendre  pour 
lui  refuser  notre  audience. 

Voici  qu'il  élève  à  Dieu  la  voix  de  son  cœur,  pour  lui  ren- 
dre ses  actions  de  grâces.  Mais  de  quoi  pensez-vous  qu'il  le 
remercie  .'*  Est-ce  de  lui  avoir  donné  tant  de  bons  succès,  de 
lui  avoir  fait  trouver  des  amis  fidèles  et  tant  d'autres  choses 
que  le  monde  estime  ?  Non,  ma  sœur,  ne  le  croyez  pas.  Au- 
trefois ces  biens  le  touchaient,  il  témoignait  de  la  joie  en 
la  (3)  possession  de  ces  biens  ;  il  parle  maintenant  un  autre 
langage.  Je  vous  remercie,  dit-il,  ô  Seigneur,  non  des  biens 
temporels  que  vous  m'accordiez,  mais  des  peines  et  des 
amertumes  que  vous  mêliez  (^)  dans  mes  voluptés  illicites. 
J'adore  votre  rigueur  miséricordieuse,  qui  par  le  mélange  de 
cette  amertume,  travaillait  à  m'ôter  le  goût  de  ces  douceurs 
empoisonnées.  Je  reconnais,  ô  divin  Sauveur,  que  vous 
m'étiez  d'autant  plus  propice  que  vous  me  troubliez  dans  la 
fausse  paix  que  mes  sens  cherchaient  hors  de  vous,  et  que 
vous  ne  me  permettiez  pas  de  m'y  reposer  :  Te  propitio 
tanto  inagis, qua7ito  minus  sinebas  mihi  diilcescere\j^.  l'^qiwd 
non  eras  tu  ("). 

Connaissons  par  ce  grand  exemple  combien  la  sévérité 
nous  est  nécessaire.  Les  liens  dont  nos  passions   nous  en- 

a.  Confess.,  lib.  VI,  cap.  vi. 

1 .  Var.  point  de  moyen  plus  efficace  pour  nous  dégoûter  des  plaisirs  que  nos 
passions  nous  proposent,  que  de  les  mêler  de  mille  douleurs  pour  nous  em- 
pêcher.... 

2.  Var.  de  ses  passions. 

3.  Var.  en  les  possédant  ;  maintenant  il  parle.... 

4.  fvir.  que  vous  répandiez  sur... 


I 


D  UNE  POSTULANTE  BERNARDINE.  39 


lacent  ne  peuvent  être  brisés  sans  effort,  les  nœuds  en  sont 
trop  mêlés  {')  et  trop  délicats  pour  pouvoir  être  défaits  dou- 
cement ;    il   faut   rompre,  il   faut   déchirer,  il   faut  que  1  ame 
sente  de  la  violence,  de  peur  de  se  plaire  trop  dans  ses  con- 
voitises. C'est  ainsi  que  Dieu  délivre  ses  amis   fidèles   de  la 
servitude  de  leurs  passions.  Vous  le  voyez  en  saint  Augus- 
tin ;  et  (')  si  vous  voulez  savoir   la   raison  de  cette  conduite 
admirable,  le  même  saint  Augustin  vous  INexpliquera  par  une 
excellente  doctrine  du  livre  V  contre  Julien.  C'est  de  là  que 
nous  apprenons  qu'il  y  a  en  nous  deux  sortes  de  maux.  Il  y  a 
en  nous  des  maux  qui  nous  plaisent,  et  il  y  a  des  maux  qui 
nous   affligent.  Qu'il    y  ait  des  maux  qui  nous  affligent,  ah! 
nous  l'éprouvons  {')  tous  les  jours.  Les  maladies,  la  perte  des 
biens,  les  douleurs  d'esprit  et  de  corps,  tant  d'autres  misères 
qui   nous  environnent,   ne   sont-ce  pas  des  maux  qui  nous 
affligent  ?    Mais  il  y  en  a  aussi  qui  nous  plaisent,  et  ce  sont 
les   plus  dangereux  ;   par  exemple,  l'ambition  déréglée,   la 
douceur  cruelle  de   la   vengeance,  l'amour   désordonné  des 
plaisirs,  ce  sont  des  maux  et   de   très  grands  maux,  mais  ce 
sont   des   maux   qui   nous   plaisent,  parce  que   ce  sont  des 
maux   qui   nous  flattent.    11  y  a   donc   des   maux   qui    nous 
blessent,  «et  ce  sont  ceux-là,  dit  saint  Augustin,  qu'il  faut  (^) 
que  la  patience  supporte;  [p.  14]  et  il  y  a  des  maux  qui  nous 
flattent,  et  ce  sont  ceux-là,    dit  le  même  saint,    qu'il   faut  {^) 
que  la  tempérance  modère  :  »  A/m  malasunt  quœ per patieii- 
tïa?n  sustinemîLS,  alia  quœ  per  continentiain  refrenaimis  {^). 
Au  milieu  de  ces  maux  divers  dont  il  faut  supporter  les 
uns,  dont  il  faut  modérer  les  autres,  et  qu'il   faut  surmonter 
tous   deux,  chrétiens,  quelle  misère  est  la  nôtre  !  O  Dieu, 
permettez-moi  de  m'en  plaindre  :  Usquequo,  Domine,  iisqîic- 
quo  oblivisceris  me  in  fine  m  (")  .'^«  Jusqu'à  quand,  ô  Seigneur, 


a.  Contrajul.,  lib.  V,  cap.  v,  n.  22.  —  b.  Ps.,  xn,  i. 

1.  P''ar.  trop  serrés. 

2.  Deforis  supprimait  ici  deux  grandes  pages,  de  peur  qu'on  ne  criât  aux  répé- 
titions. (Cf.  Vêture  de  M"*"  de  Bouillon,  1660.)  Il  en  avertissait. 

3.  Lâchât  ;  nour  l'apprenons.  —  11  y  avait  ici  deux  pages  à  transcrire  :  atten- 
dons-nous à  trouver  des  fautes. 

4.  Var.  que  nous  devons  souffrir  par  la  patience. 

5.  Var.  que  nous  devons  modérer  par  la  tempérance. 


40  POUR  LA  VETU  RE 


nous  oublierez-vous  dans  cet  abîme  de  calamités  ?»  Jusqu'à 
quand  détournerez-vous  votre  face  de  dessus  les  enfants 
d'Adam,  pour  n'avoir  point  de  pitié  de  leurs  ma.\d.d[QS?  A z>er- 
tîs  facicm  tuam  in  Jïneni  (')  ?  Est-ce  pas  assez,  ô  Seigneur, 
que  nous  soyons  pressés  (^)  de  tant  de  misères  qui  font 
trembler  nos  sens,  qui  donnent  de  l'horreur  à  nos  esprits  ? 
Pourquoi  faut-il  qu'il  y  ait  des  maux  qui  nous  trompent  par 
une  belle  apparence,  des  maux  que  nous  prenions  pour  des 
biens,  des  maux  qui  nous  plaisent  et  que  nous  aimions  ?  Est- 
ce  que  ce  n'est  pas  assez  (3)  d'être  misérable  ?  Faut-il  pour 
surcroît  de  malheur  que  nous  nous  plaisions  en  notre  misère, 
pour  perdre  à  jamais  l'envie  d'en  sortir  (\)  ?  «  Malheureux 
homme  que  je  suis!  qui  me  délivrera  de  ce  corps  de  mort  {")?» 
Ecoute  la  réponse,  homme  misérable  :  ce  sera  «  la  grâce  de 
Dieu  par  Notre-Seigneur  Jksus-Christ  :  »  Gratin  Dei  per 
Jf.svm  Christum  Dominum  fiosti'ttin  (^). 

Mais  admire  l'ordre  qu'il  tient  pour  taguérison.  Il  est  vrai 
que  tu  éprouves  [p.  15J  deux  sortes  de  maux  :  les  uns  qui 
piquent,  les  autres  qui  flattent.  Mais  il  a  disposé  par  sa  pro- 
vidence que  les  uns  servissent  de  remède  aux  autres  ;  je  veux 
dire  que  les  maux  qui  blessent  servent  pour  modérer  ceux 
qui  plaisent,  les  douleurs  pour  corriger  les  passions,  les 
afflictions  de  la  vie  pour  nous  dégoûter  des  vaines  douceurs 
et  étourdir  le  sentiment  des  plaisirs  mortels.  Incrassatus 
est  dilectîis,  et  recalciti^avit  ('  )  :  «  Le  bien-aimé  s'est  engraissé, 
et  il  a  regimbé  contre  l'éperon  ;  »  Dieu  l'a  frappé,  et  il  s'est 
remis  dans  son  devoir  :  Cttm  occideret  eos,  quœrebant  euin  ("'). 
Ainsi  Augustin (5)  était  assoupi  dans  l'amour  des  plaisirs  du 
monde  ;  emporté  par  ses  passions  et  enchanté  par  les   maux 

a.  Rom.,  VII,  24.  —  b.  Ibid.,  25.  —  c.  Deut.,  xxxil,  15.  —  Ms.  ImpingiiaUts 
est...  —  d.  Ps.,  LXXVll,  34. 

1.  Les  éditeurs  ajoutent  ici  huit  lignes  empruntées,  croyons-nous,  à  un  passage 
analogue  de  la  Vêture  de  M""  de  Bouillon,  1660  (2"  point).  Cette  interpolation 
a  été  maintenue  par  M.  Lâchât  dans  son  texte. 

2.  Var.  accablés. 

3.  Var.  Est-ce  pas  assez...? 

4.  Cette  distinction  des  deu.K  sortes  de  maux  revenait  fréquemment  dans  les 
sermons  de  1656  ;  mais  elle  n'avait  pas  encore  été  rendue  avec  cette  vivacité  et 
ce  mouvement. 

5.  Ici  encore  notre  texte  (celui  du  manuscrit)  diffère  de  celui  de  Lâchât,  et  de 
toutes  les  éditions. 


DUNE  POSTULANTE  BERNARDINE.  41 

qui  plaisent,  il  était  blessé  jusqu'au  cœur,  et  il  ne  sentait  pas  sa 
blessure.  Dieu  a  appuyé  sa  main  sur  sa  plaie,  pour  lui  faire 
connaître  son  mal  et  lui  faire  tendre  le  bras  à  son  médecin  : 
Sensum  vulneris  hc  pungebas  (").  Il  l'a  piqué  jusqu'au  vif  par 
les  afflictions,  pour  le  détourner  de  ses  convoitises,  et  exciter 
ses  affections  endormies  à  la  recherche  du  bien  véritable. 

Telle  est  la  conduite  de  Dieu  ;  c'est  ainsi  qu'il  nous  avertit 
de  nos  passions  ;  et  c'est,  ma  sœur,  sur  cette  sage  conduite 
que  la  vie  religieuse  a  réglé  la  sienne.  Peut-elle  y  suivre  un 
plus  grand  exemple  .-*  Peut-elle  se  proposer  un  plus  beau 
modèle  ?  Elle  entreprend  de  guérir  les  âmes  par  la  méthode 
infaillible  de  ce  souverain  médecin.  Elle  châtie  les  corps  avec 
saint  Paul  i^\  Elle  réduit  en  servitude  le  corps  par  les  saintes 
austérités  de  la  [p.  1 6]  pénitence,  pour  le  rendre  soumis  à  l'es- 
prit. C'est  (')  rendre  l'esprit  plus  libre  que  de  brider  son 
ennemi  et  le  tenir  en  prison  tout  couvert  de  chaînes.  ((  Je 
ne  travaille  pas  en  vain,  mais  je  châtie  mon  corps,»  [dit  l'A- 
pôtre]: Ce  n'est  pas  travailler  en  vain  que  de  mettre  en  liberté 
mon  esprit.  J'ai,  dit-il,  un  ennemi  domestique  ;  voulez-vous 
que  je  le  fortifie,  et  que  je  le  rende  invincible  par  ma  com- 
plaisance ?  Ne  vaut-il  pas  bien  mieux  que  j'appauvrisse  mes 
convoitises,  qui  sont  infinies,  en  leur  refusant  ce  qu'elles 
demandent  ?  Tellement  que  la  vraie  liberté  d'esprit,  c'est  de 
contenir  nos  affections  déréglées  par  une  discipline  forte  et 
rigoureuse,  et  non  pas  de  les  contenter  par  une  molle  con- 
descendance. Que  cette  méthode  est  salutaire  !  Car,  ma 
sœur,  je  vous  en  conjure,  jetez  encore  un  peu  les  yeux  sur  le 
monde  (').  Voyez  les  dérèglements  de  ceux  qui  le  suivent  (), 
voyez  les  excès  criminels  où  leurs  passions  les  emportent. 
Ah  !  je  vois  que  le  spectacle  de  tant  de  péchés  fait  horreur  à 
votre  innocence.  Mais  quelle  est  la  cause  de  tous  ces  désor- 
dres .-*  C  est,  ma  sœur,  qu'ils  ne  songent  pas  à  donner  des 
bornes  à  leurs  passions.  Au  contraire  ils  les  traitent  délrca- 


a.  Confess.,  lib.  VI,  cap.  vi.  —  b.  l  Cor.,  ix,  27. 

1.  Addition  sans  renvoi.  Voyez  au  ms.  la  fin  du  deuxième  point   Lâchât  en 
fait  bien  mal  à  propos  le  début  du  troisième. 

2.  Peut-être  l'orateur  aura-t-il  abrégé  cette  fin,  par  compensation  à  l'addition 
qu'on  vient  de  lire.  Mais  ses  intentions  ne  sont  pas  indiquées  dans  le  manuscrit. 

3.  Var.  qui  l'aiment. 


42  POUR  LA  VETURE 


tement.  Ils  attisent  ce  feu,  et  ses  (')  ardeurs  croissent  jus- 
qu'à l'infini  ;  ils  nourrissent  ces  bêtes  farouches,  et  ils  n'en 
peuvent  plus  dompter  là  fureur;  à  force  de  complaire  à  leurs 
convoitises,  ils  {'')  les  rendent  invincibles  par  la  complaisance. 
Mes  sœurs,  que  votre  conduite  est  bien  plus  réglée!  Bien 
loin  de  donner  des  armes  à  ces  ennemis,  vous  les  affaiblissez 
tous  les  jours  par  les  veilles,  par  l'abstinence  et  par  l'oraison. 
Vous  tenez  le  corps  sous  le  joug,  comme  un  esclave  rebelle 
et  opiniâtre  (  ).  J'avoue  que  la  nature  souffre  dans  cette  con- 
trainte. Mais  ne  vous  plaignez  pas  de  cette  conduite  :  cette 
peine,  c'est  un  remède  ;  cette  rigueur  qu'on  vous  tient,  c'est 
un  régime.  C'est  ainsi  qu'il  vous  faut  traiter,  enfants  de 
Dieu,  jusqu'à  ce  que  votre  santé  soit  parfaite.  Cette 
convoitise  qui  vous  attire,  [p.  17]  ces  maux  trompeurs  dont 
je  vous  parlais,  qui  ne  vous  blessent  qu'en  vous  flattant, 
demandent  nécessairement  cette  médecine.  Il  importe  que 
vous  ayez  des  maux  à  souffrir,  tant  que  vous  en  aurez  à  cor- 
riger. Il  importe  que  vous  ayez  des  maux  à  souffrir,  tant 
que  vous  serez  au  milieu  des  biens  où  il  est  dangereux  de  se 
plaire  trop.  Si  ces  remèdes  vous  semblent  durs,  «  ils  s'excu- 
sent, dit  Tertullien,  du  mal  qu'ils  vous  font  par  l'utilité  qu'ils 
vous  apportent  {").  »  Soumettez-vous,  ma  sœur,  puisque 
Dieu  le  veut,  à  ce  salutaire  régime  ;  commencez-en  aujour- 
d'hui l'épreuve,  avec  la  bénédiction  de  l'Église  ;  embrassez 
de  tout  votre  cœur  ces  austérités  fructueuses,  qui,  ôtant  tout 
le  goût  aux  plaisirs  des  sens,  vous  feront  sentir  vivement 
les  chastes  voluptés  de  l'esprit.  Subissez  le  joug  du  Sauveur, 
aimez  toutes  ces  contraintes  qui  vous  vont  rendre  aujourd'hui 
son  affranchie  :  Si  vos  Films  \^liberaverit,  vere  liberi  eritis~\. 
Mais  outre  le  péché  et  les  passions,  il  y  a  encore  d'autres 
liens  à  rompre,  cet  engagement  des  affaires,  ce  nombre  infini 
de  soins  superflus.  Et  c'est  ce  qui  me  reste  à  vous  dire  dans 
cette  dernière  partie. 

a.  De  Pœfiit.,  n.  lo. 

1.  Var.  et  il  croît  jusquà  l'infini. 

2.  Var.  ils  en  deviennent  enfin  les  esclaves.  —  Kdtf.  Lâchai  :  demeurent... — 
Et  dans  le  texte  :  «  par  lettr  complaisance.  » 

3.  Va}-,  et  indocile. 


D  UNE  POSTULANTE  HERNARDINE.  43 

TROISIÈME    POINT. 

[P.  iS]  Jusques  ici,  âmes  chrétiennes,  nous  avons  disputé 
de  la  liberté  contre  des  hommes  qui  nous  contredisent, et  que 
nos  raisonnements  ne  convainquent  pas  sur  le  sujet  de  leur 
servitude.  Car  ils  ne  sentent  pas  celle  du  péché,  parce  qu'ils 
n'ont  fait  que  ce  qu'ils  voulaient  ;  ils  ne  s'aperçoivent  pas 
non  plus  que  leurs  passions  les  contraignent,  parce  qu'ils  ne 
s'opposent  pas  à  leur  cours  et  qu'ils  en  suivent  la  pente  :  si 
bien  qu'ils  n'entendent  pas  cette  servitude  que  nous  leur 
avons  reprochée.  Mais  dans  la  contrainte  dont  je  dois  parler, 
j'ai  un  avantage,  mes  sœurs,  que  le  monde  est  presque  d'ac- 
cord avec  (')  l'Évangile,  et  qu'il  n'y  a  personne  qui  ne  con- 
fesse que  cet  empressement  éternel  où  nous  jettent  tant 
d'occupations  différentes,  est  (')  un  joug  importun  et  dur.qui 
contraint  étrangement  notre  liberté.  N'employons  donc  pas 
beaucoup  de  discours  à  prouver  une  vérité  qui  ne  nous  est 
pas  contestée  ;  nos  adversaires  nous  donnent  les  mains  :  le 
monde  même  que  nous  combattons,  se  plaint  tous  les  jours 
qu'on  n'est  pas  à  soi, qu'on  ne  fait  ce  que  l'on  veut  qu'à  demi, 
parce  qu'on  nous  ôte  notre  meilleur  temps.  C'est  pourquoi 
on  ne  {^)  trouve  jamais  assez  de  loisir,  toutes  les  heures  s'é- 
coulent trop  vite,  toutes  les  journées  finissent  trop  tôt  ; 
et,  parmi  tant  d'empressement,  il  faut  bien  qu'on  avoue, 
mal  gré  qu'on  en  ait,  qu'on  n'est  pas  maître  de  sa  liberté. 

Telles  plaintes  sont  ordinaires  dans  la  bouche  des  hommes 
du  monde  ;  et  encore  que  je  sache  qu'elles  sont  très  justes, 
je  ne  laisse  pas  de  maintenir  que  ceux  qui  les  font  ne  le  sont 
pas.  [P.  19]  Car  souffrez  que  je  leur  demande  quelle  rai- 
son ils  ont  de  se  plaindre.  Si  ces  liens  leur  semblent  pesants 
il  ne  tient  qu'à  eux  de  les  rompre.  S'ils  désirent  d'être  à 
eux-mêmes,  ils  n'ont  qu'à  le  vouloir  fortement,  et  bientôt, 
ils  s'en  rendront  maîtres.  Mais,  mes  sœurs,  ils  ne  veulent  pas. 
Tel  se  plaint  qu'il  travaille  trop,  qui  étant  tiré  des  affaires  ne 
pourrait  souffrir  son  repos.  Les  journées  maintenant  lui 
semblent  trop  courtes,  et  alors  son  loisir  lui  serait  à  charge  ; 

1.  Var.  avec  moi. 

2.  Var.  est  extrêmement  importun  et  contraint  étrangement  notre  liberté. 

3.  Var.  on  n'y  a  jamais  assez  de  loisir,  toutes  les  heures  sont  trop   avancées. 


44  POUR  LA  VETU  RE 


il  croira  être  sans  affaires, quand  il  n'aura  plus  que  les  siennes, 
comme  si  c'était  peu  de  chose  que  de  se  conduire  soi-même. 

D'où  vient,  mes  sœurs,  cet  aveuglement,  si  ce  n'est    que 
notre  esprit   inquiet   ne  peut  goûter  le  repos,  ni   la  liberté 
véritable?  [P.  20]  Et  afin  de  le  mieux  entendre,  remarquons 
s'il  vous  plaît,  en  peu  de  paroles,  qu'il  y  a  de  la  liberté  dansle 
repos,  et  qu'il  y  en  a  aussi   dans  le  mouvement.   C'est   une 
liberté  d'avoir  le  loisir  de  se  reposer,  et  c'est  aussi  une  liberté 
d'avoir  la  faculté  de  se  mouvoir.  Il  y  a  de  la  liberté  dans   le 
repos  :   car  quelle   liberté    plus   solide   que  de  se  retirer  en 
soi-même,  de  se  faire  en  son  cœur  une  solitude,  pour  penser 
uniquement  à  la  grande  affaire,  qui  est  celle  de  notre  salut, 
de  se  séparer  du  tumulte  où  nous  jette  l'embarras  du  monde, 
pour  faire  concourir  tous  ses  désirs  à  une  occupation  si  néces- 
saire ?   [P.  20^^'s]  C'est,  mes  sœurs,  cette  liberté  dont  jouis- 
sait cet   ancien  si   tranquillement,  lorsqu'il  disait  ces  belles 
paroles  :  Je  ne  m'échauffe  point  dans  un  barreau,  je  ne  risque 
rien  dans  la  marchandise,  je  n'assiège  pas  la  porte  des  grands, 
je  ne  me  mêle  pas  dans  leurs  dangereuses  intrigues  ;  je   me 
suis  séquestré  du  monde,  parce  que  je   me  suis  aperçu  que 
j'ai  assez   d'affaires  en   moi-même  :  In  me  tinicum  7iegotmm 
tnihi  est  ;  si  bien  qu'à  cette  heure  mon  plus  grand  soin,  c'est 
de  retrancher  les  soins  superfius  :  nihil  aliud  atro  qjiam  (') 
ne  cîireni  ("). 

Telle  est  la  liberté  véritable;  mais  elle  n'est  pas  au  goût 
des  hommes  du  siècle.  Cette  tranquillité  leur  est  (')  en- 
nuyeuse, ce  repos  leur  semble  une  léthargie  ;  ils  exercent 
leur  liberté  d'une  autre  manière,  par  un  mouvement  éternel, 
errant  dans  le  monde  deçà  et  delà.  Ils  nomment  liberté  leur 
égarement  ;  comme  des  enfants  qui  s'estiment  libres,  lorsque 
s'étant  échappés  de  la  maison  paternelle,  où  ils  jouissaient 
d'un  si  doux  repos,  ils  courent  sans  savoir  où  ils  vont,  Voilà 
la  liberté  des  hommes  du  monde  :  une  seule  affaire  ne  leur 
suffit  pas  pour  arrêter  leur  âme  inquiète  ;  ils  s'engagent 
volontairement  dans  une  chaîne  continuée  de  visites,  de  di- 

a.  Tertull.,  de  Pall.,  n.  5. 

1.  M  s.  Unum  ilhid  euro  ne  quid  curem. 

2.  Var.  leur  tourne  en  ennui. 


\ 


D  UNE  POSTULANTE  BERNARDINE.  45 

vertissements,  d'occupations  différentes,  qui  naissent  perpé- 
tuellement les  unes  des  autres  ;  ils  ne  [p.  21]  se  laissent  pas 
un  moment  à  eux,  parmi  tant  d'heures   du   meilleur   temps, 
qu'ils  s'obligent  insensiblement  à  donner  aux  autres.  Au  mi- 
lieu d'un  tel  embarras,  il  est  vrai  qu'ils  se  sentent  quelquefois 
pressés  :  ils  se  plaignent  de  cette  contrainte  ;   mais  au  fond 
ils  aiment  cette  servitude,  et  ils  ne  laissent  pas  de  se  satis- 
faire d'une  image  de  liberté  qui  les  flatte.  Comme  un   arbre 
que  le  vent  semble  caresser  en  se  jouant  avec  ses  feuilles  et 
avec  ses  branches;  bien  que  ce  vent  ne  le  flatte   qu'en  l'agi- 
tant, et  le  pousse  tantôt  d'un  côté  et  tantôt  d'un  autre  avec 
une  grande  inconstance,  vous   diriez   toutefois   que  l'arbre 
s'égare  par  la  liberté  de  son  mouvement  :  ainsi,  dit  le  grand 
Augustin,  encore  que  les  hommes  du  monde  n'aient  pas   de 
liberté  véritable,  étant  toujours  contraints  de  céder  aux  divers 
emplois  qui  les  pressent,  toutefois  ils  s'imaginent  jouir  d'un 
certain  air  de  liberté  et  de  paix,  en  promenant  deçà  et  delà 
leurs  désirs  vagues  et  incertains  :    Tanqîiaiu  olivœ  pendentes 
in   arbore,  ducentibus  ventis,   quasi  quadaiu   libertate  aurœ 
perfruentes  vago  quodam  desiderio  siio  {f). 

Quelle  est,  ma  sœur,  cette  liberté  qui  ne  nous  permet  pas 
de  penser  à  nous,  et  qui,  nous  dérobant  tout  notre  temps,nous 
mène  insensiblement  à  la  mort,  [p.  22]  avant  que  d'avoir 
appris  comment  il  faut  vivre  ?  Si  c'est  cette  liberté  que  vous 
perdez  en  vous  jetant  dans  ce  monastère,  pouvez-vous  y 
avoir  regret  ?  Au  contraire,  ne  devez-vous  pas  rendre  (') 
grâces  à  Dieu  d'une  perte  si  fructueuse  ?  Si  vous  demeurez 
dans  le  siècle,  il  vous  arrivera  ce  que  dit  l'Apôtre  :  Sollicittis 
est  qiLCB  sunt  mundi,et  divisus  est  ('^). Votre  liberté  sera  divisée, 
au  milieu  des  soins  de  la  terre  :  une  partie  se  perdra  dans  les 
visites,  une  autre  dans  les  soins  de  l'économie,  etc  (').  Parmi 
tant  de  troubles  et  d'empressements,  presque  toute  votre 
liberté  sera  engagée  ;   si   vous    y  donnez   quelque   temps  à 


a.  In  Ps.  cxxx\  I,  n.  9.  —  <J.  I  Cor.,  vu,  Z3- 

1.  Var.  louer  Dieu. 

2.  Ueforis  amplifie  ainsi  cet  etc.  :  [dans  lattention  àun  mari,  l'application  aux 
affaires  de  sa  maison,  l'éducation  de  ses  enfants,  l'e'tablissement  de  sa  famille].— 
Il  is.\iàxa\i  a.\\  mo'xxïs  vos  en/anfs,  votre  famille  :  la  postulante  ne  pouvait-elle 
épouser  qu'un  veuf  ? 


46  POUR  LA  VÊTURE 


Dieu,  il  faudra  le  dérober  aux  affaires.  Dans  la  religion,  elle 
est  toute  à  vous  ;  il  n'y  a  heure,  il  n'y  a  moment  que  vous 
ne  puissiez  ménager,  et  le  donner  saintement  à  Dieu. 

Toutefois  n'entrez  pas  témérairement  dans  une  profession 
si  relevée.  L'Église,  qui  vous  y  voit  avancer,  vous  arrête 
dès  le  premier  pas  ;  elle  vous  ordonne  de  vous  éprouver,  et 
d'examiner  votre  vocation.  Je  vous  ai  dit,  et  il  est  très  vrai, 
que  la  vie  que  vous  embrassez  a  sans  doute  de  grands  avan- 
tages; mais  je  ne  puis  vous  dissimuler  qu'elle  a  de  grandes 
difficultés  pour  celles  qui  n'y  sont  pas  appelées.  Éprouvez- 
vous  donc  sérieusement  ;  et  si  vous  ne  sentez  en  vous-même 
un  extrême  dégoût  du  monde,  une  sainte  et  divine  ardeur 
pour  la  perfection  chrétienne,  [p.  23]  sortez,  ma  sœur,  de 
cette  clôture,  et  ne  profanez  pas  ce  lieu  saint.  Que  si  Dieu, 
comme  je  le  pense,  vous  a  inspiré  par  sa  grâce  le  mépris  des 
vanités  de  la  terre  et  un  chaste  désir  d'être  son  épouse,  que 
tardez-vous  de  vous  revêtir  de  l'habit  que  votre  Époux  vous 
prépare,  et  pourquoi  vois-je  encore  sur  votre  personne  tous 
les  vains  ornements  du  monde,  c'est-à-dire  la  marque  de  sa 
servitude  ?  Onineni  hanc  ornahis  serviiuteni  a  libero  capite 
dépeinte  ("). 

Et  ne  vous  étonnez  pas,  si  je  dis  que  cet  habit  est  la  marque 
de  sa  servitude.  Car  qu'est-ce  que  la  servitude  du  siècle? 
[P. 23'^'sj  C'est  un  attachement  aux  soins  superflus;  c'est  ôter 
le  temps  à  la  vérité,  pour  le  donner  à  la  vanité.  Et  où  paraît 
mieux  cet  attachement  que  dans  cette  pompe  des  habits  du 
siècle.'^  La  nécessité  et  la  pudeur  ont  fait  autrefois  les  pre- 
miers habits  ;  la  bienséance  s'en  étant  mêlée,  elle  y  a  ajouté 
quelques  ornements.  La  nécessité  les  avait  faits  simples;  la 
pudeur  les  faisait  modestes  ;  la  bienséance  se  contentait  de 
les  faire  propres.  Mais  la  curiosité  s'y  étant  jointe,  la  profu- 
sion n'a  plus  eu  de  bornes;  et  pour  orner  un  corps  mortel, 
presque  toute  la  nature  travaille,  presque  tous  les  métiers 
suent  ;  presque  tout  le  temps  s'y  consume.  Combien  en  a-t-on 
employé  à  ce  vain  ajustement  qui  vous  environne!  Combien 
d'heures  se  sont  écoulées  ?  Et  n'est-ce  pas  une  servitude  } 
Omnem  hanc  ornatus  servitutem  \_a  libero  capite  depellite?^ 

a.  Tertull.,  De  Cull./em.,  lib.  II,  n.  7. 


D  UNE  POSTULANTE  BERNARDINE.  47 

Que  dirai-je  de  la  coiffure?  C'est  ainsi  que  le  monde 
prodigue  les  heures,  c'est  ainsi  qu'il  se  joue  du  temps  ;  il  le 
prodigue  jusqu'aux  cheveux,  c'est-à-dire  la  chose  la  plus  né- 
cessaire à  la  chose  la  plus  inutile.  La  nature,  qui  ménage 
tout,  jette  les  cheveux  sur  la  tête  avec  négligence,  comme 
un  excrément  (')  superflu.  Ce  que  la  nature  regarde  comme 
superflu,  la  curiosité  en  fait  une  étude  (^)  :  elle  devient  inven- 
tive et  ingénieuse,  pour  se  faire  une  affaire  {^)  d'une  baga- 
telle, et  un  emploi  d'un  amusement.  N'ai-je  donc  pas  raison 
de  vous  dire  que  ces  superbes  ornements  du  siècle,  c'est 
l'habit  de  la  servitude  ? 

Venez  donc,  ma  très  chère  sœur,  venez  recevoir  des  mains 
de  Jésus  les  [p.  24]  ornements  de  la  liberté.  On  changeait 
autrefois  d'habit  à  ceux  que  l'on  voulait  affranchir  ;  et  voici 
qu'on  vous  présente  humblement  au  divin  Auteur  de  la 
liberté,  afin  (■♦)  qu'il  lui  plaise  de  vous  dépouiller  aujourd'hui 
de  toutes  les  marques  de  votre  esclavage.  Qu'on  ne  trouble 
point  par  des  pleurs  une  si  sainte  cérémonie  ;  que  la  ten- 
dresse de  vos  parents  ne  s'imagine  pas  qu'elle  vous  perde, 
lorsque  Jésus-Christ  vous  prend  en  sa  garde.  Quoi!  ce 
changement  d'habit  vous  doit-il  surprendre  ?  Si  le  siècle 
jusqu'ici  vous  a  habillée,  doit-on  vous  envier  le  bonheur  que 
Jésus-Christ  vous  revête  à  sa  mode?  Quittez,  quittez  donc 
ces  vains  ornements  et  toute  cette  pompe  étrangère.  Rece- 
vez des  mains  de  l'Église  le  dévot  habit  du  grand  saint  Ber- 
nard. Ou  plutôt  représentez-vous  la  main  de  Jésus  invisible- 
ment  étendue:  c'est  lui  qui  vous  environne  de  cette  blancheur, 
pour  être  le  symbole  de  l'innocence;  c'est  lui  qui  vous  couvre 
de  ce  sacré  voile,  qui  sera  le  rempart  de  votre  pudeur,  le 
sceau  inviolable  de  votre  retraite,  la  marque  fidèle  de  votre 
obéissance. 

Mais  en  vous  dépouillant  des  habits  du  siècle,  dépouillez- 
vous  aussi  au-dedans  de  toutes  les  vanités  de  la  terre.  Ne 
vous  laissez  pas  éblouir  au  faux  brillant  que  jette  aux  yeux 

1.  C est-à-dire,  excroissance. 

2.  Var.  une  affaire. 

3.  Var.  une  étude.... 

4.  Var.  pour  vous  dépouiller... 


48  POUR  LA  VÊTURE  d'uNE  POSTULANTE  BERNARDINE. 

la  grandeur  humaine.  Songez  que  les  soins,  les  inquiétudes, 
et  encore  le  dépit  et  le  chagrin  ne  laissent   pas  souvent  de 
nous  dévorer  sous  l'or  et  les  pierreries  ;  et  que  le  monde  est 
plein  de  grands  et  illustres  malheureux,  que  tous  les  hommes 
plaindraient,  si  l'ignorance  et  l'aveuglement  ne  les  faisaient 
juger  dignes   d'envie.    Réjouissez-vous  donc  saintement  en 
votre  innocente  simplicité,  qui  donnera  plus  de  lustre  à  votre 
famille  que  toutes  les  grandeurs  de  la  terre.  Car,  s'il  est  glo- 
rieux à  votre  maison  d'avoir  mérité  tant  d'honneurs,  c'est  un 
nouveau   degré   d'élévation  de  les  savoir  mépriser  généreu- 
sement ;  et  je  la  trouve  bien   mieux  établie  de  s'étendre  si 
avant  par  votre  moyen  jusque  dans  la  maison  de  Dieu,  que 
de  s'être   unie  par  ses  alliances  à  tout  ce   que  cette  grande 
ville  a  de  plus  illustre.  Encore  (')  que  l'on  ait  vu  vos  prédé- 
cesseurs remplir  les  places  les  plus  importantes,  ne  leur  enviez 
pas  la  part  qu'ils  ont  eue  au  gouvernement  de  l'Etat  (');  mais 
tâchez  de  leur  succéder  en  la  grâce  que  Dieu  leur  a  faite  de 
se  bien  gouverner  eux-mêmes.  Quel  honneur  ferez-vous,  ma 
sœur,  à  ceux  qui  vous  ont  donné  la  naissance,  en  purifiant 
tous  les  jours  par  la  perfection  religieuse  ces  excellentes  dis- 
positions qu'une  bonne  naissance  vous  a  transmises,  qu'une 
sage  éducation  et  l'exemple  de  la  probité  qui  luit  de  toutes 
parts  dans  votre  famille  ont  si  heureusement  cultivée[s]  ! 

1.  Ces  deux  dernières  phrases  sont  une  addition  de  la  dernière  heure. 

2.  II  reste  ici  une  énigme,  dont  nous  n'avons  pu  jusqu'à  présent  découvrir  le 
mot.  Nous  avons  déjà  fait  cet  aveu  dans  notre  Histoire  critique^  p.  173.  Les 
conjectures  que  nous  y  avions  jointes  sont  trop  douteuses  pour  qu'il  soit  à  pro- 
pos de  les  reproduire  ici. 


i 


Pour  la  FETE  de  la  NATIVITE  (■) 


DE  LA  SAINTE  VIERGE. 


Sermon   prononcé,    le   8  septembre    1659, 


à    Paris,  aux    Incurables. 


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I 


La  date  se  reconnaît  à  l'écriture  et  à  l'orthographe  du  manuscrit, 
un  de  ceux  qui  sont  restés  inconnus  à  M.  Lâchât.  Le  lieu  nous  a  été 
révélé  par  une  note  de  Bossuet  lui-même.  Dans  Y  Esquisse  d'un  ser- 
mon pour  la  Compassion  de  la  sainte  Vierge,  en  1663,  il  se  réfère  à 
celui-ci  en  ces  termes  :  «  Entrez  dans  ces  grandes  salles.  V.  Sermon 
aux  Incurables,  p.  14.»  Et  dans  un  passage  barré,  il  est  plus  explicite 
encore  :  «  V.  Servi,  de  Nativ.  Virgin is,  aux  Incurables,  p.  14.  »  Ce 
sermon  est  indiqué  aussi  dans  l'esquisse  sur  !  Aumône,  en  1666, 
mais  par  ce  simple  mot:  «  Sainte  Vierge  »  {inss.,  12822,  f.  99).  Il 
existe  un  sommaire, écrit  comme  les  autres  avant  leCarême  de  i662(-). 

Tous  les  éditeurs  donnent,  au  commencement  du  second  point, 
une  longue  variante,  où  ils  croient  voir  la  preuve  que  ce  sermon, 
prêché  une  seconde  fois,  l'a  été  dans  la  chapelle  de  Versailles.  Ce  fut 
en  1665,  et  au  Louvre,  comme  nous  le  dirons  à  propos  de  l'Avent 
royal  de  cette  année,  que  l'auteur  revint  à  quelques  idées  déve- 
loppées dans  ce  sermon.  Le  manuscrit  ne  laisse  pas  de  doute.  Bossuet 
s'inspira  de  ce  discours  pour  la  préparation  hâtive  d'une  instruction 
solide  pour  la  fête  de  l'Immaculée  Conception  (8  décembre  1665). 

Nous  donnerons  à  cette  date  le  fragment  curieux  qu'il  rédigea 
in-extenso.  Quant  aux  corrections  et  additions  de  détail,  apposées 
alors  sur  le  manuscrit,  comme  elles  ne  peuvent  se  lire  isolément, 
nous  les  reproduisons  ici-même,  mais  en  les  distinguant  des  variantes 
contemporaines  du  texte.  Celles-ci  ne  sont  que  des  premières 
rédactions,  remplacées  par  ce  qu'on  lit  dans  le  corps  du  discours  ; 
celles-là  au  contraire  sont  des  améliorations,  souvent  remarquables, 
et  des  embellissements  du  texte  primitif. 

Sommaire  (3).  —  Nox  prœcessit. 

(Exorde.)  Dieu,  en  faisant  Marie,  traçait  JéSUS-Christ  :  TertuU 
lien  (p.  1,2). 


1.  Ms.  appartenant  à  M.  le  Supérieur  de  Saint-Sulpice  (in  f',  sans  marge).  Il 
manque  les  deux  exordes.  Le  sommaire  est  à  la  Bibliothèque  nationale  (12825,^4). 

2.  Cela  seul  aurait  dû  empêcher  les  éditeurs  de  1870  (édit.  Guérin)   de  placer 
ce  sermon  en  1668. 

3.  Ce  sommaire  a  été  donné  par  M.  Lâchât  et  dans  les  éditions  plus  récentes, 
mais  avec  beaucoup  d'inexactitudes. 

Sermons  de  Bossuet.  —  III.  '  4 


50 


POUR  LA  NATIVITÉ 


[/"point.]  Privilèges  de  l'innocence  conservée  et  rétablie.  Distinc- 
tion: en  qualité  de  Sauveur,  plus  favorable  aux  pécheurs  :  il  est  fait 
pour  eux  ;  comme  Fils  de  Dieu,  il  aime  plus  les  justes  (p.  4).  —  Les 
apôtres  pécheurs,  Marie  innocente:  distinction  entre  ceux  qu'il  choi- 
sit pour  les  autres,  et  ceux  qu'il  choisit  pour  soi-même.  Ceux-là, 
pécheurs,  pour  l'exemple  :  saint  Paul  :  Quorum  primus  ego  sum 
(p.  5,  6).  Marie,  pour  JéSUS-Christ  :  Dilectus  meus  mihi...  (p.  6). 
—  La  vie  de  Marie,  un  beau  jour,  doit  avoir  un  matin  serein:  Pierre 
Damien  (p.  7). 

[2' point?^  Principe  de  grâces  est  l'union  avec  JésUS-Christ  : 
Quomodo  non  cum  illo  omnia  nobis  donavit?  (p.  8).  —  Différence  de 
Marie  et  des  autres  mères  ;  celles-ci  portent  les  enfants  dans  le 
corps  avant  que  de  les  porter  dans  le  cœur  ;  Marie  prius  coiicepit 
mente  quam  corpore.  —  Union  intérieure  à  proportion  de  celle  qui 
est  selon  le  corps,  autrement  Jésus-Christ  est  violenté.  Exemple 
de  l'Eucharistie  (p.  10). 

[3' point^^  Marie  mère  (')  des  fidèles  en  tous  les  états  de  grâce  : 
vocation,  justification,  persévérance;  parce  que  par  elle  nous  avons 
le  principe  universel  (p.  ir,i2).  — Descriptions  des  maladies  et 
infirmités  de  nos  corps  (p.  14). 


Nox  prœcessii,  dies  autem  appro- 
pinquavit. 

La  nuit  est  passée,  et  le  jour  s'ap- 
proche. (^dJw.jXiii,  12.) 

NI  l'art,  ni  la  nature,  ni  Dieu  même,  ne  produisent  pas 
tout  à  coup  leurs  ouvrages  ;  ils  ne  s'avancent  que  pas 
à  pas.  On  crayonne  avant  que  de  peindre,  on  dessine  avant 
que  de  bâtir,  et  les  chefs-d'œuvre  sont  précédés  par  des  coups 
d'essai.  La  nature  agit  de  la  même  sorte  ;  et  ceux  qui  sont 
curieux  de  ses  secrets  savent  qu'il  y  a  de  ses  ouvrages  où  il 
semble  qu'elle  se  joue,  ou  plutôt  qu'elle  exerce  sa  main  pour 
faire  quelque  chose  de  plus  achevé.  Mais  ce  qui  est  de  plus 
admirable,  c'est  que  Dieu  observe  la  même  conduite  ;  et 
il  nous  le  fait  paraître  principalement  dans  le  mystère  de 
l'Incarnation:  c'est  le  miracle  de  sa  sagesse,  c'est  le  grand 

I.  Lâchât:  «  veut  des  fidèles...  »  La  phrase  précédente  était  omise.  Plus  haut  : 
«  et  l'union,  )>  au  lieu  de  :  «  est  l'union  ;  »  «jour  »  au  lieu  de  «  matin.  »  Cet  édi- 
teur indiquait  ainsi  une  citation:  «  Saint  Paul:  (2ttorutn...  ))  Le  ms.  est  plus 
explicite:*  Saint  Paul:  (luorinn  primus  ego  sum.  »  Pourquoi  n'avait-on  pas  lu 
ces  mots?  Parce  que  l'auteur  avait  écrit  1"' (primus)  en  abrégé. 


DE  LA  SAINTE  VIERGE.  5I 

effort  de  sa  puissance;  aussi  nous  dit-il  que.  pour  l'accomplir, 
il  remuera  le  ciel  et  la  terre:  Adliuc  nwdicum,  et  ego  conimo- 
vebo  cœliiin  et  terrant  (")  ;  c'est  son  œuvre  par  excellence,  et 
son  prophète  l'appelle  ainsi:  DomineyOpus tuum.  Mais  encore 
qu'il  ne  doive  paraître  qu'au  milieu  des  temps,  in  niedio  a7t- 
iioriini  vivijlca  illud  (''),  il  n'a  pas  laissé  de  le  commencer 
dès  l'origine  du  monde.  Et  la  loi  de  nature,  et  la  loi  écrite, 
et  les  cérémonies,  et  les  sacrifices,  et  le  sacerdoce,  et  les  pro- 
phéties, n'étaient  qu'une  ébauche  de  Jésus-Christ,  Christi 
rîcdi??ienta.6\s2i\\.  un  ancien; et  il  n'est  venu  à  ce  grand  ouvrage 
que  par  un  appareil  infini  d'images  et  de  figures,  qui  lui  ont 
servi  de  préparatifs.  Mais  le  temps  étant  arrivé,  l'heure  du 
mystère  étant  proche,  il  médite  quelque  chose  de  plus  excel- 
lent: il  forme  (')  la  bienheureuse  Marie  pour  nous  représen- 
ter plus  au  natureljÉsus-CHRiST,qu'il  devait  envoyer  bientôt, 
et  il  en  rassemble  tous  les  beaux  traits  en  celle  (^)  qu'il  des- 
tinait pour  être  sa  Mère.  Je  (^)  sais  que  cette  matière  est  très 
difficile  à  traiter;  mais  il  n'est  rien  d'impossible  à  celui  qui 
espère  en  Dieu  ;  demandons-lui  ses  lumières  par  l'interces- 
sion de  cette  Vierge,  que  je  saluerai  avec  l'Ange  en  disant  : 
Ave... 

Je  commencerai  ce  discours  par  une  belle  méditation  de 
TertuUien  dans  le  livre  qu'il  a  écrit  de  la  Résurrection  de  la 
chair.  Ce  grave  et  célèbre  ('*)  écrivain,  considérant  de  quelle 
manière  Dieu  a  formé  l'homme,  témoigne  être  assez  étonné 
de  l'attention  qu'il  y  apporte.  Représentez-vous,  nous  dit-il, 
de  la  terre  humide  dans  les  mains  de  ce  divin  artisan;  voyez 
avec  quel  soin  il  la  manie,  comme  il  l'étend,  comme  il  la  pré- 
pare (5),  avec  quel  art  et  quelle  justesse  il  en  tire  les  linéa- 
ments ;  en  un  mot,  comme  il  s'affectionne  et  s'occupe  tout 
entier  à  cet  ouvrage  :  Recogita  totiun  illi  Deum  occupatu77i  ac 

a.  Agg.,  n,  7.  —  b.  Habac,  m,  2. 

1.  Var.  il  fait  naître. 

2.  Var.  en  cette  Vierge  naissante. 

3.  Var.  Voilà,  messieurs,  quelque  idée  du  mystère  que  j'ai  à  traiter  :  Dieu  me 
veuille  donner  ses  lumières  pour  exécuter  ce  dessein,  par  les  prières... 

4.  Var.  illustre. 

5.  Var.  dispose. 


52  POUR   LA  NATIVITÉ 


deditum  (").  Il  admire  cette  application  de  l'Esprit  de  Dieu 
sur  une  matière  si  méprisable,  et,  ne  pouvant  s'imaginer  qu'il 
fallût  employer  tant  d'art  ni  tant  d'industrie  à  ramasser  de 
la  poussière  et  à  remuer  de  la  boue,  il  conclut  que  Dieu  regar- 
dait plus  loin,  et  qu'il  visait  à  quelque  œuvre  plus  considé- 
rable ;  et  afin  de  vous  expliquer  toute  sa  pensée  :  Cette  œuvre, 
dit-il,  c'était  Jésus-Christ  ;  et  Dieu,  en  formant  le  premier 
homme,  songeait  à  nous  tracer  (')  ce  Jésus  qui  devait  un 
jour  naître  de  sa  race  :  c'est  pour  cela,  poursuit-il,  qu'il  s'af- 
fectionne (^)  si  sérieusement  à  cette  besogne  ;  parce  que 
(voici  ses  paroles)  «dans  cette  boue  qu'il  ajuste,  il  pense  à 
nous  donner  une  vive  image  de  son  Fils  qui  se  doit  faire 
homme  :»  Quodcumque  liinus  exprimebatur,  Christiis  cogita- 
batur  homo  futurus  (''). 

Sur  ces  belles  paroles  de  Tertullien,  voici  la  réflexion  que 
je  fais,  et  que  je  vous  prie  de  peser  attentivement.  S'il  est 
ainsi,  mes  frères,  que,  dès  l'origine  du  monde,  Dieu  en  créant 
le  premier  Adam  pensât  à  tracer  en  lui  le  second  ;  si  c'est  en 
vue  du  Sauveur  Jésus  qu'il  forme  notre  premier  père  avec 
tant  de  soin,  parce  que  son  Fils  en  devait  sortir  après  une  si 
longue  suite  de  siècles  et  de  générations  interposées:  aujour- 
d'hui que  je  vois  naître  l'heureuse  Marie,  qui  le  doit  porter 
dans  ses  entrailles,  n'ai-je  pas  plus  de  raison  de  conclure  que 
Dieu,  en  créant  ce  divin  enfant,  avait  sa  pensée  en  Jésus- 
Christ,  et  qu'il  ne  travaillait  que  pour  lui:  Ckristus  cogi- 
tabatur?  Ainsi  ne  vous  étonnez  pas,  chrétiens,  ni  s'il  l'a  formée 
avec  tant  de  soin,  ni  s'il  l'a  fait  naître  avec  tant  de  grâces  : 
c'est  qu'il  ne  l'a  formée  qu'en  vue  du  Sauveur.  Pour  la  rendre 
digne  de  son  Fils,  il  la  tire  sur  soii  Fils  même  ;  et  devant 
nous  donner  bientôt  son  Verbe  incarné,  il  nous  fait  déjà  pa- 
raître (3)  aujourd'hui,  en  la  Nativité  de  Marie,  un  Jésus- 
Christ  ébauché,  si  je  puis  parler  de  la  sorte,  un  Jésus-Christ 
commencé,  par  une  expression  vive  et  naturelle  de  ses  per- 
fections infinies  :   Ckristus  cogitabatur  Jiomo  futurus.   C'est 


a.  De  Resurr.  carn.^  n.  6.  —  b.  Ibid. 

1.  Var.  exprimer. 

2.  Var.  s'attache. 

3.  Var.  il  nous  donne  déjà  par  avance. 


DE  LA  SAINTE  VIERGE.  53 

pourquoi  j'applique  à  cette  naissance  ces   beaux  mots  du 
divin  Apôtre  :  Nox  pi^œcessit,  dies  atUein  appi'opinqtiavit  : 
«  La  nuit  est  passée,  et  le  jour  s'approche.  »  Oui,  mes  frères, 
le  jour  approche;  et  encore  que  le  soleil  ne  paraisse  pas,  nous 
en  voyons  déjà  une  une  expression  en  la  Nativité  de  Marie. 
J'admire   trois  choses  en  notre  Sauveur  :  l'exemption  de 
péché,  la   plénitude  de  grâces,   une   source   inépuisable  de 
charité  (')  pour  notre  nature  ;  voilà  les  trois  rayons  de  notre 
soleil,  par  lesquels  il  dissipe  toutes  nos  ténèbres.  Car  il  fallait 
que  Jésus  fût  innocent,  pour  nous  purifier  (^)  de  nos  crimes: 
il  fallait  qu'il  fût  plein  de  grâces,  pour  enrichir  notre  pauvre- 
té: il  fallait  qu'il  fût  tout  brûlant  d'amour,  pour  entreprendre 
la   guérison   de  nos  maladies.  Ces  trois  qualités  excellentes 
sont  les   marques   inséparables   et   les  traits  vifs  et  naturels 
par  lesquels  on   reconnaît  le  Sauveur  ;  et  Dieu,  qui  a  formé 
la  très  sainte  Vierge   sur  cet  admirable  exemplaire,  nous  en 
fait  voir  en  elle  un  écoulement.  Ainsi,  mes  frères,  réjouissons- 
nous,  et   disons   avec  l'Apôtre  :  «  La  nuit  est  passée,  et  le 
jour  approche  :  »    il  approche,  ce   beau,  ce  bienheureux,  cet 
illustre  jour  qu'on  promet  depuis  si  longtemps  à  notre  na- 
ture ;  il  approche,  les  ténèbres  fuient:  nous  jouissons  déjà 
de  quelque  lumière,  le  jour  de  Jésus-Christ  se  commence  ; 
parce  que,  ainsi  que  nous  avons  dit,  encore  qu'on  ne  voie  pas 
le  soleil,  on  voit  déjà  ses  plus  clairs  rayons  reluire  par  avance 
en  Marie  naissante  :  je  veux  dire   l'exemption   de  péché,  la 
plénitude  de  grâces,  une  source  incomparable  de  charité  {f) 
pour   tous   les   pécheurs,  c'est-à-dire  pour  tous  les  hommes. 
Voilà,  messieurs,  les  trois  beaux  rayons  que  le  Fils  de  Dieu 
envoie  sur  Marie.  Ils  n'ont  toute  (*)  leur  force  entière  qu'en 
Jésus-Christ  seul:  en  lui  seul  ils  font  un  plein  jour,  qui  éclaire 
parfaitement  la   nature  humaine  ;  mais  ils  font  en  la  sainte 
Vierge  une  pointe  du  jour  agréable,  qui  commence  à  la  ré- 
jouir :  et  c'est  à  cette  joie  sainte  et   fructueuse  que  je  vous 
invite  par  ce  discours. 

1.  Var.  la  charité  ardente. 

2.  F(ir.  pour  faire  l'expiation  de... 

3.  Var.  une  tendresse... 

4.  Toute...  entière  :  Deforis  aurait-il  réuni  texte  et  variante? 


54  POUR  LA  NATIVITÉ 


PREMIER    POIKT  ('), 

[P.  3]  Il  n'y  a  rien  de  plus  touchant  dans  l'Evangile  que 
cette  manière  douce  et  charitable  dont  Dieu  traite  ses  ennemis 
réconciliés,  c'est-à-dire,  les  pécheurs  convertis.  Il  ne  se  con- 
tente pas  d'effacer  nos  (^)  taches  et  de  laver  toutes  nos  or- 
dures :  c'est  peu  à  sa  bonté  infinie  de  faire  que  nos  péchés  ne 
nous  nuisent  pas,  il  veut  même  qu'ils  nous  profitent  :  il  en 
fait  naître  tant  de  bien  pour  nous,  qu'il  nous  contraint,  si  je 
l'ose  dire,  de  bénir  nos  fautes,  et  de  (^)  crier  avec  l'Eglise  :  O 
heureuse  coulpe  !  O  felix  culpa  !  (")  Sa  grâce  dispute  contre 
nos  péchés  à  qui  emportera  le  dessus  ;  et  il  se  plaît,  dit  saint 
Paul  (''),  à  faire  abonder  ('')  la  profusion  de  ses  dons  par 
dessus  l'excès  de  notre  malice.  Bien  plus,  et  voici  ce  qu'il  y 
a  de  plus  surprenant,  il  reçoit  avec  tant  d'amour  les  pécheurs 
réconciliés,  que  l'innocence  la  plus  parfaite  (mon  Dieu,  per- 
mettez-moi de  le  dire)  aurait  en  quelque  sorte  sujet  de  s'en 
plaindre,  ou  du  moins  d'en  avoir  de  la  jalousie  (^).  Une  de  ses 
brebis  s'écarte  de  lui,  et  toutes  C^)  les  autres  qui  demeurent 
fermes  semblent  lui  être  beaucoup  moins  chères  qu'une  seule 
qui  s'est  égarée  :  Grex  uiia  carior  non  ei'at,  dit  Tertul- 
lien  (")  ;  et  sa  miséricorde  (^)  est  plus  attendrie  sur  le  pro- 
digue qu'il  a  retrouvé  (^)  que  sur  son  aîné  toujours  fidèle  : 
Cariorem  senserat  qîiem  hicrifecerat. 

S'il  est  ainsi,  mes  frères,  ne  semble-t-il  pas  que  nous  de- 
vons dire  que  les  pécheurs  pénitents  l'emportent  par-dessus 
les  justes  qui  n'ont  pas  péché  ;  et  la  justice  rétablie,  par- 
dessus l'innocence  toujours  conservée  ?  Toutefois  il  n'en  est 
pas  de  la  sorte  :  il  n'est  pas  permis  de  douter  que  l'innocence 
ne  soit  toujours  privilégiée. 

a.  Sabb.  sanc/o,  in  Bened.  Cer.  pasch.  —  b.  Rom.,  v,  20.  —  c.  De  Pœnit.,  n.  8. 

1.  C'est  ici  le  début  de  ce  qui  a  été  conservé  du  manuscrit. 

2.  Var.  leurs.  —  De  même  dans  toute  la  phrase. 

3.  Var.  de  nous  écrier  :  O  heureuse  coulpe  ! 

4.  Var.  Il  est  si  bon  et  si  libéral  qu'il  se  plaît  môme  de  faire  abonder  la  pro- 
fusion de  ses  grâces... 

5.  Edit.   Il  les  traite  si  doucement    que,   pourvu  qu'on  y  ait    regret,  on  n'a 
presque  plus  de  sujet  d'y  avoir  regret.  —  Phrase  enlevée  par  Bossuet. 

6.  Var.  le  troupeau  tout  entier,  qui  demeure  ferme,  ne  lui  est  pas  tant  à  cœur 
que  cette  unique  brebis  qui  s'est  égarée,  —  qui  s'égare. 

7.  Var.  son  cœur.  —  8.  Var.  recouvert.  (Lapsus.) 


DE  LA  SAINTE  VIERGE. 


55 


On  (')  goûte  mieux  la  santé  quand  on  relève  tout  nouvel- 
lement d'une  maladie  ;  mais  on  ne  laisse  pas  d'estimer  bien 
plus  le  repos  d'une  forte  constitution  [p.  4]  que  l'agrément 
d'une  santé  qui  se  rétablit.  Il  est  vrai  que  les  cœurs  sont 
saisis  d'une  joie  soudaine  de  la  grâce  inopinée  d'un  beau  jour 
d'hiver,  qui,  après  un  temps  pluvieux,  vient  réjouir  tout 
d'un  coup  la  face  du  monde  ;  mais  on  ne  laisse  pas  d'aimer 
beaucoup  plus  la  constante  sérénité  d'une  saison  plus  bénigne. 
Ainsi,  messieurs,  s'il  nous  est  permis  de  juger  des  sentiments 
du  Sauveur  par  l'exemple  des  sentiments  humains,  il  ca- 
resse plus  tendrement  les  pécheurs  récemment  convertis, 
qui  sont  sa  nouvelle  conquête  ;  mais  il  aime  toujours  avec 
plus  d'ardeur  les  justes,  qui  sont  ses  anciens  amis  :  ou,  si  vous 
voulez  que  nous  raisonnions  {^)  de  cette  conduite  de  sa  misé- 
ricorde par  des  principes  plus  hauts,  disons,  mais  disons  en 
un  mot,  car  il  faut  venir  à  notre  sujet,  qu'autres  (^)  sont  les 
sentiments  de  Jésus,  selon  sa  nature  divine  et  en  qualité  de 
Fils  de  Dieu,  autres  sont  les  sentiments  du  même  Jésus, 
selon  sa  dispensation  en  la  chair  et  en  qualité  de  Sauveur 
des  hommes  :  cette  distinction  de  deux  mots  nous  dévelop- 
pera tout  ce  mystère. 

Jésus-Christ,  comme  Fils  de  Dieu,  étant  la  sainteté  es- 
sentielle, quoiqu'il  se  plaise  de  voir  à  ses  pieds  un  pécheur 
qui  retourne  à  la  bonne  voie,  il  aime  toutefois  d'un  amour 
plus  fort  l'innocence  qui  ne  s'est  jamais  démentie  :  comme 
elle  l'approche  de  plus  près  ('*),  et  qu'elle  l'imite  plus  parfai- 

1.  Première  rédaction,  ab7-égée  enstiitc  :  Et  pour  ne  pas  parler  maintenant  de 
toutes  les  autres  prérogatives,  n'est-ce  pas  assez  pour  sa  gloire  que  J  ésus-Christ 
l'ait  choisie  ?  Voyez  en  quels  termes  l'apôtre  saint  Paul  publie  {var.  relève)  l'in- 
nocence de  son  divin  Maître  :  Talis  decebat  lit  esset  nobis pontifex  (Hebr.,  vil,  26): 
«  Il  fallait  que  nous  eussions  un  pontife  saint,  innocent,  sans  tache,  séparé  des 
pécheurs,  élevé  au-dessus  des  cieux,  et  qui  n'ait  pas  besoin  d'offrir  des  victimes 
pour  ses  propres  fautes  ;  »  mais  qui,  étant  la  sainteté  même,  fasse  l'expiation  des 
péchés.  Et  s'il  est  ainsi,  chrétiens,  que  le  Fils  de  Dieu  ait  pris  l'innocence  pour 
son  partage,  ne  devons-nous  pas  confesser  qu'il  faut  qu'elle  soit  sa  bien-aimée.^ 

Non,  mes  frères,  ne  croyez  pas  que  ces  mouvements  de  tendresse,  qu'il 
ressent  pour  les  pécheurs  pénitents,  les  préfèrent  à  la  sainteté,  qui  ne  se  serait 
jamais  souillée  dans  le  crime.  On  goûte  mieux... 

2.  Var.  que  nous  raisonnions  par  des  principes  plus  hauts  de  cette  conduite 
de  sa  miséricorde. 

3.  Passage  souligné.  De  même,  p.  54,  1.  3,  6-1  t,  24-26.  Et  ci-après,  23-25. 

4.  Var.  comme  elle  approche  de  plus  près  de  sa  sainteté  infinie,  il... 


56  POUR  LA  NATIVITÉ 


tement,  il  l'honore  d'une  familiarité  plus  étroite  ;  et  quelque 
grâce  (')  qu'ai[en]t  à  ses  yeux  les  larmes  d'un  pénitent,  elles 
ne  peuvent  jamais  égaler  les  chastes  agréments  d'une  sain- 
teté toujours  fidèle.  Tels  sont  les  sentiments  de  Jésus  selon 
sa  nature  divine  :  mais,  mes  frères,  il  en  a  pris  d'autres  pour 
l'amour  de  nous,  quand  il  s'est  fait  notre  Sauveur.  Ce  Dieu 
donne  la  préférence  aux  innocents  ("),  mais,  chrétiens,  ré- 
jouissons-nous, ce  Sauveur  miséricordieux  est  venu  chercher 
les  coupables  {^)  ;  il  ne  vit  que  pour  les  pécheurs,  parce  que 
c'est  pour  les  pécheurs  qu'il  est  envoyé. 

Ecoutez  comme  il  nous  explique  le  sujet  de  sa  légation  : 
A/^ou  veni  vocare  justos  if)  :  «  Je  ne  suis  pas  venu  pour  cher- 
cher les  justes  ;  »  parce  que,  encore  ('*)  qu'ils  soient  les  plus 
estimables  et  les  plus  dignes  de  mon  amitié,  ma  commission 
ne  s'étend  pas  là.  Comme  Sauveur,  je  dois  chercher  ceux  qui 
sont  perdus  ;  comme  Médecin,  ceux  qui  sont  malades  ;  comme 
Rédempteur,  ceux  qui  sont  captifs.  C'est  pourquoi  il  n'aime 
que  leur  compagnie  {^\  parce  qu'il  n'est  au  monde  que  pour 
eux  seuls.  Les  anges  qui  ont  toujours  été  justes,  peuvent 
s'approcher  de  lui  comme  Fils  de  Dieu  :  ô  innocence,  voilà 
ta  pérogative  ;  mais  en  qualité  de  Sauveur  il  donne  la  pré- 
férence aux  hommes  pécheurs.  [P.  5]  De  la  même  manière 
qu'un  médecin  :  comme  homme  il  se  plaira  davantage  à  con- 
verser avec  les  sains,  et  néanmoins  comme  médecin  il  aimera 
mieux  soulager  les  malades  :  ainsi  ce  Médecin  charitable, 
certainement  comme  Fils  de  Dieu  il  préfère  les  innocents  ; 
mais,  en  qualité  de  Sauveur,  il  recherchera  plutôt  les  criminels. 
Voilà  donc  tout  le  mystère  éclairci  Dar  une  doctrine  sainte  et 
évangélique.  Pardonnez-moi,  mes  frères,  si  je  m'y  suis  si 
fort  étendu  ;  elle  est  pleine  de  consolation  pour  les  pécheurs, 

a.  Matih.,iyi,  13. —  Ms.  quœrere. 

1.  Passage  soulignd  et  efifacd  tout  ensemble.  A-t-il  fini  par  déplaire  h.  son 
auteur?  ou  le  trait  qui  souligne  n'annule-t-il  pas  celui  qui  efface? —  Var.  la 
beauté  constante  et  durable  d'une... 

2.  Var.  n'aime  que  les  innocents. 

3.  Var.  pécheurs. 

4.  Var.  quoiqu'ils  soient... 

5.  Var.  ']&  n'aime...,  je  ne  suis  que  pour  eux  au  monde.  —  La  phrase  précé- 
dente est  soulignée  ;  de  même,  la  fin  de  l'alinéa. 


DE  LA  SAINTE  VIERGE.  57 


\ 


tels  que  nous  sommes  ;  mais  elle  est  très  avantageuse  pour 
la  sainte  et  perpétuelle  innocence  de  la  divine  Marie. 

Car  s'il  est  vrai  que  le  Fils  de  Dieu  aime  si  fortement  (') 
l'innocence,  dites-moi,  sera-t-il  possible  qu'il  n'en  trouve 
point  sur  la  terre  ?  Je  sais  qu'il  la  possède  en  lui-même  au 
plus"  haut  degré  de  perfection  ;  mais  n'aura-t-il  pas  le  con- 
tentement de  voir  quelque  chose  qui  lui  ressenible,  ou  du 
moins  qui  approche  un  peu  de  sa  pureté  ?  Quoi  !  ce  juste, 
cet  innocent,  sera-t-il  éternellement  parmi  les  pécheurs,  sans 
qu'on  lui  donne  la  consolation  de  rencontrer  quelque  âme 
sans  tache?  Et  dites-moi,  quelle  sera-t-elle,  si  ce  n'est  sa  divine 
Mère  ?  Oui,  messieurs  {-),  que  ce  Sauveur  miséricordieux,  qui 
a  chargé  sur  lui  tous  nos  crimes,  coure  toute  sa  vie  après  les 
pécheurs,  qu'il  les  aille  chercher  sans  relâche  dans  tous  les 
coins  de  la  Palestine  ;  mais  si  tout  le  reste  du  monde  ne  lui 
donne  que  des  criminels,  ah  !  qu'il  trouve  du  moins  dans  son 
domestique,  sous  son  toit  et  dans  sa  maison,  de  quoi  satis- 
faire ses  yeux  de  la  beauté  constante  et  durable  d'une  sain- 
teté incorruptible  (^)  ! 

Il  est  vrai  que  ce  Sauveur  charitable  ne  méprise  pas  les 
pécheurs  ;  que,  bien  loin  {*)  de  les  rejeter  de  devant  sa  face, 
il  ne  dédaigne  pas  de  les  appeler  aux  plus  belles  charges 
de  son  royaume.  Il  prépose  à  la  conduite  de  tout  son  trou- 
peau un  Pierre,  qui  a  été  infidèle  (-")  :  il  met  à  la  tête  des 
évangélistes  un  Matthieu,  qui  a  été  publicain  :  il  fait  le  pre- 
mier des  prédicateurs  d'un  Paul,  qui  a  été  persécuteur  {^). 
Ce  ne  sont  pas  des  justes  et  des  innocents,  ce  sont  des 
pécheurs  convertis  qu'il  élève  aux  premières  places.  Mais 
ne  croyez  pas  pour  cela  qu'il  tire  sa  sainte  Mère  de  ce  même 
rang  ;  il  faut  faire  grande  {^)  différence  entre  elle  et  les 
autres  :  et  quelle  sera  cette  différence  ?  La  voici,  et  je  vous 

I.  Var.  si  tendrement. 

3.  Addition  sur  une  petite  feuille  (p.  5  /'/>). 

3.  Far.  jamais  violée. 

4.  Souligné. 

5.  Var.  qui  l'a  renié. 

6.  Edi'i.  qui  a  été  le  premier  des  persécuteurs.  —  C'est  une  amphibologie 
que  Bossuet  a  corrigée,  et  qu'on  s'obstine  à  maintenir  à  son  compte. 

7.  Var,  de   la  différence. 


58  POUR  LA  NATIVITÉ 


prie  de  la  bien  entendre  ;  elle  est  essentielle  et  fondamentale 
pour  la  vérité  que  je  traite. 

Il  a  choisi  (')  ceux-là  pour  les  autres,  et  il  a  choisi  Marie 
pour  lui-même.  Pour  les  autres  :  Omnia  vestra  sunt,  sive 
Paulus...  sive  Cephas  [f):  Marie  pour  lui  :  Dilectus  meus  mihi, 
et  ego  un  (''').  Il  est  mon  unique,  je  suis  son  unique  if)  ;  il 
est  mon  Fils,  et  je  suis  sa  Mère.  Ceux  qu'il  appelle  pour  les 
autres,  il  les  a  tiré[s]  du  péché,  pour  pouvoir  mieux  annon- 
cer sa  miséricorde  et  la  rémission  des  péchés.  C'était  tout 
[son]  {f)  dessein  d'appeler  à  la  confiance  les  âmes  que  le  péché 
avait  abattue[s]  :  et  qui  pouvait  prêcher  avec  plus  de  fruit  la 
miséricorde  divine  que  ceux  qui  en  étaient  eux-mêmes  un 
illustre  exemple  '^  Quel  autre  pouvait  dire  avec  plus  d'effet  : 
«  C'est  un  discours  fidèle,  que  Jésus  est  venu  sauver  les 
pécheurs  ('),  »  qu'un  saint  Paul,  qui  pouvait  ajouter  après, 
«  desquels  je  suis  le  premier  (f)  ?  »  N'est-ce  pas  de  même 
que  s'il  eût  dit  au  pécheur  qu'il  désirait  attirer  :  [p.  6]  Ne 
crains  point,je  connais  la  main  du  médecin  auquel  je  t'adresse; 
«  c'est  lui  qui  m'envoie  à  toi  pour  te  dire  comme  il  m'a  guéri, 
avec  quelle  facilité,  avec  quelle  caresse,  »  et  pour  t'assurer 
du  même  bonheur  :  Qui  curavit  me,  misit  me  ad  te,  et  dixit 
mihi  :  \Illi  desperanti'\  vade,  et  die  qiiid  kabuisti,  quid  in  te 

a.  I  Cor.,  III,  22.  —  b.  Cant.,  il,  i6.  —  c.  \  Tùn.,  I,  15. 

1.  Nouvelle  addition,  au  verso  de  la  p.  5  bis.  Avant  de  la  tracer,  Bossuet  avait 
d'abord  jeté  cette  indication  entre  les  lignes  :  «  Ceux  qu'il  appelait  pour  les 
autres,  celle  qu'il  a  fait[e]  pour  lui-même.  Oninia  vestra  sunt,  sive  Paulus,  sive 
Cephas.  Dilectus  meus  mihi,  et  ego  illi.  »  —  Voici,  en  outre,  la  première  rédac- 
tion effacée  de  cette  distinction  «  essentielle  et  fondamentale  :  »  «  Je  dis  donc 
qu'il  était  bien  digne  de  la  miséricorde  divine  que  ceux  qu'il  élevait  dans 
l'Église  aux  emplois  les  plus  excellents  fussent  des  pécheurs  convertis,  comme 
par  exemple  un  saint  Paul.  Et  la  raison  en  est  évidente.  Car  le  grand  ouvrage 
de  l'Évangile,  c'était  d'annoncer  par  toute  la  terre  la  rémission  des  péchés.  Et 
pouvait-on  jamais  la  prêcher  d'une  manière  plus  efficace  que  d'en  faire  voir  de 
si  grands  exemples  dans  les  premières  têtes  de  l'Église  ?  Quel  autre  la  pouvait 
publier  plus  certainement  qu'un  Paul  qui  l'avait  expérimentée  ?  Oui  pourrait  ne 
pas  espérer,  entendant  saint  Paul  qui  lui  dit  :  «  C'est  un  discours  fidèle  et  digne 
d'être  reçu  avec  toute  sorte  de  soumission,  que  JÉsus-Christ  est  venu  sauver 
les  pécheurs,  desquels  je  suis  le  premier  :  »  Quorum  primus  ego  sutii  ?  N'est-ce 
[p.  6]  pas  de  même  que  s'il  lui  disait  :  «  Ne  crains  point...  }  » 

2.  Vur.  Il  n'a  que  moi,  et  je  n'ai  que  lui. 

3.  I^s.  tout  le  dessein.  —  Peut-être  l'auteur  voulait-il  ajouter  :  «  du  Sauveur.  » 

4.  Les  éditeurs  donnent  le  texte  latin  {(2uorum  privius  ego  sum).  Il  est  dans 
le  brouillon,  mais  non  dans  la  rédaction  définitive. 


DE  LA  SAINTE  VIERGE.  59 

sanavi,  quant  cito  sanavii^)  ?  Est-il  rien  de  plus  fort  ni  de  plus 
puissant  pour  encourager  un  malade,  pour  relever  un  cœur 
abattu  et  une  conscience  désespérée  ?  C'était  donc  un  sage 
conseil  pour  attirer  à  Dieu  les  pécheurs,  que  de  leur  faire 
annoncer  sa  miséricorde  par  des  hommes  qui  l'avaient  si 
bien  éprouvée  {').  Et  saint  Paul  nous  l'enseigne  manifeste- 
ment :  «  J'ai  reçu  miséricorde,  dit-il,  afin  que  Dieu  découvrit 
en  moi  les  richesses  de  sa  patience,  pour  l'instruction  des 
fidèles  :  »  Ad  informat ioiiem  eoriim  ipù  creditiiri  sunt  i^'). 
Ainsi  vous  voyez  pour  quelle  raison  Dieu  honore  des  pre- 
miers emplois  (')  des  pécheurs  réconciliés  :  c'était  pour  l'in- 
struction des  fidèles. 

Mais  s'il  a  traité  de  la  sorte  ceux  qu'il  appelait  pour  les 
autres,  ne  croyons  pas  qu'il  ait  fait  ainsi  pour  cette  créature 
chérie,  cette  créature  extraordinaire,  créature  unique  et  pri- 
vilégiée, qu'il  n'a  faite  que  pour  lui  seul  (^),  c'est-à-dire,  qu'il 
a  choisie  pour  être  sa  Mère.  Il  a  fait  dans  ses  apôtres  et  dans 
ses  ministres  ce  qui  était  le  plus  utile  au  salut  de  tous  ;  mais 
il  a  fait  en  sa  sainte  Mère  ce  qui  était  de  plus  doux,  de  plus 
glorieux,  de  plus  satisfaisant  pour  lui-même  :  par  consé- 
quent je  ne  doute  pas  qu'il  n'ait  fait  Marie  innocente.  Elle 
est  son  unique,  et  lui  son  unique  ("*)  :  Diledits  meus  mihi,  et 
ego  un  :  «  Mon  bien-aimé  est  pour  moi,  et  je  suis  pour 
lui  ;  »  je  n'ai  que  lui,  et  il  n'a  que  moi.  Je  sais  que  le  don 
d'innocence  ne  doit  pas  facilement  être  prodigué  sur  notre 
nature  corrompue,  mais  ce  n'est  pas  le  prodiguer  trop  que 
de  n'en  faire  part  qu'à  sa  seule  Mère  ;  et  ce  serait  le  trop 
resserrer  que  de  le  refuser  jusques  à  sa  Mère. 

Non,  mes  frères,  mon  Sauveur  ne  le  fera  pas  :  je  vois  déjà 
briller  sur  Marie  naissante  l'innocence  de  Jésus-Christ,  qui 
couronne  sa  tête  if).  Venez  honorer  ce  nouveau  rayon  que  son 


a.  s.  Aug.,  serm.  CLXXVI,  n.  4.  —  Ms.  De  verb.  Aposioli,  x.  (Ordre  ancien.) 
—  b.  \  Ti»i.^  I,  16. 

1.  Souligné.  —  //6'w,  plus  loin,  ce  qui  accentue  le  privilège  de  la  sainte  Vierge. 

2.  ^^//V.  honore  dans   l'Eglise  des  premiers  emplois  des  pe'cheurs... — Dans 
V Eglise  est  effacé  comme  embarrassant  la  phrase.  —  Souligné. 

3.  Var.  que  pour  lui-même. 

4.  Cette  redite  est  voulue  :  l'auteur  insiste  de  nouveau  sur  cette  pensée. 

5.  Epithèie  effacée  :  sa  tête  enfantine. 


6o  POUR  LA  NATIVITÉ 


Fils  fait  déjà  éclater  sur  elle.  «  La  nuit  est  passée,  et  le  jour 
s'approche  ;  »  Jésus  nous  doit  bientôt  amener  ce  jour  par  sa 
bienheureuse  présence.  O  jour  heureux,  ô  jour  sans  nuage, 
ô  jour  que  l'innocence  du  divin  Jésus  rendra  si  serein  et  si 
pur,  quand  viendras-tu  éclairer  le  monde  ?  Chrétiens,   il  ap- 
proche :  réjouissons-nous  :  vous  en  voyez  déjà  paraître  l'au- 
rore dans  la  naissance  de  [la]  sainte  Vierge  :  Nata  Virgine, 
[p.  7]  S7irrexit  aiu'ora,  dit  le  pieux  Pierre  Damien  if).  Après 
cela,  vous  étonnez-vous,  si  je  dis  que  Marie  a  paru  sans  tache 
dès  le  premier  jour  de  sa  vie  ?  Puisque  ce  grand  jour  de  Jésus- 
Christ  devait  être  si  clair  et  si  lumineux,  ne  vous  semble  t-il 
pas  convenable  que  même  le  commencement  en  soit  (')  beau, 
et  que  la  sérénité  du  matin  nous  promette  celle  de  la  journée  ? 
C'est  pourquoi, comme  dit  très  bien  Pierre  Damien(^),  «  Marie 
commençant  ce  jour  glorieux  en  a  rendu  la  matinée  belle  par 
sa  Nativité  bienheureuse  ('')  :»  Maria,  veri prœvia  liunmis, 
Nativitate  sua  mane  clarissiimim  serenavit(^\  Accourons  donc 
avec  joie,  mes  frères,   pour  voir   les   commencements  de  ce 
nouveau  jour  :  nous  y  verrons  briller  la  douce  lumière  d'une 
pureté  if)  qui  n'a  point  de  taches.  Et  ne  nous  persuadons  pas 
que,  pour    distinguer  Marie  de  Jésus,  il  faille  lui   ôter  l'in- 
nocence,   et   ne   la    laisser  qu'à    son    Fils. -Pour  distinguer 
le   matin  d'avec   le  plein  jour,   il   ne  faut  pas  remplir  l'air 
de  tempêtes,  ni  couvrir  le  ciel  de  nuage[s]  ;  c'est  assez  que 
les  rayons  soient  plus  faibles,  et  la  lumière  moins  éclatante  : 
ainsi,  pour  distinguer  Marie  de  Jésus,  il  n'est  pas  nécessaire 
que  le  péché   s'en  mêle  ;  c'est  assez  que  son  innocence  soit 
comme   un  rayon   affaibli,    à  comparaison   {f)  :   elle  (^)  ap- 
partient   à  Jésus   de   droit,   elle  n'est    en    Marie   que    par 
privilège  ;  à  Jésus  par  nature,    à   Marie  par  grâce   et  par 

a.  Serm.  XL,  in  Assumpt.  B.  M.  V.  —  b.  Ibid. 

1.  Var.  en  ait  été  beau,  et  que  la  sérénité  du  matin  promît... 

2.  C'est  le  pape  Léon  XII  qui  a  étendu  à  toute  l'Église  le  culte  de  ce  saint. 
Il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  que  Bossuet  ne  lui  en  donne  pas  le  titre. 

3.  Var.  par  sa  bienheureuse  naissance. 

4.  Var.  sainteté,  —  innocence. 

5.  Edit.  en  comparaison  de  celle  de  son   Fils.  —    Var.  que  son  innocence 
cède  à  celle  de  son  divin  Fils. 

6.  Var.   JÉSUS   est   innocent  de   droit  ;    Marie    ne   le   sera   que   par   privi- 
lège ;  JÉSUS  est  innocent  par  nature,  Marie  par  grâce  et  par  indulgence. 


DE  LA  SAINTE  VIERGE.  6l 

indulgence:   nous  en  honorons   la  source   en  Jésus,  et  en 
Marie  un  écoulement.  Mais  ce  qui  nous  doit  consoler,   mes 
frères,  je  le  dis  avec  joie,  je  le  dis  avec  sentiment  de  la  mi- 
séricorde divine  ;  donc  ce  qui  nous  doit  consoler,   c'est  que 
cet   écoulement  d'innocence   ne  luit   qu'en  faveur  des  pé- 
cheurs (').  L'innocence  ordinairement  reproche  aux  crimi- 
nels leur  mauvaise  vie,  et  semble  prononcer  leur  condamna- 
tion. Mais  il  n'en  est  pas  ainsi  de  Marie  ;  son  innocence  leur 
est  favorable  :  pourquoi  ?  parce  que,  ainsi  que  nous  avons  dit, 
elle  n'est  qu'un  écoulement  de  l'innocence  du  Sauveur  Jésus. 
L'innocence  de  Jésus-Christ,  c'est  la  vie  et  le  salut  des  pé- 
cheurs :  ainsi  l'innocence  de  la  sainte  Vierge  lui  sert  à  obte- 
nir pardon  pour  les  criminels.  Considérons  donc,  chrétiens, 
cette  sainte  et  innocente   créature  comme  l'appui  certain  de 
notre  misère  :  allons  nettoyer  nos  péchés  à   la  vive   lumière 
de  sa  pureté  incorruptible  {-)  ;   mais  tâchons  aussi  de    nous 
enrichir  par  la  plénitude  de  ses  grâces  :  c'est   ma   seconde 
partie. 

SECOND    POINT. 

[P.  8]  Je  ne  trouve  pas  difficile  de  parler  de  l'innocence 
de  la  sainte  Vierge  :  il  suffit  de  considérer  cette  haute  dignité 
de  Mère  de  Dieu,  pour  juger  qu'elle  a  dû  être  exempte  de 
tache.  Mais  quand  il  s'agit  de  représenter  cette  plénitude  de 
grâces,  l'esprit  se  confond  dans  cette  pensée,  et  ne  sait  sur 
quoi  arrêter  sa  vue.  Donc,  mes  frères,  n'entreprenons  pas 
de  décrire  en  particulier  les  perfections  de  Marie,  ce  serait 
vouloir  sonder  un  abîme  ;  mais  contentons-nous  aujourd'hui 
de  juger  de  leur  étendue  par  le  principe  qui  les  a  produites. 

Le  grand  saint  Thomas  (^)  nous  enseigne  (")  que  le  prin- 
cipe des  grâces  en  la  sainte  Vierge,  c'est  l'union  très  étroite 
avec  Jésus-Christ  :  et  afin  que  vous  compreniez  par  les 
Ecritures    divines    l'effet    de   cette  union    si    avantageuse, 

a.  III  Part.,  Ouasst.  XXVll,  art.  v. 

1.  Edit...  ne  luit  en  la  divine  Marie  qu'en  faveur  des  pauvres  pécheurs.  — 
Bossuet  a  supprimé  cinq  mots. 

2.  Var.  de  son  innocence. 

3.  Les  éditeurs  donnent  ici  en  variante  les  quatre  petites  pages  nouvelles 
écrites  en  1665.  Nous  les  réservons  pour  cette  date  (au  8  décembre). 


62  POUR  LA  NATIVITÉ 


remarquez,  s'il  vous  plaît,  messieurs,  une  vérité  importante, 
et  qui  est  le  fondement  de  tout  l'Évangile  :  c'est  que  la  source 
de  toutes  les  grâces  qui  ont  orné  la  nature  humaine,  c'est 
notre  alliance  avec  Jésus-Christ.  Car,  mes  frères,  cette 
alliance  a  ouvert  un  sacré  commerce  entre  le  ciel  et  la  terre, 
qui  a  infiniment  enrichi  les  hommes  ;  et  c'est  sans  doute  pour 
cette  raison  que  l'Église,  inspirée  de  Dieu,  appelle  l'Incar- 
nation un  commerce  :  O  admirabile  commerchmi  !  En  effet, 
dit  saint  Augustin  {"),  n'est-ce  pas  un  commerce  admirable, 
où  Jésus,  ce  charitable  négociateur,  étant  venu  (')  en  ce 
monde  pour  y  trafiquer  dans  cette  nation  étrangère,  en 
prenant  de  nous  les  fruits  malheureux  que  produit  cette 
terre  ingrate,  la  faiblesse,  la  misère,  la  corruption  (-),  nous  a 
apporté  les  biens  véritables  que  produit  cette  céleste  patrie, 
qui  est  son  naturel  héritage  :  l'innocence,  la  paix,  l'immorta- 
lité ?  C'est  donc  cette  alliance  qui  nous  enrichit  ;  c'est  cet 
admirable  commerce  qui  fait  abonder  en  nous  tous  les  biens. 
C'est  pourquoi  saint  Paul  nous  assure  que  nous  ne  pouvons 
plus  être  pauvres,  depuis  que  Jésus-Christ  est  à  nous  : 
«  Celui  qui  nous  donne  son  propre  Fils,  que  nous  pourra-t-il 
refuser  ?  ne  nous  donne-t-il  pas  en  lui  toutes  choses  }  »  Quo- 
modo  non  \etianï\  ciun  illo  \omnia  nobis  donavit\  i^)  ?  Et, 
ayant  {f)  pour  ainsi  dire  épanché  son  cœur  sur  nous  par 
cette  libéralité  inestimable,  ne  faut-il  pas  que  ses  autres  dons 
coulent  impétueusement  par  cette  ouverture  ? 

Que  si  notre  alliance  avec  Jésus-Christ  nous  produit  des 
biens  si  considérables  ;  tais-toi,  tais-toi,  ô  raison  humaine,  et 
n'entreprends  pas  d'expliquer  les  prérogatives  de  la  sainte 
Vierge  (*).  [P.  9]  Car  si  c'est  un  avantage  incompréhensible 

a.  In  Ps.  CXLViii,  n.  8.  —b.  Rom.,  Vlll,  32. 

1.  Var.  étant  venu  en  terre. 

2.  Var.  La  mortalité.  —  Les  éditeurs  en  font  le  texte.  Bossuet  a  voulu  éviter 
la  rime. 

3.  Attires  rédactions  :  (a)  Et  après  s'être  comme  débordé  (ou  :  débondé,  cf. 
Méditation  sur  la  Félicité  des  saints,  1648,  t.  i*"',  p.  19)  par  cette  libéralité 
inestimable.  —  (b)  Et  après  que  sa  divine  libéralité  s'est  pour  ainsi  dire 
débordée  (débondée  ?)  sur  nous  par  ce  présent  inestimable... 

4.  Les  hésitations  qui  suivent  au  manuscrit  montrent  que  la  phrase  qu'on 
vient  de  lire  n'est  pas  de  la  pure  rhétorique  :  l'auteur  ressentait  toute  la  diffi- 
culté qu'il  vient  d'exprimer  par  cette  vive  apostrophe.    Les  voici  par  ordre  : 

(a)  (<,  Car  si  Dieu  nous  donnant  son  Fils  comme  victime.. ,  —  {b)  ()uelle  alliance 


DE  LA  SAINTE  VIERGE. 


qu'on  nous  donne  Jésus-Christ  comme  Sauveur,  que  pen- 
serons-nous de  Marie  à  qui  le  Père  éternel  le  donne,  non 
point  (')  d'une  manière  commune,  mais  comme  il  lui  appar- 
tient à  lui-même,  comme  Fils,  comme  Fils  unique  ;  comme 
Fils  qui,  pour  ne  point  partager  son  cœur,  et  tenir  tout  de 
sa  sainte  Mère,  ne  veut  point  avoir  de  père  en  ce  monde  ? 
Est-il  rien  d'égal  à  cette  alliance  ?  Et  ne  vous  persuadez  pas 
qu'elle  unisse  seulement  Marie  au  Sauveur  par  une  union 
corporelle:  l'on  pourrait  d'abord  se  l'imaginer,  parce  qu'elle 
n'est  sa  Mère  que  selon  la  chair  ;  mais  vous  prendrez  bientôt 
une  autre  pensée,  si  vous  remarquez,  chrétiens,  une  diffé- 
rence notable  entre  Marie  et  les  autres  mères.  Elle  a  donc 
ceci  de  particulier,  qui  la  distingue  de  toutes  les  autres, 
qu'elle  a  conçu  son  Fils  par  l'esprit  avant  que  (^)  de  le  conce- 
voir en  {')  son  corps.  C'est  (^)  la  doctrine  constante  de  tous 
les  saints  Pères  ('')  :  Prius  \concepit  juente  qiiam  corporê\.  Et 
cela  de  quelle  manière  ?  C'est  que  ce  n'est  pas  la  nature 
qui  a  formé  en  elle  ce  divin  Enfant  ;  elle  l'a  conçu  par  la  foi, 
elle  l'a  conçu  par  l'obéissance.  C'est  pourquoi  sainte  Elisa- 
beth ayant  humblement  salué  Marie  comme  Mère  de  son 
Seigneur  :  Unde  hoc  miki,  ut  veniat  Mater  Doinini  mei  ad 
me  ?i^)  elle  s'écrie  aussitôt  toute  transportée  :«  Heureuse  qui 

a.  S.  Aug.,  Serm.  CCXV,  n.  4  ;  S.  Léo,  ht  Nativ.  Dont.,  serm.  I,  c.  i.  — 
Ik  Luc,  l,  43. 

se  peut  comparera  celle  d'une  mère  avec  son  fils  ?...  —  {c)  C'est  peu  au  Père 
éternel  de  donner  son  Fils  à  Marie  en  la  même  manière  qu'il  le  donne  aux 
autres,  son  amour  pour...  —  {d)  Elle  tient  à  JÉSUS-Christ  par  deux  alliances  : 
(il  est  son  Sauveur  et  son  Fils)  la  première  comme  à  son  Sauveur,  la  seconde 
comme  à  son  Fils  ;  la  première  lui  est  commune  avec  tous  les  hommes  :  mais 
il  ne  sufiit  pas  au  Père  éternel  de  donner. . .  >>  —  Tout  cela  est  effacé  ;  la  cinquième 
rédaction  condense  substantiellement  toutes  ces  idées. 

1.  Var.  le  donne  en  la  wtvw^  qualité. qu'il  est  à  \m.-/nê/ne,  comme  Fils... 

2.  Var.  devant  que... 

3.  Var.  dans  le  corps,  —  dans  les  entrailles. 

4.  Premure  rédaction,  donnée  comme  texte  définitif  dans  les  éditions  :  i.  Et  cela 
de  quelle  manière.'  C'est  que  ce  n'est  pas  la  nature  qui  a  formé  en  elle  ce  divin 
Enfant  ;  elle  l'a  conçu  par  la  foi,  elle  l'a  conçu  par  l'obéissance  :  c'est  la  doctrine 
constante  de  tous  les  saints  Pères,  et  elle  est  fondée  clairement  sur  un  passage  de 
l'Ecriture  que  peut-être  vous  n'avez  pas  remarqué.  C'est,  mes  frères,  qu'Elisa- 
beth saluant  humblement  Marie  comme  Mère  de  son  Seigneur  :  Unde  hoc 
mihi  ut  veniat  Mater  Domini  mei  ad  me?  elle  s'écrie  aussitôt  toute  trans- 
portée :  «  Heureuse  qui  avez  cru  !  »  comme  si  elle  eût  voulu  dire  :  Il  est  vrai 
que  vous  êtes  mère,  mais  c'est  votre  foi  qui  vous  rend  féconde  :  d'où  les  saints 


64  POUR   LA  NATIVITÉ 


avez  cru  !  »  Comme  si  elle  eût  voulu  dire:  Il  est  vrai  que 
vous  êtes  mère,  mais  c'est  votre  foi  qui  vous  rend  féconde  : 
d'où  les  saints  Docteurs  ont  conclu,  et  ont  tous  conclu  d'une 
même  voix,  «  qu'elle  a  conçu  son  Fils  dans  l'esprit  avant 
que  de  le  porter  en  son  corps  :  »  Priiis  concepit  mente  quam 
cor  pore. 

Ne  jugez  donc  pas  la  sainte  Vierge  (')  comme  vous  faites 
des  mères  communes.  Chrétiens,  je  n'ignore  pas  qu'elles 
s'unissent  à  leurs  enfants  même  par  l'esprit.  Oui  ne  le  voit 
pas  ?  qui  ne  sent  pas  (')  combien  elles  les  portent  au  fond  de 
leurs  âmes  ?  Mais  je  dis  que  l'union  se  commence  au  corps, 
et  se  noue  premièrement  par  le  sang  :  au  contraire  en  la 
sainte  Vierge,  la  première  empreinte  se  fait  dans  le  cœur  ; 
son  alliance  avec  son  Fils  prend  son  origine  en  l'esprit, 
parce  qu'elle  l'a  conçu  par  la  foi  :  et  si  vous  voulez  entendre, 
mes  frères,  jusqu'où  va  cette  alliance,  jugez-en  à  proportion 
de  celle  du  corps.  Car  permettez-moi,  je  vous  prie,  d'appro- 
fondir un  si  grand  mystère,  et  de  vous  expliquer  une  vérité, 
qui  ne  sera  pas  moins  utile  pour  votre  instruction  qu'elle 
sera  glorieuse  à  la  sainte  Vierge. 

Cette  vérité,  chrétiens,  c'est  que  notre  Sauveur  Jésus- 
Christ  ne  s'unit  jamais  à  nous  par  son  corps  que  dans  le 
dessein  de  s'unir  plus  étroitement  en  esprit  (-).  Table  mysti- 
que, banquet  adorable,  et  vous,  saints  et  sacrés  autels,  je  vous 
appelle  à  témoin  de  la  vérité  que  j'avance.  Mais  soyez-en 
les  témoins  vous-même[s],  vous  qui  [p.  lo]  participez  à  ces 
saints  mystères.  Quand  vous  avez  approché  de  cette  table 
divine,  quand  vous  avez  vu  venir  Jésus-Christ  à  vous  en 
son  propre  corps,  en  son  propre  sang;  quand  on  vous  l'a  mis 
dans  la  bouche,  dites-moi,  avez-yous  pensé  qu'il  voulait  s'ar- 
rêter simplement  au  corps  ^  A  Dieu  ne  plaise  que  vous 
l'ayez  cru,  et  que  vous  ayez  reçu  seulement  au  corps  celui 
qui  court  à  vous  pour  chercher  votre  âme  !   Ceux  qui  l'ont 

Docteurs  ont  conclu,  et  ont  tous  conclu  d'une  même  voix,  qu'elle  a  conçu  son 
Fils  dans  l'esprit,  avant  que  de  le  porter  en  son  corps  :  Prius  concepit  mente 
quam  corpore.  » 

1.  Var.  de  Marie. 

2.  Var.  qui  ne  le  sent  pas  ?  —  combien  elles  les  ont  dans  le  cœur  1 

3.  Phrase  soulignée.  De  même  les  idées  principales  de  tout  ce  parai^raphe. 


DE  LA  SAINTE  VIERGE.  65 


I 


reçu  de  la  sorte,  qui  ne  se  sont  pas  unis  en  esprit  à  celui 
dont  ils  ont  reçu  la  chair  adorable,  ils  ont  renversé  son  des- 
sein, ils  ont  offensé  son  amour.  Et  c'est  ce  qui  fait  dire  à 
saint  Cyprien  ces  belles  mais  terribles  paroles:  «  Ils  font  vio- 
lence, dit  ce  saint  martyr,  au  corps  et  au  sang  du  Sauveur  :  )) 
yù  inferhi7'  corpori  cjus  et  san(^mni  (f).  Ames  (')  saintes, 
âmes  pieuses,  vous  qui  savez  goûter  Jésus-Christ  dans  cet 
adorable  mystère,  vous  entendez  cette  violence  :  c'est  que 
Jésus  recherchait  le  cœur  (^),  et  ils  l'ont  arrêté  au  corps,  où 
il  ne  voulait  que  passer  :  ils  ont  empêché  cet  époux  céleste 
d'aller  achever  i^=)  dans  l'esprit  la  chaste  union  où  il  aspirait  ; 
ils  l'ont  contraint  de  retenir  le  cours  impétueux  de  ses  grâces, 
dont  il  voulait  laisser  inonder  leur  âme  (■♦).  Ainsi  son  amour 
souffre  violence  ;  et  il  ne  faut  pas  s'étonner  si,  étant  violenté 
de  la  sorte,  il  se  tourne  en  indignation  et  en  fureur  :  au  lieu 
du  salut  qu'il  leur  apportait,  il  opère  en  eux  leur  condamna- 
tion ;  et  il  nous  montre  assez  par  cette  colère  la  vérité  que 
j'ai  avancée,  que,  lorsqu'il  s'unit  corporellement,  il  veut  que 
l'union  de  l'esprit  soit  proportionnée  à  celle  du  corps. 

S'il  est  ainsi,  ô  divine  Vierge,  je  conçois  quelque  chose 
de  si  grand  de  vous,  que  non  seulement  je  ne  le  puis  dire, 
mais  encore  mon  esprit  travaille  à  se  l'expliquer  à  lui- 
même.  Car  telle  est  votre  union  au  corps  de  Jésus,  lorsque 
vous  l'avez  conçu  dans  vos  entrailles  (5),  qu'on  ne  peut  pas 
s'en  imaginer  une  plus  étroite  ;  que  si  (^)  l'union  de  l'esprit 
n'y  répondait  pas,  son  amour  (^)  serait  frustré  de  ce  qu'il 
prétend,  il  souffrirait  violence  en  vous.  Il  faut  donc  pour 
le  contenter,  que  vous  lui  soyez  unie  en  esprit,  autant 
que  vous  le  touchez  de  près  par  les  liens  de  la  nature 
et  du  sang  (^).   Et  puisque  cette  union  se  fait  par  la  grâce, 

a.  Lib.  de  Lapsis. 

1.  Var.  Et  quelle  est,  mes   frères,   cette  violence  ?   —  Première    rédaction 
remplacée  par  celle  qu'on  lit  dans  le  texte.  Les  éditeurs  ici  encore  les  ont  mêlées. 

2.  Var.  en  voulait  au  cœur. 

3.  Var.  consommer. 

4.  Var.  qu'il  voulait  laisser  inonder  sur  eux. 

5.  Phrase  souHgnée. —  De  même  les  propositions  essentielles  dans  ce  qui  suit. 

6.  Var.  et  si... 

7.  Var.  l'amour  de  JÉSUS. 

8.  Ces  huit  mots  sont  de  1665.  Nous  les  introduisons  cependant  dans  le  texte, 

Sermons  de  Bossuet.  —  UI.  5 


66  POUR  LA  NATIVITÉ 


que  peut-on  penser,  et  que  peut-on  dire  ?  où  doivent  s'éle- 
ver nos  conceptions,  pour  ne  point  faire  tort  à  votre  gran- 
deur ?  Et  quand  nous  aurions  ramassé  tout  ce  qu'il  y  a 
de  dons  dans  les  créatures,  tout  cela  réuni  ensemble  pour- 
rait-il égaler  votre  plénitude  ?  Accourez  donc  avec  joie,  mes 
frères,  pour  honorer  en  Marie  naissante  cette  plénitude 
de  grâces.  Car  je  crois  qu'il  est  inutile  de  vouloir  vous 
prouver  par  de  longs  discours  qu'elle  l'a  apportée  en  venant 
au  monde.  N'entreprenons  pas  de  donner  des  bornes  à 
l'amour  du  Fils  de  Dieu  pour  sa  sainte  Mère  ;  et  accoutu- 
mons-nous à  juger  d'elle,  non  par  ce  que  peut  prétendre  une 
créature,  mais  par  la  dignité  (')  de  son  Fils.  Que  servirait-il 
à  Marie  d'avoir  un  Fils  qui  est  devant  elle,  et  qui  est  l'auteur 
de  sa  naissance,  s'il  ne  la  faisait  naître  digne  de  lui  ?  Ayant 
à  se  former  [p.  1 1]  une  Mère,  la  perfection  d'un  si  grand 
ouvrage  ni  ne  pouvait  être  portée  trop  loin,  ni  ne  pouvait 
être  commencée  trop  tôt  :  et  si  nous  savons  concevoir  com- 
bien est  auguste  cette  dignité  (-),nous  reconnaîtrons  aisément 
que  ce  n'est  pas  trop  de  l'y  préparer  dès  le  premier  moment 
de  sa  vie.  Mais  c'est  assez  arrêter  nos  yeux  à  contempler 
de  si  grands  (3)  mystères  :  ébloui  d'un  éclat  si  fort  (^),  je  suis 
contraint  de  baisser  la  vue  ;  et  pour  remettre  mes  sens  éton- 
nés de  l'avoir  considérée  si  longtemps  dans  ce  haut  état  de 
grandeur,  qui  l'approche  si  près  de  Dieu,  il  faut,  messieurs, 
que  je  la  regarde  dans  sa  charité  maternelle,  qui  l'approche 
si  près  de  nous  :  c'est  par  où  je  m'en  vais  conclure. 

TROISIÈME  POINT. 

Ce  qui  me  reste  à  vous  faire  entendre  est  d'une  telle  im- 
portance, qu'il  mériterait  un  discours  entier  (5),  et  ne  devrait 

parce  que  la  première  rédaction,  qu'ils  remplacent  :  «  par  la  chair,  »  est  formel- 
lement condamnée  par  l'auteur. 

1.  Var.  qualité.  —  Peut-être  l'expression  définitive  a-t-elle  été  ajoutée  en  1665. 

2.  Var.  à  quelle  dignité  elle  est  appelée.  —  Edit.  cette  dignité  à  laquelle... 

3.  Var.  hauts. 

4.  V^ar.  d'un  si  grand  éclat. 

5.  L'auteur  est  en  effet  revenu  plus  tard  avec  complaisance  aux  idées  indi- 
quées dans  cette  troisième  partie.  On  en  trouvera  l'expression  définitive  dans 
le  sermon  pour  la  fête  de  la  Conception,  1669.  C'est  apparemment  à  cette  date 


DE  LA  SAINTE  VIERGE.  67 


pas  être  resserré  dans  cette  dernière  partie.  Comme  néan- 
moins je  ne  puis  l'omettre,  sans  laisser  ce  discours  imparfait, 
j'en  toucherai  les  chefs  principaux,  et  je  vous  prie,  messieurs, 
de  les  bien  entendre;  car  c'est  sur  ce  fond  qu'il  faut  établir  la 
dévotion  solide  pour  la  sainte  Vierge.  Je  pose  donc  pour 
premier  principe  que  Dieu  ayant  résolu  dans  l'éternité  de 
nous  donner  Jésus-Christ  par  son  entremise,  il  ne  se  con- 
tente pas  de  se  servir  d'elle  ('),  mais  il  veut  qu'elle  coopère  à 
ce  grand  ouvrage  par  un  mouvement  de  sa  volonté.  C'est 
pourquoi  il  envoie  son  ange  pour  lui  proposer  le  mystère;  et 
ce  grand  ouvrage  de  l'Incarnation,  qui  tient  depuis  tant  de 
siècles  le  ciel  et  la  terre  en  suspens  (^),  cet  ouvrage,  dis-je, 
ne  s'achève  pas  qu'après  le  consentement  de  Marie  (^)  ;  tant 
il  a  été  nécessaire  aux  hommes  qu'elle  ait  désiré  leur  salut. 
Elle  l'a  donc  désiré,  messieurs,  et  il  a  plu  au  Père  éternel, 
que  Marie  contribuât  par  sa  charité  à  donner  un  Sauveur 
au  monde. 

Comme  cette  vérité  est  connue,  je  ne  m'étends  pas  à  vous 
l'expliquer;  mais  je  ne  puis  vous  en  taire  une  conséquence 
que  peut  être  vous  n'avez  pas  assez  méditée  :  c'est  que  la 
sagesse  divine  ayant  une  fois  résolu  de  nous  donner  Jésus- 
Christ  par  la  sainte  Vierge,  ce  décret  ne  se  change  plus  ; 
il  est  et  sera  toujours  véritable  que  sa  charité  maternelle 
ayant  tant  contribué  à  notre  salut  dans  le  mystère  de  l'In- 
carnation, qui  est  le  principe  universel  de  la  grâce,  elle  y 
contribuera  éternellement  dans  toutes  les  autres  opérations, 
qui  n'en  sont  que  des  dépendances.  Et  afin  de  le  bien  en- 
tendre, remarquez,  s'il  vous  plaît,  messieurs,  trois  opérations 
principales  de  la  grâce  de  Jésus-Christ.  Dieu  nous  appelle. 
Dieu  nous  justifie,  Dieu  nous  donne  la  persévérance  :  la 
vocation,  c'est  le  premier  pas  ;  la  justification,  c'est  notre 
progrès;  la  persévérance,  la  fin  du  voyage.  Vous  savez  qu'en 

que  tout  ce  développement  a  été  barré,  jusqu'à  :  <<,  Par  conséquent,  réjouissons- 
nous...  » 

1.  Var.   de  se  servir  d'elle  *  comme  d'un    simple  instrument  (1665).  —  En 
1659,  Bossuet  ayant  commencé  à  exprimer  cette  idée,  s'était  interrompu. 

2.  Var.  en*  attente  (1665). 

3.  Var.  cet  ouvrage,  dis-je,  *  demeure  en  suspens  jusqu'à  ce  que  la  sainte  Vierge 
y  ait  consenti.  Elle  tient  donc  en  attente  Dieu  et  toute  la  nature  (1665). 


68  POUR  LA  NATIVITÉ 


ces  trois  états  [p.  12]  l'inHuence  de  Jésus-Christ  nous  est 
nécessaire.  Mais  il  faut  vous  faire  voir  par  les  Écritures  (') 
que  la  charité  de  Marie  est  associée  à  ces  trois  ouvages  ;  et 
peut-être  ne  croyez-vous  pas  que  ces  vérités  soient  si  claires 
dans  l'Évangile,  que  j'espère  de  les  y  montrer  en  peu  de 
paroles. 

Pour  ce  qui  regarde  la  vocation,  considérez,  s'il  vous  plaît, 
messieurs,  ce  qui  se  passe  en  saint  Jean-Baptiste, enfermé  dans 
les  entrailles  de  sa  mère,  et  vous  y  verrez  une  image  des  pé- 
cheurs que  la  grâce  appelle.  Jean  y  est  dans  l'obscurité  (^)  : 
Il  ne  peut  ni  voir  ni  entendre  (^),  Jésus  vient  à  lui  sans 
qu'il  y  pense  (^).  Il  s'approche,  il  parle  à  son  cœur,  il  éveille 
et  il  attire  ce  cœur  endormi  et  auparavant  insensible  ;  c'est 
ainsi  que  le  Fils  de  Dieu  {^)  traite  les  pécheurs  qu'il  appelle. 
Mais  il  nous  fait  voir  {^)  en  saint  Jean  que  la  charité  de 
Marie  concourt  avec  lui  à  ce  grand  ouvrage.  Ce  qui  fait 
que  Jésus  approche  de  Jean,  n'est-ce  pas  la  charité  de 
Marie  ?  Si  Jésus  agit  dans  le  cœur  de  Jean,  n'est-ce  pas  par 
la  voix  de  Marie  ?  Voilà  donc  Marie  en  saint  Jean-Baptiste, 
mère  de  ceux  que  Jésus  appelle:  voyons  maintenant  ceux 
qu'il  justifie. 

Je  les  vois  sans  sortir  de  (^)  l'Evangile  :  ce  sont  les 
disciples  du  Fils  de  Dieu,  aux  noces  de  Cana  en  Galilée. 
Ils  sont  déjà  appelés,  mais  ils  ne  sont  pas  justifiés,  parce 
qu'ils  ne  croient  pas  encore  en  leur  Maître.  Car  écoutez 
l'écrivain  sacré  :  «  Jésus  fit  son  premier  miracle,  et  il 
manifesta  sa  gloire,  et  ses  disciples  crurent  en  lui  ;  »  £l 
crediderunt  in  euni  discipuli  ejus  ('^).    Pouvait-il  nous    ex- 

a.  Joan.,  H,  II. 

1.  Var.  vous  faire  voir  manifestement  que... 

2.  Addition  de  1663  :  *  Où  êtes-vous,  ô  pécheurs  ? 

3.  Addition  ittachcvée  (1665)  :  *  Pécheui',  etc. 

4.  Addiiio7i  de  1663  :  *  Y  pensiez-vous,  ô  pécheurs,  quand  [il]  vous  est  venu 
troubler,  et...  ?  Vous  vous  cachiez,  et  il  vous  voyait  ;  vous  vous  détourniez,  et  il 
vous  savait  bien  trouver  ;  il  a  parlé  à  votre  cœur,  et  il  vous  a  appelés  à  lui,  et 
vous  ne  le  cherchiez  pas. 

5.  Var.  que  JÉsus-Christ  nous  appelle. 

6.  Var.  Mais  ce  même  J^:sls-Christ  nous  montre... 

7.  Il  faut  ici  chercher  sous  les  ratures  de  la  dernière  époque  l'ancienne  ré- 
daction de  1659.  Voici  celle  de  1665  :  *  Je  les  vois  sans  fij,aires  dans  l'Évangile 
en  la  personne  des  apôtres,  aux  noces... 


DE  LA  SAINTE  VIERGE.  69 


primer  en  termes  plus  clairs  (')  leur  justification  par  la  foi 
en  conséquence  de  ce  miracle  ?  Mais  il  ne  pouvait  non  plus 
nous  expliquer  mieux  la  part  qu'y  a  eu[e]  (')  la  divine 
Vierge.  Car  qui  ne  sait  que  ce  grand  miracle  fut  l'effet  de  sa 
charité  et  de  ses  prières  ?  Est-ce  en  vain  que  le  Fils  de  Dieu, 
qui  dispose  si  bien  de  toutes  choses,  n'a  voulu  faire  son  pre- 
mier miracle  qu'en  faveur  de  sa  sainte  Mère?  Oui  n'admirera, 
chrétiens,  qu'elle  ne  se  soit  mêlée  que  de  celui-ci,  qui  a  été 
suivi  aussitôt  de  {-')  la  justification  des  apôtres  ?  Cela  se  fait- 
il  par  hasard  ?  Ou  plutôt  ne  paraît-il  pas  que  le  Saint-Esprit 
veut  nous  faire  entendre,  ce  que  remarque  saint  Augustin 
en  interprétant  ce  mystère,  que  la  bienheureuse  Marie 
«étant  Mère  de  notre  chef  par  la  chair,  a  dû  être  selon 
l'esprit  mère  de  ses  membres,  et  coopérer  par  sa  charité  à 
leur  naissance  spirituelle?»  Carne  mater  capitis  nostri,  $pi- 
rihi  mater  \inemhroi'îim  ejus\  i^). 

Mais,  mes  frères, ce  n'est  pas  assez  qu'elle  contribue  à  les 
faire  naître  :  achevons  de  montrer  ce  que  fait  Marie  dans  la 
sainte  persévérance  des  enfants  de  Dieu,  Paraissez  donc, 
enfants  d'adoption  et  de  prédest[ination]  étern[ellej,  en- 
fants de  miséricorde  et  de  grâce,  fidèles  compagnons  du 
Sauveur  Jésus,  qui  persévérez  (■*)  avec  lui  jusques  à  la  fin, 
accourez  à  la  sainte  Vierge,  et  venez  vous  ranger  avec  les 
autres  sous  les  ailes  de  sa  charité  maternelle.  Chrétiens,  je 
les  vois  paraître  ;  [p.  13]  le  disciple  chéri  de  notre  Sauveur 
nous  les  représente  au  Calvaire  :  il  est  la  figure  des  persévé- 
rants (5),  puisqu'il  suit  Jésus-Christ  jusques  à  la  croix,  qu'il 
s'attache    constamment    à    ce    bois    mystique,    qu'il    vient 

a.  De  sancta  Virg.^  n.  6. 

1.  Var.  Pouvait-il  nous  exprimer  en  termes  plus  clairs  *  la  grâce  justifiante, 
dont  la  foi,  comme  vous  savez,  est  le  fondement?  (1665). 

2.  Ces  mots  <<:  qu'y  a  eue  »  sont  soulignés  seuls  dans  ce  passage  ;  ce  qui, 
croyons-nous,  indique  un  blâme.  Ils  ne  sont  pas  toutefois  remplacés. 

3.  Var.  *  d'une  image  si  expresse  de  la  justification  des  pécheurs.''  (1665).  — 
Remplace  l'ancienne  rédaction,  soulignée  cependant. 

4.  Var.  qui  marchez. 

5.  Note  interlùtéaire  (inédite):  '0  'jroixîtva;  !TcofJT,c:£-:a'.  {Ma/t/i.,  X,  24;  [lisez  :  22]  : 
perseverans.  At  alibi passim,  uttoij-Évio,  siiffero  {/ac,  i,  12;  I  Petr.,  li,  20);  ■j-o;xovt^, 
sufferenlia  i/ac,  V,  11).  —  On  voit  clairement  ici  la  vraie  destination  du  grec 
dans  nos  manuscrits.  Il  intervient  pour  justifier  une  interprétation.  Il  n'est  pas 
question  de  le  réciter 


yo  POUR  LA  NATIVITÉ 


généreusement  mourir  avec  lui.  Il  est  donc  la  figure  des 
persévérants  ;  et  voyez  que  Jésus-Christ  le  donne  à  sa 
Mère  :  «  Femme,  lui  dit-il,  voilà  votre  Fils  :  »  Ecce  Films 
tmis  (").  Chrétiens,  j'ai  tenu  parole  :  ceux  qui  savent  consi- 
dérer combien  l'Ecriture  est  mystérieuse  connaîtront,  par  ces 
trois  exemples,  que  la  charité  de  Marie  est  un  instrument 
général  des  opérations  de  la  grâce  ('). 

Par  conséquent,  réjouissons-nous  de  nous  voir  naître  au- 
jourd'hui une  protectrice  :  N'oxprœcessit  :  la  nuit  est  passée 
avec  ses  terreurs  et  ses  épouvantes,  avec  ses  craintes  et  ses 
désespoirs  ;  dies  appropinquavit  :  le  jour  approche,  l'espérance 
vient  :  nous  en  voyons  luire  un  premier  rayon  en  la  protec- 
tion de  la  sainte  Vierge.  Elle  naît  (^)  sans  doute  pour  notre 
secours  :  je  ne  sais  si  ses  cris  et  ses  larmes  n'intercèdent  pas 
déjà  pour  notre  misère  ;  mais  je  sais  qu'il  n'est  pas  possible 
de  choisir  une  meilleure  avocate.  Prions-la  donc  avec  saint 
Bernard  qu'elle  parle  pour  nous  au  cœur  de  son  Fils  :  Loqua- 
tîw  ad  cor  Doinini  nostrijESU  Christi  (''').  Oui,  certainement, 
ô  Marie,  c'est  à  vous  qu'il  appartient  de  parler  au  cœur  ; 
vous  y  avez  un  fidèle  correspondant,  je  veux  dire,  l'amour 
filial,  qui  s'avancera  pour  recevoir  l'amour  maternel,  et  qui 
préviendra  ses  désirs.  Devez-vous  {f)  craindre  d'être  refusée, 
quand  vous  parlerez  au  Sauveur  ?  «  Son  amour  intercède  i^) 
en  votre  faveur  ;  la  nature  même  le  sollicite  pour  nous  :  » 
Affectus  ipse  pro  te  orat  ;  nahwa  ipsa  tibi  postulat.  «  On 
cède  (^)  facilement  aux  prières,  lorsqu'on  est  déjà  vaincu  (^) 
par  son  affection  :  )>  Cito  anniiiint  qîii siio  ipsi  auiore  s:tperan- 
tur  {^).  C'est  pour  cette  raison,  chrétiens,  que  Marie  parle 
toujours  avec  efficace  :   parce  qu'elle  parle   à   un  cœur  déjà 


a.Joan.,  xix,  26.  —  b.  Ad  Beat.  Virg.,  int.  Oper.  S.  Beinaidi.  —  c.  Salv., 
Épist.  IV.  —  Ms.  Ep.  Ypatio  et  Quietœ. 

1.  Cette  dernière  phrase  est  soulignée  pour  son  importance. 

2.  Var.  Elle  vient  (1665).  —  Changement  nécessaire  dans  une  autre  fête  que 
celle  de  la  Nativité.  Tout  le  passage  est  souligné  :  il  était  aisé  de  le  modifier 
oralement.  —  Ms.  ces  cris  et  ces  larmes.  (Lapsus.) 

3.  Var.  Vous  ne  devez  pas  craindre. 

4.  Var.  parle. 

5.  Var.  On  se  rend...  —  On  accorde  facilement  ce  que  l'oîi  demande.  — 
Amphibologie,  que  l'auteur  a  eu  soin  de  corriger. 

6.  Var.  gagné. 


l 


DE  LA  SAINTE  VIERGE.  7I 

tout  gagné  ;  parce  qu'elle  parle  à  un  cœur  de  fils.  Qu'elle  parle 
donc  fortement,  qu'elle  parle  pour  nous  au  cœur  de  Jésus  : 
Loquatur  ad  cor. 

INTais  quelle  grâce  demandera-t-elle  ?  Que  désirons-nous 
par  son  entremise  .■*  Quoi,  mes  frères,  vous  hésitez  !  Ce  lieu 
de  charité  où  vous  êtes  ne  vous  inspire-t-il  pas  le  désir  de 
vous  fortifier  dans  la  charité  ?  Charité,  charité  !  ô  heureuse 
Vierge,  c'est  la  charité  que  nous  demandons.  Sans  le  désir 
d'être  charitables,  que  nous  sert  de  réclamer  le  nom  de 
Marie  .^ 

Pour  vous  enflammer  à  la  charité,  entrez,  messieurs,  dans 
ces  grandes  salles,  pour  y  contempler  attentivement  le  spec- 
tacle de  l'infirmité  [p.  14]  humaine  (')  ;  là  vous  verrez  en 
combien  de  sorte[s]  la  maladie  se  joue  de  nos  corps.  Là  elle 
étend,  là  elle  retire  ;  là  elle  tourne,  là  elle  disloque  ;  là  elle 
relâche,  là  elle  engourdit  ;  là  sur  le  tout,  là  sur  la  moitié  ; 
là  elle  cloue  un  corps  immobile,  là  elle  le  secoue  par  le 
tremblement.  Pitoyable  variété  :  chrétiens,  c'est  la  maladie 
qui  se  joue,  comme  il  lui  plaît,  de  nos  corps,  que  le  péché 
a  donné[s]  en  proie  à  ses  cruelles  bizarreries  (').  Et  la  fortune, 
pour  être  également  outrageuse,  ne  se  rend  pas  moins 
féconde  en  événements  fâcheux. 

Regarde,  ô  homme,  le  peu  que  tu  es  ;  considère  le  peu 
que  tu  vaux  :  viens  apprendre  la  liste  funeste  des  maux  dont 
ta  faiblesse  est  menacée.  Si  tu  n'en  es  pas  encore  attaqué, 
regarde  ces  misérables  avec  compassion.  Quelque  superbe 
distinction  que  tu  tâches  de  mettre  entre  toi  et  eux,  tu  es 
tiré  de  la  même  masse,  engendré  des  mêmes  principes,  formé 
de  la  même  boue  :  respecte  en  eux  la  nature  humaine  si 
étrangement  maltraitée;  adore  humblement  la  main  qui  t'é- 
pargne ;  et  pour  l'amour  de  celui  qui  te  pardonne,  aie  pitié 
de  ceux  qu'il  afflige.  Va-t'en,  mon  frère,  dans  cette  pensée  : 
c'est  Marie  qui  te  le  dit  par  ma  bouche.  Cet  hôpital  s'élève 
sous  sa  protection  ;  ainsi,  si  tu  crois  mon  conseil,  ne  sors  pas 
aujourd'hui  de  sa  maison,  sans  y  laisser  quelque  marque  de 
ta  charité.  Ne  dis  pas  que  l'on  [enj  a  soin.  La  charité  est 

1.  Bossuet  s'est  souvent  reporté  plus  tard  à  cette  page  navrante. 

2.  Var.  a  abandonnés  à  sa  cruelle  bizarrerie. 


72  POUR  LA  NATIVITÉ  DE  LA  SAINTE  VIERGE. 

trop  lâche,  qui  se  repose  toujours  sur  les  autres  :  tu  verras 
combien  de  nécessités  implorent  ta  charité  au  (')  secours. 
Si  tu  le  fais,  mon  frère,  comme  je  l'espère,  puisses-tu,  au 
nom  de  Notre  Seigneur,  croître  en  charité  tous  les  jours  ! 
Puisses-tu  ne  sentir  jamais  ni  de  dureté  pour  les  misérables, 
ni  d'envie  pour  les  fortunés  !  Puisses-tu  n'avoir  jamais  ni 
d'ennemi  que  tu  aigrisses  par  ton  indifférence,  ni  d'ami  que 
tu  corrompes  par  tes  flatteries  !  Puisses-tu  t'exercer  si  utile- 
ment dans  la  charité  fraternelle,  que  tu  arrives  enfin  au  plus 
haut  degré  de  la  charité  divine  :  qui,  t'ayant  fortifié  dans  ce 
lieu  d'exil  contre  les  attaques  du  monde,  te  couronnera  dans 
la  vie  future  de  la  bienheureuse  immortalité  !  Ainsi  soit- 
il,  mes  frères,  au  nom  du  Père,  et  du  Fils,  et  du  Saint- 
Esprit  ! 

I.  Les  éditeurs  ont    supprimé   ces    deux   mots,   la    locution   leur   semblant 
insolite. 


i 
i 


SECOND  SERMON  pour  la  FETE  de 


L'EXALTATION  de  la  SAINTE  CROIX. 


A    Paris,    aux    Nouveaux    Convertis, 


14  septembre   1659. 


} 


Le  manuscrit  original  de  ce  sermon  est  encore  de  ceux  que 
M.  Lâchât  n'a  pas  connus.  Il  a  été  acquis  tout  récemment  (1889) 
par  la  Bibliothèque  nationale.  Auparavant,  la  beauté  de  l'œuvre 
nous  sollicitait  à  en  retarder  autant  que  possible  la  composition. 
Dans  \ Histoire  critique  de  la  Prédication  de  Bossiiet  (p.  234),  on 
a  hasardé  par  conjecture  la  date  de  1667.  C'est  seulement  une 
reprise  de  ce  discours  qui  eut  lieu  à  Metz,  le  3  mai  1667,  fête  de 
\ Invention  de  la  sainte  Croix,  en  faveur  d'un  asile  semblable  à  celui 
de  Paris.  Elle  est  attestée  parle  changement  du  texte,  en  tête  du 
sermon,  et  par  la  suppression  des  premières  lignes,  qui  désignaient 
trop  ouvertement  \' Exaltation  pour  pouvoir  être  conservées.  Quel- 
ques corrections  au  crayon,  peu  nombreuses,  furent  alors  appor- 
tées dans  le  corps  du  discours.  Telle  est  une  expression,  citée  dans 
la  Conclusion  de  \ Histoire  critique  (p.  373)  :  là,  rien  par  conséquent 
à  rétracter. 

Le  discours  est  complet  sous  sa  forme  primitive  ;  c'est  celle  que 
nous  donnons  ici,  en  avertissant  en  note  des  légères  modifications 
dont  le  manuscrit  a  gardé  la  trace.  Apparemment  ce  ne  sont  pas 
les  plus  importantes  ;  car  lorsque  Bossuet,  vers  1667,  consultait 
une  œuvre  de  sa  jeunesse,  ce  n'était  guère  qu'à  titre  de  document  ; 
et  s'il  lui  échappait  dédire  :  «  Le  fond  m'en  paraît  excellent,  »  il  ne 
manquait  pas  d'ajouter  :  «  Mais  il  en  faut  changer  la  forme.  »  {Mss., 
12822,  f  263.)  En  relisant  ce  beau  sermon  de  charité,  il  dut  remar- 
quer avec  quelque  consolation  la  tendre  sympathie  avec  laquelle  il 
s'était  adressé  aux  Nouveaux  convertis.  Aux  riches  :  «  Mes  frères, 
—  chrétiens,  —  messieurs  ;  »  à  ces  pauvres  :  «  Mes  chers  frères  !  » 

Un  sommaire  inédit  est  joint  au  discours  ;  ce  qui  suffirait  à  prou- 
ver qu'il  fut  prêché  avant  1662.  L'étude  minutieuse  du  manuscrit 
écriture  et   orthographe  ('),  nous  détermine  pour  l'année  1659. 

Sommaire.  Exaltation  I.  Souffrances.  Oportet  exaltari. 
[Exorde.]  Participer  à  la  croix.   A  droite  et  à  gauche  :  les  deux 
voleurs.  —  Justice  et  miséricorde  à  la  croix. 

I.  Nottv.  acquis,  fr.,  6246.  —  Partout  la  forme  cette,  dont  il  n'y  a  pas  de.xemple 
avant  1659.  D'autre  part  hiireux  se  retrouve  ici  deu.x  fois,  par  exception  ;  l'autre 
forme  s'y  voit  si.x  fois  {heureux  ou  biettlieureux,  etc.). 


74  POUR  LA  FETE  DE  L  EXALTATION 

l^i^'' point ^  Trois  sources  de  douleur  :  1°  quand  on  nous  refuse  ce 
que  nous  aimons  ;  2°  quand  on  nous  l'ôte  après  la  possession  ; 
3°  quand  on  nous  laisse  la  possession  et  qu'on  nous  trouble  par 
d'autres  maux  (p.  2,  3).  Comparaison.  —  Tout  cela  utile. 

Malheur  de  trouver  facilité  dans  les  mauvais  désirs  (p.  3,4).  — 
Utile  de  n'être  pas  toujours  heureux  dans  les  bons  désirs.  Compa- 
raison. Notez  (p.  4).  —  Utile  de  nous  arracher  ce  que  nous  possé- 
dons (p.  5,  6).  —  Le  cœur  humain  s'attache  facilement  (p.  5).  — 
Nous  troubler  dans  nos  plaisirs,  salutaire  (p.  6). 

\_2^  point].  Peine  sans  pénitence,  c'est  l'enfer  de  cette  vie  (p.  8, 
9,  10,  etc.).  —  Feu  qui  purge,  feu  qui  consume.  Exemples  (Ibid.). 


Exaltari  oportet  Filmvi  hominis  ('). 
Il  faut  que  le  Fils  de  l'homme  soit 
exalté.  {Joan.,  m,  14.) 

[P.  i]  Toute  l'Ecriture  nous  prêche  que  ia  gloire  du  Fils 
de  Dieu  est  dans  les  souffrances,  et  que  c'est  à  la  croix  qu'il 
est  exalté  :  il  n'est  rien  de  plus  véritable.  Jésus  est  exalté 
à  la  croix  par  les  peines  qu'il  a  endurées;  Jésus  est  exalté  à 
la  croix  par  les  peines  que  nous  endurons.  C'est,  mes  frères, 
sur  ce  dernier  point  que  je  m'arrêterai  aujourd'hui,  comme 
sur  celui  qui  me  semble  le  plus  fructueux  ;  et  je  (^)  me  pro- 
pose de  vous  faire  voir  combien  le  Fils  de  Dieu  est  glorifié 
dans  les  souffrances  {5)  qu'il  nous  envoie.  Mais,  chrétiens, 
ne  nous  trompons  pas  dans  la  gloire  qu'il  tire  de  nos  afflic- 
tions ('*)  :  il  y  est  glorifié  en  deux  manières,  dont  l'une  cer- 
tainement n'est  pas  moins  terrible  que  l'autre  est  salutaire 
et  glorieuse. 

Voici  une  doctrine  importante  ;  voici  un  grand  mystère 
que  je  vous  propose  ;  et  afin  de  le  bien  entendre,  venez  le 
méditer  au  Calvaire,  au  pied  de  la  croix  de  notre  Sauveur  : 
vous  y  verrez  deux  actions  opposées  que  le  Père  y  exerce 
dans  le  même  temps.  Il  y  exerce  sa  miséricorde  et  sa  justice; 

1.  Autre  texte,  choisi  pour  la  reprise  de  ce  sermon,  vers  1667  :  *  Chiisto  con- 
ûxîis  sutn  cruci.  Je  suis  attaché  à  la  croix  avec  JÉsus-Christ  {Galai.,  II,  19). 

2.  Ce  qui  précède  a  été  barré  au  moment  de  la  reprise. 

3.  Var.  afflictions. 

4.  Les  éditeurs  modernes  coupent  autrement  la  phrase  :  «  Ne  nous  trompons 
pas  ;  dans  la  gloire  qu'il  tire  de  nos  afflictions,  il  y  est  glorifié...  »  Le  manuscrit 
ne  permet  pas  cette  ponctuation  ;  et  Deforis  ne  s'y  était  pas  trompé. 


DE  LA  SAINTE  CROIX.  75 

il  punit  et  remet  les  crimes  ;  il  se  venge  et  se  réconcilie  tout 
ensemble  :  il  frappe  son  Fils  innocent  pour  l'amour  des 
hommes  criminels,  et  en  même  temps  il  pardonne  aux  hom- 
mes criminels  pour  l'amour  de  son  Fils  innocent.  O  justice  ! 
ô  miséricorde  !  qui  vous  a  ainsi  assemblées  ?  C'est  le  mys- 
tère de  Jésus-Christ  ;  c'est  le  fondement  de  sa  gloire  et  de 
son  exaltation  à  la  croix,  d'avoir  concilié  en  sa  personne 
ces  deux  divins  attributs,  je  veux  dire,  la  miséricorde  et  la 
justice. 

Mais  cette  union  admirable  nous  doit  faire  considérer  que, 
comme  en  la  croix  de  notre  Sauveur  la  vengeance  et  le  par- 
don se  trouvent  ensemble,  aussi  pouvons-nous  participer 
à  la  croix  en  ces  deux  manières  différentes  :  ou  selon  la  ri- 
gueur qui  s'y  exerce,  ou  selon  la  grâce  qui  s'y  accorde.  Et 
c'est  ce  qu'il  a  plu  à  Notre  Seigneur  de  nous  faire  voir  (')au 
Calvaire.  Nous  y  voyons,  dit  saint  Augustin,  trois  hommes 
en  croix  :  un  qui  donne  le  salut,  un  qui  le  reçoit  (-),  un  qui  le 
méprise  (^)  :  »  Très  erant  in  cruce  :  unus  Salvator,  alius  sal- 
vandîts,  alius  danmandus  (").  Au  milieu,  l'auteur  de  la  grâce; 
d'un  côté  un  qui  en  profite  (*),  de  l'autre  côté  un  qui  la  re- 
jette (5).  Discernement  terrible  et  diversité  surprenante! 
Tous  deux  sont  à  la  croix  avec  Jésus-Christ,  tous  deux 
compagnons  de  son  supplice  ;  mais,  hélas  !  il  n'y  en  a  qu'un 
qui  soit  compagnon  de  sa  gloire.  Ce  que  le  Sauveur  avait 
réuni,  je  veux  dire  la  miséricorde  et  la  vengeance,  ces  deux 
hommes  l'ont  divisé.  Jésus-Christ  est  au  milieu  d'eux,  et 
chacun  a  pris  son  partage  de  la  croix  de  Notre  Seigneur. 
L'un  y  a  trouvé  la  miséricorde,  l'autre  les  rigueurs  de  la 
justice  :  l'un  y  a  opéré  son  salut,  l'autre  y  a  [p.  2]  commencé 
sa  damnation  :  la  croix  a  élevé  jusqu'au  paradis  la  patience 
de  l'un  ;  la  croix  a  précipité  au  fond  de  l'enfer  l'impénitence 
de  l'autre.  Ils  ont  donc  participé  à  la  croix  en  deux  ma- 
nières (^)  bien  différentes  ;  mais  cette  diversité  n'empêchera 

a.  Enar.  ii  in  Psal.  XXXV,  n.  i.  —  Ms.  aller  salvandus. 

1.  Var.  paraître. 

2.  Var.  un  qui  doit  le  recevoir. 

3.  Var.  qui  le  néglige,  —  qui  le  doit  perdre. 

4.  Var.  qui  la  reçoit. 

5.  Var.  méprise. 

6.  Var.  d'une  manière. 


76  POUR  LA  FÊTE  UE  LEXALTATION 

pas  que  Jésus  ne  soit  exalté  en  l'un  et  en  l'autre,  ou  par  sa 
miséricorde,  ou  par  sa  justice  :  Exaltari  oportet  Filmm 
hommis. 

Apprenez  de  là,  chrétiens, de  quelle  sorte  et  en  quel  esprit 
vous  devez  recevoir  la  croix.  Ce  n'est  pas  assez  de  souffrir  ; 
car  qui  ne  souffre  pas  dans  la  vie  ?  Ce  n'est  pas  assez 
d'être  sur  la  croix;  car  plusieurs  y  sont  (')  comme  ce  voleur 
impénitent,  qui  sont  bien  éloignés  du  Crucifié.  La  croix  dans 
les  uns  est  une  grâce  ;  la  croix  dans  les  autres  est  une  ven- 
geance ;  et  toute  cette  diversité  dépend  de  l'usage  que  nous 
en  faisons.  Avisez  donc  sérieusement,  ô  vous,  âmes  que 
Jésus  afflige,  ô  vous  que  ce  divin  Sauveur  a  mis  sur  la  croix, 
avisez  sérieusement  dans  lequel  de  ces  deux  états  vous 
voulez  lui  appartenir  ('');  et  pour  faire  ce  choix  avec  connais- 
sance, voyez  ici  en  peu  de  paroles  la  peinture  de  l'un  et  de 
l'autre,  qui  fera  le  partage  de  ce  discours. 

PREMIER    POINT. 

Pour  parler  solidement  des  afflictions,  connaissons  {^)  pre- 
mièrement quelle  est  leur  nature;  et  disons  (*),  s'il  vous  plaît, 
messieurs,  avant  toutes  choses,  que  la  cause  générale  de 
toutes  nos  peines,  c'est  le  trouble  qu'on  nous  apporte  dans  les 
choses  que  nous  aimons.  Or,  il  me  semble  que  nous  voyons 
par  expérience  que  notre  âme  y  peut  être  troublée  {^)  en 
trois  différentes  façons  :  ou  lorsqu'on  lui  refuse  ce  qu'elle 
désire,  ou  lorsqu'on  lui  ôte  ce  qu'elle  possède,  ou  lorsque, 
lui  en  laissant  la  possession,  on  l'empêche  de  le  goûter. 

Premièrement  on  nous  inquiète  quand  on  nous  refuse  ce 
que  nous  aimons  :  car  il  n'est  rien  de  plus  misérable  que  cette 
soif,  qui  jamais  n'est  rassasiée  ;  que  ces  désirs  toujours  sus- 
pendus, qui  s'avancent  (^)  éternellement  sans  rien  prendre  ; 

X.    Var.  sont  sur  la  croix. 

2.  Corrections  de  date  postérieure  :  *  y  être  attachés  ;  [et]  afin  que  vous  fassiez 
un  bon  choix... 

3.  Var.  il  faut  connaître. 

4.  Var.  remarquez. 

5.  Var.  nous  pouvons  y  être  troublés.  —  C'était  le  texte  d'une  première  rédac- 
tion de  ce  développement,  en  1656,  sur  la  Providence,  2"  point.  (Il,  162.) 

6.  Var.  qui  courent. 


DE  LA  SAINTE  CROIX. 


n 


\ 


que  cette  fâcheuse  agitation  d'une  âme  toujours  frustrée  de 
ce  qu'elle  espère  :  on  ne  peut  assez  exprimer  combien  elle 
est  travaillée  par  ce  mouvement. 

Toutefois  on  l'aftlige  beaucoup  davantage  quand  on  la 
trouble  dans  la  possession  du  bien  qu'elle  tient  déjà  entre 
ses  mains  ;  parce  que,  dit  saint  Augustin  ("),  «  quand  elle 
possède  ce  qu'elle  a  aimé,  comme  les  honneurs,  les  richesses, 
ou  quelque  autre  chose  semblable,  elle  se  l'attache  à  elle- 
même  par  l'aise  qu'elle  sent  d'en  jouir  (')  ;  »  elle  se  l'incor- 
pore en  quelque  façon,  si  je  puis  parler  de  la  sorte  ;  cela 
devient  comme  une  partie  de  nous-mêmes,  ou,  pour  dire  le 
mot  de  saint  Augustin,  «  comme  un  membre  de  notre  cœur,  » 
Velut  viembra  aiiiiui  :  {-)  de  sorte  que,  si  l'on  vient  à  nous 
l'arracher,  aussitôt  le  cœur  en  gémit  :  il  est  comme  déchiré 
et  ensanglanté  par  la  violence  qu'il  souffre. 

La  troisième  espèce  d'affliction,  [p.  3]  qui  est  si  ordinaire 
dans  la  vie  humaine,  ne  nous  ôte  pas  entièrement  le  bien  qui 
nous  plaît  ;  mais  elle  nous  traverse  de  tant  de  côtés,  elle  nous 
presse  tellement  d'ailleurs,  qu'elle  ne  nous  permet  pas  d'en 
jouir.  Par  exemple,  vous  avez  acquis  de  grands  biens,  il 
semble  que  vous  devez  être  heureux  (3);  mais  vos  continuelles 
infirmités  vous  empêchent  de  goûter  le  fruit  de  votre  bonne 
fortune  :  est-il  rien  de  plus  importun  ?  C'est  être  au  milieu 
d'un  jardin,  sans  avoir  la  liberté  d'en  goûter  les  fruits,  non 
pas  même  d'en  cueillir  les  fleurs  ;  c'est  avoir,  pour  ainsi  dire, 
le  verre  [f)  à  la  main,  et  n'en  pouvoir  pas  rafraîchir  sa 
bouche,  bien  que  vous  soyez  pressé  d'une  soif  ardente  ;  et 
cela  vous  cause  un  chagrin  extrême.  Voilà,  messieurs,  comme 
les  trois  sources  qui  produisent  toutes  nos  plaintes  ;  voilà  ce 
qui  fait  murmurer  les  enfants  du  monde  (^). 

a.  DeLib.  Arbi't.,  lib.  I,  n.  2i3- 

1.  Var.  par  le  contentement  qu'elle  a  de  l'avoir,  —  par  la  joie  qu'elle  sent  d'en 
jouir.  Les  éditeurs  mêlent  ici  texte  et  variante. 

2.  M  s.  quasi  nietnbruvi  cordis  tiostrt. 

3.  Ici  Jiureux  :  l'auteur  avait  sans  doute  sous  les  yeux  le  Muiidus  gaudebit 
(1656),  qui  au  même  endroit  présente  cette  orthographe.  Mais  plus  loin  : 
heureux^  inalheurcux,  etc. 

4.  Correction  au  crayoti,  de  date  postérieure  :  *  la  coupe  (1667). 

5.  Var.  des  hommes.  —  Les  éditeurs  préfèrent  cette  variante,  quoique  moins 
précise. 


y'è  POUR  LA  FÊTE  DE  l'eXALTATION 

Mais  (')  le  fidèle  serviteur  de  Dieu  ne  perd  pas  sa  tranquil- 
lité parmi  ces  disgrâces,  de  laquelle  de  ces  trois  sources  que 
puissent  naître  ses  afflictions  :  et  quand  même  elles  se  join- 
draient toutes  trois  ensemble  pour  remplir  son  âme  d'amer- 
tume, il  bénit  toujours  la  bonté  divine,  et  il  connaît  que  Dieu 
ne  le  frappe  que  pour  exalter  en  lui  sa  miséricorde  :  Exal- 
tari  oportet  (^)  Filiiun  hominis.  En  effet,  il  est  véritable;  et  afin 
de  nous  en  convaincre,  parcourons,  je  vous  prie,  en  peu  de 
paroles,  ces  trois  sources  d'afflictions  ;  sans  doute  nous  y  trou- 
verons trois  sources  de  grâces. 

Et  premièrement,  chrétiens,  il  n'est  rien  ordinairement  de 
plus  salutaire  que  de  nous  refuser  ce  que  nous  désirons  avec 
ardeur,  et  je  dis  même  dans  les  désirs  le  plus  innocents.  Car 
pour  les  désirs  criminels,  qui  pourrait  révoquer  en  doute  que 
ce  ne  soit  un  effet  de  miséricorde  que  d'en  empêcher  le  suc- 
cès ?  Tu  es  enflammé  de  sales  désirs,  et  tu  crois  qu'on  te 
favorise  quand  on  te  laisse  le  moyen  de  les  satisfaire.  Mal- 
heureux !  c'est  une  vengeance  par  laquelle  Dieu  punit  tes 
premiers  désordres,  en  te  livrant  justement  au  sens  réprouvé  : 
car  si  tu  étais  si  heureux  qu'il  s'élevât  de  toutes  parts  des 
difficultés  contre  tes  prétentions  honteuses  (^),  peut-être  qu'au 
milieu  de  tant  de  traverses  tes  ardeurs  (^)  se  ralentiraient  ;  au 
lieu  que  ces  ouvertures  commodes,  et  cette  malheureuse  faci- 
lité que  [p.  4]  tu  trouve[s],  précipitent  ton  intempérance  aux 
derniers  excès  ;  tellement  qu'à  force  de  t'abandonner  à  ces 
funestes  appétits  que  la  fièvre  excite,  de  fou  tu  deviens  fu- 
rieux, et  une  maladie  dangereuse  se  tourne  en  une  maladie 
désespérée.  Reconnaissez  donc,  ô  enfants  de  Dieu,  avec 
quelle  miséricorde  Dieu  nous  laisse  dans  la  faiblesse  et 
dans  l'impuissance:  c'est  que  ce  souverain  médecin  sait  guérir 
nos  maladies  de  plus  d'une  sorte.  Quelquefois  il  nous  laisse 
dans  un  grand  pouvoir,  qu'il  réduit  à  ses  justes  bornes  par 
une    droite  volonté  (^)  :   Qui  potuit   transgredi,  et    non  est 

1.  A  partir  de  cet  endroit,  Bossuet  s'éloigne  de  plus  en  plus  de  son  ancienne 

rédaction  (1656). 

2.  M  s.  Oportet  exaltari... 

3.  Var.  criminelles. 

4.  Pour  la  reprise,  l'auteur  ajoutera  :  *  insensées. 

5.  Édit.  en  sorte  que  celui  qui  a  été  maître  de  transgresser  le  commandement 


DE  LA  SAINTE  CROIX.  79 

transgressus  {^).  Quelquefois  il  se  sert  d'une  autre  méthode, 
et  il  réduit  la  volonté  en  restreignant  le  pouvoir  :  Frcnatur 
potestas,  ni  sanetur  volnnlas,  dit  saint  Augustin  (''').  Sa 
miséricorde,  qui  nous  veut  guérir,  oppose  à  nos  désirs  em- 
portés des  difficultés  insurmontables  :  ainsi  il  nous  dompte 
par  la  résistance;  et,  fatiguant  notre  esprit,  il  nous  accoutume 
à  ne  vouloir  plus  ce  que  nous  trouvons  impossible. 

Mais,  messieurs,  si  vous  trouvez  juste  qu'il  s'oppose  aux 
volontés  (')  criminelles,  peut-être  aussi  vous  semble-t-il  rude 
qu'il  étende  cette  rigueur  jusques  aux  désirs  innocents  (^)  : 
toutefois  ne  vous  plaignez  pas  de  cette   conduite.  Un  sage 
jardinier  n'arrache  pas   seulement  d'un  arbre  les  branches 
pourries  (^)  ;  mais  il  en  retranche  aussi  quelquefois  les  accrois- 
sements superflus.  Ainsi  Dieu  n'arrache  pas  seulement  en  nous 
les  désirs  qui  sont  corrompus  ;  mais  il  coupe  quelquefois  jus- 
qu'aux inutiles;  et  la  raison  de  cette  conduite  est  bien  digne  de 
sa  bonté  et  de  sa  sagesse:  c'est  que  celui  qui  nous  a  formés, qui 
connaît  les  secrets  ressorts  qui  font  mouvoir  nos  inclinations, 
sait  qu'en  nous  abandonnant  sans  réserve  à  toutes  les  choses 
qui  nous  sont  permises,  nous  nous  laissons  aisément  tomber 
à  celles  qui  sont  défendues.  Et  n'est-ce   pas   ce   que  sentait 
saint  Paulin,  lorsqu'il  se  plaint  familièrement  au  plus  intime 
de  ses  amis  :  «  Je  fais,  dit-il,  plus  que  je  ne  dois,  pendant  que 
je  ne  prends  aucun  soin  de  me  modérer  en  ce  que  je  puis  (■*)  :  » 
Quod  no7i  expédie  bat  admisi,  ditfii  non  tempero  quod  lie  ébat  (')  ? 
La  vertu  en  elle-même  est  infiniment  éloignée  du  vice;  mais 
telle  est  la  faiblesse   de   notre  nature,  que   les  limites  s'en 
touchent  de  près  dans  nos  esprits,  et  la  chute   en  est  bien 


a.  j&V^/.,  xxxi,  10.  —  b.  Ad Maced.^  Ep.  CLiil,  n.i6. — c.  Ad Sever.^Y.r^.  XXX,n.  3. 
ne  l'a  point  transgressé.  —  Bossuet  n'a  rien  écrit  de  la  traductiort  ou  du 
commentaire  ;  il  a  pu  les  ajouter  oralement. 

1.  Var.  désirs. 

2.  Var.  qu'il  refuse  souvent  les  innocents. 

3.  Correction  de  date  postérieure:  *  gâtées. 

4.  Var.  lorsqu'il  se  plaint  familièrement  au  plus  intime  de  ses  amis  que  son 
cœur  s'est  laissé  aller  à  ce  qu'il  ne  fallait  pas  faire  ,  pendant  qu'il  ne  prenait 
aucun  soin  de  modérer  ce  qui  était  permis  1  —  Autre  var.  lorsqu'il  écrit  fami- 
lièrement au  plus  intime  de  ses  amis  :  «  J'ai  fait  plus  que  je  ne  devais,  pendant 
que  je  ne  prends  aucun  soin  de  modérer  ce  que  je  pouvais.  » 


8o  POUR  LA  FÊTE  DE  l'eXALTATION 

aisée.  Il  importe  que  notre  âme  ne  jouisse  pas  de  toute  la 
liberté  qui  lui  est  permise,  de  peur  qu'elle  ne  s'emporte  jus- 
qu'à la  licence,  et  que,  s'étant  épanchée  à  l'extrémité,  elle  ne 
passe  aisément  au  delà  des  bornes.  C'est  donc  un  effet  de 
miséricorde  de  ne  contenter  pas  toujours  nos  désirs,  non  pas 
même  les  innocents:  cette  croix  nous  est  salutaire. 

Mais  notre  Sauveur  va  beaucoup  plus  loin;  et  cette  même 
miséricorde  [p.  5]  qui  dénie  (')  à  notre  âme  ce  qu'elle  pour- 
suit, lui  arrache  quelquefois  ce  qu'elle  possède. Chrétien,  n'en 
murmure  pas  :  il  le  fait  par  une  bonté  paternelle  ;  et  nous  le 
comprendrions  aisément,  si  nous  nous  savions  connaître 
nous-mêmes.  Ne  me  dis  pas,  âme  chrétienne  :  Pourquoi 
m'ôte-t-on  cet  ami  intime  ?  pourquoi  un  fils,  pourquoi  un 
époux,  qui  faisait  toute  la  douceur  de  ma  vie  ?  Quel  mal 
faisais-je  en  les  aimant,  puisque  cette  amitié  est  si  légitime  .-* 
Non,  je  ne  veux  pas  entendre  ces  plaintes  dans  la  bouche 
d'un  chrétien,  parce  qu'un  chrétien  ne  peut  ignorer  combien 
la  chair  et  le  sang  se  mêle  ('')  dans  les  affections  les  plus  lé- 
gitimes, combien  les  intérêts  temporels,  combien  de  sorte[s] 
d'inclinations  qui  naissent  en  nous  de  l'amour  du  monde.  Et 
toutes  ces  inclinations,  ne  sont-ce  pas,  si  nous  l'entendons, 
comme  autant  de  petites  parties  de  nous-mêmes,  qui  se  dé- 
tachent du  Créateur  pour  s'attacher  à  la  créature,  et  que  la 
perte  que  nous  faisons  des  personnes  chères  nous  apprend 
à  réunir  en  Dieu  seul,  comme  des  lignes  écartées  du  centre.'* 
Mais  les  hommes  n'entendent  pas  combien  cette  perte  leur 
est  salutaire  {^),  parce  qu'ils  n'entendent  pas  combien  ces 
attachements  sont  dangereux  :  ils  ne  se  connaissent  pas  eux- 
mêmes,  ni  la  pente  qu'ils  ont  aux  biens  périssables. 

O  cœur  humain  !  si  tu  connaissais  combien  le  monde  te 
prend  aisément,  avec  quelle  facilité  tu  t'y  attache[s],  combien 
tu  louerais  la  main  charitable  qui  vient  rompre  violemment 
ces  liens,  en  te  troublant  dans  la  possession  des  biens  de  la 
terre  !  Il  se  fait  en  nous,  en  les  possédant,  certains  nœuds 

1.  Var.  refuse. 

2.  Le  singulier  n'est  pas,  je  crois,  une  inadvertance  :  les  mots  ài  chair  et  U 
sang  n'<^veillent  qu'une  seule  idée. 

3.  Var.  combien  cette  médecine  est  salutaire. 


k 


DE  LA  SAINTE  CROIX.  8l 

secrets,  qui  nous  engagent  insensiblement  dans  (')  l'amour 
des  choses  présentes;  et  cet  engagement  est  plus  dangereux 
en  ce  qu'il  est  ordinairement  plus  imperceptible.  Oui,  le  désir 
se  fait  mieux  sentir,  parce  qu'il  a  de  l'agitation  et  du  mouve- 
ment ;  mais  la  possession  assurée,  c'est  un  repos,  c'est  comme 
un  sommeil  ;  on  s'y  endort,  on  ne  le  sent  pas  :  c'est  pourquoi  le 
divin  Apôtre  dit  que  ceux  qui  amassent  de  grandes  richesses 
«  tombent  dans  de  certains  lacets  invisibles,  »  Incidwit  in 
laqucufii  ("),  où  le  cœur  se  prend  aisément.  Il  se  détache  du 
Créateur  par  l'amour  désordonné  de  la  créature,  et  à  peine 
s'aperçoit-il  de  cet  attachement  excessif.  Il  faut,  chrétiens,  le 
mettre  à  l'épreuve  ;  il  faut  que  le  feu  des  tribulations  lui 
montre  (-)  à  se  connaître  lui-même  ;  «  il  faut,  dit  saint  Au- 
gustin, qu'il  apprenne,  [p.  6]  en  perdant  ces  biens,  combien 
il  péchait  en  les  ^\\VL2i\\\.:<iQiianhim  hœc  amando peccavermt{^), 
perdendo  senserunt  ('''). 

Et  cela  de  quelle  manière.'^  Qu'on  lui  dise  que  cette  mai- 
son est  brûlée,  que  cette  somme  est  perdue  sans  ressource 
par  la  banqueroute  de  ce  marchand,  aussitôt  le  cœur  sai- 
gnera, la  douleur  de  la  plaie  lui  fera  sentir  par  combien  de 
fibres  secrètes  ces  richesses  tenaient  au  fond  de  son  cœur,  et 
combien  il  s'écartait  de  la  droite  voie  par  cet  engagement 
vicieux  :  Qtiantimi  hœc  amaiido  peccave7'int,  perdendo  sense- 
runt. Il  connaîtra  mieux  par  expérience  la  fragilité  des  biens 
de  la  terre,  dont  il  ne  se  voulait  laisser  convaincre  par  aucuns 
discours  :  dans  le  débris  des  choses  humaines  il  retournera 
les  yeux  aux  biens  éternels,  qu'il  commençait  peut-être  à 
oublier;  ainsi  ce  petit  mal  guérira  les  grands,  et  sa  blessure 
sera  son  salut. 

Mais  si  Dieu  laisse  à  ses  serviteurs  la  jouissance  des  biens 
temporels  (^),  ce  qu'il  peut  faire  de  meilleur  pour  eux,  c'est 
de  leur  en  donner  du  dégoût,  de  répandre  mille  amertumes 
sur  tous  leurs  plaisirs,  de  ne  leur  permettre  pas  de  s'y  reposer, 

a.  I  Tint.,  VI,  9.  —  b.  De  Civit.  Dei\  lib.  I,  cap.  x. 
T.  J^ar.  en  Famour... 

2.  Var.  lui  apprenne.  —  Attire  va?-,  il  faut  que  le  coup  des  afflictions  lui  vienne 
faire  sentir  son  mal. 

3.  Ms.,  quajituin  amando  deliqiierint...  —  De  même  plus  bas. 

4.  Var.  des  biens  de  ce  monde,  —  du  siècle. 

Sermons  de  Rossuet.  —  III.  6 


82  POUR  LA  FÊTE  DE  l'eXALTATION 


de  secouer  et  d'abattre  cette  fleur  du  monde  qui  leur  rit  trop 
agréablement  ;  de  leur  faire  naître  des  difficultés,  de  peur 
que  cet  exil  ne  leur  plaise,  et  qu'ils  ne  le  prennent  pour  la 
patrie.  Vous  voyez  donc,  ô  enfants  de  Dieu,  qu'en  quelque 
partie  de  sa  croix  qu'il  plaise  au  Sauveur  de  vous  attacher, 
soit  qu'il  vous  refuse  ce  que  vous  aimiez,  soit  qu'il  vous  ôte 
ce  que  vous  possédiez,  soit  qu'il  ne  vous  permette  pas  de 
goûter  les  biens  dont  il  vous  laisse  la  jouissance,  c'est  tou- 
jours pour  exercer  en  vous  sa  miséricorde  et  exalter  sa  bonté 
dans  vos  afflictions. 

O  Dieu,  si  je  pouvais  vous  faire  comprendre  combien  elle 
est  glorifiée  par  vos  souffrances,  que  ce  discours  serait  fruc- 
tueux, et  ma  peine  utilement  employée!  Mais  si  mes  paroles 
ne  le  peuvent  pas,  venez  l'apprendre  de  ce  voleur  pénitent  (') 
dont  je  vous  ai  d'abord  proposé  l'exemple.  Pendant  que 
tout  le  monde  trahit  Jésus-Christ,  pendant  que  tous  les  siens 
l'abandonnent,  il  s'est  réservé  cet  heureux  larron  pour  le 
glorifier  à  la  croix  :  «  sa  foi  a  commencé  de  fleurir,  où  la  foi 
des  disciples  a  été  flétrie:»  Tune fides  ejtis  de  ligno floruit, 
quaiido  discip2ilo7'uiu  marctiït  (^).  Jésus,  déshonoré  par  tout 
le  monde,  n'est  plus  exalté  que  par  lui  (^)seul:  venez  profiter 
d'un  si  bel  exemple  ;  voici  un  modèle  accompli. 

Il  n'oublie  rien,  mes  frères,  de  ce  qu'il  faut  faire  [p.  7] 
dans  l'affliction  ;  il  glorifie  Jésus-Christ  en  autant  de  sortes 
qu'il  veut  être  glorifié  sur  la  croix.  Car  voyez  premièrement 
comme  il  s'humilie  par  la  confession  de  ses  crimes.  «  Pour 
nous,  dit-il,  c'est  avec  justice,  puisque  nous  souffrons  la  peine 
que  nos  crimes  ont  méritée  :  »  Ei  nos  qnideni  S^jiiste,  na7n\ 
digna  factis  recipiinus  (''')  :  comme  il  baise  la  main  qui  le 
frappe,  comme  il  honore  la  justice  qui  le  punit  !  C'est  là, 
mes  frères,  l'unique  moyen  de  la  tourner  en  miséricorde. 
Mais  ce  saint  larron  (^)  ne  finit  pas  là  :  après  s'être  consi- 
déré comme  criminel,  il  se  tourne  au  Juste  qui  souffre  avec 
lui  :  «  Mais  celui-ci,  ajoute-t-il,  n'a   fait  aucun  mal  :  »   Hic 

a.  S.  Aug.,  De  anima  et  ejus  orig.,  lib.  I,  n.  2.  —  b.  Luc,  xxni,  41. 

1.  Var.  de  l'heureux  voleur. 

2.  Var.  qu'en  lui  seul. 

3.  Var.  cet  heureux  criminel. 


DE  LA  SAINTE  CROIX.  83 


ve7'o  nihil  mali gessit  {^).  Cette  pensée  adoucit  ses  maux  :  il 
s'estime  heureux,  dans  ses  peines,  de  se  voir  uni  avec  l'In- 
nocent ;  et  cette  société  de  souffrances  lui  donnant  avec 
Jésus-Christ  une  sainte  familiarité,  il  lui  demande  avec  foi 
part  en  son  royaume,  comme  il  lui  en  a  donné  en  sa  croix  : 
Domine,  mémento  mei,  cum  veneris  in  rcgnum  tuum  (^'). 

Je  triomphe  de  joie,  mes  frères,  mon  cœur  est  rempli  de 
ravissement  en  voyant  la  foi  de  ce  saint  voleur.  Un  mourant 
voit  Jésus  mourant,  et  il  lui  demande  la  vie  ;  un  crucifié  (') 
voit  Jésus  crucifié,  et  il  lui  parle  de  son  royaume  ;  ses  yeux 
n'aperçoivent  que  des  croix,  et  sa  foi  ne  se  représente  qu'un 
trône.  Quelle  foi  et  quelle  espérance  !  Si  nous  mourons,  mes 
frères,  nous  savons  que  Jésus-Christ  est  vivant,  et  notre 
foi  chancelante  a  peine  toutefois  à  s'y  confier  :  celui-ci  voit 
mourir  Jésus  avec  lui  (^),  et  il  espère,  et  il  se  console,  et  il  se 
réjouit  même  dans  un  si  cruel  supplice.  Imitons  un  si  saint 
exemple  ;  et  si  nous  ne  sommes  animés  par  celui  de  tant  de 
martyrs  et  de  tant  de  saints,  rougissons  du  moins,  chrétiens, 
de  nous  laisser  surpasser  par  un  voleur  {f).  Confessons  nos 
péchés  avec  lui,  reconnaissons  avec  lui  l'innocence  de  Jésus- 
Christ,  etc.  Si  nous  imitons  sa  patience,  la  consolation  ne 
manquera  pas.  «  Aujourd'hui,  aujourd'hui,  dira  le  Sauveur, 
tu  seras  avec  moi  dans  mon  paradis.  »  Ne  crains  pas,  ce  sera 
bientôt;  cette  vie  se  passe  {f)  bien  vite  :  elle  s'écoulera  comme 
un  jour  d'hiver,  le  matin  et  le  soir  s'y  touchent  de  près  :  ce 
n'est  qu'un  jour,  ce  n'est  qu'un  moment,  que  la  seule  infir- 
mité fait  paraître  long  :  quand  il  sera  écoulé,  tu  t'apercevras 
combien  il  est  court  (').  Aie  donc  patience  avec  ce  larron, 
exalte  cette  rigueur  salutaire  qui  te  frappe  par  miséricorde. 
Mais  si  cet  exemple  ne  te  touche  pas,  voici  quelque  chose 
de  plus  terrible  qui  me  reste  maintenant  à  te  proposer  :  c'est 
la  justice,  c'est  la  vengeance  qui  brise  sur  la  croix  les  im- 
pénitents :  c'est  par  où  je  m'en  vais  conclure. 

a.  Luc,  XXIII,  41.  —  b.  Ibid.,  42.  —  c.  S.  Aug.,  Traci.  Cl  injoan.,  n.  6. 

1.  Première  rédaction  effacée  :  un  pendu.  —  (Cf.  Noël,  1656,  3''  point.) 

2.  Var.  le  voit  mourir. 

3.  Ces  mots  remplacent  :  «  de  n'imiter  pas  un  voleur.  >  Avec  quel  avantage  ! 

4.  Première  rédaction  :  passera  bien  vite.  —  Se  ajouté  ;  verbe  mis  au  présent. 


84  FOUR  LA  FÊTE  DE  l'eXALTATION 

SECOND   POINT. 

[P.  8]  Nous  apprenons,  par  les  saintes  Lettres,  que  la 
prospérité  des  impies  est  un  effet  de  la  vengeance  de  Dieu,  et 
de  sa  colère  qui  les  poursuit.  Oui,  lorsqu'i][s  ]  nage[nt]  dans  les 
plaisirs,  que  tout  leur  rit,  que  tout  leur  succède,  cette  paix 
que  nous  admirons,  qui,  selon  l'expression  du  Prophète, 
«  fait  sortir  l'iniquité  de  leur  graisse,  »  Prodiit  quasi  ex 
adipe  itiiquitas  eorum  {"),  qui  les  enfle,  qui  les  enivre  jusqu'à 
leur  faire  oublier  la  mort,  c'est  un  commencement  de  ven- 
geance que  Dieu  exerce  sur  eux  :  cette  impunité,  c'est  une 
peine,  qui,  les  livrant  aux  désirs  de  leur  cœur,  leur  amasse 
un  trésor  de  haine  en  ce  jour  d'indignation  et  de  fureur  im- 
placable. 

Si  nous  voyons  dans  l'Ecriture  que  Dieu  sait  quelquefois 
punir  les  impies  par  une  félicité  apparente,  cette  même 
Écriture,  qui  ne  ment  jamais,  nous  enseigne,  qu'il  ne  les 
punit  pas  toujours  en  cette  manière,  et  qu'il  fait  quelquefois 
sentir  son  bras  par  des  misères  temporelles.  Cet  endurci 
Pharaon,  cette  prostituée  Jézabel,  ce  maudit  meurtrier 
Achab  ;  et,  sans  sortir  de  notre  sujet,  ce  larron  impénitent 
et  blasphémateur,  rende[nt]  témoignage  à  ce  que  je  dis,  et 
nous  font  bien  voir,  chrétiens,  que  ce  n'est  pas  assez  d'être 
sur  la  croix  pour  être  uni  au  Crucifié.  Ainsi  cette  croix,  que 
vous  avez  vue  comme  une  marque  de  miséricorde,  vous  va 
maintenant  être  présentée  comme  un  instrument  de  ven- 
geance :  et  afin  que  vous  entendiez  comme  elle  a  pu  si  tôt 
changer  de  nature,  remarquez,  s'il  vous  plaît,  messieurs, 
qu'encore  que  toutes  les  peines  soient  nées  du  péché,  il  y  en 
a  néanmoins  qui  lui  peuvent  servir  de  remède. 

[P.  8  âis^  Je  dis  que  toutes  les  peines  sont  nées  du  péché, 
et  en  punissent  les  dérèglements  :  car,  sous  un  Dieu  si  bon  que 
le  nôtre,  l'innocence  n'a  rien  à  craindre,  et  elle  ne  peut  jamais 
espérer  qu'un  traitement  favorable  :  il  est  si  naturel  à  Dieu 
d'être  bienfaisant  à  ses  créatures,  qu'il  ne  ferait  jamais  de 
mal  à  personne,  s'il  n'y  était  forcé  par  les  crimes.  Toutefois 

a.  Ps.  LXXII,  7. 


DE  LA  SAINTE  CROIX.  85 


il  faut  remarquer  deux  sortes  de  peines  ;  il  y  a  la  peine  su- 
prême, qui  est  la  damnation  éternelle;  il  y  a  les  peines  de  moin- 
dre importance,  comme  les  afflictions  de  cette  vie  :  «  Toutes 
deux,  dit  saint  Augustin,  sont  venues  du  crime,  toutes  deux 
en  doivent  venger  les  excès.  »  Mais  il  y  a  cette  différence, 
que  la  damnation  éternelle  est  un  effet  de  pure  vengeance, 
et  ne  peut  jamais  nous  tourner  à  bien  ;  au  lieu  que  les  afflic- 
tions temporelles  sont  mêlées  de  miséricorde,  et  peuvent 
être  employées  à  notre  salut,  suivant  l'usage  que  nous  en 
faisons,  «  C'est  pourquoi,  dit  le  même  saint,  toutes  les  croix 
que  Dieu  nous  envoie  peuvent  aisément  changer  de  nature, 
selon  la  manière  dont  l'on  (')  les  reçoit  :  il  faut  considérer, 
non  ce  que  l'on  souffre,  mais  dans  quel  esprit  on  le  souffre  :  » 
Non  qualia,  sed  qualis  qiLÏsqiLe  patiatui'  (").  Ce  qui  était  la 
peine  du  péché,  étant  sanctifié  par  la  patience,  est  tourné  à 
l'usage  de  la  vertu  ;  «  et  le  supplice  du  criminel  devient  le 
mérite  de  l'homme  de  bien  :  »  Fit  justi  meritiun  etiam  siip- 
pliciiim  peccatoris  ('''). 

[P.  9]  S'il  est  ainsi,  chrétiens,  permettez  que  je  m'adresse 
à  l'impie  qui  souffre  sans  se  convertir,  et  que  je  lui  fasse 
sentir,  s'il  se  peut,  qu'il  commence  son  enfer  dès  ce  monde  ; 
afin  qu'ayant  horreur  de  lui-même,  il  retourne  à  Dieu  par  la 
pénitence  ;  et  afin  de  le  presser  par  de  vives  raisons  (car  il 
faut,  si  nous  le  pouvons,  convaincre  aujourd'hui  sa  dureté), 
disons  en  peu  de  mots:  Qu'est-ce  que  l'enfer  ?  L'enfer,  chré- 
tiens, si  nous  l'entendons,  c'est  la  peine  sans  la  pénitence. 
Ne  vous  imaginez  pas,  chrétiens,  que  l'enfer  soit  seulement 
ces  ardeurs  brûlantes,  etc.  i^).  Il  y  a  deux  feux  dans  l'Ecriture, 
un  feu  qui  purge,  Opus probahit  igjiis  {^)  ;  «  un  feu  qui  con- 
sume et  qui  dévore,  »  Cinn  igné  devorajite  ;  Ignis  non  extin- 
guetiLr  ('').  La  peine  avec  la  pénitence,  c'est  un  feu  qui 
purge  ;  la  peine  sans  la  pénitence,  c'est  un  feu  qui  consume; 

a.  De  Civit.  Dei,  lib.  I,  cap.  viii.  —  b.  Ibid.^  lib.  XII,  cap.  iv. —  Ms.  XIII.  — 
C.  I  Cor.,  ni,  13.  —  d.  Is.,  XXXIII,  14  ;  LXVI,  24. 

1.  Les  éditeurs  ont  corrigé  cette  cacophonie,  en  supprimant/'/  mais  il  y  a 
bien  Pou  au  manuscrit.  Nous  en  trouverons  d'autres  exemples  en  1660. 

2.  Cet  etc.  omis  par  les  éditeurs  n'est  pas  sans  importance.  Il  représente  les 
étangs  de  feu  et  de  soufre,  la  rag;e,  le  désespoir,  V horrible  griiiccineiit  de  dents, 
que  Bossuet  a  énumérés  ailleurs.  (Cf.  II,  75.)  —  Passage  récrit,  p.  9  bis. 


86  POUR  LA  FÊTE  DE  l'eXALTATION 

et  tel  est  proprement  le  feu  de  l'enfer.  C'est  pourquoi  les 
afflictions  de  la  vie  sont  un  feu  où  se  purgent  les  âmes  péni- 
tentes :  Salvus  erit,  [^sic  tameiî\  quasi  per  ignemif).  Il  en  est 
ainsi  des  âmes  du  purgatoire  (')  :  elles  se  nettoient  dans  ce 
feu,  parce  que  la  peine  est  jointe  aux  sentiments  de  la  péni- 
tence, qu'elles  ont  emportée  en  sortant  du  monde  :  quasi 
per  ignem  (').  Par  conséquent,  concluons  que  la  peine  sancti- 
fiée par  la  pénitence  nous  est  un  gage  de  miséricorde  ;  et 
concluons  aussi,  au  contraire,  que  le  caractère  propre  de 
l'enfer,  c'est  la  peine  sans  la  pénitence. 

Si  vous  voulez  voir,  chrétiens,  des  peintures  de  ces  gouffres 
éternels,  n'allez  pas  rechercher  bien  loin  ni  ces  fourneaux 
ardents,  [ni]  ces  montagnes  ensoufrées  qui  vomissent  des 
tourbillons  de  flammes,  et  qu'un  ancien  appelle  «  des  che- 
minées de  l'enfer,  »  Ignis  inferni fumariola  (^)  :  voulez-vous 
voir  une  vive  image  de  l'enfer  et  d'une  âme  damnée,  regar- 
dez un  pécheur  qui  souffre  et  qui  ne  se  convertit  pas.  Tels 
étaient  ceux  dont  David  parle  comme  d'un  prodige,  «  que 
Dieu  avait  dissipés,  nous  dit  ce  prophète,  et  non  touchés  (^) 
de  componction.  »  Dissipati  sunt,  nec  compimcti  (')  :  servi- 
teurs rebelles  et  opiniâtres,  qui  se  révoltent  même  sous  la 
verge  ;  abattus  (■')  et  non  corrigés,  atterrés  et  non  humiliés, 
châtiés  et  non  convertis.  Tel  était  le  déloyal  Pharaon,  dont 
le  cœur  s'endurcissait  tous  les  jours  sous  les  coups  incessam- 
ment redoublés  de  la  vengeance  divine.  Tels  sont  ceux  dont 
il  est  écrit,  dans  l'Apocalypse  ('^),  que,  Dieu  les  ayant  frappés 
d'une  plaie  horrible,  de  rage  ils  mordaient  leurs  langues, 
blasphémaient  le  Dieu  du  ciel,  et  ne  faisaient  point  péni- 
tence. Tels  hommes  ne  sont-ils  pas  des  damnés  qui  com- 
mencent leur  enfer  dès  ce  monde  ? 

Et  il  ne  faut  pas  dire  :  Nous  souffrons.  Il  y  en  a  que  la 
croix  précipite  à  la  damnation,  avec   ce  larron    endurci  :   au 

a.  I  Cor.^  ii[,  15. —  h.  Tertull.,  De  Pœnit.,  n.  12.  —  c.  Ps.,  xxxiv,  16. —  d.  Apoc, 
XVI,  10,  II. 

1.  Bossuet  disait  dans  la  rédaction  effacée  :  «.  C'est  pourquoi  ces  âmes  choisies 
qui  sont  détenues  dans  le  Purgatoire,  elles  s'y  nettoient  de  leurs  fautes... 

2.  Dans  la  première  rédaction  effacée  :  «  .Mais  les  peines  des  damnés  seront 
immortelles,  parce  qu'ils  souffrent  éternellement  sans  se  repentir  de  leurs  fautes. 

3.  Var.  et  qui  n'étaient  pas  touchés... 

4.  Var.  frappés. 


DE  LA  SAINTE  CROIX.  87 


lieu  de  se  corriger  par  la  pénitence,  et  de  s'irriter  contre 
eux-mêmes,  et  de  faire  la  guerre  à  leurs  crimes  ('),  ils  s'irri- 
tent contre  le  Dieu  du  ciel  ;  [p.  lo]  ils  se  privent  des  biens 
de  l'autre  vie,  on  leur  arrache  ceux  de  celle-ci  :  si  bien 
qu'étant  frustrés  de  toutes  parts,  pleins  de  rage  et  de  dés- 
espoir, et  ne  sachant  à  qui  s'en  prendre,  ils  élèvent  contre 
Dieu  leur  langue  insolente,  par  leurs  murmures  et  par  leurs 
blasphèmes  ;  «  et  il  semble,  dit  Salvien,  que  leurs  fautes  se 
multipliant  avec  leurs  supplices,  la  peine  même  de  leurs 
péchés  soit  la  mère  de  nouveaux  crimes  :  »  Ut  putares  pœ- 
nani  ipsoriwi  crhniimni,  quasi  matrem  esse  (^)  vitioruin  i^). 

Ah  !  mes  frères,  ils  vous  font  horreur,  ces  damnés  vivant 
sur  la  terre  ;  vous  ne  les  pouvez  supporter,  vous  détournez 
vos  yeux  de  dessus  leurs  crimes  ;  mais  détournez-en  plutôt 
votre  cœur,  et  recourez  à  Dieu  par  la  pénitence.  Éveillez- 
vous  enfin,  ô  pécheurs  !  du  moins  quand  Dieu  vous  frappe 
par  des  maladies,  par  la  perte  de  vos  biens  ou  de  vos  amis  : 
joignez  aux  peines  que  vous  endurez  la  conversion  de  vos 
âmes  ;  et  cette  croix  que  Dieu  vous  envoie,  qui  maintenant 
vous  est  un  supplice,  vous  deviendra  un  salutaire  avertisse- 
ment, et  un  gage  infaillible  de  miséricorde.  Jusqu'à  quand 
fermerez-vous  vos  oreilles  ?  jusqu'à  quand  endurcirez-vous 
vos  cœurs  contre  la  voix  de  Dieu  qui  vous  parle,  et  contre 
sa  main  qui  vous  frappe  ?  Abaissez-vous  sous  son  bras 
puissant  ;  et  portez  la  croix  qu'il  vous  met  dessus  les  épau- 
les (^),  dans  les  sentiments  (•*)  de  la  pénitence. 

Vous  particulièrement,  mes  chers  frères,  sainte  et  bien- 
heureuse conquête,  nouveaux  enfants  de  l'Eglise,  qu'elle  se 
glorifie  d'avoir  retirés  au  centre  de  son  unité  et  au  sein  de 
sa  charité  :  je  n'ignore  pas  les  tourments  que  la  haine  irré- 
conciliable de  vos  adversaires,  que  le  cruel  abandonnement 
et  l'injuste  persécution  de  vos  proches  vous  font  endurer  ; 
mais  soutenez  tout  par  la  patience  :  c'est  une  espèce  de 
martyre  que  vous  souffrez  pour  la  foi  que  vous  avez  embras- 

a.  De  Cubernat.  Det,  lib.  VI,  n.  13. 

1.  Var.  et  de  s'irriter  contre  eux-mêmes  et  contre  leurs  crimes. 

2.  Ms.   Ut  crederes...  non  aliud  guatn  esse  matrem  vitiortim. 

3.  Var.  qu'il  vous  impose. 

4.  Var.  avec  l'humilité  de... 


88  POUR  LA  FÊTE  DE  l'eXALTATION 


sée.  Dieu  veut  épurer  votre  chanté  par  l'épreuve  des  afflic- 
tions :  ce  ne  lui  est  pas  assez,  mes  chers  frères,  de  vous  avoir 
arraché[s]  au  diable  par  la  foi,  s'il  ne  vous  en  faisait  triom- 
pher (')  par  la  constance  :  il  ne  veut  pas  seulement  que  vous 
échappiez,  mais  encore  que  vous  surmontiez  vos  ennemis. 
Non  content  de  vous  appeler  au  salut  par  la  profession  de 
la  foi,  il  vous  invite  encore  à  la  gloire  par  le  combat  ;  et  il 
veut  apporter  le  comble  au  bonheur  d'être  délivrés,  par 
l'honneur  d'être  couronnés.  C'est  votre  gloire  devant  Dieu, 
mes  frères,  de  sceller  votre  foi  par  vos  souffrances  ;  et  la 
pauvreté  oii  [p.  ii]  vous  êtes  rend  un  témoignage  honorable 
à  l'amour  que  vous  avez  pour  l'Église. 

Mais,  chrétiens,  ce  qui  fait  leur  gloire,  c'est  cela  même 
qui  fait  notre  honte.  Il  leur  est  glorieux  de  souffrir  ;  mais  il 
nous  est  honteux  de  le  permettre.  Leur  pauvreté  rend  témoi- 
gnao-e  pour  eux  et  contre  nous  :  l'honneur  de  leur  foi,  c'est 
la  conviction  de  notre  dureté.  Sera-t-il  dit,  mes  frères,  qu'ils 
seront  venus  à  notre  unité  y  chercher  leurs  véritables  frères 
dans  les  véritables  enfants  de  l'Eglise,  pour  être  abandonnés 
de  leurs  secours  ;  et  que  nos  adversaires  nous  reprocheront 
qu'on  a  soin  assez  d'attirer  les  leurs,  mais  qu'on  les  laisse 
en  proie  à  la  misère  ?  d'où  jugeant  de  la  vérité  de  notre  foi 
par  notre  charité  (ô  jugement  injuste,  mais  trop  ordinaire 
parmi  eux  !)  ils  blasphémeront  contre  l'Église  ;  et  notre 
insensibilité  en  sera  la  cause.  Mes  frères,  qu'il  n'en  soit  pas 
de  la  sorte:  pendant  qu'ils  souffrent  pour  notre  foi,  soutenons- 
les  par  nos  charités  ('). 

Ceux  qui  ont  souffert  pour  la  foi,  ce  sont  ceux  que  la 
sainte  Église  a  toujours  recommandés  avec  plus  de  soin. 
Les  martyrs  dans  les  prisons  {^)  :  les  chrétiens  y  accouraient 
en  foule  ;  quelques  gardes  que  l'on  posât  devant  les  prisons, 
la  charité  des  fidèles  pénétrait  partout.  Toute  l'Église  tra- 
vaillait pour  eux,  et  croyait  que,  leurs  souffrances  honorant 
l'Église  en  sa  foi,  il  n'y  avait  rien  déplus  nécessaire  que  le 
reste  qui  était  libre  les  honorât  par  la  charité.  Ailleurs  on 

1.  Var.  s'il  ne  vous  en  faisait  les  victorieux... 

2.  Phrase  soulignée  après  coup,  pour  son  importance. 

3.  Var.  Les  prisons  anciennement.  —(Idée  simplement  indiquée.) 


DE  LA  SAINTE  CROIX.  89 

leur  prêchait  une  discipline  sévère  ;  il  semblait  qu'il  n'y  eût 
que  dans  les  prisons  où  il  fût  permis  de  les  traiter  délicate- 
ment, ou  du  moins  de  relâcher  quelque  chose  de  l'austérité 
ordinaire.  Il  s'y  coulait  même  des  païens,  et  nous  en  avons 
des  exemples  dans  l'antiquité  :  ainsi  la  charité  des  fidèles 
rendait  les  prisons  délicieuses  Pourquoi  tant  de  zèle  ?  Ils 
croyaient  par  ce  moyen  professer  la  foi,  et  participer  au  mar- 
tyre (')  :  Vinctorum,  tanquam  simiil  vincti  (")  :  ils  croyaient 
s'enchaîner  avec  les  martyrs. 

C'est  (')  par  la  croix  et  par  les  souffrances  que  la  confes- 
sion de  foi  doit  être  scellée.  C'est  ce  qui  fait  dire  à  Tertul- 
lien  «  que  la  foi  est  obligée  au  martyre  :  »  Debitricem  viar- 
tyrii Jîdeni  (''')  :  par  où  il  veut  dire,  si  je  ne  me  trompe,  que 
cette  grande  soumission  à  croire  les  choses  incroyables  ne 
peut  être  mieux  confirmée  qu'en  se  soumettant  aussi  à  en 
souffrir  de  pénibles  et  de  difficiles,  et  [qu'en  captivant]  (^)  son 
corps,  pour  rendre  un  témoignage  ferme  et  vigoureux  à  ces 
bienheureuse  chaines,  par  lesquel[le]s  la  foi  captive  l'esprit. 
C'est  pourquoi,  après  avoir  fait  faire  aux  Nouveaux  Catho- 
liques leur  profession  de  foi,  on  les  met  dans  une  maison 
dédiée  à  la  croix,  etc. 

Mes  frères,  accourez  donc  en  ce  lieu  :  ceux  qui  y  sont 
retirés  ne  se  comparent  [p.  12]  pas  aux  martyrs,  mais  néan- 
moins c'est  pour  la  foi  qu'ils  endurent  ;  ils  ne  sont  pas  liés 
dans  des  prisons,  mais  néanmoins  ils  portent  leurs  chaînes  : 
Vinctos  in  mendicitate  et  fervo  i^)  ;  non  chargés  de  fer,  mais 
liés  if)  par  la  pauvreté.  Venez  leur  aider  à  porter  leur  croix  : 
car  qu'attendez-vous,  chrétiens  ?  Quoi  !  que  la  misère  et  le 
désespoir  les  contraigne  à  jeter  les  yeux  du  côté  du  lieu 
d'où  ils  sont  sortis,  et  à  se  souvenir  de  l'Egypte  ?0  Dieu, 
détournez  de  nous  un  si  grand  {f)  malheur!  Ils  ne  le  feront 
pas,  chrétiens  ;   ils  sont  trop    fermes,   ils  sont  trop  fidèles  : 

a.  Hebr.,  XI II,  3.  —  b.  Scorp.,  n.  8.  —  c.  Fs.,  CVI,  10. 

1.  Deforis  insère  ici'une  traduction  bien  inutile,  outre  l'inconvénient  d'imputer 
à  Bossuet  la  prose  de  ses  éditeurs. 

2.  Ce  paragraphe  est  une  addition  sans  renvoi,  écrite  à  la  suite  de  la  péroraison. 

3.  Jfs.   et  de  captiver.  —  Incohérence  due  à  la  précipitation. 

4.  £"^/z/.  mais  bien... 

5.  Var.  ce  malheur  ! 


90   POUR  LA  FETE  DE  L  EXALTATION  DE  LA  SAINTE  CROIX. 

mais  combien  toutefois  sommes-nous  coupables  de  les  expo- 
ser à  ce  péril  ? 

Ouvrez  donc  vos  cœurs,  je  vous  en  conjure  par  la  croix 
que  vous  adorez  ;  ouvrez  vos  cœurs,  et  ouvrez  vos  mains 
sur  les  nécessités  de  cette  maison,  et  sur  la  pauvreté  ex- 
trême de  ceux  qui  l'habitent.  Abandonnés  des  leurs,  qu'ils 
ont  quittées]  pour  le  Fils  de  Dieu,  ils  n'ont  plus  de  secours 
qu'en  vous.  Recevez-les,  mes  frères,  avec  des  entrailles  de 
miséricorde  ;  honorez  en  eux  la  croix  de  Jésus  :  ils  la  por- 
tent avec  patience,  je  leur  rends  aujourd'hui  ce  témoignage; 
mais  ils  ne  la  portent  pas  néanmoins  sans  peine  :  rendez-la- 
leur  du  moins  supportable  par  l'assistance  de  vos  charités  ; 
et  que  j'apprenne  en  sortant  d'ici  que  les  paroles  que  je  vous 
adresse  ou  plutôt  que  toute  l'Église  et  Jésus-Christ  même 
vous  adresse  (')  en  leur  faveur  par  mon  ministère,  n'auront 
pas  été  un  son  inutile. 

O  joie  !  ô  consolation  de  mon  cœur  !  Si  vous  me  donnez 
cette  joie  et  cette  sensible  consolation,  je  prierai  ce  divin 
Sauveur  qui  souffre  avec  eux,  et  qui  souffre  en  eux,  qu'il 
répande  sur  vous  les  siennes,  qu'il  vous  aide  à  porter  vos 
croix,  comme  vous  aurez  prêté  vos  mains  charitables  pour 
aider  ces  nouveaux  enfants  de  l'Église  à  porter  la  leur  plus 
facilement  ;  et  enfin  que,  pour  les  aumônes  que  vous  aurez 
semées  en  ce  monde,  il  vous  rende  en  la  vie  future  la  mois- 
son abondante  qu'il  nous  a  promise.  Amen. 

I.  Édit.  vous  adressent.  —  Mais  la  syntaxe  du  manuscrit  était  très  usitée.  Voy. 
Latinismes,  4",  dans  V Introduction  du  tome  P'. 


^■^.^  .^^.^  ^  ^^^^:^  ■^.  ^.  ■^.  ^^ 


i 


SERMON   POUR    LA   FETE 


DES  SAINTS  ANGES  GARDIENS, 


Prêché  aux   Feuillants,   en  1659. 


'1^ 

k 

w 

C'est  à  l'érudition  de  A.  Floquet  que  l'on  doit  l'indication  de 
cette  date.  Il  raconte  dans  ses  Etudes  (II,  21-24)  comment  les 
Feuillants  firent  rebâtir,  en  1659,  l'église  de  leur  noviciat  de  la  rue 
d'Enfer.  Rapprochant  de  ce  fait  les  expressions  de  la  péroraison  si 
pathétique,  où  il  est  parlé  de  «  ce  temple  abattu  et  relevé,  »  il  a 
reconnu  dans  notre  sermon  le  discours  prononcé  à  l'inauguration 
de  la  nouvelle  église  dédiée  aux  Anges  gardiens.  C'était  le  i'^'"  oc- 
tobre :  le  sermon  fut  donc  prêché  aux  premières  vêpres  de  la  fête 
des  saints  Anges. 

Avant  de  donner  ce  sermon,  M.  Lâchât  a  eu  la  plaisante  idée  de 
quereller  Bossuet  au  nom  de  la  philosophie  scolastique,  qui  n'était 
pas  en  cause.  «  OJi  !  non,  conclut-il  avec  satisfaction,  le  poids  de  ce 
corps  mortel  n'apporte  pas  à  la  prière  beaucoup  de  retardement,  il  ne 
reutpccJie  pas  de  s  élever  vers  le  ciel.  »  (XII,  332.)  Voilà  Bossuet  bien 
réfuté  ;  et  du  même  coup  saint  Paul,  qui  demandait  à  la  grâce  de  le 
délivrer  «  de  ce  corps  de  mort  !»  (Rom.,  Vil,  24.) 


Avien  dico  vobis,  videbitis  cœlinn 
apertuin,  et  angelos  Dei  ascendentes  et 
descendantes. 

Je  vous  dis  en  vérité,  vous  verrez  les 
cieux  ouverts,  et  les  anges  de  Dieu  mon- 
tants et  descendants.  {Paroles  du  Fils  de 
Dieu  à  Naihanaël,  en  saint  Jean,  l,  51.) 

IL  paraît  par  les  saintes  Lettres  que  Satan  et  ses  anges  (') 
montent  et  descendent.  «  Ils  montent,  dit  saint  Bernard, 
par  l'orgueil,  et  ils  descendent  contre  nous  par  l'envie  ; 
Ascendit  sludio  vanitatis,  descendit  livore  inalignitatis  (").  Ils 
ont  entrepris  de  monter,  lorsqu'ils  ont  suivi  celui  qui  a  dit  : 
Ascendant...  «  Je  m'élèverai  et  je  me  rendrai  égal  au  Très- 
Haut.  »  Mais  leur  audace  étant  repoussée,  ils  sont  descen- 
dus, chrétiens,  pleins  de  rage  et   de   désespoir,   comme  dit 

a.  In  Ps.  Oui  habitat,  Serin,  xn  n.  2. 
I.  Var.  et   les  esprits  malins. 


92  rOUR  LA  FETE 


saint  Jean  dans  l'Apocalypse  :  «  O  terre,  ô  mer,  malheur  à 
vous  (')  ;  parce  que  le  diable  descend  à  vous  plein  d'une 
grande  colère  !  »  Vœ  terrœ,  et  ma?'i,  quia  descendit  diabohis 
ad  vos  habêiis  iram  magnam  {f)  !  Ainsi  son  élévation  pré- 
somptueuse (^)  est  suivie  d'une  descente  cruelle  ;  et  quoique 
Dieu  l'ait  banni  de  devant  sa  face,  n'ose-t-il  pas  encore  s'y 
présenter  pour  se  rendre  notre  accusateur,  selon  ce  qu'écrit 
le  même  apôtre  ?  N'est-ce  pas  pour  cela  qu'il  est  appelé  l'ac- 
cusateur des  fidèles,  <i  qui  les  accuse  nuit  et  jour  en  la  pré- 
sence de  Dieu:.»  Accusator  fratrtiin  nostroruni,  qui  acciisa- 
bat  il/os...  die  ac  nocie  (''')  ?  Et  en  effet,  ne  lisons-nous  pas 
qu'il  s'est  trouvé  avec  les  saints  anges  (^)  pour  accuser  le 
fidèle  Job  ?  Adfiiit  inter  eos  etiam  Satan  (').  Mais  étant 
monté  devant  Dieu,  pour  le  calomnier  avec  artifice,  il  est 
aussi  bientôt  descendu  pour  le  persécuter  avec  fureur  :  telle- 
ment que  toute  sa  vie  c'est  un  mouvement  éternel,  par 
lequel  il  monte  et  descend,  méditant  toujours  en  lui-même 
le   dessein  de  notre  ruine. 

Que  si  cet  esprit  malfaisant  se  remue  continuellement 
avec  ses  complices  pour  persécuter  les  fidèles,  chrétiens,  les 
saints  anges  ne  sont  pas  oisifs,  et  ils  se  remuent  pour  les 
secourir  :  c'est  pourquoi  vous  les  voyez  monter  et  descendre, 
ascendentes  et  descendentes  ;  et  j'espère  vous  faire  voir  aisé- 
ment que  tout  cela  se  fait  pour  notre  salut,  après  que  nous 
aurons  imploré  l'assistance  du  Saint-Esprit  par  l'intercession 
de  la  sainte  Vierge  :  Ave. 

Si  vous  n'avez  pas  assez  entendu  la  dignité  de  notre 
nature  et  la  grandeur  de  nos  espérances,  vous  le  pourrez 
connaître  aisément  par  la  sainte  solennité  que  nous  célé- 
brons en  cette  journée.  C'est  ici  qu'il  vous  faut  apprendre, 
par  la  sainte  société  que  nous  avons  avec  les  saints  anges, 
que  notre  origine  est  céleste,  que  l'homme  n'est  pas  ce  que 
nous  voyons  ;  et  que  ces  membres,  que  cette  figure,  et  enfin 

a.  Apoc,  xn,  12.  —  b.  Ibid.,  lo.  —  c.  Job,  I,  6.  —  Édit.  cum  illis. 

1.  Var.  malheur  à  la  terre,  malheur  à  la  mer  ! 

2.  Var.  trompeuse. 

3.  Var.  avec  les  enfants  de  Dieu. 


DES  SAINTS  ANGES  GARDIENS.  93 

tout  l'extérieur  de  ce  corps  mortel  nous  le  cache,  plutôt  qu'il 
ne  nous  le  montre.  Car  puisque  nous  voyons  ces  esprits 
bienheureux,  destinés  à  notre  conduite,  venir  converser  avec 
les  hommes,  et  se  faire  leurs  compagnons  et  leurs  frères  ; 
puisque  (')  l'amour  chaste  qu'ils  ont  pour  les  hommes  leur 
fait  quitter  le  ciel  pour  la  terre,  et  trouver  leur  paradis 
parmi  nous,  ne  devons-nous  pas  reconnaître  qu'il  y  a  quel- 
que chose  en  l'homme  qui  l'approche  de  ces  esprits  immor- 
tels, et  qui  est  capable  de  les  inviter  à  se  réjouir  de  notre 
alliance  ?  C'est  {^)  ce  que  le  grand  Augustin  (")  nous  ex- 
plique admirablement  par  cette  excellente  doctrine,  sur  la- 
quelle j'établirai  ce  discours  :  c'est  qu'encore  que  les  saints 
anges  soient  si  fort  au-dessus  de  nous  par  leur  dignité  natu- 
relle, il  ne  laisse  pas  d'être  véritable  que  nous  sommes 
égaux  en  ce  point,  que  ce  qui  rend  les  anges  heureux  fait  (^) 
aussi  le  bonheur  des  hommes  ;  que  nous  buvons  les  uns  et 
les  autres  à  la  même  fontaine  de  vie,  qui  n'est  autre  que  la 
Vérité  éternelle;  et  que  nous  pouvons  tous  chanter  ensemble, 
par  un  admirable  concert,  ce  verset  du  divin  Psalmiste  : 
Mihi  aiitein  adhœrere  Deo  bonum  est  (^)  :  «  Tout  mon  bien 
c'est  d'être  uni  à  mon  Dieu  »  par  de  chastes  embrassements, 
et  de  mettre  en  lui  mon  repos. 

Sur  ce  fondement,   chrétiens,  il  est  bien    aisé  d'établir  la 
société  de  l'homme  et  de  l'ange  :  car  c'est  une  loi  immuable, 

a.  In  Joati.  Tract,  xxni,  n.  5.  —  b.  Ps.,  Lxxn,  28. 

I.  /'cjr.  puisque,  touchés  d'un  pieux  désir  d'entrer  en  société  avec  les  hommes, 
ils  quittent... 

2.  V^ar.  (i'-'-'  rédaction.)  L'Église  catholique  a  plus  d'étendue  que  nous  ne  pen- 
sons. C'est  peu  pour  elle  d'être  répandue  sur  toute  la  surface  de  la  terre,  elle 
remplit  encore  les  cieu.x,  et  elle  les  peuple  de  ses  citoyens,  non  seulement  par 
le  moyen  des  saints  hommes  qu'elle  envoie  de  ce  lieu  d'exil  en  cette  céleste 
patrie,  mais  encore  par  les  esprits  bienheureux,  lesquels,  quoiqu'ils  ne  soient 
pas  conçus  dans  son  sein,  ne  laissent  pas  d'être  associés  à  son  unité.  C'est  ce 
qui  fait  dire  à  saint  Augustin,  dans  cet  excellent  Miuinel.,  qui  comprend  un  ad- 
mirable abrégé  de  toute  la  doctrine  évangélique,  c'est,  dis-je,  messieurs,  ce  qui 
lui  fait  dire  (Enchind.,  56)  que,  lorsque  nous  confessons  au  sacré  Symbole 
l'universalité  de  l'Église,  nous  y  comprenons  les  esprits  célestes,  qui  composent 
avec  nous  cette  sainte  et  bienheureuse  cité  en  laquelle  Dieu  amis  son  trône.  Ce 
que  nous  enseigne  le  grand  Augustin  de  la  société  de  l'homme  et  de  l'ange 
dans  l'unité  de  l'Église,  il  le  prouve  par  un  beau  principe  sur  lequel  j'établirai  ce 
discours. 

3.  Var.  c'est  ce  qui  fait. 


94  POUR  LA  FETE 


que  les  esprits  qui  s'unissent  à  Dieu  se  trouvent  en  même 
temps  tous  unis  ensemble.  Ceux  qui  puisent  dans  les  ruis- 
seaux, et  qui  aiment  les  créatures,  se  partagent  en  des  soins 
contraires,  et  divisent  leurs  affections.  Mais  ceux  (')  qui 
vont  à  la  source  même,  au  principe  de  tous  les  êtres,  c'est- 
à-dire,  au  souverain  bien,  se  trouvant  tous  en  cette  unité, 
et  se  rassemblant  à  ce  centre,  ils  y  prennent  un  esprit  de 
paix  et  un  saint  amour  les  uns  pour  les  autres  ;  tellement  (^) 
que  toute  leur  joie,  c'est  d'être  associés  éternellement  dans 
la  possession  de  leur  commun  bien  :  ce  qui  fait,  dit  saint 
Augustin,  qu'ils  font  tous  ensemble  un  même  royaume  et 
une  même  cité  de  Dieu  :  Habent  et  ciun  illo  cui  adJiœrent  et 
inter  se  societatem  sanctam,  stmtqtLe  una  civitas  Dei  ('').  D'où 
il  est  aisé  de  conclure  que  les  hommes,  non  moins  que  les 
anges,  étant  faits  pour  jouir  de  Dieu,  ils  {f)  ne  composent 
les  uns  et  les  autres  qu'un  même  peuple  et  un  même  empire, 
où  l'on  adore  le  même  prince,  où  l'on  est  régi  par  la  même 
loi,  je  veux  dire  par  la  charité,  qui  est  la  loi  des  esprits  cé- 
lestes et  la  loi  des  hommes  mortels  ;  et  qui,  se  répandant 
du  ciel  en  la  terre,  fait  une  même  société  des  habitants  de 
l'un  et  de  l'autre.  C'est,  mes  frères,  de  cette  alliance  que 
j'espère  vous  entretenir,  et  vous  en  montrer  les  secrets  dans 
le  texte  de  mon  évangile. 

Car  quel  est  ce  nouveau  spectacle  que  le  Sauveur  nous 
y  représente  .''  d'où  vient  que  les  cieux  sont  ouverts  }  et  que 
veulent  dire  ces  anges  qui  montent  et  descendent  d'un  vol 
si  léger  de  la  terre  au  ciel,  du  ciel  en  la  terre  ~i  Chrétiens, 
ne  voyez-vous  pas  que  ces  esprits  pacifiques  viennent  ré- 

a.  s.  Aug.,  De  Civit.  Dei,  lib.  XII,  cap.  ix. 

1.  Var.  Mais  ceux  qui  s'élèvent  au  principe  même,  et  s'attachent  au  souverain 
bien. 

2.  Var.  et  c'est  pourquoi,  dit  saint  Augustin,  étant  associés  si  étroitement  dans 
l'amour  de  leur  commun  bien,  ils  font  tous  ensemble  un  même  royaume. 

3.  Var.  ils  composent  les  uns  et  les  autres  une  même  Église,  et  un  peuple, 
dont  la  charité  est  la  loi,  et  dont  Jésus-Christ  est  le  prince.  Il  est  vrai  que  le 
péché,  qui  divise  tout,  avait  rompu  cet  accord  et  cette  alliance.  Les  anges  nous 
avaient  déclaré  la  guerre,  parce  que  nou;  l'avions  déclarée  à  Dieu  en  nous  joi- 
gnant au  parti  rebelle  de  leurs  compagnons  séditieux.  Mais  enfin  le  Sauveur 
JÉSUS  a  pacifié  le  ciel  et  la  terre;  il  a  réconcilié  les  esprits  célestes  avec  les 
hommes  mortels  ;  et  vous  en  voyez  une  preuve  dans  le  texte  de  mon  évangile. 


DES  SAINTS  ANGES  GARDIENS.  95 

tablir  le  commerce  que  les  hommes  (')  avaient  rompu  en 
prenant  le  parti  rebelle  de  leurs  séditieux  compagnons  ?  La 
terre  n'est  plus  ennemie  du  ciel  ;  le  ciel  n'est  plus  contraire 
à  la  terre  :  le  passage  de  l'un  à  l'autre  est  tout  couvert  (-) 
d'esprits  bienheureux,  dont  la  charité  officieuse  entretient 
une  parfaite  communication  entre  ce  lieu  de  pèlerinage  et 
notre   céleste  patrie. 

C'est,  messieurs,  pour  cette  raison  que  vous  les  voyez 
monter  et  descendre  :  ascendentes  et  descendcntes.  Ils  descen- 
dent de  Dieu  aux  hommes,  ils  remontent  des  hommes  à 
Dieu,  parce  que  la  sainte  alliance  {-'')  qu'ils  ont  renouvelée 
avec  nous  les  charge  d'une  double  ambassade.  Ils  sont  les 
ambassadeurs  de  Dieu  vers  les  hommes,  ils  sont  les  ambas- 
sadeurs des  hommes  vers  Dieu.  Quelle  merveille  !  nous  dit 
saint  Bernard  ;  chrétiens,  le  pourrez-vous  croire  :  ils  ne  sont 
pas  seulement  les  anges  de  Dieu,  mais  encore  les  anges  des 
hommes  :  Illos  iitique  spiritus  tam  felices,  et  tuos  ad 
nos,  et  nostios  ad  te  a7igelos  facis (f)  :  «  Oui,  Seigneur,  nous 
dit  ce  saint  homme,  ils  sont  vos  anges,  et  ils  sont  les  nôtres  ;  » 
anges,  c'est-à-dire  envoyés  :  ils  sont  donc  les  anges  de  Dieu, 
parce  qu'il  nous  les  envoie  pour  nous  assister  ;  et  ils  sont 
les  anges  des  hommes,  parce  que  nous  les  lui  renvoyons  pour 
l'apaiser  :  ils  viennent  à  nous,  chargés  de  ses  dons  ;  ils  re- 
tournent chargés  de  nos  vœux  :  ils  descendent  pour  nous 
conduire  ;  ils  remontent  pour  porter  à  Dieu  nos  désirs  et  nos 
bonnes  œuvres.  Tel  est  l'emploi  et  le  ministère  de  ces  bien- 
heureux gardiens  :  c'est  ce  qui  les  fait  monter  et  descendre, 
ascendentes  et  dcsùendentes.  Vous  voyez  en  ce  mouvement 
la  double  assistance  que  nous  recevons  par  leur  entremise  ; 
et  yous  voyez  les  deux  points  qui  partageront  ce  discours. 
Dans  le  texte  que  j'ai  rapporté,  la  descente  est  précédée  par 

a.  In  Ps.  Oui  habitat.  Servi,  xn,  n.  3. 

1.  Var.  le  commerce  que  nous  avions  rompu  par  nos  crimes  et  par  notre 
désobéissance.  Lorsque  le  commerce  entre  deux  villes  est  interdit,  on  ne  va  pas 
ordinairement  de  Tune  à  l'autre  ;  le  chemin  n'est  pas  battu.  Les  choses  vont  et 
viennent  continuellement  du  ciel  en  la  terre,  de  la  terre  au  ciel  :  le  commerce 
est  donc  rétabli. 

2.  r'tir.  rempli. 

3.  Var.  la  sainte  société  qu'ils  ont  renouée  avec  nous. 


gô  POUR  LA  FETE 


l'élévation  ;  mais  permettez-moi,  chrétiens,  que,  pour  suivre 
l'ordre  du  raisonnement,  je  laisse  un  peu  l'ordre  des  paroles, 
et  que  je  parle  avant  toutes  choses  de  leur  descente  mysté- 
rieuse. 

PREMIER    POINT. 

Il  ne  suffit  pas,  chrétiens,  que  nous  remarquions  aujour- 
d'hui que  les  anges  descendent  du  ciel  en  la  terre  :  si  vous 
n'entendez  rien  par  ce  mouvement  sinon  qu'ils  passent  d'un 
lieu  à  un  autre,  vous  n'avez  pas  encore  compris  le  mystère. 
Il  faut  élever  nos  pensées  plus  haut  et  concevoir  dans  cette 
descente  le  caractère  particulier  de  la  charité  des  saints 
anges,  qui  la  rend  différente  de  celle  des  hommes.  Je  m'ex- 
plique, et  je  dis,  messieurs,  qu'encore  que  la  charité  soit  la 
même  dans  les  anges  et  dans  les  hommes,  qu'elle  soit  dans 
tous  les  deux  de  même  nature,  qu'elle  dépende  d'un  même 
principe,  toutefois  elle  agit  en  eux  par  deux  mouvements 
opposés.  Elle  élève  les  hommes  mortels  de  la  terre  au  ciel, 
de  la  créature  au  Créateur  ;  au  contraire,  elle  pousse  les 
esprits  célestes  du  ciel  en  la  terre,  et  du  Créateur  à  la  créa- 
ture. La  charité  nous  fait  monter,  la  charité  les  fait  descen- 
dre. Chrétiens,  c'est  ce  grand  mystère  que  vous  compren- 
drez aisément,  si  vous  savez  faire  la  distinction  de  l'état  des 
uns  et  des  autres. 

Où  sommes-nous,  et  où  sont  les  anges  ?  quelle  est  notre 
vie,  et  quelle  est  la  leur  ?  Misérables  bannis  ('),  enfants 
d'Eve,  nous  sommes  ici  relégués  bien  loin  au  séjour  de  mi- 
sère et  de  corruption  {^)  :  pour  eux,  ils  se  reposent  dans  la 
patrie,  à  la  source  même  du  bien,  dans  le  centre  même  du 
repos  qu'ils  possèdent  par  la  claire  vue.  Nous  pleurons  et 
nous  soupirons  sur  les  fleuves  de  Babylone  :  ils  boivent  à 
longs  traits  les  eaux  toujours  vives  de  ce  fleuve  qui  réjouit 
la  cité  de  Dieu. 

Étant  donc  dans  des  états  si  divers,  que  ferons-nous  les 
uns  et  les  autres  ?  Les  hommes  demeureront-ils  liés  aux 
biens  périssables  dont  ils  sont  environnés  ;  et  les  anges  se- 

i.Var.  captifs. 

2.  Var.  nous  gémissons  dans  ce  lieu  d'exil  ;  ils  sont  attachés  immuablement... 


DES  SAINTS  ANGES  GARDIENS.  97 

roiu-ils  toujours  occupés  de  leur  paix  et  de  leur  repos,  sans 
penser  à  secourir  ceux  qui  travaillent  ?  Non,  mes  frères,  il 
n'en  est  pas  ainsi  :  la  charité  ne  le  permet  pas.  Elle  nous  fait 
monter,  elle  fait  descendre  les  anges  ;  elle  nous  trouve  au 
milieu  (')  des  biens  corruptibles,  elle  trouve  les  esprits  cé- 
lestes unis  immuablement  au  bien  éternel  :  elle  se  met  entre 
deux,  et  tend  la  main  aux  uns  et  aux  autres.  Elle  nous  dit 
au  fond  de  nos  cœurs  :  Vous  qui  êtes  parmi  les  créatures, 
gardez-vous  bien  (^)  de  vous  arrêter  aux  créatures  ;  mais 
dans  cette  bassesse  où  vous  êtes,  faites  qu'elles  vous  con- 
duisent au  Créateur  :  vous  qui  êtes  au  bord  des  ruisseaux, 
apprenez  à  remonter  à  la  source.  Elle  dit  aux  anges  célestes  : 
Vous  qui  jouissez  du  Créateur,  jetez  aussi  les  yeux  sur  ses 
créatures  ;  vous  qui  êtes  à  la  source,  ne  dédaignez  pas  les 
ruisseaux.  Ainsi  vous  voyez,  chrétiens,  qu'une  même  cha- 
rité, qui  remplit  les  anges  et  les  hommes,  meut  différemment 
les  uns  et  les  autres. 

Ce  que  voient  les  hommes  mortels  doit  leur  faire  chercher 
ce  qu'ils  ne  voient  pas  ;  tel  doit  être  le  progrès  de  leur  cha- 
rité. C'est  pourquoi  l'apôtre  saint  Jean,  le  disciple  chéri  de 
notre  Sauveur,  le  docteur  de  la  charité,  a  dit  ces  beaux 
mots  :  «  Celui  qui  n'aime  pas  son  frère  qu'il  voit,  comment 
pourra-t-il  aimer  Dieu  qu'il  ne  voit  pas  }  »  Qui  non  diligit 
fratrem  suum  quein  videt,  Deum  que^n  non  videt  quomodo 
potest  diligere  ('')  .^  Par  où  il  avertit  l'âme  chrétienne,  que  le 
mouvement  naturel  que  le  saint  amour  lui  doit  inspirer,  c'est 
de  s'exercer  sur  ce  qu'elle  voit,  pour  tendre  à  ce  que  les  sens 
ne  pénètrent  pas.  Aussi  est-ce  pour  cela  que  nous  avons  dit 
que  son  propre,  c'est  de  s'élever  :  Ascensiones  in  corde  suo 
disposuit  f).  Comme  elle  se  trouve  en  bas,  mais  se  dispose 
toujours  à  monter  plus  haut,  elle  regarde  la  terre  non  pas 
comme  un  siège  pour  se  reposer,  mais  comme  un  marche- 
pied pour  s'avancer  :  Scabelhtm  pedttui  tuorum  (').  Le  degré 


a.  IJoan.,  IV,  20.  —  b.  Ps.,  LXXXni,  6.  —  c.  Ps.,  CIX,  i. 

1.  Var.  elle  nous  trouve  au  milieu  des  créatures,  elle  trouve  les  esprits  célestes 
unis  éternellement  au  Créateur. 

2.  Var.  ne  vous  arrêtez  pas  aux  créatures;  mais  dans   cette  bassesse  où  vous 
êtes,  faites-vous-en  un  degré  pour  monter  plus  haut. 

Sermons  de  Bossuet.  —  III.  _ 


98  POUR  LA  FÊTE 


pour  aller  au  trône,  ce  n'est  pas  le  siège,  c'est  le  marchepied. 
Elevez-vous  sur  le  marchepied,  et  tâchez  d'arriver  au  trône. 
Il  n'en  est  pas  ainsi  des  saints  anges  :  unis  à  la  source  du 
bien  et  du  beau,  comme  nous  avons  déjà  dit,  ils  ne  peuvent 
pas  s'élever,  parce  qu'il  n'y  a  rien  au-dessus  de  ce  qu'ils 
possèdent.  Mais  la  charité  officieuse,  qui  nous  fait  monter 
pour  aller  à  eux,  les  rabaisse  aussi  pour  venir  jusqu'à  nous 
par  une  miséricordieuse  condescendance  ;  et  voilà  quelle  est 
la  descente  dont  il  est  parlé  dans  notre  évangile.     * 

Réjouissons-nous,  chrétiens,  de  cette  descente  bienheu- 
reuse, qui  unit  le  ciel  et  la  terre,  et  fait  entrer  les  esprits 
célestes  dans  une  sainte  société  avec  les  hommes.  O  bon- 
heur !  ô  miséricorde  !  Car,  mes  frères,  qui  le  pourrait  croire, 
que  ces  intelligences  sublimes  ne  dédaignent  pas  de  pauvres 
mortels  ;  qu'étant  au  séjour  de  la  félicité  et  au  centre  même 
du  repos,  elles  veulent  bien  se  mêler  parmi  nos  continuelles 
agitations,  et  lier  une  amitié  si  étroite  avec  des  créatures  si 
faibles  et  si  peu  proportionnées  à  leur  naturelle  grandeur  ? 
O  Dieu,  que  peuvent-elles  trouver  en  ce  monde,  que  peut 
produire  cette  terre  ingrate,  qui  soit  capable  d'y  attirer  ces 
glorieux  citoyens  du  paradis  ?  Chrétiens,  ne  l'ai-je  pas  dit  .-* 
c'est  la  charité  qui  les  pousse.  Mais  encore  n'est-ce  pas 
assez  ;  qui  ne  sait  que  la  charité  est  la  fin  générale  de  leurs 
actions  ?  Il  nous  faut  descendre  au  détail  des  motifs  particu- 
liers, qui  les  pressent  de  quitter  le  ciel  pour  la  terre. 

Pour  bien  entendre  cette  vérité,  ce  serait  peut-être  assez 
de  vous  dire  que  telle  est  la  volonté  de  leur  Créateur,  et  que 
c'est  l'unique  raison  que  désirent  de  si  fidèles  ministres  :  car 
ils  savent  que,  la  créature  étant  faite  par  la  seule  volonté  de 
son  Créateur,  elle  doit  vivre  toujours  souple  et  toujours  sou- 
mise à  cette  volonté  souveraine.  On  pourrait  encore  ajouter 
que  la  subordination  des  natures  créées  demande  que  ce 
monde  sensible  et  inférieur  soit  régi  par  le  supérieur  et  intel- 
ligible, et  la  nature  corporelle  par  la  spirituelle.  Que  si  on 
voulait  pénétrer  plus  loin,  il  serait  aisé  de  vous  faire  voir 
que,  les  hommes  étant  destinés  pour  réparer  les  ruines  que 
l'orgueil  de  Satan  a  faites  dans  le  ciel,  c'est  une  sagedispen- 


DES  SAINTS  ANGES  GARDIENS.  99 

sation  d'envoyer  les  anges  à  notre  secours  ;  afin  (')  qu'ils 
travaillent  eux-mêmes  aux  recrues  de  leurs  légions  {^),  en 
ramassant  cette  nouvelle  milice  qui  doit  rendre  leurs  troupes 
complètes.  Tous  ces  raisonnements  sont  solides  et  très  bien 
appuyés  sur  les  Écritures;  mais  je  laisserai  à  l'École  cette  belle 
théologie,  pour  m'attacher  à  une  doctrine  qui  me  semble  plus 
capable  de  toucher  les  cœurs. 

Je  dis  donc,  et  je  vous  prie  de  le  bien  entendre,  que  ce  qui 
attire  les  anges  (^),  ce  qui  les  fait  descendre  du  ciel  en  terre, 
c'est  le  désir  d'y  exercer  la  miséricorde.  Car  ils  savent,  ces 
esprits  célestes,  que  sous  un  Dieu  si  bon  et  si  bienfaisant, 
dont  les  miséricordes  n'ont  point  de  bornes,  «  dont  les  infinies 
misérations  éclatent  magnifiquement  par  dessus  tous  ses 
autres  ouvrages  ('')  ;  »  ils  savent,  dis-je,  que,  sous  ce  Dieu  il 
n'y  a  rien  de  plus  grand  ni  de  plus  illustre  que  de  secourir 
les  misérables.  Que  feront-ils,  qu'entreprendront-ils  ?  Ils  n'en 
trouvent  point  dans  le  ciel,  ils  en  viennent  chercher  sur  la 
terre.  Là  ils  ne  voient  que  des  bienheureux  :  ils  quittent  ce 
lieu  de  bonheur,  afin  de  rencontrer  des  affligés.  Apprenez 
ici,  chrétiens,  de  quel  prix  sont  les  œuvres  de  miséricorde. 
Il  manque,  ce  semble,  quelque  chose  au  ciel,  parce  qu'on  ne 
peut  pas  les  y  pratiquer.  Encore  qu'on  y  voie  Dieu  face  à 
face,  encore  qu'il  y  enivre  les  esprits  célestes  du  torrent  de 
ses  voluptés,  toutefois  leur  félicité  n'est  pas  accomplie,  parce 
qu'il  n'y  a  point  de  pauvres  que  l'on  assiste,  point  d'affligés 
que  l'on  console,  point  de  faibles  que  l'on  soutienne,  enfin 
point  de  misérables  que  l'on  soulage.  Mais  ils  ne  découvrent 
autre  chose  en  ce  lieu  d'exil  ;  c'est  pourquoi  vous  les  voyez 
accourir  en  foule.  Ils  pressent  les  cieux   de  s'ouvrir,  et   ils 

a.  Ps.,  cxLiv,  9. 

1.  Var.  pour  être  coopérateurs  de  notre  salut. 

2.  Var.  de  leurs  légions,  diminuées  par  la  désertion  des  anges  rebelles. 

3.  Un  fragment,  que  Deforis  renvoie  vers  la  fin  du  premier  point,  semble  se 
rapporter  plutôt  à  cet  endroit  : 

«  CommeJÉsus-CHRiST:  ils  suivent  les  mouvements  de  leur  Maître:  Ascenden- 
tes  et descende7ites.0yit\\t.\>fa.\\\.é  nous  veulent-ils.'' celle  qu'ils  ont:  la  charité.  Car 
ils  aiment  la  charité,  parce  que  la  charité  vient  de  Dieu.  Les  hommes  commen- 
cent par  l'amour  fraternel  pour  aller  à  Dieu  ;  les  anges,  par  l'amour  de  Dieu 
pour  aller  aux  hommes.  Ils  voient  Dieu  dans  les  âmes,  quand  ils  y  voient  la  cha- 
rité ;  ils  voient  le  ruisseau  dans  la  source,  ils  voient  comment  il  n'en  est  pas 
séparé  ;  ils  voient  ce  Dieu  amour,  faisant  en  nous  l'amour  :  Intics  inhabitat  Deus.^ 


lOO  POUR  LA  FETE 


descendent  impétueusement  du  ciel  en  la  terre  :  Videbitis 
cœlos  apertos  ;  tant  ils  trouvent  de  contentement  à  exercer  les 
œuvres  de  miséricorde.  Ah  !  mes  frères,  le  grand  exemple 
pour  nous,  qui  sommes  au  milieu  des  maux,  dans  le  pays 
propre  de  la  misère  ! 

Mais  disons   encore,  mes    frères,  pour  consoler  ceux  qui 
s'y  appliquent,  disons  et  tâchons  de  le  bien  entendre,  quels 
charmes,  quel   agrément  et  quelle  douceur  trouvent  ces  es- 
prits bienheureux  à  se  mêler  parmi  nos  faiblesses,  et  à  pren- 
dre part  dans  nos  peines.  Il  en  faut  aujourd'hui  expliquer  la 
cause  ;  et  la  voici,  si  je  ne  me  trompe,  autant  qu'il  est  permis 
à  des  hommes  de  pénétrer  de  si  hauts  mystères.  C'est  qu'ils 
voient  face    à   face  et  à  découvert   cette  bonté    infinie  de 
Dieu  {"■)  ;  ils  voient  ces  entrailles  de  miséricorde  et  cet  amour 
paternel  par  lequel  il  embrasse  ses  créatures  ;  ils  voient  que 
de  tous  les  titres   augustes  qu'il  se  donne    lui-même   dans 
ses  Ecritures,  c'est  celui  de  bon  et  de  charitable,  de  père  de 
miséricorde  et  de   Dieu  de  toute  consolation  (^'),  dont  il  se 
glorifie  davantage.  Ils  sont  ravis  en  admiration  ('),  chrétiens, 
de  cette  bonté  infinie   et    infiniment   gratuite,   par  laquelle 
il  délivre  les  hommes  pécheurs  de   la   damnation  qu'ils  ont 
méritée.    Mais  en  considérant    ce  qu'il  donne   aux   autres, 
ils    savent  bien   reconnaître  ce  qu'ils  doivent  en  particulier 
à  cette  bonté.    Ils  se   considèrent  eux-mêmes  comme  des 
ouvrages   de  grâce,   comme  des   miracles   de  miséricorde  ; 
car  n'est-ce  pas  la  bonté  de  Dieu  qui  les  a  tirés   du  néant, 
qui  les  a  remplis  de  la  lumière  dès  l'instant  qu'il   les   a   for- 
més :  Simul  ut  facti  sunt,  lux  facti  sîint  (')  ;    «  et  qui  en 
créant  leur  nature  leur  a  en  même  temps  accordé  sa  grâce  :  » 
simul  in   eis  et  condens  naturam,  et   largiens  gratiam  i^)  ? 
N'est-ce  pas  Dieu  qui  les  a  créés  avec   l'amour  chaste  par 
lequel  ils  se  sont  attachés  à  lui  ;  qui  les  a  faits,  et  les  a  faits 
bons  ;  qui,  étant   l'auteur   de   leur  être,   l'est  aussi   de   leur 
sainteté,   et  conséquemment   de  leur  béatitude  ?  Ils  doivent 
donc  aussi  bien  que  nous,  ils  doivent  tout  ce  qu'ils  sont  à  la 

a.  Marc,  x,  i8.  —  b.W  Cor.,  l,  3.  —  c.  S.  Aug.,  De  Civit.  Dei,  lib.  XI,  cap.  xi. 
—  d.  Ibid.,  lib.  XII,  cap.  ix. 
I.  Var.  ils  sont  étonnés. 


DES  SAINTS  ANGES  GARDIENS.  lOI 

grâce  et  à  la  miséricorde  divine.  Elle  se  montre  différem- 
ment  en  eux  et  en  nous;  mais  toujours,  dit  saint  Fulgence  ("), 
c'est  la  même  «i^râce  :  Una  est  in  lUroijitc  gratia  operata  ; 
«  elle  nous  a  relevés,  mais  elle  a  empêché  leur  chute  :  » 
in  illo,  ne  caderet  ;  in  koe,  îU  sitrgeret  ;  «  elle  nous  a  guéris  de 
nos  blessures  ;  en  eux  elle  a  prévenu  le  coup  :  »  in  illo,  ne 
vnlneraretur  ;  in  isto,  ut  sanai'etur  ;  «  elle  a  remédié  à  nos 
maladies  ;  elle  n'a  pas  permis  qu'ils  fussent  malades  :  »  ab  hoc 
injir mitât eni  repulit ;  illum  i7ifirmari  non  sivit.  Reconnaissez 
donc,  b  saints  anges,  que  vous  devez  tout,  aussi  bien  que 
nous,  à  la  miséricorde  divine. 

Ils  le  reconnaissent,  mes  frères  :  et  c'est  aussi  pour  cette 
raison  que,  désirant  honorer  la  miséricorde  qui  a  été  exer- 
cée sur  eux,  ils  s'empressent  de  l'exercer  sur  les  autres  :  car 
le  meilleur  moyen  de  la  reconnaître,  chrétiens,  c'est  de  l'imi- 
ter, et  d'ouvrir  nos  mains  sur  nos  frères,  comme  nous  voyons 
les  siennes  ouvertes  sur  nous  :  Estote  miséricordes,  sicnt  [et^ 
Pater  vester  ifiisericors  est  {^')  :  «Soyez,  dit-il,  miséricordieux, 
comme  votre  Père  céleste  est  miséricordieux.  Revêtez-vous 
comme  des  élus  de  Dieu,  saints  et  bien-aimés,  d'entrailles 
de  miséricorde  :  »  Induite  vos,  sicut  electi  Dei,  sancti  et  di- 
lecti,  viscera  inisericordiœ  {f).  Imitez  ce  que  vous  recevez, 
et  prenez  plaisir  de  donner  en  actions  de  grâces  de  ce  qu'on 
vous  donne.  Celui-là  ne  sent  pas  un  bienfait,  qui  ne  sait  ce 
que  c'est  que  de  bienfaire;  et  il  méprise  la  miséricorde,  puis- 
qu'il n'a  pas  soin  de  la  pratiquer.  C'est  pourquoi  les  anges 
célestes,  de  peur  d'être  ingrats  envers  le  Créateur,  aiment  à 
être  bienfaisants  envers  ses  créatures.  La  miséricorde  qu'ils 
font  glorifie  celle  qu'ils  reçoivent  :  ils  savent  (je  vous  prie, 
remarquez  ceci)  que  Dieu  exige  deux  sacrifices,  l'un  pour 
honorer  sa  miséricorde,  et  l'autre  pour  reconnaître  sa  justice  : 
l'un  détruit,  et  l'autre  conserve  ;  l'un  est  un  sacrifice  qui 
tue,  l'autre  un  sacrifice  qui  sauve  :  Qui  facit  misericordiam, 
offert  sacrifie ium  ('^). 

D'où  vient  cette  diversité  ?  Elle  dépend  de  la  différence 
de  ces  deux  divins  attributs.  La  justice  divine   poursuit  les 

a.  Ad  Trasiinund.,  lib.  II,  cap.  m.  —  b.  Luc,  vi,  36.  —  c.  Coloss.,  m,  12. 

—  d.Eccli.,  y.y.yiY,  5. 


I02  POUR  LA  FETE 


pécheurs  ;  elle  lave  ses  mains  dans  leur  sang,  elle  les  perd, 
elle  les  dissipe  :  Pej'eant  peccato7'es  afacie  Dei  {'').  Au  con- 
traire la  miséricorde  ne  veut  pas  que  personne  périsse,  non 
vult  perire  quemquam  (').  «  Elle  pense  des  pensées  de  paix, 
et  non  pas  des  pensées  de  destruction  :  »  Ego  cogito  super 
vos  cogitationespacis,  et  non  ajflictionis  {^).  Que  ces  deux 
attributs  sont  opposés  !  Aussi,  messieurs,  les  honore-t-on 
par  des  sacrifices  divers.  A  cette  justice  qui  rompt  et  qui 
brise,  qui  renverse  les  montagnes  et  arrache  les  cèdres  du 
Liban,  c'est-à-dire,  qui  extermine  les  pécheurs  superbes,  il 
lui  faut  des  sacrifices  sanglants  et  des  victimes  égorgées, 
pour  marquer  la  peine  qui  est  due  au  crime.  Mais  pour  cette 
miséricorde. toujours  bienfaisante,  qui  guérit  ce  qui  est  blessé, 
qui  affermit  ce  qui  est  faible,  et  qui  vivifie  ce  qui  est  mort, 
elle  veut  qu'on  lui  offre  en  sacrifice,  non  des  victimes  dé- 
truites, mais  des  victimes  conservées,  c'est-à-dire  des  pau- 
vres soulagés,  des  infirmes  soutenus,  des  morts  ressuscites, 
c'est-à-dire  des  pécheurs  convertis.  Tels  sont,  mes  frères, 
les  sacrifices  qui  honorent  la  miséricorde  divine  :  c'est  ainsi 
qu'elle  veut  être  reconnue. 

Venez  donc,  anges  célestes,  honorer  cette  bonté  souve- 
raine :  venez  tous  ensemble  (')  chercher  sur  la  terre  les  vic- 
times qu'elle  demande  ;  vous  ne  les  pouvez  trouver  dans  le 
ciel.  «  On  n'y  peut  exercer  de  miséricorde,  parce  qu'il  n'y  a 
point  de  misères  :  »  Ibinulla  miseria  est,  in  qua  fiât  miseri- 
cordia  {'').  Peut-on  consoler  les  affligés,  où  toutes  les  larmes 
sont  essuyées  ?  peut-on  secourir  ceux  qui  travaillent,  où  tous 
les  travaux  sont  finis  ?  »  peut-on  visiter  les  prisonniers  où  tout 
le  monde  jouit  de  la  liberté  ?  peut-on  recueillir  les  étrangers, 
où  nul  n'est  reçu  que  les  citoyens  }  Ici  toutes  les  misères 
abondent  ;  c'est  leur  pays,  c'est  leur  lieu  natal.  O,  mes  frères, 
la  riche  moisson  pour  ces  esprits  bienfaisants,  qui  cherchent 


a.  Ps.^  LXVii,  3.  —  b.  Jer.,  XXIX,  il.  —  c.  S.  Aug.,  Enar.  in  Ps.  CXLVIII, 
n.  8. 

1.  Ceci  n'est  pas  une  citation  textuelle.  Deforis  renvoie  à  II  Peir.,  m,  9,  où 
nous  lisons  :  Nolens  aliquos  perire,  scd  ovines  ad  pœnitentiam  reverti.  Saint 
Paul  dit  de  son  côté  :  Omnes  hoiiiines  vult  salvosfieri^et  ad  agnitionem  veritatis 
venire.  (I  Tint.,  Il,  4.) 

2.  Deforis  place  ici  la  note  que  nous  avons  donnde  plus  haut  ("p.  98). 


DES  SAINTS  ANGES  GARDIENS. 


103 


I 


à  exercer  la  miséricorde  !  Il  n'y  a  (')  que  des  misérables, 
parce  qu'il  n'y  a  que  des  hommes.  Tous  les  hommes  sont 
des  prisonniers,  chargés  des  liens  de  ce  corps  mortel  :  esprits 
dégagés,  aidez-les  à  porter  ce  pesant  fardeau  ;  soutenez  l'âme, 
qui  doit  tendre  au  ciel,  contre  le  poids  de  la  chair,  qui  l'en- 
traîne en  terre.  Tous  les  hommes  sont  des  ignorants,  qui 
marchent  dans  les  ténèbres  :  esprits  qui  voyez  la  lumière 
pure,  dissipez  les  nuages  qui  nous  environnent.  Tous  les 
hommes  sont  attirés  par  les  biens  sensibles  :  vous  qui  buvez 
à  la  source  même  des  voluptés  chastes  et  intellectuelles, 
rafraîchissez  notre  sécheresse  par  quelques  gouttes  de  cette 
céleste  rosée.  Tous  les  hommes  ont  au  fond  de  leurs  âmes 
un  malheureux  germe  d'envie,  toujours  fécond  en  procès, 
en  querelles,  en  murmures,  en  médisances,  en  divisions  : 
esprits  charitables,  esprits  pacifiques,  calmez  la  tempête  de 
nos  colères,  adoucissez  l'aigreur  de  nos  haines,  "soyez  des 
médiateurs  invisibles  pour  réconcilier  en  Notre  Seigneur 
nos  cœurs  ulcérés. 

Mais,  mes  frères,  quand  aurai-je  fait,  si  j'entreprends  de 
vous  raconter  tout  ce  que  font  ces  esprits  célestes,  qui  des- 
cendent pour  notre  secours  ?  Ils  s'intéressent  à  tous  nos 
besoins,  ils  ressentent  toutes  nos  nécessités  :  à  toute  heure 
et  à  tous  moments  ils  se  tiennent  prêts  pour  nous  assister  ; 
gardiens  toujours  fervents  et  infatigables,  sentinelles  qui 
veillent  toujours,  qui  sont  en  garde  autour  de  nous  nuit  et 
jour(^),  sans  se  relâcher  un  instant  du  soin  qu'ils  prennent  de 
notre  salut.  Heureux  mille  et  mille  fois,  d'avoir  toujours  à 
nos  côtés  de  si  puissants  protecteurs  ! 

Mais  quelles  actions  de  grâces  leur  rendrons-nous,  et 
comment  reconnaîtrons-nous  leurs  soins  assidus  ?  Combien 
s'empresse  le  jeune  Tobie  à  remercier  le  saint  ange  qui 

1.  Var.  Autant  d'hommes  que  vous  voyez,  autant  d'infirmes  et  de  misérables, 
dont  l'extrême  nécessité  a  besoin  de  votre  secours.  Ils  y  viennent,  n'en  doutez 
pas,  et  c'est  pour  cela  qu'ils  descendent  :  FiV//  ajtgelos  descendentes.  Et  quelle 
œuvre  de  miséricorde  ne  pratiquent-ils  pas  parmi  nous  ? 

2.  Dans  ces  redondances,  on  peut  soupçonner  quelques  variantes^  que 
Deforis  aura  prises  pour  des  additions.  Nous  regrettons  vivement  l'absence 
du  manuscrit  ;  jusqu'à  ce  qu'il  se  retrouve,  il  y  aurait  péril  à  faire  le  triage, 
sauf  dans  le  cas  d'évidence  absolue. 


I04  POUR  LA  FETE 


l'avait  conduit  durant  son  voyage  (")  !  Ceux-ci  nous  gardent 
toute  notre  vie.  Ces  princes  de  la  cour  céleste,  non  contents 
de  devenir  compagnons  des  hommes,  se  rendent  leurs  mi- 
nistres et  leurs  serviteurs  depuis  leur  naissance  jusqu'à  leur 
mort  (')  :  et  ils  (-)  ne  rougissent  pas  d'être  ingrats  d'une  telle 
miséricorde  !  A  Dieu  ne  plaise  que  nous  le  soyons  :  chré- 
tiens, étudions-nous  à  récompenser  leurs  services.  Ah  !  qu'il 
est  aisé  de  les  contenter  !  ils  descendent  pour  notre  salut 
du  ciel  en  la  terre  :  savez-vous  ce  qu'ils  demandent  en  re- 
connaissance }  Qu'ils  ne  soient  pas  venus  inutilement,  que 
nous  ne  les  déshonorions  pas  en  les  renvoyant  les  mains 
vides.  Ils  sont  venus  à  nous,  pleins  des  dons  célestes,  dont 
ils  ont  enrichi  nos  âmes  ;  ils  demandent  pour  récompense 
que  nous  les  chargions  de  nos  prières,  et  qu'ils  puissent 
présenter  à  Dieu  quelque  fruit  des  grâces  qu'il  nous  a  distri- 
buées par  leur  entremise.  O  les  amis  désintéressés,  amis 
commodes  et  officieux,  qui  se  croient  payés  de  tous  leurs 
bienfaits,  quand  on  leur  donne  de  nouveaux  sujets  d'exercer 

a.   Tob.,  XII,  2  et  seq. 

1.  Première  rédaction^  ou  fragment  conservé,  en  note,  par  Deforis  :  «  Les  saints 
anges  nous  assistent  extérieurement,  en  diminuant  les  efforts  du  diable,  à  qui  ils 
font  la  guerre  sans  aucune  trêve.  Raphaël  lie  Asmodée,  démon  de  l'incontinence. 
Ils  nous  secourent  par  une  secrète  intelligence  qu'ils  ont  entre  eux,  pour  con- 
courir tous  ensemble  au  salut  des  hommes  qui  leur  sont  commis.  Deux  personnes 
sont  ennemies  :  leurs  saints  anges  sont  amis  et  concourent  à  les  réunir  ;  ce  sont 
des  amis  communs  et  des  médiateurs  invisibles.  Ils  nous  assistent  aussi  intérieu- 
rement. Si  nous  avions  tout  à  coup  les  yeux  ouverts,  et  que  nous  vissions  tous 
les  anges  de  cette  assemblée,  quelle  joie  ce  beau  spectacle  ne  nous  causerait-il 
pas  !  Ils  attendent  ce  que  nous  leur  ordonnerons,  les  requêtes  dont  nous  les 
chargerons  pour  Dieu.  Ils  y  portent  le  bien  et  le  mal.  Quand  ils  retournent,  leurs 
saints  compagnons  leur  demandent  de  nos  nouvelles.  Si  nous  faisons  pénitence, 
c'est  pour  eux  le  sujet  d'une  grande  ']o\G,gaudhi})!...  in  cœlo  (Luc.,xv,  7).  Si  nous 
nous  endurcissons  contre  Dieu,  ces  anges  de  paix,  qui  voulaient  nous  procurer 
le  salut,  ressentent  une  douleur  amère  de  notre  état  :  Aiigeli  pacis  amare 
flehujit  (Is.  XXXIII,  7).  Notre  société  envers  eux  est  de-  converser  avec  eux  : 

nostra  conversaiio  in  cœlis  est  (Philip.,  m,  20).  Si  un  homme  passe  seulement 
d'une  rue  à  l'autre  pour  nous  venir  voir,  nous  croyons  être  incivils,  si  nous  ne 
conversons  avec  lui.  Les  anges  viennent  du  ciel  en  la  terre,  et  nous  ne  serions 
pas  soigneux  de  converser  avec  eux  !  Deux  choses  sont  nécessaires  pour  cette 
conversation  :  il  faut  les  écouter  et  leur  parler.  Si  nous  ne  les  écoutons,  ils  nous 
quitteront  :  Fugiamus  hi?ic  :  «  Fuyons  d'ici,  »  disaient-ils  autrefois  dans  le 
tabernacle.  Quittons,  quittons  les  hommes  :  il  n'y  a  que  dissension,  qu'envie, 
qu'injustice  parmi  eux  ;  retournons  au  lieu  de  notre  paix.  » 

2.  Ils,  c'est-à-dire,  les  hommes.  (Négligence.) 


DES  SAINTS  ANGES  GARDIENS.  IO5 

leur  miséricorde  !  Ils  sont  descendus  pour  l'amour  de  nous  ; 
chrétiens,  les  voilà  prêts,  ils  s'en  retournent  pour  notre  ser- 
vice :  après  nous  avoir  apporté  des  grâces,  ils  s'offrent  encore 
à  porter  nos  vœux  pour  nous  en  attirer  de  nouvelles.  Usez, 
mes  frères,  de  leur  amitié  :  il  faut,  s'il  se  peut,  vous  y  obliger 
par  cette  seconde  partie. 

SECOND    POINT. 

Encore  que  vous  voyiez  remonter  au  ciel  vos  fidèles  et 
bien-aimés  gardiens,  n'appréhendez  pas  qu'ils  vous  aban- 
donnent. Ils  peuvent  changer  de  lieu,  mais  ils  ne  changent 
pas  de  pensée  ;  et,  comme  ils  quittent  le  ciel  sans  perdre  leur 
gloire,  ils  quittent  la  terre  sans  perdre  leurs  soins.  Quoiqu'ils 
descendent  du  ciel,  lieu  de  félicité  ('),  ils  ne  laissent  pas  de 
la  conserver  :  autrement,  nous  dit  saint  Grégoire,  «  pour- 
raient-ils illuminer  les  aveugles,  si  eux-mêmes  perdaient  leur 
lumière  ?  »  Fontem  lucis  qnem  eç^rcdientes  perderent,  ccccis 
mtllatenti^  propmareitt  (").  Ainsi,  lorsqu'ils  marchent  à  notre 
secours,  lorsqu'ils  viennent  combattre  pour  nous,  leur  béati- 
tude les  suit  partout  ;  et  c'est  peut-être  en  vue  d'un  si  grand 
mystère  que  Débora,  glorifiant  Dieu  de  la  victoire  qu'il  lui 
a  donnée,  dit  ces  mots  au  livre  des  Juges  :  Stcllœ,  inanentcs 
iii  ordine  suo,  adversus  Sisaram  p7ignaveru7it  (*)  :  «  Les 
étoiles,  demeurant  en  leur  ordre,  ont  combattu  pour  nous 
contre  Sisara  ;  »  c'est-à-dire,  les  anges,  qui  brillent  au  ciel 
comme  des  étoiles  pleines  d'une  lumière  divine,  ont  com- 
battu pour  nous  contre  Sisara,  contre  l'ancien  ennemi  du 
peuple  de  Dieu  :  adverstis  Sisaram  pugiiaveriuit ;  mais  en 
s'avançant  pour  nous  secourir,  ils  sont  demeurés  en  leur 
ordre  :  maiientes  in  ordine  suo  ;  et  ils  n'ont  pas  quitté  la 
place  que  leurs  mérites  leur  ont  acquise  dans  la  béatitude 
éternelle.  Concluez  de  là,  chrétiens,  qu'ils  apportent,  venant 
sur  la  terre,  la  gloire  dont  ils  jouissent  au  ciel  ;  et  qu'ils  por- 
tent avec  eux,  retournant  au  ciel,  les  mêmes  soins  qu'ils  ont 
sur  la  terre.  Ils  y  vont  traiter  nos  affaires,  ils  y  vont  repré- 

a.  Moral,  in  Job,  lib.  II,  cap.  ni.  —  b.  Jjtdic,  V,  20. 

I.  l^ar.  Quand  ils  descendent  du  ciel,  leur  félicité  les  suit'partout. 


I06  POUR  LA  FÊTE 


senter   nos    nécessités,    ils   y   portent     nos    prières  et    nos 
oraisons. 

Pour  quelle  raison  a-t-il  plu  à  Dieu  qu'elles  lui  soient 
présentées  par  le  ministère  des  anges  ?  C'est  un  secret  de 
sa  providence  que  je  n'entreprends  pas  de  vous  expliquer  ; 
mais  il  me  suffit  de  vous  assurer  qu'il  n'est  rien  de  mieux 
fondé  sur  les  Écritures,  Et  afin  que  vous  entendiez  combien 
cette  entremise  des  esprits  célestes  est  utile  pour  notre  salut, 
je  vous  dirai  seulement  ce  mot  :  c'est  qu'encore  que  les 
oraisons  soient  d'une  telle  nature  qu'elles  s'élèvent  tout 
droit  au  ciel,  ainsi  qu'un  encens  agréable  que  le  feu  de  l'a- 
mour divin  fait  monter  en  haut  ;  néanmoins  le  poids  de  ce 
corps  mortel  leur  apporte  beaucoup  de  retardement.  Trou- 
vez bon  ici,  chrétiens,  que  j'appelle  le  témoignage  de  vos 
consciences.  Quand  vous  offrez  à  Dieu  vos  prières,  quelle 
peine  d'élever  à  lui  vos  esprits  !  au  milieu  de  quelles  tem- 
pêtes formez-vous  vos  vœux  !  combien  de  vaines  imagina- 
tions, combien  de  pensées  vagues  et  désordonnées  ('),  com- 
bien de  soins  temporels  qui  se  jettent  continuellement  à  la 
traverse,  pour  en  interrompre  le  cours  !  Étant  donc  ainsi 
empêchées,  croyez-vous  qu'elles  puissent  s'élever  au  ciel,  et 
que  cette  prière  faible  et  languissante,  qui,  parmi  tant  d'em- 
barras qui  l'arrêtent,  à  peine  a  pu  sortir  de  vos  cœurs,  ait  la 
force  de  percer  les  nues  et  de  pénétrer  jusqu'au  haut  des 
cieux  ?  Chrétiens,  qui  pouriait  le  croire  ?  Sans  doute  elles 
retomberaient  de  leur  poids,  si  la  bonté  de  Dieu  n'y  avait 
pourvu.  Je  sais  bien  que  Jésus-Christ,  au  nom  duquel  nous 
les  présentons,  les  fait  accepter.  Mais  il  a  envoyé  son  ange, 
que  Tertullien  appelle  l'ange  d'oraison  {")  :  c'est  pourquoi 
Raphaël  disait  à  Tobie  :  «  J'ai  offert  à  Dieu  tes  prières  :  » 
Obhdi  oratiotiem  tuani  Domino  (''').  Cet  ange  vient  recueillir 
nos  prières,  et  «  elles  montent,  dit  saint  Jean  ('),  de  la  main 
de  l'ange  jusqu'à  la  face  de  Dieu  :  »  Et  asce7idit  fumus  in- 
censorum  de  orationibus  sanctorum  de  manu  angeli  coram  Dec. 
Voyez  comme  elles  montent  de  la  main  de  l'ange  :  admirez 
combien  il  leur  sert  d'être   présentées  d'une   main  si  pure. 

a.  De  Orai.,  n.  12.  —  b.  Tob.,  xil,  12.  —  c.  Apoc,  vill,  4. 
I.  Var.  frivoles,  —  mal  digérées. 


DES  SAINTS  ANCiES  GARDIENS.  IO7 

Elles  montent  de  la  main  de  l'ange,  parce  que  cet  ange,  se 
joignant  à  nous  et  aidant  par  son  secours  nos  faibles  prières, 
leur  prête  ses  ailes  pour  les  élever,  sa  force  pour  les  sou- 
tenir, sa  ferveur  pour  les  animer  {"). 

Que  nous  sommes  heureux,  mes  frères,  d'avoir  des  amis 
si  officieux,  des  intercesseurs  si  fidèles,  des  interprètes  si 
charitables  !  Mais  ils  ne  se  contentent  pas  de  porter  nos 
vœux;  ils  offrent  nos  aumônes  et  nos  bonnes  œuvres  :  ils 
recueillent  jusqu'à  nos  désirs  ;  ils  font  valoir  devant  Dieu 
jusqu'à  nos  pensées.  Surtout  qui  pourrait  assez  exprimer 
combien  abondante  est  leur  joie  quand  ils  peuvent  (^)  présen- 
ter à  Dieu,  ou  les  larmes  des  pénitents,  ou  les  travaux  souf- 
ferts pour  l'amour  de  lui  en  humilité  et  en  patience  ?  Car 
pour  les  larmes  des  pénitents,  chrétiens,  que  puis-je  dire  de 
l'estime  qu'ils  font  d'un  si  beau  présent  ?  Comme  ils  savent 
que  la  conversion  des  hommes  pécheurs  fait  la  fête  et  la 
joie  des  esprits  célestes,  ils  assemblent  leurs  saints  compa- 
gnons ;  ils  leur  racontent  les  heureux  succès  de  leurs  soins 
et  de  leurs  conseils  :  Enfin  ce  rebelle  endurci  a  rendu  les 
armes,  cette  tête  superbe  s'est  humiliée,  ces  épaules  indomp- 
tables ont  subi  le  joug,  cet  aveugle  a  ouvert  les  yeux  et 
déplore  les  erreurs  de  sa  vie  passée  :  il  a  rompu  ces  liens 
trop  doux  qui  tenaient  son  âme  captive,  il  renonce  à  tous 
ces  trésors  amassés  par  tant  de  rapines  ;  les  pleurs  (^)  du  pu- 
pille ont  percé  son  cœur;  il  se  résout  de  faire  justice  à  la 
veuve  qu'il  a  opprimée.  Là-dessus  il  s'élève  un  cri  d'allé- 
gresse parmi  les  esprits  bienheureux  ;  le  ciel  retentit  de  leur 
joie,  et  de  l'admirable  cantique  par  lequel  ils  glorifient  Dieu 
dans  la  conversion  des  pécheurs. 

«  Prends  courage,  âme  pénitente,  considère  attentivement 
en  quel  lieu  l'on  se  réjouit  de  ta  conversion  :  »  Heits  tu,  pec- 
cator  !  bono  animo  sis  :  vides  ubi  de  tuo  reditu -gaudeatur  ("). 


a  Tertull.,  De  Pœ?nt.,  n.  8. 

1.  Var.  Il  les  porte,  dit  saint  Jean,  à  cet  autel  d'or,  qui  nous  signifie  JÉSUS- 
Christ,  en  qui  seul  nos  prières  sont  sanctifiées,  et  au  nom  duquel  elles  sont 
reçues  :  ad  altdre  aurenm. 

2.  Var.  porter  au  ciel. 

3.  Var.  les  cris  de  l'orphelin  ont  touché. 


I08  POUR  LA   FÊTE 


Et  pour  vous  qui  vivez  dans  les  aftiictions,  ou  qui  languis- 
sez dans  les  maladies  :  si  vous  souffrez  vos  maux  avec  pa- 
tience, en  bénissant  la  main  qui  vous  frappe  ;  quoique  vous 
soyez  peut-être  le  rebut  du  monde,  réjouissez-vous  en  Notre 
Seigneur  de  ce  que  vous  avez  un  ange  qui  tient  compte  de 
vos  travaux.  Mon  cher  frère,  je  te  le  veux  dire  pour  te 
consoler,  il  regarde  avec  respect  tes  douleurs  ('),  comme  de 
sacrés  caractères  qui  te  rendent  semblable  à  un  Dieu  souf- 
frant. Je  dis  quelque  chose  de  plus,  il  les  regarde  avec  jalou- 
sie ;  et  afin  de  le  bien  entendre,  remarquez,  s'il  vous  plaît, 
messieurs,  que  ce  corps  qui  nous  accable  de  maux,  nous 
donne  cet  avantage  au-dessus  des  anges,  de  pouvoir  souffrir 
pour  l'amour  de  Dieu,  de  pouvoir  représenter  en  notre  corps 
glorieux  la  vie  glorieuse  de  Jésus,  en  notre  corps  mortel  et 
passible  la  vie  souffrante  du  même  Jésus  :  Ut  vita  J esu mani- 
festetur  in  carne  nostra  mortali  {f).  Ces  esprits  immortels 
peuvent  être  compagnons  de  la  gloire  de  Notre  Seigneur  ; 
mais  ils  ne  peuvent  pas  avoir  cet  honneur  d'être  les  compa- 
gnons de  ses  souffrances.  Ils  peuvent  bien  paraître  devant 
Dieu  avec  des  cœurs  tout  brûlants  d'une  charité  éternelle  ; 
mais  leur  nature  impassible  ne  leur  permet  pas  de  signaler 
la  constance  d'un  amour  fidèle  par  cette  généreuse  épreuve 
des  afflictions. 

Si  vous  consultez  votre  sens,  vous  me  répondrez  peut-être 
aussitôt  que  ces  esprits  bienheureux  ne  doivent  pas  nous 
envier  ce  triste  avantage.  Mais  eux  qui  jugent  des  choses 
par  d'autres  principes,  eux  qui  savent  qu'un  Dieu  immuable 
est  descendu  du  ciel  en  la  terre,  et  s'est  revêtu  d'une  chair 
mortelle,  seulement  pour  pouvoir  souffrir  :  ah  !  ils  connais- 
sent par  là  le  prix  des  souffrances  ;  et,  si  la  charité  le  pouvait 
jjermettre,  ils  verraient  en  nous  avec  jalousie  ces  caractères 
sacrés  qui  no^s  rendent  semblables  à  un  Dieu  souffrant.  Et 
voyez  combien  ils  estiment  l'honneur  qu'il  y  a  de  porter  la 
croix. Ils  ne  peuvent  présenter  à  Dieu  leurs  propres  souffran- 
ces, ils  empruntent  les  nôtres  pour  les  lui  offrir  :  s'il  ne 
leur  est  pas  permis  de  souffrir,  ils  exaltent  du  moins  ceux 

a.  II  Cor.,  IV,  II. 
I.  Var.  blessures. 


DES  SAINTS  ANGES  GARDIENS.  I  O9 

qui  souffrent.  Et  je  lis  avec  joie  dans  Origène  la  belle  des- 
cription qu'il  nous  fait  des  enfants  de  Dieu  assemblés  autour 
de  son  trône  où  ils  louent  les  combats  de  Job,  où  ils  admirent 
le  courage  de  Job,  où  ils  publient  la  constance  et  la  foi  de 
Job  toujours  ferme  et  inviolable  dans  les  ruines  de  sa  fortune 
et  de  sa  santé  :  Venientes  aide  Deuui  attestati  sunt  tolerantiœ 
fidei,  constanti(T  atqiie  dilectionis pleriitndini  (").  Et  d'où  vient 
qu'ils  prennent  plaisir  à  rendre  à  Job  ce  beau  témoignage  ? 
C'est  qu'ils  estiment  ce  saint  homme  heureux  de  signaler  sa 
fidélité  par  cette  épreuve  :  ils  voient  qu'ils  ne  peuvent  pas 
avoir  cet  honneur,  ils  se  satisfont  en  le  louant,  ils  suivent  la 
pompe  du  triomphe,  et  prennent  part  à  l'honneur  du  combat 
en  chantant  la  vaillance  du  victorieux. 

Je  vous  dis  ces  choses,  afin,  mes  frères,  que  vous  appreniez 
à  goûter  les  choses  célestes.  Vous  croyez  n'être  associés 
qu'avec  les  hommes  ;  vous  ne  pensez  qu'à  les  satisfaire, 
comme  si  les  anges  ne  vous  touchaient  pas.  Chrétiens,  dé- 
sabusez-vous ;  il  y  a  un  peuple  invisible  qui  vous  est  uni  par 
la  charité.  «  Vous  vous  êtes  approchés  de  la  montagne  de 
Sion,  de  la  ville  du  Dieu  vivant,  de  la  Jérusalem  céleste, 
d'une  troupe  innombrable  d'anges  :  »  Accessistis  ad  Sion 
monteui  Jérusalem  cœlestem  et  miiltorinn  niillium  angelorum 
freqiientiani  ('^).  Un  de  leur  compagnie  bienheureuse  est 
attaché  spécialement  à  votre  conduite  ;  mais  tous  prennent 
part  à  vos  intérêts  plus  que  vos  parents  les  plus  tendres, 
plus  que  vos  amis  les  plus  confidents.  Rendez-vous  dignes 
de  leur  amitié,  et  songez  aménager  leur  estime.  Que  si  leurs 
bienfaits  ne  vous  touchent  pas,  si  vous  êtes  insensibles  à 
leurs  bons  offices,  appréhendez  du  moins  leur  indignation, 
et  craignez  la  juste  colère  par  laquelle  ils  puniront  votre 
ingratitude. 

Sachez  donc,  et  je  finis  en  vous  le  disant,  sachez  que  ces 
mêmes  habitants  du  ciel,  que  vous  avez  vus  y  porter  nos 
vœux,  sont  aussi  obligés  d'y  porter  nos  crimes  :  c'est  la  doc- 
trine de  l'Ecriture,  c'est  la  tradition  des  saints  Pères.  Ce 
sont  eux  qui  seront  un  jour  produits  contre  nous,  comme 
des  témoins  irréprochables  ;  ce   sont  eux    qui    nous    seront 

a.  Injob^  lib.  II,  apud  Origen.  —  b.  Hebr.,  xil,  22. 


I  lO  POUR  LA  FETE 


confrontés  pour  convaincre  notre  perfidie.  On  ouvrira  les 
livres,  nous  dit  l'Ecriture  ("),  on  nous  montrera  les  saints 
anges,  et  on  lira  dans  leur  esprit  et  dans  leur  mémoire, 
comme  dans  des  registres  vivants,  un  journal  exact  de  nos 
actions  et  de  notre  vie  criminelle.  C'est  saint  Augustin  qui 
le  dit,  que  «  nos  crimes  sont  écrits  comme  dans  un  livre  dans 
la  connaissance  des  esprits  célestes,  qui  sont  destinés  à  punir 
les  crimes  :  »  Reahis  tanquam  in  chirographo  scriptus,  in 
notiêia  spiritualiitm potestatum,  per  quas pœna  exigitur  pecca- 
toruîît  (*).  Jugez,  jugez,  mes  frères,  combien  nos  crimes 
paraîtront  horribles,  lorsque  l'on  découvrira  d'une  même  vue, 
et  la  honte  de  notre  vie,  et  la  beauté  incorruptible  de  ces 
esprits  purs  qui,  nous  reprochant  leurs  soins  assidus,  feront 
éclater  avec  tant  de  force  l'énormité  de  nos  crimes,  que  non 
seulement  le  ciel  et  la  terre  s'irriteront  contre  nous,  mais 
encore  que  nous  ne  pourrons  plus  nous  souffrir  nous-mêmes  : 
c'est  ce  que  j'ai  tiré  de  saint  Augustin. 

Pensez,  mes  frères  à  vos  consciences,  rappelez  en  votre 
mémoire  vos  dangereux  (')  commerces,  et  écoutez  Tertul- 
lien  qui  vous  dit  :  «  Prenez  garde  que  ces  lettres  que  vous 
avez  écrites,  ne  soient  produites  un  jour  contre  vous,  signées 
et  paraphées  de  la  main  des  anges  :  »  Ne  illœ  litterœ  néga- 
trices in  die  jtidicii  adversus  vos  proferantur,  signatœ  signis 
non  jmn  advocatortun  sed  ang'elortmi  ('")  !  On  paraphe  les  écri- 
tures, de  peur  qu'on  ne  puisse  en  supposer  d'autres  ;  mais  au 
jugement  du  grand  Dieu  vivant,  telles  surprises  (^)  ne  sont 
pas  à  craindre.  Pourquoi  donc  ce  paraj)he  de  la  main  des 
anges,  sinon  pour  confondre  les  hommes  ingrats  } 

Quoiîvous  aussi,  mon  gardien  fidèle,  quoi  .'vous  prenez  aussi 
parti  contre  moi  ?  Là  leur  âme  éperdue  et  désespérée  sentira 
l'abandonnement  où  elle  est,  en  voyant  ses  meilleurs  amis 
s'élever  contre  elle.  Que  si  vous  doutez,  chrétiens,  que  ces 
gardiens  charitables  puissent  devenir  vos  persécuteurs, 
ouvrez  les  yeux,  et  reconnaissez  que  votre  péché  a  tourné  à 
votre  perte  tout  ce  qui  vous  était  donné  pour  votre  salut.  Un 

a.  Apoc,  XX,  12.  —  b.  Cont.Juh'an.,  lib.VI,  cap.  xix,  n.  62.  —  c.  De  IdoL,  n.  23. 

1.  Var.  pernicieux. 

2.  Var.  tromperies. 


DES  SAINTS  ANGES  GARDIENS.  I  I  1 

Sauveur  devient  un  juge  inflexible  ;  son  sang-,  répandu  pour 
votre  pardon,  crie  vengeance  contre  vos  crimes.  Les  sacre- 
ments, ces  sources  de  grâces,  sont  changés  pour  vous  en 
des  sources  de  malédictions.  Le  corps  de  Jésus-Cjirist,  la 
viande  d'immortalité,  porte  la  damnation  dans  vos  entrailles; 
et  si  telle  est  la  malignité  de  votre  péché,  qu'elle  change  en 
venin  mortel  et  en  peste  les  remèdes  les  plus  salutaires,  ne 
vous  étonnez  pas  si  je  dis  que  les  anges,  vos  gardiens,  de- 
viendront vos  persécuteurs  et  vos  ennemis  implacables. 

Ce  n'est  pas  que  je  ne  confesse  qu'ils  ont  compassion  des 
pécheurs  ;  mais  cela  va  à  certaines  bornes,  hors  desquelles  la 
miséricorde  se  tourne  en  fureur.  Ils  ne  voient  jamais  une 
âme  tombée,  qu'ils  ne  songent  à  la  relever.  Je  les  entends 
concerter  ensemble  les  moyens  de  la  soulager,  au  chapitre  li 
de  Jérémie.  Babylone  s'est  enivrée,  disent-ils  :  cette  âme  a 
bu  les  plaisirs  du  siècle  ;  et  la  tête  lui  ayant  tourné,  elle  est 
tombée  d'une  grande  chute,  elle  s'est  blessée  dangereuse- 
ment :  Cecidit,  et  contrita  est.  Aussitôt  ils  ajoutent  :  «  Cou- 
rons aux  remèdes,  étanchez  le  sang,  donnez  des  onguents 
pour  fermer  ses  plaies  :  »  Tollite  resinain  ad  doloroii  ejus, 
si  forte  sajietur  (").  Admirez  leur  empressement  pour  nous 
secourir  :  mais  si  nous  les  rendons  inutiles  par  notre  mauvais 
réofime,  nous  les  verrons  bientôt  chano-er  de  lano^aofe. 

Ecoutez  la  suite  de  leurs  discours  :  «  Nous  avons  traité 
Babylone,  et  tous  nos  remèdes  n'ont  pas  profité  :  »  Ctiravi- 
mus  Babyloiiem,  et  non  est  sanata  {^).  Représentez-vous,  chré- 
tiens, des  médecins  assemblés,  qui  consultent  sur  l'état  d'un 
homme  frappé  d'une  maladie  périlleuse.  La  famille  pâle  et 
tremblante  attend  le  résultat  de  leur  conférence  :  cependant 
ils  pèsent  entre  eux  les  fâcheux  symptômes  qu'on  a  remar- 
qués, et  les  remèdes  appliqués  inutilement,  pour  résoudre 
s  ils  tenteront  quelque  chose  encore,  ou  s'ils  abandonneront 
le  malade  désespéré.  Mais  pendant  que  l'on  consulte  de  la 
vie  mortelle,  peut-être,  mes  frères,  qu'en  ce  même  temps  des 
médecins  invisibles  consultent  d'une  maladie  bien  plus  im- 
portante :  c'est  de  la  maladie  mortelle  de  l'âme.  Nous  l'avons 
traitée  avec  tout  notre  art,   disent-ils,  et  nous  n'avons  pas 

a.  /erein.,  Ll,  8.  —  b.  Ibid.^  9. 


l  12  POUR  LA  FETE 


oublié  nos  secrets  les  plus  efficaces  :  tout  a  réussi  contre  nos 
pensées  :  et  telle  est  sa  dépravation,  qu'elle  s'est  empirée 
parmi  nos  remèdes  :  De7'elinquamus  eam,  et  eamus  unusquis- 
qiie  in  terrain  suam:  (")  «  Laissons-la,  »  abandonnons-la.  Ne 
voyez-vous  pas  sur  ce  front  le  caractère  d'un  réprouvé  ? 
«  Son  procès  lui  est  fait  au  ciel  :  »  Pervenit  usque  ad  cœlos 
judicium  ejus.  Ses  crimes  ont  percé  les  nues,  leur  cri  a  péné- 
tré jusque  devant  Dieu  ;  et  la  miséricorde  divine,  accusée  de 
le  soutenir  trop  longtemps,  se  justifie  envers  la  justice  en  le 
livrant  en  ses  mains  :  c'est  pourquoi  les  anges  laissent  cette 
âme  :  Derelinquamus  eam.  Ils  la  laissent  en  proie  aux  dé- 
mons, et  leur  patience  épuisée  est  contrainte  enfin  de  l'a- 
bandonner. Non  contents  de  l'abandonner,  ils  sollicitent  la 
juste  vengeance  des  crimes  qu'elle  a  commis  :  «  Aiguisez  vos 
flèches,  remplissez  votre  carquois  :  »  Acuité  sagittas,  impiété 
pharetras  (''')  :  «  voici  la  vengeance  du  Seigneur,  et  il  ven- 
gera aujourd'hui  la  profanation  de  son  temple  :  »  Quoniam 
ultio  Domini  est^  ultio  templi  sui. 

Ainsi,  mes  frères,  nos  saints  anges  gardiens  ne  pouvant 
plus  supporter  nos  crimes  en  poursuivent  enfin  la  vengeance. 
Quand  arrivera  ce  funeste  jour  .-^  C'est  un  secret  de  la  Pro- 
vidence ;  et  plût  à  Dieu,  chrétiens,  qu'il  n'arrivât  jamais  pour 
nous!  Ne  contraignons  pas  ces  esprits  célestes  de  forcer  leur 
naturel  bienfaisant,  et  de  devenir  des  anges  exterminateurs, 
et  non  plus  des  protecteurs  et  des  gardiens.  N'éteignons  pas 
cette  charité  si  tendre,  si  vigilante,  si  officieuse  ;  et  si  nous 
les  avons  affligés  par  notre  long  endurcissement,  réjouis- 
sons-les par  nos  pénitences.  Oui,  mes  frères,  faisons  ainsi, 
renouvelons-nous  dans  ce  nouveau  temple.  Les  saints  anges, 
auxquels  on  l'élève,  y  habiteront  volontiers,  si  nous  com- 
mençons aujourd'hui  à  le  sanctifier  par  nos  conversions.  Il 
nous  faut  quelque  victime  pour  consacrer  cette  église.  Quel 
sera  cet  heureux  pécheur,  qui  deviendra  la  première  hostie 
immolée  à  Dieu  dans  ce  temple  abattu  et  relevé,  devant  ces 
autels  (')  ^  Mais,  ô  Dieu,  serait-il  en  cette  audience  ?  N'y  a-t-il 

a.  /erem.,  Ll,  9.  —  t.  Ibid.^  \\. 

I.  N'y  auiait-il  pas  ici  une  variante  introduite  dans  le  texte  ?  Il  semble  qu'on 
aurait  dû  lire  :  «  ...  immolée  à  Dieu  devant  ces  autels?  »  —  Var.  immolée  à 
Dieu  dans  ce  temple  abattu  et  relevé  ? 


DES  SAINTS  ANGES  GARDIENS.  I  13 


point  ici  quelque  âme  attendrie,  qui  commence  à  se  déplaire 
en  soi-même,  à  se  lasser  de  ses  excès  et  de  ses  débauches. 
et  que  les  soins  des  saints  anges  gardiens  aient  invitée  de 
les  reconnaître  ?  O  âme,  quelle  que  tu  sois,  je  te  cherche,  je 
ne  te  vois  pas  ;  mais  tu  sens  en  ta  conscience  si  Dieu  a 
aujourd'hui  parlé  à  ton  cœur.  Ne  rejette  point  sa  voix  qui 
t'appelle,  laisse-toi  toucher  par  sa  grâce:  hâte-toi  de  remplir 
de  joie  (')  cette  troupe  invisible  qui  nous  environne  ;  qui 
s'estimera  bienheureuse,  si  elle  peut  aujourd'hui  rapporter  au 
ciel  que  la  première  solennité  célébrée  dans  leur  nouveau 
temple  a  été  mémorable  éternellement  par  la  conversion 
d'un  pécheur.  Mais  que  dis-je,  d'un  pécheur  ?  Mes  frères,  si 
nous  savions  qu'il  y  en  eût  un  (^),  qui  de  nous  ne  voudrait 
pas  l'être  ?  Pressons-nous  de  mériter  un  si  grand  honneur  ; 
et  fasse  par  ce  moyen  la  bonté  divine,  qu'en  cherchant  un 
pécheur  qui  se  convertisse,  nous  en  puissions  aujourd'hui 
renconter  plusieurs  qui  s'abaissent  par  la  pénitence,  pour 
être  relevés  par  la  grâce,  et  couronnés  enfin  par  la  gloire  ! 
Ame/i. 


1.  <  Super  uno  peccatore  pœnitentiam  agenie.  Ils  n'en  demandent  qu'un  :  se 
seront-ils  ici  assemblés  pour  nous,  sans  que  nous  leur  donnions  quelque  joie? 
—  Un  pécheur  1  nous  n'en  voulons  qu'un  !  —  Et  telle  est  notre  dureté,  nous  ne 
pouvons  pas  le  trouver.  >  —  Ceci  est  apparemment  une  premicre  esquisse, 
conservée  par  Deforis. 

2.  On  attendrait  plutôt  :  «  Qu'il  n'y  eût  qu'un.  » 


Sermons  Je  Bossuet.  —  HI. 


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1 

% 


CANEVAS   D'UN  SERMON  (■)  pour   le 


XXr    DIMANCHE    APRES     LA     PENTECOTE, 


19  octobre  1659.  ^ 

Un  aspect  assez  archaïque  invite  à  vieillir  autant  que  possible  ce 
court  manuscrit.  On  ne  peut  cependant,  l'orthographe  étant  donnée 
remonter  au  delà  de  1659. 

Sommaire.  —  Parabole  du  serviteur. 

Le  péché  une  dette.  Contrat  par  la  loi.  Pécheur  mérite  d'être  mal- 
traité en  sa  personne  et  dans  les  siens  :  Jussit  ipsuin  et  nxoreniejus... 
vènumdari,  etc. 

Nous  étions  insolvables.  Preuve  :  on  s'est  pris  à  la  caution,  JÉSUS- 
Christ  ;  autrement  il  ne  restait  que  de  croupir  en  prison.  —  JÉSUS- 
Christ  contraint  par  corps  au  paiement  de  nos  peines.  Tirez  la 
caution  de  la  peine  :  il  est  toujours  en  croix  jusqu'à  ce  [que]  nous 
nous  convertissions  :  Rursuui  crucifgentes.  (Hebr.,  VI,  6.) 


LA  parabole  du  serviteur  à  qui  le  maître  avait  quitté  dix 
mille  talents,   qui  fait   exécuter  son  conserviteur  pour 
cent  deniers  avec  une  rigueur  effroyable  ["■). 

Trois  vérités  dans  cette  parabole  :  i^  que  tout  pécheur 
contracte  une  dette  envers  la  justice  divine  ;  2°  qu'il  ne  peut 
jamais  lui  en  faire  le  paiement  ni  en  être  quitte,  si  Dieu  ne 
la  lui  remet  par  pure  grâce  ;  3°  que  la  condition  qu'il  y 
appose,  c'est  que  nous  remettions  aux  autres. 

PREMIER    POINT. 

Le  péché  est  une  dette  :  Dimitte  nobis  débita  nostra  i^).  On 
doiten  deux  façons:  1°  lorsqu'on  ôte  à  quelqu'un  par  injustice; 
2"  lorsqu'il  nous  prête  volontairement.  Il  nous  a  assistés  dans 
notre  nécessité,  il  est  juste  que  nous  lui  rendions  dans  notre 
abondance.  —  Nous  devons  à  Dieu  en  toutes  les  deux  ma- 


a.  Matth.,  xvill,  23.  —  ù.  Ibid.,\\,  12. 
I.  Mss.,  12824,  i-  254-257. 


rOUR  LE  XXl^  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECOTE.  I  15 


nières.  Contrat  avec  ;  si  vous  l'observez,  bénédiction  ;  sinon, 
malédiction.  Le  peuple  l'accepte  :  Amen  (").  Donc  en  obser- 
vant. Dieu  vous  doit  ;  scais,  vous  lui  devez  :  quoi  }  toutes  les 
malédictions  (').  Au  Deutéronome.  Si  bien  que  tout  ce  qui 
nous  reste  après  le  péché  ne  nous  reste  plus  que  par  grâce. 
Notre  évangile  :  Jussit  euvi  venumdari,  et  uxorem  ejus,  et 
filios,  et  omnia  quœ  habebat,  \_et]  reddi  (''').  Mérite  d'être 
affligé  en  sa  personne,  en  ce  qui  lui  est  cher,  en  sa  posté- 
rité :  InsiLpei'  et  universos  languores,  et plagas,  qnœ  non  suni 
script (v  in  voluniine  legis  Jmjnsi^)  :  parce  que  temporelles  ('). 
Mais  il  y  a  un  autre  livre,  le  Nouveau  Testament,  qui  n'a 
que  des  promesses,  et  aussi  des  menaces,  spirituelles  :  plus 
terribles. 

SECOND    POINT. 

Voilà  ce  que  nous  devons.  Insolvables  :  preuve,  la  croix 
de  Jésus  Christ.  Innocent,  il  ne  devait  rien  :  Princeps  hujus 
mnndi...  in  me  non  Iiabet  quidquam  ("').  —  Pourquoi  paye- 
t-il  ?  Il  est  caution.  On  ne  discute  la  caution,  que  lorsque  la 
partie  principale  est  insolvable:  Jésus  est  donc  contraint 
par  corps.  Mais  puisqu'il  a  payé  ,  nous  sommes  donc 
quittes  ?  L'application  ;  autrement  c'est  comme  s'il  n'était 
pas  mort.  C'est  pourquoi  le  supplice  éternel  s'ensuit;  éternel, 
parce  qu'il  doit  durer  jusqu'à  l'extinction  de  la  dette  ;  or 
jamais  elle  ne  peut  être  acquittée  (f)  :  donc  toujours  pourrir 
dans  la  prison.  Dette  gratuitement  remise  par  les  sacre- 
ments. 

Voulez-vous  toujours  laisser  votre  caution  dans  la  peine  ? 
ne  le  voulez-vous  pas  tirer  de  la  croix  où  vos  péchés  l'ont 
mis  ?  Tant  que  le  péché  est  en  vous,  il  est  toujours  en  croix  : 
Rursnm  crucifigentes  \_sibimetipsis  Filiuui  Dei^  ('). 

a.  Deuter.,  vil,  \^.  —  b.  Matlh.,  XViii,  25.  —  Ms.  l'psum  et  uxorem  ejus  etfilios 
venuindari.  —  c.  Denier.,  XXVIII,  6r.  —  t/.Joatt.,  xiv,  30.  —  e.  Hebr.,  \\,  6. 

1.  Çcst-à-dire,  tout  ce  que  contiennent  les  malédictions  stipulées,  pour  ainsi 
dire,  contre  les  prévaricateurs. 

2.  Entendez  :  «  Non  siint  scriptœ,  parce  qu'elles  sont  peines  temporelles.  \ 

3.  Pensée  profonde,  où  l'auteur  va  jusqu'au  fond  de  la  question,  selon  son 
habitude. 


ii6 


POUR  LE  XXr  DIMANCHE    APRES  LA  PENTECOTE. 


TROISIEME    POINT, 


Application  de  la  condition,  pour  les  prisonniers.  Senti- 
ment de  vengeance  contre  ceux  qui  les  ont  décelés  ('),  etc. 
Imprécations,  souhaits.  C'est  vouloir  rendre  Dieu  complice 
de  nos  vengeances  :  le  Père  de  miséricorde  !  etc. 


I.  Edit.  qui  les  font  receler.  —  Contresens. 


^^,  ,.^  :,»  .^t  ^^j^^^«^  .^  :.^  ,,^  .i^  ,V:^it  .-^  ^ 


Sur    l'EMINENTE   DIGNITÉ    des 


PAUVRES  DANS  L'ÉGLISE  ('). 


Sermon    prêché  dans  la  chapelle  des   Filles  de 


la    Providence  ('),    à   Paris,   en   1659. 


^www-^wwwwwwwwwww^ 


Ce  célèbre  discours  est  du  nombre  de  ceux  où  la  constitution  du 
texte  présentait  aux  éditeurs  le  plus  de  difficultés.  Bossuet  avait 
d'abord  tracé  précipitamment  une  première  rédaction.  Puis  il  trouve 
le  loisir,  inespéré  peut-être,  de  compléter  son  ébauche.  Il  n'y  efface 
pourtant  que  peu  de  chose,  même  dans  les  parties  de  son  œuvre  qu'il 
refait.  De  là  des  doubles,  que  nous  donnerons  en  variante. 

D'importantes  rectifications  ont  déjà  été  apportées  aux  textes 
reçus,  par  M.  Gandar  (C/ioLr  de  sermons,  p.  i6i),  et  par  M,  Gazier 
{Choix  de  sermons,  p.  97).  Il  restait  cependant  à  retrouver  l'avant- 
propos  de  ce  beau  sermon  de  charité.  On  le  lira  ici  à  sa  place  pour 
la  première  fois.  C'est  de  là  que  Gandar  tire  l'expression  avocat  des 
pauvres,  qu'il  applique  si  justement  à  Bossuet  (3).  Mais  il  n'a  pas 
songé  à  rattacher  ce  premier  exorde  au  présent  discours  ;  il  y 
appartient  toutefois  incontestablement,  nous  l'avons  prouvé  dans 
notre  Histoire  critique...  (p.  49-51). 

Nous  avons  dit,  dans  le  même  ouvrage  (p.  168),  les  raisons  qui 
nous  empêchaient  d'accepter  la  date  du  9  février  1659,  proposée  par 
M.  Fioquet:  d'une  part  une  sorte  d'impossibilité  pour  Bossuet  d'être 
présent  à  Paris  dès  ce  jour  ;  d'autre  part,  les  particularités  qu'on 
rencontre  dans  l'écriture  et  l'orthographe.  Ajoutons  que  les  additions 
à  la  rédaction  primitive,  et  l'avant-propos,  rédigé,  selon  l'usage, 
après  tout  le  reste,  sont  écrits  (comme  tous  les  sommaires)  sur  les 
feuilles  blanches,  à  grains  rougeâtres,  provenant  d'une  circulaire 
imprimée,  qui  est  datée  du  12  septembre  1659.  Tout  nous  invite 
donc  à  choisir  la  fin  de  cette  année  ("^)  de  préférence  au  commen- 
cement. 


1.  ^Tss.,  12  821  (Réserve),  f.  10,  et  f.  379-388. 

2.  Maison-mère    de  celle    de  la   Propagation  de    Metz,  dont  Bossuet    était 
supérieur. 

3.  Bossuet  oratejtr.,  p.  249. 

4.  Peut-être  au  temps  de  la  Toussaint.  (Voy.  l'avant-propos,  fin.) 


1 18  SUR  l'éminente  dignité 

Eruni  novissiini  priini^  et  p7-iini 
novissimi.  (Matth.,  XX,  i6.) 

Parce f  (')  pauperi  et  inopi,  et  ani- 
mas pauperuin  salvasfaciet. 

Il  pardonnera  au  pauvre  et  à 
l'indigent,  et  il  sauvera  les  âmes  des 
pauvres.  (/"j.,  lxxi,  13.) 

LE  Prophète  roi  (^),  chrétiens,  était  entré  bien  profondé- 
ment dans  la  méditation  de  la  dureté  et  de  l'insensibilité 
des  hommes,  lorsqu'il  adresse  à  Dieu  ces  beaux  mots  ;  Tibi 
derelictus  est  paiiper  :  O  Seigneur,  «on  vous  abandonne  le 
pauvre.  »  En  effet  il  est  véritable  qu'on  fait  peu  d'état  des 
malheureux.  Chacun  {f)  s'empresse  avec  grand  concours 
autour  des  fortunés  de  la  terre  ;  les  pauvres  cependant  sont 
délaissés,  leur  présence  même  donne  du  chagrin  ;  et  il  n'y  a 
que  Dieu  seul  à  qui  leurs  plaintes  ne  sont  point  à  charge. 
Puisque  tout  le  monde  les  lui  abandonne,  il  était  digne  de 
sa  bonté  de  les  recevoir  sous  ses  ailes  et  de  prendre  en  main 
leur  défense.  Aussi  s'est-il  déclaré  leur  protecteur.  Parce 
qu'on  méprise  leur  condition,  il  relève  leur  dignité  ;  parce 
qu'on  croit  ne  leur  rien  devoir,  il  impose  la  nécessité  de  les 
soulager  ;  et  afin  de  nous  y  engager  par  notre  intérêt,  il 
ordonne  que  les  aumônes  nous  soient  une  source  infinie  de 
grâces. 

Dans  cette  maison  des  pauvres,  dans  cette  assemblée  qui 
se  fait  pour  eux,  on  ne  peut  rien  méditer  de  plus  convenable 
que  ces  vérités  chrétiennes  ;  et  comme  les  prédicateurs  de 
l'Evangile  sont  les  véritables  avocats  des  pauvres,  je  m'esti- 
merai bienheureux  de  parler  aujourd'hui  en  leur  faveur.  Tout 
le  ciel  s'intéresse  dans  cette  cause,  et  je  ne  doute  pas,  chré- 
tiens, que  je  n'obtienne  facilement  son  secours,  par  l'inter- 
cession de  la  sainte  Vierge...  \Avê\ 

r.  Bossuet  ne  traduit  pas  le  premier  texte:  «  Les  derniers  seront  les  premiers, 
et  les  premiers  seront  les  derniers  ;  »  et  cependant  on  voit  par  la  suite  que 
c'est  à  celui-là  cju'il  donne  la  préférence. 

2.  Début  effacé  :  «  C'est  l'ordinaire  des  hommes  de  faire  peu  d'état  des  misé- 
rables, et  d'être  peu  sensibles  à  leurs  douleurs.  Chacun  étant  plein  de  soi-même 
et  occupé  de  ses  propres  besoins,  on  ne  pense  que  légèrement  à  ceux  des  autres, 
et  on  se  décharge... 

3.  Var.  On  fait  peu  d'état  des  misérables.  Chacun  s'empresse  à  servir  les 
grands  :  les  pauvres  sont  abandonnés,  leur  seule  présence  donne  du  chagrin. 


DES  PAUVRES  DANS  l' ÉGLISE.  I  19 

Encore  (')  que  ce  qu'a  dit  le  Sauveur  Jésus,  que  les 
premiers  seront  ('')  les  derniers,  et  que  les  derniers  seront  les 
premiers,  n'ait  son  entier  accomplissement  que  dans  la  résur- 
rection générale,  où  les  justes,  que  le  monde  avait  méprisés, 
rempliront  (')  les  premières  places,  pendant  que  les  méchants 
et  les  impies,  qui  ont  eu  leur  règne  sur  la  terre,  seront  hon- 
teusement relégués  aux  ténèbres  extérieures  ;  toutefois  ce 
renversement  admirable  des  conditions  humaines  est  déjà 
commencé  (^)  dès  cette  vie,  et  nous  en  voyons  les  premiers 
traits  (^)  dans  l'institution  de  l'Eglise.  Cette  cité  merveil- 
leuse, dont  Dieu  même  a  jeté  les  fondements,  a  ses  lois  et  sa 
police,  par  laquelle  elle  est  gouvernée.  Mais  comme  Jésus- 
Christ  son  instituteur  est  venu  au  monde  pour  renverser 
l'ordre  que  l'orgueil  y  a  établi  ;  de  là  vient  que  sa  politique 
est  directement  opposée  à  celle  du  siècle  :  et  je  remarque 
cette  opposition  principalement  en  trois  choses.  Première- 
ment, dans  le  monde  les  riches  ont  tout  l'avantage  et  tiennent 
les  premiers  rangs  (^)  :  dans  le  royaume  de  Jésus-Christ  la 
prééminence  appartient  aux  pauvres,  qui  sont  les  premiers- 
nés  de  l'Eglise  et  ses  véritables  enfants.  Secondement,  dans 
le  monde  les  pauvres  sont  soumis  aux  riches,  et  ne  semblent 
nés  que  pour  les  servir  ;  au  contraire  dans  la  sainte  Eglise  : 
les  riches  n'y  sont  admis  qu'à  condition  de  servir  les  pauvres. 
Troisièmement,  dans  le  monde  les  grâces  et  les  privilèges 
sont  pour  les  puissants  et  les  riches  ;  les  pauvres  n'y  ont  de 
part  que  par  leur  appui  :  au  lieu  que  dans  l'Eglise  de  jÉsus- 
Christ  les  grâces  et  les  bénédictions  sont  pour  les  pauvres, 
et  les  riches  n'ont  de  privilège  que  par  leur  moyen.  Ainsi 
cette  parole  de  l'Evangile,  que  j'ai  choisie  pour  mon  texte, 
s'accomplit  déjà  dès  la  vie  présente  :  les  derniers  sont  les 
premiers,   et  les  premiers    sont   les    derniers  :  puisque    les 

1.  Suivez  sur  le  manuscrit,  f.  379,  après  le  texte  :  Eritnt  novissi»n\  etc. 

2.  Var.  seraient. 

3.  Vay.  occuperont. 

4.  Var.  comme  ébauché. 

5.  Var.  un  commencement. 

6.  A^ote  interlinéaire  :  Partage  des  riches  :  l'honneur,  l'autorité,  la  faveur. 
L'honneur  leur  donne  la  préséance  ;  l'autorité  leur  donne  le  commandement  ; 
la  faveur  leur  donne  les  privilèges.  [Ces]  avantages  leur  sont  ôtés  dans  l'Eglise. 


120  SUR  l'ÉMINENTE  DIGNITÉ 

pauvres,  qui  sont  les  derniers  dans  le  monde,  sont  les  pre- 
miers dans  l'Église  ;  puisque  les  riches,  qui  s'imaginent  que 
tout  leur  est  dû,  et  qui  foulent  aux  pieds  les  pauvres,  ne  sont 
dans  l'Eglise  que  pour  les  servir  ;  puisque  les  grâces  du 
Nouveau  Testament  appartiennent  de  droit  aux  pauvres,  et 
que  les  riches  ne  les  reçoivent  que  par  leurs  mains.  Vérités 
certainement  importantes,  et  qui  vous  doivent  apprendre,  ô 
riches  du  siècle,  ce  que  vous  devez  faire  à  l'égard  des 
pauvres  :  c'est-à-dire,  honorer  leur  condition,  soulager  leurs 
nécessités,  prendre  part  à  leurs  privilèges.  C'est  ce  que  je 
me  propose  de  vous  faire  entendre  avec  le  secours  de  la 
grâce. 

PREMIER    POINT. 

Le  docte  et  éloquent  saint  Jean  Chrysostome  nous  pro- 
pose une  belle  idée  pour  connaître  les  avantages  de  la  pau- 
vreté sur  les  richesses.  Il  nous  représente  deux  villes,  dont 
l'une  ne  soit  composée  {')  que  de  riches,  l'autre  n'ait  que  des 
pauvres  dans  son  enceinte  ;  et  il  examine  ensuite  laquelle 
des  deux  est  la  plus  puissante.  Si  nous  consultions  la  plupart 
des  hommes  sur  cette  proposition,  je  ne  doute  pas,  chrétiens, 
que  les  riches  ne  l'emportassent  :  mais  le  grand  saint  Chry- 
sostome conclut  pour  les  pauvres  (")  ;  et  il  se  fonde  sur  cette 
raison,  que  cette  ville  de  riches  aurait  beaucoup  d'éclat  et 
de  pompe,  mais  qu'elle  serait  (-)  sans  force  et  sans  fonde- 
ment assuré.  L'abondance,  ennemie  du  travail,  incapable  de 
se  contraindre,  et  par  conséquent  toujours  emportée  dans  la 
recherche  des  voluptés,  corromprait  tous  les  esprits  et 
amollirait  tous  les  courages  par  le  luxe,  par  l'orgueil,  par 
l'oisiveté.  Ainsi  les  arts  seraient  négligés,  la  terre  peu  cul- 
tivée (-^);  les  ouvrages  laborieux,  par  lesquels  le  genre  humain 
se  conserve,  entièrement  délaissés  ;  et  cette  ville  pompeuse, 
sans  avoir  besoin  d'autres  ennemis,  tomberait  enfin  par  elle- 
même,  ruinée  par  son  opulence.  Au  contraire,  dans  l'autre 


a.  De  div.  et  paitp.^  Hotn.  XI. 

1.  Var.  dont  l'une  n'est  composée  que  de  riches,  l'autre  n'a. 

2.  Var.   n'aurait  ni  force  ni  fondement. 

3.  Var.  mal  cultive'e,  —  inculte  et  abandonnée. 


DES  PAUVRES  DANS  l'église.  12  1 


I 


ville  où  il  n'y  aurait  que  des  pauvres,  la  nécessité  industrieuse, 
féconde  en  inventions,  et  mère  des  arts  profitables,  applique- 
rait les  esprits  par  le  besoin,  les  aiguiserait  par  l'étude,  leur 
inspirerait  une  vigueur  mâle  par  l'exercice  de  la  patience  ; 
et  n'épargnant  pas  les  sueurs,  elle  achèverait  les  grands 
ouvrages,  qui  exigent  nécessairement  un  grand  travail.  C'est 
à  peu  près  ce  que  nous  dit  saint  Jean  Chrysostome  au  sujet 
de  ces  deux  villes  différentes.  Il  se  sert  de  cette  idéé(')  pour 
adjuger  la  préférence  à  la  pauvreté. 

Mais  à  parler  des  choses  véritablement,  nous  savons  que 
la  distinction  de  ces  deux  villes  n'est  qu'une  hction  agré- 
able (').  Les  villes,  qui  sont  des  corps  politiques,  demandent 
aussi  bien  que  les  naturels,  le  tempérament  et  le  mélange  : 
tellement  que,  selon  la  police  humaine,  cette  ville  de  pauvres 
de  saint  Chrysostome  ne  peut  subsister  qu'en  idée.  Il  n'ap- 
partenait qu'au  Sauveur  et  à  la  politique  du  ciel  de  nous 
bâtir  une  ville,  qui  fût  véritablement  la  ville  des  pauvres. 
Cette  ville,  c'est  la  sainte  Église  ;  et  si  vous  me  demandez, 
chrétiens,  pourquoi  je  l'appelle  la  ville  des  pauvres,  je  vous 
en  dirai  la  raison  par  cette  proposition  que  j'avance  :  que 
l'Église,  dans  son  premier  plan,  n'a  été  bâtie  que  pour  les 
pauvres,  et  qu'ils  sont  les  véritables  citoyens  de  cette  bien- 
heureuse cité,  que  l'Ecriture  a  nommée  la  cité  de  Dieu. 
Encore  que  cette  doctrine  vous  paraisse  peut-être  extraor- 
dinaire, elle  ne  laisse  pas  d'être  véritable  :  et  afin  de  vous 
en  convaincre,  remarquez,  s'il  vous  plaît,  messieurs,  qu'il  y 
a  cette  différence  entre  la  Synagogue  et  l'Eglise,  que  Dieu 
a  promis  à  la  Synagogue  des   bénédictions   temporelles,   au 

1.  Var.  pensée. 

2.  Var.  Nous  savons  que  cette  ville  des  pauvres  {7'ar.  que  la  distinction  de 
ces  deux  villes),  selon  la  police  du  monde,  ne  peut  être  cju'une  fiction  (var.  idée) 
agréable.  II  n'est  pas  donné  (var.  il  n'appartient  pas)  aux  choses  humaines  de 
pouvoir  se  soutenir  dans  {7Uîr.  par)  une  égalité  si  mesurée  ;  les  villes,  qui  sont 
des  corps  politiques,  demandent  aussi  bien  que  les  naturels  le  tempérament  et 
le  mélange  ;  si  bien  que  la  police  du  monde  unit  toujours  dans  un  même  tout  le 
riche  et  le  pauvre,  et  en  compose  (var.  compose  de  cet  assemblage)  le  corps  de 
la  société  civile.  La  politique  du  ciel  agit  par  d'autres  principes.  Chrétiens,  le 
pourrez-vous  croire?  si  je  vous  le  dis,  recevrez-vous  cette  doctrine.'*  Jésus-Christ 
est  venu  bâtir  sur  la  terre  une  ville  spirituelle,  c'est-à-dire  sa  sainte  Église,  et 
dans  {var.  selon)  le  premier  dessein,  dans  le  premier  plan  de  cette  ville,  elle  doit 
ne  contenir  que  des  pauvres. 


122  SUR  l'ÉMINENTE  DIGNITÉ 

lieu  que,  comme  dit  le  divin  Psalmiste,  «  toute  la  gloire  de 
la  sainte  Église  est  cachée  et  intérieure  :  »  Omnis  gloria 
ejus  filiœ  régis  ab  intus  (").  «  Dieu  te  donne,  disait  Isaac  à 
son  fils  Jacob,  la  rosée  du  ciel  et  la  graisse  de  la  terre  i^)  !  » 
C'est  la  bénédiction  de  la  Synagogue.  Et  qui  ne  sait  que, 
dans  les  Ecritures  anciennes.  Dieu  ne  promet  à  ses  serviteurs 
que  de  prolonger  leurs  jours,  que  d'enrichir  leurs  familles, 
que  de  multiplier  leurs  troupeaux,  que  de  bénir  leurs  terres 
et  leurs  (')  héritages  ?  Selon  ces  promesses,  messieurs,  il  est 
bien  aisé  de  comprendre  que  les  richesses  et  l'abondance 
étant  le  partage  de  la  Synagogue,  dans  sa  propre  institution 
elle  devait  avoir  des  hommes  puissants  et  des  maisons  opu- 
lentes. Mais  il  n'en  est  pas  ainsi  de  l'Eglise.  Dans  les 
promesses  de  l'Évangile,  il  ne  se  parle  plus  des  biens  tem- 
porels, par  lesquels  l'on  attirait  ces  grossiers,  ou  l'on  amusait 
ces  enfants.  Jésus-Christ  a  substitué  en  leur  place  les  afflic- 
tions et  les  croix  ;  et  par  ce  merveilleux  changement  les 
derniers  sont  devenus  les  premiers,  et  les  premiers  sont 
devenus  les  derniers  ('')  ;  parce  que  les  riches,  qui  étaient  les 
premiers  dans  la  Synagogue,  n'ont  plus  aucun  rang  dans 
l'Église,  et  que  les  pauvres  et  les  indigents  sont  ses  véritables 
citoyens. 

Quoique  ces  différentes  conduites  de  Dieu  dans  l'ancienne 
et  dans  la  nouvelle  alliance  soient  fondées  sur  de  grandes 
raisons,  qu'il  serait  trop  long  de  rapporter,  nous  en  pouvons 
dire  ce  mot  en  passant  :  que  dans  le  Vieux  Testament  Dieu 
se  plaisant  à  se  faire  voir  avec  un  appareil  majestueux,  il  était 
convenable  que  la  Synagogue  son  épouse  eût  des  marques  de 
grandeur  extérieure  ;  et  au  contraire  que  dans  le  nouveau, 
dans  lequel  Dieu  a  caché  toute  sa  puissance  sous  une  forme 
servile,  l'Église,  son  corps  mystique,  devait  être  une  image 
de  sa  bassesse,  et  porter  sur  elle  la  marque  (^)  de  son  anéan- 
tissement volontaire.  Et  n'est-ce  pas  pour  cela,  mes  frères, 
que  ce  même  Dieu  humilié,  voulant,  dit-il,  «  remplir  sa  mai- 

a.  Ps.,  XLIV,  14.  —  b.  Gènes.,  xxvii,  28. 

1.  Ms.  les  (corrigé  dans  le  reste  de  la  phrase). 

2.  Var.  sont  renvoyés  dans  les  derniers. 

3.  Var.  porter  le  caractère... 


DES  PAUVRES  DANS  L  itGMSE.  I23 

son,  »  lit  implcahw  doums  mea  ("),  ordonne  à  ses  serviteurs 
de  lui  aller  chercher  tous  les  misérables  ?  Voyez  comme  il  en 
fait  lui-même  le  dénombrement:  «  Allez- vous-en,  dit-il,  dans 
les  coins  des  rues,»  Exi citoA  et  amenez-moi  promptement.  » 
qui  ?  «  les  pauvres  et  les  infirmes  :  »  qui  encore  ?  «  les  aveu- 
i^les  et  les  impotents  :  »  Patipercs  ac  débiles,  eeeeos  et  claudos 
introduc  hue  (').  C'est  de  quoi  il  prétend  remplir  sa  maison  : 
il  n'y  veut  rien  voir  qui  ne  soit  faible,  parce  qu'il  n'y  veut 
rien  voir  qui  n'y  porte  son  caractère,  c'est-à-dire,  la  croix  et 
l'infirmité.  Donc  l'Eglise  de  Jésus-Christ  est  véritablement 
la  ville  des  pauvres.  Les  riches,  je  ne  crains  point  de  le  dire, 
en  cette  qualité  de  riches,  car  il  faut  parler  correctement, 
étant  de  la  suite  du  monde,  étant  pour  ainsi  dire,  marqués 
à  son  coin,  n'y  sont  soufferts  que  par  tolérance  ;  et  c'est  aux 
pauvres  et  aux  indigents,  qui  portent  la  marque  du  Fils  de 
Dieu,  qu'il  appartient  proprement  d'y  être  reçus.  C'est  pour- 
quoi le  divin  Psalmiste  les  appelle  «  les  pauvres  de  Dieu  :  » 
pauperes  tuos  (').  Il  les  nomme  ainsi  en  esprit,  parce  que  (') 
dans  la  nouvelle  alliance  il  lui  a  plu  de  les  adopter  avec  une 
prérogative  particulière. 

En  effet,  n'est-ce  pas  à  eux  qu'a  été  envoyé  le  Sauveur  } 
«  Dieu  m'a  envoyé,  nous  dit-il,  pour  annoncer  l'Évangile 
aux  pauvres  :  »  Evangclizare  pa2tperib2is  inisit  me  ("').  En- 
suite n'est-ce  pas  aux  pauvres  qu'il  adresse  la  parole,  lorsque 
faisant  son  premier  sermon  sur  cette  montagne  mystérieuse, 
où  ne  daignant  parler  aux  riches  sinon  pour  foudroyer  leur 
orgueil,  il  porte  la  parole  aux  pauvres  comme  à  ceux  qu'il 
devait  évangéliser  ?  «  O  pauvres,  que  vous  êtes  heureux, 
parce  qu'à  vous  appartient  le  royaume  de  Dieu  (')  !  »  Si  donc 
c'est  à  eux  qu'appartient  le  ciel,  qui  est  le  royaume  de  Dieu 
dans  l'éternité,  c'est  à  eux  aussi  qu'appartient  l'Eglise,  qui  est 
le  royaume  de  Dieu  dans  le  temps.  Aussi  comme  c'est  à  eux 
qu'elle  appartient,  ce  sont  eux  qui  y  sont  entrés  les  premiers. 
«  Voyez,  disait  le  divin  Apôtre,  qu'il  n'y  a  pas  dans  l'Église 
plusieurs  (^)   sages  selon  le   monde,    il   n'y   a  pas  plusieurs 

a.Luc.,y.\v,2^.  —  b.  Ibid. ,  21. ~  c.  Ps.,  lxxi,  2. — d.Luc.,lv,  18.  —  e.  Luc,  VJ, 20. 

1.  Var.   Pourquoi  les  pauvres  de  Dieu  ?  Parce  qu'il  les  [a]  adoptés  avec... 

2.  Cette  fois,  la  littéralité  de  la  traduction  paraît  poussée  à  l'excès. 


124  SUR  l"i':minente  dignité 


puissants,  il  n'y  a  pas  plusieurs  nobles  ;  mais  Dieu  a  voulu 
choisir  ce  qu'il  y  avait  de  plus  méprisable  ('^)  :  »  d'où  il  est 
aisé  de  conclure  que  l'Église  de  Jésus-Christ  était  une 
assemblée  de  pauvres.  Et  (')  dans  sa  première  fondation,  si 
les  riches  y  étaient  reçus,  dès  l'entrée  ils  se  dépouillaient  de 
leurs  biens  et  les  jetaient  aux  pieds  des  apôtres,  afin  de  venir 
à  l'Eglise,  qui  était  la  ville  des  pauvres,  avec  le  caractère  de 
la  pauvreté:  tant  le  Saint-Esprit  avait  résolu  d'établir  dans 
l'origine  du  christianisme  la  prérogative  éminente  des  pau- 
vres, membres  de  Jésus-Christ  (-)  ! 

Et  de  là  nous  devons  apprendre  qu'il  ne  suffit  pas  de  les 
plaindre,  ni  même  de  les  assister,  mais  que  nous  devons 
concevoir  pour  eux  de  grands  sentiments  de  respect.  Saint 
Paul  nous  en  donne  l'exemple.  Ecrivant  aux  Romains  d'une 
aumône  qu'il  allait  porter  aux  fidèles  de  Jérusalem,  [il]  leur 
parle  en  ces  termes  {''')  :  «Je  vous  conjure,  mes  frères,  par 
Notre  Seigneur  Jésus-Christ  et  par  la  charité  du  Saint- 
•Esprit,  que  vous  m'aidiez  par  vos  prières  auprès  de  Dieu  ; 
afin  que  les  saints  qui  sont  à  Jérusalem  agréent  le  présent 
que  j'ai  à  leur  faire:  »  Obsecro  vos.fratres, per  Domiiium  nos- 
trum  Jesum  Christum,  et  per  charitatem  Sandi  Spiritus,  ut 

a.  I  Cor.^  I,  26,  28.  —  b.  Rom.,  xv,  30,  31. 

1.  Première  rédactio7t  :  Que  si  vous  voulez  encore  passer  plus  avant,  voyez  que 
ce  que  JÉSUS  avait  projeté,  les  Apôtres  l'ont  accompli  par  son  ordre  dans  la  fon- 
dation de  l'Église.  En  ce  temps,  les  pauvres  y  entraient  en  foule  ;  eux  seuls  rem- 
plissaient la  maison  de  Dieu  ;  et  c'est  ce  qui  fait  dire  à  l'Apôtre  :  «  Il  n'y  a  pas 
plusieurs  riches  en  JÉSUS-Christ  ;  il  n'y  a  pas  plusieurs  nobles  ;  il  n'y  a  pas 
plusieurs  puissants,  mais  Dieu  expressément  a  voulu  choisir  ce  qui  était  le  plus 
méprisable.  »  Ne  voyez-vous  pas,  chrétiens,  que  l'assemblée  des  fidèles  était  une 
assemblée  de  pauvres  ?  Et  si  les  riches  y  étaient  reçus... 

2.  Var.  première  rédaction  (suite):  «  Je  pourrais  encore,  mes  frères,  établir  la 
prééminence  des  pauvres  sur  d'autres  raisons  convaincantes,  par  lesquelles  vous 
reconnaîtriez  qu'ils  sont  les  vrais  enfants  de  l'Église,  et  que  c'est  pour  eux 
principalement  que  cette  cité  spirituelle  {var.  ville  mystique)  a  été  bâtie.  Mais 
il  vaut  mieux  tirer  quelque  instruction,  et  recueillir  quelque  fruit  de  cette 
doctrine  salutaire.  Elle  nous  doit  apprendre,  messieurs,  à  respecter  les  pau- 
vres et  les  indigents,  comme  ceux  qui  sont  nos  aînés  dans  la  famille  de 
Jésus-Chris r,  et  que  son  Fère  céleste  a  choisis  pour  être  les  citoyens  de  son 
Église  {var.  et  qui,  portant  ses  marques  les  plus  assurées,  sont  aussi  ses  mem- 
bres les  plus  précieux).  C'est  de  l'apôtre  saint  Jacques  que  j'ai  appris  cette 
excellente  morale.  «  Écoutez,  nous  dit-il,  mes  très  chers  frères  :  »  Aiidiie,fratres 
»iei  dilcclissimi  {Jacol).,  H,  5);  sans  doute  il  a  dessein  de  nous  proposer  quelque 
chose  de  bien  remarquable  :  quelle  âme  assez  endurcie  refusera  son  attention,  à 


DES  PAUVRES  DANS  l'ÉGLISE.  I25 

adjuvetis  me  inorationibiis  vestris  \j>ro  me\  ad{')  Deiim,  ut... 
obseqîiii  mei  oblalio  accepta  fiai  in  Jérusalem  sanctis  {'').  Oui 
n'admirerait,  chrétiens,  comme  il  traite  les  pauvres  honora- 
blement !  Il  ne  dit  pas  «  l'aumône  que  j'ai  à  leur  faire,  »  ni 
«  l'assistance  que  j'ai  à  leur  donner  ;  »  mais  «  le  service  que 
j'ai  à  leur  rendre.  »  Il  fait  quelque  chose  de  plus,  et  je  vous 
prie  de  méditer  ce  qu'il  ajoute  :  «  Priez  Dieu,  dit-il,  mes 
chers  frères,  que  mon  service  leur  soit  agréable.  »  Que  veut 
dire  le  saint  Apôtre,  et  faut-il  {f)  tant  de  précautions  pour 
faire  agréer  une  aumône  }  Ce  qui  le  fait  parler  de  la  sorte, 
c'est  la  haute  dignité  des  pauvres.  On  peut  donner  pour  deux 
motifs  :  ou  pour  gagner  l'affection,  ou  pour  soulager  la  mi- 
sère (^)  ;  ou  par  un  effet  (^)  d'estime,  ou  par  un  sentiment  de 
pitié:  l'un  est  un  présent, et  l'autre  une  aumône.  Dans  l'aumône, 
on  croit  ordinairement  que  c'est  assez  de  donner  :  on  apporte 
plus  de  soin  dans  le  présent;  et  il  y  a  un  certain  art  innocent  de 
relever  le  prix  de  ce  que  l'on  donne,  par  la  manière  et  les 
circonstances  (^).  C'est  en  cette  dernière  façon  que  saint  Paul 
assiste  les  pauvres.  Il  ne  les  regarde  pas  seulement  comme 
des  malheureux  qu'il  faut  assister  ;  mais  il  regarde  que  dans 
leur  misère  ils  sont  les  principaux  membres  de  Jésus-Christ 
et  les  premiers-nés  de  l'Eglise,  En  cette  qualité  glorieuse  il  les 
considère  comme  des  personnes  auxquelles  il  fait  la  cour,  si 


laquelle  il  est  excité  par  l'organe  i^var.  par  la  voix)  d'un  si  grand  apôtre,  qui  est 
honoré  dans  les  saintes  Lettres  de  la  qualité  glorieuse  de  frère  de  Notre  Sei- 
gneur? Mais  entendons  ce  qu'il  veut  dire  ;  voici  ses  propres  paroles  :  «  N'est-il 
pas  vrai  que  Dieu  a  choisi  les  pauvres,  afin  qu'ils  fussent  riches  dans  la  foi,  et  les 
héritiers  du  royaume  qu'il  a  promis  à  ceux  qui  l'aiment  ?  Et  après  cela,  poursuit- 
il,  vous  osez  mépriser  les  pauvres  1  »  Cet  apôtre,  comme  vous  voyez,  nous  veut 
faire  considérer  en  ce  lieu  l'éminente  dignité  des  pauvres,  et  cette  prérogative 
de  leur  vocation  que  j'ai  tâché  de  vous  expliquer.  <,(  Dieu,  dit-il,  les  a  choisis 
spécialement  pour  être  riches  selon  la  foi,  et  les  héritiers  de  son  royaume  :  n'est- 
ce  pas,  mes  frères,  ce  que  j'ai  prêché,  qu'ils  sont  appelés  à  l'Eglise  avec  l'honneur 

I.  Ms.  vesiris  apud  Deicm. 

1.  Bossuet  note  :  «  Le  grec  :  i^'jvaYwvi^aTOz'....  ivx  ïj  o'.a/.ovix  ao'j  fj  sU  l£pojjaÀr,;j. 
ô'jTipocJôix-oç  YsvTjTX'.  Totc  àvîo'.;  {Roin.^  XV,  30,  31). 

3.  Var.  Quoi!  faut-il...? 

4.  Var.  la  nécessité.  —  Ce  passage,  et  plusieurs  de  ceux  qui  suivent,  sont  sou- 
lignés pour  l'importance. 

5.  Var.  par  une  marque,  —  par  un  sentiment. 

6.  Var.  par  la  manière  de  l'offrir.  —  Certains  éditeurs  impriment  :  par  les 
circonstances  de  l'offrir  ! 


120  SUR  LEMINENTE  DIGNITE 

je  puis  parler  delà  sorte.  C'est  pourquoi  il  n'estime  pas  que 
ce  soit  assez  que  son  présent  les  soulage,  mais  il  souhaite  que 
son  service  leur  agrée  ;  et  pour  obtenir  cette  grâce,  il  met 
toute  l'Église  en  prières.  Tant  les  pauvres  sont  considérables 
dans  l'Église  de  Jésus  Christ,  que  saint  Paul  semble  établir 
sa  félicité  dans  l'honneur  de  les  servir  et  dans  le  bonheur  de 
leur  plaire  :  Ut  obsequii  mei  oblatio  [accepta  fiât  in  Jérusa- 
lem sanctis.^ 

Mesdames,  revêtez-vous  de  ces  sentiments  apostoliques  ; 
et  dans  les  soins  que  vous  prenez  de  cette  maison,  regar- 
dez avec  respect  les  pauvres  qui  la  composent.  Méditez  (') 
sérieusement,  en  la  charité  de  Notre  Seigneur,  que  si  les 
honneurs  du  siècle  vous  mettent  au-dessus  d'eux,  le  carac- 
tère de  Jésus-Christ,  qu'ils  ont  l'honneur  de  porter,  les 
élève  au-dessus  de  vous.  Honorez,  en  les  servant,  la  mysté- 
rieuse conduite  de  la  Providence  divine,  qui  leur  donne  les 
premiers  rangs  dans  l'Eglise  avec  une  telle  prérogative,  que  les 
riches  n'y  sont  reçus  que  pour  les  servir. 

SECOND    point. 

C'est  la  seconde  vérité  (')  que  je  me  suis  obligé  de  vous 
expliquer,  et  qui  suit  si  évidemment  de  celle  que  j'ai  déjà  éta- 
blie, qu'il  ne  sera  pas  nécessaire  de  m'étendre  beaucoup  sur  la 
preuve.  Et  certainement,  chrétiens,  comme  il  a  déjà  été  dit, 
Jésus,  qui  ne  promet  dans  son  Evangile  que  des  afflictions 
et  des  croix,  n'a  pas  besoin  de  riches  dans  sa  sainte  Eglise  ; 
et  leur  faste  n'ayant  rien  de  commun  avec  (^)  la  profonde 

et  la  préférence  d'un  choix  particulier?  Et  de  là  que  conclurons-nous,  sinon  ce 
qu'a  conclu  le  même  saint  Jacques,  que  c'est  un  aveuglement  déplorable  que  de 
ne  pas  honorer  les  pauvres,  auxquels  Dieu  même  a  fait  tant  d'honneur,  par  cette 
o-râce  de  prééminence  qu'il  leur  donne  dans  son  Eglise  ?  Chrétiens,  rendez-leur 
respect,  honorez  leur  condition.  » 

Suit  un  passage  barré,  ancienne  transition  du  premier  au  second  point  :  «  Je 

sais  qu'ils  sont  le  rebut  du  monde,  mais  ils  sont  les  premiers-nés  de  l'Eglise.  Ils 
n'ont  point  de  part  aux  honneurs  du  siècle,  mais  la  grâce  les  a  appelés  à  ceux 
du  royaume  céleste.  Ils  n'ont  point  de  retraite  sur  la  terre,  mais  Dieu  a  bâti 
pour  eux  sa  sainte  cité,  c'est-à-dire  sa  sainte  Église,  où  ils  tiennent  les  premiers 
rangs  et  oîi  les  riches  ne  sont  reçus  que  pour  les  servir.  >^ 

1.  Vnr.  pesez. 

2.  Var.  proposition.  * 

3.  Var.  avec  l'anéantissement  de  ce  Dieu  pauvre. 


DES  l'AUVRES  DANS  L  l^CiLISE.  \2'] 

humiliation  de  ce  Dieu  anéanti  jusques  à  la  croix,  il  esl  bien 
aisé  déjuger  ('),  messieurs,  qu'il  ne  les  recherche  pas  pour 
eux-ménies.  Car  à  quoi  lui  sont-ils  bons  dans  son  royaume  ? 
Quoi!  (■')  pour  lui  ériger  des  temples  superbes,  ou  pour  orner 
ses  autels  d'or  et  de  pierreries  ?  Ne  vous  persuadez  pas  qu'il 
se  plaise  dans  ces  ornements  :  il  les  reçoit  de  la  main  des 
hommes  comme  des  marques  de  leur  piété,  comme  des 
hommages  de  leur  religion.  Mais,  bien  loin  d'exiger  ces 
grandes  dépenses,  ne  voyez-vous  pas  au  contraire  qu'il  n'est 
rien  de  plus  commun  ni  de  plus  bas  prix  que  ce  qui  est 
nécessaire  à  son  culte  ?  11  demande  seulement  de  l'eau  la 
plus  simple  pour  régénérer  ses  enfants  :  il  ne  faut  qu'un  peu 
de  pain  et  de  vin  pour  consacrer  ses  mystères,  où  réside  la 
source  de  toutes  ses  grâces.  Jamais  il  ne  s'est  tenu  mieux  servi 
que  lorsqu'on  lui  sacrifiait  dans  des  cachots,  et  que  l'humilité 
et  la  foi  faisaient  tout  l'ornement  de  ses  temples.  Dieu  (3)  n'a 
besoin  de  rien  ;  il  veut  avoir  besoin  des  riches.  Deux  motifs: 
pour  la  majesté  de  son  culte,  pour  la  nécessité  de  ses  pau- 
vres. Premier  besoin  pour  l'Ancien  [Testament]  :  il  fallait 
pour  ses  sacrifices  dépeupler  les  troupeaux  de  ce  qu'il  y  avait 
de  plus  gras,  donner  pour  parer  son  Tabernacle  ce  qu'il  y 
avait  de  plus  somptueux.  Maintenant,  dans  la  nouvelle 
alliance,  il  n'a  plus  besoin  (■*)  de  cette  pompe  ;  il  a  pris  d'autres 
besoins  pour  les  pauvres,  et  il  implore  leur  secours  :  Ecce 
mysteriuni  vobis  dico  ("):  «Voici  un  mystère  admirable.»  Jésus 
n'a  besoin  de  rien,  et  Jésus  a  besoin  de  tout  :  Jésus  n'a  be- 
soin de  rien  selon  sa  puissance;  mais  Jésus  a  besoin  de  tout 
selon  sa  compassion,  Ecce  mysteriiun  vobis  dico  :  «  Voici  un 

a.  I  Cor.^  XV,  51. 

1.  Var.  il  est  bien  visible. 

2.  iM.  Gazier  lit  :  «  sinon  pour....  »  Il  y  a  bien  Quoy^  avec  une  majuscule. 
Avec  sinon,  l'auteur  n'aurait  pas  mis  un  point  interrogatif  après  royaume. 

3.  Var.  Autrefois,  dans  l'ancienne  loi,  il  voulait  de  la  pompe  dans  son  ser- 
vice :  mais  cette  simplicité,  qu'il  affecte,  si  je  puis  parler  de  la  sorte,  dans  le 
culte  de  la  nouvelle  alliance,  c'est  pour  faire  voir  aux  riches  du  monde  qu'il  n'a 
plus  besoin  deux,  ni  de  leurs  trésors,  si  ce  n'est  pour  le  service  de  ses  pauvres. 
Mais,  pour  les  pauvres,  messieurs,  il  confesse  qu'il  en  a  besoin,  et  il  implore  leurs 
secours  :  Ecce  )nysteriuin  vobis  dico...  —  Ancienne  rédaction,  à  laquelle  l'auteur 
substitue  (f.  384)  celle  qu'  à  l'exemple  de  M.  Gazier  nous  donnons  dans  le  te.xte. 

4.  Edit.  Gazier  :  il  n'y  a  plus  besoin. 


128  SUR  l'éminente  dignité 

grand  mystère  que  j'ai  à  vous  dire;  »  c'est  le  mystère  du  Nou- 
veau Testament.  Cette  même  miséricorde,  quia  obligé  Jésus 
innocent  (')  à  se  charger  de  tous  les  crimes,  oblige  encore 
Jésus, tout  heureux  qu'il  est,àse  charger  de  toutes  les  misères. 
Dans  cette  considération  (^),  il  est  le  plus  pauvre  de  tous  les 
pauvres.  Car,  comme  le  plus  innocent  est  celui  qui  a  porté  le 
plus  de  péchés,  aussi  le  plus  abondant  est  celui  qui  porte  le 
plus  de  besoins.  Ici  il  a  faim,  et  là  il  a  soif:  là  il  gémit  sous 
des  chaînes,  ici  il  est  travaillé  par  des  maladies  :  il  souffre  en 
même  temps  le  froid  et  le  chaud,  et  les  extrémités  opposées. 
Pauvre  véritablement,  et  le  plus  pauvre  de  tous  les  pauvres: 
parce  que  tous  les  autres  pauvres  ne  souffrent  que  pour  eux- 
mêmes,  et  «  qu'il  n'y  a  que  Jésus-Christ  qui  pâtisse  dans 
toute  l'universalité  des  misérables  :  »  Unus  tantummodo 
Christus  est  qui  in  oinniuui pauperiim  universitate  mendicet  ("). 
Ce  sont  donc  les  besoins  pressants  de  ses  pauvres  membres 
qui  roblige[nt]  de  se  relâcher  en  faveur  des  riches. 

Il  ne  voudrait  voir  dans  son  Eglise  que  ceux  qui  portent 
sa  marque,  que  des  pauvres,  que  des  indigents,'  que  des 
affligés,  que  des  misérables.  Mais  s'il  n'y  a  que  des  malheu- 
reux, qui  soulagera  les  malheureux  ?  Que  deviendront  les 
pauvres  dans  lesquels  il  souffre,  et  dont  il  ressent  tous  les  be- 
soins }  Il  pourrait  leur  envoyer  ses  saints  anges  ;  mais  il  est 
plus  juste  qu'ils  soient  assistés  par  des  hommes  qui  sont 
leurs  semblables.  Venez  donc,  ô  riches,  dans  son  Église  ;  la 
porte  enfin  vous  en  est  ouverte  :  mais  elle  vous  est  ouverte 
en  faveur  des  pauvres,  et  à  condition  de  les  servir.  C'est  pour 
l'amour  de  ses  entants  qu'il  permet  l'entrée  à  ces  étrangers. 
Voyez  le  miracle  de  la  pauvreté  !  Les  riches  étaient  étran- 
gers ;  mais  le  service  des  pauvres  les  naturalise,  et  leur  sert 
à  expier  la  contagion  qu'ils  contractent  parmi  leurs  richesses. 
Par  conséquent,  ô  riches  du  siècle,  prenez  tant  qu'il  vous 
plaira  des  titres  superbes  ;  vous  les  pouvez  porter  dans  le 
monde  :  dans  l'Église  de  Jésus-Christ,  vous  êtes  seulement 

a.  Salvian,  adv.  Avar.,  lib.  IV,  n.  4. 

1.  Var.  qui  a  obligé  cet  innocent...  l'oblige  encore. 

2.  Var.  Regardez  en  cette  vue,  mes   frères,  le    Sauveur  JÉSUS,  et   vous  le 
trouverez  non  seulement  pauvre,  mais  le  plus  pauvre  de  tous  les  pauvres. 


\ 


DES  PAUVRES  DANS  L  ÉGLISE.  I29 

serviteurs  des  pauvres.  Ne  vous  offensez  pas  de  ce  titre  :  le 
patriarche  Abraham  l'a  tenu  à  gloire  ;  lui  qui  avait  tant  de 
serviteurs,  et  une  si  nombreuse  famille  ('),  prenait  néan- 
moins pour  son  partage  le  soin  et  l'obligation  de  servir  les 
nécessiteux.  Aussitôt  qu'ils  approchent  de  sa  maison,  lui- 
même  s'avance  pour  les  recevoir  ;  lui-même  va  choisir  dans 
son  troupeau  ce  qu'il  y  a  de  plus  délicat  et  de  plus  tendre  ; 
lui-même  se  donne  la  peine  de  servir  leur  table  ("),  Ainsi,  dit 
l'éloquent  Pierre  Chrysologue,  «  Abraham,  sentant  arriver 
les  pauvres,  ne  se  souvient  plus  qu'il  est  maître,  »  et  il  fait 
toutes  les  fonctions  d'un  serviteur  :  Abraham,  visoperegrinOy 
domimiui  se  esse  iiescivit  (''').  Mais  d'où  lui  vient  cet  empres- 
sement à  servir  les  pauvres  ?  C'est  que  ce  père  des  croyants 
voyait  déjà  en  esprit  le  rang  qu'ils  devaient  tenir  dans  l'É- 
glise :  il  considère  déjà  Jésus-Christ  en  eux  :  il  oublie  sa 
dignité  dans  la  vue  de  celle  des  pauvres  ;  et  il  montre  aux 
riches,  par  son  exemple,  l'obligation  qu'ils  ont  de  les  servir  (''). 
Mais  quel  service  leur  devons-nous  rendre  ?  en  quoi 
sommes-nous  tenus  de  les  assister?  Vous  le  voyez  déjà, 
chrétiens,  dans  l'exemple  du  patriarche  Abraham.  Mais  l'ad- 
mirable saint  Augustin  vous  va  donner  encore  sur  ce  sujet- 
là  une  instruction  plus  particulière.  «  Le  service  que  vous 
devez  aux  nécessiteux,  c'est  de  porter  avec  eux  une  partie 
du  fardeau  qui  les  accable  (^).  »  L'apôtre  saint  Paul  ordonne 
aux  fidèles  de  «  porter  les  fardeaux  les  uns  des  autres  :  »  Al- 
ler alterms  onera  portate  ('^).  Les  pauvres  ont  leur  fardeau, 
et  les  riches  aussi  ont  le  leur.  Les  pauvres  ont  leur  fardeau  : 
qui  ne  le  sait  pas  ?  Quand  nous  les  voyons  suer  et  gémir, 
pouvons-nous  ne  pas  reconnaître  que  tant  de  misères  pres- 
santes sont  un  fardeau  très  pesant,  dont  leurs  épaules  sont 
accablées  ('')?  Mais  encore  que  les  riches  marchent  à  leur  aise, 
et  semblent  n'avoir  rien  qui  leur  pèse,  sachez  qu'ils  ont  aussi 
leur  fardeau.  Et  quel  est  ce  fardeau  des  riches  ?    Chrétiens, 

a.  Gen.,  xviii,  2.  —  b.  Serm.  cxxi,  De  divit.  et Lazaro.  — c.  Serin.  CLXiv,  n.  9. 
—  d.  Gala/..,  VI,  2. 

1.  Ici  se  termine  le  remaniement  de  la  première  moitié  du  sermon  ;  il  faut 
reprendre  la  suite  dans  la  première  rédaction,  f.  387. 

2.  Var.  de  servir  les  pauvres. 

3.  Var.  chargées,  —  abattues. 

Sermons  de  Bossuat.  —  III.  a 


130  SUR  l'éminente  dignité 

le  pourrez-vous  croire  ?  ce  sont  leurs  propres  richesses. 
Quel  [est]  le  fardeau  des  pauvres  ?  c'est  le  besoin  :  quel  est 
le  fardeau  des  riches  ?  c'est  l'abondance.  «  Le  fardeau  des 
pauvres,  dit  saint  Augustin,  c'est  de  n'avoir  pas  ce  qu'il  faut  ; 
et  le  fardeau  des  riches,  c'est  d'avoir  plus  qu'il  ne  faut  :  »  Omis 
paiLpertatis  non  habere,  divitiarum  omis  plus  quam  opus 
est  habere  (").  Quoi  donc  !  est-ce  un  fardeau  incommode  que 
d'avoir  trop  de  biens?  Ah!  que  j'entends  de  mondains  qui 
désirent  un  tel  fardeau  dans  le  secret  de  leurs  cœurs!  Mais 
qu'ils  arrêtent  ces  désirs  inconsidérés.  Si  les  injustes  pré- 
jugés du  siècle  les  empêchent  de  concevoir  en  ce  monde 
combien  l'abondance  pèse,  quand  ils  viendront  en  ce  pays 
où  il  nuira  d'être  trop  riches,  quand  ils  comparaîtront  à  ce 
tribunal,  où  il  faudra  rendre  compte  non  seulement  des 
talents  dispensés,  mais  encore  des  talents  enfouis,  et  répondre 
à  ce  juge  inexorable  non  seulement  de  la  dépense,  mais 
encore  de  l'épargne  et  du  ménage;  alors,  messieurs,  ils  recon- 
naîtront que  leurs  richesses  sont  un  grand  poids,  et  ils  se 
repentiront  vainement  de  ne  s'en  être  pas  déchargés. 

Mais  n'attendons  pas  cette  heure  fatale,  et  pendant  (')  que 
le  temps  le  permet,  pratiquons  ce  conseil  de  saint  Paul  : 
Aller  aller  lus  oneraportate:  <iYoxX.ç,z  vos  fardeaux  les  uns 
les  autres.  »  Riches,  portez  le  fardeau  du  pauvre,  soulagez  sa 
nécessité,  aidez-le  à  soutenir  les  afflictions  sous  le  poids  des- 
quelles il  gémit.  Mais  sachez  qu'en  le  déchargeant  vous  tra- 
vaillez à  votre  décharge  ;  lorsque  vous  lui  donnez,  vous 
diminuez  son  fardeau,  et  il  diminue  le  vôtre  :  vous  portez  le 
besoin  qui  le  presse  (''),  il  porte  l'abondance  qui  vous  sur- 
charge. Communiquez  entre  vous  mutuellement  vos  fardeaux, 
«  afin  que  les  charges  deviennent  égales  :  »  ut  fiât  œquali- 
tas,  dit  saint  Paul  (^').  Car  quelle  injustice,  mes  frères,  que 
les  pauvres  portent  tout  le  fardeau,  et  que  tout  le  poids  des 
misères  aille  fondre  sur  leurs  {^)  épaules  !  S'ils  s'en  plaignent 
et  s'ils  en  murmurent  contre  la  Providence  divine,  Seigneur, 

a.  Ubi supra.  —  b.  II  Cor..,  viii,  14. 

1.  Var.  maintenant  qu'il  est  temps. 

2.  Var.  qui  le  serre. 

3.  Ms.  ses  épaules  (distraction). 


DES  PAUVRES  DANS  l'ÉGLISE.  I3I 

permettez-moi  de  le  dire,  c'est  avec  quelque  couleur  de  jus- 
tice ;  car  étant  tous  pétris  d'une  même  masse,  et  ne  pouvant 
pas  y  avoir  grande  différence  entre  de  la  boue  et  de  la  boue, 
pourquoi  verrons-nous  d'un  côté  la  joie,  la  faveur,  l'aftîuence, 
et  de  l'autre  la  tristesse,  et  le  désespoir,  et  l'extrême  néces- 
sité, et  encore  le  mépris  et  la  servitude?  Pourquoi  cet  homme 
si  fortuné  vivra-t-il  dans  une  telle  abondance,  et  pourra-t- 
il  (')  contenter  jusqu'aux  désirs  les  plus  inutiles  d'une  curio- 
sité étudiée,  pendant  que  ce  misérable,  homme  toutefois 
aussi  bien  que  lui,  ne  pourra  soutenir  sa  pauvre  famille,  ni 
soulager  la  faim  qui  le  presse  ?  Dans  cette  étrange  inégalité, 
pourrait-on  justifier  la  Providence  de  mal  ménager  les  tré- 
sors {^)  que  Dieu  met  entre  des  égaux,  si  par  un  autre  moyen 
elle  n'avait  pourvu  au  besoin  des  pauvres,  et  remis  quelque 
égalité  entre  les  hommes  ?  C'est  pour  cela,  chrétiens,  qu'il  a 
établi  son  Église,  où  il  reçoit  les  riches,  mais  à  condition  de 
servir  les  pauvres  ;  où  il  ordonne  que  l'abondance  supplée 
au  défaut,  et  donne  des  assignations  aux  nécessiteux  sur  le 
superflu  des  opulents.  Entrez,  mes  frères  {^),  dans  cette  pen- 
sée {^)  :  si  vous  ne  portez  le  fardeau  des  pauvres,  le  vôtre 
vous  accablera  ;  le  poids  de  vos  richesses  mal  dispensées 
vous  fera  tomber  dans  l'abîme:  au  lieu  que,  si  vous  partagez 
avec  les  pauvres  le  poids  de  leur  pauvreté,  en  prenant 
part  (^)  à  leur  misère,  vous  mériterez  tout  ensemble  de 
participer  à  leurs  privilèges. 

TROISIÈME  POINT. 

Sans  (^)  cette  participation  des  privilèges  des  pauvres,  il 
n'y  a  aucun  salut  pour  les  riches  ;  et  il  me  sera  aisé  de  vous 
en  convaincre,  en  insistant  toujours   aux   mêmes   principes. 

1.  Ms.  vivra-t-il...  et  pourrait-il...  —  Les  éditeurs  corrigent  en  mettant  partout 
le  conditionnel.  Mais  ce  qui  précède  montre  que  l'inadvertance  était  dans  le 
second  mot,  non  dans  le  premier. 

2.  Var.  les  faveurs. 

3.  Var.  messieurs. 

4.  Var.  ce  sentiment. 

5.  Far.  en  communiquant  à... 

6.  Première  rédaction  (f.  388).  Sans  cette  participation  des  privilèges  des 
pauvres,  il  n'y  a  aucun  salut  pour  les  riches  ;  et  il  ms  sera  aisé  de  vous  en  con- 
vaincre en  insistant  toujours  aux  mêmes  principes.  Car,  s'il  est  vrai,  comme  je 


132  SUR  l'éminente  dignité 

Car  s'il  est  vrai,  comme  je  l'ai  dit,  que  l'Église  est  la  ville 
des  pauvres,  s'ils  y  tiennent  les  premiers  rangs,  si  c'est  pour 
eux  principalement  que  cette  cité  bienheureuse  a  été  bâtie, 
il  est  bien  aisé  de  conclure  que  les  privilèges  leur  appar- 
tiennent (/).  Dans  tous  les  royaumes,  dans  tous  les  empires,  il 
y  a  des  privilégiés,  c'est-à-dire,  des  personnes  éminentes,qui 
ont  des  droits  extraordinaires:  et  la  source  de  ces  privilèges, 
c'est  qu'ils  touchent  de  plus  près,  ou  par  leur  naissance  ou 
par  leurs  emplois,  à  la  personne  du  prince.  Cela  est  de  la 
majesté,  de  l'état  et  de  la  grandeur  du  souverain,  que  l'éclat 
qui  rejaillit  de  sa  couronne  se  répande  en  quelque  sorte  sur 
ceux  qui  l'approchent.  Puisque  nous  apprenons  par  les 
saintes  Lettres  que  l'Eglise  est  un  royaume  si  bien  ordonné, 
ne  doutez  pas,  mes  frères,  qu'elle  n'ait  aussi  ses  privilégiés. 
Et  d'où  se  prendront  ces  privilèges,  sinon  de  la  société 
avec  son  prince,  c'est-à-dire,  avec  Jésus-Christ?  Que  s'il 
faut  être  uni  avec  le  Sauveur,  chrétiens,  ne  cherchons  pas 
dans  les  riches  les  privilèges  de  la  sainte  Église.  La  cou- 
ronne de  notre  monarque  est  une  couronne  d'épines  :  l'éclat 
qui  en  rejaillit  ('),  ce  sont  les  afflictions  et  les  souffrances. 
C'est  dans  les  pauvres,  c'est  dans  ceux  qui  souffrent,  que 
réside  la  majesté  de  ce  royaume  spirituel.  Jésus  étant  lui- 
même  pauvre  et  indigent,  il  était  de  la  bienséance  qu'il  liât 

l'ai  dit,  que  l'Église  est  la  ville  des  pauvres,  s'ils  y  tiennent  les  premiers  rangs 
si  c'est  pour  eux  principalement  que  cette  cité  bienheureuse  a  été  bâtie,  qui  doute 
que  les  privilèges  ne  leur  appartiennent?  En  effet  le  divin  Sauveur  a  promis  le 
royaume  aux  pauvres,  la  consolation  à  ceux  qui  pleurent,  la  nourriture  à  ceux 
qui  ont  faim,  la  joie  éternelle  à  ceux  qui  souffrent.  Et  je  ne  m'en  étonne  pas  :  car 
étant  lui-même  pauvre  et  indigent,  il  était  de  la  bienséance  qu'il  liât  société 
avec  ses  semblables,  et  qu'il  répandît  ses  faveurs  sur  ses  compagnons  de  fortune. 
Qu'on  ne  méprise  plus  la  pauvreté.  J'avoue  qu'elle  était  dans  la  lie  du  peuple 
{var.  qu'on  ne  la  traite  plus  de  roturière),  et  que  le  monde  la  traitait  de  rotu- 
rière. Mais  le  Roi  de  gloire  l'ayant  épousée,  il  l'a  anoblie  par  cette  alliance,  et 
il  met  [Tiir.  il  gratifie)  les  pauvres  de  tous  les  privilèges  de  son  royaume.  Les 
riches  par  conséquent  n'y  ont  nulle  part  ;  et  s'ils  veulent  avoir  les  grâces,  il  faut 
qu'ils  les  reçoivent  par  les  mains  des  pauvres.  Voulez- vous  la  rémission  des 
péchés?  Le  Saint-Esprit  vous  renvoie  aux  pauvres  :  «  Rachetez  vos  iniquités  par 
aumônes.  »  Voulez-vous  la  miséricorde?  Vous  l'aurez,  dit  le  Fils  de  Dieu, 
pourvu  que  vous  la  fassiez  à  mes  pauvres:   Beati  miséricordes  (Matth.,  v,  7). 

1.  Bossuet  note  entre  les  lignes  l'idée  d'une  addition  :  «  Voulez-vous  néan- 
moins, messieurs,  etc.  »  (Sic.) 

2.  Var.  et  ce  qui  nous  rend  ses  semblables,  ce  sont... 


DES  PAUVRES  DANS  l'ÉGLTSE.  133 


société  avec  ses  semblables,  et  qu'il  répandît  ses  faveurs  sur 
ses  compagnons  de  fortune. 

Qu'on  ne  méprise  plus  la  Pauvreté,  et  qu'on  ne  la  traite 
plus  de  roturière.  Il  est  vrai  qu'elle  était  de  la  lie  du  peuple: 
mais  le  Roi  de  la  gloire  l'ayant  épousée,  il  l'a  anoblie  (')  par 
cette  alliance,  et  ensuite  il  accorde  aux  pauvres  tous  les  pri- 
vilèges de  son  empire.  Il  promet  le  royaume  aux  pauvres,  la 
consolation  à  ceux  qui  pleurent,  la  nourriture  à  ceux  qui  ont 
faim,  la  joie  éternelle  à  ceux  qui  souffrent.  Si  tous  les  droits, 
si  toutes  les  grâces,  si  tous  les  privilèges  de  l'Évangile  sont 
aux  pauvres  de  Jésus-Christ,  ô  riches  ,  que  vous  reste-t-il, 
et  quelle  part  aurez- vous  dans  son  royaume  ?  [Il]  ne  parle 
de  vous  dans  son  Evangile  que  pour  foudroyer  votre  orgueil  : 
Vœ  vobis  divitihus  (")  !  Oui  ne  tremblerait  à  cette  sentence  .'^ 
qui  ne  serait  saisi  de  frayeur.^  Contre  cette  terrible  malédic- 
tion, voici  votre  unique  espérance  (^).  Il  est  vrai,  ces  privi- 
lèges sont  donnés  aux  pauvres;  mais  vous  pouvez  les  obtenir 
d'eux,  et  les  recevoir  de  leurs  mains  :  c'est  là  que  le  Saint- 
Esprit  vous  renvoie  pour  obtenir  les  grâces  du  ciel.  Voulez- 
vous  que  vos  iniquités  vous  soient  pardonnées  .-^  «  Rachetez- 
les,  dit-il,  par  aumônes  :  »  Peccata  tua  cleeinosynis  rediine  {^Y 
Demandez- vous  à  Dieu  sa  miséricorde.^  Cherchez-la  dans  les 
mains  des  pauvres,  en  l'exerçant  envers  eux  :  Beati  miséri- 
cordes (^\  Enfin,  voulez-vous  entrer  au  royaume?  Les  portes, 

a.Lîic.,  VI,  24.  —  b.  Dan.^  IV,  24.  —  c.  Ma/lh.,  v,  7. 

Voulez-vous  entrer  au  royaume  ?  La  porte,  dit  Jésus-Christ,  vous  sera  ouverte, 
pourvu  que  les  pauvres  v^ous  introduisent:  «  Faites-vous,  dit-il,  des  amis  qui 
vous  reçoivent  dans  les  tabernacles  éternels.  >> 

Ainsi  la  grâce,  la  miséricorde,  la  rémission  des  péchés,  le  royaume  même  est 
entre  leurs  mains,  et  les  riches  n'y  peuvent  entrer  si  lès  pauvres  ne  les  y  reçoivent. 
Donc,  ô  pauvres,  que  vous  êtes  riches  !  mais,  ô  riches,  que  vous  êtes  pauvres  ! 
Si  vous  vous  tenez  à  vos  propres  biens,  vous  serez  privés  pour  jamais  des  biens 
du  Nouveau  Testament,  et  il  ne  vous  restera  pour  votre  partage  que  ce  J^œ  ter- 
rible de  l'Évangile  :  Vœ  vobis  divitibiis  !  «  Malheur  à  vous,  riches,  car  vous  avez 
reçu  votre  consolation  !  ))  Pour  éviter  ce  coup  de  foudre,  pour  vous  mettre  heureu- 
sement à  couvert  de  cette  malédiction  inévitable,  jetez-vous  sous  l'aile  de  la 
Pauvreté... 

1.  Ennoblie,  qu'on  trouve  dans  quelques  éditions  (Lâchât,  etc.),  est,  selon  la 
remarque  de  I\L  Gazier,  un  véritable  contresens. 

2.  Ce  passage  est  une  addition  interlinéaire.  La  première  rédaction  portait 
simplement  :  «  dans  son  royaume.  Voici  votre  seule  espérance.  Il  est  vrai...  » 


134  SUR  l'é^jinente  dignité 

dit  Jésus-Christ,  vous  seront  ouvertes,  pourvu  que  les 
pauvres  vous  introduisent  :  «  Faites-vous,  dit-il,  des  amis 
qui  vous  reçoivent  dans  les  tabernacles  éternels  {'').  »  Ainsi 
la  grâce,  la  miséricorde,  la  rémission  des  péchés,  le  royaume 
même  est  entre  leurs  mains;  et  les  riches  n'y  peuvent  entrer, 
si  les  pauvres  ne  les  y  reçoivent. 

Donc,  ô  pauvres  !  que  vous  êtes  riches  !  mais,  ô  riches  ! 
que  vous  êtes  pauvres  !  Si  vous  vous  tenez  à  vos  propres 
biens,  vous  serez  privés  pour  jamais  des  biens  du  Nouveau 
Testament  ;  et  il  ne  vous  restera  pour  votre  partage  que  ce 
Vœ  terrible  de  l'Evangile.  Ah  !  pour  détourner  (')  ce  coup 
de  foudre,  pour  vous  mettre  heureus'ement  à  couvert  de 
cette  malédiction  inévitable,  jetez-vous  sous  l'aile  de  la 
Pauvreté  ;  entrez  en  commerce  avec  les  pauvres  :  donnez,  et 
vous  recevrez  ;  donnez  les  biens  temporels,  et  recueillez  les 
bénédictions  spirituelles  ;  prenez  part  aux  misères  des  affli- 
gés, et  Dieu  vous  donnera  part  à  leurs  privilèges. 

C'est  (^)  ce  que  j'avais  à  vous  dire  touchant  les  avantages 
de  la  pauvreté,  et  la  nécessité  de  la  secourir.  Après  quoi  il 
ne  me  reste  plus  autre  chose  à  faire,  sinon  de  m'écrier  avec 
le  Prophète  :  Beatns  qui  intelligit  super  egenmn  et  paupe- 
rein  (*)  !  «  Heureux  celui  qui  entend  sur  l'indigent  et  sur  le 
pauvre!»  Il  ne  suffit  pas,  chrétiens,  d'ouvrir  sur  les  pauvres 
les  yeux  de  la  chair  :  mais  il  faut  les  considérer  par  les  yeux 
de  l'intelligence:  Beatus  qtii  intelligit  !  Ceux  qui  les  regardent 
des  yeux  corporels,  ils  n'y  voient  rien  que  de  bas,  et  ils  les 
méprisent.  Ceux  qui  ouvrent  sur  eux  l'œil  intérieur,  je  veux 
dire  l'intelligence  guidée  par  la  foi,  ils  remarquent  en  eux 
Jésus-Christ  ;  ils  y  voient  les  images  de  sa  pauvreté,  les 
citoyens  de  son  royaume,  les  héritiers  de  ses  promesses,  les 
distributeurs  de  ses  grâces,lesenfants  véritables  de  son  Église, 
les  premiers  membres  de  son  corps  mystique.  C'est  ce  qui  les 
porte  à  les  assister  avec  un  empressement  charitable.  Mais 
encore  n'est-ce  pas  assez  de  les  secourir  dans  leurs  besoins. 

a.  Luc,  XVI,  9.  —  b.  Ps.,  XL,  2. 

1.  Far.  pour  éviter... 

2.  Cette  conclusion  se  trouve  f.  38S,  v"  ;  elle  appartient  à  la  première  rédaction. 


DES  PAUVRES  DANS  l'ÉGLISE. 


135 


Tel  assiste  le  pauvre,  qui  n'est  pas  intelligent  sur  le  pauvre. 
Celui  qui  leur  distribue  quelque  aumône,  ou  contraint  par 
leurs  pressantes  importunités,  ou  touché  par  quelque  compas- 
sion naturelle,  il  soulage  la  misère  du  pauvre,  mais  néan- 
moins il  est  véritable  qu'il  n'est  pas  intelligent  sur  le  pauvre. 
Celui-là  entend  véritablement  le  mystère  de  la  charité,  qui 
considère  les  pauvres  comme  les  premiers  enfants  de  l'Eglise; 
qui,  honorant  cette  qualité,  se  croit  obligé  de  les  servir;  qui 
n'espère  de  participer  aux  bénédictions  de  l'Evangile,  que 
par  le  moyen  de  la  charité  et  de  la  communication  fraternelle. 
Donc,  mes  frères,  ouvrez  les  yeux  sur  cette  maison  indi- 
gente, et  soyez  intelligents  sur  ses  pauvres.  Si  je  demandais 
vos  aumônes  pour  une  seule  personne,  tant  de  grandes  et 
importantes  raisons,  qui  vous  obligent  à  la  charité,  devraient 
émouvoir  vos  coeurs.  Maintenant  j'élève  ma  voix  au  nom  d'une 
maison  tout  entière,  et  encore  d'une  maison  chargée  d'une 
multitude  nombreuse  de  pauvres  filles  (')  entièrement  délais- 
sées. Faut-il  vous  représenter  et  le  péril  de  ce  sexe,  et  les 
suites  dangereuses  de  sa  pauvreté,  l'écueil  le  plus  ordinaire 
où  sa  pudeur  fait  naufrage  ?  Que  serviront  les  paroles,  si  la 
chose  même  ne  vous  touche  pas  ?  Entrez  dans  cette  maison, 
prenez  connaissance  de  ses  besoins  ;  et  si  vous  n'êtes  touchés 
de  l'extrémité  où  elle  est  réduite,  je  ne  sais  plus,  mes  frères, 
ce  qui  sera  capable  de  vous  attendrir.  Il  est  vrai,  des  dames 
pieuses  ont  ouvert  les  yeux  sur  cette  maison  :  elles  ont  «  en- 
tendu »  sur  les  pauvres  :  parce  qu'elles  connaissent  leur  di- 
gnité, elles  se  tiennent  honorées  de  les  servir  ;  parce  qu'elles 
sont  chrétiennes, elles  se  croient  obligées  de  les  assister;  parce 
qu'elles  savent  le  poids  des  richesses  mal  employées,  elles 
se  déchargent  entre  leurs  mains  d'une  partie  de  leur  fardeau 
et,  en  répandant  les  biens  temporels,  elles  viennent  recevoir 
en  échange  les  grâces  spirituelles. 

I.    Var.  de  pauvres  personnes. 


ESQUISSE  D'UN   SERMON 


AUX   NOUVEAUX   CONVERTIS  (■), 


le  IV«  Dimanche  de  l'Avent,  1659  ou  1660. 


Ce  qu'on  va  lire  faisait  partie  jusqu'ici  d'un  fouillis  d'interpola- 
tions intitulé  par  M.  Lâchât  :  Fragments  d'un  sermon  pour  le  IIl'^ 
dimmiche  de  l'Avent.  Rien  pourtant  n'était  si  aisé  que  d'y  distinguer 
trois  compositions  d'origine  et  de  destination  différentes.  La  pré- 
sente esquisse  a  sa  péroraison,  qui  indique  nettement  la  conclusion 
d'un  sermon  de  charité.  N'importe  :  on  passe  outre,  et  l'on  continue 
imperturbablement  dans  toutes  les  éditions  !  Nous  avons  placé  à 
la  fin  de  l'année  1654  un  fragment  sur  la  Pénitence,  que  Deforis 
avait  fait  entrer  dans  cet  amalgame.  Nous  en  tirerons  plus  tard  un 
sermon  pour  l'Avent  de  Saint-Thomas  du  Louvre  (1668,  IV^  di- 
manche). L'esquisse  que  nous  donnons  ici  a  un  sommaire,  preuve 
qu'elle  est  antérieure  à  1662.  Bossuet  y  renvoie  d'ailleurs,  dans  un 
passage  effacé  du  pr  dimanche  de  Carême,  1661. 

Sommaire  (^).  Securis  ad  radicem  arboris. 

{Exorde.)  Les  pécheurs  s'endorment,  parce  qu'ils  croient  leur  mal- 
heur bien  loin  :  JÉSUS-Christ  montre  qu'il  est  proche  :  prêt  à  frap- 
per. Deux  coups  :  l'un  ôte  la  vie,  l'autre  l'espérance. 

[i'^''poi)it.'\  Péché  sort  de  la  volonté  humaine  contre  la  volonté 
divine.  Double  contrariété  :  à  Dieu,  comme  mauvais  ;  à  l'homme, 
comme  nuisible  :  S.  Aug[ustin]  (p.  2,  3.)  —  Pourquoi  nuisible? 
Ennemis  impuissants  montrent  leur  inimitié  resistendi  volnntate,  non 
potestate  lœdendi  (S.  Aug.,  de  Civit.,  XII,  m).  —  Point  de  prise  sur 
Dieu  qu'il  attaque  :  laisse  tout  son  venin  dans  celui  qui  le  commet  ; 
comme  la  terre,  les  nuages  (p.3).  Arcus  eorum  confringatur.  L'entre- 
prise contre  Dieu  inutile.  Gladius  eorum  intret  in  corda  ipsoriun  : 
il  se  perce  lui-même  (n»  3). 

Le  péché  est  sa  peine  soi-même.  La  peine  ne  vient  pas  de  Dieu  : 
Nec putem-us,  etc.  S.  Aug.  Preuves  par  l'Écriture  :  Ezéchiel.  —  La 
séparation  ;  la  peine  du  sens.  La  première,  par  le  péché.  La  seconde  : 
Producam  ignem  de  medio  tiii^qui  comedat  te.  [Ezech.,  XXVIII,  18.]  — 
Les  pécheurs  insensés  dans  leur  assurance,  ayant  le  principe  de  ce 
feu  en  eux  (p.  6). 

1.  Mss..,  12821,  f.  203. 

2.  Ibid.,  f.  186.  M.  Lâchât  le  rapporte  à  tort  au  sermon  de  1665  sur  le  même 
texte.  Il  le  donne  du  reste  inexactement,  omettant  tout  ce  qu'il  ne  peut  lire. 


\ 


AUX  NOUVEAUX  CONVERTIS.  I37 

[2'' fo/nt]  Contrariété  entre  la  loi  et  le  pécheur  :  le  pécheur  dé- 
truit la  loi  ;  la  loi  détruit  le  pécheur.  Moïse,  les  tables. —  Sur  cette 
loi  de  justice  :  Quod  feccris  patieris.  Vous  détruisez  la  loi  ;  la  loi 
aufert  eum  de  hominum  vita  quavi  régit  (p.  10,1 1).  —  La  justice  di- 
vine toujours  armée  contre  le  pécheur  :  Jam  securis...  S.  Chrysost. 
(p.  II). 

\Jam  em'jit  securis  ad  raàiccm 
arborum posita  est... 

La  cognée  est  déjà  à  la  racine 
des  arbres  (')•  [Luc.^  m,  9.)] 

UNE  voix  crie  dans  le  désert  :  «  Préparez  les  voies  du 
Seigneur, aplanissez  les  sentiers  de  notre  Dieu.  »  Pour 
cela  il  faut  «combler  toutes  les  vallées  et  abattre  toutes  les 
montagnes  (")  :  »  c'est-à-dire,  qu'il  faut  relever  le  courage  des 
consciences  abattues  par  le  désespoir,  et  abattre  sous  la  main 
de  Dieu,  par  la  pénitence,  les  pécheurs  superbes  et  opiniâtres 
qui  s'élèvent  contre  Dieu,  etc. 

L'Église  fera  bientôt  le  premier,  lorsquelle  dira  aux  pé- 
cheurs :  Co7isolaniini,  consolamini  (''')...  Gaudiuin  magniuu... 
[qiiia\  natiis  est  vobis  \Jiodie  Salvator'\  ('").  Mais  devant  que 
de  relever  leur  courage,  il  faut  premièrement  abattre  leur 
arrogance  :y^;;2  enim  securis  \ad  radicem  arboriim  posita 
est\  {^).  Pour  cela  il  faut  des  paroles  inspirées  d'en  haut. Ave. 

[P.  2]  Deux  coups  (')  :  celui  du  péché,  celui  de  la  justice 
divine.  L'un  ôte  la  vie,  l'autre  l'espérance  :  le  coup  du  péché, 
la  vie;  le  coup  de  la  justice,  l'espérance.  Chose  étrange  et 
incroyable,  messieurs  !  après  la  perte  de  la  vie  peut-il  rester 
de  l'espérance?  Oui,  parce  que  Dieu  est  puissant  pour  res- 
susciter les  morts,  et  qu'il  «  peut,  dit  notre  évangile,  faire 
naître  des  enfants  d'Abraham  de  ces  pierres  (')  »  insensibles 

a.  Luc,  in.  4.  —  /;.  /f.,  XL,  i.  —  c.  Luc,  il,  10,  11.  —  d.  Luc,  lli,  9.  — 
e.  Lbid.,  m,  8. 

1.  Outre  que  ce  texte  est  dans  le  sommaire,  il  est  indiqué  à  plusieurs  reprises 
dans  le  corps  du  discours. 

2.  Tout  ce  qui  suit,  jusqu'à  «  Le  moment  que  Dieu  a  marqué,  »  n'est  que  le 
résumé,  et  quelquefois  le  complément,  d'une  autre  rédaction,  contenue  dans  un 
discours  aujourd'hui  détruit.  Ces  deux  pages  nouvelles  en  représentent  six  de 
l'ancien  manuscritjauxquelles  elles  renvoient.  C'est  au  remaniement  actuellement 
existant  que  se  rapportent  les  chiffres  du  sommaire. 


138  AUX  NOUVEAUX  CONVERTIS. 

et  inanimées  ;  et  sa  miséricorde  infinie  lui  faisant  faire  tous 
les  jours  de  pareils  miracles,  ceux  qui  ont  perdu  la  vie  de  la 
grâce  n'ont  pas  néanmoins  perdu  l'espérance,  etc. 

Faut  traiter  le  second  point,  et  dire  par  quels  degrés  Dieu  abat 
l'appui  et  le  fondement  de  cette  espérance  mal  fondée.  Ce  coup 
n'est  pas  toujours  sensible  ;  il  dessèche  l'arbre  et  la  racine  en  reti- 
rant ses  inspirations. 

[P.  3]  Deux  (')  sortes  d'armes  dans  les  mains  du  pécheur  : 
un  arc  pour  tirer  de  loin,  un  glaive  pour  frapper  de  près. 
La  première  se  rompt  et  est  inutile.  La  seconde  a  son  effet, 
mais  contre  lui-même.  Ce  n'est  pas  assez  que  son  arc  se 
brise,  que  son  entreprise  demeure  stérile  ;  il  faut  que  son 
glaive  lui  perce  le  cœur,  et  que  pour  avoir  tiré  de  loin  contre 
Dieu,  il  se  donne  de  près  un  coup  sans  remède,  si  Dieu  ne 
le  guérit  par  miracle,  etc.  Ainsi  tout  le  coup  retombe  sur 
lui  ;  il  se  met  en  pièces  lui-même  par  l'effort  téméraire  qu'il 
fait  contre  Dieu.  Et  cela  va  si  avant,  chrétiens,  que  saint 
Augustin  nous  enseigne  que  pour  faire  le  supplice  du  pécheur, 
il  ne  faut  y  employer  que  son  péché  même  (-). 

[P.  6]  Ainsi  je  ne  m'étonne  pas  si  les  pécheurs  convertis 
regardent  l'état  d'oi^i  ils  sont  sortis  avec  une  telle  frayeur,  et 
ne  se  sentent  pas  moins  obligés  à  Dieu  que  s'il  les  avait 
tirés  de  l'enfer.  Posiierunt  me  in  lacu  inferioj'i  ('*)  :  «  Ils  m'ont 
mis  dans  une  fosse  profonde.  »  Eruisti  animam  meain  ex 
inferno  inferiori  (''')  :  «  Vous  avez  retiré  mon  âme  de  l'enfer 
le  plus  profond.  »  Deux  choses  font  l'enfer  :  —  la  peine  du 
dam,  séparation  éternelle  d'avec  Jésus-Christ  :  Nescio  vos  ('): 
«  Je  ne  vous  connais  pas:  »  A  la  sainte  table,  il  ne  nous  con- 
naît plus  :  elle  est  éternelle  de  sa  nature  ;  —  le  feu,  la  peine 

a.  Ps.,  Lxxxvii,  7.  — b.  Ibid.,  Lxxxv,  13.  —  c.  Matth.,  xxv,  12. 

I.  Bossuet  se  contente  pour  la  première  partie  de  quelques  notes  nouvelles. 
C'est  pour  la  première  fois  qu'on  pourra  suivre  du  moins  l'enchaînement  des 
pensées  de  l'auteur.  Le  premier  alinéa  est  supprimé  dans  les  éditions  ;  bien 
mal  à  propos,  puisque  Bossuet  y  renvoie  dans  le  sommaire. 

2.  Ici  renvoi  à  la  page  4  du  ms.,  qui  n'a  pas  été  conservée.  Bossuet  prenait 
ensuite,  sans  y  rien  changer,  la  page  5  ;  puis  ajoutait  à  la  page  6  ce  qui  suit 
dans  le  texte  :  «  Ainsi  je  ne  m'étonne  pas...  »  —  Tout  ce  qui  nous  manque  se 
trouvera  sous  la  forme  définitive,  dans  le  sermon  de  1665  (IV'-'  dimanche  de 
l'Avent),  premier  point. 


AUX  NOUVEAUX  CONVERTIS.  I39 

du  sens  :  il  n'est  pas  encore  allumé  ;  mais  nous  en  avons  en 
nous  le  principe  :  en  effet,  d'où  pensez-vous,  chrétiens,  que 
Dieu  fera  sortir,  etc.  (')  ? 

Le  {')  moment  que  Dieu  a  marqué  [p.  7]  pour  donner  ce 
coup  irrémédiable  qui  enverra  (')  les  pécheurs  au  feu  éternel, 
par  une  juste  disposition  de  sa  providence,  ne  leur  doit  pas 
être  connu.  C'est  un  secret  que  Dieu  se  réserve  et  qu'il 
nous  cache  soigneusement,  afin  que  nous  soyons  toujours 
en  action  et  que  jamais  nous  ne  cessions  de  veiller  sur  nous. 
Néanmoins,  le  pécheur  s'endort  dans  les  longs  délais  qu'il 
lui  donne,  l'attendant  à  la  pénitence  :  et  pendant  qu'il  dort 
à  son  aise  au  milieu  des  prospérités  temporelles,  il  s'imagine 
que  Dieu  dort  aussi  (^)  :  «  Il  dit  dans  son  cœur  :  Dieu  l'a 
oublié,  »  il  ne  prend  pas  garde  à  mes  crimes  :  Dixit  eiiim  in 
corde  suo  :  Oblitiis  est  Deus  (")  ;  et  parce  qu'il  ne  songe  pas 
à  se  convertir,  et  que  Dieu  ne  lui  fait  pas  sentir  sa  fureur,  il 
croit  que  Dieu  ne  songe  pas  à  le  punir.  Pour  lui  ôter  de 
l'esprit  cette  opinion  dangereuse,  tâchons  aujourd'hui  de  lui 
faire  entendre  une  vérité  chrétienne  qui  nous  est  représentée 
dans  notre  évangile,  et  que  je  vous  prie  de  comprendra* 
c'est  que  la  justice  divine,  qui  semble  dormir,  qui  semble 
oublier  les  pécheurs,  les  laissant  prospérer  longtemps  en  ce 
monde,  est  toujours  en  armes  contre  eux,  toujours  en  action, 
toujours  vigilante,  toujours  prête  à  donner  le  coup  qui  les 
coupera  par  la  racine,  pour  ne  leur  laisser  aucune  ressource. 

Mais  afin  de  bien  comprendre  cette  vérité,  il  est  néces- 
saire, messieurs,  de  vous  expliquer  plus  [p.  8]  profondément 
ce  que  j'ai  déjà  touché  en  peu  de  paroles  touchant  la  con- 
trariété infinie  qui  est  entre  le  pécheur  et  la  justice  de  Dieu. 

a.  Ps.,  IX,  32. 

1.  Dans  la  page  6  du  ms.  perdu,  Bossuet  s'inspirait  de  cette  parole  de  saint 
Augustin  :  Ne  puteiims  illam  tranquillitatem,  et  ineffabile  lumen  Dei  de  se  pro- 
ferre tinde  pcccata  puniantur...  {In  Ps.  VII,  n.   i6).    On  la  retrouvera   dans  le 

sermon  de  1665. 

2.  Ce  qui  suit  se  rapporte  au  second  point. 

3.  Ms.  enuoiera.  —  \o^\  Remarques  sur  la  grammaire  et  le  vocabulaire.  (T.  I, 
Introduction.,  xxxili.) 

4.  Passage  souligné,  probablement  en   1668  (à  en  juger  par  la  couleur  de 
l'encre.  Cf.  ci-après,  p.  143  et  suiv.). 


140  AUX  NOUVEAUX  CONVERTIS. 

Je  suivrai  encore  le  grand  Augustin,  et  les  ouvertures  admi- 
rables qu'il  nous  a  données  pour  l'éclaircissement  de  cette 
matière  en  son  Épître  XL IX  (").  Il  remarque  donc  en  ce 
lieu  qu'il  y  a  cette  opposition  entre  le  pécheur  et  la  loi, 
que,  comme  le  pécheur  détruit  la  loi  autant  qu'il  le  peut, 
la  loi  réciproquement  détruit  le  pécheur  ;  tellement  qu'il  y 
a  entre  eux  une  inimitié  qui  jamais  ne  peut  être  récon- 
ciliée :  et  quoique  cette  vérité  soit  très  claire,  vous  serez 
néanmoins  bien  aises,  messieurs,  d'entendre  une  belle  raison 
par  laquelle  saint  Augustin  l'a  prouvée.  Elle  tombera  sans 
difficulté  dans  l'intelligence  de  tout  le  monde,  parce  qu'elle 
est  établie  sur  le  principe  le  plus  connu  de  l'équité  naturelle  : 
«  Ne  fais  pas  ce  que  tu  ne  veux  pas  qu'on  te  fasse  :  »  In 
qua  mensura  \ine7isi  fueritis,  r&metietur  vobis  ('^).]  Pécheur, 
qu'as-tu  voulu  faire  à  la  loi  de  Dieu  ?  N'as-tu  pas  voulu  la 
détruire  et  anéantir  son  pouvoir  '^.  Oui,  [p.  9]  certainement, 
chrétiens.  «  Les  hommes  qui  ne  veulent  pas  être  justes,  sou- 
haitent qu'il  n'y  ait  point  de  vérité,  et  par  conséquent  point 
de  loi  qui  condamne  les  injustes  :  »  Quidum  nolunt  esse  justi, 
noluni  esse  veritatem,  qua  damnentur  injiisti  ('"). 

Et  c'est  pour  cela,  chrétiens,  que  Moïse  descendant  de  la 
montagne,  et  (')  entendant  les  cris  des  Israélites  qui  adoraient 
le  veau  d'or,  laisse  tomber  les  tables  sacrées  où  la  loi  était 
écrite  et  les  brise  :  Vidit  vittdum  et  choros,  et projecit  tabulas, 
et  confregit  cas  if).  Et  cela,  pour  quelle  raison,  si  ce  n'est  pour 
représenter  ce  que  le  peuple  faisait  alors  ?  Qu'a  fait  cette  loi 
pour  être  brisée  ?  Détruisez  les  pécheurs,  faites-les  mourir  ! 
Il  le  fera  en  son  temps,  mais  en  attendant  il  nous  montre  ce 
que  nous  [p.  10]  faisons  à  la  loi.  Ah  !  ce  peuple  (^)  ne  mé- 
rite point  d'avoir  de  loi,  puisqu'il  la  détruit  entière  en  ce 
moment  qu'on  la  lui  porte  de  la  part  de  Dieu.  C'est  pourquoi 
il  brise  les  tables  où  le  doigt  de  Dieu  était  imprimé  ;  et  re- 
marquez, s'il  vous  plait,  messieurs,  que  le  peuple   ne  pèche 


a.  Nunc  Ep.  CIL  —  b.  Matth.,  vil,  2.  —  Ms.  Eadem  mensura.  —  c.  S.  Aug., 
Tract.  XC  in  Joan.  n.  3.  —  Ms.  damnaniur.  -~  d.  Exod.,  xxxil,  19. 

1.  Mot  oublié  dans  les  éditions.  Surcharge  assez  difficile  à  apercevoir. 

2.  Phrase  placée  plus  haut  par  les  éditeurs. 


AUX  NOUVEAUX  CONVERTIS.  I4I 

que  contre  l'article  qui  défendait  d'adorer  les  idoles  :  Non 
facics  tibi  sculptile  (").  Mais  qui  pèche  en  un  seul  article,  il 
détruit  autant  qu'il  peut  la  loi  tout  entière.  C'est  pourquoi  il 
laisse  tomber  et  il  casse  ensemble  toutes  les  deux  tables  pour 
nous  faire  entendre,  mes  frères,  que  par  une  seule  transgres- 
sion toute  la  loi  divine  est  anéantie.  Mais  comme  les  pécheurs 
détruisent  la  loi,  il  est  juste  aussi  qu'elle  les  détruise  ;  il  est 
juste  qu'ils  soient  mesurés  selon  leur  propre  mesure,  et  qu'ils 
souffrent  justement  ce  qu'ils  ont  voulu  faire  injustement.  Car 
si  cette  règle  de  justice  doit  être  observée  entre  les  hommes 
de  ne  faire  que  ce  que  nous  voulons  qu'on  nous  fasse,  com- 
bien plus  de  l'homme  avec  Dieu  et  avec  sa  loi  éternelle  ^ 
Et  c'est  pourquoi,  dans  l'histoire  que  j'ai  racontée,  le  même 
Moïse  qui  brisa  la  loi  fit  aussi  briser  le  veau  d'or,  et  mettre 
à  mort  tous  les  idolâtres,  dont  l'on  fit  un  sanglant  carnage  ; 
nous  montrant  par  le  premier  (')  ce  que  le  pécheur  veut 
faire  à  la  loi,  qui  est  de  l'anéantir  et  de  la  rompre  (^)  effective- 
ment ;  et  nous  faisant  voir  par  le  second  ce  que  fait  la  loi  au 
pécheur,  qui  est  de  le  perdre  et  le  mettre  en  pièces (3).  «Ainsi, 
dit  saint  Augustin,  ce  que  le  pécheur  a  fait  à  la  loi,  à  laquelle 
il  ne  laisse  point  de  place  en  sa  vie,  la  loi  de  son  côté  le  fait 
au  pécheur  en  lui  ôtant  la  vie  à  lui-même  :  »  Quod peccator  ('♦) 
facit  legi  quain  [p.  11]  de  sua  vita  abstulit,  hoc  eifacit  lex  ut 
auferat  eum  de  hominuvi  vita  quain  régit. 

Voilà  donc  une  éternelle  opposition  entre  le  pécheur  et 
la  loi  de  Dieu,  c'est-à-dire,  par  conséquent,  entre  le  pécheur 
et  la  justice  divine,  De  là  vient  que  la  justice  divine  nous 
est  représentée  dans  les  Ecritures  toujours  armée  contre  le 
pécheur.  «  Toutes  ses  flèches  sont  aiguisées,  nous  dit  le  pro- 
phète, tous  ses  arcs  sont  bandés  et  prêts  à  tirer  :  »  Sagittœ 
ejus  acutœ,  et  omnes   arctis  ejus  extenti  ('^).  Que  s'il  retarde 

a.  Exod.,  XX,  4.    -  b.  /s.,  v,  28.  (Ms.   I,  11.) 

1.  Le  premier,  le  second,  au  neutre. 

2.  Var.  détruire. 

3.  luir.  de  le  ruiner  et  de  le  perdre. 

4.  Ce  texte  n'est  qu'une  analyse  ou  un  résumé  de  saint  Augustin,  dont  voici 
les  propres  paroles  :  Ut...  quod  peccato  isto  fecit  legi,  hoc  ei  lex  facial  ;  idesl, 
quia  legem  talia  prohibetitevi  de  sua  vita  abstulit,  auferat  eum  etiam  ipsa  lex  de 
hoininum  vita  qiiain  régit.  (Ep.  Cil,  n.  2.  ) 


142  AUX  NOUVEAUX  CONVERTIS. 

par  miséricorde  à  venger  les  crimes,  sa  justice,  cependant, 
souffre  violence  :  «  Cela  m'est  à  charge,  dit-il,  et  j'ai  peine 
à  le  supporter  :  »  Facta  siint  inihi  molesta,  laboravi  susti- 
iiens  {^).  Mais  pourquoi  rechercher  ailleurs  ce  que  je  trouve 
si  clairement  dans  mon  évangile?  Que  ne  puis-je  vous 
représenter  et  vous  faire  appréhender  vivement  le  traochant 
épouvantable  de  cette  cognée  appliquée  à  la  racine  de  l'arbre  ? 
A  toute  heure,  à  tous  moments,  elle  veut  frapper,  parce  qu'il 
n'y  a  heure,  il  n'y  a  moment  où  la  justice  divine  irritée  ne 
s'anime  elle-même  contre  les  pécheurs.  Il  est  vrai  qu'elle 
retarde  à  frapper,  mais  c'est  que  la  miséricorde  arrête  son 
bras.  Elle  tâche  toujours  de  gagner  le  temps  ;  elle  pousse 
d'un  moment  à  l'autre,  nous  attendant  à  la  pénitence.  Pé- 
cheurs, ne  sentez-vous  pas  quelquefois  le  tranchant  de  cette 
justice  appliqué  sur  vous  }  Lorsque  votre  conscience  vous 
trouble,  qu'elle  vous  inquiète,  qu'elle  vous  effraye,  qu'elle 
vous  réveille  en  sursaut,  remplissant  votre  esprit  des  idées 
funestes  de  la  peine  qui  vous  suit  de  près,  c'est  que  la  justice 
divine  commence  à  frapper  votre  conscience  criminelle  ;  elle 
crie,  elle  vous  demande  secours,  elle  se  trouble,  elle  est 
étonnée.  Mais,  ô  Dieu  !  quel  sera  son  étonnement,  lorsque 
la  justice  divine  laissera  aller  tout  à  fait  la  main  !  Que  si  elle 
demeure  insensible,  si  elle  ne  s'aperçoit  pas  du  coup  qui  la 
frappe,  ah  !  c'est  qu'il  a  déjà  donné  bien  avant,  que  l'esprit 
de  vie  ne  coule  plus;  et  de  là  vient  que  le  sentiment  est  tout 
offusqué.  Mais  soit  que  vous  sentiez  ce  tranchant,  soit  que 
vous  ne  sentiez  pas  le  coup  qu'il  vous  donne,  il  touche, il  presse 
déjà  la  racine,  et  il  n'y  a  rien  entre  deux. 

O  pécheur  ('),  ne  trembles-tu  pas  sous  cette  main  terrible 
de  Dieu,  qui  non  seulement  est  levée,  mais  déjà  appesantie 
sur  ta  tête?  Ad radicem  arboris  :  elle  ne  s'approche  pas  pour 
ébranler  l'arbre,  ni  pour  en  faire  tomber  les  fruits  ni  les 
feuilles  :  (plaisirs,  richesses)  (^).  Elle   n'en   veut  pas   même 

a.  Js.,  I,   14. 

1.  Ce  qui  suit  a  été  médité  de  nouveau  pendant  l'Avent  de  Saint-Thomas  du 
Louvre  ;  un  irait  marque  ici  l'endroit  où  l'auteur  se  reportera  alors  (1668). 

2.  Addliioiis  de  1668 :  *  Les  biens  de  fortune.  Il  ne  faut  pas  un  si  grand  effort. 
Il  ne  faut  pas  la  racine.  Il  ne  faut  que  secouer  l'arbre.  —  Biens  externes  qui  ne 
tiennent  pas  à  notre  personne.  Une  simple  secousse. 


AUX  NOUVEAUX  CONVERTIS.  I43 

aux  branches  (à  la  santé,  à  la  vie  du  corps)  :  elle  le  fait 
quelquefois,  mais  ce  n'est  pas  là  maintenant  où  elle  touche  : 
«  Elle  est  à  la  racine,  »  dit  saint  Chrysostome  :  Appositacst 
ad  radiceni  ('),  et  après  ce  dernier  coup  qui  nous  menace  à 
toute  heure,  il  n'y  a  plus  que  le  feu  pour  nous,  et  encore  un 
feu  éternel.  Représentez-vous,  chrétiens,  un  homme  à  qui 
son  ennemi  a  ôté  les  armes,  qui  le  presse  l'épée  sur  la 
gorge  :  «  Demande  la  vie,  demande  pardon  !  »  il  commence 
à  appuyer  de  la  pointe  sur  la  poitrine  à  l'endroit  du  cœur. 
C'est  ce  que  Dieu  fait  dans  notre  évangile  :  il  n'enfonce 
[p.  12]  pas  encore  le  coup  (~),  ce  sont  les  mots  de  saint 
Chrysostome  ;  mais  aussi  ne  retire  t-il  pas  encore  la  main. 
Il  ne  retire  pas,  de  peur  que  tu  ne  te  relâches  (3)  ;  et  il 
n'avance  pas  (^)  tout  à  fait,  de  peur  que  tu  ne  périsses.  En 
cet  état  il  te  dit  dans  notre  évangile  :  Ou  résous-toi  bientôt 
à  la  mort,  ou  demande  promptement  pardon  :  Omnis  arbor 
\_non  faciens  frnctuni  bomiin,  excidehu'\  Ne  désespère  pas, 
ô  pécheur,  il  n'a  pas  encore  frappé  ;  tremble  néanmoins,  car 
il  est  tout  prêt,  et  le  coup  sera  sans  remède.  Peut-être  va-t-il 
frapper  dans  ce  moment  même  ;  peut-être  sera-ce  la  der- 
nière fois  qu'il  te  pressera  à  la  pénitence. 

—  Mais  je  suis  en  bonne  santé  (').  —  Mais  en  un  moment 
il  renverse  tout.  Et  puis,  quand  il  te  voudrait  prolonger  la 
vie  (°),  peut-être  qu'il  ne  laissera  pas  de  frapper  en  retirant 
pour  jamais  les  dons  de  sa  grâce.  S'il  les  retire  (^),  le  coup 
est  donné,  la  racine  est  coupée,  l'espérance  est  morte.  Que 
tardons-nous  donc,  malheureux,  à  lui  donner  les  fruits  qu'il 
demande  ?  —  Eh  quoi  !  si  vite,  si  promptement,  et  si  près 
du  coup  de  la  mort  ?  —  Oui.  mes  frères,  en  ce  moment 
même  faites  germer  ces  fruits  salutaires  ;  ces  fruits  peuvent 
croître  en  toutes  saisons,  et  ils  n'ont  pas  besoin  du  temps  (^) 

1.  Addition  de  i66S :*  il  n'y  a  plus  rien  entre  deux. 

2.  Var.  la  main. 

3.  Var.  que  tu  ne  t'enfles. 

4.  Var.  il  ne  frappe  pas. 

5.  Addition  de  i66S:  *  Épargne-t-il  la  jeunesse  ?  épargne-t-il  la  naissance  .^ 
épargne-t-il  la  modération  qui  semble  un  des  plus  puissants  appuis  de  la  vie  ? 

6.  Addition  de  1668  :*  il  sait  bien  nous  frapper  d'une  autre  manière. 

7.  Addition  de  1668  :*  arraché  ou  desséché,  c'est  la  même  chose  {2 fois). 

8.  Var.  de  temps. 


144  AUX  NOUVEAUX  CONVERTIS. 

pour  mûrir.  Nathan  menace  David  de  la  part  de  Dieu  ;  voilà 
la  cognée  à  la  racine.  En  même  temps,  sans  aucun  délai  : 
«  J'ai  péché,  î>  dit-il  au  Seigneur  :  voilà  le  fruit  de  la  péni- 
tence ;  et  au  même  instant  qu'il  paraît,  le  tranchant  de  la 
cognée  se  retire  :  Dominus  transtulit  peccatiun  timm  (").  Ne 
demande  donc  pas  un  long  temps  pour  accomplir  un  ouvrage 
qui  ne  demande  jamais  qu'un  moment  heureux.  Il  suffit  de 
vouloir,  dit  saint  Chrysostome  (''),  et  aussitôt  le  germe  de  ce 
fruit  paraît  ;  et  la  cognée  se  retirera,  sitôt  qu'elle  verra 
paraître,  je  ne  dis  pas  le  fruit,  mais  la  fieur  ;  je  ne  dis  pas  la 
fleur,  mais  le  nœud,  mais  le  moindre  rejeton  qui  témoignera 
de  la  vie.  Ah  !  s'il  est  ainsi,  chrétiens,  malheureux  et  mille 
fois  malheureux  celui  qui  sortira  de  ce  lieu  sacré  sans  donner 
à  Dieu  quelque  fruit!  Si  vous  ne  pouvez  lui  donner  une 
entière  conversion,  une  repentance  parfaite,  ah  !  donnez-lui 
du  moins  quelques  larmes  pour  déplorer  votre  aveuglement. 
Ah  !  si  vous  ne  pouvez  lui  donner  des  larmes,  ah  !  laissez  du 
moins  aller  un  soupir  qui  témoigne  le  désir  de  vous  recon- 
naître. Et  si  la  dureté  de  vos  cœurs  ne  vous  permet  pas  un 
soupir,  battez-vous  du  moins  la  poitrine,  jetez  du  moins  un 
regard  à  Dieu  pour  le  prier  de  fléchir  votre  obstination. 
Donnez  quelque  aumône  à  cette  intention,  et  pour  obtenir 
cette  grâce. 

Ce  n'est  pas  moi,  mes  frères,  qui  vous  le  conseille,  c'est 
la  voix  du  divin  Précurseur  qui  vous  y  exhorte  dans  notre 
évangile.  C'est  lui  qui  excite  aujourd'hui  les  peuples  à  faire 
des  fruits  de  pénitence.  C'est  lui  qui,  pour  les  presser  vive- 
ment, leur  représente  la  cognée  terrible  de  la  vengeance 
divine  toute  prête  à  décharger  le  dernier  coup,  s'ils  ne  pro- 
duisent bientôt  ces  bons  fruits.  Là-dessus  le  peuple  :  Quid 
faciemus  ?  (^)  «  Quel  fruit  produirons-nous  .^  »  —  Qui  Jiabet 
duas  tunicas,  det  non  habenti  ;  et  qui  habet  escas,  sirniliter 
faciat  (').  C'est  pour  cette  maison  qu'il  parlait.  Vous  dirai-je 
la  honte  de  l'Église  }  Non,  ces  pauvres  catholiques  n'ont 
pas  d'habit,   ils  n'ont  pas  de  nourriture  !  Ne  dites  pas  :  Je 

a.  II  Reo.^  XII,  13.  —  b.  Hoînil.  xi, /«  Matih.  —  c.  Luc,  m,  10,  11. 
I.  Les  anciens  éditeurs  traduisent  :  «  Que  celui  qui  a  deux  habits  en  donne  à 
celui  qui  n'en  a  pas  ;  et  que  celui  qui  a  de  quoi  manger  fasse  de  même.  » 


AUX  NOUVEAUX  CONVERTIS. 


145 


l'ignorais.  Je  vous  le  déclare.  Ne  croyez  pas  que  nous  in- 
ventions. Ce  n'est  pas  ici  (')  un  théâtre  où  nous  puissions 
inventer  à  plaisir  des  sujets  propres  à  [vous]  émouvoir  et  à 
exciter  les  passions. 

Que  de  profusion  dans  les  tables  !  que  de  vanités  sur  les 
habits  !  que  de  somptuosité  dans  les  meubles  !  Mais  quelle 
rage  et  quelle  fureur  dans  le  jeu  !  Le  désespoir  (")...  Nous 
rendrons  compte  de  ces  âmes. 

1.  J/lf.  <\  Ce  n'est  pas  ainsi...  propres  à  fcnioiivoir...  »  —  Inadvertances  re'sul- 
tant  de  la  précipitation. 

2.  L'idée  indiquée  par  ce  mot  est  que  le  désespoir  pourrait  rejeter  les  Nou- 
veaux Convertis  dans  l'hérésie. 


Seriiiûiis  Ue  Bossuet. 


III. 


i^  ^  ^.  ^.  ^  ^  ^  ^ ^^^^^^^&^^L^^^^^ 


SENTIMENTS  du  CHRÉTIEN 


TOUCHANT    LA   VIE    ET    LA    MORT, 


tirés  du  chapitre  V<=  de  la  11^  Épître  aux  Corinthiens  ('). 


^  Vers    1659.  Bf 

Cet  opuscule  a  été  rangé  parmi  les  Œuvres  pastorales  de  l'évéque 
de  Meaux  (Lâchât,  VII,  589).  L'erreur  est  manifeste,  puisque  Bos- 
suet  s'y  reporte  dans  le  sommaire  du  sermon  de  la  Purification, 
1661,  écrit  antérieurement  au  Carême  de  l'année  suivante.  C'est  un 
précieux  spécimen  des  Paraplirases  de  l'Ecriture  sainte,  que  Bossuet 
avait  rédigées  en  assez  grand  nombre,  pour  se  nourrir  de  doctrine 
en  vue  de  la  prédication.  (Cf.  Histoire  critique...,  p.  39.) 

S  CI  MUS  enini,  quoniam  si  terrestris  domus  nostra  luijiis 
Jiabitationis  dissolvatur,  quod  œdificationem  ex  Deo  ha- 
beî/ius,  domitm  non  manufactani,  œternam  in  cœHs.  —  «  Nous 
savons,»  dit  l'Apôtre,  nous  ne  sommes  pas  induits  à  le  croire 
par  des  conjectures  douteuses,  mais  nous  le  savons  très 
assurément  et  avec  une  entière  certitude,  «  que  si  cette 
maison  de  terre  et  de  boue  dans  laquelle  nous  habitons,  » 
c'est-à-dire  notre  chair  mortelle,  «  est  détruite,  nous  avons 
une  autre  maison  que  Dieu  nous  a  préparée  au  ciel,  laquelle 
n'étant  point  bâtie  de  main  d'homme,  »  ni  sur  des  fonde- 
ments caducs,  ne  peut  jamais  être  ruinée,  mais  «  subsiste 
éternelle  et  inébranlable.  » 

C  est  pourquoi,  lorsque  nous  approchons  de  la  mort,  nous 
ne  nous  affligeons  pas  comme  des  personnes  qui  vont  être 
chassées  de  leur  maison  ;  mais  nous  nous  réjouissons  au 
contraire,  comme  étant  près  de  passer  à  un  palais  plus  ma- 
gnifique ;  et  en  attendant  ce  jour,  «  nous  gémissons  conti- 
nuellement par  le  désir  que  nous  avons  d'être  bientôt  revê- 
tus de  cette  demeure  céleste  :  »  Nani  et  in  hoc  ingemiscimus, 
habitationein  ftostrani,  qnœ  de  cœlo  est,  stcpcrindui  cnpientes. 
Ce  qui   nous    arrivera   infailliblement,    «    pourvu  que   nous 


I.  Plus  de  manuscrit. 


I 


SUR    LA    VIE    ET    LA    MORT.  I47 

paraissions  devant  Dieu  comme  revêtus,  et  non  pas  comme 
dépouillés:  »  Si  tamen  vestiti,  non  midi  inveniannir  ;  parce 
qu'il  est  écrit  «  qu'on  ne  donne  rien,  sinon  à  celui  qui  a 
déjà  quelque  chose  ("),  »  et  que  nul  ne  peut  espérer  d'être 
revêtu  de  cet  habillement  de  gloire,  s'il  n'a  eu  soin  de 
couvrir  sa  nudité  ignominieuse  par  le  vêtement  des  bonnes 
œuvres. 

«  Nous  donc,  »  qui  vivons  dans  cette  espérance,  «  tandis 
que  nous  sommes  enfermés  dans  cette  demeure  terrestre, 
étant  appesantis  par  ce  corps  de  mort,  »  qui  est  un  fardeau 
insupportable  et  un  fardeau  étrange  à  lesprit,  «  nous  ne  ces- 
sons de  gémir  :  »  Nain  et  qui  siunus  171  hoc  tabernaailo,  in- 
gemiscinuLs  gravati  ;  comme  ceux  qui  étant  dans  une  prison 
soupirent  et  gémissent,  quand  ils  rappellent  en  leur  souvenir 
les  beautés  et  les  douceurs  de  la  maison  paternelle.  Et  la 
cause  la  plus  pressante  de  nos  gémissements,  «  c'est  que 
nous  ne  voulons  point  être  dépouillés  :  »  eo  qiiod  noliimus 
e.xspoliari.  C'est  pourquoi  cette  vie  misérable,  dans  laquelle 
les  ans  qui  vont  et  qui  viennent  nous  enlèvent  continuelle- 
ment quelque  chose  ('),  nous  est  extrêmement  à  charge;  parce 
que  nous  sentant  nés  pour  être  immortels,  nous  ne  pouvons 
nous  contenter  d'une  vie  qui  n'est  qu'une  «  ombre  de  mort;» 
mais  nous  soupirons  de  tout  notre  cœur  après  cette  vie  bien- 
heureuse, qui,  nous  revêtant  de  gloire  de  toutes  parts,  «  en- 
gloutira tout  d'un  coup  ce  qu'il  y  a  en  nous  de  mortel  :  » 
Sed  supervesti)-i,  nt  absorbeatui'  qnod  mortelle  est  a  vita. 

Ce  serait  véritablement  une  témérité  bien  criminelle,  si 
nous  prenions  de  nous-mêmes  des  pensées  si  hautes  ;  «  mais 
c'est  Dieu  qui  nous  a  faits  pour  cela  :  i>  Qui  auteni  efficit  nos 
in  hoc  ipsuni,  Dens  ;  parce  qu'il  nous  a  créés  au  commence- 
ment pour  ne  mourir  jamais  ;  et,  après  que  notre  péché  nous 
a  fait  déchoir  de  cette  grâce,  en  laquelle  Jésus-Chrlst  nous 
a  rétablis,  afin  de  soutenir  notre  confiance  dans  des  préten- 
tions si  relevées,  il  nous  adonné  son  Saint-Esprit,  Esprit  de 
régénération   et  de  vie,   pour  nous  être  un  gage  certain  de 

a.   Matth.^  XXV,  29. 

I.   Réminiscence  d'Horace  {Ef.^  II,  u,  55)  : 

Singula  de  7iobis  amii  prœdanUir  euntes. 


148  SENTIMENTS  DU  CHRÉTIEN 

notre  immortalité  :  qui  dédit  nobis  pignus  Spirittis.  C'est  ce 
qui  fait  que,  contre  toute  apparence  humaine,  nous  osons 
espérer,  sans  crainte,  des  choses  qui  sont  si  fort  au-dessus  de 
nous  :  Audentes  igihir  semper.  Et  comme  cette  loi  nous  est 
imposée  par  un  ordre  supérieur  et  irrévocable  que,  tant  que 
nous  serons  dans  ce  corps  mortel,  nous  serons  éloignés  du 
Seigneur,  nous  nous  excitons  nous-mêmes  à  concevoir  une 
volonté  déterminée  «  de  nous  éloigner  du  corps  pour  être 
présents  devant  Dieu  :  »  Scientes  quoniam,  dum  sutmts  in 
coi'pore,  pcregrinavuir  a  Domino  ;. . .  audevnis  mitem  et  bonani 
voliuitateni  habemits  niagis  peregrinaid  a  coipore,  et prœsentes 
esse  ad  Donii7iuui.  Car  nous  sentons  en  effet  que  nous  sommes 
bien  loin  de  lui,  parce  que  «  nous  le  connaissons  par  la  foi, 
et  non  point  encore  en  lui-même  et  dans  sa  propre  nature:» 
Per  Jidein  enim  anibnlanins,  et  7ion  per  specieni  :  cette  obscu- 
rité de  nos  connaissances  est  une  marque  trop  convaincante 
que  nous  sommes  fort  éloignés  de  la  source  de  la  lumière. 
C'est  pourquoi  nous  désirons  ardemment  que  les  nuages 
soient  dissipés,  que  les  énigmes  s'évanouissent  ;  et  que  nos 
esprits,  qui  ne  font  qu'entrevoir  le  jour  parmi  les  ténèbres 
qui  nous  environnent,  soient  enfin  réjouis  par  la  claire  vue 
de  la  vérité  éternelle. 

Nous  devons  entendre  par  là  que  nous  avons  à  faire  un 
double  voyage  :  «  car  tant  que  nous  sommes  dans  le  corps, 
nous  voyageons  loin  de  Dieu  ;  »  et  quand  nous  sommes 
avec  Dieu,  nous  voyageons  loin  du  corps.  L'un  et  l'autre 
n'est  qu'un  voyage,  et  non  point  une  entière  séparation,  parce 
que  nous  passons  dans  le  corps  pour  aller  à  Dieu,  et  que 
nous  allons  à  Dieu  dans  l'espérance  de  retourner  à  nos  corps. 
D'où  il  faut  tirer  cette  conséquence  que,  lorsque  nous  vivons 
dans  cette  chair,  nous  ne  devons  pas  nous  y  attacher  comme 
si  nous  y  devions  demeurer  toujours  ;  et  que,  lorsqu'il  en 
faut  sortir,  nous  ne  devons  pas  nous  affliger  comme  si  nous 
n'y  devions  jamais  retourner. 

Ainsi  étant  délivrés  par  ces  sentiments  des  soins  inquiets 
de  la  vie,  et  des  appréhensions  de  la  mort,  nous  tournons 
toutes  nos  pensées  à  Celui   auquel   seul  aboutit  tout  notre 


SUR    LA    VIK    ET    LA    MORT.  1 49 

voyage  ;  «  et  nous  ne  songeons  qu'à  lui  plaire,  soit  que  nous 
soyons  absents  ou  présents  ;  »  parce  que,  pendant  ce  temps 
malheureux  que  nous  passons  loin  de  sa  présence,  nous  tra- 
vaillons à  nous  rendre  dignes  de  paraître  un  jour  devant  sa 
face  :  Et  ideo  contendimus,  sive  absentes,  sive pi'œscntes,place7^e 

un. 

Telle  doit  être  la  vie  chrétienne  ;  et  pour  vivre  comme 
chrétiens,  il  faut  vivre  comme  voyageurs  :  car  vivre  chré- 
tiennement, c'est  vivre  selon  la  foi  ;  selon  ce  qui  est  écrit  : 
«  Le  juste  vit  de  la  foi  :  »  Jiistns  anteui  ex  fide  vivit  (").  Or 
vivre  selon  la  foi,  c'est  vivre  comme  voyageur,  «  en  ne  con- 
templant pas  ce  qui  se  voit,  mais  ce  qui  ne  se  voit  pas:  »  qui 
est  la  vraie  disposition  d'un  homme  qui  passe  son  chemin  : 
Non  contemplantibîLs  nobis  qnœ  vidcntni\  sed  quœ  non  vi- 
denturi^).  Que  si  nous  vivons  comme  voyageurs,  nous  devons 
considérer  tout  ce  que  nous  possédons  sur  la  terre,  non  pas 
comme  un  bien  véritable,  mais  comme  un  rafraîchissement 
durant  le  voyage  :  Instmmentum  peregrinationis,  non  iri'ita- 
vtentum  cupiditatis,  dit  saint  Augustin  (')  ;  comme  un  bâton 
pour  nous  soutenir  dans  le  travail,  et  non  pas  comme  un  lit 
pour  nous  reposer  ;  comme  une  maison  de  passage  où  l'on  se 
délasse,  et  non  comme  une  demeure  où  l'on  s'arrête.  C'est 
pourquoi  saint  Paul  appelle  notre  corps  un  tabernacle,  c'est- 
à-dire  une  tente,  un  pavillon,  une  cabane,  en  un  mot  un  lieu 
de  passage,  et  non  une  demeure  fixe. 

Cet  esprit  de  pèlerinage,  qui  est  l'esprit  de  foi,  et  par  con- 
séquent l'esprit  du  christianisme,  nous  est  excellemment  re- 
présenté par  ces  beaux  mots  de  l'Apôtre  :  «  Je  vous  le  dis, 
mes  frères,  le  temps  est  court  :  reste  que  ceux  qui  ont  des 
femmes  soient  comme  n'en  ayant  pas  ;  et  ceux  qui  s'affligent, 
comme  ne  s'affligeant  pas  ;  et  ceux  qui  se  réjouissent,  comme 
ne  se  réjouissant  pas,  et  ceux  qui  achètent,  comme  ne  pos- 
sédant pas  ;  et  ceux  qui  usent  de  ce  monde,  comme  n'en 
usant  pas  :  parce  que  la  figure  de  ce  monde  passe  :  »  Hoc 
itaque  dico,  fratres  :  tenipus  brève  est  ;  reliqmini  est  nt  qui 
Juibent  uxo7'.es,  ianqnam  7ion  Juibeiites  sint;  et  quijlent,  tanquam 

a.  Rom.,  I,  17.  —  b.  II  Cor.,  iv,  18.  —  c.  Injoan.  Tract.  XL,  n.  10. 


150  SENTIMENTS  DU  CHRÉTIEN 

11071  fientes  ;  et  qui  gaudent,  tanguant  7ion  gaudentes  ;  et  qui 
emunt,  tanquani  non  possidentes  ;  et  qui  utuntur  hoc  niundo, 
tanquain  non  îitantur  : prceterit  eitim  figura  hujus  mundi  ("). 
C'est-à-dire,  selon  saint  Augustin,  «  que  ceux  qui  ont  des 
femmes,  ne  doivent  point  y  être  liés  par  aucun  attachement 
corporel  ;  que  ceux  qui  s'affligent  par  le  sentiment  du  mal 
présent  doivent  se  réjouir  par  l'espérance  du  bien  futur  ;  que 
la  joie  de  ceux  qui  s'emportent  parmi  les  commodités  tem- 
porelles, doit  être  tempérée  par  la  crainte  des  jugements 
éternels  ;  que  ceux  qui  achètent  doivent  posséder  ce  qu'ils 
ont,  sans  que  leur  cœur  y  soit  engagé  ;  enfin  que  ceux  qui 
usent  de  ce  monde  doivent  considérer  qu'ils  passent  avec 
lui,  parce  que  la  figure  de  ce  monde  passe  :  »  Qui  habent 
îixores,  non  carnali  concupiscentiœ  subjugentur  ;  et  qui  fient 
tristitia  prœsentis  mali,  gaudeant  spe  futuri  boni  ;  et  qui 
gaudent propter  temporale  aliquod  commoduni,  tinieant  œter- 
mim  supplicitini  ;  et  qui  emunt,  sic  Jiabcndo  possideant,  îit 
amando  non  hœreant  ;  et  qui  utuntur  hoc  mimdo,  transire  se 
cogitent,  non  manere  (^'). 

Si  nous  entrons  comme  il  faut  dans  cet  esprit  de  la  foi, 
nous  prendrons  les  choses  comme  en  passant  ;  et  lorsque 
ceux  qui  nous  sont  chers  s'en  iront  à  Dieu  devant  nous, 
nous  ne  serons  pas  inconsolables  comme  si  nous  les  avions 
perdus  ;  mais  nous  travaillerons  à  nous  rendre  dignes  de  les 
rejoindre  au  lieu  où  ils  nous  attendent.  De  là  vient  que  nous 
ne  devons  pas  nous  laisser  abattre  par  une  douleur  sans 
remède,  comme  si  nous  n'avions  plus  aucune  espérance  ; 
mais  nous  affliger  seulement  comme  feraient  des  personnes 
proches,  qui  ayant  longtemps  voyagé  ensemble,  seraient 
contraints  de  se  séparer,  lesquels  (")  ayant  donné  quelques 
larmes  à  la  tendresse  naturelle,  vont,  continuant  leur  chemin, 
où  leurs  affaires  les  appellent,  non  sans  quelque  regret  qui 
les  accompagne  toujours,  mais  qui  est  notablement  allégé 
par  l'espérance  de  se  revoir.  «  C'est  ainsi,  dit  saint  Augustin, 
qu'on  permet  à  la  tendresse  des  fidèles  de  s'attrister  sur  la 

a.  I  Cor.,  VII,  29-31.  —  b.  De  Nicptiis  et  concup.,  lib.  I,  cap.  xili,  n.  15. 
I.  «  Des  personnes...  lesquels.  »  Voy.  Remarques  sur  la  Grammaire  et  le  vo- 
cabulaire, dans  l'Introduction  du  t.  1,  p.  LII. 


SUR    LA   VIE    ET    LA    MORT.  15 1 


mort  de  leurs  amis  par  le  mouvement  d'une  douleur  passa- 
gère ;  que  les  sentiments  de  l'humanité  leur  fassent  répandre 
des  larmes  momentanées,  qui  soient  aussitôt  réprimées  par 
les  consolations  de  la  foi,  laquelle  nous  persuade  que  les  chré- 
tiens qui  meurent  s'éloignent  un  peu  de  nous  pour  passer  à 
une  meilleure  vie  :  Permittuntur  itaqiie  pia  corda  carorum 
de  Sîwriun  mortibiis  contristari  dolore  sanabili,  et  consolabiles 
lacryums  fîindant  conditione  mortati,  quas  ciio  réprimât  Jidei 
gaudium,  qua  credunturfidcles,  qtiando  morunitur,  pauhilum 
a  nobis  abire  et  ad  meliora  transir e  ("). 

Mais  si  dans  les  pertes  que  nous  faisons,  notre  cœur  est 
abattu  et  désolé,  cela  nous  doit  avertir  de  penser  à  nous; 
car  c'est  par  là  que  nous  connaissons  qu'une  grande  partie 
de  nous-mêmes  est  appuyée  sur  la  créature,  puisque  ce  fon- 
dement lui  ayant  manqué,  elle  s'abat  et  tombe  par  terre,  ou 
bien  demeurant  comme  suspendue,  elle  souffre  beaucoup 
d'inquiétude  pour  ne  savoir  plus  où  se  reposer  :  ce  qui  nous 
doit  faire  recueillir  nos  forces  pour  retirer  et  réunir  au  Créa- 
teur cette  partie  de  nous-mêmes  qui  se  détachait,  sans  que 
nous  nous  en  fussions  aperçus  ;  d'où  passant  encore  plus 
outre,  nous  devons  apprendre  à  ouvrir  les  yeux  pour  recon- 
naître les  autres  liens,  également  imperceptibles,  par  lesquels 
notre  cœur,  étant  captivé  dans  l'amour  des  biens  qu'il  pos- 
sède, ne  se  donne  pas  {')  tout  entier,  et  ne  s'appuie  qu'avec 
réserve  sur  celui  en  qui  seul  il  doit  espérer,  s'il  ne  veut  pas 
être  confondu. 

a.  Serin.  CXLU,  n.  3. 

I.  «  Ne  se  donne  pas...,  et  ne  s'appuie...  >  à  l'indicatif  :  l'auteur,  en  finissant, 
signale  un  désordre  qui  vicie  partiellement  les  sentiments  de  piété.  Il  laisse 
deviner  le  remède. 


SERMON  POUR  UNE  PROFESSION, 


prêché  le  jour  de  l'Epiphanie,  1660  ou  1661  ('). 


Nous  n'avons  pu  découvrir  rien  de  certain  sur  les  circonstances 
dans  lesquelles  ce  sermon  fut  prononcé  :  le  nom  de  la  nouvelle 
religieuse,  la  communauté  oîi  elle  faisait  profession,  tout  reste  ense- 
veli dans  le  mystérieux  silence  d'un  cloître.  En  revanche,  ayant 
heureusement  retrouvé  les  divers  éléments  de  l'œuvre,  et  d'une  autre 
sur  le  même  plan  (pour  le  jour  de  la  sainte  Croix),  nous  pouvons 
la  reconstituer  en  son  entier.  Le  caractère  de  l'orthographe  et  de 
récriture,  l'existence  d'un  sommaire,  désignent  avec  certitude  une 
des  années  1 660-1661.  La  première  me  paraît  devoir  être  préférée. 
(Cf.  Histoire  critique...,^.  177.) 

Sommaire.  Veiienmt  nuptiœ  Agni  if). 

(f''  pût7it.)]'ÉS\JS-CnRlST  roi  par  la  pauvreté.  Croix,  trône;  degré, 
pauvreté.  S.  Augustin  (p.  3,  4). 

(^^  point.)  Jalousie  (3);  source  des  vengeances.  Zelotes  ;  ulciscens  ; 
Deiis  œmulator  et  iilcisceiis  Douiimis. 

Devenue  source  de  grâce  :  ALniula  operatione.  Dieu  amoureux  de 
son  image  :  soin  de  la  parer.  Elle  se  prostitue  au  démon  :  Dieu  court 
à  elle  par  jalousie  ;  jaloux  de  nous  sauver  :  Ego  feci  ...,  ego  salvabo, 
Deiis salvans  )ionest pj'œier  me  {p.  il,  12,  13). 

Pour  la  dégoûter  des  présents  des  autres,  donne  tout:  son  corps  et 
son  sang;  comme  un  amant  passionné:  comparaison.  S.  Chrysostome. 

Vocation  des  Gentils,  effet  de  jalousie.  Comme  un  père  qui  appelle 
son  fils  :  il  refuse  ;  il  appelle  et  embrasse  un  autre  enfant  :  Si  forte 
ad  œintilationeui provoceiii  carnevi  meaiii.  —  [S.]  Chrysostome. 

N[otez]  punition  par  jalousie  :  Tune fiet  stridor  cuin  7'iderint,  &tc., 
se  autein  ejici  in  tenebras  exteriores  (p.  13,  14).  —  Ne  alius  accipiat 
coronmn  tnam.  Dessein  de  Dieu  :  pour  nous  exciter  par  la  jalousie  ; 
ensuite  nous  punir  par  la  jalousie  :  Que  cette  couronne  est  belle  ! 
etc.  Elle  était  pour  moi  (p.  14). 

1.  Ms.  de  la  collection  de  M.  Choussy  (à  Rongeras,  Allier).  —  Le  premier 
exorde  et  un  fragment  du  premier  point  sont  à  la  Bibliothèque  de  Dijon.  — 
Le  sommaire  est  à  Meaux. 

2.  Le  titre  ^orie.:  2,  Epiphanie,  Sai7itc  Croix.  (Voy.  l'autre  sermon  ci-après  au 
14  septembre  de  cette  même  année  1660.) 

3.  Dans  ce  sommaire,  Bossuet  passe  rapidement  sur  le  premier  point,  qui 
allait  jusqu'à  la  p.  6  du  manuscrit;  il  omet  entièrement  le  second,  et  s'étend  sur 
le  troisième. 


PROFESSION    LE    JOUR    DE    l'ÉPIPHANIE.  I53 

V'enernnt  miptio'  Agfii,  et  t/xor  cjus 
prceparavit  se . 

Les  noces  de  l'Agneau   se  vont  célé- 
brer, et  son  épouse   s'est  préparée. 
{Apoc,  XIX,  7.) 

IL  est  écrit,  mes  sœurs,  dans  le  livre  de  la  Genèse, 
que  «  l'homme  quittera  son  père  et  sa  mère  pour 
s'attacher  à  son  épouse  ('')  ;  »  et  saint  Augustin  nous  en- 
seigne (''')  qu'on  ne  peut  jamais  bien  entendre  le  sens  véri- 
table de  ce  passage,  si  l'on  ne  l'applique  au  Fils  de  Dieu. 
En  effet,  dit  ce  saint  évêque,  selon  l'usage  des  choses  hu- 
maines, il  fallait  dire  que  c'était  l'épouse  qui  quitte  la  maison 
paternelle  pour  s'attacher  à  son  époux  ;  et  il  n'y  a,  ce  semble, 
que  Jésus-Christ  seul  dont  l'on  puisse  parler  en  un  sens 
contraire.  Car  il  est  cet  époux  céleste  qui  a  en  quelque  sorte 
quitté  Dieu  son  Père  qui  l'engendre  dans  l'éternité,  et  sa 
mère  la  Synagogue  qui  l'a  engendré  dans  le  temps,  pour 
s'attacher  à  son  Eglise,  que  son  sang  et  son  Esprit  lui  ont 
ramassée  de  toutes  les  nations  de  la  terre. 

Si  je  vous  disais  de  moi-même  que  c'est  en  cette  journée 
que  l'Église  célèbre  ces  noces  avec  son  cher  et  divin  Époux, 
vous  croiriez  peut-être,  messieurs,  que  c'est  une  invention 
que  j'aurais  trouvée,  pour  joindre  le  mystère  de  cette  fête 
avec  la  cérémonie  que  nous  allons  faire,  que  tous  les  saints 
Pères  appellent  des  noces.  Mais  il  n'en  est  pas  de  la  sorte  : 
c'est  l'Église  elle-même  qui  chante  dans  l'ofhce  de  cette  jour- 
née :  Hodie  cœlesti  Sponso  jimcta  est  Ecclesia:  «  Aujourd'hui 
l'Église  a  été  unie  avec  son  Époux  ;  »  elle  célèbre  en  ce 
mystère  le  jour  de  son  mariage.  Tellement,  ma  très  chère 
sœur,  que  vos  noces  spirituelles  avec  Jésus-Christ  se  ren- 
contrant si  heureusement  avec  celles  de  la  sainte  Eglise  dans 
une  même  solennité,  il  ne  me  sera  pas  malaisé  d'accommoder 
le  sujet  que  vous  me  donnez  de  parler  avec  celui  de  la  fête 
que  nous  célébrons  aujourd'hui  ;  et  j'espère  traiter  l'un  et 
l'autre,  pourvu  qu'il  plaise  à  l'Époux  céleste,  dont  je  dois 
raconter  les  louanges,  de  m'accorder  le  secours  de  son 
Esprit,  par  l'intercession  de  sa  sainte  Mère  :  Ave. 

a.  Gen.,  il,  24.  —  b.  De  Gènes,  cont.  Manich.,  lib.  II,  n.  2i7- 


I  54  POUR  UNE  PROFESSION 

[P.  i]  Enfin  ('),  ma  sœur,  elle  est  arrivée  cette  heure  dési- 
rée depuis  si  longtemps,  en  laquelle  vous  serez  unie  avec 
Jésus-Christ  par  des  noces  spirituelles.  Certainement  il 
n'était  pas  juste  de  vous  donner  d'abord  ce  divin  Époux, 
encore  que  votre  cœur  languît  après  lui  :  il  fallait  auparavant 
embellir  votre  âme  par  une  pratique  plus  exacte  de  la  vertu, 
et  éprouver  votre  foi  par  une  longue  suite  de  saints  exer- 
cices. Maintenant  que  vous  vous  êtes  ornée  d'une  manière 
digne  de  lui,  et  que  votre  noviciat  vous  a  préparée  à  ce 
bienheureux  mariage,  il  n'est  pas  juste  de  le  retarder,  et 
nous  allons  en  commencer  la  cérémonie  :  Venerunt  nuptiœ 
Agnï,  et  7ixor  ejus prœparavit  se.  En  cet  état,  ma  très  chère 
sœur,  vous  parler  d'autre  chose  que  de  votre  Epoux,  ce 
serait  offenser  votre  amour  ;  et  je  n'ai  garde  de  commettre 
une  telle  faute.  Parlons  donc  aujourd'hui  du  divin  Jésus  ; 
qu'il  fasse  tout  le  sujet  de  cet  entretien.  Considérons  attenti- 
vement quel  est  cet  Epoux  qu'on  vous  donne;  et  pour  joindre 
votre  fête  particulière  avec  celle  de  toute  l'Eglise, tâchons  de 
connaître  ses  qualités  par  le  mystère  de  cette  journée.  Vous 
y  apprendrez  sa  grandeur,  vous  y  découvrirez  son  amour,  et 
vous  y  verrez  aussi  sa  jalousie. 

Il  est  grand,  n'en  doutez  pas,  puisque  c'est  un  roi.  Les 
Mages  le  publient  hautement  :  «  Où  est  né,  disent-ils,  le  roi 
des  Juifs  ('')  .^  »  Et  c'est  pour  honorer  sa  royauté,  qu'ils  lui 
viennent  de  si  loin  rendre  leurs  hommages.  Ce  roi  vous  aime 
d'un  amour  ardent,  et  il  vous  montre  assez  son  amour  par  la 
bonté  qu'il  a  eue  de  vous  prévenir.  Les  Mages  ne  le  con- 
naissent pas,  et  il  leur  envoie  son  étoile  pour  les  attirer  :  il 
vous  a  été  rechercher  par  la  même  miséricorde  ;  et  il  a  fait 
luire  sur  vous,  ainsi  qu'un  astre  bénin,  une  inspiration  par- 
ticulière qui  vous  a  retirée  du  monde  pour  vous  unir  à  lui 
lui  de  plus  près.  Votre  Epoux  est  donc  un  grand  roi  ; 
votre  Époux  vous  aime  avec  tendresse  ;  mais  il  faut 
encore  vous  dire  qu'il  vous  aime  avec  jalousie.  Il  appelle 

a.  Matth.^  il,  2. 

I.  Il  y  avait  plusieurs  corrections  à  faire  dans  le  texte  de  ce  second  exorde. 
M.  Choussy  les  avait  signalées  dans  ses  Rectifications  littéraires  et  historiques 
(Palmé,  1887). 


I 


LE    JOUR    DE    L  EPIPHANIE.  I55 

les  Maores  à  lui  ;  mais  il  ne  veut  pas  qu'ils  retournent  par 
la  même  voie,  ni  qu'ils  aiment  ce  qu'ils  aimaient  aupa- 
ravant. Ainsi,  en  lui  donnant  votre  cœur,  détachez-vous 
aujourd'hui  de  toutes  choses.  S'il  vous  chérit  comme  un 
amant,  il  vous  observe  comme  un  jaloux  ;  et  le  soin  qu'il 
a  pris  d'avertir  les  Mages  du  chemin  qu'ils  devaient  tenir 
peut  vous  faire  entendre,  ma  sœur,  qu'il  veille  bien  exacte- 
ment sur  votre  conduite. 

Apprenez  de  là  quel  est  cet  Epoux  qui  vous  donne  au- 
jourd'hui la  main.  Vous  voyez  sa  royauté  par  les  hommages 
qu'on  lui  rend  (')  ;  vous  voyez  son  amour  par  l'ardeur  de  sa 
recherche  ;  vous  voyez  sa  jalousie  par  le  soin  qu'il  prend  de 
veiller  sur  vous,  et  de  marquer  si  exactement  toutes  vos 
démarches.  O  épouse  de  Jésus-Christ,  profitez  [p.  2]  de  la 
connaissance  particulière  qu'on  vous  donne  de  l'Époux  cé- 
leste auquel  vous  engagez  votre  foi.  Il  est  roi  :  apprenez,  ma 
sœur,  qu'il  faut  soutenir  vigoureusement  cette  haute  dignité 
de  son  épouse.  Il  vous  aime  ;  prenez  donc  grand  soin  de 
vous  rendre  toujours  agréable  pour  conserver  son  affection. 
Il  est  jaloux  ;  apprenez  de  là  quelle  précaution  vous  devez 
garder  pour  lui  justifier  votre  conduite.  Voilà  trois  avis  im- 
portants que  j'ai  à  vous  donner  en  peu  de  paroles  ;  mais 
pour  les  rendre  plus  particuliers,  et  ensuite  plus  fructueux,  il 
faut  en  faire  l'application  à  la  vie  que  vous  embrassez,  et  aux 
trois  vœux  que  vous  allez  faire. 

Je  vous  ai  dit  qu'il  faut  prendre  soin  de  soutenir  la  dignité 
dont  il  vous  honore, deconserver  l'amourdont  il  vous  prévient, 
et  de  n'offenser  pas  la  jalousie  par  laquelle  (^)  il  vous  observe. 
Qu'il  vous  sera  aisé  d'accomplir  ces  choses  par  le  secours  de 
vos  vœux  !  C'est  un  roi  ;  et  c'est  un  roi  pauvre,  qui  a  pour 
palais  une  étable  (^)  :  pour  soutenir  la  dignité  [d'épouse],  il  ne 
veut  que  l'amour  de  la  pauvreté.  Il  aime  :  et  ce  qu'il  aime, 
[ce  sont]  les  âmes  pures  (■*)  :  pour   conserver   son    affection, 

1.  Var.  qu'il  reçoit 

2.  Var.   dont, 

3.  Édit.  dont  le  trône  est  une  croix.  —  Interpolation   tirée  du  sermon  prêché 
le  jour  de  V Exaltation  de  la  sainte  Croix  (même  année). 

4.  Première  rédaction:  Il  aime,  mais  il  aime  les  âmes  pures.  —  Bossuet 
corrige  :  «  et  ce  qu'il  aime  ;  »  il  oublie  d'ajouter  :  «  ce  sont.  » 


156  POUR  UNE  PROFESSION 

l'agrément  qu'il  recherche,  c'est  la  chasteté.  Il  est  délicat  et 
jaloux,  et  il  veille  de  près  sur  vos  actions  :  la  précaution  qu'il 
vous  demande,  c'est  la  fidélité  de  l'obéissance.  Dieu  soit 
loué,  mes  sœurs,  de  m'avoir  inspiré  ces  pensées,  et  de  m'avoir 
donné  le  moyen  de  joindre,  ainsi  que  je  l'ai  promis,  l'action 
que  vous  allez  faire  avec  le  mystère  que  l'Eglise  honore  ! 

PREMIER    POINT. 

Il  est  bien  vrai,  mes  sœurs,ce  que  Dieu  nous  dit  avec  tant 
de  force  par  la  bouche  de  son  prophète  Isaïe  (''),  que  ses 
pensées  ne  sont  pas  les  pensées  des  hommes,  et  que  ses  voies 
sont  infiniment  éloignées  des  nôtres.  Le  ciel  n'est  pas  plus 
élevé  par-dessus  la  terre  que  les  conseils  de  la  sagesse  divine 
le  sont  par-dessus  les  opinions  et  les  maximes  de  notre  pru- 
dence. Le  mystère  du  Verbe  fait  chair,  où  nous  voyons  un 
renversement  de  toutes  les  maximes  du  monde,  en  est  une 
preuve  invincible  (').Et  sans  vous  raconter  maintenant  toutes 
les  particularités  de  ce  grand  mystère,  ce  que  j'ai  à  vous  prê- 
cher aujourd'hui  suffira  pour  vous  faire  voir  cet  éloignement 
infini  des  pensées  de  Dieu  et  des  nôtres.  Car,  mes  sœurs, je 
prêche  un  roi  pauvre,  un  roi  que  ses  sujets  ne  connaissent 
pas  :  Sui  eum  non  receperunt  (^')  ;  qui  n'a  par  conséquent  ni 
provinces  qui  lui  obéissent,  ni  armées  qui  combattent  sous 
ses  étendards.  Son  trône,  c'est  une  crèche;  et  son  palais, une 
étable  :  c'est  un  monarque  dans  l'indigence,  et  un  souverain 
dans  l'opprobre.  O  ciel  !  ô  terre  !  ô  anges  et  hommes  !  éton- 
nez-vous des  abaissements  du  monarque  que  nous   adorons. 

Mais  nous  voyons, messieurs, ordinairement  que  les  pauvres 
s'associent  des  riches  pour  chercher  du  secours  à  leur  indi- 
gence. Il  est  dans  l'usage  des  choses  humaines  qu'un  pauvre 
qui  se  marie  tâche  de  subvenir  à  sa  pauvreté,  en  prenant  une 
femme  riche  dont  la  dot  le  mette  à  son  aise.  Et  voici  mon 
Sauveur  Jésus,  le  plus  [p.  3]  pauvre  de  tous  les  pauvres,  qui 
ne  veut  que  des  pauvres  en  sa  compagnie,  qui,  se  choisissant 

a.  Is.,  LV,  8. —  d.  Joan.^  i,  ii. 

I.  Première  rédaction  effacée  :  ç.'i^.  une  preuve  invincible  de  cet  éloignement 
des  pensées  de  Dieu  et  des  nôtres.  —  Var.  est  une  preuve  invincible  de  cette 
vérité.  —  C'est  le  texte  des  éditeurs,  qui  n'ont  pas  remarqué  que  Bossuet  avait 
cherché  et  trouve  une  formule  encore  plus  concise. 


LE  JOUR  DE  l'Epiphanie.  157 

une  épouse,  ne  veut  pour  dot  que  sa  pauvreté,  et  l'oblige  à 
renoncer  hautement  à  l'espérance  de  son  héritage.  Enten- 
dons ces  deux  vérités,  et  voyons  quel  est  ce  mystère. 

Quoiqu'il  soit  assez  extraordinaire  de  venir  de  la  misère  à 
la  royauté,  et  qu'il  le  soit  beaucoup  plus  d'être  pauvre  et  roi, 
toutefois  il  est  véritable  que  nous  avons  des  exemples  de  l'un 
et  de  l'autre,  et  que  Dieu  se  plaît  quelquefois  à  confondre 
l'arrogance  humaine  par  de  telles  vicissitudes.  Mais  que, pour 
établir  une  royauté,  il  soit  nécessaire  de  se  faire  pauvre  ;  que 
la  nécessité  et  l'indigence  soient  le  premier  degré  pour  mon- 
ter au  trône,  c'est  ce  qui  est  entièrement  inouï  dans  toutes 
les  nations  de  la  terre  :  et  mon  Sauveur  s'était  réservé  de 
nous  faire  voir  ce  miracle.  Car,  mes  frères,  vous  le  savez,  ou 
vous  êtes  fort  peu  informés  des  vérités  de  notre  croyance, 
vous  savez  que  le  Fils  de  Dieu,  pour  s'acquérir  le  titre  de 
roi,  a  été  obligé  de  se  faire  pauvre.  Son  Père  lui  promet  que 
toutes  les  nations  de  la  terre  reconnaîtront  son  autorité,  et 
qu'il  les  lui  donnera  pour  son  héritage  ('').  Mais  qui  ne  sait 
parmi  les  fidèles,  que,  pour  monter  sur  ce  trône  qui  lui  est 
promis  sur  la  terre,  il  a  fallu  qu'il  descendît  de  celui  où  il 
régnait  dans  le  ciel  ;  que  pour  acquérir  ce  nouvel  héritage,  il 
a  fallu  quitter  celui  qui  lui  appartenait  par  sa  naissance,  et 
venir  parmi  les  hommes  faible  et  indigent,  exposé  à  toute 
sorte  de  misères  ? 

Vous  le  savez, chrétiens,  et  les  mystères  que  nous  célébrons 
durant  ces  saints  jours  ne  vous  permettent  pas  d'ignorer  ce 
fondement  du  christianisme.  Mais  pour  en  savoir  le  secret  et 
pénétrer  les  causes  d'un  si  grand  mystère  sous  la  conduite  de 
l'Ecriture,  nous  remarquerons,  s'il  vous  plaît,  deux  royautés 
en  notre  Sauveur.  Comme  Dieu,  il  est  le  roi  et  le  souverain 
de  toutes  les  créatures  qui  ont  été  faites  par  lui  :  Oninia per 
ipsîim...  (^).  Et  outre  cela,  en  qualité  d'homme,  il  est  roi  en 
particulier  de  tout  le  peuple  qu'il  a  racheté,  sur  lequel  il  s'est 
acquis  un  droit  absolu,  par  le  prix  qu'il  a  donné  pour  sa  dé- 
livrance. Voilà  donc  deux  royautés  dans  le  Fils  de  Dieu  :  la 
première  lui  est  naturelle  et  lui  appartient  par  sa  naissance  ; 
la  seconde  est  acquise,  et  il  l'a  méritée  par  ses  travaux.  La 

a.  Ps.,  II,  8.  —  b.Joaii.^  I,  3. 


l^S  POUR  UNE  PROFESSION 

première  de  ces  royautés,  qui  lui  appartient  par  la  création, 
n'a  rien  que  de  grand  et  d'auguste  ;  parce  que  c'est  un  apa- 
nage de  sa  naturelle  grandeur,  et  qu'elle  suit  nécessairement 
son  indépendance.  Et  pourquoi  n'en  est-il  pas  de  même  de 
celle  qui  est  née  par  la  Rédemption?  Saint  Augustin  vous  le 
dira  mieux  que  je  ne  suis  capable  de  vous  l'expliquer.  V^oici 
la  raison  que  j'en  ai  conçue,  par  les  principes  de  ce  grand 
évêque.  Puisque  le  Sauveur  était  né  avec  une  telle  puissance 
qu'il  était,  de  droit  naturel,  maître  absolu  de  tout  l'univers, 
lorsqu'il  a  voulu  s'acquérir  les  hommes  par  un  [p.  4]  titre 
particulier,  nous  devons  entendre,  messieurs,  qu'il  ne  le  fait 
pas  de  la  sorte  dans  le  dessein  de  s'agrandir,  mais  dans  celui 
de  les  obliger  {'). 

En  effet,  dit  saint  Augustin,  que  sert-il  au  roi  des  anges 
de  se  faire  roi  des  hommes  ;  au  Dieu  de  toute  la  nature,  de 
vouloir  s'en  acquérir  une  partie,  sur  laquelle  il  a  déjà  un  droit 
absolu  ?  Il  n'augmente  pas  par  là  son  empire  {-)  ;  puisqu'en 
s'acquérant  les  fidèles,  il  ne  s'acquiert  que  son  propre  bien, 
et  ne  se  donne  que  des  sujets  qui  lui  appartiennent  déjà  : 
tellement  que,  s'il  recherche  cette  royauté,  il  faut  conclure, 
dit  ce  saint  évêque,  que  ce  n'est  pas  dans  une  pensée  d'élé- 
vation, mais  par  un  dessein  de  condescendance;  ni  pour  aug- 
menter son  pouvoir,  mais  pour  exercer  sa  miséricorde  :  Di- 
gnatio  est,  non  promotio  ;  iniserationis  indicium  est,  non  po- 
te statis  augfnentum  (").  Ainsi  ne  vous  étonnez  pas  aujourd'hui, 
ô  Mages  !  qui  venez  l'adorer,  si  vous  ne  voyez  en  ce  nouveau 
roi  aucune  marque  de  grandeur  royale.  C'est  ici  une  royauté 
extraordinaire.  Ce  roi  n'est  pas  roi  pour  s'élever,  c'est  pour- 
quoi il  ne  cherche  rien  de  ce  qui  élève  :  il  est  roi  pour  nous 
obliger,  et  c'est  pourquoi  il  recherche  ce  qui  nous  oblige. 

Et,  mes  frères,  vous  savez  assez  combien  sa  pauvreté  y  est 
nécessaire,  puisque  tous  les  oracles  divins   nous   enseignent 

a.  In  Joan.  Tract.  Ll,  n,  5. 

\.  Preinih-e  7-édactio7i  effacée:  Il  ne  le  fait  pas  pour  s'agrandir,  puisqu'il 
n'accroît  pas  son  empire,  et  qu'en  s'acquérant  les  fidèles  il  ne  s'acquiert  que  son 
propre  bien,  et  il  ne  se  donne  que  des  sujets  sur  lesquels  il  a  déjà  un  droit  sou- 
verain. Que  si  donc  il  ne  se  fait  pas  notre  roi  pour  agrandir  son  autorité  {var.  son 
pouvoir),  il  faut  conclure,  dit  saint  Augustin,  que  c'est  pour  exercer  sa  miséricorde. 

2.  Var.  il  n'en  accroît  pas  son  empire. 


LE  JOUR  DE  l'Epiphanie.  159 

que  nous  ne  devons  être  sauvés  que  par  ses  souffrances. 
Mais  poussons  encore  plus  loin  cette  vérité  chrétienne,  et 
prouvons  invinciblement  que  c'est  par  le  degré  de  la  pauvreté 
que  notre  roi  doit  monter  au  trône.  Vous  le  comprendrez 
sans  difficulté,  si  vous  considérez  attentivement  quel  est  le 
trône  que  l'on  lui  destine.  Cherchons-le  dans  l'histoire  de  son 
Évangile.  Jetons  les  yeux  sur  toute  sa  vie  ;  ne  verrons-nous 
point  quelque  part  le  titre  de  sa  royauté  ?  Sera-ce  peut-être 
dans  les  synagogues,  où  il  enseigne  avec  tant  d'autorité  ?  ou 
ne  sera-ce  point  plutôt  au  Thabor,  où  il  paraît  avec  tant 
d'éclat  ?  au  Jourdain,  où  le  ciel  s'ouvre  sur  lui  ?  etc.  Où 
verrons-nous  écrit:  «Jésus  de  Nazareth,  roi  des  Juifs  ('')  ?  » 
Ah  !  mes  frères  ;  c'est  sur  sa  croix  ;  et  ce  titre  nous  doit  faire 
entendre  que  la  croix  est  le  trône  de  ce  nouveau  roi.  Elle 
n'est  pas  seulement  son  trône,  elle  est  la  source  de  sa  royau- 
té. Car  comme  nous  sommes  un  peuple  racheté,  il  est  notre 
roi  par  la  croix  qui  a  porté  le  prix  de  notre  salut  ;  comme 
nous  sommes  un  peuple  conquis,  populiis  acquisitionis  (*),  il 
est  notre  roi  par  la  croix  qui  a  été  l'instrument  de  sa  con- 
quête. Il  se  confesse  roi  dans  sa  Passion  :  Ergo  rex  es  tu  (')  ?... 
Et,  ce  qu'il  n'a  jamais  avoué,  quand  il  a  paru  comme  tout- 
puissant  par  la  grandeur  de  ses  miracles,  il  commence  à  le 
publier,  lorsqu'il  paraît  le  plus  méprisable  par  sa  qualité  de 
criminel.  Et  pourquoi  cela,  je  vous  prie,  si  ce  n'est  afin  que 
nous  entendions  que  c'est  sa  croix  et  sa  mort  ignominieuse 
qui  font  [p.  5]  l'établissement  de  sa  royauté. 

S'il  est  ainsi,  s'il  est  ainsi,  si  tel  est  le  dessein  de  Dieu  que 
mon  Maître  doive  régner  par  son  supplice,  ah  !  pauvreté  ! 
viens  à  son  secours  ;  pauvreté,  prête-lui  la  main.  Il  ne  peut 
être  roi  sans  son  entremise  ;  car  considérez,  âmes  saintes,  ce 
bel  ordre  des  conseils  de  Dieu.  Afin  que  Jésus-Christ  fût 
notre  roi,  en  qualité  de  Sauveur,  il  fallait  qu'il  nous  acquît  ; 
et  pour  nous  acquérir,  il  fallait  qu'il  nous  achetât  ;  et  pour 
nous  acheter,  il  devait  donner  notre  prix  ;  pour  donner  notre 
prix,  il  fallait  qu'il  fût  mis  en  croix  ;  pour  être  mis  en  croix, 
il  fallait  qu'il  fût  méprisé  ;  et  afin  qu'il  fût  méprisé,  ne  fallait- 
il  pas  qu'il  fût  pauvre,  qu'il   fût   faible,   qu'il   fût  impuissant, 

a.  Joan.,  xix,  19.  —  /;.  I  Pctr.,  Il,  9.  —  c.  Joaii.,  XVIII,  37. 


l6o  rOUR  UNE  PROFESSION 

abandonné  aux  injures,  exposé  à  l'oppression  et  à  l'injuslice 
par  sa  condition  misérable  ?  Ut  daret pretiiwi.pro  nobis  cni- 
cifixiis  est  ;  itt  criicifigeretur,  contemptus  est  ;  ut  contemneretur, 
humilis  appartnt  {^).  S'il  eût  paru  aux  hommes  avec  un  appa- 
reil redoutable,  qui  aurait  osé  mettre  la  main  sur  sa  personne  ? 
Ses  gardes,  ses  satellites,  comme  il  dit  lui-même  ('''),  ne 
l'auraient-ils  pas  délivré  ?  S'il  eût  eu  quelque  crédit  dans  le 
monde,  l'aurait-on  traité  si  indignement  ?  Mais  comme  il 
devait  être  crucifié,  il  a  voulu  être  méprisé  ;  et  pour  s'aban- 
donner au  mépris,  il  lui  a  plu  d'être  pauvre. 

Regardez  les  degrés,  mes  sœurs,  par  où  votre  Époux 
monte  dans  son  trône,  ou  plutôt  par  où  votre  Epoux  descend 
à  son  trône  :  à  la  royauté  par  la  croix,  à  la  croix  par  l'oppres- 
sion, à  l'oppression  par  le  mépris,  au  mépris  par  la  pauvreté. 
Je  ne  m'étonne  plus  ('),  chrétiens,  si  le  Fils  de  Dieu  s'écarte 
bien  loin,  lorsque  les  peuples  le  cherchent  pour  le  faire 
roi  ('')  :  Cum  cognovisset  quia  ventitri  esseiit,  ttt  rape7''e7it  eum  et 
facereîît  eum  regem,  fttgit  i ter  uni  in  montem  ipse  solus  :  la 
royauté  qu'on  lui  veut  donner  n'est  pas  à  sa  mode.  Ce  peuple, 
ébloui  des  grandeurs  du  monde,  a  honte  de  voir  dans  l'ab- 
jection celui  qu'il  reconnaît  pour  son  Messie,  et  il  le  veut 
placer  dans  un  trône,  avec  une  magnificence  royale.  Une 
telle  royauté  n'est  pas  à  son  goût  ;  et  c'est  pourquoi  Tertul- 
lien  a  raison  de  dire  :  Regem  se  fieri,  conscitis  regni  sui, 
refugit  ('^)  .■  «  Sachant,  dit-il,  quel  est  son  royaume,  il  refuse 
celui  que  l'on  lui  présente.  »  Un  roi  pauvre,  un  roi  de  douleurs, 
qui  s'est  lui-même  destiné  un  trône  où  il  ne  peut  s'établir 
que  par  le  mépris,  n'a  garde  d'accepter  une  royauté  qui  tire 
son  éclat  des  pompes  mondaines.  Donnez-lui  plutôt  une 
croix,  donnez-lui  un  roseau  fragile,  donnez -lui  une  couronne 
d'épines  ! 

a.  s.  Aug.,  hi  Joan.  Tract,  iv,  n.  2.  —  b.  Matth.,  xxvi,  53.  —  c.Joan.,\\,  15. 
—  d.  De  idoloL,  xvili. 

I,  Addition  avec  renvoi  h  la  p.  5  du  ms.  Cette  addition,  écrite  sur  la  même 
feuille  que  l'avant-propos  (aujourd'hui  à  Dijon),  correspond  exactement  avec  le 
signe  qui  l'appelle,  dans  le  discours  même  (aujourd'hui  à  Rongères,  Allier).  Les 
premiers  éditeurs  qui  avaient,  ici  comme  en  plusieurs  endroits,  renvoyé  l'avant- 
propos  après  le  discours,  sous  prétexte  qu'il  se  trouvait  sur  une  feuille  isolée, 
ont  imaginé  de  faire  de  l'addition  une  variante  pour  le  premier  sermon  de  la 
Cinoiicision^  prêché  à  Metz  sept  ans  avant  notre  discours. 


\ 


LE  JOUR  DE  l'Epiphanie.  i6i 

O  pauvreté  de  Jésus,  que  je  t'adore  aujourd'hui  avec  les 
Mages  !  Tu  es  le  sacré  marchepied  par  où  mon  roi  est  allé  au 
trône  ;  c'est  toi  qui  l'as  conduit  à  la  royauté,  parce  que  c'est 
toi  qui  l'as  mené  jusque  sur  la  croix.  Et  vous,  ô  Jésus,  mon 
roi  et  mon  maître,  ah  !  que  je  comprends  aujourd'hui  tous 
les  mystères  de  votre  vie  par  la  royauté  dont  je  parle  !  Je 
m'étonnais  de  vous  voir  dans  une  étable,  sur  de  la  paille,  et 
dans  une  crèche  :  mon  esprit  éperdu  ne  pouvait  comprendre 
tant  de  bassesse.  Mais  que  tout  cela  vous  sied  bien  !  Il  faut 
un  tel  palais  à  un  roi  pauvre,  un  tel  berceau  à  un  roi  pauvre, 
un  tel  appareil  à  un  roi  pauvre.  Que  cette  couronne  d'épines 
vous  est  convenable  !  Que  ce  sceptre  fragile  est  bien  dans 
vos  mains  !  Tout  cela  est  digne  d'un  roi  qui  vient  régner  par 
la  pauvreté.  Et  lorsque,  faisant  votre  entrée  dans  la  ville  de 
Jérusalem,  vous  êtes  monté  sur  une  ânesse,  ah  !  mes  frères, 
qui  ne  rougirait  d'un  si  ridicule  équipage,  si  l'on  n'était  con- 
vaincu d'ailleurs  qu'il  est  digne  de  ce  roi  pauvre,  qui  ne  se 
fait  pas  roi  pour  s'agrandir,  mais  pour  fouler  aux  pieds  la 
grandeur  mondaine  ? 

Chère  sœur,  voilà  votre  Epoux,  voilà  le  roi  que  nous  vous 
donnons.  N'ayez  pas  de  honte  de  sa  pauvreté;  elle  abonde 
en  biens  infinis.  Ce  n'est  pas  (')  par  impuissance,  mais  par 
dédain.  Ce  n'est  pas  par  nécessité,  mais  par  plénitude  :  «  Il 
n'a  pas  besoin  de  nos  biens,  »  et  il  ne  lui  convient  pas  en  sa 
dispensation  selon  la  chair  :  Boiiorum  77ieoriim  non  eges  ('*). 
Proptcr  vos  egcnus  fadus  est,  cum  esset  divesi^).  Il  ne  méprise 
les  biens  de  la  terre  qu'à  cause  de  la  plénitude  des  biens  du  ciel; 
et  sa  royauté  est  d'autant  plus  grande,  qu'elle  ne  veut  rien  de 
mortel.  C'est  pourquoi  je  vous  ai  dit  au  commencement  qu'il 
demande  pour  dot  votre  pauvreté.  Pourquoi  cela,  âmes  chré- 
tiennes, si  ce  n'est,  comme  il  nous  a  dit,  que  «  son  royaume 
n'est  pas  de  ce  monde  (^)  ?  »  Si  son  royaume  était  de  ce  monde, 
il  demanderait  pour  dot  les  biens  de  ce  monde  ;  mais  son 
royaume  [p.  6]  n'étant  pas  du  monde,  il  ne  vous  estimera  riche 
qu'en  perdant  tous  les  biens  que  le  monde  donne.  C'est  par 
cette  dot  de  la  pauvreté  que  vous  achetez  son  royaume. 

a.  /'.s-.,xv,2.-  ^.  II  Ctfr.,viii,9.  ]\Is.  Cttm  dives  esset, propter... —  ^./(9<:ï«.,xvi  11,36. 
I.  Les  éditeurs  ont  placé  plus  bas,  d'une  façon  peu  heureuse,  cette  addition 
interlinéaire  :  deux  phrases  où  les  idées  ne  sont  qu'indiquées. 

Sermors  de  Bossuet.  —  III.  ix 


102  POUR  UNE  PROFESSION 

Ce  n'est  pas  sans  raison  (')  qu'il  ne  donne  la  félicité,  en 
qualité  de  royaume,  qu'aux  pauvres  et  à  ceux  qui  souffrent. 
O  Évangile,  que  tes  mystères  sont  liés,  et  que  ta  doctrine  est 
suivie  !  Le  trône  de  Jésus-Christ,  c'est  la  croix  ;  le  premier 
degré,  c'est  la  pauvreté.  Il  ne  parle  de  royaume  qu'à  ceux 
qui  sont  ou  sur  le  trône  de  sa  croix  (-)  par  les  souffrances,  ou 
sur  le  premier  degré  par  la  pauvreté.  Venez  donc  donner  la 
main  à  ce  roi.  Et  vous,  recevez-la,  ô  Jésus,  recevez-la  comme 
votre  épouse,  puisqu'elle  consent  d'être  pauvre  :  donnez-lui 
part  à  votre  royaume,  puisqu'elle  le  mérite  par  son  indigence. 
Nouveau  mariage,  mes  sœurs,  où  le  premier  article  que 
l'Époux  demande,  c'est  que  l'épouse  qu'il  a  choisie  renonce 
à  son  héritage;  où  il  l'oblige  par  son  contrat  à  se  dépouiller  de 
tous  ses  biens;où  il  appelle  ses  parents,  non  point  pour  recevoir 
d'eux  leurs  biens  temporels,  mais  pour  leur  quitter  à  jamais 
ce  qu'elle  pouvait  espérer  par  sa  succession.  C'est  ainsi  que 
Jésus-Christ  se  marie,  parce  qu'il  est  si  grand  par  lui-même, 
que  c'est  se  rendre  indigne  de  lui  que  de  ne  se  contenter  pas  de 
ses  biens,  et  de  désirer  autre  chose  quand  on  le  possède.  «  Ou- 
bliez votre  peuple,  et  la  maison  de  votre  père  :»  Obhviscere 
popîUum  timni  et  doununpatris  titii^).  Vous  voyez  la  condition 
sous  laquelle  Jésus-Christ  vous  reçoit;  voyez  maintenant  les 
moyens  de  vous  conserver  son  amour:  c'est  ma  seconde  partie. 

SECOND    POINT. 

Il  est  temps,  ma  sœur,  de  vous  faire  voir  l'amour  qu'a  pour 
vous  votre  Epoux  céleste  ;et  comme  l'amourd'un  époux  se  fait 
paraître  principalement  dans  l'ardeur  de  la  recherche,  il  faut 
vous  montrer,  en  peu  de  paroles,  de  quelle  sorte  J ésus-Christ 
vous  a  recherchée.  Vous  découvrirez  cette  vérité  dans  l'étoile 
mystérieuse  qui  paraît  dans  notre  mystère,  et  à  la  faveur  de  sa 
lumière,  vous  verrez  desmarques  sensiblesde  l'amour  du  divin 
Sauveur,  et  du  désir  qu'il  a  eu  de  vous  posséder.  Il  y  a  trois 

a.  /'j.,XLIV,ll. 

1.  En  face  de  ce  passage,  Bossuet  note  :  <  Il  faut  prouver  par  l'Écriture.  » 
—  Nous  avons  vu  cette  preuve  dans  le  premier  point  du  sermon  de  charité  sur 
I^ Éminente  dignité  des  pauvres  daîis  P Église. 

2.  l'ar.  sur  son  trône. 


LE  JOUR  DE  l'Epiphanie.  163 

choses  dans  cette  étoile  qui  me  paraissent  fort  considérables, 
et  qui  font  merveilleusement  pour  notre  sujet. 

Premièrement,  je  remarque  que  cet  astre  ne  jette  pas  indif- 
féremment sa  lumière,  et  semble  faire  un  choix  des  personnes 
sur  lesquelles  il  répand  ses  rayons.  Il  ne  luit  pas  par  toute  la 
terre  :  on  ne  le  voit  qu'en  Orient,  nous  dit  l'Evangile  ;  encore 
n'y  paraît-il  qu'aux  trois  Mages.  Et  ce  qui  nous  fait  voir  mani- 
festement que  cette  étoile  éclaire  avec  choix  et  avec  discerne- 
ment des  personnes,  c'est  qu'elle  se  cache  sur  Jérusalem,  et 
qu'elle  retire  ses  rayons  de  dessus  cette  ville  ingrate.  Secon- 
dement, cette  belle  étoile  ne  choisit  pas  seulement  ceux  qu'elle 
illumine,  mais  encore  elle  les  attire.  Elle  montre  aux  Mages 
un  éclat  si  doux,  et  je  ne  sais  quelle  lueur  si  bénigne,  que  leurs 
yeux  en  étant  charmés,  à  peine  se  peuvent-ils  empêcher  de 
[p.  7]  la  suivre  :  Vidimus  stellam  ej'us.,.,  et  venimus  (")  :  «  Nous 
l'avons  vue,  disent-ils,  et  aussitôt  nous  sommes  venus.  » 
Enfin,  non  seulement  elle  les  attire,  mais  encore  elle  les 
précède  :  Stella  quam  viderant...,  antecedebat  eos  ('').  Elle 
marche  devant  eux  pour  les  conduire  ;  et  afin  de  leur  faire 
porter  plus  facilement  les  fatigues  et  les  ennuis  du  voyage, 
elle  remplit  leurs  cœurs  d'une  sainte  joie  :  Videntes  autem 
stellaju,  gavisi  sunt  gaudio  magno  {^). 

Voilà,  ma  sœur,  les  trois  qualités  de  l'étoile  qui  nous  appa- 
raît :  elle  choisit,  elle  attire  et  elle  précède.  Et  vous  recon- 
naissez à  ces  trois  marques  l'inspiration  favorable  par  laquelle 
Jésus-Christ  vous  a  appelée  à  l'heureuse  dignité  d'épouse. 
Cette  inspiration,  c'est  votre  étoile:  elle  s'est  levée  sur  votre 
orient,  c'est-à-dire,  dès  vos  premières  années;  mais  elle  vous 
a  paru  par  un  choix  exprès.  Cette  grâce  que  Dieu  vous  a 
faite  n'a  pas  été  donnée  à  tout  le  monde.  Le  Fils  de  Dieu 
nous  a  dit  lui-même  que  «  tous  n'entendent  pas  cette  pa- 
role :  »  Non  omnes  capiunt  verbiun  Istîid  {f).  Oui  est  donc  celui 
qui  la  peut  entendre  }  «  C'est  celui,  dit-il,  à  qui  Dieu  le 
donne  :  »  Sed  qiiibus  datwn  est.  Par  conséquent,  il  vous  a 
choisie  ;  il  vous  a  choisie  entre  mille.  Combien  a-t-il  laissé 
de  vos  compagnes  .^  Combien  en   a-t-on  voulu   appeler  qui 

a.  Matth.^  II,  2.  —  b.  Ibid.,  g.  JVIs.  Stellam  quam  viderant  Mugi...  —  c.  Ibid., 
lo.  —  d.  Matth.,  XIX,  II.  Ms.  verbiim  hoc. 


164  POUR  UNE  PROFESSION 

n'ont  pas  écouté  cette  voix  ?  Combien  s'en  est-il  présenté 
qu'il  ne  lui  a  pas  plu  de  recevoir  ?  Non  hos  elegit  Domi- 
nus  (")  :  Le  Seigneur  ne  les  a  pas  choisies  ;  ses  yeux  ont 
daigné  s'arrêter  sur  vous:  pouvez-vous  douter  de  son  amour, 
après  le  bonheur  de  cette  préférence  ? 

Ce  serait  peu  de  vous  avoir  choisie  :  jamais  vous  n'eussiez 
suivi  ce  choix  bienheureux,  s'il  ne  vous  avait  attirée.  Nul  ne 
vient  à  lui,  qu'il  ne  lui  donne  :  nul  ne  peut  venir,  qu'il  ne 
l'attire  ('').  Tâchez  de  rappeler  en  votre  mémoire  le  moment 
auquel  il  vous  a  touchée.  Quelle  lumière  vous  parut  tout  à 
coup  ?  Quel  attrait  inopiné  du  bien  éternel  arracha  de  votre 
cœur  l'amour  du  monde,  et  vous  le  fît  regarder  avec  mépris? 
C'est  l'étoile  qui  vous  paraît,  c'est  l'inspiration  qui  vous  attire. 
Que  si  peut-être  il  est  arrivé  que  vous  n'ayez  pas  senti  si 
distinctement  tous  ces  mouvements  admirables,  mais,  ma 
sœur,  connaissez  votre  Époux,  et  sachez  qu'il  agit  en  nous 
d'une  manière  si  délicate  que  souvent  le  cœur  est  gagné 
avant  même  qu'il  s'en  aperçoive.  Et  s'il  ne  vous  avait  attirée 
de  cette  manière  forte  et  puissante,  à  laquelle,  dit  saint  Au- 
gustin (^),  nulle  dureté  ne  résiste,  par  combien  de  vaines 
délices  le  monde  vous  aurait-il  amollie?  par  combien  d'erreurs 
se  serait-il  efforcé  de  vous  séduire  ?  par  combien  de  fausses 
lumières  aurait-il  tâché  de  vous  éblouir  ?  Mais  l'étoile  de 
Jésus-Christ,  je  veux  dire  son  inspiration  et  sa  grâce,  a  eu 
un  éclat  plus  fort  et  une  lumière  plus  attirante.  Vous  l'avez 
vue  ;  elle  vous  a  charmée;  vous  êtes  venue  aussitôt  :  Vidwius, 
etveniinus;  et  Jésus  est  prêt  à  vous  recevoir.  Heureuse  d'avoir 
été  si  soigneusement  recherchée,  et  si  fortement  attirée  ! 

Toutefois  l'amour  du  divin  Époux  a  fait  quelque  chose  de 
plus  en  votre  faveur.  En  vain  sa  lumière  et  sa  grâce  vous  eût 
excitée  à  venir  :  vous  n'eussiez  pu  continuer  un  si  grand 
voyage,  si  le  même  astre  qui  vous  l'a  fait  entreprendre  ne 
vous  eût  précédée  durant  votre  course.  Laissez  les  raisonne- 
ments éloignés,  et  jugez-en  par  l'expérience  de  votre  noviciat. 
Autant  de  pas  que  vous  avez  faits,  la  grâce  a  toujours  mar- 
ché  devant  vous,  et  votre  volonté   n'a   fait  que  la  suivre  : 


a.  Baruch,  lii,  27.  —  b.Joan.,  VI,  44.  —  c.  De  Pra-dest.  Sanct.,  cap.  vin,  n.  13. 


LE    JOUR    DE    L'ÉPiriIANIE.  165 

Pcdisscqiia,  non  prccvia  volimtatc,  dit  saint  Augustin  (").  Au- 
trement, ma  très  chère  sœur,  parmi  [p.  8]  tant  de  tentations 
qui  vous  environnent,  votre  volonté  chancelante  serait  tom- 
bée à  chaque  moment  ;  le  bruit  et  le  tumulte  du  monde  vous 
eût  empêchée  de  prêter  l'oreille  aux  caresses  de  votre  Époux, 
qui  parle  en  secret;  l'éclat  et  la  pompe  du  monde,  qui  frappe 
les  sens  et  les  éblouit  de  près,  aurait  effacé  à  vos  yeux  la 
lumière  modeste  et  tempérée  de  la  simplicité  religieuse  ;  la 
mollesse  et  les  délices  du  monde  vous  aurai[en]t  rendu  trop 
insupportable  votre  vie  pénitente  et  mortifiée.  Votre  Epoux 
ne  l'a  pas  permis  :  son  étoile,  qui  vous  avait  excitée,  non 
seulement  a  voulu  vous  accompagner,  mais  encore  marcher 
devant  vous,  afin  que  vous  ne  pussiez  la  perdre  de  vue  : 
Antecedebat  eos ; ^X.\-ai  ]o\ç,  àoi^x.  elle  a  rempli  votre  cœur,  s'est 
répandue  si  abondamment  dans  toutes  les  puissances  de 
votre  âme  ('),  qu'elle  a  noyé  et  abîmé  la  joie  de  ce  monde, 
qui  s'efforçait  de  lever  la  tête  (^). 

Ainsi,  ma  sœur,  ayant  surmonté  les  difficultés  du  voyage, 
je  veux  dire  les  peines  du  noviciat,  la  conduite  de  cette  étoile 
vous  a  enfin  amenée  oii  était  l'Enfant  :  Staret  supra  ubi  erat 
Puer{^\  C'est  là,  c'est  là  qu'elle  vous  arrête.  Entrez,  et  vous 
trouverez  le  divin  Jésus  prêt  à  recevoir  vos  présents  et  à 
vous  donner  les  siens  ;  c'est-à-dire,  à  vous  donner  sa  foi  et  à 
recevoir  la  vôtre,  et  à  s'unir  avec  vous  par  un  éternel  mariage. 
Oui  vit  jamais  un  amour  pareil,  ni  une  recherche  si  ardente.'' 
Il  vous  a  choisie  entre  mille.  De  peur  que  vous  manquassiez 
à  le  suivre,  il  a  pris  soin  de  vous  attirer.  Qui  pourrait  assez 
admirer  son  assiduité  infatigable  }  Il  ne  vqus  a  pas  quittée 
un  moment  ;  et  dans  tous  les  pas  que  vous  avez  faits,  il  a 
toujours  marché  devant,  pour  vous  ouvrir  le  chemin  plus 
libre,  marquant  le  sentier  que  vous  deviez  suivre,  par  un 
trait  d'une  lumière  céleste.  Combien  devez-vous  faire  d'efforts, 
combien  rechercher  d'agréments,  pour  vous  conserver  à  ja- 
mais une  affection  si  ardente  ? 

C'est  ici   qu'il  faut  dire  un  secret  de  la  grâce  que  je  vous 

a.  Ad  Paulin.^  Ep.  CLXXXVi,  n.  lo.  —  b.  Matth.,  Il,  9. 

1.  Va7-.  s'est  débordée  sur  vous  si  abondamment. 

2.  Edit.  qui  s'efforçait  à  tout  moment...  —  M  s.  «  à   tout    coup.»    Bossuet   a 
marqué  d'un  trait  cette  locution,  soit  pour  la  changer,  soit  pour  la  supprimer. 


l66  POUR    UNE    PROFESSION 

prêche,  et  de  l'amour  du  Fils  de  Dieu  que  je  vous  annonce- 
C'est  que  son  amour  ne  continue  pas  ainsi  qu'il  commence  ; 
et  la  différence  consiste  en  ce  point,  que  pour  commencer  à 
nous  aimer,  il  ne  nous  demande  point  de  mérites;  mais  pour 
le  continuer,  il  nous  en  demande.  Saint  Augustin  vous  le  dira 
mieux.  «  Il  a  aimé  notre  âme,  dit  ce  saint  évêque,  toute  laide  ^ 
qu'elle  était  par  ses  crimes;  mais  il  l'a  aimée,  poursuit-il,  afin 
de  l'embellir  par  les  bonnes  œuvres  :  »  Fœdos  dilexit,  td  pul- 
cJiros  faceret  {^).  Et  ailleurs,  plus  élégamment  :  «  Il  nous  a 
aimés,  nous  dit-il,  dans  le  temps  que  nous  lui  déplaisions  ; 
mais  c'était  afin  de  produire  en  nous  ce  qui  est  capable  de  lui 
plaire  :  »  Displicentes  amati  sumus,  ut  esset  in  nobis  unde 
placeremus  (^).  Il  vous  a  choisie,  ma  très  chère  sœur,  par  un 
amour  gratuit,  par  une  bonté  prévenante,  par  un  pur  effet  de 
miséricorde.  Comme  il  a  voulu  venir  de  lui-même,  il  n'a  point 
fallu  d'agrément  pour  l'attirer;  mais  il  en  faut  nécessairement 
pour  le  retenir.  Mais  quelles  grâces,  quels  agréments  pour- 
ront vous  conserver  cet  Époux  céleste,  qui  est  lui-même  si 
accompli,  et  le  plus  [p.  9]  beau  des  enfants  des  hommes  (')  .^ 
Il  faut  vous  dire  encore  en  un  mot  que  vous  ne  manquerez 
jamais  d'agrément  pour  lui,  tant  que  vous  aurez  soin  de  con- 
server pure  la  virginité  chrétienne  que  vous  lui  vouez 
aujourd'hui.  Si  vous  voulez  entendre,  mes  sœurs  ('),  combien 
la  virginité  lui  est  agréable,  vous  n'avez  qu'à  méditer  atten- 
tivement les  mystères  que  nous  honorons  durant  ces  saints 
jours.  Quel  est  le  sujet  de  ces  fêtes  ?  qu'est-ce  que  l'Église 
nous  y  représente  ?  Un  Dieu  qui  descend  sur  la  terre  :  c'est 
la  s?.inte  virginité  qui  a  eu  la  force  de  l'attirer.  Un  Dieu  qui 
naît  d'une  femme,  ex  umliere  (^)  :  mais  la  sainte  virginité 
l'a  purifiée,  afin  que  le  Saint-Esprit  opérât  sur  elle.  Un  Dieu 
qui  prend  une  chair  humaine:  mais  il  ne  l'aurait  pas  revêtue, 
si  cette  chair  n'eût  été  ornée  de  toute  la  pureté  d'un  sang 
virginal.  Et,  de  peur  que  vous  ne  croyiez  que  c'est  trop  flat- 
ter la  virginité  que  de  lui  attribuer  un  si  grand  ouvrage, 
tâchons  d'éclaircir  cette  vérité  par  un  beau  principe  tiré  de 
la  doctrine  des  Pères. 

ex.  In  Joan.  Tract,  x,  n.  i8.  —  b.  Ibid.^  Tract,  cil,  n.  5.    —  c.  Ps.,  XLIV,  3.  — 
li.  Galat.,  iv,  4. 

I.  Var,  ma  sœur.  —  L'orateur  a  voulu  généraliser  la  leçon. 


à 


LE    JOUR    DE    l'épi  PII  AN  lE.  167 

Ils  nous  représentent  la  virginité  comme  une  espèce  de 
milieu  entre  les  esprits  et  les  corps  ;  et  saint  Augustin  l'en- 
tend de  la  sorte,  lorsqu'il  parle  en  ces  termes  des  vierges 
sacrées  :  <,<  Elles  ont,  dit-il,  en  la  chair  quelque  chose  qui 
n'est  pas  de  la  chair,  »  et  qui  tient  de  l'ange  plutôt  que  de 
l'homme:  Habent  aliquid  jaiii  non  c  amis  in  carne  {^).  Les 
esprits  et  les  corps,  voilà  les  extrémités  opposées  ;  la  virgi- 
nité, voilà  le  milieu  qui  participe  de  l'une  et  de  l'autre.  Elle 
est  en  la  chair,  dit  saint  Augustin  ;  c'est  par  là  qu'elle  tient 
aux  hommes  :  mais  elle  a,  dit-il,  dans  la  chair  quelque  chose 
qui  n'est  pas  de  la  chair  ;  c'est  par  là  qu'elle  touche  aux 
anges  :  tellement  qu'elle  est  le  milieu  entre  les  esprits  et  les 
corps.  C'est  une  perfection  des  hommes  ;  mais  c'est  un  écou- 
lement de  la  vie  des  anges.  Et  ce  beau  principe  étant  sup- 
posé, je  ne  m'étonne  pas,  chrétiens,  si  la  sainte  virginité  est 
intervenue  pour  unir,  dans  le  mystère  de  l'Incarnation,  la 
Divinité  à  la  chair.  Il  y  avait  trop  de  disproportion  entre  la 
corruption  de  nos  corps  et  la  beauté  immortelle  de  cet  esprit 
pur  :  tellement  que,  pour  mettre  ensemble  deux  natures  si 
éloignées,  il  fallait  auparavant  trouver  un  milieu  dans  lequel 
elles  s'approchassent. 

Il  est  tout  trouvé,  chrétiens,  et  la  sainte  virginité  peut  faire 
ce  grand  effet  par  son  entremise.  Et  s'il  m'est  permis  aujour- 
d'hui d'expliquer  un  si  grand  mystère  par  l'exemple  des 
choses  sensibles,  j'en  trouve  quelque  crayon  imparfait  dans 
la  lumière  qui  nous  éclaire.  Il  n'est  rien  de  plus  opposé  que 
la  lumière  et  les  corps  opaques.  La  lumière  tombant  dessus 
ne  les  peut  jamais  pénétrer,  parce  que  leur  obscurité  la 
repousse  :  il  senible,  au  contraire,  qu'elle  s'en  retire  en  ré- 
fléchissant ses  rayons.  Mais  lorsqu'elle  rencontre  un  corps 
transparent,  elle  y  entre,  elle  s'y  unit,  parce  qu'elle  y  trouve  la 
transparence  ('),  qui  approche  de  sa  nature  et  a  quelque  chose 
de  sa  clarté.  Ainsi  nous  pouvons  dire,  messieurs,  [p.  lo]  que 
la  divinité  du  Fils  de  Dieu,  voulant  s'unir  à  un  corps  mortel, 
demandait  en  quelque  façon  que   la   virginité  se   mît   entre 

a.  De  sancta  Virginit.,x\.  12. 

I.  Edit.  l'éclat  et  la  transparence.  —    Bossuet  a  eu  raison  de   supprimer  la 
première  de  ces  deux  expressions. 


l68  POUR    UNE    PROFESSION 

deux,  parce  que,  ayant  quelque  chose  de  spirituel,  elle  a  pu 
préparer  la  chair  à  être  unie  à  cet  esprit  pur. 

Je  ne  le  dis  pas  de  moi-même  :  c'est  un  saint  évêque 
d'Orient  qui  m'a  donné  ouverture  à  cette  pensée  ;  et  voici 
ses  propres  paroles,  tirées  fidèlement  de  son  texte  :  «  C'est, 
dit-il  ("),  la  virginité  qui  fait  que  Dieu  ne  refuse  pas  de  venir 
vivre  avec  les  hommes  :  c'est  elle  qui  donne  aux  hommes 
des  ailes  pour  prendre  leur  vol  du  côté  du  ciel  ;  et  étant  le 
lien  sacré  de  la  familiarité  de  l'homme  avec  Dieu,  elle  ac- 
corde par  son  entremise  des  choses  si  éloignées  par  nature.  » 
S'il  est  ainsi,  et  n'en  doutons  pas,  puisque  de  si  grands 
hommes  le  disent,  puisque  nous  le  voyons  par  tant  de  raisons  ; 
ne  croyez  pas,  ma  très  chère  sœur,  que  vous  puissiez  jamais 
manquer  d'agrément  pour  Jésus,  votre  époux  céleste,  tant 
que  vous  porterez  en  vous-même  ce  qui  l'a  attiré  du  ciel  en 
la  terre.  La  bonté  de  Dieu  est  sans  repentance  :  ce  qu'il 
aime,  il  l'aime  toujours  ;  et  ayant  cherché  une  fois  avec  tant 
d'ardeur  la  pureté  virginale,  il  a  toujours  pour  elle  le  même 
transport.  Et  aussi  voyons-nous  dans  son  Ecriture  qu'il  la 
veut  toujours  avoir  en  sa  compagnie  :  Seqîntntîir  Agnuiu 
quocMinqiie  ierit  ('').  Soyez  donc  vierge  d'esprit  et  de  corps. 
Ainsi  un  chaste  agrément  vous  conservera  ce  que  la  grâce 
de  votre  Epoux  vous  a  accordé  (')  :  vous  aurez  toujours  son 
affection,  et  vous  n'offenserez  pas  sa  jalousie.  Il  faut  encore 
parler  en  un  mot  de  cette  jalousie  de  l'Époux  céleste,  et  c'est 
par  où  je  m'en  vais  conclure. 

TROISIÈME    POINT. 

Que  Dieu  soit  jaloux,  chrétiens,  il  s'en  vante  si  souvent 
dans  son  Écriture,  qu'il  ne  nous  permet  pas  de  l'ignorer. 
C'est  une  des  qualités  qu'il  se  donne  dans  le  Décalogue  : 
«  Je  suis,  dit-il,  le  Seigneur  ton  Dieu,  Dieu  fort  et  jaloux  :  » 
Deus  tims,  fortis,  zelotes  (").  Et  cette  qualité  de  jaloux  est 
si  naturelle  à  Dieu,  qu'elle  fait  un  de  ses  noms,  comme  il 
est  écrit  en  l'Exode  :  Dominus  zelotes  nornen  ej'us  {f)  :  «  Son 
nom  est  le  Seigneur  jaloux.  »  Il  paraît  donc  assez  que  Dieu 

a.  S.  Greg.  Nyss.,  Ora/.  de  Virg.,  cap.  ii.  —  b.  Apoc.^  xiv,  4.  —  c.  Exod., 
XX,  5.  —  d.  Ibid.,  XXXI V,  14. 

I.  Var.  Vous  conserverez  par  votre  mérite  ce  que  votre  Epoux  vous  a  accordé. 


LE    JOUR    DE    l'i':I'I1'IIANIE.  169 

est  jaloux,  et  peu  de  personnes  l'ignorent.  Mais  que  l'ou- 
vrage de  notre  salut,  que  le  mystère  de  la  Rédemption,  que 
nous  honorons  durant  ces  saints  jours,  soit  un  effet  de  sa 
jalousie,  c'est  ce  que  vous  n'avez  pas  peut-être  encore  en- 
tendu, et  qu'il  est  nécessaire  que  je  vous  explique,  puisque 
mon  sujet  m'y  conduit. 

Ce  n'est  pas  moi  qui  le  dis,  c'est  Dieu  qui  nous  en  assure 
en  termes  exprès  par  la  bouche  de  son  prophète  Isaïe  (")  : 
De  Jérusalem  exibimt  reliqtiiœ,  et  salvatio  de  monte  Sion  : 
ze/us  Domini  exe7^citu7tm  faciet  istiid  :  «  Dans  les  ruines  de 
Jérusalem  il  restera  un  grand  peuple  »,  que  Dieu  délivrera 
de  la  mort  ;  «  le  salut  paraîtra  en  la  montagne  de  Sion  ;  la 
jalousie  du  Dieu  des  armées  fera  cet  ouvrage.  »  Après  des 
paroles  si  claires,  il  n'est  pas  permis  de  douter  que  le  mys- 
tère de  notre  salut  ne  soit  un  effet  de  jalousie  :  mais  de  quelle 
sorte  [p.  Il]  cela  s'accomplit,  il  n'est  pas  fort  aisé  de  le  com- 
prendre. Car,  mes  sœurs,  que  la  jalousie  du  Dieu  des  armées 
le  porte  à  châtier  ceux  qui  le  méprisent,  je  le  conçois  sans 
difficulté.  C'est  le  propre  de  la  jalousie.  Et  je  remarque  aussi 
dans  les  saintes  Lettres  que  Dieu  n'y  parle  guère  de  sa 
jalousie,  qu'il  ne  nous  fasse  en  même  temps  craindre  ses 
vengeances.  «  Je  suis  un  Dieu  jaloux,  dit  le  Seigneur  :  » 
Deus  foTtis,  zelotes;  et  il  ajoute  aussitôt  après:  «  vengeant  les 
iniquités  des  pères  sur  les  enfants  :  »  visitans  miquitatem 
patricm  in  filios  (''').  «  Dieu  est  jaloux,  dit  Moïse  ;  »  et  il  dit 
dans  le  même  lieu  que  «  Dieu  est  un  feu  consumant;  l'ardeur 
de  sa  jalousie  brûle  les  pécheurs  :  »  Domiims  Deus  ttitis  ignis 
consimiens  est,  Detis  œnmlator  (^).  Et  le  prophète  Nahum  a 
joint  ces  deux  choses  :  «  Le  Seigneur  est  un  Dieu  jaloux  ;  et 
le  Seigneur  est  un  Dieu  vengeur:  »  Deitsœmulator et  îdciscens 
Domiims  ('^),  tant  ces  deux  qualités  sont  inséparables  ! 

Que  s'il  est  ainsi,  chrétiens,  se  peut-il  faire  que  nous  ren- 
contrions le  principe  de  notre  salut  dans  la  jalousie,  qui 
semble  être  la  source  des  vengeances  ?  Et  après  que  le  pro- 
phète a  uni  un  Dieu  jaloux  et  un  Dieu  vengeur,  oserons-nous 
espérer  de  trouver  ensemble   un   Dieu  jaloux  et  un  Dieu 

a.  Is.,  xxxvu,  32.  —  b.  Exod.,  XX,  5.  —  Ms.  iniquitates ;  d'où  le  pluriel  dans 
la  traduction.  —  c.  Deuier.,  iv,  24.  —  d.  Nahuiii^  i,  2. 


170  POUR    UNE    PROFESSION 

sauveur  ?  Néanmoins  il  est  véritable  :  ce  qui  a  sauvé  le 
peuple  fidèle,  c'est  la  jalousie  du  Dieu  des  armées  ;  vous 
l'avez  ouï  de  sa  propre  bouche  :  Zebis  Domini  \exercituum 
faciet  istud\  {^).  Mais  il  ne  vous  faut  plus  tenir  en  suspens  ; 
il  est  temps  d'expliquer  un  si  grand  mystère.  Un  excellent 
auteur  de  l'antiquité  nous  en  va  donner  l'ouverture.  Ce  grand 
homme  (c'est  Tertullien,  dans  le  livre  De  Carne  Christi) 
dit  que  Dieu  a  recouvré  (')  son  image,  que  «  le  diable  avait 
enlevée,  par  une  opération  de  jalousie  :  »  Deus  imaginem 
suam,  a  diabolo  captant,  œmula  operatioJie  recitperavit  ('''). 
Voilà  peu  de  paroles,  messieurs  ;  mais  elles  renferment  un 
sens  admirable  qu'il  faut  tâcher  de  développer. 

Pour  cela,  il  est  nécessaire  de  reprendre  les  choses  d'un 
plus  haut  principe,  et  de  rappeler  en  votre  mémoire  la  témé- 
rité de  cet  ange,  qui,  par  une  audace  inouïe,  a  voulu  s'égaler 
à  Dieu,  et  se  placer  jusque  dans  son  trône.  Repoussé  de  sa 
main  puissante,  et  précipité  dans  l'abîme,  il  ne  peut  quitter 
le  premier  dessein  de  son  audace  démesurée,  il  se  déclare 
hautement  le  rival  de  Dieu.  C'est  ainsi  que  Tertullien  l'ap- 
pelle {^),  œmulus  Dei ;  «  le  jaloux,  le  rival  de  Dieu.  »  Il  se 
veut  faire  adorer  en  sa  place  ;  il  n'a  pu  occuper  son  trône,  il 
lui  veut  enlever  son  bien.  Il  entre  dans  le  paradis  terrestre, 
furieux  et  désespéré  :  il  y  trouve  l'image  de  Dieu,  c'est-à-dire, 
l'homme,  image  chérie  et  bien-aimée,  que  Dieu  avait  faite 
de  sa  propre  main  :  il  la  séduit,  il  la  corrompt.  Surprise  par 
ses  flatteries,  elle  s'abandonne  à  lui.  La  parjure  qu'elle  est, 
l'ingrate  et  l'infidèle  qu'elle  est,  au  milieu  des  bienfaits  de  son 
époux,  dans  le  lit  même  de  son  époux  (pardonnez-moi  la 
hardiesse  de  cette  parole,  que  je  ne  trouve  pas  encore  assez 
forte  pour  exprimer  l'indignité  de  cette  action)  ;  dans  le  lit 
même  de  son  époux,  elle  se  prostitue  à  son  rival  !  O  insigne 
infidélité  !  ô  lâcheté  sans  [p.  12]  pareille  !  Fallait-il  quelque 
chose  de  plus  que  cette  honteuse  prostitution  faite  à  la  face 
de  Dieu,  pour  l'exciter  à  jalousie  .^  Il  s'y  excite  en  effet. 
Mon  épouse   (')   s'est   fait  enlever,   mon   image  s'est  laissé 

a.  h.,  xxxvn,  32.  —  b.  De  Carne  Christi,  n.  17.  —  c.  De  spec/.,  n.  2. 

1.  Var.  a  délivré. 

2.  Var.  Il  a  enlevé  mon  épouse,  il  a  corrompu  mon  image  si  chérie  et  si  ho- 
norée, dont  j'avais  moi-même   formé... 


LE  JOUR  DE  l'Epiphanie.  171 

corrompre,  elle  que  j'avais  faite  avec  tant  d'amour,  dont 
j'avais  moi-même  formé  tous  les  traits,  que  j'avais  animée 
d'un  soufBe  de  vie  sorti  de  ma  propre  bouche  ! 

Que  fera,  mes  frères,  ce  Dieu  fort  et  jaloux,  irrité  d'un  si 
infâme  abandonnement  ?  que  fera-t-il  à  cette  épouse  (')  qui 
a  méprisé  un  si  grand  amour,  et  offensé  si  fortement  sa  ja- 
lousie ?  Certainement  il  pouvait  la  perdre.  Mais,  ô  jalousie 
miséricordieuse  !  il  a  mieux  aimé  la  sauver.  O  rival  !  je  ne 
veux  point  qu'elle  soit  ta  proie  ;  je  ne  la  puis  souffrir  en  tes 
mains  :  ce  spectacle  indigne  irrite  mon  cœur,  et  le  provoque 
à  jalousie.  Piqué  de  ce  sentiment,  il  court  après  pour  la 
retirer  :  il  descend  du  ciel  en  la  terre,  pour  chercher  son 
épouse  qui  s'y  est  perdue.  Il  vient  nous  sauver  des  mains 
de  Satan,  jaloux  de  nous  voir  en  sa  puissance.  Vous  l'avez 
vu  ces  jours  passés  naître  en  Bethléem  ;  il  vous  a  fait  an- 
noncer par  ses  anges  qu'il  était  votre  Sauveur  :  la  jalousie 
du  Dieu  des  armées  a  fait  cet  ouvraa:e.  Certes,  cette  manière 
admirable  dont  il  se  sert  pour  nous  retirer,  montre  assez,  si 
nous  l'entendons,  que  c'est  la  jalousie  qui  le  fait  agir.  Car 
considérez,  je  vous  prie,  qu'il  n'envoie  pas  ses  anges  pour 
nous  délivrer  ;  il  y  vient  lui-même  en  personne  :  Deus  ipse 
veniet,  et  salvabit  vos  (").  Et  cela  pour  quelle  raison  ?  si  ce 
n'est  afin  que  nous  comprenions  que  c'est  à  lui  que  nous 
devons  tout,  et  que  nous  lui  consacrions  tout  notre  amour, 
comme  nous  tenons  de  lui  seul  tout  notre  salut. 

C'est  pourquoi  nous  voyons  dans  son  Écriture  qu'il  n'est 
pas  moins  jaloux  de  sa  qualité  de  Sauveur  que  de  celle  de 
Seigneur  et  de  Dieu.  Ecoutez  comme  il  en  parle,  mes- 
sieurs {^)  :  Ego  Dominus,  et  non  est  itltra  Deus  absque  me  : 
Detis  jîistus  et  salvans  non  est prœter  me  :  «  Je  suis  le  Sei- 
gneur, et  il  n'y  a  point  d'autre  Dieu  que  moi  ;  je  suis  le  Dieu 
juste,  et  personne  ne  vous  sauvera  que  moi.  »  Il  me  semble 
que  ce  Dieu  jaloux  adresse  sa  voix,  comme  un  aniant  pas- 
sionné, à  la  nature  humaine  infidèle  :  O  volage,  ô  prostituée! 
qui  m'as  quitté  pour  mon  ennemi  ;  n'est-ce  pas  moi  qui  suis 
le  Seigneur,  et  il  n'y  a  point   de   Dieu   que   moi  '^   Regarde 

a.  /s.,  XXXV,  4.  —  â.  Ibid.,  XLV,  21. 
I.  Var.  à  cette  image. 


172  POUR    UNE    TROFESSION 

qu'il  n'y  a  que  moi  qui  te  sauve  ;  et  si  tu  m'as  oublié  après 
t'avoir  créée,  reviens  du  moins  quand  je  te  délivre.  Voyez, 
mes  frères,  comme  il  est  jaloux  de  la  qualité  de  Sauveur.  Et 
ailleurs,  se  glorifiant  de  l'ouvrage  de  notre  salut  :  C'est  moi, 
c'est  moi,  dit-il,  qui  l'ai  fait  ;  ce  ne  sont  ni  mésanges,  ni  mes 
archanges,  ni  aucune  des  vertus  célestes  :  «  c'est  moi  seul 
qui  l'ai  fait,  c'est  moi  seul  qui  vous  porterai  sur  mes  épaules, 
c'est  moi  seul  qui  vous  sauverai  :  »  Egofeci,  \et\  ego  ferani  ; 
ego  portabo,  et  salvabo  {f).  Tant  il  est  jaloux  de  cette  gloire, 
tant  notre  délivrance  lui  tient  au  cœur,  tant  il  craint  que  nos 
affections  ne  se  partagent  ! 

Et  (')  c'est  pour  cette  même  raison  qu'il  nous  fait,  dit  saint 
Chrysostome  ('''),  des  présents  si  riches.  Il  voit  que  nous  rece- 
vons à  pleines  mains  les  présents  de  son  rival,  qui  nous  séduit 
(il  nous  amuse  par  une  pomme  ;  il  nous  gagne  par  des  biens 
trompeurs  qui  n'ont  qu'une  légère  apparence).  Chrétiens, 
il  en  est  jaloux.  Quoi  !  l'on  préfère  des  présents  si  vains  à 
tant  de  bienfaits  si  considérables  !  Que  fera-t-il,  dit  saint 
Chrysostome?  Il  fera  comme  un  amant  passionné,  qui,  voyant 
celle  qu'il  recherche  gagnée  par  les  présents  des  autres  pré- 
tendants, multiplierait  aussi  les  siens  sans  mesure  pour 
emporter  le  dessus,  et  la  dégoûter  des  présents  des  autres  : 
ainsi  fait  le  Sauveur  Jésus.  Pour  détourner  nos  yeux  et  nos 
cœurs  des  libéralités  trompeuses  de  notre  ennemi,  il  redouble 
ses  dons  jusqu'à  l'infini  :  il  nous  donne  son  Esprit  et  sa  grâce, 
il  nous  donne  son  trône  et  sa  gloire,  il  nous  donne  son 
royaume  et  son  héritage,  il  nous  donne  sa  personne  et  sa 
vie,  il  nous  donne  son  corps  et  son  sang.  Et  que  ne  nous 
donne-t-il  pas  .-^  Voyez,  voyez,  dit-il,  si  cet  autre  prétendant 
que  vous  écoutez,  voyez  s'il  pourra  égaler  une  telle  munifi- 
cence !  A  quelque  prix  que  ce  soit,  il  est  résolu  de  gagner 
nos  cœurs  ;  et  nous  voudrions  nous  défendre  d'une  jalousie 
si  obligeante  ?  J'en  ai  dit  assez  pour  vous  faire  voir  que  le 
Dieu  Sauveur  est  jaloux,  et  qu'il  nous  sauve  par  sa  jalousie  : 

a.  Is.,  XLVi,  4.  —  Ms.  ego  salvabo.  — b.  In  Epist.  I  ad  Cor..,  Hom.  xxiv,  n.  2. 

I.  Ici,  et  en  plusieurs  autres  endroits  de  ce  sermon,  abondent  les  ratures  et 
les  hésitations  :  on  ne  les  retrouvera  pas  dans  la  Profession  pour  le  jour  de  la 
sainte  Croix,  au  14  septembre  de  la  même  année.  Il  y  a  dans  ce  fait  une  con- 
firmation de  l'ordre  que  nous  adoptons  pour  ces  deux  discours. 


l 


LK    JOUR    DE    l'ÉPU'HANIE.  I  73 

^■Ennila  opcraiione.  Mais  s'il  en  a  l'ardeur  et  les  transports, 
il  en  a  aussi  les  regards  et  la  vigilance. 

Il  a,  ma  sœur,  des  yeux  de  jaloux,  toujours  ouverts  pour 
veiller  sur  vous,  pour  étudier  tous  vos  pas,  pour  observer 
toutes  vos  démarches.  Et  sans  m'engager  dans  de  longues 
preuves  d'une  vérité  si  constante,  considérez  seulement  l'état 
où  vous  êtes.  Et  ces  grilles,  et  cette  clôture,  et  tant  de  con- 
traintes différentes,  n'est-ce  pas  assez  pour  vous  faire  com- 
prendre combien  sa  jalousie  est  délicate  ?  Il  vous  renferme 
soigneusement,  il  rend  de  toutes  parts  l'abord  difficile,  il 
observe  jusqu'à  vos  regards  :  et  ce  voile  qu'il  met  sur  votre 
tête  montre  assez  qu'il  est  jaloux  et  de  ceux  qu'on  jette  sur 
vous,  et  de  ceux  que  vous  jetez  sur  les  autres.  Il  compte 
tous  vos  pas,  il  règle  votre  conduite  jusqu'aux  moindres 
choses  :  ne  sont-ce  pas  des  actions  d'un  amant  jaloux  .'^  Il 
n'en  fait  pas  ainsi  à  tous  les  fidèles  ;  mais  c'est  que  s'il  est 
jaloux  de  tous  les  autres, il  l'est  beaucoup  plus  de  ses  épouses. 
Étant  donc  ainsi  observée  de  près,  pour  vous  garantir  des 
effets  d'une  jalousie  si  délicate  il  ne  vous  reste,  ma  chère 
sœur,  qu'une  obéissance  toujours  ponctuelle,  et  un  entier 
abandonnement  de  vos  volontés.  Marchez  par  la  voie  qu'il 
vous  prescrit,  par  la  règle  qu'il  vous  a  donnée  :  écoutez  son 
ange  qui  vous  avertit  ;  ce  sont  vos  supérieurs  qui  tiennent 
sa  place.  Vivant  de  la  sorte,  ma  sœur,  espérez  tout  de  son 
amour,  et  n'appréhendez  (')  rien  de  sa  jalousie. 

Trop  long  de  parler  de  r  obéissance.  Ce  mot  suffira.  Finir  (^) 
par  une  réflexion  sur  la  jalousie. 

Sachez  donc  que  ce  Dieu  jaloux  veut  que  ses  fidèles  le 
soient  aussi,  et  qu'une  sainte  jalousie  nous  soit  comme  un 
aiguillon  (^),  pour  nous  excitera  son  service.  Eccevenio  cito  ; 
tene  quod  Jiabes,  tU  ncino  accipiat  c oronain  tuauii^):  «  [Je 
vais  venir  bientôt  ;]  tenez  fortement  ce  qui  a  été  mis  en  vos 

a.  Apoc,  in,  II. 

1.  Var.  ne  craignez. 

2.  Ediî.  i.  Il  serait  trop  long...  >  et  plus  loin  :  «  Il  faut  finir  par...  »  Bossuet 
n'a  point  parlé  ainsi  en  chaire.  C'est  pour  lui  seul  qu'il  faisait  sa  remarque  sur  son 
manuscrit. 

3.  Mot  souligné.  Mais  si  Bossuet  a  été  tenté  de  le  condamner,  il  ne  Ta  pas 
remplacé. 


174  POUR    UNE    PROFESSION 

mains,  de  peur  que  votre  couronne  ne  soit  donnée  à  un 
autre.  »  Pourquoi  parle-t-il  de  la  sorte  ?  Pourquoi  nous  des- 
tiner une  couronne  qui  doit  briller  sur  une  autre  tête  ?  Que 
ne  la  destinait-il  tout  d'abord  à  celui  qui  la  devait  enfin  ob- 
tenir ?  Pour  nous  exciter  à  jalousie.  C'est  ainsi  qu'il  a  fait» 
à  l'égard  des  Juifs  (').  Dieu  a  appelé  les  Gentils  pour  exciter 
les  Juifs  à  jalousie  ;  de  peur  qu'ils  ne  perdissent  la  place  que 
tant  d'oracles  divins  leur  avaient  promise.  Saint  Paul  {"): 
lllot'uni  delictosalus  est  Gentibus,  ut  illos  œmulentitr.  Quam- 
diu  ego  suiii  Gentium  apostolus,  ininisteiHu77i  vieum  ho7iori- 
ficabo  :  si  quo  modo  ad  œmuland2i7n  provocem  cartiem  meani, 
et  salvos  faciam  aliquos  ex  illis  (''').  Comme  un  père,  dit 
saint  Chrysostome  (''),  qui  appelle  son  fils  pour  le  caresser  ; 
ce  fils  mutin  et  opiniâtre  refuse  ses  embrassements  :  il  en 
fait  approcher  un  autre,  et  il  attire  par  la  jalousie  celui 
que  l'amour  n'avait  pas  gagné.  Que  tel  ait  été  le  dessein  de 
Dieu,....  Ipsi  me  provocaveruitt  in  eo  qui  non  erat  Deus,  et 
irritaverunt  in  vanitatibus  suis  ;  et  ego  provocabo  eos  zn  eo 
qui  non  est  populus,  et  in  gente  stulta  nn'itabo  illos  {^). 

Cet  innocent  artifice  de  sa  bonté  paternelle  a  été  inutile 
aux  Juifs.  Dieu  leur  a  voulu  donner  de  la  jalousie  pour  les 
enflammer  à  le  suivre.  Ils  l'ont  refusé.  Vive  Dieu  !  dit  le 
Seigneur  ;  cette  jalousie  sera  (^)  leur  supplice.  Ibi  ei^it  Jletus 
et  stridor  dentium  (')...  Et  vénient  ab  Oriente  et  Occidente,  et 
Aquilone  et  Austro,  et  accunibent  i^t  regno  Dei  :  et  ecce  sunt 
novissimi  qui erunt primi,et  sunt pi'imi  qui  erunt  novissimii^). 
Multi  ab  Orierite  et  Occidente  veulent,  et  recumbent,  seront 
assis,  cum  Abraham,  et  Isaac,  et  Jacob  in  regno  cœlorum  ; 
Jilii  autem  regiii  ejiclejiturin  tenebras  exteriores  (*").  Jalousie, 
et  ensuite  rage  et  désespoir  :  ibi  erit  Jîetîis  et  stridor  den- 
tium (^').  L'un  des  grands  supplices  des  damnés,  de  voir  la 
place  préparée  pour  eux  :  —  Que  ce  trône  est  auguste  !  que 
cette  couronne  est  brillante  !  Elle  était  destinée    pour  moi, 

a.  Rom.,  XI,  II,  13,  14.  —  b.  Ibid.,  13,  14.  —  Ms.  ex  ipsis.  —  c.  Iti  Epist.  ad 
Rom.,  hom.  xvill,  n.  3.  —  d.  Denter.,  xxxil,  21.  —  e.  Luc,  xill,  28.  — /.  Ibid., 
-9j  30-  —  S-  Matth.,  VIII,  II,  12.  —  M  s.  in  regno  Dei.  —  h.  Ibid. 

1.  Deforis  insère  ici  un  petit  développement  de  sa  façon,  pour  compléter 
ridée. 

2.  Edii.  fera. 


LE  JOUR  DE  l'Epiphanie. 


175 


et  je  l'ai  perdue  par  ce    misérable  plaisir  d'un  moment  !  — 
Chrétien,  où  est  ton  courage  ? 

Donc,  ma  sœur,  tenc  qiiod habes,  ut  7iemo  accipiat  coronam 
tiiLWi.  La  couronne  de  l'Epoux  appartient  en  quelque  sorte 
à  l'épouse  :  ne  la  perdez  pas.  Songez  au  dédain  {')  que  l'on 
a  pour  une  épouse  répudiée,  etc. 

I.  Var.  au  mépris.  —  Dans  toute  cette  péroraison,  où,  comme  on  le  voit,  les 
idées  sont  simplement  indiquées,  M.  Lâchât  a  maintenu,  sans  s'en  douter,  les 
traductions  et  les  additions  de  Deforis,  qu'il  se  vantait  de  découvrir  toujours  du 
premier  coup  d'œil. 


I 


Sur  la  CHARITE  FRATERNELLE. 


VENDREDI  APRÈS  les  CENDRES, 


13  février  1660. 

Avant  de  commencer  la  série  de  ses  prédications  dans  l'église  des 
Minimes,  pour  le  Carême  de  1660,  Bossuet  eut  à  fournir  son  tribut 
aux  œuvres  charitables,  qui  ne  faisaient  jamais  en  vain  appel  à  son 
secours.  Le  Vendredi  après  les  Cendres,  il  prêche  en  faveur  des 
Nouvelles  Catholiques,  et  le  lendemain  aux  Nouveaux  Convertis. 
La  date  du  sermon  sur  la  Charité  fratonielle,  donnée  par  Floquet  (') 
et  Gandar(-),  est  confirmée  par  l'analyse  d'un  auditeur  inconnu,  que 
nous  avons  rencontrée,  avec  celle  d'autres  sermons,  dont  quelques- 
uns  de  Bossuet,  dans  un  cahier  manuscrit,  conservé  à  la  bibliothèque 
Sainte-Geneviève  (D,  448,  in-4'').  Notre  sermon  fut  prononcé  aux 
Nouvelles  Catholiques,  rue  Sainte-Avoye,  à  Paris.  Nous  avons 
montré  dans  V Histoire  critique  de  la  Prédication  de  Bossuet  (p,  17-21) 
le  grand  parti  que  l'auteur  avait  tiré  de  ses  extraits  de  saint  Au- 
gustin pour  la  rédaction  hâtive  de  ce  sermon.  Nous  reproduisons 
en  note  des  Remarques  morales,  en  français,  qu'il  avait  écrites  en 
lisant  la  Lettre  XYiii^  de  saint  Augustin  (3). 

1.  Études...^  II,  63.  —  M.  Floquet,  entendant  par  Premier  vendredi  de  Carêtne 
celui  qui  suit  le  premier  dimanche,  retardait  ce  sermon  jusqu'au  20  février. 

2.  Bossuet  orateur^  p.  297. 

3.  {Notez  amour  des  ennemis.)  «  Trois  sortes  de  personnes  sont  reprises  par 
cette  doctrine  :  —  Ceux  qui  ne  veulent  pas  aimer  leurs  ennemis  :  la  charité  est 
une  dette  à  tous  ;  et  encore  qu'un  homme  renonce  à  l'amour  que  vous  lui  devez, 
vous  n'êtes  pas  quitte,  parce  que  vous  lui  devez  comme  membre,  et  il  ne  peut 
renoncer  à  ce  qui  lui  est  dû  comme  membre,  parce  que  l'injure  retourne  sur 
tout  le  corps  ;  c'est  donc  au  chef  à  nous  en  exempter,  et  il  ne  nous  en  exempte 
qu'en  les  retranchant  du  corps  et  en  les  envoyant  aux  ténèbres  extérieures. 
■ —  Ceux  qui  se  contentent  de  leur  avoir  donné  une  fois  ou  deux  quelque  marque 
d'affection,  et  croient  s'être  acquittés  de  la  dette.  Ils  ne  considèrent  pas  quelle 
est  la  nature  de  la  charité  toujours  féconde.  C'est  une  source  vive  qui  ne 
s'épuise  pas,  mais  qui  s'étend  par  son  cours  ;  qui  ne  se  perd  pas,  mais  qui  se 
multiplie  par  son  action,  parce  qu'elle  vient  de  Dieu  au  dedans  de  nous  :  Deus 
caritas  est.  —  Ceux  qui  se  contentant  d'aimer  leurs  ennemis  ne  se  veulent  pas 
mettre  en  peine  de  gagner  leur  amitié.  La  nature  de  cette  dette  est  telle,  qu'il  y 
a  obligation  à  la  demander,  et  qu'on  perd  la  charité  si  on  ne  l'exige.  Trésor  divin 
de  la  communication  des  fidèles,  société  fraternelle  qu'il  faut  exiger  :  combien 
il  est  beau  et  utile  de  recevoir  la  charité  de  ses  frères.  C'est  Jésus-Christ  qui 
aime  et  qui  est  aimé.  On  s'échauffe  mutuellement,  et  on  lie  plus  étroitement  les 
membres  entre  eux  par  cette  sincère  correspondance.  Or  la  perfection  est  dans 
l'unité  :  Summum  est  ipsa  beatitas,  infimuiii  quod  nec  beattim  esse  potest  nec 
miserum.  Quod  vero  médium.,  vivit  inclinaiione  ad  injimum  misère,  conversione 
ad  summum  beaie  vivit.  Qui  Chris  ta  crédit,  non  superbit  in  média,  atque  in 
stimmo  inhœrere  fit  idoneus.  » 


CHARITl':  FRATERNELLE.  177 

S0M^L\IRE  (').  Diligitc  iniinicos  vestros. 

\Exordc?\  Dette,  cliaritc.  Quelle  nature  de  dette. 

\i'"' point?^  C'est  à  Dieu  (-)  qu'on  doit  l'amour  pour  ses  frères,  et 
non  pas  aux  hommes  :  par  conséquent  la  dette  est  indispensable. 

La  colère  se  change  en  haine  ;  elle  s'aigrit  comme  une  liqueur. 
—  Charité  ne  s'épuise  jamais.  —  Se  fortifie  dans  les  rebuts  : 
jÉSUS-ClIKIsr  :  O generatio prava...  addiic filiitm  tuuiii. 

[2'' poi/it.]  Lorsque  notre  ennemi  est  à  nos  pieds,  alors  c'est  le 
temps  de  lui  bienfaire.  E.xemple,  David.  —  AW/  vtnci  a  malo.  — 
Ut  si)it  duo  boni,  non  tit  malus  contra  vialuni.  —  Se  faire  violence 
pour  recevoir  en  son  cœur  son  ennemi  ;  l'incorporer  par  les  bienfaits. 
Comme  un  arbre  enté.  Comparaison  ;  saint  Augustin. 

[i"  poi)it?\  Plena  pietatis  atque  niisericordiœ  vindicta  uiartyruin, 
adversus  regnuni  peccati  {j").  —  Deux  choses  :  i»  les  venge  de  leurs 
ennemis  :  saint  Paul,  saint  Etienne  ;  2°  fait  que  leurs  ennemis  les 
vengent  :  Hoc  utique  in  se prosternebat. . .  Saint  Augustin.  —  Schisme  : 
Qui gladio  \_perciitit\gladio peribit. 

[Addition  (^)  sans  renvoi  .•]  Si  la  dette  de  la  charité  était  simple- 
ment des  hommes  à  l'égard  des  hommes,  quand  nos  frères  manque- 
raient à  leur  devoir,  nous  serions  quittes  envers  eux.  Mais  cette 
dette  regarde  Dieu,  parce  qu'ils  sont  ses  images,  et  JéSUS-Christ, 
parce  qu'ils  sont  ses  membres.  —  Quid  prodest  (5)  inter  lœdenteni  et 
lœsuin,nisi  quod  ille  prior  est,  at  iste  posterior?  uterque  tanienlœsi 
Jiominis  Dco  reus  est. 


Dilioite  inimicos  vestros,  benefa- 
cite  his  qui  oderunt  vos,  et  orate 
pro  persequentibits  et  calîannianti- 
bus  vos. 

Aimez  vos  ennemis  ;  faites  du  bien 
à  ceux  qui  vous  haïssent  ;  priez  pour 
ceux  qui  vous  persécutent  et  vous 
calomnient.  {Matth.,  v,  44.) 

L'HOMME  est  celui  des  animaux  qui  est  le  plus  né  pour 
la  concorde,  et  l'homme  est  celui  des  animaux  où  l'ini- 
mitié et  la  haine  font  de  plus  sanglantes  tragédies.  Nous  ne 


I 


1.  Mss.,  12822,  f.  24.  —  Le  sermon,  f.  17-23.  Premier  exorde  à  la  fin  du  ms. 

2.  Lâchât:  «C'est-à-dire.»— Nous  renonçons  à  relever  toutes  les  inexactitudes 
que  cet  éditeur,  et  tous  les  autres  depuis,  entassent  ici  en  quelques  lignes. 

3.  Bossuet  ne  donne  qu'un  sommaire  à&  tous  ces  textes;  pour  trouver  la  leçon 
exacte,  il  faut  se  reporter  au  corps  du  discours. 

4.  Deforis  et  ses  imitateurs  introduisent  cette  addition  dans  le  1"  point,  assez 
heureusement,  du  reste.  Elle  me  paraît  toutefois  n'avoir  été  écrite  que  plus  tard, 
avec  le  sommaire,  pour  rappeler  un  développement  oral. 

5.  Sic.  —  (L'offenseur  et  l'offensé  ont  tort  successivement.) 

Sermons  de  Bossuet.  —  IH.  i. 


178  VENDREDI  APRÈS  LES  CENDRES. 

pouvons  vivre  sans  société,  et  nous  ne  pouvons  aussi  y  durer 
longtemps.  Nihil  est  hoinini  amicum  sine  hoinine  aimco  ('*)  : 
la  douceur  de  la  conversation  et  la  nécessité  du  commerce 
nous  font  désirer  d'être  ensemble  ;  et  nous  n'y  pouvons 
demeurer  en  paix  :  nous  nous  cherchons,  nous  nous  déchi- 
rons ;  et  dans  une  telle  contrariété  de  nos  désirs,  nous 
sommes  contraints  de  reconnaître,  avec  le  grand  saint  Augu- 
stin, qu'il  n'est  rien  (')  de  plus  sociable  ni  de  plus  discordant 
que  l'homme  ;  le  premier,  par  la  condition  de  notre  nature  ; 
le  second,  par  le  désordre  de  nos  vices  (^)  :  Nihil  est  tpiam 
hoc  genus  tant  discordiosiun  vitio,  tani  sociale  natura  (^).  Le 
Fils  de  Dieu  voulant  s'opposer  à  cette  humeur  discordante, 
et  ramener  les  hommes  à  cette  unité  que  la  nature  leur 
demande,  vient  aujourd'hui  lier  les  esprits  par  les  nœuds 
d'une  charité  indissoluble  ;  et  il  ordonne  que  l'alliance,  par 
laquelle  il  nous  unit  en  lui-même,  soit  si  sainte,  si  ferme,  si 
inviolable,  qu'elle  ne  puisse  être  ébranlée  par  aucune  injure. 
«  Aimez,  dit-il,  vos  ennemis  {^),  [faites  du  bien  à  ceux  qui 
vous  haïssent,  priez  pour  ceux  qui  vous  persécutent  et  vous 
calomnient.]  »  Une  vérité  si  importante  mérite  bien,  mes- 
sieurs, d'être  méditée  ;  [invoquons  l'jEsprit  de  paix  [par 
l'intercession  de  Marie],  qui  a  porté  en  ses  entrailles  [celui] 
qui  a  terminé  toutes  les  querelles,  et  tué  toutes  les  inimitiés 
en  sa  personne  (')  :  Ave. 

La  charité  fraternelle  est  une  dette  par  laquelle  (^)  nous 
nous  sommes  redevables  les  uns  aux  autres  ;  et  non  seule- 
ment c'est  une  dette,  mais  je  ne  crains  point  de  vous  assurer 
que  c'est  la  seule  dette  des  chrétiens,  selon  ce  que  dit  l'a- 
pôtre saint  Paul  :  Nemini  quidqiiam  debeatis',  nisi  tit  invicem 
diligatis  {^)  :  «  Ne  devez  rien  à  personne,  sinon  de  vous 
aimer  mutuellement.»  Comme  l'évangile  que  je  dois  traiter 
m'oblige  à  vous  parler  de  cette  dette,  pour  ne  point  perdre 

a.  S.  Aug.,  Epist.  adProb.,  n.  4.— (5.  S.  Aug.,  De  Civ.  Del,  lib.  XII,  cap.  xxvii, 
n.  I.  —  Ms.  Nihil  est  hiimatio  génère...  —  c.  Ephes..,  n,  14,  15,  16.  —  d.  Rom., 
xni,  8. 

1.  Var.  que  nous  sommes,  de  tous  les  animaux,  et  les  plus  sociables  et  les 
plus  farouches. 

2.  Var.  le  dérèglement  de  nos  convoitises.  —  Premier,  second,  au  neutre. 

3.  Ms.  ennemis,  etc.  —  Plus  loin  :  méditée,  etc.  Ave.  Esprit... 

4.  Var.  dont. 


CHARITÉ  FRATERNELLE.  I  79 

le  temps  inutilement,  dans  une  matière  si  importante,  je 
remarquerai  d'abord  trois  conditions  admirables  de  cette 
dette  sacrée,  que  je  trouve  distinctement  dans  les  paroles 
de  mon  texte,  et  qui  feront  le  partage  de  ce  discours.  Pre- 
mièrement, messieurs,  cette  dette  a  cela  de  propre  que, 
quelque  soin  que  nous  prenions  de  la  bien  payer,  nous  ne 
pouvons  jamais  en  être  quittes.  Et  cette  obligation  va  si 
loin,  que  celui-là  même  à  qui  nous  devons  ne  peut  pas  nous 
en  décharger,  tant  elle  est  privilégiée  et  indispensable. 
Secondement,  messieurs,  ce  n'est  pas  assez  de  payer  fidèle- 
ment cette  dette  aux  autres  ;  mais  il  y  a  encore  obligation 
d'en  exiger  (')  autant  d'eux.  Vous  devez  la  charité,  et  on 
vous  la  doit  :  et  telle  est  la  nature  de  cette  dette,  que  vous 
devez  non  seulement  la  recevoir  quand  on  vous  la  paye, 
mais  encore  l'exiger  quand  on  la  refuse  :  et  c'est  la  seconde 
condition  de  cette  dette  mystérieuse.  Enfin  la  troisième  et 
la  dernière,  c'est  qu'il  ne  suffit  pas  de  l'exiger  simplement  : 
si  on  ne  veut  pas  la  donner  de  bonne  grâce,  il  faut  en 
quelque  sorte  l'extorquer  par  force,  et  pour  cela  demander 
main-forte  à  la  puissance  supérieure  (^). 

Retenez,  s'il  vous  plaît,  messieurs,  les  trois  obligations 
de  cette  dette  de  charité,  et  remarquez-les  clairement  dans 
les  paroles  de  mon  texte. 

Je  vous  ai  dit  avant  toutes  choses  que  nous  ne  pouvons 
jamais  en  être  quittes,  quand  même  ceux  à  qui  nous  devons 
voudraient  bien  nous  la  remettre  (^).  Voyez-le  dans  notre 
évangile.  Ah  !  vos  ennemis  vous  en  quittent  ;  ils  n'ont  que 
faire,  disent-ils,  de  votre  amitié:  et  néanmoins,  dit  le  Fils  de 
Dieu, je  veux  que  vous  les  aimiez:  Diligite  inimicos  vestros: 
«  Aimez  vos  ennemis.  »  Secondement  j'ai  dit  que,  non  con- 
tent de  payer  toujours  cette  dette,  vous  la  deviez  encore 
exiger  des  autres,  et  qu'il  y  a  obligation  de  le  faire.  Ah  !  vos 
ennemis  vous  la  refusent  :  exigez-la  par  vos  bons  offices  (^)  ; 

\.   Var.  de  l'exiger  d'eux. 

2.  iS'ily  a  dans  ce  plan  quelque  apparc;nce  de  subtilité,c'est  l'inconvénient  delà 
fréquentation  de  saine  Augustin,  tout  grand  homme  qu'il  est.  Bossuet,  d'ailleurs, 
s'y  laissera  de  moins  en  moins  entrainer  à  l'avenir.  »  {Histoire  critique...^  p.  19.) 

3.  Var.  nous    en  décharger. 

4.  Var.  services,  —  bienfaits.  —  Les  éditeurs  font  tout  entrer  dans  le  texte. 


l8o  VENDREDI  APRÈS  LES  CENDRES. 

pressez-les  en  leur  faisant  du  bien  (')  :  Bencfacite  his  qui 
oderunt  vos:  «  Faites  du  bien  à  ceux  qui  v^ous  haïssent.  » 
Enfin  j'ai  dit  en  troisième  lieu,  messieurs,  que  s'ils  persistent 
toujours  dans  cet  injuste  refus,  il  faut,  pour  ainsi  dire,  les  y 
contraindre  par  les  formes,  c'est-à-dire,  avoir  recours  à  la 
puissance  supérieure.  Ah  !  vos  ennemis  opiniâtres  sont  in- 
sensibles à  vos  bienfaits,  ils  résistent  à  toutes  ces  douces 
contraintes  que  vous  tâchez  d'exercer  sur  eux  pour  les  obliger 
à  vous  aimer  :  allez  à  la  puissance  suprême,  donnez  votre 
requête  à  celui  qui  seul  est  capable  de  fléchir  les  cœurs;  qu'il 
vous  fasse  faire  justice:  Orate pi-o persequentibus  vos  :  «  Priez 
pour  ceux  qui  vous  persécutent.  »  Voilà  les  trois  obligations 
de  la  charité  fraternelle,  que  je  me  propose  de  vous  expli- 
quer avec  le  secours  de  la  grâce. 

PREMIER    POINT. 

Dans  l'obligation  de  payer  cette  dette  mystérieuse  de  la 
charité  fraternelle,  je  trouve  deux  erreurs  très  considérables, 
qu'il  est  nécessaire  que  nous  combattions  par  la  doctrine  de 
l'Evangile.  La  première  est  celle  des  Juifs,  qui  voulaient  bien 
avouer  qu'ils  devaient  de  l'amour  à  leurs  prochains,  mais  qui 
ne  pouvaient  demeurer  d'accord  qu'ils  dussent  rien  à  leurs 
ennemis  ;  au  contraire,  qui  se  croyaient  bien  autorisés  à  leur 
rendre  le  mal  pour  le  mal  et  la  haine  pour  la  \\2i\xiç.:Dictum  est: 
Diliges  proximum  tuum,  et  odio  Iiabebis  inimictim  tuum  (*)  : 
La  seconde  est  celle  de  quelques  chrétiens,  qui,  ayant  appris 
de  l'Evangile  l'obligation  indispensable  d'avoir  de  l'amour 
pour  leurs  ennemis,  croient  s'être  acquittés  de  ce  devoir 
quand  ils  leur  ont  donné  une  fois  ou  deux  quelques  marques 
de  charité,  et  se  lassent  après  de  continuer  ce  devoir  si  saint, 
et  si  généreux,  et  [si]  nécessaire  (") de  la  fraternité  chrétienne. 
Contre  ces  deux  erreurs  différentes,  j'entreprends  de  prouver 
en  premier  lieu,  messieurs,  que  nous  devons  de  l'amour  à 
nos  ennemis,  encore  qu'ils  en  manquent  pour   nous  :  secon- 

a.  MatÛi.,  V,  43. 

1.  Var.  en  les  obligeant. 

2.  Previicre  rédaction  :   ce   devoir   généreux    et    nécessaire.  —  Les  éditeurs 
omettent  si,  devenu  indispensable  dans  la  seconde  rédaction. 


CHARITÉ  FRATERNELLE,  l8l 

dément,  que  ce  n'est  pas  assez  de  leur  en  donner  une  fois, 
mais  que  nous  sommes  obligés,  dans  toutes  les  occasions  qui 
se  rencontrent,  de  leur  réitérer  des  marques  d'une  dilection 
persévérante. 

Pour  ce  qui  regarde  l'obligation  de  la  charité  fraternelle, 
je  dis,  ou  plutôt  c'est  Jésus-Christ,  messieurs,  c'est  l'Évan- 
gile qui  le  dit,  qu'aucun  des  chrétiens  n'en  est  excepté,  non 
pas  même  nos  ennemis:  parce  qu'ils  sont  tous  nos  prochains. 
Et  pour  établir  solidement  cette  vérité  évangélique,  propo- 
sons en  peu  de  paroles  les  raisons  que  l'on  y  pourrait  opposer. 
Voici  donc  ce  que  pensent  les  hommes  charnels  qui  se  flat- 
tent dans  leurs  passions  et  dans  leurs  haines  injustes:  Nous 
confessons,  disent-ils,  que  nous  devons  de  l'amour  à  nos 
prochains  qui  en  usent  bien  avec  nous  :  mais  moi  que  je  doive 
mon  affection  à  cet  homme  qui  la  rejette,  à  cet  homme  qui  a 
rompu  le  premier  tous  les  liens  qui  nous  unissaient,  c'est  ce 
qu'il  m'est  impossible  d'entendre  ;  ni  que  la  charité  lui  soit 
due,  puisqu'il  en  méprise  toutes  les  lois.  Vous  ne  pouvez 
pas  (')  le  comprendre?  Et  moi  je  vous  dis  qu'il  le  faut  croire, 
et  que  la  charité  lui  est  due  par  cette  (')  obligation  si  étroite 
qu'il  n'y  a  aucun  homme  vivant  qui  puisse  jamais  vous  en 
dispenser,  parce  que  cette  dette  est  fondée  sur  un  titre  qui  ne 
dépend  pas  de  la  puissance  des  hommes.  Quel  est  ce  titre? 
Le  voici,  messieurs,  écrit  de  la  main  de  l'Apôtre  en  la  divine 
Epître  aux  Romains  :  Multi  unum  corpus  sumtis  in  Christo, 
siugidiatitem  alter  altevius  ;;^^;;2(5r<3;('^)  :« Quoique  nous  soyons 
plusieurs,  nous  sommes  un  même  corps  en  Jésus-Christ,  et 
nous  sommes  chacun  en  particulier  les  membres  les  uns  des 
autres.  »  De  ce  titre  si  bien  écrit  je  tire,  messieurs,  cette  con- 
séquence. La  liaison  qui  est  entre  nous  vient  de  Jésus  et  de 
son  Esprit  :  ce  principe  de  notre  union  est  divin  et  surna- 
turel :  donc  toute  la  nature  jointe  ensemble  ne  doit  pas  être 
capable  de  la  dissoudre.  Si  votre  ennemi  la  rompt  le  premier, 
il  entreprend  contre  Jésus-Christ:  vous  ne  devez  pas  suivre 
ce  mauvais  exemple.  Quoiqu'il  rejette  votre  affection,  vous 

a.  Rom.,  xn,  5. 

1.  Var.  Vous  ne  le  comprenez  pas,  dites-vous  ;   si  est-ce  néanmoins  qu'il  faut 
bien  le  croire. 

2.  Var.pâv  une  obligation. 


l82  VENDREDI  APRÈS  LES  CENDRES, 

ne  laissez  pas  de  la  lui  devoir,  parce  que  cette  dette  n'est 
pas  pour  lui  seul,  et  dépend  d'un  plus  haut  principe.  —  Mais 
il  m'a  fait  déclarer  qu'il  m'en  tenait  quitte.  —  Mais  il  n'est  pas 
en  son  pouvoir  d'y  renoncer,  parce  que  vous  lui  devez  cette 
affection  cordiale,  sincère  et  inébranlable,  comme  membre  de 
Jésus-Christ.  Or  il  ne  peut  pas  renoncer  à  ce  qui  lui  convient 
comme  membre,  parce  que  cette  qualité  regarde  l'hon- 
neur de  Jésus-Christ  même.  Il  est  dans  l'usage  des  choses 
humaines  que  je  ne  puis  renoncer  à  un  droit  au  préjudice 
d'un  tiers.  Jésus  comme  chef  est  intéressé  à  cette  sincère 
charité  que  nous  devons  à  ses  membres.  Il  ne  nous  est  pas 
permis  d'y  renoncer,  parce  que  l'injure  en  retomberait  sur 
tout  le  corps  ;  elle  retournerait  même  contre  le  chef  (').  Il 
n'y  a  que  Satan  et  les  damnés  qu'il  nous  soit  permis  de  haïr, 
parce  qu'ils  ne  sont  plus  du  corps  de  l'Eglise,  dont  Jésus  les 
a  retranchés  éternellement.  Exercez  votre  haine  tant  qu'il 
vous  plaira  contre  ces  ennemis  irréconciliables.  Mais  si  nous 
sommes  à  Jésus-Christ,  nous  sommes  toujours  obligés  d'ai- 
mer tout  ce  qui  est  ou  peut  être  à  lui. 

Chrétiens,  ne  disputons  pas  une  vérité  si  constante,  pro- 
noncée si  souvent  par  le  Fils  de  Dieu,  écrite  si  clairement 
dans  son  Evangile.  Que  si  vous  voulez  savoir  combien  cette 
dette  ('')  est  nécessaire,  jugez-en  par  ces  paroles  de  notre  Sau- 
veur :  Si  offers  munus  ttcîim...,  vade  prius  reconciliari fratri 
tuo  {^):  Il  semble  qu'il  n'y  a  point  de  devoir  plus  saint  que 
celui  (^)  de  rendre  à  Dieu  ses  hommages  :  toutefois  j'apprends 
de  Jésus-Christ  même  qu'il  y  a  une  obligation  plus  pres- 
sante :  «  Va-t'en  te  réconcilier  avec  ton  frère,  »  vade  prms.  O 
devoir  de  la  charité  !  «  Dieu  méprise  son  propre  honneur,  dit 
saint  Chrysostome,  pour  établir  l'amour  envers  le  prochain  :  » 
Hono7'em  suum  despicit,  dum  in  proximo  charitatem  requiint: 
«il  ordonne  que  son  culte  soit  interrompu,  afin  que  la  charité 
soit  rétablie;  et  il  nous  fait  entendre  par  là  que  l'offrande  qui 
lui  plaît  le  plus,  c'est  un  cœur  paisible  et  sans  fiel,  et  une  âme 

a.  Matth.^  V,  23,  24. 

1.  Les  éditeurs  intercalent  ici  deux  phrases,  que  Bossuet  ajouta  plus  tard  :  «Si 
la  dette  de  la  charité...  )>  (Voy.  ci-dessus,  fin  du  sommaire.) 

2.  Var.  cette  obligation  est  pressante. 

3.  Ms.  que  celle.  —  Bossuet  vient  d'effacer  :   «  ni  d'obligation  plus  pressante.  » 


CHARITI^  FRATERNELLE.  183 


saintement  réconciliée.  »  Interrumpatur,  inquit,  cultiis  meus, 

jct  vestra  cJiaritas  integretur  :  sacrijicium  mihi  est  fratriiui 
reconciliatio  (").  Reconnaissons  donc,  chrétiens,  que  l'obliga- 
tion de  la  charité  est  bien  établie,  puisque  Dieu  même  ne  veut 
être  payé  du  culte  que  nous  lui  devons,  qu'après  que  nous 
nous  serons  acquittés  de  l'amour  qu'il  nous  ordonne  d'avoir 
pour  nos  frères.  Nous  aurions  trop  mauvaise  grâce  de  con- 
tester une  dette  si  bien  avérée  ;  et  il  vaut  mieux  que  nous 
cherchions  le  terme  qui  nous  est  donné  pour  payer. 

Saint  Paul  :  ('^)  Sol  non  occidat  super  iranmdiam  vestrani  : 
«  Que  le  soleil  ne  se  couche  pas  sur  votre  colère,  »  Ah  !  mes 
frères,  que  ce  terme  est  court!  mais  c'est  que  cette  obligation 
est  bien  pressante  ;  il  ne  veut  pas  que  la  colère  demeure 
longtemps  dans  votre  cœur,  de  peur  que,  s'aigrissant  insen- 
siblement comme  une  liqueur  dans  un  vaisseau,  elle  ne  se 
tourne  en  haine  implacable.  La  colère  a  un  mouvement  sou- 
dain et  précipité,  La  charité  ordinairement  n'en  est  pas  beau- 
coup altérée  ;  mais  en  croupissant  elle  s'aigrit,  parce  qu'elle 
passe  dans  le  cœur,  et  ne  change  pas  sa  disposition  ('),  C'est  ce 
que  craint  le  divin  Apôtre.  Ah  !  quelque  grande  que  soit  votre 
colère,  «  que  le  soleil,  dit-il,  ne  se  couche  pas  qu'elle  ne  soit 
entièrement  apaisée.  »  La  nuit  est  le  temps  du  repos,  elle  est 
destinée  pour  le  sommeil.  Saint  Paul  ne  peut  pas  comprendre 
qu'un  chrétien,  enfant  de  paix  et  de  charité,  puisse  faire  un 
sommeil  tranquille  ni  goûter  quelque  repos,  ayant  le  cœur 
ulcéré  (-)  contre  son  frère.  Il  appréhende  l'obscurité  (^)  de  la 
nuit.  Durant  le  jour,  dit  saint  Chrysostome  ('),  l'esprit,  diverti 
ailleurs,  ne  s'occupe  pas  si  fortement  de  la  pensée  de  cette 
injure  :  mais  la  nuit,  l'obscurité,  le  secret  et  la  solitude,  le 
laissant  tout  seul,  rappellent  toutes  les  images  fâcheuses.  Il  l'a 
dite,  cette  injure,  il  l'a  dite  d'un  ton  aigre  et  méprisant  !  Les 
ondes  de  la  colère  s'élèvent  plus  fort,  et  l'inflammation  se 
met  dans  la  plaie.  Ainsi,  tandis  que  le  soleil  luit,  calmez  ces 

a.  Homil.  XVI  in  Matth.  —  b.  Ephes.,  IV,  26.  —  c.  Ubi  supra. 

1.  Edif.  et  change  sa  disposition.  —  On  a  cru  qu'il  s'agissait  de  la  disposition 
du  cœur  ;  Bossuet  veut  sans  doute  parler  de  la  disposition  de  la  colère.  La  pre- 
mière rédaction  montre  quelle  est  cette  disposition  :  «  La  colère  a  un  mouvement 
soudain  ;  en  croupissant,  elle  s'aigrit  et  se  toicrne  en  haine.  » 

2.  Var.  aigri. 

3.  Var.  Les  ténèbres  de  la  nuit. 


184  VENDREDI  APRÈS  LES  CENDRES. 


mouvements  impétueux,  et  ne  goûtez  point  le  sommeil  que 
vous  n'ayez  donné  la  paix  à  votre  âme.  Voilà  une  dette  bien 
établie  :  mais  montrons  encore  qu'il  ne  suffit  pas  de  la  payer 
une  fois,  et  qu'elle  ne  peut  être  acquittée  que  par  une  affec- 
tion constante  ('). 

Saint  Augustin,  messieurs,  vous  l'expliquera  par  des  paroles 
qui  ne  sont  pas  moins  belles  que  solides.  «  Nous  devons 
toujours  la  charité,  et  c'est,  dit-il,  la  seule  chose  de  laquelle, 
encore  que  nous  la  rendions,  lors  même  que  nous  la  rendons, 
nous  ne  laissons  pas  d'être  redevables  :  »  Seuiper  debeo  cha- 
ritateni,  quœ  sola,  etzain  reddita,  semper  detinet  debitorem. 
«  Car  on  la  rend,  poursuit-il,  lorsqu'on  aime  son  prochain;  et 
en  la  rendant  on  la  doit  toujours,  parce  qu'on  ne  doit  jamais 
cesser  de  l'aimer  (^)  :  »  Redditur  eiiim  ciim  wipenditiw ;  debe- 
hw  aiitem,  etiainsi  reddita  fuerit  ;  quia  nidliim  est  tempus 
quando  impendenda  j am  non  sit  (^).  Reconnaissez  donc,  chré- 
tiens, qu'un  fidèle  n'est  jamais  quitte  du  devoir  de  la  charité  : 
toujours  prêt  à  le  recevoir,  et  toujours  prêt  à  le  rendre.  Si 
on  le  prévient,  il  doit  suivre  ;  si  on  l'attend,  il  doit  prévenir, 
et  dire  avec  le  même  saint  Augustin  dans  cette  abondance 
d'un  cœur  chrétien  :  «  Je  reçois  de  vous  avec  joie,  et  je  vous 
rends  volontiers  la  charité  mutuelle  :  »  Muhiam  tibi  chari- 
talem  libeiis  reddo,  gaudensqite  recipio  ('''),  Mais  je  ne  me  con- 
tente pas  de  ce  faible  commencement;  «je  demande  encore 
celle  que  je  reçois,  et  je  dois  encore  celle  que  je  rends:  »  Quant 
recipio  adliuc  repeto,  quant  reddo  adJutc  debeo.  Ainsi  que  je 
n'entende  plus  ces  froides  paroles  :  Je  lui  devais  la  charité  ; 
hé  bien  !  je  l'ai  rendue,  je  suis  quitte  :  je  l'ai  salué  en  telle 
rencontre,  et  il  a  détourné  la  tête  ;  j'ai  fait  telles  avances  qu'il 
a  méprisées;  il  n'y  a  plus  de  retour.  O  vous  qui  parlez  de  la 
sorte,  que  vous  êtes  peu  chrétiens  !  vous  ne  l'êtes  point  du 
tout.  Que  vous  ignorez  la  force,  que  vous  savez  peu  la  nature 
de  la  charité  toujours  féconde!  C'est  une  source  vive,  qui  ne 
s'épuise  pas,  mais  qui  s'étend  par  son  cours  :  c'est  une 
flamme   toujours  agissante,  qui  ne  se  perd  pas,  mais  qui  se 

a.  Episf.,  CXCII,  n.  i.  —  b.  Ibid.^  n.  2. 

1.  Tout  ce  paragraphe,  depuis  :  Saint  Paul...  est  marqué  d'un  trait  à  la  san- 
guine ;  peut-être  est-ce  pour  l'importance  :  le  sommaire  semble  l'indiquer. 

2.  Var.  de  le  faire. 


CHARITÉ  FRATERNELLE.  I  85 

multiplie  par  son  action  (').  Ah  !  qu'il  est  aisé  déjuger  que 
tout  ce  que  vous  vous  vantez  d'avoir  fait  {")  n'était  qu'une 
froide  grimace  !  Si  c'était  la  charité,  elle  ne  s'arrêterait  pas. 
La  charité  ne  sait  pas  se  donner  des  bornes,  parce  qu'elle 
vient  d'un  Esprit  qui  n'en  a  pas:  Charitas  Dci  diffusa  est  (') 
\jn  cordibus  nostris  per  Spiritum  sanctum  qui  dattis  est 
nobis~\  (").  Cent  fois  rejetée,  cent  fois  elle  revient  à  la  charge  : 
elle  s'échauffe  par  la  résistance  que  l'on  lui  fait  :  plus  elle  voit 
un  cœur  ulcéré,  plus  elle  tâche  de  le  gagner  par  son  affec- 
tion (^).  Jésus-Chrlst  aux  Juifs  :  O  generatio  incredula  et 
pci'versa,  qîiotisqiie  ero  vobiscum ?  usqtieqno patiar  vos?  Afferte 
/nie  illum  ad  niei^').  Il  ne  pouvait  plus  souffrir  les  Juifs,  il  ne 
pouvait  s'empêcher  de  leur  bienfaire,  de  leur  donner  des 
marques  de  son  affection.  Race  infidèle  et  maudite,  amenez 
ici  votre  fils.  O  Dieu  !  que  ces  paroles  semblent  mal  suivie[s]  ! 
Là  paraît  une  juste  indignation  ;  et  ici  une  tendresse  incom- 
parable ;  là  l'ingratitude  des  Juifs,  qui  contraint  la  patience 
même  à  se  plaindre  ;  ici  la  charité,  qui  ne  peut  être  vaincue 
ni  arrêtée  par  aucune  injure.  C'est  ainsi  qu'agit  la  charité. 
Comme  elle  sait  l'importance  de  cette  dette  mutuelle  des 
chrétiens,  elle  la  rend  volontiers,  et  elle  plaint  celui  qui  la 
refuse  :  elle  l'exige  de  lui  pour  son  bien  (^)  ;  et  ce  qu'on  ne 
lui  donne  pas  de  bonne  grâce,  elle  tâche  de  le  mériter  par 
ses  bienfaits  :  Benefacite  his  qui  oderunt  vos.  C'est  ma  seconde 
partie. 

SECOND    POINT. 

Il  ne  suffit  pas,  chrétiens,  de  payer  fidèlement  à  nos  frères, 
je  dis  même  à  nos  frères  qui  nous  haïssent,  la  charité  que 
nous  leur  devons  ;  il  faut  encore  l'exiger  d'eux.  «  Aimez  vos 
ennemis,  »  dit  le  Fils  de  Dieu  :  Diligite  :  mais  tâchez  de  les 
contraindre  à  vous  aimer,  et  forcez-les-y  par  vos  bienfaits  : 

a.  Rom.,  V,  5.  —  b.  Maith.,  XVll,  16. 

1 .  Edit.  A  parce  que...  »  —  Une  ligne  interpolée. 

2.  Var.  ce  que  vous  avez  fait. 

3.  Ms.  diffusa  est,  etc. 

4.  Edii.  «  Benefacite  kis  qui  oderunt  vos.  C'est  ma  seconde  partie.  »  —  Le 
sommaire  donne  la  clé  d'un  remaniement  très  confus  au  manuscrit.  I^L  Lâchât 
renvoie  dix  lignes  dans  le  second  point. 

5.  Var.  elle  tâche  de  les  attirer  comme  elle  peut. 


l86  VENDREDI  APRÈS  LES  CENDRES. 

Benefacite.  C'est  ce  qui  a  fait  dire  à  saint  Augustin,  que  j'ai 
suivi  dans  tout  ce  discours,  qu'il  y  a  cette  différence  entre 
les  dettes  ordinaires  et  celles  de  la  charité  fraternelle,  que 
«  lorsqu'on  vous  doit  de  l'argent,  c'est  faire  grâce  que  de  le 
quitter,  c'est  témoigner  de  l'affection  :  au  contraire,  dit-il, 
pour  la  charité  :  jamais  vous  ne  la  donnez  sincèrement,  si 
vous  n'êtes  aussi  soigneux  de  l'exiger  que  vous  avez  été 
fidèle  à  la  rendre  :  »  Pecuniam  cui  dede7'imus,  hcnc  \ei\  bene- 
volentiores  erimus,  si  recipere  non  qîiœi'amus  :  non  autem 
potest  esse  verus  charitatis  impensor,  nisi  fue^'it  benignus  exa- 
ctor(^).  Et  il  en  rend  cette  raison  admirable,  digne  certaine- 
ment de  son  grand  génie,  mais  digne  de  Jésus-Christ,  et 
prise  du  fond  même  de  son  Évangile  :  c'est  que  l'argent  que 
vous  donnez  «  profite  à  celui  qui  le  reçoit,  et  périt  pour  celui 
qui  le  donne  :  »  Accedit  cui  dattir,  recedit  a  qiio  datur  :  au 
lieu  que  «  la  charité  enrichit  celui  qui  la  rend,  plutôt  que  celui 
qui  la  reçoit.  »  Ainsi  c'est  faire  du  bien  à  nos  frères  que 
d'exiger  d'eux  cette  dette  dont  le  payement  les  sanctifie.  Si 
vous  les  aimez,  faites  qu'ils  vous  aiment  :  vous  ne  pouvez  pas 
les  aimer  que  vous  ne  désiriez  qu'ils  soient  bons  ;  et  ils  ne 
le  seront  pas,  s'ils  n'arrachent  de  leurs  cœurs  le  mal  de  l'ini- 
mitié. Vous  voyez  donc  manifestement  que  l'amour  charitable 
que  vous  leur  devez  vous  doit  faire  désirer  les  occasions  qui 
peuvent  les  forcer  à  vous  en  rendre  ;  et  cela  ne  se  pouvant 
faire  qu'en  les  servant  dans  leur  besoin,  reconnaissez  que  la 
loi  de  la  charité  vous  oblige  justement  de  leur  bienfaire  : 
Benefacite  his  qui  oderunt  vos. 

Pour  mettre  en  pratique  ce  commandement  et  tirer  quel- 
que utilité  de  cette  doctrine,  s'il  arrive  jamais  que  Dieu 
permette  que  vos  ennemis  aient  besoin  de  votre  secours, 
n'écoutez  pas,  mes  frères,  les  sentiments  de  vengeance  ; 
mais  croyez  que  cette  occasion  vous  est  donnée  pour  vaincre 
leur  obstination  (').  Je  {^)   ne  puis  lire   sans  être  touché  la 

a.  Loeo  sup.  citât. 

1.  Var.  leur  dureté.  —  Ms.  sa  dureté,  —  son  obstination. 

2.  Ici  se  placent  dans  les  éditions  six  lignes  que  nous  transportons  plus  loin, 
d'après  une  indication  formelle  du  manuscrit  (f.  20).  Toutefois  les  premiers  mots 
n'ayant  pas  été  repris  par  Bossuet,  nous  les  donnons  ici  en  variante  :  «  Enfin  il 
a  fallu  passer  par  mes  mains  !  voici  le  temps...  » 


CHARITÉ  FRATERNELLE.  187 

générosité  de  David  au  premier  livre  des  Rois.  Saiil  le 
cherchait  pour  le  faire  mourir:  il  avait  mis  pour  cela  toute 
son  armée  en  campagne  :  «  Allez  partout,  disait-il  ;  soyez 
plus  vigilants  que  jamais  :  »  Cîiriosius  agite  ;  «  remarquez 
tous  ses  pas,  pénétrez  toutes  ses  retraites,  »  considerate 
loainitibi sit pes  cjîis  ;...  videte  oniiiia  /atibîila  ejiis  ;  «  fût-il 
dans  les  entrailles  de  la  terre,  je  l'y  trouverai,  dit  Salil,  cet 
ennemi  de  ma  couronne  !  »  Quod si etiam  in  terram  se  abstrii- 
serit,  perscrutabor  euni  in  ciinctis  niillibus  fuda  (").  Que  la 
fureur  des  hommes  est  impuissante  contre  ceux  que  Dieu 
protège  !  David,  fugitif  et  abandonné,  est  délivré  des  mains 
de  Saiil  ;  et  Saiil  avec  toute  sa  pirissance  tombe  deux  fois 
coup  sur  coup  entre  les  mains  de  ce  fugitif.  Il  le  rencontre 
seul  dans  une  caverne  :  il  entre  une  autre  fois  dans  sa  tente 
pendant  que  tous  ses  gardes  dormaient.  Le  voilà  maître  de 
la  vie  de  son  ennemi  ;  ses  gens  l'excitent  à  s'en  défaire  : 
«  Voici,  voici  le  jour,  disent-ils,  que  le  Seigneur  vous  a 
promis,  disant  :  Je  livrerai  ton  ennemi  dans  tes  mains:»  Ecce 
dies  de  qua  loctitits  est  Doniinns  ad  te  :  Ego  tradani  tibi  ini- 
niiciun  tuuni  :  servez-vous  de  cette  occasion.  «  Dieu  me 
garde,  dit  David,  de  le  faire!»  Propitius  sit  inihi  Dominus, 
ne  faciam  hanc  rem  i^)  !  Le  Seigneur,  dites-vous,  me  l'a 
livré  ;  et  c'est  pour  cela  même  que  je  veux  le  conserver  soi- 
gneusement. «  Le  meurtre  d'un  homme  n'est  pas  un  don  de 
Dieu  :  »  Hominis  interemptio  Domini  donuin  non  est  :  il  ne 
met  pas  nos  ennemis  dans  nos  mains  afin  qu'on  les  massacre, 
mais  plutôt  afin  qu'on  les  sauve.  C'est  pourquoi  «  je  veux 
répondre  aux  bienfaits  de  Dieu  par  des  sentiments  de  dou- 
ceur :  »  Bénéficia  Deiinea  lenitate  respondebo  (');  «  et  au  lieu 
d'une  victime  humaine,  j'offrirai  à  sa  bonté  qui  me  protège 
un  sacrifice  de  miséricorde,  »  qui  sera  une  hostie  plus  agré- 
able :  Pro  hîiniana  victima  clementiam  offeram.  ^Je  ne  veux 
pas  que  la  bonté  de  mon  Dieu  coûte  du  sang  à  mon  ennemi  :  » 
Gratiam  sanguine  non  criientabo. 

C'est  saint  (^)    Basile  de  Séleucie  qui  paraphrase  ainsi  les 

a.  I  Reg.^  XXIII,  22,  23.  —  b.  \  Reg.,  XXIV,  5,  7. 

I.  Ms.  respondebo  lenitate. 

1.  Bossuet  qualifie  toujours  ainsi  ce  personnage. 


l88  VENDREDI  APRÈS  LES  CENDRES. 

paroles  de  David  (").  Non  seulement  il  ne  veut  pas  le  tuer, 
mais  il  retient  la  main  de  ses  gens.  Si  vous  ne  voulez  pas 
le  tuer  vous-même,  laissez-nous  faire,  lui  disaient-ils  ;  c'est 
moi-même,  dit  Abisaï,  qui  vous  en  veux  délivrer,  et  vous 
mettre  la  couronne  sur  la  tête  par  la  mort  de  cet  ennemi  : 
«je  m'en  vais  le  percer  de  ma  lance  (^).  »  Non,  non,  dit 
David,  je  vous  le  défends.  Vive  le  Seigneur  (')  !  Dieu  est  le 
maître  de  sa  vie  :  il  en  disposera  à  sa  volonté  ;  mais  je  ne 
souffrirai  pas  qu'on  mette  la  main  sur  lui.  Non  content  de 
retenir  ses  soldats,  il  reproche  à  ceux  de  Satll  le  peu  de 
soin  qu'ils  ont  eu  de  le  garder.  Est-ce  ainsi,  leur  dit-il,  que 
vous  pfardez  le  roi  votre  maître  ?  «  Vive  Dieu  !  vous  êtes 
tous  des  enfants  de  mort,  qui  dormez  auprès  de  sa  per- 
sonne, et  qui  avez  si  peu  de  soin  de  l'oint  du  Seigneur  {^)  :  » 
Vivit  Dominus  !  qiioniam  filii  mortis  estis  vos,  qui  non  custo- 
distis  doininuni  vestrum,  chrishun  Doniini  (^).  Voilà  un  véri- 
table enfant  de  la  paix,  qui  rend  le  bien  pour  le  mal,  qui 
garde  celui  qui  le  persécute,  qui  défend  celui  qui  le  veut 
tuer  ;  si  tendre  et  si  délicat  sur  ce  point,  qu'ayant  coupé  un 
bout  de  sa  robe  pour  lui  montrer  qu'il  pouvait  le  faire  mourir, 
[il]  craint  d'en  avoir  trop  fait  :  Percussit  cor  suum  David,  eo 
quod  abscidisset  oram  chlamydis  Saiil  ('^)  :  confus  en  sa  cons- 
cience d'avoir  mis  seulement  la  main,  et  de  s'être  servi  de 
l'épée,  contre  la  robe  de  son  ennemi.  Suivez,  mes  frères,  un 
si  grand  exemple  :  lorsque  votre  ennemi  a  besoin  de  vous, 
lorsqu'il  semble  que  Dieu  le  met  à  vos  pieds  par  la  nécessité 
où  il  est  d'implorer  votre  secours,  n'écoutez  pas  les  conseils 
de  vengeance.  Ah  !  voici  le  temps  de  lui  rendre  ce  qu'il  m'a 
prêté.  Non,  ne  parlez  pas  de  la  sorte  ;  croyez  qu'il  n'est  en 
cet  état  que  par  la  permission  divine  (^'),  et.  Dieu  ne  l'ayant 
permis  que  pour  vous  donner  le  moyen   de  le  gagner,  vous 

a.  Orat.  XVI,  m  David.  —  b.  I  Reg.,  xxvi,  8,  9.  —  c.  Ibid.,  15,  16.  —  d.  Ibid., 
XXIV,  6. 

1.  Edit.  Vive  le  Seigneur  Dieul  II  est  le  maître...  —  Texte  et  variante  brouilles 
à  plaisir. 

2.  Bossuet  ajoute,  entre  les  lignes,  à  la  suite  du  texte  latin  :  «,  Où  est  sa 
lance,  etc.  ?  > 

3.  C'est  ici  le  passage  repris  par  l'auteur  dans  la  page  précédente.  Il  refait 
seulement  une  ligne  :  au  lieu  de  «  Croyez....,  »  il  y  avait  :  «  Songez  que  s'il  est 
tombé  entre  vos  mains,  c'est  parla  permission  divine...  » 


CIIARITl';  FRATERNKLLE.  I  89 

offensez  la  bonté  divine,  si  vous  laissez  passer  cette  occasion, 
et  si  vous  vous  prévalez  de  cette  rencontre  pour  exercer 
votre  vengeance. 

C'est,  messieurs,  en  cette  manière  que  Dieu  nous  permet 
de  combattre  nos  ennemis.  Nouveau  genre  de  combat,  où 
nous  voyons  aux  mains,  non  point  la  fureur  contre  la  fureur, 
ni  la  haine  contre  la  haine  (c'est  un  combat  de  bêtes  fa- 
rouches) ;  mais  le  vrai  combat  qui  nous  est  permis,  c'est  de 
combattre  la  haine  par  la  douceur,  les  injures  par  les  bien- 
faits, l'injustice  par  la  charité  :  voilà  le  combat  que  Dieu  aime 
à  voir  :  «  un  bon  combattant  contre  un  mauvais  pour  le 
gagner  ;  et  non  pas  deux  mauvais  qui  se  déchirent  l'un 
l'autre  :  »  Ut  sit  bonus  contra  malmn,  non  ut  sint  duo  niali  {^\ 
C'est  ainsi,  dit  saint  Paul,  qu'il  vous  faut  combattre  :  Noli 
vinci  a  malo  :  «  Ne  vous  laissez  point  abattre  par  le  mauvais, 
mais  surmontez  le  mauvais  par  le  bien  :  »  sed  vince  in  bono 
malujn  ('^).  Vous  vous  laissez  abattre  lorsque  vous  vous 
abandonnez  à  la  colère,  lorsque  vous  vous  tourmentez  par  le 
ressentiment  d'une  injure.  Fructns  lœdentis  in  dolore  lœsi 
est  (').  C'est  ce  que  prétend  votre  ennemi  :  il  croit  n'avoir 
rien  fait  jusqu'à  ce  que  vous  témoigniez  du  ressentiment. 
Enfin  il  sent  le  mal  que  je  lui  ai  fait  !  Il  rit  de  votre  douleur, 
et  votre  douleur  fait  sa  joie.  Noli  vinci  a  malo  :  ne  lui  donnez 
pas  la  victoire.  Dites  plutôt  avec  David  :  Exaltabo  te, 
Domine,  quotiiam  suscepisti  nie,  nec  delectasti  uiiniicos  nieos 
super  me  {^).  «  Vous  n'avez  pas  donné  lieu  à  mes  ennemis  de 
se  réjouir  de  mes  peines.  »  Noli  vinci  a  malo  ;  mais  ce  n'est 
pas  assez  :  remportez  la  victoire  sur  votre  ennemi  en  le  com- 
blant de  bienfaits.  Peut-on  voir  une  plus  illustre  supériorité  } 

Que  prétends-tu,  vengeance?  me  mettre  au-dessus  de  mon 
ennemi  ?  Sans  doute,  c'est  là  son  dessein  :  Ullionis  libido, 
negotium  curans...  glorice  superiorem  se  tn  exequenda  ultione 
constituit  [').  Mais  si  je  le  surmonte  par  mes  bienfaits  puis-je 
me  mettre  au-dessus  de  lui  d'une  manière  plus  glorieuse  ? 
C'est  ainsi  que  David  surmonte  Saiil,  c'est  ainsi  qu'il  le  met 
à  bout,  si  je  puis  parler  de  la  sorte.  Saiil,  tout  malin  qu'il  est, 

a.  s.  Aug.,  in  Ps.  xxxvi,  conc.  11,  n.    i.  —  b.  Rom.,  xii,  21.  —  c.  Tertull., 
De  Persec.  —  d.  Ps.,  xxix,  2.  —  e.  Tertull.,  De  Patient.,  n.  9. 


190  VENDREDI  APRÈS  LES  CENDRES. 

tout  plein  d'envie  et  de  fiel  qu'il  est,  ne  pouvant  résister  à  tant 
de  douceur,  est  contraint  enfin  d'avouer  sa  faute.  «J'ai  péché, 
j'ai  péché  :  retourne  à  moi,  mon  fils  David  :  »  Peccavi;  rever- 
te7'e,  fili  mi  David {^).  Enfin  la  bonté  est  victorieuse,  enfin 
l'iniquité  rend  les  armes:  c'est  à  cette  victoire,  mes  frères, 
que  Jésus-Christ  nous  ordonne  de  prétendre.  Faites  du  bien, 
dit-il,  à  vos  ennemis.  C'est  jeter  des  charbons  de  feu  sur  leur 
tête  pour  fondre  la  glace  qui  serre  leur  cœur,  et  les  attendrir 
enfin  par  la  charité. 

Et  ne  me  dites  pas:  Il  est  trop  dur.Savez-vous  les  conseilsde 
Dieu,  et  désespérez-vous  de  sa  grâce?  Vous  murmurez,  votre 
cœur  résiste  :  mais  faites-vous  cette  violence.  Voyez,  mes 
frères,  qu'on  entrouvre  un  arbre  pour  enter  dessus  une  autre 
plante  :  ce  rameau  étranger  ne  tient  au  commencement  que 
par  l'écorce  ;  mais  l'arbre  qui  a  souffert  cette  violence,  en  le 
recevant  en  son  sein,  en  lui  faisant  part  de  sa  nourriture,  se 
l'unit  enfin  et  se  l'incorpore  ;  la  séparation  ne  paraît  plus,  il 
n'y  reste  que  la  cicatrice  ;  et  le  tronc  ('),  qui  l'a  porté  contre 
sa  propre  inclination,  se  réjouit,  si  je  le  puis  dire,  de  voir 
naître  de  ce  rameau  et  des  feuilles  et  des  fruits  qui  lui  font 
honneur  (^).  Faites-vous  violence,  mes  frères  ;  ouvrez  votre 
cœur  à  vos  ennemis  ;  attirez-les  par  vos  bienfaits:  Dieu  per- 
mettra peut-être  que  l'union  se  rétablira  ;  et  ainsi  les  ayant 
gagnés  à  la  charité,  les  fruits  de  leur  conversion  feront  votre 
gloire.  C'est  ce  qui  arrivera  plus  facilement,  si  vous  joignez 
la  prière  aux  bienfaits  ;  et  c'est  la  troisième  obligation  de  la 
charité  fraternelle. 

TROISIÈME  POINT. 

«  Priez  pour  ceux  qui  vous  persécutent  :  »  si  leur  orgueil  ne 
peut  être  vaincu  par  votre  douceur,  ni  leur  dureté  fléchie  par 
vos  bienfaits,  il  est  temps  d'employer  la  force;  ayez  recours 
à  l'autorité  suprême,  plaignez-vous  au  tribunal  de  Dieu  qu'on 
vous  refuse  la  charité  qui  vous  est   due  ;  demandez-lui  qu'il 

a.  I  jÇ^^.,  XXVI,  21. 

*i.  Var.  et  l'arbre  se  réjouit,  si  je  puis  dire... 

2.  Réminiscence,  peut-être  inconsciente,  d'un  passage  des  Gcorgiques  (II,  82)  : 
Miraturque  iiovas  frondes^  et  non  sua  po via. 


CHARITÉ  FRATERNELLE. 


191 


VOUS  fasse  faire  justice,  et  qu'il  vous  venge  enfin  de  vos  enne- 
mis (').  Est-il  donc  permis,  chrétiens,  de  demander  à  Dieu  la 
vengeance  ?  Oui,  n'en  doutez  pas,  chrétiens,  voici  une  ven- 
geance qui  vous  est  permise,  et  qui  vous  est  même  comman- 
dée: et,  afin  de  la  bien  entendre,  apprenez  de  saint  Augustin 
qu'il  faut  se  venger  non  point  des  hommes,  mais  du  règne 
du  péché  qui  est  en  eux,  et  qui  est  la  cause  de  la  haine 
injuste  qu'ils  ont  contre  vous.  Il  y  a  donc,  mes  frères,  un  cer- 
tain règne  du  péché  qui  s'oppose  en  nous  au  règne  de  Dieu 
et  à  sa  justice.  C'est  ce  règne  dont  parle  l'apôtre  saint  Paul  : 
Non  regnet  peccatum  in  vestro  viortali  coi'pore  {f).  Quand 
le  péché  règne  en  nous,  il  lâche  la  bride  à  nos  passions  : 
c'est  ainsi  qu'il  règne  en  nous-mêmes.  Non  content  de  régner 
en  nous-mêmes, il  veut  nous  faire  régner  sur  les  autres;  il  nous 
rend  injustes  et  violents  ;  il  nous  fait  opprimer  les  faibles  et 
persécuter  les  innocents.  Dieu  le  permet,  mes  frères,  pour 
éprouver  ses  serviteurs  :  il  laisse  triompher  le  péché  et  régner 
l'iniquité  pour  un  temps.  Durant  ce  règne,  messieurs,  que  les 
justes  ont  à  souffrir!  que  les  serviteurs  de  Dieu  sont  tourmen- 
tés! On  abuse  de  leur  patience  pour  les  affliger,  de  leur  simpli- 
cité pour  les  surprendre,de  leur  humilité  pour  leur  faire  insulte. 
Voyez  ce  pécheur  superbe  dont  parle  David:  «  il  a  oublié  les 
jugements  de  Dieu;  »  voilà  le  péché  qui  règne  en  lui:  «  il  do- 
mine tyranniquement  sur  tous  ses  ennemis;»voilà  qu'il  le  veut 
faire  régner  sur  les  autres:  Atiferuntur  judicia  tua  afacie  ejus: 
omnium  inimicorum  suorum  dominabitur  :  «  Il  se  cache  avec 

a.  Rom.,  VI,  12.  —  Ms.  mortali  vestro. 

I.  La  feuille  23  contient  l'esquisse,  malheureusement  peu  développe'e,  d'une 
amplification  un  peu  différente  (découpée  en  variantes  par  Deforis)  : 

«Prier  pour  demander  vengeance.  Pour  cela,  non  seulement  changer,  mais 
abattre  l'ennemi  :  par  l'humilité,  par  la  pénitence,  etc.  Pour  l'entendre  :  règne 
du  péché  ;  cause  des  violences,  et  des  calomnies,  et  de  toutes  les  injustes  persé- 
cutions. Vice,  plus  entreprenant  ;  remue  toutes  les  passions.  Vertu  ne  sort  point 
de  ses  règles,  et  ne  s'avance  que  par  mesure.  On  abuse  de  son  humilité  pour  lui 
faire  insulte,  etc.  De  là  le  règne  du  péché.  C'est  contre  ce  règne  qu'il  se  faut 
venger  :  Hœc  est  illa  plena  justitiœ  et  misericordiœ  vindicta  martyrum.  Saint 
Etienne  vengé  de  Saul.  Non  seulement  Dieu  le  venge,  mais  il  fait  que  son  enne- 
mi devient  son  vengeur  :  Nonne  tibi  videtur  Patilus  apostoliis  etiam  Stephanunt 
martyrem  vindicare,  ciim  ait  :  Castigo  corpus  fnewn  ?...  Hoc  énim  in  se  proster- 
nebat,  etc.  »  —  Peut-être  ceci  n'est-il  qu'un  premier  crayon  du  troisième  point. 
Quoi  qu'il  en  soit,  cette  page  contient  quelques  phrases  qui  ont  pu  venir  sur  les 
lèvres  de  l'orateur  :  elle  méritait  d'être  conservée. 


192  VENDREDI  APRÈS  LES  CENDRES. 

les  puissants  dans  des  embûches  pour  faire  mourir  l'inno- 
cent:» sedet  in  insidiis:  «  ses  yeux  regardent  le  pauvre  comme 
sa  proie  ;  il  est  comme  un  lion  rugissant  qui  dévore  la  sub- 
stance du  pauvre  {f).  »  Dieu  se  tait  cependant,  il  laisse  régner 
l'iniquité  ;  et  ses  pauvres  serviteurs  gémissent  accablés  sous 
la  violence  ou  la  calomnie.  Mais  se  vengeront-ils  contre  les 
hommes  ?.A  Dieu  ne  plaise,  mes  frères  !  Les  hommes  sont 
l'ouvrage  du  Dieu  qu'ils  adorent  ;  ils  sont  ses  images  ;  ils 
sont  nos  frères  et  nos  semblables;  il  faut  aux  enfants  de  Dieu 
une  vengeance  plus  juste.  Allons  à  la  source  du  mal  et  à  la 
source  de  l'injure  que  j'ai  reçue:  si  cet  ennemi  me  hait  et  me 
persécute,  c'est  le  règne  du  péché  qui  en  est  la  cause  :  si  ce 
frénétique  me  frappe  et  me  mord,  c'est  «  la  fièvre  qui  l'agite  et 
qui  le  remue:  »  Febris  aiiimœ  iliius  odit  te.àXx.  saint  Augustin('''): 
ce  n'est  pas  lui,  dit-il,  c'est  sa  fièvre,  c'est  sa  maladie  qui  me 
persécute:  c'est  sur  cette  fièvre  de  l'âme  que  je  veux  exercer 
ma  vengeance;  c'est  ce  règne  du  péché  que  je  veux  détruire: 
c'est  une  telle  vengeance  que  demandent  à  Dieu  les  martyrs. 
«  Seigneur,  disent-ils,  vengez  notre  sang  :  »  Vindica  sangiii- 
nem  \iiostritm\  i^)  :  sur  quoi  saint  Augustin  a  dit  ces  beaux 
mots  :  Jpsa  est  sincera  et  plena  justitiœ  et  misericordiœ 
vindicta  martyriun,  td  evertatuv  regnum  peccati  :  «  Cette 
vengeance  des  martyrs  est  pleine  de  miséricorde  et  de  justice  ; 
car  ils  ne  la  demandent  pas  contre  les  hommes,  mais  contre 
le  règne  du  péché,  sous  lequel  ils  ont  tant  souffert  :  »  Non 
enim  corJra  ipsos  Jiomines,  sed  contra  regnum  peccati. . .  pstie- 
runt,  quo  régnante  tanta  perpessi  sunt  ('^).  Cette  vengeance 
n'est  ni  cruelle  ni  violente;  au  contraire,  dit  saint  Augustin, 
<'<elle  est  pleine  de  miséricorde  et  de  justice:»  Plena  justitiœ 
et  misericordiœ  :  pleine  de  justice,  parce  qu'il  n'est  rien  de 
plus  juste  que  l'iniquité  soit  abattue  ;  pleine  de  miséricorde, 
parce  que  c'est  sauver  l'homme  que  de  détruire  en  lui  le  péché. 
Priez  donc  pour  ceux  qui  vous  persécutent,  et  demandez 
à  Dieu  une  vengeance  qui  leur  est  si  salutaire.  Seigneur, 
vengez-moi  de  mon  ennemi  ;  vengez-moi  du  péché  qui  me 
persécute,  de  cette  dureté  de  cœur  qui  s'oppose  à  la  charité 

a.  Ps.,  IX,  26,  29,  30.  —  â.  In  Episi.  Joan.,  Tract,  vili,  n.  2.  —  c.  OJpc.  Intioc. 
—  Cf.  Apoc.^  VI,  10.  —  d.  De  Serin.  Dom.  in  monte.,  lib.  I,  n.  "]•]. 


CHARITÉ  FRATERNELLE.  193 

fraternelle  :  renversez  ce  superbe,  mais  que  ce  soit  par  la 
pénitence  :  rompez  le  cœur  de  cet  endurci,  mais  que  ce  soit 
par  la  contrition  :  abaissez  la  tête  de  ce  rebelle,  mais  que  ce 
soit  par  l'humilité.  O  noble  et  glorieuse  vengeance  !  Plût  à 
Dieu  que  nous  fussions  tous  vengés  de  la  sorte  !  Saul  avait 
persécuté  saint  Etienne  ;  il  l'avait  lapidé,  dit  saint  Au- 
gustin ("),  par  les  mains  de  tous  ses  bourreaux  :  le  sang  de  ce 
martyr  n'avait  fait  que  l'exciter  au  carnage  ;  il  allait  rugissant 
et  frémissant  contre  l'innocent  troupeau  du  Fils  de  Dieu. 
Vive  Dieu  !  dit  le  Seigneur  :  je  vengerai  mes  serviteurs,  et 
une  telle  violence  ne  demeurera  pas  impunie.  Il  arrête  Saul 
dans  son  voyage  ;  il  le  met  à  ses  pieds  tremblant  et  confus. 
Ne  vous  semble-t-il  pas,  chrétiens,  que  saint  Etienne  est 
bien  vengé  de  cet  ennemi  ?  Il  est  vengé  comme  il  le  voulait  : 
Domine,  ne  statuas  illis  Jioc peccattun  ('^).  C'est  contre  le  péché 
qu'il  veut  se  venger  :  et  voilà  le  péché  détruit,  et  son  règne 
renversé  par  terre.  Saul  devenu  Paul  ne  songe  plus  qu'à 
achever  cette  vengeance  ;  tous  les  jours  il  travaille  à  détruire 
en  lui  le  péché  et  ses  convoitises  :  c'est  pour  cela  qu'il  châtie 
son  corps  et  le  réduit  dans  la  servitude,  et  il  venge  par  ce 
moyen,  c'est  saint  Augustin  qui  le  dit,  et  saint  Etienne  et  les 
chrétiens  qu'il  avait  injustement  persécutés  :  Nonne  tibi  vi- 
detur  in  seipso  Stepkanuni  niartyreni  vindicare  (')  ?  Il  les 
venge,  et  de  quelle  sorte  ?  C'est  qu'il  combat,  c'est  qu'il 
affaiblit,  c'est  qu'il  surmonte  en  lui-même  ce  péché  régnant, 
cette  tyrannie  de  ses  convoitises,  qui  l'avait  porté  à  ses 
violences  :  Nam  Jioc  in  se  tUiqne  prosternebat,  et  debilitabat, 
et  victunt  ordinabat,  tende  Stephanuni  cœterosque  christianos 
fuerat  persecntus  ('). 

Chrétiens,  prions  persévéramment  (')  pour  obtenir  de 
Dieu  cette  vengeance,  qui  sera  le  salut  de  nos  ennemis.  Si 
nous  faisons  bien  cette  prière,  jamais  nous  ne  pourrons  vou- 
loir du  mal  à  ceux  à  qui  nous  désirons  un  si  grand  bien.  Car 
le  règne  du  péché  ne  pouvant  être  détruit  en  eux  que  le 
règne  de   Dieu   ne  leur  advienne,   pouvons-nous   avoir  de 

a.  Serm.  CCCXV,  n.   7.  —  b.  Ac/.,vil,  59.  —  c.  S.  Aug.,  /oco  sup.  citât. 

1.  Ms.  prœdicare.  (Distraction.) 

2.  Ms.  prions  perseverabant  pour  obtenir.  (Nouveau  lapsus,  causé  par  la  préci- 
pitation). —  Plus  loin  :  «  Si  nous  faisons  bien  de  cette  prière.» 

Sermons  de  Bossue  t.  —  III.  '.^ 


194  VENDREDI  APRÈS  LES  CENDRES. 

l'inimitié,  si  nous  demandons  pour  eux  un  tel  bonheur  ? 
Quoi  !  leur  envierons-nous  les  biens  de  la  terre  en  leur  sou- 
haitant ceux  du  ciel  ?  Si  nous  ne  voulons  pas  être  avec  eux, 
nous  leur  souhaitons  plus  de  bonheur  qu'à  nous-mêmes  ; 
et  si  nous  souhaitons  d'en  jouir  en  leur  compagnie,  pouvons- 
nous  avoir  de  la  haine  contre  ceux  que  nous  désirons  avoir 
éternellement  pour  amis  ?  Vous  ne  pouvez  donc  pas  prier 
pour  eux  sans  les  aimer  sincèrement  ;  et  cependant  Dieu 
vous  oblige  à  prier  pour  eux.  On  ne  considère  pas  jusqu'où 
va  cette  obligation.  Quand  vous  dites  :  Notre  Père,  délivrez- 
nous  du  mal,  vous  demandez  à  Dieu  qu'il  détruise  en  nous 
ce  règne  du  péché  :  vous  ne  parlez  pas  pour  vous  seul.  Quoi  ! 
excluez-vous  votre  ennemi  ?  voulez-vous  qu'il  soit  damné  ? 
Loin  de  la  douceur  chrétienne  une  vengeance  si  enragée, 
et  digne  d'un  démon  et  non  pas  d'un  homme  !  Si  vous  l'y 
comprenez,  le  demandez-vous  sincèrement  ?  C'est  devant 
Dieu  que  vous  parlez  :  donc,  en  demandant  que  Dieu  le 
délivre  d'un  si  grand  mal,  pouvez-vous  lui  désirer  aucun 
mal  ? 

Il  n'y  a  que  la  charité  qui  prie  :  si  vous  n'avez  la  charité, 
votre  intention  dément  vos  paroles,  et  quand  la  bouche  les 
nomme,  le  cœur  les  exclut. 

Qu'il  n'en  soit  pas  ainsi,  chrétiens  ;  répandons  devant 
notre  Dieu  des  vœux  sincères  pour  nos  ennemis,  et  qu'il 
n'y  ait  personne  en  qui  nous  ne  souhaitions  que  le  règne  du 
péché  se  détruise  (').  Comprenons-y  tous  nos  ennemis  et 
tous  les  ennemis  de  l'Église.  Si  le  péché  n'eût  régné  en  eux, 
ils  ne  se  seraient  pas  séparés  de  notre  unité.  L'ambition, 
l'amour  de  soi-même  et  de  ses  propres  opinions,  c'est  ce  qui 
a  causé  ce  schisme,  c'est  ce  qui  a  fait  naître  cette  division 
scandaleuse.  Seigneur,  vengez-vous  de  ces  ennemis,  et  ven- 
gez votre  Eglise,  à  qui  ils  ont  arraché  tant  de  ses  enfants  ! 
Dieu  l'a  déjà  fait,  chrétiens  :  ils  se  sont  divisés,  et  il  les 
divise  :  «  Ils  ont  pris  le  glaive  de  division,  »  et  ils  ont  déchiré 
l'Église  de  Dieu  :/^si  habent gladium  divisionis  (").  «  Mais 
parce  que  le  Fils  de  Dieu  a  dit  véritablement  que  celui  qui 

a.  S.  Aug.,  hom.  XLin,  de  Div. 
I.  Var.  soit  anéanti. 


CHARITÉ  FRATERNELLE.  I95 

frapperait  par  le  glaive  mourrait  par  le  glaive,  voyez  ceux 
qui  se  sont  retranchés  de  l'unité,  en  combien  de  morceaux 
ils  sont  partagés  :  »  Sed  quia  verum  dixerat  Dominus  :  Qui 
gladio  pcrcutit  i^/adio  niorietur,  videte  ilios,  fratres  uiei,  qui 
se  ab  unitate  prœcidcrunt,  in  qiwt  friista  prœcisi  sunl  ("). 
Luthériens,  calvinistes,  anabaptistes,  sociniens,  arminiens, 
et  tant  d'autres  ;  autant  d'opinions  que  de  tête[s]  en  Angle- 
terre. Dieu  a  vengé  son  Eglise  ;  ils  n'ont  pas  voulu  l'unité, 
ils  seront  divisés  même  parmi  eux.  Seigneur,  ce  n'est  pas 
là  toute  la  vengeance  :  détruisez  le  règne  du  péché  en  eux  ; 
ramenez-les  au  règne  de  la  charité  :  c'est  ce  que  l'Eglise 
demande,  c'est  pourquoi  elle  gémit  et  elle  soupire. 

Vous  voyez  des  fruits  de  ces  prières  en  ces  nouveaux 
enfants,  qui  sont  venus  chercher  en  son  sein  la  vie  qui  ne 
se  peut  trouver  dans  une  autre  source.  Mes  frères,  je  les 
recommande  à  vos  charités.  Vous  êtes  las  peut-être  de  les 
entendre  si  souvent  recommander  aux  prédicateurs  ;  et  nous 
pouvons  vous  avouer  devant  ces  autels  que  nous  sommes 
las  de  le  faire  :  non  pas  que  nous  nous  lassions  de  demander 
du  secours  pour  des  misérables  ;  car  à  quoi  peuvent  être 
mieux  employées  nos  voix?  nous  ne  rougissons  pas  de  quêter 
pour  elles  ;  nous  ne  nous  lassons  pas  de  parler  pour  elles  : 
mais  nous  rougissons  pour  vous-mêmes  de  ce  qu'il  faut  encore 
vous  le  demander  ;  de  ce  qu'après  qu'on  a  crié  depuis  tant 
d'années  au  secours  pour  ces  pauvres  filles  qui  sont  venues  à 
l'Eglise,  et  qui  n'y  peuvent  trouver  du  pain,  qui  ont  couru 
à  nous,  et  que  notre  lâcheté  abandonne,  on  crie,  et  on  crie 
vainement  !  Tant  de  prédicateurs  vous  l'ont  dit,  et  le  zèle  ne 
s'échauffe  pas,  etc. 

a.  De  Agon.  Christ.^  n.  31. 


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SAMEDI  APRÈS  LES  CENDRES. 


Sur  L'EGLISE. 


14  février   1660. 


'k 


Ce  beau  sermon  fut  prononcé  aux  Nouveai/x Convertis  (rue  de  Seine- 
Saint-Victor).  Bossuet,  qui  avait  prêché  la  veille  chez  les  Nouvelles 
Catholiques,  devait  le  lendemain  faire  l'ouverture  de  la  station  de 
Carême  dans  l'église  des  Minimes.  Ces  circonstances,  qui  n'avaient 
rien  d'accablant  pour  sa  force  croissante,  expliquent  du  moins  la 
rapidité  de  la  rédaction.  Cette  esquisse,  d'une  rudesse  tout  archaïque, 
est  en  même  temps  d'une  puissante  originalité.  Elle  doit  charmer 
les  penseurs,  sinon  les  délicats. 

Sommaire  (').  Erat  navis  in  medio  mari. 

{i"'' point.)  Dans  l'homme,  un  esprit  de  contrariété  à  l'Évangile. 
—  Église  victorieuse  dans  les  persécutions.  Sœpe  expugnaverunt  me. 
'  (2'  point.)  Curiosité.  Ses  tempêtes  :  ascendiint  usqiie  ad  cœlos.  Ses 
bornes,  comme  à  la  mer.  —  Autorité  et  infaillibilité  de  l'Église. 

(f  point.)  Église  diminuée  en  sa  foi  par  la  multiplication  de  ses 
enfants.  Salvien.  Midtiplicati  siint  super  numerum.  —  Pourquoi  les 
bons  parmi  les  méchants.  —  Nulle  impatience  de  ce  mélange. 

'^Addition pour  le  i"' point i]  (2)  Persécution  que  souffre  l'Église  ;  la 
honte  de  bien  faire  répandue  parmi  les  fidèles.  Le  plus  dur  de  la 
persécution,  la  honte  :  Qui  me  erubuerit.  —  Tertullien  :  Sciebat  a 
confusione  maxime  formari  negationeni  ;  mentis  statiun  in  fronte 
consistcre,  priorem  esse  pudoris  quant  corporis  plagam. 

Erat  navis  in  medio  mari. 
Le  navire  était  au  milieu  de  la  mer, 
{Marc,  VI,  47.) 

LE  mystère  de  l'Evangile,  c'est  l'infirmité  et  la  force  unies, 
la  grandeur  et  la  bassesse  assemblées.  Ce  grand  mys- 
tère (^),  messieurs,  a  paru  premièrement  en  notre  Sauveur, 
où  la  puissance  divine  et  la  faiblesse  humaine  s'étant  alliées 

1.  Mss.,  12.822,  f.  28.  —  Sermon,  f.  30-35.  Nous  réservons  pour  les  Pensées 
chrétiennes  et  morales,  annexe  des  sermons  placée  dans  le  dernier  volume,  deux 
pages  de  notes  autographes  (f.  29),  moitié  en  français,  moitié  en  latin. 

2.  Bossuet  reprend  ici,  de  mot  à  mot,  quatre  lignes  déjà  tracées  à  la  lin  de  son 
premier  point.  Peut-être  les  avait-il  développées  en  chaire. 

3.  Var.  Ce  mystère  admirable. 


SUR    L  EGLISE.  197 


\ 


composent  ensemble  ce  tout  admirable  que  nous  appelons 
jÉsus-CiiRisT.  Mais  ce  qui  paraît  en  sa  personne,  il  a  voulu 
aussi  le  faire  éclater  dans  l'Église,  qui  est  son  corps.  Saint 
Léon  :  Unum  Jiorum  coruscat  miraciUis,  aliud  siicctcuibit 
injuriis  ("). 

C'est  pourquoi  nous  voyons,  dans  son  Écriture,  que  tantôt 
cette  Église  est  représentée  comme  une  maison  bâtie  sur 
une  pierre  (')  immobile,  et  tantôt  (")  comme  un  navire  qui 
flotte  au  milieu  des  ondes  au  gré  des  vents  et  des  tempêtes  : 
si  bien  qu'il  paraît,  chrétiens,  qu'il  n'est  rien  de  plus  faible 
que  cette  Kglise,  puisqu'elle  est  ainsi  agitée  ;  et  qu'il  n'est 
rien  aussi  de  plus  fort,  puisqu'on  ne  la  peut  jamais  renverser, 
et  qu'elle  demeure  toujours  immuable,  malgré  les  efforts  de 
l'enfer.  L'évangile  de  cette  journée  nous  la  représente  «  par- 
mi les  flots  :  »  Erat  navis  in  niedio  mari  ;  «  portée  de  çà  et 
de  là  par  un  vent  contraire  :  »  e7'a^  enùn  ventiis  contrariiLs  (''). 
Et  ce  qui  est  de  plus  suprenant,  c'est  que  Jésus,  qui  est  son 
appui,  semble  l'abandonner  à  la  tempête  ;  il  s'approche,  «  et 
il  veut  passer,  »  comme  si  son  péril  ne  le  (^)  touchait  pas  : 
Et  volebat  prœterire  eos  (').  Toutefois  ne  croyez  pas  qu'il 
l'oublie  :  il  permettra  bien  que  les  flots  l'agitent  ;  mais  non  pas 
qu'ils  la  submergent  (^)  ni  qu'ils  l'engloutissent.  Il  commande 
aux  vents,  et  «  ils  s'apaisent  ;  il  entre  dans  le  navire,  et  il 
arrive  sûrement  au  port:  »  Ascendit  in  navi?n, et cessavit  ventus. 
et.applicuerunt  {^)  ;  afin,  messieurs,  que  nous  entendions  qu'il 
n'y  a  rien  à  craindre  pour  l'Église,  parce  que  le  Fils  de  Dieu 
la  protège. 

J'entreprends  aujourd'hui  de  vous  faire  voir  cette  vérité 
importante  ;  et  afin  que  vous  en  soyez  convaincus  plus  faci- 
lement, je  laisse  les  r-aisonnements  recherchés,  pour  l'établir 
solidement  par  expérience.  Considérez  en  effet,  messieurs, 
les  trois  furieuses  tempêtes  qui  ont  troublé  l'état  de  l'Église. 
Aussitôt  qu'elle  a  paru  sur  la  terre,  l'infidélité  s'est  élevée, 

a.  De  passion.  Dont.  serm.  III,  cap.  il.  —  b.  Marc,  vi,  48.  —  c.  Ibid.  — 
d.  Ibid.,  51,  53. 

1.  Var.  nous  est  représentée  bâtie  sur  un  roc...,  —  sur  le  roc... 

2.  Var.  et  tantôt  flottante  au  milieu. 

3.  Ms.  ne  la  touchait  pas.  (Distraction.) 

4.  Var.  renversent. 


jçS  SAMEDI  APRÈS  LES  CENDRES. 

et  elle  a  excité  les  persécutions  :  après,  la  curiosité  s'est 
émue,  et  elle  a  fait  naître  les  hérésies  :  enfin  la  corruption 
des  mœurs  a  suivi,  qui  a  si  étrangement  soulevé  les  flots, 
«  que  la  nacelle  y  a  paru  (')  presque  enveloppée  :  »  Ita  ut 
navicitla  operiretur  fliictibns  (").  Voilà,  mes  frères,  les  trois 
tempêtes  qui  ont  successivement  tourmenté  l'Eglise  (^).  Les 
infidèles  se  sont  assemblés  pour  la  détruire  par  les  fonde- 
ments :  les  hérétiques  en  sont  sortis  pour  lui  arracher  ses 
enfants,  et  lui  déchirer  les  entrailles  :  et  si  les  mauvais  chré- 
tiens sont  demeurés  dans  son  sein,  ce  n'est  que  pour  (^)  lui 
porter  le  venin  jusque  dans  le  cœur.  Il  faut  donc,  mes  frères, 
que  cette  Église  soit  bien  appuyée  et  bien  fortement  établie, 
puisqu'au  milieu  de  tant  de  traverses,  malgré  l'effort  des  per- 
sécutions, elle  s'est  soutenue  par  sa  fermeté  ;  malgré  les 
attaques  de  l'hérésie,  elle  a  été  la  colonne  de  la  vérité  ;  malgré 
la  licence  des  mœurs  dépravées,  elle  demeure  le  centre  de 
la  charité.  Voilà  le  sujet  de  cet  entretien,  et  les  trois  points 
de  cette  méditation. 

PREMIER    POINT. 

Comme  l'Eglise  n'a  plus  à  souffrir  la  tempête  des  persé- 
cutions, je  passerai  légèrement  sur  cette   matière  ;  et  néan- 
moins je  ne  laisserai  pas,  si  Dieu  le  permet,  de  toucher  des 
vérités  assez  importantes.  La  première  sera,  chrétiens,  qu'il 
ne  faut  pas  s'étonner  si  l'Église  a  eu  à  souffrir,  quand  elle  a 
paru  sur  la  terre,  ni   si  le   monde  l'a  combattue  de  toute  sa 
force  :  il  était  impossible  qu'il  ne  fût  ainsi  ;  et  vous  en  serez 
convaincus,  si  vous  savez  connaître  ce  que  c'est  que  l'homme. 
Je  dis  donc  que  nous  avons  tous  dans  le  fond  du  cœur  un 
principe  d'opposition  et  de  répugnance  à  toutes  les  vérités 
divines  ;  en  telle   sorte  que  l'homme  laissé  à  lui-même,  non 
seulement  ne  peut  les  entendre,  mais  qu'ensuite  il  ne  les  peut 
souffrir;  et  qu'en  étant  choqué  au  dernier  point,  il  est  comme 
forcé  de  les  combattre.   Ce   principe  de    répugnance  s'ap- 

a.  Matth.,  vni,  24. 

1.  Var.  y  a  été... 

2.  Var.  dont  l'Église  a  été  tourmentée. 

3.  Var.  enfin  les  mauvais  chrétiens  ne  sont  demeurés  dans  son  sein  qu'afinde 
lui  porter  le  venin  jusque  dans  son  cœur. 


SUR  l'Église.  199 

pelle  dans  l'Écriture  «  infidélité  (")  ;  »  ailleurs,  «  esprit  de 
défiance  (''');>)  ailleurs,  «  esprit  d'incrédulité  (')  :  »  il  est  dans 
tous  les  hommes  ;  et  s'il  ne  produit  pas  en  nous  tous  ses 
effets,  c'est  la  grâce  de  Dieu  qui  l'empêche. 

Si  vous  remontez  jusqu'à  l'origine,  vous  trouverez,  mes- 
sieurs, que  deux  choses  produisent  en  nous  cette  répugnance  : 
la  première,  c'est  l'aveuglement;  la  seconde,  la  présomption. 
L'aveuglement,  messieurs,  nous  est  représenté  dans  les  Ecri- 
tures par  une  façon  de  parler  admirable  :  elles  disent  que  «  les 
pécheurs  ont  oublié  Dieu  :»  Omnes  gentes  quœ  obliviscuntur 
Deum  :  —  Obliti  simt  verba  tua  inimici  inei  :  —  Intelligite 
hœc,  qui  obliviscimini  Deiun  ("').  Que  veut  dire  cet  oubli,  mes 
frères  ?  Il  est  bien  aisé  de  le  comprendre  :  c'est  que  Dieu,  à 
la  vérité,  avait  éclairé  l'homme  de  sa  connaissance,  mais 
l'homme  a  fermé  les  yeux  à  cette  lumière  :  il  s'est  laissé  mener 
par  ses  sens  ;  peu  à  peu  il  n'a  plus  pensé  à  ce  qu'il  ne  voyait 
pas  ;  il  a  oublié  aisément  ce  à  quoi  il  ne  pensait  pas.  Voilà 
Dieu  dans  l'oubli,  voilà  ses  vérités  effacées  :  ne  lui  en  parlez 
pas,  c'est  un  langage  qu'il  ne  connaît  plus  :  Obliti  simt  verba 
tua  inimici  mci.  C'est  pourquoi  la  même  Ecriture,  voulant 
aussi  nous  représenter  de  quelle  sorte  les  hommes  retournent 
à  Dieu  :  Reminisceutur  :  «  ils  se  souviendront  ;  »  et  ensuite 
qu'arrivera-t-il  ?  et  convertentur  ad  Douiiuum  :  {")  «  ah  !  ils 
se  convertiront  au  Seigneur.  »  Quoi  !  ils  l'avaient  donc  oublié, 
leur  Dieu,  leur  Créateur,  leur  Epoux,  leur  Père  !  Oui,  mes 
frères,  il  est  ainsi  ;  ils  en  ont  perdu  le  souvenir.  Cela  va  bien 
loin,  si  vous  l'entendez  :  toute  la  connaissance  de  Dieu,  toutes 
les  idées  de  ses  vérités,  l'oubli,  comme  une  éponge,  a  passé 
dessus,  et  les  a  entièrement  effacées  ;  ou,  s'il  en  reste  encore 
quelques  traces,  elles  sont  si  obscures  qu'on  n'y  connaît  rien. 
Voyez  durant  le  règne  de  l'idolâtrie,  durant  qu'elle  régnait 
sur  toute  la  terre. 

Ce  serait  peu  que  ce  long  oubli  pour  nous  exciter  à  la 
résistance,  si  l'orgueil  ne  s'y  était  joint  :  mais  il  est  arrivé, 
pour  notre  malheur,  que,  quoique  l'homme  soit  aveugle  à 
l'extrémité,  il  est  encore  plus  présomptueux.  En  quittant  la 

a.  Lî(c.,  IX,  41,  etc.  —  b.  Ephes.,  il,  2.  —  c.  Co/oss.,  m,  6.  —  (f.  Ps.,  ix,  18  ; 
CXVIII,  139  ;  XLIX,  22.   —  e.  Ps.,   XXI,  28. 


200  SAMEDI  APRÈS  LES  CENDRES. 

sagesse  de  Dieu,  il  s'est  fait  une  sagesse  à  sa  mode;  il  ne  sait 
rien,  et  croit  tout  entendre;  si  bien  que  tout  ce  qu'il  dit  qu'il 
ne  conçoit  pas  ('),  il  le  prend  pour  un  reproche  de  son  igno- 
rance; il  ne  le  peut  souffrir,  il  s'irrite:  si  la  raison  lui  manque, 
il  emploie  la  force  ;  il  emprunte  les  armes  de  la  fureur  pour 
se  maintenir  en  possession  de  sa  profonde  et  superbe  igno- 
rance. Jugez  où  les  vérités  évangéliques,  si  hautes,  si  majes- 
tueuses, si  impénétrables,  si  contraires  au  sens  humain  (')  et 
à  la  raison  préoccupée,  ont  dû  pousser  cet  aveugle  présomp- 
tueux, je  veux  dire  l'homme  ;  et  quelle  résistance  il  fallait 
attendre  d'une  indocilité  si  opiniâtre.  Voyez-la  par  expé- 
rience en  la  personne  de  notre  Sauveur.  Ou'aviez-vous  fait, 
ô  divin  Jésus!  pour  exciter  contre  vous  ce  scandale  horrible? 
Pourquoi  les  peuples  se  troublent-ils('')?  pourquoi  frémissent- 
ils  contre  vous  avec  une  rage  si  désespérée?  Chrétiens,  voici 
le  crime  du  Sauveur  Jésus.  Il  a  enseigné  les  vérités  de  son 
Père  (^)  ;  ce  qu'il  a  vu  dans  le  sein  de  Dieu,  il  est  venu  l'an- 
noncer aux  hommes  (^):  ces  aveugles  ne  l'ont  pas  compris,  et 
ils  n'ont  pas  pu  le  comprendre  :  Aniinalis  Jiomo  7îon  per- 
cipit  {^).  Écoutez  comme  il  leur  reproche  :  «  Pourquoi  ne 
connaissez-vous  pas  mon  langage?  Parce  qufe  vous  ne  pouvez 
pas  prêter  l'oreille  à  mon  discours  :  »  Quare  loquelam  meam 
non  cognoscitis?  Quia  non  pote stis  aiidire  sermonein  ineum  (''). 
Mais  peut-être,  ne  l'entendant  pas,  ils  se  contenteront  de 
le  mépriser.  Non,  mes  frères,  ce  sont  des  superbes  :  tout  ce 
qu'ils  n'entendent  pas,  ils  le  combattent  ;  «tout  ce  qu'ils  igno- 
rent, ils  le  blasphèment  {{).  »  C'est  pourquoi  Jésus-Christ 
leur  dit  :  «  Vous  me  voulez  tuer,  méchants  que  vous  êtes, 
parce  que  mon  discours  ne  prend  point  en  vous  :  »  Qîtœritis 
me  interficere,  quia  sernio  meus  non  capit  in  vobis  (^).  Quelle 
fureur,  mes  frères,  d'entreprendre  de  tuer  un  homme,  parce 
qu'on  n'entend  pas  son  discours  !  Mais  il  n'y  a  pas  sujet  de 
s'en   étonner  ;  il  parlait  des  vérités  de  son  Père  à  des  igno- 

a.  Ps.,  II,  I.  —  b.Joan.,  vill,  28.  —  c.Joan.,  l,  18.  —  d.  \  Cor.,  II,  14.  —  Ms. 
non  potest  intelligere.  —  c.  Joan.,  viii,  43.  —f.Jiid.,  10.  —  g.  Joan.,  Vlll,  57. 

1.  Kdit.   «  tout  ce  <\\x'on  lui  dit,  qu'il  ne  conçoit  pas.»  —  Correction  plausible, 
mais  non  nécessaire. 

2.  Ms.  aux  sens  humains.  —  Nous  trouvons  fréquemment  à  cette  date  de  ces 
pluriels,  dont  plusieurs  sont  de  vrais  lapsus. 


SUR  l'Église.  201 

rants  opiniâtres  :  comme  ils  n'entendaient  pas  ce  divin  lan- 
gage, car  il  n'y  a  que  les  humbles  qui  l'entendent,  ils  ne 
pouvaient  qu'être  étourdis  de  la  voix  de  Dieu;  et  c'est  ce  qui 
les  excitait  à  (')  la  résistance.  Plus  les  vérités  étaient  hautes,  et 
plus  leur  raison  superbe  était  étourdie,  et  plus  leur  folle 
résistance  était  entiammée.  Il  ne  faut  donc  pas  trouver 
étrange  si  Jésus  leur  préchant,  comme  il  dit  lui-même,  «ce 
qu'il  avait  appris  au  sein  de  son  Père  (''),  »  ils  se  portent  à  la 
dernière  fureur,  et  se  résolvent  de  le  mettre  à  mort  par  un 
infâme  supplice  :  Qiiia  sermo  meus  non  capit  in  vobis. 

Après  cela,  pouvez[-vous]  douter  de  ce  principe  d'opposi- 
tion, qu'une  ignorance  altière  et  présomptueuse  a  gravé  dans 
le  cœur  des  hommes  contre  Dieu  et  ses  vérités  ?  Jésus-Christ 
l'a  éprouvé  le  premier.  Son  Eglise,  paraissant  au  monde  pour 
soutenir  la  même  doctrine  par  laquelle  ce  divin  Maître  avait 
scandalisé  les  superbes,  pouvait-elle  manquer  d'ennemis  .-^ 
Non,  mes  frères,  il  n'est  pas  possible  :  puisque  la  foi  qu'elle 
professe  vient  étonner  le  monde  par  sa  nouveauté,  troubler 
les  esprits  par  sa  hauteur,  effrayer  les  sens  par  sa  sévérité, 
qu'elle  se  prépare  à  souffrir.  \\  faut  qu'elle  soit  en  haine  à 
tout  le  monde  ;  et  vous  le  savez,  chrétiens,  c'est  une  chose 
incompréhensible  ce  qu'a  souffert  l'Eglise  de  Dieu,  durant 
près  de  quatre  cents  ans,  sous  les  empereurs  infidèles.  Il  serait 
infini  de  le  raconter.  Concevez  seulement  ceci,  qu'elle  était 
tellement  chargée  et  de  la  haine  publique  et  des  impréca- 
tions de  toute  la  terre,  qu'on  l'accusait  hautement  de  tous  les 
désordres  du  monde.  Si  la  pluie  manquait  aux  biens  de  la 
terre,  si  les  Barbares  faisaient  quelques  courses  et  rava- 
geaient, si  le  Tibre  se  débordait,  les  chrétiens  en  étai[en]t  la 
cause  ;  et  tout  le  monde  disait  qu'il  n'y  avait  point  de  meil- 
leure victime,  pour  apaiser  la  colère  des  dieux,  que  de  leur 
immoler  les  chrétiens  «  par  tout  ce  que  la  rage  et  le  désespoir 
pouvait  inventer  de  plus  cruel  :  »  Per  ah'ociora  ingénia  pœ- 
7iarum  ('').  Ou'aviez-vous  fait.  Église,  pour  être  traitée  de  la 
sorte  ?  J'en  pourrais  rapporter  plusieurs  causes;  mais  celle-ci 

a./oan.,  vill,  38.  —  b.  Tertull.,  De  Resîtr.  cnni.,  n.  8.  —   Ms.  per  omne  ins^e- 
Jiiuin  crudelitatis. 

I.  Var.  c'est  pourquoi  ils  s'animaient  à.. 


L 


202  SAMEDI  APRÈS  LES  CENDRES. 

est  la  principale  :  elle  faisait  profession  de  la  vérité,  et  de  la 
vérité  divine;  de  là  ces  cris  de  la  haine,  de  là  ces  injustes  (') 
persécutions.  Si  l'Eglise  en  a  été  agitée,  elle  n'en  a  pas  été 
surprise  :  elle  sait  bien  connaître  la  main  qui  l'appuie  et  elle 
se  sent  à  l'épreuve  de  toute  sorte  d'attaques. 

Et  à  ce  propos,  chrétiens,  saint   Augustin   se  représente 
que  les  fidèles,  étonnés  de  voir  durer  si  longtemps  la  persé- 
cution, s'adressent  à  l'Eglise  leur  mère,  et  lui  en  demandent 
la  cause.  —  Il  y  a  longtemps,  ô  Eglise,    que  l'on  frappe  sur 
vos  pasteurs,  et  les  troupeaux  sont  dispersés.  Dieu  vous  a-t-il 
oubliéePSi  ce  n'eût  été  qu'en  passant...;  tant  de  siècles,  etc. 
Les  vents  grondent,  les  flots  se  soulèvent  ;  vous  flottez  deçà 
et  delà,    battue  des   ondes   et  de  la  tempête  :  ne  craignez- 
vous  pas  d'être  abîmée  ?  —  La  réponse  de  l'Église  dans  le 
psaume  cxxviii.  Mes  enfants,  je  ne  m'étonne  pas  de  tant  de 
traverses  :  j'y  suis  accoutumée  dès  mon  enfance:  St^/>e  expu- 
gnave7'unt  me  a  juventiUe  mea  :   «  Ces  mêmes  ennemis  qui 
m'attaquent  m'ont  déjà  persécutée  dès  ma  jeunesse.»  L'E- 
glise a  toujours  été  sur  la  terre  ;   dès  sa  plus  tendre  enfance 
elle  était  représentée  en  Abel,  et  il  a  été   tué  par  Gain  son 
frère  ;  elle  a  été  représentée  en  Enoch,  et  il  a  fallu  le  tirer  du 
milieu  des  impies  :  Traiislatiis  est  (ab  miquis)  ("),  sans  doute 
parce  qu'ils  ne  pouvaient  souffrir  son  innocence.  La  famille  de 
Noé,  il  a  fallu  la  délivrer  du  déluge.  Abraham,   que  n'a-t-il 
pas  souffert  des  impies  ?  son   fils   Isaac,   d'Ismaël  ?  jacob, 
d'Esaû  {")  ?  Celui  qui  était  selon  la  chair,  n'a-t-il  pas  persé- 
cuté celui  qui  était   selon  l'esprit  (''')?  Moïse  ;  Élie  ;  les  pro- 
phètes ;  Jésus-Christ  et  les  apôtres  }  Par  conséquent,  mon 
fils,  dit  l'Eglise,  ne  t'étonne  pas  de  ces  violences  :  Sœpe  ex- 
piignavevunt  me  a  juventute  mea  :  7iumqiiid  ideo  non  pcrveni 
ad    senectiUem    (')   }    Regarde    mon    antiquité,     considère 
mes   cheveux  gris;  «  ces  cruelles   persécutions   dont  on  a 
tourmenté   mon  enfance,  m'ont-elles  empêchée  de  parvenir 
à  cette  vénérable  vieillesse?»  Si  c'était  la  première  fois,  j'en 

a,  Hebr.,  xi,    5.  —  Ab  iniqtiis  est  un  commentaire.  — b.  Galat.^w,  29.  — 
c.  S.  Aug.,  In  Ps.  cxxvni,  n.  2,  3. 

1.  Var.  cruelles. 

2.  La  précipitation  est  telle  chez  l'auteur,  qu'il  e'crit  :  <<  Isaac,  d'Ésaii?  Jacob, 
d'Ismaël?» 


SUR  l'Église.  203 

serais  peut-être  troublée;  maintenant  la  longue  habitude  fait 
que  mon  cœur  ne  s'en  émeut  pas.  Je  laisse  faire  aux  pécheurs. 
Supra  dorsxim  meuin  fabricaverunt peccatores  {^)  ;  je  ne  tourne 
pas  ma  face  contre  eux,  pour  m'opposer  à  leur  violence,  je 
ne  fais  que  tendre  le  dos  ;  ils  frappent  cruellement  ('),  et  je 
souffre  sans  murmurer  ;  c'est  pourquoi  ils  ne  donnent  point 
de  bornes  à  leur  furie  :  Prolongaverunt  iniqîiitatein  suam. 
Ma  patience  sert  de  jouet  à  leur  injustice  ;  mais  je  ne  me 
lasse  pas  de  souffrir,  et  je  me  souviens  de  celui  «  qui  a  aban- 
donné ses  joues  aux  soufflets,  et  n'a  pas  détourné  sa  face  des 
crachats  :  »  Facicm  meaui  non  averti  ab  increpantibus  et  con- 
spuentibusin  me  (^\  Quoique  je  semble  toujours  flottante,  ne 
t'étonne  pas  i^)  ;  la  main  toute-puissante  qui  me  sert  d'appui 
saura  bien  m'empêcher  d'être  submergée.  Que  si  Dieu  la 
soutient  avec  tant  de  force  contre  la  violence,  pourrez-vous 
croire,  messieurs,  qu'il  la  laisse  accabler  par  les  hérésies  } 
Non,  messieurs,  ne  le  croyez  pas.  C'est  ma  seconde  partie  (^). 

SECOND    POINT. 

La  seconde  tempête  de  l'Eglise,  c'est  la  curiosité  qui 
l'excite  :  curiosité,  chrétiens,  qui  est  la  peste  des  esprits,  la 
ruine  de  la  piété  et  la  mère  des  hérésies.  Pour  bien  entendre 
cette  vérité,  il  faut  remarquer,  avant  toutes  choses,  que  la 
sagesse  divine  a  donné  des  bornes  à  nos  connaissances.  Car 
comme  cette  Providence  infinie,  voyant  que  les  eaux  de  la 
mer  se  répandraient  par  toute  la  terre  et  en  couvriraient 
toute  la  surface,  lui  a  prescrit  un  terme  qu'il  (^)  ne  lui  permet 
pas  de  passer  ;  ainsi,  sachant  que  l'intempérance  des  esprits  if) 
s'étendrait  jusqu'à  l'infini  par  une  curiosité  démesurée,  il  lui 
a  marqué  des  limites  auxquelles  il  lui  ordonne  d'arrêter  son 
cours.  «  Tu  iras,  dit-il,  jusque-là,  et  tu  ne  passeras  pas  plus 

a.  Ps.,  CXXVIII,  3.  —  b.  /s.,  L,  6. 

1.  Var.  avec  fureur. 

2.  Var.  Ne  t'étonne  pas  si  je  suis  flottante. 

3.  Avant  d'entrer  dans  son  deuxième  point,  Bossuet  note  :  «  C'est  une  espèce 
de  persécution  que  souffre  l'Eglise,  la  honte  de  bien  faire...  »  (Voy.  ci-dessus, 
fin  du  sommaire.) 

4.  //,  c'est-à-dire,  D/eu,  dont  l'idée  est  évoquée  par  les  mots  <\  cette  Providence 
infinie.  »  Cette  syllepse  irrégulière  est  due  à  l'extrême  rapidité  de  la  rédaction. 

5.  Var.  que  l'esprit   humain. 


204  SAMEDI  APRÈS  LES  CENDRES. 

outre  :  »  Usque  hue  gradieris,  et  non  procèdes  ainplnis  ;et  hic 
confringes  ttimentes  fluctus  tuos  (").  C'est  pourquoi  Tertul- 
lien  a  dit  sagement  que  le  chrétien  ne  veut  savoir  que  fort 
peu  de  choses,  parce  que,  poursuit  ce  grand  homme,  les 
choses  certaines  sont  en  petit  nombre  :  »  Christiano  paucis 
adscientiain  veritatis  opus  est;na77i  et  certa  semper  in  paucis  (^). 
Il  ne  se  veut  pas  égarer  dans  les  questions  infinies  qui  sont 
défendues  par  l'Apôtre  :  Quœstio7ies  devita  (")  ;  il  se  resserre 
humblement  dans  les  points  que  Dieu  a  révélés  à  son 
Église  ;  et  ce  qu'il  n'a  pas  révélé,  il  trouve  de  la  sûreté 
à  ne  le  savoir  pas  ;  il  déteste  la  vaine  science  que  l'esprit 
humain  usurpe,  et  il  aime  la  docte  ignorance  que  la  loi  divine 
prescrit  :  «  C'est  tout  savoir,  dit-il,  que  de  n'en  pas  savoir 
davantage  :  »  Nihil  ultra  scire  omnia  scire  est  (''). 

Quiconque  se  tient  dans  ces  bornes  et  sait  régler  sa  foi 
par  ce  qu'il  apprend  de  Dieu  par  l'Eglise,  ne  doit  pas  appré- 
hender la  tempête.  Mais  la  curiosité  des  esprits  superbes  ne 
peut  souffrir  cette  modestie  :  «  Ses  flots  s'élèvent,  dit  l'Ecri- 
ture ;  ils  montent  jusqu'aux  cieux,  ils  descendent  jusqu'aux 
abîmes  :»  Exaltati  smit  fiuctus  ejus  ;  ascendimt  usque  ad 
cœlos,  et  descendant  usque  ad  abysses  [').  Voilà  une  agitation 
bien  violente  ;  c'est  une  vive  image  des  esprits  curieux  :  leurs 
pensées  vagues  et  agitées  se  poussent  comme  des  flots  les 
unes  les  autres  ;  elles  s'enflent,  elles  s'élèvent  démesurément  : 
il  n'y  a  rien  de  si  élevé  dans  le  ciel,  ni  rien  de  si  caché  dans 
les  profondeurs  de  l'enfer,  oii  ils  ne  s'imaginent  de  pouvoir 
atteindre  :  Ascendunt  usqtie  ad  cœlos...  Et  les  conseils  de  sa 
Providence,  et  les  causes  de  ses  miracles,  et  la  suite  impé- 
nétrable de  ses  mystères,  ils  veulent  tout  soumettre  à  leur 
jugement  :  Ascendunt.  Malheureux  qui,  s'agitant  de  la  sorte, 
ne  voient  pas  qu'il  leur  arrive  comme  à  ceux  qui  sont  tour- 
mentés par  la  tempête  :  Turbati  sunt,  et  rnoti  suftt  sicut 
ebrius  :  «  Ils  sont  troublés  comme  des  ivrognes  ;  »  la  tête 
leur  tourne  dans  ce  mouvement  :  Et  oninis  sapientia  eoruni 
devorata  est  {{)  :  «  Là  toute  leur  sagesse  se  dissipe  ;  »  et 
ayant  malheureusement  perdu  la   route,  ils  se  heurtent  {^) 

a.  Job,  XXXVIII,  II.  —  ^.  De  Anima,  n.  2.  —  c.  Tit.,  Ill,  9.  —  Ms.  Infinitas... 
—  d.  TertuU.,  De  Prœscr.  adv.  hœr.,  n.  14.  —  e.  Ps.,  cvi,  25,  26.  — /.  //nd.,  27. 
I.  l'ar.  ils  se  vont  heurter. 


SUR  l'Église.  205 

contre  des  écueils,  ils  se  jettent  dans  des  abîmes,  ils  s'égarent 
dans  des  hérésies.  Arius,  Nestorius,  etc.,  votre  curiosité 
vous  a  perdus.  Voilà  la  tempête  élevée  par  la  curiosité  des 
hérétiques  ;  c'est  par  là  qu'ils  séduisent  les  simples,  parce 
que,  dit  saint  Augustin  ("),  «  toute  âme  ignorante  est 
curieuse  :  »  Omnis  anima  indocta  curiosa  est.  Cela  est  nou- 
veau, écoutons,  etc.  ;  la  manière...  Arius,  etc.,  pourquoi 
cherchez-vous  ce  qui  ne  se  peut  pas  trouver  .'*  ADiplms 
qjtœrerc  non  licei,  quant  qiwd  iîtveniri  licet  ('''). 

Pour  empêcher  les  égarements  de  cette  curiosité  perni- 
cieuse, le  seul  remède,  mes  frères,  c'est  d'écouter  la  voix  de 
l'Eglise,  et  de  soumettre  son  jugement  à  ses  décisions  infail- 
libles. Je  parle  à  vous,  enfants  nouveau-nés  que  l'Eglise  a 
engendrés,  etc.  ;  c'est  sur  la  fermeté  de  cette  Eglise  qu'il  faut 
appuyer  vos  esprits,  qui  seraient  flottants  sans  ce  soutien. 
Etes-vous  curieux  de  la  vérité  }  voulez-vous  voir  }  voulez- 
vous  entendre  ?  Voyez  et  écoutez  dans  l'Eglise  :  Sicnt  audi- 
vinius,  sic  vidintiis  :  «  Nous  avons  ouï,  et  nous  avons  vu,  » 
dit  David  ;  et  où  ?  In  civitate  Doniiiii  virtutum  (")  :  «  en  la 
cité  de  notre  Dieu  ;  »  c'est-à-dire,  en  sa  sainte  Église.  «  Celui 
qui  est  hors  de  l'Église,  dit  saint  Augustin,  (écoutez,  etc.) 
quelque  curieux  qu'il  soit,  de  quelque  science  qu'il  se  vante, 
il  ne  voit,  ni  n'entend  ;  quiconque  est  dans  l'Église,  il  n'est 
ni  sourd,  ni  aveugle  :  »  Extra  illaui  qui  est,  nec  attdit,  nec 
videt  ;  initia  qin  est,  nec  surdus,  nec  cœcus  est  ("').  Donc  s'il 
est  ainsi,  chrétiens,  que  notre  curiosité  n'aille  pas  plus  loin. 
L'Église  a  parlé,  c'est  assez.  Cet  homme  est  sorti  de  l'Église  ; 
il  prêche,  il  dogmatise,  il  enseigne  :  Que  dit-il }  que  prêche- 
t-il  }  quelle  est  sa  doctrine  }  —  O  homme  vainement  curieux  ! 
Je  ne  m'informe  pas  de  sa  doctrine  :  il  est  impossible  qu'il 
enseigne  bien,  puisqu'il  n'enseigne  pas  dans  l'Église.  Un 
martyr  illustre,  un  docteur  très  éclairé,  saint  Cyprien... 
Antonianus,  un  de  ses  collègues,  lui  avait  écrit  au  sujet  de 
Novatien,  schismatique,  pour  savoir  de  lui  par  quelle  hérésie 
il  avait  mérité  la  censure  ;  [il]  lui  fait  cette  belle  réponse  (')  : 

a.  De  Agon.  Christ.,  n.  4.  —  b.  Tertull.,  De  Anima,n.  2.  —  c.  Fs.,  XLVii,  9.  — 
</.  In  Ps.  XLVii,  n.  7. 

I.  Avec  les  Bénédictins,  nous  donnons  le  texte  entier  :  Bossuet  l'a  seulement  in- 
diqué de  mémoire,  tout  en  le  traduisant  fidèlement  :  «  Quod  ad  Novatiani,  etc.  » 


2o6 


SAMEDI  APRÈS  LES  CENDRES. 


Desiderasti  ut  rescriberem  tibi  quam  hœresim  Novaiianus 
introdiLxisset . . .  Qîdsqtiis  ille  fuerit,  multuni  de  se  licet  jac- 
ians,  et  sibi  plurimiim  vindicans,  profanais  est,  alienus  est, 
foris  est  (").  «  Pour  ce  qui  regarde  Novatien,  duquel  vous 
désirez  que  je  vous  écrive  quelle  hérésie  il  a  introduite  ; 
sachez  premièrement  que  nous  ne  devons  pas  même  être 
curieux  de  ce  qu'il  enseigne,  puisqu'il  enseigne  hors  de 
l'Eglise  :  quel  qu'il  soit,  et  de  quoi  qu'il  se  vante,  il  n'est  pas 
chrétien,  n'étant  pas  en  l'Eglise  de  Jésus-Christ.  » 

L'orgueil  des  hérétiques  s'élève  :  Quoi!  je  croirai  sur  la 
foi  d'autrui!  Je  veux  voir,  je  veux  entendre  moi-même.  — 
Langage  superbe  (reconnaissez-le,  mes  chers  frères  :  c'est 
celui  que  vous  parliez  autrefois).  L'Eglise  l'a  dit,  n'est-ce  pas 
assez  ?  —  Mais  elle  se  peut  tromper  ?  —  Enfant,  qui  dés- 
honores ta  mère,  en  quelle  Ecriture  as-tu  lu  que  l'Eglise 
puisse  tromper  ses  enfants  ?  Tu  reconnais  qu'elle  est  mère  ; 
elle  seule  peut  engendrer  les  enfants  de  Dieu  :  si  elle  peut 
les  engendrer,  qui  doute  qu'elle  puisse  les  nourrir  ?  Certes, 
la  terre,  qui  produit  les  plantes,  leur  donne  aussi  leur  nour- 
riture :  la  nature  ne  fait  jamais  une  mère,  qu'elle  ne  fasse  en 
même  temps  une  nourrice.  L'Eglise  sera-t-elle  seule  qui 
engendrera  des  enfants,  et  n'aura  point  de  lait  à  leur  donner  ? 
Ce  lait  des  fidèles,  c'est  la  vérité,  c'est  la  parole  de  vie. 
Enfants  dénaturés,  si  j'ai  (')  des  entrailles  qui  vous  ont  portés, 
j'ai  des  mamelles  pour  vous  allaiter  :  voyez,  voyez  le  lait  qui 
en  coule,  la  parole  de  vérité  qui  en  distille  ;  approchez-vous, 
sucez  et  vivez,  et  ne  buvez  pas  {^)  à  des  sources  empoison- 
nées. —  Mais  il  faut  connaître  quelle  est  cette  Eglise.  — 
Ah  !  qu'il  est  bien  aisé  d'exclure  la  vôtre.  Dressée  de  nouveau 
(art[icle]  3).  O  Église  bâtie  sur  le  sable  !  Vous  croyiez,  ô 
divin  Jésus,  avoir  bâti  sur  la  pierre  ;  c'est  sur  un  sable  mou- 
vant ;  c'est  la  confession  de  foi.  Donc  votre  édifice  (^)  est 
tombé  par  terre  :  il  a  fallu  que  Luther  et  Calvin  vinssent  le 


a.   S.  Cyprian.,  £'^  LU,  ad  Anton. 

1.  Var.  Enfants  dénaturés,  qui  sortez  des  entrailles  et  rejetez  les  mamelles, 
voyez...  —  Les  éditeurs  cousent  bout  à  bout  les  deux  rédactions.  Ainsi  font-ils 
de  la  variante  suivante. 

2.  Var.  ne  portez  pas  votre  bouche... 
x.   Var.  le  firmament. 


SUR  l'Église.  207 

dresser  de  nouveau  !  Mes  enfants,  respectez  mes  cheveux 
gris  ;  voyez  cette  antiquité  vénérable  :  je  ne  vieillis  pas,  parce 
que  je  ne  meurs  jamais  ;  mais  je  suis  ancienne.  Pourquoi  vous 
vantez-vous  de  m'avoir  rétablie  ?  Quoi  !  vous  avez  fait  votre 
mère  !  Mais  si  vous  l'avez  faite,  d'où  êtes-vous  nés  ?  Et  vous 
dites  que  je  suis  tombée  ?  Je  suis  sortie  de  tant  de  périls  ! 

Laissons-les  errer,  mes  frères  :  Dieu  n'a  perdu  pour  cela 
pas  un  des  siens.  Ils  étaient  de  la  paille,  et  non  du  bon  grain: 
le  vent  a  soufflé,  et  la  paille  s'en  est  allée  ;  «  ils  s'en  sont 
allés  en  leur  lieu  (");  ils  étaient  parmi  nous,  mais  ils  n'étaient 
point  des  nôtres  ('').  »  Pour  nous,  enfants  de  l'Eglise,  et  vous 
que  l'on  avait  exposés  dehors  comme  des  avortons,  et  qui 
êtes  enfin  rentrés  dans  son  sein,  apprenez  à  n'être  curieux 
qu'avec  l'Eglise,  à  ne  chercher  la  vérité  qu'avec  l'Église,  et 
retenez  cette  doctrine  :  Dieu  aurait  pu,  sans  doute  (car  que 
peut-on  dénier  à  sa  puissance  ?)  il  aurait  pu  nous  conduire  à 
la  vérité  par  nos  connaissances  particulières;  mais  il  a  établi 
une  autre  conduite  ;  il  a  voulu  que  chaque  particulier  fît  dis- 
cernement de  la  vérité,  non  point  seul,  mais  avec  tout  le 
corps  et  toute  la  communion  catholique,  à  laquelle  son  juge- 
ment doit  être  soumis.  Cette  excellente  police  est  née  de 
l'ordre  de  la  charité,  qui  est  la  vraie  loi  de  l'Église.  Car  si 
quelqu'un  cherchait  en  particulier,  et  si  les  sentiments  se 
divisaient,  les  cœurs  pourraient  enfin  être  partagés.  Mais 
pour  nous  unir  tous  ensemble  par  le  lien  d'une  charité  indis- 
soluble, pour  nous  faire  chérir  davantage  la  communion  et 
la  paix,  il  a  établi  cette  loi  :  voulez-vous  entendre  la  vérité, 
allez  au  sein  de  l'unité,  au  centre  de  la  charité  ;  c'est  l'unité 
catholique  qui  sera  la  chaste  mamelle  d'où  coulera  (')  sur 
vous  le  lait  de  la  doctrine  évangélique:  tellement  que  l'amour 
de  la  vérité  est  un  nœud  qui  nous  lie  à  l'unité  et  à  la  société 
fraternelle.  Nous  sommes  membres  d'un  même  corps  :  cher- 
chons tous  ensemble  ;  laissons  faire  les  fonctions  à  chaque 
membre  ;  laissons  voir  les  yeux,  laissons  parler  la  bouche. 
Il  y  a  des  pasteurs  à  qui  le  Saint-Esprit  même  a  appris  à 
dire  sur  toutes  les  contestations  qui  sont  nées  :  «  Il  a  plu  au 

a.  Act.,  I,  25.  —  b.  IJoan.,  n,  19. 
I.  Var,  d'où  vous  prendrez. 


208  SAMEDI  APRÈS  LES  CENDRES. 

Saint-Esprit  et  à  nous  (").  "»  Arrêtons-nous  là,  chrétiens,  et 
«  ne  soyons  pas  plus  sages  qu'il  ne  faut  ;  mais  soyons  sages 
avec  retenue  ('''),  »  et  selon  la  mesure  qui  nous  est  donnée. 

TROISIÈME    POINT. 

Jusqu'ici,  mes  frères,  tout  ce  que  j'ai  dit  est  glorieux  à 
l'Église  :  j'ai  publié  sa  constance  dans  les  tourments,  sa  vic- 
toire sur  les  hérésies,  tout  cela  est  grand  et  auguste  ;  mais 
que  ne  puis-je  maintenant  vous  cacher  sa  honte,  je  veux  dire 
les  mœurs  dépravées  de  ceux  qu'elle  porte  en  son  sein  !  Mais 
puisqu'à  ma  grande  douleur  cette  corruption  est  si  visible, 
et  que  je  suis  contraint  d'en  parler,  je  commencerai  à  la 
déplorer  par  les  éloquentes  paroles  d'un  saint  et  illustre  écri- 
vain. C'est  Salvien,  prêtre  de  Marseille,  qui,  dans  le  premier 
livre  qu'il  a  adressé  à  la  sainte  Eglise  catholique,  lui  parle  en 
ces  termes  :  «  Je  ne  sais,  dit-il,  ô  Église  !  de  quelle  sorte  il 
est  arrivé  que  ta  propre  félicité  combattant  contre  toi-même, 
tu  as  presque  autant  amassé  de  vices  que  tu  as  conquis  de 
nouveaux  peuples  :»  Nescio  qiiomodo  pugnacité  contra  temet- 
ipsam  tua  felicitate,  quant2mi  tibi  auctzmi  est  populorimi, 
tantum pêne  vitiorum  (^).  La  prospérité  a  attiré  les  pertes;  la 
grandeur  est  venue,  et  la  discipline  s'est  relâchée.  Pendant 
que  le  nombre  des  fidèles  s'est  augmenté,  l'ardeur  de  la  foi 
sest  ralentie;  et  l'on  t'a  vue,  ô  Église,  affaiblie  par  ta  fécon- 
dité, diminuée  par  ton  accroissement,  et  presque  abattue  par 
tes  propres  forces  :  »  Quantum  tibi  copiœ  accessit,  tantum 
disciplinœ  recessit . . .  Multiplicatis  {")  Jideipopulis,Jides  immi- 
nuta est..,  ;  factaque  es,  Ecclesia,  profectu  ttiœ  fœcunditatis 
infir7nior,  atque  accessit  relabens,  et  quasi  viribus  minus  va- 
lida {^).  Voilà  une  plainte  bien  éloquente  ;  mais,  mes  frères,  à 
notre  honte,  elle  n'est  que  trop  véritable.  L'Église  n'est  faite 
que  pour  les  saints  ;  il  est  vrai,  les  enfants  de  Dieu  y  sont 
appelés  de  toutes  parts;  tous  ceux  qui  sont  du  nombre  y  sont 
entrés;  «  mais  plusieurs  y  sont  entrés  par-dessus  le  nombre  :  » 
Multiplicati  sunt  super  numerum  (').  L'ivraie  est  crue  avec 

a.  AcL,  XV,  28.  —  b.  Rom.,  XII,  3.  —  c.  Advers.  Avarit.,  lib.  I,  n.  i.  — d.  Ibid. 
—  e.  Ps.,  xxxix,  6. 
I.  M  s.  crescentibus. 


SUR  l'Église.  209 

le  bon  grain  ;  et,  la  charités 'étant  refroidie,  le  scandale  s'est 
élevé  jusque  dans  la  maison  de  Dieu.  Voilà  ce  qui  scandalise 
les  faibles,  voilà  la  tentation  des  infirmes.  Quand  vous  verrez, 
mes  frères,  l'iniquité  qui  lève  la  tête  au  milieu  même  du 
temple  de  Dieu,  Satan  vous  dira:  Est-ce  là  l'Eglise.'*  sont-ce 
là  les  successeurs  des  Apôtres.'*  et  il  tâchera  de  vous  ébranler, 
imposant  à  la  simplicité  de  votre  foi. 

Il  faudrait  peut-être  un  plus  long  discours  pour  vous  for- 
tifier contre  ces  pensées  ;  mais  étant  pressé  par  le  temps,  je 
dirai  seulement  ce  petit  mot,  plein  de  consolation  et  de  vérité. 
Ne  croyez  pas,  mes  frères,  que  l'homme  ennemi,  qui  va 
semer  la  nuit  dans  le  champ  ("),  puisse  empêcher  de  croître 
le  bon  grain  du  Père  de  famille,  ni  lui  ôter  sa  moisson.  Il 
peut  bien  la  mêler,  remarquez  ceci,  il  peut  bien  semer  par- 
dessus; mais  il  ne  peut  pas  ni  arracher  le  froment,  ni  corrompre 
la  bonne  semence.  Il  y  en  a  qui  profane[nt]  les  sacrements; 
mais  il  y  en  a  toujours  qu'ils  sanctifient  ;  il  y  a  des  terres 
sèches  et  pierreuses  où  la  parole  tombe  inutilement;  mais  il 
y  a  des  champs  fertiles  où  elle  fructifie  au  centuple.  Il  y  a 
des  gens  de  bien,  il  y  a  des  saints  :  le  bras  de  Jésus-Christ 
n'est  pas  affaibli  ;  l'Eglise  n'est  pas  devenue  stérile;  le  sang 
de  Jésus-Christ  n'est  pas  inutile;  la  parole  de  son  Evangile 
n'est  pas  infructueuse  à  l'égard  de  tous.  Déplorez  donc,  quand 
il  vous  plaira,  la  prodigieuse  corruption  de  mœurs  qui  se  voit 
même  dans  l'Eglise;  je  me  joindrai  à  vous  dans  cette  plainte  : 
je  confesserai,  avec  saint  Bernard ('''),  «qu'une  maladie  puante 
infecte  quasi  tout  son  corps.  î>  Non,  non,  le  temple  de  Dieu 
n'en  est  pas  exempt  :  Jésus-Christ  en  enrichit  qui  le  désho- 
norent; Jésus-Christ  en  élève  qui  servent  à  (')  l'Antéchrist: 
l'iniquité  est  entrée  comme  un  torrent  ;  on  ne  peut  plus 
noter  (^)  les  impies,  on  ne  peut  plus  les  fuir,  on  ne  peut  plus 
les  retrancher,  tant  ils  sont  forts,  tant  ils  sont  puissants,  tant 
le  nombre  en  est  infini  (^)  :  la  maison  de  Dieu  n'en  est  pas 
exempte,  etc.  Mais  au  milieu  de  tous  ces  désordres,  sachez 

a.  Matth.,  xin,  25. —  b.  In  Cani.  Serin,  xxxin,  n.  15. 

1.  Nous  dirions  en  ce  sens  :   Oui  servent  l'Antéchrist.  (Voy.  Remarques...^ 
dans  l'Introduction  du  t.  I,  p.  LViil.) 

2.  Var.  remarquer. 

3.  Var.  parce  q'i'ils  se  sont  multipliés  sans  nombre. 

Sermons  de  Bossuet.  —  III.  '4 


2IO  SAMEDI  APRES  LES  CENDRES. 

que  «  Dieu  connaît  ceux  qui  sont  à  lui  (").  »  Jetez  les  yeux 
dans  ces  séminaires  :  combien  de  prêtres   très-charitables  ! 
dans  les  cloîtres  :  combien  de  saints  pénitents  !  dans  le  monde  : 
magistrats,  etc.  ;  combien  qui  «  possèdent  comme  ne  possé- 
dant pas,  qui  usent  du  monde  comme  n'en  usant  pas,  sachant 
bien  que  la  figure  de  ce  monde  passe  (^')  :  »  les  uns  paraissent, 
les  autres  sont  cachés  ;  selon  qu'il  plaît  au  Père  céleste,  ou  de 
les  sanctifier  par  l'obscurité,  ou  de  les  produire  par  (')  le  bon 
exemple.  —  Mais  il  y  a  aussi  des  méchants  ;  le  nombre  en 
est  infini;  je  ne  puis  vivre  en  leur  compagnie.  —  Mon  frère, 
où  irez-vous  ?  Vous  en  trouverez  par  toute  la  terre,  ils  sont 
partout  mêlés  avec  les  bons  :  ils  seront  séparés  un  jour  ;  mais 
l'heure  n'en  est  pas  encore  arrivée.  Que  faut-il  faire  en  atten- 
dant ?  Se  séparer  de  cœur  ;  les  reprendre  avec  liberté,  afin 
qu'ils  se  corrigent;  et  s'ils  ne  le  font,  les  supporter  en  charité, 
afin  de  les  confondre.  Mes  frères,  nous  ne  savons  pas   les 
conseils  de  Dieu  :  il  y  a  des  méchants  qui  s'amenderont  ;  et 
il  les  faut  attendre  en  patience  :  il  y  en  a  qui  persévéreront 
dans  leur  malice  ;  et  puisque  Dieu  les  supporte,  ne  devons- 
nous  pas  les  supporter  ?  Il  y  en  a  qui   sont   destinés  pour 
exercer  la  vertu  des  uns,  venger  le  crime  des  autres  :  on  les 
ôtera  du  milieu,  quand  ils   auront  accompli  leur  ouvrage  (^). 
Dieu  sait  le  jour  de  tous,  il  a  marqué  dans  ses  décrets  éternels 
le  jour  de  la  conversion  des  uns,  le  jour  de  la  damnation  des 
autres:  ne  précipitez  pas  le  discernement.  «  Aimez  vos  frères, 
dit  saint  Jean  ('),  et  vous  ne  souffrirez  point  de  scandale.  » 
Pourquoi?  Parce  que,  dit  saint  Augustin  ('^),  «  celui  qui  aime 
son  frère,  il  souffre  tout   pour  l'unité.  »  Qui  diligit  fratrem, 
tolérât  omniœ  propter  unitatem. 

Aimons  donc,  mes  frères,  cette  unité  sainte  ;  aimons  la 
fraternité  chrétienne,  et  croyons  qu'il  n'y  a  aucune  raison 
pour  laquelle  elle  puisse  être  violée.   Que  les  scandales  s'é- 


a.  II  Tm.,  n,  19.  —  b.\  Cor.,  vn,  30,  31.  —  c.  l  Joan.,  n,  10.  —  d.  In  Epist. 
Joan.  Tract.  l,  n.  12. 

1.  On  attendrait  plutôt  <ipour  le  bon  exemple.  »   Peut  être  y  a-t-il  un  lapsus. 

2.  Les  éditeurs  ajoutent  cette  phrase,  qui  est  soulignée,  c'est-à-dire,  je  crois, 
effacée  au  manuscrit  :  «  Laissez  accoucher  cette  criminelle,  avant  que  de  la  faire 
mourir.  > 


SUR    L  EGLISE.  2  1  I 


lèvent,  que  l'impiété  règne  dans  l'Église,  qu'elle  paraisse, 
si  vous  voulez,  jusque  sur  l'autel  :  c'est  là  le  triomphe  de 
la  charité  d'aimer  l'unité  catholique,  malgré  les  troubles, 
malgré  les  scandales,  malgré  les  dérèglements  de  la  discipline. 
Gémissons-en  devant  Dieu  ;  reprenons-les  devant  les  hom- 
mes, si  notre  vocation  le  permet  :  mais  si  nous  avons  un  bon 
zèle,  ne  crions  pas  vainement  contre  les  abus  ;  mettons  la 
main  à  l'œuvre  sérieusement,  et  commençons  chacun  par 
nous-mêmes  la  réformation  de  l'Église.  Mes  enfants,  nous 
dit-elle,  regardez  l'état  où  je  suis  ;  voyez  mes  plaies,  voyez 
mes  ruines.  Ne  croyez  pas  que  je  veuille  me  plaindre  des 
anciennes  persécutions  que  j'ai  souffertes,  ni  de  celle  dont 
je  suis  menacée  à  la  fin  des  siècles  :  je  jouis  maintenant  d'une 
pleine  paix  sous  la  protection  de  vos  princes,  qui  sont  devenus 
mes  enfants  aussi  bien  que  vous  ;  mais  c'est  cette  paix  qui 
m'a  désolée  :  Ecce,  ecce  in pace  amaritudo  inea  amarissima  {f). 
Il  m'était  certainement  bien  amer,  lorsque  je  voyais  mes 
enfants  si  cruellement  massacrés  ;  il  me  l'a  été  beaucoup 
davantage,  lorsque  les  hérétiques  se  sont  élevés, et  ont  arraché 
avec  eux,  en  se  retirant  avec  violence,  une  grande  partie  de 
mes  entrailles  :  mais  les  blessures  des  uns  m'ont  honorée,  et 
quoique  touchée  au  dernier  point  de  la  retraite  des  autres, 
enfin  ils  sont  sortis  de  mon  sein,  comme  des  humeurs  qui  me 
surchargeaient.  Maintenant,  «  maintenant  mon  amertume 
très  amère  (')  est  dans  la  paix  :  »  Ecce  in  pace  amaritudo 
mea  amarissima  !  C'est  vous,  enfants  de  ma  paix,  c'est  vous, 
mes  enfants  et  mes  domestiques,  qui  me  donnez  mes  bles- 
sures les  plus  sensibles  par  vos  mœurs  dépravées  :  c'est  vous 
qui  ternissez  ma  gloire,  qui  me  portez  le  venin  au  cœur,  qui 
couvrez  de  honte  ce  front  auguste  sur  lequel  il  ne  devait 
paraître  ni  tache  ni  ride  i^).  Guérissez-moi,  etc. 

Que  reste-t-il  après  cela,  sinon  qu'elle  vous  parle  des  in- 
térêts de  ces  nouveaux  frères  que  sa  charité  vous  a  donnés  } 
Elle  vous  les  recommande.  Le  schisme  lui  a  enlevé  tout 
l'Orient  ;  l'hérésie  a  gâté  tout  le  Nord  :  ô  France,  qui  étais 
autrefois  exempte  de  monstres,  elle  t'a  cruellement  partagée  ! 

a.  h.,  xxxvni,  17.  —  b.  Ephes.,  v,  27. 
I.   Var.  ma  grande  amertume. 


2  12  SAMEDI  APRÈS  LES  CENDRES. 

Parmi  des  ruines  si  épouvantables,  TEglise,  qui  est  toujours 
mère,  tâche  d'élever  un  petit  asile  (')  pour  recueillir  les  restes 
d'un  si  grand  naufrage  :  et  ses  enfants  dénaturés  l'aban- 
donnent dans  ce  besoin.  Le  jeu  engloutit  tout  ;  ils  jettent  dans 
ce  gouffre  des  sommes  immenses  :  pour  cette  œuvre  de  piété 
si  nécessaire,  il  ne  se  trouve  rien  dans  la  bourse.  Les  prédica- 
teurs élèvent  leur  voix  avec  toute  l'autorité  que  leur  donne 
leur  ministère,  avec  toute  la  charité  que  leur  inspire  la  com- 
passion de  ces  misérables  ;  et  ils  ne  peuvent  arracher  un 
demi-écu  ;  et  il  faut  les  aller  presser  les  uns  après  les  autres  ; 
et  ils  donnent  quelque  aumône  chétive,  faible  et  inutile  se- 
cours ;  et  encore  ils  s'estiment  heureux  d'échapper  ;  au  lieu 
qu'ils  devraient  courir  d'eux-mêmes  pour  apporter  du  moins 
quelque  petit  soulagement  à  une  nécessité  si  pressante.  O 
dureté  des  cœurs  !  ô  inhumanité  sans  exemple  !  Mes  chers 
frères,  Dieu  vous  en  préserve  !  Ah  !  si  vous  aimez  cette 
Eglise,  dont  je  vous  ai  dit  de  si  grandes  choses,  laissez  au- 
jourd'hui, en  ce  lieu  où  elle  rappelle  ses  enfants  dévoyés, 
quelque  charité  considérable.  Ainsi  soit-il  (^). 

1.  Les  Nouveaux  Convertis  (rue  de  Seine-Saint-Victor),  où  ce  sermon  a  été 
prêché. 

2.  Bossuet  en  finissant,  renvoie  à  saint  Bernard  :  Serm.  xxxnu'w  Cantic.  Nous 
avons  vu  plus  haut  une  citation,  qui  en  est  tirée. 


^,^,  :.^  ■,^.  ^  -..^  ■.:A  ':^.  '^  ^:^:^.:^  ^^.  ^^^^;^ 


i 


CAREME  DES  MINIMES. 


Premier  SERMON. -Sur  les  DEMONS. 


15  février  1660. 

Le  CARÊME  DES  MINIMES  [})  est  la  première  station  com- 
plète fournie  par  Bossuet.  Nous  l'avons  établi  dans  notre  Histoire 
critique  if).  Ledieu  le  plaçait  en  1658  ;  Deforis,  en  1659.  C'est  en 
réalité  en  1660  qu'il  fut  prêché. C'est  ce  que  Floquet  a  solidement  dé- 
montré-(3)  ;  et  Gandar  a  trouvé  dans  l'examen  des  manuscrits  une 
éclatante  confirmation  des  arguments  fournis  par  la  Liste  de  tous 
les  prédicateurs,  et  par  les  allusions  à  des  faits  historiques,  tels  que 
la  paix  des  Pyrénées.  Nous  aimons  à  renvoyer  le  lecteur  à  l'étude 
très  développée  qu'il  consacre  à  cette  station  ("*),  bien  qu'à  notre  sens 
il  l'ait  appréciée,  comme  presque  tous  les  sermons  de  la  jeunesse 
de  Bossuet,  avec  une  excessive  sévérité.  Il  est  vrai  de  dire  toutefois 
qu'à  cette  date,  l'orateur,  qui  touche  au  plein  épanouissement  de  sa 
force,  était  «  soutenu  et  quelquefois  emporté  par  l'ardeur  de  sa 
jeunesse.  »  Une  certaine  exubérance  est  la  caractéristique  de  tous 
ces  discours,  rapidement  jetés  sur  le  papier.  Mais  ajoutons  que  leur 
auteur  s'en  est  bien  aperçu,  puisqu'il  note  à  plusieurs  reprises  sur 
ses  manuscrits  :  Abrèges  {^).  Plusieurs  passages  formellement  effacés 
dans  l'original,  mais  maintenus  obstinément  dans  le  texte  par  les 
éditeurs,  ont  servi  de  prétexte  aux  critiques  de  Gandar  ;  il  a  même 
reproché  à  Bossuet  un  passage  sur  les  Maicionites,  dans  le  sermon 
sur  les  Devions,  où  lui-même  reconnaît  ailleurs  (6)  une  pure  inter- 
polation de  Deforis.  D'ailleurs  ces  discours  qui,  même  expurgés, 
restent  un  peu  longs,  peuvent  invoquer  une  excuse  :  c'est  que  cette 
station  n'en  comportait  qu'un  par  semaine  :  c'était,  à  ce  titre,  un 
Petit  Carêjtie.  Nous  admettons  avec  Gandar  qu'il  nous  est  parvenu 
complet. 

L'enveloppe  primitive  du  sermon  sur  les  Démons  (7)  (Ile  des 
éditions),  aujourd'hui  déplacée  (f.  35),  porte  cette  indication  de  la 

1.  L'église  des  Minimes,  située  place  Royale,  était  fort  à  la  mode  auprès  des 
élégants.  C'est  là  que  la  Bruyère  place  la  messe  qui  a  leurs  préférences.  Elle  était 
sous  le  vocable  de  Saint- François  de  Paule.  Dans  le  panégyrique  de  ce  saint 
qui  fera  la  clôture  du  Carême  des  Minimes,  Bossuet  gourmandera  l'indécence 
de  certains  particuliers,  dont  la  tenue  dans  le  lieu  saint  n'était  rien  moins 
qu'édifiante. 

2.  Page  135.^ 

3.  Floquet,  Etudes...,  il,  34  et  seq. 

4.  Bossuet  orateur,  2()i  et  seq. 

5.  Il  y  a  bien  Abrèges,  et  non  Abroges  (Gazier,  Choix  de  sermons,  p.  159). 

6.  Choix  de  sermons,  p.  194,  n.  i. 

7.  Mss.,  12822,  f.  61-68,  et  f.  35. 


2  14  CAREME  DES  MINIMES. 

main  de  Bossuet  :  «  Car[ême]  des  Min[imes],  i[^^]  dim[anche]  (').  » 
On  trouverait  une  autre  indication  non  moins  décisive,  dans  les 
chaleureuses  acclamations  qu'adresse  le  jeune  orateur,  dans  sa 
péroraison,  à  la  paix  des  Pyrénées,  promulguée  la  veille  même  (^). 
Deforis,  n'étant  pas  venu  à  bout  de  fondre  ce  discours  avec  celui 
de  1653  (i^''  des  éditions),  se  crut  obligé  de  s'en  excuser  auprès  du 
public  de  la  fin  du  XVIII^  siècle  :  «  ...  Nous  eussions  bien  désiré 
pouvoir  ne  faire  des  deux  qu'un  seul  sermon,^;/  ajoutant  mi  premier 
ce  que  le  second  renferme  de  plus.  Mais,  après  y  avoir  travaillé  assez 
longtemps,  la  difficulté  du  succès  et  la  crainte  de  gâter  les  deux 
pièces  nous  ont  déterminé  à  les  donner  séparément  telles  que 
l'auteur  les  a  produites.  »  Malgré  cette  dernière  assertion,  il  ajoute 
au  discours  des  Minimes  une  assez  longue  digression  sur  «  les  fols 
Marcionites,»  empruntée  à  l'œuvre  de  Metz,  et  même  à  un  passage 
condamné.  Gandar  a  bien  reconnu  que  le  sommaire,  attribué  par 
Lâchât  à  l'autre  discours,  appartenait  à  celui-ci;  mais  il  y  a  conservé 
une  bizarre  faute  de  lecture. 

Sommaire  (^). 

\^i^'^ point \  Ce  qui  est  donné  pour  ornement  aux  natures  intelli- 
gentes leur  tourne  en  supplice.  Opération  cachée  de  la  main  de  Dieu. 

[2^  point.']  Envie,  espèce  d'orgueil,  mais  qui  va  à  ses  fins  par  des 
voies  cachées  ;  parce  que  c'est  un  orgueil  lâche  et  timide.  L'orgueil 
naturellement  se  découvre,  parce  qu'il  fait  le  généreux.  —  Jalousie 
des  anges.  Pharaon,  EzecJi.,  XXXII.  Moyens  imperceptibles  du  malin 
esprit;  Tertullien.  Comparaison  du  serpent:  Tertullien,  [rt^^t/.]  Valent. 
—  Condescendance  ("+)  du  diable.  Saint  Chrysostome.  Exemples. 

[?'/(?/;//.]  Nos  vices  plus  à  craindre  que  le  diable.  Exemple  de 
Satil,  Envie. 

JESVS  diictus  (5)  est  in  dcsertum  a  Spi- 
ritu,  ut  tentaretur  a  diabolo. 

Jésus  fut  conduit  par  l'Esprit  dans  le 
désert  pour  être  tenté  du  diable. 

{M ait  h.,  IV,  I.) 

ON  vit  (^)  dans  le  ciel  un  grand  changement,  lorsque  les 
anges  maintenant  ennemis,  autrefois  enfants  et  domes- 
tiques, ayant  quitté   le   bien   commun  de  toutes  les  natures 

1.  L'auteur  avait  mis  d'abord  :  /"'  ser\_}iion\  La  formule  n'est  changée  que 
pour  faire  concorder  les  numéros  d'ordre  avec  la  liturgie.  Un  renvoi,  apposé 
l'année  suivante  sur  un  sermon  du  Carême  des  Carmélites  (i'^''  dimanche,  Mss., 
12822,  f.  90)  montre  que  V''  dimanche  et  V^  sermon  sont  synonymes  ;  et  l'on  ren- 
contre en  effet  le  passage  visé,  si  l'on  se  reporte  au  sermon  sur  les  Vaines  excuses 
des  pécheiirs,  qui  est  celui  du  dimanche  de  la  Passion  dans  notre  Carême. 

2.  Voy.  Floquet,  Etudes...,  11,39,  4-- 

3.  F.  35.  Comme  les  deux  précédents,  ce  sommaire  ne  renvoie  pas  aux  pages. 

4.  Lâchât,  Gandar,  etc.:  Indépendance. 

5.  F.  63,  en  tête  du  2"  exorde.  —  Ms.  Ductus  est  Jésus  a  Spiritu  in... 

6.  F.  61. 


SUR   LES  DÉMONS. 


15 


intelligentes  pour  s'arrêter  à  eux-mêmes  et  à  leur  propre 
excellence,  perdirent  tout  à  coup  la  justice  dans  laquelle  Dieu 
les  avait  créés  ;  et  n'ayant  plus  que  du  faste  au  lieu  de  leur 
grandeur  naturelle,  des  finesses  malicieuses  au  lieu  d'une 
sagesse  céleste,  l'esprit  de  division  (')  au  lieu  d'une  charité 
très  ardente,  ils  devinrent  superbes,  trompeurs  et  jaloux,  et 
réduits  justement  par  leur  péché  à  une  telle  extrémité  de 
misère,  que  {"),  nonobstant  l'excellence  de  leur  nature,  de 
pauvres  mortels  comme  nous  ne  laissent  pas  que  de  leur 
faire  envie.  Changement  vraiment  épouvantable,  lequel  si 
nous  méditons  sérieusement,  il  en  réussira  cette  utilité, 
que  ces  esprits  malfaisants,  malgré  la  haine  qu'ils  ont  contre 
nous,  profiteront  néanmoins  à  notre  salut,  en  nous  apprenant 
à  craindre  Dieu  par  l'exemple  de  leur  ruine  et  à  veiller  sur 
nous-mêmes  par  l'appréhension  de  leurs  ruses.  C'est  le  fruit 
que  je  me  propose  de  ce  discours,  qui  {-')  étant  de  telle  im- 
portance, je  ne  puis  douter  du  secours  d'en  haut  (^)  dans  une 
entreprise  si  salutaire.  Oui,  mes  frères,  le  Saint-Esprit  des- 
cendra sur  nous  ;  Marie  nous  assistera  par  ses  prières;  et, 
s'agissant  de  combattre  les  démons,  un  ange  nous  prêtera 
volontiers  ses  paroles  pour  implorer  son  secours.  \_Ave.^ 

C'est  le  dessein  du  Fils  de  Dieu  de  tenir  ses  fidèles  tou- 
jours en  action,  toujours  occupés,  et  vigilants,  et  animés,  ja- 
mais relâchés  ni  oisifs  :  et  parce  que  (^)  de  tous  les  emplois 
celui  de  la  guerre  est  le  plus  actif,  de  là  vient  qu'il  nous 
enseigne  dans  son  Ecriture,  que  «  notre  vie  est  une  milice  ("),» 
et  que  comme  nous  sommes  toujours  dans  le  combat,  aussi 
ne  devons-nous  jamais  cesser  d  être  sur  nos  gardes  :  Sobrii 
estote  et  vigilate  (*).    L'évangile  de   ce  jour  nous   fait  bien 

a.  Job,  vu,  \.—  b.\  Petr.,  V,  8. 

1.  Var.  une  noire  envie. 

2.  Var.  qu'au  milieu  de  tant  de  faiblesses  qui  nous  environnent,  notre  condition 
leur  fait  envie. 

3.  Var.  lequel.  —  Sur  tous  ces  latinismes,  voy.  t.  I,  Introduction,  Remarques... 

4.  Var  du  ciel. 

5.  Édit.,  même  Ga7idar:  «parce  que  comme...  ^"^  —  Galimatias  qui  résulte  delà 
fusion  de  la  nouvelle  rédaction  avec  la  rédaction  primitive  qui  portait  :  <<-  C'est 
pourquoi,  comme  dans  tous  les  emplois  celui  de  la  guerre  est  le  plus  actif  et  qui 
tient  l'esprit  le  plus  occupé,  de  là  vient...» 


2l6  CARÊME  DES  MINIMES. 


connaître  cette  vérité.  Nous  y  voyons  Jésus  conduit  au 
désert,  pour  y  être  tenté  du  diable  ;  c'est-à-dire,  notre  capi- 
taine, qui  descend  au  champ  de  bataille  pour  venir  aux  mains 
avec  nos  ennemis  invisibles  :  Ductus  [est  in  desertum  a  Spi- 
riiîi,  ut  tentaretur  a  diabolo.'] 

Ne  croyez  pas,  mes  frères,  que  nous  devions  être  specta- 
teurs oisifs  de  ce  combat  admirable:  nous  sommes  engagés 
bien  avant  dans  cette  querelle, et  le  Fils  de  Dieu  ne  permet  aux 
démons  d'entreprendre  aujourd'hui  sur  sa  personne,  qu'afin 
de  nous  faire  entendre  par  son  exemple  (')  ce  qu'ils  machinent 
tous  les  jours  contre  nous-mêmes.  Que  s'il  est  ainsi,  chré- 
tiens, que  nous  soyons  obligés  à  combattre,  faisons  ce  que 
l'on  fait  dans  la  guerre  ;  et  avant  que  d'entrer  dans  la  mêlée, 
avançons-nous  avec  le  Sauveur  pour  reconnaître  ces  ennemis 
qui  m^archent  contre  nous  si  résolument.  Si  nous  sommes 
soigneux  de  les  observer  dans  l'évangile  de  cette  journée, 
nous  remarquerons  aisément  leur  puissance,  qui  les  rend  su- 
perbes et  audacieux.  Ils  entreprennent,  messieurs,  contre  le 
Fils  de  Dieu  même,  ils  tentent  de  le  mettre  à  leurs  pieds  ; 
peut-on  voir  une  audace  plus  emportée  (')  ?  Ils  l'enlèvent  en 
un  moment  du  désert  sur  le  pinacle  du  temple,  Jésus-Christ 
le  permettant  de  la  sorte  pour  l'instruction  de  ses  fidèles  : 
est-ce  pas  une  force  terrible  ?  S'ils  sont  forts  et  entrepre- 
nants, ils  ne  sont  pas  moins  rusés  ni  malicieux.  La  haine  in- 
vétérée qu'ils  ont  contre  nous  les  oblige  de  recourir  à  des 
artifices  également  subtils  et  malins.  Ils  tentent  Jésus-Christ 
de  gourmandise  après  un  jeûne  de  quarante  jours  :  Die  ut 
lapides  isti  panes  fiant  :  et  ils  tâchent  de  le  porter  à  la  vaine 
gloire,  après  une  action  d'une  patience  héroïque  :  n'était-ce 
pas  un  dessein  plausible  et  une  finesse  bien  inventée  ? 

Tout  cela,  chrétiens,  nous  doit  faire  peur,  puisque  nous 
avons  à  nous  défendre,  dans  le  même  temps,  et  de  la  violence 
et  de  la  surprise,  et  de  la  force  et  des  ruses.  Et  néanmoins 
ce  même  évangile,  qui  nous  représente  ces  ennemis  avec  cet 
appareil  redoutable,nous  découvre  aussi  d'une  même  vue  qu'il 
n'est  rien  de  plus  aisé  que  de  les  vaincre,  puisque  nous  voyons 


1.  Var.  qu'afin^que  nous  entendions  ce  qu'ils  machinent. 

2.  Var.  une  plus  grande  insolence? 


SUR  LES  DÉMONS.  2  I  7 


clairement  et  toutes  leurs  forces  abattues,  et  toutes  leurs 
finesses  éludées  (')  par  une  simple  parole.  Voilà,  mes  frères, 
en  peu  de  mots,  ce  que  nous  apprend  l'Evangile  de  l'état  de 
nos  ennemis  et  de  leur  armée.  Si  vous  regardez  leur  marche 
hardie,  et  leur  contenance  fière  et  présomptueuse,  vous 
verrez  d'abord  leur  force  et  leur  puissance  ;  si  vous  observez 
de  plus  près  leur  marche,  vous  reconnaîtrez  aisément  leurs 
ruses  et  leurs  détours;  et  enfin  si  vous  pénétrez  jusqu'au  fond, 
vous  verrez  qu'avec  leur  mine  superbe  et  leur  appareil  redou- 
table, ils  sont  déjà  rompus  et  défaits  ;  et  qu'étant  encore 
tremblants  et  effrayés  de  leur  déroute,  il  est  (^)  très  facile  de 
les  mettre  en  fuite.  C'est  ce  que  je  me  propose  de  vous 
faire  entendre  ;  et  voilà  en  peu  de  paroles,  le  partage  de 
ce  discours.  Commençons  par  leur  force  et  par  leur  puis- 
sance. 

PREMIER    POINT. 

Pour  vous  faire  entendre,  messieurs,  quelle  est  la  force  des 
ennemis  que  nous  avons  à  combattre,  il  faut  nécessairement 
vous  entretenir  de  la  perfection  de  leur  nature.  Mais  comme 
ce  discours  serait  infini,  si  j'allais  rechercher  curieusement 
tout  ce  que  la  théologie  nous  en  enseigne,  je  vous  en  dirai 
seulement  ce  mot,  qui  sera  très  utile  pour  votre  instruction  : 
c'est  que  la  noblesse  de  leur  être  est  telle,  qu'à  peine  les 
théologiens  peuvent-ils  comprendre  de  quelle  sorte  le  péché 
a  pu  trouver  place  dans  une  perfection  si  éminente.  Il  faut 
donc  nécessairement  qu'elle  soit  bien  haute.  Et,  en  effet,  mes 
frères,  que  des  mortels  comme  nous,  abîmés  dans  une  pro- 
fonde ignorance,  accablés  de  cette  masse  de  chair,  agités  de 
tant  de  convoitises  brutales,  abandonnent  si  souvent  le  che- 
min étroit  delà  loi  de  Dieu,  bien  que  ce  soit  une  extrême 
insolence,  ce  n'est  pas  un  événement  incroyable  :  mais  que 
ces  intelligences  pleines  de  lumières  divines,  elles  dont  les 
connaissances  sont  si  distinctes  et  les  mouvements  si  paisibles, 
que  Dieu  avait  créées  avec  tant  de  grâce  et  dans  une  condi- 

1.  Mot  souligné,  sans  doute  pour  être  remplacé  en  chaire  par  une  expression 
plus  énergique. 

2.  Var.  il  n'est  rien  de  plus  facile  que  de  les  vaincre  et  les  mettre  en  fuite. 


2l8  CARÊME  DES  MINIMES. 

tion  si  heureuse  qu'elles  pouvaient  mériter  leur  béatitude 
par  un  moment  de  persévérance,  se  soient  néanmoins  retirées 
de  Dieu,  bien  qu'elles  fussent  si  assurées  que  leur  souveraine 
félicité  ne  fût  qu'en  lui  seul,  c'est  ce  qui  est  surprenant  et 
terrible.  Le  prophète  même  s'en  étonne  :  Quomodo  cecidisti 
de  cœlo,  Lucifer  ?  {f)  O  Lucifer,  astre  brillant  qui  luisais  dans 
le  ciel  avec  tant  d'éclat,  comment  es-tu  tombé  si  soudaine- 
ment ?  Quelle  est  la  cause  de  ta  chute  ?  Qui  a  pu  donner 
l'entrée  au  péché,  puisqu'il  ne  pouvait  y  avoir  ni  erreur  parmi 
tant  de  connaissances  ('),  ni  surprise  dans  un  si  grand  jour, 
ni  trouble  dans  une  si  parfaite  tranquillité  et  dans  un  tel  déga- 
gement de  la  matière  ?  Cependant,  mes  frères,  cet  astre  est 
tombé,  et  il  a  entraîné  avec  lui  la  quatrième  partie  des 
étoiles  i^\  De  quelle  sorte  cela  s'est-il  fait?  Ne  soyons  pas 
curieux  d'un  si  grand  secret,  et  reconnaissons  seulement 
qu'en  vérité  être  créature,  c'est  bien  peu  de  chose  {f). 

a.  Is.,  XIV,  12. 

1.  Var.  de  lumières. 

2.  Cesi-à-dire,  des  anges  :  style  figuré. 

3.  Les  éditeurs,  Gandar  excepté,  intercalent  ici  l'interpolation  suivante  :  «  Les 
fous  marcionites,  et  les  manichéens,  encore  plus  insensés,  estimaient  que  la 
méchanceté  des  démons  était  leur  condition  naturelle  :  car  de  même  qu'il  y  a  un 
souverain  bien  duquel  tous  les  biens  découlent  dans  cet  univers  {var.  qu'y  ayant 
plusieurs  biens  dans  le  monde,  il  faut  qu'il  y  ait  un  souverain  bien),  ainsi  parce 
qu'il  s'y  rencontre  diverses  sortes  de  maux,  ils  inféraient  de  là  qu'il  y  avait  un 
principe  commun  de  tout  mal,  un  souverain  mal,  pour  ainsi  parler,  un  Dieu 
méchant,  dont  tout  le  plaisir  est  de  nuire,  ruminant  toujours  en  soi-même  quelque 
dessein  tragique  et  funeste  ;  et  ils  voulaient  que  les  diables  fussent  ses  créatures 
et  ses  satellites  ;  de  sorte,  disaient-ils,  qu'ils  sont  méchants  par  nature.  Certes  je 
m'étonnerais  qu'une  doctrine  si  monstrueuse  ait  pu  avoir  quelque  vogue  parmi 
des  gens  qui  se  disaient  chrétiens,  si  je  ne  savais  qu'il  n'y  a  point  d'abîme  d'er- 
reur où  l'esprit  humain  ne  se  précipite,  lorsqu'enflé  des  sciences  humaines,  et 
secouant  le  joug  de  la  foi,  il  se  laisse  emporter  à  sa  raison  égarée. 

Mais  autant  que  leur  doctrine  était  ridicule  et  impie,  autant  sont  excellentes 
les  vérités  que  les  anciens  Pères  leur  ont  opposées  :  et  surtout  je  ne  puis  assez 
admirer  avec  quelle  force  de  raisonnement  l'incomparable  saint  Augustin  {De 
Civ.  Dei,  lib.  XIV,  cap.  xill  ;  Lib.  de  ver.  Relig.,  n.  35,  36,  37,  et  alibi),  et  après 
lui  le  grand  saint  Thomas,  son  disciple,  ont  réfuté  leur  extravagance.  Ces  grands 
hommes  leur  ont  appris  qu'en  vain  ils  recherchaient  les  causes  efficientes  du 
mal  ;  que  le  mal  n'étant  qu'un  défaut,  il  ne  pouvait  avoir  de  vraies  causes  ;  que 
tous  les  êtres  venaient  du  premier  et  souverain  Être,  qui,  étant  très  bon  par 
essence,  communiquait  aussi  une  impression  de  bonté  à  tout  ce  qui  sortait  de 
ses  mains  ;  d'où  il  résultait  manifestement  qu'il  ne  pouvait  y  avoir  de  nature 
mauvaise.  Ce  qui  se  confirme  par  le  sentiment  et  le  langage  commun  des  hommes, 
qui  appellent  les  choses  bonnes  quand  elles  sont  dans  leur  constitution  naturelle  : 
et  par  conséquent  il  est  impossil^le  qu'une  chose  soit  tout  ensemble  et  naturelle 


SUR  LES  DÉMONS.  219 


Non,  je  ne  cherche  point  d'autres  causes  pourquoi  les 
anges  ont  pu  pécher,  sinon  que  c'étaient  des  créatures  :  la 
raison,  saint  Augustin  nous  l'a  enseignée  (au  livre  XIV  de 
Civit\ate  DeP^.  La  créature  est  faite  de  la  main  de  Dieu  ; 
donc  (')  il  ne  se  peut  qu'elle  ne  soit  bonne,  parce  que  son 
principe  est  la  bonté  môme  :  mais  la  créature  est  tirée  du 
néant  ;  c'est  pourquoi  il  ne  faut  pas  s'étonner  si  elle  retient 
quelque  chose  de  cette  basse  et  obscure  origine  ;  ni  si,  étant 
sortie  du  néant,  elle  y  retombe  si  facilement  par  le  péché, 
qui  l'y  rengage  de  nouveau,  en  la  séparant  de  la  source  de 
son  être.  Ainsi,  messieurs,  c'est  assez  de  voir  que  les  anges 
étaient  créatures,  pour  conclure  qu'ils  n'étaient  pas  impec- 
cables. Cet  honneur  n'appartient  qu'à  Dieu.  Ils  lui  sont  sem- 
blables, il  est  vrai,  mais  non  pas  en  tout  :  et  encore  que  nous 
voyions,  dit  Tertullien,  «  qu'une  image  bien  faite  (^)  repré- 
sente tous  les  traits  de  l'original,  elle  ne  peut  exprimer  sa 
vigueur,  étant  destituée  de  mouvement  ;  ainsi  quelque  res- 
semblance que  nous  voyions  des  perfections  infinies  de  Dieu 
dans  les  anges  et  les  natures  spirituelles,  elles  ne  peuvent 
jamais  exprimer  sa  force,  qui  est  le  bonheur  de  ne  pécher 
pas  :  »  Imago,  cimt  omîtes  lineas  exprimat  veritatis,  vi  tainen 

et  mauvaise.  A  quoi  ils  ajoutaient  que  le  mal,  n'étant  qu'une  corruption  du  bien, 
ne  pouvait  agir  ni  travailler  que  sur  un  bon  fond  :  qu'il  n'y  a  que  les  bonnes 
choses  qui  soient  capables  d'être  corrompues  ;  et  que  les  créatures  ne  pouvant 
devenir  mauvaises  que  parce  qu'elles  s'éloignent  de  leurs  vrais  principes,  il  s'en- 
suivait de  là  que  ces  principes  étaient  très  bons.  Ainsi,  disaient  ces  gfands  per- 
sonnages, tant  s'en  faut  que  les  manquements  des  créatures  prouvent  qu'il  y  a 
de  mauvais  principes,  qu'au  contraire  il  serait  impossible  qu'il  y  eût  aucun  man- 
quement dans  le  monde,  si  les  principes  n'étaient  excellents  :  par  exemple,  il  ne 
pourrait  y  avoir  de  dérèglement,  s'il  n'y  avait  une  règle  première  et  invariable  ; 
ni  aucune  malice  dans  les  actions,  s'il  n'y  avait  une  souveraine  bonté,  de  laquelle 
les  méchants  se  retirent  par  un  égarement  volontaire.  Enfin,  pour  couronner  leurs 
belles  raisons  par  une  parole  expresse  du  Fils  de  Dieu,  ils  ont  remarqué  que 
Notre  Seigneur,  en  parlant  du  diable,  en  saint  Jean,  chapitre  VIII,  n'avait  pas 
dit  qu'il  était  né  dans  le  mensonge,  mais  «  qu'il  n'était  pas  demeuré  dans  la 
vérité  :  »  In  veritate  nofi  stetit.  Que  s'il  n'y  est  pas  demeuré,  il  y  a  donc  été  établi  ; 
et  s'il  en  est  tombé,  ce  n'est  pas  un  vice  de  sa  nature,  mais  une  dépravation  de  sa 
volonté.  Laissant  donc  à  part  ces  vieilles  erreurs,  ensevelies  depuis  si  longtemps 
dans  l'oubli,  recherchons  de  plus  haut  et  par  les  véritables  principes  l'origine  de 
ces  esprits  dévoyés,  et  la  cause  de  leurs  erreurs.  Suiviez-moi,  s'il  vous  plaît, 
chrétiens.» — Ce  passage  était  déjà  supprimé  par  l'auteur  dans  le  sermon  de  1653. 

1.  Var.  et  par  conséquent  elle  est  bonne. 

2.  Var.  qu'une  excellente  peinture. 


2  20  CAREME  DES  MINIMES. 

ipsa  caret,  non  habens  motum;  ita  et  anima,  wiago  Spiritiis, 
solam  vint  ejus  exprimere  non  valuit,  id  estnon  peccandi  feli- 
citatem  (''). 

Tirés  du  néant,  et  c'est  assez  dire  :  de  là,  messieurs,  il  est 
arrivé  que  les  premiers  des  anges  (')  se  sont  endormis  en 
eux-mêmes  dans  la  complaisance  de  leur  beauté.  La  douceur 
de  leur  liberté  les  a  trop  charmés,  ils  en  ont  voulu  faire  une 
épreuve  malheureuse  et  funeste  ;  et,  déçus  par  leur  propre 
excellence,  ils  ont  oublié  la  main  libérale  qui  les  avait  com- 
blé[s]  de  ses  grâces.  L'orgueil  s'est  emparé  de  leurs  puis- 
sances :  ils  n'ont  pas  voulu  se  soumettre  à  Dieu,  et,  ayant 
quitté,  les  malheureux,  cette  première  bonté,  qui  n'était  pas 
moins  l'appui  de  leur  bonheur  que  le  principe  de  leur  être, 
vous  étonnerez-vous  si  tout  est  allé  en  ruine,  ni  s'il  s'en  est 
ensuivi  ('')  un  changement  si  épouvantable  ?  Dieu  l'a  permis 
de  la  sorte. 

Tremblons,  tremblons,  mes  frères,  et  soyons  saisis  de 
frayeur  en  voyant  ce  tragique  exemple  et  de  la  faiblesse  de  la 
créature  et  de  la  justice  divine.  Hélas  !  on  a  beau  nous  aver- 
tir, nous  courons  tous  les  jours  aux  occasions  du  péché  les 
plus  pressantes,  les  plus  dangereuses  ;  nous  ne  veillons  non 
plus  sur  nous-mêmes  que  si  nous  étions  impeccables  ;  et  nous 
croyons  pouvoir  conserver  sans  peine,  parmi  tant  de  tenta- 
tions, ce  que  des  créatures  si  parfaites  {^)  ont  perdu  dans  une 
telle  tranquillité.  Est-ce  folie  .'*  est-ce  enchantement  }  est-ce 
que  nous  n'entendons  pas  quels  malheurs  le  péché  apporte  ; 
pendant  que  nous  voyons  à  nos  yeux  ces  esprits  si  nobles 
défigurés  si  étrangement  par  un  seul  crime,  que  d'anges 
de  lumière  ils  sont  faits  tout  d'un  coup  anges  de  ténè- 
bres, d'enfants  ils  sont  devenus  ennemis  irréconciables  ;  et 
étant  ministres  immortels  des  volontés  divines,  ils  sont  en- 
fin réduits  à  cette  extrémité  de  misère,  qu'il  n'y  a  plus  pour 
eux  d'occupation  que  dans  l'infâme  emploi  de  tromper  les 
hommes  ?  Quelle    vengeance  !  quel    changement  !   C'est    le 

a.  Advers.  Maj-cton.,  lib.  II,  n.  9. 

1.  Var.  que  les  anges  rebelles. 

2.  Les  éditeurs  corrigent  :  «  s'il  s'en  est  suivi.  » 

3.  Var.  des  esprits  si  parfaits. 


SUR  LES  DÉMONS.  22  1 


péché  qui  l'a  fait,  et  nous  ne  le  craignons  pas  !  N'est-ce  pas 
être  bien  aveugles  ?  Mais  revenons  à  notre  sujet  ('),  et 
jugeons  de  la  force  de  nos  ennemis  par  la  perfection  de  leur 
nature. 

C'est  le  grand  apôtre  saint  Paul  qui  nous  y  exhorte  par 
ces  excellentes  [paroles  :  ]  «  Revêtez-vous,  dit-il,  des  armes 
de  Dieu,  «  parce  que  vous  n'avez  pas  à  combattre  la  chair 
ni  le  sang,  »  ni  aucune  force  visible  :  Non  est  nobis  colluc- 
taiio  adversus  carnem  et  sanguineni,  sed  adversus  principes  et 
potestates,  adversus  mundi  redores,  contra  spiritualia  nequi- 
tiœ  in  cœlestibiis  ('*)  ;  »  mais  contre  «  des  principautés  et  des 
puissances,  et  des. malices  spirituelles  :  »  spiritualia  nequitice. 
Pourquoi  exagère-t-il  en  termes  si  forts  leur  nature  spiri- 
tuelle }  c'est  à  cause  que  dans  les  corps,  outre  la  partie  agis- 
sante, il  y  en  a  aussi  une  autre  qui  souffre,  que  nous  appe- 
lons la  matière  :  c'est  pourquoi  les  actions  des  causes  natu- 
relles, si  nous  les  comparons  à  celles  des  anges,  paraîtront 
languissantes  et  engourdies,  à  cause  de  la  matière  qui  ralen- 
tit toute  leur  vertu.  Au  contraire,  ces  ennemis  invisibles,  qui 
s'opposent  à  notre  bonheur,  ne  sont  pas,  dit-il,  de  chair  ni  de 
sang:  tout  y  est  dégagé, tout  y  est  esprit;  c'est-à-dire,  tout  y  est 
force,  tout  y  est  vigueur  :  ils  sont  de  la  nature  de  ceux  dont 
il  est  écrit  «qu'ils  portent  le  monde  (''').  »  Et  de  là  nous  de- 
vons conclure  que  leur  puissance  est  très  redoutable. 

Mais  vous  croirez  peut-être  que  leur  ruine  les  a  désarmés, 
et  qu'étant  tombés  de  si  haut,  ils  n'ont  pu  conserver  leurs 
forces  entières.  Désabusez-vous,  chrétiens  ;  tout  est  entier 
en  eux,  excepté  leur  justice  et  leur  sainteté,  et  conséquem- 
ment  leur  béatitude.  En  voici  la  raison  solide,  tirée  des  prin- 
cipes de  saint  Augustin  :  c'est  que  la  félicité  des  esprits  ne 
se  trouve  ni  dans  une  nature  excellente  (-),  ni  dans  un 
sublime  raisonnement,  ni  dans  la  force,  ni  dans  la  vigueur  ; 
mais  elle  consiste  seulement  à  s'unir  à  Dieu  par  un  amour 
chaste  et  persévérant.  Quand  donc  ils  se  séparent  de  lui,  ne 
croyez  pas  qu'il  soit  nécessaire  que  Dieu  change  rien  en  leur 

a.  Ephes.,  vi,  12.  —  Ms.  adversîts  principatus.  —  b.  Job,  ix,  13. 

1.  Personne  ne  regrettera  cette  sublime  digression,  où  perce  déjà  tout  entier  le 
Bossuet  définitif. 

2.  Var.  n'est  ni  dans  la  nature.  (Formait  cacophonie.) 


22  2  CAREME  DES  MINIMES. 

nature  pour  punir  leur  égarement  ;  il  suffit,  dit  Augustin, 
pour  se  venger  d'eux,  qu'il  les  abandonne  à  eux-mêmes  : 
Quia  sua  supe7'bia  sibi  placicerunt,  Dei  justitia  sibi  donaren- 
tur  {").  De  cette  sorte,  ces  anges  rebelles  que  l'honneur  de 
leur  nature  a  enflés,  que  leurs  grandes  connaissances  ont 
rendus  superbes  jusqu'à  vouloir  s'égaler  à  Dieu,  ne  perdront 
pas  pour  cela  leurs  dons  naturels.  Non,  ils  leur  seront  con- 
servés ;  il  y  aura  (')  seulement  cette  différence,  que  ce  qui 
leur  servait  d'ornement,  cela  même  leur  tournera  en  sup- 
plice, par  une  opération  cachée  de  la  main  de  Dieu,  qui  se 
sert  comme  il  lui  plaît  de  ses  créatures,  tantôt  pour  la  jouis- 
sance d'une  souveraine  félicité,  tantôt  pour  l'exercice  de  sa 
juste  et  impitoyable  vengeance. 

Par  conséquent,  messieurs,  il  ne  faut  pas  croire  que  leurs 
forces  soient  épuisées  par  leur  chute.  Toute  l'Écriture  les 
appelle  forts.  «  Les  forts,  dit  David,  se  sont  jetés  sur  moi  :  » 
Irruerunt  in  me  fortes  ('^)  ;  par  où  saint  Augustin  entend  les 
démons  (').  Jésus-Christ  appelle  Satan  «  le  fort  armé  :  » 
fortis  armatus  {^).  Non  seulement  il  a  sa  force,  c'est-à-dire 
sa  nature  et  ses  facultés,  mais  encore  ses  armes  lui  sont 
conservées,  c'est-à-dire  ses  inventions  et  ses  connaissances  : 
foiHis  armatus.  Ailleurs  il  le  nomme  «  le  prince  du  monde  :  » 
priiiceps  hîijits  mundi  {()  ;  et  saint  Paul,  «  gouverneurs  du 
monde  :  mundi  redores  ({).  Et  nous  apprenons  de  Tertullien 
que  les  démons  faisaient  parer  leurs  idoles  des  robes  dont  se 
revêtaient  les  magistrats  ;  qu'ils  faisaient  porter  devant  eux 
les  faisceaux  et  les  autres  marques  d'autorité  publique, 
comme  étant,  dit-il,  «  les  vrais  magistrats  et  les  princes 
naturels  du  siècle  :  »  Dœmones  magistratîis  sîint  sœculi  (f).  » 
Satan  n'est  pas  seulement  le  prince  (-),  le  magistrat  et  le 
gouverneur  du  siècle  ;  mais,  pour  ne  laisser  aucun  doute  de 
sa  redoutable  puissance,  saint  Paul  nous  enseigne  qu'il  «  en 
est  le  dieu  :  »  deus  hujus  sœculi  (''').  En  effet,  il  fait  le  dieu 

a.  De  Civil.  Dei,  lib.  XIV,  cap.  xv.  —  b.  Ps.,  LVlll,  4.  —  c.  In  Ps.  LVill, 
Enarr.  I,  n.  6.  —  d.  Luc,  xi,  21.  —  e.Joan.,  xil,  31.  — /  Ephes.,  vi,  12.  — 
M  s.  rectores  vmndi.  — g.  De  idolol.,  n.  18.  —  h.  II  Cor.,  iv,  4. 

1.  Edit.  mais  il  y  aura. 

2.  Var.  n'en  est  pas  seulement  le  prince... 


SUR  LES  DÉMONS.  223 


sur  la  terre,  il  affecte  d'imiter  (')  le  Tout-Puissant.  II  n'est 
pas  en  son  pouvoir  de  faire  (^)  comme  lui  de  nouvelles 
créatures,  pour  les  opposer  à  son  Maître  ;  voici  ce  qu'invente 
son  ambition  :  il  corrompt  celles  de  Dieu,  dit  Tertullien  ("), 
et  les  tourne  autant  qu'il  peut  contre  leur  auteur  ;  enflé  dé- 
mesurément de  ses  bons  succès,  il  se  fait  rendre  enfin  des 
honneurs  divins  ;  il  exige  des  sacrifices,  il  reçoit  des  vœux, 
il  se  fait  ériger  des  temples  :  comnie  un  sujet  rebelle  qui,  par 
mépris  ou  par  insolence,  affecte  la  même  grandeur  que  son 
souverain  :  Ut  Dei  Domi7ti  placita  cum  contu7nelia  affe- 
ctans  ('''). 

Telle  est  la  puissance  de  notre  ennemi  ;  et  ce  qui  la  rend 
plus  terrible,  c'est  la  violente  application  avec  laquelle  il  unit 
ses  forces  dans  le  dessein  de  notre  ruine.  Tous  les  esprits 
angéliques,  comme  remarque  très  bien  saint  Thomas  ('), 
sont  très  arrêtés  dans  leurs  entreprises  :  car  au  lieu  que  les 
objets  ne  se  présentent  à  nous  qu'à  demi,  si  bien  que,  par  de 
secondes  réflexions,  nous  avons  de  nouvelles  vues  qui  ren- 
dent nos  résolutions  chancelantes,  les  anges,  au  contraire,  dit 
saint  Thomas,  embrassent  tout  leur  objet  du  premier  re- 
gard avec  toutes  ses  {f)  circonstances  ;  et  ensuite  leur  résolu- 
tion est  fixe,  déterminée  et  invariable.  Mais  s'il  y  a  en  eux 
quelque  pensée  forte,  et  où  leur  intelligence  soit  toute  (f) 
appliquée,  c'est  sans  doute  celle  de  nous  perdre.  «  C'est  un 
ennemi  qui  ne  dort  jamais,  jamais  il  ne  laisse  sa  malice 
oisive  :  »  Pervicacissiimis  hostis  ille  mmqttam  malitiœ  suce 
otmm  facit  :  quand  même  vous  le  surmontez,  vous  ne  domp- 
tez pas  son  audace,  mais  vous  enflammez  son  indignation  : 
Tîuic pluriniiLin  accenditur,  dum  extinguittir  ("')  :  «  Quand 
son  feu  semble  tout  à  fait  éteint,  c'est  alors  qu'il  se  rallume 
avec  plus  de  force  (^).  »  Ce  superbe,  ayant  entrepris  de  trai- 
ter d'égal   avec    Dieu,  pourra-t-il  jamais  croire  qu'une  créa- 

a.  Deidolol.,  n.  4.  —  b.  Tertull.,  ad  Uxor.,  n.  8.  —  cl  Part.,  Quœst.  LViii,  art.3. 
—  d.  Tertull,  De  Pœnit.^  n.  7.  —  Ms.  cum  extinguitur. 

1.  Var.  il  imite. 

2.  Var.  il  ne  peut  faire... 

3.  Ms.  leurs.  (Distraction.) 

4.  Les  éditeurs,  même   Gandar,  corrigent  mal   à   propos  :  tout  appliquée.  Le 
sens  est  :  appliquée  entière. 

5.  Var.  Quand  il  semble  tout  à  fait  éteint,  c'est  alors  que  son  feu  s'allume... 


2  24  CARÊME  DES  MINIMES. 

ture  impuissante  soit  capable  de  lui  résister  ?  et  si,  renversé 
comme  il  est  dans  les  cachots  éternels,  il  ne  cesse  pas  néan- 
moins par  une  vaine  opiniâtreté  de  traverser  autant  qu'il 
peut  les  desseins  de  Dieu,  s'il  se  roidit  contre  lui,  bien  qu'il 
sache  que  tous  ses  efforts  seront  inutiles,  que  n'osera-t-il 
pas  contre  nous,  dont  il  a  si  souvent  expérimenté  la  fai- 
blesse ? 

Ainsi  je  vous  avertis,  mes  chers  frères,  de  ne  vous  relâ- 
cher jamais,  et  de  vous  tenir  toujours  en  défense.  Tremblez 
même  dans  la  victoire  :  c'est  alors  qu'il  fait  ses  plus  grands 
efforts,  et  qu'il  remue  ses  machines  les  plus  redoutables.  Le 
voulez-vous  voir  clairement  dans  l'histoire  de  notre  évangile  ? 
Il  attaque  trois  fois  le  Fils  Dieu  :  trois  fois  repoussé  honteu- 
sement, il  ne  peut  encore  perdre  courage.  «  Il  le  laisse,  dit 
l'Écriture,  jusqu'à  un  autre  temps  :  Recessit  ab  illo  usqiie  ad 
tempus  ;  i^)  »  surmonté  et  non  abattu,  ni  désespérant  de  le 
vaincre  ;  mais  attendant  une  heure  plus  propre  et  une  occa- 
sion plus  pressante.  O  Dieu  !  que  dirons-nous  ici,  chrétiens  ? 
Si  une  résistance  si  vigoureuse  ne  ralentit  pas  sa  fureur, 
quand  pourrons-nous  espérer  de  trêve  avec  lui  .'^  Et  si  la 
guerre  est  continuelle,  si  un  ennemi  si  puissant  veille  sans 
cesse  contre  nous  avec  tous  ses  anges,  qui  pourrait  assez 
exprimer  combien  soigneuse,  combien  vigilante,  combien 
prévoyante  et  inquiète  doit  être  à  tous  moments  la  vie  chré- 
tienne .-^  Et  nous  nous  endormons  !...  (')  Je  ne  m'étonne  pas 
si  nous  vivons  (-)  sous  sa  tyrannie,  ni  si  nous  tombons  dans 
ses  pièges,  ni  si  nous  sommes  enveloppés  dans  ses  embûches 
et  dans  ses  finesses. 

SECOND    POINT. 

Puisque  l'ennemi  dont  nous  parlons  est  si  puissant  et  si 
orgueilleux,  vous  croirez  peut-être,  messieurs,  qu'il  vous 
attaquera  par  la  force  ouverte,  et  que  les  finesses  s'accordent 
mal  avec  tant  de  puissance  et  tant  d'audace.  En  effet,  saint 
Thomas  remarque  (''')  que  le  superbe  entreprend  hautement 

a.  Luc,  IV,  13.  —  Ms.  dimisit  eum.  —  b.  IP  II*  qiiœst.  LV,  art.  8. 

1.  M  s.  etc. 

2.  Var.  si  nous  sommes. 


SUR  LES  DÉMONS.  225 


les  choses,  et  cela,  dit  ce  grand  docteur,  parce  qu'il  veut  con- 
trefaire le  courageux,  qui  a  coutume  d'agir  ouvertement  dans 
ses  desseins,  et  qui  est  ennemi  de  la  surprise  et  des  artifices. 
Il  serait  donc  malaisé  d'entendre  de  quelle  sorte  Satan  aime 
les  finesses,  «  lui  qui  est  le  prince  de  tous  les  superbes,  » 
comme  l'appelle  l'Écriture  sainte  :  Ipse  est  rex  super  uiiiver- 
sosfilios  siiperbiœ  ("),  si  cette  même  Ecriture  ne  nous  appre- 
nait que  c'est  un  superbe  envieux,  Invidia  diaboli{^\  et  par 
conséquent  trompeur  et  malin.  Car  encore  qu'il  soit  véritable 
que  l'envie  soit  une  espèce  d'o''gueil,  néanmoins  tout  le 
monde  sait  que  c'est  un  orgueil  lâche  et  timide,  qui  se  cache, 
qui  fuit  le  jour,  qui,  ayant  honte  d'elle-même  ('),  ne  parvient 
à  ses  fins  que  par  de  secrètes  menées  :  et  de  là  vient  qu'une 
noire  envie  rongeant  éternellement  le  cœur  de  Satan,  et  le 
remplissant  de  fiel  et  d'amertume  contre  nous,  elle  le  con- 
traint d'avoir  recours  à  la  fraude,  à  la  tromperie,  à  des  artifices 
malicieux  :  il  ne  lui  importe  pas,  pourvu  qu'il  nous  perde. 

D'où  lui  vient  cette  envie  ?  C'est  ce  qu'il  serait  long  de 
vous  expliquer,  et  vous  en  êtes  sans  doute  déjà  bien  instruits. 
Car  qui  ne  sait,  messieurs,  que  cet  insolent,  qui  avait  osé 
attenter  sur  le  trône  de  son  Créateur,  frappé  d'un  coup  de 
foudre,  chut  du  ciel  en  terre,  «  plein  de  rage  et  de  désespoir?» 
Habens  irain  magnavi  (').  Se  sentant  perdu  sans  ressource 
et  ne  sachant  sur  qui  se  venger,  il  tourne  sa  haine  envenimée 
contre  Dieu,  contre  les  anges,  contre  les  hommes,  contre 
toutes  les  créatures,  contre  lui-même  :  et  après  une  telle 
chute,  n'étant  plus  capable  que  de  cette  maligne  joie  (-)  qui 
revient  à  un  méchant  d'avoir  des  complices,  et  à  un  esprit 
malfaisant,  des  compagnons  de  sa  misère,  il  conspire  avec 
ses  anges  de  tout  perdre  avec  eux,  d'envelopper,  s'ils  pou- 
vaient, tout  le  monde  dans  leur  crime.  De  là  cette  haine,  de 
là  cette  envie  qui  le  remplit  contre  nous  de  fiel  et  d'amer- 
tume. 

Le  voulez-vous  voir,  chrétiens,  voulez-vous  voir  cet  en- 
vieux,  représenté  chez  Ezéchiel  sous  le  nom  de  Pharaon,  roi 

a.  Job,  XLi,  25.  —  Ms.  Ipse  enim  dominatur  in  omnes...  —  b.  Sap.,  11,  24.  — 
c.  Apoc,  XII,  2. 

1.  Var.  de  soi-même.  —  Le  féminin  s'accorde  avec  envie. 

2.  Var.  de  cette  joie  maligne. 

Sermonà  de  Bossuet.  —  III.  15 


2  26  CARÊME  DES  MINIMES. 

d'Egypte  ?  Spectacle  épouvantable  !  Tout  autour  de  lui  sont 
des  morts,  meurtris  par  de  cruelles  blessures.  «  Làgît  Assur, 
dit  le  prophète,  avec  toute  sa  multitude  :  là  est  tombé  Elam 
et  tout  le  peuple  qui  le  suivait  :  là  Mosoch  et  Thubal,  les  rois 
d'Iduméeet  du  Nord,  et  leurs  princes  et  leurs  capitaines,  »  et 
tous  les  autres  qui  sont  nommés,  multitude  immense,  nombre 
innombrable  :  ils  sont  tout  autour  couchés  par  terre,  nageant 
dans  leur  sang  :  Pharaon  est  au  milieu,  «  qui  voit  tout  ce 
carnage,  et  qui  se  console  de  ses  pertes,  et  de  toute  sa  mul- 
titude tuée  par  le  glaive  ;  Pharaon  et  toute  son  armée  ;  » 
Satan  et  tous  ses  complices  :  Vidit  eos  Pharao,  et  consolatus 
est  super  universa  multitudine  sua  quœ  interfecta  est  gladio  ; 
Pharao,  et  omnis  exercitus  ejus  {f). 

—  Enfin,  enfin,  disent-ils,  nous  ne  serons  pas  les  seuls  :  ça, 
ça,  voici  des  compagnons.  O  justice  divine  (')  !  tu  as  voulu 
des  supplices,  en  voilà  !  soûle  ta  vengeance,  voilà  assez  de 
sang,  assez  de  carnage  !  Voilà,  voilà  ces  hommes  que  Dieu 
avait  voulu  égaler  à  nous,  les  voilà  enfin  nos  égaux  dans  les 
tourments  ;  cette  égalité  nous  plaît  :  plutôt,  plutôt  périr,  que 
de  les  voir  à  tes  côtés  dans  la  gloire  !  Malheur  à  nos  lâches 
compagnons  qui  le  souffrent  (^)  !  Il  vaut  bien  mieux  périr,  et 
qu'ils  périssent  avec  nous.  Ils  nous  jugeront  quelque  jour, 
ces  hommes  mortels  ;  il  faudra  bien  l'endurer,  puisque  Dieu 
le  veut.  —  Ah  !  quelle  rage  pour  ces  superbes  !  —  Mais 
auparavant,  disent-ils,  combien  en  mourra-t-il  de  notre  main! 
ah  !  que  nous  allons  faire  de  sièges  vacants  !  et  qu'il  y  en  aura 
parmi  les  criminels,  de  ceux  qui  pouvaient  s'asseoir  parmi 
les  juges  ! —  Puis,  se  tournant  aux  saints  anges  (2)  :  —  Eh 
bien  !  vous  en  avez  de  votre  côté  ?  est-ce  que  nous  sommes 
seuls  ?  vous  semblons-nous  mal  accompagnés  au  milieu  de 
tant  de  peuples  et  de  nations  }  Allez,  glorifiez-vous  de  votre 
petit  nombre  d'élus,  que  vous  avez  à  peine  tirés  de  nos 
mains; mais  confessez  du  moins  que  notre  multitude  l'emporte. 

Que  faisons-nous,  mes  frères,  d'entendre  parler  si  long- 
temps ces  blasphémateurs  ?  Voyez  leur  rage,  voyez  leur  envie, 

a.  Ezech.y  xxxn,  22-32.  —  Ms.  super  onini  multitudine. 

1.  Var.  ô  Dieu. 

2.  Var.  qui  l'ont  souffert. 

3.  Var.  du  côtd  des  saints  anges. 


SUR  LES  DÉMONS. 


227 


et  comme  ils   triomphent  de  la  mort  des   hommes.   C'est  là 
leur  application,  «  c'est  tout  leur  ouvrage  :  »  Opei'atio  eorum 
est  hominis  eversio  (").  Que  ne  peuvent-ils  aussi  se  venger  de 
Dieu  ?  Sa  puissance  infinie  ne  le  permet  pas.  Outrés  d'une 
rage  impuissante,  ils   déchargent  tout  leur  fiel  sur  l'homme, 
qui  est  son  image  ;  ils  mettent  en  pièces  cette  image,  ils  re- 
paissent  leur  esprit   envieux    d'une  vaine   imagination    de 
vengeance.    C'est,   mes    frères,  cette  noire  envie,  mère  des 
fraudes  et  des  tromperies,  qui  fait  que  Satan  marche  contre 
nous  par  une  conduite   cachée   et  impénétrable.  Il  ne  brille 
pas  comme  un  éclair,  il  ne  gronde  pas  comme  un  tonnerre  ; 
il  ressemble  à  une  vapeur  pestilente,  qui  se  coule  au  milieu  de 
l'air  par  une    contagion  insensible  et   imperceptible  à   nos 
sens  :  il  inspire  son  venin  dans  le  cœur  ;  ou,  pour  me  servir, 
chrétiens,  d'une  autre  comparaison  qui  lui  convient  mieux,  il 
se  glisse  comme  un  serpent  :  c'est  ainsi   que  l'Ecriture  l'ap- 
pelle ('')  ;  et  Tertullien  nous  décrit  ce  serpent  par  une  expres- 
sion admirable:  Abscondat  se  itaque  serpens,  totamqne  pru- 
dentiam  stiimz  in  latebrarum  ambagibiLs  torçtieat  .•  «  Il  se 
cache    autant  qu'il  peut,  il  resserre  en  lui-même  par  mille 
détours  sa   prudence  malicieuse  :  »   c'est-à-dire  qu'il   use  de 
conseils  cachés  et  de  ruses  profondément  recherchées.  C'est 
pourquoi  Tertullien  poursuit  en  ces  mots  :  «  Il  se  retire,  dit-il, 
dans  les  lieux  profonds,  il  ne  craint  rien  tant  que  de  paraître: 
quand  il  montre  la  tête,  il  cache  la  queue  ;  il  ne  se  remue 
jamais  tout  entier,  mais   il  se  développe  par  plis   tortueux, 
bête  ennemie  du  jour  et  de  la  clarté  :  »  Alie  habitet,  in  cœca 
detriidatur,  per  anfradus  série ui  snam  evolvat,  tortuose  pro- 
cédât, nec  semel  totus,  hicifuga  bestia  {f). 

C'est  Satan,  c'est  Satan,  messieurs,  qui  nous  est  repré- 
senté par  ces  paroles  ;  c'est  lui  qui  ne  se  déplie  jamais  tout 
entier  :  il  étale  la  belle  apparence,  et  il  cache  la  suite  funeste: 
il  rampe  quand  il  est  loin,  et  il  mord  sitôt  qu'il  est  proche. 
Prenez  garde  à  vous,  mes  chers  frères,  crie  le  grand  Apôtre 
saint  Paul,  «  prenez  garde  que  vous  ne  soyez  trompés  [par] 
Satan   (')  :    car   nous   n'ignorons  pas  ses  pensées  :  »  Ut  non 

a.  Tertul..,  Apolos;.,  n.  22.  —  b.  Apoc,  XII,  9.  —  c.  Advers.  Valent.,  n.  3. 
I.   Var.  que  Satan  ne  vous  trompe. 


228  CARÊME  DES  MINIMES. 

circumveniamur  a  Satana  ;  non  enim  ignoi'mnus  cogitationes 
ej'us  {").  Non,  non,  «nous  n'ignorons  passes  pensées  ;  »  nous 
savons  que  sa  malice  est  ingénieuse  ;  que  son  esprit  inventif, 
raffiné  par  un  long  usage,  excité  par  sa  haine  invétérée,  n'agit 
que  par  des  artifices  fins  et  déliés  et  par  des  machines  impré- 
vues. Ah  !  mes  frères,  qui  pourrait  vous  dire  toutes  les  «  pro- 
fondeurs de  Satan,  »  et  par  quels  artifices  ce  serpent  coule  ? 
S'il  vous  trouve  déjà  agité,  il  vous  prend  par  le  penchant 
de  l'inclination.  Votre  cœur  est-il  déjà  effleuré   par  quelque 
commencement  d'amour,  il  souffle  cette  petite  étincelle  jus- 
qu'à ce  qu'elle  devienne  un  embrasement  :  il  vous  pousse  de 
la  haine  à  la  rage,  de  l'amour  au  transport,  et   du   transport 
à  la  folie.  Que  s'il  vous  trouve  éloigné  du  crime,  jouissant 
des  saintes  douceurs  d'une  bonne  conscience,  ne  croyez  pas 
qu'il  vous  propose  d'abord  l'impudicité  :  il  n'est  pas   si   gros- 
sier, dit  saint  Chrysostome  :  Miilto,  rnulto  2ititur  condescensti 
ut  nos  ad  mala prœcipitet  {^).  «  Il  use,  dit-il,  avec  nous  d'une 
grande  condescendance.  »  Que  veut  dire  cette  parole  ?  Dieu 
se  rabaisse  (')...  Satan  se  rabaisse  aussi  à  sa  mode.  Il  voudrait 
bien,  mes  frères,  vous  rendre  d'abord  aussi  méchants  que  lui, 
s'il  pouvait  :  car  «  que  désire  ce  vieil  adultère,  sinon  de  cor- 
rompre l'intégrité  des  âmes  innocentes  (^),  »  et  de  les  porter 
dès  le  premier  pas  à  la  dernière  infamie  ?  Mais   vous   n'êtes 
pas  encore  capables  d'une  si  grande  action,   il   vous   y   faut 
mener  pas    à    pas  ;   c'est    pourquoi  il  se  rabaisse,    dit   saint 
Chrysostome,  il  s'accommode  à  votre  faiblesse,   il  use   avec 
vous  de  condescendance.  —  Ah  !  ce  ne  sera,  dit-il,  qu'un  re- 
gard ;  après,  tout  au  plus  qu'une  complaisance   et   un   agré- 
ment innocent  (-).  —  Prenez  garde,  le  serpent  s'avance  ;  vous 
le  laissez  faire,  il  va  mordre.  Un  feu  passe  déveine  en  veine 
et  se  répand  par  tout  le  corps.  —  Il   faut  l'avoir,   il   faut  la 
gagner.  —  C'est  un  adultère  !  —  N'importe.  —  Eh  bien  !  je 
la  possède.  Est-ce  pas   assez  ?  —   Il  faut  la  posséder  sans 
trouble.  Elle  a  un  mari  :  qu'il  meure  !  —  Vous  ne  pouvez  le 
faire  tout  seul.  —  Engageons-en  d'autres  dans  notre  crime  : 

a.  II  Cor.^  II,  II.  —  b.  Hom.  Lxxxvii,  in  Math.  —  c.  S.  Aug.,  /«  Ps.  xxxix,  n.  i. 

1.  Ms.  etc.  —  C'est  ici  une  addition  simplement  indiquée. 

2.  Tout  ce  passage  est  souligné  (en  marge),  pour  son  importance.  De  même 
plus  haut. 


SUR  LES  DÉMONS.  229 


employons  la  fraude  et  la  perfidie.  —  David,  David,  le  mal- 
heureux David  !  eh  !  qui  ne  sait  pas  son  histoire  ?  Judas  et 
l'avarice  :  [Inspirons-lui]  le  dessein  de  se  porter  à  vendre  son 
Maître.  Le  crime  est  horrible  !  Allons  par  degrés  :  qu'il  le 
vole  premièrement  ;  après,  qu'il  le  vende.  Voilà  l'appât  ;  il  y 
a  donné,  il  est  à  nous.  Poussons,  poussons  de  l'avarice  au 
larcin,  du  larcin  à  la  trahison,  à  la  corde  et  au  désespoir.  — 
Mes  chers  frères,  éveillez-vous,  et  ne  vous  laissez  pas  séduire 
à  Satan  ;  car  vous  êtes  bien  avertis,  et  vous  n'ignorez  pas 
ses  pensées  :  Non  enim  ignoranitis  cogitationes  ejus  (").  C'est 
pourquoi  il  vous  est  aisé  de  le  vaincre  :  c'est  par  où  il  faut 
conclure  en  peu  de  paroles. 

TROISIÈME    POINT. 

Il  semble  que  je  sois  ici  obligé  de  me  contredire  moi- 
même,  et  de  détruire  en  cette  dernière  partie  ce  que  j'ai  éta- 
bli dans  les  deux  autres.  Car  après  vous  avoir  fait  voir  que 
notre  ennemi  est  fort  et  terrible,  il  faut  maintenant  vous  dire 
au  contraire  qu'il  est  faible  et  facile  à  vaincre.  Comment  con- 
cilier ces  deux  choses,  si  ce  n'est  en  vous  disant,  chrétiens, 
qu'il  est  fort  contre  les  lâches  et  les  timides,  mais  très  faible 
et  impuissant  pour  les  courageux  ?  En  effet,  nous  voyons, 
dans  les  saintes  Lettres,  qu'il  nous  y  est  représenté  tantôt 
fort,  tantôt  faible  ('),  tantôt  fier  et  tantôt  tremblant  ;  et  il  n'y 
eut  jamais  une  bête  plus  monstrueuse. 

C'est  un  lion  rugissant  qui  se  rue  sur  nous  ;  c'est  un  ser- 
pent qui  rampe  par  terre,  et  il  n'est  rien  de  plus  aisé  que  d'en 
éviter  les  approches.  «  Il  tourne  autour  de  vous  pour  vous 
dévorer  ;  »  voilà  qui  est  terrible  :  Circuit  qucsrens  \_q21em  de- 
voret  {^Y\.  «  Mais  résistez  lui  seulement,  et  il  se  mettra  en 
fuite:»  Resisiite  diabolo.etfîigiet  avobis  (().  Ecoutez  comme 
il  parle  à  notre  Sauveur  ;  c'est  une  remarque  de  saint  (^)  Ba- 
sile de  Séleucie  :  Qttid  mihi  et  tibi  est,jEsu,  Fili  Dei  Altis- 
simi{f)  ?  «  Qu'y  a-t-il  entre  toi  et  moi,  Jésus  Fils  de  Dieu  ?» 


a.  II  Cor.,  n,  II.  —  b.\  Petr.,  v,  8.  —  c.  Jac,  IV,  7,  —  d.  Luc,  viii,  28. 

1.  ]^ar.  impuissant. 

2.  Voy.  p.  187,  n.  2  ;  et  t.  II,  p.  326,  339,  466. 


230  CAREME  DES  MINIMES. 

Voilà  un  serviteur  qui  parle  bien  insolemment  à  son  maî- 
tre (")  ;  mais  il  ne  soutiendra  pas  longtemps  sa  fierté  (').«  Eh  ! 
je  te  prie,  dit-il,  ne  me  tourmente  pas  :  »  Obsecro  te,nemetor- 
queas.  —  Venisti  aiite  tempiis  torquere  nos  i^).  Voyez  comme  il 
tremble  sous  les  coups  de  fouet.  Que  si  j'avais  assez  de  loisir 
pour  repasser  sur  toutes  les  choses  qui  nous  l'ont  fait  pa- 
raître terrible,  il  me  serait  aisé  de  vous  y  montrer  des  mar- 
ques visibles  de  faiblesse. 

Il  est  vrai  qu'il  a  ses  forces  entières  ;  mais  celui  qui  les  lui 
a  laissées  pour  son  supplice,  ainsi  que  nous  avons  dit,  lui  a 
mis  un  frein  dans  les  mâchoires,  et  ne  lui  lâche  la  bride 
qu'autant  qu'il  lui  plaît, ou  pour  exercer  ses  serviteurs,ou  pour 
se  venger  de  ses  ennemis.  Il  a  une  puissance  fort  vaste,  et 
son  empire  s'étend  bien  loin  ;  mais  saint  Augustin  nous  ap- 
prend que  ce  commandement  lui  tient  lieu  de  peine  :  Pœna 
enim  ejus  est  ut  in  potestate  habeat  eos  qui  Dei  prœcepta  con- 
temnunt  (').  Et  en  effet,  s'il  est  véritable  que  d'être  ennemi 
de  Dieu  ce  soit  la  souveraine  misère,  celui  qui  en  est  le  chef 
n'est-il  pas  par  conséquent  le  plus  misérable  ?  Enfin  est-il 
rien  de  plus  méprisable  que  toute  cette  grandeur  qu'il  affecte, 
puisqu'avec  cette  intelligence  qui  le  rend  superbe  et  toutes 
ces  qualités  extraordinaires,  nous  lui  semblons  néanmoins 
dignes  d'envie  ?  et,  tout  impuissants  que  nous  sommes,  il 
désespère  de  nous  pouvoir  vaincre,  s'il  n'y  emploie  les  ruses 
et  la  surprise  ;  de  laquelle,  certes,  messieurs,  ayant  été  si  bien 
avertis,  est-il  rien  de  plus  aisé  que  de  l'éviter,  «  pourvu  que 
nous  marchions  en  plein  jour  comme  des  enfants  de  lumière:» 
Utfilii  lucis  ambulate  {^)  ? 

Que  si  vous  voulez  savoir  sa  faiblesse,  non  plus,  mes- 
sieurs, par  raisonnement,  mais  par  une  expérience  certaine, 
écoutez  parler  Tertullien  dans  son  admirable  Apologétique  : 
voici  une  proposition  bien  hardie,  et  dont  vous  serez  éton- 
nés. Il  reproche  aux  Gentils  que  toutes  leurs  divinités  sont 
des  esprits  malfaisants  (^),  et  pour  leur  faire  entendre  cette 
vérité,  il  leur  donne  le  moyen  de  s'en  éclaircir  par   une  ex- 

a,  Orat.,  xxiil.  —  b.  Matth.,  vni,  29.  —  c.  De  Gènes,  cont.  Munich..,  lib.  II, 
n.  26.  —  d.  Ephes.,  v,  8. 

1 .  Ms.dt  sa  fierté.  (Distraction.)  —  «  Eh  !  je...  »  Ms.  Et...  (Voy. Remarçues..,HA  !) 

2.  Var.  des  démons. 


TTTT? 


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.  (Voy.  p. 


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r^miM>  u£,:m4^  ^._ _, _        --  . -^,.<,  ^^  ^*^^ 


I 


SUR  LES  DÉMONS. 


231 


périence  bien  convdÀx\C2iniQ.  Edahtr[/tic'\aliçuis  stib  tribuna- 
libus  vestris,  que  ni  dœmone  agi  constet  (")  :  O  juges  !  qui  nous 
tourmentez  avec  une  telle  inhumanité,  c'est  à  vous  que 
j'adresse  ma  parole  :  «  qu'on  me  produise  devant  vos  tribu- 
naux, »  je  ne  veux  pas  que  ce  soit  en  un  lieu  caché,  mais  à 
la  face  de  tout  le  monde  :  qu'on  y  produise  «  un  homme  qui 
soit  notoirement  possédé  du  démon  ;  »  je  dis  notoirement 
possédé,  et  que  la  chose  soit  très  constante  :  qucm  dœniotie 
agi  constet  :  ?\or?,  o^ç.Xox\  fasse  venir  quelque  fidèle,  je  ne 
demande  pas  qu'on  fasse  un  grand  choix  ;  que  l'on  prenne  le 
premier  venu,  «  pourvu  seulement  qu'il  soit  chrétien  :  »  nisi 
J2(,ssus  a  quolibet  christiano  :  si  en  présence  de  ce  chrétien  il 
n'est  contraint  non-seulement  de  parler,  mais  encore  de  vous 
confesser  ce  qu'il  est  et  d'avouer  sa  tromperie,  n'osant  mentir 
à  un  chrétien,  »  christiano  mentirinon  audentes  (messieurs, 
rem[arquez]  ces  par[oles])  ;  «  là  même,  »  là  même,  sans  plus 
différer,  sans  aucune  nouvelle  procédure,  faites  mourir  ce 
chrétien  impudent  qui  n'aura  pu  soutenir  par  l'effet  une  pro- 
messe si  extraordinaire  :  »  ibidem  iilizis  christiani  procacis- 
siini  sangîtinem  fundite. 

O  joie,  ô  ravissement  des  fidèles,  d'entendre  une  telle 
proposition,  faite  si  hautement  et  avec  une  telle  énergie  par 
un  homme  si  posé  et  si  sérieux,  et  vraisemblablement  de 
l'avis  de  toute  l'Eglise,  dont  il  soutenait  l'innocence  !  Quoi 
donc  !  cet  esprit  trompeur,  ce  père  de  mensonge  oublie  ce 
qu'il  est,  et  n'ose  mentir  à  un  chrétien  :  christiano  inentiri 
non  audentes  !  Devant  un  chrétien  ce  front  de  fer  s'amollit  ; 
forcé  par  la  parole  d'un  fidèle,  il  dépose  son  impudence  ;  et 
les  chrétiens  sont  si  assurés  de  le  faire  parler  à  leur  gré,  qu'ils 
s'y  engagent  au  péril  de  leur  vie,  en  présence  de  leurs  propres 
juges  !  Oui  ne  se  rirait  donc  de  cet  impuissant  ennemi,  qui 
cache  tant  de  faiblesse  sous  une  apparence  si  fière  ?  Non,  non, 
mes  frères,  ne  le  craignons  pas  :  Jésus,  notre  capitaine,  l'a 
mis  en  déroute  ;  il  ne  peut  plus  rien  contre  nous,  si  nous  ne 
nous  rendons  lâchement  à  lui. 

C'est  nous-mêmes  que  nous  devons  craindre  ;  ce  sont  nos 
vices   et  nos  passions,   plus    dangereuses  que   les   démons 

a.  Apolog.,  n.  23. 


232  CAREME  DES  MINIMES. 

mêmes.  Bel  exemple  de  l'Écriture  :  Salil  possédé  du  malin 
esprit  ;  David  le  chassait  au  son  de  sa  lyre,  ou  plutôt  par  la 
sainte  mélodie  des  louanges  de  Dieu,  qu'il  faisait  perpé- 
tuellement résonner  dessus.  Chose  étrange,  messieurs  ! 
pendant  que  le  démon  se  retirait,  Saiil  devenait  plus  furieux  : 
il  tâche  de  percer  David  de  sa  lance  (")  ;  tant  il  est  véritable 
qu'il  y  a  quelque  chose  en  nous  qui  est  pire  que  le  démon 
même  ('),  qui  nous  tente  de  plus  près  et  qui  nous  jette  dans  un 
combat  plus  dangereux  !  Chrétiens,  c'est  la  convoitise,  «qui 
nous  tente,  dit  saint  Jacques  {'''),  et  qui  nous  attire.  »  Ah  ! 
modérons-la  par  le  jeûne,châtions-la  parle  jeûne,  disciplinons- 
la  par  le  jeûne. 

O  jeûne,  tu  es  la  terreur  des  démons  ;  tu  es  la  nourriture 
de  l'âme,  tu  lui  donnes  le  goût  des  plaisirs  célestes,  tu  dés- 
armes le  diable,  tu  amortis  les  passions  :  ô  jeûne,  médecine 
salutaire  contre  les  dérèglements  de  nos  convoitises,  mal- 
heureux ceux  qui  te  rejettent,  et  qui  t'observent  en  murmu- 
rant contre  une  précaution  si  nécessaire  !  Loin  de  nous,  mes 
frères,  de  tels  sentiments  !  Jeûnons,  jeûnons  d'esprit  et  de 
corps.  Comme  nous  retranchons  pour  un  temps  au  corps  sa 
nourriture  ordinaire,  ôtons  aussi  à  l'âme  les  vanités  dont 
nous  la  repaissons  tous  les  jours  ;  retirons-nous  des  conver- 
sations et  des  divertissements  mondains  ;  modérons  nos  ris 
et  nos  jeux  ;  faisons  succéder  en  leur  place  le  soin  d'écouter 
l'Evangile,  qui  retentit  de  toutes  parts  dans  les  chaires:  c'est 
le  son  de  cet  Évangile  qui  fait  trembler  les  démons.  Curio- 
sité {^),  etc.  Sanctifions  le  jeûne  par  l'oraison  ;  purifions 
l'oraison  par  le  jeûne.  L'oraison  est  plus  pure  qui  vient 
d'un  corps  exténué  et  d'une  âme  dégoûtée  des  plaisirs  sen- 
sibles. 

Assez  de  bals  (^),  assez  de  danses,  assez  de  jeux,  assez  de 
folies.  Donnons  place  à  des  voluptés  et  plus  chastes  et  plus 

a.  \  Reg.,yM\^7.i\  XIX,    10.  —  b.Jac,  i,  14. 

1.  Fin  de  phrase  soulignée  pour  l'importance.  De  même,  phrase  précédente. 

2.  Ce  simple  mot  représente  une  réflexion  à  l'adresse  de  ceux  que  la  curiosité 
seule  conduit  au  pied  des  chaires.  —  Cette  fin   n'est  qu'une  esquisse. 

3.  Mss.,  f.  61-62,  in-4.  Cette  péroraison  a  été  écrite  à  la  dernière  heure  sur  une 
feuille  détachée.  Le  discours  préparé  d'avance  se  terminait  d'abord  ainsi  : 
<,<  Ainsi  nous  serons  terribles  au  diable,  nous  verrons  cet  ancien  ennemi  con- 


SUR  LES  DÉMONS.  233 


sérieuses.  Voici,  mes  frères, , une  grande  joie  (')  que  Dieu 
nous  donne  pour  ce  carême.  Cette  fille  du  ciel  ne  devait 
point  être  accueillie  par  une  joie  dissolue  :  il  faut  une  joie 
digne  de  la  paix,  qui  soit  répandue  en  nos  cœurs  par  l'Esprit 
pacifique. 

Oui  ne  voit  la  main  de  Dieu  dans  cet  ouvrage  (')  ?  Que 
notre  grande  reine  (^)  ait  travaillé  à  la  paix  de  toute  sa 
force,  quoique  ce  soit  une  action  toute  divine,  j'avoue  que 
je  ne  m'en  étonne  pas  :  car  que  lui  pouvait  inspirer  cette 
tendre  piété  qui  l'embrase,  et  cet  esprit  pacifique  dont  elle 
est  remplie  ?  Nous  savons,  nous  savons  il  y  a  longtemps, 
[qu'elle]  a  toujours  imité  Dieu,  dont  elle  porte  sur  le  front  le 
caractère  ;  elle  a  toujours  «  pensé  des  pensées  de  paix(").»  Mais 
n'y  a-t-il  pas  sujet  d'admirer  de  voir  notre  jeune  monarque  (•♦), 
toujours  auguste,  s'arrêter  au  milieu  de  ses  victoires,  donner 
des  bornes  à  son  courage,  pour  laisser  croître  sans  mesure 
l'amour  qu'il  a  pour  ses  sujets  ;  aimer  mieux  étendre  ses 
bienfaits  que  ses  conquêtes  ;  trouver  plus  de  gloire  dans  les 
douceurs  de  la  paix  que  dans  le  superbe  appareil  des  tri- 
omphes; et  se  plaire  davantage  à  être  le  père  de  ses  peuples 
qu'à  être  le  victorieux  de  ses  ennemis  ?  C'est  Dieu  qui  a 
inspiré  ce  sentiment. 

Oui  ne  bénirait  ce  grand  roi  ?  Oui  ne  bénira  tout  ensemble 
la  main  (5)  sage  et  industrieuse?  etc.  Parlons,  parlons,  et  ne 

a./erem.,  xxix,  ir. 

sumer  sa  rage  par  de  vains  efforts  ;  et,  au  lieu  de  succomber  aux  attaques  de 
tous  ces  esprits  dévoyés,  nous  irons  remplir  dans  le  ciel  les  places  que  leur 
désertion  a  laissées  vacantes.  C'est  le  bonheur  que  je  vous  souhaite,  au  nom 
[du  Père,  et  du  Fils,  et  du  Saint-Esprit.]  Amen.  »  —  On  lit  encore  au  bas  de 
la  page  cette  note  (p.  12  et  dernière,  f.  68,  v°)  :  «  Il  semble  qu'il  soit  grossier  : 
Jette-toi  de  haut  à  bas  ;  adore-moi,  je  te  donnerai  tous  les  royaumes.  Transporté 
extraordinairement,  vraisemblable  qu'il  serait  soutenu  de  même  ;  que  celui  qui 
pouvait  en  un  moment  mettre  toutes  les  monarchies  devant  les  yeux,  pouvait 
aussi  les  donner.  Puissance  sur  le  corps  en  le  mouvant  ;  sur  l'imagination  :  sur 
le  corps,  combien  plus  les  humeurs  !  »  —  Gandar  a  donné  cette  note,  mais  avec 
quelques  erreurs  de  lecture. 

1.  «  La  paix  signée  aux  Pyrénées  le  7  novembre  1659,  promulguée  à  Paris  le 
samedi  14  février  1660.  »  (Gandar.) 

2.  Var.  C'est  un  coup  de  la  main  de  Dieu. 

3.  «  La  reine  mère,  Anne  d'Autriche.  »  (Gandar.) 

4.  «  Louis  XIV,  alors  âgé  de  vingt-deux  ans.  »  (Gandar.) 

5.  Voy.  note  2  de  la  page  suivante. 


234  CAREME  DES  MINIMES. 


craignons  pas.  Je  sais  combien  les  prédicateurs  doivent  être 
réservés  sur  les  louanges  :  mais  se  taire  en  cette  rencontre, 
ce  ne  serait  pas  être  retenu,  mais  en  quelque  sorte  envieux 
de  la  félicité  publique...  Elle  viendra,  elle  viendra  accom- 
pagnée de  toutes  ses  suites. 

Çà,  çà  !  peuples,  qu'on  se  réjouisse  !  et  s'il  y  a  encore 
quelque  maudit  reste  de  la  malignité  passée  ('),  qu'elle  tombe 
aujourd'hui  devant  ces  autels,  et  qu'on  célèbre  hautement 
ce  sage  ministre  {^)  qui  montre  bien,  en  donnant  la  paix, 
qu'il  fait  son  intérêt  du  bien  de  l'Etat  et  sa  gloire  du  repos 
des  peuples.  Je  ne  brigue  point  de  faveur,  je  ne  fais  point 
ma  cour  dans  la  chaire  (^)  :  à  Dieu  ne  plaise  !  Je  suis  Fran- 
çais et  chrétien  :  je  sens,  je  sens  le  ("*)  bonheur  public  ;  et  je 
décharge  mon  cœur  devant  mon  Dieu  sur  le  sujet  de  cette 
paix  bienheureuse,  qui  n'est  pas  moins  le  repos  de  l'Église 
que  de  l'Etat. 

Mes  frères,  c'est  assez  dire  :  il  faut  que  nos  vœux  achèvent 
le  reste.  C'est  nous,  c'est  nous  qui  devons  commencer  la 
réjouissance.  C'est  à  Nathan  le  prophète,  c'est  à  Sadoc  le 
grand  prêtre,  c'est  aux  prédicateurs  du  Très-Haut  à  sonner 
de  la  trompette  devant  le  peuple,  et  de  crier  les  premiers  : 
Vivat  rex  Saloinon  (")  :  «  Vive  le  roi,  vive  le  roi,  vive  Salomon 
le  pacifique  !  »  Qu'il  vive,  Seigneur,  ce  grand  monarque  ; 
et  pour  le  récompenser  de  cette  bonté  qui  lui  a  fait  aimer 
la  gloire  de  la  paix  plutôt  que  celle  des  conquêtes  {f),  qu'il 
jouisse  longtemps,  heureusement,  de  la  paix  qu'il  nous  a 
donnée  ;  qu'il  ne  voie  jamais  son  État  troublé,  ni  sa  maison 
divisée  ;  que  le  respect  et  l'amour  concourant  ensemble,  la 
fidélité  (^)  de  ses  peuples  soit  inviolable,   inébranlable  ;   et 

a.  III  Reg.,  1,39. 

1.  Construction,  qui  rappelle  celle  de  Virgile  : 

...  Si  qua  manent  sceleris  vesiigia  nostri.  (Ecl.  iv.) 

2.  i.  Le  cardinal  de  Mazarin,  si  odieux  au  temps  de  la  Fronde,  qu'on  avait  laissé 
rentrer  en  France  par  lassitude,  et  auquel  il  était  juste  de  pardonner  bien  des 
torts  pour  l'habileté  avec  laquelle  il  avait  négocié  les  traités  de  Westphalie  (1648) 
et  celui  des  Pyrénées  (1659).  »  (Gandar.) 

3.  Var.  Je  ne  demande  pas  qu'on   le  rapporte. 

4.  Ms.  au.  (Distraction.) 

5.  Var.  préférer  le  titre  de  pacifique  à  celui  de  victorieux  et  de  conquérant. 

6.  Var.  l'obéissance. 


SUR  LES  DÉMONS. 


235 


enfin,  pour  retenir  longtemps  la  paix  sur  la  terre,  qu'il  fasse 
régner  la  justice,  qu'il  fuisse  régner  les  lois,  qu'il  fasse  régner 
J  Ésus-CiiRiST,  que  je  prie  de  nous  donner  à  tous  son  royaume  ; 
à  qui  appartient  tout  (')  honneur  et  gloire  ;  qui,  avec  le 
Père  et  le  Saint-Esprit,  vit  et  règne  maintenant  et  aux 
siècles  des  siècles  ! 

I.  Ms.  toute.  —  Autre  distraction,  tant  la  rédaction  est  précipitée. 


^  r^AT?iri\/nr   rMrc   i\/r  t  AT t  ix/rir  q  Içr 


CAREME  DES  MINIMES. 


11=  DIMANCHE.  Sur  LA  SOUMISSION 


DUE  A  LA  PAROLE  DE  JESUS-CHRIST. 


22  février  1660.  ^ 

Ce  sermon  {^)  est  un  de  ceux  dont  l'édition  critique  présente  le  plus 
de  difficultés.  Sur  ce  sujet  fondamental,  le  jeune  orateur,  trop  riche 
d'idées,  s'était  laissé  entraîner  à  des  développements  un  peu  déme- 
surés ;  en  se  relisant,  il  condamne  une  partie  de  sa  composition. 
Ailleurs  il  note  -.Abrégez  sur  des  pages  entières,  mais  sans  indiquer 
nettement  ce  qu'il  compte  retrancher.  Que  faire?  Tenir  compte 
d'abord  des  suppressions  formulées  ;  puis  mentionner,  à  l'occasion, 
les  vagues  indications.  Aller  plus  loin  ici,  ce  serait  outrepasser  les 
droits  d'un  éditeur. 

Jusqu'à  présent  on  s'en  est  tiré  à  moins  de  frais.  On  a  reproduit 
purement  et  simplement  la  rédaction  primitive,  sans  en  excepter 
certains  passages  formellement  effacés.  S'il  semble  dur  d'en  priver 
le  lecteur,  que  ne  prend-on  le  parti  de  les  renvoyer  dans  les  notes  ^ 
C'est  ce  que  nous  ferons. 

Il  faut  distinguer  pourtant,  même  dans  les  suppressions  qui  se 
voient  au  manuscrit.  Ainsi  nous  ne  craindrons  pas  de  rétablir  lui 
curieux  passage  dans  le  premier  point, passage  barré  par  l'auteur.mais 
prononcé  néanmoins  en  chaire.  Le  sommaire  le  mentionnera  très 
clairement;  et  nous  trouvons  ici  une  confirmation  inattendue  dans 
un- document  contemporain  du  discours.  C'est  ce  cahier  d'analyses 
de  sermons  (^),  écrit  en  1660,  dont  nous  avons  parlé  ci-dessus.  L'au- 
teur est  inconnu;  mais  sa  compétence  est  évidente  :  ce  doit  être  un 
ecclésiastique.  Il  atteste  que  Bossuet  fit  entendre  tout  le  dévelop- 
pement dont  on  ne  voit  pas  un  mot  dans  les  éditions,  mais  qu'on 
retrouve  au  manuscrit  sous  les  ratures. 

Ce  même  document  nous  aidera  à  résoudre  une  autre  difficulté, 
dès  le  début  du  discours.  Une  idée,  venue  sous  la  plume  de  Bossuet 
à  la  fin  de  son  premier  point,  lui  avait  semblé  bonne  à  réserver  pour 
l'avant-propos.  Il  avait  jeté  sur  son  manuscrit  une  indication  en  ce 
sens.  Le  discours  achevé,  il  remanie,  mais  d'une  façon  énigmatiquc 
son  exorde  primitif,  ou  second  exorde.  Il  est  évident  que  les  édi- 
teurs ne  sont  pas  entrés  dans  ses  intentions,  puisqu'ils  ne  donnent 
qu'un  seul  exorde  au  sermon.  L'auditeur  anonyme  nous  apprend 
qu'il  y  eut  un  Ave  Maria,  et  il  nous  indiquera,  au  moins  dans  leurs 

1.  Mss.,  12822,  f.  1 15-128.  —  Sur  l'enveloppe  :  Car\ême\  Mi7ttmes,2^ dim. 

2.  Bibliothèque  Sainte- Geneviève,  D.  448.  —  Cf.  ci-dessus,  p.  176. 


SOUMISSION  DUE  A  LA  PAROLE  DE  JÉSUS-CHRIST.  237 

lignes  principales,  les  pensées  qui  le  précédèrent  et  celles  qui   le 
suivirent. 

Sommaire  (■).  Hic  est  Films  meus...  (2). 

( i^*" point.)  Dieu  seul  nous  peut  conduire  à  la  vérité.  Deux  moyens 
pour  y  parvenir  :  intciiiijence,  autorité.  Tcrtullien.  L'un  et  l'autre 
appartient  à  Dieu,  non  aux  hommes  ;  le  dernier  pour  cette  vie,  l'au- 
tre pour  la  future.  Mérite  ;  récompense.  —  Pourquoi  Moïse  et  Élie 
disparaissent  quand  on  dit  •  Ipsum  audite.  —  Croire  les  enfants  des 
dieux  :  Platon.  — ^  Deux  manières  de  savoir  :  i"  par  nous-mêmes  ; 
2°  scienti  conjungi  ;  yeux  de  la  foi. 

(2^  point.)  Foi  exige  les  œuvres  ;  est  fondement,  donc  l'édifice  : 
llic  Jiouio  cœpit  œdificare^et  non  potuit  consuiiiniare  (Luc,  XIV,  30). 
—  Fondement  a  deux  qualités  :  commencement,  soutien. 

L'exemple  de  Jésus-Christ  lève  les  difficultés.  Deux  choses 
pour  cela  :  inspirer  du  courage,  donner  de  la  force.  Le  premier,  en 
marchant  devant  ;  le  second,  in  qiio  \passus  est  ipse  et]  tentatus 
potens  est...  auxiliari.  —  Marche  devant,  nous  tend  la  main  :  Incar- 
nation, infirmité  de  JéSUS-Christ.  N[otez]  vérités  diminuées  parmi 
les  enfant.-j;  des  hommes:  Diuiinutœ  sunt  veritates...  Chacun  re- 
tranche l'Evangile  à  sa  mode.  —  Comment  il  faut  écouter  JÉSUS- 
ChrisT  :  Non  audire  quod  voluerit,  sed...  velle  quod audierit.  Saint 
Augustin. 

(  y  point.)  Différence  entre  le  commandement  et  la  promesse  ; 
commandement,  ce  que  nous  devons  faire  à  legard  de  Dieu  ;  pro- 
messe, ce  que  Dieu  s'engage  de  faire  à  notre  égard.  —  Promesse  est 
déjà  une  espèce  de  don.  Pourquoi  "i  Celui  qui  promet  se  dessaisit, 
en  tant  qu'il  s'ôte  la  liberté  de  disposer  autrement. 

Dans  la  promesse,  deux  choses  :  ni  douter,  ni  se  lasser. 

De  toutes  les  paroles  de  JéSUS-Christ,  celle  de  la  promesse  la 
moins  &n\.Qr\d\XQ. Qui pej'severaverit .. .  — Passage  [de]  Zachar[ie],  Vil. 


Hic  est  Fithis  meus  in  qiio  niihi  bette 
cotnpîacui  :  ipstcm  audite. 

Celui-ci  est  mon  Fils  bien-aimé,  dans 
lequel  je  me  suis  plu  :  écoutez-le. 

(Maith.,  XVII,  5.) 

C'EST    une    doctrine    fondamentale    de    l'Evangile  de 
Jésus-Christ,  que   le   chrétien  véritable   ne  se  con- 
duit point  par  les  sens  ni  par  la  raison  naturelle  ;  mais  qu'il 

1.  F.  129,  avant  le  sermon  des  Carmélites.  M.  Lâchât  a  bien  vu  l'erreur  :  mais 
dans  le  texte  il  a  laissé  échapper  des  inexactitudes  et  des  omissions,  à  son 
ordinaire. 

2.  Le  titre  ajoute  en  abrégé  :  2'^  diin...,  I  (c'est-à-dire  1^'  sermon  sur  ce 
texte). 


238  CARÊME  DES  MINIMES. 

règle  tous  ses  sentiments  par  l'autorité  de  la  foi,  suivant  (') 
ce  que  dit  l'Apôtre  :  Jiistus  autem  meus  ex  Jide  vivit  :  «  Le 
juste  vit  par  la  foi.  »  C'est  pourquoi  entre  tous  les  sens  que 
la  nature  nous  a  donnés,  il  a  plu  à  Dieu  de  choisir  l'ouïe  pour 
la  consacrer  à  son  service.  «  Un  peuple,  dit-il,  s'est  donné  à 
moi  ;  il  s'est  soumis  par  la  seule  ouïe  :»  In  auditu  auris  obe- 
divit  iiiihi  (").  Et  le  Sauveur  nous  prêche  dans  son  Évan- 
gile, que  «  ses  brebis  écoutent  sa  voix,  »  et  qu'elles  «  le 
suivent,  »  aussitôt  qu'il  parle  :  Oves  meœ  vocem  7neam  au- 
diunt...y  et  seqtiuntur  me  (''')  ;  afin,  mes  frères,  que  nous  en- 
tendions que  dans  l'école  du  Fils  de  Dieu  il  ne  faut  point 
consulter  les  sens,  ni  faire  discourir  la  raison  humaine,  mais 
seulement  écouter  et  croire. 

Je  ne  m'étonne  donc  pas  aujourd'hui  si  Dieu  fait  retentir, 
ainsi  qu'un  tonnerre,  aux  oreilles  des  saints  apôtres,  cette 
parole  que  j'ai  rapportée  :  «  C'est  ici  mon  Fils  bien-aimé, 
dans  lequel  je  me  suis  plu  :  écoutez-le  :  »  Ipsum  audite  :  c'est- 
à-dire,  qu'après  Jésus-Christ  il  n'y  a  plus  de  recherche  à 
faire  :  Nobis  curiositate  opus  non  est  post  Christum  Jesum 
nec  inquisitione  post  Evangelium,  dit  le  grave  Tertullien  (^). 
Ce  divin  Maître  nous  ayant  parlé,  toute  la  curiosité  de  l'es- 
prit humain  doit  être  à  jamais  arrêtée  ;  et  il  ne  faut  plus  son- 
ger qu'à  l'obéissance  :  Ipsiun  audite  :  «  écoutez-le.  »  Mais 
afin  que  vous  sachiez  mieux  ce  que  signifie  cet  oracle,  et 
pourquoi  le  Père  céleste  a  voulu  nous  le  prononcer  dans  la 
glorieuse  transfiguration  de  Notre  Seigneur  Jésus-Christ, 
remarquez,  s'il  vous  plaît,  avant  toutes  choses,  qu'il  nous  a 
envoyé  son  Fils  pour  nous  apporter  trois  paroles  qu'il  est 
nécessaire  que  nous  écoutions  :  la  parole  de  sa  doctrine  qui 
nous  enseigne  (^)  ce  qu'il  faut  croire  ;  la  parole  de  ses  pré- 
ceptes qui  nous  montre  comme  il  faut  agir  ;  la  parole  de  ses 
promesses  qui  nous  apprend  ce  qu'il  faut  attendre. 

Le  vieil  homme  a  cinq  sens  ;  l'homme  renouvelé  n'a  plus 
que  l'ouïe;  il  ne  juge  point  par  la  vue;  Dieu  lui  a  en  quelque 
sorte  arraché   les   yeux  :    Non  contemplantibus  nobis   quœ 

a.  Ps.,  xvu,  45.  —  b.  Joan.^  x,  27.  —  c.  De  Prœscr.  adv.  Hœret.,  n.  8. 

1 .  Var.  par  l'autorité  de  la  foi  :  Jiistus  autem  meus  ex  Jide  vivit  :  «  Le  juste  vit 
par  la  foi,  »  comme  dit  saint  Paul  après  le  Prophète.  {Hcbr.,  x,  38  ;  Habac,  H,  4.] 

2.  Var.  pour  nous  enseigner...,  —  nous  montrer...,  —  nous  apprendre... 


SOUMISSION   DUE  A  LA  PAROLE  DE  JESUS-CHRIST.         239 

videntur  (").  Ni  le  toucher  ni  le  goût  ne  le  règlent.  Il  lui  est 
seulement  permis  d'écouter  ;  et  cette  liberté  est  restreinte  à 
écouter  Ji-:sus-Christ  tout  seul,  et  encore  doit-il  l'écouter  non 
pour  examiner  sa  doctrine,  mais  pour  la  croire  simplement 
sur  son  témoignage.  [Pour  entendre  ce  mystère,  adres- 
sons, etc.  Ave  (').] 

Comme  l'esprit  humain  s'égarait  dans  ses  jugements  par 
son  ignorance,  dans  ses  mœurs  par  ses  désirs  déréglés,  dans 
la  recherche  de  son  bonheur  par  ses  espérances  mal  fondées, 
pour  donner  remède  à  de  si  grands  maux  il  fallait  que  ce 
divin  Maître  entreprit  de  former  notre  jugement  par  la  cer- 
titude de  sa  doctrine,  de  diriger  nos  mœurs  dépravées  par 
l'équité  de  ses  préceptes,  de  régler  nos  prétentions  par  la 
fidélité  de  ses  promesses  (*).  C'est  ce  qu'il  a  fait,  chrétiens  ; 
et  il  y  a  travaillé  principalement  dans  sa  glorieuse  transfigu- 
ration. De  quelle  sorte  et  par  quels  moyens  ;  c'est  ce  qu'il 
faut  vous  proposer  en  peu  de  mots. 

Sachez  donc  et  pesez  attentivement  que  l'effet  de  ces  trois 
paroles  que  le  Fils  de  Dieu  nous  annonce  est  traversé  par 
trois  grands  obstacles.  Vous  nous  enseignez,  ô  Maître  céleste, 
et  rien  n'est  plus  assuré  que  votre  doctrine  ;  mais  elle  est 
obscure  et  impénétrable,  et  l'esprit  a  peine  à  s'y  soumettre. 
Divin  Législateur,  vous  nous  commandez,  et  tous  vos  pré- 
ceptes sont  justes  ;  mais  cette  voie  est  rude  et  contraire  aux 

a.  II  Cor.,  IV,  8. 

1.  Pour  cette  distribution  de  l'exorde  unique  des  éditions  en  un  avant-propos 
et  un  second  exorde,  nous  avons  suivi  tout  à  la  fois  les  indications  du  manuscrit, 
et  celles  de  l'auditeur  anonyme.  —  Ms.  12822,  f.  122,  au  bas  ;  121,  v°  ;  et  f.  119, 
en  tenant  compte  des  renvois.  —  Anonyme  :  «  L'homme  corrompu  a  cinq  sens, 
l'homme  innocent  en  a  détruit  quatre,  et  n'en  conserve  qu'un  seul.  Les  yeux  ne 
nous  servent  de  rien  :  Bead  qui  lum  viderunt.  Le  goût,  l'odorat  et  le  toucher  nous 
sont  inutiles.  11  n'y  a  que  l'ouïe  qui  est  le  sens  de  la  foi  :  Fidcs  ex  auditic.  C'est 
ce  que  le  Père  éternel  nous  apprend  aujourd'hui  par  ces  paroles  :  Ipsum  aiidite: 
«  Écoutez-le.  >  Il  ne  dit  pas  :  Examinez-le,  disputez  de  ce  qu'il  vous  dira  ;  mais, 
écoutez-le  simplement,  sans  douter,  sans  débattre  :  Ipsum  aiuiite,  parce  qu'il  est 
mon  Fils.  Pour  entendre  ce  mystère,  adressons[-nous]  à  Marie,  qui  a  si  bien  et  si 
fidèlement  écouté,  qui  a  cru,  en  écoutant,  aux  paroles  que  l'Ange  lui  dit.  [Ave.]  >> 

2.  Analyse  de  V Anonyme:  «  Division  :  Trois  choses  nous  empêchent  d'écouter  le 
Fils  de  Dieu  :  l'ignorance  de  l'entendement,  le  dérèglement  de  nos  mœurs,  l'éloi- 
gnement  de  ses  promesses.  Il  faut  remédier  à  ces  trois  obstacles,  par  la  vérité  de 
sa  doctrine,  par  la  pureté  de  ses  préceptes,  et  par  l'infaillibilité  de  sa  parole...  » 


240  CAREME  DES  MINIMES. 

sens,  et  il  est  malaisé  de   s'y  ranger.  Enfin  vous  nous  pro- 
mettez des  biens  éternels,  et  il  n'y  a  rien  de  plus  ferme  que 
vos  promesses  ;  mais  que  l'exécution  en  est  éloignée  !  vous 
nous  remettez  à  la  vie  future,  et  notre  âme  est  fatiguée  par 
cette  attente.  Voilà,  mes  frères,  trois   grands  obstacles  qui 
nous  empêchent  d'écouter  le  Sauveur  Jésus,  et  de  nous  sou- 
mettre à  sa  parole  :  sa  doctrine   est   certaine,  mais  elle  est 
obscure  ;  ses  préceptes  sont  justes,  mais  difficiles  ;  ses   pro- 
messes infaillibles,  mais  fort  éloignées.  Chrétiens,  allons  au 
Thabor  pour  y  voir  Jésus-Christ  transfiguré  ;  considérons 
qui  l'y  accompagne,  de  quoi  il  y  parle,  comme  il  paraît.  Moïse 
et  Elie  sont  à  ses  côtés;  c'est-à-dire,  si  nous  l'entendons,  que 
la  Loi  et  les  Prophètes  lui  rendent  hommage  :  un  Maître  en 
qui  il  paraît  tant  d'autorité,  quoique  sa  doctrine  soit  obscure, 
mérite  bien  qu'on  l'en  croie  sur  sa  parole:  Ipsum  audite.  Mais 
de  quoi  s'entretient  ce  divin  Sauveur  avec  ces  deux  hommes 
que  Dieu  lui  envoie  ?  «  De  sa  mort,  dit  l'évangéliste,  et  du 
supplice  cruel  qu'il  devait  souffrir  en  Jérusalem  :  »  Dicebant 
excessum  ejus,  quem  compleHtrus  ei^at  in  Jérusalem  if)  :  chré- 
tiens, ne  parlons  plus  des  difficultés  des  choses  qu'il  nous  a 
commandées,  après  que  nous  voyons  les  travaux  pénibles  de 
celles  qu'il  a  lui-même  accomplies.  Enfin  il  paraît,  nous  dit 
l'Écriture,  plein   de  gloire  et   de  majesté,  et   il  nous   donne 
comme  un   avant-goût  de  la  félicité  qu'il  nous  prépare  :  par 
conséquent  ne  nous  plaignons   pas  que   la  gloire  qu'il   nous 
promet  soit  si  éloignée,  puisqu'il  nous  la  rend  déjà  en  quelque 
sorte   présente.  Que   reste-t-il  donc  maintenant,  sinon   que 
nous  entendions   le  Père   éternel  qui   nous  avertit  d'écouter 
son  Fils  :  Ipsum  audite  ?  Ecoutons  humblement  ce   divin 
Maître  ;  écoutons  sa  doctrine  céleste,  sans  que   l'obscurité 
nous  arrête  ;  écoutons   ses   commandements,  sans  que   leur 
difficulté  nous  étonne  ;  enfin  écoutons  ses  promesses,  sans 
que    leur    éloignement    nous    impatiente.    C'est   ce    que  je 
me  propose  de  vous  faire   entendre  avec  le  secours  de  la 
grâce. 

a.  Luc,  IX,  31.  —  Ms.  XI. 


SOUMISSION  DUE  A  LA  PAROLE  DE  JÉSUS-CHRIST.         24  I 
PREMIER    POINT. 

La  première  chose,  mes  frères,  que  le  Père  éterne!  exi^j^e 
de  nous,  lorsqu'il  nous  ordonne  d'écouter  son  Fils,  c'est  que 
nous  soyons  convaincus  que,  sur  toutes  les  vérités  qu'il  est 
nécessaire  que  nous  connaissions,  il  s'en  faut  rapporter  à  ce 
qu'il  en  dit,  et  l'en  croire  sur  sa  parole  sans  examiner  davan- 
tage. C'est  ce  qu'il  nous  faut  établir  comme  le  fondement 
immuable  de  toute  la  vie  chrétienne.  Et  pour  cela  supposons, 
messieurs,  une  chose  connue  de  tous,  qui  nous  donnera  de 
grandes  lumières,  si  nous  en  savons  comprendre  les  suites  : 
que  les  hommes  peuvent  parvenir  à  la  vérité  en  deux  ma- 
nières, différentes  :  ou  bien  par  leurs  lumières,  lorqu'ils  la 
connaissent  eux-mêmes  ,  ou  par  la  conduite  (')  des  autres, 
lorsqu'ils  en  croient  un  rapport  fidèle.  C'est  une  chose  connue, 
et  qui  n'a  pas  besoin  d'explication  ;  mais  les  suites  en  sont 
admirables,  et  je  vous  prie  de  les  bien  entendre. 

Et  pour  commencer,  chrétiens,  à  développer  ce  mystère, 
je  dis  qu'il  n'appartient  qu'à  Dieu  seul  de  nous  conduire  à  la 
vérité  par  l'une  et  par  l'autre  de  ces  deux  voies.  Non,  les 
hommes  ne  le  peuvent  pas  ;  c'est  folie  de  l'attendre  d'eux. 
Celui  qui  entreprend  de  nous  enseigner  (-)  doit  ou  nous  faire 
entendre  la  vérité,  ou  du  moins  nous  la  faire  croire.  Pour 
nous  la  faire  entendre,  il  faut  nécessairement  beaucoup  de 
sagesse;  pour  nous  la  faire  croire,  il  faut  beaucoup  d'autorité  : 
et  c'est  ce  qui  ne  se  trouve  point  parmi  les  hommes.  C'est 
pourquoi  Tertullien  disait  dans  cet  admirable  Apologétique  : 
Quanta  est  p?'îidentia  Jiominis  ad  demonst7'andui}i  quid  vere 
bomun  ?  quanta  auctoritas  ad  exigendum  ('^)  ?  «  La  prudence 
des  hommes  est  trop  imparfaite  pour  découvrir  le  vrai  bien 
à  notre  raison  ;  et  leur  autorité  est  trop  faible  pour  pouvoir 
rien  exiger  de  notre  créance.  »  La  première,  c'est  la  prudence, 
est  peu  assurée  ;  et   la  seconde,  c'est  l'autorité,  peu  considé- 

a.  Apolog.,  n.  45. 

1.  Mol  souligné,  comme  satisfaisant  peu  l'auteur;  non  remplacé  toutefois. 

2.  Var,  (r^  rédaction)  ;  Pour  être  capable  d'enseigner  les  hommes,  il  faut,  ou 
leur  faire  entendre  la  vérité,  ou  du  moins  la  leur  faire  croire.  Il  faut  pour  l'un 
beaucoup  de  sagesse,  et  pour  l'autre  beaucoup  d'autorité. 

Sermons  de  Bossuet.  —  III.  16 


242  CAREME  DES  MINIMES. 

rable  {').  Tarn  illa  falli  {^)  facilis,  quant  ista  contemni.  Par 
conséquent  nous  devons  conclure  qu'il  ne  faut  pas  attendre 
des  hommes  la  connaissance  certaine  de  la  vérité  ;  parce  que 
leur  autorité  n'est  pas  assez  grande  pour  nous  la  faire  croire 
sur  ce  qu'ils  en  disent,  et  que  leur  sagesse  est  trop  courte 
pour  nous  en  donner  l'intelligence. 

Mais  ce  qui  ne  se  trouve  point  parmi  les  hommes,  il  nous 
est  aisé,  chrétiens,  de  le  rencontrer  en  notre  Dieu  ;  et  vous 
le  comprendrez  aisément,  si  vous  considérez  avec  attention 
comme  il  parle  différemment  dans  son  Ecriture.  Il  pratique, 
ce  grand  Dieu,  l'un  et  l'autre.  Quelquefois  il  se  fait  connaître 
manifestement  ;  et  alors  il  dit  à  son  peuple  :  «  Vous  saurez 
que  je  suis  le  Seigneur:  »  Et  scietis  quia  ego  \sun{\Do7ninus{f). 
■Quelquefois,  sans  se  découvrir,  il  fait  valoir  son  autorité, 
et  il  veut  qu'on  le  croie  sur  sa  parole  comme  lorsqu'il 
prononce  avec  tant  d'emphase ,  pour  obliger  tout  le 
monde  à  se  soumettre  :  Hœc  dicit  Dominus  :  «  Voici  ce  que 
dit  le  Seigneur  ;»  et  ailleurs  :  «  Il  sera  ainsi,  parce  que  j'ai 
parlé,  dit  le  Seigneur  :  »  Quia  verbum  ego  locuhis  stun,  dicit 
Dominus  (''').  D'où  vient,  messieurs,  cette  différence  ?  C'est 
sans  doute  qu'il  veut  que  nous  comprenions  qu'il  a  le  moyen 
de  se  faire  entendre,  mais  qu'il  a  le  droit  de  se  faire  croire.  Il 
peut  par  sa  lumière  infinie  nous  montrer,  quand  il  lui  plaira, 
sa  vérité  à  découvert;  et  il  peut,  par  son  autorité  souveraine, 
nous  obliger  à  la  révérer  sans  que  nous  en  ayons  l'intelli- 
gence. L'un  et  l'autre  est  digne  de  lui  :  il  est  digne  de  sa 
grandeur  de  régner  sur  les  esprits  ou  en  les  captivant  par  la 
foi,  ou  en  les  contentant  par  la  claire  vue.  L'un  et  l'autre 
est  digne  de  lui  :  il  fera  aussi  l'un  et  l'autre  ;  mais  chaque 
chose  doit  avoir  son  temps.  Tous  (^)  deux  néanmoins  sont 
incompatibles  ;  je  veux  dire  l'obscurité  de  la  foi  et  la  netteté 
de  la  vue.  Qu'a-t-il  fait  ?  Ecoutez,  mes  frères  ;  voici  le  mys- 
tère du  christianisme.  lia  partagé  ces  deux  choses  entre  la 
vie  présente  et  la  vie  future  :  l'évidence  dans  la  patrie,  la  foi 

a.  Esech.,  vi,  7.    —  b.  Jerem.,  xxxiv,  5. 

1.  Var.  La  première  est  peu  assurée,  et  la  seconde  peu  considérable. 

2.  M  s.  labi. 

3.  Ms.  et  que  tous  deux... —  Restes  d'une  première  rédaction,  qui  portait  : 
«  Comme  tous  deux  sont  dignes...  et  que...  » 


SOUMISSION  DUE  A  LA  PAROLE  DE  JÉSUS-CHRIST.         243 

et  la  soumission  durant  le  voyage.  Un  jour  la  vérité  sera  dé- 
couverte ;  en  attendant,  pour  s'y  préparer,  il  faut  que  l'auto- 
rité soit  révérée  :  le  dernier  fera  le  mérite,  et  l'autre  est 
réservé  pour  la  récompense.  Là,  sicut  audivinms,  sic  vidi- 
imis  (")  ;  ici,  il  ne  se  parle  point  de  voir,  et  on  nous  ordonne 
seulement  de  prêter  l'oreille,  et  d'être  attentifs  à  sa  parole  : 
Ipsum  aiidite. 

Venez   donc  au  Thabor,  mes   frères,  et  accourez  tous  en- 
semble à  ce  divin  Maître  que  vous  montre  le  Père  céleste. 
Vous  pouvez  reconnaître  son  autorité  en  considérant  les  res- 
pects que   lui   rendent  Moïse  et  Élie  ;  c'est-à-dire,  la  Loi  et 
les  Prophètes,  comme  je  l'ai  expliqué.  Mais  j'ajouterai  main- 
tenant une  remarque  sur  notre  évangile,  que  peut-être  vous 
n'avez  pas  faite,  et  qui  néanmoins  est  très  importante  pour 
connaître  l'autorité  du  Sauveur  Jésus.  C'est,  messieurs,  qu'il 
est  remarqué  qu'en  même  temps  que  fut  entendue  cette  voix 
du  Père  éternel  qui  nous  commande  d'écouter  son  Fils,  Moïse 
et   Elie  disparurent,  et  que  Jésus  se  trouva  tout  seul  :  Et 
dum  fieretvox,  inventus  est  Ji-:sus  sohis  {^').  Dites-moi,  quel  est 
ce  mystère  }  d'où  vient  que  Moïse  et  Elie  se  retirent  à  cette 
parole  ?  Chrétiens,  voici  le  secret  développé  par  le  grand 
Apôtre.  «  Autrefois,  dit-il,    Dieu  ayant  parlé  en   différentes 
manières  par  la   bouche  de  ses   prophètes  [^)  ;  »  écoutez  et 
comprenez  ce  discours  :  Vous  avez  parlé,  ô  prophètes,  mais 
vous  avez  parlé  autrefois  :  «  maintenant,  en  ces  derniers  temps, 
il  nous  a  parlé  par  son   propre  Eils  :  »  Novissime...  lociitus 
est  nobis  in  Filio  {^).  C'est  pourquoi,  dans   le  même  temps 
que  Jésus-Christ  paraît  comme  maître.  Moïse  et  Elie  se 
retirent  ;  la  Loi,  tout  impérieuse  qu'elle  est,  tient  à  gloire  de 
lui   céder  ;  les   Prophètes,   tout  clairvoyants  qu'ils  sont,  se 
vont  néanmoins  cacher  dans   la   nue  :  IntraïUibus    illis  in 
nubem  ('')...  Nzibes  obumbravit  eos  (■^)  :  comme  s'ils  disaient 
au  divin  Sauveur  tacitement  par  cette  action  :    Nous  avons 
parlé  autrefois  au  nom  et  par  l'ordre   de   votre   Père  :   Olim 
loquens patribus  in  prophetis  :  maintenant  que  vous  ouvrez 
votre  bouche  pour  expliquer  vous-même  les  secrets  du  ciel, 

a.  Ps.^  XLVll,  9.  —  b.  Lîtc.y  IX,  36.  —  c.  Hebr.,  l,  i.  —  d.  Hebr.,  i,  2.   —  Ms.  in 
Filio  suo.  —  e.  Luc,  IX,  34.  — /.  Matih.,  xvii,  5. 


244  CAREME  DES  MINIMES. 

notre  commission  est  expirée,  notre  autorité  se  confond  dans 
l'autorité  supérieure  ;  et,  n'étant  que  les  serviteurs,  nous 
cédons  humblement  la  parole  au  Fils.  Par  conséquent  soyons 
attentifs,  et  écoutons  ce  Fils  bien-aimé  :  Hic  est  Filius  meus 
dilechis.  Ne  recherchons  pas  les  raisons  des  vérités  qu'il  nous 
enseigne  :  toute  la  raison,  c'est  qu'il  a  parlé. 

Et  à  ce  propos,  chrétiens  ('),  je  ne  puis  m'empêcher  de 
vous  rapporter  une  chose  qui  m'a  surpris  dans  Platon. 
Donnez-moi  cette  liberté  de  vous  alléguer  aujourd'hui  un 
auteur  profane.  Je  (^)  n'ai  pas  accoutumé  de  le  faire  :  par 
la  grâce  de  Dieu,  je  trouve  suffisamment  dans  les  Écri- 
tures, et  c'est  une  source  assez  abondante...;  mais  il  nous 
est  permis  quelquefois  d'employer  le  témoignage  des  étran- 
gers pour  convaincre  les  incrédules.  Donc,  mes  frères,  ce 
philosophe  if),  parlant  de  l'obscurité  des  choses  divines  et  du 
peu  de  connaissance  que  nous  en  avons,  conclut  qu'il  s'en 
faut  rapporter  aux  enfants  des  dieux,  encore  que  leur  discours 
ne  soit  appuyé  ni  sur  des  raisons  nécessaires,  ni  même  sur 
des  raisons  vraisemblables  :  hnpossibile  est  deoruin  fiiiis  fideni 
non  habere,  licet  nec  necessa^'iis  nec  verisimilibus  rationibus 
eoru7it  oratio  confiriuettir.  Mais  comme  ils  nous  parlaient, 
poursuit-il,  de  leurs  affaires  domestiques,  la  loi  veut  que 
nous  ajoutions  foi  à  leurs  paroles  :  Sed  quia  de  rébus  dome- 
sticis  loqui  se  affirinabaiit,  nos  legeni  secuti fideni prœstabimus. 

Tu  reconnais  donc,  ô  philosophie  (^),  que  nous  ne  connais- 

a.  Plat.,  Tim.  (Cf.  édit.  Didot,  p.  211.) 

1.  Anonyvte :  «  Il  semble  que  la  raison  autorise  ce  que  je  dis.  Platon,  dans 
son  Timée,  dit  que  des  secrets  des  dieux  il  en  faut  croire  les  enfants  des  dieux. 
Il  avait  considéré  que  les  hommes  avaient  tiré  mille  fausses  conjectures  des 
divinités,  ce  qui  l'oblige  à  dire':  In  hoc  fiiiis  deortcm  fidcs  est  adJiibenda,  quamvis 
eorwii  dicta  nec  necessariis  nec  verisiviilibus  argicmentis  confirinenticr.  Mes- 
sieurs, écoutons  ce  païen  qui  nous  enseigne.  Voici  le  Fils  de  Dieu  qui  nous  vient 
révéler  des  secrets  qui  avaient  toujours  été  cachés.  Le  faisons-nous .''  Moralité.  » 

—  On  ne  peut  donc  douter  que  ce  passage  n'ait  été  prononcé  en  chaire,  bien 
qu'il  soit  formellement  condamné  au  manuscrit.  Nous  avons  vu,  d'autre  part, 
Bossuet  en  tenir  compte  dans  le  sommaire  (1662). 

2.  Addition  interlinéaire.  —  Après  «  abondante,  »  l'auteur  ajoute  ;  «  etc.  » 

3.  Ms.  philosophe.  —  Mais  dans  la  suite  de  la  phrase  :  «Tu  te  sens  forcée...  » 

—  On  lit  ici  cette  première  rédaction  effacée  :  «  Vous  vous  étonnez,  chrétiens, 
de  ce  que  Dieu  vous  oblige  à  croire  ce  que  vous  ne  connaissez  pas  clairement  ! 
Vous  voyez  la  philosophie,  qui,  toute  curieuse  qu'elle  est,  étant  convaincue  de  son 
ignorance,  est  contrainte  de  chercher  des  maîtres  sous  l'autorité  desquels  elle 


SOUMISSION  DUE  A  LA  PAROLE  DE  JÉSUS-CHRIST.  245 

sons  pas  les  choses  divines;  ensuite  tu  te  sens  forcée  à  recou- 
rir à  l'autorité  supérieure.  Afin  que  tu  puisses  fléchir  sans 
crainte,  tu  confesses  qu'il  faut  qu'elle  soit  divine.  Jusques  ici, 
tu  es  chrétienne.  Mais  il  en  faut  croire,  dis-tu,  les  enfants  des 
dieux.  Laisse  ces  dieux  :  il  n'y  en  a  qu'un,  tu  ne  l'ignores 
pas.  Laisse-moi  ces  enfants  des  dieux,  enfants  de  leurs  adul- 
tères et  témoins  de  leur  intempérance.  Voici  le  Fils  unique 
du  Dieu  vivant.  Ce  Fils  unique,  ce  Fils  bien-aimé  vous  vient 
dire  :  Dewn  nenwvidit  unq2iai}i  :  Unigcnitus  Films,  qui  est  in 
sinu  Patris,  ipse  cnarravit  (").  O  hommes,  nul  de  vous  n'a 
encore  vu  Dieu  ;  vous  ne  savez  ce  qu'il  en  faut  croire,  ni  la 
voie  qu'il  faut  tenir  pour  aller  à  lui  :  «  le  Fils  unique  qui  est 
en  son  sein,  »  qui  pénètre  tous  ses  secrets,  «  lui-même  est 
venu  vous  les  raconter:  »  ipse,  ipse  enarravit.  Que  recherchez- 
vous,  ô  mortels,  après  le  témoignage  de  ce  divin  Maître  ? 
Osez-vous  lui  demander  des  raisons,  ou  vous  plaindre  de  ce 
qu'il  vous  oblige  de  croire  ce  que  vous  n'entendez  pas  ?  —  Je 
voudrais  entendre,  je  voudrais  savoir.  —  Saint  Augustin  vous 
va  satisfaire  :  «  C'est  être  savant,  vous  dit-il,  que  d'être  uni 
à  celui  qui  sait  :  »  Non  parva  scientia  est  scienti  conjtingi  iy). 
C'est  être  assez  savant  que  d'être  uni  à  celui  qui  sait  ;  ajou- 
tons, pour  expliquer  sa  pensée,  à  celui  qui  sait  d'original,  si 
l'on  peut  parler  de  la  sorte,  qui  sait  pour  avoir  vu  et  pour 
avoir  vu  jusqu'au  fond,  et  qui  nous  dit  avec  vérité  :  Quod  vi- 

a.  Joan.,  l,  18.  —  b.  In  Ps.  xxxvi  Serm.  il,  n.  2. 

ploie,  sans  examiner  leurs  raisons,  et,  jugeant  bien  toutefois  qu'il  serait  peu  sûr 
de  fléchir  sous  une  autorité  purement  humaine,  s'est  imaginée  des  enfants  des 
dieux,  pour  les  venir  instruire  des  secrets  célestes.  Voici  aujourd'hui  le  Père 
éternel,  qui  vous  montre  non  les  enfants  des  faux  dieux,  enfants  de  leurs  adul- 
tères et  témoins  de  leur  intempérance,  mais  le  Fils  unique  du  vrai  Dieu  vivant, 
né  de  Dieu  et  égal  à  Dieu.  Il  vous  l'envoie  du  ciel  en  la  terre  pour  vous  con- 
duire, pour  vous  enseigner.  Il  vous  dit  dans  son  Évangile  :  Deum  nemo  vidit 
uiiquam  :  <.<  O  hommes,  nul  de  vous  n'a  encore  vu  Dieu  :  »  vous  ne  savez  ce  qu'il  en 
faut  croire,  ni  la  voie  qu'il  faut  tenir  pour  aller  à  lui  :  Deutn  ?ietno  vidit  unquam: 
ah  !  j'ai  pitié  de  votre  ignorance...  » 

L'auteur  note  sur  cette  page  :  Abréo^es.  Les  éditeurs  ne  conservent  de  tout  ceci 
que  quatre  lignes,  elles-mêmes  effacées  au  manuscrit  (après  les  mots  :  c'est  qu'il 
a  parlé  :)  «  Écoutez  comme  il  vous  parle  dans  son  Évangile  :  «  Jamais  personne 
n'a  vu  Dieu  :  le  Fils  unique,  qui  est  dans  le  sein  du  Père,  est  venu  lui-même 
pour  vous  en  instruire  :  »  Deum  nemo  vidit  unquatn:  Unigenitus  Filins,  qui  est  in 
sinu  Patris,  ipse  enarravit.  O  hommes,  nul  de  vous...  »  —  Elles  font  double 
emploi  avec  ce  qui  suit,  seconde  rédaction,  plus  pleine  et  plus  vive. 


246  CARÊME  DES  MINIMES. 


dimtis,  testamur  ('*)  :  «  Nous  témoignons  ce  que  nous  avons 
vu.  »  Celui-là,  dit  saint  Augustin,  a  les  yeux  de  l'intelli- 
gence ;  nous  avons  les  yeux  de  la  foi  :  Ille  habet  oculos  agni- 
tionis,  tu  credulitatis  (^).  Je  ne  prétends  rien  davantage;  je  ne 
me  plains  pas  de  l'obscurité  des  maximes  de  l'Evangile.  Si 
je  n'ai  pas  de  lumières  propres,  j'ai  celles  de  Jésus-Christ, 
qui  me  dirigent  :  je  n'ai  pas  la  science  en  moi-même,  mais 
j'ai  celle  du  Fils  de  Dieu  qui  m'assure  ;  et  je  crois  hardiment  où 
je  ne  vois  rien  ('),  parce  que  j'en  crois  celui  qui  voit  tout  (^). 
Chrétiens,  venez  au  Thabor  :  apprenez  du  Père  céleste  à 
écouter  humblement  son  Fils  :  Ipsum  audite.  Oui  pourrait 
vous  faire  comprendre  toute  la  force  de  cette  parole  ?  Cette 
parole  du  Père  céleste  sacrifie  tous  vos  sentiments,  et  abat 
toutes  vos  raisons  aux  pieds  de  son  Fils  (^).  Mais  qu'il  a 
raison  de  nous  reprocher   que  nous  ne   recevons   pas  son 

a.Joan.,  m,  11.  —  b.  Ubi supra. 

1.  Var.  Je  crois  avec  joie  ce  que  je  ne  vois  pas.  parce  que  je  crois... 

2.  Les  éditeurs  maintiennent  ici  dans  le  texte  ce  passage  qu'il  faut  reporter 
en  note  :  i.  II  me  semble,  chrétiens  auditeurs,  que  l'autorité  de  ce  divin  Maître 
est  suffisamment  établie,  et  que  nous  devons  être  très  persuadés  que  c'est  assez 
d'écouter  sa  voix  pour  connaître  la  vérité  avec  certitude.  Mais  tirons  de  cette 
doctrine  importante  quelque  instruction  pour  notre  conduite.  Il  faudrait  com- 
mencer un  nouveau  discours  pour  vous  dire  tout  le  fruit  qu'elle  doit  produire  : 
mais  parmi  une  infinité  de  grandes  choses  qui  se  présentent  de  toutes  parts,  voici 
une  vérité  que  je  vous  choisis  ;  et  je  me  tiendrai  bienheureux,  si  je  la  puis  aujour- 
d'hui graver  dans  vos  cœurs.  Puisqu'il  est  ainsi,  chrétiens,  que  nous  sommes 
obligés  de  nous  rapporter  à  ce  que  nous  dit  le  Sauveur  JÉSUS,  résolvons,  et  ré- 
solvons immuablement,  de  former  tous  nos  jugements,  non  sur  les  apparences 
des  sens,  ni  sur  les  opinions  anticipées  dont  la  raison  humaine  nous  préoccupe, 
mais  sur  la  parole  de  Jésus-Christ,  sur  la  doctrine  de  son  Évangile.  M'enten- 
dez-vous, mes  frères,  comprenez-vous  ce  queje  veux  dire?  (2'^^-^^-S"^'^^^-'''^/^^^'^-^i''^' 
intelligat  hoc  ?  (Ms.  Quis  sapiens,  et  intelliget  hoc  ?)  [Jerem.,  ix,  12.]  Qui  de  nous 
juge  selon  Jésus-Christ,  et  selon  les  règles  qu'il  nous  a  données  ?  Ah  !  si  nous 
jugions  des  choses  selon  ses  maximes,  que  d'illusions  seraient  dissipées  !  que  de 
folles  pensées  s'évanouiraient  !  que  de  vaines  opinions  tomberaient  par  terre  ! 
Quand  on  voit  les  fortunés  de  ce  monde  au  milieu  de  la  troupe  qui  leur  applau- 
dit, tous  les  sens  disent  :  Voilà  les  heureux  ;  Jésus-Christ  nous  dit,  au  con- 
traire :  Ce  ne  sont  pas  là  les  heureux  :  heureux,  ceux  dont  le  Seigneur  est  le 
Dieu  !  »  Beatus  populus  cuj'us  Doinitins  Deies  ejus .'  [Fs.,  CXLIII,  1 5.]  C'est  ce  que 
vous  dites,  ô  Maître  céleste  ;  mais  que  cette  parole  est  peu  écoutée  !  Nous  nous 
laissons  étourdir  par  le  bruit  de  ceux  qui  nous  crient  perpétuellement  qu'ils  sont 
heureux,  qu'ils  sont  fortunés  dans  leur  vie  molle  et  délicieuse  ;  et  parmi  ce  bruit 
importun  la  voix  du  Sauveur  {var.  votre  voix)  demeure  étouffée,  et  n'arrive  pas 
jusqu'à  nos  oreilles.  »  —  Bossuet  a  renvoyé  à  la  fin  du  premier  point  cette 
morale,  en  lui  donnant  un  autre  tour. 

3.  Ici  venait  dans  la  i""  rédaction  la  phrase  :  <<  Le  vieil  homme  a  cinq  sens...» 


SOUMISSION  DUE  A  LA  PAROLE  DE  JÉSUS-CHRIST.  247 

témoignage  !  Testimonium  nostrum  non  accipitis  (").  Si  vous 
le  recevez,  vous  êtes  obligés  de  désavouer  tout  ce  qui  s'op- 
pose à  ce  qu'il  témoigne  ;  par  exemple,  pour  vous  en  con- 
vaincre, regardez  ce  que  vous  faites  dans  l'Eucharistie  : 
tout  est  mort,  il  n'y  a  que  l'ouïe  qui  vive,  et  elle  ne  vit  que 
pour  Jésus-Christ,  et  ne  connaît  plus  que  sa  voix.  Dans 
cet  adorable  mystère,  tous  vos  sens  vous  trompent  excepté 
l'ouïe.  La  vue  et  le  goût  disent  :  C'est  du  pain  ;  le  toucher  et 
l'odorat  se  joignent  à  eux  :  il  n'y  a  que  l'ouïe  qui  rapporte 
bien,  parce  qu'elle  vous  annonce  en  simplicité  le  témoignage 
de  Jésus-Christ  ;  et  pour  bien  recevoir  ce  grand  témoi- 
gnage, vous  démentez  votre  propre  vue,  vous  désavouez 
votre  goût,  vous  résistez  à  votre  raison,  pour  abandonner 
tous  vos  sentiments  à  Jésus  qui  vous  instruit  par  la  seule 
ouïe.  Eveillez-vous,  mes  frères,  et  rendez  partout  le  même 
respect  à  celui  qui  est  toujours  infaillible.  Que  ce  mystère 
que  vous  fréquentez  tous  les  jours,  vous  accoutume  à  juger 
des  choses,  non  selon  la  prudence  humaine,  mais  selon  le  té- 
moignage qu'en  rend  le  .Sauveur (').  Imaginez-vous,  chrétiens, 
mais  que  dis-je,  imaginez-vous  .'^  croyez  que  vous  avez  tou- 
jours Jésus  près  de  vous,  qui  vous  dit  à  l'oreille  tout  ce  qu'il 
faut  croire  de  ce  qui  se  présente  à  vos  yeux.  C'est  l'Ecriture 
qui  vous  l'enseigne,  qu'il  marche  après  vous  comme  un  pré- 
cepteur qui  suit  et  qui  conduit  ses  disciples,  et  qui  ne  cesse 
de  les  avertir  de  la  voie  qu'ils  doivent  suivre  :  Et  uîti^es  tuce 
aicdieni  verlnim  post  tergum  inonentis  :  Hœc  est  via  (^). 

Soyez  donc  attentifs,  mes  frères,  à  ce  précepteur  qui  vous 
parle,  et  réglez  vos  jugements  sur  les  siens.  Vos  sens  vous 
disent  :  Ce  plaisir  est  doux  ;  écoutez,  Jésus  dit  qu'il  est  très 
amer  :  Amarum  est  reliquisse  te  Dominum  Deum  ttmm  ("). 
Vos  sens  disent  :  Courons  aux  délices,  et  Jésus  :  «  Malheur 
à  vous  qui  riez,  parce  que  vos  ris  produiront  des  pleurs  ('^)!» 
Vos  sens  disent  :  Ah  !  qu'il  est  pénible  de  marcher  dans  la 
voie  de  Dieu  !  et  Jésus  au  contraire,  que  son  joug  est  doux 
et  que  son  fardeau  est  \h.<g^x  :  J ugum  meum  suave  est,  et  onus 
Tneum  levé  ('). 

a.  Joan.y  m,  1 1.  —  b.  /s.,  XXX,  21.  —  c.  /erem.,  il,  19.  —  d.  Luc,  vi,  25.  — 
e.  Matth.,  xi,  30. 

I.  Var.  que  JÉSUS  en  rend. 


248  CARÊME  DES  MINIMES. 

Morale  (').  Former  nos  jugements  selon  les  maximes  de 
l'Évangile.  Jugements  fermes  et  arrêtés  (^).  Il  a  dit  :  Qui 
vos  audit,  me  audit  :  point  de  curiosité  dans  la  prédication, 
mais  des  sentiments  de  componction.  Il  a  dit  qu'il  souffrait 
dans  les  pauvres  :  obligation  de  les  assister;  damné  pour  ne 
le  faire  pas;  le  juger  ainsi.  Si  jamais  cette  obligation  a  lieu, 
c'est  dans  l'extrême  nécessité  :  nous  y  sommes.  Jésus-Christ 
meurt  de  faim  et  de  froid  à  nos  portes.  Si  vous  en  doutez 
sur  la  clameur  publique,  obligation  de  vous  en  informer.  Sur 
ces  jugements  former  nos  mœurs  :  c'est  ma  seconde  partie. 

deuxième  point. 

Ipsum  audite  :  «  Ecoutez  Jésus  ;  écoutez  ses  comman- 
dements. Je  if)  vous  ai  dit,  messieurs  :  Ecoutez  et  croyez  tout 
ce  qu'il  enseigne  ;  je  vous  parle  maintenant  d'une  autre 
manière,  et  je  vous  dis  :  Écoutez  et  faites.  Mais  pour  vous  le 
dire  avec  fruit,  il  faut  tâcher  de  vous  faire  entendre  la  liaison 
qu'il  doit  y  avoir  entre  la  foi  et  les  œuvres.   Et  pour  cela, 

1.  L'anonyme  mentionne,  lui  aussi,  une  moralité  Ti.  la  fin  de  ce  premier  point. 
Les  éditeurs  de  Versailles,  M.  Lâchât,  etc.,  ont  donc  eu  tort  d'omettre  l'addition 
autographe  qu'on  va  lire. 

2.  La  pi-e7)iicre  7-édaction  de  cette  fin  du  premier  point  peut  aider  à  compléter  ces 
phrases: «Croyez  ces  témoignages  fidèles,  et,  persuadés  de  leur  vérité,  formez-vous 
des  maximes  invariables,  qui,  fixant  fortement  à  jamais  votre  esprit  sur  des  juge- 
ments arrêtés,  puissent  aussi  diriger  vos  mœurs  par  une  conduite  certaine.  C'est 
ma  seconde  partie.  ;>  Cf.  p.  246,  n.  2. 

3.  Première  rédaction:  «  Si  vous  avez  créance  à  sa  doctrine,  venez  à  l'épreuve 
des  œuvres,  et  montrez  votre  foi  par  vos  actions  :  Ostende  ex  ofieribasjidem  tuam. 
{(Z{.Jacob.,u,iZ.)'E\.  certainement, chrétiens,  si  nous  en  croyons  sa  parole,  de  quel- 
que science  que  soit  éclairé  celui  qui  ne  garde  point  ses  préceptes,  il  ne  doit  pas 
se  vanter  de  le  connaître.  Le  disciple  bien-aimé  le  dit  nettement  en  sa  première 
épître  [ch.  11]  :  (Jui  dicit  se  itosse  eiiiii,  et  7nandata  ejus  non  custodif,  mcndax 
est,  et  in  hoc  veritas  non  est  :  «  Celui  qui  assure  qu'il  le  connaît,  et  ne  garde  pas 
ses  commandements,  c'est  un  menteur,  et  la  vérité  n'est  point  en  lui.  »  Non,  il 
ne  connaît  pas  Jésus-Christ,  parce  qu'il  ne  le  connaît  pas  comme  il  le  veut 
être.  Il  le  connaît  comme  un  curieux  qui  se  divertit  de  sa  doctrine  et  ne  songe 
pas  à  la  pratique,  ou  qui  en  fait  un  sujet  de  spéculations  agréables.  Chrétiens, 
ce  n'est  pas  ainsi  que  JÉsus-Christ  veut  être  connu  :  au  contraire,  il  nous 
assure  qu'il  ne  connaît  pas  ceux  qui  le  connaissent  de  la  sorte.  Il  veut  des 
ouvriers  fidèles  et  non  pas  des  contemplateurs  oisifs  ;  et  ce  n'est  rien  de  la  foi, 
si  elle  ne  fructifie  en  bonnes  œuvres.  Mais,  afin  de  vous  en  convaincre,  remar- 
quez, s'il  vous  plaît,  messieurs,  que  toute  la  vie  chrétienne  nous  éiant  représentée 
dans  les  Écritures  comme  un  édifice  spirituel,  les  mêmes  Écritures  nous  disent 
aussi  que  la  foi  en  est  le  fondement.»  —  Bien  qu'effacé,  ce  début  a  été  en  grande 
partie  souligné,  plus  tard,  pour  l'importance  de  la  doctrine  qu'il  contient. 


SOUMISSION  DUE  A  LA  PAROLE  DE  JÉSUS-CHRIST.  249 


remarquez  avant  toutes  [choses]  que  toute  la  vie  chrétienne 
nous  étant  représentée  dans  les  Écritures  comme  un  édifice 
spirituel,  les  mêmes  Écritures  nous  disent  aussi  que  la  foi  en 
est  le  fondement.  C'est  pourquoi  saint  Paul  nous  enseigne 
que  «  nous  sommes  fondés  en  la  foi:  »  In  fidc  futidatii^).  Or 
vous  savez  que  le  fondement  a  deux  qualités  principales  :  il 
est  en  premier  lieu  le  commencement,  et  secondement  il 
est  le  soutien  de  l'édifice  qui  se  prépare.  Donc,  pour  bien 
connaître  la  foi,  nous  devons  juger  en  premier  lieu  qu'elle 
n'est  qu'un  commencement,  et  secondement  qu'elle  est  des- 
tinée pour  être  le  soutien  de  quelque  chose.  L'une  et  l'autre 
de  ces  qualités  exige  nécessairement  la  suite  des  œuvres  : 
parce  qu'en  qualité  de  commencement  elle  nous  oblige  à 
continuer,  et  en  qualité  de  soutien  elle  nous  invite  à  bâtir 
dessus  ;  et  l'un  et  l'autre  se  fait  parles  œuvres  ('). 

Mais  découvrons  dans  un  plus  grand  jour  ces  deux  im- 
portantes raisons.  Croire  (^),  disons-nous,  c'est  commencer  ; 
et  il  est  aisé  de  l'entendre.  Car  tout  le  dessein  du  christia- 
nisme n'étant  que  de  soumettre  notre  esprit  à  Dieu,  la  foi, 
dit  saint  Augustin,  commence  cet  œuvre  :  Fides  est  prima 
quœ  subjîigat  anùnam  Deo  (^')  :  «  La  foi  est  la  première  qui 
soumet  l'âme  à  Dieu  ;  »  et  le  concile  de  Trente  a  défini  que 
<i  la  foi  est  le  commencement  du  salut  de  l'homme  :  »  Fides 
est  luimanœ  sahitis  initiîcm  (^).  La  foi  est  donc  un  commen- 
cement, c'est  la  première  de  ses  qualités.  Et  plût  à  Dieu  (^), 
messieurs,  que  tous  les  chrétiens  l'eussent  compris  !  Car  par 
là  ils  pourraient  connaître  que  de  s'en  tenir  à  la  foi  sans 
s'avancer  dans  les  bonnes  œuvres,  c'est  s'arrêter  dès  le 
premier  pas,  c'est  abandonner  tout  l'ouvrage  dès  le  commen- 
cement de  l'entreprise,  et  s'attirer  justement  ce  reproche  de 
l'Evangile  :  Hic  liomo  cœpit  œdijicai'e,  et  non potuit  consiun- 

a.  Coloss.,  I,  23.  —  b.  De  Agon.  ChrisL,  n.  14.  —  c.  Sess.  VI,  cap.  vni. 

1.  Après  avoir  une  première  fois  concentré  ce  passage,  Bossuet  note  encore  : 
Abrèges. 

2.  Var.  Je  conclus  la  première  en  peu  de  paroles  ;  et  la  seconde,  qui  sera  plus 
de  notre  sujet,  aura  plus  d'étendue.  La  foi  est  donc  un  commencement,  c'est  la 
première  de  ses  qualités.  Et  plût  à  Dieu  !... 

3.  Var.  Et  plût  à  Dieu,  messieurs,  que  tous  les  chrétiens  l'eussent  bien  com- 
prise !  Car  par  là  ils  pourraient  connaître  que  de  s'en  tenir  à  la  créance,  c'est 
s'arrêter  dès  le  premier  pas. 


250  CAREME  DES  MINIMES. 

mare  {f)  :  Voilà  ce  fou  et  cet  insensé  «  qui  avait  commencé 
un  beau  bâtiment,  et  qui  ne  l'a  pas  achevé  ;  »  il  a  fait  grand 
amas  de  matériaux,  il  a  posé  tous  les  fondements  d'un  grand 
et  superbe  édifice,  et,  le  fondement  étant  mis,  tout  d'un  coup 
il  quitte  l'ouvrage.  O  le  fou  !  ô  l'extravagant  !  Hic  homo 
cœpit  œdificare... 

Mais  éveillez-vous,  chrétien  :  c'est  vous-même  qui  êtes 
cet  homme  insensé.  Vous  avez  commencé  un  grand  bâti- 
ment ;  vous  avez  déjà  établi  la  foi,  qui  en  est  le  fondement 
immuable  (').  Il  a  fallu  s'aveugler  soi-même,  démentir  et 
désavouer  tous  ses  sens,  renoncer  à  son  jugement,  se  sou- 
mettre et  se  captiver  dans  la  partie  la  plus  libre,  qui  est  la 
raison  :  enfin  que  n'a-t-il  pas  fallu  entreprendre  pour  poser 
ce  fondement  de  la  foi  ?  Et  après  de  si  grands  efforts  et  tant 
de  préparatifs  extraordinaires,  on  laisse  l'entreprise  impar- 
faite, et  l'on  met  de  beaux  fondements  sur  lesquels  on  ne 
bâtit  rien  :  peut-on  voir  une  pareille  folie  .-*  Et  ne  vois-tu 
pas,  insensé,  que  ce  fondement  attend  l'édifice,  que  ce  com- 
mencement de  la  foi  demande  sa  perfection  par  la  bonne 
vie  ;  et  que  ces  murailles  à  demi  élevées,  qui  se  ruinent  parce 
qu'on  néglige  de  les  achever,  rendent  hautement  témoignage 
contre  ta  folle  et  téméraire  conduite  ?  Mais  cela  paraîtra  bien 
mieux,  si,  après  avoir  regardé  la  foi  comme  le  commencement 
de  l'édifice,  nous  considérons  maintenant  qu'elle  n'est  pas 
établie  pour  demeurer  seule,  mais  pour  servir  de  soutien  à 
quelque  autre  chose. 

Saint  Paul  :  Ut  sapiens  architectus  fundaînentwm  posui  ('^). 
Un  sage  architecte  met  de  la  proportion  dans  les  choses. 
Ne  vous  défiez  donc  pas  du  fondement.  Car  s'il  est  ainsi, 

a.  Luc,  XIV,  30.  —  b.\  Cor.,  m,  10. 

I.  Pour  abréger,  Bossuet  efface  encore  ici  ce  beau  passage,  que  les  éditeurs 
maintiennent  dans  leur  texte  :  «  Pour  poser  ce  fondement  de  la  foi,  quels  efforts 
a-t-il  fallu  faire  !  La  place  {var.  le  lieu)  destinée  pour  le  bâtiment  était  plus 
mouvante  que  le  sable  :  chrétiens,  c'est  l'esprit  humain,  toujours  chancelant  dans 
ses  pensées  ;  il  a  fallu  l'affermir.  Que  de  miracles,  que  de  prophéties,  que  d'Écri- 
tures, que  d'enseignements  ont  été  nécessaires  pour  servir  d'appui  !  Il  y  avait 
d'un  côté  des  précipices,  précipices  terribles  et  dangereux  de  l'erreur  et  de 
l'ignorance  ;  il  a  fallu  les  combler  :  et,  de  l'autre,  «  des  hauteurs  superbes  qui 
s'élevaient,  dit  le  saint  Apôtre  (II  Cor.,  x,  5),  contre  la  science  de  Dieu  ;  »  il  a 
fallu  les  abattre  et  les  aplanir.  Parlons  en  termes  plus  intelligibles.  11  a  fallu 
s'aveugler...  » 


SOUMISSION  DUE  A  LA  PAROLE  DE  JÉSUS-CHRIST.  25  I 

chrétiens,  qu[e  la  foi]  (')  ne  soit  pas  établie  pour  demeu- 
rer seule,  mais  pour  servir  d'appui  à  quelque  autre  chose, 
je  vous  laisse  à  juger  en  vos  consciences  quelle  injure 
vous  faites  au  divin  Sauveur,  si  ayant  mis  en  vos  âmes 
un  fondement  si  inébranlable,  vous  craignez  encore  de 
bâtir  dessus  :  n'est-ce  pas  lui  dire  manifestement  que  vous 
vous  défiez  du  soutien  qu'il  vous  présente,  et  que  vous 
n'osez  vous  appuyer  sur  sa  parole  ?  c'est-à-dire  que  sa  foi 
vous  paraît  douteuse  ;  sa  doctrine,  mal  soutenue  ;  ses  maximes, 
peu  assurées  (-).  Mais  laissons  ces  justes  reproches,  pour 
prouver  solidement  par  les  Ecritures  que  la  foi  ne  nous  est 
donnée  que  pour  être  le  soutien  des  œuvres  ;  et  vous  en 
serez  convaincus  si  vous  méditez  attentivement  la  conduite 
de  notre  Sauveur  tant  qu'il  a  été  en  ce  monde.  Il  a  accompli 
de  grands  mystères,  il  nous  y  a  donné  de  grands  préceptes  : 
mais  afin  que  ce  qu'il  faut  croire  nous  apprît  comme  il  faut 

1.  Ms.  qu'elle.  —  Cette  phrase  se  plaçait  d'abord  après  les  mots  :  servir  de 
soutien  à  quelque  autre  chose. 

2.  Il  est  extrêmement  difficile,  sinon  impossible,  de  reconnaître  ici  ce  que 
l'auteur  veut  conserver,  et  ce  qu'il  sacrifie.  Il  a  barré  ce  passage  (p.  10),  et  cepen- 
dant il  y  renvoie  ensuite  sur  une  feuille  additionnelle,  où  il  note  :  P.  10,  soutien. 
Puis  il  trace  l'esquisse  d'un  développement  nouveau,  sans  indiquer  malheureu- 
sement où  il  prétend  l'introduire.  V'oici  ce  développement  : 

«  Ut  sapiens  architectus  fundamentiiut  posiii  ;  alius  aiitem  superœdificat. 
[I  Cor.,  III,  10].  Quel  fondement  a-t-il  m\s}  Fundatnentum  aliud  nemo  potest 
po?tere,  nisi  id qiiod posihim  est.,  quod est  Christus  Jésus.  Qu'est-ce  à  dire?  Un 
Dieu  anéanti  et  humilié  :  que  peut-on  bâtir  dessus  ?  Quelque  chose  qui  ait  rap- 
port à  ce  fondement  :  ut  sapiens  archit  dus;  s'il  est  sage,  il  y  a  proportion  entre 
l'un  et  l'autre.  En  particulier  :  Un  Dieu  crucifié  et  anéanti  :  dessus,  une  vie 
pénitente  et  mortifiée.  —  Un  Dieu  souffrant  :  l'amour  des  souffrances.  —  Un 
Dieu  pauvre,  etc.  —  Un  Dieu  libéral  jusqu'à  donner  son  sang  à  ses  ennemis  : 
que  bâtir  dessus  1  des  entrailles  de  charité  pour  nos  frères.  —  Si  les  injures 
étaient  aussi  fâcheuses  que  vous  le  pensez,  le  Fils  de  Dieu  n'y  aurait  pas  été 
exposé.  Je  ne  m'étonne  donc  plus  si  au  milieu  de  la  gloire  il  parle  de  l'ignominie 
de  sa  mort  :  Ipsum  audiie. 

«Bâtissez  l'obéissance  à  ses  préceptes  :  sur  quel  fondement  ?  Jésus-Christ 
obéissant  jusques  à  la  mort  :  Usque  \ad  mortem...^  Après  cela,  plus  de  difficulté 
dans  l'Évangile,  etc.  » 

Ici  un  nouveau  renvoi,  qui  correspond  à  la  p.  11  du  manuscrit  ;  ci-après 
p.  253,  ligne  10. 

Les  éditeurs  modernes  ont  pris  le  parti  facile  de  supprimer  ces  modifications, 
que  Deforis  avait  enregistrées,  en  les  complétant  à  sa  manière.  Mais  l'Anonyme 
atteste  en  ces  termes  qu'elles  ont  fait  partie  du  discours  prononcé  :  «  Il  ne  suffit 
pas  de  se  soumettre  à  la  foi, il  faut  être  soumis  à  ses  préceptes:  Ipsum  audiie.  Où 
remarquez  que  la  foi  est  le  fondement  et  le  soutien  de  notre  salut.  Saint  Paul  se 
considère  lui-même  comme  un  architecte  ;  l'édifice  est  le  salut  de  notre  âme...  » 


252  CAREME  DES  MINIMES. 

agir,  il  a  tellement  ménagé  les  choses,  que  les  mystères  qu'il 
a  accomplis  fussent  le  soutien  et  le  fondement  des  préceptes 
qu'il  a  donnés. 

Saint  Augustin,  messieurs,  vous  fera  entendre  cette  vérité  ; 
et  il  nous  l'explique  admirablement  dans  le  livre  qu'il  a  écrit 
De  Agone  ckristiano,  où,  suivant  le  divin  Apôtre,  il  appuie 
toute  la  vie  chrétienne  et  la  liaison  des  préceptes  avec  les 
mystères  sur  Jésus-Christ  humilié  et  sur  le  mystère  de  sa 
croix.  O  hommes  ('),  dit-il,  n'aimez  pas  le  monde  ;  voilà  le 
précepte  :  parce  que,  s'il  était  aimable,  le  Fils  de  Dieu 
l'aurait  aimé  ;  voilà  le  mystère  :  Nolite  mnare  teinporalia  ; 
quia  si  bene  ama7'entui\  amaret  ea  homo  quem  stiscepit 
Filius  Dei  {f).  Ne  vous  attachez  pas  aux  richesses  ;  parce 
que,  si  elles  étaient  nécessaires,  le  Fils  de  Dieu  ne  serait 
pas  pauvre  :  ne  craignez  ni  les  souffrances  ni  l'ignominie  ; 
parce  que,  si  elles  nuisaient  à  notre  bonheur,  un  Dieu  n'y 
serait  pas  exposé.  Ainsi  vous  voyez  manifestement  que 
toutes  les  choses  que  Jésus  commande  ont  leur  fondement 
immuable  sur  celles  qu'il  a  accomplies  ;  et  que  s'il  nous 
prescrit  dans  son  Evangile  une  vie  pénitente  et  mortifiée, 
c'est  à  cause  qu'il  nous  y  paraît  comme  un  Dieu  anéanti 
et  crucifié  (^).  C'est  pour  cela  que  sur  le  Thabor,  où  l'on 
nous  ordonne  d'écouter  sa  voix,  de  quoi  est-ce  qu'il  s'en- 
tretient avec  Moïse  et  Élie  ?  de  sa  croix,  dit  l'évangéliste, 
et  de  la  mort  qu'il  devait  souffrir  à  Jérusalem  :  Dicebant 
excessum  ej'us,  quem  completurus  erat  in  Jei'usalem  {^).  Pour 
quelle  raison,  mon  divin  Sauveur  ?  et  qu'a  de  commun  ce 
discours  avec  la  gloire  qui  vous  environne  ?  C'est,  mes 
frères,  que  ce  qu'il  commande  étant  fondé  sur  ce  qu'il  fait, 
il  nous  propose  ce  qu'il  a  fait,  pour  disposer  nos  esprits  à 
suivre  humblement  ce  qu'il  commande.  Ipsîcm  audite  : 
«  Ecoutez  Jésus  ;  »  écoutez-le,  croyez  ce  qu'il  fait  :  mais 
écoutez-le,  faites  ce  qu'il  dit. 

a.  Cap.  XI,  n.  12.  —  Ms.  quia  si  amanda  essent...—  -  b.  Luc.^  ix,  31.  —  Ms. 
Loquebantur  excessum... 

1.  Ce  commentaire  est  à  la  fois  souligné  comme  important,  et  barré  comme 
devant  être  modifié  d'après  les  indications  de  l'addition,  que  nous  venons  de 
donner  en  note. 

2.  Var.  c'est  à  cause  qu'il  nous  y  propose  un  Dieu  anéanti  et  crucifié. 


SOUMISSION  DUE  A  LA  PAROLE  DE  JÉSUS-CHRIST.  253 

Mais  permettez-moi,  chrétiens,  d'étendre  davantage  cette 
vérité  si  solide  et  si  importante,  et  de  vous  expliquer  le  des- 
sein pour  lequel  le  Sauveur  Jésus,  dans  cet  état  auguste  et 
majestueux  où  il  nous  paraît  au  Thabor,  ne  parle  que  de  sa 
croix  et  de  ses  souffrances.  Chrétien,  ne  le  vois-tu  pas  }  et  ne 
l'as-tu  pas  encore  entendu  }  C'est  qu'il  a  dessein  de  te  pré- 
parer à  écouter  ses  préceptes;  il  veut  lever  les  difficultés  que 
tu  trouves  à  suivre  ses  commandements  et  à  marcher  dans 
ses  voies.  En  effet,  pour  ôter  ces  difficultés,  il  faut  nous 
inspirer  du  courage  et  nous  donner  de  la  force.  Pour  (')  nous 
inspirer  du  courage,  qu'y  a-t-il  de  plus  efficace  que  de  le  voir 
marcher  (-)  le  premier  dans  la  carrière  qu'il  nous  a  ouverte, 
tout  couvert  de  sueur  et  de  sang,  poursuivant  tout  ce  que 
les  hommes  fuient,  méprisant  tout  ce  qu'ils  désirent,  souffrant 
volontairement  tout  ce  qu'ils  redoutent  :  Oninia  conteynnendo 
quœ  pravi  homines  cupmnt,  et  omnia  patiendo  quœ  horre- 
sciint  (^);  et  dans  cet  état  de  souffrances,  nous  disant  d'un  ton 
ferme  et  vigoureux  :  In  mundo  pressiwam  habebitis ;  sed  con- 
Jidile,  ego  vici  ?7tundum  (")  :  Mes  disciples,  je  le  confesse, 
«  vous  aurez  à  souffrir  au  monde  ;  mais  prenez  courage,  j'ai 
vaincu  le  monde.  »  Se  peut-il  trouver  des  âmes  si  basses  qui 
ne  soient  encouragées  par  cet  exemple  (^)  ?  Que  si  vous  vous 
plaignez,  chrétiens,  que  vos  forces  ne  suffisent  pas  pour 
suivre  ce  Dieu  qui  vous  appelle  (vous  me  faites  tous  cette 
objection,  je  lis  dans  vos  cœurs),  regardez  que  non  seule- 
ment il  marche  devant,  mais  encore  qu'il  se  tourne  à  vous 
pour  vous  tendre  sa  main  charitable.  Quelle  preuve  en  avons- 
nous  ?  Ses  souffrances  mêmes.  Saint  Paul,  dans  l'Épître  aux 
Hébreux  (11,  18)  :  In  eoenim  in  quo  passus  est  ipse  et  tentatus, 
potens  est  et  eis  qui  tentantur  auxiliari  :  «  Par  les  choses  qu'il 
a  souffertes,  il  nous   montre  qu'il   est  puissant  pour  prêter 

a.Joan.,'X.Vl,  33. 

1.  Après  avoir  abrégé  oralement  ce  qui  précède,  Bossuet  reprenait  ici,  sans  la 
modifier,  sa  rédaction  primitive. 

2.  Var.  que  peut-il  faire  de  plus  efficace  que  de  marcher...? 

3.  Ce  texte,  remarque  Deforis,  ne  donne  que  le  sens  de  saint  Augustin.  Voici 
les  paroles  que  Forateur  analyse  :  Omnia  quœ  cupientes  non  recte  vivebamus, 
carendo  vile  fecit.  Omnia  qiur  vitare  cupientes  a  studio  deviabamus  veritatis, 
perpetiendo  dejecit.  (De  vera  relig.,  I,  31.) 

4.  Var.  que  cet  e.xemple  n'encourage  pas  ? 


2  54  CAREME  DES  MINIMES. 


secours  à  ceux  qui  souffrent.  »  Mystère  admirable  !  Messieurs, 
il  prouve  sa  puissance  par  sa  faiblesse,  et  avec  beaucoup  de 
raison.  Car  il  est  juste  que  celui  qui  s'est  fait  infirme  par  sa 
bonté  devienne  l'appui  des  autres  par  sa  puissance  ;  et  que, 
pour  honorer  la  faiblesse  (')  qu'il  a  prise  volontairement,  il  soit 
le  support  de  ceux  qui  sont  faibles  par  nécessité.  Ne  craignons 
donc  pas,  chrétiens,  de  suivre  Jésus-Christ  dans  la  voie 
étroite,  et  d'écouter  (^)  un  Dieu  marchant  devant,  nous  don- 
nant l'exemple,  se  retournant,  nous  tendant  la  main. 

Par  conséquent  écoutons  la  voix  {^)  de  ce  Maître  si  cha- 
ritable :  Ipsum  audite  :  «  Écoutons  Jésus  ;  »  mais  écoutons- 
le  comme  il  parle,  prenons  ses  sentiments  comme  il  nous  les 
donne.  Car  combien  en  voyons-nous  tous  les  jours  qui  s'ap- 
prochent du  Fils  de  Dieu,  non  pour  recevoir  la  loi,  mais  pour 
la  donner,  pour  le  faire  parler  à  leur  mode,  selon  les  préjugés 
de  leurs  passions  et  au  gré  de  leurs  convoitises  ?  Tels  sont 
ceux  qui  consultent  pour  être  trompés,  qui  ne  trouvent  de 
bons   conseils  que  ceux  qui   les  flattent,  qui  cherchent  à  se 
damner  en  conscience  :   tels  sont  ceux   dont   parle   Isaïe  : 
«  Voici,  dit-il,  un  peuple  rebelle  qui  irrite  la  fureur  de  Dieu  ; 
ce  sont  des  enfants  menteurs,  enfants  rebelles  et  opiniâtres, 
qui  ne  veulent  pas  écouter  la  loi  de  Dieu  :  »  Populiis  ad  ira- 
cuiidiam  provocans  est,  et  filii  mendaces  {^).  De  tels  hommes 
disent  aux  voyants  :  «  Ne  voyez  pas,  aveuglez-vous  pour 
nous  plaire  ;  ne  nous  montrez  pas  la  droite  voie  :  »  Nolite 
aspicere  nobis  [ea]  quœ  recta  sunt  (^')  :  ce  n'est  pas  ce  que  nous 
cherchons,  nous  voulons  des  détours  commodes;  nous  deman- 
dons des  expédients   pour   assouvir   nos  vengeances,  pour 
pallier  nos  usures,  pour  continuer  nos  rapines,  pour  contenter 
nos  mauvais  désirs:  Loqiiimini  nobis placentia,  videte  nobis 
errores  {^)  :  «  Dites-nous  des  choses  qui  nous  plaisent,  débi- 
tez-nous des  erreurs  agréables  (■*).  »  Que  si  quelque  docteur 
véritable,  de  ceux  dont  parle  l'apôtre  saint  Paul,  «  qui  traitent 

a.  Is.^  XXX,  9.  ~  b.  Ibid.,  10.  —  c.  Ibid. 

1.  Var.  qu'en  échange  de  la  faiblesse... 

2.  Var.  d'écouter  sa  parole  qui  nous  y  appelle.  Il  ne  nous  appelle  pas  seule- 
ment, mais  il  marche  devant  nous  pour  nous  enflammer.  Il  ne  marche  pas  seu- 
lement devant,  mais  il  nous  tend  la  main  pour  nous  soutenir. 

3.  Var.  (2uoi  !  refuserez-vous  d'écouter  la  voix...? 

4.  Var.  trompez-nous  par  des  erreurs  agréables. 


SOUMISSION   DUE  A  LA   PAROLE   DE  J]':SUS-CII  KIST.  255 

droitement  et  fidèlement  la  parole  de  vérité  ("),  »  au  lieu  de 
cette  voie  large  et  spacieuse  qui  nous  mène  à  la  perdition, 
leur  montre  le  chemin  du  salut  dans  une  vie  pénitente  (')  : 
«  Otez-nous,  disent-ils,  cette  voie  :  »  Atiferte  a  me  viain,  de- 
clinate  a  me  semitam  [^)  :  «  ôtez-nous  cette  voie,  »  elle  est  trop 
incommode  ;  «  tirez-nous  {')  de  ce  sentier,  »  il  est  trop  étroit. 
S'il  les  presse  par  l'Évangile,  et  qu'il  leur  dise  :  C'est  Jésus 
qui  parle  :  ah  !  nous  ne  voulons  point  entendre  sa  voix,  elle 
nous  fâche  et  nous  importune  :  Cessée  a  facie  nosii-a  Saiictus 
Israël  (')  :  qu'il  n'y  ait  aucune  partie  de  nous-mêmes  qui 
ne  fléchisse  (^). 

Ainsi,  mes  frères,  l'arrogance  humaine,  emportée  par  ses 
passions,  ne  veut  point  écouter  le  Sauveur  Jésus,  s'il  ne  parle 
à  sa  fantaisie.  Et  jugeons-en  par  nous-mêmes,  mettons  la 
main  sur  nos  consciences.  Oui  de  nous,  s'il  en  était  cru,  n'en- 
treprendrait pas  de  changer  et  de  réformer  l'Evangile  en 
faveur  de  ses  convoitises  .Ml  y  a  des  vices  que  nous  haïssons 
par  une  aversion  naturelle  ;  et  il  n'y  a  point  d'homme  si  cor- 
rompu, qu'il  n'y  ait  quelque  péché  qui  lui  déplaise.  Ah  !  que 
nous  aimons  l'Evangile,  lorsqu'il  condamne  ces  vices  que 
nous  détestons  !  Celui-là  sera  d'un  naturel  doux,  ennemi  du 
trouble  et  de  l'injustice  :  tonnez  tant  qu'il  vous  plaira,  ô  divin 
Sauveur,  contre  les  rapines  et  les  violences,  il  applaudira  à 
votre  doctrine  :  mais  si  vous  lui  ôtez  ces  plaisirs  si  chers,  que 
votre  parole  lui  paraîtra  rude  !  Il  ne  pourra  plus  l'écouter.  Un 
autre,  naturellement  libéral,  entendra  toujours  avec  joie  ce 
qui  se  dira  contre  l'avarice  :  mais  qu'on  ne  lui  défende  pas  la 
médisance,  qu'on  lui  permette  de  venger  cette  injure,  qu'on 
lui  laisse  envelopper  ses  ennemis  ou  ses  concurrents  (•*)  dans 
une  intrigue  malicieuse.  O  folie  !  ô  témérité  !  Mon  Sauveur, 
que  vous  êtes  rude  !  on  ne  peut  s'accommoder  avec  vous  ! 
«  Sauvez-nous,   sauvez-nous.   Seigneur,   disait   autrefois    le 

a.  II  Tim.^  n,  15.   —  b.  h.,  xxx,  11.  —  c.  Ibid. 

1.  Var.  mortifiée. 

2.  Var.  trop  fâcheuse  ;  détournez-nous... 

3.  Edit.  qui  fléchisse.  —  On  a  cru  à  une  erreur  de  Bossuet  ;  mais  n'a-t-on  pas 
méconnu  sa  pensée  ?  Ne  veut-il  pas  dire  que  les  pécheurs  prétendent  faire  tout 
fléchir  devant  leurs  passions,  même  leur  conscience?  La  suite  autorise  cette  inter- 
prétation. 

•     4.  Var.  compétiteurs,  —  qu'on  lui  laisse  embarrasser  cette  affaire  par... 


I 


2s6  CARÊME  DES  MINIMES. 


Prophète,  parce  qu'il  n'y  a  plus  de  saint  sur  la  terre,  et  que 
les  vérités  sont  diminuées  par  la  malice  des  hommes  :  »  Di- 
ininutœ  su7ti  veritates  (").  Elles  ne  sont  pas  tout  à  fait  éteintes, 
il  y  en  a  qui  plaisent  à  quelques-uns  ;  mais,  par  une  audace 
effroyable,  chacun  les  diminue  à  sa  mode,  chacun  retranche 
ce  qui  lui  déplaît.  Les  hommes  se  sont  mêlés  de  mettre  une 
distinction  entre  (')  les  vices  :  il  y  en  a  qu'on  laisse  dans 
l'exécration,  comme  la  cruauté  et  la  perfidie  :  il  y  en  a  qu'on 
veut  rendre  honnêtes,  par  exemple  ces  passions  douces  (^), 
et  ainsi  des  autres.  Malheureux,  qu'entreprenez-vous?  Jésus- 
Christ  est-il  divisé  }  Divisus  est  CJirishis  {^')  ?  Celui  qui  com- 
mande la  fidélité  n'a-t-il  pas  commandé  la  tempérance  (^)  ? 
Celui  qui  défend  la  cruauté  ('*)  n'a-t-il  pas  aussi  défendu 
toutes  ces  douceurs  criminelles  ?  Pourquoi  partagez-vous 
Jésus-Christ  ?  Pourquoi  défigurez-vous  sa  doctrine  par  cette 
distinction  injurieuse  }  Que  vous  a  fait  l'Évangile,  pour  le 
déchirer  de  la  sorte  ?  Quid  dimidias  viendacio  Christujii  ? 
totus  vei'itas  fuit  (')  ?  Est-ce  donc  que  l'Evangile  de  jÉsus- 
Christ  n'est  qu'un  assemblage  monstrueux  de  vrai  et  de 
faux,  et  qu'il  en  faut  prendre  une  partie  et  rejeter  l'autre  ? 
Totus  Veritas  :  Il  est  tout  sagesse,  tout  lumière,  et  tout  vérité. 
Mais,  chrétiens,  que  faut-il  donc  faire  pour  écouter  fidèle- 
ment ce  Maître  céleste  ?  Le  voici  en  un  mot  de  saint  Augustin 
dans  le  livre  de  ses  Confessions  :  Optimus  minister  tutis  est, 
gui  non  magis  inttietur  hoc  a  te  audire  qîiod  ipse  voluerit,  sed 
potiîis  hoc  velle  qiLod  a  te  audierit  ("').  «  Celui-là  est  votre  ser- 
viteur véritable,  qui  s'approche  de  vous,  ô  Sauveur,  non  pas 
pour  entendre  ce  qu'il  veut,  mais  plutôt  pour  vouloir  ce  qu'il 
entend.  »  Parole  vraiment  sainte,  vraiment  chrétienne,  et 
digne  certainement  d'être  toujours  présente  à  notre  mémoire. 
C'est  ainsi  que  vous  devez  écouter  Jésus,  comme  un  maître 
dont  vous  venez  recevoir  la  loi,  en  désavouant  humblement 
tout  ce  qui  se  trouve  contraire  à  ses  volontés.  Et  si  vous   le 

a.  Ps.,  XI,  2.  —  b.  l  Cor.,  l,  13.  —  c.  Tertull.,  de  Carn.  Christ.,  n.  5.  —  d.  Lib.  X, 
cap.  XXVI. 

1.  Var.  parmi. 

2.  Var.  rendre  honnêtes,  comme  l'ambition... 

3.  Var.  la  modération  .'' 

4.  Var.  l'avarice.  —  Le  mot  substitué,  qui  fait  antithèse,  est  bien  plus  heureux. 


SOUMISSION   DUK  A  LA  PAROLE  DH  JLSUS-CIIRLST.  25/ 

faites,  messieurs,  ô  Uieu,  quelle  sera  votre  récompense!  Il 
fera  un  jour  ce  que  vous  voudrez,  après  que  vous  aurez  fait 
ce  qu'il  veut  ;  et  si  vous  accomplissez  ses  préceptes,  il  accom- 
plira ses  promesses.  C'est  ce  qui  me  reste  à  vous  dire,  et  que 
je  conclurai  en  peu  de  paroles. 

TROISIÈME  POINT. 

Saint  Thomas  (en  sa  II''  II*,  Q[uestion]  lxxxviii,  i,  où  il 
traite  de  la  nature  du  vœu)  établit  cette  différence  entre 
le  commandement  et  la  promesse,  que  le  commandement 
règle  et  détermine  ce  que  les  autres  doivent  faire  à  notre 
égard  ;  et  la  promesse  au  contraire,  ce  que  nous  devons 
faire  à  l'égard  des  autres.  Ainsi,  messieurs,  après  avoir 
ouï  à  quoi  la  parole  de  Jésus-Christ  nous  oblige  envers  lui 
par  des  préceptes,  il  est  juste  que  vous  entendiez  à  quoi  il 
s'oblige  envers  vous  par  ses  promesses  :  Ipsum  audite  ; 
écoutez  Jésus  dans  les  promesses  de  son  Evangile  ('). 

C'était  déjà  une  grande  grâce  qu'il  eût  plu  à  notre  grand 
Dieu  de  s'engager  à  nous  par  des  promesses  :  car,  comme 
remarque  très  bien  le  grand  saint  Thomas,  «  celui  qui  promet 
quelque  chose  le  donne  déjà  en  quelque  façon,  en  tant  qu'il 
s'oblige  à  le  donner  :»  Qui promittity  in  quantuni  se  obligat 
ad  dandum,jani  qttodammodo  dat  i^).  Il  veut  dire  que  celui 
qui  nous  a  promis,  encore  qu'il  ne  nous  mette  pas  par  cette 
promesse  dans  une  possession  actuelle,  néanmoins  il  s'est  en 
quelque  sorte  dessaisi  lui-même,  en  s'ôtant  la  liberté  d'en 
disposer  d'une  autre  manière.  C'est  pourquoi,  dit  le  même 
saint  Thomas, il  paraît  par  l'usage  des  choses  humaines,qu'on 

a.  W  II*,  Quœst.  Lxxxviii,  art.  v,  ad  2. 

I.  Passage  supprimé  pour  abréger  (indication  dont  les  éditeurs  n'ont  pas  tenu 
compte)  :  «  Et  afin  que  vous  entendiez  quelle  estime  vous  devez  faire  de  cette 
promesse,  concevez,  s'il  vous  plaît,  avec  attention,  messieurs,  dans  quel  ordre  et 
par  quelle  suite  Dieu  s'engage  à  vous.  Premièrement,  il  vous  promet  ;  seconde- 
ment, pour  vous  rassurer,  il  confirme  par  serment  toutes  ses  promesses  ;  non 
content  d'avoir  engagé  sa  fidélité,  il  nous  envoie  son  Fils  du  ciel  en  la  terre, 
pour  nous  réitérer  la  même  parole  et  nous  persuader  de  sa  bienveillance  ;  et 
enfin  pour  nous  ôter  tout  scrupule,  il  nous  donne  comme  un  avant-goût  de  la 
félicité  qu'il  nous  a  promise  dans  la  glorieuse  transfiguration  de  Notre  Seigneur 
Jésus-Christ.  C'est  cette  dernière  circonstance  qu'il  nous  faut  examiner  en  peu 
de  paroles. 

Sermons  de  Bossuet.  —  III.  17 


258  CARÊME  DES  MINIMES. 

rend  grâces  non  seulement  à  celui  qui  donne,  mais  encore  à 
celui  qui  promet,  quand  il  paraît  agir  de  bonne  foi  ;  parce 
qu'encore  que  le  bien  que  l'on  nous  promet  ne  soit  pas 
encore  à  nous  par  une  possession  actuelle,  il  est  déjà  à  nous 
par  engagement  ;  et  que  celui  qui  promet  quelque  chose, 
s'est  déjà  en  quelque  sorte  dessaisi  lui-même,  en  s'ôtant  la 
liberté  d'en  disposer  d'une  autre  manière.  Par  conséquent  il 
faut  avouer  que  Dieu,  se  liant  à  nous  par  ses  promesses,  nous 
donnait  un  merveilleux  avantao^e. 

Mais  il  fait  en  notre  faveur  quelque  chose  de  bien  plus 
grand  dans  la  glorieuse  transfiguration  de  Notre  Seigneur 
Jésus-Christ.  Il  connaît  notre  dureté  et  notre  cœur  incré- 
dule :  il  sait  que  la  vie  future  ne  nous  touche  pas  :  elle  nous 
paraît  éloignée  ;  et,  cependant,  nos  esprits  grossiers,  amusés  ou 
emportés  par  les  biens  présents,  ne  connaissent  pas  les  dé- 
lices de  ce  bienheureux  avenir.  Que  fera  ce  divin  Sauveur  ? 
Écoutez  un  conseil  de  miséricorde:  «  En  vérité,  en  vérité,  je 
vous  le  dis,  il  y  en  aura  parmi  vous,  dit-il,  qui  ne  goûteront 
point  la  mort  qu'ils  n'aient  vu  le  Fils  de  Dieu  dans  sa  gloire 
et  dans  son  royaume  :  »  Sunt.. .  de  hic  stantibus  qui  non gusta- 
bitnt  7Jwrteni,donec  videant  Filiuui  ko  mini  s  venientem  in  regno 
suo  (''):  je  veux  aider  vos  sens,  je  veux  soulager  votre  infir- 
mité :  si  cette  félicité  que  je  promets  vous  semble  trop  éloi- 
gnée pour  vous  attirer,  je  veux  vous  la  rendre  présente  :  je 
la  ferai  voir  à  quelques-uns  de  vous,  qui  pourront  en  rendre 
témoignage  aux  autres.  Peu  de  jours  après  avoir  dit  ces  mots, 
il  mène  au  Thabor  trois  de  ses  disciples  ('')  ;  et  comme  il  était 
en  prière  (car,  mes  frères,  c'est  dans  l'oraison  que  la  gloire  (') 
de  Dieu  éclate  sur  nous),  comme  donc  il  était  en  prière,  cette 
lumière  infinie  ('')  qui  était  cachée  sous  l'infirmité  de  sa  chair, 
perçant  tout  à  coup  ce  nuage  épais  avec  une  force  incompa- 
rable, «  sa  face  éclata  comme  le  soleil,  et  une  blancheur 
admirable  se  répandit  sur  ses  vêtements  (').  » 

Voilà,  mes  frères,  une  belle  idée  de  la  gloire  qui  nous  est 
promise  {f).  Car  combien  a-t-elle  d'éclat,  puisqu'elle  efface  le 

a.  Matth.,  XVI,  28.    —  b.  Jbi'd.,  XVII,  i.  —  c.  Ibid.^  2. 

1.  Var.  la  lumière. 

2.  Var.  cette  gloire  qui... 

3.  Des  traits  de  plume  indiquent  l'indication  d'abréger  ce  passage,  depuis  :  «  Il 


SOUMISSION  DUE  A  LA  PAROLE  DE  JÉSUS-CHRIST.         259 

soleil  incme  !  Et  combien  est-elle  abondante,  puisqu'ayant 
rempli  tout  le  corps,  elle  passe  jusqu'aux  vêtements  !  Aussi 
Pierre,  ravi  d'un  si  beau  spectacle,  s'écrie  transporté  et  tout 
hors  de  soi  :  «  O  Seigneur,  qu'il  fait  bon  ici,  »  et  que  je  serai 
bienheureux  si  je  ne  perds  jamais  cette  bQ\\(tvue\  Bonum  est 
nos  hic  esse  (").  Que  s'il  est  fort  transporté  de  joie  en  voyant 
seulement  la  gloire  du  corps,  que  serait-ce  donc,  chrétiens, 
si  Jésus  lui  découvrait  celle  de  son  âme  ?  Mais  s'il  voyait  la 
beauté  incompréhensible  de  son  essence  divine  sans  nuage, 
sans  mélange, sans  obscurité,  et  telle  qu'elle  est  en  elle-même, 
ô  Dieu  !  quelle  serait  son  extase  !  Mais  puisqu'il  se  croit  si 
heureux  de  voir  son  Maître  en  sa  majesté,  quoiqu'il  (')  n'ait 
point  encore  de  part  à  sa  gloire,  quel  serait  son  ravissement 
s'il  s'en  voyait  revêtu  lui-même  !  O  mes  frères,  écoutons 
Jésus,  et  laissons-nous  toucher  à  ses  promesses,  qu'il  nous 
rend  déjà  si  sensibles.  Ipsum  aitdite  :  «  Ecoutez-le,  »  écoutez 
la  parole  de  sa  promesse.  Quelle  est-elle.^  La  voici,  messieurs, 
telle  qu'il  l'a  prononcée  lui-même  :  Qui  perseveraverit  usque 
in  finem,  Jiic  salvits  erii  ('')  :  «Celui  qui  persévérera  jusques 
à  la  fin,  c'est  celui-là  qui  sera  sauvé.  »  Que  veut  dire  cette 
parole  ?  Croyez  sa  promesse  avec  certitude,  attendez  l'effet 
avec  patience. 

Mais,  hélas  !  qui  le  fait,  messieurs  }  Oui  se  rend  attentif  à 
cette  parole  ?  L'eatendez-vous,  ô  hommes  du  monde,  qui, 
enivrés  par  les  biens  présents,  faites  une  raillerie  de  la  vie 
future  }  Oserai-je  (-)  répéter  dans  cette  chaire  les  discours 
que  vous  en  tenez  }  Ah  !  plutôt  que  Dieu,  qui  sonde  les 
cœurs,  vous  mette  devant  les  yeux  vos  sentiments  !  N'êtes- 
vous  pas  de  ceux  qui  parlent  ainsi  dans  le  prophète  Isaïe  } 
«  Ah  !  que  le  Seigneur  se  dépêche  ;  qu'il  nous  fasse  voir 
bientôt  son  ouvrage,  s'il  veut  que  nous  le  croyions  ;  qu'il 
nous  fasse  expérimenter  quelque  chose  de  ses  desseins,  et 
nous  n'en  douterons  pas  :  «  Festinet,  et  cito  veniat  opus  ejics, 
ut  videamtis  :  et  appropiet,  et  veniat  consilium  Sancti  Israël, 

a.  Matth.,  xvil,  4.  —  b.  Ibid.,  x,  22. 
connaît  la  dureté...  >  Peut-être  l'auteur  n'y  voulait-il  conserver  que  la  citation 
Siint  dé  hic  stantibus...  avec  la  phrase  <i  Si  cette  félicité...  i> 

1.  Var.  sans  participer  encore  à  sa  gloire. 

2.  Var.  Puis-je...  ? 


26o  CARÊME  DES  MINIMES. 

et  sciemus  ilhid {").  Reconnaissez  aujourd'hui  vos  sentiments 
dans  la  bouche  de  ces  impies.  Ne  pensez-vous  pas  tous 
les  jours  :  Ah  !  qui  nous  dira  des  nouvelles  de  cet  avenir 
qu'on  nous  promet  ?  Toujours  attendre,  toujours  espérer, 
et  cependant  tout  le  présent  nous  échappe:  Festinet,  et  cita 
veniat  opus  ejus  !  Le  monde  nous  donne  des  plaisirs  présents, 
et  Dieu  nous  remet  à  une  autre  vie:  Festinet ;  7ih.\  qu'il 
se  dépêche,  qu'il  ne  nous  rejette  pas  à  un  si  long  terme  : 
nous  ne  pouvons  pas  attendre  si  loin  :  cito  veniat  opus  ejus! 
Ah!  loin  de  nous  ces  discours  profanes  !  loin  de  nous  ce 
langage  impie  !  Ipsum  audite  :  Ecoutez  Jésus  dans  la  parole 
de  sa  promesse  ;  ne  cloutez  pas,  ne  vous  lassez  pas  ;  ah  ! 
ne  doutez  pas,  chrétiens  :  Dieu  l'a  dit,  vous  serez  sauvés  : 
Hic  salvîLS  erit. 

Mais,  chrétiens,  ne  vous  lassez  pas  ;  il  faut  persévérer 
jusques  à  la  fin  :  Qui perseveraverit  tisque  in  fincni.  O  justes, 
ô  fidèles,  ô  enfants  de  Dieu,  c'est  ici  la  voix  qu'il  vous  faut 
entendre.  Où  êtes-vous  dans  cette  assemblée  ?  Il  y  en  a,  je 
n'en  doute  pas  :  ah  !  que  nous  ne  soyons  pas  assez  malheu- 
reux (')  qu'il  n'y  ait  point  de  justes  dans  un  si  grand  peuple! 
O  justes,  c'est  à  vous  que  je  parle  ;  je  vous  parle  sans  vous 
connaître  ;  mais  Dieu,  que  vous  connaissez  et  qui  vous  con- 
naît, saura  bien  porter  ma  voix  dans  vos  cœurs  :  Qui  perse- 
veraverit, hic  salvus  erit.  Oui,  c'est  la  parole  qu'il  vous 'faut 
entendre  :  Vox  exultationis  et  salutis  in  taberfiaculis  justo- 
runi  {^).  C'est  cette  parole  dont  il  est  écrit  :  «  Mes  brebis 
entendent  ma  voix  (^).  »  C'est  cette  parole,  dit  saint  Augustin, 
«  que  nul  des  étrangers  n'écoute,  que  nul  des  enfants  ne 
rejette  :  »  Hanc  vocem  non  negligit proprius,  non  audit  alie- 
nus{f).  Plusieurs  écoutent  Jésus-Christ  dans  d'autres  paroles: 
mais  que  celle-ci  est  entendue  de  peu  de  personnes  !  Celui-là 
est  maintenant  chaste,  peut-être  sera-t-il  bientôt  impudique  ; 
celui-là,  lassé  de  ses  crimes,  les  va  expier  par  la  pénitence, 
il  écoute  parler  Jésus-Christ  :  mais,  ô  voix  sacrée  !  ô  parole 

a.  /s.,  Y,  19.  —  â.  Ps.,  cxvii,  15.  —  c.Joa;[.,x,  27.  —  d.  In  Joan.  Tract.  XLV, 
n.  13. 

I.  Gallicisme  et  latinisme  réunis  (assez  pour  ;  si  que):  d'où  une  locution  dé- 
fectueuse. —  Les  répétitions,  surtout  celle  de  ah  !  (ha  !),  sont  un  autre  signe  de 
précipitation. 


SOUMISSION  DUE  A  LA  PAROLE  DE  JÉSUS-CHRIST.         201 

de  persévérance  !  il  ne  t'entend  pas  ;  la  tentation  s'élève,  il 
succombe  ;  l'occasion  se  présente,  il  s'y  laisse  aller.  O  parole 
de  persévérance  !  il  ne  t'entend  pas  :  néanmoins  c'est  le 
sceau  de  l'obéissance.  Écoutez-la,  ô  enfants  de  Dieu,  et  ne 
perdez  pas  votre  couronne.  La  tentation  vous  presse  ;  ah  ! 
«  persévérez  jusques  à  la  fin,  parce  que  la  tentation  ne  durera 
pas  jusques  à  la  fin  :  »  Pejsevera  usçue  injînevi,  qiLia  tentatio 
non  persévérât  usqne  in  Jineni  {^).  —  Mais  cet  homme  m'op- 
prime par  ses  violences.  —  Et  adhnc  pusillum,  et  non  erit 
peccator  (').  —  Mais  que  ce  délai  est  ennuyeux  !  —  Infir- 
iniias  facit  diu  vider i  qîiod  cita  est  (").  «  Il  nous  semble  long, 
quand  il  se  passe  ;  mais  [lorsqu'il  sera  achevé,  c'est  alors  que 
vous  sentirez  combien  il  était  de  peu  de  durée]  :  »  Hoc  mo- 
diciLin  longuin  nobis  vidctur,  qnoniani  adhnc  agitnr  :  ctiin 
Jinitwnfuei'it,  tune  sentienms  qnam  nwdicnmfucrit  ("'). 

Que  si  les  promesses  ne  vous  touchent  pas,  écoutez  la 
parole  de  ses  menaces  :  je  n'en  ai  point  parlé,  parce  que 
l'intention  de  Notre  Seigneur  n'est  pas  de  nous  montrer 
aujourd'hui  rien  qui  soit  terrible.  Il  n'est  venu  apporter  que 
le  salut  :  Non  veni  ut  judicem  \i7iîmdurn\  (")  :  Mais  enfin, 
contraint  par  nos  crimes...  Fugere  aventura  ira  (-^),  la  colère 
qui  nous  poursuit  :  Jain  enini  securis  (•^).  Servum  imitilem 
ejicite  (^').  O  paroles  terribles  !  Irritant  quis  faciens  legent 
Moysi [') . . .  Pour  éviter  toutes  ces  menaces,  mes  frères,  écou- 
tons le  Sauveur  Jésus  :  croyons  humblement  ce  qu'il  en- 
seigne, suivons  fidèlement  ce  qu'il  commande,  et  nous  aurons 
infailliblement  ce  qu'il  promet,  la  félicité  éternelle.  Amen  ('). 

a.  s.  Aug.,  hi  Joan.  Tract.  XLV,  n.  13.  —  Ms.  non  perseverabit...  —  b.  Ps., 
XXXVI,  10.  —  c.  S.  Aug.,  In  Ps.  XXXVI,  Serm.  I,  n.  10.  —  d.  In  Joan.  Tract,  ci, 
n.  6.  —  Ms.  quamdhi  atritur :  cum  factumfuerit..:  —  e.  Joan..,  XII,  47.  —  Ms. 
judicare.  — /  Matth.,  m,  7.  —g,  Ibid.,  10.  — //.  Jbid.,  xxv,  30.  —  z.  BebK,  X,  28. 

I .  A  la  suite  de  cette  péroraison  rapidement  esquissée,  Bossuet  a  noté,  mais 
un  peu  plus  tard,  ce  semble,  ce  texte  de  Zacharie  :  Et  nolucrunt  attendere.,  et 
averteriDit  scapitla/n  recedenieni.,  et  aures  suas  aggravavenint  ne  aiidire7it.  Et 
cor  siium  posiiej-imt  ut  tuiainantem,  ne  audiroit  legeni  et  verba  quœ  tnisit  Domi- 
nus  (ms.  Deics)  exercituum  m  [spirilu  suo  per  tnanuin]  (ms.  in  vianu)  propheta- 
rum  prioruni  :  et  Jacta  est  indignatio  inag?ia  a  Domino  (ms.  a  Domino  Deo) 
exercituumi.  Etjactum  est  sicut  lociitus  est.,  et  non  aiidierunt  :  sic  clamabunt  et 
non  exaudiam,  dicit  Dominus  exercituum.  (Zachar.,  \\\.) 

Exhortation  à  recourir  à  la  miséricorde  et  aux  promesses.  Vile  iibi  est  quod 
Deus  pollicetur,  coniremisce  quod  minatur.  (S.  Aug.,  in  Ps.  XLIX.) 


i 


i 


CAREME  DES  MINIMES. 


IIPDIMANCHE.  Sur  les  RECHUTES('). 

11  fallait  ici  rétablir  l'avant-propos  en  tête  du  discours.  Aucun 
des  éditeurs  n'avait  tenu  compte  des  indications,  formelles  pourtant, 
du  manuscrit.  En  revanche,  tous  ont  maintenu,  en  guise  de  péro- 
raison, la  plus  manifeste  des  interpolations,  qu'il  semblait  impossible 
de  ne  pas  apercevoir,  dès  qu'on  jetait  un  regard  sur  l'original.  Pour 
Deforis  (-),  c'était  un  système  de  compléter  arbitrairement  les  dis- 
cours avec  des  pièces  de  rapport.  Il  est  étrange  que  Lâchât,  qui  l'a 
tant  chicané  sur  des  détails,  n'ait  pas  hésité  à  lui  emprunter  de 
semblables  amalgames  de  textes. 

SpMMAIRE.  ///^  diw[anc/ie].  Vio/er  la  pcniieiice. 

\^i"'  point\  Amitié  est  un  traité.  Après  la  réconciliation,  plus  forte  : 
[1°]  l'affection  s'enflamme  ;  2°  le  contrat  est  plus  obligatoire.  Appli- 
cation de  l'un  et  de  l'autre.  Traité  de  la  pénitence  (p.  4,  5).  Esdr[as]. 
—  Baptême  et  pénitence  :  la  dernière  traite  sur  les  contraventions. 
Jésus-Christ  caution.  (Notez.)  Infidélité  de  ceux  qui  violent  la 
pénitence  (p.  6,  7). 

\_2'  point].  Pénitence  est  une  précaution.  Autrement  l'indulgence 
et  la  miséricorde  divine  l'exposerait  au  mépris  (p.  8).  Tertullien. 
(Notez.) 

[y  point\.  Eau  du  baptême,  eau  de  la  pénitence  :  Tertullien. 
Rigueur  et  miséricorde  dans  la  pénitence  (p.  12).  Dieu  se  rend 
toujours  plus  rigoureux  (Notez)  (p.  12,  13). 

Et  fiunt  novissiina  hominis  illhis 
pejora  prioribus. 

Et  cet  homme  par  ses  rechutes 
tombe  en  pire  état  qu'auparavant. 
{Luc..,  XI,  26.) 

APRES  (^)  que  la  grâce  du  saint  baptême,  nous  ayant 
si  heureusement  délivrés  de  la    damnation  du  premier 

1.  Mss..,  12822,  f.  230-242.  —  Les  f.  242-246,  qu'on  y  a  annexés,  sont  de  neuf  ans 
postérieurs,  et  l'un  deux  l'est  de  vingt-et-un  ans. 

2.  Ou  ses  collaborateurs  :  une  note  jointe  au  vis.  (f.  242)  indique  bien  que 
c'est  Deforis  qui  envoie  les  feuilles  isolées,  mais  ne  parle  pas  encore  de  les 
incorporer  à  notre  sermon. 

3.  Cet  exorde  est  ainsi  indiqué  au  vis.  (f.  234)  après  le  texte  :  <<  Ai'e  Maria, 
du  sermon  :  Qui  enivt  viortui  sinnuspeccato.  De  l'abus  que  font  les  hommes  de 
la  miséricorde  divine.  Croient  qu'on  leur  donne  le  temps  de  pécher,  parce  qu'on 
leur  en  accorde  pour  se  repentir,  etc.  (Ici  un  signe  de  renvoi,  qui  se  retrouve 
dans  le  sermon  indiqué,  f.  3,  marqué  aussi  5,  même  volume.)  Si  une  telle 
ingratitude  n'anime  le  zèle  des  prédicateurs,  je  ne  sais  plus,  messieurs,  quand  il 
faut  parler,  etc.  »  —  Cf.  Histoire  critique  de  la  Prédication  de  Bossuet,  p.  54. 


SUR  LES  RECHUTES.  263 


Adam,  avait  (')  si  abondamment  répandu  sur  nous  les  béné- 
dictions du  nouveau  ;  après  que  cette  secop.de  naissance,  qui 
nous  a  ressuscites  en  Notre  Seigneur,  avait  consacré  pour 
toujours  nos  corps  et  nos  âmes  à  une  sainte  nouveauté  de 
vie,  il  fallait  certainement,  chrétiens,  que  les  hommes  régé- 
nérés par  une  si  grande  bonté  de  leur  Créateur,  honorassent 
la  miséricorde  divine  en  conservant  soigneusement  ses  bien- 
faits, et  gardassent  éternellement  l'innocence  que  le  Saint- 
Esprit  leur  avait  rendue.  Car,  puisque  nous  apprenons  de 
l'Apôtre  que  cette  eau  salutaire  et  vivifiante  qui  nous  a 
lavés  au  baptême,  a  détruit  en  nous  «  le  corps  du  péché, 
pour  nous  exempter  à  jamais  de  sa  servitude,  »  iit...  tiltra  non 
servianms  peccato  ("),  y  avait-il  rien  de  plus  nécessaire  que 
de  nous  maintenir  dans  la  liberté  que  le  sang  de  Jésus-Christ 
nous  avait  acquise  ?  Et  nous  étant  rengagés  volontairement 
dans  un  si  honteux  esclavage  après  la  sainteté  du  baptême, 
aurions-nous  pas  bien  justement  mérité  que  Dieu  punît  notre 
ingratitude  par  une  entière  soustraction  de  ses  grâces  ! 

Oui,  sans  doute  nous  méritions,  ayant  violé  le  baptême, 
qu'on  ne  nous  laissât  plus  aucune  ressource;  mais  cette  bonté, 
qui  n'a  point  de  bornes,  a  traité  plus  favorablement  la  fai- 
blesse humaine  :  elle  a  regardé  d'un  œil  de  pitié  l'extrême 
fragilité  de  notre  nature,  et  voyant  que  notre  vie  n'était 
qu'une  continuelle  tentation,  elle  a  ouvert  la  porte  de  la 
pénitence,  comme  un  second  asile  aux  pécheurs  et  une  nou- 
velle espérance  après  le  naufrage.  Et  encore  que  Dieu  ait 
prévu  que  les  hommes  toujours  ingrats  abuseraient  de  la 
pénitence  comme  ils  avaient  fait  du  baptême,  sa  miséricorde 
ne  s'est  pas  lassée  ;  Jésus-Christ,  qui  a  voulu  que  la  péni- 
tence nous  tînt  lieu  en  quelque  sorte  d'un  second  baptême, 
a  mis  entre  ces  deux  sacrements  cette  différence  notable, 
que  le  premier,  nous  étant  donné  comme  la  nativité  du 
fidèle,  ne  peut  être  reçu  qu'une  fois,  parce  qu'il  n'y  a  qu'une 
naissance  en  esprit  comme  il  n'y  en  a  qu'une  en  la  chair  ; 
et  qu'au  contraire  le  sacrement  de  la  pénitence  est  mis  entre 
les  mains  de  l'Eglise  comme   une  clé  salutaire  par  laquelle 


a.  Rom.^  VI,  6. 

I.  Var,  avait  répandu  sur  nous  si  abondamment. 


264  CARÊME  DES  MINIMES. 

elle  peut  ouvrir  le  ciel  aux  pécheurs  autant  de  fois  qu'ils  se 
convertissent.  Je  n'excepte  rien,  dit  notre  Sauveur  :  tout  ce 
que  vous  pardonnerez  sur  la  terre,  leur  sera  remis  devant 
Dieu  {")  ;  pour  nous  faire  voir  par  cette  parole  que  son  Père 
n'est  jamais  si  inexorable  qu'il  ne  puisse  être  apaisé  par  la 
pénitence.  Voilà  comme  la  miséricorde  divine  ne  cesse  jamais 
de  bienfaire  aux  hommes. 

Mais  comme  si  notre  malice  avait  entrepris  d'abuser  de 
tous  ses  bienfaits,  nous  tournons  à  notre  ruine  tout  ce  qu'on 
nous  présente  pour  notre  salut.  Qui  ne  voit  par  expérience 
que  c'est  la  facilité  du  pardon  qui  nous  endurcit  dans  le 
crime  ?  Le  remède  de  la  pénitence,  qui  devait  l'arracher  jus- 
qu'à la  racine,  ne  sert  qu'à  le  rendre  plus  audacieux  par  l'es- 
pérance de  l'impunité.  Les  rebelles  enfants  d'Adam  ont  cru 
qu'on  leur  prolongeait  le  temps  de  pécher,  parce  qu'on  leur 
en  donnait  pour  se  repentir  ;  et  par  une  insolence  inouïe, 
nous  sommes  devenus  plus  méchants  parce  que  Dieu  s'est 
montré  meilleur  (').  Si  une  telle  ingratitude  n'anime  le  zèle 
des  prédicateurs,  je  ne  sais  plus,  messieurs,  quand  il  faut 
parler,  etc.  [_Ave.'] 

Il  s'agit  ici,  chrétiens,  de  faire,  s'il  se  peut,  trembler  les 
pécheurs  que  la  facilité  du  pardon  endurcit  dans  leurs  mau- 
vaises habitudes,  et  de  leur  faire  sentir  combien  ils  aggravent 
leurs  crimes,  combien  ils  irritent  la  bonté  de  Dieu,  combien 
ils  avancent  leur  damnation  par  leurs  rechutes  continuelles. 
Matière  certainement  importante,  et  digne  d'être  traitée 
avec  toute  la  force  et  l'autorité  que  donne  l'Évangile  aux 
prédicateurs.  Et  pour  parvenir  à  cette  fin,  j'emploie  trois 
raisons  excellentes,  tirées  de  trois  qualités  de  la  pénitence  : 
c'est  une  réconciliation,  c'est  un  remède,  c'est  un  sacrement. 
Pour  entendre  jusqu'au  fond  ces  trois  qualités,  sur  lesquelles 
est  appuyé  tout  ce  discours,  il  faut  remarquer  avant  toutes 
choses  trois  malheurs  que  le  péché  produit  dans  les  hommes. 
Le  premier  de  tous  les  malheurs,  et  qui  [p.  2]  est  la  source 
de  tous  les  autres,  c'est  de  les  séparer  d'avec   Dieu  :  «  Vos 

a.  Matth.,  xvni,  i8  \Joan.^  XX,  23. 

I.  Ici  s'arrête  l'emprunt  fait  par  l'auteur  à  sa  rédaction  de  1656.  Cf.  n,  171. 


SUR  LES  RECHUTES.  265 


iniquités,  dit  le  Seigneur,  ont  mis  la  division  entre  moi  et 
vous  (").  »  Et  de  là  naissent  deux  autres  grands  maux  ;  car 
l'âme  étant  séparée  de  Dieu,  qui  est  le  principe  de  force  et 
de  sainteté,  de  saine  elle  devient  languissante,  et  de  sainte 
elle  devient  profanée  :«  Guérissez  mon  âme  ('),  ô  Seigneur  ! 
dit  David,  parce  que  j'ai  péché  contre  vous  [^)  :  »  donc  le 
péché  le  rendait  malade.  Mais  ce  n'est  pas  une  maladie  ordi- 
naire, c'est  une  lèpre  spirituelle,  qui  porte  impureté  et  pro- 
fanation, et  qui  non  seulement  affaiblit  les  hommes,  mais  les 
met  au  rang  des  choses  immondes 

Ainsi  donc  le  péché  apportant  ces  trois  maux,  il  paraît  que 
la  pénitence  (-)  a  dû  avoir  trois  biens  opposés.  Le  péché 
nous  séparant  d'avec  Dieu,  il  faut  que  la  pénitence  nous  y 
réunisse  ;  et  c'est  la  première  de  ses  qualités,  c'est  une  récon- 
ciliation. Le  péché,  en  nous  séparant,  nous  a  fait  malades  ; 
par  conséquent,  il  ne  suffit  pas  que  la  pénitence  nous  récon- 
cilie, il  faut  encore  qu'elle  nous  guérisse  ;  et  de  là  vient  que 
c'est  un  remède.  Et  enfin,  comme  le  péché  ajoute  la  profana- 
tion et  l'immondice  aux  infirmités  qu'il  apporte,  une  maladie 
de  cette  nature  ne  peut  être  déracinée  que  par  un  remède 
sacré  qui  ait  la  force  de  sanctifier  comme  de  guérir  ;  et 
de  là  vient  que  la  pénitence  est  un  sacrement.  D'où  je  tire 
trois  raisons  solides  pour  montrer  le  malheur  extrême  de 
ceux  qui  abusent  de  la  pénitence  en  retournant  à  leurs  pre- 
miers crimes;  et  il  est  aisé  de  l'entendre.  Car  s'il  est  vrai  que 
la  pénitence  soit  une  réconciliation  de  l'homme  avec  Dieu, 
si  c'est  un  remède  qui  nous  rétablisse,  et  un  sacrement  qui 
nous  sanctifie,  on  ne  peut  sans  un  insigne  mépris  rompre  une 
amitié  si  saintement  réconciliée,  ni  rendre  inutile  sans  un 
grand  péril  un  remède  si  efficace,  ni  violer  sans  une  prodi- 
gieuse irrévérence  un  sacrement  si  saint  et  si  salutaire.  Et 
voilà  trois  moyens  certains  par  lesquels  j'espère  conclure  in- 
vinciblement ce  que  le  Fils  de  Dieu  a  dit  dans  mon  texte, 
que  «  l'état  de  ceux  qui  retombent  devient  toujours  de  plus 
en  plus  déplorable  :  »  Fmnt  novissima  houiinis  illius  pejora 
prioribus. 

a.  Is.,  LIX,  2.  —  b.  Ps.,  XL,  4. 

1.  Var.  Guérissez-moij  Seigneur. 

2.  Far.  le  péché  apportant  trois  maux,  la  pénitence  a  dû... 


t 


266  CARÊME  DES  MINIMES. 

Qui  enim  mortid  siunus peccato,  quomodo  adimc  vivenius  in 
illo  ('^)  ?  Celui-là  est  bien  infidèle,  qui  manque  à  une  amitié 
si  saintement  réconciliée  ;  et  celui-là  est  bien  malheureux, 
qui  prodigue  sa  santé  si  difficilement  et  si  miraculeusement 
rétablie  ;  et  celui-là  est  bien  aveugle,  qui  ne  respecte  pas  en 
lui-même  la  grâce  de  l'innocence,  et  la  souille  dans  de  nou- 
velles ordures  ('), 

PREMIER    POINT. 

[P.  3]  Pour  entrer  d'abord  en  matière,  posons  pour  fon- 
dement de  tout  ce  discours  que,  s'il  y  a  quelque  chose  parmi 
les  hommes  qui  demande  une  fermeté  inébranlable,  c'est 
une  amitié  réconciliée.  Je  sais  que  le  nom  d'amitié  est 
saint,  et  ses  droits  toujours  inviolables  dans  tous  les  sujets 
où  elle  se  rencontre  ;  mais  je  soutiens  que  la  liaison  ne  doit 
jamais  être  plus  étroite  qu'entre  des  amis  réconciliés;  et  je  le 
prouve  par  cette  raison  que  vous  trouverez  convaincante. 
Deux  choses  font  une  amitié  solide,  l'affection  et  la  foi  (~). 
L'affection  commence  à  unir  les  cœurs  :  lonathas  et  David 
s'aimaient  ;  leurs  âmes,  dit  l'Ecriture,  étaient  unies  :  Anima 
Jonathœ conghitinata  est  animœ  David  {^\-  voilà  le  fondement 
de  l'amitié.  Mais  d'autant  que  l'amitié  n'est  pas  une  affection 
ordinaire,  mais  une  espèce  de  contrat  par  lequel  on  s'engage 
la  foi  l'un  à  l'autre,  que  dit  l'Écriture  sainte?  Inierunt  au- 
te?n  David  et  Jonathas  fœdtis  {^)\  «  David  et  Jonathas  firent 
un  traité  :  »  donc  la  foi  doit  intervenir  comme  l'affermisse- 
ment (3)  du  traité  et  de  l'affection  mutuelle.  Or  je  dis  que 
ces  deux  qualités  de  l'amitié,  d'où  dépendent  toutes  les  autres, 
doivent  se  trouver  principalement  entre  les  amis  réconciliés: 
l'affection  doit  être  plus  forte;  la  fidélité  est  plus  engagée  :  si 
l'on  y  manque,  le  crime  est  plus  grand  :  Fitint  novissima... 
pejora  prioribiis. 

Que  l'amitié  doive  être  plus  forte,  prouvons-le  solidement 

a.  Rom.,  VI,  2.  —  b.l  Reg.,  xviii,  r.  —  c.  Ibid.,  3. 

1.  Ce  paragraphe,  addition  au  crayon,  inspirée  par  l'avant-propos,  a  été  récrit 
à  la  plume  vers  1665.  Cela  fait  supposer  une  reprise  du  discours. 

2.  Var.  fidélité.  —  Foi  est  une  correction  au  crayon,  postérieure  peut-être. 
3   Viir.  la  fidélité  doit  intervenir  comme  le  sceau...  —  Corrigé  au  crayon. 


SUR  LES  RECHUTES.  267 


en  un  mot,  pour  descendre  bientôt  au  particulier  de  la  récon- 
ciliation de  l'homme  avec  Dieu.  Je  ne  veux  rien  laisser  sans 
preuve  évidente,  parce  que  je  prétends,  si  Dieu  le  permet, 
que  tous  les  esprits  seront  convaincus.  Ce  que  l'on  fait  avec 
contention,  on  le  fait  aussi  avec  efficace  ;  et  les  effets  sont 
d'autant  plus  grands,  que  la  cause  est  plus  appliquée.  Oui  ne 
voit  donc  qu'une  affection  qui  a  pu  se  réunir  malgré  les  ob- 
stacles, qui  a  pu  oublier  toutes  les  injures,  qui  a  pu  revivre 
même  après  sa  mort,  a  quelque  chose  de  plus  vigoureux  que 
celle  qui  n'a  jamais  fait  de  pareils  efforts  ?  Oui,  oui,  cette 
amitié  autrefois  éteinte,  maintenant  refleurie  et  ressuscitée, 
se  souvenant  du  premier  malheur,  jettera  de  plus  profondes 
racines,  de  peur  qu'elle  ne  puisse  être  encore  une  fois  abat- 
tue ;  les  cœurs  se  feront  eux-mêmes  des  nœuds  plus  serrés  : 
et  comme  les  os  se  rendent  plus  fermes  dans  les  endroits 
des  ruptures,  à  cause  du  secours  extraordinaire  d'esprits 
que  la  nature  envoie  aux  parties  blessées,  de  même  les  amis 
qui  se  réunissent  envoient,  pour  ainsi  dire,  tant  d'affection 
pour  renouer  l'amitié  rompue  qu'elle  en  devient  à  jamais 
mieux  consolidée. 

Il  doit  être  ainsi,  chrétien  :  tu  le  vois,  la  raison  en  est 
évidente  :  mais,  hélas  !  tu  le  vois  inutilement,  et  tu  ne  le 
mets  pas  en  pratique  avec  ton  Dieu.  Il  t'a  fait  de  ses  amis, 
il  l'a  dit  lui-même  :  Jam  non  dicam  vos  serves;...  vos  autem 
dixi  amicos  if)  :  Vous  êtes,  dit-il,  mes  chers  amis.  Mais,  ô 
amitié  mal  conservée  !  vous  l'avez  rompue  par  vos  crimes. 
Ah  !  il  n'y  devrait  plus  avoir  de  retour;  il  devrait  punir  votre 
ingratitude  par  une  éternelle  soustraction  de  ses  grâces. 
Mais  c'est  un  ami  charitable  ;  il  n'a  pu  oublier  ses  miséri- 
cordes, [p.  4]  il  s'est  réconcilié  avec  vous  dans  le  sacrement 
de  pénitence  une  fois,  deux  fois,  cent  fois.  Ah  !  sa  bonté  ne 
s'est  point  lassée  ;  il  a  toujours  eu  pitié  de  votre  faiblesse. 
Où  est  donc  ce  redoublement  d'affection  que  vous  lui  deviez  } 
où  est  cette  première  condition  d'une  amitié  réunie  ?  De  sa 
part,  chrétiens,  il  l'a  observée  très  exactement.  Je  m'assure 
que   vous   prévenez  déjà  ce  que  je  veux  dire.  11    n'y  a  page 

a.Joan.,  XV,  15.  —  M  s.  Non  Jam  dicam  vos  serz'os,  sed  amicos  meos. 


L 


268  CARÊME  DES  MINIMES. 

dans  son  Evangile  où  nous  ne  voyions  une  tendresse  extraor- 
dinaire pour  les  pécheurs  convertis,  plus  que  pour  les  justes 
qui  persévèrent  :  Magisqiie  de  regressiL  tuo,  qîiani  de  alteriiis 
sobi'ietate  lœtabitur  i^).  Qui  ne  sait  [que]  Madeleine  la  péni- 
tente a  été  sa  fidèle  et  sa  bien-aimée  ;  que  Pierre,  après 
l'avoir  renié,  est  choisi  pour  confirmer  la  foi  de  ses  frères  ; 
qu'il  laisse  tout  le  troupeau  dans  le  désert  pour  courir  après 
sa  brebis  perdue,  et  que  celui  de  tous  ses  enfants  qui  émeut 
le  plus  sensiblement  ses  entrailles,  c'est  le  prodigue  qui 
retourne?  Je  ne  m'en  étonne  pas,  dit  Tertullien;  «  il  recouvre 
un  fils  qu'il  avait  perdu,  le  plaisir  de  l'avoir  trouvé  le  lui 
rend  plus  cher  :  »  Filiiun  enim  invejterat  quem  amiserat,  cari- 
orem  scnserat  quem  lucrifeceraH^^.  Il  redouble  envers  lui  son 
affection  :  pourquoi  ?  c'est  qu'il  s'est  réconcilié  ;  c'est  qu'il 
veut  soigneusement  observer  les  lois  de  l'amitié  réunie,  lui 
qui  est  au-dessus  des  lois,  lui  qui  est  l'offensé,  lui  qui  par- 
donne, lui  qui  se  relâche  :  et  toi,  à  qui  l'on  remet  toutes  les 
dettes,  toi  dont  l'on  oublie  toutes  les  injures,  tu  ne  te  crois 
pas  obligé  de  redoubler  ton  amour  !  Tu  le  dois  certainement, 
pécheur  converti  :  tu  dois  à  Jésus  plus  d'affection  que  le  juste 
qui  persévère  ;  et  Jésus-Christ  s'y  attend. 

Écoute  comme  il  parle  dans  son  Évangile  à  Simon  le 
Pharisien  (^)  :  «  Un  homme  avait  deux  débiteurs  dont  l'un 
lui  devait  cinq  cents  écus,  et  l'autre  cinquante  ;  n'ayant  de 
quoi  payer  ni  l'un  ni  l'autre,  il  leur  remit  la  dette  à  tous 
deux  :  lequel  est-ce  qui  le  doit  plus  aimer?  »  Quis  ergo  eiun 
plus  diligit?  Et  le  pharisien  répondit  :  «  C'est  celui  à  qui 
il  a  quitté  la  plus  grande  somme  :  »  yEstimo  quia  is,  cui 
plus  donavit  ;  et  Jésus  lui  dit  :  «  Tu  as  bien  jugé  :  »  Recte 
judicasti.  Il  est  vrai  ;  celui-là  doit  beaucoup  plus  d'amour,  à 
qui  l'on  a  pardonné  plus  de  péchés  :  voilà  une  juste  sentence  ; 
ce  ne  sont  point  les  hommes  qui  l'ont  prononcée,  c'est  une 
décision  de  l'Évangile.  Pécheur  converti,  l'exécutes-tu,  toi 
qui,  en  sortant  de  la  confession,  retournes  à  tes  premières 
ordures  ;  qui,  au  lieu  de  redoubler  ton  amour  envers  Jésus- 
Christ,  redoubles  tes  affections  illégitimes  ;  au  lieu  d'ouvrir 
largement  tes  mains  sur  les  misères  des  pauvres,  non  seule- 

a,  Tertull.,  De  Pœntt.,  n.  8.  — -  b.  Ibid.  —  c.  Luc.^  vu,  4:;,  43. 


SUR  LES  RECHUTES.  269 


ment  tu  resserres  tes  entrailles,  mais  tu  multiplies  tes  rapines? 
Ah  !  tu  abuses  trop  indignement  de  l'amitié  réconciliée;  ton 
audace  ne  sera  pas  impunie  :  Fiunt  novissima  hojuinis  \illins 
pejora prioyib7is\.  Si  le  pécheur  justifié,  qui  retombe  après  la 
.pénitence,  manque  à  l'affection  qu'il  doit  à  Dieu  en  vertu  de 
cette  réconciliation,  son  crime  est  beaucoup  plus  grand  contre 
la  fidélité  qu'il  lui  a  vouée.  Je  vous  prie,  renouvelez  vos 
attentions  pour  écouter  cette  doctrine  (')  ;  elle  mérite  d'être 
entendue.  Je  dis  donc  qu'encore  qu'il  soit  véritable  que  le 
baptême  est  un  pacte  et  un  traité  solennel,  par  lequel  nous 
engageons  notre  foi  à  Dieu,  néanmoins  nous  entrons  par  la 
pénitence  dans  une  alliance  plus  étroite  [p.  5]  et  dans  des 
engagements  plus  particuliers. 

Pour  établir  solidement  cette  vérité,  je  remarque  deux 
alliances  que  Dieu  a  contractées  avec  l'ancien  peuple  durant 
le  Vieux  Testament.  Le  premier  [traité]  est  écrit  au  long 
dans  le  chapitre  vingt-neuvième  du  Deutéronome,  où,  en 
exécution  de  ce  qui  avait  été  commencé  en  l'Exode,  et  con- 
tinué en  plusieurs  rencontres.  Moïse  assemble  le  peuple 
pour  leur  proposer  les  conditions  sous  lesquelles  Dieu  les 
recevait  en  son  alliance.  Le  peuple  déclare  qu'il  les  accepte; 
et  Moïse  leur  déclare  de  la  part  de  Dieu  que,  comme  ils 
l'avaient  choisi  pour  leur  souverain,  il  les  choisissait  pour 
son  héritag-e  :  Douiimun  elezisti  hodie,  ut  sit  tibi  Deiis...,  et 
Dominus  elegit  te  hodie,  7tt  sis  ei populus  {^).  Voilà  les  termes 
du  premier  traité  que  Dieu  fit  avec  son  peuple  par  l'inter- 
vention de  Moïse,  qui  était  son  plénipotentiaire  :  Hœc  sunt 
verba  fœderis  qiiod  prœcepit  Dommus  Moysi,  ut  feriret  ciim 
filiis  Israël  C').  Le  second  traité  d'alliance,  chrétiens,  est  rap- 
porté au  neuvième  chapitre  du  second  livre  d'Esdras,  et  se 
fait  sur  la  rupture  du  premier  traité  après  la  captivité  de 
Babylone.  Les  termes  de  ce  traité  et  les  formalités  sont  très 
remarquables.  Le  premier  traité  y  est  énoncé  comme  le  traité 
fondamental  de  l'alliance.  «  Vous  êtes  descendu,  ô  Seigneur, 
sur  la  montagne  de  Sinaï,  et  vous  avez  parlé  du  ciel  avec 
nos  pères  :  »  Locutus  es  ciiin  eis  de  cœlo  ('),  «  et  vous  leur  avez 

a.  Deuter.,  xxvi,  17,  1 8.  —  b.  Ibid.,  xxix,  i.  —  c.W  Esdr.,  IX,  13. 
I.  Var.  cette  vérité. 


I 


270  CAREME  DES  MINIMES. 

donné  des  jugements  droits  et  la  loi  de  vérité,  et  des  cérémo- 
nies et  des  préceptes,  par  la  main  de  Moïse  votre  serviteur  :  » 
Dedisti  eis  judicia  recta  et  legem  veritatis,  cœremonias  et  prœ- 
cepta  bona...  in  tuanu  Moysi servi  tui  (").  Après  avoir  énoncé 
cette  première  alliance,  ils  racontent  au  long  les  diverses, 
contraventions  :  «  Ils  ont,  di[sent-ils],  péché  contre  vos  juge- 
ments, ils  se  sont  endurcis  contre  vos  paroles,  et  ils  n'ont  pas 
obéi  :  »  nos  rois,  nos  princes,  etc.  :  Ipsi  vero  superbe  egerunt. . ., 
et  dederunt  humerum  recedentem,  et  cervice^n  suam  indiira- 
vei'îint,  nec  audierunt  ('^).  Après  les  contraventions,  ils  rap- 
portent les  justes  châtiments  :  «  Et  vous  les  avez,  disent-ils, 
livrés  aux  mains  des  Gentils:  »  Et tradidisti eos  m  manupopu- 
lorum  (').  Ils  ajoutent  néanmoins  que  «  Dieu,  se  souvenant 
de  ses  infinies  miséricordes,  au  milieu  de  ses  vengeances  ne 
les  avait  pas  entièrement  détruits  :  »  In  misericordiis  auteni 
tîiis  plîiriviis  71011  fecisti  eos  in  consuniptioneni  {^).  C'est  pour- 
quoi ils  s'humilient  devant  lui,  ils  confessent  ses  justices,  ils 
adorent  ses  miséricordes  :  Et  tu  justus  es  iti  omnibus  qiiœ 
venerunt  stipernos  ('').  Ils  le  prient  de  les  recevoir  en  sa  grâce 
au  milieu  de  tant  de  calamités  ;  et  sur  toutes  ces  choses 
ensemble,  c'est-à-dire,  sur  ce  premier  traité  fondamental, 
sur  les  contraventions  qu'ils  y  ont  faites,  sur  les  justes  châ- 
timents de  Dieu,  sur  sa  miséricorde  qu'ils  lui  demandent,  ils 
font  avec  lui  un  second  traité  d'alliance,  et  lui  engagent  de 
nouveau  leur  fidélité  :  «  Sur  toutes  ces  choses,  disent-ils, 
nous-mêmes  ici  présents,  nous  faisons  un  pacte  avec  vous,  et 
nous  l'écrivons;  et  nos  princes,  et  nos  lévites,  et  nos  prêtres 
y  souscrivent  :  »  Super  omnibus  ergo  his  nos  ipsi  percutimus 
fœdus,  et  scribimus  ;  et  signant  principes  nostri,  levitœ  nostri, 
et  sacerdotes  nostri  ({\ 

Voilà  donc  deux  traités  du  peuple  avec  Dieu  énoncés  for- 
mellement dans  l'Ecriture  ;  le  premier  essentiel  et  [p.  6] 
fondamental,  le  second  sur  la  rupture  de  l'autre  de  la  part  du 
peuple.  Lequel  des  deux,  mes  frères,  porte  un  engagement 
plus  étroit,  les  jurisconsultes  le  décideront  ;  et  il  est  clair,  selon 
leurs  maximes,  que  les  traités  les  plus  forts  ce  sont  ceux  qui 

a.  II  Esdr.,  IX,  14.  —  b.  Ibid.,  29.  —  Ms.  Ipsi  autem...^  cerviccs  suas...,  7iec... 
—  c.  Ibid.,  30.  —  d.  Ibid.,  31.  —  ^.  Ibid.,  33.  — /.  Ibid.,  38.  —  Ms.  in  manus... 


SUR  LES  RECHUTES.  27  I 


interviennent  sur  des  procès.sur  des  contraventions  aux  pre- 
miers contrats,  sur  des  difficultés  qui  en  sont  nées.  Et  cela 
est  bien  appuyé  sur  la  raison,  parce  qu'alors  la  bonne  foi  est 
engagée  dans  des  circonstances  plus  fortes.  En  effet,  l'Écri- 
ture le  fait  bien  entendre  :  car  au  lieu  que  dans  le  premier 
traité  le  peuple  se  contente  simplement  d'accepter  les  condi- 
tions de  vive  voix,  ici  il  les  écrit  et  les  signe.  Nous,  disent- 
ils,  présents  personnellement,  les  écrivons  et  les  soussignons, 
et  y  obligeons  nous  et  les  nôtres  ;  reconnaissant  sans  doute 
que  traitant  avec  Dieu  sur  des  contraventions,  ils  devaient 
s'obliger  en  termes  plus  forts.  Aussi  voyons-nous,  par  leur 
histoire,  qu'après  avoir  violé  le  premier  traité.  Dieu  usa  en- 
core envers  eux  de  miséricorde  ;  mais,  ayant  contrevenu  au 
second,  il  commença  à  les  mépriser,  il  retira  peu  à  peu  ses 
grâces:  ils  n'eurent  plus  ni  miracles,  ni  prophéties,  ni  aucuns 
témoignages  divins;  et  enfin  a  été  accompli  ce  qu'avait  prédit 
Jérémie  :  «  Ils  ne  sont  pas  demeurés  dans  mon  alliance  ;  et 
moi  je  les  ai  rejetés,  dit  le  Seigneur.  »  Tant  il  est  vrai,  mes 
frères,  que  cette  seconde  espèce  d'alliance  devait  être  beau- 
coup plus  sacrée. 

Mais  appliquons  tout  ceci  à  notre  sujet,  et  raisonnons  du 
Nouveau  Testament  par  les  figures  de  l'Ancien.  Sachez  donc 
et  entendez,  pécheurs  convertis,  que  vous  avez  contracté 
deux  sortes  d'alliances  avec  Dieu  votre  créateur,  par  l'entre- 
mise de  Jésus-Christ,  votre  Médiateur  et  son  Fils  :  la 
première  dans  le  saint  baptême,  la  seconde  dans  le  sacrement 
de  la  pénitence.  L'alliance  du  saint  baptême  est  la  première 
et  fondamentale,  dans  laquelle  que  vous  puis-je  dire  des  biens 
qui  vous  ont  été  accordés  ?  la  rémission  des  péchés,  l'adop- 
tion et  la  liberté  des  enfants  de  Dieu,  l'espérance  de  l'héri- 
tage et  de  la  gloire  céleste  ;  aux  conditions  néanmoins  que 
vous  soumettriez  de  votre  part  vos  entendements  et  vos 
volontés  à  la  doctrine  de  l'Evangile.  Vous  avez  manqué  à 
votre  promesse,  vous  avez  contrevenu  à  l'Évangile  par  vos 
désobéissances  criminelles;  vous  avez  affligé  le  Saint-Esprit, 
foulé  aux  pieds  le  sang  du  Sauveur,  renoué  votre  traité  avec 
l'enfer,  qui  avait  été  rompu  par  sa  mort.  Lâches  et  infidèles 
prévaricateurs,  je  vous  l'ai  déjà  dit,  vous  ne  méritiez  plus  de 


I 


272  CAREME  DES   MINIMES. 

miséricorde.  Voici  néanmoins  un  second  traité,  voici  [le]  pacte 
sacré  de  la  pénitence,  qui  vient  au  secours  de  la  fragilité 
humaine.  Par  ce  traité  de  la  pénitence,  vous  rentrerez  (Dieu 
vous  le  promet,  car  il  ne  veut  point  la  mort  du  pécheur, 
mais  qu'il  se  convertisse  et  qu'il  vive),  vous  rentrerez  dans 
tous  les  droits  de  la  première  alliance,  nonobstant  vos  con- 
traventions :  mais  aussi  vous  entrerez  envers  Dieu  dans  des 
obligations  plus  étroites  ;  et  si  vous  manquez  encore  à  votre 
parole,  le  Tout-Puissant  s'en  vengera,  et  vous  serez  en  pire 
état  qu'auparavant  :  Fient  \novissima...  pejora prioribtts\. 

Pour  vous  en  [p.  7]  [convaincre,]  mes  frères,  je  laisse  les 
raisonnements  recherchés,  et  je  me  contente  de  vous  rap- 
porter de  quelle  sorte  a  été  fait  ce  second  traité.  Un  pécheur, 
pressé  en  sa  conscience,  voit  la  main  de  Dieu  armée  contre 
lui;  la  cognée  est  à  la  racine;  il  voit  déjà  l'enfer  ouvert  sous 
ses  pieds  pour  l'engloutir  dans  ses  abîmes  :  quel  spectacle  ! 
Dan  scette  frayeur  qui  le  saisit,  se  voyant  le  col  (')  sous  la 
cognée  toute  prête  à  frapper  le  dernier  coup,  il  s'approche  de 
ce  trône  de  miséricorde  qui  jamais  n'est  fermé  à  la  pénitence. 
Ah  !  il  n'attend  pas  qu'on  l'accuse  ;  il  se  rend  dénonciateur 
de  ses  propres  crimes,  il  est  prêt  à  passer  condamnation 
pour  prévenir  l'arrêt  de  son  juge.  La  justice  divine  s'élève, 
il  prend  son  parti  contre  soi-même;  il  confesse  qu'il  mérite 
d'être  sa  victime,  et  toutefois  il  demande  grâce  au  nom  du 
Médiateur  Jésus-Christ.  On  lui  propose  la  condition  de 
corriger  sa  vie  déréglée,  de  renoncer  à  ses  amours  criminelles, 
à  ses  intelligences  avec  l'ennemi  ;  il  promet,  il  accepte  tout  : 
Faites  la  loi,  j'obéis. 

Vous  l'avez  fait,  mes  frères,  souvenez-vous-en,  ou  jamais 
vous  n'avez  fait  pénitence,  ou  votre  confession  a  été  sacri- 
lège. Vous  avez  fait  quelque  chose  de  plus;  vous  avez  donné 
Jésus-Christ  pour  caution  de  votre  parole  :  car  étant  le 
Médiateur,  il  est  aussi  le  dépositaire  et  la  caution  des  paroles 
des  deux  parties.  Il  est  caution  de  celle  de  Dieu,  par  laquelle 
il  vous  promet  de  vous  pardonner:  il  est  caution  de  la  vôtre, 
par  laquelle  vous  promettez  de  vous  amender.  Voilà  le  traité 
qui  a  été  fait;  et,  pour  plus   grande  confirmation,  vous  avez 

I.  La  forme  moderne  cou  ferait  ici  une  vraie  cacophonie. 


SUR  LES  RECHUTES.  273 


pris  à  témoin  son  corps  et  son  sang,  qui  a  scellé  la  réconci- 
liation à  la  sainte  table  :  et  après  la  grâce  obtenue,  vous 
cassez  un  acte  si  solennel  !  Vous  vous  êtes  repenti  de  vos 
péchés,  et  vous  vous  repentez  de  votre  pénitence;  vous  aviez 
donné  des  larmes  à  Dieu,  vous  les  retirez  de  ses  mains;  vous 
désavouez  vos  promesses,  et  Jésus-Christ  qui  en  est  garant, 
et  son  corps  et  son  sang,  mystère  sacré  et  terrible,  lequel 
certes  ne  devait  pas  être  employé  en  vain.  Et  après  avoir 
manqué  tant  de  fois  à  cette  seconde  alliance,  si  ferme,  si  au- 
thentique, si  inviolable,  vous  allez  encore  la  tête  levée.  Ah  ! 
mon  frère,  j'ai  pitié  de  vous  :  vous  ne  sentez  pas  votre  mal- 
heur, ni  le  terrible  redoublement  de  vengeance  qui  vous 
attend  en  la  vie  future:  Fiunt  novissima  pejora  prioribus. 
C'est  ce  que  j'avais  à  vous  dire  dans  ma  première  partie. 
—  Mais  n'y  a-t-il  point  de  remède?  —  Il  y  en  a,  n'en  cloutez 
pas,  un  très  efficace  ;  c'est  le  remède  de  la  pénitence:  mais 
vous  en  avez  tant  de  fois  abusé,  que  bientôt  il  ne  sera  plus 
remède  pour  vous.  C'est  ma  seconde  partie. 

SECOND  POINT. 

Outre  le  mépris  que  vous  faites  de  l'amitié  réconciliée,  ce 
qui  aggrave  votre  faute  dans  vos  rechutes,  c'est  le  mépris  du 
remède  :  car  celui  qui  méprise  le  remède,  il  touche  de  près 
à  sa  perte,  et  il  deviendra  bientôt  incurable  (').  Pour  vous 
faire  sentir  vivement,  ô  pénitents  qui  retombez,  combien 
vous  méprisez  ce  remède,  remarquez  (^),  avant  toutes  choses, 
que  le  remède  de  la  pénitence  a  deux  qualités  :  il  guérit  le 
mal  passé,  il  prévient  le  mal  à  venir.  Ce  n'est  pas  seulement 
un  remède,  mais  c'est  une  précaution.  Encore  que  cette 
vérité  soit  bien  connue,  néanmoins,  pour  vous  en  donner  une 
grande  idée,  reprenons-la  jusqu'en  son  principe,  et  disons  que 
la  police  céleste  avec  [p. 8]  laquelle  Dieu  régit  les  hommes 
l'oblige  à  leur  faire  connaître  qu'il  déteste  infiniment  le  péché  : 
autrement,  dit  Tertullien,  ce  serait  un  Dieu  trop  patient  et 
bon  déraisonnablement,   irrationaUier  bomun  {"),   un   Dieu 

a.  Adv.  Marcion.,  lib.  II,  n.  6. 

1.  P\ir.  il  est  bien  près  d'être  incurable. 

2.  Var.  Mais  afin  que  vous  l'entendiez,  remarquez... 

Sermons  de  Bossuet.  —  III.  ,o 


274  CAREME  DES  MINIMES. 

bon  jusques  au  mépris,  et  indulgent  jusqu'à  la  faiblesse  ;  «un 
Dieu,  dit-il  dans  le  même  endroit,  sous  lequel  les  péchés 
seraient  à  leur  aise,  et  dont  on  se  moquerait  impunément  :  > 
Deiim  sub  quo  delicta  gaiiderent ,  ciii  diabolus  ilhtderêt  {f). 
Voilà  une  bonté  bien  méprisable  :  telle  n'est  pas  la  bonté  de 
notre  Dieu.  «  Il  est  bon,  dit  Tertullien,  en  tant  qu'il  est  en- 
nemi du  mal,  non  en  souffrant  le  mal  :  »  N^on  \alias\  plene 
bonus  sit,  nisi  inali  œnmhts  (''').  Pour  être  bon  comme  il  faut, 
il  exerce  l'amour  qu'il  a  pour  la  justice  par  la  haine  qu'il  a 
contre  le  péché  (')  ;  il  se  montre  défenseur  {^)  de  la  vertu  en 
attaquant  son  contraire  :  Uti  boni  amoreni  odio  mali  exer- 
ceai,  et  boni  tntelam  expugnatione  mali  impleat  (^), 

Il  s'ensuit  de  cette  doctrine,  que  Dieu  déteste  le  péché 
nécessairement.  Mais  s'il  est  ainsi,  chrétiens,  il  est  assez 
malaisé  d'entendre  de  quelle  sorte  il  le  pardonne.  Voici  en 
effet  un  grand  embarras  :  laisser  le  péché  impuni,  c'est  témoi- 
gner peu  de  haine  de  notre  injustice  ;  le  punir  toujours 
rigoureusement,  c'est  avoir  peu  de  pitié  de  notre  faiblesse. 
Mes  frères,  que  dirons-nous  ?  Dieu  oubliera-t-il  ses  miséri- 
cordes ?  Dieu  oubliera-t-il  ses  justices  ?  vengera-t-il  toujours 
le  péché?  le  laissera-t-il  régner  à  son  aise.'*  Ni  l'un  ni  l'autre, 
messieurs.  Il  envoie  aux  hommes  la  pénitence  pour  concilier 
ces  difficultés,  et  il  partage  {f)  pour  cela  les  temps  :  il  par- 
donne ce  qui  est  passé,  il  donne  des  précautions  pour  l'avenir  : 
il  institue  un  remède,  qui  soit  tout  ensemble  un  préservatif, 
qui  ait  la  force  et  de  guérir  le  mal  présent  et  de  prévenir  le 
mal  futur.  Par  l'un  il  contente  sa  miséricorde,  il  pardonne;  et 
par  l'autre  il  satisfait  à  l'aversion  qu'il  a  du  péché,  il  le  défend. 
Voilà  donc  deux  qualités  de  la  pénitence  ;  toutes  deux  éga- 
lement saintes, toutes  deux  également  nécessaires:  car  si  Dieu 
n'use  jamais  de  miséricorde,  que  ferons-nous,  misérables  ? 
nous  périrons  sans  ressource  ;  [p.  9]  et  s'il  pardonne  sans 
précaution,  ne   semble-t-il  pas  approuver  les  crimes  .^ 

Comme  donc  ces  deux  qualités  de  la  pénitence  sont  néces- 
saires en  même  degré,  il  ne  te  sert  de  rien,  ô  pécheur,  de  la 

a.  Ibid.,  n.  13.  —  b.  Adv.  Marcion.,  lib.  I,  n.  26.  —  c  Ibid. 

1 .  Var.  pour  le  mal. 

2.  Var.  protecteur  de  la  vertu  en  attaquant  le  péché. 

3.  Var.  pour  cela  elle  partage... 


SUR  LES  RECHUTES.  275 


recevoir  en  la  première,  si  tu  la  violes  dans  la  seconde.  Tu 
prends  quelque  soin  de  laver  tes  crimes,  et  après  lu  te 
relâches  ;  et  tu  te  reposes,  comme  si  tout  l'ouvrage  était 
achevé.  La  pénitence  se  plaint  de  toi  :  J'ai,  dit-elle,  deux 
qualités  :  je  guéris  et  je  préserve;  je  nettoie  et  je  fortifie  ;  je 
suis  également  établie  et  pour  ôter  les  péchés  commis  et 
pour  empêcher  ceux  qu'on  peut  commettre.  Tu  m'honores  {') 
en  qualité  de  remède,  tu  me  méprises  en  qualité  de  préser- 
vatif. Ces  deux  fonctions  sont  inséparables  (autrement  elle 
ne  ferait  que  flatter  le  vice)  ;  pourquoi  me  veux-tu  diviser  ? 
Ou  prends-moi  toute,  ou  laisse-moi  toute.  Chrétiens,  que 
répondrons-nous  à  ce  reproche  }  Il  est  juste,  il  est  juste, 
reconnaissons -le;  nous  avons  méprisé  la  pénitence,  parce  que 
nous  n'avons  pas  honoré  ses  deux  qualités. 

Mais  pour  profiter  de  ce  reproche,  et  mettre  cette  doctrine 
en  pratique,  remarquons,  s'il  vous  plaît,  messieurs,  que, 
comme  la  pénitence  a  deux  vertus,  nous  devons  avoir  aussi 
deux  dispositions  :  la  disposition  pour  la  recevoir  comme 
guérissant  le  passé,  c'est  la  douleur  des  fautes  commises  ;  la 
disposition  pour  la  recevoir  comme  prévenant  l'avenir,  c'est 
la  crainte  des  occasions  qui  les  ont  fait  naître.  Qui  pourrait 
assez  exprimer  combien  cette  crainte  est  salutaire  }  Sans  la 
crainte,  dit  saint  Cyprien,  on  ne  peut  garder  l'innocence, 
parce  qu'elle  en  est  la  garde  assurée  {')  :  Timor  innocentiœ 
ciistos  (f).  Sans  la  crainte,  dit  Tertullien,  il  n'y  a  point  de 
pénitence,  parce  qu'on  n'a  pas,  dit-il,  cette  crainte  qui  est  son 
instrument  nécessaire  :  Nec  pœnitentiam  adimplevit,  quia 
instrumetito  pœnitentiœ,  id  est,  metu,  caruii  {^).  Ainsi  la  péni- 
tence a  deux  regards  :  elle  regarde  la  vie  passée,  et  elle  s'af- 
flige et  elle  gémit  d'avoir  offensé  un  Dieu  si  bon;  elle  regarde 
les  occasions  où  son  inté^frité  a  tant  de  fois  fait  naufrage,  et 
elle  est  saisie  de  crainte  et  elle  marche  avec  circonspection  : 
comme  un  homme  qui  voit  dans  une  tempête  le  ciel  mêlé 
avec  la  terre,  à  qui  mille  objets  terribles  ont  rendu  en  tant 
de  façons  la  mort  présente,  renonce  pour  jamais  à  la  mer  et 

a.  Epist.  I  ad  Donaf.  —  b.  De  Pcenit.,  n.  6. 

1.  Var.  Tu  me  prends...,  tu  me  refuses...  (Ce  passage  était  à  remanier.) 

2.  Var.  elle  en  est  la  gardienne. 


276  CARÊME  DES  MINIMES. 

à  la  navigation  :  O  mer,  je  ne  te  verrai  plus,  ni  tes  tiois  ni  tes 
abîmes,  ni  tes  écueils  contre  lesquels  j'ai  été  près  d'échouer; 
je  ne  te  verrai  plus  que  sur  le  port,  encore  ne  sera-ce  pas 
sans  frayeur  (')  :  tant  l'image  de  mon  péril  est  demeurée 
présente  à  ma  pensée  :  Exinde  repiidium  et  navi  et  mari  di- 
cunt  ("). 

C'est  ce  que  nous  devons  faire,  mes  frères,  mais  c'est  ce 
que  nous  ne  faisons  pas.  Hélas  !  vaisseau  fragile,  battu  et 
brisé  par  les  vents  et  par  les  flots,  et  entrouvert  de  toutes 
parts,  tu  te  jettes  encore  sur  cette  mer,  dont  les  eaux  sont  si 
souvent  entrées  au  fond  de  ton  âme.  Tu  sais  bien  ce  que  je 
veux  dire  :  tu  te  rengages  dans  cette  intrigue  qui  t'a  emporté 
si  loin  hors  du  port  ;  tu  renoues  ce  commerce  qui  a  soulevé 
en  ton  cœur  toutes  ces  tempêtes,  et  tu  ne  [p.  10]  te  défies 
pas  d'une  faiblesse  trop  et  trop  souvent  expérimentée.  Quand 
la  pénitence  t'aurait  guéri  (et  j'en  doute  avec  raison,  et  tes 
rechutes  continuelles  me  font  trembler  justement  pour  toi 
que  toutes  tes  confessions  ne  soient  sacrilèges),  mais  quand 
elle  t'aurait  guéri,  que  te  sert  une  santé  si  mal  conservée  ? 
que  te  sert  le  remède  de  la  pénitence,  dont  tu  méprises  les 
précautions  si  nécessaires  }  Tes  rechutes  abattent  peu  à  peu 
tes  forces,  le  mépris  visible  du  remède  te  fait  toucher  de  près 
à  ta  perte,  et  rendra  enfin  le  mal  incurable  :  Fiunt  novis- 
sima  i^)  \_hominis  illitis  pejora  prioribus^. 

TROISIÈME    POINT. 

La  pénitence,  mes  frères,  n'est  pas  seulement  un  remède, 
c'est  un  remède  sacré,  qu'on  ne  peut  violer  sans  profanation  : 
et  afin  de  le  bien  entendre,  remettez  en  votre  mémoire  cette 
doctrine  si  constante  des  anciens  Pères,  qui  appellent  la  péni- 
tence un  second  baptême.  Le  docte  Tertullien,  dans  le  livre 
du  Baptême,  nous  donne  une  belle  ouverture  pour  éclaircir 
cette  vérité,  et  je  vous  prie  de  le  bien  entendre  :  il  dit  donc 
dans  le  livre  du  Baptême  que  «  nous  autres  chrétiens,  nous 
sommes  des  poissons  mystiques,  qui  ne   pouvons  naître  que 

a.  Tertull.,  De  Pcenif.,  n.  7. 

1.  Var.  sans  trembler. 

2.  Ms.  Fient  novissima. 


SUR  LES  RECHUTES.  277 


dans  l'eau,  ni  conserver  notre  vie  qu'en  y  demeurant  :  »  Nos 
pisciciili,  secwidiini  '//O'^v  iioslriuji  Jhsum  CHRisrifM,  in  aqua 
nascimttr,  nec  aliter  gtiam  in  aqua permanendo  salvi  sumus  ("); 
•//Oj;,  parole  de  mystère  parmi  les  fidèles,  lettres  capitales  du 
nom  et  des  qualités  de  Jésus-Christ:  mais  laissant  ces 
curiosités,  quoiqu'elles  soient  saintes,  expliquons  le  sens, 
prenons  l'esprit  de  cette  parole.  Nous  sommes  donc  comme 
des  poissons  qui  ne  naissons  que  dans  l'eau,  parce  que  nous 
ne  naissons  que  dans  le  baptême  ;  et  ensuite  nous  ne  vivons 
pas,  si  nous  ne  demeurons  toujours  dans  cette  eau  sacrée. 
C'est  ce  que  l'antiquité  appelait,  «  garder  son  baptême,  » 
CHstodirc  baptismuni  smuii  ('')  ;  c'est-à-dire,  le  garder  saint  et 
inviolable,  et  en  observer  les  promesses.  Car  si  nous  sortons 
de  cette  eau,  nous  perdons  la  netteté  qu'elle  nous  donnait, 
c'est-à-dire,  notre  innocence  :  non  seulement  nous  perdons 
la  netteté,  mais  la  nourriture  et  la  vie  ;  parce  que  nous  sommes 
des  poissons  mystiques,  qui  ne  pouvons  vivre  que  dans  l'eau  : 
Nec  aliter  qtiam  in  aqna  pernianendo  [salvi  sumus\ 

Mais  s'il  est  ainsi,  chrétiens,  quel  salut  y  a-t-il  pour  nous  ? 
Car  qui  de  nous  demeure  en  cette  eau  ?  qui  a  conservé  son 
innocence  ?  qui  de  nous  «  a  encore  son  baptême  entier  ?  »  C'est 
encore  une  phrase  ecclésiastique,  bien  commune  dans  les 
Pères  et  dans  les  conciles.  Peut-être  qu'étant  sortis  de  l'eau 
du  baptême,  il  nous  sera  permis  d'y  rentrer.  Non,  mes  frères, 
il  est  impossible  :  cette  eau  ne  lave  point  de  secondes  taches, 
elle  ne  reçoit  jamais  ceux  qui  ont  violé  sa  sainteté  ;  mais  de 
peur  que  nous  ne  périssions  sans  ressource.  Dieu  nous  a 
ouvert  une  autre  fontaine.  Dieu  nous  a  donné  un  autre  bain, 
où  il  nous  est  permis  de  nous  plonger  :  c'est  le  bain  de  la 
pénitence,  baptême  de  larmes  et  de  sueurs;  ce  sont  les  eaux 
de  la  pénitence,  eaux  saintes  et  sacrées,  [p.  11]  aussi  bien 
que  celles  du  baptême,  parce  qu'elles  dérivent  de  la  même 
source,  et  qu'on  ne  peut  souiller  sans  profanation  :  In  die 
illa  erit  fons  patens  domui  Israël  et  Iiabitantibiis  Jérusalem, 
in  ablutionem  peccatoris  (')  :  patens,  toujours  ouvert  {'). 

a.  De  Bapt.^  n.  i.  — b.  S.  Aug.,  De  Symb.  ad Catech.,  n.  14.  —  c.  Zach.^  Xin,  i. 

I.  Les  éditeurs,  traduisant  le  texte  précédent  :  «  En  ce  temps-là  il  y  aura  une 
fontaine...  »  impriment  ensuite  :  <i  patens,  toujours  ouverte.  »  Bossuet  a  mis  le 
masculin.  Il  se  rapporte  à  :  «C'est  le  bain  de  la  pénitence...  >  Ce  n'est  qu'une  note. 


278  CARÊME  DES  MINIMES. 

Voilà,  mes  frères,  notre  seul  remède  et  notre  seconde 
espérance.  Nous  ne  pouvons  vivre  que  dans  l'eau,  parce  que 
nous  y  sommes  nés.  Étant  donc  sortis  de  notre  eau  natale, 
si  je  puis  parler  de  la  sorte,  c'est-à-dire,  de  l'eau  du  baptême 
rentrons  dans  l'eau  delà  pénitence,  et  respectons-en  la  sain- 
teté. Mais  c'est  ici  notre  grande  infidélité  ;  c'est  ici  que 
l'indulgence  multiplie  les  crimes,  et  que  la  source  de  miséri- 
corde fait  une  source  infinie  de  profanations  sacrilèges.  Car 
du  moins,  ainsi  que  j'ai  déjà  dit,  l'eau  du  baptême  ne  peut 
être  souillée  qu'une  fois,  parce  qu'elle  ne  reçoit  plus  ceux 
qui  la  quittent  :  c'est  le  bain  de  la  pénitence,  toujours  ouvert 
aux  pécheurs,  toujours  prêt  à  reprendre  ceux  qui  retour- 
nent, c'est  ce  bain  de  miséricorde  qui  est  exposé  au  mépris 
par  sa  facilité  bienfaisante. 

Que  dirai-je  ici.  chrétiens,  et  avec  quels  termes  assez 
énergiques  déplorerai-je  tant  de  sacrilèges  qui  infectent  les 
eaux  de  la  pénitence  ?  «  Eau  du  baptême,  que  tu  es  heu- 
reuse, »  c'est  Tertullien  qui  vous  parle  ;  «que  tu  es  heureuse, 
eau  mystique  qui  ne  laves  qu'une  seule  fois  :  »  Félix  aqua, 
quœ  semel  ablîtit;  «  qui  ne  sers  point  de  jouet  aux  pécheurs  :  » 
qiiœ  ludibî'io  peccatoribus  non  est  ;  «  qui,  n'étant  point  souillée 
de  beaucoup  d'ordures,  ne  gâtes  pas  ceux  que  tu  laves,  > 
qiiœ  non  assid^iitate  sordiinn  infecta,  rtirsus  qnos  diluit  in- 
quinat  {")  !  Ce  sont  les  eaux  de  la  pénitence  qui  reçoivent 
toutes  sortes  d'ordures,  ce  sont  elles  qui  sont  tous  les  jours 
souillées,  parce  qu'elles  sont  toujours  ouvertes  ;  non  seulement 
elles  sont  souvent  infectées,  mais  elles  servent,  contre  leur 
nature,  à  souiller  les  hommes  :  Rursus  quos  diluit  inqninat  : 
c'est  notre  malice  qui  en  est  cause,  mais  enfin  il  est  véri- 
table ;  elles  servent  à  nous  souiller,  parce  que  la  facilité  de 
nous  y  laver  fait  que  nous  ne  craignons  point  les  ordures  ('). 
Qui  ne  se  plaindrait,  chrétiens,  de  voir  cette  eau  si  sou- 
vent {^)  violée,  seulement  à  cause  qu'elle  est  bienfaisante  ? 

Que  dirai-je,  où  me  tournerai-je  pour  arrêter  ces  profa- 
nations ?  Dirai-je  que  Dieu,  pour  punir  les  hommes  de  leurs 

a.  De  Bapf.,  n.  15. —  Ms.  qiws  abltdt  inqninat.  De  même,  plus  bas. 

1.  Var.  que  nous  n'avons  point  horreur  des  ordures. 

2.  Var.  ainsi  violée. 


SUR  LES  RECHUTES.  279 


sacrilès^es,  a  résolu  désormais  de  fermer  cette  fontaine  à 
ceux  qui  retombent?  Mais  je  parlerai  contre  l'Évangile.  Il 
est  bien  écrit  qu'il  n'y  a  qu'un  baptême,  et  l'on  n'y  retourne 
jamais  ;  mais,  au  contraire,  il  est  écrit  de  la  pénitence  :  «Tout 
ce  que  vous  remettrez  sera  remis,  tout  ce  que  vous  délierez 
sera  délié  (").  »  Ji':sus-Ciirist  n'y  apportant  point  de  limi- 
tation, qui  suis-je  pour  restreindre  ses  volontés  ?  Non,  pé- 
cheurs, je  ne  puis  vous  dire  que  vous  êtes  exclus  de  cette 
eau  :  l'eussiez-vous  profanée  cent  fois,  mille  fois  ;  revenez, 
elle  est  prête  à  vous  recevoir,  et  vous  pouvez  encore  y 
laver  vos  crimes.  Que  dirai -je  donc  pour  vous  arrêter  ? 
Quoi  ?  qu'encore  qu'elle  soit  ouverte.  Dieu  ne  vous  permet- 
tra pas  d'en  aborder  ;  qu'il  vous  fera  mourir  d'une  mort  [p.  r  2] 
soudaine,  sans  avoir  le  loisir  de  vous  reconnaître,  ou  bien 
qu'il  retirera  tout  à  coup  ses  grâces  ?  Mais  qui  a  pénétré  les 
conseils  de  Dieu  ?  qui  sait  le  terme  où  il  vous  attend.-^  Chré- 
tiens, je  n'entreprends  pas  de  le  définir. 

Exhorterai-je  vos  confesseurs  à  vous  refuser  toujours  l'ab- 
solution dans  vos  rechutes  continuelles,  pour  vous  inspirer 
plus  de  crainte  ?  Mais  vos  besoins  particuliers  n'étant  pas 
de  ma  connaissance,  c'est  à  eux  à  user  dans  les  occasions 
avec  charité  et  discrétion  de  cette  conduite  médicinale. 
Seulement  puis-je  dire  généralement  que  (')  comme  il  faut 
craindre  dans  ces  rencontres  de  favoriser  (^)  la  présomp- 
tion, il  faut  prendre  garde  et  bien  prendre  garde  de  ne  pas 
accabler  la  faiblesse.  Mais  si  tous  ces  moyens  me  sont  ôtés 
pour  vous  faire  appréhender  les  rechutes,  que  dirai-je  enfin 
à  des  hommes  que  la  difficulté  désespère,  et  que  la  facilité 
précipite?  Voici,  mes  frères,  ce  que  Dieu  m'inspire  ;  qu'il  le 
fasse  profiter  pour  votre  salut.  Il  est  vrai,  les  eaux  de  la 
pénitence  sont  toujours  ouvertes  pour  laver  nos  fautes  :  bonté 
de  mon  Dieu,  est-il  possible  !  Vous  ne  le  savez  que  trop  ; 
c'est  ce  qui  nourrit  votre  impénitence  :  mais  sachez,  pour 
vous  retenir,  qu'il  se  rend  toujours  plus  difficile. 

Dans  le  premier  dessein  de  Dieu,  la  grâce  ne  devait  être 

a.  Matth.^  xvi,  19. 

1.  Passage  souligné,  à  raison  de  son  importance.  —  Cf.  la  fin  du  sommaire. 

2.  Ms.  de  ne  pas  favoriser...  (Distraction,  reproduite  par  les  éditeurs.) 


28o  CARÊME  DES  MINIMES. 

donnée  qu'une  fois.  Les  anges  l'ont  perdue  ;  il  n'y  aura 
jamais  de  retour  :  les  hommes  l'ont  perdue  ;  elle  leur  était 
ôtée  pour  jamais.  —  Mais,  prédicateur,  que  nous  dites-vous? 
d'où  vient  donc  que  nous  l'avons  recouvrée  ?  —  D'où  vient  ? 
Ne  le  savez-vous  pas  ?  c'est  que  Jésus-Christ  est  intervenu. 
Est-ce  donc  que  vous  ignorez  (')  que  la  justice  du  christia- 
nisme n'est  pas  un  bien  qui  nous  appartienne  ?  Ce  n'est  pas 
à  nous  qu'on  la  restitue  :  c'est  un  don  que  le  Père  a  fait  à 
son  Fils,  et  ce  Fils  miséricordieux  «ous  le  cède  ;  nous  l'a- 
vons de  lui  par  transport  :  ou  plutôt  nous  ne  l'avons  qu'en 
lui  seul,  parce  que  le  Saint-Esprit  nous  a  fait  {^)  ses  membres. 
Il  est  vrai  que,  l'ayant  une  fois  rendue  aux  mérites  infinis 
de  son  Fils,  il  donne  son  Esprit  sans  mesure,  il  ne  met 
point  de  bornes  à  ses  dons  ;  autant  de  fois  que  vous  la  per- 
dez, autant  la  pouvez-vous  recouvrer.  Mais  quoiqu'il  se  soit 
si  fort  relâché  de  la  première  résolution  de  ne  la  donner 
qu'une  fois,  il  n'oublie  pas  néanmoins  toute  sa  rigueur  ; 
et  pour  nous  tenir  dans  la  crainte,  il  a  trouvé  ce  tempé- 
rament, qu'il  se  rend  toujours  plus  difficile. 

Par  exemple,  vous  avez  reçu  la  grâce  au  baptême,  avec 
quelle  facilité  !  nous  le  voyons  tous  les  jours  par  expérience: 
nous  n'y  avons  rien  contribué  du  nôtre  ;  et  Dieu  s'est  montré 
si  facile  qu'il  a  même  accepté  pour  nous  les  promesses  de  nos 
parents.  Si  nous  péchons  après  le  baptême,  cette  première 
facilité  ne  se  trouve  plus  :  il  n'y  a  plus  pour  nous  d'espé- 
rance que  [p.  13]  dans  les  larmes,  dans  les  travaux  de  la 
pénitence,  que  l'antiquité  chrétienne  appelle  à  la  vérité  un 
baptême,  mais  un  baptême  laborieux.  Ecoutez  le  concile  de 
Trente  (^)...  D'où  vient  cette  nouvelle  difficulté,  sinon  de  la 
loi  que  nous   avons  dite  ?  Vous  avez  perdu   la  justice  :  ou 

1.  Var.  Est-ce  que  vous  ne  savez... 

2.  Voyez  Remarques...,  dans  l'Introduction  du  t.  I"^^',  p.  Li  et  xxxiv. 

j.  Bossuet  ne  cite  pas  le  Concile.  Deforis  supplée  et  traduit  :  Ad  qriain  iariien 
iiflvitatein  et  ititegritatein  per  sacraiiieniuin  paniteiitiœ  sine  inngnis  nos/ris 
flctibus  et  luboriàiis,  divina  id  exigenie  justitia,  pervenire  non  possunius  ;  ut 
merito  pccniten/ia  laboriosus  qnldam  baptisnius  a  sanctis  Patribiis  dictus  fuerit. 
(Sess.  XIV,  cap.  li.)  «  Nous  ne  pouvons  parvenir  par  le  sacrement  de  pénitence 
à  cette  nouveauté  et  [à]  cette  intégrité,...  sans  beaucoup  de  larmes  et  de  grands 
travaux,  la  justice  divine  l'exigeant  ainsi  ;  en  sorte  que  c'est  avec  raison  que 
la  pénitence  a  été  appelée  par  les  saints  Pères  un  baptême  laborieux.  » 


SUR  LES  RECHUTES.  28  I 


jamais  vous  n'y  rentrerez,  ou  ce  sera  toujours  avec  plus  de 
peine.  Et  si  nous  profanons  le  mystère,  non  seulement  du 
baptême,  mais  encore  de  la  pénitence,  ne  s'ensuit-il  pas, 
parla  même  suite,  que  Dieu  se  rendra  toujours  plus  inexo- 
rable? Pourquoi  .'*  parce  qu'il  veut  bien  user  de  miséricorde, 
mais  non  l'abandonner  au  mépris  :  Pourquoi  ?  parce  que 
vous  manquez  à  la  foi  donnée,  et  à  l'amitié  réunie  ;  parce 
que  vous  méprisez  le  remède  ;  parce  que  vous  profanez  le 
mystère.  Enfin  tout  ce  que  j'ai  dit  conclut  à  ce  point,  que 
la  difficulté  s'augmente  toujours  :  et  étant  retombés  mille  et 
mille  fois,  jugez,  pécheurs,  où  vous  en  êtes  ;  quels  obstacles, 
quels  embarras,  quel  chaos  étrange  il  y  a  entre  vous  et  la 
grâce. 

Et  ne  me  dites  pas  :  Je  ne  sens  point  cette  peine,  je  me 
confesse  toujours  avec  la  même  facilité,  je  dis  mon  Peccavi 
de  même  manière.  C'est  cette  malheureuse  facilité  qui  me 
donne  de  la  défiance,  qui  me  convainc  que  ta  conversion  est 
bien  difficile.  Je  ne  puis  souffrir  un  pécheur  que  la  pénitence 
n'inquiète  pas,  qui  va  règlement,  à  ses  jours  marqués,  sans 
peine,  sans  soin,  sans  travail  aucun,  décharger  son  fardeau 
à  son  confesseur,  et  s'en  retourne  dans  sa  maison  sans  songer 
davantage  à  changer  sa  vie.  Je  veux  qu'un  pécheur  soit  trou- 
blé, je  veux  qu'il  frémisse  contre  soi-même  ;  je  veux  qu'il 
s'irrite  contre  ses  faiblesses,  qu'il  se  plaigne  de  sa  langueur, 
qu'il  se  fâche  de  sa  lâcheté.  Si  je  te  voyais  troublé  de  la  sorte, 
j'aurais  quelque  espérance  de  ta  conversion  ;  je  croirais  que 
ton  cœur  étant  ému  pourrait  peut-être  changer  de  situation  : 
si  je  le  voyais  ébranlé  jusqu'aux  fondements,  je  croirais  que 
ces  habitudes  corrompues  en  seraient  peut-être  déracinées 
par  ce  bienheureux  renversement  de  toi-même,  et  que,comme 
dit  saint  Augustin,  la  tyrannie  de  la  coutume  pourrait  être 
enfin  surmontée  par  les  efforts  violents  (')  de  la  pénitence  : 
Ut  violentiœ  pœnitendi  cedat  consiietitdo  peccandi  (").  Mais 
cette  prodigieuse  facilité  avec  laquelle  vous  avalez  l'iniquité 
comme  l'eau  et  la  pénitence  de  même,  c'est  ce  qui  me  fait 
craindre  pour  vous  que  ce  jeu  et  ce  passage  continuel  de  la 

a.  In  Jo.in.  Tract.  XLIX,  n.  19. 

I.    Far.  par  la  violence  de  la  pénitence. 


282 


CARÊME  DES  MINIMES. 


grâce  au  crime,  du  crime  à  la  grâce,  ne  se  termine  enfin  par 
quelque  événement  tragique.  Si  je  ne  désespère  pas,  je  la  (') 
tiens  presque  déplorée.  N'abusez  pas  de  ce  que  j'ai  dit  ;  il  n'y 
a  pas  de  bornes  qui  soient  connues  ;  mais  il  y  en  a  néan- 
moins, et  Dieu  n'a  pas  résolu  de  laisser  croître  vos  péchés 
jusqu'à  l'infini  :  Quis  novit  potestatem  irœ  titœ  (''),  etc.  (^)  .'* 

a.  Ps.,  Lxxxix,  II. 

1.  Z«,  c'est-à-dire,  votre  conversion. — Toute  cette  fin  est  écrite  avec  une 
précipitation  plus  grande  encore  que  tout  le  reste  ;  et  pourtant  tout  le  discours 
est  comme  improvisé  sur  le  papier:  Bossuet  avait  déjà  traité  ce  sujet  (1656, 
Jubilé)  ;  il  n'avait  presque  qu'à  se  souvenir. 

2.  Inachevé.  Tout  le  verso  du  feuillet  241  est  demeuré  en  blanc.  Les  éditeurs 
impriment  ici  trois  feuilles  (six  pages)  d'un  manuscrit:  «  Le  fruit  commence  par 
être  vert....,  »  tout  à  fait  étrangères  à  ce  discours.  Nous  les  donnerons  au 
IV"  dimanche  de  l'Avent,  1669.  Lin  quatrième  feuillet,  également  annexé  à  ce 
sermon,  sera  restitué  à  celui  de  Pâques,  1681,  auquel  il  appartient. 


t^j^j^;i^;i^a^;!jg.i!^^;i^a^;:^i^a&a^a^j^;i 


i 
i 


CAREME  DES  MINIMES. 


IV-^  DIMANCHE. 


SUR  NOS  DISPOSITIONS   a    l'égard 


DES  NECESSITES  de  la  VIE  ('). 


If 
'?f 


^wwwwwwwwwwwwwwww^ 


Ce  sermon  est  démesurément  long  dans  les  éditions.  Ici  comme 
dans  les  autres  parties  de  ce  Carême,  on  n'a  pas  manqué  d'en  blâmer 
l'auteur.  C'est  même  une  des  raisons  pi'incipales  qui  ont  déterminé 
Gandar  à  le  déclarer  «  très  imparfait  >>  à  certains  égards  {^).  Mais 
puisque  Bossuet  lui-même,  en  se  relisant,  avait  bien  senti  la  néces- 
sité d'abréger,  puisqu'il  avait  opéré  de  nombreuses  réductions,  que 
ne  tenait-on  compte  des  indications  formelles  de  son  manuscrit  ? 
Il  va  sans  dire  que  nous  allons  le  faire  ;  et  le  discours,  allégé  d'autant, 
se  présentera  avec  une  nouvelle  force  et  une  nouvelle  beauté  (3). 

Afin  d'ailleurs  que  personne  ne  regrette  de  voir  disparaître  des 
développements  très  instructifs,  parfois  très  éloquents  (car  Bossuet, 
riche  comme  il  est,  n'hésite  jamais  devant  un  sacrifice  de  cette 
nature),  nous  donnerons  en  note  les  passages  qu'un  simple  trait  de 
plume  excluait  de  la  trame  du  discours,  sans  pour  cela  les  con- 
damner en  eux-mêmes. 

Nous  ne  pouvons  cette  fois  nous  appuyer  sur  le  sommaire  :  il  a 
disparu,  ainsi  que  la  feuille  enveloppante,  sur  laquelle  Bossuet  avait 
coutume  d'indiquer  en  abrégé  la  destination  du  sermon.  Mais  Gan- 
dar a  eu  raison  de  le  dire,  «des  indices  certains,  le  seul  format  du 
papier,  plus  grand  que  de  coutume  et  régulièrement  couvert  jus- 
qu'aux marges  dans  tous  les  sens,  et  puis  surtout  le  caractère  de 
l'écriture,  une  grosse  écriture  pleine  et  ferme,  très  facile  à  lire, 
permettent  de  placer  au  quatrième  dimanche  le  sermon  s?i}-  nos 
Dispositions  à  regard  des  néeessités  de  la  vie,  aussi  sûrement  que  si 
l'enveloppe  et  la  note  de  Bossuet  ne  s'étaient  pas  égarées  (■♦).  »  C'est 
donc  bien  mal  à  propos  que  Lâchât  place  ce  discours  en  1662. 
«  Les  sermons  du  Carême  du  Louvre,  dirons-nous  avec  Gandar, 
sont  pourtant  faciles  à  reconnaître  (5).  » 


1.  Mss.,  12822,  f.  300-310. 

2.  Bossuet  orateur,  305. 

3.  Une  autre  indication,  négligée  jusqu'ici,  nous  avertit  de  diviser  en  deux 
l'unique  exorde  des  éditions. 

4.  Bossuet  orateur,  296. 

5.  Ibtd. 


284 


CAREME  DES  MINIMES. 


Cuin  sîiblevasset  ers^o  oculos  Jésus, 
et  vidisset  qieia  vmltitudo  maxiina 
vcnit  ad  eii7>i,  dixit  ad Philippnm  :  Unde 
cviemus  panes  tti  mandiicent  hi? 

JÉSUS  ayant  élevé  sa  vue  et  découvert 
un  grand  peuple  qui  était  venu  à  lui  dans 
le  désert,  dit  à  Philippe  :  <(  D'où  achète- 
rons-nous des  pains  pour  nourrir  tout 
ce  monde  qui  nous  a  suivis  ? 

(Joan.,  VI,  5.) 

JE  ne  crois  pas,  messieurs,  que  nous  ayons  jamais  enten- 
du ce  que  nous  disons,  lorsque  nous  demandons  à  Dieu 
tous  les  jours  dans  l'Oraison  Dominicale  qu'il  nous  donne 
notre  pain  quotidien.  Vous  me  direz  peut-être  que,  sous  ce 
nom  de  pain  quotidien  ('),  vous  lui  demandez  les  biens  tem- 
porels qu'il  a  voulu  être  nécessaires  pour  soutenir  cette  vie 
mortelle  ;  c'est  ce  que  j'accorderai  volontiers,  et  c'est  pour 
cela,  chrétiens,  que  je  ne  crains  point  de  vous  assurer  que 
vous  n'entendez  pas  ce  que  vous  dites  if)  :  car  si  jamais  vous 
aviez  compris  que  vous  ne  demandez  à  Dieu  que  le  néces- 
saire, vous  plaindriez-vous  comme  vous  faites  lorsque  vous 
n'avez  pas  le  superflu  ?  Ne  devriez-vous  pas  être  satisfaits, 
lorsque  l'on  vous  donne  ce  que  vous  demandez  ?  Et  celui 
qui  se  réduit  au  pain,  doit-il  soupirer  après  les  délices  ? 
Car  (3)  si  nous  avions  bien  mis  dans  notre  esprit  que  ce  peu 
qui  nous  est  nécessaire,  nous  sommes  encore  obligés  de  le 
demander  à  Dieu  tous  les  jours,  ni  nous  ne  le  rechercherions 
avec  cet  empressement  que  nous  sentons  tous,  mais  nous 
l'attendrions  de  la  main  de  Dieu  en  humilité  et  en  patience  ; 
ni  nous  ne  regarderions  nos  richesses  comme  un  fruit  de 
notre  industrie,  mais  comme  un  présent  de  sa  bonté  qui  a 
voulu  bénir  notre  travail  ;  ni  nous  n'enflerions  pas  notre 
cœur  par  la  vaine  pensée  de  notre  abondance,  mais  nous  sen- 
tant réduits  (^)  tous  les  jours  à  lui  demander'notre  pain,  nous 
passerions  toute  notre  vie  dans  une  dépendance  absolue  de 
sa  providence  paternelle. 

1.  Var.  que  vous  lui  demandez  sous  ce  nom  les  biens  temporels. 

2.  Var.  que  nous  n'entendons  pas  ce  que  nous  disons. 

3.  Var.  D'ailleurs. 

4.  Var.  contraints. 


NÉCESSITIONS  DE  LA  VIE.  285 

D'ailleurs  si  nous  faisions  réflexion  que  nous  ne  deman- 
dons à  Dieu  que  le  nécessaire,  nous  ne  nous  plaindrions  pas, 
comme  nous  faisons,  lorsque  nous  n'avons  pas  le  superflu. 
Après  avoir  restreint  nos  désirs  au  pain  ('),  nous  verrions 
que  nous  n'avons  aucun  droit  de  soupirer  après  les  délices  ; 
et  contents  d'avoir  obtenu  de  Dieu  ce  que  nous  avons  de- 
mandé avec  tant  d'instance,  nous  nous  tiendrions  trop  heu- 
reux d'avoir  le  vêtement  et  la  nourriture  :  Habeiites  aiitem 
alimenta  et  quitus  tegamur,  /lis  contenti  sumus  (").  Et  comme 
nous  sommes  si  fort  éloignés  d'une  disposition  si  sainte  et  si 
chrétienne  (-),  j'ai  juste  sujet  de  conclure  que  nous  n'enten- 
dons pas  ce  que  nous  disons,  quand  nous  prions  Dieu  comme 
notre  Père  de  nous  donner  notre  pain  quotidien.  C'est  pour- 
quoi il  est  nécessaire  que  nous  tâchions  aujourd'hui  de  l'ap- 
prendre, puisque  l'occasion  en  est  toute  née  dans  l'évangile 
qui  se  présente  {f).  [...Az'e~\. 

Pour  exécuter  un  si  grand  dessein,  et  si  fructueux  au  salut 
des  âmes,  il  faut  remarquer  avant  toutes  choses  trois  degrés 
des  biens  temporels  marqués  distinctement  dans  notre  évan- 
gile. Le  premier  état,  chrétiens,  c'est  celui  de  la  subsistance 
qui  regarde  le  nécessaire;  le  second  naît  de  l'abondance  qui 
s'étend  au  délicieux  et  au  superflu  ;  le  troisième  c'est  la 
grandeur  qui  embrasse  les  fortunes  extraordinaires  :  voyons 
tout  cela  dans  notre  évangile.  Jésus  nourrit  le  peuple  au 
désert,  et  voilà  ce  qu'il  faut  pour  la  subsistance  :  Accepit 
ergo  Jésus  panes,  et  distribuit  discumbentibus  (').  Après  qu'ils 
furent  rassasiés,  il  resta  encore  douze  paniers  pleins  :  Colle- 
gerunt  et  inipleverunt  dziodecini  cophinos  fragmentortmi  C")  ; 
et  voilà  manifestement  le  superflu.  Enfin  ce  peuple,  étonné 
d'un  si  grand  miracle,  accourt  au  Fils  de  Dieu  pour  le  faire 
roi  :  Ut  r'aperent  eum,  et  facerent  eum  regem  (""j  :  où  \'ous 
voyez  clairement  la  grandeur  marquée.  Ainsi  nous  avons 
dans  notre  évangile  ces  trois  degrés  des  biens  temporels, 

a.  I   Tivi.,  VI,  8.  —  b.  Joan.,\l,  11.  —  c.  Jbtd.,  13.  —  d.  Ibid.,  15. 

1.  Var.  Après  nous  être  resserrés  au  pain,  —  nous  être  restreints... 

2.  Var.  de  cette  disposition. 

3.  Var.  et  l'occasion...  —  D'après  une  indication  du  manuscrit,  négligée  des 
éditeurs,  il  faut  placer  ici  la  fin  de  l'avant-propos. 


286  CARÊME  DES  MINIMES. 

le  nécessaire,  le  superflu,  l'extraordinaire.  La  subsistance, 
c'est  le  premier  ;  l'abondance,  c'est  le  second  ;  la  fortune 
éminente,  c'est  le  troisième. 

Mais  c'est  peu  de  les  trouver  dans  notre  évangile,  si  nous 
ne  sommes  soigneux  d'y  chercher  aussi  quelque  instruction 
importante  pour  servir  de  règle  à  notre  conduite  à  l'égard 
de  ces  trois  états  ;  et  en  voici,  messieurs,  de  très  importantes 
qu'il  nous  est  aisé  d'en  tirer.  Il  y  a  trois  vices  à  craindre  :  à 
l'égard  du  nécessaire,  l'empressement  et  l'inquiétude  ;  à  l'é- 
gard du  superflu,  la  dissipation  et  le  luxe  ;  à  l'égard  de  la 
grandeur  éminente,  l'ambition  désordonnée.  Contre  ces  trois 
vices,  messieurs,  trois  remèdes  dans  notre  évangile.  Le 
peuple,  suivant  Jésus  au  désert  sans  aucun  soin  de  sa  nour- 
riture, la  reçoit  néanmoins  de  sa  Providence  ;  voilà  de  quoi 
guérir  notre  inquiétude.  Jésus-Christ  ordonne  à  ses  apôtres 
de  ramasser  soigneusement  ce  qui  était  de  reste,  «  de  peur, 
dit-il,  qu'il  ne  périsse  :  »  Colligite  quœ  stiperavertint  frag- 
menta, 7ie pereant  ;  ç.\.  c  Ç-Si  pour  empêcher  la  dissipation.  En- 
fin, pour  éviter  qu'on  le  fasse  roi,  il  se  retire  seul  dans  la 
montagne  :  Fttgit  iterum  in  montem  ipse  soins  ;  et  voilà  l'am- 
bition modérée.  Ainsi  la  suite  de  notre  évangile  nous  avertit, 
messieurs,  de  prendre  garde  de  (')  rechercher  avec  empresse- 
ment le  nécessaire,  de  dissiper  inutilement  le  superflu,  de 
désirer  avec  ambition,  de  désirer  démesurément  l'extraordi- 
naire ;  c'est  ce  que  contient  notre  évangile,  et  ce  qui  partagera 
ce  discours. 

PREMIER  POINT. 

Pour  vous  délivrer,  ô  enfants  de  Dieu,  de  ces  soins  em- 
pressés qui  vous  inquiètent  touchant  les  nécessités  de  la  vie, 
écoutez  le  Sauveur,  qui  vous  dit  lui-même  que  votre  Père 
céleste  y  pourvoit,  et  qu'il  ne  veut  pas  qu'on  s'en  mette  en 
peine.  «  Ne  soyez  pas  en  trouble,  dit-il,  dans  la  crainte  de 
n'avoir  pas  de  quoi  manger,  ni  de  quoi  boire,  ni  de  quoi  vous 
vêtir.  Car  il  appartient  aux  païens  de  chercher  ces  choses  ; 
mais  pour  vous,  vous  avez  au  ciel  (^)  un  Père  très  bon  et  très 
prévoyant,   qui  sait  le  besoin  que  vous   en  avez.  Cherchez 

1.  Trois  mots  soulignés  :  ils  paraissaient  sans  doute  équivoques.  Sens  négatif. 

2.  Var.  dans  le  ciel. 


f 


NÉCESSITÉS  DE  LA  VIE.  287 

donc  premièrement  le  royaume  de  Dieu,  cherchez  la  véritable 
justice  ;  et  toutes  ces  choses  vous  seront  données  comme  par 
surcroît  :  »  Quœritc  ei'go  priuium  regnnm  Dei  et  justitiam 
cjiis  :  et  Juce  ODinia  adjicicntur  vobis  (").  Comme  ces  paroles 
(lu  Fils  de  Dieu  règlent  la  conduite  du  chrétien,  pour  ce  qui 
regarde  les  soins  de  la  vie,  tâchons  de  les  entendre  dans  le 
fond  ;  et  pour  cela  présupposons  quelques  vérités  qui  nous 
en  ouvriront  l'intelligence. 

Je  suppose  premièrement  {'),  et  ceci,  messieurs,  est  très 
important,  que  ce  soin  paternel  de  la  Providence  ne  regarde 
que  le  nécessaire,  et  non  pas  le  surabondant  ;  je  veux  dire, 
si  vous  prétendez,  délicats  du  siècle,  que  la  Providence  divine 
s'engage  à  fournir  tous  les  jours  à  vos  dépenses  superflues, 
vous  vous  trompez,  vous  vous  abusez,  vous  n'entendez  pas 
l'Evangile. —  Mais  le  Sauveur  n'assure-t-il  pas  que  Dieu 
pourvoira  à  nos  besoins  ?  —  Il  est  vrai,  à  vos  besoins,  mais 
non  pas  à  vos  vanités.  Sa  parole  y  est  très  expresse  :  «Votre 
Père  céleste,  dit-il,  sait  que  vous  avez  besoin  de  ces  choses  :» 
Scit  eniin  Pater  vester  qiLiahi s  omnibus  inciigetis  (''').  Donc  il 
se  restreint  dans  le  nécessaire,  et  il  ne  s'étend  pas  au  superflu, 
et  bien  moins  au  délicat  ni  au  somptueux.  Il  soutient  la  vie, 
et  non  pas  le  luxe  ;  il  promet  de  soulager  la  nécessité,  mais 
il  ne  se  charge  pas   d'entretenir  la   délicatesse.  Dans   une 

n.  Malih.,  VI,  31-33.  —  b.  Ibtd.,  32. 

I.  Première  rédaction.]^,  suppose  premièrement  que  le  dessein  de  notre  Sauveur 
n'est  pas  de  défendre  un  travail  honnête,  ni  une  prévoyance  modérée  :  lui-même 
avait  dans  sa  compagnie  un  disciple  qui  gardait  son  petit  trésor  destiné  pour  sa 
subsistance  :  saint  Paul  a  travaillé  de  ses  mains  pour  gagner  sa  vie,  et  n'a  pas 
attendu  que  Dieu  lui  envoyât  du  pain  par  ses  anges  ;  et  enfin  tout  le  genre 
humain  ayant  été  condamné  au  travail,  en  suite  du  péché  du  premier  homme, 
ce  n'est  pas  de  cette  sentence  que  le  Sauveur  nous  est  venu  délivrer,  c'est  de  la 
damnation  éternelle.  En  effet,  considérez  ses  paroles:  Ne  vous  inquiétez  pas, 
ne  vous  troublez  pas  :  »  Nolite  solliciti  esse  (Malth.,  vi,  31)  ;  «  n'ayez  pas  l'esprit 
en  suspens  :  »  Nolite  in  sublime  tolli  (Luc,  xil,  29).  Donc  il  n'empêche  pas  le 
travail,  mais  l'empressement  et  l'inquiétude.  Il  n'empêche  pas  une  sage  et  pru- 
dente économie,  mais  des  soins  qui  nous  troublent  et  qui  nous  tourmentent.  Et 
la  raison,  en  un  mot,  messieurs,  c'est  qu'il  veut  bien  établir  la  confiance,  mais 
non  pas  autoriser  l'oisiveté.  Secondement...  >  —  Deforis  et  les  éditeurs  de 
Versailles,  après  avoir  introduit  dans  le  texte  cette  première  rédaction,  bien 
qu'elle  soit  effacée  par  un  trait,  continuent  par  la  seconde,  et  recommencent  : 
«  Je  suppose  premièrement.  »  C'est  de  l'incohérence.  Disons  cette  fois,  à  l'hon- 
neur de  M.  Lâchât,  qu"il  n'a  pas  maintenu  la  faute  de  ses  devanciers.  Par  malheur, 
il  ajoutera  une  interpolation  nouvelle  à  la  fin  du  discours. 


288  CARÊME  DES  MINIMES. 

grande  famine,   dont    Dieu   affligea   les   Israélites   sous   le 
règne  de  l'impie  Achab:  «  Va-t'en  à  Sarephta,  dit-il  à  Élie  ; 
c'était  une  ville  des  Sidoniens  ;  tu  y  trouveras  une  veuve  à 
laquelle  j'ai   commandé  de  te  nourrir  :  »   Vade  in  Sarephta 
Sidonior:i??i,  et  inanebis  ibi  ;  prœcepi  enim  ibi  mulieri  viduœ 
2U pascat  te.  Et  que  demandera-t-il  à  cette  veuve  ?  Da  mihi 
pauliiluni  aqiiœ  in  vase  nt  bibani  :  «  Donne-moi,  dit-il,  un  peu 
d'eau  ;»  et  ensuite  :   «  Fais-moi  cuire  un   petit  pain  sous  la 
cendre,  avec  un  peu  de  farine  :  »  Fac  de  ipsa  farinula  sub- 
cinericiuni panem parviiliim  ;  et  après  :  «  Voici  ce  qu'a  dit  le 
Dieu  d'Israël  :  »  Hœc  dicit  Dominus  Dens  Israël  :  Hydria 
farinœ  non  deficiet,  nec  lecytlncs  olei  minnetjir  (")  :  «  Je  ne  veux 
pas,   dit  le  Seigneur,  ni  que  la  farine  se  diminue,  ni  que  la 
mesure  d'huile  dépérisse.  »  Du  pain,  de  l'eau  et  de  l'huile, 
voilà  le  festin  du  prophète.   Et  au  chapitre  dix-neuvième  il 
envoie  un  ange  au  même  prophète,  qui  lui  dit  :  «  Lève-toi, 
et  mange  ;  car  il  te  reste  à  faire  beaucoup  de  chemin  ;  » 
Sicrge,  coniede  ;  grandis  enim  tibi  restât  via  (^\    Le  prophète 
regarde,  et  voit  auprès  de  lui  «  un  pain  et  de  l'eau  :  »  Respexit, 
et  ecce  ad  caput  sunm  subcinericius  panis,  et  vas  aquœ  ('). 
Quoi  !  fallait-il  envoyer  un  ange  pour  un  si  pauvre  banquet  ? 
Oui,  mes  frères,  ce  banquet  est  digne  de  Dieu,  parce  qu'il  juge 
digne  de  lui  de  soulager  la  nécessité,  mais  non  pas  d'entre- 
tenir la  délicatesse,  et  que  la  première  disposition  qu'il  faut 
apporter  à  la  table,  c'est  la  sobriété  et  la  tempérance. 

Ne  murmure  donc  pas  en  ton  cœur  en  voyant  les  profu- 
sions de  ces  tables  si  délicates,  ni  la  folle  magnificence  de 
ces  ameublements  somptueux  ;  ne  te  plains  pas  que  Dieu  te 
maltraite  en  te  refusant  toutes  ces  délices.  Mon  cher  frère, 
n'as-tu  pas  du  pain?  Il  ne  promet  rien  davantage  {').  Notre 

a.  III  Reg.,  XVII,  9,  lo,  12,  14.  —  b.  Ibid.,  xix,  7.  —  c.  Ibid.,  6. 

I.  Passage  supprimé  pour  abréger,  mais  tous  les  éditeurs  le  maintiennent  : 
«  C'est  du  pain  qu'il  promet  dans  son  Évangile  ;  c'est  du  pain  qu'il  veut  qu'on 
lui  demande,  parce  que  c'est  la  seule  chose  nécessaire  aux  vrais  fidèles  :  » 
PaneJH  peti  mandat^  quod  solum  fidelibus  nixessariutn  esi^  dit  TertuUien  {De 
Orat.^  n.  6),  «  et  il  nous  montre  par  là,  poursuit  le  même  auteur,  ce  que  les  en- 
fants doivent  attendre  de  leur  père  :  ))  Ostendit  enim  quid  a  pâtre  filii  ^xpcctent. 
C'est-à-dire,  si  nous  l'entendons,  qu'il  s'engage  de  leur  donner,  non  ce  qu'exige 
leur  convoitise,  mais  ce  qui  est  nécessaire  pour  leur  subsistance.  La  raison,  en 
un  mot,  messieurs,  c'est  que  le  corps  est  l'œuvre  de  Dieu,  et  la  convoitise  est 
l'œuvre  du  diable  qui  l'a  introduite  par  le  péché.  > 


NÉCESSITÉS  DE  LA  VIE.  289 

corps  étant  fait  de  sa  main  ('),  il  se  charge  volontiers  de  l'en- 
tretenir. Il  veut  bien  soutenir  en  nous  ce  qu'il  y  a  fait,  mais 
non  pas  ce  que  le  péché  y  a  mis  :  tellement  qu'il  donne  au 
corps  ce  qui  lui  suffit,  mais  il  n'entreprend  pas  d'assouvir 
cette  avidité  démesurée  de  nos  convoitises  (^).  Vous  donc 
qui  vous  confiez  en  Notre  Seigneur  et  aux  soins  de  sa 
providence,  apprenez  avant  toutes  choses  à  vous  réduire 
simplement  au  pain,  c'est-à-dire,  à  vous  contenter  du  néces- 
saire. Ah  !  direz-vous,  que  cela  est  dur  !  C'est  l'Évangile  ;  le 
Fils  de  Dieu  n'a  dit  que  cela,  n'en  attendez  pas  davantage  : 
Scil  eniui  Pater  vester  quia  his  oimiibus  indigetis  {^\ 

Secondement,  à  qui  promet-il  cette  subsistance  nécessaire  ? 
est-ce  à  tout  le  monde  indifféremment,  ou  particulièrement  à 
ses  fidèles  }  Ecoutez  la  décision  par  son  Evangile  :  Quœrite 
privmm  regmim  Dei  {^).  Il  veut  dire  :  Le  royaume  de  Dieu 
est  le  principal,  les  biens  temporels  ne  sont  qu'un  léger  ac- 
cessoire; et  je  ne  promets  cet  accessoire  qu'à  celui  qui  recher- 
chera ce  principal  :  Quœrite  primum.  C'est  pourquoi,  dans 
l'Oraison  dominicale,  il  ne  nous  permet  de  parler  du  pain 
qu'après  avoir  sanctifié  son  nom  et  demandé  le  royaume, 
pour  vérifier  cette  parole  (c'est  une  remarque  deTertullien)(''): 
Cherchez  premièrement  le  royaume.  Et  pourquoi  nourrit-il 
si  soigneusement  ce  grand  peuple  qui  le  suit  .-^  Ils  ont  cherché 
le  royaume,  il  leur  a  voulu  ajouter  le  reste.  Ainsi  la  vérité 
de  cette  promesse  ne  regarde  que  ses  fidèles.  Ce  n'est  pas 
que  je  veuille  dire  qu'il  refuse  généralement  aux  pécheurs  (^) 
les  biens  temporels,  lui  «qui  fait  luire  son  soleil  sur  les  bons 
et  sur  les  mauvais,  et  qui  pleut  sur  les-  justes  et  sur  les 
injustes  {^)  :  »  mais,  quoiqu'il  donne  beaucoup  à  ses  enne- 
mis, remarquez,  s'il  vous  plaît,  messieurs,  qu'il  ne  s'engage 
qu'à   ses  serviteurs  :  Quœrite  primum  \j^egnum  Dei\..  Et 

a.  Matth.^  VI,  32.  —  b.  Ibid.,  ■^;^.  —  c.  De  Orat.,  n.  6.  —  d.  Matth.,  V,  45. 

1.  Var.  Comme  notre  corps  est  un  édifice  qu'il  a  lui-même  bâti  de  sa  main,  — 
Comme  le  corps  est  son  ouvrage. 

2.  Autre  suppression  :  «  Autrement,  dit  saint  Augustin,  au  lieu  de  nous  rendre 
sobres  et  pieux,  il  nous  rendrait  avares  et  délicats  :  »  il  nous  attacherait  aux 
plaisirs  du  monde,desquels  il  est  venu  retirer  nos  cœurs;  il  renverserait  lui-même 
son  Evangile,  en  flattant  l'excès  de  notre  luxe,  l'intempérance  de  nos  passions, 
et  les  autres  excès  :  Nec  nos  piosfaceret  talis  servit  us  ^  sed  eupidos  et  avaros.l)  {De 
Civ.  Dei,  lib.  I,  cap.  vni.) 

3.  Var.  à  ses  ennemis. 

Sermons  de  Bossuet.  —  III.  '         .  lo 


290  CAREME  DES  MINIMES. 


la  raison  en  est  évidente  :  parce  qu'il  n'y  a  qu'eux  qui  soient 
ses  enfants  et  qui  composent  sa  famille.  Toi  donc,  mon 
frère,  qui  te  plains  sans  cesse  [p.  5]  de  la  ruine  de  ta  fortune 
et  de  la  pauvreté  de  ta  maison,  mets  la  main  sur  ta  con- 
science :  as-tu  cherché  le  royaume  de  Dieu  ?  as-tu  fait  ton 
affaire  principale  de  sa  vérité  et  de  sa  justice  ?  N'as-tu  pas 
au  contraire  employé  tes  biens  ou  pour  opprimer  l'innocent, 
ou  pour  contenter  tes  mauvais  désirs  par  les  voluptés  défen- 
dues ?  Dieu  a  maintenant  retiré  sa  main, et  te  laisse  dans  l'in- 
digence ;  ne  murmure  pas  contre  lui,  ne  dispute  pas  contre 
sa  justice  :  tu  n'as  point  de  part  à  sa  promesse. 

Troisièmement,  messieurs,  et  voici  ce  qu'il  y  a  de  plus 
important,  ce  n'est  pas  le  dessein  de  notre  Sauveur  de 
donner  même  à  ses  fidèles  une  certitude  infaillible  de  ne  souf- 
frir jamais  aucune  indigence.  Lorsque  Dieu  irrité  contre  son 
peuple  appelait  la  famine  sur  la  terre,  comme  parle  l'Écriture 
sainte:  Vocavit  Domimis  famem  super  terrain  ("),  pour  désoler 
toutes  les  familles;  nous  ne  lisons  pas,  chrétiens,  que  les  justes 
fussent  exempts  de  cette  affliction  universelle  :  au  contraire, 
vous  avez  vu  le  prophète  Élie  réduit  à  demander  un  morceau 
de  pain  ;  et  saint  Paul,  racontant  aux  Corinthiens  ses  in- 
croyables travaux,  leur  dit  qu'il  a  souffert  la  faim  et  la  soif, 

et  le  froid  et  la  nudité  :  Infâme  et  siti ,  in  frigore  et  nu- 

ditafe  {^)  :  et  le  même,  parlant  aux  Hébreux  de  ces  fidèles 
serviteurs  de  Dieu  «  dont  le  monde  n'était  pas  digne,  »  et  dont 
la  vertu  était  persécutée,  nous  les  représente  affligés,  dans 
la  pauvreté  et  dans  la  misère  :  Egentes,  angustiati,  affiicti  i^). 
,Par  conséquent  \i  est  clair  que  Dieu  ne  promet  pas  à  ses 
serviteurs  qu'ils  ne  souffriront  point  de  nécessité,  puisque  le 
contraire  nous  paraît  par  tant  d'exemples.  Et  en. effet,  si  nous 
entendons  toute  la  suite  de  l'Evangile,  il  nous  est  aisé  de 
connaître  que  ce  n'est  pas  assez  au  Sauveur  de  nous  détacher 
simplement  de  l'agréable  (')  et  du  superflu,  comme  je  vous 
disais  tout  à  l'heure,  mais  qu'il  nous  veut  mettre  encore  au- 
dessus  de  ce  que  le  monde  estime  le  plus  nécessaire.  Car  il 
ne  nous  prêche  pas  seulement  le  mépris  du  luxe  et  des  vani- 

a.  Ps.,  Civ,  16  ;  IV  J^eg.,  vill,  i.  —  b.U  Cor.,  XI,  27.  —  c.  Hebr.,  xi,  39. 
I.  Var.  du  plaisant. 


NÉCESSITÉS  DE  LA  VIE.  29  I 

tés,  mais  encore  de  la  santé  et  de  la  vie.  C'est  pourquoi 
Tertullien  a  dit  que  «  la  foi  ne  connait  point  de  nécessité  :  » 
Non  aduiittit  status  Jidci  nccessitates  i^'\  Si  elle  ne  craint  pas 
la  mort,  combien  moins  la  faim.-*  «Si  elle  méprise  la  vie, 
combien  plus  le  vivre  }  »  Didicit  non  respicere  vitajn,  qnanto 
viagis  (')  victumi^)  ?  Il  importe  peu  à  un  chrétien  de  mourir 
de  faim  ou  de  maladie,  par  la  violence  ou  par  la  disette.  «  Ce 
genre  de  mort, dit  Tertullien,  ne  lui  doit  pas  être  plus  terrible 
que  les  autres  :  »  Scà  famem  non  77iinus  (^)  sibi  co7itenine7i- 
da)n  esse propter  Denm,  qnain  o?nne  77iortis  genus  {^)  :  pourvu 
qu'il  meure  en  Notre  Seigneur,  toute  manière  de  mourir  lui 
est  glorieuse  ;  l'épée  ou  la  famine,  tout  lui  est  égal,  et  ce 
dernier  genre  de  mort  ne  doit  pas  être  plus  terrible  que  tous 
les  autres  :  Seit  /a?nen...  Et  (^)  s'il  est  ainsi,  chrétiens,  ce 
serait  une  erreur  de  croire  que  ce  fût  l'intention  de  Notre 
Seigneur  de  les  garantir  de  cette  mort  plutôt  que  des  au- 
tres. Mais  pourquoi  donc  leur  a-t-il  promis  qu'en  cherchant 
soigneusement  son  royaume,  toutes  les  autres  choses  leur 
[p.  6]  seront  données  ?  Ses  paroles  sont-elles  douteuses  ?  sa 
promesse  est-elle  incertaine  ?  A  Dieu  ne  plaise  qu'il  soit 
ainsi  !  Mais  voici  ce  qu'il  faut  entendre  {'*). 

a.  De  Coron.,  n.  11.  —  b.  De  TdoloL,  n.  12.  —  c.  Ibid. 

1.  Ms.  qjicutto  viifius.  —  Le  sens  est  conservé.  Minus  de  Bossuet,  se  réfère  à 
respicere,  inagis  de  Tertullien,  à  noti  respicere,  pris  comme  synonyme  de  despicere. 

2.  iMs.  nojt  sibi  inagis  timendam  esse  quatn  qiiodcînnqne  niortis  geiius. 

3.  Var.  Ne  craignons  donc  pas  d'avouer  que  les  plus  fidèles  serviteurs  peu- 
vent être  exposés  à  mourir  de  faim  ;  et  ce  n'est  pas  le  dessein  de  notre  Sauveur 
de  les  garantir  de  cette  mort  non  plus  que  des  autres. 

4.  Previicre  re'daciion,  abrégée  ensuite  (texte  des  éditeurs):  «  Nous  sommes  enfin 
arrivés  au  fond  de  l'affaire.  Donnez-moi  de  nouveau  vos  attentions.  Comme  il 
y  a  en  l'homme  deux  sortes  de  biens,  le  bien  de  l'âme  et  le  bien  du  corps,  aussi 
il  y  a  deux  genres  de  promesses  que  je  remarque  dans  l'Évangile  :  les  unes 
essentielles  et  fondamentales,  qui  regardent  le  bien  de  l'âme,  qui  est  le  premier; 
les  autres  accessoires  et  accidentelles,  qui  regardent  le  bien  du  corps,  qui  est  le 
second.  Si  vous  faites  bien,  vous  aurez  la  vie,  vous  posséderez  le  royaume  ;  c'est 
la  promesse  fondamentale,  qui  regarde  le  bien  de  l'âme,  qui  est  le  bien  essentiel 
de  l'homme.  Si  vous  cherchez  le  royaume,  toutes  les  autres  choses  vous  seront 
données  ;  c'est  la  promesse  accidentelle,  qui  considère  le  bien  du  corps.  Ces 
promesses  essentielles  s'accomplissent  pour  elles-mêmes,  et  l'exécution  n'en 
manque  jamais  ;  mais  le  corps  n'ayant  été  formé  que  pour  l'âme,  qui  ne  voit  que 
les  promesses  qui  lui  sont  faites  doivent  être  nécessairement  rapportées  ailleurs? 
<i  Cherchez  le  royaume,  dit  le  Fils  de  Dieu,  et  toutes  les  autres  choses  vous 
seront  données  :  »  entendez  :  par  rapport  à  ce  royaume,  et  par  ordre  à  cette  fin 
principale.  Ainsi  notre  Père  céleste...  » 


292  CAREME  DES  MINIMES. 

Notre  Père  céleste  voyant  dans  les  conseils  de  sa  provi- 
dence ce  qui  est  utile  au  salut  de  1  ame,  il  est  de  sa  bonté 
paternelle  de  nous  donner  ou  de  nous  ôter  les  biens  temporels 
par  ordre  à  cette  fin  principale  ;  avec  la  même  conduite  qu'un 
médecin  sage  et  charitable  dispense  la  nourriture  à  son  ma- 
lade, la  donnant  ou  la  refusant,  selon  que  la  santé  le  demande. 
Ah!  si  nous  avions  bien  compris  cette  vérité,  que  nos  esprits 
seraient  en  repos,  et  que  nous  aurions  peu  d'empressement 
pour  ce  qui  nous  semble  le  plus  nécessaire  ('). 

Ouvrez  les  yeux,  ô  enfants  d'Adam  :  c'est  Jésus-Christ 
qui  nous  exhorte  par  cet  admirable  discours  que  nous  lisons 
en  saint  Matthieu,  chapitre  vi,  et  en  saint  Luc,  chapitre  xii, 
dont  je  vous  vais  donner  une  paraphrase  :  ouvrez  donc  les 
yeux,  ô  mortels  !  contemplez  le  ciel  et  la  terre  et  la  sage 
économie  de  cet  univers  :  est-il  rien  de  mieux  entendu  que 
cet  édifice  ?  est-il  rien-de  mieux  pourvu  (')  que  cette  famille  ? 
est-il  rien  de  mieux  gouverné  que  cet  empire  ?  Ce  grand 
Dieu  qui  a  construit  le  monde  (^),  et  qui  n'y  a  rien  fait  qui  ne 
soit  très  bon,  a  fait  néanmoins  des  créatures  meilleures  les 
unes  que  les  autres.  [Il]  a  fait  les  corps  célestes,  qui  sont  im- 
mortels ;  [il]  a  fait  les  terrestres,  qui  sont  périssables.  [Il]  a 
fait  des  animaux  admirables  par  leur  grandeur  ;  [il]  a  fait  les 
insectes  et  les  oiseaux,  qui  paraissent  méprisables  par  leur 
petitesse.  [Il]  a  fait  ces  grands  arbres  des  forêts  qui  subsistent 
des  siècles  entiers  ;  [il]  a  fait  les  fleurs  des  champs,  qui  se 
passent  du  matin  au  soir.  Il  y  a  de  l'inégalité  dans  ses  créa- 
tures, parce  que  cette  même  bonté  qui  a  donné  l'être  aux 
plus  nobles,  ne  l'a  pas  voulu  envier  aux  moindres.  Mais  de- 
puis les  plus  grandes  jusqu'aux  plus  petites,  sa  providence 
se  répand  partout  ;  elle  nourrit  les  petits  oiseaux,  qui  l'in- 
voquent dès  le  matin  par  la  [p.  7]  mélodie  de  leur  chant  ;  et 
ces  fleurs  dont  la  beauté  est  si  tôt  flétrie,  elle  les  pare  ('*)  si 


1.  Édi'L  «  Pour  n'être  point  avare...,  »  douze  lignes,  que  les  anciens  éditeurs 
interpolent  dans  le  texte,  et  dont  M.  Lâchât  fait  une  note  marginale.  C'est  une 
remarque  intitulée  Avarice.  Bossuet  l'a  écrite  avant  le  sermon,  mais  elle  n'y  a 
pas  trouvé  place.  A  renvoyer  aux  Petisées  chrétiennes  et  morales. 

2.  Var.  conduit. 

3.  Var.  Celte  puissance  suprême  (qui  a  fait  le  monde)...,  elle...,  elle... 

4.  Var.  elle  les  habille... 


NÉCESSITÉS  DE  LA  VIE.  293 

superbement  durant  ce  petit  moment  de  leur  vie,  que  Salo- 
mon  dans  toute  sa  gloire  n'a  rien  de  comparable  à  cet  orne- 
ment. Si  ses  soins  s'étendent  si  loin,  vous,  hommes  qu'il  a 
Aiits  à  son  imaQ;-e,  qu'il  a  éclairés  de  sa  connaissance,  qu'il 
a  appelés  à  son  royaume,  pouvez-vous  croire  qu'il  vous  ou- 
blie ?  Est-ce  que  sa  puissance  n'y  suffira  pas  ?  Mais  son  fonds 
est  infini  et  inépuisable  :  cinq  pains  et  deux  poissons  pour 
cinq  mille  hommes.  Est-ce  que  sa  bonté  n'y  pense  pas  ? 
Mais  les  moindres  créatures  sentent  ses  effets. 

Que  si  vous  les  voulez  connaître  en  vous-mêmes,  regar- 
dez le  corps  qu'il  vous  a  formé,  et  la  vie  qu'il  vous  a  donnée. 
Combien  d'organes  a-t-il  fabriqués,  combien  de  machines  a- 
t-il  inventées,  combien  de  veines  et  d'artères  a-t-il  disposées 
pour  porter  et  distribuer  la  nourriture  aux  parties  du  corps 
les  plus  éloignées  ?  Et  croirez-vous  après  cela  qu'il  vous  la 
refuse  ?  x^pprenez  de  l'anatomie  combien  de  défenses  il  a 
mises  au-devant  du  cœur  et  combien  autour  du  cerveau  ;  de 
combien  de  tuniques  et  de  pellicules  il  a  revêtu  les  nerfs  et 
les  muscles  ;  avec  quel  art  et  quelle  industrie  il  vous  a 
formé  cette  peau  qui  couvre  si  bien  le  dedans  du  corps,  et 
qui  lui  sert  comme  d'un  rempart  ou  comme  d'un  étui  pour  le 
conserver  (').  Et  après  une  telle  libéralité,  vous  croirez  qu'il 
vous  épargnera  quatre  aunes  d'étoffe  pour  vous  mettre  à 
couvert  du  froid  et  des  injures  de  l'air  !  Ne  voyez-vous  pas 
manifestement  que,  ne  manquant  ni  de  bonté  ni  de  puis- 
sance, s'il  vous  laisse  quelquefois  souffrir,  c'est  pour  quelque 
raison  plus  haute  ?  C  est  un  père  qui  châtie  ses  enfants,  un 
capitaine  qui  exerce  ses  soldats,  un  sage  médecin  qui  ménage 
les  forces  de  son  malade. 

Cherchez  donc  sa  vérité  et  sa  justice,  cherchez  le  royaume 
qu'il  vous  prépare,  et  soyez  assurés  sur  sa  parole  que  tout 
le  reste  vous  sera  donné,  s'il  est  nécessaire  ;  et  s'il  ne  vous  est 
pas  donné,  donc  il  n'était  pas  nécessaire.  O  consolation  des 
fidèles  !  parmi  tant  de  besoins  de  la  vie  humaine,  parmi  tant 
de  misères  qui  nous  accablent,  dussent  toutes  les  villes  être 
ruinées  et  tous  les  Etats  renversés,  mon  établissement  est 
certain  ;  et  je  suis  assuré  sur  la  foi  d'un  Dieu,  ou  que  jamais 

I.  Var.  les  muscles  ;  tout  cela  pour  les  munir  et  les  conserver. 


I 


294  CAREME  DES  MINIMES. 

je  ne  souffrirai  de  nécessité,  ou  que  je  ne  ferai  jamais  au- 
cune perte  qu'un  plus  grand  bien  ne  la  récompense.  Ainsi  je 
puis  avoir  de  la  prévoyance,  je  puis  avoir  de  l'économie, 
pourvu  qu'elle  soit  juste  et  modérée  ;  mais  du  trouble,  de 
l'inquiétude,  si  j'en  ai,  je  suis  infidèle. 

Admirez,  ô  enfants  de  Dieu,  la  conduite  de  votre  Père  ! 
Je  ne  me  lasse  point  de  vous  en  parler,  et  cette  vérité  est  trop 
belle  pour  croire  que  vous  vous  lassiez  de  l'entendre.  Voyez 
les  degrés  merveilleux  par  lesquels  il  vous  conduit  insensi- 
blement à  cette  haute  tranquillité  d'âme  que  nul  accident  {') 
de  la  fortune  ne  puisse  ébranler.  Il  voit  nos  désirs  épanchés 
dans  le  soin  des  biens  [p.  8]  superflus,  il  les  restreint  pre- 
mièrement dans  le  nécessaire.  Ah  !  que  de  soins  retranchés, 
que  d'inquiétudes  calmées  {')  !  «  Ne  craignez  pas,  ne  crai- 
gnez pas,  petit  troupeau,  parce  qu'il  a  plu  à  votre  Père 
céleste  de  vous  donner  le  royaume  (").  »  Vendez  tout,  ne 
vous  laissez  rien  ;  persuadez-vous  fortement  qu'il  n'y  a 
qu'une  chose  qui  soit  nécessaire  :  Porro  umim  est  necessa- 
riuin  ('').  Commencez  à  compter  cette  vie  mortelle  parmi  les 
biens  superflus  (3).  Méprisez  tout,  abandonnez  tout,  et  n'aimez 
plus  que  le  bien  qui  ne  se  peut  perdre.  C'est  ainsi  qu'il 
nous  avance  à  la  perfection,  c'est  ainsi  qu'il  nous  ouvre 
peu  à  peu  les  yeux  pour  découvrir  clairement  cette  vérité 
importante  que  je  viens  de  dire  et  que  j'ai  apprise  de  saint 
Augustin  :  Etiam  ista  viia,  cogitantibus  aliavi  vilain,  ista, 
inquam,  vita  inter  sîiperfliia  deputanda  est  (').  Je  vous  ai 
appris,  âmes  fidèles,  à  mépriser  les  biens  superflus  :  mé- 
prisez  donc   aussi   votre  vie  ;  car  elle  vous  est  superflue, 

a.  Luc,  xn,  32.  —  b.  Jâid.,x,  42.  —  c  Serm.  LXll,  n.  14. 

1.  Var.  nul  effort  delà  fortune. 

2.  Bossuet  supprime,  pour  abréger,  ce  passage,  conservé  dans  le  texte  par  les 
éditeurs  :  <<  Qu'il  est  aisé  de  se  contenter  lorsqu'on  se  réduit  simplement  à  ce 
que  la  nature  demande  !  Elle  est  si  sobre  et  si  tempérée.  Étant  réduits  à  ce  néces- 
saire, il  nous  montre  quelque  chose  de  plus  nécessaire,  son  royaume,  sa  vie,  sa 
félicité  ;  il  détourne  par  ce  moyen  notre  esprit  de  cette  forte  application  qui 
nous  inquiète  pour  la  conservation  de  cette  vie.  N'en  faites-pas,  dit-il,  un  soin 
capital,  regardez-la  comme  un  accessoire,  et  aspirez  au  bien  immuable  que  je 
vous  destine  :  (2ii(srite  [priinum  regtium  Dei\  Enfin  nous  ayant  menés  à  ce  point, 
nous  ayant  ouvert  le  chemin  à  ce  royaume  de  félicité,  il  rompt  en  un  moment 
{yar.  tout  h  coup^  toutes  nos  chaînes,  il  termine  toutes  nos  craintes.  » 

3.  Var.  parmi  les  choses  superflues. 


NÉCESSITÉS  DE  LA  VIE.  295 

puisque  vous  en  attendez  une  meilleure.  Je  n'avais  qu'un 
héritage,  on  me  l'a  brûlé  ;  ah  !  l'on  m'ôte  le  pain  des  mains  ! 
Mais  j'en  ai  un  autre  aussi  riche.  Vous  ne  perdez  rien  (') 
que  de  superflu.  Donc  si  nous  pensons  à  l'éternité,  toutes 
choses  seront  superllues.  Mon  logement  est  tombé  par 
terre  :  j'ai  une  autre  maison  dans  le  ciel  qui  n'est  pas 
bâtie  de  main  d'hommes  :  yEdificatioiiem  ex  Deo  habemus, 
domuni  non  ma7iufactam,  œternain  in  cœlis  (").  La  perte  de 
ce  procès  ôte  le  pain  à  vous  et  à  vos  enfants  :  courage,  mon 
frère,  il  vous  reste  encore  cette  nourriture  immortelle  qui 
est  promise  dans  l'Evangile  à  ceux  qui  ont  faim  de  la  jus- 
tice ;  ah  !  ils  seront  rassasiés  éternellement.  Lâche  et  incré- 
dule :  pourquoi  dites-vous  que  vous  avez  perdu  tous  vos 
biens  par  la  violence  de  ce  méchant  homme,  ou  par  l'infidé- 
lité de  ce  faux  ami  ?  Vous  dites  que  vous  n'avez  plus  de  res- 
source, que  votre  fortune  est  ruinée  de  fond  en  comble  ;  vous 
à  qui  il  reste  encore  un  royaume  florissant,  riche,  glorieux, 
abondant  en  toutes  sortes  de  biens  :  Coniplacuit  PatiHvestro 
Sjiare  vobis  regmtin!'\  Mes  frères,  entendez-vous  ces  promes- 
ses (^)  ?  Sachez  aujourd'hui  que  c'est  un  article  de  notre  foi, 
ou  que  Dieu  pourvoira  [à  vos  besoins]  par  une  autre  voie, 
ou  que  s'il  vous  laisse  manquer  de  biens  temporels,  il  vous 
récompensera  [p.  9]  par  de  plus  grands  dons.  Après  cela, 
quel  aveuglement  de  s'empresser  pour  le  nécessaire  !  Mais 
passons  à  l'autre  partie,  et  parlons  de  l'usage  du  superflu. 

SECOND    POINT. 

«  Recueillez  les  restes,  dit  le  Fils  de  Dieu,  et  ne  souffrez 
pas  qu'ils  se  perdent  :  »  c'est-à-dire,  recueillez  votre  superflu, 
ne  le  dissipez  pas  en  le  prodiguant  à  vos  convoitises  ;  mais 
soyez  soigneux  de  le  conserver,  en   le  distribuant   par  vos 

«.II  Cor.^  V,  I. 

1.  Var.  je  n'ai  rien  perdu  que... 

2.  Nouvelle  suppression  :  «  Entendrai-je  encore  ces  lâches  paroles  :  Ah  !  si  je 
quitte  ce  métier  infâme,  ces  affaires  {var.  ce  commerce)  dangereuses  dont  vous 
me  parlez,  je  n'aurai  plus  de  quoi  vivre. Écoutez  TertuUien  qui  vous  répond  :«  Eh 
quoi  donc  !  mon  ami,  est-il  nécessaire  que  tu  vives  .''  »  Non  habeo  aliud  que 
vivam  f  Vivere  ergo  habes  ?  Qtiid  tibi  cum  Deo  est,  si  luis  le  gibus  ?  {De  Idolol., 
n.  5).  Sachez  aujourd'hui,  chrétiens,  que  c'est  un  article  de  notre  foi,  ou  que  Dieu 
y  pourvoira  par...  » 


I 


296  CARÊME  DES  MINIMES. 

aumônes.  Il   m'est  bien  aisé  de   montrer  que  vous  dissipez 
vainement  tout  ce  que  vous  donnez  à  la  convoitise  ('). 

Il  n'y  a  rien  qui  soit  plus  perdu  que  ce  que  vous  employez 
à  contenter  une  insatiable  {').  Or  telle  est  votre  convoitise  : 
c'est  un  gouffre  toujours  ouvert,  qui  ne  dît  jamais  :  «  C'est 
assez  (")  ;  »  plus  vous  jetez  dedans,  plus  il  se  dilate  ;  tout  ce 
que  vous  lui  donnez  ne  fait  qu'irriter  ses  désirs.  Il  n'est  donc 
rien  qui  soit  plus  perdu  que  ce  que  vous  jetez  dans  cet  abîme  : 
il  n'est  rien  de  plus  perdu  que  ce  que  vous  donnez  pour  la 
contenter,  puisque  jamais  elle  ne  se  contente.  C'est  ce  qu'il 
nous  faut  méditer.  Je  vous  prie,  messieurs,  de  me  suivre 
pendant  que  je  m'en  vais  vous  représenter  la  prodigieuse 
dissipation  que  fait  l'excès  de  nos  convoitises. 

La  première  chose  qui  nous  fait  connaître  son  avidité  infinie, 
c'est  qu'elle  compte  pour  rien  tout  le  nécessaire  :  cela  est 
trop  commun,  et  par  conséquent  ne  la  touche  pas.  Il  est  venu 
dans  le  monde  une  certaine  bienséance  imaginaire,  qui  nous 
a  imposé  de  nouvelles  lois,  qui  nous  a  fait  de  nouvelles  néces- 
sités que  la  nature   ne  connaissait  pas  (3).  Il  lui  a  plu  qu'on 

a.  Prov.,  XXX,  16. 

1.  Passage  supprimé  par  Bossuet,  maintenu  par  ses  éditeurs  :  «  Pour  cela  je 
pourrais  vous  représenter,  mes  frères,  que  «  le  monde  passe,  et  sa  convoitise  » 
(I  Joan.,  II,  17).  {Var.  Mes  frères,  la  forme  de  ce  monde  passe,  le  monde  passe 
et  sa  convoitise.)  Donc  tout  ce  que  vous  lui  donnez  se  passe  avec  elle,  et  donc 
tout  ce  grand  appareil,  toutes  ces  dépenses  prodigieuses,  tout  cela  est  perdu 
inutilement.  «  Celui  qui  dans  le  temps  est  si  opulent,  viendra  pauvre  et  vide 
à  l'éternité  :  »  Qiiem  temporalitas  habîitt  diviteiti,  mendicum  sempitertiitas 
possidebit.  (S.  Petr.  Chrysol.,  Serm.  cxxv,  de  Villic.  iniq.)  Je  pourrais  encore 
ajouter  {var.  Il  est  clair),  sans  sortir  de  l'ordre  de  la  nature,  que  ce  qu'on  lui 
donne  au  delà  des  bornes  qui  lui  sont  prescrites  non  seulement  ne  lui  sert  de  rien, 
mais  encore  ordinairement  il  lui  est  à  charge.  Un  exemple  de  l'Ecriture  :  Dieu 
avait  marqué  aux  Israélites  une  certaine  mesure  pour  prendre  la  manne;  tout  ce 
que  l'avidité  prenait  au-dessus  se  trouvait  le  matin  changé  en  vers  {Exod.,  xvi, 
16,  19,  20)  ;  pour  nous  apprendre,  mes  frères,  que  de  se  vouloir  remplir  par-dessus 
la  juste  mesure,  ce  n'est  pas  amasser,  mais  perdre  et  dissiper  entièrement. 
En  vain  t'es-tu  soûlé  en  cette  table  ;  tu  as  pris,  dit  saint  Chrysostome  [In  Epist. 
ad  Hebr.  Homil,  xxix),  plus  de  pourriture,  et  non  pas  plus  de  substance  ni  plus 
d'aliment  :  la  nature  connaît  ses  bornes,  et  tout  le  reste  la  surcharge.  La  simpli- 
cité de  ce  logis  suffisait  pour  te  mettre  à  couvert  ;  toute  cette  pompe,  que 
l'ambition  y  a  ajoutée,  ne  sert  plus  de  rien  à  la  nature  ;  tout  cela  est  perdu 
pour  elle,  ce  n'est  plus  qu'un  amusement  et  un  vain  spectacle  des  yeux.  Je  laisse, 
messieurs,  toutes  ces  pensées,  et  voici  à  quoi  je  m'arrête.  »  —  Qts  pensées,  que 
Bossuet  laissait  de  côté,  on  s'obstine  à  les  réintégrer  dans  son  discours. 

2.  Edit.  un  insatiable. 

3.  Passage  supprimé  :  <i  De  là,  messieurs, -il  est  arrivé,  le  croirez-vous,  si  je  vous 


NÉCESSITÉS  DE  LA  VIE.  297 

pût  être  pauvre  sans  que  la  nature  souffrît,  et  que  la  pauvreté 
fût  opposée  non  plus  à  la  jouissance  des  biens  nécessaires, 
mais  à  la  délicatesse  et  au  luxe  ;  tant  le  droit  usage  des  choses 
est  perverti  parmi  nous.  Bien  plus,  elle  méprise  si  fort  la 
nature,  et  ses  sentiments  la  touchent  si  peu,  qu'elle  la  force 
de  s'incommoder  afin  que  la  curiosité  soit  satisfaite  dans  ces 
habits  superbes,  que  vous  faites  faire  si  étroits,  afin  qu'on 
admire  votre  belle  taille  ;  que  vous  chargez  de  tant  de 
richessses,  pour  étaler  aux  yeux  toute  votre  pompe.  Peut-on 
vous  demander,  mesdames,  conscientiam  tuam  perrogabo, 
«  oui,  je  vous  le  demande,  dit  Tertullien,  lequel  est-ce  que 
vous  sentez  le  premier,  que  vous  soyez  serrées  og  vêtues, 
que  vous  soyez  chargées  ou  couvertes  ?  »  Conscientiam 
tuam  perrogabo,  quid  te  priîts  in  toga  sentias  indutum,  anne 
onnstiim  ('')  ?  Quelle  extravagance,  dit  le  même  auteur,  de 
s'habiller  d'un  fardeau,  hominem  sarcina  vestire,  et  d'acca- 
bler le  corps,  [de]  le  faire  gémir  sous  le  poids  que  lui  impose 
une  propreté  affectée  ('),  afin  de  contenter  la  curiosité  !  Je 
m'étonnerais  de  ces  excès,  si  ses  emportements  n'allaient 
bien  plus  loin.  Je  vous  ai  dit,  messieurs,  que  la  convoitise 
raffine  sur  la  nature  :  cela  n'est  rien  pour  elle  ;  elle  va  tous 
les  jours  se  subtilisant  elle-même,  et  raffinant  sur  sa  propre 
délicatesse. 

Tout  ce  qu'elle  voit  de  rare,  elle  le  désire,  et  n'épargne 
rien  pour  l'avoir  ;  aussitôt  qu'elle  le  possède,  elle  le  méprise, 
et  elle  s'abandonne  à  d'autres  désirs.  Aussitôt  que  l'on  voit 
paraître  quelque  rareté  étrangère,  tout  le  monde  s'empresse, 
tout  le  monde  y  court.  Quand  le  soin  des  marchands  ou 
l'adresse  des  ouvriers  l'a  rendu  commun,  on  n'en  veut  plus, 
parce  qu'il  n'est  plus  [p.  i  i]  rare;  il  n'est  plus  beau,  parce  qu'il 
n'est  plus  cher.  C'est  pourquoi,  dit  Tertullien  (voici  une  belle 
parole),  la  curiosité  immodérée  augmente  sans  mesure  le 
prix  des  choses,  pour  s'exciter  ('')  elle-même  :  Pretia  rébus 

a.  De  Pallio,  n.  5. 
le  dis  ?  ô  dérèglement  des  choses  humaines  !  de  là,  dis-je,  il  est  arrivé  qu'on 
peut  [p  10]  être  pauvre  sans  manquer  de  rien.  Je  n'ai  ni  faim  ni  soif,  je  suis  chauffé 
et  vêtu,  et  avec  tout  cela  je  puis  être  pauvre,  parce  que  la  prétendue  bienséance 
a  trouvé  que  la  nature,  qui  d'elle-même  est  sobre  et  modeste,  n'avait  pas  le 
sentiment  assez  délicat;  elle  a  raffiné  par-dessus  son  goût.  Il  lui  a  plu...  » 

I.  Var.  que  lui  impose  la  curiosité.  —  2.  Var.  s'enflammer. 


L 


298  CARÊME  DES  MINIMES. 

infiammavit ,  ut  se  quoqtie  accenderet  (").  C'est-à-dire,  elle  y 
met  la  cherté  par  l'empressement  de  les  avoir,  parce  qu'elle 
ne  les  estime  que  lorsqu'elles  sont  hors  de  prix,  et  commence 
à  les  mépriser  quand  on  les  peut  avoir  facilement.  O  gouffre 
de  la  convoitise,  jamais  ne  seras-tu  rempli  .-^  Jusques  à  quand 
ouvriras-tu  tes  vastes  abîmes  pour  engloutir  tout  le  bien  des 
pauvres,  qui  est  le  superflu  des  riches?  Mes  frères,  n'attendez 
pas  qu'elle  se  contente  :  tout  ce  qu'on  lui  donne  ne  fait  que 
l'irriter  davantage;  comme  ceux  qui  aiment  le  vin  excessive- 
ment se  plaisent  à  exciter  la  soif  en  eux-mêmes  par  le  sel, 
par  le  poivre  et  par  le  haut  goût  ;  ainsi' nous  attisons  volon- 
tairement le  feu  toujours  dévorant  de  la  convoitise,  pour  faire 
naître  sans  fin  de  nouveaux  désirs.  De  cette  sorte  (')  elle  s'ac- 
croît sans  mesure,  c'est  un  gouffre  qui  n'a  point  de  fond  ;  et 
j'ai  eu  raison  de  vous  dire  que  vous  dissipez  inutilement  tout 
ce  que  vous  employez  à  la  satisfaire. 

Tels  sont  les  excès  de  la  convoitise,  qui  dissipe  (^)  non 
seulement  tout  le  superflu,  mais  qui  est  capable  d'absorber 
tout  le  nécessaire.  Pour  arrêter  ces  excès,  il  nous  faut  consi- 
dérer, chrétiens,  un  beau  mot  de  Tertullien  :  Castigando  et 
castrando  seado  eTudimur  a  Domino  {^)  :  Dieu  nous  a  appelés 
au  christianisme,  pourquoi?  pour  modérer  les  excès  du  siècle, 
et  retrancher  ses  superfluités.  C'est  pourquoi  dès  le  premier 
pas  il  nous  fait  renoncer  aux  pompes  du  monde  (•')  ;  il  nous 
apprend  que  nous  sommes  morts  et  ensevelis  avec  Jésus- 
Christ.  Donc  loin  de  nous  tout  ce  qui  éclate  !  Dieu  veut  (^) 
que  nous  soyons  revêtus  comme  d'un  deuil  spirituel,  par  la 
mortification  chrétienne.  Bien  loin  de  nous  permettre  de  sou- 
pirer après  les  délices,  il  nous  instruit,  mes  frères,  à  if)  ne 
demander  que  du  pain,  à  nous  réduire  dans  le  nécessaire. 
C'est  ainsi  que  les  chrétiens  devraient  vivre  ;  telle  est, 
messieurs,  leur  vocation  :  Castigando...  seculo... 

a.  De  cîdt.fem.^  lib.  l,  n.  8.  —  b.  Ibid.^  lib.  il,  n.  9. 

1.  Var.  Ainsi. 

2.  Var.  c'est  ainsi  qu'elle  dissipe. 

3.  Var.  du  monde  ;  nous  ensevelissant  dans  le  baptême,  comme  morts  avec 
Jésus-Christ  :  nous  devons  par  conséquent  être  revêtus  comme  des  morts  d'une 
espèce  de  deuil  spirituel  par  la  mortification  chrétienne. 

4.  Var.  il  faut  que... 

5.  Var.  nous  apprend  à 


NÉCESSITÉS  DE  LA  VIE.  299 

Mais, ô  désordre  de  nos  mœurs!  ô  simplicité  mal  observée  ! 
qui  de  nous  fait  à  Dieu  cette  prière  dans  l'esprit  du  chris- 
tianisme :  Seigneur,  donnez-moi  du  pain,  accordez-moi  le 
nécessaire  ?  Les  lèvres  le  demandent,  mais  cependant  le  cœur 
le  dédaigne.  Le  nécessaire,  quelle  pauvreté  !  sommes-nous 
réduits  à  cette  misère  (')  ?  Eh  bien  !  mes  frères,  je  donne  les 
mains  ;  ne  vous  contentez  pas  du  nécessaire,  joignez-y  la 
commodité,  et  encore  la  bienséance.  Mais  quelle  honte  que 
vous  vous  teniez  malheureux  de  vous  contenir  dans  ces 
bornes  ;  que  l'excès  vous  soit  devenu  nécessaire  ;  que  vous 
estimiez  pauvre  tout  ce  qui  n'est  pas  somptueux,  et  que  vous 
osiez  après  cela  demander  du  pain,  et  le  demander  à  Dieu 
même,  qui  sait  [p.  12]  que  les  millions  ne  suffisent  pas  pour 
contenter  votre  luxe  {")  !  Et  vous  ne  rougissez  pas  d'une  si 
honteuse  prévarication  à  la  sainte  profession  que  vous  avez 
faite!  On  en  rougit  si  peu,  qu'on  fait  parade  du  luxe  jusque 
dans  l'église,  et  qu'on  le  mène  en  triomphe  aux  yeux  de 
Dieu  même. 

Temple  auguste,  sacrés  autels,  et  vous,  hostie  que  l'on  y 
immole,  mystères  adorables  que  l'on  y  célèbre,  élevez-vous 
aujourd'hui  contre  moi,  si  je  ne  dis  pas  la  vérité.  On  profane 
tous  les  jours  votre  sainteté,  en  faisant  triompher  (^)  la  pompe 
du  monde  jusque  dans  la  maison  de  Dieu.  Il  est  vrai,  la 
magnificence  sied  bien  dans  les  temples  :  Sanctimonia  et 
magnificentia  in  sanctificatione  ejus  (");  elle  sied  bien  sur  les 
autels  ;  elle  sied  bien  sur  les  vases  et  sur  les  ornements  sacrés  ; 
elle  sied  bien  dans  la  structure  de  l'édifice  ;  et  c'est  honorer, 
Dieu  que  de  relever  sa  maison  :  mais  que  vous  veniez  dans 
ce  temple  mieux  parée  que  le  temple  même,  chxMmornatœ 
ut  simiiitudo  tetnpli  (*)  ;  que  vous  y  veniez  la  tête  levée  or- 
gueilleusement comme  l'idole  qui  y  veut  être  adorée  ;  que 
vous  vouliez  paraître  avec  pompe  dans  un  lieu  où  Jésus- 
Christ  se  cache  sous  des  espèces  si  viles  ;  que  vous  y 
fendiez  la  presse  avec  grand  bruit  pour  détourner  sur  vous 

a.  Ps.,  XCV,  6.  —  ô.  /âùl,  CXLIII,  12. 

1.  Var.  est-ce  là  où  nous  en  sommes  réduits  ? 

2.  Var.  combien  vous  méprisez  ce  présent. 

3.  Var.  en  introduisant. 


I 


300  CAREME  DES  MINIMES. 

et  les  yeux  et  les  attentions  que  Jésus-Christ  présent  nous 
demande  ;  que,  pendant  que  l'on  y  célèbre  la  terrible  repré- 
sentation du  sacrifice  sanglant  du  Calvaire,  vous  vouliez 
que  l'on  songe  non  point  {')  combien  son  humanité  a  été 
indignement  dépouillée,  mais  combien  vous  êtes  richement 
vêtue,  ni  combien  son  sang  a  sauvé  (^)  d'âmes,  mais  combien 
vos  regards  en  peuvent  perdre  :  n'est-ce  pas  une  indignité 
insupportable  ?  n'est-ce  pas  insulter  (3)  tout  visiblement  à  la 
sainteté,  à  la  pureté,  à  la  simplicité  de  nos  mystères  ? 

Donc,  mes  frères,  considérant  aujourd'hui  à  quels  débor- 
dements nous  emporte  la  curiosité  et  le  luxe,  résolvons  (*)  de 
retrancher  désormais  de  notre  vie  ces  superfluités  prodi- 
gieuses :  Colligite  quœ  srtperaverunt  fragmenta,  ne pereant  (f). 

1.  Var.  pas. 

2.  Var.  combien  il  a  sauvé... 

3.  ^ar.  c'est  une  indignité  insupportable,  c'est  insulter... 

4.  Edit.  avant  que  de  sortir  d'ici.  —  Ces  mots  sont  retranchés. 

5.  Bossuet,  après  quelque  hésitation,  se  décide,  je  crois,  à  finir  son  second 
point  sur  ce  beau  mouvement.  Voici  la  première  rédaction  : 

«  L'âme  n'a  de  capacité  pour  contenir  qu'autant  que  Dieu  lui  en  donne  :  Dieu 
lui  en  donne  jusqu'à  une  certaine  mesure  ;  ce  qui  est  au  delà,  sziperfiuit,  et  se 
perd,  comme  dans  un  vaisseau.  Dieu  avait  marqué  aux  Israélites  une  certaine 
mesure  pour  prendre  la  manne.  Tout  ce  que  l'avidité  entassait  au-dessus  des 
bornes  {var.  prenait  par-dessus  les  bornes)  prescrites  se  trouvait  le  lendemain 
changé  en  vers  :  pour  nous  apprendre,  messieurs,  qu'il  y  a  une  juste  mesure  que 
Dieu  a  établie  à  nos  désirs  :  se  vouloir  remplir  au  delà,  ce  n'est  pas  amasser,  mais 
perdre  et  dissiper  entièrement.  Mettez-le  dans  les  mains  des  pauvres,  parce  que 
c'est  un  lieu  {var.  un  trésor)  où  tout  se  conserve.  Maims  pauperis  est  gazophy- 
lacium  Christi  1  La  main  des  pauvres,  dit  saint  [Pierre]  Chrysologue,  (Serm.  viii, 
De  Jejiin.  et  eleemos.)  c'est  le  coffre  de  Dieu,  >  c'est  où  il  reçoit  son  trésor; 
ce  que  vous  y  mettez,  Dieu  le  tient  éternellement  sous  sa  garde,  et  il  ne  se  dis- 
'  sipe  jamais.  Ne  laissez  pas  tout  à  vos  héritiers  ;  héritez  vous-mêmes  de  quelque 
partie  de  votre  bien.  Hors  de  là  tout  est  perdu  ;  et  plût  à  Dieu,  mes  frères,  plût 
à  Dieu  qu'il  ne  fût  que  perdu  !  Il  faut  en  rendre  compte  :  les  pauvres  s'élèveront 
contre  vous,  pour  [p.  13]  vous  demander  compte  de  leur  revenu  dissipé.  Vous 
avez  aliéné  le  fonds  sur  lequel  la  Providence  divine  leur  avait  assigné  leur  vie  ; 
ce  fonds,  c'était  votre  superflu. 

—  De  quoi  me  parlez-vous  de  mon  superflu.^  j'ai  été  contraint  d'emprunter, 
mon  revenu  ne  suffisait  pas,  et  toute  cette  dépense  m'était  nécessaire.  J'avais  la 
passion  de  bâtir,  la  curiosité  des  tableaux.  —  Vous  me  montrez  fort  bien  tout 
cela  nécessaire  à  la  passion  ;  mais  la  faible  justification,  puisqu'elle-même  sera 
condamnée  1  La  convoitise  est  un  mauvais  juge  du  superflu.  Elle  ne  le  connaît 
pas,  dit  saint  Augustin,  elle  ne  peut  savoir  les  bornes  de  la  nécessité  :  A'esat  aipi- 
ditas  ubi  fmitiir  nécessitas  {Cont.Jiil..,  lib.  IV,  cap.  XIV,  n.  70),  parce  que  l'excès 
même  lui  est  nécessaire.  Ainsi  vous  ne  deviez  pas  suivre  ses  conseils  ;  vous 
deviez  vous  retenir  dans  les  bornes  d'une  juste  modération  et  d'une  honnête 
bienséance.  Maintenant  que  vous  avez  rompu  toutes  ces  limites,  venez  répondre 


NÉCESSITÉS  DE  LA  VIE.  3OI 

TROISIÈME  POINT, 

[P.  14]  J'ai  encore  à  vous  proposer  deux  maximes  très 
importantes  pour  régler  les  sentiments  des  chrétiens  sur  le 
sujet  de  la  grandeur.  J'ai  appris  l'une  de  saint  Augustin,  et 
l'autre  du  grand  pape  saint  Léon  ;  et  toutes  deux  sont  tirées 
de  leurs  épîtres.  Pour  ne  vous  être  point  ennuyeux,  je  vous 
les  rapporterai  simplement  ('),  sans  ajouter  que  fort  peu  de 
chose  aux  paroles  de  ces  deux  grands  hommes,  seulement 
pour  en  faire  entendre  le  sens  ;  je  laisserai  à  vos  dévotions 
de  le  méditer  à  votre  loisir.  Saint  Augustin,  mes  frères,  dans 
son  épître  CXXI  ("),  instruisant  la  veuve  sainte  Probe,  cette 
illustre  dame  romaine,  de  quelle  sorte  les  chrétiens  pouvaient 
désirer  pour  eux  ou  pour  leurs  enfants  les  charges  et  les  di- 
gnités du  siècle,  le  décide  par  cette  belle  distinction.  Si  on 
les  désire  non  pour  elles-mêmes,  mais  pour  faire  du  bien  aux 
autres  qui  sont  soumis  à  notre  pouvoir,  Si  ut  per  hoc  constc- 

a.  Nnnc  Epist.  CXXX,  n.  12. 

devant  Dieu  aux  larmes  des  veuves  et  aux  gémissements  des  orphelins  qui  crient 
contre  vous  ;  rendez  compte  de  votre  dépense,  qui  vous  sera  allouée  dans  ce 
jugement,  non  sur  le  pied  de  vos  convoitises,  c'est  un  trop  mauvais  juge,  etc, 
mais  sur  les  règles  de  la  modestie  et  de  la  simplicité  chrétienne  que  vous  aviez 
professée  dans  le  saint  baptême.  —  Mais  ceux-ci  faisaient  de  la  sorte.  —  Aussi 
voyez-vous  qu'ils  sont  cités  pour  le  même  fait,  et  tremblent  avec  vous  devant 
le  Juge.  Jusques  à  quand  m'alléguerez-vous  de  mauvais  exemples?  Ah!  qu'il  est 
nécessaire  d'y  bien  penser  !  prenez  garde,  messieurs,  à  ce  superflu  qui  vous 
écoule  des  mains   si  facilement. 

—  Mais  je  l'ai  amassé  justement.  —  Il  fallait  donc  le  dépenser  de  même,  etc. 
—  Point  de  rapine,  —  «  Vous  avez  tué  ceux  que  vous  n'avez  pas  assistés,  »  etc. 
Toîit  cela  n'est  pas  de  ce  discours.  Occidisii  quia  non  pavisti.  »  (Lact.,  Divin. 
List.,  lib,  VI,  cap.  XI.) 

Bossuet  ajoute  encore  parmi  ces  pensées,  qui  ne  sont  pas  de  ce  discours, 
mais  qui  auront  leur  utilité  en  d'autres  circonstances,  notamment  dans  les  ser 
nions  de  charité  : 

«  Le  jeu  où  par  un  assemblage  monstrueux  on  voit  régner  dans  le  même 
excès  et  les  dernières  profusions  de  la  prodigalité  la  plus  déréglée  et  les  em- 
pressements de  l'avarice  la  plus  honteuse  ;  le  jeu  où  l'on  consume  des  trésors 
immenses,  où  on  engloutit  les  maisons  {var.  les  terres)  et  les  héritages  ;  dont 
l'on  ne  peut  plus  soutenir  les  profusions  que  par  des  rapines  épouvantables; 
on  fait  crier,  etc.;  mille  ouvriers,  etc.  Et  cela  s'appelle  jouer  !  Jeu  sanglant 
et  cruel  où  les  pères  et  les  mères  dénaturés  se  jouent  de  la  fortune  {7'ar.  de 
la  vie)  de  leurs  enfants  et  de  la  subsistance  de  leur  famille,  etc.  Mais  nous 
reste-t-il  encore  assez  de  temps  pour  parler  de  la  grandeur  extraordinaire  ? 
Tranchons  ce  discours  en  un  mot,  pour  dégager  notre  parole.  » 

I,  Var.  je  ne  ferai  presque  que  les  rapporter. 


L 


302  CAREME  DES  MINIMES. 

lant  eis  qui  vivunt  stib  eis,  ce  désir  peut  être  permis.  Que  si 
c'est  pour  contenter  leur  ambition  par  une  vaine  ostentation 
de  grandeur,  cela  n'est  pas  bienséant  à  des  chrétiens  :  Si 
autem  propter  inanem  fastum  elationis  pouipamque  super- 
fluanty  vel  etiam  noxia^n,  vanitatis,  non  decet. 

La  raison  ('),  c'est  que  le  christianisme  va  chercher  ce  qu'il 
y  a  de  plus  solide  dans  les  choses,  et  le  démêle  de  ce  qui  ne 
l'est  pas.  Deux  choses  à  distinguer  dans  les  dignités  :  la 
pompe  et  le  pouvoir  de  faire  du  bien.  Ce  dernier,  seul  solide, 
seul  bien  véritable,  parce  que,  selon  le  même  saint  Augustin 
(au  même  lieu),  le  vrai  bien  c'est  celui  qui  nous  rend  meilleurs. 
Or,  faire  du  bien  aux  autres  nous  rend  meilleurs  ;  non  la  pompe, 
qui  au  contraire  nous  rend  pires  par  la  vanité  ;  et  c'est  la 
véritable  institution  de  la  grandeur.  Car  étant  tous  formés 
d'une  même  boue,  Dieu  ne  permettrait  pas  une  si  grande 
différence  parmi  les  hommes,  si  ce  n'était  pour  le  bien  des 
choses  humaines.  Si  nous  remontons  jusqu'à  l'origine,  nous 
verrons  que  la  grandeur  n'est  établie  que  pour  faire  du  bien 
aux  autres  ;  elle  est  élevée  comme  les  nues  pour  verser  ses 
eaux  sur  la  terre  ;  ou  bien  comme  les  astres  pour  répandre 
bien  loin  ses  influences.  C'est  pourquoi  Jésus-Christ,  dans 
notre  évangile,  refuse  la  royauté  qu'on  lui  présente,  parce 
que  cette  royauté  n'était  pas  utile  à  son  peuple.  Un  jour  il 
acceptera  le  titre  de  roi,  et  vous  le  verrez  écrit  au  haut  de 
sa  croix,  parce  que  c'est  là  qu'il  sauve  le  monde  ;  et  il  ne  veut 
point  de  titre  d'honneur  qui  ne  soit  conjoint  nécessairement 
avec  l'utilité  publique. 

Apprenez  de  là,  chrétiens,  de  quelle  sorte  il  vous  est  per- 
mis d'aspirer  aux  honneurs  du  monde  :  si  c'est  pour  vous 
repaître  d'une  vaine  pompe,  rougissez  en  vous-mêmes  de  ce 
qu'étant  disciples  de  la  croix,  il  reste  encore  en  vous  tant  de 
vanité.  Que  sï  vous  recherchez  dans  la  grandeur  ce  qu'elle  a 
de  grand  et  de  solide,  qui  est  le  pouvoir  et  l'obligation  indis- 
pensable de  faire  son  emploi  de  l'utilité  publique  (^),  allez  à 

1.  Première  rédaction  :  La  raison,  en  un  mot,  mes  frères,  c'est  que  c'est  une 
règle  admirable  {var.  certaine)  de  la  modération  chrétienne  {var.  du  christianis- 
me) de  ramener  toujours  les  choses  à  leur  première  institution,  en  coupant  et 
retranchant  de  toutes  parts  ce  que  la  vanité  y  ajoute.  Or  si  nous  remontons... 

2.  Var.  du  bien  des  autres,  —  du  bien  public. 


NÉCESSITÉS  DE  LA  VIE. 


303 


la  bonne  heure  avec  la  bénédiction  de  Dieu  et  des  hommes  ! 
Mais  s'il  est  vrai,  ce  que  vous  nous  dites,  que  vous  vous 
proposez  une  fin  si  noble  et  si  chrétienne,  allez-y  par  des 
degrés  convenables  (');  élevez-vous  par  les  voies  delà  vertu, 
et  non  par  des  pratiques  basses  et  honteuses.  Que  ce  ne  soit 
pas  l'ambition,  mais  la  charité  qui  vous  mène,  parce  que  l'am- 
bition tourne  tout  à  soi,  et  qu'il  n'y  a  que  la  charité  qui 
regarde  sincèrement  le  bien  des  autres.  C'est  la  première 
maxime,  qui  est  celle  de  saint  Augustin,  de  ne  chercher  dans 
les  grands  emplois  que  le  bien  public.  Que  si  [pour]  le  mal- 
heur du  siècle,  ceux  qui  ont  cette  sainte  pensée  ne  s'élèvent 
pas,  qu'ils  apprennent  de  saint  Léon  non  seulement  [p.  15] 
à  se  contenir,  mais  à  s'exercer  dans  leurs  bornes  ;  c'est  la 
seconde  maxime  :  Intra  fines  proprios  atqiie  legitiuios,  prout 
guis  voltierit,  in  latitiidine  se  charitatis  exerceat  (^)  :  «  Que 
chacun  en  se  tenant  dans  ses  limites  s'exerce  de  tout  son 
pouvoir  dans  la  vaste  étendue  de  la  charité.  » 

Ne  te  persuade  pas,  chrétien,  que  pour  ne  pouvoir  pas 
t'élever  à  ces  emplois  éclatants,  tu  demeures  sans  occupation 
et  sans  exercice.  Il  ne  faut  point  sortir  de  ta  condition,  etc.; 
ta  condition  a  ses  bornes,  mais  la  charité  n'en  a  point,  et  son 
étendue  est  infinie  où  tu  peux  t'exercer  tant  que  tu  voudras. 
Ton  grand  courage  veut-il  s'élever?  élève-toi  jusqu'à  Dieu 
par  la  charité.  Ton  esprit  agissant  v^eut-il  s'occuper?  consi- 
dère tant  d'emplois  de  charité,  tant  de  pauvres  familles 
abandonnées,  tant  de  désordres  publics  et  particuliers  ;  joins- 
toi  aux  fidèles  serviteurs  de  Dieu  qui  travaillent  à  les  réfor- 
mer. Demeure  dans  tes  limites,  c'est  un  effet  de  modération, 
mais  exerce-toi  dans  ces  limites,  dans  les  emplois  de  la 
charité  qui  sont  infinis,  et  ne  porte  jamais  ton  ambition  à 
une  condition  plus  élevée,  qu'un  plus  grand  bien  ne  t'y  ap- 
pelle. Exemple  de  Néhémias... 

je  ne  crains  point,  mes  frères  {^),  de  vous  assurer,  en  la 
vérité  de  Dieu  que  je  prêche,  que  quiconque  regarde  la 
grandeur  dans  un  autre  esprit,  ne  la  regarde  pas  en  chrétien. 


a.  Ep.  LXXX  ad  Anat.,  cap.  iV. 

1.  Var,  qui  lui  conviennent. 

2.  Var.  messieurs. 


304  CAREME  DES  MINIMES. 

Et  cependant,  ô  mœurs  dépravées  !  ô  étrange  désolation 
du  christianisme  !  nul  ne  la  regarde  en  cet  esprit  ;  on  ne 
songe  qu'à  la  vanité  et  à  la  pompe.  Parlez,  parlez,  messieurs; 
démentez-moi  hautement,  si  je  ne  dis  pas  la  vérité.  Quel 
siècle  a-t-on  jamais  vu  où  l'ambition  ait  été  si  désordonnée  ? 
Quelle  condition  n'a  pas  oublié  ses  bornes  ?  Quelle  famille 
s'est  contentée  des  titres  qu'elle  avait  reçus  de  ses  ancêtres  ? 
On  s'est  servi  de  l'occasion  des  misères  publiques  pour  mul- 
tiplier sans  fin  les  dignités.  Qui  n'a  pas  pu  avoir  la  grandeur, 
a  voulu  néanmoins  la  contrefaire  ;  et  cette  superbe  osten- 
tation de  grandeur  a  mis  une  telle  confusion  dans  tous  les 
ordres,  qu'on  ne  peut  plus  y  faire  de  discernement  ;  et,  par 
un  juste  retour,  la  grandeur  s'est  tellement  étendue  qu'elle 
s'est  enfin  ravilie.  O  siècle  stérile  en  vertu,  magnifique  seu- 
lement en  titres  !  Saint  Chrysostome  a  dit  (''),  et  il  a  dit  vrai, 
qu'une  marque  que  l'on  n'a  pas  en  soi  la  grandeur,  c'est  lors- 
qu'on la  cherche  hors  de  soi  dans  des  ornements  extérieurs. 
Donc,  ô  siècle  vainement  superbe,  je  le  dis  avec  assurance, 
et  la  postérité  le  saura  bien  dire,  que  pour  connaître  ton 
peu  de  valeur,  et  tes  dais,  et  tes  balustres,  et  tes  cou- 
ronnes, et  tes  manteaux,  et  tes  titres,  et  tes  armoiries,  et 
les  autres  ornements  de  ta  vanité,  sont  des  preuves  trop 
convaincantes. 

Mais  j'entends  quelqu'un  qui  me  dit  qu'il  se  moque  de  ces 
fantaisies  et  de  tous  ces  titres  chimériques  ;  que  pour  lui  il 
appuie  sa  famille  sur  des  fondements  plus  certains,  sur  des 
charges  puissantes  et  sur  des  richesses  immenses  qui  sou- 
tiendront éternellement  la  fortune  de  sa  maison.  Ecoute,  ô 
homme  sage,  homme  prévoyant,  qui  étends  si  loin  aux  siècles 
futurs  les  précautions  de  ta  prudence  ;  voici  Dieu  qui  te  va 
parler,  et  va  confondre  tes  vaines  pensées,  sous  la  figure  (') 
d'un  arbre,  par  la  bouche  de  son  prophète  Ézéchiel.  «  Assur, 
dit  ce  prophète,  s'est  élevé  comme  un  grand  arbre,  comme 
les  cèdres  du  [p.  16]  Liban  ;  »  le  ciel  l'a  nourri  de  sa  rosée, 
la  terre  l'a  engraissé  de  sa  substance  ;  les   puissances  l'ont 

a.  In  Matth.  Hom.  iv. 

I.  Cette  allégorie  reviendra  dans  le  sermon  du  Louvre  sîcr  P Ambition  (1662). 
Le  second  point  sera  tiré  de  cette  dernière  partie  du  présent  discours.  L'auteur 
apportera  alors  à  son  style  quelques  heureuses  modifications  de  détail. 


NÉCESSITÉS  DE  LA  VIE.  305 

comblé  de  leurs  bienfaits,  et  il  suçait  de  son  côté  le  sang  du 
peuple.  «  C'est  pourquoi  il  s'est  élevé  superbe  en  sa  hauteur, 
beau  en  sa  verdure,  étendu  en  ses  branches,  fertile  en  ses 
rejetons  :  »  Pulcher  rainis,  \et\frondibus  ncviorosîcs,  excelsus- 
qne  altititdine,  et  inter  condensas  frondes  elevatîtni  est  ca- 
cumen  ejus  (").  «  Les  oiseaux  faisaient  leurs  nids  sur  ses 
branches,  »  (les  familles  de  ses  domestiques)  ;  «  les  peuples  se 
mettaient  à  couvert  sous  son  ombre,  »  (un  grand  nombre  de 
créatures  attaché[e]s  à  sa  fortune).  «  Ni  les  cèdres  ni  les  pins 
ne  l'égalaient  pas,  les  arbres  les  plus  hauts  du  jardin  portaient 
envie  à  sa  grandeur,  »  (c'est-à-dire,  les  grands  de  la  cour  ne 
l'égalaient  pas)  :  Cedri  non  fttcrunt  altiores  \_iiio'\  in  paradiso 
Dei,  abîetes  non  adœquaverunt  sum^nitatem  ejus...  j^mulata 
sunt  [e2wi]  onmia  ligna  vohiptatis  quœ  erant  in  paradiso  Dei. . . 
In  ramis  ejus  feccrnnt  nidos  oninia  volatilia  ccrli...  Sub  uin- 
bracido  illius  habitabat  cœtus gentiinn  phirimartim  ('''). 

Voilà  une  grande  fortune;  un  siècle  n'en  voit  pas  deux  de 
semblables:  mais  voyez  sa  ruine  et  sa  décadence.  Parce  qu'il 
s'est  «élevé  superbement,  et  qu'il  a  porté  son  faîte  jusqu'aux 
nues,  et  que  son  cœur  s'est  enflé  dans  sa  hauteur  :  »  Pro  eo 
ç7iod...  dédit  sunimitatein  (')  suain  virenteni  atque  co7tdensam, 
et  elevatum  est  cor  ejus  in  altitudine  stia  :  pour  cela,  dit  le  Sei- 
gneur, je  le  couperai  par  la  racine,  je  l'abattrai  d'un  grand 
coup,  et  je  le  porterai  par  terre  ;  (il  viendra  une  disgrâce,  et  il 
ne  pourra  plus  se  soutenir)  ;  il  tombera  d'une  grande  chute  ; 
Projicient  eum  super  montes  :  on  le  verra  tout  de  son  long  sur 
une  montagne,  fardeau  inutile  de  la  terre.  «  Tous  ceux  qui 
se  reposaient  sous  son  ombre  se  retireront  de  lui,  »  de  peur 
d'être  accablés  sous  sa  ruine  :  Recèdent  de  îtnibraculo  ejus 
omnes  populi  terrœ,  et  relinquent  eum  (:").  Ou  s'il  se  soutient 
durant  sa  vie,  il  mourra  au  milieu  de  ses  grands  desseins,  et 
laissera  à  des  mineurs  des  affaires  embrouillées  qui  ruineront 
sa  famille  ;  ou  Dieu  frappera  sur  son  fils  unique,  et  le  fruit 
de  son  travail  passera  en  d'autres  mains  ;  ou  il  lui  fera  suc- 
céder un  dissipateur,  qui,  se  trouvant  tout  d'un  coup  dans 
de  si  grands  biens,  dont  l'amas  ne   lui   a  coûté  (^)  aucunes 

a.  Esech.,  XXXI,  3.  —  b.  Ibid.,  6,  8,  9.  —  lA's,.  faciebant  nidos.  —  c.  Tbid.,  10,  12. 
I.  Ms.  aliiiudinefn  siiam.  —  2.  Var.  qui  ne  lui  ont  coûté. 

Sermons  de  Bossuet.  —  III.  20 


306  CARÊME  DES  MINIMES. 

peines,  se  jouera  des  sueurs  d'un  père  insensé  qui  se  sera 
damné  pour  le  laisser  riche  ;  et  devant  la  troisième  génération, 
le  mauvais  ménage  et  {')  les  dettes  auront  consumé  ('')  tous 
ses  héritages.  «  Les  branches  de  ce  grand  arbre  se  trouve- 
ront dans  toutes  les  vallées  :  »  In  cttnctis  convaîlibus  comment 
rami  ejus  (")  ;  je  veux  dire  ces  terres  et  ces  seigneuries  qu'il 
avait  ramassées  avec  tant  de  soin,  se  partageront  en  mille 
mains  ;  et  tous  ceux  qui  verront  ce  grand  changement,  diront 
en  levant  les  épaules,  et  regardant  avec  étonnement  le  reste 
de  cette  fortune  délabrée  :  Est-ce  là  que  devait  aboutir  toute 
cette  pompe  et  cette  grandeur  formidable?  est-ce  là  ce  grand 
fleuve  qui  devait  inonder  toute  la  terre  ?  je  ne  vois  plus 
qu'un  peu  d'écume.  Ne  le  voyons-nous  {f)  pas  tous  les  jours  ? 
O  homme,  que  penses-tu  faire  ?  et  pourquoi  te  travailles-tu 
vainement  i^)  '^  —  Mais  (5)  je  serai  plus  sage  ;  et  voyant  les 
exemples  de  ceux  qui  m'ont  précédé,  je  profiterai  de  leurs 
fautes.  —  Comme  si  ceux  qui  t'ont  précédé  n'en  avaient  pas 
vu  faillir  d'autres  devant  eux,  dont  les  fautes  ne  les  ont  pas 
rendus  plus  sages.  La  ruine  et  la  décadence  entre  dans  les 
affaires  humaines  par  trop  d'endroits  pour  que  nous  soyons 
capables  de  les  prévoir  tous,  et  avec  une  trop  grande  impé- 
tuosité pour  en  pouvoir  arrêter  le  cours.  —  Mais  je  jouirai  de 
mon  travail.  —  Et  [pour]  dix  ans  que  tu  as  de  vie  !  —  Mais 
je  regarde  ma  postérité,  que  je  veux  laisser  opulente.  — 
Peut-être  que  ta  postérité  n'en  jouira  pas.  —  Mais  peut- 
être  aussi  qu'elle  en  jouira.  ■ — -  Et  tant  de  sueurs  pour  un 
peut-être  !  Regarde  qu'il  n'y  a  rien  d'assuré  pour  toi,  non 
pas  même  un  tombeau  pour  y  graver  dessus  tes  titres  su- 
perbes, les  seuls  restes  de  ta  grandeur  abattue  :  l'avarice  de 
tes  héritiers  le  refusera  à  ta  mémoire,  tant  on  pensera  peu  à 
toi  après  ta  mort  !  Ce  qu'il  y  aura  d'assuré,  ce  sera  la  peine 

a.  Ezech.,  xxxi,  12. 

1.  Mot  omis  par  les  éditeurs. 

2.  Var.  consumeront. 

3.  Souligné.  L'auteur  songe  à  le  remplacer,  à  cause  du  voisinage  de  :  Je  ne 
vois  plus... 

4.  Edit.  sans  savoir  pour  qui.  —  Souligné,  pour  supprimer.  (Cf.  1662.)  La 
rédaction  de  1662,  bien  que  différant  pour  les  détails,  nous  aide  à  saisir  l'enchaî- 
nement des  idées,  parmi  des  renvois  contradictoires. 

5.  Addition,  f.  301,  verso. 


NÉCESSITES  DE  LA  VIE 


307 


de  tes  rapines,  la  vengeance  éternelle  de  tes  concussions  et 
de  ton  ambition  désordonnée.  O  les  beaux  restes  de  ta  ufran- 
deur  !  ô  les  belles  suites  de  ta  fortune  !  O  folie  !  ô  illusion  !  ô 
étrange  aveuglement  des  enfants  des  hommes  (')!... 


I.  Ici  finit  le  discours,  du  moins  ce  que  l'orateur  en  a  écrit  ;  tous  les  éditeurs 
l'avaient  bien  compris,  jusqu'à  ce  qu'il  prît  fantaisie  à  M.  Lâchât  de  l'achever 
par  une  péroraison  empruntée  au  sermon  sur  P Ambition  (1662). 


^^M^:^:^:^'^^.  ^^^;&;^j^«^;i^i^;^^ 


i 


CAREME  DES  MINIMES. 


DIMANCHE   DE  LA  PASSION. 


VAINES  EXCUSES  des  PECHEURS  (■). 


14  mars  1660. 


La  date  de  ce  discours  n'est  pas  contestée.  Elle  est  d'ailleurs  ins- 
crite sur  l'enveloppe  du  manuscrit. 

Le  lecteur  remarquera,  au  début,  quelques  importantes  différences 
entre  notre  texte  et  celui  des  autres  éditions.  Aucune  d'elles  n'a 
tenu  suffisamment  compte  des  indications  très  formelles  de  la  der- 
nière page  du  manuscrit.  Là  Bossuet,  se  préoccupant,  après  tout  le 
reste,  selon  son  habitude,  de  son  entrée  en  matière,  refait  le  com- 
mencement du  second  exorde,  et  écrit  en  outre  un  avant-propos 
tout  au  long.  Qu'avaient  donc  ici  à  faire  les  éditeurs,  sinon  de  nous 
donner  cette  rédaction  définitive?  Or  ils  lui  ont  préféré  la  première 
ébauche,  qui  avait  à  leurs  yeux  l'avantage  de  ressembler  moins  au 
discours  suivant  (celui  de  1661).  Nous  ne  croyons  pas  que  ce  soit 
une  raison  suffisante  de  se  refuser  à  publier  un  texte  tel  qu'il  est 
sorti  définitivement  de  la  main  de  Bossuet.  On  trouvera  dans  les 
vaj'iantes  la  rédaction  primitive. 

Sommaire  (2). 

(Exorde.)  Vérité  aimée  dans  le  ciel,  appréhendée  dans  les  enfers, 
méprisée  seulement  sur  la  terre. 

\^i"' pohit^  Possibilité  des  commandements.  Règle.  Ils  ne  sont  pas 
loin.  —  Évangile  :  Dieu  abaissé;  donc  sa  doctrine  à  notre  portée. — 
Tempérament  ;  grâce  ;  elle  peut  supporter  l'humeur  dominante. 
Exemple  de  la  cour  :  Sicut  exhilniistis...  —  Coutume,  non  à  suivre: 
Licet  convivei'e,  cominori  non  licet. 

\2' point^  Nécessité  de  reprendre  les  superbes.  S.  Aug.,^<?  Corrept. 
et  grat.  Ceux  qui  ne  veulent  pas  qu'on  reprenne,  comme  si  faire  bien 
ou  mal  c'était  une  chose  indifférente.  — On  retire  de  ses  yeux  la  loi. 
Les  péchés.  La  loi  devant,  nous  éclaire  ;  la  loi  après,  nous  charge. — 
Honte  utile  :  exemple.  —  Fausse  paix  :  la  faut  troubler.  —  Les  pé- 
cheurs croient  perdre  tous  leurs  biens,  quand  on  leur  en  ôte  l'usage 
corrompu.  —  Conscience  bridée  ;  lui  rendre  sa  liberté.  —  Douleur 
utile.  Douleur  qui  nous  trouve  ;  douleur  que  nous  devons  chercher, 
pénitence, 

S^f  point^  Prédicateurs  obligés  à  bien  vivre.  Quœ  dicunt . . .  facitc, 
etc.  Raisin,  épines.  S.  Aug[ustin]. 

1.  Mss..^  12823,  f.  2-13. 

2.  F.  4.  —  On  y  voit  confirmée  la  ndcessilc  d'un  autre  exorde  que  celui  des 
éditions. 


VAINES  EXCUSES  DES  PECHEURS.  309 

Si  veritaieui  dico  vobis^  qitare  non 
crediiis  inihi  ? 

Si  je  vous  dis  la  vérité,  pourquoi 
ne  me  croyez-vous  pas  ? 

{Joan.,  VIII,  46.) 

IL  n'y  eut  (')  jamais  de  plainte  plus  juste  que  celle  que  fait 
aujourd'hui  le  Sauveur  des  âmes,  et  que  l'Église  met 
dans  la  bouche  de  tous  les  prédicateurs  de  l'Évangile.  On 
prêche  la  vérité,  et  personne  ne  la  veut  entendre  ;  on  montre 
aux  peuples  la  voie  de  salut,  et  on  méprise  de  la  suivre  ;  on 
élève  la  voix  dans  les  chaires  tout  un  carême  pour  crier  hau- 
tement contre  les  vices,  et  on  ne  voit  point  de  pénitence.  Si 
l'on  prêchait  à  des  infidèles  qui  se  moquent  de  Jésus-Christ 
et  de  sa  doctrine,  il  ne  faudrait  pas  s'étonner  ('')  qu'elle  n'y 
fût  pas  bien  reçue.  Mais  que  ceux  qui  se  disent  chrétiens  et 
qui  font  profession  de  la  respecter,  la  renient  néanmoins  par 
leurs  œuvres,  et  vivent  comme  si  l'Évangile  était  une  fable, 
obstupescite,  cœii,  siiper  hoc  !  {^)  qui  pourrait  n'être  pas  sur- 
pris d'un  aveuglement  si  étrange  } 

Ce  qui  le  rend  plus  criminel,  c'est  que  cette  vérité  éter- 
nelle n'a  pas  fait  comme  le  soleil,  qui  demeurant  toujours  en 
sa  sphère  se  contente  d'envoyer  ses  rayons  aux  hommes.  Elle 
est  descendue  elle-même  ;  elle,  dont  le  ciel  est  le  lieu  natal, 
a  voulu  aussi  naître  dans  {f)  la  terre  :  Veritas  de  terra  orta 
est  {^)  ;  elle  n'a  pas  envoyé  de  loin  ses  lumières,  elle  a  voulu 

a.  Jerem.,  Il,  12.  —  b.  Ps.,  LXXXIV,  12. 

[.  Preiiiicre  rédaction  (pour  un  exorde  unique):  «  Il  n'y  a  jamais  eu  de  reproche 
plus  équitable  {var.  de  plainte  plus  juste)  que  celui  que  nous  fait  aujourd'hui  le 
Sauveur  des  âmes  (var.  que  celle  cjue  fait...),  et  que  l'Église  met  aujourd'hui 
dans  la  bouche  {var.  met  à  la  bouche)  de  tous  les  prédicateurs  de  l'Évangile.  On 
prêche  la  vérité,  et  personne  ne  la  veut  entendre  ;  on  montre  à  tous  les  peuples 
la  voie  du  salut,  et  on  méprise  de  la  suivre:  on  élève  la  voix  tout  un  carême  pour 
crier  hautement  contre  les  vices,  et  on  ne  voit  point  de  pénitence.  Si  on  prêchait 
à  des  infidèles  qui  se  moquent  de  JÉsus-Christ  et  de  sa  doctrine,  il  ne  faudrait 
pas  trouver  étrange  si  elle  était  mal  reçue;  mais  que  ceux  qui  se  disent  chrétiens, 
qui  font  profession  de  la  respecter,  la  renient  néanmoins  par  leurs  œuvres  et  vi- 
vent comme  si  l'Évangile  était  une  fable,  obslupescite,  cce li, super  hoc .' ô  ciel,ô  terre, 
étonnez-vous  d'un  aveuglement  si  étrange  ! 

Chrétiens,  qu'avez-vous  à  dire  contre  l'Évangile  de  Jésus-Christ,  et  contre 
ses  vérités  qu'on  vous  annonce?  Est-ce  que  vous  n'y  croyez  pas?  Avez-vous  re- 
noncé à  votre  baptême  ?...  »  —  (La  suite  comme  au  second  exorde.) 

2.  Var.  trouver  étrange. 

3.  Var.  de.  {Dans,  comme  sur.  Voy.  Remarques...,  t.  I,  Introduction.) 


310  CAREME  DES  MINIMES. 

nous  les  apporter  elle-même  (')  ;  et  les  hommes  toujours  ob- 
stinés ont  fermé  les  yeux  à  sa  clarté.  Bienheureuse  Marie, 
vous  êtes  la  première  qui  l'avez  reçue,  mais  il  fallut  pour  la 
recevoir  que  le  Saint-Esprit  vous  ouvrît  le  cœur  ;  obtenez- 
nous  par  vos  prières  cet  Esprit  qui  survint  en  vous,  après  que 
l'Ange  vous  eut  saluée  en  disant  :  Ave. 

On  (^)  a  dit,  il  y  a  longtemps,  qu'il  n'y  a  rien  de  plus  fort 
que  la  vérité,  et   cela  se  doit  entendre  principalement  de  la 
vérité  de  l'Evangile.  Cette  vérité,  messieurs,  que  la  foi  nous 
propose  en  énigme,  comme  parle  l'apôtre  saint  Paul,  paraît 
dans  le  ciel  à  découvert  {f),  révérée  de  tous  les  esprits  bien- 
heureux. Elle  étend  son   empire  jusqu'aux  enfers,   et   quoi- 
qu'elle n'y  trouve  que  ses  ennemis,  elle  les  force  néanmoins  de 
la  reconnaître  :  les  démons  la  croient,  dit  saint  Jacques;  non 
seulement  ils  croient,  mais   ils  tremblent  :  Dœinones  credunt, 
et  contremiscîtnt  ('')  ;  ainsi  la  vérité  est  respectée  dans  le  ciel 
et  dans  les  enfers.  La  terre  est  au  milieu,  et  c'est  là  seulement 
qu'elle  est  méprisée.  Les  anges  l'aiment,  et  ils  l'adorent  ;  les 
démons  la  haïssent,  mais   ils  ne  la  méprisent  pas,  puisqu'ils 
tremblent  sous   sa  puissance  ;  c'est  vous,  ô  mortels,  qui  la 
méprisez,  en  l'écoutant  {^)  froidement,  et  comme  une  chose 
indifférente  que  vous  voulez  bien  avoir  dans  l'esprit,  mais  à 
laquelle  il  ne  vous  plaît  pas  de  donner  aucune  place  dans 
votre  vie.  Puisque  le   Fils  de  Dieu  nous   ordonne  de  nous 
plaindre  aujourd'hui  en  son  nom  de  ce   traitement  indigne 
que  font  les  hommes  à  la  vérité,  un  discours  de  cette  nature 
doit  se  commencer  par  des  reproches  (^).  Je  vous  demande, 
chrétiens,  qu'avez-vous  à  dire  contre  l'Évangile  ?  que  trou- 
vez-vous de  si  méprisable  dans  les  vérités  qu'on  vous  an- 
nonce, que  vous  ne  daigniez  vous  en  émouvoir  non  plus  que 

a.  Jacob. ^  II,  19. 

1.  Var.  elle-même  nous  les  apporter. 

2.  F.  12  v°,  p.  16  et  dernière  du  manuscrit.  —  La  moitié  delà  page  précédente 
est  restée  en  blanc.  L'orateur  n'a  pas  écrit  de  péroraison  proprement  dite. 

3.  Bossuet  souligne,  c'est-à-dire,  en  cette  circonstance,  efface  les  mots  sui- 
vants :  elle  y  est  assise  dans  un  trône  au  truste . 

4.  Var.  vous  qui  ['écoutez  froidement,  qui  voulez  bien  l'avoir... 

5.  Var.  un  attentat  si  qualifié  nous  doit  obliger,  ce  me  semble,  à  commencer 
par  les  reproches,  —  par  l'invective. 


VAINES  EXCUSES  DES  PECHEURS.  ^I  I 
& '^ 

si  (')  vous  n'y  croyiez  pas  ?  Avez-vous  renoncé  {')  à  votre 
baptême  ?  Avez-vous  effacé  de  dessus  vos  fronts  l'auguste 
caractère  de  chrétien  ?  A  Dieu  ne  plaise  !  me  direz-vous, 
je  veux  vivre  et  mourir  enfant  de  l'Église.  Uieu  soit  loué, 
mon  frère,  de  ce  que  le  dérèglement  de  vos  mœurs  ne  vous 
a  pas  fait  encore  oublier  votre  religion  et  votre  foi  !  mais 
si  vous  avez  du  respect  pour  elle,  si  vous  croyez,  comme  vous 
le  dites,  que  ce  que  nous  vous  enseignons  c'est  la  vérité, 
pourquoi  refusez-vous  de  la  suivre  ?  pourquoi  vois-je  une 
telle  contrariété  entre  votre  vie  et  votre  créance  ?  Si  verita- 
teni  dico  vobis,  \j^uare  non  creditis  ini/ii  ?'\  Avez-vous  quelque 
raison,  ou  quelque  excuse,  ou  du  moins  quelque  prétexte 
vraisemblable  }  Dites-le-nous  franchement  ;  nous  sommes 
prêts  de  vous  entendre. 

Chrétiens,  voici  trois  excuses  que  je  trouve,  sinon  dans 
la  bouche,  du  moins  dans  le  cœur  de  tous  les  pécheurs  ; 
c'est  là  qu'il  les  faut  aller  attaquer,  pour  les  abattre,  s'il  se 
peut,  aux  pieds  de  Jésus  et  de  ses  vérités  adorables.  Ils 
répugnent  premièrement  à  notre  doctrine,  parce  qu'elle  leur 
semble  trop  haute  ;  et  ils  disent  que  cette  vie  est  au-dessus 
des  forces  humaines  (^).  Ils  y  résistent  secondement,  parce 
qu'encore  qu'elle  soit  possible,  elle  choque  leurs  inclinations; 
et  ainsi  il  ne  faut  pas  s'étonner  si  nos  discours  leur  déplaisent. 
Enfin  la  troisième  cause  de  leur  résistance,  c'est  qu'ils  se 
plaignent  de  nous-mêmes,  ou  que  nous  ne  prêchons  pas 
comme  il  faut,  ou  que  nous  ne  vivons  pas  comme  nous 
prêchons  ;  et  ils  se  croient  autorisés  à  mal  faire  en  déchirant 
notre  vie.  Voilà,  messieurs,  les  froides  raisons  pour  lesquelles 
ils  méprisent  les  enseignements  que  nous  leur  donnons  delà 
part  de  Dieu  :  où  vous  verrez  qu'ils  mêlent  ensemble  le 
faux,  le  vrai,  le  douteux  ;  tant  ils  sont  obstinés  à  se  défendre 
contre  ceux  qui  ne  demandent  que  leur  salut. 

Car  pour  ce  que  vous  nous  reprochez  que  la  vie  que  nous 
prêchons  est   trop  parfaite,  et   que   vous  ne  pouvez  pas  y 

1.  Var.  comme  si. 

2.  Ici  la  nouvelle  rédaction  se  renoue  à  l'ancienne  (f.  6).  Voy.  le  fac-similé 
dans  la  seconde  édition  de  V Histoire  critique.. 

3.  Var.  qu'il  n'est  pas  possible  de  la  pratiquer. 


I 


312  CAREME  DES  MINIMES. 

atteindre,  cela  est  faux  manifestement,  parce  que  Dieu,  si 
sage  et  si  bon,  ne  commande  pas  l'impossible.  Que  si  la 
cause  pour  laquelle  nous  vous  déplaisons,  c'est  que  nous 
contrarions  vos  désirs,  pour  cela  nous  confessons  qu'il  est 
véritable  :  aussi  notre  dessein  n'est  pas  de  vous  plaire,  mais 
de  faire,  si  nous  pouvons,  que  vous  vous  déplaisiez  à  vous- 
mêmes,  afin  de  vous  convertir  à  Notre  Seigneur.  Enfin 
quand  vous  rejetez  sur  nous  votre  faute,  et  que  vous  dites 
que  notre  vie  ou  notre  manière  de  dire  en  est  cause  ;  en  cela 
peut-être  que  vous  dites  vrai,  et  peut-être  aussi  nous  impo- 
sez-vous ;  mais  qu'il  soit  vrai  ou  faux,  notre  faute  ne  vous 
justifie  pas  ;  et  quoi  qu'il  soit  de  nous,  qui  ne  sommes  que 
faibles  (')  ministres,  les  vérités  que  nous  annonçons  doivent 
se  soutenir  par  leur  propre  poids.  C'est  en  peu  de  mots  ce 
que  j'ai  à  dire.  Que  sert  de  vous  demander  votre  atten- 
tion (-)?  Vous  n'êtes  guère  chrétiens,  si  vous  la  refusez  à  des 
matières  si  importantes.  Commençons  à  combattre  la  pre- 
mière excuse  {^). 

PREMIER    POINT. 

La  première  raison  de  ceux  qui,  sous  le  nom  du  christia- 
nisme, mènent  une  vie  païenne  et  séculière,  c'est  qu'il  est 
d'une  trop  haute  perfection  de  vivre  selon  l'Evangile  ;  et 
que  cette  grande  pureté  d'esprit  et  de  corps,  cette  vie  péni- 
tente et  mortifiée,  cet  amour  des  amis  et  des  ennemis  passe 
la  portée  de  l'esprit  humain.  De  vouloir  montrer  en  parti- 
culier la  possibilité  de  chaque  précepte,  ce  serait  une  en- 
treprise infinie  :  prouvons-le  par  une  raison  générale,  et 
disons  que  c'est  pécher  contre  les  principes,  ce  n'est  pas 
entendre  le  mot  de  commandement,  que  de  dire  que  l'exé- 
cution en  est  impossible.  En  effet,  le  commandement,  c'est 
la  règle  de  l'action  ;  or  toute  règle  est  une  mesure  :  Afen- 
sîira  homogenea,  dit  saint  Thomas,  accoimnodabilis  nienszi- 
rato  (")  :  «  C'est  une  mesure,  dit-il,  qui  doit  s'ajuster  avec 

a.  I  Part.,  quasst.  Ili,  art.  v,  ad  2  ;  I^  11^,  quaest.  xix,  art.  4,  ad  2. 

1.  Var.  qu'indignes  ministres. 

2.  Edit.  vos  attentions...  si  vous  la  refusez.  —  C'est  une  distraction  dans  le 
manuscrit,  il  ne  faut  pas  hésiter  à  la  corriger,  avec  nombre  d'autres. 

3.  Di'foris,  Versailles  :  qui  nous  reproche  que  ce  que  nous  prêchons  est  impos- 
sible. —  Ces  mots  sont  formeliement  efifacés  au  manuscrit. 


VAINES  EXCUSES  DES  PÉCHEURS.  313 

la  chose  :  »  par  conséquent  si  la  loi  de  Dieu  est  la  règle 
et  la  mesure  de  nos  actions,  il  faut  qu'il  y  ait  de  la  pro- 
portion, afin  qu'elles  puissent  être  égalées:  toute  mesure  est 
fondée  sur  la  proportion. 

Que  si  le  commandement  que  Dieu  nous  donne  était  au- 
dessus  de  nous,  nous  aurions  raison  de  lui  dire  :  Seigneur, 
vous  me  donnez  une  règle  à  laquelle  je  ne  puis  me  joindre, 
dont  je  ne  puis  pas  même  approcher:  cela  n'est  pas  de  votre 
sagesse.  Aussi  n'en  est-il  pas  de  la  sorte  ;  et  lui-même,  en 
donnant  sa  loi,  il  a  été  soigneux  de  nous  dire  (')  :  Ah  ! 
mon  peuple,  ne  te  trompe  pas;  «  le  précepte  que  je  te  donne 
aujourd'hui  n'est  pas  au-dessus  de  toi,  il  n'est  pas  séparé  de 
toi  par  une  longue  distance  (-)  :  »  Mandatiun  [hoc],  quod 
ego  prœcipio  tibi  Jiodie,  non  siipra  te  est,  neqne  procul posi- 
tîcrn  (")  :  «  Il  ne  faut  point  monter  au  ciel,  il  ne  faut  point 
passer  les  mers  pour  le  trouver:»  nec  in  cœlo  situiii...,  neqne 
trans  înare  posituni  {*).  C'est  une  règle  que  je  te  donne  ;  et 
afin  que  tu  puisses  t'ajuster  à  elle,  je  la  mets  au  niveau,  «  tout 
auprès  de  toi  :  »  Juxta  te  est  sernto  valde.  —  Valde,  valde  :  Il 
est  tout  auprès,  «  en  ta  bouche,  et  en  ton  cœur  pour  l'accom- 
plir :  »  In  are  tuo  et  in  corde  ttw,  ut  facias  ilhini  (^).  Et 
vous  direz  après  cela  qu'il  est  impossible  ? 

Mais  peut-être  que  vous  penserez  que  cela  s'entend  du 
Vieux  Testament,  qui  est  de  beaucoup  au-dessous  de  la 
perfection  évangélique  ?  Que  de  choses  j'aurais  à  répondre 
pour  combattre  {f)  cette  pensée  !  Erunt  prava  in  directa  {f). 
—  Lcgis  difficultatcs.  Evangelii  facilitâtes .. .  Mais  je  m'ar- 
rête à  cette  raison;  qu'elle  est  solide  !  qu'elle  est  chrétienne! 
Quel  est  le  mystère  de  l'Evangile  }  Un  Dieu  homme,  un 
Dieu  abaissé  :  Et  Verbwji  caro  factuni  est  (')  :  «  Le  Verbe 
s'est  fait  chair.  »  Et  pourquoi  s'est-il  abaissé  }  Apprenez-le 
par  la  suite  :  Et  habitavit  in  nobis  :  c'est  afin  de  demeurer 
avec   nous,  dit  le  bien-aimé  disciple  ;  et  ailleurs  :  pour  lier 

a.  Deuf.,  XXX,  ri.  — •  Ms.  fion  est  sitpra  te,  iieque  lonffe...  —  b.  Ibid.,  12,  13.  — 
Ms.  )iec  trans...  —  c.  Ibid.,  14.  —  d.  Luc,  ni,  5.  —  e.  Joan.,  i,  14. 

1.  Var.  c'est  pourquoi  il  a  dit  lui-même,  en  donnant  la  loi. 

2.  Var.  n'est  pas  éloigné  de  toi  :  Mandatum... 

3.  Var.  à  dire  pour  détruire. 


314  CAREME  DES  MINIMES. 

société  avec  nous  :  Ut...  societas  (')  nostra  sit  ciim  Paire  et 
Filio  ejîis  Jesu  Christo  (").  Il  ne  pouvait  y  avoir  de  société 
entre  sa  grandeur  et  notre  bassesse,  entre  sa  majesté  et 
notre  néant  :  il  s'abaisse,  il  s'anéantit  pour  s'accommoder  à 
notre  portée.  Il  se  couvre  d'un  corps  comme  d'un  nuage, 
non  pour  se  cacher,  dit  saint  Augustin,  mais  pour  tempérer 
son  éclat  trop  fort,  qui  aurait  ébloui  notre  faible  vue  :  Nube 
tegitur  Christus,  non  ut  obscuretur,  sed  ut  temperetur  (^\ 
Ce  Dieu,  qui  (')  est  descendu  du  ciel  en  la  terre  pour  se 
mettre  en  égalité  avec  nous,  mettra-t-il  au-dessus  de  nous 
ses  préceptes.-^  Et  s'il  veut  que  nous  atteignions  à  sa  per- 
sonne, voudra-t-il  que  nous  ne  puissions  atteindre  à  sa 
doctrine  ?  Ah  !  mes  frères,  ce  n'est  pas  entendre  le  mystère 
d'un  Dieu  abaissé  :  une  telle  hauteur  ne  s'accorde  pas  avec 
une  telle  condescendance. 

Ce  n'est  pas  que  je  veuille  rien  diminuer  de  la  perfection 
évangélique  ;  mais  je  suis  ravi  en  admiration,  quand  je 
considère  attentivement  par  quels  degrés  Dieu  nous  y  con- 
duit. Il  nous  laisse  bégayer  comme  des  enfants  dans  la  loi 
de  nature  ;  il  nous  forme  peu  à  peu  dans  la  loi  de  Moïse; 
il  pose  les  fondements  de  la  vérité  par  des  hgures  ;  il  nous 
flatte,  il  nous  attire  au  spirituel  par  des  promesses  tem- 
porelles (^)  ;  il  supporte  mille  faiblesses,  comme  il  dit  lui- 
même,  à  cause  de  la  dureté  des  cœurs,  à  laquelle  il  s'accommode 
par  condescendance  ;  il  ne  nous  mène  au  grand  jour  de 
son  Evangile  qu'après  nous  y  avoir  ainsi  disposés  par  de 
si  longues  préparations  :  et  encore  dans  cet, Evangile  il  y  a 
du  lait  pour  les  enfants,  il  y  a  du  solide  pour  les  hommes 
faits  :  \_Facti  estis  quibiLs\  lacté  opus  sit,  no7t  solido  cibo  {^). 
Lac  vobis  potum  dedi  ('^).  Tout  y  est  dispensé  par  ordre.  Ce 
Dieu  qui  nous  conduit   ainsi  pas  à  pas,  et   par  un   progrès 

a.  l  Joan.,  I,  3.  —  b.  Injoan.  Tract,  xxiv,  n.  4.  —  Ms.  Nube  iegitur  ChrisUis 
corpore...  —  c.  Heb.,  v,  12.  —  Ms.  Lacté  opus  est,  ftoft...  —  d.  l  Cor.,  m,  2. 

1.  Ms.  Ut  et  nos  societatem  habeamus  citin  eo.  —  Ces  mots  sont  un  vague  sou- 
venir du  texte  véritable  dont  nous  avons  rétabli,  à  l'exemple  des  autres  éditeurs, 
les  mots  essentiels.  Le  voici  entier  :  Ut  et  vos  societatem  habeatis  fiobiscmn,  et 
societas  tiostra  sit  cutn  Pâtre  et  cum  Filio  ejus  Jesu  Christo.  {{ Joatt.,  I,  3.) 

2.  Var.  Ce  Dieu,  qui  s'est  rendu  notre  égal,  ne  meltra-t-il  pas  son  précepte  en 
égalité  avec  nous  ? 

3.  Var.  par  le  temporel. 


VAINES  EXCUSES  DES  PÉCHEURS.  315 

insensible,  ne  nous  montre-t-il  pas  manifestement  qu'il  a 
dessein  de  ménager  nos  forces,  et  non  pas  de  les  accabler 
par  des  commandements  impossibles  (')  ?  Venez,  venez,  et 
ne  craignez  pas,  soumettez-vous  à  sa  loi  :  c'est  un  joug,  mais 
il  est  doux  ;  c'est  un  fardeau,  mais  il  est  léger  \  Jugum  enivi 
\meum  suave  est,  et  omis  mcuni  lcve~\  (").  C'est  lui-même  qui 
nous  en  assure,  et  il  ne  dit  pas  qu'il  est  impossible  de  le 
porter  sur  nos  épaules. 

Toutefois  je  passe  plus  loin,  et  je  veux  bien  accorder, 
messieurs,  que  les  commandements  de  Dieu  sont  impossibles: 
oui,  à  l'homme  abandonné  à  lui-même,  et  sans  le  secours  de 
la  grâce.  Or  c'est  un  article  de  notre  foi  que  cette  grâce  ne 
nous  quitte  pas  que  nous  ne  l'ayons  premièrement  rejetée  ; 
et  si  tu  la  perds,  chrétien,  Dieu  te  fera  connaître  un  jour  si 
évidemment  que  tu  ne  l'as  perdue  que  par  ta  faute,  que  tu 
demeureras  éternellement  confondu  de  ta  lâcheté  :  Non  de- 
serit,  si  non  deserattir  i^)  :  «  Il  ne  se  retire  point,  à  moins 
que  l'on  ne  l'abandonne  le  premier.  »  —  «  J'ai  bien  lu,  dit 
saint  Augustin,  qu'il  en  a  ramené  à  la  divine  voie  plusieurs- 
de  ceux  qui  l'abandonnaient;  mais  qu'il  nous  ait  jamais  quit- 
tés le  premier,  c'est  une  chose  entièrement  inouïe.  »  C'est 
donc  une  extrême  folie  de  dire  que  les  commandements 
nous  sont  impossibles,  puisque  nous  avons  si  près  de  nous 
un  si  grand  secours  :  aussi  tous  ceux  qui  l'ont  assuré  ont 
senti  justement  le  coup  de  foudre  ;  et  tant  que  l'Eglise  sera 
Église, une  telle  proposition  sera  condamnée  par  un  anathème 
irrévocable. 

Par  ce  principe  solide  et  inébranlable  que  tout  est  possible 
à  la  grâce,  se  détruit  facilement  la  vaine  pensée  des  hommes 
mondains  qui  accusent  leur  tempérament  de  tous  leurs 
crimes.  Non,  disent-ils,  il  n'est  pas  possible  de  se  délivrer 
de  (■)  la  tyrannie  de  l'humeur  qui  nous  domine  :  je  résiste 
quelquefois  à  ma  colère,  mais  enfin  à  la  longue  ce  penchant 
m'emporte  ;   pour  me  changer,   il  faut   me  refaire.   C'est  ce 


a.  Matth.,  XI,  30.  —  b.  S.  Aug.,  m  Ps.  CXLV,  n.  9. 

1.  fa;-,    par   des    commandements    qui    nous    passent.    —    Edit.    par    des 
commandements  impossibles  qui  nous  passent. 

2.  Var.  de  résistera... 


l6  CARÊxME  DES  MINIMES. 


qu'ils  disent  ordinairement,  vous  reconnaissez  leurs  discours. 
Eh  bien  !  chrétiens,  s'il  faut  vous  refaire,  est-ce  donc  que 
vous  ignorez  que  la  grâce  de  Dieu  nous  réforme  (')  et  nous 
régénère  en  hommes  nouveaux  ?  Les  Apôtres,  naturellement 
tremblants  et  timides,  sont  rendus  invincibles  par  cette  grâce; 
Paul  ne  se  plait  plus  que  dans  les  souffrances  ;  Cyprien, 
renouvelé  par  cette  grâce,  «  voit  ses  doutes  se  dissiper,  ce 
qui  était  auparavant  scellé  pour  lui  s'ouvrir  devant  lui,  les 
choses  qui  ne  lui  représentaient  que  ténèbres  devenir  lumi- 
neuses ;  il  surmonte  aisément  des  difficultés  qui  lui  parais- 
saient insurmontables  :  »  \Confirmare  se  dîtbia,^  patere  claMsa, 
lucere  tenebrosa...  geri posse  qit-od  impossibile  videbatui''  (")  : 
et  le  reste,  qu'il  explique  si  éloquemment  dans  cette  belle 
Epître  à  Donat.  Augustin,  dans  la  plus  grande  vigueur  de 
son  âge,  professe  la  continence,  que  dix  jours  auparavant  il 
croit  impossible. 

Et  tu  appréhendes,  fidèle,  que  Dieu  ne  puisse  pas  vaincre 
ton  tempérament  et  le  soumettre  à  sa  grâce  !  C'est  entendre 
bien  peu  sa  puissance  ;  car  le  propre  de  cette  grâce,  c'est  de 
savoir  changer  n.os  inclinations  et  de  savoir  aussi  s'y  accom- 
moder. C'est  pourquoi  saint  Augustin  dit  qu'elle  est  «  con- 
venable et  proportionnée  :  »  Apta,  congruens,  conveniens,  con- 
temperata  :  qu'elle  est  «  douce,  accommodante  et  contempé- 
rée  ;  »  permettez-moi  la  nouveauté  de  ce  mot  :  je  n'ai  pu 
rendre  d'une  autre  manière  ce  beau  contemperata  de  saint 
Augustin  ;  ceux  qui  ont  lu  ses  livres  à  Simplicien  savent  que 
tous  ces  mots  sont  de  lui  :  «  qu'elle  sait  nous  fléchir  et  nous 
attirer  de  la  manière  qui  nous  est  propre  :  »  queviadiiiodum 
aptuiu  erat  i^)\  c'est-à-dire,  qu'elle  remue  si  à  propos  tous  les 
ressorts  de  notre  âme  qu'elle  nous  mène  où  il  lui  plaît  par 
nos  propres  inclinations,  ou  en  retranchant  ce  qu'il  y  a  de 
trop,  ou  en  ajoutant  ce  qui  leur  manque,  ou  en  détournant 
leur  cours  sur  d'autres  objets.  Ainsi  l'opiniâtreté  se  tourne 
en  constance,  l'ambition  devient  un  grand  courage  qui  ne 
soupire  qu'après  les  choses  véritablement  élevées,  la  colère 

a.  Epist.  I,  n.  2.  —  b.  De  div.  quœst.  ad  Siinpl.,  lib.  I. 

I.    Var.  Eh  !  chrétiens,  ne  savez- vous  pas  que  la  grâce  refait  les  hommes  et  les 
régénère  en  hommes  nouveaux  ? 


VAINKS  EXCUSES  DES  PÉCHEURS.  317 


se  change  en  zèle,  et  cette  complexion  tendre  et  affectueuse 
en   une  charité  compatissante. 

Mais  à  qui  est-ce,  mes  frères,  que  je  dis  ces  choses  ?  Ceux 
qui  nous  allèguent  sans  cesse  leurs  inclinations,  qui  se  dé- 
chargent sur  leur  complexion  de  tous  leurs  vices,  ne  con- 
naissent pas  cette  grâce  ;  ils  ne  croient  pas  que  Dieu  se  mêle 
de  nos  actions,  ni  qu'il  y  en  ait  d'autre  principe  que  la  nature: 
autrement,  au  lieu  de  désespérer  de  pouvoir  vaincre  leur 
tempérament,  ils  auraient  recours  à  celui  qui  tourne  les  cœurs 
où  il  lui  plaît  ;  au  lieu  d'imputer  leur  naufrage  à  la  violence 
de  la  tempête,  ils  tendraient  les  mains  à  celui  dont  le  Psal- 
miste  a  chanté,  qu'il  «  bride  la  fureur  de  la  mer,  et  qu'il  calme, 
quand  il  veut,  ses  flots  agités  :  »  Tu  domiiiaris  \^potestati 
maris,  motum  aiitem  flîichtum  ejits  tu  initigas\  (''). 

—  Puis  donc  qu'ils  ne  croient  pas  en  la  grâce,  montrez- 
leur  par  une  autre  voie  que  l'on  peut  se  vaincre  soi-même. 
—  Je  ne  veux  que  la  vie  de  la  cour  pour  les  en  convaincre 
par  expérience  :  dans  un  si  grand  auditoire,  il  n'est  pas  qu'il 
ne  s'y  rencontre  plusieurs  courtisans.  Qu'est-ce  que  la  vie  de 
la  cour  ^  Faire  céder  toutes  ses  passions  au  désir  d'avancer  (') 
sa  fortune.  Qu'est-ce  que  la  vie  de  la  cour  ^  Dissimuler  tout 
ce  qui  déplaît,  et  souffrir  tout  ce  qui  offense,  pour  agréer  à 
qui  nous  voulons.  Qu'est-ce  encore  que  la  vie  de  la  cour  '^ 
Etudier  sans  cesse  la  volonté  d'autrui,  et  renoncer  pour  cela, 
s'il  est  nécessaire,  à  nos  plus  chères  pensées.  Qui  ne  fait  {;) 
pas  cela  ne  sait  pas  la  cour.  Mes  frères,  après  cette  expé- 
rience, saint  Paul  va  vous  proposer  de  la  part  de  Dieu  une 
condition  bien  équitable:  Sicut  exhibuistis  membra  vestra 
servire  immundltiœ,  et  iniqintati  ad  iniquitatem,  ita  muic 
exhibete  membra  vestra  servire  justitiœ  in  sanctificationem  ('''): 
«  Comme  vous  vous  êtes  rendus  les  esclaves  de  l'iniquité  et 
des  désirs  séculiers,  en  la  même  sorte  rendez-vous  esclaves 
de  la  sainteté  et  de  la  justice.  » 

Mon  frère,  certainement  vous  avez  grand  tort  de  dire  que 
Dieu  vous  demande  l'impossible  ;  bien  loin  d'exiger  de  vous 

a.  Ps.,  Lxxxvill,  10.  —  b.  Rom.,  vi,  19. 

1.  Var.  de  faire  sa  fortune. 

2.  Var.  Oui  ne  sait  pas  cela,  —  Oui  ne  le  sait  pas,  —  Qui  ne  le  sait  pas  faire. 


3  I  8  CARÊME  DES  MINIMES. 

l'impossible,  il  ne  vous  demande  que  ce  que  vous  faites  : 
Siciit  exhibitistis...,  ita  mmc  exhibete...  «  Faites,  dit-il,  pour 
la  justice,  ce  que  vous  faites  pour  la  vanité.  »  Vous  vous 
contraignez  pour  la  vanité,  contraignez- vous  pour  la  justice  ; 
vous  vous  êtes  tant  de  fois  surmonté  vous-même  pour  servir 
à  la  vanité,  ah  !  surmontez-vous  quelquefois  pour  servir  à  la 
justice.  C'est  beaucoup  se  relâcher  pour  un  Dieu  de  ne  de- 
mander que  l'égalité  ;  néanmoins  il  se  réduit  là  :  Sicut  exhi- 
buistis...,  ita  niiuc  exhibete.  Encore  se  réduira-t-il  beaucoup 
au-dessous;  car  quoi  que  vous  fassiez  pour  son  service,  quand 
aurez-vous  égalé  les  peines  de  ceux  que  la  nécessité  engage 
au  travail,  l'ambitieux  aux  intrigues  de  la  cour  ('),  l'honneur 
aux  emplois  de  la  guerre,  l'avarice  à  des  voyages  immenses 
et  à  un  exil  perpétuel  de  leur  patrie;  un  amour  infâme  et  dés- 
honnête  à  des  lâchetés  inouïes  (^)  ;  et  pour  passer  aux  choses 
de  nulle  importance,  le  divertissement,  la  chasse,  le  jeu,  à 
des  veilles,  à  des  fatigues,  à  des  inquiétudes  incroyables  (3)  ? 
Et  quand  je  vous  parle  de  Dieu,  vous  commencez  à  ne  rien 
pouvoir:  vous  m'alléguez  sans  cesse  le  tempérament  et  cette 
complexion  délicate  :  où  était-elle  dans  ce  carnaval  .-^  où  est- 
elle  lorsque  vous  passez  les  jours  et  les  nuits  à  jouer  votre 
bien  et  celui  des  pauvres  }  Elle  est  revenue  dans  le  carême  : 
il  n'y  a  que  ce  qui  regarde  l'intérêt  de  Dieu  que  vous  appelez 
impossible.  Ah  !  j'atteste  le  ciel  et  la  terre  que  vous  vous 
moquez  de  lui,  lorsque  vous  parlez  de  la  sorte  ;  et  que  quoi 
que  puisse  dire  votre  lâcheté,  le  peu  qu'il  demande  de  vous 
est  beaucoup  plus  facile  que  ce  que  vous  faites. 

Eh  bien  !  mon  frère,  ai-je  pas  bien  dit  que  tu  ne  pourrais  (•♦) 
maintenir  longtemps  ton  impossibilité  prétendue  }  As-tu 
encore  quelque  froide  excuse  ?  as-tu  quelque  vaine  raison  que 
tu  puisses  encore  opposer  à  l'autorité  de  la  loi  de  Dieu  ? 
Chrétiens,  écoutons  encore  ;  il  a  quelque  chose  à  nous  dire  ; 
voici  une  r^aison  d'un  grand  poids.  La  coutume  l'entraîne,  dit- 

1.  Var.  à  la  cour. 

2.  Cette  petite  phrase  est  ajoutée  au  crayon  ;  elle  tient  la  place  d'une  variante 
non  effacée  (avant  :  V  honneur...)  :  l'amour  au  service  dune  maîtresse.  —  C'est  le 
texte  de  Lâchât  ;  Deforis  avait  mieux  lu  (sauf  P amour  au  lieu  de  701  amour...) 

3.  Var.  inexplicables. 

4.  Edit.  pouvais. 


VAINES  EXCUSES  DES   l'i'CIIEURS.  319 


il  ;  c'est  ainsi  qu'on  vit  dans  le  monde  ;  il  faut  vivre  avec  les 
vivants,  il  est  ini[)ossible  de  faire  autrement.  Nous  en  som- 
mes, messieurs,  en  un  triste  état  ;  et  les  affaires  du  christia- 
nisme sont  bien  déplorées,  si  nous  sommes  encore  obligés  à 
combattre  cette  faible  excuse.  O  Eglise!  ô  Evangile!  ô  véri- 
tés chrétiennes!  où  en  seriez-vous,  si  les  martyrs  qui  vous  ont 
défendus,  s'étaient  laissés  emporter  par  le  grand  nombre  ; 
s'ils  avaient  déféré  à  la  coutume  ('),  s'ils  avaient  voulu  périr 
avec  la  multitude  des  infidèles  ? 

Mon  frère,  qui  que  tu  sois  qui  gémis  sous  la  tyrannie  de  la 
coutume,  après  que  l'Église  l'a  désarmée,  je  n'ai  que  ce  mot 
à  te  repartir  (^),  et  je  l'ai  pris  de  Tertullien,  dans  le  livre  de 
ridolâtrie:  Tu  veux  vivre  avec  les  vivants:  à  la  bonne  heure, 
je  te  le  permets;  «il  nous  est  permis  de  vivre  avec  eux,  mais 
non  de  mourir  avec  eux  :  »  Licet  convivere...,  comrnori  non 
licet  if).  Autre  chose  est  la  société  de  la  vie,  autre  chose  la 
corruption  de  la  discipline  {^).  Réjouis-toi  avec  tes  égaux  par 
la  société  de  la  nature,  s'il  se  peut  par  celle  de  la  religion  ; 
mais  que  le  péché  ne  fasse  point  de  liaison  ;  que  la  dam- 
nation n'entre  pas  dans  le  commerce.  La  nature  doit  être 
commune,  et  non  pas  le  crime;  la  vie,  et  non  pas  la  mort;  nous 
devons  participer  aux  mêmes  biens,  et  non  pas  nous  associer 
pour  les  mêmes  maux.  Loin  de  nous  cette  société  damnable  : 
il  y  a  pour  nous  une  autre  vie  et  une  autre  société  à  prétendre  : 
Licet  convivere,..,  cotnmori  non  licet.  Convivamus  cum  eis, 
conlœtemuT'  ex  cominunione  7iat2U'œ,  non  superstitionis  :  pares 
aniina  snmus,  non  disciplina  ;  co??ipossessores  niundi,  non  erro- 
ris  {^').  Chrétiens,  si  vous  méditez  sérieusement  les  grandes 
choses  que  je  vous  ai  dites,  jamais,  jamais,  j'en  suis  assuré, 
jamais  vous  ne  répondrez  que  ce  que  nous  prêchons  est  im- 
possible. Mais  qu'il  ne  soit  pas  impossible,  c'est  assez,  direz- 
vous,  qu'il  nous  déplaise,  pour  nous  le  faire  rejeter  :  voyons 
s'il  est  ainsi  comme  vous  le  dites,  et  entrons  en  notre  seconde 
partie. 

a.  De  Idolol.,  n.  14.  —  b.  Tbid. 

1.  Var.  fléchi  sous  la  coutume. 

2.  Var.  à  dire. 

3.  Var.  à  la  bonne  heure,  vis  avec  eux  ;  mais  du  moins  ne  meurs  pas  avec  eux; 
Licet  convivere....,  coinmori  non  licet.  Réjouis-toi  avec... 


,20  CAREME  DES  MINIMES. 


SECOND    POINT. 


Je  trouve  deux  causes  principales  pour  lesquelles  les  chré- 
tiens mal  vivants  ne  peuvent  écouter  sans  peine  les  vérités 
de  l'Évangile.  La  première,  c'est  qu'elles  offensent  leur 
orgueil,  et  ils  s'élèvent  contre  elles;  la  seconde,  c'est  qu'elles 
troublent  le  repos  de  leur  mauvaise  conscience,  et  ils  ne  le 
peuvent  souffrir.  Contre  cet  orgueil  des  pécheurs,  qui  ne 
peuvent  endurer  qu'on  les  contredise,  ni  qu'on  se  mette  au- 
dessus  d'eux  en  censurant  leurs  actions,  je  ne  puis  rien  dire 
de  plus  efficace  que  ces  belles  paroles  de  saint  Augustin,  dans 
le  livre  de  la  Correction  et  de  la  Grâce  :  [")  «  Qui  que  tu  sois, 
dit-il,  qui,  non  content  (')  de  désobéir  à  la  loi  de  Dieu  qui 
t'est  si  connue,  ne  veux  pas  encore  que  l'on  te  reprenne  d'une 
si  injuste  désobéissance,  c'est  pour  cela  que  tu  dois  être  re- 
pris, parce  que  tu  ne  veux  pas  l'être  :  »  Propter2a  corripien- 
dus  es,  quia  corripi  non  vis.  «  C'est  par  ta  faute  que  tu  es 
mauvais  ;  et  c'est  encore  une  plus  grande  faute  de  ne  vouloir 
point  être  repris  de  ce  que  tu  es  mauvais  :  »  T^min-  qtiippe 
vitiîcni  est  qtiod  inahis  es  ;  et  inajiis  vititim  corripi  no  lie  quia 
malus  es  :  «  Comme  s'il  fallait  louer  les  pécheurs  ;  ou  comme 
si  faire  bien  ou  mal,  c'était  une  chose  indifférente  »  sur 
laquelle  il  faille  laisser  agir  chacun  à  sa  mode:  qttasi laiidanda 
atd  indifferenter  habenda  sint  vitia. 

Non,  il  n'en  est  pas  de  la  sorte.  C'est  en  vain  que  tu  nous 
dis  :  Priez  pour  moi  ;  mais  ne  me  reprenez  pas  avec  tant 
d'empire.  Nous  voulons  bien  prier  pour  toi,  et  Dieu  sait  que 
nous  le  faisons  tous  les  jours  ;  mais  il  faut  aussi  te  reprendre, 
afin  que  tu  pries  toi-même:  il  faut  te  mettre  devant  les  yeux 
toute  la  honte  de  ta  vie,  «  afin  que  tu  te  lasses  enfin  de  faire 
des  actions  honteuses,  et  que,  confondu  par  nos  reproches, 
tu  te  rende[s]  digne  de  louanges  :  »  Ut,  Deo  miserante...,  de- 
sinat  agei^e  pudetida  alque  dolenda,  et  agat  laiidanda  atque 
gratanda  ('''). 

Et  certainement,  chrétiens,  quelque  dur  que  soit  le  front 

a.  Cap.  V,  n.  7.  —  b.  Ibid. 

I.  Var.  qui  connaissant  les  commandements  de  Dieu  sans  les  faire,  ne  veux 
pas  encore... 


VAINES  EXCUSES  DES  PÉCHEURS.  32  I 

du  pécheur,  il  n'a  pas  si  fort  dépouillé  les  sentiments  de  la 
raison  qu'il  ne  lui  reste  quelque  honte  de  mal  faire.  «  La 
nature,  dit  TertuUien,  a  couvert  tout  le  mal  de  crainte  ou  de 
honte  :  »  Onine  mahim  mit  timoi'e  aut  pttdoj^e  natiira  per- 
fudit  (")  :  mais  surtout  il  faut  avouer  que  la  honte  presse 
vivement  les  consciences.  Tel  pécheur,  à  qui  l'on  applaudit, 
se  déchire  lui-même  en  secret  par  mille  reproches,  et  ne  peut 
supporter  son  crime  :  c'est  pourquoi  il  se  le  cache  en  lui- 
même,  il  en  détourne  ses  yeux;  «  il  le  met  derrière  son  dos,» 
dit  saint  Augustin  ('').  J'ai  trahi  lâchement  mon  meilleur  ami, 
j'ai  ruiné  cette  famille  innocente,  quelle  honte  !  mais  n'y  son- 
geons pas  ;  songeons  que  j'ai  établi  ma  fortune,  ou  contenté 
ma  passion.  N'y  songeons  pas,  dites- vous  ;  c'est  pour  cela, 
c'est  pour  cela  qu'il  faut  vous  y  faire  songer.  Oui,  oui,  je 
viendrai  à  vous,  ô  pécheurs,  avec  toute  la  force,  toute  la  lu- 
mière, toute  l'autorité  de  l'Evangile.  Ces  infâmes  pratiques 
que  vous  cachez  (')  avec  tant  de  soin  sous  le  masque  d'une 
vertu  empruntée,  ce  que  vous  vous  cachez  à  vous-mêmes  par 
tant  de  feintes  excuses  par  lesquelles  vous  palliez  vos  mé- 
chan[ce]tés  ;  (vous  savez  bien  le  traité  infâme  que  vous  avez 
fait  de  ce  bénéfice)  (^)  ;  c'est  ce  que  je  veux  étaler  à  vos  yeux 
dans  toute  son  étendue. 

Ces  vérités  évangéliques,  dont  la  pureté  incorruptible  fait 
honte  à  votre  vie  déshonnête,  vous  ne  voulez  pas  les  voir,  je 
le  sais,  vous  ne  les  voulez  pas  devant  vous,  mais  derrière 
vous  ;  et  cependant,  dit  saint  Augustin,  quand  elles  sont 
devant  nous,  elles  nous  guident  ;  quand  elles  sont  derrière, 
elles  nous  chargent.  Vive  Dieu  !  ah  !  j'ai  pitié  de  votre  aveu- 
glement :  je  veux  ôter  de  dessus  votre  dos  ce  fardeau  qui 
vous  accable,  et  mettre  devant  vos  yeux  cette  vérité  qui  vous 
éclaire.  La  voilà,  la  voilà  dans  toute  sa  force,  dans  toute  sa 
sainteté,  dans  toute  sa  sévérité  ;  envisagez  cette  beauté,  et 
ayez  confusion  de  vous-même  ;  regardez-vous  dans  cette 
glace,  et  voyez  si  votre  laideur  est  supportable.  —  Otez,  ôtez, 
vous  me  faites  honte  !  —  Et  (^)  c'est  ce  que  je  demande  :  que 

a.  Apolog.,  n.  I.  —  b.  Enar.  in  Ps.  c,  n.  3. 

1.  Var.  Ce  que  vous  cachez. 

2.  Addition  interlinéaire. 

3.  Peut-être  pour  eh  I  Ou  bien  avec  ellipse  :  <ijc  vous  fais  hojite,  et..    » 

Sermons  de  Bossuet.  —  III.  21 


322  CAREME  DES  MINIMES. 

ne  puis-je  dompter  cette  impudence  !  que  ne  puis-je  amollir 
ce  front  d'airain!  Cette  honte,  c'est  votre  salut.  Jésus  regarde 
Pierre  qui  l'a  renié,  et  qui  ne  sent  pas  encore  son  crime;  il  le 
regarde,  et  lui  dit  tacitement:  O  homme  vaillant  et  intrépide, 
qui  devais  être  le  seul  courageux  dans  le  scandale  de  tous  tes 
frères,  regarde  où  aboutit  cette  vaillance  :  ils  s'en  sont  fuis('), 
il  est  vrai  ;  tu  es  le  seul  qui  m'a  suivi,  mais  tu  es  aussi  le  seul 
qui  me  renie  (').  C'est  ce  que  Jésus  lui  reprocha  par  ce 
regard,  et  Pierre  l'entendit  de  la  sorte  :  il  eut  honte  de  sa 
présomption,  et  il  pleura  son  infidélité  :  Flevit  amare  {^). 

Que  dirai-je  du  roi  David  (^),  qui  prononce  sa  sentence 
sans  y  penser  }  Il  condamne  à  mort  celui  qui  a  enlevé  la 
brebis  du  pauvre,  et  il  ne  songe  pas  à  celui  qui  a  corrompu 
la  femme  et  fait  tuer  le  mari  :  les  vérités  de  Dieu  sont  loin 
de  ses  yeux  ;  ou,  s'il  les  voit,  il  ne  se  les  applique  pas.  Vive 
Dieu  !  dit  le  prophète  Nathan  ;  cet  homme  ne  se  connaît 
plus  (■*)  :  il  faut  lui  mettre  son  iniquité  devant  sa  face. 
Laissons  la  brebis  et  la  parabole  :  «  C'est  vous,  ô  roi,  qui  êtes 
cet  homme,  »  c'est  vous-même  :  Tu  es  ille  vir.  Il  revient  à 
lui  ('''),  il  se  regarde  ;  il  a  honte,  et  il  se  convertit.  Ainsi  je 
ne  crains  pas  de  vous  faire  honte  :  rougissez,  rougissez,  tandis 
que  la  honte  est  salutaire;  de  peur  qu'il  ne  vienne  une  honte 
qui  ne  servira  plus  pour  vous  corriger,  mais  pour  vous  déses- 
pérer et  vous  confondre.  Rougissez,  rougissez  en  voyant 
votre  laideur  ;  afin  que  vous  recouriez  à  la  grâce  qui  peut 
effacer  ces  taches  honteuses,  et  qu'ayant  horreur  de  vous- 
même,  vous  commenciez  à  plaire  à  celui  à  qui  rien  ne  déplaît 
que  le  péché  seul  (^)  :  Confundantiw  et  convertantiir  (').  Ah  ! 
qu'ils  soient  confondus,  pourvu  enfin  qu'ils  soient  convertis. 

a.  Luc,  xxn,  62.  —  ^.  II  Reg.,  xn,  7.  —  c.  Ps.,  cxxvni,  5. 

1.  On  dirait  aujourd'hui  :  Ils  se  sont  enfuis. 

2.  £di/.  le  seul  qui  m'as  suivi...  le  seul  qui  me  renies.  —  On  peut  hésiter  pour 
la  lecture  du  premier  verbe  ;  le  second  est  certainement  renie. 

3.  Comparez  à  cette  rédaction  une  première  ébauche,  qui  venait  quelques 
lignes  plus  haut,  avant  que  l'auteur  songeât  à  l'exemple  de  saint  Pierre  : 
«  David  n'avait  point  de  honte,  lorsque  Nathan  lui  reprocha  son  crime  sous  le 
nom  d'un  autre  ;  il  prononce  sa  sentence  sans  y  penser  ;  il  condamne  à  mort 
celui  qui  a  enlevé  la  brebis,  et  il  ne  songe  pas  à  celui  qui  a  enlevé  la  femme,  et 
fait  tuer  le  mari  :  son  péché  est  derrière  lui...  » 

4.  /  'ar.  ne  se  connaît  pas. 

5.  rar.  que  l'iniquité. 


VAINES  EXCUSES  DES  PÉCHEURS.  323 

Je  VOUS  ai  dit,  messieurs,  que  non  seulement  l'orgueil  se 
fâche  d'être  repris,  mais  que  la  fausse  paix  des  pécheurs  se 
plaint  d'être  troublée  par  nos  discours.  Plût  à  Dieu  qu'il  fût 
ainsi  !  cette  plainte  ferait  notre  gloire  ;  et  notre  malheur, 
chrétiens,  c'est  qu'elle  n'est  pas  assez  véritable.  Nous  savons, 
à  la  vérité,  que  (')  nous  remplissons  d'amertume  l'âme  des 
pécheurs,  lorsque  nous  les  venons  troubler  dans  leurs  délices. 
Laban  pleure,  et  ne  se  peut  consoler  de  ce  qu'on  lui  a  enlevé 
ses  idoles  :  Cur  furatus  es  deos  meos  ?  (")  «  Pourquoi  m'avez- 
vous  dérobé  mes  dieux  .'*  »  Le  peuple  insensé  s'est  fait  des 
dieux  qui  le  précèdent,  des  dieux  qui  touchent  ses  sens  ;  et 
il  danse,  et  II  les  admire,  et  il  court  après,  et  il  ne  peut  souffrir 
qu'on  les  lui  ôte. 

Ainsi  je  ne  m'étonne  pas  si  le  pécheur,  voyant  la  parole 
divine  venir  à  lui  impérieusement  pour  détruire  ces  idoles 
pompeuses  qu'il  a  élevées,  si,  voyant  qu'on  veut  réduire  à 
néant  ce  qui  occupe  en  son  cœur  une  place  si  spacieuse,  ces 
grands  palais,  ces  chères  idées,  ces  attachements  trop  ai- 
mables, il  ne  peut  souffrir  sans  impatience  de  voir  tout  d'un 
coup  s'évanouir  en  fumée  ce  qui  lui  est  le  plus  cher  :  car 
encore  que  vous  lui  laissiez  ses  richesses,  sa  puissance,  ses 
maisons  superbes,  ses  jardins  délicieux,  néanmoins  il  croit 
qu'il  perd  tout,  quand  vous  voulez  lui  en  donner  un  autre 
usage  :  comme  un  homme  qui  est  assis  [devant]  (-)  une  table 
délicate,  quoique  vous  lui  laissiez  toutes  les  viandes,  il  croit 
néanmoins  perdre  le  festin,  s'il  perd  tout  à  coup  le  goût  qu'il 
y  trouve  et  l'appétit  qu'il  y  a.  Ainsi  les  pécheurs,  accoutumés 
à  se  servir  de  leurs  biens  (-')  pour  contenter  leurs  passions, 
se  persuadent  qu'ils  n'ont  plus  rien  quand  vous  leur  défendez 
cet  usage.  Quoi  !  vous  me  dites,  ô  prédicateur,  qu'il  ne  la 
faut  plus  voir  qu'avec  crainte,  ni  lui  parler  qu'avec  réserve, 
ni  l'aimer  autrement  qu'en  Notre  Seigneur  !  Et  que  devien- 
dront toutes  ces  douceurs  (^),  toutes  ces  aimables  familiarités  } 
Il  s'imaginerait  avoir  tout  perdu,  et  qu'il  ne  saurait  plus  que 

a.  Gefi.,  XXXI,  30. 

1.  Var.  Nous  n'ignorons  pas  que  nous  remplissons  . 

2.  Ms.  dans  une  table...  —  Distraction,  apparemment. 

3.  Var.  accoutumés  à  un  certain  usage  da  leurs  biens. 

4.  Var.  toutes  ces  complaisances,  toutes  ces  douces  familiarités. 


324  CAREME  DES  MINIMES. 

faire   en  ce  monde  :  c'est   pourquoi  il  s'irrite  (')  contre   ces 
conseils,  et  il  ne  les  peut  endurer. 

Mais  il  y  a  encore  une  autre  raison  de  l'impatience  qu'il 
nous  témoigne,  c'est  qu'il  goûte  une  paix  profonde  dans  la 
jouissance  de  ses  plaisirs.  Au  commencement,  à  la  vérité,  sa 
conscience  incommode  venait  l'importuner  mal  à  propos  ; 
elle  l'effrayait  quelquefois  par  la  terreur  des  jugements  de 
Dieu  :  maintenant  il  l'a  enchaînée,  et  il  ne  lui  permet  plus  de 
se  remuer  ;  il  a  ôté  toutes  1-es  pointes  par  lesquelles  elle 
piquait  son  cœur  si  vivement  ;  ou  elle  ne  parle  plus,  ou  il  ne 
lui  reste  plus  qu'un  faible  murmure,  qui  n'est  pas  capable  de 
l'interrompre.  Parce  qu'il  a  oublié  Dieu,  il  croit  que  Dieu  l'a 
oublié  et  ne  se  souvient  plus  de  le  punir  :  Dixit  enim  in  corde 
suo  :  Oblitus  est  Deus  {^)  :  c'est  pourquoi  il  dort  à  son  aise, 
sous  l'ombre  (')  des  prospérités  qui  le  flattent.  Et  vous 
venez  l'éveiller  ;  vous  venez,  ô  prédicateurs,  avec  vos  exhor- 
tations et  vos  invectives,  animer  cette  conscience  qu'il 
croyait  avoir  désarmée  :  ne  vous  étonnez  pas  s'il  se  fâche. 
Comme  un  homme  qu'on  éveille  en  sursaut  dans  son  premier 
somme  où  il  est  assoupi  profondément,  il  se  lève  en  murmu- 
rant :  O  l'homme  fâcheux  que  vous  êtes  (^)  !  qui  êtes-vous,  et 
pourquoi  venez-vous  troubler  mon  repos  }  —  Pourquoi  ?  le 
demandez-vous  ?  C'est  parce  que  votre  sommeil  est  une 
léthargie,  parce  que  votre  repos  est  une  mort  :  parce  que  je 
ne  puis  vous  voir  courir  à  votre  perte  éternelle  en  riant,  en 
jouant,  en  battant  des  mains,  comme  si  vous  alliez  au 
triomphe.  Je  viens  ici  pour  vous  troubler  dans  cette  paix 
pernicieuse.  Surge,  qin  dormis,  et  exurge  a  mortuis  (''')  :  Je 
viens  rendre  la  force  et  la  liberté  à  cette  conscience  malheu- 
reuse, dont  vous  avez  si  longtemps  étouffé  la  voix. 

Parle,  parle,  ô  conscience  captive  :  parle,  parle,  il  est  temps 
de  rompre  ce  silence  violent  que  l'on  t'impose.  Nous  ne 
sommes  point  dans  les  bals,  dans  les  assemblées,  dans  les 
divertissements,  dans  les  jeux  du  monde:  c'est  la  prédication 

a.  Ps.,  IX,  32.  —  b.  Ephes.,  v,  14. 

1.  Vur.  il  ne  peut  souffrir  ces  sages  conseils. 

2.  Var.  à  l'ombre. 

3.  Edit.  O  homme  fâcheux,  quel  importun  vous  êtes  ! 


VAINES  EXCUSES  DES  l'ÉCIIEURS.  325 

que  tu  entends,  c'est  l'église  de  Dieu  où  tu  es.  Il  t'est  per- 
mis de  parler  devant  ses  autels  ;  je  suis  ici  de  sa  part,  pour 
te  soutenir  dans  tes  justes  reproches.  Raconte  à  cette  impu- 
dique toutes  ses  infamies  ('),  à  ce  voleur  public  toutes  ses 
rapines  ;  à  cet  hypocrite,  qui  trompe  le  monde,  la  honte  de 
son  ambition  cachée  ;  à  ce  vieux  pécheur,  qui  avale  l'iniquité 
comme  l'eau,  la  longue  suite  de  ses  crimes  :  dis-lui  que  Dieu, 
qui  l'a  souffert,  ne  le  souffrira  pas  toujours  :  Taciii  \semper, 
si/iii...,  sicut  parturicns  loq7iar'\  (-)  (").  «  Si  je  me  suis  tu, 
dit  le  Seigneur,  est-ce  que  je  me  tairai  éternellement...  ?  » 
Dis-lui  que  sa  justice  ne  permettra  pas  qu'il  se  moque  tou- 
jours de  sa  bonté;  ni  qu'il  brave  insolemment  sa  miséricorde 
par  ses  ingratitudes  continuelles.  Dis-lui  que  la  loi  si  souvent 
violée,  les  sacrements  si  souvent  profanés,  la  grâce  si  souvent 
foulée  aux  pieds,  ce  long  oubli  de  Dieu,  cette  résistance 
opiniâtre  à  ses  volontés,  ce  mépris  si  outrageux  de  son 
Saint-Esprit,  lui  amasse  un  trésor  de  haine,  dont  le  poids 
est  déjà  si  grand  qu'il  ne  peut  plus  différer  longtemps  à 
tomber  sur  sa  tête  et  à  l'écraser  ;  et  que  si  Dieu  patient  et 
bon  ne  précipite  pas  sa  vengeance,  c'est  à  cause  qu'il  saura 
bien  nous  faire  payer  au  centuple  un  mépris  si  outrageux  de 
sa  clémence  (^). 

—  Ah  !  que  ce  discours  est  importun  !  —  Que  plût  à  Dieu, 
mon  frère,  qu'il  te  le  fût  encore  davantage  !  Plût  à  Dieu  que 
tu  ne  pusses  te  souffrir  toi-même  !  Peut-être  que  ton  cœur 
ulcéré  se  tournerait  au  médecin  ;  peut-être  que  le  sentiment 
de  ta  misère  te  ferait  gémir  en  ton  cœur  (*),  et  regretter  les 
désordres  de  ta  vie  passée  :  au  lieu  de  t'irriter  contre  celui 
qui  t'exhorte,  tu  t'irriterais  contre  toi-même  ;  et  ayant  fait 
naître  une  douleur  qui  sera  la  cause  de  ta  guérison,  tu  dirais 
un  jour  à  ton  Dieu,  dans  l'épanchement  de  ton  cœur  :  Tribti- 
lationem  et  dolorem   inverti  [^).  Enfin  je   l'ai  trouvée,  cette 

a.  /s.,  XLll,  14.  —  è.  Fs.,  CXIV,  3. 

1.  Var.  ses  ordures.  —  Texte  de  Lâchât.  Deforis  avait  bien  lu. 

2.  Ms.  TuLui,  7iumqtiid  semper  taccbo  ?  D'où  la  traduction.  —  Deforis  la  cor- 
rige ainsi  :  «  Je  me  ferai  entendre  comme  une  femme  qui  est  dans  les  douleurs 
de  l'enfantement.  » 

3.  Var.  de  sa  miséricorde. 

4.  Var.  en  toi-même. 


126  CARÊME  DES  MINIMES. 


affliction  fructueuse,  cette  douleur  salutaire  de  la  pénitence. 
«  J'ai  trouvé  l'affliction  et  la  douleur  :  »  plusieurs  afflictions 
m'ont  trouvé,  que  je  ne  cherchais  pas  ;  mais  enfin  j'ai  trouvé 
une  affliction  qui  méritait  bien  que  je  la  cherchasse  ;  c'est 
l'affliction  d'un  cœur  contrit  et  attristé  de  ses  péchés  :  je  l'ai 
trouvée,  cette  douleur,  «  et  j'ai  invoqué  le  nom  de  Dieu  :  » 
je  me  suis  affligé  de  mes  crimes,  et  je  me  suis  converti  à 
celui  qui  les  efface  :  Tribulationem  \et  dolorem  mvent],  et 
nomen  Doinini  invocavi  (").  On  m'a  sauvé,  parce  qu'on  m'a 
blessé  ;  on  m'a  donné  la  paix,  parce  qu'on  m'a  offensé  ;  on 
ma  dit  des  vérités  qui  ont  déplu  premièrement  à  ma  faiblesse, 
et  ensuite  qui  l'ont  guérie.  Si  ce  sont  ces  vérités  que  nous 
vous  prêchons,  pourquoi  refusez-vous  de  les  entendre  ?  Et 
pourquoi  une  (')  petite  amertume  que  votre  goût  malade  y 
trouve  d'abord,  vous  empêche-t-elle  de  recevoir  une  méde- 
cine si  salutaire  ?  Si  veritatem  dico  volns,  qtiare  non  creditis 
milii  ?  C'est  ce  que  j'avais  à  vous  dire  dans  ma  seconde  partie. 

TROISIÈME    POINT. 

Les  pécheurs  superbes  et  opiniâtres,  convaincus  par  tous 
les  endroits  qu'il  n'y  a  aucune  raison  qui  puisse  autoriser 
leur  résistance  contre  les  prédicateurs  de  l'Evangile,  s'ima- 
ginent faire  quelque  chose  bien  considérable  (~)  en  alléguant 
de  mauvais  exemples,  et  surtout  quand  ils  les  rencontrent 
dans  ceux  qui  sont  destinés  pour  les  instruire  :  c'est  alors, 
messieurs,  qu'ils  triomphent,  et  qu'ils  croient  que  désor- 
mais (3)  il  n'y  a  plus  rien  par  où  l'on  puisse  combattre  leur 
impénitence.  C'est  pourquoi  le  Sauveur  Jésus,  prévoyant 
qu'ils  auraient  encore  ce  méchant  prétexte  pour  ne  se  rendre 
point  à  la  vérité,  a  été  au-devant  dans  son  Evangile,  lors- 
qu'il a  dit  ces  paroles  :  Super  cathedram  Moysi  \_sederiint 
Scribœ  et  Pharisœi\..  quœcwnque  dixerint  vobis,  servate  et 
facite  (''')  :  O  hommes  curieux  et  diligents  à  rechercher  les 
vices  des  autres,  lâches  et  paresseux  à  corriger  vos  propres 

a.  Ps.,  cxiv,  3.  —  b.  Malth.,  xxni,  3. 

1.  Var.  et  pourquoi  leur  dureté  apparente  vous  empêche-t-elle  de  les  recevoir.' 

2.  Édit.  pour  appuyer  leur  rébellion.  —  Mots  effacés. 

3.  Var.  et  qu'ils  croient  qu'il  n'y  a  plus  rien  désormais  par  où... 


VAINES  EXCUSES  DES  Pl'CIIEURS.  327 

défauts,  pourquoi  examinez-vous  avec  tant  de  soin  les  mœurs 
de  ceux  qui  vous  prêchent  ?  Considérez  plutôt  que  ce  qu'ils 
vous  disent  c'est  la  vérité,  et  que  leur  mauvais  exemple  ne 
ruine  pas  en  vos  esprits  leur  bonne  doctrine.  Qnœciinique 
dixerint    vobis,   sei'vate  et  facile  ('). 

Ce  n'est  pas  mon  intention  (-),  chrétiens,  de  vous  alléguer 
ces  paroles,  pour  autoriser  les  désordres  ou  la  mauvaise  vie 
des  prédicateurs  qui  disent  bien  et  font  mal.  Je  sais  qu'ils 
ne  doivent  pas  se  persuader  que  le  bien  qu'ils  ont  dit  serve 
d'excuse  au  mal  qu'ils  ont  fait.  Au  contraire,  dit  saint 
Augustin  ("),  (i  il  leur  sera  reproché  avec  justice  que,  puis- 
qu'ils voulaient  qu'on  les  écoutât,  ils  devaient  auparavant 
s'écouter  eux-mêmes  ;  »  qu'ils  devaient  dire  avec  le  prophète: 
Atidiam  quid  loqimtur  in  me  [Doniimts  Deus,  quoniam  lo- 
quetur  paceni  in  plebeni  suanî\  (^)  :  «  J'écouterai  ce  que  dira  en 
moi  le  Seigneur,  parce  qu'il  mettra  {^)  en  ma  bouche  des  pa- 
roles de  paix  pour  son  peuple  :  »  ce  qu'il  me  donne  autorité  de 
parler  (^),  je  le  dirai  aux  autres,  parce  que  c'est  ma  vocation 
et  mon  ministère  {f)  :  Loquetur  pacem  in  plebem  snani  ;  mais 
je  serai  (^)  le  premier  des  écoutants  :  Atidiam  quid  loqnatiir 
in  me  Dominus  Deus  :  et  si  nous  manquons  de  le  faire,  je 
le  dirai  hautement,  quand  je  me  devrais  ici  condamner  moi- 
même,  nous  trahissons  lâchement  notre  ministère,  le  plus 
saint  et  le  plus  auguste  qui  soit  dans  l'Eglise  ;  nous  détrui- 
sons notre  propre  ouvrage,  et  nous  donnons  sujet  aux 
infirmes  de  croire  que  ce  que  nous  enseignons  est  impos- 
sible, puisque  nous-mêmes  qui  le  prêchons  néanmoins  ne 
le  faisons  pas. 

Après  que  nous  nous  sommes  ainsi  condamnés  nous- 
mêmes,  si  nous  manquons  à  notre  devoir,  nous  parlons 
maintenant,  messieurs,  en  faveur  de  la  vérité  qui  vous  est 
annoncée  par  notre  entremise  ;  et  encore  que  nous  puissions 

a.  Enarrat.  iti  Ps.  XLIX,  n.  23.  —  b.  Ps.,  LXXXIV,  9. 

1.  Ms.   (2''(?  dicioitfacite.  — •  Ce  début  important  est  chargé  de  ratures. 

2.  Var.  Je  ne  parle  pas  ici,  chrétiens,  pour  autoriser... 

3.  Var.  parce  que  ce  seront  des  paroles  de  paix  pour  son  peuple. 

4.  Var.  ce  qu'il  me  fait  dire  est  pour  le  bien  de  son  peuple.  —  Parler.,  actif 
(Voy.  Remarques....,  Introduction  du  t.  1="^). 

5.  Var.  parce  que  c'est  mon  devoir. 

6.  Var.  mais  je  devais  être... 


328  CARÊME  DES  MINIMES. 

dire  qu'il  y  a  beaucoup  de  prédicateurs  qui  édifient  l'Église 
de  Dieu  par  leurs  œuvres  et  par  leurs  paroles,  néanmoins, 
sans  nous  servir  de  cette  défense,  nous  nous  contentons  de 
vous  avertir  en  la  charité  de  Notre  Seigneur  que  vous  ne 
soyez  point  curieux  de  rechercher  la  vie  de  ceux  qui  vous 
prêchent,  mais  que  vous  receviez  humblement  la  nourriture 
des  enfants  de  Dieu,  quelle  que  soit  la  main  qui  vous  la 
présente  ;  et  que  vous  respectiez  la  voix  du  pasteur,  même 
dans  la  bouche  du  mercenaire.  Saint  Augustin,  messieurs, 
voulant  nous  faire  entendre  cette  vérité,  s'objecte  d'abord  à 
lui-même  ce  passage  de  l'Ecriture  :  Niimqiiid  colligunt  de 
spinis  uvas,  aiU  de  ti'ibulis  finis  (")  :  «  Des  épines  peuvent- 
elles  produire  des  raisins  ?  »  des  prédicateurs  corrompus 
peuvent-ils  porter  la  parole  de  vie  éternelle  ?  peuvent-ils 
engendrer  un  fruit  qui  n'est  pas  de  leur  espèce .-^  Et  il  éclair- 
cit  cette  difficulté  par  une  excellente  comparaison.  Il  est  vrai, 
dit  ce  docteur  incomparable,  qu'un  buisson  ne  produit  point 
de  raisins  ;  mais  il  les  soutient  quelquefois  :  on  plante  une 
haie  auprès  d'une  vigne  ;  la  vigne  étendant  ses  branches,  en 
pousse  quelques-unes  à  travers  la  haie  ;  et  quand  le  temps 
de  la  vendange  approche,  vous  voyez  une  grappe  suspendue 
au  milieu  des  épines  :  «  le  buisson  porte  un  fruit  qui  ne  lui 
appartient  pas  ;  mais  qui  n'en  est  pas  moins  le  fruit  de  la 
vigne,  quoiqu'il  soit  appuyé  sur  le  buisson  :»  Portât  fructuvi 
spina  11011  suiim  ;  non  eniin  spiiiani  vitis  attulit,  sed  spinis 
palmes  incubuit  ('''). 

Ainsi  la  chaire  de  Moïse  dont  parle  le  Fils  de  Dieu  dans 
son  Evangile,  et  disons,  pour  nous  appliquer  cette  doctrine, 
la  chaire  de  Jésus-Christ  et  des  apôtres  que  nous  remplis- 
sons dans  l'Église,  c'est  une  vigne  sacrée  ;  la  doctrine  en- 
seignée par  les  mauvais,  c'est  la  branche  de  cette  vigne  qui 
produit  son  fruit  sur  le  buisson.  Ne  dédaignez  pas  ce  raisin, 
sous  prétexte  que  (')  vous  le  voyez  parmi  des  épines  ;  ne 
rejetez  pas  cette  doctrine,  parce  qu'elle  est  environnée  de 
mauvaises  mœurs  :  elle  ne  laisse  pas  de  venir  de  Dieu  ;  et 
vous  devez  regarder  de  quelle  racine  elle  est  née,  et  non 

a.  Matih.,  vn,  16.  —  b.  In  Joan.  Tract.  XLVi,  n.  6. 
I.  Var.  à  cause  que. 


VAINES  EXCUSES  DES  PÉCHEURS.  329 

pas  sur  quel  appui  elle  est  soutenue  (')  :  Lecre  tivmn  inter 
spinas  pcndentciu,  sed  de  vite  nascentem  (").  Approchez,  et 
ne  craignez  pas  de  cueillir  ce  raisin  parmi  ces  épines.  Mais 
prenez  garde,  dit  saint  Augustin,  que  vous  ne  déchiriez  votre 
main  en  le  cueillant  :  c'est-à-dire,  recevez  la  bonne  doctrine, 
gardez-vous  du  mauvais  exemple  ('')  ;  faites  ce  qu'ils  disent, 
prenez  le  raisin,  ne  faites  pas  ce  qu'ils  font,  gardez-vous  des 
épines  ;  et  craignez,  dit  saint  Augustin  en  un  autre  endroit, 
que  vous  ne  vous  priviez  vous-mêmes  (^)  de  la  nourriture  de 
la  vérité,  pendant  que  votre  délicatesse  vous  fait  toujours 
chercher  (•♦)  quelque  nouveau  sujet  de  dégoût  ou  dans  le 
vaisseau  où  l'on  vous  [la]  présente  ou  dans  l'assaisonne- 
ment :  Veritas  tibi  undelibet  loquatur,  esuriens  accipe,  ne 
unqîiain  ad  te  perveniat  panis,  dum  sempej'  qiiod  reprehendas 
in  vascîilo  fastidiosus...  iiiquiris  {'^). 

Cessez  donc  de  travailler  vos  esprits  à  rechercher  curieu- 
sement notre  vie.  Ne  dites  pas  :  J'ai  découvert  les  intrigues 
de  celui-là  et  les  secrètes  prétentions  de  cet  autre  ;  ne  dites 
pas  que  vous  avez  reconnu  son  faible,  et  que  vous  avez 
enfin  découvert  à  quoi  tendent  tant  de  beaux  discours.  Vaine 
et  inutile  recherche  :  car  outre  que  vous  imposez  souvent 
à  leur  innocence,  quand  ce  que  vous  leur  reprochez  serait 
véritable,  quelle  merveille,  messieurs,  d'avoir  trouvé  des 
péchés  dans  des  pécheurs,  et  dans  des  hommes  des  défauts 
humains  ?  Ce  n'est  pas  ce  qui  est  digne  de  votre  recherche  : 
ce  qui  mérite  l'application  de  votre  esprit,  c'est  premièrement, 
chrétiens,  de  vous  souvenir  de  ce  que  vous  êtes  {^).  Fussiez- 
vous  des  souverains  (^),  fussiez-vous  des  rois,  dans  l'Église 
de  Dieu,  [vous  êtes]  le  peuple  et  les  brebis  :  par  conséquent 
ne  reprenez  pas  les  oints  du  Seigneur,  les  ministres  de  ses 
sacrements  et  de  sa  parole. 

a.  Serm.  XLVi,  n.  22.  —  b.  In  Ps.  xxxvi,  Serm.  ni,  n.  20. 

1.  Var.  d'où  elle  est  née,  et  non  pas  sur  quoi  elle  est  soutenue. 

2.  Var.  n'imitez  pas  le  mauvais  exemple. 

3.  Var.  que  vous  ne  priviez  votre  âme... 

4.  Var.  que  votre  délicatesse  et  votre  dégoiJt  vous  font  toujours  trouver... 

5.  Var.  et  de  ne  pas  juger  témérairement  les  oints  du  Seigneur,  les 
ministres... 

6.  Lâchât  fait  de  ceci  une  noie  marginale  et  retranche  du  texte  cette  phrasç 
entière.  Nulle  marge  au  manuscrit. 


330  CAREME  DES  MINIMES. 

Mais  si  le  mal  est  si  manifeste  qu'il  ne  puisse  plus  se 
dissimuler,  ne  perdez  pas  le  respect  pour  la  vérité  à  cause 
de  celui  qui  la  prêche;  admirez  au  contraire,  admirez  en  nous- 
mêmes  l'autorité,  la  force  de  la  loi  de  Dieu,  en  ce  qu'elle  se 
fait  honorer  même  par  ceux  qu'elle  condamne,  et  les  contraint 
de  déposer  contre  eux-mêmes  en  sa  faveur.  Enfin,  ne  croyez 
pas  vous  justifier  en  débitant  par  le  monde  les  vices  des 
autres  ;  songez  qu'il  y  a  un  tribunal  où  chacun  sera  jugé  par 
ses  propres  faits.  Jésus-Christ  a  condamné  l'aveugle  qui 
mène  ;  mais  il  n'a  pas  absous  l'aveugle  qui  suit  ;  ils  se 
perdent  (')  tous  deux  dans  la  même  fosse  :  Ambo  in  foveam 
cadunt  ('').  Ainsi,  mes  frères,  la  chute  de  ceux  que  vous 
voyez  au-dessus  de  vous  dans  les  fonctions  ecclésiastiques, 
bien  loin  de  vous  porter  au  relâchement,  vous  doit  inspirer 
de  la  crainte,  et  vous  faire  (^)  d'autant  plus  trembler,  que 
vous  voyez  tomber  les  colonnes  mêmes  :  Non  sit  delectatio 
viinormn  lapsus  majortwi,  sed  sit  casus  majoruin  tremor 
viinorum  (*). 

Nous  avons  ouï  avec  patience  une  partie  des  reproches 
que  vous  faites  aux  prédicateurs  ;  et  l'intérêt  de  votre  salut 
nous  a  obligés  d'y  répondre  par  des  maximes  tirées  de 
l'Évangile:  maintenant  écoutez,  messieurs,  les  justes  plaintes 
que  nous  faisons  de  vous  ;  il  est  bien  raisonnable  que  vous 
nous  écoutiez  à  votre  tour,  d'autant  plus  que  nous  ne  parlons 
pas  pour  nous-même[s],  mais  pour  votre  utilité.  Nous  nous 
plaignons  donc,  chrétiens,  et  nous  nous  en  plaignons  à  Dieu 
et  aux  hommes,  nous  nous  en  plaignons  à  vous-mêmes,  que 
vous  faites  peu  d'état  de  notre  travail.  Ce  que  je  veux  dire, 
messieurs,  ce  n'est  pas  que  vous  preniez  mal  nos  pensées,  que 
vous  censuriez  nos  actions  et  nos  discours  (■'')  ;  tout  cela  est 
trop  peu  de  chose  pour  nous  émouvoir.  Quoi  !  cette  période 
n'a  pas  ses  mesures,  ce  raisonnement  n'est  pas  dans  son 
jour,  cette  comparaison  n'est  pas  bien  tournée  !  c'est  ainsi 
qu'on  parle  de  nous  ;  nous  ne  sommes  pas  exempts  des  mots 

a.  Matth.,  xv,  14.  —  b.  S.  Aug.,  in  Ps.  L,  n.  3. 

1.  Var.  ils  tombent... 

2.  Viir.  et  vous  devez  d'autant  plus  trembler  que  vous  voyez  chanceler... 

3.  Ces  deux  expressions  sont  à  peu  près  synonymes  ici. 


VAINES  EXCUSES  DES  PÉCHEURS.  33  I 

de  la  mode.  Dites,  dites  ce  qu'il  vous  plaira  (').  Nous  aban- 
donnons de  bon  cœur  à  votre  censure  ces  ornements  étran- 
gers, que  nous  sommes  contraints  quelquefois  de  rechercher 
pour  l'amour  de  vous,  puisque  telle  est  votre  délicatesse,  que 
vous  ne  pouvez  goûter  Jésus-Ciirist  tout  seul  dans  la  sim- 
plicité de  son  Évangile  ;  tranchez,  décidez,  censurez,  exercez 
là-dessus  votre  bel  esprit,  nous  ne  nous  en  plaignons  pas. 
En  quoi  donc  nous  plaignons-nous  justement  que  vous  mé- 
prisez notre  travail  ?  En  ce  que  vous  nous  écoutez,  et  que 
vous  ne  nous  croyez  pas  ;  en  ce  qu'on  ne  vit  jamais  un  si 
grand  concours,  et  si  peu  de  componction  ;  en  ce  que  nous 
recevons  assez  de  compliments,  et  que  nous  ne  voyons  point 
de  pénitence. 

Saint  Augustin,  étant  dans  la  chaire,  a  dit  autrefois  à  ses 
auditeurs:  Considérez,  mes  frères,  que  «notre  vie  est  pénible, 
laborieuse  (■),  accompagnée  de  grands  périls.  »  Après  avoir 
ainsi  représenté  ses  travaux  et  ses  périls  :  «  Consolez-nous 
en  bien  vivant  :  »  Vitain  7wstram  injirmain,  laboriosa7Ji,  peri- 
cu/osam,  in  hoc  mundo  consolammi  bene  vivendo  (").  Je  puis 
bien  parler  après  ce  grand  homme,  et  vous  représenter  avec 
lui  doucement,  en  simplicité  de  cœur,  qu'en  effet  notre  vie 
est  laborieuse.  Nous  usons  nos  esprits  à  chercher  dans  les 
saintes  Lettres  et  dans  les  écrivains  ecclésiastiques  ce  qui 
est  utile  à  votre  salut,  à  choisir  les  matières  qui  vous  sont 
propres,  à  nous  accommoder  autant  qu'il  se  peut  à  la  capacité 
de  tout  le  monde  :  il  faut  trouver  du  pain  pour  les  forts  et 
du  lait  pour  les  enfants.  Eh  !  c'est  assez  parler  de  nos  peines, 
nous  ne  vous  les  reprochons  pas  :  après  tout,  c'est  notre  de- 
voir ;  si  le  travail  est  fâcheux,  l'oisiveté  d'autre  part  n'est 
pas  supportable. 

Mais  si  vous  avez  peu  d'égard  à  notre  travail,  ah  !  ne 
comptez  pas  pour  rien  notre  péril.  Quel  péril  ?  Nous  sommes 
responsables  devant  Dieu  de  ce  que  nous  vous  disons  :  est- 
ce  tout  '^.  et  de  ce  que  nous  vous  taisons.  Si  nous  dissimulons 

a.  In  Joan.  Tract,  xvni,  n.  12. 

1.  Les  éditeurs  placent  ici  une  phrase  effacée  :  «  Tous  ces  reproches  sont  un 
jeu  d'enfant  qui  n'est  pas  digne  de  l'attention  de  gerks  qui  sont  occupés  à  un 
ministère  si  grave  et  si  sérieux.  »  L'auteur  l'a  rei;i;^lacée  par  la  suivante. 

2.  Première  rédaction:  pénible  et  laborieuse. 


CAREME  DES  MINIMES. 


VOS  vices,  si  nous  les  déguisons,  si  nous  les  flattons,  si  nous 
désespérons  les  faibles,  si  nous  flattons  les  présomptueux, 
Dieu  nous  en  fera  rendre  compte.  Est-ce  là  tout  notre  péril? 
Non,  mes  frères,  ne  le  croyez  pas.  Notre  plus  grand  péril,  c'est 
lorsque  nous  faisons  notre  devoir.  J'ai  quelque  peine,  mes- 
sieurs, à  vous  parler  de  notre  emploi  :  ce  qui  m'y  fait  ré- 
soudre, c'est  que  j'en  espère  pour  vous  de  l'instruction  ;  et 
ce  qui  me  rassure,  c'est  que  je  ne  parle  pas  de  moi-même. 

Saint  Augustin  dit  :  Nous  devons  souhaiter  pour  votre 
bien  que  vous  approuviez  nos  discours;  car  quel  fruit  peut-on 
espérer,  si  vous  n'approuvez  pas  ce  que  nous  disons  ?  C'est 
donc  ce  que  nous  devons  désirer  le  plus  ;  et  c'est  ce  que  nous 
avons  le  plus  à  craindre.  Dispensez-moi,  messieurs,  de  vous 
expliquer  plus  au  long  ce  que  vous  devez  assez  entendre. 
Ah  !  cessons  de  parler  ici  de  nous-mêmes.  Venons  à  la  con- 
clusion de  saint  Augustin  :  Consolamini  bene  vivendo  ;  nolile 
nos  atterere  inalis  inoribus  vesti'is  {f)  :  «  Consolez-nous  en 
bien  vivant;  ne  nous  accablez  pas  par  vos  mœurs  déréglées.» 
Parmi  tant  de  travaux  et  tant  de  périls,  quelle  consolation 
nous  peut-il  rester,  que  dans  l'espérance  de  gagner  les  âmes.'* 
Nous  ne  sommes  pas  si  malheureux,  qu'il  n'y  en  ait  qui  pro- 
fitent de  notre  parole  ;  mais  voici,  dit  saint  Augustin,  ce  qui 
rend  notre  conduite  misérable:  In  occiilto  est  unde  gandemn, 
in  pnblico  est  tinde  torquear  (''')  :  «  Ce  qui  nous  fâche  est 
public  ;  ce  qui  nous  console  est  caché  :  »  nous  voyons 
triompher  hautement  le  vice  qui  nous  afflige,  et  nous  ne 
voyons  pas  la  pénitence  qui  nous  édifie.  Luceat  Lux  vestra 
coram  hominibiLS  (^)  :  «  Que  votre  lumière  luise  devant  les 
hommes.  »... 

a.  Loco  citât.  —  b.  Serm.  CCCXCII,  n.  6.  —  c.  Matth.^  v,  i6. 


^,i^  .s,.  -^^  «ôt  «^^  ::^  -^  '^.  -'^  -^^  ^^.  ^^^  ^^  ^  -^  '.-^  . 


CAREME   DES   MINIMES. 


DIMANCHE   DES   RAMEAUX. 


Sur   L'HONNEUR   du    MONDE  (■). 


Devant  le  prince  de  Condé,  21  mars  1660. 


wwwwwwwww^^^wwwwww^ 


Bossuet,  renvoyant  plus  tard  à  ce  discours  (1670),  le  désignait 
ainsi  :  Car.  Miji.  ser.  6  (AIss.,  12823,  f.  170  :  Niinc  judichwi...^  Une 
allocution  à  Condé,  écrite  après  avoir  dit  (2),  suffirait  d'ailleurs  à 
fixer  la  date,  si  on  pouvait  garder  quelque  doute.  On  trouvera,  à  la 
suite  du  sermon,  cette  allocution  avec  ses  deux  parties,  l'une  se 
rapportant  à  l'exorde  et  l'autre  à  la  péroraison.  M.  Gandar  {Choix 
de  serinons,  p.  215)  remarque  judicieusement  que  ce  discours,  «  un 
des  chefs-d'œuvre  de  la  jeunesse  de  Bossuet  (3),  »  fut  composé  très 
vite,  et  qu'après  avoir  improvisé,  pour  ainsi  dire,  sa  rédaction  sur 
le  papier,  l'orateur  ne  dut  éprouver  aucun  embarras  à  ajouter  de 
vive  voix  le  compliment  qu'exigeait  l'usage.  Nous  appelons  l'atten- 
tion du  lecteur  sur  les  grandes  leçons  que  contient  ce  double  com- 
pliment, dont  la  pensée  est  si  ferme  et  le  tour  si  heureux. 

Sommaire  (-^). 

( Exorde.)  Honneur  du  monde  :  statue  de  Nabuchodonosor. 

( i^'' point.)  Vertu  :  modestie  de  la  vertu  chrétienne.  —  Désirer  les 
louanges  ;  les  craindre  :  péril,  saint  Augustin.  —  Ne  rechercher 
pas  la  gloire  ;  ne  l'accepter  pas  :  Evangile.  —  On  se  rend  indigne 
des  louanges  en  les  recnerchant  avec  empressement  (5). 

1.  Mss.,  12823,  f.   179-185.  —  Voy.  un  autre  sermon  sur  P Honneur  {1666). 

2.  Tout  en  plaçant  cette  note  «  quelques  mois  plus  tard  que  le  sermon  >  {Bos- 
suet  oni(eî/r,  333),  M.  Gandar  croit  qu'il  faut  la  reculer  jusqu'à  l'époque  des 
sommaires.  {Ibid.  et  Choix  de  Sermons,  215).  Toutefois  elle  ressemble  plus  au 
Carême  des  Minimes  qu'au  Carême  du  Louvre. 

3.  Bossuet  lui-même  avait  sans  doute  quelque  estime  pour  cette  composition, 
puisqu'il  la  reprit  en  1665  peu-  le  Carême  de  Saint-Thomas  du  Louvre.  Les 
quelques  retouches  qu'il  y  apporta  seront  indiquées  à  part  dans  les  notes,  ces 
variantes-là  étant  un  perfectionnement  du  texTe,  au  lieu  d'en  être  l'ébauche. 
Fréquemment  porté  sur  les  programmes,  ce  sermon  est  entré  dans  presque  tous 
les  Choix  classiques.  L'édition  Gazier  est  la  plus  correcte  de  toutes.  Nous  avons 
dià  néanmoins  y  apporter  encore  quelques  changements  ;  par  exemple,  nous 
n'avons  pu  accepter  la  locution  inintelligible  :  «  Il  tient  bonne  table  à  ses 
mines,  »  qu'on  y  avait  maintenue,  en  renonçant  d'ailleurs  à  la  justifier. 

4.  Il  ne  reste  plus  qu'une  copie  de  ce  sommaire,  faite  par  les  éditeurs  :  on  y 
reconnaît  les  habitudes  de  Bossuet. 

5.  Ces  deux  pensées  sont  ici  interverties  par  rapport  à  l'ordre  où  elles  se  pré- 
sentent dans  le  discours. 


334  CAREME  DES  MINIMES, 

(2^ point.)  Vertu  du  monde,  quelle.  Vertu  de  la  cour,  à  l'intérêt 
près.  Saint  Chrysostome.  Exemples  :  Salil,  Jéhu.  —  Le  monde  se 
connaît  peu  en  vertu.  —  Flatterie. 

(f  point.)  Cœur  de  dieu,  Ézéchiel.  —  Il  sied  bien  à  Dieu  d'être 
rempli  de  soi-même.  —  L'amour  de  soi-même  restreint  les  créatures: 
l'amour  de  soi-même  étend,  pour  ainsi  dire,  le  Créateur,  parce  que 
son  être  est  de  se  communiquer.  Bonté.  —  Bizarrerie  des  jugements 
humains  en  JéSUS-Christ.  —  JéSUS-Christ  condamne  les  juge- 
ments humains  par  une  nouvelle  manière,  en  [se]  laissant  juger.  — 
Pour  détruire  l'orgueil  de  l'homme  qui  se  fait  Dieu,  Dieu  se  fait 
homme  véritablement  ('). 


Dicite  filice  Sion  :  Ecce  Rex  ttms  venit 
tibi  mansuetus. 

Dites  à  la  fille  de  Sion  :  Voici  ton  Roi 
qui  fait  son  entrée,  plein  de  bonté  et  de 
douceur. 

Paroles  du  prophète  Zacharie,  rap- 
,  portées  dans  l'évangile  de  ce  jour 
{en  S.  Mat  th..,  xxi,  5). 

PARMI  (-)  toutes  les  grandeurs  du  monde,  il  n'y  a  rien 
de  si  éclatant  qu'un  jour  de  triomphe  ;  et  j'ai  appris  de 
Tertullien  que  ces  illustres  triomphateurs  de  l'ancienne 
Rome  marchaient  au  Capitole  avec  tant  de  gloire  {^),  que, 
de  peur  qu'étant  éblouis  d'une  telle  magnificence,  ils  ne  s'éle- 
vassent enfin  au-dessus  de  la  condition  humaine,  un  esclave 
qui  les  suivait  avait  charge  de  les  avertir  qu'ils  étaient 
hommes  :  Respice  post  te,  hominem  te  mémento  {f).  Ils  ne  se 
fâchaient  pas  de  ce  reproche  :  «  C'était  là,  dit  Tertullien,  le 
plus  grand  sujet  de  leur  joie  {^)  de  se  voir  environnés  de 
tant  de  gloire,  que  l'on  avait  sujet  de  craindre  pour  eux  qu'ils 
n'oubliassent  qu'ils  étaient  mortels:»  Hoc magis gatidet  tanta 
se  gloria  coruscare,  ut  illi  admonitio  conditionis  suœ  sit 
necessaria  ('').  * 

a.  Apolog.,  n.  Z2>- 

1.  Nouvelle  interversion  des  idées. 

2.  Var.  Rome,  dans  toute  sa  grandeur,  n'avait  rien  de  plus  magnifique  qu'un 
jour  de  triomphe. 

3.  Var.  de  pompe. 

4.  Ms.  mémento  te.  —   La  phrase  suivante  (renvoi   au  crayon)  est  à  peine 
lisible. 

5.  Var.  Le  plus  grand  sujet  de  leur  joie,  c'était,  dit  Tertullien... 


SUR  L  HONNEUR  DU  MONDE.  335 

Le  triomphe  de  mon  Sauveur  est  bien  éloigné  de  cette 
pompe  ;  et  quand  je  vois  le  malheureux  (')  équipage  avec 
lequel  il  entre  dans  Jérusalem,  au  lieu  de  l'avertir  (')  qu'il 
est  homme,  je  trouverais  bien  plus  à  propos  (^),  chrétiens,  de 
le  faire  souvenir  qu'il  est  Dieu  :  il  semble  en  effet  qu'il  l'a 
oublié.  Le  prophète  et  l'évangéliste  concourent  à  nous  mon- 
trer ce  roi  d'Israël  «monté,  disent-ils,  sur  une  ânesse  :  » 
Sedens  super  asinam  (").  Ah  !  chrétiens  (^),  qui  n'en  rougirait? 
Est-ce  là  une  entrée  royale  .'*  est-ce  là  un  appareil  de  triom- 
phe ?  Est-ce  ainsi,  ô  Fils  de  David,  que  vous  montez  au  trône 
de  vos  ancêtres  et   prenez  possession  de  leur  couronne  {^)  ? 

Toutefois  arrêtons,  mes  frères,  et  ne  précipitons  pas  notre 
jugement.  Ce  Roi,  que  tout  le  peuple  honore  aujourd'hui  par 
ces  cris  de  réjouissance,  ne  vient  pas  pour  s'élever  au-dessus 
des  hommes  par  l'éclat  d'une  vaine  pompe,  mais  plutôt  pour 
fouler  aux  pieds  les  grandeurs  humaines  ;  et  les  sceptres 
rejetés,  l'honneur  méprisé,  toute  la  gloire  du  monde  ané- 
antie (^),  font  le  plus  grand  ornement  de  son  triomphe.  Donc, 
pour  admirer  (^)  cette  entrée,  accoutumons-nous  avant  toutes 
choses  à  la  modestie  et  aux  abaissements  glorieux  {^)  de 
l'humilité  chrétienne,  et  tâchons  de  prendre  ces  sentiments 
aux  pieds  de  la  plus   humble  des  créatures,  en  disant  :  A'^e, 

Aujourd'hui  que  notre  monarque  fait  son  entrée  dans  Jé- 
rusalem, au  milieu  des  applaudissements  de  tout  le  peuple, 
et  que,  parmi  cette  pompe  de  peu  de  durée,  l'Église  com- 
mence à  s'occuper  dans  la  pensée  de  sa  Passion  (^),  je  me 
sens  pressé  {'"•),  chrétiens,  de  mettre  aux  pieds  de  notre  Sau- 
veur quelqu'un  de  ses  ennemis  capitaux,  pour  honorer  tout 


a.  Zach.,  IX,  9  ;  Matth.,  XXI,  5. 

1.  Var.  pauvre 

2.  Var.  de  lui  crier. 

3.  Far.  j'ai  plutôt  envie. 

4.  Var.  messieurs. 

5.  Var.  royaume. 

6.  Var.  eftacée. 

7.  Var.  honorer. 

8.  Var.  à  la  glorieuse  bassesse. 

9.  Var.  de  sa  Passion*  ignominieuse  (1665). 

10.  Var.  *  fortement  pressé  (1665). 


L 


^T)6  CARÊME  DES  MINIMES. 

ensemble  et  son  triomphe  et  sa  croix.  Je  n'ai  pas  de  peine  à 
choisir  celui  qui  doit  servir  à  ce  spectacle  :  et  le  mystère 
d'ignominie  que  nous  commençons  de  célébrer,  et  cette 
magnificence  d'un  jour  que  nous  verrons  tout  d'un  coup 
changée  (')  en  un  mépris  si  outrageux,  me  persuadent  faci- 
lement que  ce  doit  être  l'honneur  du  monde. 

L'honneur  du  monde,  mes  frères,  c'est  cette  grande  statue 
que  Nabuchodonosor  veut  que  l'on  adore.  Elle  est  d'une 
hauteur  prodigieuse,  altitudine  cubitorum  sexaginta,  parce 
que  rien  ne  paraît  plus  élevé  que  l'honneur  du  monde.  «  Elle 
est  toute  d'or,»  dit  l'Ecriture  (")  :  Fecit  statuam  auream;  parce 
que  rien  ne  semble  plus  éclatant  (^).  «  Toutes  les  langues  et 
tous  les  peuples  adorent  cette  statue  :  »  Omnes  tribus  et  lin- 
guœ  adoraverunt  statuam  auream  (^')  ;  tout  le  monde  sacrifie 
à  l'honneur  :  et  ces  fifres,  et  ces  trompettes,  et  ces  hautbois  (3), 
et  ces  tambours  qui  résonnent  autour  de  la  statue,  n'est-ce 
pas  le  bruit  de  la  renommée  }  ne  sont-ce  pas  les  applaudis- 
sements et  les  cris  de  joie  qui  composent  ce  que  les  hommes 
appellent  la  gloire  ?  C'est  donc,  messieurs,  cette  grande  et 
superbe  idole  (■*)  que  je  veux  abattre  aujourd'hui  aux  pieds 
du  Saijveur.  Je  ne  me  contente  pas,  chrétiens,  de  lui  refuser 
de  l'encens  avec  les  trois  enfants  de  Babylone,  ni  de  lui  dé- 
nier l'adoration  que  tous  les  peuples  lui  rendent  :  je  veux  faire 
tomber  sur  cette  idole  le  foudre  de  la  vérité  évangélique  ;  je 
veux  l'abattre  tout  de  son  long  devant  la  croix  de  mon  Sau- 
veur ;  je  veux  la  briser  et  la  mettre  en  pièces,  et  en  faire  un 
sacrifice  à  Jésus-Christ  crucifié,  avec  le  secours  de  sa  grâce. 

Parais  donc  ici,  ô  honneur  du  monde,  vain  fantôme  {f) 
des  ambitieux  et  chimère  des  esprits  superbes  ;  je  t'appelle  à 
un  tribunal  où  ta  condamnation  est  bien  assurée  (^).  Ce  n'est 
pas  devant  les  Césars  et  les  princes,  ce  n'est  pas  devant  les 
héros  et  les  capitaines  que  je  t'oblige  de  comparaître:  comme 

a.  Dan.,  m,  i.  —  b.  Ibid.,  7. 
r.  Far.  bientôt  changée. 

2.  Var.  ne  semble  *  ni  plus  riche,  ni  plus  précieux  (1665). 

3.  Var.  ces  flûtes. 

4.  Var.  cette  grande  idole. 

5.  Var.  vieille  chimère  des  ambitieux. 

6.  Var.  est*  inévitable  (1665). 


\ 


SUR  L  HONNEUR  DU  MONDE.  337 

ils  ont  tous  été  tes  adorateurs,  ils  prononceraient  à  ton  avan- 
tage. Je  t'appelle  à  un  jugement  où  préside  un  Roi  couronné 
d'épines,  que  l'on  a  revêtu  de  pourpre  pour  le  tourner  en  ri- 
dicule, que  l'on  a  attaché  à  une  croix  pour  en  faire  un  spec- 
tacle d'ignominie  :  c'est  à  ce  tribunal  que  je  te  défère  ;  c'est 
devant  ce  Roi  que  je  t'accuse.  De  quels  crimes  l'accuserai-je, 
chrétiens  ?  Je  vous  le  vais  dire.  Voici  trois  crimes  capitaux 
dont  j'accuse  l'honneur  du  nionde  ;  je  vous  prie  de  les  bien 
entendre. 

Je  l'accuse  premièrement  de  flatter  la  vertu  et  de  la  cor- 
rompre ;  secondement,  de  déguiser  le  vice  et  de  lui  donner 
du  crédit  ;  enfin,  pour  comble  de  ses  attentats,  d'attribuer 
aux  hommes  ce  qui  appartient  à  Dieu,  et  de  les  enrichir,  s'il 
pouvait,  de  ses  dépouilles  :  voilà  les  trois  chefs  principaux 
sur  lesquels  je  prétends,  messieurs,  qu'on  fasse  le  procès  à 
l'honneur  du  monde.  Dieu  me  veuille  aider  par  sa  grâce  à 
poursuivre  vivement  une  accusation  si  importante,  et  à  sou- 
tenir les  opprobres  et  l'ignominie  de  la  croix  contre  l'orgueil 
des  hommes  mondains  ! 

PREMIER    POINT. 

Donc,  mes  frères,  le  premier  crime  dont  j'accuse  l'honneur 
du  monde  devant  la  croix  de  Jésus-Christ,  c'est  d'être  le 
corrupteur  de  la  vertu  et  de  l'innocence.  Ce  n'est  pas  moi 
seul  qui  l'en  accuse;  j'ai  pour  témoin  saint  Jean  Chrysostome, 
et  dans  un  crime  si  atroce  je  suis  bien  aise  de  faire  parler 
un  si  véhément  accusateur.  C'est  dans  l'homélie  xvii  sur  la 
divine  Épitre  aux  Romains  que  ce  grand  prédicateur  nous 
apprend  que  la  vertu  (')  qui  aime  les  louanges  et  la  vaine 
gloire  ressemble  à  une  femme  qui  se  prostitue  {^)  à  tous  les 
passants.  Ce  sont  les  propres  termes  de  ce  saint  évêque  (^)  ; 
encore  parle-t-il  bien  plus  fortement  dans  la  liberté  de  sa 
langue,  rrtâ.is  la  retenue  de  la  nôtre  ne  me  permet  pas  de  tra- 

1.  Var.  que  celui  qui  aime...  —  La  correction  pourrait  bien  être  de  1665, 

2.  Var.qui*  s'abandonne...  1665. 

3.  La  première  rédaction,  que  Tauteur  efface,  portait  :  €  que  je  ne  fais  que  tra- 
duire en  notre  langage  ;  encore  en  ai-je  retranché  quelque  expression  qui  est 
beaucoup  plus  forte  en  sa  langue,  mais  dont  il  ne  m'est  pas  permis  d'user  en  la 
nôtre.  »  —  lia  supprimé  le  mot  i)npudique^  dans  la  phrase  précédente. 

Sermons  de  Bossuet.  —  HI.  22 


338  CARÊME  DES  MINIMES. 

duire  toutes  ses  paroles  :  tâchons  néanmoins  d'entendre  son 
sens  et  de  pénétrer  sa  pensée.  Pour  cela  (')  je  vous  prie  de 
considérer  que  la  pudeur  et  la  modestie  ne  combattent  pas 
seulement  l'impudicité  (^),  mais  encore  la  vaine  gloire  et 
l'amour  désordonné  des  louanges,  jugez-en  par  l'expérience. 
Une  fille  bien  élevée  (^)  rougit  d'une  parole  déshonnête  ('*), 
un  homme  sage  et  modéré  rougit  des  louanges  excessives  {^)  ; 
en  l'une  et  en  l'autre  de  ces  rencontres  la  modestie  fait  bais- 
ser les  yeux  et  monter  la  rougeur  au  front.  Et  d'où  vient  cela, 
chrétiens,  sinon  par  un  sentiment  que  la  nature  {°)  nous  ins- 
pire, que  comme  le  corps  a  sa  chasteté  que  l'impudicité  cor- 
rompt, il  y  a  aussi  une  certaine  intégrité  de  l'âme  qui  peut 
être  violée  par  les  louanges  (j). 

Toutefois  il  faut  aller  encore  plus  avant,  et  rechercher 
jusqu'à  l'origine  d'où  vient  à  une  âme  bien  née  cette  honte 
des  louanges.  Je  dis  qu'elle  est  naturelle  à  la  vertu,  et  je 
parle  de  la  vertu  chrétienne,  car  nous  n'en  connaissons  point 
d'autre  en  cette  chaire.  Il  est  donc  de  la  nature  de  la  vertu 
d'appréhender  les  louanges  ;  et  si  vous  pesez  attentivement 
avec  quelles  précautions  le  Fils  de  Dieu  l'oblige  à  se  cacher, 
vous  n'aurez  pas  de  peine  à  le  comprendre,  Attendite  ne 
jti.stitiam  vestra7n  faciatis  \coram  JiominibiLS,  ut  videatnini  ab 
eis  {'')]...  Ne  va  point  prier  dans  les  coins  des  rues,  afin  que 
les  hommes  te  voient  ;  «retire-toi  dans  ton  cabinet,  ferme  la 
porte  sur  toi,  et  prie  en  secret  devant  ton  Père  :  »  Intra  in 
cubiculum  tuum,  et  clauso  ostio  or  a  Pair  cm  tumn  in  abscon- 

a.  Mailh.,  vi,  i. 

1.  Var.  Car  c'est  une  chose  remarquable  (1665).  —  Un  trait  de  plume  donne  en 
outre  ici  à  entendre,  qu'en  1665,  renonçant  à  ce  qui  précède,  texte  et  corrections, 
Bossuet  se  décide  à  commencer  par  ces  mots  :  «  C'est  une  chose  remarquable...  » 

2.  Var.  ne  *  s'opposent  pas  seulement  aux  actions  déshonnêtes,  mais  encore 
à...  (1665). 

3.  Var.  une  *  personne  honnête  et  bien  élevée  (1665). 

4.  Var.  parole  *  immodeste  (1665). 

5.  Var.*  de  ses  propres  louanges  (1665). 

6.  Var.  *la  raison  (1665).  —  L'auteur  efface  même  l'ancienne  expression. 

7.  Première  rédaction  effacée  :  €  C'est  pourquoi  la  même  nature  nous  donne 
la  pudeur  et  la  modestie  pour  nous  défendre  de  ces  deux  corruptions,  comme  s'il 
y  avait  du  déshonneur  dans  l'honneur  même  et  de  la  honte  dans  les  louanges. 
Ne  vous  étonnez  pas,  chrétiens,  si  cette  âme  avide  de  louanges,  qui  les  cherche 
et  les  mendie  de  tous  côtés,  est  appslée  par  saint  Chrysosto.ne  une  infâme  pro- 
stituée :  elle  mérite  bien  ce  nom,  puisqu'elle  méprise  la  modestie  et  la  pudeur.  » 


SUR  L  HONNEUR  DU  MONDE. 


339 


dito  (").  «  Ne  sonne  pas  de  la  trompette  pour  donner  l'au- 
mône :  »  je  ne  t'ordonne  pas  seulement  de  la  cacher  devant 
les  hommes  (')  ;  mais  «  lorsque  la  droite  la  distribue,  que  la 
gauche,  s'il  se  peut,  ne  le  sache  pas.  »  Te  atUon  faciente 
elcenwsyna))!,  7icsciat  sinistra  tua  '[ijiiid  faciat  dextera  tna{^'y\. 

C'est  pourquoi,  dit  très  bien  saint  Jean  Chrysostome  (^), 
toutes  les  vertus  chrétiennes  sont  un  grand  mystère.  Qu'est- 
ce  à  dire  ?  Mystère  signifie  un  secret  sacré.  Autrefois  quand 
on  célébrait  les  divins  mystères,  comme  il  y  avait  des  caté- 
chumènes qui  n'étaient  pas  encore  initiés,  c'est-à-dire  qui 
n'étaient  pas  du  corps  de  l'Église,  qui  n'étaient  pas  baptisés, 
on  ne  leur  en  parlait  que  par  énigmes  :  vous  le  savez,  vous 
qui  avez  lu  les  homélies  des  saints  Pères  (^).  Ils  étaient  avec 
les  fidèles  pour  entendre  la  prédication  et  le  commencement 
des  prières.  Venait-on  aux  mystères  sacrés,  c'est-à-dire  à 
l'action  du  sacrifice,  le  diacre  mettait  dehors  les  catéchumènes 
et  fermait  la  porte  de  l'église.  Pourquoi  '^  C'était  le  mystère. 
Ainsi  des  vertus  chrétiennes.  Voulez-vous  (2)  prier  '^.  fermez 
.votre  porte:  c'est  un  mystère  que  vous  célébrez.  Jeûnez-vous? 
«  oignez  votre  face  de  peur  qu'il  ne  paraisse  que  vous  jeû- 
niez :  »  Unge  capiU  hmm,  et  facieni  tuam  \lava\  ('')  :  c'est  un 
mystère  entre  Dieu  et  vous  ;  nul  n'y  doit  être  admis  que  par 
son  ordre,  ni  voir  votre  vertu,  qu'autant  qu'il  lui  plaira  de  la 
découvrir. 

Selon  cette  doctrine  de  l'Évangile,  je  compare  la  vertu 
chrétienne  à  une  fille  chaste  et  pudique  (*),  élevée  dans  la 
maison  paternelle  dans  une  retenue  incroyable  :  on  ne  la 
mène  point  aux  théâtres,  on  ne  la  produit  point  dans  les 
assemblées  :  elle  garde  le  logis,  et  travaille  sous  les  yeux  de 

a.  Matih.,  VI,  6.  —  b.  Jbid.,  3.  —  c.  Homil.  i?i  Malth.,  XIX,  n.  3  ;  LXXI,  n.  4. 
—  d.  Matfh.,\i,  17. 

1.  Var.  aux  hommes. 

2.  Ceci  s'adresse  aux  Minimes,  non  au  peuple.  M.  Floquet  {Études...,  II,  53) 
cite  parmi  ceux  qui  purent  entendre  Bossuet  en  1660  les  PP.  Giry,  Cossart,  de 
Saint-Gilles,  Barré,  Bessin,  la  Noue,  de  Coste,  d'Ormesson. 

3.  Var.  veux-tu  prier.''  ferme  ta... 

4.  Bossuet  a  dû  abréger  cette  comparaison.  Il  note  en  effet  sur  son  manuscrit 
le  mot  :  Abrèges,  que  nous  avons  plusieurs  fois  rencontré  sur  des  sermons  de 
cette  station.  (M.  Gazier  a  cru,  mais  h  tort,  je  pense,  qu'il  fallait  lire  :  Abroges.) 
L'auteur  n'ayant  pas  indiqué  les  coupures  qu'il  voulait  faire,  nous  sommes  forcés 
de  nous  en  tenir  ici  à  sa  première  rédaction. 


340  CAREME  DES   MINIMES. 

son  Père  qui  est  Dieu,  qui  se  plaît  à  la  regarder  dans  ce 
secret,  charmé  et  ravi  (')  principalement  de  sa  retenue,  videt 
in  abscondito  {")  ;  qui  lui  destinant  (^)  un  époux,  c'est  Jésus- 
Christ,  veut  qu'elle  (3)  lui  donne  un  cœur  pur,  et  qui  n'ait 
point  été  corrompu  par  d'autres  affections  ;  qui  lui  prépare 
un  jour  de  grandes  louanges,  et  qui  ne  veut  pas,  en  atten- 
dant, qu'elle  se  laisse  gâter  par  celles  des  hommes  ('').  C'est 
pourquoi  elle  fuit  leurs  compagnies,  elle  aime  son  secret  et 
sa  solitude.  Que  si  elle  paraît  quelquefois,  comme  un  si  grand 
éclat  ne  peut  pas  demeurer  toujours  caché,  il  n'y  a  que  sa 
simplicité  qui  la  rende  recommandable  :  elle  ne  veut  point 
attirer  les  yeux  ;  tous  ceux  qui  admirent  sa  beauté,  elle  les 
avertit  par  sa  modestie  de  «  glorifier  son  Père  céleste  :  » 
Glorificent  Patre77i...  (^).  Voilà  quelle  est  la  vertu  chrétienne, 
c'est  ainsi  qu'elle  est  élevée  :  y  a-t-il  rien  de  plus  sage  ni  de 
plus  modeste  ? 

Que  fait  ici  la  vaine  gloire  ?  Cette  impudente,  dit  saint 
Jean  Chrysostome  ('),  vient,  messieurs,  corrompre  cette 
bonne  éducation.  Elle  entreprend  de  prostituer  sa  pudeur. 
Au  lieu  qu'elle  n'était  faite  que  pour  Dieu,  elle  la  tire  de  sa 
maison,  elle  lui  apprend  à  rechercher  les  yeux  des  hommes  : 
A  thalamo  paterno  eaui  edîicit;  cumque  pater  jubeat  eam  ne 
sinistrœ  qiiideni  apparere,  7iotis  ignotisque  et  obviis  quibus- 
cîiinqîie passim...  ostentat :  elle  lui  enseigne  {^)  à  se  farder,  à 
se  contrefaire,  pour  arrêter  les  spectateurs.  «Ainsi  cette  fille 
si  sage  est  sollicitée  par  cette  impudente  à  des  amours  dés- 
honnêtes  :  »  Sic  a  lena  corruptissima  ad  turpes  Jiominum 
ainores  impelliiiir.  Vive  Dieu  !  infâme  C^),  cette  innocente  se 
gâterait  entre  tes  mains.  O  Jésus  crucifié  !  voilà  le  crime  que 
je  vous  défère:  jugez  aujourd'hui  la  vaine  gloire;  condamnez 
aujourd'hui  l'honneur  du  monde,  qui  entreprend  de  cor- 
rompre la  vertu,  qui  ose  bien  la  vouloir  vendre,  et  encore  la 

a.  Matth.,  VI,  18.  —  b.  Ibid.^  V,  16.  —  c.  Homil.  Lxxi  in  Matth.,  n.  3. 

1.  Var.  charmé  principalement  de... 

2.  Var.  qui  lui  destine...,  et  qui  veut... 

3.  ÏCdit.  Gazier  :  et  qui  lui  donne.  —  Trois  mots  omis  à  l'impression. 

4.  Première  rédaction  :  ni  cajoler  par  leurs  douceurs. 

5.  Var.  elle  lui  montre. 

6.  Ces  trois  mots  sont  soulignés,  ce  qui  signifie  ici  condamnés.    Mais  avec 
MM.  (iandar  et  Gazier  nous  supposons  qu'ils  ne  l'ont  été  qu'en  1665. 


SUR  L  HONNEUR  DU  MONDE.  34  I 

vendre  à  si  vil  prix,  pour  des  louanges.  Jugez,  jugez,  ô  Sei- 
gneur, et  condamnez  en  dernier  ressort  un  crime  si  noir  et 
si  honteux. 

Et  pour  vous,  mes  chers  frères,  vous  qui,  écoutant  cette 
accusation,  apprenez  qu'il  y  a  une  corruptrice  qui  s'efforce 
de  ruiner  tout  ce  qu'il  y  a  de  vertu  en  vous,  au  nom  de  Dieu, 
veillez  sur  vous-mêmes  ;  au  nom  de  Dieu,  prenez  garde  de 
ne  point  faire  votre  justice  devant  les  hommes,  pour  en  être 
vus  et  admirés.  Attcndite,  dit-il  (')  :  «  Prenez  garde  !  »  Cet 
ennemi  dont  je  vous  parle  ne  viendra  pas  vous  attaquer 
ouvertement  :  il  se  glisse  comme  un  serpent,  il  se  coule  sous 
des  Heurs  et  de  la  verdure,  il  s'avance  à  l'ombre  de  la  vertu, 
pour  faire  mourir  la  vertu  même.  Attendite,  attendile  :  «  Pre- 
nez garde  !  »  Ah  !  qu'il  est  difficile  aux  hommes  de  mépriser 
la  louange  des  hommes  !  Etant  nés  pour  la  société,  nous 
sommes  nés  en  quelque  sorte  les  uns  pour  les  autres  ;  et,  par 
conséquent,  qu'il  est  dangereux  que  nous  ne  nous  laissions 
trop  chatouiller  aux  louanges  que  nous  donnent  nos  sem- 
blables ' 

Saint  Augustin,  messieurs,  nous  représente  excellemment 
ce  péril  dans  le  second  livre  qu'il  a  fait  du  sermon  de  Notre 
Seigneur  sur  la  montagne  :  Recte  vivere,  etc.  (^).  «  Il  est  très 
pernicieux  de  mal  vivre  :  de  bien  vivre  maintenant  et  ne 
vouloir  pas  que  ceux  qui  nous  voient  nous  en  louent,  c'est 
se  déclarer  leur  ennemi  :  parce  que  les  choses  humaines  ne 
sont  jamais  en  un  état  plus  pitoyable,  que  lorsque  la  bonne 
vie  n'est  pas  estimée  (").  »  Jusques  ici,  messieurs,  la  louange 
n'a  rien  que  de  beau  ;  mais  voyez  la  suite  de  ces  paroles  : 
«  Et  donc  (3),  dit  ce  grand  docteur,  si  les  hommes  ne  vous 
louent  pas  quand  vous  faites  bien,  ils  sont  dans  une  grande 
erreur  ;  et  s'ils  vous  louent,  vous  êtes  vous-même  dans  un 
grand  péril  :  »  Si  ergo  inter  quos  vivis  te  recte  viventem  non 

II.  De  Serm.  Domini  in  7no7ife,\\h.  II,  n.  i. 

1.  Var.  *  remarquez  ces  termes  (1665). 

2.  Deforis  complète  la  citation  :  Siquidetii  noti  recte  vivcre  perniciosuin  est  : 
vivere  aiitevi  recte  et  nolle  laitdiiri,  qiiid  est  aliiid  quam  iniinictim  esse  rébus 
hiiinatiis,  qiiœ  utique  tanto  sunt  iniseriores,  quanto  minus  placet  recta  via 
hominum?  (De  Serm.  Domini  in  monte,  II,  i.) 

3.  Èdit.  Donc...  (Voy.  I,  Introduction,  xxxi.j 


342  CAREME  DES  MINIMES. 

laudaveriiit,  illi  in  errore  sunt  ;  si  auteni  latidaverint,  tu  in 
perimlo  (").  Vous  êtes  en  effet  dans  un  grand  péril  :  parce 
que  votre  amour-propre  vous  fait  aimer  naturellement  le 
bruit  des  louanges,  et  que  votre  cœur  s'enfle,  sans  y  penser, 
en  les  entendant:  mais  vous  êtes  encore  dans  un  grand  péril, 
parce  que  non  seulement  l'amour  de  vous-même,  mais  en- 
core la  charité  de  vos  frères  (')  vous  oblige  quelquefois,  dit 
saint  Augustin,  à  approuver  les  louanges  que  l'on  vous  donne. 
Vous  faites  une  grande  aumône,  vous  obligez  le  public  par 
quelque  service  considérable  :  ne  vouloir  pas  qu'on  vous  loue 
de  cette  action,  c'est  vouloir  qu'on  soit  aveugle  ou  mécon- 
naissant ;  la  charité  ne  le  permet  pas.  Vous  devez  donc  sou- 
haiter, pour  l'amour  des  autres,  qu'on  loue  les  bonnes  œuvres 
que  Dieu  fait  en  vous.  Qui  doute  que  vous  ne  le  deviez, 
puisque  vous  devez  désirer  leur  bien  ?  Mais  ce  que  vous  de- 
vez désirer  pour  eux,  vous  devez  le  craindre  pour  vous-même: 
et  c'est  là  qu'est  le  grand  péril,  en  ce  que,  devant  désirer  et 
craindre  la  même  chose  par  différents  motifs,  chrétiens,  qu'il 
est  dangereux  que  vous  ne  preniez  aisément  le  change;  qu'en 
pensant  regarder  les  autres,  vous  ne  vous  arrêtiez  en  vous- 
mêmes  !  AtteJîdite  :  Prenez  garde  à  vous  !  O  justes,  voici 
votre  péril  ;  prenez  garde  que,  dans  les  œuvres  de  votre 
justice,  les  louanges  du  monde  (^)  ne  vous  plaisent  trop  et 
qu'elles  ne  corrompent  en  vous  la  vertu. 

Et  ne  me  dites  pas  que  vous  sentez  bien  en  vous-mêmes 
que  vous  ne  recherchez  pas  les  louanges,  que  ce  n'est  pas 
l'amour  de  la  vaine  gloire  qui  vous  a  fait  entreprendre  cette 
œuvre  excellente.  Je  veux  bien  le  croire  sur  votre  parole  ; 
mais  sachez  que  ce  n'est  pas  là  tout  votre  péril.  «  Il  est 
assez  aisé,  dit  saint  Augustin,  de  se  passer  des  louanges, 
quand  on  les  refuse  ;  mais  qu'il  est  difficile  de  ne  s'y  plaire 
pas,  quand  on  les  donne  !  »  Bt  si  C2iiquaiu  facile  est  laude 
care7^e,  dum  denegatur,  difficile  est  ea  non  delectari,  cum 
offertur  ('').   Lorsque  (^)  les   louanges  se   présentent  comme 

a.  Ibid.  —  b.  Episi.  xxil,  n.  8. 

1.  Var.  l'amour  du  prochain.  —  {De  vos  frères,  çénitif  passif.) 

2.  Var.  des  hommes. 

3.  Tout  ce  beau  passage,  jusqu'à  :  ClariUitevi  ab  honiiiiibus  7ion  accipio,  est 
une  addition,  placée  à  la  fin  du  i"  point  dans  le  manuscrit.  (Voy.  f.  173,  p.  7.) 


SUR  L  HONNEUR  DU  MONDE.  343 

d'elles-mêmes,  et  que,  venant  ainsi  de  bonne  grâce,  je  ne 
sais  quoi  nous  dit  dans  le  cœur  que  nous  les  méritons 
d'autant  plus  que  nous  les  avons  moins  recherchées,  mes 
frères,  qu'il  est  malaisé  de  n'être  pas  surpris  par  cet  appât  ! 
Mais  peut-être  que  vous  croyez  (')  que  ce  n'est  pas  aussi 
un  si  grand  crime  que  de  se  laisser  charmer  par  ces  douceurs 
innocentes,  Ou'entends-je,  chrétiens  ?  que  me  dites-vous  ? 
Quoi  !  vous  n'avez  pas  encore  compris  combien  l'amour  des 
louanges  est  contraire  à  l'amour  de  la  vertu  ?  Si  vous  n'en 
avez  pas  cru  l'Évangile,  au  moins  croyez-en  le  monde  même. 
Ne  voyez-vous  pas,  par  expérience,  qu'il  refuse  les  véri- 
tables louanges  à  ceux  qui  les  recherchent  avec  trop  d'ardeur? 
Pourquoi  cela,  messieurs,  si  ce  n'est  par  un  certain  senti- 
ment que  celui  qui  aime  tant  les  louanges  n'aime  pas  assez  la 
vertu  ;  qu'il  la  met  au  rang  des  biens  que  la  seule  opinion 
fait  valoir  ;  ou  du  moins  qu'il  n'en  a  pas  l'estime  qu'il  doit, 
puisqu'il  ne  juge  pas  qu'elle  lui  suffise  ?  Ainsi  l'empresse- 
ment qu'il  a  pour  l'honneur  fait  croire  qu'il  n'aime  pas  la 
vertu,  et  ensuite  (^)  le  fait  paraître  indigne  de  l'honneur.  Que 
si  le  monde  même  le  croit  de  la  sorte,  quelle  doit  être  la 
délicatesse  d'un  chrétien  sur  le  plaisir  des  louanges  ?  Trem- 
blez, tremblez,  fidèles,  et  craignez  cet  ennemi  qui  vous  flatte: 
ne  croyez  pas  que  ce  soit  assez  de  ne  rechercher  pas  les 
louanges  ;  le  monde  même  en  a  honte,  les  idolâtres  mêmes 
de  l'honneur  n'osent  pas  témoigner  qu'ils  le  recherchent.  Le 
chrétien,  mes  frères,  doit  aller  plus  loin  ;  c'est  une  vérité 
de  l'Evangile.  Le  Fils  de  Dieu  lui  apprend  que,  bien  loin  de 
le  rechercher,  il  ne  doit  pas  le  recevoir  quand  on  le  lui  offi'e. 
Ce  n'est  pas  moi  qui  le  dis  ;  qu'il  écoute  parler  Jésus- 
Christ  lui-même.  Il  ne  se  contente  {^)  pas  de  nous  dire  : 
Je  ne  recherche  {^)  pas  la  gloire  des  hommes  ;  mais  il  dit  (•^)  : 
«  Je  ne  reçois  pas  la  gloire  des  hommes  :  »  Claritatem 
\ab  kominibus  non  accipio  (").]  Et  si  vous  trouvez  peut-être 

a.  /oan.,  V,  41. 

1.  Var.  direz. 

2.  Var.  et  on  croit  être  bien  fondé  de  lui  refuser  l'honneur. 

3.  Var.  JÉSUS,  notre  modèle  et  notre  exemplaire,  ne  s'est  pas  contenté  de... 
■     4.    Var.  demande. 

5.    Var.  il  a  dit. 


344  CAREME  DES  MINIMES. 

que  ce  passage  n'est  pas  assez  décisif,  en  voici  un  autre 
qui  est  plus  pressant  :  Clarijica  me  tu,  Pater  {f)  :  «  O  Père, 
que  ce  soit  vous  qui  me  glorifiiez  ;  »  que  ce  soit  vous,  et 
non  pas  les  hommes.  Et  s'il  vous  reste  encore  quelque  doute, 
voici  qui  ne  souffre  point  de  réplique  :  Qtiomodo  vos  potestis 
crederc,  qtii  gloriam  ab  invicein  accipitis,  et  gloriam  qiiœ  a  solo 
Deo  est  non  quœritis  ?  ('')  «  Comment  pouvez-vous  croire, 
vous  qui  recevez  de  la  gloire  les  uns  des  autres,  et  ne  recher- 
chez pas  la  gloire  qui  est  de  Dieu  seul  .-*  »  Ce  n'est  pas  un 
crime  médiocre,  puisqu'il  vous  empêche  de  croire. 

Mais  remarquez  bien  cette  opposition  :  vous  recevez  la 
gloire  qui  vient  des  hommes,  vous  ne  recherchez  pas  la  gloire 
qui  vient  de  Dieu.  N'est-ce  pas  (')  nous  dire  manifestement: 
Celle-ci  ('')  doit  être  désirée,  celle-là  ne  doit  pas  même  être 
reçue  :  il  faut  rechercher  celle-ci,  quand  on  ne  l'a  pas,  et 
refuser  l'autre,  quand  on  la  donne.  —  Doctrine  de  l'Évangile, 
que  tu  es  sévère  !  Quoi  !  il  faut,  au  milieu  des  louanges, 
étouffer  cette  complaisance  secrète  qui  flatte  le  cœur  si 
doucement  !  Défendez-nous,  ô  Seigneur,  de  rechercher  cet 
encens  ;  mais  comment  le  refuser  quand  on  nous  le  donne  ^ 
—  Non,  dit-il,  ne  recevez  pas  la  gloire  des  hommes.  — 
Mais  puis-je  m'empêcher  de  la  recevoir  ?  puis-je  contraindre 
la  langue  de  ceux  (3)  qui  veulent  parler  en  ma  faveur  .f*  — 
Laisse-les  discourir  à  leur  fantaisie  ("*)  ;  mais  ne  laisse  pas  de 
dire  toujours  avecjÉsus-CiiRiST:C/rt:r?V^^^;;^  non  accipio:^on, 
non,  «  je  ne  reçois  pas  la  gloire  des  hommes  ;  »  c'est-à-dire, 
je  ne  la  reçois  pas  en  payement,  je  ne  me  repais  pas  de  cette 
fumée.  Clarijica  me  tu,  Pater  :  «  Que  ce  soit  vous,  ô  Père 
céleste,  [qui  me  glorifiiez.]  »  Vaine  gloire,  qui  sollicites  mon 
cœur  à  écouter  tes  flatteries,  je  connais  le  danger  où  tu  me 
veux  mettre  ;  tu  veux  me  donner  les  yeux  des  hommes, 
mais  c'est  pour  m'ôter  les  yeux  de  Dieu  ;  tu  feins  de  vouloir 
me  récompenser,  mais  c'est  pour  me  faire  perdre  ma  récom- 

a.  Joati.,  xvu,  5.  —  b.  Ibid.,  v,  44. 

1.  Var.  C'est-à-dire,  celle-ci  doit... 

2.  Ms.  celle-là.  —  Tous  les  éditeurs  corrigent  cette  distraction. 

3.  Flair,  des  hommes. 

4.  En   1665,  Bossuet  corrige  ainsi  cette  phrase  :*  «  Laissons-les  discourir  à 
leur  fantaisie,  mais  disons  toujours  avec  Jésus-Christ...  » 


1 


SUR  L  HONNEUR  DU  MONDE.  345 

pense.  Je  l'attends  d'un  bras  plus  puissant  et  d'une  main  plus 
opulente  :  corruptrice  de  la  vertu,  je  ne  reçois  (')  point  tes 
fausses  douceurs  ;  ni  tes  applaudissements,  ni  ta  vaine  pompe 
ne  peuvent  pas  payer  mes  travaux,  hi  Domino  laîidabitiir 
\anima  nica  ;  aiidiaiit  uiansiieti  et  /(ricntitr  {")  :]  «  Mon  âme 
sera  louée  en  Notre  Seigneur  ;  que  les  gens  de  bien  l'en- 
tendent, et  s'en  rejouissent  (-).  »  Je  t'ai  convaincue  devant 
Jésus-Christ  d'attenter  sur  l'intégrité  de  la  vertu,  c'est  assez 
pour  obtenir  ta  condamnation  ;  mais  je  veux  te  convaincre 
encore  de  vouloir  donner  du  crédit  au  vice  :...  seconde  partie. 

SECOND    POINT. 

Le  second  chef  de  l'accusation  que  j'intente  contre  l'hon- 
neur du  monde,  c'est  de  vouloir  donner  du  crédit  au  vice, 
en  le  déguisant  aux  yeux  des  hommes.  Pour  justifier  cette 
accusation,  je  pose  d'abord  ce  premier  principe,  que  tous 
ceux  qui  sont  dominés  par  l'honneur  du  monde  sont  toujours 
infailliblement  vicieux.  Il  m'est  bien  aisé  de  vous  en  con- 
vaincre. Le  vice,  dit  saint  Thomas  (''),  vient  d'un  jugement 
déréglé:  or  je  soutiens  qu'il  n'y  a  rien  de  plus  déréglé  que 
le  jugement  de  ceux  de  qui  nous  parlons;  puisque,  se  pro- 
posant l'honneur  pour  leur  but,  (^)  il  s'ensuit  qu'ils  le  préfèrent 
à  la  vertu  même:  et  jugez  quel  égarement  ("*)  !  La  vertu  est  un 
don  de  Dieu,  et  c'est  de  tous  ses  dons  le  plus  précieux  ; 
l'honneur  est  un  présent  des  hommes,  encore  n'est-ce  pas  (') 
le  plus  grand.  Et  vous  préférez,  ô  superbe  aveugle,  ce  mé- 
diocre présent  des  hommes  à  ce  que  Dieu  donne  de  plus 
précieux  (^)!  N'est-ce  pas  avoir  le  jugement  plus  que  déréglé? 
N'y  a-t-il  pas  du  trouble  et  du  renversement }  Premièrement, 
ô  honneur  du  monde,  [tu  es  convaincu,]  et  ('')  tu  es   con- 

a.  Ps.,  xxxiii,  3.  —  b.  IP  11^,  Qusest.  Llll,  art.  6. 

1.  Var.  je  n'écoute  point. 

2.  Une  apostrophe  à  la  vertu  venait  ici  sous  la  plume  de  Bossuet,  en  regard 
de  l'apostrophe  à  la  vaine  gloire.  Il  la  sacrifie  :  «  Vertu,  je  t'aime  pour  toi-même, 
je  ne  laisserai  pas  corrompre  ton  intégrité.  » 

3.  Var.  pour  leur  fin  dernière. 

4.  Var.  dérèglement  ! 

5.  ]'ar.  et  ce  n'est  pas. 

6.  Var.  de  plus  excellent  1 

7.  Avant  M.  Gazier,  les  éditeurs  supprimaient  (ou  omettaient)  ce  mot.  Il  sup- 
pose manifestement  ceu.K  que  nous  ajoutons  entre  parenthèses, 


346  CARÊME  DES  MINIMES. 

vaincu  sans  réplique,  que  tu  ne  peux  engendrer  que  des 
vicieux. 

Mais  il  faut  remarquer,  en  second  lieu,  que  les  vicieux 
qu'il  engendre  ne  sont  pas  de  ces  vicieux  abandonnés  à  toute 
sorte  d'infamies.  Un  Achab,  une  Jézabel,  dans  l'histoire 
sainte  ;  un  Néron,  un  Domitien,  un  Héliogabale  dans  la 
profane,  c'est  folie  de  leur  vouloir  donner  de  la  gloire  :  hono- 
rer les  vices  qui  ne  sont  que  vices,  qui  montrent  toute  leur 
laideur  (')  sans  avoir  la  moindre  teinture  d'honnêteté,  cela 
ne  se  peut  (^)  :  les  choses  humaines  ne  sont  pas  encore  si 
désespérées.  Les  vices  que  l'honneur  du  monde  couronne, 
sont  des  vices  plus  honnêtes  ;  ou  plutôt,  pour  parler  plus 
correctement  (car  quelle  honnêteté  dans  les  vices  ?)  ce  sont 
des  vices  plus  spécieux  :  il  y  a  quelque  apparence  de  la  vertu  ; 
l'honneur,  qui  était  destiné  pour  la  servir,  sait  de  quelle  sorte 
elle  s'habille,  et  il  lui  dérobe  quelques-uns  de  ses  ornements 
pour  en  parer  (^)  le  vice  qu'il  veut  établir  dans  le  monde.  De 
quelle  sorte  cela  se  fait,  quoiqu'il  soit  assez  connu  par  expé- 
rience, je  veux  le  rechercher  jusqu'à  l'origine,  et  développer 
tout  au  long  ce  mystère  d'iniquité. 

Pour  cela,  remarquez,  messieurs,  qu'il  y  a  deux  sortes  de 
vertus.  L'une  est  la  véritable  et  la  chrétienne,  sévère,  con- 
stante, inflexible,  toujours  attachée  à  ses  règles  et  incapable 
de  s'en  détourner  pour  quoi  que  ce  soit.  Ce  n'est  pas  là  la 
vertu  du  monde  :  il  l'honore  en  passant,  il  lui  donne  quelques 
louanges  pour  la  forme  ;  mais  il  ne  la  pousse  pas  dans  les 
grands  emplois  :  elle  n'est  pas  propre  aux  affaires,  il  faut 
quelque  chose  de  plus  souple  pour  ménager  la  faveur  des 
hommes  ;  d'ailleurs  elle  est  trop  sérieuse  et  trop  retirée  ;  et 
si  elle  ne  s'embarque  dans  le  monde  par  quelque  intrigue, 
veut-elle  qu'on  l'aille  chercher  dans  son  cabinet  ?  Ne  parlez 
pas  au  monde  de  cette  vertu. 

Il  s'en  fait  une  autre  à  sa  mode,  plus  accommodante  et 
plus  douce  :  une  vertu  ajustée,  non  point  à  la  règle,  elle  se- 
rait trop  austère,   mais  à  l'opinion,  à  l'humeur  des  hommes. 

1.  Bossuet  continue  par  le  pluriel  cette  phrase  commencée  au  singulier. 

2.  Var.  c'est  une  entreprise  impossible. 

3.  Var.  couvrir. 


SUR  L  HONNEUR  DU  MONDE.  347 

C'est  une  vertu  de  commerce  :  elle  prendra  bien  garde  de 
ne  manquer  pas  toujours  de  parole  ;  mais  il  y  aura  des 
occasions  où  elle  ne  sera  point  scrupuleuse  et  saura  bien 
faire  sa  cour  aux  dépens  d'autrui.  C'est  la  vertu  des  sages 
mondains,  c'est-à-dire,  c'est  la  vertu  de  ceux  qui  n'en  ont 
point  ;  ou  plutôt  c'est  le  masque  spécieux  sous  lequel  ils 
cachent  leurs  vices.  Saiil  donne  sa  fille  Michol  à  David  :  il 
l'a  promise  à  celui  qui  tuerait  le  géant  Goliath,  il  faut  satis- 
faire le  public  et  dégager  sa  parole  ;  mais  il  saura  bien  dans 
l'occasion  trouver  des  prétextes  pour  la  lui  ôter  (").  Il  chasse 
les  sorciers  et  les  devins  de  toute  l'étendue  de  son  royaume  : 
mais  lui-même,  qui  les  bannit  en  public.  les  consultera  en 
secret  dans  la  nécessité  de  ses  affaires  {^).  Jéhu  ayant  détruit 
la  maison  d'Achab,  suivant  le  commandement  du  Seigneur, 
fait  un  sacrifice  au  Dieu  vivant  de  l'idole  de  Baal,  et  de  son 
temple,  et  de  ses  prêtres,  et  de  ses  prophètes  ;  il  n'en  laissa 
pas,  dit  l'Écriture  ('),  un  seul  en  vie.  Voilà  une  belle  action  : 
«  mais  il  marcha  néanmoins,  dit  l'Écriture,  dans  toutes  les 
voies  de  Jéroboam  ;  il  conserva  les  veaux  d'or  »  que  ce  prince 
impie  avait  élevés  :  A  {^^  peccatis  Jeroboavi...,  qtii  peccare 
fecit  Is7'ael,  non  recessit,  \nec  dereliqnit  vitulos  aureos  ('')]. 
Pourquoi  ne  les  détruisait-il  pas,  aussi  bien  que  Baal  et  son 
temple  ?  C'est  que  cela  nuisait  à  ses  affaires,  et  il  se  souve- 
nait de  cette  malheureuse  politique  de  Jéroboam  :  «  Si  je 
laisse  aller  les  peuples  en  Jérusalem  pour  sacrifier  à  Dieu 
dans  son  temple,  ils  retourneront  aux  rois  de  Juda,  qui  sont 
leurs  légitimes  seigneurs  (').  »  Je  leur  bâtirai  (-)  ici  un  autel  ; 
je  leur  donnerai  (^)  des  dieux  qu'ils  adorent,  sans  sortir  de 
mon  royaume  et  mettre  ma  couronne  en  péril. 

Telle  est,  messieurs,  la  vertu  du  monde  ;  vertu  trompeuse 
et  falsifiée  ;  qui  n'a  que  la  couleur  (^)  et  l'apparence.  Pourquoi 
l'a-t-on  inventée,  puisqu'on  veut  être  (^)  vicieux  sans  restric- 

u.  I  Reg.,  XVII,  25  ;  xvill,  27  ;  XXV,  44.  —  b.  Ibid..  XXVIII,  3,  8.  —  c.  IV  Reg.^ 
x,  17,  25,  26,  27.  —  d.  lbid.,2().  —  e.  III  Reg.,  xil,  26  et  seq. 

1.  Ms.  AV«  recessit  à  peccatis  Jéroboam,  qui  peccare  fecit  Israël.  —  Cité  de 
mémoire,  comme  de  coutume. 

2.  Var.  Faisons-leur. 

3.  Var.  donnons-leur. 

4.  Var.  mine. 

5.  Var.  que  n'est-on...  ? 


34^  CARÊME  DES  MINIMES. 

tion  ?  «  C'est  à  cause, dit  saint  Chrysostome  {")  que  le  mal  ne 
peut  subsister  tout  seul  :  il  est  ou  trop  malin,  ou  trop  faible  : 
il  faut  qu'il  soit  soutenu  par  quelque  bien;  il  faut  qu'il  ait 
quelque  ornement  ou  quelque  ombre  (')  de  la  vertu.  »  Qu'un 
homme  fasse  profession  de  tromper,  il  ne  trompera  personne; 
que  ce  voleur  tue  ses  compagnons  pour  les  voler,  on  le 
fuira  comme  une  bête  farouche.  De  tels  vicieux  (^)  n'ont  pas 
de  crédit,  mais  il  leur  est  bien  aisé  de  s'en  acquérir  :  pour 
cela  il  n'est  pas  nécessaire  qu'ils  se  couvrent  du  masque  de 
la  vertu,  ni  du  fard  de  l'hypocrisie  ;  le  vice  peut  paraître 
vice  ;  et  pourvu  qu'il  y  ait  un  peu  de  mélange,  c'est  assez 
pour  lui  attirer  l'honneur  du  monde.  Je  veux  bien  que  vous 
me  démentiez,  si  je  ne  dis  pas  la  vérité. 

Cet  homme  s'est  enrichi  par  des  concussions  épouvanta- 
bles, et  il  vit  dans  une  avarice  sordide,  tout  le  monde  le 
méprise  :  mais  il  tient  bonne  table,  à  ses  ruines  (3),  à  la  ville 
et  à  la  campagne  ;  cela  paraît  libéralité,  c'est  un  fort  honnête 
homme,  il  fait  belle  dépense  du  bien  d'autrui  ('^).  Et  vous, 
[vous]  vous  vengez  par  un  assassinat;  c'est  une  action  indigne 
et  honteuse  :  mais  c'a  été  par  {^)  un  beau  combat  ('')  ;  quoique 
les  lois  vous  condamnent,  quoique  l'Église  vous  excommunie, 
il  y  a  quelque  montre  de  courage,  le  monde  vous  applaudit 
et  vous  couronne  malgré  les  lois  et  l'Eglise.  Enfin  y  a-t-il 
aucun  vice  que  l'honneur  du   monde  ne  mette  en  crédit,  si 

a.  Hom.  II  in  A  cf.  Apost.,  n.  5, 

1.  Var.  quelque  couleur,  -     quelque  petite  teinture. 

2.  Var.  de  tels  vices  n'ont  pas  de  crédit,  mais  pourvu  qu'il  y  ait  un  peu  de 
mélange,  c'est  assez  pour  attirer  l'honneur  du  monde. 

3.  Le  mot  mines,  donné  par  tous  les  éditeurs,  n'a  aucun  sens.  M.  Gandar 
essaye  de  l'expliquer  en  observant  que  «  l'enrichi  dont  parle  Bossuet  est  un 
avare  ;  sa  libéralité,  comme  celle  d'Harpagon,  n'est  qu'une  apparence,  un  calcul: 
il  tient  bonne  table,  il  fait  belle  dépense  à  certains  jours,  par  ostentation  :  ce 
sont  des  mines,  comme  à  la  comédie.  »  C'est  embrouiller  tout  ce  passage.  Ce 
n'est  pas  l'avare  qui  tient  bonne  table,  mais  un  autre  type  de  concussionnaire, 
qui  se  ruine,  après  s'être  gorgé.  Chaque  exemple  cité  a  deux  faces  ;  de  là  toute 
la  force  du  raisonnement.  —  A  ses  ruines,  pour  â  sa  ruine.  (Sur  cet  étrange 
pluriel,  cf.  les  prochains,  serm.  de  la  Charité  fraternelle,  ci-dessus,  p.  i8l,  etc., 
et  les  Remarques...,  dans  l'Introduction  du  premier  volume,  XIX.) 

4.  En  face  de  cette  phrase,  Bossuet  a  commencé,  sans  l'achever,  une  addi- 
tion interlinéaire  :  «  Je  ne  m'étonne  pas,  chrétiens,  que  le  vice  impose  à  la  vue 
des  hommes  en  prenant...  » 

5.  Var.  vous  avez  fait... 

6.  Var.  duel. 


SUR  L  HONNEUR  DU  MONDE.  349 

peu  qu'il  ait  de  soin  de  se  contrefaire  ?  L'impudicité  même, 
c'est-à-dire  l'infamie  et  la  honte  (')  même,  que  l'on  appelle 
brutalité  quand  elle  court  ouvertement  à  la  débauche,  si  peu 
qu'elle  s'étudie  à  se  ménager,  à  se  couvrir  des  belles  couleurs 
de  fidélité,  de  discrétion,  de  douceur,  de  persévérance,  ne 
va-t-elle  pas  la  tête  levée  ?  ne  semble-t-elle  pas  digne  des 
héros  ?  ne  perd-elle  pas  (')  son  nom  d'impudicité,  pour 
s'appeler  politesse  (^)  et  galanterie  ?  Eh  quoi  !  cette  légère 
teinture  a  imposé  si  facilement  aux  yeux  des  hommes  ?  Ne 
fallait-il  que  ce  peu  de  mélange  pour  faire  changer  de  nom 
aux  choses,  et  mériter  de  l'honneur  à  ce  qui  est  en  effet  si 
digne  d'opprobre  ?  Non,  il  n'en  faut  pas  davantage  :  je  m'en 
étonnais  au  commencement;  mais  ma  surprise  est  bientôt 
cessée,  après  que  j'ai  eu  médité  (*)  que  ceux  qui  ne  se  con- 
naissent point  en  pierreries  sont  trompés  par  le  moindre 
éclat,  et  que  le  monde  se  connaît  si  peu  en  vertu,  que  la 
moindre  apparence  éblouit  sa  vue  :  de  sorte  qu'il  n'est  rien 
de  si  aisé  à  l'honneur  du  monde  que  de  donner  du  crédit  au 
vice. 

Cependant  le  pécheur  triomphe  à  son  aise,  et  jouit  de  la 
réputation  publique.  Que  s'il  est  troublé  en  sa  conscience  (=), 
si,  forcé  par  les  reproches,  qu'elle  lui  fait,  il  se  dénie  à  lui- 
même  l'honneur  que  tout  le  monde  lui  donne  à  l'envi,  voici 
un  prompt  remède  à  ce  mal.  Accourez  ici,  troupe  de  flatteurs, 
venez  en  foule  à  sa  table,  venez  faire  retentir  à  ses  oreilles 
le  bruit  de  sa  réputation  si  bien  établie  :  voici  le  dernier  effort 
de  l'honneur  [pour  donner]  du  crédit  au  vice.  Après  avoir 
trompé  tout  le  monde,  il  faut  que  le  pécheur  s'admire  lui- 
même  ;  car  ces  flatteurs  industrieux,  âmes  vénales  et  prosti- 
tuées, savent  qu'il  y  a  en  lui  un  flatteur  secret  qui  ne  cesse 
de  lui  applaudir  au  dedans:  ces  flatteurs  qui  sont  au  dehors  {^) 
s'accordent  avec  celui  qui  parle  au  dedans,  et  qui  a  le  secret 

1.  Var.  la  honte  et  l'infamie . 

2.  Var.  ne  quilte-t-elle  pas...  ? 

3.  Far.  gentillesse. 

4.  E(ù'/.  Gasicr  :  que  j'ai  su.  Var.  médité.  —  Su  est,  je  crois,  une  erreur  de 
lecture.  Vs  appartient  à  un  mot  effacé  (surprendre),  immédiatement  au-dessous. 

5.  Var.  Que  si  sa  conscience  le  trouble. 

6.  Var.  Ils  s'accordent  avec  lui,  ils  étudient... 


350  CAREME   DES  MINIMES. 

de  se  faire  entendre  à  toute  heure  ;  ils  étudient  ses  sentiments, 
et  le  prennent  si  dextrement  par  son  faible,  qu'ils  le  font 
demeurer  d'accord  de  tout  ce  qu'ils  disent.  Ce  pécheur  (')  ne 
se  regarde  plus  dans  sa  conscience,  où  il  voit  trop  clairement 
sa  laideur  :  il  n'aime  que  ce  miroir  qui  le  flatte  ;  et,  pour 
parler  avec  saint  Grégoire,  «  s'oubliant  de  ce  qu'il  est  en 
lui-même,  il  se  va  chercher  dans  les  discours  des  autres,  et 
s'imagine  (^)  être  tel  que  la  flatterie  le  représente  :  »  Oblittis 
sîti,  in  voces  se  spargit  aliénas,  talcmqne  se  crédit  qualeni  se 
foris  audit  (").  Certainement  Dieu  s'en  vengera,  et  voici 
quelle  sera  sa  vengeance  :  il  fera  taire  tous  les  flatteurs,  et  il 
abandonnera  le  pécheur  superbe  aux  reproches  de  sa  con- 
science. 

Jugez,  jugez.  Seigneur,  l'honneur  du  monde,  qui  fait  que 
le  vice  plaît  aux  autres,  qui  fait  même  que  le  vice  se  plaît  à 
lui-même.  Vous  le  ferez,  je  le  sais  bien.  Il  viendra,  le  jour  de 
son  jugement  ;  en  ce  jour  il  arrivera  ce  que  dit  le  prophète 
Isaïe  :  Cessavit  gaudiîtm  tynipanor'uni,  quievit  sonittis  lœtan- 
tiuni,  contictiit  dtdcedo  citJiarœ  (''')  :  Enfin  il  est  cessé,  le  bruit 
de  ces  applaudissements  ;  ils  se  sont  tus  et  ils  sont  devenus 
muets,  ceux  qui  semblaient  si  joyeux  en  célébrant  vos 
louanges,  et  dont  les  continuelles  acclamations  faisaient 
résonner  à  vos  oreilles  une  musique  si  agréable.  Quel  sera  ce 
changement,  chrétiens  ;  et  combien  se  trouveront  étonnés 
ces  hommes  accoutumés  aux  louanges,  lorsqu'il  n'y  aura 
plus  pour  eux  de  flatteurs!  L'Époux  paraîtra  (,)  inopinément  ; 
les  cinq  vierges  qui  ont  de  l'huile  viendront  avec  leurs 
lampes  allumées  :  leurs  bonnes  œuvres  brilleront  devant 
Dieu  et  devant  les  hommes;  et  Jésus,  en  qui  elles  mettaient 
toute  leur  gloire,  commencera  à  les  louer  devant  son  Père 
céleste.  Que  ferez-vous  alors,  vierges  folles,  qui  n'avez  point 
d'huile  et  qui  en  demandez  aux  autres  :  à  qui  il  n'est  point 
dû  de  louanges,  et  qui  en  voulez  avoir  d'empruntées  ?  En  vain 
vous  vous   écrierez  :   Eh  !  «  donnez-nous  de  votre  huile  :  » 

a.  Pastor.,  part.  II,  cap.  VI.  —  b.  Is.^  xxiv,  8. 

1.  Var.  Il  ne  se  regarde  plus. 

2.  Var.  s'imaginant. 

3.  Var.  viendra. 


SUR  L  HONNEUR  DU  MONDE.  35  I 

Date  \nobis  de  oleo  vestro  (")  ;]  nous  désirons  aussi  des  lou- 
anges, nous  voudrions  bien  aussi  être  célébré[es]  par  cette 
bouche  divine  qui  vous  loue  avec  tant  de  force  :  et  il  vous 
sera  répondu  :  Oui  êtes-vous  ?  «  On  ne  vous  connaît  pas  :  » 
N^escio  vos  ('').  —  Mais  je  suis  cet  homme  si  chéri,  auquel 
tout  le  grand  monde  applaudissait,  et  qui  était  si  bien  reçu 
dans  toutes  les  compagnies.  —  On  ne  sait  pas  ici  qui  vous 
êtes,  et  on  se  moquera  de  vous  en  disant  :  Ite,  ■ — •  Ite  poilus 
advendentes,  et  einite  vobis  (')  :  Allez,  allez-vous-en  à  vos  flat- 
teurs, à  ces  âmes  (')  mercenaires  qui  vendent  des  louanges 
aux  fous  et  qui  vous  ont  autrefois  tant  donné  d'encens  :  qu'ils 
vous  en  vendent  encore  !  Quoi  !  ils  ne  parlent  plus  en  votre 
faveur!  Au  contraire,  se  voyant  justement  damnés  pour  avoir 
autorisé  vos  crimes,  ils  s'élèvent  maintenant  contre  vous. 

Vous-même,  qui  étiez  le  premiet^de  tous  vos  flatteurs, 
vous  détestez  votre  vie,  vous  maudissez  toutes  vos  actions  : 
toute  la  honte  de  vos  perfidies,  toute  l'injustice  de  vos 
rapines,  toute  l'infamie  de  vos  adultères  sera  éternellement 
devant  vos  yeux.  Qu'est  donc  devenu  cet  honneur  du 
monde  qui  palliait  si  bien  tous  vos  crimes.''  Il  s'en  est  allé 
en  fumée.  O  que  ton  règne  était  court,  ô  honneur  du  monde! 
Que  je  me  moque  de  ta  vaine  pompe  et  de  ton  triomphe  d'un 
jour  !  Que  tu  sais  mal  déguiser  les  vices,  puisque  tu  ne  peux 
empêcher  qu'ils  ne  soient  bientôt  reconnus  à  ce  tribunal 
devant  lequel  je  t'accuse!  Après  avoir  poursuivi  mon  accu- 
sation, je  demande  maintenant  sentence  :  tu  n'auras  point 
de  faveur  en  ce  jugement,  parce  que,  outre  que  tes  crimes 
sont  inexcusables,  tu  as  encore  entrepris  sur  les  droits  de 
celui  qui  y  préside,  pour  en  revêtir  ses  créatures  :  c'est  ma 
dernière  partie  (  ). 

a.  Matth.,  XXV,  8.  —  b.  Ibid.,  12.  —  c.  Ibùl.,  9. 

1.  Var.  langues. 

2.  Au  lieu  de  cette  énergique  transition,  l'orateur  avait  d'abord  écrit  ces  deux 
phrases,  dont  il  a  eu  raison  de  ne  pas  se  contenter  :  <>,  C'est  ce  que  j'avais  à 
dire  touchant  la  seconde  partie.  Mais  il  est  temps  de  passer  au  troisième 
[chef]  de  l'accusation  que  j'ai  entreprise,  et  de  faire  voir  l'attentat  qu'ose  faire 
l'honneur  du  monde  sur  la  souveraineté  de  Dieu  même  ;  cest  par  où  je  m'en  vais 
conclure.  » 


;52  CAREME  DES  MINIMES. 


TROISIÈME    POINT. 

Comme  tout  le  bien  appartient  à  Dieu  et  que  l'homme 
n'est  rien  de  lui-même,  il  est  assuré,  chrétiens,  qu'on  ne  peut 
rien  aussi  attribuer  à  l'homme,  sans  entreprendre  (')  sur  les 
droits  de  Dieu  et  sur  son  domaine  souverain.  Cette  seule 
proposition,  dont  la  vérité  est  si  connue,  suffit  pour  justifier 
ce  que  j'avance,  que  le  plus  grand  attentat  de  l'honneur  du 
monde,  c'est  de  vouloir  ôter  à  Dieu  ce  qui  lui  est  dû,  pour  en 
revêtir  la  créature.  En  effet,  si  l'honneur  du  monde  se  con- 
tentait seulement  de  nous  représenter  nos  avantages,  pour 
nous  en  glorifier  en  Notre  Seigneur  et  lui  en  rendre  nos 
actions  de  grâces,  nous  ne  l'appellerions  pas  l'honneur  du 
monde  et  nous  ne  craindrions  pas  de  lui  donner  place  parmi 
les  vertus  chrétiennes.^Mais  l'homme  qui  veut  qu'on  le  flatte 
ne  peut  entrer  dans  ce  sentiment  :  il  croit  qu'on  le  dépouille 
de  ses  biens  quand  on  l'oblige  de  les  attribuer  à  une  autre 
cause  ;  et  les  louanges  ne  lui  sont  jamais  assez  agréables, 
s'il  n'a  de  la  complaisance  en  lui-même,  et  s'il  ne  dit  en  son 
cœur  :  C'est  moi  qui  l'ai  fait. 

Quoiqu'il  ne  soit  pas  possible  d'exprimer  assez  combien 
cette  entreprise  est  audacieuse,  il  nous  en  faut  néanmoins 
former  quelque  idée  par  un  raisonnement  de  saint  Fulgence. 
Ce  orand  évêque  nous  dit  que  l'homme  s'élève  contre  Dieu 
en  deux  manières  :  ou  en  faisant  ce  que  Dieu  condamne,  ou 
en  s'attribuant  ce  que  Dieu  donne.  Vous  faites  ce  que  Dieu 
condamne,  quand  vous  usez  mal  de  ses  créatures  ;  vous  vous 
attribuez  ce  que  Dieu  donne,  quand  vous  présumez  de  vous- 
même  (').  Sans  doute  ces  deux  entreprises  sont  bien  crimi- 
nelles ;  mais  il  est  aisé  de  comprendre  que  la  dernière  est 
sans  comparaison  la  plus  insolente  :  et  encore  qu'en  quelque 
manière  que  l'homme  abuse  des  dons  de  son  Dieu,  on  ne 
puisse  assez  blâmer  son  audace,  elle  est  néanmoins  beaucoup 
plus  énorme  (^)  lorsqu'il  s'en  attribue  le  domaine  (*)  que  lors- 

1.  Var.  sans  qu'on  n'entreprenne. 

2.  Var.  de  vos  propres  forces. 

3.  Var.  beaucoup  plus  *  extrême  (1665). 

4.  Var.  *  la  propriété  (1665). 


SUR  L  HONNEUR  DU  MONDE.  353 

qu'il  en  corrompt  seulement  l'usage.  C'est  pourquoi  saint 
Fulgence  a  raison  de  dire  :  Dctestabilis  est  cordis  hunia^ii 
supe7'bia,  qua  facit  Jwmo  qiiod  Deus  in  hominibus  daiuîiat  ; 
scd  il  la  detcstabilior,  qua  sibi  tribiiii  honio  qiiod  Deiis  Jiomi- 
nibiis  douât  (")  :  «  A  la  vérité,  dit  ce  grand  docteur,  c'est  (')  un 
orgueil  détestable  de  faire  (^)  ce  que  Dieu  défend,  mais  c'est 
une  audace  beaucoup  if)  plus  étrange  de  s'attribuer  ce  que 
Dieu  donne.  »  Pourquoi  ?  Le  premier  est  une  action  d'un 
sujet  rebelle  qui  désobéit  à  son  souverain,  et  le  second  est 
un  attentat  contre  sa  personne  et  une  entreprise  sur  son 
trône  ;  et  si  par  le  premier  crime  on  tâche  de  se  soustraire 
de  son  empire,  on  s'efforce  par  le  second  à  se  rendre  en 
quelque  façon  son  égal,  en  s'attribuant  sa  puissance. 

Peut-être  que  vous  croyez,  chrétiens,  qu'une  entreprise  si 
folle  ne  se  rencontre  que  rarement  parmi  les  hommes,  et 
qu'ils  ne  sont  pas  encore  si  extravagants  que  de  vouloir 
s'égaler  à  Dieu  ;  mais  il  faut  aujourd'hui  vous  désabuser. 
Oui,  oui,  messieurs,  il  le  faut  dire  (+),  ce  crime,  à  notre  honte, 
n'est  que  trop  commun.  Depuis  que  nos  premiers  parents 
ont  si  volontiers  prêté  l'oreille  à  cette  dangereuse  flatterie  : 
«  Vous  serez  comme  des  dieux  ('^),  »  il  n'est  que  trop  véri- 
table que  nous  voulons  tous  être  de  petits  dieux,  que  nous 
nous  attribuons  tout  à  nous-mêmes,  que  nous  tendons  natu- 
rellement à  l'indépendance  (^).  Ecoutez,  en  effet,  mes  frères, 
en  quels  termes  le  Saint-Esprit  parle  au  roi  de  Tyr,  et  en  sa 
personne  à  tous  les  superbes.  Voici  ce  qu'a  dit  le  Seigneur  : 
«  Ton  cœur  s'est  élevé,  et  tu  as  dit  :  Je  suis  un  dieu  :  » 
Elevatuui  est  cor  tzntJJt,  et  dixisti  :  Deus  ego  sum  (").  Est-il 

a.  Epist.  VI  ad  Theod.,  cap.  vu,  — -  Ms.  longe  detestabilior...  —  b.  Gen.,  ill,  5. 
—  c.  Ezech.,  XXVIII,  2. 

1.  Var.  *  encore  que  ce  soit  un  orgueil  damnable  (1665). 

2.  Var.  *  de  mépriser  ce  que  Dieu  commande  (1665), 

3.  Var.  *  bien  plus  criminelle  (1665). 

4.  Première  rédaction:  il  est  véritable  que  ce  crime...  —  Que  n'est  pas  effacé; 
mais  il  est  vraisemblable  que  c'est  par  inadvertance,  ainsi  que  M.  Gazier  le 
suppose, 

5.  En  1665,  Bossuet  écrit  en  haut  de  la  p.  12  (f.  184,  v°)  ce  canevas  ou  ce 
résumé  :*  <L  3'  point.  Représenter  comme  l'homme  veut  se  remplir  de  soi-même, 
s'adorer  soi-même,  etc.  Quasi  cor  dei  :  se  faire  un  dieu  à  soi-même,  et  ensuite 
être  adoré  de  tout  le  monde,  applaudi,  servi  ;  que  ses  pensées  soi[en]t  la  règle  de 
tous  les  autres,  qu'on  en  passe  (G^a/z^/ar,  Gazier:  fasse)  à  son  mot  de  toutes  choses  ; 
nulle  contradiction,  etc.  » 

Sermons  de  Bossuet.  —  III.  23 


354  CAREME  DES  MINIMES. 


possible,  messieurs,  qu'un  homme  s'oublie  jusques  à  ce 
point,  et  qu'il  dise  en  lui-même  :  Je  suis  un  dieu?  Non,  cela 
ne  se  dit  pas  si  ouvertement  :  nous  voudrions  bien  le  pou- 
voir dire  ;  mais  notre  mortalité  ne  le  permet  pas.  Comment 
donc  disons-nous  :  je  suis  un  dieu  ?  Les  paroles  suivantes 
nous  le  font  entendre  :  «  C'est,  dit-il,  que  tu  as  mis  ton  cœur 
comme  le  cœur  d'un  dieu  :  »  Dedisti  cor  timin  quasi  cor 
dei  (").  Qu'il  y  a  de  sens  dans  cette  parole,  si  nous  le  pou- 
vions développer  ! 

Tâchons  de  le  faire,  et  disons  que  comme  Dieu  est  le  prin- 
cipe universel  et  le  centre  commun  de  toutes  choses  ;  comme 
il  est,  dit  un  ancien,  le  trésor  de  l'être,  et  possède  tout  en 
lui-même  dans  l'infinité  de  sa  nature,  il  doit  être  plein  de  lui- 
même,  il  ne  doit  penser  qu'à  lui-même,  il  ne  doit  s'occuper 
que  de  lui-même.  Il  vous  sied  bien,  ô  Roi  des  siècles  !  d'avoir 
ainsi  le  cœur  rempli  de  vous-même,  ô  source  de  toutes  cho- 
ses !  ô  centre  (')...,  [ô  trésor  de  l'être]  !  Mais  le  cœur  de  la 
créature  doit  être  composé  (')  d'une  autre  sorte  :  elle  n'est 
qu'un  ruisseau  qui  doit  remonter  à  sa  source  ;  elle  ne  pos- 
sède rien  en  elle-même,  et  elle  n'est  riche  que  dans  sa 
cause  ;  elle  n'est  rien  en  elle-même,  et  elle  ne  se  doit  cher- 
cher que  dans  son  principe.  Superbe,  tu  ne  peux  entrer 
dans  cette  pensée  ;  tu  n'es  qu'une  vile  créature,  et  tu  te 
fais  le  cœur  d'un  dieu  :  Dedisti  cor  tuiim  quasi  cor  dei  ; 
tu  cherches  ton  honneur  en  toi,  tu  ne  te  remplis  que  de 
toi-même. 

En  effet,  jugeons-nous,  messieurs,  et  ne  nous  Hattons  point 
dans  notre  orgueil.  Cet  homme  rare  et  éloquent,  qui  règne 
dans  un  conseil  et  ramène  tous  les  esprits  par  ses  discours, 
lorsqu'il  ne  remonte  point  à  la  cause  et  qu'il  croit  que  son  élo- 
quence (^),  et  non  la  main  de  Dieu,  a  tourné  les  cœurs,  ne  lui 
dit-il  pas  tacitement  :    «  Nos  lèvres  sont  de  nous-mêmes  :  » 

a.  Ezech.^  xxviii,  2. 

1.  Âis.  ô  centre,  etc.  —  Ces  mots,  ainsi  que  l'exclamation  qui  précède,  sont  en 
surcharge,  entre  les  lignes  :  Bossuet  n'a  ni  la  place,  ni  peut-être  le  temps  de  les 
achever.  Mais  évidemment  il  revient  aux  idées  énoncées  dans  la  phrase  précé- 
dente. 

2.  Disposé,  arrangé  {y oy.  Remarques...^  Introduction  du  t.  I'"'). 

3.  Var.  son  raisonnement. 


SUR  L  HONNEUR  DU  MONDE.  355 

Labia  iioslra  a  nobis  sunt  (")  ?  Et  celui  qui,  ayant  achevé  de 
grandes  affaires,  au  milieu  des  applaudissements  qui  l'en- 
vironnent, ne  rend  pas  à  Dieu  l'honneur  qu'il  lui  doit,  ne 
dit-il  pas  en  son  cœur  :  «  C'est  ma  main,  c'est  ma  main,  et 
non  le  Seigneur,  qui  a  fait  cette  oeuvre  :  »  Manus  nostra  ex- 
celsa,  et  non  Doniinus,fecit  kœc  oninia  (^')  ?  Et  celui  qui,  par 
son  adresse  et  par  son  intrigue,  a  établi  enfin  sa  fortune,  et 
ne  fait  pas  de  réflexion  sur  la  main  de  Dieu  qui  l'a  conduit, 
ne  dit-il  pas  avec  Pharaon  :  Meus  est  Jîuvùis,  et  ego  feci  me- 
metipsuui  (')  :  Tout  cela  est  à  moi,  c'est  le  fruit  de  mon 
industrie,  «  et  je  me  suis  fait  moi-même  ?»  Voyez  donc  que 
l'honneur  du  monde  nous  fait  tout  attribuer  à  nous-mêmes  et 
nous  érige  enfin  en  de  petits  dieux. 

Eh  bien  (')  ô  superbe!  ô  petit  dieu  !  voici,  voici  le  grand 
Dieu  vivant  qui  s'abaisse  pour  te  confondre.  L'homme  se 
fait  dieu  par  orgueil,  Dieu  se  fait  homme  par  humilité  ; 
l'homme  s'attribue  faussement  ce  qui  est  à  Dieu,  et  Dieu, 
pour  lui  apprendre  à  s'humilier,  prend  véritablement  ce  qui 
est  à  l'homme.  Voilà  le  remède  de  l'insolence  :  voilà  la  con- 
fusion de  l'honneur  du  monde.  Je  l'ai  accusé  devant  ce  Dieu- 
Homme,  devant  ce  Dieu  humilié  :  vous  avez  ouï  l'accusation, 
écoutez  maintenant  la  sentence.  Il  ne  la  prononcera  point 
par  sa  parole  ;  c'est  assez  de  le  voir,  pour  juger  que  l'hon- 
neur du  monde  a  perdu  sa  cause.  Il  condamne  le  jugement 
des  hommes  :  nouvelle  manière  de  les  condamner:  Jésus- 
Christ  ne  les  condamne  qu'en  les  laissant  juger  de  lui-même; 
et  ayant  rendu  (^)  sur  sa  personne  un  jugement  très  inique 
il  a  infirmé  (^),  à  jamais  toutes  leurs  sentences.  Désabusez- 
vous  pour  toujours  des  hommes  et  de  l'estime  que  vous 
faites  de  leur  jugement,  en  voyant  ('*)  ce  qu'ils  ont  jugé  de 
Jésus-Christ.  Tout  le  monde  généralement  en  a  mal  jugé  : 


a.  Ps.,  XI,  5.  —  (^.  Deu(.,  xxxii,  27.  —  c.  Ezec/i.,  xxix,  3. 

1.  Ms.  Et  bien. 

2.  Cest-à-dire,  parce  qu'ils  ont  rendu...,  il  (ce  jiigemenl)  a  infirmé... 

3.  Édît.  classiques  :  il  a  déshonoré  et  infirmé...  Curieuse  faute  de  lecture.  Ce 
sont  en  effet  les  mots  des  hommes  et,  surcharge  de  la  phrase  suivante,  qu'on  a 
interprétés  ainsi,  et  joints  à  la  présente  addition  interlinéaire. 

4.  Var.  *  le  plus  inique  jugement  qui  fût  jamais  ;  l'excès  de  cette  iniquité  a 
infirmé  pour  jamais  toutes  leurs  sentences  (1665). 


;56  CARÊME  DES  MINIMES. 


c'est-à-dire  les  grands  et  les  petits,  les  Juifs  et  les  Romains, 
le  peuple  de  Dieu  et  des  idolâtres,  les  savants  et  les  igno- 
rants, les  prêtres  et  le  peuple,  ses  amis  et  ses  ennemis,  ses 
persécuteurs  et  ses  disciples.  Tout  ce  qu'il  peut  jamais  y  avoir 
de  fou  (')  et  d'extravagant,  de  changeant  et  de  variable,  de 
malicieux  et  de  criminel  ('),  de  dépravé  et  de  corrompu, 
dans  {^)  les  jugements  les  plus  déréglés,  Jésus-Christ  l'a 
voulu  subir  ;  et,  pour  vous  désabuser  à  jamais  de  toutes 
les  bizarreries  de  l'opinion,  il  ne  s'en   est  épargné  aucune. 

Voulez-vous  voir,  avant  toutes  choses,  la  diversité  prodi- 
gieuse des  sentiments  ?  Écoutez  tous  les  murmures  du  peu- 
ple dans  le  seul  chapitre  vu  de  l'évangile  de  saint  Jean  (''). 
—  C'est  un  prophète,  ce  n'en  est  pas  un  ;  c'est  un  homme  de 
Dieu,  c'est  un  séducteur  ;  c'est  le  Christ  ;  il  est  possédé  du 
malin  esprit.  Oui  est  cet  homme  ?  d'où  est-il  venu  ?  où  a-t-il 
appris  tout  ce  qu'il  nous  dit  ?  Dissensio  itaqiie  fada  est  in 
tit,rbapropter  euiri  :  O  Jésus  !  Dieu  de  paix  et  de  vérité,  «  il 
y  eut  sur  votre  sujet  une  grande  dissension  parmi  le  peuple.» 

Voulez- vous  voir  la  bizarrerie  qui  ne  se  contente  de  rien? 
Jean-Baptiste  est  venu,  retiré  du  monde,  menant  une  vie 
rigoureuse,  et  on  a  dit  :  «  C'est  un  démoniaque  (''').  »  Le 
Fils  de  l'homme  est  venu,  mangeant  et  conversant  avec  les 
hommes,  et  on  a  dit  encore  :  «  C'est  un  démoniaque  ('").  » 
Entreprenez  de  contenter  ces  esprits  mal  faits. 

Voulez-vous  voir,  messieurs,  un  désir  opiniâtre  de  le  con- 
tredire ?  Quand  il  ne  se  dit  pas  le  Fils  de  Dieu,  ils  le  pres- 
sent violemment  pour  le  dire  :  Si  tu  es  Christus,  die  nobis 
palam  ('^)  :  et  après  qu'il  le  leur  a  dit,  ils  prennent  des  pierres 
pour  le  lapider  ('*).  Une  malice  obstinée,  qui,  étant  convain- 
cue, ne  veut  pas  se  rendre  ?  —  Il  est  vrai  (5),  il  chasse  les 
malins  esprits  ;  mais  «c'est  au  nom  de  Béelzébub,  qui  en  est 
le  prince  \).  »  —  Une  humeur   fâcheuse  et  contrariante,  qui 


a.   12  et  seq.  —  b.  Maith.,^\,  i8.  —  c.Joan.,yu\,  48.  —  d.  Joan.,  x,  24. 
e.  Luc,   XI,  15. 

1.  Var.  d'insensé  (1665,  ou  même  plus  tard). 

2.  Var.  *  d'injuste  (1665,  ou  plus  tard). 

3.  Var.  *  d'aveugle  et  de  précipité  (1665,  ou  plus  tard). 

4.  Var.  pour  l'en  accabler. 

5.  Var.  il  est  vrai,  *  nous  ne  pouvons  le  nier  (1665). 


SUR  L  HONNEUR  DU  MONDE.  357 

cherche  à  reprendre  dans  les  moindres  choses  ?  Quel  homme 
est  ceci  ?  «  ses  disciples  ne  [sej  lavent  pas(')  les  mains  (").  » 

—  Oui  tourne  les  plus  grandes  en  un  mauvais  sens  ?  — 
«  C'est  un  méchant  qui  ne  garde  pas  le  sabbat  ('')  ;»  il  a  dé- 
livré un  démoniaque,  il  a  guéri  un  paralytique,  il  a  éclairé  un 
aveugle  le  jour  du  repos  ! 

Mais  ce  que  je  vous  prie  le  plus  de  considérer  dans  les 
jugements  des  hommes,  c'est  ce  changement  soudain  et  pré- 
cipité qui  les  fait  passer  en  si  peu  de  temps  aux  extrémités 
opposées.  Ils  courent  au-devant  du  Sauveur,  pour  le  saluer 
par  des  cris  de  réjouissance  ;  ils  courent  après  lui  pour  le 
charger  d'imprécations.  —  «  Vive  le  Fils  de  David  (')  !  »  — 
Qu'il  meure!  qu'il  meure  !  qu'on  le  crucifie  ('^)  !  »  —  «  Béni 
soit  le  roi  d'Israël  (')  !»  —  «  Nous  n'avons  point  de  roi  que 
César  (-^)  !  »  —  Donnez  des  palmes  et  des  rameaux  verts, 
qu'on  cherche  des  fleurs  de  tous  côtés  pour  les  semer  sur 
son  passage.  —  Donnez  des  épines  pour  percer  sa  tête,  et  un 
bois  infâme  pour  l'y  attacher.  —  Tout  cela  se  fait  en  moins 
de  huit  jours  ;  et  pour  comble  d'indignité,  pour  une  marque 
éternelle  du  jugement  dépravé  des  hommes,  la  (^)  compa- 
raison la  plus  injuste,  la  préférence  la  plus  aveugle  :  — 
«  Lequel  des  deux  voulez-vous,  Jésus  ou  Barabbas  (^),  »  le 
Sauveur  ou  un  voleur,  l'auteur  de  la  vie  ou  un  meurtrier  ?  — 
et  la  préférence  la  plus  injuste  :  Non  kuiic,  sed  Barabbani  : 
«  Qu'on  l'ôte,  qu'on  le  crucifie,  »  nous  voulons  qu'on  délivre 
le  meurtrier,  et  qu'on  mette  à  mort  l'auteur  de  la  vie  ! 

Après  cela  {f),  mes  frères,  entendrons-nous  encore  des 
chrétiens  nous  battre  incessamment  les  oreilles  par  cette  belle 
raison:  Que  dira  le  monde,  que  deviendra  ma  réputation  (^)? 
On  me  méprisera,  si  je  ne  me  venge  ;  je  veux  soutenir  mon 
honneur,  il  m'est  plus  cher  que  mes  biens,  il  m'est  plus  cher 

a.  Malth.,  XV,  2.  —  b.  Joan.,  IX,  16.  —  c.  Matth.,  XXI,  9.  —  d.  Joan.,  xix,  15. 

—  e.  Ibid.,  XII,  13.  — f.jfldjt.,  XIX,  15. — g.  Matfh.,  xxvii,  17  ■,Joan.,  xviil,  40. 

1.  Var.  les  mains  *  devant  le  repas  (1665). 

2.  Jfs.  de  la  comparaison.  —  Tous  les  éditeurs  regardent  ce  de  comme 
une  inadvertance,  et   le  suppriment,  avec  raison. 

3.  Cette  péroraison  fut  remplacée  en  chaire  par  celle  qui  est  indiquée  dans 
l'allocution  à  Condé.  Étant  rapportée  en  style  indirect,  celle-ci  ne  peut  être 
introduite  dans  le  discours. 

4.  Var.  mon  honneur  ? 


358  CARÊME  DES  MINIMES. 

même  que  ma  vie.  Tous  ces  beaux  raisonnements,  par  les- 
quels vous  croyez  pallier  vos  crimes,  ne  sont  que  de  vaines 
subtilités,  et  rien  ne  nous  est  plus  aisé  que  de  les  détruire  ; 
mais  je  ne  daignerais  {')  seulement  les  écouter.  Venez,  venez 
les  dire  au  Fils  de  Dieu  crucifié;  venez  vanter  votre  honneur 
du  monde  à  la  face  de  ce  Dieu  rassasié,  soûlé  d'opprobres  ; 
osez  lui  soutenir  qu'il  a  tort  d'avoir  pris  si  peu  de  soin  de 
plaire  aux  hommes,  ou  qu'il  a  été  bien  malheureux  de  n'avoir 
pu  mériter  leur  approbation  !  C'est  ce  que  nous  avons  à  dire 
aux  idolâtres  de  l'honneur  du  monde  :  et  si  l'image  de  Jésus- 
Christ  attaché  à  un  bois  infâme  ne  persuade  pas  leur  orgueil, 
taisons-nous,  taisons-nous,  et  n'espérons  jamais  de  pouvoir 
persuader  par  nos  discours  ceux  qui  auront  méprisé  un  si 
grand  exemple.  Que  si  nous  croyons  en  Jésus-Christ, 
«  sortons,  sortons  avec  lui,  portant  sur  nous-mêmes  son 
opprobre  :  »  Exeamîis  igitur  ad  eum  extra  castra,  impro- 
periwn  \ejus  portantes  {f)\  »  Si  le  monde  nous  le  (^)  refuse, 
donnons-nous-le  à  nous-mêmes  ;  reprochons-nous  à  nous- 
mêmes  nos  dérèglements  et  la  honte  de  notre  vie,  et  parti- 
cipons comme  nous  pouvons  à  la  honte  de  Jésus-Christ, 
pour  participer  à  sa  gloire.  Amen. 

a.  Hebr.,  xni,  13.  —  Ms.  cum  illo  extra... 

1.  Voy.  Introduction  du  t.  P""  {Négatives,  1°,  p.  xi,v). 

2.  Ms.  nous  les  refuse,  donnons-nous-les...  —  Bossuet  oublie  qu'il  vient  d'écrire 
son  opprûbre.1  au  singulier,  pour  traduire,  selon  son  habitude,  le  plus  littéralement, 
c'est-à-dire  le  plus  respectueusement  possible. 


VIII.  Honneur,  1660-1661  (après  avoir  dit).  (Voy.  p.  35\ 


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SUR  L  HONNEUR  DU  MONDE.  359 

COMPLIMENT  ADRKSSi':  AU   l'RINCE   DE  CONDÉ  ('), 

Le  jour  que  Monsieur  le  Prince  me  vint  entendre,  je  parlais 
du  mépris  de  l'honneur  du  monde  ;  et  sur  cela,  après  avoir 
fait  ma  division,  je  lui  dis  qu'à  la  vérité  je  ne  serais  pas  sans 
appréhension  de  condamner  devant  lui  la  gloire  du  monde 
dont  je  le  voyais  si  environné,  n'était  que  je  savais  qu'autant 
qu'il  avait  de  grandes  qualités  pour  la  mériter,  autant  avait- 
il  de  lumières  pour  en  connaître  le  faible  :  qu'il  fût  grand 
prince,  grand  génie,  grand  capitaine,  digne  de  tous  ces  titres 
et  grand  par-dessus  tous  ces  titres,  je  le  reconnaissais  avec 
les  autres  ;  mais  que  toutes  ces  grandeurs,  qui  avaient  tant 
d'éclat  devant  les  hommes,  devaient  être  anéanties  devant 
Dieu  ;  que  je  ne  pouvais  cependant  m'empêcher  de  lui  dire 
que  je  voyais  toute  la  France  réjouie  de  recevoir  tout  en- 
semble la  paix  et  Son  Altesse  Sérénissime,  parce  qu'elle  avait 
dans  l'une  une  tranquillité  assurée,  et  dans  l'autre  un  rempart 
invincible  ;  et  que  nonobstant  la  surprise  de  sa  présence  im- 
prévue, les  paroles  ne  me  manqueraient  pas  sur  un  sujet  si 
auguste,  n'était  que,  me  souvenant  au  nom  de  qui  je  parlais, 
j'aimais  mieux  abattre  aux  pieds  de  Jésus-Christ  les  gran- 
deurs du  monde,  que  de  les  admirer  plus  longtemps  en  sa 
personne. 

En  finissant  mon  discours,  le  sujet  m'ayant  conduit  à  faire 
une  forte  réflexion  sur  les  changements  précipités  de  l'hon- 
neur et  de  la  gloire  du  monde,  je  lui  dis  qu'encore  que  ces 
grandes  révolutions  menaçassent  les  fortunes  les  plus  émi- 
nentes,  j'osais  espérer  néanmoins  qu'elles  ne  regardaient  ni 
la  personne  ni  la  maison  de  Son  Altesse  :  que  Dieu  regardait 
d'un  œil  trop  propice  le  sang  de  nos  rois  et  la  postérité  de  saint 
Louis;  que  nous  verrions  ce  jeune  prince  son  fils  croître  avec 
la  bénédiction  de  Dieu  et  des  hommes  ;  qu'il  serait  l'amour 
de  son  roi  et  les  délices  du  peuple,  pourvu  que  la  piété  crût 
avec  lui  et  qu'il  se  souvînt  qu'il  était  sorti  de  saint  Louis,  non 
pour  se  glorifier  de  sa  naissance,  mais  pour  imiter  l'exemple 

1.  Note  autographe  (f.  187-188)  jointe  par  Fauteur  à  son  discours,  mais  un  peu 
plus  tard.  Voy.  le  fac-similé. 


;6o 


CAREME  DES  MINIMES. 


de  sa  sainte  vie.  —  Votre  Altesse,  dis-je  alors  à  Monsieur  le 
Prince,  ne  manquera  pas  de  l'y  exciter  et  par  ses  paroles  et 
par  ses  exemples  ;  et  il  faut  qu'il  apprenne  d'elle  que  les  deux 
appuis  des  grands  princes  sont  la  piété  et  la  justice.  —  Je 
conclus  enfin  que,  se  tenant  fortement  lui-même  à  ces  deux 
appuis,  je  prévoyais  qu'il  serait  désormais  le  bras  droit  de 
notre  monarque,  et  que  toute  l'Europe  le  regarderait  comme 
l'ornement  de  son  siècle:  mais  néanmoins  que  méditant  en 
moi-même  la  fragilité  des  choses  humaines,  qu'il  était  si  digne 
de  sa  grande  âme  d'avoir  toujours  présente  à  l'esprit,  je  sou- 
haitais à  Son  Altesse  une  gloire  plus  solide  que  celle  que  les 
hommes  admirent,  une  grandeur  plus  assurée  que  celle  qui 
dépend  de  la  fortune  ('),  une  immortalité  mieux  établie  que 
celle  que  nous  promet  (^)  l'histoire,  et  enfin  une  espérance 
mieux  appuyée  que  celle  dont  le  monde  nous  flatte,  qui  est 
celle  de  la  félicité  éternelle. 

1.  Première  rédaction  (en  partie  effacée)  :  que  la  fortune  donne.  —  Les  mots 
qiii  dépend  de  sont  une  correction  plus  récente.  L'auteur  s'est  relu,  et,  ce 
semble,  après  1665.  Serait-ce  avant  d'écrire  l'Oraison  funèbre  de  Condé  (1687)  ? 
Il  n'avait  pas  à  rougir  de  cette  page  :  n'y  déclarait-il  pas  déjà  que  «  les  deux 
appuis  des  grands  princes  sont  la  piété  et  la  justice,  »  comme  il  prononcera 
alors  que  «  la  piété  est  le  tout  de  l'homme  ?  » 

2.  Var.  que  promet  l'histoire.  —  Nons^  ajouté  plus  tard. 


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CAREME  DES  MINIMES. 


Pour    le    VENDREDI-SAINT  (■). 


26  mars  1660. 


Voici  une  œuvre  puissante  et  pathétique.  Les  délicats  la  trouvent, 
il  est  vrai,  entachée  de  rudesse  et  de  trivialité.  M.  Gandar,  pour  ex- 
pliquer ce  caractère  «  suranné  et  juvénile,  »  qu'il  relève  dans  le  Ca- 
rême des  Minimes,  suppose  que  l'auteur  aurait  sous  les  yeux  un 
autre  Carême  autrefois  composé  par  lui  en  province.  Il  n'est  pas 
besoin  de  se  reporter  à  cette  station  imaginaire.  Bossuet  lui-même 
ne  la  connaissait  pas,  puisqu'à  ses  yeux  les  expressions  Carcuie  des 
Minimes  ^X.  premier  carême  étaient  synonymes  (^).  Remarquons  plu- 
tôt, pour  réduire  à  sa  juste  valeur  une  imperfection  dont  les  lecteurs 
chrétiens  ne  seront  guère  offusqués,  que  dans  une  église  qui  n'était 
pas  exclusivement  le  rendez-vous  des  courtisans,  notre  orateur  aime 
à  conserver  à  sa  prédication  une  forme  à  la  fois  savante  et  popu- 
laire ;  on  l'a  vue  telle  dans  les  discours  précédents,  et  peut  être 
convenait-elle  plus  encore  à  ce  sujet  qu'à  tous  les  autres. 

Il  est  vrai,  du  reste,  et  nous  ne  faisons  aucune  difficulté  de  l'ad- 
mettre, que  les  exigences  des  auditoires  d'élite  amèneront  bientôt 
notre  orateur  à  éliminer  des  expressions  familières  jusqu'à  l'excès, 
sinon  en  elles-mêmes,  du  moins  par  rapport  aux  beaux  esprits  et 
au  beau  monde,  dont  il  ne  faut  pas  irriter  inutilement  la  nerveuse 
susceptibilité. 

Le  sommaire  du  discours  ne  nous  est  pas  parvenu. 


Posuit  (3)  Domîntis  in  eo  itii- 
qîiitatevt  omnium    nostmin. 

Dieu  a  mis  en  lui  seul  l'iniquité 
de  nous  tous,  (/t.,  lui,  6.) 

IL  n'appartient  (^)  qu'à  Dieu  de  nous  parler  de  ses  gran- 
deurs ;  il  n'appartient  qu'à  Dieu  de  nous  parler  aussi  de 
ses  bassesses.  Pour  parler  des  grandeurs  de   Dieu,  nous  ne 

1.  Mss.,  12823,  f-  268-279. 

2.  Le  premier  dimanche,  et  le  jour  de  Pâques  nous  présentent  bien  un  ancien 
sermon,  dont  Bossuet  s'inspire  pour  sa  rédaction  nouvelle  ;  mais  ils  ne  sont  pas 
de  même  date.  Il  est  probable,  néanmoins,  que  Bossuet  ne  prêchait  pas  la 
Passion  pour  la  première  fois  en  1660  ;  mais  la  composition  primitive,  s'il  en 
avait  une  sur  ce  sujet,  ne  faisait  point  partie  d'une  station. 

3.  Ce  texte  est  écrit,  f.  270,  en  tête  du  second  e.xorde  :  on  sait  que  c'était  par  là 
que  Bossuet  commençait  sa  composition. 

4.  F.  269. 


362  CARÊME  DES  MINIMES. 

pouvons  jamais  avoir  des  conceptions  assez  hautes;  pour  par- 
ler de  ses  humiliations,  nous  n'oserions  (')  jamais  en  avoir 
des  pensées  assez  basses  ;  et  dans  l'une  et  l'autre  de  ces 
deux  choses,  il  faut  que  Dieu  nous  prescrive  jusqu'où  nous 
devons  porter  la  hardiesse  de  nos  expressions.  C'est  en  sui- 
vant cette  règle,  que  je  considère  aujourd'hui  le  divin  Jésus 
comme  chargé  et  convaincu  de  plus  de  péchés  (^)  que  les 
plus  grands  criminels  du  monde.  Le  prophète  Isaïe  l'a  dit 
dans  mon  texte  ;  et  c'est  pourquoi,  parlant  du  Sauveur  : 
«  Nous  l'avons  vu,  dit-il,  comme  un  lépreux:  »  Et  nos  put  a- 
vinms  eiim  quasi  leprosum  (")  ;  c'est-à-dire,  non  seulement 
comme  un  homme  tout  couvert  de  plaies,  mais  encore 
comme  un  homme  tout  couvert  de  crimes,  dont  la  lèpre  était 
la  figure.  O  saint  et  divin  lépreux  !  ô  juste  et  innocent  acca- 
blé de  crimes!  je  vous  regarderai  dans  tout  ce  discours  courbé 
et  humilié  sous  ce  poids  honteux,  dont  vous  n''avez  été  dé- 
chargé, qu'en  payant  (^)  la  peine  qui  leur  était  due. 

C'est  sur  vous,  ô  croix  salutaire,  ô  arbre  (•♦)  autrefois  infâme 
et  maintenant  adorable,  c'est  sur  vous  qu'il  a  payé  toute  cette 
dette  ;  c'est  vous  qui  portez  le  prix  de  notre  salut  ;  c'est  vous 
qui  nous  donnez  le  vrai  fruit  de  la  vie.  O  croix  !  aujourd'hui 
l'objet  de  toute  l'Eglise,  que  ne  puis-je  vous  imprimer  dans 
tous  les  cœurs  !  remplissez-moi  de  grandes  idées  des  humi- 
liations de  Jésus  ;  et  afin  que  je  puisse  mieux  prêcher  ses 
ignominies,  souffrez  auparavant  que  je  les  adore,  en  me  pros- 
ternant devant  vous  et  disant  :  O  crux...  ! 

La  plus  douce  consolation  d'un  homme  de  bien  affligé, 
c'est  la  pensée  de  son  innocence  ;  et  parmi  les  maux  qui 
l'accablent,  au  milieu  des  méchants  qui  le  persécutent,  sa 
conscience  lui  est  un  asile.  C'est,  mes  frères,  ce  sentiment  qui 
soutenait  la  constance  des  saints  martyrs  ;  et  dans  ces  tour- 
ments inouïs  qu'une  fureur  ingénieuse  inventait  contre  eux, 
quand  ils  méditaient  en  eux-mêmes  qu'ils  souffraient  comme 

a.  Is.,  LOI,  4. 

1.  Var.  nous  n'en  oserions  avoir  d'assez  basses. 

2.  Var.  de  plus  de  crimes  que  les  plus  grands  malfaiteurs. 

3.  Var.  portant. 

4.  Var.  ô  croix,  autrefois  infâme. 


POUR  LK  VKNDKEDI-SAINT.  363 

chrétiens,  c'est-à-dire,  comme  saints  et  comme  innocents,  ce 
souvenir  (')  charmait  leurs  douleurs,  et  répandait  dans  leurs 
cœurs  et  sur  leurs  visages  une  sainte  et  divine  joie. 

Jésus,  l'innocent  Jésus,  n'a  pas  joui  de  cette  douceur  dans 
sa  Passion  ;  et  ce  qui  a  été  donné  à  tant  de  (^)  martyrs,  a 
manqué  au  Roi  des  martyrs.  Il  est  mort,  il  est  mort,  et  on 
lui  a,  pour  ainsi  dire,  peu  à  peu  arraché  la  vie  {')  avec  des 
violences  incroyables;  et  parmi  tant  de  honte  et  tant  de  tour- 
ments il  ne  lui  est  pas  permis  de  se  plaindre  ni  même  de 
penser  en  sa  conscience  qu'on  le  traite  avec  injustice.  Il  est 
vrai  qu'il  est  innocent  à  l'égard  des  hommes  ;  mais  que  lui 
sert  de  le  reconnaître,  puisque  son  Père,  d'où  il  espérait  sa 
consolation,  le  regarde  lui-même  comme  un  criminel  ?  C'est 
Dieu  même  qui  a  mis  sur  Jésus-Christ  seul  les  iniquités  de 
tous  les  hommes.  Le  voilà,  cet  innocent,  cet  Agneau  sans 
tache,  devenu  tout  à  coup  ce  bouc  d'abomination,  chargé  des 
crimes,  des  impiétés,  des  blasphèmes  de  tous  les  hommes. 
Ce  n'est  plus  ce  Jésus  qui  disait  autrefois  si  assurément  : 
«  Oui  de  vous  me  reprendra  de  péché  {")  .'^  »  Il  n'ose  plus 
parler  de  son  innocence:  il  est  tout  honteux  devant  son  Père  : 
il  se  plaint  d'être  abandonné  ;  mais  au  milieu  de  ces  plaintes, 
il  est  contraint  de  confesser  que  cet  abandonnement  est  très 
équitable.  Vous  me  délaissez,  ô  mon  Dieu  !  eh  !  mes  péchés 
l'ont  bien  mérité  :  Longe  a  salute  mea  verba  \_delictoriim  7neo- 
rtuii?^  {^).  C'est  en  vain  que  je  vous  prie  de  me  regarder  ;  les 
crimes  dont  je  suis  chargé  ne  permettent  pas  que  vous 
m'épargniez  :  Longe  a  sainte  mea.  Frappez,  frappez  sur  ce 
criminel  ;  punissez  les  péchés  des  hommes  (''),  qui  sont 
véritablement  devenus  les  miens.  Ne  croyez  pas,  mes  frères, 
que  ce  soit  ici  une  vaine  idée  :  non,  le  mystère  de  notre  salut 
n'est  pas  une  fiction  ;  le  délaissement  de  Jésus-Christ  n'est 
pas  une  invention  agréable  :  cet  abandonnement  est  effectif  ; 
et  si  vous  voulez    être    convaincus   qu'il    est    traité    véri- 

a.Joan.,  vin,  46.  —  b.  Fs.,  xxi,  i. 

1.  É(ïi/.  ce  (Uux-  souvenir...  —  Souligné,  c'est-à-dire  ici  effacé. 

2.  l^ar.  à  tous  les  martyrs. 

3.  Édi'f.  sa  vie.  —  C'est  une  correction,  mais  condamnée  après  coup. 

4.  Var.  mes  péchés,  c'est-à-dire  les  péchés  des... 


364  CARÊME  DES  MINIMES. 

tablement   comme    un   criminel,    prêtez   seulement    l'oreille 
au  récit  de  sa  Passion  douloureuse. 

Le  pécheur  a  mérité  par  son  crime  d'être  livré  aux  mains 
de  trois  sortes  d'ennemis.  Le  premier  ennemi,  c'est  lui-même, 
son  premier  bourreau,  c'est  sa  conscience.  Torqueatur  Jiecesse 
est,  sibi seipso  tormento...  (").  Ce  n'est  pas  assez  de  lui-même  : 
il  faut,  en  second  lieu,  chrétiens,  que  les  autres  créatures 
soient  employées  pour  venger  l'injure  de  leur  Créateur.  Mais 
le  comble  de  sa  misère,  c'est  que  Dieu  arme  contre  lui  sa 
main  vengeresse,  et  brise  une  âme  criminelle  sous  le  poids 
intolérable  de  sa  vengeance.  O  Jésus  !  ô  Jésus  .'Jésus  que  je 
n'oserais  plus  nommer  innocent,  puisque  je  vous  vois  chargé 
de  plus  de  crimes  que  les  plus  grands  malfaiteurs,  on  vous  va 
traiter  selon  vos  mérites.  Au  jardin  des  Olives,  votre  Père 
vous  abandonne  à  vous-même  :  vous  y  êtes  tout  seul,  mais 
c'est  assez  pour  votre  supplice  ;  je  vous  y  vois  suer  sang  et  eau. 
De  ce  triste  jardin,  où  vous  vous  êtes  si  bien  tourmenté  vous- 
même,  vous  tomberez  dans  les  mains  des  Juifs,  qui  soulève- 
ront contre  vous  toute  la  nature.  Enfin  vous  serez  attaché  en 
croix,  où  Dieu,  vous  montrant  sa  face  irritée,  viendra  lui- 
même  contre  vous  avec  toutes  les  terreurs  de  sa  justice,  et 
fera  passer  sur  vous  tous  ses  flots.  Baissez,  baissez  la  tête  : 
vous  avez  voulu  être  caution,  vous  avez  pris  sur  vous  nos 
iniquités  ;  vous  en  porterez  tout  le  poids  ;  vous  payerez  tout 
du  long  la  dette,  sans  remise,  sans  miséricorde. 

Il  le  veut  bien,  il  (')  n'est  que  trop  juste  ;  mais,  hélas  !  de 
son  chef  il  ne  devait  rien  ;  mais,  hélas  !  c'est  pour  vous,  c'est 
pour  moi  qu'il  paye.  Joignons-nous  ensemble,  mes  frères,  et 
faisons  quelque  chose  à  la  décharge  de  cepleige  (^)  innocent 
et  charitable.  Eh  !  nous  n'avons  rien  à  donner,  nous  sommes 
entièrement  insolvables  ;  c'est  lui  seul  qui  doit  tout  porter 
sur  ses  épaules.  Eh  {f)  !  du  moins  donnons-lui  des  larmes, 
donnons-lui  du  moins  des  soupirs  !  eh  !  laissons-nous  du  moins 

a.  S.  Aug.,  iiiPsal.  xxxvi,  Serm.  il,  n.  10. 

1.  //au  neutre  :  cela  n'est  que  trop  juste. 

2.  Terme  de  la  langue  juridique,  qui  signifiait  caution,  et  qui  est    employé 
ici  pour  éviter  la  re'pétition  de  ce  mot.  Il  vieillit,  disait  déjà  Deforis. 

3.  Edit.  Et.  —  Bossuet  écrit  ainsi  l'interjection  ch  !  Dans  la  phrase  précé- 
dente il  remplace  he  !  par  et(eh! )  (Cf.  Et  bien,  pour  eh  bien  !  ci-dessus,  p.  355.) 


rOUR  LE  VENDRKDI-SAINT.  365 

attendrir  par  une  charité  si  bienfaisante  !  Vous  en  allez 
entendre  l'histoire  ;  et  plût  à  Dieu,  mes  frères,  qu'elle  soit 
interrompue  par  nos  larmes,  qu'elle  soit  entrecoupée  par  nos 
sanglots  I 

PREMIER  POINT. 

Mes  frères,  la  première  peine  d'un  homme  pécheur,  c'est 
d'être  livré  à  lui-même  ;  et  certainement  il  est  bien  juste.  Le 
péché,  dit  saint  Augustin  {"),  traîne  son  supplice  avec  lui  ; 
quiconque  le  commet,  s'en  punit  le  premier  lui-même:  témoin 
ce  ver  qui  ne  meurt  jamais,  témoin  ces  troubles,  ces  inquié- 
tudes d'une  conscience  agitée.  Tout  cela  suffit  pour  nous  faire 
entendre  que  le  pécheur  est  lui-même  son  supplice  ;  et  si  nous 
ne  sentons  pas  cette  peine  durant  le  cours  de  cette  vie,  Dieu 
nous  la  fera  sentir  un  jour  dans  toute  son  étendue.  Mais  ne 
nous  arrêtons  pas  aujourd'hui  à  toutes  ces  propositions  géné- 
rales ;  et  faisons-en  l'application  à  l'état  de  Jésus  souffrant. 

Enfin  le  temps  étant  arrivé  auquel  il  devait  paraître  comme 
criminel.  Dieu  commence  à  lui  faire  sentir  le  poids  des  pé- 
chés, par  la  peine  qu'il  se  fait  lui-même.  Durant  tout  le  cours 
de  sa  vie,  il  parle  de  sa  Passion  avec  joie,  il  désire  continuel- 
lement cette  heure  dernière  ;  c'est  ce  qu'il  appelle  son  heure  {^) 
par  excellence,  comme  celle  qui  est  la  fin  de  sa  mission,  et 
qu'il  attend  par  conséquent  avec  plus  d'ardeur.  Mais  il  ne 
faut  pas,  chrétiens,  que  son  esprit  soit  toujours  tranquille  : 
c'est  une  secrète  dispensation  de  la  Providence  divine  qu'il 
aille  à  la  mort  avec  tremblement,  parce  qu'il  doit  aller  comme 
un  criminel,  parce  qu'il  doit  s'affliger,  se  troubler  lui-même. 
C'est  pourquoi,  sentant  approcher  ce  temps  :  «  Maintenant, 
dit-il,  mon  âme  est  troublée:  '^Nunc  anima  inea  turbata  est  {^)\ 
c'est-à-dire,  jusqu'à  cette  heure  elle  n'avait  encore  senti 
aucun  trouble  ;  maintenant  que  je  dois  paraître  (')  comme 
criminel,  il  est  temps  qu'elle  soit  troublée.  Aussi  est-il  troublé 
sans  mesure  par  quatre  passions  différentes  :  par  l'ennui,  par 
la  crainte,  par  la  tristesse,  et  par  la  langueur  :  Cœpit  tœdere, 
et  paveve  ("'),  et  coritvistari,  et  mœstus  esse  (''). 

a.  Enarr.  in  Ps.  XLV,  n.  3.  —  â./oan.,  xni,  i.  —  c.  lôi'd.,  XU,  27.  — d.  Marc, 
XIV,  33  ;  le  texte  sacré  porte  :  pavere  et  tœdere.  —  e.  Matth.,  xxvi,  37. 

I.  Var.  il  faut  qu'elle  soit  troublée,  parce  que  je  dois  paraître  comme  criminel. 


366  CARÊME  DES  MINIMES. 

L'ennui  jette  l'âme  {')  [dansj  un  certain  chagrin  qui  fait  que 
la  vie  est  insupportable,  et  que  tous  les  moments  en  sont  à 
charge  ;  la  crainte  ébranle  l'âme  jusqu'aux  fondements,  par 
l'image  de  mille  tourments  qui  la  menacent  ;  la  tristesse  la 
couvre  d'un  nuage  épais  qui  fait  que  tout  lui  semble  une 
mort  ;  et  enfin  cette  langueur,  cette  défaillance,  c'est  une 
espèce  d'accablement,  et  comme  un  abattement  de  toutes  les 
forces.  Voilà  l'état  du  Sauveur  des  âmes  allant  au  jardin  des 
Olives,  tel  qu'il  est  représenté  dans  son  Evangile.  Ah  !  qu'il 
commence  bien  à  faire  sa  peine  !  Mais  en  effet  (^)  ce  n'est  en- 
core ici  qu'un  commencement  :  et  avant  de  passer  outre  dans 
le  récit  de  son  histoire,  pour  vous  faire  vivement  comprendre 
combien  ce  supplice  est  terrible,  il  nous  faut  répondre  en  un 
mot  à  une  fausse  imagination  de  quelques-uns,  qui  se  per- 
suadent que  la  constance  inébranlable  du  Fils  de  Dieu,  sou- 
tenue par  cette  force  divine,  a  empêché  que  ses  passions 
n'aient  violemment  agité  son  âme. 

Une  comparaison  de  l'Ecriture  éclaircira  cette  objection, 
qui  est  presque  dans  l'esprit  de  tout  le  monde.  Elle  compare 
souvent  la  douleur  à  une  mer  agitée  :  et  en  effet  la  douleur 
a  ses  eaux  amères,  qu'elle  fait  entrer  jusqu'au  fond  de  l'âme; 
elle  a  ses  vagues  impétueuses,  qu'elle  pousse  avec  violence; 
elle  s'élève  par  ondes,  ainsi  que  la  mer  ;  et  lorsqu'on  la  croit 
apaisée,  elle  s'irrite  souvent  avec  une  nouvelle  furie.  Ainsi 
la  douleur  ressemble  à  la  mer,  et  le  prophète  dit  expressé- 
ment de  celle  du  Fils  de  Dieu  dans  sa  Passion  :  Magna  est... 
velut  mai'e  contritio  tua  (")  :  «  Ah!  votre  douleur  est  comme 
une  mer.  »  Comme  donc  sa  douleur  ressemble  à  la  mer, 
il  est  en  son  pouvoir,  chrétiens,  de  réprimer  la  douleur  en  la 
même  sorte  que  je  lis  dans  son  Evangile  qu'il  a  autrefois 
dompté  les  eaux.  Quelquefois  la  tempête  s'étant  élevée,  il  a 
commandé  aux  eaux  et  aux  vents,  «  et  il  se  faisait,  dit  l'évan- 
géliste,  une  grande  tranquillité  :  »  Fada  est  tranquillitas 
inagîia  (''').  Mais  d'autres  fois  il  en  a  usé  d'une  autre  manière  et 
plus  noble  et  plus  glorieuse  :  il  a  lâché  la  bride  aux  tempêtes, 

a.  Thren.,  n,  13.  —  -5.  Marc,  iv,  39. 

1.  Var.  apporte  à  l'âme... 

2.  Cest-à-dirc,  en  réalité.  (Voy.  Remarques...,  I,  xxxni.) 


POUR  LE  VENDREDI-SAINT.  367 


et  il  a  permis  aux  vents  d'agiter  les  ondes,  et  de  pousser, 
s'ils  pouvaient,  les  flots  jusqu'au  ciel  :  cependant  il  marchait 
dessus  avec  une  merveilleuse  assurance  (''),et  foulait  aux  pieds 
les  (lots  irrités. 

C'est  en  cette  sorte,  messieurs,  que  Jésus  traite  la  douleur 
dans  sa  Passion.    Il  pouvait  commander  aux  flots,  et  ils  se 
seraient  apaisés  ;  il  pouvait  d'un  seul  mot  calmer  la  douleur, 
et  laisser  son  âme  sans  trouble  ;   mais  il  ne  lui  a  pas  plu    de 
le  faire.  Lui,  qui  est  la  sagesse  éternelle,  qui  dispose   et    fait 
toutes  choses  selon  le  temps  ordonné,   se   voyant  arrivé  aux 
temps  (')  des  douleurs,  a  bien  voulu   leur  lâcher  la  bride,  et 
les  laisser  aofir  dans  toute  leur  force.  Il   a   marché  dessus,  il 
est  vrai,  avec  une  contenance  assurée  ;   mais   cependant  les 
flots  étaient  soulevés  ;  toute  son  âme  en  était  troublée,  et  elle 
sentait  jusqu'au  vif,  jusqu'à  la  dernière  délicatesse,  si  je  puis 
parler  de  la  sorte,  tout  le  poids  de  l'ennui,  toutes  les  secousses 
de  la  crainte, tout  l'accablement  de  la  tristesse.  Ne  croyez  donc 
pas,  chrétiens,  que  la  constance  que  nous  adorons  dans  le  Fils 
de  Dieu  ait  rien  diminué  de  ses  douleurs  :  il  lésa  toutes  sur- 
montées, mais  il  les  a  toutes  ressenties  ;  il  a  bu  jusqu'à  la  lie 
tout  le  calice  de  sa  Passion,  il  n'en  a   pas  laissé    perdre  une 
seule  goutte  :  non  seulement  il  l'a  bu,  mais  il  en  a  senti,  il  en 
a  savouré  goutte  à  goutte  toute    l'amertume.  De  là   cette 
crainte  et  cet  ennui,  de  lacet  abattement  et   cette  langueur 
qui  le  pressent  si  violemment,   qu'il   est   contraint  de  dire  à 
ses  apôtres  :  «  Mon  âme  est  triste  jusqu'à  la  mort  ;   demeurez 
ici,»  ne  me  quittez  pas:  Sustinete  hic,  et  vigilate  mecimi  ('''). 
Vous  reconnaissez, chrétiens, que  c'est  le  discours  d'un  homme 
accablé  d'ennui  :  et  d'où  lui  vient  cet  accablement  '^.  C'est  le 
poids  de  nos  péchés  qui  le  presse,  et  qui  à  peine  lui  permet- 
t-il  (')  de  respirer. 

Et  en  effet,  chrétiens,  laissons  les  raisonnements  et  les 
paroles  étudiées,  et  appliquons  nos  esprits  sérieusement  sur 
cet  étrange  spectacle  que  le  prophète  nous  représente. «  Nous 

a.  Matth.,  XIV,  25.  —  b.  Matth.,  xxvi,  38. 

1.  Edit.  au  temps. 

2.  Les  éditeurs  ont  corrigé  ce  pléonasme  assez  bizarre.  Une  inadvertance  de 
l'auteur  est  possible,  mais  non  évidente. 


368  CARÊME  DES  MINIMES. 

avons  tous  erré  comme  des  brebis  ;  chacun  s'est  égaré  en 
sa  voie,  et  le  Seigneur  a  mis  en  lui  seul  l'iniquité  de  nous 
tous  (").  »  Représentez-vous  ce  divin  Sauveur  sur  lequel 
tombent  tout  à  coup  les  iniquités  de  toute  la  terre;  d'un  côté, 
les  trahisons  et  les  perfidies  ;  de  l'autre,  les  impuretés  et  les 
adultères  ;  de  l'autre,  les  impiétés  et  les  sacrilèges,  les  im- 
précations et  les  blasphèmes  ;  enfin,  tout  ce  qu'il  y  a  de  cor- 
ruption dans  une  nature  aussi  dépravée  que  la  nôtre.  Amas 
épouvantable  !  tout  cela  vient  inonder  sur  Jésus-Christ.  De 
quelque  côté  qu'il  tourne  les  yeux,  il  ne  voit  que  des  torrents 
de  péchés  qui  viennent  fondre  sur  sa  personne  (')  :  Toi'ren- 
tes  iniqnitatis  conturbaveruiit  me  (^').  Un  homme  à  la  chute 
de  plusieurs  torrents  (')  :  ils  le  poussent,  ils  le  renversent,  ils 
l'accablent  :  Conticrbaverunt  me.  Le  voilà  prosterné  et  abattu, 
gémissant  sous  ce  poids  honteux, n'osant  seulement  regarder 
le  ciel  ;  tant  sa  tête  est  chargée  et  appesantie  par  (^)  la  mul- 
titude de  ses  crimes,  c'est-à-dire,  des  nôtres,  qui  sont  vérita- 
blement devenus  les  siens.  Pécheur  superbe  et  rebelle  ('*),  re- 
garde Jésus-Christ  en  cette  posture  :  parce  que  tu  marches 
la  tête  levée,  Jésus-Christ  a  la  face  contre  terre  ;  parce  que 
tu  secoues  le  joug  de  la  discipline  et  que  tu  trouves  la 
charge  du  péché  légère,  voilà  Jésus-Christ  accablé  sous  sa 
pesanteur  ;  parce  que  tu  te  réjouis  en  péchant,  voilà  Jésus- 
Christ  que  le  péché  met  dans  l'agonie  :  Et  factus  m  agoma 
prolixius  orabat  ('"). 

Il  faut  considérer,  chrétiens,  ce  que  c'est  que  cette  agonie; 
et  afin  de  le  bien  comprendre,  en  insistant  toujours  aux  mê- 
mes principes,  disons  que  chaque  péché  attire  deux  choses, 
la  honte  et  la  douleur,  qui  en  sont  comme  les  suites  natu- 
relles. La  honte  lui  est  due,  parce  qu'il  s'est  élevé  déraison- 
nablement ;  la  douleur  lui  est  due,  parce  qu'il  s'est  plu  où  il 
ne  fallait  pas.  Et  voici  l'innocent  Jésus,  qui,  transportant  en 

a.  Is.,  LUI,  6.  —  b.  Fs.,  xvn,  5.  —  c.  Luc,  xxii,  43. 

1.  Var.  sur  lui. 

2.  Lâchât  fait  de  cette  addition  succincte  et  simplement  indiquée  une  ;tûU 
tnarginale.  Les  in-folio  du  Carême  des  Minimes  n'ont  de  marge  ni  petite  ni 
grande. 

3.  Var.  tant  il  est  chargé  et  appesanti  sous  la  multitude... 

4.  Var.  opiniâtre. 


POUR  LE  VENDREDI-SAINT.  369 

lui  nos  péchés, a  pris  aussi  ces  deux  sentiments  dans  toute  leur 
véhémence  :  et  c'est  la  cause  de  son  agonie. 

La  honte  en  premier  lieu  vient  couvrir  sa  face,  la  honte 
l'abat  contre  terre  ;  mais  ce  qui  est  le  plus  remarquable,  la 
honte  le  rend  tremblant  devant  son  Père.  11  ne  lui  parle  plus 
avec  cette  douce  familiarité,  avec  cette  confiance  d'un  F"ils 
unique  qui  s'assure  sur  la  bonté  de  son  Père.  «  Père,  Père, 
s'il  est  possible  :  »  et  qu'y  a-t-il  d'impossible  à  Dieu  }  Si pos- 
sibilc  est  if).  Eh  bien  !  <<:Père,  tout  vous  est  possible  (''')  :si  vous 
voulez  (')...»  Si  vous  voulez  ?  Et  peut-il  ne  pas  vouloir  ce  que 
lui  demande  un  Fils  si  chéri .-^  Toutefois  écoutez  la  suite:  «  Dé- 
tournez de  moi  ce  calice  ;  et  toutefois  faites,  mon  Père,  non 
ma  volonté,  mais  la  vôtre.  »  O  Jésus  !  ô  Jésus  !  est-ce  là  le 
langage  d'un  Fils  bien-aimé  ?  Eh  !  (')  vous  disiez  autrefois 
si  assurément  :  «  Mon  Père,  tout  ce  qui  est  à  vous  est  à  moi, 
tout  ce  qui  est  à  moi  est  à  vous  ('^)  :  »  et  lorsque  vous  priiez 
autrefois,  vous  commenciez  par  l'action  de  grâces  :  «O  Père! 
je  vous  remercie  de  ce  que  vous  m'avez  écouté  :  et  e  le 
savais  bien  que  votre  bonté  paternelle  m'écoute  toujours  ('').» 
Pourquoi  parlez-vous  d'une  autre  manière  }  Pourquoi  en- 
tends-je  ces  tristes  paroles  :  «  Non  ma  volonté,  mais  la 
vôtre }  »  Depuis  quand  cette  opposition  entre  la  volonté  du 
Père  et  du  Fils  ? 

Ne  voyez-vous  pas  qu'il  parle  en  tremblant,  comme  chargé 
des  péchés  des  hommes.^  La  honte  des  crimes  dont  il  est 
couvert  combat  (^)  cette  liberté  filiale.  Quelle  gêne!  quelle 
contrainte  à  ce  Fils  unique  !  Factiis  in  agoniaprolixiiis  orabat: 
«  Étant  en  agonie,  il  priait  longtemps.  »  Autrefois  un  mot 
suffisait  pour  être  assuré  de  tout  emporter  ;  il  disait  en  un 
mot  :  «  Père,  je  le  veux  :  »  Pater,...  volo  i().  Il  a  été  un  temps 
qu'il  pouvait  hardiment  parler  delà  sorte;  maintenant  que  le 
Fils  unique  est  couvert  et  enveloppé  sous  le  pécheur,  il  n'ose 
plus  en  user  si  librement  :  il  prie,  et  il  prie  avec  tremblement  ; 

a.  Matth.,  xxvi,  39.  —  b.  Marc,  xiv,  36.  —  c.  Luc,  xxii,  42.  —  d.  Joan., 
XVII,  10.  —  e.  Ibid.,  XI,  41,  42.  — /.  Ibid.,  xvii,  24.  —  Ms.  Volo,  Pater,  (comme 
au  Bréviaire). 

1.  Edit.  Et.  —  Uya.et  au  manuscrit  ;  mais  c'est  affaire  d'orthographe.  De 
même,  plus  haut  :  fet  (e/t)  bien  !   Dans  le  doute,  nous  suivons  le  manuscrit. 

2.  Var.  contraint...  quelle  gêne!  quel  combat... 

Sermons  de  Bossuet.  —  III.  24 


370  CAREME  DES  MINIMES. 

il  prie,  et,  priant  longtemps,  il  boit  tout  seul  a  longs  traits 
toute  la  honte  d'un  long  refus.  Taisez-vous,  taisez-vous, 
caution  des  pécheurs  ;  il   n'y  a  plus  que  la  mort  pour  vous  ! 

La  seconde  cause  de  son  agonie,  c'est  la  douleur  qu'il 
ressent  des  péchés  qu'il  porte  ;  douleur  si  tuante  et  si  acca- 
blante, qu'elle  passe  infiniment  l'imagination.  Nous  ne  sen- 
tons pas,  pécheurs  misérables  et  endormis  dans  nos  crimes, 
hélas  !  nous  ne  sentons  pas  combien  le  péché  est  amer.  Pour 
vous  en  former  quelque  idée,  sans  sortir  de  l'histoire  de  la 
Passion,  regardez  le  torrent  de  larmes  amères  qui  se  débor- 
dent impétueusement  par  (')  les  yeux  de  Pierre  ("),  pour  un 
seul  crime  d'infidélité.  Et  Jésus  est  couvert  de  tous  les  cri- 
mes, et  du  crime  même  de  Pierre,  et  du  crime  même  du  traître 
Judas,et  du  crime  même  du  lâche  Pilate,et  du  crime  même  de 
tout  ce  peuple  qui  se  rend  coupable  du  déicide,  en  criant 
furieusement  :  «  Qu'on  le  crucifie  ['')  !  »  O  Jésus  !  chargé  (^) 
de  tous  les  péchés,  dussiez-vous  vous  fondre  en  eau  tout 
entier,  vous  n'avez  pas  assez  de  larmes  pour  fournir  ce  qu'il 
en  faut  à  tant  de  crimes  {^). 

La  douleur  du  cœur  y  supplée,  et  c'est  pourquoi  elle 
s'augmente  jusqu'à  l'infini.  Il  regrette  tous  nos  péchés, 
comme  s'il  les  avait  commis  lui-même,  parce  qu'il  en  est 
chargé  devant  son  Père  ;  il  les  compte  et  les  regrette  tous 
en  particulier,  parce  qu'il  n'y  en  a  aucun  qui  n'ait  sa  malice 
particulière  ;  il  les  regrette  autant  qu'ils  le  méritent,  parce 
qu'il  en  doit  faire  le  paiement,  et  un  paiement  rigoureux  ; 
or,  la  douleur  fait  partie  de  ce  paiement.  Nulle  consolation 
dans  cette  douleur,  parce  que  la  consolation  l'eût  diminuée, 
et  elle  était  due  tout  entière.  Jugez,  jugez  de  l'accablement. 
Ah  !  disait  autrefois  David,  «  mes  péchés  m'ont  saisi  de 
toutes  parts  ;  le  nombre  s'en  est  accru  ('')  par-dessus  les 
cheveux  de  ma  tête,  et  mon  cœur  m'a  abandonné  :  »  Com- 
prehenderunt  me  iniqiàtates  meœ ;...  multiplicatœ sunt  stipcr 

a.  Matth.^  xxvi,  75.  —  b.  Ibid.,  xxvn,  23. 

1.  Var.  sur. 

2.  Var.  parmi  tant  de  crimes. 

3.  Bossuet  sait   bien  la  valeur  absolue  d'une  seule   des  larmes   de   JÉSUS. 
L'hyperbole  est  amenée  par  l'émotion. 

4.  Var.  le  nombre  de  mes  péchés  s'est  multiplié  par  dessus... 


rOUR  LE  VENDREDI-SAINÏ.  371 


capillos  capitis  ?/iei,  et  cor  7Jieum  dereliquit  me  (").  Que  dirai- je 
donc  maintenant  de  vous,  ô  cœur  du  divin  Jésus,  accablé 
par  l'infinité  de  nos  péchés  ?  Pauvre  cœur,  où  avez-vous  pu 
trouver  place  à  tant  de  douleurs  qui  vous  percent,  à  tant  de 
regrets  qui  vous  déchirent  ? 

Je  ne  crains  point  de  vous  assurer  qu'il  y  avait  assez  de 
douleur  pour  lui  donner  le  coup  de  la  mort.  <î  Mon  âme  est 
triste  jusqu'à  en  mourir  {^)  :  »  et  il  a  voulu  nous  le  faire 
entendre  par  une  marque  bien  évidente.  Cette  sueur  étrange 
et  inouïe,  qui  depuis  la  tête  jusqu'aux  pieds  a  fait  ruisseler 
par  tout  son  corps  des  torrents  de  sang,  n'est-ce  pas  pour 
nous  en  convaincre?  Je  ne  recherche  point  de  cause  naturelle 
de  cette  sueur  ;  elle  est  divine  et  miraculeuse,  et  la  nature  ne 
peut  pas  faire  un  effet  semblable  (')  :  mais  le  Fils  de  Dieu  l'a 
permise,  afin  que  nous  fussions  convaincus  que,  sans  le 
secours  d'aucun  autre  instrument  (^),  la  seule  douleur  de  nos 
crimes  suffisait  pour  verser  son  sang,  pour  épuiser  sans  res- 
source les  forces  du  corps,  en  renverser  l'économie,  et  rompre 
enfin  tous  les  liens  qui  retiennent  l'âme.  Il  serait  donc  mort, 
chrétiens,  il  serait  mort  très  certainement  par  le  seul  effort 
de  cette  douleur,  si  une  puissance  divine  ne  l'eût  soutenu, 
pour  le  réserver  à  d'autres  supplices  :  mais,  ne  devant  point 
aller  jusques  à  la  mort,  il  est  allé  du  moins  jusqu'à  l'agonie  : 
Factus  in  agonia. 

Et  quelle  a  été  cette  agonie  ?  Différente  infiniment  de 
celle  que  nous  voyons  dans  les  autres  hommes  ?  Là  une  âme, 
qui  fait  effort  pour  n'être  point  séparée  du  corps,  en  est 
arrachée  par  violence;  et  ici  l'âme,  prête  à  en  sortir,  y  est 
retenue  par  autorité.  L'âme  combat  dans  les  moribonds,  pour 
ne  point  quitter  cette  chair  qu'elle  aime  :  la  mort  ayant  déjà 
gagné  les  extrémités,  l'âme  {f)  se  retire  au  dedans  ;  poussée 
de  toutes  parts,  elle  se  retranche  enfin  dans  le  cœur  ;  et  là 
elle  se  soutient,  elle  se  défend,  elle  lutte  contre  la  mort,   qui 

a.  Ps.,  XXXIX,  13.  —  b.  Matih.,  xxvi,  38. 

1.  Les  commentateurs  de  saint  Luc  prétendent  le  contraire.  Quoi  qu'il  en 
soit,  il  est  bien  permis  de  regarder  avec  Bossuet  la  sueur  de  sang  comme 
«  divine  et  miraculeuse,  »  en  cette  circonstance. 

2.  Var.  d'aucun  supplice. 

3.  Var.  elle  se  retire...  —  (Formait  amphibologie.) 


372  CAREME  DES  MINIMES. 

la  chasse  enfin  par  un  dernier  coup.  Et  voici  qu'au  contraire 
dans  notre  Sauveur,  l'harmonie  du  corps  étant  troublée,  tout 
l'ordre  déconcerté,  toute  la  vigueur  relâchée  jusques  à  per- 
dre (')  des  fleuves  de  sang,  l'âme  est  arrêtée  par  un  ordre 
exprès  et  par  une  force  supérieure.  Vivez  donc,  ô  pauvre 
Jésus  !  vivez  pour  d'autres  tourments  qui  vous  attendent; 
réservez  quelque  chose  aux  Juifs  qui  s'avancent,  et  au  traître 
Judas  qui  est  à  leur  tête.  C'est  assez  d'avoir  montré  aux 
pécheurs,  que  le  péché  suffisait  tout  seul  pour  vous  donner 
le  coup  de  la  mort. 

L'eussiez-vous  cru,  pécheur,  eussiez-vous  cru  que  votre 
péché  eût  une  si  grande  et  si  malheureuse  puissance  ?  Si 
nous  ne  voyions  (^)  défaillir  le  divin  Jésus  qu'entre  les  mains 
de  ses  bourreaux,  nous  n'accuserions  de  sa  mort  que  ses 
supplices  :  maintenant  que  nous  le  voyons  succomber  dans 
le  jardin  des  Olives,  où  il  n'a  que  nos  péchés  pour  persé- 
cuteurs, accusons-nous  nous-mêmes  de  ce  déicide;  pleurons, 
gémissons,  battons  nos  poitrines,  tremblons  jusqu'au  fond  de 
nos  consciences.  Et  comment  pouvons-nous  n'être  pas  saisis, 
ayant  en  nous-mêmes  au  dedans  de  nos  cœurs  une  cause  de 
mort  si  certaine  ?  Le  péché  suffisait  pour  la  mort  d'un  Dieu; 
et  comment  pourraient  subsister  des  hommes  mortels,  ayant 
ce  poison  dans  les  entrailles  ?  Non,  non,  nous  ne  vivons 
plus  que  par  miracle  :  cette  même  puissance  divine  qui  a 
retenu  miraculeusement  l'âme  du  Sauveur,  c'est  la  même 
qui  retient  la  nôtre  par  une  semblable  merveille  {^)  ;  mais 
avec  cette  différence  qu'elle  nous  conserve  la  vie  pour  nous 
épargner  des  tourments,  et  qu'elle  ne  la  soutient  en  notre 
Sauveur  que  pour  lui  faire  éprouver  de  nouveaux  supplices, 
que  je  vais  vous  représenter  dans  ma  seconde  partie. 

SECOND    POINT. 

Il  est  écrit,  dans  le  livre  de  la  Sagesse  ("),  que  toutes  les 
créatures  s'élèveront  avec  Dieu  contre  les  pécheurs  ;  et  c'est 
le   second   fléau  dont  il   menace  ses  ennemis.    Notre  saint, 

a.  Sap.,  V,  21. 

1.  Var.  laisser  couler. 

2.  Var.  si  vous  ne  voyiez...  vous  n'accuseriez..,;  maintenant  que  vous... 

3.  Var.  par  un  semblable  miracle. 


POUR  LE  VENDREDI-SAINT.  373 


notre  charitable,  notre  miséricordieux  criminel  a  déjà  essuyé 
la  première  peine  :  il  s'est  déjà  tourmenté  lui-même  ;  le  voici 
au  second  degré  de  la  vengeance  divine  et  il  va  être  persé- 
cuté par  un  concours  presque  universel  de  toutes  les  créa- 
tures. Où  vous  remarquerez,  s'il  vous  plaît,  messieurs,  que 
mon  intention  n'est  pas  de  vous  dire  que  toutes  les  créatures 
en  particulier  aient  été  employées  contre  Jésus-Christ:  ce 
n'est  pas  ainsi  qu'il  le  faut  entendre  ;  mais  voici  quelle  est 
ma  pensée  :  je  prétends  considérer  en  Jésus-Christ  un  aban- 
donnement  général  à  toute  sorte  d'insultes,  si  cruels  (')  et  si 
outrageux  qu'ils  puissent  être,  de  quelque  côté  qu'ils  puis- 
sent venir,  fût-ce  des  mains  les  plus  méprisables. 

Pour  concevoir  une  forte  idée  de  ce  second  genre  de  sup- 
plice, qui  a  été  une  source  de  maux  infinis,  il  faut  poser,  avant 
toutes  choses,  que  Jésus,  considérant  en  lui-même  qu'il  est 
juste  que  le  pécheur,  s'étant  (^)  séparé  de  Dieu,  qui  est  son 
appui,  tombe  dans  la  dernière  faiblesse,  au  moment  même 
qu'il  a  été  résolu  qu'il  se  mettrait  en  la  place  (^)  de  tous  les 
pécheurs,  a  suspendu  volontairement  et  a  retiré  en  lui-même 
tout  l'usage  de  sa  puissance.  C'est  pourquoi,  les  Juifs  s'appro- 
chant  pour  se  saisir  de  sa  personne,  il  leur  dit  cette  mémo- 
rable parole  :  «  Vous  venez  à  moi  comme  à  un  voleur  :  j'étais 
tous  les  jours  dans  le  temple,  et  vous  ne  m'avez  pas  arrêté  ; 
mais  c'est  que  voici  votre  heure  et  la  puissance  des  té- 
nèbres. »  Il  veut  dire,  ô  Juifs,  si  vous  l'entendez,  que  vous 
ne  pouviez  pas  l'arrêter  alors,  parce  qu'il  se  servait  de  sa 
puissance  :  maintenant  qu'elle  n'agit  plus,  la  puissance  op- 
posée n'a  plus  rien  qui  la  borne  (^)  :  voici  Jésus  livré 
et  abandonné  à  quiconque  voudra  l'outrager  :  Hœc  est 
hora  vestra,  et  potestas  tenebrai^uni  (").  Cette  suspension 
étonnante  de  la  puissance  du  Fils  de  Dieu  ne  resserre  pas 
seulement  sa  puissance  extraordinaire  et  divine,  elle  enchaîne 

a.  Luc,  XXII,  52,  53.  —  Ms.  Nunc  est... 

1.  BossLiet,  en  1660,  faisait  encore  insulte  masculin,  et  l'écrivait  ordinairement: 
insull.  Voy.  Remarqties...,  dans  V Introduction  du  I"''  volume.  —  Plus  loin,  un 
lapsus  :  i.  fussent  (fût-ce)  des  mains  les  plus  méprisables.  »  {Edit.  misérables.) 

2.  Var.  qui  se  sépare  de  Dieu,  tombe... 

3.  Var.  qu'il  prendrait  la  place... 

4.  Var.  rien  qui  l'arrête,  — rien  désormais  qui  la  contraigne. 


I 


374  CAREME  DES  MlNlxMES. 

la  puissance  même  naturelle,  et  elle  en  suspend  tout  l'usage 
jusqu'au  point  que  vous  allez  voir. 

Oui  ne  peut  pas  résister  à  la  force,  quelquefois  se  peut 
sauver  par  la  fuite  ;  qui  ne  peut  pas  éviter  d'être  pris,  peut 
du  moins  se  défendre  quand  on  l'accuse  ;  celui  à  qui  on  ôte 
cette  liberté,  a  du  moins  la  voix  pour  gémir  et  se  plaindre  de 
l'injustice.  Jésus  s'est  ôté  toutes  ces  puissances,  tout  cela  est 
ôté  au  Fils  de  Dieu  ;  tout  est  lié,  jusqu'à  sa  langue  :  il  ne 
répond  pas  quand  on  l'accuse  ;  il  ne  murmure  pas  quand  on 
le  frappe  ;  et  jusqu'à  ce  cri  confus  que  forme  le  gémissement 
et  la  plainte,  triste  et  unique  ressource  de  la  faiblesse  op- 
primée, par  où  elle  tâche  d'attendrir  les  cœurs  et  d'arrêter 
par  la  pitié  ce  qu'elle  n'a  pu  empêcher  par  la  force,  Jésus  ne 
veut  pas  se  le  permettre.  Parmi  toutes  ces  violences  on  n'en- 
tend point  de  murmures  ;  mais  «  on  n'entend  pas  seulement 
sa  voix  :  »  Nori  aperidt  os  suimt  if)  :  bien  plus,  il  ne  se 
permet  pas  seulement  de  détourner  la  tête  des  coups.  Eh  ! 
un  ver  de  terre,  que  l'on  foule  aux  pieds,  fait  encore  quelque 
effort  pour  se  retirer  :  et  Jésus  se  tient  immobile,  il  ne  tâche 
pas  d'éluder  le  coup  par  le  moindre  mouvement  :  Faciem 
meam  non  averti  {^). 

Que  fait-il  donc  dans  sa  Passion  ?  Le  voici  en  un  mot  dans 
l'Écriture  :  Tradebat  autcin  jtLdicanti  se  injttsie  {^)  :  «  Il  se 
livrait,  il  s'abandonnait  à  celui  qui  le  jugeait  injustement  :  » 
et  ce  qui  se  dit  de  son  juge  se  doit  entendre  conséquemment 
de  tous  ceux  qui  entreprennent  de  l'insulter  (')  :  Tradebat 
aittem;  il  se  donne  à  eux,  pour  en  faire  tout  ce  qu'ils  veulent. 
On  le  veut  baiser,  il  donne  les  lèvres  ;  on  le  veut  lier,  il  pré- 
sente les  mains  ;  on  le  veut  souffleter,  il  tend  les  joues;  frap- 
per à  coups  de  bâton,  il  tend  le  dos;  flageller  inhumainement, 
il  tend  les  épaules  :  on  l'accuse  devant  Caiphe  et  devant 
Pilate,  il  se  tient  pour  tout  convaincu  :  Hérode  et  toute  sa 
cour  se  moque  de  lui,  et  on  le  renvoie  comme  un  fou  ;  il 
avoue  tout  par  son  silence  :  on  l'abandonne  aux  valets  et 
aux  soldats,  et  il  s'abandonne  encore  plus  lui-même  :  cette 
face  autrefois  si   majestueuse,  qui  ravissait  en   admiration  le 

a.  /s.,  LUI,  7.  —  ô.  Ibid.^  L,  6.  —  c.\  Petr.,  11,  23. 

I.  Var.  de  lui  faire  insulte  {sic,  cette  fois)  ;  —  de  lui  faire  outrage. 


POUR  LE  VENDREDI-SAINT.  375 

ciel  et  la  terre,  il  la  présente  droite  et  immobile  aux  crachats 
de  cette  canaille  :  on  lui  arrache  les  cheveux  et  la  barbe  ;  il 
ne  dit  mot,  il  ne  souffle  pas  (')  ;  c'est  une  pauvre  brebis  qui 
se  laisse  tondre.  Venez,  venez,  camarades,  dit  cette  solda- 
tesque insolente  ;  voilà  ce  fou  dans  le  corps  de  garde,  qui 
s'imagine  être  roi  des  Juifs  ;  il  faut  lui  mettre  une  couronne 
d'épines  :  Tradebat  atUein  judicanti  se  injuste,  il  la  reçoit  :  eh  ! 
elle  ne  tient  pas  assez,  il  faut  l'enfoncer  à  coups  de  bâton  ; 
frappez,  voilà  la  tête  !  Hérode  l'a  habillé  de  blanc  comme 
un  fou  :  apporte  (^)  cette  vieille  casaque  d'écarlate  pour  le 
changer  de  couleurs.  Mettez,  voilà  les  épaules  !  —  Donne, 
donne  ta  main,  roi  des  Juifs,  tiens  ce  roseau  en  forme  de 
sceptre.  —  La  voilà,  faites-en  ce  que  vous  voudrez  !  —  Ah  ! 
maintenant  ce  n'est  plus  un  jeu,  ton  arrêt  de  mort  est  don- 
né ;  donne  encore  ta  main,  qu'on  la  cloue.  —  Tenez,  la  voilà 
encore  !  Enfin  assemblez-vous,  ô  Juifs  et  Romains,  grands  et 
petits,  bourgeois  et  soldats;  revenez  cent  fois  à  la  charge; 
multipliez  sans  fin  les  coups,  les  injures  ;  plaies  sur  plaies, 
douleurs  sur  douleurs,  indignités  sur  indignités  ;  insultez  à  sa 
misère  jusques  sur  la  croix  ;  qu'il  devienne  l'unique  objet 
de  votre  risée,  comme  un  insensé  ;  de  votre  fureur,  comme 
un  scélérat  :  Tradebat  autem,  il  s'abandonne  à  vous  sans 
réserve  ;  il  est  prêt  à  soutenir  tout  ensemble  tout  ce  qu'il  y  a 
de  dur  et  d'insupportable  dans  une  raillerie  inhumaine  et  dans 
une  cruauté  malicieuse. 

Eh  bien  !  chrétiens,  avez-vous  bien  considéré  {f)  cette 
peinture  épouvantable  ?  Cet  amas  terrible  de  maux  inouïs, 
que  je  vous  ai  mis  tout  ensemble  devant  les  yeux,  suffit-il 
pas  pour  vous  émouvoir  ?  Quoi  !  je  vois  encore  vos  yeux  secs } 
Quoi  !  je  n'entends  point  encore  de  sanglots  !  Attendez-vous 
que  je  représente  en  particulier  toutes  les  diverses  circons- 
tances de  cette  sanglante  tragédie  ?  Faut-il  que  j'en  fasse 
paraître  successivement  tous  les  différents  personnages  ;  un 
Judas  qui  le  baise,  un  Pierre  qui  le  renie,  un  Malchus  qui  le 
frappe,  de  faux  témoins  qui  le  calomnient,  des   prêtres  qui 

1.  Var.  et  il  demeure  muet,  comme... 

2.  Var.  il  le  faut  (lui  faut)  maintenant  changer  de  couleur  :  donne... 

3.  Var.  médité. 


2,"/^  CARÊME  DES  MINIMES. 


blasphèment  son  nom,  un  juge  qui  reconnaît  et  qui  condamne 
néanmoins  son  innocence?  Faut-il  que  je  vous  dépeigne  notre 
criminel  gémissant  à  deux  ou  trois  reprises  sous  la  grêle 
des  coups  de  fouet,  suant  sous  la  pesanteur  de  sa  croix,  usant 
toutes  les  verges  sur  ses  épaules,  émoussant  en  sa  tête  toute 
la  pointe  des  épines,  lassant  tous  les  bourreaux  sur  son 
corps  (')  ?  Mais  le  jour  nous  aurait  quittés  avant  que  j'eusse 
seulement  touché  la  moitié  de  ce  détail  épouvantable  :  abré- 
gez ce  discours  infini  par  une  méditation  sérieuse. 

Contemplez  cette  face,  autrefois  les  délices,  maintenant 
l'horreur  des  yeux;  regardez  cet  homme  que  Pilate  vous  pré- 
sente. Le  voilà,  le  voilà,  cet  homme  ;  le  voilà  cet  homme  de 
douleurs  ('')  :  Ecce  ho7no,  ecce  homo  (")  :  «  Voilà,  l'homme  !  »  Eh  ! 
qui  est-ce  ?  un  homme  ou  un  ver  de  terre  ?  est-ce  un  homme 
vivant,  ou  bien  une  victime  écorchée  ?  On  vous  le  dit  ;  c'est 
un  homme  :  Ecce  homo  :  «  Voilà  l'homme  !  »  Le  voilà,  l'hom- 
me de  douleurs,  le  voilà  dans  le  triste  état  où  l'a  mis  la 
Synagogue  sa  mère  ;  ou  plutôt  le  voilà  dans  le  triste  état  où 
l'ont  mis  nos  péchés,  nos  propres  péchés,  qui  ont  fait  fondre 
sur  cet  innocent  tout  ce  déluge  de  maux.  O  Jésus  !  qui  vous 
pourrait  reconnaître  ?  «  Nous  l'avons  vu,  dit  le  prophète,  et 
il  n'était  plus  reconnaissable  :  »  bien  loin  de  paraître  Dieu,  il 
avait  même  perdu  l'apparence  d'homme,  et  «  nous  l'avons 
cherché  même  en  sa  présence  :  »  Et  desideraviums  eum  ('''). 
Est-ce  lui,  est-ce  lui  ?  est-ce  là  cet  homme  qui  nous  est  pro- 
'mis,  «cet  homme  de  la  droite  de  Dieu,  et  ce  Fils  de  l'homme 
sur  lequel  Dieu  s'est  arrêté  :  »  Super  virum  dexterœ  ttiœ,  et 
sttpej'-  Eilium  honiinis  quem  confirtnasti  tibi  ("")  }  C'est  lui, 
n'en  doutez  pas  :  voilà  l'homme  !  voilà  l'homme  qu'il  nous 
fallait  pour  expier  nos  iniquités  :  il  nous  fallait  un  homme 
défiguré,  pour  réformer  en  nous  l'image  de  Dieu  que  nos 
crimes  avaient  effacée  :  il  nous  fallait  cet  homme  tout  cou- 
vert de  plaies,  afin  de  guérir  les  nôtres  :  Ipse  autein  vulnera- 
tus  est  proptei'  iniquitates  iiostras,  attritus  est  propter  scelera 
nostra  :  «  Il  a  été  blessé  pour  nos  péchés,  il  a  été  froissé  pour 

a.  Joan.^  Xix,  5.  —  b.  Is.,  LHI,  2.  —  c.  Ps.,  LXXIX,  18. 
I.  Var.  épuisant  sur  son  corps.... 
2.  Édil.  au  haut  du  prétoire. — Souligné  au  manuscrit,c'est-à-dire  ici  condamné. 


POUR  LE  VENDREDI-SAINT.  ^'J'J 

nos  crimes  ;  et  nous  sommes  guéris  par  la  lividité  de  ses 
plaies  :  »  et  livore  cjus  sayiati  swnns  ("), 

O  plaies,  que  je  vous  adore  !  flétrissures  sacrées,  que  je 
vous  baise  !  ô  sang  qui  découlez  soit  de  la  tête  percée,  soit 
des  yeux  meurtris,  soit  de  tout  le  corps  déchiré,  ô  sang-  pré- 
cieux, que  je  vous  recueille  !  Terre,  terre,  ne  bois  pas  ce 
sang.  Tei'va,  ne  operias  sangjiiiiem  mctim  {^\  :  «  Terre,  ne  cou- 
vre pas  mon  sang,  »  disait  Job  :  mais  qu'importe  du  sang  de 
Job  ?  Mais,  ô  terre,  ne  bois  pas  le  sang  de  Ji'sus  :  ce  sang 
nous  appartient,  et  c'est  sur  nos  âmes  qu'il  doit  tomber.  J'en- 
tends les  Juifs  qui  crient  :  «  Son  sang  soit  sur  nous  et  sur 
nos  enfants  ('')  !  »  Il  y  sera,  race  maudite,  tu  ne  seras  que 
trop  exaucée  :  ce  sang  te  poursuivra  jusqu'à  tes  derniers  re- 
jetons ;  jusqu'à  ce  que  le  Seigneur,  se  lassant  enfin  de  ses 
vengeances,  se  souviendra  à  la  fin  des  siècles  de  tes  misé- 
rables restes.  Oh  !  que  le  sang  de  Jésus  ne  soit  point  sur  nous 
de  cette  sorte,  qu'il  ne  crie  point  vengeance  contre  notre  long 
endurcissement  ;  qu'il  soit  sur  nous  pour  notre  salut  ;  que  je 
me  lave  de  ce  sang  ;  que  je  sois  tout  couvert  {')  de  ce  sang  ; 
que  le  vermeil  de  ce  beau  sang  empêche  mes  crimes  de  pa- 
raître devant  la  justice  divine! 

Il  n'est  pas  temps  encore  de  se  plonger  dans  ce  bain  sa- 
lutaire ;  et  (")  il  faut  que  le  sang  du  divin  Jésus  coule  pour 
cela  à  plus  gros  bouillons.  Allons  à  la  croix,  chrétiens,  c'est 
là  où  nous  pourrons  nous  plonger  dans  un  déluge  du  sang 
de  Jésus  ;  c'est  là  que  tous  les  ruisseaux  (^)  sont  lâchés,  et 
se  débordent  si  violemment  qu'ils  laissent  enfin  la  source 
tarie.  Allons  donc  à  la  croix,  mes  frères  :  on  y  va  bientôt  at- 
tacher le  divin  Jésus,  et  on  l'a  déjà  chargée  sur  ses  épaules. 

C'est  en  ce  lieu,  chrétiens,  que  je  ne  puis  vous  dissimuler 
que  je  sens  mon  âme  attendrie,  quand  je  vois  mon  divin  Sau- 
veur porter  lui-même  sur  ses  épaules  l'infâme  instrument  de 
son  supplice.  Ce  qui  me  touche  le  plus  vivement,  c'est  que 
de  toutes  les  circonstances  que  nous  avons  vues,  il  n'y  en  a, 

a.  Is.,  LUI,  5.  —  b.Joà,  xvi,   19.  —  c.  Matth.^  xxvii,  25. 

1.  Var.  que  je  me  couvre  tout. 

2.  Omis  par  les  éditeurs. 

3.  Var.  où  tous  les  ruisseaux  en  doivent   couler,  et  à  force   de    se   déborder, 
en  laisser  enfin... 


378  CARÊME  DES  MINIMES. 

ce  me  semble,  aucune  où  il  paraisse  plus  en  pécheur.  Etre  at- 
taché à  la  croix,  c'est  souffrir  le  supplice  des  malfaiteurs  ;  mais 
porter  soi-même  sa  croix,  c'est  confesser  publiquement  que 
l'on  en  est  digne  :  il  faut  avoir  bien  mérité  la  mort,  pour  être 
contraint  d'en  porter  soi-même  au  gibet  le  malheureux  in- 
strument, tellement  que  cette  infamie,  que  l'on  ajoutait  au 
supplice  des  criminels, c'était  une  espèce  d'amende  honorable, 
et  comme  un  aveu  public  de  leur  crime. 

O  Jésus,  innocent  Jésus,  faut-il  que  vous  confessiez  que 
vous  avez  mérité  ce  dernier  supplice  .Ml  le  faut,  il  le  faut, 
mes  frères.  Les  hommes  lui  imposent  des  crimes  qu'il  n'a 
pas  commis  ;  mais  Dieu  a  mis  sur  lui  nos  iniquités,  et  voilà 
qu'il  en  va  faire  amende  honorable  à  la  face  du  ciel  et  de 
la  terre.  Aussitôt  qu'il  voit  cette  croix,  où  il  devait  bientôt 
être  attaché  :  O  mon  Père,  dit-il,  elle  m'est  bien  due,  non  à 
cause  des  crimes  que  les  Juifs  m'impose[nt],  mais  à  cause  de 
ceux  dont  vous  me  chargez.  Viens,  ô  croix,  viens  que  je 
t'embrasse:  il  est  juste  que  je  te  porte,  puisque  je  t'ai  si 
bien  méritée.  Il  la  charge  sur  ses  épaules  dans  ce  sentiment; 
il  ramasse  toutes  ses  forces  pour  la  traîner  jusqu'au  Calvaire  : 
en  la  chargeant  sur  ses  épaules,  il  se  charge  et  se  revêt  de 
nouveau  de  tous  les  crimes  du  monde,  pour  les  aller  expier 
sur  ce  bois  infâme. 

Çà  !  y  a-t-il  encore  quelque  crime  dont  Jésus  ne  soit  point 
chargéPQu'on  l'apporte  et  qu'on  le  jette  (')  sur  Jésus-Christ  , 
pendant  qu'il  va  au  supplice  :  il  ne  faut  pas  qu'aucun  lui 
échappe.  Ah  !  tout  y  est,  la  charge  est  complète.  Approchons- 
nous,  chrétiens  ;  et  pendant  que  nos  continuelles  désobéis- 
sances, nos  ingratitudes  honteuses  traînent  Jésus-Christ 
au  supplice,  et  sont  toutes  entassées  sur  ses  épaules,  que 
chacun  vienne  reconnaître  la  part  qu'il  a  dans  ce  fardeau. 
Hélas  !  moi  misérable, de  combien  en  ai-je  augmenté  le  poids? 
ah  !  combien  de  crimes  et  d'ingratitudes  ai-je  entassés  sur 
ses  épaules  ?  Pleurons,  pleurons,  mes  frères,  en  voyant 
chacun  de  nous  cette  charg'e  infâme  dont  nous  accablons  le 
Sauveur  :  tous  nos  péchés  sont  sur  lui,  tous  lui  sont  à  charge; 


I.    Var.  qu'on  le  mette  sur  ses  épaules. 


POUR  LE  VENDREDI-SAINT. 


179 


mais  ceux  dont  le  poids  est  insupportable,  ce  sont  ceux  dont 
nous  ne  faisons  point  pénitence... 


TROISIEME    POINT. 


Il  fallait  que  tout  fût  divin  dans  ce  sacrifice  :  il  fallait  une 
satisfaction  digne  de  Dieu,  et  il  fallait  qu'un  Dieu  la  fît  ;  une 
vengeance  digne  de  Dieu,  et  que  ce  fût  aussi  Dieu  qui  la  fît. 
Être  attaché  à  un  bois  infâme,  avoir  les  mains  et  les  pieds 
percés  ;  ne  se  soutenir  que  sur  ses  blessures,  et  tirer  ses 
mains  déchirées  de  tout  le  poids  de  son  corps  affaissé  et 
abattu  ;  avoir  tous  les  membres  brisés  et  rompus  par  une 
suspension  violente  ;  sentir  cependant  et  sa  langue  et  ses 
entrailles  desséchées,  et  par  la  perte  du  sang,  et  par  un  tra- 
vail incroyable  d'esprit  et  de  corps,  et  ne  recevoir  pour  tout 
rafraîchissement  qu'un  breuvage  de  fiel  et  de  vinaigre  ;  par- 
mi ces  douleurs  inexplicables,  voir  de  loin  un  peuple  infini 
qui  se  moque,  qui  remue  la  tête,  qui  fait  un  sujet  de  risée 
d'une  extrémité  si  déplorable  ;  avoir  deux  voleurs  à  ses  côtés, 
dont  l'un,  furieux  et  désespéré,  meurt  en  vomissant  mille 
blasphèmes  :  c'est  à  peu  près,  mes  frères,  ce  que  notre  faible 
imagination  peut  se  représenter  de  plus  terrible  en  Jésus- 
Christ  crucifié.  Ce  spectacle,  à  la  vérité,  est  épouvantable, 
cet  amas  de  maux  fait  horreur  ;  mais  ni  la  cruauté  de  ce 
supplice,  ni  tous  les  autres  tourments  dont  nous  avons  con- 
sidéré la  rigueur  extrême,  ne  sont  qu'un  songe  et  une  pein- 
ture, en  comparaison  des  douleurs,  de  l'oppression,  de  l'an- 
goisse que  souffre  l'âme  du  divin  Jésus  sous  la  main  de  Dieu 
qui  le  frappe.  Figurez-vous  donc,  chrétiens,  que  tout  ce  que 
vous  avez  entendu,  n'est  qu'un  faible  préparatif  :  le  grand 
coup  du  sacrifice  de  Jésus-Christ,  qui  abat  cette  victime 
publique  (')  aux  pieds  de  la  justice  divine,  devait  être  frappé 
sur  la  croix,  et  venir  d'une  plus  grande  puissance  que  de 
celle  des  créatures. 

En  effet,  il  n'appartient  qu'à  Dieu  de  venger  ses  propres 
injures  ;  et  tant  que  sa  main  ne  s'en  mêle  pas,  les  péchés  ne 
sont  punis  que  faiblement  :   à  lui  seul  appartient   de  faire, 

I.  Edit.  de  tous  les  pécheurs.  —  Supprimé  au  manuscrit,  comme  déjà   expri- 
mé dans  l'épithète  :  «  victime  publique.  » 


380  CARÊME  DES  MINIMES. 

comme  il  faut,  justice  aux  pécheurs  ;  et  lui  seul  a  le  bras 
assez  puissant  pour  les  traiter  selon  leur  mérite.  «  A  moi,  à 
moi,  dit-il,  la  vengeance  :  eh  !  je  leur  saurai  bien  rendre  ce 
qui  leur  est  dû  :  »  Mihivindicta  ('),  et  ego  retribuam  (").  Il 
fallait  donc,  mes  frères,  qu'il  vînt  lui-même  contre  son  Fils 
avec  tous  ses  foudres  :  et  puisqu'il  avait  mis  en  lui  nos  pé- 
chés, il  y  devait  mettre  aussi  sa  juste  vengeance.  Il  l'a  fait, 
chrétiens  ;  n'en  doutons  pas.  C'est  pourquoi  (^)  le  même 
prophète  nous  apprend  que,  non  content  de  l'avoir  livré  à 
la  volonté  de  ses  ennemis,  lui-même  voulant  être  de  la  partie 
l'a  rompu  et  froissé  par  les  coups  de  sa  main  toute-puissante  : 
Et  Dominus  voluit  conte7'ere  eum  in  injirmitate  ('^)  :  il  l'a  fait, 
dit-il,  il  a  voulu  le  faire  ;  voluit  conterere  ;  c'est  par  un  dessein 
prémédité. Jugez,  messieurs, où  va  ce  supplice  :  ni  les  hommes 
ni  les  anges  ne  le  peuvent  jamais  concevoir. 

Saint  Paul  nous  en  donne  une  idée  terrible,  lorsque,  con- 
sidérant d'un  côté  toutes  ces  étranges  malédictions  que  la  loi 
de  Dieu  attache  {f)  justement  aux  pécheurs,  et  regardant 
d'autre  part  des  yeux  de  la  foi  Jésus-Christ  tenant  leur 
place  en  la  croix,  Jésus-Christ  devenu  péché  pour  nous  (^), 
comme  il  parle,  il  ne  craint  point  de  nous  dire  que  «  jÉsus- 
Christ  a  été  fait  pour  nous  malédiction  ('^)  »  (le  grec  porte  : 
exécration),  et  cela  de  la  part  de  Dieu  :  car  il  est  écrit  dans 
la  Loi,  et  c'est  Dieu  même  qui  l'a  prononcé  :  «  Maudit  de 
Dieu  est  celui  qui  est  pendu  sur  le  bois  {'").  »  Et  saint  Paul 
nous  apprend,  messieurs,  que  cette  parole  était  prophétique, 
et  regardait  principalement  le  Fils  de  Dieu  {■^),  qui  était  la  fin 
de  la  Loi  (^)  :  c'est  pourquoi  il  la  lui  applique  déterminément. 
Le  voilà  donc  maudit  de  Dieu  :  l'eussions-nous  osé  dire, 
l'eussions-nous  seulement  osé  penser,  si  le  Saint-Esprit  ne 
nous  l'apprenait.'*  Mais  puisque  cette  doctrine  vient  de  si  bon 
lieu,  tâchons  de  l'entendre  comme  nous  pourrons. 

Je  trouve  dans  l'Ecriture  que  la  malédiction  de  Dieu 
contre  les   pécheurs   les  environne  par  le   dehors  :   Induit 

a.  Rom.,  xn,  19.  —  b.  /s.,  LUI,  10.  —  c.  II  Cor.,  v,  21.  —  d.  Gai.,  m,  13. — 
e.  Deut.,   XXI,  23.  — /.  GaL,  in,  13.  —g.  Rom.,  x,  4. 

I.   Ms.  viiuiictavi.  Dans  sa  traduction,  Bossuet  substitue  eh!  (hé)  à  et. 
1.    Var.   Et  le  même  prophète. 
3.    Var.  qui  s'attachent... 


POUR  LE  VENDREDI-SAINT.  38  I 

maledictione^n  sicnt  vestimentum  (")  :  qu'elle  pénètre  plus 
avant,  et  qu'elle  entre  au  dedans  en  s'attachant  aux  puis- 
sances de  l'âme  :  Intravit  siciit  aqua  in  interiora  ejus  ;  et 
enfin  qu'elle  la  pénètre  jusques  dans  le  fond  de  sa  substance  : 
et  sicut  oletun  in  ossibus  ejus  ('')  :  «  ...  jusques  dans  la  moelle 
des  os.  »  Jésus-Christ  mon  Sauveur,  avez-vous  été  réduit 
à  ce  point.'*  Oui,  n'en  doutons  pas,  chrétiens.  La  malédiction 
l'a  environné  par  le  dehors  :  son  Père,  qui,  durant  le  cours 
de  sa  vie,  s'était  plu  tant  de  fois  de  donner  des  marques  de 
l'amour  qu'il  avait  pour  lui,  maintenant  le  laisse  sans  aucun 
secours,  sans  aucun  témoignage  de  protection  :  faites  ce 
que  vous  voudrez,  je  l'abandonne.  Eh  !  que  faites-vous,  ô 
Père  céleste  .-^  C'est  alors  qu'il  le  fallait  secourir  :  Ut  çiiid,  Do- 
mine, recessisti  longe?  ^  Pourquoi  vous  êtes-vous  retiré  si 
loin  ?»  si  loin,  que  vous  ne  paraissez  [plus]:  Despicis  in  oppor- 
timitatibiis  (')  :  dans  l'occasion  la  plus  importante.  Voilà  les 
Juifs  qui  lui  disent  en  termes  formels,  que  s'il  descend  de 
la  croix,  ils  croiront  en  lui  ("')  :  c'est  ici  qif'il  faudrait  que 
les  cieux  s'ouvrissent  :  c'est  le  temps  [où  il]  faudrait  faire 
résonner  cette  voix  céleste  :  «  Celui-ci  est  mon  Fils  bien- 
aimé  (^).  »  Non,  le  ciel  est  d'airain  sur  sa  tête  :  bien  loin  de  le 
reconnaître  par  aucun  miracle,  il  retire  jusqu'aux  moindres 
marques  de  protection  ;  jusque-là  que  les  démons  mêmes, 
sentant  bien  ce  prodigieux  abandonnement,  s'avancèrent 
aussi  contre  Jésus-Christ,  pour  en  faire  le  jouet  de  leur 
fureur:  {Usque  ad tempus  {^)  :  les  saints  Pères  interprètent... 
du  temps  de  sa  Passion  ("""),  qui  était  en  effet  leur  temps.)  Et 
je  vous  laisse  à  penser  si,  l'ayant  remué  si  terriblement  dans 
le  désert,  maintenant  que  voici  leur  jour,  combien  (')  ils  lui 
auront  fait  sentir  d'outrages  ! 

Secondement,  messieurs,  la  malédiction  de  Dieu  pénètre 
au  dedans,  et  frappe  Jésus-Christ  dans  ses  puissances.  Je 
remarque  dans  l'Écriture,  que  Dieu  a  un  visage  pour  les 
justes,  et  un  visage  pour  les  pécheurs.  Le  visage  qu'il  a  pour 
les  justes,  est  un  visage  serein  et  tranquille,  qui  dissipe  les 

a.  Ps.,  cviii,  18.  —  b.  Ibid.  —  c.  Ibid.,  ix,  22.  —  d.  Matlh.,  xxvii,  42.  — 

e.  Ibid.,  XVII,  5.  — /.  Luc,  iv,  13.  —  g.  S.  Aug.,  in  Ps.  xxx  Enarr.  11,  n.  10. 

I.  Anacoluthe  des  plus  étranges,  et  manifestement  incorrecte.  Notes  rapides. 


382  CARÊME  DES  MINIMES. 

nuages,  qui  calme  les  troubles  de  la  conscience;  qui  la  remplit 
d'une  sainte  joie  (').  O  Jésus  crucifié  !  ce  visage  était  autre- 
fois pour  vous;  autrefois,  autrefois!  mais  maintenant  la  chose 
est  changée.  Il  y  a  un  autre  visage,  que  Dieu  tourne  contre 
les  pécheurs,  un  visage  dont  il  est  écrit  :  Vultus  autem  Do- 
mùii  super  facientes  mala  (")  :  «  Le  visage  de  Dieu  sur  ceux 
qui  font  mal  :  »  c'est  le  visage  de  la  justice.  Dieu  montre  à 
son  Fils  ce  visage,  il  lui  montre  cet  œil  enflammé  ;  il  le 
regarde,  non  de  ce  regard  (')  qui  ramène  la  sérénité,  mais  de 
ce  regard  terrible  <i  qui  allume  le  feu  devant  soi  :  »  Ignis  in 
conspectuejus  exardescet  {^)\  dont  il  porte  l'effroi  dans  les  con- 
sciences; il  le  regarde  enfin  comme  un  pécheur,  et  marche 
contre  lui  avec  tout  l'attirail  de  sa  justice.  Mon  Dieu,  pour- 
quoi vois-je  contre  moi  ce  visage  dont  vous  étonnez  les 
réprouvés?  Visage  de  mon  Père,  où  êtes-vous.'*  visage  doux 
et  paternel,  je  ne  vois  plus  aucun  de  vos  traits  ;  je  ne  vois  plus 
qu'un  Dieu  irrité  :  Deics,  Detis  meus  !  O  bonté,  ô  miséricorde, 
ah  !  que  vous  vous  êtes  retirée  bien  loin  !  Deus,  Deus  meus, 
ut  qtnd  dereliquisti  me  (')  ? 

Troisièmement,  messieurs,  la  malédiction  de  Dieu  va 
pénétrant  dans  le  fond  de  son  âme  (2)  :  il  n'appartient  qu'à 
lui  de  l'aller  chercher  jusques  dans  son  centre.  Le  passage 
en  est  fermé  aux  attaques  les  plus  violentes  des  créatures; 
Dieu  seul,  en  la  faisant  se  l'est  réservé.  Mais  aussi,  quand  il 
veut,  «  il  la  renverse,  dit-il,  jusqu'aux  fondements  :  »  Com- 
movebit  illos  a  fundamentis  {^).  Cela  s'appelle,  dans  l'Ecri- 
ture, briser  les  pécheurs  :  ( Dominus)  conteret  scelestos  et 
peccatores  (^).  Et  pour  donner  la  perfection  au  sacrifice  que 
devait  le  divin  Jésus  à  la  justice  divine,  il  fallait  qu'il  fût 
encore  froissé  de  ce  dernier  coup:  et  c'est  ce  que  le  prophète 
a  voulu  dire  dans  ce  passage,  qui  s'entend  de  lui  à  la  lettre  : 
Dominus  voluit  conterere  euin  in  infirmitate  (^)  :  «  Le  Seigneur 
a  voulu  le  briser  dans  son  infirmité.  »  N'attendez  pas,  mes 
frères,  que  je  vous  représente  ce  dernier  supplice;  mais  con- 

a.  Ps.,  XXXMi,  17.— è.  Ibid.,  Xl.ix,  3.  —  c.  Matth.,  XXVii,  46.  —  d.  Sap.,  iv.ig. 
—  Ms.  Evertam  eos.  —  e.  /s.,  l,  28.  —  Ms.  conteret  eos.  — /.  Ibid.,  Liii,  10. 

1.  Édit.  Adimplebis  me  lœtilia  cum  vultu  tuo.  —  Supprimé  au  manuscrit. 

2.  Édit.  doux  et  pacifique.  —  supprimé. 

3.  Var.  au  fond  de  l'âme. 


POUR  LK  vp:ndredi-saint. 


J"J 


cevez  seulement  qu'il  fallait  que  le  Fils  de  Dieu  sentît  en 
lui-même  une  oppression  bien  violente,  pour  s'écrier  comme 
il  fit  :  «Et  pourquoi,  mon  Père,  m'abandonnez-vous?»  Il 
fallait  pour  cela  que  la  divinité  de  Jésus-Christ  se  fût  comme 
retirée  en  elle-même;  ou  que,  ne  faisant  sentir  sa  présence 
que  dans  une  certaine  partie  de  l'âme  ('),  ce  qui  n'est  pas 
impossible  à  Dieu,  qui  va  aux  divisions  les  plus  délicates  (^), 
divisionem  ariimœ  ac  spivitus  {"),  elle  eût  abandonné  tout  le 
reste  aux  coups  de  la  vengeance  divine;  ou  que,  par  quel- 
que autre  secret  inconnu  aux  hommes,  ou  par  un  miracle, 
comme  (^)  tout  est  extraordinaire  en  Jésus-Christ,  elle  ait 
trouvé  le  moyen  d'accorder  ensemble  l'union  très  étroite  de 
Dieu  et  de  l'homme  avec  cette  extrême  désolation  où 
l'homme  Jésus-Christ  a  été  plongé  sous  les  coups  redoublés 
et  multipliés  de  la  vengeance  divine.  De  quelle  sorte  tout 
cela  s'est  fait,  ne  le  demandez  pas  à  des  hommes. Tant  y  a  qu'il 
est  infaillible  qu'il  n'y  avait  que  le  seul  effort  d'une  angoisse 
inconcevable,  qui  pût  arracher  du  fond  de  son  cœur  cette 
étrange  plainte  qu'il  fait  à  son  Père  :  Quare  me  dereliquisti  ('') } 
C'est  le  mystère. 

Pendant  ce  délaissement,  Dieu  était  opérant  en  Christ 
la  réconciliation  du  monde,  ne  leur  imputant  point  leurs 
péchés  :  en  même  [temps]  qu'il  frappait,  il  ouvrait  les  bras 
aux  hommes  :  il  rejetait  son  Fils,  et  il  nous  ouvrait  ses  bras  : 
il  le  regardait  en  colère,  et  il  jetait  sur  nous  un  regard  de 
miséricorde  :  Paier,  pour  nous,  dimitte  (^)  ;  Detis,  pour  lui. 
Sa  colère  se  passait  en  se  déchargeant  ;  il  frappait  son  Fils 
innocent  luttant  contre  la  colère  de  Dieu.  C'est  ce  qui  se 
faisait  à  la  croix;  jusqu'à  temps  que  {=)  le  Fils  de  Dieu, 
lisant  dans  les  yeux  (^)  de  son  Père  qu'il  était  entièrement 
apaisé,  vit  enfin  qu'il  était  temps  de  quitter  le  monde.  Je 
pourrais   ici,   chrétiens,   vous   faire  une   vive   peinture  d'un 


a.  Hebr.^  iv,  12.  —  b.  Ps.,  xxi,  2.  —  Ms.  dereliquisti  vie  ? 

1.  Var.  dans  la  plus  haute  pointe... 

2.  Var.  qui  sait  diviser  l'esprit  d'avec  l'âme. 

3.  Var.  par  un  miracle  extraordinaire. 

4.  y\.'i.ignosce.  —  Ces  mots  sont  en  surcharge.  On  les  a  ponctués  à  contresens. 

5.  Sic.  (Voy.  Refnarques...,  I,  Introduction,  xxxviii.) 

6.  Var.  dans  les  décrets. 


384  CARÊME  DES  MINIMES. 

Jésus  mourant  et  agonisant,  défaillant  peu  à  peu,  attirant 
l'air  avec  peine  d'une  bouche  toujours  ouverte  et  livide,  et 
traînant  lentement  les  derniers  soupirs  par  une  respiration 
languissante,  jusqu'à  ce  qu'enfin  l'âme  se  retire,  et  laisse  le 
corps  froid  et  immobile.  Ce  récit  pourrait  peut-être  émou- 
voir vos  cœurs  :  mais  il  ne  faut  pas  travailler  à  vous  attendrir 
par  de  vaines  imaginations. 

Jésus  n'est  pas  mort  de  la  sorte.  Il  fait  l'un  après  l'autre  ce 
qu'il  a  à  faire  (')  :  il  parcourt  toutes  les  prophéties,  pour  voir 
s'il  reste  encore  quelque  chose  ;  il  se  retourne  à  son  Père, 
pour  voir  s'il  est  apaisé.  Voyant  enfin  la  mesure  comble,  et 
qu'il  ne  restait  plus  que  sa  mort  pour  désarmer  entièrement 
la  justice,  il  recommande  son  esprit  à  Dieu  ;  puis  élevant  sa 
voix,  avec  un  grand  cri  qui  épouvanta  tous  les  assistants,  il 
dit  hautement  :  «  Tout  est  consommé  (''),  »  et  remet  son  âme 
à  son  Père,  d'une  action  libre  et  forte  (^)  ;  pour  accomplir  {^) 
ce  qu'il  avait  dit,  que  nul  ne  la  lui  ôte  par  force,  mais  qu'il 
la  donne  lui-même  de  son  plein  gré  (''')  ;  et  ensemble  pour 
nous  faire  entendre  que  vraiment  il  ne  vivait  que  pour  nous, 
puisque,  notre  paix  étant  faite,  il  ne  veut  plus  rester  un  mo- 
ment au  monde.  Ainsi  est  mort  le  divin  Jésus,  nous  montrant 
combien  il  est  véritable,  «  qu'ayant  aimé  les  siens,  il  les  a 
aimés  jusques  à  la  fin  (').  »  Amsi  est  mort  le  divin  Jésus, 
«  pacifiant  par  ses  souffrances  le  ciel  et  la  terre  ('^).  »  Il  est 
mort,  il  est  mort,  et  son  dernier  soupir  a  été  un  soupir  d'amour 
pour  les  hommes. 

Et  je  le  dis,  et  je  le  répète,  et  vous  n'êtes  pas  encore 
attendris  ;  et  moi,  pécheur,  qui  vous  parle,  plus  dur  et  plus 
insensible  que  tous  les  autres,  je  puis  vous  parler  encore  !  Il 
n'en  est  pas  ainsi  de  ces  personnes  pieuses  qui  assistent  à  la 
mort  du  Sauveur  Jésus  :  la  douleur  les  saisit  de  sorte  qu'elle 
étouffe  jusqu'aux  sanglots  (*). 

O   Marie  !  divine   Marie  !  ô  de  toutes  les  mères  la  plus 

a./oan.,  Xix,  30.  —  è.  lôiW.,  x,  10.  —  c.  /â/W.,  xiii,  i.  —  d.  Co/oss.,  i,  20. 

1.  Ms.  ce  qu'il  a  affaire. 

2.  Surcharge  très  confuse.  —  Var.  remet  volontairement  son  âme  à  son  Père. 

3.  Var.  pour  nous  faire  entendre,  mes  frères,  ce  qu'il  avait  dit. 

4.  Var.  ne  leur  permet  pas  même  les  soupirs.  —  Les  éditeurs  mêlent  ici  texte 
et  variantes,  et  complètent  môme  la  phrase.  De  sorte,  pour  de  telle  sorte. 


I 


POUR  LE  VENDREDI-SAINT.  385 

désolée  !  qui  pourrait  ici  exprimer  de  quels  yeux  vous  vîtes 
cette  mort  cruelle!  Tous  les  coups  de  Jésus  sont  tombés 
sur  vous,  toutes  ses  douleurs  vous  ont  abattue,  toutes  ses 
plaies  vous  ont  déchirée  :  votre  accablement  incroyable  vous 
ayant  en  quelque  sorte  rendue  insensible,  le  dernier  adieu 
qu'il  vous  dit  renouvela  toutes  vos  douleurs  et  rouvrit  violem- 
ment toutes  vos  blessures  :  vous  étiez  en  cela  plus  inconso- 
lable, que,  bien  loin  de  diminuer  ses  afflictions,  vous  les 
redoubliez  en  les  partageant,  ô  mère...  {'),  et  que  vos  douleurs 
mutuelles  s'accroissaient  ainsi  sans  mesure,  et  se  multipliaient 
jusqu'à  l'infini,  pendant  que  les  flots  qu'elles  élevaient  se 
repoussaient  les  uns  sur  les  autres  par  un  flux  et  reflux  con- 
tinuel. Mais  quand  vous  lui  vîtes  rendre  le  dernier  soupir  (-), 
c'est  alors  que  vous  ne  pouviez  plus  supporter  la  vie,  et  que 
votre  âme,  le  voulant  suivre,  laissa  votre  corps  longtemps 
immobile.  Ce  n'est  pas  pour  cette  Vierge,  ô  Père  éternel, 
qu'il  faut  faire  éclipser  votre  soleil,  ni  éteindre  tous  les  feux 
du  ciel  ;  ils  n'ont  déjà  plus  de  lumière  pour  elle  :  il  n'est  pas 
nécessaire  que  vous  ébranliez  tous  les  fondements  de  la 
terre,  ni  que  vous  couvriez  d'horreur  toute  la  nature,  ni  que 
vous  menaciez  tous  les  éléments  de  les  remettre  dans  leur 
première  confusion.  Après  la  mort  de  son  Fils  tout  le  monde 
lui  paraît  couvert  de  ténèbres  ;  la  figure  de  ce  monde  est 
passée  pour  elle,  et,  de  (^)  quelque  endroit  qu'elle  se  tourne, 
ses  yeux  ne  découvrent  partout  qu'une  ombre  de  mort. 

Elle  n'est  pas  la  seule  qui  en  est  émue  :  et  pour  ne  point 
parler  des  tombeaux  qui  s'ouvrent  et  des  rochers  qui  se 
fendent,  les  spectateurs,  plus  durs  que  les  pierres,  sont  exci- 
tés par  cette  mort  à  componction  (^).  J'entends  un  centenier 
qui  s'écrie  :«  Très  certainement  cet  homme  était  juste  (").» 
«  Tous  ceux  qui  assistaient  à  ce  spectacle  s'en  retournaient, 
dit  saint  Luc,  battant  leurs  poitrines  :  »  Percutientes  pectora 
sua  7'evertebantur  (').  Qu'il  ne  soit  pas  dit,  chrétiens,  que 
nous  soyons  plus  durs  que  les  Juifs.  Ah  !  toutes  nos  églises 

a.  Luc,  XXIII,  47.  —  b.  Ibid.,  48. 

1.  Aïs.  en  les  partageant,  ô  mère  etc.,  et  que  vos  douleurs... 

2.  Edit.  les  derniers  soupirs.  —  Bossuet  a  corrigé,  et  mis  le  singulier. 

3.  Var.  en. 

4.  Var.  sont  attendris  enfin  par  sa  mort. 

Sermons  de  Bossuet.  —  III.  25 


386  CARÊME  DES  MINIMES. 

sont  aujourd'hui  un  Calvaire  :  qu'on  nous  voie  sortir  d'ici 
battant  nos  poitrines. Faisons  résonner  tout  ce  Calvaire  de  nos 
cris  et  de  nos  sanglots;  mais  que  ce  ne  soit  pas  Jésus-Christ 
tout  seul  qui  [en]  fasse  le  sujet.  «  Ne  pleurez  pas  sur  moi,» 
nous  dit-il;  je  n'ai  que  faire  de  vos  soupirs,  ni  de  votre  ten- 
dresse inutile.  Pleurez,  pécheurs,  pleurez  sur  vous-mêmes. — 
Et  pourquoi  pleurer  sur  nous-mêmes  ?  —  Quia  si  in  viridi 
ligno  hccc  faciunt,  in  aricio  quid  fiet  (^)  ?  «  Si  on  fait  ceci  dans 
le  bois  vert,  que  sera-t-il  fait  au  bois  sec  ?  »  Si  le  feu  de  la 
vengeance  divine  a  pris  si  fortement  et  si  tôt  sur  ce  bois  vert 
et  fructueux  ;  bois  aride,  bois  déraciné,  bois  qui  n'attends 
plus  que  la  flamme,  comment  pourras-tu  subsister  parmi  ces 
ardeurs  dévorantes  ?  etc  ('). 

a.  Z«r.,  XXIII,  31. 

I.  On  lit  à  la  fin  du  sermon  :  «  Vidimus  eum  et  tton  erat  aspectus.  [/j.,  LUI,  2.] 
Jésus-Christ  défiguré,  plus  reconnaissable  :  au  jardin  des  Olives,  par  la  perte 
de  son  repos  :  entre  les  mains  des  Juifs,  par  la  perte  de  sa  puissance  :  en  la  croix, 
par  l'abandonnement  de  son  Père.  » 

«  Ces  paroles  renferment,  dit  Deforis,  le  plan  d'un  autre  discours  sur  la  Pas- 
sion. »  Peut-être  est-ce  simplement  l'ébauche  d'une  récapitulation  du  présent 
discours. 

Bossuet,  tenté  de  continuer,  ajoute  :  «  Vel  alto  tnodo  :  Approch[ez]...  »  —  Ce 
dernier  mot  est  interrompu,  puis  effacé. 


[^.  *S!^  *^  'i^  ■>^.  ■'■^.  *^  ^:'»:  >^.  ':».  --^S.  '^^  ^^^  ^'^  ■:-^.  'S.  ^% 


CAREME  DES  MINIMES. 


SERMON  POUR  LE  JOUR  de  PAQUES('). 


wwwwwwwwwwwwwwww^ 


Ce  sermon  est  dans  son  ensemble  un  retour  à  celui  de  1654,  dont 
nous  avons  précédemment  enrichi  la  collection  des  œuvres  oratoires. 
Mais  on  peut  voir  ici  môme  comment  Bossuet  refond  et  renouvelle 
une  ancienne  composition,  dont  il  juge  bon  de  conserver  la  disposi- 
tion générale.  A  la  fin  du  discours  seulement,  faute  de  loisir,  sans 
doute,  il  emprunte  matériellement  deux  feuilles  à  l'œuvre  primitive. 
Elles  contrastent  par  l'écriture  et  l'orthographe,  et  un  peu  par  le 
style,  avec  la  rédaction  nouvelle  du  reste  du  discours.  Mais  il  n'en 
faut  pas  douter,  l'orateur  n'aura  pas  manqué  d'y  introduire,  en 
chaire,  les  légères  modifications  nécessaires  pour  les  mettre  en  har- 
monie avec  ce  qui  précède.  Pour  nous,  nos  droits  d'éditeur  n'allant 
pas  jusque-là,  nous  devrons  maintenir  jusqu'à  l'appellation  yf^/^/k'.y 
de  l'époque  de  Metz,  que  Bossuet  n'aura  certainement  pas  reproduite 
devant  l'auditoire  de  la  capitale. 

On  ne  trouve  pas  d'Ave  à  mettre  en  tête  du  discours.  Apparem- 
ment il  ne  fut  autre  que  celui  de  1654.  Voici  un  très  court  sommaire, 
qui  est  inédit  (2)  : 

Sommaire.  Pâques  :  Consepidti. 

Combat  de  l'esprit  et  de  la  chair  (p.  5,  6).  —  Baiser  sa  main  (p.  7). 


Consepulti  eniin  sumus  cum  illo 
per  baptismtiin  in  mortem^  itt quo- 
modo  Christus  surrexil  a  inortuis 
pcr  gloriam  Palris,  ita  et  nos  in 
7tovitate  vitœ  ainbulemus. 

Nous  sommes  ensevelis  avec 
JÉSUS- Christ  par  le  baptême 
dans  lequel  nous  participons  à  sa 
mort,  afin  que  comme  JÉSUS- 
Christ  est  ressuscité  des  morts, 
ainsi  nous  marchions  en  nou- 
veauté de  vie.  {Rom.,  vi,  4.) 

CETTE  sainte  nouveauté  de  vie  dont  nous  parle  si  sou- 
vent le  divin  Apôtre  mérite  bien  que  les  fidèles  s'en 
entretiennent,  et  particulièrement  aujourd'hui  que  Jésus  nous 

i.Mss.,  12824,  f-  26-38. 
2.  F.  41,  verso. 


388  CARÊME  DES  MINIMES. 

en  a  donné  le  modèle  dans  sa  glorieuse  résurrection.  Enfin 
Jésus-Christ,  cet  homme  nouveau,  a  dépouillé  en  ce  jour 
tout  ce  qu'il  avait  (')  de  l'ancien,  et  nous  montre,  par  son 
exemple,  que  nous  devons  commencer  une  vie  nouvelle.  Pour 
entendre  cette  nouveauté,  à  laquelle  nous  oblige  le  christia- 
nisme, il  faut  nécessairement  remonter  plus  haut,  et  re- 
prendre les  choses  jusquesau  principe. 

L'homme,  dans  la  sainteté  de  son  origine,  avait  reçu  de 
Dieu  ces  trois  dons  :  l'innocence,  la  paix,  l'immortalité  :  car 
étant  formé  selon  Dieu,  il  était  juste;  régnant  sur  ses  pas- 
sions, il  était  paisible  ;  mangeant  le  fruit  de  vie,  il  était  im- 
mortel. La  raison,  dit  saint  Augustin  ("),  s'étant  révoltée 
contre  Dieu,  les  passions  lui  refusèrent  leur  obéissance  ;  et 
l'âme,  ne  buvant  plus  à  cette  source  inépuisable  de  vie,  de- 
venue elle-même  impuissante,  elle  laissa  aussi  le  corps  sans 
vie-ueur  :  de  là  vient  que  la  mortalité  s'en  est  facilement 
emparée  (').  Ainsi,  pour  la  ruine  totale  de  l'homme,  le  péché 
a  détruit  la  justice;  la  convoitise  s'étant  soulevée  a  troublé 
la  paix  :  l'immortalité  a  cédé  à  la  nécessité  de  la  mort  :  voilà 
l'ouvrage  de  Satan  opposé  à  l'ouvrage  de  Dieu. 

Or  le  Fils  de  Dieu  est  venu  au  monde  «  pour  dissoudre 
l'œuvre  du  diable,  )>  comme  il  dit  lui  même  (')  dans  son  Evan- 
gile :  il  est  venu  pour  réformer  l'homme  selon  le  premier 
dessein  de  son  Créateur,  comme  nous  enseigne  l'Apôtre  C'); 
et  pour  cela,  il  est  nécessaire  que  sa  grâce  lui  (^)  restitue 
les  premiers  privilèges  de  sa  nature. 

Mais  ce  que  nous  avons  perdu  tout  à  coup  {^)  ne  nous  est 
pas  rendu  tout  à  coup  :  Dieu  procède  avec  ordre  :  il  ordonne 
certains  progrès  par  lesquels  il  avance  dejouren  jour  [ses  élus] 
à  la  perfection  consommée.  Il  y  a  trois  dons  à  leur  rendre  :  il 
y  aura  trois  différents  âges,  par  lesquels,  de  degré  en  degré, 

a.  De  Civit.  Del,  lib.  XIII,  cap.  XIll  et  seq.  -    b.  Coloss.,  m,  \o. 

1.  Var.  tout  ce  qui  lui  restait... 

2.  Var.  incontinent  emparée.  —  Edit.  s'en  est  emparée  incontinent. 

3.  C'est  saint  Jean  qui  dit  ces  mots  dans  sa  1"=  Épître  (m,  8.) 

4.  Curieux  retour  à  une  variante,  écartée  autrefois,  sans  doute  à  cause  de  son 
ambiguité.  (Cf.  le  serm.  de  1654,  I,  497.) 

5.  Var.  Mais  il  y  faut  remarquer,  messieurs,  que  Dieu  en  renouvelant  ses  élus, 
ne  veut  pas  qu'ils  soient  changés  tout  à  coup,  mais  qu'il  ordonne  certains  progrès 
par  lesquels  il  les  avance... 


POUR  LE  JOUR  DE  PAQUES.  389 

ils  deviendront  «  hommes  faits,  »  comme  dit  saint  Paul  :  In 
virum  perfedum  (")  :  de  sorte  que  dans  ce  monde  il  répare 
leur  innocence  ;  dans  le  ciel  il  leur  donne  la  paix  ;  à  la  résur- 
rection générale  il  ornera  leurs  corps  d'immortalité.  Par  ces 
trois  âges,  «  les  justes  arrivent  à  la  plénitude  de  Jksus- 
Christ,  »  ainsi  que  parle  l'Apôtre:  In  niensiiram  œtatis pleni- 
tudinis  Christi  {^').  La  vie  présente  est  comme  l'enfance  ; 
celle  dont  les  saints  jouissent  au  ciel  est  semblable  à  la  lleur 
de  1  âge;  après  suivra  la  maturité,  dans  la  dernière  résurection. 
Au  reste,  cette  vie  n'a  point  de  vieillesse  ;  parce  qu'étant 
toute  divine,  elle  n'est  point  sujette  au  déclin. 

Vous  voyez  (')  les  divers  degrés  par  lesquels  le  Saint- 
Esprit  nous  avance  à  cette  parfaite  nouveauté  d'esprit  et  de 
corps.  Mais  il  faut  encore  observer,  et  cette  remarque,  mes- 
sieurs, fera  le  fondement  de  ce  discours,  qu'encore  que  ce 
merveilleux  renouvellement  ne  doive  avoir  sa  perfection 
qu'au  siècle  futur,  néanmoins  ces  [p.  2]  grands  changements 
qui  nous  font  des  hommes  nouveaux  en  Jésus-Christ,  doi- 
vent se  commencer  dès  cette  vie.  Car  comme  je  vous  ai  dit 
que  la  vie  présente  est  comme  l'enfance.je  confesse  à  la  vérité 
qu'elle  ne  peut  avoir  la  perfection  ;  mais  néanmoins  tout  ce 
qui  doit  suivre  y  doit  avoir  son  commencement,  doit  être 
comme  ébauché  dans  ce  bas  âge.  Jésus-Christ  a  trois  enne- 
mis à  détruire  en  nous  successivement,  le  péché,  la  convoi- 
tise, et  la  mort,  par  ces  trois  dons  divins,  rinnocence,la  paix, 
l'immortalité  :  encore  que  ces  trois  choses  ne  s'accomplissent 
pas  en  cette  vie,  elles  y  doivent  être  du  moins  commencées. 

Et  voyez,  en  effet,  messieurs,  de  quelle  sorte  Dieu  avance 
en  nous  son  ouvrage  pendant  notre  captivité  dans  ce  corps 
mortel.  Il  abolit  premièrement  le  péché,  en  nous  justifiant 
par  la  grâce  :  la  convoitise  y  remue  encore  ;  mais  elle  y  est 
fortement  combattue,  et  même  glorieusement  surmontée  : 
pour  la  mort,  à  la  vérité,  elle  y  exerce  son  empire  sans  ré- 
sistance ;  mais,  outre  que  l'immortalité  (")  nous  est  assurée, 

a.  Ephes.,  iv,  13.  —  b.  Ibid. 

1.  Dans  cet  alinéa,  Bossuet  va  concentrer  très  heureusement  son  ancien    ex- 
posé, qu'il  n'avait  guère  fait  que  suivre  jusqu'ici,  avec  des  variantes  toutefois. 

2.  Var.  l'immortalité  nous  est  assurée,  et  nos  corps... 


I 


390  CAREME  DES  MINIMES. 

nos  corps  y  sont  préparés,en  devenant  les  temples  de  l'Esprit 
de  Dieu. 

Ainsi,  pour  paraître  en  hommes  nouveaux,  il  faut  détruire 
en  nous  le  péché  ;  et  c'est  notre  sanctification.  Non  contents 
d'avoir  détruit  le  péché,  il  en  faut  attaquer  les  restes,  il  faut 
combattre  les  mauvais  désirs  ;  et  ce  combat  fait  notre  exer- 
cice. En  mortifiant  en  nous  (')  les  mauvais  désirs,  nous  prépa- 
rons peu  à  peu  nos  corps  à  l'immortalité  glorieuse  ;  et  c'est 
ce  qui  entretient  notre  espérance.  C'est  par  ces  trois  choses, 
mes  frères,  que  nous  nous  unissons  à  Jésus-Christ  ;  afin 
que,  comme  il  est  ressuscité,  «  ainsi  nous  marchions  devant 
lui  dans  une  sainte  nouveauté  de  vie  :  »  Ita  et  nos  in  novitate 
vitœ  ambulenius  (^). 

PREMIER    POINT. 

Le  premier  pas  (^)  que  nous  devons  faire  pour  nous  renou- 
veler en  Notre  Seigneur,  c'est  de  détruire  en  nous  le  péché, 
cette  rouille  invétérée  {^)  de  notre  nature  qui, ayant  commencé 
dès  le  principe,  s'est  attachée  si  fortement  à  tous  les  hommes, 
que  nous  n'en  pouvons  jamais  être  délivrés  que  par  une 
seconde  naissance.  Saint  Paul,  dont  j'entreprends  aujourd'hui 
de  vous  expliquer  la  doctrine,  exhorte  les  chrétiens  {^)  à  dé- 
truire le  péché  en  eux-mêmes  {f)  par  l'exemple  de  Jésus- 
Christ  ressuscité  ;  et  voici  de  quelle  sorte  il  leur  parle  : 
«Vous  devez  savoir,  dit  ce  grand  Apôtre,  que  Jésus  ressus- 
citant des  morts  ne  meurt  plus  :  car  il  est  mort  une  fois  au 
péché, et  maintenant  il  vit  à  Dieu  \l)  puis  faisant  l'application 
aux  fidèles  :  «  ainsi  vous  devez  estimer,  mes  frères,  que  vous 
êtes  morts  au  péché,  et  vivants  à  Dieu  en  Notre  Seigneur 
Jésus-Christ  {^').  » 

Et  la  suite  de  mon  discours  et  le  mystère  de  ceinte  journée 

a.  Rom.,  VH,  6.  —  b.  Ibid.,  vi,  9,  10,  11. 

1.  Var.  En  mortifiant  nos  mauvais  désirs. 

2.  Ms.  Ut  et  7tos  iti  novitate  CJiristi  ambulemus. 

3.  Ce  premier  point  a  un  tour  tout  autre  que  dans  l'ancien  sermon. 

4.  Var.  cette  vieille  rouille... 

5.  Var.  à  détruire  en  eux-mêmes  le  corps  du  péché.  —  Les  éditeurs,  mêlant 
texte  tt  variante,  obtiennent  cette  phrase  curieuse  :  «  à  détruire  en  eu.x  le  péché, 
même  le  corps  du  péché  !  » 


rOUR    LE    JOUR    DE   PAQUES.  39 1 

m'obligent  nécessairement  à  VOUS  expliquer  quelle  (')  est  la 
pensée  de  l'Apôtre,  lorsqu'il  dit  que  Ji'isus-Ciirist  est  mort 
au  péché.  O  Jésus,  ô  divin  Ji':sus,  quoi  !  étiez-vous  donc  un 
pécheur?  N'étiez-vous  pas  au  contraire  l'innocence  même? Et 
si  vous  êtes  l'innocence  même,  que  veut  dire  votre  grand 
Apôtre,  que  vous  êtes  mort  au  péché  ?  Que  n'a-t-il  réservé 
cette  mort  pour  nous  qui  sommes  des  criminels  ?  et  pourquoi 
y  a-t-il  soumis  le  Saint  et  le  Juste  ?  Il  est  bien  aisé  de  l'en- 
tendre. Souvenez-vous,  mes  frères,  en  quel  état  nous  avons 
vu  ces  jours  passés  le  Sauveur  Jésus  dans  l'horreur  et  l'in- 
famie de  son  supplice  :  victime  publique  du  genre  humain, 
chargé  de  tous  les  crimes  du  monde  (^),  à  peine  osait-il  lever 
la  tête,  tant  [p.  3]  il  était  accablé  de  ce  poids  honteux.  Il 
n'en  était  pas  seulement  chargé  à  sa  mort  ;  «  il  était  venu, 
dit  l'Apôtre  {"),  en  la  ressemblance  de  la  chair  du  péché  (^). 
Comme  les  hommes  naissent  criminels,  Jésus  a  commencé 
en  naissant  de  porter  les  crimes  ;  il  a  reçu  en  son  corps  la 
marque  de  pécheur.  Durant  tout  le  cours  de  sa  vie  mortelle, 
il  a  toujours  paru,  dit  saint  Paul,  «  avec  la  forme  d'esclave  (*);  » 
la  forme  d'esclave  a  caché  sous  ces  marques  serviles  la 
forme  et  la  dignité  de  Fils  :  Semetipsiim  exinanivit,  forniani 
servi  accipiens  (''').  Mais  ce  saint  et  cet  innocent  ne  devait 
pas  éternellement  paraître  en  pécheur  ;  et  celui  qui  n'avait 
jamais  commis  de  péché  n'en  devait  pas  toujours  être  revêtu. 
Il  était  chargé  des  péchés  des  hommes  (^),  il  s'en  est  dé- 
chargé en  portant  la  peine  qui  leur  était  due  ;  et  ayant  acquitté 
par  sa  mort  ce  qu'il  devait  à  la  justice  de  Dieu  pour  nos 
crimes,  il  rentre  aujourd'hui  en  ressuscitant,  dans  les  droits 
de  son  innocence.  C'est  pourquoi,  dit  le  grand  Apôtre,  «  il 
est  mort  enfin  au  péché  {^)  :  »  Dieu  ne  le  regarde  plus  comme 
un  crimin^pl  qu'il  abandonne  :  il  l'avoue  publiquement   pour 

a.  Rom.,  VIII,  3.  —  b.  Philip.,  II,  7.  —  Ms.  Humiliavit  semeiipsum,  formam 
servi  accipiens.  —  c.  Rom.,  vi,  10. 

1.  Var.  ce  que  veut  dire  le  saint  Apôtre... 

2.  Voy.  le  sermon  précédent,   que  Bossuet  rappelle  par  ces  mots. 

3.  Var.  il  a  apporté  ce  fardeau  dès  sa  naissance. 

4.  Var.  en  esclave  ;  —  il  a  toujours  été  traité  comme  criminel,  et  c'est  pourquoi 
la  forme  d'esclave... 

5.  Var,  des  autres. 


392  CAREME  DES  MINIMES. 

son  Fils,  et  il  l'engendre  encore  une  fois  en  le  ressuscitant  à  la 
gloire  :  Ego  hodie genni  te  (").  Assez  de  honte,  assez  d'infamie, 
assez  la  forme  de  Dieu  a  été  cachée  :  paraissez  maintenant, 
ô  divinité  !  paraissez,  sainteté  !  paraissez,  justice  !  et  répandez 
vos  lumières  sur  le  corps  incorruptible  de  ce  nouvel  homme  ! 
C'est  ainsi  que  le  Fils  de  Dieu  est  mort  au  péché  pour 
toujours  ;  et  «  vous  devez,  mes  frères,  dit  saint  Paul  (*), 
mourir  aussi  avec  lui.  »  Pourquoi  devons-nous  mourir  avec 
lui  ?  C'est  le  mystère  (')  du  christianisme,  que  le  grand  pape 
saint  Léon  nous  explique  admirablement  par  cette  belle 
doctrine  :  «  Il  y  a,  dit-il,  cette  différence  entre  la  mort  de 
Jésus-Christ  et  la  mort  des  autres,  que  celle  des  autres 
hommes  est  singulière,  et  celle  de  Jésus-Christ  est  univer- 
selle :  c'est-à-dire  que  chacun  de  nous  en  particulier  est 
obligé  à  la  mort,  et  il  ne  paye  en  mourant  que  sa  propre 
dette  :  Singidares  qnippe  in  singulis  mortes  fuerunt,  nec 
alterms  qiiisqjiam  debit7an  suo  fine  persolvit  ('')  ;  il  n'y  a  que 
Jésus-Christ  seul  qui  soit  mort  véritablement  pour  les 
autres,  parce  qu'il  ne  devait  rien  pour  lui-même  :  c'est  pour- 
quoi sa  mort  nous  regarde  tous,  et  il  est  le  seul,  dit  saint 
Léon  {^),  en  qui  tous  les  hommes  sont  morts  (^),  en  qui  tous 
les  hommes  sont  ensevelis,  en  qui  tous  aussi  sont  ressus- 
cites :  »  Ctun  inter  filios  Jiominuin  solus  Dominus  noster 
Jésus  extiterit...,  in  quo  omnes  mortui,  omnes  sepulti,  omnes 
etiam  sint  suscitati.  C'est  notre  salut,  mes  frères,  que  nous 
soyons  tous  morts  en  celui  dont  la  mort  a  été  le  salut  des 
hommes  ;  et  si  nous  sommes  tous  morts  avec  Jésus-Christ, 
«  donc  nous  sommes  morts  au  péché,  et  vivants  à  Dieu  par 
jÉsus-CiiRiST  Notre  Seigneur  :  »  Ita  [et]  vos  existimate  \yos 
niortuos  quidem  peccato,  viventes  autem  Deo  per  Jesum 
Christum  Dontinuin  nostrunî\  {f). 

a.  Ps.,  II,  7.  —  b.  Rom.,  VI,  8,  11.  —  c.  De  Passione  Doinini,  serm.  xil,  cap.  m. 
—  d.  De  Passione  Doinini,  serm.  xii,  cap.  m.  —  Ms.  «^  Flacclta/i^  —  e.  Rom., 
VI,  II.  —  M  s.  Ita  vos  existimate. 

I  Èdit.  le  grand  mystère...,  que  le  grand  pape...  —  Le  premier  de  ces  adjec- 
tifs a  été  effacé  pour  introduire  le  second. 

2.  Var.  crucifiés,  en  qui  tous  les  hommes  sont  morts.  —  Deforis  et  les  autres 
éditeurs  introduisent  dans  le  texte  latin  et  dans  la  traduction  :  ///  quo  omnes 
crucijixi,  de  l'auteur  cité.  Mais  Bossuet  l'éliminait  à  dessein,  comme  étranger  à 
son  raisonnement. 


POUR    LE   JOUR    DE    PAQUES.  393 

Ce  n'est  pas  assez,  chrétiens,  de  vous  avoir  proposé  cette 
doctrine  apostolique,  il  faut  la  rendre  fructueuse  (')  à  votre 
salut;  et  voici  l'application  que  l'on  en  doit  faire.  Si,  selon  le 
sentiment  de  l'Apôtre,  notre  conversion  est  une  mort,  notre 
baptême  une  mort,  notre  pénitence  une  mort,  il  est  bien  aisé 
de  comprendre  que,  pour  nous  renouveler  en  Notre  Seigneur, 
ce  n'est  pas  assez  qu'il  se  fasse  en  nous  un  changement 
médiocre.  [P.  4]  Le  péché  tient  à  nos  entrailles  :  l'inclination 
au  bien  sensible  est  née  avec  nous,  nous  l'avons  enracinée 
jusques  dans  nos  moelles,  si  je  puis  parler  de  la  sorte,  par  nos 
attachements  criminels  et  nos  mauvaises  habitudes  :  nous 
aimons  les  créatures  du  fond  du  cœur  ;  et  ce  cœur  le  fait 
bien  paraître  par  la  violence  qu'il  souffre,  lorsqu'on  lui  veut 
arracher  ce  qui  lui  est  cher.  Alors  la  douleur  pousse  des 
plaintes,  la  colère  éclate  en  injures,  l'indignation  en  menaces, 
souvent  même  le  désespoir  va  jusqu'au  blasphème  :  et  je  ne 
m'en  étonne  pas.  Cœur  humain,  on  t'arrache  ce  que  tu  aimais, 
et  que  tu  tenais  embrassé  par  tant  de  liens:  tu  te  sens  comme 
déchiré,  le  sang  sort  abondamment  par  cette  plaie.  Que  si 
l'amour  de  la  créature  tient  si  fortement  à  nos  cœurs,  un 
changement  superficiel  ne  suffît  donc  pas  pour  nous  conver- 
tir. Donnez-moi  ce  couteau,  que  je  le  porte  jusqu'à  la  racine, 
que  je  coupe  jusqu'au  vif,  que  j'aille  chercher  au  fond,  jus- 
qu'aux moindres  fibres  de  ces  inclinations  corrompues.  Je 
veux  mourir  au  péché;  et  c'est  pour  cela  que  je  veux  éteindre 
jusqu'au  principe  de  sa  vie. 

C'est  à  quoi  nous  oblige,  mes  frères,  cette  mort  spirituelle 
au  péché  que  nous  prêche  l'apôtre  saint  Paul  ;  et  c'est  pour- 
quoi il  nous  adresse  ces  belles  paroles  :  «  Si  vous  êtes  rr^orts 
au  péché,  si  vous  êtes  renouvelés  en  Notre  Seigneur,  mon- 
trez-vous, montrez-vous,  mes  frères,  comme  des  hommes 
ressuscites  de  mort  à  vie  '.l>Exhibete  vos. . .  tanqnam  ex  morUiis 
viventesi^).  Je  ne  me  contente  pas,  dit-il,  d'un  changement 
léger  et  superficiel  ;  il  n'est  pas  ici  question  de  replâtrer 
seulement  cet  édifice,  je  veux  qu'on  retouche  jusqu'aux  fon- 
dements. Peut-être  qu'entendant  parler  contre  le  luxe,  vous 

a.  Rom.^  VI,  13. 
I .  Var.  utile. 


1 


394  CAREME  DES  MINIMES. 

réformez  quelque  chose  dans  la  somptuosité  de  vos  habits; 
vous  croyez  avoir  beaucoup  fait,  et  ce  n'est  qu'un  faible  com- 
mencement :  corrigez,  corrigez  encore  toutes  ces  douceurs 
affectées  et  de  vos  discours  et  de  vos  regards.  Eh  bien  ! 
votre  extérieur  est  modeste  ;  il  faut  encore  aller  plus  avant  (')  : 
portez  la  main  jusqu'au  cœur  ;  ce  désir  criminel  (^)  de  plaire 
trop,  cette  complaisance  secrète  que  vous  en  ressentez  au 
dedans,  ce  triomphe  caché  (^)  de  votre  cœur  dans  ces  dam- 
nables  victoires,  eh  !  (•*)  c'est  ce  qu'il  faut  arracher. 

—  Eh  quoi  !  ne  sera-ce  donc  jamais  fait  ?  cet  ouvrage  de  la 
conversion  ne  sera-t-il  jamais  achevé  ?  vous  ne  serez  donc 
jamais  content.'*  —  Ce  n'est  pas  moi  qui  vous  parle,  c'est  saint 
Paul  qui  vous  dit  par  ma  bouche  :  Exhibete  vos  \Deo\  tanquain 
ex  mortuis  viventes  :  «  Paraissez  devant  Dieu  comme  des 
personnes  ressuscitées.»  Si  votre  conversion  est  véritable,  il  a 
dû  se  faire  en  vous-mêmes  un  aussi  grand  changement  que  si 
vous  étiez  ressuscites  des  morts.  Et  quel  changement  voyons- 
nous  ?  Un  changement  de  grimaces,  un  changement  qui  dure 
deux  jours  !  Est-ce  là  ce  que  l'on  appelle  mourir  au  péché  ? 
Je  ne  m'étonne  pas,  chrétiens,  si  les  prédicateurs  et  les  con- 
fesseurs sont  souvent  contraints  de  se  plaindre  qu'il  y  a  peu 
d'hommes  renouvelés  et  peu  de  conversions  véritables.  Mais 
quand  vous  auriez  détruit  en  vous  le  corps  du  péché,  ce  bon 
succès  ne  suffirait  pas  pour  vous  faire  un  homme  nouveau  ; 
il  en  faudrait  encore  attaquer  les  restes,  en  combattant  vos 
convoitises  :  et  c'est  ma  seconde  partie. 

SECOND    POINT. 

La  victoire  que  nous  obtenons  sur  le  péché  par  la  grâce 
de  Notre  Seigneur  Jésus-Christ  n'est  pas  de  ces  victoires 
pleines  et  entières  qui  terminent  tout  d'un  coup  la  guerre,  et 
laissent  après  elles  un  calme  éternel  :  l'honneur  et  le  fruit  de 
cette  victoire  doivent   être  conservés  par  de  longs  combats  ; 

1.  Var.  plus  loin. 

2.  Var.  caché. 

3.  Var.  secret. 

4.  Ms.  et.  —  De  même  plus  haut  :  et  bien  (eh  bien  !)  ;  et  immédiatement 
après  :  Et  quoi  (Eh  quoi  !). 


POUR    LK    JOUR    DK    l'A(^)UES.  395 

parce  qu'après  avoir  vaincu  le  péché,  il  faut  en  attaquer  jus- 
ques  au  principe.  Jésus-Christ  ressuscité  nous  y  exhorte.  Il 
y  a  ceci  de  remarquable  dans  sa  glorieuse  résurrection,  qu'il 
ne  ressuscite  pas,  comme  le  Lazare,  pour  mourir  encore  une 
fois  :  il  ne  dompte  pas  seulement  la  mort;  mais  il  va  jusques 
au  principe,  et  il  dompte  encore  la  mortalité  :  il  ne  jouit  pas 
seulement  d'une  pleine  paix,  en  bannissant  le  trouble  et  la 
crainte  qui  l'agitaient  ces  jours  passés  si  violemment  ;  il  en 
arrache  jusqu'à  (')  la  racine  :  et  son  âme  non  seulement 
n'est  plus  agitée,  mais  encore  n'est  plus  capable  d'agitation. 
Ainsi  nous  voyons,  chrétiens,  que  le  Fils  de  Dieu  ressuscitant 
a  attaqué  la  mort  jusqu'à  son  principe,  et  détruit  l'infirmité 
jusques  dans  sa  source  :  c'est  l'exemple  que  nous  devons 
suivre. 

Après  avoir  dompté  le  péché,  allons  à  cette  source  des 
mauvais  désirs,  c'est-à-dire,  à  la  convoitise;  et  comme  (^)  nous 
ne  pouvons  pas  l'abolir  entièrement  dans  cette  vie  par  une 
victoire  parfaite,  tâchons  du  moins  de  l'affaiblir  par  un  com- 
bat continuel.  Ce  combat  c'est  notre  exercice  durant  notre 
pèlerinage  (^)  :  c'est  par  ce  combat,  chrétiens,  que  notre 
homme  intérieur  se  renouvelle  de  jour  en  jour  :  et  afin  que 
vous  entendiez  cette  vérité,  apprenez  avant  toutes  choses  de 
saint  Augustin  que  le  règne  de  la  charité  peut  être  considéré 
en  deux  manières.  Il  y  a  un  règne  de  la  charité  où  toute  la 
convoitise  est  éteinte,  où  il  n'y  a  plus  de  mauvais  désirs  :  il 
y  a  un  règne  de  la  charité  où  elle  surmonte  la  convoitise, 
mais  où  elle  est  obligée  de  la  combattre.  Ce  règne  de  la 
charité  où  la  convoitise  est  éteinte,  c'est  le  partage  des  bien- 
heureux :  ce  règne  de  la  charité  où  la  convoitise  vaincue  ne 
laisse  pas  de  faire  de  la  résistance,  c'est  l'exercice  des  hommes 
mortels.  Là  donc  on  jouit  d'une  pleine  paix,  parce  qu'il  n'y 
a  plus  de  mauvais  désirs  ;  ici  on  a  la  victoire,  et  non  pas  la 
paix,  parce  que,  dit  saint  Augustin,  «  la  chair,  qui  convoite 
contre  l'esprit,  ne  peut  être  vaincue  sans  péril,  ni  modérée 
sans  contrainte,  ni  régie  par  conséquent  sans  inquiétude  :  » 

1.  A  cette  date,  Bossuet  écrit  dans  la  même  page  jKsquW  et  jusques  à. 

2.  Var.  si. 

3.  Var.  durant  tout  le  cours  de  notre  vie. 


I 


396  CARÊME  DES  MINIMES. 

Et  illa  quœ  resisiîint,  periculoso  debellantur  prœlio  ;  et  illa 
quœ  victa  sunt,  nonduni  securo  trmmphantîir  otio,  sed  adhicc 
sollicito  premuntur  imperio  if).  De  sorte  qu'il  y  a  cette  dif- 
férence entre  les  saints  qui  sont  dans  le  ciel  et  les  saints  qui 
sont  sur  la  tel*re  :  les  saints  qui  sont  dans  le  ciel  sont  des 
hommes  renouvelés  ;  les  saints  qui  sont  sur  la  terre  sont  des 
hommes  qui  se  renouvellent.  Là,  où  les  hommes  sont  renou- 
velés, ce  mot  de  saint  Augustin  leur  convient  (')  ;  «  la  convoi- 
tise est  éteinte,  et  la  charité  consommée  :  »  Cupiditate  extincta, 
charitate  compléta  {^):  voilà  comme  la  devise  des  bienheureux. 
Ici,  où  les  hommes  se  renouvellent,  la  convoitise  diminue,  et 
la  charité  va  toujours  croissant  :  Déficiente  cupiditate,  cres- 
cente  charitate.  Là  par  conséquent  les  vertus  triomphent,  et 
ici  les  vertus  combattent  ;  là  les  vertus  se  reposent,  et  ici  les 
vertus  travaillent.  [P.  6]  Nous  tendons  à  ce  repos  ;  mais  il  le 
faut  mériter  par  ce  travail  :  nous  aspirons  à  cette  paix  ;  mais 
on  ne  peut  y  parvenir  que  par  cette  guerre. 

C'est  vous,  ô  enfants  de  Dieu,  qui  en  êtes  le  sujet  (^),  et 
vous  en  êtes  aussi  le  théâtre.  C'est  pour  l'homme  que  se 
donnent  tous  ces  combats  ;  c'est  en  lui  qu'ils  se  donnent,  et 
c'est  lui-même  qui  les  donne.  La  charité  l'élève  {f)  aux  biens 
éternels;  la  convoitise  le  repousse  aux  biens  périssables:  il 
n'est  jamais  sans  mauvais  désirs  :  toujours  ou  la  chair 
l'attire  (^),  ou  la  vaine  gloire  le  flatte  :  «quelque  volonté  qu'il 
ait  de  faire  le  bien,  il  trouve  en  lui-même  un  mal  inhérent 
dont  il  ne  peut  pas  se  délivrer  :  »  Invenio  igitui'  legem, 
velenti  niihi  facere  bonuftt,  quoniam  inihi  malum  adjacet  (f). 
Que  fait  l'homme  de  bien  dans  ce  combat  }  La  convoitise 
l'empêche  de  faire  tout  le  bien  qu'il  voudrait  ;  réciproque- 
ment, dit  saint  Augustin,  il  empêche  la  convoitise  de  faire 
tout  le   mal  {f)  qu'elle  désire  :  il  ne  peut    s'empêcher  de  la 

a.  De  Civil  Dei,  lib.   XIX,  cap.   xxvir.   —    Ms.  /T/"  tvi  ^//t?...  (deux  fois). — 
b.  Epist.,  CLXXVii,  n.  17.  —  c.  Rom.,  vu,  21. 

1.  Var.  leur  sert  de  devise. 

2.  Var.  Vous  êtes  le  sujet  de  cette  guerre.  (Conservé  dans  le  texte  par  les 
éditeurs. 

3.  Var.  le  tire  (du  côté  du  ciel). 

4.  Var.  le  flatte. 

5.  Ms.\.o\.\\.\Gbien.  —  Distraction  évidente,  comme  le  montre  d'ailleurs  une 
première  rédaction  effacée. 


POUR  LE  JOUR  DE  PAQUES.  397 


ressentir,  il  s'empêche  du  moins  de  la  suivre;  s'il  ne  peut  pas 
encore  accomplir  dans  sa  dernière  perfection  ce  précepte  : 
Non  conciipisccs  {")  :  «  Tu  n'auras  point  de  convoitise  ;  »  il 
accomplit  du  moins  celui-ci  :»  Tu  n'iras  pas  après  tes  con- 
voitises:» Post  concupiscentias  tuas  7ion  eas{^').  Il  y  a  quel- 
ques reste[s]  du  péché  en  lui;  mais  il  ne  souffre  pas  qu'il  y 
règne,  selon  ce  que  dit  l'apôtre  saint  Paul  :  N^on  regnet  \pecca- 
tum..J\  ('")  :  tellement  que  s'il  ne  possède  pas  tout  le  bien,  sa 
consolation,  dans  cette  peine,  c'est  du  moins  qu'il  ne  se  plaît 
dans  aucun  mal  :  «  de  même,  dit  saint  Augustin,  que  nous 
pouvons  ne  nous  plaire  pas  dans  les  ténèbres,  encore  que  nous 
ne  puissions  pas  arrêter  la  vue  sur  une  lumière  très  écla- 
tante :  »  Potest  ocidus  nullis  tencbris  delectari,  quavivis  non 
possii  infnlgcntissima  luce  dejlgiif).  Tel  est  l'état  de  l'homme 
durant  l'exil  de  cette  vie  :  il  lutte  continuellement  contre 
sa  propre  infirmité  ;  et  c'est  ainsi  qu'il  se  renouvelle,  tâchant 
d'effacer  tous  les  jours  quelques  rides  de  sa  vieillesse. 

Grand  Dieu  !  sera-t-il  permis  à  des  mortels  de  se  plaindre 
ici  de  vous  à  vous-même  }  Eh  !  pourquoi  laissez-vous  vos  ser- 
viteurs dans  cette  malheureuse  nécessité  d'avoir  toujours  en 
eux  des  vices  à  vaincre  ?  Que  ne  leur  donnez-vous  tout  d'un 
coup  cette  paix  parfaite  qui  calme  tous  les  troubles  de  leurs 
passions  ?  Saint  Paul  a  fait  autrefois  à  Dieu  cette  plainte  :  il 
a  prié  longtemps,  afin  qu'il  plût  à  Dieu  de  le  délivrer  d'une 
tentation  importune  ;  et  que  lui  fut-ii  répondu  ^  «  Ma  grâce 
te  suffit  (')  ;  »  car  telle  est  ma  conduite  avec  mes  élus,  que 
«  leur  force  se  perfectionne  dans  l'infirmité.  » 

Mais  je  passe  encore  plus  loin,  et  je  vous  demande,  ô 
mon  Dieu,  quel  est  ce  dessein,  quel  est  ce  mystère:  pourquoi 
avez-vous  ordonné  que  la  force  se  perfectionne  dans  l'infir- 
mité.'* Saint  Augustin,  messieurs,  va  vous  le  dire.  C'est  que 
c'est  ici  un  lieu  d'orgueil;  c'est  que  de  toutes  les  tentations 
qui  nous  environnent  la  plus  dangereuse  et  la  plus  pressante, 
c'est  celle  qui  nous  porte  à  la  présomption  :  c'est  pourquoi 
Dieu,  en  nous  donnant  de  la  force,  nous  a  aussi  laissé  de  la 
faiblesse.  Si  nous  n'avions  que  de  la  faiblesse,  nous  serions 

a.  Deut.^  V,  21.  —  b.  Eccli.^  xviii,   30.  —  c.  Rom.,  vi,  12.  —  d.  De  Spirit.  et 
Lit.,  n.  65.  —  e.  \\  Cor.,  Xli,  9. 


39^  CARÊME  DES  MINIMES. 

toujours  abattus;  et  si  nous  n'avions  que  de  la  force,  nous 
deviendrions  superbes  et  insupportables.  Dieu  a  trouvé  ce 
tempérament  :  pour  ne  pas  succomber  sous  l'infirmité,  il  nous 
donne  de  la  force  ;  [p.  7]  «  mais  de  peur  qu'elle  ne  nous 
enfle,  il  veut  qu'elle  se  perfectionne  dans  l'infirmité  :  »  [Fz>- 
ttis  qua]  hic  ubi  sîiperbiri  potest,  ne  super biahir,  in  infirmitate 
perficitur  ("). 

Par  conséquent,  ô  enfants  de  Dieu,  admirez  en  vous  la 
conduite  de  votre  Père  céleste.  Il  sait  que  vous  êtes  su- 
perbes; c'est  le  vice  inséparable  de  notre  nature  :  contre  cette 
enflure  de  l'orgueil,  il  fait  un  remède  de  votre  infirmité. 
Apprenez  à  profiter  de  votre  faiblesse  :  vous  en  profiterez, 
si  elle  vous  enseigne  à  être  humbles,  à  vous  défier  de  vous- 
mêmes,  à  marcher  toujours  avec  crainte;  vous  en  profiterez, 
si  elle  vous  apprend  à  dire  avec  Job:  Si...  lœtatiim  est  in  abs- 
condito  cor  meuni,  et  osctilatus  sum  inanum  meavi  ore  meo  (^')  : 
«  Quand  j'ai  résisté  à  la  tentation,  mon  cœur  ne  s'est  point 
enflé  (')  par  cette  victoire,  et  je  n'ai  pas  baisé  ma  main  de 
ma  propre  bouche.  »  Qu'est-ce  à  dire,  baiser  sa  main  de  sa 
bouche  ?  C'est-à-dire  attribuer  le  bon  succès  à  sa  propre 
force,  se  remercier  soi-même  de  ses  bonnes  œuvres.  Loin 
de  vous,  ô  fidèles,  cette  pensée  :  si  votre  main  était  forte, 
vous  pourriez  lui  imputer  votre  victoire;  vous  pourriez  la 
baiser  sans  crainte,  et  lui  rendre  grâce  du  bien  que  vous 
faites  :  mais  la  sentant  faible  et  impuissante,  il  faut  élever 
plus  haut  votre  vue  et  dire  avec  le  divin  Apôtre  :  «  Rendons 
grâces  à  Dieu  qui  nous  a  donné  la  victoire  par  Notre  Sei- 
gneur Jésus-Ciirist  :  »  Deo  gratias  qui  dédit  [nobis  victoriam 
per  Dominum  nostrum  Jesvm  Christum'\  i^). 

Ce  n'est  pas  assez,  chrétiens,  que  votre  infirmité  vous 
rende  humbles  ;  il  faut  qu'elle  vous  rende  fervents  et  appli- 
qués au  travail.  L'humilité  chrétienne  n'est  pas  un  abatte- 
ment de  courage  :  plus  elle  se  sent  faible,  plus  elle  est  hardie 
et  entreprenante  :  Nam  virtus  \in  infirjnitate perjicitur\  ('')  : 


a.  Cont.Jtdian.^Wh.  IV,  cap.  11,  n.  11.  —  b.  Job.,  XXXI,  27.  —  c.  I  Cor.,  xv,  57. 
—  Ms.  Gratias  Deo.  —  d.  l\  Cor.,  Xll,  9.  —  Ms.  Virtus  enitn  viea. 

I.  Passage  souligné  au  manuscrit,  parce  que  le  sommaire  si  succinct  que  nous 
avons  donné  s'y  reporte. 


POUR    LE   JOUR    DE    PAQUES.  39g 

«  La  force  se  perfectionne  dans  l'infirmité.  »  Plus  elle  se  sent 
accablée  de  mauvais  désirs,  plus  elle  s'excite  à  les  combattre  ; 
et  les  restes  qu'elle  trouve  toujours  en  elle-même  de  la 
vieillesse,  la  presse[nt]  de  (')  se  renouveler  de  jour  en  jour. 
C'est  le  véritable  sentiment  que  vous  devez  prendre  dans  la 
sainte  fête  de  Pâques.  Vous  avez  tous  (')  songé  durant  ces 
saints  jours  à  vous  renouveler  par  la  pénitence:  je  ne  puis 
avoir  de  vous  d'autres  sentiments,  sans  offenser  votre  piété. 
Non,  le  sang  de  Jésus-Christ  n'a  pas  ruisselé  en  vain  sur 
le  Calvaire  ;  et  ce  n'est  pas  en  vain  qu'on  a  rouvert  pour  vous 
émouvoir  toutes  les  blessures  du  Fils  de  Dieu.  Si  vous  êtes 
renouvelé  (^)  par  la  pénitence,  donc  «  la  vieillesse  est  passée, 
et  vous  devez  commencer  une  vie  nouvelle:  »  Vetera  transie- 
rtint  :  ecce  facta  sunt  omiiia  nova  {").  Adieu,  adieu  pour  jamais 
à  ces  commerces  infâmes,  adieu  à  cette  vie  libertine,  adieu  à 
ces  inimitiés  invétérées  !  «  Mais  ne  vous  persuadez  pas  que 
ce  soit  assez  de  se  renouveler  une  seule  fois  :  »  Ne  putes  iA 
quod innovatio semel facta,  suffi ciat ;  ipsa...  novitas  innovanda 
est  (^)  :  «  Il  faut  renouveler  la  nouveauté  même.  »  C'est  peu  de 
se  dépouiller  de  ses  péchés,  et  d'en  nettoyer  sa  [p.  8]  con- 
science ;  il  faut  aller  maintenant  aux  mauvais  désirs  :  il  faut 
porter  la  main  à  ses  habitudes  vicieuses  que  le  péché  a 
laissé[es]  en  vous  en  se  retirant,  comme  un  germe  par  lequel 
il  espère  revivre  bientôt,  comme  un  reste  de  racine  qui  fera 
bientôt  repousser  cette  mauvaise  herbe.  Jésus  ressuscité 
vous  y  exhorte  :  il  n'a  pas  seulement  détruit  la  mort,  il  en  a 
ôté  en  lui-même  jusques  au  principe.  Mais  encore  n'est-ce 
pas  assez  de  renouveler  vos  esprit[s]  ;  il  faut  encore  jeter 
les  fondements  du  renouvellement  de  vos  corps  ;  et  c'est  ce 
qui  me  reste  à  vous  expliquer  dans  ma  troisième  partie. 


a.  II  Cor.^w,  \J.—-b.  Origen., /«  Ej)isi.  ad  Rom.,  lib.  V,  n.  8.  — Ms.  ipsa  etiam 
novitas... 

1.  Bossuet  avait  mis  d'abord  :  «à  se  renouveler.  »  Il  corrige. 

2.  Nouveau  passage  souligné,  pour  l'importance. 

3.  Sic.  au  singulier.  Bossuet  prend  part  à  part  un  auditeur. 

4.  Deforis  rectifie  et  complète  ce  texte  :  Neqiie  efiiin  putes  quod  innovatio 
vitce  quœ  diciiur  senicl facta  sufficiat;  sed  souper  et  quotidie,  si  dici  potest,  ipsa 
novitas  innovanda  est. 


400  CAREME  DES  MINIMES. 

TROISIÈME    POINT. 

Si  je  VOUS  dis,  chrétiens,  que  Jésus  sortant  du  sépulcre, 
couronné  d'honneur  et  de  gloire,  est  un  gage  de  notre  résur- 
rection, et  que  cette  splendeur  immortelle  dont  son  corps  est 
environné,  est  une  marque  infaillible  de  ce  que  doivent  un 
jour  espérer  les  nôtres  ;  je  vous  dirai  une  vérité  qui,  ayant 
été  si  bien  enseignée  par  la  bouche  du  saint  Apôtre  ("),  n'est 
ignorée  d'aucun  des  fidèles.  Mais  si  j'ajoute  à  cette  doctrine 
que  ce  grand  et  divin  ouvrage  se  commence  dès  à  présent  (') 
dans  nos  corps  mortels,  vous  en  serez  peut-être  surpris  ;  et 
vous  aurez  peine  à  comprendre  que  durant  ce  temps  de 
corruption.  Dieu  avance  (^)  déjà  dans  nos  corps  l'ouvrage  de 
leur  bienheureuse  immortalité.  Écoutez,  terre  et  cendre,  et 
réjouissez-vous  en  Notre  Seigneur.  Pendant  que  ce  corps 
mortel  est  accablé  de  langueurs  et  d'infirmité  (^),  Dieu  jette 
déjà  en  lui  les  principes  d'une  consistance  immuable  ;  pen- 
dant qu'il  vieillit.  Dieu  le  renouvelle  ;  pendant  qu'il  est  tous 
les  jours  exposé  en  proie  aux  maladies  les  plus  dangereuses, 
et  à  une  mort  très  certaine.  Dieu  travaille  par  son  Esprit- 
Saint  à  sa  résurrection  glorieuse. 

Saint  Paul,  pour  nous  faire  entendre  ce  renouvellement 
de  nos  corps,  dit  qu'ils  sont  devenus  les  temples  de  l'Esprit 
de  Dieu  {^)  ;  et  c'est  ce  qui  donne  lieu  à  saint  Augustin  de 
nous  expliquer  ce  mystère  par  cette  belle  comparaison.  Il 
dit  que  nos  corps  sont  renouvelés  par  la  grâce  du  christia- 
nisme, à  peu  près  comme  on  renouvelle  un  temple  profane,  où 
l'on  aurait  servi  les  idoles  {^),  pour  le  consacrer  au  Dieu  vi- 
vant. On  renverse  premièrement  les  idoles  ;  et,  après  qu'on  a 
aboli  toutes  les  marques  du  culte  profane,  on  dédie  ce  temple 
au  vrai  Dieu,  et  on  le  sanctifie  par  un  meilleur  usage.  C'est 
en  cette  sorte,  dit  saint  Augustin,  que  nous  [p.  9]  devons 
renouveler  notre  corps  mortel,  qui  a  été  autrefois  un  temple 
d'idoles,  et  qui  devient  par  la  grâce  «  un  saint  temple  dédié 

a.  Philip.,  III,  21.  —  b.   I  Cor..,  m,  17  ;  vi,  19. 
X.   Var.  dès  maintenant,  —  déjà. 

2.  Var.  commence. 

3.  Édit.  d'infirmités.  —  Ce  n'est  pas  le  même  sens. 

4.  Cette  similitude  fournira  l'année  suivante  l'inspiration  générale  d'un  nou- 
veau discours. 


POUR    LE    JOUR    DE    PAc^UKS.  4OI 

au  Seigneur,  »  tcmpluni  Dei  saiictum,  comme  parle  le  saint 
Apôtre  (").  Il  faut  premièrement  briser  les  idoles,  c'est-à- 
dire,  ces  passions  impérieuses,  qui  étaient  autrefois  les  divi- 
nités qui  présidaient  dans  ce  temple  :  Ista  in  nobis,  dit  saint 
Augustin  ("),  tampiam  idolafra^igenda  siint  :  «  C'est  ce  qu'il 
faut  détruire  comme  les  idoles,  »  «  Ce  qu'il  ne  faut  pas  dé- 
truire, mais  changer  seulement,  dit  ce  grand  docteur  {'"),  pour 
le  faire  servir  à  un  usage  plus  saint,  ce  sont  les  membres  de 
ce  corps  :  afin  qu'ayant  servi  à  l'impureté  de  la  convoitise, 
ils  servent  maintenant  à  la  grâce  de  la  charité  :  »  /u  7isus  au- 
te)ii  meliores  vcrtenda  sttnt  ipsa  corporis  \iiostri\  membra  ; 
ut  quœ  serviebant  inimunditiœ  cupiditatis,  serviant  gratiœ 
charitatis.  C'est  de  cette  sorte,  mes  frères,  que  nos  corps,  ces 
temples  profanes, deviendront  les  temples  de  l'Esprit  de  Dieu 
et  qu'il  les  remplira  par  sa  présence. 

Mais  de  quelle  sorte  remplit-il  nos  corps  ?  comment 
s'en  met-il  en  possession  ?  Le  même  saint  Augustin  vous 
l'expliquera  par  un  beau  principe.  «  Celui-là,  dit-il,  possède 
le  tout,  qui  tient  la  partie  dominante  :  »  Tottini  possidet 
qui  pi'incipale  tenet.  «  Or  en  vous,  poursuit  ce  grand 
homme,  la  partie  la  plus  noble,  c'est-à-dire  l'âme,  est 
celle  qui  tient  la  première  place  ;  c'est  à  elle  qu'appartient 
l'empire  :  »  In  te  principatur  çuod  nielius  est  ('^).  Et  ces 
deux  principes  étant  établis,  il  tire  aussitôt  cette  consé- 
quence :  Dieu  tenant  cette  partie  principale,  c'est-à  dire 
l'âme  et  l'esprit,  par  le  moyen  du  meilleur  il  se  met  en  pos- 
session du  moindre  ;  par  le  moyen  du  prince,  il  s'acquiert 
aussi  le  sujet  ;  et  dominant  sur  l'âme,  il  étend  aussi  la  main 
sur  le  corps,  et  s'en  met  en  possession  comme  de  son  temple. 
Voilà  votre  corps  renouvelé  :  il  change  de  maître  heureuse- 
ment, et  passe  en  de  meilleures  mains.  Par  la  nature  il  était 
à  l'âme  ;  par  la  corruption  il  servait  {f)  au  vice  ;  par  la  reli- 

a.  Sertn,  CLXni,  n.  2.  —  Ms.  Hœc  in  nobis...  —  Plus  bas  :  servierant  inunun- 
ditiœ...  —  b.  Serm.  CLXI,  n.  6.  —  Ms.  Serin,  xviii  de  Verb,  Apost.  (ordre 
ancien).  —  De  même,  plus  haut  :  Serm.  ni  de  Verb.  Apost. 

1.  Ms.  tenipluin  sanctuin  Domino.  —  Ce  texte  n'existant  pas,  à  notre  connais- 
sance, nous  rétablissons  la  vraie  leçon  du  passage  que  Bossuet  commente 
(I  Cor..^  III,  17).  Peut-être  y  a-t-il  une  vague  réminiscence  de  Ep/irs.,  11,  21. 

2.  Var.  dit  le  même  saint. 

3.  Var.  il  était... 

Sermons  de  Bossuet.  —  III  26 


402  CARÊME  DES  MINIMES. 

gion  il  esta  Dieu. L'âme  se  soumettant  à  Dieu, lui  cède(')  tout 
son  domaine  ;  et,  comme  dans  le  mariage  la  femme  épousant 
son  mari  le  rend  maître  de  tous  ses  biens  (^),  l'âme  s'unissant 
à  Dieu  par  un  bienheureux  mariage  spirituel  lui  transporte 
aussi  tous  les  siens,  comme  étant  le  chef  et  le  maître  de 
cette  communauté  bienheureuse  :  «  sa  chair  la  suit,  dit 
Tertullien,  comme  une  partie  de  sa  dot  ;  et  au  lieu  qu'elle 
était  seulement  servante  de  l'âme,  elle  devient  servante  de 
l'Esprit  de  Dieu  :  »  Seqtiitur  aniniavi  nnbentein  Spiritui 
caro,  Mt  dotale  vmncipiuin,  et  jmn  non  afmjiœ  famula,  sed 
Spiritus  ("). 

O  chair,  que  tu  es  heureuse  de  passer  entre  les  mains  d'un 
si  bon  maître  !  C'est  ce  qui  jette  en  toi  les  principes  de  l'im- 
mortalité que  tu  espères  :  et  la  raison  en  est  évidente,  en 
insistant  toujours  aux  mêmes  principes.  Dieu,  avons-nous 
dit,  remplissant  nos  âmes,  a  pris  possession  de  nos  corps  ; 
par  conséquent,  ô  mort,  tu  ne  les  lui  saurais  enlever  :  tu 
penses  qu'ils  sont  ta  proie  ;  mais  ce  n'est  qu'un  dépôt  que 
l'on  te  confie,  et  que  l'on  consigne  en  tes  mains  :  Dieu  saura 
bien  rentrer  dans  son  domaine.  Le  Fils  de  Dieu  a  prononcé, 
qu'on  ne  peut  rien  ôter  des  mains  de  son  Père  :  Nemo  potest 
rapere  de  manu  Patris  mei  {^)  ;  [p.  lo]  parce  que  ces  mains 
étant  si  puissantes,  nulle  force  ne  les  peut  vaincre,  ni  leur 
faire  lâcher  leur  prise.  Ainsi,  Dieu  ayant  déjà  mis  la  main 
sur  nos  corps  :  son  Saint-Esprit,  que  l'Ecriture  appelle  son 
doigt,  en  étant  entré  en  possession,  par  conséquent,  ô  chair 
des  fidèles,  en  quelque  endroit  (^)  de  l'univers  que  la  cor- 
ruption t'ait  jetée  ou  quelque  partie  de  tes  cendres,  tu 
demeure[s]  toujours  sous  sa  main.  Et  toi,  terre,  mère  tout 
ensemble  et  sépulcre  commun  de  tous  les  mortels,  en  quel- 
ques sombres  retraites  que  tu  aies  englouti  et  caché  nos 
corps,  tu  les  rendras  un  jour  tout  entiers  ;  et  plutôt  le  ciel  et 

a.  De  Anim.,  n.  4.  Ms.  nec  jam  animœ...  —  b.  Joan.,  X,  29.  Ms.  rapere  quid- 
çuain  de  !no?ic  (sic)... 

1.  Var.  lui  transporte. 

2.  Édit.  «  le  rend  maître  de  tous  ses  biens,  lui  transporte  aussi  tous  les  siens.  > 
—  Tautologie,  qui  vient  de  ce  qu'on  a  imputé  à  cette  ligne  une  correction  qui  se 
rapporte  à  la  ligne  suivante. 

3.  Surcharge,  (inachevée,  je  crois)  :  part[ie].  —  Mot  nécessaire  plus  loin. 


POUR    LE    JOUR    DE    PAQUES.  403 

la  terre  seront  renverséi^ qu'un  seul  de  nos  cheveux  périsse. 
Pour  quelle  raison,  chrétiens,  si  ce  n'est  pour  celle  que  j'ai 
déjà  dite  :  que  Dieu  se  rendant  maître  de  nos  corps,  il  les 
doit  posséder  dans  l'éternité  sans  qu'aucune  (')  force  puisse 
l'empêcher  d'achever  en  eux  son  ouvrage  ? 

Vivez  dans  cette  espérance  ;  et  cependant,  messieurs, 
regardant  vos  corps  comme  les  temples  de  l'Esprit  de  Dieu, 
n'y  faites  plus  régner  les  idoles  que  vous  y  avez  abattues. 
Votre  corps,  en  l'état  où  Dieu  l'a  mis,  ne  peut  plus  être  violé 
sans  sacrilège.  «  Ne  savez-vous  pas,  dit  saint  Paul,  que  vos 
corps  sont  les  temples  de  l'Esprit  de  Dieu  ?  »  et  que  si  quel- 
qu'un profane  son  temple.  Dieu  qui  est  jaloux  de  sa  gloire 
lui  fera  sentir  sa  vengeance?  «  Il  le  perdra  sans  miséricorde,» 
dit  le  saint  Apôtre  :  Disperdet  ilhim  Dens  (").  Donc,  mes 
frères,  ne  violons  pas  le  temple  de  Dieu;  (^)  et  puisque  nous 
apprenons  par  la  foi  que  notre  corps  est  un  temple,  «  possé- 
dons en  honneur  ce  vaisseau  fragile,  et  non  pas  dans  les 
passions  d'intempérance,  comme  les  Gentils,  qui  n'ont  pas 
de  Dieu  :  car  Dieu  ne  nous  appelle  pas  à  l'impureté,  mais  à 
la  sanctification  en  Jésus-Christ  Notre  Seigneur  (^).  »  O 
sainte  chasteté  !  c'est  à  toi  de  garder  ce  temple;  c'est  à  toi 
d'en  empêcher  la  profanation.  C'est  pourquoi  Tertullien  a 
dit  ces  beaux  mots,  que  je  vous  prie  d'imprimer  dans  votre 
mémoire  :  Illato  in  nos  et  consecrato  Spiritu  Sancto,  ejus 
templi  œditua  et  antistita pudicitia  est  (')  :  «  Le  Saint-Esprit 
étant  descendu  en  nous,  pour  y  demeurer  comme  dans  son 
temple,  la  gardienne  de  ce  temple,  c'est  la  chasteté.  »  «  Elle 
en  est,  dit  Tertullien,  la  sacristine  :  »  c'est  à  elle  de  le  tenir 
net  ;  c'est  à  elle  de  l'orner  dedans  et  dehors;  dedans  par  la 
tempérance,  et  dehors  par  la  modestie  :  c'est  à  elle  de  parer 

a.  I  Car.^  lil,  17.  —  b.  I  Thess.,  IV,  4,  5,  7.  —  c.  De  Cult.fem.^  lib.  il,  n.  i.  — 
M  s.  hujus  îevipli. 

1.  Var.  il  les  posséderait  dans  l'éternité  sans  que  nulle  force... 

2.  Première  rédaction  (effacée)  :  «  Je  vous  conjure  par  la  miséricorde  de  Dieu 
que  vous  rendiez  vos  corps  une  hostie  vivante  {Rom.,  xii,  i).  Il  faut  qu'ils 
vivent,  mes  frères,  et  il  faut  aussi  qu'ils  soient  immolés  :  que  nos  corps  soient 
vivants  par  la  pratique  des  bonnes  œuvres  ;  que  nos  corps  soient  immolés  par 
la  mortification  de  nos  appétits.  Quoi  !  même  au  jour  de  Pâques,  parlerons-nous 
toujours  de  mortification  et  de  pénitence  1  Oui,  mes  frè[res]...  »  —  L'orateur 
cependant  s'interrompt  au  milieu  de  ce  mot. 


404  CAREME  DES  MINIMES. 

l'autel  [p.  Il]  sur  lequel  doit  fumer  cet  encens  céleste,  je 
veux  dire  des  saintes  prières,  et  monter  comme  un  parfum 
agréable  devant  la  face  de  Dieu. 

Mais,  ô  temple,  ô  autel  !  ô  corps  de  l'homme,  ô  cœur  de 
l'homme  !  que  je  vois  en  vous  de  profanation  !  «  Fils  de 
l'homme,  approche-toi,  dit  l'Esprit  de  Dieu  à  Ézéchiel  ("),  et 
je  te  montrerai  l'abomination.  Et  je  m'approchai,  dit  le  pro- 
phète, et  je  vis  le  temple  et  le  sanctuaire:  et  voilà,  chose 
abominable  !  voilà,  dis-je,  que  de  tous  côtés  chacun  y  éri- 
geait son  idole  (')  :  dans  le  propre  temple  du  Dieu  vivant, 
sur  l'autel  même  du  Dieu  vivant,  on  y  sacrifiait  aux  faux 
dieux  (-).  Là  était  l'idole  de  la  jalousie  ;  »  ambition,  c'est  toi 
qui  rélève[s]  ;  tu  veux  détruire  tous  tes  concurrents  {^)  : 
Idolum  zeli  ('').  «  Là  des  hommes  qui  tournaient  le  dos  au 
sanctuaire,  et  adoraient  le  soleil  levant  ('')  :  »  ils  oubliaient  le 
vrai  Dieu,  et  ils  adoraient  la  fortune  (^)  ;  et  des  femmes, 
au  dedans  du  temple,  «  qui  pleuraient  la  mort  d'Adonis,  » 
plangentes  Adonidem  (^)  (^).  Ce  spectacle  vous  fait  horreur  ; 
et  ce  qui  vous  fait  horreur  pour  les  autres  ne  vous  fait  pas 
horreur  pour  vous-mêmes  !  O  corps,  que  Dieu  a  choisi  pour 
temple  !  ô  cœur,  que  Dieu  a  consacré  comme  son  autel  !  que 
je  découvre  en  vous  d'abominations  !  que  de  fausses  divi- 
nités !  que  d'idoles,  que  l'on  y  adore  ! 

Mais  peut-être  qu'on  les  aura  renversées  en  l'honneur  de 
Jésus-Christ  ressuscité,  et  que  cette  dévotion  publique  de 
toute  l'Église  vous  aura  fait  nettoyer  ce  temple,  et  abattre 
toutes  ces  idoles.  [P.  12]  Que  ('')  j'ai  sujet  de  croire  que  vous 

a.  Ezech.,  vill,  9,  10,  11.  —  b.  Ibid.,  3.  —  c.  Ibid.,  14.  —  Ms.  pla7igebant. 

1.  Var.  et  voilà  que  de  tous  côtés  chacun  y  érigeait  son  idole,  spectacle  abo- 
minable, dans... 

2.  Var.  aux  idoles.  —  La  correction,  à  la  sanguine,  est  de  date  incertaine. 

3.  Additions  et  variantes  apposées  plus  tard  (1666)  :  *  autant  que  je  vois  de 
concurrents,  ce  sont  autant  de  victimes  que  tu  voudrais  immoler  à  cette  idole. 

4.  *  Dorsa  habentes  contra  tenipluin  Doinini  et  faciès  ad  orientem;  et  adora- 
bant  ad  ortum  solis  :  la  fortune,  la  faveur  :  ils  courent  au  premier  rayon,  pour 
être  les  premiers  à  rendre  leurs  vœux  :  les  complaisants  du  monde.  (1666.) 

5.  Note  de  date  incertaine,  à  la  sanguine  :  «  Le  soleil  levant  :  la  faveur  nais- 
sante. »  (Peut-être  de  1660.) 

6.  *  Ne  m'obligez  pas  à  vous  dire  que  c'est  le  sacrifice  de  l'amour  profane. 
(1666.) 

7.  Addition  (f.  36)  confuse  et  précipitée.  Ce  qui  suit  jusqji'à  :  €  Chrétien,  dans 


POUR  LE  JOUR  DE  PAQUES.  405 

soyez  sortis  du  tombeau  comme  des  fantômes  ('),  vains  simu- 
lacres de  vivants,  qui  n'ont  que  la  mine  et  l'apparence,  qui 
n'ont  ni  la  vie  ni  le  cœur,  qui  font  des  mouvements  et  des 
actions  qui  sont  tout  (')  artificielles,  et  comme  appliquées  par 
le  dehors,  parce  qu'elles  ne  partent  pas  du  principe  !  Vains  et 
criminels  attachements,  c'est  en  vain  que  vous  m'appelez  à 
ces  anciennes  familiarités  (')  :  il  est  arrivé  en  moi  un  grand 
changement  qui  ne  me  permet  point  de  vous  connaître. 
Est-ce  donc  un  changement  si  étrange  que  de  s'être  confessé 
à  Pâques  ?  Ce  changement  est  une  mort;  ce  changement  m'a 
fait  un  autre  homme,  et  vous  voulez  que  j'agisse  de  la  même 
sorte?  Si  vous  êtes  ressuscites,  toutes  vos  premières  liaisons 
sont  rompues.  Je  ne  me  contente  donc  pas  d'un  changement 
léger.  [P.  13]  Chrétien  {^),  dans  ces  saintes  solennités  tu  as 
bu  à  la  fontaine  de  vie,  dans  la  source  des  sacrements  :  tu  as 
reçu  la  grâce,  je  le  veux  croire  :  tu  as  repris  une  vie  'nou- 
velle avec  Jésus-Christ;  cette  vie  nouvelle  n'est  que  com- 
mencée ici-bas,  et  quand  elle  sera  consommée,  elle  aura  tous 
ces  admirables  effets,  que  je  te  représentais  tout  à  l'heure. 
Dans  un  mois,  dans  dix  jours,  dans  trois  jours  peut-être  tes 
anciennes  habitudes  se  réveilleront;  l'ivrognerie,  l'impudicité, 
la  vengeance  te  rappelleront  à  leurs  faux  plaisirs.  Tu  avais 
pardonné  une  injure  à  ton  ennemi  ;  le  venin  de  la  haine 
reprendra  ses  forces.  Arrête,  misérable,  considère  :  eh  !  que 
de  belles  espérances  tu  vas  détruire!  que  de  beaux  commen- 
cements tu  vas  arrêter  !  Si  c'est  une  malice  insupportable 
de  déraciner  la  première  verdure  des  champs,  parce  qu'elle 
est  l'espérance  de  nos  moissons;  si  nous  tenons  à  très  grande 
injure  que  l'on  arrache  dans  nos  jardins  une  jeune  (')  plante, 
parce  qu'elle  nous  promettait  (^)  de  beaux  fruits  ;  quelle  est 

ces  saintes  solennités...  »  a  été  interprété  par  Deforis  avec  une  véritable  saga- 
cité. Il  a  seulement  eu  le  tort  de  vouloir  corriger  ainsi  cette  première  phrase  : 
«  Ah  !  que  j'ai  sujet  de  craindre  que  vous  ne  soyez  sortis...,  »  et  d'en  déplacer 
une  autre. 

1.  Var.  comme  des  spectres. 

2.  Ms.  toutes  artificielles.  —  Voy.  Remarques...,  Introduction  du  t.  I"-'. 

3.  Var.  Vains  et  criminels  attachements,  c'est  en  vain  que  vous  m'appelez  à 
ces  premiè[res]...  :  je  ne  vous  connais  plus. 

4.  Fin  empruntée  matériellement  au  sermon  de  1654. 

5.  Var.  belle. 

6.  Var.  parce  qu'elle  devait  apporter.  —  Édit.  promettait  d'apporter... 


L 


406  CARÊME  DES  MINIMES. 

notre  folie,  quelle  injure  nous  faisons-nous  à  nous-mêmes,  à 
l'Église,  à  l'Esprit  de  Dieu,  de  chasser  cet  Esprit  qui  com- 
mençait en  nous  un  si  grand  ouvrage,  de  mépriser  la  grâce 
qui  est  une  semence  d'immortalité,  de  perdre  la  vie  nouvelle, 
qui,  croissant  tous  les  jours,  fût  venue  à  cette  perfection  que 
je  vous  ai  dite  ! 

Par  conséquent,  mes  frères,  comme  Jésus-Christ  est  res- 
suscité, ainsi  marchons  en  nouveauté  de  vie.  Puisque  nous 
sommes  ici-bas  en  cet  exil  du  monde  parmi  tant  de  maux, 
songeons  qu'il  n'est  rien  de  meilleur  que  cette  belle,  cette 
illustre  espérance  que  Dieu  nous  présente  par  Jésus-Christ. 
Après  avoir  confessé  nos  péchés  dans  l'humilité  de  la  péni- 
tence, cessons,  cessons  d'aimer  ce  que  nous  avons  détesté 
solennellement  devant  le  ministre  de  la  sainte  Eglise,  en 
présence  de  Dieu  et  de  ses  saints  anges.  N'allons  point  aux 
eaux*  infectées,  après  nous  être  lavés  au  sang  de  Jésus  : 
après  avoir  communiqué  à  son  divin  corps,  qui  est  le  g^go. 
de  notre  glorieuse  résurrection,  ne  communiquons  point  à 
Satan,  ni  à  sa  pompe  ni  à  ses  œuvres  ;  que  la  joie  sainte  de 
l'Esprit  de  Dieu  surmonte  la  fausse  joie  de  ce  monde. 

Je  (')  me  souviens  ici,  chrétiens,  de  la  joie,  de  l'allé- 
gresse (^)  divine  et  spirituelle  qui  était  autrefois  dans  l'Église 
au  saint  jour  de  Pâques.  C'était  vraiment  une  joie  divine, 
une  joie  qui  honorait  Jésus-Christ  ;  parce  qu'elle  n'avait 
point  d'autre  objet  que  la  gloire  de  son  triomphe.  C'était 
pour  cela  que  les  déserts  les  plus  reculés  et  les  solitudes  les 
plus  affreuses  prenaient  une  face  riante.  Maintenant  nous 
nous  réjouissons,  il  n'est  que  trop  vrai  ;  mais  ce  n'est  pas 
vous,  mon  Sauveur,  qui  êtes  la  cause  de  [p.  14]  notre  joie. 
Nous  nous  réjouissons  de  ce  qu'on  pourra  faire  bonne  chère 
en  toute  licence  :  plus  de  jeûnes,  plus  d'austérités  ;  si  peu 
de  soin  que  nous  avons  peut-être  apporté  pendant  le  carême 
à  réparer  les  désordres  de  notre  vie  (^),  nous  nous  en  relâ- 
cherons tout  à  fait.  Le  saint  jour  de  Pâques,  destiné  pour 
nous  faire  commencer  une  vie  nouvelle  avec  le  Sauveur,  va 

1.  Souli<;né  en  marge. 

2.  Les  mots  de  l'allégresse  pourraient  être  considérés  comme  une  variante. 

3.  Var.  de  nos  appétits. 


I 


POUR  LE  JOUR  DE  PAQUES.  407 

ramener  sur  la  terre  les  pernicieuses  délices  du  siècle,  si 
toutefois  nous  leur  avons  donné  quelque  trêve,  et  ensevelira 
dans  l'oubli  la  mortification  et  la  pénitence:  tant  la  discipline 
est  énervée  parmi  nous  !  Nous  croyons  avoir  assez  fait  quand 
nous  nous  sommes  acquittés  pour  la  forme  d'une  confession 
telle  quelle,  et  d'une  communion  qui  peut-être  est  un  sacri- 
lège; mais  quand  même  elle  serait  sainte,  comme  je  le  veux 
présumer,  vous  n'avez  fait  que  la  moitié  de  l'ouvrage. 

Fidèles  ('),  je  vous  en  avertis  de  la  part  de  Dieu,  la  princi- 
pale partie  reste  à  faire,  qui  est  d'amender  notre  (')  mauvaise 
vie,  de  corriger  le  dérèglement  de  nos  mœurs,  et  de  déraci- 
ner ces  habitudes  invétérées  qui  nous  sont  comme  passées 
en  nature.  Si  vous  avez  été  justifiés,  j'avoue  que  vous  n'avez 
plus  à  craindre  la  damnation  éternelle  ;  mais  ne  vous  imagi- 
nez pas  pour  cela  être  en  sûreté.  Craignez  vos  mauvaises 
inclinations  :  craignez  ces  objets  qui  vous  plaisent  trop  {')  ; 
craignez  ces  dangereuses  rencontres  dans  lesquelles  votre 
innocence  a  déjà  tant  de  fois  fait  naufrage.  Que  votre  expé- 
rience vous  fasse  prudents,  et  vous  oblige  à  une  précaution 
salutaire  ;  car  la  pénitence  a  deux  qualités  qui  sont  toutes 
deux  également  saintes  et  inviolables. 

Retenez  ceci,  s'il  vous  plaît  :  la  pénitence  a  deux  qualités  : 
elle  est  le  remède  pour  le  passé  ;  elle  est  une  précaution  pour 
l'avenir.  La  disposition  pour  la  recevoir  comme  remède  de 
nos  désordres  passés,  c'est  la  douleur  des  péchés  que  nous 
avons  commis  :  la  disposition  pour  la  recevoir  comme  pré- 
caution de  l'avenir,  c'est  une  crainte  filiale  des  péchés  que 
nous  pouvons  commettre,  et  des  occasions  qui  nous  entraî- 
nent. Gardons-nous  bien,  fidèles,  de  violer  la  sainteté  de  la 
pénitence  en  l'une  ou  en  l'autre  de  ses  parties,  de  peur  de 
faire  injure  à  la  grâce   et  à  la  libéralité  du  Sauveur. 

Par  conséquent  ne  perdons  jamais   cette  crainte  respec- 

1.  Ce  mot,  fréquent  à  l'époque  de  Metz,  a  dû  être  remplacé  à  Paris  par  chrétiens, 
ou  par  quelque  autre  appellation  usitée  dans  la  capitale. 

2.  Votre,  etc.,  semble  autorisé  par  ce  qui  suit.  Je  crois  toutefois,  après  un 
nouvel  examen  de  ce  passage,  que  l'orateur  a  préféré  au  début  la  première 
personne,  pour  adoucir  la  leçon. 

3.  Var.  plus  qu'il  n'est  convenable  à  un  chrétien  qui  a  participé  au  corps  du 
Sauveur. 


4o8 


CAREME  DES  MINIMES. 


tueuse  qui  est  l'unique  garde  de  l'innocence.  Craignons  de 
perdre  Jésus-Christ  qui  nous  a  gagnés  par  son  sang. 
Partout  où  je  le  vois,  il  nous  tend  les  bras.  Jésus  nous  tend 
les  bras  à  la  croix  :  Venez,  dit-il,  mourir  avec  moi.  Jésus- 
Christ  sortant  du  tombeau,  victorieux  de  la  mort,  nous  tend 
les  bras  :  Venez,  dit-il,  ressusciter  avec  moi.  Jésus-Ciirist  à 
la  dextre  {')  du  Père  nous  tend  les  bras  :  Venez,  dit-il,  régner 
avec  moi  :  vous  serez,  vous  serez  un  jour  tels  que  je  suis  en 
cette  glorieuse  demeure  {^).  Vivez,  consolez-vous  {^)  dans  cette 
espérance.  Je  suis  heureux,  je  suis  immortel  :  soyez  immor- 
tels à  la  grâce  :  vous  obtiendrez  enfin  dans  le  ciel  le  dernier 
accomplissement  de  la  vie  nouvelle,  c'est-à-dire  la  justice 
parfaite,  la  paix  assurée,  l'immortalité  de  l'âme  et  du  corps. 
Amen. 

1.  Les  éditeurs  corrigent  :  â  la  droiie...,  et  peut-être  qu'en  1660  Bossuet  aura 
fait  comme  eux. 

2.  Var.  en  ce  séjour  glorieux. 

3.  Var.  réjouissez-vous.  —  On  peut  être  tenté  de  regarder  la  surcharge  con- 
solez-vous  comme  une  addition  ;  mais  il  est  plus  probible  qu'elle  est  destinée 
à  remplacer  réjouisses-vous. 


^^^  ■.^,  -.^Sf.  :.^  :.^  .S^  ^  ^  -^  ^^  -^  ^,  ■^,  .^  a^ 


CAREME  DES  MINIMES. 


DIMANCHE    DE   QUASIMODO  ('). 


4  avril  1660. 


if 


L'attribution  de  ce  sermon  au  Carême  des  Minimes  ne  peut  être 
l'objet  d'aucun  doute.  Bossuet  lui-même  l'a  indiquée  sur  l'enve- 
loppe (^).  D'ailleurs,  cette  feuille  se  fût-elle  perdue,  la  ressemblance 
absolue  du  manuscrit  avec  ceux  de  cette  année,  la  différence  du 
format  et  de  l'écriture  avec  ceux  des  années  suivantes,  auraient 
suffi  pour  trancher  la  question.  Ajoutons  que  l'orthographe  de 
l'adjectif  démonstratif  féminin  {^)  ne  permettait  pas  de  s'arrêter  à  la 
date  de  1658,  proposée  par  M.  Floquet  (■*),  et  acceptée  comme  pro- 
bable par  M.  Lâchât. 

M.  Gandar  n'a  eu  garde  de  tomber  dans  cette  erreur  ;  mais  je 
m'étonne  qu'il  n'ait  trouvé  que  des  critiques  à  adresser  (s)  à  ce  beau 
discours,  un  des  plus  touchants  de  cette  station  :  les  délicats  sont 
malheureux. 

On  ne  nous  a  pas  conservé  le  sommaire  :  nous  nous  dispenserons 
donc  de  donner  la  pagination  du  manuscrit. 


Venit  Jésus,  et  stetit  in  inedio, 
et  dixit  eis  :  Fax  vobis. 

{/oan.,  XX,  19.) 

LA  (^)  justice  et  la  paix  sont  deux  intimes  amies  ;  elles  se 
baisent,  dit  le  Roi  Prophète,  et  se  tiennent  si  étroite- 
ment embrassées  que  nulle  force  n'est  capable  de  les  dés- 
unir :  Justitia  et  pax  osctilatœ  sunt  {").  Où  la  justice  n'est  pas 
reçue,  il  ne  faut  pas  espérer  que  la  paix  y  vienne  ;  et  c'est 
pourquoi  les  crimes  des  hommes  ayant  chassé  la  justice  par 
toute  la  terre,  la  paix  aussi  les  avait  quittés,  et  s'était  retirée 

a.  Ps.,  Lxxxiv,  ti. 

1.  Mss.,  12824,  f-  109-118,  in-f°  sans  marge. 

2.  F.  109  :  Car.  Min.  Qiiasiviodo.  —  Le  chiffre  7  qui   suit  a  été  mis  par  dis- 
traction :  il  faudrait  :  «  8«  dimanche,  ou  S'^  semaine.  » 

3.  Ceste  en  1658  ;  ici  cette. 

4.  Études...,  1,490.  Il  est  vrai  que  le  volume  suivant  se  prononce  pour  1660 
(II,  56)  ;  il  y  a  là  une  légère  contradiction. 

5.  Bossuet  orateur,  p.  307,  n.  4. 

6.  F.  III,  sur  le  verso  de  la  p.  5  du  manuscrit  (actuellement  retournée). 


4IO  CAREME  DES  MINIMES. 

au  ciel,  qui  est  le  lieu  de  son  origine.  Mais  après  que  (')  la 
mort  de  notre  Sauveur  a  eu  rétabli  la  justice  parla  rémission 
des  péchés,  la  paix,  sa  fidèle  compagne,  a  commencé  de 
paraître  aux  hommes  avec  ce  visage  tranquille  qui  porte  la 
joie  dans  le  fond  des  cœurs.  Pax  vobis,  dit  le  Fils  de  Dieu  ; 
et  saint  Paul  publiant  par  toute  la  terre  la  paix  que  le  Fils 
de  Dieu  nous  a  méritée,  écrit  aux  Romains  ces  grandes  pa- 
roles :  «  Etant  donc  justifiés  par  la  foi,  nous  sommes  en 
paix  (^)  avec  Dieu  par  Notre  Seigneur  Jésus-Christ  {f)  ;  » 
reconnaissant  bien,  chrétiens,  qu'on  ne  peut  être  en  paix  (3) 
avec  Dieu  [sans]  être  revêtu  de  sa  justice.  Cette  paix  accor- 
dée entre  Dieu  et  l'homme  par  la  médiation  du  Sauveur 
Jésus,  est  le  principal  sujet  de  notre  évangile...  \Ave7\ 

Le  if)  déluge  est  passé,  les  cataractes  du  ciel  se  sont  re- 
fermées (5)  :  Jésus-Christ  (^)  ayant  soutenu  tous  les  flots  de 
la  colère  divine,  qui  venaient  accabler  les  hommes,  les  eaux 
maintenant  se  sont  retirées,  la  colombe  s'approche  de  nous 
avec  une  branche  d'olive  :  Jésus-Christ  s'avance  au  milieu 
des  siens  et  leur  annonce  que  la  paix  est  faite  :  Et  dixit  eis  : 
Paxvobis,  A  ce  mot  de  paix,  chrétiens,  tous  les  cœurs  sont 
saisis  de  joie,  tous  les  troubles  s'évanouissent,  toutes  les 
premières  terreurs  se  dissipent  ;  les  apôtres  (^)  épouvantés 
se  rassurent,  voyant  le  Seigneur,  et  ne  se  lassent  [point] 
d'admirer  celui  qui,  ayant  été  par  sa  grâce  l'unique  négo- 
ciateur de  cette  paix,  leur  en  vient  encore  lui-même  donner 
la  nouvelle  :  Gavisi  sunt  discipuli,  viso  Dojuino  {^\ 

a.  Rom.,  V,  I.  —  b.Joan.,  XX,  20. 

1.  Var.  aussitôt  que...,  —  Mais  la  mort  de  notre  Sauveur  ayant  rétabli... 

2.  Far.  nous  avons  la  paix... 

3.  Var.  que  pour  être  en  paix  avec  Dieu  il  faut... 

4.  F.  112,  après  le  texte. 

5.  Var.  sont  fermées. 

6.  Lâchât  :  Le  Fils  de  Dieu...  {var.  JÉsus-Christ...).  —  On  aperçoit  claire- 
ment ici  les  innovations  systématiques.  Uniquement  pour  s'inscrire  en  faux 
contre  ses  devanciers,  cet  éditeur  va  prendre  au  hasard,  en  haut  d'une  page, 
quatre  mots  effacés^  et  les  substitue  à  la  vraie  leçon,  que  Deforis  donnait  très 
fidèlement.  Il  n'a  pas  vu  que  Bossuet  avait  senti  qu'il  ne  fallait  pas  exclure 
l'idée  de  la  nature  humaine  dans  Celui  qui  a  «  soutenu  tous  les  flots  de  la  colère 
divine  ;  »  et  que  de  là  venait  sa  préférence  pour  l'expression  que  nous  réta- 
blissons dans  le  texte. 

7.  Var.  les  disciples... 


1 


DIMANCHE    DE    QUASIMODO.  4II 


Les  apôtres  ne  sont  pas  les  seuls  qui  doivent  se  réjouir 
en  Notre  Seigneur  de  ce  traité  de  paix  admirable  ;  et  comme 
nous  y  avons  été  compris  avec  eux,  nous  devons  participer  à 
leur  joie  commune  (').  Nous  étions  des  sujets  rebelles  qui 
ne  pouvions  éviter  la  juste  vengeance  qui  était  due  à  notre 
révolte  ;  et  enfin  notre  Souverain  (^)  nous  donne  la  paix. 
O  Dieu,  qui  nous  dira  le  secret  de  cette  importante  négocia- 
tion ?  de  quelle  sorte  s'est  fait  ce  traité  ?  quelles  conditions  {^) 
nous  a-t-on  données  ?  quels  fruits  recevra  la  nature  humaine 
de  cette  sainte  et  divine  paix  ?  C'est  ce  qu'il  faut  tâcher  de 
vous  faire  entendre  ;  et  trois  circonstances  de  notre  évangile 
nous  en  donneront  l'éclaircissement. 

Je  remarque,  premièrement,  que  Jp'sus  paraissant  au  mi- 
lieu des  siens,  et  leur  donnant  le  salut  de  paix,  «il  leur  mon- 
tre en  même  temps  ses  mains  et  ses  pieds  :  »  £l  cuvi  hoc 
dixissef,  ostendit  eis  manus  et  pedes  (")  ;  c'est-à-dire,  les 
cicatrices  de  ses  plaies  {f)  sacrées.  Je  vois,  secondement, 
dans  mon  évangile,  que  les  apôtres  étaient  retirés,  que  «  les 
portes  étaient  fermées  :  »  Et  fores  essent  clauses  [^)  :  nul  n'y 
pouvait  entrer  {')  que  le  Fils  de  Dieu  :  si  bien  que,  les  voyant 
séquestrés  du  monde,  il  vint  tout  à  coup  leur  donner  la  paix  : 
Paxvobis.  Et  il  redouble  encore  une  fois  cette  bienheureuse 
salutation,  lorsqu'il  vit  {^)  qu'ils  le  regardaient  et  ne  s'atta- 
chaient qu'à  lui  seul  ;  Dixit  ergo  eis  iterîi7n  :  Pax  vobis  i^). 
Enfin  la  troisième  chose  que  j'ai  observée,  c'est  qu'il  leur  fait 
présent  de  ses  dons  célestes,  il  leur  donne  son  Saint-Esprit  : 
Accipite  Spiritum  Sanctum  (^).  Il  les  envoie  par  toute  la  terre 
le  porter  à  tous  les  fidèles  :  «  Comme  mon  Père  m'a  envoyé, 
ainsi,  dit-il,  je  vous  envoie  ;  »  allez-vous-en  étendre  par  tous 

a.  Luc,  XXIV,  40.  —    b.Joan.^  xx,  19.  —  c.  Ibid.,  xx,  2r.  —  d.  Ibi'd.,  22. 

1.  Edtt.  Donc,  mes  frères,  réjouissons-nous,  et  rendons  grâces  au  divin  JÉSUS 
de  la  paix. — Phrase  effacée  dans  la  composition  même  ;  on  aurait  dû  remarquer 
au  moins  qu'elle  était  restée  inachevée. 

2.  Var.  notre  Prince. 

3.  Var.  quelles  conditions  nous  impose-t-on  ? 

4.  Var.  blessures. 

5.  Var.  Nul  n'y  pouvait  entrer  (que  Jésus-Christ  seul),  lorsqu'il  vint  tout  à 
coup  leur  donner   la  paix. 

6.  Les  éditeurs  ont  corrigé  :  «  Il  redoubla...,  lorsqu'il  vit...  »  Mais  cette  ana- 
coluthe est  assez  fréquente. 


I 


412  CAREME  DES  MINIMES. 

les  peuples  la  grâce  qui  vous  a  été  accordée  :  «  ceux  dont 
vous  remettrez  les  péchésj'entends  qu'ils  leur  soient  remis  :  » 
Sicîit  misit  me  Patej',  et  ego  niitto  vos  ;...  q^torum  r émiser iti s 
S^peccata,remittuntur  eis^{f)N QA^^L.  trois  circonstances  de  notre 
évangile,  lesquelles,  messieurs,  si  nous  entendons  ('),  nous 
y  lirons  manifestement  toute  l'histoire  de  notre  paix.  Vous 
demandez  par  quels  moyens  elle  a  été  faite  ;  et  lé  Fils  de 
Dieu  vous  montre  ses  plaies  :  vous  désirez  en  savoir  les 
conditions  ;  regardez  (-)  dans  son  Évangile  ses  disciples 
séquestrés  du  monde,  qui  n'ont  d'attachement  qu'à  lui  seul: 
vous  en  voulez  enfin  connaître  les  fruits  ;  voyez  lé  Saint- 
Esprit  répandu,  et  les  dons  du  ciel  versés  sur  les  hommes. 

Mais  peut-être  que  ce  mystère  de  paix  ne  vous  paraît  pas 
encore  assez  clairement  ;  mettons-le,  s'il  se  peut,  dans  un 
plus  grand  jour.et  réduisons  en  peu  de  paroles  tout  l'ordre  de 
notre  dessein  sur  le  fondement  de  notre  évangile.  Ma  propo- 
sition générale,  c'est  que  le  Fils  de  Dieu  a  fait  notre  paix  ;  et 
pour  vous  en  expliquer  le  particulier,  je  dirai  premièrement, 
chrétiens,  que  le  moyen  dont  il  s'est  servi  c'a  été  sa  mort,  et 
c'est  ce  qu'il  nous  enseigne  en  montrant  ses  plaies  :  secon- 
dement,je  vous  ferai  voir  que  la  condition  qu'il  nous  impose, 
c'est  de  renoncer  aux  intelligences  que  nous  avions  avec  le 
monde  et  les  autres  ennemis  de  Dieu  ;  c'est  pourquoi  il  ne 
donne  sa  paix  qu'à  ceux  qu'il  trouve  retirés  {f)  du  monde:  enfin 
je  conclurai  ce  discours  en  vous  proposant  {f)  des  fruits  admi- 
rables de  cette  sainte  et  divine  paix  par  le  rétablissement  du 
commerce  entre  le  ciel  et  la  terre  ;  et  c'est  ce  que  le  Fils  de 
Dieu  nous  fait  bien  entendre  en  donnant  son  Esprit  à  ses 
saints  apôtres,  et  les  envoyant  par  tout  l'univers  pour  y  ré- 
pandre de  toutes  parts  les  trésors  célestes.  C'est  en  peu  de 
mots,  chrétiens,  toute  l'histoire  de  notre  paix  :  la  mort  du  Fils 
de  Dieu  en  est  le  moyen  ;  renoncer  aux  intelligences,  lacon- 


a.  Joan.^  XX,  21-23. 

1.  Latinisme  remarquable,  aujourd'hui  disparu  delà  \&ng\.\&.(yoy.  Iniroducfion 
du  I'^''  volume,  p.  xxxix,  autres  exemples.)  —  Aujourd'hui  nous  dirions  :  «  où, 
si  no\xs  les  entendons, nous  lirons...» 

2.  Var.,  il  vous  montre  dans  son  Évangile. 

3.  Var.  séparés. 

4.  Var.  expliquant. 


DIMANCHE    DE    QUASIMODO.  413 

dition  ;  le  commerce  rétabli,  la  suite  et  le  fruit.  Soyez  atten- 
tifs, chrétiens  ;  et  s'il  reste  quelque  obscurité,  elle  sera  bientôt 
dissipée  (')  avec  le  secours  de  la  grâce. 

PREMIKR    l'OINT. 

Pour  vous  expliquer  la  manière  dont  s'est  faite  la  paix  de 
Dieu  et  des  hommes,  j'avancerai  d'abord  une  chose  qui  n'a 
d'exemple  dans  aucune  histoire  :  que  cette  paix  se  devait 
conclure  par  la  mort  violente  de  l'ambassadeur  qui  était  dé- 
puté pour  la  négocier.  Voilà  une  proposition  inouïe  parmi 
tous  les  peuples  du  monde,  mais  que  la  doctrine  de  l'Évan- 
gile nous  fait  voir  très  indubitable.  Que  Jésus-Ciirist  soit 
l'ambassadeur  du  Père  éternel,  et  son  ambassadeur  pour 
traiter  la  paix,  toute  l'Ecriture  nous  le  témoigne  ;  il  se  dit 
toujours  l'envoyé  du  Père,  et  son  envoyé  vers  les  hommes  : 
et  qu'il  soit  envoyé  pour  traiter  la  paix,  non  seulement  ses 
paroles, mais  tout  l'ordre  de  ses  desseins  le  fait  bien  connaître. 
C'est  pourquoi  saint  Paul  assure  qu'il  est  notre  paix  :  Ipse 
enim  est pax  nostra  if)  :  et  que  le  sujet  de  sa  mission,  c'est  la 
réconciliation  de  notre  nature  :  Deîis  erat  m  Christo  \inundum 
reconcilians  sibf\  (-'■).  Combien  devait  être  vénérable  aux 
hommes  ce  grand  et  céleste  envoyé  du  Père,  outre  la  dignité 
de  sa  personne,  nous  le  pouvons  encore  aisément  juger  par 
le  titre  d'ambassadeur,  et  d'ambassadeur  de  la  paix. 

Ou'est-il  nécessaire  que  je  vous  rapporte  ce  que  nul  de  mes 
auditeurs  {f)  ne  peut  ignorer,  que  la  personne  des  ambassa- 
deurs est  sacrée  et  inviolable  }  C'est  comme  un  traité  solennel 
où  la  foi  publique  du  genre  humain  est  intervenue,  que  l'on 
puisse  députer  librement  pour  traiter  de  la  paix  et  de  l'al- 
liance ou  des  intérêts  communs  des  Etats  ;  et  violer  cette  loi 
consacrée  par  le  droit  des  gens,  et  que  la  barbarie  même 
n'a  pas  effacée  dans  les  âmes  les  plus  farouches,  c'est  se  dé- 
clarer ennemi  public  delà  paix,  de  la  bonne  foi,  et  de  toute 
la  nature  humaine.  Dieu  même,  comme  protecteur  de  la 
société  du  genre  humain,  est  intéressé   dans  cette    injure  ; 

a.  Ephes.,  Il,  14.  —  b.  II  Cor,,  V,  19. 

1.  Var.  éclaircie. 

2.  l^ar.  ce  que  nul  homme  vivant... 


414  CAREME  DES  MINIMES. 

tellement  que  celle  que  l'on  fait  aux  ambassadeurs  n'est 
pas  seulement  une  perfidie,  mais  une  espèce  de  sacrilège. 

Et  voici  que  Jésus,  Fils  du  Dieu  vivant  ('),  Jésus  en- 
voyé aux  hommes  pour  faire  leur  paix  (ô  commission  sainte 
et  vénérable  !)  a  été  maltraité  par  eux  jusqu'à  être  attaché 
à  un  bois  infâme.  Toute  la  majesté  de  Dieu  est  violée  mani- 
festement par  cette  action,  non  seulement  parce  qu'il  est 
son  ambassadeur,  mais  encore  parce  qu'il  est  son  Fils  bien- 
aimé.  Et  néanmoins,  ô  prodige  étrange  !  cette  mort,  qui 
devait  rendre  la  guerre  éternelle,  c'est  ce  qui  conclut  l'al- 
liance :  ce  qui  a  tant  de  fois  armé  les  peuples  a  désarmé 
tout  à  coup  le  Père  éternel  ;  et  la  personne  sacrée  de  son 
envoyé  ayant  été  violée  par  un  si  indigne  attentat, aussitôt  il 
a  fait  et  signé  la  paix.  Voici  un  mystère  incroyable  {')  ;  Dieu 
est  irrité  justement  contre  la  malice  des  hommes  ;  et  lorsque 
par  le  meurtre  de  son  envoyé,  de  son  Christ,  de  son  Fils 
unique,  ils  ont  ajouté  le  comble  à  leurs  crimes,  c'est  alors 
qu'il  commence  d'oublier  les  crimes. 

Qui  sera  le  sage  et  l'intelligent  qui  nous  développera  ce 
secret  et  qui  nous  apprendra  nettement  ce  que  Dieu  a  trou- 
vé de  si  agréable  dans  la  mort  de  son  Fils  unique,  qu'elle 
lui  ait  fait  pardonner  les  péchés  du  monde  ?  Ce  sera,  mes- 
sieurs, saint  Augustin  (^)  qui  nous  en  donnera  le  fondement. 
Dans  les  traités  qu'il  a  faits  sur  la  première  Epître  de  saint 
Jean  {"),  [il]  a  remarqué  comme  trois  principes  de  la  mort  de 
Notre  Seigneur.  Chose  étrange  ("*),  dit  saint  Augustin,  nous 
trouvons  dans  le  même  fait  le  Père  et  le  Fils,  Judas  et  Pilate 
et  les  Juifs.  Tous  livrent  le  Fils  de   Dieu  au   supplice  ;  tous 

a  Tract. ^  vii,  n.  7. 

1.  Var.  Et  néanmoins  le  divin  JÉSUS.  —  Les  éditeurs  mêlent  à  plaisir  texte  et 
variante. 

2.  Var.  admirable. 

3.  Var.  saint  Augustin  qui  dans  les  traités  qu'il  a  fait[s]  sur  la  première 
Epître  de  saint  Jean,  a  remarqué  comme  trois  principes  de  la  mort  de  Notre 
Seigneur.  —  Les  éditeurs  ont  fait  ici  encore  une  phrase  bizarre  en  fondant  en 
une  seule  les  deux  rédactions. 

4.  Ceci  est  une  seconde  rédaction,  paginée  5  par  Bossuet.  M.  Lâchât  la  renvoie 
dans  les  notes  ;  Deforis  l'avait  fondue  avec  la  première.  C'est  celle-ci  qui  doit 
être  reléguée  parmi  les  variantes  : 

Première  rédaction  (p.  4)  :  «  Il  a,  dit- il,  été  livré  à  la  mort  par  trois  sortes  de 
personnes.  Ha  été  livré  par  son  Père  ;  saint  Paul  :  «  11  n'a  point  épargné  son 


DIMANCHE    DE    QUASIMODO.  415 

le  livrent  par  leur  volonté  ;  et  néanmoins  la  volonté  des 
uns  est  très  bonne,  et  celle  des  autres  est  très  criminelle  :  ce 
sont  les  motifs  qui  les  distinguent.  Le  Père  éternel  a  livré 
son  Fils  comme  caution  des  pécheurs  par  un  sentiment  de 
justice  ;  c'est  ce  qui  a  fait  dire  à  saint  Paul  :  «  Il  n'a  pas 
pardonné  à  son  propre  Fils  (");  »  Judas  l'a  livré  par  [ava- 
rice] (')  ;  les  Juifs  l'ont  livré  par  envie  ;  Pilate  par  lâcheté;  et 
lui-même  par  obéissance.  Parmi  ces  motifs  opposés,  ne 
pourrons-nous  pas  découvrir  quelle  est  la  cause  de  notre 
paix  ?  Les  hommes  ont  livré  Jésus-Christ,  et  en  le  livrant 
avec  injustice  ils  ont  ajouté  le  comble  à  l'iniquité  :  ce  n'est 
pas  pour  faire  la  paix  ni  pour  attirer  le  pardon  des  crimes. 
Le  Père  éternel  l'a  livré  aussi  ;  il  l'a  fait  par  une  volonté 
pleine  de  justice  :  il  s'est  pris  à  la  caution  des  pécheurs,  la 
partie  principale  étant  insolvable.  Je  ne  vois  rien  que  de 
juste  dans  cette  pensée,  mais  je  ne  vois  pas  encore  notre  paix 

a.  Rom.,  VIII,  32. 

propre  Fils,  mais  il  l'a  livré  pour  nous  tous.  »  [/?<?;«.,  viii,  3^!.]  Il  a  été  livré  par 
ses  ennemis;  Judas  l'a  livré  aux  Juifs:  Ego  vobis eu7n  tradam  [Matth.,  xxvi,  15]; 
les  Juifs  l'ont  livré  à  Pilate  :  Tradidertent  Pontio  Pilato prœsidi  [Ibid.,  xxvii,  2. 
—  W.S.  JHdic'i\\  Pilate  l'a  livré  aux  soldats  pour  le  mettre  en  croix  :  Tradidit 
eis  ut  cruci/igetetur  {Ms.  niilitibîis  ad criicijigendiim.  [Ibid.,  26.]  Non  seulement, 
messieurs,  il  a  été  livré  par  son  Père,  et  livré  par  ses  ennemis,  mais  encore 
livré  par  lui-même  :  saint  Paul  en  est  touché  jusqu'au  fond  de  l'âme,  lorsqu'il 
écrit  ainsi  aux  Galates  :  «  Ce  que  je  vis  maintenant,  je  vis  en  la  foi  du  Fils  de 
Dieu  qui  m'a  aimé  et  s'est  livré  lui-même  pour  moi  :  »  Et  tradidit  semetipsum 
pro  me.  [Galat.,  11,  20.]  Voilà  donc  le  Fils  de  Dieu  livré  à  la  mort  par  de  diffé- 
rentes personnes  et  par  des  motifs  bien  opposés.  Son  Père  l'a  livré  pour  satisfaire 
à  sa  justice  irritée  :  iXon  pepercit,  dit  saint  Paul  \^Rom.,  viii,  32]  ;  Judas  l'a  livré 
par  avarice  ;  les  Juifs  par  envie  ;  Pilate  par  lâcheté  ;  et  lui-même  par  obéissance. 
Dans  ces  volontés  si  diverses,  il  nous  faut  rechercher,  mes  frères,  ce  qui  a  pu 
faire  la  paix  des  hommes  ;  et  pour  cela  il  est  nécessaire  d'en  examiner  les  diffé- 
rences. Chose  admirable,  messieurs,  nous  trouvons  dans  un  même  fait  le  Père  et 
le  Fils,  Judas  et  les  Juifs.  Le  Père  et  le  Fils  y  ont  concouru  par  une  bonne  vo- 
lonté, c'a  été  par  l'amour  de  la  justice  ;  Judas  au  contraire  et  les  Juifs,  par  une 
volonté  très  méchante  ;  c'a  été  pour  contenter  leurs  mauvais  désirs.  Voilà  déjà 
quelque  différence,  mais  nous  ne  voyons  pas  encore  bien  distinctement  ce  qui  a 
produit  notre  paix.  11  est  temps  enfin  [de  le]  dire.  Mettons  ce  mystère  en  plein 
jour,  et  voyons  ce  qui  nous  a  réconciliés.  Les  Juifs  ont  livré  Jésus-Christ,  et  en 
le  livrant  par  envie,  ils  ont  ajouté  le  comble  à  l'iniquité  :  ce  n'est  pas  pour  attirer 
le  pardon  des  crimes.  Le  Père  éternel  l'a  livré  aussi  :  il  l'a  fait  {var.  c'a  été)  par 
une  volonté  équitable  :  il  s'est  pris  à  la  caution,  la  partie  principale  étant  insol- 
vable ;  il  a  exigé  de  la  caution  le  paiement  de  la  dette  :  sans  doute  cette  pensée 

I.  Ms.  par  lâcheté.  —  Distraction,  comme  le  montre  la  rédaction   primitive. 
C'est  le  mot  de  la  ligne  suivante  qui  a  été  anticipé. 


41  6  CARÊME  DES  MINIMES. 

conclue  :  je  vois  au  contraire  un  Dieu  qui  se  venge  et  qui 
exige  ce  qui  lui  est  dû  de  son  propre  Fils.  Il  faut  (')  autre 
chose,  mes  frères,  pour  la  réconciliation  de  notre  nature. 
Entre  ces  hommes  (')  qui  doivent  et  qui  multipliant  leurs 
crimes  augmentent  leur  dette,  et  un  Dieu  qui  exige  ce  qui 
lui  est  dû  avec  une  sévérité  incroyable,  je  découvre  {^)  un 
Fils  soumis  et  obéissant,  qui  prend  sur  soi  volontairement 
et  tout  ce  que  les  hommes  doivent  et  tout  ce  que  le  Père  peut 
exiger  :  ce  que  Dieu  a  ordonné  par  justice,  ce  que  les  hom- 
mes ont  accompli  par  envie,  il  l'accepte  humblement  par 
obéissance.  Chrétiens,  ne  craignons  plus,  notre  paix  est 
faite  :  Dieu  exige  ;  Jésus-Christ  le  paye  :  les  hommes  mul- 
tiplient leurs  dettes;  mais  (■♦)  Jésus-Christ  se  charge  encore 
de  cette  nouvelle  obligation  ;  son  mérite  infini  est  capable 
de  porter  et  de  payer  tout.  Si  tous  les  hommes  sont  dus 
comme  des  victimes  à  la  justice  divine,  une  victime  de  la 
dignité  du  Fils  de  Dieu  peut  remplir  la  place  de  toutes  les 
autres. 

Mais(5)  le  sang  versé  de  son  Fils  irrite  de  nouveau  sa  colère. 
Il  est  vrai,  mais  ce  même  sang  peut  apaiser  aussi  sa  colère. 

était  juste  ;  mais  je  ne  vois  pas  encore  notre  paix  conclue  ;  je  vois  au  contraire 
un  Dieu  qui  se  venge  et  qui  exige  ce  qui  lui  est  dû  de  son  propre  Fils.  Il  faut 
autre  chose,  mes  frères,  pour  la  réconciliation  de  notre  nature. 

Mais  entre  ces  Juifs  méchants  et  injustes  et  un  Dieu  juste  mais  sévère,  entre 
ces  hommes  injustes,  qui  multipliant  leurs  crimes  augmentent  leurs  dettes,  et  ce 
Père  rigoureux  qui  exige  si  sévèrement  ce  qui  lui  est  dû,  je  vois  un  Fils  soumis 
et  obéissant,  qui  prend  sur  soi  volontairement  et  tout  ce  que  les  hommes  doivent 
et  tout  ce  que  le  Père  peut  exiger  :  ce  que  Dieu  a  ordonné  par  justice,  ce  que  les 
hommes  ont  accompli  par  envie,  il  l'accepte  humblement  par  obéissance.  Chré- 
tiens, ne  craignons  plus,  notre  paix  est  faite... 

1.  Var.  Qui  ne  voit  qu'il  faut...  ? 

2.  Var.  Au  milieu  des  hommes,  —  Entre  des  hommes  qui  augmentent  leurs 
dettes  [et]  un  Dieu  qui  exige  les  siennes, —  Entre  ces  hommes  méchants  et  injus- 
tes et  un  Dieu  juste  mais  sévère. 

3.  Bossuet  se  reporte  ici  à  sa  première  rédaction  :  ce  seul  fait  ne  suffit-il  pas  àf 
montrer  que  celle  que  nous  adoptons  est  bien  la  dernière  ? 

4  Var.  et. 

5.  Le  remaniement  reprend  ici.  Voici  quelle  était  la  première  rédaction. 
«  Ainsi  vous  le  voyez,  chrétiens,  ce  grand  mystère  du  christianisme.  L'ambassa- 
deur est  mort,  et  la  paix  est  conclue  :  la  mort  du  Fils  apaise  le  Père.  Il  trouve 
de  quoi  s'irriter  beaucoup  dans  l'attentat  commis  contre  un  Dieu,  mais  il  trouve 
encore  plus  de  quoi  s'apaiser  dans  l'obéissance  d'un  Dieu  :  la  mort  acceptée  est 
capable  d'effacer  le  meurtre  commis.  Qu'ils  viennent  seulement...  » 


DIMANCHE    DE    QUASIMODO.  417 

En  tant  que  répandu  par  les  Juifs,  ce  sang  de  Jésus-Christ 
crie  vengeance  ;  en  tant  que  présenté  par  Jésus-Christ,  ce 
même  sang-  crie  miséricorde.  Mais  la  voix  que  Jésus-Christ 
pousse  est  sans  doute  la  plus  puissante:  quelque  grande  que 
soit  la  malice  d'un  attentat  commis  contre  un  Dieu,  il  y  a 
encore  plus  de  dignité  dans  l'obéissance  d'un  Dieu.  Ainsi  la 
miséricorde  l'emporte  ;  et  voilà  ce  grand  mystère  du  christia- 
nisme. L'ambassadeur  est  mort,  et  la  paix  enfin  est  (')  conclue. 
Ne  parlons  plus  du  crime  des  Juifs,  parlons  de  l'obéissance 
du  Fils  de  Dieu.  Ceux-là  ont  commis  un  crime  exécrable, 
celui-ci  a  accepté  une  mort  honteuse  ;  et  cette  mort  accep- 
tée est  capable  d'effacer  le  meurtre  commis.  «  Qu'ils  vien- 
nent {")  seulement,  ces  bourreaux  qui  ont  mis  la  main  sur 
Jésus-Christ  ;  qu'ils  viennent,  dit  saint  Augustin  ("),  boire 
par  la  foi  ce  sang  qu'ils  ont  répandu  par  la  cruauté,  et  ils 
trouveront  leur  rémission  même  dans  le  sujet  de  leurs  cri- 
mes. »  Si  la  grâce,  si  le  pardon,  si  la  paix  et  l'alliance  s'étend 
jusqu'à  eux,  eh  !  que  peuvent  craindre  les  autres  ? 

Non,  mes  frères,  ne  doutons  plus  que  nous  ne  soyons 
réconciliés.  Allons  au  Cénacle  avec  les  apôtres  recevoir  de 
Jésus-Christ  le  salut  de  paix  et  adorer  ses  plaies  qu'il  leur 
montre.  Je  ne  m'étonne  plus  si  l'évangéliste  remarque  que  le 
Fils  de  Dieu  leur  donnant  la  paix,  «  leur  découvre  ses  pieds 

a.  Serm.  Lxxvii,  n.  4. 

1.  Var.  a  été  conclue. 

2.  Retour  définitif  à  la  première  rédaction.  —  Bossuet  a  transcrit,  à  la  suite 
de  la  seconde  i"  deux  phrases  d'un  écrivain  ecclésiastique  ;  2°  ce  qui  est  plus 
inattendu,  deux  extraits  de  César,  sur  le  rôle  du  sang  versé  dans  la  religion  des 
Gaulois.  Voici  ces  textes  : 

1°  Quasi  7io)t  poUierit  in  U7io  eêdemque facto  displicereiniquitas  malignantium^ 
et  placere  pietas  patietitis.  —  Noti  requisivit  Pater  Filii  sanguinem,  sed  tamen 
acceptavit  oblatwn,  non  satiguinem  sitiens,  sed  saluteni,  quia  salus  in  sanguine. 
(Ep.  CXC,  p.  232,  233.  Ce  renvoi  de  Bossuet  ne  correspond  à  aucune  édition  de 
saint  Augustin.  Du  reste,  l'auteur  n'est  pas  indiqué. 

1^  Natio  est  ointiium  Gallorum  admodum  dedita  religionibus,  atque  ob  eain 
causant  qui  sunt  affecii  gravioribus  morbis,  quique  in  prœliis  periculisque  ver- 
santur,  aut  pro  victimis  homines  im>nolant,  aut  se  imniolaturos  vovent j  adnii- 
nistrisque  ad  ea  sacrificia  Druidibus  utuntur  ;  quod  pro  vit  a  hominis  nisi  vit  a 
hominis  reddatur,  tioti  posse  deoruni  inimortaliuvi  ntivien  placari  arbitrantur ; 
publiceque  ejus  generis  sunt  instituta  sacrificia. 

Supplicia  eoruni  qui  ifi  furto,  atit  latrocinio,  aut  aliqua  noxa  sunt  coniprehen- 
si,  gratiora  dits  immortalibus  esse  arbitrantur  j  sedcum  ejtis  getieris  copia  déficit  y 
etiam  ad  innocentium  supplicia  descendunt.  (Caes.,  Comm.  de  Bell.  Gall.^  lib.  VI.) 

Sermons  de  Bossuet.  —  III.  27 


4l8  CARÊME  DES  MINIMES. 

et  ses  mains  percés  :  »  Et...  ostendit  eis  mastics  et  pedes  ("). 
C'est  que  ces  blessures  ont  fait  notre  paix  ;  c'est  qu'il  veut 
que  nous  en  lisions  le  traité,  la  conclusion,  la  ratification 
infaillible,  dans  ces  cicatrices  sacrées.  Il  les  veut  porter 
jusques  dans  le  ciel,  afin  que  si  son  Père  s'irrite  contre  la 
malice  des  hommes,  il  puisse  continuellement  lui  représenter 
dans  ces  divines  blessures  un[e]  image  du  sacrifice  qui  l'a 
apaisé.  Il  nous  a  laissé  sur  la  terre  une  image  de  ce  sacrifice 
dans  l'adorable  Eucharistie;  il  en  a  aussi  emporté  une  dans 
le  ciel,  dans  les  empreintes  de  ses  plaies  sacrées.  C'est  là 
toute  notre  espérance,  c'est  l'unique  appui  des  pécheurs.  Cet 
agneau  mystique  de  l'Apocalypse,  qui  paraît  toujours  devant 
le  trône  et  y  paraît  toujours  «  comme  mort,  »  tanquam  occi- 
sum  ('''),  c'est-à-dire,  ce  divin  Jésus  qui  se  montre  au  Père 
céleste  avec  les  marques  de  sa  mort  sanglante  ;  avec  ces 
cicatrices  salutaires  encore  toutes  fraîches  et  toutes  ver- 
meilles, toutes  teintes,  si  je  l'ose  dire,  de  ce  sang  précieux  et 
innocent  qui  a  pacifié  le  ciel  et  la  terre  :  c'est  ce  qui  me 
fait  approcher  du  trône  de  Dieu  avec  une  pleine  confiance, 
sachant  bien  que  «  si  j'ai  péché,  j'ai  un  avocat  près  du  Père, 
Jésus-Christ  le  Juste  ('").  »  Mais  que  cette  confiance,  mes- 
sieurs, n'entretienne  pas  notre  dureté,  et  ne  nous  endorme 
pas  dans  nos  crimes.  Ces  plaies,  qui  paraissent  pour  nous 
dans  le  ciel,  paraîtront  contre  nous  dans  le  Jugement  :  Vide- 
bunt  in  quem  traiisjïxeriint  (f)  :  «  Ils  verront  celui  qu'ils  ont 
percé;  »  ils  verront  les  cicatrices  de  ces  plaies  sacrées  qui 
font  maintenant  notre  paix,  mais  qui  crieront  alors  haute- 
ment vengeance  contre  notre  endurcissement,  et  contre  l'in- 
gratitude de  ceux  qui  n'auront  pas  accompli  la  condition  que 
ce  bienheureux  traité  nous  impose.  Seconde  partie. 

SECOND    rOINT. 

Durant  le  temps  de  notre  révolte,  nous  avons  pris  des 
engagements,  nous  avons  entretenu  des  correspondances 
avec  les  ennemis  de  notre  Prince;  et,  comme  dit  le  prophète 
Isaïe,  PerciLssimus  fœdus  cum  morte  et  cum  inferno  fecimus 

a.  Luc.y  XXIV,  40.  — -  b.  Apoc,  v,  6.  —  c.  l  Joan.,  11,  i.  —  d.  Joan.,  xix,  37. 


DIMANCHE    DE    QUASIMODO.  419 

pactuni  (")  :  «  Nous  avons  fait  un  traité  avec  la  mort,  et  lié 
une  société  avec  l'enfer  :  »  c'est-à-dire  que  nous  sommes 
entrés  avec  le  monde  dans  des  attachements  criminels.  Main- 
tenant, pour  jouir  du  bénéfice  de  cette  paix  (')  que  notre 
céleste  Médiateur  a  négociée,  il  faut  renoncer  à  tous  ces 
traités,  et  rompre  pour  jamais  ces  intelligences;  c'est  la  con- 
dition qu'on  nous  impose,  et  elle  est  couchée  en  termes  for- 
mels dans  le  même  prophète  Isaïe  :  Delebitiir  fœdus  vestruin 
cum  morte,  et  pactiim  vestrum  ciim  i7iferno  non  stabit  (^)  : 
«  X'^otre  traité  avec  la  mort  sera  cassé,  votre  pacte  avec  l'en- 
fer ne  tiendra  pas,  » 

Pour  entendre  solidement  cette  condition  (^)  de  notre  paix, 
il  faut  remarquer  avant  toutes  choses  avec  saint  Augustin  en 
divers  endroits,  mais  il  le  dit  admirablement  sur  le  psaume 
cxxxvi,  qu'il  y  a  «  deux  cités  diverses,  mêlées  de  corps, 
séparées  de  cœur,  qui  suivent,  dit-il,  le  courant  du  siècle, 
jusqu'à  ce  que  le  siècle  finisse,  »  d^cas  civitateSy  pejniiixtas  \sibi 
i7ite}'i))ï\  co7pore,et  corde  separatas,  awrere  per  ista  volumina 
seculorum  usque  in  finent  ('")  :  l'une  enferme  dans  son  enceinte 
les  enfants  de  Dieu,  et  se  nomme  Jérusalem  ;  l'autre  contient 
les  hommes  du  monde,  et  s'appelle  Babylone.  Il  n'est  rien  de 
si  opposé  que  ces  deux  villes.  Babylone,  dit  saint  Augustin  ("') 
a  pour  sa  fin  la  paix  temporelle  ;  et  la  sainte  Jérusalem  se 
propose  la  paix  de  l'éternité.  Les  princes  en  sont  ennemis, 
les  coutumes  toutes  dissemblables,  les  lois  entièrement  oppo- 
sées. Saint  Paul  distingue  deux  sortes  de  lois  (^)  :  il  y  a  la  loi 
de  l'esprit,  elle  gouverne  dans  Jérusalem;  il  y  a  la  loi  de  la 
chair,  elle  règne  dans  Babylone  :  les  citoyens  de  Jérusalem 
ne  doivent  jamais  sortir  de  ses  murailles  ;  tout  commerce 
leur  est  interdit  avec  cette  cité  criminelle,  de  peur  qu'ils  ne 
souillent  leur  pureté  dans  ses  continuelles  profanations. 

Mais  où  donc   pourra-t-on    bâtir    cette    cité    innocente  .'* 

a.  /s.,  xxviii,  15.  —  d.  Ibid.,  18.  —  c.  In  Ps.  CXXXVi,  n.  i.  —  d.  Ibid.,  n.  2. 
—  e.  Rom.,  VII,  22,  23. 

1.  Var.  pour  jouir  de  la  paix... 

2.  Edit.  cette  unique  condition.  —  Ce  mot  est  souligné  au  manuscrit,  ce  qui 
indique  l'intention  de  le  supprimer  ou  de  le  remplacer.  En  effet  Dieu  n'exige 
pas  seulement  du  pécheur  le  bon  propos  pour  l'avenir,  il  lui  demande  aussi  le 
désaveu  du  passé. 


420  CAREME  DES  MINIMES. 

quelles  montagnes  assez  hautes,  quelles  mers  et  quel  océan 
assez  vaste  sera  capable  de  la  séparer  (')  de  cette  autre  cité 
corrompue  ?  Ne  recherchons  pas,  chrétiens,  une  place  qui  la 
sépare;  elle  ne  doit  pas  en  être  éloignée  par  la  distance  des 
lieux.  Dessein  certainement  bien  étrange  :  Jérusalem  est 
bâtie  au  milieu  même  de  Babylone;  ces  peuples,  dont  les  lois 
sont  si  différentes  et  les  desseins  si  incompatibles,  enfin  qui 
ne  doivent  point  avoir  de  commerce  ensemble,  sont  néan- 
moins mêlés  par  toute  la  terre.  D'où  vient  ceci,  grand  Dieu? 
Quelle  étrange  confusion  !  Vous  qui  avez  si  sagement  et 
avec  tant  d'ordre  rangé  chaque  {^)  chose  en  sa  place,  pour- 
quoi ne  voulez-vous  point  séparer  les  bons  de  la  troupe  des 
méchants  et  des  impies?  «  Ils  seront,  dit  saint  Augustin  ("), 
mêlés  de  corps;  mais  ils  seront  séparés  de  cœur.  »  Ce  n'est 
pas  ici  le  lieu,  chrétiens,  de  chercher  la  raison  de  ce  mélange; 
disons  seulement,  en  passant,  que  ce  même  Dieu  tout- 
puissant  qui  a  sauvé  les  enfants  de  la  fournaise,  et  Daniel 
parmi  les  lions,  qui  a  gardé  la  famille  de  Noé  sur  un  bois 
fragile  contre  la  fureur  inévitable  des  eaux  universellement 
débordées,  et  celle  de  Loth  de  l'embrasement  et  des  mon- 
strueuses voluptés  de  Sodome  ;  qui  a  fait  luire  à  ses  enfants 
une  merveilleuse  lumière  parmi  ces  ténèbres  épaisses  (^)  qui 
enveloppaient  toute  l'Egypte  ;  ce  même  Dieu  a  entrepris  de 
faire  éclater  son  pouvoir,  en  conservant  l'innocence  dans  le 
cœur  des  siens  au  milieu  de  la  dépravation  générale.  Mener 
une  vie  innocente  loin  de  la  corruption  commune,  ce  n'est  pas 
une  épreuve  assez  difficile  pour  connaître  la  fidélité  de  ses 
serviteurs  :  mais  les  laisser  avec  les  méchants,  et  leur  faire 
observer  la  justice  ;  leur,  faire  respirer  le  même  air,  et  les 
préserver  de  la  contagion  ;  les  laisser  mêlés  dans  l'extérieur, 
et  rompre  le  commerce  au  dedans  :  l'œuvre  est  digne  de  sa 
puissance,  l'épreuve  est  digne  de  ses  élus. 

C'est  pourquoi  Dieu  a  voulu  établir  cet  ordre.  Mais,  chré- 
tiens, qu'il  est  mal  suivi!  Nous  qui  sommes  par  notre  baptême 

a.  Loco  mo.v  citato. 

1.  Var.  la  pourrait  assez  sépare*'. 

2.  Var.  toutes  choses. 

3.  Var.  ces  épaisses  ténèbres. 


DIMANCHE    DE    <^UASIMODO.  42  I 

les  citoyens  de  Jérusalem,  que  nous  avons  de  commerce  avec 
cette  ville  ennemie!  Nous  nous  embarquons  tous  les  jours  sur 
les  fleuves  de  Babylone.  Qu'est-ce  à  dire  ceci,  mes  frères  ? 
quels  sont  ces  fleuves  de  Babylone  ?  Saint  Augustin  nous 
l'expliquera  :  «  Les  fleuves  de  Babylone,  dit-il,  c'est  tout  ce 
qu'on  aime  et  qui  passe  :  »  Flurnina  Babyionis,  sunt  omnia 
quœ  hic  anianUir  et  transeimt  ("):  c'est-à-dire,  les  biens  péris- 
sables. Nous  voyons  ces  fleuves  passer  devant  nous,  ces 
fleuves  des  plaisirs  du  monde  ;  nous  voyons  les  voluptés  cou- 
ler devant  nous  :  les  eaux  nous  en  semblent  claires,  et,  dans 
l'ardeur  de  l'été,  on  trouve  quelque  douceur  à  s'y  rafraîchir; 
le  cours  en  paraît  tranquille,  et  on  s'embarque  aisément 
dessus,  et  on  entre  bien  avant  par  ce  moyen  dans  le  commerce 
de  cette  cité  criminelle.  Mais  que  signifie  ce  commerce  ?  Il 
est  bien  aisé  de  l'entendre  :  ce  n'est  pas  seulement,  messieurs, 
être  emporté  quelquefois  par  les  fleuves  de  Babylone  ;  c'est 
y  entretenir  ses  intelligences,  c'est  y  avoir  ses  parties  liées  ; 
c'est  être  de  ces  intrigues  malicieuses,  de  ces  cabales  de 
libertinage  ;  enfin  c'est  avoir  le  cœur  attaché  où  Dieu  ne  le 
permet  pas.  Ceux  qui  sont  du  monde  de  cette  manière  n'en 
sont  pas  seulement  par  emportement  ;  ils  en  sont  par  traité 
exprès,  par  une  formelle  conspiration  contre  la  profession 
chrétienne  :  c'est  ce  traité  avec  la  mort,  c'est  cette  alliance 
avec  l'enfer  (')  :  la  paix  de  Jésus-Chrtst  n'est  pas  pour  eux, 
s'ils  n'acceptent  la  condition  de  quitter  aujourd'hui  ses  (-) 
intelligences. 

Mais,  chrétiens,  qu'il  est  malaisé  de  tirer  d'eux  ce  consen- 
tement !  Que  le  cœur  est  violenté,  lorsqu'il  faut  abandonner 
cet  ancien  commerce  !  La  solennité  pascale  est  venue,  où  la 
voix  publique  de  toute  l'Église  presse  les  pécheurs  les  plus 
endurcis  à  retourner  à  Dieu  par  la  pénitence  :  combien  ce 
cœur  a-t-il  combattu!  combien  a-t-il  eu  de  peine  à  se  rendre! 
Enfin  il  est  venu  à  ce  tribunal  où  Jésus-Christ  accorde  la 
paix  à  quiconque  y  vient  chercher  {^)  sa   miséricorde.   Eh 

a.  ht  Ps.  cxxxvi,  n.  3. 

1.  Lâchât  rejette  hors  du  texte  cette  addition  si  utile.  Il  en  fait  nnt  note  margi- 
nale. Rappelons  qu'en  1660,  il  n'y  a  aucune  marge  dans  nos  manuscrits. 

2.  Édil.  ces.  —  II  s'agit  des  intelligences  qu'on  a  avec  le  monde. 

3.  Var.  implorer. 


I 


42  2  CAREME  DES  MINIMES. 

bien  !  as-tu  accepté  la  condition  ?  as-tu  renoncé  de  bonne  foi 
à  ces  intelligences  secrètes  où  t'avait  engagé  ta  rébellion  ? 
C'est  ce  que  Dieu  exige  de  nous  ;  et  saint  Paul  nous  en 
montre  la  nécessité  par  ces  paroles  convaincantes  :  «  Si  nous 
sommes  des  créatures  nouvelles,  donc  nos  anciennes  pensées 
sont  évanouies  ;  tout  doit  être  nouveau  en  nous,  et  tout  cela 
vient  de  Dieu,  qui  nous  a  réconciliés  par  Jésus-Christ  (")  :  » 
c'est-à-dire  ('),  que  vous  étant  réconciliés,  vous  ne  devez  pas 
vivre  de  la  même  sorte  ni  avoir  les  mêmes  correspondances 
que  lorsque  vous  étiez  séparés  de  Dieu.  Maintenant,  que  vous 
êtes  rentrés  en  paix  avec  lui,  la  nouvelle  obligation  de  ce 
traité  demande  que  vous  preniez  d'autres  liaisons  :  Vetera 
transierunt  ;  ecce  fada  sunt  omnia  nova  (''). 

Entrons  donc,  mes  frères,  avec  les  apôtres  dans  cette 
retraite  mystérieuse  ;  vivons  désormais  séparés  du  monde  et 
de  toutes  ses  vanités,  et  de  toutes  les  intelligences  que  nous 
y  avons  contractées  contre  le  service  de  Dieu.  Ce  sera  dans 
cette  retraite  que  Jésus-Christ  nous  viendra  donner  le  salut 
de  paix  :  si  nous  n'y  avons  pas  les  joies  de  la  terre,  nous 
aurons  la  joie  de  voir  le  Seigneur  ;  si  la  source  des  plaisirs 
mortels  est  tarie  pour  nous,  nous  y  aurons  les  plaies  de 
Jésus,  sources  inépuisables  de  douceurs  célestes.  Enfin  le 
commerce  du  monde  rompu  ne  sera  pas  capable  de  nous 
affliger,  si  nous  y  méditons  sérieusement  le  commerce  rétabli 
avec  le  ciel  par  la  grâce  de  Notre  Seigneur  Jésus-Christ  ; 
et  c'est  ce  qui  me  reste  à  vous  dire, 

TROISIÈME    point. 

C'est  notre  charitable  ambassadeur  qui  a  rétabli  en  sa  per- 
sonne le  commerce  entre  le  ciel  et  la  terre.  Il  est  venu  du 
ciel,  qui  est  son  pays  et  son  naturel  héritage  ;  il  est  entré  en 
société  avec  les  habitants  de  la  terre,  et  étant  dans  cette 
nation  étrangère,  »  il  y  a  exercé,  dit  saint  Augustin,  un  saint 
et  admirable  trafic.  »  Il  a  pris  de  nous  les  fruits  malheureux 
qu'a  produit[s]  cette  terre  ingrate  :  et  que  nous  a-t-il  donné  en 

a.  II  Cor.,  V,  17.  —  b.  Ibid. 

I.  Var.  c'est-à-dire,  si  nous  l'entendons,  que   nous  étant  réconciliés,  nous  ne 
devons... 


DIMANCHE    DE    QUASIMODO.  423 

échange  ?  car  c'est  ce  qu'il  faut  pour  le  trafic.  Il  nous  a  ap- 
porté les  biens  véritables  que  produit  cette  céleste  patrie,  la 
grâce,  la  miséricorde,  le  Saint-Esprit  :  Hccc  eniui  mira  com- 
Diutatio  facta  est,  et  divina  swit  peracta  commcrcia,  niiitatio 
reruni  celebi'ata  in  hoc  vinndo  a  negotiatore  cœlesti.  Venit 
accipe7'e  co7ituinelias,  dare  Jionores  ;  \yenit\  Jiaurire  dolorem, 
dure  salutcm  ;  venit  subire  inorton,  dare  vitain  (").  Je  vois 
dans  l'histoire  démon  évangile  qu'il  le  répand  abondamment 
sur  ses  disciples  par  le  souffle  de  sa  bouche  divine  :  «  Rece- 
vez, dit-il,  le  Saint-Esprit  (''').  »  Il  envoie  ses  disciples  par 
tout  l'univers,  pour  y  publier  la  paix,  l'amnistie,  l'abolition 
générale  de  tous  les  péchés,  et  faire  part  à  tous  les  croyants 
des  grâces  célestes  qu'ils  ont  reçues.  Mais  je  laisse  toutes 
ces  choses,  afin  que  je  vous  découvre  (')  une  belle  doctrine 
de  notre  évangile,  touchant  le  rétablissement  du  commerce 
entre  le  ciel  et  la  terre,  en  conséquence  de  la  paix  conclue. 
C'est  une  chose  d'expérience,  que  lorsque  deux  Etats  sont 
ennemis,  ils  n'ont  point  d'ambassadeurs  les  uns  chez  les 
autres  ;  parce  que  n'y  ayant  point  de  société  et  le  commerce 
étant  rompu  entre  les  deux  peuples,  il  n'y  a  point  par  consé- 
quent d'intérêt  commun  qui  doive  {^)  être  traité  par  ambas- 
sadeurs. Mais  lorsque  l'alliance  et  le  comiiierce  sont  entière- 
ment rétablis,  une  des  marques  les  plus  sensibles  de  récon- 
ciliation et  de  paix,  c'est  de  voir  de  part  et  d'autre  des 
ambassadeurs  et  des  résidents,  pour  traiter  les  intérêts 
communs  des  deux  peuples  confédérés.  La  paix  que  Dieu 
fait  avec  les  mortels,  est  accompagnée  de  toutes  les  marques 
d'une  parfaite  réunion  :  c'est  pourquoi  toutes  les  hostilités 
étant  cessées  entre  le  ciel  et  la  terre,  et  le  commerce  étant 
entièrement  rétabli,  Dieu  veut  avoir  ici  ses  agents,  et  il  nous 
permet  aussi  d'en  avoir  au  ciel  pour  y  ménager  nos  intérêts. 
Que  Dieu  ait  ses  agents  sur  la  terre,  vous  le  voyez  dans  notre 
évangile  :  «  Comme  mon  Père  m'a  envoyé,  ainsi,  dit  le  Fils 
de  Dieu,  je  vous  envoie  (^)  :  allez  au  nom   de   mon  Père  et 


a.  s.  Aug.,  In  Ps.  xxx,  Enarr.  n,  n.  3.  —  Ms.  celebrata  ab  hoc  negotiatore. 
—  b.Joan.^  XX,  22.  —  c.  Ibid.,  21. 

1,  Var.  il  faut  que  je  vous  découvre. —  Sinon,  l'auteur  dirait  peut-être:  afin  de. 

2.  Var.  qui  demande  d'être  traité. 


424  CAREME  DES  MINIMES. 

au  mien  (')  annoncer  par  tout  l'univers  la  rémission  des 
péchés  ('')  ;  »  vous  êtes  nos  ambassadeurs  avec  un  pouvoir 
si  peu  limité,  que,  tout  ce  que  vous  ferez  au  monde,  nous  le 
ratifierons  dans  le  ciel  :  Quortim  reuiiseritis  peccata,  remit- 
tuntur  et  s  (''). 

Voilà  Dieu  qui  établit  ses  agents  dans  la  Jérusalem  ter- 
restre :  qui  sera  le  nôtre,  mes  frères,  dans  la  céleste  Jéru- 
salem ?  Ce  Jésus  qui  a  fait  la  paix,  ce  Jésus  qui  paraît  dans 
notre  évangile  glorieux  et  ressuscité,  prêt  à  retourner  à  son 
Père  :  c'est  lui-même,  n'en  cherchons  point  d'autre.  C'est  lui 
qui  étant  venu  de  la  part  de  Dieu,  pour  traiter  ses  intérêts 
avec  les  hommes,  remontera  bientôt  dans  le  ciel  pour  traiter 
les  intérêts  des  hommes  (^).  C'est  notre  agent  et  notre  avocat 
auprès  de  Dieu  son  Père.  C'est  de  saint  Paul  que  je  l'ai 
appris  :  «  Jésus-Christ  notre  avant-coureur  est  rentré  au 
ciel  ;  mais  c'est  pour  nous,  dit  saint  Paul,  qu'il  y  est  entré  :  » 
Prœcursor  pro  nobis  introivit  Jésus  i^')  :  il  est  à  la  droite  de 
la  Majesté  ;  mais  c'est,  dit  le  même  apôtre,  «  afin  de  paraître 
pour  nous  devant  la  face  de  Dieu,  »  ut  appareat  nuncvultui 
Dei  pro  nobis  {f)  :  enfin  il  est  monté  dans  le  ciel,  chargé  de 
toutes  nos  affaires,  toujours  vivant,  dit  saint  Paul,  afin  d'in- 
tercéder pour  nous  sans  relâche,  »  semper  vivens  ad  interpel- 
landum  pro  nobis  (').  C'est  pourquoi,  voyant  if)  ses  apôtres 
qui  s'affligeaient,  lui  entendant  dire  qu'il  retournerait  bientôt 
à  son  Père  :  «  C'est  votre  avantage,  dit-il,  que  je  m'en 
retourne  à  mon  Père  (^).  »  Si  je  demeure  toujours  avec  vous, 
quel  agent  aurez-vous  au  ciel  ?  Mais  si  je  retourne  à  celui 
qui  m'a  envoyé,  vous  aurez  auprès  de  lui  un  charitable  négo- 
ciateur, chargé  de  traiter  toutes  vos  affaires  ('*),  toujours 
vivant,  afin  d'intercéder  pour  vous  :  Semper  vivens  ad  i7tter- 
pellandum  pro  nobis. 


a.  Luc.)  XXIV,  47.  —  b.Joan.,  XX,  23.  —  c.  Hebr.,  vi,  20.  —  d.  Ibid.,  IX,  24.  — 
e.  Ibid.,  VII,  25.  — /.  Joan.,  xvi,  7. 

1.  Édit  :  et  du\VL\ç.xi.  —  Logomachie  bizarre.  On  pourrait  prétendre  l'autoriser 
par  le  manuscrit  même.  Mais  cjuand  le  sens  est  si  évident,  qu'importe  qu'un 
trait  de  plume  se  soit  trouvé  un  peu  trop  long? 

2.  Var.  des  hommes  auprès  d.e  Dieu.  C'est  de  saint  Paul  que... 

3.  Var.  il  disait  à  ses  apôtres,  qui  s'affligeaient,  lui  entendant  dire... 

4.  Var.  chargé  de  toutes  vos  affaires. 


DIMANCHE    DE    QUASIMODO.  425 

Après  cela,  mes  frères,  doutons-nous  que  le  commerce  ne 
soit  rétabli  !  Nous  avons  des  affaires  au  ciel  ;  ou  plutôt  nous 
n'avons  point  d'affaires  en  ce  monde  ;  c'est  au  ciel  que  sont 
toutes  nos  affaires.  Nous  y  avons  Jésus-Christ,  qui  ne  dé- 
daigne pas  d'être  notre  agent,  «  toujours  vivant,  dit  saint  Paul, 
afin  d'intercéder  pour  nous  ;  »  toujours  vivant,  sans  relâche: 
il  n'y  a  pas  un  moment(')...  la  vie  du  ciel  toute  en  action. Dieu 
aussi  a  des  affaires  parmi  les  hommes  ;  il  a  des  âmes  à  gagner, 
des  élus  à  rassembler  par  toute  la  terre.  Il  a  aussi  ses  agents 
parmi  les  hommes,  il  y  a  ses  ambassadeurs.  Ces  ambassa- 
deurs, chrétiens,  ce  sont  les  ministres  de  ses  sacrements  et 
les  prédicateurs  de  son  Evangile  ;  ce  sont  eux.  que  Jésus 
envoie  :  c'est  d'eux  que  saint  Paul  a  dit  :  «  Nous  sommes 
des  ambassadeurs  pour  Jésus-Christ  :»  Pro  Christo  ergo 
legatione  fimgiimir  :  «  Dieu  exhorte  les  peuples  par  nous  :  » 
Tanquani  Deo  exhortante  per  nos  i^).  Dieu  a  fait  la  paix  avec 
le  monde  ;  mais  «  il  nous  a,  dit-il  (^),  confié  ce  traité  de  paix  :  » 
c'est  à  nous  de  le  publier  par  toute  la  terre  ;  c'est  à  nous 
d'exhorter  les  peuples  à  en  observer  les  conditions  :  enfin 
«  il  a  mis  dans  nos  bouches  la  parole  (^)  de  réconciliation  :  » 
Posuit  in  nobis  verbiun  reconciliationis  i^). 

Nous  voilà  donc,  mes  frères,  établis  ambassadeurs  de  la 
part  de  Dieu  ;  c'est  saint  Paul  qui  nous  en  assure  ;  et  que 
reste-t-il  donc  maintenant  :  sinon  que,  mettant  en  usage  cette 
merveilleuse  qualité  que  Dieu  nous  donne, nous  vous  disions 
avec  cet  apôtre  :  Obsecravnis  pro  Christo,  reconciliainini 
Dca  {^)  :  «  Nous  vous  prions  pour  Jésus-Christ,  réconciliez- 
vous  avec  Dieu.  »  Oui,  s'il  y  a  encore  quelque  âme  endurcie; 
s'il  y  a  quelque  pécheur  impénitent  que  la  parole  de  l'Évan- 
gile, que  la  solennité  de  ces  saints  jours,  que  les  ordonnances 
de  l'Eglise,  que  le  sang  de  Jésus-Christ  n'ait  pas  ému  ;  s'il 
y  a  dans  cette  audience,  ah  !  l5ieu  ne  le  veuille  pas!  mais 
enfin  s'il  y  a  quelqu'un  si  rebelle,  si  opiniâtre,  qu'il  n'ait  pas 
encore  accepté  cette  paix  si  avantageuse  que  Jésus  crucifié  a 
négociée   à  des  conditions  si  équitables,    Obsecramus  pro 

a.  Il  Cor.^  V,  20.  —  h.  Ibid.,  18.  —  c.  Ibid.,  ig.  —  d.  Ibid.,  20. 

1.  Idée  simplement  indiquée. 

2.  Var.  le  ministère. 


426  CARÊME  DES  MINIMES. 

Christo  :  nous  pourrions  lui  commander  de  la  part  de  Dieu, 
nous  le  prions,  nous  l'exhortons,  «  nous  le  conjurons  pour 
Jésus-Christ  :  »  ce  n'est  pas  en  notre  nom  que  nous  lui 
parlons  ;  c'est  pour  Jésus-Christ,  dit  saint  Paul.  Ah  !  si  ce 
divin  Sauveur  était  sur  la  terre,  lui-même  parlerait  à  cet 
endurci  ;  lui-même,  par  sa  douceur  infinie,  tâcherait  de  sur- 
monter son  ingratitude.  Mais  il  n'y  est  plus  ;  il  est  dans  le 
ciel,  où  il  fait  nos  affaires  auprès  de  son  Père,  où  sa  qualité 
d'agent  le  demande,  «  afin  de  paraître  pour  nous  devant  la 
face  de  Dieu,  »  ut  appareat\nuiic  vultui  Dei  pro  nobis  {f)\. 
n'étant  donc  plus  sur  la  terre  pour  parler  lui-même  aux 
pécheurs,  il  a  substitué  en  sa  place  les  apôtres,  les  pasteurs, 
les  prédicateurs.  «  C'est  donc  pour  Jésus-Christ,  dit  saint 
Paul,  que  nous  vous  prions  :  »  Obsecramus  pro  Christo  ;  et  si 
les  prières  ne  suffisent  pas.nous  vous  conjurons  de  tout  notre 
cœur  par  le  soin  de  votre  salut, par  la  paix  que  Jésus-Christ 
nous  a  donnée, par  ses  plaies  encore  sanglantes  qu'il  présente 
à  baiser  à  ses  disciples,  par  son  esprit  qu'il  répand  sur  eux, 
par  cette  charité  infinie  qui  l'oblige  à  les  envoyer  par  toute 
la  terre  pour  porter  à  tous  les  croyants  le  repos  de  leur  con- 
science dans  la  rémission  de  leurs  crimes  ;  par  toutes  ses 
grâces,  mes  frères,  et,  s'il  y  a  quelque  chose  encore  qui  soit 
plus  capable  de  vous  émouvoir,  «  nous  vous  prions  pour  Jé- 
sus-Christ, réconciliez-vous  avec  Dieu  !  »  Eh  !  que  faut-il 
espérer  de  vous,  si  tant  de  fêtes,  tant  de  mystères,  et  cette 
dévotion  publique  n'a  pas  amolli  votre  dureté  } 

Et  toutefois,  toutefois,  mes  frères,  tous  les  jours  appar- 
tiennent au  Seigneur.  Venez,  venez,  convertissez-vous  ;  car 
enfin  qu'attendez-vous,  chrétiens,  pour  vous  repentir  de  vos 
crimes  ?  Quoi  '^  que  Jésus-Christ  vous  parle  lui-même  ?  Quoi  .-* 
qu'il  vienne  avec  tous  ses  foudres  pour  ébranler  votre  cœur  de 
fer.?  Vaine  et  inutile  attente:  il  est  venu  une  fois,  et  c'est  assez 
pour  notre  salut.  Maintenant  vous  ne  verrez  plus  sa  divine 
face,  que  pour  entendre  prononcer  votre  sentence.  Plût  à 
Dieu  qu'elle  vous  soit  favorable  !  plût  à  Dieu  que  vous  soyez 
placés  à  sa  droite  !  Mais  si  vous  voulez  entendre  sa  voix  qui 

a,  Hebr.^  ix,  24. 


J 


DIMANCHE    DE    QUASIMODO. 


427 


VOUS  appellera  un  jour  à  sa  gloire,  entendez  la  voix  de  ses 
ministres  qui  vous  appelle  maintenant  à  la  pénitence  :  Posiiit 
in  nohis  vcrbuni  reconciliationis.  Si  vous  écoutez  les  ambas- 
sadeurs, le  Souverain  viendra  au-devant  de  vous  ;  si  vous 
acceptez  cette  paix  qu'il  vous  présente  en  ce  monde,  il  vous 
fera  jouir  de  la  paix  qu'il  vous  réserve  au  siècle  futur  avec  le 
Père,  le  Fils  et  le  Saint-Esprit.  Amen. 


^  ^  ^  ^^  ^  ^  ^  ^^^M  '^^  '^^  ^^.  ^^.  ^^^ 


CAREME  DES  MINIMES. 


FETE  DE  L'ANNONCIATION  de  la 


SAINTE  VIERGE  C), 


renvoyée   du  25   mars  au   5   avril  1660 


(lundi  de  Quasimodo). 


wwwwwwwwwwwwwwww^ 


'» 


Nous  avons  donné  dans  le  volume  précédent  (p.  i)  la  note  naïve 
par  laquelle  Deforis  se  félicitait  d'avoir  réussi  à  fondre  deux 
sermons  en  un  se\\\,  potir  éviter  les  répétitions.  Ajoutons  que,  sans  en 
avertir,  il  y  joignait  encore  des  emprunts  au  manuscrit  du  Scapji- 
laij-e,  que  nous  avons  publié  à  l'année  1653  (I,  p.  375). 

Les  éditeurs  de  Versailles  d'abord,M. Lâchât  ensuite  (^),  ont  donné 
séparément  le  présent  discours,  un  de  ceux  qui  avaient  servi  à  cette 
curieuse  opération.  C'est  le  troisième  dans  la  première  de  ces 
éditions  et  le  quatrième  dans  la  seconde.  Le  manuscrit  est  identique 
à  tous  ceux  de  1660.  Avec  Gandar  et  Lâchât,  nous  croyons  qu'il  fit 
partie  du  Carême  de  cette  année.  Ce  beau  sermon  se  place  au 
milieu  d'une  série  de  trois  prédications  consécutives  :  de  là  le  souci 
de  la  brièveté. 

Sommaire  (^).   Novvm  fecit  Domimis. 

\Exorde?\  Amour  de  la  nouveauté,  naturel  dangereux.  Ave. 

Deux  nouveautés  :  le  Souverain  se  fait  un  maître,  l'Unique  se 
donne  des  compagnons  (p.  i,  2), 

S^i"'  point?\  Premier  acte  du  Fils  de  Dieu  est  un  acte  d'humilité 
(p,  4,  5).  L'humilité  en  Marie  attire  le  Fils  de  Dieu  plus  que  la  pureté  : 
preuve  par  l'Évangile  (p.  5). 

{2" point?\    Solitude  de  Dieu,  Tertullien  (p,  7). 

Ce  Dieu  unique  se  fait  des  compagnons  :  Semen  Abrahœ  appre- 
hendit,  malgré  l'éloignement  (p,  7). 

Tout  ce  qui  a  contribué  à  notre  ruine  employé  pour  notre  salut  : 
^mula  operationei^.  8,  9). 

Ad  te  clamamus^  exules  filii  Evœ  (p.  10). 

1.  Mss.,  12825,  f.  82-89. 

2.  Par  une  confusion,  sans  doute  involontaire,  M.  Lâchât  fait  entendre  (XI, 
177)  que  les  éditeurs  de  Versailles  avaient  supprimé  le  second  point  de  ce 
discours.  C'est  l'autre  sermon  qu'ils  avaient  ainsi  écourté,  en  nous  en  donnant 
loyalement  avis  (XV,256). 

3.  F.  67.  Mis  par  erreur  en  tête  du  sermon  de  1662. 


POUR  LA  FKTE  DE  L  ANNONCIATION.  429 

Crcaint  Doininus  novum  su- 
per terram  :  fonina  circumdabit 
virum. 

Le  Seigneur  a  créd  une  nou- 
veauté sur  la  terre  :  une  femme 
concevra  un  homme. 

{Jerem.,  xxxi,  22.) 

DE  (')  ce  grand  et  épouvantable  débris  où  la  raison 
humaine,  ayant  fait  naufrage,  a  perdu  tout  à  coup 
toutes  ses  richesses,  et  particulièrement  la  vérité,  pour  la- 
laquelle  Dieu  l'avait  formée,  il  est  resté  dans  l'esprit  des 
hommes  un  désir  vague  et  inquiet  d'en  découvrir  quelque 
vestige  :  et  c'est  ce  qui  fait  naître  ('')  dans  tous  les  hommes 
un  amour  incroyable  de  la  nouveauté.  Cet  amour  de  la  nou- 
veauté paraît  au  monde  en  plus  d'une  forme,  exerce  les  esprits 
de  plus  d'une  sorte.  Il  se  contente  (^)  de  pousser  les  uns  à 
ramasser  dans  un  cabinet  mille  raretés  étrangères  ;  et  les 
autres,  qu'il  trouve  plus  vifs  et  plus  capables  d'invention,  il 
les  épuise  ("*)  par  de  grands  efforts  pour  trouver  ou  quelque 
adresse  (')  inconnue  dans  les  ouvrages  de  l'art,  ou  quelque 
raffinement  inusité  dans  la  conduite  des  affaires,  ou  quelque 
secret  inouï  dans  l'ordre  de  la  nature  ;  enfin  pour  n'entrer 
pas  plus  avant  dans  cette  matière  infinie,  je  me  contenterai 
de  vous  dire  du  désir  de  la  nouveauté  {^}  qu'il  n'est  point 
dans  le  monde  d'appât  plus  trompeur,  ni  d'amusement  plus 
imiversel,  ni  de  curiosité  moins  bornée.  Pour  guérir  cette 
maladie  qui  travaille  si  étrangement  la  nature  humaine, Dieu 
nous  présente  aussi  dans  son  Ecriture  des  nouveautés  sain- 
tes et  des  curiosités  fructueuses  :  et  le  mystère  de  cette  jour- 
née en  est  une  preuve  invincible.  Le  Prophète  nous  en  a 
parlé  comme  d'une  nouveauté  surprenante  :  Creavit  \_Doini- 
nus  novuvi  super  terrauî\  ;  et  comme  il  prépare  nos  atten- 
tions à  quelque  chose  d'extraordinaire,    il   nous    oblige  plus 

1.  F.  82. 

2.  Var.  et  c'est  ce  qui  a  porté  ensuite  dans  tous  les  cœurs  des  hommes... 

3.  Var.  Il  pousse  les  uns  à  un  grand  amas  de  raretés... 

4.  Var.  fatigue. 

5.  Var.  quelque  route  inconnue. 

6.  Édit.  de  vous  dire  qu'il  n'est  point...  —  On  n'a  pas  tenu  compte  d'une  ad- 
dition interlinéaire,  que  nous  rétablissons  ici. 


430  CAREME  DES  MINIMES. 

que  jamais  à  demander  par  la  Mère  le  secours  du  Fils,  et 
d'ailleurs  c'est  aujourd'hui  le  jour  véritable  d'employer 
envers  cette  Vierge  la  salutation  angélique  et  de  lui  dire 
avec  Gabriel  :  Ave. 

[P.  i]  Dans  cet  empressement  universel  de  toutes  les 
conditions  et  de  tous  les  âges  pour  la  gloire  et  pour  la  gran- 
deur, il  faut  avouer,  chrétiens,  qu'une  véritable  modération 
est  une  nouveauté  extraordinaire,  et  dont(')  le  monde  voit  si 
peu  d'exemples  qu'il  la  pourrait  justement  compter  parmi 
ses  raretés  les  plus  précieuses.  Mais  si  c'est  un  spectacle  si 
nouveau  de  voir  les  hommes  se  contenir  dans  leur  naturelle 
bassesse,  ce  sera  une  nouveauté  bien  plus  admirable  de  voir 
un  Dieu  se  dépouiller  de  sa  souveraine  grandeur,  et  des- 
cendre du  haut  de  son  trône  par  un  anéantissement  volontaire. 
C'est,  messieurs,  cette  nouveauté  que  l'Eglise  nous  repré- 
sente dans  le  mystère  du  Verbe  fait  chair,  et  c'est  ce  qui  fait 
dire  à  notre  Prophète  :  Creavit  Doininus  novîim  super  te7'- 
ram  :  «  Dieu  a  fait  dans  le  monde  une  nouveauté,  »  lorsqu'il 
y  a  envoyé  son  Fils  humilié  et  anéanti. 

Et  en  effet  je  remarque  dans  cet  abaissement  du  Dieu- 
Homme  deux  choses  tout  à  fait  extraordinaires  (^).  Dieu  est  le 
Seigneur  des  seigneurs,  et  ne  voit  rien  au-dessus  de  lui  ; 
Dieu  est  unique  dans  sa  grandeur,  et  ne  voit  rien  autour  de 
lui  qui  l'égale.  Et  voici,  ô  nouveauté  surprenante  !  que  celui 
qui  n'a  rien  au-dessus  de  lui  se  fait  sujet  et  se  donne  un 
maître;  celui  que  rien  ne  peut  égaler  se  fait  homme  et  se 
donne  des  compagnons.  Ce  Fils,  dans  l'éternité  égal  à  son 
Père,  s'engage  à  devenir  sujet  de  son  Père;  ce  Fils  relevé 
infiniment  au-dessus  des  hommes,  se  met  en  égalité  avec  les 
hommes.  Quelle  nouveauté,  chrétiens  !  et  n'est-ce  pas  avec 
raison  que  le  Prophète  s'écrie  que  Dieu  a  fait  une  nou- 
veauté (^)  .-*  O  Père  céleste,  ô  hommes  mortels,  vous  recevez 
aujourd'hui  un  honneur  nouveau  dont  je  ne  puis  parler  sans 

r.   Var.  et  qu'on  voit  si  peu  dans  le  monde... 

2.  Var.  tout  à  fait  inouïes. 

3.  Var.  et  (qu'elle)  est  digne  d'admiration  ?  —  La  répétition  est  voulue,  dans  le 
texte  définitif. 


POUR  LA  FÊTE  DE  l'aNNONCIATION.  43  I 

étonnement  :  Père,  vous  n'avez  jamais  eu  un  tel  sujet ,  hom- 
mes, vous  n'avez  jamais  eu  un  tel  associé  ('). 

Venez,  mes  frères,  venez  tous  ensemble  contempler  cette 
nouveauté  que  le  Seigneur  a  créée  aujourd'hui  ;  mais  en 
admirant  ce  nouveau  mystère  (')  que  nous  annonce  le  saint 
Prophète,  n'oublions  pas  ce  qu'il  y  ajoute,  «  qu'une  femme 
concevra  un  fils:  »  Femina  circumdabit  virum  ;  et  apprenant 
de  ces  paroles  mystiques  que  la  bienheureuse  Marie  a  été 
appelée  en  société  de  cet  ouvrage  admirable,  pour  la  com- 
prendre dans  cette  fête  [p.  2]  à  laquelle  nous  savons  qu'elle  a 
tant  de  part,  disons  que  ce  Dieu,  qui  se  fait  sujet,  l'a  choisie 
pour  être  le  temple  où  il  rend  à  son  Père  son  premier  hom- 
mage ;  et  que  ce  Dieu,  qui  s'unit  aux  hommes,  l'a  choisie 
comme  le  canal  par  lequel  il  se  donne  à  eux  if).  Et  afin  de 
nous  expliquer  en  termes  plus  clairs,  considérons  attentive- 
ment combien  Dieu  honore  cette  sainte  Vierge,  en  ce  que 
c'est  en  elle  qu'il  s'anéantit  et  devient  soumis  à  son  Père, 
c'est  ce  que  nous  dirons  dans  le  premier  point  ;  en  ce  que 
c'est  par  elle  qu'il  se  communique  et  entre  en  société  avec 
les  hommes,  c'est  ce  que  nous  verrons  dans  le  second.  Et 
voilà  en  peu  de  paroles  le  partage  de  ce  discours,  pour  lequel 
je  vous  demande  vos  attentions. 

PREMIER    POINT. 

C'est  une  vérité  assez  surprenante  et  néanmoins  très  indu- 
bitable, que  dans  les  moyens  infinis  que  Dieu  a  d'établir  sa 
gloire,  le  plus  efficace  de  tous  s'est  trouvé  ('*)  joint  nécessaire- 
ment avec  la  bassesse.  Il  peut  renverser  toute  la  nature,  il 
peut  faire  voir  sa  puissance  aux  hommes  par  mille  nouveaux 
miracles  ;  mais  par  un  secret  merveilleux  il  ne  peut  jamais 
porter  sa  grandeur  plus  haut,  que  lorsqu'il  s'abaisse  et  shu- 
milie.  Voici  une  nouveauté  bien  étrange  :  je  ne  sais  si  tout  le 
monde  entend  ma  pensée;  mais  la  preuve  de  ce  que  j'avance 
paraît  bien  évidemment  dans  notre  mystère.  Saint  Thomas  a 

1.  Var.  un  tel  compagnon.  —  La  correction  est  peut-être  un  peu  plus  récente. 

2.  Var.  cette  nouveauté.  —  Même  remarque. 

3.  Var.  il  se  communique. 

4.  Edit.  se  trouve.  —  C'est  la  variante. 


432  CAREME  DES  MINIMES. 

très  bien  prouvé  que  le  plus  grand  ouvrage  de  Dieu,  c'est 
de  s'unir  personnellement  à  la  créature  comme  il  a  fait  dans 
r Incarnation  (").  Et  sans  m'arrêter  à  toutes  ses  preuves,  qu'il 
vaut  mieux  laisser  à  l'Ecole,  parce  qu'elles  nous  emporte- 
raient ici  trop  de  temps,  il  n'y  a  personne  qui  n'entende  assez 
que  Dieu,  dans  toute  l'étendue  de  sa  puissance,  ne  pouvait 
rien  faire  de  plus  relevé  que  de  donner  au  monde  un  Dieu- 
Homme.  Un  Dieu-Homme,  un  Dieu  incarné,  Dojnine,  opus 
tMum  ('''),  «  c'est  là,  Seigneur,  votre  grand  ouvrage;  »  et  je  ne 
crains  point  d'assurer  que  vous  ne  pouvez  rien  faire  de  plus 
admirable.  Que  si  c'est  là  son  plus  grand  ouvrage,  c'est  aussi 
par  conséquent  sa  plus  grande  gloire.  Cette  conséquence  est 
certaine,  parce  que  Dieu  ne  se  glorifie  que  dans  ses  ouvrages: 
Gloriabitur  Domimis  in  operibus  suis  {')  :  «  Le  Seigneur  se 
glorifie  dans  ses  œuvres.  »  Or  ce  miracle  si  grand  et  si 
magnifique.  Dieu  ne  le  pouvait  faire  qu'en  se  rabaissant  selon 
ce  que  dit  l'apôtre  saint  Paul  (f)  :  «  Il  s'est  lui-même  épuisé 
et  anéanti  :  »  Semetipsum  exinaitivit,  en  prenant  la  forme 
d'esclave. 

Disons  donc  avec  le  Prophète  :  Dieu  a  fait  une  nouveauté. 
Quelle  [p.  3]  nouveauté  a-t-il  fait[e]  .-*  Il  a  voulu  porter  sa 
grandeur  en  son  plus  haut  point;  pour  cela  il  s'est  rabaissé  : 
il  a  voulu  nous  montrer  sa  gloire  dans  sa  plus  grande 
lumière  :  Vidiniîts  gloi'iavi  ejus  /et  pour  cela  il  s'est  revêtu  de 
notre  faiblesse  (')  :  Et  habitavit  in  nobis,  et  vidimus  gloria7n 
ejus  (^).  Jamais  il  ne  s'est  vu  plus  de  gloire,  parce  qu'il  ne 
s'est  jamais  vu  plus  de  bassesse. 

Ne  croyez  pas,  mes  frères,  que  je  vous  prêche  aujourd'hui 
cette  nouveauté,  pour  repaître  seulement  vos  esprits  par 
une  méditation  vaine  et  curieuse.  Loin  de  cette  chaire  de  tels 
sentiments!  Ce  que  je  prétends  par  tous  ces  discours,  c'est 
de  vous  faire  aimer  l'humilité  sainte,  cette  vertu  fondamen- 
tale du  christianisme  :  je  prétends,  dis-je,  vous  la  faire  aimer 
en  vous  montrant  l'amour  que  Dieu  a  pour  elle.  Il  ne  peut 
pas  trouver  l'humilité  en  lui-même  :  car  sa  souveraine  gran- 

a.  III  part.,  quaest.  I,  art.  i.^  b.  Habac,  ni,  2.  —  c.  Ps.,  CllI,  31.  —  d.  Philip.^ 
II,  7.  —  Ms.  Exinanivit  semetipsum.  —  e.  Joati.,  i,  14. 
I.  Var.  bassesse. 


POUR  LA  FÊTE  DE  l'aNNONCIATION.  433 

deur  ne  lui  permet  pas  de  s'abaisser,  demeurant  en  sa  propre 
nature  ;  il  faut  qu'il  agisse  toujours  en  Dieu,  et  par  consé- 
quent qu'il  soit  toujours  grand.  Mais  ce  qu'il  ne  peut  pas 
trouver  en  lui-même,  il  le  cherche  dans  une  nature  étrangère. 
Cette  nature  infiniment  abondante  ne  refuse  point  d'aller  à 
l'emprunt  :  pourquoi  ?  pour  s'enrichir  par  l'humilité.  C'est  ce 
que  le  Fils  de  Dieu  vient  chercher  au  monde  ;  c'est  pour 
cette  raison  qu'il  se  fait  homme,  afin  que  son  Père  voie  en  sa 
personne  un  Dieu  soumis  et  obéissant. 

Et  que  ce  soit  là  son  dessein,  mes  frères,  vous  le  pouvez 
aisément  juger  par  le  premier  acte  qu'il  fit  en  venant  au 
monde  au  moment  de  sa  bienheureuse  incarnation  (').  Peut- 
être  serez-vous  bien  aises  d'apprendre  aujourd'hui  quel  fut  le 
premier  acte  de  ce  Dieu- Homme,  quelle  fut  sa  première  pen- 
sée et  le  premier  mouvement  de  sa  volonté  ?  Je  réponds,  et 
je  ne  crains  point  de  vous  assurer  que  ce  fut  un  acte  d'obéis- 
sance. Par  où  ai-je  appris  ce  secret  .'*  qui  m'a  découvert  ce 
mystère  ?  C'est  le  grand  Apôtre  (^),  c'est  saint  Paul  lui- 
même  dans  la  divine  Epître  aux  Hébreux.*  c'est  au  chapitre  x, 
où  il  parle  ainsi  du  Fils  de  Dieu  :  «  Entrant  au  monde,  il  a 
dit  :  »  Ingrediens  ;  voilà,  mes  frères,  ce  que  nous  cherchons, 
ce  qu'a  dit  le  Fils  de  Dieu  en  entrant  au  monde  ;  et  par  ce 
qu'il  a  dit  nous  saurons  (^)  ce  qu'il  [a]  pensé  :  donc  entrant  au 
monde,  il  a  dit  :  «  Père,  les  holocaustes  et  les  sacrifices  pour 
le  péché  ne  vous  ont  pas  plu  :  »  Holocaittomata  t>ro  peccato 
non  tibi placuerunt  ;  «  alors  j'ai  dit  :  J'irai  moi-même,  »  pour- 
quoi ?  «pour  accomplir,  ô  Dieu,  votre  volonté  :  »  Tti7ic  dixi : 
Eue  venio  :  in  capite  \libri  scriptum  est  de  me,  ut  faciam, 
Deus,  voLuntateni  tuam'\  (").  N'est-ce  pas  nous  dire  en  termes 
formels  que  le  premier  acte  du  Fils  de  Dieu,  c'est  un  acte  de 
soumission  et  d'humilité,  et  qu'il  est  descendu  du  ciel  en  la 
terre  pour  pratiquer  l'obéissance:  Ecce  venio...  ut  faciam, 
Deus,  vohcntatem  tuam  ? 

Mais  poussons  encore  plus  loin,  et  voyons  [p.  4]  combien 

a.  Hebr.,  X,  5-7. 

1.  Var.  aussitôt   qu'il  descendit   du   ciel   en   la    terre.  —    La  correction   est 
peut-être  de  date  postérieure. 

2.  Var.  c'est  saint  Paul,  c'est  saint  Paul  lui-même... 

3.  Édit.  nous  savons  ce  qu'il  pense. 

Sermons  de  Bossuet.  —  HI.  28 


434  CAREME  DES  MINIMES. 

Dieu  aime  l'humilité.  O  divin  acte  d'obéissance  par  lequel 
jÉsus-CiîRiST  commence  sa  vie,  nouveau  sacrifice  d'un  Dieu 
soumis,  en  quel  temple  serez-vous  offert  au  Père  éternel  ? 
où  est-ce  qu'on  verra  la  première  fois  cet  auguste,  cet  admi- 
rable spectacle  d'un  Dieu  humilié  et  obéissant  ?  Ah  !  ce  sera 
dans  les  entrailles  de  la  sainte  Vierge  ;  ce  sera  le  temple,  ce 
sera  l'autel  où  Jésus  consacrera  à  son  Père  les  premiers 
vœux  de  l'obéissance.  Et  d'où  vient,  ô  divin  Sauveur,  que 
vous  choisissez  cette  Vierge  (')  pour  être  le  temple  sacré  où 
vous  rendrez  à  votre  Père  céleste  vos  premières  adorations 
avec  une  humilité  si  profonde  ?  C'est  l'amour  de  l'humilité 
qui  l'y  oblige,  c'est  à  cause  que  ce  divin  temple  est  bâti  sur 
l'humilité,  sanctifié  par  l'humilité.  Le  Verbe  abaissé  et  humi- 
lié a  voulu  que  l'humilité  préparât  son  temple,  et  il  n'y  a 
point  pour  lui  de  demeure  au  monde  sinon  celle  que  l'hu- 
milité aura  consacrée. 

Le  voulez-vous  voir  par  l'Écriture?  Renouvelez, messieurs, 
vos  attentions,  pour  y  voir  que  l'humilité  de  Marie  a  mis  la 
dernière  disposition  que  le  Fils  de  Dieu  attendait  pour  établir 
sa  demeure  en  ce  nouveau  temple.  Je  remarque  dans  l'évangile 
de  ce  jour  que,  dans  cet  admirable  entretien  de  la  sainte 
Vierge  avec  l'Ange,  elle  ne  lui  parle  que  deux  fois.  Mais,  ô 
admirables  paroles  !  Dieu  a  voulu  qu'en  ces  deux  réponses 
nous  vissions  paraître  dans  un  grand  éclat  deux  vertus  d'une 
beauté  souveraine  et  capables  de  charmer  le  cœur  de  Dieu 
même  :  l'une  est  la  pureté  virginale,  l'autre  une  humilité  très 
profonde. 

L'ange  Gabriel  annonce  à  Marie  qu'elle  concevra  le  Fils 
du  Très-Haut,  le  Roi  et  le  Libérateur  d'israël.  Qui  pourrait 
s'imaginer,  chrétiens,  qu'une  femme  pût  être  troublée  d'une 
si  heureuse  nouvelle  ?  Quelle  espérance  plus  glorieuse  lui 
peut-on  donner  ?  quelle  promesse  plus  magnifique  ?  mais 
quelle  assurance  plus  grande,  puisque  c'est  un  ange  qui  lui 
parle  de  la  part  de  Dieu  ?  Et  néanmoins  Marie  est  troublée  : 
elle  craint,  elle  hésite  ;  peu  s'en  faut  qu'elle  ne  réponde  que 
la  chose  ne  se  peut  pas  faire  :  «  Comment  cela  se  pourra-t-il 

I.   yar.  ces  entrailles. 


POUR  LA  FKTE  DE  L  ANNONCIATION.  435 

faire  ('),  puisque  j'ai  résolu  de  demeurer  vierge  (')  ?  »  Quo- 
viodo  \fict  istiid,  qitoniam  vii'tim  non  cognosco  (")  ?]  Voyez, 
mes  frères,  qu'elle  s'inquiète  pour  sa  pureté  virginale.  Si  je 
conçois  le  Fils  du  Très-Haut,  ce  me  sera  à  la  vérité  une 
grande  gloire  ;  mais,  ô  sainte  virginité, que  deviendrez-vous  ? 
Je  ne  puis  consentir  à  vous  perdre.  O  pureté  admirable,  qui 
n'est  pas  seulement  à  l'épreuve  de  toutes  les  promesses  des 
hommes,  mais  encore,  et  voici  bien  plus,  de  toutes  les  pro- 
messes de  Dieu  !  Ou'attendez-vous,  ô  Verbe  divin,  chaste 
amateur  des  âmes  pudiques  .'*  quand  est-ce  que  vous  vien- 
drez (3)  sur  la  terre,  si  cette  pureté  ne  vous  y  attire  ?  Atten- 
dez, attendez,  son  heure  n'est  pas  encore  arrivée,  et  son  tem- 
ple n'a  pas  reçu  sa  dernière  disposition. [P.  5]  En  effet  l'Ange 
répond  à  Marie  :  «  Le  Saint-Esprit  surviendra  en  vous  :  » 
Spiritus  SaJictus superveniet  in  te  ('').  Il  surviendra,  dit-il  ;  il 
n'était  donc  pas  encore  venu. 

Telle  est(^)  la  première  parole  de  la  sainte  Vierge,  qui  a  été 
prononcée  par  la  pureté.  Ecoutez  maintenant  la  seconde  : 
Ecce  ancilla  \Domhii\  (")  :  «  Voici  la  servante  du  Seigneur, 
qu'il  me  soit  fait  selon  ta  parole.  »  Vous  voyez  {^)  assez  de 
vous-même[s]  sans  qu'il  soit  nécessaire  que  je  le  vous  die  (^), 
que  c'est  l'humilité  qui  parle  en  ce  lieu  ;  voilà  le  langage  de 
l'obéissance  (^).  Marie  ne  s'élève  pas  par  sa  nouvelle  dignité 
de  Mère  de  Dieu  ;  et  sans  se  laisser  emporter  aux  transports 
d'une  joie  si  juste,  elle  déclare  seulement  sa  soumission.  Et 
aussitôt  les  cieux  sont  ouverts,  tous  les  torrents  des  grâces 
tombent  sur  Marie,  l'inondation  du  Saint-Esprit  la  pénètre 
toute  ;  le  Verbe  se  fait  un  corps  de  son  sang  très  pur  ;  «  le 
Père  la  couvre  de  sa  vertu  :  »  Virtus  Altisshni  obtunbrabit 
tibi  if)  ;  Ç.X.  ce  Fils  qu'il  engendre  toujours  dans  son  sein, 
parce  qu'il  est  si  grand,  si  immense,  si  je  puis  parler  de  la 

a.  Luc,  I,  34.  —  b.  Ibid.,  35.  —  c.  Ibid.,  38.  —  d.  Ibid.,  35. 

1.  Édit.  pourrait-il...  ?  —  Bossuet  préfère  le  futur,  comme  dans  le  texte  latin. 
Correction  de  date  incertaine. 

2.  Var.  puisque  je  ne  veux  point  connaître  d'homme. 

3.  Var.  qu'est-ce  qui  vous  fera  venir...  ? 

4.  Fizr.  Voilà. 

5.  Var.  Vous  entendez. 

6.  Forme  archaïque,  tout  à  fait  exceptionnelle  à  cette  époque.  On  trouvera  un 
peu  plus  loin  :  «  Qu'ils  nous  disent.  » 

7.  Var.  vous  entendez  le  langage... 


43^  CARÊME  DES  MINIMES. 

sorte,  qu'il  n'y  a  que  l'infinité  du  sein  paternel  qui  soit 
capable  de  le  contenir,  il  l'engendre  dans  le  sein  de  la  sainte 
Vierge.  Comment  s'est  pu  faire  un  si  grand  miracle  .''  C'est 
que  l'humilité  l'a  rendue  capable  de  contenir  Fimmensité 
même.  C'est  à  cause  de  l'humilité,  ô  heureuse  Vierge,  que 
vous  recevez  en  vous  la  première  Celui  qui  est  destiné  pour 
tout  le  monde  :  Ecce  Domini  mei per  tanta  rétro  seciila  pro- 
missum  prima  stiscipere  mercris  adventum  (").  Vous  devenez 
le  temple  d'un  Dieu  incarné  ;  et  l'humilité  qui  vous  a  remplie 
lui  rend  cette  demeure  si  agréable,  que  par  une  grâce  parti- 
culière il  veut  que  «vous  possédiez  toute  seule,  »  durant  l'es- 
pace de  neuf  mois  entiers,  «  le  bien  commun  de  tout  l'univers:» 
Spem  terrariim,  decus  seculorum,  commune  7mmdi  gaudhim 
peculiari  munere  sala  possides  (^\  Tant  il  est  vrai  que  l'hu- 
milité est  la  source  de  toutes  les  grâces,  et  qu'elle  seule  peut 
attirer  Jésus-Christ  en  nous. 

Ah  !  je  ne  m'étonne  pas,  chrétiens,  si  Dieu  paraît  si  fort 
éloigné  des  hommes,  ni  s'il  retire  de  nous  ses  miséricordes  : 
c'est  que  l'humilité  est  bannie  du  monde.  Un  homme  humble, 
je  l'ai  déjà  dit,  mais  il  faut  le  redire  encore, un  homme  retenu 
et  modeste,  c'est  une  rareté  presque  inouïe.  Eh  bien  !  néant 
superbe,  que  faut-il  pour  te  rabaisser,  si  un  Dieu  anéanti  n'y 
suffit  pas  ?  Il  n'a  rien  au-dessus  de  lui,  et  il  se  donne  un 
maître  en  se  faisant  homme  ;  et  toi,  resserré  (')  de  toutes 
parts  dans  les  chaînes  de  ta  dépendance,  tu  ne  peux  prendre 
un  esprit  soumis.  [P.  6]  Mais  peut-être  que  vous  me  direz  : 
Je  suis  si  souple,  je  suis  si  soumis,  je  fais  ma  cour  si  adroite- 
ment et  je  sais  si  bien  m'abaisser.  Ah!  ne  croyez  pas  m'imposer 
par  cette  apparence  modeste.  Est-ce  que  je  ne  vois  pas  clai- 
rement que  tu  ne  te  soumets  que  par  un  principe  d'orgueil  } 
Est-ce  que  je  ne  lis  pas  dans  ton  cœur  que  tu  ne  t'abaisses 
sous  ceux  ('')  que  l'on  nomme  les  tout-puissants,  tant  la  va- 
nité est  aveugle,  qu'afin  de  dominer  sur  les  autres  'i  II  faut 
que  l'orgueil  soit  enraciné  bien  profondément  dans  vos 
âmes  (^),  puisque  même  vous  ne  pouvez  vous   humilier  que 

a.  Euseb.  Emiss.,  homil.  II,  De  Nativii.  Domin.  —  b.  Ibid. 

1.  Var,   accablé...  par... 

2.  Var.  sous  les  grandes  puissances. 

3.  Var.  dans  vos  cœurs,  —  dans  ton  cœur...,  puisque  tu  ne  t'  humilies... 


POUR  LA  FKTE  DE  L  ANNONCIATION.  437 

par  un  sentiment  d'arrogance.  Mais  cette  arrogance, (|ue  vous 
nous  cachez,  parce  qu'elle  nuirait  à  votre  fortune,  s'il  vient  à 
luire  sur  vous  un  petit  rayon  de  faveur,  paraîtra  bientôt  dans 
toute  sa  force. 

O  cœur  plus  léger  que  la  paille  !  cette  prospérité  inopinée 
t'emporte  jusqu'à  ne  pouvoir  plus  te  reconnaître.  Et  comment 
as-tu  si  fort  oublié  et  la  boue  dont  tu  sors  peut-être, et  toutes 
les  faiblesses  qui  t'environnent  ?  Rentre,  ô  superbe  (')  !  dans 
ton  néant  ;  et  apprends  de  la  sainte  Vierge  à  ne  pas  te  laisser 
éblouir  par  l'éclat  et  par  la  douceur  d'une  grandeur  nouvelle 
et  imprévue.  Cette  haute  dignité  de  Mère  de  Dieu  ne  fait 
que  l'abaisser  davantage.  Mais  cet  abaissement  fait  sa  gloire  : 
Dieu,  ravi  d'une  humilité  si  profonde,  vient  lui-même  s'hu- 
milier dans  ses  entrailles.  Mais  ce  n'est  pas  encore  toute  sa 
grandeur.  Si  ce  Dieu,  résolu  de  s'anéantir,  veut  s'anéantir 
dans  (-)  Marie,  ce  même  Dieu,  qui  veut  se  donner  aux 
hommes,  leur  fait  ce  présent  par  Marie.  C'est  ce  que 
j'ai  à  vous  dire  dans  ce  second  point,  qui  finira  bientôt  ce 
discours. 

SECOND    POINT. 

Voici,  messieurs,  une  nouveauté  qui  n'est  pas  moins  sur- 
prenante que  la  première  ;  et  si  vous  avez  été  étonnés  de 
voir  un  Souverain  qui  se  fait  sujet,  je  crois  que  vous  ne  le 
serez  pas  moins  de  voir  l'Unique  et  l'Incomparable  qui  se 
donne  des  compagnons,  et  qui  entre  en  société  avec  les 
hommes:  Et  habitavit  in  nobis.Cç.st  le  mystère  de  cette  jour- 
née. Pour  bien  entendre  cette  nouveauté,  formez-vous  en 
votre  esprit  une  forte  idée  de  cette  parfaite  unité  de  Dieu, 
qui  le  rend  infini,  incommunicable  et  unique  en  tout  ce  qu'il 
est.  Il  est  le  seul  sage,  le  seul  bienheureux,  Roi  des  rois, 
Seigneur  des  seigneurs,  unique  en  sa  majesté,  inaccessible 
en  son  trône,  incomparable  en  sa  puissance.  Les  hommes 
n'ont  point  de  termes  assez  énergiques  pour  parler  dignement 
de  cette  unité  ;  et  voici  néanmoins,  messieurs,  des  paroles  de 
Tertullien  qui  nous  [p.  7]  en  donnent,  ce  me  semble,  une 
grande  idée,  autant  que  le  peut  permettre  la  faiblesse  humaine. 

1.  Var.  malheureux. 

2.  Var.  par. 


43^  CARÊME  DES  MINIMES. 

Il  appelle  Dieu  «  le  souverain  grand,  »  Summum  7nagnum  : 
«  mais  il  n'est  souverain,  dit-il,  qu'à  cause  qu'il  surmonte  tout 
le  reste  :  »  Summum  Victoria  sua  cotistat  (").  «  Et  ainsi,  ne 
souffrant  rien  qui  l'égale  ('),  il  se  fait  lui-même  une  solitude  par 
la  singularité  de  son  excellence  :  »  Alqtie  ex  defectione  œmidi 
solittidinem  quamdam  de  singularitate  prœstantiœ  suœ possi- 
dens,  unicum  est  ('''). 

Voilà  une  manière  de  parler  étrange  ;  mais  cet  homme, 
accoutumé  aux  expressions  fortes,  semble  chercher  des  ter- 
mes nouveaux  pour  parler  d'une  grandeur  qui  n'a  point 
d'exemple.  Est-il  rien  de  plus  majestueux  ni  de  plus  auguste 
que  cette  solitude  de  Dieu  ?  Pour  moi,  je  me  représente, 
messieurs,  cette  majesté  infinie  toute  resserrée  en  elle-même, 
cachée  dans  ses  propres  lumières,  séparée  de  toutes  choses 
par  sa  propre  étendue,  qui  ne  ressemble  pas  les  grandeurs 
humaines,  où  il  y  a  toujours  quelque  faible,  où  ce  qui  s'élève 
d'un  côté  s'abaisse  de  l'autre  ;  mais  qui  est  de  tous  côtés  éga- 
lement forte  et  ég^alement  inaccessible.  Oui  ne  s'étonnerait 
donc,  chrétiens,  de  voir  cet  Unique,  cet  Incomparable,  qui 
sort  de  cette  auguste  solitude  pour  se  faire  des  compagnons? 
O  nouveauté  admirable!  Et  encore  quels  compagnons!  Des 
hommes  mortels  et  pécheurs.  Non  angelos  apprehendit  (^)  : 
«  Il  ne  s'est  point  arrêté  (')  aux  anges,  »  quoiqu'ils  fussent 
pour  ainsi  dire  les  plus  proches  de  son  voisinage.  Il  est  venu 
à  pas  de  géant,  «  sautant,  dit  l'Écriture  ('^),  toutes  les  mon- 
tagnes, »  c'est-à-dire  passant  tous  les  chœurs  des  anges  ;  il  a 
cherché  la  nature  humaine,  que  sa  mortalité  avait  reléguée 
au  plus  bas  étage  de  l'univers,  et  qui  avait  encore  ajouté 
l'éloignement  du  péché  à  l'inégalité  de  la  condition  :  néan- 
moins il  se  l'est  unie,  apprehendit,  il  l'a  saisie  en  l'âme  et  au 
corps,  il  s'est  fait  une  chair  semblable  à  la  nôtre  ;  enfin,  ô 
bonté,  ô  miséricorde  !  enfin  ce  Dieu  en  devenant  homme,  ut 
et  nos  societatem...  {f),  est  venu   traiter  d'égal  avec  nous,  et 

a.  Advers.  Marcion.,  lib.  I,  n.  3.— (^.  Ibid.^n.  4. — c.  Hebr.^  11,  16. — d.  Cani.,  il,  8. 

1.  Var.'û  laisse  tellement  au-dessous  de  soi  tout  ce  qu'on  pourrait  mettre  à 
l'égal  de  lui,  —  lui  égaler... 

2.  Corr.  inachevée:  Il  n'a  point  pris  les  anges,  mais  la  post[ériic  d'.\braham.] 
—  L'orateur  voulait  rendre  l'énergie  du  mot  latin.  Il  y  reviendra  un  peu  plus  bas. 

3.  Réminiscence  vague  de  I  Joan.^  l,  3,  6.  Rien  de  textuel. 


POUR  LA  FÊTE  DE  l'aNNONCIATION.  439 

cela  pour  nous  donner  le  moyen  de  traiter  d'égal  avec  lui  : 
Ex  (rgiio  agebat  Dcils  ciim  Jiomine,  ut  hoijio  achevé  ex  ccqiw 
cum  Deo  possct  (").  Chrétiens,  quelle  nouveauté  !  Oui  a 
jamais  oui  un  pareil  miracle  ?  «  Quelle  nation  de  la  terre  a 
des  dieux  qui  s'approchent  d'elle,  comme  notre  Dieu  s'ap- 
proche de  nous  (''')  ?  » 

Une  telle  condescendance  mériterait  bien,  chrétiens, d'occu- 
per plus  longtemps  nos  esprits,  si  le  mystère  de  cette  journée 
ne  m'obligeait  [p.  8]  à  jeter  les  yeux  sur  la  bienheureuse 
Marie.  Vous  avez  vu  un  Dieu  qui  se  donne  à  nous  ;  c'est  un 
grand  bonheur  pour  notre  nature  :  mais  quelle  gloire  pour 
la  sainte  Vierge  qu'il  se  donne  à  nous  par  son  entremise  ! 
C'est  par  elle  qu'il  entre  au  monde,  c'est  par  elle  qu'il  lie 
avec  nous  cette  société  bienheureuse  ;  non  content  de  l'avoir 
choisie  pour  ce  ministère,  il  envoie  un  des  premiers  de  ses 
anges  pour  lui  en  porter  la  parole  et  comme  pour  demander 
son  consentement.  Chrétiens,  quel  est  ce  mystère  }  Tâchons 
d'en  découvrir  le  secret,  et  lisons-le  dans  l'ordre  des  décrets 
de  Dieu,  selon  que  Dieu  nous  l'a  révélé  ('). 

J'ai  appris  par  son  Ecriture  et  par  le  consentement  unanime 
de  tous  les  siècles,  que  dans  le  mystère  adorable  de  la 
rédemption  de  notre  nature,  c'était  une  résolution  déterminée 
de  la  Providence  divine,  de  faire  servir  à  notre  salut  tout  ce 
qui  avait  été  employé  à  notre  ruine.  Ne  me  demandez  pas  ici 
les  raisons  de  ce  conseil  admirable,  qu'il  serait  trop  long  de 
vous  expliquer;  et  contentez-vous  d'entendre  en  un  mot  que, 
par  une  charitable  émulation.  Dieu  a  voulu  détruire  notre 
ennemi  en  lui  renversant  sur  la  tête  ses  propres  machines,  et 
le  défaisant  pour  ainsi  dire  par  ses  propres  armes. 

C'est  pourquoi  la  foi  nous  enseigne  que  si  un  homme  nous 
perd,  un  homme  nous  sauve  ;  la  mort  règne  dans  la  race 
d'Adam,  c'est  de  la  race  d'Adam  que  la  vie  est  née  ;  Dieu 
fait  servir  de  remède  à  notre  péché  la  mort  qui  en  était 
la  punition  ;  l'arbre  nous  tue,  l'arbre  nous  guérit  ;  et  nous 
voyons  dans  l'Eucharistie  qu'un  manger  salutaire  répare 
le    mal    qu'un    manger  téméraire    avait    fait.    Selon    cette 

a.  Tertull.,a^z/<?rj.  Marcion.^X^.  II, 'n.  27.  Ms.  Ex œquo egit... — b.  Deut.yiw,  7. 
I .  Var.  nous  les  révèle,  —  nous  les  a  révélés. 


440  CAREME  DES  MINIMES. 

merveilleuse  dispensation  que  Dieu  a  voulu  marquer  si 
visiblement  dans  tout  l'ouvrage  de  notre  salut,  il  faut 
conclure  nécessairement  que  comme  les  deux  sexes  sont 
intervenus  dans  la  désolation  de  notre  nature,  ils  devaient 
aussi  concourir  à  sa  délivrance.  Tertullien  l'a  enseigné  dès  les 
premiers  siècles  dans  le  livre  de  la  Chair  de  Jésus-Christ,  où, 
parlant  de  la  sainte  Vierge  :  «  Il  était,  dit-il  (''),  nécessaire 
que  ce  qui  avait  été  perdu  par  ce  sexe  fût  ramené  au  salut 
par  le  même  sexe  :  X>  Ut  qttod pe7'  ehtsmodi  sexum  abierat  in 
perditionem,  per  eumdem  sexum  redigeretur  ad  salutem.  Le 
martyr  saint  I  renée  l'a  dit  devant  lui  (*),  le  grand  saint 
Augustin  l'a  dit  après  ('');  tous  les  saints  Pères  unanimement 
nous  ont  enseigné  la  même  doctrine.  D'où  je  tire  cette  con- 
séquence, qu'il  était  certainement  convenable  que  Dieu  pré- 
destinât une  nouvelle  Eve  aussi  bien  qu'un  nouvel  Adam, 
[p.  9]  afin  de  donner  à  la  terre,  au  lieu  de  la  race  ancienne 
qui  avait  été  condamnée,  une  nouvelle  postérité  qui  fût 
sanctifiée  par  la  grâce. 

Et  certainement,  chrétiens,  si  nous  méditons  en  nous- 
mêmes  les  conseils  impénétrables  de  la  Providence  dans  la 
réparation  de  notre  nature,  et  que  nous  conférions  exacte- 
ment Eve  avec  Marie  dans  le  mystère  de  cette  journée,  nous 
serons  bientôt  convaincus  de  cette  doctrine  si  sainte  et  si 
ancienne.  Voici  le  rapport  qu'en  font  les  saints  Pères,  et  je 
ne  fais  que  répéter  ce  qu'ils  en  ont  dit. 

L'ouvrage  de  notre  corruption  commence  par  Eve,  l'ou- 
vrage de  la  réparation  par  Marie.  La  parole  de  mort  est 
portée  à  Eve,  la  parole  de  vie  à  la  sainte  Vierge,  Eve  était 
vierge  encore,  et  Marie  est  vierge.  Eve  encore  vierge  avait 
son  époux,  et  Marie,  la  Vierge  des  vierges,  a  aussi  le  sien.  La 
malédiction  est  donnée  à  Eve,  la  bénédiction  à  Marie  :  Be7ie- 
dicta  tu  {^).  Un  ange  de  ténèbres  s'adresse  à  Eve,  un  ange  de 
lumière  parle  à  Marie.  L'ange  de  ténèbres  veut  élever  Eve  à 
une  fausse  grandeur  en  lui  faisant  rechercher  la  divinité  : 
«  Vous  serez,  lui  dit-il,  comme  des  dieux  (")  ;  »  l'ange  de 
lumière  établit  Marie  dans  la   véritable  grandeur  par  une 

a.  De  Carne  Christ.^  n.  17.  —  b.  Cont.  Uceres.,  lib.  V.  cap.  XIX.  —  c.  De  Symb. 
ad  Caiech.,  serm.  III,  cap.  iv.  —  d.  Luc,  l,  42.  —  e.  Gen.,  IH,  5. 


POUR  LA  FKTE  DE  L  ANNONCIATION.  44  I 

sainte  société  avec  Dieu  :  «  Le  Seigneur  est  avec  vous,  » 
lui  dit  Gabriel  (").  L'ange  de  ténèbres  parlant  à  Eve  lui 
inspire  un  dessein  de  rébellion  :  «  Pourquoi  est-ce  que  Dieu 
vous  a  commandé  de  ne  point  manger  de  ce  fruit  si  beau  (*)?» 
l'ange  de  lumière  parlant  à  Marie  lui  persuade  l'obéissance  : 
«  Ne  craignez  point,  Marie,  »  lui  dit-il,  et  :  «  Rien  n'est 
impossible  au  Seigneur  (').  »  Eve  crut  au  serpent,  et  Marie 
à  l'ange.  De  cette  sorte,  dit  Tertullien  {^),  une  foi  pieuse 
efface  la  faute  d'une  téméraire  crédulité,  et  «  Marie  répare  en 
croyant  à  Dieu  ce  qu'Eve  avait  ruiné  en  croyant  au  diable  :  » 
Qiiod  illa  credendo  deliquit,  hœc  credendo  delevït.  Enfin,  pour 
achever  le  mystère,  Eve  séduite  par  le  démon  est  contrainte 
de  fuir  devant  la  face  de  Dieu,  et  Marie  instruite  par  l'ange 
est  rendue  digne  de  porter  Dieu  ;  Eve  nous  ayant  présenté 
le  fruit  de  mort,  Marie  nous  présente  le  vrai  fruit  de  vie  : 
afin,  dit  saint  I  renée  (écoutez  les  paroles  de  ce  grand  martyr), 
«  afin  que  la  Vierge  Marie  fût  l'avocate  de  la  vierge  Eve  :  » 
Ui  virginis  Evœ  Virgo  Maria  fier  et  advocata  (^). 

Un  rapport  si  exact  n'est  pas  une  invention  de  l'esprit 
humain.  Après  cela  on  ne  peut  douter  que  Marie  ne  soit 
l'Eve  bienheureuse  de  la  nouvelle  alliance;  qu'elle  n'ait  la 
même  part  à  notre  salut  qu'Eve  a  eu[e]  à  notre  ruine,  c'est- 
à-dire  la  seconde  après  Jésus-Christ  ;  et  qu'Eve  étant  la 
mère  de  tous  les  mortels,  Marie  ne  soit  la  mère  de  tous  les 
vivants.  [P.  lo]  C'est  Dieu  même  qui  nous  persuade  une 
vérité  si  constante  par  l'ordre  admirable  de  tous  ses  desseins, 
par  la  convenance  des  choses  si  évidemment  déclarée,  par  le 
rapport  nécessaire  de  tous  ses  mystères  ('), 

Et  nos  frères  qui  nous  ont  quittés  ne  peuvent  pas  endurer 
notre  dévotion  pour  Marie,  ni  que  nous  la  croyions  après 
Jésus-Christ  la  principale  coopératrice  de  notre  salut!  Qu'ils 
détruisent  donc  ce  rapport  de  tous  les  mystères  divins;  qu'ils 
nous  disent  pour  quelle  raison  Dieu  envoie  son  ange  à  Marie. 
Ne  pouvait-il  pas  faire  son  ouvrage  en  elle  sans  en  avoir  son 

a.  Luc,  I,  28.  —  b.  Gen.,  m,  i.  —  c.  Luc,  l,  30,  37.  —  d.  De  Carne  Christ.^ 
n.  17.  —  e.  Cotii.  Hœres.,  lib.V,  cap.  xix. 

I.  Var.  par  les  convenances...  —  Ces  pense'es  sont  reprises  d'une  ancienne 
Méditation  proposée  aux  associés  du  Scapulaire  (1653J.  —  Cf.  t.  I,  377-383. 


442  CAREME  DES  MINIMES. 

consentement  ?  Ne  paraît-il  pas  plus  clair  que  le  jour  que 
c'a  été  un  conseil  du  Père  ('),  qu'elle  coopérât  à  notre  salut 
et  à  rinc[arnation]  de  son  Fils  par  son  obéissance  et  sa 
charité  ?  Et  si  cette  charité  maternelle  a  tant  opéré  pour  notre 
bonheur  dans  le  mystère  de  l'Incarnation,  sera-t-elle  devenue 
stérile  et  ne  produira-t-elle  plus  rien  en  notre  faveur  ?  Ah  ! 
messieurs,  qui  le  pourrait  croire  ?  Et  si  maintenant  nous 
attendons  d'elle  qu'elle  nous  assiste  de  son  secours,  quel 
crime  faisons-nous  de  le  demander  ?  Est-ce  pour  cela,  nos 
chers  frères,  que  vous  avez  rompu  l'unité,  et  abandonné  la 
communion  dans  laquelle  vos  pères  sont  morts  en  la  charité 
de  Notre  Seigneur?...  Mais  peut-être  n'y  en  a-t-il  pas  qui 
nous  entendent.  Revenons  à  nous,  chrétiens. 

Je  ne  puis  plus  retenir  les  secrets  mouvements  de  mon 
cœur  ;  je  ne  puis  que  je  ne  m'écrie  avec  toute  l'Église  catho- 
lique :  O  sainte,  ô  incomparable  Marie,  nous  crions,  nous 
gémissons  après  vous,  misérables  bannis, enfants  d'Eve  :  Ad 
te  clamamus.  Car  à  qui  auront  leur  recours  les  enfants  captifs 
d'Eve  l'exilée,  sinon  à  la  Mère  des  libres.'*  Et  si  telle  est  la 
doctrine  des  anciens  Pères,  si  telle  est  la  foi  des  martyrs  que 
vous  soyez  l'avocate  d'Eve,  ne  prendrez-vous  pas  aussi  la 
défense  de  sa  postérité  condamnée  ?  Si  donc  Eve  inconsi- 
dérée nous  a  présenté  autrefois  le  fruit  empoisonné  qui  nous 
tue,  ô  Marie  notre  protectrice,  que  nous  recevions  de  vos 
mains  le  fruit  de  vos  bénies  (-)  entrailles,  qui  nous  donne  la  vie 
éternelle  !  Et  Jesuni,  etc.  O  merveille  des  secrets  de  Dieu  ! 
ô  convenance  de  notre  foi!  Car  c'est  l'accomplissement  du 
mystère,  que  nous  recevions  Jésus-Christ  des  mains  de 
Marie  :  elle  nous  le  présente  pour  entrer  en  société  avec 
nous.  Vivons  comme  des  hommes  avec  qui  Jésus-Christ 
s'est  associé  :  Conversabattir  Deus,  ut  Jiomo  divine  agere 
doceretur  {")... 

a,  TertuU.,  Advers.  Alarctoti.,  lib.  II,  n.  27. 

1.  Var.  de  sa  Providence. 

2.  Ms.  bénites  (benistes). 


^pXt^^^A^^^.^.*^^*^^^^ 


i 


CAREME  DES   MINIMES. 


SECOND  PANÉGYRIQUE  de  SAINT 


FRANÇOIS  DE  PAU  LE, 


6  avril  (')  1660. 


Ce  sermon  fît  la  clôture  de  la  station.  Les  premières  et  les  dernières 
paroles  ne  laissent  aucun  doute  sur  ce  point.  Si  Deforis  lui  assigne  la 
date  de  1658,  c'est  qu'il  croyait,  sur  la  foi  de  Ledieu,  que  le  Carême 
des  Minimes  avait  été  prêché  en  cette  année. 

Parmi  les  Minimes,  auditeurs  de  Bossuet  durant  ce  Carême,  M. 
Floquet  mentionne  «  deux  arrière-neveux  du  saint,  les  PP.  Hilarion 
de  Coste  et  Nicolas  Lefebvre  d'Ormesson,  si  dignes  l'un  et  l'autre  de 
cette  glorieuse  parenté,  ))  (Etudes...,  II,  54.) 

Nous  n'avons  pu  retrouver  le  manuscrit  du  discours,et  nous  avons 
dû  nous  borner  à  le  collationner  sur  la  première  édition,  celle  de 
Deforis  (1788). 


I^i'à\  /u  seinper  inecum  es,  et  ouinia 

mea  tua  sufit. 
Mon  fils,  vous  êtes  toujours  avec 

moi,  et  tout  ce  qui  est  à  moi  est  à 

vous. 

{Luc,  XV,  31.) 

JE  ne  pouvais  désirer,  messieurs,  une  rencontre  plus 
heureuse  ni  plus  favorable,  que  de  faire  ici  mon  dernier 
discours  {^)  en  produisant  dans  cette  audience  le  grand 
et  admirable  saint  François  de  Paule.  L'adieu  que  doivent 
dire  aux  fidèles  les  prédicateurs  de  l'Évangile  ne  doit  être 
autre  chose  qu'un  pieux  désir,  par  lequel  ils  tâchent  d'attirer 
sur  eux  les  bénédictions  célestes  ;  et  c'est  ce  que  fait  l'apôtre 
saint  Paul,  lorsque,  se  séparant  des  Ephésiens,  il  les  recom- 
mande au  grand  Dieu,  et  à  sa  grâce  toute-puissante  :  Et 
mine  commendo  vos  Deo,   et  verbo  gratiœ  ipsius  ('*).  Je  ne 

a.  Act.,  XX,  32. 

1.  La  fête  tombe  le  2  avril;  mais  c'était,  en  1660,  le  vendredi  de  Pâques  :  elle 
fut  renvoyée  au  premier  jour  libre. 

2.  Var,  de  finir  cet  ouvrage  que  j'ai  entrepris. 


I 


444  CAREME  DES  MINIMES. 

doute  pas,  chrétiens,  que  les  vœux  (')  de  ce  saint  apôtre 
n'aient  été  suivis  de  l'exécution;  mais,  ne  pouvant  pas  espé- 
rer un  pareil  effet  de  prières  comme  les  miennes,  ce  m'est 
une  consolation  particulière  de  vous  faire  paraître  saint 
François  de  Paule  pour  vous  bénir  en  Notre  Seigneur.  Ce 
sera  donc  ce  grand  patriarche  qui,  vous  trouvant  assemblés 
dans  une  église  qui  porte  son  nom,  étendra  aujourd'hui  les 
mains  sur  vous  ;  ce  sera  lui  qui  vous  obtiendra  les  grâces  du 
ciel,  et  qui,  laissant  dans  vos  esprits  l'idée  (^)  de  sa  sainteté 
et  la  mémoire  de  ses  vertus,  confirmera  par  ses  beaux  exem- 
ples les  vérités  évangéliques  qui  vous  ont  été  prêchées  (^) 
durant  ce  carême.  Animé  de  cette  pensée,  je  commencerai 
ce  discours  avec  une  bonne  espérance  ;  et,  de  peur  qu'elle 
ne  soit  vaine,  je  prie  Dieu  de  la  confirmer  {■*)  par  la  grâce  de 
son  Saint-Esprit,  que  je  lui  demande  humblement  par  l'in- 
tercession de  la  sainte  Vierge  :  Ave. 

Ne  parlons  pas  toujours  du  pécheur  qui  fait  pénitence,  ni 
du  prodigue  qui  retourne  dans  la  maison  paternelle.  Qu'on 
n'entende  pas  toujours  dans  les  chaires  la  joie  de  ce  père 
miséricordieux,  qui  a  retrouvé  son  cadet  qu'il  avait  perdu.  Cet 
aîné  fidèle  et  obéissant,  qui  est  toujours  demeuré  auprès  de 
son  père  {^)  avec  toutes  les  soumissions  d'un  bon  fils,  mérite 
bien  aussi  qu'on  loue  quelquefois  sa  persévérance.  Il  ne  faut 
pas  laisser  dans  l'oubli  cette  partie  de  la  parabole  ;  et  l'inno- 
cence toujours  conservée,  telle  que  nous  la  voyons  en  Fran- 
çois de  Paule, doit  aussi  avoir  ses  panégyriques.  Il  est  vrai  que 
l'Evangile  semble  ne  retentir  de  toutes  parts  que  du  retour  de 
ce  prodigue  ;  il  occupe,  ce  semble,  tout  l'esprit  du  père  ;  vous 
diriez  qu'il  n'y  ait  que  lui  qui  le  touche  au  cœur.  Toutefois, 
au  milieu  du  ravissement  que  lui  donne  son  cadet  retrouvé, 
il  dit  deux  ou  trois  mots  à  l'aîné,  qui  lui  témoignent  une 
affection  bien  particulière  (^)  :  «  Mon  fils,  vous  êtes  toujours 


Var.  les  souhaits. 

Var.  vous  laissant  en  partage  l'exemple  de  ses  vertus. 

Var.  que  j'ai  tâché  de  vous  annoncer. 

Var.  de  lui  donner  l'affermissement. 

Var.  près  de  sa  personne. 


PANÉGYRIQUE  DE  SAINT  FRAN(^OIS  DE  PAULE.  445 

avec  moi,  et  tout  ce  qui  est  à  moi  est  à  vous;  »  eh  !  (')  je  vous 
prie,  ne  vous  fichez  pas  si  je  laisse  aujourd'hui  épancher  ma 
joie  sur  votre  frère  que  j'avais  perdu,  et  que  j'ai  retrouvé 
contre  mon  attente  :  Fili,  tu  scmper  mecum  es  ;  c'est-à-dire, 
si  nous  l'entendons  (')  :  Mon  fils,  je  sais  bien  reconnaître 
votre  obéissance  toujours  constante,  et  elle  m'inspire  pour 
vous  un  fonds  d'amitié,  laquelle  ne  laisse  pas  d'être  plus 
forte,  encore  que  vous  ne  la  voyez  {f)  pas  accompagnée  de 
cette  émotion  sensible  que  me  donne  le  retour  inopiné  de 
votre  frère  :  «  vous  êtes  toujours  avec  moi,  et  tout  ce  qui  est 
à  moi  est  à  vous  ;  nos  cœurs  et  nos  intérêts  ne  sont  qu'un  :  » 
Tu  semper  uiecum  es,et  omnia  7}iea  tua  sîinl.WoW^  une  parole 
bien  tendre  :  cet  aîné  a  un  beau  partage,  et  garde  bien  sa  place 
dans  le  cœur  du  père. 

Cette  parole,  messieurs,  se  traite  rarement  dans  les  chaires, 
parce  que  cette  fidélité  inviolable  ne  se  trouve  guère  dans 
les  mœurs.  Qui  de  nous  n'est  jamais  sorti  de  la  maison  de  son 
père  }  Qui  de  nous  n'a  pas  été  prodigue  ?  Qui  n'a  pas  «  dis- 
sipé sa  substance»  par  une  vie  déréglée  et  licencieuse  }  Qui 
n'a  pas  repu  les  pourceaux,  c'est-à-dire,  ses  passions  corrom- 
pues }  Puisqu'il  y  en  a  si  peu  dans  l'Eglise  qui  aient  su  gar- 
der sans  tache  l'intégrité  de  leur  baptême,  il  est  beaucoup 
plus  nécessaire  de  rappeler  les  pécheurs,  que  de  parler  des 
avantag-es  de  l'innocence.  Et  toutefois,  chrétiens,  comme 
l'Eglise  nous  montre  aujourd'hui,  en  la  personne  de  saint 
François  de  Paule,  une  sainteté  extraordinaire,  qui  s'est 
commencée  dès  l'enfance,  et  qui  s'est  toujours  augmentée 
jusqu'à  son  extrême  vieillesse  ('*)  ;  comme  nous  voyons  en  ce 
grand  homme  un  religieux  accompli  ;  comme  nous  admirons, 
dans  sa  longue  vie,  un  siècle  presque  tout  entier  d'une  piété 
toujours  également  soutenue  :  prodigues  que  nous  sommes, 
respectons    cet    aîné    toujours  fidèle,  et   célébrons  les  pré- 

1.  Édii.  et.  —  Cf.  ci-dessus,  369,  etc. 

2.  Var.  si  nous  le  savons  entendre. 

3.  Deforis  met  ainsi  l'indicatif.  Les  exemples  de  cette  construction  sont 
assez  fréquents.  A  vrai  dire,  Bossuet,  écrivant  de  même  façon  l'indicatif  et  le 
subjonctif  de  ce  verbe  (au  pluriel),  n'avait  pas  dû  indiquer  quel  mode  il  préférait 
ici. 

4.  l'ar.  jusqu'à  la  vieillesse  décrépite. 


440  CARÊxME  DES  MINIMES. 

rogatives  de  la  sainteté  baptismale  si  soigneusement  con- 
servée. 

Je  les  trouve  toutes  ramassées  dans  les  paroles  de  mon 
texte.  Être  toujours  avec  Jésus-Christ,  sur  sa  croix  et  dans 
ses  souffrances,  dans  le  mépris  du  monde  et  des  vanités  ;  et 
être  toujours  avec  Jésus-Christ,  par  une  sainte  correspon- 
dance de  charité,  et  une  véritable  unité  de  cœur  :  voilà  deux 
choses  qui  sont  renfermées  dans  la  première  partie  de  mon 
texte  :  Fili,  tu  sempcr  mecum  es  :  «  Mon  fils, vous  êtes  toujours 
avec  moi.  »  Mais  il  ajoute,  pour  comble  de  gloire:  «  Et  tout  ce 
qui  est  à  moi  est  à  vous  :  »  Et  omnia  mea  tua  sunt  :  c'est-à- 
dire  que  l'innocence  a  un  droit  acquis  sur  tous  les  biens  de 
son  Créateur.  Ce  sont,  mes  frères,  les  trois  avantages  qu'a 
donnés  à  François  de  Paule  l'intégrité  baptismale.  Nous 
commençons  dans  le  saint  baptême  à  être  avec  Jésus-Christ 
sur  la  croix,  parce  que  nous  y  professons  (')  le  mépris  du 
monde  :  saint  François,  dès  son  enfance,  a  éternellement 
rompu  le  commerce  avec  lui  (-)  par  une  vie  pénitente  et 
mortifiée.  Nous  commençons  dans  le  saint  baptême  à  nous 
unir  à  Dieu  par  la  charité  :  il  n'a  jamais  cessé  d'avancer  tou- 
jours dans  cette  bienheureuse  communication.  Nous  acqué- 
rons dans  le  saint  baptême  un  droit  particulier  sur  les  biens 
de  Dieu  :  et  saint  François  a  tellement  conservé  et  même 
encore  augmenté  ce  droit,  qu'on  l'a  vu  maître  de  soi-même 
et  de  toutes  choses, par  une  puissance  miraculeuse  que  Dieu 
lui  avait  donnée  presque  sur  toutes  les  créatures.  Ces  trois 
merveilleux  avantages  de  la  sainteté  baptismale,  tous  ra- 
massés dans  mon  texte,  et  dans  la  personne  de  François 
de  Paule,  feront  le  partage  de  ce  discours,  et  le  sujet  de  vos 
attentions. 

premier  point. 

C'est  une  fausse  imagination  que  de  croire  que  l'obli- 
gation de  quitter  le  monde  ne  regarde  que  les  cloîtres  et 
les  monastères.   Ce  qu'a    dit    l'apôtre    saint   Paul    ("),  que 

a.  Rom.,  VI,  3,  4. 

1.  Var.  c'est-à-dire  à  professer... 

2.  Var.  il  a  cternellement  rompu  le  commerce  avec  le  monde  par  les  exercices 
de  la  pénitence. 


l'ANÉGYRIQUE  DE  SAINT  FRANÇOIS  DE  l'AULE.  447 

nous  sommes  morts  et  ensevelis  avec  Jésus-Christ,  étant 
une  dépendance  de  notre  baptême,  oblige  également  tous 
les  fidèles,  et  leur  impose  une  nécessité  indispensable  de 
rompre  tout  commerce  avec  le  monde.  Et  en  effet,  mes- 
sieurs, les  liens  qui  nous  attachent  au  monde,  se  formant 
en  nous  par  la  naissance,  il  est  clair  qu'ils  se  doivent  rompre 
par  la  mort.  Les  morts  ne  sont  plus  de  rien,  ils  n'ont  plus  de 
part  à  la  société  humaine:  c'est  pourquoi  les  tombeaux  sont 
appelés  des  solitudes  :  zEdificant  sibi solitudines  (").  Si  donc 
nous  sommes  morts  en  Jésus-Christ  par  le  saint  baptême, 
nous  avons  par  conséquent  renoncé  au  monde. 

Le  grand  apôtre  saint  Paul  (')  nous  a  expliqué  profondé- 
ment ce  que  c'est  que  cette  mort  spirituelle, lorsqu'il  a  parlé  en 
ces  termes  :  «  Le  monde,  dit-il,  est  crucifié  pour  moi,  et  moi  je 
suis  crucifié  pour  le  monde  :  »  Mihi  mundiis  criicijîxus  est,  et 
egoimmdoi^).  Le  docte  et  éloquent  saint  Jean  Chrysostome 
fait  une  belle  réflexion  sur  ces  paroles  :  Ce  n'est  pas  assez, 
dit-il  ("), à  l'Apôtre  que  le  chrétien  soit  mort  au  monde;  mais 
il  ajoute  encore  :  il  faut  que  le  monde  soit  mort  pour  le  chré- 
tien :  et  cela,  pour  nous  faire  entendre  que  le  commerce  est 
rompu  des  deux  côtés,  et  qu'il  n'y  a  plus  aucune  alliance. Car, 
poursuit  ce  docte  interprète,  l'Apôtre  considérait  que  non 
seulement  les  vivants  ont  quelques  sentiments  les  uns  pour 
les  autres,  mais  qu'il  leur  reste  encore  quelque  affection  pour 
les  morts  ;  ils  en  conservent  le  souvenir  ;  ils  leur  rendent 
quelques  honneurs,  ne  serait-ce  que  ceux  de  la  sépulture. C'est 
pourquoi  l'apôtre  saint  Paul  ayant  entrepris  de  nous  faire 
entendre  jusqu'à  quelle  extrémité  le  fidèle  doit  se  dégager  de 
l'amour  du  monde  :  Ce  n'est  pas  assez,  nous  dit-il,  que  le  com- 
merce soit  rompu  entre  le  monde  et  le  chrétien,  comme  il 
l'est  entre  les  vivants  et  les  morts;  car  il  y  a  souvent  quelque 

a.  Job,  III,  14.  —  b.  Galat.,  VI,  14.  —  c.  De  Cotnpiinct.,  lib.  II,  n.  2. 

I.  Kzr.  Pour  garder  l'intégrité  baptismale,  et  mériter  d'entendre  ces  belles 
paroles  de  la  bouche  de  Jésus-Christ  :  «  Mon  fils,  tu  es  toujours  avec  moi,  »il 
faut  se  résoudre  avant  toutes  choses  de  ne  le  quitter  jamais  dans  ses  souffrances, 
et  de  le  suivre  persévéramment  à  sa  croix.  L'homme  baptisé,  chrétiens,  est 
un  homme  crucifié  avec  le  Sauveur,  et  saintPaul  nous  a  expliqué  admirablement 
à  quoi  nous  oblige  ce  crucifiement,  lorsqu'il  a  écrit  ainsi  aux  Galates  :  Mihi 
mundus... 


448  CARÊME  DES  MINIMES. 

affection  {')  des  vivants  aux  morts,  qui  va  les  rechercher 
dans  le  tombeau  même.  Il  faut  une  plus  grande  rupture  ;  et, 
afin  qu'il  n'y  reste  plus  aucune  alliance,  tel  qu'est  un  mort  à 
l'égard  d'un  mort,  tel  doit  être  le  monde  et  le  chrétien  :  Mihi 
mu7idus  cruci/ixtis  est,  et  ego  muiido.  Où  va  cela  (^),  chrétiens, 
et  où  nous  conduit  ce  raisonnement  ?  Il  faut  vous  en  donner, 
en  peu  de  paroles,  une  idée  plus  particulière. 

Ce  qui  nous  fait  vivre  au  monde,  c'est  l'inclination  pour  le 
monde  (^)  :  ce  qui  fait  vivre  le  monde  pour  nous,  c'est  un  cer- 
tain éclat  qui  nous  charme  {*)  dans  les  biens  du  monde.  La 
mort  éteint  les  inclinations,  la  mort  ternit  le  lustre  de  toutes 
choses  :  c'est  pourquoi,  dit  saint  Paul,  je  suis  mort  au  monde, 
je  n'ai  plus  d'inclination  pour  le  monde  :  le  monde  est  mort 
pour  moi,  il  n'a  plus  d'éclat  pour  mes  yeux.  Comme  on  voit 
dans  le  plus  beau  corps  du  monde,  qu'aussitôt  que  l'âme  s'en 
est  retirée,  encore  que  les  linéaments  soient  presque  les 
mêmes,  cette  fleur  de  beauté  se  passe,  et  cette  bonne  grâce 
s'évanouit  :  ainsi  le  monde  est  mort  pour  le  chrétien  i^)  ;  il 
n'a  plus  d'appas  qui  l'attirent,  ni  de  charmes  qui  touchent  son 
cœur.  Voilà  cette  mort  spirituelle,  qui  sépare  le  monde  et  le 
chrétien  :  telle  est  l'obligation  du  baptême.  Mais  si  nous 
avons  si  mal  observé  les  promesses  que  nous  avons  faites, 
admirons  du  moins  aujourd'hui  la  sainte  obstination  de  saint 
François  de  Paule  à  combattre  la  nature  et  ses  sentiments  ; 
admirons  la  fidélité  inviolable  de  ce  grand  homme,  qui  a  été 
envoyé  de  Dieu  pour  faire  revivre  en  son  siècle  cet  esprit 
de  mortification  et  de  pénitence,  c'est-à-dire,  le  véritable 
esprit  du  christianisme,  presque  entièrement  aboli  par  la 
mollesse. 

Que  dirai-je  ici,  chrétiens,  et  par  où  commencerai-je  l'éloge 

1.  Var.  quelque  liaison. 

2.  Var.  Que  veut  dire  cette  rupture...? 

3.  Var.  pour  les  biens  du  monde. 

4.  Var.  éblouit. 

5.  Var.  en  tant  qu'il  n'a  plus  d'attraits  pour  son  cœur  ;  et  le  chrétien  est  mort 
pour  le  monde,  en  tant  qu'il  n'a  plus  d'amour  pour  ses  vains  plaisirs,  et  que  s'il 
a  pour  lui  quelque  reste  d'inclination,  il  ne  cesse  de  la  combattre  par  une  vie 
pénitente.  C'est  ce  qui  s'appelle  dans  l'Écriture  être  crucifié  avec  Jésus-Christ. 
Nous  le  devons  être  par  notre  baptême,  où  nous  contractons  tous  l'obligation  de 
mortifier  en  nous  l'amour  des  plaisirs. 


PANÉGYRIQUE  DE  SAINT  FRANÇOIS  DE  l'AULE.  449 

de  sa  pénitence?  Ou'admirerai-je  le  plus,  ou  qu'il  l'ait  sitôt 
commencée,  ou  qu'il  l'ait  fait  durer  si  longtemps  avec  une 
pareille  vigueur?  Sa  tendre  enfance  l'a  vu[e]  naître  en  lui,  sa 
vieillesse  la  plus  décrépite  ne  l'a  jamais  vu[e]  relâchée.  Par 
l'une  de  ces  entreprises,  il  a  imité  Jean-Baptiste,  et  par  l'autre 
il  a  égalé  les  Paul,  les  Antoine,  les  Hilarion.  Vous  allez  voir, 
messieurs,  en  ce  grand  homme  un  terrible  renversement  de 
la  nature;  et,  afin  de  le  bien  entendre,  représentez-vous  en 
vous-mêmes  quelles  sont  ordinairement  dans  tous  les  hom- 
mes les  deux  extrémités  de  la  vie  :  je  veux  dire,  l'enfance  et 
la  vieillesse.  Elles  ont  déjà  cela  de  commun,  que  la  faiblesse 
et  l'infirmité  sont  leur  partage.  L'enfance  est  faible,  parce 
qu'elle  ne  fait  que  commencer  ;  la  vieillesse,  parce  qu'elle 
approche  de  sa  ruine  ("),  prête  à  tomber  par  terre.  Dans  l'en- 
fance, le  corps  est  semblable  à  un  bâtiment  encore  imparfait; 
et  il  ressemble  dans  la  vieillesse  à  un  édifice  caduc,  dont  les 
fondements  sont  ébranlés.  Les  désirs  en  l'une  et  en  l'autre 
sont  proportionnés  à  leur  état.  Avec  le  même  empressement 
que  l'enfance  montre  pour  la  nourriture,  la  vieillesse  s'étudie 
aux  précautions  ;  parce  que  l'une  veut  acquérir  ce  qui  lui 
manque,  et  l'autre  retenir  ce  qui  lui  échappe.  Ainsi  l'une 
demande  (^)  des  secours  pour  s'avancer  à  sa  perfection,  et 
l'autre  cherche  des  appuis  pour  soutenir  sa  défaillance.  C'est 
pourquoi  elles  sont  toutes  deux  entièrement  appliquées  à  ce 
qui  touche  le  corps  :  la  dernière,  sollicitée  par  la  crainte  ;  et 
la  première,  poussée  par  un  secret  instinct  de  la  nature. 

François  de  Paule,  messieurs,  est  un  homme  que  Dieu  a 
voulu  envoyer  au  monde,  pour  nous  montrer  que  les  lois  de 
la  nature  cèdent,  quand  il  lui  plaît,  aux  lois  de  la  grâce.  Nous 
voyons  en  cet  homme  admirable,  contre  tout  l'ordre  de  la 
nature,  un  enfant  qui  modère  ses  désirs,  un  vieillard  qui 
n'épargne  pas  son  peu  de  force.  C'est  ce  fils  fidèle  et  persé- 
vérant, qui  est  toujours  avec  Jésus-Christ.  Jésus  a  toujours 
été  dans  les  travaux  :  In  laboribus  a  juventute  mea  (")  ;  il  a 

a.  Ps.,  Lxxxvii,  16. 

1.  Var.  parce  qu'elle  est  prête  à  s'e'teindre.  —  Peut-être  les  mots  :  «  prête  à 
tomber  par  terre,  »  sont-ils,  eux  aussi,  une  autre  variante. 

2.  Var.  désire. 

Sermons  de  Bossuet.  —  III.  29 


450  CAREME  DES  MINIMES. 

toujours  été  sur  la  croix  :  François  de  Paule,  enfant,  com- 
mence les  travaux  de  sa  pénitence.  Il  n'avait  que  six  ou  sept 
ans,  que  des  religieux  très  réformés  admiraient  sa  vie  austère 
et  mortifiée.  A  treize  ans,  il  quitte  le  monde  et  se  jette  dans 
un  désert,  de  peur  de  souiller  son  innocence  par  la  contagion 
du  siècle.  Grâce  du  baptême,  mort  spirituelle,  où  as-tu  jamais 
paru  avec  plus  de  force  ?  Cet  enfant  est  déjà  crucifié  au 
monde,  cet  enfant  est  déjà  mort  au  monde,  auquel  il  n'a 
jamais  commencé  de  vivre  !  Cela  est  admirable,  sans  doute  ; 
mais  voici  qui  ne  l'est  pas  moins. 

A  quatre-vingt-onze  ans,  ni  ses  fatigues  continuelles,  ni 
son  extrême  caducité,  ne  le  peuvent  obliger  de  modérer  la 
sévérité  de  sa  vie.  Il  fait  un  carême  éternel  ;  et  dans  la 
rigueur  de  son  jeûne,  un  peu  de  pain  est  sa  nourriture,  de 
l'eau  toute  pure  étanche  sa  soif:  à  ses  jours  de  réjouissance, 
il  y  ajoute  quelques  légumes;  voilà  les  ragoûts  de  François 
de  Paule.  Au  milieu  de  cette  rigueur,  de  peur  de  manger  pour 
le  plaisir,  il  attend  toujours  la  dernière  nécessité.  Il  ne  songe 
à  prendre  sa  réfection,  que  lorsqu'il  sent  que  la  nuit  approche. 
Après  avoir  vaqué  tout  le  jour  au  service  de  son  Créateur,  il 
croit  avoir  quelque  droit  de  penser  [à]  pourvoir  à  l'infirmité 
de  la  nature.  Il  traite  son  corps  comme  un  mercenaire,  à  qui 
il  donne  son  pain  quand  il  a  achevé  sa  journée.  Par  une 
nourriture  modique,  il  se  prépare  à  (')  un  sommeil  léger; 
louant  la  munificence  divine,  de  ce  qu'elle  lui  apprend  si  bien 
à  se  contenter  de  peu.  Telle  est  la  conduite  de  saint  François 
en  santé  et  en  maladie;  tel  est  son  régime  de  vivre.  Une 
vigueur  spirituelle,  qui  se  renouvelle  et  se  fortifie  de  jour  en 
jour,  ne  permet  pas  à  son  âme  de  sentir  la  caducité  de  l'âge. 
C'est  cette  jeunesse  intérieure  qui  soutenait  ses  membres 
cassés,  dans  sa  vieillesse  décrépite,  et  lui  a  fait  continuer  sa 
pénitence  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie. 

Voici,  mes  frères,  un  grand  exemple,  pour  confondre  notre 
mollesse.  O  Dieu  de  mon  cœur  !  quand  je  considère  que  cet 
homme  si  pur  et  si  innocent,  cet  homme  qui  est  toujours 
demeuré  dans  l'enfance  et  la  simplicité  du  saint  baptême, 

I.  Cette  préposition   était-elle  réellement  dans  le   texte.'' Plus  haut,   Deforis 
l'omettait,  où  elle  nous  a  paru  nécessaire. 


PANÉGYRIQUE  DE  SAINT  I-RANÇÛIS  UE  l'AULE.  45  1 

fait  une  pénitence  si  riooureuse,  je  frémis  jusqu'au  fond  de 
l'âme,  et  les  continuelles  mortifications  de  cet  innocent  me 
font  trembler  pour  les  criminels  qui  vivent  dans  les  délices. 
Quand  nous  aurions  toujours  conservé  la  sainteté  baptismale, 
la  seule  conformité  avec  Ji':sus-Christ  nous  oblige  (')  d'em- 
brasser sa  croix,  en  mortifiant  nos  mauvais  désirs.  Mais 
lorsque  nous  avons  été  assez  malheureux  pour  perdre  la 
sainteté  et  la  grâce  par  quelque  faute  mortelle,  il  est  bien 
aisé  de  juger  combien  alors  cette  obligation  est  redoublée. 
Car  l'apôtre  saint  Paul  nous  enseigne  que  quiconque  déchoit 
de  la  grâce,  crucifie  de  nouveau  Ji^sus-Christ  ('');  qu'il  perce 
encore  une  fois  ses  pieds  et  ses  mains;  que  non  seulement  il 
répand,  mais  encore  qu'il  foule  aux  pieds  son  sang  précieux  ('''). 
S'il  est  ainsi,  chrétiens  mes  frères,  pour  réparer  cet  attentat 
par  lequel  nous  crucifions  Jésus-Christ,  que  pouvons-nous 
faire  autre  chose  sinon  de  nous  crucifier  nous-mêmes,  et  de 
venger  sur  nos  propres  corps  l'injure  que  nous  avons  faite  à 
notre  Sauveur  ? 

Tout  autant  que  nous  sommes  de  pécheurs,  prenons 
aujourd'hui  ces  sentiments;  et  imprimons  vivement  en  nos 
esprits  cette  obligation  indispensable  de  venger  Jésus- 
Christ  en  nous-mêmes.  Je  ne  vous  demande  pas  pour  cela 
ni  des  jeûnes  continuels,  ni  des  macérations  extraordinaires, 
quoique,  hélas!  quand  nous  le  ferions,  la  justice  divine  aurait 
droit  d'en  exiger  encore  beaucoup  davantage,  mais  notre 
lâcheté  et  notre  faiblesse  ne  permettent  pas  seulement  que 
l'on  nous  propose  une  médecine  si  forte  :  du  moins,  corrigeons 
nos  mauvais  désirs  ;  du  moins,  ne  pensons  jamais  à  nos 
crimes  sans  nous  affliger  devant  Dieu  de  notre  prodigieuse 
ingratitude.  Ne  donnons  point  de  bornes  à  une  si  juste  dou- 
leur; et  songeons  qu'étant  subrogée  à  une  peine  d'une  éter- 
nelle durée,  elle  doit  imiter  en  quelque  sorte  son  intolérable 
perpétuité  :  faisons-la  donc  durer  du  moins  (-)  jusqu'à  l'a  fin 

a.  Hebr.,  vi,  6.  —  b.  Ibid.,  X,  29. 

1.  Var.  nous  engage  à  nous  crucifier  avec  lui  en  mortifiant  nos  mauvais  désirs. 
Car  puisque  saint  Paul  nous  enseigne  que  tout  autant  que  nous  sommes  de  bap- 
tisés, nous  avons  été  revêtus  de  Jésus-Christ,  cette  bienheureuse  conformité 
que  nous  devons  avoir  avec  lui  suffit  pour  nous  obliger  de  prendre  part  à  sa  croix, 

2.  Var.  en  s'étendant  du  moins  jusqu'à. 


452  CAREME  DES  MINIMES. 

de  notre  vie.  Heureux  ceux  que  la  mort  vient  surprendre  (') 
dans  les  humbles  sentiments  de  la  pénitence  {')  !  Je  parle  mal, 
chrétiens  ;  la  mort  ne  les  surprend  pas.  La  mort  pour  eux 
n'est  pas  une  mort;  elle  n'est  mort  que  pour  ceux  qui  vivent 
enivrés  de  l'amour  du  monde. 

Notre  incomparable  (^)  François  était  à  la  cour  de  Louis 
XI,  où  l'on  voyait  tous  les  jours  et  le  pouvoir  de  la  mort,  et 
son  impuissance  :  son  pouvoir,  sur  ce  grand  monarque  ;  son 
impuissance,  sur  ce  pauvre  ermite.  Louis,  resserré  dans  ses 
forteresses,  et  environné  de  ses  gardes,  ne  sait  à  qui  confier 
sa  vie;  et  la  crainte  de  la  mort  le  saisit  de  telle  sorte  qu'elle 
lui  fait  méconnaître  ses  meilleurs  amis.  Vous  voyez  un  prince, 
messieurs,  que  la  mort  réduit  en  un  triste  état  ;  toujours 
tremblant,  toujours  inquiet,  il  craint  généralement  tout  ce  qui 
l'approche  ;  et  il  n'est  précaution  qu'il  ne  cherche  pour  se 
garantir  de  cette  ennemie, qui  saura  bien  éluder  ses  soins  et  les 
vains  raffinements  de  sa  politique. 

Regardez  maintenant  le  pauvre  François,  et  voyez  si  elle 
lui  fera  seulement  froncer  les  sourcils.  Il  la  contemple  avec 
un  visage  riant  ;  elle  ne  lui  est  pas  inconnue  ;  et  il  y  a  déjà 
trop  longtemps  qu'il  s'est  familiarisé  avec  elle  pour  être 
étonné  de  ses  approches.  La  mortification  l'a  accoutumé  à  la 
mort  ;  les  jeûnes  et  la  pénitence,  dit  Tertullien  (''),  la  lui  ont 
déjà  fait  voir  de  près,  et  l'ont  souvent  avancé  dans  son  voi- 
sinage ;  Sœpejejunans,  mortem  de proximo  novit.  Il  sortira  du 
monde  plus  légèrement  ;  il  s'est  déjà  déchargé  lui-même 
d'une  partie  de  son  corps,  comme  d'un  empêchement  impor- 
tun à  l'âme  :  Prœuiisso  jam  saiiguinis  succo,  tanqiiam  aniinœ 
impedimento.  C'est  pourquoi,  sentant  {f)  approcher  la  mort,  il 
lui  tend  de  bon  cœur  les  bras  ;  il  lui  présente    avec  joie  ce 

a.  De  Jejim.^  n.  I2. 

1.  Var.  saisit. 

2.  Var.  Dieu  a  promis  la  rémission  à  la  pénitence,  mais  il  ne  s'est  pas  engagé 
à  donner  du  temps  à  tes  remises. 

3.  Var.  C'est  vous,  sainte  pénitence,  qui  avez  fait  mourir  saint  François  de 
Paule  avec  cette  tranquillité  admirable  ;  c'est  vous  qui  lui  donnez  un  avantage 
par  dessus  le  plus  grand  monarque  du  monde.  Je  vois  trembler  Louis  XI  au 
milieu  de  ses  gardes  et  de  ses  forteresses,et  l'appréhension  de  la  mort  ne  lui  laisse 
plus  aucun  repos.  Voilà  un  roi  en  un  état  bien  déplorable,  toujours   tremblant... 

4.  Var.  voyant. 


PANÉGYRIQUE  DE  SAINT  FRANÇOIS  DE  PAULE.  453 

qui  lui  reste  de  corps,  et  d'un  visage  riant  il  lui  désigne  (') 
l'endroit  où  elle  doit  frapper  son  dernier  coup.  O  mort,  lui 
dit-il,  quoique  le  monde  te  nomme  cruelle  et  inexorable,  tu 
ne  me  feras  aucun  mal,  parce  que  tu  ne  m'ôteras  rien  de  ce 
que  j'aime.  Bien  loin  de  rompre  le  cours  de  mes  desseins, tu 
ne  feras  qu'achever  l'ouvrage  que  j'ai  commencé,  en  me  dé- 
faisant de  toutes  les  choses  dont  je  tâche  de  me  défaire  il  y 
a  longtemps.  Tu  me  déchargeras  de  ce  corps  :  ô  mort,  je  t'en 
remercie  ;  il  y  a  plus  de  quatre-vingts  ans  que  je  travaille 
moi-même  à  m'en  décharger.  J'ai  professé,  dans  le  baptême, 
que  ses  désirs  ne  me  touchaient  pas  (^)  ;  j'ai  tâché  de  les 
couper  ('')  pendant  tout  le  cours  de  ma  vie  :  ton  secours,  ô 
mort,  m'était  nécessaire,  pour  en  arracher  la  racine  ;  tu  ne 
détruis  pas  ce  que  je  suis,  mais  tu  achèves  ce  que  je  fais. 

Telle  est  la  force  de  la  pénitence.  Celui  qui  aime  ses  exer- 
cices a  toujours  son  âme  en  ses  mains,  et  est  prêt,  à  tout 
moment,  de  la  rendre.  L'admirable  François  de  Paule,  tout 
rempli  de  ces  sentiments,  et  nourri  dès  sa  tendre  enfance  sur 
la  croix  de  notre  Sauveur,  n'avait  garde  de  craindre  la  mort. 
Mais  nous  parlons  déjà  de  sa  mort, et  nous  ne  faisons  encore 
que  de  commencer  les  merveilles  de  sa  sainte  vie:  l'ordre 
des  choses  nous  y  a  conduits.  Mais  continuons  la  suite  de 
notre  dessein  ;  et,  après  avoir  vu  notre  grand  saint  François 
uni  si  étroitement  avec  Jésus-Christ  dans  la  société  de  ses 
souffrances,  voyons-le  dans  la  bienheureuse  participation  de 
sa  sainte  familiarité  :  Tu  seniper  mecitin  es  :  c'est  ma  seconde 
partie. 

SECOND    POINT. 

Saint  Paul,  écrivant  aux  Hébreux,  a  prononcé  cette  sen- 
tence dans  le  chapitre  vi  de  cette  Epltre  admirable  :  «  Il  est 
impossible, dit  il,  que  ceux  qui  ont  reçu  une  fois  dans  le  saint 
baptême  les  lumières  de  la  grâce,  qui  ont  goûté  le  don  céleste, 
qui  ont  été  faits  participants  du  Saint-Esprit,  et  sont  tombés 
volontairement  de  cet  état  bienheureux,  soient  jamais  renou- 
velés par  la  pénitence  :  »  Inipossibile  est  rursum  renovari  ad 

1.  Var.   montre. 

2.  Var.  ne  me  seraient  rien. 

3.  Var.  retrancher,  ou  mortifier. 


454  CAREME  DES  MINIMES. 

pœniteniiam  (").  Je  m'éloignerais  (')  de  la  vérité,  si  je  voulais 
conclure  de  ce  passage,  comme  faisaient  les  Novatiens,  que 
ceux  qui  sont  une  fois  déchus  de  la  grâce  n'y  peuvent  jamais 
être  rétablis  ;  mais  je  ne  croirai  pas  me  tromper,  si  j'en  tire 
cette  conséquence  (")  qu'il  y  a  je  ne  sais  quoi  de  particulier 
dans  l'intégrité  baptismale,  qu'on  ne  retrouve  jamais  quand 
on  l'a  perdue  :  Iinpossibile  est  rursum  renovari.  Rendez-lui 
sa  première  robe,  dit  ce  père  miséricordieux,  parlant  du 
prodigue  pénitent  (')  ;  c'est  à  dire, rendez-lui  la  justice  {"*)  dont 
il  s'était  dépouillé  lui-même.  Cette  robe  lui  est  rendue,  je  le 
confesse.  Qu'elle  est  belle  et'resplendissante!  Mais  elle  aurait 
encore  un  éclat  plus  grand,  si  elle  n'avait  jamais  été  souillée. 
Le  père,  je  le  sais  bien,  reçoit  son  fils  dans  sa  maison,  et  il 
le  fait  rentrer  dans  ses  premiers  droits  ;  mais  néanmoins  il  ne 
lui  dit  pas  :  Mon  fils,  tu  es  toujours  avec  moi  :  Fili,  tu  seniper 
mecuin  es  ;  et  il  montre  bien,  par  cette  parole,  que  cette  inno- 
cence toujours  entière,  cette  fidélité  jamais  violée,  sait  bien 
conserver  ses  avantages. 

En  quoi  consiste  ce  privilège  ?  C'est  ce  qu'il  est  malaisé 
d'entendre.  La  tendresse  extraordinaire  que  Dieu  témoigne 
dans  son  Écriture  pour  les  pécheurs  convertis  semble  nous 
obliger  de  croire  qu'il  n'use  avec  eux  d'aucune  réserve.  Ne 
peut-on  pas  même  juger  qu'il  les  préfère  aux  justes  (5)  en 
quelque  façon,  puisqu'il  quite  les  justes,  dit  l'Evangile  {^\ 
pour  aller  chercher  les  pécheurs  ;  et  que,  bien  loin  de  dimi- 
nuer pour  eux  son  affection,  il  prend  plaisir  au  contraire  de 
la  redoubler  ?  Et  toutefois,  chrétiens,  il  ne  nous  est  pas  per- 
mis de  douter  que  ce  Dieu,  qui  est  juste  dans  toutes  ses 
œuvres,  ne  sache  bien  garder  la  prérogative  qui  est  due 
naturellement  à  l'innocence:  et  lorsqu'il  semble  que  les  saintes 
Lettres  accordent  aux  pécheurs  convertis  quelque  sorte  de 
préférence,  voici  en  quel    sens  il  le  faut  entendre    (^).  Cette 

a.  Hebr.^  vi,  4,  6.  —  b.  Luc,  xv,  4. 

1.  Var.  Je  ne  dirais  pas  la  vérité. 

2.  Var.  si  je  conclus  de  ces  paroles. 

3.  Var.  converti. 

4.  Var.  cette  robe,  c'est  la  grâce  dont... 

5.  Var.  Il  semble  même  qu'il  les  préfère  aux  justes,  puisqu'il... 

6.  Va/ .  Comment  donc  accorderons-nous   ces  contrariétés  apparentes  ?  Dieu 


PANÉGVKU2UE  DE  SAINT  FRANÇOIS  DE  l'AULE.  455 

décision  est  tirée  du  grand  saint  Thomas,  qui,  faisant  la 
comparaison  de  l'état  du  juste  qui  persévère,  et  du  pécheur 
qui  se  convertit,  dit  qu'il  faut  considérer  en  l'un  ce  qu'il  a, et 
en  l'autre  d'où  il  est  sorti.  Après  cette  distinction,  il  conclut 
judicieusement,  à  son  ordinaire,  que  Dieu  conserve  au  juste 
un  plus  grand  don,  et  qu'il  retire  le  pécheur  d'un  plus  grand 
mal  :  et  partant,  que  le  juste  est  sans  doute  plus  avantagé,  si 
l'on  a  égard  à  son  mérite  ;  mais  que  le  pécheur  semblera  plus 
favorisé  ('),  si  l'on  regarde  son  indignité.  D'où  il  s'ensuit  que 
l'état  du  juste  est  toujours  absolument  le  meilleur  :  et  par 
conséquent  (^)  il  faut  croire  que  ces  mouvements  de  tendresse 
que  ressent  la  bonté  divine  pour  les  pécheurs  convertis,  qui 
sont  sa  nouvelle  conquête,  n'ôtent  pas  la  prérogative  ('^)  d'une 
estime  particulière  aux  justes,  qui  sont  ses  anciens  amis  ;  et 
qu'enfin  ce  chaste  amateur  de  la  sainteté  et  de  l'innocence 
trouve  je  ne  sais  quel  attrait  particulier  dans  ces  âmes  qui 
n'ont  jamais  rejeté  sa  grâce,  ni  affligé  son  Esprit  ;  qui  (''), 
étant  toujours  fraîches  et  toujours  nouvelles,  et  gardant  in- 
violablement  leur  première  foi,  après  une  longue  suite 
d'années  paraissent  aussi  saintes,  aussi  innocentes,  qu'elles 
sortirent  des  eaux  du  baptême,  comme  a  fait,  par  exemple, 
saint  François  de  Paule. 

Quelles  douceurs,  quelle  affection,  quelle  familiarité  parti- 
culière Dieu  réserve  à  ces  innocents,  c'est  un  secret  de  sa 
grâce,  que  je  n'entreprends  pas  de  pénétrer.  Je  sais  seulement 
que  François  de  Paule,  accoutumé  dès  sa  tendre  enfance  à 

témoigne  plus  d'amour  au  juste,  et  il  en  témoigne  plus  au  pécneur,mais  en  diffé- 
rentes manières. 

1.  Var.  plus  chéri. 

2.  Var.  et  par  conséquent  le  plus  estimé  de  Dieu. 

3.  Var...  n'ôtent  pas  la  préférence  qui  est  due  à  la  sainteté  toujours  fidèle.  On 
goûte  mieux  la  santé,  quand  on  relève  nouvellement  d'une  maladie  ;  mais  on 
estime  toujours  beaucoup  davantage  les  forces  toujours  égales  d'une  bonne 
constitution.  Les  cœurs  sont  saisis  d'une  joie  soudainepar  la  grâce  inopinée  d'un 
beau  jour  d'hiver,  qui  après  un  temps  pluvieux  vient  réjouir  tout  d'un  coup  la 
face  du  monde  ;  mais  on  ne  laisse  pas  de  mieux  aimer  la  constante  sérénité  d'une 
saison  plus  bénigne.  Ainsi,  messieurs,  s'il  nous  est  permis  de  juger  des  senti- 
ments du  Sauveur  par  l'exemple  des  sentiments  humains,  il  caresse  plus  tendre- 
ment les  pécheurs  récemment  convertis,  qui  sont  sa  nouvelle  conquête  ;  mais 
il  aime  avec  plus  d'ardeur  les  innocents,  il  réserve  une  familiarité  plus  particu- 
lière aux  justes,  qui  sont  ses  anciens  amis,  qu'il  a  eus  toujours  avec  lui. 

4.  Var.  enfin  qui  ne  lui  ont  jamais  donné  sujet  de  se  plaindre. 


450  CARÊME  DES  MINIMES. 

communiquer  avec  Dieu,  ne  pouvait  plus  vivre  un  moment 
sans  lui.  Semblable  à  ces  amis  empressés  qui  contractent  une 
habitude  si  forte  de  converser  librement  ensemble  que  la 
moindre  séparation  ne  leur  paraît  pas  supportable  :  ainsi  vi- 
vait saint  François  de  Paule.  O  mon  Dieu,  disait-il  avec 
David,  du  plus  loin  que  je  me  souvienne,  et  presque  «dès  le 
ventre  de  ma  mère,  vous  êtes  mon  Dieu  :»  De  ventre  matris 
meœ  Deus  jneus  es  tu,  7ie  discesseris  a  me  (").  Jamais  mon 
cœur  n'a  aimé  que  vous  ;  il  n'a  jamais  brûlé  d'autres  flammes. 
Eh  !  mon  Dieu,  «  ne  me  quittez  pas  :  »  Ne  discesseris  a 
me  :  je  ne  puis  subsister  un  moment  sans  vous. Son  cœur  étant 
ainsi  disposé,  c'était,  messieurs,  lui  ôter  la  vie,  que  de  le 
tirer  (')  de  sa  solitude.  En  effet,  dit  le  dévot  saint  Bernard, 
c'est  une  espèce  de  mort  violente,  que  de  se  sentir  arracher 
de  la  douce  société  de  Jésus-Christ  par  les  affaires  du 
monàç:  :  Mori  videntîtr  sibi...,  et  rêvera  inortis  species  est  a 
contemplatione  candidi  J esu  ad  has  tenebras  rursus  avelli  (*). 
Jugez  donc  des  douleurs  de  François  de  Paule,  quand  il  reçut 
l'ordre  du  pape  d'aller  à  la  cour  de  Louis  XI,  qui  le  deman- 
dait avec  instance.  O  solitude,  ô  retraite  qu'on  le  force  d'a- 
bandonner !  combien  regretta-t-il  de  vous  perdre  !  Mais  enfin 
il  faut  obéir,  et  je  vois  qu'il  vous  quitte,  bien  résolu 
néanmoins  de  se  faire  une  solitude  dans  le  tumulte,  au 
milieu  de  tout  le  bruit  de  la  cour  et  de  ses  empressements 
éternels. 

C'est  ici,  c'est  ici,  chrétiens, où  je  vous  prie  de  vous  rendre 
attentifs  à  ce  que  va  faire  François  de  Paule.  Voici,  sans 
doute,  son  plus  grand  miracle,  d'avoir  été  si  solitaire  et  si 
recueilli  au  milieu  des  faveurs  des  rois  et  dans  les  applaudis- 
sements de  toute  leur  cour.  Je  ne  m'étonne  plus  quand  je  lis 
dans  l'histoire  de  saint  François  qu'il  a  passé  au  milieu  des 
flammes  sans  en  avoir  été  offensé  ;  ni  que,  domptant  la  fureur 
de  ce  détroit  de  Sicile,  fameux  par  tant  de  naufrages,  il  ait 
trouvé  sur  son  manteau  la  sûreté  que  les  plus  adroits  pilotes 
ont  peine  à  trouver  dans  leurs  grands  vaisseaux.  La  cour  a 

a.  Ps.,  XXI,  II,  12.  —  b.   Tract,  de  Pass.  Dont.,  cap.  XXVll,  itt  Append.  Oper. 
S.  Bern. 

I.    Var.  de  le  faire  sortir  de  sa  retraite. 


PANÉC;VRI(,)UE  DE  SAINT  FRANÇOIS  DE  l'AULE.  457 

des  flammes  plus  dévorantes,  elle  a  des  écueils  plus  dange- 
reux ;  et,  bien  que  les  inventions  hardies  des  expressions 
poétiques  n'aient  pu  nous  représenter  la  mer  de  Sicile  aussi 
horrible  que  la  nature  l'a  faite,  la  cour  a  des  vagues  plus 
furieuses,  et  des  abîmes  plus  creux,  et  des  tempêtes  plus 
redoutables.  Comme  c'est  de  la  cour  que  dépendent  toutes 
les  affaires,  et  que  c'est  là  aussi  qu'elles  aboutissent,  l'ennemi 
du  genre  humain  y  jette  tous  ses  appâts,  y  étale  toute  sa 
pompe  :  là  est  l'empire  de  l'intérêt  ;  là  est  le  théâtre  des  pas- 
sions :  là  elles  sont  les  plus  violentes,  là  elles  sont  les  plus 
déguisées. 

Voici  donc  François  de  Paule  dans  un  nouveau  monde, 
chéri  et  honoré  par  trois  de  nos  rois  ('),  et  après  cela  vous  ne 
doutez  pas  que  toute  la  cour  ne  lui  applaudisse.  Tout  cela 
ne  le  touche  pas  :  la  douce  méditation  des  choses  divines,  et 
cette  sainte  union  avec  Jésus-Christ,  l'ont  désabusé  pour 
jamais  de  tout  ce  qui  éclate  dans  le  monde.  Doux  attraits 
de  la  cour,  combien  avez-vous  corrompu  d'innocents!  Com- 
bien en  a-t-on  vu  qui  se  laissent  comme  entraîner  à  la  cour 
par  force,  sans  dessein  de  s'y  engager  !  enfin  l'occasion  s'est 
présentée  belle,  le  moment  fatal  est  venu  ;  la  vague  les  a 
poussés,  et  les  a  emportés,  ainsi  que  les  autres!  Ils  n'étaient 
venus,  disaient-ils,  que  pour  être  spectateurs  de  la  comédie  : 
à  la  fin  ils  en  ont  trouvé  l'intrigue  si  belle,  qu'ils  y  ont  voulu 
jouer  leur  personnage.  Souvent  même  l'on  s'est  servi  de  la 
piété  pour  s'ouvrir  des  entrées  favorables  ;  et,  après  que  l'on 
a  bu  de  cette  eau,  l'âme  est  toute  changée  par  une  espèce 
d'enchantement.  C'est  un  breuvage  charmé,  qui  enivre  les 
plus  sobres  ;  et  la  plupart  de  ceux  qui  en  ont  goûté  {^)  ne  peu- 
vent presque  plus  goûter  autre  chose. 

Cependant  l'admirable  saint  François  de  Paule  est  solitaire 
jusque  dans  la  cour,  est  toujours  recueilli  en  Dieu  parmi  ce 
tumulte  :  on  ne  peut  presque  le  tirer  de  sa  cellule,  où  cette 
âme  pure  et  innocente  embrasse  son  Dieu  en  secret.  L'heure 
de  manger  arrive  :  il  goûte  une  nourriture  plus  agréable  dans 
les  douceurs  de  son  oraison.  La  nuit  l'invite  au  repos  :  il  trouve 

1.  Louis  XI,  Charles  VIII,  Louis  XII   —  Cf.  II,  32. 

2.  Var.  quand  on  en  a  goûté,  on  ne  peut  presque  plus... 


I 


45^  CARÊME  DES  MINIMES. 

son  véritable  repos  à  répandre  son  cœur  devant  Dieu  ('). 
Le  roi  le  demande  en  personne  avec  une  extrême  impatience: 
il  a  affaire,  il  ne  peut  quitter  :  il  est  enfermé  avec  Dieu  dans 
de  secrètes  communications.  On  frappe  à  sa  porte  avec  vio- 
lence :  l'amour  divin,  qui  a  occupé  tous  ses  sens  par  le  ravis- 
sement de  l'esprit,  ne  lui  permet  pas  d'entendre  autre  chose 
que  ce  que  Dieu  lui  dit  au  fond  de  son  cœur,  dans  un  saint  et 
admirable  silence.  O  homme  vraiment  uni  avec  Dieu, et  digne 
d'entendre  de  sa  bouche  :  Fili,  hc  semper  niecimi  es  :  «  Mon 
fils,  vous  êtes  touiours  avec  moi!  »  Il  est  accoutumé  avec 
Dieu,  il  ne  connaît  que  lui  :  il  est  né,  il  est  crû  sous  son  aile  ; 
il  ne  peut  le  quitter  ni  vivre  sans  lui  un  seul  moment.privé  des 
délices  de  son  amour. 

Sainte  familiarité  avec  Jésus-Christ,  oraison,  prière,  mé- 
ditation,entretiens  sacrés  de  l'âme  avec  Dieu  !  que  ne  savons- 
nous  goûter  vos  douceurs  !  Pour  les  goûter,  mes  frères,  il  faut 
se  retirer  quelquefois  du  bruit  et  du  tumulte  du  monde,  afin 
d'écouter  Jésus  en  secret.  «  Il  est  malaisé,  dit  saint  Augu- 
stin, de  trouver  Jésus-Christ  dans  le  grand  monde  :  il  faut 
pour  cela  une  solitude  :  »  Difficile  est  in  tnrba  videré  Jesum: 
solitudo  quccdam  necessaria  est  {f).  Faisons-nous  une  solitude, 
rentrons  (-)  en  nous-mêmes  pour  penser  à  Dieu;  ramassons 
tout  notre  esprit  en  cette  haute  partie  de  notre  âme,  pour  nous 
exciter  à  louer  Dieu  :  ne  permettons  pas,  chrétiens,  qu'aucune 
autre  pensée  nous  vienne  troubler. 

Mais  que  les  hommes  du  monde  sont  (^)  éloignés  de  ces 
sentiments  !  Converser  avec  Dieu  leur  paraît  une  rêverie  :  le 
seul  mot  de  retraite  et  de  solitude  leur  donne  ('♦)  un  ennui 
qu'ils  ne  peuvent  vaincre.  Ils  passent  éternellement  d'affaire 
en  affaire,  et  de  visite  en  visite.  Et  je  ne  m'en  étonne  pas, 
dit  saint  Bernard:  ils  n'ont  pas  (^)  cette  oreille  intérieure  pour 
écouter  la  voix  de  Dieu  (^)  dans   leur   conscience,    ni    cette 

a.  Injoan.  Tract.  XVll,  n.  n. 

1.  Var.  dans  la  paix  et  les  embrassements  de  Dieu. 

2.  Var.  retirons-nous. 

3.  Var.  Mais  que  nous  sommes... 

4.  Var.  leur  inspire. 

5.  Var.  ils  ne  savent  pas  converser  avec  Dieu. 

6.  Var.  pour  savoir  discerner  sa  voix  :  ils  ne  peuvent  goûter  les  douceurs   de 
cette  conversation  céleste. 


PANÉGYRIQUE  DE  SAINT  FRANÇOIS  DE  PAULE.  459 

bouche  spirituelle  pour  lui  parler  secrètement  au  dedans  du 
cœur.  C'est  pourquoi  ils  cherchent  (')  à  tromper  le  temps  par 
mille  sortes  d'occupations  :  et,  ne  sachant  à  quoi  passer  les 
heures  du  jour,  dont  la  lenteur  leur  est  à  charge,  ils  charment 
l'ennui  qui  les  accable,  par  des  amusements  inutiles  :  Lotigi- 
tudineui  temporis.qiia  grava7itm\  imitilibiis  confabiclationibîis 
expcndcre  satagunt  (").  Regardez  cet  homme  d'intrigues  en- 
vironné de  la  troupe  de  ses  clients,  qui  se  croit  honoré  par 
l'assiduité  des  devoirs  qu'ils  s'empressent  de  lui  rendre;  il 
regarde  comme  une  grande  peine  de  se  trouver  vis-à-vis  de 
lui-même  :  StipatiLs  clientnwi  cimeis,  freçitentiore  comitatu 
officiosi  agminis  hic  honestatus^  pœnam  ptitat  esse  mm  sohis 
est  {^).  Toujours  ce  lui  est  un  supplice  que  d'être  seul, comme 
si  ce  n'était  pas  assez  de  lui-même  pour  pouvoir  s'occuper 
agréablement  dans  l'affaire  de  son  salut.  Cependant  il  est 
véritable,  vous  vous  fuyez  vous-même,  vous  refusez  de  con- 
verser avec  vous-même,  vous  cherchez  continuellement  les 
autres,  et  vous  ne  pouvez  vous  souffrir  vous-même.  Usque 
adeo  carus  est  hic  mundus  hominibus,  ut  sibimetipsis  vilu- 
eyint  (')  :  «  Ce  monde  tient  si  fort  au  cœur  des  hommes  (^) 
qu'ils  se  dédaignent  eux-mêmes,  »  qu'ils  en  oublient  leurs 
propres  affaires.  Désabusez-vous,  ô  mortels  !  Que  vous 
servent  ces  liaisons  et  ces  nouvelles  intrigues  où  vous  vous 
jetez  tous  les  jours  ?  C'est  pour  vous  donner  du  crédit,  pour 
avoir  de  l'autorité.'*  Mais  unissez-vous  avec  Dieu,  et  apprenez 
de  François  de  Paule  que  c'est  par  là  qu'on  peut  acquérir  la 
véritable  puissance:  Omnia  mea  tua  suiit  :  c'est  ma  troisième 
partie. 

TROISIÈME    POINT. 

Nous  (^)  apprenons  de  Tertullien  que  l'hérétique  Marcion 
avait  l'insolence  de  reprocher  hautement  au  Dieu  d'Abraham 
qu'il  ne  s'accordait  pas  avec  lui-même.  Tantôt  il  paraissait 

a.  Tract,  de  Pass.  Dotn.,  cap.  xxvili, /«  Append.  Op.  S.  Bernardi.  —  b.  S.  Cy 
prian.,  Epist.  ad  Donat.  —  c.  S.  Aug.,  Epist.  XLUI,  cap.  l. 

1.  Var.  à  s'occuper  dans  les  emplois  extérieurs  :  Exteriorum  senstium   subsi- 
dia  quœrunt. 

2.  Var.  est  si  cher  aux  hommes. 

3.  Var.  Cette  fidélité  persévérante,  cette  sainte  familiarité   d'un  fils  qui  est 
toujours  demeuré  avec  son  père,  lui  donne  une  pleine  disposition  des  biens  pater- 


460  CARÊME  DES  MINIMES. 

dans  son  Écriture  avec  une  majesté  si  terrible  qu'on  n'en 
osait  approcher  (')  sans  crainte  ;  et  tantôt  il  avait,  dit-il,  des 
faiblesses,  des  facilités,  des  bassesses  et  des  enfances,  pusilli- 
tates  et  incongruentias  Dei  {f),  comme  il  avait  l'audace  de 
s'exprimer;  jusqu'à  (^)  craindre  de  fâcher  Moïse,  et  à  le  prier 
de  le  laisser  faire  :  Dimitte  me  ut  irascatitr  furor  meus  ('^)  : 
«  Laisse-moi  lâcher  la  bride  à  ma  colère  »  contre  ce  peuple 
infidèle.  D'où  cet  hérétique  concluait  que  le  Dieu  que  ser- 
vaient les  Juifs  avait  une  conduite  irrégulière,  qui  se  démen- 
tait elle-même. 

Ce  qui  servait  de  prétexte  à  cette  rêverie  sacrilège,  c'est 
en  effet,  messieurs,  que  nous  voyons  dans  les  saintes  Ecri- 
tures que  Dieu  change  en  quelque  façon  de  conduite  selon 
la  diversité  des  personnes.  Quand  les  hommes  présument 
d'eux-mêmes,  ou  qu'ils  manquent  à  la  soumission  qui  lui  est 
due,  ou  qu'ils  prennent  peu  de  soin  de  se  rendre  dignes  de 
s'approcher  de  sa  majesté,  il  ne  se  relâche  jamais  d'aucun  de 
ses  droits,  et  il  conserve  avec  eux  toute  sa  grandeur  {f). 
Voyez  comme  il  traite  Achab,  comme  il  se  plaît  à  l'humilier. 
Au  contraire,  quand  on  obéit,  et  que  l'on  agit  i^)  avec  lui  en 
simplicité  de  cœur,  il  se  dépouille  en  quelque  sorte  de  sa 
puissance,  et  il  n'y  a  aucune  partie  de  son  domaine,  dont  il 
ne  mette  en  possession  ses  serviteurs.  «  Vive  le  Seigneur  ! 
dit  Elie,  en  la  présence  duquel  je  suis  :  il  n'y  aura  ni  pluie  ni 
rosée  que  par  mon  congé  :  »  Vivit  Dominus...  in  cujus  con- 
spectu  sto,  si  e7^it  annis  his  ros  et  pluvia  nisi  juxta  oris  mei 
verba  (^).  Voilà  un  homme  qui  paraît  bien  vindicatif,  et 
cependant  voyez-en  la  suite.  C'est  un  homme  qui  jure,  et  Dieu 

a.  Adv.  Marc,  lib.  II,  n.  26,  27.  —  b.  Exod.,  xxxil,  10.  —  c.  III  Reg.,  xvil,  i. 
nels,  et  un  droit  d'en  user  avec  empire.  C'est  ce  que  le  Fils  de  Dieu  nous  exprime 
par  les  paroles  de  mon  texte  :  «  Mon  fils,  vous  êtes  toujours  avec  moi,  et  tout  ce 
qui  est  à  moi  est  à  vous  :  »  Et  oninia  mea  tua  suni. 

1.  Var.  qu'on  ne  la  pouvait  regarder. 

2.  Première  rédaction  :  Dieu  étant  en  colère  contre  son  peuple  avait  comme 
résolu  de  le  perdre  ;  mais  il  appréhende  Moïse,  il  craint  de  fâcher  Moïse.  Pour 
avoir  entière  liberté  d'agir,  il  tâche  auparavant  de  gagner  Moïse.  1  Laisse-moi, 
laisse-moi, dit-il,  que  je  lâche  la  bride  h  ma  colère  »  pour  détruire  ce  peuple  infidèle. 
Pour  toi,  ne  sois  pas  en  peine,  «  je  te  ferai  le  père  d'un  grand  peuple  :  »  Dimitte 
me  ut  irascatur furor  meus,facia7nque  te  ingentein  magnain.  (Exod.,  XXXII,  10.) 

3.  Var.  il  se  tient  alors  sur  sa  grandeur. 

4.  Var.  que  l'on  traite. 


PANÉGYRIQUE  DE  SAINT  FRANÇOIS  DE  PAULE.  46 1 

se  sent  Hé  par  ce  serment;  et  pour  délivrer  la  parole  de  son 
serviteur,  confirmée  par  son  jurement,  il  ferme  le  ciel  durant 
trois  années  avec  une  rigueur  inflexible. 

Que  veut  dire  ceci,  chrétiens,  si  ce  n'est,  comme  dit  si  bien 
saint  Augustin,  que  Dieu  se  fait  servir  par  les  hommes,  et 
qu'il  les  sert  aussi  réciproquement  ?  Ses  fidèles  serviteurs 
lui  disent  avec  le  Psalmiste  :  «  Nous  voilà  tout  prêts,  ô  Sei- 
gneur, d'accomplir  constamment  votre  v olorw.é:'^ Ecceveitio... 
jct  faciain,  Dcus,  vohuitatem  hiani  {").  Vous  voyez  les  hom- 
mes qui  servent  Dieu.  Mais  écoutez  le  même  Psalmiste  : 
«  Dieu  fera  la  volonté  de  ceux  qui  le  craignent  :  »  Voluntatem 
tiinentiuni  se  faciet  ('').  Voilà  Dieu  qui  leur  rend  le  change, 
et  les  sert  aussi  à  son  tour.  Vous  servez  Dieu,  Dieu  vous 
sert;  vous  faites  sa  volonté,  et  il  fait  la  vôtre  :  Si  ideo  times 
Deum  tit  facias  ejus  vohmtatem,  ille  quodammodo  ministrat 
tibi,  facit  vohmtateni  tuam  (^).  Pour  nous  apprendre,  chré- 
tiens, que  Dieu  est  un  ami  sincère,  qui  n'a  rien  de  réservé 
pour  les  siens,  et  qui,  étudiant  les  désirs  de  ceux  qui  le 
craignent,  leur  permet  d'user  de  ses  biens  avec  une  espèce 
d'empire  (')  :  Vohnitatoii  timentium  se  faciet. 

Mais  encore  que  cette  bonté  s'étende  généralement  sur 
tous  ses  amis,  c'est-à-dire  sur  tous  les  justes,  les  paroles  de 
mon  texte  nous  font  bien  connaître  que  ces  justes  persé- 
vérants (^),  ces  enfants  qui  n'ont  jamais  quitté  sa  maison,  ont 

a.  Ps.,  XXXIX,  8,  9.  Cf.  Hebr.,  x,  7.  Le  Ps.  dit  :  «  Itt  capite  libri  scripium  est  de 
me,  utfacerem...  >  — b.  Ps.,  CXLIV,  19.  —  c.  S.  Aug. ,  Euarr.  in  Ps.  CXLIV,  n.  23. 

1.  Var.  avec  un  soin  particulier  de  les  satisfaire. 

2.  Var.  Particulièrement  ceux  dont  le  cœur  a  été  droit  dans  leur  enfance, 
comme  le  grand  saint  François  de  Paule  :  c'est  à  ceux-là,  messieurs,  qu'il  dit 
avec  joie  :  ((  Tout  ce  qui  est  à  moi  est  à  vous.  »  Et  remarquez,  s'il  vous  plaît, 
quelle  est  l'occasion  de  ce  discours.  L'aîné  se  plaignait  à  son  père  du  festin  qu'il 
faisait  pour  son  prodigue,  et  lui  reprochait  qu'il  ne  lui  avait  jamais  rien  donné 
pour  régaler  ses  amis.  A  quoi  le  père  répondit  ce  que  vous  avez  entendu  :  «  Tout 
ce  qui  est  à  moi  est  à  vous  ;  »  c'est-à-dire,  si  vous  l'entendez  :  Il  n'est  pas  néces- 
saire, mon  fils,  que  je  vous  donne  aucune  part  de  mes  biens,  puisqu'enfin  tout 
vous  est  acquis  :  c'est  à  vous  à  user  de  votre  droit,  etc.  Voilà  le  privilège  de  l'in- 
nocence; et  encore  que  je  confesse  que  cette  parfaite  communication  des  biens 
de  Dieu  regarde  principalement  les  avantages  spirituels,  néanmoins  il  est  véri- 
table, et  l'exemple  de  saint  François  de  Paule  le  fait  bien  connaître,  qu'il  donne 
aussi  quelquefois  aux  justes  une  puissance  absolue  sur  toutes  les  créatures.  De 
là  ce  nombre  infini  de  miracles  qu'il  faisait  tous  les  jours  avec  une  facilité  in- 
croyable. 


462  CARÊME  DES  MINIMES. 

un  droit  tout  particulier  de  disposer  des  biens  paternels  ;  et 
c'est  à  ceux-là  qu'il  dit  dans  son  Évangile  ces  paroles,  avec 
un  sentiment  de  tendresse  extraordinaire  et  singulier  :  «  Mon 
fils,  vous  avez  toujours  été  avec  moi,  et  tout  ce  qui  est  à  moi 
est  à  vous  :  »  Fili,  tu  semper  meami  es,  et  omnia  mea  tua  sunt. 
Pourquoi  me  reprochez-vous  que  je  ne  vous  donne  rien  ? 
usez  vous-même  de  votre  droit,  et  disposez,  comme  maître, 
de  tout  ce  qu'il  y  a  dans  ma  maison. 

C'est  donc  en  vertu  de  cette  innocence,  et  de  cette  parole 
de  l'Évangile,  que  le  grand  saint  François  de  Paule  n'a 
jamais  cru  rien  d'impossible.  Cette  sainte  familiarité  d'un  fils, 
qui  sent  l'amour  de  son  père,  lui  donnait  la  confiance  de  tout 
entreprendre  :  et  un  prélat  de  la  cour  de  Rome,  que  le  pape 
lui  avait  envoyé  pour  l'examiner,  lui  représentant  les  diffi- 
cultés de  l'établissement  de  son  ordre  si  austère,  si  pénitent, 
si  mortifié,  fut  ravi  en  admiration  d'entendre  dire  à  notre 
grand  saint,  et  avec  une  ferveur  d'esprit  incroyable,  que 
tout  est  possible  quand  on  aime  Dieu,  et  qu'on  s'étudie  de 
lui  plaire;  et  qu'alors  les  créatures  les  plus  rebelles  sont  for- 
cées, par  une  secrète  vertu,  de  faire  la  volonté  de  celui  qui 
s'applique  à  faire  celle  de  son  Dieu.  Il  n'a  point  été  trompé 
dans  son  attente  :  son  ordre  fleurit  dans  toute  l'Église  avec 
cette  constante  régularité  qu'il  avait  si  bien  établie,  et  qui  se 
soutient  sans  relâchement  depuis  deux  cents  ans. 

Ce  n'est  pas  en  cette  seule  rencontre  que  Dieu  a  fait  con- 
naître à  son  serviteur  qu'il  écoutait  {')  ses  désirs.  Tous  les 
peuples  où  il  a  passé  ont  ressenti  mille  et  mille  fois  des 
effets  considérables  de  ses  prières  ;  et  quatre  de  nos  rois 
successivement  lui  ont  rendu  ce  glorieux  témoignage,  que 
dans  leurs  affaires  très  importantes  ils  n'avaient  point  trouvé 
de  secours  plus  prompt,  ni  de  protection  plus  assurée.  Pres- 
que toutes  les  créatures  ont  senti  cette  puissance  si  peu 
limitée,  que  Dieu  lui  donnait  sur  ses  biens;  et  je  vous  racon- 
terais avec  joie  les  miracles  presque  infinis  que  Dieu  faisait 
par  son  ministère,  non  seulement  dans  les  grands  besoins, 
mais  encore,  s'il  se  peut  dire,  sans  nécessité,  n'était  que  ce 
détail  serait  ennuyeux,  et  apporterait  peu  de   fruit.    Mais 

1.    Var.  accomplissait. 


PANÉGYRIQUE  DE  SAINT  FRANÇOIS  DE  l'AULE.  463 

comme  de  tels  miracles  (')  qui  se  font  particulièrement  hors 
des  grands  besoins  sont  le  sujet  le  plus  ordinaire  de  la  rail- 
lerie des  incrédules,  il  faut  qu'à  l'occasion  du  grand  saint 
François  je  tâche  aujourd'hui  de  leur  apprendre,  par  une 
doctrine  solide,  à  parler  plus  révéremment  des  œuvres  de 
Dieu.  Voici  donc  ce  que  j'ai  vu  dans  les  saintes  Lettres,  tou- 
chant ces  sortes  de  miracles. 

Je  trouve  deux  raisons  principales,  pour  lesquelles  Dieu 
étend  son  bras  à  des  opérations  miraculeuses  :  la  première, 
c'est  pour  montrer  sa  grandeur,  et  convaincre  les  hommes  de 
sa  puissance  ;  la  seconde,  pour  faire  voir  sa  bonté,  et  com- 
bien il  est  indulgent  à  ses  serviteurs.  Or  je  remarque  cette 
différence  dans  ces  deux  espèces  de  miracles,  que,  lorsque 
Dieu  veut  faire  un  miracle  pour  montrer  seulement  sa  toute- 
puissance,  il  choisit  des  occasions  extraordinaires  (^).  Mais 
quand  il  veut  faire  encore  sentir  sa  bonté,  il  ne  néglige  pas 
les  occasions  les  plus  communes  {').  Cela  vient  (*)  de  la  diffé- 
rence de  ces  deux  divins  attributs.  La  toute-puissance  semble 
surmonter  de  plus  grands  obstacles;  la  bonté  descend  à  des 
soins  plus  particuliers.  L'Ecriture  nous  le  fait  voir  en  deux 
chapitres  consécutifs  du  quatrième  livre  des  Rois  (^).  Elisée 
guérit  Naaman  le  lépreux,  capitaine  général  de  la  milice  du 
roi  de  Syrie,  et  chef  des  armées  de  tout  son  royaume  :  voilà 
une  occasion  extraordinaire,  où  Dieu  veut  montrer  son  pou- 
voir aux  nations  infidèles.   «  Qu'il  vienne  à  moi,  dit  Elisée, 

1.  P^ar.  Je  sais,  messieurs,  que  de  tels  miracles  sont  le  sujet  de  la  raillerie  des 
incrédules,  et  que  quand  ils  voient  dans  la  vie  des  saints  que  Dieu  emploie  sa 
puissance  extraordinaire  dans  des  nécessités  communes,  ils  s'élèvent  contre  ces 
histoires,  et  que  la  vérité  leur  en  est  suspecte... 

2.  Var.  des  nécessités  pressantes. 

3.  Var.  vulgaires. 

4.  Var.  La  raison  en  est  évidente  :  c'est  que  la  puissance  paraît  dans  les  entre- 
prises extraordinaires,  et  la  bonté  se  fait  connaître  en  descendant  aux  soins  les 
plus  communs. 

5.  Var.  Nous  lisons  au  quatrième  livre  des  Rois  que  le  roi  de  Syrie  ayant 
envoyé  Naaman  au  roi  d'Israël,  pour  le  guérir  de  sa  lèpre,  ce  prince  fut  fort 
étonné  d'une  telle  proposition  :  «  Me  prend-il  pour  un  Dieu  qui  puisse  donner 
la  vie  et  la  mort.''  »  Nîtniqïiid  Deiis  ego  su/n,  tit  occidere  possitn  et  vivificare  ? 
Mais  le  prophète  Elisée  lui  envoya  dire  qu'il  cessât  de  s'inquiéter  :  «  Que  Naaman 
vienne  à  moi,  et  qu'il  sache  qu'il  y  a  un  prophète  en  Israël  :  »  l'eniat  ad  me,  et 
sciai propheiavi  esse  in  Israël... 


464  CARÊME  DES  MINIMES. 

et  qu'il  sache  qu'Israël  n'est  point  sans  prophète  :  »  Veniat 
ad  me,  et  sciât  esse  prophetam  in  Israël  (f).  Mais,  au  chapitre 
suivant,  comme  les  enfants  des  prophètes  travaillaient  (')  sur 
le  bord  d'un  fleuve,  l'un  d'eux  laisse  tomber  sa  cognée  dans 
l'eau,  et  aussitôt  crie  à  Elisée  :  Hetc  !  heu  !  heu  !  domine  mi, 
et  hoc  ipsiim  mutno  acceperam  i^)  :  «  Hélas  !  cette  cognée 
n'était  pas  à  moi  ;  je  l'avais  empruntée.  »  Et  encore  qu'une 
rencontre  (")  si  peu  importante  semblât  ne  mériter  pas  un 
miracle,  néanmoins  Dieu,  qui  se  plaît  à  faire  connaître  qu'il 
aime  if)  la  simplicité  de  ses  serviteurs,  et  prévient  leurs  désirs 
dans  les  moindres  choses,  fit  nager  miraculeusement  ce  fer 
sur  les  eaux,  au  commandement  d'Elisée,  et  le  rendit  à  celui 
qui  l'avait  perdu.  Et  {^)  d'où  vient  cela,  chrétiens,  si  ce  n'est 
que  notre  grand  Dieu,  qui  n'est  pas  moins  bon  que  puissant, 
nous  montrant  sa  toute-puissance  dans  les  entreprises  écla- 
tantes, veut  bien  aussi,  quand  il  lui  plaît,  montrer  dans  les 
moindres  la  facilité  incroyable  avec  laquelle  il  s'abandonne  à 
ses  serviteurs,  pour  justifier  cette  parole  :   Omnia  mea  tua 

SUÎlt  ? 

Puisque  le  grand  saint  François  de  Paule  a  été  choisi  de 
Dieu  en  son  temps,  pour  faire  éclater  en  sa  personne  cette 
merveilleuse  communication  qu'il  donne  de  sa  puissance  à 
ses  bons  amis,  je  ne  m'étonne  pas,  chrétiens,  si  les  fidèles  de 
Jésus-Christ  ont  eu  tant  de  confiance  en  lui  durant  sa  vie, 
ni  si  elle  dure  encore,  et  a  pris  de  nouvelles  forces  après  sa 
mort.  Je  ne  m'étonne  pas  de  voir  sa  mémoire  singulièrement 

a.  IV  Reg.,  V,  8.  —  b.  Ibid.,  vi,  5. 

1.  Var.  étant  allés  couper  du  bois  nécessaire  pour  leurs  logements. 

2.  Var.  de  cette  nature. 

3.  Var.  qu'il  écoute  ses  serviteurs  dans  les  moindres  choses,  honora  tellement 
la  simplicité  de  ce  prophète,  qu'il  fit... 

4.  Var.  (première  rédaction)  :  Reconnaissez  donc,  chrétiens,  que  Dieu,  à  qui 
il  ne  coûte  rien  de  faire  céder  la  nature  à  ses  volontés,  emploie  cjuelquefois  les 
miracles  dans  des  occasions  peu  pressantes,  seulement  pour  faire  paraître  la  faci- 
lité incroyable  avec  laquelle  il  s'abandonne  à  ses  serviteurs.  Si  quelqu'un  mérite 
cette  grâce  et  cette  entière  disposition  des  biens  de  Dieu,  ce  sont  particulièrement 
ses  anciens  amis  qui  lui  ont  toujours  gardé  la  fidélité.  Si  bien  que  notre  saint 
étant  de  ce  nombre,  je  n'ai  pas  de  peine  à  comprendre  que  Dieu,  suivant  ses 
désirs,  ait  fait  par  ses  mains  de  si  grands  miracles.  La  source,  messieurs,  n'en  est 
point  tarie,  et  s'il  en  a  fait  en  ce  monde,  sa  puissance  n'est  pas  épuisée  depuis 
qu'il  est  devenu  citoyen  du  ciel.  Saint  Augustin  a  dit  dans  le  livre  XIII  de  la 
Trinilé :  Teneatit  niorlales  justiliam,  potentia  imviorialibus  dabitur  :  ^  Que  les 


PANÉGYRIQUE  DE  SAINT  FRANÇOIS  DE  PAULE.  465 

honorée  par  la  dévotion  publique,  son  ordre  révéré  par  toute 
l'Église,  et  les  temples  qui  portent  son  nom,  et  sont  consa- 
crés à  sa  mémoire,  fréquentés  avec  grand  concours  par  tous 
les  fidèles. 

Mais  ce  qui  m'étonne,  mes  frères,  ce  que  je  ne  puis  vous 
dissimuler,  ce  que  je  voudrais  pouvoir  dire  avec  tant  de 
force  que  les  cœurs  les  plus  durs  en  fussent  touchés,  c'est 
lorsqu'il  arrive  que  ces  mêmes  temples,  où  la  mémoire  de 
François  de  Paule,  où  les  bons  exemples  de  ses  religieux, 
enfin,  pour  abréger  ce  discours,  où  toutes  choses  inspirent  la 
dévotion,  deviennent  le  théâtre  de  l'irrévérence  de  quelques 
particuliers  audacieux.  Je  n'accuse  pas  tout  le  monde,  et  je 
ne  doute  pas,  au  contraire,  que  cette  église  ne  soit  fréquentée 
par  des  personnes  d'une  piété  très  recommandable.  Mais  qui 
pourrait  souffrir  sans  douleur,  que  sa  sainteté  soit  déshonorée 
par  les  désordres  de  ceux  qui,  ne  respectant  ni  Dieu  ni  les 
hommes,  la  profanent  tous  les  jours  par  leurs  insolences  ? 
Que  s'il  y  avait  dans  cet  auditoire  quelques-uns  de  cette 
troupe  scandaleuse,  permettez-moi  (')  de  leur  demander 
que  (")  leur  a  fait  ce  saint  lieu  qu'ils  choisissent  pour  le  pro- 
faner par  leurs  paroles,  par  leurs  actions,  par  leurs  conte- 
nances impies;  que  leur  ont  fait  ces  religieux,  vrais  enfants 
et  imitateurs  du  grand  saint  François  de  Paule  :  et  leur  vie 
a-t-elle  mérité,  au   milieu   de  tant  de   travaux  que  leur  fait 


mortels  gardent  la  justice,  la  puissance  leur  sera  donnée  dans  le  séjour  de  l'im- 
mortalité :  »  c'est-à-dire  :  C'est  ici  le  temps  de  pratiquer  la  justice,  mais  ce  n'est 
pas  encore  le  temps  de  recevoir  la  puissance.  Nous  devons  apprendre  en  cette 
vie  à  vouloir  seulement  ce  qu'il  faut  ;  il  nous  sera  donné  en  l'autre  de  pouvoir  ce 
que  nous  voulons.  Ce  n'est  donc  pas  ici  le  lieu  du  pouvoir  :  et  néanmoins  Dieu  se 
plaît,  messieurs,  de  donner  dès  ce  monde  à  ses  serviteurs  une  étendue  de  puis- 
sance qui  s'avance  jusqu'aux  miracles.  Par  conséquent,  qui  pourrait  vous  dire 
combien  elle  s'accroît  dans  la  vie  future?  Accourez  donc  toujours  dans  les  églises 
consacrées  sous  le  nom  et  la  mémoire  du  grand  saint  François  ;  accourez-y,  mes 
frères,  mais  que  le  concours  ne  s'y  fasse  pas  au  préjudice  de  la  piété.  C'est  ce  que 
j'ai  à  vous  recommander  dans  ce  dernier  discours. 

1.  Var.  trouvez  bon,  messieurs,  je  vous  prie,  que  je  leur  adresse  la  parole  : 
Mes  frères,  qui  que  vous  soyez,  je  vous  appelle  encore  de  ce  nom  ;  car  quoique 
vous  ayez  perdu  le  respect  pour  Dieu,  il  ne  laisse  pas  malgré  vous  d'être  encore 
votre  père.  Que  vous  a  fait  cette  église,  et  pourquoi  la  choisissez-vous  pour  y 
faire  paraître  vos  impiétés  ? 

2.  Que  (ce  que),  latinisme. 

Sermons  de  Bossuet.  —  III.  30 


466  CARÊME  DES   MINIMES. 

subir  volontairement  leur  mortification  et  leur  pénitence, 
qu'on  leur  ajoute  encore  cette  peine,  qui  est  la  seule  qui 
les  afilige,  de  voir  mépriser  à  leurs  yeux  le  Maître  qu'ils 
servent  ? 

Mais  laissons  les  hommes  mortels,  et  parlons  des  intérêts 
du  Sauveur  des  âmes.  Que  leur  a  fait  Jésus-Christ  qu'ils 
viennent  outrager  jusque  dans  son  temple  ?  Pendant  que  le 
prêtre  est  saisi  de  crainte,  dans  une  profonde  considération 
des  sacrements  dont  il  est  ministre  ;  pendant  que  le  Saint- 
Esprit  descend  sur  l'autel  pour  y  opérer  les  sacrés  mystères; 
que  les  anges  les  révèrent,  que  les  démons  tremblent,  que  les 
âmes  saintes  et  pieuses  de  nos  frères  qui  sont  décédés  atten- 
dent leur  soulagement  des  saints  sacrifices  :  ces  impies  dis- 
courent aussi  librement,  que  si  tout  ce  mystère  était  une 
fable  (').  D'où  leur  vient  cette  hardiesse  devant  Jésus-Christ? 
Est-ce  qu'ils  ne  le  connaissent  pas,  parce  qu'il  se  cache  ;  ou 
qu'ils  le  méprisent,  parce  qu'il  se  tait?  Vive  le  Seigneur  tout- 
puissant,  en  la  présence  duquel  je  parle  !  ce  Dieu  qui  se  tait 
maintenant,  ne  se  taira  pas  toujours  ;  ce  Dieu  qui  se  tient 
maintenant  caché,  saura  bien  quelque  jour  paraître  pour  leur 
confusion  éternelle. 

J'ai  cru  que  je  ne  devais  pas  (^)  quitter  cette  chaire  sans 
leur  donner  ce  charitable  avertissement  (^).  .C'est  honorer 
saint  François  de  Paule  que  de  travailler,  comme  nous  pou- 
vons, à  purger  son  église  de  ces  scandaleux  ;  et  je  les  exhorte 
en  Notre  Seigneur  de  profiter  de  cette  instruction,  s'ils  ne 
veulent  être  regardés  comme  des  profanateurs  publics  de 
tous  les  mystères  du  christianisme. 

Mais  après  leur  avoir  parlé,  je  retourne  à  vous,  chrétiens, 
qui  venez  en  ce  temple  pour  adorer  Dieu,  et  pour  y  écouter 
sa  sainte  parole.  Que  vous  dirai-je  aujourd'hui,  et  par  où  con- 
clurai-je  ce  dernier  discours  ?  Ce  sera  par  ces  beaux  mots  de 
l'Apôtre  :  Deus  autem  spei  repleat  vos  gaudio  et  pace  in  crc- 

1.  Var.  que  si  JÉsus-Christ  n'y  était  pas. 

2.  Var.  ne  devoir  pas. 

3.  Rapprocher  de  cette  éloquente  admonestation,  adressée  aux  libertins  du 
temps,  dont  l'attitude  affligeait  les  religieux  et  toutes  les  âmes  chrétiennes,  la 
fin  du  sermon  sur  la  Parole  de  Dieu,  chez;  les  Carmélites,  en  i66î  (2*-'  dimanche), 
et  les  quelques  lignes  écrites  en  1655  pour  la  fête  de  la  Conception. 


PANl'XJYRIQUE  DK  SAINT  FRANÇOIS  DE  PAULE.  467 

dendo,  iil  abundetis  in  spe  et  virtiUe  Spiritiis  saiicti  (")  :  «  Que 
le  Dieu  de  mon  espérance  vous  remplisse  de  joie  et  de  paix, 
en  croyant  à  la  parole  de  son  Evangile;  afin  que  vous  abon- 
diez en  espérance,  et  en  la  vertu  du  Saint-Esprit.  »  C'est 
l'adieu  que  j'ai  à  vous  dire.  Nos  remerciments  sont  des  vœux; 
nos  adieux,  des  instructions  et  des  prières.  Que  ce  grand 
Dieu  de  notre  espérance,  pour  vous  récompenser  de  l'atten- 
tion que  vous  avez  donnée  à  son  Évangile,  vous  fasse  la 
grâce  d'en  profiter.  C'est  ce  que  je  demande  pour  vous. 
Demandez  pour  moi  réciproquement,  que  je  puisse  tous  les 
jours  apprendre  à  traiter  saintement  et  fidèlement  la  parole 
de  vérité  ;  que  non  seulement  je  la  traite,  mais  que  je  m'en 
nourrisse  et  que  j'en  vive.  Je  vous  quitte  avec  ce  mot;  et  ce 
ne  sera  pas  néanmoins  sans  vous  avoir  désiré  à  tous,  dans 
toute  l'étendue  de  mon  cœur,  la  félicité  éternelle  :  au  nom  du 
Père,  et  du  Fils,  et  du  Saint-Esprit.  Amen. 

a.  Rom.,  XV,  13. 


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^.1 


TROISIEME  POINT  d'un  SERMON  (•) 


prêché  à  la  Visitation  de  Chaillot,  devant  Henriette 


de  France,  reine  d'Angleterre,  le  2  juillet  1660. 


Ce  troisième  point,  paginé  i-8  par  Bossuet,  fut  apparemment 
tout  ce  qu'il  écrivit  en  cette  circonstance.  Il  reprit  pour  le  reste 
du  discours  sa  composition  de  l'année  précédente  (-),  destinée  à  un 
autre  couvent  de  Visitandines.  La  fondation  de  celui  de  Chaillot 
était  l'œuvre  de  Henriette  elle-même,  secondée  par  son  amie  fidèle, 
M"^*^  de  Motteville.  <i  La  reine  avait  une  affection  particulière  pour 
l'institut  de  la  Visitation,  en  souvenir  du  saint  évêque  de  Genève, 
fondateur  de  cet  ordre,  à  qui  elle  avait  été  présentée  dans  sa  pre- 
mière jeunesse,  à  la  cour  du  roi  son  père  (Henri  IV),  et  dont  elle 
avait  reçu  avec  ferveur  les  bénédictions   et  les  conseils  (^).  » 


ENCORE  que  cette  paix  admirable  de  toutes  les  nations 
chrétiennes, paix  si  sagement  ménagée, si  glorieusement 
conclue  et  si  saintement  affermie  (*),  soit  un  illustre  présent 
du  ciel,  et  un  gage  de  la  bonté  de  Dieu  envers  les  hommes, 
néanmoins  ce  ne  sera  pas  cette  paix  dont  je  vous  expliquerai 
les  douceurs  :  et  celle  dont  je  dois  parler  est  beaucoup 
plus  relevée,  et  sans  comparaison  plus  divine.  Car  je  dois 
parler  de  la  paix  qui  fait  que  l'âme  de  la  sainte  Vierge,  possé- 
dant jÉsus-CiiRisT  en  elle-même, glorifie  le  saint  nom  de  Dieu, 
et  se  réjouit  de  tout  son  esprit  en  Dieu  son  Sauveur.  Qui  ne 
voit  que  cette  paix  {j')  que  Dieu  donne  est  infiniment  au- 
dessus  de  celles  que  les  hommes  négocient  ?  Et  néanmoins 
cette   paix   humaine  étant   un  crayon   et   une   ombre  de  la 

1.  Ms.  de  la  collection  Floquet,  8  pages  in-4",  sans  marge. 

2.  Voy.  au  commencement  de  ce  volume,  p.  1-24. 

3.  Jacquinet,  édif.  des  Or aiso7is  funèbres,  p.  "j^,  n.  2. 

4.  «  La  paix  des  Pyrénées,  conclue  entre  la  France  et  l'Espagne  dans  l'île  des 
Faisans,  au  mois  de  novembre  1659,  après  une  guerre  de  vingt-cinq  ans.  Le 
mariage  de  l'infante  avec  Louis  XIV  fut  un  des  principaux  articles  de  cette  paix, 
et  c'est  ce  qui  fait  dire  à  Bossuet  qu'elle  a  été  saitiiemeni  affermie.  »  {Edit  de 
Deforis.) 

5.  Edit.  Cette  paix  toute  céleste  que  Dieu  donne  —  Toute  céleste  est  la  va- 
riante, qu'il  ne  fallait  pas  mêler  à  la  rédaction  définitive. 


POUR  LA  FÊTE  DE  LA  VLSITATION.  469 

paix  divine  et  spirituelle  dont  je  dois  vous  entretenir,  ser- 
vons-nous de  cette  image  imparfaite  pour  remonter 
jusques  au  principe  original  ('),  et  prendre  une  idée  certaine 
de  la  vérité. 

Je  demande  (')  avant  toutes  choses  :  Que  concevons-nous 
dans  la  paix,  et  que  veut  dire  ce  mot  ?  N'en  recherchons  pas, 
chrétiens,  des  définitions  éloignées  ;  mais  que  chacun  de  nous 
s'explique  à  lui-même,  ce  qu'il  entend  par  la  i)aix.  Paix, 
premièrement,  signifie  repos  :  dans  la  guerre  on  s'agite  et  on 
se  remue  ;  dans  la  paix  on  respire  et  on  se  repose.  C'est 
pourquoi  on  aime  la  paix  ;  parce  que,  la  nature  humaine 
étant  presque  toujours  agitée,  rien  ne  doit  tant  flatter  son 
inquiétude  que  la  douceur  du  repos,  qui  soulage  son  travail  et 
relâche  sa  contention. 

Mais,  en  disant  que  la  paix  est  un  repos,  l'avons-nous 
entièrement  expliquée,  en  avons-nous  formé  l'idée  tout 
entière  ?  II  me  semble,  pour  moi,  que  ce  mot  de  paix  a  encore 
quelque  chose  de  plus  touchant  :  et  voici  ce  que  c'est,  si  je 
ne  me  trompe.  C'est  que  le  repos  peut  être  fort  court,  et  que 
la  paix  nous  fait  espérer  une  longue  tranquillité.  En  effet, 
n'avons-nous  pas  vu  que  lorsqu'on  a  publié  la  suspension 
d'armes,  comme  un  préparatif  à  la  paix,  on  a  cru  voir  déjà 
quelque  commencement  de  repos  ?  Mais  ce  repos  n'est  pas 
une  paix,  parce  qu'il  n'est  pas  permanent.  Après  que  le  traité 
est  conclu, et  que  l'alliance  jurée  établit  une  concorde  certaine, 
c'est  alors  que  la  paix  est  faite.  De  sorte  que,  pour  bien  expli- 
quer la  paix  et  en  comprendre  toute  l'étendue, il  la  faut  définir 
un  repos  durable,  et  une  tranquillité  permanente.  Et  ainsi  la 
paix  doit  avoir  deux  choses  :  réjouir  les  cœurs  par  le  repos, 
et  les  assurer  par  la  consist  ance  ;  c'est  ce  que  la  paix  nous  fait 
espérer,  et  c'est  pourquoi  nous  l'aimons  :  c'est  ce  que  la  paix 
de  ce  monde  ne  nous  donne  pas;  c'est  pourquoi  nous  devons 
soupirer  sans  cesse  après  une  paix  plus  divine. 

Marie  nous  la  représente  dans  son  cantique  :  elle  nous 
montre  le  repos  et  la  consistance  établis  sur  un  fondement 
inébranlable.   Quel  est  ce   fondement,    chrétiens  ?  Ecoutez 

1.  Var.  jusques  à  la  source. 

2.  Var.  Disons  avant  toutes  choses. 


470  POUR  LA  FETE 


la  divine  Vierge  !  «  Mon  âme  glorifie  le  Seigneur,  et  mon 
esprit  se  réjouit  en  Dieu  mon  Sauveur.  »  Mais  quelle  est  la 
cause  de  cette  joie, et  d'oii  vient  ce  ravissement  ?  C'est,dit-elle, 
que  «  Dieu  a  jeté  les  yeux  sur  la  bassesse  de  sa  servante  :  » 
Qiiia  respexit  humilitatem  ancillœ  suœ.  Arrêtons-nous  là, 
chrétiens  ;  et  ne  cherchons  pas  plus  loin  le  principe  de  cette 
paix,  qui  réjouit  son  âme  en  Notre  Seigneur.  Ce  qui  produit 
cette  paix  divine,  c'est  le  regard  de  Dieu  sur  les  justes  :  sa 
bonté  qui  les  accompagne,  sa  providence  qui  veille  sur  eux, 
c'est  ce  qui  leur  donne  le  repos  et  la  consistance. 

Et,  afin  de  le  bien  comprendre,  remarquez  avec  moi  dans 
les  Écritures  deux  regards  de  Dieu  sur  les  gens  de  bien  : 
un  regard  de  faveur  et  de  bienveillance,  c'est  ce  qui  les  met  en 
repos  ;  un  regard  de  conduite  et  de  protection,  c'est  ce  qui 
rend  leur  repos  durable.  Dieu  ouvre  sur  les  justes  un  œil  de 
faveur  ;  il  les  regarde  comme  un  bon  père,  toujours  prêt  à 
écouter  leurs  demandes.  Le  Roi-Prophète  l'exprime  en  ces 
mots  :  Ociili  Doniini  S7iper  justos,  et  aures  ejns  in  preces  eo- 
rum  ("):  «  Les  yeux  de  Dieu  sont  sur  les  justes,et  ses  oreilles 
sont  attentives  à  leurs  prières.  »  O  justes,  reposez-vous  en 
celui  dont  la  faveur  et  la  bienveillance  se  déclare  envers 
vous  si  ouvertement.  —  Mais  ce  repos  sera-t-il  durable  ?  n'y 
aura-t-il  rien  qui  le  trouble  et  rejette  nos  (')  âmes  dans  l'a- 
gitation ?  —  Non,  ne  craignez  rien,  ô  enfants  de  Dieu  ;  car 
outre  ce  regard  de  bienveillance,  il  y  a  un  regard  de  protec- 
tion, qui  prend  garde  aux  maux  qui  vous  menacent.  «  Voilà, 
dit  le  même  David  ('''),  que  les  yeux  de  Dieu  veillent  conti- 
nuellement sur  ceux  qui  le  craignent  {^).»  Et  pourquoi.-^  «  Pour 
délivrer  leurs  âmes  de  la  mort,  et  les  nourrir  dans  la  faim.  » 
Voyez  le  regard  de  protection,  par  lequel  Dieu  veille  sur  les 
gens  de  bien,  et  empêche  que  le  mal  ne  les  approche.  C'est 
pourquoi  il  ajoute  aussitôt  après  :  «  Notre  âme  attend  le 
Seigneur,  parce  qu'il  est  notre  protecteur  et  notre  secours  :  » 

a.  Ps.,  xxxni,  i6,  —  b.  lâid.,  xxxii,  i8. 

1.  ÉdtV.  vos  âmes.  —  On  n'a  pas  remarqué  que  Bossuet  donne  ici  la  parole 
aux  justes  qu'il  vient  d'interpeller. 

2.  Aiiditton  de  date  postérieure  :  <i  et  qui  établissent  leur  espérance  sur  sa 
miséricorde.  »  —  Bossuet  aura  relu  ce  troisième  point,  l'allocution  à  la  reine 
d'Angleterre,  lorsqu' en  1669  il  dut  composer  l'oraison  funtbre  de  cette  princesse. 


DE  LA  VISITATION.  47  I 


Aîiiina  nostra  sustinct  Doiuinum,  quia  adjntor  et  protector 
7ioster  est  if).  Une  âme  ainsi  regardée  de  Dieu,  que  peut-elle 
désirer  pour  avoir  la  paix  ? 

C'est  pourquoi  l'heureuse  Marie,  toute  pleine  de  cette 
paix  admirable,  ne  s'occupe  plus  qu'à  louer  son  Dieu  dans 
les  marques  de  sa  faveur,dans  les  assurances  de  sa  protection. 
«  Le  Tout-Puissant,  dit-elle,  a  fait  en  moi  de  grandes  cho- 
ses :  »  Fecit  niiki  magna  qui potens  est  :  c'est  ce  qui  explique 
la  faveur  ;  Fecit potetitiani  in  brachio  suo ;  c'est  ce  qui  regarde 
la  protection.  Il  a  fait  en  moi  de  grandes  choses  par  le 
témoignage  de  sa  faveur  et  l'inondation  de  ses  grâces.  Mais 
s'il  a  ouvert  sur  moi  ses  mains  libérales  pour  combler  mon 
âme  de  biens,  il  a  pris  plaisir  d'étendre  son  bras  pour  en 
détourner  tous  les  maux  :  Fecit  potentiain  in  brachio  suo. 

Ames  saintes  et  religieuses,  ce  n'est  pas  seulement  la 
divine  Vierge  qui  est  honorée  de  ces  deux  regards  :  tous  les 
fidèles  serviteurs  de  Dieu  se  réjouissent  (')  ensemble  dans 
sa  maison,  à  la  lumière  de  sa  faveur  et  sous  l'ombre  de  sa 
protection  toute-puissante  :  Sub  umbra  alarwrn  tuartirn pro- 
tège nos  ('^).  C'est  pourquoi  la  paix  de  Dieu  triomphe  en  leurs 
cœurs,  comme  dit  l'apôtre  saint  Paul  {^).  Et  la  marque  de 
cette  paix,  c'est  que  le  monde  ne  les  touche  plus.  Car,  en 
effet  ('),  cette  âme  appuyée  sur  Dieu,  qui  a  mis,  comme  dit 
David  ("'),  son  refuge  dans  le  Très-Haut:  Altissimum posuisti 
\j'efugium  /?^?^w],  jetant  ensuite  les  yeux  sur  le  monde, qu'elle 
voit  bien  loin  à  ses  pieds,  ô  Dieu  !  qu'il  lui  semble  petit  du 
haut  de  ce  refuge  inébranlable  ;  et  qu'elle  le  voit  bien  d'une 
autre  manière  que  ne  fait  pas  le  commun  des  hommes  !  Elle 
voit  toutes  les  grandeurs  abattues,  tous  les  superbes  portés 
par  terre  ;  et  dans  ce  grand  renversement  des  choses  hu- 
maines, rien  ne  lui  paraît  élevé  que  les  simples  et  humbles  de 
cœur  :  c'est  pourquoi  elle  dit  avec  Marie  :  Dispersit  stiperbos, 
«  Dieu  a  dissipé  les  superbes;»  deposuit  potentes,  «  il  a  dé- 
posé les  puissants;»  et  exaltavit  humiles,  «et  il  a  relevé  ceux 
qui  étaient  à  bas.  » 

a.  P^., XXXII, 20.— (^.  Offic.compl. — Cf./'^.,xvi,8. — c.  Co/os.,iu,is.—il  Fs. ,\c,g. 

1.  Var.  vivent  ensemble...,  et  sous  l'aile... 

2.  Cest-à-dire  :en  réalité.  —  Voyez  t  I,  Introduction,  p.  xxxiii,  et  ci-après.... 


472  POUR  LA  FETE 


Voici  un  effet  admirable  de  cette  paix  dont  je  parle,  et  il  ne 
le  faut  point  passer  sous  silence.  A  ce  que  je  vois  ('),  chrétiens, 
ce  n'est  pas  ici  une  paix  commune  :  Dieu  veut  qu'elle  soit 
accompagnée  de  l'appareil  d'un  grand  triomphe;  et  s'il  donne 
la  paix  à  ses  serviteurs, ce  n'est  pas  en  faisant  leur  accord  avec 
leur  ennemi  abattu.  Car,  en  effet,  quel  est  l'ennemi  de  Dieu, 
et  par  conséquent  de  ses  serviteurs,  des  enfants  de  Dieu? 
Vous  ne  l'ignorez  pas,  mes  très  chères  sœurs  ;  vous  savez  que 
c'est  le  monde  et  ses  pompes.  Tout  ce  que  Dieu  élève,  le 
monde  se  plaît  à  le  rabaisser  :  tout  ce  que  le  monde  estime, 
Dieu  se  plaît  de  le  détruire  et  de  le  confondre  ;  c'est  pourquoi 
Tertullien  disait  si  éloquemment,  qu'il  y  avait  entre  eux  de 
l'émulation  :  Est  œimtlatio  divines  rei  et  humarue  if).  Que 
signifie,  mes  sœurs,  cette  émulation,  si  ce  n'est  que  Dieu  et  le 
monde  se  contrarient  éternellement,  comme  par  un  dessein 
prémédité  ?  Oui  sont  ceux  que  Dieu  favorise?  Ceux  qui  sont 
modestes  et  retenus.  Qui  sont  ceux  que  le  monde  avance  ? 
Ceux  qui  sont  hardis  et  entreprenants  ?  Qui  sont  ceux  que 
Dieu  favorise  ?  Ceux  qui  sont  simples  et  sincères.  Qui  sont 
ceux  que  le  monde  avance  ?  Ceux  qui  sont  fins  et  dissimulés. 
L'un  (')  demande  un  cœur  ferme,  droit  et  inflexible  ;  l'autre, 
souple  (^)  et  accommodant.  Celui-ci  veut  de  la  violence  pour 
emporter  ses  faveurs  ;  celui-là  ne  donne  les  siennes  qu'à  la 
retenue  ;  et  il  n'est  rien  ni  de  plus  puissant  selon  Dieu,  ni  de 
plus  inutile  selon  le  monde,  que  cette  médiocrité  tempérée  en 
laquelle  la  vertu  consiste. 

Voilà  donc  une  émulation  nécessaire  de  Jésus-Christ  et 
de  ses  fidèles  contre  le  monde  et  ses  sectateurs  ;  et  cette 
guerre  durera  toujours,  jusqu'à  ce  que  le  siècle  finisse.  C'est 
pourquoi  le  monde  a  deux  faces,  et  il  y  a  sur  la  terre  deux 
sortes  de  paix:  il  y  a  la  paix  des  pécheurs  :  Pacem peccatorum 
videns  {'')  ;  il  y  a  la  paix  de  Dieu  et  de  ses  enfants,  «qui 
surpasse  toute  intelligence  :  »  Pax  Dei,  quœ  exsuperat  omnem 

a.  Apolog.,  n.  50.  —  b.  Ps.,  Lxxii,  3. 

1.  Var.  Ce  n'est  pas  assez  à  notre  grand  Dieu  de  donner  la  paix  à  ses  servi- 
teurs, il  veut  que  cette  paix  soit  accompagnée... 

2.  Édif.  Le  monde  veut  de  la  violence...  Phrase  rejetée  plus  loin  par  Bos- 
suet,  après  correction. 

3.  Var.  l'autre  a  besoin  de  tours  subtils. —  C'est  le  texte  des  éditeurs. 


DE  LA  VISITATION.  473 


sensjim  (").  Chacun  croit  jouir  de  la  paix  ;  parce  que  chacun 
croit  avoir  gagné  la  victoire.  D'où  vient  cette  diversité,  et 
comment  arrive-t-il  que  deux  ennemis  croient  sortir  victo- 
rieux d'un  même  combat  ?  C'est  que  les  uns  regardent  les 
biens  présents,  et  les  autres  jettent  les  yeux  sur  la  dernière 
décision  du  siècle  à  venir.  Ceux  qui  considèrent  les  biens 
présents  donnent  précipitamment  l'avantage  au  monde  :  ils 
s'imaginent  qu'il  a  la  victoire,  parce  que  Dieu,  qui  attend 
son  heure,  le  laisse  jouir  pour  un  temps  d'une  ombre  trom- 
peuse de  félicité  :  ils  voient  ceux  qui  sont  dans  les  grandes 
places,  ils  admirent  leurs  délices  et  leur  abondance  :  Voilà, 
s'écrient-ils,  les  seuls  fortunés  :  Beatiim  dixerunt popiduni  cm 
hœc  sunt  (^)  ;  c'est  le  cantique  des  enfants  du  monde, 

Juges  aveugles  et  précipités  !  que  n'attendez-vous  la  fin 
du  combat,  avant  que  d'adjuger  la  victoire  ?  Viendra  le  revers 
de  la  main  de  Dieu,  qui  brisera  comme  un  verre  toute  cette 
grandeur  que  vous  admirez  (').  C'est  à  quoi  regarde  la  divine 
Vierge,  et  avec  elle  les  enfants  de  Dieu,  qui  jouissent  de  la 
douceur  de  sa  paix.  Ils  voient  bien  que  le  monde  combat 
contre  Dieu;  mais  ils  savent  que  les  forces  ne  sont  pas  égales. 
Ils  ne  se  laissent  pas  éblouir  de  quelque  avantage  apparent, 
que  Dieu  abandonne  [~)  aux  enfants  du  siècle  :  ils  consi- 
dèrent l'événement,  que  sa  justice  enfin  leur  rendra  funeste. 
C'est  pourquoi  ils  se  rient  de  leur  gloire  ;  et  au  milieu  de  la 
pompe  de  leur  triomphe,  ils  chantent  déjà  leur  défaite.  Ils  ne 
disent  pas  seulement  que  Dieu  dissipera  les  superbes,  mais 
qu'il  les  a  déjà  dissipés  :  Dispersit  superbos  :  ils  ne  disent  pas 
seulement  que  Dieu  renversera  les  puissants  du  monde  ;  ils  les 
voient  déjà  à  ses  pieds,  tremblants  et  étonnés  de  leur  chute. 
Et  pour  vous,  ô  riches  du  siècle,  qui  vous  imaginez  être 
pleins,  serrez  vos  trésors  tant  qu'il  vous  plaira  ;  ils  ne  laissent 
pas  de  vous  reprocher  que  vos  mains  sont  vides,  parce  que 
ce  que  vous  tenez  ne  leur  parait  rien:  ils  savent  qu'il  s'écoule 
à  travers  les  doigts  ainsi  que  de  l'eau,  sans  que  vous  puissiez 

a.  Philip.,  IV,  7.  —  b.  Ps.,  CXLHI,  15. 

1.  Var.  qui  vous  éblouit.  —  Édit.  que  vous  admirez  et  qui  vous  éblouit. 

2.  Far.  laisse  remporter. — f"^///.  que  Dieu  abandonne  c/  lai.-se  remporter.  — 
On  voit  que  c'était  un  système  de  charger  le  texte  de  redondances,  empruntées 
au.K  variantes. 


474  POUR  LA  FETE 


le  retenir  :  Divites  dimisit  inanes.  Et  d'autre  part,  chrétiens, 
pendant  que  les  ennemis  de  Dieu  tombent  à  ses  pieds,  ses 
humbles  serviteurs  lèvent  la  tête  ;  eux  que  le  monde  mépri- 
sait si  fort,  les  voilà  établis  dans  les  grandes  places  :  Exalta- 
vit  Juimiles  ;  eux  que  le  monde  croyait  indigents.  Dieu  les  a 
remplis  de  ses  biens  :  Esurientcs  implevit  bonis.  Telle  est  la 
victoire  du  Tout-Puissant  ;  et  le  fruit  de  cette  victoire,  c'est  la 
paix  qu'il  donne  à  ses  serviteurs  par  la  défaite  infaillible  de 
leurs  (')  ennemis. 

Chantez  cette  victoire,  mes  très  chères  sœurs, entonnez  avec 
Marie  ce  divin  cantique:  publiez  la  défaite  du  monde  ;  chantez 
ses  richesses  dissipées,  son  éclat  terni,  sa  pompe  abattue,  sa 
gloire  évanouie  en  fumée  :  moquez-vous  de  son  triomphe 
d'un  jour,  et  de  sa  tranquillité  imaginaire.  O  aveuglement 
déplorable  de  ceux  qui  courent  après  la  fortune,  qui  ne  trou- 
vent rien  de  grand  que  ce  qu'elle  élève,  ni  rien  de  beau  que 
ce  qu'elle  pare,  ni  rien  de  plaisant  que  ce  qu'elle  donne  ! 
Vous  laissez  ces  sentiments  aux  enfants  du  siècle  ;  mais  vous, 
ô  filles  de  Jérusalem,  saintes  héritières  du  ciel,  vous  parlez 
le  langage  de  votre  patrie.  Quoique  le  monde  étale  avec 
pompe  ses  grandeurs  et  ses  vanités,  vous  ne  vous  couronnez 
pas  de  ses  fleurs,  qui  seront  en  un  moment  desséchées  ;  et 
pendant  qu'il  brille  par  un  vain  éclat,  vous  reconnaissez  son 
faible  dans  son  inconstance. 

Madame,  Votre  Majesté  a  ces  sentiments  imprimés  bien 
avant  au  fond  de  son  âme  ;  et  l'exemple  de  sa  constance  en 
a  fait  des  leçons  à  toute  la  terre.  Le  monde  n'est  plus  capable 
de  vous  tromper  ;  et  cette  âme  vraiment  royale,  que  ses 
adversités  n'ont  pas  abattue, ne  se  laissera  non  plus  emporter 
à  ses  prospérités  inopinées.  Grande  et  auguste  reine,  en 
laquelle  Dieu  a  montré  à  nos  jours  un  spectacle  si  surprenant 
de  toutes  les  révolutions  [des]  choses  humaines  ('),  et  qui 
seule  n'êtes  point  changée  au  milieu  de  tant  de  changements, 
admirez  éternellement  ses  secrets  conseils  et  sa  conduite  im- 
pénétrable. Ceux  qui  raisonnent  des  rois  et   de   leurs   Etats 

1.  Var.  de  ses  ennemis. 

2.  Dans  l'Oraison  funèbre,  Bossuet  dira  à  son  auditoire  :  «  Vous  verrez  dans 
une  seule  vie  toutes  lesextre'mités  des  choses  humaines...  » 


DE  LA  VISITATION.  475 


selon  les  lois  de  la  politique,  chercheront  des  causes  hu- 
maines de  ce  changement  miraculeux  (')  :  ils  diront  à  Votre 
Majesté  qu'on  peut  être  surpris  pour  un  temps  ;  mais 
qu'enfin  on  a  horreur  des  mauvais  exemples  :  que  la  tyrannie 
tombe  d'elle-même,  pendant  que  l'autorité  légitime  se  rétablit 
presque  sans  secours,  par  le  seul  besoin  qu'on  a  d'elle, comme 
d'une  pièce  nécessaire  ;  et  qu'une  longue  et  funeste  épreuve 
ayant  appris  aux  peuples  cette  vérité,  ce  trône  injustement 
abattu  s'affermit  par  sa  propre  chute. 

Mais  Votre  Majesté  est  trop  éclairée  pour  ne  porter  pas 
son  esprit  plus  haut.  Dieu  se  montre  trop  visiblement  dans 
ces  conjonctures  imprévues  ;  et  comme  il  n'y  a  que  sa  seule 
main  qui  ait  pu  calmer  la  tempête,  il  faut  encore  cette  même 
main  pour  empêcher  les  flots  de  se  soulever.  Il  le  fera, 
Madame,  nous  l'espérons  :  et  si  nos  vœux  sont  exaucés, 
peut-être  arrivera-t-il...,  car  qui  sait  les  secrets  de  la  Provi- 
dence ?  après  que  Dieu  a  rétabli  le  trône  du  roi,  sa  bonté 
disposera  tellement  les  choses  que  le  roi  rétablira  le  trône  de 
Dieu.  Mais  cette  affaire,  Madame,  se  doit  traiter  avec  Dieu, 
non  avec  les  hommes  ;  par  des  prières  et  des  vœux,  non  par 
des  conseils  ni  par  des  maximes  humaines.  Il  n'y  a  que  sa 
sagesse  profonde  qui  connaisse  le  terme  préfix  qui  a  été  or- 
donné devant  (-)  tous  les  temps  aux  malheureux  progrès  de 
l'erreur  et  aux  souffrances  de  son  Église.  C'est  à  nous  d'at- 
tendre avec  patience  l'accomplissement  de  son  œuvre,  et  d'en 
avancer  l'exécution,  autant  qu'il  est  permis  à  des  mortels, 
par  des  prières  ardentes.  Votre  Majesté,  Madame,  ne 
cessera  jamais  d'en  répandre  ;  et  quoi  qu'il  arrive  ici- 
bas,  Dieu  lui  en  rendra  dans  le  ciel  une  récompense  éter- 
nelle. C'est  le  bien  que  je  lui  souhaite,  et  à  toute  cette  au- 
dience, etc. 

1.  «  Un  trône  indignement  renversé,  et  miraculeusemeni  rétabli,  »  dira 
rOraison  funèbre.  — •  Onze  ans  après  l'assassinat  légal  de  Charles  i'^',  son  mari 
(1649)  elle  venait  de  voir  son  fils  Charles  II  remonter  sur  le  trône  d'Angleterre 
(8  mai  1660). 

2.  Edii.  avant. 


i 


PRECIS  d'un  PANEGYRIQUE  de 


SAINT  JACQUES. 


Vers  1660  (25  juillet). 


ïï 


Bossuet,  parlant  des  So7{^mnces,\e  dimanche  des  Rameaux,  1661, 
note  sur  son  manuscrit  :  «  Prenez  la  médecine.  La  main  de  Dieu 
invisiblement  étendue...  V[oyez]  saint  Jacques.  »  Il  est  aisé  de 
reconnaître  le  passage  dans  le  troisième  point  de  cette  esquisse. 
Nous  pouvons  donc  conclure,  en  attendant  que  le  manuscrit  se 
retrouve,  qu'elle  ne  saurait  être  reculée  plus  loin  qu'en  1660.  Il  se 
pourrait  qu'elle  fût  antérieure  ;  mais  rien  ne  le  prouve  ;  la  fermeté 
du  dessein  semble  bien  convenir  à  l'époque  de  Paris.  Lâchai,  et  après 
lui,  tous  les  éditeurs  modernes,  la  placent  dans  l'époque  de  Meaux, 
ce  qui  est  contraire  aux  données  qui  précèdent.  \^e  Journal  du  curé 
de  Saint- Jean-les-deiix-Jumeatix  (Raveneau)  mentionne  bien  un 
panégyrique  de  saint  Jacques,  au  i^^"  mai  1684  ;  mais  il  s'agit  de 
saint  Jacques  le  Mineur,  frère  de  saint  Jude. 


Die  ut  sedeant  ht  djio  filii  met 
nnus  ad  dexterajn  tiiain  et  unus 
ad  sitiisirani  iti  regno  tuo. 

Dites  que  mes  deux  fils  soient 
assis  dans  votre  royaume,  l'un 
à  votre  droite,  et  l'autre  à  votre 
gauche,  (iî/^///;.,  XX,  21.) 

NOUS  voyons  trois  choses  dans  l'Evangile  :  première- 
ment leur  ambition  réprimée  :  Nescitis  quid petatis  if)  : 
«  Vous  ne  savez  ce  que  vous  demandez;  »  secondement,  leur 
ignorance  instruite  :  Potestis  bibere  calicein  ?  «  Pouvez-vous 
boire  le  calice  que  je  dois  boire  ?  »  troisièmement,  leur 
fidélité  prophétisée  :  Calicem  qtiideui  nieum  bibetis  ('')  :  «  Vous 
boirez,  il  est  vrai,  mon  calice.» 

PREMIER    POINT. 

Il  est  assez  ordinaire  aux  hommes  de  ne  savoir  ce  qu'ils 
demandent,  parce  qu'ils  ont  des  désirs  qui  sont  des  désirs 
de  malades,  inspirés  par  la  fièvre,  c'est-à-dire,  par  les  pas- 

a.  Matth.,  XX,  22.  —  b.  Ibid.,  23. 


rANl'XÎVRlQUE  DE  SAINT  JACQUES.  477 

sions  ;  et  d'autres  ont  des  désirs  d'enfants,  inspirés  par  l'im- 
prudence. Il  semble  que  celui  de  ces  deux  apôtres  n'est  pas 
de  cette  nature  :  ils  veulent  être  auprès  de  Jésus-Christ, 
compagnons  de  sa  gloire  et  de  son  triomphe  :  cela  est  fort 
désirable.  L'ambition  n'est  pas  excessive  :  il  veut  que  nous 
régnions  avec  lui  ;  et  lui  qui  nous  promet  de  nous  placer 
jusque  dans  son  trône,  ne  doit  pas  trouver  mauvais  que  l'on 
souhaite  d'être  à  ses  côtés.  Néanmoins  il  leur  répond  :  «  Vous 
ne  savez  ce  que  vous  demandez  :  »  Nescitis  quidpetatis. 

Pour  découvrir  leur  erreur,  il  faut  savoir  que  les  hommes 
peuvent  se  tromper  doublement  :  ou  en  désirant  comme 
bien  ce  qui  ne  l'est  pas  ;  ou  en  désirant  un  bien  véritable, 
sans  considérer  assez  en  quoi  il  consiste,  ni  les  moyens  pour 
y  arriver.  L'erreur  des  apôtres  ne  gît  pas  dans  la  première 
de  ces  fausses  idées  ;  ce  qu'ils  désirent  est  un  fort  grand  bien, 
puisqu'ils  souhaitent  d'être  assis  auprès  de  la  personne  du 
Sauveur  des  âmes.  Mais  ils  le  désirent  avec  un  empresse- 
ment trop  humain  ;  et  c'est  là  la  nature  de  leur  erreur,  causée 
par  l'ambition  qui  les  anime.  Ils  s'étaient  imaginé  Jésus- 
Christ  dans  un  trône,  et  ils  souhaitaient  d'être  à  ses  côtés, 
non  pas  pour  avoir  le  bonheur  d'être  avec  lui,  mais  pour  se 
montrer  aux  autres  dans  cet  état  de  magnificence  mondaine  : 
tant  il  est  vrai  qu'on  peut  chercher  Jésus-Christ  même  avec 
une  intention  mauvaise,  pour  paraître  devant  les  hommes, 
afin  qu'il  fasse  notre  fortune.  Il  veut  qu'on  l'aime  nu  et 
dépouillé,  pauvre  et  infirme,  et  non  seulement  glorieux  et 
magnifique.  Les  apôtres  avaient  tout  quitté  pour  lui,  et  néan- 
moins ils  ne  le  cherchaient  pas  comme  il  faut,  parce  qu'ils 
ne  le  cherchaient  pas  seul.  Voilà  leur  erreur  découverte,  et 
leur  ambition  réprimée:  voyons  maintenant,  dans  le  deuxième 
point,  leur  ignorance  instruite. 

SECOND  point. 

Il  semble  quelquefois  que  le  Fils  de  Dieu  ne  réponde  pas 
à  propos  aux  questions  qu'on  lui  fait.  Ses  apôtres  disputent 
entre  eux  pour  savoir  quel  est  le  plus  grand,  quis...  videretur 
esse  major  {^')  ;  et  Jésus-Christ  leur  présente  un  enfant,  et 

a.  Luc,  XXH,  24. 


47^  PANÉGYRIQUE 


leur  dit  :  «  Si  vous  ne  devenez  comme  de  petits  enfants,  vous 
n'entrerez  pas  dans  le  royaume  des  cieux  :}>A/'ùz...  efficiamini 
sicut  parvuli,  non  intrabitis  in  regnum  cœlorum  (").  Si  donc 
le  divin  Sauveur  en  quelques  occasions  ne  satisfait  pas  direc- 
tement aux  demandes  qui  lui  sont  faites,  il  nous  avertit  alors 
de  chercher  la  raison  dans  le  fond  de  la  réponse.  Ainsi  en 
ce  lieu  on  lui  parle  de  gloire,  et  il  répond  en  représentant 
l'ignominie  qu'il  doit  souffrir  :  c'est  qu'il  va  à  la  source  de 
l'erreur.  Les  deux  disciples  s'étaient  figuré  qu'à  cause  qu'ils 
touchaient  de  plus  près  au  Fils  de  Dieu  par  l'alliance  du 
sang  ('),  ils  devaient  aussi  avoir  les  premières  places  dans 
son  royaume  ;  c'est  pourquoi,  pour  les  désabuser,  il  les  rap- 
pelle à  sa  croix  :  Potestis  bibere  calicem  .?*Et  pour  bien  entendre 
cette  réponse,  il  faut  savoir  qu'au  lieu  que  les  rois  de  la  terre 
tirent  le  titre  de  leur  royauté  de  leur  origine  et  de  leur  nais- 
sance, Jésus-Christ  tire  le  sien  de  sa  mort.  Sa  naissance  est 
royale,  il  est  le  fils  et  l'héritier  de  David  ;  et  néanmoins  il  ne 
veut  être  roi  que  par  sa  mort.  Le  titre  de  sa  royauté  est  sur 
sa  croix  :  il  ne  confesse  qu'il  est  roi  qu'étant  près  de  mourir. 
C'est  donc  comme  s'il  disait  à  ses  disciples  :  Ne  prétendez 
pas  aux  premiers  honneurs  parce  que  vous  me  touchez  par 
la  naissance  :  voyez  si  vous  avez  le  courage  de  m'approcher 
par  la  mort.  Celui  qui  touche  le  plus  à  ma  croix,  c'est  celui 
à  qui  je  donne  la  première  place  ;  non  pour  le  sang  qu'il  a 
reçu  dans  sa  naissance,  mais  pour  celui  qu'il  répandra  pour 
moi  dans  sa  mort  :  voilà  le  bonheur  des  chrétiens.  S'ils  ne 
peuvent  toucher  Jésus-Christ  par  la  naissance,  ils  le  peuvent 
par  la  mort,  et  c'est  là  la  gloire  qu'ils  doivent  envier. 

b.  Mat/h. ^  xviii,  4. 

I.  Bossuet  semble  ici  admettre  l'opinion  d'après  laquelle  Salomé,  la  mère  des 
deux  disciples,  aurait  été  sœur  de  la  sainte  Vierge.  Bien  que  plusieurs  exégètes 
modernes  soient  favorables  à  cette  hypothèse,  elle  ne  paraît  pas  suffisamment 
fondée.  C'est  à  saint  Jacques  le  Mineur,  et  aux  autres  fils  d'Alphée,  qu'on  réserve 
le  titre  de  frères  du  Seigneur.  Leur  mère,  appelée  dans  l'Évangile  Maria  Jacobi, 
et  Maria  Cieophœ^,  du  nom  du  plus  célèbre  de  ses  enfants,  et  du  nom  de  son  mari 
(C/éop/ias  on  C/(7pas,mème  nomqn' A//>/itfe),se  tenait  au  Calvaire  à  côté  de  la  sainte 
Vierge,  sa  sœur,  ou  sa  belle-sœur,  selon  d'autres.  Salomé  du  reste  eut,  elle  aussi, 
la  gloire  d'être  fidèle  dans  la  grande  épreuve  {Marc,  XV,  40).  —  Peut-être 
l'orateur  parle-t-il  ainsi  par  simple  distraction,  dans  celte  improvisation  rapide. 


DE  SAINT  JACQUES.  479 


TROISIÈME  POINT. 

Les  disciples  acceptent  ce  parti  :  «  Nous  pouvons,  disent- 
ils,  boire  votre  calice  :  »  Possutims  (")  ;  et  Jésus-Christ  leur 
prédit  qu'ils  le  boiront.  Leur  promesse  n'est  pas  téméraire. 
Mais  admirons  la  dispensation  de  la  grâce  dans  le  martyre 
de  ces  deux  frères.  Ils  demandaient  deux  places  singulières 
dans  la  gloire,  il  leur  donne  deux  places  singulières  dans  sa 
croix.  Quant  à  la  gloire,  «  ce  n'est  pas  à  moi  à  vous  la  donner:» 
Non  est  metim  dare  vobis:]ç:  ne  suis  distributeur  que  des  croix, 
je  ne  puis  vous  donner  que  le  calice  de  ma  Passion  ;  mais 
dans  l'ordre  des  souffrances,  comme  vous  êtes  mes  favoris, 
vous  aurez  deux  places  singulières.  L'un  mourra  le  premier, 
et  l'autre  le  dernier  de  tous  mes  apôtres  ;  l'un  souffrira  plus 
de  violences,  mais  la  persécution  plus  lente  de  l'autre  éprou- 
vera plus  longtemps  sa  persévérance.  Jacques  a  l'avantage, 
en  ce  qu'il  boit  le  calice  jusqu'à  la  dernière  goutte.  Jean  le 
porte  sur  le  bord  des  lèvres  :  prêt  à  boire,  on  le  lui  ravit, 
pour  le  faire  souffrir  plus  longtemps. 

Apprenons  par  cet  exemple  à  boire  le  calice  de  notre  Sau- 
veur, selon  qu'il  lui  plaît  de  le  préparer.  Il  nous  arrive  une 
affliction,  c'est  le  calice  que  Dieu  nous  présente  :  il  est  amer, 
mais  il  est  salutaire.  On  nous  fait  une  injure  :  ne  regardons 
pas  celui  qui  nous  déchire  ;  que  la  foi  nous  fasse  apercevoir 
la  main  de  Jésus-Christ,  invisiblement  étendue  pour  nous 
présenter  ce  breuvage.  Figurons-nous  qu'il  nous  dit  :  Potestis 
bibere  ?  «  Avez-vous  le  courage  de  le  boire  '^.  »  Mais  avez- 
vous  la  hardiesse,  ou  serez-vous  assez  lâches  de  le  refuser  de 
ma  main,  d'une  main  si  chère?  Une  médecine  amère  devient 
douce,  en  quelque  façon,  quand  un  ami,  un  époux,  etc.,  la 
présente  :  vous  la  buvez  volontiers,  malgré  la  répugnance  de 
la  nature.  Quoi!  Jésus-Christ  vous  la  présente,  et  votre  main 
tremble,  votre  cœur  se  soulève  !  vous  voudriez  répandre  par 
la  vengeance  la  moitié  de  son  amertume  sur  votre  ennemi, 
sur  celui  qui  vous  a  fait  tort!  Ce  n'est  pas  là  ce  que  jÉsus- 
Christ  demande.  Pouvez-vous  boire,  dit-il,  ce  calice  des 
mauvais  traitements,  qu'on  vous  fera  boire  ?  Potestis  bibere? 

a.  Mu///i.,  XX,   22. 


48o 


rANÉGVKIQUE  DE  SAINT  JAQ^UES. 


Et  non  pas  :  Pouvez-vous  renverser  sur  la  tête  de  l'injuste 
qui  vous  vexe  ce  calice  de  la  colère  qui  vous  anime?  La  véri- 
table force,  c'est  de  boire  tout  jusqu'à  la  dernière  goutte. 
Disons  donc  avec  les  apôtres:  Posstcmus:  mais  voyons  Jésus- 
Christ  qui  a  tout  bu  comme  il  l'avait  promis  :  Quem  ego 
bibiturus  suni;  et  quoiqu'il  fût  tout-puissant  pour  l'éloigner 
de  lui,  il  n'a  usé  de  son  autorité  que  pour  réprimer  celui  qui, 
par  l'affection  tout  humaine  qu'il  lui  portait,  voulait  l'em- 
pêcher de  le  boire  :  Caliceni  quem  dédit  viiJii  Pater,  non 
bibam  illum  (")  ? 


a.  Joan.,  xviii,    ii.  —  Deforis 
d'après  un  lapsus  du  manuscrit. 


non   vis  ut  hibam  ilîum  ?  Sans  doute 


i 


^ 


Pour  la  FETE  de  l'ASSOM  PTION  (■ 


1660. 


Dans  ce  sermon,  composé  pour  une  communauté  de  la  capitale, 
Dcforis  avait  introduit  trois  interpolations,  l'une  dès  l'avant-propos, 
et  les  deux  autres  dans  les  prcinier  et  troisième  points.  Tous  les 
éditeurs  les  ont  maintenues,  jusqu'à  ce  jour,  même  M.  Lâchât,  qui 
avait  le  manuscrit  sous  les  yeux.  On  trouvera  ici,  pour  la  première 
fois,  la  vraie  rédaction  de  Bossuet.  Le  manuscrit  du  sermon  est  à 
Meaux.  L'écriture  et  l'orthographe  nous  interdisent  de  le  placer 
avant  ou  après  la  date  que  nous  lui  assignons,  [^e  sommaire  se 
trouve  à  la  Bibliothèque  nationale,  joint  à  ceux  des  sermons  poui' 
la  fête  de  la  Compassion. 

Sommaire  (2). 

( i"" point).  Nécessité  de  mourir,  par  la  loi  de  la  nature^  et  par  la 
loi  de  la  grâce  qui  ordonne  qu'on  subisse  la  mort  pour  quitter  la 
mortalité  (p.  2).  —  Amour  de  Marie  pour  JÉSUS-CIIRIST,  comme 
Fils,  comme  Dieu.  Description  de  cet  amour  (Amed.  Lausan.) 
Abyssiis  abyssuni  invocat.  Source  de  cet  amour  {\\  3).  —  Mort  de 
Marie  par  amour.  Enlevée  sur  une  nuée  de  saints  désirs  (p.  4). 

(2'^  point.)  Convoitises  éteintes  en  la  sainte  Vierge  (p.  6).  — 
Notre  chair  doit  être  corrompue  pour  être  renouvelée,  comme  un 
bâtiment  irrégulier  (p.  7).  —  JÉSUS-CIIKIST  a  pris  racine  en  Marie. 
Sa  résurrection  anticipée. 

Arbres  hâtifs  (p.  7). 

(3"  point.)  Humilité.  Elle  s'enrichit  en  s'appauvrissant.  Nihil 
habentes,  et  oninia possidoites  (p.  8,  9).  —  Dépouillement  de  Marie 
(p.  9).  —  Marie  perd  son  Fils.  • — -  Comment?  Saint  Paulin. 


Ascendit  de  deserio,  détiens  afflitens, 
innixa  super  dilecluni  siiuin  ('). 

{Cant.,  VIII,  5.) 

IL  y  a  un  enchainemeut  admirable  entre  les  mystères  du 
christianisme;  et  celui  que  nous  célébrons  a  une  liaison 
particulière  {^)  avec  l'Incarnation  du  Verbe  éternel.  Car  si  la 
divine  Marie  a  reçu  autrefois  le  Sauveur  Jésus,  il  est  juste 

1.  Ms.  au  Grand  Séminaire  de  Meaux,  A,  6. 

2.  Mss.,  12823,  f-  i'6. 

5.  Ce  texte,  qui  n'est  pas  traduit,  est  écrit  après  l'avant-propos,  à  la  dernière 
page  du  manuscrit.  Cf.  Mcditation  de  1650  :  «  Oui  est  celle-ci  qui  s'élève  du 
désert,  pleine  de  délices,  appuyée  sur  son  bien-aimé.''  » 

4.   Var.  a  un  rapport  nécessaire. 

Sermons  de  Bossuet.  —  III.  51 


482  POUR    LA    FÊTE 


que  le  Sauveur  reçoive  à  son  tour  l'heureuse  Marie  ;  et  n'ayant 
pas  dédaigné  de  descendre  à  elle,  il  doit  ensuite  l'élever  à  soi 
pour  la  faire  entrer  dans  sa  gloire.  Il  ne  faut  donc  pas  s'éton- 
ner, mes  sœurs,  si  la  bienheureuse  Marie  ressuscite  avec  tant 
d'éclat,  ni  si  elle  triomphe  avec  tant  de  pompe.  Jésus  à  qui 
cette  Vierge  a  donné  la  vie,  la  lui  rend  aujourd'hui  par  recon- 
naissance :  et  comme  il  appartient  à  un  Dieu  de  se  montrer 
toujours  le  plus  magnifique,  quoiqu'il  (')  n'ait  reçu  qu'une 
vie  mortelle,  il  est  digne  de  sa  grandeur  de  lui  en  donner  en 
échange  une  glorieuse.  Ainsi  ces  deux  mystères  sont  liés 
ensemble;  et  afin  qu'il  y  ait  un  plus  grand  rapport,  les  anges 
interviennent  dans  l'un  et  dans  l'autre,  et  se  réjouissent  avec 
Marie  de  voir  une  si  belle  suite  du  mystère  qu'ils  ont  annoncé. 
Que  (^)  reste-t-il  maintenant  sinon  que,  pour  achever  cette 
ressemblance,  nous  nous  unissions  tous  ensemble,  pour  faire 
retentir  le  même  salut  qui  a  été  ouï  la  première  fois  lorsque 
le  Fils  de  Dieu  s'est  incarné  {■'),  et  que  nous  disions  à  Marie  : 
Ave. 

[P.  i]  Le  ciel,  aussi  bien  que  la  terre,  a  ses  solennités  (■•) 
et  ses  triomphes,  ses  cérémonies  et  ses  jours  d'entrée,  ses 
magnificences  et  ses  grandeurs  (')  ;  ou  plutôt  la  terre  usurpe 
ces  noms,  pour  donner  quelque  éclat  à  ses  vaines  pompes  : 
mais  les  choses  (^)  ne  s'en  trouvent  véritablement  dans  toute 
leur  force  que  dans  les  fêtes  augustes  de  notre  céleste  patrie, 
la  sainte  et  triomphante  Jérusalem.  Parmi  ces  solennités 
glorieuses,  qui  ont  réjoui  les  saints  anges  et  tous  les  esprits 
bienheureux,  vous  n'ignorez  pas  (^),  mes  sœurs,  que  celle 
que  nous  célébrons  est  l'une  des  plus  illustres  ;  et  sans 
doute  l'exaltation  de  la  sainte  Vierge  dans  le  trône  que  lui 

1.  Var.  ayant  reçu  seulement... 

2.  Les  éditeurs  empruntent  à  un  autre  manuscrit,  aujourd'hui  perdu,  une 
conclusion  différente  :  <<  Joignons-nous...  »  —  Cf.  sermon  de  P Assomption, 
1663. 

3.  Var,  qui  fut  ouï...,  lorsque  le  Fils  de  Dieu  s'incarna... 

4.  Var.  ses  fêtes. 

5.  Correction  effacée  :  ses  spectacles.  —  On  l'a  préférée  au  texte. 

6.  Var.  ces  choses.  —  Plus  haut  :  ses  noms  (distraction  corrigée  par  l'auteur, 
sans  effacer). 

7.  Var.  vous  n'ignorez  pas,  saintes  âmes,  que  nous  célébrons... 


\ 


DE   l'aSSOMPTION.  483 


destine  son  Fils  (')  doit  faire  l'un  des  jjIus  beaux  jours  de 
l'éternité  :  si  toutefois  nous  pouvons  distinguer  des  jours 
dans  cette  éternité  toujours  permanente. 

Pour  vous  expliquer  les  magnificences  de  cette  célèbre 
entrée,  je  pourrais  vous  représenter  le  concours,  les  accla- 
mations, les  cantiques  de  réjouissance  de  tous  les  ordres  des 
anges,  et  de  toute  la  cour  céleste  :  je  pourrais  encore  m'élever 
plus  haut,  et  vous  faire  voir  la  divine  Vierge  présentée  par 
son  divin  Fils  devant  le  trône  du  Père  pour  y  recevoir  de  sa 
main  une  couronne  de  gloire  immortelle  ;  spectacle  vraiment 
auguste,  et  qui  ravit  en  admiration  le  ciel  et  la  terre.  Mais 
tout  ce  divin  appareil  passe  de  trop  loin  nos  intelligences  : 
et  d'ailleurs  comme  le  ministère  que  j'exerce  m'oblige,  en  (") 
vous  étalant  des  grandeurs,  de  vous  chercher  aussi  des 
exemples,  je  me  propose,  mes  sœurs,  de  vous  faire  paraître 
l'heureuse  Marie  suivie  seulement  de  ses  vertus,  et  toute 
resplendissante  d'une  suite  si  glorieuse.  En  effet,  les  vertus  de 
cette  Princesse,  c'est  ce  qu'il  y  a  de  plus  digne  d'être  regardé 
dans  son  entrée.  Ses  vertus  en  ont  fait  les  préparatifs,  ses 
vertus  en  font  tout  l'éclat,  ses  vertus  en  font  la  perfection. 
C'est  ce  que  ce  discours  vous  fera  connaître;  et  afin  que  vous 
voyiez  les  choses  plus  distinctement  (^),  voici  l'ordre  que 
je  me   propose. 

Pour  faire  entrer  Marie  dans  sa  gloire,  il  fallait (*)  la  dépouil- 
ler, avant  toutes  choses,  de  cette  misérable  mortalité,  comme 
d'un  habit  étranger  :  ensuite  il  a  fallu  parer  son  corps  et 
son  âme  de  l'immortalité  glorieuse,  comme  d'un  manteau 
royal  et  d'une  robe  triomphale  (=)  :  enfin,  dans  ce  superbe 
appareil,  il  la  fallait  placer  dans  son  trône,  au-dessus  des 
chérubins  et  des  séraphins,  et  de  toutes  les  créatures.  C'est 
tout  le  mystère  de  cette  journée  ;  et  je.  trouve  que  trois  ver- 
tus de  cette  Princesse  ont  accompli  tout  ce  grand  ouvrage. 

1.  Var.  et  que  l'exaltation  de  la  sainte  Vierge  dans  le  trône  que  son  Fils  lui 
a  préparé. 

2.  l'ar.  non  seulement  à  vous  étaler  des  L^randeurs,  mais  encore  à  vous  cher- 
cher des.  exemples. 

3.  P'ur.  et  afin  de  le  faire  plus  distinctement,  —  et  pour  y  procéder  clai- 
rement. 

4.  Var.  il  a  fallu. 

5.  Edù.  d'une  robe  triomphante  ! 


4S4  POUR    LA    FÊTE 


S'il  faut  la  tirer  de  ce  corps  de  mort,  l'amour  divin  fera  cet 
office.  La  sainte  virginité,  toute  pure  et  tout  éclatante,  est 
capable  de  répandre  jusque  sur  sa  chair  la  lumière  d'immor- 
talité, ainsi  qu'une  robe  céleste.  Et  après  que  ces  deux  vertus 
auront  fait  en  cette  sorte  les  préparatifs  de  cette  entrée 
[p.  2]  magnifique  ('),  l'humilité  toute-puissante  achèvera  la 
cérémonie,  en  la  plaçant  dans  son  trône,  pour  y  être  (")  révérée 
éternellement  par  les  hommes  et  par  les  anges.  C'est  ce  que 
je  tâcherai  de  vous  faire  voir  dans  la  suite  de  ce  discours, 
avec  le  secours  de  la  grâce, 

PREMIER    POINT. 

Et  la  nature  et  la  grâce  concourent  à  établir  immua- 
blement la  nécessité  de  mourir.  C'est  une  loi  de  la  nature  que 
tout  ce  qui  est  mortel  doit  le  tribut  à  la  mort  ;  et  la  grâce  n'a 
pas  exempté  les  hommes  de  cette  commune  nécessité  (^)  : 
parce  que  le  Fils  de  Dieu  s'étant  proposé  de  ruiner  la  mort 
même,  il  a  posé  cette  loi,  qu'il  faut  passer  par  ses  mains  pour 
en  échapper,  qu'il  faut  entrer  au  tombeau  pour  en  renaître, 
et  enfin  qu'il  faut  mourir  une  fois  pour  dépouiller  entièrement 
la  mortalité.  Ainsi,  cette  pompe  sacrée  que  je  dois  aujourd'hui 
vous  représenter  a  dû  prendre  son  commencement  dans  ('') 
le  trépas  de  la  sainte  Vierge.  Et  c'est  une  partie  nécessaire  du 
triomphe  de  cette  reine  ('),  de  subir  la  loi  de  la  mort,  pour 
laisser  entre  ses  bras,  et  dans  son  sein  même,  tout  ce  qu'elle 
avait  de  mortel. 

Mais  ne  nous  persuadons  pas  qu'en  subissant  cette  loi 
commune,  elle  ait  dû  aussi  la  subir  d'une  façon  (^)  ordi- 
naire :  tout  est  surnaturel  en  Marie  :  un  miraclelui  a  donné 
Jésus-Christ,  un  miracle  lui  doit  rendre  ce  Fils  bien-aimé  ; 
et  sa  vie,  pleine  de  merveilles,  a  dû  enfin  être  (^)  terminée  par 
une  mort  toute  divine.  Mais  quel  sera  le  principe    de   cette 

1.  Var.  glorieuse,  —  triomphante. 

2.  Far.  où  elle  sera... 

3.  Var.  de  cette  dure  obligation. 

4.  Var.  commencer  par  (la  mort). 

5.  Var.  de  son  triomphe,  —  du  triomphe  de  la  sainte  \'ierge. 

6.  Var.  de  la  façon. 

7.  Var.  être  enfin... 


DE   l'aSSOMPTION.  485 


mort  admirable  et  surnaturelle  ?  Chrétiens,  ce  sera  l'amour 
maternel,  l'amour  divin  fera  cet  ouvrage  :  c'est  lui  qui  enlè- 
vera (')  l'âme  de  Marie,  et  qui,  rompant  les  licMis  du  corps,  qui 
l'empêchent  de  joindre  son  T^ils  Jésus,  réunira  dans  le  ciel  ce 
qui  ne  peut  aussi  bien  être  séparé  sans  une  extrême  violence. 
Pour  bien  entendre  un  si  grand  mystère  il  nous  faut  conce- 
voir, avant  toutes  choses,  selon  notre  médiocrité  quelle  est 
la  nature  de  l'amour  de  la  sainte  Vierge,  quelle  est  sa  cause, 
quels  sont  ses  transports,  de  quels  traits  il  se  sert,  et  quelles 
blessures  il  imprime  au  cœur. 

Un  saint  évêque  (-)  nous  a  donné  une  grande  idée  de  cet 
amour  maternel  ('),  lorsqu'il  a  dit  ces  beaux  mots  :  «  Pour 
former  l'amour  de  Marie,  deux  amours  se  sont  joints  (*)  en 
un  :  »  D2i(C  dileclioncs  in  îincwi  convenenuit,  et  ex  diiobiis  aiuo- 
ribns  fact2is  est  anwr  iinus  (").  Dites-moi,  je  vous  prie,  quel 
est  ce  mystère  ?  que  veut  dire  l'enchaînement  de  ces  deux 
amours?  Il  l'explique  par  les  paroles  suivantes  :  «  C'est,  dit-il, 
que  la  sainte  Vierge  rendait  à  son  Fils  l'amour  qu'elle  devait 
à  un  Dieu,  et  qu'elle  rendait  aussi  à  son  Dieu  l'amour  qu'elle 
devait  à  un  fils:  »  Ciun  Virgo  mater  Filio  divinitatis  amorem 
infiinderet,  et  in  Deo  amorem  nato  exhiheret  (").  Si  vous  en- 
tendez ces  paroles,  vous  verrez  qu'on  ne  pouvait  rien  penser 
de  plus  grand,  ni  de  plus  fort,  ni  de  plus  sublime,  pour  ex- 
primer l'amour  de  la  sainte  Vierge.  [P.  3]  Car  ce  saint 
évêque  veut  dire  que  la  nature  et  la  grâce  concourent  en- 
semble, pour  faire,  dans  le  cœur  de  Marie,  des  impressions 
plus  profondes.  Il  n'est  rien  de  plus  fort  ni  de  plus  pressant 
que  l'amour  que  la  nature  donne  pour  un  lils,  et  que  celui 
que  la  grâce  donne  pour  un  Dieu.  Ces  deux  amours  sont 
deux  abîmes  dont  l'on  ne  peut  pénétrer  le  fond,  ni  compren- 
dre toute  l'étendue.  Mais  ici  nous  pouvons  dire  avec  le 
Psalmiste  :  Abyssns  abyssnm  invocat  {'"')  :  «  Un  abîme  appelle 

a.  De  Latidib.  B.  Virg.  Homil.  v.  —  Ms.  convetierant.  —  b.  Ibid.  —  c.  /"j.jXLI,  8. 

1.  Var.  c'est  lui  qui  rompra  les  liens... 

2.  «  Amédée,  évêque  de  Lausanne,  qui  vivait  dans  le  douziàiie  siècle  et  que  ses 
vertus  rendirent  encore  plus  recommandable  que  son  illustre  naissance.  »  {Edit, 
de  Deforis).  —  Bossuet  l'indique  dans  son  manuscrit  :  Aincdens  Lmisaiiensis. 
Il  avait  mis  d'abord  par  distraction  :  «  Un  saint  évêque  d'Italie.  »  Il  a  effacé. 

3.  Var.  nous  en  a  donné  une  grande  idée. 

4.  Anciennes  tdit.  se  sont  jointes  en  un. 


486  POUR    LA    FÊTE 


un  autre  abîme  ;  »  puisque  pour  former  l'amour  de  la  sainte 
Vierge  il  a  fallu  y  mêler  ensemble  tout  ce  que  la  nature  a  de 
plus  tendre,  et  la  grâce  de  plus  efficace.  La  nature  a  dû  s'y 
trouver,  parce  que  cet  amour  embrassait  un  fils  ;  la  grâce  a 
dû  y  agir, parce  que  cet  amour  regardait  un  Dieu  :  Abyssus... 
Mais  ce  qui  passe  l'imagination,  c'est  que  la  nature  et  la  grâce 
[ordinaire]  (')  n'y  suffisent  pas,  parce  qu'il  n'appartient  pas  à 
la  nature  de  trouver  un  fils  dans  un  Dieu  ;  et  que  la  grâce, 
du  moins  ordinaire,  ne  peut  faire  aimer  un  Dieu  dans  un  fils  : 
il  faut  donc  nécessairement  s'élever  plus  haut.  Permettez- 
moi,  chrétiens,  de  porter  aujourd'hui  mes  pensées  au-dessus 
de  la  nature  et  de  la  grâce,  et  de  chercher  la  source  de  cet 
amour  dans  le  sein  même  du  Père  éternel.  Je  m'y  sens 
obligé  par  cette  raison  :  c'est  que  le  divin  Fils  dont  Marie 
est  mère,  lui  est  commun  avec  Dieu.  «  Ce  qui  naîtra  de 
vous,  lui  dit  l'Ange  ("),  sera  appelé  Fils  de  Dieu.  »  Ainsi 
elle  est  unie  avec  Dieu  le  Père,  en  devenant  la  Mère  de 
son  Fils  unique,  «  qui  ne  lui  est  commun  qu'avec  le  Père 
éternel  dans  la  manière  dont  elle  l'engendre  :  »  C7c?n  eo  solo 
tibi  est  generatio  ista  comnmnis  (^').  Mais  montons  encore 
plus  haut  ;  voyons  d'où  lui  vient  cet  honneur,  et  comment 
elle  a  (^)  engendré  le  vrai  Fils  de  Dieu.  Vous  jugez  aisé- 
ment, mes  sœurs,  que  ce  n'est  pas  par  sa  fécondité  naturelle, 
qui  ne  pouvait  engendrer  qu'un  homme  :  si  bien  que,  pour 
la  rendre  capable  d'engendrer  un  Dieu,  il  a  fallu,  dit  l'Evan- 
géliste,  que  le  Très-Haut  la  couvrît  de  sa  vertu,  c'est-à-dire, 
qu'il  étendît  sur  elle  sa  fécondité  :  Virtus  Altissimi  obum- 
brabit  tibi  (").  C'est  en  cette  sorte,  mes  sœurs,  que  Marie 
est   associée  à  la  génération   éternelle. 

Mais  ce  Dieu,  qui  a  bien  voulu  lui  donner  son  Fils,  lui 
communiquer  sa  vertu,  répandre  sur  elle  sa  fécondité,  pour 
achever  son  ouvrage,  a  dû  aussi  faire  couler  dans  son  chaste 
sein  quelque  rayon,  ou  quelque  étincelle  de  l'amour    qu'il   a 


a.  Luc,  I,  35.  —  /;.  S.  Bern.,  Scnn.  n,  in  Antunit.  B.  M.  —  c.  Luc,  i,  35.  — 
Ms.  obwnbravit,  lapsus. 

1.  Correctif  ajoute  au  manuscrit,  peut-être  par  Bossuet  lui-même,  mais  à  une 
époque  beaucoup  plus  re'cente. 

2.  Ms.  comment  a-t-elle...  —  Reste  d'une  première  rédaction,  en  style  direct. 


dp:  l'assomption.  487 


pour  ce  Fils  unique,  qui  est  la  splendeur  de  sa  gloire  et  la 
vive  image  de  sa  substance  ("). 

C'est  de  là  qu'est  né  l'amour  de  Marie  :  il  s'est  fait  une 
eftusion  du  cœur  de  Dieu  dans  le  sien  ;  et  l'amour  qu'elle 
a  pour  son  Fils  lui  est  donné  de  la  même  source  qui  lui  a 
donné  son  Fils  même.  Après  cette  mystérieuse  communica- 
tion, que  direz-vous,  ô  raison  humaine  ?  Prétendrez-vous  (') 
pouvoir  comprendre  l'union  de  Marie  avec  Jésus-Christ  ? 
Car  elle  tient  quelque  chose  de  cette  parfaite  unité  qui  est 
entre  le  Père  et  le  Fils.  N'entreprenez  pas  non  plus  d'expli- 
quer quel  est  cet  (')  amour  maternel  qui  vient  d'une  source 
si  haute,  et  qui  n'est  (')  qu'un  écoulement  de  l'amour  du 
Père  pour  son  Fils  unique.  Que  si  vous  n'êtes  pas  capable 
d'entendre  ni  sa  force  ni  sa  véhémence,  croirez-vous  pouvoir 
vous  représenter  ni  (^)  ses  mouvements  ni  ses  transports  ? 
Chrétiens,  il  n'est  pas  possible  :  et  tout  ce  que  nous  pouvons 
entendre,  c'est  {^)  qu'il  n'y  eut  jamais  de  si  grand  effort 
que  (^)  celui  que  faisait  Marie  pour  se  réunir  à  Jésus,  ni 
jamais  de  violence  pareille  à  celle  que  souffrait  son  cœur 
dans  cette  désunion. 

Si  ('')  vous  m'en  croyez,  âmes  saintes,  vous  ne  travaillerez 
pas  vos  esprits  à  chercher  d'autre  cause  de  sa  mort.  Cet 
amour  était  si  ardent,  si  fort  et  si  enflammé  ;  il  ne  [p.  4] 
poussait  pas  un  seul  soupir,  qui  ne  dût  rompre  tous  les  liens 
de  ce  corps  mortel  (^)  ;  il  ne  formait  pas  un  regret,  qui  ne  dût 
en  troubler  (^)  toute  l'harmonie  ;  il  n'envoyait   pas   un  désir 

a.  Hcbr.,  I,  3. 

1.  frtr.  Entreprendrez-vous  de  comprendre...  ?  Ne  pensez  pas — ,  Ne  préten- 
dez pas — ,  N'entreprenez  pas... 

2.  Va}-,  son. 

3.  Var.  car  ce  n'est  autre  chose,  —  car  c'est  un  écoulement... 

4.  Edit.  et  ses  mouvements  et  ses  transports.  —  Il  est  vrai  que  Bossuet  com- 
mençait d'abord  par  un  tour  négatif  :  «  ne  croyez  pas...  »  Mais  «/répété  s'em- 
ployait alors  avec  les  interrogations  équivalant  à  une  négation. 

5.  Var.  transports  ?  Entendez  seulement,  messieurs,  car  c'est  tout  ce  que 
vous  pouvez  entendre... 

6.  Var.  de  pareil  effort  à  celui... 

7.  Ici  les  éditeurs  intercalent  un  assez  long  fragment,  que  nous  avons  donné 
à  sa  date,  15  août  1651.  (Voy.  t.  P'",  p.  69  et  70.)  —  Var.  Ne  cherchons  point 
d'autre  cause... 

8.  Var.  qui  retiennent  l'âme. 

9.  Var.  déconcerter,  —  en  rompre  tous  les  accords. 


488  POUR    LA    FÊTE 


au  ciel,  qui  ne  dût  tirer  avec  soi  lame  de  IVIarie.  Ah  !  je 
vous  (')  ai  dit,  chrétiens,  que  la  mort  de  Marie  est  miracu- 
leuse ;  je  change  maintenant  de  discours  :  la  mort  n'est 
pas  le  miracle  ;  c'en  est  plutôt  la  cessation  :  le  miracle 
continuel,  c'était  que  Marie  pût  vivre  séparée  de  son 
bien-aimé. 

Mais  pourrai-je  Vous  dire  comment  a  fini  ce  miracle,  et  de 
quelle  sorte  il  est  arrivé  que  l'amour  ait  donné  le  coup 
de  la  mort  ?  Est-ce  quelque  désir  plus  enflammé,  est-ce  quel- 
que mouvement  plus  actif,  est-ce  quelque  transport  plus 
violent  ("),  qui  est  venu  détacher  cette  âme  ?  S'il  m'est  per- 
mis, chrétiens,  de  vous  dire  ce  que  je  pense,  j'attribue  ce 
dernier  effet,  non  point  à  des  mouvements  extraordinaires, 
mais  à  la  seule  perfection  de  l'amour  de  la  sainte  Vierge.  Car 
comme  ce  divin  amour  régnait  dans  son  cœur  sans  aucun 
obstacle,  et  occupait  toutes  ses  pensées,  il  allait  de  jour  en 
jour  s'augmentant  par  son  action,  se  perfectionnant  par  ses 
désirs,  se  multipliant  par  soi-même  :  de  sorte  qu'il  vint  enfin, 
s'étendant  toujours,  à  une  telle  perfection,  que  la  terre  n'était 
plus  capable  de  le  contenir.  Va,  mon  fils,  disait  ce  roi  grec  [^)  ; 
étends  bien  loin  tes  conquêtes  :  mon  royaume  est  trop  petit 
pour  te  renfermer.  O  amour  de  la  sainte  Vierge!  ta  perfection 
est  trop  éminente,  tu  ne  peux  plus  tenir  dans  un  corps  mor- 
tel ;  ton  feu  pousse  des  flammes  trop  vives  (^)  pour  pouvoir 
être  couvert  sous  cette  cendre  :  va  briller  dans  l'éternité,  va 
brûler  devant  la  face  de  Dieu  ;  va  t'étendre  dans  son  sein 
immense,  qui  seul  est  capable  de  te  contenir.  Alors  {^)  la 
divine  Vierge  rendit  son  âme  {")  sans  peine  et  sans  violence 
entre  les  mains  de  son  Fils.  Il  ne  fut  pas  nécessaire  que 
son  amour  s'efforçât  par  des  mouvements  extraordinaires. 
Comme  la  plus  légère  secousse  détache  de  l'arbre  un  fruit 


1.  Var.  Tellement  que  la  mort  n'est  pas  le  miracle.  —  Mêlée  au  texte  dans 
les  éditions. 

2.  Far.  plus  efficace. 

3.  Philippe  à  Alexandre.  {Suppletn.  in  Quint.  Cnrl..,  lib.  I.) 

4.  Var.  trop  de  flammes. 

5.  Var.  A  ce  moment. 

6.  Var.  sa  sainte  et  bienheureuse  âme  entre  les  mains  de  son  Fils  sans  peine 
et  sans  violence. 


DE  l'aSSOMPTION.  489 


déjà  mûr  ('),  ainsi  fut  cueillie  cette  âme  bénie  ('),  pour  être 
tout  d'un  coup  transportée  au  ciel  ;  ainsi  mourut  la  divine 
\^ierge  par  un  élan  de  l'amour  divin  :  son  âme  fut  portée 
au  ciel  sur  une  nuée  de  désirs  sacrés  ;  et  c'est  ce  qui  fait 
dire  aux  saints  anges  :  «  Oui  est  celle-ci,  qui  s'élève  comme 
la  (')  fumée  odoriférante  d'une  composition  de  myrrhe  et 
d'encens  ?  »  Qiiœ  est  ista,  quœ  ascendit...  sicut  virgula  fttini 
ex  aroniatibîis  myrrhœ  et  tJmris  (")  ?  Belle  et  excellente 
comparaison,  qui  nous  explique  admirablement  la  manière 
de  cette  mort  heureuse  et  tranquille.  Ce  que  (')  nous  voyons 
s'élever  d'une  composition  de  parfums,  n'en  est  pas. arraché 
par  force,  ni  poussé  dehors  avec  violence  :  une  chaleur 
douce  et  tempérée  le  détache  délicatement,  et  le  tourne  en 
une  vapeur  subtile  qui  s'élève  comme  d'elle-même.  C'est 
ainsi  que  l'âme  de  la  sainte  Vierge  a  été  séparée  du  corps  : 
,  on  n'en  a  pas  ébranlé  tous  les  fondements  par  une  secousse 
violente  ;  une  divine  chaleur  l'a  détachée  doucement  du  corps, 
et  l'a  élevée  doucement  à  son  bien-aimé  sur  une  nuée  de 
[saints]  désirs  (').  C'est  son  chariot  de  triomphe;  c'est  l'amour, 
comme  vous  voyez,  qui  l'a  lui-même  construit  de  ses  propres 
mains. 

Apprenons  de  là,  chrétiens,  à  désirer  Jésus-Christ,  puis- 
qu'il est  infiniment  désirable.  Mais  qui  vous  désire,  ô  Jésus  ! 
Pourrai-je  bien  trouver  dans  cette  audience  un  cœur  qui 
soupire  après  vous,  et  à  qui  ce  corps  soit  à  charge  ?  Mes 
sœurs,  ces  [p.  5]  chastes  désirs  se  trouvent  rarement  dans 
le  monde  ;  et  une  marque  bien  évidente  qu'on  désire  peu 
Jésus-Christ,  c'est  le  repos  que  l'on  sent  dans  la  jouissance 
des  biens  de  la  terre.  Lorsque  la  fortune  vous  (*")  rit,  et  que 
vous  avez  tout  ensemble  les  richesses  pour  fournir  aux 
plaisirs  (''),  et  la  santé  pour  les  goûter  à  votre  aise;  en  vérité, 

a.  Cant.,  in,  6. 

1.  Édit.  Comme  une  flamme  s'élève  et  vole  d'elle-même  au  lieu  de  son  centre. 
—  Phrase  retranchée  avec  raison  par  l'auteur,  car  elle  rompt  la  suite  des  idées. 

2.  J/j-.'béniste. 

3.  Va?:  une. 

4.  Var.  Cette  fumée  agréable,  —  odoriférante,  —  délicate. 

5.  Var.  et  de  saints  désirs  ont  été  ses  ailes. 

6.  Var.  nous. 

7.  Var.  pour  vous  donner  les  plaisirs. 


490  POUR    LA    FETE 


chrétiens,  souhaitez-vous  un  autre  paradis  ?  vous  imaginez- 
vous  un  autre  bonheur  ?  Si  vous  laissez  parler  votre  cœur,  il 
vous  dira  qu'il  se  trouve  bien,  et  qu'il  se  contente  d'une  telle 
vie.  Dans  cette  disposition,  je  ne  crains  pas  de  vous  assurer 
que  vous  n'êtes  pas  chrétiens.  Et  si  vous  voulez  mériter  ce 
titre,  savez-vous  ce  qu'il  vous  [faut]  faire  ?  Il  faut  que  vous 
croyiez  que  tout  vous  manque,  lorsque  le  monde  croit  que 
tout  vous  abonde  ;  il  faut  que  vous  gémissiez  parmi  tout  ce 
qui  plaît  à  la  nature,  et  que  vous  n'espériez  jamais  de  repos 
que  lorsque  vous  serez  avec  Jésus-Christ.  Autrement,  voici 
un  beau  mot  de  saint  Augustin  (")  :  «  Si  vous  ne  gémissez 
pas  comme  voyageurs,  vous  ne  vous  réjouirez  pas  comme 
citoyens  :  »  Qîii  7ion  gémit  peregrinus,  non  gaiidebit  civis  ; 
c'est-à-dire,  que  vous  ne  serez  jamais  habitant[s]  du  ciel, 
parce  que  vous  avez  voulu  l'élre  de  la  terre  :  refusant  le 
travail  du  voyage,  vous  n'aurez  pas  le  repos  de  la  patrie  :  et 
vous  arrêtant  où  il  faut  marcher,  vous  n'arriverez  pas  où  il 
faut  parvenir.  C'est  pourquoi  Marie  a  toujours  gémi  en  se 
souvenant  de  Sion  :  son  cœur  n'avait  point  de  paix,  éloigné 
de  son  bien-aimé.  Enfin  ses  désirs  l'ont  conduite  à  lui,  en 
lui  donnant  une  heureuse  mort.  Mais  elle  ne  demeurera  plus 
longtemps  dans  son  ombre,  et  la  sainte  virginité  attirera 
bientôt  sur  son  corps  une  influence  de  vie  ;  c'est  le  second 
point  de  ce  discours. 

SECOND    POINT. 

[P.  6]  Le  corps  sacré  de  Marie,  le  trône  de  la  chasteté, 
le  temple  de  la  sagesse  incarnée,  l'organe  du  Saint-Esprit  et 
le  siège  de  la  vertu  du  Très-Haut,  n'a  pas  dû  demeurer  dans 
le  tombeau  ;  et  le  triomphe  de  Marie  serait  imparfait,  s'il  {') 
s'accomplissait  sans  sa  sainte  chair  qui  a  été  comme  la  source 
de  sa  gloire.  Venez  donc,  ô  vierges  sacrées  {-),  chastes 
épouses  du  Sauveur  des  âmes,  venez  admirer  les  beautés 
de  cette  chair  virginale,  et  contempler  trois   merveilles  (^) 


a.  In  Ps.  CXLVIII,  n.  4. 

1.  Var.  si  elle  était  dépouillée  de  sa  sainte  chair. 

2.  Var.  Vierges  de  Jksus-Christ,  chastes  épouses...,  venez  admirer... 

3.  Var.  les  merveilles. 


DE   L  ASSOMPTION.  49I 


que  la  sainte  virginité  opère  sur  elle  (').  La  sainte  virorinité 
la  préserve  de  corruption  ;  et  ainsi  elle  lui  conserve  l'être  : 
la  sainte  virginité  lui  attire  une  influence  céleste,  qui  la 
fait  ressusciter  devant  le  temps;  ainsi  elle  lui  rend  la  vie  :  la 
sainte  virginité  répand  sur  elle  de  toutes  parts  une  lumière 
divine  ;  et  ainsi  elle  lui  donne  la  gloire.  C'est  ce  qu'il  nous 
faut  expliquer  par  ordre. 

Je  dis  donc,  avant  toutes  choses,  que  la  sainte  virginité 
est  comme  un  baume  divin,  qui  préserve  de  corruption  le 
corps  de  Marie  ;  et  vous  en  serez  convaincus,  si  vous  mé- 
ditez attentivement  quelle  a  été  la  perfection  de  sa  pureté 
virginale.  Pour  nous  en  former  quelque  idée,  posons  d'abord 
ce  principe  :  que  Jésus-Christ  notre  Sauveur,  étant  uni  si 
étroitement  (')  à  la  sainte  Vierge,  cette  union  si  particu- 
lière a  dû  nécessairement  être  accompagnée  d'une  entière 
conformité.  Jksus  a  cherché  son  semblable;  et  c'est  pourquoi 
cet  Epoux  des  vierges  a  voulu  avoir  une  Mère  vierge  ; 
afin  d'établir  cette  ressemblance  comme  le  fondement  de 
cette  union.  Cette  vérité  étant  supposée,  vous  jugez  bien, 
âmes  chrétiennes,  qu'il  ne  faut  rien  penser  de  commun  de  la 
pureté  de  Marie.  Non,  jamais  vous  ne  vous  en  formerez  une 
juste  idée,  jamais  vous  n'en  comprendrez  la  perfection, 
jusqu'à  ce  que  vous  ayez  entendu  qu'elle  a  opéré  dans  la  (3) 
Vierge-Mère  une  parfaite  intégrité  d'esprit  et  de  corps.  Et 
c'est  ce  qui  a  fait  dire  au  (^)  grand  saint  Thomas  (")  qu'une 
grâce  extraordinaire  a  répandu  sur  elle  avec  abondance  une 
céleste  rosée,  qui  a  non  seulement  tempéré,  comme  dans  les 
autres  élus,  mais  éteint  tout  le  feu  de  la  convoitise,  c'est-à- 
dire,  non  seulement  les  mauvaises  œuvres,  qui  sont  comme 
l'embrasement  qu'elle  excite,  non  seulement  les  mauvais 
désirs,  qui  sont  comme  la  flamme  qu'elle  pousse,  et  les  mau- 
vaises inclinations,  qui  sont  comme  l'ardeur  qu'elle  entretient, 
mais  encore   le  brasier  et   le  foyer   même,  comme   parle  la 

a.  III  Part.,  Qiiœst.  XXVll,  Art.  3. 

1.  Var.  y  opère. 

2.  Edlt.  selon   la  chair.    —  Trois  mots  etîacés  au  manuscrit  (soulignés).  — 
Var.  était  uni  à  la  sainte  Vierge  par  une  liaison  si  étroite. 

3.  Var.  en  cette. 

4.  Var.  aux  théologiens. 


492  POUR    LA    FETE 


théologie,  fojnes  peccati  :  c'est-à-dire,  selon  son  langage,  la 
racine  la  plus  profonde  et  la  cause  la  plus  intime  du  mal. 
Après  cela,  chrétiens,  comment  la  chair  de  la  sainte  Vierge 
aurait-elle  été  corrompue,  à  laquelle  la  virginité  d'esprit  et 
de  corps  et  cette  parfaite  conformité  avec  Jésus-Christ 
a  ôté,  avec  le  foyer  de  la  convoitise,  tout  le  principe  de 
corruption  ? 

Car  ne  vous  persuadez  pas  que  nous  devions  considérer  la 
corruption,  selon  les  raisonnements  de  la  médecine,  comme 
une  suite  naturelle  (')  de  la  composition  et  du  mélange.  Il 
faut  élever  plus  haut  nos  pensées;  et  croire,  selon  les  prin- 
cipes du  christianisme,  que  ce  qui  engage  la  chair  à  la  néces- 
sité d'être  corrompue,  c'est  qu'elle  est  un  attrait  au  mal,  une 
source  de  mauvais  désirs,  enfin  une  «  chair  de  péché,  »  comme 
parle  l'apôtre  saint  Paul:  Caro peccati {').  Une  telle  chair  doit 
être  détruite,  je  dis  même  dans  les  élus;  parce  qu'en  cet  état 
de  chair  de  péché  elle  ne  mérite  pas  d'être  réunie  à  une  âme 
bienheureuse  ni  d'entrer  dans  le  royaume  de  Dieu  :  Cai'o  et 
sanguis  reginnn  Dei  possidere  non  poss^tnt  (''').  Il  faut  donc 
qu'elle  change  sa  [p.  7]  première  forme,  afin  d'être  renouvelée, 
et  qu'elle  perde  tout  son  premier  être,  pour  en  recevoir  un 
second  de  la  main  de  Dieu.  Comme  un  vieux  bâtiment  irré- 
gulier qu'on  laisse  tomber  pièce  à  pièce,  afin  de  le  dresser 
de  nouveau  dans  un  plus  bel  ordre  d'architecture  :  il  en  est 
de  même  de  cette  chair  toute  déréglée  par  la  convoitise  : 
Dieu  la  laisse  tomber  en  ruine,  afin  de  la  refaire  à  sa  mode, 
et  selon  le  premier  plan  de  sa  création.  C'est  ainsi  qu'il  faut 
raisonner  de  la  corruption  de  la  chair,  selon  les  principes  de 
l'Évangile  :  c'est  de  là  que  nous  apprenons  qu'il  faut  que 
notre  chair  soit  réduite  en  poudre,  parce  qu'elle  a  servi  au 
péché;  et  de  là  aussi  nous  devons  entendre  que  celle  de 
Marie  étant  toute  pure,  elle  doit  par  conséquent  être  incor- 
ruptible. 

C'est  aussi  pour  la  même  cause  qu'elle  a  dû  recevoir  l'im- 
mortalité, par  une  résurrection  anticipée.  Car  encore  que  (^) 

a.  Rom.,  VIII,  3.  —  b.  l  Cor.,  XV,  50.  —  Ms.  }ion  pos.^idcbiint. 

1.  Var.  nécessaire. 

2.  Var.  inachevée  :  Et  il  ne  faut  s'étonner... 


DE   L  ASSOMPTION.  493 


Dieu  ait  marqué  un  terme  commun  à  la  résurrection  de  tous 
les  morts,  il  y  a  des  raisons  particulières,  qui  peuvent  l'obli- 
ger d'avancer  le  temps  en  faveur  de  la  sainte  Vierge.  Le 
soleil  ne  produit  les  fruits  que  dans  leur  saison  :  mais  nous 
voyons  des  terres  si  bien  cultivées  qu'elles  attirent  une  action 
plus  efficace  et  plus  prompte.  Il  y  a  aussi  des  arbres  hâtifs 
dans  le  jardin  de  votre  Époux;  et  la  sainte  chair  de  Marie 
est  une  matière  trop  bien  préparée  pour  attendre  le  terme 
ordinaire  à  produire  (')  des  fruits  d'immortalité.  Sa  pureté 
virginale  lui  attire  une  influence  particulière  :  sa  conformité 
avec  Jésus-Christ  la  dispose  à  recevoir  un  effet  plus  prompt 
de  sa  vertu  vivifiante.  Et  certainement,  chrétiens,  elle  peut 
bien  attirer  sa  vertu,  puisqu'elle  l'a  attiré  lui-même.  Il  est 
venu  en  cette  chair,  charmé  par  sa  pureté  ;  il  a  aimé  cette 
chair  jusqu'à  s'y  renfermer  durant  neuf  mois,  jusqu'à  s'incor- 
porer avec  elle,  jusqu'à  «  prendre  racine  en  elle,  »  comme 
parle  Tertullien  :  In  tUero  radiceni  e§-ù{").  Il  ne  laissera  donc 
pas  dans  le  tombeau  cette  chair  qu'il  a  tant  aimée  ;  mais 
il  la  transportera  dans  le  ciel,  ornée  d'une  gloire  immortelle. 
La  sainte  virginité  servira  encore  à  Marie,  pour  lui  don- 
ner cet  habit  de  gloire  ;  et  en  voici  la  raison.  Jésus-Christ 
nous  représente  dans  son  Évangile  la  gloire  des  corps  res- 
suscites par  cette  belle  parole  :  «  Ils  seront  comme  les  anges 
de  Dieu  :  »  Eriint  sicut  angeli  Deii^').  Et  c'est  pour  cela  que 
Tertullien  parlant  de  la  chair  ressuscitée,  l'appelle  «  une 
chair  angéîisée  ("):»  Angclificata  caro  (').  Or,  de  toutes  les 
vertus  chrétiennes,  celle  qui  peut  le  mieux  produire  un  si  bel 
effet,  c'est  la  sainte  virginité;  c'est  celle  qui  fait  des  anges 
sur  la  terre;  c'est  elle  dont  saint  Augustin  a  dit  ce  beau  mot  : 
Habet  aliquid  jam  non  ca7'nis  i7i  carne  if)  :  «  Elle  a  au  milieu 
de  la  chair  quelque  chose  qui  n'est  pas  de  la  chair,  »  et  qui 
tient  de  l'ange  plutôt  que  de  l'homme.  Celle  qui  fait  des 
anges  dès  cette  vie  en  pourra  bien  faire  en  la  vie  future  ;  et 
ainsi  j'ai  eu  raison  de  vous  assurer  qu'elle  a  une  vertu  par- 
ât. De  Carne  Christt,  n.  21.  —  Ms.  In  ipsa  alvo  radicem  egerit.  —  b.  Matth., 
xxn,  30.  —  c.  De  Resur.  carn.,  n.  26.  —  d.  De  sancta  l'irginit.^  n.  12. 

1.  Var.  et  (une  terre)  si  bien  préparée  n'attendra  pas  le  terme  ordinaire  pour... 

2.  Ce  mot  était  plutôt  un   archaïsme  qu'un  néologisme.  (\'oy.  le   nouveau 
Dictionnaire  de  Hatzfeld  et  Darmesteter.) 


494 


POUR    LA    FETE 


ticulière  pour  contribuer  dans  les  derniers  temps  à  la  gloire 
des  corps  ressuscites.  Jugez  par  là,  chrétiens,  de  quel  éclat, 
de  quelle  lumière  sera  environné  celui  [p.  8]  de  Marie,  qui 
surpasse  par  sa  pureté  les  séraphins  mêmes.  Aussi  l'Ecri- 
ture sainte  cherche-t-elle  des  expressions  extraordinaires, 
afin  de  nous  représenter  un  si  grand  éclat.  Pour  nous  en 
tracer  quelque  image,  à  peine  trouve-t-elle  dans  le  monde 
assez  de  rayons;  il  a  fallu  ramasser  tout  ce  qu'il  y  a  de  lumi- 
neux dans  la  nature  (').  Elle  a  mis  la  lune  à  ses  pieds,  les 
étoiles  autour  de  sa  tête.  Au  reste,  le  soleil  la  pénètre  toute, 
et  l'environne  de  ses  rayons  {^)  :  Mulier  amida  sole  {f)  :  tant 
il  a  fallu  de  gloire  et  d'éclat  pour  orner  ce  corps  virginal. 

Vierges  de  Jésus-Christ,  réjouissez-vous  à  ce  beau  spec- 
tacle; songez  à  quels  honneurs  la  sainte  virginité  prépare 
vos  corps  :  elle  les  purifie,  elle  les  consacre;  elle  y  éteint  la 
concupiscence,  elle  y  mortifie  les  mauvais  désirs  :  et  par  tant 
de  saintes  préparations,  elle  dispose  cette  chair  mortelle  à 
une  lumière  incorruptible.  Apprenez  donc,  mes  très  chères 
sœurs,  à  estimer  ce  sacré  trésor  que  vous  portez  dans  des 
vaisseaux  de  terre  :  Habernns  autciii  thcsaiLmin  \ istitiii\  in  vasis 
Jîctilibus  {^\  Renouvelez-vous  tous  les  jours  par  l'amour  de 
la  pureté;  ne  souffrez  pas  qu'elle  soit  souillée  par  la  moindre 
attache  du  corps  :  et  si  vous  êtes  jalouses  de  la  pureté  de  la 
chair,  soyez-les  encore  beaucoup  davantage  de  la  pureté  de 
l'esprit.  Par  ce  moyen  (3),  vous  serez  les  dignes  compagnes 
de  la  bienheureuse  Marie  ;  et  portant  ses  glorieuses  livrées, 
vous  suivrez  de  plus  près  son  char  de  triomphe,  dans  lequel 
elle  va  monter  à  son  trône.  Avancez-vous  donc  pour  la  suivre  ; 
elle  se  prépare  à  marcher,  et  elle  va  monter  au  ciel  qui 
l'attend.  Les  préparatifs  sont  achevés  :  l'amour  divin  a  fait 
son  office,  et  lui  a  ôté  sa  robe  mortelle;  la  sainte  virginité 
lui  a  mis  son  habit  royal  :  je  vois  l'humilité  qui  lui  tend  la 
main,  et  qui  s'avance  pour  la  placer  dans  son  trône.  C'est 
ce  qui  doit  finir  la  cérémonie,  et  faire  le  dernier  point  de 
ce  discours. 

a.  Apoc,  xn,  I.  —  b.  II  Cor.,  iv,  7. 

1.  Var.  dans  le  ciel. 

2.  Var.  de  sa  lumière. 

3.  Var.  Ainsi. 


DE   L  ASSOMPTION.  495 


TROISIliME    l'OINT. 

Puisque  c'est  l'humilité  vSeule  qui  a  fait  le  triomphe  de 
jÉsus-CiiRisT,  il  faut  qu'elle  fasse  aussi  celui  de  Marie  ;  et 
sa  gloire  ne  lui  plairait  pas,  si  elle  y  entrait  par  une  autre  voie 
que  par  celle  que  son  I-^ils  a  voulu  choisir.  Elle  s'élève  donc 
par  l'humilité,  et  voici  en  quelle  manière  :  vous  n'ignorez  pas, 
chrétiens,  que  le  propre  de  l'humilité,  c'est  de  s'appauvrir 
elle-même,  si  je  puis  parler  delà  sorte,  et  de  se  dépouiller  de 
ses  avantages.  Mais  aussi,  par  un  retour  merveilleux,  elle 
s'enrichit  en  se  dépouillant  :  parce  qu'elle  s'assure  tout  ce 
qu'elle  s'ôte;  et  (')  rien  ne  lui  convient  mieux  [que]  cette  belle 
parole  de  saint  Paul:  Tanquam  nihil  habentes  et  omtiia possi- 
dcntes  ("),  qu'elle  n'a  rien  et  possède  tout.  Je  pourrais  établir 
cette  vérité  sur  une  doctrine  solide  et  évangélique;  mais  il 
est  plus  convenable  à  cette  journée  et  à  l'ordre  de  mon  dis- 
cours, de  vous  en  montrer  la  pratique  par  l'exemple  de  la 
sainte  Vierge. 

Elle  possédait  trois  biens  précieux  :  une  haute  dignité, 
une  pureté  admirable  de  corps  et  d'esprit  (").  et,  ce  qui  est 
au-dessus  de  tous  les  trésors,  elle  possédait  Jésus-Christ  ; 
elle  avait  un  Fils  bien-aimé,  «dans  lequel, dit  le  saint  Apôtre, 
habitait  toute  plénitude  :  »  [p.  9]  In  ipso  cùinplacidt  oninem 
plenitudineni  inhabitarc  {'').  Voilà  une  créature  distinguée 
excellemment  de  toutes  les  autres  ;  mais  son  humilité  très 
profonde  la  dépouillera,  en  quelque  façon,  de  ces  merveilleux 
avantages.  Elle  qui  est  élevée  au-dessus  de  tous  par  la  di- 
gnité de  Mère  de  Dieu,  se  range  dans  le  commun  par  la 
qualité  de  servante.  Elle  qui  est  séparée  de  tous  par  sa  pu- 
reté immaculée,  se  mêle  parmi  les  pécheurs  en  se  purifiant 
avec  les  autres.  \^oyez  qu'elle  se  dépouille,  en  s'humiliant, 
de  l'honneur  de  sa  qualité,  et  de  la  prérogative  de  son  inno- 
cence. Mais  voici  quelque  chose  de  plus  :  elle  perd  jusqu'à 
son  Fils  sur  le  Calvaire  :  et  je  ne  dis  pas  seulement  qu'elle 
perd  son  Fils,  parce  qu'elle  le  voit  mourir  d'une  mort  cruelle, 

a.  II  Cor.^  VI,  10.  —  b.  Coloss.,  l,  19. 

1.  Var.  et  nous  lui  pouvons  appliquer. 

2.  Var.  d'esprit  et  de  corps. 


496  POUR    LA    FÊTE 


mais  elle  le  perd  ce  Fils  bien-aimé,  parce  qu'il  cesse  en  quel- 
que sorte  d'être  son  Fils,  et  qu'il  lui  en  substitue  un  autre 
en  sa  place  :  «  Femme,  lui  dit-il,  voilà  votre  Fils  (").  » 

Méditez  ceci,  chrétiens  ;  et  encore  que  cette  pensée  sem- 
ble peut-être  un  peu  extraordinaire,  vous  verrez  néanmoins 
qu'elle  est  bien  fondée.  Il  semble  que  le^Sauveur  ne  la  con- 
naît plus  pour  sa  Mère  ;  il  l'appelle  femme,  et  non  pas  sa 
Mère  :  «  Femme,  lui  dit-il,  voilà  votre  fils.  »  Il  ne  parle  pas 
ainsi  sans  mystère  :  il  est  dans  [un]  état  d'humiliation  ;  et  il 
faut  que  sa  sainte  Mère  y  soit  avec  lui.  Jésus  a  un  Dieu 
pour  son  Père,  et  Marie  un  Dieu  pour  son  Fils.  Ce  divin 
Sauveur  a  perdu  son  Père,  et  il  ne  l'appelle  plus  que  son 
Dieu.  II  faut  que  Marie  perde  aussi  son  Fils  :  il  ne  l'appelle 
que  du  nom  de  femme  ('),  et  ne  lui  donne  point  le  nom  de 
sa  Mère.  Mais  ce  qui  est  le  plus  humiliant  pour  la  sainte 
Vierge,  c'est  qu'il  lui  donne  un  autre  fils  ;  comme  si  désor- 
mais il  cessait  de  l'être,  et  comme  s'il  rompait  le  nœud  d'une 
si  sainte  alliance  :  «  Voilà,  dit-il,  votre  fils  :»  Ecce filins  tims. 
Et  en  voici  la  raison.  Durant  les  jours  de  sa  chair,  c'est-à- 
dire  pendant  le  temps  de  sa  vie  mortelle,  il  rendait  à  sa 
sainte  Mère  les  devoirs  et  les  services  d'un  fils  ;  il  était  sa 
consolation  et  l'unique  appui  de  sa  vieillesse  :  maintenant, 
qu'il  va  entrer  dans  sa  gloire,  il  prendra  des  sentiments  plus 
dignes  d'un  Dieu  ;  et  c'est  pourquoi  il  laisse  à  un  autre  les 
devoirs  de  la  piété  naturelle.  Je  ne  le  dis  pas  de  moi-même, 
et  j'ai  appris  ce  mystère  du  grand  saint  Paulin  :  Jani  Salva- 
tor  ab  Jntmanafragilitate,  quaerat  natiis  ex femina,  per  crucis 
morteni  detnigrans  in  œternitatein  Dei,  delegat  Jioniini  jura 
pietatis  humanœ  (''')  :  «  Jésus  étant  près  de  passer  de  la  fragi- 
lité humaine,  par  laquelle  il  était  né  d'une  femme,  à  la  gloire 
et  à  l'éternité  de  son  Père,  »  que  fait-il  .-^  delegat,  il  donne 
saint  Jean  pour  fils  à  Marie,  et  4  il  laisse  à  un  homme  mortel 
les  sentiments  de  la  piété  humaine.  » 

Voilà  donc  Marie  qui  n'a  plus  son  Fils  (')  ;  Jésus,  son  Fils 
bien-aimé,  a  cédé  ses  droits  à  saint  Jean  {f)  :  et  elle  passe  en 

a.  Joafi.,  XIX,  26.  —  b.  Ad  Auj^.,  Epist.  L,  n.  17.  —  Ms.  ad  œternitatem  Dci... 

1.  Var.  c'est  pourquoi  il  l'appelle  femme. 

2.  Var.  plus  de  fils. 

3.  Var.  l'a  laissée  entre  les  mains  de  saint  Jean. 


DE   L  ASSOMPTION.  497 


ce  triste  état  une  longue  suite  d'années.  Elle  se  plaint  au 
divin  Sauveur:  O  Ji':sus,  ma  consolation,  pourquoi  me  lais- 
sez-vous si  longtemps  ?  Jésus  ne  l'écoute  pas,  et  la  laisse 
entre  les  mains  de  saint  Jean.  Qu'elle  vive  avec  saint  Jean, 
qu'elle  se  console  avec  saint  Jean  ;  c'est  le  fils  que  Ji';sus 
lui  donne  (').  Chrétiens,  quel  est  cet  échange  ?  O  conuiiuta- 
tioncni  !  s'écrie  saint  Bernard  (")  ;  on  lui  donne  Jean  pour 
Jésus,  le  serviteur  pour  le  maître,  le  fils  de  Zébédée  pour 
le  Fils  de  Dieu.  Il  plaît  à  son  F'ils  de  l'humilier  ;  saint 
Jean  prend  la  liberté  de  la  reconnaître  pour  mère  :  elle 
accepte  humblement  l'échange  ;  et  cet  amour  maternel  ac- 
coutumé à  un  Dieu  ne  refuse  pas  de  se  rabaisser  jusqu'à 
se  terminer  à  un  homme.  Oui,  dit-elle,  je  veux  bien  cet 
homme,  et  je  ne  méritais  pas  d'être  la  Mère  d'un  Dieu  ; 
[p.  10]  tant  son  humilité  est  profonde,  tant  sa  soumission 
est  admirable. 

Reprenons  tout  ceci,  messieurs,  et  rassemblons  mainte- 
nant en  un  tous  ces  actes  d'humilité  de  la  sainte  Vierge.  Sa 
dignité  ne  paraît  plus,  elle  la  couvre  sous  l'ombre  de  la  ser- 
vitude. Sa  pureté  se  retire,  cachée  sous  les  marques  du  pé- 
ché. Elle  quitte  jusqu'à  son  Fils,  et  elle  consent  par  humilité 
d'en  avoir  un  autre.  Ainsi  vous  voyez  qu'elle  a  tout  perdu, 
et  que  son  humilité  l'a  entièrement  dépouillée:  Taiiquam  nihil 
habentes.  Mais  voyons  la  suite,  mes  sœurs,  et  vous  verrez 
que  cette  humilité,  qui  la  dépouille,  lui  rend  tout  avec  avan- 
tage :  Et  oDinia possidciUes.  O  Mère  de  Jésus- Christ  !  parce 
que  vous  vous  êtes  appelée  servante,  aujourd'hui  l'humilité 
vous  prépare  un  trône  :  montez  en  cette  place  éminente,  et 
recevez  l'empire  absolu  sur  toutes  les  créatures.  O  Vierge 
toute  sainte  et  toute  innocente,  plus  pure  que  les  rayons  du 
soleil  !  vous  avez  voulu  vous  purifier  et  vous  mêler  parmi 
les  pécheurs  ;  votre  humilité  vous  va  relever  :  vous  serez 
l'avocate  de  tous  les  pécheurs  ;  vous  serez  leur  second  refuge, 
et  leur  principale  espérance  après  Jésus-Christ  :  Refngiiiui 
peccatoruin.  Enfin  vous  aviez  perdu  votre  Fils  ;  il  semblait 
qu'il  vous  eût  quittée,  vous  laissant  gémir  si  longtemps  dans 

a.  Serin.  Doin.  inf.  Oct.  Assicmpt.,  n.  15. 

I.  Var.  C'est  votre  tils,  lui  dit-il  ;  consolez-vous  avec  lui. 

Sermons  de  Bossuet.  —  III.  32 


498  POUR  LA  FÊTE 


cette  terre  étrangère  :  parce  que  vous  avez  subi  avec  patience 
une  telle  humiliation,  ce  Fils  veut  rentrer  dans  ses  droits 
qu'il  n'avait  cédé[s]  à  Jean  que  pour  peu  de  temps.  Je  le 
vois,  il  vous  tend  les  bras  ;  et  toute  la  cour  céleste  vous 
admire,  ô  heureuse  Vierge,  montant  au  ciel  pleine  de  dé- 
lices et  appuyée  sur  ce  bien-aimé  :  Innixa  stiper  dilectum 
suum  (")  ('). 

Voilà,  mes  très  chères  sœurs,  quelle  est  l'entrée  de  la 
sainte  Vierge:  la  cérémonie  est  conclue  ;  toute  cette  pompe 
sacrée  est  finie.  Marie  est  placée  dans  son  trône,  entre  les 
bras  de  son  Fils,  dans  ce  midi  éternel,  comme  parle  le  grand 
saint  Bernard  ;  et  la  sainte  humilité  a  fait  cet  ouvrage. 

Que  reste-t-il  maintenant,  sinon  que  nous  rendions  nos 
respects  à  cette  auguste  Souveraine,  et  que,  la  voyant  si  près 
de  son  Fils,  nous  la  priions  de  nous  assister  par  ses  inter- 
cessions toutes-puissantes  }  C'est  à  elle,  dit  le  dévot  saint 
Bernard,  qu'il  appartient  véritablement  de  parler  au  cœur  de 
Jésus  :  Quis  tani  idoneus  ut  loquatur  ad  coi"  Domini  nostri 
Jesu  Christ/,  ut  t^i,  felix  Mariai^)}  Elle  y  a  une  fidèle 
correspondance,  je  veux  dire,  l'amour  filial,  qui  viendra  rece- 
voir l'amour  maternel,  et  accomplira  ses  désirs.  Qu'elle  parle 
donc  pour  nous  à  ce  cœur,  et  qu'elle  nous  obtienne  par  ses 
prières  le  don  de  l'humilité  ! 

O  sainte,  ô  bienheureuse  Marie,  puisque  vous  êtes  avec 
Jésus-Christ,  jouissant  dans  ce  midi  éternel,  avec  une  pleine 
allégresse,  de  sa  sainte  et  bienheureuse  familiarité,  parlez 
pour  nous  à  son  cœur  ;  parlez,  car  votre  Fils  vous  écoute. 
Nous  ne  vous  demandons  pas  les  grandeurs  humaines  :  im- 
pétrez-nous  seulement  cette  humilité  par  laquelle  vous  avez 
été  couronnée  ;  impétrez-la  à  ces  saintes  filles,  et  à  toute 
cette  audience  ;  et  faites,  ô  Vierge  sacrée,  que  tous  ceux 
qui  ont  célébré  votre  Assomption  glorieuse  entrent  profon- 
dément dans  cette  pensée,  qu'il  n'y  a  aucune  grandeur  qui 

a,  Cant.,  vui,  5.  —  b.  Ad.  Beat.  Virg.  Serm.  Panegyr.  n.  7,  int.  Oper.  S.  Ber- 
nardi.  —  Ms.  Quœ  eniin  tavi  idonea  lit... 

I.  Ici  nouvelle  interpolation  dans  les  éditions  :  «  Certes,  divine  Vierge,  vous 
êtes  véritablement  appuyée  sur  ce  bien-aimé...  »  trente  lignes  prises  dans  la 
Méditation  du  14  aoiit  1650. 


DE  L  ASSOMPTION. 


499 


ne  soit  appuyée  sur  l'humilité  ;  que  c'est  elle  seule  qui  fait 
les  triomphes  et  qui  distribue  les  couronnes  ;  et  qu'enfin  il 
n'est  rien  de  plus  véritable  que  cette  parole  de  l'Evangile, 
que  «  celui  qui  s'abaisse  »  durant  cette  vie,  «  sera  exalté  » 
à  jamais  dans  la  félicité  éternelle,  où  nous  conduise  le  Père, 
le  Fils,  et  le  Saint-Esprit  !  Amen. 


^^^^.  ■^.  ,^  ,i^  ^  ■^,  ,^.  ■.:^,  .^  :.^  ^  -^i,  ■^,  ■^:^,  ^  ■■^■, 
^ 


1^ 


SERMON  POUR  LA  VETURE   de 


MADEMOISELLE    de    BOUILLON 


1 

i 
I 

^   Aux  Grandes  Carmélites  de  Paris,  8  septembre  1660. 


DE    CHATEAU-THIERRY  (■). 


^WWWWWWWWWWWWWWW^ 


Ledieu  donne  la  date  dans  ses  Mémoires  (p.  72)  ;  et  Deforis,  qui 
les  avait  à  sa  disposition,  ne  s'y  est  pas  trompé.  Grâce  à  la  présence 
des  deux  reines,  Anne  d'Autriche  et  Marie-Thérèse,  le  discours  ob- 
tint une  mention  de  l'officieuse  Gazette  de  France  (2).  Les  allocutions 
adressées  à  ces  princesses  ;  l'allusion  aux  parents  de  la  postulante, 
et  à  Turenne  encore  protestant,  forcément  absent  de  cette  touchante 
cérémonie,  où  une  de  ses  nièces  se  vouait  à  une  pénitence,  qui  «  allait 
être,  avait  dit  M'"^  de  Longueville,  celle  d'une  sainte,  et  non  pas 
d'une  pécheresse  (3)  :  »  c'étaient  autant  d'indications  permettant  de 
reconnaître  le  discours  avec  une  entière  sûreté.  Il  était  d'ailleurs 
célébré  dans  un  Mémoire  des  Carmélites  mêmes,  rédigé  quelques 
années  plus  tard  par  la  sœur  de  Saint-François  Bailly. 

Mademoiselle  de  Château-Thierry,  Émilie-Éléonore  de  la  Tour 
d'Auvergne  de  Boni/Ion,  était  un  des  dix  enfants  laissés  orphelins, 
en  1657,  V^^  Eléonore-Fébronie  de  Bergh,  veuve  du  duc  de  Bouillon 
depuis  1652.  Elle  s'appela  dans  le  cloître  sœur  Emilie  de  la  Passion. 
Elle  y  fut  suivie  trois  ans  plus  tard  par  une  de  ses  sœurs,  Louise- 
Charlotte-Hippolyte,  en  religion  sœur  Hippolyte  de  Jésus.  Un  de  ses 
cinq  frères,  Emmanuel-Théodose,  fut  fait  cardinal,  quand  Turenne 
se  fut  enfin  converti  au  catholicisme  en  1668.  Les  sentiments  de 
ce  prélat  furent  quelquefois  au-dessous  de  sa  haute  fortune.  Sa  vanité 
allait  jusqu'au  ridicule.  Elle  lui  inspira  à  l'égard  de  Bossuet  la  plus 
mesquine  jalousie.  Faisant  célébrer,  en  1675,  un  service  funèbre  pour 
Turenne,  dans  cette  même  chapelle  des  Carmélites,  il  interdit  à 
l'orateur  de  la  cérémonie,  Mascaron,  d'attribuer  à  d'autres  qu'à  lui- 
même  la  conversion  de  son  oncle  ;  et  cela  en  présence  de  celui  qui 
avait  eu  le  rôle  décisif,  de  Bossuet,  invité  à  officier  pontificalement, 
tout  exprès,  dirait-on,  pour  recevoir  cet  affront.  Dans  l'affaire  du 

1.  Plus  de  manuscrit. 

2.  «  L'abbé  Bossuet  prêcha  avec  beaucoup  d'applaudissement  de  la  com- 
pagnie. »  {Gazette  de  France,  du  11  septembre  1660.) 

3.  Lettre  à  M'-"'-"  du  Vigean,  1'='  février  1659  (une  année  avant  la  Vcture 
proprement  dite,  au  moment  où  M'^"*  de  Bouillon  venait  d'entrer  aux  Carmé- 
lites). 


VETURE  DE  MADEMOISELLE  DE  BOUILLON.  501 

Ouiotî'=;mc,  le  cardinal  de  Bouillon,  ambassadeur  à  Rome,  n'hésitera 
pas  un  instant  à  prendre  j^arti  contre  1  cvcque  de  Meaux.  Bien  plus, 
après  la  mort  de  Bossuet,  il  enverra  de  Rome  au  P.  de  la  Rue 
l'avis,  trop  écoute,  de  soutenir  dans  l'oraison  funèbre  du  grand 
évèque  que  Turenne  n'avait  connu  qu'après  sa  conversion  le  livre 
de  \ Exposition  de  la  Doctrine  cat/iolique...,  quand  il  étaft  constant 
qu'il  lui  avait  été  communiqué  en  manuscrit  ('). 

Tout  cela  était  bien  loin  de  l'élévation  de  caractère  de  «  l'héroïne 
chrétienne»,  qui  avait  formé  à  la  vraie  foi  son  mari  et  ses  enfants. 
Cette  mère  incomparable,  dans  sa  sollicitude  pour  sa  propre  perfec- 
tion, et  pour  leur  persévérance  après  sa  fin  prochaine  dont  elle  avait 
le  pressentiment  (elle  mourut  dans  sa  quarante-deuxième  année), 
venait  souvent  aux  Carmélites  faire  de  ferventes  retraites  ;  montrant 
ainsi  à  deux  de  ses  filles  le  chemin  oîi  elles  trouveraient  la  sainteté. 
Elle  obtint  à  tous  les  siens  la  grâce  d'échapper  aux  influences  pro- 
testantes dont  ils  étaient  entourés.  Mais  aussi  que  de  touchantes 
précautions  !  De  son  lit  de  mort,  elle  leur  avait  fait  signer  une  pro- 
messe solennelle  de  mourir  catholiques,  avec  ordre  de  la  placer  entre 
ses  doigts  après  son  trépas,  et  avec  menace  de  renier  au  jour  du  Ju- 
gement celui  qui  aurait  «  faussé  la  foi  »  à  Dieu,  à  l'Eglise,  à  sa  mère, 
à  sa  propre  signature.  Longtemps  auparavant  elle  s'était  offerte  pour 
souffrir  plutôt  tous  les  tourments  du  Purgatoire  jusqu'à  la  fin  du 
monde,  que  de  voir  un  d'eux  apostasier;  et  elle  le  leur  rappelait  à 
l'heure  suprême,  dans  son  testament. 


Oportet  vos  nasci  defiuo. 

Il  faut  que  vous  naissiez  encore  une  fois. 

{Joa?t.,  III,  7.) 

CE  qui  doit  imposer  silence,  et  confondre  éternellement 
ceux  dont  le  cœur  se  laisse  emporter  à  la  gloire  de 
leur  extraction,  c'est  l'obligation  de  renaître  ;  et  de  quelque 
grandeur  qu'ils  se  vantent,  ils  seront  forcés  d'avouer  qu'il  y 
a  toujours  beaucoup  de  bassesse  dans  leur  première  nais- 
sance, puisqu'il  n'est  rien  de  plus  nécessaire  que  de  se  re- 
nouveler par  une  seconde.  La  véritable  noblesse  est  celle 
que  l'on  reçoit  en  naissant  de  Dieu.  Aussi  l'Église  ne  célèbre 
pas  la  Nativité  de  Marie  à  cause  qu'elle  a  tiré  son  origine 
d'une  longue  suite  de  rois,   mais  à  cause  qu'elle  a  apporté 

I.  Floquet,  Etudes...,  II,  96  ;  III,  244-25S.  —  Qi.  Joiirn  il  de  Ledieie,  3  août 
1704. 


502  POUR  LA  VÊTURE 


la  grâce,  en  naissant  en  grâce,  et  qu'elle  est  née  fille  du  Père 
céleste. 

Mesdames,  vous  verrez  aujourd'hui  une  de  vos  plus  illus- 
tres sujettes,  qui,  touchée  de  ces  sentiments,  se  dépouillera 
devant  vous  des  honneurs  que  sa  naissance  lui  donne.  Ce 
spectacle  est  digne  de  Vos  Majestés  ;  et  après  ces  cérémo- 
nies magnifiques,  dans  lesquelles  on  a  étalé  toutes  les  pompes 
du  monde  ('),  il  est  juste  qu'elles  assistent  à  celles  où  l'on 
apprend  à  les  mépriser.  Elles  viennent  ici  dans  cette  pensée, 
dans  laquelle  je  dois  les  entretenir  pour  ne  pas  frustrer  leur 
attente.  Que  si  la  loi  que  m'impose  cette  cérémonie  particu- 
lière m'empêche  de  m'appliquer  au  sujet  commun  que  l'Église 
traite  en  ce  jour,  qui  est  la  Nativité  de  Marie,  par  la  crainte 
d'envelopper  des  matières  si  vastes  et  si  différentes,  j'espère 
que  Vos  Majestés  me  le  pardonneront  facilement  ;  et  je  me 
promets  que  la  sainte  Vierge  ne  m'en  accordera  pas  moins 
son  secours,  que  je  lui  demande  humblement  par  les  paroles 
de  l'Ange,  en  lui  disant  :  Ave,  Maria. 

Enfermer  dans  un  lieu  de  captivité  (-)  une  jeune  personne 
innocente,  soumettre  à  des  pratiques  austères  et  à  une  vie 
rigoureuse  un  corps  tendre  et  délicat,  cacher  dans  une  nuit 
éternelle  une  lumière  éclatante,  que  la  cour  aurait  vue  briller 
dans  les  plus  hauts  rangs,  et  dans  les  places  les  plus  élevées, 
ce  sont  trois  choses  extraordinaires,  que  l'Eglise  va  faire 
aujourd'hui,  et  cette  illustre  compagnie  est  assemblée  en  ce 
lieu  pour  ce  grand  spectacle. 

Qui  vous  oblige,  ma  sœur  (car  le  ministère  que  j'exerce 
ne  me  permet  pas  de  vous  appeler  autrement,  et  je  dois  ou- 
blier, aussi  bien  que  vous,  toutes  les  autres  qualités  qui  vous 
sont  dues),  qui  vous  oblige  donc  à  vous  imposer  un  joug  si 
pesant,  et  à  entreprendre  contre  vous-même,  c'est-à-dire, 
contre  votre  liberté,  en  vous  rendant  captive  dans  cette  clô- 
ture ;  contre  le  repos  de  votre  vie,  en  embrassant  tant  d'aus- 
térités ;  contre  votre  propre  grandeur,  en  vous  jetant  pour 

1.  «  La  reine  régnante  avait  fait  son  entrée  dans  Paris  le  26  août  de  cette 
année,  ce  qui  avait  occasionné  beaucoup  de  fêtes  et  de  réjouissances.  »  {Edit. 
de  Deforis.) 

2.  Var.  dans  une  prison. 


DE  MADEMOISELLE  DE  150UILL0N.  503 


toujours  dans  cette  retraite  profonde,  si  éloignée  de  l'éclat 
du  siècle  et  de  toutes  les  pompes  de  la  terre  ?  J'entends  ce 
que  répond  votre  cœur,  et  il  faut  que  je  le  dise  à  ces  grandes 
reines  et  à  toute  cette  audience.  Vous  voulez  vous  renou- 
veler en  Notre  Seigneur  dans  cette  bienheureuse  journée  de 
la  naissance  de  la  sainte  Vierge  ;  vous  voulez  renaître  par  la 
grâce,  pour  commencer  une  vie  nouvelle,  qui  n'ait  plus  rien 
de  commun  avec  la  nature  ;  et  pour  cela  ces  grands  change- 
ments sont  absolument  nécessaires. 

Et  en  effet,  chrétiens,  nous  apportons  au  monde,  en  nais- 
sant, une  liberté  indocile  qui  rffecte  l'indépendance  ;  une 
molle  délicatesse,  qui  nous  fait  soupirer  après  les  plaisirs;  un 
vain  désir  de  paraître,  qui  nous  épanche  au  dehors  et  nous 
rend  ennemis  de  toute  retraite.  Ce  sont  trois  vices  communs 
de  notre  naissance  (')  ;  et  plus  elle  est  illustre,  plus  ils  sont 
enracinés  dans  le  fond  des  cœurs.  Car  qui  ne  sait  que  la  di- 
gnité entretient  cette  fantaisie  (^)  d'indépendance  ;  que  ce 
tendre  amour  des  plaisirs  est  flatté  par  une  nourriture  déli- 
cate ;  et  enfin  que  cet  esprit  de  grandeur  fait  que  le  désir  de 
paraître  s'emporte  ordinairement  aux  plus  grands  excès  ? 

II  faut  renaître,  ma  sœur,  et  réformer  aujourd'hui  ces  in- 
clinations dangereuses  :  Oportet  vos  nasci  dcnuo.  Cet  amour 
de  l'indépendance,  d'où  naissent  tous  les  désordres  de  notre 
vie,  porte  l'âme  à  ne  suivre  que  ses  volontés,  et  dans  ce 
mouvement  elle  s'égare.  Cette  délicatesse  flatteuse  la  pousse 
à  chercher  le  plaisir,  et  dans  cette  recherche  elle  se  corrompt. 
Ce  vain  désir  de  paraître  la  jette  tout  entière  au  dehors,  et 
dans  cet  épanchement  elle  se  dissipe.  La  vie  religieuse,  que 
vous  embrassez,  oppose  à  ces  trois  désordres  des  remèdes 
forts  et  infaillibles.  Il  est  vrai  qu'elle  vous  contraint  ;  mais 
en  vous  contraignant  elle  vous  règle  :  elle  vous  mortifie,  je 
le  confesse  ;  mais  en  vous  mortifiant  elle  vous  purifie  (^)  : 
enfin  elle  vous  retire  et  vous  cache  ;  mais  en  vous  cachant 
elle  vous  recueille  et  vous  renferme  avec  Jésus-Christ.  O 

1.  Var.  Nous  naissons  tous  avec  ces  trois  vices  ;  et  plus  la  naissance  est  re- 
levée... 

2.  Var.  nourrit  cet  esprit... 

3.  Var.  purifie. 


504  POUR  LA  VETURE 


contrainte,  ô  vie  pénitente,  ô  sainte  et  bienheureuse  obscu- 
rité !  je  ne  m'étonne  plus  si  l'on  vous  aime,  et  si  l'on  quitte 
pour  l'amour  de  vous  toutes  les  espérances  du  monde.  Mais 
j'espère  qu'on  vous  aimera  beaucoup  davantage,  quand  j'aurai 
expliqué  toutes  vos  beautés  dans  la  suite  de  ce  discours, 
par  une  doctrine  solide  et  évangélique,  avec  le  secours  de  la 
grâce. 

PREMIER    POINT. 

J'entrerai  d'abord  en  matière,  pour  abréger  ce  discours  ; 
et  afin  de  vous  faire  voir,  par  des  raisons  évidentes,  que  pour 
régler  notre  liberté  il  est  nécessaire  de  la  contraindre,  je 
remarquerai,  avant  toutes  choses,  deux  sortes  de  libertés 
déréglées  :  l'une  ne  se  prescrit  aucunes  limites,  et  transgresse 
hardiment  la  loi  ;  l'autre  reconnaît  bien  qu'il  y  a  des  bornes, 
et,  quoiqu'elle  ne  veuille  point  aller  au-delà,  elle  prétend 
aller  jusqu'au  bout,  et  user  de  tout  son  pouvoir.  C'est-à-dire, 
pour  m'expliquer  en  termes  plus  clairs,  que  l'une  se  propose 
pour  son  objet  toutes  les  choses  permises  ;  l'autre  s'étend 
encore  plus  loin,  et  s'emporte  jusqu'à  celles  qui  sont  défen- 
dues. Ces  deux  espèces  de  liberté  sont  fort  usitées  dans  le 
monde,  et  je  vois  paraître  dans  l'une  et  dans  l'autre  un  secret 
désir  d'indépendance.  Il  se  découvre  visiblement  dans  celui 
qui  passe  par-dessus  la  loi,  et  méprise  ses  ordonnances.  En 
effet  il  montre  bien,  ce  superbe,  qu'il  ne  peut  souffrir  aucun 
joug;  et  c'est  pourquoi  le  Saint-Esprit  lui  parle  en  ces  termes 
par  la  bouche  dejérémie:  A,  seciilo  confrcgisti  jugtimmeum; 
rîipisti  viiicnla  tnea,  et  dixisti  :  Non  serviam  (")  :  «  Tu  as 
brisé  le  joug  que  je  t'iniposais;  tu  as  rompu  mes  liens,  et  tu  as 
dit  en  ton  cœur,  »  d'un  ton  de  mutin  et  d'opiniâtre:  Non,  «je 
ne  servirai  pas.  »  Oui  ne  voit  que  ce  téméraire  ne  reconnaît 
plus  (')  aucun  souverain,  et  qu'il  prétend  manifestement  à 
l'indépendance  }  Mais  quoique  l'autre,  dont  j'ai  parlé,  qui 
n'exerce  sa  liberté  qu'en  usant  de  tous  ses  droits,  et  en  la 
promenant  généralement,  si  je  puis  parler  de  la  sorte,  dans 
toutes  les  choses  permises,  n'égale  pas  la  rébellion  de  celui- 

a.Jerem.,  n,  20. 

I.  Var.  ne  veut  plus  connaître. 


DE  MADEMOISELLE  DE  BOUILLON.  505 

ci,  néanmoins  il  est  véritable  qu'il  le  suit  de  près  (')  :  car 
s'étendant  aussi  loin  qu'il  peut,  s'il  ne  secoue  pas  le  joug  tout 
ouvertement,  il  montre  qu'il  le  porte  avec  peine  ;  et  s'avan- 
çant  ainsi  à  l'extrémité,  où  il  semble  ne  s'arrêter  qu'à  regret, 
il  donne  sujet  de  penser  qu'il  n'y  a  plus  que  la  seule  crainte 
qui  l'empcchede  passer  outre.  Telles  sont  les  deux  espèces 
de  liberté  que  j'avais  à  vous  proposer  ;  et  il  m'est  aisé  de 
vous  faire  voir  que  l'une  et  l'autre  sont  fort  déréglées. 

Et  premièrement,  chrétiens,  pour  ce  qui  regarde  ce  pécheur 
superbe,  qui  méprise  la  loi  de  Dieu,  son  désordre  trop  ma- 
nifeste ne  doit  pas  être  convaincu  par  un  long  discours  ;  et  je 
n'ai  aussi  qu'un  mot  à  lui  dire,  que  j'ai  appris  de  saint 
Augustin.  Il  avait  aimé  autrefois  cette  liberté  des  pécheurs  ; 
mais  il  sentit  bientôt  dans  la  suite  qu'elle  l'engageait  à  la 
servitude  :  parce  que,  nous  dit-il  lui-même,  «  en  faisant  ce 
que  je  voulais,  j'arrivais  où  je  ne  voulais  pas  :  »  Volens,  qno 
nollem  pervenerain  (").  Que  veut  dire  ce  saint  évêque,  et  se 
peut-il  faire,  mes  sœurs,  qu'en  se  laissant  aller  où  l'on  veut, 
l'on  arrive  où  l'on  ne  veut  pas  ?  Il  n'est  que  trop  véritable, 
et  c'est  le  malheureux  précipice  où  se  perdent  tous  les  pé- 
cheurs. Ils  contentent  leurs  mauvais  désirs  et  leurs  passions 
criminelles  ;  ils  se  réjouissent,  ils  font  ce  qu'ils  veulent.  Voilà 
une  image  de  liberté  qui  les  trompe  ;  mais  la  souveraine 
puissance  de  celui  contre  lequel  ils  se  soulèvent  ne  leur  per- 
met pas  de  jouir  longtemps  de  leur  liberté  licencieuse.  Car 
en  faisant  ce  qu'ils  aiment,  ils  attirent  nécessairement  ce 
qu'ils  fuient,  la  damnation,  la  peine  éternelle,  une  dure  néces- 
sité qui  les  rend  captifs  du  péché,  et  qui  les  dévoue  à  la 
vengeance  divine.  Voilà  une  véritable  servitude  que  leur 
aveuglement  leur  cache.  Cesse  donc,  ô  sujet  rebelle,  de  te 
glorifier  de  ta  liberté,  que  tu  ne  peux  pas  soutenir  contre  le 
souverain  que  tu  offenses;  mais  reconnais  au  contraire  que  tu 
forges  toi-même  tes  fers  par  l'usage  de  ta  liberté  dissolue  ; 
que  tu  mets  un  poids  de  fer  sur  ta  tête,  que  tu  ne  peux  plus 
secouer  ;  et  que  tu  te  jettes  (^)  toi-même  dans  la  servitude, 

a.  Conf.,  lib.  VIII,  cap.  v. 

1.  Var.  qu'il  en  approche. 

2.  Var.  tu  t'ençages. 


506  POUR  LA  VÊTURE 


pour  avoir  voulu  étendre  sans  mesure  (')  la  folle  prétention 
de  ta  vaine  et  chimérique  (')  indépendance  :  telle  est  la 
condition  malheureuse  du  pécheur. 

Après  avoir  parlé  au  pécheur  rebelle,  qui  ose  faire  ce  qu'on 
lui  défend,  maintenant  adressons-nous  à  celui  qui  s'imagine 
être  en  sûreté,  en  faisant  tout  ce  qui  est  permis  ;  et  tâchons 
de  lui  faire  entendre,  que  s'il  n'est  pas  encore  engagé  au  mal, 
il  est  bien  avant  dans  le  péril.  Car  en  s'abandonnant  sans 
réserve  à  toutes  les  choses  qui  lui  sont  permises,  qu'il  est  à 
craindre,  mes  sœurs,  qu'il  ne  se  laisse  aisément  tomber  à 
celles  qui  sont  défendues  !  Et  en  voici  la  raison  en  peu  de 
paroles,  que  je  vous  prie  de  méditer  attentivement.  C'est 
qu'encore  que  la  vertu  prise  en  elle-même  soit  infiniment 
éloignée  du  vice,  néanmoins  il  faut  confesser,  à  la  honte  de 
notre  nature,  que  les  limites  s'en  touchent  de  près  dans  le 
penchant  de  nos  affections,  et  que  la  chute  en  est  bien  aisée. 
C'est  pourquoi  il  importe,  pour  notre  salut,  que  notre  âme  ne 
jouisse  pas  de  toute  la  liberté  qui  lui  est  permise,  de  peur 
quelle  ne  s'emporte  jusqu'à  la  licence,  et  qu'elle  ne  passe 
facilement  au  delà  des  bornes,  quand  il  ne  lui  restera  plus 
qu'une  si  légère  démarche.  L'expérience  nous  le  fait  con- 
naître. De  là  vient  que  nous  lisons  dans  les  saintes  Lettres, 
que  Job,  voulant  régler  ses  pensées,  commence  à  traiter  avec 
ses  yeux:  Pepigi fœdus  cuni  ocîdis  meis,  lU  7ie  cogitarcin...{^\\\ 
arrête  des  regards  qui  pourraient  être  innocents,  pour  empê- 
cher des  pensées  (3),  qui  apparemment  seraient  criminelles  : 
si  ses  yeux  n'y  sont  pas  encore  obligés  assez  clairement  par 
la  loi  de  Dieu,  il  les  y  engage  par  traité  exprès  :  Pepigi  fœdus: 
parce  qu'en  effet,  chrétiens,  celui  qui  prend  sa  course  avec 
tant  d'ardeur  (^),  dans  cette  vaste  carrière  des  choses  licites, 
doit  craindre  qu'étant  sur  le  bord,  il  ne  puisse  plus  retenir 
ses  pas,  qu'il  ne  soit  emporté  plus  loin  qu'il  ne  pense,  ou  par 
le  penchant  du  chemin,  ou  par  l'impétuosité  if)  de  son  mou- 

a./ob.,  XXXI,  I. 
i.  Var.  trop  loin. 

2.  Var.  fausse. 

3.  Var.  désirs. 

4.  Var.  si  fortement. 

5.  Var.  la  violence. 


DE  MADEMOISELLE  DE  BOUILLON.  507 


veinent  ;  et  qu'enfin  il  ne  lui  arrive  ce  qu'a  dit  de  lui-même 
le  grand  saint  Paulin  :  Quod  non  expedicbat  adini$i,  diim  non 
tcinpcvo  qnod  liccbat  {")  :  «  Je  m'emporte  au  delà  de  ce  que  je 
dois  ('),  pendant  que  je  ne  prends  aucun  soin  de  me  modérer 
en  ce  que  je  puis.  » 

Illustre  épouse  de  Jésus-Christ,  la  vie  religieuse,  que 
vous  embrassez,  suit  une  conduite  plus  sûre  :  elle  s'impose 
mille  lois  et  mille  contraintes  dans  le  sentier  de  la  loi  de 
Dieu  :  elle  se  fait  encore  de  nouvelles  bornes,  où  elle  prend 
plaisir  de  se  resserrer.  Vous  perdrez,  je  le  confesse,  ma  sœur, 
quelque  partie  de  votre  liberté,  au  milieu  de  tant  d'obser- 
vances de  la  discipline  religieuse  ;  mais  si  vous  savez  bien 
entendre  quelle  liberté  vous  perdez,  vous  verrez  que  cette 
perte  est  avantageuse.  En  effet,  nous  sommes  trop  libres  ; 
trop  libres  à  nous  porter  au  péché,  trop  libres  à  nous  jeter 
dans  la  grande  voie,  qui  mène  les  âmes  à  la  perdition.  Oui 
nous  donnera  que  nous  puissions  perdre  cette  partie  malheu- 
reuse de  notre  liberté,  par  laquelle  nous  nous  dévoyons  ?  O 
liberté  dangereuse,  que  ne  puis-je  te  retrancher  de  mon  franc 
arbitre,  que  ne  puis-je  m'imposer  moi-même  cette  heureuse 
nécessité  de  ne  pécher  pas  !  Mais  il  ne  faut  pas  l'espérer 
durant  cette  vie.  Cette  liberté  glorieuse  de  ne  pouvoir  plus 
servir  au  péché  (''),  c'est  la  récompense  des  saints,  c'est  la 
félicité  des  bienheureux.  Tant  que  nous  vivrons  dans  ce 
lieu  d'exil,  nous  aurons  toujours  à  combattre  cette  liberté  de 
pécher.  Que  faites-vous,  mes  très  chères  sœurs,  et  que  fait  la 
vie  religieuse  ^  Elle  voudrait  pouvoir  s'arracher  cette  liberté 
de  mal  faire  :  mais  comme  elle  voit  qu'il  est  impossible,  elle 
la  bride  du  moins  autant  qu'il  se  peut  ;  elle  la  serre  de  près 
par  une  discipline  sévère  :  de  peur  qu'elle  ne  s'égare  dans  les 
choses  qui  sont  défendues,  elle  entreprend  de  se  les  retran- 
cher toutes,  jusqu'à  celles  qui  sont  permises,  et  se  réduit 
autant  qu'elle  peut  {f)  à  celles  qui  sont  nécessaires.  Telle 
est  la  vie  des  Carmélites. 

a.  Ad.  SeteK,  Ep.,  xxx,  n.  3. 

1.  Var.  Je  fais  plus  que  je  ne  dois, 

2.  Dans  le  sens  étymologique  :  être  esclaves  du  péché. 

3.  Var.  simplement. 


;o8  POUR  LA  VÊTURE 


Que  cette  clôture  est  rigoureuse  !  que  ces  grilles  sont  inac- 
cessibles, et   qu'elles  menacent   étrangement  tous  ceux  qui 
approchent  !  C'est  une  sage  précaution  de  la  vie  régulière  et 
religieuse,  qui  détourne  bien  loin  les  occasions,  pour  s'empê- 
cher, s'il  se  peut,  de  pouvoir  jamais  servir  au  péché.  Elle 
est  bien  aise  d'être  observée  ;  elle  cherche  des  supérieurs  qui 
la  veillent  ;  elle  veut  qu'on  la  conduise  de  l'œil,  qu'on  la  mène, 
pour  ainsi  dire,  toujours  parla  main,  afin  de  se  laisser  moins 
de  liberté  de  s'écarter  de   la  droite  voie  ;  et  elle  a  raison  de 
ne  craindre  pas  que  ces  salutaires  contraintes  soient  contrai- 
res à  la  liberté  véritable.  Ce  n'est  pas  s'opposer  à  un  fleuve 
que  de  faire  des  levées,  que  d'élever  des  quais  sur  ses  rives, 
pour  empêcher  qu'il  ne  se  déborde,  et  ne  perde  ses  eaux  dans 
la  campagne  ;  au  contraire,  c'est  lui  donner  le  moyen  décou- 
ler plus  doucement  dans  son  lit.  Celui-là  seulement  s'oppose 
à  son  cours,  qui  bâtit  une  digue  au  milieu,  pour  rompre  le  fil 
de  son  eau.  Ainsi  ce  n'est  pas  perdre  sa  liberté,  que  de  lui 
donner  des  bornes  deçà  et  delà,  pour  empêcher  qu'elle  ne 
s'égare  ;   c'est    l'adresser  (')   plus    assurément  (^)  à   la   voie 
qu'elle  doit  tenir.  Par  une  telle   précaution,  on  ne   la  gêne 
pas,  mais  on  la  conduit.  Ceux-là  la  perdent,  ceux-là  la  dé- 
truisent, qui  la  détournent  de  son  cours  naturel  ;  c'est-à-dire, 
qui  l'empêchent  d'aller  à  son  Dieu  :   de  sorte  que  la  vie  reli- 
gieuse, qui   travaille  avec  tant  de  soin  à  vous  aplanir  cette 
voie,   travaille   par  conséquent  à  vous  rendre  libre.  J'ai  eu 
raison  de  vous  dire  que  ses  contraintes  ne  doivent  pas  vous 
être  importunes,  puisqu'elle  ne  vous  contraint  que  pour  vous 
régler  ;  et  la  clôture,  que  vous  embrassez,  n'est  pas  une  pri- 
son où  votre  liberté  soit  opprimée,  mais  un  asile   fortifié  où 
elle   se  défend    avec   vigueur  contre    les  dérèglements   du 
péché.  Si  ses  contraintes  sont  si  fructueuses,  parce  qu'elles 
dirigent  votre  liberté,  ses  mortifications  ne  le  sont  pas  moins, 
parce  qu'elles  épurent  vos   affections  :  et  c'est  ma   seconde 
partie. 

1.  Édit.  c'est  la  dresser.  —  Erreur  de  lecture.  Cf.  ci-dessus,  p.  37. 

2.  Var.  plus  certainement. 


DE  MADEMOISELLE  DE  UOUILLON.  509 

SECOND    POINT. 

Je  ne  m'étonne  pas,  chrétiens,  si  les  sages  instituteurs  de 
la  vie  religieuse  et  retirée  ont  trouvé  nécessaire  de  l'accom- 
pagner de  plusieurs  pratiques  sévères,  pour  mortifier  les  sens 
et  les  appétits.  C'est  qu'ils  ont  vu  que  nos  passions  et  ce 
tendre  amour  des  plaisirs  tenaient  notre  âme  captive  par  des 
douceurs  pernicieuses,  qu'ils  ont  voulu  corriger  par  une 
amertume  salutaire.  Et  afin  que  vous  entendiez  combien  cette 
conduite  est  admirable,  considérez  avec  moi  une  doctrine 
excellente  de  saint  Augustin. 

.  Il  nous  apprend  qu'il  y  a  en  nous  deux  sortes  de  maux  :  il 
y  a  en  nous  des  maux  qui  nous  plaisent,  et  il  y  a  des  maux 
qui  nous  affligent.  Qu'il  y  ait  des  maux  qui  nous  affligent, 
ah  !  nous  l'éprouvons  tous  les  jours.  Les  maladies,  la  perte 
des  biens,  les  douleurs  d'esprit  et  de  corps,  tant  d'autres 
misères  qui  nous  environnent,  ne  sont-ce  pas  des  maux  qui 
nous  affligent  ?  Mais  il  y  en  a  aussi  qui  nous  plaisent,  et  ce 
sont  les  plus  dangereux.  Par  exemple,  l'ambition  déréglée, 
la  douceur  cruelle  de  la  vengeance,  l'amour  désordonné  des 
plaisirs,  ce  sont  des  maux  et  de  très  grands  maux,  mais  ce 
sont  des  maux  qui  nous  plaisent,  parce  que  ce  sont  des  maux 
qui  nous  flattent.  «  Il  y  a  donc  des  maux  qui  nous  blessent, 
et  ce  sont  ceux-là,  dit  saint  Augustin,  qu'il  faut  que  la  pa- 
tience supporte  ;  et  il  y  a  des  maux  qui  nous  flattent,  et  ce 
sont  ceux-là,  dit  le  même  saint,  qu'il  faut  que  la  tempérance 
modère  :  »  Alla  mala  sunt  qiiœ  per  patientiani  sustineimis, 
alla  quœ  per  continentiam  refrenanms  (") . 

Au  milieu  de  ces  maux  divers,  dont  nous  devons  supporter 
les  uns,  dont  nous  devons  réprimer  (')  les  autres,  et  que  nous 
devons  surmonter  les  uns  et  les  autres,  chrétiens,  quelle 
misère  est  la  nôtre  !  O  Dieu,  permettez-moi  de  m'en  plain- 
dre :  Uscjucquo,  Domine,  oblivisceris  me  in  Jinem  (''')  ?  » 
Jusqu'à  quand,  ô  Seigneur,  nous  oublierez-vous  dans  cet 
abîme  de  calamités  '^.  »  Jusqu'à  quand  détournerez-vous 
votre  face  de  dessus  les  enfants  d'Adam,  pour  n'avoir  point 

a.  Contra  JicL,  lib.V,  cap.  v,  n.  22.  —  b.  Ps.,  xii,  i.  —  Édit.  Usqiiequo,  Domine, 
usquequo... 

I.  Var.  modérer. 


5IO  POUR  LA  VETUKE 


pitié  de  leurs  maladies  ?  Avertis  faciem  iuam  in  Jïnein  ? 
«  Jusqu'à  quand,  jusqu'à  quand,  Seigneur,  me  sentirai-je 
toujours  accablé  de  maux,  qui  remplissent  mon  cœur  de 
douleur,  et  mon  esprit  de  fâcheuses  irrésolutions  ?  »  Quam- 
diîL  ponavi  consilia  in  anima  inca,  doloreni  in  corde  meo  per 
diem  (")  ?  Mais  s'il  ne  vous  plaît  pas,  ô  mon  Dieu,  de  me 
délivrer  de  ces  maux  qui  me  blessent  et  qui  m'afriigent, 
exemptez-moi  du  moins  de  ces  autres  maux,  je  veux  dire, 
des  maux  qui  m'enchantent,  des  maux  qui  m'endorment,  qui 
me  contraignent  de  recourir  à  vous  de  peur  de  m'endormir 
dans  la  mort  :  Illumina  oculos  meos,  ne  unquam  obdormiam  in 
■morte  (''').  N'est-ce  pas  assez,  ô  Seigneur,  que  nous  soyons 
accablés  (')  de  tant  de  misères,  qui  font  trembler  nos  sens, 
qui  donnent  de  l'horreur  à  nos  esprits  ?  Pourquoi  faut-il  qu'il 
y  ait  des  maux  qui  nous  trompent  par  une  belle  apparence, 
des  maux  que  nous  prenions  pour  des  biens,  qui  nous  plaisent 
et  que  nous  aimions  ?  Est-ce  que  ce  n'est  pas  assez  d'être 
misérables  ?  Faut-il,  pour  surcroît  de  malheur,  que  nous  nous 
plaisions  en  notre  misère,  pour  perdre  à  jamais  l'envie  d'en 
sortir  ?  «  Malheureux  homme  que  je  suis  !  qui  me  délivrera 
de  ce  corps  de  mort  ?  »  Infelix  \_ego\  homo  !  quis  me  libei'abit 
de  corpore  mortis  ktijus  [^)  ?  Ecoute  la  réponse,  homme 
misérable:  ce  sera  «  la  grâce  de  Dieu  par  Jésus-Christ 
Notre  Seigneur:  »  Gratia  DeiperjEsuM  Christum  Dominum 
nostrum  ("'). 

Mais  admire  l'ordre  qu'il  tient  pour  taguérison.  Il  est  vrai 
que  tu  éprouves  deux  sortes  de  maux  :  les  uns  qui  piquent, 
les  autres  qui  flattent.  Mais  Dieu  a  disposé  par  sa  provi- 
dence que  les  uns  servissent  de  remède  aux  autres  ;  je  veux 
dire  que  les  maux  qui  blessent  servent  pour  modérer  ceux 
qui  plaisent,  les  douleurs  pour  corriger  les  passions,  les 
afflictions  de  la  vie  pour  nous  dégoûter  des  vaines  douceurs, 
et  étourdir  le  sentiment  des  plaisirs  mortels.  C'est  ainsi  que 
Dieu  se  conduit  envers  ses  enfants,  pour  purifier  leurs  affec- 
tions. Incrassatus  est  dilectus,  et  recalciti'avit  :  impingnattis  (^\. 

a.  Ps.,  XII,  2.  —  à.  Idid,  4.  —  c.  Rom.,  vu,  24.  —  d.  Ibid.,  25.  —  e.  Dcut., 
XXXII,  15.  —  Édit.  Iinpinguatus  est  dileclus... 
I.  Var.  pressés. 


DE  MADEMOISELLE  DE  UOUILLON.  5  I  I 

«  Son  bien-aimé  s'est  engraissé,  et  il  a  regimbé  contre  lui  :  » 
«  Dieu  l'a  frappé,  dit  l'Écriture,  et  il  s'est  remis  dans  son 
devoir,  et  il  Ta  cherché  dès  le  matin  :  »  Cuut  occideret  eos,  quœ- 
rebant  ciiui,  et  rcvertcbantiir,  et  ciilueulo  veniebant  ad  eiun  ("). 

Telle  est  la  conduite  de  Dieu  ;  et  c'est  ainsi  qu'il  nous 
guérit  de  nos  passions;  et  c'est  sur  cette  sage  conduite  que  la 
vie  religieuse  a  réglé  la  sienne.  Peut-elle  suivre  un  plus  grand 
exemple  ?  Peut-elle  se  proposer  un  plus  beau  modèle  ?  Elle 
entreprend  de  guérir  les  âmes,  par  la  méthode  infaillible  de 
ce  souverain  médecin.  Elle  châtie  le  corps  avec  saint  Paul  (''')  ; 
elle  réduit  en  servitude  le  corps  par  les  saintes  austérités  de 
la  pénitence,  pour  le  rendre  parfaitement  soumis  à  l'esprit. 
Que  cette  méthode  est  salutaire  !  Car,  ma  sœur,  je  vous  en 
conjure,  jetez  encore  un  peu.  les  yeux  sur  le  monde,  pendant 
que  vous  y  êtes  encore  :  voyez  les  dérèglements  de  ceux  qui 
l'aiment  (')  ;  voyez  les  excès  criminels  oii  leurs  passions  les 
emportent.  Ah  !  je  vois  que  le  spectacle  de  tant  de  péchés 
fait  horreur  à  votre  innocence.  Mais  quelle  est  la  cause  de 
tous  ces  désordres  ?  C'est  sans  doute  qu'ils  ne  songent  point 
à  donner  des  bornes  à  leurs  passions  :  au  contraire,  ils  les 
traitent  délicatement  ;  ils  attisent  ce  feu,  et  ses  ardeurs 
s'accroissent  jusqu'à  l'infini  ;  ils  nourrissent  ces  bêtes  farou- 
ches, et  ils  n'en  peuvent  plus  dompter  la  fureur  ;  ils  flattent 
en  eux-mêmes  l'amour  des  plaisirs  et  ils  le  rendent  invin- 
cible (-)  par  leurs  complaisances. 

Mes  sœurs,  que  votre  conduite  est  bien  plus  réglée.  Bien 
loin  de  donner  des  armes  à  cet  ennemi,  vous  l'affaiblissez 
tous  les  jours  par  les  veilles,  par  l'abstinence  et  par  l'oraison; 
vous  tenez  le  corps  sous  le  joug,  comme  un  esclave  re- 
belle {f)  et  opiniâtre.  J'avoue  que  la  nature  souffre  beaucoup 
dans  cette  vie  pénitente  (^).  Mais  ne  vous  plaignez  pas  de 

a.  Ps.,  Lxxvn,  34.  —  b.l  Cor.,  ix,  27. 

1.  Var.  qui  le  suivent. 

2.  Var.  et  ils  en  deviennent  enfin  les  esclaves  par... 

3.  luir.  indocile. 

4.  Var.  dans  cette  contrainte.  —  Ces  variantes,  données  par  Deforis  sont  peut- 
être  empruntées,  en  tout  ou  en  partie,  au  manuscrit  du  28  août  de  l'année  précé- 
dente. Là  il  retranchait,  avons-nous  dit  (p.  3c),  de  longs  passages  qu'il  trouvait 
déjà  dans  la  Vêture  de  M"^  de  Bouillon. 


512  POUR  LA  VETURE 


cette  conduite  :  cette  peine  est  un  remède  ;  cette  rigueur, 
qu'on  tient  à  votre  égard,  est  un  régime.  C'est  ainsi  qu'il  vous 
faut  traiter,  ô  enfants  de  Dieu,  jusqu'à  ce  que  votre  santé 
soit  parfaite.  Cette  convoitise  qui  vous  attire,  ces  maux  trom- 
peurs, dont  je  vous  parlais,  qui  ne  vous  Viéssent  qu'en  vous 
flattant,  demandent  nécessairement  cette  médecine.  Il  im- 
porte que  vous  ayez  des  maux  à  souffrir,  tant  que  vous  en 
aurez  à  corriger:  il  importe  que  vous  ayez  des  maux  à  souffrir, 
tant  que  vous  serez  au  milieu  des  biens  où  il  est  dangereux 
de  se  plaire  trop.  Si  ces  remèdes  vous  semblent  durs,  «  ils 
s'excusent,  dit  Tertullien,  des  maux  qu'ils  vous  font,  par 
l'utilité  qu'ils  vous  apportent  :  »  Emohiuiento  curationis 
offensam  sui  exusant  i^).  Soumettez-vous,  ma  sœur,  puisqu'il 
plaît  à  Dieu  de  vous  appeler  à  ce  salutaire  régime.  Commen- 
cez-en aujourd'hui  l'épreuve  avec  la  bénédiction  de  l'Église; 
embrassez  de  tout  votre  cœur  ces  austérités  fructueuses,  qui, 
ôtant  tout  le  goût  aux  plaisirs  des  sens,  purifieront  votre 
intelligence,  pour  sentir  plus  vivement  les  chastes  voluptés 
de  l'esprit.  En  combattant  ainsi  votre  corps,  vous  épurerez 
vos  affections,  vous  remporterez  la  victoire.  Mais  de  peur 
que  vous  ne  vous  enfliez  par  ces  grands  succès,  accoutumez- 
vous  à  l'humilité  par  l'amour  de  la  vie  cachée  :  c'est  ma  der- 
nière partie. 

TROISIÈME    POINT. 

Il  ne  sera  pas  dit,  chrétiens,  qu'en  ce  jour  dédié  à  la  sainte 
Vierge,  elle  soit  passée  sous  silence  ;  et  la  cérémonie  qui  nous 
assemble  en  ce  lieu,  m'ayant  fait  porter  ailleurs  mes  pensées 
dans  le  reste  de  ce  discours,  je  me  suis  du  moins  réservé  de 
vous  la  proposer  dans  ce  dçrnier  point  comme  le  modèle  de 
la  vie  cachée.  Combien  elle  a  vécu  solitaire,  combien  elle  a 
été  soigneuse  de  se  retirer,  vous  le  pouvez  juger  aisément 
par  le  peu  que  nous  savons  de  sa  sainte  vie  ;  et  les  actions 
particulières  de  cette  Vierge  incomparable  (')  ne  seraient 
pas,  comme  elles  sont,  si  fort  inconnues,  si  l'amour  de  la 
retraite  ne  les  avait  couvertes  d'un  voile  sacré,  et  n'en  avait 

a.  De  PœniL,  ix,  17. 

I.   Var.  d'une  personne  si  considérable. 


DE  MADEMOISELLE  DE  BOUILLON.  513 

fait  un  mystère.  Oui  vous  a  poussée,  ô  divine  Vierge,  à  vous 
cacher  si  profondément  ?  Oui  vous  a  inspiré  un  si  grand  amour 
de  cette  oljscurité  mystérieuse,  dans  laquelle  votre  vie  est 
enveloppée  ?  Je  pense,  pour  moi,  chrétiens,  que  c'a  été  sa 
pudeur.  Et  afin  que  vous  entendiez  quelle  est  cette  pudeur 
merveilleuse,  dont  la  sainte  Vierge  nous  donne  l'exemple,  je 
remarquerai  en  peu  de  paroles  qu'il  y  en  a  de  deux  sortes.  Si  la 
chasteté  a  sa  pudeur,  l'humilité  a  aussi  la  sienne.  Ces  deux 
vertus  chrétiennes  ont  cela  de  commun  entre  elles,  que  toutes 
deux  craignent  les  regards  ;  elles  croient  tous  deux  perdre 
quelque  chose  de  leur  intégrité  et  de  leur  force,  quand  elles 
s'abandonnent  à  la  vue  des  hommes:  et  c'est  pourquoi  toutes 
deux  aiment  la  retraite,  et  embrassent  la  vie  cachée. 

Pour  ce  qui  regarde  la  chasteté,  je  ne  puis  mieux  vous 
exprimer  combien  elle  y  est  délicate  que  par  ces  beaux  mots 
de  Tertullien  :  Vcra  et  tota  et pura  virginitas  nil  iiiagls  tiiiiet 
quam  semetipsam  ;  etiani  fcDiiiiainiui  ocitlos  pati  non  viilt  (")  : 
«  La  virginité,  nous  dit-il,  quand  elle  est  entière  et  parfaite,  » 
vera  et  tota  et  pura,  «  ne  craint  rien  tant  qu'elle-même  ;  telle 
est  sa  délicatesse  qu'elle  appréhende  même  les  yeux  des 
femmes,  »  etiani  feniinaruni  ocitlos  \^pati]  non  vtilt.  C'est 
pourquoi  elle  se  cache  avec  soin,  se  réservant  tout  entière 
aux  regards  de  Dieu,  qui  sont  les  seuls  qu'elle  ne  craint  pas  : 
voilà  le  portrait  au  naturel  de  la  pudeur  virginale. 

Mais  celle  de  l'humilité  n'est  ni  moins  tendre  ni  moins 
délicate  :  au  contraire,  elle  semble  encore  plus  timide,  elle 
ferme  la  porte  sur  soi  pour  n'être  point  vue,  selon  le  précepte 
de  l'Evangile  (''')  :  elle  ne  craint  pas  seulement  les  regards 
des  autres,  mais  encore  elle  appréhende  les  siens  ;  elle  cache 
à  la  gauche  ce  que  fait  la  droite  ('),  et  elle  se  retire  tellement 
en  Dieu  qu'elle  ne  se  voit  pas  elle-même.  C'est  pourquoi 
saint  Paul  nous  la  représente  dans  une  posture  admirable, 
«  oubliant,  dit-il,  ce  qui  est  derrière,  et  s'étendant  au  devant 
de  toute  sa  force  :  »  Qnœ  quideui  rétro  sunt  ob/iznscens,  ad  ea 
vero  qnœ  sunt  priera  extendens  Dieipsuui  (f).  C'est  la  vraie 
posture  de  l'humilité,  qui  porte  ses  regards  bien  loin  devant 
soi,  par  la  crainte  qu'elle  a  de  se  voir  soi-même  ;  et  qui  con- 

a.  DeVirtr.  velahd.,  n.  15.  — b.  Matth.,  vi,  6.  —  c.  Ibid.,  3.  —  d.  Philipp.,  ni,  13. 

Sermons  de  Bossuet.  —  III.  ^3 


514  POUR  LA  VETURE 


sidère  toujours  ce  qui  reste  à  faire,  pour  n'être  jamais  flattée 
de  ce  qu'elle  a  fait.  Puisqu'elle  se  cache  à  sa  propre  vue, 
jugez  de  là.  chrétiens,  combien  les  regards  "des  autres  peu- 
vent ('')  offenser  sa  modestie. 

Ces  vérités  étant  supposées,  venons  maintenant  à  la  sainte 
Vierge.  Si  vous  la  voyez  retirée,  aimant  le  secret  et  la  soli- 
tude, si  peu  accoutumée  à  la  vue  des  hommes  qu'elle  est  même 
troublée  à  l'abord  d'un  ange,  c'est  la  pudeur  de  la  chasteté 
qui  lui  donne  cette  retenue.  Car  les  vierges,  dit  saint  Bernard, 
qui  sont  vraiment  vierges,  ne  sont  jamais  sans  inquiétude, 
sachant  qu'elles  portent  un  trésor  céleste  dans  un  fragile 
vaisseau  de  terre  ;  ou  si  les  corps  des  vierges,  purifiés  et 
ennoblis  parla  chasteté,  méritent  un  nom  plus  noble,  mettons 
que  ce  soit  un  cristal  :  il  est  toujours  une  matière  fragile  : 
Thesmiriiiu  in  vasis  fictilib7Ls{^\  C'est  pourquoi  elles  se  tien- 
nent sur  leurs  gardes,  pour  éviter  ce  qui  est  à  craindre  ; 
toujours  elles  craignent  où  toutes  choses  sont  en  sûreté  :  Ut 
timenda  caveant,  etiam  tuta pertiniesamt  (')  ;  et  appréhendant 
partout  des  embûches,  elles  se  font  un  rempart  du  silence, 
du  recueillement  et  de  la  retraite.  Belle  et  admirable  leçon 
pour  toutes  les  filles  chrétiennes  ;  mais  leçon  peu  pratiquée 
dans  nos  jours,  où,  bien  loin  d'aimer  la  retraite,  elles  ont  peine 
à  trouver  des  places  assez  éminentes  pour  se  mettre  en  vue. 
Oui  pourrait  raconter  tous  les  artifices  dont  elles  se  servent 
pour  attirer  les  regards  .'^  Et  encore  quels  sont  ces  regards, 
et  puis-je  en  parler  dans  cette  chaire  ?  Non,  c'est  assez  de 
vous  dire  que  ces  regards  qui  leur  plaisent  ne  sont  pas  des 
regards  indifférents;  ce  sont  de  ces  regards  ardents  et  avides 
qui  boivent  à  longs  traits  sur  leurs  visages  tout  le  poison 
qu'elles  ont  préparé  pour  les  cœurs  ('')  :  ce  sont  ces  regards 
qu'elles  aiment. 

Mais  n'entrons  pas  plus  avant  dans  cette  matière,  et  con- 
tentons-nous de  leur  dire  ce  que  Tertullien  pense  d'elles. 
Elles  rougiront  peut-être  d'apprendre  ce  que  ce  grand  homme 
ne  craint  pas  de  nous  assurer  ;  et  je  leur  dirai  après   lui  que 

a.  II  Cor.^w,  7.  —  b.  S.  Bern.,  sup.  M  issus  est,  Hom.  ni,  n.  9. 

1.  Var.  doivent. 

2.  Edit.  Lâchât  :  pour  les  mœurs. 


DE  MADEMOISELLE  DE  BOUILLON.  5  I  5 

s'attirer  de  tels  regards,  ou  même  s'y  exposer  avec  dessein, 
si  ce  n'est  pas  s'abandonner  tout  à  fait,  c'est  du  moins  pros- 
tituer son  visage  :  Totamfacieni  prostituerc  (").  Je  leur  laisse 
à  méditer  cette  parole,  que  la  modestie  de  la  chaire  ne  me 
permet  pas  d'exprimer  dans  toute  sa  force.  Aussi  bien  ne 
touche-t-elle  pas  celle  à  qui  je  parle.  Grâce  à  la  miséricorde 
divine,  la  vocation  qu'elle  embrasse  la  met  à  couvert  de  cette 
honte  ;  elle  se  jette  dans  un  monastère  où,  pour  exclure  les 
regards  trop  hardis,on  bannit  éternellement  les  plus  modestes. 
Courage,  ma  chère  sœur,  fortifiez-vous  dans  cette  pensée  ; 
et  entrez  .avec  joie  dans  un  monastère,  où  vous  trouverez  le 
plus  haut  degré  de  la  pudeur  virginale,  selon  cette  belle  sen- 
tence, qui  semble  être  prononcée  pour  les  Carmélites,  et 
qu'un  historien  ecclésiastique  a  recueillie  de  la  bouche  du 
grand  saint  Martin,  «  que  le  triomphe  de  la  modestie  et  la 
dernière  perfection  de  l'honnêteté  dans  votre  sexe,  c'est  de 
ne  se  laisser  jamais  voir  :  »  Prima  virtus  et  consiiinuiata 
Victoria  est  non  videri  ('''). 

Si  la  pudeur  de  la  chasteté  doit  vous  faire  aimer  la  retraite, 
celle  de  l'humilité  vous  y  oblige  beaucoup  davantage  :  c'est 
ce  qu'il  faut  encore  montrer,  en  un  mot,  par  l'exemple  de  la 
sainte  Vierge.  Lorsque  toute  la  Judée  accourt  à  son  Fils, 
étonnée  de  ses  prédications  et  de  ses  miracles,  elle  ne  se 
mêle  pas  dans  ses  actions  éclatantes,  elle  demeure  renfermée 
dans  sa  maison  ;  et  depuis  le  temps  bienheureux  de  la  mani- 
festation de  jÉsus-CiiKisT,  à  peine  paraît-elle  une  ou  deux 
fois  dans  tout  l'Évangile.  Au  reste,  durant  trente  années 
qu'elle  le  possède  toute  seule,  elle  ne  se  vante  pas  d'un  si 
grand  bonheur  ;  elle  garde  partout  le  silence;  et  nous  voyons 
bien  dans  l'histoire  sainte  qu'elle  écoute  attentivement  ce 
qui  se  disait  de  son  Fils,  qu'elle  l'admire  en  elle-même, qu'elle 
le  médite  en  son  cœur,  mais  nous  ne  lisons  pas  qu'elle  en 
parle,  si  ce  n'est  à  sa  cousine  sainte  Elisabeth,  à  laquelle  elle 
ne  pouvait  se  cacher,  parce  qu'il  a  plu  au  Saint-Esprit  de  lui 
révéler  le  mvstère. 

Ne  voyez-vous   pas,  chrétiens,,  cette  pudeur  de  l'humilité, 
qui  se  sent  comme  violée  par  les  regards  et  par  les  louanges 

a.  Sulp.  Sev.,  Dial.^  Il,  12.  —  b.  De  Viri^.  veland.,  n.  17. 


5l6  rOUK  LA  VÈTURE 


des  hommes?  Imitez  un  si  grand  exemple  ;  et  croyez  que, 
pour  plaire  à  l'Époux  céleste,  vous  ne  pouvez  jamais  être  trop 
cachée  (').  Que  si  vous  en  demandez  la  raison,  je  vous  dirai 
en  peu  de  paroles  qu'il  est  un  amant  jaloux.  Il  est  ordinaire 
aux  jaloux  de  cacher  soigneusement  ce  qu'ils  aiment,  ahn  de 
le  réserver  tout  entier  à  leur  cœur  avide,  que  le  moindre 
soupçon  de  partage  offense  à  l'extrémité.  Jésus,  votre  amant, 
est  jaloux  d'une  jalousie  extraordinaire  :  car  il  n'est  pas  seu- 
lement jaloux,  si  vous  avez  pour  les  autres  quelque  complai- 
sance ;  mais  il  est  si  sévère  et  si  délicat,  .qu'il  se  pique  si 
vous  en  avez  pour  vous-même.  «  Si  la  droite  fait  quelque 
bien,  que  la  gauche,  dit-il,  ne  le  sache  pas  (").  »  Il  demande 
tout  votre  amour  pour  lui  seul  ;  et  tellement  pour  lui  seul, 
que  vous-même,  tant  il  est  jaloux,  ne  devez  point  entrer 
dans  ce  partage.  Cachez-vous  avec  Jésus-Christ,  dans  la 
sainte  obscurité  de  cette  clôture  ;  et  pour  être  entièrement 
selon  son  cœur,  arrachez  du  vôtre  jusqu'à  la  racine  tout  le 
désir  de  paraître,  et  de  plaire  au  monde. 

Un  auteur  profane  a  écrit,  au  rapport  de  saint  Augustin, 
que  les  grands  et  les  puissants  de  la  terre,  et,  pour  user  de 
son  mot,  les  princes,  c'est-à-dire  les  personnes  de  votre  nais- 
sance et  de  votre  rang,  devaient  être  nourries  par  la  gloire  : 
Principem  civitatis  alenciiun  esse  gloria  (''').  Et  moi  au  con- 
traire, je  vous  dis,  ma  sœur,  que  le  mépris  de  la  gloire  doit 
être  votre  nourriture  ;  que  vous  devez  effacer  de  votre  mé- 
moire toutes  les  marques  de  grandeur  :  et  afin  que  vous 
commenciez  à  les  oublier,  je  ne  vous  parlerai  plus  ni  des 
titres  illustres  qui  sont  si  bien  dus  à  la  grandeur  de  votre 
maison,  ni  des  avantages  glorieux  de  votre  naissance.  Je 
n'ignore  pas  néanmoins  que  j'en  pourrais  parler  plus  libre- 
ment à  une  personne  qui  les  quitte  et  les  foule  aux  pieds,  et 
qu'on  peut  en  discourir  de  la  sorte  pour  en  inspirer  le  mépris. 
Mais  cette  manière  détournée  d'en  parler  en  les  rabaissant, 
ne  me  semble  pas  encore  assez  pure  pour  la  prise  d'habit 
d'une  Carmélite.  Il  est  des  passions  délicates  que  l'on  réveille 

a.  Matlh.,  vi,  3.  —  b.  De  Civil.  Dci,  lib.  V,  cap.  xin. 

I.  Édit.  cachés.  —  Mais  évidemment  cette  phrase  et  celles  qui  suivent  s'adres- 
sent à.  la  nouvelle  Carmélite 


DE  MADEMOISELLE  DE  HOUILLON.  5  I  7 

non  seulement  quand  on  les  chatouille,  mais  encore  quand 
on  les  pique  et  quand  on  les  choque  ;  il  vaut  mieux  les  lais- 
ser dormir  éternellement,  et  qu'il  ne  s'en  parle  jamais;  parce 
qu'on  ne  peut  les  rabaisser  de  la  sorte,  sans  en  rappeler  les 
idées  :  ainsi  l'on  imprime  insensiblement  ce  que  l'on  voulait 
effacer,  et  l'on  réveille  quelquefois  la  vanité  qu'on  pensait 
détruire. 

Aussi  ai-je  remarqué  dans  les  saintes  Lettres  que  l'Esprit 
de  Dieu,  qui  les  a  dictées,  parle  aux  épouses  de  Jksus-Cifrist 
des  avantages  de  la  naissance  avec  une  précaution  admi- 
rable. Il  ne  les  avertit  pas  seulement  de  les  mépriser,  il  veut 
qu'elles  en  perdent  jusqu'au  souvenir  :  «  Ecoutez,  ma  fille, 
et  voyez,  et  oubliez  votre  peuple  et  la  maison  de  votre 
père  (")  ;  »  nous  montrant  par  cette  parole  que  le  remède  le 
plus  efficace  contre  ces  douces  pensées  qui  flattent  l'ambition 
et  la  vanité  dans  la  partie  la  plus  délicate  et  la  plus  sensible, 
c'est  de  n'y  faire  plus  de  réflexion,  et  de  les  ensevelir,  s'il  se 
peut,  dans  un  oubli  éternel. 

Pratiquez  cette  leçon  salutaire  ;  et  si  vous  jetez  les  yeux 
sur  ceux  dont  vous  tenez  la  naissance,  que  ce  soit  pour  con- 
templer leurs  vertus  ;  que  ce  soit  pour  considérer  cette  con- 
version admirable,  où  tous  les  intérêts  politiques  cédèrent  à 
la  force  de  la  vérité,  et  furent  sacrifiés  si  visiblement  à  la 
gloire  de  la  religion  (')  ;  que  ce  soit  pour  vous  fortifier  dans 
la  piété  (")  par  l'exemple  de  cette  héroïne  chrétienne  (^),  qui 
vous  a  donné  plus  que  la  naissance,  et  qui  n'aurait  rien  désiré 
avec  tant  d'ardeur  (+)  sur  la  terre  que  de  vous  voir  aujour- 
d'hui renaître,  s'il  avait  plu  à  la  Providence  qu'elle  eût  été 
présente  à  cette  action.  Mais  que  dis-je  ?  Elle  la  voit  du  plus 
haut  des  cieux  ;  et  si  la  félicité  dont  elle  y  jouit  est  capable 

a.  Ps.,  XLIV,  II. 

1.  Le  duc  de  Bouillon,  père  de  la  postulante,  mort  en  1652,  avait  abjuré  le 
protestantisme  en  1637,  étant  secrètement  catholique  depuis  deux  ans  déjà.  La 
principauté  de  Sedan,  qu'il  gouvernait,  faillit  être  ensanglantée  par  l'irritation 
des  protestants.  Il  était  neveu  par  sa  mère  des  deux  princes  d'Orange.  Sa  con- 
version lui  faisait  perdre  à  tout  jamais  leurs  bonnes  grâces. 

2.  J^ar.  pour  vous  apprendre  la  piété... 

3.  Vur.  Éléonore  de  Bergh,  sa  mère  (voy.  la  notice  en  tête  du  discours).  Elle 
était  morte  en  1657. 

4.  rar.  et  qui  ne  pourrait  avoir  de  plus  grande  joie... 


5l8  POUR  LA  VETURE 


de  recevoir  de  l'accroissement,  vous  la  comblerez  d'une  joie 
nouvelle.  Suivez  sa  dévotion  exemplaire  ;  et  comme  Dieu  l'a 
choisie  pour  remettre  la  vraie  foi  dans  votre  maison,  tâchez 
d'achever  un  si  grand  ouvrage.  Vous  savez,  ma  sœur,  ce  que 
je  veux  dire  ;  et  quelque  illustre  que  soit  cette  assemblée,  on 
ne  s'aperçoit  que  trop  de  ce  qui  lui  manque.  -Dieu  veuille 
que  l'année  prochaine  la  compagnie  {')  soit  complète;  que  ce 
grand  et  invincible  courage  (-)  se  laisse  vaincre  une  fois  ;  et 
qu'après  avoir  tant  servi,  il  travaille  enfin  pour  lui-même  ! 
Votre  exemple  lui  peut  faire  voir  que  le  Saint-Esprit  agit 
dans  l'Eglise  avec  une  efficace  extraordinaire  ;  et  du  moins 
sera-t-il  forcé  d'avouer  que  dans  le  lieu  où  il  est  il  ne  se  verra 
jamais  un  tel  sacrifice. 

Mais  il  est  temps,  ma  sœur,  de  vous  le  laisser  accomplir. 
Votre  piété  s'ennuie  de  porter  si  longtemps  les  livrées  du 
monde  et  les  marques  de  sa  vanité.  J'entends  que  vous  sou- 
pirez après  cet  heureux  habit  que  l'Eglise  va  bénir  pour 
vous.  Vous  aurez  cet  honneur  extraordinaire,  de  le  recevoir 
par  les  mains  de  cet  illustre  prélat  qui  représente  ici  par  sa 
charge  la  majesté  du  Siège  apostolique,  et  qui  en  soutient  si 
bien  la  grandeur  par  ses  vertus  éminentes  (^).  J'ose  dire  qu'il 
vous  devait  cet  office  :  il  fallait  que  Rome,  oii  vous  êtes  née, 
s'intéressât  par  ce  moyen  à  l'exemple  de  piété  que  vous 
donnez  à  Paris,  Entrez  donc  dans  cette  clôture  avec  la  sainte 
bénédiction  de  ce  très  digne  archevêque  :  mais  souvenez- 
vous  éternellement  que,  dès  le  premier  pas  que  vous  y  ferez, 
vous  devez  renoncer  de  tout  votre  cœur  jusqu'au  moindre 
désir  de  paraître,  et  prendre  pour  votre  partage  la  sainte  et 
mystérieuse  obscurité  en  laquelle  il  a  plu  à  Notre  Seigneur 
que  sa  divine  Mère  fût  enveloppée. 

Madame  (^),  la  grandeur  qui  vous  environne  empêche 
sans  doute  Votre  Majesté  de  goûter  cette  vie  cachée  qui  est 
si  agréable  aux  yeux  de  Dieu,  et  qui  nous  unit  si  saintement 

1.  Var.  la  cérémonie. 

2.  Turenne,  oncle  de  mademoiselle  de  Bouillon  (et  non  son  neveu,  comme  le 
veut  M.  Lâchât).  Il  ne  renonça  au  protestantisme  cju'en  i66S. 

3.  Le  nonce  Piccolomini,  archevêque  de  Ccsarce. 

4.  Anne  d'Autriche,  la  reine  mère. 


DE  MADEMOISELLE  DE  BOUILLOM.  519 

au  Sauveur  des  âmes.  Votre  gloire,  déjà  élevée  si  haut,  a 
reçu  encore  un  nouvel  éclat,  où  nos  expressions  ne  peuvent 
atteindre.  Car  qui  pourrait  dire,  madame,  combien  il  est  glo- 
rieux d'avoir  contribué  avec  tant  de  force  à  pacifier  ces  deux 
puissantes  maisons,  qui  semblent  ne  se  pouvoir  quitter,  tant 
elles  se  sont  souvent  embrassées  ;  qui  semblaient  ne  se  pou- 
voir joindre,  tant  elles  se  sont  souvent  désunies  ;  et  que  nous 
voyons  maintenant  réconciliées  par  cet  admirable  traité,  qui 
nous  promet  enfin  la  paix  immuable,  parce  que  jamais  il  ne 
s'en  est  fait,  où  le  présent  ait  été  réglé  par  des  décisions  plus 
tranchantes,  ni  où  l'avenir  ait  été  prévu  avec  des  précautions 
plus  sages  :  tant  a  été  pénétrant  ce  noble  génie,  que  Votre 
Majesté  nous  a  conservé,  par  une  si  constante  et  si  chari- 
table prévoyance,  comme  l'instrument  nécessaire  pour  ache- 
ver un  si  grand  ouvrage  (')  ? 

Mais,  MADAME  (-),  que  dirai-je  maintenant  de  vous  ?  et  que 
trouverai-je  dans  cet  univers  qui  égale  Votre  Majesté  ?  Que 
peut-on  s'imaginer  de  plus  grand  que  d'être  l'épouse  chérie 
du  premier  monarque  du  monde,  qui  s'est  arrêté  pour  l'amour 
de  vous  au  milieu  de  ses  victoires,  et  qui,  vous  ayant  préférée 
à  tant  de  conquêtes  infaillibles,  ne  laisse  pas  de  confesser 
qu'encore  ne  vous  a-t-il  pas  assez  achetée  ? 

Parmi  tant  de  gloire,  mesdames,  ce  que  j'appréhende  pour 
Vos  Majestés,  c'est  que  vous  n'ayez  point  assez  de  part  à 
l'humiliation  de  Jésus-Chrlst.  C'est  ce  qui  vous  doit  obliger 
de  vous  retirer  souvent  avec  Dieu,  de  vous  dépouiller  à  ses 
pieds  de  toute  cette  magnificence  royale,  qui  aussi  bien  ne 
parait  rien  à  ses  yeux,  et  là  de  vous  couvrir  humblement  la 
face  de  la  sainte  confusion  de  la  pénitence.  C'est  trop  flatter 
les  grands  que  leur  persuader  qu'ils  sont  impeccables  :  au 
contraire  il  faut  qu'ils  entendent  que  leur  condition  relevée 
leur  apporte  ce  mal  nécessaire  que  leurs  fautes  ne  peuvent 
être  presque  médiocres.  Dans  la  vue  de  tant  de  périls,  Vos 

1.  Mazarin.  On  se  rappelle  avec  quel  enthousiasme  sincère  Bossuet  lui  avait 
déjà  rendu  hommage  pour  ce. même  traité  des  Pyrénées,  dans  le  sermon  sur  les 
Dénions,  15  février  1660. 

2.  La  nouvelle  reine,  Marie-Thérèse.  Si  les  passions  de  Louis  XIV  devaient 
sitôt  donner  un  honteux  déni0iti  au  noble  langage  du  prédicateur,  c'est  à  la  mé- 
moire de  ce  prince  den  porter  toute  la  responsabilité. 


Dieu   J     ''''''-  '°".'   ^^^^'^^^  vous   vous   confondre/   devant 
haite  éternelle,  v^^w^;^.  "^         '  ^"^  J^  '^^^  sou- 


i 
i 
i 


SERMON   POUR  UNE  PROFESSION, 


PRECHE  LE  JOUR  DE  L'EXALTATION 


DE  LA  SAINTE  CROIX  ('), 


S 


14  septembre  1660. 

^www^  ^^^  ^^  ^^  ^^w  ww^wwww^fê 

A  comparer  très  attentivement  les  ratures  et  les  surcharges  dans 
ce  manuscrit  et  dans  celui  du  sermon  sur  le  même  texte  prononcé 
le  jour  de  l'Epiphanie,  on  se  convainc  que  celui  qu'on  va  lire  est  le 
plus  récent.  Du  reste,  la  ressemblance  des  deux  autographes,  qu'on 
serait  tenté  de  prendre  pour  deux  rédactions  de  la  même  œuvre,  si 
la  destination  spéciale  à  chacun  n'était  pas  nettement  indiquée, 
prouve  qu'ils  se  sont  suivis  de  près. 

Deforis,  pour  éviter  le  reproche  de  donner  des  redites,  avait  éli- 
miné, sans  en  avertir  cette  fois,  les  trois  quarts  du  second  exorde.  Le 
possesseur  actuel  des  deux  manuscrits,  M.  Choussy,  a  lui-même 
le  premier  signalé  ces  suppressions  dans  ses  Rectifications  littéraires 
et  historiques  (^). 

Bossuet  avait  placé  sous  même  enveloppe  ce  sermon  et  celui  du 
jour  de  l'Epiphanie  :  il  en  traça  aussi  le  sommaire  sur  une  même 
feuille.  Voici  la  partie  qui  concerne  le  présent  discours,  sans  résu- 
mer toutefois  le  premier  point. 

Sommaire  (5).  Virginité'. 

(Deuxième  point.)  Sequiintur  Agnum  quocuniqne  ierit.  Itinere  vir- 
gi)iali,  S.  Augustin. 

Cœur  d'une  femme  aime  celui  qui  lui  est  donné.  A  erré  sur  la 
multitude.  —  Plus  d'amour  à  jÉSUS-CilRlST  qu'à  un   époux. 

(Troisième  point.)  Dieu  jaloux.  Quand  on  lui  veut  ressembler, 
ressemblance  qui  ne  lui  donne  point  de  jalousie  :  en  sa  justice,  sain- 
teté, miséricorde;  — -  ressemblance  en  autorité  est  celle  qui  lui  donne 
de  la  jalousie  :  vouloir  faire  sa  règle  de  sa  volonté. 

S.  Augustin  (4).  Ps.  lxx  :  Dens,  quis  similis  tibi  ? 

1.  Ms.  de  M.  Choussy,  à  Rongères  (Allier.)  In-folio,  sans  marge. 

2.  Chez  Palmé,  Paris,  1887  (p.  41). 

3.  Ms.  à  Meaux.  Il  ne  renvoie  pas  aux  pages.  Nous  nous  abstiendrons  donc 
de  les  indiquer. 

4.  Cette  ligne  est  une  addition  :  c'est  une  réminiscence  qui  se  sera  présentée, 
quand  l'auteur  écrivait  ce  sommaire. 


522  POUR  UNE  PROFESSION 


Veneriint  nuptiœ  Agni,  et  uxoi- 
ejus  prcEparavit  se. 

Les  noces  de  l'Agneau  sont  ve- 
nues, et  son  épouse  s'est  préparée. 
{Apoc,  XIX,  7.) 

LE  mystère  de  notre  salut  nous  est  proposé  (')  dans  les 
saintes  Lettres  sous  des  figures  diverses,  dont  la  plus 
fréquente,  mes  sœurs,  c'est  de  nous  représenter  cet  ouvrage 
comme  l'effet  de  plusieurs  actes  publics,  passés  authentique- 
ment  par  le  Fils  de  Dieu  en  faveur  de  notre  nature.  Nous 
y  voyons  premièrement  l'acte  d'amnistie  et  d'abolition  génér 
raie,  par  lequel  il  nous  remet  tous  nos  péchés  ;  ensuite,  nous 
y  lisons  le  traité  de  paix,  par  lequel  il  pacifie  le  ciel  et  la  terre, 
et  le  rachat  qu'il  a  fait  de  nous,  pour  nous  retirer  des  mains 
de  Satan.  Nous  y  lisons  aussi  en  plus  d'un  endroit  le  testa- 
ment mystique  et  spirituel,  par  lequel  il  nous  donne  la  vie 
éternelle,  et  nous  fait  ses  cohéritiers  dans  le  royaume  de 
Dieu  son  Père.  Enfin  il  y  a  le  sacré  contrat  par  lequel  il 
épouse  sa  sainte  Église,  et  la  fait  entrer  avec  lui  dans  une 
bienheureuse  communauté.  De  ces  actes,  et  de  quelques 
autres  qu'il  serait  trop  long  de  vous  rapporter,  découlent 
toutes  les  grâces  de  la  nouvelle  alliance  :  et  ce  que  j'y  trouve 
de  plus  remarquable,  c'est  que  notre  aimable  et  divin  Sau- 
veur les  a  tous  ratifiés  par  son  sang.  Dans  la  rémission  de 
nos  crimes,  il  est  notre  propitiateur  par  son  sang  :  Propitia- 
torem  {^^  per  Jidem  m  sanginne  ipsius  (").  S'il  a  pacifié  le  ciel 
et  la  terre,  c'est  par  le  sang  de  sa  croix  :  Pacificans  per  san- 
guinevi  crucis ejus  ('').  S'il  nous  a  rachetés  des  mains  de  Satan, 
comme  un  bien  aliéné  de  son  domaine,  les  vieillards  lui 
chantent  dans  l'Apocalypse  que  son  sang  a  fait  cet  ouvrage  : 
Rcdemisti  710$  in  sanguine  tuo  (')  :  et  pour  ce  qui  regarde  son 
Testament, c'est  lui-même  qui  a  prononcé  dans  la  sainte  Cène: 

a.  Rom.,  m,  25.  —  b.  Coloss.,  I,  20.  —  c.  Apoc,  v,  9. 

1.  Var.  représenté. 

2.  La  Vulgate  dit  :  Propiliationem  ;  Bossuet  suit  une  autre  interprétation, 
autorisée  par  le  texte  grec.  De  là  sa  traduction,  où  il  glisse  un  latinisme  peu 
usité. 


LE  JOUR  DE  LA  SAINTE  CROIX.  523 

«  Buvez  ;  ceci  est  {')  mon  sangr,  le  sanqr  du  Nouveau  Testa- 
ment versé  pour  la  rémission  des  péchés  (").  » 

Ne  croyez  pas,  âmes  chrétiennes,  que  le  contrat  de  son 
mariage,  par  lequel  il  s'unit  à  l'hglise,  lui  ait  moins  coûté 
que  le  reste.  C'est  à  lui  que  convient  proprement  ce  mot  : 
«  Vous  m'êtes  un  époux  de  sang  :  »  Sponsus  sanguinum  tu 
mihi  es  ('')  :  et  ce  n'est  pas  sans  sujet  que,  dans  le  passage  de 
l'Apocalypse  que  j'ai  choisi  pour  mon  texte,  il  est  épousé 
comme  un  Agneau,  c'est-à-dire,  en  qualité  de  victime  :  Vc- 
nerunt  nuptiœ  Agni.  Ainsi  quoique  la  fête  de  sa  Croix,  qui 
comprend  un  mystère  de  douleurs,  semble  être  fort  éloignée  de 
la  solennité  de  son  mariage,  qui  est  une  cérémonie  de  joie,  il 
y  a  néanmoins  beaucoup  de  rapport  ;  et  nous  pouvons  aisé- 
ment traiter  l'une  et  l'autre  dans  la  suite  de  ce  discours,  après 
avoir  imploré  le  secours  d'en  haut  par  l'intercession  de  la 
sainte  Vierge  ':  Ave. 

Enfin,  ma  sœur,  elle  est  arrivée  cette  heure  désirée  depuis 
si  longtemps,  en  laquelle  vous  serez  unie  à  Jésus-Christ 
par  des  noces  spirituelles.  Certainement  il  n'était  pas  juste 
de  vous  donner  d'abord  ce  divin  Epoux,  encore  que  votre 
cœur  languît  après  lui.  Il  fallait  auparavant  embellir  votre 
âme  par  une  pratique  plus  exacte  de  la  vertu,  et  éprouver 
votre  foi  par  une  longue  suite  de  saints  exercices.  Maintenant 
que  vous  vous  êtes  ornée  d'une  manière  digne  de  lui,  et  que 
votre  noviciat  vous  a  préparée  à  ce  bienheureux  mariage,  il 
est  temps  d'en  achever  la  cérémonie  :  Vcneritiit  niLptiœ  Agni, 
et  iixor  ejiis  prœparavit  se. 

En  cet  état,  ma  très  chère  sœur,  vous  parler  d'autre  chose 
que  de  votre  époux,  ce  serait  offenser  votre  amour.  Parlons 
donc  aujourd'hui  du  divin  Jésus  ;  qu'il  fasse  tout  le  sujet  de 
cet  entretien  (^).  Considérons  attentivement  quel  est  cet 
Epoux  qu'on  vous  donne  ;  et,  pour  joindre  votre  fête  particu- 
lière avec  celle  de  toute  TÉoflise,  tâchons  de  connaître  ses 
qualités  par  les  mystères  de  cette  journée.  Vous  verrez  pre- 

a.  ^Tatlh.,  xxvi,  28.  —  b.  Exod.,  IV,  25.  —  Ms.  tu  es  mihi. 

1.  'Wir.  c'estici...  —  Première  rédaction,  dont  l'auteur  a  raison  de  n'être  pas 
satisfait. 

2.  Fin  de  phrase  soulignée. 


524  rOUR    UNE    PROFESSION 

mièrement  qu'il  est  roi.  et  vous  lirez  le  titre  de  sa  royauté 
gravé  en  trois  langues  au  haut  de  sa  croix  :  «  Jésus  de  Naza- 
reth, roi  des  Juifs  (").  »  Vous  y  apprendrez,  en  second  lieu, 
que  c'est  un  amant  passionné  ;  et  son  sang,  que  le  seul  amour 
tire  de  ses  veines,  en  sera  la  marque  évidente.  Enfin  vous 
découvrirez  que  c'est  un  amant  jaloux  ;  et  il  me  sera  aisé  de 
vous  faire  voir  par  les  Ecritures  divines  que  ce  grand  ouvrage 
de  notre  salut,  accompli  heureusement  sur  la  croix,  a  été  un 
effet  de  sa  jalousie. 

O  épouse  de  Jésus-Christ,  profitez  de  la  connaissance 
particulière  qu'on  vous  donne  de  l'Époux  céleste  auquel 
vous  engagez  votre  foi.  S'il  est  roi,  apprenez  de  là,  ma  sœur, 
qu'il  faut  soutenir  magnifiquement  cette  haute  dignité  de 
son  Epouse.  S'il  vous  aime,  prenez  donc  grand  soin  de  vous 
rendre  toujours  agréable,  pour  conserver  son  affection.  S'il 
est  jaloux,  entendez  par  là  quelles  précautions  vous  devez 
garder  pour  lui  justifier  votre  conduite.  Il  vous  sera  aisé 
d'accomplir  ces  choses  par  le  secours  de  vos  vœux.  C'est  un 
roi,  mais  c'est  un  roi  pauvre,  dont  le  trône  est  une  croix  : 
pour  soutenir  à  sa  mode  la  grandeur  royale,  il  ne  demande 
que  l'amour  de  la  pauvreté.  Il  est  passionné  pour  les  âmes 
pures  :  et  pour  conserver  son  amour,  l'agrément  qu'il  cherche, 
c'est  la  chasteté.  Il  est  délicat  et  jaloux  ;  mais  comme  il  aime 
la  soumission,  il  chérit  les  âmes  soumises  :  pour  se  défendre 
de  sa  jalousie,  la  souveraine  {')  précaution,  c'est  l'obéissance. 
C'est  ce  que  j'espère  de  vous  faire  entendre  avec  le  secours 
de  la  grâce  (-). 

PREMIER    POINT. 

Quand  je  considère,  mes  sœurs,  cette  qualité  de  roi  des 
Juifs  que  Pilate  donne  à  Jésus-Christ,  et  qu'il  fait  écrire  (^) 
au  haut  de  sa  croix,  malgré  les  oppositions  des  pontifes,  j'ad- 
mire profondément  la  conduite  de  la  Providence  qui  lui  met 

a.  Joan.^  XIX,  19. 

1.  Var.  l'unique  précaution. 

2.  A  titre  de  variante,  les  éditeurs  donnent  à  la  suite  de  cet  exorde,  ou  du 
moins  de  ce  qu'ils  en  avaient  conservé,  une  courte  esquisse,  qu'on  trouvera  dans 
le  volume  suivant,  au  jour  de  l'Invention  de  la  sainte  Croix  (3  mai  1661). 

3.  Var.  paraître. 


LE  JOUR   DK   LA  SAIN  lE  CKOLX.  525 

celte  pensée  dans  l'esprit,  et  je  me  demande  à  moi-même 
d'où  vient  que  notre  Sauveur,  qui  a  refusé  si  constamment 
le  titre  de  roi  durant  les  jours  de  sa  gloire,  c'est-à-dire,  quand 
il  se  montrait  un  Dieu  tout-puissant  par  la  grandeur  de  ses 
miracles,  commence  à  le  recevoir  dans  le  jour  de  ses  abais- 
sements, et  lorsqu'il  paraît  le  dernier  des  hommes  par  la 
honte  de  son  supplice.  Où  est  l'éclat  et  la  majesté  qui  doivent 
suivre  (')  ce  grand  nom  de  roi,  et  qu'a  de  commun  la  gran- 
deur royale  avec  cet  appareil  d'ignominie?  C'est  ce  qu'il  faut 
vous  expliquer  en  peu  de  paroles  :  et  pour  cela  remarquez, 
mes  sœurs,  que  Jésus-Christ  a  deux  royautés,  dont  l'une 
lui  convient  comme  Dieu,  et  l'autre  lui  appartient  en  qualité 
d'homme.  Comme  Dieu,  il  est  le  roi  et  le  souverain  de  toutes 
les  créatures,  qui  ont  été  faites  par  lui  :  Omnia  per  ipsum 
facta  sunt  (")  ;  et  outre  cela,  en  qualité  d'homme,  il  est  roi 
en  particulier  de  tout  le  peuple  qu'il  a  racheté,  sur  lequel  il 
s'est  acquis  un  droit  absolu  par  le  prix  (^)  qu'il  a  donné  pour 
sa  délivrance.  Voilà  donc  deux  royautés  dans  le  Fils  de  Dieu: 
la  première  lui  est  naturelle,  et  lui  appartient  par  sa  nais- 
sance ;  la  seconde  est  acquise,  et  il  l'a  méritée  par  ses  tra- 
vaux. La  première  de  ces  royautés  qui  lui  appartient  par  la 
création,  n'a  rien  que  de  grand  et  d'auguste  ;  parce  que  c'est 
un  apanage  de  sa  grandeur  naturelle,  et  qu'elle  suit  néces- 
sairement son  indépendance.  Mais  il  ne  doit  pas  en  être  de^ 
même  de  celle  qu'il  s'est  acquise  par  la  rédemption  :  et  en 
voici  la  raison  solide,  que  j'ai  tirée  de  saint  Augustin. 

Puisque  le  Fils  de  Dieu  était  né  avec  une  telle  puissance 
qu'il  était  de  droit  naturel  maître  absolu  de  tout  l'univers, 
lorsqu'il  a  voulu  s'acquérir  les  hommes  par  un  titre  particu- 
lier, nous  devons  entendre,  mes  frères,  qu'il  ne  le  fait  pas  de 
la  sorte  dans  le  dessein  de  s'agrandir,  mais  dans  celui  de  les 
obliger.  En  effet,  dit  saint  Augustin,  que  sert-il  au  Roi  des 
anges  de  se  faire  le  roi  des  hommes  ;  au  Dieu  de  toute  la 
nature  de  vouloir  s'en  acquérir  une  partie,  sur  laquelle  il  a 
déjà  un  droit  souverain  (^)  }  Il  n'accroît  point  par  là  son  em- 

a.  Joan.,  l,  3. 

1.  Var.  qui  suivent 

2.  Var.  par  le  sang. 

3.  Var.  absolu  ? 


526  POUR    UNE    PROFESSION 

pire,  il  n'étend  pas  plus  loin  sa  puissance,  puisqu'en  s'acqué- 
rant  les  fidèles,  il  ne  s'acquiert  que  son  propre  bien,  et  ne 
se  donne  que  des  sujets  qui  lui  appartiennent  déjà  par  le  titre 
de  la  création.  Tellement  que  s'il  recherche  cette  royauté,  il 
faut  conclure,  dit  ce  saint  évêque,  que  ce  n'est  pas  dans  un 
dessein  (')  d'élévation,  mais  par  un  sentiment  de  condescen- 
dance ;  ni  pour  augmenter  son  pouvoir,  mais  pour  exercer 
sa  miséricorde  :  Dignatio  est,  non  proniotio  ;  iniseraiionis  in- 
dicium,  non  potestatis  aîigmentum  (''), 

Ainsi,  nous  ne  devons  chercher  en  ce  nouveau  roi  aucune 
marque  extérieure  de  grandeur  royale.  C'est  ici  une  royauté 
extraordinaire.  Jésus-Christ  n'est  pas  roi  pour  s'agrandir  ; 
c'est  pourquoi  il  ne  cherche  rien  de  ce  qui  l'élève  aux  yeux 
des  hommes  :  il  est  roi  pour  nous  obliger  ;  c'est  pourquoi  il 
recherche  ce  qui  nous  oblige,  c'est-à-dire  des  blessures  qui 
nous  guérissent,  une  honte  qui  fait  notre  gloire,  et  une  mort 
qui  nous  sauve.  Telles  sont  les  marques  de  sa  royauté:  elles 
sont  dignes  d'un  roi  qui  ne  vient  pas  pour  s'élever  au-dessus 
des  hommes  par  l'éclat  d'une  vaine  pompe  ;  mais  plutôt  pour 
fouler  aux  pieds  les  grandeurs  humaines  ;  et  qui  veut  que  les 
sceptres  rejetés,  l'honneur  méprisé,  la  gloire  du  monde 
anéantie,  fassent  tout  l'ornement  de  son  triomphe. 

Voilà  le  roi,  ma  très  chère  sœur,  que  vous  choisissez  pour 
époux.  S'il  est  pauvre,  abandonné,  destitué  entièrement  (-) 
des  honneurs  du  siècle  et  de  tous  les  biens  de  la  terre,  au 
nom  de  Dieu  n'en  rougissez  pas.  Ce  n'est  point  par  impuis- 
sance, mais  par  dédain  :  ce  n'est  point  par  nécessité,  mais 
par  abondance.  Il  ne  méprise  les  avantages  du  monde  qu'à 
cause  de  la  plénitude  des  trésors  célestes  ;  et  ce  qui  rend  sa 
royauté  plus  auguste,  c'est  qu'elle  ne  veut  rien  de  mortel. 
C'est  pourquoi  dans  ce  bienheureux  mariage,  dans  lequel  ce 
divin  Epoux  vous  associe  à  son  trône,  il  demande  pour  dot 
votre  pauvreté.  Nouveau  mariage,  mes  sœurs,  où  le  premier 
article  que  l'Epoux  propose (^),  c'est  que  l'épouse  qu'il  a  choisie 

a.  In  Joaii.  Tract.  Ll,  n.  5. 

1.  Var.  dans  une  pensée... 

2.  Var.  éloigné. 

3.  Var.  demande. 


LE  JOUR  DE  LA  SAINTE  CROLX.  527 


» 


renonce  à  son  héritage  ;  où  il  l'oblige  par  son  contrat  à  se 
dépouiller  de  tous  ses  droits  ;  où  il  appelle  ses  parents,  non 
pour  recevoir  d'eux  les  biens  temporels,  mais  pour  leur  quit- 
ter à  jamais  ce  qu'elle  peut  espérer  par  sa  succession.  C'est 
à  cette  condition  que  ce  Roi  crucifié  vous  épouse  :  car  si  son 
royaume  était  de  ce  monde,  il  en  pourrait  peut-être  deman- 
der les  biens  ;  mais  son  royaume  n'étant  pas  du  monde,  il  a 
raison  d'exiger  cette  condition  nécessaire,  que  (')  vous  renon- 
ciez tout  à  fait  au  monde  par  la  sainte  profession  de  la  pau- 
vreté volontaire,  dont  il  vous  a  donné  l'exemple. 

Le  contrat  qu'il  vous  propose,  ma  sœur,  les  articles  qu'il 
vous  présente  à  signer  sont  compris  en  ces  paroles  du  divin 
Apôtre  :  Mi/ii  nmndiis  crucifixus  est,  et  ego  imtndo  (")  :  «  Le 
monde  m'est  crucifié,  et  je  suis  crucifié  au  monde.  »  Où  vous 
devez  remarquer,  avec  le  docte  saint  Jean  Chrysostome  (^'), 
que  «  ce  n'est  pas  assez  à  l'Apôtre  que  le  monde  soit  mort 
pour  le  chrétien  ;  mais  qu'il  veut  encore,  dit  ce  saint  évêque, 
que  le  chrétien  soit  mort  pour  le  monde  :  »  et  cela  pour  nous 
faire  entendre  que  le  commerce  est  rompu  des  deux  côtés, 
et  qu'il  n'y  a  plus  aucune  alliance.  «  Car,  poursuit  ce  docte 
interprète,  l'Apôtre  considérait  que  non  seulement  les  vivants 
ont  quelque  sentiment  les  uns  pour  les  autres  ;  mais  qu'il 
leur  reste  encore  quelque  affection  pour  les  morts  :  ils  en 
conservent  le  souvenir,  ils  leur  rendent  quelques  honneurs, 
ne  seraient-ce  que  ceux  de  la  sépulture.  C'est  pourquoi 
l'apôtre  saint  Paul  ayant  entrepris  de  nous  faire  entendre 
jusqu'à  quelle  extrémité  le  fidèle  doit  se  dégager  de  l'amour 
du  monde  ;  ce  n'est  pas  assez,  nous  dit-il,  que  le  commerce 
soit  rompu  entre  le  monde  et  le  chrétien,  comme  il  l'est  en- 
tre les  vivants  et  les  morts  ;  car  il  reste  assez  ordinairement 
quelque  affection  en  ceux  qui  survivent,  qui  va  chercher  les 
morts  dans  le  tombeau  même  :  mais  tel  qu'est  un  mort  à 
l'égard  d'un  mort,  tels  doivent  être  le  monde  et  le  chrétien.» 
Grande  (-)  et  admirable  rupture  !  Mais  donnons-en  une  idée 
plus  particulière. 

a.  Galat.,  vi,  14.  —  b.  Lib.  II  de  Compunct.,  n.  2. 

1.  Édit.  d'exiger  cette  condition  nécessaire:  cesi  que...  —  Texte  défiguré. 
C'est  est  emprunté  maladroitement  à  la  variante:  Ce  qu'il  exige  de  vous,  c'est... 

2.  Var.  Que  veut  dire  cette  rupture,  et  où  nous  conduit  ce  raisonnement  ? 


528  POUR    UNE     PROFESSION 

Ce  qui  nous  fait  vivre  au  monde,  c'est  l'inclination  pour 
les  biens  du  monde  ;  ce  qui  fait  vivre  le  monde  pour  nous, 
c'est  un  certain  éclat  qui  nous  éblouit.  La  mort  éteint  les 
inclinations  ;  cette  chaleur  tempérée  qui  les  entretient  s'est 
entièrement  exhalée:  la  mort  ternit  dans  les  plus  beaux  corps 
toute  cette  fleur  de  beauté,  et  fait  évanouir  cette  bonne  grâce. 
Ainsi  le  monde  est  mort  pour  le  chrétien,  en  tant  qu'il  n'a 
plus  d'attrait  pour  son  cœur  ;  et  le  chrétien  est  mort  pour  le 
monde,  en  tant  qu'il  n'a  plus  d'amour  pour  les  biens  qu'il 
donne.  C'est  ce  qui  s'appelle  dans  l'Écriture  être  crucifié 
avec  Jésus-Christ.  C'est  le  traité  qu'il  nous  fait  signer  (') 
en  nous  recevant  au  baptême  :  c'est  le  même  qu'il  vous  pro- 
pose dans  ces  noces  spirituelles,  ainsi  qu'un  sacré  contrat, 
pour  être  observé  par  vous  dans  sa  (")  dernière  rigueur,  et 
dans  sa  perfection  la  plus  éminente  :  contrat  digne  de  vous 
être  lu  dans  la  fête  de  la  sainte  Croix,  digne  de  vous  être 
offert  par  un  Roi  crucifié,  digne  d'être  accepté  humblement 
dans  une  profession  (-^)  solennelle,  où  l'on  voue  devant  Dieu 
et  devant  ses  anges  un  renoncement  éternel  au  monde. 

Méditez  ce  sacré  contrat,  sous  lequel  Jésus-Christ  vous 
prend  pour  épouse  :  dites  hautement  avec  le  divin  Apôtre  : 
Mihi  imindîLS  \j:r2ixijixiis  est,  et  ego  imindo~\.  En  effet,  le 
monde  ne  vous  est  plus  rien,  et  vous  n'êtes  plus  rien  au 
monde.  Le  monde  ne.vous  est  plus  rien,  puisque  vous  renon- 
cez à  ses  espérances  :  et  vous  n'êtes  plus  rien  au  monde, 
puisqu'il  ne  vous  comptera  plus  parmi  les  vivants.  Votre 
famille  vous  perd,  vous  allez  entrer  dans  un  autre  monde, 
vous  ne  tenez  plus  par  aucun  lien  à  la  société  civile,  et  cette 
clôture  vous  est  un  tombeau  dans  lequel  vous  allez  être 
comme  ensevelie.  Que  vos  proches  ne  pleurent  pas  dans 
cette  mort  bienheureuse,  qui  vous  fera  vivre  avec  Jésus- 
Christ.  Son  affection  vous  est  assurée  ;  puisque  l'ayant 
acquis  ("*)  par  la  pauvreté,  vous  avez  lemoyen  de  gagner  son 
cœur  par  la  pureté  virginale  :  c'est  ma  seconde  partie. 

1.  Var.  C'est  le  pacte  qu'il  fait  avec  nous... 

2.  Edit.  dans  la  dernière  rigueur,  et  dans  la  perfection... 

3.  Var.  au  jour  d'une  profession... 

4.  Lâchât  :  acquise.  —  C'est  peut-être  une  faute  d'impression. 


LE  JOUR  DE  LA  SAINTE  CROIX.  529 


SECOND    rOINT. 

Pendant  que  Jésus-Christ  crucifié  vous  parle  lui-même 
de  son  affection  par  autant  de  bouches  qu'il  a  de  blessures, 
et  que  son  amour  s'épanche  sur  vous  avec  tout  son  sang  par 
ses  veines  cruellement  déchirées,  il  me  semble  peu  nécessaire 
de  vous  dire  combien  il  vous  aime  ;  et  vos  yeux  attachés  sur 
la  croix  vous  en  apprendront  plus  que  tous  mes  discours.  Je 
remarquerai  (')  seulement,  ma  sœur,  que  cet  ardent  amour  qu'il 
témoigne,  n'est  pas  seulement  l'amour  d'un  Sauveur,  mais 
encore  l'amour  d'un  époux  ;  et  je  l'ai  appris  de  l'Apôtre,  qui, 
voulant  donner  aux  chrétiens  un  modèle  de  l'amitié  conju- 
gale, leur  propose  l'amour  infini  que  Jésus-Christ  montre  à 
son  Église  en  se  livrant  pour  elle  à  la  croix.  «  Maris,  dit-il, 
aimez  vos  femmes,  comme  Jésus-Christ  a  aimé  l'Église,  et 
s'est  donné  lui-même  pour  elle  :  »  Viri,  diligite  uxores  ves- 
tras,  sicut  et  C/îristus  dilexit  Ecclesiam,  et  seipsum  tradidit 
pro  ea  ('').  Ainsi,  dans  cet  amour  du  Sauveur,  vous  y  trou- 
verez l'amour  d'un  époux. 

Il  est  bon  de  remarquer  en  passant,  [qu'Jainsi  le  Fils  de 
Dieu  a  aimé  les  hommes  en  toute[s]  sorte[s]  de  qualités  qui 
peuvent  donner  de  l'amour.  Il  les  a  aimés  comme  un  père  ; 
il  les  a  aimés  comme  un  sauveur,  comme  un  ami,  comme  un 
frère,  comme  un  époux  :  et  il  nous  aime  sous  tous  ces  titres, 
afin  que  nous  connaissions  que  l'amour  qui  le  fait  mourir 
pour  nous  en  la  croix  (-)  a  toutes  les  qualités  d'un  amour 
parfait.  Il  est  fort  comme  l'amour  d'un  père,  tendre  comme 
l'amour  d'une  mère,  bienfaisant  comme  l'amour  d'un  sauveur, 
cordial  comme  l'amour  d'un  bon  frère,  sincère  (^)  comme 
l'amour  d'un  fidèle  ami  ;  mais  ardent  comme  l'amour  d'un 
époux.  Mais  cet  amour  de  Jésus-Christ,  dont  parle  l'Apôtre, 
regarde  généralement  toute  son  Église  :  il  faut  montrer  aux 
vierges  sacrées  leurs  avantages  particuliers,  et  les  droits 
extraordinaires  que  leur  donne  leur  chasteté  sur  le  cœur  de 
l'Époux  céleste. 

a.  Ephes.^  v,  25.  —  Ms.  tradidit  setnetipsuin. 

1.  Var.  Je  vous  dirai. 

2.  Var.  qu'il  ressent  pour  nous. 

3.  Var.  constant. 

Sermons  de  Bossuet.  —  \\\.  34 


530  POUR   UNE   TROFESSION 

Un  mot  de  l'Apocalypse  nous  découvrira  ce  secret,  et  je 
vous  prie  de  le  bien  entendre  :  Hi  sunt,  qui  cum  mulieribus 
non  sunt  coinqiûnati  ;  virgines  enim  sunt  :  hi  sequuntur 
Agnum  quocumqiie  ierit  ('*)  ;  «  Ceux-là,  dit-il  ('),  sont  les 
vierges,  qui  suivent  l'Agneau  partout  où  il  va.  »  Telle  est  la 
prérogative  des  vierges,  dont  le  grand  et  admirable  saint 
Augustin  nous  expliquera  le  mystère.  Pour  cela,  il  remarque 
avant  toutes  choses,  que  suivre  Jésus-Christ,  c'est  l'imiter, 
autant  qu'il  est  permis  à  des  hommes  :  Hune  in  eo  quisque 
sequitur,  in  quo  imitattir  (^')  ;  tellement  que  le  suivre  partout 
où  il  va,  c'est  l'imiter  en  tout  ce  qu'il  fait.  Ce  fondement  étant 
supposé,  il  est  bien  aisé  de  conclure  que  suivre  l'Agneau 
partout  où  il  va,  c'est  le  privilège  des  vierges.  Si  (-)  Jésus 
est  doux  et  humble  de  cœur  {^),  si  Jésus  est  soumis  et  obéis- 
sant, s'il  est  miséricordieux  et  charitable,  et  les  vierges  et  les 
mariés  peuvent  le  suivre  dans  toutes  ces  voies.  Quoiqu'ils  ne 
puissent  pas  y  marcher  de  la  même  force,  ils  peuvent  néan- 
moins, dit  saint  Augustin  ('),  s'attacher  diligemment  à  tous  ses 
pas,  et  insister  fidèlement  à  tous  ses  vestiges  ;  ils  ne  peuvent 
pas  les  remplir,  mais  ils  peuvent  y  mettre  le  pied  :  ils  peuvent 
même  le  suivre  jusqu'à  cette  noble  épreuve  de  la  charité,  de 
laquelle  lui-même  a  dit  qu'il  n'y  en  a  point  de  plus  grande  (''), 
c'est-à-dire,  jusqu'à  mourir  pour  signaler  son  amour. 

Jusqu'ici,  ô  divin  Sauveur!  vous  pouvez  être  suivi  de  tous 
vos  fidèles  if)  :  mais  après  il  se  présente  un  nouveau  sentier, 
où  tous  ne  peuvent  pas  vous  accompagner.  Car,  mes  frères, 
«  cet  Agneau  sans  tache  marche  par  un  chemin  virginal  ;  » 
ce  sont  les  mots  de  saint  Augustin  ('')  :  Ecce  ille  Agnus  gra- 
ditur  itinere  virginali.  Ce  Fils  de  vierge  est  demeuré  vierge; 
et  trouvant  au-dessous  de  lui  (5)  même  la  sainteté  nuptiale,  il 
ne  lui  a  voulu  donner  aucun   rang  ni  dans  sa  naissance,  ni 


a.  Apoc,  XIV,  4.  —  b.  De  sanct.  Virginit.^  n.  27.  —  c.  Ibuî.^  n.  28.  —  d.Joan., 
XV,  13.  —  e.  Ubi  supra,  n.  29. 

1.  C  est-à-dire,  dit  saint  Jean  dans  l'Apocalypse.  —  Syllepse. 

2.  Edit.  Car  si.  —  Car  est  supprimé  au  manuscrit. 

3.  Elit,  si  JÉSUS  est  simple  et  pauvre  d'esprit.  —  Effacé,  sans  doute  à  cause 
que  les  derniers  mots  pouvaient  paraître  équivoques. 

4.  Var.  tous  vos  fidèles  peuvent  vous  accompagner. 

5.  Èdit.  de  lui-même.  —  Contresens. 


LE  JOUR  DE  LA  SAINTE-CROIX.  53  I 

dans  sa  vie.  Que  de  saints  ne  le  peuvent  suivre  dans  cette 
route  !  Non  onines  capiunt  verbiun  islud  (^).  Toutefois  il  ne 
veut  pas  y  demeurer  seul. 

Accourez  !  ô  troupe  des  vierges  !  et  suivez  partout  ce  grand 
conducteur.  Que  les  autres  le  suivent  partout  où  ils  peuvent, 
vous  seules  le  pouvez  suivre  partout  où  il  va,  et  entrer  par 
ce  moyen  avec  lui  dans  la  plus  intime  familiarité.  C'est  la 
belle  et  heureuse  suite  de  ce  privilège  incomparable  :  ces 
âmes  pures  et  virginales  s'étant  constamment  attachées  à 
suivre  Jésus-Christ  partout,  cette  preuve  inviolable  de  leur 
amitié  fait  que  Jésus  s'attache  réciproquement  à  les  avoir 
toujours  dans  sa  compagnie.  Il  fait  toujours  éclater  sur  elles 
un  rayon  de  faveur  particulière  :  il  se  met  en  leurs  mains  dans 
sa  naissance,  il  les  pose  sur  sa  poitrine  dans  sa  sainte  Cène, 
il  ne  les  oublie  pas  à  sa  croix  ;  et  les  ayant  tendrement 
aimées  ('),  il  les  aime  jusqu'à  la  fin  :  In/ineni  dilexit  cos  ('')  : 
une  Mère  vierge,  un  disciple  vierge  y  reçoivent  les  dernières 
preuves  de  son  amitié  ;  et  ne  voulant  pas  sortir  de  ce  monde 
sans  les  honorer  de  quelque  présent  ('),  comme  il  ne  voit 
rien  de  plus  grand  que  ce  que  consacre  la  virginité,  il  les 
laisse  mutuellement  l'un  à  l'autre  :  «  Femme,  lui  dit-il,  voilà 
votre  fils  ;  »  et  «  Fils,  voilà  votre  mère  (^).  »  (^) 

Recherchons  encore,  mes  sœurs,  pour  épuiser  cette  ma- 
tière importante,  d'où  vient  que  le  Fils  de  Dieu  fait  ses  plus 
chères  délices  d'un  cœur  virginal,  et  ne  trouve  rien  de  plus 
digne  de  ses  chastes  embrassements.  C'est  à  cause  qu'un 
cœur  virginal  se  donne  à  lui  sans  aucun  partage,  qu'il  ne 
brûle  point  d'autres  flammes,  et  qu'il  n'est  point  occupé  par 
d'autres  afifections.  Qui  pourrait  assez  exprimer  quelle  grande 
place  y  tient  un  époux,  et  combien  il  attire  d'amour  après 
soi  ?  Ensuite  naissent  les  enfants  dont  chacun  emporte  sa 
part,  qui  lui  est  mieux  due  et  plus  assurée  que  celle  de  son 

a.  Matlh.,  XIX,  II.  —  Ms.  verbum  hoc.  —  b.Joan.,  xiil,  i. —  c.  lôid., xix,  26,  27. 

1.  Var.  les  ayant  aimées  tendrement. 

2.  Var.  voulant  les  honorer  de  quelque  présent  avant  que  de  sortir  de  ce  monde. 

3.  Bossuet  ajoute  ici  :  i.  Son  sépulcre  vierge.  »  —  C'est  l'indication  d'une 
pensée  que  Deforis  a  traduite  ainsi  (sans  avertir  que  la  phrase  ne  contenait  que 
trois  mots  de  Bossuet)  :  «  Il  n'est  pas  jusqu'à  son  sépulcre  qu'il  veut  trouver 
vierge,  tant  il  a  d'amour  pour  la  virginité.  » 


532  POUR    UNE    PROFESSION 

héritage.  Parmi  tant  de  désirs  divers,  à  combien  de  sorte[s] 
d'objets  le  cœur  est-il  contraint  de  s'ouvrir  ?  L'esprit,  dit 
l'Apôtre,  en  est  divisé  :  Sollicitus...  et  divisus  est  {f)  ;  et  dans 
ce  fâcheux  partage,  nous  pouvons  dire  avec  le  Psalmiste  : 
Siait  aqua  effusiis  sum  {'''):  «Je  suis  répandu  comme  de 
l'eau  ;  »  et  cette  vive  source  d'amour,  qui  devait  tendre  tout 
entière  au  ciel,  multipliée  et  divisée  en  tant  de  ruisseaux,  se 
va  perdre  deçà  et  delà  dans  la  terre.  Pour  empêcher  ce  par- 
tage, la  sainte  virginité  vient  fermer  (')  le  cœur:  Ut  signaai- 
hunstiper  cor  tuuin  {')  :  elle  y  appose  comme  un  sceau  sacré 
qui  empêche  d'en  ouvrir  l'entrée,  si  bien  que  Jésus-Christ 
y  règne  tout  seul  :  et  c'est  pourquoi  il  aime  ce  cœur  virgi- 
nal, parce  qu'il  possède  en  repos,  sans  distraction,  toute 
l'intégrité  de  son  amour. 

C'est  ainsi,  ô  pudique  épouse,  que  vous  devez  aimer  Jésus- 
Christ  :  tout  l'amour  que  vous  auriez  pour  un  cher  époux, 
vous  le  devez,  dit  saint  Augustin,  au  Sauveur  des  âmes. 
Mais  que  dis-je  ?  Vous  lui  en  devez  beaucoup  davantage.  Car 
cette  femme  que  vous  voyez,  qui  chérit  si  tendrement  son 
mari,  ordinairement  ne  le  choisit  pas  ;  mais  plutôt  (")  il  lui 
est  échu  (3)  par  des  conjonctures  imprévues.  Elle  aime  celui 
qu'on  lui  a  donné  ;  mais  avant  qu'on  le  lui  donnât,  son  cœur 
a  erré  longtemps  sur  la  multitude  par  un  vague  désir  de 
plaire  (^):  s'il  ne  s'est  donné  qu'à  un  seul,  il  s'est  du  moins  offert 
à  plusieurs  ;  et  ne  discernant  pas  dans  la  troupe  cet  unique 
qui  lui  était  destiné,  son  amour  est  demeuré  longtemps  sus- 
pendu (5),  tout  prêt  à  tomber  sur  quelque  autre.  Il  n'en  est 
pas  de  la  sorte  de  l'Epoux  que  vous  embrassez  :  jamais  vous 
n'avez  balancé  dans  un  si  beau  choix,  et  il  a  emporté  d'abord 
vos  premières  inclinations.  Comme  donc  vous  le  voyez  atta- 
ché en  croix,  attachez-le  fortement  à  tout  votre  cœur  :  Toto 
vobis  figatuj'  in  corde,    qui  pro  vobis  {")  fixus  est  in  criice. 

a.  I  Cor.,y\\,  33.  —  b.  Ps.,  xxi,  15.  —  c.  Cani.,  viii,  6. 

1.  Var.  sceller.  —  Idée  réservée  pour  la  suite  de  la  phrase. 

2.  Var.  et  il  lui  est  échu... 

3.  Édit.  échu  enpartao;e.  —  Ces  deux  mots  sont  un  commentaire  inutile. 

4.  Ces  six  mots,  addition  interlinéaire,  en  restreignant  l'idée,  la  précisent 
excellemment. 

5.  Var.  (soulignée,  c'est-à-dire  ici  effacée)  :  il  s'est  tenu  en  suspens. 

6.  M  s.  pro  te. 


LE  JOUR  DE  LA  SAINTE  CROIX.  533 

«  Cédez-lui  dans  votre  esprit  toute  l'étendue  que  vous  n'avez 
pas  voulu  (')  laisser  occuper  par  le  mariage:»  Totum  teneat  in 
anima  vcstro,  qiiidqiiid  noluistis  occupari  connubio  (').  Vous  (') 
lui  en  devez  même  beaucoup  davantage  :  parce  que  vous 
devez  chérir  bien  plus  qu'un  époux  celui  qui  vous  fait  résoudre 
à  ne  vous  donner  jamais  à  aucun  époux  ;  et  il  ne  vous  est 
pas  permis  de  l'aimer  d'une  affection  médiocre,  puisque 
vous  renoncez  pour  l'amour  de  lui  aux  affections  les  plus 
grandes  et  tout  ensemble  les  plus  légitimes. 

Courez-donc  après  cet  Amant  céleste  ;  joignez-vous  à  cette 
troupe  innocente  qui  le  suit  partout  où  il  va,  accompagnant 
ses  pas  de  pieux  cantiques.  Les  Agathe  ('')  et  les  Cécile,  les 
Agnès  et  les  Luce  vous  tendent  les  bras,  et  vous  montrent 
la  place  qui  vous  est  marquée.  Pour  entrer  dans  cette  assem- 
blée, soyez  vierge  d'esprit  et  de  corps  ;  que  cet  amour  de 
la  pureté,  qui  se  forme  dans  votre  cœur,  se  répande  sur  tous 
vos  sens.  Conservez  votre  ouïe  :  c'est  par  là  qu'Eve  a  été 
séduite.  Gardez  soigneusement  votre  vue,  et  songez  que  ce 
n'est  pas  en  vain  qu'on  vous  donne  «  un  voile,  comme  un 
rempart  de  votre  pudeur,  qui  empêche  vos  yeux  de  s'égarer, 
et  qui  ne  permette  pas,  dit  le  grave  TertuUien,  à  ceux  des 
autres  de  se  porter  sur  vous  :  »  Valhnn  vereciindiœ,  quodnéc 
tuos  eniittat  oczilos,  nec  admittat  aliénas  ('')  ;  etc.  Surtout  gar- 
dez votre  cœur,  et  ne  dédaignez  pas  les  petits  désordres, 
parce  que  c'est  par  là  que  les  grands  commencent,  et  que 
l'embrasement  qui  consume  tout  est  excité  souvent  par  une 
étincelle.  Ainsi  un  chaste  agrément  vous  conservera  ce  que 
la  grâce  de  votre  Epoux  vous  a  accordé  :  ainsi  vous  possé- 
derez (^)  toujours  son  affection,  et  jamais  vous  n'offenserez 
sa  jalousie.  Il  faut  encore  vous  dire  un  mot  de  la  jalousie  de 
votre  Epoux,  et  c'est  par  où  je  m'en  vais  conclure. 

a.  De  siDict.  Vir^init.,  n.  56.  —  I?.  De  Virg.  veland.,  n.  16. 

1.  Var.  que  vous  n'avez  pu  vous  résoudre  à...  (Soulignée,  condamnée.) 

2.  Édii.  Cédez,  vous  en  devez...  —  Emprunt  fautif  à  une  variante  :  Cédez-lui- 
en  (doimes-liit-en)  même  beaucoup  davantage. 

3.  Ms.  Les  Agathes  et  les  Céciles...  et  les  Luces.  —  Cf.  I,  264. 

4.  Var.  vous  aurez. 


534  POUR    UNE    TROFESSION 

TROISIÈME  POINT, 

Que  Dieu  soit  jaloux,  chrétiens,  il  s'en  vante  si  souvent 
dans  son  Ecriture,  qu'il  ne  nous  permet  pas  de  l'ignorer. 
C'est  une  des  qualités  qu'il  se  donne  dans  le  Décalogue  ; 
«  Je  suis,  dit-il,  le  Seigneur  ton  Dieu,  fort  et  jaloux  :  » 
Foi'tis,  zelotes  (")  ;  et  cette  qualité  de  jaloux  lui  est  si  propre 
et  si  naturelle  ('),  qu'elle  fait  un  de  ses  noms,  comme  il  est 
écrit  dans  l'Exode:  DoniiniLS,  Zelotes  nomen  ejîis  {^).  Il  paraît 
donc  assez  que  Dieu  est  jaloux,  et  peu  de  personnes  l'igno- 
rent :  mais  que  l'ouvrage  de  notre  salut  et  la  mort  du  F'ils 
de  Dieu  à  la  croix  soient  un  effet  de  sa  jalousie,  c'est  ce  que 
vous  n'avez  peut-être  pas  encore  entendu,  et  ce  qu'il  est 
nécessaire  que  je  vous  explique,  puisque  mon  sujet  m'y 
conduit. 

A  la  vérité,  chrétiens,  il  n'est  pas  aisé  de  comprendre  de 
quelle  sorte  s'accomplit  un  si  grand  mystère.  Car  que  la  ja- 
lousie du  Dieu  des  armées  le  porte  à  châtier  ceux  qui  le  mé- 
prisent, je  le  conçois  sans  difficulté  :  c'est  l'effet  ordinaire  de 
la  jalousie  ;  et  je  remarque  aussi  dans  les  saintes  Lettres  que 
Dieu  n'y  parle  guère  de  sa  jalousie  qu'il  ne  nous  fasse  en 
même  temps  craindre  ses  vengeances.  «  Je  suis  un  Dieu 
jaloux,  dit  le  Seigneur,  »  Deîi,s  zelotes  ;  et  il  ajoute  aussitôt 
après  :  «  Visitant  les  iniquités  des  pères  sur  les  enfants  :  » 
Visitans  iiiiqiiitatein patriun  hi  filios  (').  Dieu  est  jaloux,  dit 
Moïse  :  il  dit  dans  le  même  lieu  que  le  feu  de  sa  jalousie 
brûle  les  pécheurs  :  »  Doiiiimis  Deus  tuus  ignis  consuvieits 
est,  Deus  œmiilator  ("').  Et  le  prophète  Nahum  a  joint  ces 
deux  choses  :  «  Le  Seigneur  est  un  Dieu  jaloux,  et  le  Sei- 
gneur est  un  Dieu  vengeur,  »  Deus  œmulator,  et  ulciscens  Do- 
inimis  ('')  ;  tant  ces  deux  qualités  sont  inséparables. 

Que  s'il  est  ainsi,  chrétiens,  se  peut-il  faire  que  nous  ren- 
contrions le  principe  de  notre  salut  dans  la  jalousie,  qui  sem- 
ble être  la  source  des  vengeances  ;  et  après  que  le  prophète 
a  uni  le  Dieu  jaloux  et  le  Dieu  vengeur,  oserons-nous  espérer 

a.  Exod.,  XX,  5.  —  b.  Ilnd.,  XXXIV,  14.  —  c.  Ibid.^  xx,  5.  —   Ms.  iniquitates, 
d'où  la  traduction.  —  d.  Deztter.,  IV,  24.  —  e.  Na/t.,  l,  2. 
I.    rar.  est  si  naturelle  à  Dieu, 


LE  JOUR  DE  LA  SAINTE  CROLX.  535 

de  trouver  ensemble  un  Dieu  jaloux  et  un  Dieu  sauveur  ? 
Peut-être  aurions-nous  peine  à  le  croire,  si  nous  n'en  avions 
appris  le  secret  de  la  bouche  d'un  autre  prophète.  C'est  le 
prophète  Isaïe,  dont  voici  des  paroles  remarquables  :  De 
[erusalcDi  exibiint  rcliqiiiœ,  et  salvatio  de  monte  Sion  :  zclus 
Doniini exercitituiii  faciet  istad {'"):€  Da.ns  les  ruines  de  Jéru- 
salem il  restera  un  grand  peuple,  que  Dieu  délivrera  de  la 
mort,  et  le  salut  paraîtra  en  la  montagne  de  Sion  :  la  jalousie 
du  Dieu  des  armées  fera  cet  ouvrage.  »  Après  un  oracle  si 
clair,  il  n'est  plus  permis  de  douter  que  ce  ne  soit  la  jalousie 
du  Dieu  des  armées  qui  ait  sauvé  le  peuple  fidèle. 

Mais  pour  pénétrer  un  si  grand  mystère,  reprenons  les 
choses  d'un  plus  haut  principe,  et  rappelons  à  notre  mémoire 
la  témérité  de  cet  ange,  qui,  par  une  audace  inouïe,  voulut 
s'égaler  à  Dieu,  et  se  placer  jusque  dans  son  trône.  Vous 
savez  qu'étant  repoussé  de  sa  main  puissante,  et  précipité 
dans  l'abîme,  il  ne  peut  encore  quitter  le  premier  dessein  de 
son  audace  démesurée.  Il  se  déclare  hautement  le  rival  de 
Dieu  ;  c'est  ainsi  que  le  nomme  Tertullien  :  yEinuhis 
Dei  (''),  «  le  rival,  le  jaloux  de  Dieu  ;  »  il  se  veut  faire 
adorer  en  sa  place  ;  et  s'il  n'a  pu  occuper  son  trône,  il  lui, 
veut  du  moins  enlever  son  bien.  Il  entre  dans  le  paradis 
terrestre,  furieux  et  désespéré  :  il  y  trouve  l'image  de  Dieu, 
c'est-à-dire,  l'homme  ;  image  chérie  et  bien-aimée,  que 
Dieu  avait  établi[e]  dans  son  paradis  de  délices  qu'il  avait 
formée  de  sa  main  et  animée  de  son  souffle  (').  Ce  n'était 
qu'une  créature  ;  mais  enfin  elle  était  aimée  par  son  Créa- 
teur. Il  ne  l'avait  pétrie  que  d'un  peu  de  boue  ;  mais  cette 
boue  avait  été  formée  de  sa  main.  Ce  vieux  serpent  la  séduit, 
il  la  corrompt.  Surprise  par  ses  flatteries,  elle  s'abandonne 
à  lui  :  la  parjure  qu'elle  est,  l'ingrate  et  l'infidèle  qu'elle  est, 
au  milieu  des  bienfaits  de  son  époux,  dans  le  lit  même  de  son 
époux  (pardonnez-moi  la  hardiesse  de  cette  parole,  que  je  ne 
trouve  pas  encore  assez  forte  pour  exprimer  l'indignité  de 
cette  action)  dans   le  lit  même   de  son  époux  elle   se   pro- 

a.  Js.,  XXXVII,  32.  —  b.  De  Speci.,  n.  2. 

I.  On  peut  être  tenté  de  prendre  pour  une  variante,  au  manuscrit,  ce  second 
membre  de  phrase.  Toutefois,  à  l'exemple  des  précédents  éditeurs,  nous  avons 
considéré  la  surcharge  (premier  membre)  comme  une  addition. 


536  POUR  UNE  PROFESSION 

stitue  à  son  rival  !  O  insigne  infidélité  !  ô  lâcheté  sans  ex- 
emple !  Fallait-il  quelque  chose  de  plus  que  cette  honteuse 
prostitution,  faite  à  la  face  de  Dieu,  pour  l'exciter  à  jalousie  ? 
Il  s'y  excite  en  effet  d'une  étrange  sorte.  Quoi  !  mon  épouse 
s'est  fait  enlever,  mon  image  s'est  laissé  corrompre,  elle  que 
j'avais  faite  avec  tant  d'amour,  dont  j'avais  moi-même  formé 
tous  les  traits,  que  j'avais  animée  d'un  souffle  de  vie,  sorti  de 
ma  propre  bouche  ! 

Que  fera,  mes  frères,  ce  Dieu  fort  et  jaloux,  irrité  d'un 
abandonnement  si  infâme?  que  fera-il  à  cette  épouse  infidèle, 
qui  a  méprisé  un  si  grand  amour  ?  Certainement  il  pouvait 
la  perdre  ;  mais,  ô  jalousie  miséricordieuse  !  il  a  mieux  aimé 
la  sauver.  O  rival  !  il  ne  veut  point  qu'elle  soit  ta  proie;  il  ne 
peut  la  souffrir  en  tes  mains.  Cet  indigne  spectacle  irritant 
son  cœur,  il  court  après  pour  la  retirer,  et  descend  du  ciel 
en  la  terre  pour  chercher  son  épouse  qui  s'y  est  perdue  :  Ve- 
nit...  qMœreî'e...  quod perierat  (").  La  manière  dont  il  se  sert 
pour  nous  délivrer  montre  assez,  si  nous  l'entendons,  que 
c'est  la  jalousie  qui  le  fait  agir.  Car  il  n'envoie  ni  ses  anges, 
ni  ses  archanges,  qui  sont  les  ministres  ordinaires  de  ses 
volontés.  Il  a  peur  que  son  épouse  volage,  devant  sa  liberté 
à  d'autres  qu'à  lui  ('),  ne  partage  encore  son  cœur,  au  lieu 
de  le  conserver  tout  entier  à  son  Epoux  légitime;  c'est  pour- 
quoi il  vient  lui-même  en  personne  :  Deîis  ipsc  veiiiet,  et  sal- 
vabit  vos  (''').  S'il  faut  des  supplices,  c'est  lui  qui  les  souffre  ; 
s'il  faut  du  sang,  c'est  lui  qui  le  donne  :  afin  que  nous  corh- 
prenions  que  c'est  à  lui  que  nous  devons  tout,  et  que  nous 
lui  consacrions  tout  notre  amour,  comme  nous  tenons  de  lui 
seul  tout  notre  salut. 

De  là  vient  que  nous  lisons,  dans  son  Écriture,  qu'il  n'est 
pas  moins  jaloux  de  sa  qualité  de  Sauveur  que  de  celle  de 
Seigneur  et  de  Dieu.  Écoutez  de  quelle  sorte  il  en  parle  : 
Ego  Domimis,  et  non  est  ultra  Deus  absque  me  :  Deus  justus, 
et  salvans  non  est  prœter  me  (').  Ne  vous  semble-t-il  pas, 
chrétiens,  que  ce  Dieu  jaloux  adresse  sa  voix  à  la  nature 
humaine  infidèle,  ainsi  qu'un  amant  passionné,  mais  dont  on 

a.  Luc,  XIX,  10.  —  b.  Is.,  XXXV,  4.  —  c.  Ibid.,  XLV,  21, 
I.    Var.  à  quelque  autre. 


LE  JOUR  DE  LA  SAINTE  CROIX.  537 

a  méprisé  l'amour.  O  volage  !  o  prostituée  !  qui  m'as  quitté 
pour  mon  ennemi,  regarde  que  c'est  moi  qui  suis  le  Seigneur, 
et  il  n'y  a  point  de  Dieu  que  moi  :  mais  considère  encore,  ô 
parjure,  infidèle,  qu'il  n'y  a  que  moi  qui  te  sauve  ;  et  si  tu 
m'as  oublié  après  t'avoir  créée,  reviens  du  moins  à  moi  quand 
je  te  délivre.  Voyez  comme  il  est  jaloux  de  sa  qualité  de 
Sauveur.  Et  ailleurs,  se  glorifiant  de  l'ouvrage  de  notre  salut: 
«  C'est  moi,  c'est  moi,  dit-il,  qui  l'ai  fait  ;  ce  ne  sont  ni  mes 
anges,  ni  mes  archanges,  ni  aucune  des  vertus  célestes  :  c'est 
moi  seul  qui  l'ai  fait,  c'est  moi  seul  qui  vous  porterai  sur 
mes  épaules  ;  enfin  c'est  moi  seul  qui  vous  sauverai  :  »  Ego 
fcci\  \ei\ego  feram  ;  ego  port abo,  et  salvabo  (")  :  tant  il  est  ja- 
loux de  cette  gloire  ;  et  c'est,  mes  sœurs,  cette  jalousie  qui 
l'attache  sur  cette  croix,  dont  nous  célébrons  aujourd'hui  la 
fête. 

Car,  dit  excellemment  saint  Jean  Chrysostome  (^),  comme 
un  amant  passionné,  voyant  celle  qu'il  recherche  avec  tant 
de  soin  gagnée  par  les  présents  de  quelque  autre, qui  prétend 
à  ses  bonnes  grâces,  multiplie  aussi  sans  mesure  les  marques 
de  son  amitié,  pour  emporter  le  dessus  ;  de  même  en  est-il 
du  Sauveur  des  âmes.  Il  voit  que  nous  recevons  à  pleines 
mains  les  présents  de  son  rival,  qui  nous  amuse  par  une 
pomme,  qui  nous  gagne  par  des  biens  trompeurs  qui  n'ont 
qu'une  légère  apparence  :  pour  détourner  nos  yeux  et  nos 
cœurs  de  ses  libéralités  pernicieuses  ('),  il  redouble  ses  dons 
jusqu'à  l'infini  ;  et  son  amour  excessif  voulant  faire  un  der- 
nier effort,  le  fait  enfin  monter  sur  la  croix,  où  il  nous  donne 
non  seulement  sa  gloire  et  son  trône,  mais  encore  son  corps 
et  son  sang,  et  sa  personne  et  sa  vie  :  enfin,  se  donnant  lui- 
même,  que  ne  nous  donne-t-il  pas  ?  Et  nous  faisant  un  si 
grand  présent,  il  rhe  semble  qu'il  nous  dit  à  tous  :  Voyez  si 
ce  prétendant  que  vous  écoutez  pourra  jamais  égaler  un  tel 
•  amour  et  une  telle  munificence  !  C'est  ainsi  qu'il  parle,  c'est 
ainsi  qu'il  fait;  et  nous  pourrions  nous  défendre  d'une  jalousie 
si  obligeante  ? 

Mais,  ma  sœur,  si  l'Epoux  céleste  a  l'ardeur  et  les  trans- 

a.  Is.,  XLVi,  4.  —  Ms.  ego  salvabo.  —  b.  In  Eptst.  I  ad  Cor.,  Hom.  xxiv,  n.2. 
I.    Var.  dangereuse[s]. 


538  POUR  UNE  PROFESSION 

ports  des  jaloux,  il  en  a  les  regards  et  la  vigilance  (').  Il  a 
des  yeux  de  jaloux,  toujours  ouverts,  toujours  appliqués  pour 
veiller  sur  vous,  pour  étudier  tous  vos  pas,  pour  observer 
toutes  vos  démarches.  J'ai  remarqué  dans  le  saint  Cantique 
deux  regards  de  l'Époux  céleste:  il  y  a  un  regard  qui  admire, 
et  c'est  le  regard  de  l'amant  :  il  y  a  un  regard  qui  observe, 
et  c'est  le  regard  du  jaloux.  «  Que  vous  êtes  belle,  ô  fille  de 
prince!»  dit  l'Epoux  à  la  chaste  épouse  (")  :  cette  ardente 
exclamation  vient  d'un  regard  qui  admire  ;  et  il  n'est  pas  in- 
digne du  divin  Époux,  dont  il  est  dit  dans  son  Évangile 
qu'il  admira  la  foi  du  Centenier  (''').  Mais  voulez-vous  voir 
maintenant  quel  est  le  regard  du  jaloux  ?  «  Il  est  venu,  dit 
l'Épouse,  le  bien-aimé  de  mon  cœur,  regardant  par  les  fe- 
nêtres, guettant  par  les  treillis  :  »  Venit  dilectns  meus,  7^espi- 
ciens per  fenestras,  prospiciens per  cancellos  i().  Il  vient  en 
cette  sorte  pour  vous  observer.et  c'est  le  regard  de  la  jalousie  : 
de  là  naissent  et  ces  grilles  et  cette  clôture.  Il  vous  ren- 
ferme soigneusement,  il  rend  de  toutes  parts  l'abord  difficile; 
il  compte  tous  vos  pas,  il  règle  votre  conduite  jusqu'aux 
moindres  choses  :  ne  sont-ce  pas  des  actions  d'un  amant 
jaloux  ?  II  n'en  fait  pas  ainsi  au  commun  des  hommes  :  mais 
c'est  que,  s'il  est  jaloux  des  autres  fidèles,  il  l'est  beaucoup 
plus  de  ses  épouses.  Étant  donc  ainsi  observée  de  près,  pour 
vous  garantir  des  effets  d'une  jalousie  si  délicate,  il  ne  vous 
reste,  ma  sœur,  qu'une  obéissance  toujours  ponctuelle,  et  un 
entier  abandonnement  de  vos  volontés.  C'est  ce  que  je  vous 
recommande  en  finissant  ce  discours  ;  et  afin  que  vous  com- 
preniez combien  cette  obéissance  vous  est  nécessaire,  je  vous 
dirai  la  raison  pour  laquelle  elle  vous  défend  de  la  jalousie 
de  votre  Époux. 

Ce  qui  excite  Dieu  à  jalousie,  c'est  loi"sque  l'homme  se 
veut  faire  Dieu,  et  entreprend  de  lui  ressembler.  Mais  il  ne 
s'offense  pas  de  toute  sorte  de  ressemblance.  Car  il  nous  a 
faits  à  son  image,  et  il  y  a  de  ses  attributs  dans  lesquels  il 
n'est  pas  jaloux  que  nous  tâchions  de  lui  ressembler;  au  con- 


a.  Cant.,  Vil,  i,  6.  —  b.  Matth.^  vili,  10.  —  c.  Catit.,  n,  9.  —  Ms.  Dilcchis 
meus  venit. . . 

I.  Passage  important,  souligné  plus  tard.  Cf.  le  sommaire. 


LE  JOUR  DE  LA  SAINTE  CROIX.  539 

traire,  il  nous  le  commande.  Par  exemple,  voyez  sa  miséri- 
corde, combien  riahe,  combien  éclatante:  il  vous  est  ordonné 
de  vous  conformer  à  cet  admirable  modèle  :  Estote  miséri- 
cordes, siciit  et  Pater  vcster  7nisericors  est  (")  :  «  Soyez  misé- 
ricordieux, comme  l'est  votre  Père  céleste.  »  Ainsi,  comme 
il  est  véritable,  vous  pouvez  l'imiter  dans  sa  vérité  :  il  est 
juste,  vous  pouvez  le  suivre  dans  sa  justice  :  il  est  saint,  et 
encore  que  sa  sainteté  semble  être  entièrement  incommuni- 
cable, il  ne  se  fâche  pas  toutefois  que  vous  osiez  porter  vos 
prétentions  (')  jusqu'à  l'honneur  de  lui  ressembler  dans  ce 
merveilleux  attribut  ;  lui-même  vous  y  exhorte  :  «  Soyez 
saints,  parce  que  je  suis  saint  :  »  Sancti  estote,  qtiia  ego 
sanctns  siim  ('), 

Quelle  est  donc  cette  ressemblance  qui  lui  cause  tant  de 
jalousie  ?  C'est  lorsque  nous  lui  voulons  ressembler  dans 
l'autorité  souveraine,  lorsque  nous  voulons  l'imiter  dans 
l'honneur  de  l'indépendance,  et  prendre  pour  loi  notre  vo- 
lonté, comme  lui-même  n'a  point  d'autre  loi  (-)  que  sa  volonté 
absolue.  C'est  là  le  point  chatouilleux,  c'est  là  l'endroit  dé- 
licat ;  c'est  alors  que  sa  jalousie  repousse  avec  violence  tous 
ceux  qui  veulent  s'approcher  ainsi  de  sa  majesté  souveraine. 
Par  conséquent,  si  sa  jalousie  s'irrite  seulement  contre  notre 
orgueil,  qui  ne  voit  que  la  soumission  est  l'unique  moyen 
pour  nous  en  défendre  ?  Il  est  jaloux  quand  vous  prenez 
pour  loi  votre  volonté.  Pour  empêcher  les  effets  de  sa  jalousie, 
abandonnez  votre  volonté.  Soyons  des  dieux,  il  nous  est 
permis,  par  l'imitation  de  sa  justice,  de  sa  bonté,  de  sa  sain- 
teté, de  sa  miséricorde  toujours  bienfaisante.  Quand  il  s'agira 
de  puissance  et  d'autorité,  tenons-nous  dans  les  bornes 
d'une  créature,  et  ne  portons  pas  nos  désirs  à  une  ressem- 
blance si  dangereuse. 

Mais  si  nous  ne  pouvons  ressembler  à  Dieu  dans  cette 
souveraine  indépendance,  admirons,  mes  sœurs,  sa  bonté 
suprême,  qui  a  voulu  nous  ressembler  dans  la  soumission  (^). 

a.  Luc,  VI,  36.  —  b.  Levit.,  xi,  44.  —  Ms.  qiioniain  ego... 

1.  Var.  prétendre. 

2.  Var.  n'en  connaît  point  d'autre. 

3.  Souligné.    Nous  retrouverons  ces  idées  dans  le  ser>no7i  pour  V Annon- 
ciation, i66i. 


540 


POUR  UNE  TROFESSION. 


Jetez  les  yeux  de  la  foi  sur  ce  Dieu  obéissant  jusques  à  la 
mort,  et  à  la  mort  de  la  croix.  A  la  vue  d'un  abaissement  si 
profond,  qui  pourrait  refuser  de  se  soumettre  ?  Vous  vivez, 
ma  sœur,  dans  un  monastère,  où  la  sage  abbesse  qui  vous 
gouverne  (')  vous  doit  faire  trouver  la  soumission  non  seule- 
ment fructueuse,  mais  encore  douce  et  désirable.  Mais  quand 
vous  auriez  à  souffrir  une  autre  conduite,  de  quelle  obéis- 
sance vous  pourriez-vous  plaindre,  en  voyant  celle  du  Sau- 
veur des  âmes,  et  à  la  volonté  de  quels  hommes  l'a  livré  et 
abandonné  son  Père  céleste  ?  C'a  été  à  la  volonté  de  Judas, 
à  celle  de  Pilate  et  des  pontifes,  à  celle  des  soldats  inhumains 
qui,  ne  gardant  avec  lui  aucune  mesure,  ont  fait  de  lui  tout 
ce  qu'ils  ont  voulu  :  Fecerunt  in  eo  qiiœcnmque  voluerunt  ("). 
Après  cet  exemple  de  soumission,  vous  ne  sauriez  descendre 
assez  bas  ;  et  vous  devez  chérir  les  dernières  places,  qui,  de- 
puis l'abaissement  du  Dieu-Homme,  sont  devenues  désor- 
mais les  plus  honorables. 

a.  Matlh.,  xvil,  12. 

I.  Aucune  donnée  historique  ne  nous  autorise  à  proposer  des  noms  propres 
pour  ce  vionasûre,  et  cette  sage  abbesse.  Remarquons  du  moins  que  ces  expres- 
sions excluent  le  Carmel,  la  Visitation,  les  Nouvelles  Catholiques,  etc. 


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1661.  CAREME  des  CARMÉLITES. 


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La  seconde  station  prêchée  par  Bossuct  fut  encore  un  petit  Carême, 
en  ce  sens  qu'elle  ne  comportait  qu'un  sermon  par  semaine.  En 
revanche,  chacune  des  œuvres  qui  la  composent  est  fort  étendue. 
L'orateur  use  largement  de  l'attention  soutenue  que  lui  accordent  à 
l'envi  les  pieuses  habitantes  du  monastère  et  les  auditeurs  du  dehors. 
On  sait,  en  effet,  que  la  chapelle  du  grand  monastère  (faubourg 
Saint-Jacques)  était  des  plus  fréquentées.  La  prédilection  que  les 
deux  reines  d'origine  espagnole  témoignaient  aux  sœurs  bien-aimées 
de  leur  compatriote  sainte  Thérèse,  ne  pouvait  que  stimuler  l'af- 
fluence  du  grand  monde.  Nous  verrons  notre  prédicateur  se  préoc- 
cuper sans  cesse  des  intérêts  spirituels  des  deux  parties  de  son 
auditoire. 

Toujours  très  fortement  pensés,  souvent  incomplètement  rédigés, 
tels  nous  vont  apparaître  les  sermons  de  ce  beau  Carême.  Il  nous 
manque  celui  du  troisième  dimanche. 

La  date  de  cette  station  a  été  donnée  par  le  premier  éditeur.  Elle 
était  fournie  par  Ledieu,  dont  les  renseignements,  bien  sûrs,  cette 
fois,  s'appuyaient  sur  un  mémoire  qu'il  avait  reçu  des  Carmélites 
elles-mêmes.  La  liste  des  discours  qu'il  y  faut  assigner  a  été  dressée 
avec  exactitude  par  Gandar  ('),  d'après  les  indications  des  manu- 
scrits. On  en  trouvera  d'ailleurs  la  confirmation  dans  le  caractère  des 
œuvres  elles-mêmes,  si  bien  appropriées  à  leur  destination  (=)  comme 
aussi  dans  certains  emprunts  que  l'auteur  en  tirera  plus  tard,  pour 
les  faire  passer  dans  des  sermons  dont  la  date  est  bien  connue,  par 
exemple  dans  ceux  qu'il  prononcera  au  Louvre  l'année  suivante  sur 
la  Prédication  cvangclique,  ou  sur  la  Passion  de  Notre  Seigneur  Jésus- 
Christ. 


1.  Bossitet  orateur,  p.  340-344. 

2.  «  Bossuet  a  dû  sentir  profondément  la  difterence  de  l'auditoire  auquel  il 
tenait  ce  langage,  et  de  cette  foule  confuse  et  bruyante  qui  se  pressait  autour  de 
la  chaire  chez  les  Minimes  de  la  place  Royale...  »  Et  s'il  parle  encore  de  ces 
contenances  de  mépris,  de  ce  murmure  et  de  ce  ris  scandaleu.x  qui  déshonorent  la 
présence  de  JÉsus-Christ,  tandis  qu'on  entend  la  sainte  parole,  «  quelques 
mots  suffiront  pour  gourmander  l'insolence  de  ces  profanes  ;  l'orateur  cette  fois 
ne  craint  pas  qu'on  l'oblige  à  renouveler  sa  réprimande.  Il  s'adresse  à  des 
oreilles  toutes  :hrétiennes,  et  peut  librement  faire  parler  Dieu  comme  il  pensait 
que  Dieu  doit  parler  dans  la  chaire  et  si  près  de  l'autel.  »  {Ibid.,  p.  346.) 


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PURIFICATION  DE  LA  S'TE  VIERGE. 


Sommaire  du  SERMON 


DES  CARMÉLITES  C).  1661.  |§ 

M.  Gandar  a  cru  (2)que  le  sommaire  que  nous  allons  reproduire 
était  celui  du  premier  sermon  pour  le  Carême  royal  de  1662. 
Certaines  divergences,  notamment  au  commencement  du  second 
point,  ne  nous  ont  pas  permis  de  nous  ranger  à  son  avis.  D'autre 
part  ce  savant  critique  pensait  (3)  que  deux  feuilles  étaient  passées 
du  manuscrit  des  Carmélites  dans  celui  du  Louvre  ;  et  c'est  encore 
une  opinion  à  laquelle  nous  ne  saurions  nous  rallier.  Ces  pages  ne 
sont  autre  chose  qu'une  première  rédaction  du  sermon  par  lequel 
l'orateur  débutait  à  la  cour  :  on  ne  s'étonnera  pas  qu'en  pareille 
circonstance  il  ait  pris  ses  sûretés.  L'écriture  est  sensiblement  diffé- 
rente de  celle  de  l'année  précédente;  et  la  marge,  qu'on  voit  ici. 
comme  dans  tout  le  Carême  royal,  n'avait  pas  encore  fait  son  appa- 
rition au  commencement  de  1661.  Le  sermon  de  cette  année,  dont 
le  plan,  au  témoignage  de  Ledieu  (4),  était  déjà  celui  que  nous 
retrouverons  en  1662,  n'est  donc  plus  représenté  que  par  le  sommaire 
qu'on  va  lire.  Deforis  avait  découpé  ces  pages  en  variantes  pour  cer- 
tains passages  du  sermon  du  Louvre, 

Sommaire;  Tiilemut  illuui  in  Jérusalem  ut  sistereiit  enin  Domino, 
{Lnc,  II,  22.) 

Il  faut  apprendre  à  s'offrir  avec  jÉSUS-CllRIST  qui  s'offre.  C'est 
pourquoi  tous  ceux  qui  lui  appartiennent  s'offre[nt]  :  Siméon  veut 
mourir  ;  Anne  se  consume  par  (5)  veilles  et  abstinences;  Marie  offre 
Jésus,  s'offre  en  lui:  elle  est  comme  sous  le  couteau  du  sacrificateur: 
Tuajn  ipsius  animam  pertransibit  gladins  ("). 

Trois  sacrifices:  Siméon  immole  l'amour  de  la  vie,  et  c'est  le  sacri- 
fice de  la  charité  ;  Anne,  le  repos  des  sens,  et  c'est  le  sacrifice  de  ia 
pénitence  ;  Marie,  la  liberté  de  l'esprit,  et  c'est  le  sacrifice  de  l'obéis- 
sance. 

\i"' point  ^  Voy.  in  Epist.  II  ad  CorintJùos. —  Item  paraphrase: 
Sentiment[s]  du  chrétien  sur  la  vie  et  sur  la  mort  (6). 

a.  Lîic,  II,  35.  —  Ms.  gladius pertransibit. 

1.  Mss.,  12825,  f.  100-102. 

2.  Bossiiet  orateur,  p.  393,  —  et  Choix  de  sermons,  p.  349. 
2^.  Choix  de  sermons,}^.  y\%. 

4.  Mémoires,  p.  73.  —  Cf.  Floquet,  Etudes...,  II,  p.  122  et  151. 

5.  Gandar  :  en. 

6.  C'est  l'opuscule  que  nous  avons  donné  ci-dessus,  p.  146. 


_a 


PURIFICATION   DE  LA  SAINTE  VIERGE.  543 

Responsum...  Qu'avait-il  demandé?  Sans  doute  la  mort.  Il  lui  avait 
été  répondu  :  Jusqu'à  ce  que  le  Messie  vienne,  on  vous  diffère. 
Après  qu'il  est  venu  :  Nunc  dimittis. —  On  ne  doit  désirer  d'être  sur 
la  terre  que  lorsque  jÉSUS-ClIRISTy  était.  Maintenant  :  Quce sursuin 
siuit  quccriic. 

Douceur  d'être  avec  ceux  qu'on  aime.  Ruth  à  Noémi  :  Qiiocninqne 
pcrrexeris  ('),  pergaui.  Quœ  te  terra  inorientein  siiseeperit  ("),  etc.  — 
Etre  unis  dans  la  sépulture;  les  os  semblent  reposer  plus  doucement, 
et  les  cendres  mêmc[s]  être  plus  tranquilles  :  combien  plus  d'aller 
immortels  à  jÉSUS-CllRIST  immortel  (2),  non  dans  la  terre  des 
morts,  mais  dans  la  terre  des  vivants,  etc..-' 

[2' point.']  Combat  du  corps  et  de  l'esprit:  Caro  conciipiscit  {''), 
Saint  Grégoire  de  Nazianze  : 'E/Opô;  sûy.îvv);  cpt'Xo;  ir.îco-jloz. —  Qui 
futurus  erat  etiain  corpore  spiritiialis.factiis  est  etiani  mente  car?talis. 
Saint  Augustin  (').  —  La  raison,  ministre  des  sens,  emploie  toute 
son  industrie  à  raffiner  le  goût  (3)  pour  irriter  l'esprit,  ou  à  assaison- 
ner les  objets  pour  empêcher  le  dégoût.  Venez,  sainte  pénitence, 
sacrifier  à  Dieu  le  repos  des  sens.  Anne:  pénitence  prépare  à  la  mort. 
Voyez  saint  François  de  Paule  (^)  :  Fili,  tu  seniper...,  i^r  p.,  page  6. 

\^f  point.]  Volonté  de  Dieu  se  fait  connaître  en  deux  sortes:  com- 
mandement, règle  de  ce  qu'il  faut  faire  ;  événement,  règle  de  ce  qu'il 
faut  souffrir.  L'un  libre,  l'autre  inévitable.  L'on  s'oppose  au  premier 
par  la  rébellion  ouverte.  Quoique  l'on  ne  puisse  s'opposer  à  l'autre, 
on  murmure.  L'audace  humaine  s'imagine  faire  quelque  chose  de 
libre,  quand,  ne  pouvant  résister,  elle  murmure  néanmoins  et  fait  la 
mutine  et  l'opiniâtre. 

Obéissance  à  la  loi.  Deux  sortes  de  commandements  :  de  père,  et 
de  maître.  De  père,  pour  rendre  meilleurs  ;  de  maître,  pour  exercer 
son  empire  et  faire  sentir  aux  esclaves  leur  servilité. 

La  loi  ancienne  presque  tout[e]  ainsi.  C'est  pourquoi  elle  est 
appelée  joug  insupportable,  loi  d'esclaves.  Pourquoi  joug,  vu  que  les 
préceptes  du  premier  genre  sont  multipliés  dans  l'Évangile?  C'est 
que  ce  sont  préceptes  qui  ne  sont  pas  donnés  (5)  pour  peser  sur  les 
épaules,  mais  pour  porter  à  la  perfection. 

Le  précepte  de  la  Purification  est  l'un  des  plus  serviles  de  tous. 
Marie  y  semblait  formellement  exceptée. Où  sont  ceux  qui  cherchent 
de  vains  prétextes   pour  s'exempter  de  l'obligation  de  la  loi  }  qui, 

a.  Ruih,  I,  16,  17.  —  Ms.  acceperit.  —  b.  Galat.,  v,  17.  —  c.  De  Civit.  Dei^ 
lib.  XIV,  cap.  XV. 

1.  Gandar  :  perveneris. 

2.  Var.  d'aller  tout  vivants  à  JÉsus-Christ  vivant.  —  Ms.  tous  vivants. 

3.  Var.  à  subtiliser  les  désirs. 

4.  Ci-dessus,  p.  451-453. 

5.  Sous-entendez  :  dans  l'Évangile. 


544 


CAREME  DES  CARMELITES. 


s'étant   fait  une   loi   eux-mêmes  de  faire  mille  dépenses  superflues, 
s'imaginent  être  exempts  par  là  de  l'obligation  de  faire  l'aumône  ? 

Marie  subit  la  volonté  (^)  de  Dieu  en  souffrant.  Voy.  Sermon  de 
la  Compassion,  2^  point,  sur  ces  paroles  :  Tua7?i  ipsiiis  animam  (2) 
^pertransibit  gladius]. 


1.  Gandar:  la  violence  de  Dieu. 

2.  Ci-dessus,  t.  II,  p.  477-479. 


Erreur  de  lecture. 


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CAREME    DES   CARMELITES. 


PREMIER    DIMANCHE. 


Sur   la   PÉNITENCE  (').  6  mars  leei. 


«  Pénitence.  Temps  :  sa  perte.  »  Ces  mots  que  Bossuct  place  en 
tête  du  sommaire  autographe,  résument  fidèlement  le  sujet  traite 
dans  ce  beau  discours.  Les  éditeurs  l'ont  altéré,  comme  presque  tous 
les  autres.  La  principale  rectification  qu'il  y  fallait  opérer  se  rapporte 
à  la  fin  du  premier  point, et  au  début  du  second.  On  avait  introduit  en 
cet  endroit  une  confusion  bizarre,  en  plaçant  en  tête  de  la  seconde 
partie  un  développement  de  l'esquisse  de  la  première,  que  l'auteur 
avait  reprise  au  dernier  moment  pour  la  compléter. 

Dans  le  troisième  point,  nous  avons  aussi  éliminé  du  texte  une 
interpolation,  qui  brouillait  le  fil  du  discours  et  la  suite  des  idées. 
On  trouvera  de  plus  dans  notre  édition  différents  renvois,  relevés 
au  manuscrit. 

Sommaire  (2).  Premier  dimanche:  ye  ni  vacuum  gratiavi  De?... 
—  Pénitence.  Temps,  sa  perte. 

\^Exorde.'\  Trois  difficultés  qui  font  retarder  la  conversion. 

Il"' point.']  Esprit  de  l'homme  toujours  extrême.  De  !a  présomp- 
tion du  pardon  au  désespoir  du  pardon.  Spe  despcrati  (p.  i,  2,  3). 

A  cause  que  la  miséricorde  et  la  justice  sont  infinies,  elles  pa- 
raissent incompatibles  (p.  i,  2). 

Quelle  est  la  miséricorde  divine  (p.  2,  3)  ;  justice  (note:z) ;  grâce 
de  la  rémission  des  péchés  (p.  4). 

S'accuser  de  bonne  foi  ;  ne  chercher  point  de  vaincs  ^3)  excuses 
(p.  5).  On  se  défend  devant  un  juge  ;  on  confesse  devant  un  père  ; 
manière  différente  de  se  défendre  devant  l'un  et  l'autre.  Cicéron 
(p.  5). 

\^2' point^  Rien  moins  en  notre  pouvoir  que  l'usage  de  notre 
volonté.  Force  i»  de  l'inclination,  et  2°  de  l'habitude.  Munis  iiiipos-. 
sibilitatis.  Saint  Augustin  (notez)  (p.  6). 

L'un  et  l'autre  peut  être  vaincu  par  la  grâce  (p.  7). 

Pénitence  veut  de  l'effort  ;  ennemie  de  la  mollesse,  parce  que  c'est 
une  sainte  indignation  contre  soi-même  (p.  7).  Exemple,  David. 
Notez,  Motiva  pœnitendi,  saint  Augustin. 

1.  il/jj-.,  f.  Zi  98,  sans  marge  ;  —  87-93,  in-f°  max",  —  le  reste,  in-4". 

2.  F.  85. 

3.  Lâchai  :  de  noires  excuses.  —  La  phrase  qui  précède  était  encore  plus 
défigurée. 

Sermons  de  Bcssuet.  —  III.  '  35 


546  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

Pénitence  avec  effort,  parce  que  c'est  un  enfantement  (p.  7,  8).  /// 
dolore paries.  S'enfanter  soi-même  (notez)  {^.  7).  Demande. 

\^j' pointa]  -Du  temps.  (Notez.)  Dies  mali  sunt:  tromperie  du  temps 
(p.  9,  10,  II,  etc.). 

Vie  paraît  tantôt  longue  et  tantôt  courte  (p.  13,  14).  Saint 
Bernard. 

Science  des  temps,  un  des  secrets  de  Dieu  :  l'homme  la  veut 
pénétrer.  N'ec  Filins  hoviinis  (p.  15). 

Contre  ceux  qui  attendent  le  dernier  moment  :  temps  des  testa- 
ments :  saint  Chrysostome,  saint  Grégoire  de  Nazianze.  Exhor- 
tation à  une  prompte  pénitence. 


Adjuvantes  exhortaimtr  ne 
in  vacuicm  gratiam  Del  recî- 
piatis. 

Nous  vous  exhortons,  en 
vous  aidant,  que  vous  ne  rece- 
viez point  en  vain  la  grâce  de 
Dieu. 

(II  C<?r.,  VI,  I.) 

[P.  ij  C'est  (')  avec  raison,  chrétiens,  que  nous  reprochons 
aux  pécheurs  que  leur  fidélité  est  inexcusable  :  car  il  n'y  a 
grâce,  il  n'y  a  remède,  il  n'y  a  sorte  de  secours  qu'ils  puissent 
demander  à  Dieu  pour  se  retirer  de  l'abîme,  qui  ne  leur  soit 
tous  les  jours  offert  par  cette  miséricorde  infinie  qui  ne  veut 
pas  leur  mort,  mais  leur  conversion.  Pour  nous  en  con- 
vaincre, mes  frères,  examinons,  je  vous  prie,  attentivement 
ce  que  peut  désirer  un  homme  que  le  remords  de  sa  conscience 
presse  de  retourner  à  la  droite  voie.  La  première  pensée  qui 
lui  vient  est  celle  de  ses  péchés,  dont  l'horreur  et  la  multi- 
tude le  font  douter  du  pardon.  Sur  cela  nous  lui  annonçons 
de  la  part  de  Dieu  et  de  Notre  Seigneur  Jésus-Christ  qui 
est  notre  propitiateur  (^)  par  son  sang  ;  nous,  dis-je,  dans 
lesquels  il  a  plu  à  Dieu  de  mettre  le  ministère  de  paix  et  de 
réconciliation,  nous  lui  annonçons  l'indulgence  et  la  rémis- 
sion de  ses  crimes.  Il  commence  à  respirer  dans  cette  espé- 
rance ;  mais  une  seconde  difficulté  le  vient  rejeter  dans  de 
nouveaux  troubles  :  c'est  l'obligation  de  changer   sa  vie   ou 

1.  L'avant-propos  de  ce  discours,    Y  Ave.,  comme    disait   Bossuet,    était    sans 
doute  écrit  sur  une  feuille  détachée  :  il  ne  s'est  pas  retrouvé. 

2.  Cf.  p.  522. 


SUR    LA    PÉNITENCE.  547 


ses  inclinations  corrompues  ;  et  ses  habitudes  invétérées  lui 
font  sentir  des  empêchements  qu'il  ne  croit  pas  pouvoir  ja- 
mais surmonter  (').  Pour  le  rassurer  dans  (^)  cette  crainte, 
nous  lui  découvrons  dans  les  mains  de  Dieu,  et  dans  les  se- 
crets de  sa  puissance,  des  remèdes  premièrement  très  effi- 
caces, puisqu'ils  guérissent  infailliblement  tous  ceux  qui  s'en 
servent,  et  secondement  très  présents,  puisqu'on  les  donne 
toujours  à  qui  les  demande  (-^).  Ainsi  les  plus  grands  pécheurs 
ne  pouvant  douter  ni  du  pardon  s'ils  se  convertissent,  ni  de 
leur  conversion  s'ils  l'entreprennent,  ils  n'ont  plus  rien  à  dé- 
sirer que  du  temps  pour  accomplir  cet  ouvrage  :  et  sur  ce 
sujet,  chrétiens,  ce  n'est  pas  à  nous  à  leur  répondre  ;  mais 
Dieu  se  déclare  (^)  assez  par  les  effets  mêmes  ;  car  il  prolon- 
ge leur  vie,  il  dissimule  leur  ingratitude  ;  et  reculant  tous  les 
jours  le  temps  destiné  à  la  colère, il  fait  connaître  assez  claire- 
ment qu'il  veut  donner  du  loisir  ('=)  à  la  pénitence. 

Par  où  il  nous  montre,  mes  frères,  qu'il  ne  refuse  rien  aux 
pécheurs  de  ce  qui  leur  est  nécessaire.  Ils  ont  besoin  de  trois 
choses,  delà  miséricorde  divine,  de  la  puissance  divine,  de  la 
patience  divine  :  de  la  miséricorde  pour  leur  pardonner.de  la 
puissance  pour  les  secourir,de  la  patience  pour  les  attendre  ; 
et  Dieu  accorde  tout  libéralement  :  la  miséricorde  promet 
le  pardon,  la  puissance  offre  le  secours,  la  patience  donne  le 
délai.  Que  reste-t-il  maintenant,  sinon  que  nous  disions  aux 
pécheurs  avec  l'Apôtre  :  Adjuvantes  auteni  [exkortamur  ne  in 
vacimm  gratiam  Dei  recïpiatis]  }  «  Nous  vous  exhortons,  mes 
frères,  que  vous  ne  receviez  pas  en  vain  la  grâce  de  Dieu.  » 
Ne  rejetez  pas  C^)  la  grâce  de  la  rémission  qui  promet  d'abolir 
vos  crimes  :  ne  recevez  pas  en  vain  la  grâce  de  la  conversion 
du  cœur  qui  s'offre  pour  corriger  vos  mœurs  dépravées;  enfin 
ne  recevez  pas  en  vain  cette  troisième  grâce  si  considérable, 
qui  vous  est  donnée  pour  faire  profiter  (^)  les  deux  autres,  je 

1.  Var.  pouvoir  surmonter  jamais. 

2.  Edit.  de  cette  crainte. 

3.  Var.  quand  on  les  demande. 

4.  Var.  s'explique. 

5.  Var.  qu'il  en  veut  donner. 

6.  Var.  Ne  recevez  pas  en  vain. 

7.  Var.  valoir. 


54^  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

veux  dire  le  temps,  ce  temps  [p.  2]  précieux  dont  il  ne  s'écoule 
pas  un  seul  moment  qui  ne  puisse  vous  valoir  une  éternité. 
Voilà,  mes  frères,  trois  motifs  pressants  pour  exciter  les 
hommes  à  la  pénitence,  et  c'est  le  partage  de  ce  discours. 

PRE.MIER    POINT. 

Il  est  assez  naturel  à  l'homme  de  se  laisser  emporter  faci- 
lement aux  extrémités  opposées.  Le  malade,  pressé  de  la 
fièvre,  désespère  de  sa  guérison  ;  le  même  étant  rétabli 
s'imagine  qu'il  est  {')  immortel.  Dans  les  horreurs  de  l'orage, 
le  nautonier  effrayé  dit  un  adieu  éternel  aux  flots  ;  mais  aus- 
sitôt que  la  mer  est  un  peu  calmée  {^),  il  se  rembarque  sans 
crainte,  comme  s'il  avait  les  vents  dans  ses  mains  (^).  Cet 
homme  qui  s'est  pensé  perdre  dans  une  intrigue  dangereuse, 
renonçait  de  tout  son  cœur  à  la  cour  ;  et  à  peine  s'est-il  dé- 
mêlé (^),  qu'il  se  rengage  de  nouveau,  comme  s'il  avait  essuyé 
toute  la  colère  de  la  fortune.  Cette  conduite  inégale  et  désor- 
donnée éclate  principalement  dans  les  pécheurs,  mais  d'une 
manière  opposée.  Car  cette  folie  et  téméraire  confiance  par 
laquelle  ils  se  nourrissent  dans  leurs  péchés,  les  conduit  à  la 
fin  au  désespoir  :  dans  la  chaleur  de  leurs  crimes  (-)  ils  ne 
peuvent  croire  que  Dieu  les  punisse;  et  puis,  accablés  de  leur 
pesanteur,ils  ne  peuvent  plus  croire  que  Dieu  leur  pardonne:» 
et  ils  vont  de  péchés  en  péchés  comme  à  une  ruine  certaine, 
désespérés  par  leur  espérance  :  »  Fcrunlîir  magno  inipetu, 
iitillo  revocante,  spe  despcrati  (''). 

En  effet,  considérez  cet  homme  emporté  :  dans  l'ardeur 
de  sa  passion,  il  ne  trouve  {^)  aucune  apparence  qu'un  Dieu 
si  grand  et  si  bon  veuille  tyranniser  sa  créature,  ni  exercer 
sa  puissance  pour  briser  un  vaisseau  de  terre  :  long-  [p. 3] 
temps  il  s'est  flatté  de  cette  pensée,  qu'il  n'était  pas  digne  de 
Dieu  de  se  tenir  offensé  de   ce  que  faisait   un   néant,  ni  de 

a.  S.  Aug.,  Serm.  XX,  n.  4. 

1.  Va}-,  d'être  immortel. 

2.  Var.  mais  la  mer  étant  apaisée. 

3.  Var.  s'il  avait  dans  ses  mains  les  vents  et  les  tempêtes. 

4.  Var.  à  peine  en  est-il  sorti. 

5.  Note  interlincaire  :  <<.  l'assent  du  désespoir  .à  l'espérance,  et  au  contraire.  » 

6.  Var.  il  ne  trouvait. 


SUR    LA    Pl-'iNITENCE.  549 


s'élever  contre  un  néant.  Après,  une  seconde  réflexion  lui 
fait  voir  combien  cette  entreprise  est  furieuse,  qu'un  néant 
s'élève  contre  Dieu,  Là  il  se  dit  à  lui-même  ce  que  criait  le 
prophète  à  ce  capitaine  des  Assyriens  :  «  Contre  qui  as-tu 
blasphémé,  contre  qui  as-tu  élevé  ta  voix  et  tourné  tes  regards 
superbes  ?  »  Qiicin  blaspheinasti,  contra  quciu  exaltasti  voceiu 
fuani,  et  clcvasti  \in  cxcclstivP^  oculos  tiios  ?  Quoi  !  «  c'est  contre 
le  saint  d'Israël,  »  c'est  contre  un  Dieu  tout-puissant  :  Contra 
sanctiun  Israël  if).  Son  audace  insensée  le  confond  ;  et  lui, 
qui  ne  voyait  rien  qui  pût  épuiser  la  miséricorde,  ne  voit  plus 
rien  maintenant  qui  puisse  apaiser  la  justice.  Mais  voici  la 
cause  apparente  de  cet  égarement  prodigieux  :  c'est  en  effet, 
chrétiens,  que  run[e]  et  l'autre  de  ces  qualités  (')  est  d'une 
grandeur  infinie,  je  veux  dire  la  miséricorde  et  la  justice  : 
de  sorte  que  celle  que  l'on  envisage  occupe  tellement  la 
pensée  qu'elle  n'y  laisse  presque  plus  de  place  pour  l'autre  ; 
d'autant  plus  que,  paraissant  opposées,  on  ne  comprend 
pas  aisément  qu'elles  puissent  subsister  ensemble  dans  ce 
suprême  (-)  degré  de  perfection  :  ce  qui  fait  que  la  grande 
idée  de  la  miséricorde  fait  que  le  pécheur  oublie  la  justice, 
et  que  la  justice  réciproquement  détruit  en  son  esprit  la 
miséricorde  ;  de  sorte  que  l'abattement  de  son  désespoir  égale 
les  emportements  et  la  folle  présomption  de  son  espérance. 
Il  nous  faut  détruire,  messieurs,  ces  vaines  idoles  de  la 
miséricorde  et  de  la  justice,  que  le  pécheur  aveuglé  adore  (') 
en  la  place  de  la  véritable  justice  et  de  la  véritable  miséri- 
corde. Vous  vous  trompez, ô  pécheurs, lorsque  vous  vous  per- 
suadez follement  que  ces  deux  qualités  sont  incompatibles, 
puisqu'au  contraire  (^)  elles  sont  amies.  Car,  mes  frères,  la 
bonté  de  Dieu  n'est  pas  une  bonté  insensible,  ni  une  bonté 
déraisonnable  ;  le  Dieu  que  nous  adorons  n'est  pas  le  Dieu 
des  ^larcionites,  un  Dieu  qui  ne  punit  pas,  souffrant  jusques 
au  mépris,  et  indulgent  jusqu'à  la  faiblesse  :  ce  n'est  pas  un 
Dieu,  dit  Tertullien,  «  sous  lequel   les  péchés    soient  à   leur 

ix.  IV  Reg.,  XIX,  22. 

1.  Première  rédaction  :  L'un  et  l'autre  de  ces  attributs. 

2.  Var.  souverain,  —  dans  ce  degré  suprême. 

3.  Var.  substitue  en  la  place. 

4.  Var.  apprenez  ici  au  contraire  qu'elles  sont  amies. 


550  CAREME  DES  CARMÉLITES. 

aise,  et  dont  l'on  se  puisse  moquer  impunément  :  »  Sub  qiio 
delicta  gaiiderent,  ciii  diabolus  illuderct.  Voulez-vous  savoir 
comment  il  est  bon  ?  Voici  une  belle  réponse  de  Tertullien  : 
«  Il  est  bon,  non  pas  en  souffrant  le  mal,  mais  en  se  décla- 
rant son  ennemi  :»  [(??«']  non  \_alias\plene  bonus  \_sit\  nisiniali 
œnmhis.  Sa  justice  fait  partie  de  sa  bonté  :  pour  être  bon 
comme  il  faut,  «  il  exerce  l'amour  qu'il  a  pour  le  bien  par  la 
haine  qu'il  a  pour  le  mal  :  »  Uti  boni  amorein  odio  mali 
exerceat  ('^).  Ne  vous  persuadez  donc  pas  que  la  justice  soit 
opposée  à  la  bonté,  dont  elle  prend  au  contraire  la  protection, 
et  l'empêche  d'être  exposée  au  mépris. 

Mais  sachez  que  la  bonté  n'est  non  plus  (')  opposée  à  la 
justice  ;  car  si  elle  lui  ôte  ses  [p.  4]  victimes,  elle  les  lui  rend 
d'une  autre  sorte  :  au  lieu  de  les  abattre  par  la  vengeance, 
elles  les  abat  par  l'humilité  ;  au  lieu  de  les  briser  par  le  châ- 
timent, elle  les  brise  par  les  douleurs  de  la  pénitence  :  et 
s'il  faut  du  sang  à  la  justice  pour  le  satisfaire,  la  bonté  lui 
présente  celui  d'un  Dieu.  Ainsi,  bien  loin  d'être  incompa- 
tibles, elles  se  donnent  la  main  mutuellement.  Il  ne  faut  donc 
ni  présumer  ni  désespérer.  Ne  présumez  pas,  ô  pécheurs! 
parce  qu'il  est  très  vrai  que  Dieu  se  venge  ;  mais  ne  vous 
abandonnez  pas  au  désespoir,  parce  que,  s'il  m'est  permis  de 
le  dire  {^),  il  est  encore  plus  vrai  que  Dieu  pardonne. 

Cette  vérité  étant  supposée,  il  est  temps  maintenant,  mes- 
sieurs, que  je  tâche  de  vous  faire  entendre  par  les  Écritures 
cette  grâce  singulière  de  la  rémission  des  péchés.  Comme 
c'est  le  fruit  principal  du  sang  du  Nouveau  Testament,  et 
l'article  fondamental  de  la  prédication  évangélique,  le  Saint- 
Esprit,  mes  frères,  a  pris  un  soin  particulier  de  nous  en 
donner  une  vive  idée,  et  de  nous  l'exprimer  en  plusieurs 
façons,  afin  qu'il  entre  dans  nos  cœurs  plus  profondément.  Il 
y  en  a  qui  regarde[nt]  Dieu,  qui  marquent  en  lui  comme  un 
changement  (^).  Il  dit  que  Dieu  oublie  les  péchés  ;  qu'il  ne 
les  impute  pas  ;  qu'il  les  couvre.  Il  dit  aussi  qu'il  les  lave  ; 

a.  Adv.  Marcion.,  lib.  II,  n.  20. 

1.  Les  éditeurs  ajoutent  pas  (n'est  pas  non  plus...)  Mais  voy.  Remarques...^ 
XLVI,  Négatives  7°,  dans  l'introduction  du  t.  Y\ 

2.  Far.  si  je  le  puis  dire. 

3.  Phrase  renvoyée  en  note  par  Deforis  ;  supprimée  par  Lâchât. 


SUR    LA    PKNITKNCE.  55  I 


qu'il  les  éloigne  de  nous  ;  et  qu'il  les  efface.  Pour  entendre 
le  secret  de  ces  expressions,  et  des  autres  que  nous  voyons 
dans  les  saintes  Lettres,  il  faut  remarquer  attentivement 
l'effet  du  péché  dans  le  cœur  de  l'homme,  et  l'effet  du  péché 
dans  le  cœur  de  Dieu. 

Le  péché  dans  le  cœur  de  l'homme  est  une  humeur  pes- 
tilente  qui  le  dévore,  et  une  tache  infâme  qui  le  défigure.  Il 
faut  purger  cette  humeur  maligne,  et  l'arracher  de  nos  en- 
trailles :  «  Autant  que  le  levant  est  loin  du  couchant,  autant 
éloigne-t-il  de  nous  nos  iniquités:»  Quanhuii  distat\o7'tus  ab 
occidente,  longe  fccit  a  7wùis  iniqnitates  7iostras\  (").  Et  pour 
cette  tache  honteuse,  il  faut  passer  l'éponge  dessus,  et  qu'il 
n'en  reste  plus  aucune  marque  :  «  Israël,  c'est  moi  qui  t'ai 
fait,  ne  t'oublie  pas  de  ton  Créateur  ;  c'est  moi  qui  ai  effacé 
tes  iniquités  comme  un  nuage  qui  s'évanouit,  et  comme  une 
légère  vapeur,  »  qui,  étant  dissipée  par  un  tourbillon,  ne 
laisse  pas  dans  l'air  le  moindre  vestige  :  Delcvi  ut  mtbem 
iniqîiitates  tuas,  et  quasi  nebulani  peccata  tua  (''). 

Mais,  mes  sœurs,  à  l'égard  de  Dieu,  le  péché  a  des  effets 
bien  plus  redoutables  :  il  fait  un  cri  terrible  à  ces  (')  oreilles 
toujours  attentives,  il  est  un  spectacle  d'horreur  à  ces  yeux 
toujours  ouverts.  Ce  spectacle  cause  l'aversion,  et  ce  cri  de- 
mande la  vengeance.  Pour  rassurer  les  pécheurs,  Dieu  leur 
déclare,  par  son  Ecriture,  qu'il  couvre  leurs  crimes  pour  ne 
les  plus  voir  ;  qu'il  les  met  derrière  son  dos,  de  peur  que, 
paraissant  à  ses  yeux,  ils  ne  fassent  soulever  son  cœur  ;  enfin 
qu'il  les  oublie,  qu'il  n'y  pense  plus.  Et  quant  à  ce  cri  funeste, 
il  en  étouffe  le  son  par  une  autre  voix  ;  pendant  que  nos 
péchés  nous  accusent,  il  produit  un  avocat  pour  nous  dé- 
fendre, «  Jésus-Christ  le  Juste,  qui  est  la  propitiation  pour 
nos  crimes  (')  ;  »  il  déclare  qu'il  ne  veut  plus  qu'on  nous  les 
impute,  ni  que  nous  en  soyons  jamais  recherchés.  Le  ciel  et 
la  terre  s'en  réjouissent,  les  montagnes  tressaillent  de  joie, 
«  parce  [p.  5]  que  le  Seigneur  a  fait  miséricorde  :  »  Laudate, 
cœli,  quoniaiu  iniserîcordiam  fecit  Dominus;  jubilate,  ext renia 
terrœ  ;  resonate,  7no?ites,  laudationeni  ("').  Vous  voyez  donc, 

a.  Ps.,  en,  12.  —  b.  /s.,  XLlv,  22.  —  c:  l /oan.,  11,  i,  2.  —  (/.  Is.,  XLIV,  23.  — 
M  s.  Lciîuiate,  cœli  ;  jubilate...  laicdationein,  quoniani... 
I.  Edit.  à  ses  oreilles...,  à  ses  yeux. 


552  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

mes  frères,  la  rémission  des  péchés  expliquée  et  autorisée 
en  toutes  les  formes  qu'une  grâce  peut  être  énoncée  : 
Ex\Ji\ortaimir,  [ne  in  vaciuini  gratiam  Dei  recipiatis  (")  : 
«  Nous  vous  exhortons]  que  vous  ne  receviez  pas  en  vain 
cette  grâce.  » 

Mais  quel  en  doit  être  l'effet  ?  Il  (')  faut  que  le  Saint- 
Esprit  nous  l'apprenne.  Au  chapitre  m  de  Jérémie,  Dieu 
envoie  ses  prédicateurs  :  (Voyez  Jérémie  (^)  m,  12,  21.  — 
Voyez  Extraits  de  r hcritttre  (^),  p.  26,  ly.)  —  Ezéchiel, 
XVIII,  3 1  :  Projicite  a  vobis  omnes  prœvaricationes  vestras, 
facite  vobis  cor  novuni  et  spiritiim  novîwi.  Et  qttare  morie- 
niini,  domiis  Israël  ?  Quia  nolo  inorteiu  morientis,  dicit 
Dorninus  Deus,  revertiniini  et  vivite.  «  Pourquoi  voulez- vous 
périr  ?  »  pourquoi  vous  obstinez-vous  à  votre  ruine  ?  Dieu 
veut  vous  pardonner,  vous  seul  ne  vous  pardonnez  pas. 

Deus  meus,  misericordia  mca  {^).—0  noinen  sub  quonemini 
desperandtivi  est  (").  O  prodigue,  retournez  donc  à  votre  père  ! 
débauchée,  retour.nez  à  votre  mari  !  Mais  retournez  en  confes- 
sant votre  crime  :  Peccavi  {'^)  ;  Veriivitamen  scito  iniqiiitatcm 
tuam  ('■).  Ne  songez  pas  à  vous  excuser;  n'accusez  pas  les 
étoiles,  le  tempérament  ;  ne  dites  pas  :  c'est  la  fortune  ;  la 
rencontre  m'a  emporté.  N'accusez  pas  même  le  diable  : 
Nemincm  qiiœras  accusare,  ne  acctisatorem  invenias  a  quo 
non  possis  te  defendere. — Ipse  diabolus  gaudet  cnm  accnsatur, 
vult  oninino  nt  acc7ises  ilhim,  vult  nt  a  te  fcrat  criminationem, 
cîuu  tu perdas  confessionem  (^).  Ne  cherchez  donc  pas  des 
excuses. 

Autre  chose  d'agir  avec  un  père,  autre  chose  de  répondre 
devant  un  juge  :  {Vid.  Remarques  morales  ('*),  p,  9)  :  ici  l'on 

a.  II  Cor.,  VI,  I.  —  b.  Ps.,  Lvnt,  ii.  —  c.  S.  Aug.,  In  Ps.  LVill.  —  d.  Il  AV^., 
XII,  13.—  c.Jcrem.,  m,  13.  — /.  S.  Aug.,  Serm.  XX,  n.  2. 

1.  A  partir  de  cet  endroit,  le  manuscrit  ne  contient,  pour  la  fin  du  i"'  point,  que 
l'indication  des  pensées  à  développer  en  chaire. 

2.  Deforis  traduit  ainsi  dans  le  texte  :  «  Allez,  et  criez  vers  TAquilon  :  Reve- 
nez, rebelle  Israël,  dit  le  Seigneur,  et  je  ne  détournerai  point  mon  visage  de 
vous,  parce  que  je  suis  saint,  dit  le  Seigneur,  et  que  ma  colère  ne  durera  pas 
éternellement.  — Après  cela  on  a  entendu  des  voix  confuses  dans  les  chemins, 
des  pleurs  et  des  hurlements  des  enfants  d'Israël,  parce  qu'ils  ont  rendu  leurs 
voies  criminelles  et  qu'ils  ont  oublié  leur  Seigneur  et  leur  Dieu.  » 

3.  Ce  recueil  ne  nous  est  pas  parvenu. 

4.  vSur  la  nature  de  ces  Remarques  morales,  voy.  notre  Histoire  C7-itiqîie  de  la 


SUR    LA    PÉNITENCE.  553 


se  défend,  et  là  on  confesse.  Quand  (')  on  parle  devant  un 
juge,  on  dit  :  Je  ne  l'ai  [pas]  fait,  ou  bic^i  :  J'ai  été  surpris, 
on  m'a  engagé  contre  mon  dessein,  j'ai  été  plus  loin  que  je 
ne  pensais.  Mes  frères,  ne  nous  défendons  pas  de  la  sorte  ; 
ne  cherchons  pas  de  vaines  excuses  pour  couvrir  notre  ingra- 
titude, qui  n'est  toujours  que  trop  criminelle.  Devant  un 
juge  on  cherche  des  fuites:  songez  que  vous  parlez  à  un  père 
où  la  principale  défense  c'est  d'avouer  simplement  sa  faute  : 
J'ai  failli,  j'ai  mal  fait,  je  m'en  repens,  j'ai  recours  à  votre 
bonté,  je  demande  pardon  de  ma  faute.  Si  personne  ne  l'a 
encore  obtenue  de  vous,  je  suis  téméraire  d'oser  le  préten- 
dre :  si  votre  bonté  au  contraire  a  déjà  fait  tant  de  grâces, 
vous-même  secourez-moi,  qui  avez  voulu  que  j'espérasse  (^). 

SECOND    POINT. 

[P.  6]  Nous  n'avons  rien  fait,  chrétî^ns,  de  persuader  aux 
pécheurs  que,  s'ils  retournent  à  Dieu,  ils  peuvent  facilement 
obtenir  leur  grâce:  car  cette  œuvre  de  la  rémission  dépendant 
purement  de  lui  (3),  il  est  aisé  d'en  attendre  une  bonne  issue. 
Mais  l'ouvrage  de  leur  conversion,  le  changement  de  leur 

Prédication  de  Bossiiet,  p.  4-22.  —  C'était  apparemment  dans  le  cahier  auquel 
l'auteur  renvoie  que  se  trouvait  un  extrait  de  Cicéron,  mentionné  dans  le  som- 
maire. Il  ne  figure  nulle  part  dans  le  manuscrit  du  sermon. 

i:  Seconde  rédaction.  Bossuet  n'avait  d'abord  écrit  que  quelques  lignes. 
Il  les  a  ensuite  reprises  en  sous-œuvre.  Les  éditeurs  ont  eu  ici  une  fantaisie 
assez  bizarre  :  laissant  l'ancienne  rédaction  à  la  fin  du  premier  point,  ils  ont 
mis  ensuite  l'autre  en  tête  du  second.  C'était  tout  brouiller.  Le  sommaire  aurait 
pu  les  avertir  :  c'est  la  seconde  rédaction  qu'il  résume.  —  Voici  la  première  : 
«  Un  juge  veut  le  châtiment  et  un  père  la  conversion.  Mais  ce  changement 
est-il  bien  possible  '■  Cet  Éthiopien  pourra-t-il  bien  dépouiller  sa  peau  ?  Ce 
pécheur  endurci  pourra-t-il  bien  se  priver  de  ses  dangereuses  pratiques  ?  C'est 
ce  que  nous  aurons  à  examiner  dans  la  seconde  partie.  » 

2.  Correction  (vers  1670)  :  «  Vous-même  *  accordez-moi  le  pardon,  qui  m'avez 
commandé  l'espérance.  »  —  Addition  sans  renvoi  (1661)  :  «  Le  prophète  repré- 
sente la  synagogue  comme  une  désespérée  qui  s'est  abandonnée  à  des  étrangers 
et  qui,  craignant  le  courroux  de  son  mari,  ne  veut  plus  retourner  à  sa  com- 
pagnie :  Despera7'i,  ncqiiaqnani  faciain,  adamavi  qiiippe  alienos^  et  post  eos 
(Wibttlabo  (Jerem.,  11,  25)  :  «  Il  n'y  a  plus  de  retour,  je  ne  le  ferai  pas.  » 

3.  Dans  les  tâtonnements  assez  pénibles,  qui  ont  précédé  la  rédaction  défini- 
tive de  ce  début,  on  lit  cette  variante  (etîtacce)  :  <s  Car  cette  œuvre  de  rémission 
dépendait  purement  de  lui  (de  Dieuj,  qui  le  fait  en  nous  sans  nous-même[s]...» 
—  Ces  derniers  mots  n'ont  pu  trouver  grâce  devant  l'auteur  :  il  les  a  soulignés, 
même  avant  d'effacer  tout  le  reste. 


554  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

cœur,où  nous  leur  demandons  leur  propre  travail,  c'est  celui-là 
qui  les  désespère.  Car  encore  que  tout  nous  tombe  des  mains, 
que  notre  extrême  faiblesse  ne  puisse  plus  disposer  d'aucunes 
choses,  il  n'y  a  rien  toutefois  dont  nous  puissions  moins  dis- 
poser que  de  nous-mêmes.  Etrange  maladie  de  notre  nature! 
il  n'y  a  rien  qui  soit  moins  en  notre  pouvoir  que  l'usage  de 
notre  volonté  :  en  un  mot,  rien  que  nous  puissions  moins 
faire  que  ce  que  nous  faisons  quand  nous  le  voulons  :  de 
sorte  qu'il  est  plus  aisé  à  l'homme  d'obtenir  de  Dieu  ce  qu'il 
voudra  qu'il  ne  lui  est  aisé  de  le  vouloir. 

Prouvons  manifestement  cette  vérité.  Deux  obstacles 
presque  invincibles  nous  empêchent  d'être  les  maîtres  de 
nos  volontés,  l'inclination  et  l'habitude.  L'inclination  rend 
le  vice  aimable  ;  l'habitude  le  rend  nécessaire.  Nous  n'avons 
pas  en  notre  pouvoir  ni  le  commencement  de  l'inclination,  ni 
la  fin  de  l'habitude.  L'JKiclination  nous  enchaîne  et  nous  jette 
dans  une  prison;  l'habitude  nous  y  enferme,  et  mure  la  porte 
sur  nous  pour  ne  nous  laisser  plus  aucune  sortie.  Inclusu7ii  se 
sentit  difficultate  vitiortun;  et  quasi  miiro  iinpossibilitatis  erecto 
portisque  clausis,  qua  évadât  non  inven.it  {^).  De  sorte  que  le 
misérable  pécheur,  [p.  7]  qui  ne  fait  que  de  vains  efforts, 
et  retombe  toujours  dans  l'abîme,  désespérant  d'en  sortir, 
s'abandonne  enfin  à  ses  passions,  et  ne  prend  plus  aucun 
soin  de  les  retenir  :  Desperantes,  semeiipsos  \tradiderunt 
ùnpudicitiœ,   in  operationem  imniunditiœ  oninis\  {^). 

Ce  que  peut  désirer  un  homme  que  son  naturel  tyrannise, 
c'est  qu'on  le  change,  qu'on  le  renouvelle,  qu'on  fasse  de  lui 
un  autre  homme.  C'est  ce  que  nous  dit  tous  les  jours  cet  ami 
colère,  lorsque  nous  le  reprenons  de  ses  promptitudes,  de 
ses  emportements,  de  ses  violences.  11  répond  qu'il  n'est  pas 
possible  de  se  délivrer  de  la  tyrannie  (')  de  l'humeur  qui  le 
domine  ;  qu'il  y  résiste  quelquefois,  mais  qu'à  la  longue  ce 
penchant  l'entraîne:  que  si  l'on  exige  de  lui  d'autres  mouve- 
ments, il  faut  donc  nécessairement  le  faire  un  autre  homme. 
Or  ce  que  demande,  mes  frères,  la  nature  faible  et  im- 
puissante, c'est  ce  que  la  grâce  lui  offre  pour  se  réformer  : 

a.  S.  Aug.,  In  Ps.  cvi,  n.  5.  —  b.  ICphes.,  iv,  19. 
I.  Var.  violence. 


SUR    LA    PÉNITENCE.  555 


car  la  conversion  du  pécheur  est  une  nouvelle  naissance.  On 
renouvelle  l'homme  jusques  à  son  principe,  c'est-à-dire,  jus- 
qu'à son  cœur  ;  on  brise  le  cœur  ancien  et  on  lui  donne  un 
cœur  nouveau  :  Qui  Jinxit  siui^illatim  corda  coriim  {")  (')  : 
Ut  creetur  cor  iminduni,  conteraHir  immundum  (^').  La  source 
étant  détournée,  il  faut  bien  que  le  ruisseau  prenne  un  autre 
cours. 

Que  si  la  grâce  (-)  peut  vaincre  l'inclination,  elle  surmon- 
tera aussi  l'habitude  :  car  l'habitude,  qu'est-ce  autre  chose 
qu'une  inclination  fortifiée  ?  Mais  nulle  force  ne  peut  égaler 
celle  de  l'Esprit  qui  nous  pousse.  S'il  faut  fondre  de  la  glace, 
Dieu  fera  souffler  son  Esprit,  et  d'un  cœur  le  plus  endurci 
sortiront  les  larmes  de  la  pénitence  :  Flabit  spiritus  ejus,  et 
fliient  aquœ  (").  Que  s'il  faut  faire  un  plus  grand  effort,  il 
enverra  (5)  son  «esprit  de  tourbillon,  qui  pousse  violemment 
les  murailles  »  :  Oîiasi  tiirbo  inipellens  parieteni  {f)  ;  «  son 
esprit  qui  renverse  les  montagnes,  »  et  déracine  les  cèdres  du 
Liban  :  Spiritus  (Domini)  subvertens  inoiites{^\  Quand  vous 
courriez  à  la  mort  avec  une  précipitation  plus  impétueuse 
que  le  Jourdain  ne  fait  à  la  mer,  il  saura  bien  arrêter  ce  cours. 
Fussiez-vous  demi-pourri  dans  le  tombeau,  il  vous  ressusci- 
tera comme  le  Lazare.  Seulement  écoutez  l'Apôtre,  et  ne 
recevez  pas  en  vain  la  grâce  de  Dieu  :  \_Ex\hortamur,  [fie  in 
vaciiiLvi  gratiani  Dei  recipiatis\. 

[P.  7^'sj  Mais  il  faut  avouer  (^),  mes  frères,  qu'on  voit  peu 

a.  Ps.,  xxxn,  15.  —  b.  S.  Aug.,  Senii.  xix,  n.  3.  —  c.  Ps.,  cxLvn,  18.  — 
d.  /s.,  XXV,  4.  —  é-.  III  /\i'£:,xix,  II.  —  Domini  est  ajouté  au  texte. 

1.  Ici  un  renvoi  au  Carême  des  Minimes.  Les  termes  dans  lesquels  il  est  conçu 
supposent  que  Bossuet  n'en  comptait  pas  d'autre  jusqu'à  cette  époque  :  «  Voy. 
Car[éme],  ser[mon]  5,  p.  4.  »  —  C'est  le  sermon  sur  les  Vaines  excuses  des  pé- 
cheurs (ci-dessus,  p.  3151. 

2.  Ms.  Que  si  elle,  —  et  entre  parenthèses  :  la  grâce.  —  Ceci  montre  claire- 
ment que  les  notes  qui  précèdent  sont  tracées  à  titre  provisoire,  et  que  l'auteur 
se  réserve  d'en  user  ou  non,  à  sa  guise. 

3.  Ms.  enuoiera.  —  Bossuet  et  ses  contemporains  conjuguaient  ainsi. 

4.  F.  93. — Première  7-édactioK  (f.  90)  :  «  Parmi  les  impressions  de  cette  grâce, 
notre  cœur  pressé  et  violenté  souffrira  de  grandes  angoisses.  Mais  telle  est  la 
condition  de  notre  nature.  Il  faut  nécessairement  que  le  bien  nous  coûte  ; 
nous  devons  manger  notre  pain  dans  la  sueur  de  notre  visage;  nous  ne  pouvons 
enfanter  qu'avec  douleur  {var.  qu'en  notre  douleur)  :  Iii  dolore  paries.  C'est 
pourquoi  la  pénitence  est  laborieuse...  >>  —  Le  reste  est  passé  dans  la  rédaction 
définitive,  ci-après,  p.  557. 


55^  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

d'effets  de  cette  grâce  ;  on  remarque  peu  dans  le  monde  ces 
grands  changements  de  mœurs  qui  puissent  passer  pour  de 
nouvelles  naissances:  et  la  cause  d'un  si  grand  mal,  c'est  que 
nous  recevons  trop  mollement  la  grâce  de  la  pénitence  ;  nous 
en  énervons  toute  la  vigueur  par  notre  délicatesse.  Il  y  a  une 
pénitence  lâche  et  paresseuse,  qui  n'entreprend  rien  avec 
effort  :  il  ne  faut  pas  attendre,  mes  frères,  qu'elle  fasse  jamais 
de  grands  changements,  ni  qu'elle  gagne  rien  sur  les  habi- 
tudes. Telle  est  la  condition  de  notre  nature,  qu'il  faut  néces- 
sairement que  le  bien  nous  coûte.  Nous  ne  pouvons  manger 
notre  pain  que  dans  la  sueur  de  notre  visage  {'')  :  la 
pénitence,  pour  être  efficace,  doit  nécessairement  être  vio- 
lente. Et  d'où  lui  vient  cette  violence  ?  Chrétiens,  en  voici 
la  cause  :  c'est  la  colère  et  l'indignation  qui  fait  naître  les 
mouvements  violents  :  or,  j'apprends  de  saint  Augustin  que 
«  la  pénitence  n'est  autre  chose  qu'une  sainte  indignation 
contre  soi-même  :  »  Qiiid  est  enim  pœnitentia,  nisi  sua  in 
seipswn  iracundia  (''')  ? 

Ecoutez  parler  ce  saint  pénitent  :  Ajflictus  sum  et  huini- 
hatus  sum  nimis;  rugiebam  a  gémit  u  cor  dis  mei  ('')  :  «  Je  me 
suis  affligé  avec  excès...»  Ce  n'était  pas  un  gémissement 
comme  celui  d'une  colombe,  mais  «  un  rugissement  »  sem- 
blable à  celui  d'un  lion  :  c'était  la  plainte  d'un  homme  irrité 
contre  ses  propres  vices,  qui  ne  peut  souffrir  sa  langueur,  sa 
lâcheté,  sa  faiblesse.  Cette  colère  l'emporte  jusqu'à  une 
espèce  de  fureur:  Turbatus  est  afurore  ocnhis  meus  {f).  Car, 
ne  pouvant  souffrir  ses  rechutes,  il  prend  des  résolutions  ex- 
trêmes contre  sa  lenteur  et  sa  lâcheté  :  il  ne  songe  plus  qu'à 
se  séquestrer  des  compagnies  qui  le  perdent  ;  il  cherche 
l'ombre  et  la  solitude  ;  dirai-je  le  mot  du  prophète  ?  il  est 
comme  ces  oiseaux  qui  fuient  la  lumière  et  le  jour  (')  :  Factus 
sum  sicut  nyctico7'ax  in  domicilio  (').    Dans  cette  solitude, 


a.  Gen.,  ni,  19.  —  b.  Serm.  xix,  n.  2.  —  Ms.  S.  Aug.,  V  pai-t.  Siippl.  —  c.  Ps., 
xxxvn,  9.  —  d.  Ps.,  VI,  7.  —  e.  JâtW.,  ci,  7. 

I.  Var.  Comme  un  hibou  dans  sa  maison.  —  Les  éditeurs  ont  eu  tort  d'intro- 
duire dans  le  texte  une  expression  que  Bossuet  avait  remplacée  par  une  péri- 
phrase. Le  respect,  qui  lui  faisait  traduire  littéralement  l'Écriture,  l'empêche 
aussi  de  conserver  un  mot  que  certains  auditeurs  n'auraient  peut-être  pas 
entendu  sans  un  sourire. 


SUR    LA    PÉNITENCE.  557 

dans  cette  retraite,  il  s'indigne  contre  soi-même  ;  il  fait  de 
grands  et  puissants  efforts  pour  prendre  des  habitudes  con- 
traires aux  siennes,  «  afin, dit  saint  Augustin,  que  la  coutume 
de  pécher  cède  à  la  violence  de  la  pénitence  :  »  Ut  violentiœ 
pccnitcndi  ccdat  consjictudo  peccandi  ("). 

C'est  ainsi  que  l'on  surmonte,  mes  frères,  et  ses  inclina- 
tions et  ses  habitudes.  Et  si  vous  me  demandez  pourquoi  il 
faut  tant  de  violence,  il  est  bien  aisé  de  répondre  :  c'est  que 
la  conversion  du  pécheur  est  une  nouvelle  naissance  ;  et 
c'est  la  malédiction  de  notre  nature,  qu'on  ne  peut  enfanter 
qu'avec  douleur  :  In  dolore  paries  filios  ('').  C'est  pourquoi  (') 
la  pénitence  est  laborieuse  ;  elle  a  ses  gémissements,  elle  a 
son  travail,  parce  que  c'est  un  enfantement  :  Ibi  dolores  tU 
partîu'icntis  :  saint  Augustin  ("),  dolores  pœnitcntis.  Il  faut 
enfanter  un  nouvel  homme,  [p.  8]  et  il  faut  pour  cela 
que  l'ancien  pâtisse.  Mais  parmi  ces  douleurs,  parmi  ces 
détresses,  ayez  toujours  présente  en  l'esprit  cette  parole 
de  l'Évangile  :  «  La  femme  en  enfantant  a  de  la  tristesse  ; 
mais  après  qu'elle  a  enfanté,  elle  ne  se  souvient  plus  de 
ses  maux,  tant  son  cœur  est  saisi  de  joie,  parce  qu'elle  a 
mis  un  enfant  au  monde  ("').  »  Parmi  ces  travaux  de  la  péni- 
tence, songez,  mes  frères,  que  vous  enfantez  ;  et  ce  que  vous 
enfantez,  c'est  vous-mêmes.  Si  c'est  une  consolation  si  sen- 
sible d'avoir  fait  voir  la  lumière  et  donné  la  vie  à  un  autre 
qu'elle  efface  en  un  moment  tous  les  maux  passés,  quel 
ravissement  doit-on  ressentir  (')  de  s'être  éclairé  soi-même, 
et  de  s'être  engendré  soi-même  pour  une  vie  immortelle  ! 
Enfantez  donc,  ô  pécheurs,  et  ne  craignez  pas  les  douleurs 
d'un  enfantement  si  salutaire  :  perpétuez  non  votre  race, 
mais  votre  être  propre  ;  conservez,  non  pas  votre  nom,  mais 
le  fond  même  de  votre  substance  {f). 

a.  In  Joan.  Tract.  XLix,  n.  19.  —  b.  Gen.,  m,  16.  —  Ms.  Jîlios  tuos.  —  c.  In 
Ps.  XLVii,  n.  5.  —  d.  Joan.,  xvi,  21. 

1.  Retour  à  la  première  rédaction  (f.  90}. 

2.  Var.  combien  plus  de  s"être  éclairé  soi-même, — ressentir,  quand  (inachevé). 

3.  Venait  ensuite  dans  la  première  rédaction  cette  phrase  effacée  :  «  Mais 
peut-être  qu'ils  se  persuadent  que  leur  faiblesse  n'est  pas  capable  de  souftrir 
cette  violence.  »  —  Après  avoir  renvoyé  au  sennon  dit  F'  dimanche  de  Carême, 
p.  5  (c'est-à-dire,  Vaities  excuses  dei  pécheurs,  i""' point,  ci-dessus  p.  317),  l'auteur 
supprimait  ce  renvoi,  pour  rédiger  ici  même  le   développement  :  «  Désabusons 


558  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

Vierges  de  Jésus-Christ,  voilà  l'enfantement  que  Dieu 
vous  ordonne  ;  enfantez  l'esprit  de  salut  :  renouvelez-vous  en 
Notre  Seigneur  parmi  les  angoisses  de  la  pénitence  ;  conti- 
nuez à  faire  voir  aux  pécheurs  qu'on  peut  surmonter  la  nature 
dans  ses  inclinations  les  plus  fortes,  et  afin  de  les  convaincre 
par  votre  exemple,  déclarez  au  vice  une  sainte  guerre,  et 
particulièrement  à  celui  qui  est  le  plus  caché,  le  plus  délicat, 
et  qui  s'élève  sur  la  ruine  de  tous  les  autres.  Et  pour  nous, 
chrétiens,  mettons  une  fois  la  main  sur  nos  blessures  invé- 
térées. Quoi  !  pauvre  blessé,  vous  tremblez,  vous  ne  pouvez 
toucher  à  la  plaie,  ni  vous  faire  cette  violence  (')  ?  Eh  !  ne 
vaut-il  pas  bien  mieux,  chrétiens,  souffrir  ici-bas  quelque 
violence  ?  Ambulate,  diuii  hicein  habetis  {")  :  «  Marchez 
tandis  que  vous  voyez  encore  la  lumière,  »  et  n'abusez  pas 
du  temps  que  Dieu  vous  accorde.  C'est  par  où  je  m'en  vais 
conclure. 

troisième  point. 

[P.  9]  Dieu  qui  ne  veut  pas  la  mort  des  pécheurs,  mais 
plutôt  qu'ils  se  convertissent,  ne  se  contente  pas  de  les  exci- 
ter par  la  bouche  des  prédicateurs  ;  mais  il  anime,  pour  ainsi 
dire,  toute  la  nature  pour  les  inviter  à  la  pénitence  :  car  cette 
suite  continuée  de  jours  et  d'années,  qu'ils  voient  si 
souvent  revenir,  est  comme  une  voix  publique  de  tout 
l'univers  qui  rend  témoignage  à  sa  patience,  et  avertit  les 
pécheurs  de  ne  pas  abuser  du  temps  qu'il  leur  donne.  «  Igno- 
rez-vous, dit  l'Apôtre  (''),  que  la  miséricorde  divine  vous 
invite  à  vous  convertir  ?  Méprisez-vous  les  richesses  de  sa 
patience  et  de  sa  bonté,  »  qui  vous  donne  le  temps  de  vous 
repentir  ?  C'est  principalement  cette  grâce  (")  que  l'Apôtre 
vous  avertit  de  ne  laisser  pas  écouler  sans  fruit  ;  car  il  ajoute 
aussitôt  après  :  «  Je  vous  ai  écouté  au  temps  destiné  :  »  Tein- 
pore  accepta  \exaudivi  të\  ('). 

a.Joan.^  xii,  35.  —  b.  Rom.,  11,  4.  —  c.  II  Cor.,  vi,  2. 
les  chrétiens,  par  une  expérience  sensible.  ^>  —  Mais  il  s'interrompt   dès  le 
début. 

1.  Ici  ce  renvoi  :  «  Morale.  Saint  Thomas  d'Aquin.  »  C'est-à-dire  que  l'auteur 
trouvait  son  développement  tout  préparé,  i"  dans  une  dissertation  morale,  qui 
ne  nous  est  pas  parvenue  ;  2°  dans  le  pani[s,yrique  de  saint  Thomas  d'Aquin 
(7  mars  1657),  également  perdu. 

2.  Var.  Au  nom  de  Dieu,  mes  frères,  ne  recevez  pas  en  vain  cette  grâce. 


SUR    LA    PÉNITENCE.  559 


Pour  bien  comprendre  ('),  messieurs,  le  prix  et  le  mérite 
d'une  telle  grâce,  remarquons  avant  toutes  choses  que  l'on 
peut  regarder  le  temps  en  tant  qu'il  se  mesure  en  lui-même 
par  heures,  par  jours,  par  années,  ou  en  tant  qu'il  aboutit  à 
l'éternité.  Dans  cette  première  considération,  je  sais  que  le 
temps  n'est  rien,  parce  qu'il  n'a  ni  force  ni  consistance,  que 
tout  son  être  est  de  s'écouler,  c'est-à-dire  (^)  que  tout  son  être 
n'est  que  de  périr,  et  partant  que  tout  son  être  n'est  rien.  Ma 
vie  (^)  est  mesurée  par  le  temps,  c'est  pourquoi  ma  substance 
[n'est  rien],  attachée  au  temps  qui  n'est  rien  lui-même  : 
Ecce  nicnsin-abilcs  \posuisti  dies  meos,  et  substantia  mea  tan- 
qttani  nihiliun  ante  te\  ("). 

Chose  étrange,  âmes  saintes,  le  temps  n'est  rien,  et 
cependant  on  perd  tout  quand  on  perd  le  temps.  Oui  nous 
développera  cette  énigme  }  C'est  parce  que  ce  temps,  qui 
n'est  rien,  a  été  établi  de  Dieu  pour  servir  de  passage  à 
l'éternité.  C'est  pourquoi  Tertullien  a  dit  :  «  Le  temps  est 
comme  un  grand  voile  et  un  grand  rideau  qui  est  étendu 
devant  l'éternité,  et  qui  nous  la  couvre  :  »  Mundi...  spe- 
cies...  teinporalis,  il  H  dispositioni  œternitatis  aulœi  vice 
oppansa  (^).  Pour  aller  à  cette  éternité,  il  faut  passer  par  ce 
voile.  C'est  le  bon  usage  du  temps  qui  nous  donne  droit  à  ce 
qui  est  au-dessus  du  temps  ;  et  je  ne  m'étonne  pas,  âmes 
saintes,  si  vos  règles  ont  tanL  de  soin  de  vous  faire  ménager 
le  temps  avec  une  économie  scrupuleuse  :  c'est  à  cause  que 
tous  ces  moments,  qui  étant  pris  en  eux-mêmes  sont  moins 
qu'une  vapeur  et  qu'une  ombre,  en  tant  qu'ils  aboutissent  à 
l'éternité  deviennent,  dit  saint  Paul  (  ),  d'un  poids  infini  ;  et 
qu'il  n'est  rien  par  conséquent  de  plus  criminel  que  de  rece- 
voir en  vain  une  telle  grâce. 

Je  ne  m'arrêterai  pas  ici,  chrétiens,  à  vous  représenter  par 

a.  Ps.,  XXXVIII,  6. —  â.  Apo/og.,  p.  43.  —  Ms.  Mu7idi  species  temporalis,  œter- 
nitati  oppansa.  —  c.  II  Co?:,  iv,  17. 

1.  Première  rédaction  :  «  De  tous  les  dons  de  Dieu,  chrétiens,  Tun  des  plus 
grands,  des  plus  précieux,  dont  l'on  nous  demandera  compte  plus  exactement, 
c'est  le  temps  que  l'on  nous  accorde.  Nous  pouvons  regarder  le  temps  en  tant 
qu'il  se  mesure  en  lui-même,  ou  en  tant  qu'il  aboutit  à  l'éternité.  >  —  La  première 
phrase  est  effacée. 

2.  P'ar.  et  partant. 

3.  .-Vddition  interlinéaire,  que  Lâchât  rejette  dans  les  notes. 


560  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

un  long  discours  combien  cette  grâce  est  peu  estimée,  ni 
combien  facilement  on  la  laisse  perdre.  Les  hommes  se  font 
justice  sur  ce  sujet-là;  et  quand  ils  nous  disent  si  ouvertement 
qu'ils  ne  songent  qu'à  passer  le  temps,  ils  nous  découvrent 
assez  avec  quelle  facilité  ils  le  perdent.  Mais  d'où  vient  que 
l'humanité,  qui  est  naturellement  si  avare,  et  qui  retient  son 
bien  si  avidement,  laisse  écouler  de  ses  mains,  sans  peine, 
l'un  de  ses  trésors  les  plus  précieux  ?  C'est  ce  qui  mérite 
d'être  examiné  ;  et  j'en  découvre  deux  causes,  dont  l'une  vient 
de  nous,  et  l'autre  du  temps. 

[P.  io]  Pour  ce  qui  (')  nous  regarde,  mes  sœurs,  il  est  bien 
aisé  de  comprendre  pourquoi  le  temps  nous  échappe  si  faci- 
lement :  c'est  que  nous  n'en  voulons  pas  observer  la  fuite. 
Car  soit  qu'en  remarquant  sa  durée  nous  sentions  approcher 
la  fin  de  notre  être,  et  que  nous  voulions  éloigner  cette  triste 
image;  soit  que  par  une  certaine  fainéantise  nous  ne  sachions 
pas  employer  le  temps,  toujours  est-il  véritable  que  nous  ne 
craignons  rien  tant  que  de  nous  apercevoir  de  son  passage. 
Combien  nous  sont  à  charge  ces  tristes  journées,  dont  nous 
comptons  toutes  les  heures  et  tous  les  moments!  Ne  sont-ce 
pas  des  journées  dures  et  pesantes,  dont  la  longueur  nous 
accable  ?  Ainsi  le  temps  nous  est  un  fardeau,  que  nous  ne 
pouvons  supporter  quand  nous  le  sentons  sur  nos  épaules. 
C  est  pourquoi  nous  n'oublions  aucun  artifice  pour  nous 
empêcher  de  le  remarquer  :  et  parmi  les  soins  que  nous 
prenons  de  nous  tromper  nous-mêmes  sur  ce  sujet-là,  je  ne 
m'étonne  pas,  chrétiens,  si  nous  ne  voyons  pas  la  perte  du 
temps,  puisque  nous  n'en  trouvons  point  de  plus  agréable 
que  celui  qui  coule  si  doucement  qu'il  ne  nous  laisse  presque 
pas  sentir  sa  durée. 

[P.  Il]  Mais  si  nous  cherchons  à  nous  tromper,  le  temps 
aide  aussi  à  la  tromperie  ;  et  voici  en  quoi  consiste  cette  illu- 
sion. Le  temps,  dit  saint  Augustin  {"),  est  une  imitation  de 
l'éternité.  Faible  imitation,  je  l'avoue  ;  néanmoins,  tout  vola- 
ge qu'il  est,  il  tâche  d'en  imiter  la  consistance.  L'éternité  est 
toujours  la  même.  Ce   que  le  temps   ne  peut  égaler   par  la 

a.  De  musica,  lib.  VI,  n.  29. 

I.  Les  pages  10-16  appartiennent  à  une  seconde  rédaction. 


SUR    LA    PÉNITENCE.  56 1 


permanence,  il  tâche  de  l'imiter  par  la  succession  :  c'est  ce 
qui  lui  donne  moyen  de  nous  jouer  (').  Il  ôte  un  jour,  il  en 
rend  un  autre  :  il  ne  peut  retenir  cette  année  qui  passe,  il  en 
fait  couler  en  sa  place  une  autre  semblable,  qui  nous  empêche 
de  la  regretter.  Il  impose  de  cette  sorte  à  notre  faible  ima- 
gination, qui  ne  sait  pas  distinguer  ce  qui  est  semblable  (')  : 
et  c'est  en  ceci,  si  je  ne  me  trompe,  que  consiste  cette  malice 
du  temps,  dont  l'Apôtre  nous  avertit  par  ces  mots  :  Redi- 
nicntcs  teinpus,  qîioniani  dies  inali  suiit  (")  :  «  Rachetez  le 
temps,  parce  que  les  jours  sont  mauvais,  »  c'est-à-dire,  ma- 
lins et  malicieux.  Il  ne  paraît  pas  qu'une  année  s'écoule, 
parce  qu'elle  semble  ressusciter  dans  la  suivante.  Ainsi  l'on 
ne  remarque  pas  que  le  temps  se  passe,  parce  que,  quoi- 
qu'il varie  éternellement,  il  montre  presque  toujours  le 
même  visage.  Voilà  le  grand  malheur,  voilà  le  grand  obstacle 
à  la  pénitence. 

[P.  12]  Toutefois  une  longue  suite  découvre  son  impo- 
sture. La  faiblesse,  les  cheveux  gris,  l'altération  visible  du 
tempérament  nous  contraignent  de  remarquer  quelle  grande 
partie  de  notre  être  est  abîmée  et  anéantie.  Mais  prenez 
garde,  mes  frères,  à  la  malice  du  temps  :  voyez  comme  ce 
subtil  imposteur  tâche  de  sauver  ici  les  apparences,  comme 
il  affecte  toujours  l'imitation  de  l'éternité.  C'est  le  propre  de 
l'éternité  de  conserver  les  choses  dans  le  même  état  ;  le 
temps,  pour  en  approcher  en  quelque  sorte,  ne  nous  dépouille 
que  peu  à  peu  :  il  nous  dérobe  si  subtilement,  que  nous  ne 
sentons  pas  son  larcin  (').  Ezéchias  ne  sent  point  écouler  son 
âge  ;  et,  dans  la  quarantième  année  de  sa  vie,  il  croit  qu'il  ne 
fait  que  de  naître  :  Dum  adkuc  ordirer,  succidit  me  (^')  :  «  Il 
a  coupé  ma  trame  dès  le  commencement  de  mes  jours.  » 
Ainsi  la  malignité  trompeuse  du  temps  fait  insensiblement 
écouler  la  vie,  et  on  ne  songe  point   à  sa  conversion.  Nous 

a.   Ephes.,  v,  16.  —  b.  /s.,  xxxviii,  12. 

1.  Var.  de  se  jouer  de  nous. 

2.  Fur.  qu'il  est  aisé  de  tromper  par  la  ressemblance.  —  Les  e'diteurs  conser- 
vent les  deux  dans  le  texte. 

3.  Eiù't  il  nous  mène  si  finement  aux  extrémités  opposées,  que  nous  y  arri- 
vons sans  y  paaser.  —  Phrase  inutile  que  Bossuet  a  effacée  ;  peut-être  aussi  la 
jugeait-il  peu  satisfaisante. 

Sermons  de  Bossuet.  —  HI  36 


562  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

tombons  tout  à  coup,  et  sans  y  penser,  entre  les  bras  de  la 
mort  :  nous  ne  sentons  notre  fin  que  quand  nous  y  sommes. 
Et  voici  encore  ce  qui  nous  abuse  :  c'est  que,  si  loin  que  nous 
puissions  [p.  13]  porter  notre  vue,  nous  voyons  toujours  du 
temps  devant  nous.  Il  est  vrai,  il  est  devant  nous^  mais  peut- 
être  que  nous  ne  pourrons  pas  y  atteindre. 

Parmi  ces  illusions  nous  sommes  tellement  trompés,  que 
nous  ne  [nous]  connaissons  pas  nous-mêmes  ;  nous  ne  savons 
que  juger  de  notre  vie.  Tantôt  elle  est  longue,  tantôt  elle  est 
courte, selon  le  gré  de  nos  passions  ;  toujours  trop  courte  pour 
nos  plaisirs,  toujours  trop  longue  pour  la  pénitence.  Cardans 
nos  ardeurs  insensées  nous  pensons  volontiers  que  la  vie  est 
courte,  Écouter  parler  les  voluptueux  :  Non  prœtereat  nos 
fios  teniporis  ;  coronenuts  nos  rosis,  antequam  marcescant  (")  : 
«  Ne  perdons  pas  la  Heur  de  notre  âge  ;  couronnons-nous  de 
roses,  devant  qu'elles  soient  flétries.  »  Pensez-vous  {')  qu'on 
osât  troubler  leurs  délices  par  la  pensée  de  la  mort  ?  et  un  si 
triste  objet  ne  leur  donnerait-il  pas  du  chagrin  ?  Ils  y  pense- 
ront d'eux-mêmes  {'),  n'en  doutez  pas,  pour  se  presser  da- 
vantage à  goûter  ces  plaisirs  qui  passent.  «  Mangeons  et  bu- 
vons, ajoutent-ils,  parce  que  notre  fin  est  proche  (^').  » 

Eh  bien  !  je  me  réjouis  de  ce  que  vous  avez  enfin  reconnu 
la  brièveté  de  la  vie  :  [p.  14]  pensez  donc  enfin  à  la  péni- 
tence, que  vous  différez  depuis  si  longtemps,  et  ne  recevez 
pas  en  vain  la  grâce  de  Dieu.  Ils  vont  aussitôt  changer  de 
langage  ;  et  cette  vie,  qui  leur  semble  courte  pour  les  volup- 
tés, devient  tout  d'un  coup  si  longue,  qu'ils  croient  pouvoir 
encore  avec  sûreté  consumer  une  grande  partie  de  leur  âge 
dans  leurs  plaisirs  illicites.  Filii  homimun,  usqtteqiio  gravi 
corde  (^)  ?  «  Jusques  à  quand,  ô  enfants  des  hommes,  laisse- 
rez-vous  aggraver  vos  cœurs  ?»  Jusques  à  quand  vous  lais- 
serez-vous  abuser  à  l'illusion  du  temps  qui  vous  trompe  .'* 
Quand  reconnaîtrez-vous  de  bonne  foi  que  la  vie  est  courte  ^ 
Voulez-vous  attendre  le  dernier  soupir  }    Mais  en  quelque 

a.   Sap.,  H,  7,  8.  --  b.  h.,  XXII,  13.  —  c.  Ps.,  IV,  3. 

I.    Var.  Au  milieu  de  leurs  délices,  mes  sœurs,  oseront-ils  penser  à  la  mort  .-' 

M.  Lâchât  fait  de  cette  variante  le  texte,    et   réciproquement.  En  outre,  une 

faute  de  lecture.  Les  anciens  éditeurs  étaient  ici  plus  fidèles. 
2.  /t'i'/V.  ils  y  pensent  eux-mêmes.  —  Faute   de  lecture. 


SUR    LA    PÉNITENCE.  563 


état  que  vous  soyez,  soit  que  votre  âge  soit  dans  sa  lleur, 
soit  qu'il  soit  déjà  dans  sa  force,  l'Apôtre  dit  à  tout  le  monde 
que  «  le  temps  est  proche.  »  Les  jours  se  poussent  les  uns  les 
autres  :  on  recule  celui  de  la  pénitence,  et  enfin  il  ne  se  trouve 
plus  ('). 

—  Mais  nous  avons  encore  du  temps  devant  nous.  —  O 
Dieu  !  (]u'y  aura-t-il  désormais  que  les  hommes  ne  veuillent 
savoir  ?  et  que  n'attentera  pas  leur  témérité  ?  Voici  une  chose 
digne  [p.  15]  de  remarque.  Le  Fils  de  Dieu  nous  enseigne 
que  la  science  des  temps  est  l'un  des  secrets  que  le  Père  a  mis 
en  sa  puissance  (").  Pour  arrêter  à  jamais  la  curiosité  humaine, 
Jksus-Ciirist  interrogé  sur  l'ordre  des  temps  dit  lui-même 
qu'il  ne  le  sait  pas  ('').  Entendons  sainement  cette  parole. 
Il  parle  comme  ambassadeur  du  Père  céleste  et  son  inter- 
prète envers  nous  :  ce  qui  n'est  pas  de  son  instruction  (^), 
[il  nous  dit  qu'il  ne  le  sait  pas, c'est-à-dire,  dit  saint  ^Augustin, 
qu'il  a  voulu  le  cacher  à  son  Église.]  Mais  de  quelque  sorte 
que  nous  l'entendions,  toujours  devons-nous  conclure  que  la 
science  du  dernier  moment  est  l'un  des  mystères  secrets  que 
Dieu  veut  tenir  cachés  à  ses  fidèles  :  c'est  par  une  volonté 
déterminée  qu'il  «  cache  le  dernier  jour,  afin  que  nous  ob- 
servions tous  les  jours  :  »  Latet  ultimus  ciies,  ut  observentur 
omnes  dies  (').  Et  cependant,  encore  une  fois,  que  n'entre- 
prendra pas  l'arrogance  humaine  }  L'homme  audacieux  veut 
philosopher  sur  ce  temps,  veut  pénétrer  dans  cet  avenir  (^). 

a.  Act.,  I,  7.  —  b.  Marc.^  xm,  32.  —  c.  S.  Aug.,  Senn.  xxxix,  n.  i. 

i.  Fragment  de  la  !"■«  rédaction  :  «  O  temps  qu'un  Dieu  patient  accorde  aux 
pécheurs  pour  leur  être  un  port  salutaire,  faut-il  que  tu  leur  serves  d'écueil  !  Nous 
avons  du  temps,  convertissons-nous  :  nous  avons  du  temps,  péchons  encore.  Là 
est  le  port,  et  là  est  Técueil  :  considère,  ô  pécheur,  le  bon  usage  du  temps  qui 
nous  est  donné  ;  c'est  le  port  où  se  sauvent  les  sages  :  considère  l'attente  indis- 
crète de  ceux  qui  diffèrent  toujours,  c'est  l'écueil  oii  se  perdent  les  téméraires.  >) 
—  Ce  passage  nous  sera  utile  à  relire,  à  la  fin  du  sermon. 

2.  J/>.  etc.  —  Les  éditeurs  achèvent  par  une  phrase  de  leur  invention.  Mais, 
e/c.  signifiait  que  l'auteur  n'avait  pas  le  loisir  de  récrire  ce  qui  était  déjà  dans  sa 
première  rédaction.  C'est  là  que  nous  prenons  la  fin  de  la  phrase. 

3.  Les  éditeurs  donnent  ici  un  paragraphe  de  la  rédaction  primitive,  entière- 
ment effacée  (f  92).  Rien  ne  justifie  cette  insertion.  Elle  rompt  même  la  suite  des 
idées.  Mais  le  passage  est  baau,  et  il  a  tenté  Deforis.  C'était  en  note  qu'il  fallait 
le  placer.  Le  voici  : 

«  Mes  paroles  sont  inutiles  ;  parlez  vous-même,  6  Seigneur  JÉSUS,  et  confon- 
dez ces  cœurs  endurcis.  Quand  on  leur  parle  des  jugements  de  Dieu,  «  cette  vi- 


564  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

Mais  je  veux  bien  t'accorder,  pécheur,  qu'il  te  reste  encore 
du  temps  :  pourquoi  tardes-tu  à  te  convertir  ?  pourquoi  ne 
commence[s]-tu  pas  aujourd'hui?  Crains-tu  que  ta  pénitence 
ne  soit  trop  longue  d'un  jour?  Quoi!  non  content  d'être  cri- 
minel, tu  veux  durer  longtemps  [p.  i6j  dans  le  crime!  tu 
veux  que  ta  vie  soit  longue  et  mauvaise!  tu  veux  faire  cette 
injure  à  Dieu  :  toujours  demander  du  temps,  et  toujours  le 
perdre  !  Car  tu  rejettes  tout  au  dernier  moment.  C'est  le 
temps  des  testaments,  dit  saint  Chrysostome  (''),  et  non  pas  le 
temps  des  mystères  (').  Ne  sois  pas  de  ceux  qui  diffèrent  à  se 
reconnaître  quand  ils  ont  perdu  la  connaissance;  qui  attendent 
presque  que  les  médecins  les  aient  condamnés  pour  se  faire 
absoudre  par  les  prêtres;  qui  méprisent  si  fort  leur  âme  qu'ils 
ne  pensent  à  la  sauver  que  lorsque  le  corps  est  désespéré. 

Faites  {')  pénitence,  mes  frères,  tandis  que  le  médecin 
n'est  pas  encore  à  votre  côté,  vous  donnant  des  heures  qui 
ne  sont  pas  en  sa  puissance,  mesurant  les  moments  [de] 
votre  vie  par  des  mouvements  de  tête,  et  tout  prêt  à  philo- 
sopher admirablement  sur  le  cours  et  la  nature  de  la  maladie, 
après  la  mort  {^).  N'attendez  pas,  pour  vous  convertir, 
qu'il  vous  faille  crier  aux  oreilles,  et  vous  extorquer  par  force 
un  oui  ou  un  non:  que  le  prêtre  ne  dispute  pas  près  de  votre 
lit  avec  votre  avare  héritier,ou  avec  vos  pauvres  domestiques  ; 
pendant  que  l'un  vous  presse  pour  les  mystères,  et  que  les 
autres  sollicitent  pour  leur  récompense,  ou  vous  tourmentent 
pour  un  testament  ('').  Convertissez-vous  de  bonne  heure  ; 
n'attendez  pas  que  la  maladie  vous  donne  ce  conseil  salutaire; 
que  la  pensée  en  vienne  de  Dieu  et  non  de  la  fièvre,  de  la 

a.  In  Act.  Apost.  homil.  i,  n.  7.  —  b.  S.  Greg.  Naz.,  Orat.  XL. 
sion,  disent-ils  en  Ézéchiel,  ne  sera  pas  sitôt  accomplie  :  »  In  tempora  loiii^aiste 
prophetat  (xii,  27).  Quand  on  tâche  de  les  effrayer  par  les  terreurs  de  la  mort, 
ils  croient  qu'on  leur  donne  encore  du  temps.  Jésus-Christ  les  veut  serrer  de 
plus  près,  et  voici  qu'il  leur  représente  la  justice  divine  irritée  toute  prête  à  frap- 
per le  coup  :  Jaiii  eniin  sectiris  ad  radicetn  arborum  posita  est.  >  {Matt/i.,  ni,  10.) 
—  Bossuet  ajoutait  :  Vid.  Serin,  in  hcsc  vei'ba,^.  11  (Cf.  p.  141). 

1.  Ici  s'arrête  la  nouvelle  rédaction  (p.  io-i6).  L'auteur  se  reporte  à  l'ancienne 
page  1 1  (f.  92,  in-f°). 

2.  En  tête  de  ce  paragraphe,  Bossuet  indique  Vhomélie  XL  de  saint  Grégoire 
de  Nazianze,  dont  il  va  s'inspirer. 

3.  Trait  final  .\  remarquer.  Ces  coupes  de  phrases  intentionnelles  sont  fré- 
quentes dans  Bossuet.  —  La  phrase  suivante  est  souligne  pour  l'importance. 


SUR    LA    ritNITENCE.  56' 


raison  et  non  de  la  nécessité,  de  l'autorité  divine  et  non  de 
la  force.  Donnez-vous  à  Dieu  avec  liberté,  et  non  avec  an- 
goisse et  inquiétude.  Si  la  pénitence  est  un  don  de  Dieu, 
célébrez  ce  mystère  dans  un  temps  de  joie,  et  non  dans  un 
temps  de  tristesse.  Puisque  votre  conversion  doit  réjouir  les 
anges,  c'est  un  fiicheux  contre-temps  de  la  commencer  quand 
votre  famille  est  éplorée.  Si  votre  corps  est  une  hostie  qu'il 
faut  immoler  à  Dieu,  consacrez-lui  une  hostie  vivante  :  si 
c'est  un  talent  précieux  (')  qui  doit  profiter  entre  ses  mains, 
mettez-le  de  bonne  heure  dans  le  négoce;  et  n'attendez  pas, 
pour  le  lui  donner,  qu'il  faille  l'enfouir  en  terre.  Après  avoir 
été  le  jouet  du  temps,  prenez  garde  que  vous  ne  soyez  le 
jouet  de  la  pénitence  ;  [qu']e]le  ne  fasse  semblant  de  se  don- 
ner à  vous,  que  cependant  elle  ne  vous  joue  par  des  senti- 
ments contrefaits,  et  que  vous  ne  sortiez  de  cette  vie  après 
avoir  fait  non  une  pénitence  chrétienne,  mais  une  amende 
honorable  qui  ne  vous  délivrera  pas  du  supplice  (^).  Ecce 
nunc  tcmpiis  acceptabilc,  ecce  iiunc  dies  salutis  (").  Voilà  l'écueil, 
et  voilà  le  port.  Le  port  :  Benignitas  Dei  ad  pcenilentiavi 
te  cxspectat;  pénitence,  où  vous  trouverez  la  vie  éternelle. 
L'écueil,  l'impénitence  ('). 


a.W  Cor.,  VI,  2. 

1.  Dans  une  première  rédaction,  qui  venait  quelques  lignes  plus  haut,  Bossiret 
citait  le  texte  même  du  saint  évoque  de  Nazianze  :  'lî-îo7aT0T,-:co  tô  zi'/.-x-nm. 

2.  l^ar.  qui  vous  enverra  (eiiuoicra)  au  supplice. 

3.  Ces  notes,  jetées  rapidement  pour  la  fin  du  discours,  indiquent  que  Torateur 
revient  en  terminant  aux  idées  signalées  plus  haut  (p.  563,  n.  i). 


i 


CAREME  DES   CARMÉLITES. 


U'  DIMANCHE. 


SUR    LA    PAROLE    DE    DIEU  ('). 


13  mars  1661  :  devant  la  reine. 


Le  manuscrit  de  ce  beau  sermon  est  d'une  confusion  presque  in- 
extricable. Heureusement  que  deux  éditions  critiques  ont  déjà,  pour 
ainsi  dire,  déblayé  le  terrain  ;  l'une,  de  M.  Gandar,  en  1867  !  l'autre, 
de  M.  Gazier,  en  1882.  Le  premier  insérait  dans  son  texte  divers 
remaniements  de  date  plus  récente,  afin  de  donner  la  dernière  ex- 
pression de  la  pensée  de  Bossuet.  Le  second, s'engageant  à  reproduire 
la  vraie  rédaction  de  1661,  éliminait,  et  avec  raison,  les  retouches  et 
les  additions  successives,  qui  détruisaient  la  forme  primitive  de 
l'œuvre,  sans  être  assez  explicites  pour  nous  la  présenter  sous  sa 
forme  définitive.  Il  est  évident  que  Bossuet  n'a  pas  adressé  aux 
Carmélites  des  phrases  ajoutées  neuf  ans  plus  tard  (1670)  ;  et  il  n'est 
pas  moins  évident  que  l'appellation:  Mes  sœurs,  qui  se  rencontre 
encore  çà  et  là,  n'a  pu  être  conservée  en  cette  dernière  occasion, pour 
l'auditoire  des  Nouveaux  Convertis. 

Pour  nous,  qui  avons  à  reconstituer  ici  une  station  entière,  nous 
ne  saurions  hésiter,  et  nous  adoptons  le  principe  de  M.  Gazier.  Est- 
ce  à  dire  que  nous  tiendrons  pour  non  avenues  les  modifications  plus 
récentes?  Ce  serajit  prendre  un  parti  déplorable.  Elles  sont,  en  effet, 
des  améliorations  raisonnées,  de  véritables  corrections,  jugées  néces- 
saires, sinon  en  elles-mêmes,  du  moins  en  raison  des  circonstances. 
Le  nouvel  avan4:-propos,  qui  est  complet,  se  lira  à  sa  date  (1670). 
Les  notes  plus  courtes,  qui  seraient  inintelligibles,  séparées  du  texte, 
vont  être  données  dès  maintenant,  avec  un  signe  qui  les  d'istinguera 
des  variantes  contemporaines  de  la  première  rédaction.  En  1670,  il 
suffira  d'y  renvoyer  pour  permettre  au  lecteur  de  compléter,  par  la 
pensée,  les  indications  sommaires  apposées  sur  le  manuscrit.  Quel- 
ques annotations  sont  d'une  époque  intermédiaire,  et  correspondent 
à  une  autre  reprise  de  ce  sujet,  pour  le  Carême  de  Saint-Thomas 
du  Louvre,  en  1665. 

Sommaire  (^).  Dsuxicme  dimanche:  Prédication  :  Hic  est  Filins. 

{Exorde.)  L'autel  et  la  chaire  :  alliance. 

{i"' point.)  Dispositions  du  prédicateur  (p.  9,  10,  il,  12,  13).  Si 
Jiahes  hrachinni  Jit Dcus,  et  [j^/]  voce  simili tonas...  Non  exigitnr^sed 
donatur.  S.  Chrysolog.  (p.  13). 

j.  Mss.,  12822,  f.  128-152. 

2.  F.  117,  mis  par  erreur  en  tète  du  sermon  de  1660  sur  le  même  texte. 


SUR  LA  PAROLE  DE  DIEU.  567 

{2'  point.)  Attention,  quelle  [elle]  doit  être.  —  Oij  elle  doit  être. 
Non  dans  l'esprit,  mais  dans  le  cœur  (notes)  (p.  19,  20,  21). 

{j' point.)  Prédication  comme  la  comédie.  Mouvements  artificiels, 
trompeurs  et  de  peu  de  durée  (p.  22,  23,  24). 

Manière  d'enseigner  de  Dieu  :  se  justifie  par  les  (cuvres  (p.  25, 
26,  27). 

Modestie  devant  (')  le  sermon  (p.  28,  29)  {-). 


Hic  est  Fih'us  meus  dilecius,  in  qttp 
mihi  bcîte  complacui:  ipsiim  midite. 

Celui-ci  est  mon  Fils  bien-aiiné,  clans 
lequel  je  me  suis  plu  :  ccoutez-le 

{Maiih.,  XVII,  5.) 

J'AI  (')  remarqué,  chrétiens,  qu'en  même  temps  que  fut 
entendue  cette  voix  du  Père  céleste  qui  nous  commande 
d'écouter  son  Fils,  Moïse  et  Élie  disparurent,  et  que 
Jésus  se  trouva  tout  seul  :  Et  diuu  fieret  vox,  inventns  est 
Jésus  sohis  {^).  D'où  vient  que  Moïse  et  Élie  se  retirent  à 
cette  parole  ?  Chrétiens,  voici  le  secret  développé  par  l'Apôtre: 
«  Autrefois,  dit-il,  Dieu  ayant  parlé  en  différentes  manières 
par  la  bouche  de  ses  prophètes»  (écoutez  et  comprenez  ce 
discours:  vous  avez  parlé,  ô  prophètes,  mais  vous  avez  parlé 
autrefois)  ;  «  maintenant,  en  ces  derniers  temps,  il  nous  a 
parlé  par  son  propre  Fils  {''').  »  C'est  pourquoi  dans  le  même 
temps  que  Jésus-Christ  paraît  comme  Maître,  Moïse  et 
Elie  se  retirent.  La  Lx)i,  tout  impérieuse  qu'elle  est,  tient  à 
gloire  de  lui  céder  ;  les  prophètes,  tout  clairvoyants  qu'ils 
sont,  se  vont  néanmoins  cacher  dans  la  nue:  Intrantibiis  illis 
in  mtbem  (^);  —  Ntibes...  obitmbravit  cos  ("');  comme  si  par 

a.  Luc,  IX,  36.  —  b.  Hebr.,  l,  i,  2.  —  c.  Luc.^  ix,  34.  —  d.  Mailh.,  XVII,  5. 

1.  C'est-à-dire,  avant  le  sermon. 

2.  A  la  suite  de  ce  sommaire,  Bossuet  transcrit  le  texte  de  Zacharie,  que  nous 
avons  déjà  cité  en  note,  à  la  fin  du  sermon  des  Minimes  (p.  261)  :  Et  notuerunt 
atti'udsre...  exercituum  (Zachar.,  vil).  —  Il  sera  répété  sur  la  dernière  page  du 
sermon.  —  Et  plus  loin,  après  Tavant-propos  :  «  Dieu  ayant  ordonné  deux 
choses,  d'écouter  et  d'accomplir  sa  sainte  parole,  quand  aura  le  courage  de  la 
pratiquer  celui  qui  n'a  pas  la  patience  de  l'entendre.^  Quand  lui  donnera-t-il  sa 
volonté,  s'il  lui  refuse  même  son  attention;  et  quand  lui  ouvrira-t-il  son  cœur,  s'il 
lui  ferme  jusqu'à  ses  oreilles  .''  »  —  Cf.  p.  58 1. 

3.  Cet  Ave  est  considéré  par  MM.  Gandar  et  Gazier  comme  une  copie  de 
celui  de  1661.  Il  a  été  transcrit  à  la  suite  du  sommaire  (f.  118,  v°),  un  peu  plus 
tard,  ce  semble,  peut-être  même  en  1665. 


568  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

cette  action  ils  disaient  tacitement  au  Sauveur  :  Nous  avons 
parlé  autrefois  au  nom  et  par  l'ordre  de  votre  Père  ;  mainte- 
nant que  vous  ouvrez  votre  bouche  pour  expliquer  vous- 
même  les  secrets  du  ciel,  notre  commission  est  expirée;  notre 
autorité  se  confond  dans  l'autorité  supérieure  ;  et,  n'étant 
que  les  serviteurs,  nous  cédons  humblement  la  parole  au 
Fils. 

[Chrétiens  (')  .c'est  cette  parole  du  Fils  qui  résonne  de  tous 
côtés  dans  les  chaires  évangéliques  ;  ce  n'est  plus  sur  la  chaire 
de  Moïse  que  nous  sommes  assis,  mais  sur  la  chaire  de 
Tésus-Ciirist,  d'où  nous  faisons  retentir  sa  voix  et  son 
Evangile.  Apprendre  dans  quel  esprit  on  doit  écouter  notre 
parole  ou  plutôt  la  parole  du  Fils  de  Dieu  même,  par  les 
prières  de  celle  qui  le  conçut,  dit  saint  Augustin,  première- 
ment par  l'ouïe,  et  qui,  par  l'obéissance  qu'elle  rendit  à  la 
Parole  éternelle,  se  rendit  digne  de  le  concevoir  dans  ses 
bénies  entrailles  (-).  Ave.'] 

[P.  i]  Le  temple  de  Dieu,  mes  sœurs  (^),  a  deux  places 
augustes  et  vénérables,  je  veux  dire  l'autel  et  la  chaire  (■*). 
Là  se  présentent  les  requêtes,  ici  se  publient  les  ordonnan- 
ces :  là,  les  ministres  des  choses  sacrées  parlent  à  Dieu  de  la 
part  du  peuple;  ici,  ils  parlent  au  peuple  de  la  part  de  Dieu: 
là  Jésus-Christ  se  fait  adorer  dans  la  vérité  de  son  corps; 
il  se  fait  reconnaître  ici  dans  la  vérité  de  sa  doctrine  (^).  Il  y 
a  une  très  étroite  alliance  entre  ces  deux  places  sacrées,  et 
les  œuvres  qui  s'y  accomplissent  ont  un  rapport  admirable. 
Le  mystère  de  l'autel  ouvre  le  cœur  pour  la  chaire  ;  le  mys- 
tère de  la  chaire  apprend  à  s'approcher  de  l'autel  (^).  De  l'un 
et  de  l'autre  de  ces  deux  endroits  est  distribuée  aux  enfants 

1.  A  l'exemple  de  M.  Gazier,  nous  terminons  cet  avant-propos  par  un  emprunt 
à  une  rédaction  plus  récente  (1670).  Les  paroles  qui  précèdent,  semblables  dans 
les  deux  cas,  semblent  indiquer  que  la  conclusion  était  aussi  la  même.  Toutefois 
en  raison  du  doute  qui  peut  subsister,  nous  mettons  ce  passage  entre  crochets. 
{Mss.,  f.  131,  verso.) 

2.  Ms.  bénistes  (même  en  1670). 

3.  Var.  chrétiens  (1670). 

4.  N'o/e  de  1670  :  *  On  peut  y  ajouter  le  triijunal  de  la  pénitence. 

5.  Var.  parole. 

6.  Barré,  puis  repris  :  ce  qu'indique  un  B  en  marge  (bon). 


SUR  LA    PAROLE  DE  DIEU.  569 

de  Dieu  (')  une  nourriture  céleste  ;  Ji'sus-Ciirlst  prêche 
dans  l'un  et  dans  l'autre  ;  là,  rappelant  en  notre  pensée 
l<i  mémoire  de  sa  Passion  el  nous  apprenant  par  même 
moyen  à  nous  sacrifier  avec  lui,  il  nous  prêche  d'une  manière 
muette;  ici,  il  nous  donne  des  instructions  animées  [  p.  2] 
par  (')  la  vive  voix  ;  et  (')  si  vous  voulez  encore  un  plus 
grand  rapport,  là,  par  l'efficace  du  Saint-Esprit  et  par  des 
paroles  mystiques,  auxquelles  on  ne  doit  point  penser  sans 
tremblement,  se  transforment  les  dons  proposés  (')  au  corps 
de  Notre  Seigneur  Jksus-Ciirlst  ;  ici,  par  le  même  Esprit  et 
encore  par  la  puissance  de  la  parole  divine,  doivent  être 
secrètement  transformés  (^)  les  fidèles  de  Ji':sus-Ciirist  pour 
être  faits  son  corps  et  ses  membres. 

[P.  3]  C'est  à  cause  C^)  de  ce  rapport  admirable  entre 
l'autel  et  la  chaire  que  quelques  docteurs  anciens  n'ont  pas 
craint  de  prêcher  aux  fidèles  qu'ils  doivent  approcher  de  l'un 
et  de  l'autre  avec  une  vénération  semblable  ;  et  sur  ce  sujet, 
chrétiens,  vous  serez  bien  aises  d'entendre  des  paroles 
remarquables  de  saint  Augustin,  qui  sont  renommées  parmi 
les  savants  (^),  et  que  je  rapporterai  en  leur  entier  dès  le 
commencement  de  ce  discours,  auquel  elles  doivent  servir  de 
fondement.  Voici  comme  parle  ce  grand  évêque  {°)  {^Homélie 
XXVI,  parmi  ses  Cinquante)  :  «  Je  vous  demande,  mes  frères, 
laquelle  de  ces  deux  choses  vous  semble  de  plus  grande 
dignité,  la  parole  de  Dieu  ou  le  corps  de  Jésus-Christ.  Si 
vous  voulez  dire  (^)  la  vérité,  vous  répondez  sans  doute  que 
la  parole  de  Jésus-Christ  ne  vous  semble  pas  moins  esti- 
mable que  son  corps.  Ainsi  donc,  autant  que  nous  apportons 
de  précaution  pour  ne  pas  laisser  tomber  à  terre  le  corps  de 

1.  Var.  aux  fidèles.  —  La  correction  (au  crayon)  pourrait  être  de  1665. 

2.  Var.  de. 

3.  Var.  que  si. 

4.  Voy.  Remarques.^  t.  Y\  Introduction,  xxxviii.  Le  sens  est  :  ...  les  dons 
proposés  (les  pains  destinés  au  sacrifice  eucharistique)  se  transforment  au  corps... 

5.  Var.  consacrés. 

6.  Cette  page  et  la  suivante  sont  une  seconde  rédaction  (f.  134). 

7.  Var.  connues  des  savants. 

8.  Ce  sermon  a  été  relégué  par  les  Bénédictins  dans  \ Appendice  (.Serm.  CGC, 
n.  2)  :  ils  l'attribuent  à  saint  Césaire  d'Arles  (VI""  siècle). 

9.  Var.  répondre. 


570  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

Jésus-Christ  qu'on  nous  présente,  nous  en  devons  autant 
apporter  pour  ne  pas  laisser  tomber  de  notre  cœur  la  parole 
de  Jésus-Christ  qu'on  nous  annonce  (')  ;  parce  que  celui-là 
n'est  pas  moins  coupable  qui  écoute  négligemment  la  sainte 
parole  que  celui  qui  laisse  tomber  par  sa  faute  le  corps  même 
du  Fils  de  Dieu  {').  » 

Voilà  les  propres  termes  de  saint  Augustin  qui  me  donnent 
lieu,  chrétiens,  d'approfondir  aujourd'hui  ce  secret  rapport 
entre  le  mystère  de  l'Eucharistie  et  le  ministère  de  la  parole, 
parce  que  je  ne  trouve  {^)  rien  de  plus  efficace  pour  attirer  le 
respect  à  la  sainte  prédication,  [p.  4]  ni  rien  aussi  de  plus 
convenable  pour  expliquer  les  dispositions  avec  lesquelles  il 
la  faut  entendre.  Ce  rapport  dont  nous  parlons  consiste  en 
trois  choses  que  je  vous  prie  d'écouter  attentivement. 

Je  dis  premièrement,  chrétiens,  qu'avec  la  même  religion 
que  vous  désirez  que  l'on  vous  donne  à  l'autel  la  vérité  du 
corps  de  Notre  Seigneur  vous  devez  désirer  aussi  que  l'on 
vous  prêche  en  la  chaire  la  vérité  de  sa  parole.  C'est  la  pre- 
mière disposition  ;  mais  il  faui  encore  passer  plus  avant.  Car 
comme  il  ne  suffit  pas  {^)  que  vous  receviez  au  dehors  la 
vérité  de  ce  pain  céleste,  et  que  vous  vous  sentez  obligés 
d'ouvrir  la  bouche  du  cœur  plutôt  même  que  celle  du  corps, 
ainsi,  pour  bien  entendre  la  sainte  parole,  vous  devez  être 
attentifs  au  dedans  et  prêter  l'oreille  du  cœur.  Ce  n'est  pas 
assez,  chrétiens,  et  voici  la  perfection  du  rapport  et  la  con- 
sommation (5)  du  mystère.  Comme  en  recevant  dans  le 
cœur  cette  nourriture  sacrée,  vous  devez  tellement  vous  en 
sustenter  qu'il  paraisse  à  votre  bonne  disposition  que  vous 
avez  été  nourris  à  la  table  du  Fils  de  Dieu  ;  ainsi  vous 
devez  profiter  de  sorte  de  sa  parole  divine  qu'il  paraisse  par 
votre  vie  que  vous  avez  été  instruits  dans  son  école. 

Si  vous  vous  mettez  aujourd'hui  dans  ces  saintes  dispo- 
sitions, vous  écouterez  Jésus-Christ  de  la  manière  qu'il  veut 
qu'on  l'écoute  :  Ipsum  audite.  Vous   écouterez  au  dehors  la 

1.  Var.  qu'on  nous  enseigne. 

2.  Var.  de  Jésus-Christ. 

3.  Var.  ne  trouvant. 

4.  Var.  comme  en  recevant.. ^  vous  vous  sentez... 

5.  Var.  la  confirmation. 


SUR  LA  PAROLE  DE  DIEU.  571 

vérité  de  sa  parole  ;  vous  écouterez  au  dedans  sa  prédication 
intérieure  ;  ainsi  (')  vous  apprendrez  la  perfection  qui  est  de 
l'écouter  dans  vos  entreprises  et  de  vous  montrer  ses  disci- 
[)les  par  l'obéissance  :  Ipsum  audit c. 

[P.  2iO\  Madamk  (•'),  cette  matière  est  digne  de  l'audience 
que  nous  donne  aujourd'hui  Votre  Majesté.  C'est  principa- 
lement aux  rois  de  la  terre  qu'il  faut  apprendre  à  écouter 
Jksus-Ciirist  dans  les  saintes  prédications,  afin  qu'ils  enten- 
dent du  moins  en  public  cette  vérité  qu'on  leur  déguise  en 
particulier  par  tant  de  sortes  d'artifices,  et  que  la  parole  de 
Dieu,  qui  est  un  ami  qui  ne  flatte  pas,  les  désabuse  des  flat- 
teries de  leurs  [p,  31]  courtisans.  Votre  Majesté,  Madame, 
y  donne  peu  d'attention;  et  comme  elle  est  déjà  prévenue 
d'un  grand  amour  pour  la  vérité,  elle  croira  facilement  ce  que 
je  vais  tâcher  de  prouver  :  qu'il  ne  faut  chercher  dans  les 
chaires  que  la  vérité  éternelle. 

PREMIER  POINT. 

[P.  4'^'sj  Les  chrétiens  délicats  qui,  ne  connaissant  pas  la 
croix  du  Sauveur,  qui  est  le  grand  mystère  de  son  royaume, 
cherchent  partout  ce  qui  les  flatte  et  qui  les  délecte,  même 
dans  le  temple  de  Dieu,  s'imaginent  être  innocents  de  désirer 
dans  les  chaires  les  discours  qui  plaisent  et  non  ceux  qui 
touchent  et  qui  édifient,  et  énervent  par  ce  moyen  toute 
l'efficace  de  l'Évangile.  Pour  les  désabuser  aujourd'hui  de 
cette  erreur  si  dangereuse,  voici  la  proposition  que  j'avance  : 
que  comme  il  n'y  a  aucun  homme  assez  insensé  pour  ne 
chercher  {f)  pas  à  l'autel  la  vérité  du  mystère,  aussi  aucun  ne 
doit  être  assez  téméraire  pour  ne  chercher  [pas]  à  la  chaire 
la  pureté  de  la  parole.  C'est  ce  que  j'ai  à  faire  voir  dans  ce 
premier  point.   J'espère  que  la    preuve  sera  (^)  concluante. 

Pour   établir  ce    rapport,    [p.   5J  je  pose  ce    fondement 

1.  1670  :  *  enfin,  vous  l'écouterez  par  une  fidèle  pratique,  en  vous  montrant  ses 
disciples  par  l'obéissance  :  ipsuin  audite. 

2.  Cette  allocution  à  la  reine  est  écrite  à  la  suite  de  la  péroraison.  M.  Gandar 
a  supposé  qu'il  s'agissait  d'Anne  d'Autriche,  la  reine  mère.  Mais  je  ne  vois  ici 
aucune  parole  qui  ne  convienne  autant  à  la  jeune  et  pieuse  Marie-Thérèse. 

3.  Var.  n'exiger. 

4.  Var.  Voyez  si  la  preuve,  —  que  la  preuve  en  est  concluante. 


572  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

nécessaire  que,  selon  le  conseil  de  Dieu  dans  ladispensation 
[du]  mystère  du  Verbe  incarné,  il  devait  se  montrer  aux 
hommes  en  deux  manières  différentes  :  premièrement,  il 
devait  paraître  en  la  vérité  de  sa  chair  ;  secondement,  il  devait 
paraître  dans  la  vérité  de  sa  parole.  [P.  6]  Et  voici  la  raison 
solide  de  ces  différentes  apparitions.  C'est  qu'étant  {')  le 
Sauveur  du  monde,  il  devait  nécessairement  se  manifester  par 
tout  le  monde  :  par  conséquent  il  ne  suffit  pas  qu'il  se  montre 
dans  la  Judée  et  dans  un  coin  de  la  terre;  il  faut  qu'il  paraisse 
par  tous  les  endroits  où  la  volonté  de  son  Père  lui  a  prédes- 
tiné des  élus  :  si  bien  que  ce  même  Jésus,  qui  s'est  montré 
seulement  dans  la  Palestine  par  la  vérité  de  sa  chair,  a  été 
ensuite  porté  par  tout  l'univers  par  la  vérité  de  sa  parole  ;  et 
c'est  en  cet  état,  chrétiens,  qu'il  se  découvre  maintenant  à 
nous,  en  attendant  le  jour  bienheureux  où  nous  le  verrons 
dans  sa  gloire. 

Ce  mystère  que  je  vous  prêche  paraît  assez  clairement 
dans  notre  Évangile  (Transfiguration).  Car  c'est  une  chose 
digne  de  remarque  que  dans  le  même  moment  que  Pierre, 
admirant  Jésus  environné  de  lumière,  se  veut  faire  un  do- 
micile sur  le  Thabor,  pour  jouir  éternellement  de  sa  vue, 
dans  le  même  moment,  chrétiens,  adJiiic  eo  loquente,  la  gloire 
de  Jésus-Christ  disparaît,  un  nuage  couvre  les  disciples, 
d'où  sortit  cette  voix  du  Père  :  «Celui-ci  [est  mon  Fils  bien- 
aimé...],  écoutez-le.  »  Comme  s'il  eût  dit  à  saint  Pierre,  ou 
plutôt  en  sa  personne  aux  fidèles  qui  devaient  suivre  :  Cette 
vie  mortelle  et  caduque,  n'est  pas  le  temps  de  voir  Jésus- 
Christ  ;  un  nuage  le  dérobera  à  vos  yeux  lorsqu'il  viendra  (-) 
prendre  sa  place  dans  la  gloire  du  sein  paternel.  Mais  ne 
croyez  pas  toutefois  que  vous  en  perdiez  tout  à  fait  la  vue. 
Car  en  cessant  de  le  voir  dans  la  vérité  de  son  corps,  vous 
le  pourrez  toujours  [p.  7]  contempler  dans  la  vérité  de  sa 
doctrine  [^).  Ecoutez-le  seulement  et  regardez  ce  divin 
Maître  dans  son  Evangile  (^)  :  Ipsum  audite. 

1.  Var.  Car  étant. 

2.  Var.  lorsqu'il  ira  prendre  sa  place  en  la  gloire  de  Dieu  son  Père. 

3.  Var.  de  son  Évangile. 

4.  Var.  dans  la  parole  dans  laquelle  il  s'est  renfermé  lui-même.  —  Corrections 
de  date  postérieure  :  *  ...  il  s'est  lui-même  renfermé,  —  il  [a  renfermé]  pour  nous 
toute  sa  doctrine  (1670). 


SUR  LA  PAROLE  DE  DIEU.  573 

C'est  ce  qui  fait  dire  à  Tertullien,  dans  le  livre  de  la  Résur- 
rection, que  la  parole  de  vie  est  comme  la  chair  du  Fils  de 
Dieu  :  Itaque  sermonem  constihieus  vivificatoreni...,  eiundem 
etiaui  caniein  siuwi  dixit  (")  ;  et  au  savant  Origène  {^Homélie 
XXXV  sur  saint  Matthieu),  que  la  parole  qui  nourrit  les  âmes 
est  une  espèce  de  corps  (')  dont  le  Fils  de  Dieu  s'est  revêtu. 
Partis  quon  Deits  corpus  suum  esse  fatetur,  verbuui  est  nutri- 
toriuni  aniinarum.  Que  veulent-ils  dire,  messieurs,  et  quelle 
ressemblance  ont-ils  pu  trouver  entre  le  corps  de  notre  Sau- 
veur et  la  parole  de  son  Evangile  ?  Voici  le  fond  de  cette 
pensée  :  c'est  que  le  Fils  de  Dieu  retirant  de  nous  cette  appa- 
rence visible,  et  désirant  néanmoins  demeurer  encore  avec 
ses  fidèles,  il  a  pris  comme  une  espèce  de  second  corps,  je 
veux  dire  la  parole  de  son  Évangile,  qui  est,  en  effet,  comme 
un  corps  dont  la  vérité  est  revêtue  ;  et  en  ce  nouveau  corps  (^), 
âmes  saintes,  il  vit  et  il  converse  encore  avec  nous  ;  il  agit  et 
il  travaille  encore  pour  notre  salut  ;  il  prêche  et  il  nous  donne 
tous  les  jours  des  enseignements  de  vie  éternelle  {f). 

[P.  8]  C'est  pour  cela  que  les  saints  docteurs  ont  tant  de 
fois  comparé  la  parole  de  l'Evangile  avec  le  sacrement  de 
l'Eucharistie  ;  c'est  pour  cela  que  saint  Augustin  a  prêché 
sans  crainte  que  la  parole  de  Jésus-Christ  n'est  pas  moins 
vénérable  que  son  corps  même.  Vous  l'avez  ouï,  chrétiens  ; 
nous  pèserons  (^)  peut-être  ces  mots  en  un  autre  lieu.  Main- 
tenant, pour  ne  rien  confondre,  faisons  cette  réflexion  sur 
toute  la  doctrine  précédente.  Si  vous  l'avez  {^)  assez  enten- 
due, vous  devez  maintenant  être  convaincus  que  les  prédi- 
cateurs de  l'Évangile  ne  montent  pas  dans  les  chaires  pour 
y  faire  de  vains  discours  qu'il  faille  entendre  pour  se  di- 
vertir. A  Dieu  ne  plaise  que  nous  le  croyions  !  Ils  y  montent 


a.  De Resiirr.  carn.,  n.  2,7- 

1.  Var.  une  espèce  de  *  second  corps  (1670). 

2.  Var.  par  le  moyen  de  ce  nouveau  corps. 

3.  Addition  postérieure,  mais  avant  1670:  *  il  renouvelle  à  nos  yeux  tous 
ses  mystères.  —  Ce  qu'on  vient  de  lire  est  souligné  pour  l'importance. 

4.  Gandar,  Gusier,  etc.:  Nous  reverrons.  — Erreur  de  lecture.  Les  anciens 
éditeurs  omettaient  ce  passage,  depuis  le  commencement  de  l'alinéa  jusqu'à  : 
Maintenant,  pour  ne  rien  confondre...  On  verra  un  peu  plus  loin  que  Bossuet 
pcse  en  effet  les  mots  qu'il  a  empruntés  à  saint  Augustin. 

5.  //(ir.  Si  nous  l'avons... 


574  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

dans  le  même  esprit  qu'ils  vont  à  l'autel.  Ils  y  montent 
pour  y  célébrer  un  mystère,  et  un  mystère  semblable 
à  celui  de  l'Eucharistie,  Car  le  corps  de  Jésus-Christ 
n'est  pas  plus  réellement  dans  le  sacrement  adorable  que  la 
vérité  de  Jésus-Christ  est  dans  la  prédication  évangé- 
lique  (').  Dans  le  mystère  de  l'Eucharistie,  les  espèces  que 
vous  voyez  sont  des  signes,  mais  {'')  ce  qui  est  enfermé  de- 
dans, c'est  le  corps  même  de  Jésus-Christ.  Et  dans  les  dis- 
cours sacrés,  [p.  9]  les  paroles  que  ('')  vous  entendez  sont  des 
signes,  mais  la  pensée  qui  les  produit  et  celle  qu'elles  vous 
portent  (■*),  c'est  la  vérité  même  du  Fils  de  Dieu. 

Que  chacun  (^)  parle  ici  à  sa  conscience  et  s'interroge  soi- 
même  en  quel  esprit  il  écoute.  Que  chacun  pèse  devant  Dieu 
si  c'est  un  crime  médiocre  de  ne  faire  plus,  comme  nous  fai- 
sons qu'un  divertissement  et  un  jeu  du  plus  grave,  du  plus 
important,  du  plus  nécessaire  emploi  de  l'Eglise.  Car  c'est 
ainsi  [que]  les  saints  conciles  nomme[nt]  le  ministère  de  la 
parole.  Mais  pensez  maintenant,  mes  frères,  quelle  est  l'au- 
dace de  ceux  qui  attendent  ou  exigent  même  des  prédica- 
teurs autre  chose  que  l'Evangile  ;  qui  veulent  qu'on  leur 
adoucisse  les  vérités  chrétiennes,  ou  que,  pour  les  rendre 
agréables,  on  y  mêle  les  inventions  de  l'esprit  humain!  Ils 
pourraient  avec  la  même  licence  souhaiter  de  voir  violer  la 
sainteté  de  l'autel  en  falsifiant  les  mystères.  Cette  pensée 
vous  fait  horreur.  Mais  sachez  qu'il  y  a  pareille  obligation  de 
traiter  en  vérité  la  sainte  parole  et  les  mystères  sacrés.  D'où 
il  faut  tirer  cette  conséquence,  qui  doit  faire  trembler  tout 
ensemble  et  les  prédicateurs  et  les  auditeurs,  que,  tel  que  se-rait 
le  crime  de  ceux  qui  feraient  ou  exigeraient  la  célébration 
des  divins  mystères  autrement  que  Jésus-Christ  ne  les  a 
laissés,  tel  est  l'attentat  des  Prédicateurs  et  tel  celui  des  (^) 
auditeurs,  quand  ceux-ci  désirent  et  que   ceux-là  donnent  la 


1.  Trois  phrases  soulignées  pour  l'importance. 

2.  Var.  et  ce  qui  est.;. 

3.  Var.  ce  que  vous  entendez. 

4.  Var.  celle  qu'elles  portent  *  dans  vos  esprits,  c'est  la  doctrine  même  du  Fils 
de  Dieu(i67oj. 

5.  Addition  à  la  p.  9  (f.  138). 

6.  Var.  et  des  auditeurs. 


SUR  LA   I'AK()I,E  DE  DIEU.  575 

parole  de  l'Evangile  autrement  que  ne  l'a  déposée  entre  les 
mains  de  son  Église  le  céleste  Prédicateur  que  le  Père  nous 
ordonne  aujourd'hui  d'entendre  :  Ipsum  audite. 

[P.  [o]  Car  c'est  suivant  ces  principes  ('),  mes  securs, 
[que]  l'Apôtre  enseigne  aux  prédicateurs  qu'ils  doivent  s'étu- 
dier non  à  se  faire  renommer  par  éloquence,  mais  à  «se  ren- 
dre recommandables  à  la  conscience  des  hommes  par  la 
manifestation  de  la  vérité  (")  ;  »  où  il  leur  enseigne  deux 
choses  :  en  quel  lieu  et  par  quel  moyen  ils  doivent  se  rendre 
recommandables.  Où  ?  Dans  les  consciences.  Comment  ? 
Par  la  manifestation  de  la  vérité  (").  Et  l'un  est  une  suite 
de  l'autre.  Car  les  oreilles  sont  flattées  {f)  par  la  cadence  (■*) 
et  l'arrangement  des  paroles  ;  l'imagination,  réjouie  par  la 
délicatesse  des  pensées  ;  l'esprit,  persuadé  (')  quelquefois  par 
la  vraisemblance  du  raisonnement  :  la  conscience  veut  la 
vérité  ;  et  comme  c'est  à  la  conscience  que  parlent  les  prédi- 
cateurs, ils  doivent  rechercher,  mes  sœurs,  non  des  bril- 
lants ('")  qui  égayent,  ni  une  harmonie  (^)  qui  délecte,  ni  des 
mouvements  qui  chatouillent,  mais  des  éclairs  qui  percent, 
un  tonnerre  qui  émeuve,  un  foudre  qui  brise  les  cœurs.  Et 
où  trouveront-ils  toutes  ces  grandes  choses  (®),  s'ils  ne  font 
luire  la  vérité  et  parler  Jésus-Christ  lui  même  ?  Dieu  a  les 
orages  en  sa  main  (f),  il  n'appartient  qu'à  lui  de  faire  éclater 
dans  les  nues  le  son  du  tonnerre  :  il  lui  appartient  beaucoup 
plus  d'éclairer  et  de  tonner  [p.  1 1]  dans  les  consciences  et  de 
fendre  les  cœurs  endurcis,  par  des  coups  de  foudre  ;  et  s'il  y 
avait  ('")  un   prédicateur  assez   téméraire  pour  attendre  ces 

a.  II  Cor.^  IV,  2. 

1.  Var.  C'est  pourquoi  l'apôtre  saint  Paul  enseigne... 

2.  Bossuet  remarque  ici,  entre  parenthèses  :  'i  Notez  une  troisième  chose  : 
Corain  Deo.  —  (Jui  (;;loriatur,  iii  DoDiino glorietur.  >  [I  Cor.^  i,  31.] 

3.  Souligné  pour  l'importance. 

4.  Deforis,  Versailles,  LacJuxt  :  et  Vacadéinie  des  paroles  !  —  C'est  Gandar 
qui  a  rétabli  la  vraie  leçon. 

5.  Var.  *  gagné.  —  L'auteur,  mais  plus  tard,  a  jugé  sa  première  expression 
un  peu  excessive. 

6.  Var.  *  un  brillant  et  un  feu  d'esprit...  (1670). 

7.  Var.  une  musique. 

8.  Var.  tous  ces  grands  effets. 

9.  Sa  main., —  ou  ses  mains.  —  Bossuet  a  écrit  :  «  sa  mains.  » 

10.  Ceci  est  une  seconde  rédaction,  (f.  138,  verso). 


576  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

grands  effets  de  son  éloquence,  il  me  semble  que  Dieu  lui 
dit  comme  à  Job  :  Si  habes  bi-achitim  sic  ut  Deits,  et  si  voce 
simili tonas  (")•..  «  Si  tu  crois  avoir  un  bras  comme  Dieu  et 
tonner  d'une  voix  semblable,  achève  et  fais  le  Dieu  tout  à 
fait  ;  élève-toi  dans  les  nues,  parais  en  ta  gloire,  renverse  les 
superbes  en  ta  fureur,  »  et  dispose  à  ton  gré  des  choses  hu- 
maines :  Circumcia  tibi  decorem,  et  in  stiblinie  erigere,  et  esto 
gloriosus...  Disperge  superbos  in  fiirore  tuoi^\  Quoi!  avec 
cette  faible  voix  imiter  le  tonnerre  du  Dieu  vivant  (')  !... 
N'affectons  pas  d'imiter  la  force  loute-p[uissante]  de  la 
voix  (^)  de  Dieu  par  notre  faible  éloquence. 

Que  si  vous  voulez  savoir  maintenant  quelle  part  peut 
donc  avoir  l'éloquence  dans  les  discours  chrétiens,  saint  Au- 
gustin vous  dira  qu'il  ne  lui  est  pas  permis  d'y  paraître  qu'à 
la  suite  de  la  sagesse.  Sapientiani  (')  \de  donio  sua,  id  est,pec- 
tore  sapientis,  procedere  intelligas,  et  tanqîiani  inseparabilent 
fani2ilam,  etiam  non  vocatani,  sequi  eloquentianî\  Il  y  a  ici  un 
ordre  à  garder  ;  la  sagesse  marche  devant  comme  la 
maîtresse,  l'éloquence  s'avance  après  comme  la  suivante. 
Mais  ne  remarquez-vous  pas,  chrétiens,  la  circonspection 
de  saint  Augustin,  qui  dit  qu'elle  doit  suivre  sans  être  appe- 
lée ?  Il  veut  dire  que  l'éloquence,  pour  être  digne  d'avoir 
quelque  place  {f)  dans  les  discours  chrétiens,  ne  doit  pas  être 
recherchée  avec  trop  d'étude.  Il  faut  qu'elle  semble  venir 
comme  d'elle-même,  attirée  par  la  grandeur  des  choses,  et 
pour  servir  d'interprète  à  la  sagesse  qui  parle  (^).  Mais  quelle 
est  cette  sagesse,  messieurs,  qui  doit  parler  dans  les  chaires, 
sinon  Notre  Seigneur  Jésus-Christ  qui  est  la  Sagesse  du 
Père,  qu'il  nous  ordonne  aujourd'hui  d'entendre  ?  Ainsi  le 
prédicateur  évangélique,  c'est  celui  qui  fait  parler  Jésus- 
Christ.  Mais  il  ne  lui  fait  pas  tenir  un  langage  d'homme,  il 

a.  Job,  XL,  4.  —  b.  Ibid.,  5,  6.  —  c.  De  Doct.  Christ.,  iv,  10. 

1.  Ms.  etc.  —  La  première  rédaction  portait  :  «  Et  le  prédicateur  qui  attend 
ces  grands  effets  de  son  éloquence  ressemble  à  ce  prince  audacieux  qui  attenta 
dMmiter  le  bruit  du  tonnerre  et  [de]  lancer  la  foudre  inévitable  avec  de  trop 
faibles  mains.  »  —  Nous  ne  pensons  pas  que  Tauteur  ait  songé  à  revenir  à  cette 
allusion  au  Salmonée  de  la  fable. 

2.  Var.  d'imiter  la  voi\  de  Dieu. 

3.  Var.  de  paraître  dans. 

4.  N'est-ce  pas  le  vrai  caractère  de  l'éloquence  de  Bossuet  lui-même  .<* 


SUR  LA  PAROLE  DE  DIEU.  577 

craint  de  donner  un  corps  étrangler  à  la  vérité  éternelle  :  c'est 
pourquoi  il  |  p.  12]  puise  tout  dans  les  Ecritures,  il  en  em- 
prunte même  les  termes  sacrés,  non  seulement  pour  fortifier, 
mais  pour  embellir  son  discours  (').  Dans  le  désir  qu'il  a  de 
Stagner  les  âmes,  il  ne  cherche  que  les  choses  et  les  senti- 
ments.Ce  n'est  pas, dit  saint  Augustin  ("), qu'il  néglige  (')  les(^) 
ornements  de  l'élocution  quand  il  les  rencontre  en  passant, 
et  qu'il  les  voit  fleurir  (^)  devant  lui  par  la  force  des  bonnes 
pensées  qui  les  poussent  ;  mais  aussi  n'affecte-t-il  pas  de  s'en 
trop  parer,  et  tout  appareil  lui  est  bon,  pourvu  qu'il  soit  un 
miroir  où  Jésus-Ciirlst  paraisse  en  sa  vérité,  un  canal  d'où 
sortent  en  leur  pureté  les  eaux  vives  de  son  Evangile  (5), ou, 
s'il  faut  quelque  chose  de  plus  animé,  un  interprète  fidèle 
qui  n'altère,  ni  ne  détourne,  ni  ne  mêle,  ni  ne  diminue  C^)  sa 
sainte  parole. 

Vous  voyez  par  là,  chrétiens,  ce  que  vous  devez  attendre 
des  prédicateurs.  J'entends  qu'on  se  plaint  souvent  qu'il  s'en 
trouve  peu  de  la  sorte  ;  mais,  mes  frères,  s'il  s'en  trouve  peu, 
ne  vous  en  prenez  qu'à  vous-mêmes  :  car  c'est  à  vous  de  les 
faire  tels.  Voici  un  grand  mystère  {^)  que  je  vous  annonce. 
Oui,  mes  frères,  c'est  aux  auditeurs  de  faire  les  [p.  13]  pré- 
dicateurs. Ce  ne  sont  pas  les  prédicateurs  qui  se  font  eux- 
mêmes.  Ne  vous  persuadez  pas  qu'on  attire  du  ciel  quand 
on  veut  cette  divine  parole.  Ce  n'est  ni  la  force  du  génie,  ni 
le  travail  assidu,  ni  la  véhémente  (^)  contention  qui  la  font 
descendre.  On  ne  peut  pas  la  forcer,  dit  un  excellent  prédi- 
cateur, il  faut  qu'elle  se  donne  elle-même  :  Non  exigittcr,  sed 
donatiir  (^').  Dieu  n'a  pas  résolu  de  parler  toujours    quand  il 

a.  De  Doct.  Christ.^  iv,  n.  42;  cf.  n.  57.  —  b.  S.  Petr.  Chrysol.,  Servi.  Lxxxvi. 

i. Phrase  effacée, m^Xg^'é  sa  beauté:  «  Il  ne  veut  plaire  que  pour  attirer,  ni  attirer 
que  pour  convertir  ;  la  parole  de  l'Evangile  sort  de  sa  bouche  vive,  pénétrante, 
animée,  pleine  d'esprit  et  de  feu.  » 

2.  F<zr.  Une  néglige  pas,  dit  saint  Augustin. 

3.  Var.  *  qu'il  néglige  quelques...  (1670). 

4.  Var.  *  comme  fleurir  (1670). 

5.  Var.  de  sa  doctrine. 

6.  Var.  ne  falsifie, — *  n'affaiblisse  (1670). —  Passage  souligné  (plus  tard)  par 
un  trait  en  marge. 

7.  Var.  une  chose  incroyable. 

8.  Var.  forte.  —  Tout  ce  passage  est  souligné. 

Sermons  de  Bossuet.  —  III.  37 


57^  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

plaira  à  l'homme  de  lui  commander.  «Il  souffle  où  il  veut  ("),» 
quand  il  veut;  et  la  parole  de  vie  qui  commande  à  nos  volon- 
tés ne  reçoit  pas  la  loi  de  (')  leurs  mouvements  :  Dominatur 
divinus  sermo,  non  servit,  et  ideo  non  cum  jnbetnr  loqnitur, 
sed  C7un  jnbet  ['').  Voulez-vous  savoir,  chrétiens,  quand  Dieu 
se  plaît  de  parler  ?  Quand  les  hommes  sont  disposés  à 
l'entendre.  Cherchez  en  vérité  la  saine  doctrine,  Dieu  vous 
suscitera  des  prédicateurs.  Que  le  champ  soit  bien  préparé, 
ni  le  bon  grain,  ni  le  laboureur,  ni  la  rosée  (')  du  ciel  ne 
manqueront  pas.  Que  si,  au  contraire,  vous  êtes  de  ceux  qui 
détourne[nt]  leur  oreille  de  la  vérité  et  qui  demandent  des 
fables  et  d'agréables  rêveries,  ad  fabulas  autem  \converten- 
tui'\  (''),  Dieu  commandera  à  ses  nuées  ("')...  (^),  il  retirera  la 
saine  doctrine  de  la  bouche  des  prédicateurs.  Il  env[erra]  (■*) 
en  sa  fureur  des  prophètes  insensés  et  téméraires,  «  qui 
disent  :  La  paix,  où  il  n'y  a  point  de  paix  ('');  qui  disent  :  Le 
Seigneur,  le  Seigneur  !  et  le  Seigneur  ne  leur  a  point  donné 
de  commission  (■^).  »  Voilà  le  mystère  que  je  promettais.  Ce 
sont  les  auditeurs  fidèles  qui  font  les  prédicateurs  évangé- 
liques,  parce  que  les  prédicateurs  étant  {^)  pour  les  auditeurs, 
les  uns  (")  reçoivent  d'en  haut  ce  que  méritent  les  autres  : 
Hoc  doctoi'  accipit  quod  meretiir  aîiditor  (^').  Aimez  donc  la 
vérité,  chrétiens,  et  elle  vous  sera  annoncée  ;  ayez  appétit 
de  ce  pain  céleste,  et  il  vous  sera  présenté.  Souhaitez 
d'entendre  parler  Jésus-Christ,  et  il  fera  résonner  sa  voix 
jusques  aux  oreilles  [de]  votre  cœur.  C'est  là  que  vous  devez 
vous  rendre  attentifs,  et  c'est  ce  que  je  tâcherai  de  vous  faire 
voir  dans  ma  seconde  partie. 

a.  Joan.,  m,  8.  —  b.  S.  Petr.  Chrysol.,  Serm.  Lxxxvi.  —  t".  II  Tim.,  iv,  4. 
—  d.  Is.,  V,  6.  — e.Jereiii.,  viil,  11.  —  /.  Ezeck.^  xin,  6.  —g.  S.  Petr.  Chrysol., 
ibid. 

1.  Var.  ne  dépend  pas  de... 

2.  Var.  la  pluie. 

3. Le  texte  d'Isaïe  fournit  le  complément  de  l'idée:  Nubibus  ntandabo  nepluant 
sîiper  eani  inibrent. 

4.  Ms.  il  envoie.  —  Mais  la  phrase  précédente,  addition  placée  au  bas  de  la 
page,  entraîne  celle-ci  dans  son  mouvement. 

5.  Première  rédaction  :  éX'xn'i faits  "çonx...  —  Le  mot /"^«Vi-  a  été  barré  après 
coup. 

6.  ]'ar.  ceux-là. 


I 


SUR  LA  PAROLE  DE  DIEU.  579 

DEUXIÎ'.ME    POINT. 

[P.  15]  Le  second  rapport,  chrétiens,  que  nous  avons  re- 
marqué entre  la  parole  de  Dieu  et  l'Eucharistie,  c'est  que 
l'une  et  l'autre  doit  aller  au  cœur,  quoique  par  des  voies  dif- 
férentes ;  l'une  par  la  bouche,  l'autre  par  l'oreille.  C'est  pour- 
quoi comme  celui-là  boit  et  mange  son  jugement  qui,  appro- 
chant du  mystère,  prépare  seulement  la  bouche  du  corps  et 
ferme  à  Jf:sus-CiiRLST  la  bouche  du  cœur,  ainsi  celui-là  reçoit 
sa  condamnation,  qui,  écoutant  parler  Jésus-Ciirlst  ('),  lui 
prête  l'oreille  au  dehors  (')  et  bouche  l'ouïe  au  dedans  à  cet 
enchanteur  céleste  (^),  incantantis  sapienter  {"),  et  n'entend 
pas  Jksus-Christ  qui  parle,  [P.  15'"']  Que  si  vous  me  de- 
mandez ici,  chrétiens,  ce  que  c'est  que  prêter  l'oreille  au 
dedans,  je  vous  répondrai  en  un  mot  que  c'est  écouter  atten- 
tivement. Mais  l'attention  dont  je  parle  n'est  pas  peut-être 
celle  que  vous  entendez.  Et  il  nous  faut  ici  (^)  expliquer  deux 
choses  :  combien  est  nécessaire  l'attention,  et  en  quelle  par- 
tie de  l'âme  elle  doit  être. 

Pour  bien  entendre,  mes  sœurs,  quelle  doit  être  votre 
attention  à  la  divine  parole,  il  faut  s'imprimer  bien  avant  cette 
vérité  chrétienne  qu'outre  le  son  qui  frappe  l'oreille,  il  y  a 
une  voix  secrète  qui  parle  intérieurement,  et  que  ce  discours 
spirituel  et  intérieur,  c'est  la  véritable  prédication,  sans 
laquelle  tout  ce  que  disent  les  hommes  ne  sera  qu'un  bruit 
inutile  :  Intus  omnes  auditores  siunus  (''').  Le  Eils  de  Dieu  ne 
nous  permet  pas  de  prendre  ce  titre  de  maître  :  «  Que  per- 
sonne if),  dit-il,  ne  s'appelle  maître  :  car  il  n'y  a  qu'un  seul 
maître  »  et  un  seul  docteur:  Unus  est  enim  magister  vester  ('). 
Si  nous  entendons  cette  parole,  nous  trouverons,  dit  saint  Au- 
gustin {'^),  que  nul  ne  nous  peut  enseigner  que  Dieu  :  ni  les 
hommes  ni  les  anges  n'en   sont   point  capables.  [P.  16]  Ils 

a.  Ps.^  LVll,  6.  —  b.  S.  Aug.,  Senn.  CLXXIX,  n.  7.  —  c.  Matth.,  xxill,  8.  — 
d.  De  Peccai.  merit.  et  remiss. ^  lib.  I,  n.  yj. 

1.  Var.  écoutant  la  sainte  parole. 

2.  Var.  ouvre  l'oreille  du  corps. 

3.  Var.  et  bouche  l'oreille  du  cœur. 

4.  Cet  adverbe  est  omis  dans  l'édition  Gazier. 

5.  Correction  inachevée  :  nul  ne  se  doit  attribuer... 


580  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

peuvent  bien  nous  parler  de  la  vérité;  ils  peuvent,  pour  ainsi 
dire,  la  montrer  au  doigt  ;  Dieu  seul  la  peut  enseigner,  parce 
que  lui  seul  nous  éclaire  pour  discerner  les  objets.  Ce  que 
saint  Augustin  éclaircit  par  la  comparaison  de  la  vue.  [C'est] 
en  vain  que  que  l'on  nous  désigne  (')  avec  le  doigt  les  pein- 
tures de  cette  église  ;  [c'est]  en  vain  que  l'on  nous  marque  (^) 
la  délicatesse  des  traits  et  la  beauté  des  couleurs,  où  notre 
œil  ne  distingue  rien,  si  le  soleil  ne  répand  sa  clarté  dessus  : 
ainsi,  parmi  tant  d'objets  qui  remplissent  notre  entendement, 
quelque  soin  que  prenne[nt]  les  hommes  de  démêler  le  vrai 
d'avec  le  faux,  si  Celui  dont  il  est  écrit  qu'il  <<;  éclaire  tout 
homme  venant  au  monde  {"),  »  n'envoie  une  lumière  invisible 
sur  les  objets  et  l'intelligence,  jamais  nous  ne  ferons  le  dis- 
cernement (^).  C'est  donc  en  sa  lumière  que  nous  découvrons 
la  différence  des  choses  ;  c'est  lui  qui  nous  donne  un  certain 
sens  qui  s'appelle  le  «sens  de  Jésus-Christ  (^),  »  par  lequel 
nous  goûtons  (•*)  ce  qui  est  de  Dieu  ;  c'est  lui  qui  ouvre  le 
cœur  et  qui  nous  dit  au  dedans  :  C'est  la  vérité  qu'on  vous 
prêche.  Et  c'est  là,  comme  je  l'ai  dit,  la  prédication  véritable. 
[P.  17]  C'est  ce  qui  a  fait  dire  à  saint  Augustin:  «  Voici,  mes 
frères,  un  grand  secret  :  »  Magnum  sacra7nentum,  fra- 
ti'es{^)\  «  le  son  de  la  parole  frappe  les  oreilles,  le  Maître  est 
au  dedans;  »  on  parle  dans  la  chaire,  la  prédication  se  fait  dans 
le  cœur:  Soniis  verborum  \jiostro7'-iuiî\aîi.res percutit,  viagister 
mtus  est  {^).  Car  il  n'y  a  qu'un  maître,  qui  est  Jésus-Christ; 
et  lui  seul  enseigne  les  hommes.  C'est  pourquoi  ce  Maître 
céleste  a  dit  tant  de  fois  :  «  Oui  a  des  oreilles  pour  ouïr,  qu'il 
écoute  (').  »  Certainement,  chrétiens,  il  ne  parlait  pas  à  des 
sourds;  mais  il  savait  (^),  ce  divin  docteur,  qu'il  y  en  a  qui  en 
voyant  ne  voient  pas,  et  qui  en  écoutant  n'écoute[nt]  pas  (^); 

a.  Joan.,  l,  19.  —  b.  \  Cor.,  il,  16. —  c.  hi  Epist.Joan.  Tract,  m,  n.  13.—  d.  Ibid. 
e.  Muith.,  xni,  9.  — /.  Ibid.,  13. 

1.  Var.  En  vain  nous  désigne-t-on. 

2.  Ms.  remarque.  (Distraction.) 

3.  Addition  inierlinéaire  :  *  «  Je  [puis]  {^ms.  vous)  bien  vous  montrer  au  doigt 
(l'objet  de  la  vue)  [jnois  effacés]  et  adresser  votre  vue  [var.  vos  yeux)  ;  puis-je 
vous  donner  des  yeux  pour  les  regarder  1  »  (1670.) 

4.  Var.  nous  connaissons. 

5.  Ms.  savent  (scauent).  —  Distraction  ;  Fauteur  pense  à  la  fin  de  sa  phrase. 
Passaire  souli<rnc. 


SUR  LA  PAROLE  DE  DIEU.  58  I 

qu'il  y  a  des  oreilles  intérieures  où  la  voix  humaine  ne  pénè- 
tre pas  et  OLi  lui  seul  a  droit  de  se  faire  entendre.  Ce  sont  ces 
oreilles  [p.  1 8]  qu'il  faut  ouvrir  pour  écouter  la  prédication. 
Ne  vous  contentez  pas  d'arrêter  vos  yeux  sur  cette  chaire 
matérielle  :  «  celui  qui  enseigne  les  cœurs  a  sa  chaire  au 
ciel  (")  ;  >>  il  y  est  assis  auprès  de  son  Père,  et  c'est  lui  qu'il 
vous  faut  entendre  :  Ipsiun  andite. 

Ne  croyez  pas,  toutefois,  que  vous  deviez  mépriser  cette 
parole  sensible  et  extérieure  que  nous  vous  portons  de  sa 
part.  Car,  comme  dit  excellemment  saint  Jean  Chryso- 
stome  (''),  Dieu  nous  ayant  ordonné  deux  choses,  d'entendre 
et  d'accomplir  sa  sainte  parole,  combien  est  éloigné  de  la 
pratique  celui  qui  s'ennuie  de  l'explication  ?  quand  aura  le 
courage  de  l'accomplir  (')  celui  qui  n'a  pas  la  patience  de 
l'entendre?  [P.  rS'^'sj  Quand  lui  donnera  son  cœur  {'')  celui 
qui  lui  refuse  jusqu'à  ses  oreilles  ?  C'est  une  loi  établie  pour 
tous  les  mystères  du  christianisme  qu'en  passant  à  l'intel- 
ligence ils  se  doivent,  premièrement,  présenter  aux  sens  ;  et 
il  l'a  fallu  en  cette  sorte  {f)  pour  honorer  celui  qui,  étant 
invisible  par  sa  nature,  a  voulu  paraître  pour  l'amour  de 
nous  sous  une  forme  sensible.  C'est  pourquoi  nous  respec- 
tons et  l'eau  qui  nous  lave,  et  l'huile  sacrée  qui  nous  fortifie, 
et  la  forme  sensible  du  pain  spirituel  qui  nous  nourrit  pour 
la  vie  éternelle.  Et  pour  la  même  raison,  chrétiens,  vous 
devez  entendre  les  prédicateurs  en  bénissant  ce  grand  Dieu 
qui  a  tant  voulu  honorer  les  hommes  que,  sans  avoir  besoin 
de  leur  secours,  il  les  choisit  néanmoins  pour  être  les  instru- 
ments de  sa  puissance.  Assistez  donc  saintement  et  fidèle- 
ment à  la  sainte  prédication. 

Mais  cette  assistance  extérieure  n'est  que  la  moindre  partie 
de  votre  devoir.  Il  faut  prendre  garde  que  de  vains  discours, 
ou  des  pensées  vagues,  ou  une  imagination  dissipée  ne  fasse 
tomber  du  cœur  la  sainte  parole.  Si  dans  la  dispensation  des 
mystères  il  arrive  par  quelque  malheur  que  le  corps  de 
Jésus-Christ  tombe  à  terre,  toute  l'Eglise   tremble,  tout  le 

a.  In  Episi.  Joan.,  Tract.,  Hl,  n.  3.  —  b.  De  Mutât,  nom. 

1.  Var.  de  la  pratiquer.  —  En  1670  :  *  pratiquer,  — -  observer. 

2.  Var.  quand  lui  donnera-t-il  son  cœur,  s'il  lui  refuse  jusqu'à  ses  oreilles  .' 

3.  Var.  et  cela  pour... 


582  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

monde  est  frappé  (')  d'une  sainte  horreur.  Et  saint  Augustin 
nous  a  dit  que  ce  n'est  pas  un  moindre  mal  de  laisser  perdre 
inutilement  la  parole  de  vérité.  Et  en  effet,  chrétiens,  [p.  19] 
Jésus-Christ,  qui  est  la  vérité  même,  n'aime  pas  moins  la 
vérité  que  son  propre  corps  ;  au  contraire,  il  a  sacrifié  son 
corps  pour  sceller  par  son  propre  sang  la  vérité  de  sa  parole  {'). 
Un  temps  il  a  souffert  que  son  corps  fût  infirme  et  mortel; 
il  a  voulu  au  contraire  que  sa  vérité  fût  toujours  immor- 
telle et  inviolable.  Par  conséquent  (^),  il  ne  faut  pas  croire 
qu'il  se  sente  moins  outragé  quand  on  écoute  sa  vérité  avec 
peu  d'attention  que  quand  on  manie  son  corps  avec  peu 
de  soin.  Tremblons  {'^)  donc,  chrétiens,  tremblons  quand  nous 
laissons  tomber  à  terre  la  parole  de  vérité  que  l'on  nous 
annonce  ;  et  comme  il  n'y  a  que  nos  cœurs  qui  soient  capa- 
bles de  la  recevoir,  ouvrons-lui-en  toute  l'étendue  ;  écoutons 
attentivement  Jésus-Christ  qui  parle  :  Ipsuni  [midite.^ 

Mais  il  me  semble  que  vous  me  dites  que  nous  n'avons 
pas  sujet  de  nous  plaindre  du  peu  d'attention  de  nos  audi- 
teurs :  non  seulement  ils  sont  attentifs,  mais  ils  pèsent  exacte- 
ment toutes  les  paroles  (-'),  et  ils  en  savent  remarquer  au  juste 
le  fort  ou  le  faible  {^).  Pendant  que  nous  parlons,  dit  saint 
Chrysostome  {"),  on  nous  compare  avec  les  autres  et  avec 

a.  De  Sacerd.,  v,  i. 

I.  Var.  saisi. 
.    2.  Var.  il  a  sacrifié  son  corps  pour  la  confirmation  de  sa  vérité.  —  La  seconde 
rédaction  a  été  ajoutée  en  bas  de  page. 

3.  Var.  tellement  qu'il  ne  faut...  = 

4.  Tout  ce  passage  a  été  refait  ainsi  qu'il  suit  en  1665,  sur  la  partie  restée  en 
blanc  de  la  page  \%bis  :  *  {{  JÉsus-Christ,  qui  est  la  vérité  même,  n'aime  pas 
moms  la  vérité  que  son  propre  corps.  Au  contraire,  c'est  pour  sceller  de  son 
propre  sang  la  vérité  de  sa  parole  qu'il  a  bien  voulu  sacrifier  son  propre  corps. 
Un  temps  il  a  souffert  que  son  corps  fût  infirme  et  mortel,  et  c'est  volontaire- 
ment qu'il  l'a  exposé  à  tant  d'outrages  :  il  a  voulu  que  sa  vérité  fût  toujours 
immortelle  et  inviolable.  Tremblons  donc...  ))  (Le  reste,  comme  dans  la  rédac- 
tion de  1661,  jusqu'à  :  Ipsîim  audiie.) 

Immédiatement  au-dessus  de  ce  remaniement  se  lit  cette  phrase  inachevée  : 
«  Si  l'on  vous  reproche  que  vous  nourrissez  vos  passions,  que  la  force  que  vous 
trouviez  tout  entière  pour  les  divertissements  du  carnaval  vous  a  manciué  tout  à 
coup,  quand  il  a  fallu  pratiquer  les  mortifications  du  Carême...  »  (1665.)   . 

5.  Var.  Bien  loin  de  laisser  perdre  les  sentiments,  ils  pèsent  exactement  toutes 
les  paroles  ;  non  seulement  ils  sont  attentifs,  mais  ils  mettent  tous  les  discours 
à  la  balance. 

6.  Var.  et  ils  en  sauront  dire  à  point  nommé  le  fort  ou  le  faible. 


SUR  LA  1>AK()LK  DE  DIKU.  583 

nous-mêmes,  le  premier  discours  avec  les  suivants  ('),  le 
commencement  avec  le  milieu;  comme  si  la  chaire  était  un 
théâtre  où  l'on  monte  pour  (-)  disputer  le  prix  du  bien  [p.  20 1 
dire.  Ainsi  je  confesse  qu'on  est  attentif,  mais  ce  n'est  pas 
l'attention  que  Jésus  demande.  Où  doit-elle  être,  mes  frères  ? 
Où  est  ce  lieu  caché  dans  lequel  Dieu  parle  ?  Où  se  fait  cette 
secrète  leçon  dont  Jésus-Christ  a  dit  dans  son  Evang-ile  : 
«  Quiconque  a  ouï  de  mon  Père  et  a  appris  vient  à  moi  (")  ?  » 
Où  se  donnent  ces  enseignements,  et  où  se  tient  cette  école 
dans  laquelle  le  Père  céleste  parle  si  fortement  de  son  Fils, 
où  le  Fils  enseigne  réciproquement  à  connaître  son  Père 
céleste?  Écoutez  saint  Augustin  là-dessus  dans  cet  ouvrage 
admirable  de  la  Prédestination  des  saints  :  Valde  remota  est 
a  sensibîis  carnishœc  schola,  in  qtia  Pater  atiditnr. . .,  7tt  venia- 
ticr  ad  Filitun  (''').  «  Que  cette  école  céleste  dans  laquelle  le 
Père  apprend  à  venir  au  Fils  est  éloignée  des  sens  de  la 
chair  !  »  «  Encore  une  fois,  nous  dit-il,  qu'elle  est  éloignée  des 
sens  de  la  chair,  cette  école  où  Dieu  est  le  maître!  »  Valde, 
inquam,  remota  est  a  sensibles  carnis  hœc  scJiola  in  qua 
Deus  (^)  aiiditiir  et  docet  ?  Mais  (■*)  quand  Dieu  même  parle- 
rait à  l'entendement  par  la  manifestation  de  la  vérité,  il  faut 
encore  aller  plus  avant.  Tant  que  les  lumières  de  Dieu 
demeurent  simplement  à  l'intelligence,  ce  n'est  pas  encore  la 
leçon  de  Dieu,  ce  n'est  pas  l'école  du  Saint-Esprit,  parce 
qu'alors,  dit  saint  Augustin  ('),  Dieu  ne  nous  enseigne  que 
selon  la  loi,  et  non  encore  selon  la  grâce  ;  selon  la  lettre  qui 
tue,  non  [selon]  (^)  l'esprit  qui  vivifie.  Donc,  mes  frères,  pour 
être  attentif  à  la  parole  de  l'Évangile  (^),  il  ne  faut  pas  ra- 
masser son  attention  au  lieu  où  se  mesurent  les  périodes, 
mais  au  lieu  où  se  règlent  les  mœurs.  Il  ne  faut  pas  se  recueillir 


a.Joan.,  vi,  45.  —  b.  De  Prœdcst.  Sanct.,  n.  13. —  M^s.  8.  —  c.  De  Grat.  christ., 
n.  15. 

1.  Firïr.  avec  le  second. 

2.  Var.  où  il  fallût  disputer... 

3.  Ms.  Pater. 

4.  Remaniement,  p.  20  bis  (f.  145). 

5.  Ms.  seulement.  (Lapsus.) 

6.  Var...:  et  docet.  Pour  rencontrer  cette  école  et  pour  écouter  cette  voix  il 
faut  se  retirer  au  plus  grand  secret  et  dans  le  centre  du  co^ur.  Il  ne  faut 
pas  ramasser... 


584  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

au  lieu  où  l'on  goûte  les  belles  pensées,  mais  au  lieu  où  se 
produisent  les  bons  désirs.  Ce  n'est  pas  même  assez  de  se 
retirer  au  lieu  où  se  forment  les  jugements  ;  il  faut  aller  à 
celui  où  se  prennent  les  résolutions.  Enfin  s'il  y  a  quelque 
endroit  encore  plus  profond  et  plus  retiré  où  se  tienne  le 
conseil  du  cœur,  où  se  déterminent  (')  tous  ses  desseins,  où 
se  donne  le  branle  à  ses  mouvements,  c'est  là  qu'il  faut  se 
rendre  [p.  21]  attentif  pour  écouter  parler  Jésus-Ciirist. 

Si  vous  (^)  lui  prêtez  cette  attention,  c'est-à-dire  si  vous 
pensez  à  vous-même,  au  milieu  du  son  qui  vient  à  l'oreille  et 
des  pensées  qui  naissent  dans  l'esprit,  vous  verrez  partir 
quelquefois  comme  un  trait  de  flamme  (^)  [qui]  viendra 
vous  percer  le  cœur  et  ira  droit  au  principe  de  vos  mala- 
dies ('♦).  Car  ce  n'est  pas  en  vain  que  saint  Paul  a  dit  que  «  la 
parole  de  Dieu  est  vive,  efficace,  plus  pénétrante  qu'un 
glaive  tranchant  des  deux  côtés  ;  qu'elle  va  jusqu'à  la  moelle 
du  cœur  et  jusqu'à  la  division  de  l'âme  et  de  l'esprit  (")  ;  » 
c'est-à-dire,  comme  il  l'explique,  qu'elle  «  discerne  toutes  les 
pensées  et  les  plus  secrètes  intentions  du  cœur.  »  Et  c'est  ce 
qui  fait  dire  au  même  Apôtre  que  la  prédication  est  une 
espèce  de  prophétie  :  Qui  prophetat,  hoinmibus  loquitur  ad 
œdijicationem,  et  exhortationem,  et  consolationem  ('^)  ;  parce 
que  Dieu  fait  dire  quelquefois  aux  prédicateurs  je  ne  sais 
quoi  de  tranchant  qui,  à  travers  nos  (')  voies  tortueuses  et 
nos   passions  compliquées,  va   trouver  ce  péché  que  nous 

a.  Hebr.,   iv,  12.  —  b.  l  Cor.,  xiv,  3. 

1.  Var.  où  l'on  détermine...,  où  l'on  donne...  —  Corrections  plus  récentes  (au 
crayon)  :  *  d'où  (l'on  détermine  tous  ses  desseins),  d'où  (l'on  donne  le  branle  à 
ses  mouvements,  c'est  là  qu'il  faut  se  rendre)  attentif  pour  écouter  Jésus-Christ 
(1665).—  L'orateur  reprenant  cette  page  importante,  soulignée  au  manuscrit, 
achevait  ainsi  une  phrase  qui  avait  primitivement  un  rejet  sur  la  page  21. 

2.  Addition,  f.   145. 

3.  Var.  si  vous  pensez  à  vous-même,  un  trait  de  flamme  viendra  quelquefois 
vous   percer  le  cœur,  et... 

4.  Cette  fin  de  phrase  est  renvoyée  par  Gandar  dans  les  variantes.  —  Premicre 
rédaction  effacée  :  «  La  sainte  parole  y  va  pénétrer,  et  Jésu.S-Chri.ST,  qui  est  la 
parole  originale,  y  entre  avec  la  parole  de  son  Évangile. Mais  il  y  entre  comme  un 
juge  pour  faire  une  exacte  perquisition  et  interroger  toutes  nos  pensées.  Il  va 
tâter  le  pouls  comme  un  médecin,  dit  saint  Augustin;  ou  plutôt  il  ne  se  contente 
pas  de  tâter  le  pouls,  ni  de  juger  du  cœur  par  le  mouvement  de  l'artère  :  il  sonde 
le  cœur  en  lui-même  pour  découvrir  le  principe  de  la  maladie.  » 

5.  Var.  vos. 


SUR  LA  PAROLE  DE  DIEU.  585 

dérob[ons]  (')  et  qui  dort  dans  le  fond  du  cœur.  C'est  alors, 
c'est  alors,  mes  frères,  qu'il  faut  écouter  attentivement  Jksus- 
CiiRLST,  qui  contrarie  nos  pensées,  qui  nous  trouble  dans 
nos  plaisirs  ('),  qui  va  mettre  la  main  sur  nos  blessures.  C'est 
alors  qu'il  faut  faire  ce  que  dit  rE[cclésiastique]  :  Ve7'bîun 
sapiens  qiiodcunquc  aiidierit  scius,  laudabit  et  ad  se  adjiciet  ("). 
Si  if)  le  coup  ne  va  pas  encore  assez  loin,  prenons  nous- 
même[s]  le  glaive  et  enfonçons-le  plus  avant.  Que  plût  à 
Dieu  que  nous  portassions  le  coup  si  avant  que  la  blessure 
allât  jusqu'au  vif,  que  le  sang  coulât  par  les  yeux,  je  veux 
dire  les  larmes,  que  saint  Augustin  appelle  si  élégamment  le 
sang  de  l'âme  ('').  Mais  encore  n'est-ce  pas  assez  ;  il  faut  que 
de  la  componction  du  cœur  naissent  les  bons  désirs,  ensuite  (•*) 
que  les  bons  désirs  se  tournent  en  résolution  déterminée,  que 
les  saintes  résolutions  se  consomment  par  les  bonnes  œuvres, 
et  que  nous  écoutions  Jksus-Christ  par  une  fidèle  obéis- 
sance à  sa  parole. 

troisième  point. 

[P.  22]  Le  Fils  de  Dieu  a  dit  dans  son  Evangile  :  «  Celui 
qui  mange  ma  chair  et  boit  mon  sang,  demeure  en  moi  et 
moi  en  lui  {')  ;  »  c'est-à-dire  que  si  nous  sortons  de  la  sainte 
table  (^)  dégoûtés  des  plaisirs  du  siècle,  si  une  sainte  douceur 
nous  attache  constamment  et  fidèlement  à  Jésus-Christ  et 
à  sa  doctrine,  c'est  une  marque  certaine  que  nous  y  avons 
ofoûté  véritablement  combien  le  Seio"neur  est  doux.  Il  en  est 
de  même,  messieurs,  de  la  parole  céleste,  qui  a  encore  ce 
dernier  rapport  avec  la  di[vin]e   Eucharistie,  que  (°)  comme 

a.  EccH.,  XXI,  18.  —  Ms.  audierit  sciens...  —  b.  Serm.  CCCLI,  n.  7.  —  c.Joan., 

VI,  57- 

1.  Var.  que  vous  dérobez. 

2.  ]'ar.  désirs. 

3.  Autre  addition  (f.  1 45  au  bas,  et  au  verso). 

4.  EdiL  en  sorte  que. 

5.  Bossuet  continuait  d'abord  :  <"<  ..  comme  des  lions  animés  d'une  ardeur  divine 
pour  faire  la  guerre  à  nos  vices,  si  les  plaisirs  du  siècle  nous  semblent  amers, 
sa  vie  ennuyeuse,  ses  douceurs  empoisonnées,  c'est  une  marque...  »  —  Il  renonce 
à  cette  réminiscence  d'un  passage  célèbre  attribué  à  saint  Jean  Chrysostome 
(Hom.  LXl)  :  on  voit  par  là  combien  il  est  indépendant  dans  son  imitation  des 
Pères. 

6.  Var.  Il  en  est  de  même,  messieurs,  de  la  parole  céleste  ;  et  comme... 


586  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

nous  ne  connaissons  si  nous  avons  reçu  dignement  le  corps 
du  Sauveur  qu'en  nous  mettant  en  état  qu'il  paraisse  qu'un 
Dieu  nous  nourrit,  ainsi  nous  ne  remarquons  que  nous  ayons 
bien  écouté  sa  sainte  parole  qu'en  vivant  de  telle  manière 
qu'il  paraisse  qu'un  Dieu  nous  enseigne.  Car  il  s'élève  sou- 
vent (')  dans  le  cœur  certaines  imitations  [p.  23]  des  senti- 
ments véritables  par  lesquelles  un  homme  se  trompe  lui- 
même  ;  si  bien  qu'il  n'en  faut  pas  croire  certaines  ferveurs, 
ni  quelques  désirs  imparfaits  ;  et  afin  de  bien  reconnaître  si 
l'on  est  touché  véritablement,  il  ne  faut  interroger  que  ses 
œuvres  :  Operibus  crédite  i^). 

J'ai  observé  à  ce  propos  qu'un  des  plus  illustres  prédica- 
teurs, et  sans  contredit  le  plus  éloquent  (^)  qui  ait  jamais 
enseigné  l'Église,  je  veux  dire  saint  Jean  Chrysostome  ('''), 
reproche  souvent  à  ses  auditeurs  qu'ils  écoutent  les  discours 
ecclésiastiques  {f)  de  même  que  si  (•*)  c'était  une  comédie. 
Comme  je  rencontrais  (5)  souvent  ce  reproche  dans  ses  divines 
prédications,  j'ai  voulu  rechercher  attentivement  quel  pouvait 
être  le  fond  de  cette  pensée,  et  voici  ce  qu'il  m'a  semblé. 
C'est  qu'il  y  a  des  spectacles  qui  n'ont  pour  objet  que  le  diver- 
tissement de  l'esprit,  mais  qui  n'excitent  pas  les  affections, 
qui  ne  remuent  pas  les  ressorts  du  cœur;  mais  il  n'en  est 
pas  de  la  sorte  de  ces  représentations  animées  qu'on  donne 
sur  les  théâtres:  [elles]  sont  dangereuses  en  ce  point  qu'elles 
ne  plaisent  point  si  elles  n'émeuvent,  si  elles  n'intéressent  le 
spectateur,  si  elles  ne  lui  font  jouer  aussi  son  personnage, 
sans  être  de  l'action  et  sans  monter  sur  le  théâtre,  [p.  24]  et 
sans  être  de  la  tragédie  (^).  Il  est  donc  ému,  il  est  transporté, 

ajoan.,  X,  38.  —  b.  De  Sacerd.,  lib.  V,  n.  i. 

1.  Phrase  soulignée. 

2.  Ce  grand  éloge,  à  rendre  jaloux,  s'il  se  pouvait,  un  saint  Augustin,  est  une 
addition  interlinéaire,  ce  qui  en  accentue  l'intention.  L'admiration  de  Bossuet 
n'était  pas  exclusive  ;  il  écrivait  en  1670  :  «  Pour  les  Pères,  je  voudrais  joindre 
ensemble  saint  Augustin  et  saint  Chrysostome...» (^Z£'//';v  au  Card.  de  Bouillon.) 

3.  Var.  la  prédication. 

4.  Var.  comme  si. 

5.  Var.  Comme  j'ai  lu  souvent. 

6.  Note  (ajoutée  par  Bossuet,  entre  parenthèse,  p.  2^bis):  «  C'est  pourquoi  ces 
spectacles  sont  à  craindre,  parce  que  le  cœur  apprend  insensiblement  à  se 
remuer  de  bonne  foi.  »  —  Introduite  par  Gandar  dans  le  texte,  avec  changement 
de  c'' est  pourquoi  tu  c'est  en  quoi. 


SUR  LA  PAROLE  DE  DIEU.  587 

il  se  réjouit, il  s'afflige  de  choses  qui  au  fond  sont  indifférentes. 
Mais  (')  une  marque  certaine  que  ces  mouvements  |  ne] 
tiennent  pas  au  cœur,  c'est  qu'ils  s'évanouissent  en  changeant 
de  lieu.  Cette  pitié  qui  causait  des  larmes,  cette  colère  qui 
enflammait  et  les  yeux  et  le  visage,  n'étaient  que  des  images 
et  des  simulacres  par  lesquels  le  cœur  se  donne  la  comédie 
en  lui-même,  qui  produisaient  toutefois  les  mêmes  effets  que 
les  passions  véritables  :  tant  il  est  aisé  de  nous  imposer,  tant 
nous  aimons  à  nous  jouer  nous-mêmes.  C'est  en  quoi  ces 
spectacles  sont  à  craindre  ('')... 

[P.  24]  Quand  le  docte  saint  Chrysostome  craignait  que 
ses  auditeurs  n'assistassent  à  ses  sermons  de  même  qu'à  la 
comédie,  c'est  que  souvent  ils  semblaient  émus  ;  il  s'élevait 
dans  son  auditoire  des  cris  et  des  voix  confuses  qui  mar- 
quaient que  ses  paroles  excitaient  les  cœurs  {^).  Un  homme 
un  peu  moins  expérimenté  aurait  cru  que  ses  auditeurs  étaient 
convertis;  mais  il  appréhendait,  chrétiens,  que  ce  ne  fussent 
des  affections  de  théâtre,  excitées  par  ressorts  et  par  artifices; 
il  attendait  à  se  réjouir  quand  il  verrait  les  mœurs  corrigées, 
et  c'était  en  effet  la  marque  assurée  que  Jésus-Christ  était 
écouté. 

[P.  25]  Ne  vous  fiez  donc  pas,  chrétiens,  à  ces  émotions 
sensibles,  si  vous  en  expérimentez  quelquefois  dans  les 
saintes  prédications.  Si  vous  en  demeurez  à  ces  sentiments, 

1.  Var.  Et  —  La  correction,  au  crayon,  est  de  date  incertaine. 

2.  AddUio7is  de  76/0:*  «Saint  Augustin  appréhende  ne  faciant  (Gandar  : 
fiant)  delcctabilia  qiiœ  suni  inii fil !(r;  comh\ç.n  plus,  si pcriciilosa!  Et  on  ne  veut 
[pas]  que  nous  disions  que  ces  représentations  sont  très  dangereuses  !  Combien 
de  plaisirs  et  de  charmes  imagine-t-on  dans  la  chose  dont  l'imitation  même  est  si 
agréable  ! 

«  Les  impressions  demeurent  des  passions  du  théâtre;  celles  de  la  parole  sont 
bien  plus  tôt  emportées.  Spirituelles  :  le  temporel  les  étouffe.  »  (P.  24.) 

«  Ou  nous  écoutons  froidement,  ou  il  s'élève  seulement  en  nous  des  affections 
languissantes,  faibles  imitations  des  sentiments  véritables,  désirs  toujours  sté- 
riles et  infructueux.  La  forte  émotion  s'écoule  bientôt  ;  la  secrète  impression 
demeure,  qui  dispose  le  cœur  par  une  certaine  pente.  L'impression  des  sermons, 
qui  ne  trouve  rien  de  sensible  à  quoi  elle  puisse  se  prendre,  est  bien  plus  tôt 
emportée.  De  telles  émotions,  faibles,  imparfaites,  qui  se  dissipent  en  un  mo- 
ment, sont  dignes  d'être  formées  dans  un  théâtre,  où  l'on  ne  voit  que  des  choses 
feintes,  plutôt  que  devant  les  chaires  évang[éliques],  où  la  sainte  vérité  de  Dieu 
paraît  dans  sa  pureté.  »  (P.  34  bis.) 

3.  Var.  que  l'âme  était  agitée. 


588 


CAREME  DES  CARMÉLITES. 


ce  n'est  pas  encore  Jésus-Christ  qui  vous  a  prêches  ;  vous 
n'avez  encore  écouté  que  l'homme  ;  sa  voix  peut  (')  aller 
jusque-là  ;  un  instrument  bien  touché  peut  bien  exciter  les 
passions.  Comment  saurez-vous,  chrétiens,  que  vous  êtes 
véritablement  enseignés  de  Dieu  ?  Vous  le  saurez  par  les 
œuvres.  [P.  25^15]  c^r  il  faut  apprendre  de  saint  Augustin 
la  manière  d'enseigner  de  Dieu,  cette  manière  si  haute,  si 
intérieure  (-)...  Elle  ne  consiste  pas  seulement  dans  la  dé- 
monstration de  la  vérité,  mais  dans  l'infusion  de  la  charité  ; 
elle  ne  fait  pas  seulement  que  vous  sachiez  ce  qu'il  faut  aimer, 
mais  que  vous  aimiez  ce  que  vous  savez  :  Si  doctrina  dicen- 
da  est...,  altius  et  interms...,  ut  non  ostendat  ta7itiun\inodo\ 
veritatem,  verum  etiam  impertiat  caritatem  ('^).  De  sorte  que 
ceux  qui  sont  véritablement  de  l'école  de  Jésus-Christ,  le 
montrent  bientôt  par  leurs  oeuvres.  Et  c'est  la  marque  cer- 
taine que  saint  Paul  nous  donne,  lorsqu'il  écrit  aux  fidèles  de 
Thessalonique  :  De  charitate  autem  fraternitatis  non  necesse 
habeniiis  scribere  vobis  :  «  Pour  la  charité  fraternelle,  vous 
n'avez  pas  besoin  que  l'on  vous  en  parle  :  »  Ipsi  enim  \yos\ 
a  Dco  didicistis  ut  diligatis  invicem:  «  Car  vous  avez  vous- 
mêmes  appris  de  Dieu  à  vous  aimer  les  uns  (3)  les  autres  ;  » 
et  il  en  donne  aussitôt  la  preuve:  «  En  effet  vous  le  pratiquez 
fidèlement  envers  les  frères  de  Macédoine  :  »  Etenim  illud 
facitis...  ('').  Ainsi  la  marque  très  assurée  que  le  Fils  de  Dieu 
vous  enseigne,  c'est  lorsque  vous  pratiquez  ses  enseigne- 
ments. C'est  le  caractère  de  ce  divin  Maître.  Les  hommes 
qui  se  mêlent  d'enseigner  les  autres,  leur  montrent  tout  au 
plus  ce  qu'il  faut  savoir  ;  il  n'appartient  qu'à  ce  divin 
Maître  que  l'on  nous  ordonne  d'entendre,  [p.  26]  de 
nous  donner  tout  ensemble  et  de  savoir  ce  qu'il  faut 
et  d'accomplir  ce  qu'on  sait  :  Simul  donans  et  quid  agant 
scire,  et  quod  sciunt  agere  {^\  Si  donc  vous  voulez  être  de 
ceux  qui  l'écoutent,  écoutez-le  véritablement  et   obéissez  à 

a.  De  Grat.  Christ.,  lib.  I,  n.  14.  —  Ms.  sed etiam...  —  b.\  Thess.,  iv,  9,  10.  — 
c.  S.  Aug.,  toco  inox  citât. 

1.  Var.  il  peut... 

2.  Afs.  si  intérieure,  etc. 

3.  Edit.  Casier  :  les  uns  ^/ les  autres.  —  Et  est  au  ms.,  mais  barré.  C'était 
un  lapsus. 


SUR  LA  l'AROLK  DK  DIEU.  589 

ses  paroles  :  Ipsum  audite.  Ne  soyez  pas  (')  de  ceux  dont  se 
moque  le  divin  Psalmiste,  de  ces  fleurs  qui  trompent  toujours 
les  espérances,  qui  ne  se  nouent  jamais  pour  donner  des 
fruits  ;  ou  de  ces  fruits  qui  ne  mûrissent  point,  qui  sont  le 
jouet  des  vents  et  la  proie  des  animaux:  Dieu  ne  veut  point 
de  tels  arbres  dans  son  jardin  de  délices.  Ne  vous  contentez 
pas  de  ces  affections  stériles  et  infructueuses  qui  ne  se 
tournent  jamais  en  résolutions  déterminées  :  Jésus-Christ 
rejette  de  tels  disciples  de  son  école  et  de  tels  soldats  de  sa 
milice.  Écoutez  comme  il  s'en  moque,  si  je  l'ose  dire,  par  la 
bouche  du  divin  Psalmiste:  Filii EpJirem  intendentes  et  mit- 
tentes  arcuni,  coiiversi  sunt  in  die  belli  (")  :  «  Les  enfants 
d'Ephrem  qui  bandaient  leurs  arcs  et  préparaient  leurs 
flèches,  ils  ont  lâché  le  pied  (^)  au  jour  de  la  bataille  (^).  »  En 
écoutant  la  prédication,  ils  semblaient  aiguiser  leurs  armes  ('*) 
contre  leurs  vices;  au  jour  de  la  tentation,  ils  les  ont  rendues 
honteusement.  Ils  promettaient  beaucoup  (^)  dans  l'exercice, 
ils  ont  plié  d'abord  dans  la  bataille  (^);  ils  semblaient  animés 
quand  on  sonnait  la  trompette,  ils  ont  tourné  le  dos  tout  à 
coup  quand  il  a  fallu  venir  aux  mains  :  Filii  EpJi7'em  {inten- 
dentes et  niittentes  arcum,  conversi  sunt  in  die  belli\ 

Mais  concluons  enfin  ce  discours,  duquel  vous  devez 
apprendre  que,  pour  écouter  Jésus-Christ,  il  faut  [p.  27] 
accomplir  sa  sainte  parole.  Il  ne  parle  pas  pour  nous  plaire, 
mais  pour  nous  édifier  dans  nos  consciences  :  «  Je  suis  le 
Seigneur,  dit-il,  qui  vous  enseigne  des  choses  utiles  :  »  Ego 
Doniinus...  docens  te  utilia  ('').  Il  n'établit  pas  des  prédicateurs 
pour  être  les  ministres  de  la  volupté  i^)  et  les  victimes  de  la 
curiosité  publique,  c'est  pour  affermir  le  règne  de  sa  vérité  ; 

a.  Ps.,  Lxxvii,  9.  —  b.  Is.,  XLVHi,  17.  —  Complété  en  1670  :  *  gubernans  te 
in  via  qua  ambulas. 

1.  Gandar  renvoyait  en  note  cette  phrase  tout  entière.  M.  Gazier  l'a  rétablie 
avec  raison  dans  le  texte,  en  adoptant  une  lecture  un  peu  dififérente  de  celle  des 
anciens  éditeurs. 

2.  Fa/-.  *  ils  ont  été  rompus  et  renversés...  (1665  ou  1670,  au  crayon). 

3.  Var.  du  combat. 

4.  Addition:  aiguiser  *  leurs  traits  et  préparer  leurs  armes  (1670). 

5.  Var.  tout. 

6.  Wir.  dans  le  combat. 

7.  Var.  *  de  la  délicatesse  (1665,  au  crayon). 


590  CAREME  DES  CARMÉLITES. 

de  sorte  qu'il  ne  veut  pas  voir  dans  son  école  des  contempla- 
teurs oisifs,  mais  de  fidèles  ouvriers;  enfin  il  y  veut  voir  des 
disciples  qui  honorent  par  leur  bonne  vie  l'autorité  d'un  tel 
maître  (').  Et  afin  que  nous  craignions  désormais  de  sortir 
de  son  école  sans  être  meilleurs,  écoutons  comme  il  parle  à 
ceux  qui  ne  profitent  pas  de  ses  saints  préceptes  :  Ipsum 
audite  :  écoutez,  c'est  lui-même  qui  vous  parle  :  «  Si  quel- 
qu'un écoute  mes  paroles  et  n'est  pas  soigneux  de  les  accom- 
plir (^),  je  ne  le  juge  pas,  non  judico  etun,  car  je  ne  viens  pas 
pour  juger  le  monde,  [mais  pour  sauver  le  monde]  :  »  N^on 
eni7nveni\Mtjtidiceinmundiuii\,  sed ut  salvi/icein  munduni  ("). 
Qu'il  ne  s'imagine  pas  toutefois  qu'il  doive  demeurer  sans  être 
jugé  :  «  celui  qui  me  méprise  et  ne  reçoit  pas  mes  paroles, 
il  a  un  juge  établi  :  »  Habet  quijtidicet  euTn  (^').  Quel  sera  ce 
juge  ?  «  La  parole  que  j'ai  [p.  28]  prêchée  le  jugera  au  der- 
nier jour  :  »  Seinno  qîiem  /ocutus  suni,  ille  judicabit  eum  in 
novissinio  die  {^\ 

Ceci  (3)  nous  manquait  encore  pour  établir  l'autorité  sainte 
de  la  parole  de  Dieu  ;  il  fallait  encore  ce  nouveau  rapport 
entre  la  doctrine  sacrée  et  l'Eucharistie.  Celle-ci  s'approchant 
des  hommes,  vient  discerner  les  consciences  avec  une  auto- 
rité et  un  œil  de  juge  ;  elle  couronne  les  uns,  elle  condamne 
les  autres  :  ainsi  la  divine  parole,  ce  pain  des  oreilles,  ce  corps 
spirituel  (^)  de  la  vérité,  ceux  qu'elle  ne  touche  pas,  elle  les 
juge  ;  ceux  qu'elle  ne  convertit  pas,  elle  les  condamne  ;  ceux 
qu'elle  ne  nourrit  pas,  elle  les  tue  (^). 


a.Joan.,  xn,  47.  —  b.  Ibid.^  48.  —  c.  Ibîd. 

1.  Phrase  importante  :  soulignée  en  entier. 

2.  Var.  et  ne  les  accomplit. 

3.  Bossuet  complète  en  1670  la  pensée  précédente  :  «  "*  C'est-à-dire  que  ni  on 
ne  recevra  d'excuse,  ni  on  ne  cherchera  de  tempérament.  «  La  parole,  dit-il, 
vous  jugera  ;  »  la  loi  elle-même  fera  la  sentence,  selon  sa  propre  teneur,  dans 
l'extrême  rigueur  du  droit  {ms.  de  droit)  ;  et  de  là  vous  devez  entendre  que  ce 
sera  un  jugement  sans  miséricorde.»  —  Ici  un  renvoi  :  Voy.  j^*"  serfiton  du 
i^''  Carême  dti  Louvre,  p.  4,  5.  Gandar  concluait  que  ces  surcharges  avaient 
été  écrites  au  moment  même  où  l'auteur  préparait  le  second,  c'est-à-dire  en  1666. 
Mais  Bossuet  continua  de  désigner  ainsi  la  première  station  à  la  cour,  même 
après  que  le  second  Carême  royal  eut  été  transféré  à  Saint-Germain.  Nous  trou- 
verons le  passage,  au  i"'  point  du  sermon  sur  la  Prédication  évatigc ligue ^  en  1662. 

4.  ]'ar.  mystique. 

5.  Passage  souligné. 


SUR  LA  PAROLE  DE  DIEU.  59  I 

Je  ne  pense  pas  qu'il  soit  nécessaire  que  je  vous  exhorte 
maintenant  par  un  long  discours.  Ceux  qui  ont  des  oreilles 
chrétiennes  préviennent  par  leurs  sentiments  ce  que  je  puis 
dire  ;  et  je  m'assure  que  ces  vérités  évangéliques  sont  entrées 
bien  avant  dans  leurs  consciences.  Mais  si  j'ai  prouvé  (') 
quelque  chose,  si  je  vous  ai  fait  voir  aujourd'hui  cette  alliance 
[p.  29]  sacrée  qui  est  entre  la  chaire  et  l'autel,  au  nom  de  Dieu, 
mes  frères,  nen  violez  pas  la  sainteté.  Quoi!  pendant  qu'on 
s'assemble  pour  écouter  Jésus-Christ,  pendant  que  l'on 
attend  sa  sainte  parole,  des  contenances  de  mépris,  un  mur- 
mure et  quelquefois  un  ris  scandaleux  déshonorent  publique- 
ment la  présence  de  Jésus-Christ  !  Temples  augustes,  sacrés 
autels,  et  vous,  saints  tabernacles  du  Dieu  vivant,  faut-il  donc 
que  la  chaire  évangélique  fasse  naître  une  occasion  ('')  de 
manquer  à  l'adoration  qui  vous  est  due  ?  Et  nous,  chrétiens, 
à  quoi  pensons-nous  ?  Quoi  !  voulons-nous  commencer 
d'honorer  la  chaire  par  le  mépris  de  l'autel  ?  Est-ce  pour  nous 
préparer  à  recevoir  la  sainte  parole,  que  nous  manquons  de 
respect  {')  à  l'Eucharistie  ?  Si  vous  le  faites  désormais,  j'ai 
parlé  en  l'air,  et  vous  ne  croyez  rien  de  ce  que  j'ai  dit.  Mes 
frères,  ces  mystères  sont  amis  :  ne  soyons  pas  assez  témé- 
raires pour  en  rompre  la  société.  Adorons  Jésus-Christ 
avant  qu'il  nous  parle  ;  contemplons  en  respect  et  en  silence 
ce  Verbe  divin  à  l'autel,  avant  qu'il  nous  enseigne  dans  cette 
chaire.  Que  nos  cœurs  seront  bien  ouverts  à  la  doctrine 
céleste  [p.  30]  par  cette  sainte  préparation  !  Pratiquez-la, 
chrétiens  :  ainsi  Notre  Seigneur  Jésus-Christ  puisse  être 
votre  docteur!  ainsi  les  eaux  sacrées  de  son  Evangile  puis- 
sent tellement  arroser  vos  âmes,  qu'elles  y  deviennent  une 
fontaine  qui  jaillisse  (*')  à  la  vie  éternelle  :  que  je  vous  souhaite 
au  nom  du  Père,  [et  du  Fils,  et  du  Saint-Esprit  !] 

1.  Edil.  Lâchât  :  si  j'ai  éprouvé. 

2.  Va}-,  soit  une  occasion. 

3.  Var.  que  nous  déshonorons  l'Eucharistie  1  (Plus  haut,  honorer  la  chaire 
venait  d'être  introduit  en  place  de  rendre  respect  à,  effacé.) 

4.  Edif.  rejaillisse.  —  La  première  syllabe  est  effacée  au  manuscrit.  On  0  pu 
croire  que  c'était  accidentellement  ;  mais  Bossuet  a  voulu  rendre  littéralement, 
selon  son  habitude,  une  expression  de  l'Écriture  :  Fo7is  aquœ  salientis  in  vitam 
ceternarn. 


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t 
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i 


CAREME    DES    CARMELITES. 


SECOND   PANEGYRIQUE   de 


SAINT   JOSEPH. 


19  mars  1661. 


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On  ne  fait  pas  assez  de  cas  de  ce  beau  discours,  parce  que  toute 
l'attention  se  porte  d'ordinaire  sur  le  Deposituni  aistodi,  plus  éclatant, 
mais  moins  achevé.  Dans  la  forme  sous  laquelle  il  nous  est  parvenu, 
il  appartient  incontestablement  à  la  station  des  Carmélites  (Cf.  t.  II, 
p.  1 17  et  293  ;  et  Introduction,  XVI.)  Il  fut  prononcé  le  samedi,  veille 
du  III^  dimanche  de  Carême,  en  présence  d'Anne  d'Autriche,  qui 
avait  déjà  entendu  en  1659,  dans  cette  même  chapelle,  le  Déposition 
aistodi.  (Cf.  Floquet,  Études...,  I,  398-402.  —  II,  132-135.) 

Collationné  sur  l'édition  originale,  à  défaut  de  manuscrit. 


(2uœsivit  sibi  Dominus  virum 
jîcxta  cor  suum. 

Le  Seigneur  s'est  cherché  un 
homme  selon  son  cœur. 

(iy?^^.,xiii,  14.) 

CET  homme  selon  le  cœur  de  Dieu  ne  se  montre  pas  au 
dehors,  et  Dieu  ne  le  choisit  pas  sur  les  apparences,  ni 
sur  le  témoignage  de  la  voix  publique.  Lorsqu'il  envoya 
Samuel  dans  la  maison  de  Jessé,  pour  y  trouver  David,  le 
premier  de  tous  qui  a  mérité  cet  éloge,  ce  grand  homme,  que 
Dieu  destinait  à  la  plus  auguste  couronne  du  monde,  n'était 
pas  même  connu  dans  sa  famille.  On  présente,  sans  songer  à 
à  lui,  tous  ses  aînés  au  prophète  ;  mais  Dieu,  qui  ne  juge  pas 
à  la  manière  des  hommes,  l'avertissait  en  secret  de  ne  pas 
regarder  à  leur  riche  taille,  ni  à  leur  contenance  hardie  (')  : 
si  bien  que,  rejetant  ceux  que  l'on  produisait  dans  le  monde, 
il  fit  approcher  celui  que  l'on  envoyait  paître  les  troupeaux  ; 
et  versant  sur  sa  tête  l'onction  royale,  il  laissa  ses  parents 
étonnés  d'avoir  si  peu  jusqu'alors  connu  ce  fils,  que  Dieu 
choisissait  avec  un  avantage  si  extraordinaire  (''). 

1.  Prtr.  à  leur  mine  guerrière. 

2.  Var.  sur  lequel  Dieu  arrêtait  son  choix. 


PANÉGYRIQUE  DE  SAINT  JOSEPH.  593 

Une  semblable  conduite  de  la  Providence  divine  me  fait 
a[)pliquer  aujourd'hui  à  Joseph,  le  fils  de  David,  ce  qui  a  été 
dit  de  David  lui-môme.  Le  temps  était  arrivé  que  Dieu  cher- 
chât un  homme  selon  son  cœur,  pour  déposer  en  ses  mains  ce 
qu'il  avait  de  plus  cher  :  je  veux  dire,  la  personne  de  son  Fils 
unique,  l'intégrité  de  sa  sainte  Mère, le  salut  du  genre  humain, 
le  secret  le  plus  sacré  de  son  conseil,  le  trésor  du  ciel  et  de  la 
terre.  Il  laisse  Jérusalem  et  les  autres  villes  renommées  ;  il 
s'arrête  sur  Nazareth  ;  et  dans  cette  bourgade  inconnue  il  va 
choisir  encore  un  homme  inconnu,  un  pauvre  artisan,  Joseph 
en  un  mot,  pour  lui  confier  ur  emploi  dont  les  anges  du 
premier  ordre  se  seraient  sentis  honorés  ;  afin,  messieurs, 
que  nous  entendions  que  l'homme  selon  le  cœur  de  Dieu 
doit  être  lui-même  cherché  dans  le  cœur,  et  que  ce  sont 
les  vertus  cachées  qui  le  rendent  digne  de  cette  louange. 
Comme  je  me  propose  aujourd'hui  de  traiter  ces  vertus 
cachées,  c'est-à-dire,  de  vous  découvrir  le  cœur  du  juste 
Joseph,  j'ai  besoin  plus  que  jamais,  chrétiens,  que  celui 
qui  s'appelle  le  Dieu  de  nos  cœurs  ('')  m'éclaire  par  son 
Saint-Esprit.  Mais  quelle  injure  ferions-nous  à  la  divine 
Marie,  si  ayant  accoutumé  en  d'autres  sujets  de  lui  deman- 
der son  secours,  maintenant  qu'il  s'agit  de  son  saint  époux, 
nous  ne  nous  efforcions  de  lui  dire  avec  une  dévotion  parti- 
culière :  Ave. 

C'est  un  vice  ordinaire  aux  hommes,  de  se  donner  entière- 
ment au  dehors,  et  de  négliger  le  dedans  ;  de  travailler  à  la 
montre  et  à  l'apparence,  et  de  mépriser  l'effectif  et  le  solide; 
de  songer  souvent  quels  ils  paraissent,  et  de  ne  penser  point 
quels  ils  doivent  être.  C'est  pourquoi  les  vertus  qui  sont  esti- 
mées, ce  sont  celles  qui  se  mêlent  d'affaires,  et  qui  entrent 
dans  le  commerce  des  hommes  :  au  contraire,  les  vertus  ca- 
chées et  intérieures,  où  le  public  n'a  point  de  part,  où  tout 
se  passe  entre  Dieu  et  l'homme,  non  seulement  ne  sont  pas 
suivies,  mais  ne  sont  pas  même  entendues.  Et  toutefois,  c'est 
dans  ce  secret  que  consiste  tout  le  mystère  de  la  vertu  véri- 
table. En  vain  pensez-vous  former  un  bon  magistrat,  si  vous 

a.   Ps.,  LXXII,  26. 

Sermons  de  Bossuet.  —  HI.  38 


594  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

ne  faites  auparavant  un  homme  de  bien:  en  vain  vous  considé- 
rez quelle  place  vous  pourrez  remplir  dans  la  société  civile, 
si  vous  ne  méditez  auparavant  quel  homme  vous  êtes  en  par- 
ticulier. Si  la  société  civile  élève  un  édifice,  l'architecte  fait 
tailler  premièrement  une  pierre  {'),  et  puis  on  la  pose  dans 
le  bâtiment.  11  faut  composer  un  homme  en  lui-même, 
avant  que  de  méditer  quel  rang  on  lui  donnera  parmi  les 
autres  ;  et  si  l'on  ne  travaille  (')  sur  ce  fonds,  toutes  les  au- 
tres vertus,  si  éclatantes  qu'elles  puissent  être,  ne  seront  que 
des  vertus  de  parade,  et  appliquées  par  le  dehors  (^),  qui 
n'auront  point  de  corps  ni  de  vérité.  Elles  pourront  nous  ac- 
quérir de  l'estime,  et  rendre  nos  mœurs  agréables  ;  enfin 
elles  pourront  nous  former  au  gré  et  selon  le  cœur  des 
hommes  ;  mais  il  n'y  a  que  les  vertus  particulières  qui  aient 
ce  droit  admirable  de  nous  composer  au  gré  et  selon  le 
cœur  de  Dieu. 

Ce  sont  ces  vertus  particulières,  c'est  cet  homme  de  bien, 
cet  homme  au  gré  de  Dieu  et  selon  son  cœur,  que  je  veux 
vous  montrer  aujourd'hui  en  la  personne  du  juste  Joseph.  Je 
laisse  les  dons  et  les  mystères  qui  pourraient  relever  son  pa- 
négyrique. Je  ne  vous  dis  plus,  chrétiens,  qu'il  est  le  déposi- 
taire des  trésors  célestes,  le  père  de  Jésus-Christ,  le  con- 
ducteur de  son  enfance,  le  protecteur  de  sa  vie,  l'époux  et  le 
gardien  de  sa  sainte  Mère.  Je  veux  taire  (••)  tout  ce  qui  éclate, 
pour  faire  l'éloge  d'un  saint  dont  la  principale  grandeur  est 
d'avoir  été  à  Dieu  sans  éclat.  Les  vertus  mêmes  dont  je 
parlerai  ne  sont  ni  de  la  société  ni  du  commerce  ;  tout  est  ren- 
fermé dans  le  secret  de  sa  conscience.  La  simplicité,  le  déta- 
chement, l'amour  de  la  vie  cachée  sont  donc  les  trois  vertus 
du  juste  Joseph,  que  j'ai  dessein  de  vous  proposer.  Vous  me 
paraissez  étonnés  de  voir  l'éloge  d'un  si  grand  saint,  dont  la 
vocation  est   si  haute,  réduit  à   trois    vertus  si  communes  ; 

1.  Vaf\  avant  que  de  la  mettre  avec  les  autres. 

2.  Var,  bâtit. 

3.  Var.  et  artificielles. 

4.  Far.  Je  m'attache  à  sa  vie  particulière  ;  et  pour  vous  en  donner  le  tableau, 
je  n'irai  pas  chercher  bien  loin  ni  des  conjectures  douteuses,  ni  des  révélations 
apocryphes.  Le  peu  que  nous  avons  dans  les  Écritures  me  suffit  pour  vous  faire 
voir  dans  le  bon  Joseph  l'idée  et  le  caractère  de  cet  homme  de  bien  que  nous 
cherchons,  qui  a  réglé  avec  Dieu  son  intérieur.  —  (Voy-  note  3  de  la  page  595.) 


rANÉGVKIQUE  DE  SAINT  JOSEPH.  595 


mais  sachez  qu'en  ces  trois  vertus  consiste  le  caractère  de 
cet  homme  de  bien  dont  nous  parlons  ;  et  il  m'est  aisé  de  vous 
faire  voir  que  c'est  aussi  en  ces  trois  vertus  que  consiste  le 
caractère  du  juste  Joseph.  Car,  mes  sœurs,  cet  homme  de 
bien,  que  nous  considérons,  pour  être  selon  le  cœur  de  Dieu, 
il  faut  premièrement  qu'il  le  cherche  ;  en  second  lieu,  qu'il 
le  trouve  ;  en  troisième  lieu,  qu'il  en  jouisse.  Quiconque 
cherche  Dieu,  qu'il  cherche  en  simplicité  celui  qui  ne  peut 
souffrir  (')  les  voies  détournées.  Quiconque  veut  trouver 
Dieu,  qu'il  se  détache  de  toutes  choses,  pour  trouver  celui  qui 
veut  être  lui  seul  tout  notre  bien.  Quiconque  veut  jouir  de 
Dieu,  qu'il  se  cache  (')  et  qu'il  se  retire,  pour  jouir  en  repos, 
dans  la  solitude,  de  celui  qui  ne  se  communique  point  parmi 
le  trouble  et  l'agitation  du  monde.  C'est  ce  qu'a  fait  notre  pa- 
triarche :  Joseph,  homme  simple,  a  cherché  Dieu  (')  ;  Joseph, 
homme  détaché,  a  trouvé  Dieu  ;  Joseph,  homme  retiré,  a 
joui  de  Dieu  :  c'est  le  partage  de  ce  discours. 

PREMIER    POINT. 

Le  (^)  chemin  de  la  vertu  n'est  pas  de  ces  grandes  routes 
dans  lesquelles  on  peut  s'étendre  avec  liberté  :  au  contraire, 

1.  Var.  qui  n'aime  point... 

2.  Var.  il  faut  qu'il  se  retire  avec  lui  ;  il  faut,  pour  ainsi  dire,  qu'il  se  cache 
en  lui,  afin  de  le  goûter  en  repos. 

3.  Première  rédaction  :  O  Joseph,  homme  simple,  vous  cherchez  Dieu  en  sim- 
plicité ;  et  il  prend  soin  de  guider  vos  pas,  il  vous  envoie  ses  anges  pour  vous 
instruire  ;  tout  le  ciel  veille  à  votre  conduite.  O  Joseph,  homme  détaché,  vous 
allez  et  vous  venez  comme  Dieu  vous  mène  ;  partout  où  il  vous  appelle,  vous  y 
trouvez  votre  maison  et  votre  patrie  :  votre  cœur  ne  tient  à  rien  sur  la  terre  : 
il  fallait  que  vous  fussiez  ainsi  disposé  pour  être  digne  de  recevoir  en  votre  mai- 
son ce  Dieu  incarné  qui  se  donne  à  vous.  O  Joseph,  homme  de  retraite,  vous 
savez  ce  que  c'est  que  de  jouir  d'un  Dieu  ;  et  dans  le  dessein  de  le  posséder  en 
la  paix  de  votre  cœur,  de  peur  que  la  gloire  du  monde  ne  vous  détourne  ou  que 
son  tracas  ne  vous  trouble,  vous  vous  enveloppez  avec  Jésus-Christ  dans  l'a- 
mour de  la  vie  cachée.  O  l'homme  juste,  l'homme  de  Dieu,  et  l'homme  selon  son 
cœur  !  Apprenez  de  là,  chrétiens,  que  d'être  un  bon  particulier,  c'est  quelque 
chose  de  grand  et  de  vénérable,  et  dépouillez  cette  ambition  qui  vous  ôte  à 
Dieu  et  à  vous-mêmes,  sous  prétexte  de  vous  donner  au  public.  Mais, pour  mieux 
comprendre  cette  vérité,  venez  considérer  avant  toutes  choses  la  simplicité  de 
Joseph  dans  ma  première  partie.  —  Plusieurs  de  ces  variantes  ne  seraient-elles 
pas  des  fragments  du  panégyrique  composé  sur  le  même  plan  en  1657,  pour 
l'église  des  Feuillants  .''  De  même  quelques-unes  de  celles  qui  vont  suivre .''  Non 
toutefois  la  première  qu'on  va  rencontrer. 

4.  Première  rédaction  ;  Quand  je  vous  parle  de  la  sainte  simplicité,  ne  croyez 


596  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

nous  apprenons  par  les  saintes  Lettres  que  ce  n'est  qu'un 
petit  sentier,  et  une  voie  étroite  et  serrée,  et  tout  ensemble 
extrêmement  droite  :  Seniitajusii  recta  est,  râcttLS  callis  jtisti 
ad ambulandum  if).  Par  oii  nous  devons  apprendre  qu'il  faut 
y  marcher  en  simplicité,  et  dans  une  grande  droiture.  Si  peu 
non  seulement  que  l'on  se  détourne,  mais  même  que  l'on 
chancelle  dans  cette  voie,  on  tombe  dans  les  écueils  dont 
elle  est  "environnée  de  part  et  d'autre.  C'est  pourquoi  le 
Saint-Esprit,  voyant  ce  péril,  nous  avertit  si  souvent  de  mar- 
cher dans  la  voie  qu'il  nous  a  marquée,  sans  jamais  nous 
détourner  à  droite  ou  à  gauche  :  N^oii  declinabitis  neque  ad 
dexterain  neque  ad  sinistra^n  (^')  ;  nous  enseignant,  par  cette 
parole,  que  pour  tenir  cette  voie,  il  faut  dresser  tellement 
son  intention  qu'on  ne  lui  permette  jamais  de  se  relâcher,  ni 
de  faire  le  moindre  pas  de  côté  ou  d'autre. 

C'est  ce  qui  s'appelle  dans  les  Ecritures  avoir  le  cœur  droit 
avec  Dieu,  et  marcher  en  simplicité  devant  sa  face.  C'est  le 
seul  moyen  de  le  chercher,  et  (')  la  voie  unique  pour  aller  à 
lui;  parce  que,  comme  dit  le  Sage,  «  Dieu  conduit  le  juste  par 
les  voies  droites  :  »  Jiistuiii  deduxit  (Doniinus)  per  vias  re- 
ctas  {^).  Car  il  veut  qu'on  le  cherche  avec  grande  ardeur  ;  et 
ainsi,  que  l'on  prenne  les  voies  les  plus  courtes,  qui  sont 
toujours  les  plus  droites  :  si  bien  qu'il  ne  croit  pas  qu'on   le 

a.  Is.,  XXVI,  7.  —  d.  Deut.,  V,  32,  xvn,  11  ;  Prov.,  IV,  27  ;  Is.,  XXX,  21.  — 
c.  Offic.  Eccl.  —  Cf.  Sap.^  x,  10.  Mais  là,  deduxit  a  pour  sujet  Sapietitia. 
pas  entendre  le  nom  d'une  vertu  particulière.  Dans  le  style  de  l'Ecriture,homme 
simple  n'est  autre  chose  que  la  définition  d'un  homme  de  bien.  Jacob,  dit-elle, 
était  homme  simple  ;  c'est-à-dire  était  homme  juste  {Gen.^  xxv,  27)  ;  et  c'est 
ainsi  que  le  Saint-Esprit  a  accoutumé  de  parler.  Toutefois,  chrétiens,  il  y  a  quel- 
que chose  de  singulier  qui  nous  est  représenté  par  cette  expression,  et  il  faut 
tâcher  de  l'entendre.  La  simplicité,  si  je  ne  me  trompe,  est  une  certaine  droiture 
d'un  cœur  qui  est  sincère  avec  Dieu  :  et  c'est  pourquoi  l'Écriture  sainte  joint 
toujours  ces  deux  qualités  dans  la  définition  de  l'homme  de  bien.  «Job,  dit-elle, 
était  simple  et  droit  :  »  Eratznr  illc  siinplex  et  reclus  (Job,  i,  i).  Ainsi  la  simpli- 
cité, c'est  la  droiture  du  cœur  ;  et  vous  entendez  bien,  âmes  saintes,  que  cette 
droiture  de  cœur,  c'est  la  pureté  d'intention  ;  de  sorte  qu'un  homme  simple, 
c'est  un  homme  dont  le  cœur  est  droit  avec  Dieu,  c'est-à-dire  dont  les  intentions 
sont  droites  et  pures,  qui  n'aime  que  Dieu  dans  le  cœur,  qui  marche  à  lui  sans 
détour  ;  et  c'est  la  première  qualité  d'un  homme  de  bien.  Vous  pouvez  juger  aisé- 
naent  combien  elle  est  nécessaire,  par  cette  réflexion... 

I.  Var.  Car  il  faut  encore  remarquer  ceci  pour  honorer  la  simplicité,  qu'on  ne 
peut  chercher  Dieu  que  par  son  moyen.  Il  conduit  le  juste  par  les  voies  droites  : 
on  ne  le  trouve  jamais  qu'on  ne  marche  droitement  à  lui. 


PANÉGYRIQUE  DE  SAINT  JOSEPH.  597 

cherche,  lorsqu'on  ne  marche  pas  droitement  à  lui.  C'est 
pourquoi  il  ne  veut  point  ceux  qui  s'arrêtent,  il  ne  veut  point 
ceux  qui  se  détournent,  il  ne  veut  point  ceux  qui  se  partagent. 
Quiconque  prétend  partager  son  cœur  entre  la  terre  et  le 
ciel,  ne  donne  rien  au  ciel,  et  tout  à  la  terre,  parce  que  la 
terre  retient  ce  qu'il  lui  engage,  et  que  le  ciel  n'accepte  pas 
ce  qu'il  lui  offre  ('). 

Vous  devez  entendre,  par  ce  discours, que  cette  bienheureuse 
simplicité  tant  vantée  dans  les  saintes  Lettres,  c'est  une  cer- 
taine droiture  de  cœur  et  une  pureté  d'intention  ;  et  l'acte 
principal  de  cette  vertu,  c'est  d'aller  à  Dieu  de  bonne  foi,  et 
sans  s'en  imposer  à  soi-même:  acte  nécessaire  et  important, 
qu'il  faut  que  je  vous  explique.  Ne  vous  persuadez  pas, 
chrétiens,  que  je  parle  ainsi  sans  raison  :  car  si  dans  la  voie 
de  la  vertu  il  y  en  a  qui  trompent  les  autres,  beaucoup  aussi 
se  trompent  eux-mêmes.  Ceux  qui  se  partagent  entre  les 
deux  voies,  qui  veulent  avoir  un  pied  dans  l'une  et  dans 
l'autre,  qui  se  donnent  tellement  à  Dieu  qu'ils  ont  toujours 
un  regard  au  monde,  ceux-là  ne  marchent  point  en  simpli- 
cité, ni  devant  Dieu  ni  devant  les  hommes,  et  n'ont  point 
par  conséquent  de  vertu  solide.  Ils  ne  sont  pas  droits  avec 
les  hommes,  parce  qu'ils  imposent  à  leur  vue  par  l'image 
d'une  piété  qui  ne  peut  être  que  contrefaite,  étant  altérée 
par  le  mélange  :  ils  ne  sont  pas  droits  devant  Dieu,  parce 
que,  pour  plaire  à  ses  yeux,  il  ne  suffit  pas,  chrétiens,  de 
produire  par  étude  et  par  artifice  des  actes  de  vertu  em- 
pruntés, et  des  directions  d'intention  forcées. 

Un  homme  engagé  dans  l'amour  du  monde,  viole  tous  les 
jours  les  lois  les  plus  saintes  de  la  bonne  foi,  ou  de  l'amitié, 
ou  de  l'équité  naturelle,  que  nous  devons  aux  plus  étrangers, 
pour  satisfaire  à  son  avarice.  Cependant  sur  une  certaine  incli- 
nation vague  et  générale,  qui  lui  reste  pour  la  vertu,  il 
s'imagine  être  homme  de  bien,  et  il  en  veut  produire  des 
actes  :  mais  quels  actes,  ô  Dieu  tout-puissant  ?  Il  a  oui  dire 
à  ses  directeurs  ce  que  c'est  qu'un  acte  de  détachement,  ou 

I.  Il  faut  donc  écouter  le  Sage,  et  chercher  Dieu  en  simplicité  de  cœur  :  In  siin- 
plicitate  cordis  qnœrite  illiim  (Sap.,  i,  i),  c'est-à-dire  avec  une  intention  pure  et 
dégagée.  —  (Fragment  d'une  première  rédaction  donné  ici  par  Deforis.) 


598  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

un  acte  de  contrition  et  de  repentance  :  il  tire  de  sa  mémoire 
les  paroles  qui  le  composent,  ou  l'image  des  sentiments  qui  le 
forment.  Il  les  applique  (')  comme  il  peut  sur  sa  volonté,  car 
je  ne  puis  dire  autre  chose  (''),  puisque  son  intention  y  est 
opposée  ;  et  il  s'imagine  être  vertueux  :  mais  il  se  trompe,  il 
s'abuse,  il  se  joue  de  lui-même. 

Pour  se  rendre  agréable  à  Dieu,  il  ne  suffit  pas,  chrétiens, 
de  tirer  par  artifice  (^)  des  actes  de  vertu  forcés,  et  des 
directions  d'intention  étudiées  {^).  Les  actes  de  piété  doivent 
naître  du  fond  du  cœur,  et  non  pas  être  empruntés  de  l'esprit 
ou  de  la  mémoire.  Mais  ceux  qui  viennent  du  cœur  ne  souf- 
frent point  de  partage.  «  Nul  ne  peut  servir  deux  maî- 
tres (")  :  »  Dieu  ne  peut  souffrir  cette  intention  louche,  si  je 
puis  parler  de  la  sorte,  qui  regarde  de  deux  côtés  en  un 
même  temps.  Les  regards  ainsi  partagés  rendent  l'abord  d'un 
homme  choquant  et  difforme:  et  l'âme  se  défigure  elle-même, 
quand  elle  tourne  en  deux  endroits  ses  intentions.  «  Il  faut, 
dit  le  Fils  de  Dieu  ('''),  que  votre  œil  soit  simple  ;  »  c'est-à- 
dire,  que  votre  regard  soit  unique  ;  et  pour  parler  encore  en 
termes  plus  clairs,  que  l'intention  pure  et  dégagée  s'appli- 
quant  tout  entière  à  la  même  fin,  le  cœur  prenne  sincèrement 
et  de  bonne  foi  les  sentiments  que  Dieu  veut.  Mais  ce  que 
j'en  ai  dit  en  général   se  connaîtra  mieux  dans  l'exemple. 

Dieu  a  ordonné  au  juste  Joseph  de  recevoir  la  divine  Vierge 
comme  son  épouse  fidèle,  pendant  que  (^)  sa  grossesse  semble 
la  convaincre  ;  de  regarder  comme  son  Fils  propre,  un  enfant 
qui  ne  le  touche  que  parce  qu'il  est  dans  sa  maison  ;  de 
révérer  comme  son  Dieu,  celui  auquel  il  est  obligé  de  servir 
de  protecteur  et  de  gardien.  Dans  ces  trois  choses,  mes  frères, 
où  il  faut  prendre  des  sentiments  délicats,  et  que  la  nature 
ne  peut  pas  donner,  il  n'y  a  qu'une  extrême  simplicité  qui 
puisse  rendre  le  cœur  docile  et  traitable.  Voyons  ce  que 
fera  le  juste  Joseph.   Nous   remarquerons  en  son   lieu  qu'à 

a.  Matth.,  vi,  24.  —  b.  Lîic,  XI,  33. 

1.  Var.  pour  ainsi  dire. 

2.  Var.  je  ne  puis  dire  qu'elle  les  produise. 

3.  Far.  par  étude,  comme  par  machine. 

4.  Var.  artificielles.  —  Bossuet  n'a  pas  dû  prononcer  les  redites  que  lui  prêtent 
ici  ses  éditeurs. 

5.  Var.  qu'elle  devient  mère  sans  qu'il  y  ait  part. 


PANÉGYRIQUE  DE  SAINT  JOSEPH.  599 

l'égard  de  sa  sainte  épouse,  jamais  le  soupçon  ne  fut  plus 
modeste,  ni  le  doute  plus  respectueux.  Mais  enfin  il  (')  était 
si  juste,  qu'il  ne  pouvait  pas  se  désabuser  sans  que  le  ciel 
s'en  mêlât.  Aussi  un  ange  lui  déclare,  de  la  part  de  Dieu, 
qu'elle  a  conçu  de  son  Saint-Esprit  (").  Si  son  intention  eût 
été  moins  droite,  s'il  n'eût  été  à  Dieu  qu'à  demi,  il  ne  se 
serait  pas  rendu  tout  à  fait  ;  il  serait  demeuré  au  fond  de  son 
âme  quelque  reste  de  soupçon  mal  guéri,  et  son  affection 
pour  la  sainte  Vierge  aurait  toujours  été  douteuse  et  trem- 
blante. Mais  son  cœur,  qui  cherche  Dieu  en  simplicité  ('),  ne 
sait  point  se  partager  avec  Dieu  :  il  n'a  point  de  peine  à  con- 
naître que  la  vertu  incorruptible  de  sa  sainte  épouse  méritait 
le  témoignage  du  ciel.  Il  surpasse  la  foi  d'Abraham,  bien  qu'il 
nous  soit  donné  dans  les  Ecritures  (^)  comme  le  modèle  de 
la  foi  parfaite.  Abraham  est  loué  dans  les  saintes  Lettres, 
pour  avoir  cru  l'enfantement  d'une  stérile  (')  :  Joseph  a  cru 
celui  d'une  vierge,  et  il  a  reconnu  en  simplicité  ce  grand  et 
impénétrable  mystère  de  la  virginité  féconde. 

Mais  voici  quelque  chose  de  plus  admirable.  Dieu  veut 
que  vous  receviez  comme  votre  Fils  cet  enfant  de  la  pureté 
de  Marie.  Vous  ne  partagerez  pas  avec  cette  Vierge  l'hon- 
neur de  lui  donner  la  naissance,  parce  que  la  virginité  y  serait 
blessée  ;  mais  vous  partagerez  avec  elle  ces  soins,  ces  veilles, 
ces  inquiétudes  par  lesquelles  elle  élèvera  ce  cher  Fils  :  vous 
tiendrez  lieu  de  père  à  ce  saint  Enfant,  qui  n'en  a  point 
sur  la  terre  ;  et  quoique  vous  ne  le  soyez  pas  par  la  nature, 
il  faut  que  vous  le  deveniez  par  l'affection.  Mais  comment 
s'accomplira  un  si  grand  ouvrage  ?  Où  prendra-t-il  ce  cœur 
paternel,  si  la  nature  ne  le  lui  donne  pas  ?  Ces  inclinations 
peuvent-elles  s'acquérir  par  choix  Pet  ne  craindrons-nous  pas 
en  ce  lieu  ces  mouvements  empruntés  et  ces  affections  arti- 
ficielles, que  nous  venons  de  reprendre  tout  à  l'heure  ?  Non, 
mes  frères  ;  ne  le  craignons  pas.  Un  cœur  qui  cherche  Dieu 
en  simplicité  {^)  est  une  terre  molle  et  humide,  qui  reçoit  la 

a.  Maii/i.,  i,  20.  —  è.  Ron.^  iv,  11  et  seq.  —  c.  Gen.,  xv,  6. 

r.  Cest-à-dire  le  soupçon,  le  doute.  —  La  phrase  est  peu  correcte. 

2.  Var.  son  cœur  simple  et  innocent. 

3.  Var.  un  cœur  simple  et  droit  avec  Dieu, 


600  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

forme  qu'il  lui  veut  donner  ;  ce  que  Dieu  veut  lui  passe  en 
nature.  Si  donc  c'est  la  volonté  du  Père  céleste  que  Joseph 
tienne  sa  place  en  ce  monde,  et  qu'il  serve  de  père  à  son 
Fils,  il  ressentira,  n'en  doutez  pas,  pour  ce  saint  et  divin 
Enfant,  cette  inclination  naturelle,  toutes  ces  douces  émo- 
tions, tous  ces  tendres  empressements  d'un  cœur  paternel. 

En  effet,  durant  ces  trois  jours  que  le  Fils  de  Dieu  s'était 
dérobé,  pour  demeurer  dans  le  temple  avec  les  docteurs,  il 
est  aussi  touché  que  la  Mère  même  ;  et  elle  le  sait  bien  recon- 
naître :  Pater  tiens  et  ego  dolentes  qtiœrebamiis  te  (")  :  «  Votre 
père  et  moi  étions  affligés.  »  Voyez  qu'elle  le  joint  avec  elle 
dans  la  société  des  douleurs.  Je  ne  crains  pas  de  l'appeler  ici 
votre  père,  et  je  ne  prétends  pas  faire  tort  à  la  pureté  de 
votre  naissance  :  il  s'agit  de  soins  et  d'inquiétudes  ;  et  c'est 
par  là  que  je  puis  dire  qu'il  est  votre  père,  puisqu'il  a  vraiment 
des  inquiétudes  paternelles.  Voyez,  messieurs,  comme  ce 
saint  homme  prend  simplement,  et  de  bonne  foi,  les  senti- 
ments que  Dieu  lui  ordonne. 

Mais  aimant  Jésus-Christ  comme  son  Fils,  se  pourra-t-il 
faire,  mes  sœurs,  qu'il  le  révère  comme  son  Dieu  ?  Sans 
doute,  et  il  n'y  aurait  rien  de  plus  difficile  ('),  si  la  sainte 
simplicité  n'avait  rendu  son  esprit  docile,  pour  céder  sans 
peine  aux  ordres  divins. 

Voici,  chrétiens,  le  dernier  effort  de  la  simplicité  du  juste 
Joseph,  dans  la  pureté  de  sa  foi.  Le  grand  mystère  de  notre 
foi,  c'est  de  croire  un  Dieu  dans  la  faiblesse. Mais  afin  de  bien 
comprendre,  mes  sœurs,  combien  est  parfaite  la  foi  de  Joseph, 
il  faut,  s'il  vous  plaît,  remarquer  que  la  faiblesse  de  Jésus- 
Christ  peut  être  considérée  en  deux  états  :  ou  comme  étant 
soutenue  par  quelque  effet  de  puissance,  ou  comme  étant  dé- 
laissée et  abandonnée  à  elle-même.  Dans  les  dernières  an- 
nées de  la  vie  de  notre  Sauveur,  quoique  l'infirmité  de  sa 
chair  fût  visible  par  ses  souffrances,  sa  toute-puissance  divine 
ne  l'était  pas  moins  par  ses  miracles.  Il  est  vrai  qu'il  parais- 
sait homme  ;  mais  cet  homme  disait  des  choses  qu'aucun 
homme  n'avait  jamais  dites,    mais   cet  homme   faisait  des 

a.  Lîic.^  II,  48. 

I.  Var.  de  moins  praticablç, 


PANÉGYRIQUE  DE  SAINT  JOSEPH.  6oi 

choses  qu'aucun  homme  n'avait  jamais  faites.  Alors  la  fai- 
blesse étant  soutenue,  je  ne  m'étonne  pas  que  dans  cet  état 
Jésus  ait  attiré  des  adorateurs.les  marques  de  sa  puissance 
pouvant  donner  lieu  déjuger  que  l'infirmité  était  volontaire  ; 
et  la  foi  n'était  pas  d'un  si  grand  mérite.  Mais  en  l'état  que 
l'a  vu  Joseph,  j'ai  quelque  peine  à  comprendre  comment  il  a 
cru  si  fidèlement  ;  parce  que  jamais  la  faiblesse  n'a  paru  plus 
abandonnée,  non  pas  même,  je  le  dis  sans  crainte,  dans  l'igno- 
minie de  la  croix.  Car  c'était  cette  heure  importante  pour  la- 
quelle il  était  venu:  son  Père  l'avait  délaissé  ;  il  était  d'accord 
avec  lui  qu'il  le  délaisserait  en  ce  jour:  lui-même  s'abandon- 
nait volontairement,pour  être  livré  aux  mains  des  bourreaux. 
Si  durant  ces  jours  d'abandonnement  la  puissance  de  ses 
ennemis  a  été  fort  grande,  ils  ne  doivent  pas  s'en  glorifier  ; 
parce  que  les  ayant  renversés  d'abord  par  une  seule  de  ses 
paroles, il  leur  a  bien  fait  connaître  qu'il  ne  leur  cédait  que  par 
une  faiblesse  volontaire  :  Non  habej^es  potestatein  adversiun 
me  ttllain,  nisi  tibi  datuui  esset  de  super  if)  :  «  V^ous  n'auriez  (') 
aucun  pouvoir  sur  moi,  s'il  ne  vous  était  donné  d'en  haut.  » 
Mais  en  l'état  dont  je  parle,  et  dans  lequel  le  voit  saint  Joseph, 
la  faiblesse  est  d'autant  plus  grande,  qu'elle  semble  en  quel- 
que sorte  forcée. 

Car  enfin,  mon  divin  Sauveur,  quelle  est  en  cette  ren- 
contre la  conduite  de  votre  Père  céleste  ^  Il  veut  sauver  les 
Mages,  qui  vous  sont  venus  adorer:  et  il  les  fait  échapper  par 
une  autre  voie.  Je  n'invente  pas,  chrétiens,  je  ne  fais  que 
suivre  l'histoire  sainte.  Il  veut  vous  sauver  vous-même,  et  il 
semble  qu'il  ait  peine  à  l'exécuter.  Un  ange  vient  du  ciel 
éveiller,  pour  ainsi  dire,  Joseph  en  sursaut, et  lui  dire, comme 
pressé  par  un  péril  imprévu  :  «  Fuyez  vite,  partez  cette  nuit 
avec  la  Mère  et  l'Enfant,  et  sauvez-vous  en  Egypte  (''').  » 
Fuyez  :  ô  quelle  parole  !  Encore  s'il  avait  dit  :  Retirez-vous  ! 
Mais  :  fuyez,  pendant  la  nuit  :  ô  précaution  de  faiblesse  ! 
Quoi  donc  !  le  Dieu  d'Israël  ne  se  sauve  qu'à  la  faveur  des 
ténèbres  !  Et  qui  le  dit  ?  C'est  un  ange  qui  arrive  soudaine- 
ment à  Joseph,  comme   un   messager  effrayé  :  «de  sorte,  dit 

a.  /oan.,  xix,  ii.  —  b.  Matih.,  il,  13. 

I.  Certaines  traductions  sont  peut-être  du  premier  éditeur. 


602  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

un  ancien  ("),  qu'il  semble  que  tout  le  ciel  soit  alarmé,  et  que 
la  terreur  s'y  soit  répandue  avant  même  de  passer  à  la 
terre  :  »  Ut  videatiir  cœhim  timor  ante  tenuisse  quam  terrain. 
Mais  voyons  la  suite  de  cette  aventure.  Joseph  se  sauve  en 
Egypte,  et  le  même  ange  revient  à  lui  :  «  Retourne,  dit-il  (^), 
en  Judée  ;  car  ceux-là  sont  morts,  qui  cherchaient  l'âme  de 
l'Enfant.  »  Eh  quoi!  s'ils  étaient  vivants,  un  Dieu  ne  serait 
pas  en  sûreté  ?  O  faiblesse  délaissée  et  abandonnée  !  Voilà 
l'état  du  divin  Jésus;  et  en  cet  état,  saint  Joseph  l'adore  avec 
la  même  soumission  que  s'il  avait  vu  ses  plus  grands  mi- 
racles. II  reconnaît  le  mystère  de  ce  miraculeux  délaissement, 
il  sait  que  la  vertu  de  la  foi,  c'est  de  soutenir  l'espérance  sans 
aucun  sujet  d'espérance  :  Contra  spein  in  spem  (').  Il  s'aban- 
donne à  Dieu  en  simplicité,  et  exécute,  sans  s'enquérir,  tout 
ce  qu'il  commande.  En  effet,  l'obéissance  est  trop  curieuse 
qui  examine  les  causes  du  commandement  :  elle  ne  doit  avoir 
des  yeux  que  pour  considérer  son  devoir,  et  elle  doit  chérir 
son  aveuglement,  qui  la  fait  marcher  en  sûreté.  Mais  cette 
obéissance  de  saint  Joseph  venait  de  ce  qu'il  croyait  en  sim- 
plicité, et  que  son  esprit,  ne  chancelant  pas  entre  la  raison 
et  la  foi,  suivait  avec  une  intention  droite  les  lumières  qui 
venaient  d'en  haut.  O  foi  vive,  ô  foi  simple  et  droite,  que  le 
Sauveur  a  raison  de  dire  qu'il  ne  te  trouvera  plus  sur  la 
terre  {"')  !  Car,  mes  frères,  comment  croyons-nous  ?  Qui  nous 
donnera  aujourd'hui  de  pénétrer  au  fond  de  nous-mêmes, 
pour  voir  si  ces  actes  de  foi,  que  nous  faisons  quelquefois, 
sont  véritablement  dans  le  cœur,  ou  si  ce  n'est  pas  la  coutume 
qui  les  y  amène  du  dehors  ? 

Que  si  nous  ne  pouvons  pas  lire  dans  nos  cœurs,  interro- 
geons nos  œuvres,  et  connaissons  notre  peu  de  foi.  Une 
marque  de  sa  faiblesse,  c'est  que  nous  n'osons  entreprendre 
de  bâtir  dessus  ;  nous  n'osons  nous  y  confier,  ni  établir  sur  ce 
fondement  l'espérance  de  notre  bonheur.  Démentez-moi, 
messieurs,  si  je  ne  dis  pas  la  vérité.  Lorsque  nous  flottons 
incertains  entre  la  vie  chrétienne  et  la  vie  du  monde,  n'est- 
ce  pas  un   doute  secret  qui  nous  dit  dans  le  fond  du  cœur  : 

a.  s.  Petr.  Chrysol.,  Serm,  CLI.  —    b.  Malth.,  il,  20.  —  c.  Rom.,  IV,  18.  — 
Édit.  /;/  spejn  co7ttra  spe?n  :  sans  doute  d'après  le  ms.  —  d.  Luc,  xviii,  8, 


PANÉGYRIQUE  DE  SAINT  JOSEPH.  603 

Mais  cette  immortalité  (')  que  l'on  nous  promet,  est-ce  une 
chose  assurée  ?  Et  n'est-ce  pas  trop  hasarder  son  repos,  son 
bonheur  ('),  que  de  quitter  ce  qu'on  voit  pour  suivre  ce  qu'on 
ne  voit  pas  ?  Nous  ne  croyons  donc  pas  en  simplicité,  nous  ne 
sommes  pas  chrétiens  de  bonne  foi. 

I\Iais  je  croirais,  direz-vous,  si  je  voyais  un  ange  comme 
saint  Joseph.  O  homme,  désabusez-vous  :  Jonas  a  disputé  (^) 
contre  Dieu,  quoiqu'il  fût  instruit  de  ses  volontés  par  une 
vision  manifeste  ;  et  Job  a  été  fidèle,  quoiqu'il  n'eût  point 
encore  été  confirmé  par  des  apparitions  extraordinaires.  Ce 
ne  sont  pas  les  voies  extraordinaires  qui  font  fléchir  notre 
cœur,  mais  la  sainte  simplicité,  et  la  pureté  d'intention  que 
produit  la  charité  véritable,  qui  attache  aisément  notre  esprit 
à  Dieu,  en  le  détachant  des  créatures.  C'est,  mes  sœurs,  ce  dé- 
tachement qui  fera  notre  seconde  partie. 

SECOND    POINT. 

Dieu,  qui  a  établi  son  Evangile  sur  des  contrariétés  mys- 
térieuses, ne  se  donne  qu'à  ceux  qui  se  contentent  de  lui  et 
se  détachent  des  autres  biens.  Il  faut  qu'Abraham  quitte  sa 
maison  et  tous  les  attachements  de  la  terre,  avant  que  Dieu 
lui  dise  :  Je  suis  ton  Dieu.  Il  faut  abandonner  tout  ce  qui  se 
voit,  pour  mériter  ce  qui  ne  se  voit  pas  ;  et  nul  ne  peut  possé- 
der ce  grand  Tout,  s'il  n'est  au  monde  comme  n'ayant  rien  : 
Taiiqtiani  nihil  habentes  (").  Si  jamais  il  y  eut  un  homme  a 
qui  Dieu  se  soit  donné  de  bon  cœur,  c'est  sans  doute  le  juste 
Joseph,  qui  le  tient  dans  sa  maison  et  entre  ses  mains,  et  à  qui 
il  est  présenta  toutes  les  heures,  beaucoup  plus  dans  le  cœur 
que  devant  les  yeux. Voilà  un  homme  qui  a  trouvé  Dieu  d'une 
façon  bien  particulière:  aussi  s'est-il  rendu  digne  d'un  si 
grand  trésor  par  un  détachement  sans  réserve,  puisqu'il  est 
détaché  de  ses  passions,  détaché  de  son  intérêt  et  de  son 
propre  repos. 

Deux  sortes  de  passions  ont  accoutumé  de  nous  émouvoir  : 

«.II  Cor.^  VI,  10. 

1.  Var.  le  ciel. 

2.  Var.  sa  félicilé,  son  plaisir. 

3.  Var.  n'a  pas  cru  à  la  voix  de  Dieu,  quoiqu'il  l'eût  entendue. 


604  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 


je  veux  dire,  les  passions  douces  et  les  passions  violentes. 
Desquelles  des  deux,  mes  sœurs,  est-il  plus  difficile  de  se 
rendre  maître  ?  Il  n'est  pas  (')  aisé  de  le  décider.  J'ai  appris 
du  grand  saint  Thomas  que  celles-là  sont  à  craindre  par  la 
durée,  celles-ci  par  la  promptitude  et  par  l'impétuosité  de 
leur  mouvement  :  celles-là  nous  flattent,  celles-ci  nous  pous- 
sent par  force  ;  celles-là  nous  gagnent,  celles-ci  nous  entraî- 
nent. Mais  quoique  par  des  voies  différentes,  les  unes  et  les 
autres  renversent  le  sens,  les  unes  et  les  autres  engagent  le 
cœur.  O  pauvre  cœur  humain  !  de  combien  d'ennemis  es-tu 
la  proie?  de  combien  de  tempêtes  es-tu  le  jouet?  de  combien 
d'illusions  es-tu  le  théâtre  ? 

Mais  apprenons,  chrétiens,  par  l'exemple  de  saint  Joseph, 
à  vaincre  ces  douceurs  qui  nou?  charment  (^),  et  ces  violences 
qui  nous  emportent.  Voyez  comme  il  est  détaché  de  ses  pas- 
sions, puisqu'il  a  pu  surmonter  sans  résistance  (j),  parmi  les 
douces  la  plus  flatteuse,  parmi  les  violentes  la  plus  farouche, 
je  veux  dire  l'amour  et  la  jalousie.  Son  épouse  est  sa  sœur.  Il 
n'est  touché,  si  je  le  puis  dire,  que  de  la  virginité  de  Marie  ; 
mais  il  l'aime  pour  la  conserver  en  sa  chaste  épouse,  et  en- 
suite pour  l'imprimer  en  soi-même  par  une  entière  unité  de 
cœur.  La  fidélité  de  ce  mariage  consiste  à  se  garder  l'un  à 
l'autre  la  parfaite  intégrité  qu'ils  se  sont  promise.  Voilà  les 
promesses  qui  les  assemblent,  voilà  le  traité  qui  les  lie.  Ce 
sont  deux  virginités  qui  s'unissent,  pour  se  conserver  l'une 
l'autre  éternellement  par  une  chaste  correspondance  de  désirs 
pudiques  ;  et  il  me  semble  que  je  vois  deux  astres,  qui 
n'entrent  ensemble  en  conjonction  qu'à  cause  que  leurs 
lumières  s'allient.  Tel  est  le  nœud  de  ce  mariage,  d'autant 
plus  ferme,  dit  saint  Augustin  {"),  que  les  promesses  qu'ils 
se  sont  données  doivent  être  plus  inviolables  en  cela  même 
qu'elles  sont  plus  saintes. 

Mais  la  jalousie,  chrétiens,  a  pensé  rompre  le  sacré  lien 
de  cette  amitié  conjugale.  Joseph,  encore  ignorant  des  mys- 


a.  De  Nupt.  et  Concup.^  lib.  I,  n.  12. 

1.  Var.  c'est  ce  qu'il  n'est  pas  aisé  de  vous  expliquer. 

2.  Var.  trompent,  —  séduisent. 

3.  Vai:  sans  effort. 


PANÉGYRIQUE  DE  SAINT  JOSEPH.  605 

tères  dont  sa  chère  épouse  était  rendue  digne  ('),  ne  sait  que 
penser  de  sa  grossesse.  Je  laisse  aux  peintres  et  aux  poètes 
de  représenter  à  vos  yeux  les  horreurs  de  la  jalousie,  le  venin 
de  ce  serpent,  et  les  cent  yeux  de  ce  monstre  :  il  me  suffit 
de  vous  dire  que  c'est  une  espèce  de  complication  des  pas- 
sions les  plus  furieuses.  C'est  là  qu'un  amour  outragé  pousse 
la  douleur  jusqu'au  désespoir,  et  la  haine  jusqu'à  la  furie;  et 
c'est  peut-être  pour  cette  raison  que  le  Saint-Esprit  nous 
a  dit  :  Dura  sicut  injcnms  ccinulatio  (")  :  «  La  jalousie  est 
dure  comme  l'enfer,  »  parce  qu'elle  ramasse  en  effet  les 
deux  choses  les  plus  cruelles  que  l'enfer  ait,  la  rage  et  le 
désespoir. 

Mais  ce  monstre  si  furieux  ne  peut  rien  contre  le  juste 
Joseph.  Car  admirez  sa  modération  envers  sa  sainte  et 
divine  Epouse.  Il  sent  le  mal  tel,  qu'il  ne  peut  la  défendre  ; 
et  il  ne  veut  pas  la  condamner  tout  à  fait.  11  prend  un 
conseil  tempéré.  Réduit  par  l'autorité  de  la  Loi  à  l'éloigner 
de  sa  compagnie  (-),  il  évite  du  moins  de  la  diffamer;  il 
demeure  dans  les  bornes  de  la  justice  ;  et  bien  loin  d'exiger 
le  châtiment,  il  lui  épargne  même  la  honte.  \  oilà  une  réso- 
lution bien  modérée  :  mais  encore  ne  presse-t-il  pas  l'exé- 
cution. II  veut  attendre  la  nuit,  cette  sage  conseillère  dans 
nos  ennuis,  dans  nos  promptitudes,  dans  nos  précipitations 
dangereuses.  Et  en  effet,  cette  nuit  lui  découvrira  le  mystère, 
un  ange  viendra  éclaircir  ses  doutes  :  et  j'ose  dire,  messieurs, 
que  Dieu  devait  ce  secours  au  juste  Joseph.  Car,  puisque  la 
raison  humaine,  soutenue  de  la  grâce,  s'était  élevée  à  son 
plus  haut  point,  il  fallait  que  le  ciel  achevât  le  reste;  et  celui- 
là  était  digne  de  savoir  la  vérité,  qui,  sans  l'avoir  reconnue, 
n'avait  pas  laissé  néanmoins  de  pratiquer  la  justice  :  Mérita 
responsiiui  sitbvenit  mox  diviniiuiy  ciii  hujjiano  déficiente  con- 
silio  justitia  non  defecit  (''). 

Certainement  saint  Jean  Chrysostome  a  raison  d'admirer 
ici  la  philosophie  de  Joseph  (').  C'était,  dit-il,  un  grand  phi- 


a.  Cant.,  vili,  6.  —  b.  S.  Pctr.  Chrysol.,  Scrm.  CLXXV.  —  c.  In  Matth.  Hom. 
IV,  n.  4. 

1.  Var.  de  ce  que  le  Saint-Esprit  a  fait  dans  Marie. 

2.  Var.  à  la  nécessité  d'éloiçner  Marie. 


6o6  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 


losophe,  parfaitement  détaché  de  ses  passions,  puisque  nous 
lui  voyons  surmonter  la  plus  tyrannique  de  toutes.  Combien 
est  maître  de  ses  mouvements  un  homme,  qui  en  cet  état  est 
capable  de  prendre  conseil,  et  un  conseil  modéré  ;  et  qui, 
l'ayant  pris  si  sage,  peut  encore  en  suspendre  l'exécution,  et 
dormir,  parmi  ces  pensées,  d'un  sommeil  tranquille  ?  Si  son 
âme  n'eût  été  calme,  croyez  que  les  lumières  d'en  haut  n'y 
seraient  pas  sitôt  descendues.  Il  est  donc  indubitable,  mes 
frères,  qu'il  était  bien  détaché  de  ses  passions,  tant  de  celles 
qui  charment  par  leur  douceur,  que  de  celles  qui  entraînent 
par  leur  violence. 

Plusieurs  jugeront  peut-être  qu'étant  si  détaché  de  ses 
passions,  c'est  un  discours  superflu  (')  de  vous  dire  qu'il  l'est 
aussi  de  ses  intérêts.  Mais  je  ne  sais  pas,  chrétiens,  si  cette 
conséquence  est  bien  assurée.  Car  cet  attachement  à  notre 
intérêt  est  plutôt  un  vice  qu'une  passion  ;  parce  que  les 
passions  ont  leur  cours,  et  consistent  dans  une  certaine  ar- 
deur, que  les  emplois  changent,  que  l'âme  modère,  que  le 
temps  emporte,  qui  se  consume  enfin  elle-même:  au  lieu  que 
l'attachement  à  l'intérêt  s'enracine  de  plus  en  plus  par  le 
temps  (^)  ;  parce  que,  dit  saint  Thomas  ("),  venant  de  fai- 
blesse, il  se  fortifie  tous  les  jours,  à  mesure  que  tout  le  reste 
se  débilite  et  s'épuise.  Mais  quoi  qu'il  en  soit,  chrétiens,  il 
n'est  rien  de  plus  dégagé  de  cet  intérêt  que  l'âme  du  juste 
Joseph.  Représentez-vous  un  pauvre  artisan  qui  n'a  point 
d'héritage  que  ses  mains,  point  de  fonds  que  sa  boutique, 
point  de  ressource  que  son  travail  ;  qui  donne  d'une  main 
ce  qu'il  vient  de  recevoir  de  l'autre,  et  se  voit  tous  les  jours 
au  bout  de  son  fonds;  obligé  néanmoins  à  de  grands  voyages, 
qui  lui  ôtent  toutes  ses  pratiques  (car  il  faut  parler  delà  sorte 
du  père  de  Jésus-Christ),  sans  que  l'ange  qu'on  lui  envoie 
lui  dise  jamais  un  mot  de  sa  subsistance.  Il  n'a  pas  eu  honte 
de  souffrir  ce  que  nous  avons  honte  de  dire  :  humiliez-vous, 
ô  grandeurs  humaines!  Il  va  néanmoins,  sans  s'inquiéter,  tou- 
jours errant,  toujours  vagabond,  seulement  parce  qu'il  est 

a.  W  II'«,  Quœst.  cxviii,  art.  i,adi. 

1.  Var.  c'est  une  suite  infaillible. 

2.  Var.  avec  l'âge. 


l'ANËCiVRIQUE  DE  SAINT  JOSEl'H.  607 

avec  Jésus-Christ;  trop  heureux  de  le  posséder  à  ce  prix. 
Il  s'estime  encore  trop  riche,  et  il  fait  tous  les  jours  de  nou- 
veaux efforts  pour  vider  son  cœur,  afin  que  Dieu  y  étende 
ses  possessions  et  y  dilate  son  règne  ;  abondant,  parce  qu'il 
n'a  rien;  possédant  tout,  parce  que  tout  lui  manque;  heureux, 
tranquille,  assuré,  parce  qu'il  ne  rencontre  ni  repos,  ni  de- 
meure, ni  consistance. 

C'est  ici  le  dernier  effet  du  détachement  de  Joseph,  et  celui 
que  nous  devons  remarquer  avec  une  réflexion  plus  sérieuse. 
Car  notre  vice  le  plus  commun  et  le  plus  opposé  au  christia- 
nisme, c'est  une  malheureuse  inclination  de  nous  établir  sur 
la  terre  ;  au  lieu  que  nous  devons  toujours  avancer,  et  ne 
nous  arrêter  jamais  nulle  part.  Saint  Paul,  dans  la  divine 
Epître  aux  Hébreux,  nous  enseigne  que  Dieu  nous  a  bâti 
une  cité:  «  Et  c'est  pour  cela,  dit-il,  qu'il  ne  rougit  pas  de 
s'appeler  notre  Dieu  :  »  Ideo  7ion  confunditur  Deiis  vocari 
Deus  eoriim  :  paravit  enim  illis  civitateni  (").  Et  en  effet, 
chrétiens,  comme  le  nom  de  Dieu  est  un  nom  de  père,  il 
aurait  honte,  avec  raison,  de  s'appeler  notre  Dieu,  s'il  ne 
pourvoyait  à  nos  besoins  (').  Il  a  donc  songé,  ce  bon  père,  à 
pourvoir  soigneusement  ses  enfants  :  il  leur  a  préparé  une 
cité  qui  a  des  fondements,  dit  saint  Paul  :  Fundanienta  ha- 
bentem  civitatem  ('''),  c'est-à-dire,  qui  est  solide  et  inébranlable. 
S'il  a  honte  de  n'y  pas  pourvoir,  quelle  honte  de  ne  l'accep- 
ter pas!  Quelle  injure  faites-vous  à  votre  patrie,  si  vous  vous 
trouvez  bien  dans  l'exil  !  Quel  mépris  faites-vous  àtt  Sion,  si 
vous  êtes  à  votre  aise  dans  Babylone  !  Allez  et  marchez 
toujours,  et  n'ayez  jamais  de  demeure  fixe.  C'est  ainsi  qu'a 
vécu  le  juste  Joseph.  A-t-il  jamais  goûté  un  moment  de  joie, 
depuis  qu'il  a  eu  Jésus-Christ  en  garde?  Cet  Enfant  ne  laisse 
pas  les  siens  en  repos  :  il  les  inquiète  toujours  dans  ce 
qu'ils  possèdent,  et  toujours  il  leur  suscite  quelque  nouveau 
trouble. 

Il  nous  veut  apprendre,  mes  sœurs,  que  c'est  un  conseil  de 
la  miséricorde  de  mêler   de  l'ameriume   dans    toutes     nos 

a.  Hebr.,  xi,  16.   —  b.  Ibid.,  10. 

I.  Var.  s'il  ne  pensait  à  nous  établir. 


6o8  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

joies  (').  Car  nous  sommes  des  voyageurs,  exposés  pen- 
dant le  voyage  à  l'intempérie  de  l'air  et  à  l'irrégularité  des 
saisons.  Parmi  les  fatigues  d'un  si  long  voyage,  l'âme  épuisée 
par  le  travail,  cherche  quelque  lieu  pour  se  délasser.  L'un  met 
son  divertissement  dans  un  emploi  ;  l'autre  a  sa  consolation 
dans  sa  femme,  dans  son  mari,  dans  sa  famille  ;  l'autre,  son 
espérance  en  son  fils.  Ainsi  chacun  se  partage,  et  cherche 
quelque  appui  sur  la  terre.  L'Évangile  ne  blâme  pas  ces  affec- 
tions :  mais  comme  le  cœur  humain  est  précipité  dans  ses 
mouvements,  et  qu'il  lui  est  difficile  de  modérer  ses  désirs, 
ce  qui  lui  était  donné  pour  se  relâcher,  peu  à  peu  il  s'y  re- 
pose, et  enfin  il  s'y  attache.  Ce  n'était  qu'un  bâton  pour  le  sou- 
tenir pendant  le  travail  du  voyage,  il  s'en  fait  un  lit  pour  s'y 
endormir  ;  et  il  demeure,  il  s'arrête,  il  ne  se  souvient  plus  de 
S  ion.  UniversuDi  stratum  ejus  versasti  in  infirniitate  ejus  ('')  : 
Dieu  lui  renverse  ce  lit  où  il  s'endormait  parmi  les  félicités 
temporelles  ;  et  par  une  plaie  salutaire,  il  fait  sentir  à  ce  cœur 
combien  ce  repos  était  dangereux.  Vivons  donc  en  ce  monde 
comme  détachés.  Si  nous  y  sommes  comme  n'ayant  rien, nous 
y  serons  en  effet  comme  possesseurs  de  tout  :  si  nous  nous 
détachons  des  créatures,  nour  y  gagnerons  le  Créateur;  et 
il  ne  nous  restera  plus  que  de  nous  cacher  avec  Joseph, 
pour  en  jouir  dans  la  retraite  et  la  solitude  :  c'est  notre  dernière 
partie. 

TROISIÈME    POINT. 

La  justice  chrétienne  est  une  affaire  particulière  de  Dieu 
avec  l'homme,  et  de  l'homme  avec  Dieu  ;  c'est  un  mystère 
entre  eux  deux,  qu'on  profane  quand  on  le  divulgue,  et  qui 
ne  peut  être  caché  avec  trop  de  religion  à  ceux  qui  ne  sont 
pas  du  secret.  C'est  pourquoi  le  Fils  de  Dieu  nous  ordonne, 
lorsque  nous  avons  dessein  de  prier  (et  le  même  doit  s'en- 
tendre de  toutes  les  vertus  chrétiennes),  il  nous  ordonne, 
dis-je,  de  nous  retirer  en  particulier,  et  de  fermer  la  porte 
sur  nous  (''):  «  Fermez,  dit-il,  la  porte  sur  vous,  »  et  «célébrez 

a.  Ps.,  XL,  4.  —  l>.   Matth.,  VI,  6. 

I.  Var.  de  nous  troubler  dans  toutes  nos  joies.  C'est  ce  que  dit  le  divin  Psal- 
miste,  que  Dieu  renverse  le  lit  de  ses  serviteurs.  Parmi  ces  incommodités  de  la 
vie,  le  cœur  soupire  après  quelque  appui... 


\ 


PANÉGrUIQUE  DE  SAINT  JOSEl'II.  609 

votre  mystère  avec  Dieu  seul,  sans  y  admettre  personne 
(jue  ceux  (ju'il  lui  plaira  d'appeler  :  »  Solo  pectoris  conteiUtis 
arcano,  orationeui  tuain  fac  esse  niysteriiim  (").  Ainsi  la  vie 
chrétienne  doit  être  une  vie  cachée,  et  le  chrétien  véritable 
doit  désirer  ardemment  de  (')  demeurer  couvert  sous  l'aile 
de  Dieu,  sans  avoir  d'autre  spectateur. 

Mais  ici  toute  la  nature  réclame,  et  ne  peut  souffrir  cette 
obscurité  ;  dont  (^)  voici  la  raison,  si  je  ne  me  trompe  :  c'est 
que  la  nature  répugne  à  la  mort  ;  et  vivre  caché  et  inconnu, 
c'est  être  comme  mort  dans  l'esprit  des  hommes.  Car,  comme 
la  vie  est  dans  l'action,  celui  qui  cesse  d'agir  semble  avoir  (') 
aussi  cessé  de  vivre.  Or,  mes  sœurs,  les  hommes  du  monde, 
accoutumés  au  tumulte  et  aux  empressements,  ne  savent  pas 
ce  que  c'est  qu'une  action  paisible  et  intérieure,  et  ils  croient 
qu'ils  n'agissent  pas  s'ils  ne  s'agitent,  et  qu'ils  ne  se  remuent 
pas  s'ils  ne  font  du  bruit;  de  sorte  qu'ils  considèrent  la  retraite 
et  l'obscurité  comme  une  extinction  de  la  vie  :  au  contraire, 
ils  mettent  tellement  la  vie  dans  cet  éclat  du  monde,  et  dans 
ce  bruit  tumultueux,  qu'ils  osent  bien  se  persuader  qu'ils  ne 
seront  pas  tout  à  fait  morts,  tant  que  leur  nom  fera  du  bruit 
sur  la  terre.  C'est  pourquoi  la  réputation  leur  paraît  comme 
une  seconde  vie:  ils  comptent  pour  beaucoup  de  survivre  dans 
la  mémoire  des  hommes  ;  et  peu  s'en  faut  qu'ils  ne  croient 
qu'ils  sortiront  en  secret  de  leurs  tombeaux,  pour  entendre 
ce  qu'on  dira  d'eux  :  tant  ils  sont  persuadés  que  vivre,  c'est 
faire  du  bruit,  et  remuer  encore  les  choses  humaines  (+). 
Voilà  l'éternité  que  promet  le  siècle,  éternité  par  les  titres, 
immortalité  par  la  renommée  :  Qiialem  potest prœstai^e  secu- 
lum  de  titulis  (€ ternit atem,  de  fama  iminortalitatem  (''').  Vaine 
et  fragile  immortalité,  mais  dont  ces  anciens  conquérants 
faisaient  tant  d'état.  C'est  cette  fausse  imagination  qui  fait 
que  l'obscurité  semble  une  mort  aux  amateurs  du  monde,  et 


a.  s.  Chrysost.,  in  Matth.  Hom.  XIX,  n.  3.  —  b.  Tertull.,  Scorp.,  n.  6. 

1.  Var.  et  celui-là  n'est  pas  un   vrai  chrétien  qui  ne  peut  pas  se  résoudre  à 

2.  C'est-à-dire,  ce  dont...  (lutinisine). 

3.  Var.  a  cessé  de  vivre. 

4.  Edit.  les  choses  humaines, /ara'  qu'ils  mettent  la  vie  dans  le  bruit.  —  Ce 
membre  de  phrase,  qui  fait  double  emploi,  nous  paraît  ctre  une  variante 
introduite  mal  à  propos  dans  le  te.xle. 

Sermons  de  Pl0^suet.  — III.  -.r^ 


6lO  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

même,  si  je  l'ose  dire,  quelque  chose  de  plus  dur  que  la  mort, 
puisque,  selon  leur  opinion,  vivre  caché  et  inconnu,  c'est  s  en- 
sevelir tout  vivant,  et  s'enterrer,  pour  ainsi  dire,  au  milieu  du 
monde. 

Notre  Seigneur  Jésus-Christ  étant  venu  pour  mourir  et 
s'immoler,  il  a  voulu  mourir  et  s'immoler  pour  nous  en 
toutes  manières  :  de  sorte  qu'il  ne  s'est  point  contenté,  mes 
sœurs,  de  mourir  de  la  mort  naturelle,  ni  de  la  mort  la 
plus  cruelle  et  la  plus  violente  ;  mais  il  a  encore  voulu 
y  ajouter  la  mort  civile  et  politique.  Et  comme  cette  mort 
civile  vient  par  deux  moyens,  ou  par  l'infamie  ou  par 
l'oubli,  il  a  voulu  subir  l'une  et  l'autre.  Victime  pour  l'or- 
gueil humain,  il  a  voulu  se  sacrifier  par  tous  les  genres  d'hu- 
miliations ;  et  il  a  donné  à  cette  mort  d'oubli  les  trente  pre- 
mières années  de  sa  vie.  Pour  mourir  avec  Jésus-Christ,  il 
nous  faut  mourir  de  cette  mort,  afin  de  pouvoir  dire  avec 
saint  Paul  :  MiJii  luundus  crucifixus  esi,  et  ego  nnindo  [")  : 
«  Le  monde  est  crucifié  pour  moi,  et  je  suis  crucifié  pour  le 
monde.  » 

Le  grand  pape  saint  Grégoire  donne  à  ce  passage  de 
l'Apôtre  une  belle  interprétation  ;  Le  monde,  dit-il  (^'),  est 
mort  pour  nous,  quand  nous  le  quittons  ;  mais,  ajoute-t-il,  ce 
n'est  pas  assez  ;  il  faut,  pour  arriver  à  la  perfection,  que  nous 
soyons  morts  pour  lui,  et  qu'il  nous  quitte  ;  c'est-à-dire,  que 
nous  devons  mettre  en  tel  état,  que  nous  ne  plaisions  plus  au 
monde,  qu'il  nous  tienne  pour  morts,  et  qu'il  ne  nous  compte 
plus  pour  être  de  ses  parties  et  de  ses  intrigues,  ni  même  de 
ses  entretiens  et  de  ses  discours.  C'est  la  haute  perfection  du 
christianisme,  c'est  là  que  l'on  trouve  la  vie  ;  parce  que  l'on  ap- 
prend à  jouir  de  Dieu,  qui  n'habite  pas  dans  le  tourbillon  ni 
dans  le  tumulte  du  siècle,  mais  dans  la  paix  de  la  solitude  et  de 
la  retraite. 

Ainsi  était  mort  le  juste  Joseph:  enseveli  avec  Jésus- 
Christ  et  la  divine  Marie,  il  ne  s'ennuyait  pas  de  cette  mort, 
qui  le  faisait  vivre  avec  le  Sauveur.  Au  contraire,  il  ne  craint 
rien  tant  que  le  bruit  et  la  vie  du  siècle  [ne]  viennent  trou- 
bler ou  interrompre  ce  repos  caché  et  intérieur.  Mystère  ad- 

a.  Galai.,  VI,  14.  —  b.  Mor.  in  Job,  lib.  V,  cap.  ni. 


PANlfGYKIQUE  DE  SAINT  JOSEPH.  6l  I 

mirable,  mes  sœurs  :  Joseph  a  dans  sa  maison  de  quoi  attirer 
les  yeux  de  toute  la  terre,  et  le  monde  ne  le  connaît  pas  :  il 
possède  un  Dieu-Homme,  et  il  n'en  dit  mot  :  il  est  témoin 
d'un  si  grand  mystère,  et  il  le  goûte  en  secret,  sans  le  divul- 
guer !  Les  Mages  et  les  pasteurs  viennent  adorer  Jiisus- 
Chkist  ;  Siméon  et  Anne  publient  ses  grandeurs  :  nul  autre 
ne  pouvait  rendre  meilleur  témoignage  du  mystère  de  Jésus- 
Christ,  que  celui  qui  en  était  le  dépositaire,  qui  savait  le 
miracle  de  sa  naissance,  que  l'ange  avait  si  bien  instruit  de 
sa  dignité  et  du  sujet  de  son  envoi.  Quel  père  ne  parlerait 
pas  d'un  fils  si  aimable?  Et  cependant  l'ardeur  de  tant  d'âmes 
saintes  qui  s'épanchent  devant  lui  avec  tant  de  zèle  pour  cé- 
lébrer les  louanges  de  Jésus-Christ,  n'est  pas  capable  d'ou- 
vrir sa  bouche  pour  leur  découvrir  le  secret  de  Dieu,  qui  lui 
a  été  confié.  Erant  mirantes,  dit  l'évangéliste  {f)  :  ils  parais- 
saient étonnés,  il  semblait  qu'ils  ne  savaient  rien  :  ils  écou- 
taient parler  tous  les  autres,  et  ils  gardaient  le  silence  avec 
tant  de  religion  qu'on  dit  encore  dans  leur  ville,  au  bout  de 
trente  ans  :  N'est-ce  pas  le  fils  de  Joseph  {^)  ?  sans  qu'on  ait 
rien  appris  durant  tant  d'années  du  mystère  de  sa  conception 
virginale  (').  C'est  qu'ils  savaient  l'un  et  l'autre,  que,  pour 
jouir  de  Dieu  en  vérité,  il  fallait  se  faire  une  solitude  ;  qu'il 
fallait  rappeler  en  soi-même  tant  de  désirs  qui  errent  deçà  et 
delà,  et  tant  de  pensées  qui  s'égarent  ;  qu'il  fallait  se  retirer 
avec  Dieu,  et  se  contenter  de  sa  vue. 

Mais,  chrétiens,  où  trouverons-nous  ces  hommes  spiri- 
tuels et  intérieurs,  dans  un  siècle  qui  donne  tout  à  l'éclat  ? 
Quand  je  considère  les  hommes,  leurs  emplois,  leurs  occu- 
pations, leurs  empressements,  je  trouve  tous  les  jours  plus 
véritable  ce  qu'a  dit  saint  Jean  Chrysostome  ("),  que  si  nous 

a.  Luc,  II,  23-  ( Erat  pater  ejtis  et  mater  Diiraiites...)  —  b.  Joan.,  vi,  42.  — 
t.  In  Matth.  Hom.  xix,  n.  1. 

I.  Beau  passage  donné  en  note  par  Deforis,  sans  doute  parce  qu'il  était  effacé 
au  manuscrit;  à  moins  que  ce  ne  soit  un  fragment  d'un  discours  antérieur  :  <i  0 
Dieu,  j'adore  avec  un  profond  respect  les  voies  impénétrables  de  votre  sagesse. 
J'admire  la  diversité  des  vocations  par  lesquelles  votre  providence  daigne  dis- 
penser les  emplois  des  hommes,  ordonnant  aux  uns  de  publier  ce  que  vous  con- 
fiez à  l'autre  en  secret  et  sous  l'obligation  du  silence  ;  sanctifiant  les  prédicateurs 
par  la  publication  de  votre  mystère,  et  Joseph  par  le  soin  de  le  couvrir  ;  rendant 
la  vie  des  uns  illustre  et  glorieuse  par  tout  l'univers,  et  donnant  pour  partage  au 
juste  Joseph  d'être  caché  avec  vous  !  O  Dieu,  soyez  béni  éternellement.  )> 


6l2  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

rentrons  en  nous-mêmes,  nous  trouverons  que  nos  actions  se 
font  toutes  par  des  vues  humaines.  Car,  pour  ne  point  parler 
en  ce  lieu  de  ces  âmes  prostituées,  qui  ne  tâchent  que  de 
plaire  au  monde,  combien  pourrons-nous  en  trouver  qui  ne 
se  détournent  pas  de  la  droite  voie,  s'ils  rencontrent  en  leur 
chemin  les  puissances  ;  qui  ne  se  relâchent  du  moins,  s'ils  ne 
se  ralentissent  pas  tout  à  fait  ;  qui  ne  tâchent  de  se  ménager 
entre  la  justice  et  la  faveur,  entre  le  devoir  et  la  complaisance? 
Combien  en  trouverons-nous  à  qui  le  préjug^é  des  opinions, 
la  tyrannie  de  la  coutume,  la  crainte  de  choquer  le  monde, 
ne  fassent  pas  chercher  du  moins  des  tempéraments  pour 
accorder  Jésus-Christ  avec  Bélial,  et  l'Evangile  avec  le 
siècle?  Que  s'il  y  en  a  quelques-uns  en  qui  les  égards  humains 
n'étouffent  ni  ne  resserrent  les  sentiments  de  la  vertu,  y  en 
aura-t-il  quelqu'un  qui  ne  se  lasse  pas  d'attendre  sa  couronne 
en  l'autre  vie,  et  qui  ne  veuille  pas  en  tirer  toujours  quelque 
fruit  (')  par  avance,  dans  les  louanges  des  hommes  ?  C'est  la 
peste  de  la  vertu  chrétienne.  Et  comme  j'ai  l'honneur  de 
parler  en  présence  d'une  grande  reine,  qui  écoute  tous  les 
jours  les  justes  applaudissements  de  ses  peuples,  il  me  sera 
permis  d'appuyer  un  peu  sur  cette  morale. 

La  vertu  est  comme  une  plante  qui  peut  mourir  en  deux 
sortes  :  quand  on  l'arrache,  ou  quand  on  la  dessèche.  Il 
viendra  un  ravage  d'eaux  qui  la  déracinera  et  la  portera  par 
terre  ;  ou  bien,  sans  y  employer  tant  de  violence,  il  arrivera 
quelque  intempérie  qui  la  fera  sécher  sur  son  tronc  :  elle 
paraîtra  encore  vivante  ;  mais  elle  aura  cependant  la  mort 
dans  le  sein.  Il  en  est  de  même  de  la  vertu.  Vous  aimez 
l'équité  et  la  justice  :  quelque  grand  intérêt  se  présente  à 
vous,  ou  quelque  passion  violente,  qui  pousse  impétueuse- 
ment dans  votre  cœur  cet  amour  que  vous  avez  pour  la 
justice  :  s'il  se  laisse  emporter  à  cette  tempête,  ce  sera  un 
ravage  d'eaux  qui  déracinera  la  justice.  Vous  soupirez  quelque 
temps  sur  l'affaiblissement  que  vous  éprouvez  ;  mais  enfin 
vous  laissez  arracher  cet  amour  de  votre  cœur.  Tout  le 
monde  est  étonné  de  voir  que  vous  avez  perdu  la  justice,  que 
vous  cultiviez  avec  tant  de  soin. 

I.  l'ar.  quelque  récompense. 


PANÉGYRIQUE  DE  SAINT  JOSEPH.  613 

Mais  quand  vous  aurez  résisté  à  ces  efforts  violents,  ne 
prétendez  pas  pour  cela  de  l'avoir  sauvée,  si  vous  ne  la  gar- 
dez d'un  autre  péril  ;  j'entends  celui  des  louanges.  Le  vice 
contraire  la  déracine,  l'amour  des  louanges  la  dessèche.  Il 
semble  qu'elle  se  tienne  en  état  ;  elle  paraît  se  bien  soutenir, 
et  elle  trompe,  en  quelque  sorte,  les  yeux  des  hommes.  Mais 
la  racine  est  séchée,  elle  ne  tire  plus  de  nourriture,  elle  n'est 
plus  bonne  que  pour  le  feu.  C'est  cette  herbe  des  toits  dont 
parle  David,  qui  se  sèche  d'elle-même  avant  qu'on  l'arrache  : 
Oiiod,  prinsqiiain  evellatitr,  exartiit  {").  Qu'il  serait  à  désirer, 
chrétiens,  qu'elle  ne  fût  pas  née  dans  un  lieu  si  haut  et  qu'elle 
durât  plus  longtemps  dans  (juelque  vallée  déserte  !  Qu'il 
serait  à  désirer  pour  cette  vertu  qu'elle  ne  fût  pas  exposée 
dans  une  place  si  éminente,  et  qu'elle  se  nourrît  dans 
quelque  coin    par  l'humilité  chrétienne  (')  ! 

Que  si  c'est  une  nécessité  qu'il  faille  mener  une  vie  publi- 
que, et  entendre  les  louanges  des  hommes,  voici  ce  qu'il  faut 
penser.  Quand  ce  que  l'on  dit  n'est  pas  au  dedans,  craignons 
un  plus  grand  jugement  (').  Si  les  louanges  sont  véritables, 
craignons  de  perdre  notre  récompense.  Pour  éviter  ce  dernier 
malheur,  madame,  voici  un  sage  conseil  que  vous  donne  un 
grand  pape  ;  c'est  saint  Grégoire  le  Grand  ('')  ;  il  mérite  ([ue 
Votre  Majesté  lui  donne  audience.  Ne  cachez  jamais  la  vertu 
comme  une  chose  dont  vous  ayez  honte  :  il  faut  qu'elle  luise 
devant  les  hommes,  afin  qu'ils  glorifient  le  Père  céleste  ('); 
elle  doit  luire  principalement  dans  la  personne  des  souve- 
rains, afin  que  les  mœurs  dépravées  soient  non  seulement 
réprimées  par  l'autorité  de  leurs  lois,  mais  encore  confondues 
par  la  lumière  de  leurs  exemples  :  mais,  pour  dérober  quelque 
chose  aux  hommes,  je  propose  à  Votre  Majesté  un  artifice 
innocent  :  outre  les  vertus  qui  doivent  l'exemple,  «  mettez 
toujours  quelque  chose  dans  l'intérieur  que  le  monde  ne 
connaisse  pas  ;  »  faites-vous  un  trésor  caché,  que  vous  réser- 
viez pour  les    yeux  de   Dieu  ;  ou,  comme  dit  Tertullien  : 

a.  Ps.,  cxxviii,  6.  —  b.  Moral.,  lib.  XXII,  cap.  vin.  —  c.  Maith.,  v,  16. 

1.  Var.  (données  ici  par  Deforis)  :  à  l'ombre  de  votre  clôture,  dans  le  secret  de 
votre  retraite.  Le  voile  que  vous  portez  sur  vos  têtes,  ne  croyez  pas,  mes  sœurs, 
que  ce  soit  seulement  pour  cacher  le  corps  et  pour  couvrir  le  visage. 

2.  ]'ar.  châtiment. 


I 


6 14  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

Mentire  aliquid  ex  his  quœ  intus  sunt,  ut  soli  Deo  exhibeas 
veritatem  (f). 

Madame,  ce  sera  de  là  que  sortira  votre  grande  gloire. 
Joseph  a  mérité  les  plus  grands  honneurs,  parce  qu'il  n'a 
jamais  été  touché  de  l'honneur:  l'Eglise  n'a  rien  de  plus 
illustre,  parce  qu'elle  n'a  rien  de  plus  caché.  Je  rends  grâces 
au  roi  ('),  d'avoir  voulu  honorer  sa  sainte  mémoire  avec  une 
nouvelle  solennité.  Fasse  le  Dieu  tout-puissant  que  toujours 
il  révère  ainsi  la  vertu  cachée  !  Mais  qu'il  ne  se  contente  pas 
de  l'honorer  dans  le  ciel,  qu'il  la  chérisse  aussi  sur  la  terre  ; 
qu'à  l'exemple  des  rois  pieux,  il  aille  quelquefois  la  forcer 
dans  sa  retraite  ;  et  qu'il  puisse  bien  entendre  cette  vérité, 
que  la  vertu  qui  s'empresse  avec  plus  d'ardeur  à  paraître  au 
grand  jour  que  fait  sa  présence,  n'est  pas  toujours, le  plus  à 
l'épreuve.  Si  Votre  Majesté,  madame,  lui  inspire  ces  sages 
pensées,  elle  aura  pour  sa  récompense  la  félicité  éternelle, 
que,  etc.  Amen. 


a.  De  Virg.  veland.^  n.  i6. 

I.  Louis  XIV,  à  la  sollicitation  d'Anne  d'Autriche  et  de  Marie-Thérèse,  venait 
d'inviter  les  évêques  (12  mars  1661)  à  faire  chômer  cette  fête,  et  avait  lui-même 
interdit  tout  commerce  et  tous  travaux  en  ce  jour. 


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CAREME   DES  CARMELITES. 


FETE   DE  L'ANNONCIATION  de  la 


SAINTE   VIERGE  ('). 


Vendredi,  25  mars  1661 


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Le  sermon  du  troisième  dimanche  est  malheureusement  perdu, 
comme  nous  l'avons  déjà  remarqué.  La  date  de  celui-ci  est  connue 
depuis  longteiTips.  Le  format  de  l'autographe,  d'une  grandeur  déme- 
surée, est  particulier  à  cette  année.  Nous  trouverons  l'année  suivante, 
à  pareil  jour,  un  renvoi  à  ce  sermon,  ainsi  formulé  :  V.  2"  Carême,  6, 
2^ point.  On  lit  dans  le  second  point  quelques  pensées  magnifiques, 
qui  se  rencontreront  de  nouveau  dans  l'exorde  du  second  sermon 
pour  Noël  (1667).  Elles  n'apparaissaient  pas  encore  dans  celui  de 
1656:  c'en  est  ici  la  première  origine. 

Sommaire  (-)  :  Annonciation.  Beatiis  venter. 

(Ilxorde.)  Ibi  accepit  formam  servi,  ibi  se  paiiperavit,  ibi  nos 
ditavit.  (S.  Augustin.) 

(i"" point.)  Satan  tombé  par  orgueil  ;  imprime  le  même  mouve- 
ment :  Unde  cecidit,  inde  dejêcit.  Comp[araison]  :  un  bâtiment  rui- 
neux (p.  2). 

Jalousie  de  Dieu.  En  quoi  nous  pouvons  lui  être  semblables  (p.  3, 4). 
—  Indépendance.  —  Nous  renversons  cet  ordre. 

Désir  d'indépendance  en  l'homme.  S'irrite  contre  les  lois  (p.  4). 

Nous  ne  pouvons  ressembler  Dieu  dans  son  indépendance,  il  nous 
ressemble  dans  l'humilité.  Ut  vel sic  non  dedignaretnr  hnniana  siiper- 
bia  seqni  Jiiiniilcui  Deuin  (S.  Augustin)  :  (p.  4,  5). 

{2'' point).  L'appauvrissement  du  Verbe  fait  chair  (Notez)  (p.  6, 
etc.)  —  Nous  relève  (p.  7,  8). 

Attendez  tout  comme  d'un  Dieu  ;  approchez  aussi  librement  que 
si  ce  n'était  qu'un  homme.  Cache  ses  attributs  (p.  7,  S,  9). 

(j'^ point.)  Adniirabile  conimercinni.  Deux  sortes  de  commerces  : 
1°  pour  emprunter  ce  qui  manque,  commerce  de  besoin  ;  2^'  pour  en 
jouir  avec  nos  amis  (3),  commerce  de  société  (p.  9). 

1.  Mss.,  1-2825,  f.  55-66. 

2.  F,  56.  Ce  sommaire  est  donné  par  M.  Lâchât,  mais  d'une  façon  inexacte 
et  incomplète. 

3.  Lâchai  :  pour  se  réjouir  avec  les  âmes.  —  Plutôt  que  de  lire  ainsi,  mieux 
valait  encore  peut-être  passer  outre,  comme  cet  éditeur  l'a  fait  en  six  endroits 
de  ce  court  sommaire. 


6l6  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

Qiioniodo  non  ontniacnmipso  nobis  donavit?  {^.  lo.)  JéSUS-Christ 
mortel  et  jÉsuS-CiiRlST  immortel  à  nous.  Dons  de  la  grâce  ;  dons 
de  la  gloire.  Seipsum  dabit,  quia  seipsum  dcdit  (S.  Augustin).  —  De 
Salvatore  salutent  operemur  [S.  Bernard]  ('). 

Beatus  venter  qui  teportavit. 
Bienheureuses   les   entrailles   (-) 
qui  vous  [ont]  porté. 

{^Luc,  XI,  27.) 

DANS  cette  auguste  journée(3),  en  laquelle  le  Père  céleste 
avait  résolu  d'associer  la  divine  Vierge  à  sa  génération 
éternelle  en  la  faisant  mère  de  son  Fils  unique,  comme  il 
savait,  chrétiens,  que  la  fécondité  de  la  nature  n'était  pas  ca- 
pable d'atteindre  à  un  ouvrage  si  haut,  il  résolut  aussi  tout 
ensemble  de  lui  communiquer  un  rayon  de  sa  fécondité  infi- 
nie. Aussitôt  qu'il  l'eut  ainsi  ordonné,  cette  chaste  et  bénie  ('*) 
créature  parut  tout  d'un  coup  environnée  de  son  Saint-Esprit 
et  couverte  de  toutes  parts  de  l'ombre  if)  de  sa  vertu  toute- 
puissante.  Le  Père  éternel  s'approche  en  personne,  qui  ayant 
engendré  en  elle  ce  même  Fils  tout-puissant  qu'il  engendre 
en  lui-même  devant  tous  les  siècles,  par  un  miracle  surpre- 
nant, une  femme  devient  la  Mère  d'un  Dieu,  et  celui  qui  est 
si  grand  et  si  infini,  si  je  puis  parler  de  la  sorte,  qu'il  n'avait 
pu  jusqu'alors  être  contenu  que  dans  l'immensité  du  sein 
paternel,  se  trouve  en  un  instant  renfermé  dans  ses  entrailles 
bienheureuses  (^). 

1.  Ms.  S.  Aug[ustin].  —  C'est  une  distraction  évidente. 

2.  Var.  Bienheureux  le  ventre  qui  vous  a  porté. 

3.  Preniicrc  rédaction  (effacée)  :  «  Dans  cette  auguste  journée,  lorsqu'il  fallut 
produire  le  corps  du  Sauveur  dans  les  entrailles  sacrées  de  Marie,  la  nature  et 
la  convoitise,  qui  se  trouvent  toujours  unies  dans  les  conceptions  ordinaires, 
eurent  ordre  de  se  retirer,  pour  laisser  la  place  au  divin  Esprit  qui  avait  entre- 
pris cet  ouvrage.  La  convoitise,  mes  sœurs,  éloignée  {var.  bannie)  depuis  un 
long  temps  du  corps  et  de  l'esprit  de  la  sainte  Vierge,  n'osa  pas  seulement  {var. 
n'eut  pas  même  la  liberté  de)  paraître  :  et  pour  ce  qui  est  de  la  nature,  elle 
n'avait  garde  de  mettre  la  main  dans  une  œuvre  où  il  travaillait  d'une  façon  si 
miraculeuse,  mais  s'arrêtant  à  considérer,  non  sans  un  profond  étonnement, 
cette  nouvelle  manière  de  former  un  corps,  elle  crut  que  toutes  ses  lois  allaient 
être  pour  jamais  renversées.  » 

4.  Ms.  Bénite  (beniste). 

5.  Z>^ /'<7W(^r^.- addition  interlinéaire,  inspirée  par  l'expression  évangélique  : 
flhirnbrabit. 

6.  Var.  sacrées. 


POUR  LA  FÊTE  DE  l'aNNONCIATION.  617 

Cependant,  comme  Dieu  lui-môme  avait  entrepris  la 
formation  de  ce  cor[JS  dont  le  Verbe  devait  être  revêtu,  la 
nature  et  la  convoitise,  qui  ont  accoutumé  de  s'unir  dans  les 
conceptions  ordinaires,  eurent  ordre  de  se  retirer  ;  ou  plutôt 
la  convoitise,  déjà  éloignée  depuis  fort  longtemps  du  corps 
et  de  l'esprit  de  Marie,  nosa  pas  seulement  paraître  dans 
ce  mystère  de  grâce  et  de  sainteté  :  et  pour  ce  qui  est  de  la 
nature,  qui  est  toujours  respectueuse  envers  son  auteur,  elle 
n'avait  garde  de  mettre  la  main  dans  un  ouvrage  qu'il  entre- 
prenait d'une  manière  si  haute;  mais  s'arrêtant  à  considérer, 
non  sans  un  profond  étonnement,  cette  nouvelle  manière  de 
former  (')  un  corps,  elle  crut  que  toutes  ses  lois  allaient  être 
à  jamais  renversées.  C'est  à  peu  près,  chrétiens,  ce  qui  s'ac- 
complit aujourd'hui  dans  les  entrailles  de  la  sainte  Vierge, 
et  ce  qui  nous  oblige  de  nous  écrier,  avec  cette  femme  de 
l'Evangile  ('),  qu'elles  sont  vraiment  bienheureuses.  Mais 
comme  le  fond  d'un  si  grand  mystère  est  entièrement  impé- 
nétrable, je  n'ose  pas  seulement  penser  à  vous  en  donner 
l'explication  :  et  je  me  contenterai,  chrétiens,  de  demander 
humblement  à  Dieu,  qu'il  lui  plaise  me  donner  ses  saintes 
lumières,  pour  vous  faire  entendre  les  fruits  infinis  qui  en 
reviennent  à  notre  nature  :  encore  cette  grâce  est-elle  si 
grande  que  je  n'ose  pas  espérer  de  l'obtenir  de  moi-même... 

Ce  n'est  plus  une  femme  particulière  ;  c'est  toute  l'Eglise 
catholique,  qui,  adorant  aujourd'hui  le  Verbe  divin  incarné 
dans  les  entrailles  de  la  sainte  Vierge,  s'écrie  avec  transport 
que  ces  entrailles  sont  bienheureuses,  dans  lesquelles  s'est 
consommé  (^)  un  si  grand  mystère.  Je  me  propose  de  vous 
faire  entendre,  autant  que  ma  médiocrité  le  pourra  permettre, 
la  force  de  cette  parole  ;  et  comme  le  bonheur  de  la  sainte 
Vierge  ne  consiste  pas  seulement  dans  les  grâces  qui  lui 
sont  données,  mais  dans  celles  que  nous  recevons  par  son 
entremise,  je  vous  expliquerai,  si  Dieu  le  permet,  le  miracle 
qui  s'est  fait  en  elle  pour   notre  commune   félicité,  afin  que 

\.  Correction  de  date  postérieure:*  ^\.^^  faire  naître  un  corps  humain  (1666). 

2.  Var.  de  notre  évangile  que  vraiment  ses  entrailles  sont  bienheureuses. 

3.  Var.  achevé,  —  accompli. 


6r8  CARÊxME  DES  CARMÉLITES. 

VOUS  compreniez  avec  combien  de  raison  ses  entrailles  sont 
appelées  bienheureuses.  Je  suivrai  dans  cette  matière  les 
traces  que  saint  Augustin  nous  a  marquées,  et  je  réduirai  à 
trois  chefs  ce  qui  s'opère  aujourd'hui  dans  la  sainte  Vierge. 
«  Regardez,  dit  ce  saint  évêque  ('),  cette  chaste  servante  de 
Dieu,  vierge  et  mère  tout  ensemble  :  »  Attende  ancillam 
illam  castam,  et  virginem  et  niati^em  :  «  c'est  là  que  le  Fils  de 
Dieu  a  pris  la  forme  d'esclave,  c'est  là  qu'il  s'est  appauvri, 
c'est  là  qu'il  a  enrichi  les  hommes  :  »  ibi  accepit  formam 
servi...,  ibi  se  pauperavit,  ibi  nos  ditavit  {^).  Voilà  trois  choses, 
mes  sœurs,  que  cette  sainte  journée  a  vu[es]  s'accomplir 
dans  les  entrailles  de  la  sainte  Vierge,  l'humiliation,  l'appau- 
vrissement (permettez-moi  d'user  de  ce  mot),  la  libéralité  du 
Verbe  fait  chair.  Il  y  a  pris  la  forme  d'esclave,  voilà  qui 
marque  l'humiliation  ;  il  y  a  pris  notre  pauvreté,  vous  voyez 
comme  il  s'est  ainsi  ('')  appauvri  lui-même;  il  nous  a  commu- 
niqué ses  richesses,  c'est  par  [là  qu'Jil  a  {^)  exercé  sur  nous  sa 
libéralité  infinie.  Ce  sont,  mes  sœurs, les  trois  grands  ouvrages 
dans  lesquels  saint  Augustin  a  cru  renfermer  tout  ce  qui 
s'accomplit  aujourd'hui  (•*)  dans  les  entrailles  très  pures  de 
la  sainte  Vierge. 

Et  en  effet,  si  nous  entendons  l'ordre  et  l'économie  du 
mystère,  nous  verrons  que  tout  est  compris  dans  ces  trois 
paroles:  car,  pour  remonter  jusques  au  principe,  ce  Dieu, 
qui  prend  une  chair  humaine  dans  le  ventre  sacré  de  Marie, 
ne  se  charge  de  notre  nature  que  dans  le  dessein  de  la  répa- 
rer; et  pour  cela  trois  choses  étaient  nécessaires:  de  confondre 
notre  orgueil,  de  relever  notre  bassesse,  d'enrichir  notre 
pauvreté.  Il  fallait  confondre  l'orgueil,  qui  était  la  plus  grande 
plaie  de  notre  nature,  et  le  plus  grand  obstacle  à  la  guérison; 
et  pour  cela  est-il  rien  de  plus  efficace  que  de  voir  un  Dieu 
rabaissé  jusqu'à  prendre  la  forme  d'esclave  }  [P.  2]  Mais 
l'ouvrage  de  notre  salut  n'est  pas  encore  achevé,  et  1  orgueil 

a.  In  Fs.  Cl,  Serm.  I  (Bossuet  dit  :  Conc.  i.) 

1.  Var.  dit  saint  Augustin. 

2.  Far.c'est  ainsi  qu'il  s'est...,  —  et  il  s'est  ainsi  appauvri... 

3.  Var.  et  il  a  exercé. 

4.  Var.  les  trois  grands  ouvrages  que  le  Fils  de  Dieu  accomplit... 


POUR.LA.  FÊTE  DE  l'aNNONCIATION.  619 

étant  confondu,  il  faut  encourager  la  faiblesse  (')  ;  de  peur 
que  notre  nature  {"),  n'étant  plus  occupée  que  de  son  néant, 
n'osât  pas  même  s'approcher  de  Dieu,  ni  même  regarder  le 
ciel;  et  au  lieu  qu'elle  se  perdait  par  l'orgueil,  elle  ne  périt  en- 
core plus  par  le  désespoir.  Un  pauvre  homme  tremble  (') 
et  se  confond,  quand  il  approche  d'un  grand  et  d'un  riche  : 
«  Dieu  se  fait  pauvre,  dit  saint  Augustin  ("),  de  peur  que 
l'homme  pauvre  et  misérable,  étant  effrayé  par  l'éclat  et  la 
pompe  de  ses  richesses,  n'ose  pas  s'approcher  de  lui  avec  sa 
pauvreté  et  sa  misère  :  »  Accepit  paupcrlateui  nostram,  ne 
divitias  cJîis  expavesceres,  et  ad  etun  acccdcre  ciun  tua  paii- 
pertate  non  anderes.  Ayant  donc  ainsi  relevé  notre  courage 
abattu,  que  reste-t-il  maintenant  à  faire,  sinon  qu'il  rende 
le  bien  à  ceux  auxquels  il  a  déjà  rendu  l'espérance  ?  Et 
c'est  ce  qu'il  a  fait,  se  donnant  à  nous  avec  ses  trésors  et 
ses  grâces  par  son  Incarnation  bienheureuse. 

Par  où  vous  découvrez  maintenant  la  suite  des  paroles 
de  saint  Augustin,  et  tout  ensemble  l'ordre  merveilleux  du 
mystère  qui  s'accomplit  en  la  sainte  Vierge.  O  entrailles 
vraiment  bienheureuses,  dans  lesquelles  la  nature  humaine 
reçoit  tant  de  grâces  !  Là,  un  Dieu  a  pris  la  forme  d'esclave, 
afin  de  confondre  notre  orgueil:  Ibi  accepit  \_forniam  servi\  ; 
là  un  Dieu  s'est  revêtu  de  notre  indigence,  afin  d'encoura- 
ger {•♦)  notre  bassesse;  ibi  se paîiperavit ;\3.  un  Dieu  se  donne 
lui-même  avec  tous  ses  biens,  afin  d'enrichir  notre  pauvreté: 
ibi  nos  ditavit.  Dieu  me  fasse  la  grâce,  mes  sœurs,  d'expli- 
quer saintement  ces  trois  vérités,  qui  feront  le  partage  de  ce 
discours  ! 

PREMIER    POINT. 

Tous  les  saints  Pères  ont  dit  d'un  commun  accord  que 
l'orgueil  était  le  principe  de  notre  ruine  ;  et  la  raison  en  est 
évidente.    Nous  apprenons,  par  les  saintes  Lettres  que   le 

a.  Ubi  supra. 

1.  Var.  la  bassesse,  sans  quoi,  —  autrement  la  nature  humaine. 

2.  Var.  car  après  que  cette  enflure  est  guérie,  la  nature  commençant  à  voir  sa 
bassesse,  n'ose  (plus  s'élever  à)  Dieu. 

3.  Var.  Pour  lui   donner  du  courage,   Dieu...,  —  c'est    pourquoi    Dieu   se 
fait  pauvre... 

4.  Var.  pour  encourager...,  —  pour  enrichir. 


620  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

genre  humain  est  tombé  par  l'impulsion  de  Satan.  Cet  esprit 
superbe  est  tombé  sur  nous.  Comme  un  grand  bâtiment 
qu'on  jette  par  terre,  qui  en  accable  un  moindre  sur  lequel  il 
tombe,  ainsi  cet  esprit  superbe,  en  tombant  du  ciel,  est  venu 
fondre  sur  nous,  et  nous  [a]  enveloppé[s]  (')  dans  sa  ruine. 
En  tombant  sur  nous  de  la  sorte,  il  a,  dit  saint  Augustin, 
imprimé  en  nous  un  mouvement  semblable  à  celui  qui  le 
précipite  lui-même  :  Uiide  cecidit,  inde  dejecit  i^).  Etant  donc 
abattu  par  son  propre  orgueil,  il  nous  a  entraînés,  en  nous 
renversant,  dans  le  même  sentiment  dont  il  est  poussé  :  de 
sorte  que  nous  sommes  superbes  aussi  bien  que  lui,  et  c'est 
le  vice  Ite  plus  dangereux  (')  de  notre  nature  ;  je  dis  le  plus 
dangereux,  parce  que  c'est  celui  de  tous  qui  s'oppose  le  plus 
au  remède,  qui  éloigne  le  plus  la  miséricorde.  Car  l'homme 
étant  misérable,  il  se  serait  rendu  aisément  digne  {')  de  pitié 
s'il  n'eût  été  orgueilleux.  Il  est  assez  naturel  d'user  (*)  de 
clémence  envers  un  malheureux  qui  se  soumet  :  «  mais  est-il 
rien  de  plus  indigne  de  compassion  qu'un  misérable  superbe, 
qui  joint  l'arrogance  (')  avec  la  faiblesse  ?»  Ouid  tain  iiidi- 
gmun  misericordia  quain  siiperbns  miser  ('')  ?  C'était  l'état  où 
nous  étions  :  faibles  et  altiers  tout  ensemble,  impuissants  et 
audacieux.  Cette  présomption  fermait  la  porte  à  la  clémence  : 
ainsi,  pour  soulager  notre  misère,  il  fallait  avant  toutes  cho- 
ses guérir  notre  orgueil;  pour  attirer  sur  nous  la  compassion, 
il  fallait  nous  apprendre  l'humilité  :  c'est  pourquoi  Dieu 
s'humilie  dans  les  entrailles  de  la  sainte  Vierge,  et  y  prend 
aujourd'hui  la  forme  d'esclave  :  Ibi accepit  forui.im  servi. 

[P.  3]  C'est  ici  qu'il  faut  admirer  la  méthode  dont  Dieu 
s'est  servi  pour  guérir  l'arrogance  humaine  ;  et  pour  cela  il 
est  nécessaire  {^)   de   vous  expliquer  la  nature  de  cette  ma- 

a.  Senii.  CLXXiii,  n.  8.  —  /;.  S.  Aug.,  De  liber.  Arbitr..,  lib.    IH,   n.  29.  — 
M  s.   Nil  tain   indigimm  clementia... 

1.  Var.  nous  [a]  entraîné[s]  après  lui  dans  sa  ruine.  —  Édil.  nous  enveloppe 
après  lui  ! 

2.  V<ir.  incurable.  —  Bossuet  ne  veut  point  de  cette  épithète   désespérante. 

3.  Var.  la  misère  de  l'homme  était  certainement  digne  de  pitié,  si  elle  n'était 
accompagnée  d'un  orgueil  étrange. 

4.  l'ar.  d'avoir  compassion  des  malheureux. 

5.  Var.  l'audace. 

6.  Var.  il  nous  faut  entendre,  —  il  est  nécessaire  que  nous  pénétrions. 


POUR  LA  FÊTE  DE  l'aNNONCIATION.  02  1 

ladie  invétérée  :  je  suivrai  les  traces  de  saint  Augustin,  qui 
est  celui  des  saints  Pères  qui  l'a  mieux  connue.  L'orgueil, 
dit  saint  Augustin,  est  une  fausse  et  pernicieuse  imitation 
de  la  divine  grandeur  :  Perverse  fe  iuiitantur  qui  longe  se 
a  te  faciiint,  et  cxtollunt  se  advcrsum  te  (")  :  «  Ceux  qui 
s'élèvent  contre  vous,  vous  imitent  désordonnément.  »  Cette 
parole  est  pleine  de  sens  ;  mais  une  belle  distinction  du 
même  saint  Augustin  nous  en  fera  entendre  le  fond.  Il  y  a 
des  choses,  dit-il  ('''),  oii  Dieu  nous  permet  de  l'imiter,  et 
d'autres  où  il  le  défend.  Il  est  vrai  que  ce  qui  l'excite  à  la 
jalousie,  c'est  lorsque  l'homme  se  veut  faire  Dieu  et  entre- 
prend de  lui  ressembler  ;  mais  il  ne  s'offense  pas  de  toute 
sorte  de   ressemblance. 

Car  premièrement,  chrétiens,  il  nous  a  fait[s]  son  image  ; 
nous  portons  empreints  sur  nous-mêmes  les  traits  de  sa  face 
et  les  caractères  de  ses  perfections.  Il  y  a  de  ses  attributs  dans 
lesquels  il  n'est  pas  jaloux  que  nous  tâchions  de  lui  res- 
sembler :  au  contraire,  il  nous  le  commande.  Par  exemple, 
voyez  sa  miséricorde,  dont  il  est  dit  dans  son  Ecriture 
qu'elle  «  éclate  par-dessus  ses  autres  ouvrages  {')  :  »  il  nous 
est  ordonné  de  nous  conformer  à  cet  admirable  modèle  : 
Estotc  miséricordes,  siciit  et  Pater  vester  misericors  est  ('^): 
Dieu  est  patient  sur  les  pécheurs  ;  et,  les  invitant  à  la  péni- 
tence, il  fait  luire,  en  attendant,  son  soleil  sur  eux  :  il  veut  que 
nous  nous  montrions  ses  enfants,  en  imitant  cette  patience  à 
l'égard  de  nos  ennemis  :  Ut  sitis  filii  Patris  vestri  {^).  Ainsi, 
comme  il  est  véritable,  vous  pouvez  l'imiter  dans  sa  vérité  ; 
il  est  juste,  vous  pouvez  le  suivre  dans  sa  justice  ;  il  est 
saint,  et  encore  que  sa  sainteté  semble  être  entièrement 
incommunicable,  il  ne  se  fâche  pas  néanmoins  que  vous 
osiez  porter  vos  prétentions  jusqu'à  l'honneur  de  lui  res- 
sembler dans  ce  merveilleux  attribut:  au  contraire,  il  vous  le 
commande  :  Sancti  estote,  quia  ego  sanctîts  stini  {^). 

Quelle  est  donc  cette  ressemblance  qui  lui  cause  tant  de 
jalousie .''   C'est  lorsque  nous  lui  voulons  ressembler    dans 

a.  Conf.^  lib.  II,  cap.  vi.  —  Ms.  qici  recedunt  a  te.  —  b.  In  Ps.  LXX,  Serin,  ii, 
n.  6.  —  c.  Fs.,  CXLIV,  9.  •—  d  Luc,  vi,  36.  -  e.  Mattli.^  v,  45.  — /  Levit.,  xix,  2. 
—  Ms.  quoniam  ego... 


62  2  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

l'honneur  de  l'indépendance  ;  en  prenant  notre  volonté 
pour  loi  souveraine,  comme  lui-même  n'a  pas  d'autre  loi 
que  sa  volonté  absolue.  C'est  sur  ce  point  qu'il  est  cha- 
touilleux, c'est  là  l'endroit  délicat  ;  c'est  alors  qu'il  re- 
pousse avec  violence  tous  ceux  qui  veulent  ainsi  attenter 
à  la  majesté  de  son  empire.  Soyons  des  dieux,  il  nous  le 
permet,  par  l'imitation  de  sa  sainteté,  de  sa  justice,  de 
sa  patience,  de  sa  miséricorde  toujours  bienfaisante  :  quand 
il  s'agira  de  puissance,  tenons-nous  dans  les  bornes  d'une 
créature,  et  ne  portons  pas  nos  désirs  à  une  ressemblance  si 
dangereuse. 

Voilà,  mes  sœurs,  la  règle  immuable  qui  distingue  ce  que 
nous  pouvons  et  ce  que  nous  ne  pouvons  pas  imiter  en  Dieu. 
Mais,  ô  voies  corrompues  (')  des  enfants  d'xA.dam  !  ô  étrange 
dépravation  de  notre  cœur  !  nous  renversons  ce  bel  ordre. 
Nous  ne  voulons  pas  l'imiter  dans  les  choses  où  il  se  propose 
pour  modèle  :  en  celle  où  il  veut  être  unique  et  inimi- 
table, nous  entreprenons  (')  de  le  contrefaire.  Car  si  nous 
l'imitions  dans  sa  sainteté,  le  prophète  se  serait-il  écrié  : 
«  Sauvez-moi,  Seigneur,  parce  qu'il  n'y  a  plus  de  saints  sur 
la  terre  (")  ?»  [P.  4]  Si  dans  sa  fidélité  ou  dans  sa  justice,  le 
prophète  Michée  dirait-[il]  :  «  Il  n'y  a  plus  de  droiture  parmi 
les  hommes  ;  le  grand  demande,  et  le  juge  lui  donne  tout  ce 
qui  lui  plaît  :  il  n'y  a  plus  de  foi  parmi  les  amis,  la  terre  n'est 
pleine  que  de  tromperie  ('')  ?  »  Ainsi  nous  ne  voulons  pas 
imiter  Dieu  dans  ces  excellents  attributs  dont  il  est  bien  aise 
de  voir  en  nous  une  vive  image  :  cette  souveraineté,  cette 
indépendance  où  il  ne  nous  est  pas  permis  de  prétendre, 
c'est  à  cela  (^)  que  nous  attentons,  c'est  ce  droit  sacré  et 
inviolable  que   nous   osons   usurper  (^). 

«  Car  comme  Dieu  n'a  personne  au-dessus  de  lui,  qui  le 
règle  et  qui  le  gouverne,  nous  voulons  être,  dit  saint  Au- 
gustin ('),  les  arbitres  souverains  de  notre  conduite  :  >>   afin 

a.  Ps.,  XI,  I.  —  ô.  A/tc/t.,  vu,  2,  3,  5.  —  C-.  In  Ps.  LXX  Serm.  II,  n.  6. 

1.  Var.  dépravées.  Var.  Nous  ne  voulons  pus  l'imiter  dans  les  choses  où  il  se 
propose  pour  modèle,  —  en  ce  qu'il  nous  est  permis  de  le  suivre,  et  nous  entre- 
prenons de  le  contrefaire  dans  celles,  —  dans  ce  que  nous  ne  pouvons  pas  atten- 
ter sans  rébellion. 

2.  Var.  c'est  là... 

3.  Viw.  nous  attribuer. 


POUR  LA  FÊTE  DE  l'aNNONCIATION.  623 

qu'en  secouant  le  joug,  a  seculo  confrcoisti  jm^um  iiieum  ("), 
en  rompant  les  rênes,  et  rejetant  le  frein  du  commandement 
qui  retient  notre  liberté  égarée,  nous  ne  relevions  point  d'une 
autre  puissance,  et  soyons  comme  des  dieux  sur  la  terre  : 
Ce  désir  (')  et  cette  fausse  opinion  d'indépendance...  :  nous 
nous  irritons  contre  les  lois:  qui  nous  défend,  nous  incite; 
comme  si  nous  disions  en  notre  cœur  :  Quoi  !  on  veut  me 
commander  !  Dépit  contre  la  loi,  comme  si  on  nous  faisait 
erand  tort. 

Et  n'est-ce  pas  ce  que  Dieu  lui-même  reproche  aux  su- 
perbes sous  l'image  du  roi  de  Tyr  :  «  Ton  cœur  s'est  élevé, 
et  tu  as  dit  :  Je  suis  un  dieu  ;  et  tu  as  mis  ton  cœur  comme 
le  cœur  d'un  dieu  :  »  Dedisti  cor  tuum  quasi  cor  dei  ('')  ;  tu 
n'as  voulu  ni  de  règle,  ni  de  dépendance  :  tu  t'es  rempli  de 
toi-même  et  tu  t'es  attribué  toutes  choses  ;  lorsque  tu  as  vu 
ta  fortune  bien  établie  par  ton  adresse  et  par  ton  intrigue,  tu 
n'as  pas  fait  rétlexion  sur  la  main  de  Dieu,  et  tu  as  dit  avec 
Pharaon  :  «  Ce  fleuve  est  à  moi,  »  tout  ce  grand  domaine 
m'appartient  ;  c'est  le  fruit  de  mon  industrie,  «et  je  me 
suis  fait  moi-même  :  »  Meus  est  Jîuvius,  et  ego  feci  memct- 
ipsum  (')  ? 

Ainsi  notre  orgueil  aveugle  nous  érige  en  de  petits  dieux. 
Eh  bien  !  ô  superbe,  ô  petit  dieu,  voici  le  grand  Dieu  vivant 
qui  s'abaisse  pour  te  confondre:  un  homme  se  fait  dieu  par 
orgueil,  un  Dieu  se  fait  homme  par  humilité;  l'homme  s'attri- 
bue faussement  la  grandeur  de  Dieu,  et  Dieu  prend  vérita- 
blement le  néant  de  l'homme.  Car  considérons,  chrétiens,  ce 
qui  s'accomplit  en  ce  jour  dans  les  entrailles  bienheureuses 
de  la  sainte  Vierge  :  là  un  Dieu  s'épuise  et  s'anéantit,  en 
prenant  la  forme  d'esclave  afin  que  l'esclave  soit  confondu, 
quand  il  veut  faire  le  maître  et  le  souverain  (^). 

a.  Jeretn.,  11,  20.  —  b.  Ezech.,  xxvui,  2.  —  c.  Ibid.,  xxix,  3. 

1.  Addition  (f.  64)  avec  renvoi  (f.  60).  Idées  simplement  indiquées  ;  impor- 
tantes d'ailleurs,  car  le  sommaire  en  tient  compte. 

2.  Deforis  ajoute  ici  trois  lignes  écrites  au  crayon  à  la  suite  du  discours.  Elles 
peuvent  bien  se  rapporter  au  passage  qu'on  vient  de  lire  ;  mais  cette  fois  il  n'y  a 
pas  de  renvoi.  Voici  cette  indication  d'idées  supplémentaires  :  «>  O  homme,  viens 
apprendre  à  t'humilier.  Homme,  pécheur  superbe  :  humilié  et  honteu.x  de  son 
orgueil  même.  Homme,  quoi  de  plus  infirme  .' pécheur,  quoi  de  plus  injuste.^ 
superbe,  quoi  de  plus  insensé  .''  » 


624  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

[P.  5]  Mais  voici  (')  un  nouveau  secret  de  la  miséricorde 
divine  :  elle  ne  veut  pas  seulement  confondre  l'orgueil,  elle  a 
assez  de  condescendance  pour  vouloir  en  quelque  sorte  le 
satisfaire.  Car  il  a  fallu  donner  quelque  chose  à  cette  passion 
indocile,  qui  ne  se  rend  jamais  tout  à  fait.  L'homme  avait 
osé  aspirer  à  l'indépendance  divine  :  on  ne  peut  le  contenter 
en  ce  point  ;  le  trône  ne  se  partage  pas,  la  Majesté  souve- 
raine ne  peut  souffrir  d'égal.  Mais  voici  (^)  un  conseil  de  misé- 
ricorde qui  sera  capable  de  le  satisfaire  :  si  nous  ne  pouvons 
ressembler  à  Dieu  dans  cette  souveraine  indépendance,  il 
veut  nous  ressembler  dans  l'humilité  :  l'homme  ne  peut 
devenir  indépendant,  un  Dieu,  pour  le  contenter,  deviendra 
soumis  :  sa  souveraine  grandeur  ne  souffre  pas  qu'il  s'abaisse 
tant  qu'il  demeurera  dans  lui-même,  cette  nature  infiniment 
abondante  ne  refuse  pas  d'aller  à  l'emprunt,  pour  s'enrichir 
par  l'humilité  :  «  afin,  dit  saint  Augustin,  que  l'homme  qui 
méprise  l'humilité,  qui  l'appelle  simplicité  et  bassesse  quand 
il  la  voit  dans  les  autres  hommes,  ne  dédaignât  plus  de  la 
pratiquer  en  la  voyant  dans  un  Dieu  :  »  Ut  vel  sic  superbia 
generis  hnmaninon  dedionaretiir  seqiii  vestigia  Dci  if).  Voilà 
le  conseil  de  notre  Dieu  pour  guérir  l'arrogance  humaine  :  il 
veut  arracher  du  fond  de  nos  cœurs  cette  fierté  indocile  qui 
ne  veut  rien  voir  sur  sa  tête  ;  qui  nous  fait  toujours  regarder 
ceux  qui  sont  soumis  avec  dédain,  ceux  qui  dominent  avec 
envie  ;  qui  ne  peut  souffrir  aucun  joug  ni  céder  à  aucunes 
lois,  pas  même  à  celles  de  Dieu.  C'est  pourquoi  il  n'y  a 
bassesse,  il  n'y  a  servitude  où  il  ne  descende  ;  il  s'abandonne 
lui-même  à  la  volonté  de  son  Père. 

Mais  {')  pesons  davantage  sur  cette  parole  :  il  a  pris  la 
forme  d'esclave.  Il  a  pris  la  nature  humaine  qui  l'oblige  à 
être  sujet,  lui  qui  était  né  souverain.  Il  descend  encore  un 
autre  degré  :  il  a  pris  la  forme  d'esclave,  parce  qu'il  a  paru 


a.  ht  Ps.  xxxni,  Enarr.  I,  n.  4. 

1.  Abandonnant  pour  un  instant  le  développement  qu'on  trouvera  plus  loin  : 
«  Mais  pesons  davantage  sur  cette  parole...,  )>  l'auteur  va  chercher  (page  5  de 
son  manuscrit)  celui  qu'on  va  lire. 

2.  M.  Lâchât  rejette  à  tort  dans  les  notes  cette  addition  interlincaire. 

3.  Cet  alinéa  et  le  suivant  venaient  d'abord  en  tcte  du  précédent  (page  4  du 
manuscrit,  et  commencement  de  la  page  5). 


POUR  LA   FÊTE  DE  l'aNNONCIATION  .  625 


comme  pécheur,  qu'il  s'est  revêtu  lui-même  de  la  ressem- 
blance de  la  chair  de  péché,  qu'en  cette  qualité  il  a  porté  sur 
lui  des  marques  d'esclave,  par  exemple  la  circonc[  isionj,  et 
qu'il  a  mené  une  vie  servile  (')  :  Non  venit  ministrari,  sed 
mini st rare  (").  Il  s'abaisse  beaucoup  plus  bas  :  il  a  pris  la 
forme  d'esclave,  parce  qu'il  est  non  seulement  semblable  aux 
pécheurs,  mais  qu'il  est  la  victime  publique  pour  tous  les 
pécheurs.  Dès  le  premier  moment  de  sa  conception,  «  en 
entrant  au  monde,  dit  le  saint  Apôtre,  il  s'est  mis  en  cet  état 
de  victime  ;  il  a  dit  :  Je  viens,  ô  mon  Dieu,  pour  faire  votre 
volonté  :  »  Ingi'ediens  mimdiun,  dicit...  :  ut  faciam,  Deus, 
voliintate7ii  tuain  (''). 

Mais  peut-être  qu'en  se  soumettant  à  la  volonté  de  son 
Père,  vous  croirez  qu'il  veut  s'exempter  de  dépendre  de  la 
volonté  des  hommes.  Non,  mes  frères,  ne  le  croyez  pas  ;  car 
la  volonté  de  son  Père  est  qu'il  soit  livré  comme  victime  à  la 
volonté  des  hommes  pécheurs,  à  la  volonté  de  l'enfer  :  Sed  {'') 
\_hccc  est  Jiora  vestra,  ef\  potestas  tenebrarum  (').  Il  n'a  pas 
attendu  la  croix,  pour  faire  cet  acte  de  soumission  :  Ingre- 
diens  umiidum,  dicit.  Marie  a  été  l'autel  où  il  s'est  première- 
ment immolé  (^),  Marie  a  été  le  temple  où  il  a  rendu  à  Dieu 
ce  premier  hommage,  où  s'est  vu  la  première  fois  ce  grand 
et  admirable  spectacle  d'un  Dieu  soumis  et  obéissant  jusqu'à 
se  dévouer  à  la  mort,  jusqu'à  se  livrer  aux  pécheurs  et  à 
l'enfer  même  pour  faire  de  lui  à  leur  volonté.  Pourquoi  cet 
abaissement  ?  Je  vous  ai  déjà  dit,  mes  sœurs,  que  c'est  pour 
confondre  l'orgueil. 

A  la  vue  d'un  abaissement  si  profond,  qui  pourrait  refuser 
de  se  soumettre  ?  Vous  vivez,  mes  sœurs,  dans  une  conduite  {f) 
qui  vous  doit  faire  trouver  la  soumission  non  seulement 
fructueuse,  mais  encore  douce  et  désirable  :  mais  quand  vous 
auriez  à  souffrir  un  autre  gouvernement,  de  quelle  obéissance 

a.  Matth.^  XX,  28.  —  Ms.  Veiiit  ministrare,  non  ministrari.  —  b.  Hebr.,  X,  5,  7. 
—  Ms.  (iixi/,  utfaccrcm...,  comme  au  Ps.  XXXIX,  9.  —  c.  Luc,  XXII,  53. 

1.  Un  trait  de  plume,  s'il  n'est  pas  accidentel,  supprimerait  la  fin  de  cette 
phrase,  depuis  :«  qu'en  cette  qualité...  » 

2.  Ms.  7iunc  potestas  tenebrarum.  —  Suivez,  p.  5  du  ms.,  après  deux  lignes 
raturées,  qui  se  retrouveront  plus  loin. 

3.  Addition  que  M.  Lâchât  a  tort  de  bannir  du  texte. 

4.  Celle  de  la  prieure  Marie  de  Jésus  (née  de  Gourguesj. 

Sermon^  <le  Br.>>uet.  —  III.  4° 


626  CARÊME  DES  CARMÉLITES, 

pourriez-vous  vous  plaindre  en  voyant  à  la  volonté  de  quels 
hommes  se  dévoue  aujourd'hui  le  Sauveur  des  âmes  :  à  celle 
du  lâche  Pilate  ('),  à  celle  du  traître  Judas,  à  celle  des  Juifs 
et  des  pontifes,  à  celle  des  soldats  inhumains,  qui  ne  gardant 
avec  lui  aucune  mesure,  ont  fait  de  lui  ce  [qu'ils  ont  voulu]  ? 
Après  cet  exemple  de  soumission,  vous  ne  sauriez  descendre 
assez  bas  ;  et  vous  devez  chérir  les  dernières  places  qui, 
après  les  abaissements  du  Dieu  incarné,  sont  devenues 
désormais  les  plus  honorables. 

Marie  entre  aujourd'hui  dans  ses  sentiments.  Quoique  sa 
pureté  angélique  ait  été  un  puissant  attrait  pour  faire  naître 
Jésus-Christ  en  elle,  ce  n'est  pas  néanmoins  cette  pureté 
qui  a  consommé  le  mystère  ;  c'a  été  l'humilité  et  l'obéissance. 
Si  Marie  n'avait  dit  qu'elle  était  servante,  en  vain  elle  eût 
été  vierge  ;  et  nous  ne  nous  écrierions  pas  aujourd'hui  que 
ses  entrailles  sont  bienheureuses.  Vierges  de  Jésus-Christ, 
profitez  de  cette  leçon  ;  et  méditez  attentivement  cette 
vérité  (^). 

Mais  ce  n'est  pas  assez  au  Verbe  fait  chair  d'avoir 
confondu  l'orgueil  :  il  faut  relever  l'espérance;  et  c'est  ce  qu'il 
va  faire  en  s'appauvrissant  :  il  ne  confond  la  présomption  que 
pour  donner  place  à  l'espérance.  C'est  ma  seconde  partie  : 
Ibi  se  pauperavit. 

second  point. 

[P.  6]  L'appauvrissement  du  Verbe  fait  chair  est  la  princi- 
pale partie  du  mystère,  et  celle  par  conséquent  qu'il  est  le 
plus  malaisé  de  bien  faire  entendre.  Car  lorsque  le  saint 
Apôtre  a  dit  que  le  Fils  de  Dieu  s'est  fait  pauvre,  il  me  semble, 
âmes  chrétiennes,  qu'il  ne  suffit  pas  de  comprendre  {f)  qu'il 
s'est  appauvri  en  qualité  d'homme,  en  s'unissant  à  une  nature 


I.  Ms.  etc.  —  C'est-à-dire  ce  qui  était  d'abord  détaillé  plus  haut. 

1.  Deux  notes,  au  bas  de  la  page,  ont  été  introduites  indûment  dans  le  texte  : 
«  Itane  magnum  est  esse  parvum,  ut  nisi  a  te  qui  tam  jnagnus  es  fieret^  disci 
omnino  non  posset?  (Aug.,  de  sanct.  Virg.)  —  Le  dessein  du  Fils  de  Dieu  n'est 
pas  tant  de  faire  des  vierges  pudiques,  que  des  servantes  soumises,  n'est  pas...  » 
(Inachevé). 

3.  Var.  Ce  n'est  pas  assez  de  comprendre  qu'il  a  pris  la  nature  humaine,  dont 
le  partage  est  la  pauvreté... 


POUR  LA  FÊTE  DE  LANNONCIATION.  627 

dont  le  partage  est  la  pauvreté  ;  en  naissant  de  parents 
obscurs,  dans  la  lie  du  peuple  ;  en  vivant  sur  la  terre  sans 
retraite,  sans  lieu  de  repos,  et  sans  avoir  seulement  un  gite 
assuré  où  il  pût  reposer  sa  tête.  Cette  pauvreté  mystérieuse 
a  quelque  chose  de  plus  caché,  qui  ne  sera  jamais  assez 
entendu,  jusqu'à  ce  que  nous  disions  que  c'est  la  Divinité 
qui  s'est  elle-même  appauvrie. 

Je  ne  suis  point  trop  hardi,  quand  je  parle  ainsi,  et  je  ne 
fais  que  suivre  l'Apôtre:  Senictipsiim  exinanivit  ("):  «  Il  s'est 
anéanti  lui-même,  »  ou,  pour  traduire  ce  mot  proprement,  il 
s'est  vidé  et  répandu  tout  entier,  comme  un  vase  qui  était 
plein,  et  qu'on  vide  en  le  répandant  :  c'est  l'idée  que  nous 
donne  le  divin  x\pôtre,  et  c'est  dans  cette  effusion  que  con- 
siste l'appauvrissement  du  Verbe  fait  chair.  Ce  dépouillement 
est-il  véritable  ?  Dieu  a-t-il  perdu  quelque  chose  en  se  faisant 
homme  ?  et  n'est-ce  pas  un  article  de  notre  foi,  que  la 
Divinité,  toujours  immuable,  ne  s'est  ni  altérée  ni  dimi- 
nuée dans  ce  mélange  ?  Comment  donc  le  Fils  de  Dieu 
s'est-il  dépouillé  ? 

Voici  le  secret  du  mystère.  On  dépouille  quelqu'un  en 
deux  sortes,  ou  quand  on  lui  ôte  (')  la  propriété,  ou  quand 
on  le  prive  de  l'usage  :  car  quoiqu'on  laisse  à  un  homme  la 
propriété  de  son  patrimoine,  si  on  lui  lie  les  mains  pour 
l'usage,  il  est  pauvre  parmi  les  richesses  dont  il  ne  peut  pas 
se  servir.  Ce  principe  étant  supposé,  il  est  bien  aisé  de  com- 
prendre l'appauvrissement  du  Verbe  divin.  Si  je  considère  la 
propriété,  il  n'est  rien  de  plus  véritable  que  l'oracle  du  grand 
saint  Léon  dans  cette  célèbre  épître  à  saint  Flavien,  que 
«  comme  la  forme  de  Dieu  n'a  pas  détruit  la  forme  d'esclave, 
aussi  la  forme  d'esclave  n'a  diminué  en  rien  la  forme  de 
Dieu  (''').  »  Ainsi  la  nature  divine  n'est  dépouillée  en  Jésus- 
Christ  d'aucune  partie  de  son  domaine  ;  de  sorte  que  son 
appauvrissement,  c'est  qu'elle  y  perd  l'usage  de  la  plus  grande 
partie  de  ses  attributs. 

Mais  que  dis-je,  de  la  plus  grande  partie  ?  Quel  de  ces  divins 


L 


a.  Plu'lipp.,  II,  7.  —  Ms.  Exinanivit  seinctipsîon.  —  b.  Epist.  XXIV,  cap.  m. 
I.  Var.  en  lui  ôtant  la  propriété,  ou  lui  ôtant  l'usage. 


628  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

attributs  voyons  nous  paraître  en  ce  Dieu  enfant  que  le  Saint- 
Esprit  a  formé  dans  les  ent[railles]  de  la  s[  ainte]  V[iergeJ  ? 
Que  voyons-nous  qui  sente  le  Dieu  dans  les  trente  premières 
années  de  sa  vie?  Mais  encore  dans  les  trois  dernières,  qui 
sont  les  plus  éclatantes,  s'il  paraît  quelques  rayons  de  sa  sa- 
gesse dans  sa  doctrine,  de  sa  puissance  dans  ses  miracles, 
ce  ne  sont  que  des  rayons  affaiblis,  et  non  pas  la  lumière  dans 
son  midi.  La  sagesse  se  cache  sous  des  paraboles  et  sous  le 
voile  sacré  de  paroles  simples  :  et  en  même  temps  que  ia 
puissance  étend  son  bras  à  des  ouvrages  miraculeux,  comme 
si  elle  avait  peur  de  paraître,  en  même  temps  (')  elle  le  retire: 
car  la  véritable  grandeur  de  la  puissance  divine,  c'est  de  pa- 
raître agir  de  son  chef;  et  c'est  ce  que  le  Fils  de  Dieu  n'a 
pas  voulu  faire.  Il  rapporte  tout  à  son  Père  :  Ego  non  judico 
Quemqiiam  ;...  Pater  in  nie  nianeits  ipse  facit  opéra  (")  ;  et  il 
semble  qu'il  n'agisse  (^)  et  qu'il  ne  parle  que  par  une  autorité 
empruntée.  Ainsi  la  nature  divine  devait  être  en  lui  (^),  durant 
les  jours  de  sa  chair,  privée  de  l'usage  de  sa  puissance  et  de 
ses  divines  perfections.  C'est  pourquoi:  Digmcsest...  accipere 
virtutem,  et  divinitatem,  et  sapientiain,  et  fortitndinem  {''')  ; 
comme  s'il  ne  l'avait  pas  eue  auparavant  (^)  :  l'oserai-je  dire  ? 
comme  un  homme  interdit  par  les  lois,  qui  a  la  propriété  {f) 
de  son  bien,  et  n'en  a  pas  la  disposition.  Ainsi  étant  interdit 
en  vertu  de  cette  loi  suprême  qui  l'envoyait  sur  la  terre  pour 
y  être  (^)  dans  un  état  de  dépouillement,  il  n'avait  pas  [p.  7J 
l'usage  de  son  propre  bien  ;  et  il  n'en  reçoit  la  pleine  dispo- 
sition (7)  qu'après  qu'il  est  retourné  au  lieu  de  sa  gloire,  c'est- 
à-dire,  au  sein  de  son  Père. 

Tel  est  l'appauvrissement  du  Verbe  fait  chair  :   le  Fils  de 

a.Joa?i.,  VIII,  15  ;  XIV,  10.  —  b.  Apoc,  V,  12. 

1.  Répétition  voulue.  —  Var.  lorsque  la  puissance...,  aussitôt. 

2.  Var.  il  paraît  n'agir  ni  parler  que  par... 

3.  Var.  C'est  ainsi  qu'il  devait  être... 

4.  Ici  un  signe  de  renvoi.  Rien  n'y  correspond  actuellement.  Il  est  \Tai  que 
"dans  le  sommaire,  on  lit  :  Note::,  au  sujet  de  ce  passage.  Mais  en  pareil  cas, 
liossuet  se  bornait  à  souligner  un  endroit  important.  Peut-être  les  idées 
simplement  indiquées  ici  auront-elles  été  développées  sur  une  feuille  déta- 
chée, qui  se  sera  perdue. 

5.  Var.  le  domaine. 

6.  Var.  cjui  l'envoyait  seulement  pour  être  soumis  et  infirme. 

7.  Var.  et  il  ne  le  reçoit. 


I 


POUR  LA  FÊTE  DE  LANNONCIATION.  629 

Dieu  s'y  est  enq-a^é  par  sa  première  naissance  qu'il  prend 
d'une  mère  mortelle  (').  C'est  pourquoi  son  Père  immortel, 
pour  l'en  délivrer,  le  ressuscite  des  morts;  et  lui  donnant  de 
nouveau  la  vie,  il  le  fait  jouir  de  tous  les  droits  de  sa  nais- 
sance éternelle  :  Ego  hodie  gemii  te  (").  O  Dieu  appauvri,  ô 
Dieu  dépouillé!  je  vous  adore:  vous  méritez  d'autant  plus 
nos  adorations,  ô  Dieu  interdit  ! 

Il  pourrait  sembler,  chrétiens,  que  cette  pauvreté  du  Verbe 
fait  chair  serait  un  moyen  peu  sûr  pour  relever  la  bassesse 
de  notre  nature  (^)  :  car  est-ce  une  espérance  (3)  pour  des 
malheureux,  qu'un  Dieu  en  vienne  augmenter  le  nombre  ? 
Est-ce  une  ressource  à  notre  faiblesse,  que  notre  libérateur 
se  dépouille  de  sa  puissance  ?  Ne  semble-t-il  pas  au  contraire 
que  le  joug  qui  accable  les  enfants  d'Adam  est  d'autant  plus 
dur  et  inévitable  qu'un  Dieu  même  est  assujetti  à  le  suppor- 
ter ?  Cela  serait  vrai,  chrétiens,  si  sa  pauvreté  était  forcée, 
s'il  y  était  tombé  par  nécessité,  et  non  pas  descendu  par 
miséricorde.  Mais  que  ne  devons-nous  pas  espérer  d'un  Dieu 
qui  descend  (^)  pour  se  joindre  à  nous  ;  dont  l'abaissement 
n'est  pas  une  chute,  mais  une  condescendance  {f)  ;  qui  n'a 
pris  notre  pauvreté,  comme  il  a  déjà  été  dit,  que,  de  peur 
qu'étant  si  pauvres  et  si  misérables,  nous  n'osassions  appro- 
cher de  lui  avec  notre  misère  et  notre  indigence  (")? 

C'est  ce  qui  fait  dire  à  saint  Augustin  que  le  Fils  de  Dieu 
a  été  porté  au  mystère  de  l'Incarnation  «  par  une  bonté  popu- 
laire :  »  Populari  qîiadam  clementia  ('^).  Comme  un  génie 
extraordinaire  (0,  plein  de  riches  conceptions,  pour  se  rendre 
populaire  et  intelligible,  se  rabaisse  par  un  discours  simple 
à  la  capacité  des  esprits  communs  ;  comme  un  grand  envi- 
ez. Ps.^  II,  7.  —  b.  Conira  Acade/n.,  lib.  III,  n.  42.  • 

1.  Var.  par  sa  première  naissance  de  la  très  pure  Marie. 

2.  Var.  pour  le  rétablissement  de  notre  espérance. 

3.  Var.  car  quelle  ressource. 

4.  Var.  Mais  nous  devons  tout  espérer  d'un  Dieu  qui  s'abaisse... 

5.  Note  interlinéaire  :  «  Descendit  iit  levaret,  non  cecidit  ut  jaceret  (S.  Aug.,  In 
Joan.  Tract,  cvii,  n.  7)  :  Il  ne  tombe  pas  pour  être  abattu,  mais  il  descend  pour 
nous  relever.  » 

6.  Edit.  :  «  Descendit  ut  levaret...  nous  relever.  >  —  C'est  la  note  précédente, 
placée  plus  haut  dans  le  manuscrit. 

7.  Var.  un  grand  et  sublime  orateur. 


630  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

ronné  d'un  éclat  superbe,  qui  étonne  le  pauvre  peuple  et  ne 
lui  permet  pas  d'approcher,  quitte  tout  ce  pompeux  appareil, 
et,  par  une  familiarité  populaire,  vit  à  la  mode  de  la  multi- 
tude, dont  il  se  propose  de  gagner  l'esprit  :  ainsi  la  Sagesse 
incréée,  par  un  conseil  de  condescendance,  se  rabaisse  en 
prenant  un  corps,  et  se  rend  sensible  ;  ainsi  la  Majesté  sou- 
veraine, par  une  facilité  populaire,  se  dépouille  de  son  éclat 
et  de  ses  richesses,  de  son  immensité  et  de  sa  puissance,  pour 
converser  librement  avec  les  hommes.  Élevez  votre  courage, 
ô  enfants  d'Adam  !  Il  semble  qu'il  craigne  de  paraître  Dieu. 
Il  l'est,  et  vous  pouvez  attendre  de  lui  tout  ce  que  l'on  peut 
espérer  d'un  Dieu.  Mais  il  cache  tous  ces  divins  attributs  ; 
approchez  avec  la  même  familiarité,  avec  la  même  franchise, 
avec  la  même  liberté  de  cœur,  que  si  ce  n'était  qu'un  homme 
mortel  ('). 

Voilà  l'effet  admirable  que  produit  le  dépouillement  du 
Verbe  incarné  :  de  sorte  que  nous  pouvons  dire  qu'il  ne 
s'appauvrit  en  toute  autre  chose,  que  pour  être  riche  en 
amour  et  abondant  en  miséricorde.  C'est  le  seul  de  ses  attri- 
buts dont  il  se  laisse  l'usage;  et,  dans  sa  pauvreté  mystérieuse, 
rien  n'est  plus  riche  que  son  amour,  [p.  8]  qui  coule  sur  nous 
de  source,  qui  n'a  même  rien  en  nous  qui  l'attire,  mais  qui 
se  répand  sur  nous  de  lui-même,  et  se  déborde  par  sa  propre 
abondance.  Tel  (')  est  l'amour  de  notre  Dieu  :  Ipse  prioj'  di- 
lexit  nos  (")  :  que  reste-t-il  maintenant,  sinon  que  nous  lui 
rendions  amour  pour  amour  ?  Certainement  le  cœur  est  trop 
dur,  qui,  non  content  de  ne  lui  pas  donner  ('^)  son  amour, 
refuse  même  de  le  lui  rendre:  qui,  n'allant  pas  à  Dieu  le  pre- 
mier, ne  le  suit  pas  du  moins  quand  il  le  cherche. 

Que  si  nous  aimons  ce  divin  Sauveur,  observons  ses  com- 
mandements, et  marchons  par  les  voies  qu'il  nous  a  marquées. 

a.  IJoan.,  IV,  lo. 

1.  Ces  deux  phrases,  depuis:  «  Il  semble  qu'il  craigne...,  »  sont  un  remaniement 
f.  64.  La  première  rédaction  (f.  62)  portait  :  «  Dans  la  dispensation  de  sa  chair, 
ne  croyez  pas  que  ce  soit  en  vain  qu'il...  —  Il  semble  qu'il  appréhende  de 
paraître  Dieu,  afin  que  vous  traitiez  avec  lui  avec  la  même  familiarité,  avec  la 
même  franchise,  avec  la  même  liberté  de  cœur,  que  s'il  était  seulement  un 
homme  mortel.  » 

2.  Bien  que  barrées,  ces  trois  lignes  sont  indispensables  pour  la  suite  des  idées. 

3.  l'ar.  ne  voulant  pas  lui  donner. 


POUR  LA  FÊTE  DE  LANNONCIATION.  63  I 

Et  ne  disons  pas  en  nos  cœurs  :  Aimer  ses  ennemis,  se 
haïr  soi-même,  ce  commandement  est  trop  haut,  il  n'y  a  pas 
moyen  de  l'atteindre  ;  la  doctrine  évangélique  est  trop  relevée, 
et  passe  de  trop  loin  la  portée  des  hommes.  Quiconque  parle 
ainsi  n'entend  pas  le  mystère  d'un  Dieu  abaissé.  Ce  Dieu 
facile,  ce  Dieu  populaire,  qui  se  dépouille  et  qui  s'appauvrit 
pour  se  mettre  en  égalité  avec  nous,  mettra-t-il  au-dessus  de 
nous  ses  préceptes?  Et  celui  qui  veut  que  nous  atteignions  à 
sa  personne  voudra-t-il  que  nous  ne  puissions  atteindre  à  sa 
doctrine  "^  Prendre  une  telle  pensée,  c'est  peu  connaître  un 
Dieu  appauvri  ;  une  telle  hauteur  ne  s'accorde  pas  avec  une 
telle  condescendance.  Non,  je  ne  crois  plus  rien  d'impos- 
sible :  il  n'y  a  vertu  (')  où  je  n'aspire,  il  n'y  a  sainteté  où  je  ne 
prétende.  Mais  si  vous  y  prétendez,  il  faut  encore  ajouter  : 
Il  n'y  a  passion  que  je  ne  combatte.  Ah  !  vous  commencez  à 
ne  plus  entendre,  et  à  trouver  la  chose  impossible.  Un  Dieu 
descend  et  vous  tend  la  main  ;  il  n'est  que  d'oser  et  d'entre- 
prendre. Heureuses  donc  les  entrailles  de  la  sainte  Vierge, 
où  s'accomplit  un  si  grand  mystère,  dans  lesquelles  un  Dieu 
appauvri  ouvre  une  si  belle  carrière  à  nos  espérances  !  Mais 
laissons  (^)  les  espérances,  mes  sœurs,  et  venons  aux  biens 
véritables  dont  il  comble  notre  pauvreté  :  c'est  ce  qu'il  faut 
méditer  dans  la  dernière  partie. 

TROISIÈME    POINT. 

Ni  dans  l'ordre  de  la  grâce,  ni  dans  l'ordre  de  la  nature,  la 
terre  pauvre  et  indigente  ne  peut  s'enrichir,  que  par  le  com- 
merce avec  le  ciel.  Dans  l'ordre  de  la  nature  elle  ne  porte 
jamais  de  riches  moissons,  si  le  ciel  ne  lui  envoie  ses  pluies, 
ses  rosées,  sa'  chaleur  vivifiante,  et  ses  influences  ;  et  dans 
l'ordre  de  la  grâce  on  n'y  verra  jamais  fleurir  les  vertus,  ni 
fructifier  les  bonnes  œuvres,  si  elle  ne  reçoit  avec  abondance 

1.  Pj-e?iiirre  rcdaciioti.  Il  n'y  a  perfection  où  je  n'aspire,  il  n'y  a  sainteté  où  je 
ne  prétende  :  et  pour  parvenir  à  ce  haut  degré,  il  n'y  a  passion  que  je  ne  com- 
batte. Ah  !  c'est  le  difficile...  Mais  ajoutons  encore  :  Ambition,  je  veux  t'arracher 
du  fond  de  mon  cœur,  etc.  Puiqu'un  Dieu  descend  pour  tenir  ma  main,  il  n'est 
que  d'oser  et  d'entreprendre. 

2.  Var.  Il  fait  quelque  chose  de  plus,  et  après  avoir  relevé  ma  bassesse,  il 
comble  de  biens  ma  pauvreté  :  c'est... 


632  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

les  dons  du  ciel,  où  réside  la  source  du  bien.  Jugez  de  là, 
chrétiens,  quelle  devait  être  notre  pauvreté,  puisque  ce  sacré 
commerce  avait  été  rompu  depuis  tant  de  siècles  par  la  guerre 
que  nous  avions  déclarée  au  ciel  ;  et  jugez  par  la  même 
raison  quelles  seront  dorénavant  nos  richesses,  puisqu'il  se 
rétablit  aujourd'hui  par  le  mystère  de  l'Incarnation  :  car  ce 
n'est  pas  sans  raison,  mes  sœurs,  que  l'Église,  nous  expli- 
quant ce  divin  mystère,  l'appelle  «  un  commerce  admirable:» 
O  admirabile  comnierciinn  ! 

[P.  9]  Voilà  un  commerce  admirable,  dans  lequel  il  est  aisé 
de  comprendra  que  tout  se  fait  pour  notre  avantage.  Deux 
sortes  de  commerce  parmi  les  hommes  :  un  commerce  de 
besoin  pour  emprunter  ce  qui  nous  manque  (')  :  (sagesse  ('') 
de  Dieu  dans  le  partage  des  biens,  afin  que  les  besoins  mu- 
tuels fissent  l'alliance  et  la  confédération  des  peuples)  :  un 
commerce  d'amitié  et  de  bienveillance  pour  partager  avec 
nos  amis  ce  que  nous  avons.  Dans  l'un  et  l'autre  de  ces  com- 
merces on  trouve  de  l'avantage  :  dans  le  premier,  on  a  le 
plaisir  d'acquérir  ce  qu'on  n'avait  pas  ;  dans  le  second,  le 
plaisir  de  jouir  de  ce  qu'on  possède  :  plaisir  qui  serait  sans 
goût,  si  nul  n'y  avait  part  avec  nous. 

Mais  il  n'en  est  pas  ainsi  de  notre  Dieu,  qui  est  «  suffisant 
à  lui-même  ;  parce  qu'il  trouve  tout,  dit  saint  Augustin  (''), 
dans  {f)  la  grandeur  abondante  de  son  unité  :  »  Sibi  suficit 
copiosa...  îinitatis  inagniiudine.  Il  n'a  besoin  de  personne 
pour  posséder  tout  le  bien,  parce  qu'il  le  ramasse  tout  entier 
en  sa  propre  essence  ;  il  n'a  besoin  de  personne  pour  le  plaisir 
d'en  jouir,  qu'il  goûte  parfaitement  en  lui-même.  Donc,  s'il 
entre  en  commerce  avec  les  hommes,  qui  doute  que  ce  ne 
soit  pour  notre  avantage  }  Quand  il  semble  venir  à  l'emprunt, 
c'est  qu'il  a  dessein  (•*)  de  nous  enrichir  :  s'il  recherche  notre 
compagnie,  c'est  qu'il  veut  se  donner  à  nous.  C'est  ce  qu'il 


a.  Con/ess.,  lib.  XIII,  cap.  ix. 

1.  Var.  quand  nous  empruntons  les  uns  des  autres  ce  qui  nous  manque. 

2.  Addition  avec  renvoi.  L'édition  Lâchât  la  relègue  mal  à  propos  dans  les 
notes. 

3.  Var.  par. 

4.  Var.  S'il  emprunte  ce  que  nous  avons,  c'est  qu'il  a  dessein... 


POUR  LA  FÊTE  DE  l'aNNONCIATION.  633 

fait  aujourd'hui  (')  dans  les  entrailles  de  la  sainte  Vierge  ;  et 
saint  Aui^ustin  a  raison  de  dire  :  Ibi  nos  dilavit  :  «  C'est  là 
qu'il  nous  enrichit.  » 

Et  en  effet,  saintes  âmes,  considérons,  je  vous  prie,  quel 
commerce  le  Fils  de  Dieu  y  commence,  ce  qu'il  y  reçoit  et  ce 
qu'il  y  donne  ;  épanchons  ici  notre  cœur  dans  la  célébration 
de  ses  bienfaits.  Il  est  venu,  ce  charitable  négociateur,  il  est 
venu  trafiquer  avec  une  nation  étrangère.  Dites-moi,  qu'a-t-il 
pris  de  nous  }  Il  a  pris  les  fruits  malheureux  que  produit 
cette  terre  ingrate  :  la  faiblesse,  la  misère,  la  corruption.  Et 
que  nous  a-t-il  donné  en  échange  ?  Il  nous  a  apporté  les 
véritables  biens  qui  croissent  en  son  royaume  céleste,  qui 
est  son  domaine  et  son  patrimoine  (')  :  l'innocence,  la  paix, 
l'immortalité,  l'honneur  de  l'adoption,  l'assurance  de  l'héri- 
tage, la  grâce  et  la  communication  du  Saint-Esprit. Qui  ne  voit 
que  tout  se  fait  pour  notre  avantage  dans  cet  admirable  trafic? 

Mais  voyons  maintenant  cet  autre  commerce  de  société  et 
d'affection.  Peut-on  nier  que  sans  sa  bonté  notre  compagnie 
lui  serait  à  charge  ?  Si  donc  il  épouse  la  nature  humaine  dans 
les  entrailles  de  la  sainte  Vierge,  s'il  entre  dans  notre  alliance 
par  le  nœud  sacré  de  ce  mariage,  puisqu'il  n'y  a  pas  la 
moindre  apparence  que  cette  société  lui  profite,  reconnais- 
sons plutôt  qu'il  veut  être  à  nous,  et  enrichir  notre  pauvreté, 
non  seulement  par  la  profusion  de  tous  ses  biens,  mais  encore 
en  se  donnant  lui-même. 

Ce  n'est  pas  moi,  chrétiens,  qui  tire  cette  conséquence  ; 
c'est  le  grand  apôtre  saint  Paul,  qui,  considérant  en  lui-même 
cette  charité  infinie  par  laquelle  Dieu  aime  tellement  le 
monde  qu'il  lui  donne  (')  son  Fils  unique,  s'écrie  ensuite  avec 
transport  :  «  Celui  qui  n'a  pas  (^)  épargné  son  Fils,  mais 
nous  l'a  donné  tout  entier  »  et  par  [p.  10]  sa  naissance  et 
par  sa  mort,  que  nous  pourra-t-il  refuser  }  et  «  ne  nous  donne- 
t-il  pas  en  lui  toutes  choses  ?  » 

1.  Var.  Telles  sont  les  lois  du  sacré  commerce  qu'il  est  venu  rétablir  par  le 
mystère  de  Tlncarnation. 

2.  Var.  en  cette  céleste  patrie,  qui  est  son  naturel  héritage. 

3.  Edit.  a  aimé...,  a  donné. 

4.  EdU.  qui  ne  7ious  a  pas  épargné  son  Fils.  —  Ce  nous  est  au  manuscrit  ;  mais 
il  provient  d'une  autre  rédaction  interrompue  :  qui  nous  a  do\tiné...'\ 


6.34  CARÊME  DES  CARMI^LITES. 

Oitomodo  (')  7ion  ctiain  auu  illo  onmia  nobis  donavit  (")  ? 
Quand  il  a  donné  son  Fils,  il  nous  a  ouvert  le  fond  de  son 
cœur  ;  tout  se  débonde  par  cette  ouverture  (^)  :  aussi  cher 
que  lui-même,  son  Unique,  son  bien-aimé,  ses  délices,  son 
trésor  ;  pesez  sur  cette  parole  qu'il  nous  ouvre  son  cœur  et 
son  sein  :  Os  nostritm  patet  ad  vos,  o  Corinthii,  cor  nostrum 
dilatatuvi  est.  Et  après  que  sa  divine  libéralité  a  ainsi  épan- 
ché son  cœur,  ne  faut-il  pas  que  tout  coule  sur  nous  par  cette 
ouverture  ? 

Que  plût  à  Dieu  faire  entendre  la  force  de  cette  parole  : 
SeipsMin  dabït,  quia  seipsum  dédit  (S.  Augustin  in  Ps.  xlii)  : 
«  Il  se  donnera  de  nouveau,  parce  qu'il  s'est  déjà  donné 
une  l'ois  !  »  La  libéralité  des  hommes  est  bientôt  à  sec  :  en 
Dieu  un  bienfait  est  une  promesse  ;  une  grâce,  un  enga- 
gement pour  un  nouveau  don.  Comme  dans  une  chaîne 
d'or  un  anneau  en  attire  un  autre,  ainsi  les  bienfaits  de  Dieu 
s'entresuivent  par  un  enchaînement  admirable.  Celui  qui 
s'est  donné  une  fois  ne  laissera  pas  tarir  la  source  infinie 
de  sa  divine  miséricorde,  et  il  fera  encore  à  notre  nature  un 
nouveau  présent  de  lui-même  :  Seipsîcm  dabit  immortalibus 
îf)t7nor talent,  quia  seipsum  dédit  mortalibiLS  mortalein  ('').  En 
Jésus-Christ  mortel,  les  dons  de  la  grâce  ;  en  Jésus-Christ 
immortel,  les  dons  de  la  gloire.  Il  s'est  donné  à  nous  comme 
mortel,  parce  que  les  peines  qu'il  a  endurées  ont  été  la  source 
de  toutes  nos  grâces  :  il  se  donnera  à  nous  comme  immortel, 

a.  Rom.,  vni,  32.  —  b.  In  Ps.  xni,  n.  2. 

1.  Ce  qui  suit,  jusqu'à  :  «  Que  plût  à  Dieu...  !  »  est  une  addition  (f.  64), 
esquissée  à  plusieurs  reprises  successives.  L'auteur  insiste  de  plus  en  plus  sur 
quelques  idées  de  détail.  Tout  cela  n'a  guère  forme  de  discours.  Et  cependant  le 
sommaire  en  tient  compte. 

Le  f.  65  contient  un  autre  projet  de  conclusion  :  «  Il  nous  donne.  Tous  les 
dons  renfermés  par  sa  colère.  Elle  fait  un  effort  en  donnant  son  Fils.  (Juoinodo  tioti 
...ciini  illo  oiniiia  nnbis  dojimnt ?  \^Roni.,  vni,  32.]  Il  nous  ouvre  son  cœur  et  son 
sein.  Son  Fils  ;  son  unique.  Ne  faut  il  pas  que  tout  coule  avec  abondance...  .''  La 
libéralité  des  hommes  est  bientôt  \  sec  :  en  Dieu,  un  bienfait  c'est  une  promesse  ; 
une  grâce,  un  engagement.  Comme  dans  une  chaîne  d'or,  un  anneau  en  attire 
un  autre  :  Seipsum  dabit,  quia  seipsum  dédit  [S.  Aug.,  In  Ps.  XLll].  Seipsum 
dabit  immortalibus  immortalcm,  quia  seipsicm  dédit  mortalibiis  mortalem  [In 
Ps.  XIII,  n.  2].  En  Jésus-Christ  mortelles  dons  delà  grâce.  En  Jésus-Christ 
immortel  les  dons  de  la  gloire.  » 

2.  Ici  Bossuet  renvoie  au  sermon  de  la  Nativité  de  la  Sainte  Vierge,  2*^  point 
(ci-dessus,  p.  62). 


POUR  LA  FÊTE  DE  l'aNNONCIATION.  635 

parce  que  la  clarté  (')  dont  il  est  plein  sera  le  principe  de 
notre  gloire  :  Rcfoinnabit  corpus  kiuiiilitatis  nostrœ,  conjlqu- 
ratuni  corpori  claritaiis  suœ  ("). 

Mais  faisons  en  ce  lieu,  mes  sœurs,  une  réflexion  sérieuse 
sur  la  grandeur  incompréhensible  de  la  sainte  Vierge.  Car  si 
nous  recevons  tant  de  grâces  et  de  bonheur,  parce  que  (") 
Dieu  nous  donne  son  Fils,  que  pourrons-nous  penser  de 
Marie,  à  qui  ce  Fils  est  donné  avec  une  prérogative  si  émi- 
nente  ?  Si  nous  sommes  si  avantagés,  parce  qu'il  nous  le 
donne  comme  Sauveur,  quel[le]  sera  la  gloire  de  la  sainte 
Vierge  à  laquelle  il  l'a  donné  comme  Fils,  c'est-à-dire,  en  la 
même  qualité  qu'il  est  à  lui-même  ?  BeatiLS  venter  qui  te  por- 
tavit:  Heureuses  mille  et  mille  fois  les  entrailles  qui  ont  porté 
Jésus-Christ  !  Jésus-Christ  sera  donné  à  tout  le  monde  ; 
Marie  le  reçoit  la  première,  et  Dieu  le  donne  au  monde  par 
son  entremise.  Jésus-Christ  est  un  bien  universel  ;  mais 
Marie  durant  sa  grossesse  le  possédera  toute  seule.  Elle  a 
cela  de  commun  avec  tous  les  hommes  que  Jésus  donnera 
sa  vie  pour  elle;  mais  elle  a  cela  de  singulier  qu'il  l'a  premiè- 
rement reçue  d'elle.  Elle  a  cela  de  commun  que  son  sang 
coulera  sur  elle  pour  la  sanctifier  ;  mais  elle  a  cela  de  parti- 
culier qu'elle  en  est  la  source.  C'est  le  privilège  extraordi- 
naire que  lui  donne  le  mystère  de  cette  journée. 

Mais  puisque  ce  mystère  adorable  nous  donne  Jésus- 
Christ  aussi  bien  qu'à  elle,  quoique  ce  ne  soit  pas  au  même 
degré  d'alliance,  apprenons  de  cette  Mère  divine  à  recevoir 
saintement  ce  Dieu  qui  se  donne  à  nous.  Jésus-Christ  mor- 
tel est  à  nous,  Jésus-Christ  immortel  est  à  nous  encore  : 
nous  avons  le  gage  de  l'un  et  de  l'autre  dans  le  mystère  de 
l'Eucharistie.  Il  est  effectivement  immortel,  et  il  porte  la 
marque  et  le  caractère  non  seulement  de  sa  mortalité,  mais 
de  sa  mort  même.  Il  se  donne  à  nous  en  cet  état,  afin  que  nous 
entendions  que  tout  ce  qu'il  mérite  par  sa  mort,  et  tout  ce 
qu'il  possède  dans  son  immortalité,  est  le  bien  de  tous  ses 
fidèles. 

a.  Philip.,  ni,  21. 

I.  Var.  gloire. 

3.  Wir,  car  si  le  principe  de  notre  bonheur,  c'est  que... 


636 


CARÊME  DES  CARMÉLITES. 


Qîtomodo  nos  effiigievnis,  si  tantain  iieglexeriums  salu- 
tevi  {")  ?  Au  contraire,  quelle  source  de  gloire  !  quel  torrent 
de  délices  !  quelle  abondance  de  dons  !  quelle  inondation  de 
félicité  !  Recevons-le  dans  cette  pensée.  La  disposition  néces- 
saire pour  recevoir  un  Dieu  qui  se  donne  à  nous,  est  la  réso- 
lution de  s'en  bien  servir.  Le  fruit  de  ce  discours  dans  ces 
paroles.  Car  quiconque  fait  cette  injure  à  la  miséricorde  divine 
de  ne  recevoir  pas  son  présent  (')... 

Utamur  nostro  in  nostrani  utilitatem,  de  Salvatore  sahitem 
operemur  {^\  Sortons  de  cette  prédication  avec  une  sainte 
ardeur  de  travailler  à  notre  salut.  Puisque  nous  recevons  un 
Sauveur,  nous  sauver  (^),  etc.  S'il  n'y  avait  point  de  Sauveur, 
je  ne  vous  parlerais  point  de  salut  [f)  :  s'il  est  à  nous,  mes 
frères,  servons-nous-en  pour  notre  profit  ;  et  puisqu'il  est  le 
Sauveur,  faisons  de  lui  notre  salut:  Utamurnostro  iii  nostram 
tililitateni,  de  Salvatore  salutem  operemur  (■*). 

a.  Hebr.,  Il,  3.  —   b.  S.  Bern.,  Hoviil.  III  sup.  Missjis  est,  n.  14. 

1.  Addition  inachevée. 

2.  Parmi  toutes  ces  additions  confuses  du  manuscrit,  je  ne  saurais  suivre  de 
point  en  point  l'interprétation  de  Deforis.  Elle  était  par  endroits  trop  malheu- 
reuse. Voici,  par  exemple,  l'éloquence  cju'il  prête  ici  à  Bossuet  :  «  Sortons  de 
cette  prédication  avec  une  sainte  ardeur  de  travailler  à  notre  salut,  puisque 
nous  recevons  ufi  Sauveur  \(jtti  vient\  nous  sauver  !  » 

3.  Edit.  de  la  sorte.  —  Faute  de  lecture. 

4.  On  ne  s'étonnera  pas  que  l'auteur  se  soit  borné  à  ces  indications  inache- 
vées, si  l'on  se  rappelle  qu'il  prêchait  le  lendemain  aux  Nouveaux  Convertis 
(Histoire  criticjue...,  p.  186)  ;  et  le  surlendemain,  pour  le  quatrième  dimanche. 
Il  avait  prêché  la  semaine  précédente  aux  Noîtvclles  Catholiques  (vendredi, 
18  mars),  ce  qui  avec  la  saint  Joseph  et  le  troisième  dimanche  formait  une  autre 
série  de  trois  jours  consécutifs.  Voy.,  au  début  du  I\'''  volume,  parmi  des  rei'.vres 
de  date  incertaine,  celle  (la  première)  qui  paraît  se  rapporter  à  ces  circonstances. 


CAREME  DES  CARMELITES. 


IV^- DIMANCHE.  Sur  l'AMBITION  ('). 


27  mars  1661. 


h 

Plncore  une  esquisse,  plutôt  qu'un  discours  achevé.  Toutefois  la 
rédaction  qu'on  va  lire  sera  j)lus  complète  que  celle  de  l'édition 
Gandar.  A  la  vérité,  le  savant  professeur  renvoyait  bien  au  sermon 
du  Louvre,  sur  le  même  sujet,  pour  combler  certaines  lacunes  ;  mais 
c'était  laisser  aux  lecteurs  et  aux  éditeurs  à  venir  un  travail  devant 
lequel  ils  pourraient  reculer.  Ces  références  multiples  deviennent 
quelque  chose  de  si  compliqué,  qu'il  nous  est  arrivé  à  nous-même 
d'être  obligé,  pour  nous  y  reconnaître,  de  recourir  au  manuscrit  de 
l'auteur.  On  essaiera  donc  de  donner  ici  les  textes  sous  leur  forme 
primitive,  aussi  complets  qu'ils  nous  sont  parvenus  (^).  A  force  de 
relire  ce  manuscrit,  un  de  ceux  dont  Gandar  se  disait  prêt  à  désespé- 
rer, nous  avons  trouvé  deu.K  modifications  à  introduire  dans  le  texte 
que  nous  en  avions  publié  en  18S9.  Elles  consistent  en  une  note 
marginale  à  détacher  du  corps  du  discours,  et  en  un  remaniement 
que  nous  nous  étions  jadis  borné  à  signaler. 

Sommaire  (').  Carmélites,  4°  dimanche  :  Ambition. 

\_A  va  Ht -propos.]^  JÉSUS  se  retire  souvent  au  désert:  il  y  fuit  seul 
quand  on  veut  le  faire  roi.  A  fui  un  roi  tyran  qui  voulait  le  faire 
mourir  ;  fuit  une  autre  persécution  qui  le  veut  lui-même  faire  roi, 
Ave. 

[Exorde.]  Obscurités  et  contradictions  de  l'Évangile  :  pour  in- 
struire. Deux  maximes  pour  la  puissance. 

[/"'point.]  Félicité  en  deux  choses  :  pouvoir  ce  qu'on  veut,  vouloir 
ce  qu'il  faut.  —  Ici  le  temps  de  bien  vouloir;  au  ciel,  de  pouvoir. 
S.  Augustin,  De  Trinitate. —  Puissance  nuit,  si  la  volonté  n'est  bien 
réglée.  Pilate,  exemple.  De  Spiritu  et  littera  (p.  i,  2,  3,  4,  5,6,  J ,%). 

Deux  captivités:  une  qui  empêche  l'exécution,  l'autre  qui  con- 
traint dans  le  principe.  —  Joseph,  exemple  (p.  9,  10). 

Puissance,  mère  de  licence  (p.  11,  12).  —  Contre  ceux  qui  veulent 
se  distinguer;  (ce  sont  les  grands  génies!)   —  Quel  discernement 

1.  Mss.,  12822,  f.  331-334  ;  l^l-y-l  ;  340-345-  In^*"-  —  Pour  la  première  fois, 
nous  rencontrons  dans  nos  manuscrits  une  marge  très  apparente,  le  cinquième 
environ  de  la  page  (à  partir  du  premier  point).  Elle  ira  grandissant,  les  années 
suivantes. 

2.  Il  y  aune  lacune  au  commencement  du  second  point. 
3-  F.  313. 


638  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

doit  désirer  le  chrétien  (p.  13).  —  Étranger  au  siècle.  —  Dieu  y 
prête  ses  enfants  (p.  14). 

Honneurs  enivrent  (')  ;  comparaison  (p.  13). —  User  de  la  puis- 
sance :  Esther,  David  (p.  14). 

l^B'^ point.']  Quel  est  l'esprit  de  grandeur?  (p.  7,8.)  —  Obligation 
des  grands  (p.  8,  9,  10).  Ambitieux  se  proposent  de  faire  de  grands 
biens  :  illusion.  —  Se  tenir  dans  ses  bornes  (2).  S.  Léon  :  comparai- 
son (p.  II,  12). 


Ji;si\j  ergo ,  cuiii  cogtwvisset 
quia  vetituri  essent  ut  râpèrent 
eutn  et  facereiit  eum  regeni^fiigit 
ite?]C7n  ifi  montein  ipse  solus. 

JÉSUS, ayant  connu  que  tout  (') 
le    peuple  viendrait  à   lui    pour 
l'enlever  et  le  faire  roi,   s'enfuit 
encore  à  la  montagne  tout  seul. 
{JoaH.,\l,  15.) 

TOUJOURS  le  silence  et  la  solitude  auront  de  grands 
charmes  pour  notre  Sauveur  ;  toujours  la  montagne 
et  le  désert  donneront  à  cet  Homme-Dieu  une  retraite 
agréable.  Il  ne  peut  oublier  l'obscurité  sainte  de  ses  trente 
premières  années  ;  et  durant  le  cours  des  dernières,  que  le 
soin  de  notre  salut  l'oblige  de  rendre  publiques,  il  dérobe, 
tout  le  temps  qu'il  peut  pour  se  retirer  avec  son  Père  (■*).  Mais, 
quoiqu'il  aime  toujours  la  retraite,  jamais  il  ne  la  cherche 
avec  tant  d'ardeur  que  lorsqu'on  lui  veut  donner  une  gloire 
humaine.  En  effet,  c'est  une  chose  digne  de  remarque  que  les 
saints  évangélistes  nous  disent  souvent  «  qu'il  se  retirait  (^) 
au  désert:»  secedebat  in  deserturn  {^)  ;  qu'il  «allait  à  la  mon- 
tagne tout  seul  pour  prier  :  »  «  abiit  in  montent  orare  {^)  ; 
qu'il  y  passait  même  «les  nuits  entières  :  »  erat pernoctans 
in  oratione  Dei(^)  :  mais  qu'il  se  soit  sauvé  au  désert,  ni  qu'il 
ait  fui  à  la  montagne,  nous  ne  le  lisons  nulle  part,  si  je  ne  me 

a.  Luc,  V,  16.  —  Ms.  secessit.  —  b.  Marc,  vi,  46.  —  c.  Luc,  vi,  12. 

1.  Gandar:  enivrement.  • 

2.  Gandar:  dans  des  bornes. 

3.  Tout  est  une  surcharge,  omise  par  Gandar.  —  {Ms.  f.  332.) 

4.  Bossuet  efface  ici  cette  fin  de  phrase  :  «et  apprendre  par  son  exemple  à 
ses  serviteurs  qu'il  n'est  rien  désirable  à  un  chrétien  que  le  lepos  de  la  vie 
privée.  »  —  Cette  pensée  se  retrouvera  dans  le  second  exorde. 

5.  Var.  qu'il  se  retire. 


SUR  l'amhition.  639 


trompe,  que  dans  l'évangile  de  cette  journée.  Et  quelle 
cause,  messieurs,  l'oblige  à  s'enfuir  (')  si  soudainement  ? 
C'est  (jue  les  peuples  s'assemblent  (')  pour  le  faire  roi.  Il  a 
fui  autrefois  dans  son  enfance,  pour  éviter  les  persécutions 
d'un  roi  tyran  qui  voulait  le  sacrifier  à  son  ambition  et  à  une 
vaine  jalousie.  \'oici  une  nouvelle  persécution  qui  l'oblige 
encore  de  se  mettre  en  fuite  :  on  veut  lui-même  l'élever  à  la 
royauté  (^).  Ne  croyez  pas  qu'il  l'endure  :  vous  le  verrez 
dans  quelques  semaines  aller  au-devant  de  ses  ennemis, 
pour  souffrir  mille  indignités  et  des  soldats  et  des  peuples  ; 
mais  aujourd'hui,  chrétiens,  qu'ils  le  cherchent  pour  le 
revêtir  des  grandeurs  mondaines,  dont  il  dédaigne  l'éclat, 
dont  il  déteste  le  faste  et  l'orgueil,  pour  éviter  un  si  grand 
malheur  il  ne  croit  point  faire  assez  s'il  ne  prend  la  fuite 
dans  une  montagne  déserte,  et  où  il  veut  si  peu  être  décou- 
vert qu'il  ne  souffre  personne  en  sa  compagnie  :  Fiigit 
iteriini  in  niontein  ipse  soins. 

Si  nous  sommes  persuadés  qu'il  est  la  Parole  éternelle, 
nous  devons  croire  aussi,  âmes  saintes,  que  toutes  ses  œu- 
vres nous  parlent,  Cjue  toutes  ses  actions  nous  instruisent. Et 
aussi  Tertullien  a-t-il  remarqué  dans  le  livre  de  i' Idoiâtrie 
qu'en  fuyant  ainsi  le  titre  de  roi,  lui  qui  savait  si  bien  ce  qui 
était  dû  à  son  autorité  souveraine,  il  a  laissé  aux  siens  un 
parfait  modèle  de  la  conduite  qu'ils  doivent  tenir  touchant  les 
honneurs  et  la  puissance  :  Si  regem  denique  Jieri,  conscius 
regni  stii,  reficgit,  plenissime  dédit  foriuain  suis,  dirigendo 
omni  fastigio  et  suggestit  tam  digiiitatis  quam  potestatis  ("). 
C'est  ce  qui  m'a  donné  la  pensée  de  traiter  cette  matière 
importante,  après  avoir  imploré  le  secours  d'en  haut  par 
l'intercession  de  la  sainte  Vierge  :  Ave. 

Comme  (^)  le  Fils  de  Dieu  est  la  Sagesse  éternelle,  et  que 


a.  De  Idolol.,  18.  —  Ms.  Re^em  se fieri.  —  Et  plus  loin  :  tam  honoris... 

1.  Var.  à  se  mettre  en  fuite... 

2.  Var.  C'est  que  lui,  qui  pénètre  dans  le  fond  des  cœurs,  avait  vu  dans  celui 
des  peuples  qu'ils  viendraient  bientôt  avec  grand  concours  pour  l'enlever  et  le 
faire  roi. 

3.  \'ar.  le  choisir  pour  roi. 

4.  Des  chiffres  indiquent  au  manuscrit  que  les  phrases  doivent  se  succéder 


640  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

c'est  en  sa  divine  personne  que  s'est  fait[e]  la  réunion  et  la 
paix  des  choses  les  plus  éloignées,  on  voit  assez,  chrétiens, 
qu'il  faut  que  tous  ses  ouvrages  s'accordent  ;  d'ailleurs,  il  est 
évident  (')  qu'il  ne  peut  pas  être  contraire  à  lui  même,  lui  qui 
nous  a  été  envoyé  comme  le  centre  de  la  réunion  et  réconci- 
liation universelle.  C'est  une  règle  infaillible  pour  les  Lettres 
sacrées  et  les  mystères,  que  lorsque  nous  trouvons  dans  la 
vie  ou  dans  la  doctrine  du  Fils  de  Dieu  quelque  contrariété 
apparente,  ce  n'est  pas  (^)  une  contrariété,  mais  un  mystère. 
Il  ne  le  fait  pas  de  la  sorte  pour  confondre  notre  raison, 
mais  pour  l'avertir  qu'il  nous  cache  quelque  grand  secret 
et  quelque  vérité  importante  sous  cette  obscurité  mysté- 
rieuse. 

Mais  le  voile  qu'il  met  dessus  n'est  pas  destiné  pour  nous 
en  ôter  la  connaissance,  c'est  pour  nous  inviter  [à]  la  recher- 
che (-'').  Il  veut  nous  la  faire  trouver  (*)  avec  plus  de  goût,  et 
l'imprimer  dans  les  esprits  avec  plus  de  force  ;  ou,  comme 
dit  saint  Augustin,  il  ne  nous  déguise  pas  la  vérité,  mais  il 
l'apprête,  il  l'assaisonne, il  la  rend  plus  douce  :  Non  obscuritate 
sîibstracta,  sed  difficultate  condita  {f). 

Après  avoir  posé  cette  règle,  dont  la  vérité  est  connue  de 
tous  ceux  qui  ont  goûté  les  Livres  sacrés,  remarquons  mainte- 
nant, mes  sœurs,  deux  faits  particuliers  de  l'histoire  de  Notre 
Seigneur,  qui  semblent  d'abord  assez  répugnants  (^\  Nous 
lisons  dans  l'évangile  de  cette  journée  {^)  [que],  prévoyant 
que  les  peuples  allaient  s'assembler  pour    le   faire    roi,  il    se 


a.  In  Ps.  cni,  Serm.  II,  n.  i. 
dans  l'ordi-e  que  nous  proposons,  ordre  différent   de  l'édition  Gandar.  Celle-ci 
débute  par:  «  C'est  une  règle  infaillible...  obscurité  mystérieuse;  »  puis  continue  : 
«  Comme  le  Fils  de  Dieu...  réconciliation  universelle.  Mais  le  voile...» 

1.  Var.  et  qu'il  ne  peut  pas  être  contraire... 

2.  Var.  le  Saint-Esprit  nous  avertit  qu'il  cache  quelque  grand  secret  et  quelque 
vérité  importante  sous  cette  obscurité  mystérieuse,  et  il  nous  invite,  mes  sœurs, 
à  la  rechercher  sous  sa  conduite. 

3.  Var.  pour  en  persuader  la  recherche. 

4.  Var.  Ce  n'est  pas  pour  nous  la  faire  perdre,  mais  plutôt  pour  nous  la  faire 
trouver  avec  plus  de  goût  et  pour  Timprinier  avec  plus  de  force  ;  tellement  qu'il 
ne  la  déguise  pas,  dit  saint  Augustin,  mais... 

5.  «  C'est-à-dire  contradictoires,  dans  le  sens  du  latin  :  rcpUi^naiitia  intcr  se.  » 
(Gandar.) 

6.  Var.  Aujourd'hui,  comme  il  prévoyait... 


SUR  l'ambition.  641 


retire  tout  seul  au  désert,  et  montre  par  cette  retraite  qu'il 
rejette  tous  les  titres  de  grandeur  humaine.  Mais  dans  quinze 
jours,  chrétiens,  nous  lirons  un  autre  évangile,  où  nous  ver- 
rons ce  même  Jésus  faire  son  entrée  dans  Jérusalem  au 
milieu  des  acclamations  de  tout  un  grand  peuple,  qui  crie  de 
toute  sa  force  :  Béni  soit  le  fils  de  David!  vive  le  roi  d'Is- 
raël (")  !  Et,  bien  loin  d'empêcher  (')  ces  cris,  étant  pressé 
par  les  Pharisiens  de  réprimer  ses  disciples  ('),qui  semblaient 
offenser  par  leur  procédé  {')  la  majesté  de  l'empire,  il  prend 
hautement  leur  défense  :  «  Les  pierres  le  crieront,  dit-il,  si 
ceux-ci  ne  rendent  pas  un  assez  public  (^)  témoignage  à  ma 
royauté  {^)  :  »  Dico  vobis  S^qiiia?^  si  hi  tacueriiit,  lapides  cla- 
inabunt  i^).  Ainsi  vous  voyez  qu'il  accepte  alors  ce  qu'il  refuse 
aujourd'hui.  Oui  lui  fait  changer  ses  desseins  et  l'ordre  de  sa 
conduite  ?  Quel  nouveau  goût  trouve-t-il  dans  la  royauté 
qu'il  a  autrefois  dédaignée  ?  Sans  doute  il  y  a  ici  quelque 
grand  secret  que  le  Saint-Esprit  nous  veut  découvrir.  Cette 
opposition  apparente  n'est  pas  pour  troubler  (°)  notre  intelli- 
gence, mais  pour  l'éveiller  saintement  en  Notre  Seigneur  : 
cherchons,  et  pénétrons  le  mystère. 

Le  voici  en  un  mot,  mes  sœurs,  et  je  vous  prie  de  le  bien 
entendre  :  c'est  que  Jésus  ne  veut  point  de  titre  d'honneur 
que  celui  qui  se  trouve  joint  nécessairement  à  l'utilité  de  son 
peuple.  Quand  il  fait  entrée  dans  Jérusalem,  il  y  entre  pour 
consommer  l'œuvre  de  notre  Rédemption  par  sa  Passion  dou- 
loureuse. Comme  c'est  là  (^)  le  principe  de  ses  bienfaits,  il  ne 
refuse  pas,  chrétiens,  la  juste  reconnaissance  que  rendent  les 
peuples  (^)  à  sa  puissance  royale. 

Alors  il  confessera  qu'il  est  roi  ;  il  le  dira  à  Pilate,  lui  qui 
ne  l'a  jamais  dit  à  ses  disciples  :  il  le  publiera  parmi  ses 

a.  Matth.,  XXI,  9.  —  b.  Luc,  Xix,  40, 

1.  Var.  au  lieu  d'empêcher. 

2.  Var,  cette  troupe,  —  cette  multitude. 

3.  Var.  son  procédé,  —  ce  procédé. 

4.  Var.  assez  grand. 

5.  Autre  variante  ;  Les  pierres  le  crieront,  dit-il,  si   ceux-ci  ne  le  disent    pas 
encore  assez  haut. 

6.  Var,  confondre. 

7.  Var.  qu'il  ouvrira  la  source  des  grâces. 

8.  Var,  qu'on  rend. 

Sermons  de  Bossuet.  —  IH.  ,, 


642  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 


plices  ('),  lui  qui  n'en  a  jamais  parlé  (")  parmi  ses  miracles. 
Le  titre  de  sa  royauté  sera  écrit  en  trois  langues  au  haut  de 
sa  croix,  afin  que  toute  la  terre  en  soit  informée  ;  et  il  veuf 
bien  accepter  un  nom  de  puissance,  pourvu  qu'il  ouvre  à  ses 
peuples  (3)  dans  le  même  temps  une  source  infinie  de  grâces, 
Mais  aujourd'hui,  âmes  saintes,  que  la  royauté  qu'on  lui 
donne  n'est  qu'un  honneur  inutile  ("*)  qui  ne  contribue  rien 
au  salut  des  hommes,  il  ne  faut  pas  s'étonner  s'il  fuit  {^)  et 
s'il  se  retire,  [s']il  se  cache  dans  un  désert.  C'est  qu'il  a  des- 
sein de  vous  faire  entendre  par  son  exemple  que,  hors  la  né- 
cessité d'employer  sa  puissance  (^)  pour  le  bien  du  monde,  ses 
enfants  doivent  préférer  à  tous  les  titres  de  grandeur  humaine 
la  paix  d'une  vie  privée,  où  l'on  vit  en  soi-même,  où  l'on  se 
règle  soi-même,  où  l'on  règne  enfin  sur  soi-même. 

Si  cet  exemple  du  Fils  de  Dieu  était,  comme  il  le  doit  être 
la  règle  de  notre  vie,  nous  aurions  les  sentiments  véritables 
que  doivent  avoir  les  chrétiens  touchant  la  puissance.  Et  le 
désir  et  l'usage  en  seraient  réglés  ;  elle  ne  serait  pas  désirée 
avec  ambition, ni  exercée  avec  injustice  ;  le  désir  de  s'agrandir 
ne  produirait  pas  tant  de  perfidies  (^),  ni  celui  de  soutenir  sa 
grandeur  tant  d'oppressions  et  de  violences.  Chacun  se  croi- 
rait assez  puissant,  pourvu  qu'il  eût  du  pouvoir  sur  soi-même; 
et  s'il  en  avait  sur  les  autres,  il  ne  s'en  servirait  que  pour 
leur  bien.  Comme  ces  deux  choses,  mes  sœurs,  règlent  par- 
faitement notre  conscience  touchant  l'amour  des  grandeurs 
humaines,  je  réduirai  aussi  à  ces  deux  maximes  tout  ce  que 
j'ai  à  vous  dire  sur  ce  sujet-là,  en  vous  montrant  (^)  dans  le 
premier  point  que  le  chrétien  véritable  ne  doit  désirer  de 
puissance  que  pour  en  avoir  sur  lui-même;  et  en  vous  faisant 
voir  dans  le  second  que  si  Dieu  lui  en  a  donné  sur  les  au- 
tres, il  leur  en  doit  tout  l'emploi  et   tout  l'exercice.  Maximes 

1.  Var.  souffrances. 

2.  Var.  qui  s'en  est  tu. 

3.  Var.  qu'il  nous  ouvre. 

4.  Var.  un  titre  de  vanité. 

5.  Var.  il  fuit  et  il  se  retire,  il  se  cache. 

6.  Proposition  absolue  et  indéterminée.    Le  sens  est  :  la  nécessité  [où    l'on 
serait]  d'employer  sa  puissance.  L'emploi  de  sa  ne  laisse  pas  d'être  assez  étrange. 

7.  Fîir  tant  de  crimes. 

8.  Var.  en  vous  faisant  voir. 


SUR  l'ambition.  64; 


saintes  et  apostoliques,  qui  feront  le  partage  de  ce  discours  : 
la  première  réglera  le  désir,  la  seconde  prescrira  l'usage. 

PREMIER    rOINT  ('). 

[P.  i]  Je  ne  m'étonne  pas,  chrétiens  ('),  que  dans  cette 
variété  infinie  de  désirs  et  d'affections  qui  partagent  le  cœur 
humain,  tous  les  hommes  concourent  ensemble  à  désirer  la 
puissance.  Ce  désir  est  juste  et  nécessaire  ;  et  il  doit  être 
commun  et  universel,  parce  qu'il  vient  en  nous  du  même 
principe  qui  nous  fait  rechercher  la  félicité.  Car  je  confesse 
hautement  devant  tout  le  monde  que  nous  ne  pouvons  jamais 
être  heureux  jusqu'à  ce  que  nous  soyons  en  état  de  satisfaire 
à  tous  nos  désirs,  d'exécuter  sans  peine  tout  ce  qui  nous  plaît  ; 
et  vous  voyez  assez,  chrétiens,  que  c'est  là  le  souverain  degré 
de  puissance.  Il  est  donc  naturel  à  l'homme  de  désirer  le 
pouvoir,  sans  lequel  il  ne  peut  goûter  la  vie  bienheureuse  ; 
mais  il  ne  faut  pas  néanmoins  le  désirer  à  l'aveugle.  Pour 
mettre  ce  désir  au  point  (^)  où  il  doit  être,  il  faudrait  distin- 
guer avant  toutes  choses  ce  qui  est  convenable  à  chaque  état, 
quel  doit  être  notre  emploi  [p.  2]  présent,  et  quel  le  sujet  de 
nos  espérances.  C'est  ce  que  les  hommes  ne  savent  point 
faire  :  ils  désirent  à  tout  hasard  beaucoup  de  puissance,  sans 
avoir  exaniiné  sérieusement  de  quelle  puissance  ils  ont  besoin 
durant  cette  vie.  Mais  puisqu'ils  se  sont  si  fort  égarés  dans 
la  recherche  d'un  si  grand  bien,  tâchons  de  les  ramener  à  la 
droite  voie  par  une  doctrine  excellente  de  saint  Augustin, 
dans  le  livre  xiii  de  le  Trinité. 

Attentifs,  je  prétends  convaincre.  Peut-être  qu'étant  con- 
vaincus par  le  raisonnement  de  ce  grand  évêque  (^),  Dieu 
permettra  que  vous  vous  laisserez  émouvoir. 

Là  ce  grand  homme  pose  pour  principe  une  vérité  impor- 
tante, que  la  félicité  demande  deux  choses  (=)  :  pouvoir  ce 

1.  La  pagination  du  manuscrit,  à  laquelle  renvoie  le  sommaire  autographe,  ne 
commence  cette  fois  qu'avec  le  premier  point. 

2.  Ett  marge  :  «  Puissance  désirable.  »  —  C'est  le  résumé  du  développement 
(f.  317)  sous  forme  de  titre. 

3.  Var.  qu'il  doit  être. 

4.  Var.  de  ce  grand  génie,  —  de  ce  grand  homme. 

5.  Var.  consiste  en  deux  choses. 


644  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

qu'on  veut,  vouloir  ce  qu'il  faut  :  Posse  quod  ve/it,  velle  quod 
oporlct.  Le  dernier  aussi  nécessaire  (')  ;  car  comme  (^),  si 
vous  ne  pouvez  pas  ce  que  vous  voulez,  votre  volonté  n'est 
pas  satisfaite,  de  même,  si  vous  ne  voulez  pas  ce  qu'il  faut, 
votre  volonté  n'est  pas  réglée  ;  et  l'un  et  l'autre  l'empêche 
d'être  bienheureuse,  parce  que  [si]  la  volonté  qui  n'est  pas 
contente  est  pauvre,  aussi  la  volonté  qui  n'est  pas  réglée  [p.  3] 
est  malade  ;  ce  qui  exclut  nécessairement  la  félicité,  qui  n'est 
pas  moins  (3)  la  santé  parfaite  de  la  nature  que  l'affluence 
universelle  du  bien.  Donc,  également  nécessaire  de  désirer 
ce  qu'il  faut,  que  de  pouvoir  exécuter  ce  qu'on  veut  {f). 

Ajoutons,  si  vous  le  voulez,  qu'il  est  encore,  sans  difficulté, 
plus  essentiel.  Car  l'un  (')  nous  trouble  dans  l'exécution, 
l'autre  porte  le  maljusquesau  principe.  Lorsque  vous  ne  pou- 
vez pas  ce  que  vous  voulez,  c'est  que  vous  en  avez  été 
empêché  par  une  cause  étrangère  :  et  lorsque  vous  ne  voulez 
pas  ce  qu'il  faut,  le  défaut  (^)  en  arrive  toujours  infaillible- 
ment par  votre  propre  dépravation.  Si  bien  que  le  premier 
n'est  tout  au  plus  qu'un  pur  malheur,  et  le  second  toujours 
une  faute  ;  et  en  cela  même  que  c'est  une  faute,  qui  ne  voit, 
s'il  a  des  yeux,  que  c'est  sans  comparaison  un  plus  grand 
malheur  ?  Ainsi  l'on  ne  peut  nier  sans  perdre  le  sens  qu'il  ne 
soit  bien  plus  nécessaire  à  la  félicité  véritable  d'avoir  une 
volonté  bien  réglée  que  d'avoir  une  puissance  bien  étendue. 

[P.  4]  Et  c'est  ici,  chrétiens,  que  je  ne  puis  assez  m'étonner 
des  dérèglements  de  nos  affections  et  de  la  corruption  de  nos 
jugements.  Nous  laissons  la  règle,  dit  saint  Augustin  ("),  et 
nous  soupirons  après  la  puissance.  Aveugles,  qu'entrepre- 
nons-nous ?  La  félicité  a  deux  parties,  et  nous  croyons  la 
posséder  tout  entière  pendant  que  nous  faisons  (^)  une  dis- 

a.DeTrinii.,  XIII,  17. 

1.  Var.  Que  le  concours  de  ces  deux  choses  soit  absolument  nécessaire  pour 
nous  rendre  heureux,  il  paraît  évidemment  par  cette  raison  :  car... 

2.  Var.  car  si  vous  ne  voulez  pas  ce  qu'il  faut...  (ordre  inverse). 

3.  Var.  qui  est  la  santé...  et  l'affluence... 

4.  Résumé  du  développement  tout  entier.  Souligné  pour  son  importance,  bien 
que  la  phrase  ne  soit  pa.s /ai/e. 

5.  Var.  le  premier...  le  second  (dans  un  résume  en  marge,  où  l'auteur  a  pris 
ensuite  la  phrase  pour  l'introduire  dans  le  texte). 

6.  Var.  cela  arrive. 

7.  Afs.  nous  en  faisons...  de  ses  deux  parties. 


SUR  l'amhition.  645 


traction  (')  violente  de  ses  deux  parties.  Encore  rejetons- 
nous  la  plus  nécessaire  ;  et  celle  que  nous  choisissons,  étant 
séparée  de  sa  compagne,  bien  loin  de  nous  rendre  heureux, 
ne  fait  qu'augmenter  le  poids  de  notre  misère.  Car  que  peut 
servir  la  puissance  à  une  volonté  déréglée  {^),  sinon  qu'étant 
misérable  en  voulant  le  mal,  elle  le  devient  encore  plus  en 
l'exécutant  ?  Ne  disions-nous  pas  dimanche  dernier  (^)  que  le 
grand  crédit  des  pécheurs  est  un  fléau  que  Dieu  leur  envoie  ? 
Pourquoi  ?  sinon,  chrétiens,  qu'en  joignant  l'exécution  au 
mauvais  désir  (+),  [p.  5]  c'est  jeter  du  poison  sur  une  plaie 
déjà  mortelle,  c'est  ajouter  le  comble  ?  N'est-ce  pas  mettre 
le  feu  à  l'humeur  maligne  dont  le  venin  nous  dévore  déjà  les 
entrailles  ?  Le  Fils  de  Dieu  reconnaît  que  Pilate  a  reçu  d'en 
haut  une  grande  puissance  sur  sa  divine  personne  :  si  la 
volonté  de  cet  homme  (^)  eût  été  réglée,  il  eût  pu  s'estimer 
heureux  en  faisant  servir  ce  pouvoir,  sinon  à  punir  (')  la 
calomnie,  du  moins  à  délivrer  l'innocence.  Mais  parce  que  sa 
volonté  était  corrompue  par  une  lâcheté  honteuse  à  son 
rang,  cette  puissance  ne  lui  a  servi  qu'à  l'engager  contre  sa 
pensée  dans  le  crime  du  déicide.  C'est  donc  le  dernier  des 
aveuglements,  avant  que  notre  volonté  soit  bien  ordonnée, 
de  désirer  une  puissance  qui  se  tournera  contre  nous-mêmes 
et  sera  fatale  à  notre  bonheur  (j). 

Notre  grand  Dieu,  messieurs,  nous  donne  une  autre  con- 
duite ;  il  veut  nous  mener  par  des  voies  unies,  et  non  pas  par 
des  précipices.  C'est  pourquoi  il  enseigne  à  ses  serviteurs, 
non  à  désirer  de  pouvoir  beaucoup,  mais  à  s'exercer  [p.  6]  à 

1.  On  voit  que  distraction  est  pris  dans  son  sens  étymologique  :  déchirement 
(distrahere). 

2.  Var.  que  peut  nous  servir  la  puissance... 

3.  Le  sermon  du  Ilb'  dimanche  est  perdu.  Nous  trouverons  une  nouvelle 
allusion  à  ce  discours  dans  celui  du  dimanche  des  Rameaux  (commencement 
du  3*=  point).  Cette  même  idée  avait  été  développée  antérieurement  dans  le 
Premier  sermon  sur  la  Providence  (1656).  Voy.  t.  II,  p.  161. 

4.  Var.  qu'en  leur  accordant  la  facilité  de  contenter  leurs  mauvais  désirs,  c'est 
donnera  un  malade,  —  c'est  leur  donner,  —  le  moyen  de  mettre  le  venin  dans 
la  plaie  et  d'accroître  par  une  nourriture  contraire  la  malignité  qui  le  dévore,  — 
qui  nous  dévore  ? 

5.  Var.  si  la  volonté. 

6.  Var.  à  punir  l'injustice. 

7.  Bossuet  ajoute  ici,  en  1662  :  a  parce  qu'il  (elle)  sera  funeste  à  notre  vertu.  » 


646  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

vouloir  le  bien  ;  à  régler  leurs  désirs  avant  que  de  songer  à 
les  satisfaire  ;  à  commencer  leur  félicité  par  une  volonté  bien 
ordonnée,  avant  que  de  la  consommer  par  une  puissance 
absolue.  Où  je  ne  puis  assez  admirer  (')  l'ordre  merveilleux 
de  sa  sagesse,  en  ce  que,  la  félicité  étant  composée  de  deux 
choses,  la  bonne  volonté  et  la  puissance,  il  les  donne  l'une  et 
l'autre  à  ses  serviteurs,  mais  il  les  donne  chacune  en  son 
temps.  Si  nous  voulons  ce  qu'il  faut  dans  la  vie  présente, 
nous  pourrons  tout  ce  que  nous  voudrons  dans.  la  vie  future. 
Le  premier  est  notre  exercice,  l'autre  sera  notre  récompense. 
Que  désirons-nous  davantage  ?  Dieu  ne  nous  envie  pas  la 
puissance;  mais  il  a  voulu  garder  l'ordre,  qui  demande 'que  la 
justice  marche  la  f^xçxviihxç,'.  Non  quod poteiitia...  fiigienda 
su,  sed  ordo  servaiîdtis  est,  quo  prior  estjîistitia.  Réglons  donc 
notre  volonté  par  l'amour  de  la  justice,  et  il  nous  couronnera 
en  son  temps  par  la  communication  de  son  pouvoir.  Si  nous 
donnons  ce  moment  de  la  vie  présente  à  composer  nos 
mœurs,  il  donnera  l'éternité  tout  entière  à  contenter  nos 
désirs. 

Mais  il  est  temps,  chrétiens,  que  nous  fassions  une  appli- 
cation plus  particulière  de  cette  belle  doctrine  de  saint 
Augustin.  Que  demandez-vous,  ô  mortels  ?  [P.  7]  Quoi  !  que 
Dieu  vous  donne  beaucoup  de  puissance  ?  Et  moi  je  réponds 
avec  le  Sauveur:  «Vous  ne  savez  ce  que  vous  demandez  (").  » 
Considérez  bien  où  vous  êtes,  voyez  la  mortalité  qui  vous 
accable,  regardez  «  cette  figure  du  monde  qui  passe  (*).  » 
Parmi  tant  de  fragilité,  sur  quoi  pensez-vous  soutenir  cette 
grande  idée  de  puissance  ?  Certainement  un  si  grand  nom 
doit  être  appuyé  sur  quelque  chose  :  et  que  trouverez-vous 
sur  la  terre  qui  ait  assez  de  force  et  de  dignité  pour  soutenir 
le  nom  de  puissance  ?  Ouvrez  les  yeux,  pénétrez  l'écorce  :  la 
plus  grande  puissance  du  monde  ne  peut  s'étendre  plus  loin 
que  d'ôter  la  vie  à  un  homme  :  est-ce  donc  un  si  grand  effort 
que  de  faire  mourir  un  mortel,  que  de  hâter  de  quelques 
moments  le  cours  d'une  vie  qui  se  précipite  d'elle-même  }  Ne 

a.  Matth.,  XX,  22.  —  b.  I  Cor.,  vu,  3(. 

I.  Toute  la  fin  de  ce  paragraphe  sera  retranchée  en  1662,  sauf  le  dernier 
trait,  transporté  un  peu  plus  loin  (f.  319). 


SUR  l'ambition.  647 


croyez  donc  pas,  chrétiens,  qu'on  puisse  trouver  du  pouvoir 
où  règne  la  mortalité  :  Nani  quanta  [') poienh'a  potest  esse 
moi'talmm  ?  Et  ainsi,  dit  saint  Augustin  ("),  c'est  une  sage 
providence  :  le  partage  des  hommes  mortels,  c'est  d'observer 
la  justice  ;  la  puissance  leur  sera  donnée  au  séjour  d'immor- 
talité (")  :  Teneant  rnortales  justitiam,  potentia  ivunortalibîts 
dabitur. 

Aspirons,  messieurs,  à  cette  puissance  :  si  nous  sentons 
d'une  foi  vive  que  nous  sommes  étrangers  sur  la  terre,  nous 
ne  désirerons  pas  avec  ambition  de  gouverner  où  nous 
n'avons  qu'un  lieu  de  passage  {^\  [P  8]  Songeons  donc  (*)  en 
quelle  cité  nos  noms  sont  écrits  :  songeons  qui  est  celui  [à 
qui]  nous  demandons  tous  les  jours  {f)  que  son  règne  ad- 
vienne (°).  Si  c'est  celui  que  nous  appelons  notre  Père,  ne 
prétendons  pas  être  tout-puissants  avant  que  le  règne  de 
notre  Père  soit  arrivé  :  ce  serait  un  contre-temps  trop  dérai- 
sonnable. Ainsi,  pour  aspirer  à  la  puissance,  attendons 
patiemment  que  son  règne  advienne,  et  contentons-nous  en 
attendant  de  lui  demander  que  sa  volonté  soit  faite.  Si  nous 
faisons  sa  volonté  en  nous  laissant  diriger  par  sa  justice,  le 
règne  arrivera  où  nous  participerons  à  sa  puissance. 

Je  crois  que  vous  voyez  maintenant,  messieurs,  quelle  sorte 
de  puissance  nous  devons  désirer  durant  cette  vie  :  puissance 
pour  régler  nos  mœurs,  pour  modérer  nos  passions,  pour 
nous  composer  selon  Dieu  ;  puissance  sur  nous-mêmes,  puis- 
sance contre  nous-mêmes  ;  ou  plutôt,  dit  saint  Augustin, 
puissance  pour  nous-mêmes  contre  nous-mêmes  :  Velit  Jioiiio 
priidens  esse,  velit  fortis,  velit  temperans...  ;  atque  tU  Juec 
veraciter  possit,  potentiam  \j)lanê\  optet,  atq^te  appelât  ut 
potefis  sit  in  seipso,  et  niiro  modo  adverstts  seipsum pro  seipsoi^). 
O  puissance  peu  enviée  !  et  toutefois  c'est  la  véritable.  Car 

a.  De  Trinit.,  ibid. 

1.  M  s.  Quœ  eut  m... 

2.  Var.  quand  ils  seront  immortels. 

3.  Var.  que  le  passage,  —  d'être  les  maîtres  où  nous  ne  devons  pas  même  être 
citoyens. 

4.  La  fin  du  paragraphe  a  été  barrée  en  1662. 

5.  Var.  Songeons  que  nous  demandons  tous  les  jours  à  Dieu... 

6.  Ms.  avienne.  —  De  même  plus  bas.  —  On  prononçait  ainsi. 

7.  M  s.  imo  vero  pro  seipso  adversus  seipsuvi. 


648  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

on  combat  notre  puissance  en  deux  sortes  :  [p.  9]  ou  bien  en 
nous  empêchant  dans  l'exécution  de  nos  entreprises  ('),  ou 
bien  en  nous  troublant  dans  le  droit  que  nous  avons  de  nous 
résoudre  ;  on  attaque  (^)  dans  ce  dernier  l'autorité  même  du 
commandement.  Voyons  l'exemple  de  l'un  et  de  l'autre  dans 
une  même  maison. 

Joseph  était  esclave  chez  Putiphar,  et  la  femme  de  ce  sei- 
gneur d'Egypte  {^)  y  est  la  maîtresse.  Celui-là  dans  le  joug 
de  la  servitude  n'est  pas  maître  de  ses  actions  :  celle-ci,  tyran- 
nisée par  sa  passion,  n'est  pas  même  maîtresse  de  ses  vo- 
lontés. Voyez  où  l'a  portée  un  amour  infâme.  Ah  !  sans 
doute,  à  moins  que  d'avoir  un  front  d'airain,  elle  avait  honte 
en  son  cœur  de  cette  bassesse  ;  mais  sa  passion  furieuse  lui 
commandait  au  dedans  commue  à  un  esclave  :  Appelle  ce 
jeune  homme,  confesse  ton  faible,  abaisse-toi  devant  lui, 
rends-toi  ridicule.  Que  lui  pouvait  conseiller  de  pis  son  plus 
cruel  ennemi  ?  C'est  ce  que  sa  passion  lui  commande.  Qui 
ne  voit  que  dans  cette  femme  la  puissance  est  liée  bien  plus 
fortement  qu'elle  n'est  dans  son  propre  esclave  ? 

Cent  tyrans  de  cette  sorte  captivent  nos  volontés,  et  nous 
ne  soupirons  pas  !  Nous  gémissons  quand  on  lie  nos  mains, 
et  nous  portons  sans  peine  ces  fers  invisibles  dans  lesquels 
nos  coeurs  sont  enchaînés.  Nous  crions  qu'on  nous  violente 
quand  on  enchaîne  les  ministres,  les  membres  qui  exécutent  ; 
et  nous  ne  soupirons  pas  quand  on  captive  (^)  la  maîtresse 
elle-même,  la  raison  et  la  volonté  qui  commande.  Eveille-toi, 
pauvre  {^)  [p.  10]  esclave,  et  reconnais  enfin  cette  vérité,  que 
si  c'est  une  grande  puissance  de  pouvoir  exécuter  ses  des- 
seins, la  grande  et  la  véritable  c'est  de  régner  sur  ses  volontés. 
Quiconque  aura  su  goûter  la  douceur  de  cet  empire,  se 
souciera  peu,  chrétiens,  du  crédit  et  de  la  puissance  que  peut 
donner  la  fortune.  Et  en  voici  la  raison  :  c'est  qu'il  n'y  a  point 
de  plus  profond  obstacle  à  se  commander  ainsi  soi-même  que 

1.  Var.  en  empêchant  l'exécution. 

2.  Var.  ou  bien  en  nous  attaquant  dans  l'autoiité... 

3.  Var.  et  sa  femme. 

4.  Var.  quand  on  met  dans  les  fers. 

5.  Nofe  inargiiiale,  en  haut  de  cette  page  (f.  321,  p.  9)  :  «  qui  songe  à  sauver 
quelques  soldats,  et  laisse  prendre  le  roi  prisonnier.  » 


SUR  l'amiution.  649 


d'avoir  autorité  sur  les  autres.  Car  (')  considérez,  chrétiens, 
quelle  est  la  condition  des  grands  de  la  terre.  Qu'est-ce  qui 
grossit  leur  cour  et  qui  fait  la  foule  autour  d'eux  ?  N'écou- 
tons pas  ce  qu'ils  disent,  voyons  ce  qu'ils  portent  au  dedans 
du  cœur.  Chacun  a  ses  intérêts  et  ses  passions  ;  l'un  sa 
vengeance,  [l'autre]  son  ambition,  son  avarice  :  et  pour  exé- 
cuter leurs  desseins,  ils  tâchent  de  ménager  les  puissances. 
Celui  qui  est  obligé,  pour  se  faire  des  créature[sj,  de  satisfaire 
les  passions  d'autrui,  quand  prendra-t-il  la  pensée  de  mettre 
des  bornes  aux  siennes  ?  Qui  compcscere  debuisti  cupiditates 
tuas,  explere  cogeris  aliénas  ("). 

Mais  entrons  plus  avant  encore  dans  ces  ressorts  secrets 
et  imperceptibles  qui  font  remuer  le  cœur  humain,  afin,  s'il 
se  peut,  de  vous  faire  voir  comment  les  vices  croissent  avec 
la  puissance.  [P.  11]  Il  faut  donc  remarquer,  messieurs  (^), 
qu'un  certain  principe  de  malignité,  qui  a  gâté  notre  nature 
jusqu'à  la  racine,  a  répandu  dans  nos  cœurs  le  principe  de 
tous  les  vices.  Ils  sont  cachés  et  enveloppés  en  cent  replis 
tortueux,  et  ils  ne  demandent  qu'à  montrer  la  tête.  Le  meil- 
leur moyen  de  les  réprimer,  c'est  de  leur  ôter  le  pouvoir. 
Saint  Augustin-  l'avait  bien  compris  (^),  que  pour  guérir  la 
volonté  il  faut  réprimer  la  puissance  :  Frenattw  facultas..., 
ut  sauetui'  voluntas  (^).  Eh  quoi  donc  !  des  vices  cachés  en 
sont-ils  moins  vices  }  Est-ce  l'accomplissement  qui  en  fait  la 
corruption  .-*  Comment  donc  est-ce  guérir  la  volonté  que  de 
laisser  le  venin  dans  le  fond  du  cœur  ?  Voici  le  secret  :  on  se 
lasse  de  vouloir  toujours  l'impossible,  de  faire  toujours  des 
desseins  à  faux,  de  n'avoir  que  la  malice  du  crime.  C'est 
pourquoi  une  malice  frustrée  commence  à  déplaire  ;  on  se 
remet,  on  revient  à  soi  ;  à  la  faveur  de  son  impuissance,  on 
prend  aisément  le  parti  de  modérer  ses  désirs.  On  le  fait 
premièrement   par  nécessité  ;   mais   enfin    la   contrainte  est 


a.  S.  Aug.,  Ep.  CCXX,  ad  Boni/.,  n.  6.  —  Ms.  Qui  explere...  (distraction).  — 
b.  Ad  Maccd.,  Ep.  CLIII,  n.  i6. 

1.  Développement  supprimé  l'année  suivante. 

2.  Correction  de  1662  :  *  «  En  eflfet,  il  y  a  en  nous   une  certaine  malignité  qui 
a  répandu...» 

3.  Var.  C'est  ce  qui  fait  dire  à  saint  Augustin...,  en  l'une  de  ses  Épîtres  à 
Macédonius,  si  je  ne  me  trompe. 


650  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

importune,  on  y  travaille  sérieusement  [p.  12]  et  de  bonne 
foi,  et  on  bénit  son  peu  de  puissance,  le  premier  appareil  qui 
a  donné  le  commencement  à  la  guérison. 

Par  une  raison  contraire,  qui  ne  voit  que  plus  on  sort  de 
la  dépendance,  plus  on  rend  ses  passions  indomptables  ? 
Nous  sommes  des  enfants  qui  avons  besoin  d'un  tuteur 
sévère,  la  difficulté  ou  la  crainte.  Si  on  lève  ces  empêche- 
ments, nos  inclinations  corrompues  commencent  à  se  remuer 
et  à  se  produire,  comme  des  voleurs  dispersés  par  la  crainte 
de  ceux  qui  les  poursuivaient  :  troupe  sanguinaire  qui  va 
désoler  toute  la  province. 

Que  si  je  pouvais,  chrétiens,  vous  découvrir  aujourd'hui  le 
cœur  d'un  Nabuchodonosor  dans  l' Histoire  sainte,  d'un  Néron 
ou  de  quelque  autre  monstre  dans  les  histoires  profanes, 
vous  verriez  ce  que  peut  faire  dans  le  cœur  humain  cette 
terrible  pensée  de  ne  voir  rien  sur  sa  tête.  [P.  13]  Ce  n'est 
pas  sans  raison  ('),  messieurs,  que  le  Fils  de  Dieu  nous 
instruit  à  craindre  les  grands  emplois.  Évangile:  Fugit  itertun 
in  montem.  C'est  qu'il  sait  que  la  puissance  est  le  principe 
de  l'égarement  :  Cognovit  figmentum  nosti'uni  {f)  ;  qu'en 
l'exerçant  sur  les  autres,  on  la  perd  souvent  sur  soi-même. 
C'est  là  que  la  convoitise  va  tous  les  jours  se  subtilisant,  et 
renviant,  pour  ainsi  dire,  sur  elle-même.  De  là  naissent  des 
vices  inconnus,  des  monstres  (^)  d'avarice,  des  raffinements 
de  volupté,  des  délicatesses  d'orgueil,  qui  n'ont  point  de 
nom.  Et  qui  les  produit,  chrétiens  ?  La  grande  puis- 
sance, féconde  en  crimes  ;  la  licence,  mère  de  tous  les  excès. 
Celui-là  sera  le  maître  de  ses  volontés  qui  saura  modérer 
son  ambition,  qui  se  croira  assez  puissant,  pourvu  qu'il 
puisse  régler  ses  désirs;  et  être  (^)  assez  désabusé  des  choses 
humaines  pour  ne  point  mesurer  sa  félicité  à  l'élévation  de  sa 
fortune  i^). 

Mais  écoutons,  chrétiens,  ce  que  disent  ici  les  ambitieux  : 

a.  Ps.f  eu,  14.  —  Ms.  Novit... 

1.  Des  chiffres  indiquent  ici  l'ordre  des  phrases. 

2.  Var.  des  excès. 

3.  Cest-à-dire^  qui  saura  être  assez  désabusé... 

4.  6^a«rt?rtr.' <ï  L'expérience  nous  l'apprend  assez...  »  —  Nous  reportons    plus 
loin  cette  importante  addition  marginale  :  ici  elle  n'était  pas  à  sa  place. 


SUR  l'ambition.  651 


il  faut  se  distinguer  par  quelque  moyen  ;  il  leur  semble  que 
c'est  la  marque  de  peu  de  mérite  de  demeurer  dans  le  com- 
mun ;  les  génies  extraordinaires  se  démêlent  toujours  de  la 
troupe  (')  et  forcent  la  destinée.  Les  exemples  les  inquiè- 
tent ('),  etc. 

[P.  13^'^]  Si  vous  saviez  (^)  ce  que  c'est  que  le  mystère  du 
discernement  et  les  jugements  de  Dieu  sur  la  plupart  de 
ceux  qu'il  discerne  de  la  sorte,  vous  ne  souhaiteriez  pas 
d'être  discernés  de  la  sorte.  Saint  Augustin  :  Il  en  discerne: 
Ordmem  seciili  prœsentis  exoriiat  (")  ;  Aug[uste],  César,  les 
Antonins,  tant  d'autres;  discernés  dans  le  siècle,  non  discer- 
nés de  la  masse  damnée.  Discernement  que  le  chrétien  doit 
désirer:  ici  un  Siècle  de  confusion;  biens  et  maux  mêlés:  il  y 
aura  des  biens  que  les  méchants  ne  goûteront  pas,  etc.  Saint 
Augustin  {^).  (Voy.  serm.  Rhindus  gmidebit)  (*).  —  Enfin 
quel  discernement  dans  le  siècle,  où  la  mort  confondra  tout? 
Comparaison  des  fleuves.  (Voy.  {^)  de  la  Mort  ;  Oraison 
funèbre  Gournay  (^).  Exorde.)  Et  tu  vulneratus  es  sicut  et 
nos,  nostri  similis  effectus  es  (^).  Comment  vous  discernerez- 
vous  .•*  Par  la  vertu  ?  —  La  voie  longue.  Le  vice  réussit,  qui 
a  plus  de  force  (voy.  serm.  Mtuidus  gaudebit)  :  vous  vous 
lasserez  d'une  voie  si  longue.  La  vertu  pas  assez  souple  pour 
ménager  les  esprits.  Vous  relâcherez  quelque  chose  de  sa 
sévérité  ;  après,  vous  vous  abandonnerez  tout  à  fait  (voy. 
serm.  de  r Ho^ineitr  du  mo7ide,  (^)  deuxième  point).  Ce  serait 
bien  plus  tôt  fait  de  renoncer  tout  à  fait  [à]  l'ambition  :  elle 
vous  donnera  de  temps  en  temps  quelque  petite  inquiétude  ; 
mais  [vous]  en  aurez  '  toujours  bien   meilleur  marché   que 

a.  Cont.Jjtlian.,  V,  3.  —  b.l  de  Civit.  —  c.  Is.,  XIV,  10.  —  Ms.  Ecce  vulneratus... 

1.  C^est-à-dire,  de  la  foule.  (Cf.  t.  P",  Introduction,  LXI.) 

2.  La  rédaction  de  1662  expliquera  celle-ci.  «  Les  exemples  de  ceux  qui  s'avan- 
cent semblent  reprocher  aux  autres  leur  peu  de  mérite...  » 

3.  Première  rédaction  (f.  324)  :  Contre  le  discernement  :  1°  Dieu  a  réservé  un 
jour  pour  cela.  2"  Quel  discernement  qui  aboutit  à  la  mort  !  3°  Par  quels 
moyens  ?  Sera-ce  la  vertu  ?  Ecce  tu  vulneratus  es  sicut  et  nos,  nostri  similis 
effectus  es. 

4.  Renvoi  au  sermon  de  la  Providence,  1656.  Voy.  t.  II,  p.  15S-162. 

5.  Le  mot  sermon  est  ici  effacé. 

6.  La  comparaison  se  trouve  en  effet  dans  Texorde  de  cette  oraison  funèbre 
(1658).  Voy.  t.  II,  p.  521. 

7.  Voy.  ci-dessus  dans  le  Carême  des  Minimes,  p.  376. 


652  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

lorsque  vous  l'aurez  laissé[e]  (')  prendre  goût  aux  honneurs 
du  monde.  Assez  d'affaire  en  nous-mêmes  (voy.  serm. 
Porro  umiiii)  (^). 

Donnons  quelque  conseil  aux  grands  de  la  terre:  que  leur 
condition  est  périlleuse.  L'expérience  {^)  nous  l'apprend 
assez  ;  mais  on  n'écoute  point  cette  expérience.  On  en  voit 
d'autres  se  prendre  de  vin  ;  on  reconnaît  la  force  de  cette 
liqueur,  mais  on  s'imagine  toujours  qu'on  aura  la  tête  plus 
forte.  —  Je  me  modérerai.  —  Et  comment }  Ne  portez-vous 
pas  toujours  avec  vous  cette  humeur  inquiète  et  remuante  ? 
Comme  si  nous  nous  gouvernions  par  raison  et  non  par  hu- 
meur !  Ou  comme  si  l'ambition  n'était  pas  sans  comparaison 
moins  traitable,  quand  on  lui  laisse  prendre  goût  aux  hon- 
neurs du  monde  (■*). 

[P.  14]  Tel  ('')  qu'est  le  péril  (5)  d'un  homme  qui,  ayant 
épousé  une  femme  d'une  beauté  extraordinaire,  serait  obligé 
néanmoins  de  vivre  avec  elle  comme  avec  sa  sœur,  et  même 
de  ne  la  regarder  qu'avec  réserve;  vous  ne  comprenez  que 
trop  son  péril:  autant  est-il  difficile  de  garder  la  modération 
dans  les  dignités  (^).  Il  y  en  a  néanmoins...  Dieu  prête  de  ses 
serviteurs  à  l'ordre  de  ce  siècle  (^).  Que  feront-ils,  chrétiens  ? 
Qu'ils  se  prêtent  au  monde,  qu'ils  se  donnent  à  Dieu  :  qu'ils 


a.  S.  Chrysost.,  Hom.  XL  z«  Matth.  —  Bossuet  dit  XLI. 

1.  Il  y  avait  d'abord  :  «lorsque  vous  Itci  aurez  laissé  prendre...  » 

2.  «  Que  nous  n'avons  pas,  »  dit  Gandar  {Choix  de  Sermons,  p.  451).  Heureu- 
sement c'est  une  erreur.  Il  s'agit  de  la  Vêture  :  Martha,  Martha,  sollicita  es..., 
porro  Jiinim  est  necessariiim.  Voy.  t.  II,  p.  93.  —  Premier  point.  Le  passage  est 
souligné  au  manuscrit. (Aujourd'hui  à  Limoges.) 

3.  Toute  la  fin  de  cet  alinéa  est  placée  plus  haut  par  Gandar.  —  Retour  .à 
l'ancienne  page  13,  au  bas.  Ce  qu'on  va  lire  est  ajouté  en  marge,  sans  renvoi. 
Sa  place  naturelle  est  à  la  suite  de  la  première  rédaction. 

4.  En  se  relisant,  Bossuet  ajoute  cette  autre  note  marginale  :  «  Notez  ce  que 
c'est  que  d'agir  par  humeur  et  non  par  raison.  C'est  ce  qui  [est]  cause  que  les 
passions  sont  insatiables, parce  que  l'humeur  nous  demeure;  et  il  faut  considérer 
en  ce  lieu  ce  que  c'est  que  l'avarice  des  passions.  » 

5.  Correction  interlinéaire  inachevée  :  \  Vous  avez  épousé  une  femme  d'une 
rare  et  exquise  beauté,  qu'il  faut  aimer  comme  votre  sœur  et  [même  ne  regarder 
qu'avec  réserve].» —  Pour  faire  entrer  cette  nouvelle  rédaction  dans  le  te.Kte, 
il  faudrait  modifier  ou  supprimer  les  mots  suivants:  «  Vous  ne  comprenez  que 
trop  son  péril.  »  —  En  marge,  ce  résumé  (écrit,  ce  semble,  en  1662)  :  «  Beauté 
ravissante  :  vivre  avec  elle  comme  avec  sa  sœur.  » 

6.  Addition  marginale:  Il  ne  faut  pas  se  permettre  toutes  choses. 

7.  Souligné  pour  l'importance. 


SUR  l'ambition.  653 


se  prêtent  aux  affaires,  qu'ils  se  donnent  (')  au  ciel.  Esther  : 
elle  évite  ce  qu'elle  peut  ;  ce  qu'elle  ne  peut  éviter,  elle  en 
éloigne  son  cœur  ;  elle  fuit  les  délicatesses  exquises  et  plus 
que  royales  de  la  table  du  favori  :  et  pour  la  table  du  roi. 
elle  ne  pouvait  l'éviter,  étant  son  épouse  ;  mais  elle  détourne 
son  ccEur,  et  au  milieu  de  ces  délices  royales  elle  ne  trouve  sa 
joie  qu'au  Dieu  d'Israël  :  Et  nosti  qiLÏa  oderim  gloriam 
jniqiio}'U?)i...  ;  hi  scis  7icccssitate)ii  meani,  qiiia  abominer  sigrmm 
supeybiœ..,,  quod  est  super  capiU  nieuin  in  diebus  ostentationis 
vicœ..,,  et  quod  non  comederim  in  7nensa  Aman,  nec  mihi 
placuerit  convivium  régis,...  et  nnnquam  lœtata  sit  ancilla 
tua...  nisi  in  te,...  Deus  AbraJiam  ("). 

Mais  pour  cela  que  faire  ?  S'examiner  de  tous  côtés  pour 
voir  si  l'orgueil  ne  lève  point  la  tête  par  quelque  endroit. 
Domine,  non  est  exaltatum  cor  meum  ;  neque  elati  stmt  oculi 
mei  (^):  enflure  du  cœur  ;  les  yeux  élevés  ;  se  méconnaître  ; 
point  de  réflexion  sur  soi  même  ;  s'entretenir  dans  sa  gran- 
deur :  Ambulavi  iji  magnis  ;  des  desseins  d'emportement  : 
neque  in  mirabilibics  super  me.  Et  enfin  il  la  déracine  :  Si 
non  humiliter  sentiebam... 

SECOND    POINT    (^). 

[P.  y]  Cette  (^)  noble  idée  de  puissance  est  bien  éloignée 
de  celle  que  se  forment  dans  leurs  esprits  les  puissants 
du  monde.  Car  comme  c'est  le  naturel  du  genre  humain 
d'être  plus   sensible  au   mal   qu'au   bien,   aussi   les   grands 

a.  Esth.,  XIV,  15-18.  —  Ms.  Tu  scis...  7iec  coDieden'iii...  Deus  Israël.  —  b.  Ps., 
cxxx,  I,  2. 

1.  La  phrase,  commencée  au  pluriel,  se  continue,  au  manuscrit,  par  le  singulier. 
—  C'est  une  nouvelle  addition,  qui  semble  écrite  à  la  dernière  heure.  En  tête, 
l'auteur  commençait  un  renvoi  à  une  Vciure,  que  malheureusement  il  interrompt 
et  efface.  —  Sur  toutes  ces  ébauches,  voy.  p.  636,  n.  4. 

2.  Il  manque  aujourd'hui  quatre  pages  en  tête  de  ce  second  point.  Voici  une 
note  qui  semble  résumer  le  début,  ou  l'esquisser  (f.  345)  :  «  Saint  Grégoire  le 
Grand  :  Ut  prodesse  debeat,  passe  se  sciât;  ut  extolli  non  dcbeat,  passe  se  ncsciat 
(lib.  V  Maral.  in  Job,  c.  8).  Puissance  vient  de  Dieu,  donc  ordonnée  :  saint  Paul. 
L'ordre  :  que  ce  soit  pour  le  bien.  Autrement  nul  ordre  de  faire  tant  de  diffé- 
rence entre  de  la  boue  et  de  la  boue.  Toute  la  nature  image  de  la  libéralité 
divine.  Tout  ce  qui  porte  le  caractère  de  la  puissance  divine  le  porte  de  sa 
magnificence,  et  il  n'y  aurait  point  dans  le  monde  de  puissance  malfaisante,  si  le 
péché  n'avait  perverti  l'ordre  et  l'institution  du  Créateur.  » 

3.  F.  340. 


654  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

s'imaginent  que  leur  puissance  éclate  bien  plus  par  des 
ruines  que  par  des  bienfaits  ;  de  là  les  guerres,  de  là  les 
carnages,  de  là  les  entreprises  hautaines  de  ces  ravageurs  de 
provinces  que  nous  appelons  conquérants.  Ces  braves,  ces 
triomphateurs,  avec  tous  leurs  magnifiques  éloges,  ne  sont 
sur  la  terre  que  pour  troubler  la  paix  du  monde  par  leur 
ambition  démesurée  ;  aussi  Dieu  ne  nous  les  envoie-t-il  que 
dans  sa  fureur.  Leurs  victoires  font  le  deuil  et  le  désespoir 
des  veuves  et  des  orphelins  ;  ils  triomphent  de  la  ruine  des 
nations  et  de  la  désolation  publique:  et  c'est  parla  qu'ils  fbnt 
paraître  leur  toute-puissance. 

[P.  vi]  Mais  laissons  (')  le  tumulte  des  armes  et  voyons 
ce  qui  se  pratique  hors  de  la  licence  de  la  guerre.  N'éprou- 
vons-nous pas  tous  les  jours  qu'il  n'est  rien  de  plus  véritable 
que  ce  que  dit  l'Ecclésiastique  :  Venatio  leonis,  onager  in  ere- 
mo ;  sic . . . pascua  divitum...  patLperes  (*).  «  Les  animaux  sont 
la  proie...  »  «  Les  pauvres,  disait  Salvien,  dans  le  voisinage 
du  riche  ne  sont  plus  en  sûreté  de  leurs  biens.  Ils  donnent, 
les  malheureux  !  le  prix  des  dignités  qu'ils  n'achètent  pas  ; 
ils  les  payent,  d'autres  en  jouissent  ;  et  l'honneur  de  quelques- 
uns  coûte  la  ruine  totale  à  tout  le  monde.  »  Reddiuit  miseri 
dignitatu7n  pretiay  quas  non  emunt.  Ut  païui  illustrentur, 
mundus  evertihir  {'''). 

Mais  ces  grands  crimes  n'ont  pas  besoin  d'être  exagérés 
par  nos  paroles,  et  ils  sont  assez  condamnés  par  l'exécration 
publique.  Et  d'ailleurs  il  sera  aisé  de  connaître  de  quels  sup- 
plices sont  dignes  ceux  qui  tournent  leur  puissance  au 
mal,  puisque  j'ai  maintenant  à  vous  faire  voir  que  ceux 
qui  ne  l'emploient  pas  à  faire  du  bien,  ne  peuvent  éviter  leur 
condamnation  (^). 

[P. vu]  C'est  là  (^)  où  nous  conduit  l'esprit  de  grandeur.  Et  il 

a.  Eccli.,  Xin,  23.  —  b.  De  gnbernat.  Dei,  IV,  4. 

1.  Var.  Hors.  —  Bossuet  renonce,  je  crois,  à  continuer  cette  correction,  parce 
que  ce  même  mot  va  se  retrouver  à  la  fin  de  sa  phrase. 

2.  En  note  au  bas  de  cette  page  :  «  Esprit  de  grandeur  :  contre  l'esprit  du 
baptême,  contre  l'esprit  de  Jésus-Christ...  Ceux  qui  affectent  de  les  imiter. 
Voy.  p.  VII.  >  Ici  un  renvoi,  qui  nous  oblige  à  reporter  en  note  la  première  moitié 
de  cette  p.  vu. 

3.  Première  rédaction,  supprimée  par  le  renvoi,  sans  être  effacée  :  i.  Le  vice 
de  la  grandeur,  c'est  un  excès  d'amour-propre,  et  l'amour-propre  ne  porte  ce  nom 


SUR  l'ambition.  655 


ne  se  trouve  pas  seulement  dans  les  grands.  Ceux  qui  affec- 
tent de  les  imiter,  —  et  qui  ne  l'affecte  pas  dans  un  siècle  tout 
de  grandeur  comme  le  nôtre  ?  —  ils  prennent  un  certain  esprit 
de  ne  regarder  qu'eux-mêmes,  excellemment  représenté 
[Isaïe,  XLVii)  (')  :  Dixisti  in  corde  tiw  :  Ego  stitn,  et  prœter  tne 
mm  est  altéra.  «Je  suis:  »  ne  diriez-vous  pas  qu'elle  a  entre- 
pris d'égaler  Celui  qui  a  dit:  Ego  siim  qui  sum?  —  Ego  sum  : 
je  suis;  toute  cette  menue  populace  (")  (p.  vrii)  n'est  rien  :  ce 
n'est  pas  vivre  ;  il  n'y  a  que  moi  sur  la  terre.  Ils  n'ont  garde 
de  s'inquiéter  de  l'état  des  autres  ;  se  [mettre]  en  peine  de 
leurs  besoins  :  ah  !  leur  délicatesse  ne  le  souffre  pas.  Rien  de 
plus  opposé  à  la  charité  fraternelle.  Esprit  du  (^)  christia- 
nisme :  esprit  de  fraternité  et  de  communication.  Sont-ils 
membres  de  Jésus-Christ,  s'ils  se  regardent  comme  séparés 
et  s'ils  se  détachent  du  corps  ? 

Mais  quand  ils  n'agiraient  pas  comme  chrétiens,  le  dépôt 
de  la  puissance  que  Dieu  leur  confie  les  oblige  indispensa- 
blement  de  penser  aux  autres  et  de  pourvoir  à  leur  bien.  S'ils 
portent  sur  leur  front  le  caractère  de  sa  puissance,  ils  doivent 
aussi  porter  sur  leurs  mains  le  caractère  de  sa  libéralité.  Car, 
ainsi  que  j'ai  déjà  dit,  ce  n'est  pas  en  vain,  chrétiens,  que 
Dieu  fait  luire  sur  eux  un  rayon  de  cette  puissance  toujours 
bienfaisante  :  s'ils  sont  en  ce  point  semblables  à  Dieu,  «  ils 
doivent,  dit  saint  Grégoire  de  Nazianze,  se  faire  les  dieux  des 
hommes,  en  procurant  leur  bien  de  tout  leur  pouvoir  ('^).» 

J'ai  remarqué  {*)  dans  les  saintes  Lettres  que  Dieu  se 
moque  souvent  des  idoles  qui  portent  si  injustement  le  titre 

a.  s  Greg.  Naz.,  Orat.  XXVII. 
qu'à  cause  qu'il  ne  regarde  que  soi.  Erimt  hoinines  seipsos  amantes^  cupidi 
(II  Tint.,  III,  2.)  :  avares,  non  seulement  (édit.  avari,  non  seulement)  pour 
amasser  de  grandes  richesses  ;  avarice  délicate  et  spirituelle  qui  attire  tout  à 
soi.  Voilà  comme  la  racine  de  cet  arbre  ;  voyons  maintenant  les  branches  : 
Siiperbi,  elaii  :  superbes,  pleins  d'eux-mêmes  ;  élevés,  dédaignant  les  autres.  Cet 
arbre  ne  pousse  ses  branches  qu'en  haut.  Il  ne  ressemble  pas  à  ces  plantes 
bienfaisantes...  [Se  contente]  d'étaler  de  loin  la  beauté  et  la  verdeur  de  [ses] 
feuilles  {ms.  de  leur  feuilles)  ;  des  fruits,  pour  la  vue.  v 

1.  Ms.  XLVI. 

2.  Var.  toute  cette  multitude. 

3.  J/j.  de.  —  Distraction  nouvelle,  amenée  par  la  préoccupation  de  ce  qui  suit. 

4.  En  marge  :  «  Idoles.  >>  —  Encore  un  de  ces  résumés  qu'on  trouve  placés  en 
plusieurs  endroits  du  Carême  des  Carmélites,  sur  les  marges  des  manuscrits. 


I 


656  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

de  dieux  :  mais  entre  les  autres  reproches  (p.  ix)  par  lesquels 
il  se  rit  [d]es  peuples  aveugles  qui  leur  donnent  un  nom  si 
auguste,  celui-ci  me  semble  très  considérable  :  «  Où  sont  vos 
dieux, leur  dit-il, dans  lesquels  vous  avez  niis  votre  confiance  ?» 
Si  ce  sont  des  dieux  véritables,  qu'ils  viennent  à  votre  se- 
cours et  qu'ils  [vous]  protègent  dans  vos  besoins.  C'est  une 
indignité  insupportable  de  porter  le  titre  de  Dieu  sans  sou- 
tenir un  si  grand  nom  (')  par  de  grands  bienfaits.  Les  grands 
de  la  terre  :  s'ils  sont  les  images  de  Dieu,  s'ils  portent  dans 
leurs  mains  et  sur  leur  visage  le  caractère  de  sa  puissance, 
surgant  et  opitulentur  ('*).  Saint  Grégoire  [dej  Nazianze  : 
Soyez  leurs  dieux  en  les  assistant.  —  Mais  où  en  trouverons- 
[nous]  sur  la  terre?  Nous  voyons  assez  d'ostentation,  assez 
de  dais,  assez  de  balustres,  assez  de  marques  de  grandeur  ; 
mais  ceux  qui  se  parent  de  tant  de  splendeur,  ce  ne  sont  pas 
des  dieux,  ce  ne  sont  pas  des  images  vivantes  de  la  puis- 
sance divine  :  ce  sont  des  idoles  muettes,  qui  ne  parlent  point 
pour  le  bien  des  hommes.  La  terre  est  désolée,  les  pauvres 
gémissent,  les  innocents  sont  opprimés  :  l'idole  est  là  qui 
hume  l'encens,  qui  reçoit  les  adorations,  qui  voit  tomber  les 
victimes  à  ses  pieds  et  n'étend  pas  son  bras  pour  faire  le 
bien.  0  pastor  et  idolum  (^')  !  (car  non  seulement  les  supérieurs 
ecclésiastiques,  mais  encore  les  grands  de  la  terre  sont  ap- 
pelés dans  l'Écriture  les  pasteurs  des  peuples,)  est-ce  pour 
recevoir  les  hommages  que  vous  êtes  élevés  si  haut  ?  Dieu 
vous  demandera  compte  (p.  x)  du  dépôt  qu'il  vous  confie  de 
sa  puissance  souveraine.  Car  écoutez  ce  qu'on  dit  à  la  reine 
Esther  :  Ne  putes  quoci  miiuiaui  tuam  tantîi77i  libères,  quia  in 
domo  régis  es,  prœ  cimctis  Jtidœis.  Ne  croyez  pas  que  Dieu 
vous  ait  élevée  à  ce  haut  degré  de  puissance  pour  votre  pro- 
pre agrandissement.  Si. . .  silueris,  per  aliarn  occasionem  libe- 
rabuutur  Judœi,  et  tu  et  domiis patris  tui  peribitis  {^).  Si  peu 
que  nous  ayons  de  puissance,  nous  en  rendrons  compte  à  sa 
justice.  C'est  le  talent  précieux,  lequel  si  l'on  manque  de  faire 
valoir  pour  le  service  de  Dieu  et  le  bien  de  sa  famille,  on  est 


a.  Deul.,  XXXII,  38.  —  b.  Zach.,  XI,  17.  —  c.  Eslh.,  iv,   13,  14. 
I.    Var.  ce  grand  nom. 


SUR  L  AMBITION.  657 


relégué   par  sa  sentence   aux  ténèbres  extérieures,  où   est 
l'horreur  et  le  grincement   de  dents  {'). 

Considérons  donc,  chrétiens,  tout  ce  que  Dieu  a  mis  en 
nous  de  pouvoir  ;  et  le  regardant  en  nos  mains  comme  le 
talent  dont  nous  devons  compte,  prenons  une  sainte  résolu- 
tion de  le  faire  profiter  pour  sa  gloire,  c'est-à-dire  pour  le  bien 
de  ses  enfants.  Mais,  en  formant  en  nous  un  si  saint  désir, 
prenons  garde  à  l'illusion  que  (p.  xi)  l'ambition  nous  pro- 
pose. Elle  nous  propose  de  grands  ouvrages  ;  mais  pour  les 
accomplir,  nous  dit-elle,  il  faudrait  avoir  du  crédit  et  être 
dans  les  grandes  places.  C'est  l'appât  ordinaire  des  ambi- 
tieux (-).  Ils  plaignent  (^)  le  public,  ils  se  font  les  réfor- 
mateurs des  abus,  deviennent  sévères  censeurs  de  tous  ceux 
qu'ils  voient  dans  les  dignités. Pour  eux,  qu'ils...!  que  de  beaux 
desseins  pour  l'État  !  Que  de  grandes  pensées  pour  l'Église  ! 
Au  milieu  de  ces  beaux  desseins  et  de  ces  pensées  chré- 
tiennes, on  s'engage  dans  l'amour  du  monde,  on  prend  l'esprit 
de  ce  siècle,  on  devient  mondain  et  ambitieux;  et  quand  [on 
est]  arrivé  au  but,  il  faut  attendre  les  occasions,  et  ces  oc- 
casions ont  des  pieds  de  plomb,  elles  n'arrivent  jamais  : 
\C unique  o_fficio'\  perfrui  seculariter  cœperit,  {^libenter 
obliviscihir  quidquid  religiose  cogitavit\  (")  :  et  peu  à  peu  tous 
ces  beaux  desseins  se  perdent  et  s'évanouissent  tout  ainsi 
qu'un  songe. 

Que  le  désir  de  faire  du  bien  n'emporte  pas  notre  ambi- 
tion jusqu'à  désirer  une  condition  plus  relevée.  Faisons  le 
bien  qui  se  présente,  celui  que  Dieu  a  mis  en  notre  pouvoir. 
Ne  craignez  pas  de  demeurer  sans  occupation  et  d'être  inutile 
au  monde,  si  vous  ne  sortez  de  vos  bornes  et  ne  remplissez 
quelque  grande  place.  Un  fleuve,  pour  faire  du  bien,  n'a  que 


a.  S.  Greg.,  Reg.  Past.^  l,  9. 

1.  En  marge:  «Pourquoi  veulent-ils  avoir  beaucoup  de  puissance?  »  Et 
encore  :  «  Notez  style  de  l'Écriture  :  que  les  supplices  passent  la  vie.  » 
—  Gandar :  <i  Voyez  la  suite  de  l'Écriture...  » 

2.  Ici  une  pensée  de  saint  Grégoire  le  Grand  {Régula  Pastorutn^  i,  9)  :  Duin 
ad  dignitates  tnhiant,  operaturos  se  magna  pertractant.  Seul  le  dernier  membre 
de  phrase  est  textuel.  Le  premier  est  une  analyse. 

3.  Var.  Ils  réforment  déjà  l'État  et  l'Église.  Que  de  sages  règlements  pour  un 
diocèse  !  que  de  pensées  charitables  !  que  de  desseins  salutaires  !  Ils  s'eno-a<'-ent 
bien  avant  dans  des  poursuites  ambitieuses  ;  et  quand  ils  sont  arrivés... 

Sermons  de  I3ossuet.  —  HI.  ., 


658  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

faire  de  passer  ses  bords,  ni  d'inonder  la  campagne.  En  cou- 
lant paisiblement  dans  son  lit,  il  ne  laisse  pas  d'arroser  et 
d'engraisser  son  rivage,  de  présenter  ses  eaux  aux  peuples, 
de  leur  faciliter  le  commerce.  Ainsi  demeurons  dans  nos 
bornes  (')  :  Intra  fines proprios  et  legitimos  (^),  proiU  quisque 
valuerity  i7i  latittidine  se  ckaritatis  exerceat  (").  Nos  emplois 
sont  bornés  ;  mais  l'étendue  de  la  charité  est  infinie.  La  cha- 
rité toujours  agissante  sait  bien  trouver  des  emplois.  Elle  se 
fait  tout  à  tous  ;  elle  se  donne  autant  d'affaires  qu'il  y  a  de 
nécessités  et  de  besoins,  etc.  ;  elle  ne  craint  pas  de  manquer 
d'ouvrages;  et  au  lieu  d'aspirer  à  une  plus  grande  puissance, 
elle  songe  à  rendre  bon  compte  {f)  de  l'emploi  de  celle  que 
Dieu  lui  confie. 

Que  les  puissants  songent  au  bien.  L'un  des  biens,  c'est 
l'exemple  :  un  bien  pour  eux  et  un  bien  pour  nous.  C'est  un 
don  qui  les  enrichit  ;  c'est  un  présent  qui  retourne  à  eux.  Il 
ne  faut  pas  pour  cela  un  grand  travail.  Ils  n'ont  qu'à  se 
remplir  de  lumière,  elle  viendra  à  nous  d'elle-même.  Ils  ren- 
dront compte  des  péchés  des  autres.  Combien  le  vice  est 
plus  hardi  quand  il  est  soutenu  par  leur  exemple  !  etc. 

Exemple  en  sa  maison:  chacun  est  grand  dans  sa  maison  ; 
chacun  est  prince  dans  sa  famille. 

a.  S.  Léon.  Magni  Epist.  CVI,  ad Anatol.  Episc,  n.  4. 

1.  Avant   la   citation,   addition  interlinéaire  inachevée  :  «  A  un    prélat,  qui 
voulait...  » 

2.  Ms.  Utiîisqiiisque  intra  p7-oprios  limites  in  latitiidine  se  charitatis  exerceat. 

3.  Gandar  :  son  compte... 


^,^>^.  ^.  "^  :Vat  -^i^  ■'^.  *:f..  i:^.  «S^  ■■:A  ::.A  :i^tf  .j^^j^ 


vP  3  avril  1661.  [§ 

On  sait  que  jusqu'en  1867,  toutes  les  éditions,  y  compris  celles  de 
Versailles  et  de  Lâchât,  formaient  de  ce  sermon  et  de  celui  de  1666 
pour  le  même  dimanche  une  combinaison  bizarre,  où  la  rédaction 
destinée  à  la  chapelle  des  Carmélites  se  continuait,  aux  deuxième 
et  troisième  points,  par  celle  de  la  cour,  et  réciproquement.  Ga  ndar 
a  signalé  et  corrigé  ces  interpolations  systématiques. 

La  composition  du  discours  de  1661,  simplement  esquissé  par 
endroits,  comme  la  plupart  de  ceux  de  cette  station,  présente  une 
intéressante  particularité.  Dans  l'exécution  même  de  son  plan, 
l'auteur  est  amené  à  le  modifier.  Il  tend  à  le  rendre  de  plus  en  plus 
logique  :  les  idées  jetées  à  la  fin  du  premier  point  sont  reprises 
et  développées  dans  le  second.  Aussi  le  sommaire  accorde-t-il  une 
grande  importance  à  celui-ci, tandis  qu'il  passe  rapidement  sur  l'autre. 
Voici  ce  sommaire,  déjà  donné,  mais  avec  quelques  erreurs  de 
lecture,  par  Lâchât  et  par  Gandar. 

Sommaire  (^).  Carmélites,  5^  dimanche  :  Haïr  la  vérité. 

(Exorde.)  Haïr  la  vérité  en  trois  manières,  S.  Thomas.  —  Pécheurs 
veulent  la  nuit  entière. 

(  Premier  point.)  Pécheurs  haïssent  la  vérité  en  Dieu  et  la  veulent 
détruire  (p.  5,  6).  —  Qui  odit,  hoinicida  est  (p.  6). 

(Second point.)  Lois  de  Dieu  sur  toutes  les  créatures  :  les  hommes 
les  (3)  connaissent  en  eux.  Les  autres  créatures  sont  guidées  par 
elles  sans  les  connaître. 

Comment  les  pécheurs  falsifient  la  vérité  en  eux-mêmes. 

Deux  choses  :  avoir  les  règles  dans  leur  pureté  ;  se  regarder 
dedans.  —  Nous  altérons  la  règle  ;  nous  déguisons  nos  mœurs  à 
nous-mêmes  :  Comparaison  :  femme  qui  cherche  une  glace  trom- 
peuse, et  ensuite  qui  se  farde  (p.  IV,  V,  VI,  vu). 

Incidents  et  doutes  sur  la  règle  des  mœurs.  —  Fausses  excuses 
de  la  rapine  (p.  vil,  vill,  IX,  x). 

1.  Mss..,  12823,  f-  13-24  ;  27  ;  42-58. 

2.  F.  14. 

3.  Ms.  la. 


CAREME   DES   CARMÉLITES. 


DIMANCHE    DE    LA    PASSION. 


SUR    LA    HAINE    DE     LA     VÉRITÉ  ('). 


66o  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

Amour-propre.  Conversions  que  fait  l'amour-propre  (p.  xi,  Xll, 
XIII,  XIV,  XV,  etc.).  Fausses  conversions  (Ibid.).  Moyens  de  connaître 
les  tromperies  de  l'amour-propre  ;  deux  (p.  XIV,  XV,  etc.). —  Amour- 
propre  fait  le  zélé  (p.  XV,  XVI,  etc.). —  Mesure  petite  et  trompeuse  ('). 
Grande  et  juste  :  la  charité  (p.  xvii,  xvill).  Notez. 

(Troisihne point.)  Utilité  de  la  correction  et  de  la  répréhension. 
Faire  sentir  que  c'est  par  notre  faute.  S.  Augustin  (p.  A^  B). 

Correction,  ferme  et  inflexible  :  elle  tire  (^)  de  la  tendresse  de  la 
charité,  compatissante  ;  de  la  dureté  de  la  vérité,  inflexible  (p.  B). 

Pécheurs  cherchent  toujours  les  excuses.  Hérissons.  S.  Grégoire 
(p.  B,  C,  D). 

Nous  aimons  la  vérité  quand  elle  se  découvre  ;  nous  la  haïssons 
quand  elle  nous  découvre.  S.  Augustin  (p.  E,  F).  (Jugement  dernier, 

Faut  souffrir  d'être  repris.  Contre  ceux  qui  ne  le  veulent  pas  ; 
nécessité  de  la    répréhension  dans  le  sacrement  de  la  Pénitence 

Quelle  doit  être  la  condescendance  chrétienne  :  dans  la  charité,  et 
non  dans  la  vérité.  S.  Cyp[rien],  Notez  (p.  H,  /,  K). 

Jugement  dernier,  ^.K,L,  M. 

Horrible  punition  sur  ceux  qui  connaissent  la  vérité  et  la  mé- 
prisent (p.  M)  :  Descendenint  in  iiifernum  vivcntes  (p.  M).  Enfer 
des  chrétiens. 


Si   veritateni    dico    vobis,  quare 
non  credîtis  inihi  ? 

Si  je  vous  dis  la  vérité,  pourquoi 
ne  me  croyez-vous  pas  .'' 

{Joati.,  VIII,  46  ) 

ON  (^)  a  dit,  il  y  a  longtemps,  qu'il  n'y  a  rien  de  plus  fort 
que  la  vérité  ;  et  cela  se  doit  entendre  particulièrement 
de  [la]  vérité  de  l'Évangile.  Cette  vérité,  chrétiens,  que  la 
foi  nous  propose  en  énigme,  comme  parle  l'apôtre  saint  Paul, 
paraît  dans  le  ciel  à  découvert,  révérée  de  tous  les  esprits 
bienheureux  ;  elle  étend  son  empire  jusqu'aux  enfers,  et 
quoiqu'elle  n'y  trouve  que  ses  ennemis,  elle  les  force  néan- 
moins de  la  reconnaître  :  «  Les  démons  la  croient,  »  dit  saint 

1.  Lâchât,  Gandar:  honteuse. 

2.  Gandar  :  tient. 

3.  F.  16.  Ecrit  avec  de  nombreuses  abréviations.  C'était  une  simple  reprise  de 
l'avant-propos  de  l'année  précédente,  à  pareil  jour.  Toutefois,  dès  avant  la  fin 
de  cette  page,  les  différences  de  détail  apparaissent. 


SUR  LA  HAINE  DE  LA  VÉRITÉ.  66 1 

Jacques  (");  non  seulement  ils  croient,  mais  «  ils  tremblent.  » 
Ainsi  la  vérité  est  respectée  dans  le  ciel  et  dans  les  enfers  ; 
la  terre  est  au  milieu,  et  c'est  là  seulement  qu'elle  est  mé- 
prisée. Les  anges  la  voient,  et  ils  l'adorent  ;  les  démons  la 
haïssent,  mais  ils  ne  la  méprisent  pas,  puisqu'ils  tremblent 
sous  sa  puissance  :  c'est  nous  seuls,  ô  mortels,  qui  la  mé- 
prisons, lorsque  nous  l'écoutons  froidement,  et  comme  une 
chose  indifférente  que  nous  voulons  bien  avoir  dans  l'esprit, 
mais  à  laquelle  il  ne  nous,  plaît  pas  de  donner  aucune  place 
dans  notre  vie.  Et  ce  qui  rend  notre  audace  plus  inexcu- 
sable ('),  c'est  que  cette  vérité  éternelle  n'a  pas  fait  comme  le 
soleil,  qui,  demeurant  dans  sa  sphère,  se  contente  d'envoyer 
ses  rayons  aux  hommes  :  elle,  dont  le  ciel  est  le  lieu  natal,  a 
voulu  aussi  naître  sur  la  terre  :  Veritas  de  terra  orta  est  ('''). 
Elle  n'a  pas  envoyé  de  loin  ses  lumières  :  elle-même  est 
venue  nous  les  apporter;  et  les  hommes,  toujours  obstinés, 
ont  fermé  les  yeux  :  ils  ont  haï  sa  clarté,  à  cause  que  leurs 
œuvres  étaient  mauvaises,  et  ont  contraint  le  Fils  de  Dieu 
de  leur  faire  aujourd'hui  ce  juste  rtt'ÇiX'OQhç:  :  Si veritateut  dico 
vobis,  \_qîuii'e  non  creditis  miJii7\  Puisqu'il  nous  ordonne, 
messieurs,  de  vous  faire  aujourd'hui  ses  plaintes  touchant 
cette  haine  de  la  vérité,  qu'il  nous  accorde  aussi  son  secours 
pour  plaider  fortement  sa  cause,  la  plus  juste  qui  fut  jamais. 
C'est  ce  que  nous  lui  dem[anderons]  par  les  prières  de  la 
sainte  Vierge  :  \_AveP\ 

[P.  i]  La  vérité  est  une  reine  qui  a  dans  le  ciel  son  trône 
éternel,  et  le  siège  de  son  empire  dans  le  sein  de  Dieu.  Il 
n'y  a  rien  de  plus  noble  que  son  domaine,  puisque  tout  ce 
qui  est  capable  d'entendre  en  relève,  et  qu'elle  doit  régner 
sur  la  raison  même,  qui  a  été  destinée  pour  régir  et  gouver- 
ner toutes  choses.  Il  pourrait  sembler,  chrétiens,  qu'une  reine 
si  adorable  ne  pourrait  perdre  son  autorité  que  par  l'igno- 
rance (')  :  mais  le   Fils  de  Dieu  nous  reproche   {f)  que  la 

a.  Jacob. ^  II,  ig.  —  b.  Ps.,  LXXXIV,  12. 

1.  Vcir.  ce  qui  vous  rend  plus  inexcusables. 

2.  Var.  (comme  elle  doit  régner)  par  l'intelligence,  je  ne  m'étonne  pas,  chré- 
tiens, qu'elle  perde  beaucoup  de  sujets,  quand  elle  n'est  pas  connue. 

3.  Deux  mots  oubliés.  Ils  se  lisent  dans  une  première  rédaction  effacée. 


662  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

malice  des  hommes  lui  refuse  son  obéissance,  lors  même 
qu'elle  leur  est  le  mieux  annoncée  ;  et  je  prétends  aujourd'hui 
rechercher  la  cause  d'un  dérèglement  si  étrange.  Il  est  bien 
aisé  de  comprendre  que  c'est  une  haine  secrète  que  nous 
avons  pour  la  vérité,  qui  nous  fait  secouer  le  joug  d'une 
puissance  si  légitime.  Mais  d'où  nous  vient  cette  haine,  et 
quels  en  sont  les  motifs  }  C'est  ce  qui  mérite  une  grande 
considération,  et  ce  que  je  tâcherai  de  vous  expliquer  [p.  2] 
par  les  principes  (')  de  saint  Thomas  ('^). 

Pour  cela,  il  faut  entendre,  avant  toutes  choses,  que  le 
principe  de  la  haine,  c'est  la  contrariété  et  la  répugnance  ; 
et  en  cet  égard,  chrétiens  (^),  il  ne  tombe  pas  sous  le  sens 
qu'on  puisse  haïr  la  vérité  prise  en  elle-même  et  dans  cette 
idée  (3)  générale  ;  «  parce  que,  dit  très  bien  le  grand  saint 
Thomas,  ce  qui  est  vague  de  cette  sorte  et  universel  ne  ré- 
pugne jamais  à  personne,  et  ne  peut  être  par  conséquent  un 
objet  de  haine.  »  Ainsi  les  hommes  ne  sont  pas  capables 
d'avoir  de  l'aversion  pour  la  vérité,  sinon  autant  {*)  qu'ils  la 
co'nsidèrent  dans  quelque  sujet  particulier  où  elle  combat 
leurs  inclinations,  où  elle  contredit  leurs  sentiments  :  et  en 
cette  vue,  chrétiens,  il  me  sera  facile  de  vous  convaincre  (^) 
,que  nous  pouvons  haïr  la  vérité  en  trois  sortes,  par  rapport 
à  trois  sujets  où  elle  se  trouve  (^).  Car  nous  la  pouvons  regar- 
der, ou  en  tant  qu'elle  réside  en  Dieu,  ou  en  tant  qu'elle 
nous  paraît  dans  les  autres  hommes,  ou  en  tant  que  nous  la 
sentons  en  nous-mêmes  :  et  il  est  certain  qu'en  ces  trois  états 
toujours  elle  contrarie  les  mauvais  désirs,  et  toujours  elle 
est  (^)  aussi  un  sujet  de  haine  aux  hommes  déréglés  [p.  3] 
et  mal  vivants. 

a.  «  l^  11=^,  Qicœst.  xxix,  art.  5,  où  il  traite  expressément  de  cette  question,  » 
ajoute  le  manuscrit. 

1.  F<a!r.  suivant  la  doctrine. 

2.  Var.  selon  cette  idée,  —  selon  ce  regard. 

3.  Var.  vue. 

4.  Vai\  en  tant  que. 

5.  Var.  nous  serons  facilement  convaincus. 

6.  Edit.  (avant  Gandar)  :  et  dans  lesquels  elle  contrarie  nos  mauvais  désirs. 
—  Membre  de  phrase  souligné,  ce  qui  signifie  réellement  ici  effacé. 

7.  Var.  elle  donne.  —  M.  Gandar  accorde  la  préférence  à  ce  mot  ;  mais  est^ 
d'abord  effacé,  a  été  rétabli  par  l'auteur. 


SUR  LA  HAINE  DE  LA  VÉRITÉ.  663 

Et  en  effet,  âmes  saintes  ('),  ces  lois  immuables  de  la 
vérité,  sur  lesquelles  notre  conduite  doit  être  réglée  ('),  soit 
que  nous  les  regardions  en  leur  source,  c'est-à-dire  en  Uieu, 
soit  qu'elles  nous  soient  montrées  dans  les  autres  hommes,  soit 
que  nous  les  écoutions  parler  en  nous-mêmes,  crient  toujours 
contre  les  pécheurs,  quoiqu'en  des  manières  différentes.  En 
Dieu,  qui  est  le  juge  suprême,  elles  les  condamnent  ;  dans 
les  hommes,  qui  sont  des  témoins  présents,  elles  les  repren- 
nent et  les  convainquent  ;  en  eux-mêmes  et  dans  le  secret 
de  leur  conscience,  elles  les  troublent  et  les  inquiètent  :  et 
c'est  pourquoi  partout  elles  leur  déplaisent.  Car  ni  l'orgueil 
de  l'esprit  humain  ne  peut  permettre  {^)  qu'on  le  condamne, 
ni  l'opiniâtreté  des  pécheurs  (^)  ne  peut  souffrir  {^)  quon  la 
convainque  ;  et  l'amour  aveugle  qu'ils  ont  pour  leurs  vices 
peut  encore  moins  consentir  qu'on  l'inquiète.  C'est  pourquoi 
ils  haïssent  la  vérité. 

Mais  si  vous  ne  l'avez  pas  encore  entendu,  la  conduite 
des  Juifs  envers  [p.  4]  Jésus-Christ  vous  le  fera  aisément 
connaître.  Il  leur  prêche  les  vérités  qu'il  dit  avoir  vues  dans 
le  sein  du  Père  (^):  ces  vérités  les  condamnent,  et  ils  haïssent 
son  Père,  où  elles  résident  :  Oderunt  et  me  et  Patrem 
meum  ("),  Il  les  reprend  en  vérité  de  leurs  vices  ;  et  pendant 
que  ses  discours  les  convainquent,  la  haine  de  la  vérité  leur 
fait  haïr  celui  qui  l'annonce  (^);  ils  s'irritent  contre  lui-même, 
ils  l'appellent  samaritain  et  démoniaque,  ils  courent  aux 
pierres  pour  le  lapider,  comme  il  se  voit  dans  notre  évan- 
gile. Il  les  presse  encore  de  plus  près,  il  leur  porte  jusqu'au 
fond  du  cœur  la.  lumière  de  la  vérité,  conformément  à  cette 
parole:  «  La  lumière  est  en  vous  pour  un  peu  de  temps  (^):  » 

a.  Joan.y  xv,  24, 

1.  Var.  chrétiens. 

2.  Var.  qui  doivent  régler  notre  vie. 

3.  Var.  endurer. 

4.  Var.  ni  l'opiniâtreté,  —  son  opiniâtreté. 

5.  Var.  endurer. 

6.  Var.  au  sein  de  son  Père. 

7.  Var.  la  prêche. 

8.  Cette  traduction  est  de  date  postérieure.  La  première  rédaction  portait:  «  11 
y  a  encore  en  vous  un  peu  de  lumière.  »  Bossuet  l'ayant  formellement  réprouvée, 
nous  ne  nous  obstinons  pas  à  la  maintenir  dans  son  texte. 


L 


664  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

Adhuc  niodicuni  lumen  in  vobis  est  (")  ;  ils  la  haïssent  si  fort, 
cette  vérité  adorable  (')  qu'ils  en  éteignent  encore  ce  faible 
rayon,  parce  qu'ils  cherchent  {f)  la  nuit  entière  pour 
couvrir  leurs  mauvaises  œuvres.  Dans  cette  aversion  fu- 
rieuse if)  qu'ils  témoignent  à  la  vérité,  et  parmi  tant  d'outrages 
qu'ils  lui  font  souffrir,  n'a-t-il  pas  raison,  chrétiens,  de  leur 
faire  aujourd'hui  ce  juste  reproche  :  «  Si  je  vous  dis  la  vérité, 
pourquoi  refusez-vous  de  la  croire  ?  »  Pourquoi  une  haine 
aveugle  vous  empêche-l-elle  de  lui  obéir  ? 

Mais  il  ne  parle  pas  seulement  aux  Juifs,  ses  ennemis  dé- 
clarés ;  et  son  dessein  principal  est  d'apprendre  à  ses  servi- 
teurs à  aimer  et  respecter  sa  vérité  sainte,  en  quelque  endroit 
qu'elle  [p.  5]  leur  paraisse.  Quand  ils  la  regardent  en  leur 
Juge,  qu'ils  permettent  (*)  qu'elle  les  règle  ;  quand  elle  les 
reprend  par  les  autres  hommes,  qu'ils  souffrent  qu'elle  les 
corrige  ;  quand  elle  leur  parle  dans  leurs  consciences,  qu'ils 
consentent  non  seulement  qu'elle  les  éclaire,  mais  encore 
qu'elle  les  change  et  les  convertisse  :  trois  p[oints]  de  ce 
discours  (5). 

PREMIER    POINT. 

Comme  ces  lois  primitives  et  invariables  de  vérité  et  de 
justice,  qui  sont  dans  l'intelligence  divine,  condamnent  direc- 
tement la  vie  des  pécheurs,  il  est  très  certain  qu'ils  les 
haïssent  et  qu'ils  voudraient  par  conséquent  les  pouvoir 
détruire.  La  raison  solide  :  C'est  le  naturel  de  la  haine  de 
vouloir  détruire  son  objet,  comme  de  l'amour  de  le  con- 
server (^).  Sans  que  vous  donniez  la  mort  à  votre  ennemi, 
vous  le  tuez  déjà  par  votre  haine,  qui  porte  toujours  dans 
l'âme  une  disposition  d'homicide.  C'est  pourquoi  l'apôtre  : 
Qui  odit  fratrem  suztin,  homicida  est  (''').  Il  le  compare   à 

a.Joan,  xii,  35.  —  b.  l  Joan.,  ni,  5.  —  Ms.  oderit. 

1.  Var.  ils  haïssent  si  fort  la  vérité. 

2.  Var.  veulent. 

3.  Var.  cette  haine  invétérée  et  opiniâtre. 

4.  Var.  qu'ils  aiment. 

5.  Nous  avons  déjà  fait  remarquer  que  dans  l'exécution  de  ce  plan,  Bossuet 
a  interverti,  et  avec  raison,  l'ordre  des  deux  derniers  points.  On  verra  combien 
l'enchaînement  en  devient  plus  étroit  et  les  transitions  plus  naturelles. 

6.  Var.  de  vouloir  détruire  partout  ce  qu'elle  détruit  dans  nos  cœurs. 


SUR  LA  HAINE  DE  LA  VÉRITÉ.  665 

Caïn.  Il  ne  dit  pas  :  [p.  6]  Celui  qui  trempe  les  mains  dans 
son  sang,  ou  qui  enfonce  un  couteau  dans  son  sein;  mais  : 
Celui  qui  le  [hait]  (')  est  homicide.  C'est  que  le  Saint-Esprit, 
qui  le  guide,  n'arrête  pas  sa  pensée  à  ce  qui  se  fait  au  dehors  ; 
il  va  approfondissant  les  causes  cachées,  et  c'est  ce  qui  lui 
fait  toujours  trouver  dans  la  haine  une  secrète  intention  de 
meurtre.  Car  si  vous  savez  observer  toutes  les  démarches  de 
la  haine  ("),  vous  verrez  qu'elle  voudrait  détruire  partout  ce 
qu'elle  a  déjà  détruit  dans  nos  cœurs.  Et  les  effets  le  font 
bien  connaître.  Si  vous  haïssez  quelqu'un,  aussitôt  sa  pré- 
sence blesse  votre  vue;  tout  ce  qui  vient  de  sa  part  vous  fait 
soulever  le  cœur;  se  trouver  avec  lui  dans  le  même  lieu  vous 
paraît  une  rencontre  funeste.  Au  milieu  de  ces  mouvements, 
si  vous  ne  réprimez  votre  cœur  (^),  il  vous  dira,  chrétiens,  que 
ce  qu'il  n'a  pu  souffrir  en  soi-même,  il  ne  le  peut  non  plus 
souffrir  nulle  part  ;  qu'il  n'y  a  bien  qu'il  ne  lui  ôtât  après  lui 
avoir  ôté  son  affection;  qu'il  voudrait  être  défait  sans  réserve 
aucune  de  cet  objet  odieux  :  c'est  l'intention  secrète  de  la 
haine.  C'est  pourquoi  l'apôtre  saint  Jean  a  raison  de  [dire]  ("*) 
qu'elle  est  toujours  homicide. 

[P.  7]  Mais  appliquons  {^)  ceci  maintenant  à  la  conduite 
des  pécheurs.  Ils  haïssent  la  loi  de  Dieu  et  sa  vérité  :  qui 
doute  qu'ils  ne  la  haïssent,  puisqu'ils  ne  lui  veulent  donner 
aucune  place  dans  leurs  mœurs?  Mais  l'ayant  ainsi  détruite 
en  eux-mêmes,  ils  voudraient  la  pouvoir  détruire  jusque  dans 
sa  source  (^)  :  Dzim  esse  volu7it  malt,  itolunt  esse  veritatem 
qita  daiiinantur  mali  {f)\  «  Comme  ils  ne  veulent  point  être 
justes,  ils  voudraient  que  la  vérité  ne  fût  pas  ;  parce  qu'elle 
condamne  les  injustes.  »  Et  ensuite  on  ne  peut  douter  qu'ils 


a.  s.  Aug.,  bi  Joan.  Tract.  XC.   —  Ms.  Duin  itoliait  esse  pisii,  nohmt  esse 
veritatem  qua  danuiatitjir  injicsti.  Cf.  la  traduction. 

1.  Ms.  qui  le  tue.  (Distraction  e'vidente.) 

2.  Var.  ce  que  fait  la  haine  par  elle-même. 

3.  Var.  si  vous  le  laissez  expliquer. 

4.  Var.  dit. 

5.  Il  faut  ici  passer  de  la  f  ig  à  la  f.  21,  par  suite  de  remaniements  successifs. 
La  f.  20  sera  reprise  plus  loin. 

6.  Var.  jusqu'en  son  principe. 


L 


666  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

ne  veuillent,  autant  qu'ils  peuvent  ('),  abolir  la  loi  dont  l'au- 
rorité  les  menace  et  dont  la  vérité  les  condamne. 

C'est  ce  que  Moïse  (^)  nous  fit  (^)  connaître  par  une  excel- 
lente figure,  lorsqu'il  descendait  de  la  montagne  où  Dieu  lui 
avait  parlé  face  à  face.  Il  avait  ('*)  en  ses  mains  les  tables 
sacrées  où  la  loi  de  Dieu  était  gravée  ;  tables  vraiment  véné- 
rables, et  sur  lesquelles  la  main  de  Dieu  et  les  caractères  de 
son  doigt  tout-puissant  se  voyaient  tout  récents  encore. 
Toutefois,  entendant  les  cris  et  voyant  les  danses  des  Israé- 
lites qui  couraient  après  {^)  le  veau  d'or,  il  les  jette  à  terre 
et  les  brise  :  Vidù  vitulum  et  ckoros,  iratusqiie  valde,  projecit 
de  manu  tabulas,  et  confregit  eas  if)  :  une  sainte  indigna- 
tion lui  fait  jeter  et  rompre  les  tables.  Que  veut  dire  ce  grand 
législateur  (^)  }  Je  ne  m'étonne  pas,  chrétiens,  que  sa  juste 
colère  se  soit  élevée  contre  ce  peuple  idolâtre  pour  le  faire 
périr  par  le  glaive  ;  mais  qu'avaient  mérité  ces  tables  au- 
gustes, gravées  de  la  main  de  Dieu,  pour  obliger  Moïse  à  les 
mettre  en  pièces  }  Tout  ceci  se  fait  en  figure,  et  s'accomplit 
pour  notre  instruction.  Il  a  voulu  nous  représenter  ce  que  ce 
peuple  faisait  alors  :  [p.  St'is]  il  brise  les  tables  de  la  loi  de 
Dieu,  pour  montrer  que  dans  l'intention  des  pécheurs  la  loi 
est  détruite  et  anéantie.  Quoique  le  peuple  ne  pèche  que 
contre  un  chef  de  la  loi,  qui  défendait  d'adorer  les  idoles,  il 
casse  ensemble  toutes  les  deux  tables  ;  parce  que  nous 
apprenons  de  l'oracle  que  «  quiconque  pèche  en  un  seul 
article,  viole  l'autorité  de  tous  les  autres  ('^),  »  et  abolit,  autant 
qu'il  peut,  la  loi  tout  entière.  Evangile  de  même.  Unité  du 
corps  de  Jésus-Christ  et  de  toute  sa  doctrine. 

Mais  l'audace  du  pécheur  n'entreprend  pas  seulement  de 
détruire  des  tables  inanimées,  qui  sont  comme  des  extraits 
de  la  loi  divine  ;  il  en  veut  à  l'original,  je  veux  dire  à  cette 
équité  et  à  cette  vérité  primitive  qui  réside  dans  le   sein  de 

a,  Exod.,  XXXII,  19.  —  Ms.  fregit  eas.  —  b.  Jacob.,  Il,  10. 

1.  Ms.  Toute  la  phrase  au  singulier. 

2.  Retour  à  la  f.  20. 

3.  Var.  a  fait. 

4.  Var.  Il  portait. 

5.  Var.  qui  adoraient... 

6.  Var.  ce  grand  prophète. 


SUR  LA  HAINE  DE  LA  VÉRITÉ.  667 

Dieu,  et  qui  est  la  règle  immuable  et  éternelle  de  tout  ce  qui 
se  meut  dans  le  temps  :  c'est-à-dire,  qu'il  en  veut  à  Dieu,  qui 
est  lui-même  sa  vérité  et  sa  justice.  «  L'insensé  a  dit  en  son 
cœur  :  Il  n'y  a  point  de  Dieu('').  »  Il  l'a  dit  en  son  cœur,  dit 
le  saint  Prophète  ;  il  a  dit  non  ce  qu'il  pense,  mais  ce  qu'il 
désire  ;  il  n'a  pas  démenti  sa  connaissance,  mais  il  a  confessé 
son  attentat  {').  Il  voudrait  qu'il  n'y  eût  point  de  loi  ni  de 
vérité.  Et  afin  que  nous  comprenions  que  tel  est  son  secret 
désir,  Dieu  a  permis  qu'il  se  soit  enfin  découvert  sur  la  per- 
sonne de  son  Fils.  Les  méchants  l'ont  crucifié  ;  et  si  vous 
voulez  savoir  pour  quelle  raison  qu'il  vous  le  dise  lui- 
même  :  «  Vous  voulez  me  tuer,  dit-il  (''),  parce  que  mon 
discours  ne  prend  point  en  vous  ('').  »  C'est-à-dire,  si  nous 
l'entendons,  parce  que  vous  haïssez  ma  vérité  sainte,  parce 
que,  [p.  9]  la  rejetant  de  vos  mœurs,  partout  où  elle  vous 
paraît  elle  vous  choque  ;  et  partout  où  elle  vous  choque,  vous 
voudriez  pouvoir  la  détruire  (^).  Pensons-nous  bien,  ô  pé- 
cheurs, sur  qui  nous  mettons  la  main  lorsque  nous  chassons 
de  notre  âme  et  que  nous  bannissons  de  notre  vie  la  règle 
de  la  vérité  ?  Nous  crucifions  Jésus-Christ  encore  une  fois  ; 
il  nous  dit  aussi  bien  qu'aux  Juifs  :  Qitœritis  me  interjicere  : 
car  quiconque  hait  la  vérité  et  les  lois  immuables  qu'elle 
nous  donne,  il  tue  spirituellement  la  Justice  et  la  Sagesse 
éternelle  qui  est  venu[e]  nous  les  apprendre:  et  ainsi  se  revê- 
tant d'un  esprit  de  Juif,  il  doit  penser  avec  tremblement  que 
son  cœur  n'est  pas  éloigné  [de  se  laisser]  emporter  ('*)  à  la 
cabale  sacrilège  qui  l'a  mis  en  croix. 

Folle  et  téméraire  entreprise  du  pécheur,  qui  entreprend 
sur  l'être  de  son  auteur  même,  par  l'aversion  qu'il  a  pour  la 
vérité  !  Gladius  eorum  intret  in  corda  ipsorum,  et  arcus  eorum 

a.  Ps.,  LU,  I.  —  b.  Joan.,  VIII,  37. 

1.  Var.  son  crime.  —  Gandar  :  son  crime,  son  attentat.  —  Mais  ce  n'est  pas 
ici  le  seul  endroit  où  nous  ayons  trouvé  des  variantes  écrites  à  la  suite  dans  le 
texte  même,  et  non  en  surcharge.  Un  point  après  crime  marque  que  la  phrase 
s'arrêtait  d'abord  sur  ce  mot,  et  que  l'auteur  y  a  substitué,  sur-le-champ,  un  syno- 
nyme qui  lui  a  paru  préférable. 

2.  Var.  vous  voulez,  dit-il,  me  donner  la  mort. 

3.  M.  Gandar  supprime  cette  phrase.  Elle  est  soulignée  au  manuscrit,  mais  à 
cause  de  son  importance.  C'est  l'idée  essentielle  de  ce  premier  point. 

4.  Var.  qu'il  se  serait  facilement  laissé  emporter  à... 


668  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

confringatur  {^)  :  «  Que  son  glaive  lui  perce  le  cœur,  et  que 
son  arc  soit  brisé.  »  Deux  sortes  d'armes  dans  les  mains  du 
pécheur  :  un  arc  pour  tirer  de  loin,  un  glaive  pour  frapper 
de  près.  La  première  arme  se  rompt,  et  est  inutile  ;  la  seconde 
a  son  effet,  mais  contre  lui-même.  Il  tire  de  loin,  chrétiens, 
il  tire  contre  Dieu  ;  et  non  seulement  les  coups  [p.  lo]  n'y 
arrivent  pas,  mais  encore  l'arc  se  rompt  au  premier  effort. 
Mais  ce  n'est  pas  assez  que  son  arc  se  brise,  que  son  entre- 
prise demeure  inutile  ;  il  faut  que  son  glaive  lui  perce  le 
cœur,  et  que,  pour  avoir  tiré  de  loin  contre  Dieu,  il  se  donne 
lui-même  un  coup  sans  remède.  Ainsi  son  entreprise  retombe 
sur  lui  ;  il  met  son  âme  en  pièces  (')  par  l'effort  téméraire 
qu'il  fait  contre  Dieu  :  et  pendant  qu'il  pense  détruire  la  loi, 
il  se  trouve  qu'il  n'a  de  force  que  contre  son  âme  ("). 

a.  Ps.,  XXXVI,  15. 

1.  Var.  il  se  met  en  pièces  lui-même. 

2.  Bossuet  se  décide  ici  à  passer  au  second  point,  qui  dans  son  projet  primitif 
devait  être  le  troisième.  Il  néglige  tout  le  surplus  de  sa  première  rédaction.  Elle 
se  poursuivait  ainsi  : 

«  Mais  revenons  à  notre  sujet,  et  continuons  de  suivre  la  piste  de  l'aversion 
{var.  de  la  haine)  que  nous  avons  pour  la  vérité  et  pour  ses  règles  invariables. 

Vous  avez  vu,  chrétiens,  que  le  pécheur  la  détruit  tout  autant  qu'il  peut,  non 
seulement  dans  la  loi  et  dans  l'Évangile,  qui  en  sont,  vous  avons-nous  dit,  de 
fidèles  copies  (var.  les  véritables  copies),  mais  encore  dans  le  sein  de  Dieu,  où 
elles  sont  écrites  en  original.  Il  voit  qu'il  est  impossible  :  «Je  suis  Dieu,  dit  le 
Seigneur,  et  ne  change  [point].  »  (Ma/ac/i.,  m,  6.)  Quoi  que  l'homme  puisse  at- 
tenter, ce  qu'a  prononcé  sa  divine  bouche  est  fixe  et  invariable;  ni  le  temps  ni  la 
coutume  ne  [p.  11]  prescrivent  point  contre  l'Évangile  :_/£5-f«  Christus  heri  et 
hodie.,  ipse  et  in  secida  (Hebr.,  xiii,  8).  Il  ne  faut  donc  pas  espérer  que  la  loi  de 
Dieu  se  puisse  détruire.  Que  feront  ici  les  pécheurs  toujours  poussés  (î^rtr.  pous- 
sés secrètement)  de  cette  haine  secrète  de  la  vérité  qui  les  condamne  ?  Ce  qu'ils 
ne  peuvent  corrompre,  ils  l'altèrent  ;  ce  qu'ils  ne  peuvent  abolir,  ils  le  détour- 
nent, ils  le  mêlent,  ils  le  falsifient,  ils  tâchent  de  l'éluder  par  de  vaines  subtilités. 
Et  de  quelle  sorte,  messieurs  1  En  formant  des  doutes  et  des  incidents,  en  rédui- 
sant l'Evangile  à  des  questions  artificieuses,  [p.  12]  qui  ne  servent  qu'à  faire 
perdre,  parmi  des  détours  infinis,  la  trace  toute  droite  de  la  vérité.  {Pi-emière 
rédaction  effacée  :  coviwne.  un  avocat  infidèle  (î/ar.  chicaneur)  qui  ne  pouvant 
expliquer  la  loi,  dont  la  décision  formelle  et  précise  prononce  contre  sa  partie 
{var.  sur  sa  cause)  en  la  même  espèce,  ce  qu'il  ne  peut  expliquer,  il  l'enveloppe 
en  proposant  des  doutes  et  des  questions  qui  ne  servent...) 

Car  ces  pécheurs  subtils  et  ingénieux,  qui  tournent  de  tous  côtés  l'Évangile, 
qui  trouvent  des  raisons  de  douter  sur  l'exécution  de  tous  ses  préceptes,  qui 
fatiguent  les  casuistes  par  leurs  consultations  infinies,  ne  travaillent  qu'à  enve- 
lopper la  règle  des  mœurs.  Ce  sont  des  hommes,  dit  saint  Augustin,  «  qui  se 
tourmentent  beaucoup  pour  ne  trouver  pas  ce  qu'ils  cherchent  :  »  Nihil  laborant 
nisi  non  invenire  quod  qucrrimt  (De  Gènes,  cont.  Manich.,  il,  2)  :  ou  plutôt  ce 


SUR  LA  HAINE  DE  LA  VÉRITÉ.  669 


SECOND    POINT. 

[F,  i]  C'est  un  effet  admirable  de  la  Providence  qui  régit 
le  monde,  que  toutes  les  créatures  vivantes  et  inanimées  por- 
tent leur  loi  en  elles-mêmes.  Et  le  ciel,  et  le  soleil, et  les  astres, 

sont  ceux  dont  parle  l'Apôtre,  qui  n'ont  jamais  de  maximes  fixes  ni  de  conduite 
certaine,  «  qui  apprennent  toujours  et  qui  n'arrivent  jamais  à  la  science  de  la 
vérité  :  >  Seiiiper  discentes^  et  nunquain  ad  scie  fit  iam  veritatis  pefvenientes  (II 
Tim.,  III,  7). 

Ce  n'est  pas  ainsi,  chrétiens,  que  doivent  être  les  enfants  de  Dieu.  A  Dieu  ne 
plaise  que  nous  croyions  que  la  doctrine  chrétienne  soit  toute  en  doutes  et  en 
questions!  L'Evangile  [p.  13J  nous  a  donné  quelques  principes,  Jksus-Christ 
nous  a  appris  quelque  chose.  Qu'il  puisse  se  rencontrer  quelquefois  des  difficul- 
tés extraordinaires,  je  ne  m'y  veux  pas  opposer  ;  mais  je  ne  crains  point  d'assu- 
rer que,  pour  bien  régler  notre  conscience  sur  la  plupart  des  devoirs  du  christia- 
nisme, la  simplicité  et  la  bonne  foi  sont  de  grands  docteurs  :  ils  laissent  peu  de 
choses  indécises.  Par  la  grâce  de  Dieu,  messieurs,  la  vie  pieuse  et  chrétienne  ne 
dépend  pas  des  subtilités  ni  des  belles  inventions  de  l'esprit  humain  :  pour  savoir 
vivre  selon  Dieu  en  simplicité,  le  chrétien  n'a  pas  besoin  d'une  grande  étude  ni 
d'un  grand  appareil  de  littérature  :  «  Peu  de  choses  lui  suffisent,  dit  Tertullien, 
pour  connaître  de  la  vérité  autant  {var.  ce  qu'il)  qu'il  lui  en  faut  pour  se  con- 
duire :  »  Christiano  ■paucis  ad  scieniiani  veritatis  opiis  est  (De  Anim.,  n.  2). 

Qui  nous  a  donc  produit  tant  de  doutes,  tant  de  fausses  subtilités,  tant  de  dan- 
gereux adoucissements  sur  la  doctrine  des  mœurs,  si  ce  n'est  que  nous  voulons 
tromper  ou  être  trompés?  Ces  excellents  docteurs,  auxquels  je  vous  renvoyais,  la 
simplicité  et  la  bonne  foi,  donnent  des  décisions  trop  formelles.  [P.  14]  La  chair 
qui  est  condamnée  cherche  des  détours  et  des  embarras.  De  là  tant  de  questions 
et  tant  de  chicanes.  C'est  pourquoi  saint  Augustin  a  raison  de  dire  que  ceux  qui 
les  forment  «  soufflent  sur  de  la  poussière  et  jettent  de  la  terre  dans  leurs  yeux.  » 
Sufflantes  in  pulverein,  et  exxitantes  terrant  in  ociclos  suos  (Conf.,  xii,  16).  Ils 
étaient  dans  le  grand  chemin,  et  la  voie  de  la  justice  même  leur  paraissait  toute 
droite  ;  ils  ont  soufflé  sur  la  terre,  et  de  vaines  contentions,  des  questions  de 
néant  {var.  de  nul  poids)  qu'ils  ont  excitées,  ont  troublé  leur  vue  comme  une 
poussière  importune,  et  ils  ne  peuvent   plus  se  conduire. 

Sans  faire  ici  la  guerre  à  personne,  si  ce  n'est  à  nous-mêmes  et  à  nos  vices, 
nous  pouvons  dire  hautement  que  notre  attachement  à  la  terre  et  l'affaiblissement 
de  la  discipline  ont  fait  naître  plus  que  jamais  en  nos  jours  ces  vaines  et  perni- 
cieuses subtilités.  Les  uns  cherchent  JÉsus-Chrisï  comme  les  Mages,  pour  ado- 
rer sa  vérité  ;  les  autres  le  cherchent  dans  l'esprit  d'Kérode,  pour  faire  outrage  à 
sa  vérité. 

Règle  pour  s'examiner  :  Quiconque  est  inquiet  et  veut  se  mettre  en  repos, 
voyez  quelle  est  cette  inquiétude  et  de  quelle  cause  elle  vient.  Par  là  vous  pouvez 
connaître  votre  disposition  véritable.  Mais  si  vous  voulez  ne  vous  tromper  pas  à 
connaître  quelle  est  cette  inquiétude  et  de  quelle  cause  elle  vient,  examinez 
attentivement  ce  que  vous  craignez.  Ou  vous  craignez  de  mal  faire,  [p.  15]  ou 
vous  craignez  qu'on  ne  vous  dise  que  vous  faites  mal.  L'un  est  la  crainte  des 
enfants  de  Dieu,  l'autre  est  la  crainte  des  enfants  du  siècle.  Si  vous  craignez  de 
mal  faire,  vous  cherchez  JÉsus-Christ  dans  l'esprit  des  Mages,  pour  rendre 
honneur  à  la  vérité;  sinon,  vous  cherchez  Jésus-Christ  dans  l'esprit  d"Hérode, 
pour  lui  faire  outrage.  » 


L 


6/0  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

et  les  éléments,  et  les  animaux,  et  enfin  toutes  les  parties  de 
cet  univers  ont  reçu  leurs  lois  particulières,  qui  ayant  toutes 
leurs  secrets  rapports  avec  cette  loi  éternelle  qui  réside  dans 
le  Créateur,  font  que  tout  marche  en  concours  et  en  unité 
suivant  l'ordre  immuable  de  sa  sagesse. S'il  est  ainsi, chrétiens, 
que  toute  la  nature  ait  sa  loi,  l'homme  a  dû  aussi  recevoir  la 
sienne;  mais  avec  cette  différence  que  les  autres  créatures  du 
monde  visible  l'ont  reçue  sans  la  connaître, au  lieu  qu'elle  a  été 
inspirée  à  l'homme  dans  un  esprit  raisonnable  et  intelligent, 
comme  dans  un  globe  de  lumière,  dans  lequel  il  la  voit  briller 
elle-même  avec  un  éclat  encore  plus  vif  que  le  sien,  afin  que 
la  voyant  il  l'aime,  et  que  l'aimant  il  la  suive  par  un  mouve- 
ment volontaire. 

[P.  Il]  C'est  en  cette  sorte,  âmes  saintes,  que  nous  portons 
en  nous-mêmes  et  la  loi  de  l'équité  naturelle,  et  la  loi  de  la 
justice  chrétienne.  La  première  nous  est  donnée  avec  la  rai- 
son en  naissant  dans  cet  ancien  monde,  selon  cette  parole  de 
l'Évangile,  que  Dieu  «  illumine  tout  homme  venant  au 
monde  ('');  »  et  la  seconde  nous  est  inspirée  avec  la  foi,  qui  est 
la  raison  du  chrétien,  en  renaissant  dans  l'Église  qui  est  le 
monde  nouveau  ;  et  c'est  pourquoi  le  baptême  s'appelait  dans 
l'ancienne  Eglise  le  mystère  d'illumination, qui  est  une  phrase 
apostolique  tirée  de  la  divine  Kpître  aux  Hébreux  (*).  Ces 
lois  ne  sont  autre  chose  qu'un  extrait  fidèle  (')  de  la  vérité 
primitive,  qui  réside  dans  l'esprit  de  Dieu  ;  et  c'est  pourquoi 
nous  pouvons  dire  sans  crainte  que  la  vérité  est  en  nous. 
Mais  si  nous  ne  l'avons  pas  épargnée  dans  le  sein  même  de 
Dieu,  il  ne  faut  pas  s'étonner  que  nous  la  combattions  en 
nos  consciences.  Avec  quel  effet,  chrétiens  ?  Il  vous  sera  utile 
de  le  bien  entendre  ;  et  c'est  pourquoi  je  tâcherai  de  vous 
l'expliquer. 

[P.  m]  Je  vous  ai  dit,  dans  le  premier  point,  qu'en  vain 
les  pécheurs  attaquaient  en  Dieu  cette  vérité  originale  ;  ils 
se  perdent  tout  seuls,  elle  n'est  ni  corrompue  ni  diminuée. 
Mais  il  n'en  est  pas  de  la  sorte  de  cette  vérité  inhérente  en 
nous.  Car  comme  nous  la  touchons  de  plus  près,  et  que  nous 

a.  Joan.,  1,9.  —  b.  Hebr.,Yl,  4. 
I.    Var.  Cette  loi  est  un  extrait. 


SUR  LA  HAINE  DE  LA  VÉRITÉ.  67  I 

pouvons  pour  ainsi  dire  mettre  nos  mains  dessus,  nous  pou- 
vons aussi  pour  notre  malheur  la  mutiler  et  la  corrompre,  la 
falsifier  et  l'obscurcir.  Et  il  ne  faut  pas  s'étonner  si  cette 
haine  secrète  par  laquelle  le  pécheur  s'efforce  de  la  détf  uire 
dans  l'original  et  dans  sa  source,  le  porte  à  l'altérer  autant 
qu'il  peut  dans  les  copies  et  dans  les  ruisseaux.  Mais 
ceci  est  trop  vague  et  trop  général  ;  venons  à  des  idées  plus 
particulières. 

Je  veux  donc  dire,  messieurs,  que  nous  falsifions  dans  nos 
consciences  la  règle  de  vérité  qui  doit  gouverner  nos  mœurs, 
afin  de  ne  voir  pas  quand  nous  faisons  mal  :  et  voici  en  quelle 
manière. 

Deux  choses  sont  nécessaires  pour  nous  connaître  nous- 
mêmes,  et  la  justice  de  nos  actions  :  que  nous  ayons  les  règles 
[p.  iv]  dans  leur  pureté,  et  que  nous  nous  regardions  dedans 
comme  dans  un  miroir  fidèle.  Car  en  vain  le  miroir  est-il  bien 
placé,  eii  vain  sa  glace  est-elle  polie  ;  si  vous  n'y  tournez  le  vi- 
sage, il  ne  sert  de  rien  pour  vous  reconnaître  :  non  plus  que  la 
règle  de  la  vérité,  si  vous  n'en  approchez  pas  pour  vous  y  con- 
templer quels  vous  êtes. 

C'est  ici  que  nous  errons  doublement.  Car  et  nous  alté- 
rons la  règle,  et  nous  nous  déguisons  nos  mœurs  à  nous- 
mêmes.  Comme  une  femme  mondaine,  amoureuse  jusqu'à  la 
folie  de  cette  beauté  d'un  jour,  qui  peint  la  surface  du  visage 
pour  cacher  la  laideur  qui  est  au  dedans,  lorsqu'en  con- 
sultant son  miroir,  elle  ne  trouve  ni  cet  éclat,  ni  cette 
douceur  que  sa  vanité  désire,  elle  s'en  prend  premièrement 
au  cristal,  elle  cherche  ensuite  un  miroir  qui  fiatte.  Que  si 
elle  ne  peut  tellement  corrompre  la  fidélité  de  sa  glace 
qu'elle  ne  lui  montre  toujours  beaucoup  de  laideur,  [p.  v] 
elle  s'avise  d'un  autre  moyen  :  elle  se  plâtre,  elle  se  farde, 
elle  se  déguise,  elle  se  donne  de  fausses  couleurs  ;  elle  se 
pare,  dit  saint  Ambroise,  d'une  bonne  grâce  achetée  (")  ; 
et  laisse  jouir  son  orgueil  (')  du  spectacle  d'une  beauté 
imaginaire. 

C'est  à  peu  près  ce  que  nous  faisons  :  lorsque  nous  courons 

a.  De   Virgin.^  I,  vi,  n.  28,  29. 

I.  Var.  et  se  repaît,  —  repaît  sa  vanité,  —  laisse  jouir  sa  vanité. 


I 


6/2  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

après  nos  désirs,  notre  âme  se  défigure  et  perd  toute  sa 
beauté  ;  si  en  cet  état  déplorable  nous  nous  présentons  quel- 
quefois à  cette  règle  de  vérité  écrite  en  nos  cœurs,  notre  dif- 
formité nous  étonne;  elle  fait  horreur  à  nos  yeux  :  nous  nous 
plaignons  de  la  règle.  —  Ces  lois  austères  (')  dont  on  nous 
effraye,  ne  sont  pas  les  lois  de  l'Evangile  ;  elles  ne  sont 
pas  si  fâcheuses  ni  si  ennemies  de  l'humanité  !  Cette  loi  de  la 
dilection  des  ennemis,  cette  sévérité  delà  pénitence  et  de  la 
mortification  chrétienne,  ce  précepte  terrible  du  détachement 
du  monde,  de  ses  vanités  et  de  ses  pompes,  ne  se  doit  pas 
prendre  au  pied  de  la  lettre  ;  tout  cela  tient  plus  du  conseil 
que  du  commandement  absolu  !  —  Nous  éloignons  ces  dures 
maximes,  et  nous  mettons  à  leur  place,  ainsi  qu'une  glace 
flatteuse,  les  maximes  d'une  piété  accommodante. 

[P.  vi]  Mais,  chrétiens,  il  est  mal  aisé  de  détruire  tout  à  fait 
en  nous  cette  règle  de  vérité,  qui  est  si  profondément  em- 
preinte en  nos  âmes  ;  et  quelque  petit  rayon  qui  nous  en  de- 
meure, c'est  assez  pour  convaincre  nos  mauvaises  mœurs  et 
notre  vie  licencieuse.  Cette  pensée  nous  chagrine  :  mais  notre 
amour-propre  s'avance  à  propos  pour  nous  ôter  cette  inquié- 
tude ;  il  nous  présente  un  fard  agréable,  il  donne  de  fausses 
couleurs  à  nos  intentions,  il  dore  si  bien  nos  vices  que  nous  les 
prenons  pour  des  vertus. 

Voilà,  chrétiens,  les  deux  manières  par  lesquelles  nous 
falsifions  et  l'Évangile  et  nous-mêmes  ;  nous  craignons  de  le 
découvrir  en  sa  vérité,  et  de  nous  voir  nous-mêmes  tels  que 
nous  sommes.  Nous  ne  pouvons  nous  résoudre  à  nous  accor- 
der avec  l'Evangile  par  une  conduite  réglée  ;  nous  tâchons 
de  nous  approcher  [p.  vu]  en  déguisant  l'un  et  l'autre,  en  fai- 
sant de  l'Evangile  un  assemblage  monstrueux  de  vrai  et  de 
faux,  et  de  nous-mêmes  un  personnage  de  théâtre  qui  n'a 
que  des  actions  empruntées  et  à  qui  rien  ne  convient  moins 
que  ce  qu'il  paraît. 

Et,  en  effet,  chrétiens,  lorsque  nous  formons  tant  de  doutes 
et  tant  d'incidents,  que  nous  réduisons  l'Evangile  et  la  doc- 
trine des  mœurs  à  tant  de  questions  artificieuses,  que  faisons- 
nous  autre  chose,sinon  de  chercher  des  déguisements  ?  Et  que 

I.  i  BossLiet  répète  ce  qu'on  pense  et  ce  qu'on  dit.  »  {Gatuiar.) 


SUR  LA   HAINE  DK  LA  Vl'iRITl':.  673 


servent  tant  de  questions,  sinon  à  nous  faire  perdre  parmi  des 
détours  infinis  la  trace  toute  droite  de  la  vérité  ?  Ne  faisons 
ici  la  guerre  à  personne,  sinon  à  nous-mêmes  et  à  nos  vices  ; 
mais  disons  hautement  dans  cette  chaire  que  ces  pécheurs 
subtils  et  ingénieux, qui  tournent  l'Évangile  de  tant  décotes, 
qui  trouvent  des  raisons  de  douter  sur  l'exécution  de  tous  les 
préceptes,  qui  fatiguent  les  casuistes  par  leurs  consultations 
infinies,  ne  travaillent  [p.  viii]  ordinairement  qu'à  nous  enve- 
lopper la  règle  des  mœurs.  «Ce  sont  des  hommes,  dit  saint 
Augustin,  qui  se  tourmentent  beaucoup  pour  ne  trouver  pas 
ce  qu'ils  cherchent  :  ;)  NiJiil  laborant  nisi  non  invenire  qiiod 
qiKmint  (").  Ou  plutôt  ce  sont  ceux  dont  parle  l'Apôtre  (''), 
qui  n'ont  jamais  de  conduite  certaine  ('),  «  qui  apprennent 
toujours,  et  cependant  n'arrivent  jamais  à  la  science  de  la 
vérité  :  »  Semper  discentes,  et  minquam  ad  scientiam  veritatis 
pervenientes  (^). 

Ce  n'est  pas  ainsi,  chrétiens,  que  doivent  être  les  enfants 
de  Dieu.  A  Dieu  ne  plaise  que  nous  croyions  que  la  doctrine 
chrétienne  soit  toute  en  questions  et  en  incidents  !  L'Évan- 
gile nous  a  donné  quelques  principes,  Jésus-Christ  nous  a 
appris  quelque  chose  ;  son  école  n'est  pas  une  académie  où 
chacun  dispute  ainsi  qu'il  lui  plaît.  Qu'il  puisse  se  rencontrer 
quelquefois  des  difficultés  extraordinaires,je  ne  m'y  veux  pas 
opposer  ;  mais  je  ne  crains  point  de  vous  assurer  que,  pour 
régler  notre  conscience  sur  la  plupart  des  devoirs  du  chris- 
tianisme, la  simplicité  et  la  bonne  foi  sont  deux  [p.  ixj  grands 
docteurs  qui  laissent  peu  de  choses  indécises.  Pourquoi  donc 
subtilisez-vous  sans  mesure  }  Aimez  vos  ennemis,  faites-leur 
du  bien.  —  Mais  c'est  une  question,  direz-vous,  ce  que  signi- 
fie cet  amour;  si  aimer  ne  veut  pas  dire  ne  les  haïr  point  :  et 
pour  ce  qui  regarde  de  leur  bienfaire,  il  faut  savoir  dans 
quel  ordre,  et  quoi.  —  C'est  peut-être  qu'il  suffira  (-^)  de  venir 
à  eux,  après  que  vous  aurez  (■*)  épuisé  votre  libéralité  sur 
tous  les  autres  ;  et  alors  ils  se  contenteront,  s'il  leur  plaît,  de 

a.  De  Gènes,  contra  Munich.,  il,  2.  —  b.W  Tùn.,  m,  7. 

1.  Var.  de  maximes  fixes. 

2.  Tout  ce  passage  reprend  les  idées  abandonnées  à  la  fin  du  premier  point. 

3.  Var.  dans  qi:el  ordre,  et  s'il  ne  suffit  pas... 

4.  l'^ar.  que  nous  aurons.  —  L'objection  s'est  changée  eu  réponse  ironique. 

Sermons  de  BosRuet.  —  U I .  ^7, 


674  CARÊME  DES  CARMI^LITES. 

VOS  bonnes  volontés  (').  Raffinements  ridicules  !  Aimer,  c'est- 
à-dire  aimer.  L'ordre  défaire  du  bien  à  nos  ennemis  dépend 
des  occasions  particulières  que  Dieu  nous  présente  pour  ral- 
lumer, s'il  se  peut,  en  eux  le  feu  de  la  charité  que  nos  (^)  ini- 
mitiés ont  éteint  :  pourquoi  raffiner  davantage  ?  Grâce  à  la 
miséricorde  divine,  la  piété  chrétienne  ne  dépend  pas  des 
inventions  (-^)  de  l'esprit  humain  ;  et  pour  vivre  selon  Dieu  en 
simplicité,  le  chrétien  n'a  pas  besoin  d'une  grande  étude,  ni 
d'un  grand  [p.  xj  appareil  de  littérature  :  «  peu  de  choses  lui 
suffisent,  dit  Tertullien,  pour  connaître  de  la  vérité  ce  qu'il 
lui  en  faut  pour  se  conduire  :  1>  Christiano panels  ad scieiitiam 
veritatis  opus  est  ("). 

Qui  nous  a  donc  produit  tant   de   doutes,   tant   de   fausses 
subtilités,  tant  de  dangereux  adoucissements  sur  la  doctrine 
des  mœurs,  si   ce  n'est  que   nous  voulons   tromper  et  être 
trompés  ?  De  là  tant  de  questions  et  tant  d'incidents,   qui  raf- 
finent sur  les  chicanes  et  les  détours  du  barreau.  Vous  avez 
dépouillé  cet  homme  pauvre,  et   vous  êtes  devenu  un  grand 
fleuve  engloutissant  les  petits  ruisseaux  ;  mais  vous  ne  savez 
pas  par  quels  moyens,  ni  je  ne  me  soucie  de  le  pénétrer.  Soit 
que  ce  soit  en  levant  les  bondes  [des]  digues,  soit  par  quelque 
machine  plus  délicate,  enfin  vous  avez  mis   cet   étang  à  sec, 
et  il  vous  redemande  ses  eaux.  Que  m'importe,  ô  grande   ri- 
vière qui  regorges   de  toutes   parts,  en  quelles  manières  et 
par  quels  détours  ses  eaux  sont  coulées  i^)  en  ton   sein  '■    Je 
vois  qu'il  est  desséché  et  que  vous  l'avez  dépouillé  de  son  peu 
de  bien.  Mais  il  y  a  ici  des  questions,  et  sans  doute  des  ques- 
tions importantes  }  Tout  cela  pour  obscurcir  la  vérité.  C'est 
pourquoi  saint  Augustin  a  raison  de  comparer  ceux    qui   les 
forment  à  des  hommes  «qui  soufflent  sur  de  la  poussière   et 
se  jettent  de  la  terre  aux  yeux  :  »    Sujjïantes  \iTi\  pulvercin 
et  excitantes  terra7n   iîi  oculos  suos  {''')  !  Eh  quoi  !  vous  étiez 
dans  le  grand  chemin  (5)  de  la  charité  chrétienne,  la  voie  vous 

a.  De  Anima,  [n.  2]  «  si  je  ne  me  trompe,  »  ajoute  Bossuet.  —  b.  Cou/.,  xil,  16. 

1.  Va}-,  de  nos  bons  désirs. 

2.  Kjr.  vos  inimitiés. 

3.  Var.  des  subtilités. 

4.  Gandar  :  ont  coulé. 
J.  Far.  la  jurande  voie. 


b 


SUR  LA  HAINE  DE  LA  VÉRITI^.  675 

paraissait  toute  droite;  et  vous  ;ivez  souftlésur  hi  terre:  mille 
vaines  contentions,  mille  questions  de  néant  se  sont  excitées, 
qui  ont  troublé  votre  vue  comme  une  poussière  importune,  et 
vous  ne  pouvez  plus  vous  conduire  ;  un  nuage  vous  couvre 
[p.  xi]  la  vérité,  vous  ne  la  voyez  qu'à  demi. 

Mais  c'en  est  assez,  chrétiens,  pour  convaincre  leur  mau- 
vaise vie.  Car  encore  que  nous  tournions  le  dos  au  soleil  et 
que  nous  tâchions  par  ce  moyen  de  nous  envelopper  dans 
notre  ombre,  les  rayons  qui  viennent  [de]  part  et  d'autre 
nous  donnent  toujours  assez  de  lumière.  Encore  que  nous 
détournions  nos  visages  de  peur  que  la  vérité  ne  nous  éclaire 
de  front,  elle  envoie  par  les  côtés  assez  de  lumière  pour  nous 
empêcher  de  nous  méconnaître.  Accourez  ici,  amour-propre, 
avec  tous  vos  noms,  toutes  vos  couleurs,  tout  votre  art 
et  tout  votre  fard  ;  venez  peindre  nos  actions,  venez 
colorer  nos  vices.  Ne  nous  donnez  point  de  ce  fard  gros- 
sier qui  trompe  les  yeux  des  autres  ;  déguisez-nous  si  déli- 
catement et  si  finement, que  nous  ne  [nous]  connaissions  plus 
nous-mêmes. 

Je  n'aurais  jamais  fait,  messieurs,  si  j'entreprenais  aujour- 
d'hui de  vous  raconter  tous  les  artifices  [p.  xii]  par  lesquels 
l'amour-propre  nous  cache  à  nous-mêmes,  en  nous  donnant 
de  faux  jours,  en  nous  faisant  prendre  le  change,  en  détour- 
nant notre  attention  ou  en  charmant  (')  notre  vue.  Disons 
quelques-unes  de  ces  finesses  ;  mais  donnons  en  même  temps 
une  règle  sûre  pour  en  découvrir  la  malice.  Vous  allez  voir, 
chrétiens,  comment  il  nous  persuade  premièrement  que  nous 
sommes  bien  convertis,  quoique  l'amour  du  monde  règne 
encore  en  nous  ;  et,  pour  nous  pousser  plus  en  avant, 
que  nous  sommes  zélés,  quoique  nous  ne  soyons  pas  même 
charitables. 

Voici  comme  il  [s'y]  (^)  prend  pour  nous  convertir  ;  prêtez 
l'oreille,  messieurs,  et  écoutez  les  belles  conversions  que  fait 
l'amour-propre.  Il  y  a  presque  toujours  en  nous  quelque 
commencement  imparfait  et  quelque  désir  de  vertu,  dont 
l'amour-propre  relève  le  prix  et  qu'il  fait  passer  pour  la  vertu 

1.  Var.  trompant. 

2.  Ms.  se. 


676  CAUKME  DES  CARMÉLITES. 


même.  C'est  ainsi  qu'il  commence  à  nous  convertir.  Mais  il 
faut  s'affliger  de  ses  crimes  ?  Il  trouvera  le  secret  de  nous 
donner  de  la  componction.  [P.  xiii]  Nous  serions  bien  mal- 
heureux, chrétiens,  si  le  péché  n'avait  pas  ses  temps  de  dé- 
goût, aussi  bien  que  toutes  nos  autres  occupations.  Ou  le 
chagrin,  ou  la  plénitude  fait  qu'il  nous  déplaît  quelquefois  : 
c'est  la  contrition  que  fait  l'amour-propre  Bien  plus,  j'ai 
appris  du  grand  saint  Grégoire  (")  que  comme  Dieu,  dans 
la  profondeur  de  ses  miséricordes,  laisse  quelquefois  dans 
ses  serviteurs  des  désirs  imparfaits  du  mal  pour  les  enraciner 
dans  l'humilité,  aussi  l'ennemi  de  notre  salut,  dans  la  profon- 
deur de  ses  malices,  laisse  naître  souvent  dans  les  siens  un 
amour  imparfait  de  la  justice,  qui  ne  sert  qu'à  les  enfler  par 
la  vanité  (')  !  Ainsi  le  malheureux  Balaam  admirant  les  ta- 
bernacles des  justes  ('''),  s'écrie  tout  touché,  ce  semble  :  «  Que 
mon  âme  meure  de  la  mort  des  justes  !  »  Est-il  rien  de  plus 
pieux  ?  Mais  après  avoir  prononcé  leur  mort  bienheureuse, 
le  même  donne  aussitôt  des  conseils  pernicieux  contre  leur 
vie.  Ce  sont  «  les  profondeurs  de  Satan,  »  [p.  xiv]  comme  les 
appelle  saint  Jean  dans  l'Apocalypse:  AltiHidines  Satanœ  (")  : 
mais  il  fait  jouer  pour  cela  les  ressorts  délicats  de  notre 
amour-propre.  C'est  lui  qui  fait  passer  ces  dégoûts  qui  vien- 
nent ou  de  chagrin  ou  d'humeur  pour  la  componction  véri- 
table, et  des  désirs  qui  semblent  sincères  pour  des  résolutions 
'déterminées.  Mais  (')  je  veux  encore  vous  accorder  que  le 
désir  peut  être  sincère  :  mais  ce  sera  toujours  un  désir  et  non 
une  résolution  déterminée  ;  c'est-à-dire  ce  sera  toujours  une 
fleur,  mais  ce  ne  sera  jamais  un  fruit  :  et  c'est  ce  que  Jésus- 
Christ  cherche  sur  ses  arbres. 

Pour  nous  détromper,  chrétiens,  des  tromperies  de  notre 
amour-propre,  la  règle  est  de  nous  juger  par  les  œuvres. 
C'est  la  seule  règle  infaillible,  parce  que   c'est  la   seule    que 


a.  Pastor.,  Ill,  30.  —  h.  Num.,  XXIII,  10.  —  c.  Apoc,  II,  24. 

1.  Note  marginale  :  Ceux-là  se  croient  de  grands  pécheurs;  ceux-ci  se  per- 
suadent souvent  qu'ils  sont  de  grands  saints.  Pesez. 

2.  «  Ce  7nais  est  ajouté  après  coup,  sans  que  Bossuet  ait  pris  le  temps  de  voir 
qu'il  y  aurait  ainsi  une  répétition  et  d'effacer  peut-être  le  mais  qui  commence  la 
phrase  suivante.  »  (Gandar.)  —  Il  y  en  a  trois  dans  cette  phrase  ;  Bossuet  ne 
les  aura  pas  tous  prononcés.  Cette  ébauche  n'est  pas  prête  pour  la  récitation. 


SUR  LA  HAINE  DE  LA  VÉRITÉ.  677 

■ ■ ■ ■ — 

Dieu  nous  donne.  Il  s'est  réservé  de  juger  les  cœurs  par  leurs 
dispositions  intérieures  et  il  ne  s'y  trompe  jamais.  Il  nous  a 
donné  les  œuvres  comme  la  marque  pour  nous  reconnaître  : 
c'est  la  seule  qui  ne  trompe  pas.  [P.  xv]  Si  votre  vie  est 
chttnpfée,  c'est  le  sceau  delà  conversion  de  votre  cœur.  Mais 
prenez  garde  encore  en  ce  lieu  aux  subtilités  de  l'amour- 
propre.  Prenez  garde  qu'il  ne  change  un  vice  en  un  autre, et 
non  pas  ce  vice  en  vertu  ;  que  l'amour  du  monde  ne  règne 
en  vous  sous  un  autre  titre  ;  que  ce  tyran,  au  lieu  de  re- 
mettre le  trône  à  Jésus-Ciirlst  le  légitime  Seigneur,  n'ait 
laissé  un  successeur  de  sa  race  ('),  enfant  aussi  bien  que  lui 
de  la  même  convoitise.  Venez  à  l'épreuve  des  œuvres  ;  mais 
ne  vous  contentez  pas  de  quelques  aumônes  ni  de  quel- 
que demi-restitution.  Ces  œuvres  dont  nous  parlons,  qui 
sont  le  sceau  de  la  conversion,  doivent  être  des  œuvres  pleines 
devant  Dieu,  comme  parle  l'Ecriture  sainte:  Noninvenio 
opéra  tua  plena  coram  Deo  meo  if)  ;  c'est-à-dire  qu'elles 
doivent  embrasser  toute  l'étendue  de  la  justice  chrétienne  et 
évangélique. 

Après  vous  avoir  montré  de  quelle  sorte  l'amour-propre 
convertit  les  hommes,  je  vous  ai  promis  de  vous  dire  comment 
il  fait  semblant  d'allumer  [p.  xvi]  leur  zèle. 

Je  l'expliquerai  en  un  mot  :  c'est  qu'il  est  naturel  à  l'homme 
de  vouloir  tout  régler,  excepté  lui-même. Un  tableau  qui  n'est 
pas  posé  en  sa  place  choque  la  justesse  de  notre  vue  ;  nous 
ne  souffrons  rien  au  prochain,  nous  n'avons  de  la  facilité  ni 
de  l'indulgence  pour  aucune  faute  des  autres.  Ce  grand  dé- 
règlement vient  d'un  bon  principe,  c'est  qu'il  y  a  en  nous  an 
amour  de  l'ordre  et  de  la  justice  qui  nous  est  donné  pour 
nous  conduire.  Cette  inclination  est  si  forte  qu'elle  ne  peut 
demeurer  inutile  ;  c'est  pourquoi  si  nous  ne  l'occupons  au 
dedans  de  nous,  elle  s'amuse  au  dehors,  elle  se  tourne  à  ré- 
gler les  autres,  et  nous  croyons  être  fort  zélés  quand  nous 
détestons  le  mal  dans  les  autres.  Il  plaît  à  l'amour-propre  que 
nous  exercions,  ou  plutôt  que  nous  consumions  et  que  nous 
épuisions  ainsi  notre  zèie. 

a.  Apoc,  ni,  2. 

I.  Souligné  pour  l'importance. 


678  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 


[P.xvii]  «Faites  ce  que  vous  voulez  qu'on  vous  fasse  ;(")» 
employez  pour  vous  la  même  mesure  dont  vous  vous  servez 
pour  les  autres  :  toutes  les  ruses  de  l'amour-propre  seront 
éventées.  N'ayez  pas  deux  mesures,  l'une  pour  le  prochain 
et  l'autre  pour  vous,  «  car  c'est  chose  abominable  devant  le 
Seigneur  {^).  »  N'ayez  pas  une  petite  mesure  où  vous  ne 
mesuriez  que  vous-même,  pour  régler  vos  devoirs  ainsi  qu'il 
vous  plaît  ;  car  cela  attire  la  colère  de  Dieu  :  Mensura  minor 
irœ plena  ('),  dit  le  prophète  [Michée]  (').  Prenez  la  grande 
mesure  du  christianisme,  la  mesure  de  la  charité  ;  mesure 
pleine  et  véritable,  qui  enferme  le  prochain  avec  vous,  et 
qui  vous  range  tous  deux  sous  la  même  règle  et  sous  les 
mêmes  devoirs  tant  de  l'équité  naturelle  que  de  la  justice 
chrétienne. 

Ainsi  ce  grand  ennemi  de  la  vérité  intérieure,  l'amour- 
propre,  [sera]  détruit  en  nous-mêmes  ;  mais  s'il  vit  encore, 
voici  qui  lui  doit  donner  le  coup  de  la  [p.  xviii]  mort  :  la 
vérité  dans  les  autres  hommes,  convainquant  et  reprenant 
les  mauvaises  œuvres.  C'est  le  dernier  effort  qu'elle  fait,  et 
c'est  là  qu'elle  reçoit  les  plus  grands  outrages. 

TROISIÈME    POINT. 

\P.  A]  S'il  appartient  à  la  vérité  de  régler  les  hommes  et 
de  les  juger  souverainement,  à  plus  forte  raison,  chrétiens, 
elle  a  droit  de  les  censurer  et  de  les  reprendre.  C'est  pourquoi 
nous  apprenons  par  les  saintes  Lettres  que  l'un  des  devoirs 
les  plus  importants  de  ceux  qui  sont  établis  pour  être  les 
dépositaires  de  la  vérité,  c'est  de  reprendre  sévèrement  les 
personnes;  et  il  faut  que  nous  apprenions  de  saint  Augustin 
quelle  est  l'utilité  d'un  si  saint  emploi.  Ce  grand  homme  nous 
l'explique  en  un  petit  mot,  au  livre  de  la  Correction  et  de  la 
Grâce  if),  où,  faisant  comparaison  des  préceptes  que  l'on  nous 
donne  avec  les  (^),  reproches  que  l'on  nous  fait,  et  recher- 
chant à  fond,  selon  sa  coutume,  l'utilité  de  l'un  et  de  l'autre, 
il  dit  que  «comme  on  nous  enseigne  par  le  précepte  ce  que 

a.  Maiih.,  vil,  12.  —  b.  Prov.,  XX,  23.  —  c.  •Mic/t.,  vi,  10.  —  d.  De  Corrcpt. 
et  Grnt.,  ni,  5. 

1.  Ms.  le  prophète Zacharie.  —  Inadvertance  delà  mémoire. 

2.  Var.  et  des  reproches. 


SUR  LA  HAINE  DE  LA  VÉRlTlL  679 

nous  avons  à  faire,  on  nous  montre  (')  par  les  reproches  que 
si  nous  ne  le  faisons  [pas],  c'est  par  notre  faute.  » 

Et  en  effet,  chrétiens,  c'est  là  le  fruit  principal  de  telle 
censure.  Car  ( ')  quelque  front  qu'aient  les  pécheurs,  le  péché 
est  toujours  timide  et  honteux  ;  c'est  pourquoi  qui  médite 
un  crime  médite  pour  l'ordinaire  une  excuse  :  [/.  B]  c'est 
surprise,  c'est  fragilité,  c'est  une  rencontre  imprévue.  Il  se 
cache  ainsi  à  lui-même  plus  de  la  moitié  de  son  crime.  Dieu 
lui  suscite  un  censeur  charitable,  mais  rigoureux,  qui,  perçant 
toutes  ses  défenses  {^),  lui  fait  sentir  que  c'est  par  sa  faute, 
et  lui  ôtant  tous  les  vains  prétextes,  ne  lui  laisse  que  son 
péché  avec  sa  honte.  Si  quelque  chose  le  peut  émouvoir, 
c'est  sans  doute  cette  sévère  correction,  et  c'est  pourquoi  le 
divin  Apôtre  ordonne  à  Tite,  son  cher  disciple,  d'être  dur  et 
inexorable  en  quelques  rencontres  :  «  Réprenez-les,  dit-il, 
durement:  »  Increpa  illos  dure  (")  ;  c'est-à-dire  qu'il  faut  jeter 
quelquefois  au  front  des  pécheurs  impudents  des  vérités 
toutes  sèches,  qui  les  fasse[nt]  rentrer  en  eux-mêmes  d'éton- 
nement  et  de  surprise  ;  et  si  les  corrections  doivent  emprun- 
ter en  plusieurs  rencontres  une  certaine  douceur  de  la  charité, 
qui  est  tendre  et  compatissante,  elles  doivent  aussi  emprunter 
souvent  quelque  espèce  de  rigueur  (^)  et  de  dureté  de  la 
vérité,  qui  est  inflexible. 

Si  jamais  la  vérité  se  rend  odieuse,  c'est  particulièrement, 
chrétiens,  dans  la  fonction  dont  je  parle.  Les  pécheurs, 
toujours  superbes,  ne  peuvent  endurer  \p.  6"]  qu'on  les 
reprenne,  et  c'est  pourquoi  le  grand  saint  Grégoire  les  com- 
pare à  des  hérissons  (*).  Etant  éloigné  de  cet  animal,  vous 
voyez  sa  tête,  ses  pieds  et  son  corps  ;  quand  vous  approchez 
pour  le  prendre,  vous  ne  trouvez  qu'une  boule  ;  et  celui 
que  vous  découvriez  (5)  de  loin  tout  entier,  vous  le  perdez 
tout  à  coup,  aussitôt  que  vous  le   tenez  dans  vos  mains  (^). 

a.  TH.,  I,  13.  —  b.  Pastor.,  m,  2. 

1.  Var.  on  nous  fait  sentir. 

2.  Passage  souligné  pour  l'importance. 

3.  Var.  excuses. 

4.  Mot  souligné,  comme  plus  haut  étonneinent  et  surprise. 

5.  Var.  que  vous  voyiez. 

6.  Var.  que  vous  avez  la  main  dessus. 


L 


68o  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

Il  en  est  ainsi  de  l'homme  pécheur.  Vous  avez  découvert 
toutes  ses  menées  et  démêlé  toute  son  intrigue  ;  enfin 
vous  avez  reconnu  {')  tout  l'ordre  du  crime;  vous  voyez 
ses  pieds,  son  corps  et  sa  tête  :  aussitôt  que  vous  pensez  le 
convaincre  en  lui  racontant  ce  détail,  \^p.D'\  par  mille  adres- 
ses il  vous  retire  ses  pieds,  il  couvre  soigneusement  tous  les 
vestiges  de  son  crime  ;  il  vous  cache  sa  tête,  il  recèle  pro- 
fondément ses  desseins  ;  il  enveloppe  son  corps,  c'est-à-dire 
toute  la  suite  de  son  intrigue,  dans  un  tissu  artificieux  d'une 
histoire  embarrassée  et  faite  à  plaisir  (^).  Ce  que  vous  pen- 
siez avoir  vu  si  distinctement,  n'est  plus  qu'une  masse 
informe  et  confuse,  où  il  ne  paraît  ni  fin  ni  commencement  ; 
et  cette  vérité  si  bien  démêlée  est  tout  à  coup  disparue 
parmi  ces  vaines  défaites.  Ainsi  étant  retranché  et  enveloppé 
en  lui-même,  il  ne  vous  présente  plus  que  des  piquants  ;  il 
s'arme  à  son  tour  contre  vous,  et  vous  ne  pouvez  le  toucher 
sans  que  votre  main  soit  ensanglantée  ;  je  veux  dire,  votre 
honneur  blessé  par  quelque  outrage  {^). 

«  Et  donc,  dit  le  saint  Apôtre,  je  suis  devenu  votre  ennemi 
en  vous  disant  la  vérité  :»  Ergo  if)  ininiicus  vobisfactus  siun, 
verum  diceiis  vobis  {f)  !  Il  est  ainsi,  chrétiens,  et  tel  est  l'aveu- 
glement des  hommes  pécheurs.  Qu'on  discoure  de  la  morale, 
qu'on  déclame  contre  les  vices,  pourvu  (5)  qu'on  ne  leur  dise 
jamais  comme  Nathan  :  «  C'est  vous-même  qui  êtes  cet 
homme  (''')  :  »  ils  écouteront  volontiers  une  satire  [/>.  E^  pu- 
blique des  mœurs  de  leur  siècle.  Et  cela  pour  quelle  raison  ? 
C'est  [qu']  «  ils  aiment,  dit  saint  Augustin,  les  lumières  de  la 
vérité,  mais  ils  ne  peuvent  souffrir  ses  censures  :  »  Amant 
eam  iMcentem,  oderunt  eam  redargiientem  (').  «  Elle  leur  plaît 
quand  elle  se  découvre,  »  parce  qu'elle  est  belle  ;  «elle  com- 
mence à  les  choquer  quand  elle  les  découvre  eux-mêmes,  » 
parce  qu'elle  leur  montre  qu'ils  sont  difformes  (^)  :  Amant 

a.  Gai.,  IV,  16.  —  b.W  Reg.,  xn,  7.  —  c.  Conf.,  x,  23. 

1.  Var.  vous  voyez  tout  l'ordre. 

2.  Var.  de  mille  [vaines]  rencontres. 

3.  Gnndar  ;  le  moindre  que  vous  recevrez  sera  le  reproche  de  vos  vains  soup- 
çons. —  Mais  cette  surcharge  est  barrée  d'un  petit  trait. 

4.  Gandar  :  Ego. 

5.  Var.  jusqu'à  ce  qu'on  dise  :  C'est  à  vous  qu'on  parle. 

6.  Vai .  leur  difformité. 


SUR  LA  HAINE  DE  LA  VÉRITÉ.  68  I 

caiii  ann  seipsani  indicat,  et  odenint  eam  aun  eos  ipsos  tn- 
dicat  (").  Aveugles  qui  ne  voient  pas  que  c'est  par  la  même 
lumière  que  le  soleil  se  montre  lui-même  et  tous  les  autres 
objets!  Ils  veulent  cependant,  les  insensés!  que  la  vérité  se 
découvre  à  eux  sans  découvrir  quels  ils  sont  (')  ;  et  «  il  leur 
arrivera  au  contraire,  par  une  juste  vengeance,  que  la  lumière 
de  la  vérité  (^)  mettra  en  évidence  leurs  mauvaises  œuvres, 
pendant  qu'elle-même  leur  sera  cachée  :  >>  Inde  retribiiet  eis 
ut  qui  se  ah  ca  manifcstari  nolunt,  et  cos  nolentes  manifestet, 
et  eis  ipsa  manifesta  non  sit  ('''). 

Par  conséquent,  chrétiens,  que  les  hommes  qui  ne  veulent 
pas  obéir  à  la  vérité  souffrent  du  moins  qu'elle  (^)  les  re- 
prenne ;  s'ils  la  dépossèdent  de  son  trône,  du  moins  qu'ils 
ne  la  retiennent  pas  tout  à  fait  captive  ;  s'ils  la  dépouillent  (*) 
avec  injustice  de  l'autorité  du  commandement,  qu'ils  lui 
[/.  F^^  laissent  du  moins  la  liberté  de  la  plainte.  Quoi  ! 
veulent-ils  encore  étouffer  sa  voix  ?  Veulent-ils  qu'on  loue 
leurs  péchés,  ou  du  moins  qu'on  les  dissimule,  comme  si  faire 
bien  ou  mal  c'était  une  chose  indifférente  ?  Ce  n'est  pas 
ainsi,  chrétiens,  que  l'Evangile  l'ordonne.  Il  veut  que  la 
censure  soit  exercée  et  que  les  pécheurs  soient  repris,  parce 
que,  dit  saint  Augustin,  «  s'il  y  a  quelque  espérance  de 
salut  pour  eux,  c'est  par  là  que  doit  commencer  leur  guéri- 
son  :  et  s'ils  sont  endurcis  et  incorrigibles,  c'est  par  là  que 
doit  commencer  leur  supplice  ('").  » 

«  Mais  j'espère  de  vous,  chrétiens,  quelque  chose  de  meil- 
leur, encore  que  je  vous  parle  de  la  sorte  :  »  Confidinms  (^) 
anteni  [de  vobis  ineliora  et  viciniora  sahiti,  tanietsi  ita  loqui- 
juur\  ('^).  Voici  les  jours  de  salut,  voici  le  temps  de  conversion, 
dans  lesquels  on  verra  la  presse  autour  des  tribunaux  de  la 
pénitence.  C'est  principalement  dans  ces  augustes  tribunaux 
que  la  vérité  reprend  les  pécheurs  et  exerce  sa  charitable 
mais  vigoureuse  censure.  Ne  désirez  pas  qu'on  vous  flatte  où 

a.  Conf.,  X,  23.  —  b.  Ibid.  —  c.  De  Corrept.  et  Grat.^  n.  14.  —  d.  Hebr.,  vi,  9. 

1.  Var.  se  fasse  voir  sans  faire  voir  quels  ils  sont. 

2.  Var.  que  la  ve'rité  mettra. 

3.  Var.  qu'on  les  reprenne. 

4.  Var.  s'ils  lui  ôtent. 

5.  M  s.  Sperainus  autein... 


682 


carf:me  des  carmélites. 


vous-mêmes  vous  vous  rendez  vos  accusateurs.  N'imitez  pas 
ces  méchants  [p.  C]  dont  parle  le  prophète  Isaïe,  «qui  disent 
à  ceux  qui  regardent  (')  :  Ne  regardez  pas  ;  et  à  ceux  qui 
sont  préposés  pour  voir  :  Ne  voyez  pas  pour  nous  ce  qui  est 
droit  ;  dites-nous  des  choses  qui  nous  plaisent,  trompez-nous 
par  des  erreurs  agréables  :  »  Loqnimini  nobisplacentia,  videte 
nobis  crrorcs  ;  atiferte  a  me  viain,  declinate  a  me  semitam  (")  : 
«  Otez-nous  cette  voie  :  »  elle  est  trop  droite  ;  «  ôtez-nous 
ce  sentier  :  »  il  est  trop  étroit.  Enseignez-nous  des  voies 
détournées  où  nous  puissions  nous  sauver  avec  nos  vices  ('). 
Car  c'est  ce  que  désirent  (3)  les  pécheurs  rebelles.  Au  lieu 
que  la  conversion  véritable  est  que  le  méchant  devienne  bon 
et  que  le  pécheur  devienne  juste,  ils  imaginent  une  autre 
espèce  de  conversion  oi^i  le  mal  soit  changé  en  bien,  où  le 
crime  devienne  honnête,  où  la  rapine  devienne  justice,  et  ils 
cherchent  jusqu'au  tribunal  de  la  pénitence  des  flatteurs,  qui 
les  entretiennent  dans  cette  pensée. 

Loin  de  tous  ceux  qui  m'écoutent  une  disposition  si  fu- 
neste !  Cherchez-y  des  amis  et  non  des  trompeurs  (■*),  des 
juges  et  non  des  complices,  des  médecins  charitables  et  non 
pas  des  empoisonneurs.  Ne  vous  contentez  pas  de  replâtrer 
où  il  faut  toucher  jusqu'aux  fondements.  \P.  H~\  C'est  un 
commencement  de  salut  d'être  capables  des  remèdes  forts  (=). 
Ne  cherchez  ni  complaisance,  ni  tempérament,  ni  adoucis- 
sement, ni  condescendance.  Venez  rougir  tout  de  bon,  tandis 
que  la  honte  est  salutaire  ;  venez  vous  voir  tout  tel  que  vous 
êtes,  afin  que  vous  ayez  horreur  de  vous-même  ;  et  que,  con- 
fondu par  les  reproches,  vous  vous  rendiez  enfin  digne  de 
louanges  {^)  :  Ut  Deo  miserante...  desinat  agere  pudenda  et 
dolenda,  atqiie  agat  latidanda  atque  gratanda  (''). 
_    Mais  ne  faut-il  pas  user  de  condescendance  ?  N'est-ce  pas 

a.  Is.,  XXX,  lo,  II.  ~  b.  S.  Aug.,  De  Corrept.  et  Grat.,  v,  7. 

1.  Var.  qui  voient. 

2.  Var.  nous  convertir  sans  changer  nos  cœurs. 

3.  Var.  où  en  viennent. 

4.  Correction  de  date  postérieure  :  *  flatteurs. 

^  5.  Phrase  effacée  :  Notre  plaie  invétérée  n'est  pas  en  état  d'être  guérie  par  des 
lénitifs  :  il  est  temps  d'appliquer  le  fer  et  le  feu. 

6.  Addition  plus  récente:  «  *  et  non  seulement  de  louanges,  mais  d'une  gloire 
éternelle.  » 


SUR  LA  HAINE  DE  LA  VÉRITÉ.  683 

une  doctrine  évangélique  (')  qu'il  faut  s'accommoder  à  l'in- 
firmité humaine  ?  Il  le  faut,  n'en  doutez  pas,  chrétiens  ;  mais 
voici  l'esprit  véritable  de  la  condescendance  chrétienne  relie 
doit  [être]  dans  la  charité,  et  non  pas  dans  la  vérité.  Je  veux 
dire  :  il  faut  que  la  charité  compatisse,  et  non  pas  que  la  vérité 
se  relâche  (')  ;  il  faut  [/.  /]  supporter  l'infirmité,  mais  non 
pas  l'excuser  ni  lui  complaire.  Il  faut  imiter  saint  Cyprien, 
dont  saint  Augustin  a  dit  ces  beaux  mots,  «  que  considérant 
les  pécheurs,  il  les  tolérait  dans  l'Église  par  la  patience  de  la 
charité,  »  et  voilà  la  condescendance  chrétienne  ;  «  mais  que 
tout  ensemble  il  les  reprenait  par  la  force  de  la  vérité  ("),  » 
et  voilà  la  rigueur  apostolique  :  Et  vcritatis  iibertate  redar- 
gîiit,  et  charitatis  viiintc  S2istiimit.  Car,  pour  ce  qui  est  de  la 
vérité  et  de  la  doctrine,  il  n'y  a  plus  à  espérer  d'accommode- 
ment ;  et  en  voici  la  raison  :  Jésus-Christ  a  examiné  une 
fois  jusques  où  devait  s'étendre  la  condescendance.  Lui  qui 
connaît  parfaitement  la  faiblesse  humaine  et  le  secours  qu'il 
lui  donne,  a  mesuré  pour  jamais  l'une  et  l'autre  avec  ses 
préceptes.  Ces  grands  conseils  de  perfection,  quitter  tous 
ses  biens,  les  donner  aux  pauvres,  renoncer  pour  jamais  aux 
honneurs  du  siècle,  passer  toute  sa  vie  dans  la  continence,  il 
les  propose  bien  dans  son  Evangile  ;  mais  comme  ils  sont  au 
delà  des  forces  communes,  il  n'en  fait  pas  [/.  K\  une  loi,  il 
n'en  impose  pas  l'obligation.  S'il  a  eu  sur  nous  quelque 
grand  dessein  que  notre  faiblesse  ne  pût  pas  porter,  il  en  a 
différé  l'accomplissement  jusqu'à  ce  que  l'infirmité  ait  été 
munie  du  secours  de  son  Saint-Esprit  :  Non  potestis  portare 
modo  (''').  Vous  voyez  donc,  chrétiens,  qu'il  a  pensé  sérieuse- 
ment, en  esprit  de  douceur  et  de  charité  paternelle,  jusques 
où  il  relâcherait  et  dans  quelles  bornes  il  retiendrait  notre 
liberté.  Il  n'est  plus  temps  maintenant  de  rien  adoucir,  après 
qu'il  a  apporté  lui-même  tous  les  adoucissements  nécessaires. 
Tout  ce  que  la  licence  humaine  présume  au  delà  n'est  plus 
de  l'esprit  du  christianisme  ;  c'est  l'ivraie  parmi  le  bon  grain: 


a.  De  Baptism.  contr.  Donat.,  V,  17.  —  b.Joan.,  XVI,  12. 

1.  Var.  un  précepte  de  l'Évangile. 

2.  Encore  une  phrase  soulignée,  qu'il  faut   bien  se  garder  de  retrancher  ;  car 
elle  l'est  en  raison  de  son  importance. 


684  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

c'est  ce  mystère  d'iniquité  prédit  par  le  saint  Apôtre  ("),  qui 
vient  altérer  la  saine  doctrine. 

La  même  vérité  qui  est  sortie  de  sa  bouche  nous  jugera  au 
dernier  jour.  Conformité  entre  l'un  et  l'autre  état  :  «  Ce  sera 
le  précepte  qui  deviendra  une  sentence  (')  :  »  Jtistitia  con- 
vertetur  in  jîidicnnn  (^).  Là  elle  paraît  comme  [dans]  une 
chaire  (^)  pour  nous  enseigner,  là  dans  un  trône  {f)  pour 
nous  juger  ;  mais  elle  sera  la  même  en  l'un  et  en  l'autre.  Mais 
telle  qu'elle  est  dans  l'un  et  dans  l'autre,  [/.  L\  telle  doit-elle 
être  dans  notre  vie.  Car  quiconque  n'est  pas  d'accord  avec  la 
règle,  elle  les  (^)  repousse  et  les  condamne;  quiconque  vient 
se  heurter  contre  cette  rectitude  inflexible,  nous  vous  l'avons 
déjà  dit,  il  faut  qu'elle  les  rompe  et  les  brise  (5). 

Désirons  donc  ardemment  que  la  règle  de  la  vérité  (^)  se 
trouve  en  nos  mœurs  telle  que  Jésus-Ciirist  l'a  prononcée. 
Mais  afin  qu'elle  se  trouve  en  (^)  notre  vie,  désirons  aussi, 
chrétiens,  qu'elle  soit  en  sa  pureté  dans  la  bouche  et  la  doc- 
trine de  ceux  à  qui  nous  en  avons  donné  la  conduite  ;  qu'ils 
nous  reprennent,  pourvu  qu'ils  nous  guérissent  ;  qu'ils  nous 
blessent,  pourvu  qu'ils  nous  sauvent  ;  [/.  J/]  qu'ils  disent  ce 
qui  leur  plaira,  pourvu  qu'ils  disent  la  vérité. 

Mais  après  que  nous  l'aurons  entendue,  considérons, 
chrétiens,  que  le  jugement  de  Dieu  est  terrible  sur  ceux  qui 
la  connaissent  et  qui  la  méprisent.  Ceux  à  qui  la  vérité  chré- 
tienne n'a  point  été  annoncée  seront  ensevelis,  dit  saint 
Augustin  (''),  comme  des  morts  dans  les  enfers  ;  mais  ceux 
qui  savent  la  vérité  et  qui  pèchent  contre  ses  préceptes,  ce 
sont  ceux  dont  David  a  dit  «  qu'ils  y  descendront  tout  vi- 
vants :  »    Descendant   \in  infernum  viventes\  (^\  Les  autres 

a.  II  Thess.,  Il,  7.  —  b.  Ps:,  XCIII,  15. —  Vulgate  :  Quoadusqiie  justitia  conver- 
tatiir...  —  c.  Enarr.  in  Fs.,  LIV,  n.  16.  —  d.  Ps.  liv,  16.  —  Ms.  Descenderunt. 

1.  Var.  Telle  qu'il  l'a  prononcée,  telle  elle  paraîtra  pour  prononcer  notre  sen- 
tence. 

2.  Var.  Là  elle  a  une  chaire. 

3.  Far  Correctio7i  de  1666  :  dans  *  un  tribunal. 

4.  Quiconque  éveille,  chez  Bossuet,  l'idée  de  pluralité.  11  y  a  syllepse. 

5.  L'esquisse  primitive  portait  ici  ces  paroles  énergiques  :  «  telle  doit-elle  être 
dans  notre  vie  ;  autrement  notre  condamnation  sera  infaillible,  et  périront  avec 
nous  tous  ceux  qui  nous  auront  corrompus  par  leurs  complaisances.  » 

6.  Var.  de  l'Évangile. 

7.  Gandar  ;  dans  notre  vie.  Légère  inexactitude. 


SUR  LA  HAINE  DE  LA  VÉRITÉ.  685 

y  sont  comme  entraînés  et  précipites  ;  ceux-ci  y  descendent 
de  leur  plein  gré  ;  ceux-ci  y  seront  comme  des  [vivants]  et 
les  autres  comme  des  [morts]  (').  Cela  veut  dire,  messieurs, 
que  la  science  de  la  vérité  leur  donnera  un  sentiment  si-  vif 
de  leurs  peines,  que  les  autres  en  comparaison,  quoique  tour- 
mentés très  cruellement,  sembleront  comme  morts  et  insen- 
sible[s].  Et  quelle  sera  cette  vie  ?  C'est  qu'ils  verront  éter- 
nellement [/.  jV]  cette  vérité  qu'ils  ont  combattue  ;  de 
quelque  côté  qu'ils  se  tournent,  toujours  la  vérité  sera  contre 
eux  :  /;/  opprobriuni,  ni  videant  semper  (")  ;  en  quelques 
antres  profonds  qu'ils  aient  tâché  de  la  receler  pour  ne  point 
entendre  sa  voix,  elle  percera  leurs  oreilles  par  des  cris  ter- 
ribles ;  elle  leur  paraîtra  toute  nue,  aigre,  inexorable,  infle- 
xible, armée  de  tous  ses  reproches  pour  confondre  éternel- 
lement leur  ino^ratitude. 

Ah  !  mes  frères,  éloignons  de  nous  un  si  grand  malheur. 
Enfants  de  lumière  et  de  vérité,  nous  devons  aimer  la  lu- 
mière, même  celle  qui  nous  convainc  ;  nous  devons  adorer  la 
vérité,  même  celle  qui  nous  condamne.  Et  toutefois,  chrétiens, 
si  nous  sommes  bien  conseillés,  ne  soyons  pas  longtemps  en 
querelle  avec  un  ennemi  si  redoutable (■);[/.  (9]  accommodons- 
nous  pendant  qu'il  est  temps  avec  ce  puissant  ;  adversaire  ; 
ayons  la  vérité  pour  amie,  suivons  sa  lumière  qui  va  devant 
nous,  et  nous  ne  marcherons  point  parmi  les  ténèbres.  Allons 
droitement  et  honnêtement,  comme  des  hommes  qui  sont  en 
plein  jour,  et  dont  toutes  les  actions  [sont]  éclairées;  et  à  la 
fin  nous  arriverons  à  la  clarté  immortelle  et  au  plein  jour  de 
l'éternité.  Amen. 


a.  Datt.,  XII,  2. 

1.  L'ordre  des  mots  entre  crochets  est  interverti  au  manuscrit  ;  mais  c'est  une 
inadvertance  manifeste,  que  Gandar  aurait  pu  corriger. 

2.  /'(^ji'cz^^d't^ia'.- «...réconcilions-nous  bientôt  avec  elle,  en  nous  composant 
selon  ses  règles,  de  peur  que  cet  adversaire,  devenu  enfin  implacable,  ne  nous 
mène  devant  le  juge,  et  que  le  juge  ne  nous  livre  à  l'exécuteur,  qui  nous  fera  en- 
trer dans  une  prison,  où  nous  gémirons  (éternellement,  effacé)  jusqu'à  ce  que 
nous  ayons  payé  jusqu'au  dernier  sou  ;  c'est-à-dire  qu'il  n'y  aura  plus  pour  nous 
aucune  ressource,  parce  que  nous  serons  toujours  insolvables.  »  —  L'auteur 
supprime  ce  passage  :  cette  allégorie  évangélique  ( Matth.,  v,  25-27^,  qu'il  appli- 
quait à  l'enfer,  avec  saint  Augustin,  pouvant,  selon  une  autre  interprétation 
s'appliquer  au  purgatoire. 


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CAREME  DES  CARMELITES. 


DIMANCHE    DES    RAMEAUX, 


SUR  LES  SOUFFRANCES  ('). 


10  avril  1661. 


Ce  beau  sermon  a  paru  digne  à  M.  Gazier  de  figurer  dans  un 
Clioix  classique.  L'édition  qu'il  en  a  donnée  d'après  le  manuscrit 
autographe  contient  plusieurs  améliorations.  Quelques  passages  ce- 
pendant demandaient,  à  notre  avi.'^,  à  être  modifiés  dans  un  sens 
plus  rigoureux  encore.  Ainsi,  ce  qu'on  pouvait  être  tenté  de  regar- 
der, à  la  fin  du  second  exordc,  comme  une  nouvelle  rédaction  tracée 
au  crayon  par  le  grand  orateur,  n'était  qu'une  contrefaçon  risquée 
par  son  neveu.  Dans  un  autre  endroit,  c'est  un  renvoi  au  panégy- 
rique de  saint  Jacques  (saint  Jacques-le-Majeur,  frère  de  l'évan- 
géliste  saint  Jean),  où  les  éditeurs  croyaient  voir  une  référence  à 
l'Épître  canonique  de  l'Apôtre  du  même  nom  (saint  Jacques-le- 
Mineur),  le  fils  d'Alphée,  un  des  neveux  de  la  sainte  Vierge  que 
le  Nouveau   Testament  appelle   «  frères   du    Seigneur.  » 

Faut-il  ajouter,  mais  seulement  pour  mémoire,  une  erreur  de  dé- 
tail assez  étrange,  qui  n'est  peut-être  qu'une  faute  d'impression  ?  Elle 
se  rencontre  à  la  fin  de  la  première  rédaction  de  l'avant-propos, 
qu'on  avait  jointe  à  la  nouvelle  édition,  comme  nous  la  joindrons 
aussi  à  la  nôtre  :  «...s'il  plaît  à  Dieu  de  nous  éclairer  des  lumières 
de  Jésus-Christ  par  rinterces[sion  de  Marie  :  A%!e\.  »  On  comprend 
qu'il  faut  lire  :   «des  lumières  de  son  Saint-Esprit... 1> 

Sommaire.  —  Carmélites,  &  dimanche.  Patience,  souffrances. 

Exorde :  Calvaire;  trois  crucifiés.  S.  Augustin. 

(I"' point)  (^).  Dieu  semblable  à  nous,  afin  que  nous  fussions  sem- 
blables à  lui  (p.  I,  2,  3,  4,  5).  Incarnation.  Notez.  Ibid.  —  Esprit  de 
Jésus-Christ,  souffrances  :  Virum  dolornui  et  scientem  infirinitatem 
(p.  6,  7,  8).  —  Nécessité  de  souffrir  (p.  lO,  11,12,13). 

(2' point.)  Pénitence  dans  les  peines.  Voleur  pénitent,  exemple 
(p.  4,  5).  Souffrance,  épreuve  de  la  vertu,  or  du  .sanctuaire  (p,  6,  7, 
8,  9,  10,  1 1). 

Voleur  pénitent  mi3éricord[ieusement]  traité  par  JÉSUS  (p.  12,  13, 
14).  —  Aujourd'hui  !  quelle  promptitude  !  Avec  moi  !  quelle  compa- 
gnie !  Dans  le  paradis,  quel  repos  !  (p.  16). 

1.  Ms.  12823,  f.  189-216,  10-4°  avec  marge. 

2.  La  pagination  du  sermon  ne  commence  qu'au  premier  point. 


SUR  LES  souffkancp:s.  687 

(f  point.)  Enfer  dès  ce  monde  :  peine  sans  pénitence.  Deux  feux 
dans  les  Écritures  {a,  b,  c,  d,  e,f).  Consolation  aux  enfants  de  Uieu 
dans  les  afflictions.  Distingués  des  méchants,  môme  quand  ils  .souf- 
frent les  mêmes  maux.  Compar[aison]  :  saint  Augustin  (x). 

Exhortation  à  prendre  la  médecine  {h,  i). 


Fer  patientiiDii  curravuis 
ad  proposituiii  nobis  certamcn^ 
adspicienies  in  auctoremJidei{') 
et  constDiimatoron,  Jesum. 

Courons  par  la  patience  au 
combat  qui  nous  est  proposé, 
jetant  les  yeux  sur  Jésus, 
l'auteur  et  le  consommateur  de 
notre  foi. 

{Hebr.,  xii,  1,2.) 

VOICI  les  jours  salutaires  (-)  où  l'on  érigera  le  Calvaire 
dans  tous  nos  temples,  où  nous  verrons  couler  les  ruis- 
seaux de  sang  de  toutes  les  plaies  du  Fils  de  Dieu,  où  l'E- 
glise représentera  si  vivement  par  ses  chants,  par  ses  pa- 
roles et  par  ses  mystères  celui  de  sa  Passion  douloureuse, 
qu'il  n'y  aura  aucun  de  ses  enfants  à  qui  nous  ne  puissions 
dire  ce  que  l'Apôtre  disait  aux  Galates  ('*),  que  Jésus- 
Christ  a  été  crucifié  devant  ses  yeux.  L'Église  (^)  com- 
mence aujourd'hui  à  lire  dans  l'action  [de]  son  sacrifice  (^) 
l'histoire  de  la  Passion  de  son  Rédempteur  :  commençons 
aussi  dès  ce  premier  jour  à  nous  en  remplir  tellement 
l'esprit,  que  nous  n'en  perdions  jamais  la  pensée  pendant  ces 

a.  Galat.,  III,  l. 

1.  Ms.Jidei  nostrœ. 

2.  Première  rédaction  :  Parmi  les  pratiques  diverses  de  la  piété  chrétienne  que 
j'ai  tâché  de  vous  expliquer  dans  les  discours  précédents,  j'ai  différé  jusqu'à  ces 
saints  jours  {var.  jusques  à  ce  temps)  à  vous  proposer  la  plus  haute,  la  plus  im- 
portante, la  plus  évangélique  de  toutes,  je  veux  dire  l'amour  des  souffrances.  Il 
m'a  semblé,  chrétiens,  que  pour  vous  entretenir  avec  efficace  d'une  doctrine  si 
dure,  si  contraire  {var.  si  répugnante)  au  sens,  et  si  nécessaire  à  la  foi  (var.  et  si 
peu  goûtée  dans  le  siècle,  où  l'on  n'étudie  rien  avec  plus  de  soin  que  l'art  de  vivre 
avec  volupté),  il  fallait  attendre  le-  temps  où  le  Sauveur  lui-même  nous  prêche  à 
la  croix,  et  que  je  parlerais  faiblement,  si  ma  voix  n'était  soutenue  de  celle  de 
JÉSUS  mourant,  ou  plutôt  du  cri  de  son  sang,  «  qui  parle  mieux,  >  dit  l'Apôtre, 
et  plus  fortement  «  que  celui  d'Abel.  > 

Nous  voici  arrivés  aux  jours  salutaires  où  l'on  érigera  le  Calvaire  dans  tous 

3.  Var.  Elle. 

4.  Var.  dans  son  sacrifice. 


688  CARÊME  DES  CARMP^LITES. 

solennités  pleines  d'une  douleur  qui  console,  et  d'une 
tristesse  qui  adoucit  toutes  les  autres  ('). 

Parmi  ces  spectacles  de  mort  et  de  croix  qui  s'offrent  à 
notre  vue,  le  chrétien  sera  bien  dur,  s'il  ne  suspend,  du  moins 
durant  quelques  jours,  ce  tendre  amour  des  plaisirs,  pour  se 
rendre  capable  d'entendre  combien  les  peines  de  jÉsus- 
CiiRiST  lui  rendent  nécessaire  l'amour  des  souffrances. 
C'est  pourquoi  j'ai  différé  jusqu'à  ces  saints  jours  à  vous 
proposer  dans  cette  chaire  cette  maxime  fondamentale  (') 
de  la  piété  chrétienne.  Il  m'a  semblé,  chrétiens,  que  pour 
vous  entretenir  avec  efficace  d'une  doctrine  si  dure,  si 
contraire  aux  sens,  si  considérable  à  la  foi,  et  si  peu  goû- 
tée dans  le  siècle,  oii  l'on  n'étudie  rien  avec  plus  de  soin 
que  Tart  de  vivre  avec  volupté,  il  fallait  attendre  le  temps 
dans  lequel  Jésus-Christ  lui-même  nous  prêche  à  la  croix  ; 
et  j'ai  cru  que  je  parlerais  faiblement,  si  ma  voix  n'était  sou- 
tenue par  celle  de  Jp'sus  mourant,  ou  plutôt  par  le  cri  de 
son  sang,  «  qui  parle  mieux,  »  dit  saint  Paul  (''),  et  plus  for- 
tement «  que  celui  d'Abel.  » 

Servons-nous  donc,  chrétiens,  de  cette  occasion  favorable, 
et  tâchons  d'imprimer  dans  les  cœurs  la  loi  de  la  patience, 
qui  est  le  fondement  du  christianisme.  Mais  ne  soyons  pas 
assez  téméraires   pour  entreprendre  un  si  grand   ouvrage 


a.  Héèr.,xu,24. 
nos  tempTes,  où  nous  venons  couler  les  ruisseaux  de  sang  de  toutes  les  plaies  du 
Fils  de  Dieu  où  l'Église  représentera  si  vivement  par  ses  chants,  par  ses  pa- 
roles et  par  ses  mystères  celui  de  sa  Passion  douloureuse,  qu'il  n'y  aura  aucun  de 
ses  enfants  auquel  {ms.  auxquels,  var.  à  qui)  nous  ne  puissions  dire  ce  que  l'Apôtre 
a  dit  aux  Galates,  que  «  Jésus-Christ  a  été  crucifié  sous  leurs  yeux.  »  Parmi  ces 
spectacles  de  mort  et  de  croix,  le  chrétien  sera  bien  dur,  s'il  ne  suspend,  du 
moins  quelques  jours,  ce  tendre  amour  des  plaisirs,  pour  se  rendre  capable  d'en- 
tendre combien  les  douleurs  de  JÉSUS  lui  doivent  rendre  considérable  l'amour 
{var.  celui)  des  souffrances. 

Servons-nous  de  ce  temps  propice,  prenons  cette  occasion  favorable,  pour  im- 
primer dans  les  cœur[s]  des  chrétiens  le  véritable  esprit  {var.  la  première  vérité) 
du  christianisme.  L'Église  commence  aujourd'hui  à  lire  dans  les  saints  mystères 
l'histoire  de  la  Passion  :  commençons  aussi  dès  ce  premier  jour  à  nous  en  rem- 
plir tellement  l'esprit, qu'en  ayant  toujours  la  pensée  présente  durant  cette  sainte 
semaine  elle  nous  inspire  {var.  que  nous  en  ayons  toujours  la  pensée   présente 

1.  Var.  d'une  tristesse  si  douce  que,  pour  peu  qu'on  s'y  abandonne,  elle  guérit 
toutes  les  autres.  —  Texte  de  M.  Gazier.  Mais  Bossuet,  après  avoir  d'abord  effa- 
cé la  rédaction  que  nous  adoptons,  y  est  ensuite  revenu  définitivement. 

2.  Var,  cette  pratique  importante.,. 


SUR  LES  SOUFFRANCES.  689 


sans  avoir  imploré  le  secours  du  ciel   par  l'intercession  de 
Marie  :  Ave. 

Dans  les  paroles  que  j'ai  rapportées  pour  servir  de  sujet 
à  ce  discours,  vous  aurez  remarqué,  messieurs,  que  saint 
Paul  nous  propose  un  combat  auquel  nous  devons  courir 
j)ar  la  patience  ;  et  en  même  temps  il  nous  avertit  de  jeter 
les  yeux  sur  Jésus,  l'auteur  et  le  consommateur  de  notre 
foi,  c'est-à-dire,  qui  l'inspire  et  qui  la  couronne,  qui  la  com- 
mence et  qui  la  consomme,  qui  en  pose  le  fondement  et  qui 
lui  donne  sa  perfection.  Ce  combat,  dont  parle  l'Apôtre,  est 
celui  que  nous  devons  soutenir  contre  les  afflictions  que  Dieu 
nous  envoie  :  et  pour  apprendre  l'ordre  d'un  combat  oii  se 
décide  la  cause  de  notre  salut,  l'Apôtre  nous  exhorte,  de  la 
part  de  Dieu,  à  regarder  Jésus-Christ,  mais  Jésus-Christ 
attaché  en  croix  :  car  c'est  là  qu'il  veut  arrêter  nos  yeux,  et 
il  s'en  explique  lui-même  par  ces  paroles  :  «  Jetez  ('),  dit- 
il  ("),  les  yeux  sur  Jésus,  qui,  s'étant  proposé  la  joie,  et  après 
avoir  méprisé  la  confusion,  a  soutenu  la  mort  de  la  croix  :  » 
Qui  proposito  sibl  gaudio  \sustimiit  crucem,  confusione  con- 
tent pta\. 

De  là  nous  devons  conclure  que,  pour  apprendre  l'ordre, 
la  conduite,  les  lois,  en  un  mot,  de  ce  combat  de  la  patience, 
l'école  c'est  le  Calvaire,  le  maître  c'est  Jésus-Christ  crucifié  : 
c'est  là  que  nous  renvoie  le  divin  Apôtre.  Suivons  son  con- 
seil, allons  au  Calvaire  ;  considérons  attentivement  ce  qui 
s'y  passe. 

Le  grand  objet,  chrétiens,  qui  s'y  présente  d'abord  à  la 
vue,  c'est  le  supplice  de  trois  hommes.  Voici  un  mystère 
admirable  :  «  Nous  voyons,  dit  saint  i\ugustin  ('^),  trois 
hommes  attachés  à  la  croix,  un  qui  donne  le  salut,  un  qui  le 
reçoit,  un  qui  le  perd  :  »  Très  ermit  in  cruce  ;  unus  Salvator, 


a.  Hebr.,  XII,  2.  —  b.  In  Ps.  xxxiv  Serm.  il,  n.  i.  —  Ms.  /«  cruce  ires  houiines 
7e/ius  Salvator,  aller  salvandus,  alius  daffinandus. 

et  qu'elle  nous  inspire)  des  sentiments  qui  soient  dignes  de  chrétiens.  C'est  ce 
que  j'espère,  messieurs,  s'il  plaît  à  Dieu  de  nous  éclairer  des  lumières  de  son 
Saint-Esprit  par  rinterces[sion  de  Marie  :  Ave]. 

i.  Var.  Regardez,  dit-il,  Jésus-Christ,  à  qui  la  joie  de  sauver  ses  peuples  a 
fait  embrasser  la  croix,  après  avoir  méprisé  la  confusion. 

Seriiioiis  Je  Bossuct,  —  111.  44 


690  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

alius  salvandus,  alius  damnandus.  Au  milieu  l'auteur  de  la 
grâce  :  d'un  côté  un  qui  en  profite,  de  l'autre  côté  un  qui  la 
rejette.  Au  milieu  le  modèle  et  l'original  :  d'un  côté  un  imi- 
tateur fidèle,  et  de  l'autre  côté  un  rebelle  et  un  adversaire  ('). 
D'un  côté  un  qui  endure  avec  soumission,  de  l'autre  un  qui 
se  révolte  jusques  sous  la  verge  (^).  Discernement  terrible 
et  diversité  surprenante  !  Tous  deux  sont  en  la  croix  (')  avec 
Jésus-Christ,  tous  deux  compagnons  de  son  supplice  ;  mais, 
hélas  !  il  n'y  en  a  qu'un  qui  soit  compagnon  de  sa  gloire. 
Voilà  le  spectacle  qui  nous  doit  instruire.  Jetons  ici  les  yeux 
sur  Jésus,  «l'auteur  et  le  consommateur  de  notre  foi  :»  nous 
le  verrons,  chrétiens,  dans  trois  fonctions  remarquables.  Il 
souffre  lui-même  avec  patience;  il  couronne  celui  qui  souffre 
selon  son  esprit;  il  condamne  celui  qui  souffre  dans  l'esprit 
contraire.  C'est  ce  qu'il  nous  faut  méditer:  parce  que,  si  nous 
savons  entendre  ces  choses,  nous  n'avons  plus  rien  à  désirer 
touchant  les  souffrances. 

I.  Var.  d'un  côté  une  imitation  fidèle,  de  l'autre  une  opposition  sacrilège.  — 
Les  éditeurs,  même  M.  Gazier,  ont  tort  de  faire  entrer  ce  dernier  mot  dans  le  texte 
définitif:  il  y  un  point  après  adversaire. 

1.  Bossuet  avait  ébauché  ici  une  addition  marginale,  qu'il  n'a  pas  achevée  : 
«  Un  juste,  un  pécheur  pénitent,  et  un  pécheur  endurci.  Un  juste  souffre  volon- 
tairement, et  il  impose  aux  coupables  la  nécessité  de  souft'rir.  »  Ces  derniers 
mots,  tracés  au  crayon,  comme  le  reste  de  la  note,  sont  à  peine  lisibles  aujourd'hui. 
Peut-être  ne  l'étaient-iis  guère  davantage  dès  le  X\'I1I<*  siècle  ;  car  le  neveu  de 
Bossuet,  ayant  essayé  de  retoucher  ce  discours  pour  le  prêcher,  part  à  faux  dès 
cette  seconde  phrase.  Voici  d'ailleurs  toute  cette  nouvelle  rédaction.  Nous  met- 
tons en  italiques  les  mots  qui  n'étaient  pas  calqués  sur  le  texte  de  Bossuet 
lui-même  : 

«  Un  juste,  un  pécheur  pénitent,  et  un  pécheur  endurci.  Un  juste  souffre, 
volontairement,  et  il  mérite  par  ses  souffrances  le  salut  de  tous  les  coupables  ;  un 
pécheur  souffre  avec  soumission  et  se  convertit,  et  il  reçoit  sur  la  croix  l'assu- 
rance du  paradis  ;  un  pécheur  souffre  comme  un  rebelle,  et  il  commence  son 
enfer  dès  cette  vie.  Apprenons  auJounPhui,  tnessieurs,  apprenons  de  ces  trois 
patients,  dont  la  cause  est  si  différente,  trois  vérités  capitales.  Contemplons  dans 
le  patient  {var.  en  celui)  qui  souffre  étant  juste  {var.  innocent),  la  nécessité  de 
souffrir  imposée  à  tous  les  coupables  ;  apprenons  du  patient  qui  se  convertit 
l'utilité  des  souffrances  portées  avec  soumission  :  voyons  dans  le  patient  endurci 
la  marque  certaine  de  réprobation  dans  ceux  qui  souffrent  en  opiniâtres.  » 

Déjà,  en  tête  du  discours,  l'abbé  Bossuet  avait  essayé  de  sulDstituer  un  autre 
texte  à  celui  qui  avait  été  choisi  par  son  oncle.  Per  multas  tribulationes,  éQ.x\\.- 
\\,oportet  nos  inirare  iti  regnum  Dei  (Act.,  xiv)...  Il  ne  prend  pas  garde  au  dé- 
but du  second  exorde,  qui  ne  peut  s'appliquer  qu'au  texte  de  saint  Paul  :  Per 
patientiam... 

3.  Var.  à  la  croix. 


ï 


SUR  LES  SOUFFRANCES.  69  I 

En  effet,  nous  pouvons  réduire  à  trois  chefs  ce  que  nous 
devons  savoir  dans  cette  matière  importante  :  quelle  est  la 
loi  de  souffrir,  de  quelle  sorte  Jésus-Christ  embrasse  ceux 
qui  s'unissent  à  lui  parmi  les  souffrances,  quelle  vengeance 
il  exerce  sur  ceux  qui  ne  s'abaissent  pas  sous  sa  main  puis- 
sante, quand  il  les  frappe  et  qu'il  les  corrige  ;  et  le  Fils  de 
Dieu  crucifié  nous  instruit  pleinement  touchant  ces  trois 
points.  Il  nous  apprend  le  premier  en  sa  divine  personne;  le 
second,  dans  la  fin  heureuse  du  larron  si  saintement  converti  ; 
le  troisième,  dans  la  mort  funeste  de  son  compagnon  infidèle. 
Je  veux  dire  que  comme  il  est  notre  original,  il  nous  ensei- 
_CTne,  en  souffrant  lui-même,  qu'il  y  a  nécessité  de  souffrir  ('); 
il  fait  voir,  dans  le  bon  larron  (^),  de  quelle  bonté  paternelle 
il  use  envers  (^)  ceux  qui  souffrent  comme  ses  enfants  ;  enfin 
il  nous  montre,  dans  le  mauvais,  quels  jugements  redoutables 
il  exerce  sur  (^)  ceux  qui  souffrent  comme  des  rebelles.  II 
établi  la  loi  de  souffrir  ;  il  en  couronne  le  droit  usage  ;  il  en 
condamne  l'abus  :  et  comme  ces  trois  vérités  enferment,  si  je 
ne  me  trompe,  toute  la  doctrine  chrétienne  touchant  les 
souffrances,  j'en  ferai  aussi  le  partage  et  tout  le  sujet  de  ce 
discours. 

premier  point. 

[p.  i]  C'était  la  volonté  du  Père  céleste  ('),  que  les  lois 
des  chrétiens  fussent  écrites  premièrement  en  Jésus-Christ. 
Nous  devons  être  formés  selon  l'Évangile  :  mais  l'Évangile 
a  été  formé  sur  lui-même.  «  Il  a  fait,  dit  l'Écriture  ("),  avant 
que  parler  :  »  il  a  pratiqué  premièrement  ce  qu'il  a  prescrit  ; 
si  bien  que  sa  parole  est  bien  notre  loi  ;  mais  la  loi  pri- 
mitive, c'est  sa  sainte  vie.  Il  est  notre  maître  et  notre  docteur, 
mais  il  est  premièrement  notre  modèle. 

Pour  entendre  solidement  cette  vérité  fondamentale,  il 
faut  remarquer  avant  toutes  choses,  que  le  grand  mystère 
du  christianisme,  c'est  qu'un  Dieu  a  voulu  ressembler  aux 

a.  Act.f  I,  I. 

1.  Var.  que  la  loi  de  souffrir  est  indispensable. 

2.  Var.  dans  le  larron  pénitent. 

3.  Var.  qu'il  a  une  bonté  paternelle  pour... 

4.  Frtr.  qu'il  exerce  des  jugements  redoutables  sur... 

5.  ]'ar.  de  Dieu, 


692  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

hommes,  afin  d'imposer  aux  hommes  la  loi  de  lui  ressembler. 
Il  a  voulu  nous  imitel"  dans  la  vérité  de  notre  nature  ('),  afin 
[p.  2]  que  nous  l'imitions  (')  dans  la  sainteté  de  ses  mœurs  : 
il  a  pris  notre  chair,  afin  que  nous  prenions  son  esprit  ;  enfin 
nous  avons  été  son  modèle  dans  le  mystère  de  l'Incarnation, 
afin  qu'il  soit  le  nôtre  dans  toute  la  suite  de  sa  vie.  Voilà  un 
grand  jour  qui  se  découvre  pour  établir  la  vérité  que  je 
prêche,  qui  est  la  nécessité  des  souffrances  :  mais  il  nous 
importe,  messieurs,  qu'elle  soit  établie  sur  des  fondements 
inébranlables,  et  jamais  ils  ne  seront  tels  {^),  si  nous  ne  les 
cherchons   dans   les  Écritures. 

Que  dans  le  mystère  de  l'Incarnation  le  Fils  de  Dieu  nous 
ait  regardés  comme  son  modèle,  je  l'ai  appris  de  saint  Paul  (^) 
dans  la  divine  Epître  aux  Hébreux.  «  Il  a  dû,  dit  ce  grand  {^) 
Apôtre  (").  se  rendre  en  tout  semblable  à  ses  frères:  »  Debuit 
per  ouiniafratiàbus  siniilai'i;  et  encore  en  termes  plus  clairs  : 
«  Parce  que  les  hommes,  dit-il  {'''),  étaient  composés  de  chair 
et  de  sang  (^),  lui  aussi  semblablement.  similiter  (^),  a  voulu 
participer  à  l'un  et  à  l'autre  :  »  Quia  ergo  pueri  connminica- 
veritnt  carni  et  saiigiiini,  et  ipse  similiter  participavit  eisdeni. 

Vous  voyez  donc  manifestement  [p.  3]  qu'il  nous  regarde 
comme  son  modèle  (^)  dans  sa  bienheureuse  Incarnation. 
Mais  pourquoi  cela,  chrétiens,  si  ce  n'est  pour  être  à  son  tour 
notre  original  et  notre  exemplaire  ?  Car  comme  il  est  natu- 
rel aux  hommes  de  recevoir  quelque  impression  de  ce  qu'ils 
voient,  ayant  trouvé  parmi  nous  un  Dieu  qui  a  voulu  nous 
être  semblable,  nous  devons  désormais  être  convaincus  que 

a.  Hebr.,  ii,  17.  —  b.  Ibid.^  14. 

1.  Var.  dans  la  nature.  —  En  marge,  une  citation  de  saint  Grégoire  de  Na- 
zianze  :  r£voj;x£Ox  tïj;  XpuTÔ;,  ÈttîI  xal  Xptaxô-  w;  fjij.E'îç"  Ôsol  Y£vw;j.£Ôa  ôi'  aù-ôv, 
étleioï)  xà-/.£r/o;  <)''  qij.i:  àvOpw-rj:.  (Greg.  Naz.,  Ora/.,  XLI.)  —  Dei'orisa  rempla- 
cé ce  texte  par  une  traduction  française  et  une  traduction  latine,  qu'il  a  insérées 
dans  le  texte  :  «  Soyons  semblables  à  Jésus-Christ,  parce  qu'il  a  voulu  être 
semblable  à  nous  :  devenons  des  dieux  pour  l'amour  de  lui,  parce  qu'il  a  voulu 
devenir  homme  pour  l'amour  de  nous  :  »  Siinus... 

2.  Var.  imitassions. 

3.  Var.  ils  ne  seront  jamais  tels... 

4.  Var.  de  l'Apôtre. 

5.  Var.  dit  ce  grand  docteur  des  Gentils. 

6.  Var.  avaient  une  chair  et  du  sang. 

7.  Var.  semblablement,  remarquez. 

8.  Var,  qu'il  veut  que  nous  soyons  son  modèle  dans... 


SUR  LES  SOUFFKANCKS.  693 

nous  n'avons  plus  à  choisir  un  autre  modèle.  «  Il  n'a  pas  pris 
les  anges,  mais  il  a  pris  la  postérité  d'Abraham  ("),  »  pour 
plusieurs  raisons,  je  lésais  ;  mais  celle-ci  n'est  pas  des  moins 
importantes:  «  il  n'a  pas  pris  les  anges,  »  parce  qu'il  n'a  pas 
voulu  donner  un  modèle  aux  anges  :  «  il  a  pris  la  postérité 
d'Abraham,  »  parce  qu'il  a  voulu  servir  d'exemplaire  à  la 
race  de  ce  patriarche  ;  «  non  à  sa  race  selon  la  chair,  mais 
à  la  race  spirituelle  qui  devait  suivre  les  vestiges  de  sa 
foi,  »  comme  dit  le  même  Apôtre  en  un  autre  lieu  {')  ; 
c'est-à-dire,  si  nous  l'entendons,  aux  enfants  (')  de  la  nouvelle 
alliance. 

Par  conséquent,  chrétiens,  nous  avons  en  Jésus-Christ 
une  loi  vivante,  et  une  règle  animée.  Celui-là  ne  veut  pas  être 
chrétien,  qui  ne  veut  pas  vivre  comme  Jésus-Christ.  C'est 
pourquoi  toute  l'Ecriture  nous  prêche  que  sa  vie  et  ses  actions 
sont  notre  exemple  :  jusque-là  qu'il  ne  nous  est  permis  [p.  4] 
d'imiter  (*)  les  saints  qu'autant  qu'ils  ont  imité  Jésus-Christ; 
et  jamais  saint  Paul  n'aurait  osé  dire  avec  cette  liberté  (^) 
apostolique  :  «  Soyez  mes  imitateurs,  »  s'il  n'avait  (^)  en  même 
temps  ajouté,  «  comme  je  le  suis  de  Jésus-Christ  :  <<^  Iiiiitato- 
res  inei  estote,  siciU  et  ego  Christi  (').  Et  aux  Thessaloniciens  : 
«  Vous  êtes  devenus  nos  imitateurs  :  »  Imitatores  nostrifacti 
estis,  «  et  aussi,  ajoute-t-il,  de  Notre  Seigneur,  »  et  Domini  {'''); 
afin  de  nous  faire  entendre  que, quelque  grand  exemplaire 
que  se  propose  la  vie  chrétienne,  elle  n'est  pas  encore 
digne  de  ce  nom,jusqu'à  ce  qu'elle  se  forme  sur  Jésus-Christ 
même. 

Et  ne  vous  persuadez  pas  que  je  vous  propose  {5)  en  ce 
lieu  une  entreprise  impossible  :  car  dans  un  original  de 
peinture,  on  considère  deux  choses,  la  perfection  et  les 
traits  (°).  La  copie,  pour  être  fidèle,  doit  imiter  tous  les 
traits  ;  mais  il  ne  faut  pas  espérer  qu'elle  en  égale  la  perfec- 

a.  Hebr.,u,  16.  —  b.  Rom.,  iv,  12.  —  c.  I  Cor.,  IV,  16;  XI,  i.  —  d.  I  Thess.,  l,  6. 

1.  Var.  au  peuple... 

2.  Var.  que  nous  ne  pouvons  imiter. 

3.  \'ar.  hardiesse. 

4.  Ms.  s'ils  n'avaient... 

5.  Var.  prescrive 

6.  Var.  car  on  considère  dans  Toriginal  la  perfection  et  les  traits. 


694  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

tion.  Ainsi  je  ne  vous  dis  pas  que  vous  puissiez  atteindre 
jamais  à  la  perfection  de  Jésus  ;  il  y  a  le  {')  degré  suprême, 
qui  est  toujours  réservé  à  la  dignité  d'exemplaire  :  mais  je 
dis  que  vous  le  devez  copier  dans  les  mêmes  traits,  que  vous 
êtes  obligé  aux  mêmes  pratiques  ("),  [P.  5]  Et  en  voici  la 
raison  dans  la  conséquence  des  mêmes  principes  :  c'est  que 
nous  devons  suivre,  autant  qu'il  se  peut,  en  ressemblant  au 
Sauveur  (^),  la  règle  qu'il  a  suivie  en  nous  ressemblant.  II 
s'est  rendu  en  tout  semblable  à  ses  frères,  et  ses  frères  doi- 
vent en  tout  lui  être  semblables.  «  A  l'exception  du  péché,  il 
a  pris,  dit  l'Apôtre  ('^),  toutes  nos  faiblesses  ;  »  nous  devons 
prendre  par  conséquent  toutes  ses  vertus  :  il  s'est  revêtu  en 
vérité  de  {^)  l'intégrité  de  notre  chair  ;  et  nous  devons  nous 
revêtir  en  vérité,  autant  qu'il  est  permis  à  des  hommes,  de 
la  plénitude  de  son  esprit  ;  parce  que,  comme  dit  l'Apô- 
tre {^),  «  celui  qui  n'a  pas  l'esprit  de  Jésus-Christ,  il  n'est  pas 
des  siens  :  »  Sï  quis  antem  spirihim  Christi  non  habet,  hic 
no7i  est  ejus. 

Il  reste  maintenant  que  nous  méditions  quel  est  cet  esprit 
de  Jésus  :  mais  si  peu  que  nous  consultions  l'Écriture  sainte, 
nous  remarquerons  aisément  que  l'esprit  du  Sauveur  Jésus 
est  un  esprit  vigoureux,  qui  se  nourrit  de  douleurs,  et  qui  fait 
ses  délices  des  afflictions.  [P.  6]  C'est  pourquoi  il  est  appelé 
par  le  saint  prophète  «  homme  de  douleurs,  et  qui  sait  ce  que 
c'est  que  d'infirmité  {^)  :  »  Vimim  doloruiu,  et  scientem  infir- 
mitatem  (').  Ne  diriez-vous  pas,  chrétiens,  que  cette  sagesse 
éternelle  s'est  réduite,  en  venant  au  monde,  à  ne  savoir  plus 
que  les  afflictions  ?  Il  parle,  si  je  ne  me  trompe,  de  cette 
science  que  l'école  appelle  expérimentale  ;  et  il  veut  dire,  si 
nous  l'entendons,  que  parmi  tant  d'objets  divers,  qui  s'offrent 
de  toutes  parts  à  nos  sens,  Jésus-Christ  n'a  rien  goûté  de 
ce  qui  est  doux  ;  et  qu'il  n'a  voulu  (■')  savoir  par  expérience 

a.  Hebr.,  iv,  it,.  —  b.  Rom.,  viii,  9.  —  c.  Js.,  lui,  3. 

1.  Édit.  un  degré  suprême.  —  C'est  la  variante. 

2.  Var.  que  vous  devez  pratiquer  les  mêmes  choses. 

3.  Var.  en  imitant  JÉSUS-Christ,  la  règle  qu'il  a  suivie  en  nous  imitant. 

4.  M.  Gazier  lit  :  «  de  notre  chair.  »  Bossuet  hésite  à  conserver  :  «  de  l'inté- 
grité... »  mais  la  suite  de  la  phrase  montre  qu'il  l'a  pourtant  maintenu. 

5.  Anciennes  éditions  :  que  l'infirmité. 

6.  Var.  il  n'a  voulu. 


SUR  LES  SOUFFRANCES.  695 

que  ce  qui  était  amer  et  fâcheux,  les  douleurs  et  les  peines  : 
Viruni  doloruui,  et  scientevi  injirmitateni.  Et  c'est  pour  cette 
raison  qu'il  n'y  a  aucune  partie  de  lui-même  qui  n'ait  éprouvé 
la  rigueur  de  quelque  supplice  exquis,  parce  qu'il  voulait 
profiter  dans  cette  terrible  science  qu'il  était  venu  apprendre 
en  ce  monde,  je  veux  dire,  la  science  des  infirmités  :  Virutn 
dolortini,  et  scientem  mfirmitatem. 

Et  certainement,  âmes  saintes,  il  est  tellement  véritable 
qu'il  n'est  né  que  pour  endurer,  et  que  c'est  là  tout  son  exer- 
cice (').  qu'aussitôt  qu'il  voit  arriver  la  fin  de  ses  maux,  il  ne 
veut  plus  après  cela  prolonger  sa  vie.  [P.  "jW^  n'avance  pas 
ceci  sans  raison,  et  il  est  aisé  de  nous  en  convaincre  {^)  par 
une  circonstance  considérable,  que  saint  Jean  a  remarquée (-^) 
dans  sa  mort,  comme  témoin  oculaire.  Cet  homme  de  souf- 
frances étant  à  la  croix  tout  épuisé,  tout  mourant,  considère 
qu'il  a  enduré  tout  ce  qui  était  prédit  par  les  prophéties,  à  la 
réserve  du  breuvage  amer  qui  lui  était  promis  dans  sa  soif.  Il 
le  demande  avec  un  grand  cri,  ne  voulant  pas  perdre  {f)  une 
seule  goutte  du  calice  de  sa  Passion:  Sciefis  Jescs  quia  [om- 
nia]  consiiminata  sîmt,  ut  consiiminaretur  Scriptura,  dixit  : 
Sitio  (").  Et  après  cette  aigreur  et  cette  amertume  (^),  après  ce 
dernier  outrage,  dont  ('')  la  haine  insatiable  (')  de  ses  ennemis 
voulut  encore  le  persécuter  (^)  dans  son  agonie,  voyant  dans 
les  décrets  éternels  qu'il  n'y  a  plus  rien  à  sonffrir  :  C'en  est 
fait,  dit-il,  «  tout  est  consommé  :  »  Consumniatum  est  ('^)  :  je 
n'ai  plus  rien  à  faire  en  ce  monde.  Allez,  homme  de  douleurs, 
et  qui  êtes  venu  apprendre  nos  infirmités,  il  n'y  a  plus  de 
souffrances  dont  vous  ayez  désormais  à  faire  l'épreuve  ; 
votre  science  est  consommée,  vous   avez  rempli  jusqu'au 

a.  Joan.,  xix,  28.  —  b.  Ibid.^  30. 

1.  Var.  tout  son  emploi. 

2.  Var.  de  le  remarquer. 

3.  Var.  observée. 

4.  Edit.  laisser  perdre.  —  Le  premier  mot  est  souligné  comme  inutile.  Cf. 
l'édition  Gazier. 

5.  Edit.  dont  ce  Juif  impitoyable  {var.  inhumain)  arrosa   sa  langue.  —  Sup- 
primé. 

6.  Var.  que  l'inhumanité   de    ses    ennemis  lui   fit    encore    endurer  dans  son 
agonie. 

7.  Var.  implacable. 

8.  Var.  l'accabler. 


ÔQÔ  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

comble  toute  la  mesure  [p.  8]  des  peines  (')  ;  mourez  mainte- 
nant quand  il  vous  plaira,  il  est  temps  de  terminer  votre  vie. 
Et  en  effet,  aussitôt,  «  baissant  la  tête,  il  rendit  son  âme,  » 
mesurant  la  durée  de  sa  vie  mortelle  à  celle  de  ses  souf- 
frances :  Et  inclinato  capite,  tradidit  sph'ihim  ("). 

Vous  êtes  attendris,  messieurs  ;  mais  ajoutons  encore 
comme  un  dernier  trait,  pour  vous  faire  connaître  toute 
l'étendue  de  l'ardeur  qu'il  a  de  souffrir  :  c'est  qu'il  a  voulu 
endurer  beaucoup  plus  que  ne  demandait  la  rédemption  de 
notre  nature.  Et  en  voici  la  raison.  S'il  s'était  réduit  à  souffrir 
ce  que  la  nécessité  d'expier  nos  crimes  exigeait  de  sa  patience, 
il  ne  nous  aurait  pas  donné  l'idée  tout  entière  de  l'estime 
qu'il  fait  des  afflictions  ;  et  nous  aurions  pu  soupçonner 
qu'il  les  aurait  regardées  plutôt  comme  un  mal  nécessaire 
que  comme  un  bien  désirable.  C'est  pourquoi  il  ne  lui  suffit 
pas  de  mourir  pour  nous,  et  de  payer  à  son  Père,  par  ce 
sacrifice,  ce  qu'exigeait  sa  juste  vengeance  de  la  victime 
publique  de  tous  les  pécheurs.  Non  content  d'acquitter  ses 
dettes,  il  songe  aussi  à  ses  délices,  qui  sont  les  souffrances  ; 
[p.  9]  et,  comme  dit  admirablement  ce  renommé  (")  prêtre  de 
Carthage,  «  il  veut  se  rassasier,  avant  que  mourir,  par  le 
plaisir  d'endurer  :  »  Saginari  voluptatê  patientiœ  discessurus 
volebat  ('''),  Ne  direz-vous  pas,  chrétiens,  que,  selon  le  senti- 
ment de  ce  grand  homme,  toute  la  vie  du  Sauveur  était  un 
festin,  dont  tous  les  mets  étaient  des  tourments;  festin  étrange 
selon  le  siècle,  mais  que  Jésus  a  trouvé  digne  de  son  goût. 
Sa  mort  suffisait  pour  notre  salut  :  mais  sa  mort  ne  suffisait 
pas  à  cette  avidité  de  douleurs,  à  cet  appétit  de  tourments  (3): 
il  a  fallu  y  joindre  les  fouets,  et  cette  sanglante  couronne  qui 
perce  sa  tête,  et  ce  cruel  appareil  de  peines  nouvelles  et 
inouïes  {f)  ;  afin,  dit  Tertullien,  qu'il  mourût  rassasié  pleine- 
ment de  la  volupté  de  souffrir  :  Saginari  voluptatê  patientiœ 
discessurus  volebat. 

a.  Joan.^  xix,  30.  —  /;.  Tertull.,  de  Patient.,  n.  3. 

1.  Var.  vous  avez  fourni  toute  la  carrière  des  peines. 

2.  Var.  célèbre. 

3.  Var.  souffrances.  —   M.  Gazier  considère  comme  une  autre    variante  les 
mots  :  à  cette  avidité  de  douleurs.  Il  m'a  semble  que  la  répétition  était  voulue. 

4.  Var.  de  supplices  presque  inconnus. 


SUR  LES  SOUFFRANCES.  697 

Eh  bien  !  messieurs,  la  loi  des  souffrances  vous  semhle-t- 
elle  écrite  sur  notre  modèle  en  des  caractères  assez  visibles  ? 
Jetez,  jetez  les  yeux  sur  Ji^sus,  [p.  lo]  l'auteur  et  le  consom- 
mateur de  votre  foi,  durant  ces  jours  salutaires  consacrés  h 
la  mémoire  de  sa  Passion  ;  regardez-le  parmi  ses  souffrances. 
Chrétiens,  c'est  de  ses  blessures  que  vous  êtes  nés  :  il  vous 
a  enfantés  à  la  vie  nouvelle  parmi  ses  douleurs  immenses  (')  ; 
et  la  grâce  qui  vous  sanctifie,  et  l'esprit  qui  vous  régénère 
est  coulé  sur  vous,  avec  son  sang,  de  ses  veines  cruellement 
déchirées.  Enfants  de  sang,  enfants  de  douleurs,  quoi  !  vous 
pensez  vous  sauver  parmi  les  délices  !  On  se  fait  un  certain 
art  de  délicatesse  ;  on  en  affecte  même  plus  qu'on  n'en  res- 
sent. C'est  un  air  de  qualité  de  se  distinguer  du  vulgaire  par 
[un]  soin  scrupuleux  d'éviter  les  moindres  incommodités:  cela 
marque  qu'on  est  nourri  dans  un  esprit  de  grandeur.  O  cor- 
ruption des  mœurs  chrétiennes  !  Est-ce  que  (')  vous  préten- 
dez au  salut,  sans  porter  imprimé  sur  vous  le  caractère  du 
Sauveur .'^  N'entendez-vous  [pas]  l'apôtre  saint  Pierre, qui  vous 
dit  qu'il  «  a  tant  souffert  afin  que  vous  suiviez  son  exemple, 
et  que  vous  marchiez  sur  ses  pas  ('')  ?  »  N'entendez-vous  pas 
saint  Paul  qui  vous  prêche  qu'il  faut  être  «  configuré  à  sa 
mort,  afin  de  participer  à  sa  résurrection  glorieuse  :  »  Cojifi- 
giirattis  viorii  cjits  :  si  qiwnwdo  occurrani  ad  resurrectionem 
qtiœ  est  ex  morhiis  (^')  ^  Mais  n'entendez-vous  pas  Jésus- 
Christ  lui-même  qui  vous  dit  que,  pour  marcher  sous  ses 
[p.  Il]  étendards,  il  faut  se  résoudre  à  porter  sa  croix  ('), 
comme  lui-même  a  porté  la  sienne  .'*  Et  en  voici  la  raison, 
qui  nous  doit  convaincre,  si  nous  sommes  entrés  comme  il 
faut  [en]  société  avec  Jésus-Christ.  Ne  voyez- vous  pas, 
chrétiens,  que  l'ardeur  qu'il  a  de  souffrir  n'est  pas  satisfaite, 
s'il  ne  souffre  dans  tout  son  corps  et  dans  tous  ses  membres  ? 
Or,  c'est  nous  qui  sommes  son  corps  et  ses  membres  :  «  Nous 
sommes  la  chair  de  sa  chair,  et  les  os  de  ses  os,  »  comme  dit 
l'Apôtre  ("').  Et  c'est  pourquoi  le  même  saint  Paul  ne  craint 

a.  I  Petr.^  Il,  21.  —  b.  Philip.^  ni,  10,  11.  —  c.  Luc,  xiv,  37.  —  d.  Ep/ies., 
V,  30. 

1.  Far.  inexplicables. 

2.  Var.  Quoi  !  vous  prétendez... 


698  CARÊME  DES  CARMÉTJTES. 

point  de  dire  ("),  qu'il  manque  quelque  chose  de  considé- 
rable à  la  Passion  de  Jésus-Christ,  s'il  ne  souffre  dans  tous 
les  membres  de  son  corps  mystique,  comme  il  a  voulu  endu- 
rer dans  toutes  les  parties  du  corps  naturel. 

Entendons,  messieurs,  un  si  grand  mystère  :  entrons  pro- 
fondément dans  cette  pensée.  Jésus-Christ  souffrant  nous 
porte  en  lui-même  :  nous  sommes,  si  je  l'ose  dire,  plus  son 
corps  que  son  propre  corps,  plus  ses  membres  que  ses  propres 
membres.  Quiconque  a  l'esprit  de  la  charité  et  delà  commu- 
nication chrétienne  entend  bien  ce  que  je  veux  dire.  Ce  qui 
se  fait  en  son  divin  corps,  c'est  la  figure  réelle  de  ce  qui  se 
doit  accomplir  en  nous.  Ah  !  regardez  le  corps  de  Jésus  : 
[p.  12]  «  depuis  la  plante  des  pieds  jusques  à  la  tête,  il  n'y  a 
rien  en  lui  de  sain,  ni  d'entier  (''')  ;  »  tout  est  meurtri,  tout  est 
déchiré,  tout  est  couvert  de  marques  sanglantes.  Mais  avant 
même  que  les  bourreaux  aient  mis  sur  lui  leurs  mains  sacri- 
lèges, voyez  dans  le  jardin  des  Olives  le  sang  qui  se  déborde 
par  tous  ses  pores,  et  coule  à  terre  à  grosses  gouttes  :  toutes 
les  parties  de  son  corps  sont  teintes  de  cette  sueur  mysté- 
rieuse. Et  cela  veut  dire,  messieurs,  que  l'Eglise,  qui  est  son 
corps,  que  les  fidèles,  qui  sont  ses  membres,  doivent  de  toutes 
parts  dégoutter  de  sang,  et  porter  imprimé  sur  eux  le  carac- 
tère de  sa  croix  et  de  ses  souffrances. 

Eh  quoi  donc  !  pour  donner  du  sang  à  Jésus,  faudra-t-il 
ressusciter  les  Néron  ('),  les  Domitien,  et  les  autres  persé- 
cuteurs du  nom  chrétien  ?  faudra-t-il  renouveler  ces  édits 
cruels  par  lesquels  {^)  les  chrétiens  étaient  immolés  à  la 
vengeance  publique  ?  A  Dieu  ne  plaise  (^),  mes  frères,  que  le 
monde  soit  si  ennemi  de  la  vérité,  que  de  la  persécuter  par 
tant  de  supplices  !  [P.  13]  Lorsque  nous  souffrons  humble- 
ment les  afflictions  que  Dieu  nous  envoie,  c'est  du  sang  que 
nous  donnons  au  Sauveur  ;  et  notre  résignation  tient  lieu  de 
martyre.  Ainsi,  sans  ramener  les  roues  et  les  chevalets  sur 
lesquels  on  étendait  nos  ancêtres,  il  ne  faut  pas  craindre, 

a.  Co/oss.,  1,24.  —  l>.  /s.,  I,  6. 

1.  Ms.  les  Nérons,  les  Domitiens.  —  Cf.  I,  264. 

2.  Var.  qui  immolaient  les  chrétiens  innocents  à  la  vengeance  publique. 

3.  V(ir.  Non,  mes  frères,  à  Dieu   ne  plaise  !  Sans   ramener  les  roues...  —  Ces 
derniers  mots  reviendront  un  peu  plus  loin. 


SUR  LES  SOUFFRANCES.  699 

messieurs,  que  la  matière  manque  jamais  à  la  patience  ;  la 
nature  a  assez  d'infirmités  (')  ;  les  affaires,  assez  d'embarras  ; 
le  monde,  assez  d'injustices  ;  sa  faveur,  assez  d'inconstance  ; 
il  y  a  assez  de  bizarreries  dans  le  jugement  des  hommes,  et 
assez  d'inégalité  dans  leur  humeur  contrariante  :  si  bien  que 
ce  n'est  pas  seulement  l'Évangile,  mais  encore  le  monde 
et  la  nature,  qui  nous  impose[nt]  la  loi  des  souffrances: 
il  n'y  a  plus  qu'à  nous  appliquer  à  en  tirer  tout  le  fruit  qui 
se  doit  attendre  d'un  chrétien  ;  et  c'est  ce  qu'il  faut  vous 
montrer  dans  la  seconde  partie. 

SECOND    POINT 

[P.  i]  Lorsque  nous  verrons,  chrétiens,  Jésus-Christ  sor- 
tir du  tombeau,  couronné  d'honneur  et  de  gloire,  la  lumière 

I.  Première  rédaction:  «  Lorsque  Dieu  nous  exerce  par  des  maladies,  ou  par 
quelque  affliction  d'une  autre  nature,  notre  patience  tient  lieu  de  martyre  (s'il 
met  la  main  sur  notre  famille,  en  nous  ôtant  nos  parents,  nos  proches,  enfin  ce 
qui  nous  est  cher  sous  {inir.  par)  quelque  autre  titre  de  piété),  et  que  nous  lui 
offrons  avec  soumission  {var.  patience)  un  cœur  blessé  et  ensanglanté  par  la 
perte  qu'il  a  faite  de  ce  qu'il  aimait  justement,  c'est  du  sang  que  nous  donnons 
au  Sauveur.  Et  puisque  nous  voyons,  dans  les  saintes  Lettres,  que  l'amour  des 
biens  corruptibles  est  appelé  tant  de  fois  la  chair  et  le  sang,  lorsque  nous  retran- 
chons cet  amour,  qui  ne  peut  être  arraché  que  de  vive  force,  c'est  du  sang  que 
nous  lui  donnons. 

Les  médecins  disent,  si  je  ne  me  trompe,  que  les  larmes  et  les  sueurs  naissent 
de  la  même  matière  dont  le  snng  se  forme.  Je  ne  recherche  pas  curieusement  si 
cette  opinion  est  véritable  ;  mais  je  sais  que  devant  le  Seigneur  Jésus  [p.  14] 
et  les  larmes  et  les  sueurs  tiennent  lieu  de  sang.  J'entends  par  les  sueurs,  chré- 
tiens, les  travaux  que  nous  subissons  pour  l'amour  de  lui,  non  avec  une  noncha- 
lance molle  et  paresseuse,  mais  avec  un  courage  ferme  et  une  noble  contention. 
Travaillons  donc  pour  sa  gloire  :  s'il  faut  faire  quelque  établissement  pour  le 
bien  des  pauvres,  s'il  se  présente  quelque  occasion  d'avancer  son  œuvre,  travail- 
lons avec  un  grand  zèle,  et  tenons  pour  chose  assurée  que  les  sueurs  que  répan- 
dra un  si  beau  travail,  c'est  du  sang  que  nous  lui  donnons.  Mais,  sans  sortir  de 
nous-mêmes,  quel  sang  est  plus  agréable  au  Sauveur  JÉSUS  que  celui  de  la  péni- 
tence .^  Ce  sang  que  le  regret  de  nos  crimes  tire  du  cœur  par  les  yeux,  je  veux 
dire  le  sang  des  larmes  amères,  qui  est  nommé  par  saint  Augustin,  «  le  sang  de 
nos  âmes  »  {serin.  CCCLi,  n.  j),  lorsque  nous  le  versons  devant  Dieu,  en  pleurant 
sincèrement  nos  ingratitudes,  n'est-ce  pas  du  sang  que  nous  lui  donnons?  Mais 
pourquoi  vous  marquer  avec  tant  de  soin  les  occasions  de  souffrir,  qui  viennent 
assez  d'elles-mêmes  1  Non,  mes  frères,  sans  ressusciter  les  tyrans,  la  matière  ne 
manquera  jamais  à  la  patience  :  la  nature  a  assez  d'infirmités...»  —  Tous  les  édi- 
teurs maintiennent  dans  le  texte  cette  ébauche  vigoureuse,  mais  un  peu  confuse. 
On  n'a  pas  remarqué  que  l'auteur  l'a  refaite  en  la  concentrant.  F.n  outre  il  a 
résumé  sa  pensée  dans  cette  note  marginale  :  <.(  Le  monde,  la  nature,  la  société, 
trois  sources  de  souffrances.  > 


700  CAREME  DES  CARMÉLITES. 

d'immortalité  qui  sortira  (')  de  ses  plaies.,  et  de  là  se  répandra 
sur  son  divin  corps,  nous  fera  sensiblement  reconnaître  les 
merveilleux  avantages  que  produit  le  bon  usage  des  afflictions. 
Toutefois,  Jésus  ne  veut  point  attendre  ce  jour  pour  nous 
apprendre  cette  vérité  par  expérience  ;  et,  sans  sortir  de  sa 
croix,  il  entreprend  (')  de  nous  montrer,  par  un  grand  exemple, 
quelles  sont  les  consolations  de  ceux  qui  souffrent  avec  pa- 
tience. Mais  comme  cet  exemple  de  consolation  ne  peut  nous 
être  donné  en  sa  personne  sacrée,  qui  doit  être  au  contraire 
jusques  à  la  mort  l'exemple  d'un  entier  abandonnement,  ce 
que  l'ordre  de  ses  mystères  ne  lui  permet  pas  de  nous  mon- 
trer encore  en  lui-même,  il  nous  le  découvre,  messieurs, 
[p.  Il]  dans  ce  voleur  pénitent,  auquel  il  inspire  parmi  les 
souffrances  des  sentiments  d'une  piété  toute  chrétienne,  qu'il 
couronne  aussitôt  de  sa  propre  bouche  par  la  promesse  d'une 
récompense  éternelle  :  Hodie  mecuiii  eris  if)... 

Je  ne  m'étendrai  pas,  chrétiens,  à  vous  prouver,  par  un 
long  discours,  que  Dieu  aime  d'un  amour  particulier  les  âmes 
souffrantes.  Pour  ignorer  cette  vérité,  il  faudrait  n'avoir  au- 
cune teinture  des  principes  du  christianisme  :  mais  afin  qu'elle 
vous  profite  en  vos  consciences,  je  tâcherai  de  vous  faire 
entendre  par  les  Ecritures  divines  les  causes  de  cet  amour  ; 
et  la  première  qui  se  présente  à  ma  vue,  c'est  la  contrition 
d'un  cœur  pénitent. 

Il  est  certain,  âmes  saintes,  qu'un  cœur  contrit  et  humilié 
dans  le  souvenir  de  ses  fautes  est  un  grand  sacrifice  à  Dieu, 
et  une  oblation  de  bonne  odeur,  plus  douce  que  tous  les 
parfums.  Mais  ce  sacrifice  d'humiliation  ne  s'offre  jamais 
mieux  que  dans  les  souffrances  :  car  nous  voyons  par  expé- 
rience qu'une  âme  dure  et  impénitente  [p.  m]  qui  durant  ses 
prospérités  n'a  peut-être  jamais  pensé  à  ses  crimes,  commen- 
ce ordinairement  à  les  confesser  (-')  au  milieu  des  afflictions. 
Et  la  raison  en  est  évidente  :  c'est  qu'il  y  a  dans  le  fond  de 
nos  consciences  un  certain  sentiment  secret  de  la  justice  di- 
vine, qui  nous  fait  connaître  manifestement,  dans  une  lumière 

a.  Luc,  xxni,  43. 

1.  Far.  rejaillira. 

2.  Var.  il  veut  nous  convaincre  [de  l'utilité...] 

3.  Var.  à  se  réveiller. 


SUR  LES  SOUFFRANCES.  70 1 


intérieure  qui  nous  éclaire,  que  sous  un  Dieu  si  bon  que  le 
nôtre  l'innocence  n'a  rien  à  craindre  ;  et  qu'il  lui  est  si  natu- 
rel d'être  bienfaisant  à  ses  créatures,  qu'il  ne  ferait  jamais  de 
niai  à  personne,  s'il  n'y  était  forcé  par  les  crimes.  De  sorte 
que  le  pécheur  obstiné,  lequel  ébloui  des  faveurs  du  monde 
ne  pense  plus  à  ses  crimes,  et  parce  qu'il  n'y  pense  plus, 
s'imagine  aussi  que  Dieu  les  oublie,  oblilus  est  Deus  ("),  en 
même  temps  qu'il  se  sent  frappé,  il  réveille  en  sa  conscience 
ce  sentiment  endormi  de  lajustice  divine  ;  et,  touché  de  la 
crainte  de  ses  jugements,  il  confesse  (')  avec  amertume  les 
désordres  de  sa  vie  passée. 

C"est  ce  que  fait  à  la  croix  notre  voleur  converti  :  il  entend 
son  compagnon  qui  blasphème,  et  il  s'étonne  avec  raison  que 
la  vengeance  présente  ne  l'ait  pas  encore  abaissé  (-)  sous  la 
justice  divine:  «Quoi!  dit-il,  étant  [p.  iv]  condamné,  la  ri- 
gueur du  tourment  ne  t'a  pas  encore  appris  à  craindre  Dieu  !» 
N^eque  tu  tiines  Deum,  quod  in  eadem  damnatioiie  es  (''')  !  V^oyez 
comme  son  supplice  ramène  à  son  esprit  la  crainte  de  Dieu 
et  la  vue  de  ses  jugements  :  c'est  ce  qui  lui  fait  humblement 
confesser  ses  crimes.  «  Pour  nous,  continue  ce  saint  patient, 
si  nous  sommes  punis  rigoureusement,  nos  crimes  l'ont  bien 
mérité:  »  Et  nos  qtiidem...  digna  factis  recipimus  (^).  Voyez 
comme  il  s'humilie,  comme  il  baise  la  main  qui  le  frappe, 
comme  il  reconnaît  et  comme  il  adore  lajustice  qui  le  châtie. 
C'est  là  l'unique  moyen  de  la  changer  en  miséricorde.  Car 
notre  Dieu,  chrétiens,  qui  ne  se  réjouit  pas  de  la  perdition 
des  vivants,  mais  qui  repasse  (^)  sans  cesse  en  son  cœur  les 
moyens  de  les  convertir  et  de  les  réduire,  ne  nous  frappe  du- 
rant cette  vie  qu'afin  de  nous  abaisser  sous  sa  main  puis- 
sante par  l'humiliation  de  la  pénitence  ;  et  il  est  bien  aise  de 
voir  que  le  respect  [p.  v]  que  nous  lui  rendons  sous  les 
premiers  coups  l'empêche  d'étendre  son  bras  à  la  dernière 
vengeance.  Éveillons-nous  donc,  mes  chers  frères,  dès  les 
premières  atteintes   de   la  justice   divine  :  prosternons-nous 

a.  Ps.,  IX,  32.  —  b.  Luc,  xxui,  40.  —  c.  Ibid.,  41. 

1.  Var.  il  repasse...  —  Le  pécheur  obstiné...,  //réveille...  ;  pléonasme  amené 
par  la  longueur  de  la  phrase  et  la  multiplicité  des  incises. 

2.  Var.  ne  le  fasse  pas  encore  fléchir  sous... 

3.  Var.  mais  qui  pense  en  son  cœur  aux  moj-ens. 


702  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

devant  Dieu,  et  crions  de  tout  notre  cœur  :  «  Si  nous  sommes 
punis  rigoureusement,  nos  crimes  l'ont  bien  mérité  :  »  Et  nos 
quidem\^..dignafactis  recipwms\  O  Dieu,  nous  le  méritons, 
et  vous  nous  frappez  justement  :  Jicsiîis  es,  Domine  {"). 

Mais  passons  encore  plus  loin  :  jetons  les  yeux  sur  Jésus, 
l'auteur  et  le  consommateur  de  notre  foi  ;  imitons  notre  heu- 
reux voleur,  qui,  s'étant  considéré  comme  criminel,  tourne 
ensuite  un  pieux  regard  sur  l'innocent  qui  souffre  avec  lui  : 
«  Et  celui-ci,  dit-il,  qu'a-t-il  fait  ?»  Hic  vero  ni/iil  mali ges- 
sii  (^).  Cette  pensée  adoucit  ses  maux  :  car  pendant  que  le 
juste  endure,  le  coupable  se  doit-il  plaindre  ?  C'est,  mes  frères, 
de  ces  deux  objets  que  nous  devons  nous  occuper  parmi  les 
douleurs  ;  j'entends  Jésus-Christ  et  nous  mêmes, notre  crime 
et  son  innocence.  Il  a  souffert  comme  nous  souffrons  ;  mais 
il  s'est  soumis  à  souffrir  par  un  sentiment  [de]  miséricorde, 
[p.  vi]  au  lieu  que  nous  y  sommes  obligés  (')  par  une  loi 
indispensable  de  la  justice.  Pécheurs,  souffrons  pour  l'amour 
du  Juste,  pour  l'amour  de  la  miséricorde  infinie  qui  nous 
sauve,  qui  expose  son  innocence  (^)  à  tant  de  rigueurs  :  souf- 
frons les  corrections  salutaires  de  la  justice  qui  nous  châtie, 
qui  nous  ménage,  et  qui  nous  épargne  :  ces  sentiments  for- 
ceront le  ciel,  et  les  portes  du  paradis  nous  seront  ouvertes  : 
Hodie  meciim  eris  in  paradiso.  O  le  sacrifice  agréable  !  ô 
l'hostie  de  bonne  senteur  ! 

Mais,  mes  frères,  les  afflictions  ne  nous  servent  pas  seule- 
ment pour  nous  faire  connaître  nos  crimes  :  elles  sont  un  feu 
spirituel  où  la  vertu  chrétienne  est  mise  à  l'épreuve,  où  elle 
est  rendue  digne  des  yeux  de  Dieu  même  et  de  la  perfection 
du  siècle  futur  (3).  Que  la  vertu  doive  être  éprouvée,  comme 
l'or  dans  la  fournaise,  c'est  une  vérité,  connue  et  très  souvent 
'répétée  dans  les  saintes  Lettres  ;  mais  afin  d'en  entendre 
toute  l'étendue,  il  faut  ici  observer  que  le  feu  opère  deux 
choses  à  l'égard  de  l'or  :  [p.  vu]  il  l'éprouve  et  le  fait  con- 


a.  Pj.,  cxvni,  137.  —  b.  Z,î^r.,  xxin,  41. 

1.  Var.  nous  y  sommes  tenus  par  justice. 

2.  Var.  qui  l'expose. 

3.  Xote  marginale  :  Quiconque  ne  résiste  pas  à  ses  volontés,  il  est  injuste 
au  prochain,  incommode  au  monde,  outrageux  à  Dieu,  pénible  à  lui-même. 


SUR  LES  SOUFFRANCES. 


703 


naître  (');  il  le  purifie  et  le  raffine  ;  et  c'est  ce  que  font  bien 
mieux  les  afflictions  à  l'égard  de  la  vertu  chrétienne.  Je  ne 
craindrai  point  de  le  dire  :  jusqu'à  ce  que  la  vertu  se  soit 
éprouvée  dans  l'exercice  des  afflictions,  elle  n'est  jamais  assu- 
rée. Car  (')  comme  on  ne  connaît  point  un  soldat,  jusqu'à  ce 
qu'il  ait  été  la  guerre(^),  ainsi  la  vertu  chrétienne  {^)  n'étant  pas 
pour  la  montre  ni  pour  l'apparence,  mais  pour  l'usage  et  pour 
le  combat,  tant  qu'elle  n'a  pas  combattu,  elle  ne  se  connaît  pas 
elle-même.  C'est  pourquoi  l'apôtre  saint  Paul  ne  lui  permet 
pas  d'espérer,  jusqu'à  ce  qu'elle  ait  passé  par  l'épreuve  : 
«  La  patience  produit  l'épreuve,  et  l'épreuve,  dit-il  ("),  produit 
l'espérance.  »  Et  voici  la  raison  solide  de  cette  sentence 
apostolique  :  [p.  viii]  c'est  que  la  vertu  véritable  attend  tout 
de  Dieu  ;  mais  elle  ne  peut  rien  attendre  de  Dieu  jusqu'à  ce 
qu'elle  soit  telle  qu'il  la  juge  digne  de  lui:  or,  elle  ne  peut 
jamais  reconnaître  si  elle  est  digne  de  Dieu  si  ce  n'est  par 
l'épreuve  que  Dieu  nous  propose  ;  cette  épreuve,  ce  sont  les 
souffrances.  Par  conséquent,  chrétiens,  jusqu'à  ce  qu'elle  soit 
éprouvée  par  l'affliction,  son  espérance  est  toujours  douteuse; 
et  son  fondement  le  plus  ferme,  aussi  bien  que  son  espérance 
la  plus  assurée,  c'est  l'exercice  des  afflictions. 

Que  peut  espérer  un  soldat  que  son  capitaine  ne  daigne 
éprouver  ?  Mais  au  contraire,  quand  il  l'exerce  dans  des 
entreprises  laborieuses,  il  lui  donne  sujet  de  prétendre.  O 
piété  délicate,  qui  n'as  jamais  goûté  les  afflictions  !  piété 
nourrie  à  l'ombre  et  dans  le  repos  !  je  t'entends  discourir  de 
la  vie  future  :  tu  prétends  à  la  couronne  d'immortalité  ;  mais 
tu  ne  dois  pas  renverser  l'ordre  de  l'Apôtre  :  «  La  patience 
produit  l'épreuve,  et  l'épreuve  produit  l'espérance.  »  Si  donc 
tu  espères  la  gloire  de  Dieu,  [p.  ix]  viens  que  je  te  mette  à 
l'épreuve  que  Dieu  a  proposée  à  ses  serviteurs.  Voici  une 
tempête  qui  s'élève,  voici  une  perte  de  biens,  une  insulte  (=), 

a.  Rom.,  V,  4. 

1.  Var.  fait  connaître  s'il  est  véritable. 

2.  Var.  Car  la  vertu  chrétienne  n'est  pas  pour  la  montre... 

3.  Var.  dans  le  combat. 

4.  Noie  marginale  :  Vertu    digne    du  siècle  futur,  éprouvée  par  la  patience  : 
c'est  l'or  du  sanctuaire. 

5.  Ici  encore,  Bossuet  avait  fait  insulte  masculin  (701  insuit),  conformément  à 
l'étymologie.  Il  a  ensuite  corrigé,  à  la  sanguine.  Cf.  1662,  Mauvais  riche. 


704  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

une  contrariété,  une  maladie  :  quoi  !  tli  te  laisses  aller  aux 
murmures,  pauvre  piété  déconcertée  !  tu  ne  peux  plus  te  sou- 
tenir, piété  sans  force  et  sans  fondement  !  Va,  tu  n'as  jamais 
mérité  le  nom  d'une  piété  chrétienne  ;  tu  n'en  étais  qu'un 
vain  simulacre  ;  tu  n'étais  qu'un  faux  or,  qui  brille  au  soleil, 
mais  qui  ne  dure  pas  dans  le  feu,  mais  qui  s'évanouit  dans  le 
creuset.  Tu  n'es  propre  qu'à  tromper  les  hommes  par  une 
vaine  apparence  ;  mais  tu  n'es  pas  digne  de  Dieu,  ni  de  la 
pureté  du  siècle  futur. 

La  véritable  vertu  chrétienne  non  seulement  se  conserve, 
mais  encore  se  raffine  et  se  purifie  dans  le  feu  des  afllictions  ; 
et  si  nous  nous  savons  connaître  nous-mêmes,  nous  compren- 
drons aisément  combien  elle  a  besoin  d'y  être  épurée.  Nous 
nous  plaignons  ordinairement  pourquoi  on  nous  ôte  cet 
[p.  x]  ami  intime,  pourquoi  ce  fils,  pourquoi  cet  époux,  qui 
faisait  toute  la  douceur  de  notre  vie  :  quel  mal  faisions-nous 
en  les  aimant,  puisque  cette  amitié  est  si  légitime  ?  Je  ne 
veux  point  entendre  ces  plaintes  dans  la  bouche  d'un  chré- 
tien :  parce  qu'un  chrétien  ne  peut  ignorer  combien  la  chair 
et  le  sang  se  mêlent  dans  les  affections  les  plus  légitimes, 
combien  les  intérêts  temporels,  combien  d'inclinations  diffé- 
rentes qui  naissent  en  nous  de  l'amour  du  monde.  Et  toutes 
ces  inclinations  corrompent  la  pureté  de  notre  or,  je  veux 
dire  la  perfection  (')  de  notre  vertu,  par  un  indigne  mélange. 
Si  tu  savais,  ô  cœur  humain,  combien  le  monde  te  prend 
aisément,  avec  quelle  facilité  tu  t'y  engages,  que  tu  louerais 
la  main  charitable  qui  vient  rompre  violemment  tes  liens,  en 
te  troublant  dans  l'usage  des  biens  de  la  terre  !  Il  se  fait  en 
nous,  en  les  possédant,  certains  nœuds  secrets,  certains  lacets 
invisibles,  qui  engagent  insensiblement  même  un  cœur  ver- 
tueux dans  quelque  amour  déréglé  (■)  des  choses  présentes  ; 
et  cet  engagement  est  plus  dangereux  en  ce  qu'il  est  ord[i- 
naijrement  [p.  xi]  plus  imperceptible.  Si  la  vertu  s'y  conserve, 
elle  perd  quasi  toute  sa  beauté  par  le  mélange  de  cet 
alliage  :  il  est  temps  de  la  mettre  au  feu,  afin  qu'il  en  fasse  la 
séparation.  Et  cela  de  quelle  manière  ?  «  C'est  qu'il  faut,  dit 

1.  Far,  celle  de  notre  vertu. 

2.  Var.  dans  un  amour  inconsidéré... 


SUR  LES  SOUFFRANCES. 


705 


I 


r 


saint  Augustin,  que  cet  homme  apprenne,  en  perdant  ces 
biens,  combien  il  péchait  en  les  aimant,  »  Qu'on  lui  dise  que 
cette  maison  est  brûlée,  et  cette  somme  perdue  sans  ressour- 
ce par  une  banqueroute  imprévue  ;  aussitôt  le  cœur  saignera, 
la  douleur  de  la  plaie  lui  fera  sentir  par  combien  de  fibres 
secrètes  ses  richesses  tenaient  au  fond  de  son  âme,  et  combien 
il  s  écartait  de  la  droite  voie  par  cet  engagement  vicieux  : 
Quantum  hœc  ammido  peccaverint,  perdendo  sensenint  ("). 
D'ailleurs  il  connaîtra  mieux  par  expérience  la  fragilité  des 
biens  de  la  terre,  dont  il  ne  se  voulait  laisser  convaincre  par 
aucuns  discours.  Dans  ce  débris  des  biens  périssables,  il  s'at- 
tachera plus  fortement  aux  biens  éternels,  [p.  xii]  qu'il 
commençait  peut-être  à  trop  oublier  :  ainsi  ce  petit  mal 
guérira  les  grands,  et  ce  feu  des  afflictions  rendra  sa  vertu 
plus  pure,  en  la  séparant  (')  du  mélange. 

Que  si  la  vertu  chrétienne  se  dégage  et  se  purifie  parmi 
les  souffrances,  par  conséquent,  âmes  saintes.  Dieu,  qui  aime 
sur  toutes  choses  la  simplicité,  et  la  réunion  parfaite  de  tous 
nos  désirs  en  lui  seul,  n'aura  rien  de  plus  agréable  que  la 
vertu  ainsi  éprouvée.  Mais  afin  de  le  connaître  par  expérience, 
jetez  les  yeux  sur  J  Ésus,  l'auteur  et  le  consommateur  de  notre 
foi  ;  voyez  comme  il  traite  cet  heureux  voleur,  dont  je  vous 
ai  déjà  proposé  l'exemple.  Mais  plutôt  voyez,  avant  toutes 
choses,  à  quel  degré  de  perfection  sa  vertu  se  trouve  élevée 
par  le  bon  usage  qu'il  fait  de  ce  moment  de  souffrances  {^). 
Quoiqu'il  n'ait  commencé  sa  conversion  qu'à  l'extrémité 
[p.  xiii]  de  sa  vie,  une  grâce  extraordinaire  nous  fait  voir  en 
lui  un  modèle  accompli  de  patience  et  de  vertu  consommée. 
Vous  lui  avez  déjà  vu  confesser  [et  ]  [p.  xiv]  adorer  la  justice 
qui  le  frappe,  produire  enfin  tous  les  actes  d'une  pénitence 
parfaite  ;  écoutez  la  suite  de  son  histoire  :  ce  n'est  plus  un 
pénitent  qui  vous  va  parler,  c'est  un  saint  d'une  piété  et 
d'une  foi  consommée.  Non  content  d'avoir  reconnu  l'inno- 
cence de  Jésus-Christ,  contre   lequel  il  voit  tout   le  monde 

a.  s.  Aug.,  de  Civit.  Dei,  lib.  I,  cap.  x. 

1.  Var.  dégageant. 

2.  Noie  marginale,  au  crayon,  presque  effacée  :  <\  Faites  donc  profiter  les  afflic- 
tions attentivement.  »  —  Elle  semble  bien  de  Bossuet,  sauf  le  dernier  mot.  Elle 
a  d'ailleurs  été  récrite  par  les  éditeurs. 

Sermon*  de  Bi's'iiiflt.  — III.  45 


706  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

élevé  avec  tant  de  rage,  il  se  tourne  à  lui,  chrétiens,  et  il  lui 
adresse  ses  vœux  :  Domine,  mémento  mei,  cum  vene7às  in 
regmim  tuum  {^).  Je  triomphe  de  joie  ('),  mes  frères,  mon 
cœur  est  rempli  de  ravissement,  quand  je  vois  la  foi  de  cet 
homme.  Un  mourant  voit  Jésus  mourant,  et  il  lui  demande  la 
vie  :  un  crucifié  voit  Jésus  crucifié,  et  il  lui  parle  de  son  royau- 
me; ses  yeux  n'aperçoivent  que  des  croix,  et  sa  foi  ne  lui  repré- 
sente qu'un  trône  :  quelle  foi,  et  quelle  espérance  !  Lorsque 
nous  mourons,  chrétiens,  nous  savons  que  Jésus-Christ  est 
vivant  ;  et  notre  foi  chancelante  a  peine  de  s'y  confier. 
Celui-ci  voit  mourir  Jésus  avec  lui,  et  il  met  en  lui  son  espé- 
rance !  Mais  encore  en  [p.  xv]  quel  temps,  messieurs,  et 
dans  quelle  rencontre  de  choses  .-^  Dans  le  temps  que  tout  le 
monde  condamne  Jésus,  et  que  même  les  siens  l'abandon- 
nent, lui  seul  est  réservé,  dit  saint  x\ugustin,  pour  le  glorifier 
à  la  croix  :  «  Sa  foi  a  commencé  de  fleurir,  quand  la  foi  même 
des  apôtres  a  été  flétrie  :  »  Tune  fides  ejiis  de  ligno  fioruit, 
quando  discipulorum  marcuit  (*).  Les  disciples  ont  délaissé 
celui  qu'ils  savaient  être  l'auteur  de  la  vie,  et  celui-ci  recon- 
naît pour  maître  le  compagnon  de  sa  mort  et  de  son  supplice: 
«  digne  certainement,  dit  saint  Augustin,  de  tenir  un  grand 
rang  parmi  les  martyrs,»  puisqu'il  reste  presque  seul  (^)  auprès 
de  Jésus  à  faire  l'ofiice  de  ceux  qui  devaient  être  les  chefs  de 
cette  armée  triomphante.  »  Vous  vous  étonnez,  chrétiens,  de 
le  voir  tout  d'un  coup  élever  si  haut  ;  mais  c'est  que,  dans 
l'usage  des  afflictions,  la  foi  et  la  piété  font  de  grands  pro- 
grès, quand  elles  se  savent  servir  de  cet  avantage  incroyable 
de  souffrir  avec  Jésus-Christ.  C'est  ce  qui  avance  en  [p.  xvi] 
un  moment  notre  heureux  larron  à  une  perfection  si  émi- 
nente  ;  et  c'est  ce  qui  lui  attire  aussi  de  la  bouche  du  Fils 
de  Dieu  des  paroles  si  pleines  de  consolation  :  Ainen  dico  tibi, 
hodie  mecum  eris  in paradiso  i^)  :  «  Je  vous  dis  en  vérité  que 
vous  serez  aujourd'hui  avec  moi   dans  le  paradis.  »  Aujour- 

a.  Luc,  xxni,  42.  —  b.  S.  Aug.,  de  Anima  et  ejus  orig.,  lib.  I,  n.  1 1.  —  c.  Luc, 
xxill,  43- 

1.  Comparez  le  sermon  de  r Exaltation,  1659  ;  ci-dessus,  p.  83. 

2.  Var.  il  reste  seul...  à  faire  l'office  de  ceux  qui  devaient  être  les  chefs... 
—  Bossuet,  toujours  soigneux  de  l'exactitude,  se  souvient  de  saint  Jean,  et  cor- 
rige :  «  presque  seul.  » 


IX.  Souffrances,  1661.  (Yoy.  p.  707.) 


M^^^^^^y^' 


5^1 


4{éiu//--hif^  ^/}n^CC^yf/0^  Ml£Î^'a^', 


SUR  LES  SOUP^FRANCES.  707 

d'hui  ;  quelle  promptitude!  Avec  moi  ;  quelle  compagnie! 
Dans  le  paradis  ;  quel  repos  !  Que  je  finirais  volontiers  sur 
cette  aimable  promesse,  et  sur  cet  exemple  admirable  d'hu- 
milité et  de  patience  en  ce  saint  voleur,  de  bonté  et  de  misé- 
ricorde dans  le  Fils  de  Dieu  !  Mais  il  y  a  des  âmes  de  fer, 
que  les  douceurs  de  la  piété  n'attendrissent  pas  ;  et  il  faut, 
pour  les  émouvoir,  leur  proposer  le  terrible  exemple  de  la 
vengeance  exercée  sur  celui  qui  souffre  la  croix  avec  un  cœur 
endurci  et  impénitent:  c'est  par  où  je  m'en  vais  conclure. 

TROISIÈME    POINT. 

\_P.A']  Il  est  assuré,  chrétiens,  et  peut-être  vous  vous  sou- 
viendrez que  je  l'ai  déjà  prêché  dans  cette  chaire  {'),  que  la 
prospérité  des  impies,  et  cette  paix  qui  les  entle  et  qui  les 
enivre  jusqu'à  leur  faire  oublier  la  mort,  est  un  commence- 
ment de  vengeance,  par  laquelle  Dieu,  les  livrant  à  leurs 
passions  brutales  et  désordonnées,  leur  laisse  «  amasser  un 
trésor  de  haine,  comme  parle  le  saint  Apôtre  ("),  en  ce  jour 
d'indignation  et  de  fureur  implacable.  »  Mais  si  nous  voyons 
dans  les  saintes  Lettres  que  Dieu  sait,  quand  il  lui  plaît, 
punir  les  impies  par  une  félicité  apparente,  cette  même 
Ecriture,  qui  ne  ment  jamais,  nous  enseigne  qu'il  ne  les 
punit  pas  toujours  en  cette  manière,  et  qu'il  leur  fait  sentir 
quelquefois  la  pesanteur  de  son  bras  par  des  événements 
sanglants  et  tragiques.  Cet  endurci  Pharaon,  cette  prostituée 
Jézabel,  ce  maudit  meurtrier  Achab,  \^p.B']  et,  sans  sortir  de 
notre  sujet,  ce  larron  impénitent  et  blasphémateur,  rendent 
témoignage  à  ce  que  je  dis,  et  nous  font  bien  voir,  chrétiens, 
que  la  croix,  qui  nous  est,  si  nous  le  voulons,  un  gage  as- 
suré de  miséricorde,  peut  être  tournée  par  notre  malice  en 
un  instrument  de  vengeance  ;  tant  il  est  vrai,  dit  saint  Au- 
gustin (^),  «  qu'il  faut  considérer  non  ce  que  l'on  souffre,  mais 
dans  quel  esprit  on  le  souffre  ;  »  et  que  les  afflictions  que 
Dieu  nous  envoie  peuvent  (')  aisément  changer  de  nature, 
selon  l'esprit  dont  on  les  reçoit. 

a.  Rom.,  II,   5.  —  b.  De   Civit.  Dei,  lib.   I,  cap.  Vlil. 

1 .  Allusion  à  un  sermon  perdu,  celui  du  troisième  dimanche.  Cf.  ci-dessus,  p.645. 

2.  Var.  que  les  choses  peuvent  aisément... 


yoS  CARÊME  DES  CARMÉLITES, 

Les  hommes  endurcis  et  impénitents,  qui  souffrent  sans 
se  convertir,  commencent  leur  enfer  dès  cette  vie,  et  ils  sont 
une  vive  image  des  horreurs  de  la  damnation.  Chrétiens,  si 
vous  voulez  voir  [quelque]  affreuse  représentation  (')  de  ces 
gouffres  où  gémissent  les  esprits  dévoyés,  n'allez  pas  rap- 
peler {^)  les  images  ni  des  fournaises  ardentes,  ni  de  ces 
monts  ensoufrés  qui  nourrissent  dans  [/.  C]  leurs  entrailles 
des  feux  immortels  {^),  qui  vomissent  des  tourbillons  d'une 
flamme  obscure  et  ténébreuse,  et  que  Tertullien  appelle 
élégamment  pour  cette  raison,  «  les  cheminées  de  l'enfer  :  » 
Ignis  inferni  fumariola  (").  Voulez-vous  voir  aujourd'hui 
une  vive  peinture  de  l'enfer,  et  un  tableau  animé  d'une  âme 
condamnée,  voyez  un  homme  qui  souffre,  et  qui  ne  songe 
point  à  se  convertir. 

En  effet,  le  caractère  propre  de  l'enfer,  ce  n'est  pas  seule- 
ment la  peine,  mais  la  peine  sans  la  pénitence  :  car  je  remar- 
que deux  sortes  de  feux  dans  les  Ecritures  divines.  Il  y  a 
un  feu  qui  purge,  et  un  feu  qui  consume  et  qui  dévore  : 
Unmscttjusque  opus...  ignis probabit  {''').  Cuin  igné  devorantei^). 
Ce  dernier  est  appelé  dans  l'Evangile,  «  un  feu  qui  ne  s'éteint 
pas  :  »  Ignis  (eornni)  non  extingiiitur  i(^)  ;  pour  le  distinguer 
de  ce  feu  qui  s'allume  pour  nous  épurer,  et  qui  ne  manque 
[/>.  D~\  jamais  de  s'éteindre  quand  il  a  fait  cet  office.  La  peine 
accompagnée  de  la  pénitence,  c'est  un  feu  qui  nous  purifie  ; 
la  peine  sans  la  pénitence,  c'est  un  feu  qui  nous  dévore  et 
qui  nous  consume  ;  et  tel  est  proprement  le  feu  de  l'enfer. 
C'est  pourquoi  nous  concluons,  selon  ces  principes,  que  les 
flammes  du  purgatoire  purifient  les  âmes  ;  parce  qu'oii  la 
peine  (^)  est  jointe  à  la  pénitence,  les  flammes  sont  purga- 
tives ou  purifiantes  :  et  au  contraire  que  le  feu  d'enfer  ne 
fait  que  dévorer  les  âmes,  parce  qu'au  lieu  de  la  componction 
de  la  pénitence,  il  ne  produit  que  de  la  fureur  et  du  désespoir. 

a.  Tertull.,  De  Pcenii.,  n.  12.  —  b.  I  Cor.,  ni,  13.  —  Ms.  probabit  ignis.  — 
c.  /s.,  XXXIII,   14.  —  d.  Marc,  IX,  47. 

1.  Var.  quelques  peintures,  —  des  peintures  affreuses. 

2.  Var.  n'allez  pas  rechercher,  —  ne  vous  imaginez  pas. 

3.  Var.  des  embrasements  éternels. 

4.  Var.  parce  que  la  peine  est  jointe  aux  sentiments  de  la  pénitence,  qu'elles 
ont  emportés  en  sortant  du  monde. 


SUR   LES  SOUFFRANCKS.  709 

Par  conséquent,  chrétiens,  concluons  qu'il  n'y  a  rien  sur  la 
terre  qui  doive  nous  donner  plus  d'horreur  que  des  hommes 
frappés  de  la  main  de  Dieu,  et  impénitents  tout  ensemble. 
Non,  il  n'y  a  rien  de  plus  horrible,  puisqu'ils  portent  déjà  sur 
eux  le  caractère  essentiel  de  la  damnation. 

\^P.  £^  Tels  sont  ceux  dont  David  parlait  comme  d'un 
prodige,  que  Dieu  avait  «  dissipés,  et  qui  n'étaient  pas  touchés 
de  componction  :  »  Dissipati  sunt,  nec  comptincti  (")  :  servi- 
teurs vraiment  rebelles  et  opiniâtres,  qui  se  révoltent  même 
sous  la  verge,  frappés  et  non  corrigés,  abattus  et  non  hu- 
miliés, châtiés  et  non  convertis.  Tel  était  le  déloyal  Pharaon, 
qui  s'endurcissait  tous  les  jours  sous  les  coups  incessamment 
redoublés  de  la  vengeance  divine.  Tels  sont  ceux  dont  il  est 
écrit  dans  l'Apocalypse  ('''),  que  Dieu  les  ayant  frappé[s]  d'une 
plaie  horrible,  de  rage  ils  mordaient  leurs  langues,  et  blas- 
phémaient le  Dieu  du  ciel,  et  ne  faisaient  point  pénitence. 
Tels  hommes  ne  sont-ils  pas  comme  des  damnés,  qui  com- 
mencent leur  enfer  à  la  vue  du  monde,  pour  nous  effrayer 
par  leur  exemple,  et  que  la  croix  précipite  à  la  damnation  avec 
le  larron  endurci  }  \_P.  F'\  On  leur  arrache  les  biens  de  cette 
vie  :  ils  se  privent  de  ceux  du  siècle  à  venir  (')  :  si  bien  qu'é- 
tant frustrés  de  toutes  parts,  pleins  de  rage  et  de  désespoir, 
et  ne  sachant  à  qui  s'en  prendre,  ils  élèvent  contre  Dieu  leur 
langue  insolente  par  leurs  murmures  et  par  leurs  blas- 
phèmes; «  et  il  semble,  dit  Salvien,  que  leurs  crimes  se  multi- 
pliant avec  leurs  supplices,  la  peine  même  de  leurs  péchés  soit 
la  mère  de  nouveaux  désordres  :  »  Ut  putares pœnam  ipsorum 
crimhnun,  quasi  matrem  esse  vitiorîmi  ("). 

Apprenez  donc,  ô  pécheurs,  qu'il  ne  suffit  pas  d'endurer 
beaucoup  ;  et  qu'encore  que,  selon  la  règle  ordinaire,  ceux  qui 
souffrent  en  cette  vie  aient  raison  d'espérer  du  repos  en  l'au- 
tre, par  la  dureté  de  nos  cœurs,  cette  règle  n'est  pas  toujours 
véritable.  Plusieurs  sont  à  la  croix,  qui  sont  bien  éloignés  du 
crucifié  :  la  croix  dans  les  uns  est  une  pfrâce  ;  la  croix  dans 
les  autres  est  une  vengeance.  De  deux  hommes  mis  en  croix 


a.  Ps.,  XXXIV,  16.  —  b.  Apoc,  XVI,  9.  —  c.  De  Githerivxt.  Det\  lib.  IV,  n.  13. 
Ms.  lit  crederes pœnam  ipsorum  nihit  aliiid  quam  matrem  esse  vitioriiin. 
I.   Fi:ir.  de  la  vie  future. 


yiO  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

avec  Jésus-Christ,  l'un  y  a  trouvé  la  miséricorde,  l'autre  les 
rigueurs  de  la  justice  ;  l'un  y  a  opéré  son  salut,  l'autre  y  a 
commencé  sa  damnation  :  la  croix  a  élevé  jusqu'au  paradis 
la  patience  de  l'un,  et  a  précipité  jusques  à  l'enfer  l'impéni- 
tence  \_p.  G~\  de  l'autre.  Tremblez  donc  parmi  vos  souffrances 
qu'au  lieu  d'éprouver  maintenant  un  feu  qui  vous  purge 
dans  le  temps,  vous  n'allumiez  par  votre  faute  un  feu  qui 
vous   dévore   dans  l'éternité. 

Et  voua,  ô  enfants  de  Dieu,  quelque  fléau  qui  tombe  sur 
vous,  ne  croyez  jamais  que  Dieu  vous  oublie  ;  et  ne  vous 
persuadez  pas  que  vous  soyez  confondus  avec  les  méchants, 
quoique  vous  soyez  mêlés  avec  eux,  désolés  par  les  mêmes 
guerres,  emportés  par  les  mêmes  pestes,  affligés  des  mêmes 
disgrâces,  battus  enfin  des  mêmes  tempêtes.  «  Le  Seigneur 
connaît  ceux  qui  sont  à  lui  ("),  »  et  il  sait  bien  démêler  les 
siens  de  cette  confusion  générale.  Le  même  feu  fait  reluire 
l'or,  et  fumer  la  paille  :  «  Le  même  mouvement,  dit  saint 
Augustin  (''),  fait  exhaler  la  puanteur  de  la  boue  et  la  bonne 
odeur  des  parfums  ;  »  et  le  vin  n'est  pas  confondu  avec  le 
marc,  quoiqu'ils  portent  tous  deux  l^poids  du  même  pressoir  : 
ainsi,  les  mêmes  afflictions  qui  consument  (')  les  méchants, 
purifient  les  justes  ;  et  quoi  que  l'on  vous  reproche,  vous 
ne  serez  jamais  confondus,  pourvu  que  vous  ayez  le  cou- 
rage (')  de  vous  discerner. 

[/^.//]  Prenez  la  médecine  :  la  main  de  Dieu  invisiblement 
étendue  :V[oyez]  saint  Jacques  {f).  Si  la  tentation  vous  presse, 
persévéra  usque  in  finem,  quia  tentatio  non  persévérât  usque 
injinem  ('').  —  Mais  cet  homme  m'opprime  par  ses  violences  : 

—  Et  adhnc pusillum,  et  non  erit peccator  {^).  Le  médecin  flatte 
son  malade,  mais  ce  délai  est  importun.  Injirmitas  facit  diu 
videri  quod  cita  est  (').  Quand  un  malade  demande  à  boire, 

a.  W  Thn.^  n,  19.  —  b.  De  Civit.  Dci,  lib.  I,  cap.  vni.  —  c.  S.  Aug.,  in 
/oan.TiSiCt  XLV,  n.  13.  —  Ms.  çm'a  afflictio  (v,^i-,  ientatio)  non  perseve^abit... 

—  d.  Ps.,  XXXVI,  10.  —   c.  In  Ps.  XXXVI,  seim.  i,  n.  10.  —  Ms...  Quod  brève  est. 

1.  Var.  désolent. 

2.  Var.  la  force. 

3.  Idées  indiquées  sommairement.  Le  renvoi  au  panégyrique  de  saint  Jacques 
n'a  pas  été;  compris  jusqu'ici.  Voy.  ci-dessus,  p.  479,  le  passage  auquel  Bossuet  se 
reporte.  Au  lieu  de  cette  naturelle  interprétation,  Deforis  traduit,  sous  le  nom  de 
Bossuet,  quatre  versets  du  premier  chapitre  de  l'Epîtrc  de  saint  Jacques. 


SUR  LES  SOUFFRANCES.  7I  1 

chacun  se  presse  pour  le  servir  ;  lui  seul  s'imagine  que  le 
temps  est  long,  llociie,  «  aujourd'hui,  »  dit  le  l'ils  de  Dieu  : 
ne  crains  pas,  ce  sera  bientôt.  Cette  vie  passera  bien  vite  ; 
elle  s'écoulera  comme  un  jour  d'hiver  où  le  matin  et  le  soir 
se  touche[nt]  de  près  :  ce  n'est  qu'un  jour,  ce  n'est  qu'un 
moment,  que  l'ennui  et  l'infirmité  fait  paraître  long  ;  quand 
il  sera  écoulé,  vous  verrez  alors  combien  il  est  court.  Oh  ! 
quand  vous  serez  dans  la  vie  future  ! 

—  Mais  je  gémis  dans  la  vie  présente,  et  je  suis  accablé 
de  maux.  —  Eh  bien  !  abandonnez-vous  à  l'impatience  :  en 
serez-vous  bien  plus  soulagés,  quand  vous  aurez  ajouté  le 
mal  du  chagrin,  et  peut-être  celui  du  murmure,  [/. /]  aux 
autres  qui  vous  tourmentent }  Profitez  du  moins  de  votre 
misère,  de  peur  que  vous  ne  soyez  du  nombre  de  ceux  aux- 
quels saint  Augustin  a  dit  ce  beau  mot  :  «  Vous  perdez 
l'utilité  de  vos  souffrances  :  »  Perdidistis  titilitateni  calami- 
tatis,  et  miserrivii  facti  estis,  et  pessimi  permansistis  (")  : 
«  Vous  perdez  l'utilité  de  votre  souffrance  ('),  vous  êtes 
devenus  misérables,   et  vous  êtes  demeuré[s]  méchants.  » 

a.  De  Civ.  Det,  lib.  I,  cap.  XXXlll. 
I.  Var,  de  votre  misère. 


CAREME    DES   CARMÉLITES. 


POUR   LE  VENDREDI-SAINT  (■). 


15   avril    1661. 


wwwwwww^wwww^wwww^ 


Il  eût  été  facile  à  Bossuet  de  reprendre  l'œuvre  rude  et  puissante 
de  l'année  précédente.  Ainsi  fera  plus  tard  Bourdaloue  ('').  Mais 
devant  son  nouvel  auditoire,  il  était  moins  à  propos  de  revenir 
aux  accents  pathétiques,  nécessaires  pour  émouvoir  la  dureté  des 
mondains,  que  de  pénétrer  avec  les  âmes  mystiques  jusqu'aux  plus 
intimes  profondeurs  du  mystère.  C'est  la  Passion,  telle  qu'une 
haute  piété  aimera  à  la  méditer  dans  le  secret  ;  elle  peut  aussi 
enseigner  aux  penseurs  le  fond  même  de  notre  sainte  religion. 

Sommaire  (^).  Jésus-Christ  crucifié,  science  du  sahit. 

(^/"■/)c/;//.J  Jésus-Christ  a  tout  pesé  dans  une  [juste  (■*)]  balance, 
a  estimé  ce  qu'il  fallait  estimer  et  mis  le  prix  à  toutes  choses  (p.  2,  3). 

Le  monde  est  crucifié  et  effacé  par  la  mort  de  JéSUS-Christ  ;  il 
l'a  couvert  de  l'horreur  de  sa  croix  (p.  14). 

Envie  cruelle  ;  orgeuil  moqueur.  Le  plaisir  de  l'envie,  c'est  la 
cruauté  ;  le  triomphe  de  l'orgueil,  c'est  la  moquerie  (p.  16). 

Ignominie  de  Jésus-Christ  est  la  principale  partie  de  sa  croix  : 
Confusione  contempta.  —  Iiupj'operiiun,  etc.  (p.  16).  C'est  donc  elle 
dont  il  faut  principalement  se  revêtir:  Exeamus...  extra  castra,  ini- 
properiîun  ejns portantes.  —  Nous  sommes  baptisés  en  cette  infamie 
(p.  17,  18). 

(2^ poi7tt.)  L'homme  est  un  prodige.  —  S'admire,  et  ne  se  connaît 
pas.  Il  faut  lui  donner  des  leçons  pour  s'estimer  (p.  i,  2).  —  Il 
apprend  à  s'estimer  ce  qu'il  vaut  par  le  prix  dont  il  a  été  racheté 
(p.  2).  O  anima,  érige  te  :  tanti  valcs. 

Combien  nous  sommes  estimables  si  nous  savons  nous  peser 
avec  ce  prix  (p.  13,  14,  15,  16).  —  Combien  nous  sommes  à  JÉSUS- 
Christ  par  cet  achat  (p.  17,  18). 

(3' point.)  Malédiction  de  Dieu  ;  ce  que  c'est  {h,  c,  d,  etc.)  —  Con- 
solation aux  justes  affligés  ;  que  Dieu  ne  les  abandonne  pas  'yc,f). 

Pénitence  de  JÉSUS,  douleur  immense  (;/).  La  nôtre  à  son  imi- 
tation {g). 

1.  Mss.,  12823,  f.  279-311.  In-4",  avec  marge. 

2.  Se  vigne,  Lettre  du  /"'  mai  1680. 

3.  F.  268,  avant  le  sermon  de  1660. 

4.  Ms.  chose.  —  Distraction  amenée  par  le  mot  de  la  fin  de  la  phrase,  déjà 
présent  à  l'esprit. 


POUR  LE  VENDREDI-SAINT.  713 

Satisfaction    de    jÉSUS-CllRIST   par   l'obéissance.  La    principale 
partie  de  la  satisfaction,  c'est  une  acceptation  volontaire  (r,  s). 
Cri  de  jÉsus-CllRlST  (/,  u). 


Non  eni)n  jtidicavi  me  scire 
aliqttid  inter  vos,  nisi  Jisvm 
CuKisTUAf,  et  hîtfic  crucifixum. 

Je  n'ai  pas  jugé  que  je  susse 
autre  chose  parmi  vous,  sinon 
Jésus-Christ,  et  lui  crucifié. 
(I  Cor.,  II,  2.) 

QUELQUE  étude  que  nous  ayons  faite  pendant  tout  le 
cours  de  notre  vie,  et  quelque  soin  que  nous  ayons  pris 
d'enrichir  nos  entendements  par  la  connaissance  du 
monde  et  des  affaires,  ou  par  celle  des  arts  et  de  la  nature, 
il  faut  aujourd'hui,  chrétiens,  que  nous  fassions  sur  le  Calvaire 
profession  publique  d'une  sainte  et  bienheureuse  ignorance, 
en  reconnaissant  avec  l'Apôtre,  devant  Dieu  et  devant  les 
hommes,  que  toute  la  science  que  nous  possédons  est  réduite 
à  ces  deux  paroles  :  «  Jésus,  et  lui  crucifié.  »  Nous  ne  devons 
point  rougir  de  cette  ignorance,  puisque  c'est  elle  qui  a  triom- 
phé des  vaines  subtilités  de  la  sagesse  du  monde,  et  qui  a 
fait  que  tout  l'univers  révère  en  ce  jour  sacré,  comme  le  plus 
grand  de  tous  les  miracles,  le  plus  grand  et  le  plus  étrange 
de  tous  les  scandales. 

Mais  je  me  trompe  ('),  messieurs,  d'appeler  du  nom  d'igno- 
rance la  simplicité  de  notre  foi  :  il  est  vrai  que  toute  la  science 
du  christianisme  est  réduite  aux  deux  paroles  que  j'ai  rap- 
portées ;  mais  aussi  elles  renferment  les  trésors  immenses  de 
la  sagesse  du  ciel,  qui  ne  s'est  jamais  montrée  plus  à  décou- 
vert, à  ceux  à  qui  la  foi  a  donné  des  yeux,  que  dans  le  mystère 
de  la  croix.  C'est  là  que  Jésus-Christ,  étendant  les  bras, 
nous  ouvre  le  livre  sanglant  dans  lequel  nous  pouvons 
apprendre  tout  l'ordre  des  secrets  de  Dieu,  toute  l'économie 
du  salut  des  hommes,  la  règle  fixe  et  invariable  pour  former 
tous  nos  jugements,  la  direction  sûre  et  infaillible  pour  con- 
duire droitement   nos  mœurs  ;  en  un    mot,    un  mystérieux 

I.  Var.  Je  me  suis  trompé,  chrétiens. 


7^4  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

abrégé  de  toute  la  doctrine  de  l'Évangile  et  de  toute  la  théo- 
logie chrétienne. 

C'est,  mes  sœurs,  ce  qui  m'a  donné  la  pensée  de  vous 
prêcher  aujourd'hui  ce  grand  et  admirable  mystère,  dont 
saint  Paul  nous  a  parlé  dans  mon  texte  :  la  doctrine  de  vérité 
en  Jésus  souffrant,  la  science  du  chrétien  en  la  croix. 
O  croix  !  que  vous  donnez  de  grandes  leçons  !  O  croix  !  que 
vous  répandez  de  vives  lumières  !  mais  elles  sont  cachées 
aux  sages  du  siècle.  Nul  ne  vous  pénètre,  qu'il  ne  vous  révère; 
nul  ne  vous  entend,  qu'il  ne  vous  adore:  le  degré  pour  arri- 
ver à  la  connaissance,  c'est  une  vénération  religieuse.  Je  vous 
la  rends  de  tout  mon  cœur,  ô  croix  de  Jésus,  en  l'honneur 
de  celui  qui  vous  a  consacrée  par  son  supplice,  dont  le  sang, 
les  opprobres  et  l'ignominie  vous  rendent  digne  d'un  culte 
et  d'une  adoration  éternelle.  Joignons-nous,  âmes  saintes  ('), 
dans  cette  pensée,  et  disons  avec  l'Église  :  O  crux,  ave. 

Si  le  pontife  de  l'Ancien  Testament,  lorsqu'il  paraissait 
devant  Dieu,  devait  porter  sur  sa  poitrine,  comme  dit  le 
Saint-Esprit  dans  l'Exode,  «  la  doctrine  et  la  vérité  ("),  » 
dans  des  figures  mystérieuses,  à  plus  forte  raison  le  Sauveur, 
qui  est  la  fin  de  la  loi  et  le  pontife  de  la  nouvelle  alliance, 
ayant  toujours  imprimé[es]  sur  sa  personne  sacrée  la  doctrine 
et  la  vérité,  par  l'exemple  de  sa  sainte  vie  et  par  ses  actions 
irrépréhensibles,  les  doit  porter  aujourd'hui  d'une  manière 
bien  plus  efficace  dans  le  sacrifice  de  la  croix,  où  il  se  présente 
à  son  Père  pour  commencer  véritablement  les  fonctions  de 
son  sacerdoce.  Approchons  donc  {'),  chrétiens,  et  contemplons 
avec  foi  ce  grand  spectacle  de  la  croix,  pour  voir  la  doctrine 
et  la  vérité  gravées  sur  le  corps  de  notre  pontife,  en  autant 
de  caractères  qu'il  a  de  blessures,  et  tirer  tous  les  principes 
de  notre  science  de  sa  Passion  douloureuse. 

Mais  pour  apprendre  avec  méthode  cette  science  divine  (^), 
considérons  en  notre  Sauveur  ce  qu'il  a  perdu  dans  sa  Pas- 
sion, ce  qu'il  a  acheté,  ce  qu'il  a  conquis.  Car  il  a  dû  y  perdre 

a.  Exod.,  XXVIII,  30. 

1.  Var.  mes  frères. 

2.  Var.  Approchons  donc   avec  foi.  chrétiens,  et  contemplons  attentivement. 

3.  Var.  cette  divine  science. 


POUR  LE  VENDREDI-SAINT.  715 

quelque  chose,  parce  que  c'était  un  sacrifice  ;  il  a  dû  y  acheter 
quelque  chose,  parce  que  c'était  un  mystère  de  rédemption  ; 
il  a  dû  y  conquérir  quelque  chose,  parce  que  c'était  un  com- 
bat. Et  pour  accomplir  ces  trois  choses,  je  dis  [qu']il  se  perd 
lui-même,  qu'il  achète  les  âmes,  qu'il  gagne  le  ciel.  Pour  se 
détruire  lui-même,  il  se  livre  aux  mains  de  ses  ennemis  ;  c'est 
ce  qui  consomme  (')  la  vérité  de  son  sacrifice  :  en  se  livrant 
de  la  sorte,  il  reçoit  les  âmes  en  échange  ;  c'est  ce  qui  achève 
le  mystère  de  la  rédemption  :  mais  ces  âmes,  qu'il  a  rachetées 
de  l'enfer,  il  les  veut  placer  dans  le  ciel,  en  surmontant  les 
oppositions  (^)  de  la  justice  divine,  qui  les  en  empêche;  et  c'est 
le  sujet  de  son  combat.  Ainsi  vous  voyez  en  peu  de  paroles 
toute  l'économie  de  notre  salut  dans  le  mystère  de  cette 
journée.  Mais  qu'apprendrons-nous  pour  régler  nos  mœurs 
dans  cet  admirable  spectacle.^  Tout  ce  qui  nous  est  nécessaire 
pour  notre  conduite  :  nous  apprendrons  à  perdre  avec  joie 
ce  que  Jésus-Christ  a  perdu,  c'est-à-dire,  les  biens  péris- 
sables ;  à  conserver  précieusement  ce  que  Jésus-Christ  {^)  a 
acheté,  vous  entendez  bien  que  ce  sont  nos  âmes  ;  à  désirer 
avec  ardeur  ce  que  Jésus-Christ  nous  a  conquis  par  tant  de 
travaux,  et  je  vous  ai  dit  que  c'était  le  ciel.  Quitter  tout  pour 
sauver  son  âme  en  allant  à  Dieu  et  à  son  royaume,  n'est-ce 
pas  toute  la  science  du  christianisme  ?  Et  ne  la  voyez-vous 
pas  toute  ramassée  en  mon  Sauveur  crucifié  ?  Mais  vous  le 
verrez  bien  plus  clairement,  quand  j'aurai  établi  par  ordre 
ces  trois  vérités  proposées,  qui  feront  le  sujet  de  ce  dis- 
cours. 

PREMIER    POINT. 

[P.  i]  Je  ne  pense  pas,  chrétiens,  qu'il  y  ait  un  homme 
assez  insensé  pour  ne  pas  aimer  les  biens  éternels,  s'il  avait 
pu  se  dégoûter  (■*)  des  biens  périssables  {'=).  D'où  il  est  aisé 

1.  Vâr.  ce  qui  fait  la  perfection  de... 

2.  Var.  contre  les  prétentions,  —  contre  la  justice  divine  qui  s'y  oppose. 

3.  Var.  ce  qu'il  achète. 

4.  Var.  se  résoudre  à  mépriser  les  biens  périssables. 

5.  Bossuet  eftace  une  phrase,  conservée  à  tort  par  les  éditeurs  :  «  Sans  doute 
notre  inclination  irait  droitement  à  Dieu,  si  elle  n'était  détournée  par  les  attaches 
diverses  que  les  sens  font  naitre  pour  nous  arrêter  en  chemin.  > 


7l6  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 


de  conclure,  que  le  premier  pas  dans  la  droite  voie  ('),  c'est 
de  mépriser  les  biens  qui  nous  environnent  ;  et  par  une  suite 
infaillible,  que  le  fondement  le  plus  nécessaire,  et  aussi  le 
plus  difficile  ('),  de  la  science  dont  nous  parlons,  c'est  de 
savoir  discerner  au  juste  ce  qui  est  digne  de  notre  mépris. 

Mais  comme  pour  acquérir  cette  connaissance  par  la  force 
du  raisonnement,  il  faudrait  un  travail  immense  {^),  Dieu 
nous  ouvre  un  livre  aujourd'hui,  où  toutes  [p.  2]  les  (")  ques- 
tions sont  déterminées.  En  ce  livre,  les  décisions  sont  indu- 
bitables, parce  que  c'est  la  sagesse  de  Dieu  qui  les  a  écrites  : 
elles  y  sont  claires  et  intelligibles,  parce  qu'il  ne  faut  qu'ou- 
vrir les  yeux  pour  les  voir  :  enfin  elles  sont  ramassées  en 
abrégé,  parce  que,  sans  partager  son  esprit  en  études  infinies, 
il  suffit  de  considérer  Jésus-Christ  en  croix. 

Lt  il  n'est  pas  nécessaire  de  faire  de  grandes  présuppo- 
sitions, comme  dans  les  écoles  des  philosophes,  ni  de  conduire 
les  esprits  à  la  vérité  par  un  long  circuit  de  conclusions  et  de 
principes  :  il  n'y  a  qu'une  chose  à  présupposer,  qui  n'est 
ignorée  d'aucun  des  fidèles  :  c'est  que  celui  qui  est  attaché  à 
ce  bois  infâme  est  la  Sagesse  éternelle,  laquelle  par  consé- 
quent a  pesé  les  choses  dans  une  juste  balance. 

Et  certainement  {'=),  chrétiens,  si  nous  voulons  en  juger 
par  les  effets,  le  Fils  de  Dieu  a  toujours  estimé  ce  qui 
méritait  de  l'estime  :  la  foi  de  la  Chananée  et  du  Centenier  ont 
trouvé  (^)  en  sa  bouche  leur  juste  louange  ('^).  Non  seulement 
il  a  distingué  le  mal   et  le   bien,  mais  il  [p.  3]  a  fait  à  point 

a.  Matth.^  XV,  28  ;  Vlll,  10. 

1.  Cinq  mots  soulignés.  On  peut  croire  que  c'est  pour  l'importance,  et  les 
conserver,  avec  les  anciens  éditeurs.  Un  signe  à  la  marge  (une  croix)  semble 
autoriser  cette  interprétation. 

2.  Var.  le  principe  le  plus  important. 

3.  Ici  un  curieux  passage,  retranché  :  «...  il  faudrait  un  travail  immense  et 
une  discussion  infinie.  Dos  l'origine  du  monde,  les  hommes  ont  discuté  sur  celte 
matière  ;  les  livres  qui  en  ont  traité  se  sont  multipliés  sans  mesure  :  et  cepen- 
dant les  sages  du  siècle  n'en  sont  pas  encore  demeurés  d'accord.  Dieu  nous 
ouvre  aujourd'hui'un  livre  où  toutes  ces  questions  sont  déterminées...  » 

4.  Var.  ces. 

5.  Var.  Et  en  effet,  chrétiens,  il  a  toujours  estimé... 

6.  Syllepse.  Le  verbe  s'accorde  avec  le  sens,  non  avec  les  mots  :  «  la  foi  de 
la  Chananée  (Chananéenne)  et  [celle]  du  Centenier  ont  trouvé... 


POUR  LE  VENDREDI-SAINT.  717 

nommé  le  discernement  entre  le  plus  et  le  moins  :  par  là  il  a 
su  connaître  la  juste  valeur  du  denier  de  la  pauvre  veuve  (")  ; 
et,  de  peur  de  rien  oublier,  il  a  mis  le  prix  jusqu'au  verre 
d'eau  qui  se  donne  pour  son  service  (^)  ;  enfin  tout  ce  qui  a 
quelque  dignité  est  pesé  dans  sa  balance,  jusqu'au  dernier 
grain.  Oui  ensuite  ne  conclura  pas  que  ce  qu'il  a  rejeté  avec 
mépris  n'était  digne  par  conséquent  d'aucune   estime  ? 

Que  si  vous  voulez  savoir  maintenant  quelles  sont  les 
choses  qu'il  a  méprisées,  il  n'est  pas  besoin  que  je  parle  : 
ouvrez  vous-mêmes  le  livre,  lisez  de  vos  propres  yeux  ;  les 
caractères  en  sont  assez  grands;  et  assez  visibles  ;  les  lettres 
en  sont  de  sang,  pour  frapper  la  vue  avec  plus  de  force  (')  : 
on  a  employé  le  fer  et  la  violence,  pour  les  graver  profon- 
dément sur  le  corps  de  Jésus-Christ  crucifié.  Il  veut  (-)  être 
traité  de  la  sorte,  pour  rompre  avec  violence  les  [liens]  qui 
nous  empêchent  d'aller  au  bien  véritable  (^)  :  Et  ut  possemiis 
bomim  assequi  qiLod  optauius,  perpetiendo  docuit  conteninere 
quod  timeiiius. 

[P.  5]  Toute  (■*)  la  peine,  messieurs,  c'est  que,  dans  ce 
déluge  de  maux  infinis  qui  viennent  fondre  sur  notre  Sauveur, 
on  ne  sait  sur  quoi  arrêter  la  vue  :  mais  pour  fixer  nos  regards, 
deux  choses  principalement  sont  capables  de  nous  faire  en- 
tendre l'état  où  il  est  réduit.  C'est  que  dans  cette  heure 
destinée  à  ses  souffrances,  pour  les  faire  monter  jusqu'au 
comble.  Dieu,  par  l'effet  du  même  conseil,  lâche  la  bride  sans 
mesure  à  la  fureur  de  ses  envieux,  et  resserre  dans  le  même 
temps  toute  la  puissance  de  son  Fils  :  il  déchaîne  contre   sa 

a.  Marc,  XII,  43.  —  b.  Matth.,  x,  42. 

1.  Var.  pour  être  plus  remarquables. 

2.  Var.  Il  a  voulu.  —  Phrase  renvoyée  par  les  anciens  éditeurs  à  la  fin  du  para- 
graphe suivant.  M.  Lâchât  ne  la  donne  qu'en  note. 

3.  Var.  les  empêchements  au  bien  véritable. 

4.  La  page  4  est  en  entier  effacée.  Les  idées  qu'elle  contenait  seront  reprises 
plus  loin,  sauf  le  début,  que  voici  :  «  Et  la  vie,  et  l'honneur,  et  la  liberté,  et  tous 
les  autres  biens  que  nous  estimons,  c'est  ce  que  Jésus-Christ  prodigue.  Il  souf- 
fre qu'on  lui  arrache  avec  violence  tout  ce  qui  peut  rendre  la  vie  supportable,  et 
après,  par  un  dernier  coup,  il  veut  être  dépouillé  même  de  la  vie,  afin  que  nous 
connaissions  plus  distinctement  et  par  des  observations  plus  particulières  jusques 
où  s'étend  son  mépris.  Enfin  son  état  dans  sa  Passion,  c'est  un  état  de  dépouil- 
lement total  et  universel...  » 


yiS  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

personne  (')  toute  la  fureur  des  enfers,  et  il  retire  de  dessus 
lui  toute  la  protection  du  ciel  (^). 

Le  souvenir  de  ses  bienfaits  et  de  ses  miracles  [^)  devait 
apparemment,  chrétiens,  sinon  calmer  tout  à  fait,  du  [p.  6] 
moins  tempérer  un  peu  l'excès  de  leur  haine  ;  mais  c'est  la 
haine  au  contraire  qui  efface  la  mémoire  de  tous  les  bienfaits  : 
et  je  ne  m'en  étonne  pas.  L'un  des  plus  grands  supplices  du 
Fils  de  Dieu  devait  être  l'ingratitude  des  siens  :  c'est  pourquoi 
les  douleurs  de  sa  Passion  commence[nt]  par  la  trahison  d'un 
de  ses  apôtres  ('*).  Après  ce  premier  effet  de  la  perfidie,  tous 
ses  miracles  et  tous  ses  bienfaits  vont  être  couverts  d'un 
épais  nuage  :  toute  la  mémoire  en  est  abolie  ;  l'air  ne  reten- 
tira que  de  ces  cris  furieux  :  C'est  un  scélérat  (^),  c'est  un 
imposteur  ;  il  a  dit  qu'il  détruirait  le  temple  de  Dieu.  Et  là- 
dessus  la  vengeance  aveugle  se  précipite  aux  derniers  excès; 
[p.  7]  elle  ne  peut  être  assouvie  {^)  par  aucun  supplice. 
«  Méchants, dit  saintAugustin  ("),  quand(^)ils  lui  rend[r]aient 
le  mal  pour  le  mal,  ils  ne  seraient  pas  innocents  ;  s'ils  ne  lui 
rendent  pas  le  bien  pour  le  bien,  ils  seronts  ingrats  :  mais 
pour  le  bien  ils  rendent  le  mal,  »  pour  de  tels  bienfaits  de  si 
grands  outrages  :  il  n'y  a  plus  de  nom  parmi  les  hommes  qui 
puisse  exprimer  leur  fureur. 

Mais  afin  que  nous  entendions  combien  Jésus-Christ 
méprise  tout  ce  que  peut  lui  arracher  la  haine  des  hommes, 
et  tout  ce  qu'elle  peut  lui  faire  souffrir  (^),  en  même  temps  que 
ses  ennemis  sont  en  la  disposition  de  tout  entreprendre,  il  se 
réduit   (^)  volontairement    à  la   nécessité  de  tout  endurer. 

a.  In  Ps.,  XXXVII,  n.  25. 

1.  Var.  contre  lui. 

2.  Note  marginale  :  Si  bien  que  ses  ennemis  sont  en  état  de  tout  oser,  et  lui 
réduit  dans  le  même  temps  à  la  nécessité  de  tout  souffrir.  —  Cette  pensée  est 
réservée  pour  revenir  un  peu  plus  loin. 

3.  Var.  de  tant  de  bienfaits  —  miraculeux  — ,  qu'il  avait  répandus  à  pleines 
mains  sur  ce  peuple  ingrat. 

4.  Var.  disciples. 

5.  Var.  un  méchant. 

6.  Var.  rassasiée. 

7-  Var.  s'ils  lui  rendaient. 

8.  Un  trait  de  plume  semble  indiquer  l'intention  de  réduire  ce  membre  de  phrase 
à  ces  mots  :  «  méprise  tout  ce  que  peut  lui  faire  souffrir  la  haine  des  hommes,  v> 

9.  Var.  il  se  met. 


POUR  LE  VENURKDI-SAINT.  719 

Chrétiens,  réveillez  vos  attentions  ;  c'est  ici  que  h;  mystère 
commence. 

Pour  en  concevoir  une  forte  idée,  je  vous  prie  de  consi- 
dérer que  l'heure  dernière  étant  venue,  en  laquelle  il  avait 
été  résolu  que  le  Fils  de  Dieu  se  mettrait  en  un  état  de  vic- 
time, il  suspendit  aussitôt  tout  l'usage  de  sa  puissance,  parce 
que,  l'état  de  victime  étant  un  état  de  destruction,  il  fallait 
qu'il  fût  exposé  (')  sans  force  et  sans  résistance  à  quiconque 
méditerait  de  lui  faire  injure  :  et  c'est  ce  qu'il  a  voulu  faire 
[p.8]  connaître  par  ces  paroles  mémorables  qu'il  adresse  aux 
Juifs  dans  le  moment  de  sa  capture:  «Vous  venez  à  moi 
comme  à  un  voleur  ;  cependant  j'étais  tous  les  jours  au  mi- 
lieu de  vous,  enseignant  au  temple,  et  vous  ne  m'avez  point 
arrêté  ;  mais  c'est  que  c'est  ici  votre  heure  et  la  puissance  des 
ténèbres  :  »  Sed  hœc  est  Jioravestra.et potestas  tenebrariun  {^). 
Jusques-là,  malgré  leur  fureur,  ils  ne  pouvaient  rien  contre  sa 
personne,  parce  que  sa  volonté  toute-puissante  leur  liait  les 
mains  :  mais  il  est  maintenant  du  conseil  de  Dieu  qu'il  res- 
serre volontairement  (^)  et  qu'il  retire  en  lui-même  toute  sa 
puissance,  pour  donner  la  liberté  tout  entière  à  la  puissance 
opposée. 

[P.  9]  Il  faut  ici  observer  que  cette  étrange  suspension  {^) 
de  la  puissance  du  Fils  de  Dieu  ne  restreint  pas  seulement 
sa  puissance  extraordinaire  et  divine  ;  mais  que,  pour  le 
mettre  plus  parfaitement  en  l'état  d'une  victime  qu'on  va 
immoler,  elle  resserre  la  puissance  même  naturelle,  et  en 
empêche  tellement  l'usage  qu'il  n'en  reste  pas  la  moindre 
apparence.  Oui  ne  peut  résister  à  la  force,  se  peut  quelquefois 
sauver  par  la  fuite  ;  qui  ne  peut  éviter  d'être  pris,  peut  du 
moins  [p.  lo]  se  défendre  quand  on  l'accuse  ;  celui  à  qui  on 
ôte  la  juste  défense  (*)  a  du  moins  la  voix  pour  gémir  et  se 


a.  Z«<r.,  xxn,  52,53.  —  Ms.  Nunc  est  hora... 

1.  Var.  qu'il  s'exposât  nu  et  désarmé  à  quiconque  voudrait  entreprendre  [de] 
lui  faire  outrage.  Et  c'est  ce  qu'il  a  voulu  nous  faire  connaître  lorsqu'il  a  parlé 
aux  Juifs  en  ces  termes... 

2.  Première  rédaction  :  qu'il  se  mette  en  un  état  de  victime  et  qu'il  resserre... 
(Souligné,  jusqu'à  et  inclusivement  ;  c'est-à-dire  effacé.) 

3.  Var  cette  suspension  surprenante. 

4.  Var.  cette  liberté. 


720  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

plaindre  de  l'injustice.  Mais  Jésus  ne  se  laisse  pas  cette  li- 
berté :  tout  est  lié  en  lui,  jusques  à  la  langue  ;  il  ne  répond 
pas  quand  on  l'accuse  ;  il  ne  se  plaint  pas  quand  on  le  frappe  ; 
et  jusqu'à  ce  cri  confus  que  forme  le  gémissement,  triste  et 
unique  recours  de  la  faiblesse  opprimée,  par  lequel  elle  tâche 
d'attendrir  les  cœurs,  et  d'empêcher  par  la  pitié  ce  qu'elle 
n'a  pu  arrêter  par  la  force,  il  ne  plaît  pas  à  mon  Sauveur  de  se 
le  permettre.  Bien  loin  de  s'emporter  jusques  aux  murmures, 
on  n'entend  pas  même  le  son  de  sa  voix  ;  «  il  n'ouvre  pas 
sQu\eme.nt.  \3.  bouche  :))  JVojiû^enn^  as  S2ni?;i  {").  O  exemple 
de  patience  mal  suivi  par  les  chrétiens,  qui  se  vantent  d'être 
ses  disciples  !  Il  est  si  abandonné  aux  insultes,  qu'il  ne  pense 
pas  même  avoir  [p.  1 1]  aucun  droit  de  détourner  sa  face  des 
coups.  Un  ver  de  terre  que  l'on  foule  aux  pieds  fait  encore 
quelque  faible  effort  pour  se  retirer  ;  et  Jésus,  comme  une 
victime  qui  attend  le  coup,  n'en  veut  pas  seulement  diminuer 
la  force  (')  parle  moindre  mouvement  de  tête  :  Faciem  meam 
non  averti  ab  increpantibus  et  conspncntibus  (^).  Ce  visage 
autrefois  si  majestueux,  qui  ravissait  en  admiration  le  ciel  et 
la  terre,  il  le  présente  droit  et  immobile  à  toutes  les  indi- 
gnités dont  s'avise  une  canaille  furieuse.  Pour  quelle  raison, 
chrétiens  ?  Parce  qu'il  est  dans  un  état  de  victime,  toujours 
attendant  le  coup  ;  c'est-à-dire,  dans  un  état  de  dépouillement 
qui  l'expose  nu  et  désarmé  (')  pour  être  en  butte  à  tous  les 
insultes  (3),  de  quelque  côté  qu'ils  puissent  venir,  même  des 
mains  les  plus  méprisables. 

L'étrange  abandonnement  de  cette  victime  dévouée  nous 
est  très  bien  expliqué  par  un  petit  mot  de  saint  Pierre,  en  sa 
première  Épître  canonique  (chapitre  11),  où,  remettant  de- 
vant nos  yeux  Jésus-Christ  souffrant,  il  dit  «  qu'il  ne  ren- 
dait point  opprobres  pour  opprobres,  ni  malédiction  pour 
malédiction,  [p.  12]  et  qu'il  n'usait  ni  de  plaintes  ni  de 
menaces:»  Cuni paterettir.  fton  comminabatur.  Que  faisait-il 
donc,  chrétiens,  dans  tout  le  cours  de  sa  Passion  ?  Voici  une 

a.  Is.,  LUI,  7-  —  l>-  J's-,  I.  4- 

I     l/ar.  éluder,  —  et  JÉSUS  ne  veut  pas  éluder  le  coup  par... 

2.   Var.  qui  le  met  en  butte...,  —  qui  l'expose  sans  force  et  sans  résistance... 

3!  Bientôt  Bossuet  fera   ce  mot  féminin,    comme   nous.    Ici  il   suit  encore 

l'étymologie.  Plus  haut  :  aux  insults.  Cf.  I,  Introduction,  XXXVII, 


POUR  LE  VENDREDI-SAINT.  72  I 


belle  parole  .•  Tradebat  aiUcni  judicanti se  injuste  {"):i.\\  se 
livrait,  il  s'abandonnait  à  celui  qui  le  jug^cait  injustement  :» 
et  ce  qui  se  dit  de  son  juge,  se  doit  entendre  conséquemment 
de  tous  ceux  qui  entreprenaient  de  lui  faire  insulte  {')  : 
Tradcbat  aiiteni  ;  il  se  donne  à  eux  pour  faire  de  lui  à  leur 
volonté.  Un  perlïde  le  veut  baiser,  il  donne  les  lèvres  ;  on  le 
veut  lier,  il  présente  les  mains  ;  frapper  à  coups  de  bâton  (''), 
il  tend  le  dos  ;  on  veut  qu'il  porte  sa  croix,  il  tend  les  épau- 
les ;  on  lui  arrache  le  poil,  «c'est  un  agneau,  dit  l'Écriture  ('*), 
qui  se  laisse  tondre  (').  »  Mais  attendez-vous,  chrétiens,  que 
je  vous  représente  en  particulier  toutes  les  diverses  circon- 
stances de  cette  sanglante  tragédie  ?  Faut-il  que  j'en  fasse 
paraître  successivement  tous  les  différents  personnages  ?  un 
Malchus  qui  lui  frappe  la  joue  ;  un  Hérode  qui  le  traite 
comme  un  insensé  ;  un  pontife  qui  blasphème  contre  lui  ;  un 
juge  [f]  qui  reconnaît  et  qui  condamne  néanmoins  son  inno- 
cence ?  Faut-il  que  je  promène  le  Fils  de  Dieu  par  {^)  tant 
de  lieux  éloignés  [p.  13]  qui  ont  servi  de  théâtre  à  son  sup- 
plice, et  que  je  le  fasse  paraître  usant  sur  son  dos  à  plusieurs 
reprises  toute  la  dureté  des  fouets, lassant  sur  son  corps  toute 
la  force  des  bourreaux,  émoussant  en  sa  tête  toute  la  pointe 
des  épines  ?  La  nuit  nous  aurait  surpris  avant  que  nous 
eussions  achevé  toute  cette  histoire  lamentable.  Parmi  tant 
d'inhumanités  (°),  il  ne  fait  que  tendre  le  cou,  comme  une 
victime  volontaire.  Enfin  assemblez-vous,  ô  Juifs  et  Romains, 
grands  et  petits,  peuples  et  soldats  ;  revenez  cent  fois  à  la 
charge,  multipliez  sans  fin  les  coups,  les  injures,  plaies  sur 
plaies,  douleurs  sur  douleurs,  indignités  sur  indignités  ;  qu'il 
devienne  l'unique  objet  de  votre  risée,  comme  un  insensé; 
de  votre  fureur,  comme  un  scélérat:  Tradebat  atttem  judi- 
canti  se;  il  s'abandonne  à  vous  sans  réserve  ;  il  est  prêt  à 
soutenir  tout  ensemble  tout  ce  qu'il  y  a  de  dur  et  d'insup- 

a.  I  Petr.,  il,  23.  —  b.  Is.,  lui,  7. 

1.  Ms.  insuit  (comme  ci-dessus). 

2.  Var.  flageller  inhumainement. 

3.  Var.  c'est  une  brebis  qui  se  laisse  tondre. 

4.  Var.  un  Pilate.  —  Plus  haut  :  un  Caiphe,  effacé. 

5.  Var.  en. 

6.  Var,  Partout. 

Sermons  de  Bnssuet.  —  HI,  4*5 


72  2  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

portable  dans  une  raillerie  inhumaine,  et  dans  une  cruauté 
malicieuse. 

Après  cela,  chrétiens,  que  reste-t-il  autre  chose,  sinon  que 
nous  approchions  pour  lire  ce  livre  ?  Contemplez  Jésus  à  la 
croix  :  voyez  tous  ses  membres  brisés  et  rompus  par  une 
suspension  violente  ;  considérez  cet  homme  de  douleurs, qui, 
ayant  les  mains  et  les  pieds  percés,  ne  se  soutient  plus  que 
sur  ses  blessures,  et  tire  ses  mains  déchirées  de  tout  le  poids 
de  son  corps  affaissé  et  abattu  par  la  perte  du  sang  et  par  un 
travail  inconcevable  ('). 

Après  des  décisions  (")  si  sanglantes  contre  tous  les  biens 
de  la  terre,  le  rnonde  a-t-il  encore  quelque  attrait  caché  qui 
puisse  mériter  [p.  14]  votre  estime  }  Non,  sans  doute  ;  il  n'a 
plus  d'éclat.  Saint  Paul  a  raison  de  dire  «  qu'il  est  mort 
maintenant  et  crucifié  (").  »  Jésus  a  répandu  sur  sa  face  toute 
l'horreur  de  sa  croix.  Dans  le  moment  de  sa  mort,  il  fit  reti- 
rer le  soleil  et  couvrir  de  ténèbres  pour  un  peu  de  temps  le 
monde,  qui  est  l'ouvrage  de  Dieu;  mais  il  a  détruit,  effacé  (^), 
obscurci  pour  jamais  tout  ce  qui  brille,  tout  ce  qui  surprend, 
tout  ce  qui  éblouit  dans  ce  monde  de  vanité  et  d'illusion,  qui 
est  le  chef-d'œuvre  du  diable  ;  mais  il  l'a  détruit  principa- 
lement dans  la  partie  la  plus  éclatante,  dans  le  trophée 
qu'il  érige,  dans  l'idole  qu'il  fait  adorer,  je  veux  dire  dans  le 
faux  honneur, 

[P.  15]  C'est  pourquoi  son  supplice,  quoique  très  cruel,  est 
encore  beaucoup  plus  infâme  :  sa  croix  est  un  mystère  de 
douleurs,  mais  encore  plus  d'opprobres  et  d'ignominie  ... 
Confusione  conteinpta  {^). Majores  ('*)  divitias  œstimans  thesau- 
ro  yEgyptioritm  improperitwt  Christi  ('').  Rien  de  plus  infâme 


a.  Gai.,  IV,  41.  —  b.  Hebr.,  xn,  2.  —  c.  Tbid.,  xi,  26. 

1.  Édii.  «  qui  parmi  ces  douleurs  immenses,  ne  semble  élevé  si  haut  que  pour 
découvrir  un  peuple  infini  qui  se  moque...  »  —  Mais  ce  développement,  placé 
d'abord  en  cet  endroit,  a  été  transporté  ensuite  plus  loin,  p.  15  du  manuscrit. 

2.  Var.  ces  décisions  si  sanglantes. 

3.  Les  éditeurs  suppriment  ces  deux  mots,  contrairement  à  ce  que  nous  lisons 
dans  le  manuscrit. 

4.  Deforis  commente  ainsi  cette  citation  (dans  le  texte  même)  :  <  Et  il  semble 
même  réduire  tout  le  mystère  de  sa  Passion  à  cette  ignominie,  lorsqu'il  ajoute 
que  Moïse  jugea  que  l'ignominie  de  Jésus-Christ  était  un  plus  grand  trésor 
que  toutes  les  richesses  de  l'Egypte  :  »  Majoj-es... 


POUR  LE  VENDREDI-SAINT.  723 

que  le  supplice  de  la  croix  ;  mais  comme  l'infamie  en  était 
commune  à  tous  ceux  qui  [étaient]  à  la  croix,  remarquons 
principalement  cette  dérision  qui  le  suit  depuis  le  commen- 
cement (').  Sa  Passion  n'est  qu'un  jeu  cruel  et  une  dérision 
continuée  jusques  à  la  croix,  où  il  semble  n'être  élevé  (jue 
pour  découvrir  de  loin  un  peuple  infini  qui  se  moque,  qui 
remue  la  tête,  qui  se  fait  un  sujet  de  risée  d'une  extrémité 
si  déplorable.  Jamais  il  n'y  eut  d'exemple  d'une  dérision 
plus  sanglante  que  dans  le  mystère  de  sa  Passion. 

C'est  une  chose  inouïe  que  la  cruauté  et  la  risée  se  joignent 
ensemble  dans  toute  leur  force  ,  parce  que  l'horreur  du  sang 
répandu  remplit  l'âme  d'images  funestes,  qui  répriment  l'em- 
portement de  cette  joie  maligne  dont  se  forme  la  moquerie  ('), 
et  l'empêche  de  se  produire  dans  toute  son  étendue.  Mais  il 
ne  faut  pas  s'étonner  si  le  contraire  arrive  en  ce  jour,  où 
l'enfer  (')  vomit  son  venin,  et  où  les  démons  sont  comme  les 
âmes  qui  produisent  tous  les  mouvements  que  nous  voyons  ('*). 

Tous  ces  esprits  rebelles  sont  nécessairement  cruels  et 
moqueurs  :  cruels,  parce  qu'ils  sont  envieux;  moqueurs,  parce 
qu'ils  sont  superbes  :  car  on  voit  assez,  sans  que  je  le  dise, 
que  l'exercice,  le  plaisir  de  l'envie,  c'est  la  cruauté  ;  et  que  le 
triomphe  de  l'orgueil,  c'est  la  moquerie.  C'est  pourquoi  en 
cette  journée  où  régnent  les  esprits  moqueurs  et  cruels,  il  se 
fait  [p.  16]  un  si  étrange  assemblage  de  dérision  et  de  cruauté 
qu'on  ne  sait  presque  laquelle  y  domine  :  et  toutefois  la  risée 
l'emporte  ;  parce  qu'étant  l'effet  de  l'orgueil  qui  règne  dans 
ces  esprits  malheureux,  au  jour  de  leur  puissance  et  de  leur 
triomphe,  ils  auront  voulu  donner  la  première  place  à  leur 
inclination  dominante.  Aussi  était-ce  le  dessein  de  Notre 
Seigneur,  que  ce  fût  un  mystère  d'ignorninie  ;  parce  que 
c'était  l'honneur  du  monde  qu'il  entreprenait  à  la  croix,  comme 
son  ennemi  capital  :  et  il  est  aisé  de  connaître  que  c'est  la 

1.  Var.  L'infamie  commune  à  tous  ceux  qui  sont  à  la  croix  ;  mais  remar- 
quons principalement  cette  dérision  qui  le  suit  depuis  le  commencement  jusques 
à  l'horreur  de  sa  croix. 

2.  Var.  qui  forme  la  dérision. 

3.  Var.  puisque  l'enfer. 

4.  Noie  margittale  :  Faut  examiner  les  causes  de  la  raillerie.  —  Première  rédac- 
tion :  Mais  aujourd'hui  l'enfer  vomit  son  venin,  et  les  démons  sont  les  âmes  qui 
produisent... 


724  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

dérision  qui  prévaut  dans  l'esprit  des  Juifs,  puisque  c'est  elle 
qui  a  inventé  la  plus  grande  partie  des  supplices.  J'avoue 
qu'ils  sont  cruels  et  sanguinaires  ;  mais  ils  se  jouent  dans 
leur  cruauté,  ou  plutôt  la  cruauté  est  leur  jeu. 

11  le  fallait  de  la  sorte,  afin  que  le  Fils  de  Dieu  «  fût  soûlé 
d'opprobre[s],  »  comme  l'avait  prédit  le  prophète  {")  ;  il  fal- 
lait que  le  Roi  de  gloire  fût  tourné  en  ridicule  de  toutes 
manières,  par  ce  roseau,  par  cette  couronne  et  par  cette 
pourpre  ;  il  fallait  pousser  la  raillerie  jusques  sur  la  croix, 
insulter  à  sa  misère  jusques  dans  les  approches  de  la  mort, 
enfin  inventer  pour  l'amour  de  lui  une  nouvelle  espèce  de 
comédie,  dont  la  catastrophe  fût  toute  sanglante. 

Que  si  l'ignominie  de  Notre  Seigneur  est  la  principale  par- 
tie de  sa  Passion,   c'est  celle  par  conséquent  dont  il  y  a  plus 
d'obligation  de  se  revêtir  :  Exeanms  (')  igitur  [p.  1 7]  ad  etim 
extra  castra,   iviproperium  ejus  portantes  (''').    Et    toutefois, 
chrétiens,  c'est  celle  que  l'on  veut  toujours  retrancher  :  dans 
les  plus  grandes  disgrâces,  on  est  à  demi  consolé,  quand  on 
peut  sauver  l'honneur  et  les  apparences.  Mais  qu'est-ce  que 
cet  honneur,  sinon  une  opinion  mal  fondée  ?  Et  cette  opinion 
trompeuse  ne  s'évanouira-t-elle  jamais  enfumée,  en  présence 
des  décisions  claires  et  formelles  que  prononce  Jésus-Christ 
en  croix  !  Nous  sommes  convenus,  messieurs,  que  le  Fils  de 
Dieu   a  pesé  les  choses  dans  une  juste  balance  ;  mais  il  n'est 
plus  question  de  délibérer  ;  nous  avons  pris  sur  nous  toute 
cette  dérision  et  tous  ces  opprobres  ;   nous  avons  [été]  bap- 
tisés dans  cette  infamie  :  lu  morte  ipsms  baptizati sumus  ("). 
Or  sa   mort  est  le  mystère  d'infamie,   nous   l'avons  dit.   Eh 
quoi  !  tant  d'opprobres,   tant  d'ignominies,    tant   d'étranges 
dérisions,  dans  lesquelles  nous  sommes  plongés  dans  le  saint 
baptême,  ne  seront-elles  pas  capables  d'étouffer  en  nous  ces 
délicatesses  d'honneur  !  Non,  il   règne  (-)  parmi  les  fidèles  : 
cette  idole   s'est  érigée   sur  les  débris   de   toutes  les  autres, 
dont  la  croix  a  renversé  les   autels.  Nous  lui  offrons  de  l'en- 

a.  Jereui.,  Thren.,  ni,  30.  —  b.Hebr.,\.\u,  13.  —  c.  Rom.,  vi,  3. 

1.  Bossuet  se  borne  à  indiquer  cette  citation,  qu'il  aura  traduite  en  chaire,  et 
même  introduite  par  quelque  phrase  oratoire,  au  lieu  de  quoi  son  manuscrit  porte 
simplement  :  «  S.  Paul,  Hebr.,  xui.  » 

2.  C  est-à-dire  :  l'honneur  règne. 


POUR  LE  VENDREDI-SAINT.  725 

cens;  [p.  18]  bien  plus,  [nous  renouvelons]  (')  pour  l'amour  de 
lui  les  sacrifices  cruels  de  ces  anciennes  idoles,  qu'on  ne  pou- 
vait contenter  que  par  des  victimes  humaines;  et  les  chrétiens 
sont  si  nialheureux  que  de  chercher  encore  de  vaines  cou- 
leurs, pour  rendre  à  cette  idole  trompeuse  l'éclat  que  lui  a 
ravi  le  sang  de  Jésus.  On  invente  des  raisons  plausibles  et 
des  prétextes  artificieux,  pour  excuser  les  usurpations  de  ce 
tyran  (^),  et  même  pour  autoriser  jusqu'à  ses  dernières  vio- 
lences ;  tant  la  discipline  est  corrompue,  tant  le  sentiment  de 
la  croix  est  éteint  et  aboli  parmi  nous  !  Chrétiens,  lisons  notre 
livre  :  que  la  croix  de  notre  Sauveur  dissipe  aujourd'hui  ces 
illusions  ;  ne  sacrifions  plus  à  l'honneur  du  inonde,  et  ne  ven- 
dons pas  à  Satan,  pour  si  peu  de  chose,  nos  âmes  qui  sont 
rachetées  par  un  si  grand  prix. 

SECOND    rOINT. 

[P.  I  J  C'est  une  chose  assez  surprenante,  que  dans  cette 
vanité  qui  nous  aveugle,  et  qui  nous  fait  adorer  toutes  nos 
pensées,  il  faille  nous  donner  des  leçons  pour  nous  apprendre 
à  nous  estimer,  et  à  faire  cas  de  nous-mêmes.  Mais  c'est  que 
l'homme  est  un  grand  abîme  dans  lequel  on  ne  connaît  rien  ; 
ou  plutôt  l'homme  est  un  grand  prodige,  et  un  amas  confus 
de  choses  contraires  et  mal  assorties  :  il  n'établit  rien  qu'il  ne 
renverse,  et  il  détruit  lui-même  tous  ses  sentiments. 

Une  marque  de  ce  désordre,  c'est  que  l'homme  (^)  se  cher- 
che toujours,  et  ne  veut  pas  se  connaître  ;  il  s'admire,  et  ne  sait 
pas  ce  qu'il  vaut.  L'estime  qu'il  fait  de  lui-même,  fait  qu'il 
veut  conserver  tout  ce  qui  le  touche  ;  et  cependant,  par  le 
plus  indigne  de  tous  les  mépris,  il  prodigue  son  âme  sans 
peine,  et  ne  daigne  pas  seulement  penser  à  une  perte  si  con- 
sidérable. 

Cette  âme  est  en  effet  un  trésor  caché,  c'est  un  or  très  fin 
dans  de  la  boue,  c'est  une  pierre  précieuse  parmi  les  ordures. 


1.  Ms.  ils  renouvellent. —  âest-à-dire  les  chrétiens,  désignés  dans  une  pre- 
mière rédaction  effacée,  ancienne  p.  17.  —  On  comprend  que  c'est  contre  la 
manie  du  duel  que  Bossuet  parle  avec  tant  de  force  et  d'insistance. 

2.  V\ir.  ses  usurpations. 

3.  Var.  c'est  qu'il  se  cherche. 


726  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

La  terre  et  la  mortalité  dont  elle  est  couverte  [p.  1 1]  empê- 
che de  remarquer  sa  juste  valeur.  C'est  pour  cela  qu'il  a  plu 
à  Dieu  que  le  mystère  de  notre  salut  se  fît  par  échange  ;  afin 
de  nous  faire  entrer  dans  l'estime  de  ce  que  nous  sommes,  par 
la  considération  de  notre  prix.  Ce  n'est  donc  point  dans  les 
livres  des  philosophes  que  nous  devons  prendre  une  grande 
idée  de  l'honneur  de  notre  nature.  La  croix  nous  découvre  par 
un  seul  regard  tout  ce  qui  se  peut  dire  (')  sur  cette  matière. 
O  âme,  image  de  Dieu,  viens  apprendre  ta  dignité  à  la  croix: 
Jésus-Christ  se  donne  soi-même  (^)  pour  te  racheter. 
«  Prends  courage,  dit  saint  Augustin  ("),  âme  raisonnable, 
et  considère  combien  tu  vaux  :  »  O  anima,  crige  te  :  tanti  va- 
les  !  «  Si  tu  parais  vile  et  méprisable  à  cause  de  la  mortalité 
qui  t'environne,  apprends  aujourd'hui  à  t'estimer  par  le  prix 
auquel  te  met  la  Sagesse  même  :  »  Si  \vos\  vobisterreiia  fra- 
gilitate  viluistis,  ex  pretio  vestro  vos  appendite  (''').  Appliquons- 
nous,  chrétiens,  à  cette  divine  science,  et  méditons  le  mystère 
de  cet  échange  admirable,  par  lequel  Jésus-Christ  s'est 
donné  pour  nous  afin  de  consommer  l'œuvre  de  notre  ré- 
demption. 

[P.  m]  Mais  pour  cela  rappelons  en  notre  mémoire  que 
notre  péché  nous  avait  doublement  vendus  :  Venumdatus 
sub  peccato  (").  Il  nous  avait  vendus  à  Satan,  auquel  nous 
appartenions,  comme  des  esclaves  qu'il  avait  vaincus  ;  il  nous 
avait  vendus  à  la  justice  divine,  à  laquelle  nous  appartenions, 
comme  des  victimes  dues  à  sa  veno-eance. 

o 

Vous  savez  assez,  chrétiens,  que  le  démon  avait  surmonté 
les  hommes,  et  qu'ils  étaient  par  conséquent  devenus  sa 
proie  :  A  qiio  cuis  superatus  est,  htjiis  et  servus  est  {f).  Dieu 
même  l'avait  ainsi  prononcé  par  un  ordre  admirable  de  sa 
justice  :  car,  comme  dit  excellemment  saint  Augustin,  «  quoi- 
qu'il ne  fasse  pas  les  ténèbres,  néanmoins  [p.  iv]  il  les  range 
et  il  les  ordonne  ;  et  il  aime  tellement  la  justice,  qu'il  veut 
que  la  disposition  en  paraisse  même  dans  les  ruines   des  pé- 


a.  In  Ps.  en,  n.  6.  —  b.  Etinrr.  il  in  Ps.,  xxxn,  n.  4.  —  f.  Po/n.,  vu,  14.  — 
Ms.  Veitumdati.  —  ci.  \\  Pet?:,  11,  19. 

1.  Edit.  lire.  —  Faute  de  lecture,  ou  d'impression. 

2.  Edit.  lui-même.  —  Autre  erreur. 


POUR  LE  VENDREDI-SAINT.  727 

chés  :  »  Non  deserit  ordiiiandas  ruinas  peccantiu7n  (").  C'est 
pourquoi  le  démon  nous  ayant  vaincus,  parce  que  nous  nous 
étions  rendus  (')  lâchement  à  lui,  Dieu  a  voulu  suivre  cette 
loi,  qu'on  devient  le  bien  de  son  conquérant,  et  qu'on  appar- 
tient sans  condition  (")  à  celui  à  qui  l'on  se  donne  ;  et,  selon 
cette  règle  de  justice,  Dieu  nous  adjugea  à  notre  vainqueur, 
et  ordonna,  par  une  juste  sentence,  que  nous  fussions  livrés 
entre  ses  mains. 

Lorsque  Dieu,  touché  de  miséricorde,  voulut  nous  délivrer  (') 
de  ce  joug  de  fer,  «  il  n'usa  pas,  dit  saint  Augustin  ('),  de  sa 
souveraine  puissance  ;  »  et  voici  la  raison  de  ce  grand  doc- 
teur (^).  Il  voulut  faire  comprendre  à  l'homme,  qui  s'était 
vendu  à  si  bas  prix,  combien  il  valait.  Et  d'ailleurs,  c'est  que 
Dieu  s'était  proposé  dans  l'ouvrage  de  notre  salut  d'aller  par 
les  voies  de  la  justice  ;  et  comme  nous  étions  passés  dans  la 
possession  de  notre  ennemi,  en  vertu  (')  d'une  sentence  très 
juste,  il  fallait  [p.  v]  nous  retirer  par  les  formes.  O  Jésus, 
voici  votre  ouvrage:  ô  Jésus, voici  le  miracle  de  votre  charité 
inestimable  (^)  !  C'est  pourquoi  vous  avez  vu,  chrétiens,  [qu'Jil 
se  livre  volontairement  (^)  à  la  puissance  des  ténèbres,  et  à  la 
fureur  de  l'enfer.  «  Il  attire,  disent  les  saints  Pères  (''),  notre 
ennemi  au  combat,  en  lui  cachant  sa  divinité.  »  Cet  audacieux 
s'approcha,  et  voulut  l'assujettir  sous  sa  servitude  ;  mais  aus- 
sitôt qu'il  eut  mis  la  main  sur  celui  qui  ne  devait  rien  à  la 
mort,  parce  qu'il  était  innocent.  Dieu,  qui  (^)  dans   l'œuvre 

a.  De  lib.  Arbttr.,  lib.  III,  n.  29.  —  M  s.  ruinas  peccatonivt,  —  b.  De  Trinit. 
lib.  XIII,  n.  17  et  seq.  —  c.  S.  Chrys,,  Homil.  XII  in  Matth.,  n.  2  ;  S.  Léo,  In 
Nativit.  Dom.^  Serjn.  IT,  cap.  Ill,  iv  ;  de  Pass.  Dom.,  cap  m.  (Références  don- 
nées par  les  Bénédictins.) 

1.  Edit.  vendus.  —  Nouvelle  faute  de  lecture. 

2.  Var.  sans  réserve.  —  Édii.  on  appartient  sans  réserve  à  celui  à  qui  l'on 
se  donne  sans  condition. 

3.  Var.  affranchir. 

4.  Edit,  en  voici  la  raison.  —  On  n'avait  pu  lire  la  correction,  et  on  était  reve- 
nu à  la  première  rédaction  effacée.  * 

5.  Var.  par  une  sentence. 

6.  Édit.  estimable.  —  Faute  de  lecture  ou  d'impression,  partout  reproduite. 
On  devait  pourtant  se  rappeler  le  chant  si  suave  de  l'Église,  dans  l'ofifice  du 
Samedi-Saint  :  O  inœstimabilis  dilectio  charitaiis  !  Ut  scrvtitn  redimeres,  Filium 
tradidisti. 

7.  Var.  Il  se  livre  volontairement,  comme  vous  avez  déjà  vu... 

8.  Passage  souligné  pour  l'importance. 


728  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

de  notre  salut  voulait  faire  triompher  sa  miséricorde  par 
l'ordre  de  sa  justice,  rendit  en  notre  fa.veur  ce  jugement,  par 
lequel  il  fut  dit  et  arrêté  que  le  diable,  pour  avoir  pris  l'inno- 
cent, serait  contraint  de  lâcher  les  pécheurs  :  il  perdit  les 
coupables  qui  étaient  à  lui,  en  voulant  réduire  sous  sa  puis- 
sance Jésus-Christ  le  Juste,  dans  lequel  il  n'y  avait  rien  qui 
lui  appartînt. 

Ceux  qui  sont  tant  soit  peu  versés  dans  la  lecture  des 
saints  docteurs,  me  rendront  bien  ce  témoignage  [p.  vi] 
qu'encore  que  je  n'aie  point  cité  leurs  paroles,je  n'ai  rien  dit 
en  ce  lieu  qui  ne  soit  tiré  de  leur  doctrine,  et  que  c'est  en  cette 
manière  qu'ils  nous  ont  souvent  expliqué  l'ouvrage  de  la  Ré- 
demption. Mais  il  nous  faut  encore  élever  plus  haut,  et  entrer 
plus  avant  au  fond  du  mystère  par  des  maximes  plus  élevées 
qu'ils  ont  prises  des  Écritures. 

C'était  à  la  justice  divine  que  nous  étions  vendus  et  li- 
vrés, par  une  obligation  bien  plus  équitable,  mais  aussi 
bien  plus  rigoureuse  :  car  quiconque  lui  est  redevable  ne 
peut  s'acquitter  que  par  sa  mort, ne  peut  la  payer  que  par  son 
supplice. 

Non,  mes  frères,  nulle  créature  n'est  capable  de  réparer 
l'injure  infinie  qu'elle  a  faite  à  Dieu  par  son  crime.  Les  théolo- 
giens le  prouvent  fort  bien  par  des  raisons  invincibles  ;  mais  il 
suffit  de  vous  dire  [que]  c'est  une  loi  prononcée  au  ciel,  et  si- 
gnifiée à  tous  les  mortels  par  la  bouche  du  saint  Psalmiste  ; 
Non  dabit  Deo  placationem  sitam,  et  pretium  redeniptionis 
animœ  suœ  ('')  :  «  Nul  ne  (')  peut  se  racheter  lui-même,  ni 
rendre  à  Dieu  le  prix  de  son  âme.  »  [P.  vu]  Il  peut  s'engager 
à  sa  justice  ;  mais  il  ne  peut  plus  se  retirer  de  la  servitude  ;  il 
ne  peut  payer  que  par  sa  mort  ('). 

En  vain  le  genre  humain,  effrayé  par  le  sentiment  de  son 
crime,  cherche  des  victimes  et  des  holocaustes  pour  les  sub- 
roger en  sa  place  ;  dussent-ils  désoler  tous  leurs  troupeaux 
et  par  [leurs]  (^)  hécatombes  les  immoler  à  Dieu  devant   ses 

a.  Ps.,  XLvni,  8.  —  Ms.  ne c pretium. 

1.  Var.  l'homme  ne  peut. 

2.  Var.  par  son  supplice. 

2,.  Ms.  ses.  —  La  phrase  commençait  d'abord  par  le  sinL;uIier.  —  Edit.  dé- 
soler tous  leurs  troupeaux  par  des  hécatombes,  et  les  immoler... 


POUR  LE  VENDREDI-SAINT.  729 

autels,  il  est  impossible  que  la  vie  des  bêtes  paye  pour  la  vie 
des  hommes:  la  compensation  n'est  pas  suffisante:  c'est 
pourquoi  cette  maxime  (')  de  l'Apôtre  est  toujours  d'une 
éternelle  vérité,  «qu'il  n'est  pas  possible  que  les  péchés 
soient  ôtés  par  le  sang  des  taureaux  et  des  boucs  :  »  Inipos- 
sibilc  est  sanguine  taurornui  et  Jiircoriun  anferri  peccata  ("). 
Si  bien  que  ceux  qui  les  immolaient  faisaient  bien,  à  la  vé- 
rité, une  reconnaissance  publique  de  ce  que  méritaient  leurs 
crimes,  mais  ils  n'en  avançaient  pas  l'expiation.  «  Aussi,  dit  le 
même  Apôtre  ('^),  ils  multipliaient  sans  fin  leurs  holocaustes, 
et  toujours  leurs  péchés  demeuraient  sur  eux.  [P.  viii]  Puis 
donc  qu'il  n'y  avait  parmi  nous  aucune  ressource,  que  res- 
tait-il autre  chose, sinon  que  Dieu  réparât  lui-même  l'injustice 
de  notre  crime  par  la  justice  de  notre  peine,  et  satisfit  à  sa 
juste  vengeance  (")  par  notre  juste  punition  ? 

Dans  cette  cruelle  extrémité, que  devenions-nous, chrétiens, 
si  le  Fils  unique  de  Dieu  n'eût  proposé  cet  heureux  échange, 
prophétisé  par  David,  et  rapporté  par  le  saint  Apôtre  iy)  ! 
«  O  Père,  les  holocaustes  ne  vous  ont  pas  plu  :  »  c'est  en 
vain  que  les  hommes  tâchent  de  subroger  en  leur  place 
d'autres  victimes,  elles  ne  vous  sont  pas  agréable[s]  ;  mais 
j'irai  moi-même  me  mettre  en  leur  place  :  tous  les  hommes 
sont  dus  à  votre  vengeance  ;  mais  une  victime  de  ma  dignité 
peut  bien  remplir  justement  la  place  même  d'une  infinité  de 
pécheurs:  Tuncdixi:  Ecce  venio. 

.  Là  se  vit  ce  spectacle  de  charité,  spectacle  de  miséricorde, 
auquel  nous  [p.  ix]  ne  devrions  jamais  penser  sans  verser 
des  larmes.  Un  Fils  uniquement  agréable,  qui  se  met  en  la 
place  des  ennemis  !  l'innocent,  le  juste,  la  sainteté  même, 
qui  se  charge  des  crimes  des  malfaiteurs  !  celui  qui 
était  infiniment  riche,  qui  se  constitue  caution  pour  les  in- 
solvables ! 

Mais,  ô  Père,  consentirez-vous  à  cet  échange?  Pourrez- 
vous  voir  mourir  votre  Fils,  pour  donner  la  vie  à  des  étran- 
gers ?  Un  excès  de  miséricorde  lui  fera  accepter  cet[te]  offre  ; 

a.  Heâr.,  x,  4.  —  ^.  Ibid.,  i.  —  c.  Ps.,  xxxix,  9  ;  Hebr.,  X,  5  et  seq. 

1.  Var.  et  cette  maxime.  —  Edit.  et  c'est  pourquoi  cette  maxime. 

2.  Var.  satisfît  sa  juste  colère. 


730  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

son  Fils  devient  sa  victime  en  la  place  de  tous  les  mortels. 
Mais  que  n'use-t-il  entièrement  de  miséricorde  ?  Je  vous  l'ai 
déjà  dit,  c'est  qu'il  veut  faire  triompher  {')  la  miséricorde 
dans  l'ordre  de  justice  :  premièrement,  chrétiens,  afin  de  glo- 
rifier ces  deux  attributs  dans  le  mystère  de  notre  salut,  qui 
est  le  chef-d'œuvre  de  sa  puissance  ;  mais  la  raison  la  plus 
[p.  x]  importante,  c'est  qu'il  lui  plaît  de  montrer  ainsi  son 
amour  aux  hommes  ;  Sic  Dens  dilcxit  munduvi  (")  :  «  Dieu  a 
tant  animé  le  monde  [qu'il  lui  a  donné  son  Fils  unique]  (^).  » 
En  effet,  qui  serait  capable  de  bien  pénétrer  cette  charité 
immense  de  Dieu  envers  nous  ?  Donner  l'héritier  {f)  pour 
les  étrangers  !  donner  le  naturel  pour  les  adoptifs  {f)  ! 

[P.  xi]  Épanchons  nos  cœurs,  âmes  saintes,  dans  une 
pieuse  méditation  de  ces  paroles  si  tendres,  et  de  cet  échange 
si  merveilleux.  C'est  déjà  une  bonté  incomparable  que  Dieu 
ait  voulu  adopter  des  hommes  mortels  ;  car,  comme  remar- 
que excellemment  saint  Augustin  ('^),les  hommes  ne  recourent 
à  l'adoption,  que  lorsqu'ils  n'espèrent  plus  d'enfants  véri- 
tables; si  bien  qu'elle  n'est  établie  que  pour  venir  au  secours 
et  suppléer  au  défaut  de  la  nature  qui  manque.  Et  néanmoins, 
ô  miséricorde  !  Dieu  a  engendré  dans  l'éternité  un  Fils  qui 
contente  parfaitement  son  amour,  comme  il  épuise  entière- 
ment sa  fécondité  ;  et  néanmoins,  ô  bonté  incompréhensible  ! 
lui  qui  a  (5)  un  Fils  si  parfait,  par  l'immensité  de  son  amour  C'), 
par  les  richesses  infinies  d'une  bonté  surabondante  (^),  il 
donne  des  frères  à  ce  premier-né,  des  compagnons  à  cet 
unique,  et  enfin  des  cohéritiers  à  ce  bien-aimé  de  son  cœur. 
[P.  xii]  Il  fait  quelque  chose  de  plus  au  Calvaire:  non  seule- 

a.  Joan.^  m,  16.  —  b.  Serin.  LI,  n.  26. 

1.  Note  marginale  :  Nécessaire  pour  tout  ce  discours. 

2.  Ms.  le  monde,  etc.  —  L'orateur  se  propose  de  compléter  de  mémoire. 

3.  Var.  l'unique. 

4.  Note  (écrite  sur  cette  page  antérieurement  au  sermon;  :  <«  Tout  mystérieux 
dans  la  Passion  du  Fils  de  Dieu.  Caïphe  prophétise  ;  Pilate  :  rex  Judccorum ;  le 
peuple  :  sanguis  super  nos  ;  par  la  vengeance,  par  la   Rédemption.   Non  hune, 
sed  Ba>aâèam,  V'mnocent  pour  le  pécheur  :  c'est  ce  que  fait  le  Père  céleste.  ' 
Non,  il  ne  nous  faut  pas  Barabbas,  il  nous  faut  un  innocent.  » 

5.  Var.  ayant  un  Fils  si  parfait. 

6.  Var.  par  une  immensité  de  miséricorde. 

7.  Var.  par  les  richesses  inépuisables  d'un  amour,  —  d'une  charité  surabon- 
dante. 


POUR  LE  VENDREDI-SAINT.  73  I 

ment  il  joint  à  son  propre  Fils  des  enfants  qu'il  adopte  par 
miséricorde,  mais,  ce  qui  passe  toute  créance,  il  livre  son 
propre  Fils  à  la  mort,  pour  faire  naître  les  adoptifs.  Qui 
voudrait  adopter  à  ce  prix,  et  donner  son  Fils  pour  des 
étrangers  ?  Et  néanmoins  c'est  ce  que  fait  le  Père  éternel  : 
Su  Dcus  dilexit  vmnduuL  \jit  Filinvi  suuni  Unigenihim  da- 
rel{^\  ut  oinnis  qui  crédit  in  ipsmjt  non  pereat,  sed  habeat 
vitani  (ct€rnan{\.  Pesons  un  peu  ces  paroles  :  «  lia  tant  aimé 
le  monde,  »  dit  le  Fils  de  Dieu  :  voilà  le  principe  de  l'adoption  ; 
«  qu'il  a  donné  son  Fils  unique  :  »  voilà  le  Fils  unique  livré 
à  la  mort  :  paraissez  maintenant,  enfants  adoptifs  :  «  Afin 
que  ceux  qui  croient  ne  périssent  pas  ;  mais  qu'ils  aient  la 
vie  éternelle.  »  Ne  voyez-vous  pas  l'échange  admirable  ?  Il 
donne  son  propre  Fils  à  la  mort,  pour  faire  naître  les  enfants 
d'adoption.  Cette  même  charité  du  Père  qui  le  livre,  qui 
l'abandonne,  qui  le  sacrifie,  nous  adopte,  nous  vivifie  et  nous 
régénère.  Comme  si  le  Père  éternel,  ayant  vu  que  l'on  n'a- 
dopte des  enfants  que  lorsque  l'on  a  perdu  les  véritables,  une 
amour  saintement  inventive  (')  lui  [p.  xiii]  avait  heureuse- 
ment inspiré  pour  nous  ce  conseil  de  miséricorde  de  perdre 
en  quelque  sorte  son  Fils,  pour  donner  lieu  à  l'adoption,  et 
de  faire  mourir  l'unique  héritier,  pour  nous  faire  entrer  dans 
ses  droits. 

Par  conséquent,  ô  enfants  adoptifs,  que  vous  coûtez  au 
Père  éternel  !  mais  que  vous  êtes  chers  et  estimables  à  ce 
Père,  qui  donne  son  Fils,  et  à  ce  Fils  qui  se  donne  lui-même 
pour  vous  !  Voyez  à  quel  prix  il  vous  achète.  Un  grand  prix, 
dit  le  saint  Apôtre,  un  prix  infini:  Pretio  emptiestis,  nolitefieri 
set'vi  hominwn  i^)  :  «Vous  êtes  acheté[s]  d'un  prix,  »  c'est-à- 
dire,  d'un  prix  infini  et  inestimable  ;  «  ne  vous  rendez  pas 
esclaves  des  hommes.  »  Un  de  vos  amis  vous  aborde,  un  de 
ces  amis  mondains  qui  vous  aiment  pour  le  siècle  et  les  va- 
nités ;  il  vous  veut  donner  un  sage  conseil  :  comme  il  vous 
honore,  dit-il,  et  qu'il   vous  estime,  il  désire  votre   avance- 

a.  I  Cor.,  VII,  23. 

1.  Ms.  (en  marge  et  en  abrégé)  :  «  Sic  Dcus  dilexit.  Les  rapporter...  > 

2.  Édit.  un  amour  saintement  inventif.  —  Mais  Bossuet  corrige  pour  préférer 
ici  le  féminin. 


732  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

ment  ;  [p.  xiv]  c'est  pourquoi  il  vous  exhorte  de  vous  embar- 
quer dans  cette  intrigue,  peut-être  malicieuse,  d'engager  ce 
grand  dans  vos  intérêts,  peut-être  au  préjudice  de  la  con- 
science. Prenez  garde  soigneusement,  et  ne  vous  rendez  pas 
esclave  des  hommes.  Vous  avez  un  autre  homme  qui  vous 
estime  ;  cet  homme,  c'est  Jésus-Christ,  qui  est  aussi  votre 
Dieu.  C'est  lui  qui  vous  estime  véritablement,  parce  qu'il 
vous  a  acheté  au  prix  de  son  sang.  Parce  que  cet  ami  vous 
estime,  il  veut  vous  engager  dans  le  siècle  ;  parce  que  Jésus 
vous  estime,  il  veut  vous  élever  au-dessus  du  siècle.  Vous 
promettez  beaucoup,  vous  dit-il,  et  l'estime  qu'il  fait  de  vous 
fait  qu'il  voudrait  vous  voir  dans  le  monde  en  la  place  dont 
vous  êtes  digne  ;  mais  Jésus,  qui  [p.  xv]  vous  estime  vérita- 
blement, ne  voit  rien  dans  le  monde  qui  vous  mérite.  Car 
que  voyez-[vous]  dans  le  monde  qui  puisse  contenter  une 
âme  pour  laquelle  Jésus-Christ  se  donne  ?  Quand  on  vous 
représente  ce  que  vous  valez,  n'entrez  pas  tout  seul  dans  la 
balance,  pesez-vous  avec  votre  prix,  et  vous  trouverez  (')  que 
rien  n'est  digne  de  vous,  que  ce  qui  est  digne  aussi  de  Jésus- 
Christ  même.  Pretio  empti  estis  :  ne  vous  rendez  pas  escla- 
ves de  la  complaisance,  ne  vous  donnez  pas  à  si  bas  prix  ('), 
ne  vous  vendez  pas  pour  si  peu  de  chose.  «  Non,  non,  mes 
frères,  dit  saint  Augustin,  ne  soyons  pas  vils  à  nous-mêmes, 
nous  qui  sommes  si  précieux  au  Père  (^)  qu'il  nous  achète  au 
Calvaire  du  sang  de  son  Fils;  et  encore  n'étant  pas  content 
de  nous  le  donner  une  fois,  il  nous  le  verse  tous  les  jours  sur 
ces  saints  autels  :  »  Ta?u  caros  œstimat,  ut  nobis  quotidie 
Unigeititi  stii  \^p7'-etiosisswiiiii{\  sanguiiiem  fundat  ("). 

Entrons  aujourd'hui  sérieusement  dans  une  grande  estime 
de  ce  que  nous  [p.  xvi]  sommes  en  qualité  de  chrétiens,  et 
que  cette  pensée  nous  retienne  dans  nos  crimes  les  plus 
secrets.  Si  vous  aviez  un  témoin,  ses  yeux  vous  inspireraient 
de  la  retenue.  Si  vous  perdez  de  vue  Dieu  qui  vous  regarde, 
songez  du   moins  à  vous-même,    après    le  prix   que   vous 

a.  Serm.  ccxvi,  n.  3. 

1.  Var.  et  sachez. 

2.  Var.  ne  vendez  pas  pour  peu  de  chose  votre  liberté,  ne  vous  donnez  pas  à  si 
bas  prix. 

3.  Var.  nous  que  le  Père  céleste  tient  si  précieux  —  d'un  si  grand  prix,  qu'il... 


POUR  LE  VENDREDI-SAINT.  733 


coûtez  au  Sauveur.  Comptez-vous  dorénavant  pour  (juclcjne 
chose  ;  ayez  honte  de  vous-même,  à  cause  de  vous-même  ; 
respectez  vos  yeux  et  votre  présence.  Unusquisque  dignum 
se  existimet  coram  quo  si  delictum  cogitavcrit ,  enibescat  ("). 

Mais  en  apprenant  aujourd'hui  à  nous  estimer  i)ar  notre 
prix,  méditons  aussi  attentivement,  que  <i  nous  ne  sommes 
pas  à  nous-mêmes  ('),  »  et  regardons-nous  dans  cette  vue 
que  «  nous  sommes  des  personnes  achetées.  »  Jésus-Christ 
ne  s'est  pas  donné  à  pure  perte  :  aussi,  dit  l'Apôtre,  «  vous 
n'êtes  plus  à  vous  ;  car  vous  avez  été  achetés  d'un  grand 
prix  :  »  Non  estis  vestri  ;  e)upti[^.  xvii]  emtn  estis  prctio 
magno  ('').  Nous  pouvons  aisément  connaître,  non  seulement 
combien  légitimement,  mais  combien  étroitement  et  intime- 
ment nous  sommes  acquis  au  Sauveur  (^),  si  nous  savons 
entendre  les  lois  de  cet  échange  mystérieux  (^). 

Non  enim  corruptibilibus  aura  vel  argento  redempti  estis  de 
vana  vestra  conversatione  ;  sed  pretioso  sanguine  quasi  Agni 
iniinaculati  Christi  (').  Nous  avons  déjà  dit,  messieurs,  que 
l'achat  n'est  pas  une  perte,  mais  un  échange;  vous  me  donnez, 
et  je  donne:  je  me  dessaisis,  en  achetant,  de  ce  que  je  donne; 
mais  néanmoins  je  ne  le  perds  pas,  parce  que  ce  que  je  reçois 
me  tient  lieu  de  ce  que  je  donne,  et  en  fait  le  remplacement. 
Ce  n'est  pas  sans  raison,  messieurs,  que  l'Ecriture  nous  dit 
si  souvent  que  Jésus-Chhist  s'est  donné  pour  nous.  Il  ne 
nous  achète  pas,  dit  saint  Pierre,  ni  par  or,  ni  par  argent,  ni 
par  des  richesses  mortelles  ;  car  étant  maître  de  tout  l'uni- 
vers, cela  ne  lui  coûtait  rien  :  mais  parce  qu'il  nous  voulait 
acheter  [p.  xviii]  beaucoup,  pour  marque  de  son  estime,  il  a 
voulu  qu'il  lui  en  coûtât  ;  et  afin  que  nous  entendions  jusques 
à  quel  point  nous  lui  sommes  chers,  il  a  donné  son  sang  d'un 
prix  infini  ;  il  a  voulu  se  donner  lui-même  :  par  conséquent 
nous  lui  tenons  lieu  de  sa  chair,  de  son  sang,  de  sa  propre 


a.  Serm.  CCCLXXI,  n.  4.  —  (Ms.  De  divcrsis,  Lll.  Ordre  ancien.)  —  b.  I  Cor., 
VI,  19,  20.  —  c.  I  Petr.,  I,  18,  19. 

1.  Note  marginale  :  Jésus-Christ  ne  s'est  pas  donné  à  pure  perte. 

2.  Var.  combien  nous  sommes  acquis... 

3.  Noie  marginale  :  Lois  du  commerce  qui  ne  peuvent  être  renversées  sans 
ruiner  tous  les  fondements  de  la  société  humaine. 


734  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

vie;...  nous  (')  lui  faisons  la  même  injure,  qui  si  nous  lui 
arrachions  un  de  ses  membres.  Nous  portons  sa  croix  sur 
nos  fronts,  nous  sommes  teints  de  son  sang  :  n'effaçons  pas 
les  marques  d'une  si  glorieuse  servitude  ;  consacrons  au 
Sauveur  toute  notre  vie,  puisqu'il  l'a  si  bien  achetée,  et  ne 
rompons  pas  un  marché  qui  nous  est  si  avantageux.  Car 
comme  il  ne  nous  achète  que  comme  Sauveur,  il  ne  nous 
achète  que  pour  nous  sauver  ;  et  il  va  combattre  à  toute 
outrance,  si  je  puis  parler  de  la  sorte,  contre  la  justice  de 
son  Père,  pour  nous  gagner  le  ciel  qu'elle  nous  ferme. 

TROISIÈME  POINT. 

\_P.  A'\  II  n'y  a  rien  qui  attache  les  attentions  comme  le 
spectacle  d'un  grand  combat  qui  décide  des  intérêts  de  deux 
puissances  opposées;  les  voisins  intéressés  le  considèrent  avec 
tremblement  ;  et  les  plus  indifférents  sont  émus  dans  l'attente 
d'un  événement  si  remarquable. 

J'ai  à  vous  proposer  ici  un  combat,  où  se  décide  la  cause 
de  notre  salut,  dans  lequel  un  Dieu  combat  contre  un  Dieu, 
le  Fils  contre  son  (^)  Père,  et  en  quelque  sorte  contre  lui- 
même.  Mais  comme  on  ne  combat  contre  Dieu  qu'en  lui  cé- 
dant, le  Dieu-Homme,  qui  est  le  tenant  contre  la  justice  di- 
vine, pendant  qu'elle  marche  contre  lui  personnellement 
armée  de  toutes  ses  vengeances,  paraît  armé  de  sa  part  d'une' 
obéissance  profonde.  Toutefois  par  cette  obéissance  toute- 
puissante,  la  justice  divine  est  vaincue,  les  portes  du  ciel  sont 
forcées,  et  l'entrée  en  est  ouverte  aux  enfants  d'Adam,  qui 
en  étaient  exclus  par  leurs  crimes:  Per proprium  sanguinem 
introivit  semel  in  sancta,  œterna  redejnptione  \i7iventa\  ("). 

\_P.  B^  C'est  ici  la  principale  partie  de  la  Passion  du  Sau- 
veur, et  c'est,  pour  ainsi  dire,  l'âme  du  mystère  :  mais  c'est 
un  secret  incompréhensible.  Un  Dieu  qui  se  venge  sur  un 
Dieu,  un  Dieu  qui  satisfait  à  un  Dieu,  qui  pourrait  appro- 
fondir un  si  grand  abîme  ?  Les  bienheureux  le  voient,  et  ils 

a.  Hebr.,  ix,  12. 

1.  Il  manque  ici  une  idée  :  «  Lorsque  nous  nous  retirons  de  lui,  nous  lui  fai- 
sons la  même  injure  que...  > 

2.  Var.  contre  le  Père. 


POUR  LE  VENDREDI-SAINT.  735 

en  sonl  éionnés  (')  ;  cju'cn  peuvent  penser  les  mortels  ?  Di- 
sons néanmoins,  messieurs,  selon  notre  médiocrité,  ce  qu'il 
a  plu  à  Dieu  que  nous  en  sussions  par  son  Hcriture  divine  ; 
et  apprenons  premièrement  du  divin  Apôtre  quelles  armes 
tient  en  main  le  Père,  quand  il  marche  contre  son  Fils.  II  est 
armé  de  son  foudre,  je  veux  dire  de  cette  terrible  malédiction 
qu'il  lance  sur  les  têtes  criminelles.  Quoi  !  ce  foudre  tombera- 
t-il  sur  le  Fils  de  Dieu  ?  Écoutez  l'apôtre  saint  Paul  :  «  Il 
est  fait  pour  nous  malédiction  :  »  Factus  pro  iiobis  maledic- 
tum  (")  :  le  grec  porte  :  exécration  {^). 

Pour  entendre  le  sens  de  l'Apôtre,  vous  voyez  qu'il  faut 
méditer  avant  toutes  choses  quelle  est  la  force,  quelle  l'éner- 
gie de  la  malédiction  divine  ;  mais  il  faut  que  [/.  C\  Dieu  l'ex- 
plique lui-même  par  la  bouche  du  divin  Psalmiste.  Iiicitiit 
7naledictionern  sicut  vesti7nentiim,  et  intravii  sicut  aqua  in 
interiora  ejtcs,  et  siait  oleiim  in  ossibtis  ejus  i^)  :  «  La  malédic- 
tion l'environne  comme  un  vêtement  ;  elle  entre  comme  de 
l'eau  dans  son  intérieur,  et  pénètre  comme  de  l'huile  jusques 
à  ses  os.  »  Voilà  donc  trois  effets  terribles  de  la  divine  malé- 
diction. Elle  environne  les  pécheurs  par  le  dehors  ;  elle  en- 
tre jusqu'au  dedans,  et  s'attache  aux  puissances  de  leurs 
âmes  (^)  :  mais  elle  passe  encore  plus  loin  ;  elle  pénètre, 
comme  de  l'huile,  jusques  à  la  moelle  de  leurs  (^)  os  ;  elle 
perce  jusqu'au  fond  de  leur  (-^)  substance.  Jésus  chargé  des 
péchés  des  hommes,  en  qualité  de  répondant  et  de  caution, 
est  frappé  de  ces  trois  foudres,  ou  plutôt  de  ces  trois  dards 
du  foudre  de  Dieu.  Expliquons  ceci  en  peu  de  paroles,  autant 
que  le  sujet  le  pourra  permettre. 

L'un  des  privilèges  des  justes  [/.  D\  c'est  que  Dieu  les 
assure,  dans  les  saintes  Lettres,  que  sa  miséricorde   les  en- 

a.  Galai.,  ni,  13.  —  b.  Ps.,  cvni,  17. 

1.  Var.  et  l'admirent. 

2.  Note  marginale  :  Remarquez  que  Dieu  veut  nous  faire  voir  en  cette  image 
[ce  que  c'est  qu'un  crime  réel,  ce  que  c'est  qu'un  pécheur  véritable  :  Si  in  l'iridi 
ligno  hœc  faciiint^  in  arido  quid  Jiet .?]  (Luc,  xxui,  31).  —  Cette  addition,  que 
l'auteur  ajoute  en  se  relisant,  est  en  partie  empruntée  à  une  note  de  la  page  H^ 
ci-après.  Elle  ne  saurait  entrer  dans  le  texte,  sans  en  interrompre  la  suite. 

3.  Var.  de  l'âme. 

4.  Var.  des  os. 

5.  Var.  de  la  substance. 


736  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

vironne  :  Sperantem  autem  in  Domino  inisericordia  circum- 
dabiti^).  Il  veut  par  là  que  nous  entendions  qu'il  fait,  pour 
ainsi  dire,  la  garde  autour  d'eux  pour  détourner  de  sa  main 
les  coups  qui  menacent  leurs  têtes  ;  qu'il  bride  la  puissance  de 
leurs  ennemis,  et  qu'il  les  met  à  couvert  de  tous  les  insultes  (') 
du  dehors,  sous  l'aile  de  sa  protection. 

Ainsi  le  premier  degré  de  malédiction,  c'est  que  Dieu 
retire  des  pécheurs  cette  protection  extérieure,  et  les  laisse 
par  conséquent  exposés  à  un  nombre  infini  d'accidents  fâ- 
cheux, qui  menacent  de  toutes  parts  la  faiblesse  humaine.  Je 
vous  ai  déjà  fait  voir,  chrétiens,  que  Jésus  a  été  réduit  à  ce 
triste  état  par  la  volonté  de  son  Père,  qu'il  s'y  est  assujetti 
\ p.  E'\  volontairement  en  qualité  de  victime  ;  et  comme  ce 
que  j'aurais  à  dire  sur  ce  sujet,  tomberait  à  peu  près  dans  le 
même  sens  de  ma  première  partie, pour  ne  vous  point  accabler 
par  des  redites  dans  un  discours  déjà  assez  long,  je  remar- 
querai seulement   cette  circonstance. 

C'est  que  la  protection  de  Dieu  sur  les  justes  leur  est  pro- 
mise principalement  dans  le  temps  des  afflictions  ;  parce  que 
Dieu,  comme  un  bon  ami,  se  plaît  de  faire  paraître  à  ses  ser- 
viteurs, dans  le  temps  des  adversités,  la  fidélité  de  ses  soins. 
De  là  vient  que,  lorsqu'il  semble  les  abandonner,  il  fait  luire 
sur  eux  ordinairement,  par  certaines  voies  imprévues,  qui  ne 
manque[nt]  jamais  à  sa  Providence,  quelque  marque  de  sa 
faveur  (^).  Jésus  n'en  voit  pas  la  moindre  étincelle  ;  si  bien 
qu'en  se  plaignant  que  Dieu  le  délaisse,  dans  les  termes  du 
Roi-prophète  (''),  il  pouvait  encore  ajouter  ce  qu'il  dit  en  un 
autre  lieu  (')  :  Ut  quid,  Domine,  recessisti  longe  ?  «  O  Dieu  ! 
pourquoi  vous  êtes  vous  retiré  si  loin,  »  qu'il  semble  que  je 
vous  perde  de  vue  ?  Despicis  in  \_p.  F\  opportunitatibus  : 
Vous,  qui  vous  glorifiez  d'être  si  fidèle,  «  vous  me  dédai- 
gnez dans  l'occasion  »,  lorsque  j'ai  le  plus  besoin  de  votre 
secours  :  Despicis  in  opportunitatibus.  Et  quelle  est  cette 
occasion  ?  In  tribulatione  ;  ô  Dieu  !  vous  me  méprisez 
«  dans   l'extrémité  de  mes  angoisses.  » 

a.  Ps.,  XXXI,  10,  —  â.  Ps.,  XXI,  i.  —  c.  Ibid.,  IX,  22. 

1.  Ms.  insults.  Cf.  i"  point,  p.  721. 

2.  Var.  par  quelque  voie  imprévue  quelque  marque  de  sa  faveur. 


POUR  LE  VENDREDI-SAINT,  737 


Voilà  l'état  du  Sauveur.  Mais  disons  ici  en  passant  aux 
enfants  de  Dieu  qui  semblent  abandonnés  parmi  leurs 
ennuis  ('),  qu'ils  considèrent  Ji':sus,  qu'ils  sachent  que  Dieu, 
cet  ami  fidèle,  ne  nous  manque  jamais  aux  occasions  (): 
mais  ce  n'est  pas  à  nous  de  les  lui  prescrire  ;  elles  dé- 
pendent de  l'ordre  de  ses  décrets,  et  non  de  l'ordre  des 
temps  ;  il  suffit  que  nous  soyons  assurés  qu'il  viendra  infail- 
liblement à  notre  secours,  pourvu  que  nous  ayons  la  force 
d'attendre. 

Après  ce  mot  de  consolation  que  nous  devions,  ce  me 
semble,  aux  affligés,  revenons  maintenant  au  Fils  de 
Dieu,  et  voyons  [/.  G^  la  divine  malédiction  qui  commence 
à  pénétrer  son  intérieur,  et  le  frappe  dans  les  puissances  de 
l'âme  :  suivons  toujours  l'Écriture  sainte,  et  ne  parlons  point 
sans  la  loi. 

J'ai  appris  de  cette  Ecriture  que  Dieu  a  un  visage  pour  les 
justes,  et  un  visage  pour  les  pécheurs.  Le  visage  qu'il  a  pour 
les  justes  est  un  visage  serein  et  tranquille,  qui  dissipe  tous 
les  nuages,  qui  calme  tous  les  troubles  de  la  conscience  ;  un 
visage  doux  et  paternel,  «  qui  remplit  l'âme  d'une  sainte  joie  :» 
Adiniplebis  me  lœtitia  cuiii  viilhc  tuo  (").  O  Jésus!  il  était 
autrefois  pour  vous  :  autrefois  ;  mais  maintenant  la  chose  est 
changée.  Il  y  a  un  autre  visage  que  Dieu  tourne  contre  les 
pécheurs  ;  un  visage  dont  il  est  écrit  :  Vttlius  autem  DoJiiini 
super  facientês  mala  (^)  :  «  Le  visage  de  Dieu  sur  ceux  qui 
font  mal  :  »  visage  terrible  et  épouvantable,  le  visage  de  la 
justice  irritée,  dont  Dieu  étonne  les  réprouvés. 

O  grâce  !  ô  rémission  !  ô  salut  des  hommes  !  que  vous  coû- 
tez à  Jésus  !  Son  Père  lui  paraît  avec  ce  visage  ;  il  lui  mon- 
tre cet  œil  enflammé  ;  il  lance  contre  lui  ce  regard  terrible, 
«  qui  allume  le  feu  devant  soi  :  »  /o'/iù  in  coiispectii  ejus 
exardescet  ("').  Il  le  regarde  \_p.  7/]  enfin  comme  un  criminel, 
et  la  vue  de  ce  criminel  lui  fait  en  quelque  sorte  oublier 
son   Fils. 

a.  Ps.,  XV,  II.  —  b.  Ibid.,  xxxill,  17.  —  c.  Ibid.,  XLIX,  4. 

1.  Ce  mot,  ti'ès  énergique  au   XVI I^  siècle,  a  été  substitué  ici  à  détresses, 
effacé. 

2.  Réminiscence  de  in  opportiiniiatibus,  du  texte  cité  plus  haut. 

Sermons  de  Bossuet.  —  III.  47 


y^S  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

Ah  !  si  nous  pouvions  ouvrir  les  yeux  pour  considérer  ce 
visage  !  Jésus  lui-même  en  est  étonné,  parce  qu'il  porte 
l'image  d'un  criminel  (').  Voyez  comme  il  entre  aussi  dans  ce 
sentiment,  et  comme  il  prend  en  vérité  l'état  du  pécheur. 
Ah  !  c'est  ici  mon  salut.  Je  me  plais  de  m'occuper  dans  cette 
pensée  :  j'aime  à  voir  que  mon  Sauveur  prend  mes  senti- 
ments, parce  que  c'est  en  cette  manière  qu'il  me  donne  la 
liberté  de  prendre  les  siens  :  parce  qu'il  parle  à  Dieu  comme 
un  pécheur,  ah  !  c'est  ce  qui  me  donne  la  liberté  de  parler 
comme  un  innocent.  Je  remarque  donc,  âmes  saintes,  que 
dès  le  commencement  de  sa  Passion,  il  ne  parle  plus  à  Dieu 
qu'en  tremblant  :  lui  qui  priant  autrefois  commençait  sa 
prière  par  l'action  de  grâces  {^),  assuré  d'être  toujours  ouï 
pourvu  qu'il  dît  ;  lui  qui  disait  si  hardiment  :  «  Père,  je  le 
veux  (''),  »  dans  le  jardin  des  Olives  commence  à  tenir  un 
autre  langage  :  «  Père,  dit-il,  s'il  est  possible  :  »  «  Père,  si 
vous  voulez,  détournez  de  moi  ce  calice  :  non  ma  volonté, 
mais  la  vôtre  (").  »  Est-ce  là  le  discours  d'un  Fils  bien-aimé  ? 
Eh  !  vous  disiez  autrefois  si  assurément  :  «  Tout  ce  qui  est  à 
vous  est  à  moi  ;  tout  ce  qui  est  à  moi  est  à  vous  ('^).  »  Il  a  été 
un  temps  qu'il  pouvait  parler  de  la  sorte  :  maintenant  [/>.  /] 
que  le  Fils  unique  est  caché  et  enveloppé  sous  le  pécheur, 
il  n'ose  plus  lui  parler  avec  cette  liberté  première  ;  il  prie 
avec  tremblement  ;  et  enfin,  dans  la  suite  de  sa  Passion,  se 
voyant  toujours  traité  comme  un  criminel,  ne  découvrant  plus 
aucuns  traits  de  la  bonté  de  son  Père,  il  n'ose  plus  aussi  lui 
donner  ce  nom;  et,  pressé  d'une  détresse  incroyable,  il  ne  l'ap- 
pelle plus  que  son  Dieu  :  «  Mon  Dieu,  mon  Dieu,  pourquoi 
m'avez-vous  abandonné  ?  »  Dezis  mezcs,  Deus  meus,  \ut  gtcid 
dereliquisti  me]  {')  ? 

Mais  la  cause  principale  de  cette  plainte,  c'est  que  la  colère 

a./oan.,  Xl,  41,  42.  —  è.  /où/.,  xvil,  24.  —  c.  Matth.,  xxvi,  39  ;  Luc,  xxii,  42. 

—  d.Joan.,  XVII,  10.  —  e.  Matth.,  xxvii,  46. 

I.  Var.  oublier  son  Fils.  Mon  Sauveur  en  est  étonné.  Voyez  comme  il  entre... 

—  A  la  suite  de  l'addition  marginale  qui  contient  la  correction,  Bossuet  avait 
ajouté  celle-ci  qu'il  a  ensuite  transportée  plus  haut  (/.  B),  ainsi  que  nous  l'avons 
remarqué  :  «  Voyez  en  l'image  et  en  la  peinture  ce  que  c'est  qu'un  crime  réel, 
ce  que  c'est  qu'un  pécheur  véritable.  Si  in  viridi  lii^no  hœc  faciiint,  in  arido  quid 
fiet  /  (Luc,  XXIll,  31.) 


POUR  LE  VENDRKDI-SAINT. 


739 


divine,  après  avoir  occupé  toutes  ses  puissances,  avait  i)rc)- 
duit  son  dernier  effet,  en  perçant  et  pénétrant  jusqu'au  fond 
de  l'âme.  Je  n'aurais  jamais  fini  ce  discours,  si  j'entreprenais 
de  vous  expliquer  [/>.  A']  combien  ce  coup  est  terrible.  Il  suf- 
fit que  vous  remarquiez  qu'il  n'appartient  qu'à  Dieu  seul 
d'aller  chercher  l'âme  jusque  dans  son  centre.  Le  passage  en 
est  fermé  aux  attaques  les  plus  violentes  des  créatures  ;  Dieu 
seul,  en  la  faisant,  se  l'est  réservé  ;  et  c'est  par  là  qu'il  la 
prend,  quand  il  veut  la  «  renverser  par  les  fondements,  » 
selon  l'expression  prophétique  :  Commovebit  illos  a  fii7ida- 
rnenfis  {^').  C'est  ce  qui  s'appelle,  dans  l'Écriture,  «briser  les 
pécheurs  :  »  ( Deiis)  coiiteret  (eos)  (''').  Voyez  ici  combien  il  est 
terrible  de  tomber  entre  les  mains  du  Dieu  vivant  :  c'est  pour 
cela  que  Dieu  a  suivi  cette  voie  de  justice.  Isaïe  l'a  dit  clai- 
rement dans  ce  beau  passage  (chapitre  lui),  qui  s'entend  de 
Jésus-Christ  à  la  lettre  :  «  Le  Seigneur  l'a  voulu  briser  ;  » 
Domiims  voluit  conterere  eum  t7t  infirmitate  (^)  ;  et  pour 
achever  la  perfection  de  son  sacrifice,  il  fallait  qu'il  fût  encore 
froissé  par  ce  dernier  coup  ('). 

Je  ne  crains  point  de  dire  que  tous  les  autres  tourments 
de  notre  Sauveur,  quoique  leur  rigueur  soit  insupportable, 
ne  sont  qu'une  ombre  et  une  peinture,  en  comparaison  des 
douleurs,  de  l'oppression,  de  l'angoisse  que  souffre  son  âme 
très  sainte,  sous  la  main  de  Dieu  qui  la  froisse. 

\_P.  L]  De  quelle  sorte  le  Fils  de  Dieu  a  pu  ressentir  ce 
coup  de  foudre,  c'est  un  secret  profond  qui  passe  de  trop 
loin  notre  intelligence  :  soit  que  sa  divinité  se  fût  comme 
retirée  en  elle-même  ;  soit  que,  ne  faisant  sentir  sa  présence 
qu'en  une  certaine  partie  de  son  âme,  ce  qui  n'est  pas  im- 
possible à  Dieu,  «  qui  pénètre  C),  comme  dit  saint  Paul  {''), 
jusqu'aux  divisions  les  plus  délicates  de  l'âme  d'avec  l'esprit,» 
elle  eût  abandonné  tout  le  reste  aux  coups  de  la  vengeance 


a.  Sap.,  IV,  19.  —  Ms.  Evertam  illos  a  fundametttis .  -  b.  Job.,  xxxiv,  24.  — 
Le  texte  véritable  est  :  Conteret  multos.  —  c.  h.,  lui,  10.  —  d.  Hebr.,  iv,  12, 

I.  Rédaction  très  confuse  au  manuscrit.  Bossuet  plaçait  d'abord  les  proposi- 
tions dans  l'ordre  inverse,  avec  les  variantes  suivantes  :  <^  Dominus  contetet  eos; 
et  pour  donner  la  perfection  au  sacrifice  que  devait  le  divin  JÉSUS  à  la  justice 
divine,  il  fallait  qu'il  fût  encore  froissé  de  ce  dernier  coup.  Isaie...  » 

3.  Var.  dont  la  vertu  pénétrante  va... 


740  CAREME  DES  CARMÉLITES. 


divine  ;  soit  que,  par  quelque  autre  miracle  inconnu  et  incon- 
cevable aux  mortels,  elle  ait  trouvé  le  moyen  d'accorder 
ensemble  l'union  très  étroite  de  Dieu  et  de  l'homme,  avec 
cette  extrême  désolation  où  l'homme  Jésus-Christ  a  été 
plongé  sous  les  coups  redoublés  et  multipliés  de  la  vengeance 
divine:  quoi  qu'il  en  soit,  et  de  quelque  sorte  que  ce  soit 
accompli  un  si  grand  mystère  en  la  personne  de  Jésus-Christ, 
toujours  est-il  assuré  qu'il  n'y  avait  que  le  seul  effort  d'une 
détresse  (')  incompréhensible,  qui  pût  arracher  du  fond  de 
son  cœur  cette  plainte  [/.  J/]  étrange  qu'il  fait  à  son  Père  : 
Ut  qiiid  dereliqiiisti  vie  (")  ? 

Le  croirions-nous,  chrétiens,  si  l'Ecriture  divine  ne  nous 
l'apprenait,  que  pendant  cette  guerre  ouverte  qu'un  Dieu 
vengeur  faisait  à  son  Fils,  le  mystère  de  notre  paix  se  négo- 
ciait ?  On  avançait  pas  à  pas  la  conclusion  d'un  si  grand 
traité;  et  «  Dieu  était  en  Christ,  se  réconciliant  le  monde  (''').  » 
Comme  on  voit  quelquefois,  dans  un  grand  orage  :  le  ciel 
semble  s'éclater  et  fondre  tout  entier  sur  la  terre  ;  mais  en 
même  temps  qu'il  se  décharge  (-),  il  s'éclaircit  peu  à  peu, 
jusqu'à  ce  qu'il  reprend  enfin  sa  première  sérénité,  calmé  et 
apaisé,  si  je  puis  parler  de  la  sorte,  par  sa  propre  indignation  : 
ainsi  la  justice  divine,  éclatant  sur  le  Fils  de  Dieu  de  toute 
sa  force,  se  passe  peu  à  peu  [/.  tV]  en  se  déchargeant  ;  la 
nue  crève  et  se  dissipe  ;  Dieu  commence  à  ouvrir  aux  enfants 
d'Adam  cette  face  bénigne  et  riante  (^)  :  et  par  un  retour 
admirable  (*),  qui  comprend  tout  le  mystère  de  notre  salut, 
pendant  qu'il  frappe  sans  miséricorde  son  Fils  innocent  pour 
l'amour  des  hommes  coupables,  il  pardonne  sans  réserve  aux 
hommes  coupables  pour  l'amour  de  son  Fils  innocent. 

Mais  c'est  que  {f)  sa  rigoureuse  justice  fut  si  fortement 
combattue  par  le  F^ils  de  Dieu,  qu'il  fallut  enfin  qu'elle  se 
rendît,  et  qu'elle  laissât   emporter  le  ciel   à  une  si  grande 

a.  Marc,  XV,  34.  —  Ms...  me  derdiquisti  ?  —  b.W  Cor.,  V,  19. 

1.  Var.  d'une  angoisse. 

2.  Mot  souligné,  mais   non    remplacé.    Il   ne   satisfaisait  qu'imparfaitement 
l'auteur. 

3.  Var.  et  tranquille 

4.  Var.  par  un  heureux  retour. 

5.  Var.  Mais  aussi. 


POUR  LE  VENDREDI-SAINT.  74  I 


violence.  O  ciel,  enfin  tu  nous  es  ouvert  :  nous  [ne]  sommes 
plus  des  bannis,  chassés  honteusement  de  notre  patrie  ('). 
C'est  ici  qu'il  faut  lire  notre  instruction  :  car  nous  avons  aussi 
à  conquérir  le  ciel  ;  mais  il  faut  l'attaquer  (^)  par  les  mêmes 
armes. 

Le  Sauveur  s'est  donc  servi  de  deux  sortes  d'armes  con- 
tre la  sévérité  de  son  Père  :  la  contrition  et  l'obéissance.  Car 
comme  elle  avait  pour  objet  le  péché  des  hommes,  et  [qu'  ]il 
fallait  en  détruire  la  coulpe  et  la  peine,  il  a  opposé  à  la  coulpe 
une  douleur  immense  des  crimes  :  Magna  est  vehit  viare 
coiitritio  tua  (")  ;  et  satisfait  à  la  peine  par  une  obéissance 
infatigable,  déterminée  à  tout  endurer.  Disons  l'un  et  l'autre 
en  peu  de  paroles  :  c'est  la  moralité  de  ce  discours. 

\P.  0~\  Je  dis  premièrement,  chrétiens,  que  se  trouvant 
chargé,  investi,  accablé  des  péchés  du  monde,  il  les  envisage 
tous  en  détail  (');  il  les  pèse  à  cette  juste  balance  de  sa  divine 
sagesse  ;  il  les  confronte  aux  règles  immuables,  dont  elles 
violent  l'équité  par  leur  injustice  ;  et  pénétrant  profondé- 
ment (^)  leur  énormité  par  l'opposition  au  principe  (5),  il  gé- 
mit sur  tous  nos  désordres,  avec  toute  l'amertume  que  cha- 
cun mérite.  i\h  !  disait  autrefois  David  :  Coiiiprehenderiuit 
me  inigtiitates  meœ,...  vudtiplicatœ  stmt  super  capillos  capitis 
viei ;  et  cor  iiieîim  dereliqiiit  me  {^')  :  «  Mes  iniquités  m'ont 
saisi  et  environné  de  toutes  parts,  elles  se  sont  multipliées  plus 
que  {^)  les  cheveux  de  ma  tête  ;  »  et  pendant  que  je  m'ap- 
plique à  les  déplorer  (^),  «  mon  cœur  tombe  en  défaillance,  » 
ne  pouvant  fournir  à  tant  de  larmes.  Que  dirais-je  donc  main- 
tenant de  vous,  ô  cœur  du  divin  Jésus,  environné  et  saisi 
par  l'infinité  de  nos  crimes  .-*  Où  avez-vous  pu  trouver  place 
à  tant  de  douleurs  qui  vous  percent,  à  tant  de  regrets  qui 
vous  déchirent } 

a.  Thren.,  il,  13.         b.  Ps.,  xxxix,  13. 

t.  Bossuet  s'était  d'abord  contenté  d'écrire  cette  no/e  marginale  :  «Quelques 
affections  vers  le  ciel.  » 

2.  Var.  l'attaquer  et  le  forcer  par  les  mêmes  armes. 

3.  Var.  en  particulier. 

4.  Vcxr.  connaissant  parfaitement. 

5.  Edit.  aux  principes.  —  Ce  pluriel  fausse  le  sens. 

6.  Var.  par  dessus  les  cheveux. 

7.  Var.  regretter. 


742  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

[P.P]  En  unité  de  cette  douleur  par  laquelle  le  Fils  de  Dieu 
déplore  nos  crimes,  brisons  nos  cœurs  devant  lui,  par  l'esprit 
de  componction.  Car  qu'attendons-nous,  chrétiens,  à  regret- 
ter nos  péchés  ?  Jamais  nous  n'en  verrons  l'horreur  plus  à 
découvert  que  dans  la  croix  de  Jésus.  Dieu  nous  a  voulu  don- 
ner ce  spectacle  de  la  haine  qu'il  a  pour  eux,  et  delà  rigueur 
qu'ils  attirent,  afin  que,  les  voyant  si  horribles  en  la  personne 
du  Fils  de  Dieu  ('),  oi^i  ils  ne  sont  que  par  transport,  nous 
puissions  comprendre  par  là  quels  ils  doivent  être  en  nos 
cœurs,  dans  lesquels  ils  ont  pris  naissance.  Çà  donc  !  ô  péché 
régnant  !  ô  iniquité  dominante  !  que  je  te  recherche  aujour- 
d'hui dans  le  fond  de  ma  conscience.  Fst-ce  un  attachement 
vicieux  ?  est-ce  un  désir  de  vengeance  ?  une  inimitié  invété- 
rée ?  O  vengeance  !  oses-tu  paraître,  quand  Jésus  outragé  à 
l'extrémité  demande  pardon  pour  ses  ennemis  ?  Vous  le 
savez,  je  ne  le  sais  pas  ;  mais  je  sais  [que],  tant  que  vous  la 
[^.  Q^^  laisserez  régner  dans  vos  cœurs,  le  ciel,  toujours  d'ai- 
rain sur  vos  têtes,  vous  sera  fermé  sans  miséricorde  ;  et  au 
contraire,  que  la  justice  divine,  toujours  inflexible  et  in- 
exorable, ouvrira  sous  vos  pas  toutes  les  portes  de  l'abîme. 
Renversez  donc  aujourd'hui  ce  règne  injuste  et  tyran- 
nique  :  donnez  cette  victoire  à  Jésus-Christ;  qu'il  brise  une 
liaison  mal  assortie  ;  qu'il  renoue  une  rupture  mal  faite;  que 
sa  croix  emporte  sur  vous  cet  attachement,  ou  cette  aversion 
criminelle  ;  délivrez-vous  de  sa  tyrannie  par  l'effort  d'une 
contrition  sans  mesure.  Le  Fils  de  Dieu  commence  à 
gémir  ;  suivez  et  sanctifiez  votre  repentir  par  la  société  de 
ses  douleurs. 

Mais  pour  surmonter  tout  à  fait  la  justice  de  Dieu  son 
Père,  il  s'arme  encore  de  l'obéissance  :  sur  quoi  je  vous  dirai 
seulement  ce  mot,  car  il  est  temps  de  conclure,  que  ce  qu'il  y 
a  de  plus  important  pour  contenter  la  justice,  c'est  l'accepta- 
tion volontaire  de  tous  les  supplices.  C'est  la  pratique  de 
l'obéissance  [p-R']  d'adorer  la  justice  de  Dieu,  non  seulement 
en  elle-même,  mais  dans  son  propre  supplice.  Deus,  Deus 
meus,  qimre  me  dereliquisti  ?  C'est  la  plainte  du  délaisse- 
ment ;  mais  il  confesse  en  même   temps   qu'il  est  équitable  : 

I.    Var.  dans  le  Fils  de  Dieu. 


rOUR  LE  VENDREDI-SAINT.  743 


Longe  a  sainte  mea  verba  delictoriini  ?Heorum  (")  :  Mes  pé- 
chés l'ont  bien  mérité,  [les  péchés  des  hommes]  qui  sont 
devenus  les  miens  par  transport.  C'est  pourquoi,  dès  le  com- 
mencement de  sa  Passion,  il  ne  parle  plus  de  son  innocence;; 
il  ne  songe  qu'à  porter  les  coups.  Ainsi  s'étant  al)aissé  infini- 
ment davantage  (')  qu'Adam  ni  tous  ses  enfants  n'ont  été 
rebelles,  il  a  réparé  toutes  les  injures  par  lesquelles  ils 
déshonoraient  la  bonté  de  Dieu.  La  justice  divine  s'est  enfin 
rendue,   et  a   ouvert   toutes  les  portes  de  son  sanctuaire. 

«  Ayant  donc  (')  cette  confiance  de  pouvoir  entrer  dans 
le  sanctuaire,  ayant  cette  voie  nouvelle  que  le  Fils  de  Dieu 
nous  a  ouverte,  je  veux  dire  sa  sainte  chair,  qui  est  la  pro- 
pitiation  de  nos  crimes,  »  suivons,  mes  frères,  après  Jésus- 
Christ  ;  mais  il  faut  combattre  aussi  bien  que  lui  contre  la 
justice.  Mais  n'est-ce  pas  assez  qu'il  l'ait  désarmée  et  qu'il 
ait  porté  en  lui-même  tout  le  fardeau  de  ses  vengeances  ?  Ne 
croyez  pas  qu'il  ait  tant  souffert  pour  nous  faire  aller  au  ciel  à 
notre  aise.  \_P.  6"]  Il  a  soutenu  tout  le  grand  effort  pour  payer 
nos  dettes  ;  il  nous  a  laissé  de  moindres  épreuves,  mais  néan- 
moins nécessaires  pour  entrer  en  conformité  de  son  esprit,  et 
être  honorés  de  sa  ressemblance. 

Approchons  du  sacrement  de  la  pénitence  avec  un  esprit 
généreux,  résolus  de  satisfaire  à  la  justice  divine  par  une 
pénitence  ferme  et  vigoureuse.  Le  concile  de  Trente  (')  : 
[La]  satisfaction  nous  doit  rendre  conformes  à  Jésus  cru- 
cifié. Mon  Sauveur,  quand  je  vois  votre  tête  couronnée 
d'épines,  votre  chair  déchirée,  votre  corps  tout  couvert  (*) 
de  plaies,  votre  âme  percée  de  tant  de  douleurs  ;  je  dis 
aussitôt  en  moi-même  :  Quoi  donc  !  une  courte  prière,  ou 
quelque  légère  aumône,  ou  quelque  effort  médiocre  sont-ils 
capables  de  me  crucifier  avec  vous  ?  Ne  faut-il  point  d'autres 

a.  Fs.,  XXI,  2. 

1.  Bossuet  préfère  cette  forme  à  infiniimntplus,  qu'il  efface. 

2.  Le  latin  en  note  marginale  :  Habentes...fid7iciamin  introt  tu  sanctoruin  in 
sanguine  Christi,  quam  initiavit  nobis  viam  novam  et  vii'cnteni  per  vclainen,  id 
est,  carneni  siiam...  accedamiis  cutn  vero  corde  in  plenitudine  fidei.  (Hebr.,  x, 
19-21). 

3.  Cette  fin  n'est  qu'esquissée. 

4.  Var.  Votre  chair  toute  déchirée...  —  En  face  de  ce  passage,  l'auteur  note 
l'intention  de  reprendre  dans  le  r^  point  (p.13)  la  description  de  JÉSUS  en  croix. 


744  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

clous  \_p.  T]  pour  percer  mes  pieds,  qui  tant  de  fois  ont 
couru  aux  crimes,  et  mes  mains  qui  se  sont  souillées  par 
tant  d'injustices  ?  Que  si  notre  délicatesse  ne  peut  plus 
supporter  les  peines  du  corps  que  l'Eglise  imposait  autre- 
fois par  une  discipline  si  salutaire,  récompensons-nous  sur 
les  cœurs  :  ne  sortons  point  les  yeux  secs  de  ce  grand 
spectacle  du  Calvaire.  «  Tous  ceux  qui  assistaient,  dit  saint 
Luc,  s'en  retournaient  frappant  leurs  poitrines  :  »  Percii- 
tientes pectora  stta  revert ebaiihtr  {^).  Jésus-Christ  mourant 
avait  répandu  un  certain  esprit  de  componction  et  de  péni- 
tence (')...  Qu'il  ne  soit  pas  dit,  chrétiens,  que  nous  soyons 
plus  durs  que  les  Juifs.  Faisons  retentir  tout  le  Calvaire 
de  nos  cris  et  de  nos  sanglots  ;  pleurons  amèrement  nos 
iniquités,  irritons-nous  saintement  contre  nous-mêmes;  rom- 
pons tous  ces  indignes  commerces  ;  quittons  cette  vie  mon- 
daine et  licencieuse  ;  mourons  enfin  au  péché  avec  Jésus- 
Christ  :  c'est  lui-même  qui  nous  le  demande. 

Ecoutez  ce  grand  cri  (')  qu'il  fait  en  mourant,  qui  étonne 
le  centenier  qui  le  garde,  qui  arrête  tous  les  yeux  des 
spectateurs,  qui  étonne  toute  la  nature,  et  que  le  ciel  et 
la  terre  écoutent  par  un  silence  respectueux.  Jésus  qui  n'a 
jamais  cessé  d'exhorter  les  hommes  à  se  repentir  de  leurs 
crimes,  jusqu'à  l'extrémité  de  son  agonie,  ramasse  ses  forces 
épuisées  :  il  fait  un  dernier  effort,  lui  dont  le  cri  a  été 
ouï  du  Lazare  jusqu'au  tombeau  :  Atidient  vocem  Filii  Dei ; 
et  qui  atidierint,  vivent  (''').  C'est  qu'il  vous  invite  à  la 
pénitence  :  il  vous  avertit  de  sa  mort  prochaine,  afin  que 
vous  mouriez  avec  lui.  Il  va  mourir,  il  baisse  la  tête,  ses 
yeux  se  fixent,  il  passe,  il  expire  :  [/>.  U'\  c'en  est  fait  :  il  a 
rendu  l'âme.  Eh  bien  !  sommes-nous  morts  avec  lui  ?  Allons- 
nous  commencer  une  vie  nouvelle  par  la  conversion  de  nos 
mœurs  '^  Puis-je  l'espérer,  chrétiens  ?  Quelle   marque  m'en 


a.  Luc,  XXHI,  48.  —  b.  Joan.,  v,  25. 

1.  Note  marf^inale  :  Saisissement.  • —  Et  plus  bas  :  Dieu  vengera  sur  nous  la 
mort  de  son  Fils. 

2.  Attire  rédaction,  esquissée  à  la  fin  du  manuscrit  (p.  21)  :  <<  Cri  du  Fils  de 
Dieu  :  Lazare,  veni foras.  Kn  mourant,  la  voix  qui  invite  :  le  cri  qui  fait  le  dernier 
effort.  Après  suivra  le  rugissement  du  lion  :    cri  de  menace  :  Quis  docebit  vos 

fjii^ere,..  Cri  d'exhortation,  cri  d'invective,  etc.  » 


POUR  LE  VENDREDI-SAINT. 


745 


donnerez-voLis  ?  Ah  !  ce  n'est  pas  à  moi  qu'il  la  faut  donner; 
donnez-la  au  Sauveur  Ji':sus,  qui  vous  la  demande.  Ne  sor- 
tez point  de  ce  temple  sans  lui  confesser  vos  péchés  dans 
l'amertume  de  vos  cœurs  ;  entrez  dans  les  sentiments  de  sa 
mort  par  les  douleurs  de  la  pénitence,  et  vous  participerez 
bientôt  au  bonheur  de  sa  résurrection  glorieuse.  Aiiu-n. 


I 


I 


'^^^^'^^^'A'^^^^^.^.^*».^^ 

w 


CAREME   DES   CARMELITES. 


Pour   le  JOUR   de   PAQUES  {'). 


17   avril    1661. 


Ce  sermon,  ou  plutôt  cette  belle  esquisse,  était  des  plus  difficiles  à 
ordonner.  La  rédaction  est  extrêmement  rapide  ;  les  lapsus  abon- 
dent. L'auteur,  au  lieu  de  s'attarder  à  les  corriger,  jette  ensuite  en 
marge  des  additions,  dont  il  ne  marque  presque  jamais  la  place. 
Quelques-unes  de  ces  notes  marginales  sont  de  simples  réflexions, 
d'autres  sont  comme  des  titres  résumant  des  alinéas  entiers.  Çà  et  là 
des  remaniements  sont  indiqués  par  des  chiffres,  dont  la  correspon- 
dance ne  se  trouve  pas  toujours  sans  peine. 

Nous  avons  souvent  reconnu,  dans  l'interprétation  de  ces  difficul- 
tés, la  sagacité  de  Deforis,  aussi  bon  lecteur,  pour  l'ordinaire,  qu'il 
était  mauvais  critique.  Si  nous  avons  pu  améliorer  son  texte,  ce  n'a 
pas  été  sans  avoir  préalablement  profité  du  secours  qu'il  nous  appor- 
tait pour  notre  tâche.  Beaucoup  de  différences  proviennent  d'ail- 
leurs de  remaniements  plus  récents  (1666)  :  nous  les  indiquons  en 
note  ;  nos  prédécesseurs  les  introduisaient  dans  le  texte  de  i66r. 

Sommaire.  Pàçues.  Temple. 

(Premier point.)  Homme,  temple  de  Dieu,  grand  monde  dans  le 
petit  monde,  grand  temple  dans  le  petit  temple  (p.  4,  5,  6). 

Cœur,  autel  dédié  à  Dieu  avec  cette  inscription  :  Au  Dieu  vivant  ! 

(p.  9). 

Deux  sortes  des  conversions  fausses  (p.  10,  11,  12,  13).  Lacerata 

est  lex,  et  no7i  pervenit  ad finem  jiuiiciiim.  —  Conversion  imparfaite. 

Notez  (p.  14). 

(Second point.)  C'est  l'amour  qui  donne  un  dieu  à  un  cœur  (p.  I, 
II).  —  Dédicace  du  temple. 

Cantique  de  l'homme  nouveau  (p.  m,  iv,v,  etc.)  Alléluia  (ibid.) 

Sanctification  et  renouvellement  du  corps.  Corps  consacré  à  Dieu. 
Tertullien  :  Sequitur  animam  nnbentem  Spiritui  caro,  ut  dotale  man- 
cipinm  (p.  Vil). 

Pudicité,  prêtresse  (')  et  gardienne  du  temple  (p.  x).  —  Nous 
sommes  un   temple  :   respect  (3)  en  nous-mêmes.  Silence.  Prières. 


1.  Mss..,  12824,  f-  40-62.  In-4",  avec  marge. 

2.  Correction  de  1666.  Bossuet  relit  alors  le  sommaire  aussi  bien  que  le  ser- 
mon. Il  efface  :  «  sacristine  du  temple,  »  qu'il  avait  écrit  lors  de  la  rédaction  des 
sommaires,  c'est-à-dire  quand  il  préparait  le  Carême  du  Louvre  (1662). 

■\.  Lâchât  :  Recueillons  nous  en  nous-mêmes. 


POUR  LE  JOUR  DE  PAQUES.  747 

In  templo  vis  orare  ?  in  te  ora.  —  Sempcr  orare,  car  nous    sommes 
toujours  dans  un  temple  (p.  Xl). 

(  Troisième  point.)  Renouvellement  perpétuel  (p.  A,  lî,  C,  etc.)  — 
Toujours  reparer  notre  (')  temple  (p.  C).  —  Dans  notre  renouvel- 
lement quelque  marque  delà  ruine  (p.  C,  D). 

Virtns  in  injirinitaîe perficitîir  (p.  E,  F,  G,  II,  I,  etc.). 

Artifices  de  l'Époux  céleste  pour  se  faire  aimer  (p.  K), 


In  quo  omnis  œdificatio 
construcia  cresàt  in  templum 
sanctum  in  Domino. 

Tout  édifice  construit  en 
JÉSUS -Christ    s'élève   (') 
comme  un  temple   sacré  C) 
en  Notre  Seigneur  (■•). 
{Ephes.,  II,  21.) 

IL  y  cl  cette  différence  entre  la  mort  des  autres  hommes 
et  celle  de  Jésus-Christ,  que  celle  des  autres  hommes 
est  singulière,  et  celle  de  Jésus-Christ  est  universelle  :  c'est- 
à-dire,  que  chacun  de  nous  est  obligé  à  la  mort,  et  qu'il  ne 
paye  en  mourant  que  sa  propre  dette;  il  n'y  a  que  le  Fils  de 
Dieu  qui  soit  mort  véritablement  pour  les  autres,  parce  qu'il 
ne  devait  rien  pour  lui-même  :  et  de  là  vient  que  sa  mort, 
nous  regardant  tous,  est  d'une  étendue  infinie.  «  Mais  comme 
il  est  le  seul,  dit  saint  Léon,  en  qui  tous  les  hommes  sont 
crucifiés,  en  qui  tous  les  hommes  sont  niorts,  il  est  aussi 
le  seul  en  qui  tous  les  hommes  sont  ressuscites  :  »  Cutn  inter 
fiiios  horniintin  sohis  Dominus  \nostei'^J esus  \extiterit\  in  qiio 
\o)ii7ies  crucijixi^  oiiines  inortui,  oinnes  sepulti,  omnes  etiam 
sint  suscitati  (^)  ;  si  bien  que  si  nous  sommes  entrés  avec  lui 
dans  l'obscurité  de  son  tombeau,  nous  en  devons  aussi  sortir 
avec  lui,  avec  une  splendeur   toute  céleste  ;  et  ce  tombeau 

a.  De  Passion.  Doinin.  Serm.  XII,  cap.  III.  —  Ms.  unus  Domittus  Jésus.,... 
sint  etiain  suscitati  (dans  cette  célèbre  épître  au  grand  Flavien).  Erreur  de 
mémoire. 

1.  Lâchât  :  un  temple.  —  De  même  plus  loin  :  Dans  un  renouvellement.  — 
Des  abréviations  très  usitées  n'ont  pas  été  comprises. 

2.  Var.  croît. 

3.  Var.  (i'«  rédaction,  f.  43,  en  tête  du  second  exorde):  comme  un  saint  temple. 

4.  Deforis  ajoute  :  «  \'ous  êtes  bâtis  sur  le  Fils  de  Dieu,  pour  être  un  temple 
de  Dieu  en  esprit.  »  Et  plus  haut  :  in  quo  et  vos  coœdijicamitii...  Tout  cela  est  un 
premier  texte  auquel  Bos&i.iet  renonce,  et  qu'il  efface. 


748  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

nous  doit  servir,  aussi  bien  qu'à  lui,  comme  d'une  seconde 
mère,  pour  nous  engendrer  de  nouveau  à  une  vie  immor- 
telle. 

C'est  à  cette  sainte  nouveauté  de  vie  que  j'ai  à  vous  ex- 
horter en  ce  jour  que  le  Seigneur  a  fait  :  et  il  a  même  semblé 
à  saint  Grégoire  de  Nazianze  (")  que  ce  n'était  pas  sans 
providence  que  cette  fête  solennelle  du  renouvellement  des 
chrétiens  se  rencontre  dans  une  saison  oi^i  tout  l'univers  se 
renouvelle  ;  afin  que  non  seulement  tous  les  mystères  de  la 
o-râce,  mais  encore  tout  l'ordre  même  de  la  nature  concourût 
à  nous  exciter  à  ce  mystérieux  renouvellement  (').  Dans  ce 
concours  universel  de  tant  de  causes  à  prêcher  la  nouveauté 
chrétienne,  pour  consommer  un  si  grand  ouvrage  il  ne  nous 
reste  plus,  âmes  saintes,  que  de  demander  à  Dieu  son 
son  Esprit  nouveau  par  l'intercession  de  Marie.  Ave. 

[P.  ij  Le  Fils  de  Dieu  toujours  véritable  accomplit 
aujourd'hui  (^),  messieurs,  ce  qu'il  avait  prédit  aux  Juifs  infi- 
dèles en  des  termes  mystérieux,  dont  ils  n'avaient  pas 
entendu  le  sens,  et  qu'ils  avaient  pris  pour  un  blasphème  : 
«  Renversez  ce  temple,  leur  avait-il  dit,  et  je  le  redresserai 
en  trois  jours  :  »  In  tribus  diebics  excitabo  illud  (^).  «  Il 
voulait  parler,  dit  l'évangéliste  (''),  du  temple  sacré  de  son 
corps  ;  »  temple  vraiment  saint  et  auguste,  construit  par 
le  Saint-Esprit,  consacré  d'une  huile  céleste  par  la  plé- 
nitude des  grâces,  et  «  dans  lequel  la  divinité  habitait 
corporellement  ('^).  »  Les  Juifs,  violents  et  sacrilèges,  avaient 
non  seulement  profané,  mais  abattu  et  désolé  (^)  ce  saint  édi- 
fice ;  et('*)  il  n'était  pas  juste  que  l'ouvrage  du  Saint-Esprit 
fût  détruit  et  aboli  par  des  mains  profanes.  Aujourd'hui  {f)  ce 
temple  sacré,  qui,  tout  gisant  (-)  qu'il  était  dans  un  sépulcre, 

a.  Orat.  XLUI,  n.  23  {Ninic  XLIV,  n.  12).  —  b.  Joan.,  Il,  19.  —  c.  Ibid.,  21.  — 
d.  Coloss.,  n,  g. 

1.  Bossuet  note  au  crayon,  en  bas  de  page,  ce  texte  grec,  récrit  à  la  plume  en 
1666  :  "Eap  y.otTij.'.y.ôv,  È'ap  -v£U|j.aTixôv,  ea^v  ■W/'v.c,,  zcicj  awu.aa'v,  Èao  ôp.o'jîJ.îvov,  sap 
àopaTov.  (Greg.  Naz.,  Ora/.  3.)  —  Lisez  Orai.  XLUI. 

2.  Addition  de  1666  :  *  fidèlement...  ce  qu'il  avait  prédit  *  autrefois... 

3.  Var.  ruiné  ce  bel  édifice. 

4.  Var.  mais  l'ouvrage  du  Saint-Esprit  ne  peut  pas  être  aboli  par... 

5.  Addition:  *  Aussi  aujourd'hui...  (1666). 

6.  Var.  *  abattu  (1666;. 


rOUR  LE  JOUR  DE  PAQUES.  749 


portait  toujours  en  lui-même  un  principe  de  vie  immor- 
telle ('),  se  relève  sur  ses  propres  ruines,  plus  auguste  et 
plus  majestueux  (■)  qu'il  ne  fut  jamais  :  si  bien  que  nous  lui 
pouvons  appliquer  ce  qui  fut  dit  autrefois  du  second  temple 
de  Jérusalem  :  Magna  ei'it  gloria  donius  istius  novissimcc 
plus  quaiii  primœ  (")  :  «  La  gloire  de  cette  seconde  maison 
sera  plus  grande  que  de  la  première.  » 

Le  renouvellement  de  ce  temple,  que  l'Église  (*)  célèbre 
aujourd'hui  par  toute  la  terre  avec  tant  de  joie,  m'a  fait  pen- 
ser, chrétiens,  que  nous  avions  aussi  un  temple  à  renouveler. 
C'est  nous-mêmes  qui  sommes  les  temples  du  Saint-Esprit  : 
si  bien  que  vous  devant  parler  aujourd'hui  de  la  nouveauté 
chrétienne,  par  laquelle  nous  devons  nous  rendre  semblables 
à  jÉsus-CiiRiST  ressuscité,  j'ai  cru  vous  la  devoir  proposer 
comme  un  saint  renouvellement  du  temple  de  Dieu  en  nous- 
mêmes  ;  et  c'est  pourquoi  j'ai  choisi  pour  texte  les  paroles  du 
saint  Apôtre  qui  nous  oblige  à  bâtir  sur  Jésus-Christ,  pour 
faire  de  nous  une  maison  sainte  que  Dieu  consacre  par  sa 
présence  :  In  quo  et  vos  coœdificamini\in  habitacnlum  Deiin 
Spirihi]  [f). 

Saint  Augustin,  mes  sœurs,  nous  a  donné  une  belle  idée 
de  ce  renouvellement  intérieur  (^),  lorsqu'il  dit  {'')  que  nous 
devons  nous  renouveler  comme  un  temple  ruineux  (^)  qui 
aurait  autrefois  servi  aux  idoles,  et  que  l'on  voudrait  con- 
sacrer au  Dieu  vivant  (^).  Ce  que  saint  Augustin  a  dit  en  pas- 
sant, dans  le  troisième  sermon  de  r  Apôtre,  je  prétends,  chré- 

a.  Ago;.^  n,  10.  —  b.  Senti.  CLXni,  n.  2.  —  C'est  le  troisième  sennofi  des 
paroles  de   l  Apôtre.,  comme  Bossuet  dira  tout  à  l'heure. 

1.  Var.  de  *  résurrection  (1666). 

2.  Var.  plus  glorieux.  —  Autre,  de  1666  :  plus  *  magnifique. 

3.  Mot  récrit  en  1666. 

4.  En  1666,  Bossuet  ne  pourra  plus  conserver  cette  phrase,  car  le  texte  sera 
devenu  :  Solvite  templuin  hoc,  et  in  tribus  diebus  excitabo  il  lied.  11  corrige  donc  : 
«  ...et  *  il  me  semble  que  saint  Augustin  nous  en  donne  une  belle  idée  au  Sermon 
ni  des  paroles  de  P Apôtre.  »  —  Deforis  a  eu  du  moins  le  bon  goiàt  de  ne  point 
faire  entrer  cette  correction  dans  son  texte.  Lâchât,  pour  faire  autrement,  a  fait 
pis  en  cet  endroit. 

5.  Var.  spirituel. 

6.  Var.  comme  un  vieux  temple.  —  Edit.  comme  un  vieux  temple  ruineux. 

7.  Édit.  *  véritable.  —  C'est  la  correction  de  1666. 


750  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

tiens,  si  Dieu  le  permet,  l'approfondir  aujourd'hui   et  en  faire 
tout  le  sujet  de  mon  discours. 

Pour  le  renouvellement  de  ce  temple,  il  y  aurait,  ce  me 
semble,  trois  choses  à  faire.  Il  faudrait  en  premier  lieu  ('), 
chrétiens,  non  seulement  renverser  toutes  les  idoles,  mais 
abolir  toutes  les  marques  du  culte  profane  :  il  faudrait  secon- 
dement (')  le  sanctifier,  et  en  faire  la  dédicace  par  quelque 
mystérieuse  cérémonie,  par  laquelle  il  fût  consacré  à  un 
meilleur  usage  :  enfin,  comme  nous  avons  supposé  qu'il  est 
ruineux  et  caduc,  il  faudrait  entretenir  (^)  avec  soin  ses  bâti- 
ments ébranlés,  et  le  visiter  souvent  ('*)  pour  y  faire  les  ré- 
fections {')  nécessaires  (^). 

Cœur  humain,  vieux   temple   d'idoles,   que   nous   voulons 
renouveler  aujourd'hui  pour  le  consacrer  à  notre  Dieu,  tu  as 
été  profané  par  le  culte  immonde   des    fausses  divinités  (^)  : 
il  faut  en  effacer  tous  les  vestiges   (^).    Etant    purgé   sainte- 
ment de  toutes  ces  marques  honteuses  {^),  nous  consacrerons 
[p.  4]  toutes  tes  pensées  en  les  appliquant   dorénavant   à  un 
plus  beau  culte,  qui  sera  le  culte  de  Dieu,    Mais   comme  tu 
es  un  édifice  antique  et  imparfait,  que  la   vieillesse   du   pre- 
mier homme  toujours  ('°)  inhérente  à  tes  fondements  a  rendu 
caduc,  nous  te  visiterons   avec   soin   pour  te  soutenir  (")  et 
même  t'accroitre,  jusqu'à  ce  que   la   main  de  ton  architecte 
te  donne  enfin   dans  le    ciel  la  dernière  perfection.  Voilà, 
messieurs,  trois  choses  importantes  (")  à  quoi  nous  oblige  le 

1.  Vur.  avant  toutes  choses  non  seulement  renverser... 

2.  Var.  ensuite. 

3.  Correction  de  1666  :  *  soutenir. 

4.  Var.  visiter  *  avec  soin  (1666). 

5.  Correction  :  *  réparations  (1666). 

6.  yi^<^z7/(;«.- *  afin  que  le  mystère  de  Dieu  s'y  célèbre  décemment   et   avec 
une  religieuse  révérence  (1666). 

7.  Addition  inachevée  (au  crayon)  :  «  autant  que  tu  as  servi  à  tes  passions,  au- 
tant tu...  »  —  Résumé  ainsi  en  1666  :  *  «  autant  de  passions,  autant  d'idoles.  » 

8.  Correction:  effacer  tous  les  vestiges  *  de  ce  culte  irréligieux  (1666). 

9.  Ce  mot  est  de  1666.  Nous  ne  croyons  pas  cependant  devoir  rétablir  le  mot 
^x\\ri\\:\i  (impures),  que  l'auteur  cette  fois  a  formellement  effacé. 

10.  Additions  (1666)  :  du  premier  homme  *  est  attachée  bien  avant,  pour  ainsi 
parler,  au  comble,  aux  murailles,  (nous  te  visiterons...) 

11.  En  1666:  *  et  réformer  tous  les  jours  ta  vieillesse  caduque  et  ruineuse. 

12.  Var.  Voilà,  messieurs,  <\  quoi.,. 


POUR    LE    JOUR    DE    PAQUES.  75 1 

renouvellcinent  intérieur  (juc  je  vous  prêche  :  et  c'est  {')  ce 
qui  fera  le  partage  de  ce  discours. 

PREMIER    POINT. 

Si  notre  cœur,  chrétiens,  a  été  un  temple  d'idole[s].  il 
n'avait  pas  été  bâti  pour  ce  dessein  (^)  par  son  premier  fon- 
dateur ;  Dieu,  qui  l'avait  formé  (^)  de  ses  propres  mains,  l'a- 
vait érigé  (■*)  pour  lui-même.  Car  ayant  bâti  l'univers  pour  être 
le  temple  de  sa  majesté,  il  avait  mis  l'homme  au  milieu, 
comme  un  petit  monde  dans  le  grand  monde,  comme  un 
[p.5]  petit  temple  dans  le  grand  temple;  et  il  avait  résolu  d'y 
faire  éternellement  sa  demeure.  Mais  je  ne  parle  pas  assez 
dignement  de  la  grandeur  de  ce  temple.  Il  est  vrai  que  les 
philosophes  ont  appelé  l'homme  le  petit  monde  ;  mais  le 
théologien  d'Orient,  le  grand  saint  Grégoire  de  Nazianze  ("), 
corrige  cette  pensée,  comme  injurieuse  à  la  dignité  de  la 
créature  raisonnable  :  au  lieu  que  les  philosophes  ont  dit 
que  l'homme  est  un  petit  monde  dans  le  grand  (^),  ce  saint 
évêque,  mieux  instruit  (^)  des  desseins  de  Dieu  pour  celui 
qu'il  a  fait  à  son  image,  dit  qu'il  est  «un  grand  monde  dans 
le  petit  monde  {'')  ;  »  voulant  nous  faire  comprendre  que 
l'esprit  de  l'homme  étant  fait  pour  Dieu,  capable  de  le 
connaître  et  de  le  posséder,  était  par  conséquent  plus  grand 
et  plus  vaste  que  la  terre,  ni  que  les  cieux,  ni  que  toute 
la  nature  visible  (^). 

Selon  cette  belle  idée  de  saint   Grégoire,   ne   puis-je    pas 

a.   Orat.  XXXVII,  n.  17. 

1.  Résumé  (1666)  :  *  Il  faut  premièrement  purger  notre  temple  ;  ensuite  le 
consacrer,  et  enfin  le  garder,  l'entretenir  {var.  et  enfin  l'entretenir  et  le  réparer 
tous  les  jours). 

2.  Correction  de  1666.  Elle  rtvcv(t\?icç.  poiir  cela  (effacé). 

3.  Var.  *  qui  nous  a  construit[s]...  (1666). 

4.  Var.  *  formé  (1666). 

5.  Addition:  dans  le  grand  *  monde  (1666). 

6.  Ce  mot  est  de  1666,  pour  faire  disparaître  une  incorrection  :  «  mieux 
éclairé  àts  desseins...  »  (effacé). 

7.  En  marge,  le  texte  grec  :  ï'-îoov  xojaov  Èv  ;j.'."/.pôj  aÉ-'av.  Lâchât  l'introduit 
dans  le  discours  ;  mais  rien  ne  prouve  que  Bossuet  ait  eu  dessein  de  le  réciter. 
Deforis  le  remplaçait  par  une  traduction  latine. 

8.  Lâchât  fait  disparaître  cette  syntaxe  curieuse,  que  Deforis  avait  conservée. 
En  1666,  Bossuet  n'y  avait  rien  changé.  Cf.  Négatives,  dans  l'Introduction  du 
t.  P',  p.  XLVI. 


752  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 


dire  aussi,  chrétiens,  que  l'homme  était  un  grand  temple  dans 
le  [p.  6]  petit  temple,  parce  qu'il  est  bien  plus  capable  de 
le  contenir  que  toute  l'étendue  de  l'univers  ?  Si  le  monde 
le  contient  comme  le  fondement  qui  le  soutient  et  comme  le 
moteur  interne  qui  l'anime  ('),  il  est  outre  cela  dans  l'homme 
comme  l'objet  de  sa  connaissance  et  de  son  amour  ;  et  pour 
tout  dire  en  un  mot,  [il  est]  en  lui  comme  son  principe, 
comme  sa  véritable  félicité. 

L'homme  est  donc  dans  son  origine  le  temple  de  Dieu  ('), 
et  il  mérite  beaucoup  mieux  ce  nom  que  le  monde.  Toute  la 
nature  s'assemble  en  lui  (3),  afin  que  tout  l'univers  loue  Dieu 
en  lui  comme  dans  son  temple.  C'est  pourquoi  le  même  saint 
Grégoire  de  Nazianze  (")  l'appelle  excellemment  «adorateur 
mixte  (•*)  ;  »  si  bien  qu'il  n'est  pas  seulement  le  temple,  il  est 
l'adorateur  de  Dieu  pour  tout  le  reste  des  créature[s]  :  Pro  eo 
qtiod  nosse  non  possnnf,  qnasi  innotcscere  velle  videntur  (''')  : 
[p.;]  pour  l'inviter  à  rendre  à  Dieu  l'hommage  pour  elle[s]  (-); 
si  bien  qu'il  n'est  le  contemplateur  de  la  nature  visible 
que  pour  être  le  prêtre  et  l'adorateur  de  la  nature  invisible 
et  intellectuelle. 

Qui  pourrait  vous  dire  combien  la  capacité  de  ce  temple 
a  été  accrue  dans  le  saint  baptême,  [p.  8]  où  nous  étions  de- 
venu[s]  le  temple  de  Dieu  par  une  destination  plus    particu- 

n.  Orat.  XXXVIII,  n.  17.  —  b.  S.  Aug.,  De  Civit.  Dei,  lib.  XI,  cap.  XXVII.  — 
M  s.  Cum  cognoscere  non  possint,  çuasi  innotescere  velle  videntur. 

\.  Cette  page  est  surchargée  d'additions  marginales,  principalement  en  face 
de  ce  passage.  Deforis  les  recueille  pieusement,  et  il  fait  bien  :  mais  il  entreprend 
de  tout  insérer  dans  le  texte,  en  y  ajoutant  çà  et  là  un  petit  mot  nécessaire  à  la 
suture.  De  là  des  redites  bizarres,  et  une  interminable  queue  de  phrase,  après 
que  l'auteur  avait  prétendu  «  tout  dire  en  un  mot.  »  —  Voici  par  ordre  ces  notes 
marginales,  idées  indiquées,  sans  développements  définitifs  :  «  Il  y  habite  par 
son  essence  et  par  sa  puissance  ;  en  l'homme  par  la  connaissance  et  par  la  grâce. 
Comme  créateur,  comme  sanctificateur.  Non  comme  une  chose  matérielle.  Dieu 
est  contenu  en  nous  par  la  communication  de  ce  qu'il  est.  » 

2.  Note  marginile  (tracée  avant  celles  qu'on  vient  de  lire)  :  «  Dieu  habite  en 
nous  par  la  participation  de  ses  dons,  par  la  communication  de  ses  attributs.  » 

3.  Var.  Il  est  le  temple  au  contraire  où  toutes  les  créatures  semblent  (/''■  ré- 
daction: de  toutes  les  créatures  qui  semblent)  être  ramassées  en  lui,  afin...  — 
En  marge,  (résumé)  :  «  Temple,  lieu  d'assemblée.  > 

4.  En  marge  :  T:poTxuvï)xr,v  ij.'.xtov,  que  Deforis  remplace  par  la  traduction  la- 
tine :  mixtum  adoratorem,  en  l'introduisant  dans  le  corps  du  discours. 

5.  Bossuet  avait  d'abord  écrit  plus  haut  :  «  tout  le  reste  de  la  nature.  »  D'où 
la  présence  du  singulier  au  manuscrit. 


I 


POUR  LE  JOUR  DE  PAQUES.  733 

lière  ?  Jésus-Chkist,  souverain  pontife,  nous  avait  consa- 
cré[s]  par  son  sang  (').  Dieu  qui  nous  remplissait  comme 
créateur,  [nous  remplit]  comme  sanctificateur  (-)  :  union  très 
intime  de  chef  et  de  membre. 

Telle  0  est  la  dignité  naturelle  de  notre  institution  :  mais 
ô  prêtre  et  adorateur  du  Dieu  vivant,  faut-il  que  tu  aies  don- 
né de  l'encens  {')  aux  fausses  divinités  !  6  prêtre  du  sang  de 
Lévi,  [f^uit-il]  que  tu  aies  sacrifié  à  Baal  !  O  temple  du  Dieu 
du  ciel,  [faut-il]  que  tu  sois  devenu  un  temple  d'idoles!  faut- 
il  que  ce  cœur,  que  Dieu  a  consacré  pour  être  son  autel,  ait 
fumé  de  l'encens  qui  se  présentait  à  tant  de  fausses  divinités, 
et  que  cette  abomination  de  désolation  se  soit  trouvée  dans 
le  lieu  saint  ! 

Et  toutefois  (5)  il  n'y  rien  de  plus  véritable.  Cet  encens, 
ce  sont  les  désirs  f^).  Cette  idole,  je  ne  l'ose  dire  ;  mais  je 
dirai  seulement  :  Partout  oii  se  tourne  le  mouvement  de  nos 
cœurs,  c'est  là  la  divinité  que  nous  adorons.  Ézéchiel,  viii  : 
«  Je  vis  le  temple  et  le  sanctuaire,  et  je  m'aperçus,  chose 
abominable!  que  chacun  y  érigeait  son  idole  {^)  :»  Idolum 
zeli...,  plangentes  Adonideni  i^)  :  «  [IlsJ  tournaient  le  dos  au 
sanctuaire,  et  adoraient  le  soleil  levant,  »  la  fortune  :  Dorsa 
habeiites  contra  tempbnn  Domini,  et  faciès  ad  orient  cm,  et 
adorabant  ad  ortum  solis  ('').  La  fortune  :  ils  courent  au  pre- 
mier rayon,  pour  être  les  premiers  [p.  9]  à  rendre   leurs 

a.  Esech.,  vni,  5,  14.  —  b.  Ibid.,  16. 

r.  Note  marginale  (1666)  :  *  Confirmation,  huile  sacrée.  La  croix  sur  le  fron- 
tispice. L'Eucharistie  dans  le  tabernacle. 

2.  Var.  maintenant  comme  Sauveur. 

3.  L'auteur  se  perd  lui-même  ici  dans  les  remaniements  indiqués  par  des  chif- 
fres. Il  est  indispensable  de  passer  de  i  à  3,  non  à  2.  Celui-ci  semble  avoir  été 
mis  dans  l'intention  de  continuer  d'abord  par  cette  phrase  effacée  :  <<:  Cependant 
ce  temple  baptisé  s'est  encore  donné  aux  idoles.  »  —  Au  lieu  de  cela,  retour  à  la 
page  7. 

4.  Corrections  à  la  sanguine  (1666)  :  *  faut-il  que  tu  aies  fiéchi  le  genou  devant 
Baal...  (que  tu  aies  sacrifié)  aux  faux  dieux  des  incirconcis  et  des  Philistins  ! 

5.  Retour  à  la  page  8. 

6.  Première  rédaction,  employée  en  redites  par  les  éditeurs  :  «  Ce  temple  bap- 
tisé s'est  encore  donné  aux  idoles  (effacé),  à  qui  nous  donnons  de  l'encens.  L'en- 
cens, le  désir.  Le  parfum  que  Dieu  aime,  c'est  le  désir.  » 

7.  Note  marginale  (1666)  :  *  Une  épaisse  fumée  s'était  élevée  de  toutes  parts, 
Voy.  Serm.  ConsepuUi,  p.  11.  —  (Cf.  ci-dessus,  p.  404.) 

Sermons  de  Bns-iuet.  —  HI.  48 


754  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

vœux  (').  Parmi  tant  de  profanations,  on  a  effacé  ce  titre 
auguste  gravé  au-dessus  de  l'autel,  et  du  propre  sang  de 
Jésus-Christ  :  «Au  Dieu  vivant.  »  Et  quel  nom  a-t-on  mis 
en  la  place  ?  Des  noms  profanes,  desquels  le  Seigneur  avait 
dit  qu'ils  ne  devaient  pas  seulement  paraître  dans  son  sanc- 
tuaire ("). 

Entrer  dans  l'esprit  d'Élie,  c'est  le  père  de  cette  mai- 
son (^),  pour  renverser  toutes  ces  idoles  :  Zelo  zelatiis  stivi  pro 
Domino  Deo  exercituum  (''').  Quoi  !  sur  son  propre  autel, 
sacrifier  aux  idoles  !  Allons  avec  le  feu  du  ciel  consumer 
l'idole  (^)  ;  que  Dagon  tombe  et  se  brise  (■*)  devant  la  majesté 
du  Dieu  d'Israël  ('). 

Vous  l'avez  fait,  chrétiens,  en  cette  sainte  journée  :  quel- 
fju'un  aurait-il  eu  le  cœur,  assez  dur  pour  n'avoir  pas  renversé 
toutes  ces  idoles  dans  le  tribunal  de  la  pénitence  ?  Je  le  pré- 
sume ainsi  de  ceux  qui  m'écoutent  :  ils  sont  morts  au  péché 
avec  Jésus-Christ,  pour  ressusciter  à  la  grâce.  [P.  lo]  Ce 
tribunal  de  la  pénitence  était  comme  le  tombeau  :  je  ne  crois 
pas  que  vous  [soyez]  sortis  du  tombeau  if)  comme  des 
spectres  et  des  fantômes,  vains  simulacres  de  vivants,  qui 
n'ont  que  la  mine  et  l'apparence,  mais  qui  n'ont  ni  la  vie  ni  le 
cœur;...  mouvements  artificiels  et  appliqués  par  le  dehors. 
Sortis  comme  Jésus-Christ,  avec  Jésus-Christ,  tout  pleins 
de  la  vie  de  la  grâce.  Mais  achever  d'imiter  la  résurrection 
de  Jésus.  Il  a  quitté  en  ressuscitant  toutes  les  marques  de 
mortalité  ;  voyez  son  corps  lumineux,  etc.  i^). 

Pour  achever  le  renouvellement  de  ce  temple,  il  faut  ôter 
toutes  les  marques  et  tous  les  vestiges  de  l'idolâtrie.  J'ai 
souvent  observé,  messieurs,  en  considérant  en  moi-même  le 


a.  Thren.,  i,  lo.  —  b.  \\\  Reg.^  xix,  lo.  --  c.  I  Reg.,  v,  4. 

1.  Addition:  *  à  la  fortune  naissante  (1666). 

2.  Ces  paroles  avertissaient  les  éditeurs  d'assigner  ce  sermon  au  Carême  des 
Carmélites. 

3.  Correction:  consumer  *  Baal  (1666). 

4.  Addition  :  se  brise  *  encore  une  fois  (1666). 

5.  Var.  [je  crois]  que  vous  n'êtes  pas...  —  Les  éditeurs  corrigent  peu  correc- 
tement :  Je  n"e  crois  pas  que  vous  n'êtes  sortis  du  tombeau  que  comme  des 
spectres... —  En  marge,  ce  résumé  :  «  Sortir  du  tombeau  comme  Jésus-Christ.  » 

6.  Un  signe  de  renvoi  ici,  probablement  parce  que  l'auteur  s'y  reporte  plus  loin 
(p.  13).  —  Addition  de  1666  :  *  Le  péché  détruit,  la  loi  du  péché  vit  encore. 


POUR    LE    JOUR    DE   PAQUES.  755 

principe  et  les  suites  des  actions  humaines,  que  dans  toutes 
les  inclinations  vicieuses,  outre  l'attachement  principal  qui 
fait  la  consommation  du  crime,  il  se  fait  encore  dans  nos 
cœurs  certaines  [p.  ii]  affections  (')  qui  ne  sont  pas,  à  la 
vérité,  si  déréglées,  mais  qu'on  voit  bien  néanmoins  être  du 
même  ordre  ('),  et  dans  lesquelles  on  ne  laisse  pas  de  recon- 
naître la  marque  de  l'inclination  dominante.  L'effet  principal 
de  l'ambition,  c'est  de  nous  faire  penser  nuit  et  jour  à  notre 
fortune,  et  trouver  licite  et  honnête  tout  ce  qui  avance  notre 
élévation  ;  mais  ce  même  désir  d'agrandissement,  outre  cet 
effet  principal  qui  est  l'accomplissement  du  crime,  produit 
d'autres  affections  moins  déréglées,  mais  qui  port[ent]  néan- 
moins le  caractère  de  ce  principe  corrompu,  un  certain  air 
de  mondanité  qui  change  et  le  visage  et  le  ton  de  voix  ;  un 
dédain  fastueux  non  seulement  de  ce  qui  est  bas,  mais  de  ce 
qui  est  médiocre.  Et  ce  que  je  dis  de  l'ambition,  il  serait  aisé, 
chrétiens,  de  l'observer  dans  les  autres  crimes. 

Deux  sortes  de  conversions  défectueuses.  Quelques-uns 
s'imaginent  s'être  convertis,  quand  ils  ont  retranché  cette 
petite  partie  et  comme  cette  écorce  de  leurs  vices,  et  qu'ils 
ont  [p.  1 2]  fait  dans  leurs  mœurs  quelque  réformation  exté- 
rieure et  superficielle.  Ce  n'est  pas  en  vain  que  saint  Paul 
nous  dit  que  la  conversion  est  une  mort  (^)  ;  ce  n'est  pas  un 
changement  médiocre  :  le  péché  tient  à  nos  entrailles,  l'in- 
clination au  bien  sensible  est  attachée  jusques  à  nos  moelles. 
Pour  la  modestie  :  retranché  (^)  quelque  chose  de  la  somp- 
tuosité des  habits,  un  peu  modéré  ces  douceurs  affectées  de 
vos  discours  et  de  vos  regards  :  ce  n'est  pas  encore  la  mort 
du  péché.  Donnez,  donnez  ce  couteau,  et  que  j'aille  arracher 
jusqu'au  fond  de  l'âme  ce  désir  criminel  de  plaire  trop,  cette 
complaisance  secrète  que   vous  en  ressentez  au   dedans,  ce 

1.  Ms.  affectations.  (Un  des  lapsus  de  cette  rédaction  improvisée.) 

2.  Note  marginale:  *  Ce  qui  fait  naître,  ce  qui  nourrit  :  pâture,  aliment  (1666). 

3.  Note  marginale  (résumé)  :  Ce  n'est  pas  une  conversion,  parce  que  non  une 
mort.  —  Introduits  de  force  dans  le  texte  des  éditeurs,  ces  résumés  dégénèrent 
en  redites  fastidieuses. 

4.  Édit.  retrancher...,  un  peu  modérer...  —  Cette  fois,  le  sens  n'est  plus  même 
respecté.  L'auteur  veut  dire  :  «  Vous  avez  retranché  quelque  chose...,  vous  avez 
un  peu  modéré  ces  douceurs  affectées,  etc.  >  On  lui  fait  conseiller  ce  qu'il  déclare 
insuffisant. 


756  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 


triomphe  caché  de  votre  cœur  dans  ces  damnables  victoires. 
Il  faut  sortir  du  tombeau  comme  Jésus-Christ,  par  une 
résurrection  véritable  (')  ;  ôter  jusqu'aux  moindres  marques, 
comme  Jésus-Christ  a  effacé  la  mortalité  et  en  même  temps 
toutes  ses  faiblesses. 

Autre  conversion  défectueuse.  Vous  vous  êtes  corrigés  de 
cette  avarice  cruelle  qui  vous  portait  sans  miséricorde  à  tant 
d'injustices  :  prenez  [p.  13]  garde  (')  qu'elle  n'ait  laissé  dans 
le  cœur  une  certaine  dureté  et  des  entrailles  fermées  sur  les 
misères  des  pauvres  :  c'est  un  reste  d'inclination  de  rapines  ; 
toutes  deux  viennent  du  principe  de  cette  avarice  impi- 
toyable :  cette  même  dureté,  qui  resserre  vos  entrailles  sur 
les  pauvres,  quand  elle  va  jusqu'au  bout,  fait  les  injustices 
et  les  rapines.  Et  vous  qui  avez  rompu,  à  ce  que  vous  dites, 
cet  attachement  vicieux  :  Je  l'ai  fait,  dites-vous  ;  avec  quelle 
violence,  je  ne  le  puis  exprimer  :  pourquoi  ce  reste  de 
commerce  ?  pourquoi  cette  dangereuse  complaisance,  restes 
malheureux  d'une  flamme  mal  éteinte  ?  Que  je  crains  que  le 
péché  [ne]  soit  vivant  encore,  et  que  vous  n'ayez  pris  pour 
la  mort  un  assoupissement  de  quelques  journées  !  Mais  quand 
vous  auriez  renoncé  sincèrement  et  de  bonne  foi,  vous  n'avez 
pas  achevé  l'entier  renouvellement  de  votre  cœur  si  vous 
[ne]  détruisez  pour  toujours  jusqu'aux  moindres  vestiges  de 
l'idolâtrie. 

Nous  pouvons  appliquer  à  de  telles  conversions  ce  mot  du 
prophète  :  Lacerata  est  lex,  et  non  pervenit...  ad  fine  m  judi- 
cium  ("):  «  La  loi  a  été  déchirée,  [p.  14]  et  le  jugement  n'est 
pas  arrivé  jusques  à  sa  fin.  »  La  loi  a  été  déchirée;  il  n'y  en  a 
qu'une  partie  en   vos   mœurs  i^).  La  perfection  des  œuvres 

a.  Habac,  i,  4. 

1.  L'orateur,  qui  se  réserve  le  droit  de  modifier  l'ordre  même  de  ses  pensées, 
se  renvoie  à  une  des  pages  précédentes  :  Vide  sitp^rci]  (p.  10  sans  doute).  Puis  il 
jette  en  marge  quelques  notes  complémentaires  :  «  Jésus-Christ  hors  du  tom- 
beau (sup.),  véritable  et  réelle  résurrection...  Les  moindres  fibres  des  inclinations 
corrompues,  de  ces  intrigues  dangereuses,  de  ces  cabales  de  libertinage.  £".1- 
mortuis  viventes.  Une  nouvelle  naissance,  qui  ne  vous  attache  plus  à  rien  sur 
la  terre.  Si  vous  étiez  sortis  des  abîmes  éternels,  quelle  vie?...  Exhibete  vos 
tunquain  ex  morluis  viventes,  comme  un  homme  venu  de  l'autre  monde.  » 

2.  Nflle  viarfflnale  de  1666  :  *  Ces  vices  (?)  épargnés  ■  un  altache[ment]  secret. 

3.  Jifiit.  en  vos  mains.  —  Lire  ce  passage  en  tenant  compte  d'un  remaniement 


POUR    LE   JOUR    DE    PAQUES.  757 


chrétiennes  ;  une  certaine  plénitude  :  vous  la  déchirez  ;  à  cette 
nouvelle  tunique  qui  vous  est  rendue  ('),  vous  cousez  «  un 
vieux  lambeau»  de  mondanité,  assiuiicnlum f^anni  rudis  (")  ; 
de  là,  comme  une  suite,  que  le  jugement  n'est  pas  consom- 
mé. La  conversion  est  un  jugement  contre  le  péché  :  [le  pé- 
ché] a  tort  en  tous  ses  desseins  ;  le  jugement  jusques  à  sa 
fin,  c'est  de  condamner  le  péché  jusqu'à  ses  dernières  circon- 
stances. Il  a  gagné  quelque  partie  de  sa  cause  (il  n'y  en 
avait  point  de  plus  déplorée)  :  c'est  assez  pour  lui  donner 
la  victoire,  parce  que  le  penchant  du  cœur,  qui  parait 
dans  cette  réserve,  le  fera  bientôt  revivre  avec  sa  première 
autorité  ('). 

Faites  donc  une  conversion  sans  réserve  :  ne  laissez  pas 
un  germe  secret  qui  fasse  revivre  cette  mauvaise  herbe  ; 
ôtez  à  votre  péché  toute  espérance  de  retour  ;  comme  Jksus- 
Christ  a  détruit  sans  réserve  la  mortalité, arrachez  l'arbre 
avec  tous  ses  rejetons  :  guérissez  la  maladie  avec  tous  ses 
symptômes  dangereux  ;  renversez  les  idoles  avec  toute  leur 
dorure  et  leurs  ornements.  Commençons  la  consécration  du 
temple. 

DEUXIÈME    POINT. 

[P.  i]  La  consécration  (^)  de  notre  temple,  c'est  une  sin- 
cère destination  de  toutes  les  facultés  de  notre  âme  à  un 
usage  plus  saint  ;  et  c'est  un  effet  de  la  charité,  qui  est  ré- 
pandue en  nos  cœurs  par  le  Saint-Esprit  qui  nous  est  donné. 
C'est  pourquoi  saint  Paul  ayant  dit  que  «  nous  sommes  les 
temples  de  Dieu  :  »  Nescitis  quia  tcuiplum  Dei  cstis  ?  ajoute 
aussitôt  après  :  Et  Spirihis  Dei  habitat  in  vobis  i^)  :  parce 
que  nous  [ne]  sommes  les  temples  de  Dieu  qu'en  tant  que 
cet  esprit  de  charité  règne  en  nous.  Comme   c'est   un   amour 

a.  Marc,  11,21  ;  Màtth.,  ix,  16.  —  b.  \  Cor.,  m,  16. 
indiqué  par  des  chiffres,  en  supprimant  ce  fragment  (variante)  :  «  Mais  d'où  vient 
que  ce  jugement  est  si  imparfait  ?  » 

1.  Var.  à  la  sainte  nouveauté  de  la  loi. 

2.  Première  rédaction  :  Mais  d'où  vient  que  ce  jugement  est  si  imparfait.?  La 
loi  a  été  déchirée... 

3.  En  marge  :  Cum  coinplesset  Salomon  fundens  preces,  ignis  descendit  de 
cœlo,...  et  majestas  Doniini  vnplm.'il doniuin.  [II  Parai.,  vil,  i.] 


758  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

profane  qui  érige  en  nos  cœurs  toutes  les  idoles.ce  doit  être  un 
saint  amour  qui  rende  aussi  à  Dieu  ses  autels. 

Entendez,  ô  chrétiens  !  quelle  est  la  force  de  l'amour  :  c'est 
l'amour  qui  fait  votre  Dieu,  parce  que  c'est  lui  qui  donne 
l'empire  du  cctur.Diliges  {^)  Doininum  Deum  tutim  {f)\  c'est 
la  marque  qu'il  est  notre  Dieu,  c'est  le  tribut  qu'il  demande; 
c'est  la  marque  aussi  de  son  abondance  et  de  sa  grandeur 
infinie  ;  car  ceux  qui  n'ont  besoin  de  rien,  ils  ne  désirent 
autre  chose  sinon  qu'on  les  aime.  Aussi  quand  on  ne  peut  rien 
donner,  on  tire  de  son  cœur  pour   s'acquitter  en  aimant. 

[P.  Il]  D'ailleurs  le  nom  de  Dieu  est  un  nom  de  roi  et  de 
père  tout  ensemble  ;  et  un  roi  doit  régner  par  inclination, 
comme  un  tyran  par  force  et  par  violence.  La  crainte  forcée 
nous  donne  un  tyran  ;  l'espérance  intéressée  nous  donne  un 
maître  et  un  patron,  comme  on  parle  présentement  dans  le 
siècle:  l'amour,  soumis  par  devoir  et  par  p[rinci]pe  d'inclina- 
tion (^),  donne  à  notre  cœur  un  roi  légitime.  David  plein  de 
son  amour  :  Exaltabo  te,  Deus,  meus  rex,  et  benedicam  (''')  : 
«  Je  vous  exalterai,  ô  mon  Dieu,  mon  roi  ;  »  mon  amour 
élèvera  un  trône.  En  effet,  l'amour  est  le  principe  des  in- 
clinations. 

Dieu  est  le  premier  principe  et  le  moteur  universel  de 
toutes  les  créatures  ;  c'est  l'amour  aussi  qui  fait  remuer  toutes 
les  inclinations  et  les  ressorts  du  cœur  les  plus  secrets  :  il  est 
comme  le  Dieu  du  cœur.  Mais,  afin  d'empêcher  cette  usur- 
pation, il  faut  qu'il  se  soumette  lui-même  à  Dieu,  afin  que 
notre  grand  Dieu  étant  lui-même  le  Dieu  de  notre  amour,  il 
soit  en  même  temps  le  Dieu  de  nos  cœurs,  et  que  nous  lui 
puissions  dire  avec  David  ('')  :  Deus  cordis  mei,  et  pars  mea, 
Deus,  in  atei'nnm  (''), 

C'est  le  seul  fruit  du  renouvellement  :  Innovatus  amet  no- 
va if).  O  temple  renouvelé  !  il  faut  qu'un   nouvel    amour  te 

a.  Maiih.,y.^u,  36.  —  b.  Ps.,  cxLiv,  i.  —  c.  Ps,,  Lxxii.  26.  —  d.  S.  Aug.,  Iti 
Ps.  XXXIX,  n.  4. 

1.  Les  éditeurs  renvoient  plus  loin  ce  passage. 

2.  £'^//'.  par  inclination. 

3.  Note  marginale  :  «  Après  avoir  dit  :  Quid  niiln  est  in  cœlo,  et  a  te  quid  Tolui 
super  terram  ?  —  A  te,  prieter  te.  —  Defecit  caro  mea  et  cor  nietim  ;  ah  !  mon 
cœur  languit  après  vous  !  Deus  coi  dis  mei,  etc.  » 


POUR    LE   JOUR    DE    PAQUES.  759 

donne  aujourd'hui  un  nouveau  Dieu  :  il  est  le  Dieu  éternel 
de  toutes  les  créatures  ;  mais  pour  ton  grand  malheur,  il  ne 
commence  que  d'aujourd'hui  à  être  le  tien. 

[P.  m]  Venez  donc,  ô  charité  sainte,  venez,  ô  amour  divin, 
pour  consacrer  notre  temple.  Mais  par  quelle  sainte  cérémo- 
nie fera-t-il  cette  mystérieuse  consécration  ?  En  faisant  ré- 
sonner dans  ce  nouveau  temple  le  cantique  des  louanges  du 
Dieu  vivant  ;  c'est-à-dire  en  remplissant  d'une  sainte  joie 
toutes  les  puissances  de  notre  âme.  Le  cantique  de  la  joie  du 
siècle,  mes  sœurs,  c'est  un  langage  étranger  que  nous  avons 
appris  dans  notre  exil  :  »  Canticuni  dilectionis  secidi  Jmjus, 
liiigiia  barhara  est  qnain  in  captivitate  didiciimis  (")  :  c'est  le 
cantique  du  vieil  Adam,  qui  ayant  perdu  le  ciel  ('),  cherche 
une  misérable  consolation.  Si  vous  avez  en  vous-mêmes  l'es- 
prit de  Jésus,  cet  esprit  de  résurrection  et  de  vie  [p.  iv] 
nouvelle, ne  chantez  plus  le  cantique  des  plaisirs  du  monde  {^)\ 
en  l'honneur  de  l'homme  nouveau  qui  ressuscite  aujourd'hui 
des  morts,  et  qui  nous  ouvre  le  chemin  à  la  nouveauté  spiri- 
tuelle, cantate  Domino  canticum  novum  (*),  «  chantez  à  Dieu 
un  nouveau  cantique  ;  »  chantez  à  Dieu  le  cantique  de 
la  nouvelle  alliance;  chantez  le  nouveau  cantique  que 
l'Eglise  entonne  aujourd'hui,  cantique  d'allégresse  spiri- 
tuelle et  de  liesse  divine  :  Alléluia  (^)  :  «  Louange  à  Dieu  !  » 
louange  à  Dieu  dans  les  biens  et  (^)  dans  les  maux  ;  louange 
à  Dieu  quand  il  nous  frappe,  louange  à  Dieu  quand  il  nous 
console  ;  louange  à  Dieu  quand  il  nous  couronne,  louange  à 
Dieu  quand  il  nous  châtie  !  C'est  le  cantique  de  l'homme 
nouveau  ;  c'est  celui  qui  doit  résonner  au  fond  de  nos  cœurs 
dans  la  dédicace  de  notre  temple  :  ce  doit  être  notre  cantique, 
Amen,alleluia,à3Lns  cette  consommation, dans  cette  réduction 
de  toutes  les  lignes  à  leur  centre,  de  toutes  les  créatures  à  leur 
p[rinci]pe. 

J'ai  appris  dans  l'Apocalypse  ('),  que  ce  cantique   ôlAlle- 

a.  s.  Aug.,  In  Ps.  cxxxvi,  n.  17.  —  b.  Ps.  xcv,  i.  —  c.  Apoc,  xix,  6. 

1.  Corrigé  en  1666  :  *  chassé  du  paradis. 

2.  Nouvelle  correction,  indispensable  cette  fois.  En  1661,  Bossuet  avait  écrit 
par  distraction  :  «  le  cantique  des  plaisirs  du  ciel.  » 

3.  En  marge  (résumé)  :  *  Alléluia  (1666). 

4.  En  1666  :  louange  à  Dieu  dans  les  biens,  *  louange... 


760  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

luia,  c'est  le  cantique  des  bienheureux,  et  par  conséquent 
le  nôtre  :  car  la  vie  que  nous  [menons]  (')  doit  être  le  com- 
mencement de  la  vie  du  ciel.  [L'Écriture]  (^),  toujours  admi- 
rable à  expliquer  le  renouvellement  de  rh[omm]e  intérieur, 
nous  dit  que  <?;  Dieu  nous  a  engendrés  par  la  vérité,  afin  que 
nous  fussions  les  prémices  de  ses  créatures:  »  [p.  v]  Ut  sîjiîîis 
initium  aliquoci  creaturœ  ejtis  (").  L'accomplissement  de  la 
création,  j'entends  de  la  création  nouvelle,  qui  a  été  faite  en 
Jésus-Christ,  c'est  la  vie  des  bienheureux  :  c'est  nous  qui  en 
sommes  le  commencement  :  nous  devons  donc  commencer 
ce  qui  s'accomplira  dans  la  vie  future  ;  nous  devons  chanter 
du  fond  de  nos  cœurs  ce  mystérieux  Alléluia,  que  le  ciel 
entendra  résonner  aux  siècles  des  siècles. 

En  effet,  dit  saint  Augustin, «  chacun  chante  ce  qu'il  aime.» 
Les  bienheureux  chantent  les  louanges  de  Dieu;  «  ils  l'aiment 
parce  qu'ils  le  voient,  et  ils  le  louent  parce  qu'ils  l'aiment,  » 
dit  saint  Augustin  {^):  leur  chant  vient  de  la  plénitude  de  leur 
joie  ;  et  la  plénitude  de  leur  joie,  de  l'entière  consommation 
de  leur  amour.  Mais,  quoique  notre  amour  soit  bien  éloigné 
de  la  perfection,  c'est  assez  qu'il  soit  au  commencement,  pour 
commencer  aussi  les  louanges.  Modo  cantat  ainor  csuriens, 
tune  eantabit  amor  fruens  ('")  :  [p.  vi]  il  y  a  l'amour  qui  jouit, 
il  y  a  aussi  l'amour  qui  désire  ;  et  l'un  et  l'autre  a  son  chant, 
parce  que  l'un  et  l'autre  a  sa  joie.  La  joie  des  bienheureux, 
c'est  leur  jouissance  :  l'espérance  est  la  joie  de  ceux  qui 
voyagent.  Mais  il  faut  chanter  le  nouveau  cantique  parmi 
nos  désirs,  pour  le  chanter  dans  la  plénitude  :  «  Celui-là  ne 
se  réjouira  jamais  comme  citoyen  dans  la  plénitude  de  la  joie, 
qui  ne  gémira  comme  voyageur  dans  la  ferveur  de  ses  dé- 
sirs if).  »  Cantique  de  joie  avec  un  mélange  de  gémissements; 
ce  sont  de  ces  airs  mélancoliques,  qui  ne  laissent  pas  de  tou- 
cher beaucoup  (^). 


a.  Jacob.,  r,  18.  —  b.  In  Ps.  CXLVli,  n.  3.  —  c.  S.  Aug.,  Serin.,  CCLV,  n.  5.  — 
Ms.  Ntmc cantat...  {De  divers..,  i.)  —  d.  S.  Aug.,  In  Ps.  CXLVIII,  n.  4. 

1.  Les  lapsus  abondent  dans  cette  rédaction  hâtive.  Ici  :  «  la  vie  que  nous 
mène  »  (meiJie). 

2.  /Us.  Saint  Paul...  —  Autre  distraction.  Le  texte  que  Bossuet  va  citer  de 
mémoire  est  de  saint  Jacques. 

3.  Cette  phrase  elliptique  est  une  addition  marginale'.  A  la  suite,  on  rencontre 


POUR    LE    JOUR    DE    PAQUES.  76 1 

Mais  achevons  de  vous  expliquer  la  consécration  de  ce 
temple.  Ce  n'est  pas  assez,  chrétiens,  que  les  puissances  de 
l'âme  soient  sanctifiées  :  il  faut  (')  que  le  corps  avec  tous  ses 
membres  soit  aussi  saintement  consacré  par  un  meilleur 
usage.  Saint  Paul  (')  :  Humanum  dico...  {")  Saint  Auorusiin  : 
Après  avoir  détruit  les  idoles  :  (Ista  in  nobis  tanqiiani  idola 
frangcnda  siint  :)  Iii  iisiis  autem  7neliores  vcrtenda  \jiunt\ 
ipsa  corporis  nostri  incmbra  :  ut  qiiœ  serviebant  immîmditiœ 
ciipiditatis,  scrviant  graticc  cJiaritatis  ('''). 

[P.  vil]  Deux  sortes  de  ministres  dans  le  temple  :  les  mi- 
nistres p[rinci]paux,  qui  offrent  le  sacrifice  ;  les  ministres 
inférieurs,  qui  préparent  les  victimes,  et  qui  font  les  fonctions 
moins  importantes.  Nos  corps  sont  appelés  de  cette  sorte  à 
la  société  de  ce  saint  et  divin  sacerdoce  qui  est  donné  à  tous 
les  fidèles  en  Notre  Seigneur  Jésus-Christ,  pour  offrir  des 
victimes  spirituelles  et  agréables  à  Dieu  par  son  Fils. 

Mais  établissons  ce  nouvel  usage  par  une  raison  plus  so- 
lide :  c'est  que  l'amour  de  Dieu  dominant  sur  l'âme,  qui  est 
la  partie  principale,  par  le  moyen  du  prince,  il  se  met  en 
possession  du  sujet  :  comme  on  voit  dans  les  mariages  [que] 
la  femme  épousant  son  mari  lui  transporte  aussi  son  do- 
maine (^),  ainsi  l'âme  s'unissant  à  l'esprit  de  Dieu,  et  se  sou- 
mettant à  lui  comme  à  son  époux,  elle  lui  cède  aussi  son  bien, 
comme  étant  le  chef  et  le  m[aî]tre  de  cette  co[mmun]auté 
bienheureuse.  «  La  chair  la  suit,  dit  Tertullien,  comme  une 
partie  de  sa  dot  ;  et  au  lieu  qu'elle  était  seulement  servante 
de  l'âme,  elle  devient  aussi  servante  de  Dieu  :  »  Sequitur 
animam  nubentem  Spii'itui  caro  ut  dotale  mancipiuni  ;  etj'am 


a.  Rom.y  VI,  19.  —  b.  Scrm.  CLXiil,  n.  2.  —  Ms.  Hœc  in  nobis...,  et  quœ 
servierttnt... 

cette  autre  (écrite  la  première)  :  «  Nous  sommes  nous-mêmes  sa  louange  :  Laus 
ejus  in  ecclesia  sanctoruin.  —  Laus  cantandi  est  ipse  ca7itor.  —  Laus  ipsius  estis, 
si benevivatis  (S.  Aug.,  De  divers..,  serm.  II.)  \^Nunc  serm.  xxiv,  6.] 

1.  Note  inar spinale  :  Notre-Seigneur  a  changé  Tusagc  de  son  corps  :  le  premier 
tenait  du  péché.  —  Les  éditeurs  ont  tort  d'introduire  cette  phrase  dans  le  texte  : 
elle  rompt  la  suite  des  pensées  ;  et  Bossuet  d'ailleurs  ne  l'aurait  pas  prononcée 
ainsi  conçue,  car  elle  n'est  ni  correcte,  ni  suffisamment  explicite. 

2.  Ici  encore,  on  remplace  cette  simple  indication  par  une  traduction  de  tout 
le  passage  de  l'Apôtre. 

3.  Addition  de  1666  :  lui  transporte  aussi  *  ses  droits  et  son  domaine. 


762  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

11011  aiiiinœ  famula,  sed  Spiritus  (")  :  et  c'est  par  là  que  se  fait 
le  renouvellement  de  notre  corps.  Ainsi  il  change  de  maître 
heureusement,  et  passe  en  de  meilleures  mains  :  par  la  nature 
il  était  à  l'âme  ;  par  la  corruption,  il  était  au  vice  (')  ;  par  la  re- 
ligion, il  est  à  Dieu. 

[P.  viii]  Viens  donc,  ô  chair  bienheureuse,  accomplir  main- 
tenant ton  ministère  ;  viens  servir  au  règne  de  la  charité. 
Hmnanwn  dico  ('')  :  voici  une  condition  bien  équitable  : 
«  Comme  vous  vous  êtes  fait  violence...  »  Ne  dites  pas  qu'il 
est  impossible  ;  on  ne  demande  que  ce  que  vous  faites  ;  en- 
core la  condition  est-elle,  sans  comparaison, moins  rigoureuse. 
Dieu  exige,  je  l'ose  dire,  encore  moins  de  vous  pour  les  au- 
mônes, que  vous  n'avez  prodigué  à  la  profusion  de  votre 
luxe  (')  ;  Dieu  exige  moins  de  travail  pour  votre  salut,  que 
vous  n'en  avez  donné  à  votre  ambition  ;  il  exige  moins  de 
temps  pour  son  service,  j'ai  honte  de  le  dire,  que  vous  n'en 
avez  donné  même  à  votre  jeu  !  Voyez  combien  est  doux  son 
empire,  s'il  use  {f)  de  moins  de  rigueur  que  le  jeu  même  qui 
est  inventé  pour  vous  relâcher  ! 

Que  nous  sommes  heureux,  messieurs,  que  notre  temple 
soit  consacré  à  un  si  bon  Maître  !  etc.  Mettons  donc  [p.  ix] 
un  gardien  fidèle  à  ce  temple,  de  peur  que  nos  ennemis  ne 
l'usurpent  :  la  crainte,  que  saint  Cyprien  appelle  si  à  propos 
«  la  gardienne  de  l'innocence  :»  Sit  tantiim  timor  innoceniiœ 
custos  (')  :  la  crainte  des  occasions  ;  les  précautions  salu- 
taires de  la  pénitence.  Elle  a  deux  visages  :  le  passé  et  l'a- 
venir. Ne  partagez  pas  son  office  ;  ne  séparez  pas  ses  fonc- 
tions par  une  distraction  violente.  Je  ne  suis  pas  établie  pour 
flatter  vos  crimes  :  Vade,  et  jam  amplius  noli peccare  {^)  :  ou 
prenez-moi  toute,   ou   laissez-moi  toute. 

Ayez  donc  toujours  en  l'esprit  cette  crainte  religieuse. 
Respectez  ce  temple  sacré,  si  bien  renouvelé  en  Notre 
Seigneur  :  en  l'état  où  il  a  mis  notre  corps,  nous  ne  saurions 
plus  le  violer  sans  sacrilège  ;  et  vous  savez  que  le  Saint- 

a.  De  anima,  n.  41.  —  Ms.  nec  jam  anime?...  —  b.  I\om.,v\,  19.  —  c.  Ad 
Donat.  Epist.i.  —  d.  Joan.,wn\,  11.  —  Ms.  Vade  in  pace  :  noli  amplius  peccare. 

1.  Correction  de  1666  :  au  *  péché. 

2.  Var.  à  votre  luxe. 

3.  Var.  s'il  exige. 


POUR    LE    JOUR    DE    PAQUES.  763 

Esprit  a  dit  par  saint  Paul  :  «  Si  quelqu'un  viole  le  temple  de 
Dieu,  Dieu  le  perdra  sans  miséricorde  (").  »  Que  si  nous  ap- 
prenons par  la  foi  que  nos  corps  sont  les  temples  du  Saint- 
Esprit,  «  possédons  en  honneur  ce  vaisseau  fragile  ;  et  non 
pas  dans  les  passions  d'intempérance  :  comme  les  Gentils,  qui 
n'ont  pas  de  Dieu  :  »  car,  comme  dit  l'apôtre  saint  Paul  [''), 
«  Dieu  ne  nous  appelle  pas  à  l'impureté,  mais  [p.  x]  à  la  sanc- 
tification »  par  jÉsus-CriRisT  Notre  Seigneur. 

O  sainte  pudicité  !  venez  donc  aussi  consacrer  ce  temple, 
pour  en  empêcher  la  profanation.  Un  beau  mot  de  Tertullien, 
qui  ne  doit  pas  être  oublié  daiiS  cette  église  des  vierges  sa- 
crées :  Illato  in  nos  et  consecrato  Spiritu  sancio,  ejns  templi 
(cditna  et  antistita  piidicitia  est  (^)  :  «  Le  Saint-Esprit  étant 
descendu  en  nous,  pour  y  demeurer  comme  dans  son  temple, 
la  prêtresse  et  la  sacristine  ('),  c'est  la  chasteté  ;  »  c'est  à  elle 
de  le  tenir  net,  c'est  à  elle  de  l'orner  dedans  et  dehors  ;  de- 
dans par  la  tempérance,  et  dehors  par  la  modestie  :  c'est  à 
elle  de  parer  l'autel  sur  lequel  doit  fumer  cet  encens  céleste, 
je  veux  dire  de  (')  saintes  prières,  qui  doivent  sans  cesse 
monter  devant  Dieu  comme  un  parfum  agréable. 

Car  pouvons-nous  oublier  l'exercice  de  la  prière,  nous  qui 
sommes  toujours  dans  un  temple,  nous  qui  portons  toujours 
notre  temple  ;  ou  plutôt,  pour  dire  quelque  chose  de  plus 
énergique  et  aussi  de  plus  véritable,  nous  qui  sommes  nous 
mêmes  un  temple  if)  ?  N'allez  pas  chercher  bien  loin  [p.  xi] 
le  lieu  d'oraison  :  «  Voulez-vous  prier  dans  un  temple,  re- 
cueillez-vous en  vous-mêmes,  priez  en  vous-mêmes  :  »  In 
teniplo  vis  orare,  in  te  ora  {f).  Loin  du  repos  de  ce  temple  les 
soins  turbulents  du  siècle,  et  ses  pensées  tumultueuses  !  Que 
le  silence,  que  le  respect,  que  la  paix,  que  la  religion  y  éta- 
blissent leur  domicile  !  O  trop  heureuses  créatures,  si  nous 
savions  comprendre  notre  bonheur  d'être  la  maison  de  Dieu, 
et  la  demeure  de  sa  majesté  (^)  ! 

a.  I  Cor.,  m,  17.  —  b.  I  Thess.,  iv,  4,  5,  7.  —  c.  De  Cult./em.,  lib.  II,  n.  i.  — 
d.  S.  Aug.,  inJoaft.Txa.z\..  xv,  n.  25. 

1.  Correction  de  1666  :  la  *  gardienne  (Cf.  le  sommaire). 

2.  Édif.  des  saintes  prières. 

3.  Les  éditeurs  ajoutent  :  portatif.  —  Ce  mot  est  tire'  d'un  re'sumé  marginal 
ainsi  conçu  :  i  Ou  plutôt  temple  portatif.  > 

4.  De/oris  :  «  Oui,  Dieu  repose...  »  Phrase  empruntée  à  une  première  rédac- 


764  CAREME  DES  CARMÉLITES, 

Immolons  donc  à  Dieu  dans  ce  temple  toutes  les  affections 
de  nos  cœurs  :  que  nos  idoles  ne  paraissent  plus  devant  le 
Dieu  vivant  et  véritable  ;  [p.  xii]  que  la  mémoire  en  soit 
abolie  :  ou  bien,  si  nous  en  conservons  le  souvenir,  que  ce  soit 
à  la  manière  que  David  et  ses  braves  capitaines  réservaient 
les  dépouilles  de  leurs  ennemis,  pour  servir  comme  d'un  tro- 
phée éternel  de  la  victoire  que  Dieu  leur  avait  donnée  : 
Oîiœ  sanctificavit  [^Davici]  rex. . .  et  duces  exercitns,  de  bellis 
et  niantibUs prcelioriivi...  ad  instaurationem  et  sypellectileni 
t empli  (')  Donn'iîi  ("). 

Mais  après  avoir  ainsi  consacré  ce  temple,  il  nous  reste  en- 
core un  dernier  devoir,  qui  est  de  nous  appliquer  à  son  entre- 
tien, et  même  à  son  accroissement  :  Crescit  in  templuvi  san- 
ctîun  in  Domino. 

TROISIÈME    rOINT. 

\P.  A\  La  nouveauté  chrétienne  n'est  pas  l'ouvrage  d'un 
jour  (^)  ;  et  il  y  a  cette  différence  entre  la  vie  que  nous 
commençons  dans  le  saint  baptême  et  celle  {^)  qui  nous  est 
donnée  par  notre  première  naissance,  que  celle-ci  (••)  va  tou- 
jours en  dépérissant,  et  celle-là  au  contraire  va  toujours 
en  se  renouvelant,  et,  pour  parler  de  la  sorte,  se  rajeunissant 
jusques  à  la  mort  :  tellement  que,  par  une  espèce  de  pro- 
dige, le  nombre  de  ses  années  ne  fait  que  renouveler  sa 
jeunesse,  jusqu'à  ce  qu'elle  l'ait  conduite  à  la  dernière  per- 
fection, qui  est  l'état  de  l'enfance  chrétienne  par  la  sainte 

a.  I  Paralip.,  xxvi,  26,  27. 

tion  effacée.  La  voici  intégralement  :  «  Oui,  Dieu  repose  en  nous  bien  plus  qu'il 
n'a  jamais  [fait]  dans  ce  temple  de  Salomon.  Mais  est-ce  assez,  chrétiens,  d'avoir 
ainsi  consacré  nos  temples?  Voici  encore  un  dernier  devoir  :  il  faut  l'entretenir 
et  l'accroître  :  Crescit  in  teinphim  sanciu/n  Domino.  Troisième  point.  » 

1.  Ms.  domus...  —  No/es  marginales  (texte  des  éditions):  l  Appendere  ad 
arcam.  Attacher  à  notre  mémoire  une  écriture  éternelle  de  la  victoire  de  JÉSUS- 
Christ  sur  nos  passions.  (Récrit  en  1666.,  ou  même  plus  tard,  Pencre  de  1661 
étant  excessivemetii  pâle  par  endroits.)  Des  arcs  brisés,  des  épées  rompues,  des 
passions  arrachées,  tout  l'attirail  de  la  vanité  brisé  pour  toujours  :  trophée  au 
Dieu  vivant  (quatre  mots  récrits).  Idoles  loin  de  ce  temple.  »  (Omis  par  les 
éditeurs,  comme  faisant  douille  emploi  avec  tut  passage  précédent.) 

2.  Addition  (1666)  :  *  mais  le  travail  de  toute  la  vie. 

3.  ]'ar.  et  la  vie. 

4.  Bossuet  disait  d'abord  :  celle-là...,  celle-ci...  —  Il  corri^^e au  crayon. 


POUR  LE  JOUR  DE  PAQUES.  765 

simplicité  et  par  l'entière  innocence.  Il  f.iut  (')  se  r(*noiJV(::ler 
tous  les  jours,  parce  qu'il  y  a  toujours  des  vices  à  vaincre; 
il  y  a  ('')  toujours  dans  notre  temple  quelque  muraille  qui 
s'entrouvre,  quelque  chose  (^)  qui  menace  ruine,  si  on  ne 
l'appuie  ;  il  y  a  toujours  quelque  partie  faible,  et  qui  demande 
continuellement  la  main  de  l'ouvrier  ;  il  faut  visiter  souvent, 
sinon  vous  serez  accablés  par  une  ruine  imprévue. 

Mais  il  y  a  ici  quelque  raison  plus  profonde.  Sera-t-il  permis 
à  des  hommes  de  rechercher  aujourd'hui  la  cause  pour  laquelle 
il  a  plu  à  Dieu  (•*)  de  laisser  ses  plus  fidèles  serviteurs 
dans  cette  misérable  nécessité  de  [/.  B\  combattre  toujours 
quelque  vice  ?  C'est  le  mystère  du  christianisme.  Saint  Paul 
s'en  est  plaint  autrefois,  et  il  lui  a  été  répondu  :  que  tel 
était  le  conseil  de  Dieu,  qu'en  ce  lieu  de  tentation  «  la 
force  fût  perfectionnée  dans  l'infirmité  :  »  Virtus  in  ijifir- 
uiitate  perficitur  ("). 

Mais  approfondissons  plus  avant  encore,  et  demandons  à 
Dieu  humblement  quel  est  ce  dessein,  quel  est  ce  mystère  : 
pourquoi  a-t-il  ordonné  que  la  force  se  perfectionne  dans  l'in- 
firmité (^)  .-*  Saint  Augustin  nous  en  dira  {^)  la  raison  admi- 
rable, et  nous  expliquera  le  conseil  de  Dieu.  C'est  que  c'est 
ici  un  lieu  de  présomption  (^)  ;  c'est  que,  parmi  les  tentations 
qui  nous  environnent,  la  plus  dangereuse  et  la  plus  pressante, 
c'est  celle  qui  nous  porte  à  la  présomption  ;  c'est  pourquoi 
Dieu  (^),  en  nous  donnant  de  la  force,  nous  a  aussi  laissé  de 

a.  \\  Cor.,  XII,  9.  —  Ms.  Virlus  Jnea,  etc. 

1.  Note  tnarginale  :  «  L'apôtre  ne  cesse  de  nous  prêcher  :  Renovaiiiini.  »  — 
Ce  qui  nous  vaut  cette  belle  phrase  dans  toutes  les  éditions  :  <i  L'apôtre  ne  cesse 
de  nous  prêchera  nous  renouveler...  » 

2.  Le  chiffre  2  en  marge  indique  un  remaniement  dont  on  n'a  pas  tenu  compte 
dans  les  éditions.  Il  faut  aller  chercher  en  tête  de  la  page  C  un  premier  dévelop- 
pement, marqué  du  chiffre  i  .•  <?  C'est  pour  celu,  chrétiens,  qu'W  y  a  toujours...  > 
Les  premiers  mots  de  cette  phrase  deviennent  alors  superflus. 

3.  Correction  de  1666  :  quelque  *  partie. 

4.  Ces  deux  mots  nécessaires  semblent  avoir  été  ajoutés  plus  tard.  Ils  avaient 
sans  doute  été  omis  dans  la  première  rédaction. 

5.  Résumé  {eï\  note  marginale)  :  i  C'est  que  cet  exercice  nous  est  nécessaire 
pour  nous  entretenir  dans  l'humilité.» 

6.  Var.  nous  en  a  rendu  celte  raison  admirable  :  c'est  .. 

7.  Var.  d'orgueil. 

8.  Souligné  (plus  tard)  par  des  traits  vcrticaux.qui  ont  l'air  d'effacer  toute  cette 
importante  explication. 


766  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

la  faiblesse.  Si  nous  n'avions  que  de  la  faiblesse,  nous  serions 
toujours  abattus;  si  nous  n'avions  que  de  la  force, nous  devien- 
drions bientôt  superbes.  Dieu  a  trouvé  ce  tempérament  :  de 
peur  que  nous  ne  succombions  sous  l'infirmité,  il  nous  a  donné 
de  la  force  ;  mais  «  de  peur  qu'elle  ne  nous  enfle  en  ce  lieu  de 
tentation  et  d'orgueil,  il  veut  qu'elle  se  perfectionne  dans  l'in- 
firmité :  »  [  Virtus  qua\  hic,  ubi  sttperbiri potest.ne  superbiatur, 
m  infirmitate perjicitur  ("). 

[/^.  C]  Nous  pouvons  observer,  à  ce  propos,  une  conduite 
particulière  de  Dieu  sur  notre  nature  :  lorsqu'elle  a  été 
précipitée  par  cette  grande  et  terrible  chute,  quoiqu'elle  ait 
été  presque  toute  ruinée  de  fond  en  comble  ('),  il  a  plu  à 
Dieu  néanmoins  que  l'on  vît,  même  parmi  ses  ruines,  quel- 
ques marques  de  la  grandeur  de  sa  première  institution  : 
comme  dans  ces  grands  édifices  que  l'effort  d'une  main 
ennemie  ou  le  poids  des  années  ont  porté[s]  par  terre  ; 
quoique  tout  y  soit  désolé,  les  ruines  et  les  masures  respi- 
rent quelque  chose  de  grand  (^)  :  vous  y  remarquez  néanmoins 
je  ne  sais  quoi  {^)  qui  vous  fait  comprendre  la  beauté  du 
plan,  et  la  hardiesse  {f)  de  l'architecture.  \P.  D~\  Ainsi  [^) 
«  le  vice  de  notre  nature  [n'a]  pas  tellement  obscurci  en 
nous  l'image  de  Dieu  qu'il  en  ait  effacé  jusqu'aux  moindres 
traits  (^)  :  »  IVoii  usque  adeo  in  anima  Jnimana  imago  Dei 
terrenorum  affectuiun  labe  detrita  est,  ut  nulla  in  ea  velut 
lineamenta  extrema  remanserint  {^).  Mais  comme  dans  les 
ruines  de  cet  édifice  il  a  paru  quelques  restes  de  sa  première 
grandeur  (^)  et  de  sa  première  beauté,  je  ne  sais  quoi  de 
noble  et  de  grand  ;  aussi,  quand  il  a  été  rétabli,  il  a  plu  à 
notre  architecte  qu'il  y  eût   des   restes   de   sa   caducité  an- 

a.  s.  Aug.,  contr.  Julian.,  lib.  IV,  cap.  Il,  n.  11.  —  b.  S.  Aug.,  lib.  de  Spirit. 
et  Litt.,  n.  48.  —  Ms.  Neque  enim  imago  Dei  usque  adeo  in  nobis  te.rrence  con- 
tagionis  labe  detrita  est,  ut  ejus  delerentur  etiam  extrema  vestigia. 

1.  Ms.  de  fonds  en  comble. 

2.  Addition  (1666)  :  *  et  au  milieu  des  débris. 

3.  Var,  *  un  je  ne  sais  quoi  (1666)  qui  marque,  —  conserve. 

4.  Var.  l'ordre  admirable...  {Hardiesse  est  récrit  en  1666.) 

5.  Note  marginale  :  Débris. 

6.  Var.  n'avait  pas  tellement  obscurci  en  nous  l'image  de  Dieu  qu'il  ne  restât 
encore  dans  notre  raison  (quelques  marques,,.) 

7.  Var.  grâce. 


POUR  LE  JOUR  DE  PAQUES.  767 

cieiine  ('),  qui  demandassent  toujours   la  main   de  l'ouvrier. 

Le  premier  a  été  fait  afin  que  nous  connussions  de  quelle 
beauté  nous  étions  déchus,  et  l'autre  aussi  pour  nous  faire 
entendre  de  quelle  ruine  nous  avons  été  relevés  (^). 

[P.  Ji]  Connaissons  donc,  âmes  saintes,  combien  l'orgueil 
est  à  craindre,  et  combien  nous  est  nécessaire  cet  antidote 
souverain  de  notre  faiblesse.  Saint  Paul  nous  en  est  un  c>-rand 
exeniple  ;  écoutez  comme  il  parle  :  «  De  peur  que  la  grandeur 
de  mes  révélations  ne  m'enfie  et  ne  me  rende  superbe  (")...,» 
écoutez  et  tremblez  :  voyez  quel  est  celui  qui  parle  en  ces 
termes  ;  <i  c'est  celui,  dit  saint  Augustin  ('''),  qui  nous  a  laissé 
de  si  beaux  préceptes,  des  sentences  si  mémorables  pour 
abaisser  l'orgueil  le  plus  téméraire,  pour  l'arracher  jusqu'à  la 
racine  ;  »  mais  tout  cela,  chrétiens,  était  la  nourriture  dont  il 
s'entretient  (^);  c'est  pourquoi  saint  Paul  reconnaît  qu'il  a  été 
nécessaire,  [p-F]  pour  réprimer  en  lui  la  tentation  de  l'orgueil, 
«  qu'il  fût  tourmenté  cruellement  par  un  ange  de  Satan,  et 
longtemps  inquiété  par  les  infirmités  de  la  nature  :  i>  \J)atus 
est  mi/if\  stimulus  carnis  meœ,  \augelus  Satanœ,  qui  me  cola- 
phizet']  (')  :  «  tant  ce  poison  est  dangereux,  dont  on  ne  peut  em- 
pêcher l'effet  que  par  un  autre  poison  (^)  ;  »  tant  cette  mala- 
die est  à  craindre,  qui  ne  peut  être  guérie  que  par  un  remède 
si  violent  (*). 

Soumettons-nous,  nies  sœurs,  à  cette  méthode  salutaire  (5): 
ne  nous  lassons  pas  de  combattre  contre  nos  vices  ;  entre- 
tenons notre  édifice  :  soutenons  soigneusement  notre  temple 

a.  II  Cor.,  XII,  7.  —  b.  Senn.  CLXiii,  n.  8.  —  c.  II  Cor.,  xii,  7.  —  d.  S.  Aug., 
Senn.  CLXlll,  n.  8. 

1.  Note  marginale  :  «  quelque  vieille  pierre.  »  —  Deforis  fait  ainsi  la  phrase 
de  Bossuet  :  «...  qu'il  y  eût  quelques  vieilles  pierres,reste  de  la  caducité  ancienne, 
qui  demandassent...» 

2.  Passage  effacé  (dès  1661)  :  «  Le  premier  semblait  donner  à  notre  nature 
quelque  lueur  d'espérance  :  —  {ici  renvoi,  mais  plus  récent,  à  ces  mots,  au  bas  de 
la  page  :  \^\%st.x  en  nous  les  traces  sur  lesquelles  il  avait  dessein  de  nous  re- 
bâtir;)—  mais  le  second  assurément  est  laissé  {lapsus  :  2à\.  laissé)  pour  réprimer 
la  présomption.  V.  in/.  E.  » 

L'auteur  ajoute  en  1666  :  «V[oy,]  serm.  du  nom  de  JÉSUS,  2*^  p.,  p.  i,  2,  3  ;  et 
après  cela  ce  qui  est  marqué  ibid.,  p.  3  »  (autre  signe  de  renvoi). 

3.  Var.  la  matière  dont  il  se  nourrit.  —  Édii.  Lâchât  ;  était  la  nourriture 
dont  il  se  nourrissait  ! 

4.  iVo/e  marginale  :  Préservatif. 

5.  Var.  S'il  est  ainsi,  chrétiens,  ne  nous  lassons...  —  Ainsi  ne  nous  lassons... 


768  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 


toujours  caduc  ;  et  ne  croyons  pas  que  [Dieu]  nous  délaisse 
dans  les  tentations  violentes  :  car,  sur  la  foi  du  Médecin  qui 
nous  traite,  nous  devons  croire  que  ce  remède  nous  est 
nécessaire. 

Écoutez,  mes  sœurs  ;  vous  entendrez  facilement  que  cette 
leçon  de  saint  Augustin  vous  regarde.  «  Mais  (')  quoi  ! 
n'avez-vous  pas  dit,  ô  Seigneur  !  qu'aussitôt  que  nous  par- 
lerions vous  viendriez  à  notre  secours  :  »  AdJiuc  te  loqiiente, 
dicam:  Ecce  adsiun  (")  !  Il  est  vrai  ;  il  l'a  dit  ainsi,  et  il  est 
fidèle  en  ses  promesses  :  «  car  il  nous  assiste  pendant  qu'il 
diffère  (^),  il  nous  assiste  en  différant,  et  le  délai  même  est 
un  secours  :  »  Et  ciim  differt  adest,  et  quod  differt  adest, 
et  differendo  adest  (''').  Il  n'abandonne  pas  son  apôtre,  lors- 
qu'il le  laisse  gémir  si  longtemps  dans  une  épreuve  si 
rude  (^)  sous  la  main  de  Satan  qui  le  tourmente  ;  et  «  il 
vaut  mieux  pour  notre  salut  qu'il  n'accomplisse  pas  si  préci- 
pitamment les  désirs  de  son  malade  (•*),  afin  qu'il  assure 
mieux  [sa]  santé  :  »  Ne,  prœproperam  [/.  //]  C2im  implet 
voluntatem,  perfectam  non   impleat  sanitatem. 

«  Mon  âme,  dit  David,  est  troublée  ;  et  vous,  Seigneur, 
jusqu'à  quand,  jusqu'à  quand  me  laisserez-vous  dans  ce 
trouble  ?  »  Et  anima  mea  turbata  est  valde  ;  sed  tîi,  Domine, 
usquequo  (')  ?  Et  le  Seigneur  lui  répond  {^):  «Jusqu'à  ce  que 
vous  connaissiez  par  expérience  que  c'est  moi  qui  suis  capa- 
ble de  vous  secourir  :  car  si  je  vous  secourais  sans  remise 
aucune,  vous  ne  sentiriez  pas  le  combat;  si  vous  ne  sentiez 
pas  le  combat,  vous  présumeriez  de  vos  forces  ;  et  cet 
orgueil  qui  vous  enllerait  serait  un  obstacle  invincible  à 
votre  victoire.  » 

Voilà  une  instruction  admirable  ;  voilà  une  leçon  d'humi- 

~rt.  s.  Aug.,  Serm.  CLXlil,  n.  7.  Cf.  /f.,  Lvni,  9.  —  b.  S.  Aug.,  loco  viox  citato. 
—  c.  Ps.,  VI,  4. 

1.  Des  chiffres,  dont  les  éditeurs  n'ont  pas  tenu  compte,  donnent  ici  rordrc 
des  paragraphes.  —  Var.  Mais  quoi  !  n'avez-vous  pas  dit,  ô  Seigneur  !  continue 
admirablement...  (inachevé). 

2.  Addition,  destinée  à  rendre  la  traduction  exacte  et  complète.  Les  éditeurs 
l'ont  supprimée. 

3.  Var.  si  violente  ;  et  il  vaut  mieux. ,, 

4.  Var.  nos  désirs,  notre  sanié. 

5.  Note  marginale  :  Propres  termes  de  saint  Augustin,  Serw.  ni  rf^  ]'crb. 
A J>os/.  {Xu7tc CLXiu,n.  7.) 


POUR  LE  JOUR  DE  PAQUES.  769 


lité  digne  de  saint  Augustin,  mais  digne  du  saint  apôtre 
dont  ill'a  tirée.  Humilions-nous  profondément  dans  les  ten- 
tations; mais  aussi  que  notre  force  s'y  perfectionne. L'humi- 
lité chrétienne  n'est  pas  un  abattement  de  courage  ;  au  con- 
traire elle  nous  rend  plus  fervents  et  plus  appliqués  au  travail  : 
les  difficultés  l'encouragent  ;  les  impossibilités  réchauffent  (') 
et  la  déterminent.  Dans  l'accablement  de  ce  corps  de  mort, 
elle  ne  médite  que  des  pensées  d'immortalité  ;  elle  a  cela  d'ad- 
mirable, que  plus  elle  se  sent  (')  faible,  plus  elle  est  hardie  et 
entreprenante  ;  et  les  restes  de  sa  vieillesse  ne  servent  qu'à 
la  presser  à  se  renouveler  de  jour  en  jour. 

Mes  très  chères  sœurs  en  Jésus-Christ,  je  finirai  ce  der- 
nier discours  avec  ces  maximes  apostoliques  ;  et  je  vous 
laisse,  en  vous  disant  adieu,  ce  présent  précieux  et  inestima- 
ble. Continuez,  comme  vous  faites,  à  vous  renouveler  tous  les 
jours  :  plus  ce  temple  mortel  semble  menacer  ruine  (^),  tâchez 
de  plus  en  plus  de  l'affermir  de  tous  côtés,  selon  ce  qui  est 
écrit  :  SiLscitaverunt  doniurn  Domini  m  statum  pristinum,  et 
firmiter  eam  stai-e fecej'imt  (").  [/*.  /]  Ne  vous  contentez  pas 
d'affermir  ce  temple  en  vous  enracinant  tous  les  jours  de  plus 
en  plus  en  la  charité  de  Jésus-Christ,  qui  en  est  le  fonde- 
ment inébranlable  ;  mais  donnez-lui  tous  les  jours  de  nou- 
veaux accroissements  :  dilatez  tous  les  jours  en  vous  le  règne 
de  Jésus-Christ  ;  qu'il  gagne  tous  les  jours  de  nouvelles 
places,  qu'il  pénètre  de  plus  en  plus  votre  cœur,  qu'il  devienne 
de  plus  en  plus  le  maître  de  vos  désirs.  Vous  avez  un  grand 
modèle.  Il  n'y  a  point  de  petits  défauts  à  des  âmes  qui  ten- 
dent à  la  perfection.  Que  le  monde  s'étonne  de  votre  vie 
pénitente,  je  rends  grâces  à  Dieu  :  mais  pour  vous,  étonnez- 
vous  tous  les  jours  d'être  encore  si  éloignées  de  votre 
modèle,  qui  est  Jésus -Christ.  La  véritable  justice  du 
christianisme,  \^p.  A']  c'est  de  confesser  humblement,  en 
profitant  tous  les  jours,  qu'on  est  toujours  bien  peu  avancé 
à  (•♦)  la  perfection  de  la  justice. 

II.  II  Parai.,  XXIV,  14.  —  Ms.  13. 

1.  Var.  *  l'animent  (1666). 

2.  Far.  plus  elle  est  faible.  —  La  surcharge,  au  crayon,  est  à  peine  lisible. 

3.  Ou  meiuicé  de  ruine.  —  Ms.  menacer  de  ruine. 

4.  Edit.  dans. 

Sermons  de  Dossuet.  —  III.  49 


770  CARÊME  DES  CARMÉLITES. 

Surtout  dans  les  épreuves  que  Dieu  vous  envoie,  que 
jamais  votre  confiance  ne  se  relâche  (').  Mes  sœurs,  vous 
le  savez,  votre  Époux  a  des  artifices  incroyables  (^)  pour 
se  faire  aimer  ;  il  a  des  fuites  mystérieuses  pour  nous  en- 
gager davantage,  il  a  des  éloignements  qui  nous  appro- 
chent (3)  ;  souvent  lorsqu'il  se  dérobe,  il  se  donne  :  c'est  un 
maître  incomparable  en  amour  ;  nul  n'a  jamais  su  le  prati- 
quer (■♦)  avec  une  libéralité  plus  entière,  nul  ne  le  sait  attirer 
avec  des  adresses  plus  délicates.  Croissez  donc  toujours  en 
son  saint  amour. 

Et  nous  aussi,  mes  frères,  profitons  de  ces  instructions  et 
de  ces  exemples.  Quoique  dans  une  vie  mêlée  dans  le  monde, 
songeons  à  nous  discerner  des  mœurs  des  mondains  (^). 
Elevons  toujours  en  nous  le  temple  de  Dieu,  et  ne  [nous] 
lassons  jamais  de  croître  en  Notre  Seigneur.  \_P.  L~\  Viendra 
le  temps  bienheureux  auquel,  après  qu'il  aura  habité  en  nous, 
nous  habiterons  en  lui  ;  après  que  nous  aurons  été  son  tem- 
ple, il  sera  aussi  le  nôtre  :  Dojiîimis  enim  Deus  omnipotens 
te77iplum  illius  est,  et  Agntis  {f)  ;  car  saint  Jean  n'a  point  vu 
de  temple  en  la  céleste  Jérusalem,  parce  que  Dieu  lui-même 
est  son  temple  ;  que  nous  habiterons  en  lui  éternellement 
lorsqu'il  sera  tout  à  tous,  comme  dit  l'Apôtre  (^)  (^). 

a.  Apoc,  XXI,  22.  —  Ms.  ejus  esl.  —  b.  I  Cor.^  XV,  28. 

1.  Var.  que  jamais  votre  zèle  ne  se  ralentisse. 

2.  Var.  des  secrets  incroyables.  —  Édit.  des  artifices  secrets  incroyables. 

3.  Var.  pour  nous  approcher. 

4.  Var.  nul  ne  sait..  ,  —  nul  ne  l'a  jamais  donné  avec...,  nul  ne  l'a  jamais 
attiré... 

5.  Var.  à  nous  discerner  de  sa  confusion. 

6.  Notes,  pour  la  fin  :  «  Heureux  ceux  qui  habiteront  ce  temple  etc.,  en  un  tnoi: 
Beati  qui  habitant  in  domo  tua.  Domine  (Ps.,  LXXXlii,5)  !  Quel  épanchement  de 
joie  !  quelle  dilatation  de  notre  [cœur]  !  Être  en  Dieu  !  habiter  en  Dieu  !  » 
—  Quelques  lignes  ajoutées  en  1666  contiennent  l'ébauche  d'une  allocution  à 
Louis  XIV  :  «  Je  désire  principalement  votre  entière  conversion  à  celui  qui  vous 
fait  régner...  »  Nous  les  donnerons  en  entier  à  cette  date,  à  la  suite  de  l'exorde 
composé  pour  l'auditoire  royal. 


ERRATA    du    t.    III. 

Page  41,  ligne  7  :  «  il  nous  avertit...;  »  lisez  ;  «  il  nous  guérit...  » 

P.  42,  note  I  :  «  jusquà  ;  »  lisez  :  «  jusqu'à.  » 

^*-  56,  ligne  21  :  «  pérogative  ;  »  lisez  :  «  prérogative.  » 

P.  86,  note  2  :  «  effacée  ;  >  lisez .-.«  effacée.  » 

P.  91.  On  a  oublié  d'avertir  ici  que  le  manuscrit  n'existe  plus,  ou  du  moins  ne 
s'est  pas  retrouvé.  Cette  remarque  est  utile  pour  les  notes  des  pp.  102,  112,  113. 

P.  147,  1.  1 1  :  ((  ce  corps  de  mort,  qui  est  un  fardeau  insupportable  et  un  fardeau 
étrange  h  l'esprit.  »  Nous  soupçonnons  ici  l'introduction  d'une  variante  dans 
le  texte,  avec  interpolation  de  et.  Plus  de  manuscrit. 

P.  262,  note  I  :  «  l'un  deux  ;  »  lisez  :  «  l'un  d'eux.  ►> 

P.  270,  note/.-  reportez  «  Ms.  in  mamts...  »  à  la  note  c. 

P.  291,  1.  14  :  i/iunen;  »  lisez  :  t/amem,  »  comme  plus  haut. 

P.  294,  note  2,  1.  6  :  «  faites-pas  ;  »  supprimez  le  trait  d'union. 

P-  355)  1.  28  :  «  il  a  infirmé  ('),  »  :  effacez  la  virgule. 

P.  356,  1.  29  :  mettre  un  tiret  avant  «  Une  malice...  » 

P.  454,  1.  24  :  «  il  quite...,  >  lisez  :  «  il  quitte...  » 

P.  5 1 2,  1.  1 3  :  4:  exusant;  »  lisez  :  «  excusant.  > 

P.  515.  Les  références  a  et  b  au  bas  de  la  page,  ont  été  interverties. 

P.  528,  1.  22  :  i  cruxifixus j  »  lisez  :  1  crucifixiis.  » 

P.  546,  1.  2  (du  sermon)  :  <i  leur  fidélité  ;  »  lisez  :  «  leur  infidélité.  » 

P.  553,  1.  II  :  «  obtenue  ;  i>  lisez:  «  obtenu.  » 

P.  574,  1.  15  :  mettre  une  virgule  après  «  comme  nous  faisons.  » 

P.  610,  1.  25  :  «  nous  devons  mettre  ;  »  lisez  :  «  nous  devons  nous  mettre.  » 

P.  628,  1.  15  :  i  Qiiemquatn ;  »  lisez  :  «  quemquam,  »  sans  majuscule. 

P.  642,  1.  I  :  «  plices  ;  »  lisez  :  «  supplices.  » 

P.  660,  1.  10  :  «  les  excuses  ;  »  lisez  :  «.  des  excuses.  » 

P.  685,  1.  22  :  «  avec  ce  puissant  ;  adversaire  ;  »  lisez  :  «  avec  ce  puissant  adver- 
saire. » 

P.  716,  les  notes  i  et  2  ont  été  interverties  (correction  mal  interprétée). 

P.  748,  1.  15  :  ej^acer  «  son.  )} 

SUPPLÉMENT  à  L'ERRATA  des  t.  I  et  II. 

—  T.  I,  Introduction,  p.  m,  1.  22  :  «  laissé  échappé  ;  »  lisez  :  «  laissé  échapper.  » 
P.  8,  1.  17  :  «  par  de  bonnes  ;  »  lisez  :  «  par  des  bonnes.  > 


-T.  II,  Introduction,  p.  xill,  1.  30  :  effacez  l'appel  de  note. 
P.  48,  1.  12  :  «  il  ne  pouvait  être  antérieur...  ;  »  lisez  :  «  il  ne  pouvait  être 

qu'antérieur...  » 
P.  457,  1.  7  :  «  débauches  ;  »  lisez  :  i.  débauchés.  » 
P.  570  (table)  :  on  a  oublié  de  mentionner  un  court  fragment  pour  la  reprise 

du  Panégyrique  de  Saint  Joseph,  en  165g,  p.  550.  Les  n'''  LXXI  et  LXXII 

doivent  donc  devenir  LXXII  et  LXXI II. 


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TABLE  DES  SERMONS 


contenus    dans    le    troisième    volume. 


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Pages 


AVERTISSEMENT. 

LXXIV(')-PouR  LA  FÊTE  DE  LA  VISITATION  de  la  SAINTE 
VIERGE,  2  juillet  165g.  —  Le  mystcre  de  cette  journde 
nous  fait  voir  :  1"  en  sainte  Elis.ibetli,  l'humilité  d'une  âme  qui 
se  juge  indigne  de  la  visite  de  TÉsus-Christ  ;  2^  en  saint 
Jean,  le  transport  d'une  àme  qui  le  cherche  ;  3"  en  la  sainte 
Vierge,  la  paix  d'une  âme  qui  le  possède 

LXXV.  Pour  la  VÊTURE  d'une  POSTULANTE  BERNARDINE, 
le  28  aoiit  1659.  —  Trois  espèces  de  captivités,  dont  la  vie 
religieuse  affranchit  les  cœurs  :  1°  du  péché  ;  2"  des  passions  ; 
3"  des  empressements  du  monde 

LXXVI.  Pour  la  FÊTE  de  la  NATIVITÉ  de  la  SAINTE  VIERGE, 
prononcé  à  Paris,  aux  Incurables,  le  8  septembre  165g.  —  En 
Marie  naissante,  nous  voyons  :  i"  l'exemption  du  péché  ;  2°  la 
plénitude  de  grâces  ;  3"  une  source  incomparable  de  charité 
pour  les  pécheurs.  Trois  beaux  rayons,  que  le  Fils  de  Dieu 
envoie  sur  Marie  :  A^is^f/r^a'^j// 

LXXVI I.  Pour  la  FÊTE  de  L'EXALTATION  de  la  SAINTE 
CROIX,  14  septembre  1659.  —  Deux  manières  d'être  attaché 
à  la  croix  :  1°  la  croix  élève  jusqu'au  paradis  la  patience  des 
uns  ;  2°  la  croix  précipite  au  fond  de  l'enfer  l'impénitence  des 
autres 

LXXVIII.  Pour  la  FÊTE  des  SAINTS  ANGES  GARDIENS,  à  Paris, 
chez  les  Feuillants,  2  octobre  1659.  —  1°  Les  saints  anges 
sont  les  ambassadeurs  de  Dieu  vers  les  hommes  :  ils  viennent 
à  nous  chargés  de  ses  dons,  ils  descendent  pour  nous  con- 
duire ;  2°  les  saints  anges  sont  les  ambassadeurs  des  hommes 
vers  Dieu  :  ils  retournent  chargés  de  nos  vœux,  ils  remontent 
pour  porter  à  Dieu  nos  désirs  et  nos  bonnes  œuvres     

LXXIX.  Courte  ESQUISSE  pour  le  XXI^  DIMANCHE  après 
LA  PENTECOTE,  165g.  —  i"  Dette  du  pécheur  envers  la 
justice  divine  ;  2°  insolvabilité  du  pécheur  ;  3°  condition  de  la 
rémission:  remettre  aux  autres 

LXXX.  SERMON  SUR  l'ÉMINENTE  DIGNITÉ  des  PAUVRES 
DANS  L'ÉGLISE,  prêché  à  Paris,  dans  la  chapelle  des  Filles 
de  la  Providence,  en  165g.  —  1°  Les  pauvres,  qui  sont  les 
derniers  dans  le  monde,  sont  les  premiers  dans  l'Église.  2°  Les 
riches  ne  sont  dans  l'Église  que  pour  les  servir.  3°  Les  grâces 
du  Nouveau  Testament  appartiennent  de  droit  aux  pauvres, 
et  les  riches  ne  les  reçoivent  que  par  leurs  mains.  —  Trois 


49 


91 


114 


I.  Voyez  ci-dessus  I'Errata,  supplément,  à  la  fin. 


774 


TABLE  DES  SERMONS. 


Pages 

devoirs  par  conséquent  à  l'égard  des  pauvres  :  honorer  leur 
condition,  soulager  leurs  nécessités,  prendre  part  à  leurs 
privilèges 117 

LXXXI.  ESQUISSE  d'un  SERMON  aux  NOUVEAUX  CON- 
VERTIS, le  IV-^  dimanche  de  l'Avent,  1659  ou  1660.  —  Le 
pécheur  reçoit  deux  coups  :  l'un  de  son  péché,  qui  lui  ôte 
la  vie;   l'autre  de  la  justice  divine,  qui  lui  ôte  l'espérance  ...    136 

LXXXIl.    SENTIMENTS  du  CHRÉTIEN  touchant  la  VIE  et  la 

MORT.  Vers  1659.  —  Paraphrase  de  saint  Paul,  II  Cor.,  v...   146 

LXXXIII.  SERMON  pour  une  PROFESSION  le  JOUR  de  l'ÉPI- 
PHANIE,  1660.  —  I"  L'Époux  est  un  roi  pauvre  :  pour 
soutenir  la  dignité  d'épouse,  il  ne  faut  que  la  pauvreté.  2°  Il 
aime  les  âmes  pures  :  pour  conserver  son  affection,  l'agrément 
nécessaire,  c'est  la  chasteté.  3°  Il  est  délicat  et  jaloux  :  la 
précaution  qu'il  demande,  c'est  la  fidélité  de  l'obéissance...   152 

LXXXIV.  SERMON  POUR  le  VENDREDI  APRÈS  les  CENDRES. 
Sur  la  CHARITÉ  FRATERNELLE.  13  février  1660.  — 
1°  La  charité  fraternelle  est  une  dette  indispensable,  même  à 
l'égard  de  ceux  qui  ne  la  veulent  pas  recevoir  :  Diligite 
inimicos  vestros ;  2°  on  doit  l'exiger  du  prochain,  par  des  bien- 
faits :  Be7iefacUe  lus  qui  oderimt  vos  ;  3°  si  nos  ennemis  ne  se 
rendent  pas  aux  bienfaits,  il  faut  avoir  recours  à  la  puissance 
supérieure:  Orale pro perseq7ientibtis  vos 176 

LXXXV.  SERMON  pour  le  SAMEDI  après  les  CENDRES.  Sur 
l'Église.  14  février  1660.  —  Trois  furieuses  tempêtes  ont 
successivement  troublé  l'état  de  l'Église  :  i°  celle  des  persé- 
cutions, malgré  lesquelles  elle  s'est  soutenue  par  sa  fermeté  ; 
2°  celle  des  hérésies,  qui  n'ont  pu  l'empêcher  d'être  la  colonne 
de  la  vérité  ;  3"  celle  de  la  corruption  des  moeurs,  malgré 
laquelle  elle  demeure  le  centre  de  la  charité     196 

LXXXVI.  CARÊME  des  MINIMES.  I«  DIMANCHE.  Sur  les 
DÉMONS.  15  février  1660.  —  i"  Leur  force  ;  2°  leurs  ruses  ; 
3''  leur  faiblesse  réelle 213 

LXXXVII.  IP  DIMANCHE.  SUR  la  SOUMISSION  due  a  la 
PAROLE  de  JÉSUS-CHRIST.  22  février  1660.  —  ipsuvt 
audite  :  i"  écoutons  sa  doctrine  céleste,  sans  que  l'obscurité 
nous  arrête  ;  2"  écoutons  ses  commandements,  sans  que  leur 
difficulté  nous  étonne  ;  3"  enfin  écoutons  ses  promesses,  sans 
que  leur  éloignement  nous  impatiente     236 

LXXXVIII.  111=  DIMANCHE.  SUR  les  RECHUTES.  29  février  1660. 
—  La  pénitence  est  1"  une  réconciliation,  qu'on  ne  peut  rom- 
pre sans  un  insigne  mépris  ;  1'^  un  remède,  qu'on  ne  peut 
rendre  inutile  sans  un  grand  péril  ;  3'^'  un  sacrement,  qu'on  ne 
peut  violer  sans  une  prodigieuse  irrévérence     262 

LXXXIX.  IV«  DIMANCHE.  SuR  NOS  DISPOSITIONS  a  l'Égard 
DES  NÉCESSITÉS  DE  la  VIE.  7  mars  1660.  —  Le  chrétien 
doit  éviter  i"  de  rechercher  avec  empressement  le  nécessaire  ; 
2°  de  dissiper  inutilement  le  superflu  ;  3"  de  désirer  avec  ambi- 
tion l'extraordinaire 283 


TABLE  DES  SERMONS. 


775 


PaRPS 

XC.  DIMANCHE  DE  LA  PASSION.  Sur  les  VAINKS 
EXCUSES  DES  PÉCHEURS.  14  mars  1660.  —  Ils  mêlent 
le  faux,  le  vrai,  le  douteux  ;  i"  la  vie  qu'on  leur  prêche  est, 
disent-ils,  trop  parfaite  :  or  Dieu  ne  commande  pas  l'impos- 
sible ;  2"  on  contrarie  leurs  ddsirs  :  or  on  a  dessein  non  de 
leur  plaire,  mais  de  faire  qu'ils  se  déplaisent  à  eux-mêmes 
pour  se  convertir  ;  3"  ils  rejettent  toute  la  faute  sur  l'insuffi- 
sance des  prédicateurs  ou  sur  leur  indignité  ;  mais,  quand 
l'accusation  serait  fondée,  les  vérités  annoncées  sont  capables 
de  se  soutenir  par  leur  propre  poids ^08 

XCI.  DIMANCHE  des  RAMEAUX.  Sur  L'HONNEUR  du 
MONDE,  devant  CONDÉ.  21  mars  1660.  — Trois  crimes 
de  l'honneur  du  monde  :  i"  flatter  la  vertu  et  la  corrompre  ; 
2''  déguiser  le  vice  et  lui  donner  du  crédit  ;  3"  attribuer  aux 
hommes  ce  qui  appartient  à  Dieu 3-5^ 

XCII.  VENDREDI-SAINT.  Sur  la  PASSION  de  NOTRE 
SEIGNEUR.  26  mars  1660.  —  1°  JÉSUS,  au  Jardin  des 
Oliviers,  tourmenté  par  lui-même  ;  2°  il  tombe  ensuite  entre 
les  mains  des  Juifs,  qui  soulèvent  contre  lui  toute  la  nature  ; 
3'"  enfin,  à  la  croix.  Dieu  vient  lui-même  contre  lui  avec  toutes 
les  terreurs  de  sa  justice 361 

XCI II.  SERMON  POUR  LE  JOUR  de  PAQUES,  1660.  —  Trois  dons 
à  recouvrer  :  l'innocence,  la  paix,  l'immortalité.  Pour  com- 
mencer ce  renouvellement  dès  cette  vie,  nous  devons  1°  dé- 
truire en  nous  le  péché  ;  2"  en  attaquer  les  restes,  en  combat- 
tant les  mauvais  désirs  ;  3°  préparer  nos  corps  à  l'immortalité, 
en  les  faisant  les  temples  de  l'Esprit  de  Dieu 387 

XCIV.  POUR  LE  DIMANCHE  de  QUASIMODO.  4  avril  1660.  — 
Le  Fils  de  Dieu  a  fait  notre  paix  :  i"  sa  mort  en  est  le 
moyen  ;  2"  renoncer  aux  intelligences  que  nous  avions  avec 
les  ennemis  de  Dieu  en  est  la  condition  ;  3"  le  commerce 
rétabli  entre  le  ciel  et  la  terre  en  est  la  suite  et  le  fruit  ...     —  409 

XCV.  POUR  LA  FÊTE  de  L'ANNONCIATION  de  la  SAINTE 
VIERGE,  renvoyée  du  25  mars  au  5  avril  1660.  —  Le  Fils 
de  Dieu  honore  la  sainte  Vierge  i"'  en  ce  que  c'est  en  elle 
qu'il  s'anéantit  et  devient  soumis  à  son  Père  ;  2°  en  ce  que 
c'est  par  elle  qu'il  se  communique  et  entre  en  société  avec 
les  hommes     428 

XCVI.  PANÉGYRIQUE  de  SAINT  FRANÇOIS  de  PAULE. 
Sermon  de  clôture  du  Carême  des  Minimes,  6  avril  1660. 
—  Fili^  tu  setnper  mccum  es...  Trois  avantages  qu'a  donnés  à 
François  de  Paule  l'intégrité  baptismale  :  1"  être  toujours 
avec  Jésus-ChriSt  par  le  mépris  du  monde  et  des  vanités  ; 
2°  lui  être  toujours  uni  par  une  sainte  correspondance  de 
charité  ;  3°  avoir  un  droit  acquis  sur  les  biens  de  Dieu,  par 
une  puissance  miraculeuse  presque  sur  toutes  les  créatures  : 
Et  otnnia  mea  tua  sunt 443 


7/6 


TABLE  DES  SERMONS. 


Pages 

XCVII.  TROISIÈME  POINT  d'un  SERMON  pour  la  FÊTE  DE 
LA  VISITATION,  devant  la  reine  d'Angleterre,  à  Chaillot, 
2  juillet  1660.  —  La  paix  chrétienne.  (Le  Magnificat)    468 

XCVIII.  PRÉCIS  D'UN  PANÉGYRIQUE  de  SAINT  JACQUES, 
25  juillet.  Vers  1660.  —  «  Dites  que  mes  deux  fils  soient  assis 
dans  votre  royaume,  l'un  à  votre  droite,  et  l'autre  à  votre 
gauche...  :  >  nous  voyons  ici  trois  choses  :  1°  leur  ambition 
réprimée  ;  2"  leur  ignorance  instruite  ;  3"  leur  fidélité  prophé- 
tisée    481 

XCIX.  Pour  la  FÊTE  de  L'ASSOMPTION,  1660.  —  1"  L'amour 
divin  dépouille  Marie  de  cette  misérable  mortalité;  2°  la  sainte 
virginité  pare  son  corps  et  son  âme  de  l'immortalité  glorieuse; 
3"  l'humilité  la  place  dans  un  trône,  pour  y  être  révérée  éter- 
nellement par  les  hommes  et  par  les  anges     481 

G.  SERMON  POUR  LA  VÊTURE  de   MADEMOISELLE   de 

BOUILLON  de  CHATEAU-THIERRY,  8  septembre  1660. 

—  Oportet  vos  nasci  dentco.  Nous  apportons,  en  naissant,  une 
liberté  indocile,  une  molle  délicatesse,  un  vain  désir  dé  pa- 
raître. Or  la  vie  religieuse  i"  contraint  cet  amour  de  l'indépen- 
dance ;  2°  mortifie  cet  amour  des  plaisirs  ;  3"  retire  et  recueille 
l'âme  avec  Jésus-Christ    500 

CL  SERMON  POUR  UNE  PROFESSION  le  jour  de  la  SAINTE 
CROIX.  14  septembre  1660.  —  Le  roi  pauvre,  dont  le  trône 
est  une  croix,  ne  demande  à  son  épouse  que  l'amour  de  la 
pauvreté  ;  2°  passionné  pour  les  âmes  pures,  il  cherche  en 
elle  la  chasteté  ;  3°  pour  se  défendre  de  sa  jalousie,  la  souve- 
raine précaution,  c'est  l'obéissance     521 

CIL  CARÊME  DES  CARMÉLITES.  Sommaire  du  SERMON 
SUR  LA  PURIFICATION,  2  février  1661.  — Trois  sacrifices: 
Siméon  immole  l'amour  de  la  vie  ;  Anne,  le  repos  des  sens  ; 
Marie,  la  liberté  de  l'esprit 541 

CIII.  1*='  DIMANCHE.  Sur   la   PÉNITENCE.  6  mars   1661.   — 

—  Adjuvantes  exhortatnur  71c  iji  vactucin  graiiam  Dei  reci- 
piatis.  Ne  pas  recevoir  en  vain  1°  la  miséricorde  divine  qui 
promet  le  pardon  ;  i"  la  puissance  divine  qui  offre  le  secours  ; 
3°  la  patience  divine,  qui  donne  le  délai  nécessaire  pour 
faire  profiter  les  deux  autres  grâces    545 

CIV.  IL  DIMANCHE.  SUR  la  PAROLE  de  DIEU,  13  mars  1661, 
devant  la  reine.  —  Ipsum  au  dite  :  i"  écouter  au  dehors  la 
vérité  de  la  parole  de  JÉsus-Chrlst  ;  2°  écouter  au  dedans 
sa  prédication  intérieure  ;  3"  l'écouter  par  une  fidèle  pratique, 
en  nous  montrant  ses  disciples  par  l'obéissance 566 

CV.  PANÉGYRIQUE  de  SAINT  JOSEPH.  Samedi,  19  mars 
1661,  devant  la  reine  mère.  —  1°  Joseph,  homme  simple, 
a  cherché  Dieu  ;  2°  Joseph,  homme  détaché,  a  trouvé  Dieu  ; 
3*^  Joseph,  homme  retiré,  a  joui  de  Dieu    592 


TABLE  DES  SERMONS.  ']']'] 

Page» 

CVI.  Pour  la  FÈTE  de  L'ANNONCIATION  de  la  SAINTE 
VIERGE.  Vendredi,  25  mars  1661.  —  1°  Un  Dieu  prend 
la  forme  d'esclave,  afin  de  confondre  notre  orgueil  ;  2  '  un 
Dieu  se  revêt  de  notre  indigence,  afin  d'encourager  notre 
bassesse  ;  3"  un  Dieu  se  donne  lui-même  avec  tous  ses  biens, 
pour  enrichir  notre  pauvreté 6r5 

CVII.  IV<=  DIMANCHE.  Sur  L'AMBITION.  27  mars  1661.  — 
i"  Le  chrétien  ne  doit  désirer  de  puissance  que  sur  soi-même; 
2"  si  Dieu  lui  en  a  donné  sur  les  autres,  il  leur  en  doit  tout 
l'emploi  et  tout  l'ocercice 637 

CVIII.  DIMANCHE  DE  LA  PASSION.  Sur  la  HAINE  de  la 
VÉRITÉ.  3  avril  1661.  —  Les  pécheurs  voudraient  détruire 
la  vérité  en  Dieu,  dans  le  prochain,  en  eux-mêmes.  Nous 
devons  désirer  au  contraire  i"  qu'en  Dieu  elle  nous  règle  ; 
2°  que  dans  notre  conscience  elle  nous  éclaire  ;  3°  qu'elle 
nous  reprenne  par  les  autres  hommes     ..      659 

CIX.  DIMANCHE  des  RAMEAUX.  Sur  les  SOUFFRANCES. 
10  avril  1661.  —  1°  JÉSUS  nous  enseigne,  en  souffrant  lui- 
même,  qu'il  y  a  nécessité  de  souffrir  ;  2°  il  fait  voir,  dans 
le  bon  larron,  de  quelle  bonté  paternelle  il  use  envers  ceux 
qui  souffrent  comme  ses  enfants  ;  3"  il  nous  montre,  dans  le 
mauvais,  quels  jugements  redoutables  il  exerce  sur  ceux  qui 
souffrent  comme  des  rebelles 686 

ex.  Pour  le  VENDREDI-SAINT.  15  avril  1661.  -  i"  JÉSUS  se 
sacrifie  lui-même,  et  nous  apprend  à  mépriser  les  biens  péris- 
sables ;  2"  JÉSUS  achète  nos  âmes,  et  nous  apprend  à  les 
estimer  ;  3°  JÉSUS  conquiert  le  ciel  pour  nous,  et  nous  apprend 
à  le  désirer  avec  ardeur 712 

CXI.  Pour  le  JOUR  de  PAQUES.  17  avril  1661.  -  Renouvelle- 
ment spirituel  du  temple  de  Dieu  en  nous.  Il  faut  1°  purifier 
notre  temple  ;  2"  le  consacrer  et  le  sanctifier  ;  3°  l'entretenir 
et  le  réparer  tous  les  jours     746 


^■^,  :.at  ^^.^.*^,  -^^  .i^jli,  ^,  .^,.  -^S.  '■■^.  .V3t  :-A  '.^  A 

i 


TABLE    DE   CONCORDANCE    DES   SEKMONS 


SELON    L'ORDRE   LITURGIQUE   ET  SELON 


L'ORDRE   CHRONOLOGIQUE  (■). 


Sermons  du  temps. 

Toussaint,  i.  Méditation 

I   bis.    Sermon  :  Oiiuiia  vcstra  sunt 

2.  Sermon  devant  le  roi 

3.  Sermon  incomplet 

4.  Bcati  7nisericordes.,  esquisse 

Exorde  (fausse  attribution).  (Éminente  dignité  des  pauv 

Jour  des  Morts  (fausse  attribution) 

Exorde  (fausse  attribution)     

Fragment  pour  le  jour  des  Morts 

Ave7it.  I"' dimanche,  V  ■s,&XYnox\  :  Hora  est 

Abrégé  sur  le  même  texte 

2^  sermon  :  /'/^«fwV/V^Jww/,  Jugement  dernier     

Exorde 

y^  scrxwoxï:  Justus  es,  Do}nine 

/A  dimanche,  i ^''  sermon 

Exorde ' 

2*=  sermon:  Divinité  de  Jésus-Christ 

IIP  dimanche.  Sermon  (fausse  attribution)  :  Jam  securis 

[Sermon  (^)  de  1668] 

(  Fragments  d'un  sermon  (interpolations) 

s  Jam  securis 

'  Pénitence 

)  Abrégé  d'un  sermon  ('nterpolé)  (Honneur) 

<  Homélie 

IV^  dimanche.  Sermon  (fausse  attribution)  :  Ego  vox 

[Sermon  de  1665]     

[Sermon  de  idbZ  :  Ego  vox\ 

Noël,  i^''  sermon 

2'' sermon 

3^  sermon    

Exorde 

Pensées    détachées  

Dimanche  datis  l'octave  :  A.hrégé 

Circoncision.  V'  sermon 

2"^  sermon    

3*^  sermon  (1687,  chez  les  Jésuites; 

4'=  sermon  (devant  Condé) 


H 

'h 
'h 
'k 


I,  '< 

I,    K 

V,   I 

V,    I 

Il,    I 

res)  ...      III,   I 

V,   1 

IV,   I 

IV,  I 

V,   I 

V,   I 

IV,   I 

...  /ôid.  et  I,   I 

V,   I 

I,  I 

TJ 

S  IV,  I 

(    V,  I 

IV,  I 

V,  I 

(  m,  I 

V,  I 

(     r,  I 

\  IV,  I 

...     ...\  VI,  I 

V,  I 

IV,  I 

V,  I 

n,  I 

V,  I 

VI,  I 

II,  I 

VI 

IV,  I 

I,  I 

n,  ' 

VI,  I 

V,   I 

648. 
649. 
669. 

668. 
657. 
659. 
669. 
665. 
661. 
669. 
668. 
665. 

643- 
668. 

653- 

'nd. 

665. 

669. 

665. 

668. 

659. 

668. 

654. 

665. 

685. 

668. 

665. 

668. 

656. 

667. 

691. 

656. 

663'. 

653. 
656. 
687. 
668. 


du  reste,  de 
dans  tous  les 
le  ia  présente 


1.  Nous  prenons  l'ordre  liturgique  dans  l'édition  Lâchât.  11  diffère  très  peu, 
celui  de  l'éditioli  de  Versailles.  La  table  que  nous  dressons  ici  est  reproduite 
volumes,  pour  la  commodité  des  recherches  Le  premier  chiffre  indique  le  tonie 
édition  :  le  second,  la  date  exacte  où  le  sermon  a  été  placé. 

2.  Nous  ajoutons  entre  crochets  les  pièces  qui  ne  se  trouvent  point  dans  kb  éditions  prccé 
dentés,  ou  qui  n'y  figurent  point  à  leur  place. 


78o 


TABLE  DE  CONCORDANCE  DES  SERMONS. 


5""  sermon  (interpolations)      

2*^  péroraison 

//'  dimanche  a.'prhs  l'Epiphanie    

Fragment 

///'  divianche.  Abrégé     

V'  dimanche  (Zizanies,  XXV1=  dimanche  après  la  Pentecôte) 
Septuagésime  (fausse  attribution)  :  Éminente  dignité  des  pauvres 

Abrégé...  (Parcetpaicperi)     

Quinquagésime,  i"  sermon     

2'^  sermon  :  Loi  de  Dieu 

2*'  exorde     

Jubilé 

Vendredi  après /es  Cendres  :  Chanté  ùaterneWe 

[Autre,  esquissé] 

Samedi  après  les  Cendres  ;  Sur  l'Église 

Carême.  I"" dimanche.  1'='"  sermon:  Démons 

2*^  sermon  :  Démons 

3*  sermon  :  Prédication  évangélique  :  Non  in  solo  pane    ... 

4*^  sermon  :  Pénitence 

Plan  de  sermon:  Pénitence     

Lundi  :  Sermon  incomplet 

Abrégé  pour  le  vendredi 

Il'  dimanche,  i'^'' sermon -  ... 

2^  sermon  :  Parole  de  Dieu     

Mardi  (fausse  attribution)  :  sur  l'Honneur 

Fragment  ou  dissertation  sur  l'Honneur 

Jeudi,  i"sermon  (fausse  attribution):  Providence    

2«  sermon  (fausse  attribution)  :  Impénitence  finale    

III'  Dimanche,  i"  sermon:  Les  Rechutes 

2*  sermon  :  Enfant  prodigue    

Mardi  (fausse  attribution):  Charité  fraternelle    

2^  Conclusion 

Vendredi:  Culte  dû  à  Dieu     

2^  Péroraison     

Samedi:  sur  la  Femme  adultère     

Abrégé  d'homélie 

IV''  Dimanche,  \"  sermon:  Nécessités  de  la  vie 

2*^  sermon:  Ambition  (devant  la  Cour) 

3^  sermon  :  Ambition  (interpolations) 

Mardi:  Médisance    

Mercredi:  Aveugle-né  (canevas j     

Vendredi  (fausse  attribution):  sur  la  Mort 

Fragment  sur  la  Brièveté  de  la  vie 

Dimanche  de  la  Passion,  r"  sermon  :  Vaines  excuses  des  pécheurs. 
2*  sermon  (brouillé  avec  le  suivant  dans  les  éditions) 

3"=  sermon:  Haine  de  la  vérité 

Mardi  de  la  Passion  :  sur  la  Satisfaction    

Pour  les  trois  derniers  jours,  etc.  (fausse  attribution)  : 

I"  sermon:  l'Efficacité  de  la  Pénitence 

2^  sermon:  l'Ardeur  de  la  Pénitence 


l  V,  1 

664. 

669. 

...   V,  ] 

669. 

...     1,1 

653. 

I,  ] 

654. 

...   V,  ] 

669. 

...     I,  ] 

652. 

. .  III, 

659. 

...    II,  1 

658. 

...   V,  1 

667. 

...     I,  I 

653. 

...    II, 

659. 

...    II,  ] 

656. 

...  III, 

t66o. 

...   V, 

[669. 

...   III, 

[660. 

...     I,  1 

653- 

...  III, 

660. 

...   IV, 

[662. 

...   III, 

661. 

...    II, 

658. 

...   V, 

[666. 

...     I, 

(646. 

...  III, 

[660. 

...  III, 

1661. 

...   V, 

1666. 

...    II, 

1658. 

...   IV, 

1662. 

...   IV, 

1662 

...   III, 

1660. 

...   V, 

1666 

...   V, 

1666. 

...   IV, 

[662. 

...   V, 

1666. 

1 

'âid. 

...      IV, 

1663 

..   VI, 

1686 

...  III, 

i66o- 

...   IV, 

1662 

jIII, 

1661. 

-  \     V, 

1666. 

...    II, 

1658 

...   VI, 

1686. 

...   IV, 

1662. 

...     I, 

1648. 

urs.  III, 

1660. 

...i   III, 
...1  V, 

t66i. 

1666. 

..-.    II, 

1658. 

...   IV, 

1662. 

...   IV, 

1662. 

TABLE  DE  CONCORDANCE  DES  SERMONS.  78  I 

3"  sermon:  l'Intégrité  de  la  Pénitence IV,  1662. 

Vendredi:  Compassion  de  la  sainte  Vierge,  I"  sermon     11,1658. 

2"=  sermon  (fausse  attribution),  (Rosaire) 1,1651. 

Abrégé IV,  1663. 

Plan     II,  1659. 

Samedi  avant  les  Rameaux    V,  1670. 

/^rt/«^rt«.r.  i'^' sermon:  Sur  l'Honneur    III,  1660. 

2*-' sermon:  Sur  les  Souffrances III,  1661. 

3*  sermon:  Sur  les  Devoirs  des  rois IV,  1662. 

4"  sermon:  Sur  la  Justice V,  1666. 

Vendredi- Sain  t.  r'  sermon     III,  1660. 

2"  sermon    III,  1661. 

3^  sermon    IV,  1662. 

4' sermon    V,  1666. 

/'(fjTw^j.  I"  sermon  (fausse  attribution),  (Samedi-Saint) 1,1652. 

2^  stxmon:  Consepu lit III,  1660. 

Second  exorde.  [Sermon  complet,  nouveau] I,  1654. 

3«  sermon:  «  Temple  »     III,  1661. 

Second  exorde...  fSolvi/e  fefnp/um /loc)     V,  1666. 

4^  sermon  (devant  le  roi) VI,  1681. 

i'^'^  abrégé  :  O  s/u//i ei  hirdi  corde VI,  1692. 

2^  abrégé  :  Gaiide/e  in  Domino VI,  1685. 

Qiiasimodo III,  1660. 

//A  Z>/;«a«r/i;é  après  Pâques...  (Providence) 11,1656. 

Abrégé  (fausse  attribution),  (2"  samedi  de  Carême) IV,  1664, 

V'  Dimajiche a^xhs  Pâques  (fausse  attribution  :  IIP  dimanche)     ...  VI,  1692. 

Ascension I,  1654. 

Pentecôte,  i^' sermon I,  1654. 

Autre  exorde  et  fragments 11,1655. 

2*=  sermon 11,1658. 

3"  sermon  (devant  la  reine)      VI,  1672. 

Abrégé VI,  1692. 

Trinité. II,  1655. 

///' ^//«a«i:/i^  après  la  Pentecôte 11.1655. 

V' ditnanche 1,1653. 

IX'  dimanche     I,  1652. 

XXI' dimanche.  Abrégé 111,1659. 

Exaltation  de  la  sainte  Croix,  1=' sermon    I,  1653. 

2=  sermon III,  1659. 

Précis:  Cumexaltaveritis VI,  1688. 

Exhortation  aux  Nouvelles  Catholiques IV,  1663. 

Fragment  d'un  discours...  (Voy.  Pâques,  sermon  nouveau).     ...  I,  1654. 

I''' exhortation  aux  Ursulines VI,  1685. 

2^  exhortation     VI,  1685. 

Ordonnances      VI,  1685. 

3^  exhortation     VI,  1685. 

4^  exhortation     VI,  1685. 

Conférence VI,  1685. 

Instruction  sur  le  Silence VI,  1686. 

Paroles  saintes,  etc VI,  1686. 

Précis  d'un  discours  aux  Visitandines VI,  1685. 

Pensées  chrétiennes  et  morales VI 


782 


TABLE  DE  CONCORDANCE  DES  SERMONS. 


Fêtes  de  la  sainte  Vierge. 


chez  les  Visitandines 


Conception,  i"''  sermon  (veille  de  la  fête). 

a*"  sermon    

3"  sermon,  prêché  à  la  Cour 

[Sermon  de  1665]      

[Sermon  de  1668]  (inédit) 

Nativité,  i ^"^  sermon 

2*^  sermon    

3*  sermon    

Précis 

Présentation  (canevas)     

Annonciation,  i'^^  sermon 

1^  sermon    

3"^  sermon    

4*=  sermon:  Creavit  Dominus 

Y.y.oxàç....  At  îibi  venit     

Visitation.  1^'  sermon 

Troisième  point  modifié  ... 

Entretien  («  Sermon  divin 

2'' sermon    

Purification,  i^' sermon ... 

2*^  exorde     

Sommaire  d'un  sermon    

2*^  sermon 

Autre  conclusion 

■f  sermon • 

Assomptiott  :  \"  •itxmon 

2=  sermon    

Plan  de  sermon 

Méditation  pour  la  veille  de  l'Assomption     

Rosaire:  Sermon 

[Autre,  Voy.  Compassion,  2^  ;  vendredi  de  la  Passion] 
Scapulaire 

Vêtures  : 

—  de  M«"*  de  Bouillon     

—  d'une  Nouvelle  Catholique,  i^""  sermon    

2'^  sÇiXi-non...  Jndiiiinini    

—  d'une  Postulante  Bernardine,  i^' sermon 

Fin  autrement  traitée 

2*^  sermon 

—  de  M'^"'^  de  la  Vieuville  (fausse  attribution)  :  MartJia,  etc. 

—  de  M*^"^  de  Beauvais    

—  pour  le  jour  de  l'Epiphanie 

[Fragment  d'une  autre  Vêture] 

—  pour  le  jour  de  l'Exaltation  de  la  sainte  Croix 

[Fragment] 

—  sur  la  Virginité  (M"'M'Albert) 

—  de  la  Sœur  de  Saint-François  Bailly 

Seconde  conclusion  (fausse  attribution) 

—  de  M""' de  la  Vallière 


I, 

ib',1. 

H, 

1656. 

V, 

1669. 

IV, 

i66v 

V, 

1668. 

III, 

1659. 

H, 

i6s6. 

I, 

1652. 

II, 

i6s8. 

IV, 

1664. 

ni, 

1661. 

IV, 

1662. 

II, 

1655. 

III, 

1660. 

\^ 

1666. 

III, 

1659. 

III, 

1660. 

VI, 

1688. 

H, 

i6s6. 

IV, 

1662. 

Ibid. 

III, 

1661. 

V, 

1666. 

Ibid. 

I, 

1653- 

III, 

1660. 

IV, 

1663. 

V, 

1667. 

I, 

1650. 

II, 

1657. 

I, 

165 1. 

I, 

1653- 

III, 

1660. 

I, 

1654. 

II, 

1658. 

III, 

1659. 

II, 

1656. 

II, 

i6s6. 

II, 

1655. 

V, 

1667. 

III, 

1660. 

IV, 

1666. 

m. 

1660. 

IV, 

1661. 

IV, 

1664. 

VI, 

1681. 

II, 

1659 

VI, 

1675. 

1 


TABLE  DE  CONCORDANCE  DES  SERMONS. 


783 


—  [de  la  Sœur  Cornuau] 

Sermon  sur  ru nitii  de  l'Eglise 

Panégyriques 

—  de  saint  André     

—  de  saint  Jean 

—  de  saint  Thomas  de  Cantorbéry 

—  de  saint  Suipice    

—  de  saint  François  de  Sales 

—  de  saint  Pierre  Nolasque    

—  de  saint  Joseph,  i*-'  panégyrique  :  Depositum  custodi 

2"  panégyrique  :  QitcesivU 

—  de  saint  Benoît     

—  de  saint  François  de  Paule:  Carita 
2*^  panégyrique:  Fi/i,  iu  semper... 

—  de  saint  Pierre 

—  de  saint  Paul 

Précis  d'un  autre  panégyrique  ... 

—  de  saint  Victor      

—  de  saint  Jacques 

—  de  saint  Bernard 

—  de  saint  Gorgon,  i''"  panégyrique. 
2^  panégyrique:  Quorum  iniuenies 

—  Saints  Anges  gardiens 

—  de  saint  François  d'Assise 

—  Exorde 

—  de  sainte  Thérèse 

Seconde  allocution 

—  de  sainte  Catherine 

Seconde  péroraison 

Oraisons  funèbres 

—  de  Henriette  de  France     

—  de  Henriette  d'Angleterre,  duchesse  d'Orléans 

—  de  Marie-Thérèse        

—  de  la  princesse  Palatine 

—  de  Michel  le  Tellier     

—  du  prince  de  Condé     

—  du  Père  Bourgoing      

—  de  Nicolas  Cornet       

—  de  Madame  Yolande 

—  de  Henri  de  Gornay    


VI,  1698. 
VI,  1681. 


V. 
IV 
IV. 
IV 
II 
II, 
111, 
IV, 

II, 
III, 

IV, 

II, 

VI, 

II, 

III 
I, 
I, 
I, 

III, 

VI 

II, 

IV 
IV 


i668- 
1658. 
1668. 
1 664. 
1662. 
1663. 
r656. 
1659. 
1661. 
1665. 
.655. 
1660. 

661. 

657. 

69-1- 

657. 

660. 

654. 
649. 
659. 
652. 
670. 
657. 
■-/. 
661. 
663. 


m 


V,  1669. 

V,  1670. 
VI,  1683. 
VI,  1685. 
VI,  16S6. 
VI,  1687. 
IV,  166:. 
IV,  1663. 

II,  1656. 
Il,  1658. 


Imprimé  par  la  Société  Saint-Augustin,  Desclée,  De  Brouwer  et  C'^. 


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