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ŒUVRES ORATOIRES
DE
BOSSUET
BOSSUET
d'apuks i.k 1' ri; mi eu tau m; au de rigaud
ŒUVRES ORATOIRES
DE
BOSSUET
ÉDITION CRITIQUE COMPLÈTE
L'ABBÉ J. LEBARQ
Docteur ès-lettres
CK /
^A l^^* r\ TOME TROISIEME
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^ ' ^-659-i66i
DESCLÉE, DE BROUWER et C'^
LILLE
rue du Metz, 41
PARIS
rue Salnt-Sulpice, 30
MDCCCXCI
TOUS DROITS RÉSERVÉS
THE INSTITUTE OF KEDIAEVAL STUDIES
10 ELMSLEY PLACE
TORONTO 5, CAWADA.
37 «8
m
7014
.06
1890
% AVERTISSEMENT. |.
'^
I
SANS qu'il y ait eu la moindre préméditation de notre part,
le présent volume va reproduire en quelque sorte par ses
proportions la taille un peu démesurée des sermons de cette époque.
Nous n'avons pas cru devoir scinder une station de Carême, où les
œuvres s'appellent, pour ainsi dire, et se répondent. Il nous était
également interdit de reporter dans la seconde partie de ce recueil
toute une station, qui par sa date appartient à la première. Ici
d'ailleurs l'excès est moins dans le nombre des discours (trente-sept)
que dans la longueur de la plupart d'entre eux. Nous y avons
bien éliminé quelquefois certains passages, que les précédents
éditeurs n'avaient pu se résoudre à sacrifier, malgré les indications
formelles du manuscrit. Mais, en «allégeant ainsi la marche du
discours, nous n'allégions guère le poids du volume : toutes ces
variantes, ces doubles rédactions étaient des documents qui devaient
trouver place dans les notes, au bas des pages.
Ces œuvres pleines et vigoureuses, exubérantes même, sont
écrites d'inspiration, et improvisées sur le papier. Le jeune orateur
y laisse déborder librement sa science de la divine religion et de
l'âme humaine. En dehors même des deux Carêmes des Minimes
et des Carmélites, qui vont faire l'intérêt principal de ce volume,
on peut se rendre compte de la nouvelle manière du prédicateur
et des changements survenus dans ses habitudes oratoires, en pre-
nant un petit nombre d'œuvres de nature similaire, panégyriques
des saints, sermons de Vêture, etc. Qu'on fasse de ceux-ci le
même examen que nous avons proposé jadis pour les sermons sur
la Dévotion à la sainte Vierge : on trouvera ici encore, sur un thème
uniforme, des développements toujours renouvelés, du moins en
quelque point, et avec ce caractère constant que les compositions
plus récentes s'élèvent toujours au-dessus de celles qui les ont
précédées.
Quant aux deux importantes stations données au complet dans
ce volume, nous nous réservons de les étudier par comparaison,
dans le suivant, avec le Carême du Louvre, par lequel se continuera
\ Époque de Paris, en même temps qu'une nouvelle carrière s'ou-
vrira à l'éloquence de Bossuet, celle de sa prédication à la cour.
II
AVERTISSEMENT.
Le portrait mis en tête de ce tome troisième a été gravé exprès
pour notre édition. Il reproduit celui qu'Hyacinthe Rigaud acheva
en 1698, et dont il fut exécuté une douzaine d'exemplaires, avec
de légères variantes, dans l'atelier de ce grand artiste. Le premier,
destiné au grand-duc de Toscane, Cosme III de Médicis, fut payé
cent (juarante livres. Nous avons eu à notre disposition i» l'exem-
plaire de l'évêché de Meaux, dont nous avons fait faire une bonne
photographie; 2" et ceci était d'une importance encore plus décisive,
celui qui appartient à M. l'abbé Le Nordez, et qui nous a été prêté
avec une extrême obligeance : le graveur, dont le talent est bien
connu, M. Pannemaker, a pu l'avoir constamment sous les yeux,
et s'en inspirer directement.
^.^,iV^,^ôt.iô!^^^^:^;^^it.^it:.V^:^^it:iS^,^^^a
Pour la FETE de la VISITATION
DE LA SAINTE VIERGE,
1659. ^
On a peu de renseignements sur ce sermon, dont le manuscrit
fait défaut. Nous donnerons au 2 juillet 1660 une seconde rédaction
du troisième point, qui est datée avec certitude par des allusions
historiques manifestes : nous en avons d'ailleurs retrouvé l'original.
Sous sa première forme, le discours est un peu plus ancien. Une
variante du troisième point, tel qu'il fut rédigé pour le discours pri-
mitif, nous parle de la paix i que l'on désire,)) de « ce grand ouvrage
t]ui se négocie: )) l'année 1659 est assez clairement indiquée.
Intravit in domiitii Zachariœ^ et
salutavit Elisabeth.
Marie entra en la maison de Zacha-
rie, et salua Elisabeth.
{Luc, I, 40.)
C'EST principalement aujourd'hui, et dans la sainte so-
lennité que nous célébrons, que les fidèles doivent
reconnaître que le Sauveur est un Dieu caché, dont la vertu
agit dans les cœurs d'une manière secrète et impénétrable.
Je vois quatre personnes unies dans le mystère que nous
honorons : Jésus et la divine Marie, saint Jean et sa mère
sainte Elisabeth : c'est ce qui fait tout le sujet de notre évan-
gile. Mais ce que j'y trouve de plus remarquable, c'est qu'à
la réserve du Eils de Dieu toutes ces personnes sacrées y
exercent visiblement quelque action particulière. Elisabeth,
éclairée d'en haut, reconnaît la dignité de la sainte Vierge,
et s'humilie profondément devant elle : Uiide hoc uiihi (") ?
Jean sent la présence de son divin Maître, jusque dans le sein
de sa mère, et témoigne des transports incroyables : Exul-
tavit ùifans ('). Cependant l'heureuse Marie, admirant en
elle-même de si grands effets de la toute-puissance divine,
exalte de tout son cœur le saint nom de Dieu, et publie sa
munificence. Ainsi toutes ces personnes agissent, et il n'y a
a. Luc, I, 43. — /'. Ibid., 44.
Sermons de Bossuet. — Il 1. i
POUR LA VISITATION
que Jésus qui semble immobile : caché dans les entrailles de
la sainte Vierge, il ne fait aucun mouvement qui rende sa
présence sensible ; et lui, qui est 1 ame de tout le mystère,
paraît sans action dans tout le mystère.
Mais ne vous étonnez pas, âmes chrétiennes, de ce qu'il
nous tient ainsi sa vertu cachée ; il a dessein de nous faire
entendre qu'il est ce moteur invisible qui meut toutes choses
sans se mouvoir, qui conduit tout sans montrer sa main: de
sorte qu'il me sera aisé de vous convaincre que, si son action
toute-puissante ne nous paraît pas aujourd'hui en elle-même
dans le mystère, c'est qu'elle se découvre assez dans l'action
des autres, qui n'agissent et ne se remuent que par l'impres-
sion qu'il leur donne. C'est ce que vous verrez (') plus évi-
demment dans la suite de ce discours ; où devant vous
entretenir des opérations de son Saint-Esprit (') sur trois
différentes personnes, j'ai besoin plus que jamais du secours
de ce même Esprit qui les a remplies; et je dois tâcher d'at-
tirer ses grâces par l'intercession {^) de celle à laquelle il se
communique si abondamment qu'il se répand sur les autres
par son entremise: c'est la bienheureuse Marie, que nous
saluerons avec l'Ange: Ave, gratia...
L'un des plus grands mystères du christianisme, c'est la
sainte société que le Fils de Dieu contracte avec nous, et la
manière secrète dont il nous visite. Je ne parle pas, mes
très chères sœurs, de ces communications particulières dont
il honore quelquefois des âmes choisies ; et je laisse à vos
directeurs et aux livres spirituels de vous en instruire. Mais,
outre ces visites mystiques, ne savons-nous pas que le Fils
de Dieu s'approche tous les jours de ses fidèles : intérieure-
ment par son Saint-Esprit, et par l'inspiration de sa grâce ;
au dehors par sa parole, par ses sacrements et surtout par
celui de l'adorable Eucharistie ?
Il importe aux chrétiens de connaître quels sentiments ils
doivent avoir lorsque Jésus-Christ vient à eux ; et il me
semble qu'il lui a plu de nous l'apprendre nettement dans
1. Var. ce que je nie propose de vous faire voir plus évidemment...
2. Var. de l'Esprit de Dieu.
3. Var. par les prières.
DE LA SAINTE VIERGE.
notre évangile. Pour bien entendre cette vérité, remarquez,
s'il vous plait, messieurs, que le Fils de Dieu, visitant les
hommes, imprime trois mouvements dans leurs cœurs, et je
vous prie de vous y rendre attentifs : premièrement, sitôt
qu'il approche, il nous inspire, avant toutes choses, une grande
et auguste idée de sa majesté, qui fait que l'âme, tremblante
et confuse de sa naturelle bassesse, est saisie devant Dieu
d'un profond respect, et se juge indigne des dons de sa
grâce : tel est son premier sentiment. Mais, chrétiens, ce
n'est pas assez: car cette âme, ainsi abaissée, n'osera jamais
s'approcher de Dieu ; elle s'en éloignera toujours, par respect,
en reconnaissant son peu de mérite. C'est pourquoi, par un
second mouvement, il presse au dedans son ardeur fidèle
de s'approcher avec confiance, et de courir à lui par de saints
désirs ; c'est le second sentiment qu'il donne. Enfin le troi-
sième et le plus parfait, c'est que, se rendant propice à ses
vœux, il fait triompher sa paix dans son cœur, comme parle
le divin Apôtre: Pax Christi exultet i?i cordibus vestris (*) ;
et la comble d'une sainte joie par ses chastes embrassements.
Vous le savez, mes très chères sœurs, vous qui êtes si exer-
cées dans les choses spirituelles, que c'est par ces degrés
que Dieu s'avance, que tels sont les sentiments qu'il inspire
aux âmes : se juger indignes de Jésus-Christ, c'est par
cette humilité qu'il les prépare; désirer ardemment Jésus-
Christ, c'est par cette ardeur qu'il les avance ; enfin possé-
der en paix Jésus-Christ, c'est par cette tranquillité qu'il les
perfectionne. Ces trois sentiments ( ) paraissent dans notre
évangile nettement et distinctement, et avec un ordre ad-
mirable.
En effet ne voyez-vous pas sainte Elisabeth qui considé-
rant Jésus-Christ, qui l'honore de sa visite en la personne
de sa sainte Mère, reconnaît humblement son indignité, en
disant d'une voix si respectueuse: Et ttnde hoc mihi, ut
vejiiat Mater Doniini mei ad nie (^) ? « Et d'où me vient un
si grand honneur, que la Mère de mon Seigneur me visite?»
D'autre part ne voyez-vous pas que ce sont des désirs ar-
dents qui pressent impétueusement le saint Précurseur,
a. Coloss., in, 15. — b. Luc, l, 43.
I. Var. Et n'est-ce pas ce qui nous paraît...
POUR LA VISITATION
lorsque, tressaillant au sein de sa mère, il veut ('), ce semble,
rompre les liens qui l'empêchent de se jeter aux pieds de
son Maître, et ne peut souffrir la prison qui le sépare de sa
présence: Exultavit infans in utero ejus {^) ? Enfin n'enten-
dez-vous pas la voix ravissante de la bienheureuse Marie,
qui, étant pleine de Jésus-Christ, et possédant en paix ce
qu'elle aime, s'épanche toute en actions de grâces, et
nous témoigne la joie de son cœur par son admirable can-
tique : Mag7iificat anima mea Dominuni (''') : « Mon âme
exalte le Seigneur, et mon esprit se réjouit en Dieu mon
Sauveur ? » Ainsi je ne craindrai pas de vous assurer que
j'aurai expliqué tout le mystère de cette journée (^), si je
vous fais voir en ces trois personnes, sur lesquelles Jésus
caché agit aujourd'hui, l'abaissement d'une âme^ qui s'en
juge indigne ; c'est ce que vous remarquerez en Elisabeth :
le transport d'une âme qui le cherche ; c'est ce que vous
reconnaîtrez en saint Jean : la paix d'une âme qui le possède ;
c'est ce que vous admirerez en la sainte Vierge : et c'est le
partage de ce discours.
PREMIER POINT.
Il est bien juste, âmes chrétiennes, que la créature s'abaisse
lorsque son Créateur la visite ; et le premier tribut que nous
lui devons, quand il daigne s'approcher de nous, c'est la re-
connaissance de notre bassesse. Aussi est-ce pour cela que je
vous ai dit qu'aussitôt qu'il vient à nous par sa grâce, le pre-
mier sentiment qu'il inspire, c'est une crainte religieuse qui
nous fait en quelque sorte retirer de lui par la considération
du peu que nous sommes. Ainsi lisons-nous, en saint Luc,
que saint Pierre n'a pas plus tôt reconnu la divinité de Jésus-
Christ, par les effets miraculeux de sa puissance, qu'il se
jette incontinent à ses pieds, et : « Retirez-vous, Seigneur, »
lui dit-il, gardez-vous bien d'approcher de moi, « parce que je
suis un homme pécheur : » Exi a nie, quia homo peccator
sum, Domine {'). Ainsi ce pieux Centenier, que Jésus veut
honorer d'une visite, surpris d'une telle bonté, croit ne la
a. Luc, I, 41. — b. Ibid., 46. — c. Ibid., v, 8.
1. Var. il semble par ce mouvement se forcer pour...
2. Var. tout mon livangile. — Edit. tout mon évangile, tout le mystère...
DE LA SAINTE VIERGE.
pouvoir reconnaître, qu'en confessant aussitôt qu'il en est
indigne: Domine, non siini digmis ("). Ainsi pour venir
à notre sujet, et n'aller pas rechercher bien loin ce qui se
trouve si clairement dans notre évangile, dès la première
vue de Marie, dès le premier son de sa voix, sa cousine
sainte Elisabeth, qui connaît la dignité de cette Vierge, et
contemple par la foi le Dieu qu'elle porte, s'écrie étonnée et
confuse : « D'où me vient un si grand honneur, que la Mère
de mon Seigneur me visite ? » Unde hoc viiJii ?
C'est, mes sœurs, cette humilité, c'est ce sentiment de res-
pect, que l'exemple d'Elisabeth devrait profondément graver
dans nos cœurs : mais pour cela il est nécessaire que nous
concevions sa pensée, et que nous pénétrions les motifs qui
l'obligent à s'humilier de la sorte. J'en remarque deux prin-
cipaux dans la suite de son discours, et je vous prie de les
bien comprendre. « D'où me vient cet honneur, dit-elle, que
la Mère de mon Seigneur me visite ? » C'est sur ces paroles
qu'il faut méditer ; et ce qui s'y présente d'abord à ma vue,
c'est qu'Elisabeth nous témoigne que, dans la visite qu'elle
reçoit, il y a quelque chose qu'elle connaît et quelque chose
qu'elle n'entend pas. La Mère de mon Seigneur vient à moi,
voilà ce qu'elle connaît et ce qu'elle admire : d'où vient qu'elle
me fait cet honneur, c'est ce qu'elle ignore et ce qu'elle cher-
che. Elle voit la dignité de Marie ; et dans une telle inéga-
lité elle la regarde de loin, s'humiliant profondément (')
devant elle. C'est la bienheureuse entre toutes les femmes ;
c'est la Mère de mon Seigneur, elle le porte dans ses bénies
ç,\\\x2^}i[ç.s,: Mater Domini inei : ^^xii^-]^ lui rendre assez de
soumission ?
Mais pendant qu'elle admire toutes ces grandeurs, une se-
conde réflexion l'oblige à redoubler ses respects. La Mère
de son Dieu la prévient par une visite pleine d'amitié : elle
sait bien connaître l'honneur qu'on lui fait, mais elle n'en
peut pas concevoir la cause ; elle cherche de tous côtés en
elle-même ce qui a pu lui mériter cette grâce : D'où me vient
cet honneur, dit-elle, d'où me vient cette bonté surprenante ?
Unde hoc mihi ? Ou'ai-je fait pour la mériter? ou quels ser-
ai. Matth., viil, 8.
I. Var. s'abaissant humblement devant elle.
POUR LA VISITATION
vices me l'ont attirée ? Lhide hoc ? Là, mes sœurs, ne décou-
vrant rien qui soit digne d'un si grand bonheur, et se sentant
heureusement prévenue par une miséricorde toute gratuite,
elle augmente ses respects jusqu'à l'infini, et ne trouve plus
autre chose à faire sinon de présenter humblement à Jésus-
Christ, qui s'approche d'elle, un cœur humilié sous sa main,
et une sincère confession de son impuissance.
Voilà donc deux motifs pressants qui la portent aux sen-
timents de l'humilité, lorsque Jésus-Christ la visite. Pre-
mièrement, c'est qu'elle n'a rien qui puisse égaler ses gran-
deurs ; secondement, c'est qu'elle n'a rien qui puisse mériter
ses bontés : motifs en effet très puissants, par lesquels nous
devons apprendre à servir notre Dieu en crainte, et à nous
réjouir devant lui avec tremblement. Car quelle indigence
pareille à la nôtre, puisque si nous n'avons rien par nature,
et n'avons rien encore par acquisition, nous n'avons aucun
droit d'approcher de Dieu, ni par la condition ni par le mé-
rite? Et n'étant pas moins éloignés de sa bonté par nos cri-
mes que de sa majesté infinie par notre bassesse, que nous
reste-t-il autre chose, lorsqu'il daigne nous regarder, sinon
d'apprendre d'Elisabeth à révérer sa grandeur suprême par
la reconnaissance de notre néant, et à honorer ses bienfaits
en confessant notre indignité ?
Mais afin de ne le pas faire seulement de bouche,et d'avoir
ce sentiment imprimé au cœur, considérons avant toutes
choses ce qu'exige de nous la grandeur de Dieu ; et encore
que nulle éloquence ne le puisse assez exprimer, pour nous
en former quelque idée, posons d'abord ce premier principe :
que ce qui gagne le respect des hommes, ce sont les dignités
qui tirent du pair, qui donnent un rang particulier, qui sont
uniques et singulières. Voilà ce que les hommes révèrent.
Et, ce fondement étant supposé, qui pourrait nous dire, mes
sœurs, le respect que nous devons au souverain Etre 1 II est
seul en tout ce qu'il est ; il est le seul sage, le seul bienheu-
reux, Roi des rois. Seigneur des seigneurs, unique en sa ma-
jesté, inaccessible en son trône, incomparable en sa puissance.
De là vient que TertuUien, tâchant d'exprimer magnifique-
ment son excellence incommunicable, dit qu'il est « le sou-
DE LA SAINTE VIERGE.
verain Grand, qui, ne souffrant rien qui s'égale à lui, s'établit
lui-même une solitude par la singularité de sa perfection : »
S^tmmum magnum, ex defectione œ77iuli solitudinem quamdam
de si7igularitatc prœstantiœ suœ possidens ["■). Voilà une ma-
nière de parler étrange ; mais cet homme, accoutumé aux
expressions fortes, semble chercher des termes nouveaux pour
parler d'une grandeur qui n'a point d'exemple. Et surtout
n'admirez-vous pas cette solitude de Dieu, solitudinem de sin-
gularitate prœstanticc : solitude vraiment auguste, et qui doit
inspirer de profonds respects ?
Mais cette solitude de Dieu nous donne encore, ce me
semble, une belle idée. Toutes les grandeurs ont leur faible :
grand en puissance, petit encourage ; grand courage et petit
esprit ; grand esprit dans un corps infirme, qui empêche ses
fonctions. Oui peut se vanter d'être grand en tout ? Nous
cédons, et on nous cède ; tout ce qui s'élève d'un côté s'abaisse
de l'autre. C'est pourquoi il y a entre tous les hommes une
espèce d'égalité : tellement qu'il n'y a rien de si grand, que
le petit ne puisse atteindre par quelque endroit. 11 n'y a que
vous, ô souverain Grand, ô Dieu éternel, qui êtes singulier
en toutes choses, inaccessible en toutes choses, seul en toutes
choses : Solitudinem quamdam, etc. Vous êtes le seul auquel
on peut dire : « O Seigneur, qui est semblable à vous ('') :
profond en vos conseils ('), terrible en vos jugements, absolu
en vos volontés, magnifique et admirable en vos œuvres i^)} »
Que si vous êtes si grand, si majestueux, malheur à qui se
fait grand devant vous ; malheur, malheur aux têtes superbes
qui vont hautes et levées devant votre face : vous frappez
sur ces cèdres, et vous les déracinez ; vous touchez ces or-
gueilleuses montagnes, et vous les faites évanouir en fumée.
Heureux ceux qui, vous sentant approcher par vos saintes
inspirations, craignent de s'élever devant vous, de peur de
vous exciter à jalousie ; mais qui s'écrient aussitôt avec le
prophète : « Qu'est-ce que l'homme, ô grand Dieu, que vous
vous en souvenez ? ou qui sont les enfants des hommes, que
vous leur faites l'honneur de les visiter {^) ?» Ils se cachent,
a. Ad MarcwH.,\\h. I, n. 4. — /?. Ps., XXXIV, 10. — c. Exod.,X\\ 11. —
d. Ps., VIII, 5.
I . l 'ar. pensées.
POUR LA VISITATION
et votre face les illumine ; ils se retirent par respect, et vous
les cherchez ; ils se jettent à vos pieds, et votre Esprit paci-
fique repose sur eux.
Apprenez, ô enfants de Dieu, de quelle sorte il faut rece-
voir cette souveraine grandeur : mais pour vous humilier plus
profondément, sachez que sa bonté vous prévient en tout; et
que sa grâce se montre grâce en ce qu'elle n'est attirée par
aucuns mérites. Rendez, "rendez ici témoignage à sa miséri-
corde surabondante, vous, pécheurs qu'il a convertis, vous,
brebis perdues, qu'il a ramenées, vous, autrefois enfants de
ténèbres, que sa grâce a faits enfants de lumière. Ne s'est-il
pas souvenu de vous dans le temps que vous l'oubliiez ? Ne
vous a-t-il pas poursuivis, quand vous le fuyiez avec plus
d'ardeur ? Ne vous a-t-il pas attirés, quand vous méritiez le
plus sa vengeance ? Et vous, âmes saintes et religieuses, qui
marchez dans la voie étroite, qui vous avancez à grands pas
dans le chemin de la perfection ; qui vous a inspiré le mépris
du monde et l'amour de la solitude? N'est-ce pas lui qui vous
a choisies, et ne lui confessez-vous pas tous les jours que
vous n'avez pas mérité ce choix ? Je n'ignore pas cependant
que vous n'amassiez des mérites : anathème à ceux qui le
nient ; mais tous ces mérites viennent de la grâce. Si vous
usez bien de la grâce, il est vrai que ce bon usage en attire
d'autres ; mais il faut qu'elle vous prévienne, pour vous sanc-
tifier par ce bon usage. Ne voyez-vous pas, dans notre
évangile, que ce n'est pas Elisabeth qui vient à Marie; c'est
Marie qui cherche (') sainte Elisabeth, c'est Jésus qui pré-
vient saint Jean. Quel est, mes sœurs, ce nouveau miracle?
Jean doit être son Précurseur, il doit marcher devant sa face,
il lui doit préparer les voies ; et néanmoins nous voyons
manifestement qu'il faut que Jésus-Christ le prévienne. Et
qui donc ne prévient-il pas, s'il prévient même son Précur-
seur? Que si nous sommes aussi prévenus, de quoi pouvons-
nous nous glorifier? Sera-ce peut-être du commencement ?
Mais c'est là que la grâce nous a éclairés sans que nous
l'ayons mérité. Quoi, sera-ce donc du progrès? Mais la grâce
s'étend dans toute la vie, et dans toute la vie elle est tou-
I. Var. qui visite.
DE LA SAINTE VIERGE.
jours grâce : Fous aqnœ salicntis (") ; c'est (') un fleuve qui
retient, durant tout son cours, le nom qu'il ;i pris dans son
origine : c'est « la grâce elle-même qui mérite d'être augmen-
tée, afin que, par cet accroissement, elle mérite d'arriver à
sa perfection : » Ipsa gratia meretiir augeri, iit aticta mcrea-
tur pei'fici, dit saint Augustin ('').
Que s'il est ainsi, chrétiens, que nous ne vivions que par
grâce, que nous ne subsistions que par grâce ; que tardons-
nous à imiter sainte Elisabeth? que ne disons-nous du fond
de nos cœurs : Uiide hoc mihi ? « D'où me vient un si grand
bonheur? » d'où me vient cette faveur extraordinaire ? Ah !
je ne l'ai point méritée ; je ne la dois, ô Seigneur, qu'à votre
bonté. C'est le premier sentiment que la grâce inspire, parce
que son premier ouvrage, c'est de se faire reconnaître grâce.
Confessons donc, avant toutes choses, que nous somnies
indignes des dons de Dieu : Dieu alors nous en croira dignes,
si nous avouons ne l'être pas; si nous reconnaissons qu'il ne
nous doit rien, il se confessera notre débiteur. Il est allé chez
leCentenier, parce qu'il se juge indigne de le recevoir. Pierre
se juge indigne d'approcher de lui: il le fait le fondement de
son corps mystique. Paul se trouve indigne qu'on le nomme
apôtre: et il le fait le plus illustre (') de tous ses apôtres. Jean-
Baptiste s'estime indigne de lui délier ses souliers, qui est le
plus vil office d'un serviteur : et il le fait son meilleur ami:
Amiens Sponsi (') ; et cette main, qu'il juge indigne des pieds
du Sauveur, est élevée jusqu'à sa tête, qu'il arrose des eaux
baptismales. Tant il est vrai, âmes chrétiennes, que ce qui nous
mérite les dons de la grâce, c'est de confesser humblement que
nous ne les pouvons mériter; tellement que l'humilité est l'ap-
pui de la confiance. Quiconque s'est préparé par rhumilité,peut
ensuite s'abandonner aux désirs ardents dont nous allons voir
les sacrés transports en la personne de saint Jean-Baptiste.
SECOND POINT,
Ce n'est pas assez à l'âme fidèle de s'humilier devant Dieu
et de s'en retirer en quelque sorte par le sentiment de sa
a.Joan., IV, 14. — b. Kpist. CLXXXVI, n. 10. — c. /oan., III, 29.
1. Var. elle ressemble à un fleuve.
2. Var. le plus célèbre.
I O POUR LA VISITATION
bassesse; après ce premier mouvement, par lequel elle recon-
naît son indignité, elle en doit ensuite ressentir un autre,
c'est-à-dire, un chaste transport, par lequel elle coure à Dieu
et s'efforce de s'unir à lui. Mais est-il possible, mes sœurs,
qu'un tel désir soit raisonnable, et que des mortels comme
nous puissent porter si haut leurs pensées? Il n'est pas per-
mis d'en douter; et en voici la raison solide, prise de la
nature de Dieu nécessairement bienfaisante. Je vous ai repré-
senté sa grandeur suprême, qui éloigne de lui les créatures;
il vous faut maintenant parler de sa bonté, qui leur tend la
main et qui les invite. L'une et l'autre sont inconcevables; et
comme, me défiant de mes forces, je me suis aidé pour la
première d'une forte expression de Tertullien, je me servirai
pour la seconde d'un excellent discours d'un autre docteur
de l'Église : c'est le grand saint Grégoire de Nazianze, qui a
mérité parmi les Grecs le surnom auguste de Théologien, à
cause des hautes conceptions qu'il a de la nature divine.
Ce grand homme invite tout le monde à désirer Dieu, par
la considération de cette bonté infinie qui prend tant de
plaisir à se répandre; ce qu'ayant expliqué avec soin, il con-
clut enfin par ces mots : € Ce Dieu, dit cet excellent théolo-
gien ("), désire d'être désiré; il a soif,» le pourriez-vous croire,
au milieu de son abondance.'^ mais quelle est la soif de ce
premier Etre? c'est «que les hommes aient soif de lui :»
Sùù sitiri. Tout infini qu'il est en lui-même, et plein de
ses propres richesses, nous pouvons néanmoins l'obliger :
et comment pouvons-nous l'obliger ? C'est en lui demandant
qu'il nous oblige ; parce «qu'il donne plus volontiers que les
autres ne reçoivent :» ce sont les paroles de saint Grégoire.
Ne diriez-vous pas, chrétiens, qu'il vous représente une
source vive, qui, par la fécondité (') continuelle de ses eaux
claires et fraîches, semble présenter à boire aux passants
altérés? Elle n'a pas besoin qu'on la lave de ses ordures, ni
qu'on la rafraîchisse dans son ardeur; mais se contentant elle-
même de sa netteté et de sa fraîcheur naturelle, elle ne de-
mande, ce semble, plus rien, sinon que l'on boive, et que l'on
a. Orat. LX.
I. Var. l'aljondance. — Ici, et plus loin, Lâchât préfère la variante au texte,
sans nécessité, et en l'absence du manuscrit.
DE LA SAINTE VIERGE. I I
vienne se laver et se rafraîchir de ses eaux. Ainsi la nature
divine, toujours abondante, ne peut non plus croître que
diminuer ('). à cause de sa plénitude : et la seule chose qui lui
manque, si l'on peut parler de la sorte, c'est qu'on vienne
puiser en son sein les eaux de vie éternelle, dont elle porte
en elle-même une source infinie et inépuisable. C'est pourquoi
saint Grégoire a raison de dire «qu'il a soif que nous ayons
soif de lui; » et qu'il reçoit comme un bienfait, quand nous lui
donnons le moyen de nous bienfaire.
Cela étant ainsi, chrétiens, c'est faire injure à cette bonté,
que de n'avoir pas du désir pour elle. De là les transports
de saint Jean dans les entrailles de sa mère. Il sent que son
Maître le vient visiter, et il voudrait s'avancer pour le rece-
voir : c'est le saint amour qui le pousse, ce sont des désirs
ardents qui le pressent. Ne voyez-vous pas, âmes saintes,
qu'il tâche de rompre ses liens par son mouvement impé-
tueux? Mais s'il demande la liberté, ce n'est que pour courir
au Sauveur; et s'il ne peut plus souffrir sa prison, c'est à
cause qu'elle le sépare de sa présence.
C'est donc avec beaucoup de raison que nous nous adres-
sons à saint Jean-Baptiste, pour apprendre à désirer le Sau-
veur des âmes ; puisqu'il lui doit préparer les voies. C'est à
lui de nous inspirer des désirs ardents ; et si vous recher-
chez (^), chrétiens, quel est le ministère du saint Précurseur,
vous (3) découvrirez aisément qu'il est envoyé sur la terre
pour faire désirer Jésus-Christ aux hommes, et que c'est en
cette manière qu'il lui doit préparer ses voies. En effet, il
faut vous faire entendre quel est le sujet de sa mission ; et il
faut qu'un autre saint Jean, disciple et bien-aimé du Sauveur,
vous explique la fonction {+) de saint Jean-Baptiste. Ecoutez
comme il parle dans son Evangile : « Il y eut un homme
envoyé de Dieu, dont le nom était Jean : cet homme n'était
point la lumière, mais il venait sur la terre pour rendre té-
moignage de la lumière, » c'est-à-dire, de Jésus-Christ :
1. Nous dirions aujourd'hui : « Ne peut pas plus croître que... ■>>
2. Var. si vous comprenez.
3. Var. il vous sera aisé de connaître.
4. Var. la mission. — Ce mot vaut bien celui qui le remplace; mais il formait
redite. (Voy. deux lignes plus haut.)
12 POUR LA VISITATION
Non erat ille lux se ci ut testimonium perhiberet de lumine (").
N'êtes-voiis pas étonnées, mes sœurs, de cette façon de parler
de levangéliste ? Jésus-Christ est la lumière, et on ne le
voit pas : Jean- Baptiste n'est pas la lumière, et non seulement
on le voit, mais encore il nous découvre la lumière même !
Qui vit jamais un pareil prodige ? quand est-ce que l'on a
ouï dire qu'il fallût montrer la lumière aux hommes, et leur
dire : Voilà le soleil ? N "est-ce pas la lumière qui découvre
tout ? N'est-ce pas elle dont le vif éclat vient ranimer toutes
les couleurs, et lever le voile obscur et épais qui avait enve-
loppé toute la nature ? Et voici que l'Evangile nous vient en-
seigner que la lumière était au milieu de nous sans être aper-
çue, et, ce qui est beaucoup plus étrange, que Jean, qui n'est
pas la lumière, est envoyé néanmoins pour nous la montrer :
Non erat ille lux, \jed ut testimonium perhiberet de bimine\
Dans cet événement extraordinaire, chrétiens, n'accusons
pas la lumière de ce que nos yeux infirmes ne la peuvent
voir (') : accusons-en notre aveuglement ; accusons la faiblesse
d'une vue tremblante, qui ne peut souffrir le grand jour. C'est
ce que le grand Augustin nous explique délicatement {") par
ces excellentes paroles : Tarn infirmi sumus,per lucernam
qucrrimus diem (''). Saint Jean n'était qu'un petit flambeau :
Erat lucei'ua ardens et lucens (') ; et « telle est notre infirmi-
té, qu'il nous faut (^) un flambeau pour chercher le jour : » il
nous faut Jean-Baptiste pour chercher Jésus, per lucernam
quœj'imus diem : c'est-à-dire, mes très chères sœurs, qu'il fal-
lait à nos faibles yeux une lumière douce et tempérée, pour
nous accoutumer au jour du midi , et qu'il nous fallait mon-
trer de petits rayons pour nous faire désirer de voir le soleil
que nous avions entièrement oublié dans la longue nuit de
notre ignorance : car c'est en ceci principalement qu'était dé-
plorable l'aveuglement de notre nature, et je vous prie de le
bien entendre.
Nous avions premièrement perdu la lumière ; « le soleil de
a.Joan., i, 8. — b. Ijijoan. Tract, ii, n. 8. — c.Joah., v, 35.
1. /vîr ne la voient pas.
2. Var. admirablement.
3. Var. que nous cherchons le jour avec un flambeau, nous cherchons JÉsUi?-
CHRii?T par Jean-Baptiste.
DE LA SAINTE VIERGE.
13
justice ne nous luisait plus : » Sol intelligent iœ non est orttcs
nobis ("). Non seulement nous l'avions perdue: mais nous en
avions même perdu le désir, et « nous aimions mieux les té-
nèbres : » Dilexerunt homines inagis tenebras, qiiani lucenii^).
Nous en avions non seulement perdu le désir ; mais nous
nous plaisions tellement dans l'obscurité, l'ignorance de la
vérité nous était de telle sorte passée en nature, que nous
craignions de voir la lumière: nous fuyions devant la lumière,
nous haïssions même la lumière : car «celui qui fait le mal
hait la lumière : » Qui niale agit, odit hicem ('), D'où nous
venait cet aveuglement, ou plutôt cette haine delà clarté ? Il
faut que saint Augustin nous le fasse entendre, en remar-
quant certain rapport de l'entendement aux yeux corporels,
et de la lumière spirituelle à la lumière sensible. Les yeux
ont été faits pour voir la lumière ; et tu es faite, âme raison-
nable, pour voir la vérité éternelle, « qui illumine tout homme
qui naît au monde.» « Les yeux se nourrissent de la lumière :»
Luce qnippe pascuntur oculi nostri , dit saint Augustin (''') ;
et «ce qui fait voir, poursuit ce grand homme, que la lumière
les nourrit et les fortifie, c'est que, s'ils demeurent trop long-
temps dans l'obscurité, ils deviennent faibles et malades : »
Cum in tenebris fiierint, infirmantur. Et cela, pour quelle
raison; si ce n'est, dit le" même saint, « qu'ils sont privés de
leur nourriture, et comme fatigués par un trop long jeûne ?»
Fraudati octdi cibo sno defatigantur et debilitantîtr, qnasi
quodani jejîuiio huis. D'où il arrive encore un effet étrange,
c'est que si l'on continue à leur dérober cette nourriture
agréable, ou vous les verrez enfin défaillir, manque d'aliment,
ou, s'ils ne meurent pas tout à fait, ils seront du moins si dé-
biles, qu'à force de discontinuer de voir la lumière, ils n'en
pourront plus supporter l'éclat, ils ne la regarderont qu'à de-
mi, d'un œil incertain et tremblant. Ah ! rendez-nous, diront-
ils, notre obscurité; ôtez-nous cette lumière importune. Ainsi
la lumière, qui était leur vie, est devenue l'objet de leur
aversion.
Chrétiens, ne sentons-nous pas qu'il nous en est arrivé de
même.'' Qui ne sait que nous sommes faits pour nous nourrir
a. Sap., V, 6. — â.youn., m, 19. — c. Ibid., 20. — d. In Joan. Tract, xiii, n. 5.
14 POUR LA VISITATION
de la vérité ? C'est d'elle que doit vivre l'âme raisonnable :si
elle quitte cette viande céleste, elle perd sa substance et sa
force ; elle devient languissante et exténuée ; elle ne peut
plus voir qu'avec peine ; après, elle ne désire plus de voir :
enfin, elle ne hait rien tant que de voir. Ah ! qu'il n'est que
trop véritable, qu'il n'est que trop constant par expé-
rience ! On s'engage à des attachements criminels, on
ne cherche que les ténèbres ; les fumées s'épaississent
autour de l'esprit, et la raison en est offusquée : celui qui
est en cet état ne peut pas voir, « la lumière de ses yeux
n'est plus avec lui : » Lumen oculoriun ineoruni et ipsum 7ion
est mecum ("). Voulez-vous être convaincus qu'il ne veut
pas voir? Au milieu de ces ombres qui l'environnent, un sage
ami s'approche de lui ; il observe s'il n'y a point quelque en-
droit par où on lui puisse faire entrevoir le jour : mais il en
détourne la vue ; il ne veut point voir la lumière, qui lui dé-
couvre une erreur qu'il aime et dont il ne veut pas se désa-
buser : Oailos SîLOS statuertuit declinare in terrain (^').
C'est ainsi que sont les pécheurs, c'est ainsi qu'était tout
le genre humain : la lumière s'était retirée, et avait laissé les
hommes malades dans un long oubli de la vérité. Que ferez-
vous ('), ô divin Jésus, splendeur éternelle du Père 'i Mon-
trerez-vous d'abord à nos yeux infirmes votre lumière si vive
et si éclatante } Non, mes sœurs, il ne le fait pas ; il se cache
encore en lui-même : mais il se réfiéchit sur saint Jean. Il
envoie (') premièrement des rayons plus faibles pour fortifier
peu à peu notre vue tremblante et nous faire insensiblement
désirer la beauté du jour. Divin Précurseur, voilà votre em-
ploi ; et vous commencez aujourd'hui ce saint exercice.
Et en effet, ne voyez-vous pas que Jésus n'agit pas? Il ne
a. Ps., XXXVII, II. — ^. Ps., XVI, II.
1. Var. Que falhiit-il faire, mes sœurs, pour guérir ces aveugles volontaires,
qui se plaisaient dans l'obscurité ? Sans doute, le commencement de leur guéri-
son, c'était de leur faire désirer le jour : c'est l'emploi du saint Précurseur; c'est
pourquoi il marche devant JÉsus-Christ.
2. Var. Jésus-Christ envoie donc Jean-Baptiste aux hommes, afin que voyant
sur ce grand prophète une réflexion de sa lumière, c'est-à-dire de sa vérité, ils
fussent excités par son ministère à désirer la lumière môme. C'est ce qu'a fait le
saint Précurseur par ses divines prédications; c'est ce qu'il commence à faire
aujourd'hui, et dès le sein de sa mère. Les célestes transports qu'il ressent nous
apprennent à désirer le .Sauveur du monde.
DE LA SAINTE VIERGE. I5
remue pas, il ne se montre pas, il ne paraît pas encore en
lui-même : et il brille déjà en saint Jean. C'est pourquoi le
bon Zacharie compare Jésus-Christ au soleil levant : Visi-
tavit nos Oriens ex alto ("). « L'Orient, dit-il, nous a visités. »
Et comment nous a-t-il visités, puisqu'il est encore au sein
de sa Mère, et qu'il ne s'est pas encore découvert au monde .'^
Il est vrai, nous dit Zacharie; mais c'est un soleil qui se lève :
on ne le voit pas encore paraître, il n'est pas sorti de l'autre
horizon ; toutefois ne voyez-vous pas qu'il nous a déjà visités }
Nous voyons déjà poindre sa lumière, luire ses rayons ; en
sorte qu'il éclaire déjà les montagnes, parce qu'il a déjà lui sur
son Précurseur (') : Visitavit nos Oriens. Voyez comme il se
réjouit de ce nouveau jour ; considérez avec quel transport il
adore cette lumière naissante. C'est qu'il nous veut apprendre
à la désirer. Car ne semble-t-il pas qu'il nous dise par ce tres-
saillement admirable : Que tardez-vous, mortels misérables,
à courir au divin Jésus? pourquoi fuyez-vous sa lumière, qui
est la vie des cœurs, la paix des esprits, la joie unique des
yeux épurés, la viande incorruptible des âmes fidèles ? Que
n'allez-vous donc à Jésus ^ que ne courez-vous à Jésus }
Celui qui se fait sentir au cœur d'un enfant, quels charmes
aura-t-il pour les hommes faits! Il le fait tressaillir de joie
jusque dans l'obscurité du sein maternel; que sera-ce donc
dans son sanctuaire ? et si ses premières approches causent
des transports si aimables, que feront ses embrassements ?
Je ne me lasserai point de le répéter. Quoi ! mes sœurs, il
ne paraît pas, il n'agit pas, il ne parle pas, et déjà sa sainte
présence remplit tout de joie et de l'Esprit de Dieu ! Quel
bonheur, quel ravissement de recevoir de sa bouche divine
les paroles dévie éternelle ; d'en voir. couler un fleuve d'eau
vive, pour rafraîchir les cœurs altérés ; de lui voir miséricor-
dieusement chercher les pécheurs ; d'entendre résonner sa
voix paternelle, qui appelle à soi tous ceux qui travaillent,
et leur promet un si doux repos ! mais, quoi ? de le con-
templer jusque dans sa gloire, de regarder à découvert sa
divine face, et rassasier ses yeux éternellement de ses beau-
tés immortelles !
a. Luc.., I, 78.
I. Var. En la personne de saint Jean-Baptiste.
l6 POUR LA VISITATION
Ah ! que tardons-nous, âmes chrétiennes ? que n'excitons-
nous nos désirs, que ne pressons-nous nos ardeurs trop len-
tes ? Ce n'est pas seulement Jean qui sent de près ce divin
Sauveur, qui désire ardemment sa sainte présence : de si loin
que Jésus-Christ a été prévu, il a été désiré avec ferveur.
« Mon âme, disait David, languit après vous : quand vien-
drai-je ? quand m'approcherai-je de la face de mon Seigneur ?»
Quando veniam, et apparebo antefaciem Dei (") ? Quelle honte,
quelle indignité, si, lorsqu'on soupire à lui de si loin, ceux
dont il s'approche, qui le possèdent, ne s'en soucient pas !
Car, mes frères, n'est-il pas à nous, ne l'avons-nous pas sur
nos saints autels? Lui-même, en sa propre substance, ne s'y
donne-t-il pas à nous ? S'il ne nous est pas encore donné de
l'embrasser dans son trône, que ne courons-nous du moins à
ses saints autels ? Courons donc à cette table mystique, pre-
nons avidement ce corps et ce sang ; n'ayons de faim que
pour cette viande, n'ayons de soif que pour ce breuvage :
car pour bien désirer Jésus, il ne faut désirer que lui.
Désirons Jésus-Christ avec transport ; nous trouverons en
lui la paix de nos âmes, cette paix qu'il vous faut montrer
en la bienheureuse Marie : et c'est par où je m'en vais
conclure.
troisième point.
Voici l'accomplissement de l'œuvre de Dieu dans les âmes
qu'il a choisies. Il les purifie par l'humilité, il les enflamme
par les désirs ; enfin lui-même il se donne à elles, et leur
amène avec lui une paix céleste ('). Ce sont (-), mes sœurs,
a. Ps., XLI, 3.
t. V\ir. une paix céleste, qu'il faut vous représenter en la sainte Vierge.
2. Pfemièrc rédaction ; «Vous avez vu, âmes chrétiennes, Jésus-Christ s'ap-
prochant des hommes; vous avez vu sainte Elisabeth qui se juge indigne de le
recevoir; et vous avez vu le saint Précurseur dans Timpatience de l'embrasser.
Marie a ressenti ces deux mouvements, mais elle est maintenant élevée plus
haut. Elle a été saisie au commencement de cette crainte que l'humilité inspire,
elle a été troublée à l'abord de l'ange : elle était bien éloignée de croire qu'elle
fût digne d'être Mère, puisqu'elle s'est si humblement leconnue servante : J-'cce
ancilla. A cette crainte respectueuse ont bientôt succédé les désirs, et elle a
assez souhaité Jésus-Christ : et n'est-ce pas ce qui lui a fait dire avec tant
d'ardeur : « Qu'il me soit fait selon votre parole : » Fiat inihi secundiim verbiim
titiim. Mais maintenant qu'elle le ])ossède, qu'elle le porte dans ses entrailles,
elle s'abandonne, mes sœurs, à des mouvements plus divine. Cette paix qui
DE LA SAINTE VIERGE. I 7
les chastes délices de cette sainte et divine paix qui réjouis-
sent la sainte Vierge en Notre-Seigneur, et qui lui font dire
d'une voix contente : « Mon âme exalte le nom du Seigneur,
et mon esprit se réjouit en Dieu mon Sauveur : » Magnificat
afiinia niea Douiinum ("). Certainement son âme est en paix,
puisqu'elle possède Jésus-Christ. Et c'est aussi pour cette
raison que, ne pouvant assez expliquer cette paix inconce-
vable des âmes pieuses, je m'adresse à la sainte Vierge ; et
je vous prie d'en apprendre d'elle les incomparables dou-
ceurs, en parcourant ce sacré cantique qui ravit aujourd'hui
le ciel et la terre. Mais, pour en comprendre la suite, il faut
vous représenter, comme en raccourci, les instructions qu'il
contient, que nous examinerons ensuite en détail dans le peu
de temps qui nous reste.
Pour cela, je partage ce cantique en trois. Marie nous dit,
avant toutes choses, les faveurs que Dieu lui a faites. « Il a,
dit-elle, regardé mon néant ; il m'a fait de très grandes
choses, il a déployé sur moi sa puissance. » Elle parle secon-
dement du mépris du monde, et considère sa gloire abattue :
« Dieu a dissipé les superbes, Dieu a déposé les puissants ;
et pour punir les riches avares, il les a renvoyés les mains
vides. » Enfin elle conclut son sacré cantique en admirant
a. Luc, I, 46.
surpasse tout entendement, dont elle jouit avec lui, la remplit d'une joie incon-
cevable, qui éclate enfin en ces mots : « ivlon âme glorifie le Seigneur, »
Voilà donc cette paix divine qui doit faire notre partage, et dont il faut vous
entretenir. Mais comme je ne puis vous en expliquer les incomparables dou-
ceurs, apprenez-les de la sainte Vierge, en parcourant avec moi les points prin-
cipaux de cet admirable cantique, dont la ravissante harmonie charme aujour-
d'hui le ciel et la terre : vous y verrez un ordre admirable.
Pour bien entendre une vérité, il faut la chercher jusque dans sa cause, et la
reconnaître dans ses effets ; et aussi les paroles de la sainte Vierge nous vont,
mes sœurs, expliquer par ordre et la cause et les effets de cette paix céleste et
divine. Voyons donc avant toutes choses quelle a été la cause de cette paix,
qui réjouit son esprit en notre Seigneur. « C'est, dit-elle, qu'il m'a regardée, c'est
cju'il a daigné arrêter les yeux sur mon néant et sur ma bassesse : (2iii<^ respexit
humilitatem. Entendons ceci, chrétiens; apprenons de la sainte Vierge cjue ce
qui fait naître dans les cœurs cette paix céleste que le monde ne peut donner,
c'est le regard particulier de Dieu sur les justes : Ociili Doinini super justos.
Mais afin de vous en convaincre, je vous prie d'abord de considérer ce c^ue veut
dire la paix.
Maintenant que toute l'Europe l'attend, qu'elle se réjouit dans cette espérance,
que ce grand ouvrage qui se négocie tient tous les esprits en suspens ; qu'est-
ce que cette paix que l'on déiire ? » — Voy. 2 juillet 1660, un nouveau 3" point.
Sermons de Cossuet. — III. 2
l8 POUR LA VISITATION
la vérité de Dieu et la fidélité de ses promesses : « 11 s'est
souvenu de sa miséricorde, ainsi qu'il l'avait promis à nos
pères : » Sicut locutus est ad paU^es nostros {"). Voilà trois
choses qui semblent bien vagues, et n'ont pas apparemment
grande liaison; néanmoins elle est admirable, et je vous prie,
mes sœurs, de le bien entendre ; car il me semble que le
dessein de la sainte Vierge, c'est d'exciter les cœurs des
fidèles à aimer la paix que Dieu donne.
Pour leur en montrer la douceur, elle leur en découvre
d'abord le principe certainement admirable ; c'est le regard
de Dieu sur les justes, sa bonté qui les accompagne, sa pro-
vidence qui veille sur eux : Respexit huniilitatem ancillœ
stiœ i^) ; c'est ce qui fait naître la paix dans les saintes âmes.
Mais parce que l'éclat des faveurs du monde, et les vaines
douceurs qu'il promet, les pourraient détourner de celles de
Dieu, elle leur montre secondement le monde abattu, et sa
gloire détruite et anéantie. Enfin, comme ce renversement
des grandeurs humaines et l'entière félicité des âmes fidèles
ne nous paraît pas en ce siècle; de peur qu'elles ne se lassent
d'attendre, elle affermit leur esprit dans la paix de Dieu, par
la certitude de ses promesses. Voilà l'ordre et l'abrégé du
sacré cantique : peut-être ne paraît-il pas encore assez clair ;
mais j'espère bien, chrétiens, que je vous le ferai aisément
entendre.
Considérons donc, avant toutes choses, le principe de cette
paix ; et comprenons-en la douceur, par la cause qui la fait
naître. Dites-la-nous, ô divine Vierge! dites-nous ce qui
réjouit votre esprit en Dieu. « C'est, dit-elle, qu'il m'a regar-
dée ; c'est qu'il lui a plu de jeter les yeux sur la bassesse de
sa servante :» Quia respexit htimilitate^n ancillœ suœ. Il nous
faut entendre, mes sœurs, ce que signifie ce regard de Dieu,
et concevoir les biens qu'il enferme. Remarquez, dans les
Ecritures, que le regard de Dieu sur les justes signifie, en
quelques endroits, sa faveur et sa bienveillance ; et qu'il
signifie, en d'autres passages, son secours (') et sa protection.
Dieu ouvre sur eux un œil de faveur; il les regarde comme
a. Luc, I, 55- — b. IbU., 48.
I. Var. sa conduite...
DE LA SAINTE VIERGE. I9
un bon père, toujours prêt à écouter leurs demandes ; c'est
ce que veut dire le Roi- Prophète ; Oculi Domini super
jitstos, et mires ejîis in preces eoriim (") : « Les yeux de Dieu
sont arrêtés sur les justes, et ses oreilles sont attentives à
leurs prières ; » voilà le regard de faveur. Mais, mes sœurs,
le même Prophète nous expliquera, dans un autre psaume,
le regard de protection : Ecce oculi Domini super vietuentes
eum, et in eis qtii sperant super misericordia ejus ('') : « Voilà,
dit-il, que les yeux de Dieu veillent continuellement sur
ceux qui le craignent; » et cela, pour quelle raison? Ut eruat
a morte animas eorum, et alat eos in famé (') : « Pour déli-
vrer leurs âmes de la mort, et les nourrir dans la faim. » Voilà
ce regard de protection par lequel Dieu veille sur les gens
de bien, pour détourner les maux qui les menacent. C'est
pourquoi le même David ajoute aussitôt : « Notre âme
attend après le Seigneur, parce qu'il est notre protecteur et
notre secours : » Anima nostra sustinet Dominum ; qiLoniam
adjutor et protector noster est {"'). Une âme assurée de ce
double regard, que peut-elle souhaiter pour avoir la paix .'*
C'est ce que veut dire la très sainte \'ierge, lorsqu'elle nous
apprend que Dieu la regarde.
En effet (') c'est elle, mes sœurs, qui est singulièrement
honorée de ce double regard de la Providence : Dieu l'a
regardée d'un œil de faveur, lorsqu'il l'a préférée à toutes les
autres femmes ; et que dis-je, à toutes les femmes.'* mais aux
anges, mais aux séraphins, et à toutes les créatures. Le
regard de protection a veillé sur elle, lorsqu'il en a détourné
bien loin la corruption du péché, les ardeurs de la convoitise,
et les malédictions communes de notre nature: c'est pourquoi
elle chante avec tant de joie. Écoutez comme elle célèbre la
faveur de Dieu : Fecit mihi magna qui potens est (''). Il m'a,
dit-elle, comblée de ses grâces. Mais voyez comme elle se
loue de sa protection : Fecit potentiam in brachio suo (-^) :
<\ Son bras a montré en moi sa puissance. » Il m'a remplie de
ses grâces, et m'a fait de si grandes choses, que nulle créa-
ture ne les peut égaler, ni nul entendement les comprendre :
a. Ps., xxxill, 16. — b.Ps., xxxil, 18. —c. Ibid., 19. — d. Ps., xxxil, 20. —
e. Luc, I, 49. — / Ibid., 51.
I. Var. Je sais bien que la sainte Vierge est singulièrement honore'e...
20 POUR LA VISITATION
Fecit mihi magna; mais s'il a ouvert sur moi ses mains libé-
rales pour combler mon âme de biens, il a pris plaisir
d'étendre son bras pour en détourner tous les maux: Fecit
potentiam. C'est donc particulièrement l'heureuse Marie qui
est favorisée de ces deux regards de bienveillance et de
protection : Quia respexit Juunilitatem.
Mais néanmoins, âmes chrétiennes, âmes saintes et reli-
gieuses, vous en êtes aussi honorées ; et c'est ce qui doit mettre
votre esprit en paix. Pourrai-je bien exprimer cette vérité ?
Sera-t-il donné à un pécheur de pouvoir parler dignement de
la paix des âmes innocentes ? Disons, mes sœurs, ce que
nous pourrons : parlons de ces douceurs inconcevables, pour
en rafraîchir le goût à ceux qui les sentent, et en exciter
l'appétit à ceux qui ne les ont pas expérimentées. Oui, cer-
tainement, ô enfants de Dieu, il vous regarde avec bienveil-
lance, il découvre sur vous sa face bénigne. Il montre un
visage terrible, lorsqu'une conscience coupable, nous repro-
chant l'horreur de nos crimes, fait que Dieu nous paraît en
juge, avec une face irritée. Mais lorsqu'au milieu d'une bonne
vie il fait naître dans les consciences une certaine sérénité,
il montre alors un visage ami et tranquille ; il calme tous les
troubles, il dissipe tous les nuages. Le fidèle qui espère en
lui ne le regarde plus comme juge : il ne le voit plus que
comme un bon père, qui l'invite doucement à soi ; de sorte
qu'il lui dit plein de confiance :« O Dieu, vous êtes mon pro-
tecteur : )> Dicain Deo: Suscepto7^ uieus es (") ; et il lui semble
que Dieu lui réponde : O âme fidèle, «je suis ton salut :» Die
animœ ineœ: Salus tua ego sum ('^) : tellement qu'il jouit
d'une pleine paix, parce qu'il est à couvert sous la main de
Dieu; et de quelque côté qu'on le menace, il s'élève du fond
de son cœur une voix secrète qui le fortifie et lui fait dire
avec assurance : Si Deus pro nobis, quis contra nos ? « Si Dieu
est pour nous, qui sera contre nous (' ) ? » « Le Seigneur est
mon salut, qui craindrai-je .'* le Seigneur est le protecteur de
ma vie, devant qui pourrais-je trembler ("') } »
Telle est, mes sœurs, cette paix cachée que Dieu donne
à ses serviteurs ; paix que le monde ne peut entendre,et qui,
a. Ps., XLi, lo. — b. Ps.y xxxiv, 3. — c. /\o//i., Vin, 31. — il Ps., XXVI, i.
DE LA SAINTE VIERGE. 21
chassée du milieu du siècle par le tumulte continuel, semble
s'être retirée dans vos solitudes. Mais n'en disons rien da-
vantage : n'entreprenons pas de persuader par nos discours
ce que la seule expérience peut faire connaître ; et ne pouvant
vous la représenter en elle-même, finissons enfin ce discours
en vous en disant quelque effet sensible. C'est, mes sœurs,
le mépris du monde qui paraît, dans la suite de notre canti-
que, de la fausse paix qu'il promet, des vaines douceurs qu'il
fait espérer. Car cette âme appuyée sur Dieu, qui goûte les
douceurs de sa sainte paix, qui a mis son refuge dans le
Très-Haut, jetant ensuite les yeux sur le monde, qu'elle voit
bien loin à ses pieds, du haut de son refuge inébranlable, ô
Dieu! qu'il lui semble petit, et qu'elle le voit bien d'une autre
manière que ne fait pas le commun des hommes! Mais en quel
état le voit-elle ? Elle voit toutes les grandeurs abattues, tous
les superbes portés par terre ; et dans ce grand renversement
des choses humaines, rien ne lui paraît élevé que les simples
et humbles de cœur. C'est pourquoi elle dit avec Marie :
Dispersa superbos (") : « Il a dissipé les superbes;» deposuit
potentes ('''), « il a déposé les puissants; » exaltavit Jmmiles,
«et il a relevé ceux qui étaient à bas. »
Entrez, mes sœurs, dans ce sentiment, qui est le sentiment
véritable de la vocation religieuse : et afin de le bien enten-
dre, représentez-vous, s'il vous plaît, cette étrange opposition
de Dieu et du monde. Tout ce que Dieu élève, le monde se
plaît de le rabaisser ; tout ce que le monde estime, Dieu se
plaît de le détruire et de le confondre : c'est pourquoi Ter-
tullien disait si éloquemment «qu'il y avait entre eux de l'é-
mulation :» Est œmtdatio divinœ reiet humanœ ('). En effet,
nous le voyons par expérience. Oui sont ceux que Dieu fa-
vorise } Ceux qui sont humbles, modestes et retenus. Oui
sont ceux que le monde avance } Ceux qui sont hardis et
entreprenants. Ne voyez-vous pas l'émulation ? Oui sont
ceux que Dieu favorise } Ceux qui sont simples et sincères.
Oui sont ceux que le monde avance .^ Ceux qui sont fins et
dissimulés. Le monde veut de la violence, pour emporter ses
faveurs : Dieu ne donne les siennes qu'à la retenue ; et il
a. Luc, ij 51. — à. Ibid., 52, — c. Apolog., n. 50.
POUR LA VISITATION
n'est rien ni de plus (') grand devant Dieu, ni de plus inu-
tile selon le monde, que cette médiocrité tempérée en laquelle
la vertu consiste. Voilà donc une émulation entre Jésus-
Christ et le monde : ce que l'un élève, l'autre le déprime ; et
ce combat durera toujours, jusqu'à ce que le siècle finisse.
Et c'est pourquoi, mes sœurs, le monde a deux faces. Il y
en a qui le considèrent dans les biens présents; et il y en a
qui jettent les yeux sur la dernière décision du siècle à venir.
Ceux qui regardent le bien présent, ils donnent, mes sœurs,
l'avantage au monde ; ils s'imaginent déjà qu'il a la victoire,
parce que Dieu, qui attend son temps, le laisse jouir un mo-
ment d'une ombre de félicité : ils voient ceux qui sont dans
les crrandes places, ils admirent leur abondance : «Voilà, di-
sent-ils, les seuls fortunés, voilà les heureux : » Beatum ciixe-
rimt popiilwn, aii hœc stint {^). C'est le cantique des enfants
du monde. Juges aveugles et précipités ! que n'attendez-vous
la fin du combat, avant d'adjuger la victoire ? Viendra le re-
vers de la main de Dieu, qui brisera comme un verre, qui
fera évanouir en fumée toutes ces grandeurs que vous ad-
mirez. C'est ce que regarde la divine Vierge, et avec elle les
enfants de Dieu, qui jouissent de la douceur de sa paix. Ils
voient bien que le monde combat contre Dieu; mais ils savent
que les forces ne sont pas égales. Ils ne se laissent pas éblouir
de quelque avantage apparent, que Dieu laisse remporter
aux enfants du siècle : ils considèrent l'événement, que la
justice de Dieu leur rendra funeste. C'est pourquoi ils se rient
de leur gloire ; et au milieu de la pompe de leur triomphe,
ils chantent déjà leur défaite. Ils ne disent pas seulement que
Dieu dissipera les superbes ; mais il les a, disent-ils, déjà
dissipés, dispersit, réduits à rien : ils ne disent pas seulement
qu'il déposera les puissants ; ils les voient déjà à ses pieds,
tremblants et étonnés de leur chute. Et pour vous, ô riches
du siècle, qui vous imaginez avoir les mains pleines, elles
leur semblent vides et pauvres, parce que ce que vous tenez
ne leur paraît rien : ils savent qu'il s'écoule ainsi que de l'eau :
Divites dimisit iiianesNo'W donc toute la grandeur abattue :
Dieu est triomphant et victorieux. Quelle joie à ses enfants,
a. Ps., cxuii, 15.
I. Var. de plus puissant.
DE LA SAINTE VIERGE.
23
chrétiens, de voir ses ennemis tombés à ses pieds, et ses
humbles serviteurs qui lèvent la tête ! Eux que le monde
méprisait si fort, les voilà mis et établis dans les hautes pla-
ces : Exaltavit hiuniles ; eux que le monde croyait indigents,
Dieu les a remplis de ses biens : Esttrientes implevit bonis{^).
O victoire du Tout-Puissant ! ô paix et consolation des
âmes fidèles ! Chantez, chantez, mes sœurs, ce divin canti-
que : c'est le véritable cantique de celles qui ont méprisé le
siècle : chantez la défaite du monde, l'anéantissement des
grandeurs humaines, leurs richesses détruites, leur pompe éva-
nouie en fumée ; moquez-vous de son triomphe d'un jour et de
sa tranquillité imaginaire. Et vous qui courez après la fortune,
qui ne trouvez rien de grand que ce qu'elle avance, ni rien
de beau que ce qu'elle donne, ni rien de plaisant que ce
qu'elle goûte ; pourquoi vous entends-je parler de la sorte ?
N'êtes-vous pas les enfants de Dieu '^. Ne portez-vous pas la
marque de son adoption, le caractère sacré du baptême ? La
terre n'est-ce pas votre exil? Le ciel n'est-il pas votre patrie?
Pourquoi vous entends-je admirer le monde ? Si vous êtes de
Jérusalem, pourquoi vous entends-je chanter le cantique de
Babylone ? Tout ce que vous me dites du monde, c'est un
langage barbare, que vous avez appris dans votre exil. Ou-
bliez cette langue étrangère, parlez le langage de votre
pays. Ceux que vous voyez jouir des plaisirs, ne les appe-
lez pas les heureux ; c'est le langage de l'exil : Beat2iin
dixertint ... Ceux dont le Seigneur est le Dieu, voilà les
véritables heureux ('') ; c'est ainsi qu'on parle en votre patrie.
Consolez-vous dans cette pensée, vivez en paix dans cette
pensée ; et apprenez de la sainte Vierge, pour maintenir en
paix votre conscience, premièrement, que le Seigneur vous
regarde ; secondement, assurés sur cet appui immuable, ne
vous laissez pas éblouir aux grandeurs du monde, dites qu'il
est déjà abattu, regardez la gloire future ; troisièmement, si
le temps vous semble trop long, regardez la fidélité de ses
promesses : Sicut lonitus est. Ce qu'il a dit à Abraham sera
accompli deux mille ans après : il a envoyé son Messie, il
achèvera le reste successivement ; et enfin nous verrons un
jour l'éternelle félicité qu'il nous a promise. Anieii.
a. Luc, I, 53. — /;. /"j., CXLIU, 15.
^U^ .^, .^, :^, ^^^^^ ^^^^,^^^^^
Pour la VETURE d'une POSTULANTE
BERNARDINE {■),
^
le 28 août 1659. ^
Le jour est clairement indiqué par l'orateur lui-même (p. 34);
l'année est fixée d'après l'écriture et l'orthographe. Rien n'indique
quelle est la « grande ville » où Bossuet prononça ce discours.
Peut-être sommes-nous cette fois encore au Petit-Clairvaux, de Metz.
L'orateur, il est vrai, aurait dû repartir de cette ville aussitôt après
la Profession de la sœur Maillard (15 mai) : nous le trouvons à Paris
dès le 25, prêchant, aux Petits-Augustins, le panégyrique, aujour-
d'hui perdu, de saint Thomas de Villeneuve (2). Il sera de nouveau
présent à Paris, dès le 8 septembre.
Sommaire (3) : Exorde. Liberté. Le monde, une prison (Tertul-
lien). — Trois servitudes : la loi du péché, la loi des convoitises, la
loi de la coutume ('^) et de la bienséance mondaine.
Premier point. Trois sortes de libertés: des animaux, sans lois; des
rebelles, contre les lois ; des enfants, sous les lois. — Liberté des ani-
maux, par mépris : Soliitis a Deo (5) et ex fastidio liberis (Tertuli.,
adv. Marc, lib. II, n. 4). — Lois, marque que Dieu nous conduit :
estime (p. 7). — Contre la loi, rébellion, non liberté. — Liberté se
perd. Forge ses fers par l'usage de cette liberté licencieuse (p. 7).
Volens quo nollem pervenei'am (S. Aug.) (p. 9).
L'homme libre, non indépendant: 1° Liberté, indépendance, propre
à Dieu; 2° liberté: ne dépendre que de lui et au-dessus de tout
(p. 7, 8). — S. Augustin (p. 9, 10); conversion. (Notez.) Liberté à
mal faire, que ne puis-je te retrancher! — Liberté dans la contrainte.
— Lui donner des bornes deçà et delà, de peur qu'elle ne s'égare;
comme un fleuve : c'est la conduire, et non la gêner (p. ii).
Second point. Sévérité, nécessaire. Pour nous dégoûter. S. Au-
gustin (p. 12). — Maux qui nous plaisent, maux qui nous affligent.
Les derniers, remèdes aux autres. S. Augustin. — Souffrir les uns,
modérer les autres. Ps. Usquequo, Domine, usqiicquo? (p. 14). — Il
importe d'avoir des maux à souffrir, tant [qu']il y a des maux à
modérer, des biens où il faut craindre de se plaire trop. — Néces-
sité de la mortification et des afflictions {Ibid., 17).
1. Ms. au Grand Séminaire de Meaux, A. 10.
2. Floquet, Études..., II, 19. — Bossuet renvoie à ce panégyrique dans ceux
de saint François de Sales (vers 1662) et de saint Benoît (1665).
3. Donné par Lâchât, mais peu exactement.
4. Exemple d'inexactitude: «la loi de la contrainte... »
5. Ms. ex Deo.
VÊTURE d'une postulante BERNARDINE. 25
Trcisicuie point. Contrainte du monde et des affaires. — Empres-
sements. Notre esprit inquiet ne peut pas goûter le repos. — Liberté
dans le repos, liberté dans le mouvement : liberté, le loisir de se
reposer, faculté de se mouvoir (p. 20). Enfants qui s'égarent (p. 20).
Ut olivœ pcndentes ab arbore, ducentibiis ventis (p. 21). — Habille-
ment, curiosité, coiffure (p. 22, 23).
Si vos Filius liberaverit, vere (•) liheri
criiis.
Vous serez vraiment libres, lorsque le
Fils vous aura délivrés.
{Joan., VIII, 36.)
E"^ NCORE (-) qu'il n'y ait rien dans le monde que les
^ hommes estiment tant que la liberté, j'ose dire qu'il
n'y a rien qu'ils conçoivent moins, et ils se rendent eux-mêmes
tous les jours esclaves par l'affectation de l'indépendance.
Car la liberté qui nous plait, c'est sans doute celle que nous
nous donnons en suivant nos volontés propres. Et, au con-
traire, nous lisons dans notre évangile que jamais nous ne
serons libres jusqu'à ce que le Fils de Dieu nous ait délivrés;
c'est-à-dire {^) qu'il faut être libre[s], non point en conten-
tant nos désirs, mais en soumettant notre volonté à une
conduite plus haute. C'est ce que le monde a peine à com-
prendre; et c'est ce que votre exemple nous montre aujour-
d'hui, ma très chère sœur en Jésus-Christ, puisque, renon-
çant volontairement à la liberté de ce monde, vous venez
vous présenter au Sauveur afin d'être son affranchie, et
tenir de lui seul votre liberté. Et vous ne refusez pour cela
ni la dureté ni la contrainte de cette clôture, vous ressouve-
nant que Jésus, cet aimable libérateur de nos âmes, afin
de nous retirer de la servitude dans laquelle nous gémissions,
n'a (+) pas craint de se renfermer lui-même jusque dans les
entrailles de la sainte Vierge, après que l'Ange l'eut saluée par
ces mots, que nous lui allons encore adresser, pour implorer
le Saint-Esprit par son assistance : Ave, \^gratia plena\.
1. M s. tune vere.
2. Cet Az'e est celui de 1656 (t. II, p. 190), repris pour cette circonstance, avec
quelques modifications.
3. Ici, et dans la phrase suivante, se rencontrent les corrections apposées en
1659 sur cet ancien avant-propos. (Cf. II, p. 191.)
4. Var. n'a pas eu horreur de..., — a bien voulu.
POUR LA VETU RE
[P. ij Lorsque l'Église persécutée voyait ses enfants
traînés en prison pour la cause de l'Evangile, et que les em-
pereurs infidèles, désespérant de les pouvoir vaincre par la
cruauté des supplices, tâchaient du moins de les fatiguer et
de les abattre par l'ennui d'une longue captivité, un célèbre
auteur ecclésiastique soutenait leur constance par cette pen-
sée. Ce grand homme, c'est Tertullien, leur représentait tout
le monde comme une grande prison, où ceux qui aiment les
biens périssables sont captifs et chargés de chaînes durant
tout le cours de leur vie ('). « Il n'y a point, dit-il, une plus
obscure prison que le monde, où tant de sortes d'erreurs
éteignent la véritable lumière ; ni qui contienne plus de cri-
minels, puisqu'il y en a presque autant que d'hommes ; ni
de fers plus durs que les siens, puisque les âmes mêmes
en sont enchaînées ; ni de cachot plus rempli d'ordures, par
l'infection de tant de péchés et de convoitises brutales : »
Majores ienebras kabet immdus, quœ Jwminum prœcordia
excœcant; graviores catenas induit mundus, quœ ipsas animas
Jioininuiu constringunt ; pejores imiiiiinditias exspirat 7nnndus,
libidines Jwminum. « Tellement, poursuivait-il, ô très saints
martyrs, que ceux qui vous arrachent du milieu du monde (^),
en pensant vous rendre captifs, vous délivrent d'une capti-
vité plus insupportable : et quelque grande que soit leur fu-
reur, ils ne vous jettent pas tant en prison comme ils vous
en tirent : » Si recogitemus ipsum magis mtindîim carcerem
esse, exisse vos c carcere quam in carcerem introisse intelli-
gemus ("),
Permettez-moi, madame (''), d'appliquer à l'action de cette
journée cette belle méditation de Tertullien. Cette jeune
demoiselle se présente à vous, pour être admise dans votre
clôture comme dans une prison volontaire ; ce ne sont point
des persécuteurs qui l'amènent, elle vient touchée du mépris
du monde ; et sachant qu'elle a une chair qui par la corrup-
tion de notre nature est devenue un empêchement à l'esprit,
a. Ad Mart., n. 2.
1. Ms. de leurs vies.
2. Edif. «pour vous mettre dans des cachots.» Souligné, comme inuti'e.je
crois; ou même comme susceptible d'une application pénible, en la circonstance.
3. Ceci s'adresse à l'abbesse.
D UNE l'OSTULANTE BERNARDINE. 27
elle s'en veut rendre elle-même la persécutrice par la [p. 2]
mortification et la pénitence. La splendeur d'une famille
opulente (') n'a pas été capable de la {') rappeler à la jouis-
sance des biens de la terre. Bien qu'elle sache (') qu'aux
yeux des mondains un monastère c'est une prison, ni vos
grilles, ni votre clôture ne l'étonnent pas ; elle veut bien
renfermer son corps, afin que son esprit soit libre à son
Dieu ; et elle croit, aussi bien que Tertullien, que comme le
monde est une prison, en sortir c'est la liberté. Que reste-t-il
donc maintenant, sinon que nous fassions parler le Fils de
Dieu même, pour la fortifier dans cette pensée ; et que nous
lui fassions entendre aujourd'hui que la profession religieuse,
à laquelle elle va se préparer, donne la véritable liberté
d'esprit aux âmes que Jésus-Christ y appelle ?
Je n'ignore pas, chrétiens, que la proposition que je fais
semble un paradoxe incroyable; que nous appelons liberté ce
que le monde appelle contrainte : mais pour faire paraître en
peu de paroles la vérité que j'ai avancée, distinguons, avant
toutes choses, trois espèces de captivités, dont la vie religieuse
affranchit les cœurs. Et premièrement il est assuré que le
péché nous rend des esclaves ; c'est ce que nous enseigne le
Sauveur des âmes, lorsqu'il dit dans son Evangile : Qui facit
peccattivi, servus est peccati {"): « Celui qui fait un péché en de-
vient l'esclave. » Secondement il n'est pas moins vrai que nos
passions et nos convoitises nousjettent aussi dans la servitude:
elles ont des liens secrets qui tiennent nos volontés asservies.
Et n'est-ce pas cette servitude que déplore le divin Apôtre,
lorsqu'il parle de cette loi qui est en nous-mêmes, qui nous
contraint et qui nous captive, qui nous empêche d'aller au bien
avec une liberté tout entière ? Perjicere atiteni non invenio ('').
Voilà donc deux espèces de captivités : la première par le pé-
ché, la seconde par la convoitise. Mais il faut remarquer, en
troisième lieu, que le monde nous rend esclaves d'une autre
a. Joan., vin, 34. — b. Rom., vu, 18.
1. Var. La splendeur de la maison d'où elle est sortie. — Les éditeurs ont
mêlé ici texte et variante.
2. Var. de l'attirer. — Èdit. de l'attirer et de la rappeler.
2). Deforis, Lâchât : <(,dts biens de la terre; bien qu'elle sache prison; »
c'est ici une des nombreuses erreurs causées par une ponctuation vicieuse.
I
2 8 POUR LA VÊTU RE
manière: par l'empressement des affaires et par tant de lois dif-
férentes de civilité et de bienséance, que la coutume introduit
et que la complaisance autorise. C'est là ce qui nous dérobe le
temps ; c'est là ce qui nous dérobe à nous-mêmes ; c'est (') ce
qui rend notre vie tellement captive dans cette chaîne conti-
nuelle de visites, de divertissements, d'occupations, [p. 3]
qui naissent perpétuellement les unes des autres, que nous
n'avons pas la liberté de penser à nous, parmi tant d'heures
du meilleur temps que nous sommes contraints de donner
aux autres. Et c'est, mes sœurs, cette servitude dont saint
Paul nous avertit de nous dégager, en nous adressant ces
beaux mots : Pretio empli estis, nolite fieri servi hominum (") :
<< Vous êtes rachetés d'un grand prix, ne vous rendez pas
esclaves des hommes : » c'est-à-dire, si nous l'entendons, que
nous nous délivrions du poids importun (') de ces occupations
empressées, et de tant de devoirs différents où nous jettent
presque nécessairement les lois et le commerce du monde.
Parmi tant de servitudes diverses qui oppriment de toutes
parts notre liberté, ne voyez-vous pas manifestement que
jamais nous ne serons libres, si le Fils ne nous affranchit, et
si sa main ne rompt nos liens : Si vos Filius liberaverit, vere
liberi eritis {f).
Mais s'il y a quelqu'un dans l'Eglise qui puisse aujourd'hui
se glorifier d'être mis en liberté par sa grâce, c'est vous, c'est
vous principalement, chastes épouses du Sauveur des âmes ;
c'est vous que je considère comme vraiment libres, parce que
Dieu vous a donné des moyens certains pourvous délivrer effi-
cacement de cette triple servitude qu'on voit dans le monde :
du péché, des passions, de l'empressement. Le péché est exclu
du milieu de vous par l'ordre et la discipline religieuse ; les
passions y perdent leur force par l'exercice de la pénitence ;
cet empressement éternel où nous engagent les devoirs du
monde ne se trouve point parmi vous, parce que sa conduite
y est méprisée et que ses lois n'y sont pas reçues. Ainsi l'on
y peut jouir pleinement de cette liberté bienheureuse que le
a. I Cor., vu, 23.
1. Passage souligné, pour l'importance, à l'époque des sommaires.
2. Var. empêchant.
3. M s. hmc vere...
\
DUNE POSTULANTE BERNARDINE. 29
Fils de Dieu nous promet dans les paroles que j'ai rappor-
tées, et c'est ce que j'espère de vous faire entendre avec le
secours de la grâce.
PREMIER POINT.
[P. 4] Dès le commencement de mon entreprise, il me
semble, ma chère sœur, qu'on me fait un secret reproche,
que c'est mal entendre la liberté que de la chercher dans les
cloîtres, au milieu de tant de contraintes, et de cette austère
régularité, qui ordonnant si exactement de toutes les actions
de votre vie, vous tient si fort dans la dépendance qu'elle
ne laisse presque plus rien à votre choix. La seule propo-
sition en parait étrange, et la preuve fort difficile ; mais cette
difficulté ne m'étonne pas; et j'oppose à cette objection ce rai-
sonnement invincible, que je propose d'abord en peu de
paroles pour vous en donner la première idée, mais que j éten-
drai plus au long dans cette première partie, pour vous le
rendre sensible. Je confesse qu'on se contraint dans les monas-
tères, je sais que vous y vivrez dans la dépendance ; mais à
quoi tend cette dépendance, et pourquoi vous soumettez-vous
à tant de contraintes ? N'est-ce pas pour marcher plus assuré-
ment dans la voie de Notre Seigneur,pour vous imposer à
vous-même une heureuse nécessité de suivre ses lois, et pour
vous ôter, s'il se peut, la liberté de mal faire et la liberté de vous
perdre ? Puis donc que la liberté des enfants de Dieu consiste
à se délivrer du péché, puisque toutes ces contraintes ne sont
établies que pour en éloigner les occasions et en détruire le
règne, ne s'ensuit-il pas manifestement que la vie que vous
voulez embrasser et dont vous allez aujourd'hui commencer
l'épreuve, vous donne la liberté véritable, après laquelle doivent
soupirer les âmes solidement chrétiennes.'^ Un raisonnement
si solide est capable (') de convaincre les plus obstinés; il faut
que tous les esprits cèdent à une doctrine si chrétienne (*).
Mais encore qu'elle soit très indubitable, il n'est pas si aisé
de l'imprimer dans les cœurs ; on ne persuade pas en si peu
de mots des vérités {^) si éloignées des sens, si contraires aux
1. Var. peut.
2. Var. si évangélique.
3. l'ar. une vérité.
POUR LA VETURE
inclinations de la nature : mettons-les donc dans un plus
grand jour, voyons-en les principes et les conséquences ; et
puisque nous parlons de la liberté, apprenons avant toutes
choses à la bien connaître.
[P. 5] Car il faut vous avertir, chrétiens, que les hommes
se trompent ordinairement dans l'opinion qu'ils en conçoi-
vent ; et le Fils de Dieu ne nous dirait pas, dans le texte
que j'ai choisi, qu'il veut nous rendre vraiment libres : Vere
liberi ei'itis, si en nous faisant espérer une liberté véritable,
il n'avait dessein de nous faire entendre qu'il y en a aussi
une fausse. C'est pourquoi nous devons nous rendre attentifs
à démêler le vrai d'avec le faux, et à comprendre nettement
et distinctement quelle doit être la liberté d'une créature
raisonnable. C'est ce que j'ai dessein de vous expliquer. Et
pour cela remarquez, mes sœurs, trois espèces de liberté que
nous pouvons nous imaginer dans les créatures. La première
est celle des animaux, la seconde est la liberté des rebelles,
la troisième est la liberté des enfants de Dieu. Les animaux
semblent libres, parce qu'on ne leur a prescrit aucunes lois ;
les rebelles s'imaginent l'être, parce qu'ils secouent l'autorité
des lois ; les enfants de Dieu le sont en effet, en se soumet-
tant humblement aux lois : telle est la liberté véritable ; et il
nous sera fort aisé de l'établir très solidement par la destruc-
tion des deux autres.
Car pour ce qui regarde cette liberté dont jouissent les
animaux, j'ai honte de l'appeler de la sorte. Il est vrai qu'ils
n'ont pas de lois qui répriment leurs appétits, ou dirigent leurs
mouvements ; mais c'est qu'ils n'ont pas d'intelligence qui les
rende capables d'être gouvernés par la sage direction des
lois. Ils vont où les entraîne un instinct aveugle, sans conduite
et sans jugement :et appellerons-nous liberté cet aveuglement
brut et indocile, incapable de raison et de discipline ? A Dieu
ne plaise, ô enfants des hommes, qu'une telle liberté vous
plaise, et que vous souhaitiez jamais d'être libres d'une ma-
nière si basse et si ravalée !
[P.6] Où sont ici ces hommes brutaux qui trouvent toutes
les lois importunes, et qui voudraient les voir abolies, pour
n'en recevoir que d'eux-mêmes et de leurs désirs déréglés ?
D UNE POSTULANTE BERNARDINE.
31
I
Qu'ils se souviennent du moins qu'ils sont hommes, et qu'ils
n'affectent pas une liberté qui les range avec les bêtes. Qu'ils
écoutent ces belles paroles que Tertullien semble n'avoir
dites que pour confirmer mon raisonnement : « Il a bien fallu,
nous dit-il, que Dieu donnât une loi à l'homme : » et cela
pour quelle raison ? était-ce pour le priver de sa liberté ?
(( Nullement, dit Tertullien ("). c'était pour lui témoigner
de l'estime : » Lex adjecta homini, ne no7i tain libei' quam
abjectiLs viderehir. Cette liberté de vivre sans lois eût été
injurieuse à notre nature. Dieu eût témoigné qu'il méprisait
l'homme, s'il n'eût pas daigné le conduire et lui prescrire
l'ordre de sa vie ('). Il l'eût traité comme les animaux,
auxquels il ne permet de vivre sans lois qu'à cause du peu
d'état qu'il en fait, et qu'il ne laisse libres que par mépris :
^Equandns cœteris aniinantibits, sohUis a Deo, et ex fastidio
liberis (''), dit Tertullien. Si donc il nous a établi des lois, ce
n'est pas pour nous ôter notre liberté, mais pour nous mar-
quer son estime ; c'est qu'il a voulu nous conduire comme
des créatures intelligentes; en un mot, il a voulu nous traiter
en hommes. Constitue, Domine, legislatorem super eos : « O
Dieu, donnez-leur un législateur; » modérez-les par des lois:
Ut sciant gentes quoniain Iwmines sunt (') : « Afin qu'on sache
que ce sont des hommes » capables de raison et d'intelli-
gence, et dignes d'être gouvernés par une conduite réglée :
Constitue, Domine \Jegislatorem stiper eos\
Par où vous voyez manifestement que la, liberté conve-
nable à l'homme n'est pas d'affecter de vivre sans lois. Il est
juste que Dieu nous en donne ; mais, mes sœurs, il n'est pas
moins juste [p. 7] que notre volonté s'y soumette. Car dénier
son obéissance à l'autorité légitime, ce n'est pas liberté, mais
rébellion ; ce n'est pas franchise, mais insolence. Qui abuse (')
de sa liberté jusqu'à manquer de respect, mérite justement
de la perdre. Et il 'en est ainsi arrivé. « L'homme ayant mal
usé de sa liberté, il s'est perdu lui-même, et il a perdu tout
a. Adv. Marcion., lib. II, n. 4. — b. Ibid. Ms. ex Deo. — c. Ps., ix, 21.
1. Beaucoup d'hésitations et de tâtonnements, qui indiquent que c'est ici
l'origine de ces pensées, qui se retrouveront au début du Carême de Saint-
Germain (pour la fête de la Purijication), 1666.
2. Souligné pour l'importance.
POUR LA VETURE
ensemble cette liberté qui lui plaisait tant :» Libcro arbitrio
maie utens Jiomo, et seperdidit et ipsum ("). Et cela, pour quelle
raison ? C'est parce qu'il a eu la hardiesse d'éprouver sa
liberté contre Dieu : il a cru qu'il serait plus libre, s'il se-
couait le joug de sa loi. Le malheureux! Sans doute, mes
sœurs , il a mal connu quelle était la nature de sa liberté.
C'est une liberté, remarquez ceci, mais ce n'est pas une indé-
pendance. C'est une liberté, mais elle ne l'exempte pas de
la sujétion qui est essentielle à la créature! Et c'est ce qui a
abusé le premier homme. Un saint pape a dit autrefois
qu'Adam (') avait été trompé par sa liberté : Stia in œternum
libertate deceptus {^'). Qu'est-ce à dire, trompé par sa liberté?
C'est qu'il n'a pas su distinguer entre la Hberté et l'indé-
pendance ; il a prétendu être libre, plus qu'il n'appartenait à
un homme né sous l'empire souverain de Dieu. Il était libre
comme un bon fils sous l'autorité de son père. Il a prétendu (')
d'être libre jusqu'à perdre entièrement le respect, et passer
les bornes de la soumission. Ma sœur, ce n'est pas ainsi qu'il
faut être libre; c'est la liberté des rebelles. [P. 8] Mais la
souveraine puissance de celui contre lequel ils se soulèvent
ne leur permet pas de jouir longtemps de cette liberté licen-
cieuse : bientôt ils se verront dans les fers, réduits à une ser-
vitude éternelle, pour avoir voulu étendre trop loin leur fière
et indocile liberté.
Quelle étrange franchise, mes sœurs, qui les rend captifs
du péché et sujets à la vengeance divine! Voyez donc com-
bien les hommes se trompent dans l'idée qu'ils se forment
de la liberté; et adressez-vous au Sauveur, afin d'être vrai-
ment affranchies : Si vos Filius libeniverit, [vere liberi eritis\.
C'est de là que vous apprendrez que la liberté véritable,
c'est d'être soumis aux ordres de Dieu et obéissant à ses
lois, et que vous la bâtirez solidement sur les débris de ces
libertés ruineuses. Et il est aisé de l'entendre par là (3). Car,
a. S. Aug., Enchir.^z2i^. xxx, n. 9. — Ms. libertate sua inaleitsus,... et ipsam.
— b. Innocent. I, Epist. xxiv, ad Conc. Carth.
1. Var. qu'il avait été trompé.
2. Var. il a voulu. — Tout ce passage est encore souligné.
3. Var. si vous savez comprendre la suite des principes que j'ai posés. — Les édi-
teurs mêlent texte et variante, comme dans vingt autres passages de ce discours.
d'une postOlaxte bernardine. . 33
comme nous l'avons déjà dit, étant (') nés sous le règne sou-
verain de Dieu, c'est une folie manifeste de prétendre d'être
indépendants ; ainsi notre liberté doit être sujette, et elle
aura (') d'autant plus de perfection qu'elle se rendra plus
soumise à cette puissance suprême.
xAipprenez donc, ô enfants des hommes, quelle doit être
votre liberté, et n'abusez pas de ce nom pour favoriser le
libertinage. Le (') premier degré de la liberté, c'est la sou-
veraineté et l'indépendance; mais cela n'appartient qu'à
Dieu. Et c'est pourquoi le second degré où les hommes
doivent se ranger, c'est d'être immédiatement au-dessous de
Dieu (^), de ne dépendre que de lui seul, de s'attacher telle-
ment à lui, qu'il soit par ce moyen au-dessus de tout. Voilà, mes
sœurs, dit Tertullien, la liberté qui convient à l'homme; une
liberté raisonnable, qui se sait tenir dans son ordre, qui ne
s'emporte ni ne se rabaisse {'), qui tient à gloire de céder à
Dieu, qui s'estimerait ravilie de se rendre esclave des créa-
tures, qui croit ne se pouvoir conserver {^) qu'en se soumet-
tant à celui qui lui a soumis toutes choses. C'est ainsi que les
hommes doivent être libres : (/é animal ratiojiale, intellectus
et scientiœ capax, ipsa quoque libertate ralionali coîitineretur,
ei subjectiLS qui subjecerat illi oinnia (").
Après avoir si bien établi l'idée qu'il faut avoir de la
liberté, je ne crains plus, ma sœur, qu'on vous la dispute; et
je demande hardiment aux enfants du siècle ce qu'ils pensent
de leur liberté, à comparaison de la vôtre.
Mais pourquoi les interroger, puisque nous avons devant
nous un homme qui, ayant passé par les deux épreuves de la
a. Adv. Marc, lib. II, n. 4. ^ Ms. uieretur, subjectus illi qui subjecit....
I. Var. puisque nous sommes nés.
2." Var. elle sera d'autant plus parfaite.
3. Première rédaction : « Ce que je vous prie de comprendre par cette
comparaison : nous voyons que dans un état le premier degré de l'autorité, c'est
d'avoir le maniement des affaires ; et le second, de s'attacher tellement à celui
qui tient le gouvernail, qu'en ne dépendant que de lui, nous voyions tout le reste
au-dessous de nous. Ainsi le premier degré de la liberté, c'est... » — Les édi-
teurs ont reporté cette comparaison après la citation de Tertullien. Bossuet
indique par deux renvois qu'il passe outre.
4. Var. de lui,... de s'y attacher tellement, — de nous y attacher tellement...
5. Var. sans s'emporter ni se rabaisser.
6. Var. et qui ne veut s'assujettir.
Sermons de Bossuet. — lU. ,
34 POUR LA VETURE
liberté des pécheurs et de la liberté des enfants de Dieu,
[p. 9] peut nous en instruire par son propre exemple? C'est
vous que j'entends, ô grand Augustin. Car peut-on se taire
de vous aujourd'hui que toute l'Église ne retentit que de vos
louanges, et que tous les prédicateurs de l'Évangile, dont
vous êtes le père et le maître, tâchent de vous témoigner
leur reconnaissance? Que j'ai de douleur, ô très saint évêque,
ô docteur de tous les docteurs, de ne pouvoir m'acquitter
d'un si juste hommage! Mais un autre sujet me tient attaché ;
et néanmoins je dirai, ma sœur, ce qui servira pour vous
éclaircir de cette liberté que je vous prêche ('). Augustin a
été pécheur, Augustin a goûté cette liberté dont se vante[nt]
les enfants du monde; il a contenté ses désirs, il a donné à
ses sens ce qu'ils demandaient. C'est ainsi que les pécheurs
veulent être libres. Augustin aimait cette liberté; mais depuis
il a bien conçu que c'était un misérable esclavage.
Quel était cet esclavage, mes sœurs? Il faut qu'il vous
l'explique lui-même par une pensée délicate, mais pleine de
vérité et de sens. J'étais dans la plus dure des captivités.
Et comment cela? Il va vous le dire en un petit mot : « Parce
que faisant ce que je voulais, j'arrivais où je ne voulais pas : »
Quomam volens, quo nollem pe7'veneram {"*). Quelle étrange
contradiction! Se peut-il faire, âmes chrétiennes, qu'en allant
OLi l'on veut, l'on arrive où l'on ne veut pas? Il se peut, et
n'en doutez pas ; c'est saint Augustin qui le dit; et c'est (') où
tombent tous les pécheurs : ils vont où ils veulent aller, ils
vont à leurs plaisirs, ils font ce qu'ils veulent ; voilà l'image
de la liberté qui les trompe : mais ils arrivent où ils ne veulent
pas arriver, à la peine et à la damnation qui leur est due; et
voilà la servitude véritable, que leur aveuglement leur cache.
Ainsi, dit le grand Augustin, étrange misère! en allant par
le sentier que je choisissais, j'arrivais au lieu que je fuyais
le plus; en faisant ce que je voulais, j'attirais ce que je ne
voulais pas, la vengeance, la damnation, une dure nécessité
de pécher que je me faisais à moi-même par la tyrannie de
a. Confes., lib. VIII, cap. v.
1. l^ar. dont je parle.
2. Var. c'est ce qui arrive à tous les pécheurs.
D UNE POSTULANTE BERNARDINE. 35
l'habitude : Dtun consuetudini non rcsistihir, facta est néces-
sitas ("). Je croyais être libre ; et je ne voyais pas, malheu-
reux, que je forgeais mes chaînes par l'usage de ma liberté
prétendue: je mettais un poids de fer sur ma tête, que je
ne pouvais plus secouer ; et je me garrottais tous les jours
de plus en plus par les liens redoublés de ma volonté endur-
cie. [P. 10] Telle était la servitude du grand Augustin, lors-
qu'il jouissait dans le siècle de la liberté des rebelles. Mais
voyez maintenant, ma sœur, comme il goûte dans la retraite
la sainte liberté des enfants.
Quand il eut pris la résolution que vous avez prise, de renon-
cer tout à fait au siècle, d'en quitter tous les honneurs et tous
les emplois, de rompre d'un même coup tous les liens qui l'y
attachaient, pour se retirer avec Dieu, ne croyez pas qu'il
s'imaginât qu'une telle vie fût contrainte. Au contraire, ma
chère sœur, combien se trouva-t-il allégé? quelles chaînes
crut-il voir tomber de ses mains? quel poids de dessus ses
épaules? Avec quel ravissement s'écria-t-il : « O Seigneur,
vous avez rompu mes liens! » Quelle douceur inopinée se
répandit tout à coup dans son âme, de ce qu'il ne goûtait
plus ces vaines douceurs qui l'avaient charmée si longtemps !
Quaui suave subito niiJii factiun est carere suavitatibiLS
mtgarum ('')! Mais avec quel épanchement de joie vit-il
naître sa liberté, qu'il n'avait pas encore connue; liberté pai-
sible et modeste, qui lui fit baisser humblement la tête sous
le fardeau léger de Jésus-Christ, et sous son joug agréable :
De quo duo altoque secreto evocattim est in momento liberuin
arbitrium meum, quo subderem cervicem levi jugo tuo. C'est
lui-même qui nous raconte ses joies, au IX^ livre de ses Con-
fessions, avec un transport incroyable.
Croyez-moi, ma très chère sœur, ou plutôt croyez le grand
Augustin, croyez une personne expérimentée : vous éprou-
verez les mêmes douceurs et la même liberté d'esprit, dans
la vie dont vous commencez aujourd'hui l'épreuve, si vous y
êtes bien appelée. Vous y serez dans la dépendance ; mais
c'est en cela que vous serez libre, de ne dépendre que de
a. Confes.^ lib. VIII, cap. v. — h. Ibid., IX, cap. i.
36 POUR LA VÊTURE
Dieu seul, et de rompre tous les autres nœuds qui tiennent
les hommes asservis au monde. Vous y souffrirez de la con-
trainte ; mais c'est pour dépendre d'autant plus de Dieu. Et
ne vous avons-nous pas montré clairement que la liberté ne
consiste que dans cette glorieuse dépendance ? Vous perdrez
une partie de votre liberté, au milieu de tant d'observances
de la discipline religieuse; il est vrai, je vous le confesse :
mais si vous savez bien entendre quelle liberté vous perdez,
vous verrez que cette perte est avantageuse.
[P. 1 1] En effet, nous sommes trop libres. trop libres à nous
porter au péché, trop libres à nous jeter dans la grande voie
qui nous mène à perdition. Oui nous donnera que nous puis-
sions perdre cette partie malheureuse de notre liberté par
laquelle nous nous dévoyons ('), par laquelle nous nous ren-
dons captifs du péché ! O liberté dangereuse, que ne puis-je
te retrancher de mon franc arbitre ! que ne puis-je m'imposer
moi-même cette heureuse nécessité de ne pécher pas ! Mais
cela ne se peut durant cette vie. Cette liberté glorieuse (-)
de ne pouvoir plus servir au péché,c'est le partage des saints,
c'est la félicité des bienheureux. Nous aurons toujours à com-
battre cette liberté de pécher, tant que nous vivrons en ce lieu
d'exil et de tentations.
Que faites-vous ici, mes très chères sœurs, et que fait la vie
religieuse ? Elle voudrait pouvoir s'arracher cette liberté de
mal faire. Elle voit qu'il est impossible ; elle la bride du moins
autant qu'il se peut ; elle la serre de près par une discipline
sévère, de peur qu'elle ne s'échappe. Elle se retire, elle se sé-
pare, elle se munit par une clôture ; c'est pour détourner les
occasions et pour s'empêcher, s'il se peut, de pouvoir jamais
servir au péché {■^). Elle se prive des choses permises, afin
de s'éloigner d'autant plus de celles qui sont défendues. Elle
est bien aise d'être observée ; elle cherche des supérieurs qui
la veillent, elle veut qu'on la conduise de l'œil, qu'on la mène
toujours par la main, afin de se laisser moins de liberté de
s'écarter de la droite voie ; et elle a raison de ne craindre (*)
1. Var. nous nous égarons.
2. Var. bienheureuse.
3. Var. de pouvoir pécher.
4. Var. de croire, ma sœur, cjue ces salutaires contraintes ne sont pas con-
traires à la liberté.
D UNE POSTULANTE BERNARDINE. 37
pas que ces salutaires contraintes lui fassent perdre sa liberté.
Ce n'est pas s'opposer (') [à] un fleuve, [ni] bâtir une digue en
son cours pour rompre le fil de ses eaux, que d'élever des
quais sur ses rives, pour empêcher qu'il ne se déborde et ne
perde ses eaux dans la campagne ; au contraire, c'est lui
donner le moyen de couler plus doucement dans son lit, et
de suivre plus certainement son cours naturel. Ce n'est pas
perdre sa liberté que de lui donner des bornes deçà et delà,
pour empêcher qu'elle ne s'égare ; c'est l'adresser plus assu-
rément à la voie qu'elle doit tenir. Par une telle précaution,
on ne la gêne pas, mais on la conduit. Ceux-là la perdent,
ceux-là la détruisent, qui la détournent de son naturel, c'est-
à-dire d'aller à son Dieu.
Ainsi la discipline religieuse, qui travaille avec tant de soin
à vous rendre la voie du salut unie, travaille par conséquent
à vous rendre libre ; et j'ai eu raison de vous dire dès le com-
mencement de ce discours, que la clôture que vous embrassez
n'est pas une prison où votre liberté soit opprimée : c'est
plutôt un asile fortifié, [p. 12] où elle se défend contre le
péché, pour s'exempter de sa servitude. Mais (-) pour s'affer-
mir davantage, si elle prend garde au péché par la discipline,
elle fait quelque chose de plus ('), elle va jusqu'à la source,
et elle dompte les passions par la mortification et la péni-
tence (^). C'est ma seconde partie.
SECOND POINT.
Je ne m'étonne pas, chrétiens, si les sages instituteurs de la
vie religieuse et retirée ont jugé à propos de l'accompagner
de plusieurs pratiques sévères, pour mortifier les sens et les
appétits. C'est qu'ils ont considéré l'homme comme un ma-
lade, qui avait besoin de remèdes forts, et par conséquent
violents ; c'est qu'ils ont vu que ses passions le tenaient cap-
tif par une douceur pernicieuse, et {=) ils ont voulu la corriger
1. Far. Ce n'est pas perdre un fleuve, que d'élever des quais sur ses rives...
2. Far. Et, —Les éditeurs mêlent dans cette phrase texte et variantes.
3. î^ar. elle monte encore plus haut.
4. Var. par les exercices de la pénitence.
5. Far. qu'ils ont voulu corriger.
POUR LA VETURE
par une amertume salutaire. Que cette conduite soit sage, il
est bien aisé de le justifier. Dieu même en use de la sorte,
et il n'a pas de moyen plus efficace de (') nous dégoûter des
plaisirs où nos passions nous attirent, que de les mêler de
mille douleurs qui nous empêchent de les trouver doux. C'est
ce qu'il nous a montré par plusieurs exemples ; mais le plus
illustre de tous, c'est celui de saint Augustin. Il faut qu'il vous
raconte lui-même la conduite de Dieu dans sa conversion,
qu'il vous dise par quel moyen il a modéré l'ardeur de ses
convoitises ('), et abattu leur tyrannie. Ecoutez, il vous le va
dire : nous nous sommes trop bien trouvés de l'entendre pour
lui refuser notre audience.
Voici qu'il élève à Dieu la voix de son cœur, pour lui ren-
dre ses actions de grâces. Mais de quoi pensez-vous qu'il le
remercie .'* Est-ce de lui avoir donné tant de bons succès, de
lui avoir fait trouver des amis fidèles et tant d'autres choses
que le monde estime ? Non, ma sœur, ne le croyez pas. Au-
trefois ces biens le touchaient, il témoignait de la joie en
la (3) possession de ces biens ; il parle maintenant un autre
langage. Je vous remercie, dit-il, ô Seigneur, non des biens
temporels que vous m'accordiez, mais des peines et des
amertumes que vous mêliez (^) dans mes voluptés illicites.
J'adore votre rigueur miséricordieuse, qui par le mélange de
cette amertume, travaillait à m'ôter le goût de ces douceurs
empoisonnées. Je reconnais, ô divin Sauveur, que vous
m'étiez d'autant plus propice que vous me troubliez dans la
fausse paix que mes sens cherchaient hors de vous, et que
vous ne me permettiez pas de m'y reposer : Te propitio
tanto inagis, qua7ito minus sinebas mihi diilcescere\j^. l'^qiwd
non eras tu (").
Connaissons par ce grand exemple combien la sévérité
nous est nécessaire. Les liens dont nos passions nous en-
a. Confess., lib. VI, cap. vi.
1 . Var. point de moyen plus efficace pour nous dégoûter des plaisirs que nos
passions nous proposent, que de les mêler de mille douleurs pour nous em-
pêcher....
2. Var. de ses passions.
3. Var. en les possédant ; maintenant il parle....
4. fvir. que vous répandiez sur...
I
D UNE POSTULANTE BERNARDINE. 39
lacent ne peuvent être brisés sans effort, les nœuds en sont
trop mêlés {') et trop délicats pour pouvoir être défaits dou-
cement ; il faut rompre, il faut déchirer, il faut que 1 ame
sente de la violence, de peur de se plaire trop dans ses con-
voitises. C'est ainsi que Dieu délivre ses amis fidèles de la
servitude de leurs passions. Vous le voyez en saint Augus-
tin ; et (') si vous voulez savoir la raison de cette conduite
admirable, le même saint Augustin vous INexpliquera par une
excellente doctrine du livre V contre Julien. C'est de là que
nous apprenons qu'il y a en nous deux sortes de maux. Il y a
en nous des maux qui nous plaisent, et il y a des maux qui
nous affligent. Qu'il y ait des maux qui nous affligent, ah!
nous l'éprouvons {') tous les jours. Les maladies, la perte des
biens, les douleurs d'esprit et de corps, tant d'autres misères
qui nous environnent, ne sont-ce pas des maux qui nous
affligent ? Mais il y en a aussi qui nous plaisent, et ce sont
les plus dangereux ; par exemple, l'ambition déréglée, la
douceur cruelle de la vengeance, l'amour désordonné des
plaisirs, ce sont des maux et de très grands maux, mais ce
sont des maux qui nous plaisent, parce que ce sont des
maux qui nous flattent. 11 y a donc des maux qui nous
blessent, «et ce sont ceux-là, dit saint Augustin, qu'il faut (^)
que la patience supporte; [p. 14] et il y a des maux qui nous
flattent, et ce sont ceux-là, dit le même saint, qu'il faut {^)
que la tempérance modère : » A/m malasunt quœ per patieii-
tïa?n sustinemîLS, alia quœ per continentiain refrenaimis {^).
Au milieu de ces maux divers dont il faut supporter les
uns, dont il faut modérer les autres, et qu'il faut surmonter
tous deux, chrétiens, quelle misère est la nôtre ! O Dieu,
permettez-moi de m'en plaindre : Usquequo, Domine, iisqîic-
quo oblivisceris me in fine m (") .'^« Jusqu'à quand, ô Seigneur,
a. Contrajul., lib. V, cap. v, n. 22. — b. Ps., xn, i.
1. P''ar. trop serrés.
2. Deforis supprimait ici deux grandes pages, de peur qu'on ne criât aux répé-
titions. (Cf. Vêture de M"*" de Bouillon, 1660.) Il en avertissait.
3. Lâchât ; nour l'apprenons. — 11 y avait ici deux pages à transcrire : atten-
dons-nous à trouver des fautes.
4. Var. que nous devons souffrir par la patience.
5. Var. que nous devons modérer par la tempérance.
40 POUR LA VETU RE
nous oublierez-vous dans cet abîme de calamités ?» Jusqu'à
quand détournerez-vous votre face de dessus les enfants
d'Adam, pour n'avoir point de pitié de leurs ma.\d.d[QS? A z>er-
tîs facicm tuam in Jïneni (') ? Est-ce pas assez, ô Seigneur,
que nous soyons pressés (^) de tant de misères qui font
trembler nos sens, qui donnent de l'horreur à nos esprits ?
Pourquoi faut-il qu'il y ait des maux qui nous trompent par
une belle apparence, des maux que nous prenions pour des
biens, des maux qui nous plaisent et que nous aimions ? Est-
ce que ce n'est pas assez (3) d'être misérable ? Faut-il pour
surcroît de malheur que nous nous plaisions en notre misère,
pour perdre à jamais l'envie d'en sortir (\) ? « Malheureux
homme que je suis! qui me délivrera de ce corps de mort {")?»
Ecoute la réponse, homme misérable : ce sera « la grâce de
Dieu par Notre-Seigneur Jksus-Christ : » Gratin Dei per
Jf.svm Christum Dominum fiosti'ttin (^).
Mais admire l'ordre qu'il tient pour taguérison. Il est vrai
que tu éprouves [p. 15J deux sortes de maux : les uns qui
piquent, les autres qui flattent. Mais il a disposé par sa pro-
vidence que les uns servissent de remède aux autres ; je veux
dire que les maux qui blessent servent pour modérer ceux
qui plaisent, les douleurs pour corriger les passions, les
afflictions de la vie pour nous dégoûter des vaines douceurs
et étourdir le sentiment des plaisirs mortels. Incrassatus
est dilectîis, et recalciti^avit (' ) : « Le bien-aimé s'est engraissé,
et il a regimbé contre l'éperon ; » Dieu l'a frappé, et il s'est
remis dans son devoir : Cttm occideret eos, quœrebant euin ("').
Ainsi Augustin (5) était assoupi dans l'amour des plaisirs du
monde ; emporté par ses passions et enchanté par les maux
a. Rom., VII, 24. — b. Ibid., 25. — c. Deut., xxxil, 15. — Ms. ImpingiiaUts
est... — d. Ps., LXXVll, 34.
1. Les éditeurs ajoutent ici huit lignes empruntées, croyons-nous, à un passage
analogue de la Vêture de M"" de Bouillon, 1660 (2" point). Cette interpolation
a été maintenue par M. Lâchât dans son texte.
2. Var. accablés.
3. Var. Est-ce pas assez...?
4. Cette distinction des deu.K sortes de maux revenait fréquemment dans les
sermons de 1656 ; mais elle n'avait pas encore été rendue avec cette vivacité et
ce mouvement.
5. Ici encore notre texte (celui du manuscrit) diffère de celui de Lâchât, et de
toutes les éditions.
DUNE POSTULANTE BERNARDINE. 41
qui plaisent, il était blessé jusqu'au cœur, et il ne sentait pas sa
blessure. Dieu a appuyé sa main sur sa plaie, pour lui faire
connaître son mal et lui faire tendre le bras à son médecin :
Sensum vulneris hc pungebas ("). Il l'a piqué jusqu'au vif par
les afflictions, pour le détourner de ses convoitises, et exciter
ses affections endormies à la recherche du bien véritable.
Telle est la conduite de Dieu ; c'est ainsi qu'il nous avertit
de nos passions ; et c'est, ma sœur, sur cette sage conduite
que la vie religieuse a réglé la sienne. Peut-elle y suivre un
plus grand exemple .-* Peut-elle se proposer un plus beau
modèle ? Elle entreprend de guérir les âmes par la méthode
infaillible de ce souverain médecin. Elle châtie les corps avec
saint Paul i^\ Elle réduit en servitude le corps par les saintes
austérités de la [p. 1 6] pénitence, pour le rendre soumis à l'es-
prit. C'est (') rendre l'esprit plus libre que de brider son
ennemi et le tenir en prison tout couvert de chaînes. (( Je
ne travaille pas en vain, mais je châtie mon corps,» [dit l'A-
pôtre]: Ce n'est pas travailler en vain que de mettre en liberté
mon esprit. J'ai, dit-il, un ennemi domestique ; voulez-vous
que je le fortifie, et que je le rende invincible par ma com-
plaisance ? Ne vaut-il pas bien mieux que j'appauvrisse mes
convoitises, qui sont infinies, en leur refusant ce qu'elles
demandent ? Tellement que la vraie liberté d'esprit, c'est de
contenir nos affections déréglées par une discipline forte et
rigoureuse, et non pas de les contenter par une molle con-
descendance. Que cette méthode est salutaire ! Car, ma
sœur, je vous en conjure, jetez encore un peu les yeux sur le
monde ('). Voyez les dérèglements de ceux qui le suivent (),
voyez les excès criminels où leurs passions les emportent.
Ah ! je vois que le spectacle de tant de péchés fait horreur à
votre innocence. Mais quelle est la cause de tous ces désor-
dres .-* C est, ma sœur, qu'ils ne songent pas à donner des
bornes à leurs passions. Au contraire ils les traitent délrca-
a. Confess., lib. VI, cap. vi. — b. l Cor., ix, 27.
1. Addition sans renvoi. Voyez au ms. la fin du deuxième point Lâchât en
fait bien mal à propos le début du troisième.
2. Peut-être l'orateur aura-t-il abrégé cette fin, par compensation à l'addition
qu'on vient de lire. Mais ses intentions ne sont pas indiquées dans le manuscrit.
3. Var. qui l'aiment.
42 POUR LA VETURE
tement. Ils attisent ce feu, et ses (') ardeurs croissent jus-
qu'à l'infini ; ils nourrissent ces bêtes farouches, et ils n'en
peuvent plus dompter là fureur; à force de complaire à leurs
convoitises, ils {'') les rendent invincibles par la complaisance.
Mes sœurs, que votre conduite est bien plus réglée! Bien
loin de donner des armes à ces ennemis, vous les affaiblissez
tous les jours par les veilles, par l'abstinence et par l'oraison.
Vous tenez le corps sous le joug, comme un esclave rebelle
et opiniâtre ( ). J'avoue que la nature souffre dans cette con-
trainte. Mais ne vous plaignez pas de cette conduite : cette
peine, c'est un remède ; cette rigueur qu'on vous tient, c'est
un régime. C'est ainsi qu'il vous faut traiter, enfants de
Dieu, jusqu'à ce que votre santé soit parfaite. Cette
convoitise qui vous attire, [p. 17] ces maux trompeurs dont
je vous parlais, qui ne vous blessent qu'en vous flattant,
demandent nécessairement cette médecine. Il importe que
vous ayez des maux à souffrir, tant que vous en aurez à cor-
riger. Il importe que vous ayez des maux à souffrir, tant
que vous serez au milieu des biens où il est dangereux de se
plaire trop. Si ces remèdes vous semblent durs, « ils s'excu-
sent, dit Tertullien, du mal qu'ils vous font par l'utilité qu'ils
vous apportent {"). » Soumettez-vous, ma sœur, puisque
Dieu le veut, à ce salutaire régime ; commencez-en aujour-
d'hui l'épreuve, avec la bénédiction de l'Église ; embrassez
de tout votre cœur ces austérités fructueuses, qui, ôtant tout
le goût aux plaisirs des sens, vous feront sentir vivement
les chastes voluptés de l'esprit. Subissez le joug du Sauveur,
aimez toutes ces contraintes qui vous vont rendre aujourd'hui
son affranchie : Si vos Films \^liberaverit, vere liberi eritis~\.
Mais outre le péché et les passions, il y a encore d'autres
liens à rompre, cet engagement des affaires, ce nombre infini
de soins superflus. Et c'est ce qui me reste à vous dire dans
cette dernière partie.
a. De Pœfiit., n. lo.
1. Var. et il croît jusquà l'infini.
2. Var. ils en deviennent enfin les esclaves. — Kdtf. Lâchai : demeurent... —
Et dans le texte : « par lettr complaisance. »
3. Va}-, et indocile.
D UNE POSTULANTE HERNARDINE. 43
TROISIÈME POINT.
[P. iS] Jusques ici, âmes chrétiennes, nous avons disputé
de la liberté contre des hommes qui nous contredisent, et que
nos raisonnements ne convainquent pas sur le sujet de leur
servitude. Car ils ne sentent pas celle du péché, parce qu'ils
n'ont fait que ce qu'ils voulaient ; ils ne s'aperçoivent pas
non plus que leurs passions les contraignent, parce qu'ils ne
s'opposent pas à leur cours et qu'ils en suivent la pente : si
bien qu'ils n'entendent pas cette servitude que nous leur
avons reprochée. Mais dans la contrainte dont je dois parler,
j'ai un avantage, mes sœurs, que le monde est presque d'ac-
cord avec (') l'Évangile, et qu'il n'y a personne qui ne con-
fesse que cet empressement éternel où nous jettent tant
d'occupations différentes, est (') un joug importun et dur.qui
contraint étrangement notre liberté. N'employons donc pas
beaucoup de discours à prouver une vérité qui ne nous est
pas contestée ; nos adversaires nous donnent les mains : le
monde même que nous combattons, se plaint tous les jours
qu'on n'est pas à soi, qu'on ne fait ce que l'on veut qu'à demi,
parce qu'on nous ôte notre meilleur temps. C'est pourquoi
on ne {^) trouve jamais assez de loisir, toutes les heures s'é-
coulent trop vite, toutes les journées finissent trop tôt ;
et, parmi tant d'empressement, il faut bien qu'on avoue,
mal gré qu'on en ait, qu'on n'est pas maître de sa liberté.
Telles plaintes sont ordinaires dans la bouche des hommes
du monde ; et encore que je sache qu'elles sont très justes,
je ne laisse pas de maintenir que ceux qui les font ne le sont
pas. [P. 19] Car souffrez que je leur demande quelle rai-
son ils ont de se plaindre. Si ces liens leur semblent pesants
il ne tient qu'à eux de les rompre. S'ils désirent d'être à
eux-mêmes, ils n'ont qu'à le vouloir fortement, et bientôt,
ils s'en rendront maîtres. Mais, mes sœurs, ils ne veulent pas.
Tel se plaint qu'il travaille trop, qui étant tiré des affaires ne
pourrait souffrir son repos. Les journées maintenant lui
semblent trop courtes, et alors son loisir lui serait à charge ;
1. Var. avec moi.
2. Var. est extrêmement importun et contraint étrangement notre liberté.
3. Var. on n'y a jamais assez de loisir, toutes les heures sont trop avancées.
44 POUR LA VETU RE
il croira être sans affaires, quand il n'aura plus que les siennes,
comme si c'était peu de chose que de se conduire soi-même.
D'où vient, mes sœurs, cet aveuglement, si ce n'est que
notre esprit inquiet ne peut goûter le repos, ni la liberté
véritable? [P. 20] Et afin de le mieux entendre, remarquons
s'il vous plaît, en peu de paroles, qu'il y a de la liberté dansle
repos, et qu'il y en a aussi dans le mouvement. C'est une
liberté d'avoir le loisir de se reposer, et c'est aussi une liberté
d'avoir la faculté de se mouvoir. Il y a de la liberté dans le
repos : car quelle liberté plus solide que de se retirer en
soi-même, de se faire en son cœur une solitude, pour penser
uniquement à la grande affaire, qui est celle de notre salut,
de se séparer du tumulte où nous jette l'embarras du monde,
pour faire concourir tous ses désirs à une occupation si néces-
saire ? [P. 20^^'s] C'est, mes sœurs, cette liberté dont jouis-
sait cet ancien si tranquillement, lorsqu'il disait ces belles
paroles : Je ne m'échauffe point dans un barreau, je ne risque
rien dans la marchandise, je n'assiège pas la porte des grands,
je ne me mêle pas dans leurs dangereuses intrigues ; je me
suis séquestré du monde, parce que je me suis aperçu que
j'ai assez d'affaires en moi-même : In me tinicum 7iegotmm
tnihi est ; si bien qu'à cette heure mon plus grand soin, c'est
de retrancher les soins superfius : nihil aliud atro qjiam (')
ne cîireni (").
Telle est la liberté véritable; mais elle n'est pas au goût
des hommes du siècle. Cette tranquillité leur est (') en-
nuyeuse, ce repos leur semble une léthargie ; ils exercent
leur liberté d'une autre manière, par un mouvement éternel,
errant dans le monde deçà et delà. Ils nomment liberté leur
égarement ; comme des enfants qui s'estiment libres, lorsque
s'étant échappés de la maison paternelle, où ils jouissaient
d'un si doux repos, ils courent sans savoir où ils vont, Voilà
la liberté des hommes du monde : une seule affaire ne leur
suffit pas pour arrêter leur âme inquiète ; ils s'engagent
volontairement dans une chaîne continuée de visites, de di-
a. Tertull., de Pall., n. 5.
1. M s. Unum ilhid euro ne quid curem.
2. Var. leur tourne en ennui.
\
D UNE POSTULANTE BERNARDINE. 45
vertissements, d'occupations différentes, qui naissent perpé-
tuellement les unes des autres ; ils ne [p. 21] se laissent pas
un moment à eux, parmi tant d'heures du meilleur temps,
qu'ils s'obligent insensiblement à donner aux autres. Au mi-
lieu d'un tel embarras, il est vrai qu'ils se sentent quelquefois
pressés : ils se plaignent de cette contrainte ; mais au fond
ils aiment cette servitude, et ils ne laissent pas de se satis-
faire d'une image de liberté qui les flatte. Comme un arbre
que le vent semble caresser en se jouant avec ses feuilles et
avec ses branches; bien que ce vent ne le flatte qu'en l'agi-
tant, et le pousse tantôt d'un côté et tantôt d'un autre avec
une grande inconstance, vous diriez toutefois que l'arbre
s'égare par la liberté de son mouvement : ainsi, dit le grand
Augustin, encore que les hommes du monde n'aient pas de
liberté véritable, étant toujours contraints de céder aux divers
emplois qui les pressent, toutefois ils s'imaginent jouir d'un
certain air de liberté et de paix, en promenant deçà et delà
leurs désirs vagues et incertains : Tanqîiaiu olivœ pendentes
in arbore, ducentibus ventis, quasi quadaiu libertate aurœ
perfruentes vago quodam desiderio siio {f).
Quelle est, ma sœur, cette liberté qui ne nous permet pas
de penser à nous, et qui, nous dérobant tout notre temps,nous
mène insensiblement à la mort, [p. 22] avant que d'avoir
appris comment il faut vivre ? Si c'est cette liberté que vous
perdez en vous jetant dans ce monastère, pouvez-vous y
avoir regret ? Au contraire, ne devez-vous pas rendre (')
grâces à Dieu d'une perte si fructueuse ? Si vous demeurez
dans le siècle, il vous arrivera ce que dit l'Apôtre : Sollicittis
est qiLCB sunt mundi,et divisus est ('^). Votre liberté sera divisée,
au milieu des soins de la terre : une partie se perdra dans les
visites, une autre dans les soins de l'économie, etc ('). Parmi
tant de troubles et d'empressements, presque toute votre
liberté sera engagée ; si vous y donnez quelque temps à
a. In Ps. cxxx\ I, n. 9. — <J. I Cor., vu, Z3-
1. Var. louer Dieu.
2. Ueforis amplifie ainsi cet etc. : [dans lattention àun mari, l'application aux
affaires de sa maison, l'éducation de ses enfants, l'e'tablissement de sa famille].—
Il is.\iàxa\i a.\\ mo'xxïs vos en/anfs, votre famille : la postulante ne pouvait-elle
épouser qu'un veuf ?
46 POUR LA VÊTURE
Dieu, il faudra le dérober aux affaires. Dans la religion, elle
est toute à vous ; il n'y a heure, il n'y a moment que vous
ne puissiez ménager, et le donner saintement à Dieu.
Toutefois n'entrez pas témérairement dans une profession
si relevée. L'Église, qui vous y voit avancer, vous arrête
dès le premier pas ; elle vous ordonne de vous éprouver, et
d'examiner votre vocation. Je vous ai dit, et il est très vrai,
que la vie que vous embrassez a sans doute de grands avan-
tages; mais je ne puis vous dissimuler qu'elle a de grandes
difficultés pour celles qui n'y sont pas appelées. Éprouvez-
vous donc sérieusement ; et si vous ne sentez en vous-même
un extrême dégoût du monde, une sainte et divine ardeur
pour la perfection chrétienne, [p. 23] sortez, ma sœur, de
cette clôture, et ne profanez pas ce lieu saint. Que si Dieu,
comme je le pense, vous a inspiré par sa grâce le mépris des
vanités de la terre et un chaste désir d'être son épouse, que
tardez-vous de vous revêtir de l'habit que votre Époux vous
prépare, et pourquoi vois-je encore sur votre personne tous
les vains ornements du monde, c'est-à-dire la marque de sa
servitude ? Onineni hanc ornahis serviiuteni a libero capite
dépeinte (").
Et ne vous étonnez pas, si je dis que cet habit est la marque
de sa servitude. Car qu'est-ce que la servitude du siècle?
[P. 23'^'sj C'est un attachement aux soins superflus; c'est ôter
le temps à la vérité, pour le donner à la vanité. Et où paraît
mieux cet attachement que dans cette pompe des habits du
siècle.'^ La nécessité et la pudeur ont fait autrefois les pre-
miers habits ; la bienséance s'en étant mêlée, elle y a ajouté
quelques ornements. La nécessité les avait faits simples; la
pudeur les faisait modestes ; la bienséance se contentait de
les faire propres. Mais la curiosité s'y étant jointe, la profu-
sion n'a plus eu de bornes; et pour orner un corps mortel,
presque toute la nature travaille, presque tous les métiers
suent ; presque tout le temps s'y consume. Combien en a-t-on
employé à ce vain ajustement qui vous environne! Combien
d'heures se sont écoulées ? Et n'est-ce pas une servitude }
Omnem hanc ornatus servitutem \_a libero capite depellite?^
a. Tertull., De Cull./em., lib. II, n. 7.
D UNE POSTULANTE BERNARDINE. 47
Que dirai-je de la coiffure? C'est ainsi que le monde
prodigue les heures, c'est ainsi qu'il se joue du temps ; il le
prodigue jusqu'aux cheveux, c'est-à-dire la chose la plus né-
cessaire à la chose la plus inutile. La nature, qui ménage
tout, jette les cheveux sur la tête avec négligence, comme
un excrément (') superflu. Ce que la nature regarde comme
superflu, la curiosité en fait une étude (^) : elle devient inven-
tive et ingénieuse, pour se faire une affaire {^) d'une baga-
telle, et un emploi d'un amusement. N'ai-je donc pas raison
de vous dire que ces superbes ornements du siècle, c'est
l'habit de la servitude ?
Venez donc, ma très chère sœur, venez recevoir des mains
de Jésus les [p. 24] ornements de la liberté. On changeait
autrefois d'habit à ceux que l'on voulait affranchir ; et voici
qu'on vous présente humblement au divin Auteur de la
liberté, afin (■♦) qu'il lui plaise de vous dépouiller aujourd'hui
de toutes les marques de votre esclavage. Qu'on ne trouble
point par des pleurs une si sainte cérémonie ; que la ten-
dresse de vos parents ne s'imagine pas qu'elle vous perde,
lorsque Jésus-Christ vous prend en sa garde. Quoi! ce
changement d'habit vous doit-il surprendre ? Si le siècle
jusqu'ici vous a habillée, doit-on vous envier le bonheur que
Jésus-Christ vous revête à sa mode? Quittez, quittez donc
ces vains ornements et toute cette pompe étrangère. Rece-
vez des mains de l'Église le dévot habit du grand saint Ber-
nard. Ou plutôt représentez-vous la main de Jésus invisible-
ment étendue: c'est lui qui vous environne de cette blancheur,
pour être le symbole de l'innocence; c'est lui qui vous couvre
de ce sacré voile, qui sera le rempart de votre pudeur, le
sceau inviolable de votre retraite, la marque fidèle de votre
obéissance.
Mais en vous dépouillant des habits du siècle, dépouillez-
vous aussi au-dedans de toutes les vanités de la terre. Ne
vous laissez pas éblouir au faux brillant que jette aux yeux
1. C est-à-dire, excroissance.
2. Var. une affaire.
3. Var. une étude....
4. Var. pour vous dépouiller...
48 POUR LA VÊTURE d'uNE POSTULANTE BERNARDINE.
la grandeur humaine. Songez que les soins, les inquiétudes,
et encore le dépit et le chagrin ne laissent pas souvent de
nous dévorer sous l'or et les pierreries ; et que le monde est
plein de grands et illustres malheureux, que tous les hommes
plaindraient, si l'ignorance et l'aveuglement ne les faisaient
juger dignes d'envie. Réjouissez-vous donc saintement en
votre innocente simplicité, qui donnera plus de lustre à votre
famille que toutes les grandeurs de la terre. Car, s'il est glo-
rieux à votre maison d'avoir mérité tant d'honneurs, c'est un
nouveau degré d'élévation de les savoir mépriser généreu-
sement ; et je la trouve bien mieux établie de s'étendre si
avant par votre moyen jusque dans la maison de Dieu, que
de s'être unie par ses alliances à tout ce que cette grande
ville a de plus illustre. Encore (') que l'on ait vu vos prédé-
cesseurs remplir les places les plus importantes, ne leur enviez
pas la part qu'ils ont eue au gouvernement de l'Etat ('); mais
tâchez de leur succéder en la grâce que Dieu leur a faite de
se bien gouverner eux-mêmes. Quel honneur ferez-vous, ma
sœur, à ceux qui vous ont donné la naissance, en purifiant
tous les jours par la perfection religieuse ces excellentes dis-
positions qu'une bonne naissance vous a transmises, qu'une
sage éducation et l'exemple de la probité qui luit de toutes
parts dans votre famille ont si heureusement cultivée[s] !
1. Ces deux dernières phrases sont une addition de la dernière heure.
2. II reste ici une énigme, dont nous n'avons pu jusqu'à présent découvrir le
mot. Nous avons déjà fait cet aveu dans notre Histoire critique^ p. 173. Les
conjectures que nous y avions jointes sont trop douteuses pour qu'il soit à pro-
pos de les reproduire ici.
i
Pour la FETE de la NATIVITE (■)
DE LA SAINTE VIERGE.
Sermon prononcé, le 8 septembre 1659,
à Paris, aux Incurables.
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I
La date se reconnaît à l'écriture et à l'orthographe du manuscrit,
un de ceux qui sont restés inconnus à M. Lâchât. Le lieu nous a été
révélé par une note de Bossuet lui-même. Dans Y Esquisse d'un ser-
mon pour la Compassion de la sainte Vierge, en 1663, il se réfère à
celui-ci en ces termes : « Entrez dans ces grandes salles. V. Sermon
aux Incurables, p. 14.» Et dans un passage barré, il est plus explicite
encore : « V. Servi, de Nativ. Virgin is, aux Incurables, p. 14. » Ce
sermon est indiqué aussi dans l'esquisse sur ! Aumône, en 1666,
mais par ce simple mot: « Sainte Vierge » {inss., 12822, f. 99). Il
existe un sommaire, écrit comme les autres avant leCarême de i662(-).
Tous les éditeurs donnent, au commencement du second point,
une longue variante, où ils croient voir la preuve que ce sermon,
prêché une seconde fois, l'a été dans la chapelle de Versailles. Ce fut
en 1665, et au Louvre, comme nous le dirons à propos de l'Avent
royal de cette année, que l'auteur revint à quelques idées déve-
loppées dans ce sermon. Le manuscrit ne laisse pas de doute. Bossuet
s'inspira de ce discours pour la préparation hâtive d'une instruction
solide pour la fête de l'Immaculée Conception (8 décembre 1665).
Nous donnerons à cette date le fragment curieux qu'il rédigea
in-extenso. Quant aux corrections et additions de détail, apposées
alors sur le manuscrit, comme elles ne peuvent se lire isolément,
nous les reproduisons ici-même, mais en les distinguant des variantes
contemporaines du texte. Celles-ci ne sont que des premières
rédactions, remplacées par ce qu'on lit dans le corps du discours ;
celles-là au contraire sont des améliorations, souvent remarquables,
et des embellissements du texte primitif.
Sommaire (3). — Nox prœcessit.
(Exorde.) Dieu, en faisant Marie, traçait JéSUS-Christ : TertuU
lien (p. 1,2).
1. Ms. appartenant à M. le Supérieur de Saint-Sulpice (in f', sans marge). Il
manque les deux exordes. Le sommaire est à la Bibliothèque nationale (12825,^4).
2. Cela seul aurait dû empêcher les éditeurs de 1870 (édit. Guérin) de placer
ce sermon en 1668.
3. Ce sommaire a été donné par M. Lâchât et dans les éditions plus récentes,
mais avec beaucoup d'inexactitudes.
Sermons de Bossuet. — III. ' 4
50
POUR LA NATIVITÉ
[/"point.] Privilèges de l'innocence conservée et rétablie. Distinc-
tion: en qualité de Sauveur, plus favorable aux pécheurs : il est fait
pour eux ; comme Fils de Dieu, il aime plus les justes (p. 4). — Les
apôtres pécheurs, Marie innocente: distinction entre ceux qu'il choi-
sit pour les autres, et ceux qu'il choisit pour soi-même. Ceux-là,
pécheurs, pour l'exemple : saint Paul : Quorum primus ego sum
(p. 5, 6). Marie, pour JéSUS-Christ : Dilectus meus mihi... (p. 6).
— La vie de Marie, un beau jour, doit avoir un matin serein: Pierre
Damien (p. 7).
[2' point?^ Principe de grâces est l'union avec JésUS-Christ :
Quomodo non cum illo omnia nobis donavit? (p. 8). — Différence de
Marie et des autres mères ; celles-ci portent les enfants dans le
corps avant que de les porter dans le cœur ; Marie prius coiicepit
mente quam corpore. — Union intérieure à proportion de celle qui
est selon le corps, autrement Jésus-Christ est violenté. Exemple
de l'Eucharistie (p. 10).
[3' point^^ Marie mère (') des fidèles en tous les états de grâce :
vocation, justification, persévérance; parce que par elle nous avons
le principe universel (p. ir,i2). — Descriptions des maladies et
infirmités de nos corps (p. 14).
Nox prœcessii, dies autem appro-
pinquavit.
La nuit est passée, et le jour s'ap-
proche. (^dJw.jXiii, 12.)
NI l'art, ni la nature, ni Dieu même, ne produisent pas
tout à coup leurs ouvrages ; ils ne s'avancent que pas
à pas. On crayonne avant que de peindre, on dessine avant
que de bâtir, et les chefs-d'œuvre sont précédés par des coups
d'essai. La nature agit de la même sorte ; et ceux qui sont
curieux de ses secrets savent qu'il y a de ses ouvrages où il
semble qu'elle se joue, ou plutôt qu'elle exerce sa main pour
faire quelque chose de plus achevé. Mais ce qui est de plus
admirable, c'est que Dieu observe la même conduite ; et
il nous le fait paraître principalement dans le mystère de
l'Incarnation: c'est le miracle de sa sagesse, c'est le grand
I. Lâchât: « veut des fidèles... » La phrase précédente était omise. Plus haut :
« et l'union, )> au lieu de : « est l'union ; » «jour » au lieu de « matin. » Cet édi-
teur indiquait ainsi une citation: « Saint Paul: (2ttorutn... )) Le ms. est plus
explicite:* Saint Paul: (luorinn primus ego sum. » Pourquoi n'avait-on pas lu
ces mots? Parce que l'auteur avait écrit 1"' (primus) en abrégé.
DE LA SAINTE VIERGE. 5I
effort de sa puissance; aussi nous dit-il que. pour l'accomplir,
il remuera le ciel et la terre: Adliuc nwdicum, et ego conimo-
vebo cœliiin et terrant (") ; c'est son œuvre par excellence, et
son prophète l'appelle ainsi: DomineyOpus tuum. Mais encore
qu'il ne doive paraître qu'au milieu des temps, in niedio a7t-
iioriini vivijlca illud (''), il n'a pas laissé de le commencer
dès l'origine du monde. Et la loi de nature, et la loi écrite,
et les cérémonies, et les sacrifices, et le sacerdoce, et les pro-
phéties, n'étaient qu'une ébauche de Jésus-Christ, Christi
rîcdi??ienta.6\s2i\\. un ancien; et il n'est venu à ce grand ouvrage
que par un appareil infini d'images et de figures, qui lui ont
servi de préparatifs. Mais le temps étant arrivé, l'heure du
mystère étant proche, il médite quelque chose de plus excel-
lent: il forme (') la bienheureuse Marie pour nous représen-
ter plus au natureljÉsus-CHRiST,qu'il devait envoyer bientôt,
et il en rassemble tous les beaux traits en celle (^) qu'il des-
tinait pour être sa Mère. Je (^) sais que cette matière est très
difficile à traiter; mais il n'est rien d'impossible à celui qui
espère en Dieu ; demandons-lui ses lumières par l'interces-
sion de cette Vierge, que je saluerai avec l'Ange en disant :
Ave...
Je commencerai ce discours par une belle méditation de
TertuUien dans le livre qu'il a écrit de la Résurrection de la
chair. Ce grave et célèbre ('*) écrivain, considérant de quelle
manière Dieu a formé l'homme, témoigne être assez étonné
de l'attention qu'il y apporte. Représentez-vous, nous dit-il,
de la terre humide dans les mains de ce divin artisan; voyez
avec quel soin il la manie, comme il l'étend, comme il la pré-
pare (5), avec quel art et quelle justesse il en tire les linéa-
ments ; en un mot, comme il s'affectionne et s'occupe tout
entier à cet ouvrage : Recogita totiun illi Deum occupatu77i ac
a. Agg., n, 7. — b. Habac, m, 2.
1. Var. il fait naître.
2. Var. en cette Vierge naissante.
3. Var. Voilà, messieurs, quelque idée du mystère que j'ai à traiter : Dieu me
veuille donner ses lumières pour exécuter ce dessein, par les prières...
4. Var. illustre.
5. Var. dispose.
52 POUR LA NATIVITÉ
deditum ("). Il admire cette application de l'Esprit de Dieu
sur une matière si méprisable, et, ne pouvant s'imaginer qu'il
fallût employer tant d'art ni tant d'industrie à ramasser de
la poussière et à remuer de la boue, il conclut que Dieu regar-
dait plus loin, et qu'il visait à quelque œuvre plus considé-
rable ; et afin de vous expliquer toute sa pensée : Cette œuvre,
dit-il, c'était Jésus-Christ ; et Dieu, en formant le premier
homme, songeait à nous tracer (') ce Jésus qui devait un
jour naître de sa race : c'est pour cela, poursuit-il, qu'il s'af-
fectionne (^) si sérieusement à cette besogne ; parce que
(voici ses paroles) «dans cette boue qu'il ajuste, il pense à
nous donner une vive image de son Fils qui se doit faire
homme :» Quodcumque liinus exprimebatur, Christiis cogita-
batur homo futurus ('').
Sur ces belles paroles de Tertullien, voici la réflexion que
je fais, et que je vous prie de peser attentivement. S'il est
ainsi, mes frères, que, dès l'origine du monde, Dieu en créant
le premier Adam pensât à tracer en lui le second ; si c'est en
vue du Sauveur Jésus qu'il forme notre premier père avec
tant de soin, parce que son Fils en devait sortir après une si
longue suite de siècles et de générations interposées: aujour-
d'hui que je vois naître l'heureuse Marie, qui le doit porter
dans ses entrailles, n'ai-je pas plus de raison de conclure que
Dieu, en créant ce divin enfant, avait sa pensée en Jésus-
Christ, et qu'il ne travaillait que pour lui: Ckristus cogi-
tabatur? Ainsi ne vous étonnez pas, chrétiens, ni s'il l'a formée
avec tant de soin, ni s'il l'a fait naître avec tant de grâces :
c'est qu'il ne l'a formée qu'en vue du Sauveur. Pour la rendre
digne de son Fils, il la tire sur soii Fils même ; et devant
nous donner bientôt son Verbe incarné, il nous fait déjà pa-
raître (3) aujourd'hui, en la Nativité de Marie, un Jésus-
Christ ébauché, si je puis parler de la sorte, un Jésus-Christ
commencé, par une expression vive et naturelle de ses per-
fections infinies : Ckristus cogitabatur Jiomo futurus. C'est
a. De Resurr. carn.^ n. 6. — b. Ibid.
1. Var. exprimer.
2. Var. s'attache.
3. Var. il nous donne déjà par avance.
DE LA SAINTE VIERGE. 53
pourquoi j'applique à cette naissance ces beaux mots du
divin Apôtre : Nox pi^œcessit, dies atUein appi'opinqtiavit :
« La nuit est passée, et le jour s'approche. » Oui, mes frères,
le jour approche; et encore que le soleil ne paraisse pas, nous
en voyons déjà une une expression en la Nativité de Marie.
J'admire trois choses en notre Sauveur : l'exemption de
péché, la plénitude de grâces, une source inépuisable de
charité (') pour notre nature ; voilà les trois rayons de notre
soleil, par lesquels il dissipe toutes nos ténèbres. Car il fallait
que Jésus fût innocent, pour nous purifier (^) de nos crimes:
il fallait qu'il fût plein de grâces, pour enrichir notre pauvre-
té: il fallait qu'il fût tout brûlant d'amour, pour entreprendre
la guérison de nos maladies. Ces trois qualités excellentes
sont les marques inséparables et les traits vifs et naturels
par lesquels on reconnaît le Sauveur ; et Dieu, qui a formé
la très sainte Vierge sur cet admirable exemplaire, nous en
fait voir en elle un écoulement. Ainsi, mes frères, réjouissons-
nous, et disons avec l'Apôtre : « La nuit est passée, et le
jour approche : » il approche, ce beau, ce bienheureux, cet
illustre jour qu'on promet depuis si longtemps à notre na-
ture ; il approche, les ténèbres fuient: nous jouissons déjà
de quelque lumière, le jour de Jésus-Christ se commence ;
parce que, ainsi que nous avons dit, encore qu'on ne voie pas
le soleil, on voit déjà ses plus clairs rayons reluire par avance
en Marie naissante : je veux dire l'exemption de péché, la
plénitude de grâces, une source incomparable de charité {f)
pour tous les pécheurs, c'est-à-dire pour tous les hommes.
Voilà, messieurs, les trois beaux rayons que le Fils de Dieu
envoie sur Marie. Ils n'ont toute (*) leur force entière qu'en
Jésus-Christ seul: en lui seul ils font un plein jour, qui éclaire
parfaitement la nature humaine ; mais ils font en la sainte
Vierge une pointe du jour agréable, qui commence à la ré-
jouir : et c'est à cette joie sainte et fructueuse que je vous
invite par ce discours.
1. Var. la charité ardente.
2. F(ir. pour faire l'expiation de...
3. Var. une tendresse...
4. Toute... entière : Deforis aurait-il réuni texte et variante?
54 POUR LA NATIVITÉ
PREMIER POIKT ('),
[P. 3] Il n'y a rien de plus touchant dans l'Evangile que
cette manière douce et charitable dont Dieu traite ses ennemis
réconciliés, c'est-à-dire, les pécheurs convertis. Il ne se con-
tente pas d'effacer nos (^) taches et de laver toutes nos or-
dures : c'est peu à sa bonté infinie de faire que nos péchés ne
nous nuisent pas, il veut même qu'ils nous profitent : il en
fait naître tant de bien pour nous, qu'il nous contraint, si je
l'ose dire, de bénir nos fautes, et de (^) crier avec l'Eglise : O
heureuse coulpe ! O felix culpa ! (") Sa grâce dispute contre
nos péchés à qui emportera le dessus ; et il se plaît, dit saint
Paul (''), à faire abonder ('') la profusion de ses dons par
dessus l'excès de notre malice. Bien plus, et voici ce qu'il y
a de plus surprenant, il reçoit avec tant d'amour les pécheurs
réconciliés, que l'innocence la plus parfaite (mon Dieu, per-
mettez-moi de le dire) aurait en quelque sorte sujet de s'en
plaindre, ou du moins d'en avoir de la jalousie (^). Une de ses
brebis s'écarte de lui, et toutes C^) les autres qui demeurent
fermes semblent lui être beaucoup moins chères qu'une seule
qui s'est égarée : Grex uiia carior non ei'at, dit Tertul-
lien (") ; et sa miséricorde (^) est plus attendrie sur le pro-
digue qu'il a retrouvé (^) que sur son aîné toujours fidèle :
Cariorem senserat qîiem hicrifecerat.
S'il est ainsi, mes frères, ne semble-t-il pas que nous de-
vons dire que les pécheurs pénitents l'emportent par-dessus
les justes qui n'ont pas péché ; et la justice rétablie, par-
dessus l'innocence toujours conservée ? Toutefois il n'en est
pas de la sorte : il n'est pas permis de douter que l'innocence
ne soit toujours privilégiée.
a. Sabb. sanc/o, in Bened. Cer. pasch. — b. Rom., v, 20. — c. De Pœnit., n. 8.
1. C'est ici le début de ce qui a été conservé du manuscrit.
2. Var. leurs. — De même dans toute la phrase.
3. Var. de nous écrier : O heureuse coulpe !
4. Var. Il est si bon et si libéral qu'il se plaît môme de faire abonder la pro-
fusion de ses grâces...
5. Edit. Il les traite si doucement que, pourvu qu'on y ait regret, on n'a
presque plus de sujet d'y avoir regret. — Phrase enlevée par Bossuet.
6. Var. le troupeau tout entier, qui demeure ferme, ne lui est pas tant à cœur
que cette unique brebis qui s'est égarée, — qui s'égare.
7. Var. son cœur. — 8. Var. recouvert. (Lapsus.)
DE LA SAINTE VIERGE.
55
On (') goûte mieux la santé quand on relève tout nouvel-
lement d'une maladie ; mais on ne laisse pas d'estimer bien
plus le repos d'une forte constitution [p. 4] que l'agrément
d'une santé qui se rétablit. Il est vrai que les cœurs sont
saisis d'une joie soudaine de la grâce inopinée d'un beau jour
d'hiver, qui, après un temps pluvieux, vient réjouir tout
d'un coup la face du monde ; mais on ne laisse pas d'aimer
beaucoup plus la constante sérénité d'une saison plus bénigne.
Ainsi, messieurs, s'il nous est permis de juger des sentiments
du Sauveur par l'exemple des sentiments humains, il ca-
resse plus tendrement les pécheurs récemment convertis,
qui sont sa nouvelle conquête ; mais il aime toujours avec
plus d'ardeur les justes, qui sont ses anciens amis : ou, si vous
voulez que nous raisonnions {^) de cette conduite de sa misé-
ricorde par des principes plus hauts, disons, mais disons en
un mot, car il faut venir à notre sujet, qu'autres (^) sont les
sentiments de Jésus, selon sa nature divine et en qualité de
Fils de Dieu, autres sont les sentiments du même Jésus,
selon sa dispensation en la chair et en qualité de Sauveur
des hommes : cette distinction de deux mots nous dévelop-
pera tout ce mystère.
Jésus-Christ, comme Fils de Dieu, étant la sainteté es-
sentielle, quoiqu'il se plaise de voir à ses pieds un pécheur
qui retourne à la bonne voie, il aime toutefois d'un amour
plus fort l'innocence qui ne s'est jamais démentie : comme
elle l'approche de plus près ('*), et qu'elle l'imite plus parfai-
1. Première rédaction, ab7-égée enstiitc : Et pour ne pas parler maintenant de
toutes les autres prérogatives, n'est-ce pas assez pour sa gloire que J ésus-Christ
l'ait choisie ? Voyez en quels termes l'apôtre saint Paul publie {var. relève) l'in-
nocence de son divin Maître : Talis decebat lit esset nobis pontifex (Hebr., vil, 26):
« Il fallait que nous eussions un pontife saint, innocent, sans tache, séparé des
pécheurs, élevé au-dessus des cieux, et qui n'ait pas besoin d'offrir des victimes
pour ses propres fautes ; » mais qui, étant la sainteté même, fasse l'expiation des
péchés. Et s'il est ainsi, chrétiens, que le Fils de Dieu ait pris l'innocence pour
son partage, ne devons-nous pas confesser qu'il faut qu'elle soit sa bien-aimée.^
Non, mes frères, ne croyez pas que ces mouvements de tendresse, qu'il
ressent pour les pécheurs pénitents, les préfèrent à la sainteté, qui ne se serait
jamais souillée dans le crime. On goûte mieux...
2. Var. que nous raisonnions par des principes plus hauts de cette conduite
de sa miséricorde.
3. Passage souligné. De même, p. 54, 1. 3, 6-1 t, 24-26. Et ci-après, 23-25.
4. Var. comme elle approche de plus près de sa sainteté infinie, il...
56 POUR LA NATIVITÉ
tement, il l'honore d'une familiarité plus étroite ; et quelque
grâce (') qu'ai[en]t à ses yeux les larmes d'un pénitent, elles
ne peuvent jamais égaler les chastes agréments d'une sain-
teté toujours fidèle. Tels sont les sentiments de Jésus selon
sa nature divine : mais, mes frères, il en a pris d'autres pour
l'amour de nous, quand il s'est fait notre Sauveur. Ce Dieu
donne la préférence aux innocents ("), mais, chrétiens, ré-
jouissons-nous, ce Sauveur miséricordieux est venu chercher
les coupables {^) ; il ne vit que pour les pécheurs, parce que
c'est pour les pécheurs qu'il est envoyé.
Ecoutez comme il nous explique le sujet de sa légation :
A/^ou veni vocare justos if) : « Je ne suis pas venu pour cher-
cher les justes ; » parce que, encore ('*) qu'ils soient les plus
estimables et les plus dignes de mon amitié, ma commission
ne s'étend pas là. Comme Sauveur, je dois chercher ceux qui
sont perdus ; comme Médecin, ceux qui sont malades ; comme
Rédempteur, ceux qui sont captifs. C'est pourquoi il n'aime
que leur compagnie {^\ parce qu'il n'est au monde que pour
eux seuls. Les anges qui ont toujours été justes, peuvent
s'approcher de lui comme Fils de Dieu : ô innocence, voilà
ta pérogative ; mais en qualité de Sauveur il donne la pré-
férence aux hommes pécheurs. [P. 5] De la même manière
qu'un médecin : comme homme il se plaira davantage à con-
verser avec les sains, et néanmoins comme médecin il aimera
mieux soulager les malades : ainsi ce Médecin charitable,
certainement comme Fils de Dieu il préfère les innocents ;
mais, en qualité de Sauveur, il recherchera plutôt les criminels.
Voilà donc tout le mystère éclairci Dar une doctrine sainte et
évangélique. Pardonnez-moi, mes frères, si je m'y suis si
fort étendu ; elle est pleine de consolation pour les pécheurs,
a. Matih.,iyi, 13. — Ms. quœrere.
1. Passage soulignd et efifacd tout ensemble. A-t-il fini par déplaire h. son
auteur? ou le trait qui souligne n'annule-t-il pas celui qui efface? — Var. la
beauté constante et durable d'une...
2. Var. n'aime que les innocents.
3. Var. pécheurs.
4. Var. quoiqu'ils soient...
5. Var. ']& n'aime..., je ne suis que pour eux au monde. — La phrase précé-
dente est soulignée ; de même, la fin de l'alinéa.
DE LA SAINTE VIERGE. 57
\
tels que nous sommes ; mais elle est très avantageuse pour
la sainte et perpétuelle innocence de la divine Marie.
Car s'il est vrai que le Fils de Dieu aime si fortement (')
l'innocence, dites-moi, sera-t-il possible qu'il n'en trouve
point sur la terre ? Je sais qu'il la possède en lui-même au
plus" haut degré de perfection ; mais n'aura-t-il pas le con-
tentement de voir quelque chose qui lui ressenible, ou du
moins qui approche un peu de sa pureté ? Quoi ! ce juste,
cet innocent, sera-t-il éternellement parmi les pécheurs, sans
qu'on lui donne la consolation de rencontrer quelque âme
sans tache? Et dites-moi, quelle sera-t-elle, si ce n'est sa divine
Mère ? Oui, messieurs {-), que ce Sauveur miséricordieux, qui
a chargé sur lui tous nos crimes, coure toute sa vie après les
pécheurs, qu'il les aille chercher sans relâche dans tous les
coins de la Palestine ; mais si tout le reste du monde ne lui
donne que des criminels, ah ! qu'il trouve du moins dans son
domestique, sous son toit et dans sa maison, de quoi satis-
faire ses yeux de la beauté constante et durable d'une sain-
teté incorruptible (^) !
Il est vrai que ce Sauveur charitable ne méprise pas les
pécheurs ; que, bien loin {*) de les rejeter de devant sa face,
il ne dédaigne pas de les appeler aux plus belles charges
de son royaume. Il prépose à la conduite de tout son trou-
peau un Pierre, qui a été infidèle (-") : il met à la tête des
évangélistes un Matthieu, qui a été publicain : il fait le pre-
mier des prédicateurs d'un Paul, qui a été persécuteur {^).
Ce ne sont pas des justes et des innocents, ce sont des
pécheurs convertis qu'il élève aux premières places. Mais
ne croyez pas pour cela qu'il tire sa sainte Mère de ce même
rang ; il faut faire grande {^) différence entre elle et les
autres : et quelle sera cette différence ? La voici, et je vous
I. Var. si tendrement.
3. Addition sur une petite feuille (p. 5 /'/>).
3. Far. jamais violée.
4. Souligné.
5. Var. qui l'a renié.
6. Edi'i. qui a été le premier des persécuteurs. — C'est une amphibologie
que Bossuet a corrigée, et qu'on s'obstine à maintenir à son compte.
7. Var, de la différence.
58 POUR LA NATIVITÉ
prie de la bien entendre ; elle est essentielle et fondamentale
pour la vérité que je traite.
Il a choisi (') ceux-là pour les autres, et il a choisi Marie
pour lui-même. Pour les autres : Omnia vestra sunt, sive
Paulus... sive Cephas [f): Marie pour lui : Dilectus meus mihi,
et ego un ('''). Il est mon unique, je suis son unique if) ; il
est mon Fils, et je suis sa Mère. Ceux qu'il appelle pour les
autres, il les a tiré[s] du péché, pour pouvoir mieux annon-
cer sa miséricorde et la rémission des péchés. C'était tout
[son] {f) dessein d'appeler à la confiance les âmes que le péché
avait abattue[s] : et qui pouvait prêcher avec plus de fruit la
miséricorde divine que ceux qui en étaient eux-mêmes un
illustre exemple '^ Quel autre pouvait dire avec plus d'effet :
« C'est un discours fidèle, que Jésus est venu sauver les
pécheurs ('), » qu'un saint Paul, qui pouvait ajouter après,
« desquels je suis le premier (f) ? » N'est-ce pas de même
que s'il eût dit au pécheur qu'il désirait attirer : [p. 6] Ne
crains point,je connais la main du médecin auquel je t'adresse;
« c'est lui qui m'envoie à toi pour te dire comme il m'a guéri,
avec quelle facilité, avec quelle caresse, » et pour t'assurer
du même bonheur : Qui curavit me, misit me ad te, et dixit
mihi : \Illi desperanti'\ vade, et die qiiid kabuisti, quid in te
a. I Cor., III, 22. — b. Cant., il, i6. — c. \ Tùn., I, 15.
1. Nouvelle addition, au verso de la p. 5 bis. Avant de la tracer, Bossuet avait
d'abord jeté cette indication entre les lignes : « Ceux qu'il appelait pour les
autres, celle qu'il a fait[e] pour lui-même. Oninia vestra sunt, sive Paulus, sive
Cephas. Dilectus meus mihi, et ego illi. » — Voici, en outre, la première rédac-
tion effacée de cette distinction « essentielle et fondamentale : » « Je dis donc
qu'il était bien digne de la miséricorde divine que ceux qu'il élevait dans
l'Église aux emplois les plus excellents fussent des pécheurs convertis, comme
par exemple un saint Paul. Et la raison en est évidente. Car le grand ouvrage
de l'Évangile, c'était d'annoncer par toute la terre la rémission des péchés. Et
pouvait-on jamais la prêcher d'une manière plus efficace que d'en faire voir de
si grands exemples dans les premières têtes de l'Église ? Quel autre la pouvait
publier plus certainement qu'un Paul qui l'avait expérimentée ? Oui pourrait ne
pas espérer, entendant saint Paul qui lui dit : « C'est un discours fidèle et digne
d'être reçu avec toute sorte de soumission, que JÉsus-Christ est venu sauver
les pécheurs, desquels je suis le premier : » Quorum primus ego sutii ? N'est-ce
[p. 6] pas de même que s'il lui disait : « Ne crains point... } »
2. Vur. Il n'a que moi, et je n'ai que lui.
3. I^s. tout le dessein. — Peut-être l'auteur voulait-il ajouter : « du Sauveur. »
4. Les éditeurs donnent le texte latin {(2uorum privius ego sum). Il est dans
le brouillon, mais non dans la rédaction définitive.
DE LA SAINTE VIERGE. 59
sanavi, quant cito sanavii^) ? Est-il rien de plus fort ni de plus
puissant pour encourager un malade, pour relever un cœur
abattu et une conscience désespérée ? C'était donc un sage
conseil pour attirer à Dieu les pécheurs, que de leur faire
annoncer sa miséricorde par des hommes qui l'avaient si
bien éprouvée {'). Et saint Paul nous l'enseigne manifeste-
ment : « J'ai reçu miséricorde, dit-il, afin que Dieu découvrit
en moi les richesses de sa patience, pour l'instruction des
fidèles : » Ad informat ioiiem eoriim ipù creditiiri sunt i^').
Ainsi vous voyez pour quelle raison Dieu honore des pre-
miers emplois (') des pécheurs réconciliés : c'était pour l'in-
struction des fidèles.
Mais s'il a traité de la sorte ceux qu'il appelait pour les
autres, ne croyons pas qu'il ait fait ainsi pour cette créature
chérie, cette créature extraordinaire, créature unique et pri-
vilégiée, qu'il n'a faite que pour lui seul (^), c'est-à-dire, qu'il
a choisie pour être sa Mère. Il a fait dans ses apôtres et dans
ses ministres ce qui était le plus utile au salut de tous ; mais
il a fait en sa sainte Mère ce qui était de plus doux, de plus
glorieux, de plus satisfaisant pour lui-même : par consé-
quent je ne doute pas qu'il n'ait fait Marie innocente. Elle
est son unique, et lui son unique ("*) : Diledits meus mihi, et
ego un : « Mon bien-aimé est pour moi, et je suis pour
lui ; » je n'ai que lui, et il n'a que moi. Je sais que le don
d'innocence ne doit pas facilement être prodigué sur notre
nature corrompue, mais ce n'est pas le prodiguer trop que
de n'en faire part qu'à sa seule Mère ; et ce serait le trop
resserrer que de le refuser jusques à sa Mère.
Non, mes frères, mon Sauveur ne le fera pas : je vois déjà
briller sur Marie naissante l'innocence de Jésus-Christ, qui
couronne sa tête if). Venez honorer ce nouveau rayon que son
a. s. Aug., serm. CLXXVI, n. 4. — Ms. De verb. Aposioli, x. (Ordre ancien.)
— b. \ Ti»i.^ I, 16.
1. Souligné. — //6'w, plus loin, ce qui accentue le privilège de la sainte Vierge.
2. ^^//V. honore dans l'Eglise des premiers emplois des pe'cheurs... — Dans
V Eglise est effacé comme embarrassant la phrase. — Souligné.
3. Var. que pour lui-même.
4. Cette redite est voulue : l'auteur insiste de nouveau sur cette pensée.
5. Epithèie effacée : sa tête enfantine.
6o POUR LA NATIVITÉ
Fils fait déjà éclater sur elle. « La nuit est passée, et le jour
s'approche ; » Jésus nous doit bientôt amener ce jour par sa
bienheureuse présence. O jour heureux, ô jour sans nuage,
ô jour que l'innocence du divin Jésus rendra si serein et si
pur, quand viendras-tu éclairer le monde ? Chrétiens, il ap-
proche : réjouissons-nous : vous en voyez déjà paraître l'au-
rore dans la naissance de [la] sainte Vierge : Nata Virgine,
[p. 7] S7irrexit aiu'ora, dit le pieux Pierre Damien if). Après
cela, vous étonnez-vous, si je dis que Marie a paru sans tache
dès le premier jour de sa vie ? Puisque ce grand jour de Jésus-
Christ devait être si clair et si lumineux, ne vous semble t-il
pas convenable que même le commencement en soit (') beau,
et que la sérénité du matin nous promette celle de la journée ?
C'est pourquoi, comme dit très bien Pierre Damien(^), « Marie
commençant ce jour glorieux en a rendu la matinée belle par
sa Nativité bienheureuse ('') :» Maria, veri prœvia liunmis,
Nativitate sua mane clarissiimim serenavit(^\ Accourons donc
avec joie, mes frères, pour voir les commencements de ce
nouveau jour : nous y verrons briller la douce lumière d'une
pureté if) qui n'a point de taches. Et ne nous persuadons pas
que, pour distinguer Marie de Jésus, il faille lui ôter l'in-
nocence, et ne la laisser qu'à son Fils. -Pour distinguer
le matin d'avec le plein jour, il ne faut pas remplir l'air
de tempêtes, ni couvrir le ciel de nuage[s] ; c'est assez que
les rayons soient plus faibles, et la lumière moins éclatante :
ainsi, pour distinguer Marie de Jésus, il n'est pas nécessaire
que le péché s'en mêle ; c'est assez que son innocence soit
comme un rayon affaibli, à comparaison {f) : elle (^) ap-
partient à Jésus de droit, elle n'est en Marie que par
privilège ; à Jésus par nature, à Marie par grâce et par
a. Serm. XL, in Assumpt. B. M. V. — b. Ibid.
1. Var. en ait été beau, et que la sérénité du matin promît...
2. C'est le pape Léon XII qui a étendu à toute l'Église le culte de ce saint.
Il ne faut donc pas s'étonner que Bossuet ne lui en donne pas le titre.
3. Var. par sa bienheureuse naissance.
4. Var. sainteté, — innocence.
5. Edit. en comparaison de celle de son Fils. — Var. que son innocence
cède à celle de son divin Fils.
6. Var. JÉSUS est innocent de droit ; Marie ne le sera que par privi-
lège ; JÉSUS est innocent par nature, Marie par grâce et par indulgence.
DE LA SAINTE VIERGE. 6l
indulgence: nous en honorons la source en Jésus, et en
Marie un écoulement. Mais ce qui nous doit consoler, mes
frères, je le dis avec joie, je le dis avec sentiment de la mi-
séricorde divine ; donc ce qui nous doit consoler, c'est que
cet écoulement d'innocence ne luit qu'en faveur des pé-
cheurs ('). L'innocence ordinairement reproche aux crimi-
nels leur mauvaise vie, et semble prononcer leur condamna-
tion. Mais il n'en est pas ainsi de Marie ; son innocence leur
est favorable : pourquoi ? parce que, ainsi que nous avons dit,
elle n'est qu'un écoulement de l'innocence du Sauveur Jésus.
L'innocence de Jésus-Christ, c'est la vie et le salut des pé-
cheurs : ainsi l'innocence de la sainte Vierge lui sert à obte-
nir pardon pour les criminels. Considérons donc, chrétiens,
cette sainte et innocente créature comme l'appui certain de
notre misère : allons nettoyer nos péchés à la vive lumière
de sa pureté incorruptible {-) ; mais tâchons aussi de nous
enrichir par la plénitude de ses grâces : c'est ma seconde
partie.
SECOND POINT.
[P. 8] Je ne trouve pas difficile de parler de l'innocence
de la sainte Vierge : il suffit de considérer cette haute dignité
de Mère de Dieu, pour juger qu'elle a dû être exempte de
tache. Mais quand il s'agit de représenter cette plénitude de
grâces, l'esprit se confond dans cette pensée, et ne sait sur
quoi arrêter sa vue. Donc, mes frères, n'entreprenons pas
de décrire en particulier les perfections de Marie, ce serait
vouloir sonder un abîme ; mais contentons-nous aujourd'hui
de juger de leur étendue par le principe qui les a produites.
Le grand saint Thomas (^) nous enseigne (") que le prin-
cipe des grâces en la sainte Vierge, c'est l'union très étroite
avec Jésus-Christ : et afin que vous compreniez par les
Ecritures divines l'effet de cette union si avantageuse,
a. III Part., Ouasst. XXVll, art. v.
1. Edit... ne luit en la divine Marie qu'en faveur des pauvres pécheurs. —
Bossuet a supprimé cinq mots.
2. Var. de son innocence.
3. Les éditeurs donnent ici en variante les quatre petites pages nouvelles
écrites en 1665. Nous les réservons pour cette date (au 8 décembre).
62 POUR LA NATIVITÉ
remarquez, s'il vous plaît, messieurs, une vérité importante,
et qui est le fondement de tout l'Évangile : c'est que la source
de toutes les grâces qui ont orné la nature humaine, c'est
notre alliance avec Jésus-Christ. Car, mes frères, cette
alliance a ouvert un sacré commerce entre le ciel et la terre,
qui a infiniment enrichi les hommes ; et c'est sans doute pour
cette raison que l'Église, inspirée de Dieu, appelle l'Incar-
nation un commerce : O admirabile commerchmi ! En effet,
dit saint Augustin {"), n'est-ce pas un commerce admirable,
où Jésus, ce charitable négociateur, étant venu (') en ce
monde pour y trafiquer dans cette nation étrangère, en
prenant de nous les fruits malheureux que produit cette
terre ingrate, la faiblesse, la misère, la corruption (-), nous a
apporté les biens véritables que produit cette céleste patrie,
qui est son naturel héritage : l'innocence, la paix, l'immorta-
lité ? C'est donc cette alliance qui nous enrichit ; c'est cet
admirable commerce qui fait abonder en nous tous les biens.
C'est pourquoi saint Paul nous assure que nous ne pouvons
plus être pauvres, depuis que Jésus-Christ est à nous :
« Celui qui nous donne son propre Fils, que nous pourra-t-il
refuser ? ne nous donne-t-il pas en lui toutes choses } » Quo-
modo non \etianï\ ciun illo \omnia nobis donavit\ i^) ? Et,
ayant {f) pour ainsi dire épanché son cœur sur nous par
cette libéralité inestimable, ne faut-il pas que ses autres dons
coulent impétueusement par cette ouverture ?
Que si notre alliance avec Jésus-Christ nous produit des
biens si considérables ; tais-toi, tais-toi, ô raison humaine, et
n'entreprends pas d'expliquer les prérogatives de la sainte
Vierge (*). [P. 9] Car si c'est un avantage incompréhensible
a. In Ps. CXLViii, n. 8. —b. Rom., Vlll, 32.
1. Var. étant venu en terre.
2. Var. La mortalité. — Les éditeurs en font le texte. Bossuet a voulu éviter
la rime.
3. Attires rédactions : (a) Et après s'être comme débordé (ou : débondé, cf.
Méditation sur la Félicité des saints, 1648, t. i*"', p. 19) par cette libéralité
inestimable. — (b) Et après que sa divine libéralité s'est pour ainsi dire
débordée (débondée ?) sur nous par ce présent inestimable...
4. Les hésitations qui suivent au manuscrit montrent que la phrase qu'on
vient de lire n'est pas de la pure rhétorique : l'auteur ressentait toute la diffi-
culté qu'il vient d'exprimer par cette vive apostrophe. Les voici par ordre :
(a) (<, Car si Dieu nous donnant son Fils comme victime.. , — {b) ()uelle alliance
DE LA SAINTE VIERGE.
qu'on nous donne Jésus-Christ comme Sauveur, que pen-
serons-nous de Marie à qui le Père éternel le donne, non
point (') d'une manière commune, mais comme il lui appar-
tient à lui-même, comme Fils, comme Fils unique ; comme
Fils qui, pour ne point partager son cœur, et tenir tout de
sa sainte Mère, ne veut point avoir de père en ce monde ?
Est-il rien d'égal à cette alliance ? Et ne vous persuadez pas
qu'elle unisse seulement Marie au Sauveur par une union
corporelle: l'on pourrait d'abord se l'imaginer, parce qu'elle
n'est sa Mère que selon la chair ; mais vous prendrez bientôt
une autre pensée, si vous remarquez, chrétiens, une diffé-
rence notable entre Marie et les autres mères. Elle a donc
ceci de particulier, qui la distingue de toutes les autres,
qu'elle a conçu son Fils par l'esprit avant que (^) de le conce-
voir en {') son corps. C'est (^) la doctrine constante de tous
les saints Pères ('') : Prius \concepit juente qiiam corporê\. Et
cela de quelle manière ? C'est que ce n'est pas la nature
qui a formé en elle ce divin Enfant ; elle l'a conçu par la foi,
elle l'a conçu par l'obéissance. C'est pourquoi sainte Elisa-
beth ayant humblement salué Marie comme Mère de son
Seigneur : Unde hoc miki, ut veniat Mater Doinini mei ad
me ?i^) elle s'écrie aussitôt toute transportée :« Heureuse qui
a. S. Aug., Serm. CCXV, n. 4 ; S. Léo, ht Nativ. Dont., serm. I, c. i. —
Ik Luc, l, 43.
se peut comparera celle d'une mère avec son fils ?... — {c) C'est peu au Père
éternel de donner son Fils à Marie en la même manière qu'il le donne aux
autres, son amour pour... — {d) Elle tient à JÉSUS-Christ par deux alliances :
(il est son Sauveur et son Fils) la première comme à son Sauveur, la seconde
comme à son Fils ; la première lui est commune avec tous les hommes : mais
il ne sufiit pas au Père éternel de donner. . . >> — Tout cela est effacé ; la cinquième
rédaction condense substantiellement toutes ces idées.
1. Var. le donne en la wtvw^ qualité. qu'il est à \m.-/nê/ne, comme Fils...
2. Var. devant que...
3. Var. dans le corps, — dans les entrailles.
4. Premure rédaction, donnée comme texte définitif dans les éditions : i. Et cela
de quelle manière.' C'est que ce n'est pas la nature qui a formé en elle ce divin
Enfant ; elle l'a conçu par la foi, elle l'a conçu par l'obéissance : c'est la doctrine
constante de tous les saints Pères, et elle est fondée clairement sur un passage de
l'Ecriture que peut-être vous n'avez pas remarqué. C'est, mes frères, qu'Elisa-
beth saluant humblement Marie comme Mère de son Seigneur : Unde hoc
mihi ut veniat Mater Domini mei ad me? elle s'écrie aussitôt toute trans-
portée : « Heureuse qui avez cru ! » comme si elle eût voulu dire : Il est vrai
que vous êtes mère, mais c'est votre foi qui vous rend féconde : d'où les saints
64 POUR LA NATIVITÉ
avez cru ! » Comme si elle eût voulu dire: Il est vrai que
vous êtes mère, mais c'est votre foi qui vous rend féconde :
d'où les saints Docteurs ont conclu, et ont tous conclu d'une
même voix, « qu'elle a conçu son Fils dans l'esprit avant
que de le porter en son corps : » Priiis concepit mente quam
cor pore.
Ne jugez donc pas la sainte Vierge (') comme vous faites
des mères communes. Chrétiens, je n'ignore pas qu'elles
s'unissent à leurs enfants même par l'esprit. Oui ne le voit
pas ? qui ne sent pas (') combien elles les portent au fond de
leurs âmes ? Mais je dis que l'union se commence au corps,
et se noue premièrement par le sang : au contraire en la
sainte Vierge, la première empreinte se fait dans le cœur ;
son alliance avec son Fils prend son origine en l'esprit,
parce qu'elle l'a conçu par la foi : et si vous voulez entendre,
mes frères, jusqu'où va cette alliance, jugez-en à proportion
de celle du corps. Car permettez-moi, je vous prie, d'appro-
fondir un si grand mystère, et de vous expliquer une vérité,
qui ne sera pas moins utile pour votre instruction qu'elle
sera glorieuse à la sainte Vierge.
Cette vérité, chrétiens, c'est que notre Sauveur Jésus-
Christ ne s'unit jamais à nous par son corps que dans le
dessein de s'unir plus étroitement en esprit (-). Table mysti-
que, banquet adorable, et vous, saints et sacrés autels, je vous
appelle à témoin de la vérité que j'avance. Mais soyez-en
les témoins vous-même[s], vous qui [p. lo] participez à ces
saints mystères. Quand vous avez approché de cette table
divine, quand vous avez vu venir Jésus-Christ à vous en
son propre corps, en son propre sang; quand on vous l'a mis
dans la bouche, dites-moi, avez-yous pensé qu'il voulait s'ar-
rêter simplement au corps ^ A Dieu ne plaise que vous
l'ayez cru, et que vous ayez reçu seulement au corps celui
qui court à vous pour chercher votre âme ! Ceux qui l'ont
Docteurs ont conclu, et ont tous conclu d'une même voix, qu'elle a conçu son
Fils dans l'esprit, avant que de le porter en son corps : Prius concepit mente
quam corpore. »
1. Var. de Marie.
2. Var. qui ne le sent pas ? — combien elles les ont dans le cœur 1
3. Phrase soulignée. De même les idées principales de tout ce parai^raphe.
DE LA SAINTE VIERGE. 65
I
reçu de la sorte, qui ne se sont pas unis en esprit à celui
dont ils ont reçu la chair adorable, ils ont renversé son des-
sein, ils ont offensé son amour. Et c'est ce qui fait dire à
saint Cyprien ces belles mais terribles paroles: « Ils font vio-
lence, dit ce saint martyr, au corps et au sang du Sauveur : ))
yù inferhi7' corpori cjus et san(^mni (f). Ames (') saintes,
âmes pieuses, vous qui savez goûter Jésus-Christ dans cet
adorable mystère, vous entendez cette violence : c'est que
Jésus recherchait le cœur (^), et ils l'ont arrêté au corps, où
il ne voulait que passer : ils ont empêché cet époux céleste
d'aller achever i^=) dans l'esprit la chaste union où il aspirait ;
ils l'ont contraint de retenir le cours impétueux de ses grâces,
dont il voulait laisser inonder leur âme (■♦). Ainsi son amour
souffre violence ; et il ne faut pas s'étonner si, étant violenté
de la sorte, il se tourne en indignation et en fureur : au lieu
du salut qu'il leur apportait, il opère en eux leur condamna-
tion ; et il nous montre assez par cette colère la vérité que
j'ai avancée, que, lorsqu'il s'unit corporellement, il veut que
l'union de l'esprit soit proportionnée à celle du corps.
S'il est ainsi, ô divine Vierge, je conçois quelque chose
de si grand de vous, que non seulement je ne le puis dire,
mais encore mon esprit travaille à se l'expliquer à lui-
même. Car telle est votre union au corps de Jésus, lorsque
vous l'avez conçu dans vos entrailles (5), qu'on ne peut pas
s'en imaginer une plus étroite ; que si (^) l'union de l'esprit
n'y répondait pas, son amour (^) serait frustré de ce qu'il
prétend, il souffrirait violence en vous. Il faut donc pour
le contenter, que vous lui soyez unie en esprit, autant
que vous le touchez de près par les liens de la nature
et du sang (^). Et puisque cette union se fait par la grâce,
a. Lib. de Lapsis.
1. Var. Et quelle est, mes frères, cette violence ? — Première rédaction
remplacée par celle qu'on lit dans le texte. Les éditeurs ici encore les ont mêlées.
2. Var. en voulait au cœur.
3. Var. consommer.
4. Var. qu'il voulait laisser inonder sur eux.
5. Phrase souHgnée. — De même les propositions essentielles dans ce qui suit.
6. Var. et si...
7. Var. l'amour de JÉSUS.
8. Ces huit mots sont de 1665. Nous les introduisons cependant dans le texte,
Sermons de Bossuet. — UI. 5
66 POUR LA NATIVITÉ
que peut-on penser, et que peut-on dire ? où doivent s'éle-
ver nos conceptions, pour ne point faire tort à votre gran-
deur ? Et quand nous aurions ramassé tout ce qu'il y a
de dons dans les créatures, tout cela réuni ensemble pour-
rait-il égaler votre plénitude ? Accourez donc avec joie, mes
frères, pour honorer en Marie naissante cette plénitude
de grâces. Car je crois qu'il est inutile de vouloir vous
prouver par de longs discours qu'elle l'a apportée en venant
au monde. N'entreprenons pas de donner des bornes à
l'amour du Fils de Dieu pour sa sainte Mère ; et accoutu-
mons-nous à juger d'elle, non par ce que peut prétendre une
créature, mais par la dignité (') de son Fils. Que servirait-il
à Marie d'avoir un Fils qui est devant elle, et qui est l'auteur
de sa naissance, s'il ne la faisait naître digne de lui ? Ayant
à se former [p. 1 1] une Mère, la perfection d'un si grand
ouvrage ni ne pouvait être portée trop loin, ni ne pouvait
être commencée trop tôt : et si nous savons concevoir com-
bien est auguste cette dignité (-),nous reconnaîtrons aisément
que ce n'est pas trop de l'y préparer dès le premier moment
de sa vie. Mais c'est assez arrêter nos yeux à contempler
de si grands (3) mystères : ébloui d'un éclat si fort (^), je suis
contraint de baisser la vue ; et pour remettre mes sens éton-
nés de l'avoir considérée si longtemps dans ce haut état de
grandeur, qui l'approche si près de Dieu, il faut, messieurs,
que je la regarde dans sa charité maternelle, qui l'approche
si près de nous : c'est par où je m'en vais conclure.
TROISIÈME POINT.
Ce qui me reste à vous faire entendre est d'une telle im-
portance, qu'il mériterait un discours entier (5), et ne devrait
parce que la première rédaction, qu'ils remplacent : « par la chair, » est formel-
lement condamnée par l'auteur.
1. Var. qualité. — Peut-être l'expression définitive a-t-elle été ajoutée en 1665.
2. Var. à quelle dignité elle est appelée. — Edit. cette dignité à laquelle...
3. Var. hauts.
4. V^ar. d'un si grand éclat.
5. L'auteur est en effet revenu plus tard avec complaisance aux idées indi-
quées dans cette troisième partie. On en trouvera l'expression définitive dans
le sermon pour la fête de la Conception, 1669. C'est apparemment à cette date
DE LA SAINTE VIERGE. 67
pas être resserré dans cette dernière partie. Comme néan-
moins je ne puis l'omettre, sans laisser ce discours imparfait,
j'en toucherai les chefs principaux, et je vous prie, messieurs,
de les bien entendre; car c'est sur ce fond qu'il faut établir la
dévotion solide pour la sainte Vierge. Je pose donc pour
premier principe que Dieu ayant résolu dans l'éternité de
nous donner Jésus-Christ par son entremise, il ne se con-
tente pas de se servir d'elle ('), mais il veut qu'elle coopère à
ce grand ouvrage par un mouvement de sa volonté. C'est
pourquoi il envoie son ange pour lui proposer le mystère; et
ce grand ouvrage de l'Incarnation, qui tient depuis tant de
siècles le ciel et la terre en suspens (^), cet ouvrage, dis-je,
ne s'achève pas qu'après le consentement de Marie (^) ; tant
il a été nécessaire aux hommes qu'elle ait désiré leur salut.
Elle l'a donc désiré, messieurs, et il a plu au Père éternel,
que Marie contribuât par sa charité à donner un Sauveur
au monde.
Comme cette vérité est connue, je ne m'étends pas à vous
l'expliquer; mais je ne puis vous en taire une conséquence
que peut être vous n'avez pas assez méditée : c'est que la
sagesse divine ayant une fois résolu de nous donner Jésus-
Christ par la sainte Vierge, ce décret ne se change plus ;
il est et sera toujours véritable que sa charité maternelle
ayant tant contribué à notre salut dans le mystère de l'In-
carnation, qui est le principe universel de la grâce, elle y
contribuera éternellement dans toutes les autres opérations,
qui n'en sont que des dépendances. Et afin de le bien en-
tendre, remarquez, s'il vous plaît, messieurs, trois opérations
principales de la grâce de Jésus-Christ. Dieu nous appelle.
Dieu nous justifie, Dieu nous donne la persévérance : la
vocation, c'est le premier pas ; la justification, c'est notre
progrès; la persévérance, la fin du voyage. Vous savez qu'en
que tout ce développement a été barré, jusqu'à : <<, Par conséquent, réjouissons-
nous... »
1. Var. de se servir d'elle * comme d'un simple instrument (1665). — En
1659, Bossuet ayant commencé à exprimer cette idée, s'était interrompu.
2. Var. en* attente (1665).
3. Var. cet ouvrage, dis-je, * demeure en suspens jusqu'à ce que la sainte Vierge
y ait consenti. Elle tient donc en attente Dieu et toute la nature (1665).
68 POUR LA NATIVITÉ
ces trois états [p. 12] l'inHuence de Jésus-Christ nous est
nécessaire. Mais il faut vous faire voir par les Écritures (')
que la charité de Marie est associée à ces trois ouvages ; et
peut-être ne croyez-vous pas que ces vérités soient si claires
dans l'Évangile, que j'espère de les y montrer en peu de
paroles.
Pour ce qui regarde la vocation, considérez, s'il vous plaît,
messieurs, ce qui se passe en saint Jean-Baptiste, enfermé dans
les entrailles de sa mère, et vous y verrez une image des pé-
cheurs que la grâce appelle. Jean y est dans l'obscurité (^) :
Il ne peut ni voir ni entendre (^), Jésus vient à lui sans
qu'il y pense (^). Il s'approche, il parle à son cœur, il éveille
et il attire ce cœur endormi et auparavant insensible ; c'est
ainsi que le Fils de Dieu {^) traite les pécheurs qu'il appelle.
Mais il nous fait voir {^) en saint Jean que la charité de
Marie concourt avec lui à ce grand ouvrage. Ce qui fait
que Jésus approche de Jean, n'est-ce pas la charité de
Marie ? Si Jésus agit dans le cœur de Jean, n'est-ce pas par
la voix de Marie ? Voilà donc Marie en saint Jean-Baptiste,
mère de ceux que Jésus appelle: voyons maintenant ceux
qu'il justifie.
Je les vois sans sortir de (^) l'Evangile : ce sont les
disciples du Fils de Dieu, aux noces de Cana en Galilée.
Ils sont déjà appelés, mais ils ne sont pas justifiés, parce
qu'ils ne croient pas encore en leur Maître. Car écoutez
l'écrivain sacré : « Jésus fit son premier miracle, et il
manifesta sa gloire, et ses disciples crurent en lui ; » £l
crediderunt in euni discipuli ejus ('^). Pouvait-il nous ex-
a. Joan., H, II.
1. Var. vous faire voir manifestement que...
2. Addition de 1663 : * Où êtes-vous, ô pécheurs ?
3. Addition ittachcvée (1665) : * Pécheui', etc.
4. Addiiio7i de 1663 : * Y pensiez-vous, ô pécheurs, quand [il] vous est venu
troubler, et... ? Vous vous cachiez, et il vous voyait ; vous vous détourniez, et il
vous savait bien trouver ; il a parlé à votre cœur, et il vous a appelés à lui, et
vous ne le cherchiez pas.
5. Var. que JÉsus-Christ nous appelle.
6. Var. Mais ce même J^:sls-Christ nous montre...
7. Il faut ici chercher sous les ratures de la dernière époque l'ancienne ré-
daction de 1659. Voici celle de 1665 : * Je les vois sans fij,aires dans l'Évangile
en la personne des apôtres, aux noces...
DE LA SAINTE VIERGE. 69
primer en termes plus clairs (') leur justification par la foi
en conséquence de ce miracle ? Mais il ne pouvait non plus
nous expliquer mieux la part qu'y a eu[e] (') la divine
Vierge. Car qui ne sait que ce grand miracle fut l'effet de sa
charité et de ses prières ? Est-ce en vain que le Fils de Dieu,
qui dispose si bien de toutes choses, n'a voulu faire son pre-
mier miracle qu'en faveur de sa sainte Mère? Oui n'admirera,
chrétiens, qu'elle ne se soit mêlée que de celui-ci, qui a été
suivi aussitôt de {-') la justification des apôtres ? Cela se fait-
il par hasard ? Ou plutôt ne paraît-il pas que le Saint-Esprit
veut nous faire entendre, ce que remarque saint Augustin
en interprétant ce mystère, que la bienheureuse Marie
«étant Mère de notre chef par la chair, a dû être selon
l'esprit mère de ses membres, et coopérer par sa charité à
leur naissance spirituelle?» Carne mater capitis nostri, $pi-
rihi mater \inemhroi'îim ejus\ i^).
Mais, mes frères, ce n'est pas assez qu'elle contribue à les
faire naître : achevons de montrer ce que fait Marie dans la
sainte persévérance des enfants de Dieu, Paraissez donc,
enfants d'adoption et de prédest[ination] étern[ellej, en-
fants de miséricorde et de grâce, fidèles compagnons du
Sauveur Jésus, qui persévérez (■*) avec lui jusques à la fin,
accourez à la sainte Vierge, et venez vous ranger avec les
autres sous les ailes de sa charité maternelle. Chrétiens, je
les vois paraître ; [p. 13] le disciple chéri de notre Sauveur
nous les représente au Calvaire : il est la figure des persévé-
rants (5), puisqu'il suit Jésus-Christ jusques à la croix, qu'il
s'attache constamment à ce bois mystique, qu'il vient
a. De sancta Virg.^ n. 6.
1. Var. Pouvait-il nous exprimer en termes plus clairs * la grâce justifiante,
dont la foi, comme vous savez, est le fondement? (1665).
2. Ces mots <<: qu'y a eue » sont soulignés seuls dans ce passage ; ce qui,
croyons-nous, indique un blâme. Ils ne sont pas toutefois remplacés.
3. Var. * d'une image si expresse de la justification des pécheurs.'' (1665). —
Remplace l'ancienne rédaction, soulignée cependant.
4. Var. qui marchez.
5. Note interlùtéaire (inédite): '0 'jroixîtva; !TcofJT,c:£-:a'. {Ma/t/i., X, 24; [lisez : 22] :
perseverans. At alibi passim, uttoij-Évio, siiffero {/ac, i, 12; I Petr., li, 20); ■j-o;xovt^,
sufferenlia i/ac, V, 11). — On voit clairement ici la vraie destination du grec
dans nos manuscrits. Il intervient pour justifier une interprétation. Il n'est pas
question de le réciter
yo POUR LA NATIVITÉ
généreusement mourir avec lui. Il est donc la figure des
persévérants ; et voyez que Jésus-Christ le donne à sa
Mère : « Femme, lui dit-il, voilà votre Fils : » Ecce Films
tmis ("). Chrétiens, j'ai tenu parole : ceux qui savent consi-
dérer combien l'Ecriture est mystérieuse connaîtront, par ces
trois exemples, que la charité de Marie est un instrument
général des opérations de la grâce (').
Par conséquent, réjouissons-nous de nous voir naître au-
jourd'hui une protectrice : N'oxprœcessit : la nuit est passée
avec ses terreurs et ses épouvantes, avec ses craintes et ses
désespoirs ; dies appropinquavit : le jour approche, l'espérance
vient : nous en voyons luire un premier rayon en la protec-
tion de la sainte Vierge. Elle naît (^) sans doute pour notre
secours : je ne sais si ses cris et ses larmes n'intercèdent pas
déjà pour notre misère ; mais je sais qu'il n'est pas possible
de choisir une meilleure avocate. Prions-la donc avec saint
Bernard qu'elle parle pour nous au cœur de son Fils : Loqua-
tîw ad cor Doinini nostrijESU Christi ('''). Oui, certainement,
ô Marie, c'est à vous qu'il appartient de parler au cœur ;
vous y avez un fidèle correspondant, je veux dire, l'amour
filial, qui s'avancera pour recevoir l'amour maternel, et qui
préviendra ses désirs. Devez-vous {f) craindre d'être refusée,
quand vous parlerez au Sauveur ? « Son amour intercède i^)
en votre faveur ; la nature même le sollicite pour nous : »
Affectus ipse pro te orat ; nahwa ipsa tibi postulat. « On
cède (^) facilement aux prières, lorsqu'on est déjà vaincu (^)
par son affection : )> Cito anniiiint qîii siio ipsi auiore s:tperan-
tur {^). C'est pour cette raison, chrétiens, que Marie parle
toujours avec efficace : parce qu'elle parle à un cœur déjà
a.Joan., xix, 26. — b. Ad Beat. Virg., int. Oper. S. Beinaidi. — c. Salv.,
Épist. IV. — Ms. Ep. Ypatio et Quietœ.
1. Cette dernière phrase est soulignée pour son importance.
2. Var. Elle vient (1665). — Changement nécessaire dans une autre fête que
celle de la Nativité. Tout le passage est souligné : il était aisé de le modifier
oralement. — Ms. ces cris et ces larmes. (Lapsus.)
3. Var. Vous ne devez pas craindre.
4. Var. parle.
5. Var. On se rend... — On accorde facilement ce que l'oîi demande. —
Amphibologie, que l'auteur a eu soin de corriger.
6. Var. gagné.
l
DE LA SAINTE VIERGE. 7I
tout gagné ; parce qu'elle parle à un cœur de fils. Qu'elle parle
donc fortement, qu'elle parle pour nous au cœur de Jésus :
Loquatur ad cor.
INTais quelle grâce demandera-t-elle ? Que désirons-nous
par son entremise .■* Quoi, mes frères, vous hésitez ! Ce lieu
de charité où vous êtes ne vous inspire-t-il pas le désir de
vous fortifier dans la charité ? Charité, charité ! ô heureuse
Vierge, c'est la charité que nous demandons. Sans le désir
d'être charitables, que nous sert de réclamer le nom de
Marie .^
Pour vous enflammer à la charité, entrez, messieurs, dans
ces grandes salles, pour y contempler attentivement le spec-
tacle de l'infirmité [p. 14] humaine (') ; là vous verrez en
combien de sorte[s] la maladie se joue de nos corps. Là elle
étend, là elle retire ; là elle tourne, là elle disloque ; là elle
relâche, là elle engourdit ; là sur le tout, là sur la moitié ;
là elle cloue un corps immobile, là elle le secoue par le
tremblement. Pitoyable variété : chrétiens, c'est la maladie
qui se joue, comme il lui plaît, de nos corps, que le péché
a donné[s] en proie à ses cruelles bizarreries ('). Et la fortune,
pour être également outrageuse, ne se rend pas moins
féconde en événements fâcheux.
Regarde, ô homme, le peu que tu es ; considère le peu
que tu vaux : viens apprendre la liste funeste des maux dont
ta faiblesse est menacée. Si tu n'en es pas encore attaqué,
regarde ces misérables avec compassion. Quelque superbe
distinction que tu tâches de mettre entre toi et eux, tu es
tiré de la même masse, engendré des mêmes principes, formé
de la même boue : respecte en eux la nature humaine si
étrangement maltraitée; adore humblement la main qui t'é-
pargne ; et pour l'amour de celui qui te pardonne, aie pitié
de ceux qu'il afflige. Va-t'en, mon frère, dans cette pensée :
c'est Marie qui te le dit par ma bouche. Cet hôpital s'élève
sous sa protection ; ainsi, si tu crois mon conseil, ne sors pas
aujourd'hui de sa maison, sans y laisser quelque marque de
ta charité. Ne dis pas que l'on [enj a soin. La charité est
1. Bossuet s'est souvent reporté plus tard à cette page navrante.
2. Var. a abandonnés à sa cruelle bizarrerie.
72 POUR LA NATIVITÉ DE LA SAINTE VIERGE.
trop lâche, qui se repose toujours sur les autres : tu verras
combien de nécessités implorent ta charité au (') secours.
Si tu le fais, mon frère, comme je l'espère, puisses-tu, au
nom de Notre Seigneur, croître en charité tous les jours !
Puisses-tu ne sentir jamais ni de dureté pour les misérables,
ni d'envie pour les fortunés ! Puisses-tu n'avoir jamais ni
d'ennemi que tu aigrisses par ton indifférence, ni d'ami que
tu corrompes par tes flatteries ! Puisses-tu t'exercer si utile-
ment dans la charité fraternelle, que tu arrives enfin au plus
haut degré de la charité divine : qui, t'ayant fortifié dans ce
lieu d'exil contre les attaques du monde, te couronnera dans
la vie future de la bienheureuse immortalité ! Ainsi soit-
il, mes frères, au nom du Père, et du Fils, et du Saint-
Esprit !
I. Les éditeurs ont supprimé ces deux mots, la locution leur semblant
insolite.
i
i
SECOND SERMON pour la FETE de
L'EXALTATION de la SAINTE CROIX.
A Paris, aux Nouveaux Convertis,
14 septembre 1659.
}
Le manuscrit original de ce sermon est encore de ceux que
M. Lâchât n'a pas connus. Il a été acquis tout récemment (1889)
par la Bibliothèque nationale. Auparavant, la beauté de l'œuvre
nous sollicitait à en retarder autant que possible la composition.
Dans \ Histoire critique de la Prédication de Bossiiet (p. 234), on
a hasardé par conjecture la date de 1667. C'est seulement une
reprise de ce discours qui eut lieu à Metz, le 3 mai 1667, fête de
\ Invention de la sainte Croix, en faveur d'un asile semblable à celui
de Paris. Elle est attestée parle changement du texte, en tête du
sermon, et par la suppression des premières lignes, qui désignaient
trop ouvertement \' Exaltation pour pouvoir être conservées. Quel-
ques corrections au crayon, peu nombreuses, furent alors appor-
tées dans le corps du discours. Telle est une expression, citée dans
la Conclusion de \ Histoire critique (p. 373) : là, rien par conséquent
à rétracter.
Le discours est complet sous sa forme primitive ; c'est celle que
nous donnons ici, en avertissant en note des légères modifications
dont le manuscrit a gardé la trace. Apparemment ce ne sont pas
les plus importantes ; car lorsque Bossuet, vers 1667, consultait
une œuvre de sa jeunesse, ce n'était guère qu'à titre de document ;
et s'il lui échappait dédire : « Le fond m'en paraît excellent, » il ne
manquait pas d'ajouter : « Mais il en faut changer la forme. » {Mss.,
12822, f 263.) En relisant ce beau sermon de charité, il dut remar-
quer avec quelque consolation la tendre sympathie avec laquelle il
s'était adressé aux Nouveaux convertis. Aux riches : « Mes frères,
— chrétiens, — messieurs ; » à ces pauvres : « Mes chers frères ! »
Un sommaire inédit est joint au discours ; ce qui suffirait à prou-
ver qu'il fut prêché avant 1662. L'étude minutieuse du manuscrit
écriture et orthographe ('), nous détermine pour l'année 1659.
Sommaire. Exaltation I. Souffrances. Oportet exaltari.
[Exorde.] Participer à la croix. A droite et à gauche : les deux
voleurs. — Justice et miséricorde à la croix.
I. Nottv. acquis, fr., 6246. — Partout la forme cette, dont il n'y a pas de.xemple
avant 1659. D'autre part hiireux se retrouve ici deu.x fois, par exception ; l'autre
forme s'y voit si.x fois {heureux ou biettlieureux, etc.).
74 POUR LA FETE DE L EXALTATION
l^i^'' point ^ Trois sources de douleur : 1° quand on nous refuse ce
que nous aimons ; 2° quand on nous l'ôte après la possession ;
3° quand on nous laisse la possession et qu'on nous trouble par
d'autres maux (p. 2, 3). Comparaison. — Tout cela utile.
Malheur de trouver facilité dans les mauvais désirs (p. 3,4). —
Utile de n'être pas toujours heureux dans les bons désirs. Compa-
raison. Notez (p. 4). — Utile de nous arracher ce que nous possé-
dons (p. 5, 6). — Le cœur humain s'attache facilement (p. 5). —
Nous troubler dans nos plaisirs, salutaire (p. 6).
\_2^ point]. Peine sans pénitence, c'est l'enfer de cette vie (p. 8,
9, 10, etc.). — Feu qui purge, feu qui consume. Exemples (Ibid.).
Exaltari oportet Filmvi hominis (').
Il faut que le Fils de l'homme soit
exalté. {Joan., m, 14.)
[P. i] Toute l'Ecriture nous prêche que ia gloire du Fils
de Dieu est dans les souffrances, et que c'est à la croix qu'il
est exalté : il n'est rien de plus véritable. Jésus est exalté
à la croix par les peines qu'il a endurées; Jésus est exalté à
la croix par les peines que nous endurons. C'est, mes frères,
sur ce dernier point que je m'arrêterai aujourd'hui, comme
sur celui qui me semble le plus fructueux ; et je (^) me pro-
pose de vous faire voir combien le Fils de Dieu est glorifié
dans les souffrances {5) qu'il nous envoie. Mais, chrétiens,
ne nous trompons pas dans la gloire qu'il tire de nos afflic-
tions ('*) : il y est glorifié en deux manières, dont l'une cer-
tainement n'est pas moins terrible que l'autre est salutaire
et glorieuse.
Voici une doctrine importante ; voici un grand mystère
que je vous propose ; et afin de le bien entendre, venez le
méditer au Calvaire, au pied de la croix de notre Sauveur :
vous y verrez deux actions opposées que le Père y exerce
dans le même temps. Il y exerce sa miséricorde et sa justice;
1. Autre texte, choisi pour la reprise de ce sermon, vers 1667 : * Chiisto con-
ûxîis sutn cruci. Je suis attaché à la croix avec JÉsus-Christ {Galai., II, 19).
2. Ce qui précède a été barré au moment de la reprise.
3. Var. afflictions.
4. Les éditeurs modernes coupent autrement la phrase : « Ne nous trompons
pas ; dans la gloire qu'il tire de nos afflictions, il y est glorifié... » Le manuscrit
ne permet pas cette ponctuation ; et Deforis ne s'y était pas trompé.
DE LA SAINTE CROIX. 75
il punit et remet les crimes ; il se venge et se réconcilie tout
ensemble : il frappe son Fils innocent pour l'amour des
hommes criminels, et en même temps il pardonne aux hom-
mes criminels pour l'amour de son Fils innocent. O justice !
ô miséricorde ! qui vous a ainsi assemblées ? C'est le mys-
tère de Jésus-Christ ; c'est le fondement de sa gloire et de
son exaltation à la croix, d'avoir concilié en sa personne
ces deux divins attributs, je veux dire, la miséricorde et la
justice.
Mais cette union admirable nous doit faire considérer que,
comme en la croix de notre Sauveur la vengeance et le par-
don se trouvent ensemble, aussi pouvons-nous participer
à la croix en ces deux manières différentes : ou selon la ri-
gueur qui s'y exerce, ou selon la grâce qui s'y accorde. Et
c'est ce qu'il a plu à Notre Seigneur de nous faire voir (')au
Calvaire. Nous y voyons, dit saint Augustin, trois hommes
en croix : un qui donne le salut, un qui le reçoit (-), un qui le
méprise (^) : » Très erant in cruce : unus Salvator, alius sal-
vandîts, alius danmandus ("). Au milieu, l'auteur de la grâce;
d'un côté un qui en profite (*), de l'autre côté un qui la re-
jette (5). Discernement terrible et diversité surprenante!
Tous deux sont à la croix avec Jésus-Christ, tous deux
compagnons de son supplice ; mais, hélas ! il n'y en a qu'un
qui soit compagnon de sa gloire. Ce que le Sauveur avait
réuni, je veux dire la miséricorde et la vengeance, ces deux
hommes l'ont divisé. Jésus-Christ est au milieu d'eux, et
chacun a pris son partage de la croix de Notre Seigneur.
L'un y a trouvé la miséricorde, l'autre les rigueurs de la
justice : l'un y a opéré son salut, l'autre y a [p. 2] commencé
sa damnation : la croix a élevé jusqu'au paradis la patience
de l'un ; la croix a précipité au fond de l'enfer l'impénitence
de l'autre. Ils ont donc participé à la croix en deux ma-
nières (^) bien différentes ; mais cette diversité n'empêchera
a. Enar. ii in Psal. XXXV, n. i. — Ms. aller salvandus.
1. Var. paraître.
2. Var. un qui doit le recevoir.
3. Var. qui le néglige, — qui le doit perdre.
4. Var. qui la reçoit.
5. Var. méprise.
6. Var. d'une manière.
76 POUR LA FÊTE UE LEXALTATION
pas que Jésus ne soit exalté en l'un et en l'autre, ou par sa
miséricorde, ou par sa justice : Exaltari oportet Filmm
hommis.
Apprenez de là, chrétiens, de quelle sorte et en quel esprit
vous devez recevoir la croix. Ce n'est pas assez de souffrir ;
car qui ne souffre pas dans la vie ? Ce n'est pas assez
d'être sur la croix; car plusieurs y sont (') comme ce voleur
impénitent, qui sont bien éloignés du Crucifié. La croix dans
les uns est une grâce ; la croix dans les autres est une ven-
geance ; et toute cette diversité dépend de l'usage que nous
en faisons. Avisez donc sérieusement, ô vous, âmes que
Jésus afflige, ô vous que ce divin Sauveur a mis sur la croix,
avisez sérieusement dans lequel de ces deux états vous
voulez lui appartenir (''); et pour faire ce choix avec connais-
sance, voyez ici en peu de paroles la peinture de l'un et de
l'autre, qui fera le partage de ce discours.
PREMIER POINT.
Pour parler solidement des afflictions, connaissons {^) pre-
mièrement quelle est leur nature; et disons (*), s'il vous plaît,
messieurs, avant toutes choses, que la cause générale de
toutes nos peines, c'est le trouble qu'on nous apporte dans les
choses que nous aimons. Or, il me semble que nous voyons
par expérience que notre âme y peut être troublée {^) en
trois différentes façons : ou lorsqu'on lui refuse ce qu'elle
désire, ou lorsqu'on lui ôte ce qu'elle possède, ou lorsque,
lui en laissant la possession, on l'empêche de le goûter.
Premièrement on nous inquiète quand on nous refuse ce
que nous aimons : car il n'est rien de plus misérable que cette
soif, qui jamais n'est rassasiée ; que ces désirs toujours sus-
pendus, qui s'avancent (^) éternellement sans rien prendre ;
X. Var. sont sur la croix.
2. Corrections de date postérieure : * y être attachés ; [et] afin que vous fassiez
un bon choix...
3. Var. il faut connaître.
4. Var. remarquez.
5. Var. nous pouvons y être troublés. — C'était le texte d'une première rédac-
tion de ce développement, en 1656, sur la Providence, 2" point. (Il, 162.)
6. Var. qui courent.
DE LA SAINTE CROIX.
n
\
que cette fâcheuse agitation d'une âme toujours frustrée de
ce qu'elle espère : on ne peut assez exprimer combien elle
est travaillée par ce mouvement.
Toutefois on l'aftlige beaucoup davantage quand on la
trouble dans la possession du bien qu'elle tient déjà entre
ses mains ; parce que, dit saint Augustin ("), « quand elle
possède ce qu'elle a aimé, comme les honneurs, les richesses,
ou quelque autre chose semblable, elle se l'attache à elle-
même par l'aise qu'elle sent d'en jouir (') ; » elle se l'incor-
pore en quelque façon, si je puis parler de la sorte ; cela
devient comme une partie de nous-mêmes, ou, pour dire le
mot de saint Augustin, « comme un membre de notre cœur, »
Velut viembra aiiiiui : {-) de sorte que, si l'on vient à nous
l'arracher, aussitôt le cœur en gémit : il est comme déchiré
et ensanglanté par la violence qu'il souffre.
La troisième espèce d'affliction, [p. 3] qui est si ordinaire
dans la vie humaine, ne nous ôte pas entièrement le bien qui
nous plaît ; mais elle nous traverse de tant de côtés, elle nous
presse tellement d'ailleurs, qu'elle ne nous permet pas d'en
jouir. Par exemple, vous avez acquis de grands biens, il
semble que vous devez être heureux (3); mais vos continuelles
infirmités vous empêchent de goûter le fruit de votre bonne
fortune : est-il rien de plus importun ? C'est être au milieu
d'un jardin, sans avoir la liberté d'en goûter les fruits, non
pas même d'en cueillir les fleurs ; c'est avoir, pour ainsi dire,
le verre [f) à la main, et n'en pouvoir pas rafraîchir sa
bouche, bien que vous soyez pressé d'une soif ardente ; et
cela vous cause un chagrin extrême. Voilà, messieurs, comme
les trois sources qui produisent toutes nos plaintes ; voilà ce
qui fait murmurer les enfants du monde (^).
a. DeLib. Arbi't., lib. I, n. 2i3-
1. Var. par le contentement qu'elle a de l'avoir, — par la joie qu'elle sent d'en
jouir. Les éditeurs mêlent ici texte et variante.
2. M s. quasi nietnbruvi cordis tiostrt.
3. Ici Jiureux : l'auteur avait sans doute sous les yeux le Muiidus gaudebit
(1656), qui au même endroit présente cette orthographe. Mais plus loin :
heureux^ inalheurcux, etc.
4. Correction au crayoti, de date postérieure : * la coupe (1667).
5. Var. des hommes. — Les éditeurs préfèrent cette variante, quoique moins
précise.
y'è POUR LA FÊTE DE l'eXALTATION
Mais (') le fidèle serviteur de Dieu ne perd pas sa tranquil-
lité parmi ces disgrâces, de laquelle de ces trois sources que
puissent naître ses afflictions : et quand même elles se join-
draient toutes trois ensemble pour remplir son âme d'amer-
tume, il bénit toujours la bonté divine, et il connaît que Dieu
ne le frappe que pour exalter en lui sa miséricorde : Exal-
tari oportet (^) Filiiun hominis. En effet, il est véritable; et afin
de nous en convaincre, parcourons, je vous prie, en peu de
paroles, ces trois sources d'afflictions ; sans doute nous y trou-
verons trois sources de grâces.
Et premièrement, chrétiens, il n'est rien ordinairement de
plus salutaire que de nous refuser ce que nous désirons avec
ardeur, et je dis même dans les désirs le plus innocents. Car
pour les désirs criminels, qui pourrait révoquer en doute que
ce ne soit un effet de miséricorde que d'en empêcher le suc-
cès ? Tu es enflammé de sales désirs, et tu crois qu'on te
favorise quand on te laisse le moyen de les satisfaire. Mal-
heureux ! c'est une vengeance par laquelle Dieu punit tes
premiers désordres, en te livrant justement au sens réprouvé :
car si tu étais si heureux qu'il s'élevât de toutes parts des
difficultés contre tes prétentions honteuses (^), peut-être qu'au
milieu de tant de traverses tes ardeurs (^) se ralentiraient ; au
lieu que ces ouvertures commodes, et cette malheureuse faci-
lité que [p. 4] tu trouve[s], précipitent ton intempérance aux
derniers excès ; tellement qu'à force de t'abandonner à ces
funestes appétits que la fièvre excite, de fou tu deviens fu-
rieux, et une maladie dangereuse se tourne en une maladie
désespérée. Reconnaissez donc, ô enfants de Dieu, avec
quelle miséricorde Dieu nous laisse dans la faiblesse et
dans l'impuissance: c'est que ce souverain médecin sait guérir
nos maladies de plus d'une sorte. Quelquefois il nous laisse
dans un grand pouvoir, qu'il réduit à ses justes bornes par
une droite volonté (^) : Qui potuit transgredi, et non est
1. A partir de cet endroit, Bossuet s'éloigne de plus en plus de son ancienne
rédaction (1656).
2. M s. Oportet exaltari...
3. Var. criminelles.
4. Pour la reprise, l'auteur ajoutera : * insensées.
5. Édit. en sorte que celui qui a été maître de transgresser le commandement
DE LA SAINTE CROIX. 79
transgressus {^). Quelquefois il se sert d'une autre méthode,
et il réduit la volonté en restreignant le pouvoir : Frcnatur
potestas, ni sanetur volnnlas, dit saint Augustin ('''). Sa
miséricorde, qui nous veut guérir, oppose à nos désirs em-
portés des difficultés insurmontables : ainsi il nous dompte
par la résistance; et, fatiguant notre esprit, il nous accoutume
à ne vouloir plus ce que nous trouvons impossible.
Mais, messieurs, si vous trouvez juste qu'il s'oppose aux
volontés (') criminelles, peut-être aussi vous semble-t-il rude
qu'il étende cette rigueur jusques aux désirs innocents (^) :
toutefois ne vous plaignez pas de cette conduite. Un sage
jardinier n'arrache pas seulement d'un arbre les branches
pourries (^) ; mais il en retranche aussi quelquefois les accrois-
sements superflus. Ainsi Dieu n'arrache pas seulement en nous
les désirs qui sont corrompus ; mais il coupe quelquefois jus-
qu'aux inutiles; et la raison de cette conduite est bien digne de
sa bonté et de sa sagesse: c'est que celui qui nous a formés, qui
connaît les secrets ressorts qui font mouvoir nos inclinations,
sait qu'en nous abandonnant sans réserve à toutes les choses
qui nous sont permises, nous nous laissons aisément tomber
à celles qui sont défendues. Et n'est-ce pas ce que sentait
saint Paulin, lorsqu'il se plaint familièrement au plus intime
de ses amis : « Je fais, dit-il, plus que je ne dois, pendant que
je ne prends aucun soin de me modérer en ce que je puis (■*) : »
Quod no7i expédie bat admisi, ditfii non tempero quod lie ébat (') ?
La vertu en elle-même est infiniment éloignée du vice; mais
telle est la faiblesse de notre nature, que les limites s'en
touchent de près dans nos esprits, et la chute en est bien
a. j&V^/., xxxi, 10. — b. Ad Maced.^ Ep. CLiil, n.i6. — c. Ad Sever.^Y.r^. XXX,n. 3.
ne l'a point transgressé. — Bossuet n'a rien écrit de la traductiort ou du
commentaire ; il a pu les ajouter oralement.
1. Var. désirs.
2. Var. qu'il refuse souvent les innocents.
3. Correction de date postérieure: * gâtées.
4. Var. lorsqu'il se plaint familièrement au plus intime de ses amis que son
cœur s'est laissé aller à ce qu'il ne fallait pas faire , pendant qu'il ne prenait
aucun soin de modérer ce qui était permis 1 — Autre var. lorsqu'il écrit fami-
lièrement au plus intime de ses amis : « J'ai fait plus que je ne devais, pendant
que je ne prends aucun soin de modérer ce que je pouvais. »
8o POUR LA FÊTE DE l'eXALTATION
aisée. Il importe que notre âme ne jouisse pas de toute la
liberté qui lui est permise, de peur qu'elle ne s'emporte jus-
qu'à la licence, et que, s'étant épanchée à l'extrémité, elle ne
passe aisément au delà des bornes. C'est donc un effet de
miséricorde de ne contenter pas toujours nos désirs, non pas
même les innocents: cette croix nous est salutaire.
Mais notre Sauveur va beaucoup plus loin; et cette même
miséricorde [p. 5] qui dénie (') à notre âme ce qu'elle pour-
suit, lui arrache quelquefois ce qu'elle possède. Chrétien, n'en
murmure pas : il le fait par une bonté paternelle ; et nous le
comprendrions aisément, si nous nous savions connaître
nous-mêmes. Ne me dis pas, âme chrétienne : Pourquoi
m'ôte-t-on cet ami intime ? pourquoi un fils, pourquoi un
époux, qui faisait toute la douceur de ma vie ? Quel mal
faisais-je en les aimant, puisque cette amitié est si légitime .-*
Non, je ne veux pas entendre ces plaintes dans la bouche
d'un chrétien, parce qu'un chrétien ne peut ignorer combien
la chair et le sang se mêle ('') dans les affections les plus lé-
gitimes, combien les intérêts temporels, combien de sorte[s]
d'inclinations qui naissent en nous de l'amour du monde. Et
toutes ces inclinations, ne sont-ce pas, si nous l'entendons,
comme autant de petites parties de nous-mêmes, qui se dé-
tachent du Créateur pour s'attacher à la créature, et que la
perte que nous faisons des personnes chères nous apprend
à réunir en Dieu seul, comme des lignes écartées du centre.'*
Mais les hommes n'entendent pas combien cette perte leur
est salutaire {^), parce qu'ils n'entendent pas combien ces
attachements sont dangereux : ils ne se connaissent pas eux-
mêmes, ni la pente qu'ils ont aux biens périssables.
O cœur humain ! si tu connaissais combien le monde te
prend aisément, avec quelle facilité tu t'y attache[s], combien
tu louerais la main charitable qui vient rompre violemment
ces liens, en te troublant dans la possession des biens de la
terre ! Il se fait en nous, en les possédant, certains nœuds
1. Var. refuse.
2. Le singulier n'est pas, je crois, une inadvertance : les mots ài chair et U
sang n'<^veillent qu'une seule idée.
3. Var. combien cette médecine est salutaire.
k
DE LA SAINTE CROIX. 8l
secrets, qui nous engagent insensiblement dans (') l'amour
des choses présentes; et cet engagement est plus dangereux
en ce qu'il est ordinairement plus imperceptible. Oui, le désir
se fait mieux sentir, parce qu'il a de l'agitation et du mouve-
ment ; mais la possession assurée, c'est un repos, c'est comme
un sommeil ; on s'y endort, on ne le sent pas : c'est pourquoi le
divin Apôtre dit que ceux qui amassent de grandes richesses
« tombent dans de certains lacets invisibles, » Incidwit in
laqucufii ("), où le cœur se prend aisément. Il se détache du
Créateur par l'amour désordonné de la créature, et à peine
s'aperçoit-il de cet attachement excessif. Il faut, chrétiens, le
mettre à l'épreuve ; il faut que le feu des tribulations lui
montre (-) à se connaître lui-même ; « il faut, dit saint Au-
gustin, qu'il apprenne, [p. 6] en perdant ces biens, combien
il péchait en les ^\\VL2i\\\.:<iQiianhim hœc amando peccavermt{^),
perdendo senserunt (''').
Et cela de quelle manière.'^ Qu'on lui dise que cette mai-
son est brûlée, que cette somme est perdue sans ressource
par la banqueroute de ce marchand, aussitôt le cœur sai-
gnera, la douleur de la plaie lui fera sentir par combien de
fibres secrètes ces richesses tenaient au fond de son cœur, et
combien il s'écartait de la droite voie par cet engagement
vicieux : Qtiantimi hœc amaiido peccave7'int, perdendo sense-
runt. Il connaîtra mieux par expérience la fragilité des biens
de la terre, dont il ne se voulait laisser convaincre par aucuns
discours : dans le débris des choses humaines il retournera
les yeux aux biens éternels, qu'il commençait peut-être à
oublier; ainsi ce petit mal guérira les grands, et sa blessure
sera son salut.
Mais si Dieu laisse à ses serviteurs la jouissance des biens
temporels (^), ce qu'il peut faire de meilleur pour eux, c'est
de leur en donner du dégoût, de répandre mille amertumes
sur tous leurs plaisirs, de ne leur permettre pas de s'y reposer,
a. I Tint., VI, 9. — b. De Civit. Dei\ lib. I, cap. x.
T. J^ar. en Famour...
2. Var. lui apprenne. — Attire va?-, il faut que le coup des afflictions lui vienne
faire sentir son mal.
3. Ms., quajituin amando deliqiierint... — De même plus bas.
4. Var. des biens de ce monde, — du siècle.
Sermons de Rossuet. — III. 6
82 POUR LA FÊTE DE l'eXALTATION
de secouer et d'abattre cette fleur du monde qui leur rit trop
agréablement ; de leur faire naître des difficultés, de peur
que cet exil ne leur plaise, et qu'ils ne le prennent pour la
patrie. Vous voyez donc, ô enfants de Dieu, qu'en quelque
partie de sa croix qu'il plaise au Sauveur de vous attacher,
soit qu'il vous refuse ce que vous aimiez, soit qu'il vous ôte
ce que vous possédiez, soit qu'il ne vous permette pas de
goûter les biens dont il vous laisse la jouissance, c'est tou-
jours pour exercer en vous sa miséricorde et exalter sa bonté
dans vos afflictions.
O Dieu, si je pouvais vous faire comprendre combien elle
est glorifiée par vos souffrances, que ce discours serait fruc-
tueux, et ma peine utilement employée! Mais si mes paroles
ne le peuvent pas, venez l'apprendre de ce voleur pénitent (')
dont je vous ai d'abord proposé l'exemple. Pendant que
tout le monde trahit Jésus-Christ, pendant que tous les siens
l'abandonnent, il s'est réservé cet heureux larron pour le
glorifier à la croix : « sa foi a commencé de fleurir, où la foi
des disciples a été flétrie:» Tune fides ejtis de ligno floruit,
quaiido discip2ilo7'uiu marctiït (^). Jésus, déshonoré par tout
le monde, n'est plus exalté que par lui (^)seul: venez profiter
d'un si bel exemple ; voici un modèle accompli.
Il n'oublie rien, mes frères, de ce qu'il faut faire [p. 7]
dans l'affliction ; il glorifie Jésus-Christ en autant de sortes
qu'il veut être glorifié sur la croix. Car voyez premièrement
comme il s'humilie par la confession de ses crimes. « Pour
nous, dit-il, c'est avec justice, puisque nous souffrons la peine
que nos crimes ont méritée : » Ei nos qnideni S^jiiste, na7n\
digna factis recipiinus (''') : comme il baise la main qui le
frappe, comme il honore la justice qui le punit ! C'est là,
mes frères, l'unique moyen de la tourner en miséricorde.
Mais ce saint larron (^) ne finit pas là : après s'être consi-
déré comme criminel, il se tourne au Juste qui souffre avec
lui : « Mais celui-ci, ajoute-t-il, n'a fait aucun mal : » Hic
a. S. Aug., De anima et ejus orig., lib. I, n. 2. — b. Luc, xxni, 41.
1. Var. de l'heureux voleur.
2. Var. qu'en lui seul.
3. Var. cet heureux criminel.
DE LA SAINTE CROIX. 83
ve7'o nihil mali gessit {^). Cette pensée adoucit ses maux : il
s'estime heureux, dans ses peines, de se voir uni avec l'In-
nocent ; et cette société de souffrances lui donnant avec
Jésus-Christ une sainte familiarité, il lui demande avec foi
part en son royaume, comme il lui en a donné en sa croix :
Domine, mémento mei, cum veneris in rcgnum tuum (^').
Je triomphe de joie, mes frères, mon cœur est rempli de
ravissement en voyant la foi de ce saint voleur. Un mourant
voit Jésus mourant, et il lui demande la vie ; un crucifié (')
voit Jésus crucifié, et il lui parle de son royaume ; ses yeux
n'aperçoivent que des croix, et sa foi ne se représente qu'un
trône. Quelle foi et quelle espérance ! Si nous mourons, mes
frères, nous savons que Jésus-Christ est vivant, et notre
foi chancelante a peine toutefois à s'y confier : celui-ci voit
mourir Jésus avec lui (^), et il espère, et il se console, et il se
réjouit même dans un si cruel supplice. Imitons un si saint
exemple ; et si nous ne sommes animés par celui de tant de
martyrs et de tant de saints, rougissons du moins, chrétiens,
de nous laisser surpasser par un voleur {f). Confessons nos
péchés avec lui, reconnaissons avec lui l'innocence de Jésus-
Christ, etc. Si nous imitons sa patience, la consolation ne
manquera pas. « Aujourd'hui, aujourd'hui, dira le Sauveur,
tu seras avec moi dans mon paradis. » Ne crains pas, ce sera
bientôt; cette vie se passe {f) bien vite : elle s'écoulera comme
un jour d'hiver, le matin et le soir s'y touchent de près : ce
n'est qu'un jour, ce n'est qu'un moment, que la seule infir-
mité fait paraître long : quand il sera écoulé, tu t'apercevras
combien il est court ('). Aie donc patience avec ce larron,
exalte cette rigueur salutaire qui te frappe par miséricorde.
Mais si cet exemple ne te touche pas, voici quelque chose
de plus terrible qui me reste maintenant à te proposer : c'est
la justice, c'est la vengeance qui brise sur la croix les im-
pénitents : c'est par où je m'en vais conclure.
a. Luc, XXIII, 41. — b. Ibid., 42. — c. S. Aug., Traci. Cl injoan., n. 6.
1. Première rédaction effacée : un pendu. — (Cf. Noël, 1656, 3'' point.)
2. Var. le voit mourir.
3. Ces mots remplacent : « de n'imiter pas un voleur. > Avec quel avantage !
4. Première rédaction : passera bien vite. — Se ajouté ; verbe mis au présent.
84 FOUR LA FÊTE DE l'eXALTATION
SECOND POINT.
[P. 8] Nous apprenons, par les saintes Lettres, que la
prospérité des impies est un effet de la vengeance de Dieu, et
de sa colère qui les poursuit. Oui, lorsqu'i][s ] nage[nt] dans les
plaisirs, que tout leur rit, que tout leur succède, cette paix
que nous admirons, qui, selon l'expression du Prophète,
« fait sortir l'iniquité de leur graisse, » Prodiit quasi ex
adipe itiiquitas eorum {"), qui les enfle, qui les enivre jusqu'à
leur faire oublier la mort, c'est un commencement de ven-
geance que Dieu exerce sur eux : cette impunité, c'est une
peine, qui, les livrant aux désirs de leur cœur, leur amasse
un trésor de haine en ce jour d'indignation et de fureur im-
placable.
Si nous voyons dans l'Ecriture que Dieu sait quelquefois
punir les impies par une félicité apparente, cette même
Écriture, qui ne ment jamais, nous enseigne, qu'il ne les
punit pas toujours en cette manière, et qu'il fait quelquefois
sentir son bras par des misères temporelles. Cet endurci
Pharaon, cette prostituée Jézabel, ce maudit meurtrier
Achab ; et, sans sortir de notre sujet, ce larron impénitent
et blasphémateur, rende[nt] témoignage à ce que je dis, et
nous font bien voir, chrétiens, que ce n'est pas assez d'être
sur la croix pour être uni au Crucifié. Ainsi cette croix, que
vous avez vue comme une marque de miséricorde, vous va
maintenant être présentée comme un instrument de ven-
geance : et afin que vous entendiez comme elle a pu si tôt
changer de nature, remarquez, s'il vous plaît, messieurs,
qu'encore que toutes les peines soient nées du péché, il y en
a néanmoins qui lui peuvent servir de remède.
[P. 8 âis^ Je dis que toutes les peines sont nées du péché,
et en punissent les dérèglements : car, sous un Dieu si bon que
le nôtre, l'innocence n'a rien à craindre, et elle ne peut jamais
espérer qu'un traitement favorable : il est si naturel à Dieu
d'être bienfaisant à ses créatures, qu'il ne ferait jamais de
mal à personne, s'il n'y était forcé par les crimes. Toutefois
a. Ps. LXXII, 7.
DE LA SAINTE CROIX. 85
il faut remarquer deux sortes de peines ; il y a la peine su-
prême, qui est la damnation éternelle; il y a les peines de moin-
dre importance, comme les afflictions de cette vie : « Toutes
deux, dit saint Augustin, sont venues du crime, toutes deux
en doivent venger les excès. » Mais il y a cette différence,
que la damnation éternelle est un effet de pure vengeance,
et ne peut jamais nous tourner à bien ; au lieu que les afflic-
tions temporelles sont mêlées de miséricorde, et peuvent
être employées à notre salut, suivant l'usage que nous en
faisons, « C'est pourquoi, dit le même saint, toutes les croix
que Dieu nous envoie peuvent aisément changer de nature,
selon la manière dont l'on (') les reçoit : il faut considérer,
non ce que l'on souffre, mais dans quel esprit on le souffre : »
Non qualia, sed qualis qiLÏsqiLe patiatui' ("). Ce qui était la
peine du péché, étant sanctifié par la patience, est tourné à
l'usage de la vertu ; « et le supplice du criminel devient le
mérite de l'homme de bien : » Fit justi meritiun etiam siip-
pliciiim peccatoris (''').
[P. 9] S'il est ainsi, chrétiens, permettez que je m'adresse
à l'impie qui souffre sans se convertir, et que je lui fasse
sentir, s'il se peut, qu'il commence son enfer dès ce monde ;
afin qu'ayant horreur de lui-même, il retourne à Dieu par la
pénitence ; et afin de le presser par de vives raisons (car il
faut, si nous le pouvons, convaincre aujourd'hui sa dureté),
disons en peu de mots: Qu'est-ce que l'enfer ? L'enfer, chré-
tiens, si nous l'entendons, c'est la peine sans la pénitence.
Ne vous imaginez pas, chrétiens, que l'enfer soit seulement
ces ardeurs brûlantes, etc. i^). Il y a deux feux dans l'Ecriture,
un feu qui purge, Opus probahit igjiis {^) ; « un feu qui con-
sume et qui dévore, » Cinn igné devorajite ; Ignis non extin-
guetiLr (''). La peine avec la pénitence, c'est un feu qui
purge ; la peine sans la pénitence, c'est un feu qui consume;
a. De Civit. Dei, lib. I, cap. viii. — b. Ibid.^ lib. XII, cap. iv. — Ms. XIII. —
C. I Cor., ni, 13. — d. Is., XXXIII, 14 ; LXVI, 24.
1. Les éditeurs ont corrigé cette cacophonie, en supprimant/'/ mais il y a
bien Pou au manuscrit. Nous en trouverons d'autres exemples en 1660.
2. Cet etc. omis par les éditeurs n'est pas sans importance. Il représente les
étangs de feu et de soufre, la rag;e, le désespoir, V horrible griiiccineiit de dents,
que Bossuet a énumérés ailleurs. (Cf. II, 75.) — Passage récrit, p. 9 bis.
86 POUR LA FÊTE DE l'eXALTATION
et tel est proprement le feu de l'enfer. C'est pourquoi les
afflictions de la vie sont un feu où se purgent les âmes péni-
tentes : Salvus erit, [^sic tameiî\ quasi per ignemif). Il en est
ainsi des âmes du purgatoire (') : elles se nettoient dans ce
feu, parce que la peine est jointe aux sentiments de la péni-
tence, qu'elles ont emportée en sortant du monde : quasi
per ignem ('). Par conséquent, concluons que la peine sancti-
fiée par la pénitence nous est un gage de miséricorde ; et
concluons aussi, au contraire, que le caractère propre de
l'enfer, c'est la peine sans la pénitence.
Si vous voulez voir, chrétiens, des peintures de ces gouffres
éternels, n'allez pas rechercher bien loin ni ces fourneaux
ardents, [ni] ces montagnes ensoufrées qui vomissent des
tourbillons de flammes, et qu'un ancien appelle « des che-
minées de l'enfer, » Ignis inferni fumariola (^) : voulez-vous
voir une vive image de l'enfer et d'une âme damnée, regar-
dez un pécheur qui souffre et qui ne se convertit pas. Tels
étaient ceux dont David parle comme d'un prodige, « que
Dieu avait dissipés, nous dit ce prophète, et non touchés (^)
de componction. » Dissipati sunt, nec compimcti (') : servi-
teurs rebelles et opiniâtres, qui se révoltent même sous la
verge ; abattus (■') et non corrigés, atterrés et non humiliés,
châtiés et non convertis. Tel était le déloyal Pharaon, dont
le cœur s'endurcissait tous les jours sous les coups incessam-
ment redoublés de la vengeance divine. Tels sont ceux dont
il est écrit, dans l'Apocalypse ('^), que, Dieu les ayant frappés
d'une plaie horrible, de rage ils mordaient leurs langues,
blasphémaient le Dieu du ciel, et ne faisaient point péni-
tence. Tels hommes ne sont-ils pas des damnés qui com-
mencent leur enfer dès ce monde ?
Et il ne faut pas dire : Nous souffrons. Il y en a que la
croix précipite à la damnation, avec ce larron endurci : au
a. I Cor.^ ii[, 15. — h. Tertull., De Pœnit., n. 12. — c. Ps., xxxiv, 16. — d. Apoc,
XVI, 10, II.
1. Bossuet disait dans la rédaction effacée : «. C'est pourquoi ces âmes choisies
qui sont détenues dans le Purgatoire, elles s'y nettoient de leurs fautes...
2. Dans la première rédaction effacée : « .Mais les peines des damnés seront
immortelles, parce qu'ils souffrent éternellement sans se repentir de leurs fautes.
3. Var. et qui n'étaient pas touchés...
4. Var. frappés.
DE LA SAINTE CROIX. 87
lieu de se corriger par la pénitence, et de s'irriter contre
eux-mêmes, et de faire la guerre à leurs crimes ('), ils s'irri-
tent contre le Dieu du ciel ; [p. lo] ils se privent des biens
de l'autre vie, on leur arrache ceux de celle-ci : si bien
qu'étant frustrés de toutes parts, pleins de rage et de dés-
espoir, et ne sachant à qui s'en prendre, ils élèvent contre
Dieu leur langue insolente, par leurs murmures et par leurs
blasphèmes ; « et il semble, dit Salvien, que leurs fautes se
multipliant avec leurs supplices, la peine même de leurs
péchés soit la mère de nouveaux crimes : » Ut putares pœ-
nani ipsoriwi crhniimni, quasi matrem esse (^) vitioruin i^).
Ah ! mes frères, ils vous font horreur, ces damnés vivant
sur la terre ; vous ne les pouvez supporter, vous détournez
vos yeux de dessus leurs crimes ; mais détournez-en plutôt
votre cœur, et recourez à Dieu par la pénitence. Éveillez-
vous enfin, ô pécheurs ! du moins quand Dieu vous frappe
par des maladies, par la perte de vos biens ou de vos amis :
joignez aux peines que vous endurez la conversion de vos
âmes ; et cette croix que Dieu vous envoie, qui maintenant
vous est un supplice, vous deviendra un salutaire avertisse-
ment, et un gage infaillible de miséricorde. Jusqu'à quand
fermerez-vous vos oreilles ? jusqu'à quand endurcirez-vous
vos cœurs contre la voix de Dieu qui vous parle, et contre
sa main qui vous frappe ? Abaissez-vous sous son bras
puissant ; et portez la croix qu'il vous met dessus les épau-
les (^), dans les sentiments (•*) de la pénitence.
Vous particulièrement, mes chers frères, sainte et bien-
heureuse conquête, nouveaux enfants de l'Eglise, qu'elle se
glorifie d'avoir retirés au centre de son unité et au sein de
sa charité : je n'ignore pas les tourments que la haine irré-
conciliable de vos adversaires, que le cruel abandonnement
et l'injuste persécution de vos proches vous font endurer ;
mais soutenez tout par la patience : c'est une espèce de
martyre que vous souffrez pour la foi que vous avez embras-
a. De Cubernat. Det, lib. VI, n. 13.
1. Var. et de s'irriter contre eux-mêmes et contre leurs crimes.
2. Ms. Ut crederes... non aliud guatn esse matrem vitiortim.
3. Var. qu'il vous impose.
4. Var. avec l'humilité de...
88 POUR LA FÊTE DE l'eXALTATION
sée. Dieu veut épurer votre chanté par l'épreuve des afflic-
tions : ce ne lui est pas assez, mes chers frères, de vous avoir
arraché[s] au diable par la foi, s'il ne vous en faisait triom-
pher (') par la constance : il ne veut pas seulement que vous
échappiez, mais encore que vous surmontiez vos ennemis.
Non content de vous appeler au salut par la profession de
la foi, il vous invite encore à la gloire par le combat ; et il
veut apporter le comble au bonheur d'être délivrés, par
l'honneur d'être couronnés. C'est votre gloire devant Dieu,
mes frères, de sceller votre foi par vos souffrances ; et la
pauvreté oii [p. ii] vous êtes rend un témoignage honorable
à l'amour que vous avez pour l'Église.
Mais, chrétiens, ce qui fait leur gloire, c'est cela même
qui fait notre honte. Il leur est glorieux de souffrir ; mais il
nous est honteux de le permettre. Leur pauvreté rend témoi-
gnao-e pour eux et contre nous : l'honneur de leur foi, c'est
la conviction de notre dureté. Sera-t-il dit, mes frères, qu'ils
seront venus à notre unité y chercher leurs véritables frères
dans les véritables enfants de l'Eglise, pour être abandonnés
de leurs secours ; et que nos adversaires nous reprocheront
qu'on a soin assez d'attirer les leurs, mais qu'on les laisse
en proie à la misère ? d'où jugeant de la vérité de notre foi
par notre charité (ô jugement injuste, mais trop ordinaire
parmi eux !) ils blasphémeront contre l'Église ; et notre
insensibilité en sera la cause. Mes frères, qu'il n'en soit pas
de la sorte: pendant qu'ils souffrent pour notre foi, soutenons-
les par nos charités (').
Ceux qui ont souffert pour la foi, ce sont ceux que la
sainte Église a toujours recommandés avec plus de soin.
Les martyrs dans les prisons {^) : les chrétiens y accouraient
en foule ; quelques gardes que l'on posât devant les prisons,
la charité des fidèles pénétrait partout. Toute l'Église tra-
vaillait pour eux, et croyait que, leurs souffrances honorant
l'Église en sa foi, il n'y avait rien déplus nécessaire que le
reste qui était libre les honorât par la charité. Ailleurs on
1. Var. s'il ne vous en faisait les victorieux...
2. Phrase soulignée après coup, pour son importance.
3. Var. Les prisons anciennement. —(Idée simplement indiquée.)
DE LA SAINTE CROIX. 89
leur prêchait une discipline sévère ; il semblait qu'il n'y eût
que dans les prisons où il fût permis de les traiter délicate-
ment, ou du moins de relâcher quelque chose de l'austérité
ordinaire. Il s'y coulait même des païens, et nous en avons
des exemples dans l'antiquité : ainsi la charité des fidèles
rendait les prisons délicieuses Pourquoi tant de zèle ? Ils
croyaient par ce moyen professer la foi, et participer au mar-
tyre (') : Vinctorum, tanquam simiil vincti (") : ils croyaient
s'enchaîner avec les martyrs.
C'est (') par la croix et par les souffrances que la confes-
sion de foi doit être scellée. C'est ce qui fait dire à Tertul-
lien « que la foi est obligée au martyre : » Debitricem viar-
tyrii Jîdeni (''') : par où il veut dire, si je ne me trompe, que
cette grande soumission à croire les choses incroyables ne
peut être mieux confirmée qu'en se soumettant aussi à en
souffrir de pénibles et de difficiles, et [qu'en captivant] (^) son
corps, pour rendre un témoignage ferme et vigoureux à ces
bienheureuse chaines, par lesquel[le]s la foi captive l'esprit.
C'est pourquoi, après avoir fait faire aux Nouveaux Catho-
liques leur profession de foi, on les met dans une maison
dédiée à la croix, etc.
Mes frères, accourez donc en ce lieu : ceux qui y sont
retirés ne se comparent [p. 12] pas aux martyrs, mais néan-
moins c'est pour la foi qu'ils endurent ; ils ne sont pas liés
dans des prisons, mais néanmoins ils portent leurs chaînes :
Vinctos in mendicitate et fervo i^) ; non chargés de fer, mais
liés if) par la pauvreté. Venez leur aider à porter leur croix :
car qu'attendez-vous, chrétiens ? Quoi ! que la misère et le
désespoir les contraigne à jeter les yeux du côté du lieu
d'où ils sont sortis, et à se souvenir de l'Egypte ?0 Dieu,
détournez de nous un si grand {f) malheur! Ils ne le feront
pas, chrétiens ; ils sont trop fermes, ils sont trop fidèles :
a. Hebr., XI II, 3. — b. Scorp., n. 8. — c. Fs., CVI, 10.
1. Deforis insère ici'une traduction bien inutile, outre l'inconvénient d'imputer
à Bossuet la prose de ses éditeurs.
2. Ce paragraphe est une addition sans renvoi, écrite à la suite de la péroraison.
3. Jfs. et de captiver. — Incohérence due à la précipitation.
4. £"^/z/. mais bien...
5. Var. ce malheur !
90 POUR LA FETE DE L EXALTATION DE LA SAINTE CROIX.
mais combien toutefois sommes-nous coupables de les expo-
ser à ce péril ?
Ouvrez donc vos cœurs, je vous en conjure par la croix
que vous adorez ; ouvrez vos cœurs, et ouvrez vos mains
sur les nécessités de cette maison, et sur la pauvreté ex-
trême de ceux qui l'habitent. Abandonnés des leurs, qu'ils
ont quittées] pour le Fils de Dieu, ils n'ont plus de secours
qu'en vous. Recevez-les, mes frères, avec des entrailles de
miséricorde ; honorez en eux la croix de Jésus : ils la por-
tent avec patience, je leur rends aujourd'hui ce témoignage;
mais ils ne la portent pas néanmoins sans peine : rendez-la-
leur du moins supportable par l'assistance de vos charités ;
et que j'apprenne en sortant d'ici que les paroles que je vous
adresse ou plutôt que toute l'Église et Jésus-Christ même
vous adresse (') en leur faveur par mon ministère, n'auront
pas été un son inutile.
O joie ! ô consolation de mon cœur ! Si vous me donnez
cette joie et cette sensible consolation, je prierai ce divin
Sauveur qui souffre avec eux, et qui souffre en eux, qu'il
répande sur vous les siennes, qu'il vous aide à porter vos
croix, comme vous aurez prêté vos mains charitables pour
aider ces nouveaux enfants de l'Église à porter la leur plus
facilement ; et enfin que, pour les aumônes que vous aurez
semées en ce monde, il vous rende en la vie future la mois-
son abondante qu'il nous a promise. Amen.
I. Édit. vous adressent. — Mais la syntaxe du manuscrit était très usitée. Voy.
Latinismes, 4", dans V Introduction du tome P'.
^■^.^ .^^.^ ^ ^^^^:^ ■^. ^. ■^. ^^
i
SERMON POUR LA FETE
DES SAINTS ANGES GARDIENS,
Prêché aux Feuillants, en 1659.
'1^
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w
C'est à l'érudition de A. Floquet que l'on doit l'indication de
cette date. Il raconte dans ses Etudes (II, 21-24) comment les
Feuillants firent rebâtir, en 1659, l'église de leur noviciat de la rue
d'Enfer. Rapprochant de ce fait les expressions de la péroraison si
pathétique, où il est parlé de « ce temple abattu et relevé, » il a
reconnu dans notre sermon le discours prononcé à l'inauguration
de la nouvelle église dédiée aux Anges gardiens. C'était le i'^'" oc-
tobre : le sermon fut donc prêché aux premières vêpres de la fête
des saints Anges.
Avant de donner ce sermon, M. Lâchât a eu la plaisante idée de
quereller Bossuet au nom de la philosophie scolastique, qui n'était
pas en cause. « OJi ! non, conclut-il avec satisfaction, le poids de ce
corps mortel n'apporte pas à la prière beaucoup de retardement, il ne
reutpccJie pas de s élever vers le ciel. » (XII, 332.) Voilà Bossuet bien
réfuté ; et du même coup saint Paul, qui demandait à la grâce de le
délivrer « de ce corps de mort !» (Rom., Vil, 24.)
Avien dico vobis, videbitis cœlinn
apertuin, et angelos Dei ascendentes et
descendantes.
Je vous dis en vérité, vous verrez les
cieux ouverts, et les anges de Dieu mon-
tants et descendants. {Paroles du Fils de
Dieu à Naihanaël, en saint Jean, l, 51.)
IL paraît par les saintes Lettres que Satan et ses anges (')
montent et descendent. « Ils montent, dit saint Bernard,
par l'orgueil, et ils descendent contre nous par l'envie ;
Ascendit sludio vanitatis, descendit livore inalignitatis ("). Ils
ont entrepris de monter, lorsqu'ils ont suivi celui qui a dit :
Ascendant... « Je m'élèverai et je me rendrai égal au Très-
Haut. » Mais leur audace étant repoussée, ils sont descen-
dus, chrétiens, pleins de rage et de désespoir, comme dit
a. In Ps. Oui habitat, Serin, xn n. 2.
I. Var. et les esprits malins.
92 rOUR LA FETE
saint Jean dans l'Apocalypse : « O terre, ô mer, malheur à
vous (') ; parce que le diable descend à vous plein d'une
grande colère ! » Vœ terrœ, et ma?'i, quia descendit diabohis
ad vos habêiis iram magnam {f) ! Ainsi son élévation pré-
somptueuse (^) est suivie d'une descente cruelle ; et quoique
Dieu l'ait banni de devant sa face, n'ose-t-il pas encore s'y
présenter pour se rendre notre accusateur, selon ce qu'écrit
le même apôtre ? N'est-ce pas pour cela qu'il est appelé l'ac-
cusateur des fidèles, <i qui les accuse nuit et jour en la pré-
sence de Dieu:.» Accusator fratrtiin nostroruni, qui acciisa-
bat il/os... die ac nocie (''') ? Et en effet, ne lisons-nous pas
qu'il s'est trouvé avec les saints anges (^) pour accuser le
fidèle Job ? Adfiiit inter eos etiam Satan ('). Mais étant
monté devant Dieu, pour le calomnier avec artifice, il est
aussi bientôt descendu pour le persécuter avec fureur : telle-
ment que toute sa vie c'est un mouvement éternel, par
lequel il monte et descend, méditant toujours en lui-même
le dessein de notre ruine.
Que si cet esprit malfaisant se remue continuellement
avec ses complices pour persécuter les fidèles, chrétiens, les
saints anges ne sont pas oisifs, et ils se remuent pour les
secourir : c'est pourquoi vous les voyez monter et descendre,
ascendentes et descendentes ; et j'espère vous faire voir aisé-
ment que tout cela se fait pour notre salut, après que nous
aurons imploré l'assistance du Saint-Esprit par l'intercession
de la sainte Vierge : Ave.
Si vous n'avez pas assez entendu la dignité de notre
nature et la grandeur de nos espérances, vous le pourrez
connaître aisément par la sainte solennité que nous célé-
brons en cette journée. C'est ici qu'il vous faut apprendre,
par la sainte société que nous avons avec les saints anges,
que notre origine est céleste, que l'homme n'est pas ce que
nous voyons ; et que ces membres, que cette figure, et enfin
a. Apoc, xn, 12. — b. Ibid., lo. — c. Job, I, 6. — Édit. cum illis.
1. Var. malheur à la terre, malheur à la mer !
2. Var. trompeuse.
3. Var. avec les enfants de Dieu.
DES SAINTS ANGES GARDIENS. 93
tout l'extérieur de ce corps mortel nous le cache, plutôt qu'il
ne nous le montre. Car puisque nous voyons ces esprits
bienheureux, destinés à notre conduite, venir converser avec
les hommes, et se faire leurs compagnons et leurs frères ;
puisque (') l'amour chaste qu'ils ont pour les hommes leur
fait quitter le ciel pour la terre, et trouver leur paradis
parmi nous, ne devons-nous pas reconnaître qu'il y a quel-
que chose en l'homme qui l'approche de ces esprits immor-
tels, et qui est capable de les inviter à se réjouir de notre
alliance ? C'est {^) ce que le grand Augustin (") nous ex-
plique admirablement par cette excellente doctrine, sur la-
quelle j'établirai ce discours : c'est qu'encore que les saints
anges soient si fort au-dessus de nous par leur dignité natu-
relle, il ne laisse pas d'être véritable que nous sommes
égaux en ce point, que ce qui rend les anges heureux fait (^)
aussi le bonheur des hommes ; que nous buvons les uns et
les autres à la même fontaine de vie, qui n'est autre que la
Vérité éternelle; et que nous pouvons tous chanter ensemble,
par un admirable concert, ce verset du divin Psalmiste :
Mihi aiitein adhœrere Deo bonum est (^) : « Tout mon bien
c'est d'être uni à mon Dieu » par de chastes embrassements,
et de mettre en lui mon repos.
Sur ce fondement, chrétiens, il est bien aisé d'établir la
société de l'homme et de l'ange : car c'est une loi immuable,
a. In Joati. Tract, xxni, n. 5. — b. Ps., Lxxn, 28.
I. /'cjr. puisque, touchés d'un pieux désir d'entrer en société avec les hommes,
ils quittent...
2. V^ar. (i'-'-' rédaction.) L'Église catholique a plus d'étendue que nous ne pen-
sons. C'est peu pour elle d'être répandue sur toute la surface de la terre, elle
remplit encore les cieu.x, et elle les peuple de ses citoyens, non seulement par
le moyen des saints hommes qu'elle envoie de ce lieu d'exil en cette céleste
patrie, mais encore par les esprits bienheureux, lesquels, quoiqu'ils ne soient
pas conçus dans son sein, ne laissent pas d'être associés à son unité. C'est ce
qui fait dire à saint Augustin, dans cet excellent Miuinel., qui comprend un ad-
mirable abrégé de toute la doctrine évangélique, c'est, dis-je, messieurs, ce qui
lui fait dire (Enchind., 56) que, lorsque nous confessons au sacré Symbole
l'universalité de l'Église, nous y comprenons les esprits célestes, qui composent
avec nous cette sainte et bienheureuse cité en laquelle Dieu amis son trône. Ce
que nous enseigne le grand Augustin de la société de l'homme et de l'ange
dans l'unité de l'Église, il le prouve par un beau principe sur lequel j'établirai ce
discours.
3. Var. c'est ce qui fait.
94 POUR LA FETE
que les esprits qui s'unissent à Dieu se trouvent en même
temps tous unis ensemble. Ceux qui puisent dans les ruis-
seaux, et qui aiment les créatures, se partagent en des soins
contraires, et divisent leurs affections. Mais ceux (') qui
vont à la source même, au principe de tous les êtres, c'est-
à-dire, au souverain bien, se trouvant tous en cette unité,
et se rassemblant à ce centre, ils y prennent un esprit de
paix et un saint amour les uns pour les autres ; tellement (^)
que toute leur joie, c'est d'être associés éternellement dans
la possession de leur commun bien : ce qui fait, dit saint
Augustin, qu'ils font tous ensemble un même royaume et
une même cité de Dieu : Habent et ciun illo cui adJiœrent et
inter se societatem sanctam, stmtqtLe una civitas Dei (''). D'où
il est aisé de conclure que les hommes, non moins que les
anges, étant faits pour jouir de Dieu, ils {f) ne composent
les uns et les autres qu'un même peuple et un même empire,
où l'on adore le même prince, où l'on est régi par la même
loi, je veux dire par la charité, qui est la loi des esprits cé-
lestes et la loi des hommes mortels ; et qui, se répandant
du ciel en la terre, fait une même société des habitants de
l'un et de l'autre. C'est, mes frères, de cette alliance que
j'espère vous entretenir, et vous en montrer les secrets dans
le texte de mon évangile.
Car quel est ce nouveau spectacle que le Sauveur nous
y représente .'' d'où vient que les cieux sont ouverts } et que
veulent dire ces anges qui montent et descendent d'un vol
si léger de la terre au ciel, du ciel en la terre ~i Chrétiens,
ne voyez-vous pas que ces esprits pacifiques viennent ré-
a. s. Aug., De Civit. Dei, lib. XII, cap. ix.
1. Var. Mais ceux qui s'élèvent au principe même, et s'attachent au souverain
bien.
2. Var. et c'est pourquoi, dit saint Augustin, étant associés si étroitement dans
l'amour de leur commun bien, ils font tous ensemble un même royaume.
3. Var. ils composent les uns et les autres une même Église, et un peuple,
dont la charité est la loi, et dont Jésus-Christ est le prince. Il est vrai que le
péché, qui divise tout, avait rompu cet accord et cette alliance. Les anges nous
avaient déclaré la guerre, parce que nou; l'avions déclarée à Dieu en nous joi-
gnant au parti rebelle de leurs compagnons séditieux. Mais enfin le Sauveur
JÉSUS a pacifié le ciel et la terre; il a réconcilié les esprits célestes avec les
hommes mortels ; et vous en voyez une preuve dans le texte de mon évangile.
DES SAINTS ANGES GARDIENS. 95
tablir le commerce que les hommes (') avaient rompu en
prenant le parti rebelle de leurs séditieux compagnons ? La
terre n'est plus ennemie du ciel ; le ciel n'est plus contraire
à la terre : le passage de l'un à l'autre est tout couvert (-)
d'esprits bienheureux, dont la charité officieuse entretient
une parfaite communication entre ce lieu de pèlerinage et
notre céleste patrie.
C'est, messieurs, pour cette raison que vous les voyez
monter et descendre : ascendentes et descendcntes. Ils descen-
dent de Dieu aux hommes, ils remontent des hommes à
Dieu, parce que la sainte alliance {-'') qu'ils ont renouvelée
avec nous les charge d'une double ambassade. Ils sont les
ambassadeurs de Dieu vers les hommes, ils sont les ambas-
sadeurs des hommes vers Dieu. Quelle merveille ! nous dit
saint Bernard ; chrétiens, le pourrez-vous croire : ils ne sont
pas seulement les anges de Dieu, mais encore les anges des
hommes : Illos iitique spiritus tam felices, et tuos ad
nos, et nostios ad te a7igelos facis (f) : « Oui, Seigneur, nous
dit ce saint homme, ils sont vos anges, et ils sont les nôtres ; »
anges, c'est-à-dire envoyés : ils sont donc les anges de Dieu,
parce qu'il nous les envoie pour nous assister ; et ils sont
les anges des hommes, parce que nous les lui renvoyons pour
l'apaiser : ils viennent à nous, chargés de ses dons ; ils re-
tournent chargés de nos vœux : ils descendent pour nous
conduire ; ils remontent pour porter à Dieu nos désirs et nos
bonnes œuvres. Tel est l'emploi et le ministère de ces bien-
heureux gardiens : c'est ce qui les fait monter et descendre,
ascendentes et dcsùendentes. Vous voyez en ce mouvement
la double assistance que nous recevons par leur entremise ;
et yous voyez les deux points qui partageront ce discours.
Dans le texte que j'ai rapporté, la descente est précédée par
a. In Ps. Oui habitat. Servi, xn, n. 3.
1. Var. le commerce que nous avions rompu par nos crimes et par notre
désobéissance. Lorsque le commerce entre deux villes est interdit, on ne va pas
ordinairement de Tune à l'autre ; le chemin n'est pas battu. Les choses vont et
viennent continuellement du ciel en la terre, de la terre au ciel : le commerce
est donc rétabli.
2. r'tir. rempli.
3. Var. la sainte société qu'ils ont renouée avec nous.
gô POUR LA FETE
l'élévation ; mais permettez-moi, chrétiens, que, pour suivre
l'ordre du raisonnement, je laisse un peu l'ordre des paroles,
et que je parle avant toutes choses de leur descente mysté-
rieuse.
PREMIER POINT.
Il ne suffit pas, chrétiens, que nous remarquions aujour-
d'hui que les anges descendent du ciel en la terre : si vous
n'entendez rien par ce mouvement sinon qu'ils passent d'un
lieu à un autre, vous n'avez pas encore compris le mystère.
Il faut élever nos pensées plus haut et concevoir dans cette
descente le caractère particulier de la charité des saints
anges, qui la rend différente de celle des hommes. Je m'ex-
plique, et je dis, messieurs, qu'encore que la charité soit la
même dans les anges et dans les hommes, qu'elle soit dans
tous les deux de même nature, qu'elle dépende d'un même
principe, toutefois elle agit en eux par deux mouvements
opposés. Elle élève les hommes mortels de la terre au ciel,
de la créature au Créateur ; au contraire, elle pousse les
esprits célestes du ciel en la terre, et du Créateur à la créa-
ture. La charité nous fait monter, la charité les fait descen-
dre. Chrétiens, c'est ce grand mystère que vous compren-
drez aisément, si vous savez faire la distinction de l'état des
uns et des autres.
Où sommes-nous, et où sont les anges ? quelle est notre
vie, et quelle est la leur ? Misérables bannis ('), enfants
d'Eve, nous sommes ici relégués bien loin au séjour de mi-
sère et de corruption {^) : pour eux, ils se reposent dans la
patrie, à la source même du bien, dans le centre même du
repos qu'ils possèdent par la claire vue. Nous pleurons et
nous soupirons sur les fleuves de Babylone : ils boivent à
longs traits les eaux toujours vives de ce fleuve qui réjouit
la cité de Dieu.
Étant donc dans des états si divers, que ferons-nous les
uns et les autres ? Les hommes demeureront-ils liés aux
biens périssables dont ils sont environnés ; et les anges se-
i.Var. captifs.
2. Var. nous gémissons dans ce lieu d'exil ; ils sont attachés immuablement...
DES SAINTS ANGES GARDIENS. 97
roiu-ils toujours occupés de leur paix et de leur repos, sans
penser à secourir ceux qui travaillent ? Non, mes frères, il
n'en est pas ainsi : la charité ne le permet pas. Elle nous fait
monter, elle fait descendre les anges ; elle nous trouve au
milieu (') des biens corruptibles, elle trouve les esprits cé-
lestes unis immuablement au bien éternel : elle se met entre
deux, et tend la main aux uns et aux autres. Elle nous dit
au fond de nos cœurs : Vous qui êtes parmi les créatures,
gardez-vous bien (^) de vous arrêter aux créatures ; mais
dans cette bassesse où vous êtes, faites qu'elles vous con-
duisent au Créateur : vous qui êtes au bord des ruisseaux,
apprenez à remonter à la source. Elle dit aux anges célestes :
Vous qui jouissez du Créateur, jetez aussi les yeux sur ses
créatures ; vous qui êtes à la source, ne dédaignez pas les
ruisseaux. Ainsi vous voyez, chrétiens, qu'une même cha-
rité, qui remplit les anges et les hommes, meut différemment
les uns et les autres.
Ce que voient les hommes mortels doit leur faire chercher
ce qu'ils ne voient pas ; tel doit être le progrès de leur cha-
rité. C'est pourquoi l'apôtre saint Jean, le disciple chéri de
notre Sauveur, le docteur de la charité, a dit ces beaux
mots : « Celui qui n'aime pas son frère qu'il voit, comment
pourra-t-il aimer Dieu qu'il ne voit pas } » Qui non diligit
fratrem suum quein videt, Deum que^n non videt quomodo
potest diligere ('') .^ Par où il avertit l'âme chrétienne, que le
mouvement naturel que le saint amour lui doit inspirer, c'est
de s'exercer sur ce qu'elle voit, pour tendre à ce que les sens
ne pénètrent pas. Aussi est-ce pour cela que nous avons dit
que son propre, c'est de s'élever : Ascensiones in corde suo
disposuit f). Comme elle se trouve en bas, mais se dispose
toujours à monter plus haut, elle regarde la terre non pas
comme un siège pour se reposer, mais comme un marche-
pied pour s'avancer : Scabelhtm pedttui tuorum ('). Le degré
a. IJoan., IV, 20. — b. Ps., LXXXni, 6. — c. Ps., CIX, i.
1. Var. elle nous trouve au milieu des créatures, elle trouve les esprits célestes
unis éternellement au Créateur.
2. Var. ne vous arrêtez pas aux créatures; mais dans cette bassesse où vous
êtes, faites-vous-en un degré pour monter plus haut.
Sermons de Bossuet. — III. _
98 POUR LA FÊTE
pour aller au trône, ce n'est pas le siège, c'est le marchepied.
Elevez-vous sur le marchepied, et tâchez d'arriver au trône.
Il n'en est pas ainsi des saints anges : unis à la source du
bien et du beau, comme nous avons déjà dit, ils ne peuvent
pas s'élever, parce qu'il n'y a rien au-dessus de ce qu'ils
possèdent. Mais la charité officieuse, qui nous fait monter
pour aller à eux, les rabaisse aussi pour venir jusqu'à nous
par une miséricordieuse condescendance ; et voilà quelle est
la descente dont il est parlé dans notre évangile. *
Réjouissons-nous, chrétiens, de cette descente bienheu-
reuse, qui unit le ciel et la terre, et fait entrer les esprits
célestes dans une sainte société avec les hommes. O bon-
heur ! ô miséricorde ! Car, mes frères, qui le pourrait croire,
que ces intelligences sublimes ne dédaignent pas de pauvres
mortels ; qu'étant au séjour de la félicité et au centre même
du repos, elles veulent bien se mêler parmi nos continuelles
agitations, et lier une amitié si étroite avec des créatures si
faibles et si peu proportionnées à leur naturelle grandeur ?
O Dieu, que peuvent-elles trouver en ce monde, que peut
produire cette terre ingrate, qui soit capable d'y attirer ces
glorieux citoyens du paradis ? Chrétiens, ne l'ai-je pas dit .-*
c'est la charité qui les pousse. Mais encore n'est-ce pas
assez ; qui ne sait que la charité est la fin générale de leurs
actions ? Il nous faut descendre au détail des motifs particu-
liers, qui les pressent de quitter le ciel pour la terre.
Pour bien entendre cette vérité, ce serait peut-être assez
de vous dire que telle est la volonté de leur Créateur, et que
c'est l'unique raison que désirent de si fidèles ministres : car
ils savent que, la créature étant faite par la seule volonté de
son Créateur, elle doit vivre toujours souple et toujours sou-
mise à cette volonté souveraine. On pourrait encore ajouter
que la subordination des natures créées demande que ce
monde sensible et inférieur soit régi par le supérieur et intel-
ligible, et la nature corporelle par la spirituelle. Que si on
voulait pénétrer plus loin, il serait aisé de vous faire voir
que, les hommes étant destinés pour réparer les ruines que
l'orgueil de Satan a faites dans le ciel, c'est une sagedispen-
DES SAINTS ANGES GARDIENS. 99
sation d'envoyer les anges à notre secours ; afin (') qu'ils
travaillent eux-mêmes aux recrues de leurs légions {^), en
ramassant cette nouvelle milice qui doit rendre leurs troupes
complètes. Tous ces raisonnements sont solides et très bien
appuyés sur les Écritures; mais je laisserai à l'École cette belle
théologie, pour m'attacher à une doctrine qui me semble plus
capable de toucher les cœurs.
Je dis donc, et je vous prie de le bien entendre, que ce qui
attire les anges (^), ce qui les fait descendre du ciel en terre,
c'est le désir d'y exercer la miséricorde. Car ils savent, ces
esprits célestes, que sous un Dieu si bon et si bienfaisant,
dont les miséricordes n'ont point de bornes, « dont les infinies
misérations éclatent magnifiquement par dessus tous ses
autres ouvrages ('') ; » ils savent, dis-je, que, sous ce Dieu il
n'y a rien de plus grand ni de plus illustre que de secourir
les misérables. Que feront-ils, qu'entreprendront-ils ? Ils n'en
trouvent point dans le ciel, ils en viennent chercher sur la
terre. Là ils ne voient que des bienheureux : ils quittent ce
lieu de bonheur, afin de rencontrer des affligés. Apprenez
ici, chrétiens, de quel prix sont les œuvres de miséricorde.
Il manque, ce semble, quelque chose au ciel, parce qu'on ne
peut pas les y pratiquer. Encore qu'on y voie Dieu face à
face, encore qu'il y enivre les esprits célestes du torrent de
ses voluptés, toutefois leur félicité n'est pas accomplie, parce
qu'il n'y a point de pauvres que l'on assiste, point d'affligés
que l'on console, point de faibles que l'on soutienne, enfin
point de misérables que l'on soulage. Mais ils ne découvrent
autre chose en ce lieu d'exil ; c'est pourquoi vous les voyez
accourir en foule. Ils pressent les cieux de s'ouvrir, et ils
a. Ps., cxLiv, 9.
1. Var. pour être coopérateurs de notre salut.
2. Var. de leurs légions, diminuées par la désertion des anges rebelles.
3. Un fragment, que Deforis renvoie vers la fin du premier point, semble se
rapporter plutôt à cet endroit :
« CommeJÉsus-CHRiST: ils suivent les mouvements de leur Maître: Ascenden-
tes et descende7ites.0yit\\t.\>fa.\\\.é nous veulent-ils.'' celle qu'ils ont: la charité. Car
ils aiment la charité, parce que la charité vient de Dieu. Les hommes commen-
cent par l'amour fraternel pour aller à Dieu ; les anges, par l'amour de Dieu
pour aller aux hommes. Ils voient Dieu dans les âmes, quand ils y voient la cha-
rité ; ils voient le ruisseau dans la source, ils voient comment il n'en est pas
séparé ; ils voient ce Dieu amour, faisant en nous l'amour : Intics inhabitat Deus.^
lOO POUR LA FETE
descendent impétueusement du ciel en la terre : Videbitis
cœlos apertos ; tant ils trouvent de contentement à exercer les
œuvres de miséricorde. Ah ! mes frères, le grand exemple
pour nous, qui sommes au milieu des maux, dans le pays
propre de la misère !
Mais disons encore, mes frères, pour consoler ceux qui
s'y appliquent, disons et tâchons de le bien entendre, quels
charmes, quel agrément et quelle douceur trouvent ces es-
prits bienheureux à se mêler parmi nos faiblesses, et à pren-
dre part dans nos peines. Il en faut aujourd'hui expliquer la
cause ; et la voici, si je ne me trompe, autant qu'il est permis
à des hommes de pénétrer de si hauts mystères. C'est qu'ils
voient face à face et à découvert cette bonté infinie de
Dieu {"■) ; ils voient ces entrailles de miséricorde et cet amour
paternel par lequel il embrasse ses créatures ; ils voient que
de tous les titres augustes qu'il se donne lui-même dans
ses Ecritures, c'est celui de bon et de charitable, de père de
miséricorde et de Dieu de toute consolation (^'), dont il se
glorifie davantage. Ils sont ravis en admiration ('), chrétiens,
de cette bonté infinie et infiniment gratuite, par laquelle
il délivre les hommes pécheurs de la damnation qu'ils ont
méritée. Mais en considérant ce qu'il donne aux autres,
ils savent bien reconnaître ce qu'ils doivent en particulier
à cette bonté. Ils se considèrent eux-mêmes comme des
ouvrages de grâce, comme des miracles de miséricorde ;
car n'est-ce pas la bonté de Dieu qui les a tirés du néant,
qui les a remplis de la lumière dès l'instant qu'il les a for-
més : Simul ut facti sunt, lux facti sîint (') ; « et qui en
créant leur nature leur a en même temps accordé sa grâce : »
simul in eis et condens naturam, et largiens gratiam i^) ?
N'est-ce pas Dieu qui les a créés avec l'amour chaste par
lequel ils se sont attachés à lui ; qui les a faits, et les a faits
bons ; qui, étant l'auteur de leur être, l'est aussi de leur
sainteté, et conséquemment de leur béatitude ? Ils doivent
donc aussi bien que nous, ils doivent tout ce qu'ils sont à la
a. Marc, x, i8. — b.W Cor., l, 3. — c. S. Aug., De Civit. Dei, lib. XI, cap. xi.
— d. Ibid., lib. XII, cap. ix.
I. Var. ils sont étonnés.
DES SAINTS ANGES GARDIENS. lOI
grâce et à la miséricorde divine. Elle se montre différem-
ment en eux et en nous; mais toujours, dit saint Fulgence ("),
c'est la même «i^râce : Una est in lUroijitc gratia operata ;
« elle nous a relevés, mais elle a empêché leur chute : »
in illo, ne caderet ; in koe, îU sitrgeret ; « elle nous a guéris de
nos blessures ; en eux elle a prévenu le coup : » in illo, ne
vnlneraretur ; in isto, ut sanai'etur ; « elle a remédié à nos
maladies ; elle n'a pas permis qu'ils fussent malades : » ab hoc
injir mitât eni repulit ; illum i7ifirmari non sivit. Reconnaissez
donc, b saints anges, que vous devez tout, aussi bien que
nous, à la miséricorde divine.
Ils le reconnaissent, mes frères : et c'est aussi pour cette
raison que, désirant honorer la miséricorde qui a été exer-
cée sur eux, ils s'empressent de l'exercer sur les autres : car
le meilleur moyen de la reconnaître, chrétiens, c'est de l'imi-
ter, et d'ouvrir nos mains sur nos frères, comme nous voyons
les siennes ouvertes sur nous : Estote miséricordes, sicnt [et^
Pater vester ifiisericors est {^') : «Soyez, dit-il, miséricordieux,
comme votre Père céleste est miséricordieux. Revêtez-vous
comme des élus de Dieu, saints et bien-aimés, d'entrailles
de miséricorde : » Induite vos, sicut electi Dei, sancti et di-
lecti, viscera inisericordiœ {f). Imitez ce que vous recevez,
et prenez plaisir de donner en actions de grâces de ce qu'on
vous donne. Celui-là ne sent pas un bienfait, qui ne sait ce
que c'est que de bienfaire; et il méprise la miséricorde, puis-
qu'il n'a pas soin de la pratiquer. C'est pourquoi les anges
célestes, de peur d'être ingrats envers le Créateur, aiment à
être bienfaisants envers ses créatures. La miséricorde qu'ils
font glorifie celle qu'ils reçoivent : ils savent (je vous prie,
remarquez ceci) que Dieu exige deux sacrifices, l'un pour
honorer sa miséricorde, et l'autre pour reconnaître sa justice :
l'un détruit, et l'autre conserve ; l'un est un sacrifice qui
tue, l'autre un sacrifice qui sauve : Qui facit misericordiam,
offert sacrifie ium ('^).
D'où vient cette diversité ? Elle dépend de la différence
de ces deux divins attributs. La justice divine poursuit les
a. Ad Trasiinund., lib. II, cap. m. — b. Luc, vi, 36. — c. Coloss., m, 12.
— d.Eccli., y.y.yiY, 5.
I02 POUR LA FETE
pécheurs ; elle lave ses mains dans leur sang, elle les perd,
elle les dissipe : Pej'eant peccato7'es afacie Dei {''). Au con-
traire la miséricorde ne veut pas que personne périsse, non
vult perire quemquam ('). « Elle pense des pensées de paix,
et non pas des pensées de destruction : » Ego cogito super
vos cogitationespacis, et non ajflictionis {^). Que ces deux
attributs sont opposés ! Aussi, messieurs, les honore-t-on
par des sacrifices divers. A cette justice qui rompt et qui
brise, qui renverse les montagnes et arrache les cèdres du
Liban, c'est-à-dire, qui extermine les pécheurs superbes, il
lui faut des sacrifices sanglants et des victimes égorgées,
pour marquer la peine qui est due au crime. Mais pour cette
miséricorde. toujours bienfaisante, qui guérit ce qui est blessé,
qui affermit ce qui est faible, et qui vivifie ce qui est mort,
elle veut qu'on lui offre en sacrifice, non des victimes dé-
truites, mais des victimes conservées, c'est-à-dire des pau-
vres soulagés, des infirmes soutenus, des morts ressuscites,
c'est-à-dire des pécheurs convertis. Tels sont, mes frères,
les sacrifices qui honorent la miséricorde divine : c'est ainsi
qu'elle veut être reconnue.
Venez donc, anges célestes, honorer cette bonté souve-
raine : venez tous ensemble (') chercher sur la terre les vic-
times qu'elle demande ; vous ne les pouvez trouver dans le
ciel. « On n'y peut exercer de miséricorde, parce qu'il n'y a
point de misères : » Ibinulla miseria est, in qua fiât miseri-
cordia {''). Peut-on consoler les affligés, où toutes les larmes
sont essuyées ? peut-on secourir ceux qui travaillent, où tous
les travaux sont finis ? » peut-on visiter les prisonniers où tout
le monde jouit de la liberté ? peut-on recueillir les étrangers,
où nul n'est reçu que les citoyens } Ici toutes les misères
abondent ; c'est leur pays, c'est leur lieu natal. O, mes frères,
la riche moisson pour ces esprits bienfaisants, qui cherchent
a. Ps.^ LXVii, 3. — b. Jer., XXIX, il. — c. S. Aug., Enar. in Ps. CXLVIII,
n. 8.
1. Ceci n'est pas une citation textuelle. Deforis renvoie à II Peir., m, 9, où
nous lisons : Nolens aliquos perire, scd ovines ad pœnitentiam reverti. Saint
Paul dit de son côté : Omnes hoiiiines vult salvosfieri^et ad agnitionem veritatis
venire. (I Tint., Il, 4.)
2. Deforis place ici la note que nous avons donnde plus haut ("p. 98).
DES SAINTS ANGES GARDIENS.
103
I
à exercer la miséricorde ! Il n'y a (') que des misérables,
parce qu'il n'y a que des hommes. Tous les hommes sont
des prisonniers, chargés des liens de ce corps mortel : esprits
dégagés, aidez-les à porter ce pesant fardeau ; soutenez l'âme,
qui doit tendre au ciel, contre le poids de la chair, qui l'en-
traîne en terre. Tous les hommes sont des ignorants, qui
marchent dans les ténèbres : esprits qui voyez la lumière
pure, dissipez les nuages qui nous environnent. Tous les
hommes sont attirés par les biens sensibles : vous qui buvez
à la source même des voluptés chastes et intellectuelles,
rafraîchissez notre sécheresse par quelques gouttes de cette
céleste rosée. Tous les hommes ont au fond de leurs âmes
un malheureux germe d'envie, toujours fécond en procès,
en querelles, en murmures, en médisances, en divisions :
esprits charitables, esprits pacifiques, calmez la tempête de
nos colères, adoucissez l'aigreur de nos haines, "soyez des
médiateurs invisibles pour réconcilier en Notre Seigneur
nos cœurs ulcérés.
Mais, mes frères, quand aurai-je fait, si j'entreprends de
vous raconter tout ce que font ces esprits célestes, qui des-
cendent pour notre secours ? Ils s'intéressent à tous nos
besoins, ils ressentent toutes nos nécessités : à toute heure
et à tous moments ils se tiennent prêts pour nous assister ;
gardiens toujours fervents et infatigables, sentinelles qui
veillent toujours, qui sont en garde autour de nous nuit et
jour(^), sans se relâcher un instant du soin qu'ils prennent de
notre salut. Heureux mille et mille fois, d'avoir toujours à
nos côtés de si puissants protecteurs !
Mais quelles actions de grâces leur rendrons-nous, et
comment reconnaîtrons-nous leurs soins assidus ? Combien
s'empresse le jeune Tobie à remercier le saint ange qui
1. Var. Autant d'hommes que vous voyez, autant d'infirmes et de misérables,
dont l'extrême nécessité a besoin de votre secours. Ils y viennent, n'en doutez
pas, et c'est pour cela qu'ils descendent : FiV// ajtgelos descendentes. Et quelle
œuvre de miséricorde ne pratiquent-ils pas parmi nous ?
2. Dans ces redondances, on peut soupçonner quelques variantes^ que
Deforis aura prises pour des additions. Nous regrettons vivement l'absence
du manuscrit ; jusqu'à ce qu'il se retrouve, il y aurait péril à faire le triage,
sauf dans le cas d'évidence absolue.
I04 POUR LA FETE
l'avait conduit durant son voyage (") ! Ceux-ci nous gardent
toute notre vie. Ces princes de la cour céleste, non contents
de devenir compagnons des hommes, se rendent leurs mi-
nistres et leurs serviteurs depuis leur naissance jusqu'à leur
mort (') : et ils (-) ne rougissent pas d'être ingrats d'une telle
miséricorde ! A Dieu ne plaise que nous le soyons : chré-
tiens, étudions-nous à récompenser leurs services. Ah ! qu'il
est aisé de les contenter ! ils descendent pour notre salut
du ciel en la terre : savez-vous ce qu'ils demandent en re-
connaissance } Qu'ils ne soient pas venus inutilement, que
nous ne les déshonorions pas en les renvoyant les mains
vides. Ils sont venus à nous, pleins des dons célestes, dont
ils ont enrichi nos âmes ; ils demandent pour récompense
que nous les chargions de nos prières, et qu'ils puissent
présenter à Dieu quelque fruit des grâces qu'il nous a distri-
buées par leur entremise. O les amis désintéressés, amis
commodes et officieux, qui se croient payés de tous leurs
bienfaits, quand on leur donne de nouveaux sujets d'exercer
a. Tob., XII, 2 et seq.
1. Première rédaction^ ou fragment conservé, en note, par Deforis : « Les saints
anges nous assistent extérieurement, en diminuant les efforts du diable, à qui ils
font la guerre sans aucune trêve. Raphaël lie Asmodée, démon de l'incontinence.
Ils nous secourent par une secrète intelligence qu'ils ont entre eux, pour con-
courir tous ensemble au salut des hommes qui leur sont commis. Deux personnes
sont ennemies : leurs saints anges sont amis et concourent à les réunir ; ce sont
des amis communs et des médiateurs invisibles. Ils nous assistent aussi intérieu-
rement. Si nous avions tout à coup les yeux ouverts, et que nous vissions tous
les anges de cette assemblée, quelle joie ce beau spectacle ne nous causerait-il
pas ! Ils attendent ce que nous leur ordonnerons, les requêtes dont nous les
chargerons pour Dieu. Ils y portent le bien et le mal. Quand ils retournent, leurs
saints compagnons leur demandent de nos nouvelles. Si nous faisons pénitence,
c'est pour eux le sujet d'une grande ']o\G,gaudhi})!... in cœlo (Luc.,xv, 7). Si nous
nous endurcissons contre Dieu, ces anges de paix, qui voulaient nous procurer
le salut, ressentent une douleur amère de notre état : Aiigeli pacis amare
flehujit (Is. XXXIII, 7). Notre société envers eux est de- converser avec eux :
nostra conversaiio in cœlis est (Philip., m, 20). Si un homme passe seulement
d'une rue à l'autre pour nous venir voir, nous croyons être incivils, si nous ne
conversons avec lui. Les anges viennent du ciel en la terre, et nous ne serions
pas soigneux de converser avec eux ! Deux choses sont nécessaires pour cette
conversation : il faut les écouter et leur parler. Si nous ne les écoutons, ils nous
quitteront : Fugiamus hi?ic : « Fuyons d'ici, » disaient-ils autrefois dans le
tabernacle. Quittons, quittons les hommes : il n'y a que dissension, qu'envie,
qu'injustice parmi eux ; retournons au lieu de notre paix. »
2. Ils, c'est-à-dire, les hommes. (Négligence.)
DES SAINTS ANGES GARDIENS. IO5
leur miséricorde ! Ils sont descendus pour l'amour de nous ;
chrétiens, les voilà prêts, ils s'en retournent pour notre ser-
vice : après nous avoir apporté des grâces, ils s'offrent encore
à porter nos vœux pour nous en attirer de nouvelles. Usez,
mes frères, de leur amitié : il faut, s'il se peut, vous y obliger
par cette seconde partie.
SECOND POINT.
Encore que vous voyiez remonter au ciel vos fidèles et
bien-aimés gardiens, n'appréhendez pas qu'ils vous aban-
donnent. Ils peuvent changer de lieu, mais ils ne changent
pas de pensée ; et, comme ils quittent le ciel sans perdre leur
gloire, ils quittent la terre sans perdre leurs soins. Quoiqu'ils
descendent du ciel, lieu de félicité ('), ils ne laissent pas de
la conserver : autrement, nous dit saint Grégoire, « pour-
raient-ils illuminer les aveugles, si eux-mêmes perdaient leur
lumière ? » Fontem lucis qnem eç^rcdientes perderent, ccccis
mtllatenti^ propmareitt ("). Ainsi, lorsqu'ils marchent à notre
secours, lorsqu'ils viennent combattre pour nous, leur béati-
tude les suit partout ; et c'est peut-être en vue d'un si grand
mystère que Débora, glorifiant Dieu de la victoire qu'il lui
a donnée, dit ces mots au livre des Juges : Stcllœ, inanentcs
iii ordine suo, adversus Sisaram p7ignaveru7it (*) : « Les
étoiles, demeurant en leur ordre, ont combattu pour nous
contre Sisara ; » c'est-à-dire, les anges, qui brillent au ciel
comme des étoiles pleines d'une lumière divine, ont com-
battu pour nous contre Sisara, contre l'ancien ennemi du
peuple de Dieu : adverstis Sisaram pugiiaveriuit ; mais en
s'avançant pour nous secourir, ils sont demeurés en leur
ordre : maiientes in ordine suo ; et ils n'ont pas quitté la
place que leurs mérites leur ont acquise dans la béatitude
éternelle. Concluez de là, chrétiens, qu'ils apportent, venant
sur la terre, la gloire dont ils jouissent au ciel ; et qu'ils por-
tent avec eux, retournant au ciel, les mêmes soins qu'ils ont
sur la terre. Ils y vont traiter nos affaires, ils y vont repré-
a. Moral, in Job, lib. II, cap. ni. — b. Jjtdic, V, 20.
I. l^ar. Quand ils descendent du ciel, leur félicité les suit'partout.
I06 POUR LA FÊTE
senter nos nécessités, ils y portent nos prières et nos
oraisons.
Pour quelle raison a-t-il plu à Dieu qu'elles lui soient
présentées par le ministère des anges ? C'est un secret de
sa providence que je n'entreprends pas de vous expliquer ;
mais il me suffit de vous assurer qu'il n'est rien de mieux
fondé sur les Écritures, Et afin que vous entendiez combien
cette entremise des esprits célestes est utile pour notre salut,
je vous dirai seulement ce mot : c'est qu'encore que les
oraisons soient d'une telle nature qu'elles s'élèvent tout
droit au ciel, ainsi qu'un encens agréable que le feu de l'a-
mour divin fait monter en haut ; néanmoins le poids de ce
corps mortel leur apporte beaucoup de retardement. Trou-
vez bon ici, chrétiens, que j'appelle le témoignage de vos
consciences. Quand vous offrez à Dieu vos prières, quelle
peine d'élever à lui vos esprits ! au milieu de quelles tem-
pêtes formez-vous vos vœux ! combien de vaines imagina-
tions, combien de pensées vagues et désordonnées ('), com-
bien de soins temporels qui se jettent continuellement à la
traverse, pour en interrompre le cours ! Étant donc ainsi
empêchées, croyez-vous qu'elles puissent s'élever au ciel, et
que cette prière faible et languissante, qui, parmi tant d'em-
barras qui l'arrêtent, à peine a pu sortir de vos cœurs, ait la
force de percer les nues et de pénétrer jusqu'au haut des
cieux ? Chrétiens, qui pouriait le croire ? Sans doute elles
retomberaient de leur poids, si la bonté de Dieu n'y avait
pourvu. Je sais bien que Jésus-Christ, au nom duquel nous
les présentons, les fait accepter. Mais il a envoyé son ange,
que Tertullien appelle l'ange d'oraison {") : c'est pourquoi
Raphaël disait à Tobie : « J'ai offert à Dieu tes prières : »
Obhdi oratiotiem tuani Domino ('''). Cet ange vient recueillir
nos prières, et « elles montent, dit saint Jean ('), de la main
de l'ange jusqu'à la face de Dieu : » Et asce7idit fumus in-
censorum de orationibus sanctorum de manu angeli coram Dec.
Voyez comme elles montent de la main de l'ange : admirez
combien il leur sert d'être présentées d'une main si pure.
a. De Orai., n. 12. — b. Tob., xil, 12. — c. Apoc, vill, 4.
I. Var. frivoles, — mal digérées.
DES SAINTS ANCiES GARDIENS. IO7
Elles montent de la main de l'ange, parce que cet ange, se
joignant à nous et aidant par son secours nos faibles prières,
leur prête ses ailes pour les élever, sa force pour les sou-
tenir, sa ferveur pour les animer {").
Que nous sommes heureux, mes frères, d'avoir des amis
si officieux, des intercesseurs si fidèles, des interprètes si
charitables ! Mais ils ne se contentent pas de porter nos
vœux; ils offrent nos aumônes et nos bonnes œuvres : ils
recueillent jusqu'à nos désirs ; ils font valoir devant Dieu
jusqu'à nos pensées. Surtout qui pourrait assez exprimer
combien abondante est leur joie quand ils peuvent (^) présen-
ter à Dieu, ou les larmes des pénitents, ou les travaux souf-
ferts pour l'amour de lui en humilité et en patience ? Car
pour les larmes des pénitents, chrétiens, que puis-je dire de
l'estime qu'ils font d'un si beau présent ? Comme ils savent
que la conversion des hommes pécheurs fait la fête et la
joie des esprits célestes, ils assemblent leurs saints compa-
gnons ; ils leur racontent les heureux succès de leurs soins
et de leurs conseils : Enfin ce rebelle endurci a rendu les
armes, cette tête superbe s'est humiliée, ces épaules indomp-
tables ont subi le joug, cet aveugle a ouvert les yeux et
déplore les erreurs de sa vie passée : il a rompu ces liens
trop doux qui tenaient son âme captive, il renonce à tous
ces trésors amassés par tant de rapines ; les pleurs (^) du pu-
pille ont percé son cœur; il se résout de faire justice à la
veuve qu'il a opprimée. Là-dessus il s'élève un cri d'allé-
gresse parmi les esprits bienheureux ; le ciel retentit de leur
joie, et de l'admirable cantique par lequel ils glorifient Dieu
dans la conversion des pécheurs.
« Prends courage, âme pénitente, considère attentivement
en quel lieu l'on se réjouit de ta conversion : » Heits tu, pec-
cator ! bono animo sis : vides ubi de tuo reditu -gaudeatur (").
a Tertull., De Pœ?nt., n. 8.
1. Var. Il les porte, dit saint Jean, à cet autel d'or, qui nous signifie JÉSUS-
Christ, en qui seul nos prières sont sanctifiées, et au nom duquel elles sont
reçues : ad altdre aurenm.
2. Var. porter au ciel.
3. Var. les cris de l'orphelin ont touché.
I08 POUR LA FÊTE
Et pour vous qui vivez dans les aftiictions, ou qui languis-
sez dans les maladies : si vous souffrez vos maux avec pa-
tience, en bénissant la main qui vous frappe ; quoique vous
soyez peut-être le rebut du monde, réjouissez-vous en Notre
Seigneur de ce que vous avez un ange qui tient compte de
vos travaux. Mon cher frère, je te le veux dire pour te
consoler, il regarde avec respect tes douleurs ('), comme de
sacrés caractères qui te rendent semblable à un Dieu souf-
frant. Je dis quelque chose de plus, il les regarde avec jalou-
sie ; et afin de le bien entendre, remarquez, s'il vous plaît,
messieurs, que ce corps qui nous accable de maux, nous
donne cet avantage au-dessus des anges, de pouvoir souffrir
pour l'amour de Dieu, de pouvoir représenter en notre corps
glorieux la vie glorieuse de Jésus, en notre corps mortel et
passible la vie souffrante du même Jésus : Ut vita J esu mani-
festetur in carne nostra mortali {f). Ces esprits immortels
peuvent être compagnons de la gloire de Notre Seigneur ;
mais ils ne peuvent pas avoir cet honneur d'être les compa-
gnons de ses souffrances. Ils peuvent bien paraître devant
Dieu avec des cœurs tout brûlants d'une charité éternelle ;
mais leur nature impassible ne leur permet pas de signaler
la constance d'un amour fidèle par cette généreuse épreuve
des afflictions.
Si vous consultez votre sens, vous me répondrez peut-être
aussitôt que ces esprits bienheureux ne doivent pas nous
envier ce triste avantage. Mais eux qui jugent des choses
par d'autres principes, eux qui savent qu'un Dieu immuable
est descendu du ciel en la terre, et s'est revêtu d'une chair
mortelle, seulement pour pouvoir souffrir : ah ! ils connais-
sent par là le prix des souffrances ; et, si la charité le pouvait
jjermettre, ils verraient en nous avec jalousie ces caractères
sacrés qui no^s rendent semblables à un Dieu souffrant. Et
voyez combien ils estiment l'honneur qu'il y a de porter la
croix. Ils ne peuvent présenter à Dieu leurs propres souffran-
ces, ils empruntent les nôtres pour les lui offrir : s'il ne
leur est pas permis de souffrir, ils exaltent du moins ceux
a. II Cor., IV, II.
I. Var. blessures.
DES SAINTS ANGES GARDIENS. I O9
qui souffrent. Et je lis avec joie dans Origène la belle des-
cription qu'il nous fait des enfants de Dieu assemblés autour
de son trône où ils louent les combats de Job, où ils admirent
le courage de Job, où ils publient la constance et la foi de
Job toujours ferme et inviolable dans les ruines de sa fortune
et de sa santé : Venientes aide Deuui attestati sunt tolerantiœ
fidei, constanti(T atqiie dilectionis pleriitndini ("). Et d'où vient
qu'ils prennent plaisir à rendre à Job ce beau témoignage ?
C'est qu'ils estiment ce saint homme heureux de signaler sa
fidélité par cette épreuve : ils voient qu'ils ne peuvent pas
avoir cet honneur, ils se satisfont en le louant, ils suivent la
pompe du triomphe, et prennent part à l'honneur du combat
en chantant la vaillance du victorieux.
Je vous dis ces choses, afin, mes frères, que vous appreniez
à goûter les choses célestes. Vous croyez n'être associés
qu'avec les hommes ; vous ne pensez qu'à les satisfaire,
comme si les anges ne vous touchaient pas. Chrétiens, dé-
sabusez-vous ; il y a un peuple invisible qui vous est uni par
la charité. « Vous vous êtes approchés de la montagne de
Sion, de la ville du Dieu vivant, de la Jérusalem céleste,
d'une troupe innombrable d'anges : » Accessistis ad Sion
monteui Jérusalem cœlestem et miiltorinn niillium angelorum
freqiientiani ('^). Un de leur compagnie bienheureuse est
attaché spécialement à votre conduite ; mais tous prennent
part à vos intérêts plus que vos parents les plus tendres,
plus que vos amis les plus confidents. Rendez-vous dignes
de leur amitié, et songez aménager leur estime. Que si leurs
bienfaits ne vous touchent pas, si vous êtes insensibles à
leurs bons offices, appréhendez du moins leur indignation,
et craignez la juste colère par laquelle ils puniront votre
ingratitude.
Sachez donc, et je finis en vous le disant, sachez que ces
mêmes habitants du ciel, que vous avez vus y porter nos
vœux, sont aussi obligés d'y porter nos crimes : c'est la doc-
trine de l'Ecriture, c'est la tradition des saints Pères. Ce
sont eux qui seront un jour produits contre nous, comme
des témoins irréprochables ; ce sont eux qui nous seront
a. Injob^ lib. II, apud Origen. — b. Hebr., xil, 22.
I lO POUR LA FETE
confrontés pour convaincre notre perfidie. On ouvrira les
livres, nous dit l'Ecriture ("), on nous montrera les saints
anges, et on lira dans leur esprit et dans leur mémoire,
comme dans des registres vivants, un journal exact de nos
actions et de notre vie criminelle. C'est saint Augustin qui
le dit, que « nos crimes sont écrits comme dans un livre dans
la connaissance des esprits célestes, qui sont destinés à punir
les crimes : » Reahis tanquam in chirographo scriptus, in
notiêia spiritualiitm potestatum, per quas pœna exigitur pecca-
toruîît (*). Jugez, jugez, mes frères, combien nos crimes
paraîtront horribles, lorsque l'on découvrira d'une même vue,
et la honte de notre vie, et la beauté incorruptible de ces
esprits purs qui, nous reprochant leurs soins assidus, feront
éclater avec tant de force l'énormité de nos crimes, que non
seulement le ciel et la terre s'irriteront contre nous, mais
encore que nous ne pourrons plus nous souffrir nous-mêmes :
c'est ce que j'ai tiré de saint Augustin.
Pensez, mes frères à vos consciences, rappelez en votre
mémoire vos dangereux (') commerces, et écoutez Tertul-
lien qui vous dit : « Prenez garde que ces lettres que vous
avez écrites, ne soient produites un jour contre vous, signées
et paraphées de la main des anges : » Ne illœ litterœ néga-
trices in die jtidicii adversus vos proferantur, signatœ signis
non jmn advocatortun sed ang'elortmi ('") ! On paraphe les écri-
tures, de peur qu'on ne puisse en supposer d'autres ; mais au
jugement du grand Dieu vivant, telles surprises (^) ne sont
pas à craindre. Pourquoi donc ce paraj)he de la main des
anges, sinon pour confondre les hommes ingrats }
Quoiîvous aussi, mon gardien fidèle, quoi .'vous prenez aussi
parti contre moi ? Là leur âme éperdue et désespérée sentira
l'abandonnement où elle est, en voyant ses meilleurs amis
s'élever contre elle. Que si vous doutez, chrétiens, que ces
gardiens charitables puissent devenir vos persécuteurs,
ouvrez les yeux, et reconnaissez que votre péché a tourné à
votre perte tout ce qui vous était donné pour votre salut. Un
a. Apoc, XX, 12. — b. Cont.Juh'an., lib.VI, cap. xix, n. 62. — c. De IdoL, n. 23.
1. Var. pernicieux.
2. Var. tromperies.
DES SAINTS ANGES GARDIENS. I I 1
Sauveur devient un juge inflexible ; son sang-, répandu pour
votre pardon, crie vengeance contre vos crimes. Les sacre-
ments, ces sources de grâces, sont changés pour vous en
des sources de malédictions. Le corps de Jésus-Cjirist, la
viande d'immortalité, porte la damnation dans vos entrailles;
et si telle est la malignité de votre péché, qu'elle change en
venin mortel et en peste les remèdes les plus salutaires, ne
vous étonnez pas si je dis que les anges, vos gardiens, de-
viendront vos persécuteurs et vos ennemis implacables.
Ce n'est pas que je ne confesse qu'ils ont compassion des
pécheurs ; mais cela va à certaines bornes, hors desquelles la
miséricorde se tourne en fureur. Ils ne voient jamais une
âme tombée, qu'ils ne songent à la relever. Je les entends
concerter ensemble les moyens de la soulager, au chapitre li
de Jérémie. Babylone s'est enivrée, disent-ils : cette âme a
bu les plaisirs du siècle ; et la tête lui ayant tourné, elle est
tombée d'une grande chute, elle s'est blessée dangereuse-
ment : Cecidit, et contrita est. Aussitôt ils ajoutent : « Cou-
rons aux remèdes, étanchez le sang, donnez des onguents
pour fermer ses plaies : » Tollite resinain ad doloroii ejus,
si forte sajietur ("). Admirez leur empressement pour nous
secourir : mais si nous les rendons inutiles par notre mauvais
réofime, nous les verrons bientôt chano-er de lano^aofe.
Ecoutez la suite de leurs discours : « Nous avons traité
Babylone, et tous nos remèdes n'ont pas profité : » Ctiravi-
mus Babyloiiem, et non est sanata {^). Représentez-vous, chré-
tiens, des médecins assemblés, qui consultent sur l'état d'un
homme frappé d'une maladie périlleuse. La famille pâle et
tremblante attend le résultat de leur conférence : cependant
ils pèsent entre eux les fâcheux symptômes qu'on a remar-
qués, et les remèdes appliqués inutilement, pour résoudre
s ils tenteront quelque chose encore, ou s'ils abandonneront
le malade désespéré. Mais pendant que l'on consulte de la
vie mortelle, peut-être, mes frères, qu'en ce même temps des
médecins invisibles consultent d'une maladie bien plus im-
portante : c'est de la maladie mortelle de l'âme. Nous l'avons
traitée avec tout notre art, disent-ils, et nous n'avons pas
a. /erein., Ll, 8. — b. Ibid.^ 9.
l 12 POUR LA FETE
oublié nos secrets les plus efficaces : tout a réussi contre nos
pensées : et telle est sa dépravation, qu'elle s'est empirée
parmi nos remèdes : De7'elinquamus eam, et eamus unusquis-
qiie in terrain suam: (") « Laissons-la, » abandonnons-la. Ne
voyez-vous pas sur ce front le caractère d'un réprouvé ?
« Son procès lui est fait au ciel : » Pervenit usque ad cœlos
judicium ejus. Ses crimes ont percé les nues, leur cri a péné-
tré jusque devant Dieu ; et la miséricorde divine, accusée de
le soutenir trop longtemps, se justifie envers la justice en le
livrant en ses mains : c'est pourquoi les anges laissent cette
âme : Derelinquamus eam. Ils la laissent en proie aux dé-
mons, et leur patience épuisée est contrainte enfin de l'a-
bandonner. Non contents de l'abandonner, ils sollicitent la
juste vengeance des crimes qu'elle a commis : « Aiguisez vos
flèches, remplissez votre carquois : » Acuité sagittas, impiété
pharetras (''') : « voici la vengeance du Seigneur, et il ven-
gera aujourd'hui la profanation de son temple : » Quoniam
ultio Domini est^ ultio templi sui.
Ainsi, mes frères, nos saints anges gardiens ne pouvant
plus supporter nos crimes en poursuivent enfin la vengeance.
Quand arrivera ce funeste jour .-^ C'est un secret de la Pro-
vidence ; et plût à Dieu, chrétiens, qu'il n'arrivât jamais pour
nous! Ne contraignons pas ces esprits célestes de forcer leur
naturel bienfaisant, et de devenir des anges exterminateurs,
et non plus des protecteurs et des gardiens. N'éteignons pas
cette charité si tendre, si vigilante, si officieuse ; et si nous
les avons affligés par notre long endurcissement, réjouis-
sons-les par nos pénitences. Oui, mes frères, faisons ainsi,
renouvelons-nous dans ce nouveau temple. Les saints anges,
auxquels on l'élève, y habiteront volontiers, si nous com-
mençons aujourd'hui à le sanctifier par nos conversions. Il
nous faut quelque victime pour consacrer cette église. Quel
sera cet heureux pécheur, qui deviendra la première hostie
immolée à Dieu dans ce temple abattu et relevé, devant ces
autels (') ^ Mais, ô Dieu, serait-il en cette audience ? N'y a-t-il
a. /erem., Ll, 9. — t. Ibid.^ \\.
I. N'y auiait-il pas ici une variante introduite dans le texte ? Il semble qu'on
aurait dû lire : « ... immolée à Dieu devant ces autels? » — Var. immolée à
Dieu dans ce temple abattu et relevé ?
DES SAINTS ANGES GARDIENS. I 13
point ici quelque âme attendrie, qui commence à se déplaire
en soi-même, à se lasser de ses excès et de ses débauches.
et que les soins des saints anges gardiens aient invitée de
les reconnaître ? O âme, quelle que tu sois, je te cherche, je
ne te vois pas ; mais tu sens en ta conscience si Dieu a
aujourd'hui parlé à ton cœur. Ne rejette point sa voix qui
t'appelle, laisse-toi toucher par sa grâce: hâte-toi de remplir
de joie (') cette troupe invisible qui nous environne ; qui
s'estimera bienheureuse, si elle peut aujourd'hui rapporter au
ciel que la première solennité célébrée dans leur nouveau
temple a été mémorable éternellement par la conversion
d'un pécheur. Mais que dis-je, d'un pécheur ? Mes frères, si
nous savions qu'il y en eût un (^), qui de nous ne voudrait
pas l'être ? Pressons-nous de mériter un si grand honneur ;
et fasse par ce moyen la bonté divine, qu'en cherchant un
pécheur qui se convertisse, nous en puissions aujourd'hui
renconter plusieurs qui s'abaissent par la pénitence, pour
être relevés par la grâce, et couronnés enfin par la gloire !
Ame/i.
1. < Super uno peccatore pœnitentiam agenie. Ils n'en demandent qu'un : se
seront-ils ici assemblés pour nous, sans que nous leur donnions quelque joie?
— Un pécheur 1 nous n'en voulons qu'un ! — Et telle est notre dureté, nous ne
pouvons pas le trouver. > — Ceci est apparemment une premicre esquisse,
conservée par Deforis.
2. On attendrait plutôt : « Qu'il n'y eût qu'un. »
Sermons Je Bossuet. — HI.
^:^ ,^ ;^;^:^*&:^ ■■:.^, ^^ ^:^ ^. ^^ ■^. -A ^2
1
%
CANEVAS D'UN SERMON (■) pour le
XXr DIMANCHE APRES LA PENTECOTE,
19 octobre 1659. ^
Un aspect assez archaïque invite à vieillir autant que possible ce
court manuscrit. On ne peut cependant, l'orthographe étant donnée
remonter au delà de 1659.
Sommaire. — Parabole du serviteur.
Le péché une dette. Contrat par la loi. Pécheur mérite d'être mal-
traité en sa personne et dans les siens : Jussit ipsuin et nxoreniejus...
vènumdari, etc.
Nous étions insolvables. Preuve : on s'est pris à la caution, JÉSUS-
Christ ; autrement il ne restait que de croupir en prison. — JÉSUS-
Christ contraint par corps au paiement de nos peines. Tirez la
caution de la peine : il est toujours en croix jusqu'à ce [que] nous
nous convertissions : Rursuui crucifgentes. (Hebr., VI, 6.)
LA parabole du serviteur à qui le maître avait quitté dix
mille talents, qui fait exécuter son conserviteur pour
cent deniers avec une rigueur effroyable ["■).
Trois vérités dans cette parabole : i^ que tout pécheur
contracte une dette envers la justice divine ; 2° qu'il ne peut
jamais lui en faire le paiement ni en être quitte, si Dieu ne
la lui remet par pure grâce ; 3° que la condition qu'il y
appose, c'est que nous remettions aux autres.
PREMIER POINT.
Le péché est une dette : Dimitte nobis débita nostra i^). On
doiten deux façons: 1° lorsqu'on ôte à quelqu'un par injustice;
2" lorsqu'il nous prête volontairement. Il nous a assistés dans
notre nécessité, il est juste que nous lui rendions dans notre
abondance. — Nous devons à Dieu en toutes les deux ma-
a. Matth., xvill, 23. — ù. Ibid.,\\, 12.
I. Mss., 12824, i- 254-257.
rOUR LE XXl^ DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE. I 15
nières. Contrat avec ; si vous l'observez, bénédiction ; sinon,
malédiction. Le peuple l'accepte : Amen ("). Donc en obser-
vant. Dieu vous doit ; scais, vous lui devez : quoi } toutes les
malédictions ('). Au Deutéronome. Si bien que tout ce qui
nous reste après le péché ne nous reste plus que par grâce.
Notre évangile : Jussit euvi venumdari, et uxorem ejus, et
filios, et omnia quœ habebat, \_et] reddi ('''). Mérite d'être
affligé en sa personne, en ce qui lui est cher, en sa posté-
rité : InsiLpei' et universos languores, et plagas, qnœ non suni
script (v in voluniine legis Jmjnsi^) : parce que temporelles (').
Mais il y a un autre livre, le Nouveau Testament, qui n'a
que des promesses, et aussi des menaces, spirituelles : plus
terribles.
SECOND POINT.
Voilà ce que nous devons. Insolvables : preuve, la croix
de Jésus Christ. Innocent, il ne devait rien : Princeps hujus
mnndi... in me non Iiabet quidquam ("'). — Pourquoi paye-
t-il ? Il est caution. On ne discute la caution, que lorsque la
partie principale est insolvable: Jésus est donc contraint
par corps. Mais puisqu'il a payé , nous sommes donc
quittes ? L'application ; autrement c'est comme s'il n'était
pas mort. C'est pourquoi le supplice éternel s'ensuit; éternel,
parce qu'il doit durer jusqu'à l'extinction de la dette ; or
jamais elle ne peut être acquittée (f) : donc toujours pourrir
dans la prison. Dette gratuitement remise par les sacre-
ments.
Voulez-vous toujours laisser votre caution dans la peine ?
ne le voulez-vous pas tirer de la croix où vos péchés l'ont
mis ? Tant que le péché est en vous, il est toujours en croix :
Rursnm crucifigentes \_sibimetipsis Filiuui Dei^ (').
a. Deuter., vil, \^. — b. Matlh., XViii, 25. — Ms. l'psum et uxorem ejus etfilios
venuindari. — c. Denier., XXVIII, 6r. — t/.Joatt., xiv, 30. — e. Hebr., \\, 6.
1. Çcst-à-dire, tout ce que contiennent les malédictions stipulées, pour ainsi
dire, contre les prévaricateurs.
2. Entendez : « Non siint scriptœ, parce qu'elles sont peines temporelles. \
3. Pensée profonde, où l'auteur va jusqu'au fond de la question, selon son
habitude.
ii6
POUR LE XXr DIMANCHE APRES LA PENTECOTE.
TROISIEME POINT,
Application de la condition, pour les prisonniers. Senti-
ment de vengeance contre ceux qui les ont décelés ('), etc.
Imprécations, souhaits. C'est vouloir rendre Dieu complice
de nos vengeances : le Père de miséricorde ! etc.
I. Edit. qui les font receler. — Contresens.
^^, ,.^ :,» .^t ^^j^^^«^ .^ :.^ ,,^ .i^ ,V:^it .-^ ^
Sur l'EMINENTE DIGNITÉ des
PAUVRES DANS L'ÉGLISE (').
Sermon prêché dans la chapelle des Filles de
la Providence ('), à Paris, en 1659.
^www-^wwwwwwwwwww^
Ce célèbre discours est du nombre de ceux où la constitution du
texte présentait aux éditeurs le plus de difficultés. Bossuet avait
d'abord tracé précipitamment une première rédaction. Puis il trouve
le loisir, inespéré peut-être, de compléter son ébauche. Il n'y efface
pourtant que peu de chose, même dans les parties de son œuvre qu'il
refait. De là des doubles, que nous donnerons en variante.
D'importantes rectifications ont déjà été apportées aux textes
reçus, par M. Gandar (C/ioLr de sermons, p. i6i), et par M, Gazier
{Choix de sermons, p. 97). Il restait cependant à retrouver l'avant-
propos de ce beau sermon de charité. On le lira ici à sa place pour
la première fois. C'est de là que Gandar tire l'expression avocat des
pauvres, qu'il applique si justement à Bossuet (3). Mais il n'a pas
songé à rattacher ce premier exorde au présent discours ; il y
appartient toutefois incontestablement, nous l'avons prouvé dans
notre Histoire critique... (p. 49-51).
Nous avons dit, dans le même ouvrage (p. 168), les raisons qui
nous empêchaient d'accepter la date du 9 février 1659, proposée par
M. Fioquet: d'une part une sorte d'impossibilité pour Bossuet d'être
présent à Paris dès ce jour ; d'autre part, les particularités qu'on
rencontre dans l'écriture et l'orthographe. Ajoutons que les additions
à la rédaction primitive, et l'avant-propos, rédigé, selon l'usage,
après tout le reste, sont écrits (comme tous les sommaires) sur les
feuilles blanches, à grains rougeâtres, provenant d'une circulaire
imprimée, qui est datée du 12 septembre 1659. Tout nous invite
donc à choisir la fin de cette année ("^) de préférence au commen-
cement.
1. ^Tss., 12 821 (Réserve), f. 10, et f. 379-388.
2. Maison-mère de celle de la Propagation de Metz, dont Bossuet était
supérieur.
3. Bossuet oratejtr., p. 249.
4. Peut-être au temps de la Toussaint. (Voy. l'avant-propos, fin.)
1 18 SUR l'éminente dignité
Eruni novissiini priini^ et p7-iini
novissimi. (Matth., XX, i6.)
Parce f (') pauperi et inopi, et ani-
mas pauperuin salvasfaciet.
Il pardonnera au pauvre et à
l'indigent, et il sauvera les âmes des
pauvres. (/"j., lxxi, 13.)
LE Prophète roi (^), chrétiens, était entré bien profondé-
ment dans la méditation de la dureté et de l'insensibilité
des hommes, lorsqu'il adresse à Dieu ces beaux mots ; Tibi
derelictus est paiiper : O Seigneur, «on vous abandonne le
pauvre. » En effet il est véritable qu'on fait peu d'état des
malheureux. Chacun {f) s'empresse avec grand concours
autour des fortunés de la terre ; les pauvres cependant sont
délaissés, leur présence même donne du chagrin ; et il n'y a
que Dieu seul à qui leurs plaintes ne sont point à charge.
Puisque tout le monde les lui abandonne, il était digne de
sa bonté de les recevoir sous ses ailes et de prendre en main
leur défense. Aussi s'est-il déclaré leur protecteur. Parce
qu'on méprise leur condition, il relève leur dignité ; parce
qu'on croit ne leur rien devoir, il impose la nécessité de les
soulager ; et afin de nous y engager par notre intérêt, il
ordonne que les aumônes nous soient une source infinie de
grâces.
Dans cette maison des pauvres, dans cette assemblée qui
se fait pour eux, on ne peut rien méditer de plus convenable
que ces vérités chrétiennes ; et comme les prédicateurs de
l'Evangile sont les véritables avocats des pauvres, je m'esti-
merai bienheureux de parler aujourd'hui en leur faveur. Tout
le ciel s'intéresse dans cette cause, et je ne doute pas, chré-
tiens, que je n'obtienne facilement son secours, par l'inter-
cession de la sainte Vierge... \Avê\
r. Bossuet ne traduit pas le premier texte: « Les derniers seront les premiers,
et les premiers seront les derniers ; » et cependant on voit par la suite que
c'est à celui-là cju'il donne la préférence.
2. Début effacé : « C'est l'ordinaire des hommes de faire peu d'état des misé-
rables, et d'être peu sensibles à leurs douleurs. Chacun étant plein de soi-même
et occupé de ses propres besoins, on ne pense que légèrement à ceux des autres,
et on se décharge...
3. Var. On fait peu d'état des misérables. Chacun s'empresse à servir les
grands : les pauvres sont abandonnés, leur seule présence donne du chagrin.
DES PAUVRES DANS l' ÉGLISE. I 19
Encore (') que ce qu'a dit le Sauveur Jésus, que les
premiers seront ('') les derniers, et que les derniers seront les
premiers, n'ait son entier accomplissement que dans la résur-
rection générale, où les justes, que le monde avait méprisés,
rempliront (') les premières places, pendant que les méchants
et les impies, qui ont eu leur règne sur la terre, seront hon-
teusement relégués aux ténèbres extérieures ; toutefois ce
renversement admirable des conditions humaines est déjà
commencé (^) dès cette vie, et nous en voyons les premiers
traits (^) dans l'institution de l'Eglise. Cette cité merveil-
leuse, dont Dieu même a jeté les fondements, a ses lois et sa
police, par laquelle elle est gouvernée. Mais comme Jésus-
Christ son instituteur est venu au monde pour renverser
l'ordre que l'orgueil y a établi ; de là vient que sa politique
est directement opposée à celle du siècle : et je remarque
cette opposition principalement en trois choses. Première-
ment, dans le monde les riches ont tout l'avantage et tiennent
les premiers rangs (^) : dans le royaume de Jésus-Christ la
prééminence appartient aux pauvres, qui sont les premiers-
nés de l'Eglise et ses véritables enfants. Secondement, dans
le monde les pauvres sont soumis aux riches, et ne semblent
nés que pour les servir ; au contraire dans la sainte Eglise :
les riches n'y sont admis qu'à condition de servir les pauvres.
Troisièmement, dans le monde les grâces et les privilèges
sont pour les puissants et les riches ; les pauvres n'y ont de
part que par leur appui : au lieu que dans l'Eglise de jÉsus-
Christ les grâces et les bénédictions sont pour les pauvres,
et les riches n'ont de privilège que par leur moyen. Ainsi
cette parole de l'Evangile, que j'ai choisie pour mon texte,
s'accomplit déjà dès la vie présente : les derniers sont les
premiers, et les premiers sont les derniers : puisque les
1. Suivez sur le manuscrit, f. 379, après le texte : Eritnt novissi»n\ etc.
2. Var. seraient.
3. Vay. occuperont.
4. Var. comme ébauché.
5. Var. un commencement.
6. A^ote interlinéaire : Partage des riches : l'honneur, l'autorité, la faveur.
L'honneur leur donne la préséance ; l'autorité leur donne le commandement ;
la faveur leur donne les privilèges. [Ces] avantages leur sont ôtés dans l'Eglise.
120 SUR l'ÉMINENTE DIGNITÉ
pauvres, qui sont les derniers dans le monde, sont les pre-
miers dans l'Église ; puisque les riches, qui s'imaginent que
tout leur est dû, et qui foulent aux pieds les pauvres, ne sont
dans l'Eglise que pour les servir ; puisque les grâces du
Nouveau Testament appartiennent de droit aux pauvres, et
que les riches ne les reçoivent que par leurs mains. Vérités
certainement importantes, et qui vous doivent apprendre, ô
riches du siècle, ce que vous devez faire à l'égard des
pauvres : c'est-à-dire, honorer leur condition, soulager leurs
nécessités, prendre part à leurs privilèges. C'est ce que je
me propose de vous faire entendre avec le secours de la
grâce.
PREMIER POINT.
Le docte et éloquent saint Jean Chrysostome nous pro-
pose une belle idée pour connaître les avantages de la pau-
vreté sur les richesses. Il nous représente deux villes, dont
l'une ne soit composée {') que de riches, l'autre n'ait que des
pauvres dans son enceinte ; et il examine ensuite laquelle
des deux est la plus puissante. Si nous consultions la plupart
des hommes sur cette proposition, je ne doute pas, chrétiens,
que les riches ne l'emportassent : mais le grand saint Chry-
sostome conclut pour les pauvres (") ; et il se fonde sur cette
raison, que cette ville de riches aurait beaucoup d'éclat et
de pompe, mais qu'elle serait (-) sans force et sans fonde-
ment assuré. L'abondance, ennemie du travail, incapable de
se contraindre, et par conséquent toujours emportée dans la
recherche des voluptés, corromprait tous les esprits et
amollirait tous les courages par le luxe, par l'orgueil, par
l'oisiveté. Ainsi les arts seraient négligés, la terre peu cul-
tivée (-^); les ouvrages laborieux, par lesquels le genre humain
se conserve, entièrement délaissés ; et cette ville pompeuse,
sans avoir besoin d'autres ennemis, tomberait enfin par elle-
même, ruinée par son opulence. Au contraire, dans l'autre
a. De div. et paitp.^ Hotn. XI.
1. Var. dont l'une n'est composée que de riches, l'autre n'a.
2. Var. n'aurait ni force ni fondement.
3. Var. mal cultive'e, — inculte et abandonnée.
DES PAUVRES DANS l'église. 12 1
I
ville où il n'y aurait que des pauvres, la nécessité industrieuse,
féconde en inventions, et mère des arts profitables, applique-
rait les esprits par le besoin, les aiguiserait par l'étude, leur
inspirerait une vigueur mâle par l'exercice de la patience ;
et n'épargnant pas les sueurs, elle achèverait les grands
ouvrages, qui exigent nécessairement un grand travail. C'est
à peu près ce que nous dit saint Jean Chrysostome au sujet
de ces deux villes différentes. Il se sert de cette idéé(') pour
adjuger la préférence à la pauvreté.
Mais à parler des choses véritablement, nous savons que
la distinction de ces deux villes n'est qu'une hction agré-
able ('). Les villes, qui sont des corps politiques, demandent
aussi bien que les naturels, le tempérament et le mélange :
tellement que, selon la police humaine, cette ville de pauvres
de saint Chrysostome ne peut subsister qu'en idée. Il n'ap-
partenait qu'au Sauveur et à la politique du ciel de nous
bâtir une ville, qui fût véritablement la ville des pauvres.
Cette ville, c'est la sainte Église ; et si vous me demandez,
chrétiens, pourquoi je l'appelle la ville des pauvres, je vous
en dirai la raison par cette proposition que j'avance : que
l'Église, dans son premier plan, n'a été bâtie que pour les
pauvres, et qu'ils sont les véritables citoyens de cette bien-
heureuse cité, que l'Ecriture a nommée la cité de Dieu.
Encore que cette doctrine vous paraisse peut-être extraor-
dinaire, elle ne laisse pas d'être véritable : et afin de vous
en convaincre, remarquez, s'il vous plaît, messieurs, qu'il y
a cette différence entre la Synagogue et l'Eglise, que Dieu
a promis à la Synagogue des bénédictions temporelles, au
1. Var. pensée.
2. Var. Nous savons que cette ville des pauvres {7'ar. que la distinction de
ces deux villes), selon la police du monde, ne peut être cju'une fiction (var. idée)
agréable. II n'est pas donné (var. il n'appartient pas) aux choses humaines de
pouvoir se soutenir dans {7Uîr. par) une égalité si mesurée ; les villes, qui sont
des corps politiques, demandent aussi bien que les naturels le tempérament et
le mélange ; si bien que la police du monde unit toujours dans un même tout le
riche et le pauvre, et en compose (var. compose de cet assemblage) le corps de
la société civile. La politique du ciel agit par d'autres principes. Chrétiens, le
pourrez-vous croire? si je vous le dis, recevrez-vous cette doctrine.'* Jésus-Christ
est venu bâtir sur la terre une ville spirituelle, c'est-à-dire sa sainte Église, et
dans {var. selon) le premier dessein, dans le premier plan de cette ville, elle doit
ne contenir que des pauvres.
122 SUR l'ÉMINENTE DIGNITÉ
lieu que, comme dit le divin Psalmiste, « toute la gloire de
la sainte Église est cachée et intérieure : » Omnis gloria
ejus filiœ régis ab intus ("). « Dieu te donne, disait Isaac à
son fils Jacob, la rosée du ciel et la graisse de la terre i^) ! »
C'est la bénédiction de la Synagogue. Et qui ne sait que,
dans les Ecritures anciennes. Dieu ne promet à ses serviteurs
que de prolonger leurs jours, que d'enrichir leurs familles,
que de multiplier leurs troupeaux, que de bénir leurs terres
et leurs (') héritages ? Selon ces promesses, messieurs, il est
bien aisé de comprendre que les richesses et l'abondance
étant le partage de la Synagogue, dans sa propre institution
elle devait avoir des hommes puissants et des maisons opu-
lentes. Mais il n'en est pas ainsi de l'Eglise. Dans les
promesses de l'Évangile, il ne se parle plus des biens tem-
porels, par lesquels l'on attirait ces grossiers, ou l'on amusait
ces enfants. Jésus-Christ a substitué en leur place les afflic-
tions et les croix ; et par ce merveilleux changement les
derniers sont devenus les premiers, et les premiers sont
devenus les derniers ('') ; parce que les riches, qui étaient les
premiers dans la Synagogue, n'ont plus aucun rang dans
l'Église, et que les pauvres et les indigents sont ses véritables
citoyens.
Quoique ces différentes conduites de Dieu dans l'ancienne
et dans la nouvelle alliance soient fondées sur de grandes
raisons, qu'il serait trop long de rapporter, nous en pouvons
dire ce mot en passant : que dans le Vieux Testament Dieu
se plaisant à se faire voir avec un appareil majestueux, il était
convenable que la Synagogue son épouse eût des marques de
grandeur extérieure ; et au contraire que dans le nouveau,
dans lequel Dieu a caché toute sa puissance sous une forme
servile, l'Église, son corps mystique, devait être une image
de sa bassesse, et porter sur elle la marque (^) de son anéan-
tissement volontaire. Et n'est-ce pas pour cela, mes frères,
que ce même Dieu humilié, voulant, dit-il, « remplir sa mai-
a. Ps., XLIV, 14. — b. Gènes., xxvii, 28.
1. Ms. les (corrigé dans le reste de la phrase).
2. Var. sont renvoyés dans les derniers.
3. Var. porter le caractère...
DES PAUVRES DANS L itGMSE. I23
son, » lit implcahw doums mea ("), ordonne à ses serviteurs
de lui aller chercher tous les misérables ? Voyez comme il en
fait lui-même le dénombrement: « Allez- vous-en, dit-il, dans
les coins des rues,» Exi citoA et amenez-moi promptement. »
qui ? « les pauvres et les infirmes : » qui encore ? « les aveu-
i^les et les impotents : » Patipercs ac débiles, eeeeos et claudos
introduc hue ('). C'est de quoi il prétend remplir sa maison :
il n'y veut rien voir qui ne soit faible, parce qu'il n'y veut
rien voir qui n'y porte son caractère, c'est-à-dire, la croix et
l'infirmité. Donc l'Eglise de Jésus-Christ est véritablement
la ville des pauvres. Les riches, je ne crains point de le dire,
en cette qualité de riches, car il faut parler correctement,
étant de la suite du monde, étant pour ainsi dire, marqués
à son coin, n'y sont soufferts que par tolérance ; et c'est aux
pauvres et aux indigents, qui portent la marque du Fils de
Dieu, qu'il appartient proprement d'y être reçus. C'est pour-
quoi le divin Psalmiste les appelle « les pauvres de Dieu : »
pauperes tuos ('). Il les nomme ainsi en esprit, parce que (')
dans la nouvelle alliance il lui a plu de les adopter avec une
prérogative particulière.
En effet, n'est-ce pas à eux qu'a été envoyé le Sauveur }
« Dieu m'a envoyé, nous dit-il, pour annoncer l'Évangile
aux pauvres : » Evangclizare pa2tperib2is inisit me ("'). En-
suite n'est-ce pas aux pauvres qu'il adresse la parole, lorsque
faisant son premier sermon sur cette montagne mystérieuse,
où ne daignant parler aux riches sinon pour foudroyer leur
orgueil, il porte la parole aux pauvres comme à ceux qu'il
devait évangéliser ? « O pauvres, que vous êtes heureux,
parce qu'à vous appartient le royaume de Dieu (') ! » Si donc
c'est à eux qu'appartient le ciel, qui est le royaume de Dieu
dans l'éternité, c'est à eux aussi qu'appartient l'Eglise, qui est
le royaume de Dieu dans le temps. Aussi comme c'est à eux
qu'elle appartient, ce sont eux qui y sont entrés les premiers.
« Voyez, disait le divin Apôtre, qu'il n'y a pas dans l'Église
plusieurs (^) sages selon le monde, il n'y a pas plusieurs
a.Luc.,y.\v,2^. — b. Ibid. , 21. ~ c. Ps., lxxi, 2. — d.Luc.,lv, 18. — e. Luc, VJ, 20.
1. Var. Pourquoi les pauvres de Dieu ? Parce qu'il les [a] adoptés avec...
2. Cette fois, la littéralité de la traduction paraît poussée à l'excès.
124 SUR l"i':minente dignité
puissants, il n'y a pas plusieurs nobles ; mais Dieu a voulu
choisir ce qu'il y avait de plus méprisable ('^) : » d'où il est
aisé de conclure que l'Église de Jésus-Christ était une
assemblée de pauvres. Et (') dans sa première fondation, si
les riches y étaient reçus, dès l'entrée ils se dépouillaient de
leurs biens et les jetaient aux pieds des apôtres, afin de venir
à l'Eglise, qui était la ville des pauvres, avec le caractère de
la pauvreté: tant le Saint-Esprit avait résolu d'établir dans
l'origine du christianisme la prérogative éminente des pau-
vres, membres de Jésus-Christ (-) !
Et de là nous devons apprendre qu'il ne suffit pas de les
plaindre, ni même de les assister, mais que nous devons
concevoir pour eux de grands sentiments de respect. Saint
Paul nous en donne l'exemple. Ecrivant aux Romains d'une
aumône qu'il allait porter aux fidèles de Jérusalem, [il] leur
parle en ces termes {''') : «Je vous conjure, mes frères, par
Notre Seigneur Jésus-Christ et par la charité du Saint-
•Esprit, que vous m'aidiez par vos prières auprès de Dieu ;
afin que les saints qui sont à Jérusalem agréent le présent
que j'ai à leur faire: » Obsecro vos.fratres, per Domiiium nos-
trum Jesum Christum, et per charitatem Sandi Spiritus, ut
a. I Cor.^ I, 26, 28. — b. Rom., xv, 30, 31.
1. Première rédactio7t : Que si vous voulez encore passer plus avant, voyez que
ce que JÉSUS avait projeté, les Apôtres l'ont accompli par son ordre dans la fon-
dation de l'Église. En ce temps, les pauvres y entraient en foule ; eux seuls rem-
plissaient la maison de Dieu ; et c'est ce qui fait dire à l'Apôtre : « Il n'y a pas
plusieurs riches en JÉSUS-Christ ; il n'y a pas plusieurs nobles ; il n'y a pas
plusieurs puissants, mais Dieu expressément a voulu choisir ce qui était le plus
méprisable. » Ne voyez-vous pas, chrétiens, que l'assemblée des fidèles était une
assemblée de pauvres ? Et si les riches y étaient reçus...
2. Var. première rédaction (suite): « Je pourrais encore, mes frères, établir la
prééminence des pauvres sur d'autres raisons convaincantes, par lesquelles vous
reconnaîtriez qu'ils sont les vrais enfants de l'Église, et que c'est pour eux
principalement que cette cité spirituelle {var. ville mystique) a été bâtie. Mais
il vaut mieux tirer quelque instruction, et recueillir quelque fruit de cette
doctrine salutaire. Elle nous doit apprendre, messieurs, à respecter les pau-
vres et les indigents, comme ceux qui sont nos aînés dans la famille de
Jésus-Chris r, et que son Fère céleste a choisis pour être les citoyens de son
Église {var. et qui, portant ses marques les plus assurées, sont aussi ses mem-
bres les plus précieux). C'est de l'apôtre saint Jacques que j'ai appris cette
excellente morale. « Écoutez, nous dit-il, mes très chers frères : » Aiidiie,fratres
»iei dilcclissimi {Jacol)., H, 5); sans doute il a dessein de nous proposer quelque
chose de bien remarquable : quelle âme assez endurcie refusera son attention, à
DES PAUVRES DANS l'ÉGLISE. I25
adjuvetis me inorationibiis vestris \j>ro me\ ad{') Deiim, ut...
obseqîiii mei oblalio accepta fiai in Jérusalem sanctis {''). Oui
n'admirerait, chrétiens, comme il traite les pauvres honora-
blement ! Il ne dit pas « l'aumône que j'ai à leur faire, » ni
« l'assistance que j'ai à leur donner ; » mais « le service que
j'ai à leur rendre. » Il fait quelque chose de plus, et je vous
prie de méditer ce qu'il ajoute : « Priez Dieu, dit-il, mes
chers frères, que mon service leur soit agréable. » Que veut
dire le saint Apôtre, et faut-il {f) tant de précautions pour
faire agréer une aumône } Ce qui le fait parler de la sorte,
c'est la haute dignité des pauvres. On peut donner pour deux
motifs : ou pour gagner l'affection, ou pour soulager la mi-
sère (^) ; ou par un effet (^) d'estime, ou par un sentiment de
pitié: l'un est un présent, et l'autre une aumône. Dans l'aumône,
on croit ordinairement que c'est assez de donner : on apporte
plus de soin dans le présent; et il y a un certain art innocent de
relever le prix de ce que l'on donne, par la manière et les
circonstances (^). C'est en cette dernière façon que saint Paul
assiste les pauvres. Il ne les regarde pas seulement comme
des malheureux qu'il faut assister ; mais il regarde que dans
leur misère ils sont les principaux membres de Jésus-Christ
et les premiers-nés de l'Eglise, En cette qualité glorieuse il les
considère comme des personnes auxquelles il fait la cour, si
laquelle il est excité par l'organe i^var. par la voix) d'un si grand apôtre, qui est
honoré dans les saintes Lettres de la qualité glorieuse de frère de Notre Sei-
gneur? Mais entendons ce qu'il veut dire ; voici ses propres paroles : « N'est-il
pas vrai que Dieu a choisi les pauvres, afin qu'ils fussent riches dans la foi, et les
héritiers du royaume qu'il a promis à ceux qui l'aiment ? Et après cela, poursuit-
il, vous osez mépriser les pauvres 1 » Cet apôtre, comme vous voyez, nous veut
faire considérer en ce lieu l'éminente dignité des pauvres, et cette prérogative
de leur vocation que j'ai tâché de vous expliquer. <,( Dieu, dit-il, les a choisis
spécialement pour être riches selon la foi, et les héritiers de son royaume : n'est-
ce pas, mes frères, ce que j'ai prêché, qu'ils sont appelés à l'Eglise avec l'honneur
I. Ms. vesiris apud Deicm.
1. Bossuet note : « Le grec : i^'jvaYwvi^aTOz'.... ivx ïj o'.a/.ovix ao'j fj sU l£pojjaÀr,;j.
ô'jTipocJôix-oç YsvTjTX'. Totc àvîo'.; {Roin.^ XV, 30, 31).
3. Var. Quoi! faut-il...?
4. Var. la nécessité. — Ce passage, et plusieurs de ceux qui suivent, sont sou-
lignés pour l'importance.
5. Var. par une marque, — par un sentiment.
6. Var. par la manière de l'offrir. — Certains éditeurs impriment : par les
circonstances de l'offrir !
120 SUR LEMINENTE DIGNITE
je puis parler delà sorte. C'est pourquoi il n'estime pas que
ce soit assez que son présent les soulage, mais il souhaite que
son service leur agrée ; et pour obtenir cette grâce, il met
toute l'Église en prières. Tant les pauvres sont considérables
dans l'Église de Jésus Christ, que saint Paul semble établir
sa félicité dans l'honneur de les servir et dans le bonheur de
leur plaire : Ut obsequii mei oblatio [accepta fiât in Jérusa-
lem sanctis.^
Mesdames, revêtez-vous de ces sentiments apostoliques ;
et dans les soins que vous prenez de cette maison, regar-
dez avec respect les pauvres qui la composent. Méditez (')
sérieusement, en la charité de Notre Seigneur, que si les
honneurs du siècle vous mettent au-dessus d'eux, le carac-
tère de Jésus-Christ, qu'ils ont l'honneur de porter, les
élève au-dessus de vous. Honorez, en les servant, la mysté-
rieuse conduite de la Providence divine, qui leur donne les
premiers rangs dans l'Eglise avec une telle prérogative, que les
riches n'y sont reçus que pour les servir.
SECOND point.
C'est la seconde vérité (') que je me suis obligé de vous
expliquer, et qui suit si évidemment de celle que j'ai déjà éta-
blie, qu'il ne sera pas nécessaire de m'étendre beaucoup sur la
preuve. Et certainement, chrétiens, comme il a déjà été dit,
Jésus, qui ne promet dans son Evangile que des afflictions
et des croix, n'a pas besoin de riches dans sa sainte Eglise ;
et leur faste n'ayant rien de commun avec (^) la profonde
et la préférence d'un choix particulier? Et de là que conclurons-nous, sinon ce
qu'a conclu le même saint Jacques, que c'est un aveuglement déplorable que de
ne pas honorer les pauvres, auxquels Dieu même a fait tant d'honneur, par cette
o-râce de prééminence qu'il leur donne dans son Eglise ? Chrétiens, rendez-leur
respect, honorez leur condition. »
Suit un passage barré, ancienne transition du premier au second point : « Je
sais qu'ils sont le rebut du monde, mais ils sont les premiers-nés de l'Eglise. Ils
n'ont point de part aux honneurs du siècle, mais la grâce les a appelés à ceux
du royaume céleste. Ils n'ont point de retraite sur la terre, mais Dieu a bâti
pour eux sa sainte cité, c'est-à-dire sa sainte Église, où ils tiennent les premiers
rangs et oîi les riches ne sont reçus que pour les servir. >^
1. Vnr. pesez.
2. Var. proposition. *
3. Var. avec l'anéantissement de ce Dieu pauvre.
DES l'AUVRES DANS L l^CiLISE. \2']
humiliation de ce Dieu anéanti jusques à la croix, il esl bien
aisé déjuger ('), messieurs, qu'il ne les recherche pas pour
eux-ménies. Car à quoi lui sont-ils bons dans son royaume ?
Quoi! (■') pour lui ériger des temples superbes, ou pour orner
ses autels d'or et de pierreries ? Ne vous persuadez pas qu'il
se plaise dans ces ornements : il les reçoit de la main des
hommes comme des marques de leur piété, comme des
hommages de leur religion. Mais, bien loin d'exiger ces
grandes dépenses, ne voyez-vous pas au contraire qu'il n'est
rien de plus commun ni de plus bas prix que ce qui est
nécessaire à son culte ? 11 demande seulement de l'eau la
plus simple pour régénérer ses enfants : il ne faut qu'un peu
de pain et de vin pour consacrer ses mystères, où réside la
source de toutes ses grâces. Jamais il ne s'est tenu mieux servi
que lorsqu'on lui sacrifiait dans des cachots, et que l'humilité
et la foi faisaient tout l'ornement de ses temples. Dieu (3) n'a
besoin de rien ; il veut avoir besoin des riches. Deux motifs:
pour la majesté de son culte, pour la nécessité de ses pau-
vres. Premier besoin pour l'Ancien [Testament] : il fallait
pour ses sacrifices dépeupler les troupeaux de ce qu'il y avait
de plus gras, donner pour parer son Tabernacle ce qu'il y
avait de plus somptueux. Maintenant, dans la nouvelle
alliance, il n'a plus besoin (■*) de cette pompe ; il a pris d'autres
besoins pour les pauvres, et il implore leur secours : Ecce
mysteriuni vobis dico ("): «Voici un mystère admirable.» Jésus
n'a besoin de rien, et Jésus a besoin de tout : Jésus n'a be-
soin de rien selon sa puissance; mais Jésus a besoin de tout
selon sa compassion, Ecce mysteriiun vobis dico : « Voici un
a. I Cor.^ XV, 51.
1. Var. il est bien visible.
2. iM. Gazier lit : « sinon pour.... » Il y a bien Quoy^ avec une majuscule.
Avec sinon, l'auteur n'aurait pas mis un point interrogatif après royaume.
3. Var. Autrefois, dans l'ancienne loi, il voulait de la pompe dans son ser-
vice : mais cette simplicité, qu'il affecte, si je puis parler de la sorte, dans le
culte de la nouvelle alliance, c'est pour faire voir aux riches du monde qu'il n'a
plus besoin deux, ni de leurs trésors, si ce n'est pour le service de ses pauvres.
Mais, pour les pauvres, messieurs, il confesse qu'il en a besoin, et il implore leurs
secours : Ecce )nysteriuin vobis dico... — Ancienne rédaction, à laquelle l'auteur
substitue (f. 384) celle qu' à l'exemple de M. Gazier nous donnons dans le te.xte.
4. Edit. Gazier : il n'y a plus besoin.
128 SUR l'éminente dignité
grand mystère que j'ai à vous dire; » c'est le mystère du Nou-
veau Testament. Cette même miséricorde, quia obligé Jésus
innocent (') à se charger de tous les crimes, oblige encore
Jésus, tout heureux qu'il est,àse charger de toutes les misères.
Dans cette considération (^), il est le plus pauvre de tous les
pauvres. Car, comme le plus innocent est celui qui a porté le
plus de péchés, aussi le plus abondant est celui qui porte le
plus de besoins. Ici il a faim, et là il a soif: là il gémit sous
des chaînes, ici il est travaillé par des maladies : il souffre en
même temps le froid et le chaud, et les extrémités opposées.
Pauvre véritablement, et le plus pauvre de tous les pauvres:
parce que tous les autres pauvres ne souffrent que pour eux-
mêmes, et « qu'il n'y a que Jésus-Christ qui pâtisse dans
toute l'universalité des misérables : » Unus tantummodo
Christus est qui in oinniuui pauperiim universitate mendicet (").
Ce sont donc les besoins pressants de ses pauvres membres
qui roblige[nt] de se relâcher en faveur des riches.
Il ne voudrait voir dans son Eglise que ceux qui portent
sa marque, que des pauvres, que des indigents,' que des
affligés, que des misérables. Mais s'il n'y a que des malheu-
reux, qui soulagera les malheureux ? Que deviendront les
pauvres dans lesquels il souffre, et dont il ressent tous les be-
soins } Il pourrait leur envoyer ses saints anges ; mais il est
plus juste qu'ils soient assistés par des hommes qui sont
leurs semblables. Venez donc, ô riches, dans son Église ; la
porte enfin vous en est ouverte : mais elle vous est ouverte
en faveur des pauvres, et à condition de les servir. C'est pour
l'amour de ses entants qu'il permet l'entrée à ces étrangers.
Voyez le miracle de la pauvreté ! Les riches étaient étran-
gers ; mais le service des pauvres les naturalise, et leur sert
à expier la contagion qu'ils contractent parmi leurs richesses.
Par conséquent, ô riches du siècle, prenez tant qu'il vous
plaira des titres superbes ; vous les pouvez porter dans le
monde : dans l'Église de Jésus-Christ, vous êtes seulement
a. Salvian, adv. Avar., lib. IV, n. 4.
1. Var. qui a obligé cet innocent... l'oblige encore.
2. Var. Regardez en cette vue, mes frères, le Sauveur JÉSUS, et vous le
trouverez non seulement pauvre, mais le plus pauvre de tous les pauvres.
\
DES PAUVRES DANS L ÉGLISE. I29
serviteurs des pauvres. Ne vous offensez pas de ce titre : le
patriarche Abraham l'a tenu à gloire ; lui qui avait tant de
serviteurs, et une si nombreuse famille ('), prenait néan-
moins pour son partage le soin et l'obligation de servir les
nécessiteux. Aussitôt qu'ils approchent de sa maison, lui-
même s'avance pour les recevoir ; lui-même va choisir dans
son troupeau ce qu'il y a de plus délicat et de plus tendre ;
lui-même se donne la peine de servir leur table ("), Ainsi, dit
l'éloquent Pierre Chrysologue, « Abraham, sentant arriver
les pauvres, ne se souvient plus qu'il est maître, » et il fait
toutes les fonctions d'un serviteur : Abraham, visoperegrinOy
domimiui se esse iiescivit ('''). Mais d'où lui vient cet empres-
sement à servir les pauvres ? C'est que ce père des croyants
voyait déjà en esprit le rang qu'ils devaient tenir dans l'É-
glise : il considère déjà Jésus-Christ en eux : il oublie sa
dignité dans la vue de celle des pauvres ; et il montre aux
riches, par son exemple, l'obligation qu'ils ont de les servir ('').
Mais quel service leur devons-nous rendre ? en quoi
sommes-nous tenus de les assister? Vous le voyez déjà,
chrétiens, dans l'exemple du patriarche Abraham. Mais l'ad-
mirable saint Augustin vous va donner encore sur ce sujet-
là une instruction plus particulière. « Le service que vous
devez aux nécessiteux, c'est de porter avec eux une partie
du fardeau qui les accable (^). » L'apôtre saint Paul ordonne
aux fidèles de « porter les fardeaux les uns des autres : » Al-
ler alterms onera portate ('^). Les pauvres ont leur fardeau,
et les riches aussi ont le leur. Les pauvres ont leur fardeau :
qui ne le sait pas ? Quand nous les voyons suer et gémir,
pouvons-nous ne pas reconnaître que tant de misères pres-
santes sont un fardeau très pesant, dont leurs épaules sont
accablées ('')? Mais encore que les riches marchent à leur aise,
et semblent n'avoir rien qui leur pèse, sachez qu'ils ont aussi
leur fardeau. Et quel est ce fardeau des riches ? Chrétiens,
a. Gen., xviii, 2. — b. Serm. cxxi, De divit. et Lazaro. — c. Serin. CLXiv, n. 9.
— d. Gala/.., VI, 2.
1. Ici se termine le remaniement de la première moitié du sermon ; il faut
reprendre la suite dans la première rédaction, f. 387.
2. Var. de servir les pauvres.
3. Var. chargées, — abattues.
Sermons de Bossuat. — III. a
130 SUR l'éminente dignité
le pourrez-vous croire ? ce sont leurs propres richesses.
Quel [est] le fardeau des pauvres ? c'est le besoin : quel est
le fardeau des riches ? c'est l'abondance. « Le fardeau des
pauvres, dit saint Augustin, c'est de n'avoir pas ce qu'il faut ;
et le fardeau des riches, c'est d'avoir plus qu'il ne faut : » Omis
paiLpertatis non habere, divitiarum omis plus quam opus
est habere ("). Quoi donc ! est-ce un fardeau incommode que
d'avoir trop de biens? Ah! que j'entends de mondains qui
désirent un tel fardeau dans le secret de leurs cœurs! Mais
qu'ils arrêtent ces désirs inconsidérés. Si les injustes pré-
jugés du siècle les empêchent de concevoir en ce monde
combien l'abondance pèse, quand ils viendront en ce pays
où il nuira d'être trop riches, quand ils comparaîtront à ce
tribunal, où il faudra rendre compte non seulement des
talents dispensés, mais encore des talents enfouis, et répondre
à ce juge inexorable non seulement de la dépense, mais
encore de l'épargne et du ménage; alors, messieurs, ils recon-
naîtront que leurs richesses sont un grand poids, et ils se
repentiront vainement de ne s'en être pas déchargés.
Mais n'attendons pas cette heure fatale, et pendant (') que
le temps le permet, pratiquons ce conseil de saint Paul :
Aller aller lus oneraportate: <iYoxX.ç,z vos fardeaux les uns
les autres. » Riches, portez le fardeau du pauvre, soulagez sa
nécessité, aidez-le à soutenir les afflictions sous le poids des-
quelles il gémit. Mais sachez qu'en le déchargeant vous tra-
vaillez à votre décharge ; lorsque vous lui donnez, vous
diminuez son fardeau, et il diminue le vôtre : vous portez le
besoin qui le presse (''), il porte l'abondance qui vous sur-
charge. Communiquez entre vous mutuellement vos fardeaux,
« afin que les charges deviennent égales : » ut fiât œquali-
tas, dit saint Paul (^'). Car quelle injustice, mes frères, que
les pauvres portent tout le fardeau, et que tout le poids des
misères aille fondre sur leurs {^) épaules ! S'ils s'en plaignent
et s'ils en murmurent contre la Providence divine, Seigneur,
a. Ubi supra. — b. II Cor.., viii, 14.
1. Var. maintenant qu'il est temps.
2. Var. qui le serre.
3. Ms. ses épaules (distraction).
DES PAUVRES DANS l'ÉGLISE. I3I
permettez-moi de le dire, c'est avec quelque couleur de jus-
tice ; car étant tous pétris d'une même masse, et ne pouvant
pas y avoir grande différence entre de la boue et de la boue,
pourquoi verrons-nous d'un côté la joie, la faveur, l'aftîuence,
et de l'autre la tristesse, et le désespoir, et l'extrême néces-
sité, et encore le mépris et la servitude? Pourquoi cet homme
si fortuné vivra-t-il dans une telle abondance, et pourra-t-
il (') contenter jusqu'aux désirs les plus inutiles d'une curio-
sité étudiée, pendant que ce misérable, homme toutefois
aussi bien que lui, ne pourra soutenir sa pauvre famille, ni
soulager la faim qui le presse ? Dans cette étrange inégalité,
pourrait-on justifier la Providence de mal ménager les tré-
sors {^) que Dieu met entre des égaux, si par un autre moyen
elle n'avait pourvu au besoin des pauvres, et remis quelque
égalité entre les hommes ? C'est pour cela, chrétiens, qu'il a
établi son Église, où il reçoit les riches, mais à condition de
servir les pauvres ; où il ordonne que l'abondance supplée
au défaut, et donne des assignations aux nécessiteux sur le
superflu des opulents. Entrez, mes frères {^), dans cette pen-
sée {^) : si vous ne portez le fardeau des pauvres, le vôtre
vous accablera ; le poids de vos richesses mal dispensées
vous fera tomber dans l'abîme: au lieu que, si vous partagez
avec les pauvres le poids de leur pauvreté, en prenant
part (^) à leur misère, vous mériterez tout ensemble de
participer à leurs privilèges.
TROISIÈME POINT.
Sans (^) cette participation des privilèges des pauvres, il
n'y a aucun salut pour les riches ; et il me sera aisé de vous
en convaincre, en insistant toujours aux mêmes principes.
1. Ms. vivra-t-il... et pourrait-il... — Les éditeurs corrigent en mettant partout
le conditionnel. Mais ce qui précède montre que l'inadvertance était dans le
second mot, non dans le premier.
2. Var. les faveurs.
3. Var. messieurs.
4. Var. ce sentiment.
5. Far. en communiquant à...
6. Première rédaction (f. 388). Sans cette participation des privilèges des
pauvres, il n'y a aucun salut pour les riches ; et il ms sera aisé de vous en con-
vaincre en insistant toujours aux mêmes principes. Car, s'il est vrai, comme je
132 SUR l'éminente dignité
Car s'il est vrai, comme je l'ai dit, que l'Église est la ville
des pauvres, s'ils y tiennent les premiers rangs, si c'est pour
eux principalement que cette cité bienheureuse a été bâtie,
il est bien aisé de conclure que les privilèges leur appar-
tiennent (/). Dans tous les royaumes, dans tous les empires, il
y a des privilégiés, c'est-à-dire, des personnes éminentes,qui
ont des droits extraordinaires: et la source de ces privilèges,
c'est qu'ils touchent de plus près, ou par leur naissance ou
par leurs emplois, à la personne du prince. Cela est de la
majesté, de l'état et de la grandeur du souverain, que l'éclat
qui rejaillit de sa couronne se répande en quelque sorte sur
ceux qui l'approchent. Puisque nous apprenons par les
saintes Lettres que l'Eglise est un royaume si bien ordonné,
ne doutez pas, mes frères, qu'elle n'ait aussi ses privilégiés.
Et d'où se prendront ces privilèges, sinon de la société
avec son prince, c'est-à-dire, avec Jésus-Christ? Que s'il
faut être uni avec le Sauveur, chrétiens, ne cherchons pas
dans les riches les privilèges de la sainte Église. La cou-
ronne de notre monarque est une couronne d'épines : l'éclat
qui en rejaillit ('), ce sont les afflictions et les souffrances.
C'est dans les pauvres, c'est dans ceux qui souffrent, que
réside la majesté de ce royaume spirituel. Jésus étant lui-
même pauvre et indigent, il était de la bienséance qu'il liât
l'ai dit, que l'Église est la ville des pauvres, s'ils y tiennent les premiers rangs
si c'est pour eux principalement que cette cité bienheureuse a été bâtie, qui doute
que les privilèges ne leur appartiennent? En effet le divin Sauveur a promis le
royaume aux pauvres, la consolation à ceux qui pleurent, la nourriture à ceux
qui ont faim, la joie éternelle à ceux qui souffrent. Et je ne m'en étonne pas : car
étant lui-même pauvre et indigent, il était de la bienséance qu'il liât société
avec ses semblables, et qu'il répandît ses faveurs sur ses compagnons de fortune.
Qu'on ne méprise plus la pauvreté. J'avoue qu'elle était dans la lie du peuple
{var. qu'on ne la traite plus de roturière), et que le monde la traitait de rotu-
rière. Mais le Roi de gloire l'ayant épousée, il l'a anoblie par cette alliance, et
il met [Tiir. il gratifie) les pauvres de tous les privilèges de son royaume. Les
riches par conséquent n'y ont nulle part ; et s'ils veulent avoir les grâces, il faut
qu'ils les reçoivent par les mains des pauvres. Voulez- vous la rémission des
péchés? Le Saint-Esprit vous renvoie aux pauvres : « Rachetez vos iniquités par
aumônes. » Voulez-vous la miséricorde? Vous l'aurez, dit le Fils de Dieu,
pourvu que vous la fassiez à mes pauvres: Beati miséricordes (Matth., v, 7).
1. Bossuet note entre les lignes l'idée d'une addition : « Voulez-vous néan-
moins, messieurs, etc. » (Sic.)
2. Var. et ce qui nous rend ses semblables, ce sont...
DES PAUVRES DANS l'ÉGLTSE. 133
société avec ses semblables, et qu'il répandît ses faveurs sur
ses compagnons de fortune.
Qu'on ne méprise plus la Pauvreté, et qu'on ne la traite
plus de roturière. Il est vrai qu'elle était de la lie du peuple:
mais le Roi de la gloire l'ayant épousée, il l'a anoblie (') par
cette alliance, et ensuite il accorde aux pauvres tous les pri-
vilèges de son empire. Il promet le royaume aux pauvres, la
consolation à ceux qui pleurent, la nourriture à ceux qui ont
faim, la joie éternelle à ceux qui souffrent. Si tous les droits,
si toutes les grâces, si tous les privilèges de l'Évangile sont
aux pauvres de Jésus-Christ, ô riches , que vous reste-t-il,
et quelle part aurez- vous dans son royaume ? [Il] ne parle
de vous dans son Evangile que pour foudroyer votre orgueil :
Vœ vobis divitihus (") ! Oui ne tremblerait à cette sentence .'^
qui ne serait saisi de frayeur.^ Contre cette terrible malédic-
tion, voici votre unique espérance (^). Il est vrai, ces privi-
lèges sont donnés aux pauvres; mais vous pouvez les obtenir
d'eux, et les recevoir de leurs mains : c'est là que le Saint-
Esprit vous renvoie pour obtenir les grâces du ciel. Voulez-
vous que vos iniquités vous soient pardonnées .-^ « Rachetez-
les, dit-il, par aumônes : » Peccata tua cleeinosynis rediine {^Y
Demandez- vous à Dieu sa miséricorde.^ Cherchez-la dans les
mains des pauvres, en l'exerçant envers eux : Beati miséri-
cordes (^\ Enfin, voulez-vous entrer au royaume? Les portes,
a.Lîic., VI, 24. — b. Dan.^ IV, 24. — c. Ma/lh., v, 7.
Voulez-vous entrer au royaume ? La porte, dit Jésus-Christ, vous sera ouverte,
pourvu que les pauvres v^ous introduisent: « Faites-vous, dit-il, des amis qui
vous reçoivent dans les tabernacles éternels. >>
Ainsi la grâce, la miséricorde, la rémission des péchés, le royaume même est
entre leurs mains, et les riches n'y peuvent entrer si lès pauvres ne les y reçoivent.
Donc, ô pauvres, que vous êtes riches ! mais, ô riches, que vous êtes pauvres !
Si vous vous tenez à vos propres biens, vous serez privés pour jamais des biens
du Nouveau Testament, et il ne vous restera pour votre partage que ce J^œ ter-
rible de l'Évangile : Vœ vobis divitibiis ! « Malheur à vous, riches, car vous avez
reçu votre consolation ! )) Pour éviter ce coup de foudre, pour vous mettre heureu-
sement à couvert de cette malédiction inévitable, jetez-vous sous l'aile de la
Pauvreté...
1. Ennoblie, qu'on trouve dans quelques éditions (Lâchât, etc.), est, selon la
remarque de I\L Gazier, un véritable contresens.
2. Ce passage est une addition interlinéaire. La première rédaction portait
simplement : « dans son royaume. Voici votre seule espérance. Il est vrai... »
134 SUR l'é^jinente dignité
dit Jésus-Christ, vous seront ouvertes, pourvu que les
pauvres vous introduisent : « Faites-vous, dit-il, des amis
qui vous reçoivent dans les tabernacles éternels {''). » Ainsi
la grâce, la miséricorde, la rémission des péchés, le royaume
même est entre leurs mains; et les riches n'y peuvent entrer,
si les pauvres ne les y reçoivent.
Donc, ô pauvres ! que vous êtes riches ! mais, ô riches !
que vous êtes pauvres ! Si vous vous tenez à vos propres
biens, vous serez privés pour jamais des biens du Nouveau
Testament ; et il ne vous restera pour votre partage que ce
Vœ terrible de l'Evangile. Ah ! pour détourner (') ce coup
de foudre, pour vous mettre heureus'ement à couvert de
cette malédiction inévitable, jetez-vous sous l'aile de la
Pauvreté ; entrez en commerce avec les pauvres : donnez, et
vous recevrez ; donnez les biens temporels, et recueillez les
bénédictions spirituelles ; prenez part aux misères des affli-
gés, et Dieu vous donnera part à leurs privilèges.
C'est (^) ce que j'avais à vous dire touchant les avantages
de la pauvreté, et la nécessité de la secourir. Après quoi il
ne me reste plus autre chose à faire, sinon de m'écrier avec
le Prophète : Beatns qui intelligit super egenmn et paupe-
rein (*) ! « Heureux celui qui entend sur l'indigent et sur le
pauvre!» Il ne suffit pas, chrétiens, d'ouvrir sur les pauvres
les yeux de la chair : mais il faut les considérer par les yeux
de l'intelligence: Beatus qtii intelligit ! Ceux qui les regardent
des yeux corporels, ils n'y voient rien que de bas, et ils les
méprisent. Ceux qui ouvrent sur eux l'œil intérieur, je veux
dire l'intelligence guidée par la foi, ils remarquent en eux
Jésus-Christ ; ils y voient les images de sa pauvreté, les
citoyens de son royaume, les héritiers de ses promesses, les
distributeurs de ses grâces,lesenfants véritables de son Église,
les premiers membres de son corps mystique. C'est ce qui les
porte à les assister avec un empressement charitable. Mais
encore n'est-ce pas assez de les secourir dans leurs besoins.
a. Luc, XVI, 9. — b. Ps., XL, 2.
1. Far. pour éviter...
2. Cette conclusion se trouve f. 38S, v" ; elle appartient à la première rédaction.
DES PAUVRES DANS l'ÉGLISE.
135
Tel assiste le pauvre, qui n'est pas intelligent sur le pauvre.
Celui qui leur distribue quelque aumône, ou contraint par
leurs pressantes importunités, ou touché par quelque compas-
sion naturelle, il soulage la misère du pauvre, mais néan-
moins il est véritable qu'il n'est pas intelligent sur le pauvre.
Celui-là entend véritablement le mystère de la charité, qui
considère les pauvres comme les premiers enfants de l'Eglise;
qui, honorant cette qualité, se croit obligé de les servir; qui
n'espère de participer aux bénédictions de l'Evangile, que
par le moyen de la charité et de la communication fraternelle.
Donc, mes frères, ouvrez les yeux sur cette maison indi-
gente, et soyez intelligents sur ses pauvres. Si je demandais
vos aumônes pour une seule personne, tant de grandes et
importantes raisons, qui vous obligent à la charité, devraient
émouvoir vos coeurs. Maintenant j'élève ma voix au nom d'une
maison tout entière, et encore d'une maison chargée d'une
multitude nombreuse de pauvres filles (') entièrement délais-
sées. Faut-il vous représenter et le péril de ce sexe, et les
suites dangereuses de sa pauvreté, l'écueil le plus ordinaire
où sa pudeur fait naufrage ? Que serviront les paroles, si la
chose même ne vous touche pas ? Entrez dans cette maison,
prenez connaissance de ses besoins ; et si vous n'êtes touchés
de l'extrémité où elle est réduite, je ne sais plus, mes frères,
ce qui sera capable de vous attendrir. Il est vrai, des dames
pieuses ont ouvert les yeux sur cette maison : elles ont « en-
tendu » sur les pauvres : parce qu'elles connaissent leur di-
gnité, elles se tiennent honorées de les servir ; parce qu'elles
sont chrétiennes, elles se croient obligées de les assister; parce
qu'elles savent le poids des richesses mal employées, elles
se déchargent entre leurs mains d'une partie de leur fardeau
et, en répandant les biens temporels, elles viennent recevoir
en échange les grâces spirituelles.
I. Var. de pauvres personnes.
ESQUISSE D'UN SERMON
AUX NOUVEAUX CONVERTIS (■),
le IV« Dimanche de l'Avent, 1659 ou 1660.
Ce qu'on va lire faisait partie jusqu'ici d'un fouillis d'interpola-
tions intitulé par M. Lâchât : Fragments d'un sermon pour le IIl'^
dimmiche de l'Avent. Rien pourtant n'était si aisé que d'y distinguer
trois compositions d'origine et de destination différentes. La pré-
sente esquisse a sa péroraison, qui indique nettement la conclusion
d'un sermon de charité. N'importe : on passe outre, et l'on continue
imperturbablement dans toutes les éditions ! Nous avons placé à
la fin de l'année 1654 un fragment sur la Pénitence, que Deforis
avait fait entrer dans cet amalgame. Nous en tirerons plus tard un
sermon pour l'Avent de Saint-Thomas du Louvre (1668, IV^ di-
manche). L'esquisse que nous donnons ici a un sommaire, preuve
qu'elle est antérieure à 1662. Bossuet y renvoie d'ailleurs, dans un
passage effacé du pr dimanche de Carême, 1661.
Sommaire (^). Securis ad radicem arboris.
{Exorde.) Les pécheurs s'endorment, parce qu'ils croient leur mal-
heur bien loin : JÉSUS-Christ montre qu'il est proche : prêt à frap-
per. Deux coups : l'un ôte la vie, l'autre l'espérance.
[i'^''poi)it.'\ Péché sort de la volonté humaine contre la volonté
divine. Double contrariété : à Dieu, comme mauvais ; à l'homme,
comme nuisible : S. Aug[ustin] (p. 2, 3.) — Pourquoi nuisible?
Ennemis impuissants montrent leur inimitié resistendi volnntate, non
potestate lœdendi (S. Aug., de Civit., XII, m). — Point de prise sur
Dieu qu'il attaque : laisse tout son venin dans celui qui le commet ;
comme la terre, les nuages (p.3). Arcus eorum confringatur. L'entre-
prise contre Dieu inutile. Gladius eorum intret in corda ipsoriun :
il se perce lui-même (n» 3).
Le péché est sa peine soi-même. La peine ne vient pas de Dieu :
Nec putem-us, etc. S. Aug. Preuves par l'Écriture : Ezéchiel. — La
séparation ; la peine du sens. La première, par le péché. La seconde :
Producam ignem de medio tiii^qui comedat te. [Ezech., XXVIII, 18.] —
Les pécheurs insensés dans leur assurance, ayant le principe de ce
feu en eux (p. 6).
1. Mss.., 12821, f. 203.
2. Ibid., f. 186. M. Lâchât le rapporte à tort au sermon de 1665 sur le même
texte. Il le donne du reste inexactement, omettant tout ce qu'il ne peut lire.
\
AUX NOUVEAUX CONVERTIS. I37
[2'' fo/nt] Contrariété entre la loi et le pécheur : le pécheur dé-
truit la loi ; la loi détruit le pécheur. Moïse, les tables. — Sur cette
loi de justice : Quod feccris patieris. Vous détruisez la loi ; la loi
aufert eum de hominum vita quavi régit (p. 10,1 1). — La justice di-
vine toujours armée contre le pécheur : Jam securis... S. Chrysost.
(p. II).
\Jam em'jit securis ad raàiccm
arborum posita est...
La cognée est déjà à la racine
des arbres (')• [Luc.^ m, 9.)]
UNE voix crie dans le désert : « Préparez les voies du
Seigneur, aplanissez les sentiers de notre Dieu. » Pour
cela il faut «combler toutes les vallées et abattre toutes les
montagnes (") : » c'est-à-dire, qu'il faut relever le courage des
consciences abattues par le désespoir, et abattre sous la main
de Dieu, par la pénitence, les pécheurs superbes et opiniâtres
qui s'élèvent contre Dieu, etc.
L'Église fera bientôt le premier, lorsquelle dira aux pé-
cheurs : Co7isolaniini, consolamini (''')... Gaudiuin magniuu...
[qiiia\ natiis est vobis \Jiodie Salvator'\ ('"). Mais devant que
de relever leur courage, il faut premièrement abattre leur
arrogance :y^;;2 enim securis \ad radicem arboriim posita
est\ {^). Pour cela il faut des paroles inspirées d'en haut. Ave.
[P. 2] Deux coups (') : celui du péché, celui de la justice
divine. L'un ôte la vie, l'autre l'espérance : le coup du péché,
la vie; le coup de la justice, l'espérance. Chose étrange et
incroyable, messieurs ! après la perte de la vie peut-il rester
de l'espérance? Oui, parce que Dieu est puissant pour res-
susciter les morts, et qu'il « peut, dit notre évangile, faire
naître des enfants d'Abraham de ces pierres (') » insensibles
a. Luc, in. 4. — /;. /f., XL, i. — c. Luc, il, 10, 11. — d. Luc, lli, 9. —
e. Lbid., m, 8.
1. Outre que ce texte est dans le sommaire, il est indiqué à plusieurs reprises
dans le corps du discours.
2. Tout ce qui suit, jusqu'à « Le moment que Dieu a marqué, » n'est que le
résumé, et quelquefois le complément, d'une autre rédaction, contenue dans un
discours aujourd'hui détruit. Ces deux pages nouvelles en représentent six de
l'ancien manuscritjauxquelles elles renvoient. C'est au remaniement actuellement
existant que se rapportent les chiffres du sommaire.
138 AUX NOUVEAUX CONVERTIS.
et inanimées ; et sa miséricorde infinie lui faisant faire tous
les jours de pareils miracles, ceux qui ont perdu la vie de la
grâce n'ont pas néanmoins perdu l'espérance, etc.
Faut traiter le second point, et dire par quels degrés Dieu abat
l'appui et le fondement de cette espérance mal fondée. Ce coup
n'est pas toujours sensible ; il dessèche l'arbre et la racine en reti-
rant ses inspirations.
[P. 3] Deux (') sortes d'armes dans les mains du pécheur :
un arc pour tirer de loin, un glaive pour frapper de près.
La première se rompt et est inutile. La seconde a son effet,
mais contre lui-même. Ce n'est pas assez que son arc se
brise, que son entreprise demeure stérile ; il faut que son
glaive lui perce le cœur, et que pour avoir tiré de loin contre
Dieu, il se donne de près un coup sans remède, si Dieu ne
le guérit par miracle, etc. Ainsi tout le coup retombe sur
lui ; il se met en pièces lui-même par l'effort téméraire qu'il
fait contre Dieu. Et cela va si avant, chrétiens, que saint
Augustin nous enseigne que pour faire le supplice du pécheur,
il ne faut y employer que son péché même (-).
[P. 6] Ainsi je ne m'étonne pas si les pécheurs convertis
regardent l'état d'oi^i ils sont sortis avec une telle frayeur, et
ne se sentent pas moins obligés à Dieu que s'il les avait
tirés de l'enfer. Posiierunt me in lacu inferioj'i ('*) : « Ils m'ont
mis dans une fosse profonde. » Eruisti animam meain ex
inferno inferiori (''') : « Vous avez retiré mon âme de l'enfer
le plus profond. » Deux choses font l'enfer : — la peine du
dam, séparation éternelle d'avec Jésus-Christ : Nescio vos ('):
« Je ne vous connais pas: » A la sainte table, il ne nous con-
naît plus : elle est éternelle de sa nature ; — le feu, la peine
a. Ps., Lxxxvii, 7. — b. Ibid., Lxxxv, 13. — c. Matth., xxv, 12.
I. Bossuet se contente pour la première partie de quelques notes nouvelles.
C'est pour la première fois qu'on pourra suivre du moins l'enchaînement des
pensées de l'auteur. Le premier alinéa est supprimé dans les éditions ; bien
mal à propos, puisque Bossuet y renvoie dans le sommaire.
2. Ici renvoi à la page 4 du ms., qui n'a pas été conservée. Bossuet prenait
ensuite, sans y rien changer, la page 5 ; puis ajoutait à la page 6 ce qui suit
dans le texte : « Ainsi je ne m'étonne pas... » — Tout ce qui nous manque se
trouvera sous la forme définitive, dans le sermon de 1665 (IV'-' dimanche de
l'Avent), premier point.
AUX NOUVEAUX CONVERTIS. I39
du sens : il n'est pas encore allumé ; mais nous en avons en
nous le principe : en effet, d'où pensez-vous, chrétiens, que
Dieu fera sortir, etc. (') ?
Le {') moment que Dieu a marqué [p. 7] pour donner ce
coup irrémédiable qui enverra (') les pécheurs au feu éternel,
par une juste disposition de sa providence, ne leur doit pas
être connu. C'est un secret que Dieu se réserve et qu'il
nous cache soigneusement, afin que nous soyons toujours
en action et que jamais nous ne cessions de veiller sur nous.
Néanmoins, le pécheur s'endort dans les longs délais qu'il
lui donne, l'attendant à la pénitence : et pendant qu'il dort
à son aise au milieu des prospérités temporelles, il s'imagine
que Dieu dort aussi (^) : « Il dit dans son cœur : Dieu l'a
oublié, » il ne prend pas garde à mes crimes : Dixit eiiim in
corde suo : Oblitiis est Deus (") ; et parce qu'il ne songe pas
à se convertir, et que Dieu ne lui fait pas sentir sa fureur, il
croit que Dieu ne songe pas à le punir. Pour lui ôter de
l'esprit cette opinion dangereuse, tâchons aujourd'hui de lui
faire entendre une vérité chrétienne qui nous est représentée
dans notre évangile, et que je vous prie de comprendra*
c'est que la justice divine, qui semble dormir, qui semble
oublier les pécheurs, les laissant prospérer longtemps en ce
monde, est toujours en armes contre eux, toujours en action,
toujours vigilante, toujours prête à donner le coup qui les
coupera par la racine, pour ne leur laisser aucune ressource.
Mais afin de bien comprendre cette vérité, il est néces-
saire, messieurs, de vous expliquer plus [p. 8] profondément
ce que j'ai déjà touché en peu de paroles touchant la con-
trariété infinie qui est entre le pécheur et la justice de Dieu.
a. Ps., IX, 32.
1. Dans la page 6 du ms. perdu, Bossuet s'inspirait de cette parole de saint
Augustin : Ne puteiims illam tranquillitatem, et ineffabile lumen Dei de se pro-
ferre tinde pcccata puniantur... {In Ps. VII, n. i6). On la retrouvera dans le
sermon de 1665.
2. Ce qui suit se rapporte au second point.
3. Ms. enuoiera. — \o^\ Remarques sur la grammaire et le vocabulaire. (T. I,
Introduction., xxxili.)
4. Passage souligné, probablement en 1668 (à en juger par la couleur de
l'encre. Cf. ci-après, p. 143 et suiv.).
140 AUX NOUVEAUX CONVERTIS.
Je suivrai encore le grand Augustin, et les ouvertures admi-
rables qu'il nous a données pour l'éclaircissement de cette
matière en son Épître XL IX ("). Il remarque donc en ce
lieu qu'il y a cette opposition entre le pécheur et la loi,
que, comme le pécheur détruit la loi autant qu'il le peut,
la loi réciproquement détruit le pécheur ; tellement qu'il y
a entre eux une inimitié qui jamais ne peut être récon-
ciliée : et quoique cette vérité soit très claire, vous serez
néanmoins bien aises, messieurs, d'entendre une belle raison
par laquelle saint Augustin l'a prouvée. Elle tombera sans
difficulté dans l'intelligence de tout le monde, parce qu'elle
est établie sur le principe le plus connu de l'équité naturelle :
« Ne fais pas ce que tu ne veux pas qu'on te fasse : » In
qua mensura \ine7isi fueritis, r&metietur vobis ('^).] Pécheur,
qu'as-tu voulu faire à la loi de Dieu ? N'as-tu pas voulu la
détruire et anéantir son pouvoir '^. Oui, [p. 9] certainement,
chrétiens. « Les hommes qui ne veulent pas être justes, sou-
haitent qu'il n'y ait point de vérité, et par conséquent point
de loi qui condamne les injustes : » Quidum nolunt esse justi,
noluni esse veritatem, qua damnentur injiisti ('").
Et c'est pour cela, chrétiens, que Moïse descendant de la
montagne, et (') entendant les cris des Israélites qui adoraient
le veau d'or, laisse tomber les tables sacrées où la loi était
écrite et les brise : Vidit vittdum et choros, et projecit tabulas,
et confregit cas if). Et cela, pour quelle raison, si ce n'est pour
représenter ce que le peuple faisait alors ? Qu'a fait cette loi
pour être brisée ? Détruisez les pécheurs, faites-les mourir !
Il le fera en son temps, mais en attendant il nous montre ce
que nous [p. 10] faisons à la loi. Ah ! ce peuple (^) ne mé-
rite point d'avoir de loi, puisqu'il la détruit entière en ce
moment qu'on la lui porte de la part de Dieu. C'est pourquoi
il brise les tables où le doigt de Dieu était imprimé ; et re-
marquez, s'il vous plait, messieurs, que le peuple ne pèche
a. Nunc Ep. CIL — b. Matth., vil, 2. — Ms. Eadem mensura. — c. S. Aug.,
Tract. XC in Joan. n. 3. — Ms. damnaniur. -~ d. Exod., xxxil, 19.
1. Mot oublié dans les éditions. Surcharge assez difficile à apercevoir.
2. Phrase placée plus haut par les éditeurs.
AUX NOUVEAUX CONVERTIS. I4I
que contre l'article qui défendait d'adorer les idoles : Non
facics tibi sculptile ("). Mais qui pèche en un seul article, il
détruit autant qu'il peut la loi tout entière. C'est pourquoi il
laisse tomber et il casse ensemble toutes les deux tables pour
nous faire entendre, mes frères, que par une seule transgres-
sion toute la loi divine est anéantie. Mais comme les pécheurs
détruisent la loi, il est juste aussi qu'elle les détruise ; il est
juste qu'ils soient mesurés selon leur propre mesure, et qu'ils
souffrent justement ce qu'ils ont voulu faire injustement. Car
si cette règle de justice doit être observée entre les hommes
de ne faire que ce que nous voulons qu'on nous fasse, com-
bien plus de l'homme avec Dieu et avec sa loi éternelle ^
Et c'est pourquoi, dans l'histoire que j'ai racontée, le même
Moïse qui brisa la loi fit aussi briser le veau d'or, et mettre
à mort tous les idolâtres, dont l'on fit un sanglant carnage ;
nous montrant par le premier (') ce que le pécheur veut
faire à la loi, qui est de l'anéantir et de la rompre (^) effective-
ment ; et nous faisant voir par le second ce que fait la loi au
pécheur, qui est de le perdre et le mettre en pièces (3). «Ainsi,
dit saint Augustin, ce que le pécheur a fait à la loi, à laquelle
il ne laisse point de place en sa vie, la loi de son côté le fait
au pécheur en lui ôtant la vie à lui-même : » Quod peccator ('♦)
facit legi quain [p. 11] de sua vita abstulit, hoc eifacit lex ut
auferat eum de hominuvi vita quain régit.
Voilà donc une éternelle opposition entre le pécheur et
la loi de Dieu, c'est-à-dire, par conséquent, entre le pécheur
et la justice divine, De là vient que la justice divine nous
est représentée dans les Ecritures toujours armée contre le
pécheur. « Toutes ses flèches sont aiguisées, nous dit le pro-
phète, tous ses arcs sont bandés et prêts à tirer : » Sagittœ
ejus acutœ, et omnes arctis ejus extenti ('^). Que s'il retarde
a. Exod., XX, 4. - b. /s., v, 28. (Ms. I, 11.)
1. Le premier, le second, au neutre.
2. Var. détruire.
3. luir. de le ruiner et de le perdre.
4. Ce texte n'est qu'une analyse ou un résumé de saint Augustin, dont voici
les propres paroles : Ut... quod peccato isto fecit legi, hoc ei lex facial ; idesl,
quia legem talia prohibetitevi de sua vita abstulit, auferat eum etiam ipsa lex de
hoininum vita qiiain régit. (Ep. Cil, n. 2. )
142 AUX NOUVEAUX CONVERTIS.
par miséricorde à venger les crimes, sa justice, cependant,
souffre violence : « Cela m'est à charge, dit-il, et j'ai peine
à le supporter : » Facta siint inihi molesta, laboravi susti-
iiens {^). Mais pourquoi rechercher ailleurs ce que je trouve
si clairement dans mon évangile? Que ne puis-je vous
représenter et vous faire appréhender vivement le traochant
épouvantable de cette cognée appliquée à la racine de l'arbre ?
A toute heure, à tous moments, elle veut frapper, parce qu'il
n'y a heure, il n'y a moment où la justice divine irritée ne
s'anime elle-même contre les pécheurs. Il est vrai qu'elle
retarde à frapper, mais c'est que la miséricorde arrête son
bras. Elle tâche toujours de gagner le temps ; elle pousse
d'un moment à l'autre, nous attendant à la pénitence. Pé-
cheurs, ne sentez-vous pas quelquefois le tranchant de cette
justice appliqué sur vous } Lorsque votre conscience vous
trouble, qu'elle vous inquiète, qu'elle vous effraye, qu'elle
vous réveille en sursaut, remplissant votre esprit des idées
funestes de la peine qui vous suit de près, c'est que la justice
divine commence à frapper votre conscience criminelle ; elle
crie, elle vous demande secours, elle se trouble, elle est
étonnée. Mais, ô Dieu ! quel sera son étonnement, lorsque
la justice divine laissera aller tout à fait la main ! Que si elle
demeure insensible, si elle ne s'aperçoit pas du coup qui la
frappe, ah ! c'est qu'il a déjà donné bien avant, que l'esprit
de vie ne coule plus; et de là vient que le sentiment est tout
offusqué. Mais soit que vous sentiez ce tranchant, soit que
vous ne sentiez pas le coup qu'il vous donne, il touche, il presse
déjà la racine, et il n'y a rien entre deux.
O pécheur ('), ne trembles-tu pas sous cette main terrible
de Dieu, qui non seulement est levée, mais déjà appesantie
sur ta tête? Ad radicem arboris : elle ne s'approche pas pour
ébranler l'arbre, ni pour en faire tomber les fruits ni les
feuilles : (plaisirs, richesses) (^). Elle n'en veut pas même
a. Js., I, 14.
1. Ce qui suit a été médité de nouveau pendant l'Avent de Saint-Thomas du
Louvre ; un irait marque ici l'endroit où l'auteur se reportera alors (1668).
2. Addliioiis de 1668 : * Les biens de fortune. Il ne faut pas un si grand effort.
Il ne faut pas la racine. Il ne faut que secouer l'arbre. — Biens externes qui ne
tiennent pas à notre personne. Une simple secousse.
AUX NOUVEAUX CONVERTIS. I43
aux branches (à la santé, à la vie du corps) : elle le fait
quelquefois, mais ce n'est pas là maintenant où elle touche :
« Elle est à la racine, » dit saint Chrysostome : Appositacst
ad radiceni ('), et après ce dernier coup qui nous menace à
toute heure, il n'y a plus que le feu pour nous, et encore un
feu éternel. Représentez-vous, chrétiens, un homme à qui
son ennemi a ôté les armes, qui le presse l'épée sur la
gorge : « Demande la vie, demande pardon ! » il commence
à appuyer de la pointe sur la poitrine à l'endroit du cœur.
C'est ce que Dieu fait dans notre évangile : il n'enfonce
[p. 12] pas encore le coup (~), ce sont les mots de saint
Chrysostome ; mais aussi ne retire t-il pas encore la main.
Il ne retire pas, de peur que tu ne te relâches (3) ; et il
n'avance pas (^) tout à fait, de peur que tu ne périsses. En
cet état il te dit dans notre évangile : Ou résous-toi bientôt
à la mort, ou demande promptement pardon : Omnis arbor
\_non faciens frnctuni bomiin, excidehu'\ Ne désespère pas,
ô pécheur, il n'a pas encore frappé ; tremble néanmoins, car
il est tout prêt, et le coup sera sans remède. Peut-être va-t-il
frapper dans ce moment même ; peut-être sera-ce la der-
nière fois qu'il te pressera à la pénitence.
— Mais je suis en bonne santé ('). — Mais en un moment
il renverse tout. Et puis, quand il te voudrait prolonger la
vie (°), peut-être qu'il ne laissera pas de frapper en retirant
pour jamais les dons de sa grâce. S'il les retire (^), le coup
est donné, la racine est coupée, l'espérance est morte. Que
tardons-nous donc, malheureux, à lui donner les fruits qu'il
demande ? — Eh quoi ! si vite, si promptement, et si près
du coup de la mort ? — Oui. mes frères, en ce moment
même faites germer ces fruits salutaires ; ces fruits peuvent
croître en toutes saisons, et ils n'ont pas besoin du temps (^)
1. Addition de i66S :* il n'y a plus rien entre deux.
2. Var. la main.
3. Var. que tu ne t'enfles.
4. Var. il ne frappe pas.
5. Addition de i66S: * Épargne-t-il la jeunesse ? épargne-t-il la naissance .^
épargne-t-il la modération qui semble un des plus puissants appuis de la vie ?
6. Addition de 1668 :* il sait bien nous frapper d'une autre manière.
7. Addition de 1668 :* arraché ou desséché, c'est la même chose {2 fois).
8. Var. de temps.
144 AUX NOUVEAUX CONVERTIS.
pour mûrir. Nathan menace David de la part de Dieu ; voilà
la cognée à la racine. En même temps, sans aucun délai :
« J'ai péché, î> dit-il au Seigneur : voilà le fruit de la péni-
tence ; et au même instant qu'il paraît, le tranchant de la
cognée se retire : Dominus transtulit peccatiun timm ("). Ne
demande donc pas un long temps pour accomplir un ouvrage
qui ne demande jamais qu'un moment heureux. Il suffit de
vouloir, dit saint Chrysostome (''), et aussitôt le germe de ce
fruit paraît ; et la cognée se retirera, sitôt qu'elle verra
paraître, je ne dis pas le fruit, mais la fieur ; je ne dis pas la
fleur, mais le nœud, mais le moindre rejeton qui témoignera
de la vie. Ah ! s'il est ainsi, chrétiens, malheureux et mille
fois malheureux celui qui sortira de ce lieu sacré sans donner
à Dieu quelque fruit! Si vous ne pouvez lui donner une
entière conversion, une repentance parfaite, ah ! donnez-lui
du moins quelques larmes pour déplorer votre aveuglement.
Ah ! si vous ne pouvez lui donner des larmes, ah ! laissez du
moins aller un soupir qui témoigne le désir de vous recon-
naître. Et si la dureté de vos cœurs ne vous permet pas un
soupir, battez-vous du moins la poitrine, jetez du moins un
regard à Dieu pour le prier de fléchir votre obstination.
Donnez quelque aumône à cette intention, et pour obtenir
cette grâce.
Ce n'est pas moi, mes frères, qui vous le conseille, c'est
la voix du divin Précurseur qui vous y exhorte dans notre
évangile. C'est lui qui excite aujourd'hui les peuples à faire
des fruits de pénitence. C'est lui qui, pour les presser vive-
ment, leur représente la cognée terrible de la vengeance
divine toute prête à décharger le dernier coup, s'ils ne pro-
duisent bientôt ces bons fruits. Là-dessus le peuple : Quid
faciemus ? (^) « Quel fruit produirons-nous .^ » — Qui Jiabet
duas tunicas, det non habenti ; et qui habet escas, sirniliter
faciat ('). C'est pour cette maison qu'il parlait. Vous dirai-je
la honte de l'Église } Non, ces pauvres catholiques n'ont
pas d'habit, ils n'ont pas de nourriture ! Ne dites pas : Je
a. II Reo.^ XII, 13. — b. Hoînil. xi, /« Matih. — c. Luc, m, 10, 11.
I. Les anciens éditeurs traduisent : « Que celui qui a deux habits en donne à
celui qui n'en a pas ; et que celui qui a de quoi manger fasse de même. »
AUX NOUVEAUX CONVERTIS.
145
l'ignorais. Je vous le déclare. Ne croyez pas que nous in-
ventions. Ce n'est pas ici (') un théâtre où nous puissions
inventer à plaisir des sujets propres à [vous] émouvoir et à
exciter les passions.
Que de profusion dans les tables ! que de vanités sur les
habits ! que de somptuosité dans les meubles ! Mais quelle
rage et quelle fureur dans le jeu ! Le désespoir (")... Nous
rendrons compte de ces âmes.
1. J/lf. <\ Ce n'est pas ainsi... propres à fcnioiivoir... » — Inadvertances re'sul-
tant de la précipitation.
2. L'idée indiquée par ce mot est que le désespoir pourrait rejeter les Nou-
veaux Convertis dans l'hérésie.
Seriiiûiis Ue Bossuet.
III.
i^ ^ ^. ^. ^ ^ ^ ^ ^^^^^^^&^^L^^^^^
SENTIMENTS du CHRÉTIEN
TOUCHANT LA VIE ET LA MORT,
tirés du chapitre V<= de la 11^ Épître aux Corinthiens (').
^ Vers 1659. Bf
Cet opuscule a été rangé parmi les Œuvres pastorales de l'évéque
de Meaux (Lâchât, VII, 589). L'erreur est manifeste, puisque Bos-
suet s'y reporte dans le sommaire du sermon de la Purification,
1661, écrit antérieurement au Carême de l'année suivante. C'est un
précieux spécimen des Paraplirases de l'Ecriture sainte, que Bossuet
avait rédigées en assez grand nombre, pour se nourrir de doctrine
en vue de la prédication. (Cf. Histoire critique..., p. 39.)
S CI MUS enini, quoniam si terrestris domus nostra luijiis
Jiabitationis dissolvatur, quod œdificationem ex Deo ha-
beî/ius, domitm non manufactani, œternam in cœHs. — « Nous
savons,» dit l'Apôtre, nous ne sommes pas induits à le croire
par des conjectures douteuses, mais nous le savons très
assurément et avec une entière certitude, « que si cette
maison de terre et de boue dans laquelle nous habitons, »
c'est-à-dire notre chair mortelle, « est détruite, nous avons
une autre maison que Dieu nous a préparée au ciel, laquelle
n'étant point bâtie de main d'homme, » ni sur des fonde-
ments caducs, ne peut jamais être ruinée, mais « subsiste
éternelle et inébranlable. »
C est pourquoi, lorsque nous approchons de la mort, nous
ne nous affligeons pas comme des personnes qui vont être
chassées de leur maison ; mais nous nous réjouissons au
contraire, comme étant près de passer à un palais plus ma-
gnifique ; et en attendant ce jour, « nous gémissons conti-
nuellement par le désir que nous avons d'être bientôt revê-
tus de cette demeure céleste : » Nani et in hoc ingemiscimus,
habitationein ftostrani, qnœ de cœlo est, stcpcrindui cnpientes.
Ce qui nous arrivera infailliblement, « pourvu que nous
I. Plus de manuscrit.
I
SUR LA VIE ET LA MORT. I47
paraissions devant Dieu comme revêtus, et non pas comme
dépouillés: » Si tamen vestiti, non midi inveniannir ; parce
qu'il est écrit « qu'on ne donne rien, sinon à celui qui a
déjà quelque chose ("), » et que nul ne peut espérer d'être
revêtu de cet habillement de gloire, s'il n'a eu soin de
couvrir sa nudité ignominieuse par le vêtement des bonnes
œuvres.
« Nous donc, » qui vivons dans cette espérance, « tandis
que nous sommes enfermés dans cette demeure terrestre,
étant appesantis par ce corps de mort, » qui est un fardeau
insupportable et un fardeau étrange à lesprit, « nous ne ces-
sons de gémir : » Nain et qui siunus 171 hoc tabernaailo, in-
gemiscinuLs gravati ; comme ceux qui étant dans une prison
soupirent et gémissent, quand ils rappellent en leur souvenir
les beautés et les douceurs de la maison paternelle. Et la
cause la plus pressante de nos gémissements, « c'est que
nous ne voulons point être dépouillés : » eo qiiod noliimus
e.xspoliari. C'est pourquoi cette vie misérable, dans laquelle
les ans qui vont et qui viennent nous enlèvent continuelle-
ment quelque chose ('), nous est extrêmement à charge; parce
que nous sentant nés pour être immortels, nous ne pouvons
nous contenter d'une vie qui n'est qu'une « ombre de mort;»
mais nous soupirons de tout notre cœur après cette vie bien-
heureuse, qui, nous revêtant de gloire de toutes parts, « en-
gloutira tout d'un coup ce qu'il y a en nous de mortel : »
Sed supervesti)-i, nt absorbeatui' qnod mortelle est a vita.
Ce serait véritablement une témérité bien criminelle, si
nous prenions de nous-mêmes des pensées si hautes ; « mais
c'est Dieu qui nous a faits pour cela : i> Qui auteni efficit nos
in hoc ipsuni, Dens ; parce qu'il nous a créés au commence-
ment pour ne mourir jamais ; et, après que notre péché nous
a fait déchoir de cette grâce, en laquelle Jésus-Chrlst nous
a rétablis, afin de soutenir notre confiance dans des préten-
tions si relevées, il nous adonné son Saint-Esprit, Esprit de
régénération et de vie, pour nous être un gage certain de
a. Matth.^ XXV, 29.
I. Réminiscence d'Horace {Ef.^ II, u, 55) :
Singula de 7iobis amii prœdanUir euntes.
148 SENTIMENTS DU CHRÉTIEN
notre immortalité : qui dédit nobis pignus Spirittis. C'est ce
qui fait que, contre toute apparence humaine, nous osons
espérer, sans crainte, des choses qui sont si fort au-dessus de
nous : Audentes igihir semper. Et comme cette loi nous est
imposée par un ordre supérieur et irrévocable que, tant que
nous serons dans ce corps mortel, nous serons éloignés du
Seigneur, nous nous excitons nous-mêmes à concevoir une
volonté déterminée « de nous éloigner du corps pour être
présents devant Dieu : » Scientes quoniam, dum sutmts in
coi'pore, pcregrinavuir a Domino ;. . . audevnis mitem et bonani
voliuitateni habemits niagis peregrinaid a coipore, et prœsentes
esse ad Donii7iuui. Car nous sentons en effet que nous sommes
bien loin de lui, parce que « nous le connaissons par la foi,
et non point encore en lui-même et dans sa propre nature:»
Per Jidein enim anibnlanins, et 7ion per specieni : cette obscu-
rité de nos connaissances est une marque trop convaincante
que nous sommes fort éloignés de la source de la lumière.
C'est pourquoi nous désirons ardemment que les nuages
soient dissipés, que les énigmes s'évanouissent ; et que nos
esprits, qui ne font qu'entrevoir le jour parmi les ténèbres
qui nous environnent, soient enfin réjouis par la claire vue
de la vérité éternelle.
Nous devons entendre par là que nous avons à faire un
double voyage : « car tant que nous sommes dans le corps,
nous voyageons loin de Dieu ; » et quand nous sommes
avec Dieu, nous voyageons loin du corps. L'un et l'autre
n'est qu'un voyage, et non point une entière séparation, parce
que nous passons dans le corps pour aller à Dieu, et que
nous allons à Dieu dans l'espérance de retourner à nos corps.
D'où il faut tirer cette conséquence que, lorsque nous vivons
dans cette chair, nous ne devons pas nous y attacher comme
si nous y devions demeurer toujours ; et que, lorsqu'il en
faut sortir, nous ne devons pas nous affliger comme si nous
n'y devions jamais retourner.
Ainsi étant délivrés par ces sentiments des soins inquiets
de la vie, et des appréhensions de la mort, nous tournons
toutes nos pensées à Celui auquel seul aboutit tout notre
SUR LA VIK ET LA MORT. 1 49
voyage ; « et nous ne songeons qu'à lui plaire, soit que nous
soyons absents ou présents ; » parce que, pendant ce temps
malheureux que nous passons loin de sa présence, nous tra-
vaillons à nous rendre dignes de paraître un jour devant sa
face : Et ideo contendimus, sive absentes, sive pi'œscntes,place7^e
un.
Telle doit être la vie chrétienne ; et pour vivre comme
chrétiens, il faut vivre comme voyageurs : car vivre chré-
tiennement, c'est vivre selon la foi ; selon ce qui est écrit :
« Le juste vit de la foi : » Jiistns anteui ex fide vivit ("). Or
vivre selon la foi, c'est vivre comme voyageur, « en ne con-
templant pas ce qui se voit, mais ce qui ne se voit pas: » qui
est la vraie disposition d'un homme qui passe son chemin :
Non contemplantibîLs nobis qnœ vidcntni\ sed quœ non vi-
denturi^). Que si nous vivons comme voyageurs, nous devons
considérer tout ce que nous possédons sur la terre, non pas
comme un bien véritable, mais comme un rafraîchissement
durant le voyage : Instmmentum peregrinationis, non iri'ita-
vtentum cupiditatis, dit saint Augustin (') ; comme un bâton
pour nous soutenir dans le travail, et non pas comme un lit
pour nous reposer ; comme une maison de passage où l'on se
délasse, et non comme une demeure où l'on s'arrête. C'est
pourquoi saint Paul appelle notre corps un tabernacle, c'est-
à-dire une tente, un pavillon, une cabane, en un mot un lieu
de passage, et non une demeure fixe.
Cet esprit de pèlerinage, qui est l'esprit de foi, et par con-
séquent l'esprit du christianisme, nous est excellemment re-
présenté par ces beaux mots de l'Apôtre : « Je vous le dis,
mes frères, le temps est court : reste que ceux qui ont des
femmes soient comme n'en ayant pas ; et ceux qui s'affligent,
comme ne s'affligeant pas ; et ceux qui se réjouissent, comme
ne se réjouissant pas, et ceux qui achètent, comme ne pos-
sédant pas ; et ceux qui usent de ce monde, comme n'en
usant pas : parce que la figure de ce monde passe : » Hoc
itaque dico, fratres : tenipus brève est ; reliqmini est nt qui
Juibent uxo7'.es, ianqnam 7ion Juibeiites sint; et quijlent, tanquam
a. Rom., I, 17. — b. II Cor., iv, 18. — c. Injoan. Tract. XL, n. 10.
150 SENTIMENTS DU CHRÉTIEN
11071 fientes ; et qui gaudent, tanguant 7ion gaudentes ; et qui
emunt, tanquani non possidentes ; et qui utuntur hoc niundo,
tanquain non îitantur : prceterit eitim figura hujus mundi (").
C'est-à-dire, selon saint Augustin, « que ceux qui ont des
femmes, ne doivent point y être liés par aucun attachement
corporel ; que ceux qui s'affligent par le sentiment du mal
présent doivent se réjouir par l'espérance du bien futur ; que
la joie de ceux qui s'emportent parmi les commodités tem-
porelles, doit être tempérée par la crainte des jugements
éternels ; que ceux qui achètent doivent posséder ce qu'ils
ont, sans que leur cœur y soit engagé ; enfin que ceux qui
usent de ce monde doivent considérer qu'ils passent avec
lui, parce que la figure de ce monde passe : » Qui habent
îixores, non carnali concupiscentiœ subjugentur ; et qui fient
tristitia prœsentis mali, gaudeant spe futuri boni ; et qui
gaudent propter temporale aliquod commoduni, tinieant œter-
mim supplicitini ; et qui emunt, sic Jiabcndo possideant, îit
amando non hœreant ; et qui utuntur hoc mimdo, transire se
cogitent, non manere (^').
Si nous entrons comme il faut dans cet esprit de la foi,
nous prendrons les choses comme en passant ; et lorsque
ceux qui nous sont chers s'en iront à Dieu devant nous,
nous ne serons pas inconsolables comme si nous les avions
perdus ; mais nous travaillerons à nous rendre dignes de les
rejoindre au lieu où ils nous attendent. De là vient que nous
ne devons pas nous laisser abattre par une douleur sans
remède, comme si nous n'avions plus aucune espérance ;
mais nous affliger seulement comme feraient des personnes
proches, qui ayant longtemps voyagé ensemble, seraient
contraints de se séparer, lesquels (") ayant donné quelques
larmes à la tendresse naturelle, vont, continuant leur chemin,
où leurs affaires les appellent, non sans quelque regret qui
les accompagne toujours, mais qui est notablement allégé
par l'espérance de se revoir. « C'est ainsi, dit saint Augustin,
qu'on permet à la tendresse des fidèles de s'attrister sur la
a. I Cor., VII, 29-31. — b. De Nicptiis et concup., lib. I, cap. xili, n. 15.
I. « Des personnes... lesquels. » Voy. Remarques sur la Grammaire et le vo-
cabulaire, dans l'Introduction du t. 1, p. LII.
SUR LA VIE ET LA MORT. 15 1
mort de leurs amis par le mouvement d'une douleur passa-
gère ; que les sentiments de l'humanité leur fassent répandre
des larmes momentanées, qui soient aussitôt réprimées par
les consolations de la foi, laquelle nous persuade que les chré-
tiens qui meurent s'éloignent un peu de nous pour passer à
une meilleure vie : Permittuntur itaqiie pia corda carorum
de Sîwriun mortibiis contristari dolore sanabili, et consolabiles
lacryums fîindant conditione mortati, quas ciio réprimât Jidei
gaudium, qua credunturfidcles, qtiando morunitur, pauhilum
a nobis abire et ad meliora transir e (").
Mais si dans les pertes que nous faisons, notre cœur est
abattu et désolé, cela nous doit avertir de penser à nous;
car c'est par là que nous connaissons qu'une grande partie
de nous-mêmes est appuyée sur la créature, puisque ce fon-
dement lui ayant manqué, elle s'abat et tombe par terre, ou
bien demeurant comme suspendue, elle souffre beaucoup
d'inquiétude pour ne savoir plus où se reposer : ce qui nous
doit faire recueillir nos forces pour retirer et réunir au Créa-
teur cette partie de nous-mêmes qui se détachait, sans que
nous nous en fussions aperçus ; d'où passant encore plus
outre, nous devons apprendre à ouvrir les yeux pour recon-
naître les autres liens, également imperceptibles, par lesquels
notre cœur, étant captivé dans l'amour des biens qu'il pos-
sède, ne se donne pas {') tout entier, et ne s'appuie qu'avec
réserve sur celui en qui seul il doit espérer, s'il ne veut pas
être confondu.
a. Serin. CXLU, n. 3.
I. « Ne se donne pas..., et ne s'appuie... > à l'indicatif : l'auteur, en finissant,
signale un désordre qui vicie partiellement les sentiments de piété. Il laisse
deviner le remède.
SERMON POUR UNE PROFESSION,
prêché le jour de l'Epiphanie, 1660 ou 1661 (').
Nous n'avons pu découvrir rien de certain sur les circonstances
dans lesquelles ce sermon fut prononcé : le nom de la nouvelle
religieuse, la communauté oîi elle faisait profession, tout reste ense-
veli dans le mystérieux silence d'un cloître. En revanche, ayant
heureusement retrouvé les divers éléments de l'œuvre, et d'une autre
sur le même plan (pour le jour de la sainte Croix), nous pouvons
la reconstituer en son entier. Le caractère de l'orthographe et de
récriture, l'existence d'un sommaire, désignent avec certitude une
des années 1 660-1661. La première me paraît devoir être préférée.
(Cf. Histoire critique...,^. 177.)
Sommaire. Veiienmt nuptiœ Agni if).
(f'' pût7it.)]'ÉS\JS-CnRlST roi par la pauvreté. Croix, trône; degré,
pauvreté. S. Augustin (p. 3, 4).
(^^ point.) Jalousie (3); source des vengeances. Zelotes ; ulciscens ;
Deiis œmulator et iilcisceiis Douiimis.
Devenue source de grâce : ALniula operatione. Dieu amoureux de
son image : soin de la parer. Elle se prostitue au démon : Dieu court
à elle par jalousie ; jaloux de nous sauver : Ego feci ..., ego salvabo,
Deiis salvans )ionest pj'œier me {p. il, 12, 13).
Pour la dégoûter des présents des autres, donne tout: son corps et
son sang; comme un amant passionné: comparaison. S. Chrysostome.
Vocation des Gentils, effet de jalousie. Comme un père qui appelle
son fils : il refuse ; il appelle et embrasse un autre enfant : Si forte
ad œintilationeui provoceiii carnevi meaiii. — [S.] Chrysostome.
N[otez] punition par jalousie : Tune fiet stridor cuin 7'iderint, &tc.,
se autein ejici in tenebras exteriores (p. 13, 14). — Ne alius accipiat
coronmn tnam. Dessein de Dieu : pour nous exciter par la jalousie ;
ensuite nous punir par la jalousie : Que cette couronne est belle !
etc. Elle était pour moi (p. 14).
1. Ms. de la collection de M. Choussy (à Rongeras, Allier). — Le premier
exorde et un fragment du premier point sont à la Bibliothèque de Dijon. —
Le sommaire est à Meaux.
2. Le titre ^orie.: 2, Epiphanie, Sai7itc Croix. (Voy. l'autre sermon ci-après au
14 septembre de cette même année 1660.)
3. Dans ce sommaire, Bossuet passe rapidement sur le premier point, qui
allait jusqu'à la p. 6 du manuscrit; il omet entièrement le second, et s'étend sur
le troisième.
PROFESSION LE JOUR DE l'ÉPIPHANIE. I53
V'enernnt miptio' Agfii, et t/xor cjus
prceparavit se .
Les noces de l'Agneau se vont célé-
brer, et son épouse s'est préparée.
{Apoc, XIX, 7.)
IL est écrit, mes sœurs, dans le livre de la Genèse,
que « l'homme quittera son père et sa mère pour
s'attacher à son épouse ('') ; » et saint Augustin nous en-
seigne (''') qu'on ne peut jamais bien entendre le sens véri-
table de ce passage, si l'on ne l'applique au Fils de Dieu.
En effet, dit ce saint évêque, selon l'usage des choses hu-
maines, il fallait dire que c'était l'épouse qui quitte la maison
paternelle pour s'attacher à son époux ; et il n'y a, ce semble,
que Jésus-Christ seul dont l'on puisse parler en un sens
contraire. Car il est cet époux céleste qui a en quelque sorte
quitté Dieu son Père qui l'engendre dans l'éternité, et sa
mère la Synagogue qui l'a engendré dans le temps, pour
s'attacher à son Eglise, que son sang et son Esprit lui ont
ramassée de toutes les nations de la terre.
Si je vous disais de moi-même que c'est en cette journée
que l'Église célèbre ces noces avec son cher et divin Époux,
vous croiriez peut-être, messieurs, que c'est une invention
que j'aurais trouvée, pour joindre le mystère de cette fête
avec la cérémonie que nous allons faire, que tous les saints
Pères appellent des noces. Mais il n'en est pas de la sorte :
c'est l'Église elle-même qui chante dans l'ofhce de cette jour-
née : Hodie cœlesti Sponso jimcta est Ecclesia: « Aujourd'hui
l'Église a été unie avec son Époux ; » elle célèbre en ce
mystère le jour de son mariage. Tellement, ma très chère
sœur, que vos noces spirituelles avec Jésus-Christ se ren-
contrant si heureusement avec celles de la sainte Eglise dans
une même solennité, il ne me sera pas malaisé d'accommoder
le sujet que vous me donnez de parler avec celui de la fête
que nous célébrons aujourd'hui ; et j'espère traiter l'un et
l'autre, pourvu qu'il plaise à l'Époux céleste, dont je dois
raconter les louanges, de m'accorder le secours de son
Esprit, par l'intercession de sa sainte Mère : Ave.
a. Gen., il, 24. — b. De Gènes, cont. Manich., lib. II, n. 2i7-
I 54 POUR UNE PROFESSION
[P. i] Enfin ('), ma sœur, elle est arrivée cette heure dési-
rée depuis si longtemps, en laquelle vous serez unie avec
Jésus-Christ par des noces spirituelles. Certainement il
n'était pas juste de vous donner d'abord ce divin Époux,
encore que votre cœur languît après lui : il fallait auparavant
embellir votre âme par une pratique plus exacte de la vertu,
et éprouver votre foi par une longue suite de saints exer-
cices. Maintenant que vous vous êtes ornée d'une manière
digne de lui, et que votre noviciat vous a préparée à ce
bienheureux mariage, il n'est pas juste de le retarder, et
nous allons en commencer la cérémonie : Venerunt nuptiœ
Agnï, et 7ixor ejus prœparavit se. En cet état, ma très chère
sœur, vous parler d'autre chose que de votre Epoux, ce
serait offenser votre amour ; et je n'ai garde de commettre
une telle faute. Parlons donc aujourd'hui du divin Jésus ;
qu'il fasse tout le sujet de cet entretien. Considérons attenti-
vement quel est cet Epoux qu'on vous donne; et pour joindre
votre fête particulière avec celle de toute l'Eglise, tâchons de
connaître ses qualités par le mystère de cette journée. Vous
y apprendrez sa grandeur, vous y découvrirez son amour, et
vous y verrez aussi sa jalousie.
Il est grand, n'en doutez pas, puisque c'est un roi. Les
Mages le publient hautement : « Où est né, disent-ils, le roi
des Juifs ('') .^ » Et c'est pour honorer sa royauté, qu'ils lui
viennent de si loin rendre leurs hommages. Ce roi vous aime
d'un amour ardent, et il vous montre assez son amour par la
bonté qu'il a eue de vous prévenir. Les Mages ne le con-
naissent pas, et il leur envoie son étoile pour les attirer : il
vous a été rechercher par la même miséricorde ; et il a fait
luire sur vous, ainsi qu'un astre bénin, une inspiration par-
ticulière qui vous a retirée du monde pour vous unir à lui
lui de plus près. Votre Epoux est donc un grand roi ;
votre Époux vous aime avec tendresse ; mais il faut
encore vous dire qu'il vous aime avec jalousie. Il appelle
a. Matth.^ il, 2.
I. Il y avait plusieurs corrections à faire dans le texte de ce second exorde.
M. Choussy les avait signalées dans ses Rectifications littéraires et historiques
(Palmé, 1887).
I
LE JOUR DE L EPIPHANIE. I55
les Maores à lui ; mais il ne veut pas qu'ils retournent par
la même voie, ni qu'ils aiment ce qu'ils aimaient aupa-
ravant. Ainsi, en lui donnant votre cœur, détachez-vous
aujourd'hui de toutes choses. S'il vous chérit comme un
amant, il vous observe comme un jaloux ; et le soin qu'il
a pris d'avertir les Mages du chemin qu'ils devaient tenir
peut vous faire entendre, ma sœur, qu'il veille bien exacte-
ment sur votre conduite.
Apprenez de là quel est cet Epoux qui vous donne au-
jourd'hui la main. Vous voyez sa royauté par les hommages
qu'on lui rend (') ; vous voyez son amour par l'ardeur de sa
recherche ; vous voyez sa jalousie par le soin qu'il prend de
veiller sur vous, et de marquer si exactement toutes vos
démarches. O épouse de Jésus-Christ, profitez [p. 2] de la
connaissance particulière qu'on vous donne de l'Époux cé-
leste auquel vous engagez votre foi. Il est roi : apprenez, ma
sœur, qu'il faut soutenir vigoureusement cette haute dignité
de son épouse. Il vous aime ; prenez donc grand soin de
vous rendre toujours agréable pour conserver son affection.
Il est jaloux ; apprenez de là quelle précaution vous devez
garder pour lui justifier votre conduite. Voilà trois avis im-
portants que j'ai à vous donner en peu de paroles ; mais
pour les rendre plus particuliers, et ensuite plus fructueux, il
faut en faire l'application à la vie que vous embrassez, et aux
trois vœux que vous allez faire.
Je vous ai dit qu'il faut prendre soin de soutenir la dignité
dont il vous honore, deconserver l'amourdont il vous prévient,
et de n'offenser pas la jalousie par laquelle (^) il vous observe.
Qu'il vous sera aisé d'accomplir ces choses par le secours de
vos vœux ! C'est un roi ; et c'est un roi pauvre, qui a pour
palais une étable (^) : pour soutenir la dignité [d'épouse], il ne
veut que l'amour de la pauvreté. Il aime : et ce qu'il aime,
[ce sont] les âmes pures (■*) : pour conserver son affection,
1. Var. qu'il reçoit
2. Var. dont,
3. Édit. dont le trône est une croix. — Interpolation tirée du sermon prêché
le jour de V Exaltation de la sainte Croix (même année).
4. Première rédaction: Il aime, mais il aime les âmes pures. — Bossuet
corrige : « et ce qu'il aime ; » il oublie d'ajouter : « ce sont. »
156 POUR UNE PROFESSION
l'agrément qu'il recherche, c'est la chasteté. Il est délicat et
jaloux, et il veille de près sur vos actions : la précaution qu'il
vous demande, c'est la fidélité de l'obéissance. Dieu soit
loué, mes sœurs, de m'avoir inspiré ces pensées, et de m'avoir
donné le moyen de joindre, ainsi que je l'ai promis, l'action
que vous allez faire avec le mystère que l'Eglise honore !
PREMIER POINT.
Il est bien vrai, mes sœurs,ce que Dieu nous dit avec tant
de force par la bouche de son prophète Isaïe (''), que ses
pensées ne sont pas les pensées des hommes, et que ses voies
sont infiniment éloignées des nôtres. Le ciel n'est pas plus
élevé par-dessus la terre que les conseils de la sagesse divine
le sont par-dessus les opinions et les maximes de notre pru-
dence. Le mystère du Verbe fait chair, où nous voyons un
renversement de toutes les maximes du monde, en est une
preuve invincible (').Et sans vous raconter maintenant toutes
les particularités de ce grand mystère, ce que j'ai à vous prê-
cher aujourd'hui suffira pour vous faire voir cet éloignement
infini des pensées de Dieu et des nôtres. Car, mes sœurs, je
prêche un roi pauvre, un roi que ses sujets ne connaissent
pas : Sui eum non receperunt (^') ; qui n'a par conséquent ni
provinces qui lui obéissent, ni armées qui combattent sous
ses étendards. Son trône, c'est une crèche; et son palais, une
étable : c'est un monarque dans l'indigence, et un souverain
dans l'opprobre. O ciel ! ô terre ! ô anges et hommes ! éton-
nez-vous des abaissements du monarque que nous adorons.
Mais nous voyons, messieurs, ordinairement que les pauvres
s'associent des riches pour chercher du secours à leur indi-
gence. Il est dans l'usage des choses humaines qu'un pauvre
qui se marie tâche de subvenir à sa pauvreté, en prenant une
femme riche dont la dot le mette à son aise. Et voici mon
Sauveur Jésus, le plus [p. 3] pauvre de tous les pauvres, qui
ne veut que des pauvres en sa compagnie, qui, se choisissant
a. Is., LV, 8. — d. Joan.^ i, ii.
I. Première rédaction effacée : ç.'i^. une preuve invincible de cet éloignement
des pensées de Dieu et des nôtres. — Var. est une preuve invincible de cette
vérité. — C'est le texte des éditeurs, qui n'ont pas remarqué que Bossuet avait
cherché et trouve une formule encore plus concise.
LE JOUR DE l'Epiphanie. 157
une épouse, ne veut pour dot que sa pauvreté, et l'oblige à
renoncer hautement à l'espérance de son héritage. Enten-
dons ces deux vérités, et voyons quel est ce mystère.
Quoiqu'il soit assez extraordinaire de venir de la misère à
la royauté, et qu'il le soit beaucoup plus d'être pauvre et roi,
toutefois il est véritable que nous avons des exemples de l'un
et de l'autre, et que Dieu se plaît quelquefois à confondre
l'arrogance humaine par de telles vicissitudes. Mais que, pour
établir une royauté, il soit nécessaire de se faire pauvre ; que
la nécessité et l'indigence soient le premier degré pour mon-
ter au trône, c'est ce qui est entièrement inouï dans toutes
les nations de la terre : et mon Sauveur s'était réservé de
nous faire voir ce miracle. Car, mes frères, vous le savez, ou
vous êtes fort peu informés des vérités de notre croyance,
vous savez que le Fils de Dieu, pour s'acquérir le titre de
roi, a été obligé de se faire pauvre. Son Père lui promet que
toutes les nations de la terre reconnaîtront son autorité, et
qu'il les lui donnera pour son héritage (''). Mais qui ne sait
parmi les fidèles, que, pour monter sur ce trône qui lui est
promis sur la terre, il a fallu qu'il descendît de celui où il
régnait dans le ciel ; que pour acquérir ce nouvel héritage, il
a fallu quitter celui qui lui appartenait par sa naissance, et
venir parmi les hommes faible et indigent, exposé à toute
sorte de misères ?
Vous le savez, chrétiens, et les mystères que nous célébrons
durant ces saints jours ne vous permettent pas d'ignorer ce
fondement du christianisme. Mais pour en savoir le secret et
pénétrer les causes d'un si grand mystère sous la conduite de
l'Ecriture, nous remarquerons, s'il vous plaît, deux royautés
en notre Sauveur. Comme Dieu, il est le roi et le souverain
de toutes les créatures qui ont été faites par lui : Oninia per
ipsîim... (^). Et outre cela, en qualité d'homme, il est roi en
particulier de tout le peuple qu'il a racheté, sur lequel il s'est
acquis un droit absolu, par le prix qu'il a donné pour sa dé-
livrance. Voilà donc deux royautés dans le Fils de Dieu : la
première lui est naturelle et lui appartient par sa naissance ;
la seconde est acquise, et il l'a méritée par ses travaux. La
a. Ps., II, 8. — b.Joaii.^ I, 3.
l^S POUR UNE PROFESSION
première de ces royautés, qui lui appartient par la création,
n'a rien que de grand et d'auguste ; parce que c'est un apa-
nage de sa naturelle grandeur, et qu'elle suit nécessairement
son indépendance. Et pourquoi n'en est-il pas de même de
celle qui est née par la Rédemption? Saint Augustin vous le
dira mieux que je ne suis capable de vous l'expliquer. V^oici
la raison que j'en ai conçue, par les principes de ce grand
évêque. Puisque le Sauveur était né avec une telle puissance
qu'il était, de droit naturel, maître absolu de tout l'univers,
lorsqu'il a voulu s'acquérir les hommes par un [p. 4] titre
particulier, nous devons entendre, messieurs, qu'il ne le fait
pas de la sorte dans le dessein de s'agrandir, mais dans celui
de les obliger {').
En effet, dit saint Augustin, que sert-il au roi des anges
de se faire roi des hommes ; au Dieu de toute la nature, de
vouloir s'en acquérir une partie, sur laquelle il a déjà un droit
absolu ? Il n'augmente pas par là son empire {-) ; puisqu'en
s'acquérant les fidèles, il ne s'acquiert que son propre bien,
et ne se donne que des sujets qui lui appartiennent déjà :
tellement que, s'il recherche cette royauté, il faut conclure,
dit ce saint évêque, que ce n'est pas dans une pensée d'élé-
vation, mais par un dessein de condescendance; ni pour aug-
menter son pouvoir, mais pour exercer sa miséricorde : Di-
gnatio est, non promotio ; iniserationis indicium est, non po-
te statis augfnentum ("). Ainsi ne vous étonnez pas aujourd'hui,
ô Mages ! qui venez l'adorer, si vous ne voyez en ce nouveau
roi aucune marque de grandeur royale. C'est ici une royauté
extraordinaire. Ce roi n'est pas roi pour s'élever, c'est pour-
quoi il ne cherche rien de ce qui élève : il est roi pour nous
obliger, et c'est pourquoi il recherche ce qui nous oblige.
Et, mes frères, vous savez assez combien sa pauvreté y est
nécessaire, puisque tous les oracles divins nous enseignent
a. In Joan. Tract. Ll, n, 5.
\. Preinih-e 7-édactio7i effacée: Il ne le fait pas pour s'agrandir, puisqu'il
n'accroît pas son empire, et qu'en s'acquérant les fidèles il ne s'acquiert que son
propre bien, et il ne se donne que des sujets sur lesquels il a déjà un droit sou-
verain. Que si donc il ne se fait pas notre roi pour agrandir son autorité {var. son
pouvoir), il faut conclure, dit saint Augustin, que c'est pour exercer sa miséricorde.
2. Var. il n'en accroît pas son empire.
LE JOUR DE l'Epiphanie. 159
que nous ne devons être sauvés que par ses souffrances.
Mais poussons encore plus loin cette vérité chrétienne, et
prouvons invinciblement que c'est par le degré de la pauvreté
que notre roi doit monter au trône. Vous le comprendrez
sans difficulté, si vous considérez attentivement quel est le
trône que l'on lui destine. Cherchons-le dans l'histoire de son
Évangile. Jetons les yeux sur toute sa vie ; ne verrons-nous
point quelque part le titre de sa royauté ? Sera-ce peut-être
dans les synagogues, où il enseigne avec tant d'autorité ? ou
ne sera-ce point plutôt au Thabor, où il paraît avec tant
d'éclat ? au Jourdain, où le ciel s'ouvre sur lui ? etc. Où
verrons-nous écrit: «Jésus de Nazareth, roi des Juifs ('') ? »
Ah ! mes frères ; c'est sur sa croix ; et ce titre nous doit faire
entendre que la croix est le trône de ce nouveau roi. Elle
n'est pas seulement son trône, elle est la source de sa royau-
té. Car comme nous sommes un peuple racheté, il est notre
roi par la croix qui a porté le prix de notre salut ; comme
nous sommes un peuple conquis, populiis acquisitionis (*), il
est notre roi par la croix qui a été l'instrument de sa con-
quête. Il se confesse roi dans sa Passion : Ergo rex es tu (') ?...
Et, ce qu'il n'a jamais avoué, quand il a paru comme tout-
puissant par la grandeur de ses miracles, il commence à le
publier, lorsqu'il paraît le plus méprisable par sa qualité de
criminel. Et pourquoi cela, je vous prie, si ce n'est afin que
nous entendions que c'est sa croix et sa mort ignominieuse
qui font [p. 5] l'établissement de sa royauté.
S'il est ainsi, s'il est ainsi, si tel est le dessein de Dieu que
mon Maître doive régner par son supplice, ah ! pauvreté !
viens à son secours ; pauvreté, prête-lui la main. Il ne peut
être roi sans son entremise ; car considérez, âmes saintes, ce
bel ordre des conseils de Dieu. Afin que Jésus-Christ fût
notre roi, en qualité de Sauveur, il fallait qu'il nous acquît ;
et pour nous acquérir, il fallait qu'il nous achetât ; et pour
nous acheter, il devait donner notre prix ; pour donner notre
prix, il fallait qu'il fût mis en croix ; pour être mis en croix,
il fallait qu'il fût méprisé ; et afin qu'il fût méprisé, ne fallait-
il pas qu'il fût pauvre, qu'il fût faible, qu'il fût impuissant,
a. Joan., xix, 19. — /;. I Pctr., Il, 9. — c. Joaii., XVIII, 37.
l6o rOUR UNE PROFESSION
abandonné aux injures, exposé à l'oppression et à l'injuslice
par sa condition misérable ? Ut daret pretiiwi.pro nobis cni-
cifixiis est ; itt criicifigeretur, contemptus est ; ut contemneretur,
humilis appartnt {^). S'il eût paru aux hommes avec un appa-
reil redoutable, qui aurait osé mettre la main sur sa personne ?
Ses gardes, ses satellites, comme il dit lui-même ('''), ne
l'auraient-ils pas délivré ? S'il eût eu quelque crédit dans le
monde, l'aurait-on traité si indignement ? Mais comme il
devait être crucifié, il a voulu être méprisé ; et pour s'aban-
donner au mépris, il lui a plu d'être pauvre.
Regardez les degrés, mes sœurs, par où votre Époux
monte dans son trône, ou plutôt par où votre Epoux descend
à son trône : à la royauté par la croix, à la croix par l'oppres-
sion, à l'oppression par le mépris, au mépris par la pauvreté.
Je ne m'étonne plus ('), chrétiens, si le Fils de Dieu s'écarte
bien loin, lorsque les peuples le cherchent pour le faire
roi ('') : Cum cognovisset quia ventitri esseiit, ttt rape7''e7it eum et
facereîît eum regem, fttgit i ter uni in montem ipse solus : la
royauté qu'on lui veut donner n'est pas à sa mode. Ce peuple,
ébloui des grandeurs du monde, a honte de voir dans l'ab-
jection celui qu'il reconnaît pour son Messie, et il le veut
placer dans un trône, avec une magnificence royale. Une
telle royauté n'est pas à son goût ; et c'est pourquoi Tertul-
lien a raison de dire : Regem se fieri, conscitis regni sui,
refugit ('^) .■ « Sachant, dit-il, quel est son royaume, il refuse
celui que l'on lui présente. » Un roi pauvre, un roi de douleurs,
qui s'est lui-même destiné un trône où il ne peut s'établir
que par le mépris, n'a garde d'accepter une royauté qui tire
son éclat des pompes mondaines. Donnez-lui plutôt une
croix, donnez-lui un roseau fragile, donnez -lui une couronne
d'épines !
a. s. Aug., hi Joan. Tract, iv, n. 2. — b. Matth., xxvi, 53. — c.Joan.,\\, 15.
— d. De idoloL, xvili.
I, Addition avec renvoi h la p. 5 du ms. Cette addition, écrite sur la même
feuille que l'avant-propos (aujourd'hui à Dijon), correspond exactement avec le
signe qui l'appelle, dans le discours même (aujourd'hui à Rongères, Allier). Les
premiers éditeurs qui avaient, ici comme en plusieurs endroits, renvoyé l'avant-
propos après le discours, sous prétexte qu'il se trouvait sur une feuille isolée,
ont imaginé de faire de l'addition une variante pour le premier sermon de la
Cinoiicision^ prêché à Metz sept ans avant notre discours.
\
LE JOUR DE l'Epiphanie. i6i
O pauvreté de Jésus, que je t'adore aujourd'hui avec les
Mages ! Tu es le sacré marchepied par où mon roi est allé au
trône ; c'est toi qui l'as conduit à la royauté, parce que c'est
toi qui l'as mené jusque sur la croix. Et vous, ô Jésus, mon
roi et mon maître, ah ! que je comprends aujourd'hui tous
les mystères de votre vie par la royauté dont je parle ! Je
m'étonnais de vous voir dans une étable, sur de la paille, et
dans une crèche : mon esprit éperdu ne pouvait comprendre
tant de bassesse. Mais que tout cela vous sied bien ! Il faut
un tel palais à un roi pauvre, un tel berceau à un roi pauvre,
un tel appareil à un roi pauvre. Que cette couronne d'épines
vous est convenable ! Que ce sceptre fragile est bien dans
vos mains ! Tout cela est digne d'un roi qui vient régner par
la pauvreté. Et lorsque, faisant votre entrée dans la ville de
Jérusalem, vous êtes monté sur une ânesse, ah ! mes frères,
qui ne rougirait d'un si ridicule équipage, si l'on n'était con-
vaincu d'ailleurs qu'il est digne de ce roi pauvre, qui ne se
fait pas roi pour s'agrandir, mais pour fouler aux pieds la
grandeur mondaine ?
Chère sœur, voilà votre Epoux, voilà le roi que nous vous
donnons. N'ayez pas de honte de sa pauvreté; elle abonde
en biens infinis. Ce n'est pas (') par impuissance, mais par
dédain. Ce n'est pas par nécessité, mais par plénitude : « Il
n'a pas besoin de nos biens, » et il ne lui convient pas en sa
dispensation selon la chair : Boiiorum 77ieoriim non eges ('*).
Proptcr vos egcnus fadus est, cum esset divesi^). Il ne méprise
les biens de la terre qu'à cause de la plénitude des biens du ciel;
et sa royauté est d'autant plus grande, qu'elle ne veut rien de
mortel. C'est pourquoi je vous ai dit au commencement qu'il
demande pour dot votre pauvreté. Pourquoi cela, âmes chré-
tiennes, si ce n'est, comme il nous a dit, que « son royaume
n'est pas de ce monde (^) ? » Si son royaume était de ce monde,
il demanderait pour dot les biens de ce monde ; mais son
royaume [p. 6] n'étant pas du monde, il ne vous estimera riche
qu'en perdant tous les biens que le monde donne. C'est par
cette dot de la pauvreté que vous achetez son royaume.
a. /'.s-.,xv,2.- ^. II Ctfr.,viii,9. ]\Is. Cttm dives esset, propter... — ^./(9<:ï«.,xvi 11,36.
I. Les éditeurs ont placé plus bas, d'une façon peu heureuse, cette addition
interlinéaire : deux phrases où les idées ne sont qu'indiquées.
Sermors de Bossuet. — III. ix
102 POUR UNE PROFESSION
Ce n'est pas sans raison (') qu'il ne donne la félicité, en
qualité de royaume, qu'aux pauvres et à ceux qui souffrent.
O Évangile, que tes mystères sont liés, et que ta doctrine est
suivie ! Le trône de Jésus-Christ, c'est la croix ; le premier
degré, c'est la pauvreté. Il ne parle de royaume qu'à ceux
qui sont ou sur le trône de sa croix (-) par les souffrances, ou
sur le premier degré par la pauvreté. Venez donc donner la
main à ce roi. Et vous, recevez-la, ô Jésus, recevez-la comme
votre épouse, puisqu'elle consent d'être pauvre : donnez-lui
part à votre royaume, puisqu'elle le mérite par son indigence.
Nouveau mariage, mes sœurs, où le premier article que
l'Époux demande, c'est que l'épouse qu'il a choisie renonce
à son héritage; où il l'oblige par son contrat à se dépouiller de
tous ses biens;où il appelle ses parents, non point pour recevoir
d'eux leurs biens temporels, mais pour leur quitter à jamais
ce qu'elle pouvait espérer par sa succession. C'est ainsi que
Jésus-Christ se marie, parce qu'il est si grand par lui-même,
que c'est se rendre indigne de lui que de ne se contenter pas de
ses biens, et de désirer autre chose quand on le possède. « Ou-
bliez votre peuple, et la maison de votre père :» Obhviscere
popîUum timni et doununpatris titii^). Vous voyez la condition
sous laquelle Jésus-Christ vous reçoit; voyez maintenant les
moyens de vous conserver son amour: c'est ma seconde partie.
SECOND POINT.
Il est temps, ma sœur, de vous faire voir l'amour qu'a pour
vous votre Epoux céleste ;et comme l'amourd'un époux se fait
paraître principalement dans l'ardeur de la recherche, il faut
vous montrer, en peu de paroles, de quelle sorte J ésus-Christ
vous a recherchée. Vous découvrirez cette vérité dans l'étoile
mystérieuse qui paraît dans notre mystère, et à la faveur de sa
lumière, vous verrez desmarques sensiblesde l'amour du divin
Sauveur, et du désir qu'il a eu de vous posséder. Il y a trois
a. /'j.,XLIV,ll.
1. En face de ce passage, Bossuet note : < Il faut prouver par l'Écriture. »
— Nous avons vu cette preuve dans le premier point du sermon de charité sur
I^ Éminente dignité des pauvres daîis P Église.
2. l'ar. sur son trône.
LE JOUR DE l'Epiphanie. 163
choses dans cette étoile qui me paraissent fort considérables,
et qui font merveilleusement pour notre sujet.
Premièrement, je remarque que cet astre ne jette pas indif-
féremment sa lumière, et semble faire un choix des personnes
sur lesquelles il répand ses rayons. Il ne luit pas par toute la
terre : on ne le voit qu'en Orient, nous dit l'Evangile ; encore
n'y paraît-il qu'aux trois Mages. Et ce qui nous fait voir mani-
festement que cette étoile éclaire avec choix et avec discerne-
ment des personnes, c'est qu'elle se cache sur Jérusalem, et
qu'elle retire ses rayons de dessus cette ville ingrate. Secon-
dement, cette belle étoile ne choisit pas seulement ceux qu'elle
illumine, mais encore elle les attire. Elle montre aux Mages
un éclat si doux, et je ne sais quelle lueur si bénigne, que leurs
yeux en étant charmés, à peine se peuvent-ils empêcher de
[p. 7] la suivre : Vidimus stellam ej'us.,., et venimus (") : « Nous
l'avons vue, disent-ils, et aussitôt nous sommes venus. »
Enfin, non seulement elle les attire, mais encore elle les
précède : Stella quam viderant..., antecedebat eos (''). Elle
marche devant eux pour les conduire ; et afin de leur faire
porter plus facilement les fatigues et les ennuis du voyage,
elle remplit leurs cœurs d'une sainte joie : Videntes autem
stellaju, gavisi sunt gaudio magno {^).
Voilà, ma sœur, les trois qualités de l'étoile qui nous appa-
raît : elle choisit, elle attire et elle précède. Et vous recon-
naissez à ces trois marques l'inspiration favorable par laquelle
Jésus-Christ vous a appelée à l'heureuse dignité d'épouse.
Cette inspiration, c'est votre étoile: elle s'est levée sur votre
orient, c'est-à-dire, dès vos premières années; mais elle vous
a paru par un choix exprès. Cette grâce que Dieu vous a
faite n'a pas été donnée à tout le monde. Le Fils de Dieu
nous a dit lui-même que « tous n'entendent pas cette pa-
role : » Non omnes capiunt verbiun Istîid {f). Oui est donc celui
qui la peut entendre } « C'est celui, dit-il, à qui Dieu le
donne : » Sed qiiibus datwn est. Par conséquent, il vous a
choisie ; il vous a choisie entre mille. Combien a-t-il laissé
de vos compagnes .^ Combien en a-t-on voulu appeler qui
a. Matth.^ II, 2. — b. Ibid., g. JVIs. Stellam quam viderant Mugi... — c. Ibid.,
lo. — d. Matth., XIX, II. Ms. verbiim hoc.
164 POUR UNE PROFESSION
n'ont pas écouté cette voix ? Combien s'en est-il présenté
qu'il ne lui a pas plu de recevoir ? Non hos elegit Domi-
nus (") : Le Seigneur ne les a pas choisies ; ses yeux ont
daigné s'arrêter sur vous: pouvez-vous douter de son amour,
après le bonheur de cette préférence ?
Ce serait peu de vous avoir choisie : jamais vous n'eussiez
suivi ce choix bienheureux, s'il ne vous avait attirée. Nul ne
vient à lui, qu'il ne lui donne : nul ne peut venir, qu'il ne
l'attire (''). Tâchez de rappeler en votre mémoire le moment
auquel il vous a touchée. Quelle lumière vous parut tout à
coup ? Quel attrait inopiné du bien éternel arracha de votre
cœur l'amour du monde, et vous le fît regarder avec mépris?
C'est l'étoile qui vous paraît, c'est l'inspiration qui vous attire.
Que si peut-être il est arrivé que vous n'ayez pas senti si
distinctement tous ces mouvements admirables, mais, ma
sœur, connaissez votre Époux, et sachez qu'il agit en nous
d'une manière si délicate que souvent le cœur est gagné
avant même qu'il s'en aperçoive. Et s'il ne vous avait attirée
de cette manière forte et puissante, à laquelle, dit saint Au-
gustin (^), nulle dureté ne résiste, par combien de vaines
délices le monde vous aurait-il amollie? par combien d'erreurs
se serait-il efforcé de vous séduire ? par combien de fausses
lumières aurait-il tâché de vous éblouir ? Mais l'étoile de
Jésus-Christ, je veux dire son inspiration et sa grâce, a eu
un éclat plus fort et une lumière plus attirante. Vous l'avez
vue ; elle vous a charmée; vous êtes venue aussitôt : Vidwius,
etveniinus; et Jésus est prêt à vous recevoir. Heureuse d'avoir
été si soigneusement recherchée, et si fortement attirée !
Toutefois l'amour du divin Époux a fait quelque chose de
plus en votre faveur. En vain sa lumière et sa grâce vous eût
excitée à venir : vous n'eussiez pu continuer un si grand
voyage, si le même astre qui vous l'a fait entreprendre ne
vous eût précédée durant votre course. Laissez les raisonne-
ments éloignés, et jugez-en par l'expérience de votre noviciat.
Autant de pas que vous avez faits, la grâce a toujours mar-
ché devant vous, et votre volonté n'a fait que la suivre :
a. Baruch, lii, 27. — b.Joan., VI, 44. — c. De Pra-dest. Sanct., cap. vin, n. 13.
LE JOUR DE L'ÉPiriIANIE. 165
Pcdisscqiia, non prccvia volimtatc, dit saint Augustin ("). Au-
trement, ma très chère sœur, parmi [p. 8] tant de tentations
qui vous environnent, votre volonté chancelante serait tom-
bée à chaque moment ; le bruit et le tumulte du monde vous
eût empêchée de prêter l'oreille aux caresses de votre Époux,
qui parle en secret; l'éclat et la pompe du monde, qui frappe
les sens et les éblouit de près, aurait effacé à vos yeux la
lumière modeste et tempérée de la simplicité religieuse ; la
mollesse et les délices du monde vous aurai[en]t rendu trop
insupportable votre vie pénitente et mortifiée. Votre Epoux
ne l'a pas permis : son étoile, qui vous avait excitée, non
seulement a voulu vous accompagner, mais encore marcher
devant vous, afin que vous ne pussiez la perdre de vue :
Antecedebat eos ; ^X.\-ai ]o\ç, àoi^x. elle a rempli votre cœur, s'est
répandue si abondamment dans toutes les puissances de
votre âme ('), qu'elle a noyé et abîmé la joie de ce monde,
qui s'efforçait de lever la tête (^).
Ainsi, ma sœur, ayant surmonté les difficultés du voyage,
je veux dire les peines du noviciat, la conduite de cette étoile
vous a enfin amenée oii était l'Enfant : Staret supra ubi erat
Puer{^\ C'est là, c'est là qu'elle vous arrête. Entrez, et vous
trouverez le divin Jésus prêt à recevoir vos présents et à
vous donner les siens ; c'est-à-dire, à vous donner sa foi et à
recevoir la vôtre, et à s'unir avec vous par un éternel mariage.
Oui vit jamais un amour pareil, ni une recherche si ardente.''
Il vous a choisie entre mille. De peur que vous manquassiez
à le suivre, il a pris soin de vous attirer. Qui pourrait assez
admirer son assiduité infatigable } Il ne vqus a pas quittée
un moment ; et dans tous les pas que vous avez faits, il a
toujours marché devant, pour vous ouvrir le chemin plus
libre, marquant le sentier que vous deviez suivre, par un
trait d'une lumière céleste. Combien devez-vous faire d'efforts,
combien rechercher d'agréments, pour vous conserver à ja-
mais une affection si ardente ?
C'est ici qu'il faut dire un secret de la grâce que je vous
a. Ad Paulin.^ Ep. CLXXXVi, n. lo. — b. Matth., Il, 9.
1. Va7-. s'est débordée sur vous si abondamment.
2. Edit. qui s'efforçait à tout moment... — M s. « à tout coup.» Bossuet a
marqué d'un trait cette locution, soit pour la changer, soit pour la supprimer.
l66 POUR UNE PROFESSION
prêche, et de l'amour du Fils de Dieu que je vous annonce-
C'est que son amour ne continue pas ainsi qu'il commence ;
et la différence consiste en ce point, que pour commencer à
nous aimer, il ne nous demande point de mérites; mais pour
le continuer, il nous en demande. Saint Augustin vous le dira
mieux. « Il a aimé notre âme, dit ce saint évêque, toute laide ^
qu'elle était par ses crimes; mais il l'a aimée, poursuit-il, afin
de l'embellir par les bonnes œuvres : » Fœdos dilexit, td pul-
cJiros faceret {^). Et ailleurs, plus élégamment : « Il nous a
aimés, nous dit-il, dans le temps que nous lui déplaisions ;
mais c'était afin de produire en nous ce qui est capable de lui
plaire : » Displicentes amati sumus, ut esset in nobis unde
placeremus (^). Il vous a choisie, ma très chère sœur, par un
amour gratuit, par une bonté prévenante, par un pur effet de
miséricorde. Comme il a voulu venir de lui-même, il n'a point
fallu d'agrément pour l'attirer; mais il en faut nécessairement
pour le retenir. Mais quelles grâces, quels agréments pour-
ront vous conserver cet Époux céleste, qui est lui-même si
accompli, et le plus [p. 9] beau des enfants des hommes (') .^
Il faut vous dire encore en un mot que vous ne manquerez
jamais d'agrément pour lui, tant que vous aurez soin de con-
server pure la virginité chrétienne que vous lui vouez
aujourd'hui. Si vous voulez entendre, mes sœurs ('), combien
la virginité lui est agréable, vous n'avez qu'à méditer atten-
tivement les mystères que nous honorons durant ces saints
jours. Quel est le sujet de ces fêtes ? qu'est-ce que l'Église
nous y représente ? Un Dieu qui descend sur la terre : c'est
la s?.inte virginité qui a eu la force de l'attirer. Un Dieu qui
naît d'une femme, ex umliere (^) : mais la sainte virginité
l'a purifiée, afin que le Saint-Esprit opérât sur elle. Un Dieu
qui prend une chair humaine: mais il ne l'aurait pas revêtue,
si cette chair n'eût été ornée de toute la pureté d'un sang
virginal. Et, de peur que vous ne croyiez que c'est trop flat-
ter la virginité que de lui attribuer un si grand ouvrage,
tâchons d'éclaircir cette vérité par un beau principe tiré de
la doctrine des Pères.
ex. In Joan. Tract, x, n. i8. — b. Ibid.^ Tract, cil, n. 5. — c. Ps., XLIV, 3. —
li. Galat., iv, 4.
I. Var, ma sœur. — L'orateur a voulu généraliser la leçon.
à
LE JOUR DE l'épi PII AN lE. 167
Ils nous représentent la virginité comme une espèce de
milieu entre les esprits et les corps ; et saint Augustin l'en-
tend de la sorte, lorsqu'il parle en ces termes des vierges
sacrées : <,< Elles ont, dit-il, en la chair quelque chose qui
n'est pas de la chair, » et qui tient de l'ange plutôt que de
l'homme: Habent aliquid jaiii non c amis in carne {^). Les
esprits et les corps, voilà les extrémités opposées ; la virgi-
nité, voilà le milieu qui participe de l'une et de l'autre. Elle
est en la chair, dit saint Augustin ; c'est par là qu'elle tient
aux hommes : mais elle a, dit-il, dans la chair quelque chose
qui n'est pas de la chair ; c'est par là qu'elle touche aux
anges : tellement qu'elle est le milieu entre les esprits et les
corps. C'est une perfection des hommes ; mais c'est un écou-
lement de la vie des anges. Et ce beau principe étant sup-
posé, je ne m'étonne pas, chrétiens, si la sainte virginité est
intervenue pour unir, dans le mystère de l'Incarnation, la
Divinité à la chair. Il y avait trop de disproportion entre la
corruption de nos corps et la beauté immortelle de cet esprit
pur : tellement que, pour mettre ensemble deux natures si
éloignées, il fallait auparavant trouver un milieu dans lequel
elles s'approchassent.
Il est tout trouvé, chrétiens, et la sainte virginité peut faire
ce grand effet par son entremise. Et s'il m'est permis aujour-
d'hui d'expliquer un si grand mystère par l'exemple des
choses sensibles, j'en trouve quelque crayon imparfait dans
la lumière qui nous éclaire. Il n'est rien de plus opposé que
la lumière et les corps opaques. La lumière tombant dessus
ne les peut jamais pénétrer, parce que leur obscurité la
repousse : il senible, au contraire, qu'elle s'en retire en ré-
fléchissant ses rayons. Mais lorsqu'elle rencontre un corps
transparent, elle y entre, elle s'y unit, parce qu'elle y trouve la
transparence ('), qui approche de sa nature et a quelque chose
de sa clarté. Ainsi nous pouvons dire, messieurs, [p. lo] que
la divinité du Fils de Dieu, voulant s'unir à un corps mortel,
demandait en quelque façon que la virginité se mît entre
a. De sancta Virginit.,x\. 12.
I. Edit. l'éclat et la transparence. — Bossuet a eu raison de supprimer la
première de ces deux expressions.
l68 POUR UNE PROFESSION
deux, parce que, ayant quelque chose de spirituel, elle a pu
préparer la chair à être unie à cet esprit pur.
Je ne le dis pas de moi-même : c'est un saint évêque
d'Orient qui m'a donné ouverture à cette pensée ; et voici
ses propres paroles, tirées fidèlement de son texte : « C'est,
dit-il ("), la virginité qui fait que Dieu ne refuse pas de venir
vivre avec les hommes : c'est elle qui donne aux hommes
des ailes pour prendre leur vol du côté du ciel ; et étant le
lien sacré de la familiarité de l'homme avec Dieu, elle ac-
corde par son entremise des choses si éloignées par nature. »
S'il est ainsi, et n'en doutons pas, puisque de si grands
hommes le disent, puisque nous le voyons par tant de raisons ;
ne croyez pas, ma très chère sœur, que vous puissiez jamais
manquer d'agrément pour Jésus, votre époux céleste, tant
que vous porterez en vous-même ce qui l'a attiré du ciel en
la terre. La bonté de Dieu est sans repentance : ce qu'il
aime, il l'aime toujours ; et ayant cherché une fois avec tant
d'ardeur la pureté virginale, il a toujours pour elle le même
transport. Et aussi voyons-nous dans son Ecriture qu'il la
veut toujours avoir en sa compagnie : Seqîntntîir Agnuiu
quocMinqiie ierit (''). Soyez donc vierge d'esprit et de corps.
Ainsi un chaste agrément vous conservera ce que la grâce
de votre Epoux vous a accordé (') : vous aurez toujours son
affection, et vous n'offenserez pas sa jalousie. Il faut encore
parler en un mot de cette jalousie de l'Époux céleste, et c'est
par où je m'en vais conclure.
TROISIÈME POINT.
Que Dieu soit jaloux, chrétiens, il s'en vante si souvent
dans son Écriture, qu'il ne nous permet pas de l'ignorer.
C'est une des qualités qu'il se donne dans le Décalogue :
« Je suis, dit-il, le Seigneur ton Dieu, Dieu fort et jaloux : »
Deus tims, fortis, zelotes ("). Et cette qualité de jaloux est
si naturelle à Dieu, qu'elle fait un de ses noms, comme il
est écrit en l'Exode : Dominus zelotes nornen ej'us {f) : « Son
nom est le Seigneur jaloux. » Il paraît donc assez que Dieu
a. S. Greg. Nyss., Ora/. de Virg., cap. ii. — b. Apoc.^ xiv, 4. — c. Exod.,
XX, 5. — d. Ibid., XXXI V, 14.
I. Var. Vous conserverez par votre mérite ce que votre Epoux vous a accordé.
LE JOUR DE l'i':I'I1'IIANIE. 169
est jaloux, et peu de personnes l'ignorent. Mais que l'ou-
vrage de notre salut, que le mystère de la Rédemption, que
nous honorons durant ces saints jours, soit un effet de sa
jalousie, c'est ce que vous n'avez pas peut-être encore en-
tendu, et qu'il est nécessaire que je vous explique, puisque
mon sujet m'y conduit.
Ce n'est pas moi qui le dis, c'est Dieu qui nous en assure
en termes exprès par la bouche de son prophète Isaïe (") :
De Jérusalem exibimt reliqtiiœ, et salvatio de monte Sion :
ze/us Domini exe7^citu7tm faciet istiid : « Dans les ruines de
Jérusalem il restera un grand peuple », que Dieu délivrera
de la mort ; « le salut paraîtra en la montagne de Sion ; la
jalousie du Dieu des armées fera cet ouvrage. » Après des
paroles si claires, il n'est pas permis de douter que le mys-
tère de notre salut ne soit un effet de jalousie : mais de quelle
sorte [p. Il] cela s'accomplit, il n'est pas fort aisé de le com-
prendre. Car, mes sœurs, que la jalousie du Dieu des armées
le porte à châtier ceux qui le méprisent, je le conçois sans
difficulté. C'est le propre de la jalousie. Et je remarque aussi
dans les saintes Lettres que Dieu n'y parle guère de sa
jalousie, qu'il ne nous fasse en même temps craindre ses
vengeances. « Je suis un Dieu jaloux, dit le Seigneur : »
Deus foTtis, zelotes; et il ajoute aussitôt après: « vengeant les
iniquités des pères sur les enfants : » visitans miquitatem
patricm in filios ('''). « Dieu est jaloux, dit Moïse ; » et il dit
dans le même lieu que « Dieu est un feu consumant; l'ardeur
de sa jalousie brûle les pécheurs : » Domiims Deus ttitis ignis
consimiens est, Detis œnmlator (^). Et le prophète Nahum a
joint ces deux choses : « Le Seigneur est un Dieu jaloux ; et
le Seigneur est un Dieu vengeur: » Deitsœmulator et îdciscens
Domiims ('^), tant ces deux qualités sont inséparables !
Que s'il est ainsi, chrétiens, se peut-il faire que nous ren-
contrions le principe de notre salut dans la jalousie, qui
semble être la source des vengeances ? Et après que le pro-
phète a uni un Dieu jaloux et un Dieu vengeur, oserons-nous
espérer de trouver ensemble un Dieu jaloux et un Dieu
a. Is., xxxvu, 32. — b. Exod., XX, 5. — Ms. iniquitates ; d'où le pluriel dans
la traduction. — c. Deuier., iv, 24. — d. Nahuiii^ i, 2.
170 POUR UNE PROFESSION
sauveur ? Néanmoins il est véritable : ce qui a sauvé le
peuple fidèle, c'est la jalousie du Dieu des armées ; vous
l'avez ouï de sa propre bouche : Zebis Domini \exercituum
faciet istud\ {^). Mais il ne vous faut plus tenir en suspens ;
il est temps d'expliquer un si grand mystère. Un excellent
auteur de l'antiquité nous en va donner l'ouverture. Ce grand
homme (c'est Tertullien, dans le livre De Carne Christi)
dit que Dieu a recouvré (') son image, que « le diable avait
enlevée, par une opération de jalousie : » Deus imaginem
suam, a diabolo captant, œmula operatioJie recitperavit (''').
Voilà peu de paroles, messieurs ; mais elles renferment un
sens admirable qu'il faut tâcher de développer.
Pour cela, il est nécessaire de reprendre les choses d'un
plus haut principe, et de rappeler en votre mémoire la témé-
rité de cet ange, qui, par une audace inouïe, a voulu s'égaler
à Dieu, et se placer jusque dans son trône. Repoussé de sa
main puissante, et précipité dans l'abîme, il ne peut quitter
le premier dessein de son audace démesurée, il se déclare
hautement le rival de Dieu. C'est ainsi que Tertullien l'ap-
pelle {^), œmulus Dei ; « le jaloux, le rival de Dieu. » Il se
veut faire adorer en sa place ; il n'a pu occuper son trône, il
lui veut enlever son bien. Il entre dans le paradis terrestre,
furieux et désespéré : il y trouve l'image de Dieu, c'est-à-dire,
l'homme, image chérie et bien-aimée, que Dieu avait faite
de sa propre main : il la séduit, il la corrompt. Surprise par
ses flatteries, elle s'abandonne à lui. La parjure qu'elle est,
l'ingrate et l'infidèle qu'elle est, au milieu des bienfaits de son
époux, dans le lit même de son époux (pardonnez-moi la
hardiesse de cette parole, que je ne trouve pas encore assez
forte pour exprimer l'indignité de cette action) ; dans le lit
même de son époux, elle se prostitue à son rival ! O insigne
infidélité ! ô lâcheté sans [p. 12] pareille ! Fallait-il quelque
chose de plus que cette honteuse prostitution faite à la face
de Dieu, pour l'exciter à jalousie .^ Il s'y excite en effet.
Mon épouse (') s'est fait enlever, mon image s'est laissé
a. h., xxxvn, 32. — b. De Carne Christi, n. 17. — c. De spec/., n. 2.
1. Var. a délivré.
2. Var. Il a enlevé mon épouse, il a corrompu mon image si chérie et si ho-
norée, dont j'avais moi-même formé...
LE JOUR DE l'Epiphanie. 171
corrompre, elle que j'avais faite avec tant d'amour, dont
j'avais moi-même formé tous les traits, que j'avais animée
d'un soufBe de vie sorti de ma propre bouche !
Que fera, mes frères, ce Dieu fort et jaloux, irrité d'un si
infâme abandonnement ? que fera-t-il à cette épouse (') qui
a méprisé un si grand amour, et offensé si fortement sa ja-
lousie ? Certainement il pouvait la perdre. Mais, ô jalousie
miséricordieuse ! il a mieux aimé la sauver. O rival ! je ne
veux point qu'elle soit ta proie ; je ne la puis souffrir en tes
mains : ce spectacle indigne irrite mon cœur, et le provoque
à jalousie. Piqué de ce sentiment, il court après pour la
retirer : il descend du ciel en la terre, pour chercher son
épouse qui s'y est perdue. Il vient nous sauver des mains
de Satan, jaloux de nous voir en sa puissance. Vous l'avez
vu ces jours passés naître en Bethléem ; il vous a fait an-
noncer par ses anges qu'il était votre Sauveur : la jalousie
du Dieu des armées a fait cet ouvraa:e. Certes, cette manière
admirable dont il se sert pour nous retirer, montre assez, si
nous l'entendons, que c'est la jalousie qui le fait agir. Car
considérez, je vous prie, qu'il n'envoie pas ses anges pour
nous délivrer ; il y vient lui-même en personne : Deus ipse
veniet, et salvabit vos ("). Et cela pour quelle raison ? si ce
n'est afin que nous comprenions que c'est à lui que nous
devons tout, et que nous lui consacrions tout notre amour,
comme nous tenons de lui seul tout notre salut.
C'est pourquoi nous voyons dans son Écriture qu'il n'est
pas moins jaloux de sa qualité de Sauveur que de celle de
Seigneur et de Dieu. Ecoutez comme il en parle, mes-
sieurs {^) : Ego Dominus, et non est itltra Deus absque me :
Detis jîistus et salvans non est prœter me : « Je suis le Sei-
gneur, et il n'y a point d'autre Dieu que moi ; je suis le Dieu
juste, et personne ne vous sauvera que moi. » Il me semble
que ce Dieu jaloux adresse sa voix, comme un aniant pas-
sionné, à la nature humaine infidèle : O volage, ô prostituée!
qui m'as quitté pour mon ennemi ; n'est-ce pas moi qui suis
le Seigneur, et il n'y a point de Dieu que moi '^ Regarde
a. /s., XXXV, 4. — â. Ibid., XLV, 21.
I. Var. à cette image.
172 POUR UNE TROFESSION
qu'il n'y a que moi qui te sauve ; et si tu m'as oublié après
t'avoir créée, reviens du moins quand je te délivre. Voyez,
mes frères, comme il est jaloux de la qualité de Sauveur. Et
ailleurs, se glorifiant de l'ouvrage de notre salut : C'est moi,
c'est moi, dit-il, qui l'ai fait ; ce ne sont ni mésanges, ni mes
archanges, ni aucune des vertus célestes : « c'est moi seul
qui l'ai fait, c'est moi seul qui vous porterai sur mes épaules,
c'est moi seul qui vous sauverai : » Egofeci, \et\ ego ferani ;
ego portabo, et salvabo {f). Tant il est jaloux de cette gloire,
tant notre délivrance lui tient au cœur, tant il craint que nos
affections ne se partagent !
Et (') c'est pour cette même raison qu'il nous fait, dit saint
Chrysostome ('''), des présents si riches. Il voit que nous rece-
vons à pleines mains les présents de son rival, qui nous séduit
(il nous amuse par une pomme ; il nous gagne par des biens
trompeurs qui n'ont qu'une légère apparence). Chrétiens,
il en est jaloux. Quoi ! l'on préfère des présents si vains à
tant de bienfaits si considérables ! Que fera-t-il, dit saint
Chrysostome? Il fera comme un amant passionné, qui, voyant
celle qu'il recherche gagnée par les présents des autres pré-
tendants, multiplierait aussi les siens sans mesure pour
emporter le dessus, et la dégoûter des présents des autres :
ainsi fait le Sauveur Jésus. Pour détourner nos yeux et nos
cœurs des libéralités trompeuses de notre ennemi, il redouble
ses dons jusqu'à l'infini : il nous donne son Esprit et sa grâce,
il nous donne son trône et sa gloire, il nous donne son
royaume et son héritage, il nous donne sa personne et sa
vie, il nous donne son corps et son sang. Et que ne nous
donne-t-il pas .-^ Voyez, voyez, dit-il, si cet autre prétendant
que vous écoutez, voyez s'il pourra égaler une telle munifi-
cence ! A quelque prix que ce soit, il est résolu de gagner
nos cœurs ; et nous voudrions nous défendre d'une jalousie
si obligeante ? J'en ai dit assez pour vous faire voir que le
Dieu Sauveur est jaloux, et qu'il nous sauve par sa jalousie :
a. Is., XLVi, 4. — Ms. ego salvabo. — b. In Epist. I ad Cor.., Hom. xxiv, n. 2.
I. Ici, et en plusieurs autres endroits de ce sermon, abondent les ratures et
les hésitations : on ne les retrouvera pas dans la Profession pour le jour de la
sainte Croix, au 14 septembre de la même année. Il y a dans ce fait une con-
firmation de l'ordre que nous adoptons pour ces deux discours.
l
LK JOUR DE l'ÉPU'HANIE. I 73
^■Ennila opcraiione. Mais s'il en a l'ardeur et les transports,
il en a aussi les regards et la vigilance.
Il a, ma sœur, des yeux de jaloux, toujours ouverts pour
veiller sur vous, pour étudier tous vos pas, pour observer
toutes vos démarches. Et sans m'engager dans de longues
preuves d'une vérité si constante, considérez seulement l'état
où vous êtes. Et ces grilles, et cette clôture, et tant de con-
traintes différentes, n'est-ce pas assez pour vous faire com-
prendre combien sa jalousie est délicate ? Il vous renferme
soigneusement, il rend de toutes parts l'abord difficile, il
observe jusqu'à vos regards : et ce voile qu'il met sur votre
tête montre assez qu'il est jaloux et de ceux qu'on jette sur
vous, et de ceux que vous jetez sur les autres. Il compte
tous vos pas, il règle votre conduite jusqu'aux moindres
choses : ne sont-ce pas des actions d'un amant jaloux .'^ Il
n'en fait pas ainsi à tous les fidèles ; mais c'est que s'il est
jaloux de tous les autres, il l'est beaucoup plus de ses épouses.
Étant donc ainsi observée de près, pour vous garantir des
effets d'une jalousie si délicate il ne vous reste, ma chère
sœur, qu'une obéissance toujours ponctuelle, et un entier
abandonnement de vos volontés. Marchez par la voie qu'il
vous prescrit, par la règle qu'il vous a donnée : écoutez son
ange qui vous avertit ; ce sont vos supérieurs qui tiennent
sa place. Vivant de la sorte, ma sœur, espérez tout de son
amour, et n'appréhendez (') rien de sa jalousie.
Trop long de parler de r obéissance. Ce mot suffira. Finir (^)
par une réflexion sur la jalousie.
Sachez donc que ce Dieu jaloux veut que ses fidèles le
soient aussi, et qu'une sainte jalousie nous soit comme un
aiguillon (^), pour nous excitera son service. Eccevenio cito ;
tene quod Jiabes, tU ncino accipiat c oronain tuauii^): « [Je
vais venir bientôt ;] tenez fortement ce qui a été mis en vos
a. Apoc, in, II.
1. Var. ne craignez.
2. Ediî. i. Il serait trop long... > et plus loin : « Il faut finir par... » Bossuet
n'a point parlé ainsi en chaire. C'est pour lui seul qu'il faisait sa remarque sur son
manuscrit.
3. Mot souligné. Mais si Bossuet a été tenté de le condamner, il ne Ta pas
remplacé.
174 POUR UNE PROFESSION
mains, de peur que votre couronne ne soit donnée à un
autre. » Pourquoi parle-t-il de la sorte ? Pourquoi nous des-
tiner une couronne qui doit briller sur une autre tête ? Que
ne la destinait-il tout d'abord à celui qui la devait enfin ob-
tenir ? Pour nous exciter à jalousie. C'est ainsi qu'il a fait»
à l'égard des Juifs ('). Dieu a appelé les Gentils pour exciter
les Juifs à jalousie ; de peur qu'ils ne perdissent la place que
tant d'oracles divins leur avaient promise. Saint Paul {"):
lllot'uni delictosalus est Gentibus, ut illos œmulentitr. Quam-
diu ego suiii Gentium apostolus, ininisteiHu77i vieum ho7iori-
ficabo : si quo modo ad œmuland2i7n provocem cartiem meani,
et salvos faciam aliquos ex illis ('''). Comme un père, dit
saint Chrysostome (''), qui appelle son fils pour le caresser ;
ce fils mutin et opiniâtre refuse ses embrassements : il en
fait approcher un autre, et il attire par la jalousie celui
que l'amour n'avait pas gagné. Que tel ait été le dessein de
Dieu,.... Ipsi me provocaveruitt in eo qui non erat Deus, et
irritaverunt in vanitatibus suis ; et ego provocabo eos zn eo
qui non est populus, et in gente stulta nn'itabo illos {^).
Cet innocent artifice de sa bonté paternelle a été inutile
aux Juifs. Dieu leur a voulu donner de la jalousie pour les
enflammer à le suivre. Ils l'ont refusé. Vive Dieu ! dit le
Seigneur ; cette jalousie sera (^) leur supplice. Ibi ei^it Jletus
et stridor dentium (')... Et vénient ab Oriente et Occidente, et
Aquilone et Austro, et accunibent i^t regno Dei : et ecce sunt
novissimi qui erunt primi,et sunt pi'imi qui erunt novissimii^).
Multi ab Orierite et Occidente veulent, et recumbent, seront
assis, cum Abraham, et Isaac, et Jacob in regno cœlorum ;
Jilii autem regiii ejiclejiturin tenebras exteriores (*"). Jalousie,
et ensuite rage et désespoir : ibi erit Jîetîis et stridor den-
tium (^'). L'un des grands supplices des damnés, de voir la
place préparée pour eux : — Que ce trône est auguste ! que
cette couronne est brillante ! Elle était destinée pour moi,
a. Rom., XI, II, 13, 14. — b. Ibid., 13, 14. — Ms. ex ipsis. — c. Iti Epist. ad
Rom., hom. xvill, n. 3. — d. Denter., xxxil, 21. — e. Luc, xill, 28. — /. Ibid.,
-9j 30- — S- Matth., VIII, II, 12. — M s. in regno Dei. — h. Ibid.
1. Deforis insère ici un petit développement de sa façon, pour compléter
ridée.
2. Edii. fera.
LE JOUR DE l'Epiphanie.
175
et je l'ai perdue par ce misérable plaisir d'un moment ! —
Chrétien, où est ton courage ?
Donc, ma sœur, tenc qiiod habes, ut 7iemo accipiat coronam
tiiLWi. La couronne de l'Epoux appartient en quelque sorte
à l'épouse : ne la perdez pas. Songez au dédain {') que l'on
a pour une épouse répudiée, etc.
I. Var. au mépris. — Dans toute cette péroraison, où, comme on le voit, les
idées sont simplement indiquées, M. Lâchât a maintenu, sans s'en douter, les
traductions et les additions de Deforis, qu'il se vantait de découvrir toujours du
premier coup d'œil.
I
Sur la CHARITE FRATERNELLE.
VENDREDI APRÈS les CENDRES,
13 février 1660.
Avant de commencer la série de ses prédications dans l'église des
Minimes, pour le Carême de 1660, Bossuet eut à fournir son tribut
aux œuvres charitables, qui ne faisaient jamais en vain appel à son
secours. Le Vendredi après les Cendres, il prêche en faveur des
Nouvelles Catholiques, et le lendemain aux Nouveaux Convertis.
La date du sermon sur la Charité fratonielle, donnée par Floquet (')
et Gandar(-), est confirmée par l'analyse d'un auditeur inconnu, que
nous avons rencontrée, avec celle d'autres sermons, dont quelques-
uns de Bossuet, dans un cahier manuscrit, conservé à la bibliothèque
Sainte-Geneviève (D, 448, in-4''). Notre sermon fut prononcé aux
Nouvelles Catholiques, rue Sainte-Avoye, à Paris. Nous avons
montré dans V Histoire critique de la Prédication de Bossuet (p, 17-21)
le grand parti que l'auteur avait tiré de ses extraits de saint Au-
gustin pour la rédaction hâtive de ce sermon. Nous reproduisons
en note des Remarques morales, en français, qu'il avait écrites en
lisant la Lettre XYiii^ de saint Augustin (3).
1. Études...^ II, 63. — M. Floquet, entendant par Premier vendredi de Carêtne
celui qui suit le premier dimanche, retardait ce sermon jusqu'au 20 février.
2. Bossuet orateur^ p. 297.
3. {Notez amour des ennemis.) « Trois sortes de personnes sont reprises par
cette doctrine : — Ceux qui ne veulent pas aimer leurs ennemis : la charité est
une dette à tous ; et encore qu'un homme renonce à l'amour que vous lui devez,
vous n'êtes pas quitte, parce que vous lui devez comme membre, et il ne peut
renoncer à ce qui lui est dû comme membre, parce que l'injure retourne sur
tout le corps ; c'est donc au chef à nous en exempter, et il ne nous en exempte
qu'en les retranchant du corps et en les envoyant aux ténèbres extérieures.
■ — Ceux qui se contentent de leur avoir donné une fois ou deux quelque marque
d'affection, et croient s'être acquittés de la dette. Ils ne considèrent pas quelle
est la nature de la charité toujours féconde. C'est une source vive qui ne
s'épuise pas, mais qui s'étend par son cours ; qui ne se perd pas, mais qui se
multiplie par son action, parce qu'elle vient de Dieu au dedans de nous : Deus
caritas est. — Ceux qui se contentant d'aimer leurs ennemis ne se veulent pas
mettre en peine de gagner leur amitié. La nature de cette dette est telle, qu'il y
a obligation à la demander, et qu'on perd la charité si on ne l'exige. Trésor divin
de la communication des fidèles, société fraternelle qu'il faut exiger : combien
il est beau et utile de recevoir la charité de ses frères. C'est Jésus-Christ qui
aime et qui est aimé. On s'échauffe mutuellement, et on lie plus étroitement les
membres entre eux par cette sincère correspondance. Or la perfection est dans
l'unité : Summum est ipsa beatitas, infimuiii quod nec beattim esse potest nec
miserum. Quod vero médium., vivit inclinaiione ad injimum misère, conversione
ad summum beaie vivit. Qui Chris ta crédit, non superbit in média, atque in
stimmo inhœrere fit idoneus. »
CHARITl': FRATERNELLE. 177
S0M^L\IRE ('). Diligitc iniinicos vestros.
\Exordc?\ Dette, cliaritc. Quelle nature de dette.
\i'"' point?^ C'est à Dieu (-) qu'on doit l'amour pour ses frères, et
non pas aux hommes : par conséquent la dette est indispensable.
La colère se change en haine ; elle s'aigrit comme une liqueur.
— Charité ne s'épuise jamais. — Se fortifie dans les rebuts :
jÉSUS-ClIKIsr : O generatio prava... addiic filiitm tuuiii.
[2'' poi/it.] Lorsque notre ennemi est à nos pieds, alors c'est le
temps de lui bienfaire. E.xemple, David. — AW/ vtnci a malo. —
Ut si)it duo boni, non tit malus contra vialuni. — Se faire violence
pour recevoir en son cœur son ennemi ; l'incorporer par les bienfaits.
Comme un arbre enté. Comparaison ; saint Augustin.
[i" poi)it?\ Plena pietatis atque niisericordiœ vindicta uiartyruin,
adversus regnuni peccati {j"). — Deux choses : i» les venge de leurs
ennemis : saint Paul, saint Etienne ; 2° fait que leurs ennemis les
vengent : Hoc utique in se prosternebat. . . Saint Augustin. — Schisme :
Qui gladio \_perciitit\gladio peribit.
[Addition (^) sans renvoi .•] Si la dette de la charité était simple-
ment des hommes à l'égard des hommes, quand nos frères manque-
raient à leur devoir, nous serions quittes envers eux. Mais cette
dette regarde Dieu, parce qu'ils sont ses images, et JéSUS-Christ,
parce qu'ils sont ses membres. — Quid prodest (5) inter lœdenteni et
lœsuin,nisi quod ille prior est, at iste posterior? uterque tanienlœsi
Jiominis Dco reus est.
Dilioite inimicos vestros, benefa-
cite his qui oderunt vos, et orate
pro persequentibits et calîannianti-
bus vos.
Aimez vos ennemis ; faites du bien
à ceux qui vous haïssent ; priez pour
ceux qui vous persécutent et vous
calomnient. {Matth., v, 44.)
L'HOMME est celui des animaux qui est le plus né pour
la concorde, et l'homme est celui des animaux où l'ini-
mitié et la haine font de plus sanglantes tragédies. Nous ne
I
1. Mss., 12822, f. 24. — Le sermon, f. 17-23. Premier exorde à la fin du ms.
2. Lâchât: «C'est-à-dire.»— Nous renonçons à relever toutes les inexactitudes
que cet éditeur, et tous les autres depuis, entassent ici en quelques lignes.
3. Bossuet ne donne qu'un sommaire à& tous ces textes; pour trouver la leçon
exacte, il faut se reporter au corps du discours.
4. Deforis et ses imitateurs introduisent cette addition dans le 1" point, assez
heureusement, du reste. Elle me paraît toutefois n'avoir été écrite que plus tard,
avec le sommaire, pour rappeler un développement oral.
5. Sic. — (L'offenseur et l'offensé ont tort successivement.)
Sermons de Bossuet. — IH. i.
178 VENDREDI APRÈS LES CENDRES.
pouvons vivre sans société, et nous ne pouvons aussi y durer
longtemps. Nihil est hoinini amicum sine hoinine aimco ('*) :
la douceur de la conversation et la nécessité du commerce
nous font désirer d'être ensemble ; et nous n'y pouvons
demeurer en paix : nous nous cherchons, nous nous déchi-
rons ; et dans une telle contrariété de nos désirs, nous
sommes contraints de reconnaître, avec le grand saint Augu-
stin, qu'il n'est rien (') de plus sociable ni de plus discordant
que l'homme ; le premier, par la condition de notre nature ;
le second, par le désordre de nos vices (^) : Nihil est tpiam
hoc genus tant discordiosiun vitio, tani sociale natura (^). Le
Fils de Dieu voulant s'opposer à cette humeur discordante,
et ramener les hommes à cette unité que la nature leur
demande, vient aujourd'hui lier les esprits par les nœuds
d'une charité indissoluble ; et il ordonne que l'alliance, par
laquelle il nous unit en lui-même, soit si sainte, si ferme, si
inviolable, qu'elle ne puisse être ébranlée par aucune injure.
« Aimez, dit-il, vos ennemis {^), [faites du bien à ceux qui
vous haïssent, priez pour ceux qui vous persécutent et vous
calomnient.] » Une vérité si importante mérite bien, mes-
sieurs, d'être méditée ; [invoquons l'jEsprit de paix [par
l'intercession de Marie], qui a porté en ses entrailles [celui]
qui a terminé toutes les querelles, et tué toutes les inimitiés
en sa personne (') : Ave.
La charité fraternelle est une dette par laquelle (^) nous
nous sommes redevables les uns aux autres ; et non seule-
ment c'est une dette, mais je ne crains point de vous assurer
que c'est la seule dette des chrétiens, selon ce que dit l'a-
pôtre saint Paul : Nemini quidqiiam debeatis', nisi tit invicem
diligatis {^) : « Ne devez rien à personne, sinon de vous
aimer mutuellement.» Comme l'évangile que je dois traiter
m'oblige à vous parler de cette dette, pour ne point perdre
a. S. Aug., Epist. adProb., n. 4.— (5. S. Aug., De Civ. Del, lib. XII, cap. xxvii,
n. I. — Ms. Nihil est hiimatio génère... — c. Ephes.., n, 14, 15, 16. — d. Rom.,
xni, 8.
1. Var. que nous sommes, de tous les animaux, et les plus sociables et les
plus farouches.
2. Var. le dérèglement de nos convoitises. — Premier, second, au neutre.
3. Ms. ennemis, etc. — Plus loin : méditée, etc. Ave. Esprit...
4. Var. dont.
CHARITÉ FRATERNELLE. I 79
le temps inutilement, dans une matière si importante, je
remarquerai d'abord trois conditions admirables de cette
dette sacrée, que je trouve distinctement dans les paroles
de mon texte, et qui feront le partage de ce discours. Pre-
mièrement, messieurs, cette dette a cela de propre que,
quelque soin que nous prenions de la bien payer, nous ne
pouvons jamais en être quittes. Et cette obligation va si
loin, que celui-là même à qui nous devons ne peut pas nous
en décharger, tant elle est privilégiée et indispensable.
Secondement, messieurs, ce n'est pas assez de payer fidèle-
ment cette dette aux autres ; mais il y a encore obligation
d'en exiger (') autant d'eux. Vous devez la charité, et on
vous la doit : et telle est la nature de cette dette, que vous
devez non seulement la recevoir quand on vous la paye,
mais encore l'exiger quand on la refuse : et c'est la seconde
condition de cette dette mystérieuse. Enfin la troisième et
la dernière, c'est qu'il ne suffit pas de l'exiger simplement :
si on ne veut pas la donner de bonne grâce, il faut en
quelque sorte l'extorquer par force, et pour cela demander
main-forte à la puissance supérieure (^).
Retenez, s'il vous plaît, messieurs, les trois obligations
de cette dette de charité, et remarquez-les clairement dans
les paroles de mon texte.
Je vous ai dit avant toutes choses que nous ne pouvons
jamais en être quittes, quand même ceux à qui nous devons
voudraient bien nous la remettre (^). Voyez-le dans notre
évangile. Ah ! vos ennemis vous en quittent ; ils n'ont que
faire, disent-ils, de votre amitié: et néanmoins, dit le Fils de
Dieu, je veux que vous les aimiez: Diligite inimicos vestros:
« Aimez vos ennemis. » Secondement j'ai dit que, non con-
tent de payer toujours cette dette, vous la deviez encore
exiger des autres, et qu'il y a obligation de le faire. Ah ! vos
ennemis vous la refusent : exigez-la par vos bons offices (^) ;
\. Var. de l'exiger d'eux.
2. iS'ily a dans ce plan quelque apparc;nce de subtilité,c'est l'inconvénient delà
fréquentation de saine Augustin, tout grand homme qu'il est. Bossuet, d'ailleurs,
s'y laissera de moins en moins entrainer à l'avenir. » {Histoire critique...^ p. 19.)
3. Var. nous en décharger.
4. Var. services, — bienfaits. — Les éditeurs font tout entrer dans le texte.
l8o VENDREDI APRÈS LES CENDRES.
pressez-les en leur faisant du bien (') : Bencfacite his qui
oderunt vos: « Faites du bien à ceux qui v^ous haïssent. »
Enfin j'ai dit en troisième lieu, messieurs, que s'ils persistent
toujours dans cet injuste refus, il faut, pour ainsi dire, les y
contraindre par les formes, c'est-à-dire, avoir recours à la
puissance supérieure. Ah ! vos ennemis opiniâtres sont in-
sensibles à vos bienfaits, ils résistent à toutes ces douces
contraintes que vous tâchez d'exercer sur eux pour les obliger
à vous aimer : allez à la puissance suprême, donnez votre
requête à celui qui seul est capable de fléchir les cœurs; qu'il
vous fasse faire justice: Orate pi-o persequentibus vos : « Priez
pour ceux qui vous persécutent. » Voilà les trois obligations
de la charité fraternelle, que je me propose de vous expli-
quer avec le secours de la grâce.
PREMIER POINT.
Dans l'obligation de payer cette dette mystérieuse de la
charité fraternelle, je trouve deux erreurs très considérables,
qu'il est nécessaire que nous combattions par la doctrine de
l'Evangile. La première est celle des Juifs, qui voulaient bien
avouer qu'ils devaient de l'amour à leurs prochains, mais qui
ne pouvaient demeurer d'accord qu'ils dussent rien à leurs
ennemis ; au contraire, qui se croyaient bien autorisés à leur
rendre le mal pour le mal et la haine pour la \\2i\xiç.:Dictum est:
Diliges proximum tuum, et odio Iiabebis inimictim tuum (*) :
La seconde est celle de quelques chrétiens, qui, ayant appris
de l'Evangile l'obligation indispensable d'avoir de l'amour
pour leurs ennemis, croient s'être acquittés de ce devoir
quand ils leur ont donné une fois ou deux quelques marques
de charité, et se lassent après de continuer ce devoir si saint,
et si généreux, et [si] nécessaire (") de la fraternité chrétienne.
Contre ces deux erreurs différentes, j'entreprends de prouver
en premier lieu, messieurs, que nous devons de l'amour à
nos ennemis, encore qu'ils en manquent pour nous : secon-
a. MatÛi., V, 43.
1. Var. en les obligeant.
2. Previicre rédaction : ce devoir généreux et nécessaire. — Les éditeurs
omettent si, devenu indispensable dans la seconde rédaction.
CHARITÉ FRATERNELLE, l8l
dément, que ce n'est pas assez de leur en donner une fois,
mais que nous sommes obligés, dans toutes les occasions qui
se rencontrent, de leur réitérer des marques d'une dilection
persévérante.
Pour ce qui regarde l'obligation de la charité fraternelle,
je dis, ou plutôt c'est Jésus-Christ, messieurs, c'est l'Évan-
gile qui le dit, qu'aucun des chrétiens n'en est excepté, non
pas même nos ennemis: parce qu'ils sont tous nos prochains.
Et pour établir solidement cette vérité évangélique, propo-
sons en peu de paroles les raisons que l'on y pourrait opposer.
Voici donc ce que pensent les hommes charnels qui se flat-
tent dans leurs passions et dans leurs haines injustes: Nous
confessons, disent-ils, que nous devons de l'amour à nos
prochains qui en usent bien avec nous : mais moi que je doive
mon affection à cet homme qui la rejette, à cet homme qui a
rompu le premier tous les liens qui nous unissaient, c'est ce
qu'il m'est impossible d'entendre ; ni que la charité lui soit
due, puisqu'il en méprise toutes les lois. Vous ne pouvez
pas (') le comprendre? Et moi je vous dis qu'il le faut croire,
et que la charité lui est due par cette (') obligation si étroite
qu'il n'y a aucun homme vivant qui puisse jamais vous en
dispenser, parce que cette dette est fondée sur un titre qui ne
dépend pas de la puissance des hommes. Quel est ce titre?
Le voici, messieurs, écrit de la main de l'Apôtre en la divine
Epître aux Romains : Multi unum corpus sumtis in Christo,
siugidiatitem alter altevius ;;^^;;2(5r<3;('^) :« Quoique nous soyons
plusieurs, nous sommes un même corps en Jésus-Christ, et
nous sommes chacun en particulier les membres les uns des
autres. » De ce titre si bien écrit je tire, messieurs, cette con-
séquence. La liaison qui est entre nous vient de Jésus et de
son Esprit : ce principe de notre union est divin et surna-
turel : donc toute la nature jointe ensemble ne doit pas être
capable de la dissoudre. Si votre ennemi la rompt le premier,
il entreprend contre Jésus-Christ: vous ne devez pas suivre
ce mauvais exemple. Quoiqu'il rejette votre affection, vous
a. Rom., xn, 5.
1. Var. Vous ne le comprenez pas, dites-vous ; si est-ce néanmoins qu'il faut
bien le croire.
2. Var.pâv une obligation.
l82 VENDREDI APRÈS LES CENDRES,
ne laissez pas de la lui devoir, parce que cette dette n'est
pas pour lui seul, et dépend d'un plus haut principe. — Mais
il m'a fait déclarer qu'il m'en tenait quitte. — Mais il n'est pas
en son pouvoir d'y renoncer, parce que vous lui devez cette
affection cordiale, sincère et inébranlable, comme membre de
Jésus-Christ. Or il ne peut pas renoncer à ce qui lui convient
comme membre, parce que cette qualité regarde l'hon-
neur de Jésus-Christ même. Il est dans l'usage des choses
humaines que je ne puis renoncer à un droit au préjudice
d'un tiers. Jésus comme chef est intéressé à cette sincère
charité que nous devons à ses membres. Il ne nous est pas
permis d'y renoncer, parce que l'injure en retomberait sur
tout le corps ; elle retournerait même contre le chef ('). Il
n'y a que Satan et les damnés qu'il nous soit permis de haïr,
parce qu'ils ne sont plus du corps de l'Eglise, dont Jésus les
a retranchés éternellement. Exercez votre haine tant qu'il
vous plaira contre ces ennemis irréconciliables. Mais si nous
sommes à Jésus-Christ, nous sommes toujours obligés d'ai-
mer tout ce qui est ou peut être à lui.
Chrétiens, ne disputons pas une vérité si constante, pro-
noncée si souvent par le Fils de Dieu, écrite si clairement
dans son Evangile. Que si vous voulez savoir combien cette
dette ('') est nécessaire, jugez-en par ces paroles de notre Sau-
veur : Si offers munus ttcîim..., vade prius reconciliari fratri
tuo {^): Il semble qu'il n'y a point de devoir plus saint que
celui (^) de rendre à Dieu ses hommages : toutefois j'apprends
de Jésus-Christ même qu'il y a une obligation plus pres-
sante : « Va-t'en te réconcilier avec ton frère, » vade prms. O
devoir de la charité ! « Dieu méprise son propre honneur, dit
saint Chrysostome, pour établir l'amour envers le prochain : »
Hono7'em suum despicit, dum in proximo charitatem requiint:
«il ordonne que son culte soit interrompu, afin que la charité
soit rétablie; et il nous fait entendre par là que l'offrande qui
lui plaît le plus, c'est un cœur paisible et sans fiel, et une âme
a. Matth.^ V, 23, 24.
1. Les éditeurs intercalent ici deux phrases, que Bossuet ajouta plus tard : «Si
la dette de la charité... )> (Voy. ci-dessus, fin du sommaire.)
2. Var. cette obligation est pressante.
3. Ms. que celle. — Bossuet vient d'effacer : « ni d'obligation plus pressante. »
CHARITI^ FRATERNELLE. 183
saintement réconciliée. » Interrumpatur, inquit, cultiis meus,
jct vestra cJiaritas integretur : sacrijicium mihi est fratriiui
reconciliatio ("). Reconnaissons donc, chrétiens, que l'obliga-
tion de la charité est bien établie, puisque Dieu même ne veut
être payé du culte que nous lui devons, qu'après que nous
nous serons acquittés de l'amour qu'il nous ordonne d'avoir
pour nos frères. Nous aurions trop mauvaise grâce de con-
tester une dette si bien avérée ; et il vaut mieux que nous
cherchions le terme qui nous est donné pour payer.
Saint Paul : ('^) Sol non occidat super iranmdiam vestrani :
« Que le soleil ne se couche pas sur votre colère, » Ah ! mes
frères, que ce terme est court! mais c'est que cette obligation
est bien pressante ; il ne veut pas que la colère demeure
longtemps dans votre cœur, de peur que, s'aigrissant insen-
siblement comme une liqueur dans un vaisseau, elle ne se
tourne en haine implacable. La colère a un mouvement sou-
dain et précipité, La charité ordinairement n'en est pas beau-
coup altérée ; mais en croupissant elle s'aigrit, parce qu'elle
passe dans le cœur, et ne change pas sa disposition ('), C'est ce
que craint le divin Apôtre. Ah ! quelque grande que soit votre
colère, « que le soleil, dit-il, ne se couche pas qu'elle ne soit
entièrement apaisée. » La nuit est le temps du repos, elle est
destinée pour le sommeil. Saint Paul ne peut pas comprendre
qu'un chrétien, enfant de paix et de charité, puisse faire un
sommeil tranquille ni goûter quelque repos, ayant le cœur
ulcéré (-) contre son frère. Il appréhende l'obscurité (^) de la
nuit. Durant le jour, dit saint Chrysostome ('), l'esprit, diverti
ailleurs, ne s'occupe pas si fortement de la pensée de cette
injure : mais la nuit, l'obscurité, le secret et la solitude, le
laissant tout seul, rappellent toutes les images fâcheuses. Il l'a
dite, cette injure, il l'a dite d'un ton aigre et méprisant ! Les
ondes de la colère s'élèvent plus fort, et l'inflammation se
met dans la plaie. Ainsi, tandis que le soleil luit, calmez ces
a. Homil. XVI in Matth. — b. Ephes., IV, 26. — c. Ubi supra.
1. Edif. et change sa disposition. — On a cru qu'il s'agissait de la disposition
du cœur ; Bossuet veut sans doute parler de la disposition de la colère. La pre-
mière rédaction montre quelle est cette disposition : « La colère a un mouvement
soudain ; en croupissant, elle s'aigrit et se toicrne en haine. »
2. Var. aigri.
3. Var. Les ténèbres de la nuit.
184 VENDREDI APRÈS LES CENDRES.
mouvements impétueux, et ne goûtez point le sommeil que
vous n'ayez donné la paix à votre âme. Voilà une dette bien
établie : mais montrons encore qu'il ne suffit pas de la payer
une fois, et qu'elle ne peut être acquittée que par une affec-
tion constante (').
Saint Augustin, messieurs, vous l'expliquera par des paroles
qui ne sont pas moins belles que solides. « Nous devons
toujours la charité, et c'est, dit-il, la seule chose de laquelle,
encore que nous la rendions, lors même que nous la rendons,
nous ne laissons pas d'être redevables : » Seuiper debeo cha-
ritateni, quœ sola, etzain reddita, semper detinet debitorem.
« Car on la rend, poursuit-il, lorsqu'on aime son prochain; et
en la rendant on la doit toujours, parce qu'on ne doit jamais
cesser de l'aimer (^) : » Redditur eiiim ciim wipenditiw ; debe-
hw aiitem, etiainsi reddita fuerit ; quia nidliim est tempus
quando impendenda j am non sit (^). Reconnaissez donc, chré-
tiens, qu'un fidèle n'est jamais quitte du devoir de la charité :
toujours prêt à le recevoir, et toujours prêt à le rendre. Si
on le prévient, il doit suivre ; si on l'attend, il doit prévenir,
et dire avec le même saint Augustin dans cette abondance
d'un cœur chrétien : « Je reçois de vous avec joie, et je vous
rends volontiers la charité mutuelle : » Muhiam tibi chari-
talem libeiis reddo, gaudensqite recipio ('''), Mais je ne me con-
tente pas de ce faible commencement; «je demande encore
celle que je reçois, et je dois encore celle que je rends: » Quant
recipio adliuc repeto, quant reddo adJutc debeo. Ainsi que je
n'entende plus ces froides paroles : Je lui devais la charité ;
hé bien ! je l'ai rendue, je suis quitte : je l'ai salué en telle
rencontre, et il a détourné la tête ; j'ai fait telles avances qu'il
a méprisées; il n'y a plus de retour. O vous qui parlez de la
sorte, que vous êtes peu chrétiens ! vous ne l'êtes point du
tout. Que vous ignorez la force, que vous savez peu la nature
de la charité toujours féconde! C'est une source vive, qui ne
s'épuise pas, mais qui s'étend par son cours : c'est une
flamme toujours agissante, qui ne se perd pas, mais qui se
a. Episf., CXCII, n. i. — b. Ibid.^ n. 2.
1. Tout ce paragraphe, depuis : Saint Paul... est marqué d'un trait à la san-
guine ; peut-être est-ce pour l'importance : le sommaire semble l'indiquer.
2. Var. de le faire.
CHARITÉ FRATERNELLE. I 85
multiplie par son action ('). Ah ! qu'il est aisé déjuger que
tout ce que vous vous vantez d'avoir fait {") n'était qu'une
froide grimace ! Si c'était la charité, elle ne s'arrêterait pas.
La charité ne sait pas se donner des bornes, parce qu'elle
vient d'un Esprit qui n'en a pas: Charitas Dci diffusa est (')
\jn cordibus nostris per Spiritum sanctum qui dattis est
nobis~\ ("). Cent fois rejetée, cent fois elle revient à la charge :
elle s'échauffe par la résistance que l'on lui fait : plus elle voit
un cœur ulcéré, plus elle tâche de le gagner par son affec-
tion (^). Jésus-Chrlst aux Juifs : O generatio incredula et
pci'versa, qîiotisqiie ero vobiscum ? usqtieqno patiar vos? Afferte
/nie illum ad niei^'). Il ne pouvait plus souffrir les Juifs, il ne
pouvait s'empêcher de leur bienfaire, de leur donner des
marques de son affection. Race infidèle et maudite, amenez
ici votre fils. O Dieu ! que ces paroles semblent mal suivie[s] !
Là paraît une juste indignation ; et ici une tendresse incom-
parable ; là l'ingratitude des Juifs, qui contraint la patience
même à se plaindre ; ici la charité, qui ne peut être vaincue
ni arrêtée par aucune injure. C'est ainsi qu'agit la charité.
Comme elle sait l'importance de cette dette mutuelle des
chrétiens, elle la rend volontiers, et elle plaint celui qui la
refuse : elle l'exige de lui pour son bien (^) ; et ce qu'on ne
lui donne pas de bonne grâce, elle tâche de le mériter par
ses bienfaits : Benefacite his qui oderunt vos. C'est ma seconde
partie.
SECOND POINT.
Il ne suffit pas, chrétiens, de payer fidèlement à nos frères,
je dis même à nos frères qui nous haïssent, la charité que
nous leur devons ; il faut encore l'exiger d'eux. « Aimez vos
ennemis, » dit le Fils de Dieu : Diligite : mais tâchez de les
contraindre à vous aimer, et forcez-les-y par vos bienfaits :
a. Rom., V, 5. — b. Maith., XVll, 16.
1 . Edit. A parce que... » — Une ligne interpolée.
2. Var. ce que vous avez fait.
3. Ms. diffusa est, etc.
4. Edii. « Benefacite kis qui oderunt vos. C'est ma seconde partie. » — Le
sommaire donne la clé d'un remaniement très confus au manuscrit. I^L Lâchât
renvoie dix lignes dans le second point.
5. Var. elle tâche de les attirer comme elle peut.
l86 VENDREDI APRÈS LES CENDRES.
Benefacite. C'est ce qui a fait dire à saint Augustin, que j'ai
suivi dans tout ce discours, qu'il y a cette différence entre
les dettes ordinaires et celles de la charité fraternelle, que
« lorsqu'on vous doit de l'argent, c'est faire grâce que de le
quitter, c'est témoigner de l'affection : au contraire, dit-il,
pour la charité : jamais vous ne la donnez sincèrement, si
vous n'êtes aussi soigneux de l'exiger que vous avez été
fidèle à la rendre : » Pecuniam cui dede7'imus, hcnc \ei\ bene-
volentiores erimus, si recipere non qîiœi'amus : non autem
potest esse verus charitatis impensor, nisi fue^'it benignus exa-
ctor(^). Et il en rend cette raison admirable, digne certaine-
ment de son grand génie, mais digne de Jésus-Christ, et
prise du fond même de son Évangile : c'est que l'argent que
vous donnez « profite à celui qui le reçoit, et périt pour celui
qui le donne : » Accedit cui dattir, recedit a qiio datur : au
lieu que « la charité enrichit celui qui la rend, plutôt que celui
qui la reçoit. » Ainsi c'est faire du bien à nos frères que
d'exiger d'eux cette dette dont le payement les sanctifie. Si
vous les aimez, faites qu'ils vous aiment : vous ne pouvez pas
les aimer que vous ne désiriez qu'ils soient bons ; et ils ne
le seront pas, s'ils n'arrachent de leurs cœurs le mal de l'ini-
mitié. Vous voyez donc manifestement que l'amour charitable
que vous leur devez vous doit faire désirer les occasions qui
peuvent les forcer à vous en rendre ; et cela ne se pouvant
faire qu'en les servant dans leur besoin, reconnaissez que la
loi de la charité vous oblige justement de leur bienfaire :
Benefacite his qui oderunt vos.
Pour mettre en pratique ce commandement et tirer quel-
que utilité de cette doctrine, s'il arrive jamais que Dieu
permette que vos ennemis aient besoin de votre secours,
n'écoutez pas, mes frères, les sentiments de vengeance ;
mais croyez que cette occasion vous est donnée pour vaincre
leur obstination ('). Je {^) ne puis lire sans être touché la
a. Loeo sup. citât.
1. Var. leur dureté. — Ms. sa dureté, — son obstination.
2. Ici se placent dans les éditions six lignes que nous transportons plus loin,
d'après une indication formelle du manuscrit (f. 20). Toutefois les premiers mots
n'ayant pas été repris par Bossuet, nous les donnons ici en variante : « Enfin il
a fallu passer par mes mains ! voici le temps... »
CHARITÉ FRATERNELLE. 187
générosité de David au premier livre des Rois. Saiil le
cherchait pour le faire mourir: il avait mis pour cela toute
son armée en campagne : « Allez partout, disait-il ; soyez
plus vigilants que jamais : » Cîiriosius agite ; « remarquez
tous ses pas, pénétrez toutes ses retraites, » considerate
loainitibi sit pes cjîis ;... videte oniiiia /atibîila ejiis ; « fût-il
dans les entrailles de la terre, je l'y trouverai, dit Salil, cet
ennemi de ma couronne ! » Quod si etiam in terram se abstrii-
serit, perscrutabor euni in ciinctis niillibus fuda ("). Que la
fureur des hommes est impuissante contre ceux que Dieu
protège ! David, fugitif et abandonné, est délivré des mains
de Saiil ; et Saiil avec toute sa pirissance tombe deux fois
coup sur coup entre les mains de ce fugitif. Il le rencontre
seul dans une caverne : il entre une autre fois dans sa tente
pendant que tous ses gardes dormaient. Le voilà maître de
la vie de son ennemi ; ses gens l'excitent à s'en défaire :
« Voici, voici le jour, disent-ils, que le Seigneur vous a
promis, disant : Je livrerai ton ennemi dans tes mains:» Ecce
dies de qua loctitits est Doniinns ad te : Ego tradani tibi ini-
niiciun tuuni : servez-vous de cette occasion. « Dieu me
garde, dit David, de le faire!» Propitius sit inihi Dominus,
ne faciam hanc rem i^) ! Le Seigneur, dites-vous, me l'a
livré ; et c'est pour cela même que je veux le conserver soi-
gneusement. « Le meurtre d'un homme n'est pas un don de
Dieu : » Hominis interemptio Domini donuin non est : il ne
met pas nos ennemis dans nos mains afin qu'on les massacre,
mais plutôt afin qu'on les sauve. C'est pourquoi « je veux
répondre aux bienfaits de Dieu par des sentiments de dou-
ceur : » Bénéficia Deiinea lenitate respondebo ('); « et au lieu
d'une victime humaine, j'offrirai à sa bonté qui me protège
un sacrifice de miséricorde, » qui sera une hostie plus agré-
able : Pro hîiniana victima clementiam offeram. ^Je ne veux
pas que la bonté de mon Dieu coûte du sang à mon ennemi : »
Gratiam sanguine non criientabo.
C'est saint (^) Basile de Séleucie qui paraphrase ainsi les
a. I Reg.^ XXIII, 22, 23. — b. \ Reg., XXIV, 5, 7.
I. Ms. respondebo lenitate.
1. Bossuet qualifie toujours ainsi ce personnage.
l88 VENDREDI APRÈS LES CENDRES.
paroles de David ("). Non seulement il ne veut pas le tuer,
mais il retient la main de ses gens. Si vous ne voulez pas
le tuer vous-même, laissez-nous faire, lui disaient-ils ; c'est
moi-même, dit Abisaï, qui vous en veux délivrer, et vous
mettre la couronne sur la tête par la mort de cet ennemi :
«je m'en vais le percer de ma lance (^). » Non, non, dit
David, je vous le défends. Vive le Seigneur (') ! Dieu est le
maître de sa vie : il en disposera à sa volonté ; mais je ne
souffrirai pas qu'on mette la main sur lui. Non content de
retenir ses soldats, il reproche à ceux de Satll le peu de
soin qu'ils ont eu de le garder. Est-ce ainsi, leur dit-il, que
vous pfardez le roi votre maître ? « Vive Dieu ! vous êtes
tous des enfants de mort, qui dormez auprès de sa per-
sonne, et qui avez si peu de soin de l'oint du Seigneur {^) : »
Vivit Dominus ! qiioniam filii mortis estis vos, qui non custo-
distis doininuni vestrum, chrishun Doniini (^). Voilà un véri-
table enfant de la paix, qui rend le bien pour le mal, qui
garde celui qui le persécute, qui défend celui qui le veut
tuer ; si tendre et si délicat sur ce point, qu'ayant coupé un
bout de sa robe pour lui montrer qu'il pouvait le faire mourir,
[il] craint d'en avoir trop fait : Percussit cor suum David, eo
quod abscidisset oram chlamydis Saiil ('^) : confus en sa cons-
cience d'avoir mis seulement la main, et de s'être servi de
l'épée, contre la robe de son ennemi. Suivez, mes frères, un
si grand exemple : lorsque votre ennemi a besoin de vous,
lorsqu'il semble que Dieu le met à vos pieds par la nécessité
où il est d'implorer votre secours, n'écoutez pas les conseils
de vengeance. Ah ! voici le temps de lui rendre ce qu'il m'a
prêté. Non, ne parlez pas de la sorte ; croyez qu'il n'est en
cet état que par la permission divine (^'), et. Dieu ne l'ayant
permis que pour vous donner le moyen de le gagner, vous
a. Orat. XVI, m David. — b. I Reg., xxvi, 8, 9. — c. Ibid., 15, 16. — d. Ibid.,
XXIV, 6.
1. Edit. Vive le Seigneur Dieul II est le maître... — Texte et variante brouilles
à plaisir.
2. Bossuet ajoute, entre les lignes, à la suite du texte latin : «, Où est sa
lance, etc. ? >
3. C'est ici le passage repris par l'auteur dans la page précédente. Il refait
seulement une ligne : au lieu de « Croyez...., » il y avait : « Songez que s'il est
tombé entre vos mains, c'est parla permission divine... »
CIIARITl'; FRATERNKLLE. I 89
offensez la bonté divine, si vous laissez passer cette occasion,
et si vous vous prévalez de cette rencontre pour exercer
votre vengeance.
C'est, messieurs, en cette manière que Dieu nous permet
de combattre nos ennemis. Nouveau genre de combat, où
nous voyons aux mains, non point la fureur contre la fureur,
ni la haine contre la haine (c'est un combat de bêtes fa-
rouches) ; mais le vrai combat qui nous est permis, c'est de
combattre la haine par la douceur, les injures par les bien-
faits, l'injustice par la charité : voilà le combat que Dieu aime
à voir : « un bon combattant contre un mauvais pour le
gagner ; et non pas deux mauvais qui se déchirent l'un
l'autre : » Ut sit bonus contra malmn, non ut sint duo niali {^\
C'est ainsi, dit saint Paul, qu'il vous faut combattre : Noli
vinci a malo : « Ne vous laissez point abattre par le mauvais,
mais surmontez le mauvais par le bien : » sed vince in bono
malujn ('^). Vous vous laissez abattre lorsque vous vous
abandonnez à la colère, lorsque vous vous tourmentez par le
ressentiment d'une injure. Fructns lœdentis in dolore lœsi
est ('). C'est ce que prétend votre ennemi : il croit n'avoir
rien fait jusqu'à ce que vous témoigniez du ressentiment.
Enfin il sent le mal que je lui ai fait ! Il rit de votre douleur,
et votre douleur fait sa joie. Noli vinci a malo : ne lui donnez
pas la victoire. Dites plutôt avec David : Exaltabo te,
Domine, quotiiam suscepisti nie, nec delectasti uiiniicos nieos
super me {^). « Vous n'avez pas donné lieu à mes ennemis de
se réjouir de mes peines. » Noli vinci a malo ; mais ce n'est
pas assez : remportez la victoire sur votre ennemi en le com-
blant de bienfaits. Peut-on voir une plus illustre supériorité }
Que prétends-tu, vengeance? me mettre au-dessus de mon
ennemi ? Sans doute, c'est là son dessein : Ullionis libido,
negotium curans... glorice superiorem se tn exequenda ultione
constituit ['). Mais si je le surmonte par mes bienfaits puis-je
me mettre au-dessus de lui d'une manière plus glorieuse ?
C'est ainsi que David surmonte Saiil, c'est ainsi qu'il le met
à bout, si je puis parler de la sorte. Saiil, tout malin qu'il est,
a. s. Aug., in Ps. xxxvi, conc. 11, n. i. — b. Rom., xii, 21. — c. Tertull.,
De Persec. — d. Ps., xxix, 2. — e. Tertull., De Patient., n. 9.
190 VENDREDI APRÈS LES CENDRES.
tout plein d'envie et de fiel qu'il est, ne pouvant résister à tant
de douceur, est contraint enfin d'avouer sa faute. «J'ai péché,
j'ai péché : retourne à moi, mon fils David : » Peccavi; rever-
te7'e, fili mi David {^). Enfin la bonté est victorieuse, enfin
l'iniquité rend les armes: c'est à cette victoire, mes frères,
que Jésus-Christ nous ordonne de prétendre. Faites du bien,
dit-il, à vos ennemis. C'est jeter des charbons de feu sur leur
tête pour fondre la glace qui serre leur cœur, et les attendrir
enfin par la charité.
Et ne me dites pas: Il est trop dur.Savez-vous les conseilsde
Dieu, et désespérez-vous de sa grâce? Vous murmurez, votre
cœur résiste : mais faites-vous cette violence. Voyez, mes
frères, qu'on entrouvre un arbre pour enter dessus une autre
plante : ce rameau étranger ne tient au commencement que
par l'écorce ; mais l'arbre qui a souffert cette violence, en le
recevant en son sein, en lui faisant part de sa nourriture, se
l'unit enfin et se l'incorpore ; la séparation ne paraît plus, il
n'y reste que la cicatrice ; et le tronc ('), qui l'a porté contre
sa propre inclination, se réjouit, si je le puis dire, de voir
naître de ce rameau et des feuilles et des fruits qui lui font
honneur (^). Faites-vous violence, mes frères ; ouvrez votre
cœur à vos ennemis ; attirez-les par vos bienfaits: Dieu per-
mettra peut-être que l'union se rétablira ; et ainsi les ayant
gagnés à la charité, les fruits de leur conversion feront votre
gloire. C'est ce qui arrivera plus facilement, si vous joignez
la prière aux bienfaits ; et c'est la troisième obligation de la
charité fraternelle.
TROISIÈME POINT.
« Priez pour ceux qui vous persécutent : » si leur orgueil ne
peut être vaincu par votre douceur, ni leur dureté fléchie par
vos bienfaits, il est temps d'employer la force; ayez recours
à l'autorité suprême, plaignez-vous au tribunal de Dieu qu'on
vous refuse la charité qui vous est due ; demandez-lui qu'il
a. I jÇ^^., XXVI, 21.
*i. Var. et l'arbre se réjouit, si je puis dire...
2. Réminiscence, peut-être inconsciente, d'un passage des Gcorgiques (II, 82) :
Miraturque iiovas frondes^ et non sua po via.
CHARITÉ FRATERNELLE.
191
VOUS fasse faire justice, et qu'il vous venge enfin de vos enne-
mis ('). Est-il donc permis, chrétiens, de demander à Dieu la
vengeance ? Oui, n'en doutez pas, chrétiens, voici une ven-
geance qui vous est permise, et qui vous est même comman-
dée: et, afin de la bien entendre, apprenez de saint Augustin
qu'il faut se venger non point des hommes, mais du règne
du péché qui est en eux, et qui est la cause de la haine
injuste qu'ils ont contre vous. Il y a donc, mes frères, un cer-
tain règne du péché qui s'oppose en nous au règne de Dieu
et à sa justice. C'est ce règne dont parle l'apôtre saint Paul :
Non regnet peccatum in vestro viortali coi'pore {f). Quand
le péché règne en nous, il lâche la bride à nos passions :
c'est ainsi qu'il règne en nous-mêmes. Non content de régner
en nous-mêmes, il veut nous faire régner sur les autres; il nous
rend injustes et violents ; il nous fait opprimer les faibles et
persécuter les innocents. Dieu le permet, mes frères, pour
éprouver ses serviteurs : il laisse triompher le péché et régner
l'iniquité pour un temps. Durant ce règne, messieurs, que les
justes ont à souffrir! que les serviteurs de Dieu sont tourmen-
tés! On abuse de leur patience pour les affliger, de leur simpli-
cité pour les surprendre,de leur humilité pour leur faire insulte.
Voyez ce pécheur superbe dont parle David: « il a oublié les
jugements de Dieu; » voilà le péché qui règne en lui: « il do-
mine tyranniquement sur tous ses ennemis;»voilà qu'il le veut
faire régner sur les autres: Atiferuntur judicia tua afacie ejus:
omnium inimicorum suorum dominabitur : « Il se cache avec
a. Rom., VI, 12. — Ms. mortali vestro.
I. La feuille 23 contient l'esquisse, malheureusement peu développe'e, d'une
amplification un peu différente (découpée en variantes par Deforis) :
«Prier pour demander vengeance. Pour cela, non seulement changer, mais
abattre l'ennemi : par l'humilité, par la pénitence, etc. Pour l'entendre : règne
du péché ; cause des violences, et des calomnies, et de toutes les injustes persé-
cutions. Vice, plus entreprenant ; remue toutes les passions. Vertu ne sort point
de ses règles, et ne s'avance que par mesure. On abuse de son humilité pour lui
faire insulte, etc. De là le règne du péché. C'est contre ce règne qu'il se faut
venger : Hœc est illa plena justitiœ et misericordiœ vindicta martyrum. Saint
Etienne vengé de Saul. Non seulement Dieu le venge, mais il fait que son enne-
mi devient son vengeur : Nonne tibi videtur Patilus apostoliis etiam Stephanunt
martyrem vindicare, ciim ait : Castigo corpus fnewn ?... Hoc énim in se proster-
nebat, etc. » — Peut-être ceci n'est-il qu'un premier crayon du troisième point.
Quoi qu'il en soit, cette page contient quelques phrases qui ont pu venir sur les
lèvres de l'orateur : elle méritait d'être conservée.
192 VENDREDI APRÈS LES CENDRES.
les puissants dans des embûches pour faire mourir l'inno-
cent:» sedet in insidiis: « ses yeux regardent le pauvre comme
sa proie ; il est comme un lion rugissant qui dévore la sub-
stance du pauvre {f). » Dieu se tait cependant, il laisse régner
l'iniquité ; et ses pauvres serviteurs gémissent accablés sous
la violence ou la calomnie. Mais se vengeront-ils contre les
hommes ?.A Dieu ne plaise, mes frères ! Les hommes sont
l'ouvrage du Dieu qu'ils adorent ; ils sont ses images ; ils
sont nos frères et nos semblables; il faut aux enfants de Dieu
une vengeance plus juste. Allons à la source du mal et à la
source de l'injure que j'ai reçue: si cet ennemi me hait et me
persécute, c'est le règne du péché qui en est la cause : si ce
frénétique me frappe et me mord, c'est « la fièvre qui l'agite et
qui le remue: » Febris aiiimœ iliius odit te.àXx. saint Augustin('''):
ce n'est pas lui, dit-il, c'est sa fièvre, c'est sa maladie qui me
persécute: c'est sur cette fièvre de l'âme que je veux exercer
ma vengeance; c'est ce règne du péché que je veux détruire:
c'est une telle vengeance que demandent à Dieu les martyrs.
« Seigneur, disent-ils, vengez notre sang : » Vindica sangiii-
nem \iiostritm\ i^) : sur quoi saint Augustin a dit ces beaux
mots : Jpsa est sincera et plena justitiœ et misericordiœ
vindicta martyriun, td evertatuv regnum peccati : « Cette
vengeance des martyrs est pleine de miséricorde et de justice ;
car ils ne la demandent pas contre les hommes, mais contre
le règne du péché, sous lequel ils ont tant souffert : » Non
enim corJra ipsos Jiomines, sed contra regnum peccati. . . pstie-
runt, quo régnante tanta perpessi sunt ('^). Cette vengeance
n'est ni cruelle ni violente; au contraire, dit saint Augustin,
<'<elle est pleine de miséricorde et de justice:» Plena justitiœ
et misericordiœ : pleine de justice, parce qu'il n'est rien de
plus juste que l'iniquité soit abattue ; pleine de miséricorde,
parce que c'est sauver l'homme que de détruire en lui le péché.
Priez donc pour ceux qui vous persécutent, et demandez
à Dieu une vengeance qui leur est si salutaire. Seigneur,
vengez-moi de mon ennemi ; vengez-moi du péché qui me
persécute, de cette dureté de cœur qui s'oppose à la charité
a. Ps., IX, 26, 29, 30. — â. In Episi. Joan., Tract, vili, n. 2. — c. OJpc. Intioc.
— Cf. Apoc.^ VI, 10. — d. De Serin. Dom. in monte., lib. I, n. "]•].
CHARITÉ FRATERNELLE. 193
fraternelle : renversez ce superbe, mais que ce soit par la
pénitence : rompez le cœur de cet endurci, mais que ce soit
par la contrition : abaissez la tête de ce rebelle, mais que ce
soit par l'humilité. O noble et glorieuse vengeance ! Plût à
Dieu que nous fussions tous vengés de la sorte ! Saul avait
persécuté saint Etienne ; il l'avait lapidé, dit saint Au-
gustin ("), par les mains de tous ses bourreaux : le sang de ce
martyr n'avait fait que l'exciter au carnage ; il allait rugissant
et frémissant contre l'innocent troupeau du Fils de Dieu.
Vive Dieu ! dit le Seigneur : je vengerai mes serviteurs, et
une telle violence ne demeurera pas impunie. Il arrête Saul
dans son voyage ; il le met à ses pieds tremblant et confus.
Ne vous semble-t-il pas, chrétiens, que saint Etienne est
bien vengé de cet ennemi ? Il est vengé comme il le voulait :
Domine, ne statuas illis Jioc peccattun ('^). C'est contre le péché
qu'il veut se venger : et voilà le péché détruit, et son règne
renversé par terre. Saul devenu Paul ne songe plus qu'à
achever cette vengeance ; tous les jours il travaille à détruire
en lui le péché et ses convoitises : c'est pour cela qu'il châtie
son corps et le réduit dans la servitude, et il venge par ce
moyen, c'est saint Augustin qui le dit, et saint Etienne et les
chrétiens qu'il avait injustement persécutés : Nonne tibi vi-
detur in seipso Stepkanuni niartyreni vindicare (') ? Il les
venge, et de quelle sorte ? C'est qu'il combat, c'est qu'il
affaiblit, c'est qu'il surmonte en lui-même ce péché régnant,
cette tyrannie de ses convoitises, qui l'avait porté à ses
violences : Nam Jioc in se tUiqne prosternebat, et debilitabat,
et victunt ordinabat, tende Stephanuni cœterosque christianos
fuerat persecntus (').
Chrétiens, prions persévéramment (') pour obtenir de
Dieu cette vengeance, qui sera le salut de nos ennemis. Si
nous faisons bien cette prière, jamais nous ne pourrons vou-
loir du mal à ceux à qui nous désirons un si grand bien. Car
le règne du péché ne pouvant être détruit en eux que le
règne de Dieu ne leur advienne, pouvons-nous avoir de
a. Serm. CCCXV, n. 7. — b. Ac/.,vil, 59. — c. S. Aug., /oco sup. citât.
1. Ms. prœdicare. (Distraction.)
2. Ms. prions perseverabant pour obtenir. (Nouveau lapsus, causé par la préci-
pitation). — Plus loin : « Si nous faisons bien de cette prière.»
Sermons de Bossue t. — III. '.^
194 VENDREDI APRÈS LES CENDRES.
l'inimitié, si nous demandons pour eux un tel bonheur ?
Quoi ! leur envierons-nous les biens de la terre en leur sou-
haitant ceux du ciel ? Si nous ne voulons pas être avec eux,
nous leur souhaitons plus de bonheur qu'à nous-mêmes ;
et si nous souhaitons d'en jouir en leur compagnie, pouvons-
nous avoir de la haine contre ceux que nous désirons avoir
éternellement pour amis ? Vous ne pouvez donc pas prier
pour eux sans les aimer sincèrement ; et cependant Dieu
vous oblige à prier pour eux. On ne considère pas jusqu'où
va cette obligation. Quand vous dites : Notre Père, délivrez-
nous du mal, vous demandez à Dieu qu'il détruise en nous
ce règne du péché : vous ne parlez pas pour vous seul. Quoi !
excluez-vous votre ennemi ? voulez-vous qu'il soit damné ?
Loin de la douceur chrétienne une vengeance si enragée,
et digne d'un démon et non pas d'un homme ! Si vous l'y
comprenez, le demandez-vous sincèrement ? C'est devant
Dieu que vous parlez : donc, en demandant que Dieu le
délivre d'un si grand mal, pouvez-vous lui désirer aucun
mal ?
Il n'y a que la charité qui prie : si vous n'avez la charité,
votre intention dément vos paroles, et quand la bouche les
nomme, le cœur les exclut.
Qu'il n'en soit pas ainsi, chrétiens ; répandons devant
notre Dieu des vœux sincères pour nos ennemis, et qu'il
n'y ait personne en qui nous ne souhaitions que le règne du
péché se détruise ('). Comprenons-y tous nos ennemis et
tous les ennemis de l'Église. Si le péché n'eût régné en eux,
ils ne se seraient pas séparés de notre unité. L'ambition,
l'amour de soi-même et de ses propres opinions, c'est ce qui
a causé ce schisme, c'est ce qui a fait naître cette division
scandaleuse. Seigneur, vengez-vous de ces ennemis, et ven-
gez votre Eglise, à qui ils ont arraché tant de ses enfants !
Dieu l'a déjà fait, chrétiens : ils se sont divisés, et il les
divise : « Ils ont pris le glaive de division, » et ils ont déchiré
l'Église de Dieu :/^si habent gladium divisionis ("). « Mais
parce que le Fils de Dieu a dit véritablement que celui qui
a. S. Aug., hom. XLin, de Div.
I. Var. soit anéanti.
CHARITÉ FRATERNELLE. I95
frapperait par le glaive mourrait par le glaive, voyez ceux
qui se sont retranchés de l'unité, en combien de morceaux
ils sont partagés : » Sed quia verum dixerat Dominus : Qui
gladio pcrcutit i^/adio niorietur, videte ilios, fratres uiei, qui
se ab unitate prœcidcrunt, in qiwt friista prœcisi sunl (").
Luthériens, calvinistes, anabaptistes, sociniens, arminiens,
et tant d'autres ; autant d'opinions que de tête[s] en Angle-
terre. Dieu a vengé son Eglise ; ils n'ont pas voulu l'unité,
ils seront divisés même parmi eux. Seigneur, ce n'est pas
là toute la vengeance : détruisez le règne du péché en eux ;
ramenez-les au règne de la charité : c'est ce que l'Eglise
demande, c'est pourquoi elle gémit et elle soupire.
Vous voyez des fruits de ces prières en ces nouveaux
enfants, qui sont venus chercher en son sein la vie qui ne
se peut trouver dans une autre source. Mes frères, je les
recommande à vos charités. Vous êtes las peut-être de les
entendre si souvent recommander aux prédicateurs ; et nous
pouvons vous avouer devant ces autels que nous sommes
las de le faire : non pas que nous nous lassions de demander
du secours pour des misérables ; car à quoi peuvent être
mieux employées nos voix? nous ne rougissons pas de quêter
pour elles ; nous ne nous lassons pas de parler pour elles :
mais nous rougissons pour vous-mêmes de ce qu'il faut encore
vous le demander ; de ce qu'après qu'on a crié depuis tant
d'années au secours pour ces pauvres filles qui sont venues à
l'Eglise, et qui n'y peuvent trouver du pain, qui ont couru
à nous, et que notre lâcheté abandonne, on crie, et on crie
vainement ! Tant de prédicateurs vous l'ont dit, et le zèle ne
s'échauffe pas, etc.
a. De Agon. Christ.^ n. 31.
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SAMEDI APRÈS LES CENDRES.
Sur L'EGLISE.
14 février 1660.
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Ce beau sermon fut prononcé aux Nouveai/x Convertis (rue de Seine-
Saint-Victor). Bossuet, qui avait prêché la veille chez les Nouvelles
Catholiques, devait le lendemain faire l'ouverture de la station de
Carême dans l'église des Minimes. Ces circonstances, qui n'avaient
rien d'accablant pour sa force croissante, expliquent du moins la
rapidité de la rédaction. Cette esquisse, d'une rudesse tout archaïque,
est en même temps d'une puissante originalité. Elle doit charmer
les penseurs, sinon les délicats.
Sommaire ('). Erat navis in medio mari.
{i"'' point.) Dans l'homme, un esprit de contrariété à l'Évangile.
— Église victorieuse dans les persécutions. Sœpe expugnaverunt me.
' (2' point.) Curiosité. Ses tempêtes : ascendiint usqiie ad cœlos. Ses
bornes, comme à la mer. — Autorité et infaillibilité de l'Église.
(f point.) Église diminuée en sa foi par la multiplication de ses
enfants. Salvien. Midtiplicati siint super numerum. — Pourquoi les
bons parmi les méchants. — Nulle impatience de ce mélange.
'^Addition pour le i"' point i] (2) Persécution que souffre l'Église ; la
honte de bien faire répandue parmi les fidèles. Le plus dur de la
persécution, la honte : Qui me erubuerit. — Tertullien : Sciebat a
confusione maxime formari negationeni ; mentis statiun in fronte
consistcre, priorem esse pudoris quant corporis plagam.
Erat navis in medio mari.
Le navire était au milieu de la mer,
{Marc, VI, 47.)
LE mystère de l'Evangile, c'est l'infirmité et la force unies,
la grandeur et la bassesse assemblées. Ce grand mys-
tère (^), messieurs, a paru premièrement en notre Sauveur,
où la puissance divine et la faiblesse humaine s'étant alliées
1. Mss., 12.822, f. 28. — Sermon, f. 30-35. Nous réservons pour les Pensées
chrétiennes et morales, annexe des sermons placée dans le dernier volume, deux
pages de notes autographes (f. 29), moitié en français, moitié en latin.
2. Bossuet reprend ici, de mot à mot, quatre lignes déjà tracées à la lin de son
premier point. Peut-être les avait-il développées en chaire.
3. Var. Ce mystère admirable.
SUR L EGLISE. 197
\
composent ensemble ce tout admirable que nous appelons
jÉsus-CiiRisT. Mais ce qui paraît en sa personne, il a voulu
aussi le faire éclater dans l'Église, qui est son corps. Saint
Léon : Unum Jiorum coruscat miraciUis, aliud siicctcuibit
injuriis (").
C'est pourquoi nous voyons, dans son Écriture, que tantôt
cette Église est représentée comme une maison bâtie sur
une pierre (') immobile, et tantôt (") comme un navire qui
flotte au milieu des ondes au gré des vents et des tempêtes :
si bien qu'il paraît, chrétiens, qu'il n'est rien de plus faible
que cette Kglise, puisqu'elle est ainsi agitée ; et qu'il n'est
rien aussi de plus fort, puisqu'on ne la peut jamais renverser,
et qu'elle demeure toujours immuable, malgré les efforts de
l'enfer. L'évangile de cette journée nous la représente « par-
mi les flots : » Erat navis in niedio mari ; « portée de çà et
de là par un vent contraire : » e7'a^ enùn ventiis contrariiLs ('').
Et ce qui est de plus suprenant, c'est que Jésus, qui est son
appui, semble l'abandonner à la tempête ; il s'approche, « et
il veut passer, » comme si son péril ne le (^) touchait pas :
Et volebat prœterire eos ('). Toutefois ne croyez pas qu'il
l'oublie : il permettra bien que les flots l'agitent ; mais non pas
qu'ils la submergent (^) ni qu'ils l'engloutissent. Il commande
aux vents, et « ils s'apaisent ; il entre dans le navire, et il
arrive sûrement au port: » Ascendit in navi?n, et cessavit ventus.
et.applicuerunt {^) ; afin, messieurs, que nous entendions qu'il
n'y a rien à craindre pour l'Église, parce que le Fils de Dieu
la protège.
J'entreprends aujourd'hui de vous faire voir cette vérité
importante ; et afin que vous en soyez convaincus plus faci-
lement, je laisse les r-aisonnements recherchés, pour l'établir
solidement par expérience. Considérez en effet, messieurs,
les trois furieuses tempêtes qui ont troublé l'état de l'Église.
Aussitôt qu'elle a paru sur la terre, l'infidélité s'est élevée,
a. De passion. Dont. serm. III, cap. il. — b. Marc, vi, 48. — c. Ibid. —
d. Ibid., 51, 53.
1. Var. nous est représentée bâtie sur un roc..., — sur le roc...
2. Var. et tantôt flottante au milieu.
3. Ms. ne la touchait pas. (Distraction.)
4. Var. renversent.
jçS SAMEDI APRÈS LES CENDRES.
et elle a excité les persécutions : après, la curiosité s'est
émue, et elle a fait naître les hérésies : enfin la corruption
des mœurs a suivi, qui a si étrangement soulevé les flots,
« que la nacelle y a paru (') presque enveloppée : » Ita ut
navicitla operiretur fliictibns ("). Voilà, mes frères, les trois
tempêtes qui ont successivement tourmenté l'Eglise (^). Les
infidèles se sont assemblés pour la détruire par les fonde-
ments : les hérétiques en sont sortis pour lui arracher ses
enfants, et lui déchirer les entrailles : et si les mauvais chré-
tiens sont demeurés dans son sein, ce n'est que pour (^) lui
porter le venin jusque dans le cœur. Il faut donc, mes frères,
que cette Église soit bien appuyée et bien fortement établie,
puisqu'au milieu de tant de traverses, malgré l'effort des per-
sécutions, elle s'est soutenue par sa fermeté ; malgré les
attaques de l'hérésie, elle a été la colonne de la vérité ; malgré
la licence des mœurs dépravées, elle demeure le centre de
la charité. Voilà le sujet de cet entretien, et les trois points
de cette méditation.
PREMIER POINT.
Comme l'Eglise n'a plus à souffrir la tempête des persé-
cutions, je passerai légèrement sur cette matière ; et néan-
moins je ne laisserai pas, si Dieu le permet, de toucher des
vérités assez importantes. La première sera, chrétiens, qu'il
ne faut pas s'étonner si l'Église a eu à souffrir, quand elle a
paru sur la terre, ni si le monde l'a combattue de toute sa
force : il était impossible qu'il ne fût ainsi ; et vous en serez
convaincus, si vous savez connaître ce que c'est que l'homme.
Je dis donc que nous avons tous dans le fond du cœur un
principe d'opposition et de répugnance à toutes les vérités
divines ; en telle sorte que l'homme laissé à lui-même, non
seulement ne peut les entendre, mais qu'ensuite il ne les peut
souffrir; et qu'en étant choqué au dernier point, il est comme
forcé de les combattre. Ce principe de répugnance s'ap-
a. Matth., vni, 24.
1. Var. y a été...
2. Var. dont l'Église a été tourmentée.
3. Var. enfin les mauvais chrétiens ne sont demeurés dans son sein qu'afinde
lui porter le venin jusque dans son cœur.
SUR l'Église. 199
pelle dans l'Écriture « infidélité (") ; » ailleurs, « esprit de
défiance (''');>) ailleurs, « esprit d'incrédulité (') : » il est dans
tous les hommes ; et s'il ne produit pas en nous tous ses
effets, c'est la grâce de Dieu qui l'empêche.
Si vous remontez jusqu'à l'origine, vous trouverez, mes-
sieurs, que deux choses produisent en nous cette répugnance :
la première, c'est l'aveuglement; la seconde, la présomption.
L'aveuglement, messieurs, nous est représenté dans les Ecri-
tures par une façon de parler admirable : elles disent que « les
pécheurs ont oublié Dieu :» Omnes gentes quœ obliviscuntur
Deum : — Obliti simt verba tua inimici inei : — Intelligite
hœc, qui obliviscimini Deiun ("'). Que veut dire cet oubli, mes
frères ? Il est bien aisé de le comprendre : c'est que Dieu, à
la vérité, avait éclairé l'homme de sa connaissance, mais
l'homme a fermé les yeux à cette lumière : il s'est laissé mener
par ses sens ; peu à peu il n'a plus pensé à ce qu'il ne voyait
pas ; il a oublié aisément ce à quoi il ne pensait pas. Voilà
Dieu dans l'oubli, voilà ses vérités effacées : ne lui en parlez
pas, c'est un langage qu'il ne connaît plus : Obliti simt verba
tua inimici mci. C'est pourquoi la même Ecriture, voulant
aussi nous représenter de quelle sorte les hommes retournent
à Dieu : Reminisceutur : « ils se souviendront ; » et ensuite
qu'arrivera-t-il ? et convertentur ad Douiiuum : {") « ah ! ils
se convertiront au Seigneur. » Quoi ! ils l'avaient donc oublié,
leur Dieu, leur Créateur, leur Epoux, leur Père ! Oui, mes
frères, il est ainsi ; ils en ont perdu le souvenir. Cela va bien
loin, si vous l'entendez : toute la connaissance de Dieu, toutes
les idées de ses vérités, l'oubli, comme une éponge, a passé
dessus, et les a entièrement effacées ; ou, s'il en reste encore
quelques traces, elles sont si obscures qu'on n'y connaît rien.
Voyez durant le règne de l'idolâtrie, durant qu'elle régnait
sur toute la terre.
Ce serait peu que ce long oubli pour nous exciter à la
résistance, si l'orgueil ne s'y était joint : mais il est arrivé,
pour notre malheur, que, quoique l'homme soit aveugle à
l'extrémité, il est encore plus présomptueux. En quittant la
a. Lî(c., IX, 41, etc. — b. Ephes., il, 2. — c. Co/oss., m, 6. — (f. Ps., ix, 18 ;
CXVIII, 139 ; XLIX, 22. — e. Ps., XXI, 28.
200 SAMEDI APRÈS LES CENDRES.
sagesse de Dieu, il s'est fait une sagesse à sa mode; il ne sait
rien, et croit tout entendre; si bien que tout ce qu'il dit qu'il
ne conçoit pas ('), il le prend pour un reproche de son igno-
rance; il ne le peut souffrir, il s'irrite: si la raison lui manque,
il emploie la force ; il emprunte les armes de la fureur pour
se maintenir en possession de sa profonde et superbe igno-
rance. Jugez où les vérités évangéliques, si hautes, si majes-
tueuses, si impénétrables, si contraires au sens humain (') et
à la raison préoccupée, ont dû pousser cet aveugle présomp-
tueux, je veux dire l'homme ; et quelle résistance il fallait
attendre d'une indocilité si opiniâtre. Voyez-la par expé-
rience en la personne de notre Sauveur. Ou'aviez-vous fait,
ô divin Jésus! pour exciter contre vous ce scandale horrible?
Pourquoi les peuples se troublent-ils('')? pourquoi frémissent-
ils contre vous avec une rage si désespérée? Chrétiens, voici
le crime du Sauveur Jésus. Il a enseigné les vérités de son
Père (^) ; ce qu'il a vu dans le sein de Dieu, il est venu l'an-
noncer aux hommes (^): ces aveugles ne l'ont pas compris, et
ils n'ont pas pu le comprendre : Aniinalis Jiomo 7îon per-
cipit {^). Écoutez comme il leur reproche : « Pourquoi ne
connaissez-vous pas mon langage? Parce qufe vous ne pouvez
pas prêter l'oreille à mon discours : » Quare loquelam meam
non cognoscitis? Quia non pote stis aiidire sermonein ineum ('').
Mais peut-être, ne l'entendant pas, ils se contenteront de
le mépriser. Non, mes frères, ce sont des superbes : tout ce
qu'ils n'entendent pas, ils le combattent ; «tout ce qu'ils igno-
rent, ils le blasphèment {{). » C'est pourquoi Jésus-Christ
leur dit : « Vous me voulez tuer, méchants que vous êtes,
parce que mon discours ne prend point en vous : » Qîtœritis
me interficere, quia sernio meus non capit in vobis (^). Quelle
fureur, mes frères, d'entreprendre de tuer un homme, parce
qu'on n'entend pas son discours ! Mais il n'y a pas sujet de
s'en étonner ; il parlait des vérités de son Père à des igno-
a. Ps., II, I. — b.Joan., vill, 28. — c.Joan., l, 18. — d. \ Cor., II, 14. — Ms.
non potest intelligere. — c. Joan., viii, 43. —f.Jiid., 10. — g. Joan., Vlll, 57.
1. Kdit. « tout ce <\\x'on lui dit, qu'il ne conçoit pas.» — Correction plausible,
mais non nécessaire.
2. Ms. aux sens humains. — Nous trouvons fréquemment à cette date de ces
pluriels, dont plusieurs sont de vrais lapsus.
SUR l'Église. 201
rants opiniâtres : comme ils n'entendaient pas ce divin lan-
gage, car il n'y a que les humbles qui l'entendent, ils ne
pouvaient qu'être étourdis de la voix de Dieu; et c'est ce qui
les excitait à (') la résistance. Plus les vérités étaient hautes, et
plus leur raison superbe était étourdie, et plus leur folle
résistance était entiammée. Il ne faut donc pas trouver
étrange si Jésus leur préchant, comme il dit lui-même, «ce
qu'il avait appris au sein de son Père (''), » ils se portent à la
dernière fureur, et se résolvent de le mettre à mort par un
infâme supplice : Qiiia sermo meus non capit in vobis.
Après cela, pouvez[-vous] douter de ce principe d'opposi-
tion, qu'une ignorance altière et présomptueuse a gravé dans
le cœur des hommes contre Dieu et ses vérités ? Jésus-Christ
l'a éprouvé le premier. Son Eglise, paraissant au monde pour
soutenir la même doctrine par laquelle ce divin Maître avait
scandalisé les superbes, pouvait-elle manquer d'ennemis .-^
Non, mes frères, il n'est pas possible : puisque la foi qu'elle
professe vient étonner le monde par sa nouveauté, troubler
les esprits par sa hauteur, effrayer les sens par sa sévérité,
qu'elle se prépare à souffrir. \\ faut qu'elle soit en haine à
tout le monde ; et vous le savez, chrétiens, c'est une chose
incompréhensible ce qu'a souffert l'Eglise de Dieu, durant
près de quatre cents ans, sous les empereurs infidèles. Il serait
infini de le raconter. Concevez seulement ceci, qu'elle était
tellement chargée et de la haine publique et des impréca-
tions de toute la terre, qu'on l'accusait hautement de tous les
désordres du monde. Si la pluie manquait aux biens de la
terre, si les Barbares faisaient quelques courses et rava-
geaient, si le Tibre se débordait, les chrétiens en étai[en]t la
cause ; et tout le monde disait qu'il n'y avait point de meil-
leure victime, pour apaiser la colère des dieux, que de leur
immoler les chrétiens « par tout ce que la rage et le désespoir
pouvait inventer de plus cruel : » Per ah'ociora ingénia pœ-
7iarum (''). Ou'aviez-vous fait. Église, pour être traitée de la
sorte ? J'en pourrais rapporter plusieurs causes; mais celle-ci
a./oan., vill, 38. — b. Tertull., De Resîtr. cnni., n. 8. — Ms. per omne ins^e-
Jiiuin crudelitatis.
I. Var. c'est pourquoi ils s'animaient à..
L
202 SAMEDI APRÈS LES CENDRES.
est la principale : elle faisait profession de la vérité, et de la
vérité divine; de là ces cris de la haine, de là ces injustes (')
persécutions. Si l'Eglise en a été agitée, elle n'en a pas été
surprise : elle sait bien connaître la main qui l'appuie et elle
se sent à l'épreuve de toute sorte d'attaques.
Et à ce propos, chrétiens, saint Augustin se représente
que les fidèles, étonnés de voir durer si longtemps la persé-
cution, s'adressent à l'Eglise leur mère, et lui en demandent
la cause. — Il y a longtemps, ô Eglise, que l'on frappe sur
vos pasteurs, et les troupeaux sont dispersés. Dieu vous a-t-il
oubliéePSi ce n'eût été qu'en passant...; tant de siècles, etc.
Les vents grondent, les flots se soulèvent ; vous flottez deçà
et delà, battue des ondes et de la tempête : ne craignez-
vous pas d'être abîmée ? — La réponse de l'Église dans le
psaume cxxviii. Mes enfants, je ne m'étonne pas de tant de
traverses : j'y suis accoutumée dès mon enfance: St^/>e expu-
gnave7'unt me a juventiUe mea : « Ces mêmes ennemis qui
m'attaquent m'ont déjà persécutée dès ma jeunesse.» L'E-
glise a toujours été sur la terre ; dès sa plus tendre enfance
elle était représentée en Abel, et il a été tué par Gain son
frère ; elle a été représentée en Enoch, et il a fallu le tirer du
milieu des impies : Traiislatiis est (ab miquis) ("), sans doute
parce qu'ils ne pouvaient souffrir son innocence. La famille de
Noé, il a fallu la délivrer du déluge. Abraham, que n'a-t-il
pas souffert des impies ? son fils Isaac, d'Ismaël ? jacob,
d'Esaû {") ? Celui qui était selon la chair, n'a-t-il pas persé-
cuté celui qui était selon l'esprit (''')? Moïse ; Élie ; les pro-
phètes ; Jésus-Christ et les apôtres } Par conséquent, mon
fils, dit l'Eglise, ne t'étonne pas de ces violences : Sœpe ex-
piignavevunt me a juventute mea : 7iumqiiid ideo non pcrveni
ad senectiUem (') } Regarde mon antiquité, considère
mes cheveux gris; « ces cruelles persécutions dont on a
tourmenté mon enfance, m'ont-elles empêchée de parvenir
à cette vénérable vieillesse?» Si c'était la première fois, j'en
a, Hebr., xi, 5. — Ab iniqtiis est un commentaire. — b. Galat.^w, 29. —
c. S. Aug., In Ps. cxxvni, n. 2, 3.
1. Var. cruelles.
2. La précipitation est telle chez l'auteur, qu'il e'crit : << Isaac, d'Ésaii? Jacob,
d'Ismaël?»
SUR l'Église. 203
serais peut-être troublée; maintenant la longue habitude fait
que mon cœur ne s'en émeut pas. Je laisse faire aux pécheurs.
Supra dorsxim meuin fabricaverunt peccatores {^) ; je ne tourne
pas ma face contre eux, pour m'opposer à leur violence, je
ne fais que tendre le dos ; ils frappent cruellement ('), et je
souffre sans murmurer ; c'est pourquoi ils ne donnent point
de bornes à leur furie : Prolongaverunt iniqîiitatein suam.
Ma patience sert de jouet à leur injustice ; mais je ne me
lasse pas de souffrir, et je me souviens de celui « qui a aban-
donné ses joues aux soufflets, et n'a pas détourné sa face des
crachats : » Facicm meaui non averti ab increpantibus et con-
spuentibusin me (^\ Quoique je semble toujours flottante, ne
t'étonne pas i^) ; la main toute-puissante qui me sert d'appui
saura bien m'empêcher d'être submergée. Que si Dieu la
soutient avec tant de force contre la violence, pourrez-vous
croire, messieurs, qu'il la laisse accabler par les hérésies }
Non, messieurs, ne le croyez pas. C'est ma seconde partie (^).
SECOND POINT.
La seconde tempête de l'Eglise, c'est la curiosité qui
l'excite : curiosité, chrétiens, qui est la peste des esprits, la
ruine de la piété et la mère des hérésies. Pour bien entendre
cette vérité, il faut remarquer, avant toutes choses, que la
sagesse divine a donné des bornes à nos connaissances. Car
comme cette Providence infinie, voyant que les eaux de la
mer se répandraient par toute la terre et en couvriraient
toute la surface, lui a prescrit un terme qu'il (^) ne lui permet
pas de passer ; ainsi, sachant que l'intempérance des esprits if)
s'étendrait jusqu'à l'infini par une curiosité démesurée, il lui
a marqué des limites auxquelles il lui ordonne d'arrêter son
cours. « Tu iras, dit-il, jusque-là, et tu ne passeras pas plus
a. Ps., CXXVIII, 3. — b. /s., L, 6.
1. Var. avec fureur.
2. Var. Ne t'étonne pas si je suis flottante.
3. Avant d'entrer dans son deuxième point, Bossuet note : « C'est une espèce
de persécution que souffre l'Eglise, la honte de bien faire... » (Voy. ci-dessus,
fin du sommaire.)
4. //, c'est-à-dire, D/eu, dont l'idée est évoquée par les mots <\ cette Providence
infinie. » Cette syllepse irrégulière est due à l'extrême rapidité de la rédaction.
5. Var. que l'esprit humain.
204 SAMEDI APRÈS LES CENDRES.
outre : » Usque hue gradieris, et non procèdes ainplnis ;et hic
confringes ttimentes fluctus tuos ("). C'est pourquoi Tertul-
lien a dit sagement que le chrétien ne veut savoir que fort
peu de choses, parce que, poursuit ce grand homme, les
choses certaines sont en petit nombre : » Christiano paucis
adscientiain veritatis opus est;na77i et certa semper in paucis (^).
Il ne se veut pas égarer dans les questions infinies qui sont
défendues par l'Apôtre : Quœstio7ies devita (") ; il se resserre
humblement dans les points que Dieu a révélés à son
Église ; et ce qu'il n'a pas révélé, il trouve de la sûreté
à ne le savoir pas ; il déteste la vaine science que l'esprit
humain usurpe, et il aime la docte ignorance que la loi divine
prescrit : « C'est tout savoir, dit-il, que de n'en pas savoir
davantage : » Nihil ultra scire omnia scire est ('').
Quiconque se tient dans ces bornes et sait régler sa foi
par ce qu'il apprend de Dieu par l'Eglise, ne doit pas appré-
hender la tempête. Mais la curiosité des esprits superbes ne
peut souffrir cette modestie : « Ses flots s'élèvent, dit l'Ecri-
ture ; ils montent jusqu'aux cieux, ils descendent jusqu'aux
abîmes :» Exaltati smit fiuctus ejus ; ascendimt usque ad
cœlos, et descendant usque ad abysses ['). Voilà une agitation
bien violente ; c'est une vive image des esprits curieux : leurs
pensées vagues et agitées se poussent comme des flots les
unes les autres ; elles s'enflent, elles s'élèvent démesurément :
il n'y a rien de si élevé dans le ciel, ni rien de si caché dans
les profondeurs de l'enfer, oii ils ne s'imaginent de pouvoir
atteindre : Ascendunt usqtie ad cœlos... Et les conseils de sa
Providence, et les causes de ses miracles, et la suite impé-
nétrable de ses mystères, ils veulent tout soumettre à leur
jugement : Ascendunt. Malheureux qui, s'agitant de la sorte,
ne voient pas qu'il leur arrive comme à ceux qui sont tour-
mentés par la tempête : Turbati sunt, et rnoti suftt sicut
ebrius : « Ils sont troublés comme des ivrognes ; » la tête
leur tourne dans ce mouvement : Et oninis sapientia eoruni
devorata est {{) : « Là toute leur sagesse se dissipe ; » et
ayant malheureusement perdu la route, ils se heurtent {^)
a. Job, XXXVIII, II. — ^. De Anima, n. 2. — c. Tit., Ill, 9. — Ms. Infinitas...
— d. TertuU., De Prœscr. adv. hœr., n. 14. — e. Ps., cvi, 25, 26. — /. //nd., 27.
I. l'ar. ils se vont heurter.
SUR l'Église. 205
contre des écueils, ils se jettent dans des abîmes, ils s'égarent
dans des hérésies. Arius, Nestorius, etc., votre curiosité
vous a perdus. Voilà la tempête élevée par la curiosité des
hérétiques ; c'est par là qu'ils séduisent les simples, parce
que, dit saint Augustin ("), « toute âme ignorante est
curieuse : » Omnis anima indocta curiosa est. Cela est nou-
veau, écoutons, etc. ; la manière... Arius, etc., pourquoi
cherchez-vous ce qui ne se peut pas trouver .'* ADiplms
qjtœrerc non licei, quant qiwd iîtveniri licet (''').
Pour empêcher les égarements de cette curiosité perni-
cieuse, le seul remède, mes frères, c'est d'écouter la voix de
l'Eglise, et de soumettre son jugement à ses décisions infail-
libles. Je parle à vous, enfants nouveau-nés que l'Eglise a
engendrés, etc. ; c'est sur la fermeté de cette Eglise qu'il faut
appuyer vos esprits, qui seraient flottants sans ce soutien.
Etes-vous curieux de la vérité } voulez-vous voir } voulez-
vous entendre ? Voyez et écoutez dans l'Eglise : Sicnt audi-
vinius, sic vidintiis : « Nous avons ouï, et nous avons vu, »
dit David ; et où ? In civitate Doniiiii virtutum (") : « en la
cité de notre Dieu ; » c'est-à-dire, en sa sainte Église. « Celui
qui est hors de l'Église, dit saint Augustin, (écoutez, etc.)
quelque curieux qu'il soit, de quelque science qu'il se vante,
il ne voit, ni n'entend ; quiconque est dans l'Église, il n'est
ni sourd, ni aveugle : » Extra illaui qui est, nec attdit, nec
videt ; initia qin est, nec surdus, nec cœcus est ("'). Donc s'il
est ainsi, chrétiens, que notre curiosité n'aille pas plus loin.
L'Église a parlé, c'est assez. Cet homme est sorti de l'Église ;
il prêche, il dogmatise, il enseigne : Que dit-il } que prêche-
t-il } quelle est sa doctrine } — O homme vainement curieux !
Je ne m'informe pas de sa doctrine : il est impossible qu'il
enseigne bien, puisqu'il n'enseigne pas dans l'Église. Un
martyr illustre, un docteur très éclairé, saint Cyprien...
Antonianus, un de ses collègues, lui avait écrit au sujet de
Novatien, schismatique, pour savoir de lui par quelle hérésie
il avait mérité la censure ; [il] lui fait cette belle réponse (') :
a. De Agon. Christ., n. 4. — b. Tertull., De Anima,n. 2. — c. Fs., XLVii, 9. —
</. In Ps. XLVii, n. 7.
I. Avec les Bénédictins, nous donnons le texte entier : Bossuet l'a seulement in-
diqué de mémoire, tout en le traduisant fidèlement : « Quod ad Novatiani, etc. »
2o6
SAMEDI APRÈS LES CENDRES.
Desiderasti ut rescriberem tibi quam hœresim Novaiianus
introdiLxisset . . . Qîdsqtiis ille fuerit, multuni de se licet jac-
ians, et sibi plurimiim vindicans, profanais est, alienus est,
foris est ("). « Pour ce qui regarde Novatien, duquel vous
désirez que je vous écrive quelle hérésie il a introduite ;
sachez premièrement que nous ne devons pas même être
curieux de ce qu'il enseigne, puisqu'il enseigne hors de
l'Eglise : quel qu'il soit, et de quoi qu'il se vante, il n'est pas
chrétien, n'étant pas en l'Eglise de Jésus-Christ. »
L'orgueil des hérétiques s'élève : Quoi! je croirai sur la
foi d'autrui! Je veux voir, je veux entendre moi-même. —
Langage superbe (reconnaissez-le, mes chers frères : c'est
celui que vous parliez autrefois). L'Eglise l'a dit, n'est-ce pas
assez ? — Mais elle se peut tromper ? — Enfant, qui dés-
honores ta mère, en quelle Ecriture as-tu lu que l'Eglise
puisse tromper ses enfants ? Tu reconnais qu'elle est mère ;
elle seule peut engendrer les enfants de Dieu : si elle peut
les engendrer, qui doute qu'elle puisse les nourrir ? Certes,
la terre, qui produit les plantes, leur donne aussi leur nour-
riture : la nature ne fait jamais une mère, qu'elle ne fasse en
même temps une nourrice. L'Eglise sera-t-elle seule qui
engendrera des enfants, et n'aura point de lait à leur donner ?
Ce lait des fidèles, c'est la vérité, c'est la parole de vie.
Enfants dénaturés, si j'ai (') des entrailles qui vous ont portés,
j'ai des mamelles pour vous allaiter : voyez, voyez le lait qui
en coule, la parole de vérité qui en distille ; approchez-vous,
sucez et vivez, et ne buvez pas {^) à des sources empoison-
nées. — Mais il faut connaître quelle est cette Eglise. —
Ah ! qu'il est bien aisé d'exclure la vôtre. Dressée de nouveau
(art[icle] 3). O Église bâtie sur le sable ! Vous croyiez, ô
divin Jésus, avoir bâti sur la pierre ; c'est sur un sable mou-
vant ; c'est la confession de foi. Donc votre édifice (^) est
tombé par terre : il a fallu que Luther et Calvin vinssent le
a. S. Cyprian., £'^ LU, ad Anton.
1. Var. Enfants dénaturés, qui sortez des entrailles et rejetez les mamelles,
voyez... — Les éditeurs cousent bout à bout les deux rédactions. Ainsi font-ils
de la variante suivante.
2. Var. ne portez pas votre bouche...
x. Var. le firmament.
SUR l'Église. 207
dresser de nouveau ! Mes enfants, respectez mes cheveux
gris ; voyez cette antiquité vénérable : je ne vieillis pas, parce
que je ne meurs jamais ; mais je suis ancienne. Pourquoi vous
vantez-vous de m'avoir rétablie ? Quoi ! vous avez fait votre
mère ! Mais si vous l'avez faite, d'où êtes-vous nés ? Et vous
dites que je suis tombée ? Je suis sortie de tant de périls !
Laissons-les errer, mes frères : Dieu n'a perdu pour cela
pas un des siens. Ils étaient de la paille, et non du bon grain:
le vent a soufflé, et la paille s'en est allée ; « ils s'en sont
allés en leur lieu ("); ils étaient parmi nous, mais ils n'étaient
point des nôtres (''). » Pour nous, enfants de l'Eglise, et vous
que l'on avait exposés dehors comme des avortons, et qui
êtes enfin rentrés dans son sein, apprenez à n'être curieux
qu'avec l'Eglise, à ne chercher la vérité qu'avec l'Église, et
retenez cette doctrine : Dieu aurait pu, sans doute (car que
peut-on dénier à sa puissance ?) il aurait pu nous conduire à
la vérité par nos connaissances particulières; mais il a établi
une autre conduite ; il a voulu que chaque particulier fît dis-
cernement de la vérité, non point seul, mais avec tout le
corps et toute la communion catholique, à laquelle son juge-
ment doit être soumis. Cette excellente police est née de
l'ordre de la charité, qui est la vraie loi de l'Église. Car si
quelqu'un cherchait en particulier, et si les sentiments se
divisaient, les cœurs pourraient enfin être partagés. Mais
pour nous unir tous ensemble par le lien d'une charité indis-
soluble, pour nous faire chérir davantage la communion et
la paix, il a établi cette loi : voulez-vous entendre la vérité,
allez au sein de l'unité, au centre de la charité ; c'est l'unité
catholique qui sera la chaste mamelle d'où coulera (') sur
vous le lait de la doctrine évangélique: tellement que l'amour
de la vérité est un nœud qui nous lie à l'unité et à la société
fraternelle. Nous sommes membres d'un même corps : cher-
chons tous ensemble ; laissons faire les fonctions à chaque
membre ; laissons voir les yeux, laissons parler la bouche.
Il y a des pasteurs à qui le Saint-Esprit même a appris à
dire sur toutes les contestations qui sont nées : « Il a plu au
a. Act., I, 25. — b. IJoan., n, 19.
I. Var, d'où vous prendrez.
208 SAMEDI APRÈS LES CENDRES.
Saint-Esprit et à nous ("). "» Arrêtons-nous là, chrétiens, et
« ne soyons pas plus sages qu'il ne faut ; mais soyons sages
avec retenue ('''), » et selon la mesure qui nous est donnée.
TROISIÈME POINT.
Jusqu'ici, mes frères, tout ce que j'ai dit est glorieux à
l'Église : j'ai publié sa constance dans les tourments, sa vic-
toire sur les hérésies, tout cela est grand et auguste ; mais
que ne puis-je maintenant vous cacher sa honte, je veux dire
les mœurs dépravées de ceux qu'elle porte en son sein ! Mais
puisqu'à ma grande douleur cette corruption est si visible,
et que je suis contraint d'en parler, je commencerai à la
déplorer par les éloquentes paroles d'un saint et illustre écri-
vain. C'est Salvien, prêtre de Marseille, qui, dans le premier
livre qu'il a adressé à la sainte Eglise catholique, lui parle en
ces termes : « Je ne sais, dit-il, ô Église ! de quelle sorte il
est arrivé que ta propre félicité combattant contre toi-même,
tu as presque autant amassé de vices que tu as conquis de
nouveaux peuples :» Nescio qiiomodo pugnacité contra temet-
ipsam tua felicitate, quant2mi tibi auctzmi est populorimi,
tantum pêne vitiorum (^). La prospérité a attiré les pertes; la
grandeur est venue, et la discipline s'est relâchée. Pendant
que le nombre des fidèles s'est augmenté, l'ardeur de la foi
sest ralentie; et l'on t'a vue, ô Église, affaiblie par ta fécon-
dité, diminuée par ton accroissement, et presque abattue par
tes propres forces : » Quantum tibi copiœ accessit, tantum
disciplinœ recessit . . . Multiplicatis {") Jideipopulis,Jides immi-
nuta est.., ; factaque es, Ecclesia, profectu ttiœ fœcunditatis
infir7nior, atque accessit relabens, et quasi viribus minus va-
lida {^). Voilà une plainte bien éloquente ; mais, mes frères, à
notre honte, elle n'est que trop véritable. L'Église n'est faite
que pour les saints ; il est vrai, les enfants de Dieu y sont
appelés de toutes parts; tous ceux qui sont du nombre y sont
entrés; « mais plusieurs y sont entrés par-dessus le nombre : »
Multiplicati sunt super numerum ('). L'ivraie est crue avec
a. AcL, XV, 28. — b. Rom., XII, 3. — c. Advers. Avarit., lib. I, n. i. — d. Ibid.
— e. Ps., xxxix, 6.
I. M s. crescentibus.
SUR l'Église. 209
le bon grain ; et, la charités 'étant refroidie, le scandale s'est
élevé jusque dans la maison de Dieu. Voilà ce qui scandalise
les faibles, voilà la tentation des infirmes. Quand vous verrez,
mes frères, l'iniquité qui lève la tête au milieu même du
temple de Dieu, Satan vous dira: Est-ce là l'Eglise.'* sont-ce
là les successeurs des Apôtres.'* et il tâchera de vous ébranler,
imposant à la simplicité de votre foi.
Il faudrait peut-être un plus long discours pour vous for-
tifier contre ces pensées ; mais étant pressé par le temps, je
dirai seulement ce petit mot, plein de consolation et de vérité.
Ne croyez pas, mes frères, que l'homme ennemi, qui va
semer la nuit dans le champ ("), puisse empêcher de croître
le bon grain du Père de famille, ni lui ôter sa moisson. Il
peut bien la mêler, remarquez ceci, il peut bien semer par-
dessus; mais il ne peut pas ni arracher le froment, ni corrompre
la bonne semence. Il y en a qui profane[nt] les sacrements;
mais il y en a toujours qu'ils sanctifient ; il y a des terres
sèches et pierreuses où la parole tombe inutilement; mais il
y a des champs fertiles où elle fructifie au centuple. Il y a
des gens de bien, il y a des saints : le bras de Jésus-Christ
n'est pas affaibli ; l'Eglise n'est pas devenue stérile; le sang
de Jésus-Christ n'est pas inutile; la parole de son Evangile
n'est pas infructueuse à l'égard de tous. Déplorez donc, quand
il vous plaira, la prodigieuse corruption de mœurs qui se voit
même dans l'Eglise; je me joindrai à vous dans cette plainte :
je confesserai, avec saint Bernard ('''), «qu'une maladie puante
infecte quasi tout son corps. î> Non, non, le temple de Dieu
n'en est pas exempt : Jésus-Christ en enrichit qui le désho-
norent; Jésus-Christ en élève qui servent à (') l'Antéchrist:
l'iniquité est entrée comme un torrent ; on ne peut plus
noter (^) les impies, on ne peut plus les fuir, on ne peut plus
les retrancher, tant ils sont forts, tant ils sont puissants, tant
le nombre en est infini (^) : la maison de Dieu n'en est pas
exempte, etc. Mais au milieu de tous ces désordres, sachez
a. Matth., xin, 25. — b. In Cani. Serin, xxxin, n. 15.
1. Nous dirions en ce sens : Oui servent l'Antéchrist. (Voy. Remarques...^
dans l'Introduction du t. I, p. LViil.)
2. Var. remarquer.
3. Var. parce q'i'ils se sont multipliés sans nombre.
Sermons de Bossuet. — III. '4
2IO SAMEDI APRES LES CENDRES.
que « Dieu connaît ceux qui sont à lui ("). » Jetez les yeux
dans ces séminaires : combien de prêtres très-charitables !
dans les cloîtres : combien de saints pénitents ! dans le monde :
magistrats, etc. ; combien qui « possèdent comme ne possé-
dant pas, qui usent du monde comme n'en usant pas, sachant
bien que la figure de ce monde passe (^') : » les uns paraissent,
les autres sont cachés ; selon qu'il plaît au Père céleste, ou de
les sanctifier par l'obscurité, ou de les produire par (') le bon
exemple. — Mais il y a aussi des méchants ; le nombre en
est infini; je ne puis vivre en leur compagnie. — Mon frère,
où irez-vous ? Vous en trouverez par toute la terre, ils sont
partout mêlés avec les bons : ils seront séparés un jour ; mais
l'heure n'en est pas encore arrivée. Que faut-il faire en atten-
dant ? Se séparer de cœur ; les reprendre avec liberté, afin
qu'ils se corrigent; et s'ils ne le font, les supporter en charité,
afin de les confondre. Mes frères, nous ne savons pas les
conseils de Dieu : il y a des méchants qui s'amenderont ; et
il les faut attendre en patience : il y en a qui persévéreront
dans leur malice ; et puisque Dieu les supporte, ne devons-
nous pas les supporter ? Il y en a qui sont destinés pour
exercer la vertu des uns, venger le crime des autres : on les
ôtera du milieu, quand ils auront accompli leur ouvrage (^).
Dieu sait le jour de tous, il a marqué dans ses décrets éternels
le jour de la conversion des uns, le jour de la damnation des
autres: ne précipitez pas le discernement. « Aimez vos frères,
dit saint Jean ('), et vous ne souffrirez point de scandale. »
Pourquoi? Parce que, dit saint Augustin ('^), « celui qui aime
son frère, il souffre tout pour l'unité. » Qui diligit fratrem,
tolérât omniœ propter unitatem.
Aimons donc, mes frères, cette unité sainte ; aimons la
fraternité chrétienne, et croyons qu'il n'y a aucune raison
pour laquelle elle puisse être violée. Que les scandales s'é-
a. II Tm., n, 19. — b.\ Cor., vn, 30, 31. — c. l Joan., n, 10. — d. In Epist.
Joan. Tract. l, n. 12.
1. On attendrait plutôt <ipour le bon exemple. » Peut être y a-t-il un lapsus.
2. Les éditeurs ajoutent cette phrase, qui est soulignée, c'est-à-dire, je crois,
effacée au manuscrit : « Laissez accoucher cette criminelle, avant que de la faire
mourir. >
SUR L EGLISE. 2 1 I
lèvent, que l'impiété règne dans l'Église, qu'elle paraisse,
si vous voulez, jusque sur l'autel : c'est là le triomphe de
la charité d'aimer l'unité catholique, malgré les troubles,
malgré les scandales, malgré les dérèglements de la discipline.
Gémissons-en devant Dieu ; reprenons-les devant les hom-
mes, si notre vocation le permet : mais si nous avons un bon
zèle, ne crions pas vainement contre les abus ; mettons la
main à l'œuvre sérieusement, et commençons chacun par
nous-mêmes la réformation de l'Église. Mes enfants, nous
dit-elle, regardez l'état où je suis ; voyez mes plaies, voyez
mes ruines. Ne croyez pas que je veuille me plaindre des
anciennes persécutions que j'ai souffertes, ni de celle dont
je suis menacée à la fin des siècles : je jouis maintenant d'une
pleine paix sous la protection de vos princes, qui sont devenus
mes enfants aussi bien que vous ; mais c'est cette paix qui
m'a désolée : Ecce, ecce in pace amaritudo inea amarissima {f).
Il m'était certainement bien amer, lorsque je voyais mes
enfants si cruellement massacrés ; il me l'a été beaucoup
davantage, lorsque les hérétiques se sont élevés, et ont arraché
avec eux, en se retirant avec violence, une grande partie de
mes entrailles : mais les blessures des uns m'ont honorée, et
quoique touchée au dernier point de la retraite des autres,
enfin ils sont sortis de mon sein, comme des humeurs qui me
surchargeaient. Maintenant, « maintenant mon amertume
très amère (') est dans la paix : » Ecce in pace amaritudo
mea amarissima ! C'est vous, enfants de ma paix, c'est vous,
mes enfants et mes domestiques, qui me donnez mes bles-
sures les plus sensibles par vos mœurs dépravées : c'est vous
qui ternissez ma gloire, qui me portez le venin au cœur, qui
couvrez de honte ce front auguste sur lequel il ne devait
paraître ni tache ni ride i^). Guérissez-moi, etc.
Que reste-t-il après cela, sinon qu'elle vous parle des in-
térêts de ces nouveaux frères que sa charité vous a donnés }
Elle vous les recommande. Le schisme lui a enlevé tout
l'Orient ; l'hérésie a gâté tout le Nord : ô France, qui étais
autrefois exempte de monstres, elle t'a cruellement partagée !
a. h., xxxvni, 17. — b. Ephes., v, 27.
I. Var. ma grande amertume.
2 12 SAMEDI APRÈS LES CENDRES.
Parmi des ruines si épouvantables, TEglise, qui est toujours
mère, tâche d'élever un petit asile (') pour recueillir les restes
d'un si grand naufrage : et ses enfants dénaturés l'aban-
donnent dans ce besoin. Le jeu engloutit tout ; ils jettent dans
ce gouffre des sommes immenses : pour cette œuvre de piété
si nécessaire, il ne se trouve rien dans la bourse. Les prédica-
teurs élèvent leur voix avec toute l'autorité que leur donne
leur ministère, avec toute la charité que leur inspire la com-
passion de ces misérables ; et ils ne peuvent arracher un
demi-écu ; et il faut les aller presser les uns après les autres ;
et ils donnent quelque aumône chétive, faible et inutile se-
cours ; et encore ils s'estiment heureux d'échapper ; au lieu
qu'ils devraient courir d'eux-mêmes pour apporter du moins
quelque petit soulagement à une nécessité si pressante. O
dureté des cœurs ! ô inhumanité sans exemple ! Mes chers
frères, Dieu vous en préserve ! Ah ! si vous aimez cette
Eglise, dont je vous ai dit de si grandes choses, laissez au-
jourd'hui, en ce lieu où elle rappelle ses enfants dévoyés,
quelque charité considérable. Ainsi soit-il (^).
1. Les Nouveaux Convertis (rue de Seine-Saint-Victor), où ce sermon a été
prêché.
2. Bossuet en finissant, renvoie à saint Bernard : Serm. xxxnu'w Cantic. Nous
avons vu plus haut une citation, qui en est tirée.
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i
CAREME DES MINIMES.
Premier SERMON. -Sur les DEMONS.
15 février 1660.
Le CARÊME DES MINIMES [}) est la première station com-
plète fournie par Bossuet. Nous l'avons établi dans notre Histoire
critique if). Ledieu le plaçait en 1658 ; Deforis, en 1659. C'est en
réalité en 1660 qu'il fut prêché. C'est ce que Floquet a solidement dé-
montré-(3) ; et Gandar a trouvé dans l'examen des manuscrits une
éclatante confirmation des arguments fournis par la Liste de tous
les prédicateurs, et par les allusions à des faits historiques, tels que
la paix des Pyrénées. Nous aimons à renvoyer le lecteur à l'étude
très développée qu'il consacre à cette station ("*), bien qu'à notre sens
il l'ait appréciée, comme presque tous les sermons de la jeunesse
de Bossuet, avec une excessive sévérité. Il est vrai de dire toutefois
qu'à cette date, l'orateur, qui touche au plein épanouissement de sa
force, était « soutenu et quelquefois emporté par l'ardeur de sa
jeunesse. » Une certaine exubérance est la caractéristique de tous
ces discours, rapidement jetés sur le papier. Mais ajoutons que leur
auteur s'en est bien aperçu, puisqu'il note à plusieurs reprises sur
ses manuscrits : Abrèges {^). Plusieurs passages formellement effacés
dans l'original, mais maintenus obstinément dans le texte par les
éditeurs, ont servi de prétexte aux critiques de Gandar ; il a même
reproché à Bossuet un passage sur les Maicionites, dans le sermon
sur les Devions, où lui-même reconnaît ailleurs (6) une pure inter-
polation de Deforis. D'ailleurs ces discours qui, même expurgés,
restent un peu longs, peuvent invoquer une excuse : c'est que cette
station n'en comportait qu'un par semaine : c'était, à ce titre, un
Petit Carêjtie. Nous admettons avec Gandar qu'il nous est parvenu
complet.
L'enveloppe primitive du sermon sur les Démons (7) (Ile des
éditions), aujourd'hui déplacée (f. 35), porte cette indication de la
1. L'église des Minimes, située place Royale, était fort à la mode auprès des
élégants. C'est là que la Bruyère place la messe qui a leurs préférences. Elle était
sous le vocable de Saint- François de Paule. Dans le panégyrique de ce saint
qui fera la clôture du Carême des Minimes, Bossuet gourmandera l'indécence
de certains particuliers, dont la tenue dans le lieu saint n'était rien moins
qu'édifiante.
2. Page 135.^
3. Floquet, Etudes..., il, 34 et seq.
4. Bossuet orateur, 2()i et seq.
5. Il y a bien Abrèges, et non Abroges (Gazier, Choix de sermons, p. 159).
6. Choix de sermons, p. 194, n. i.
7. Mss., 12822, f. 61-68, et f. 35.
2 14 CAREME DES MINIMES.
main de Bossuet : « Car[ême] des Min[imes], i[^^] dim[anche] ('). »
On trouverait une autre indication non moins décisive, dans les
chaleureuses acclamations qu'adresse le jeune orateur, dans sa
péroraison, à la paix des Pyrénées, promulguée la veille même (^).
Deforis, n'étant pas venu à bout de fondre ce discours avec celui
de 1653 (i^'' des éditions), se crut obligé de s'en excuser auprès du
public de la fin du XVIII^ siècle : « ... Nous eussions bien désiré
pouvoir ne faire des deux qu'un seul sermon,^;/ ajoutant mi premier
ce que le second renferme de plus. Mais, après y avoir travaillé assez
longtemps, la difficulté du succès et la crainte de gâter les deux
pièces nous ont déterminé à les donner séparément telles que
l'auteur les a produites. » Malgré cette dernière assertion, il ajoute
au discours des Minimes une assez longue digression sur « les fols
Marcionites,» empruntée à l'œuvre de Metz, et même à un passage
condamné. Gandar a bien reconnu que le sommaire, attribué par
Lâchât à l'autre discours, appartenait à celui-ci; mais il y a conservé
une bizarre faute de lecture.
Sommaire (^).
\^i^'^ point \ Ce qui est donné pour ornement aux natures intelli-
gentes leur tourne en supplice. Opération cachée de la main de Dieu.
[2^ point.'] Envie, espèce d'orgueil, mais qui va à ses fins par des
voies cachées ; parce que c'est un orgueil lâche et timide. L'orgueil
naturellement se découvre, parce qu'il fait le généreux. — Jalousie
des anges. Pharaon, EzecJi., XXXII. Moyens imperceptibles du malin
esprit; Tertullien. Comparaison du serpent: Tertullien, [rt^^t/.] Valent.
— Condescendance ("+) du diable. Saint Chrysostome. Exemples.
[?'/(?/;//.] Nos vices plus à craindre que le diable. Exemple de
Satil, Envie.
JESVS diictus (5) est in dcsertum a Spi-
ritu, ut tentaretur a diabolo.
Jésus fut conduit par l'Esprit dans le
désert pour être tenté du diable.
{M ait h., IV, I.)
ON vit (^) dans le ciel un grand changement, lorsque les
anges maintenant ennemis, autrefois enfants et domes-
tiques, ayant quitté le bien commun de toutes les natures
1. L'auteur avait mis d'abord : /"' ser\_}iion\ La formule n'est changée que
pour faire concorder les numéros d'ordre avec la liturgie. Un renvoi, apposé
l'année suivante sur un sermon du Carême des Carmélites (i'^'' dimanche, Mss.,
12822, f. 90) montre que V'' dimanche et V^ sermon sont synonymes ; et l'on ren-
contre en effet le passage visé, si l'on se reporte au sermon sur les Vaines excuses
des pécheiirs, qui est celui du dimanche de la Passion dans notre Carême.
2. Voy. Floquet, Etudes..., 11,39, 4--
3. F. 35. Comme les deux précédents, ce sommaire ne renvoie pas aux pages.
4. Lâchât, Gandar, etc.: Indépendance.
5. F. 63, en tête du 2" exorde. — Ms. Ductus est Jésus a Spiritu in...
6. F. 61.
SUR LES DÉMONS.
15
intelligentes pour s'arrêter à eux-mêmes et à leur propre
excellence, perdirent tout à coup la justice dans laquelle Dieu
les avait créés ; et n'ayant plus que du faste au lieu de leur
grandeur naturelle, des finesses malicieuses au lieu d'une
sagesse céleste, l'esprit de division (') au lieu d'une charité
très ardente, ils devinrent superbes, trompeurs et jaloux, et
réduits justement par leur péché à une telle extrémité de
misère, que {"), nonobstant l'excellence de leur nature, de
pauvres mortels comme nous ne laissent pas que de leur
faire envie. Changement vraiment épouvantable, lequel si
nous méditons sérieusement, il en réussira cette utilité,
que ces esprits malfaisants, malgré la haine qu'ils ont contre
nous, profiteront néanmoins à notre salut, en nous apprenant
à craindre Dieu par l'exemple de leur ruine et à veiller sur
nous-mêmes par l'appréhension de leurs ruses. C'est le fruit
que je me propose de ce discours, qui {-') étant de telle im-
portance, je ne puis douter du secours d'en haut (^) dans une
entreprise si salutaire. Oui, mes frères, le Saint-Esprit des-
cendra sur nous ; Marie nous assistera par ses prières; et,
s'agissant de combattre les démons, un ange nous prêtera
volontiers ses paroles pour implorer son secours. \_Ave.^
C'est le dessein du Fils de Dieu de tenir ses fidèles tou-
jours en action, toujours occupés, et vigilants, et animés, ja-
mais relâchés ni oisifs : et parce que (^) de tous les emplois
celui de la guerre est le plus actif, de là vient qu'il nous
enseigne dans son Ecriture, que « notre vie est une milice ("),»
et que comme nous sommes toujours dans le combat, aussi
ne devons-nous jamais cesser d être sur nos gardes : Sobrii
estote et vigilate (*). L'évangile de ce jour nous fait bien
a. Job, vu, \.— b.\ Petr., V, 8.
1. Var. une noire envie.
2. Var. qu'au milieu de tant de faiblesses qui nous environnent, notre condition
leur fait envie.
3. Var. lequel. — Sur tous ces latinismes, voy. t. I, Introduction, Remarques...
4. Var du ciel.
5. Édit., même Ga7idar: «parce que comme... ^"^ — Galimatias qui résulte delà
fusion de la nouvelle rédaction avec la rédaction primitive qui portait : <<- C'est
pourquoi, comme dans tous les emplois celui de la guerre est le plus actif et qui
tient l'esprit le plus occupé, de là vient...»
2l6 CARÊME DES MINIMES.
connaître cette vérité. Nous y voyons Jésus conduit au
désert, pour y être tenté du diable ; c'est-à-dire, notre capi-
taine, qui descend au champ de bataille pour venir aux mains
avec nos ennemis invisibles : Ductus [est in desertum a Spi-
riiîi, ut tentaretur a diabolo.']
Ne croyez pas, mes frères, que nous devions être specta-
teurs oisifs de ce combat admirable: nous sommes engagés
bien avant dans cette querelle, et le Fils de Dieu ne permet aux
démons d'entreprendre aujourd'hui sur sa personne, qu'afin
de nous faire entendre par son exemple (') ce qu'ils machinent
tous les jours contre nous-mêmes. Que s'il est ainsi, chré-
tiens, que nous soyons obligés à combattre, faisons ce que
l'on fait dans la guerre ; et avant que d'entrer dans la mêlée,
avançons-nous avec le Sauveur pour reconnaître ces ennemis
qui m^archent contre nous si résolument. Si nous sommes
soigneux de les observer dans l'évangile de cette journée,
nous remarquerons aisément leur puissance, qui les rend su-
perbes et audacieux. Ils entreprennent, messieurs, contre le
Fils de Dieu même, ils tentent de le mettre à leurs pieds ;
peut-on voir une audace plus emportée (') ? Ils l'enlèvent en
un moment du désert sur le pinacle du temple, Jésus-Christ
le permettant de la sorte pour l'instruction de ses fidèles :
est-ce pas une force terrible ? S'ils sont forts et entrepre-
nants, ils ne sont pas moins rusés ni malicieux. La haine in-
vétérée qu'ils ont contre nous les oblige de recourir à des
artifices également subtils et malins. Ils tentent Jésus-Christ
de gourmandise après un jeûne de quarante jours : Die ut
lapides isti panes fiant : et ils tâchent de le porter à la vaine
gloire, après une action d'une patience héroïque : n'était-ce
pas un dessein plausible et une finesse bien inventée ?
Tout cela, chrétiens, nous doit faire peur, puisque nous
avons à nous défendre, dans le même temps, et de la violence
et de la surprise, et de la force et des ruses. Et néanmoins
ce même évangile, qui nous représente ces ennemis avec cet
appareil redoutable,nous découvre aussi d'une même vue qu'il
n'est rien de plus aisé que de les vaincre, puisque nous voyons
1. Var. qu'afin^que nous entendions ce qu'ils machinent.
2. Var. une plus grande insolence?
SUR LES DÉMONS. 2 I 7
clairement et toutes leurs forces abattues, et toutes leurs
finesses éludées (') par une simple parole. Voilà, mes frères,
en peu de mots, ce que nous apprend l'Evangile de l'état de
nos ennemis et de leur armée. Si vous regardez leur marche
hardie, et leur contenance fière et présomptueuse, vous
verrez d'abord leur force et leur puissance ; si vous observez
de plus près leur marche, vous reconnaîtrez aisément leurs
ruses et leurs détours; et enfin si vous pénétrez jusqu'au fond,
vous verrez qu'avec leur mine superbe et leur appareil redou-
table, ils sont déjà rompus et défaits ; et qu'étant encore
tremblants et effrayés de leur déroute, il est (^) très facile de
les mettre en fuite. C'est ce que je me propose de vous
faire entendre ; et voilà en peu de paroles, le partage de
ce discours. Commençons par leur force et par leur puis-
sance.
PREMIER POINT.
Pour vous faire entendre, messieurs, quelle est la force des
ennemis que nous avons à combattre, il faut nécessairement
vous entretenir de la perfection de leur nature. Mais comme
ce discours serait infini, si j'allais rechercher curieusement
tout ce que la théologie nous en enseigne, je vous en dirai
seulement ce mot, qui sera très utile pour votre instruction :
c'est que la noblesse de leur être est telle, qu'à peine les
théologiens peuvent-ils comprendre de quelle sorte le péché
a pu trouver place dans une perfection si éminente. Il faut
donc nécessairement qu'elle soit bien haute. Et, en effet, mes
frères, que des mortels comme nous, abîmés dans une pro-
fonde ignorance, accablés de cette masse de chair, agités de
tant de convoitises brutales, abandonnent si souvent le che-
min étroit delà loi de Dieu, bien que ce soit une extrême
insolence, ce n'est pas un événement incroyable : mais que
ces intelligences pleines de lumières divines, elles dont les
connaissances sont si distinctes et les mouvements si paisibles,
que Dieu avait créées avec tant de grâce et dans une condi-
1. Mot souligné, sans doute pour être remplacé en chaire par une expression
plus énergique.
2. Var. il n'est rien de plus facile que de les vaincre et les mettre en fuite.
2l8 CARÊME DES MINIMES.
tion si heureuse qu'elles pouvaient mériter leur béatitude
par un moment de persévérance, se soient néanmoins retirées
de Dieu, bien qu'elles fussent si assurées que leur souveraine
félicité ne fût qu'en lui seul, c'est ce qui est surprenant et
terrible. Le prophète même s'en étonne : Quomodo cecidisti
de cœlo, Lucifer ? {f) O Lucifer, astre brillant qui luisais dans
le ciel avec tant d'éclat, comment es-tu tombé si soudaine-
ment ? Quelle est la cause de ta chute ? Qui a pu donner
l'entrée au péché, puisqu'il ne pouvait y avoir ni erreur parmi
tant de connaissances ('), ni surprise dans un si grand jour,
ni trouble dans une si parfaite tranquillité et dans un tel déga-
gement de la matière ? Cependant, mes frères, cet astre est
tombé, et il a entraîné avec lui la quatrième partie des
étoiles i^\ De quelle sorte cela s'est-il fait? Ne soyons pas
curieux d'un si grand secret, et reconnaissons seulement
qu'en vérité être créature, c'est bien peu de chose {f).
a. Is., XIV, 12.
1. Var. de lumières.
2. Cesi-à-dire, des anges : style figuré.
3. Les éditeurs, Gandar excepté, intercalent ici l'interpolation suivante : « Les
fous marcionites, et les manichéens, encore plus insensés, estimaient que la
méchanceté des démons était leur condition naturelle : car de même qu'il y a un
souverain bien duquel tous les biens découlent dans cet univers {var. qu'y ayant
plusieurs biens dans le monde, il faut qu'il y ait un souverain bien), ainsi parce
qu'il s'y rencontre diverses sortes de maux, ils inféraient de là qu'il y avait un
principe commun de tout mal, un souverain mal, pour ainsi parler, un Dieu
méchant, dont tout le plaisir est de nuire, ruminant toujours en soi-même quelque
dessein tragique et funeste ; et ils voulaient que les diables fussent ses créatures
et ses satellites ; de sorte, disaient-ils, qu'ils sont méchants par nature. Certes je
m'étonnerais qu'une doctrine si monstrueuse ait pu avoir quelque vogue parmi
des gens qui se disaient chrétiens, si je ne savais qu'il n'y a point d'abîme d'er-
reur où l'esprit humain ne se précipite, lorsqu'enflé des sciences humaines, et
secouant le joug de la foi, il se laisse emporter à sa raison égarée.
Mais autant que leur doctrine était ridicule et impie, autant sont excellentes
les vérités que les anciens Pères leur ont opposées : et surtout je ne puis assez
admirer avec quelle force de raisonnement l'incomparable saint Augustin {De
Civ. Dei, lib. XIV, cap. xill ; Lib. de ver. Relig., n. 35, 36, 37, et alibi), et après
lui le grand saint Thomas, son disciple, ont réfuté leur extravagance. Ces grands
hommes leur ont appris qu'en vain ils recherchaient les causes efficientes du
mal ; que le mal n'étant qu'un défaut, il ne pouvait avoir de vraies causes ; que
tous les êtres venaient du premier et souverain Être, qui, étant très bon par
essence, communiquait aussi une impression de bonté à tout ce qui sortait de
ses mains ; d'où il résultait manifestement qu'il ne pouvait y avoir de nature
mauvaise. Ce qui se confirme par le sentiment et le langage commun des hommes,
qui appellent les choses bonnes quand elles sont dans leur constitution naturelle :
et par conséquent il est impossil^le qu'une chose soit tout ensemble et naturelle
SUR LES DÉMONS. 219
Non, je ne cherche point d'autres causes pourquoi les
anges ont pu pécher, sinon que c'étaient des créatures : la
raison, saint Augustin nous l'a enseignée (au livre XIV de
Civit\ate DeP^. La créature est faite de la main de Dieu ;
donc (') il ne se peut qu'elle ne soit bonne, parce que son
principe est la bonté môme : mais la créature est tirée du
néant ; c'est pourquoi il ne faut pas s'étonner si elle retient
quelque chose de cette basse et obscure origine ; ni si, étant
sortie du néant, elle y retombe si facilement par le péché,
qui l'y rengage de nouveau, en la séparant de la source de
son être. Ainsi, messieurs, c'est assez de voir que les anges
étaient créatures, pour conclure qu'ils n'étaient pas impec-
cables. Cet honneur n'appartient qu'à Dieu. Ils lui sont sem-
blables, il est vrai, mais non pas en tout : et encore que nous
voyions, dit Tertullien, « qu'une image bien faite (^) repré-
sente tous les traits de l'original, elle ne peut exprimer sa
vigueur, étant destituée de mouvement ; ainsi quelque res-
semblance que nous voyions des perfections infinies de Dieu
dans les anges et les natures spirituelles, elles ne peuvent
jamais exprimer sa force, qui est le bonheur de ne pécher
pas : » Imago, cimt omîtes lineas exprimat veritatis, vi tainen
et mauvaise. A quoi ils ajoutaient que le mal, n'étant qu'une corruption du bien,
ne pouvait agir ni travailler que sur un bon fond : qu'il n'y a que les bonnes
choses qui soient capables d'être corrompues ; et que les créatures ne pouvant
devenir mauvaises que parce qu'elles s'éloignent de leurs vrais principes, il s'en-
suivait de là que ces principes étaient très bons. Ainsi, disaient ces gfands per-
sonnages, tant s'en faut que les manquements des créatures prouvent qu'il y a
de mauvais principes, qu'au contraire il serait impossible qu'il y eût aucun man-
quement dans le monde, si les principes n'étaient excellents : par exemple, il ne
pourrait y avoir de dérèglement, s'il n'y avait une règle première et invariable ;
ni aucune malice dans les actions, s'il n'y avait une souveraine bonté, de laquelle
les méchants se retirent par un égarement volontaire. Enfin, pour couronner leurs
belles raisons par une parole expresse du Fils de Dieu, ils ont remarqué que
Notre Seigneur, en parlant du diable, en saint Jean, chapitre VIII, n'avait pas
dit qu'il était né dans le mensonge, mais « qu'il n'était pas demeuré dans la
vérité : » In veritate nofi stetit. Que s'il n'y est pas demeuré, il y a donc été établi ;
et s'il en est tombé, ce n'est pas un vice de sa nature, mais une dépravation de sa
volonté. Laissant donc à part ces vieilles erreurs, ensevelies depuis si longtemps
dans l'oubli, recherchons de plus haut et par les véritables principes l'origine de
ces esprits dévoyés, et la cause de leurs erreurs. Suiviez-moi, s'il vous plaît,
chrétiens.» — Ce passage était déjà supprimé par l'auteur dans le sermon de 1653.
1. Var. et par conséquent elle est bonne.
2. Var. qu'une excellente peinture.
2 20 CAREME DES MINIMES.
ipsa caret, non habens motum; ita et anima, wiago Spiritiis,
solam vint ejus exprimere non valuit, id estnon peccandi feli-
citatem ('').
Tirés du néant, et c'est assez dire : de là, messieurs, il est
arrivé que les premiers des anges (') se sont endormis en
eux-mêmes dans la complaisance de leur beauté. La douceur
de leur liberté les a trop charmés, ils en ont voulu faire une
épreuve malheureuse et funeste ; et, déçus par leur propre
excellence, ils ont oublié la main libérale qui les avait com-
blé[s] de ses grâces. L'orgueil s'est emparé de leurs puis-
sances : ils n'ont pas voulu se soumettre à Dieu, et, ayant
quitté, les malheureux, cette première bonté, qui n'était pas
moins l'appui de leur bonheur que le principe de leur être,
vous étonnerez-vous si tout est allé en ruine, ni s'il s'en est
ensuivi ('') un changement si épouvantable ? Dieu l'a permis
de la sorte.
Tremblons, tremblons, mes frères, et soyons saisis de
frayeur en voyant ce tragique exemple et de la faiblesse de la
créature et de la justice divine. Hélas ! on a beau nous aver-
tir, nous courons tous les jours aux occasions du péché les
plus pressantes, les plus dangereuses ; nous ne veillons non
plus sur nous-mêmes que si nous étions impeccables ; et nous
croyons pouvoir conserver sans peine, parmi tant de tenta-
tions, ce que des créatures si parfaites {^) ont perdu dans une
telle tranquillité. Est-ce folie .'* est-ce enchantement } est-ce
que nous n'entendons pas quels malheurs le péché apporte ;
pendant que nous voyons à nos yeux ces esprits si nobles
défigurés si étrangement par un seul crime, que d'anges
de lumière ils sont faits tout d'un coup anges de ténè-
bres, d'enfants ils sont devenus ennemis irréconciables ; et
étant ministres immortels des volontés divines, ils sont en-
fin réduits à cette extrémité de misère, qu'il n'y a plus pour
eux d'occupation que dans l'infâme emploi de tromper les
hommes ? Quelle vengeance ! quel changement ! C'est le
a. Advers. Maj-cton., lib. II, n. 9.
1. Var. que les anges rebelles.
2. Les éditeurs corrigent : « s'il s'en est suivi. »
3. Var. des esprits si parfaits.
SUR LES DÉMONS. 22 1
péché qui l'a fait, et nous ne le craignons pas ! N'est-ce pas
être bien aveugles ? Mais revenons à notre sujet ('), et
jugeons de la force de nos ennemis par la perfection de leur
nature.
C'est le grand apôtre saint Paul qui nous y exhorte par
ces excellentes [paroles : ] « Revêtez-vous, dit-il, des armes
de Dieu, « parce que vous n'avez pas à combattre la chair
ni le sang, » ni aucune force visible : Non est nobis colluc-
taiio adversus carnem et sanguineni, sed adversus principes et
potestates, adversus mundi redores, contra spiritualia nequi-
tiœ in cœlestibiis ('*) ; » mais contre « des principautés et des
puissances, et des. malices spirituelles : » spiritualia nequitice.
Pourquoi exagère-t-il en termes si forts leur nature spiri-
tuelle } c'est à cause que dans les corps, outre la partie agis-
sante, il y en a aussi une autre qui souffre, que nous appe-
lons la matière : c'est pourquoi les actions des causes natu-
relles, si nous les comparons à celles des anges, paraîtront
languissantes et engourdies, à cause de la matière qui ralen-
tit toute leur vertu. Au contraire, ces ennemis invisibles, qui
s'opposent à notre bonheur, ne sont pas, dit-il, de chair ni de
sang: tout y est dégagé, tout y est esprit; c'est-à-dire, tout y est
force, tout y est vigueur : ils sont de la nature de ceux dont
il est écrit «qu'ils portent le monde ('''). » Et de là nous de-
vons conclure que leur puissance est très redoutable.
Mais vous croirez peut-être que leur ruine les a désarmés,
et qu'étant tombés de si haut, ils n'ont pu conserver leurs
forces entières. Désabusez-vous, chrétiens ; tout est entier
en eux, excepté leur justice et leur sainteté, et conséquem-
ment leur béatitude. En voici la raison solide, tirée des prin-
cipes de saint Augustin : c'est que la félicité des esprits ne
se trouve ni dans une nature excellente (-), ni dans un
sublime raisonnement, ni dans la force, ni dans la vigueur ;
mais elle consiste seulement à s'unir à Dieu par un amour
chaste et persévérant. Quand donc ils se séparent de lui, ne
croyez pas qu'il soit nécessaire que Dieu change rien en leur
a. Ephes., vi, 12. — Ms. adversîts principatus. — b. Job, ix, 13.
1. Personne ne regrettera cette sublime digression, où perce déjà tout entier le
Bossuet définitif.
2. Var. n'est ni dans la nature. (Formait cacophonie.)
22 2 CAREME DES MINIMES.
nature pour punir leur égarement ; il suffit, dit Augustin,
pour se venger d'eux, qu'il les abandonne à eux-mêmes :
Quia sua supe7'bia sibi placicerunt, Dei justitia sibi donaren-
tur {"). De cette sorte, ces anges rebelles que l'honneur de
leur nature a enflés, que leurs grandes connaissances ont
rendus superbes jusqu'à vouloir s'égaler à Dieu, ne perdront
pas pour cela leurs dons naturels. Non, ils leur seront con-
servés ; il y aura (') seulement cette différence, que ce qui
leur servait d'ornement, cela même leur tournera en sup-
plice, par une opération cachée de la main de Dieu, qui se
sert comme il lui plaît de ses créatures, tantôt pour la jouis-
sance d'une souveraine félicité, tantôt pour l'exercice de sa
juste et impitoyable vengeance.
Par conséquent, messieurs, il ne faut pas croire que leurs
forces soient épuisées par leur chute. Toute l'Écriture les
appelle forts. « Les forts, dit David, se sont jetés sur moi : »
Irruerunt in me fortes ('^) ; par où saint Augustin entend les
démons ('). Jésus-Christ appelle Satan « le fort armé : »
fortis armatus {^). Non seulement il a sa force, c'est-à-dire
sa nature et ses facultés, mais encore ses armes lui sont
conservées, c'est-à-dire ses inventions et ses connaissances :
foiHis armatus. Ailleurs il le nomme « le prince du monde : »
priiiceps hîijits mundi {() ; et saint Paul, « gouverneurs du
monde : mundi redores ({). Et nous apprenons de Tertullien
que les démons faisaient parer leurs idoles des robes dont se
revêtaient les magistrats ; qu'ils faisaient porter devant eux
les faisceaux et les autres marques d'autorité publique,
comme étant, dit-il, « les vrais magistrats et les princes
naturels du siècle : » Dœmones magistratîis sîint sœculi (f). »
Satan n'est pas seulement le prince (-), le magistrat et le
gouverneur du siècle ; mais, pour ne laisser aucun doute de
sa redoutable puissance, saint Paul nous enseigne qu'il « en
est le dieu : » deus hujus sœculi ('''). En effet, il fait le dieu
a. De Civil. Dei, lib. XIV, cap. xv. — b. Ps., LVlll, 4. — c. In Ps. LVill,
Enarr. I, n. 6. — d. Luc, xi, 21. — e.Joan., xil, 31. — / Ephes., vi, 12. —
M s. rectores vmndi. — g. De idolol., n. 18. — h. II Cor., iv, 4.
1. Edit. mais il y aura.
2. Var. n'en est pas seulement le prince...
SUR LES DÉMONS. 223
sur la terre, il affecte d'imiter (') le Tout-Puissant. II n'est
pas en son pouvoir de faire (^) comme lui de nouvelles
créatures, pour les opposer à son Maître ; voici ce qu'invente
son ambition : il corrompt celles de Dieu, dit Tertullien ("),
et les tourne autant qu'il peut contre leur auteur ; enflé dé-
mesurément de ses bons succès, il se fait rendre enfin des
honneurs divins ; il exige des sacrifices, il reçoit des vœux,
il se fait ériger des temples : comnie un sujet rebelle qui, par
mépris ou par insolence, affecte la même grandeur que son
souverain : Ut Dei Domi7ti placita cum contu7nelia affe-
ctans (''').
Telle est la puissance de notre ennemi ; et ce qui la rend
plus terrible, c'est la violente application avec laquelle il unit
ses forces dans le dessein de notre ruine. Tous les esprits
angéliques, comme remarque très bien saint Thomas ('),
sont très arrêtés dans leurs entreprises : car au lieu que les
objets ne se présentent à nous qu'à demi, si bien que, par de
secondes réflexions, nous avons de nouvelles vues qui ren-
dent nos résolutions chancelantes, les anges, au contraire, dit
saint Thomas, embrassent tout leur objet du premier re-
gard avec toutes ses {f) circonstances ; et ensuite leur résolu-
tion est fixe, déterminée et invariable. Mais s'il y a en eux
quelque pensée forte, et où leur intelligence soit toute (f)
appliquée, c'est sans doute celle de nous perdre. « C'est un
ennemi qui ne dort jamais, jamais il ne laisse sa malice
oisive : » Pervicacissiimis hostis ille mmqttam malitiœ suce
otmm facit : quand même vous le surmontez, vous ne domp-
tez pas son audace, mais vous enflammez son indignation :
Tîuic pluriniiLin accenditur, dum extinguittir ("') : « Quand
son feu semble tout à fait éteint, c'est alors qu'il se rallume
avec plus de force (^). » Ce superbe, ayant entrepris de trai-
ter d'égal avec Dieu, pourra-t-il jamais croire qu'une créa-
a. Deidolol., n. 4. — b. Tertull., ad Uxor., n. 8. — cl Part., Quœst. LViii, art.3.
— d. Tertull, De Pœnit.^ n. 7. — Ms. cum extinguitur.
1. Var. il imite.
2. Var. il ne peut faire...
3. Ms. leurs. (Distraction.)
4. Les éditeurs, même Gandar, corrigent mal à propos : tout appliquée. Le
sens est : appliquée entière.
5. Var. Quand il semble tout à fait éteint, c'est alors que son feu s'allume...
2 24 CARÊME DES MINIMES.
ture impuissante soit capable de lui résister ? et si, renversé
comme il est dans les cachots éternels, il ne cesse pas néan-
moins par une vaine opiniâtreté de traverser autant qu'il
peut les desseins de Dieu, s'il se roidit contre lui, bien qu'il
sache que tous ses efforts seront inutiles, que n'osera-t-il
pas contre nous, dont il a si souvent expérimenté la fai-
blesse ?
Ainsi je vous avertis, mes chers frères, de ne vous relâ-
cher jamais, et de vous tenir toujours en défense. Tremblez
même dans la victoire : c'est alors qu'il fait ses plus grands
efforts, et qu'il remue ses machines les plus redoutables. Le
voulez-vous voir clairement dans l'histoire de notre évangile ?
Il attaque trois fois le Fils Dieu : trois fois repoussé honteu-
sement, il ne peut encore perdre courage. « Il le laisse, dit
l'Écriture, jusqu'à un autre temps : Recessit ab illo usqiie ad
tempus ; i^) » surmonté et non abattu, ni désespérant de le
vaincre ; mais attendant une heure plus propre et une occa-
sion plus pressante. O Dieu ! que dirons-nous ici, chrétiens ?
Si une résistance si vigoureuse ne ralentit pas sa fureur,
quand pourrons-nous espérer de trêve avec lui .'^ Et si la
guerre est continuelle, si un ennemi si puissant veille sans
cesse contre nous avec tous ses anges, qui pourrait assez
exprimer combien soigneuse, combien vigilante, combien
prévoyante et inquiète doit être à tous moments la vie chré-
tienne .-^ Et nous nous endormons !... (') Je ne m'étonne pas
si nous vivons (-) sous sa tyrannie, ni si nous tombons dans
ses pièges, ni si nous sommes enveloppés dans ses embûches
et dans ses finesses.
SECOND POINT.
Puisque l'ennemi dont nous parlons est si puissant et si
orgueilleux, vous croirez peut-être, messieurs, qu'il vous
attaquera par la force ouverte, et que les finesses s'accordent
mal avec tant de puissance et tant d'audace. En effet, saint
Thomas remarque (''') que le superbe entreprend hautement
a. Luc, IV, 13. — Ms. dimisit eum. — b. IP II* qiiœst. LV, art. 8.
1. M s. etc.
2. Var. si nous sommes.
SUR LES DÉMONS. 225
les choses, et cela, dit ce grand docteur, parce qu'il veut con-
trefaire le courageux, qui a coutume d'agir ouvertement dans
ses desseins, et qui est ennemi de la surprise et des artifices.
Il serait donc malaisé d'entendre de quelle sorte Satan aime
les finesses, « lui qui est le prince de tous les superbes, »
comme l'appelle l'Écriture sainte : Ipse est rex super uiiiver-
sosfilios siiperbiœ ("), si cette même Ecriture ne nous appre-
nait que c'est un superbe envieux, Invidia diaboli{^\ et par
conséquent trompeur et malin. Car encore qu'il soit véritable
que l'envie soit une espèce d'o''gueil, néanmoins tout le
monde sait que c'est un orgueil lâche et timide, qui se cache,
qui fuit le jour, qui, ayant honte d'elle-même ('), ne parvient
à ses fins que par de secrètes menées : et de là vient qu'une
noire envie rongeant éternellement le cœur de Satan, et le
remplissant de fiel et d'amertume contre nous, elle le con-
traint d'avoir recours à la fraude, à la tromperie, à des artifices
malicieux : il ne lui importe pas, pourvu qu'il nous perde.
D'où lui vient cette envie ? C'est ce qu'il serait long de
vous expliquer, et vous en êtes sans doute déjà bien instruits.
Car qui ne sait, messieurs, que cet insolent, qui avait osé
attenter sur le trône de son Créateur, frappé d'un coup de
foudre, chut du ciel en terre, « plein de rage et de désespoir?»
Habens irain magnavi ('). Se sentant perdu sans ressource
et ne sachant sur qui se venger, il tourne sa haine envenimée
contre Dieu, contre les anges, contre les hommes, contre
toutes les créatures, contre lui-même : et après une telle
chute, n'étant plus capable que de cette maligne joie (-) qui
revient à un méchant d'avoir des complices, et à un esprit
malfaisant, des compagnons de sa misère, il conspire avec
ses anges de tout perdre avec eux, d'envelopper, s'ils pou-
vaient, tout le monde dans leur crime. De là cette haine, de
là cette envie qui le remplit contre nous de fiel et d'amer-
tume.
Le voulez-vous voir, chrétiens, voulez-vous voir cet en-
vieux, représenté chez Ezéchiel sous le nom de Pharaon, roi
a. Job, XLi, 25. — Ms. Ipse enim dominatur in omnes... — b. Sap., 11, 24. —
c. Apoc, XII, 2.
1. Var. de soi-même. — Le féminin s'accorde avec envie.
2. Var. de cette joie maligne.
Sermonà de Bossuet. — III. 15
2 26 CARÊME DES MINIMES.
d'Egypte ? Spectacle épouvantable ! Tout autour de lui sont
des morts, meurtris par de cruelles blessures. « Làgît Assur,
dit le prophète, avec toute sa multitude : là est tombé Elam
et tout le peuple qui le suivait : là Mosoch et Thubal, les rois
d'Iduméeet du Nord, et leurs princes et leurs capitaines, » et
tous les autres qui sont nommés, multitude immense, nombre
innombrable : ils sont tout autour couchés par terre, nageant
dans leur sang : Pharaon est au milieu, « qui voit tout ce
carnage, et qui se console de ses pertes, et de toute sa mul-
titude tuée par le glaive ; Pharaon et toute son armée ; »
Satan et tous ses complices : Vidit eos Pharao, et consolatus
est super universa multitudine sua quœ interfecta est gladio ;
Pharao, et omnis exercitus ejus {f).
— Enfin, enfin, disent-ils, nous ne serons pas les seuls : ça,
ça, voici des compagnons. O justice divine (') ! tu as voulu
des supplices, en voilà ! soûle ta vengeance, voilà assez de
sang, assez de carnage ! Voilà, voilà ces hommes que Dieu
avait voulu égaler à nous, les voilà enfin nos égaux dans les
tourments ; cette égalité nous plaît : plutôt, plutôt périr, que
de les voir à tes côtés dans la gloire ! Malheur à nos lâches
compagnons qui le souffrent (^) ! Il vaut bien mieux périr, et
qu'ils périssent avec nous. Ils nous jugeront quelque jour,
ces hommes mortels ; il faudra bien l'endurer, puisque Dieu
le veut. — Ah ! quelle rage pour ces superbes ! — Mais
auparavant, disent-ils, combien en mourra-t-il de notre main!
ah ! que nous allons faire de sièges vacants ! et qu'il y en aura
parmi les criminels, de ceux qui pouvaient s'asseoir parmi
les juges ! — Puis, se tournant aux saints anges (2) : — Eh
bien ! vous en avez de votre côté ? est-ce que nous sommes
seuls ? vous semblons-nous mal accompagnés au milieu de
tant de peuples et de nations } Allez, glorifiez-vous de votre
petit nombre d'élus, que vous avez à peine tirés de nos
mains; mais confessez du moins que notre multitude l'emporte.
Que faisons-nous, mes frères, d'entendre parler si long-
temps ces blasphémateurs ? Voyez leur rage, voyez leur envie,
a. Ezech.y xxxn, 22-32. — Ms. super onini multitudine.
1. Var. ô Dieu.
2. Var. qui l'ont souffert.
3. Var. du côtd des saints anges.
SUR LES DÉMONS.
227
et comme ils triomphent de la mort des hommes. C'est là
leur application, « c'est tout leur ouvrage : » Opei'atio eorum
est hominis eversio ("). Que ne peuvent-ils aussi se venger de
Dieu ? Sa puissance infinie ne le permet pas. Outrés d'une
rage impuissante, ils déchargent tout leur fiel sur l'homme,
qui est son image ; ils mettent en pièces cette image, ils re-
paissent leur esprit envieux d'une vaine imagination de
vengeance. C'est, mes frères, cette noire envie, mère des
fraudes et des tromperies, qui fait que Satan marche contre
nous par une conduite cachée et impénétrable. Il ne brille
pas comme un éclair, il ne gronde pas comme un tonnerre ;
il ressemble à une vapeur pestilente, qui se coule au milieu de
l'air par une contagion insensible et imperceptible à nos
sens : il inspire son venin dans le cœur ; ou, pour me servir,
chrétiens, d'une autre comparaison qui lui convient mieux, il
se glisse comme un serpent : c'est ainsi que l'Ecriture l'ap-
pelle ('') ; et Tertullien nous décrit ce serpent par une expres-
sion admirable: Abscondat se itaque serpens, totamqne pru-
dentiam stiimz in latebrarum ambagibiLs torçtieat .• « Il se
cache autant qu'il peut, il resserre en lui-même par mille
détours sa prudence malicieuse : » c'est-à-dire qu'il use de
conseils cachés et de ruses profondément recherchées. C'est
pourquoi Tertullien poursuit en ces mots : « Il se retire, dit-il,
dans les lieux profonds, il ne craint rien tant que de paraître:
quand il montre la tête, il cache la queue ; il ne se remue
jamais tout entier, mais il se développe par plis tortueux,
bête ennemie du jour et de la clarté : » Alie habitet, in cœca
detriidatur, per anfradus série ui snam evolvat, tortuose pro-
cédât, nec semel totus, hicifuga bestia {f).
C'est Satan, c'est Satan, messieurs, qui nous est repré-
senté par ces paroles ; c'est lui qui ne se déplie jamais tout
entier : il étale la belle apparence, et il cache la suite funeste:
il rampe quand il est loin, et il mord sitôt qu'il est proche.
Prenez garde à vous, mes chers frères, crie le grand Apôtre
saint Paul, « prenez garde que vous ne soyez trompés [par]
Satan (') : car nous n'ignorons pas ses pensées : » Ut non
a. Tertul.., Apolos;., n. 22. — b. Apoc, XII, 9. — c. Advers. Valent., n. 3.
I. Var. que Satan ne vous trompe.
228 CARÊME DES MINIMES.
circumveniamur a Satana ; non enim ignoi'mnus cogitationes
ej'us {"). Non, non, «nous n'ignorons passes pensées ; » nous
savons que sa malice est ingénieuse ; que son esprit inventif,
raffiné par un long usage, excité par sa haine invétérée, n'agit
que par des artifices fins et déliés et par des machines impré-
vues. Ah ! mes frères, qui pourrait vous dire toutes les « pro-
fondeurs de Satan, » et par quels artifices ce serpent coule ?
S'il vous trouve déjà agité, il vous prend par le penchant
de l'inclination. Votre cœur est-il déjà effleuré par quelque
commencement d'amour, il souffle cette petite étincelle jus-
qu'à ce qu'elle devienne un embrasement : il vous pousse de
la haine à la rage, de l'amour au transport, et du transport
à la folie. Que s'il vous trouve éloigné du crime, jouissant
des saintes douceurs d'une bonne conscience, ne croyez pas
qu'il vous propose d'abord l'impudicité : il n'est pas si gros-
sier, dit saint Chrysostome : Miilto, rnulto 2ititur condescensti
ut nos ad mala prœcipitet {^). « Il use, dit-il, avec nous d'une
grande condescendance. » Que veut dire cette parole ? Dieu
se rabaisse (')... Satan se rabaisse aussi à sa mode. Il voudrait
bien, mes frères, vous rendre d'abord aussi méchants que lui,
s'il pouvait : car « que désire ce vieil adultère, sinon de cor-
rompre l'intégrité des âmes innocentes (^), » et de les porter
dès le premier pas à la dernière infamie ? Mais vous n'êtes
pas encore capables d'une si grande action, il vous y faut
mener pas à pas ; c'est pourquoi il se rabaisse, dit saint
Chrysostome, il s'accommode à votre faiblesse, il use avec
vous de condescendance. — Ah ! ce ne sera, dit-il, qu'un re-
gard ; après, tout au plus qu'une complaisance et un agré-
ment innocent (-). — Prenez garde, le serpent s'avance ; vous
le laissez faire, il va mordre. Un feu passe déveine en veine
et se répand par tout le corps. — Il faut l'avoir, il faut la
gagner. — C'est un adultère ! — N'importe. — Eh bien ! je
la possède. Est-ce pas assez ? — Il faut la posséder sans
trouble. Elle a un mari : qu'il meure ! — Vous ne pouvez le
faire tout seul. — Engageons-en d'autres dans notre crime :
a. II Cor.^ II, II. — b. Hom. Lxxxvii, in Math. — c. S. Aug., /« Ps. xxxix, n. i.
1. Ms. etc. — C'est ici une addition simplement indiquée.
2. Tout ce passage est souligné (en marge), pour son importance. De même
plus haut.
SUR LES DÉMONS. 229
employons la fraude et la perfidie. — David, David, le mal-
heureux David ! eh ! qui ne sait pas son histoire ? Judas et
l'avarice : [Inspirons-lui] le dessein de se porter à vendre son
Maître. Le crime est horrible ! Allons par degrés : qu'il le
vole premièrement ; après, qu'il le vende. Voilà l'appât ; il y
a donné, il est à nous. Poussons, poussons de l'avarice au
larcin, du larcin à la trahison, à la corde et au désespoir. —
Mes chers frères, éveillez-vous, et ne vous laissez pas séduire
à Satan ; car vous êtes bien avertis, et vous n'ignorez pas
ses pensées : Non enim ignoranitis cogitationes ejus ("). C'est
pourquoi il vous est aisé de le vaincre : c'est par où il faut
conclure en peu de paroles.
TROISIÈME POINT.
Il semble que je sois ici obligé de me contredire moi-
même, et de détruire en cette dernière partie ce que j'ai éta-
bli dans les deux autres. Car après vous avoir fait voir que
notre ennemi est fort et terrible, il faut maintenant vous dire
au contraire qu'il est faible et facile à vaincre. Comment con-
cilier ces deux choses, si ce n'est en vous disant, chrétiens,
qu'il est fort contre les lâches et les timides, mais très faible
et impuissant pour les courageux ? En effet, nous voyons,
dans les saintes Lettres, qu'il nous y est représenté tantôt
fort, tantôt faible ('), tantôt fier et tantôt tremblant ; et il n'y
eut jamais une bête plus monstrueuse.
C'est un lion rugissant qui se rue sur nous ; c'est un ser-
pent qui rampe par terre, et il n'est rien de plus aisé que d'en
éviter les approches. « Il tourne autour de vous pour vous
dévorer ; » voilà qui est terrible : Circuit qucsrens \_q21em de-
voret {^Y\. « Mais résistez lui seulement, et il se mettra en
fuite:» Resisiite diabolo.etfîigiet avobis ((). Ecoutez comme
il parle à notre Sauveur ; c'est une remarque de saint (^) Ba-
sile de Séleucie : Qttid mihi et tibi est,jEsu, Fili Dei Altis-
simi{f) ? « Qu'y a-t-il entre toi et moi, Jésus Fils de Dieu ?»
a. II Cor., n, II. — b.\ Petr., v, 8. — c. Jac, IV, 7, — d. Luc, viii, 28.
1. ]^ar. impuissant.
2. Voy. p. 187, n. 2 ; et t. II, p. 326, 339, 466.
230 CAREME DES MINIMES.
Voilà un serviteur qui parle bien insolemment à son maî-
tre (") ; mais il ne soutiendra pas longtemps sa fierté (').« Eh !
je te prie, dit-il, ne me tourmente pas : » Obsecro te,nemetor-
queas. — Venisti aiite tempiis torquere nos i^). Voyez comme il
tremble sous les coups de fouet. Que si j'avais assez de loisir
pour repasser sur toutes les choses qui nous l'ont fait pa-
raître terrible, il me serait aisé de vous y montrer des mar-
ques visibles de faiblesse.
Il est vrai qu'il a ses forces entières ; mais celui qui les lui
a laissées pour son supplice, ainsi que nous avons dit, lui a
mis un frein dans les mâchoires, et ne lui lâche la bride
qu'autant qu'il lui plaît, ou pour exercer ses serviteurs,ou pour
se venger de ses ennemis. Il a une puissance fort vaste, et
son empire s'étend bien loin ; mais saint Augustin nous ap-
prend que ce commandement lui tient lieu de peine : Pœna
enim ejus est ut in potestate habeat eos qui Dei prœcepta con-
temnunt ('). Et en effet, s'il est véritable que d'être ennemi
de Dieu ce soit la souveraine misère, celui qui en est le chef
n'est-il pas par conséquent le plus misérable ? Enfin est-il
rien de plus méprisable que toute cette grandeur qu'il affecte,
puisqu'avec cette intelligence qui le rend superbe et toutes
ces qualités extraordinaires, nous lui semblons néanmoins
dignes d'envie ? et, tout impuissants que nous sommes, il
désespère de nous pouvoir vaincre, s'il n'y emploie les ruses
et la surprise ; de laquelle, certes, messieurs, ayant été si bien
avertis, est-il rien de plus aisé que de l'éviter, « pourvu que
nous marchions en plein jour comme des enfants de lumière:»
Utfilii lucis ambulate {^) ?
Que si vous voulez savoir sa faiblesse, non plus, mes-
sieurs, par raisonnement, mais par une expérience certaine,
écoutez parler Tertullien dans son admirable Apologétique :
voici une proposition bien hardie, et dont vous serez éton-
nés. Il reproche aux Gentils que toutes leurs divinités sont
des esprits malfaisants (^), et pour leur faire entendre cette
vérité, il leur donne le moyen de s'en éclaircir par une ex-
a, Orat., xxiil. — b. Matth., vni, 29. — c. De Gènes, cont. Munich.., lib. II,
n. 26. — d. Ephes., v, 8.
1 . Ms.dt sa fierté. (Distraction.) — « Eh ! je... » Ms. Et... (Voy. Remarçues..,HA !)
2. Var. des démons.
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. (Voy. p.
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I
SUR LES DÉMONS.
231
périence bien convdÀx\C2iniQ. Edahtr[/tic'\aliçuis stib tribuna-
libus vestris, que ni dœmone agi constet (") : O juges ! qui nous
tourmentez avec une telle inhumanité, c'est à vous que
j'adresse ma parole : « qu'on me produise devant vos tribu-
naux, » je ne veux pas que ce soit en un lieu caché, mais à
la face de tout le monde : qu'on y produise « un homme qui
soit notoirement possédé du démon ; » je dis notoirement
possédé, et que la chose soit très constante : qucm dœniotie
agi constet : ?\or?, o^ç.Xox\ fasse venir quelque fidèle, je ne
demande pas qu'on fasse un grand choix ; que l'on prenne le
premier venu, « pourvu seulement qu'il soit chrétien : » nisi
J2(,ssus a quolibet christiano : si en présence de ce chrétien il
n'est contraint non-seulement de parler, mais encore de vous
confesser ce qu'il est et d'avouer sa tromperie, n'osant mentir
à un chrétien, » christiano mentirinon audentes (messieurs,
rem[arquez] ces par[oles]) ; « là même, » là même, sans plus
différer, sans aucune nouvelle procédure, faites mourir ce
chrétien impudent qui n'aura pu soutenir par l'effet une pro-
messe si extraordinaire : » ibidem iilizis christiani procacis-
siini sangîtinem fundite.
O joie, ô ravissement des fidèles, d'entendre une telle
proposition, faite si hautement et avec une telle énergie par
un homme si posé et si sérieux, et vraisemblablement de
l'avis de toute l'Eglise, dont il soutenait l'innocence ! Quoi
donc ! cet esprit trompeur, ce père de mensonge oublie ce
qu'il est, et n'ose mentir à un chrétien : christiano inentiri
non audentes ! Devant un chrétien ce front de fer s'amollit ;
forcé par la parole d'un fidèle, il dépose son impudence ; et
les chrétiens sont si assurés de le faire parler à leur gré, qu'ils
s'y engagent au péril de leur vie, en présence de leurs propres
juges ! Oui ne se rirait donc de cet impuissant ennemi, qui
cache tant de faiblesse sous une apparence si fière ? Non, non,
mes frères, ne le craignons pas : Jésus, notre capitaine, l'a
mis en déroute ; il ne peut plus rien contre nous, si nous ne
nous rendons lâchement à lui.
C'est nous-mêmes que nous devons craindre ; ce sont nos
vices et nos passions, plus dangereuses que les démons
a. Apolog., n. 23.
232 CAREME DES MINIMES.
mêmes. Bel exemple de l'Écriture : Salil possédé du malin
esprit ; David le chassait au son de sa lyre, ou plutôt par la
sainte mélodie des louanges de Dieu, qu'il faisait perpé-
tuellement résonner dessus. Chose étrange, messieurs !
pendant que le démon se retirait, Saiil devenait plus furieux :
il tâche de percer David de sa lance (") ; tant il est véritable
qu'il y a quelque chose en nous qui est pire que le démon
même ('), qui nous tente de plus près et qui nous jette dans un
combat plus dangereux ! Chrétiens, c'est la convoitise, «qui
nous tente, dit saint Jacques {'''), et qui nous attire. » Ah !
modérons-la par le jeûne,châtions-la parle jeûne, disciplinons-
la par le jeûne.
O jeûne, tu es la terreur des démons ; tu es la nourriture
de l'âme, tu lui donnes le goût des plaisirs célestes, tu dés-
armes le diable, tu amortis les passions : ô jeûne, médecine
salutaire contre les dérèglements de nos convoitises, mal-
heureux ceux qui te rejettent, et qui t'observent en murmu-
rant contre une précaution si nécessaire ! Loin de nous, mes
frères, de tels sentiments ! Jeûnons, jeûnons d'esprit et de
corps. Comme nous retranchons pour un temps au corps sa
nourriture ordinaire, ôtons aussi à l'âme les vanités dont
nous la repaissons tous les jours ; retirons-nous des conver-
sations et des divertissements mondains ; modérons nos ris
et nos jeux ; faisons succéder en leur place le soin d'écouter
l'Evangile, qui retentit de toutes parts dans les chaires: c'est
le son de cet Évangile qui fait trembler les démons. Curio-
sité {^), etc. Sanctifions le jeûne par l'oraison ; purifions
l'oraison par le jeûne. L'oraison est plus pure qui vient
d'un corps exténué et d'une âme dégoûtée des plaisirs sen-
sibles.
Assez de bals (^), assez de danses, assez de jeux, assez de
folies. Donnons place à des voluptés et plus chastes et plus
a. \ Reg.,yM\^7.i\ XIX, 10. — b.Jac, i, 14.
1. Fin de phrase soulignée pour l'importance. De même, phrase précédente.
2. Ce simple mot représente une réflexion à l'adresse de ceux que la curiosité
seule conduit au pied des chaires. — Cette fin n'est qu'une esquisse.
3. Mss., f. 61-62, in-4. Cette péroraison a été écrite à la dernière heure sur une
feuille détachée. Le discours préparé d'avance se terminait d'abord ainsi :
<,< Ainsi nous serons terribles au diable, nous verrons cet ancien ennemi con-
SUR LES DÉMONS. 233
sérieuses. Voici, mes frères, , une grande joie (') que Dieu
nous donne pour ce carême. Cette fille du ciel ne devait
point être accueillie par une joie dissolue : il faut une joie
digne de la paix, qui soit répandue en nos cœurs par l'Esprit
pacifique.
Oui ne voit la main de Dieu dans cet ouvrage (') ? Que
notre grande reine (^) ait travaillé à la paix de toute sa
force, quoique ce soit une action toute divine, j'avoue que
je ne m'en étonne pas : car que lui pouvait inspirer cette
tendre piété qui l'embrase, et cet esprit pacifique dont elle
est remplie ? Nous savons, nous savons il y a longtemps,
[qu'elle] a toujours imité Dieu, dont elle porte sur le front le
caractère ; elle a toujours « pensé des pensées de paix(").» Mais
n'y a-t-il pas sujet d'admirer de voir notre jeune monarque (•♦),
toujours auguste, s'arrêter au milieu de ses victoires, donner
des bornes à son courage, pour laisser croître sans mesure
l'amour qu'il a pour ses sujets ; aimer mieux étendre ses
bienfaits que ses conquêtes ; trouver plus de gloire dans les
douceurs de la paix que dans le superbe appareil des tri-
omphes; et se plaire davantage à être le père de ses peuples
qu'à être le victorieux de ses ennemis ? C'est Dieu qui a
inspiré ce sentiment.
Oui ne bénirait ce grand roi ? Oui ne bénira tout ensemble
la main (5) sage et industrieuse? etc. Parlons, parlons, et ne
a./erem., xxix, ir.
sumer sa rage par de vains efforts ; et, au lieu de succomber aux attaques de
tous ces esprits dévoyés, nous irons remplir dans le ciel les places que leur
désertion a laissées vacantes. C'est le bonheur que je vous souhaite, au nom
[du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit.] Amen. » — On lit encore au bas de
la page cette note (p. 12 et dernière, f. 68, v°) : « Il semble qu'il soit grossier :
Jette-toi de haut à bas ; adore-moi, je te donnerai tous les royaumes. Transporté
extraordinairement, vraisemblable qu'il serait soutenu de même ; que celui qui
pouvait en un moment mettre toutes les monarchies devant les yeux, pouvait
aussi les donner. Puissance sur le corps en le mouvant ; sur l'imagination : sur
le corps, combien plus les humeurs ! » — Gandar a donné cette note, mais avec
quelques erreurs de lecture.
1. « La paix signée aux Pyrénées le 7 novembre 1659, promulguée à Paris le
samedi 14 février 1660. » (Gandar.)
2. Var. C'est un coup de la main de Dieu.
3. « La reine mère, Anne d'Autriche. » (Gandar.)
4. « Louis XIV, alors âgé de vingt-deux ans. » (Gandar.)
5. Voy. note 2 de la page suivante.
234 CAREME DES MINIMES.
craignons pas. Je sais combien les prédicateurs doivent être
réservés sur les louanges : mais se taire en cette rencontre,
ce ne serait pas être retenu, mais en quelque sorte envieux
de la félicité publique... Elle viendra, elle viendra accom-
pagnée de toutes ses suites.
Çà, çà ! peuples, qu'on se réjouisse ! et s'il y a encore
quelque maudit reste de la malignité passée ('), qu'elle tombe
aujourd'hui devant ces autels, et qu'on célèbre hautement
ce sage ministre {^) qui montre bien, en donnant la paix,
qu'il fait son intérêt du bien de l'Etat et sa gloire du repos
des peuples. Je ne brigue point de faveur, je ne fais point
ma cour dans la chaire (^) : à Dieu ne plaise ! Je suis Fran-
çais et chrétien : je sens, je sens le ("*) bonheur public ; et je
décharge mon cœur devant mon Dieu sur le sujet de cette
paix bienheureuse, qui n'est pas moins le repos de l'Église
que de l'Etat.
Mes frères, c'est assez dire : il faut que nos vœux achèvent
le reste. C'est nous, c'est nous qui devons commencer la
réjouissance. C'est à Nathan le prophète, c'est à Sadoc le
grand prêtre, c'est aux prédicateurs du Très-Haut à sonner
de la trompette devant le peuple, et de crier les premiers :
Vivat rex Saloinon (") : « Vive le roi, vive le roi, vive Salomon
le pacifique ! » Qu'il vive, Seigneur, ce grand monarque ;
et pour le récompenser de cette bonté qui lui a fait aimer
la gloire de la paix plutôt que celle des conquêtes {f), qu'il
jouisse longtemps, heureusement, de la paix qu'il nous a
donnée ; qu'il ne voie jamais son État troublé, ni sa maison
divisée ; que le respect et l'amour concourant ensemble, la
fidélité (^) de ses peuples soit inviolable, inébranlable ; et
a. III Reg., 1,39.
1. Construction, qui rappelle celle de Virgile :
... Si qua manent sceleris vesiigia nostri. (Ecl. iv.)
2. i. Le cardinal de Mazarin, si odieux au temps de la Fronde, qu'on avait laissé
rentrer en France par lassitude, et auquel il était juste de pardonner bien des
torts pour l'habileté avec laquelle il avait négocié les traités de Westphalie (1648)
et celui des Pyrénées (1659). » (Gandar.)
3. Var. Je ne demande pas qu'on le rapporte.
4. Ms. au. (Distraction.)
5. Var. préférer le titre de pacifique à celui de victorieux et de conquérant.
6. Var. l'obéissance.
SUR LES DÉMONS.
235
enfin, pour retenir longtemps la paix sur la terre, qu'il fasse
régner la justice, qu'il fuisse régner les lois, qu'il fasse régner
J Ésus-CiiRiST, que je prie de nous donner à tous son royaume ;
à qui appartient tout (') honneur et gloire ; qui, avec le
Père et le Saint-Esprit, vit et règne maintenant et aux
siècles des siècles !
I. Ms. toute. — Autre distraction, tant la rédaction est précipitée.
^ r^AT?iri\/nr rMrc i\/r t AT t ix/rir q Içr
CAREME DES MINIMES.
11= DIMANCHE. Sur LA SOUMISSION
DUE A LA PAROLE DE JESUS-CHRIST.
22 février 1660. ^
Ce sermon {^) est un de ceux dont l'édition critique présente le plus
de difficultés. Sur ce sujet fondamental, le jeune orateur, trop riche
d'idées, s'était laissé entraîner à des développements un peu déme-
surés ; en se relisant, il condamne une partie de sa composition.
Ailleurs il note -.Abrégez sur des pages entières, mais sans indiquer
nettement ce qu'il compte retrancher. Que faire? Tenir compte
d'abord des suppressions formulées ; puis mentionner, à l'occasion,
les vagues indications. Aller plus loin ici, ce serait outrepasser les
droits d'un éditeur.
Jusqu'à présent on s'en est tiré à moins de frais. On a reproduit
purement et simplement la rédaction primitive, sans en excepter
certains passages formellement effacés. S'il semble dur d'en priver
le lecteur, que ne prend-on le parti de les renvoyer dans les notes ^
C'est ce que nous ferons.
Il faut distinguer pourtant, même dans les suppressions qui se
voient au manuscrit. Ainsi nous ne craindrons pas de rétablir lui
curieux passage dans le premier point, passage barré par l'auteur.mais
prononcé néanmoins en chaire. Le sommaire le mentionnera très
clairement; et nous trouvons ici une confirmation inattendue dans
un- document contemporain du discours. C'est ce cahier d'analyses
de sermons (^), écrit en 1660, dont nous avons parlé ci-dessus. L'au-
teur est inconnu; mais sa compétence est évidente : ce doit être un
ecclésiastique. Il atteste que Bossuet fit entendre tout le dévelop-
pement dont on ne voit pas un mot dans les éditions, mais qu'on
retrouve au manuscrit sous les ratures.
Ce même document nous aidera à résoudre une autre difficulté,
dès le début du discours. Une idée, venue sous la plume de Bossuet
à la fin de son premier point, lui avait semblé bonne à réserver pour
l'avant-propos. Il avait jeté sur son manuscrit une indication en ce
sens. Le discours achevé, il remanie, mais d'une façon énigmatiquc
son exorde primitif, ou second exorde. Il est évident que les édi-
teurs ne sont pas entrés dans ses intentions, puisqu'ils ne donnent
qu'un seul exorde au sermon. L'auditeur anonyme nous apprend
qu'il y eut un Ave Maria, et il nous indiquera, au moins dans leurs
1. Mss., 12822, f. 1 15-128. — Sur l'enveloppe : Car\ême\ Mi7ttmes,2^ dim.
2. Bibliothèque Sainte- Geneviève, D. 448. — Cf. ci-dessus, p. 176.
SOUMISSION DUE A LA PAROLE DE JÉSUS-CHRIST. 237
lignes principales, les pensées qui le précédèrent et celles qui le
suivirent.
Sommaire (■). Hic est Films meus... (2).
( i^*" point.) Dieu seul nous peut conduire à la vérité. Deux moyens
pour y parvenir : intciiiijence, autorité. Tcrtullien. L'un et l'autre
appartient à Dieu, non aux hommes ; le dernier pour cette vie, l'au-
tre pour la future. Mérite ; récompense. — Pourquoi Moïse et Élie
disparaissent quand on dit • Ipsum audite. — Croire les enfants des
dieux : Platon. — ^ Deux manières de savoir : i" par nous-mêmes ;
2° scienti conjungi ; yeux de la foi.
(2^ point.) Foi exige les œuvres ; est fondement, donc l'édifice :
llic Jiouio cœpit œdificare^et non potuit consuiiiniare (Luc, XIV, 30).
— Fondement a deux qualités : commencement, soutien.
L'exemple de Jésus-Christ lève les difficultés. Deux choses
pour cela : inspirer du courage, donner de la force. Le premier, en
marchant devant ; le second, in qiio \passus est ipse et] tentatus
potens est... auxiliari. — Marche devant, nous tend la main : Incar-
nation, infirmité de JéSUS-Christ. N[otez] vérités diminuées parmi
les enfant.-j; des hommes: Diuiinutœ sunt veritates... Chacun re-
tranche l'Evangile à sa mode. — Comment il faut écouter JÉSUS-
ChrisT : Non audire quod voluerit, sed... velle quod audierit. Saint
Augustin.
( y point.) Différence entre le commandement et la promesse ;
commandement, ce que nous devons faire à legard de Dieu ; pro-
messe, ce que Dieu s'engage de faire à notre égard. — Promesse est
déjà une espèce de don. Pourquoi "i Celui qui promet se dessaisit,
en tant qu'il s'ôte la liberté de disposer autrement.
Dans la promesse, deux choses : ni douter, ni se lasser.
De toutes les paroles de JéSUS-Christ, celle de la promesse la
moins &n\.Qr\d\XQ. Qui pej'severaverit .. . — Passage [de] Zachar[ie], Vil.
Hic est Fithis meus in qiio niihi bette
cotnpîacui : ipstcm audite.
Celui-ci est mon Fils bien-aimé, dans
lequel je me suis plu : écoutez-le.
(Maith., XVII, 5.)
C'EST une doctrine fondamentale de l'Evangile de
Jésus-Christ, que le chrétien véritable ne se con-
duit point par les sens ni par la raison naturelle ; mais qu'il
1. F. 129, avant le sermon des Carmélites. M. Lâchât a bien vu l'erreur : mais
dans le texte il a laissé échapper des inexactitudes et des omissions, à son
ordinaire.
2. Le titre ajoute en abrégé : 2'^ diin..., I (c'est-à-dire 1^' sermon sur ce
texte).
238 CARÊME DES MINIMES.
règle tous ses sentiments par l'autorité de la foi, suivant (')
ce que dit l'Apôtre : Jiistus autem meus ex Jide vivit : « Le
juste vit par la foi. » C'est pourquoi entre tous les sens que
la nature nous a donnés, il a plu à Dieu de choisir l'ouïe pour
la consacrer à son service. « Un peuple, dit-il, s'est donné à
moi ; il s'est soumis par la seule ouïe :» In auditu auris obe-
divit iiiihi ("). Et le Sauveur nous prêche dans son Évan-
gile, que « ses brebis écoutent sa voix, » et qu'elles « le
suivent, » aussitôt qu'il parle : Oves meœ vocem 7neam au-
diunt...y et seqtiuntur me (''') ; afin, mes frères, que nous en-
tendions que dans l'école du Fils de Dieu il ne faut point
consulter les sens, ni faire discourir la raison humaine, mais
seulement écouter et croire.
Je ne m'étonne donc pas aujourd'hui si Dieu fait retentir,
ainsi qu'un tonnerre, aux oreilles des saints apôtres, cette
parole que j'ai rapportée : « C'est ici mon Fils bien-aimé,
dans lequel je me suis plu : écoutez-le : » Ipsum audite : c'est-
à-dire, qu'après Jésus-Christ il n'y a plus de recherche à
faire : Nobis curiositate opus non est post Christum Jesum
nec inquisitione post Evangelium, dit le grave Tertullien (^).
Ce divin Maître nous ayant parlé, toute la curiosité de l'es-
prit humain doit être à jamais arrêtée ; et il ne faut plus son-
ger qu'à l'obéissance : Ipsiun audite : « écoutez-le. » Mais
afin que vous sachiez mieux ce que signifie cet oracle, et
pourquoi le Père céleste a voulu nous le prononcer dans la
glorieuse transfiguration de Notre Seigneur Jésus-Christ,
remarquez, s'il vous plaît, avant toutes choses, qu'il nous a
envoyé son Fils pour nous apporter trois paroles qu'il est
nécessaire que nous écoutions : la parole de sa doctrine qui
nous enseigne (^) ce qu'il faut croire ; la parole de ses pré-
ceptes qui nous montre comme il faut agir ; la parole de ses
promesses qui nous apprend ce qu'il faut attendre.
Le vieil homme a cinq sens ; l'homme renouvelé n'a plus
que l'ouïe; il ne juge point par la vue; Dieu lui a en quelque
sorte arraché les yeux : Non contemplantibus nobis quœ
a. Ps., xvu, 45. — b. Joan.^ x, 27. — c. De Prœscr. adv. Hœret., n. 8.
1 . Var. par l'autorité de la foi : Jiistus autem meus ex Jide vivit : « Le juste vit
par la foi, » comme dit saint Paul après le Prophète. {Hcbr., x, 38 ; Habac, H, 4.]
2. Var. pour nous enseigner..., — nous montrer..., — nous apprendre...
SOUMISSION DUE A LA PAROLE DE JESUS-CHRIST. 239
videntur ("). Ni le toucher ni le goût ne le règlent. Il lui est
seulement permis d'écouter ; et cette liberté est restreinte à
écouter Ji-:sus-Christ tout seul, et encore doit-il l'écouter non
pour examiner sa doctrine, mais pour la croire simplement
sur son témoignage. [Pour entendre ce mystère, adres-
sons, etc. Ave (').]
Comme l'esprit humain s'égarait dans ses jugements par
son ignorance, dans ses mœurs par ses désirs déréglés, dans
la recherche de son bonheur par ses espérances mal fondées,
pour donner remède à de si grands maux il fallait que ce
divin Maître entreprit de former notre jugement par la cer-
titude de sa doctrine, de diriger nos mœurs dépravées par
l'équité de ses préceptes, de régler nos prétentions par la
fidélité de ses promesses (*). C'est ce qu'il a fait, chrétiens ;
et il y a travaillé principalement dans sa glorieuse transfigu-
ration. De quelle sorte et par quels moyens ; c'est ce qu'il
faut vous proposer en peu de mots.
Sachez donc et pesez attentivement que l'effet de ces trois
paroles que le Fils de Dieu nous annonce est traversé par
trois grands obstacles. Vous nous enseignez, ô Maître céleste,
et rien n'est plus assuré que votre doctrine ; mais elle est
obscure et impénétrable, et l'esprit a peine à s'y soumettre.
Divin Législateur, vous nous commandez, et tous vos pré-
ceptes sont justes ; mais cette voie est rude et contraire aux
a. II Cor., IV, 8.
1. Pour cette distribution de l'exorde unique des éditions en un avant-propos
et un second exorde, nous avons suivi tout à la fois les indications du manuscrit,
et celles de l'auditeur anonyme. — Ms. 12822, f. 122, au bas ; 121, v° ; et f. 119,
en tenant compte des renvois. — Anonyme : « L'homme corrompu a cinq sens,
l'homme innocent en a détruit quatre, et n'en conserve qu'un seul. Les yeux ne
nous servent de rien : Bead qui lum viderunt. Le goût, l'odorat et le toucher nous
sont inutiles. 11 n'y a que l'ouïe qui est le sens de la foi : Fidcs ex auditic. C'est
ce que le Père éternel nous apprend aujourd'hui par ces paroles : Ipsum aiidite:
« Écoutez-le. > Il ne dit pas : Examinez-le, disputez de ce qu'il vous dira ; mais,
écoutez-le simplement, sans douter, sans débattre : Ipsum aiuiite, parce qu'il est
mon Fils. Pour entendre ce mystère, adressons[-nous] à Marie, qui a si bien et si
fidèlement écouté, qui a cru, en écoutant, aux paroles que l'Ange lui dit. [Ave.] >>
2. Analyse de V Anonyme: « Division : Trois choses nous empêchent d'écouter le
Fils de Dieu : l'ignorance de l'entendement, le dérèglement de nos mœurs, l'éloi-
gnement de ses promesses. Il faut remédier à ces trois obstacles, par la vérité de
sa doctrine, par la pureté de ses préceptes, et par l'infaillibilité de sa parole... »
240 CAREME DES MINIMES.
sens, et il est malaisé de s'y ranger. Enfin vous nous pro-
mettez des biens éternels, et il n'y a rien de plus ferme que
vos promesses ; mais que l'exécution en est éloignée ! vous
nous remettez à la vie future, et notre âme est fatiguée par
cette attente. Voilà, mes frères, trois grands obstacles qui
nous empêchent d'écouter le Sauveur Jésus, et de nous sou-
mettre à sa parole : sa doctrine est certaine, mais elle est
obscure ; ses préceptes sont justes, mais difficiles ; ses pro-
messes infaillibles, mais fort éloignées. Chrétiens, allons au
Thabor pour y voir Jésus-Christ transfiguré ; considérons
qui l'y accompagne, de quoi il y parle, comme il paraît. Moïse
et Elie sont à ses côtés; c'est-à-dire, si nous l'entendons, que
la Loi et les Prophètes lui rendent hommage : un Maître en
qui il paraît tant d'autorité, quoique sa doctrine soit obscure,
mérite bien qu'on l'en croie sur sa parole: Ipsum audite. Mais
de quoi s'entretient ce divin Sauveur avec ces deux hommes
que Dieu lui envoie ? « De sa mort, dit l'évangéliste, et du
supplice cruel qu'il devait souffrir en Jérusalem : » Dicebant
excessum ejus, quem compleHtrus ei^at in Jérusalem if) : chré-
tiens, ne parlons plus des difficultés des choses qu'il nous a
commandées, après que nous voyons les travaux pénibles de
celles qu'il a lui-même accomplies. Enfin il paraît, nous dit
l'Écriture, plein de gloire et de majesté, et il nous donne
comme un avant-goût de la félicité qu'il nous prépare : par
conséquent ne nous plaignons pas que la gloire qu'il nous
promet soit si éloignée, puisqu'il nous la rend déjà en quelque
sorte présente. Que reste-t-il donc maintenant, sinon que
nous entendions le Père éternel qui nous avertit d'écouter
son Fils : Ipsum audite ? Ecoutons humblement ce divin
Maître ; écoutons sa doctrine céleste, sans que l'obscurité
nous arrête ; écoutons ses commandements, sans que leur
difficulté nous étonne ; enfin écoutons ses promesses, sans
que leur éloignement nous impatiente. C'est ce que je
me propose de vous faire entendre avec le secours de la
grâce.
a. Luc, IX, 31. — Ms. XI.
SOUMISSION DUE A LA PAROLE DE JÉSUS-CHRIST. 24 I
PREMIER POINT.
La première chose, mes frères, que le Père éterne! exi^j^e
de nous, lorsqu'il nous ordonne d'écouter son Fils, c'est que
nous soyons convaincus que, sur toutes les vérités qu'il est
nécessaire que nous connaissions, il s'en faut rapporter à ce
qu'il en dit, et l'en croire sur sa parole sans examiner davan-
tage. C'est ce qu'il nous faut établir comme le fondement
immuable de toute la vie chrétienne. Et pour cela supposons,
messieurs, une chose connue de tous, qui nous donnera de
grandes lumières, si nous en savons comprendre les suites :
que les hommes peuvent parvenir à la vérité en deux ma-
nières, différentes : ou bien par leurs lumières, lorqu'ils la
connaissent eux-mêmes , ou par la conduite (') des autres,
lorsqu'ils en croient un rapport fidèle. C'est une chose connue,
et qui n'a pas besoin d'explication ; mais les suites en sont
admirables, et je vous prie de les bien entendre.
Et pour commencer, chrétiens, à développer ce mystère,
je dis qu'il n'appartient qu'à Dieu seul de nous conduire à la
vérité par l'une et par l'autre de ces deux voies. Non, les
hommes ne le peuvent pas ; c'est folie de l'attendre d'eux.
Celui qui entreprend de nous enseigner (-) doit ou nous faire
entendre la vérité, ou du moins nous la faire croire. Pour
nous la faire entendre, il faut nécessairement beaucoup de
sagesse; pour nous la faire croire, il faut beaucoup d'autorité :
et c'est ce qui ne se trouve point parmi les hommes. C'est
pourquoi Tertullien disait dans cet admirable Apologétique :
Quanta est p?'îidentia Jiominis ad demonst7'andui}i quid vere
bomun ? quanta auctoritas ad exigendum ('^) ? « La prudence
des hommes est trop imparfaite pour découvrir le vrai bien
à notre raison ; et leur autorité est trop faible pour pouvoir
rien exiger de notre créance. » La première, c'est la prudence,
est peu assurée ; et la seconde, c'est l'autorité, peu considé-
a. Apolog., n. 45.
1. Mol souligné, comme satisfaisant peu l'auteur; non remplacé toutefois.
2. Var, (r^ rédaction) ; Pour être capable d'enseigner les hommes, il faut, ou
leur faire entendre la vérité, ou du moins la leur faire croire. Il faut pour l'un
beaucoup de sagesse, et pour l'autre beaucoup d'autorité.
Sermons de Bossuet. — III. 16
242 CAREME DES MINIMES.
rable {'). Tarn illa falli {^) facilis, quant ista contemni. Par
conséquent nous devons conclure qu'il ne faut pas attendre
des hommes la connaissance certaine de la vérité ; parce que
leur autorité n'est pas assez grande pour nous la faire croire
sur ce qu'ils en disent, et que leur sagesse est trop courte
pour nous en donner l'intelligence.
Mais ce qui ne se trouve point parmi les hommes, il nous
est aisé, chrétiens, de le rencontrer en notre Dieu ; et vous
le comprendrez aisément, si vous considérez avec attention
comme il parle différemment dans son Ecriture. Il pratique,
ce grand Dieu, l'un et l'autre. Quelquefois il se fait connaître
manifestement ; et alors il dit à son peuple : « Vous saurez
que je suis le Seigneur: » Et scietis quia ego \sun{\Do7ninus{f).
■Quelquefois, sans se découvrir, il fait valoir son autorité,
et il veut qu'on le croie sur sa parole comme lorsqu'il
prononce avec tant d'emphase , pour obliger tout le
monde à se soumettre : Hœc dicit Dominus : « Voici ce que
dit le Seigneur ;» et ailleurs : « Il sera ainsi, parce que j'ai
parlé, dit le Seigneur : » Quia verbum ego locuhis stun, dicit
Dominus ('''). D'où vient, messieurs, cette différence ? C'est
sans doute qu'il veut que nous comprenions qu'il a le moyen
de se faire entendre, mais qu'il a le droit de se faire croire. Il
peut par sa lumière infinie nous montrer, quand il lui plaira,
sa vérité à découvert; et il peut, par son autorité souveraine,
nous obliger à la révérer sans que nous en ayons l'intelli-
gence. L'un et l'autre est digne de lui : il est digne de sa
grandeur de régner sur les esprits ou en les captivant par la
foi, ou en les contentant par la claire vue. L'un et l'autre
est digne de lui : il fera aussi l'un et l'autre ; mais chaque
chose doit avoir son temps. Tous (^) deux néanmoins sont
incompatibles ; je veux dire l'obscurité de la foi et la netteté
de la vue. Qu'a-t-il fait ? Ecoutez, mes frères ; voici le mys-
tère du christianisme. lia partagé ces deux choses entre la
vie présente et la vie future : l'évidence dans la patrie, la foi
a. Esech., vi, 7. — b. Jerem., xxxiv, 5.
1. Var. La première est peu assurée, et la seconde peu considérable.
2. M s. labi.
3. Ms. et que tous deux... — Restes d'une première rédaction, qui portait :
« Comme tous deux sont dignes... et que... »
SOUMISSION DUE A LA PAROLE DE JÉSUS-CHRIST. 243
et la soumission durant le voyage. Un jour la vérité sera dé-
couverte ; en attendant, pour s'y préparer, il faut que l'auto-
rité soit révérée : le dernier fera le mérite, et l'autre est
réservé pour la récompense. Là, sicut audivinms, sic vidi-
imis (") ; ici, il ne se parle point de voir, et on nous ordonne
seulement de prêter l'oreille, et d'être attentifs à sa parole :
Ipsum aiidite.
Venez donc au Thabor, mes frères, et accourez tous en-
semble à ce divin Maître que vous montre le Père céleste.
Vous pouvez reconnaître son autorité en considérant les res-
pects que lui rendent Moïse et Élie ; c'est-à-dire, la Loi et
les Prophètes, comme je l'ai expliqué. Mais j'ajouterai main-
tenant une remarque sur notre évangile, que peut-être vous
n'avez pas faite, et qui néanmoins est très importante pour
connaître l'autorité du Sauveur Jésus. C'est, messieurs, qu'il
est remarqué qu'en même temps que fut entendue cette voix
du Père éternel qui nous commande d'écouter son Fils, Moïse
et Elie disparurent, et que Jésus se trouva tout seul : Et
dum fieretvox, inventus est Ji-:sus sohis {^'). Dites-moi, quel est
ce mystère } d'où vient que Moïse et Elie se retirent à cette
parole ? Chrétiens, voici le secret développé par le grand
Apôtre. « Autrefois, dit-il, Dieu ayant parlé en différentes
manières par la bouche de ses prophètes [^) ; » écoutez et
comprenez ce discours : Vous avez parlé, ô prophètes, mais
vous avez parlé autrefois : « maintenant, en ces derniers temps,
il nous a parlé par son propre Eils : » Novissime... lociitus
est nobis in Filio {^). C'est pourquoi, dans le même temps
que Jésus-Christ paraît comme maître. Moïse et Elie se
retirent ; la Loi, tout impérieuse qu'elle est, tient à gloire de
lui céder ; les Prophètes, tout clairvoyants qu'ils sont, se
vont néanmoins cacher dans la nue : IntraïUibus illis in
nubem ('')... Nzibes obumbravit eos (■^) : comme s'ils disaient
au divin Sauveur tacitement par cette action : Nous avons
parlé autrefois au nom et par l'ordre de votre Père : Olim
loquens patribus in prophetis : maintenant que vous ouvrez
votre bouche pour expliquer vous-même les secrets du ciel,
a. Ps.^ XLVll, 9. — b. Lîtc.y IX, 36. — c. Hebr., l, i. — d. Hebr., i, 2. — Ms. in
Filio suo. — e. Luc, IX, 34. — /. Matih., xvii, 5.
244 CAREME DES MINIMES.
notre commission est expirée, notre autorité se confond dans
l'autorité supérieure ; et, n'étant que les serviteurs, nous
cédons humblement la parole au Fils. Par conséquent soyons
attentifs, et écoutons ce Fils bien-aimé : Hic est Filius meus
dilechis. Ne recherchons pas les raisons des vérités qu'il nous
enseigne : toute la raison, c'est qu'il a parlé.
Et à ce propos, chrétiens ('), je ne puis m'empêcher de
vous rapporter une chose qui m'a surpris dans Platon.
Donnez-moi cette liberté de vous alléguer aujourd'hui un
auteur profane. Je (^) n'ai pas accoutumé de le faire : par
la grâce de Dieu, je trouve suffisamment dans les Écri-
tures, et c'est une source assez abondante...; mais il nous
est permis quelquefois d'employer le témoignage des étran-
gers pour convaincre les incrédules. Donc, mes frères, ce
philosophe if), parlant de l'obscurité des choses divines et du
peu de connaissance que nous en avons, conclut qu'il s'en
faut rapporter aux enfants des dieux, encore que leur discours
ne soit appuyé ni sur des raisons nécessaires, ni même sur
des raisons vraisemblables : hnpossibile est deoruin fiiiis fideni
non habere, licet nec necessa^'iis nec verisimilibus rationibus
eoru7it oratio confiriuettir. Mais comme ils nous parlaient,
poursuit-il, de leurs affaires domestiques, la loi veut que
nous ajoutions foi à leurs paroles : Sed quia de rébus dome-
sticis loqui se affirinabaiit, nos legeni secuti fideni prœstabimus.
Tu reconnais donc, ô philosophie (^), que nous ne connais-
a. Plat., Tim. (Cf. édit. Didot, p. 211.)
1. Anonyvte : « Il semble que la raison autorise ce que je dis. Platon, dans
son Timée, dit que des secrets des dieux il en faut croire les enfants des dieux.
Il avait considéré que les hommes avaient tiré mille fausses conjectures des
divinités, ce qui l'oblige à dire': In hoc fiiiis deortcm fidcs est adJiibenda, quamvis
eorwii dicta nec necessariis nec verisiviilibus argicmentis confirinenticr. Mes-
sieurs, écoutons ce païen qui nous enseigne. Voici le Fils de Dieu qui nous vient
révéler des secrets qui avaient toujours été cachés. Le faisons-nous .'' Moralité. »
— On ne peut donc douter que ce passage n'ait été prononcé en chaire, bien
qu'il soit formellement condamné au manuscrit. Nous avons vu, d'autre part,
Bossuet en tenir compte dans le sommaire (1662).
2. Addition interlinéaire. — Après « abondante, » l'auteur ajoute ; « etc. »
3. Ms. philosophe. — Mais dans la suite de la phrase : «Tu te sens forcée... »
— On lit ici cette première rédaction effacée : « Vous vous étonnez, chrétiens,
de ce que Dieu vous oblige à croire ce que vous ne connaissez pas clairement !
Vous voyez la philosophie, qui, toute curieuse qu'elle est, étant convaincue de son
ignorance, est contrainte de chercher des maîtres sous l'autorité desquels elle
SOUMISSION DUE A LA PAROLE DE JÉSUS-CHRIST. 245
sons pas les choses divines; ensuite tu te sens forcée à recou-
rir à l'autorité supérieure. Afin que tu puisses fléchir sans
crainte, tu confesses qu'il faut qu'elle soit divine. Jusques ici,
tu es chrétienne. Mais il en faut croire, dis-tu, les enfants des
dieux. Laisse ces dieux : il n'y en a qu'un, tu ne l'ignores
pas. Laisse-moi ces enfants des dieux, enfants de leurs adul-
tères et témoins de leur intempérance. Voici le Fils unique
du Dieu vivant. Ce Fils unique, ce Fils bien-aimé vous vient
dire : Dewn nenwvidit unq2iai}i : Unigcnitus Films, qui est in
sinu Patris, ipse cnarravit ("). O hommes, nul de vous n'a
encore vu Dieu ; vous ne savez ce qu'il en faut croire, ni la
voie qu'il faut tenir pour aller à lui : « le Fils unique qui est
en son sein, » qui pénètre tous ses secrets, « lui-même est
venu vous les raconter: » ipse, ipse enarravit. Que recherchez-
vous, ô mortels, après le témoignage de ce divin Maître ?
Osez-vous lui demander des raisons, ou vous plaindre de ce
qu'il vous oblige de croire ce que vous n'entendez pas ? — Je
voudrais entendre, je voudrais savoir. — Saint Augustin vous
va satisfaire : « C'est être savant, vous dit-il, que d'être uni
à celui qui sait : » Non parva scientia est scienti conjtingi iy).
C'est être assez savant que d'être uni à celui qui sait ; ajou-
tons, pour expliquer sa pensée, à celui qui sait d'original, si
l'on peut parler de la sorte, qui sait pour avoir vu et pour
avoir vu jusqu'au fond, et qui nous dit avec vérité : Quod vi-
a. Joan., l, 18. — b. In Ps. xxxvi Serm. il, n. 2.
ploie, sans examiner leurs raisons, et, jugeant bien toutefois qu'il serait peu sûr
de fléchir sous une autorité purement humaine, s'est imaginée des enfants des
dieux, pour les venir instruire des secrets célestes. Voici aujourd'hui le Père
éternel, qui vous montre non les enfants des faux dieux, enfants de leurs adul-
tères et témoins de leur intempérance, mais le Fils unique du vrai Dieu vivant,
né de Dieu et égal à Dieu. Il vous l'envoie du ciel en la terre pour vous con-
duire, pour vous enseigner. Il vous dit dans son Évangile : Deum nemo vidit
uiiquam : <.< O hommes, nul de vous n'a encore vu Dieu : » vous ne savez ce qu'il en
faut croire, ni la voie qu'il faut tenir pour aller à lui : Deutn ?ietno vidit unquam:
ah ! j'ai pitié de votre ignorance... »
L'auteur note sur cette page : Abréo^es. Les éditeurs ne conservent de tout ceci
que quatre lignes, elles-mêmes effacées au manuscrit (après les mots : c'est qu'il
a parlé :) « Écoutez comme il vous parle dans son Évangile : « Jamais personne
n'a vu Dieu : le Fils unique, qui est dans le sein du Père, est venu lui-même
pour vous en instruire : » Deum nemo vidit unquatn: Unigenitus Filins, qui est in
sinu Patris, ipse enarravit. O hommes, nul de vous... » — Elles font double
emploi avec ce qui suit, seconde rédaction, plus pleine et plus vive.
246 CARÊME DES MINIMES.
dimtis, testamur ('*) : « Nous témoignons ce que nous avons
vu. » Celui-là, dit saint Augustin, a les yeux de l'intelli-
gence ; nous avons les yeux de la foi : Ille habet oculos agni-
tionis, tu credulitatis (^). Je ne prétends rien davantage; je ne
me plains pas de l'obscurité des maximes de l'Evangile. Si
je n'ai pas de lumières propres, j'ai celles de Jésus-Christ,
qui me dirigent : je n'ai pas la science en moi-même, mais
j'ai celle du Fils de Dieu qui m'assure ; et je crois hardiment où
je ne vois rien ('), parce que j'en crois celui qui voit tout (^).
Chrétiens, venez au Thabor : apprenez du Père céleste à
écouter humblement son Fils : Ipsum audite. Oui pourrait
vous faire comprendre toute la force de cette parole ? Cette
parole du Père céleste sacrifie tous vos sentiments, et abat
toutes vos raisons aux pieds de son Fils (^). Mais qu'il a
raison de nous reprocher que nous ne recevons pas son
a.Joan., m, 11. — b. Ubi supra.
1. Var. Je crois avec joie ce que je ne vois pas. parce que je crois...
2. Les éditeurs maintiennent ici dans le texte ce passage qu'il faut reporter
en note : i. II me semble, chrétiens auditeurs, que l'autorité de ce divin Maître
est suffisamment établie, et que nous devons être très persuadés que c'est assez
d'écouter sa voix pour connaître la vérité avec certitude. Mais tirons de cette
doctrine importante quelque instruction pour notre conduite. Il faudrait com-
mencer un nouveau discours pour vous dire tout le fruit qu'elle doit produire :
mais parmi une infinité de grandes choses qui se présentent de toutes parts, voici
une vérité que je vous choisis ; et je me tiendrai bienheureux, si je la puis aujour-
d'hui graver dans vos cœurs. Puisqu'il est ainsi, chrétiens, que nous sommes
obligés de nous rapporter à ce que nous dit le Sauveur JÉSUS, résolvons, et ré-
solvons immuablement, de former tous nos jugements, non sur les apparences
des sens, ni sur les opinions anticipées dont la raison humaine nous préoccupe,
mais sur la parole de Jésus-Christ, sur la doctrine de son Évangile. M'enten-
dez-vous, mes frères, comprenez-vous ce queje veux dire? (2'^^-^^-S"^'^^^-'''^/^^^'^-^i''^'
intelligat hoc ? (Ms. Quis sapiens, et intelliget hoc ?) [Jerem., ix, 12.] Qui de nous
juge selon Jésus-Christ, et selon les règles qu'il nous a données ? Ah ! si nous
jugions des choses selon ses maximes, que d'illusions seraient dissipées ! que de
folles pensées s'évanouiraient ! que de vaines opinions tomberaient par terre !
Quand on voit les fortunés de ce monde au milieu de la troupe qui leur applau-
dit, tous les sens disent : Voilà les heureux ; Jésus-Christ nous dit, au con-
traire : Ce ne sont pas là les heureux : heureux, ceux dont le Seigneur est le
Dieu ! » Beatus populus cuj'us Doinitins Deies ejus .' [Fs., CXLIII, 1 5.] C'est ce que
vous dites, ô Maître céleste ; mais que cette parole est peu écoutée ! Nous nous
laissons étourdir par le bruit de ceux qui nous crient perpétuellement qu'ils sont
heureux, qu'ils sont fortunés dans leur vie molle et délicieuse ; et parmi ce bruit
importun la voix du Sauveur {var. votre voix) demeure étouffée, et n'arrive pas
jusqu'à nos oreilles. » — Bossuet a renvoyé à la fin du premier point cette
morale, en lui donnant un autre tour.
3. Ici venait dans la i"" rédaction la phrase : << Le vieil homme a cinq sens...»
SOUMISSION DUE A LA PAROLE DE JÉSUS-CHRIST. 247
témoignage ! Testimonium nostrum non accipitis ("). Si vous
le recevez, vous êtes obligés de désavouer tout ce qui s'op-
pose à ce qu'il témoigne ; par exemple, pour vous en con-
vaincre, regardez ce que vous faites dans l'Eucharistie :
tout est mort, il n'y a que l'ouïe qui vive, et elle ne vit que
pour Jésus-Christ, et ne connaît plus que sa voix. Dans
cet adorable mystère, tous vos sens vous trompent excepté
l'ouïe. La vue et le goût disent : C'est du pain ; le toucher et
l'odorat se joignent à eux : il n'y a que l'ouïe qui rapporte
bien, parce qu'elle vous annonce en simplicité le témoignage
de Jésus-Christ ; et pour bien recevoir ce grand témoi-
gnage, vous démentez votre propre vue, vous désavouez
votre goût, vous résistez à votre raison, pour abandonner
tous vos sentiments à Jésus qui vous instruit par la seule
ouïe. Eveillez-vous, mes frères, et rendez partout le même
respect à celui qui est toujours infaillible. Que ce mystère
que vous fréquentez tous les jours, vous accoutume à juger
des choses, non selon la prudence humaine, mais selon le té-
moignage qu'en rend le .Sauveur ('). Imaginez-vous, chrétiens,
mais que dis-je, imaginez-vous .'^ croyez que vous avez tou-
jours Jésus près de vous, qui vous dit à l'oreille tout ce qu'il
faut croire de ce qui se présente à vos yeux. C'est l'Ecriture
qui vous l'enseigne, qu'il marche après vous comme un pré-
cepteur qui suit et qui conduit ses disciples, et qui ne cesse
de les avertir de la voie qu'ils doivent suivre : Et uîti^es tuce
aicdieni verlnim post tergum inonentis : Hœc est via (^).
Soyez donc attentifs, mes frères, à ce précepteur qui vous
parle, et réglez vos jugements sur les siens. Vos sens vous
disent : Ce plaisir est doux ; écoutez, Jésus dit qu'il est très
amer : Amarum est reliquisse te Dominum Deum ttmm (").
Vos sens disent : Courons aux délices, et Jésus : « Malheur
à vous qui riez, parce que vos ris produiront des pleurs ('^)!»
Vos sens disent : Ah ! qu'il est pénible de marcher dans la
voie de Dieu ! et Jésus au contraire, que son joug est doux
et que son fardeau est \h.<g^x : J ugum meum suave est, et onus
Tneum levé (').
a. Joan.y m, 1 1. — b. /s., XXX, 21. — c. /erem., il, 19. — d. Luc, vi, 25. —
e. Matth., xi, 30.
I. Var. que JÉSUS en rend.
248 CARÊME DES MINIMES.
Morale ('). Former nos jugements selon les maximes de
l'Évangile. Jugements fermes et arrêtés (^). Il a dit : Qui
vos audit, me audit : point de curiosité dans la prédication,
mais des sentiments de componction. Il a dit qu'il souffrait
dans les pauvres : obligation de les assister; damné pour ne
le faire pas; le juger ainsi. Si jamais cette obligation a lieu,
c'est dans l'extrême nécessité : nous y sommes. Jésus-Christ
meurt de faim et de froid à nos portes. Si vous en doutez
sur la clameur publique, obligation de vous en informer. Sur
ces jugements former nos mœurs : c'est ma seconde partie.
deuxième point.
Ipsum audite : « Ecoutez Jésus ; écoutez ses comman-
dements. Je if) vous ai dit, messieurs : Ecoutez et croyez tout
ce qu'il enseigne ; je vous parle maintenant d'une autre
manière, et je vous dis : Écoutez et faites. Mais pour vous le
dire avec fruit, il faut tâcher de vous faire entendre la liaison
qu'il doit y avoir entre la foi et les œuvres. Et pour cela,
1. L'anonyme mentionne, lui aussi, une moralité Ti. la fin de ce premier point.
Les éditeurs de Versailles, M. Lâchât, etc., ont donc eu tort d'omettre l'addition
autographe qu'on va lire.
2. La pi-e7)iicre 7-édaction de cette fin du premier point peut aider à compléter ces
phrases: «Croyez ces témoignages fidèles, et, persuadés de leur vérité, formez-vous
des maximes invariables, qui, fixant fortement à jamais votre esprit sur des juge-
ments arrêtés, puissent aussi diriger vos mœurs par une conduite certaine. C'est
ma seconde partie. ;> Cf. p. 246, n. 2.
3. Première rédaction: « Si vous avez créance à sa doctrine, venez à l'épreuve
des œuvres, et montrez votre foi par vos actions : Ostende ex ofieribasjidem tuam.
{(Z{.Jacob.,u,iZ.)'E\. certainement, chrétiens, si nous en croyons sa parole, de quel-
que science que soit éclairé celui qui ne garde point ses préceptes, il ne doit pas
se vanter de le connaître. Le disciple bien-aimé le dit nettement en sa première
épître [ch. 11] : (Jui dicit se itosse eiiiii, et 7nandata ejus non custodif, mcndax
est, et in hoc veritas non est : « Celui qui assure qu'il le connaît, et ne garde pas
ses commandements, c'est un menteur, et la vérité n'est point en lui. » Non, il
ne connaît pas Jésus-Christ, parce qu'il ne le connaît pas comme il le veut
être. Il le connaît comme un curieux qui se divertit de sa doctrine et ne songe
pas à la pratique, ou qui en fait un sujet de spéculations agréables. Chrétiens,
ce n'est pas ainsi que JÉsus-Christ veut être connu : au contraire, il nous
assure qu'il ne connaît pas ceux qui le connaissent de la sorte. Il veut des
ouvriers fidèles et non pas des contemplateurs oisifs ; et ce n'est rien de la foi,
si elle ne fructifie en bonnes œuvres. Mais, afin de vous en convaincre, remar-
quez, s'il vous plaît, messieurs, que toute la vie chrétienne nous éiant représentée
dans les Écritures comme un édifice spirituel, les mêmes Écritures nous disent
aussi que la foi en est le fondement.» — Bien qu'effacé, ce début a été en grande
partie souligné, plus tard, pour l'importance de la doctrine qu'il contient.
SOUMISSION DUE A LA PAROLE DE JÉSUS-CHRIST. 249
remarquez avant toutes [choses] que toute la vie chrétienne
nous étant représentée dans les Écritures comme un édifice
spirituel, les mêmes Écritures nous disent aussi que la foi en
est le fondement. C'est pourquoi saint Paul nous enseigne
que « nous sommes fondés en la foi: » In fidc futidatii^). Or
vous savez que le fondement a deux qualités principales : il
est en premier lieu le commencement, et secondement il
est le soutien de l'édifice qui se prépare. Donc, pour bien
connaître la foi, nous devons juger en premier lieu qu'elle
n'est qu'un commencement, et secondement qu'elle est des-
tinée pour être le soutien de quelque chose. L'une et l'autre
de ces qualités exige nécessairement la suite des œuvres :
parce qu'en qualité de commencement elle nous oblige à
continuer, et en qualité de soutien elle nous invite à bâtir
dessus ; et l'un et l'autre se fait parles œuvres (').
Mais découvrons dans un plus grand jour ces deux im-
portantes raisons. Croire (^), disons-nous, c'est commencer ;
et il est aisé de l'entendre. Car tout le dessein du christia-
nisme n'étant que de soumettre notre esprit à Dieu, la foi,
dit saint Augustin, commence cet œuvre : Fides est prima
quœ subjîigat anùnam Deo (^') : « La foi est la première qui
soumet l'âme à Dieu ; » et le concile de Trente a défini que
<i la foi est le commencement du salut de l'homme : » Fides
est luimanœ sahitis initiîcm (^). La foi est donc un commen-
cement, c'est la première de ses qualités. Et plût à Dieu (^),
messieurs, que tous les chrétiens l'eussent compris ! Car par
là ils pourraient connaître que de s'en tenir à la foi sans
s'avancer dans les bonnes œuvres, c'est s'arrêter dès le
premier pas, c'est abandonner tout l'ouvrage dès le commen-
cement de l'entreprise, et s'attirer justement ce reproche de
l'Evangile : Hic liomo cœpit œdijicai'e, et non potuit consiun-
a. Coloss., I, 23. — b. De Agon. ChrisL, n. 14. — c. Sess. VI, cap. vni.
1. Après avoir une première fois concentré ce passage, Bossuet note encore :
Abrèges.
2. Var. Je conclus la première en peu de paroles ; et la seconde, qui sera plus
de notre sujet, aura plus d'étendue. La foi est donc un commencement, c'est la
première de ses qualités. Et plût à Dieu !...
3. Var. Et plût à Dieu, messieurs, que tous les chrétiens l'eussent bien com-
prise ! Car par là ils pourraient connaître que de s'en tenir à la créance, c'est
s'arrêter dès le premier pas.
250 CAREME DES MINIMES.
mare {f) : Voilà ce fou et cet insensé « qui avait commencé
un beau bâtiment, et qui ne l'a pas achevé ; » il a fait grand
amas de matériaux, il a posé tous les fondements d'un grand
et superbe édifice, et, le fondement étant mis, tout d'un coup
il quitte l'ouvrage. O le fou ! ô l'extravagant ! Hic homo
cœpit œdificare...
Mais éveillez-vous, chrétien : c'est vous-même qui êtes
cet homme insensé. Vous avez commencé un grand bâti-
ment ; vous avez déjà établi la foi, qui en est le fondement
immuable ('). Il a fallu s'aveugler soi-même, démentir et
désavouer tous ses sens, renoncer à son jugement, se sou-
mettre et se captiver dans la partie la plus libre, qui est la
raison : enfin que n'a-t-il pas fallu entreprendre pour poser
ce fondement de la foi ? Et après de si grands efforts et tant
de préparatifs extraordinaires, on laisse l'entreprise impar-
faite, et l'on met de beaux fondements sur lesquels on ne
bâtit rien : peut-on voir une pareille folie .-* Et ne vois-tu
pas, insensé, que ce fondement attend l'édifice, que ce com-
mencement de la foi demande sa perfection par la bonne
vie ; et que ces murailles à demi élevées, qui se ruinent parce
qu'on néglige de les achever, rendent hautement témoignage
contre ta folle et téméraire conduite ? Mais cela paraîtra bien
mieux, si, après avoir regardé la foi comme le commencement
de l'édifice, nous considérons maintenant qu'elle n'est pas
établie pour demeurer seule, mais pour servir de soutien à
quelque autre chose.
Saint Paul : Ut sapiens architectus fundaînentwm posui ('^).
Un sage architecte met de la proportion dans les choses.
Ne vous défiez donc pas du fondement. Car s'il est ainsi,
a. Luc, XIV, 30. — b.\ Cor., m, 10.
I. Pour abréger, Bossuet efface encore ici ce beau passage, que les éditeurs
maintiennent dans leur texte : « Pour poser ce fondement de la foi, quels efforts
a-t-il fallu faire ! La place {var. le lieu) destinée pour le bâtiment était plus
mouvante que le sable : chrétiens, c'est l'esprit humain, toujours chancelant dans
ses pensées ; il a fallu l'affermir. Que de miracles, que de prophéties, que d'Écri-
tures, que d'enseignements ont été nécessaires pour servir d'appui ! Il y avait
d'un côté des précipices, précipices terribles et dangereux de l'erreur et de
l'ignorance ; il a fallu les combler : et, de l'autre, « des hauteurs superbes qui
s'élevaient, dit le saint Apôtre (II Cor., x, 5), contre la science de Dieu ; » il a
fallu les abattre et les aplanir. Parlons en termes plus intelligibles. 11 a fallu
s'aveugler... »
SOUMISSION DUE A LA PAROLE DE JÉSUS-CHRIST. 25 I
chrétiens, qu[e la foi] (') ne soit pas établie pour demeu-
rer seule, mais pour servir d'appui à quelque autre chose,
je vous laisse à juger en vos consciences quelle injure
vous faites au divin Sauveur, si ayant mis en vos âmes
un fondement si inébranlable, vous craignez encore de
bâtir dessus : n'est-ce pas lui dire manifestement que vous
vous défiez du soutien qu'il vous présente, et que vous
n'osez vous appuyer sur sa parole ? c'est-à-dire que sa foi
vous paraît douteuse ; sa doctrine, mal soutenue ; ses maximes,
peu assurées (-). Mais laissons ces justes reproches, pour
prouver solidement par les Ecritures que la foi ne nous est
donnée que pour être le soutien des œuvres ; et vous en
serez convaincus si vous méditez attentivement la conduite
de notre Sauveur tant qu'il a été en ce monde. Il a accompli
de grands mystères, il nous y a donné de grands préceptes :
mais afin que ce qu'il faut croire nous apprît comme il faut
1. Ms. qu'elle. — Cette phrase se plaçait d'abord après les mots : servir de
soutien à quelque autre chose.
2. Il est extrêmement difficile, sinon impossible, de reconnaître ici ce que
l'auteur veut conserver, et ce qu'il sacrifie. Il a barré ce passage (p. 10), et cepen-
dant il y renvoie ensuite sur une feuille additionnelle, où il note : P. 10, soutien.
Puis il trace l'esquisse d'un développement nouveau, sans indiquer malheureu-
sement où il prétend l'introduire. V'oici ce développement :
« Ut sapiens architectus fundamentiiut posiii ; alius aiitem superœdificat.
[I Cor., III, 10]. Quel fondement a-t-il m\s} Fundatnentum aliud nemo potest
po?tere, nisi id qiiod posihim est., quod est Christus Jésus. Qu'est-ce à dire? Un
Dieu anéanti et humilié : que peut-on bâtir dessus ? Quelque chose qui ait rap-
port à ce fondement : ut sapiens archit dus; s'il est sage, il y a proportion entre
l'un et l'autre. En particulier : Un Dieu crucifié et anéanti : dessus, une vie
pénitente et mortifiée. — Un Dieu souffrant : l'amour des souffrances. — Un
Dieu pauvre, etc. — Un Dieu libéral jusqu'à donner son sang à ses ennemis :
que bâtir dessus 1 des entrailles de charité pour nos frères. — Si les injures
étaient aussi fâcheuses que vous le pensez, le Fils de Dieu n'y aurait pas été
exposé. Je ne m'étonne donc plus si au milieu de la gloire il parle de l'ignominie
de sa mort : Ipsum audiie.
«Bâtissez l'obéissance à ses préceptes : sur quel fondement ? Jésus-Christ
obéissant jusques à la mort : Usque \ad mortem...^ Après cela, plus de difficulté
dans l'Évangile, etc. »
Ici un nouveau renvoi, qui correspond à la p. 11 du manuscrit ; ci-après
p. 253, ligne 10.
Les éditeurs modernes ont pris le parti facile de supprimer ces modifications,
que Deforis avait enregistrées, en les complétant à sa manière. Mais l'Anonyme
atteste en ces termes qu'elles ont fait partie du discours prononcé : « Il ne suffit
pas de se soumettre à la foi, il faut être soumis à ses préceptes: Ipsum audiie. Où
remarquez que la foi est le fondement et le soutien de notre salut. Saint Paul se
considère lui-même comme un architecte ; l'édifice est le salut de notre âme... »
252 CAREME DES MINIMES.
agir, il a tellement ménagé les choses, que les mystères qu'il
a accomplis fussent le soutien et le fondement des préceptes
qu'il a donnés.
Saint Augustin, messieurs, vous fera entendre cette vérité ;
et il nous l'explique admirablement dans le livre qu'il a écrit
De Agone ckristiano, où, suivant le divin Apôtre, il appuie
toute la vie chrétienne et la liaison des préceptes avec les
mystères sur Jésus-Christ humilié et sur le mystère de sa
croix. O hommes ('), dit-il, n'aimez pas le monde ; voilà le
précepte : parce que, s'il était aimable, le Fils de Dieu
l'aurait aimé ; voilà le mystère : Nolite mnare teinporalia ;
quia si bene ama7'entui\ amaret ea homo quem stiscepit
Filius Dei {f). Ne vous attachez pas aux richesses ; parce
que, si elles étaient nécessaires, le Fils de Dieu ne serait
pas pauvre : ne craignez ni les souffrances ni l'ignominie ;
parce que, si elles nuisaient à notre bonheur, un Dieu n'y
serait pas exposé. Ainsi vous voyez manifestement que
toutes les choses que Jésus commande ont leur fondement
immuable sur celles qu'il a accomplies ; et que s'il nous
prescrit dans son Evangile une vie pénitente et mortifiée,
c'est à cause qu'il nous y paraît comme un Dieu anéanti
et crucifié (^). C'est pour cela que sur le Thabor, où l'on
nous ordonne d'écouter sa voix, de quoi est-ce qu'il s'en-
tretient avec Moïse et Élie ? de sa croix, dit l'évangéliste,
et de la mort qu'il devait souffrir à Jérusalem : Dicebant
excessum ej'us, quem completurus erat in Jei'usalem {^). Pour
quelle raison, mon divin Sauveur ? et qu'a de commun ce
discours avec la gloire qui vous environne ? C'est, mes
frères, que ce qu'il commande étant fondé sur ce qu'il fait,
il nous propose ce qu'il a fait, pour disposer nos esprits à
suivre humblement ce qu'il commande. Ipsîcm audite :
« Ecoutez Jésus ; » écoutez-le, croyez ce qu'il fait : mais
écoutez-le, faites ce qu'il dit.
a. Cap. XI, n. 12. — Ms. quia si amanda essent...— - b. Luc.^ ix, 31. — Ms.
Loquebantur excessum...
1. Ce commentaire est à la fois souligné comme important, et barré comme
devant être modifié d'après les indications de l'addition, que nous venons de
donner en note.
2. Var. c'est à cause qu'il nous y propose un Dieu anéanti et crucifié.
SOUMISSION DUE A LA PAROLE DE JÉSUS-CHRIST. 253
Mais permettez-moi, chrétiens, d'étendre davantage cette
vérité si solide et si importante, et de vous expliquer le des-
sein pour lequel le Sauveur Jésus, dans cet état auguste et
majestueux où il nous paraît au Thabor, ne parle que de sa
croix et de ses souffrances. Chrétien, ne le vois-tu pas } et ne
l'as-tu pas encore entendu } C'est qu'il a dessein de te pré-
parer à écouter ses préceptes; il veut lever les difficultés que
tu trouves à suivre ses commandements et à marcher dans
ses voies. En effet, pour ôter ces difficultés, il faut nous
inspirer du courage et nous donner de la force. Pour (') nous
inspirer du courage, qu'y a-t-il de plus efficace que de le voir
marcher (-) le premier dans la carrière qu'il nous a ouverte,
tout couvert de sueur et de sang, poursuivant tout ce que
les hommes fuient, méprisant tout ce qu'ils désirent, souffrant
volontairement tout ce qu'ils redoutent : Oninia conteynnendo
quœ pravi homines cupmnt, et omnia patiendo quœ horre-
sciint (^); et dans cet état de souffrances, nous disant d'un ton
ferme et vigoureux : In mundo pressiwam habebitis ; sed con-
Jidile, ego vici ?7tundum (") : Mes disciples, je le confesse,
« vous aurez à souffrir au monde ; mais prenez courage, j'ai
vaincu le monde. » Se peut-il trouver des âmes si basses qui
ne soient encouragées par cet exemple (^) ? Que si vous vous
plaignez, chrétiens, que vos forces ne suffisent pas pour
suivre ce Dieu qui vous appelle (vous me faites tous cette
objection, je lis dans vos cœurs), regardez que non seule-
ment il marche devant, mais encore qu'il se tourne à vous
pour vous tendre sa main charitable. Quelle preuve en avons-
nous ? Ses souffrances mêmes. Saint Paul, dans l'Épître aux
Hébreux (11, 18) : In eoenim in quo passus est ipse et tentatus,
potens est et eis qui tentantur auxiliari : « Par les choses qu'il
a souffertes, il nous montre qu'il est puissant pour prêter
a.Joan.,'X.Vl, 33.
1. Après avoir abrégé oralement ce qui précède, Bossuet reprenait ici, sans la
modifier, sa rédaction primitive.
2. Var. que peut-il faire de plus efficace que de marcher...?
3. Ce texte, remarque Deforis, ne donne que le sens de saint Augustin. Voici
les paroles que Forateur analyse : Omnia quœ cupientes non recte vivebamus,
carendo vile fecit. Omnia qiur vitare cupientes a studio deviabamus veritatis,
perpetiendo dejecit. (De vera relig., I, 31.)
4. Var. que cet e.xemple n'encourage pas ?
2 54 CAREME DES MINIMES.
secours à ceux qui souffrent. » Mystère admirable ! Messieurs,
il prouve sa puissance par sa faiblesse, et avec beaucoup de
raison. Car il est juste que celui qui s'est fait infirme par sa
bonté devienne l'appui des autres par sa puissance ; et que,
pour honorer la faiblesse (') qu'il a prise volontairement, il soit
le support de ceux qui sont faibles par nécessité. Ne craignons
donc pas, chrétiens, de suivre Jésus-Christ dans la voie
étroite, et d'écouter (^) un Dieu marchant devant, nous don-
nant l'exemple, se retournant, nous tendant la main.
Par conséquent écoutons la voix {^) de ce Maître si cha-
ritable : Ipsum audite : « Écoutons Jésus ; » mais écoutons-
le comme il parle, prenons ses sentiments comme il nous les
donne. Car combien en voyons-nous tous les jours qui s'ap-
prochent du Fils de Dieu, non pour recevoir la loi, mais pour
la donner, pour le faire parler à leur mode, selon les préjugés
de leurs passions et au gré de leurs convoitises ? Tels sont
ceux qui consultent pour être trompés, qui ne trouvent de
bons conseils que ceux qui les flattent, qui cherchent à se
damner en conscience : tels sont ceux dont parle Isaïe :
« Voici, dit-il, un peuple rebelle qui irrite la fureur de Dieu ;
ce sont des enfants menteurs, enfants rebelles et opiniâtres,
qui ne veulent pas écouter la loi de Dieu : » Populiis ad ira-
cuiidiam provocans est, et filii mendaces {^). De tels hommes
disent aux voyants : « Ne voyez pas, aveuglez-vous pour
nous plaire ; ne nous montrez pas la droite voie : » Nolite
aspicere nobis [ea] quœ recta sunt (^') : ce n'est pas ce que nous
cherchons, nous voulons des détours commodes; nous deman-
dons des expédients pour assouvir nos vengeances, pour
pallier nos usures, pour continuer nos rapines, pour contenter
nos mauvais désirs: Loqiiimini nobis placentia, videte nobis
errores {^) : « Dites-nous des choses qui nous plaisent, débi-
tez-nous des erreurs agréables (■*). » Que si quelque docteur
véritable, de ceux dont parle l'apôtre saint Paul, « qui traitent
a. Is.^ XXX, 9. ~ b. Ibid., 10. — c. Ibid.
1. Var. qu'en échange de la faiblesse...
2. Var. d'écouter sa parole qui nous y appelle. Il ne nous appelle pas seule-
ment, mais il marche devant nous pour nous enflammer. Il ne marche pas seu-
lement devant, mais il nous tend la main pour nous soutenir.
3. Var. (2uoi ! refuserez-vous d'écouter la voix...?
4. Var. trompez-nous par des erreurs agréables.
SOUMISSION DUE A LA PAROLE DE J]':SUS-CII KIST. 255
droitement et fidèlement la parole de vérité ("), » au lieu de
cette voie large et spacieuse qui nous mène à la perdition,
leur montre le chemin du salut dans une vie pénitente (') :
« Otez-nous, disent-ils, cette voie : » Atiferte a me viain, de-
clinate a me semitam [^) : « ôtez-nous cette voie, » elle est trop
incommode ; « tirez-nous {') de ce sentier, » il est trop étroit.
S'il les presse par l'Évangile, et qu'il leur dise : C'est Jésus
qui parle : ah ! nous ne voulons point entendre sa voix, elle
nous fâche et nous importune : Cessée a facie nosii-a Saiictus
Israël (') : qu'il n'y ait aucune partie de nous-mêmes qui
ne fléchisse (^).
Ainsi, mes frères, l'arrogance humaine, emportée par ses
passions, ne veut point écouter le Sauveur Jésus, s'il ne parle
à sa fantaisie. Et jugeons-en par nous-mêmes, mettons la
main sur nos consciences. Oui de nous, s'il en était cru, n'en-
treprendrait pas de changer et de réformer l'Evangile en
faveur de ses convoitises .Ml y a des vices que nous haïssons
par une aversion naturelle ; et il n'y a point d'homme si cor-
rompu, qu'il n'y ait quelque péché qui lui déplaise. Ah ! que
nous aimons l'Evangile, lorsqu'il condamne ces vices que
nous détestons ! Celui-là sera d'un naturel doux, ennemi du
trouble et de l'injustice : tonnez tant qu'il vous plaira, ô divin
Sauveur, contre les rapines et les violences, il applaudira à
votre doctrine : mais si vous lui ôtez ces plaisirs si chers, que
votre parole lui paraîtra rude ! Il ne pourra plus l'écouter. Un
autre, naturellement libéral, entendra toujours avec joie ce
qui se dira contre l'avarice : mais qu'on ne lui défende pas la
médisance, qu'on lui permette de venger cette injure, qu'on
lui laisse envelopper ses ennemis ou ses concurrents (•*) dans
une intrigue malicieuse. O folie ! ô témérité ! Mon Sauveur,
que vous êtes rude ! on ne peut s'accommoder avec vous !
« Sauvez-nous, sauvez-nous. Seigneur, disait autrefois le
a. II Tim.^ n, 15. — b. h., xxx, 11. — c. Ibid.
1. Var. mortifiée.
2. Var. trop fâcheuse ; détournez-nous...
3. Edit. qui fléchisse. — On a cru à une erreur de Bossuet ; mais n'a-t-on pas
méconnu sa pensée ? Ne veut-il pas dire que les pécheurs prétendent faire tout
fléchir devant leurs passions, même leur conscience? La suite autorise cette inter-
prétation.
• 4. Var. compétiteurs, — qu'on lui laisse embarrasser cette affaire par...
I
2s6 CARÊME DES MINIMES.
Prophète, parce qu'il n'y a plus de saint sur la terre, et que
les vérités sont diminuées par la malice des hommes : » Di-
ininutœ su7ti veritates ("). Elles ne sont pas tout à fait éteintes,
il y en a qui plaisent à quelques-uns ; mais, par une audace
effroyable, chacun les diminue à sa mode, chacun retranche
ce qui lui déplaît. Les hommes se sont mêlés de mettre une
distinction entre (') les vices : il y en a qu'on laisse dans
l'exécration, comme la cruauté et la perfidie : il y en a qu'on
veut rendre honnêtes, par exemple ces passions douces (^),
et ainsi des autres. Malheureux, qu'entreprenez-vous? Jésus-
Christ est-il divisé } Divisus est CJirishis {^') ? Celui qui com-
mande la fidélité n'a-t-il pas commandé la tempérance (^) ?
Celui qui défend la cruauté ('*) n'a-t-il pas aussi défendu
toutes ces douceurs criminelles ? Pourquoi partagez-vous
Jésus-Christ ? Pourquoi défigurez-vous sa doctrine par cette
distinction injurieuse } Que vous a fait l'Évangile, pour le
déchirer de la sorte ? Quid dimidias viendacio Christujii ?
totus vei'itas fuit (') ? Est-ce donc que l'Evangile de jÉsus-
Christ n'est qu'un assemblage monstrueux de vrai et de
faux, et qu'il en faut prendre une partie et rejeter l'autre ?
Totus Veritas : Il est tout sagesse, tout lumière, et tout vérité.
Mais, chrétiens, que faut-il donc faire pour écouter fidèle-
ment ce Maître céleste ? Le voici en un mot de saint Augustin
dans le livre de ses Confessions : Optimus minister tutis est,
gui non magis inttietur hoc a te audire qîiod ipse voluerit, sed
potiîis hoc velle qiLod a te audierit ("'). « Celui-là est votre ser-
viteur véritable, qui s'approche de vous, ô Sauveur, non pas
pour entendre ce qu'il veut, mais plutôt pour vouloir ce qu'il
entend. » Parole vraiment sainte, vraiment chrétienne, et
digne certainement d'être toujours présente à notre mémoire.
C'est ainsi que vous devez écouter Jésus, comme un maître
dont vous venez recevoir la loi, en désavouant humblement
tout ce qui se trouve contraire à ses volontés. Et si vous le
a. Ps., XI, 2. — b. l Cor., l, 13. — c. Tertull., de Carn. Christ., n. 5. — d. Lib. X,
cap. XXVI.
1. Var. parmi.
2. Var. rendre honnêtes, comme l'ambition...
3. Var. la modération .''
4. Var. l'avarice. — Le mot substitué, qui fait antithèse, est bien plus heureux.
SOUMISSION DUK A LA PAROLE DH JLSUS-CIIRLST. 25/
faites, messieurs, ô Uieu, quelle sera votre récompense! Il
fera un jour ce que vous voudrez, après que vous aurez fait
ce qu'il veut ; et si vous accomplissez ses préceptes, il accom-
plira ses promesses. C'est ce qui me reste à vous dire, et que
je conclurai en peu de paroles.
TROISIÈME POINT.
Saint Thomas (en sa II'' II*, Q[uestion] lxxxviii, i, où il
traite de la nature du vœu) établit cette différence entre
le commandement et la promesse, que le commandement
règle et détermine ce que les autres doivent faire à notre
égard ; et la promesse au contraire, ce que nous devons
faire à l'égard des autres. Ainsi, messieurs, après avoir
ouï à quoi la parole de Jésus-Christ nous oblige envers lui
par des préceptes, il est juste que vous entendiez à quoi il
s'oblige envers vous par ses promesses : Ipsum audite ;
écoutez Jésus dans les promesses de son Evangile (').
C'était déjà une grande grâce qu'il eût plu à notre grand
Dieu de s'engager à nous par des promesses : car, comme
remarque très bien le grand saint Thomas, « celui qui promet
quelque chose le donne déjà en quelque façon, en tant qu'il
s'oblige à le donner :» Qui promittity in quantuni se obligat
ad dandum,jani qttodammodo dat i^). Il veut dire que celui
qui nous a promis, encore qu'il ne nous mette pas par cette
promesse dans une possession actuelle, néanmoins il s'est en
quelque sorte dessaisi lui-même, en s'ôtant la liberté d'en
disposer d'une autre manière. C'est pourquoi, dit le même
saint Thomas, il paraît par l'usage des choses humaines,qu'on
a. W II*, Quœst. Lxxxviii, art. v, ad 2.
I. Passage supprimé pour abréger (indication dont les éditeurs n'ont pas tenu
compte) : « Et afin que vous entendiez quelle estime vous devez faire de cette
promesse, concevez, s'il vous plaît, avec attention, messieurs, dans quel ordre et
par quelle suite Dieu s'engage à vous. Premièrement, il vous promet ; seconde-
ment, pour vous rassurer, il confirme par serment toutes ses promesses ; non
content d'avoir engagé sa fidélité, il nous envoie son Fils du ciel en la terre,
pour nous réitérer la même parole et nous persuader de sa bienveillance ; et
enfin pour nous ôter tout scrupule, il nous donne comme un avant-goût de la
félicité qu'il nous a promise dans la glorieuse transfiguration de Notre Seigneur
Jésus-Christ. C'est cette dernière circonstance qu'il nous faut examiner en peu
de paroles.
Sermons de Bossuet. — III. 17
258 CARÊME DES MINIMES.
rend grâces non seulement à celui qui donne, mais encore à
celui qui promet, quand il paraît agir de bonne foi ; parce
qu'encore que le bien que l'on nous promet ne soit pas
encore à nous par une possession actuelle, il est déjà à nous
par engagement ; et que celui qui promet quelque chose,
s'est déjà en quelque sorte dessaisi lui-même, en s'ôtant la
liberté d'en disposer d'une autre manière. Par conséquent il
faut avouer que Dieu, se liant à nous par ses promesses, nous
donnait un merveilleux avantao^e.
Mais il fait en notre faveur quelque chose de bien plus
grand dans la glorieuse transfiguration de Notre Seigneur
Jésus-Christ. Il connaît notre dureté et notre cœur incré-
dule : il sait que la vie future ne nous touche pas : elle nous
paraît éloignée ; et, cependant, nos esprits grossiers, amusés ou
emportés par les biens présents, ne connaissent pas les dé-
lices de ce bienheureux avenir. Que fera ce divin Sauveur ?
Écoutez un conseil de miséricorde: « En vérité, en vérité, je
vous le dis, il y en aura parmi vous, dit-il, qui ne goûteront
point la mort qu'ils n'aient vu le Fils de Dieu dans sa gloire
et dans son royaume : » Sunt.. . de hic stantibus qui non gusta-
bitnt 7Jwrteni,donec videant Filiuui ko mini s venientem in regno
suo (''): je veux aider vos sens, je veux soulager votre infir-
mité : si cette félicité que je promets vous semble trop éloi-
gnée pour vous attirer, je veux vous la rendre présente : je
la ferai voir à quelques-uns de vous, qui pourront en rendre
témoignage aux autres. Peu de jours après avoir dit ces mots,
il mène au Thabor trois de ses disciples ('') ; et comme il était
en prière (car, mes frères, c'est dans l'oraison que la gloire (')
de Dieu éclate sur nous), comme donc il était en prière, cette
lumière infinie ('') qui était cachée sous l'infirmité de sa chair,
perçant tout à coup ce nuage épais avec une force incompa-
rable, « sa face éclata comme le soleil, et une blancheur
admirable se répandit sur ses vêtements ('). »
Voilà, mes frères, une belle idée de la gloire qui nous est
promise {f). Car combien a-t-elle d'éclat, puisqu'elle efface le
a. Matth., XVI, 28. — b. Jbi'd., XVII, i. — c. Ibid.^ 2.
1. Var. la lumière.
2. Var. cette gloire qui...
3. Des traits de plume indiquent l'indication d'abréger ce passage, depuis : « Il
SOUMISSION DUE A LA PAROLE DE JÉSUS-CHRIST. 259
soleil incme ! Et combien est-elle abondante, puisqu'ayant
rempli tout le corps, elle passe jusqu'aux vêtements ! Aussi
Pierre, ravi d'un si beau spectacle, s'écrie transporté et tout
hors de soi : « O Seigneur, qu'il fait bon ici, » et que je serai
bienheureux si je ne perds jamais cette bQ\\(tvue\ Bonum est
nos hic esse ("). Que s'il est fort transporté de joie en voyant
seulement la gloire du corps, que serait-ce donc, chrétiens,
si Jésus lui découvrait celle de son âme ? Mais s'il voyait la
beauté incompréhensible de son essence divine sans nuage,
sans mélange, sans obscurité, et telle qu'elle est en elle-même,
ô Dieu ! quelle serait son extase ! Mais puisqu'il se croit si
heureux de voir son Maître en sa majesté, quoiqu'il (') n'ait
point encore de part à sa gloire, quel serait son ravissement
s'il s'en voyait revêtu lui-même ! O mes frères, écoutons
Jésus, et laissons-nous toucher à ses promesses, qu'il nous
rend déjà si sensibles. Ipsum aitdite : « Ecoutez-le, » écoutez
la parole de sa promesse. Quelle est-elle.^ La voici, messieurs,
telle qu'il l'a prononcée lui-même : Qui perseveraverit usque
in finem, Jiic salvits erii ('') : «Celui qui persévérera jusques
à la fin, c'est celui-là qui sera sauvé. » Que veut dire cette
parole ? Croyez sa promesse avec certitude, attendez l'effet
avec patience.
Mais, hélas ! qui le fait, messieurs } Oui se rend attentif à
cette parole ? L'eatendez-vous, ô hommes du monde, qui,
enivrés par les biens présents, faites une raillerie de la vie
future } Oserai-je (-) répéter dans cette chaire les discours
que vous en tenez } Ah ! plutôt que Dieu, qui sonde les
cœurs, vous mette devant les yeux vos sentiments ! N'êtes-
vous pas de ceux qui parlent ainsi dans le prophète Isaïe }
« Ah ! que le Seigneur se dépêche ; qu'il nous fasse voir
bientôt son ouvrage, s'il veut que nous le croyions ; qu'il
nous fasse expérimenter quelque chose de ses desseins, et
nous n'en douterons pas : « Festinet, et cito veniat opus ejics,
ut videamtis : et appropiet, et veniat consilium Sancti Israël,
a. Matth., xvil, 4. — b. Ibid., x, 22.
connaît la dureté... > Peut-être l'auteur n'y voulait-il conserver que la citation
Siint dé hic stantibus... avec la phrase <i Si cette félicité... i>
1. Var. sans participer encore à sa gloire.
2. Var. Puis-je... ?
26o CARÊME DES MINIMES.
et sciemus ilhid {"). Reconnaissez aujourd'hui vos sentiments
dans la bouche de ces impies. Ne pensez-vous pas tous
les jours : Ah ! qui nous dira des nouvelles de cet avenir
qu'on nous promet ? Toujours attendre, toujours espérer,
et cependant tout le présent nous échappe: Festinet, et cita
veniat opus ejus ! Le monde nous donne des plaisirs présents,
et Dieu nous remet à une autre vie: Festinet ; 7ih.\ qu'il
se dépêche, qu'il ne nous rejette pas à un si long terme :
nous ne pouvons pas attendre si loin : cito veniat opus ejus!
Ah! loin de nous ces discours profanes ! loin de nous ce
langage impie ! Ipsum audite : Ecoutez Jésus dans la parole
de sa promesse ; ne cloutez pas, ne vous lassez pas ; ah !
ne doutez pas, chrétiens : Dieu l'a dit, vous serez sauvés :
Hic salvîLS erit.
Mais, chrétiens, ne vous lassez pas ; il faut persévérer
jusques à la fin : Qui perseveraverit tisque in fincni. O justes,
ô fidèles, ô enfants de Dieu, c'est ici la voix qu'il vous faut
entendre. Où êtes-vous dans cette assemblée ? Il y en a, je
n'en doute pas : ah ! que nous ne soyons pas assez malheu-
reux (') qu'il n'y ait point de justes dans un si grand peuple!
O justes, c'est à vous que je parle ; je vous parle sans vous
connaître ; mais Dieu, que vous connaissez et qui vous con-
naît, saura bien porter ma voix dans vos cœurs : Qui perse-
veraverit, hic salvus erit. Oui, c'est la parole qu'il vous 'faut
entendre : Vox exultationis et salutis in taberfiaculis justo-
runi {^). C'est cette parole dont il est écrit : « Mes brebis
entendent ma voix (^). » C'est cette parole, dit saint Augustin,
« que nul des étrangers n'écoute, que nul des enfants ne
rejette : » Hanc vocem non negligit proprius, non audit alie-
nus{f). Plusieurs écoutent Jésus-Christ dans d'autres paroles:
mais que celle-ci est entendue de peu de personnes ! Celui-là
est maintenant chaste, peut-être sera-t-il bientôt impudique ;
celui-là, lassé de ses crimes, les va expier par la pénitence,
il écoute parler Jésus-Christ : mais, ô voix sacrée ! ô parole
a. /s., Y, 19. — â. Ps., cxvii, 15. — c.Joa;[.,x, 27. — d. In Joan. Tract. XLV,
n. 13.
I. Gallicisme et latinisme réunis (assez pour ; si que): d'où une locution dé-
fectueuse. — Les répétitions, surtout celle de ah ! (ha !), sont un autre signe de
précipitation.
SOUMISSION DUE A LA PAROLE DE JÉSUS-CHRIST. 201
de persévérance ! il ne t'entend pas ; la tentation s'élève, il
succombe ; l'occasion se présente, il s'y laisse aller. O parole
de persévérance ! il ne t'entend pas : néanmoins c'est le
sceau de l'obéissance. Écoutez-la, ô enfants de Dieu, et ne
perdez pas votre couronne. La tentation vous presse ; ah !
« persévérez jusques à la fin, parce que la tentation ne durera
pas jusques à la fin : » Pejsevera usçue injînevi, qiLia tentatio
non persévérât usqne in Jineni {^). — Mais cet homme m'op-
prime par ses violences. — Et adhnc pusillum, et non erit
peccator ('). — Mais que ce délai est ennuyeux ! — Infir-
iniias facit diu vider i qîiod cita est ("). « Il nous semble long,
quand il se passe ; mais [lorsqu'il sera achevé, c'est alors que
vous sentirez combien il était de peu de durée] : » Hoc mo-
diciLin longuin nobis vidctur, qnoniani adhnc agitnr : ctiin
Jinitwnfuei'it, tune sentienms qnam nwdicnmfucrit ("').
Que si les promesses ne vous touchent pas, écoutez la
parole de ses menaces : je n'en ai point parlé, parce que
l'intention de Notre Seigneur n'est pas de nous montrer
aujourd'hui rien qui soit terrible. Il n'est venu apporter que
le salut : Non veni ut judicem \i7iîmdurn\ (") : Mais enfin,
contraint par nos crimes... Fugere aventura ira (-^), la colère
qui nous poursuit : Jain enini securis (•^). Servum imitilem
ejicite (^'). O paroles terribles ! Irritant quis faciens legent
Moysi [') . . . Pour éviter toutes ces menaces, mes frères, écou-
tons le Sauveur Jésus : croyons humblement ce qu'il en-
seigne, suivons fidèlement ce qu'il commande, et nous aurons
infailliblement ce qu'il promet, la félicité éternelle. Amen (').
a. s. Aug., hi Joan. Tract. XLV, n. 13. — Ms. non perseverabit... — b. Ps.,
XXXVI, 10. — c. S. Aug., In Ps. XXXVI, Serm. I, n. 10. — d. In Joan. Tract, ci,
n. 6. — Ms. quamdhi atritur : cum factumfuerit..: — e. Joan.., XII, 47. — Ms.
judicare. — / Matth., m, 7. —g, Ibid., 10. — //. Jbid., xxv, 30. — z. BebK, X, 28.
I . A la suite de cette péroraison rapidement esquissée, Bossuet a noté, mais
un peu plus tard, ce semble, ce texte de Zacharie : Et nolucrunt attendere., et
averteriDit scapitla/n recedenieni., et aures suas aggravavenint ne aiidire7it. Et
cor siium posiiej-imt ut tuiainantem, ne audiroit legeni et verba quœ tnisit Domi-
nus (ms. Deics) exercituum m [spirilu suo per tnanuin] (ms. in vianu) propheta-
rum prioruni : et Jacta est indignatio inag?ia a Domino (ms. a Domino Deo)
exercituumi. Etjactum est sicut lociitus est., et non aiidierunt : sic clamabunt et
non exaudiam, dicit Dominus exercituum. (Zachar., \\\.)
Exhortation à recourir à la miséricorde et aux promesses. Vile iibi est quod
Deus pollicetur, coniremisce quod minatur. (S. Aug., in Ps. XLIX.)
i
i
CAREME DES MINIMES.
IIPDIMANCHE. Sur les RECHUTES(').
11 fallait ici rétablir l'avant-propos en tête du discours. Aucun
des éditeurs n'avait tenu compte des indications, formelles pourtant,
du manuscrit. En revanche, tous ont maintenu, en guise de péro-
raison, la plus manifeste des interpolations, qu'il semblait impossible
de ne pas apercevoir, dès qu'on jetait un regard sur l'original. Pour
Deforis (-), c'était un système de compléter arbitrairement les dis-
cours avec des pièces de rapport. Il est étrange que Lâchât, qui l'a
tant chicané sur des détails, n'ait pas hésité à lui emprunter de
semblables amalgames de textes.
SpMMAIRE. ///^ diw[anc/ie]. Vio/er la pcniieiice.
\^i"' point\ Amitié est un traité. Après la réconciliation, plus forte :
[1°] l'affection s'enflamme ; 2° le contrat est plus obligatoire. Appli-
cation de l'un et de l'autre. Traité de la pénitence (p. 4, 5). Esdr[as].
— Baptême et pénitence : la dernière traite sur les contraventions.
Jésus-Christ caution. (Notez.) Infidélité de ceux qui violent la
pénitence (p. 6, 7).
\_2' point]. Pénitence est une précaution. Autrement l'indulgence
et la miséricorde divine l'exposerait au mépris (p. 8). Tertullien.
(Notez.)
[y point\. Eau du baptême, eau de la pénitence : Tertullien.
Rigueur et miséricorde dans la pénitence (p. 12). Dieu se rend
toujours plus rigoureux (Notez) (p. 12, 13).
Et fiunt novissiina hominis illhis
pejora prioribus.
Et cet homme par ses rechutes
tombe en pire état qu'auparavant.
{Luc.., XI, 26.)
APRES (^) que la grâce du saint baptême, nous ayant
si heureusement délivrés de la damnation du premier
1. Mss.., 12822, f. 230-242. — Les f. 242-246, qu'on y a annexés, sont de neuf ans
postérieurs, et l'un deux l'est de vingt-et-un ans.
2. Ou ses collaborateurs : une note jointe au vis. (f. 242) indique bien que
c'est Deforis qui envoie les feuilles isolées, mais ne parle pas encore de les
incorporer à notre sermon.
3. Cet exorde est ainsi indiqué au vis. (f. 234) après le texte : << Ai'e Maria,
du sermon : Qui enivt viortui sinnuspeccato. De l'abus que font les hommes de
la miséricorde divine. Croient qu'on leur donne le temps de pécher, parce qu'on
leur en accorde pour se repentir, etc. (Ici un signe de renvoi, qui se retrouve
dans le sermon indiqué, f. 3, marqué aussi 5, même volume.) Si une telle
ingratitude n'anime le zèle des prédicateurs, je ne sais plus, messieurs, quand il
faut parler, etc. » — Cf. Histoire critique de la Prédication de Bossuet, p. 54.
SUR LES RECHUTES. 263
Adam, avait (') si abondamment répandu sur nous les béné-
dictions du nouveau ; après que cette secop.de naissance, qui
nous a ressuscites en Notre Seigneur, avait consacré pour
toujours nos corps et nos âmes à une sainte nouveauté de
vie, il fallait certainement, chrétiens, que les hommes régé-
nérés par une si grande bonté de leur Créateur, honorassent
la miséricorde divine en conservant soigneusement ses bien-
faits, et gardassent éternellement l'innocence que le Saint-
Esprit leur avait rendue. Car, puisque nous apprenons de
l'Apôtre que cette eau salutaire et vivifiante qui nous a
lavés au baptême, a détruit en nous « le corps du péché,
pour nous exempter à jamais de sa servitude, » iit... tiltra non
servianms peccato ("), y avait-il rien de plus nécessaire que
de nous maintenir dans la liberté que le sang de Jésus-Christ
nous avait acquise ? Et nous étant rengagés volontairement
dans un si honteux esclavage après la sainteté du baptême,
aurions-nous pas bien justement mérité que Dieu punît notre
ingratitude par une entière soustraction de ses grâces !
Oui, sans doute nous méritions, ayant violé le baptême,
qu'on ne nous laissât plus aucune ressource; mais cette bonté,
qui n'a point de bornes, a traité plus favorablement la fai-
blesse humaine : elle a regardé d'un œil de pitié l'extrême
fragilité de notre nature, et voyant que notre vie n'était
qu'une continuelle tentation, elle a ouvert la porte de la
pénitence, comme un second asile aux pécheurs et une nou-
velle espérance après le naufrage. Et encore que Dieu ait
prévu que les hommes toujours ingrats abuseraient de la
pénitence comme ils avaient fait du baptême, sa miséricorde
ne s'est pas lassée ; Jésus-Christ, qui a voulu que la péni-
tence nous tînt lieu en quelque sorte d'un second baptême,
a mis entre ces deux sacrements cette différence notable,
que le premier, nous étant donné comme la nativité du
fidèle, ne peut être reçu qu'une fois, parce qu'il n'y a qu'une
naissance en esprit comme il n'y en a qu'une en la chair ;
et qu'au contraire le sacrement de la pénitence est mis entre
les mains de l'Eglise comme une clé salutaire par laquelle
a. Rom.^ VI, 6.
I. Var, avait répandu sur nous si abondamment.
264 CARÊME DES MINIMES.
elle peut ouvrir le ciel aux pécheurs autant de fois qu'ils se
convertissent. Je n'excepte rien, dit notre Sauveur : tout ce
que vous pardonnerez sur la terre, leur sera remis devant
Dieu {") ; pour nous faire voir par cette parole que son Père
n'est jamais si inexorable qu'il ne puisse être apaisé par la
pénitence. Voilà comme la miséricorde divine ne cesse jamais
de bienfaire aux hommes.
Mais comme si notre malice avait entrepris d'abuser de
tous ses bienfaits, nous tournons à notre ruine tout ce qu'on
nous présente pour notre salut. Qui ne voit par expérience
que c'est la facilité du pardon qui nous endurcit dans le
crime ? Le remède de la pénitence, qui devait l'arracher jus-
qu'à la racine, ne sert qu'à le rendre plus audacieux par l'es-
pérance de l'impunité. Les rebelles enfants d'Adam ont cru
qu'on leur prolongeait le temps de pécher, parce qu'on leur
en donnait pour se repentir ; et par une insolence inouïe,
nous sommes devenus plus méchants parce que Dieu s'est
montré meilleur ('). Si une telle ingratitude n'anime le zèle
des prédicateurs, je ne sais plus, messieurs, quand il faut
parler, etc. [_Ave.']
Il s'agit ici, chrétiens, de faire, s'il se peut, trembler les
pécheurs que la facilité du pardon endurcit dans leurs mau-
vaises habitudes, et de leur faire sentir combien ils aggravent
leurs crimes, combien ils irritent la bonté de Dieu, combien
ils avancent leur damnation par leurs rechutes continuelles.
Matière certainement importante, et digne d'être traitée
avec toute la force et l'autorité que donne l'Évangile aux
prédicateurs. Et pour parvenir à cette fin, j'emploie trois
raisons excellentes, tirées de trois qualités de la pénitence :
c'est une réconciliation, c'est un remède, c'est un sacrement.
Pour entendre jusqu'au fond ces trois qualités, sur lesquelles
est appuyé tout ce discours, il faut remarquer avant toutes
choses trois malheurs que le péché produit dans les hommes.
Le premier de tous les malheurs, et qui [p. 2] est la source
de tous les autres, c'est de les séparer d'avec Dieu : « Vos
a. Matth., xvni, i8 \Joan.^ XX, 23.
I. Ici s'arrête l'emprunt fait par l'auteur à sa rédaction de 1656. Cf. n, 171.
SUR LES RECHUTES. 265
iniquités, dit le Seigneur, ont mis la division entre moi et
vous ("). » Et de là naissent deux autres grands maux ; car
l'âme étant séparée de Dieu, qui est le principe de force et
de sainteté, de saine elle devient languissante, et de sainte
elle devient profanée :« Guérissez mon âme ('), ô Seigneur !
dit David, parce que j'ai péché contre vous [^) : » donc le
péché le rendait malade. Mais ce n'est pas une maladie ordi-
naire, c'est une lèpre spirituelle, qui porte impureté et pro-
fanation, et qui non seulement affaiblit les hommes, mais les
met au rang des choses immondes
Ainsi donc le péché apportant ces trois maux, il paraît que
la pénitence (-) a dû avoir trois biens opposés. Le péché
nous séparant d'avec Dieu, il faut que la pénitence nous y
réunisse ; et c'est la première de ses qualités, c'est une récon-
ciliation. Le péché, en nous séparant, nous a fait malades ;
par conséquent, il ne suffit pas que la pénitence nous récon-
cilie, il faut encore qu'elle nous guérisse ; et de là vient que
c'est un remède. Et enfin, comme le péché ajoute la profana-
tion et l'immondice aux infirmités qu'il apporte, une maladie
de cette nature ne peut être déracinée que par un remède
sacré qui ait la force de sanctifier comme de guérir ; et
de là vient que la pénitence est un sacrement. D'où je tire
trois raisons solides pour montrer le malheur extrême de
ceux qui abusent de la pénitence en retournant à leurs pre-
miers crimes; et il est aisé de l'entendre. Car s'il est vrai que
la pénitence soit une réconciliation de l'homme avec Dieu,
si c'est un remède qui nous rétablisse, et un sacrement qui
nous sanctifie, on ne peut sans un insigne mépris rompre une
amitié si saintement réconciliée, ni rendre inutile sans un
grand péril un remède si efficace, ni violer sans une prodi-
gieuse irrévérence un sacrement si saint et si salutaire. Et
voilà trois moyens certains par lesquels j'espère conclure in-
vinciblement ce que le Fils de Dieu a dit dans mon texte,
que « l'état de ceux qui retombent devient toujours de plus
en plus déplorable : » Fmnt novissima houiinis illius pejora
prioribus.
a. Is., LIX, 2. — b. Ps., XL, 4.
1. Var. Guérissez-moij Seigneur.
2. Far. le péché apportant trois maux, la pénitence a dû...
t
266 CARÊME DES MINIMES.
Qui enim mortid siunus peccato, quomodo adimc vivenius in
illo ('^) ? Celui-là est bien infidèle, qui manque à une amitié
si saintement réconciliée ; et celui-là est bien malheureux,
qui prodigue sa santé si difficilement et si miraculeusement
rétablie ; et celui-là est bien aveugle, qui ne respecte pas en
lui-même la grâce de l'innocence, et la souille dans de nou-
velles ordures ('),
PREMIER POINT.
[P. 3] Pour entrer d'abord en matière, posons pour fon-
dement de tout ce discours que, s'il y a quelque chose parmi
les hommes qui demande une fermeté inébranlable, c'est
une amitié réconciliée. Je sais que le nom d'amitié est
saint, et ses droits toujours inviolables dans tous les sujets
où elle se rencontre ; mais je soutiens que la liaison ne doit
jamais être plus étroite qu'entre des amis réconciliés; et je le
prouve par cette raison que vous trouverez convaincante.
Deux choses font une amitié solide, l'affection et la foi (~).
L'affection commence à unir les cœurs : lonathas et David
s'aimaient ; leurs âmes, dit l'Ecriture, étaient unies : Anima
Jonathœ conghitinata est animœ David {^\- voilà le fondement
de l'amitié. Mais d'autant que l'amitié n'est pas une affection
ordinaire, mais une espèce de contrat par lequel on s'engage
la foi l'un à l'autre, que dit l'Écriture sainte? Inierunt au-
te?n David et Jonathas fœdtis {^)\ « David et Jonathas firent
un traité : » donc la foi doit intervenir comme l'affermisse-
ment (3) du traité et de l'affection mutuelle. Or je dis que
ces deux qualités de l'amitié, d'où dépendent toutes les autres,
doivent se trouver principalement entre les amis réconciliés:
l'affection doit être plus forte; la fidélité est plus engagée : si
l'on y manque, le crime est plus grand : Fitint novissima...
pejora prioribiis.
Que l'amitié doive être plus forte, prouvons-le solidement
a. Rom., VI, 2. — b.l Reg., xviii, r. — c. Ibid., 3.
1. Ce paragraphe, addition au crayon, inspirée par l'avant-propos, a été récrit
à la plume vers 1665. Cela fait supposer une reprise du discours.
2. Var. fidélité. — Foi est une correction au crayon, postérieure peut-être.
3 Viir. la fidélité doit intervenir comme le sceau... — Corrigé au crayon.
SUR LES RECHUTES. 267
en un mot, pour descendre bientôt au particulier de la récon-
ciliation de l'homme avec Dieu. Je ne veux rien laisser sans
preuve évidente, parce que je prétends, si Dieu le permet,
que tous les esprits seront convaincus. Ce que l'on fait avec
contention, on le fait aussi avec efficace ; et les effets sont
d'autant plus grands, que la cause est plus appliquée. Oui ne
voit donc qu'une affection qui a pu se réunir malgré les ob-
stacles, qui a pu oublier toutes les injures, qui a pu revivre
même après sa mort, a quelque chose de plus vigoureux que
celle qui n'a jamais fait de pareils efforts ? Oui, oui, cette
amitié autrefois éteinte, maintenant refleurie et ressuscitée,
se souvenant du premier malheur, jettera de plus profondes
racines, de peur qu'elle ne puisse être encore une fois abat-
tue ; les cœurs se feront eux-mêmes des nœuds plus serrés :
et comme les os se rendent plus fermes dans les endroits
des ruptures, à cause du secours extraordinaire d'esprits
que la nature envoie aux parties blessées, de même les amis
qui se réunissent envoient, pour ainsi dire, tant d'affection
pour renouer l'amitié rompue qu'elle en devient à jamais
mieux consolidée.
Il doit être ainsi, chrétien : tu le vois, la raison en est
évidente : mais, hélas ! tu le vois inutilement, et tu ne le
mets pas en pratique avec ton Dieu. Il t'a fait de ses amis,
il l'a dit lui-même : Jam non dicam vos serves;... vos autem
dixi amicos if) : Vous êtes, dit-il, mes chers amis. Mais, ô
amitié mal conservée ! vous l'avez rompue par vos crimes.
Ah ! il n'y devrait plus avoir de retour; il devrait punir votre
ingratitude par une éternelle soustraction de ses grâces.
Mais c'est un ami charitable ; il n'a pu oublier ses miséri-
cordes, [p. 4] il s'est réconcilié avec vous dans le sacrement
de pénitence une fois, deux fois, cent fois. Ah ! sa bonté ne
s'est point lassée ; il a toujours eu pitié de votre faiblesse.
Où est donc ce redoublement d'affection que vous lui deviez }
où est cette première condition d'une amitié réunie ? De sa
part, chrétiens, il l'a observée très exactement. Je m'assure
que vous prévenez déjà ce que je veux dire. 11 n'y a page
a.Joan., XV, 15. — M s. Non Jam dicam vos serz'os, sed amicos meos.
L
268 CARÊME DES MINIMES.
dans son Evangile où nous ne voyions une tendresse extraor-
dinaire pour les pécheurs convertis, plus que pour les justes
qui persévèrent : Magisqiie de regressiL tuo, qîiani de alteriiis
sobi'ietate lœtabitur i^). Qui ne sait [que] Madeleine la péni-
tente a été sa fidèle et sa bien-aimée ; que Pierre, après
l'avoir renié, est choisi pour confirmer la foi de ses frères ;
qu'il laisse tout le troupeau dans le désert pour courir après
sa brebis perdue, et que celui de tous ses enfants qui émeut
le plus sensiblement ses entrailles, c'est le prodigue qui
retourne? Je ne m'en étonne pas, dit Tertullien; « il recouvre
un fils qu'il avait perdu, le plaisir de l'avoir trouvé le lui
rend plus cher : » Filiiun enim invejterat quem amiserat, cari-
orem scnserat quem lucrifeceraH^^. Il redouble envers lui son
affection : pourquoi ? c'est qu'il s'est réconcilié ; c'est qu'il
veut soigneusement observer les lois de l'amitié réunie, lui
qui est au-dessus des lois, lui qui est l'offensé, lui qui par-
donne, lui qui se relâche : et toi, à qui l'on remet toutes les
dettes, toi dont l'on oublie toutes les injures, tu ne te crois
pas obligé de redoubler ton amour ! Tu le dois certainement,
pécheur converti : tu dois à Jésus plus d'affection que le juste
qui persévère ; et Jésus-Christ s'y attend.
Écoute comme il parle dans son Évangile à Simon le
Pharisien (^) : « Un homme avait deux débiteurs dont l'un
lui devait cinq cents écus, et l'autre cinquante ; n'ayant de
quoi payer ni l'un ni l'autre, il leur remit la dette à tous
deux : lequel est-ce qui le doit plus aimer? » Quis ergo eiun
plus diligit? Et le pharisien répondit : « C'est celui à qui
il a quitté la plus grande somme : » yEstimo quia is, cui
plus donavit ; et Jésus lui dit : « Tu as bien jugé : » Recte
judicasti. Il est vrai ; celui-là doit beaucoup plus d'amour, à
qui l'on a pardonné plus de péchés : voilà une juste sentence ;
ce ne sont point les hommes qui l'ont prononcée, c'est une
décision de l'Évangile. Pécheur converti, l'exécutes-tu, toi
qui, en sortant de la confession, retournes à tes premières
ordures ; qui, au lieu de redoubler ton amour envers Jésus-
Christ, redoubles tes affections illégitimes ; au lieu d'ouvrir
largement tes mains sur les misères des pauvres, non seule-
a, Tertull., De Pœntt., n. 8. — - b. Ibid. — c. Luc.^ vu, 4:;, 43.
SUR LES RECHUTES. 269
ment tu resserres tes entrailles, mais tu multiplies tes rapines?
Ah ! tu abuses trop indignement de l'amitié réconciliée; ton
audace ne sera pas impunie : Fiunt novissima hojuinis \illins
pejora prioyib7is\. Si le pécheur justifié, qui retombe après la
.pénitence, manque à l'affection qu'il doit à Dieu en vertu de
cette réconciliation, son crime est beaucoup plus grand contre
la fidélité qu'il lui a vouée. Je vous prie, renouvelez vos
attentions pour écouter cette doctrine (') ; elle mérite d'être
entendue. Je dis donc qu'encore qu'il soit véritable que le
baptême est un pacte et un traité solennel, par lequel nous
engageons notre foi à Dieu, néanmoins nous entrons par la
pénitence dans une alliance plus étroite [p. 5] et dans des
engagements plus particuliers.
Pour établir solidement cette vérité, je remarque deux
alliances que Dieu a contractées avec l'ancien peuple durant
le Vieux Testament. Le premier [traité] est écrit au long
dans le chapitre vingt-neuvième du Deutéronome, où, en
exécution de ce qui avait été commencé en l'Exode, et con-
tinué en plusieurs rencontres. Moïse assemble le peuple
pour leur proposer les conditions sous lesquelles Dieu les
recevait en son alliance. Le peuple déclare qu'il les accepte;
et Moïse leur déclare de la part de Dieu que, comme ils
l'avaient choisi pour leur souverain, il les choisissait pour
son héritag-e : Douiimun elezisti hodie, ut sit tibi Deiis..., et
Dominus elegit te hodie, 7tt sis ei populus {^). Voilà les termes
du premier traité que Dieu fit avec son peuple par l'inter-
vention de Moïse, qui était son plénipotentiaire : Hœc sunt
verba fœderis qiiod prœcepit Dommus Moysi, ut feriret ciim
filiis Israël C'). Le second traité d'alliance, chrétiens, est rap-
porté au neuvième chapitre du second livre d'Esdras, et se
fait sur la rupture du premier traité après la captivité de
Babylone. Les termes de ce traité et les formalités sont très
remarquables. Le premier traité y est énoncé comme le traité
fondamental de l'alliance. « Vous êtes descendu, ô Seigneur,
sur la montagne de Sinaï, et vous avez parlé du ciel avec
nos pères : » Locutus es ciiin eis de cœlo ('), « et vous leur avez
a. Deuter., xxvi, 17, 1 8. — b. Ibid., xxix, i. — c.W Esdr., IX, 13.
I. Var. cette vérité.
I
270 CAREME DES MINIMES.
donné des jugements droits et la loi de vérité, et des cérémo-
nies et des préceptes, par la main de Moïse votre serviteur : »
Dedisti eis judicia recta et legem veritatis, cœremonias et prœ-
cepta bona... in tuanu Moysi servi tui ("). Après avoir énoncé
cette première alliance, ils racontent au long les diverses,
contraventions : « Ils ont, di[sent-ils], péché contre vos juge-
ments, ils se sont endurcis contre vos paroles, et ils n'ont pas
obéi : » nos rois, nos princes, etc. : Ipsi vero superbe egerunt. . .,
et dederunt humerum recedentem, et cervice^n suam indiira-
vei'îint, nec audierunt ('^). Après les contraventions, ils rap-
portent les justes châtiments : « Et vous les avez, disent-ils,
livrés aux mains des Gentils: » Et tradidisti eos m manupopu-
lorum ('). Ils ajoutent néanmoins que « Dieu, se souvenant
de ses infinies miséricordes, au milieu de ses vengeances ne
les avait pas entièrement détruits : » In misericordiis auteni
tîiis plîiriviis 71011 fecisti eos in consuniptioneni {^). C'est pour-
quoi ils s'humilient devant lui, ils confessent ses justices, ils
adorent ses miséricordes : Et tu justus es iti omnibus qiiœ
venerunt stipernos (''). Ils le prient de les recevoir en sa grâce
au milieu de tant de calamités ; et sur toutes ces choses
ensemble, c'est-à-dire, sur ce premier traité fondamental,
sur les contraventions qu'ils y ont faites, sur les justes châ-
timents de Dieu, sur sa miséricorde qu'ils lui demandent, ils
font avec lui un second traité d'alliance, et lui engagent de
nouveau leur fidélité : « Sur toutes ces choses, disent-ils,
nous-mêmes ici présents, nous faisons un pacte avec vous, et
nous l'écrivons; et nos princes, et nos lévites, et nos prêtres
y souscrivent : » Super omnibus ergo his nos ipsi percutimus
fœdus, et scribimus ; et signant principes nostri, levitœ nostri,
et sacerdotes nostri ({\
Voilà donc deux traités du peuple avec Dieu énoncés for-
mellement dans l'Ecriture ; le premier essentiel et [p. 6]
fondamental, le second sur la rupture de l'autre de la part du
peuple. Lequel des deux, mes frères, porte un engagement
plus étroit, les jurisconsultes le décideront ; et il est clair, selon
leurs maximes, que les traités les plus forts ce sont ceux qui
a. II Esdr., IX, 14. — b. Ibid., 29. — Ms. Ipsi autem...^ cerviccs suas..., 7iec...
— c. Ibid., 30. — d. Ibid., 31. — ^. Ibid., 33. — /. Ibid., 38. — Ms. in manus...
SUR LES RECHUTES. 27 I
interviennent sur des procès.sur des contraventions aux pre-
miers contrats, sur des difficultés qui en sont nées. Et cela
est bien appuyé sur la raison, parce qu'alors la bonne foi est
engagée dans des circonstances plus fortes. En effet, l'Écri-
ture le fait bien entendre : car au lieu que dans le premier
traité le peuple se contente simplement d'accepter les condi-
tions de vive voix, ici il les écrit et les signe. Nous, disent-
ils, présents personnellement, les écrivons et les soussignons,
et y obligeons nous et les nôtres ; reconnaissant sans doute
que traitant avec Dieu sur des contraventions, ils devaient
s'obliger en termes plus forts. Aussi voyons-nous, par leur
histoire, qu'après avoir violé le premier traité. Dieu usa en-
core envers eux de miséricorde ; mais, ayant contrevenu au
second, il commença à les mépriser, il retira peu à peu ses
grâces: ils n'eurent plus ni miracles, ni prophéties, ni aucuns
témoignages divins; et enfin a été accompli ce qu'avait prédit
Jérémie : « Ils ne sont pas demeurés dans mon alliance ; et
moi je les ai rejetés, dit le Seigneur. » Tant il est vrai, mes
frères, que cette seconde espèce d'alliance devait être beau-
coup plus sacrée.
Mais appliquons tout ceci à notre sujet, et raisonnons du
Nouveau Testament par les figures de l'Ancien. Sachez donc
et entendez, pécheurs convertis, que vous avez contracté
deux sortes d'alliances avec Dieu votre créateur, par l'entre-
mise de Jésus-Christ, votre Médiateur et son Fils : la
première dans le saint baptême, la seconde dans le sacrement
de la pénitence. L'alliance du saint baptême est la première
et fondamentale, dans laquelle que vous puis-je dire des biens
qui vous ont été accordés ? la rémission des péchés, l'adop-
tion et la liberté des enfants de Dieu, l'espérance de l'héri-
tage et de la gloire céleste ; aux conditions néanmoins que
vous soumettriez de votre part vos entendements et vos
volontés à la doctrine de l'Evangile. Vous avez manqué à
votre promesse, vous avez contrevenu à l'Évangile par vos
désobéissances criminelles; vous avez affligé le Saint-Esprit,
foulé aux pieds le sang du Sauveur, renoué votre traité avec
l'enfer, qui avait été rompu par sa mort. Lâches et infidèles
prévaricateurs, je vous l'ai déjà dit, vous ne méritiez plus de
I
272 CAREME DES MINIMES.
miséricorde. Voici néanmoins un second traité, voici [le] pacte
sacré de la pénitence, qui vient au secours de la fragilité
humaine. Par ce traité de la pénitence, vous rentrerez (Dieu
vous le promet, car il ne veut point la mort du pécheur,
mais qu'il se convertisse et qu'il vive), vous rentrerez dans
tous les droits de la première alliance, nonobstant vos con-
traventions : mais aussi vous entrerez envers Dieu dans des
obligations plus étroites ; et si vous manquez encore à votre
parole, le Tout-Puissant s'en vengera, et vous serez en pire
état qu'auparavant : Fient \novissima... pejora prioribtts\.
Pour vous en [p. 7] [convaincre,] mes frères, je laisse les
raisonnements recherchés, et je me contente de vous rap-
porter de quelle sorte a été fait ce second traité. Un pécheur,
pressé en sa conscience, voit la main de Dieu armée contre
lui; la cognée est à la racine; il voit déjà l'enfer ouvert sous
ses pieds pour l'engloutir dans ses abîmes : quel spectacle !
Dan scette frayeur qui le saisit, se voyant le col (') sous la
cognée toute prête à frapper le dernier coup, il s'approche de
ce trône de miséricorde qui jamais n'est fermé à la pénitence.
Ah ! il n'attend pas qu'on l'accuse ; il se rend dénonciateur
de ses propres crimes, il est prêt à passer condamnation
pour prévenir l'arrêt de son juge. La justice divine s'élève,
il prend son parti contre soi-même; il confesse qu'il mérite
d'être sa victime, et toutefois il demande grâce au nom du
Médiateur Jésus-Christ. On lui propose la condition de
corriger sa vie déréglée, de renoncer à ses amours criminelles,
à ses intelligences avec l'ennemi ; il promet, il accepte tout :
Faites la loi, j'obéis.
Vous l'avez fait, mes frères, souvenez-vous-en, ou jamais
vous n'avez fait pénitence, ou votre confession a été sacri-
lège. Vous avez fait quelque chose de plus; vous avez donné
Jésus-Christ pour caution de votre parole : car étant le
Médiateur, il est aussi le dépositaire et la caution des paroles
des deux parties. Il est caution de celle de Dieu, par laquelle
il vous promet de vous pardonner: il est caution de la vôtre,
par laquelle vous promettez de vous amender. Voilà le traité
qui a été fait; et, pour plus grande confirmation, vous avez
I. La forme moderne cou ferait ici une vraie cacophonie.
SUR LES RECHUTES. 273
pris à témoin son corps et son sang, qui a scellé la réconci-
liation à la sainte table : et après la grâce obtenue, vous
cassez un acte si solennel ! Vous vous êtes repenti de vos
péchés, et vous vous repentez de votre pénitence; vous aviez
donné des larmes à Dieu, vous les retirez de ses mains; vous
désavouez vos promesses, et Jésus-Christ qui en est garant,
et son corps et son sang, mystère sacré et terrible, lequel
certes ne devait pas être employé en vain. Et après avoir
manqué tant de fois à cette seconde alliance, si ferme, si au-
thentique, si inviolable, vous allez encore la tête levée. Ah !
mon frère, j'ai pitié de vous : vous ne sentez pas votre mal-
heur, ni le terrible redoublement de vengeance qui vous
attend en la vie future: Fiunt novissima pejora prioribus.
C'est ce que j'avais à vous dire dans ma première partie.
— Mais n'y a-t-il point de remède? — Il y en a, n'en cloutez
pas, un très efficace ; c'est le remède de la pénitence: mais
vous en avez tant de fois abusé, que bientôt il ne sera plus
remède pour vous. C'est ma seconde partie.
SECOND POINT.
Outre le mépris que vous faites de l'amitié réconciliée, ce
qui aggrave votre faute dans vos rechutes, c'est le mépris du
remède : car celui qui méprise le remède, il touche de près
à sa perte, et il deviendra bientôt incurable ('). Pour vous
faire sentir vivement, ô pénitents qui retombez, combien
vous méprisez ce remède, remarquez (^), avant toutes choses,
que le remède de la pénitence a deux qualités : il guérit le
mal passé, il prévient le mal à venir. Ce n'est pas seulement
un remède, mais c'est une précaution. Encore que cette
vérité soit bien connue, néanmoins, pour vous en donner une
grande idée, reprenons-la jusqu'en son principe, et disons que
la police céleste avec [p. 8] laquelle Dieu régit les hommes
l'oblige à leur faire connaître qu'il déteste infiniment le péché :
autrement, dit Tertullien, ce serait un Dieu trop patient et
bon déraisonnablement, irrationaUier bomun {"), un Dieu
a. Adv. Marcion., lib. II, n. 6.
1. P\ir. il est bien près d'être incurable.
2. Var. Mais afin que vous l'entendiez, remarquez...
Sermons de Bossuet. — III. ,o
274 CAREME DES MINIMES.
bon jusques au mépris, et indulgent jusqu'à la faiblesse ; «un
Dieu, dit-il dans le même endroit, sous lequel les péchés
seraient à leur aise, et dont on se moquerait impunément : >
Deiim sub quo delicta gaiiderent , ciii diabolus ilhtderêt {f).
Voilà une bonté bien méprisable : telle n'est pas la bonté de
notre Dieu. « Il est bon, dit Tertullien, en tant qu'il est en-
nemi du mal, non en souffrant le mal : » N^on \alias\ plene
bonus sit, nisi inali œnmhts ('''). Pour être bon comme il faut,
il exerce l'amour qu'il a pour la justice par la haine qu'il a
contre le péché (') ; il se montre défenseur {^) de la vertu en
attaquant son contraire : Uti boni amoreni odio mali exer-
ceai, et boni tntelam expugnatione mali impleat (^),
Il s'ensuit de cette doctrine, que Dieu déteste le péché
nécessairement. Mais s'il est ainsi, chrétiens, il est assez
malaisé d'entendre de quelle sorte il le pardonne. Voici en
effet un grand embarras : laisser le péché impuni, c'est témoi-
gner peu de haine de notre injustice ; le punir toujours
rigoureusement, c'est avoir peu de pitié de notre faiblesse.
Mes frères, que dirons-nous ? Dieu oubliera-t-il ses miséri-
cordes ? Dieu oubliera-t-il ses justices ? vengera-t-il toujours
le péché? le laissera-t-il régner à son aise.'* Ni l'un ni l'autre,
messieurs. Il envoie aux hommes la pénitence pour concilier
ces difficultés, et il partage {f) pour cela les temps : il par-
donne ce qui est passé, il donne des précautions pour l'avenir :
il institue un remède, qui soit tout ensemble un préservatif,
qui ait la force et de guérir le mal présent et de prévenir le
mal futur. Par l'un il contente sa miséricorde, il pardonne; et
par l'autre il satisfait à l'aversion qu'il a du péché, il le défend.
Voilà donc deux qualités de la pénitence ; toutes deux éga-
lement saintes, toutes deux également nécessaires: car si Dieu
n'use jamais de miséricorde, que ferons-nous, misérables ?
nous périrons sans ressource ; [p. 9] et s'il pardonne sans
précaution, ne semble-t-il pas approuver les crimes .^
Comme donc ces deux qualités de la pénitence sont néces-
saires en même degré, il ne te sert de rien, ô pécheur, de la
a. Ibid., n. 13. — b. Adv. Marcion., lib. I, n. 26. — c Ibid.
1 . Var. pour le mal.
2. Var. protecteur de la vertu en attaquant le péché.
3. Var. pour cela elle partage...
SUR LES RECHUTES. 275
recevoir en la première, si tu la violes dans la seconde. Tu
prends quelque soin de laver tes crimes, et après lu te
relâches ; et tu te reposes, comme si tout l'ouvrage était
achevé. La pénitence se plaint de toi : J'ai, dit-elle, deux
qualités : je guéris et je préserve; je nettoie et je fortifie ; je
suis également établie et pour ôter les péchés commis et
pour empêcher ceux qu'on peut commettre. Tu m'honores {')
en qualité de remède, tu me méprises en qualité de préser-
vatif. Ces deux fonctions sont inséparables (autrement elle
ne ferait que flatter le vice) ; pourquoi me veux-tu diviser ?
Ou prends-moi toute, ou laisse-moi toute. Chrétiens, que
répondrons-nous à ce reproche } Il est juste, il est juste,
reconnaissons -le; nous avons méprisé la pénitence, parce que
nous n'avons pas honoré ses deux qualités.
Mais pour profiter de ce reproche, et mettre cette doctrine
en pratique, remarquons, s'il vous plaît, messieurs, que,
comme la pénitence a deux vertus, nous devons avoir aussi
deux dispositions : la disposition pour la recevoir comme
guérissant le passé, c'est la douleur des fautes commises ; la
disposition pour la recevoir comme prévenant l'avenir, c'est
la crainte des occasions qui les ont fait naître. Qui pourrait
assez exprimer combien cette crainte est salutaire } Sans la
crainte, dit saint Cyprien, on ne peut garder l'innocence,
parce qu'elle en est la garde assurée {') : Timor innocentiœ
ciistos (f). Sans la crainte, dit Tertullien, il n'y a point de
pénitence, parce qu'on n'a pas, dit-il, cette crainte qui est son
instrument nécessaire : Nec pœnitentiam adimplevit, quia
instrumetito pœnitentiœ, id est, metu, caruii {^). Ainsi la péni-
tence a deux regards : elle regarde la vie passée, et elle s'af-
flige et elle gémit d'avoir offensé un Dieu si bon; elle regarde
les occasions où son inté^frité a tant de fois fait naufrage, et
elle est saisie de crainte et elle marche avec circonspection :
comme un homme qui voit dans une tempête le ciel mêlé
avec la terre, à qui mille objets terribles ont rendu en tant
de façons la mort présente, renonce pour jamais à la mer et
a. Epist. I ad Donaf. — b. De Pcenit., n. 6.
1. Var. Tu me prends..., tu me refuses... (Ce passage était à remanier.)
2. Var. elle en est la gardienne.
276 CARÊME DES MINIMES.
à la navigation : O mer, je ne te verrai plus, ni tes tiois ni tes
abîmes, ni tes écueils contre lesquels j'ai été près d'échouer;
je ne te verrai plus que sur le port, encore ne sera-ce pas
sans frayeur (') : tant l'image de mon péril est demeurée
présente à ma pensée : Exinde repiidium et navi et mari di-
cunt (").
C'est ce que nous devons faire, mes frères, mais c'est ce
que nous ne faisons pas. Hélas ! vaisseau fragile, battu et
brisé par les vents et par les flots, et entrouvert de toutes
parts, tu te jettes encore sur cette mer, dont les eaux sont si
souvent entrées au fond de ton âme. Tu sais bien ce que je
veux dire : tu te rengages dans cette intrigue qui t'a emporté
si loin hors du port ; tu renoues ce commerce qui a soulevé
en ton cœur toutes ces tempêtes, et tu ne [p. 10] te défies
pas d'une faiblesse trop et trop souvent expérimentée. Quand
la pénitence t'aurait guéri (et j'en doute avec raison, et tes
rechutes continuelles me font trembler justement pour toi
que toutes tes confessions ne soient sacrilèges), mais quand
elle t'aurait guéri, que te sert une santé si mal conservée ?
que te sert le remède de la pénitence, dont tu méprises les
précautions si nécessaires } Tes rechutes abattent peu à peu
tes forces, le mépris visible du remède te fait toucher de près
à ta perte, et rendra enfin le mal incurable : Fiunt novis-
sima i^) \_hominis illitis pejora prioribus^.
TROISIÈME POINT.
La pénitence, mes frères, n'est pas seulement un remède,
c'est un remède sacré, qu'on ne peut violer sans profanation :
et afin de le bien entendre, remettez en votre mémoire cette
doctrine si constante des anciens Pères, qui appellent la péni-
tence un second baptême. Le docte Tertullien, dans le livre
du Baptême, nous donne une belle ouverture pour éclaircir
cette vérité, et je vous prie de le bien entendre : il dit donc
dans le livre du Baptême que « nous autres chrétiens, nous
sommes des poissons mystiques, qui ne pouvons naître que
a. Tertull., De Pcenif., n. 7.
1. Var. sans trembler.
2. Ms. Fient novissima.
SUR LES RECHUTES. 277
dans l'eau, ni conserver notre vie qu'en y demeurant : » Nos
pisciciili, secwidiini '//O'^v iioslriuji Jhsum CHRisrifM, in aqua
nascimttr, nec aliter gtiam in aqua permanendo salvi sumus (");
•//Oj;, parole de mystère parmi les fidèles, lettres capitales du
nom et des qualités de Jésus-Christ: mais laissant ces
curiosités, quoiqu'elles soient saintes, expliquons le sens,
prenons l'esprit de cette parole. Nous sommes donc comme
des poissons qui ne naissons que dans l'eau, parce que nous
ne naissons que dans le baptême ; et ensuite nous ne vivons
pas, si nous ne demeurons toujours dans cette eau sacrée.
C'est ce que l'antiquité appelait, « garder son baptême, »
CHstodirc baptismuni smuii ('') ; c'est-à-dire, le garder saint et
inviolable, et en observer les promesses. Car si nous sortons
de cette eau, nous perdons la netteté qu'elle nous donnait,
c'est-à-dire, notre innocence : non seulement nous perdons
la netteté, mais la nourriture et la vie ; parce que nous sommes
des poissons mystiques, qui ne pouvons vivre que dans l'eau :
Nec aliter qtiam in aqna pernianendo [salvi sumus\
Mais s'il est ainsi, chrétiens, quel salut y a-t-il pour nous ?
Car qui de nous demeure en cette eau ? qui a conservé son
innocence ? qui de nous « a encore son baptême entier ? » C'est
encore une phrase ecclésiastique, bien commune dans les
Pères et dans les conciles. Peut-être qu'étant sortis de l'eau
du baptême, il nous sera permis d'y rentrer. Non, mes frères,
il est impossible : cette eau ne lave point de secondes taches,
elle ne reçoit jamais ceux qui ont violé sa sainteté ; mais de
peur que nous ne périssions sans ressource. Dieu nous a
ouvert une autre fontaine. Dieu nous a donné un autre bain,
où il nous est permis de nous plonger : c'est le bain de la
pénitence, baptême de larmes et de sueurs; ce sont les eaux
de la pénitence, eaux saintes et sacrées, [p. 11] aussi bien
que celles du baptême, parce qu'elles dérivent de la même
source, et qu'on ne peut souiller sans profanation : In die
illa erit fons patens domui Israël et Iiabitantibiis Jérusalem,
in ablutionem peccatoris (') : patens, toujours ouvert {').
a. De Bapt.^ n. i. — b. S. Aug., De Symb. ad Catech., n. 14. — c. Zach.^ Xin, i.
I. Les éditeurs, traduisant le texte précédent : « En ce temps-là il y aura une
fontaine... » impriment ensuite : <i patens, toujours ouverte. » Bossuet a mis le
masculin. Il se rapporte à : «C'est le bain de la pénitence... > Ce n'est qu'une note.
278 CARÊME DES MINIMES.
Voilà, mes frères, notre seul remède et notre seconde
espérance. Nous ne pouvons vivre que dans l'eau, parce que
nous y sommes nés. Étant donc sortis de notre eau natale,
si je puis parler de la sorte, c'est-à-dire, de l'eau du baptême
rentrons dans l'eau delà pénitence, et respectons-en la sain-
teté. Mais c'est ici notre grande infidélité ; c'est ici que
l'indulgence multiplie les crimes, et que la source de miséri-
corde fait une source infinie de profanations sacrilèges. Car
du moins, ainsi que j'ai déjà dit, l'eau du baptême ne peut
être souillée qu'une fois, parce qu'elle ne reçoit plus ceux
qui la quittent : c'est le bain de la pénitence, toujours ouvert
aux pécheurs, toujours prêt à reprendre ceux qui retour-
nent, c'est ce bain de miséricorde qui est exposé au mépris
par sa facilité bienfaisante.
Que dirai-je ici. chrétiens, et avec quels termes assez
énergiques déplorerai-je tant de sacrilèges qui infectent les
eaux de la pénitence ? « Eau du baptême, que tu es heu-
reuse, » c'est Tertullien qui vous parle ; «que tu es heureuse,
eau mystique qui ne laves qu'une seule fois : » Félix aqua,
quœ semel ablîtit; « qui ne sers point de jouet aux pécheurs : »
qiiœ ludibî'io peccatoribus non est ; « qui, n'étant point souillée
de beaucoup d'ordures, ne gâtes pas ceux que tu laves, >
qiiœ non assid^iitate sordiinn infecta, rtirsus qnos diluit in-
quinat {") ! Ce sont les eaux de la pénitence qui reçoivent
toutes sortes d'ordures, ce sont elles qui sont tous les jours
souillées, parce qu'elles sont toujours ouvertes ; non seulement
elles sont souvent infectées, mais elles servent, contre leur
nature, à souiller les hommes : Rursus quos diluit inqninat :
c'est notre malice qui en est cause, mais enfin il est véri-
table ; elles servent à nous souiller, parce que la facilité de
nous y laver fait que nous ne craignons point les ordures (').
Qui ne se plaindrait, chrétiens, de voir cette eau si sou-
vent {^) violée, seulement à cause qu'elle est bienfaisante ?
Que dirai-je, où me tournerai-je pour arrêter ces profa-
nations ? Dirai-je que Dieu, pour punir les hommes de leurs
a. De Bapf., n. 15. — Ms. qiws abltdt inqninat. De même, plus bas.
1. Var. que nous n'avons point horreur des ordures.
2. Var. ainsi violée.
SUR LES RECHUTES. 279
sacrilès^es, a résolu désormais de fermer cette fontaine à
ceux qui retombent? Mais je parlerai contre l'Évangile. Il
est bien écrit qu'il n'y a qu'un baptême, et l'on n'y retourne
jamais ; mais, au contraire, il est écrit de la pénitence : «Tout
ce que vous remettrez sera remis, tout ce que vous délierez
sera délié ("). » Ji':sus-Ciirist n'y apportant point de limi-
tation, qui suis-je pour restreindre ses volontés ? Non, pé-
cheurs, je ne puis vous dire que vous êtes exclus de cette
eau : l'eussiez-vous profanée cent fois, mille fois ; revenez,
elle est prête à vous recevoir, et vous pouvez encore y
laver vos crimes. Que dirai -je donc pour vous arrêter ?
Quoi ? qu'encore qu'elle soit ouverte. Dieu ne vous permet-
tra pas d'en aborder ; qu'il vous fera mourir d'une mort [p. r 2]
soudaine, sans avoir le loisir de vous reconnaître, ou bien
qu'il retirera tout à coup ses grâces ? Mais qui a pénétré les
conseils de Dieu ? qui sait le terme où il vous attend.-^ Chré-
tiens, je n'entreprends pas de le définir.
Exhorterai-je vos confesseurs à vous refuser toujours l'ab-
solution dans vos rechutes continuelles, pour vous inspirer
plus de crainte ? Mais vos besoins particuliers n'étant pas
de ma connaissance, c'est à eux à user dans les occasions
avec charité et discrétion de cette conduite médicinale.
Seulement puis-je dire généralement que (') comme il faut
craindre dans ces rencontres de favoriser (^) la présomp-
tion, il faut prendre garde et bien prendre garde de ne pas
accabler la faiblesse. Mais si tous ces moyens me sont ôtés
pour vous faire appréhender les rechutes, que dirai-je enfin
à des hommes que la difficulté désespère, et que la facilité
précipite? Voici, mes frères, ce que Dieu m'inspire ; qu'il le
fasse profiter pour votre salut. Il est vrai, les eaux de la
pénitence sont toujours ouvertes pour laver nos fautes : bonté
de mon Dieu, est-il possible ! Vous ne le savez que trop ;
c'est ce qui nourrit votre impénitence : mais sachez, pour
vous retenir, qu'il se rend toujours plus difficile.
Dans le premier dessein de Dieu, la grâce ne devait être
a. Matth.^ xvi, 19.
1. Passage souligné, à raison de son importance. — Cf. la fin du sommaire.
2. Ms. de ne pas favoriser... (Distraction, reproduite par les éditeurs.)
28o CARÊME DES MINIMES.
donnée qu'une fois. Les anges l'ont perdue ; il n'y aura
jamais de retour : les hommes l'ont perdue ; elle leur était
ôtée pour jamais. — Mais, prédicateur, que nous dites-vous?
d'où vient donc que nous l'avons recouvrée ? — D'où vient ?
Ne le savez-vous pas ? c'est que Jésus-Christ est intervenu.
Est-ce donc que vous ignorez (') que la justice du christia-
nisme n'est pas un bien qui nous appartienne ? Ce n'est pas
à nous qu'on la restitue : c'est un don que le Père a fait à
son Fils, et ce Fils miséricordieux «ous le cède ; nous l'a-
vons de lui par transport : ou plutôt nous ne l'avons qu'en
lui seul, parce que le Saint-Esprit nous a fait {^) ses membres.
Il est vrai que, l'ayant une fois rendue aux mérites infinis
de son Fils, il donne son Esprit sans mesure, il ne met
point de bornes à ses dons ; autant de fois que vous la per-
dez, autant la pouvez-vous recouvrer. Mais quoiqu'il se soit
si fort relâché de la première résolution de ne la donner
qu'une fois, il n'oublie pas néanmoins toute sa rigueur ;
et pour nous tenir dans la crainte, il a trouvé ce tempé-
rament, qu'il se rend toujours plus difficile.
Par exemple, vous avez reçu la grâce au baptême, avec
quelle facilité ! nous le voyons tous les jours par expérience:
nous n'y avons rien contribué du nôtre ; et Dieu s'est montré
si facile qu'il a même accepté pour nous les promesses de nos
parents. Si nous péchons après le baptême, cette première
facilité ne se trouve plus : il n'y a plus pour nous d'espé-
rance que [p. 13] dans les larmes, dans les travaux de la
pénitence, que l'antiquité chrétienne appelle à la vérité un
baptême, mais un baptême laborieux. Ecoutez le concile de
Trente (^)... D'où vient cette nouvelle difficulté, sinon de la
loi que nous avons dite ? Vous avez perdu la justice : ou
1. Var. Est-ce que vous ne savez...
2. Voyez Remarques..., dans l'Introduction du t. I"^^', p. Li et xxxiv.
j. Bossuet ne cite pas le Concile. Deforis supplée et traduit : Ad qriain iariien
iiflvitatein et ititegritatein per sacraiiieniuin paniteiitiœ sine inngnis nos/ris
flctibus et luboriàiis, divina id exigenie justitia, pervenire non possunius ; ut
merito pccniten/ia laboriosus qnldam baptisnius a sanctis Patribiis dictus fuerit.
(Sess. XIV, cap. li.) « Nous ne pouvons parvenir par le sacrement de pénitence
à cette nouveauté et [à] cette intégrité,... sans beaucoup de larmes et de grands
travaux, la justice divine l'exigeant ainsi ; en sorte que c'est avec raison que
la pénitence a été appelée par les saints Pères un baptême laborieux. »
SUR LES RECHUTES. 28 I
jamais vous n'y rentrerez, ou ce sera toujours avec plus de
peine. Et si nous profanons le mystère, non seulement du
baptême, mais encore de la pénitence, ne s'ensuit-il pas,
parla même suite, que Dieu se rendra toujours plus inexo-
rable? Pourquoi .'* parce qu'il veut bien user de miséricorde,
mais non l'abandonner au mépris : Pourquoi ? parce que
vous manquez à la foi donnée, et à l'amitié réunie ; parce
que vous méprisez le remède ; parce que vous profanez le
mystère. Enfin tout ce que j'ai dit conclut à ce point, que
la difficulté s'augmente toujours : et étant retombés mille et
mille fois, jugez, pécheurs, où vous en êtes ; quels obstacles,
quels embarras, quel chaos étrange il y a entre vous et la
grâce.
Et ne me dites pas : Je ne sens point cette peine, je me
confesse toujours avec la même facilité, je dis mon Peccavi
de même manière. C'est cette malheureuse facilité qui me
donne de la défiance, qui me convainc que ta conversion est
bien difficile. Je ne puis souffrir un pécheur que la pénitence
n'inquiète pas, qui va règlement, à ses jours marqués, sans
peine, sans soin, sans travail aucun, décharger son fardeau
à son confesseur, et s'en retourne dans sa maison sans songer
davantage à changer sa vie. Je veux qu'un pécheur soit trou-
blé, je veux qu'il frémisse contre soi-même ; je veux qu'il
s'irrite contre ses faiblesses, qu'il se plaigne de sa langueur,
qu'il se fâche de sa lâcheté. Si je te voyais troublé de la sorte,
j'aurais quelque espérance de ta conversion ; je croirais que
ton cœur étant ému pourrait peut-être changer de situation :
si je le voyais ébranlé jusqu'aux fondements, je croirais que
ces habitudes corrompues en seraient peut-être déracinées
par ce bienheureux renversement de toi-même, et que,comme
dit saint Augustin, la tyrannie de la coutume pourrait être
enfin surmontée par les efforts violents (') de la pénitence :
Ut violentiœ pœnitendi cedat consiietitdo peccandi ("). Mais
cette prodigieuse facilité avec laquelle vous avalez l'iniquité
comme l'eau et la pénitence de même, c'est ce qui me fait
craindre pour vous que ce jeu et ce passage continuel de la
a. In Jo.in. Tract. XLIX, n. 19.
I. Far. par la violence de la pénitence.
282
CARÊME DES MINIMES.
grâce au crime, du crime à la grâce, ne se termine enfin par
quelque événement tragique. Si je ne désespère pas, je la (')
tiens presque déplorée. N'abusez pas de ce que j'ai dit ; il n'y
a pas de bornes qui soient connues ; mais il y en a néan-
moins, et Dieu n'a pas résolu de laisser croître vos péchés
jusqu'à l'infini : Quis novit potestatem irœ titœ (''), etc. (^) .'*
a. Ps., Lxxxix, II.
1. Z«, c'est-à-dire, votre conversion. — Toute cette fin est écrite avec une
précipitation plus grande encore que tout le reste ; et pourtant tout le discours
est comme improvisé sur le papier: Bossuet avait déjà traité ce sujet (1656,
Jubilé) ; il n'avait presque qu'à se souvenir.
2. Inachevé. Tout le verso du feuillet 241 est demeuré en blanc. Les éditeurs
impriment ici trois feuilles (six pages) d'un manuscrit: « Le fruit commence par
être vert...., » tout à fait étrangères à ce discours. Nous les donnerons au
IV" dimanche de l'Avent, 1669. Lin quatrième feuillet, également annexé à ce
sermon, sera restitué à celui de Pâques, 1681, auquel il appartient.
t^j^j^;i^;i^a^;!jg.i!^^;i^a^;:^i^a&a^a^j^;i
i
i
CAREME DES MINIMES.
IV-^ DIMANCHE.
SUR NOS DISPOSITIONS a l'égard
DES NECESSITES de la VIE (').
If
'?f
^wwwwwwwwwwwwwwww^
Ce sermon est démesurément long dans les éditions. Ici comme
dans les autres parties de ce Carême, on n'a pas manqué d'en blâmer
l'auteur. C'est même une des raisons pi'incipales qui ont déterminé
Gandar à le déclarer « très imparfait >> à certains égards {^). Mais
puisque Bossuet lui-même, en se relisant, avait bien senti la néces-
sité d'abréger, puisqu'il avait opéré de nombreuses réductions, que
ne tenait-on compte des indications formelles de son manuscrit ?
Il va sans dire que nous allons le faire ; et le discours, allégé d'autant,
se présentera avec une nouvelle force et une nouvelle beauté (3).
Afin d'ailleurs que personne ne regrette de voir disparaître des
développements très instructifs, parfois très éloquents (car Bossuet,
riche comme il est, n'hésite jamais devant un sacrifice de cette
nature), nous donnerons en note les passages qu'un simple trait de
plume excluait de la trame du discours, sans pour cela les con-
damner en eux-mêmes.
Nous ne pouvons cette fois nous appuyer sur le sommaire : il a
disparu, ainsi que la feuille enveloppante, sur laquelle Bossuet avait
coutume d'indiquer en abrégé la destination du sermon. Mais Gan-
dar a eu raison de le dire, «des indices certains, le seul format du
papier, plus grand que de coutume et régulièrement couvert jus-
qu'aux marges dans tous les sens, et puis surtout le caractère de
l'écriture, une grosse écriture pleine et ferme, très facile à lire,
permettent de placer au quatrième dimanche le sermon s?i}- nos
Dispositions à regard des néeessités de la vie, aussi sûrement que si
l'enveloppe et la note de Bossuet ne s'étaient pas égarées (■♦). » C'est
donc bien mal à propos que Lâchât place ce discours en 1662.
« Les sermons du Carême du Louvre, dirons-nous avec Gandar,
sont pourtant faciles à reconnaître (5). »
1. Mss., 12822, f. 300-310.
2. Bossuet orateur, 305.
3. Une autre indication, négligée jusqu'ici, nous avertit de diviser en deux
l'unique exorde des éditions.
4. Bossuet orateur, 296.
5. Ibtd.
284
CAREME DES MINIMES.
Cuin sîiblevasset ers^o oculos Jésus,
et vidisset qieia vmltitudo maxiina
vcnit ad eii7>i, dixit ad Philippnm : Unde
cviemus panes tti mandiicent hi?
JÉSUS ayant élevé sa vue et découvert
un grand peuple qui était venu à lui dans
le désert, dit à Philippe : <( D'où achète-
rons-nous des pains pour nourrir tout
ce monde qui nous a suivis ?
(Joan., VI, 5.)
JE ne crois pas, messieurs, que nous ayons jamais enten-
du ce que nous disons, lorsque nous demandons à Dieu
tous les jours dans l'Oraison Dominicale qu'il nous donne
notre pain quotidien. Vous me direz peut-être que, sous ce
nom de pain quotidien ('), vous lui demandez les biens tem-
porels qu'il a voulu être nécessaires pour soutenir cette vie
mortelle ; c'est ce que j'accorderai volontiers, et c'est pour
cela, chrétiens, que je ne crains point de vous assurer que
vous n'entendez pas ce que vous dites if) : car si jamais vous
aviez compris que vous ne demandez à Dieu que le néces-
saire, vous plaindriez-vous comme vous faites lorsque vous
n'avez pas le superflu ? Ne devriez-vous pas être satisfaits,
lorsque l'on vous donne ce que vous demandez ? Et celui
qui se réduit au pain, doit-il soupirer après les délices ?
Car (3) si nous avions bien mis dans notre esprit que ce peu
qui nous est nécessaire, nous sommes encore obligés de le
demander à Dieu tous les jours, ni nous ne le rechercherions
avec cet empressement que nous sentons tous, mais nous
l'attendrions de la main de Dieu en humilité et en patience ;
ni nous ne regarderions nos richesses comme un fruit de
notre industrie, mais comme un présent de sa bonté qui a
voulu bénir notre travail ; ni nous n'enflerions pas notre
cœur par la vaine pensée de notre abondance, mais nous sen-
tant réduits (^) tous les jours à lui demander'notre pain, nous
passerions toute notre vie dans une dépendance absolue de
sa providence paternelle.
1. Var. que vous lui demandez sous ce nom les biens temporels.
2. Var. que nous n'entendons pas ce que nous disons.
3. Var. D'ailleurs.
4. Var. contraints.
NÉCESSITIONS DE LA VIE. 285
D'ailleurs si nous faisions réflexion que nous ne deman-
dons à Dieu que le nécessaire, nous ne nous plaindrions pas,
comme nous faisons, lorsque nous n'avons pas le superflu.
Après avoir restreint nos désirs au pain ('), nous verrions
que nous n'avons aucun droit de soupirer après les délices ;
et contents d'avoir obtenu de Dieu ce que nous avons de-
mandé avec tant d'instance, nous nous tiendrions trop heu-
reux d'avoir le vêtement et la nourriture : Habeiites aiitem
alimenta et quitus tegamur, /lis contenti sumus ("). Et comme
nous sommes si fort éloignés d'une disposition si sainte et si
chrétienne (-), j'ai juste sujet de conclure que nous n'enten-
dons pas ce que nous disons, quand nous prions Dieu comme
notre Père de nous donner notre pain quotidien. C'est pour-
quoi il est nécessaire que nous tâchions aujourd'hui de l'ap-
prendre, puisque l'occasion en est toute née dans l'évangile
qui se présente {f). [...Az'e~\.
Pour exécuter un si grand dessein, et si fructueux au salut
des âmes, il faut remarquer avant toutes choses trois degrés
des biens temporels marqués distinctement dans notre évan-
gile. Le premier état, chrétiens, c'est celui de la subsistance
qui regarde le nécessaire; le second naît de l'abondance qui
s'étend au délicieux et au superflu ; le troisième c'est la
grandeur qui embrasse les fortunes extraordinaires : voyons
tout cela dans notre évangile. Jésus nourrit le peuple au
désert, et voilà ce qu'il faut pour la subsistance : Accepit
ergo Jésus panes, et distribuit discumbentibus ('). Après qu'ils
furent rassasiés, il resta encore douze paniers pleins : Colle-
gerunt et inipleverunt dziodecini cophinos fragmentortmi C") ;
et voilà manifestement le superflu. Enfin ce peuple, étonné
d'un si grand miracle, accourt au Fils de Dieu pour le faire
roi : Ut r'aperent eum, et facerent eum regem (""j : où \'ous
voyez clairement la grandeur marquée. Ainsi nous avons
dans notre évangile ces trois degrés des biens temporels,
a. I Tivi., VI, 8. — b. Joan.,\l, 11. — c. Jbtd., 13. — d. Ibid., 15.
1. Var. Après nous être resserrés au pain, — nous être restreints...
2. Var. de cette disposition.
3. Var. et l'occasion... — D'après une indication du manuscrit, négligée des
éditeurs, il faut placer ici la fin de l'avant-propos.
286 CARÊME DES MINIMES.
le nécessaire, le superflu, l'extraordinaire. La subsistance,
c'est le premier ; l'abondance, c'est le second ; la fortune
éminente, c'est le troisième.
Mais c'est peu de les trouver dans notre évangile, si nous
ne sommes soigneux d'y chercher aussi quelque instruction
importante pour servir de règle à notre conduite à l'égard
de ces trois états ; et en voici, messieurs, de très importantes
qu'il nous est aisé d'en tirer. Il y a trois vices à craindre : à
l'égard du nécessaire, l'empressement et l'inquiétude ; à l'é-
gard du superflu, la dissipation et le luxe ; à l'égard de la
grandeur éminente, l'ambition désordonnée. Contre ces trois
vices, messieurs, trois remèdes dans notre évangile. Le
peuple, suivant Jésus au désert sans aucun soin de sa nour-
riture, la reçoit néanmoins de sa Providence ; voilà de quoi
guérir notre inquiétude. Jésus-Christ ordonne à ses apôtres
de ramasser soigneusement ce qui était de reste, « de peur,
dit-il, qu'il ne périsse : » Colligite quœ stiperavertint frag-
menta, 7ie pereant ; ç.\. c Ç-Si pour empêcher la dissipation. En-
fin, pour éviter qu'on le fasse roi, il se retire seul dans la
montagne : Fttgit iterum in montem ipse soins ; et voilà l'am-
bition modérée. Ainsi la suite de notre évangile nous avertit,
messieurs, de prendre garde de (') rechercher avec empresse-
ment le nécessaire, de dissiper inutilement le superflu, de
désirer avec ambition, de désirer démesurément l'extraordi-
naire ; c'est ce que contient notre évangile, et ce qui partagera
ce discours.
PREMIER POINT.
Pour vous délivrer, ô enfants de Dieu, de ces soins em-
pressés qui vous inquiètent touchant les nécessités de la vie,
écoutez le Sauveur, qui vous dit lui-même que votre Père
céleste y pourvoit, et qu'il ne veut pas qu'on s'en mette en
peine. « Ne soyez pas en trouble, dit-il, dans la crainte de
n'avoir pas de quoi manger, ni de quoi boire, ni de quoi vous
vêtir. Car il appartient aux païens de chercher ces choses ;
mais pour vous, vous avez au ciel (^) un Père très bon et très
prévoyant, qui sait le besoin que vous en avez. Cherchez
1. Trois mots soulignés : ils paraissaient sans doute équivoques. Sens négatif.
2. Var. dans le ciel.
f
NÉCESSITÉS DE LA VIE. 287
donc premièrement le royaume de Dieu, cherchez la véritable
justice ; et toutes ces choses vous seront données comme par
surcroît : » Quœritc ei'go priuium regnnm Dei et justitiam
cjiis : et Juce ODinia adjicicntur vobis ("). Comme ces paroles
(lu Fils de Dieu règlent la conduite du chrétien, pour ce qui
regarde les soins de la vie, tâchons de les entendre dans le
fond ; et pour cela présupposons quelques vérités qui nous
en ouvriront l'intelligence.
Je suppose premièrement {'), et ceci, messieurs, est très
important, que ce soin paternel de la Providence ne regarde
que le nécessaire, et non pas le surabondant ; je veux dire,
si vous prétendez, délicats du siècle, que la Providence divine
s'engage à fournir tous les jours à vos dépenses superflues,
vous vous trompez, vous vous abusez, vous n'entendez pas
l'Evangile. — Mais le Sauveur n'assure-t-il pas que Dieu
pourvoira à nos besoins ? — Il est vrai, à vos besoins, mais
non pas à vos vanités. Sa parole y est très expresse : «Votre
Père céleste, dit-il, sait que vous avez besoin de ces choses :»
Scit eniin Pater vester qiLiahi s omnibus inciigetis ('''). Donc il
se restreint dans le nécessaire, et il ne s'étend pas au superflu,
et bien moins au délicat ni au somptueux. Il soutient la vie,
et non pas le luxe ; il promet de soulager la nécessité, mais
il ne se charge pas d'entretenir la délicatesse. Dans une
n. Malih., VI, 31-33. — b. Ibtd., 32.
I. Première rédaction.]^, suppose premièrement que le dessein de notre Sauveur
n'est pas de défendre un travail honnête, ni une prévoyance modérée : lui-même
avait dans sa compagnie un disciple qui gardait son petit trésor destiné pour sa
subsistance : saint Paul a travaillé de ses mains pour gagner sa vie, et n'a pas
attendu que Dieu lui envoyât du pain par ses anges ; et enfin tout le genre
humain ayant été condamné au travail, en suite du péché du premier homme,
ce n'est pas de cette sentence que le Sauveur nous est venu délivrer, c'est de la
damnation éternelle. En effet, considérez ses paroles: Ne vous inquiétez pas,
ne vous troublez pas : » Nolite solliciti esse (Malth., vi, 31) ; « n'ayez pas l'esprit
en suspens : » Nolite in sublime tolli (Luc, xil, 29). Donc il n'empêche pas le
travail, mais l'empressement et l'inquiétude. Il n'empêche pas une sage et pru-
dente économie, mais des soins qui nous troublent et qui nous tourmentent. Et
la raison, en un mot, messieurs, c'est qu'il veut bien établir la confiance, mais
non pas autoriser l'oisiveté. Secondement... > — Deforis et les éditeurs de
Versailles, après avoir introduit dans le texte cette première rédaction, bien
qu'elle soit effacée par un trait, continuent par la seconde, et recommencent :
« Je suppose premièrement. » C'est de l'incohérence. Disons cette fois, à l'hon-
neur de M. Lâchât, qu"il n'a pas maintenu la faute de ses devanciers. Par malheur,
il ajoutera une interpolation nouvelle à la fin du discours.
288 CARÊME DES MINIMES.
grande famine, dont Dieu affligea les Israélites sous le
règne de l'impie Achab: « Va-t'en à Sarephta, dit-il à Élie ;
c'était une ville des Sidoniens ; tu y trouveras une veuve à
laquelle j'ai commandé de te nourrir : » Vade in Sarephta
Sidonior:i??i, et inanebis ibi ; prœcepi enim ibi mulieri viduœ
2U pascat te. Et que demandera-t-il à cette veuve ? Da mihi
pauliiluni aqiiœ in vase nt bibani : « Donne-moi, dit-il, un peu
d'eau ;» et ensuite : « Fais-moi cuire un petit pain sous la
cendre, avec un peu de farine : » Fac de ipsa farinula sub-
cinericiuni panem parviiliim ; et après : « Voici ce qu'a dit le
Dieu d'Israël : » Hœc dicit Dominus Dens Israël : Hydria
farinœ non deficiet, nec lecytlncs olei minnetjir (") : « Je ne veux
pas, dit le Seigneur, ni que la farine se diminue, ni que la
mesure d'huile dépérisse. » Du pain, de l'eau et de l'huile,
voilà le festin du prophète. Et au chapitre dix-neuvième il
envoie un ange au même prophète, qui lui dit : « Lève-toi,
et mange ; car il te reste à faire beaucoup de chemin ; »
Sicrge, coniede ; grandis enim tibi restât via (^\ Le prophète
regarde, et voit auprès de lui « un pain et de l'eau : » Respexit,
et ecce ad caput sunm subcinericius panis, et vas aquœ (').
Quoi ! fallait-il envoyer un ange pour un si pauvre banquet ?
Oui, mes frères, ce banquet est digne de Dieu, parce qu'il juge
digne de lui de soulager la nécessité, mais non pas d'entre-
tenir la délicatesse, et que la première disposition qu'il faut
apporter à la table, c'est la sobriété et la tempérance.
Ne murmure donc pas en ton cœur en voyant les profu-
sions de ces tables si délicates, ni la folle magnificence de
ces ameublements somptueux ; ne te plains pas que Dieu te
maltraite en te refusant toutes ces délices. Mon cher frère,
n'as-tu pas du pain? Il ne promet rien davantage {'). Notre
a. III Reg., XVII, 9, lo, 12, 14. — b. Ibid., xix, 7. — c. Ibid., 6.
I. Passage supprimé pour abréger, mais tous les éditeurs le maintiennent :
« C'est du pain qu'il promet dans son Évangile ; c'est du pain qu'il veut qu'on
lui demande, parce que c'est la seule chose nécessaire aux vrais fidèles : »
PaneJH peti mandat^ quod solum fidelibus nixessariutn esi^ dit TertuUien {De
Orat.^ n. 6), « et il nous montre par là, poursuit le même auteur, ce que les en-
fants doivent attendre de leur père : )) Ostendit enim quid a pâtre filii ^xpcctent.
C'est-à-dire, si nous l'entendons, qu'il s'engage de leur donner, non ce qu'exige
leur convoitise, mais ce qui est nécessaire pour leur subsistance. La raison, en
un mot, messieurs, c'est que le corps est l'œuvre de Dieu, et la convoitise est
l'œuvre du diable qui l'a introduite par le péché. >
NÉCESSITÉS DE LA VIE. 289
corps étant fait de sa main ('), il se charge volontiers de l'en-
tretenir. Il veut bien soutenir en nous ce qu'il y a fait, mais
non pas ce que le péché y a mis : tellement qu'il donne au
corps ce qui lui suffit, mais il n'entreprend pas d'assouvir
cette avidité démesurée de nos convoitises (^). Vous donc
qui vous confiez en Notre Seigneur et aux soins de sa
providence, apprenez avant toutes choses à vous réduire
simplement au pain, c'est-à-dire, à vous contenter du néces-
saire. Ah ! direz-vous, que cela est dur ! C'est l'Évangile ; le
Fils de Dieu n'a dit que cela, n'en attendez pas davantage :
Scil eniui Pater vester quia his oimiibus indigetis {^\
Secondement, à qui promet-il cette subsistance nécessaire ?
est-ce à tout le monde indifféremment, ou particulièrement à
ses fidèles } Ecoutez la décision par son Evangile : Quœrite
privmm regmim Dei {^). Il veut dire : Le royaume de Dieu
est le principal, les biens temporels ne sont qu'un léger ac-
cessoire; et je ne promets cet accessoire qu'à celui qui recher-
chera ce principal : Quœrite primum. C'est pourquoi, dans
l'Oraison dominicale, il ne nous permet de parler du pain
qu'après avoir sanctifié son nom et demandé le royaume,
pour vérifier cette parole (c'est une remarque deTertullien)(''):
Cherchez premièrement le royaume. Et pourquoi nourrit-il
si soigneusement ce grand peuple qui le suit .-^ Ils ont cherché
le royaume, il leur a voulu ajouter le reste. Ainsi la vérité
de cette promesse ne regarde que ses fidèles. Ce n'est pas
que je veuille dire qu'il refuse généralement aux pécheurs (^)
les biens temporels, lui «qui fait luire son soleil sur les bons
et sur les mauvais, et qui pleut sur les- justes et sur les
injustes {^) : » mais, quoiqu'il donne beaucoup à ses enne-
mis, remarquez, s'il vous plaît, messieurs, qu'il ne s'engage
qu'à ses serviteurs : Quœrite primum \j^egnum Dei\.. Et
a. Matth.^ VI, 32. — b. Ibid., ■^;^. — c. De Orat., n. 6. — d. Matth., V, 45.
1. Var. Comme notre corps est un édifice qu'il a lui-même bâti de sa main, —
Comme le corps est son ouvrage.
2. Autre suppression : « Autrement, dit saint Augustin, au lieu de nous rendre
sobres et pieux, il nous rendrait avares et délicats : » il nous attacherait aux
plaisirs du monde,desquels il est venu retirer nos cœurs; il renverserait lui-même
son Evangile, en flattant l'excès de notre luxe, l'intempérance de nos passions,
et les autres excès : Nec nos piosfaceret talis servit us ^ sed eupidos et avaros.l) {De
Civ. Dei, lib. I, cap. vni.)
3. Var. à ses ennemis.
Sermons de Bossuet. — III. ' . lo
290 CAREME DES MINIMES.
la raison en est évidente : parce qu'il n'y a qu'eux qui soient
ses enfants et qui composent sa famille. Toi donc, mon
frère, qui te plains sans cesse [p. 5] de la ruine de ta fortune
et de la pauvreté de ta maison, mets la main sur ta con-
science : as-tu cherché le royaume de Dieu ? as-tu fait ton
affaire principale de sa vérité et de sa justice ? N'as-tu pas
au contraire employé tes biens ou pour opprimer l'innocent,
ou pour contenter tes mauvais désirs par les voluptés défen-
dues ? Dieu a maintenant retiré sa main, et te laisse dans l'in-
digence ; ne murmure pas contre lui, ne dispute pas contre
sa justice : tu n'as point de part à sa promesse.
Troisièmement, messieurs, et voici ce qu'il y a de plus
important, ce n'est pas le dessein de notre Sauveur de
donner même à ses fidèles une certitude infaillible de ne souf-
frir jamais aucune indigence. Lorsque Dieu irrité contre son
peuple appelait la famine sur la terre, comme parle l'Écriture
sainte: Vocavit Domimis famem super terrain ("), pour désoler
toutes les familles; nous ne lisons pas, chrétiens, que les justes
fussent exempts de cette affliction universelle : au contraire,
vous avez vu le prophète Élie réduit à demander un morceau
de pain ; et saint Paul, racontant aux Corinthiens ses in-
croyables travaux, leur dit qu'il a souffert la faim et la soif,
et le froid et la nudité : Infâme et siti , in frigore et nu-
ditafe {^) : et le même, parlant aux Hébreux de ces fidèles
serviteurs de Dieu « dont le monde n'était pas digne, » et dont
la vertu était persécutée, nous les représente affligés, dans
la pauvreté et dans la misère : Egentes, angustiati, affiicti i^).
,Par conséquent \i est clair que Dieu ne promet pas à ses
serviteurs qu'ils ne souffriront point de nécessité, puisque le
contraire nous paraît par tant d'exemples. Et en. effet, si nous
entendons toute la suite de l'Evangile, il nous est aisé de
connaître que ce n'est pas assez au Sauveur de nous détacher
simplement de l'agréable (') et du superflu, comme je vous
disais tout à l'heure, mais qu'il nous veut mettre encore au-
dessus de ce que le monde estime le plus nécessaire. Car il
ne nous prêche pas seulement le mépris du luxe et des vani-
a. Ps., Civ, 16 ; IV J^eg., vill, i. — b.U Cor., XI, 27. — c. Hebr., xi, 39.
I. Var. du plaisant.
NÉCESSITÉS DE LA VIE. 29 I
tés, mais encore de la santé et de la vie. C'est pourquoi
Tertullien a dit que « la foi ne connait point de nécessité : »
Non aduiittit status Jidci nccessitates i^'\ Si elle ne craint pas
la mort, combien moins la faim.-* «Si elle méprise la vie,
combien plus le vivre } » Didicit non respicere vitajn, qnanto
viagis (') victumi^) ? Il importe peu à un chrétien de mourir
de faim ou de maladie, par la violence ou par la disette. « Ce
genre de mort, dit Tertullien, ne lui doit pas être plus terrible
que les autres : » Scà famem non 77iinus (^) sibi co7itenine7i-
da)n esse propter Denm, qnain o?nne 77iortis genus {^) : pourvu
qu'il meure en Notre Seigneur, toute manière de mourir lui
est glorieuse ; l'épée ou la famine, tout lui est égal, et ce
dernier genre de mort ne doit pas être plus terrible que tous
les autres : Seit /a?nen... Et (^) s'il est ainsi, chrétiens, ce
serait une erreur de croire que ce fût l'intention de Notre
Seigneur de les garantir de cette mort plutôt que des au-
tres. Mais pourquoi donc leur a-t-il promis qu'en cherchant
soigneusement son royaume, toutes les autres choses leur
[p. 6] seront données ? Ses paroles sont-elles douteuses ? sa
promesse est-elle incertaine ? A Dieu ne plaise qu'il soit
ainsi ! Mais voici ce qu'il faut entendre {'*).
a. De Coron., n. 11. — b. De TdoloL, n. 12. — c. Ibid.
1. Ms. qjicutto viifius. — Le sens est conservé. Minus de Bossuet, se réfère à
respicere, inagis de Tertullien, à noti respicere, pris comme synonyme de despicere.
2. iMs. nojt sibi inagis timendam esse quatn qiiodcînnqne niortis geiius.
3. Var. Ne craignons donc pas d'avouer que les plus fidèles serviteurs peu-
vent être exposés à mourir de faim ; et ce n'est pas le dessein de notre Sauveur
de les garantir de cette mort non plus que des autres.
4. Previicre re'daciion, abrégée ensuite (texte des éditeurs): « Nous sommes enfin
arrivés au fond de l'affaire. Donnez-moi de nouveau vos attentions. Comme il
y a en l'homme deux sortes de biens, le bien de l'âme et le bien du corps, aussi
il y a deux genres de promesses que je remarque dans l'Évangile : les unes
essentielles et fondamentales, qui regardent le bien de l'âme, qui est le premier;
les autres accessoires et accidentelles, qui regardent le bien du corps, qui est le
second. Si vous faites bien, vous aurez la vie, vous posséderez le royaume ; c'est
la promesse fondamentale, qui regarde le bien de l'âme, qui est le bien essentiel
de l'homme. Si vous cherchez le royaume, toutes les autres choses vous seront
données ; c'est la promesse accidentelle, qui considère le bien du corps. Ces
promesses essentielles s'accomplissent pour elles-mêmes, et l'exécution n'en
manque jamais ; mais le corps n'ayant été formé que pour l'âme, qui ne voit que
les promesses qui lui sont faites doivent être nécessairement rapportées ailleurs?
<i Cherchez le royaume, dit le Fils de Dieu, et toutes les autres choses vous
seront données : » entendez : par rapport à ce royaume, et par ordre à cette fin
principale. Ainsi notre Père céleste... »
292 CAREME DES MINIMES.
Notre Père céleste voyant dans les conseils de sa provi-
dence ce qui est utile au salut de 1 ame, il est de sa bonté
paternelle de nous donner ou de nous ôter les biens temporels
par ordre à cette fin principale ; avec la même conduite qu'un
médecin sage et charitable dispense la nourriture à son ma-
lade, la donnant ou la refusant, selon que la santé le demande.
Ah! si nous avions bien compris cette vérité, que nos esprits
seraient en repos, et que nous aurions peu d'empressement
pour ce qui nous semble le plus nécessaire (').
Ouvrez les yeux, ô enfants d'Adam : c'est Jésus-Christ
qui nous exhorte par cet admirable discours que nous lisons
en saint Matthieu, chapitre vi, et en saint Luc, chapitre xii,
dont je vous vais donner une paraphrase : ouvrez donc les
yeux, ô mortels ! contemplez le ciel et la terre et la sage
économie de cet univers : est-il rien de mieux entendu que
cet édifice ? est-il rien-de mieux pourvu (') que cette famille ?
est-il rien de mieux gouverné que cet empire ? Ce grand
Dieu qui a construit le monde (^), et qui n'y a rien fait qui ne
soit très bon, a fait néanmoins des créatures meilleures les
unes que les autres. [Il] a fait les corps célestes, qui sont im-
mortels ; [il] a fait les terrestres, qui sont périssables. [Il] a
fait des animaux admirables par leur grandeur ; [il] a fait les
insectes et les oiseaux, qui paraissent méprisables par leur
petitesse. [Il] a fait ces grands arbres des forêts qui subsistent
des siècles entiers ; [il] a fait les fleurs des champs, qui se
passent du matin au soir. Il y a de l'inégalité dans ses créa-
tures, parce que cette même bonté qui a donné l'être aux
plus nobles, ne l'a pas voulu envier aux moindres. Mais de-
puis les plus grandes jusqu'aux plus petites, sa providence
se répand partout ; elle nourrit les petits oiseaux, qui l'in-
voquent dès le matin par la [p. 7] mélodie de leur chant ; et
ces fleurs dont la beauté est si tôt flétrie, elle les pare ('*) si
1. Édi'L « Pour n'être point avare..., » douze lignes, que les anciens éditeurs
interpolent dans le texte, et dont M. Lâchât fait une note marginale. C'est une
remarque intitulée Avarice. Bossuet l'a écrite avant le sermon, mais elle n'y a
pas trouvé place. A renvoyer aux Petisées chrétiennes et morales.
2. Var. conduit.
3. Var. Celte puissance suprême (qui a fait le monde)..., elle..., elle...
4. Var. elle les habille...
NÉCESSITÉS DE LA VIE. 293
superbement durant ce petit moment de leur vie, que Salo-
mon dans toute sa gloire n'a rien de comparable à cet orne-
ment. Si ses soins s'étendent si loin, vous, hommes qu'il a
Aiits à son imaQ;-e, qu'il a éclairés de sa connaissance, qu'il
a appelés à son royaume, pouvez-vous croire qu'il vous ou-
blie ? Est-ce que sa puissance n'y suffira pas ? Mais son fonds
est infini et inépuisable : cinq pains et deux poissons pour
cinq mille hommes. Est-ce que sa bonté n'y pense pas ?
Mais les moindres créatures sentent ses effets.
Que si vous les voulez connaître en vous-mêmes, regar-
dez le corps qu'il vous a formé, et la vie qu'il vous a donnée.
Combien d'organes a-t-il fabriqués, combien de machines a-
t-il inventées, combien de veines et d'artères a-t-il disposées
pour porter et distribuer la nourriture aux parties du corps
les plus éloignées ? Et croirez-vous après cela qu'il vous la
refuse ? x^pprenez de l'anatomie combien de défenses il a
mises au-devant du cœur et combien autour du cerveau ; de
combien de tuniques et de pellicules il a revêtu les nerfs et
les muscles ; avec quel art et quelle industrie il vous a
formé cette peau qui couvre si bien le dedans du corps, et
qui lui sert comme d'un rempart ou comme d'un étui pour le
conserver ('). Et après une telle libéralité, vous croirez qu'il
vous épargnera quatre aunes d'étoffe pour vous mettre à
couvert du froid et des injures de l'air ! Ne voyez-vous pas
manifestement que, ne manquant ni de bonté ni de puis-
sance, s'il vous laisse quelquefois souffrir, c'est pour quelque
raison plus haute ? C est un père qui châtie ses enfants, un
capitaine qui exerce ses soldats, un sage médecin qui ménage
les forces de son malade.
Cherchez donc sa vérité et sa justice, cherchez le royaume
qu'il vous prépare, et soyez assurés sur sa parole que tout
le reste vous sera donné, s'il est nécessaire ; et s'il ne vous est
pas donné, donc il n'était pas nécessaire. O consolation des
fidèles ! parmi tant de besoins de la vie humaine, parmi tant
de misères qui nous accablent, dussent toutes les villes être
ruinées et tous les Etats renversés, mon établissement est
certain ; et je suis assuré sur la foi d'un Dieu, ou que jamais
I. Var. les muscles ; tout cela pour les munir et les conserver.
I
294 CAREME DES MINIMES.
je ne souffrirai de nécessité, ou que je ne ferai jamais au-
cune perte qu'un plus grand bien ne la récompense. Ainsi je
puis avoir de la prévoyance, je puis avoir de l'économie,
pourvu qu'elle soit juste et modérée ; mais du trouble, de
l'inquiétude, si j'en ai, je suis infidèle.
Admirez, ô enfants de Dieu, la conduite de votre Père !
Je ne me lasse point de vous en parler, et cette vérité est trop
belle pour croire que vous vous lassiez de l'entendre. Voyez
les degrés merveilleux par lesquels il vous conduit insensi-
blement à cette haute tranquillité d'âme que nul accident {')
de la fortune ne puisse ébranler. Il voit nos désirs épanchés
dans le soin des biens [p. 8] superflus, il les restreint pre-
mièrement dans le nécessaire. Ah ! que de soins retranchés,
que d'inquiétudes calmées {') ! « Ne craignez pas, ne crai-
gnez pas, petit troupeau, parce qu'il a plu à votre Père
céleste de vous donner le royaume ("). » Vendez tout, ne
vous laissez rien ; persuadez-vous fortement qu'il n'y a
qu'une chose qui soit nécessaire : Porro umim est necessa-
riuin (''). Commencez à compter cette vie mortelle parmi les
biens superflus (3). Méprisez tout, abandonnez tout, et n'aimez
plus que le bien qui ne se peut perdre. C'est ainsi qu'il
nous avance à la perfection, c'est ainsi qu'il nous ouvre
peu à peu les yeux pour découvrir clairement cette vérité
importante que je viens de dire et que j'ai apprise de saint
Augustin : Etiam ista viia, cogitantibus aliavi vilain, ista,
inquam, vita inter sîiperfliia deputanda est ('). Je vous ai
appris, âmes fidèles, à mépriser les biens superflus : mé-
prisez donc aussi votre vie ; car elle vous est superflue,
a. Luc, xn, 32. — b. Jâid.,x, 42. — c Serm. LXll, n. 14.
1. Var. nul effort delà fortune.
2. Bossuet supprime, pour abréger, ce passage, conservé dans le texte par les
éditeurs : << Qu'il est aisé de se contenter lorsqu'on se réduit simplement à ce
que la nature demande ! Elle est si sobre et si tempérée. Étant réduits à ce néces-
saire, il nous montre quelque chose de plus nécessaire, son royaume, sa vie, sa
félicité ; il détourne par ce moyen notre esprit de cette forte application qui
nous inquiète pour la conservation de cette vie. N'en faites-pas, dit-il, un soin
capital, regardez-la comme un accessoire, et aspirez au bien immuable que je
vous destine : (2ii(srite [priinum regtium Dei\ Enfin nous ayant menés à ce point,
nous ayant ouvert le chemin à ce royaume de félicité, il rompt en un moment
{yar. tout h coup^ toutes nos chaînes, il termine toutes nos craintes. »
3. Var. parmi les choses superflues.
NÉCESSITÉS DE LA VIE. 295
puisque vous en attendez une meilleure. Je n'avais qu'un
héritage, on me l'a brûlé ; ah ! l'on m'ôte le pain des mains !
Mais j'en ai un autre aussi riche. Vous ne perdez rien (')
que de superflu. Donc si nous pensons à l'éternité, toutes
choses seront superllues. Mon logement est tombé par
terre : j'ai une autre maison dans le ciel qui n'est pas
bâtie de main d'hommes : yEdificatioiiem ex Deo habemus,
domuni non ma7iufactam, œternain in cœlis ("). La perte de
ce procès ôte le pain à vous et à vos enfants : courage, mon
frère, il vous reste encore cette nourriture immortelle qui
est promise dans l'Evangile à ceux qui ont faim de la jus-
tice ; ah ! ils seront rassasiés éternellement. Lâche et incré-
dule : pourquoi dites-vous que vous avez perdu tous vos
biens par la violence de ce méchant homme, ou par l'infidé-
lité de ce faux ami ? Vous dites que vous n'avez plus de res-
source, que votre fortune est ruinée de fond en comble ; vous
à qui il reste encore un royaume florissant, riche, glorieux,
abondant en toutes sortes de biens : Coniplacuit PatiHvestro
Sjiare vobis regmtin!'\ Mes frères, entendez-vous ces promes-
ses (^) ? Sachez aujourd'hui que c'est un article de notre foi,
ou que Dieu pourvoira [à vos besoins] par une autre voie,
ou que s'il vous laisse manquer de biens temporels, il vous
récompensera [p. 9] par de plus grands dons. Après cela,
quel aveuglement de s'empresser pour le nécessaire ! Mais
passons à l'autre partie, et parlons de l'usage du superflu.
SECOND POINT.
« Recueillez les restes, dit le Fils de Dieu, et ne souffrez
pas qu'ils se perdent : » c'est-à-dire, recueillez votre superflu,
ne le dissipez pas en le prodiguant à vos convoitises ; mais
soyez soigneux de le conserver, en le distribuant par vos
«.II Cor.^ V, I.
1. Var. je n'ai rien perdu que...
2. Nouvelle suppression : « Entendrai-je encore ces lâches paroles : Ah ! si je
quitte ce métier infâme, ces affaires {var. ce commerce) dangereuses dont vous
me parlez, je n'aurai plus de quoi vivre. Écoutez TertuUien qui vous répond :« Eh
quoi donc ! mon ami, est-il nécessaire que tu vives .'' » Non habeo aliud que
vivam f Vivere ergo habes ? Qtiid tibi cum Deo est, si luis le gibus ? {De Idolol.,
n. 5). Sachez aujourd'hui, chrétiens, que c'est un article de notre foi, ou que Dieu
y pourvoira par... »
I
296 CARÊME DES MINIMES.
aumônes. Il m'est bien aisé de montrer que vous dissipez
vainement tout ce que vous donnez à la convoitise (').
Il n'y a rien qui soit plus perdu que ce que vous employez
à contenter une insatiable {'). Or telle est votre convoitise :
c'est un gouffre toujours ouvert, qui ne dît jamais : « C'est
assez (") ; » plus vous jetez dedans, plus il se dilate ; tout ce
que vous lui donnez ne fait qu'irriter ses désirs. Il n'est donc
rien qui soit plus perdu que ce que vous jetez dans cet abîme :
il n'est rien de plus perdu que ce que vous donnez pour la
contenter, puisque jamais elle ne se contente. C'est ce qu'il
nous faut méditer. Je vous prie, messieurs, de me suivre
pendant que je m'en vais vous représenter la prodigieuse
dissipation que fait l'excès de nos convoitises.
La première chose qui nous fait connaître son avidité infinie,
c'est qu'elle compte pour rien tout le nécessaire : cela est
trop commun, et par conséquent ne la touche pas. Il est venu
dans le monde une certaine bienséance imaginaire, qui nous
a imposé de nouvelles lois, qui nous a fait de nouvelles néces-
sités que la nature ne connaissait pas (3). Il lui a plu qu'on
a. Prov., XXX, 16.
1. Passage supprimé par Bossuet, maintenu par ses éditeurs : « Pour cela je
pourrais vous représenter, mes frères, que « le monde passe, et sa convoitise »
(I Joan., II, 17). {Var. Mes frères, la forme de ce monde passe, le monde passe
et sa convoitise.) Donc tout ce que vous lui donnez se passe avec elle, et donc
tout ce grand appareil, toutes ces dépenses prodigieuses, tout cela est perdu
inutilement. « Celui qui dans le temps est si opulent, viendra pauvre et vide
à l'éternité : » Qiiem temporalitas habîitt diviteiti, mendicum sempitertiitas
possidebit. (S. Petr. Chrysol., Serm. cxxv, de Villic. iniq.) Je pourrais encore
ajouter {var. Il est clair), sans sortir de l'ordre de la nature, que ce qu'on lui
donne au delà des bornes qui lui sont prescrites non seulement ne lui sert de rien,
mais encore ordinairement il lui est à charge. Un exemple de l'Ecriture : Dieu
avait marqué aux Israélites une certaine mesure pour prendre la manne; tout ce
que l'avidité prenait au-dessus se trouvait le matin changé en vers {Exod., xvi,
16, 19, 20) ; pour nous apprendre, mes frères, que de se vouloir remplir par-dessus
la juste mesure, ce n'est pas amasser, mais perdre et dissiper entièrement.
En vain t'es-tu soûlé en cette table ; tu as pris, dit saint Chrysostome [In Epist.
ad Hebr. Homil, xxix), plus de pourriture, et non pas plus de substance ni plus
d'aliment : la nature connaît ses bornes, et tout le reste la surcharge. La simpli-
cité de ce logis suffisait pour te mettre à couvert ; toute cette pompe, que
l'ambition y a ajoutée, ne sert plus de rien à la nature ; tout cela est perdu
pour elle, ce n'est plus qu'un amusement et un vain spectacle des yeux. Je laisse,
messieurs, toutes ces pensées, et voici à quoi je m'arrête. » — Qts pensées, que
Bossuet laissait de côté, on s'obstine à les réintégrer dans son discours.
2. Edit. un insatiable.
3. Passage supprimé : <i De là, messieurs, -il est arrivé, le croirez-vous, si je vous
NÉCESSITÉS DE LA VIE. 297
pût être pauvre sans que la nature souffrît, et que la pauvreté
fût opposée non plus à la jouissance des biens nécessaires,
mais à la délicatesse et au luxe ; tant le droit usage des choses
est perverti parmi nous. Bien plus, elle méprise si fort la
nature, et ses sentiments la touchent si peu, qu'elle la force
de s'incommoder afin que la curiosité soit satisfaite dans ces
habits superbes, que vous faites faire si étroits, afin qu'on
admire votre belle taille ; que vous chargez de tant de
richessses, pour étaler aux yeux toute votre pompe. Peut-on
vous demander, mesdames, conscientiam tuam perrogabo,
« oui, je vous le demande, dit Tertullien, lequel est-ce que
vous sentez le premier, que vous soyez serrées og vêtues,
que vous soyez chargées ou couvertes ? » Conscientiam
tuam perrogabo, quid te priîts in toga sentias indutum, anne
onnstiim ('') ? Quelle extravagance, dit le même auteur, de
s'habiller d'un fardeau, hominem sarcina vestire, et d'acca-
bler le corps, [de] le faire gémir sous le poids que lui impose
une propreté affectée ('), afin de contenter la curiosité ! Je
m'étonnerais de ces excès, si ses emportements n'allaient
bien plus loin. Je vous ai dit, messieurs, que la convoitise
raffine sur la nature : cela n'est rien pour elle ; elle va tous
les jours se subtilisant elle-même, et raffinant sur sa propre
délicatesse.
Tout ce qu'elle voit de rare, elle le désire, et n'épargne
rien pour l'avoir ; aussitôt qu'elle le possède, elle le méprise,
et elle s'abandonne à d'autres désirs. Aussitôt que l'on voit
paraître quelque rareté étrangère, tout le monde s'empresse,
tout le monde y court. Quand le soin des marchands ou
l'adresse des ouvriers l'a rendu commun, on n'en veut plus,
parce qu'il n'est plus [p. i i] rare; il n'est plus beau, parce qu'il
n'est plus cher. C'est pourquoi, dit Tertullien (voici une belle
parole), la curiosité immodérée augmente sans mesure le
prix des choses, pour s'exciter ('') elle-même : Pretia rébus
a. De Pallio, n. 5.
le dis ? ô dérèglement des choses humaines ! de là, dis-je, il est arrivé qu'on
peut [p 10] être pauvre sans manquer de rien. Je n'ai ni faim ni soif, je suis chauffé
et vêtu, et avec tout cela je puis être pauvre, parce que la prétendue bienséance
a trouvé que la nature, qui d'elle-même est sobre et modeste, n'avait pas le
sentiment assez délicat; elle a raffiné par-dessus son goût. Il lui a plu... »
I. Var. que lui impose la curiosité. — 2. Var. s'enflammer.
L
298 CARÊME DES MINIMES.
infiammavit , ut se quoqtie accenderet ("). C'est-à-dire, elle y
met la cherté par l'empressement de les avoir, parce qu'elle
ne les estime que lorsqu'elles sont hors de prix, et commence
à les mépriser quand on les peut avoir facilement. O gouffre
de la convoitise, jamais ne seras-tu rempli .-^ Jusques à quand
ouvriras-tu tes vastes abîmes pour engloutir tout le bien des
pauvres, qui est le superflu des riches? Mes frères, n'attendez
pas qu'elle se contente : tout ce qu'on lui donne ne fait que
l'irriter davantage; comme ceux qui aiment le vin excessive-
ment se plaisent à exciter la soif en eux-mêmes par le sel,
par le poivre et par le haut goût ; ainsi' nous attisons volon-
tairement le feu toujours dévorant de la convoitise, pour faire
naître sans fin de nouveaux désirs. De cette sorte (') elle s'ac-
croît sans mesure, c'est un gouffre qui n'a point de fond ; et
j'ai eu raison de vous dire que vous dissipez inutilement tout
ce que vous employez à la satisfaire.
Tels sont les excès de la convoitise, qui dissipe (^) non
seulement tout le superflu, mais qui est capable d'absorber
tout le nécessaire. Pour arrêter ces excès, il nous faut consi-
dérer, chrétiens, un beau mot de Tertullien : Castigando et
castrando seado eTudimur a Domino {^) : Dieu nous a appelés
au christianisme, pourquoi? pour modérer les excès du siècle,
et retrancher ses superfluités. C'est pourquoi dès le premier
pas il nous fait renoncer aux pompes du monde (•') ; il nous
apprend que nous sommes morts et ensevelis avec Jésus-
Christ. Donc loin de nous tout ce qui éclate ! Dieu veut (^)
que nous soyons revêtus comme d'un deuil spirituel, par la
mortification chrétienne. Bien loin de nous permettre de sou-
pirer après les délices, il nous instruit, mes frères, à if) ne
demander que du pain, à nous réduire dans le nécessaire.
C'est ainsi que les chrétiens devraient vivre ; telle est,
messieurs, leur vocation : Castigando... seculo...
a. De cîdt.fem.^ lib. l, n. 8. — b. Ibid.^ lib. il, n. 9.
1. Var. Ainsi.
2. Var. c'est ainsi qu'elle dissipe.
3. Var. du monde ; nous ensevelissant dans le baptême, comme morts avec
Jésus-Christ : nous devons par conséquent être revêtus comme des morts d'une
espèce de deuil spirituel par la mortification chrétienne.
4. Var. il faut que...
5. Var. nous apprend à
NÉCESSITÉS DE LA VIE. 299
Mais, ô désordre de nos mœurs! ô simplicité mal observée !
qui de nous fait à Dieu cette prière dans l'esprit du chris-
tianisme : Seigneur, donnez-moi du pain, accordez-moi le
nécessaire ? Les lèvres le demandent, mais cependant le cœur
le dédaigne. Le nécessaire, quelle pauvreté ! sommes-nous
réduits à cette misère (') ? Eh bien ! mes frères, je donne les
mains ; ne vous contentez pas du nécessaire, joignez-y la
commodité, et encore la bienséance. Mais quelle honte que
vous vous teniez malheureux de vous contenir dans ces
bornes ; que l'excès vous soit devenu nécessaire ; que vous
estimiez pauvre tout ce qui n'est pas somptueux, et que vous
osiez après cela demander du pain, et le demander à Dieu
même, qui sait [p. 12] que les millions ne suffisent pas pour
contenter votre luxe {") ! Et vous ne rougissez pas d'une si
honteuse prévarication à la sainte profession que vous avez
faite! On en rougit si peu, qu'on fait parade du luxe jusque
dans l'église, et qu'on le mène en triomphe aux yeux de
Dieu même.
Temple auguste, sacrés autels, et vous, hostie que l'on y
immole, mystères adorables que l'on y célèbre, élevez-vous
aujourd'hui contre moi, si je ne dis pas la vérité. On profane
tous les jours votre sainteté, en faisant triompher (^) la pompe
du monde jusque dans la maison de Dieu. Il est vrai, la
magnificence sied bien dans les temples : Sanctimonia et
magnificentia in sanctificatione ejus ("); elle sied bien sur les
autels ; elle sied bien sur les vases et sur les ornements sacrés ;
elle sied bien dans la structure de l'édifice ; et c'est honorer,
Dieu que de relever sa maison : mais que vous veniez dans
ce temple mieux parée que le temple même, chxMmornatœ
ut simiiitudo tetnpli (*) ; que vous y veniez la tête levée or-
gueilleusement comme l'idole qui y veut être adorée ; que
vous vouliez paraître avec pompe dans un lieu où Jésus-
Christ se cache sous des espèces si viles ; que vous y
fendiez la presse avec grand bruit pour détourner sur vous
a. Ps., XCV, 6. — ô. /âùl, CXLIII, 12.
1. Var. est-ce là où nous en sommes réduits ?
2. Var. combien vous méprisez ce présent.
3. Var. en introduisant.
I
300 CAREME DES MINIMES.
et les yeux et les attentions que Jésus-Christ présent nous
demande ; que, pendant que l'on y célèbre la terrible repré-
sentation du sacrifice sanglant du Calvaire, vous vouliez
que l'on songe non point {') combien son humanité a été
indignement dépouillée, mais combien vous êtes richement
vêtue, ni combien son sang a sauvé (^) d'âmes, mais combien
vos regards en peuvent perdre : n'est-ce pas une indignité
insupportable ? n'est-ce pas insulter (3) tout visiblement à la
sainteté, à la pureté, à la simplicité de nos mystères ?
Donc, mes frères, considérant aujourd'hui à quels débor-
dements nous emporte la curiosité et le luxe, résolvons (*) de
retrancher désormais de notre vie ces superfluités prodi-
gieuses : Colligite quœ srtperaverunt fragmenta, ne pereant (f).
1. Var. pas.
2. Var. combien il a sauvé...
3. ^ar. c'est une indignité insupportable, c'est insulter...
4. Edit. avant que de sortir d'ici. — Ces mots sont retranchés.
5. Bossuet, après quelque hésitation, se décide, je crois, à finir son second
point sur ce beau mouvement. Voici la première rédaction :
« L'âme n'a de capacité pour contenir qu'autant que Dieu lui en donne : Dieu
lui en donne jusqu'à une certaine mesure ; ce qui est au delà, sziperfiuit, et se
perd, comme dans un vaisseau. Dieu avait marqué aux Israélites une certaine
mesure pour prendre la manne. Tout ce que l'avidité entassait au-dessus des
bornes {var. prenait par-dessus les bornes) prescrites se trouvait le lendemain
changé en vers : pour nous apprendre, messieurs, qu'il y a une juste mesure que
Dieu a établie à nos désirs : se vouloir remplir au delà, ce n'est pas amasser, mais
perdre et dissiper entièrement. Mettez-le dans les mains des pauvres, parce que
c'est un lieu {var. un trésor) où tout se conserve. Maims pauperis est gazophy-
lacium Christi 1 La main des pauvres, dit saint [Pierre] Chrysologue, (Serm. viii,
De Jejiin. et eleemos.) c'est le coffre de Dieu, > c'est où il reçoit son trésor;
ce que vous y mettez, Dieu le tient éternellement sous sa garde, et il ne se dis-
' sipe jamais. Ne laissez pas tout à vos héritiers ; héritez vous-mêmes de quelque
partie de votre bien. Hors de là tout est perdu ; et plût à Dieu, mes frères, plût
à Dieu qu'il ne fût que perdu ! Il faut en rendre compte : les pauvres s'élèveront
contre vous, pour [p. 13] vous demander compte de leur revenu dissipé. Vous
avez aliéné le fonds sur lequel la Providence divine leur avait assigné leur vie ;
ce fonds, c'était votre superflu.
— De quoi me parlez-vous de mon superflu.^ j'ai été contraint d'emprunter,
mon revenu ne suffisait pas, et toute cette dépense m'était nécessaire. J'avais la
passion de bâtir, la curiosité des tableaux. — Vous me montrez fort bien tout
cela nécessaire à la passion ; mais la faible justification, puisqu'elle-même sera
condamnée 1 La convoitise est un mauvais juge du superflu. Elle ne le connaît
pas, dit saint Augustin, elle ne peut savoir les bornes de la nécessité : A'esat aipi-
ditas ubi fmitiir nécessitas {Cont.Jiil.., lib. IV, cap. XIV, n. 70), parce que l'excès
même lui est nécessaire. Ainsi vous ne deviez pas suivre ses conseils ; vous
deviez vous retenir dans les bornes d'une juste modération et d'une honnête
bienséance. Maintenant que vous avez rompu toutes ces limites, venez répondre
NÉCESSITÉS DE LA VIE. 3OI
TROISIÈME POINT,
[P. 14] J'ai encore à vous proposer deux maximes très
importantes pour régler les sentiments des chrétiens sur le
sujet de la grandeur. J'ai appris l'une de saint Augustin, et
l'autre du grand pape saint Léon ; et toutes deux sont tirées
de leurs épîtres. Pour ne vous être point ennuyeux, je vous
les rapporterai simplement ('), sans ajouter que fort peu de
chose aux paroles de ces deux grands hommes, seulement
pour en faire entendre le sens ; je laisserai à vos dévotions
de le méditer à votre loisir. Saint Augustin, mes frères, dans
son épître CXXI ("), instruisant la veuve sainte Probe, cette
illustre dame romaine, de quelle sorte les chrétiens pouvaient
désirer pour eux ou pour leurs enfants les charges et les di-
gnités du siècle, le décide par cette belle distinction. Si on
les désire non pour elles-mêmes, mais pour faire du bien aux
autres qui sont soumis à notre pouvoir, Si ut per hoc constc-
a. Nnnc Epist. CXXX, n. 12.
devant Dieu aux larmes des veuves et aux gémissements des orphelins qui crient
contre vous ; rendez compte de votre dépense, qui vous sera allouée dans ce
jugement, non sur le pied de vos convoitises, c'est un trop mauvais juge, etc,
mais sur les règles de la modestie et de la simplicité chrétienne que vous aviez
professée dans le saint baptême. — Mais ceux-ci faisaient de la sorte. — Aussi
voyez-vous qu'ils sont cités pour le même fait, et tremblent avec vous devant
le Juge. Jusques à quand m'alléguerez-vous de mauvais exemples? Ah! qu'il est
nécessaire d'y bien penser ! prenez garde, messieurs, à ce superflu qui vous
écoule des mains si facilement.
— Mais je l'ai amassé justement. — Il fallait donc le dépenser de même, etc.
— Point de rapine, — « Vous avez tué ceux que vous n'avez pas assistés, » etc.
Toîit cela n'est pas de ce discours. Occidisii quia non pavisti. » (Lact., Divin.
List., lib, VI, cap. XI.)
Bossuet ajoute encore parmi ces pensées, qui ne sont pas de ce discours,
mais qui auront leur utilité en d'autres circonstances, notamment dans les ser
nions de charité :
« Le jeu où par un assemblage monstrueux on voit régner dans le même
excès et les dernières profusions de la prodigalité la plus déréglée et les em-
pressements de l'avarice la plus honteuse ; le jeu où l'on consume des trésors
immenses, où on engloutit les maisons {var. les terres) et les héritages ; dont
l'on ne peut plus soutenir les profusions que par des rapines épouvantables;
on fait crier, etc.; mille ouvriers, etc. Et cela s'appelle jouer ! Jeu sanglant
et cruel où les pères et les mères dénaturés se jouent de la fortune {7'ar. de
la vie) de leurs enfants et de la subsistance de leur famille, etc. Mais nous
reste-t-il encore assez de temps pour parler de la grandeur extraordinaire ?
Tranchons ce discours en un mot, pour dégager notre parole. »
I, Var. je ne ferai presque que les rapporter.
L
302 CAREME DES MINIMES.
lant eis qui vivunt stib eis, ce désir peut être permis. Que si
c'est pour contenter leur ambition par une vaine ostentation
de grandeur, cela n'est pas bienséant à des chrétiens : Si
autem propter inanem fastum elationis pouipamque super-
fluanty vel etiam noxia^n, vanitatis, non decet.
La raison ('), c'est que le christianisme va chercher ce qu'il
y a de plus solide dans les choses, et le démêle de ce qui ne
l'est pas. Deux choses à distinguer dans les dignités : la
pompe et le pouvoir de faire du bien. Ce dernier, seul solide,
seul bien véritable, parce que, selon le même saint Augustin
(au même lieu), le vrai bien c'est celui qui nous rend meilleurs.
Or, faire du bien aux autres nous rend meilleurs ; non la pompe,
qui au contraire nous rend pires par la vanité ; et c'est la
véritable institution de la grandeur. Car étant tous formés
d'une même boue, Dieu ne permettrait pas une si grande
différence parmi les hommes, si ce n'était pour le bien des
choses humaines. Si nous remontons jusqu'à l'origine, nous
verrons que la grandeur n'est établie que pour faire du bien
aux autres ; elle est élevée comme les nues pour verser ses
eaux sur la terre ; ou bien comme les astres pour répandre
bien loin ses influences. C'est pourquoi Jésus-Christ, dans
notre évangile, refuse la royauté qu'on lui présente, parce
que cette royauté n'était pas utile à son peuple. Un jour il
acceptera le titre de roi, et vous le verrez écrit au haut de
sa croix, parce que c'est là qu'il sauve le monde ; et il ne veut
point de titre d'honneur qui ne soit conjoint nécessairement
avec l'utilité publique.
Apprenez de là, chrétiens, de quelle sorte il vous est per-
mis d'aspirer aux honneurs du monde : si c'est pour vous
repaître d'une vaine pompe, rougissez en vous-mêmes de ce
qu'étant disciples de la croix, il reste encore en vous tant de
vanité. Que sï vous recherchez dans la grandeur ce qu'elle a
de grand et de solide, qui est le pouvoir et l'obligation indis-
pensable de faire son emploi de l'utilité publique (^), allez à
1. Première rédaction : La raison, en un mot, mes frères, c'est que c'est une
règle admirable {var. certaine) de la modération chrétienne {var. du christianis-
me) de ramener toujours les choses à leur première institution, en coupant et
retranchant de toutes parts ce que la vanité y ajoute. Or si nous remontons...
2. Var. du bien des autres, — du bien public.
NÉCESSITÉS DE LA VIE.
303
la bonne heure avec la bénédiction de Dieu et des hommes !
Mais s'il est vrai, ce que vous nous dites, que vous vous
proposez une fin si noble et si chrétienne, allez-y par des
degrés convenables ('); élevez-vous par les voies delà vertu,
et non par des pratiques basses et honteuses. Que ce ne soit
pas l'ambition, mais la charité qui vous mène, parce que l'am-
bition tourne tout à soi, et qu'il n'y a que la charité qui
regarde sincèrement le bien des autres. C'est la première
maxime, qui est celle de saint Augustin, de ne chercher dans
les grands emplois que le bien public. Que si [pour] le mal-
heur du siècle, ceux qui ont cette sainte pensée ne s'élèvent
pas, qu'ils apprennent de saint Léon non seulement [p. 15]
à se contenir, mais à s'exercer dans leurs bornes ; c'est la
seconde maxime : Intra fines proprios atqiie legitiuios, prout
guis voltierit, in latitiidine se charitatis exerceat (^) : « Que
chacun en se tenant dans ses limites s'exerce de tout son
pouvoir dans la vaste étendue de la charité. »
Ne te persuade pas, chrétien, que pour ne pouvoir pas
t'élever à ces emplois éclatants, tu demeures sans occupation
et sans exercice. Il ne faut point sortir de ta condition, etc.;
ta condition a ses bornes, mais la charité n'en a point, et son
étendue est infinie où tu peux t'exercer tant que tu voudras.
Ton grand courage veut-il s'élever? élève-toi jusqu'à Dieu
par la charité. Ton esprit agissant v^eut-il s'occuper? consi-
dère tant d'emplois de charité, tant de pauvres familles
abandonnées, tant de désordres publics et particuliers ; joins-
toi aux fidèles serviteurs de Dieu qui travaillent à les réfor-
mer. Demeure dans tes limites, c'est un effet de modération,
mais exerce-toi dans ces limites, dans les emplois de la
charité qui sont infinis, et ne porte jamais ton ambition à
une condition plus élevée, qu'un plus grand bien ne t'y ap-
pelle. Exemple de Néhémias...
je ne crains point, mes frères {^), de vous assurer, en la
vérité de Dieu que je prêche, que quiconque regarde la
grandeur dans un autre esprit, ne la regarde pas en chrétien.
a. Ep. LXXX ad Anat., cap. iV.
1. Var, qui lui conviennent.
2. Var. messieurs.
304 CAREME DES MINIMES.
Et cependant, ô mœurs dépravées ! ô étrange désolation
du christianisme ! nul ne la regarde en cet esprit ; on ne
songe qu'à la vanité et à la pompe. Parlez, parlez, messieurs;
démentez-moi hautement, si je ne dis pas la vérité. Quel
siècle a-t-on jamais vu où l'ambition ait été si désordonnée ?
Quelle condition n'a pas oublié ses bornes ? Quelle famille
s'est contentée des titres qu'elle avait reçus de ses ancêtres ?
On s'est servi de l'occasion des misères publiques pour mul-
tiplier sans fin les dignités. Qui n'a pas pu avoir la grandeur,
a voulu néanmoins la contrefaire ; et cette superbe osten-
tation de grandeur a mis une telle confusion dans tous les
ordres, qu'on ne peut plus y faire de discernement ; et, par
un juste retour, la grandeur s'est tellement étendue qu'elle
s'est enfin ravilie. O siècle stérile en vertu, magnifique seu-
lement en titres ! Saint Chrysostome a dit (''), et il a dit vrai,
qu'une marque que l'on n'a pas en soi la grandeur, c'est lors-
qu'on la cherche hors de soi dans des ornements extérieurs.
Donc, ô siècle vainement superbe, je le dis avec assurance,
et la postérité le saura bien dire, que pour connaître ton
peu de valeur, et tes dais, et tes balustres, et tes cou-
ronnes, et tes manteaux, et tes titres, et tes armoiries, et
les autres ornements de ta vanité, sont des preuves trop
convaincantes.
Mais j'entends quelqu'un qui me dit qu'il se moque de ces
fantaisies et de tous ces titres chimériques ; que pour lui il
appuie sa famille sur des fondements plus certains, sur des
charges puissantes et sur des richesses immenses qui sou-
tiendront éternellement la fortune de sa maison. Ecoute, ô
homme sage, homme prévoyant, qui étends si loin aux siècles
futurs les précautions de ta prudence ; voici Dieu qui te va
parler, et va confondre tes vaines pensées, sous la figure (')
d'un arbre, par la bouche de son prophète Ézéchiel. « Assur,
dit ce prophète, s'est élevé comme un grand arbre, comme
les cèdres du [p. 16] Liban ; » le ciel l'a nourri de sa rosée,
la terre l'a engraissé de sa substance ; les puissances l'ont
a. In Matth. Hom. iv.
I. Cette allégorie reviendra dans le sermon du Louvre sîcr P Ambition (1662).
Le second point sera tiré de cette dernière partie du présent discours. L'auteur
apportera alors à son style quelques heureuses modifications de détail.
NÉCESSITÉS DE LA VIE. 305
comblé de leurs bienfaits, et il suçait de son côté le sang du
peuple. « C'est pourquoi il s'est élevé superbe en sa hauteur,
beau en sa verdure, étendu en ses branches, fertile en ses
rejetons : » Pulcher rainis, \et\frondibus ncviorosîcs, excelsus-
qne altititdine, et inter condensas frondes elevatîtni est ca-
cumen ejus ("). « Les oiseaux faisaient leurs nids sur ses
branches, » (les familles de ses domestiques) ; « les peuples se
mettaient à couvert sous son ombre, » (un grand nombre de
créatures attaché[e]s à sa fortune). « Ni les cèdres ni les pins
ne l'égalaient pas, les arbres les plus hauts du jardin portaient
envie à sa grandeur, » (c'est-à-dire, les grands de la cour ne
l'égalaient pas) : Cedri non fttcrunt altiores \_iiio'\ in paradiso
Dei, abîetes non adœquaverunt sum^nitatem ejus... j^mulata
sunt [e2wi] onmia ligna vohiptatis quœ erant in paradiso Dei. . .
In ramis ejus feccrnnt nidos oninia volatilia ccrli... Sub uin-
bracido illius habitabat cœtus gentiinn phirimartim (''').
Voilà une grande fortune; un siècle n'en voit pas deux de
semblables: mais voyez sa ruine et sa décadence. Parce qu'il
s'est «élevé superbement, et qu'il a porté son faîte jusqu'aux
nues, et que son cœur s'est enflé dans sa hauteur : » Pro eo
ç7iod... dédit sunimitatein (') suain virenteni atque co7tdensam,
et elevatum est cor ejus in altitudine stia : pour cela, dit le Sei-
gneur, je le couperai par la racine, je l'abattrai d'un grand
coup, et je le porterai par terre ; (il viendra une disgrâce, et il
ne pourra plus se soutenir) ; il tombera d'une grande chute ;
Projicient eum super montes : on le verra tout de son long sur
une montagne, fardeau inutile de la terre. « Tous ceux qui
se reposaient sous son ombre se retireront de lui, » de peur
d'être accablés sous sa ruine : Recèdent de îtnibraculo ejus
omnes populi terrœ, et relinquent eum (:"). Ou s'il se soutient
durant sa vie, il mourra au milieu de ses grands desseins, et
laissera à des mineurs des affaires embrouillées qui ruineront
sa famille ; ou Dieu frappera sur son fils unique, et le fruit
de son travail passera en d'autres mains ; ou il lui fera suc-
céder un dissipateur, qui, se trouvant tout d'un coup dans
de si grands biens, dont l'amas ne lui a coûté (^) aucunes
a. Esech., XXXI, 3. — b. Ibid., 6, 8, 9. — lA's,. faciebant nidos. — c. Tbid., 10, 12.
I. Ms. aliiiudinefn siiam. — 2. Var. qui ne lui ont coûté.
Sermons de Bossuet. — III. 20
306 CARÊME DES MINIMES.
peines, se jouera des sueurs d'un père insensé qui se sera
damné pour le laisser riche ; et devant la troisième génération,
le mauvais ménage et {') les dettes auront consumé ('') tous
ses héritages. « Les branches de ce grand arbre se trouve-
ront dans toutes les vallées : » In cttnctis convaîlibus comment
rami ejus (") ; je veux dire ces terres et ces seigneuries qu'il
avait ramassées avec tant de soin, se partageront en mille
mains ; et tous ceux qui verront ce grand changement, diront
en levant les épaules, et regardant avec étonnement le reste
de cette fortune délabrée : Est-ce là que devait aboutir toute
cette pompe et cette grandeur formidable? est-ce là ce grand
fleuve qui devait inonder toute la terre ? je ne vois plus
qu'un peu d'écume. Ne le voyons-nous {f) pas tous les jours ?
O homme, que penses-tu faire ? et pourquoi te travailles-tu
vainement i^) '^ — Mais (5) je serai plus sage ; et voyant les
exemples de ceux qui m'ont précédé, je profiterai de leurs
fautes. — Comme si ceux qui t'ont précédé n'en avaient pas
vu faillir d'autres devant eux, dont les fautes ne les ont pas
rendus plus sages. La ruine et la décadence entre dans les
affaires humaines par trop d'endroits pour que nous soyons
capables de les prévoir tous, et avec une trop grande impé-
tuosité pour en pouvoir arrêter le cours. — Mais je jouirai de
mon travail. — Et [pour] dix ans que tu as de vie ! — Mais
je regarde ma postérité, que je veux laisser opulente. —
Peut-être que ta postérité n'en jouira pas. — Mais peut-
être aussi qu'elle en jouira. ■ — - Et tant de sueurs pour un
peut-être ! Regarde qu'il n'y a rien d'assuré pour toi, non
pas même un tombeau pour y graver dessus tes titres su-
perbes, les seuls restes de ta grandeur abattue : l'avarice de
tes héritiers le refusera à ta mémoire, tant on pensera peu à
toi après ta mort ! Ce qu'il y aura d'assuré, ce sera la peine
a. Ezech., xxxi, 12.
1. Mot omis par les éditeurs.
2. Var. consumeront.
3. Souligné. L'auteur songe à le remplacer, à cause du voisinage de : Je ne
vois plus...
4. Edit. sans savoir pour qui. — Souligné, pour supprimer. (Cf. 1662.) La
rédaction de 1662, bien que différant pour les détails, nous aide à saisir l'enchaî-
nement des idées, parmi des renvois contradictoires.
5. Addition, f. 301, verso.
NÉCESSITES DE LA VIE
307
de tes rapines, la vengeance éternelle de tes concussions et
de ton ambition désordonnée. O les beaux restes de ta ufran-
deur ! ô les belles suites de ta fortune ! O folie ! ô illusion ! ô
étrange aveuglement des enfants des hommes (')!...
I. Ici finit le discours, du moins ce que l'orateur en a écrit ; tous les éditeurs
l'avaient bien compris, jusqu'à ce qu'il prît fantaisie à M. Lâchât de l'achever
par une péroraison empruntée au sermon sur P Ambition (1662).
^^M^:^:^:^'^^. ^^^;&;^j^«^;i^i^;^^
i
CAREME DES MINIMES.
DIMANCHE DE LA PASSION.
VAINES EXCUSES des PECHEURS (■).
14 mars 1660.
La date de ce discours n'est pas contestée. Elle est d'ailleurs ins-
crite sur l'enveloppe du manuscrit.
Le lecteur remarquera, au début, quelques importantes différences
entre notre texte et celui des autres éditions. Aucune d'elles n'a
tenu suffisamment compte des indications très formelles de la der-
nière page du manuscrit. Là Bossuet, se préoccupant, après tout le
reste, selon son habitude, de son entrée en matière, refait le com-
mencement du second exorde, et écrit en outre un avant-propos
tout au long. Qu'avaient donc ici à faire les éditeurs, sinon de nous
donner cette rédaction définitive? Or ils lui ont préféré la première
ébauche, qui avait à leurs yeux l'avantage de ressembler moins au
discours suivant (celui de 1661). Nous ne croyons pas que ce soit
une raison suffisante de se refuser à publier un texte tel qu'il est
sorti définitivement de la main de Bossuet. On trouvera dans les
vaj'iantes la rédaction primitive.
Sommaire (2).
(Exorde.) Vérité aimée dans le ciel, appréhendée dans les enfers,
méprisée seulement sur la terre.
\^i"' pohit^ Possibilité des commandements. Règle. Ils ne sont pas
loin. — Évangile : Dieu abaissé; donc sa doctrine à notre portée. —
Tempérament ; grâce ; elle peut supporter l'humeur dominante.
Exemple de la cour : Sicut exhilniistis... — Coutume, non à suivre:
Licet convivei'e, cominori non licet.
\2' point^ Nécessité de reprendre les superbes. S. Aug.,^<? Corrept.
et grat. Ceux qui ne veulent pas qu'on reprenne, comme si faire bien
ou mal c'était une chose indifférente. — On retire de ses yeux la loi.
Les péchés. La loi devant, nous éclaire ; la loi après, nous charge. —
Honte utile : exemple. — Fausse paix : la faut troubler. — Les pé-
cheurs croient perdre tous leurs biens, quand on leur en ôte l'usage
corrompu. — Conscience bridée ; lui rendre sa liberté. — Douleur
utile. Douleur qui nous trouve ; douleur que nous devons chercher,
pénitence,
S^f point^ Prédicateurs obligés à bien vivre. Quœ dicunt . . . facitc,
etc. Raisin, épines. S. Aug[ustin].
1. Mss..^ 12823, f. 2-13.
2. F. 4. — On y voit confirmée la ndcessilc d'un autre exorde que celui des
éditions.
VAINES EXCUSES DES PECHEURS. 309
Si veritaieui dico vobis^ qitare non
crediiis inihi ?
Si je vous dis la vérité, pourquoi
ne me croyez-vous pas ?
{Joan., VIII, 46.)
IL n'y eut (') jamais de plainte plus juste que celle que fait
aujourd'hui le Sauveur des âmes, et que l'Église met
dans la bouche de tous les prédicateurs de l'Évangile. On
prêche la vérité, et personne ne la veut entendre ; on montre
aux peuples la voie de salut, et on méprise de la suivre ; on
élève la voix dans les chaires tout un carême pour crier hau-
tement contre les vices, et on ne voit point de pénitence. Si
l'on prêchait à des infidèles qui se moquent de Jésus-Christ
et de sa doctrine, il ne faudrait pas s'étonner ('') qu'elle n'y
fût pas bien reçue. Mais que ceux qui se disent chrétiens et
qui font profession de la respecter, la renient néanmoins par
leurs œuvres, et vivent comme si l'Évangile était une fable,
obstupescite, cœii, siiper hoc ! {^) qui pourrait n'être pas sur-
pris d'un aveuglement si étrange }
Ce qui le rend plus criminel, c'est que cette vérité éter-
nelle n'a pas fait comme le soleil, qui demeurant toujours en
sa sphère se contente d'envoyer ses rayons aux hommes. Elle
est descendue elle-même ; elle, dont le ciel est le lieu natal,
a voulu aussi naître dans {f) la terre : Veritas de terra orta
est {^) ; elle n'a pas envoyé de loin ses lumières, elle a voulu
a. Jerem., Il, 12. — b. Ps., LXXXIV, 12.
[. Preiiiicre rédaction (pour un exorde unique): « Il n'y a jamais eu de reproche
plus équitable {var. de plainte plus juste) que celui que nous fait aujourd'hui le
Sauveur des âmes (var. que celle cjue fait...), et que l'Église met aujourd'hui
dans la bouche {var. met à la bouche) de tous les prédicateurs de l'Évangile. On
prêche la vérité, et personne ne la veut entendre ; on montre à tous les peuples
la voie du salut, et on méprise de la suivre: on élève la voix tout un carême pour
crier hautement contre les vices, et on ne voit point de pénitence. Si on prêchait
à des infidèles qui se moquent de JÉsus-Christ et de sa doctrine, il ne faudrait
pas trouver étrange si elle était mal reçue; mais que ceux qui se disent chrétiens,
qui font profession de la respecter, la renient néanmoins par leurs œuvres et vi-
vent comme si l'Évangile était une fable, obslupescite, cce li, super hoc .' ô ciel,ô terre,
étonnez-vous d'un aveuglement si étrange !
Chrétiens, qu'avez-vous à dire contre l'Évangile de Jésus-Christ, et contre
ses vérités qu'on vous annonce? Est-ce que vous n'y croyez pas? Avez-vous re-
noncé à votre baptême ?... » — (La suite comme au second exorde.)
2. Var. trouver étrange.
3. Var. de. {Dans, comme sur. Voy. Remarques..., t. I, Introduction.)
310 CAREME DES MINIMES.
nous les apporter elle-même (') ; et les hommes toujours ob-
stinés ont fermé les yeux à sa clarté. Bienheureuse Marie,
vous êtes la première qui l'avez reçue, mais il fallut pour la
recevoir que le Saint-Esprit vous ouvrît le cœur ; obtenez-
nous par vos prières cet Esprit qui survint en vous, après que
l'Ange vous eut saluée en disant : Ave.
On (^) a dit, il y a longtemps, qu'il n'y a rien de plus fort
que la vérité, et cela se doit entendre principalement de la
vérité de l'Evangile. Cette vérité, messieurs, que la foi nous
propose en énigme, comme parle l'apôtre saint Paul, paraît
dans le ciel à découvert {f), révérée de tous les esprits bien-
heureux. Elle étend son empire jusqu'aux enfers, et quoi-
qu'elle n'y trouve que ses ennemis, elle les force néanmoins de
la reconnaître : les démons la croient, dit saint Jacques; non
seulement ils croient, mais ils tremblent : Dœinones credunt,
et contremiscîtnt ('') ; ainsi la vérité est respectée dans le ciel
et dans les enfers. La terre est au milieu, et c'est là seulement
qu'elle est méprisée. Les anges l'aiment, et ils l'adorent ; les
démons la haïssent, mais ils ne la méprisent pas, puisqu'ils
tremblent sous sa puissance ; c'est vous, ô mortels, qui la
méprisez, en l'écoutant {^) froidement, et comme une chose
indifférente que vous voulez bien avoir dans l'esprit, mais à
laquelle il ne vous plaît pas de donner aucune place dans
votre vie. Puisque le Fils de Dieu nous ordonne de nous
plaindre aujourd'hui en son nom de ce traitement indigne
que font les hommes à la vérité, un discours de cette nature
doit se commencer par des reproches (^). Je vous demande,
chrétiens, qu'avez-vous à dire contre l'Évangile ? que trou-
vez-vous de si méprisable dans les vérités qu'on vous an-
nonce, que vous ne daigniez vous en émouvoir non plus que
a. Jacob. ^ II, 19.
1. Var. elle-même nous les apporter.
2. F. 12 v°, p. 16 et dernière du manuscrit. — La moitié delà page précédente
est restée en blanc. L'orateur n'a pas écrit de péroraison proprement dite.
3. Bossuet souligne, c'est-à-dire, en cette circonstance, efface les mots sui-
vants : elle y est assise dans un trône au truste .
4. Var. vous qui ['écoutez froidement, qui voulez bien l'avoir...
5. Var. un attentat si qualifié nous doit obliger, ce me semble, à commencer
par les reproches, — par l'invective.
VAINES EXCUSES DES PECHEURS. ^I I
& '^
si (') vous n'y croyiez pas ? Avez-vous renoncé {') à votre
baptême ? Avez-vous effacé de dessus vos fronts l'auguste
caractère de chrétien ? A Dieu ne plaise ! me direz-vous,
je veux vivre et mourir enfant de l'Église. Uieu soit loué,
mon frère, de ce que le dérèglement de vos mœurs ne vous
a pas fait encore oublier votre religion et votre foi ! mais
si vous avez du respect pour elle, si vous croyez, comme vous
le dites, que ce que nous vous enseignons c'est la vérité,
pourquoi refusez-vous de la suivre ? pourquoi vois-je une
telle contrariété entre votre vie et votre créance ? Si verita-
teni dico vobis, \j^uare non creditis ini/ii ?'\ Avez-vous quelque
raison, ou quelque excuse, ou du moins quelque prétexte
vraisemblable } Dites-le-nous franchement ; nous sommes
prêts de vous entendre.
Chrétiens, voici trois excuses que je trouve, sinon dans
la bouche, du moins dans le cœur de tous les pécheurs ;
c'est là qu'il les faut aller attaquer, pour les abattre, s'il se
peut, aux pieds de Jésus et de ses vérités adorables. Ils
répugnent premièrement à notre doctrine, parce qu'elle leur
semble trop haute ; et ils disent que cette vie est au-dessus
des forces humaines (^). Ils y résistent secondement, parce
qu'encore qu'elle soit possible, elle choque leurs inclinations;
et ainsi il ne faut pas s'étonner si nos discours leur déplaisent.
Enfin la troisième cause de leur résistance, c'est qu'ils se
plaignent de nous-mêmes, ou que nous ne prêchons pas
comme il faut, ou que nous ne vivons pas comme nous
prêchons ; et ils se croient autorisés à mal faire en déchirant
notre vie. Voilà, messieurs, les froides raisons pour lesquelles
ils méprisent les enseignements que nous leur donnons delà
part de Dieu : où vous verrez qu'ils mêlent ensemble le
faux, le vrai, le douteux ; tant ils sont obstinés à se défendre
contre ceux qui ne demandent que leur salut.
Car pour ce que vous nous reprochez que la vie que nous
prêchons est trop parfaite, et que vous ne pouvez pas y
1. Var. comme si.
2. Ici la nouvelle rédaction se renoue à l'ancienne (f. 6). Voy. le fac-similé
dans la seconde édition de V Histoire critique..
3. Var. qu'il n'est pas possible de la pratiquer.
I
312 CAREME DES MINIMES.
atteindre, cela est faux manifestement, parce que Dieu, si
sage et si bon, ne commande pas l'impossible. Que si la
cause pour laquelle nous vous déplaisons, c'est que nous
contrarions vos désirs, pour cela nous confessons qu'il est
véritable : aussi notre dessein n'est pas de vous plaire, mais
de faire, si nous pouvons, que vous vous déplaisiez à vous-
mêmes, afin de vous convertir à Notre Seigneur. Enfin
quand vous rejetez sur nous votre faute, et que vous dites
que notre vie ou notre manière de dire en est cause ; en cela
peut-être que vous dites vrai, et peut-être aussi nous impo-
sez-vous ; mais qu'il soit vrai ou faux, notre faute ne vous
justifie pas ; et quoi qu'il soit de nous, qui ne sommes que
faibles (') ministres, les vérités que nous annonçons doivent
se soutenir par leur propre poids. C'est en peu de mots ce
que j'ai à dire. Que sert de vous demander votre atten-
tion (-)? Vous n'êtes guère chrétiens, si vous la refusez à des
matières si importantes. Commençons à combattre la pre-
mière excuse {^).
PREMIER POINT.
La première raison de ceux qui, sous le nom du christia-
nisme, mènent une vie païenne et séculière, c'est qu'il est
d'une trop haute perfection de vivre selon l'Evangile ; et
que cette grande pureté d'esprit et de corps, cette vie péni-
tente et mortifiée, cet amour des amis et des ennemis passe
la portée de l'esprit humain. De vouloir montrer en parti-
culier la possibilité de chaque précepte, ce serait une en-
treprise infinie : prouvons-le par une raison générale, et
disons que c'est pécher contre les principes, ce n'est pas
entendre le mot de commandement, que de dire que l'exé-
cution en est impossible. En effet, le commandement, c'est
la règle de l'action ; or toute règle est une mesure : Afen-
sîira homogenea, dit saint Thomas, accoimnodabilis nienszi-
rato (") : « C'est une mesure, dit-il, qui doit s'ajuster avec
a. I Part., quasst. Ili, art. v, ad 2 ; I^ 11^, quaest. xix, art. 4, ad 2.
1. Var. qu'indignes ministres.
2. Edit. vos attentions... si vous la refusez. — C'est une distraction dans le
manuscrit, il ne faut pas hésiter à la corriger, avec nombre d'autres.
3. Di'foris, Versailles : qui nous reproche que ce que nous prêchons est impos-
sible. — Ces mots sont formeliement efifacés au manuscrit.
VAINES EXCUSES DES PÉCHEURS. 313
la chose : » par conséquent si la loi de Dieu est la règle
et la mesure de nos actions, il faut qu'il y ait de la pro-
portion, afin qu'elles puissent être égalées: toute mesure est
fondée sur la proportion.
Que si le commandement que Dieu nous donne était au-
dessus de nous, nous aurions raison de lui dire : Seigneur,
vous me donnez une règle à laquelle je ne puis me joindre,
dont je ne puis pas même approcher: cela n'est pas de votre
sagesse. Aussi n'en est-il pas de la sorte ; et lui-même, en
donnant sa loi, il a été soigneux de nous dire (') : Ah !
mon peuple, ne te trompe pas; « le précepte que je te donne
aujourd'hui n'est pas au-dessus de toi, il n'est pas séparé de
toi par une longue distance (-) : » Mandatiun [hoc], quod
ego prœcipio tibi Jiodie, non siipra te est, neqne procul posi-
tîcrn (") : « Il ne faut point monter au ciel, il ne faut point
passer les mers pour le trouver:» nec in cœlo situiii..., neqne
trans înare posituni {*). C'est une règle que je te donne ; et
afin que tu puisses t'ajuster à elle, je la mets au niveau, « tout
auprès de toi : » Juxta te est sernto valde. — Valde, valde : Il
est tout auprès, « en ta bouche, et en ton cœur pour l'accom-
plir : » In are tuo et in corde ttw, ut facias ilhini (^). Et
vous direz après cela qu'il est impossible ?
Mais peut-être que vous penserez que cela s'entend du
Vieux Testament, qui est de beaucoup au-dessous de la
perfection évangélique ? Que de choses j'aurais à répondre
pour combattre {f) cette pensée ! Erunt prava in directa {f).
— Lcgis difficultatcs. Evangelii facilitâtes .. . Mais je m'ar-
rête à cette raison; qu'elle est solide ! qu'elle est chrétienne!
Quel est le mystère de l'Evangile } Un Dieu homme, un
Dieu abaissé : Et Verbwji caro factuni est (') : « Le Verbe
s'est fait chair. » Et pourquoi s'est-il abaissé } Apprenez-le
par la suite : Et habitavit in nobis : c'est afin de demeurer
avec nous, dit le bien-aimé disciple ; et ailleurs : pour lier
a. Deuf., XXX, ri. — • Ms. fion est sitpra te, iieque lonffe... — b. Ibid., 12, 13. —
Ms. )iec trans... — c. Ibid., 14. — d. Luc, ni, 5. — e. Joan., i, 14.
1. Var. c'est pourquoi il a dit lui-même, en donnant la loi.
2. Var. n'est pas éloigné de toi : Mandatum...
3. Var. à dire pour détruire.
314 CAREME DES MINIMES.
société avec nous : Ut... societas (') nostra sit ciim Paire et
Filio ejîis Jesu Christo ("). Il ne pouvait y avoir de société
entre sa grandeur et notre bassesse, entre sa majesté et
notre néant : il s'abaisse, il s'anéantit pour s'accommoder à
notre portée. Il se couvre d'un corps comme d'un nuage,
non pour se cacher, dit saint Augustin, mais pour tempérer
son éclat trop fort, qui aurait ébloui notre faible vue : Nube
tegitur Christus, non ut obscuretur, sed ut temperetur (^\
Ce Dieu, qui (') est descendu du ciel en la terre pour se
mettre en égalité avec nous, mettra-t-il au-dessus de nous
ses préceptes.-^ Et s'il veut que nous atteignions à sa per-
sonne, voudra-t-il que nous ne puissions atteindre à sa
doctrine ? Ah ! mes frères, ce n'est pas entendre le mystère
d'un Dieu abaissé : une telle hauteur ne s'accorde pas avec
une telle condescendance.
Ce n'est pas que je veuille rien diminuer de la perfection
évangélique ; mais je suis ravi en admiration, quand je
considère attentivement par quels degrés Dieu nous y con-
duit. Il nous laisse bégayer comme des enfants dans la loi
de nature ; il nous forme peu à peu dans la loi de Moïse;
il pose les fondements de la vérité par des hgures ; il nous
flatte, il nous attire au spirituel par des promesses tem-
porelles (^) ; il supporte mille faiblesses, comme il dit lui-
même, à cause de la dureté des cœurs, à laquelle il s'accommode
par condescendance ; il ne nous mène au grand jour de
son Evangile qu'après nous y avoir ainsi disposés par de
si longues préparations : et encore dans cet, Evangile il y a
du lait pour les enfants, il y a du solide pour les hommes
faits : \_Facti estis quibiLs\ lacté opus sit, no7t solido cibo {^).
Lac vobis potum dedi ('^). Tout y est dispensé par ordre. Ce
Dieu qui nous conduit ainsi pas à pas, et par un progrès
a. l Joan., I, 3. — b. Injoan. Tract, xxiv, n. 4. — Ms. Nube iegitur ChrisUis
corpore... — c. Heb., v, 12. — Ms. Lacté opus est, ftoft... — d. l Cor., m, 2.
1. Ms. Ut et nos societatem habeamus citin eo. — Ces mots sont un vague sou-
venir du texte véritable dont nous avons rétabli, à l'exemple des autres éditeurs,
les mots essentiels. Le voici entier : Ut et vos societatem habeatis fiobiscmn, et
societas tiostra sit cutn Pâtre et cum Filio ejus Jesu Christo. {{ Joatt., I, 3.)
2. Var. Ce Dieu, qui s'est rendu notre égal, ne meltra-t-il pas son précepte en
égalité avec nous ?
3. Var. par le temporel.
VAINES EXCUSES DES PÉCHEURS. 315
insensible, ne nous montre-t-il pas manifestement qu'il a
dessein de ménager nos forces, et non pas de les accabler
par des commandements impossibles (') ? Venez, venez, et
ne craignez pas, soumettez-vous à sa loi : c'est un joug, mais
il est doux ; c'est un fardeau, mais il est léger \ Jugum enivi
\meum suave est, et omis mcuni lcve~\ ("). C'est lui-même qui
nous en assure, et il ne dit pas qu'il est impossible de le
porter sur nos épaules.
Toutefois je passe plus loin, et je veux bien accorder,
messieurs, que les commandements de Dieu sont impossibles:
oui, à l'homme abandonné à lui-même, et sans le secours de
la grâce. Or c'est un article de notre foi que cette grâce ne
nous quitte pas que nous ne l'ayons premièrement rejetée ;
et si tu la perds, chrétien, Dieu te fera connaître un jour si
évidemment que tu ne l'as perdue que par ta faute, que tu
demeureras éternellement confondu de ta lâcheté : Non de-
serit, si non deserattir i^) : « Il ne se retire point, à moins
que l'on ne l'abandonne le premier. » — « J'ai bien lu, dit
saint Augustin, qu'il en a ramené à la divine voie plusieurs-
de ceux qui l'abandonnaient; mais qu'il nous ait jamais quit-
tés le premier, c'est une chose entièrement inouïe. » C'est
donc une extrême folie de dire que les commandements
nous sont impossibles, puisque nous avons si près de nous
un si grand secours : aussi tous ceux qui l'ont assuré ont
senti justement le coup de foudre ; et tant que l'Eglise sera
Église, une telle proposition sera condamnée par un anathème
irrévocable.
Par ce principe solide et inébranlable que tout est possible
à la grâce, se détruit facilement la vaine pensée des hommes
mondains qui accusent leur tempérament de tous leurs
crimes. Non, disent-ils, il n'est pas possible de se délivrer
de (■) la tyrannie de l'humeur qui nous domine : je résiste
quelquefois à ma colère, mais enfin à la longue ce penchant
m'emporte ; pour me changer, il faut me refaire. C'est ce
a. Matth., XI, 30. — b. S. Aug., m Ps. CXLV, n. 9.
1. fa;-, par des commandements qui nous passent. — Edit. par des
commandements impossibles qui nous passent.
2. Var. de résistera...
l6 CARÊxME DES MINIMES.
qu'ils disent ordinairement, vous reconnaissez leurs discours.
Eh bien ! chrétiens, s'il faut vous refaire, est-ce donc que
vous ignorez que la grâce de Dieu nous réforme (') et nous
régénère en hommes nouveaux ? Les Apôtres, naturellement
tremblants et timides, sont rendus invincibles par cette grâce;
Paul ne se plait plus que dans les souffrances ; Cyprien,
renouvelé par cette grâce, « voit ses doutes se dissiper, ce
qui était auparavant scellé pour lui s'ouvrir devant lui, les
choses qui ne lui représentaient que ténèbres devenir lumi-
neuses ; il surmonte aisément des difficultés qui lui parais-
saient insurmontables : » \Confirmare se dîtbia,^ patere claMsa,
lucere tenebrosa... geri posse qit-od impossibile videbatui'' (") :
et le reste, qu'il explique si éloquemment dans cette belle
Epître à Donat. Augustin, dans la plus grande vigueur de
son âge, professe la continence, que dix jours auparavant il
croit impossible.
Et tu appréhendes, fidèle, que Dieu ne puisse pas vaincre
ton tempérament et le soumettre à sa grâce ! C'est entendre
bien peu sa puissance ; car le propre de cette grâce, c'est de
savoir changer n.os inclinations et de savoir aussi s'y accom-
moder. C'est pourquoi saint Augustin dit qu'elle est « con-
venable et proportionnée : » Apta, congruens, conveniens, con-
temperata : qu'elle est « douce, accommodante et contempé-
rée ; » permettez-moi la nouveauté de ce mot : je n'ai pu
rendre d'une autre manière ce beau contemperata de saint
Augustin ; ceux qui ont lu ses livres à Simplicien savent que
tous ces mots sont de lui : « qu'elle sait nous fléchir et nous
attirer de la manière qui nous est propre : » queviadiiiodum
aptuiu erat i^)\ c'est-à-dire, qu'elle remue si à propos tous les
ressorts de notre âme qu'elle nous mène où il lui plaît par
nos propres inclinations, ou en retranchant ce qu'il y a de
trop, ou en ajoutant ce qui leur manque, ou en détournant
leur cours sur d'autres objets. Ainsi l'opiniâtreté se tourne
en constance, l'ambition devient un grand courage qui ne
soupire qu'après les choses véritablement élevées, la colère
a. Epist. I, n. 2. — b. De div. quœst. ad Siinpl., lib. I.
I. Var. Eh ! chrétiens, ne savez- vous pas que la grâce refait les hommes et les
régénère en hommes nouveaux ?
VAINKS EXCUSES DES PÉCHEURS. 317
se change en zèle, et cette complexion tendre et affectueuse
en une charité compatissante.
Mais à qui est-ce, mes frères, que je dis ces choses ? Ceux
qui nous allèguent sans cesse leurs inclinations, qui se dé-
chargent sur leur complexion de tous leurs vices, ne con-
naissent pas cette grâce ; ils ne croient pas que Dieu se mêle
de nos actions, ni qu'il y en ait d'autre principe que la nature:
autrement, au lieu de désespérer de pouvoir vaincre leur
tempérament, ils auraient recours à celui qui tourne les cœurs
où il lui plaît ; au lieu d'imputer leur naufrage à la violence
de la tempête, ils tendraient les mains à celui dont le Psal-
miste a chanté, qu'il « bride la fureur de la mer, et qu'il calme,
quand il veut, ses flots agités : » Tu domiiiaris \^potestati
maris, motum aiitem flîichtum ejits tu initigas\ ('').
— Puis donc qu'ils ne croient pas en la grâce, montrez-
leur par une autre voie que l'on peut se vaincre soi-même.
— Je ne veux que la vie de la cour pour les en convaincre
par expérience : dans un si grand auditoire, il n'est pas qu'il
ne s'y rencontre plusieurs courtisans. Qu'est-ce que la vie de
la cour ^ Faire céder toutes ses passions au désir d'avancer (')
sa fortune. Qu'est-ce que la vie de la cour ^ Dissimuler tout
ce qui déplaît, et souffrir tout ce qui offense, pour agréer à
qui nous voulons. Qu'est-ce encore que la vie de la cour '^
Etudier sans cesse la volonté d'autrui, et renoncer pour cela,
s'il est nécessaire, à nos plus chères pensées. Qui ne fait {;)
pas cela ne sait pas la cour. Mes frères, après cette expé-
rience, saint Paul va vous proposer de la part de Dieu une
condition bien équitable: Sicut exhibuistis membra vestra
servire immundltiœ, et iniqintati ad iniquitatem, ita muic
exhibete membra vestra servire justitiœ in sanctificationem ('''):
« Comme vous vous êtes rendus les esclaves de l'iniquité et
des désirs séculiers, en la même sorte rendez-vous esclaves
de la sainteté et de la justice. »
Mon frère, certainement vous avez grand tort de dire que
Dieu vous demande l'impossible ; bien loin d'exiger de vous
a. Ps., Lxxxvill, 10. — b. Rom., vi, 19.
1. Var. de faire sa fortune.
2. Var. Oui ne sait pas cela, — Oui ne le sait pas, — Qui ne le sait pas faire.
3 I 8 CARÊME DES MINIMES.
l'impossible, il ne vous demande que ce que vous faites :
Siciit exhibitistis..., ita mmc exhibete... « Faites, dit-il, pour
la justice, ce que vous faites pour la vanité. » Vous vous
contraignez pour la vanité, contraignez- vous pour la justice ;
vous vous êtes tant de fois surmonté vous-même pour servir
à la vanité, ah ! surmontez-vous quelquefois pour servir à la
justice. C'est beaucoup se relâcher pour un Dieu de ne de-
mander que l'égalité ; néanmoins il se réduit là : Sicut exhi-
buistis..., ita niiuc exhibete. Encore se réduira-t-il beaucoup
au-dessous; car quoi que vous fassiez pour son service, quand
aurez-vous égalé les peines de ceux que la nécessité engage
au travail, l'ambitieux aux intrigues de la cour ('), l'honneur
aux emplois de la guerre, l'avarice à des voyages immenses
et à un exil perpétuel de leur patrie; un amour infâme et dés-
honnête à des lâchetés inouïes (^) ; et pour passer aux choses
de nulle importance, le divertissement, la chasse, le jeu, à
des veilles, à des fatigues, à des inquiétudes incroyables (3) ?
Et quand je vous parle de Dieu, vous commencez à ne rien
pouvoir: vous m'alléguez sans cesse le tempérament et cette
complexion délicate : où était-elle dans ce carnaval .-^ où est-
elle lorsque vous passez les jours et les nuits à jouer votre
bien et celui des pauvres } Elle est revenue dans le carême :
il n'y a que ce qui regarde l'intérêt de Dieu que vous appelez
impossible. Ah ! j'atteste le ciel et la terre que vous vous
moquez de lui, lorsque vous parlez de la sorte ; et que quoi
que puisse dire votre lâcheté, le peu qu'il demande de vous
est beaucoup plus facile que ce que vous faites.
Eh bien ! mon frère, ai-je pas bien dit que tu ne pourrais (•♦)
maintenir longtemps ton impossibilité prétendue } As-tu
encore quelque froide excuse ? as-tu quelque vaine raison que
tu puisses encore opposer à l'autorité de la loi de Dieu ?
Chrétiens, écoutons encore ; il a quelque chose à nous dire ;
voici une r^aison d'un grand poids. La coutume l'entraîne, dit-
1. Var. à la cour.
2. Cette petite phrase est ajoutée au crayon ; elle tient la place d'une variante
non effacée (avant : V honneur...) : l'amour au service dune maîtresse. — C'est le
texte de Lâchât ; Deforis avait mieux lu (sauf P amour au lieu de 701 amour...)
3. Var. inexplicables.
4. Edit. pouvais.
VAINES EXCUSES DES l'i'CIIEURS. 319
il ; c'est ainsi qu'on vit dans le monde ; il faut vivre avec les
vivants, il est ini[)ossible de faire autrement. Nous en som-
mes, messieurs, en un triste état ; et les affaires du christia-
nisme sont bien déplorées, si nous sommes encore obligés à
combattre cette faible excuse. O Eglise! ô Evangile! ô véri-
tés chrétiennes! où en seriez-vous, si les martyrs qui vous ont
défendus, s'étaient laissés emporter par le grand nombre ;
s'ils avaient déféré à la coutume ('), s'ils avaient voulu périr
avec la multitude des infidèles ?
Mon frère, qui que tu sois qui gémis sous la tyrannie de la
coutume, après que l'Église l'a désarmée, je n'ai que ce mot
à te repartir (^), et je l'ai pris de Tertullien, dans le livre de
ridolâtrie: Tu veux vivre avec les vivants: à la bonne heure,
je te le permets; «il nous est permis de vivre avec eux, mais
non de mourir avec eux : » Licet convivere..., comrnori non
licet if). Autre chose est la société de la vie, autre chose la
corruption de la discipline {^). Réjouis-toi avec tes égaux par
la société de la nature, s'il se peut par celle de la religion ;
mais que le péché ne fasse point de liaison ; que la dam-
nation n'entre pas dans le commerce. La nature doit être
commune, et non pas le crime; la vie, et non pas la mort; nous
devons participer aux mêmes biens, et non pas nous associer
pour les mêmes maux. Loin de nous cette société damnable :
il y a pour nous une autre vie et une autre société à prétendre :
Licet convivere,.., cotnmori non licet. Convivamus cum eis,
conlœtemuT' ex cominunione 7iat2U'œ, non superstitionis : pares
aniina snmus, non disciplina ; co??ipossessores niundi, non erro-
ris {^'). Chrétiens, si vous méditez sérieusement les grandes
choses que je vous ai dites, jamais, jamais, j'en suis assuré,
jamais vous ne répondrez que ce que nous prêchons est im-
possible. Mais qu'il ne soit pas impossible, c'est assez, direz-
vous, qu'il nous déplaise, pour nous le faire rejeter : voyons
s'il est ainsi comme vous le dites, et entrons en notre seconde
partie.
a. De Idolol., n. 14. — b. Tbid.
1. Var. fléchi sous la coutume.
2. Var. à dire.
3. Var. à la bonne heure, vis avec eux ; mais du moins ne meurs pas avec eux;
Licet convivere...., coinmori non licet. Réjouis-toi avec...
,20 CAREME DES MINIMES.
SECOND POINT.
Je trouve deux causes principales pour lesquelles les chré-
tiens mal vivants ne peuvent écouter sans peine les vérités
de l'Évangile. La première, c'est qu'elles offensent leur
orgueil, et ils s'élèvent contre elles; la seconde, c'est qu'elles
troublent le repos de leur mauvaise conscience, et ils ne le
peuvent souffrir. Contre cet orgueil des pécheurs, qui ne
peuvent endurer qu'on les contredise, ni qu'on se mette au-
dessus d'eux en censurant leurs actions, je ne puis rien dire
de plus efficace que ces belles paroles de saint Augustin, dans
le livre de la Correction et de la Grâce : [") « Qui que tu sois,
dit-il, qui, non content (') de désobéir à la loi de Dieu qui
t'est si connue, ne veux pas encore que l'on te reprenne d'une
si injuste désobéissance, c'est pour cela que tu dois être re-
pris, parce que tu ne veux pas l'être : » Propter2a corripien-
dus es, quia corripi non vis. « C'est par ta faute que tu es
mauvais ; et c'est encore une plus grande faute de ne vouloir
point être repris de ce que tu es mauvais : » T^min- qtiippe
vitiîcni est qtiod inahis es ; et inajiis vititim corripi no lie quia
malus es : « Comme s'il fallait louer les pécheurs ; ou comme
si faire bien ou mal, c'était une chose indifférente » sur
laquelle il faille laisser agir chacun à sa mode: qttasi laiidanda
atd indifferenter habenda sint vitia.
Non, il n'en est pas de la sorte. C'est en vain que tu nous
dis : Priez pour moi ; mais ne me reprenez pas avec tant
d'empire. Nous voulons bien prier pour toi, et Dieu sait que
nous le faisons tous les jours ; mais il faut aussi te reprendre,
afin que tu pries toi-même: il faut te mettre devant les yeux
toute la honte de ta vie, « afin que tu te lasses enfin de faire
des actions honteuses, et que, confondu par nos reproches,
tu te rende[s] digne de louanges : » Ut, Deo miserante..., de-
sinat agei^e pudetida alque dolenda, et agat laiidanda atque
gratanda (''').
Et certainement, chrétiens, quelque dur que soit le front
a. Cap. V, n. 7. — b. Ibid.
I. Var. qui connaissant les commandements de Dieu sans les faire, ne veux
pas encore...
VAINES EXCUSES DES PÉCHEURS. 32 I
du pécheur, il n'a pas si fort dépouillé les sentiments de la
raison qu'il ne lui reste quelque honte de mal faire. « La
nature, dit TertuUien, a couvert tout le mal de crainte ou de
honte : » Onine mahim mit timoi'e aut pttdoj^e natiira per-
fudit (") : mais surtout il faut avouer que la honte presse
vivement les consciences. Tel pécheur, à qui l'on applaudit,
se déchire lui-même en secret par mille reproches, et ne peut
supporter son crime : c'est pourquoi il se le cache en lui-
même, il en détourne ses yeux; « il le met derrière son dos,»
dit saint Augustin (''). J'ai trahi lâchement mon meilleur ami,
j'ai ruiné cette famille innocente, quelle honte ! mais n'y son-
geons pas ; songeons que j'ai établi ma fortune, ou contenté
ma passion. N'y songeons pas, dites- vous ; c'est pour cela,
c'est pour cela qu'il faut vous y faire songer. Oui, oui, je
viendrai à vous, ô pécheurs, avec toute la force, toute la lu-
mière, toute l'autorité de l'Evangile. Ces infâmes pratiques
que vous cachez (') avec tant de soin sous le masque d'une
vertu empruntée, ce que vous vous cachez à vous-mêmes par
tant de feintes excuses par lesquelles vous palliez vos mé-
chan[ce]tés ; (vous savez bien le traité infâme que vous avez
fait de ce bénéfice) (^) ; c'est ce que je veux étaler à vos yeux
dans toute son étendue.
Ces vérités évangéliques, dont la pureté incorruptible fait
honte à votre vie déshonnête, vous ne voulez pas les voir, je
le sais, vous ne les voulez pas devant vous, mais derrière
vous ; et cependant, dit saint Augustin, quand elles sont
devant nous, elles nous guident ; quand elles sont derrière,
elles nous chargent. Vive Dieu ! ah ! j'ai pitié de votre aveu-
glement : je veux ôter de dessus votre dos ce fardeau qui
vous accable, et mettre devant vos yeux cette vérité qui vous
éclaire. La voilà, la voilà dans toute sa force, dans toute sa
sainteté, dans toute sa sévérité ; envisagez cette beauté, et
ayez confusion de vous-même ; regardez-vous dans cette
glace, et voyez si votre laideur est supportable. — Otez, ôtez,
vous me faites honte ! — Et (^) c'est ce que je demande : que
a. Apolog., n. I. — b. Enar. in Ps. c, n. 3.
1. Var. Ce que vous cachez.
2. Addition interlinéaire.
3. Peut-être pour eh I Ou bien avec ellipse : <ijc vous fais hojite, et.. »
Sermons de Bossuet. — III. 21
322 CAREME DES MINIMES.
ne puis-je dompter cette impudence ! que ne puis-je amollir
ce front d'airain! Cette honte, c'est votre salut. Jésus regarde
Pierre qui l'a renié, et qui ne sent pas encore son crime; il le
regarde, et lui dit tacitement: O homme vaillant et intrépide,
qui devais être le seul courageux dans le scandale de tous tes
frères, regarde où aboutit cette vaillance : ils s'en sont fuis('),
il est vrai ; tu es le seul qui m'a suivi, mais tu es aussi le seul
qui me renie ('). C'est ce que Jésus lui reprocha par ce
regard, et Pierre l'entendit de la sorte : il eut honte de sa
présomption, et il pleura son infidélité : Flevit amare {^).
Que dirai-je du roi David (^), qui prononce sa sentence
sans y penser } Il condamne à mort celui qui a enlevé la
brebis du pauvre, et il ne songe pas à celui qui a corrompu
la femme et fait tuer le mari : les vérités de Dieu sont loin
de ses yeux ; ou, s'il les voit, il ne se les applique pas. Vive
Dieu ! dit le prophète Nathan ; cet homme ne se connaît
plus (■*) : il faut lui mettre son iniquité devant sa face.
Laissons la brebis et la parabole : « C'est vous, ô roi, qui êtes
cet homme, » c'est vous-même : Tu es ille vir. Il revient à
lui ('''), il se regarde ; il a honte, et il se convertit. Ainsi je
ne crains pas de vous faire honte : rougissez, rougissez, tandis
que la honte est salutaire; de peur qu'il ne vienne une honte
qui ne servira plus pour vous corriger, mais pour vous déses-
pérer et vous confondre. Rougissez, rougissez en voyant
votre laideur ; afin que vous recouriez à la grâce qui peut
effacer ces taches honteuses, et qu'ayant horreur de vous-
même, vous commenciez à plaire à celui à qui rien ne déplaît
que le péché seul (^) : Confundantiw et convertantiir ('). Ah !
qu'ils soient confondus, pourvu enfin qu'ils soient convertis.
a. Luc, xxn, 62. — ^. II Reg., xn, 7. — c. Ps., cxxvni, 5.
1. On dirait aujourd'hui : Ils se sont enfuis.
2. £di/. le seul qui m'as suivi... le seul qui me renies. — On peut hésiter pour
la lecture du premier verbe ; le second est certainement renie.
3. Comparez à cette rédaction une première ébauche, qui venait quelques
lignes plus haut, avant que l'auteur songeât à l'exemple de saint Pierre :
« David n'avait point de honte, lorsque Nathan lui reprocha son crime sous le
nom d'un autre ; il prononce sa sentence sans y penser ; il condamne à mort
celui qui a enlevé la brebis, et il ne songe pas à celui qui a enlevé la femme, et
fait tuer le mari : son péché est derrière lui... »
4. / 'ar. ne se connaît pas.
5. rar. que l'iniquité.
VAINES EXCUSES DES PÉCHEURS. 323
Je VOUS ai dit, messieurs, que non seulement l'orgueil se
fâche d'être repris, mais que la fausse paix des pécheurs se
plaint d'être troublée par nos discours. Plût à Dieu qu'il fût
ainsi ! cette plainte ferait notre gloire ; et notre malheur,
chrétiens, c'est qu'elle n'est pas assez véritable. Nous savons,
à la vérité, que (') nous remplissons d'amertume l'âme des
pécheurs, lorsque nous les venons troubler dans leurs délices.
Laban pleure, et ne se peut consoler de ce qu'on lui a enlevé
ses idoles : Cur furatus es deos meos ? (") « Pourquoi m'avez-
vous dérobé mes dieux .'* » Le peuple insensé s'est fait des
dieux qui le précèdent, des dieux qui touchent ses sens ; et
il danse, et II les admire, et il court après, et il ne peut souffrir
qu'on les lui ôte.
Ainsi je ne m'étonne pas si le pécheur, voyant la parole
divine venir à lui impérieusement pour détruire ces idoles
pompeuses qu'il a élevées, si, voyant qu'on veut réduire à
néant ce qui occupe en son cœur une place si spacieuse, ces
grands palais, ces chères idées, ces attachements trop ai-
mables, il ne peut souffrir sans impatience de voir tout d'un
coup s'évanouir en fumée ce qui lui est le plus cher : car
encore que vous lui laissiez ses richesses, sa puissance, ses
maisons superbes, ses jardins délicieux, néanmoins il croit
qu'il perd tout, quand vous voulez lui en donner un autre
usage : comme un homme qui est assis [devant] (-) une table
délicate, quoique vous lui laissiez toutes les viandes, il croit
néanmoins perdre le festin, s'il perd tout à coup le goût qu'il
y trouve et l'appétit qu'il y a. Ainsi les pécheurs, accoutumés
à se servir de leurs biens (-') pour contenter leurs passions,
se persuadent qu'ils n'ont plus rien quand vous leur défendez
cet usage. Quoi ! vous me dites, ô prédicateur, qu'il ne la
faut plus voir qu'avec crainte, ni lui parler qu'avec réserve,
ni l'aimer autrement qu'en Notre Seigneur ! Et que devien-
dront toutes ces douceurs (^), toutes ces aimables familiarités }
Il s'imaginerait avoir tout perdu, et qu'il ne saurait plus que
a. Gefi., XXXI, 30.
1. Var. Nous n'ignorons pas que nous remplissons .
2. Ms. dans une table... — Distraction, apparemment.
3. Var. accoutumés à un certain usage da leurs biens.
4. Var. toutes ces complaisances, toutes ces douces familiarités.
324 CAREME DES MINIMES.
faire en ce monde : c'est pourquoi il s'irrite (') contre ces
conseils, et il ne les peut endurer.
Mais il y a encore une autre raison de l'impatience qu'il
nous témoigne, c'est qu'il goûte une paix profonde dans la
jouissance de ses plaisirs. Au commencement, à la vérité, sa
conscience incommode venait l'importuner mal à propos ;
elle l'effrayait quelquefois par la terreur des jugements de
Dieu : maintenant il l'a enchaînée, et il ne lui permet plus de
se remuer ; il a ôté toutes 1-es pointes par lesquelles elle
piquait son cœur si vivement ; ou elle ne parle plus, ou il ne
lui reste plus qu'un faible murmure, qui n'est pas capable de
l'interrompre. Parce qu'il a oublié Dieu, il croit que Dieu l'a
oublié et ne se souvient plus de le punir : Dixit enim in corde
suo : Oblitus est Deus {^) : c'est pourquoi il dort à son aise,
sous l'ombre (') des prospérités qui le flattent. Et vous
venez l'éveiller ; vous venez, ô prédicateurs, avec vos exhor-
tations et vos invectives, animer cette conscience qu'il
croyait avoir désarmée : ne vous étonnez pas s'il se fâche.
Comme un homme qu'on éveille en sursaut dans son premier
somme où il est assoupi profondément, il se lève en murmu-
rant : O l'homme fâcheux que vous êtes (^) ! qui êtes-vous, et
pourquoi venez-vous troubler mon repos } — Pourquoi ? le
demandez-vous ? C'est parce que votre sommeil est une
léthargie, parce que votre repos est une mort : parce que je
ne puis vous voir courir à votre perte éternelle en riant, en
jouant, en battant des mains, comme si vous alliez au
triomphe. Je viens ici pour vous troubler dans cette paix
pernicieuse. Surge, qin dormis, et exurge a mortuis (''') : Je
viens rendre la force et la liberté à cette conscience malheu-
reuse, dont vous avez si longtemps étouffé la voix.
Parle, parle, ô conscience captive : parle, parle, il est temps
de rompre ce silence violent que l'on t'impose. Nous ne
sommes point dans les bals, dans les assemblées, dans les
divertissements, dans les jeux du monde: c'est la prédication
a. Ps., IX, 32. — b. Ephes., v, 14.
1. Vur. il ne peut souffrir ces sages conseils.
2. Var. à l'ombre.
3. Edit. O homme fâcheux, quel importun vous êtes !
VAINES EXCUSES DES l'ÉCIIEURS. 325
que tu entends, c'est l'église de Dieu où tu es. Il t'est per-
mis de parler devant ses autels ; je suis ici de sa part, pour
te soutenir dans tes justes reproches. Raconte à cette impu-
dique toutes ses infamies ('), à ce voleur public toutes ses
rapines ; à cet hypocrite, qui trompe le monde, la honte de
son ambition cachée ; à ce vieux pécheur, qui avale l'iniquité
comme l'eau, la longue suite de ses crimes : dis-lui que Dieu,
qui l'a souffert, ne le souffrira pas toujours : Taciii \semper,
si/iii..., sicut parturicns loq7iar'\ (-) ("). « Si je me suis tu,
dit le Seigneur, est-ce que je me tairai éternellement... ? »
Dis-lui que sa justice ne permettra pas qu'il se moque tou-
jours de sa bonté; ni qu'il brave insolemment sa miséricorde
par ses ingratitudes continuelles. Dis-lui que la loi si souvent
violée, les sacrements si souvent profanés, la grâce si souvent
foulée aux pieds, ce long oubli de Dieu, cette résistance
opiniâtre à ses volontés, ce mépris si outrageux de son
Saint-Esprit, lui amasse un trésor de haine, dont le poids
est déjà si grand qu'il ne peut plus différer longtemps à
tomber sur sa tête et à l'écraser ; et que si Dieu patient et
bon ne précipite pas sa vengeance, c'est à cause qu'il saura
bien nous faire payer au centuple un mépris si outrageux de
sa clémence (^).
— Ah ! que ce discours est importun ! — Que plût à Dieu,
mon frère, qu'il te le fût encore davantage ! Plût à Dieu que
tu ne pusses te souffrir toi-même ! Peut-être que ton cœur
ulcéré se tournerait au médecin ; peut-être que le sentiment
de ta misère te ferait gémir en ton cœur (*), et regretter les
désordres de ta vie passée : au lieu de t'irriter contre celui
qui t'exhorte, tu t'irriterais contre toi-même ; et ayant fait
naître une douleur qui sera la cause de ta guérison, tu dirais
un jour à ton Dieu, dans l'épanchement de ton cœur : Tribti-
lationem et dolorem inverti [^). Enfin je l'ai trouvée, cette
a. /s., XLll, 14. — è. Fs., CXIV, 3.
1. Var. ses ordures. — Texte de Lâchât. Deforis avait bien lu.
2. Ms. TuLui, 7iumqtiid semper taccbo ? D'où la traduction. — Deforis la cor-
rige ainsi : « Je me ferai entendre comme une femme qui est dans les douleurs
de l'enfantement. »
3. Var. de sa miséricorde.
4. Var. en toi-même.
126 CARÊME DES MINIMES.
affliction fructueuse, cette douleur salutaire de la pénitence.
« J'ai trouvé l'affliction et la douleur : » plusieurs afflictions
m'ont trouvé, que je ne cherchais pas ; mais enfin j'ai trouvé
une affliction qui méritait bien que je la cherchasse ; c'est
l'affliction d'un cœur contrit et attristé de ses péchés : je l'ai
trouvée, cette douleur, « et j'ai invoqué le nom de Dieu : »
je me suis affligé de mes crimes, et je me suis converti à
celui qui les efface : Tribulationem \et dolorem mvent], et
nomen Doinini invocavi ("). On m'a sauvé, parce qu'on m'a
blessé ; on m'a donné la paix, parce qu'on m'a offensé ; on
ma dit des vérités qui ont déplu premièrement à ma faiblesse,
et ensuite qui l'ont guérie. Si ce sont ces vérités que nous
vous prêchons, pourquoi refusez-vous de les entendre ? Et
pourquoi une (') petite amertume que votre goût malade y
trouve d'abord, vous empêche-t-elle de recevoir une méde-
cine si salutaire ? Si veritatem dico volns, qtiare non creditis
milii ? C'est ce que j'avais à vous dire dans ma seconde partie.
TROISIÈME POINT.
Les pécheurs superbes et opiniâtres, convaincus par tous
les endroits qu'il n'y a aucune raison qui puisse autoriser
leur résistance contre les prédicateurs de l'Evangile, s'ima-
ginent faire quelque chose bien considérable (~) en alléguant
de mauvais exemples, et surtout quand ils les rencontrent
dans ceux qui sont destinés pour les instruire : c'est alors,
messieurs, qu'ils triomphent, et qu'ils croient que désor-
mais (3) il n'y a plus rien par où l'on puisse combattre leur
impénitence. C'est pourquoi le Sauveur Jésus, prévoyant
qu'ils auraient encore ce méchant prétexte pour ne se rendre
point à la vérité, a été au-devant dans son Evangile, lors-
qu'il a dit ces paroles : Super cathedram Moysi \_sederiint
Scribœ et Pharisœi\.. quœcwnque dixerint vobis, servate et
facite (''') : O hommes curieux et diligents à rechercher les
vices des autres, lâches et paresseux à corriger vos propres
a. Ps., cxiv, 3. — b. Malth., xxni, 3.
1. Var. et pourquoi leur dureté apparente vous empêche-t-elle de les recevoir.'
2. Édit. pour appuyer leur rébellion. — Mots effacés.
3. Var. et qu'ils croient qu'il n'y a plus rien désormais par où...
VAINES EXCUSES DES Pl'CIIEURS. 327
défauts, pourquoi examinez-vous avec tant de soin les mœurs
de ceux qui vous prêchent ? Considérez plutôt que ce qu'ils
vous disent c'est la vérité, et que leur mauvais exemple ne
ruine pas en vos esprits leur bonne doctrine. Qnœciinique
dixerint vobis, sei'vate et facile (').
Ce n'est pas mon intention (-), chrétiens, de vous alléguer
ces paroles, pour autoriser les désordres ou la mauvaise vie
des prédicateurs qui disent bien et font mal. Je sais qu'ils
ne doivent pas se persuader que le bien qu'ils ont dit serve
d'excuse au mal qu'ils ont fait. Au contraire, dit saint
Augustin ("), (i il leur sera reproché avec justice que, puis-
qu'ils voulaient qu'on les écoutât, ils devaient auparavant
s'écouter eux-mêmes ; » qu'ils devaient dire avec le prophète:
Atidiam quid loqimtur in me [Doniimts Deus, quoniam lo-
quetur paceni in plebeni suanî\ (^) : « J'écouterai ce que dira en
moi le Seigneur, parce qu'il mettra {^) en ma bouche des pa-
roles de paix pour son peuple : » ce qu'il me donne autorité de
parler (^), je le dirai aux autres, parce que c'est ma vocation
et mon ministère {f) : Loquetur pacem in plebem snani ; mais
je serai (^) le premier des écoutants : Atidiam quid loqnatiir
in me Dominus Deus : et si nous manquons de le faire, je
le dirai hautement, quand je me devrais ici condamner moi-
même, nous trahissons lâchement notre ministère, le plus
saint et le plus auguste qui soit dans l'Eglise ; nous détrui-
sons notre propre ouvrage, et nous donnons sujet aux
infirmes de croire que ce que nous enseignons est impos-
sible, puisque nous-mêmes qui le prêchons néanmoins ne
le faisons pas.
Après que nous nous sommes ainsi condamnés nous-
mêmes, si nous manquons à notre devoir, nous parlons
maintenant, messieurs, en faveur de la vérité qui vous est
annoncée par notre entremise ; et encore que nous puissions
a. Enarrat. iti Ps. XLIX, n. 23. — b. Ps., LXXXIV, 9.
1. Ms. (2''(? dicioitfacite. — • Ce début important est chargé de ratures.
2. Var. Je ne parle pas ici, chrétiens, pour autoriser...
3. Var. parce que ce seront des paroles de paix pour son peuple.
4. Var. ce qu'il me fait dire est pour le bien de son peuple. — Parler., actif
(Voy. Remarques...., Introduction du t. 1="^).
5. Var. parce que c'est mon devoir.
6. Var. mais je devais être...
328 CARÊME DES MINIMES.
dire qu'il y a beaucoup de prédicateurs qui édifient l'Église
de Dieu par leurs œuvres et par leurs paroles, néanmoins,
sans nous servir de cette défense, nous nous contentons de
vous avertir en la charité de Notre Seigneur que vous ne
soyez point curieux de rechercher la vie de ceux qui vous
prêchent, mais que vous receviez humblement la nourriture
des enfants de Dieu, quelle que soit la main qui vous la
présente ; et que vous respectiez la voix du pasteur, même
dans la bouche du mercenaire. Saint Augustin, messieurs,
voulant nous faire entendre cette vérité, s'objecte d'abord à
lui-même ce passage de l'Ecriture : Niimqiiid colligunt de
spinis uvas, aiU de ti'ibulis finis (") : « Des épines peuvent-
elles produire des raisins ? » des prédicateurs corrompus
peuvent-ils porter la parole de vie éternelle ? peuvent-ils
engendrer un fruit qui n'est pas de leur espèce .-^ Et il éclair-
cit cette difficulté par une excellente comparaison. Il est vrai,
dit ce docteur incomparable, qu'un buisson ne produit point
de raisins ; mais il les soutient quelquefois : on plante une
haie auprès d'une vigne ; la vigne étendant ses branches, en
pousse quelques-unes à travers la haie ; et quand le temps
de la vendange approche, vous voyez une grappe suspendue
au milieu des épines : « le buisson porte un fruit qui ne lui
appartient pas ; mais qui n'en est pas moins le fruit de la
vigne, quoiqu'il soit appuyé sur le buisson :» Portât fructuvi
spina 11011 suiim ; non eniin spiiiani vitis attulit, sed spinis
palmes incubuit (''').
Ainsi la chaire de Moïse dont parle le Fils de Dieu dans
son Evangile, et disons, pour nous appliquer cette doctrine,
la chaire de Jésus-Christ et des apôtres que nous remplis-
sons dans l'Église, c'est une vigne sacrée ; la doctrine en-
seignée par les mauvais, c'est la branche de cette vigne qui
produit son fruit sur le buisson. Ne dédaignez pas ce raisin,
sous prétexte que (') vous le voyez parmi des épines ; ne
rejetez pas cette doctrine, parce qu'elle est environnée de
mauvaises mœurs : elle ne laisse pas de venir de Dieu ; et
vous devez regarder de quelle racine elle est née, et non
a. Matih., vn, 16. — b. In Joan. Tract. XLVi, n. 6.
I. Var. à cause que.
VAINES EXCUSES DES PÉCHEURS. 329
pas sur quel appui elle est soutenue (') : Lecre tivmn inter
spinas pcndentciu, sed de vite nascentem ("). Approchez, et
ne craignez pas de cueillir ce raisin parmi ces épines. Mais
prenez garde, dit saint Augustin, que vous ne déchiriez votre
main en le cueillant : c'est-à-dire, recevez la bonne doctrine,
gardez-vous du mauvais exemple ('') ; faites ce qu'ils disent,
prenez le raisin, ne faites pas ce qu'ils font, gardez-vous des
épines ; et craignez, dit saint Augustin en un autre endroit,
que vous ne vous priviez vous-mêmes (^) de la nourriture de
la vérité, pendant que votre délicatesse vous fait toujours
chercher (•♦) quelque nouveau sujet de dégoût ou dans le
vaisseau où l'on vous [la] présente ou dans l'assaisonne-
ment : Veritas tibi undelibet loquatur, esuriens accipe, ne
unqîiain ad te perveniat panis, dum sempej' qiiod reprehendas
in vascîilo fastidiosus... iiiquiris {'^).
Cessez donc de travailler vos esprits à rechercher curieu-
sement notre vie. Ne dites pas : J'ai découvert les intrigues
de celui-là et les secrètes prétentions de cet autre ; ne dites
pas que vous avez reconnu son faible, et que vous avez
enfin découvert à quoi tendent tant de beaux discours. Vaine
et inutile recherche : car outre que vous imposez souvent
à leur innocence, quand ce que vous leur reprochez serait
véritable, quelle merveille, messieurs, d'avoir trouvé des
péchés dans des pécheurs, et dans des hommes des défauts
humains ? Ce n'est pas ce qui est digne de votre recherche :
ce qui mérite l'application de votre esprit, c'est premièrement,
chrétiens, de vous souvenir de ce que vous êtes {^). Fussiez-
vous des souverains (^), fussiez-vous des rois, dans l'Église
de Dieu, [vous êtes] le peuple et les brebis : par conséquent
ne reprenez pas les oints du Seigneur, les ministres de ses
sacrements et de sa parole.
a. Serm. XLVi, n. 22. — b. In Ps. xxxvi, Serm. ni, n. 20.
1. Var. d'où elle est née, et non pas sur quoi elle est soutenue.
2. Var. n'imitez pas le mauvais exemple.
3. Var. que vous ne priviez votre âme...
4. Var. que votre délicatesse et votre dégoiJt vous font toujours trouver...
5. Var. et de ne pas juger témérairement les oints du Seigneur, les
ministres...
6. Lâchât fait de ceci une noie marginale et retranche du texte cette phrasç
entière. Nulle marge au manuscrit.
330 CAREME DES MINIMES.
Mais si le mal est si manifeste qu'il ne puisse plus se
dissimuler, ne perdez pas le respect pour la vérité à cause
de celui qui la prêche; admirez au contraire, admirez en nous-
mêmes l'autorité, la force de la loi de Dieu, en ce qu'elle se
fait honorer même par ceux qu'elle condamne, et les contraint
de déposer contre eux-mêmes en sa faveur. Enfin, ne croyez
pas vous justifier en débitant par le monde les vices des
autres ; songez qu'il y a un tribunal où chacun sera jugé par
ses propres faits. Jésus-Christ a condamné l'aveugle qui
mène ; mais il n'a pas absous l'aveugle qui suit ; ils se
perdent (') tous deux dans la même fosse : Ambo in foveam
cadunt (''). Ainsi, mes frères, la chute de ceux que vous
voyez au-dessus de vous dans les fonctions ecclésiastiques,
bien loin de vous porter au relâchement, vous doit inspirer
de la crainte, et vous faire (^) d'autant plus trembler, que
vous voyez tomber les colonnes mêmes : Non sit delectatio
viinormn lapsus majortwi, sed sit casus majoruin tremor
viinorum (*).
Nous avons ouï avec patience une partie des reproches
que vous faites aux prédicateurs ; et l'intérêt de votre salut
nous a obligés d'y répondre par des maximes tirées de
l'Évangile: maintenant écoutez, messieurs, les justes plaintes
que nous faisons de vous ; il est bien raisonnable que vous
nous écoutiez à votre tour, d'autant plus que nous ne parlons
pas pour nous-même[s], mais pour votre utilité. Nous nous
plaignons donc, chrétiens, et nous nous en plaignons à Dieu
et aux hommes, nous nous en plaignons à vous-mêmes, que
vous faites peu d'état de notre travail. Ce que je veux dire,
messieurs, ce n'est pas que vous preniez mal nos pensées, que
vous censuriez nos actions et nos discours (■'') ; tout cela est
trop peu de chose pour nous émouvoir. Quoi ! cette période
n'a pas ses mesures, ce raisonnement n'est pas dans son
jour, cette comparaison n'est pas bien tournée ! c'est ainsi
qu'on parle de nous ; nous ne sommes pas exempts des mots
a. Matth., xv, 14. — b. S. Aug., in Ps. L, n. 3.
1. Var. ils tombent...
2. Viir. et vous devez d'autant plus trembler que vous voyez chanceler...
3. Ces deux expressions sont à peu près synonymes ici.
VAINES EXCUSES DES PÉCHEURS. 33 I
de la mode. Dites, dites ce qu'il vous plaira ('). Nous aban-
donnons de bon cœur à votre censure ces ornements étran-
gers, que nous sommes contraints quelquefois de rechercher
pour l'amour de vous, puisque telle est votre délicatesse, que
vous ne pouvez goûter Jésus-Ciirist tout seul dans la sim-
plicité de son Évangile ; tranchez, décidez, censurez, exercez
là-dessus votre bel esprit, nous ne nous en plaignons pas.
En quoi donc nous plaignons-nous justement que vous mé-
prisez notre travail ? En ce que vous nous écoutez, et que
vous ne nous croyez pas ; en ce qu'on ne vit jamais un si
grand concours, et si peu de componction ; en ce que nous
recevons assez de compliments, et que nous ne voyons point
de pénitence.
Saint Augustin, étant dans la chaire, a dit autrefois à ses
auditeurs: Considérez, mes frères, que «notre vie est pénible,
laborieuse (■), accompagnée de grands périls. » Après avoir
ainsi représenté ses travaux et ses périls : « Consolez-nous
en bien vivant : » Vitain 7wstram injirmain, laboriosa7Ji, peri-
cu/osam, in hoc mundo consolammi bene vivendo ("). Je puis
bien parler après ce grand homme, et vous représenter avec
lui doucement, en simplicité de cœur, qu'en effet notre vie
est laborieuse. Nous usons nos esprits à chercher dans les
saintes Lettres et dans les écrivains ecclésiastiques ce qui
est utile à votre salut, à choisir les matières qui vous sont
propres, à nous accommoder autant qu'il se peut à la capacité
de tout le monde : il faut trouver du pain pour les forts et
du lait pour les enfants. Eh ! c'est assez parler de nos peines,
nous ne vous les reprochons pas : après tout, c'est notre de-
voir ; si le travail est fâcheux, l'oisiveté d'autre part n'est
pas supportable.
Mais si vous avez peu d'égard à notre travail, ah ! ne
comptez pas pour rien notre péril. Quel péril ? Nous sommes
responsables devant Dieu de ce que nous vous disons : est-
ce tout '^. et de ce que nous vous taisons. Si nous dissimulons
a. In Joan. Tract, xvni, n. 12.
1. Les éditeurs placent ici une phrase effacée : « Tous ces reproches sont un
jeu d'enfant qui n'est pas digne de l'attention de gerks qui sont occupés à un
ministère si grave et si sérieux. » L'auteur l'a rei;i;^lacée par la suivante.
2. Première rédaction: pénible et laborieuse.
CAREME DES MINIMES.
VOS vices, si nous les déguisons, si nous les flattons, si nous
désespérons les faibles, si nous flattons les présomptueux,
Dieu nous en fera rendre compte. Est-ce là tout notre péril?
Non, mes frères, ne le croyez pas. Notre plus grand péril, c'est
lorsque nous faisons notre devoir. J'ai quelque peine, mes-
sieurs, à vous parler de notre emploi : ce qui m'y fait ré-
soudre, c'est que j'en espère pour vous de l'instruction ; et
ce qui me rassure, c'est que je ne parle pas de moi-même.
Saint Augustin dit : Nous devons souhaiter pour votre
bien que vous approuviez nos discours; car quel fruit peut-on
espérer, si vous n'approuvez pas ce que nous disons ? C'est
donc ce que nous devons désirer le plus ; et c'est ce que nous
avons le plus à craindre. Dispensez-moi, messieurs, de vous
expliquer plus au long ce que vous devez assez entendre.
Ah ! cessons de parler ici de nous-mêmes. Venons à la con-
clusion de saint Augustin : Consolamini bene vivendo ; nolile
nos atterere inalis inoribus vesti'is {f) : « Consolez-nous en
bien vivant; ne nous accablez pas par vos mœurs déréglées.»
Parmi tant de travaux et tant de périls, quelle consolation
nous peut-il rester, que dans l'espérance de gagner les âmes.'*
Nous ne sommes pas si malheureux, qu'il n'y en ait qui pro-
fitent de notre parole ; mais voici, dit saint Augustin, ce qui
rend notre conduite misérable: In occiilto est unde gandemn,
in pnblico est tinde torquear (''') : « Ce qui nous fâche est
public ; ce qui nous console est caché : » nous voyons
triompher hautement le vice qui nous afflige, et nous ne
voyons pas la pénitence qui nous édifie. Luceat Lux vestra
coram hominibiLS (^) : « Que votre lumière luise devant les
hommes. »...
a. Loco citât. — b. Serm. CCCXCII, n. 6. — c. Matth.^ v, i6.
^,i^ .s,. -^^ «ôt «^^ ::^ -^ '^. -'^ -^^ ^^. ^^^ ^^ ^ -^ '.-^ .
CAREME DES MINIMES.
DIMANCHE DES RAMEAUX.
Sur L'HONNEUR du MONDE (■).
Devant le prince de Condé, 21 mars 1660.
wwwwwwwww^^^wwwwww^
Bossuet, renvoyant plus tard à ce discours (1670), le désignait
ainsi : Car. Miji. ser. 6 (AIss., 12823, f. 170 : Niinc judichwi...^ Une
allocution à Condé, écrite après avoir dit (2), suffirait d'ailleurs à
fixer la date, si on pouvait garder quelque doute. On trouvera, à la
suite du sermon, cette allocution avec ses deux parties, l'une se
rapportant à l'exorde et l'autre à la péroraison. M. Gandar {Choix
de serinons, p. 215) remarque judicieusement que ce discours, « un
des chefs-d'œuvre de la jeunesse de Bossuet (3), » fut composé très
vite, et qu'après avoir improvisé, pour ainsi dire, sa rédaction sur
le papier, l'orateur ne dut éprouver aucun embarras à ajouter de
vive voix le compliment qu'exigeait l'usage. Nous appelons l'atten-
tion du lecteur sur les grandes leçons que contient ce double com-
pliment, dont la pensée est si ferme et le tour si heureux.
Sommaire (-^).
( Exorde.) Honneur du monde : statue de Nabuchodonosor.
( i^'' point.) Vertu : modestie de la vertu chrétienne. — Désirer les
louanges ; les craindre : péril, saint Augustin. — Ne rechercher
pas la gloire ; ne l'accepter pas : Evangile. — On se rend indigne
des louanges en les recnerchant avec empressement (5).
1. Mss., 12823, f. 179-185. — Voy. un autre sermon sur P Honneur {1666).
2. Tout en plaçant cette note « quelques mois plus tard que le sermon > {Bos-
suet oni(eî/r, 333), M. Gandar croit qu'il faut la reculer jusqu'à l'époque des
sommaires. {Ibid. et Choix de Sermons, 215). Toutefois elle ressemble plus au
Carême des Minimes qu'au Carême du Louvre.
3. Bossuet lui-même avait sans doute quelque estime pour cette composition,
puisqu'il la reprit en 1665 peu- le Carême de Saint-Thomas du Louvre. Les
quelques retouches qu'il y apporta seront indiquées à part dans les notes, ces
variantes-là étant un perfectionnement du texTe, au lieu d'en être l'ébauche.
Fréquemment porté sur les programmes, ce sermon est entré dans presque tous
les Choix classiques. L'édition Gazier est la plus correcte de toutes. Nous avons
dià néanmoins y apporter encore quelques changements ; par exemple, nous
n'avons pu accepter la locution inintelligible : « Il tient bonne table à ses
mines, » qu'on y avait maintenue, en renonçant d'ailleurs à la justifier.
4. Il ne reste plus qu'une copie de ce sommaire, faite par les éditeurs : on y
reconnaît les habitudes de Bossuet.
5. Ces deux pensées sont ici interverties par rapport à l'ordre où elles se pré-
sentent dans le discours.
334 CAREME DES MINIMES,
(2^ point.) Vertu du monde, quelle. Vertu de la cour, à l'intérêt
près. Saint Chrysostome. Exemples : Salil, Jéhu. — Le monde se
connaît peu en vertu. — Flatterie.
(f point.) Cœur de dieu, Ézéchiel. — Il sied bien à Dieu d'être
rempli de soi-même. — L'amour de soi-même restreint les créatures:
l'amour de soi-même étend, pour ainsi dire, le Créateur, parce que
son être est de se communiquer. Bonté. — Bizarrerie des jugements
humains en JéSUS-Christ. — JéSUS-Christ condamne les juge-
ments humains par une nouvelle manière, en [se] laissant juger. —
Pour détruire l'orgueil de l'homme qui se fait Dieu, Dieu se fait
homme véritablement (').
Dicite filice Sion : Ecce Rex ttms venit
tibi mansuetus.
Dites à la fille de Sion : Voici ton Roi
qui fait son entrée, plein de bonté et de
douceur.
Paroles du prophète Zacharie, rap-
, portées dans l'évangile de ce jour
{en S. Mat th.., xxi, 5).
PARMI (-) toutes les grandeurs du monde, il n'y a rien
de si éclatant qu'un jour de triomphe ; et j'ai appris de
Tertullien que ces illustres triomphateurs de l'ancienne
Rome marchaient au Capitole avec tant de gloire {^), que,
de peur qu'étant éblouis d'une telle magnificence, ils ne s'éle-
vassent enfin au-dessus de la condition humaine, un esclave
qui les suivait avait charge de les avertir qu'ils étaient
hommes : Respice post te, hominem te mémento {f). Ils ne se
fâchaient pas de ce reproche : « C'était là, dit Tertullien, le
plus grand sujet de leur joie {^) de se voir environnés de
tant de gloire, que l'on avait sujet de craindre pour eux qu'ils
n'oubliassent qu'ils étaient mortels:» Hoc magis gatidet tanta
se gloria coruscare, ut illi admonitio conditionis suœ sit
necessaria (''). *
a. Apolog., n. Z2>-
1. Nouvelle interversion des idées.
2. Var. Rome, dans toute sa grandeur, n'avait rien de plus magnifique qu'un
jour de triomphe.
3. Var. de pompe.
4. Ms. mémento te. — La phrase suivante (renvoi au crayon) est à peine
lisible.
5. Var. Le plus grand sujet de leur joie, c'était, dit Tertullien...
SUR L HONNEUR DU MONDE. 335
Le triomphe de mon Sauveur est bien éloigné de cette
pompe ; et quand je vois le malheureux (') équipage avec
lequel il entre dans Jérusalem, au lieu de l'avertir (') qu'il
est homme, je trouverais bien plus à propos (^), chrétiens, de
le faire souvenir qu'il est Dieu : il semble en effet qu'il l'a
oublié. Le prophète et l'évangéliste concourent à nous mon-
trer ce roi d'Israël «monté, disent-ils, sur une ânesse : »
Sedens super asinam ("). Ah ! chrétiens (^), qui n'en rougirait?
Est-ce là une entrée royale .'* est-ce là un appareil de triom-
phe ? Est-ce ainsi, ô Fils de David, que vous montez au trône
de vos ancêtres et prenez possession de leur couronne {^) ?
Toutefois arrêtons, mes frères, et ne précipitons pas notre
jugement. Ce Roi, que tout le peuple honore aujourd'hui par
ces cris de réjouissance, ne vient pas pour s'élever au-dessus
des hommes par l'éclat d'une vaine pompe, mais plutôt pour
fouler aux pieds les grandeurs humaines ; et les sceptres
rejetés, l'honneur méprisé, toute la gloire du monde ané-
antie (^), font le plus grand ornement de son triomphe. Donc,
pour admirer (^) cette entrée, accoutumons-nous avant toutes
choses à la modestie et aux abaissements glorieux {^) de
l'humilité chrétienne, et tâchons de prendre ces sentiments
aux pieds de la plus humble des créatures, en disant : A'^e,
Aujourd'hui que notre monarque fait son entrée dans Jé-
rusalem, au milieu des applaudissements de tout le peuple,
et que, parmi cette pompe de peu de durée, l'Église com-
mence à s'occuper dans la pensée de sa Passion (^), je me
sens pressé {'"•), chrétiens, de mettre aux pieds de notre Sau-
veur quelqu'un de ses ennemis capitaux, pour honorer tout
a. Zach., IX, 9 ; Matth., XXI, 5.
1. Var. pauvre
2. Var. de lui crier.
3. Far. j'ai plutôt envie.
4. Var. messieurs.
5. Var. royaume.
6. Var. eftacée.
7. Var. honorer.
8. Var. à la glorieuse bassesse.
9. Var. de sa Passion* ignominieuse (1665).
10. Var. * fortement pressé (1665).
L
^T)6 CARÊME DES MINIMES.
ensemble et son triomphe et sa croix. Je n'ai pas de peine à
choisir celui qui doit servir à ce spectacle : et le mystère
d'ignominie que nous commençons de célébrer, et cette
magnificence d'un jour que nous verrons tout d'un coup
changée (') en un mépris si outrageux, me persuadent faci-
lement que ce doit être l'honneur du monde.
L'honneur du monde, mes frères, c'est cette grande statue
que Nabuchodonosor veut que l'on adore. Elle est d'une
hauteur prodigieuse, altitudine cubitorum sexaginta, parce
que rien ne paraît plus élevé que l'honneur du monde. « Elle
est toute d'or,» dit l'Ecriture (") : Fecit statuam auream; parce
que rien ne semble plus éclatant (^). « Toutes les langues et
tous les peuples adorent cette statue : » Omnes tribus et lin-
guœ adoraverunt statuam auream (^') ; tout le monde sacrifie
à l'honneur : et ces fifres, et ces trompettes, et ces hautbois (3),
et ces tambours qui résonnent autour de la statue, n'est-ce
pas le bruit de la renommée } ne sont-ce pas les applaudis-
sements et les cris de joie qui composent ce que les hommes
appellent la gloire ? C'est donc, messieurs, cette grande et
superbe idole (■*) que je veux abattre aujourd'hui aux pieds
du Saijveur. Je ne me contente pas, chrétiens, de lui refuser
de l'encens avec les trois enfants de Babylone, ni de lui dé-
nier l'adoration que tous les peuples lui rendent : je veux faire
tomber sur cette idole le foudre de la vérité évangélique ; je
veux l'abattre tout de son long devant la croix de mon Sau-
veur ; je veux la briser et la mettre en pièces, et en faire un
sacrifice à Jésus-Christ crucifié, avec le secours de sa grâce.
Parais donc ici, ô honneur du monde, vain fantôme {f)
des ambitieux et chimère des esprits superbes ; je t'appelle à
un tribunal où ta condamnation est bien assurée (^). Ce n'est
pas devant les Césars et les princes, ce n'est pas devant les
héros et les capitaines que je t'oblige de comparaître: comme
a. Dan., m, i. — b. Ibid., 7.
r. Far. bientôt changée.
2. Var. ne semble * ni plus riche, ni plus précieux (1665).
3. Var. ces flûtes.
4. Var. cette grande idole.
5. Var. vieille chimère des ambitieux.
6. Var. est* inévitable (1665).
\
SUR L HONNEUR DU MONDE. 337
ils ont tous été tes adorateurs, ils prononceraient à ton avan-
tage. Je t'appelle à un jugement où préside un Roi couronné
d'épines, que l'on a revêtu de pourpre pour le tourner en ri-
dicule, que l'on a attaché à une croix pour en faire un spec-
tacle d'ignominie : c'est à ce tribunal que je te défère ; c'est
devant ce Roi que je t'accuse. De quels crimes l'accuserai-je,
chrétiens ? Je vous le vais dire. Voici trois crimes capitaux
dont j'accuse l'honneur du nionde ; je vous prie de les bien
entendre.
Je l'accuse premièrement de flatter la vertu et de la cor-
rompre ; secondement, de déguiser le vice et de lui donner
du crédit ; enfin, pour comble de ses attentats, d'attribuer
aux hommes ce qui appartient à Dieu, et de les enrichir, s'il
pouvait, de ses dépouilles : voilà les trois chefs principaux
sur lesquels je prétends, messieurs, qu'on fasse le procès à
l'honneur du monde. Dieu me veuille aider par sa grâce à
poursuivre vivement une accusation si importante, et à sou-
tenir les opprobres et l'ignominie de la croix contre l'orgueil
des hommes mondains !
PREMIER POINT.
Donc, mes frères, le premier crime dont j'accuse l'honneur
du monde devant la croix de Jésus-Christ, c'est d'être le
corrupteur de la vertu et de l'innocence. Ce n'est pas moi
seul qui l'en accuse; j'ai pour témoin saint Jean Chrysostome,
et dans un crime si atroce je suis bien aise de faire parler
un si véhément accusateur. C'est dans l'homélie xvii sur la
divine Épitre aux Romains que ce grand prédicateur nous
apprend que la vertu (') qui aime les louanges et la vaine
gloire ressemble à une femme qui se prostitue {^) à tous les
passants. Ce sont les propres termes de ce saint évêque (^) ;
encore parle-t-il bien plus fortement dans la liberté de sa
langue, rrtâ.is la retenue de la nôtre ne me permet pas de tra-
1. Var. que celui qui aime... — La correction pourrait bien être de 1665,
2. Var.qui* s'abandonne... 1665.
3. La première rédaction, que Tauteur efface, portait : € que je ne fais que tra-
duire en notre langage ; encore en ai-je retranché quelque expression qui est
beaucoup plus forte en sa langue, mais dont il ne m'est pas permis d'user en la
nôtre. » — lia supprimé le mot i)npudique^ dans la phrase précédente.
Sermons de Bossuet. — HI. 22
338 CARÊME DES MINIMES.
duire toutes ses paroles : tâchons néanmoins d'entendre son
sens et de pénétrer sa pensée. Pour cela (') je vous prie de
considérer que la pudeur et la modestie ne combattent pas
seulement l'impudicité (^), mais encore la vaine gloire et
l'amour désordonné des louanges, jugez-en par l'expérience.
Une fille bien élevée (^) rougit d'une parole déshonnête ('*),
un homme sage et modéré rougit des louanges excessives {^) ;
en l'une et en l'autre de ces rencontres la modestie fait bais-
ser les yeux et monter la rougeur au front. Et d'où vient cela,
chrétiens, sinon par un sentiment que la nature {°) nous ins-
pire, que comme le corps a sa chasteté que l'impudicité cor-
rompt, il y a aussi une certaine intégrité de l'âme qui peut
être violée par les louanges (j).
Toutefois il faut aller encore plus avant, et rechercher
jusqu'à l'origine d'où vient à une âme bien née cette honte
des louanges. Je dis qu'elle est naturelle à la vertu, et je
parle de la vertu chrétienne, car nous n'en connaissons point
d'autre en cette chaire. Il est donc de la nature de la vertu
d'appréhender les louanges ; et si vous pesez attentivement
avec quelles précautions le Fils de Dieu l'oblige à se cacher,
vous n'aurez pas de peine à le comprendre, Attendite ne
jti.stitiam vestra7n faciatis \coram JiominibiLS, ut videatnini ab
eis {'')]... Ne va point prier dans les coins des rues, afin que
les hommes te voient ; «retire-toi dans ton cabinet, ferme la
porte sur toi, et prie en secret devant ton Père : » Intra in
cubiculum tuum, et clauso ostio or a Pair cm tumn in abscon-
a. Mailh., vi, i.
1. Var. Car c'est une chose remarquable (1665). — Un trait de plume donne en
outre ici à entendre, qu'en 1665, renonçant à ce qui précède, texte et corrections,
Bossuet se décide à commencer par ces mots : « C'est une chose remarquable... »
2. Var. ne * s'opposent pas seulement aux actions déshonnêtes, mais encore
à... (1665).
3. Var. une * personne honnête et bien élevée (1665).
4. Var. parole * immodeste (1665).
5. Var.* de ses propres louanges (1665).
6. Var. *la raison (1665). — L'auteur efface même l'ancienne expression.
7. Première rédaction effacée : € C'est pourquoi la même nature nous donne
la pudeur et la modestie pour nous défendre de ces deux corruptions, comme s'il
y avait du déshonneur dans l'honneur même et de la honte dans les louanges.
Ne vous étonnez pas, chrétiens, si cette âme avide de louanges, qui les cherche
et les mendie de tous côtés, est appslée par saint Chrysosto.ne une infâme pro-
stituée : elle mérite bien ce nom, puisqu'elle méprise la modestie et la pudeur. »
SUR L HONNEUR DU MONDE.
339
dito ("). « Ne sonne pas de la trompette pour donner l'au-
mône : » je ne t'ordonne pas seulement de la cacher devant
les hommes (') ; mais « lorsque la droite la distribue, que la
gauche, s'il se peut, ne le sache pas. » Te atUon faciente
elcenwsyna))!, 7icsciat sinistra tua '[ijiiid faciat dextera tna{^'y\.
C'est pourquoi, dit très bien saint Jean Chrysostome (^),
toutes les vertus chrétiennes sont un grand mystère. Qu'est-
ce à dire ? Mystère signifie un secret sacré. Autrefois quand
on célébrait les divins mystères, comme il y avait des caté-
chumènes qui n'étaient pas encore initiés, c'est-à-dire qui
n'étaient pas du corps de l'Église, qui n'étaient pas baptisés,
on ne leur en parlait que par énigmes : vous le savez, vous
qui avez lu les homélies des saints Pères (^). Ils étaient avec
les fidèles pour entendre la prédication et le commencement
des prières. Venait-on aux mystères sacrés, c'est-à-dire à
l'action du sacrifice, le diacre mettait dehors les catéchumènes
et fermait la porte de l'église. Pourquoi '^ C'était le mystère.
Ainsi des vertus chrétiennes. Voulez-vous (2) prier '^. fermez
.votre porte: c'est un mystère que vous célébrez. Jeûnez-vous?
« oignez votre face de peur qu'il ne paraisse que vous jeû-
niez : » Unge capiU hmm, et facieni tuam \lava\ ('') : c'est un
mystère entre Dieu et vous ; nul n'y doit être admis que par
son ordre, ni voir votre vertu, qu'autant qu'il lui plaira de la
découvrir.
Selon cette doctrine de l'Évangile, je compare la vertu
chrétienne à une fille chaste et pudique (*), élevée dans la
maison paternelle dans une retenue incroyable : on ne la
mène point aux théâtres, on ne la produit point dans les
assemblées : elle garde le logis, et travaille sous les yeux de
a. Matih., VI, 6. — b. Jbid., 3. — c. Homil. i?i Malth., XIX, n. 3 ; LXXI, n. 4.
— d. Matfh.,\i, 17.
1. Var. aux hommes.
2. Ceci s'adresse aux Minimes, non au peuple. M. Floquet {Études..., II, 53)
cite parmi ceux qui purent entendre Bossuet en 1660 les PP. Giry, Cossart, de
Saint-Gilles, Barré, Bessin, la Noue, de Coste, d'Ormesson.
3. Var. veux-tu prier.'' ferme ta...
4. Bossuet a dû abréger cette comparaison. Il note en effet sur son manuscrit
le mot : Abrèges, que nous avons plusieurs fois rencontré sur des sermons de
cette station. (M. Gazier a cru, mais h tort, je pense, qu'il fallait lire : Abroges.)
L'auteur n'ayant pas indiqué les coupures qu'il voulait faire, nous sommes forcés
de nous en tenir ici à sa première rédaction.
340 CAREME DES MINIMES.
son Père qui est Dieu, qui se plaît à la regarder dans ce
secret, charmé et ravi (') principalement de sa retenue, videt
in abscondito {") ; qui lui destinant (^) un époux, c'est Jésus-
Christ, veut qu'elle (3) lui donne un cœur pur, et qui n'ait
point été corrompu par d'autres affections ; qui lui prépare
un jour de grandes louanges, et qui ne veut pas, en atten-
dant, qu'elle se laisse gâter par celles des hommes (''). C'est
pourquoi elle fuit leurs compagnies, elle aime son secret et
sa solitude. Que si elle paraît quelquefois, comme un si grand
éclat ne peut pas demeurer toujours caché, il n'y a que sa
simplicité qui la rende recommandable : elle ne veut point
attirer les yeux ; tous ceux qui admirent sa beauté, elle les
avertit par sa modestie de « glorifier son Père céleste : »
Glorificent Patre77i... (^). Voilà quelle est la vertu chrétienne,
c'est ainsi qu'elle est élevée : y a-t-il rien de plus sage ni de
plus modeste ?
Que fait ici la vaine gloire ? Cette impudente, dit saint
Jean Chrysostome ('), vient, messieurs, corrompre cette
bonne éducation. Elle entreprend de prostituer sa pudeur.
Au lieu qu'elle n'était faite que pour Dieu, elle la tire de sa
maison, elle lui apprend à rechercher les yeux des hommes :
A thalamo paterno eaui edîicit; cumque pater jubeat eam ne
sinistrœ qiiideni apparere, 7iotis ignotisque et obviis quibus-
cîiinqîie passim... ostentat : elle lui enseigne {^) à se farder, à
se contrefaire, pour arrêter les spectateurs. «Ainsi cette fille
si sage est sollicitée par cette impudente à des amours dés-
honnêtes : » Sic a lena corruptissima ad turpes Jiominum
ainores impelliiiir. Vive Dieu ! infâme C^), cette innocente se
gâterait entre tes mains. O Jésus crucifié ! voilà le crime que
je vous défère: jugez aujourd'hui la vaine gloire; condamnez
aujourd'hui l'honneur du monde, qui entreprend de cor-
rompre la vertu, qui ose bien la vouloir vendre, et encore la
a. Matth., VI, 18. — b. Ibid.^ V, 16. — c. Homil. Lxxi in Matth., n. 3.
1. Var. charmé principalement de...
2. Var. qui lui destine..., et qui veut...
3. ÏCdit. Gazier : et qui lui donne. — Trois mots omis à l'impression.
4. Première rédaction : ni cajoler par leurs douceurs.
5. Var. elle lui montre.
6. Ces trois mots sont soulignés, ce qui signifie ici condamnés. Mais avec
MM. (iandar et Gazier nous supposons qu'ils ne l'ont été qu'en 1665.
SUR L HONNEUR DU MONDE. 34 I
vendre à si vil prix, pour des louanges. Jugez, jugez, ô Sei-
gneur, et condamnez en dernier ressort un crime si noir et
si honteux.
Et pour vous, mes chers frères, vous qui, écoutant cette
accusation, apprenez qu'il y a une corruptrice qui s'efforce
de ruiner tout ce qu'il y a de vertu en vous, au nom de Dieu,
veillez sur vous-mêmes ; au nom de Dieu, prenez garde de
ne point faire votre justice devant les hommes, pour en être
vus et admirés. Attcndite, dit-il (') : « Prenez garde ! » Cet
ennemi dont je vous parle ne viendra pas vous attaquer
ouvertement : il se glisse comme un serpent, il se coule sous
des Heurs et de la verdure, il s'avance à l'ombre de la vertu,
pour faire mourir la vertu même. Attendite, attendile : « Pre-
nez garde ! » Ah ! qu'il est difficile aux hommes de mépriser
la louange des hommes ! Etant nés pour la société, nous
sommes nés en quelque sorte les uns pour les autres ; et, par
conséquent, qu'il est dangereux que nous ne nous laissions
trop chatouiller aux louanges que nous donnent nos sem-
blables '
Saint Augustin, messieurs, nous représente excellemment
ce péril dans le second livre qu'il a fait du sermon de Notre
Seigneur sur la montagne : Recte vivere, etc. (^). « Il est très
pernicieux de mal vivre : de bien vivre maintenant et ne
vouloir pas que ceux qui nous voient nous en louent, c'est
se déclarer leur ennemi : parce que les choses humaines ne
sont jamais en un état plus pitoyable, que lorsque la bonne
vie n'est pas estimée ("). » Jusques ici, messieurs, la louange
n'a rien que de beau ; mais voyez la suite de ces paroles :
« Et donc (3), dit ce grand docteur, si les hommes ne vous
louent pas quand vous faites bien, ils sont dans une grande
erreur ; et s'ils vous louent, vous êtes vous-même dans un
grand péril : » Si ergo inter quos vivis te recte viventem non
II. De Serm. Domini in 7no7ife,\\h. II, n. i.
1. Var. * remarquez ces termes (1665).
2. Deforis complète la citation : Siquidetii noti recte vivcre perniciosuin est :
vivere aiitevi recte et nolle laitdiiri, qiiid est aliiid quam iniinictim esse rébus
hiiinatiis, qiiœ utique tanto sunt iniseriores, quanto minus placet recta via
hominum? (De Serm. Domini in monte, II, i.)
3. Èdit. Donc... (Voy. I, Introduction, xxxi.j
342 CAREME DES MINIMES.
laudaveriiit, illi in errore sunt ; si auteni latidaverint, tu in
perimlo ("). Vous êtes en effet dans un grand péril : parce
que votre amour-propre vous fait aimer naturellement le
bruit des louanges, et que votre cœur s'enfle, sans y penser,
en les entendant: mais vous êtes encore dans un grand péril,
parce que non seulement l'amour de vous-même, mais en-
core la charité de vos frères (') vous oblige quelquefois, dit
saint Augustin, à approuver les louanges que l'on vous donne.
Vous faites une grande aumône, vous obligez le public par
quelque service considérable : ne vouloir pas qu'on vous loue
de cette action, c'est vouloir qu'on soit aveugle ou mécon-
naissant ; la charité ne le permet pas. Vous devez donc sou-
haiter, pour l'amour des autres, qu'on loue les bonnes œuvres
que Dieu fait en vous. Qui doute que vous ne le deviez,
puisque vous devez désirer leur bien ? Mais ce que vous de-
vez désirer pour eux, vous devez le craindre pour vous-même:
et c'est là qu'est le grand péril, en ce que, devant désirer et
craindre la même chose par différents motifs, chrétiens, qu'il
est dangereux que vous ne preniez aisément le change; qu'en
pensant regarder les autres, vous ne vous arrêtiez en vous-
mêmes ! AtteJîdite : Prenez garde à vous ! O justes, voici
votre péril ; prenez garde que, dans les œuvres de votre
justice, les louanges du monde (^) ne vous plaisent trop et
qu'elles ne corrompent en vous la vertu.
Et ne me dites pas que vous sentez bien en vous-mêmes
que vous ne recherchez pas les louanges, que ce n'est pas
l'amour de la vaine gloire qui vous a fait entreprendre cette
œuvre excellente. Je veux bien le croire sur votre parole ;
mais sachez que ce n'est pas là tout votre péril. « Il est
assez aisé, dit saint Augustin, de se passer des louanges,
quand on les refuse ; mais qu'il est difficile de ne s'y plaire
pas, quand on les donne ! » Bt si C2iiquaiu facile est laude
care7^e, dum denegatur, difficile est ea non delectari, cum
offertur (''). Lorsque (^) les louanges se présentent comme
a. Ibid. — b. Episi. xxil, n. 8.
1. Var. l'amour du prochain. — {De vos frères, çénitif passif.)
2. Var. des hommes.
3. Tout ce beau passage, jusqu'à : ClariUitevi ab honiiiiibus 7ion accipio, est
une addition, placée à la fin du i" point dans le manuscrit. (Voy. f. 173, p. 7.)
SUR L HONNEUR DU MONDE. 343
d'elles-mêmes, et que, venant ainsi de bonne grâce, je ne
sais quoi nous dit dans le cœur que nous les méritons
d'autant plus que nous les avons moins recherchées, mes
frères, qu'il est malaisé de n'être pas surpris par cet appât !
Mais peut-être que vous croyez (') que ce n'est pas aussi
un si grand crime que de se laisser charmer par ces douceurs
innocentes, Ou'entends-je, chrétiens ? que me dites-vous ?
Quoi ! vous n'avez pas encore compris combien l'amour des
louanges est contraire à l'amour de la vertu ? Si vous n'en
avez pas cru l'Évangile, au moins croyez-en le monde même.
Ne voyez-vous pas, par expérience, qu'il refuse les véri-
tables louanges à ceux qui les recherchent avec trop d'ardeur?
Pourquoi cela, messieurs, si ce n'est par un certain senti-
ment que celui qui aime tant les louanges n'aime pas assez la
vertu ; qu'il la met au rang des biens que la seule opinion
fait valoir ; ou du moins qu'il n'en a pas l'estime qu'il doit,
puisqu'il ne juge pas qu'elle lui suffise ? Ainsi l'empresse-
ment qu'il a pour l'honneur fait croire qu'il n'aime pas la
vertu, et ensuite (^) le fait paraître indigne de l'honneur. Que
si le monde même le croit de la sorte, quelle doit être la
délicatesse d'un chrétien sur le plaisir des louanges ? Trem-
blez, tremblez, fidèles, et craignez cet ennemi qui vous flatte:
ne croyez pas que ce soit assez de ne rechercher pas les
louanges ; le monde même en a honte, les idolâtres mêmes
de l'honneur n'osent pas témoigner qu'ils le recherchent. Le
chrétien, mes frères, doit aller plus loin ; c'est une vérité
de l'Evangile. Le Fils de Dieu lui apprend que, bien loin de
le rechercher, il ne doit pas le recevoir quand on le lui offi'e.
Ce n'est pas moi qui le dis ; qu'il écoute parler Jésus-
Christ lui-même. Il ne se contente {^) pas de nous dire :
Je ne recherche {^) pas la gloire des hommes ; mais il dit (•^) :
« Je ne reçois pas la gloire des hommes : » Claritatem
\ab kominibus non accipio (").] Et si vous trouvez peut-être
a. /oan., V, 41.
1. Var. direz.
2. Var. et on croit être bien fondé de lui refuser l'honneur.
3. Var. JÉSUS, notre modèle et notre exemplaire, ne s'est pas contenté de...
■ 4. Var. demande.
5. Var. il a dit.
344 CAREME DES MINIMES.
que ce passage n'est pas assez décisif, en voici un autre
qui est plus pressant : Clarijica me tu, Pater {f) : « O Père,
que ce soit vous qui me glorifiiez ; » que ce soit vous, et
non pas les hommes. Et s'il vous reste encore quelque doute,
voici qui ne souffre point de réplique : Qtiomodo vos potestis
crederc, qtii gloriam ab invicein accipitis, et gloriam qiiœ a solo
Deo est non quœritis ? ('') « Comment pouvez-vous croire,
vous qui recevez de la gloire les uns des autres, et ne recher-
chez pas la gloire qui est de Dieu seul .-* » Ce n'est pas un
crime médiocre, puisqu'il vous empêche de croire.
Mais remarquez bien cette opposition : vous recevez la
gloire qui vient des hommes, vous ne recherchez pas la gloire
qui vient de Dieu. N'est-ce pas (') nous dire manifestement:
Celle-ci ('') doit être désirée, celle-là ne doit pas même être
reçue : il faut rechercher celle-ci, quand on ne l'a pas, et
refuser l'autre, quand on la donne. — Doctrine de l'Évangile,
que tu es sévère ! Quoi ! il faut, au milieu des louanges,
étouffer cette complaisance secrète qui flatte le cœur si
doucement ! Défendez-nous, ô Seigneur, de rechercher cet
encens ; mais comment le refuser quand on nous le donne ^
— Non, dit-il, ne recevez pas la gloire des hommes. —
Mais puis-je m'empêcher de la recevoir ? puis-je contraindre
la langue de ceux (3) qui veulent parler en ma faveur .f* —
Laisse-les discourir à leur fantaisie ("*) ; mais ne laisse pas de
dire toujours avecjÉsus-CiiRiST:C/rt:r?V^^^;;^ non accipio:^on,
non, « je ne reçois pas la gloire des hommes ; » c'est-à-dire,
je ne la reçois pas en payement, je ne me repais pas de cette
fumée. Clarijica me tu, Pater : « Que ce soit vous, ô Père
céleste, [qui me glorifiiez.] » Vaine gloire, qui sollicites mon
cœur à écouter tes flatteries, je connais le danger où tu me
veux mettre ; tu veux me donner les yeux des hommes,
mais c'est pour m'ôter les yeux de Dieu ; tu feins de vouloir
me récompenser, mais c'est pour me faire perdre ma récom-
a. Joati., xvu, 5. — b. Ibid., v, 44.
1. Var. C'est-à-dire, celle-ci doit...
2. Ms. celle-là. — Tous les éditeurs corrigent cette distraction.
3. Flair, des hommes.
4. En 1665, Bossuet corrige ainsi cette phrase :* « Laissons-les discourir à
leur fantaisie, mais disons toujours avec Jésus-Christ... »
1
SUR L HONNEUR DU MONDE. 345
pense. Je l'attends d'un bras plus puissant et d'une main plus
opulente : corruptrice de la vertu, je ne reçois (') point tes
fausses douceurs ; ni tes applaudissements, ni ta vaine pompe
ne peuvent pas payer mes travaux, hi Domino laîidabitiir
\anima nica ; aiidiaiit uiansiieti et /(ricntitr {") :] « Mon âme
sera louée en Notre Seigneur ; que les gens de bien l'en-
tendent, et s'en rejouissent (-). » Je t'ai convaincue devant
Jésus-Christ d'attenter sur l'intégrité de la vertu, c'est assez
pour obtenir ta condamnation ; mais je veux te convaincre
encore de vouloir donner du crédit au vice :... seconde partie.
SECOND POINT.
Le second chef de l'accusation que j'intente contre l'hon-
neur du monde, c'est de vouloir donner du crédit au vice,
en le déguisant aux yeux des hommes. Pour justifier cette
accusation, je pose d'abord ce premier principe, que tous
ceux qui sont dominés par l'honneur du monde sont toujours
infailliblement vicieux. Il m'est bien aisé de vous en con-
vaincre. Le vice, dit saint Thomas (''), vient d'un jugement
déréglé: or je soutiens qu'il n'y a rien de plus déréglé que
le jugement de ceux de qui nous parlons; puisque, se pro-
posant l'honneur pour leur but, (^) il s'ensuit qu'ils le préfèrent
à la vertu même: et jugez quel égarement ("*) ! La vertu est un
don de Dieu, et c'est de tous ses dons le plus précieux ;
l'honneur est un présent des hommes, encore n'est-ce pas (')
le plus grand. Et vous préférez, ô superbe aveugle, ce mé-
diocre présent des hommes à ce que Dieu donne de plus
précieux (^)! N'est-ce pas avoir le jugement plus que déréglé?
N'y a-t-il pas du trouble et du renversement } Premièrement,
ô honneur du monde, [tu es convaincu,] et ('') tu es con-
a. Ps., xxxiii, 3. — b. IP 11^, Qusest. Llll, art. 6.
1. Var. je n'écoute point.
2. Une apostrophe à la vertu venait ici sous la plume de Bossuet, en regard
de l'apostrophe à la vaine gloire. Il la sacrifie : « Vertu, je t'aime pour toi-même,
je ne laisserai pas corrompre ton intégrité. »
3. Var. pour leur fin dernière.
4. Var. dérèglement !
5. ]'ar. et ce n'est pas.
6. Var. de plus excellent 1
7. Avant M. Gazier, les éditeurs supprimaient (ou omettaient) ce mot. Il sup-
pose manifestement ceu.K que nous ajoutons entre parenthèses,
346 CARÊME DES MINIMES.
vaincu sans réplique, que tu ne peux engendrer que des
vicieux.
Mais il faut remarquer, en second lieu, que les vicieux
qu'il engendre ne sont pas de ces vicieux abandonnés à toute
sorte d'infamies. Un Achab, une Jézabel, dans l'histoire
sainte ; un Néron, un Domitien, un Héliogabale dans la
profane, c'est folie de leur vouloir donner de la gloire : hono-
rer les vices qui ne sont que vices, qui montrent toute leur
laideur (') sans avoir la moindre teinture d'honnêteté, cela
ne se peut (^) : les choses humaines ne sont pas encore si
désespérées. Les vices que l'honneur du monde couronne,
sont des vices plus honnêtes ; ou plutôt, pour parler plus
correctement (car quelle honnêteté dans les vices ?) ce sont
des vices plus spécieux : il y a quelque apparence de la vertu ;
l'honneur, qui était destiné pour la servir, sait de quelle sorte
elle s'habille, et il lui dérobe quelques-uns de ses ornements
pour en parer (^) le vice qu'il veut établir dans le monde. De
quelle sorte cela se fait, quoiqu'il soit assez connu par expé-
rience, je veux le rechercher jusqu'à l'origine, et développer
tout au long ce mystère d'iniquité.
Pour cela, remarquez, messieurs, qu'il y a deux sortes de
vertus. L'une est la véritable et la chrétienne, sévère, con-
stante, inflexible, toujours attachée à ses règles et incapable
de s'en détourner pour quoi que ce soit. Ce n'est pas là la
vertu du monde : il l'honore en passant, il lui donne quelques
louanges pour la forme ; mais il ne la pousse pas dans les
grands emplois : elle n'est pas propre aux affaires, il faut
quelque chose de plus souple pour ménager la faveur des
hommes ; d'ailleurs elle est trop sérieuse et trop retirée ; et
si elle ne s'embarque dans le monde par quelque intrigue,
veut-elle qu'on l'aille chercher dans son cabinet ? Ne parlez
pas au monde de cette vertu.
Il s'en fait une autre à sa mode, plus accommodante et
plus douce : une vertu ajustée, non point à la règle, elle se-
rait trop austère, mais à l'opinion, à l'humeur des hommes.
1. Bossuet continue par le pluriel cette phrase commencée au singulier.
2. Var. c'est une entreprise impossible.
3. Var. couvrir.
SUR L HONNEUR DU MONDE. 347
C'est une vertu de commerce : elle prendra bien garde de
ne manquer pas toujours de parole ; mais il y aura des
occasions où elle ne sera point scrupuleuse et saura bien
faire sa cour aux dépens d'autrui. C'est la vertu des sages
mondains, c'est-à-dire, c'est la vertu de ceux qui n'en ont
point ; ou plutôt c'est le masque spécieux sous lequel ils
cachent leurs vices. Saiil donne sa fille Michol à David : il
l'a promise à celui qui tuerait le géant Goliath, il faut satis-
faire le public et dégager sa parole ; mais il saura bien dans
l'occasion trouver des prétextes pour la lui ôter ("). Il chasse
les sorciers et les devins de toute l'étendue de son royaume :
mais lui-même, qui les bannit en public. les consultera en
secret dans la nécessité de ses affaires {^). Jéhu ayant détruit
la maison d'Achab, suivant le commandement du Seigneur,
fait un sacrifice au Dieu vivant de l'idole de Baal, et de son
temple, et de ses prêtres, et de ses prophètes ; il n'en laissa
pas, dit l'Écriture ('), un seul en vie. Voilà une belle action :
« mais il marcha néanmoins, dit l'Écriture, dans toutes les
voies de Jéroboam ; il conserva les veaux d'or » que ce prince
impie avait élevés : A {^^ peccatis Jeroboavi..., qtii peccare
fecit Is7'ael, non recessit, \nec dereliqnit vitulos aureos ('')].
Pourquoi ne les détruisait-il pas, aussi bien que Baal et son
temple ? C'est que cela nuisait à ses affaires, et il se souve-
nait de cette malheureuse politique de Jéroboam : « Si je
laisse aller les peuples en Jérusalem pour sacrifier à Dieu
dans son temple, ils retourneront aux rois de Juda, qui sont
leurs légitimes seigneurs ('). » Je leur bâtirai (-) ici un autel ;
je leur donnerai (^) des dieux qu'ils adorent, sans sortir de
mon royaume et mettre ma couronne en péril.
Telle est, messieurs, la vertu du monde ; vertu trompeuse
et falsifiée ; qui n'a que la couleur (^) et l'apparence. Pourquoi
l'a-t-on inventée, puisqu'on veut être (^) vicieux sans restric-
u. I Reg., XVII, 25 ; xvill, 27 ; XXV, 44. — b. Ibid.. XXVIII, 3, 8. — c. IV Reg.^
x, 17, 25, 26, 27. — d. lbid.,2(). — e. III Reg., xil, 26 et seq.
1. Ms. AV« recessit à peccatis Jéroboam, qui peccare fecit Israël. — Cité de
mémoire, comme de coutume.
2. Var. Faisons-leur.
3. Var. donnons-leur.
4. Var. mine.
5. Var. que n'est-on... ?
34^ CARÊME DES MINIMES.
tion ? « C'est à cause, dit saint Chrysostome {") que le mal ne
peut subsister tout seul : il est ou trop malin, ou trop faible :
il faut qu'il soit soutenu par quelque bien; il faut qu'il ait
quelque ornement ou quelque ombre (') de la vertu. » Qu'un
homme fasse profession de tromper, il ne trompera personne;
que ce voleur tue ses compagnons pour les voler, on le
fuira comme une bête farouche. De tels vicieux (^) n'ont pas
de crédit, mais il leur est bien aisé de s'en acquérir : pour
cela il n'est pas nécessaire qu'ils se couvrent du masque de
la vertu, ni du fard de l'hypocrisie ; le vice peut paraître
vice ; et pourvu qu'il y ait un peu de mélange, c'est assez
pour lui attirer l'honneur du monde. Je veux bien que vous
me démentiez, si je ne dis pas la vérité.
Cet homme s'est enrichi par des concussions épouvanta-
bles, et il vit dans une avarice sordide, tout le monde le
méprise : mais il tient bonne table, à ses ruines (3), à la ville
et à la campagne ; cela paraît libéralité, c'est un fort honnête
homme, il fait belle dépense du bien d'autrui ('^). Et vous,
[vous] vous vengez par un assassinat; c'est une action indigne
et honteuse : mais c'a été par {^) un beau combat ('') ; quoique
les lois vous condamnent, quoique l'Église vous excommunie,
il y a quelque montre de courage, le monde vous applaudit
et vous couronne malgré les lois et l'Eglise. Enfin y a-t-il
aucun vice que l'honneur du monde ne mette en crédit, si
a. Hom. II in A cf. Apost., n. 5,
1. Var. quelque couleur, - quelque petite teinture.
2. Var. de tels vices n'ont pas de crédit, mais pourvu qu'il y ait un peu de
mélange, c'est assez pour attirer l'honneur du monde.
3. Le mot mines, donné par tous les éditeurs, n'a aucun sens. M. Gandar
essaye de l'expliquer en observant que « l'enrichi dont parle Bossuet est un
avare ; sa libéralité, comme celle d'Harpagon, n'est qu'une apparence, un calcul:
il tient bonne table, il fait belle dépense à certains jours, par ostentation : ce
sont des mines, comme à la comédie. » C'est embrouiller tout ce passage. Ce
n'est pas l'avare qui tient bonne table, mais un autre type de concussionnaire,
qui se ruine, après s'être gorgé. Chaque exemple cité a deux faces ; de là toute
la force du raisonnement. — A ses ruines, pour â sa ruine. (Sur cet étrange
pluriel, cf. les prochains, serm. de la Charité fraternelle, ci-dessus, p. i8l, etc.,
et les Remarques..., dans l'Introduction du premier volume, XIX.)
4. En face de cette phrase, Bossuet a commencé, sans l'achever, une addi-
tion interlinéaire : « Je ne m'étonne pas, chrétiens, que le vice impose à la vue
des hommes en prenant... »
5. Var. vous avez fait...
6. Var. duel.
SUR L HONNEUR DU MONDE. 349
peu qu'il ait de soin de se contrefaire ? L'impudicité même,
c'est-à-dire l'infamie et la honte (') même, que l'on appelle
brutalité quand elle court ouvertement à la débauche, si peu
qu'elle s'étudie à se ménager, à se couvrir des belles couleurs
de fidélité, de discrétion, de douceur, de persévérance, ne
va-t-elle pas la tête levée ? ne semble-t-elle pas digne des
héros ? ne perd-elle pas (') son nom d'impudicité, pour
s'appeler politesse (^) et galanterie ? Eh quoi ! cette légère
teinture a imposé si facilement aux yeux des hommes ? Ne
fallait-il que ce peu de mélange pour faire changer de nom
aux choses, et mériter de l'honneur à ce qui est en effet si
digne d'opprobre ? Non, il n'en faut pas davantage : je m'en
étonnais au commencement; mais ma surprise est bientôt
cessée, après que j'ai eu médité (*) que ceux qui ne se con-
naissent point en pierreries sont trompés par le moindre
éclat, et que le monde se connaît si peu en vertu, que la
moindre apparence éblouit sa vue : de sorte qu'il n'est rien
de si aisé à l'honneur du monde que de donner du crédit au
vice.
Cependant le pécheur triomphe à son aise, et jouit de la
réputation publique. Que s'il est troublé en sa conscience (=),
si, forcé par les reproches, qu'elle lui fait, il se dénie à lui-
même l'honneur que tout le monde lui donne à l'envi, voici
un prompt remède à ce mal. Accourez ici, troupe de flatteurs,
venez en foule à sa table, venez faire retentir à ses oreilles
le bruit de sa réputation si bien établie : voici le dernier effort
de l'honneur [pour donner] du crédit au vice. Après avoir
trompé tout le monde, il faut que le pécheur s'admire lui-
même ; car ces flatteurs industrieux, âmes vénales et prosti-
tuées, savent qu'il y a en lui un flatteur secret qui ne cesse
de lui applaudir au dedans: ces flatteurs qui sont au dehors {^)
s'accordent avec celui qui parle au dedans, et qui a le secret
1. Var. la honte et l'infamie .
2. Var. ne quilte-t-elle pas... ?
3. Far. gentillesse.
4. E(ù'/. Gasicr : que j'ai su. Var. médité. — Su est, je crois, une erreur de
lecture. Vs appartient à un mot effacé (surprendre), immédiatement au-dessous.
5. Var. Que si sa conscience le trouble.
6. Var. Ils s'accordent avec lui, ils étudient...
350 CAREME DES MINIMES.
de se faire entendre à toute heure ; ils étudient ses sentiments,
et le prennent si dextrement par son faible, qu'ils le font
demeurer d'accord de tout ce qu'ils disent. Ce pécheur (') ne
se regarde plus dans sa conscience, où il voit trop clairement
sa laideur : il n'aime que ce miroir qui le flatte ; et, pour
parler avec saint Grégoire, « s'oubliant de ce qu'il est en
lui-même, il se va chercher dans les discours des autres, et
s'imagine (^) être tel que la flatterie le représente : » Oblittis
sîti, in voces se spargit aliénas, talcmqne se crédit qualeni se
foris audit ("). Certainement Dieu s'en vengera, et voici
quelle sera sa vengeance : il fera taire tous les flatteurs, et il
abandonnera le pécheur superbe aux reproches de sa con-
science.
Jugez, jugez. Seigneur, l'honneur du monde, qui fait que
le vice plaît aux autres, qui fait même que le vice se plaît à
lui-même. Vous le ferez, je le sais bien. Il viendra, le jour de
son jugement ; en ce jour il arrivera ce que dit le prophète
Isaïe : Cessavit gaudiîtm tynipanor'uni, quievit sonittis lœtan-
tiuni, contictiit dtdcedo citJiarœ (''') : Enfin il est cessé, le bruit
de ces applaudissements ; ils se sont tus et ils sont devenus
muets, ceux qui semblaient si joyeux en célébrant vos
louanges, et dont les continuelles acclamations faisaient
résonner à vos oreilles une musique si agréable. Quel sera ce
changement, chrétiens ; et combien se trouveront étonnés
ces hommes accoutumés aux louanges, lorsqu'il n'y aura
plus pour eux de flatteurs! L'Époux paraîtra (,) inopinément ;
les cinq vierges qui ont de l'huile viendront avec leurs
lampes allumées : leurs bonnes œuvres brilleront devant
Dieu et devant les hommes; et Jésus, en qui elles mettaient
toute leur gloire, commencera à les louer devant son Père
céleste. Que ferez-vous alors, vierges folles, qui n'avez point
d'huile et qui en demandez aux autres : à qui il n'est point
dû de louanges, et qui en voulez avoir d'empruntées ? En vain
vous vous écrierez : Eh ! « donnez-nous de votre huile : »
a. Pastor., part. II, cap. VI. — b. Is.^ xxiv, 8.
1. Var. Il ne se regarde plus.
2. Var. s'imaginant.
3. Var. viendra.
SUR L HONNEUR DU MONDE. 35 I
Date \nobis de oleo vestro (") ;] nous désirons aussi des lou-
anges, nous voudrions bien aussi être célébré[es] par cette
bouche divine qui vous loue avec tant de force : et il vous
sera répondu : Oui êtes-vous ? « On ne vous connaît pas : »
N^escio vos (''). — Mais je suis cet homme si chéri, auquel
tout le grand monde applaudissait, et qui était si bien reçu
dans toutes les compagnies. — On ne sait pas ici qui vous
êtes, et on se moquera de vous en disant : Ite, ■ — • Ite poilus
advendentes, et einite vobis (') : Allez, allez-vous-en à vos flat-
teurs, à ces âmes (') mercenaires qui vendent des louanges
aux fous et qui vous ont autrefois tant donné d'encens : qu'ils
vous en vendent encore ! Quoi ! ils ne parlent plus en votre
faveur! Au contraire, se voyant justement damnés pour avoir
autorisé vos crimes, ils s'élèvent maintenant contre vous.
Vous-même, qui étiez le premiet^de tous vos flatteurs,
vous détestez votre vie, vous maudissez toutes vos actions :
toute la honte de vos perfidies, toute l'injustice de vos
rapines, toute l'infamie de vos adultères sera éternellement
devant vos yeux. Qu'est donc devenu cet honneur du
monde qui palliait si bien tous vos crimes.'' Il s'en est allé
en fumée. O que ton règne était court, ô honneur du monde!
Que je me moque de ta vaine pompe et de ton triomphe d'un
jour ! Que tu sais mal déguiser les vices, puisque tu ne peux
empêcher qu'ils ne soient bientôt reconnus à ce tribunal
devant lequel je t'accuse! Après avoir poursuivi mon accu-
sation, je demande maintenant sentence : tu n'auras point
de faveur en ce jugement, parce que, outre que tes crimes
sont inexcusables, tu as encore entrepris sur les droits de
celui qui y préside, pour en revêtir ses créatures : c'est ma
dernière partie ( ).
a. Matth., XXV, 8. — b. Ibid., 12. — c. Ibùl., 9.
1. Var. langues.
2. Au lieu de cette énergique transition, l'orateur avait d'abord écrit ces deux
phrases, dont il a eu raison de ne pas se contenter : <>, C'est ce que j'avais à
dire touchant la seconde partie. Mais il est temps de passer au troisième
[chef] de l'accusation que j'ai entreprise, et de faire voir l'attentat qu'ose faire
l'honneur du monde sur la souveraineté de Dieu même ; cest par où je m'en vais
conclure. »
;52 CAREME DES MINIMES.
TROISIÈME POINT.
Comme tout le bien appartient à Dieu et que l'homme
n'est rien de lui-même, il est assuré, chrétiens, qu'on ne peut
rien aussi attribuer à l'homme, sans entreprendre (') sur les
droits de Dieu et sur son domaine souverain. Cette seule
proposition, dont la vérité est si connue, suffit pour justifier
ce que j'avance, que le plus grand attentat de l'honneur du
monde, c'est de vouloir ôter à Dieu ce qui lui est dû, pour en
revêtir la créature. En effet, si l'honneur du monde se con-
tentait seulement de nous représenter nos avantages, pour
nous en glorifier en Notre Seigneur et lui en rendre nos
actions de grâces, nous ne l'appellerions pas l'honneur du
monde et nous ne craindrions pas de lui donner place parmi
les vertus chrétiennes.^Mais l'homme qui veut qu'on le flatte
ne peut entrer dans ce sentiment : il croit qu'on le dépouille
de ses biens quand on l'oblige de les attribuer à une autre
cause ; et les louanges ne lui sont jamais assez agréables,
s'il n'a de la complaisance en lui-même, et s'il ne dit en son
cœur : C'est moi qui l'ai fait.
Quoiqu'il ne soit pas possible d'exprimer assez combien
cette entreprise est audacieuse, il nous en faut néanmoins
former quelque idée par un raisonnement de saint Fulgence.
Ce orand évêque nous dit que l'homme s'élève contre Dieu
en deux manières : ou en faisant ce que Dieu condamne, ou
en s'attribuant ce que Dieu donne. Vous faites ce que Dieu
condamne, quand vous usez mal de ses créatures ; vous vous
attribuez ce que Dieu donne, quand vous présumez de vous-
même ('). Sans doute ces deux entreprises sont bien crimi-
nelles ; mais il est aisé de comprendre que la dernière est
sans comparaison la plus insolente : et encore qu'en quelque
manière que l'homme abuse des dons de son Dieu, on ne
puisse assez blâmer son audace, elle est néanmoins beaucoup
plus énorme (^) lorsqu'il s'en attribue le domaine (*) que lors-
1. Var. sans qu'on n'entreprenne.
2. Var. de vos propres forces.
3. Var. beaucoup plus * extrême (1665).
4. Var. * la propriété (1665).
SUR L HONNEUR DU MONDE. 353
qu'il en corrompt seulement l'usage. C'est pourquoi saint
Fulgence a raison de dire : Dctestabilis est cordis hunia^ii
supe7'bia, qua facit Jwmo qiiod Deus in hominibus daiuîiat ;
scd il la detcstabilior, qua sibi tribiiii honio qiiod Deiis Jiomi-
nibiis douât (") : « A la vérité, dit ce grand docteur, c'est (') un
orgueil détestable de faire (^) ce que Dieu défend, mais c'est
une audace beaucoup if) plus étrange de s'attribuer ce que
Dieu donne. » Pourquoi ? Le premier est une action d'un
sujet rebelle qui désobéit à son souverain, et le second est
un attentat contre sa personne et une entreprise sur son
trône ; et si par le premier crime on tâche de se soustraire
de son empire, on s'efforce par le second à se rendre en
quelque façon son égal, en s'attribuant sa puissance.
Peut-être que vous croyez, chrétiens, qu'une entreprise si
folle ne se rencontre que rarement parmi les hommes, et
qu'ils ne sont pas encore si extravagants que de vouloir
s'égaler à Dieu ; mais il faut aujourd'hui vous désabuser.
Oui, oui, messieurs, il le faut dire (+), ce crime, à notre honte,
n'est que trop commun. Depuis que nos premiers parents
ont si volontiers prêté l'oreille à cette dangereuse flatterie :
« Vous serez comme des dieux ('^), » il n'est que trop véri-
table que nous voulons tous être de petits dieux, que nous
nous attribuons tout à nous-mêmes, que nous tendons natu-
rellement à l'indépendance (^). Ecoutez, en effet, mes frères,
en quels termes le Saint-Esprit parle au roi de Tyr, et en sa
personne à tous les superbes. Voici ce qu'a dit le Seigneur :
« Ton cœur s'est élevé, et tu as dit : Je suis un dieu : »
Elevatuui est cor tzntJJt, et dixisti : Deus ego sum ("). Est-il
a. Epist. VI ad Theod., cap. vu, — - Ms. longe detestabilior... — b. Gen., ill, 5.
— c. Ezech., XXVIII, 2.
1. Var. * encore que ce soit un orgueil damnable (1665).
2. Var. * de mépriser ce que Dieu commande (1665),
3. Var. * bien plus criminelle (1665).
4. Première rédaction: il est véritable que ce crime... — Que n'est pas effacé;
mais il est vraisemblable que c'est par inadvertance, ainsi que M. Gazier le
suppose,
5. En 1665, Bossuet écrit en haut de la p. 12 (f. 184, v°) ce canevas ou ce
résumé :* <L 3' point. Représenter comme l'homme veut se remplir de soi-même,
s'adorer soi-même, etc. Quasi cor dei : se faire un dieu à soi-même, et ensuite
être adoré de tout le monde, applaudi, servi ; que ses pensées soi[en]t la règle de
tous les autres, qu'on en passe (G^a/z^/ar, Gazier: fasse) à son mot de toutes choses ;
nulle contradiction, etc. »
Sermons de Bossuet. — III. 23
354 CAREME DES MINIMES.
possible, messieurs, qu'un homme s'oublie jusques à ce
point, et qu'il dise en lui-même : Je suis un dieu? Non, cela
ne se dit pas si ouvertement : nous voudrions bien le pou-
voir dire ; mais notre mortalité ne le permet pas. Comment
donc disons-nous : je suis un dieu ? Les paroles suivantes
nous le font entendre : « C'est, dit-il, que tu as mis ton cœur
comme le cœur d'un dieu : » Dedisti cor timin quasi cor
dei ("). Qu'il y a de sens dans cette parole, si nous le pou-
vions développer !
Tâchons de le faire, et disons que comme Dieu est le prin-
cipe universel et le centre commun de toutes choses ; comme
il est, dit un ancien, le trésor de l'être, et possède tout en
lui-même dans l'infinité de sa nature, il doit être plein de lui-
même, il ne doit penser qu'à lui-même, il ne doit s'occuper
que de lui-même. Il vous sied bien, ô Roi des siècles ! d'avoir
ainsi le cœur rempli de vous-même, ô source de toutes cho-
ses ! ô centre (')..., [ô trésor de l'être] ! Mais le cœur de la
créature doit être composé (') d'une autre sorte : elle n'est
qu'un ruisseau qui doit remonter à sa source ; elle ne pos-
sède rien en elle-même, et elle n'est riche que dans sa
cause ; elle n'est rien en elle-même, et elle ne se doit cher-
cher que dans son principe. Superbe, tu ne peux entrer
dans cette pensée ; tu n'es qu'une vile créature, et tu te
fais le cœur d'un dieu : Dedisti cor tuiim quasi cor dei ;
tu cherches ton honneur en toi, tu ne te remplis que de
toi-même.
En effet, jugeons-nous, messieurs, et ne nous Hattons point
dans notre orgueil. Cet homme rare et éloquent, qui règne
dans un conseil et ramène tous les esprits par ses discours,
lorsqu'il ne remonte point à la cause et qu'il croit que son élo-
quence (^), et non la main de Dieu, a tourné les cœurs, ne lui
dit-il pas tacitement : « Nos lèvres sont de nous-mêmes : »
a. Ezech.^ xxviii, 2.
1. Âis. ô centre, etc. — Ces mots, ainsi que l'exclamation qui précède, sont en
surcharge, entre les lignes : Bossuet n'a ni la place, ni peut-être le temps de les
achever. Mais évidemment il revient aux idées énoncées dans la phrase précé-
dente.
2. Disposé, arrangé {y oy. Remarques...^ Introduction du t. I'"').
3. Var. son raisonnement.
SUR L HONNEUR DU MONDE. 355
Labia iioslra a nobis sunt (") ? Et celui qui, ayant achevé de
grandes affaires, au milieu des applaudissements qui l'en-
vironnent, ne rend pas à Dieu l'honneur qu'il lui doit, ne
dit-il pas en son cœur : « C'est ma main, c'est ma main, et
non le Seigneur, qui a fait cette oeuvre : » Manus nostra ex-
celsa, et non Doniinus,fecit kœc oninia (^') ? Et celui qui, par
son adresse et par son intrigue, a établi enfin sa fortune, et
ne fait pas de réflexion sur la main de Dieu qui l'a conduit,
ne dit-il pas avec Pharaon : Meus est Jîuvùis, et ego feci me-
metipsuui (') : Tout cela est à moi, c'est le fruit de mon
industrie, « et je me suis fait moi-même ?» Voyez donc que
l'honneur du monde nous fait tout attribuer à nous-mêmes et
nous érige enfin en de petits dieux.
Eh bien (') ô superbe! ô petit dieu ! voici, voici le grand
Dieu vivant qui s'abaisse pour te confondre. L'homme se
fait dieu par orgueil, Dieu se fait homme par humilité ;
l'homme s'attribue faussement ce qui est à Dieu, et Dieu,
pour lui apprendre à s'humilier, prend véritablement ce qui
est à l'homme. Voilà le remède de l'insolence : voilà la con-
fusion de l'honneur du monde. Je l'ai accusé devant ce Dieu-
Homme, devant ce Dieu humilié : vous avez ouï l'accusation,
écoutez maintenant la sentence. Il ne la prononcera point
par sa parole ; c'est assez de le voir, pour juger que l'hon-
neur du monde a perdu sa cause. Il condamne le jugement
des hommes : nouvelle manière de les condamner: Jésus-
Christ ne les condamne qu'en les laissant juger de lui-même;
et ayant rendu (^) sur sa personne un jugement très inique
il a infirmé (^), à jamais toutes leurs sentences. Désabusez-
vous pour toujours des hommes et de l'estime que vous
faites de leur jugement, en voyant ('*) ce qu'ils ont jugé de
Jésus-Christ. Tout le monde généralement en a mal jugé :
a. Ps., XI, 5. — (^. Deu(., xxxii, 27. — c. Ezec/i., xxix, 3.
1. Ms. Et bien.
2. Cest-à-dire, parce qu'ils ont rendu..., il (ce jiigemenl) a infirmé...
3. Édît. classiques : il a déshonoré et infirmé... Curieuse faute de lecture. Ce
sont en effet les mots des hommes et, surcharge de la phrase suivante, qu'on a
interprétés ainsi, et joints à la présente addition interlinéaire.
4. Var. * le plus inique jugement qui fût jamais ; l'excès de cette iniquité a
infirmé pour jamais toutes leurs sentences (1665).
;56 CARÊME DES MINIMES.
c'est-à-dire les grands et les petits, les Juifs et les Romains,
le peuple de Dieu et des idolâtres, les savants et les igno-
rants, les prêtres et le peuple, ses amis et ses ennemis, ses
persécuteurs et ses disciples. Tout ce qu'il peut jamais y avoir
de fou (') et d'extravagant, de changeant et de variable, de
malicieux et de criminel ('), de dépravé et de corrompu,
dans {^) les jugements les plus déréglés, Jésus-Christ l'a
voulu subir ; et, pour vous désabuser à jamais de toutes
les bizarreries de l'opinion, il ne s'en est épargné aucune.
Voulez-vous voir, avant toutes choses, la diversité prodi-
gieuse des sentiments ? Écoutez tous les murmures du peu-
ple dans le seul chapitre vu de l'évangile de saint Jean ('').
— C'est un prophète, ce n'en est pas un ; c'est un homme de
Dieu, c'est un séducteur ; c'est le Christ ; il est possédé du
malin esprit. Oui est cet homme ? d'où est-il venu ? où a-t-il
appris tout ce qu'il nous dit ? Dissensio itaqiie fada est in
tit,rbapropter euiri : O Jésus ! Dieu de paix et de vérité, « il
y eut sur votre sujet une grande dissension parmi le peuple.»
Voulez- vous voir la bizarrerie qui ne se contente de rien?
Jean-Baptiste est venu, retiré du monde, menant une vie
rigoureuse, et on a dit : « C'est un démoniaque ('''). » Le
Fils de l'homme est venu, mangeant et conversant avec les
hommes, et on a dit encore : « C'est un démoniaque ('"). »
Entreprenez de contenter ces esprits mal faits.
Voulez-vous voir, messieurs, un désir opiniâtre de le con-
tredire ? Quand il ne se dit pas le Fils de Dieu, ils le pres-
sent violemment pour le dire : Si tu es Christus, die nobis
palam ('^) : et après qu'il le leur a dit, ils prennent des pierres
pour le lapider ('*). Une malice obstinée, qui, étant convain-
cue, ne veut pas se rendre ? — Il est vrai (5), il chasse les
malins esprits ; mais «c'est au nom de Béelzébub, qui en est
le prince \). » — Une humeur fâcheuse et contrariante, qui
a. 12 et seq. — b. Maith.,^\, i8. — c.Joan.,yu\, 48. — d. Joan., x, 24.
e. Luc, XI, 15.
1. Var. d'insensé (1665, ou même plus tard).
2. Var. * d'injuste (1665, ou plus tard).
3. Var. * d'aveugle et de précipité (1665, ou plus tard).
4. Var. pour l'en accabler.
5. Var. il est vrai, * nous ne pouvons le nier (1665).
SUR L HONNEUR DU MONDE. 357
cherche à reprendre dans les moindres choses ? Quel homme
est ceci ? « ses disciples ne [sej lavent pas(') les mains ("). »
— Oui tourne les plus grandes en un mauvais sens ? —
« C'est un méchant qui ne garde pas le sabbat ('') ;» il a dé-
livré un démoniaque, il a guéri un paralytique, il a éclairé un
aveugle le jour du repos !
Mais ce que je vous prie le plus de considérer dans les
jugements des hommes, c'est ce changement soudain et pré-
cipité qui les fait passer en si peu de temps aux extrémités
opposées. Ils courent au-devant du Sauveur, pour le saluer
par des cris de réjouissance ; ils courent après lui pour le
charger d'imprécations. — « Vive le Fils de David (') ! » —
Qu'il meure! qu'il meure ! qu'on le crucifie ('^) ! » — « Béni
soit le roi d'Israël (') !» — « Nous n'avons point de roi que
César (-^) ! » — Donnez des palmes et des rameaux verts,
qu'on cherche des fleurs de tous côtés pour les semer sur
son passage. — Donnez des épines pour percer sa tête, et un
bois infâme pour l'y attacher. — Tout cela se fait en moins
de huit jours ; et pour comble d'indignité, pour une marque
éternelle du jugement dépravé des hommes, la (^) compa-
raison la plus injuste, la préférence la plus aveugle : —
« Lequel des deux voulez-vous, Jésus ou Barabbas (^), » le
Sauveur ou un voleur, l'auteur de la vie ou un meurtrier ? —
et la préférence la plus injuste : Non kuiic, sed Barabbani :
« Qu'on l'ôte, qu'on le crucifie, » nous voulons qu'on délivre
le meurtrier, et qu'on mette à mort l'auteur de la vie !
Après cela {f), mes frères, entendrons-nous encore des
chrétiens nous battre incessamment les oreilles par cette belle
raison: Que dira le monde, que deviendra ma réputation (^)?
On me méprisera, si je ne me venge ; je veux soutenir mon
honneur, il m'est plus cher que mes biens, il m'est plus cher
a. Malth., XV, 2. — b. Joan., IX, 16. — c. Matth., XXI, 9. — d. Joan., xix, 15.
— e. Ibid., XII, 13. — f.jfldjt., XIX, 15. — g. Matfh., xxvii, 17 ■,Joan., xviil, 40.
1. Var. les mains * devant le repas (1665).
2. Jfs. de la comparaison. — Tous les éditeurs regardent ce de comme
une inadvertance, et le suppriment, avec raison.
3. Cette péroraison fut remplacée en chaire par celle qui est indiquée dans
l'allocution à Condé. Étant rapportée en style indirect, celle-ci ne peut être
introduite dans le discours.
4. Var. mon honneur ?
358 CARÊME DES MINIMES.
même que ma vie. Tous ces beaux raisonnements, par les-
quels vous croyez pallier vos crimes, ne sont que de vaines
subtilités, et rien ne nous est plus aisé que de les détruire ;
mais je ne daignerais {') seulement les écouter. Venez, venez
les dire au Fils de Dieu crucifié; venez vanter votre honneur
du monde à la face de ce Dieu rassasié, soûlé d'opprobres ;
osez lui soutenir qu'il a tort d'avoir pris si peu de soin de
plaire aux hommes, ou qu'il a été bien malheureux de n'avoir
pu mériter leur approbation ! C'est ce que nous avons à dire
aux idolâtres de l'honneur du monde : et si l'image de Jésus-
Christ attaché à un bois infâme ne persuade pas leur orgueil,
taisons-nous, taisons-nous, et n'espérons jamais de pouvoir
persuader par nos discours ceux qui auront méprisé un si
grand exemple. Que si nous croyons en Jésus-Christ,
« sortons, sortons avec lui, portant sur nous-mêmes son
opprobre : » Exeamîis igitur ad eum extra castra, impro-
periwn \ejus portantes {f)\ » Si le monde nous le (^) refuse,
donnons-nous-le à nous-mêmes ; reprochons-nous à nous-
mêmes nos dérèglements et la honte de notre vie, et parti-
cipons comme nous pouvons à la honte de Jésus-Christ,
pour participer à sa gloire. Amen.
a. Hebr., xni, 13. — Ms. cum illo extra...
1. Voy. Introduction du t. P"" {Négatives, 1°, p. xi,v).
2. Ms. nous les refuse, donnons-nous-les... — Bossuet oublie qu'il vient d'écrire
son opprûbre.1 au singulier, pour traduire, selon son habitude, le plus littéralement,
c'est-à-dire le plus respectueusement possible.
VIII. Honneur, 1660-1661 (après avoir dit). (Voy. p. 35\
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SUR L HONNEUR DU MONDE. 359
COMPLIMENT ADRKSSi': AU l'RINCE DE CONDÉ ('),
Le jour que Monsieur le Prince me vint entendre, je parlais
du mépris de l'honneur du monde ; et sur cela, après avoir
fait ma division, je lui dis qu'à la vérité je ne serais pas sans
appréhension de condamner devant lui la gloire du monde
dont je le voyais si environné, n'était que je savais qu'autant
qu'il avait de grandes qualités pour la mériter, autant avait-
il de lumières pour en connaître le faible : qu'il fût grand
prince, grand génie, grand capitaine, digne de tous ces titres
et grand par-dessus tous ces titres, je le reconnaissais avec
les autres ; mais que toutes ces grandeurs, qui avaient tant
d'éclat devant les hommes, devaient être anéanties devant
Dieu ; que je ne pouvais cependant m'empêcher de lui dire
que je voyais toute la France réjouie de recevoir tout en-
semble la paix et Son Altesse Sérénissime, parce qu'elle avait
dans l'une une tranquillité assurée, et dans l'autre un rempart
invincible ; et que nonobstant la surprise de sa présence im-
prévue, les paroles ne me manqueraient pas sur un sujet si
auguste, n'était que, me souvenant au nom de qui je parlais,
j'aimais mieux abattre aux pieds de Jésus-Christ les gran-
deurs du monde, que de les admirer plus longtemps en sa
personne.
En finissant mon discours, le sujet m'ayant conduit à faire
une forte réflexion sur les changements précipités de l'hon-
neur et de la gloire du monde, je lui dis qu'encore que ces
grandes révolutions menaçassent les fortunes les plus émi-
nentes, j'osais espérer néanmoins qu'elles ne regardaient ni
la personne ni la maison de Son Altesse : que Dieu regardait
d'un œil trop propice le sang de nos rois et la postérité de saint
Louis; que nous verrions ce jeune prince son fils croître avec
la bénédiction de Dieu et des hommes ; qu'il serait l'amour
de son roi et les délices du peuple, pourvu que la piété crût
avec lui et qu'il se souvînt qu'il était sorti de saint Louis, non
pour se glorifier de sa naissance, mais pour imiter l'exemple
1. Note autographe (f. 187-188) jointe par Fauteur à son discours, mais un peu
plus tard. Voy. le fac-similé.
;6o
CAREME DES MINIMES.
de sa sainte vie. — Votre Altesse, dis-je alors à Monsieur le
Prince, ne manquera pas de l'y exciter et par ses paroles et
par ses exemples ; et il faut qu'il apprenne d'elle que les deux
appuis des grands princes sont la piété et la justice. — Je
conclus enfin que, se tenant fortement lui-même à ces deux
appuis, je prévoyais qu'il serait désormais le bras droit de
notre monarque, et que toute l'Europe le regarderait comme
l'ornement de son siècle: mais néanmoins que méditant en
moi-même la fragilité des choses humaines, qu'il était si digne
de sa grande âme d'avoir toujours présente à l'esprit, je sou-
haitais à Son Altesse une gloire plus solide que celle que les
hommes admirent, une grandeur plus assurée que celle qui
dépend de la fortune ('), une immortalité mieux établie que
celle que nous promet (^) l'histoire, et enfin une espérance
mieux appuyée que celle dont le monde nous flatte, qui est
celle de la félicité éternelle.
1. Première rédaction (en partie effacée) : que la fortune donne. — Les mots
qiii dépend de sont une correction plus récente. L'auteur s'est relu, et, ce
semble, après 1665. Serait-ce avant d'écrire l'Oraison funèbre de Condé (1687) ?
Il n'avait pas à rougir de cette page : n'y déclarait-il pas déjà que « les deux
appuis des grands princes sont la piété et la justice, » comme il prononcera
alors que « la piété est le tout de l'homme ? »
2. Var. que promet l'histoire. — Nons^ ajouté plus tard.
^,ii^ ,^, ::^ ,^ .^ .^, ^ ^ «^ .^ .^ .ôt :^ ,!A ^ ^ ,
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i
CAREME DES MINIMES.
Pour le VENDREDI-SAINT (■).
26 mars 1660.
Voici une œuvre puissante et pathétique. Les délicats la trouvent,
il est vrai, entachée de rudesse et de trivialité. M. Gandar, pour ex-
pliquer ce caractère « suranné et juvénile, » qu'il relève dans le Ca-
rême des Minimes, suppose que l'auteur aurait sous les yeux un
autre Carême autrefois composé par lui en province. Il n'est pas
besoin de se reporter à cette station imaginaire. Bossuet lui-même
ne la connaissait pas, puisqu'à ses yeux les expressions Carcuie des
Minimes ^X. premier carême étaient synonymes (^). Remarquons plu-
tôt, pour réduire à sa juste valeur une imperfection dont les lecteurs
chrétiens ne seront guère offusqués, que dans une église qui n'était
pas exclusivement le rendez-vous des courtisans, notre orateur aime
à conserver à sa prédication une forme à la fois savante et popu-
laire ; on l'a vue telle dans les discours précédents, et peut être
convenait-elle plus encore à ce sujet qu'à tous les autres.
Il est vrai, du reste, et nous ne faisons aucune difficulté de l'ad-
mettre, que les exigences des auditoires d'élite amèneront bientôt
notre orateur à éliminer des expressions familières jusqu'à l'excès,
sinon en elles-mêmes, du moins par rapport aux beaux esprits et
au beau monde, dont il ne faut pas irriter inutilement la nerveuse
susceptibilité.
Le sommaire du discours ne nous est pas parvenu.
Posuit (3) Domîntis in eo itii-
qîiitatevt omnium nostmin.
Dieu a mis en lui seul l'iniquité
de nous tous, (/t., lui, 6.)
IL n'appartient (^) qu'à Dieu de nous parler de ses gran-
deurs ; il n'appartient qu'à Dieu de nous parler aussi de
ses bassesses. Pour parler des grandeurs de Dieu, nous ne
1. Mss., 12823, f- 268-279.
2. Le premier dimanche, et le jour de Pâques nous présentent bien un ancien
sermon, dont Bossuet s'inspire pour sa rédaction nouvelle ; mais ils ne sont pas
de même date. Il est probable, néanmoins, que Bossuet ne prêchait pas la
Passion pour la première fois en 1660 ; mais la composition primitive, s'il en
avait une sur ce sujet, ne faisait point partie d'une station.
3. Ce texte est écrit, f. 270, en tête du second e.xorde : on sait que c'était par là
que Bossuet commençait sa composition.
4. F. 269.
362 CARÊME DES MINIMES.
pouvons jamais avoir des conceptions assez hautes; pour par-
ler de ses humiliations, nous n'oserions (') jamais en avoir
des pensées assez basses ; et dans l'une et l'autre de ces
deux choses, il faut que Dieu nous prescrive jusqu'où nous
devons porter la hardiesse de nos expressions. C'est en sui-
vant cette règle, que je considère aujourd'hui le divin Jésus
comme chargé et convaincu de plus de péchés (^) que les
plus grands criminels du monde. Le prophète Isaïe l'a dit
dans mon texte ; et c'est pourquoi, parlant du Sauveur :
« Nous l'avons vu, dit-il, comme un lépreux: » Et nos put a-
vinms eiim quasi leprosum (") ; c'est-à-dire, non seulement
comme un homme tout couvert de plaies, mais encore
comme un homme tout couvert de crimes, dont la lèpre était
la figure. O saint et divin lépreux ! ô juste et innocent acca-
blé de crimes! je vous regarderai dans tout ce discours courbé
et humilié sous ce poids honteux, dont vous n''avez été dé-
chargé, qu'en payant (^) la peine qui leur était due.
C'est sur vous, ô croix salutaire, ô arbre (•♦) autrefois infâme
et maintenant adorable, c'est sur vous qu'il a payé toute cette
dette ; c'est vous qui portez le prix de notre salut ; c'est vous
qui nous donnez le vrai fruit de la vie. O croix ! aujourd'hui
l'objet de toute l'Eglise, que ne puis-je vous imprimer dans
tous les cœurs ! remplissez-moi de grandes idées des humi-
liations de Jésus ; et afin que je puisse mieux prêcher ses
ignominies, souffrez auparavant que je les adore, en me pros-
ternant devant vous et disant : O crux... !
La plus douce consolation d'un homme de bien affligé,
c'est la pensée de son innocence ; et parmi les maux qui
l'accablent, au milieu des méchants qui le persécutent, sa
conscience lui est un asile. C'est, mes frères, ce sentiment qui
soutenait la constance des saints martyrs ; et dans ces tour-
ments inouïs qu'une fureur ingénieuse inventait contre eux,
quand ils méditaient en eux-mêmes qu'ils souffraient comme
a. Is., LOI, 4.
1. Var. nous n'en oserions avoir d'assez basses.
2. Var. de plus de crimes que les plus grands malfaiteurs.
3. Var. portant.
4. Var. ô croix, autrefois infâme.
POUR LK VKNDKEDI-SAINT. 363
chrétiens, c'est-à-dire, comme saints et comme innocents, ce
souvenir (') charmait leurs douleurs, et répandait dans leurs
cœurs et sur leurs visages une sainte et divine joie.
Jésus, l'innocent Jésus, n'a pas joui de cette douceur dans
sa Passion ; et ce qui a été donné à tant de (^) martyrs, a
manqué au Roi des martyrs. Il est mort, il est mort, et on
lui a, pour ainsi dire, peu à peu arraché la vie {') avec des
violences incroyables; et parmi tant de honte et tant de tour-
ments il ne lui est pas permis de se plaindre ni même de
penser en sa conscience qu'on le traite avec injustice. Il est
vrai qu'il est innocent à l'égard des hommes ; mais que lui
sert de le reconnaître, puisque son Père, d'où il espérait sa
consolation, le regarde lui-même comme un criminel ? C'est
Dieu même qui a mis sur Jésus-Christ seul les iniquités de
tous les hommes. Le voilà, cet innocent, cet Agneau sans
tache, devenu tout à coup ce bouc d'abomination, chargé des
crimes, des impiétés, des blasphèmes de tous les hommes.
Ce n'est plus ce Jésus qui disait autrefois si assurément :
« Oui de vous me reprendra de péché {") .'^ » Il n'ose plus
parler de son innocence: il est tout honteux devant son Père :
il se plaint d'être abandonné ; mais au milieu de ces plaintes,
il est contraint de confesser que cet abandonnement est très
équitable. Vous me délaissez, ô mon Dieu ! eh ! mes péchés
l'ont bien mérité : Longe a salute mea verba \_delictoriim 7neo-
rtuii?^ {^). C'est en vain que je vous prie de me regarder ; les
crimes dont je suis chargé ne permettent pas que vous
m'épargniez : Longe a sainte mea. Frappez, frappez sur ce
criminel ; punissez les péchés des hommes (''), qui sont
véritablement devenus les miens. Ne croyez pas, mes frères,
que ce soit ici une vaine idée : non, le mystère de notre salut
n'est pas une fiction ; le délaissement de Jésus-Christ n'est
pas une invention agréable : cet abandonnement est effectif ;
et si vous voulez être convaincus qu'il est traité véri-
a.Joan., vin, 46. — b. Fs., xxi, i.
1. É(ïi/. ce (Uux- souvenir... — Souligné, c'est-à-dire ici effacé.
2. l^ar. à tous les martyrs.
3. Édi'f. sa vie. — C'est une correction, mais condamnée après coup.
4. Var. mes péchés, c'est-à-dire les péchés des...
364 CARÊME DES MINIMES.
tablement comme un criminel, prêtez seulement l'oreille
au récit de sa Passion douloureuse.
Le pécheur a mérité par son crime d'être livré aux mains
de trois sortes d'ennemis. Le premier ennemi, c'est lui-même,
son premier bourreau, c'est sa conscience. Torqueatur Jiecesse
est, sibi seipso tormento... ("). Ce n'est pas assez de lui-même :
il faut, en second lieu, chrétiens, que les autres créatures
soient employées pour venger l'injure de leur Créateur. Mais
le comble de sa misère, c'est que Dieu arme contre lui sa
main vengeresse, et brise une âme criminelle sous le poids
intolérable de sa vengeance. O Jésus ! ô Jésus .'Jésus que je
n'oserais plus nommer innocent, puisque je vous vois chargé
de plus de crimes que les plus grands malfaiteurs, on vous va
traiter selon vos mérites. Au jardin des Olives, votre Père
vous abandonne à vous-même : vous y êtes tout seul, mais
c'est assez pour votre supplice ; je vous y vois suer sang et eau.
De ce triste jardin, où vous vous êtes si bien tourmenté vous-
même, vous tomberez dans les mains des Juifs, qui soulève-
ront contre vous toute la nature. Enfin vous serez attaché en
croix, où Dieu, vous montrant sa face irritée, viendra lui-
même contre vous avec toutes les terreurs de sa justice, et
fera passer sur vous tous ses flots. Baissez, baissez la tête :
vous avez voulu être caution, vous avez pris sur vous nos
iniquités ; vous en porterez tout le poids ; vous payerez tout
du long la dette, sans remise, sans miséricorde.
Il le veut bien, il (') n'est que trop juste ; mais, hélas ! de
son chef il ne devait rien ; mais, hélas ! c'est pour vous, c'est
pour moi qu'il paye. Joignons-nous ensemble, mes frères, et
faisons quelque chose à la décharge de cepleige (^) innocent
et charitable. Eh ! nous n'avons rien à donner, nous sommes
entièrement insolvables ; c'est lui seul qui doit tout porter
sur ses épaules. Eh {f) ! du moins donnons-lui des larmes,
donnons-lui du moins des soupirs ! eh ! laissons-nous du moins
a. S. Aug., iiiPsal. xxxvi, Serm. il, n. 10.
1. //au neutre : cela n'est que trop juste.
2. Terme de la langue juridique, qui signifiait caution, et qui est employé
ici pour éviter la re'pétition de ce mot. Il vieillit, disait déjà Deforis.
3. Edit. Et. — Bossuet écrit ainsi l'interjection ch ! Dans la phrase précé-
dente il remplace he ! par et(eh! ) (Cf. Et bien, pour eh bien ! ci-dessus, p. 355.)
rOUR LE VENDRKDI-SAINT. 365
attendrir par une charité si bienfaisante ! Vous en allez
entendre l'histoire ; et plût à Dieu, mes frères, qu'elle soit
interrompue par nos larmes, qu'elle soit entrecoupée par nos
sanglots I
PREMIER POINT.
Mes frères, la première peine d'un homme pécheur, c'est
d'être livré à lui-même ; et certainement il est bien juste. Le
péché, dit saint Augustin {"), traîne son supplice avec lui ;
quiconque le commet, s'en punit le premier lui-même: témoin
ce ver qui ne meurt jamais, témoin ces troubles, ces inquié-
tudes d'une conscience agitée. Tout cela suffit pour nous faire
entendre que le pécheur est lui-même son supplice ; et si nous
ne sentons pas cette peine durant le cours de cette vie, Dieu
nous la fera sentir un jour dans toute son étendue. Mais ne
nous arrêtons pas aujourd'hui à toutes ces propositions géné-
rales ; et faisons-en l'application à l'état de Jésus souffrant.
Enfin le temps étant arrivé auquel il devait paraître comme
criminel. Dieu commence à lui faire sentir le poids des pé-
chés, par la peine qu'il se fait lui-même. Durant tout le cours
de sa vie, il parle de sa Passion avec joie, il désire continuel-
lement cette heure dernière ; c'est ce qu'il appelle son heure {^)
par excellence, comme celle qui est la fin de sa mission, et
qu'il attend par conséquent avec plus d'ardeur. Mais il ne
faut pas, chrétiens, que son esprit soit toujours tranquille :
c'est une secrète dispensation de la Providence divine qu'il
aille à la mort avec tremblement, parce qu'il doit aller comme
un criminel, parce qu'il doit s'affliger, se troubler lui-même.
C'est pourquoi, sentant approcher ce temps : « Maintenant,
dit-il, mon âme est troublée: '^Nunc anima inea turbata est {^)\
c'est-à-dire, jusqu'à cette heure elle n'avait encore senti
aucun trouble ; maintenant que je dois paraître (') comme
criminel, il est temps qu'elle soit troublée. Aussi est-il troublé
sans mesure par quatre passions différentes : par l'ennui, par
la crainte, par la tristesse, et par la langueur : Cœpit tœdere,
et paveve ("'), et coritvistari, et mœstus esse ('').
a. Enarr. in Ps. XLV, n. 3. — â./oan., xni, i. — c. lôi'd., XU, 27. — d. Marc,
XIV, 33 ; le texte sacré porte : pavere et tœdere. — e. Matth., xxvi, 37.
I. Var. il faut qu'elle soit troublée, parce que je dois paraître comme criminel.
366 CARÊME DES MINIMES.
L'ennui jette l'âme {') [dansj un certain chagrin qui fait que
la vie est insupportable, et que tous les moments en sont à
charge ; la crainte ébranle l'âme jusqu'aux fondements, par
l'image de mille tourments qui la menacent ; la tristesse la
couvre d'un nuage épais qui fait que tout lui semble une
mort ; et enfin cette langueur, cette défaillance, c'est une
espèce d'accablement, et comme un abattement de toutes les
forces. Voilà l'état du Sauveur des âmes allant au jardin des
Olives, tel qu'il est représenté dans son Evangile. Ah ! qu'il
commence bien à faire sa peine ! Mais en effet (^) ce n'est en-
core ici qu'un commencement : et avant de passer outre dans
le récit de son histoire, pour vous faire vivement comprendre
combien ce supplice est terrible, il nous faut répondre en un
mot à une fausse imagination de quelques-uns, qui se per-
suadent que la constance inébranlable du Fils de Dieu, sou-
tenue par cette force divine, a empêché que ses passions
n'aient violemment agité son âme.
Une comparaison de l'Ecriture éclaircira cette objection,
qui est presque dans l'esprit de tout le monde. Elle compare
souvent la douleur à une mer agitée : et en effet la douleur
a ses eaux amères, qu'elle fait entrer jusqu'au fond de l'âme;
elle a ses vagues impétueuses, qu'elle pousse avec violence;
elle s'élève par ondes, ainsi que la mer ; et lorsqu'on la croit
apaisée, elle s'irrite souvent avec une nouvelle furie. Ainsi
la douleur ressemble à la mer, et le prophète dit expressé-
ment de celle du Fils de Dieu dans sa Passion : Magna est...
velut mai'e contritio tua (") : « Ah! votre douleur est comme
une mer. » Comme donc sa douleur ressemble à la mer,
il est en son pouvoir, chrétiens, de réprimer la douleur en la
même sorte que je lis dans son Evangile qu'il a autrefois
dompté les eaux. Quelquefois la tempête s'étant élevée, il a
commandé aux eaux et aux vents, « et il se faisait, dit l'évan-
géliste, une grande tranquillité : » Fada est tranquillitas
inagîia ('''). Mais d'autres fois il en a usé d'une autre manière et
plus noble et plus glorieuse : il a lâché la bride aux tempêtes,
a. Thren., n, 13. — -5. Marc, iv, 39.
1. Var. apporte à l'âme...
2. Cest-à-dirc, en réalité. (Voy. Remarques..., I, xxxni.)
POUR LE VENDREDI-SAINT. 367
et il a permis aux vents d'agiter les ondes, et de pousser,
s'ils pouvaient, les flots jusqu'au ciel : cependant il marchait
dessus avec une merveilleuse assurance (''),et foulait aux pieds
les (lots irrités.
C'est en cette sorte, messieurs, que Jésus traite la douleur
dans sa Passion. Il pouvait commander aux flots, et ils se
seraient apaisés ; il pouvait d'un seul mot calmer la douleur,
et laisser son âme sans trouble ; mais il ne lui a pas plu de
le faire. Lui, qui est la sagesse éternelle, qui dispose et fait
toutes choses selon le temps ordonné, se voyant arrivé aux
temps (') des douleurs, a bien voulu leur lâcher la bride, et
les laisser aofir dans toute leur force. Il a marché dessus, il
est vrai, avec une contenance assurée ; mais cependant les
flots étaient soulevés ; toute son âme en était troublée, et elle
sentait jusqu'au vif, jusqu'à la dernière délicatesse, si je puis
parler de la sorte, tout le poids de l'ennui, toutes les secousses
de la crainte, tout l'accablement de la tristesse. Ne croyez donc
pas, chrétiens, que la constance que nous adorons dans le Fils
de Dieu ait rien diminué de ses douleurs : il lésa toutes sur-
montées, mais il les a toutes ressenties ; il a bu jusqu'à la lie
tout le calice de sa Passion, il n'en a pas laissé perdre une
seule goutte : non seulement il l'a bu, mais il en a senti, il en
a savouré goutte à goutte toute l'amertume. De là cette
crainte et cet ennui, de lacet abattement et cette langueur
qui le pressent si violemment, qu'il est contraint de dire à
ses apôtres : « Mon âme est triste jusqu'à la mort ; demeurez
ici,» ne me quittez pas: Sustinete hic, et vigilate mecimi (''').
Vous reconnaissez, chrétiens, que c'est le discours d'un homme
accablé d'ennui : et d'où lui vient cet accablement '^. C'est le
poids de nos péchés qui le presse, et qui à peine lui permet-
t-il (') de respirer.
Et en effet, chrétiens, laissons les raisonnements et les
paroles étudiées, et appliquons nos esprits sérieusement sur
cet étrange spectacle que le prophète nous représente. « Nous
a. Matth., XIV, 25. — b. Matth., xxvi, 38.
1. Edit. au temps.
2. Les éditeurs ont corrigé ce pléonasme assez bizarre. Une inadvertance de
l'auteur est possible, mais non évidente.
368 CARÊME DES MINIMES.
avons tous erré comme des brebis ; chacun s'est égaré en
sa voie, et le Seigneur a mis en lui seul l'iniquité de nous
tous ("). » Représentez-vous ce divin Sauveur sur lequel
tombent tout à coup les iniquités de toute la terre; d'un côté,
les trahisons et les perfidies ; de l'autre, les impuretés et les
adultères ; de l'autre, les impiétés et les sacrilèges, les im-
précations et les blasphèmes ; enfin, tout ce qu'il y a de cor-
ruption dans une nature aussi dépravée que la nôtre. Amas
épouvantable ! tout cela vient inonder sur Jésus-Christ. De
quelque côté qu'il tourne les yeux, il ne voit que des torrents
de péchés qui viennent fondre sur sa personne (') : Toi'ren-
tes iniqnitatis conturbaveruiit me (^'). Un homme à la chute
de plusieurs torrents (') : ils le poussent, ils le renversent, ils
l'accablent : Conticrbaverunt me. Le voilà prosterné et abattu,
gémissant sous ce poids honteux, n'osant seulement regarder
le ciel ; tant sa tête est chargée et appesantie par (^) la mul-
titude de ses crimes, c'est-à-dire, des nôtres, qui sont vérita-
blement devenus les siens. Pécheur superbe et rebelle ('*), re-
garde Jésus-Christ en cette posture : parce que tu marches
la tête levée, Jésus-Christ a la face contre terre ; parce que
tu secoues le joug de la discipline et que tu trouves la
charge du péché légère, voilà Jésus-Christ accablé sous sa
pesanteur ; parce que tu te réjouis en péchant, voilà Jésus-
Christ que le péché met dans l'agonie : Et factus m agoma
prolixius orabat ('").
Il faut considérer, chrétiens, ce que c'est que cette agonie;
et afin de le bien comprendre, en insistant toujours aux mê-
mes principes, disons que chaque péché attire deux choses,
la honte et la douleur, qui en sont comme les suites natu-
relles. La honte lui est due, parce qu'il s'est élevé déraison-
nablement ; la douleur lui est due, parce qu'il s'est plu où il
ne fallait pas. Et voici l'innocent Jésus, qui, transportant en
a. Is., LUI, 6. — b. Fs., xvn, 5. — c. Luc, xxii, 43.
1. Var. sur lui.
2. Lâchât fait de cette addition succincte et simplement indiquée une ;tûU
tnarginale. Les in-folio du Carême des Minimes n'ont de marge ni petite ni
grande.
3. Var. tant il est chargé et appesanti sous la multitude...
4. Var. opiniâtre.
POUR LE VENDREDI-SAINT. 369
lui nos péchés, a pris aussi ces deux sentiments dans toute leur
véhémence : et c'est la cause de son agonie.
La honte en premier lieu vient couvrir sa face, la honte
l'abat contre terre ; mais ce qui est le plus remarquable, la
honte le rend tremblant devant son Père. 11 ne lui parle plus
avec cette douce familiarité, avec cette confiance d'un F"ils
unique qui s'assure sur la bonté de son Père. « Père, Père,
s'il est possible : » et qu'y a-t-il d'impossible à Dieu } Si pos-
sibilc est if). Eh bien ! <<:Père, tout vous est possible (''') :si vous
voulez (')...» Si vous voulez ? Et peut-il ne pas vouloir ce que
lui demande un Fils si chéri .-^ Toutefois écoutez la suite: « Dé-
tournez de moi ce calice ; et toutefois faites, mon Père, non
ma volonté, mais la vôtre. » O Jésus ! ô Jésus ! est-ce là le
langage d'un Fils bien-aimé ? Eh ! (') vous disiez autrefois
si assurément : « Mon Père, tout ce qui est à vous est à moi,
tout ce qui est à moi est à vous ('^) : » et lorsque vous priiez
autrefois, vous commenciez par l'action de grâces : «O Père!
je vous remercie de ce que vous m'avez écouté : et e le
savais bien que votre bonté paternelle m'écoute toujours ('').»
Pourquoi parlez-vous d'une autre manière } Pourquoi en-
tends-je ces tristes paroles : « Non ma volonté, mais la
vôtre } » Depuis quand cette opposition entre la volonté du
Père et du Fils ?
Ne voyez-vous pas qu'il parle en tremblant, comme chargé
des péchés des hommes.^ La honte des crimes dont il est
couvert combat (^) cette liberté filiale. Quelle gêne! quelle
contrainte à ce Fils unique ! Factiis in agoniaprolixiiis orabat:
« Étant en agonie, il priait longtemps. » Autrefois un mot
suffisait pour être assuré de tout emporter ; il disait en un
mot : « Père, je le veux : » Pater,... volo i(). Il a été un temps
qu'il pouvait hardiment parler delà sorte; maintenant que le
Fils unique est couvert et enveloppé sous le pécheur, il n'ose
plus en user si librement : il prie, et il prie avec tremblement ;
a. Matth., xxvi, 39. — b. Marc, xiv, 36. — c. Luc, xxii, 42. — d. Joan.,
XVII, 10. — e. Ibid., XI, 41, 42. — /. Ibid., xvii, 24. — Ms. Volo, Pater, (comme
au Bréviaire).
1. Edit. Et. — Uya.et au manuscrit ; mais c'est affaire d'orthographe. De
même, plus haut : fet (e/t) bien ! Dans le doute, nous suivons le manuscrit.
2. Var. contraint... quelle gêne! quel combat...
Sermons de Bossuet. — III. 24
370 CAREME DES MINIMES.
il prie, et, priant longtemps, il boit tout seul a longs traits
toute la honte d'un long refus. Taisez-vous, taisez-vous,
caution des pécheurs ; il n'y a plus que la mort pour vous !
La seconde cause de son agonie, c'est la douleur qu'il
ressent des péchés qu'il porte ; douleur si tuante et si acca-
blante, qu'elle passe infiniment l'imagination. Nous ne sen-
tons pas, pécheurs misérables et endormis dans nos crimes,
hélas ! nous ne sentons pas combien le péché est amer. Pour
vous en former quelque idée, sans sortir de l'histoire de la
Passion, regardez le torrent de larmes amères qui se débor-
dent impétueusement par (') les yeux de Pierre ("), pour un
seul crime d'infidélité. Et Jésus est couvert de tous les cri-
mes, et du crime même de Pierre, et du crime même du traître
Judas,et du crime même du lâche Pilate,et du crime même de
tout ce peuple qui se rend coupable du déicide, en criant
furieusement : « Qu'on le crucifie ['') ! » O Jésus ! chargé (^)
de tous les péchés, dussiez-vous vous fondre en eau tout
entier, vous n'avez pas assez de larmes pour fournir ce qu'il
en faut à tant de crimes {^).
La douleur du cœur y supplée, et c'est pourquoi elle
s'augmente jusqu'à l'infini. Il regrette tous nos péchés,
comme s'il les avait commis lui-même, parce qu'il en est
chargé devant son Père ; il les compte et les regrette tous
en particulier, parce qu'il n'y en a aucun qui n'ait sa malice
particulière ; il les regrette autant qu'ils le méritent, parce
qu'il en doit faire le paiement, et un paiement rigoureux ;
or, la douleur fait partie de ce paiement. Nulle consolation
dans cette douleur, parce que la consolation l'eût diminuée,
et elle était due tout entière. Jugez, jugez de l'accablement.
Ah ! disait autrefois David, « mes péchés m'ont saisi de
toutes parts ; le nombre s'en est accru ('') par-dessus les
cheveux de ma tête, et mon cœur m'a abandonné : » Com-
prehenderunt me iniqiàtates meœ ;... multiplicatœ sunt stipcr
a. Matth.^ xxvi, 75. — b. Ibid., xxvn, 23.
1. Var. sur.
2. Var. parmi tant de crimes.
3. Bossuet sait bien la valeur absolue d'une seule des larmes de JÉSUS.
L'hyperbole est amenée par l'émotion.
4. Var. le nombre de mes péchés s'est multiplié par dessus...
rOUR LE VENDREDI-SAINÏ. 371
capillos capitis ?/iei, et cor 7Jieum dereliquit me ("). Que dirai- je
donc maintenant de vous, ô cœur du divin Jésus, accablé
par l'infinité de nos péchés ? Pauvre cœur, où avez-vous pu
trouver place à tant de douleurs qui vous percent, à tant de
regrets qui vous déchirent ?
Je ne crains point de vous assurer qu'il y avait assez de
douleur pour lui donner le coup de la mort. <î Mon âme est
triste jusqu'à en mourir {^) : » et il a voulu nous le faire
entendre par une marque bien évidente. Cette sueur étrange
et inouïe, qui depuis la tête jusqu'aux pieds a fait ruisseler
par tout son corps des torrents de sang, n'est-ce pas pour
nous en convaincre? Je ne recherche point de cause naturelle
de cette sueur ; elle est divine et miraculeuse, et la nature ne
peut pas faire un effet semblable (') : mais le Fils de Dieu l'a
permise, afin que nous fussions convaincus que, sans le
secours d'aucun autre instrument (^), la seule douleur de nos
crimes suffisait pour verser son sang, pour épuiser sans res-
source les forces du corps, en renverser l'économie, et rompre
enfin tous les liens qui retiennent l'âme. Il serait donc mort,
chrétiens, il serait mort très certainement par le seul effort
de cette douleur, si une puissance divine ne l'eût soutenu,
pour le réserver à d'autres supplices : mais, ne devant point
aller jusques à la mort, il est allé du moins jusqu'à l'agonie :
Factus in agonia.
Et quelle a été cette agonie ? Différente infiniment de
celle que nous voyons dans les autres hommes ? Là une âme,
qui fait effort pour n'être point séparée du corps, en est
arrachée par violence; et ici l'âme, prête à en sortir, y est
retenue par autorité. L'âme combat dans les moribonds, pour
ne point quitter cette chair qu'elle aime : la mort ayant déjà
gagné les extrémités, l'âme {f) se retire au dedans ; poussée
de toutes parts, elle se retranche enfin dans le cœur ; et là
elle se soutient, elle se défend, elle lutte contre la mort, qui
a. Ps., XXXIX, 13. — b. Matih., xxvi, 38.
1. Les commentateurs de saint Luc prétendent le contraire. Quoi qu'il en
soit, il est bien permis de regarder avec Bossuet la sueur de sang comme
« divine et miraculeuse, » en cette circonstance.
2. Var. d'aucun supplice.
3. Var. elle se retire... — (Formait amphibologie.)
372 CAREME DES MINIMES.
la chasse enfin par un dernier coup. Et voici qu'au contraire
dans notre Sauveur, l'harmonie du corps étant troublée, tout
l'ordre déconcerté, toute la vigueur relâchée jusques à per-
dre (') des fleuves de sang, l'âme est arrêtée par un ordre
exprès et par une force supérieure. Vivez donc, ô pauvre
Jésus ! vivez pour d'autres tourments qui vous attendent;
réservez quelque chose aux Juifs qui s'avancent, et au traître
Judas qui est à leur tête. C'est assez d'avoir montré aux
pécheurs, que le péché suffisait tout seul pour vous donner
le coup de la mort.
L'eussiez-vous cru, pécheur, eussiez-vous cru que votre
péché eût une si grande et si malheureuse puissance ? Si
nous ne voyions (^) défaillir le divin Jésus qu'entre les mains
de ses bourreaux, nous n'accuserions de sa mort que ses
supplices : maintenant que nous le voyons succomber dans
le jardin des Olives, où il n'a que nos péchés pour persé-
cuteurs, accusons-nous nous-mêmes de ce déicide; pleurons,
gémissons, battons nos poitrines, tremblons jusqu'au fond de
nos consciences. Et comment pouvons-nous n'être pas saisis,
ayant en nous-mêmes au dedans de nos cœurs une cause de
mort si certaine ? Le péché suffisait pour la mort d'un Dieu;
et comment pourraient subsister des hommes mortels, ayant
ce poison dans les entrailles ? Non, non, nous ne vivons
plus que par miracle : cette même puissance divine qui a
retenu miraculeusement l'âme du Sauveur, c'est la même
qui retient la nôtre par une semblable merveille {^) ; mais
avec cette différence qu'elle nous conserve la vie pour nous
épargner des tourments, et qu'elle ne la soutient en notre
Sauveur que pour lui faire éprouver de nouveaux supplices,
que je vais vous représenter dans ma seconde partie.
SECOND POINT.
Il est écrit, dans le livre de la Sagesse ("), que toutes les
créatures s'élèveront avec Dieu contre les pécheurs ; et c'est
le second fléau dont il menace ses ennemis. Notre saint,
a. Sap., V, 21.
1. Var. laisser couler.
2. Var. si vous ne voyiez... vous n'accuseriez..,; maintenant que vous...
3. Var. par un semblable miracle.
POUR LE VENDREDI-SAINT. 373
notre charitable, notre miséricordieux criminel a déjà essuyé
la première peine : il s'est déjà tourmenté lui-même ; le voici
au second degré de la vengeance divine et il va être persé-
cuté par un concours presque universel de toutes les créa-
tures. Où vous remarquerez, s'il vous plaît, messieurs, que
mon intention n'est pas de vous dire que toutes les créatures
en particulier aient été employées contre Jésus-Christ: ce
n'est pas ainsi qu'il le faut entendre ; mais voici quelle est
ma pensée : je prétends considérer en Jésus-Christ un aban-
donnement général à toute sorte d'insultes, si cruels (') et si
outrageux qu'ils puissent être, de quelque côté qu'ils puis-
sent venir, fût-ce des mains les plus méprisables.
Pour concevoir une forte idée de ce second genre de sup-
plice, qui a été une source de maux infinis, il faut poser, avant
toutes choses, que Jésus, considérant en lui-même qu'il est
juste que le pécheur, s'étant (^) séparé de Dieu, qui est son
appui, tombe dans la dernière faiblesse, au moment même
qu'il a été résolu qu'il se mettrait en la place (^) de tous les
pécheurs, a suspendu volontairement et a retiré en lui-même
tout l'usage de sa puissance. C'est pourquoi, les Juifs s'appro-
chant pour se saisir de sa personne, il leur dit cette mémo-
rable parole : « Vous venez à moi comme à un voleur : j'étais
tous les jours dans le temple, et vous ne m'avez pas arrêté ;
mais c'est que voici votre heure et la puissance des té-
nèbres. » Il veut dire, ô Juifs, si vous l'entendez, que vous
ne pouviez pas l'arrêter alors, parce qu'il se servait de sa
puissance : maintenant qu'elle n'agit plus, la puissance op-
posée n'a plus rien qui la borne (^) : voici Jésus livré
et abandonné à quiconque voudra l'outrager : Hœc est
hora vestra, et potestas tenebrai^uni ("). Cette suspension
étonnante de la puissance du Fils de Dieu ne resserre pas
seulement sa puissance extraordinaire et divine, elle enchaîne
a. Luc, XXII, 52, 53. — Ms. Nunc est...
1. BossLiet, en 1660, faisait encore insulte masculin, et l'écrivait ordinairement:
insull. Voy. Remarqties..., dans V Introduction du I"'' volume. — Plus loin, un
lapsus : i. fussent (fût-ce) des mains les plus méprisables. » {Edit. misérables.)
2. Var. qui se sépare de Dieu, tombe...
3. Var. qu'il prendrait la place...
4. Var. rien qui l'arrête, — rien désormais qui la contraigne.
I
374 CAREME DES MlNlxMES.
la puissance même naturelle, et elle en suspend tout l'usage
jusqu'au point que vous allez voir.
Oui ne peut pas résister à la force, quelquefois se peut
sauver par la fuite ; qui ne peut pas éviter d'être pris, peut
du moins se défendre quand on l'accuse ; celui à qui on ôte
cette liberté, a du moins la voix pour gémir et se plaindre de
l'injustice. Jésus s'est ôté toutes ces puissances, tout cela est
ôté au Fils de Dieu ; tout est lié, jusqu'à sa langue : il ne
répond pas quand on l'accuse ; il ne murmure pas quand on
le frappe ; et jusqu'à ce cri confus que forme le gémissement
et la plainte, triste et unique ressource de la faiblesse op-
primée, par où elle tâche d'attendrir les cœurs et d'arrêter
par la pitié ce qu'elle n'a pu empêcher par la force, Jésus ne
veut pas se le permettre. Parmi toutes ces violences on n'en-
tend point de murmures ; mais « on n'entend pas seulement
sa voix : » Nori aperidt os suimt if) : bien plus, il ne se
permet pas seulement de détourner la tête des coups. Eh !
un ver de terre, que l'on foule aux pieds, fait encore quelque
effort pour se retirer : et Jésus se tient immobile, il ne tâche
pas d'éluder le coup par le moindre mouvement : Faciem
meam non averti {^).
Que fait-il donc dans sa Passion ? Le voici en un mot dans
l'Écriture : Tradebat autcin jtLdicanti se injttsie {^) : « Il se
livrait, il s'abandonnait à celui qui le jugeait injustement : »
et ce qui se dit de son juge se doit entendre conséquemment
de tous ceux qui entreprennent de l'insulter (') : Tradebat
aittem; il se donne à eux, pour en faire tout ce qu'ils veulent.
On le veut baiser, il donne les lèvres ; on le veut lier, il pré-
sente les mains ; on le veut souffleter, il tend les joues; frap-
per à coups de bâton, il tend le dos; flageller inhumainement,
il tend les épaules : on l'accuse devant Caiphe et devant
Pilate, il se tient pour tout convaincu : Hérode et toute sa
cour se moque de lui, et on le renvoie comme un fou ; il
avoue tout par son silence : on l'abandonne aux valets et
aux soldats, et il s'abandonne encore plus lui-même : cette
face autrefois si majestueuse, qui ravissait en admiration le
a. /s., LUI, 7. — ô. Ibid.^ L, 6. — c.\ Petr., 11, 23.
I. Var. de lui faire insulte {sic, cette fois) ; — de lui faire outrage.
POUR LE VENDREDI-SAINT. 375
ciel et la terre, il la présente droite et immobile aux crachats
de cette canaille : on lui arrache les cheveux et la barbe ; il
ne dit mot, il ne souffle pas (') ; c'est une pauvre brebis qui
se laisse tondre. Venez, venez, camarades, dit cette solda-
tesque insolente ; voilà ce fou dans le corps de garde, qui
s'imagine être roi des Juifs ; il faut lui mettre une couronne
d'épines : Tradebat atUein judicanti se injuste, il la reçoit : eh !
elle ne tient pas assez, il faut l'enfoncer à coups de bâton ;
frappez, voilà la tête ! Hérode l'a habillé de blanc comme
un fou : apporte (^) cette vieille casaque d'écarlate pour le
changer de couleurs. Mettez, voilà les épaules ! — Donne,
donne ta main, roi des Juifs, tiens ce roseau en forme de
sceptre. — La voilà, faites-en ce que vous voudrez ! — Ah !
maintenant ce n'est plus un jeu, ton arrêt de mort est don-
né ; donne encore ta main, qu'on la cloue. — Tenez, la voilà
encore ! Enfin assemblez-vous, ô Juifs et Romains, grands et
petits, bourgeois et soldats; revenez cent fois à la charge;
multipliez sans fin les coups, les injures ; plaies sur plaies,
douleurs sur douleurs, indignités sur indignités ; insultez à sa
misère jusques sur la croix ; qu'il devienne l'unique objet
de votre risée, comme un insensé ; de votre fureur, comme
un scélérat : Tradebat autem, il s'abandonne à vous sans
réserve ; il est prêt à soutenir tout ensemble tout ce qu'il y a
de dur et d'insupportable dans une raillerie inhumaine et dans
une cruauté malicieuse.
Eh bien ! chrétiens, avez-vous bien considéré {f) cette
peinture épouvantable ? Cet amas terrible de maux inouïs,
que je vous ai mis tout ensemble devant les yeux, suffit-il
pas pour vous émouvoir ? Quoi ! je vois encore vos yeux secs }
Quoi ! je n'entends point encore de sanglots ! Attendez-vous
que je représente en particulier toutes les diverses circons-
tances de cette sanglante tragédie ? Faut-il que j'en fasse
paraître successivement tous les différents personnages ; un
Judas qui le baise, un Pierre qui le renie, un Malchus qui le
frappe, de faux témoins qui le calomnient, des prêtres qui
1. Var. et il demeure muet, comme...
2. Var. il le faut (lui faut) maintenant changer de couleur : donne...
3. Var. médité.
2,"/^ CARÊME DES MINIMES.
blasphèment son nom, un juge qui reconnaît et qui condamne
néanmoins son innocence? Faut-il que je vous dépeigne notre
criminel gémissant à deux ou trois reprises sous la grêle
des coups de fouet, suant sous la pesanteur de sa croix, usant
toutes les verges sur ses épaules, émoussant en sa tête toute
la pointe des épines, lassant tous les bourreaux sur son
corps (') ? Mais le jour nous aurait quittés avant que j'eusse
seulement touché la moitié de ce détail épouvantable : abré-
gez ce discours infini par une méditation sérieuse.
Contemplez cette face, autrefois les délices, maintenant
l'horreur des yeux; regardez cet homme que Pilate vous pré-
sente. Le voilà, le voilà, cet homme ; le voilà cet homme de
douleurs ('') : Ecce ho7no, ecce homo (") : « Voilà, l'homme ! » Eh !
qui est-ce ? un homme ou un ver de terre ? est-ce un homme
vivant, ou bien une victime écorchée ? On vous le dit ; c'est
un homme : Ecce homo : « Voilà l'homme ! » Le voilà, l'hom-
me de douleurs, le voilà dans le triste état où l'a mis la
Synagogue sa mère ; ou plutôt le voilà dans le triste état où
l'ont mis nos péchés, nos propres péchés, qui ont fait fondre
sur cet innocent tout ce déluge de maux. O Jésus ! qui vous
pourrait reconnaître ? « Nous l'avons vu, dit le prophète, et
il n'était plus reconnaissable : » bien loin de paraître Dieu, il
avait même perdu l'apparence d'homme, et « nous l'avons
cherché même en sa présence : » Et desideraviums eum (''').
Est-ce lui, est-ce lui ? est-ce là cet homme qui nous est pro-
'mis, «cet homme de la droite de Dieu, et ce Fils de l'homme
sur lequel Dieu s'est arrêté : » Super virum dexterœ ttiœ, et
sttpej'- Eilium honiinis quem confirtnasti tibi ("") } C'est lui,
n'en doutez pas : voilà l'homme ! voilà l'homme qu'il nous
fallait pour expier nos iniquités : il nous fallait un homme
défiguré, pour réformer en nous l'image de Dieu que nos
crimes avaient effacée : il nous fallait cet homme tout cou-
vert de plaies, afin de guérir les nôtres : Ipse autein vulnera-
tus est proptei' iniquitates iiostras, attritus est propter scelera
nostra : « Il a été blessé pour nos péchés, il a été froissé pour
a. Joan.^ Xix, 5. — b. Is., LHI, 2. — c. Ps., LXXIX, 18.
I. Var. épuisant sur son corps....
2. Édil. au haut du prétoire. — Souligné au manuscrit,c'est-à-dire ici condamné.
POUR LE VENDREDI-SAINT. ^'J'J
nos crimes ; et nous sommes guéris par la lividité de ses
plaies : » et livore cjus sayiati swnns ("),
O plaies, que je vous adore ! flétrissures sacrées, que je
vous baise ! ô sang qui découlez soit de la tête percée, soit
des yeux meurtris, soit de tout le corps déchiré, ô sang- pré-
cieux, que je vous recueille ! Terre, terre, ne bois pas ce
sang. Tei'va, ne operias sangjiiiiem mctim {^\ : « Terre, ne cou-
vre pas mon sang, » disait Job : mais qu'importe du sang de
Job ? Mais, ô terre, ne bois pas le sang de Ji'sus : ce sang
nous appartient, et c'est sur nos âmes qu'il doit tomber. J'en-
tends les Juifs qui crient : « Son sang soit sur nous et sur
nos enfants ('') ! » Il y sera, race maudite, tu ne seras que
trop exaucée : ce sang te poursuivra jusqu'à tes derniers re-
jetons ; jusqu'à ce que le Seigneur, se lassant enfin de ses
vengeances, se souviendra à la fin des siècles de tes misé-
rables restes. Oh ! que le sang de Jésus ne soit point sur nous
de cette sorte, qu'il ne crie point vengeance contre notre long
endurcissement ; qu'il soit sur nous pour notre salut ; que je
me lave de ce sang ; que je sois tout couvert {') de ce sang ;
que le vermeil de ce beau sang empêche mes crimes de pa-
raître devant la justice divine!
Il n'est pas temps encore de se plonger dans ce bain sa-
lutaire ; et (") il faut que le sang du divin Jésus coule pour
cela à plus gros bouillons. Allons à la croix, chrétiens, c'est
là où nous pourrons nous plonger dans un déluge du sang
de Jésus ; c'est là que tous les ruisseaux (^) sont lâchés, et
se débordent si violemment qu'ils laissent enfin la source
tarie. Allons donc à la croix, mes frères : on y va bientôt at-
tacher le divin Jésus, et on l'a déjà chargée sur ses épaules.
C'est en ce lieu, chrétiens, que je ne puis vous dissimuler
que je sens mon âme attendrie, quand je vois mon divin Sau-
veur porter lui-même sur ses épaules l'infâme instrument de
son supplice. Ce qui me touche le plus vivement, c'est que
de toutes les circonstances que nous avons vues, il n'y en a,
a. Is., LUI, 5. — b.Joà, xvi, 19. — c. Matth.^ xxvii, 25.
1. Var. que je me couvre tout.
2. Omis par les éditeurs.
3. Var. où tous les ruisseaux en doivent couler, et à force de se déborder,
en laisser enfin...
378 CARÊME DES MINIMES.
ce me semble, aucune où il paraisse plus en pécheur. Etre at-
taché à la croix, c'est souffrir le supplice des malfaiteurs ; mais
porter soi-même sa croix, c'est confesser publiquement que
l'on en est digne : il faut avoir bien mérité la mort, pour être
contraint d'en porter soi-même au gibet le malheureux in-
strument, tellement que cette infamie, que l'on ajoutait au
supplice des criminels, c'était une espèce d'amende honorable,
et comme un aveu public de leur crime.
O Jésus, innocent Jésus, faut-il que vous confessiez que
vous avez mérité ce dernier supplice .Ml le faut, il le faut,
mes frères. Les hommes lui imposent des crimes qu'il n'a
pas commis ; mais Dieu a mis sur lui nos iniquités, et voilà
qu'il en va faire amende honorable à la face du ciel et de
la terre. Aussitôt qu'il voit cette croix, où il devait bientôt
être attaché : O mon Père, dit-il, elle m'est bien due, non à
cause des crimes que les Juifs m'impose[nt], mais à cause de
ceux dont vous me chargez. Viens, ô croix, viens que je
t'embrasse: il est juste que je te porte, puisque je t'ai si
bien méritée. Il la charge sur ses épaules dans ce sentiment;
il ramasse toutes ses forces pour la traîner jusqu'au Calvaire :
en la chargeant sur ses épaules, il se charge et se revêt de
nouveau de tous les crimes du monde, pour les aller expier
sur ce bois infâme.
Çà ! y a-t-il encore quelque crime dont Jésus ne soit point
chargéPQu'on l'apporte et qu'on le jette (') sur Jésus-Christ ,
pendant qu'il va au supplice : il ne faut pas qu'aucun lui
échappe. Ah ! tout y est, la charge est complète. Approchons-
nous, chrétiens ; et pendant que nos continuelles désobéis-
sances, nos ingratitudes honteuses traînent Jésus-Christ
au supplice, et sont toutes entassées sur ses épaules, que
chacun vienne reconnaître la part qu'il a dans ce fardeau.
Hélas ! moi misérable, de combien en ai-je augmenté le poids?
ah ! combien de crimes et d'ingratitudes ai-je entassés sur
ses épaules ? Pleurons, pleurons, mes frères, en voyant
chacun de nous cette charg'e infâme dont nous accablons le
Sauveur : tous nos péchés sont sur lui, tous lui sont à charge;
I. Var. qu'on le mette sur ses épaules.
POUR LE VENDREDI-SAINT.
179
mais ceux dont le poids est insupportable, ce sont ceux dont
nous ne faisons point pénitence...
TROISIEME POINT.
Il fallait que tout fût divin dans ce sacrifice : il fallait une
satisfaction digne de Dieu, et il fallait qu'un Dieu la fît ; une
vengeance digne de Dieu, et que ce fût aussi Dieu qui la fît.
Être attaché à un bois infâme, avoir les mains et les pieds
percés ; ne se soutenir que sur ses blessures, et tirer ses
mains déchirées de tout le poids de son corps affaissé et
abattu ; avoir tous les membres brisés et rompus par une
suspension violente ; sentir cependant et sa langue et ses
entrailles desséchées, et par la perte du sang, et par un tra-
vail incroyable d'esprit et de corps, et ne recevoir pour tout
rafraîchissement qu'un breuvage de fiel et de vinaigre ; par-
mi ces douleurs inexplicables, voir de loin un peuple infini
qui se moque, qui remue la tête, qui fait un sujet de risée
d'une extrémité si déplorable ; avoir deux voleurs à ses côtés,
dont l'un, furieux et désespéré, meurt en vomissant mille
blasphèmes : c'est à peu près, mes frères, ce que notre faible
imagination peut se représenter de plus terrible en Jésus-
Christ crucifié. Ce spectacle, à la vérité, est épouvantable,
cet amas de maux fait horreur ; mais ni la cruauté de ce
supplice, ni tous les autres tourments dont nous avons con-
sidéré la rigueur extrême, ne sont qu'un songe et une pein-
ture, en comparaison des douleurs, de l'oppression, de l'an-
goisse que souffre l'âme du divin Jésus sous la main de Dieu
qui le frappe. Figurez-vous donc, chrétiens, que tout ce que
vous avez entendu, n'est qu'un faible préparatif : le grand
coup du sacrifice de Jésus-Christ, qui abat cette victime
publique (') aux pieds de la justice divine, devait être frappé
sur la croix, et venir d'une plus grande puissance que de
celle des créatures.
En effet, il n'appartient qu'à Dieu de venger ses propres
injures ; et tant que sa main ne s'en mêle pas, les péchés ne
sont punis que faiblement : à lui seul appartient de faire,
I. Edit. de tous les pécheurs. — Supprimé au manuscrit, comme déjà expri-
mé dans l'épithète : « victime publique. »
380 CARÊME DES MINIMES.
comme il faut, justice aux pécheurs ; et lui seul a le bras
assez puissant pour les traiter selon leur mérite. « A moi, à
moi, dit-il, la vengeance : eh ! je leur saurai bien rendre ce
qui leur est dû : » Mihivindicta ('), et ego retribuam ("). Il
fallait donc, mes frères, qu'il vînt lui-même contre son Fils
avec tous ses foudres : et puisqu'il avait mis en lui nos pé-
chés, il y devait mettre aussi sa juste vengeance. Il l'a fait,
chrétiens ; n'en doutons pas. C'est pourquoi (^) le même
prophète nous apprend que, non content de l'avoir livré à
la volonté de ses ennemis, lui-même voulant être de la partie
l'a rompu et froissé par les coups de sa main toute-puissante :
Et Dominus voluit conte7'ere eum in injirmitate ('^) : il l'a fait,
dit-il, il a voulu le faire ; voluit conterere ; c'est par un dessein
prémédité. Jugez, messieurs, où va ce supplice : ni les hommes
ni les anges ne le peuvent jamais concevoir.
Saint Paul nous en donne une idée terrible, lorsque, con-
sidérant d'un côté toutes ces étranges malédictions que la loi
de Dieu attache {f) justement aux pécheurs, et regardant
d'autre part des yeux de la foi Jésus-Christ tenant leur
place en la croix, Jésus-Christ devenu péché pour nous (^),
comme il parle, il ne craint point de nous dire que « jÉsus-
Christ a été fait pour nous malédiction ('^) » (le grec porte :
exécration), et cela de la part de Dieu : car il est écrit dans
la Loi, et c'est Dieu même qui l'a prononcé : « Maudit de
Dieu est celui qui est pendu sur le bois {'"). » Et saint Paul
nous apprend, messieurs, que cette parole était prophétique,
et regardait principalement le Fils de Dieu {■^), qui était la fin
de la Loi (^) : c'est pourquoi il la lui applique déterminément.
Le voilà donc maudit de Dieu : l'eussions-nous osé dire,
l'eussions-nous seulement osé penser, si le Saint-Esprit ne
nous l'apprenait.'* Mais puisque cette doctrine vient de si bon
lieu, tâchons de l'entendre comme nous pourrons.
Je trouve dans l'Ecriture que la malédiction de Dieu
contre les pécheurs les environne par le dehors : Induit
a. Rom., xn, 19. — b. /s., LUI, 10. — c. II Cor., v, 21. — d. Gai., m, 13. —
e. Deut., XXI, 23. — /. GaL, in, 13. —g. Rom., x, 4.
I. Ms. viiuiictavi. Dans sa traduction, Bossuet substitue eh! (hé) à et.
1. Var. Et le même prophète.
3. Var. qui s'attachent...
POUR LE VENDREDI-SAINT. 38 I
maledictione^n sicnt vestimentum (") : qu'elle pénètre plus
avant, et qu'elle entre au dedans en s'attachant aux puis-
sances de l'âme : Intravit siciit aqua in interiora ejus ; et
enfin qu'elle la pénètre jusques dans le fond de sa substance :
et sicut oletun in ossibus ejus ('') : « ... jusques dans la moelle
des os. » Jésus-Christ mon Sauveur, avez-vous été réduit
à ce point.'* Oui, n'en doutons pas, chrétiens. La malédiction
l'a environné par le dehors : son Père, qui, durant le cours
de sa vie, s'était plu tant de fois de donner des marques de
l'amour qu'il avait pour lui, maintenant le laisse sans aucun
secours, sans aucun témoignage de protection : faites ce
que vous voudrez, je l'abandonne. Eh ! que faites-vous, ô
Père céleste .-^ C'est alors qu'il le fallait secourir : Ut çiiid, Do-
mine, recessisti longe? ^ Pourquoi vous êtes-vous retiré si
loin ?» si loin, que vous ne paraissez [plus]: Despicis in oppor-
timitatibiis (') : dans l'occasion la plus importante. Voilà les
Juifs qui lui disent en termes formels, que s'il descend de
la croix, ils croiront en lui ("') : c'est ici qif'il faudrait que
les cieux s'ouvrissent : c'est le temps [où il] faudrait faire
résonner cette voix céleste : « Celui-ci est mon Fils bien-
aimé (^). » Non, le ciel est d'airain sur sa tête : bien loin de le
reconnaître par aucun miracle, il retire jusqu'aux moindres
marques de protection ; jusque-là que les démons mêmes,
sentant bien ce prodigieux abandonnement, s'avancèrent
aussi contre Jésus-Christ, pour en faire le jouet de leur
fureur: {Usque ad tempus {^) : les saints Pères interprètent...
du temps de sa Passion ("""), qui était en effet leur temps.) Et
je vous laisse à penser si, l'ayant remué si terriblement dans
le désert, maintenant que voici leur jour, combien (') ils lui
auront fait sentir d'outrages !
Secondement, messieurs, la malédiction de Dieu pénètre
au dedans, et frappe Jésus-Christ dans ses puissances. Je
remarque dans l'Écriture, que Dieu a un visage pour les
justes, et un visage pour les pécheurs. Le visage qu'il a pour
les justes, est un visage serein et tranquille, qui dissipe les
a. Ps., cviii, 18. — b. Ibid. — c. Ibid., ix, 22. — d. Matlh., xxvii, 42. —
e. Ibid., XVII, 5. — /. Luc, iv, 13. — g. S. Aug., in Ps. xxx Enarr. 11, n. 10.
I. Anacoluthe des plus étranges, et manifestement incorrecte. Notes rapides.
382 CARÊME DES MINIMES.
nuages, qui calme les troubles de la conscience; qui la remplit
d'une sainte joie ('). O Jésus crucifié ! ce visage était autre-
fois pour vous; autrefois, autrefois! mais maintenant la chose
est changée. Il y a un autre visage, que Dieu tourne contre
les pécheurs, un visage dont il est écrit : Vultus autem Do-
mùii super facientes mala (") : « Le visage de Dieu sur ceux
qui font mal : » c'est le visage de la justice. Dieu montre à
son Fils ce visage, il lui montre cet œil enflammé ; il le
regarde, non de ce regard (') qui ramène la sérénité, mais de
ce regard terrible <i qui allume le feu devant soi : » Ignis in
conspectuejus exardescet {^)\ dont il porte l'effroi dans les con-
sciences; il le regarde enfin comme un pécheur, et marche
contre lui avec tout l'attirail de sa justice. Mon Dieu, pour-
quoi vois-je contre moi ce visage dont vous étonnez les
réprouvés? Visage de mon Père, où êtes-vous.'* visage doux
et paternel, je ne vois plus aucun de vos traits ; je ne vois plus
qu'un Dieu irrité : Deics, Detis meus ! O bonté, ô miséricorde,
ah ! que vous vous êtes retirée bien loin ! Deus, Deus meus,
ut qtnd dereliquisti me (') ?
Troisièmement, messieurs, la malédiction de Dieu va
pénétrant dans le fond de son âme (2) : il n'appartient qu'à
lui de l'aller chercher jusques dans son centre. Le passage
en est fermé aux attaques les plus violentes des créatures;
Dieu seul, en la faisant se l'est réservé. Mais aussi, quand il
veut, « il la renverse, dit-il, jusqu'aux fondements : » Com-
movebit illos a fundamentis {^). Cela s'appelle, dans l'Ecri-
ture, briser les pécheurs : ( Dominus) conteret scelestos et
peccatores (^). Et pour donner la perfection au sacrifice que
devait le divin Jésus à la justice divine, il fallait qu'il fût
encore froissé de ce dernier coup: et c'est ce que le prophète
a voulu dire dans ce passage, qui s'entend de lui à la lettre :
Dominus voluit conterere euin in infirmitate (^) : « Le Seigneur
a voulu le briser dans son infirmité. » N'attendez pas, mes
frères, que je vous représente ce dernier supplice; mais con-
a. Ps., XXXMi, 17.— è. Ibid., Xl.ix, 3. — c. Matth., XXVii, 46. — d. Sap., iv.ig.
— Ms. Evertam eos. — e. /s., l, 28. — Ms. conteret eos. — /. Ibid., Liii, 10.
1. Édit. Adimplebis me lœtilia cum vultu tuo. — Supprimé au manuscrit.
2. Édit. doux et pacifique. — supprimé.
3. Var. au fond de l'âme.
POUR LK vp:ndredi-saint.
J"J
cevez seulement qu'il fallait que le Fils de Dieu sentît en
lui-même une oppression bien violente, pour s'écrier comme
il fit : «Et pourquoi, mon Père, m'abandonnez-vous?» Il
fallait pour cela que la divinité de Jésus-Christ se fût comme
retirée en elle-même; ou que, ne faisant sentir sa présence
que dans une certaine partie de l'âme ('), ce qui n'est pas
impossible à Dieu, qui va aux divisions les plus délicates (^),
divisionem ariimœ ac spivitus {"), elle eût abandonné tout le
reste aux coups de la vengeance divine; ou que, par quel-
que autre secret inconnu aux hommes, ou par un miracle,
comme (^) tout est extraordinaire en Jésus-Christ, elle ait
trouvé le moyen d'accorder ensemble l'union très étroite de
Dieu et de l'homme avec cette extrême désolation où
l'homme Jésus-Christ a été plongé sous les coups redoublés
et multipliés de la vengeance divine. De quelle sorte tout
cela s'est fait, ne le demandez pas à des hommes. Tant y a qu'il
est infaillible qu'il n'y avait que le seul effort d'une angoisse
inconcevable, qui pût arracher du fond de son cœur cette
étrange plainte qu'il fait à son Père : Quare me dereliquisti ('') }
C'est le mystère.
Pendant ce délaissement, Dieu était opérant en Christ
la réconciliation du monde, ne leur imputant point leurs
péchés : en même [temps] qu'il frappait, il ouvrait les bras
aux hommes : il rejetait son Fils, et il nous ouvrait ses bras :
il le regardait en colère, et il jetait sur nous un regard de
miséricorde : Paier, pour nous, dimitte (^) ; Detis, pour lui.
Sa colère se passait en se déchargeant ; il frappait son Fils
innocent luttant contre la colère de Dieu. C'est ce qui se
faisait à la croix; jusqu'à temps que {=) le Fils de Dieu,
lisant dans les yeux (^) de son Père qu'il était entièrement
apaisé, vit enfin qu'il était temps de quitter le monde. Je
pourrais ici, chrétiens, vous faire une vive peinture d'un
a. Hebr.^ iv, 12. — b. Ps., xxi, 2. — Ms. dereliquisti vie ?
1. Var. dans la plus haute pointe...
2. Var. qui sait diviser l'esprit d'avec l'âme.
3. Var. par un miracle extraordinaire.
4. y\.'i.ignosce. — Ces mots sont en surcharge. On les a ponctués à contresens.
5. Sic. (Voy. Refnarques..., I, Introduction, xxxviii.)
6. Var. dans les décrets.
384 CARÊME DES MINIMES.
Jésus mourant et agonisant, défaillant peu à peu, attirant
l'air avec peine d'une bouche toujours ouverte et livide, et
traînant lentement les derniers soupirs par une respiration
languissante, jusqu'à ce qu'enfin l'âme se retire, et laisse le
corps froid et immobile. Ce récit pourrait peut-être émou-
voir vos cœurs : mais il ne faut pas travailler à vous attendrir
par de vaines imaginations.
Jésus n'est pas mort de la sorte. Il fait l'un après l'autre ce
qu'il a à faire (') : il parcourt toutes les prophéties, pour voir
s'il reste encore quelque chose ; il se retourne à son Père,
pour voir s'il est apaisé. Voyant enfin la mesure comble, et
qu'il ne restait plus que sa mort pour désarmer entièrement
la justice, il recommande son esprit à Dieu ; puis élevant sa
voix, avec un grand cri qui épouvanta tous les assistants, il
dit hautement : « Tout est consommé (''), » et remet son âme
à son Père, d'une action libre et forte (^) ; pour accomplir {^)
ce qu'il avait dit, que nul ne la lui ôte par force, mais qu'il
la donne lui-même de son plein gré (''') ; et ensemble pour
nous faire entendre que vraiment il ne vivait que pour nous,
puisque, notre paix étant faite, il ne veut plus rester un mo-
ment au monde. Ainsi est mort le divin Jésus, nous montrant
combien il est véritable, « qu'ayant aimé les siens, il les a
aimés jusques à la fin ('). » Amsi est mort le divin Jésus,
« pacifiant par ses souffrances le ciel et la terre ('^). » Il est
mort, il est mort, et son dernier soupir a été un soupir d'amour
pour les hommes.
Et je le dis, et je le répète, et vous n'êtes pas encore
attendris ; et moi, pécheur, qui vous parle, plus dur et plus
insensible que tous les autres, je puis vous parler encore ! Il
n'en est pas ainsi de ces personnes pieuses qui assistent à la
mort du Sauveur Jésus : la douleur les saisit de sorte qu'elle
étouffe jusqu'aux sanglots (*).
O Marie ! divine Marie ! ô de toutes les mères la plus
a./oan., Xix, 30. — è. lôiW., x, 10. — c. /â/W., xiii, i. — d. Co/oss., i, 20.
1. Ms. ce qu'il a affaire.
2. Surcharge très confuse. — Var. remet volontairement son âme à son Père.
3. Var. pour nous faire entendre, mes frères, ce qu'il avait dit.
4. Var. ne leur permet pas même les soupirs. — Les éditeurs mêlent ici texte
et variantes, et complètent môme la phrase. De sorte, pour de telle sorte.
I
POUR LE VENDREDI-SAINT. 385
désolée ! qui pourrait ici exprimer de quels yeux vous vîtes
cette mort cruelle! Tous les coups de Jésus sont tombés
sur vous, toutes ses douleurs vous ont abattue, toutes ses
plaies vous ont déchirée : votre accablement incroyable vous
ayant en quelque sorte rendue insensible, le dernier adieu
qu'il vous dit renouvela toutes vos douleurs et rouvrit violem-
ment toutes vos blessures : vous étiez en cela plus inconso-
lable, que, bien loin de diminuer ses afflictions, vous les
redoubliez en les partageant, ô mère... {'), et que vos douleurs
mutuelles s'accroissaient ainsi sans mesure, et se multipliaient
jusqu'à l'infini, pendant que les flots qu'elles élevaient se
repoussaient les uns sur les autres par un flux et reflux con-
tinuel. Mais quand vous lui vîtes rendre le dernier soupir (-),
c'est alors que vous ne pouviez plus supporter la vie, et que
votre âme, le voulant suivre, laissa votre corps longtemps
immobile. Ce n'est pas pour cette Vierge, ô Père éternel,
qu'il faut faire éclipser votre soleil, ni éteindre tous les feux
du ciel ; ils n'ont déjà plus de lumière pour elle : il n'est pas
nécessaire que vous ébranliez tous les fondements de la
terre, ni que vous couvriez d'horreur toute la nature, ni que
vous menaciez tous les éléments de les remettre dans leur
première confusion. Après la mort de son Fils tout le monde
lui paraît couvert de ténèbres ; la figure de ce monde est
passée pour elle, et, de (^) quelque endroit qu'elle se tourne,
ses yeux ne découvrent partout qu'une ombre de mort.
Elle n'est pas la seule qui en est émue : et pour ne point
parler des tombeaux qui s'ouvrent et des rochers qui se
fendent, les spectateurs, plus durs que les pierres, sont exci-
tés par cette mort à componction (^). J'entends un centenier
qui s'écrie :« Très certainement cet homme était juste (").»
« Tous ceux qui assistaient à ce spectacle s'en retournaient,
dit saint Luc, battant leurs poitrines : » Percutientes pectora
sua 7'evertebantur ('). Qu'il ne soit pas dit, chrétiens, que
nous soyons plus durs que les Juifs. Ah ! toutes nos églises
a. Luc, XXIII, 47. — b. Ibid., 48.
1. Aïs. en les partageant, ô mère etc., et que vos douleurs...
2. Edit. les derniers soupirs. — Bossuet a corrigé, et mis le singulier.
3. Var. en.
4. Var. sont attendris enfin par sa mort.
Sermons de Bossuet. — III. 25
386 CARÊME DES MINIMES.
sont aujourd'hui un Calvaire : qu'on nous voie sortir d'ici
battant nos poitrines. Faisons résonner tout ce Calvaire de nos
cris et de nos sanglots; mais que ce ne soit pas Jésus-Christ
tout seul qui [en] fasse le sujet. « Ne pleurez pas sur moi,»
nous dit-il; je n'ai que faire de vos soupirs, ni de votre ten-
dresse inutile. Pleurez, pécheurs, pleurez sur vous-mêmes. —
Et pourquoi pleurer sur nous-mêmes ? — Quia si in viridi
ligno hccc faciunt, in aricio quid fiet (^) ? « Si on fait ceci dans
le bois vert, que sera-t-il fait au bois sec ? » Si le feu de la
vengeance divine a pris si fortement et si tôt sur ce bois vert
et fructueux ; bois aride, bois déraciné, bois qui n'attends
plus que la flamme, comment pourras-tu subsister parmi ces
ardeurs dévorantes ? etc (').
a. Z«r., XXIII, 31.
I. On lit à la fin du sermon : « Vidimus eum et tton erat aspectus. [/j., LUI, 2.]
Jésus-Christ défiguré, plus reconnaissable : au jardin des Olives, par la perte
de son repos : entre les mains des Juifs, par la perte de sa puissance : en la croix,
par l'abandonnement de son Père. »
« Ces paroles renferment, dit Deforis, le plan d'un autre discours sur la Pas-
sion. » Peut-être est-ce simplement l'ébauche d'une récapitulation du présent
discours.
Bossuet, tenté de continuer, ajoute : « Vel alto tnodo : Approch[ez]... » — Ce
dernier mot est interrompu, puis effacé.
[^. *S!^ *^ 'i^ ■>^. ■'■^. *^ ^:'»: >^. ':». --^S. '^^ ^^^ ^'^ ■:-^. 'S. ^%
CAREME DES MINIMES.
SERMON POUR LE JOUR de PAQUES(').
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Ce sermon est dans son ensemble un retour à celui de 1654, dont
nous avons précédemment enrichi la collection des œuvres oratoires.
Mais on peut voir ici môme comment Bossuet refond et renouvelle
une ancienne composition, dont il juge bon de conserver la disposi-
tion générale. A la fin du discours seulement, faute de loisir, sans
doute, il emprunte matériellement deux feuilles à l'œuvre primitive.
Elles contrastent par l'écriture et l'orthographe, et un peu par le
style, avec la rédaction nouvelle du reste du discours. Mais il n'en
faut pas douter, l'orateur n'aura pas manqué d'y introduire, en
chaire, les légères modifications nécessaires pour les mettre en har-
monie avec ce qui précède. Pour nous, nos droits d'éditeur n'allant
pas jusque-là, nous devrons maintenir jusqu'à l'appellation yf^/^/k'.y
de l'époque de Metz, que Bossuet n'aura certainement pas reproduite
devant l'auditoire de la capitale.
On ne trouve pas d'Ave à mettre en tête du discours. Apparem-
ment il ne fut autre que celui de 1654. Voici un très court sommaire,
qui est inédit (2) :
Sommaire. Pâques : Consepidti.
Combat de l'esprit et de la chair (p. 5, 6). — Baiser sa main (p. 7).
Consepulti eniin sumus cum illo
per baptismtiin in mortem^ itt quo-
modo Christus surrexil a inortuis
pcr gloriam Palris, ita et nos in
7tovitate vitœ ainbulemus.
Nous sommes ensevelis avec
JÉSUS- Christ par le baptême
dans lequel nous participons à sa
mort, afin que comme JÉSUS-
Christ est ressuscité des morts,
ainsi nous marchions en nou-
veauté de vie. {Rom., vi, 4.)
CETTE sainte nouveauté de vie dont nous parle si sou-
vent le divin Apôtre mérite bien que les fidèles s'en
entretiennent, et particulièrement aujourd'hui que Jésus nous
i.Mss., 12824, f- 26-38.
2. F. 41, verso.
388 CARÊME DES MINIMES.
en a donné le modèle dans sa glorieuse résurrection. Enfin
Jésus-Christ, cet homme nouveau, a dépouillé en ce jour
tout ce qu'il avait (') de l'ancien, et nous montre, par son
exemple, que nous devons commencer une vie nouvelle. Pour
entendre cette nouveauté, à laquelle nous oblige le christia-
nisme, il faut nécessairement remonter plus haut, et re-
prendre les choses jusquesau principe.
L'homme, dans la sainteté de son origine, avait reçu de
Dieu ces trois dons : l'innocence, la paix, l'immortalité : car
étant formé selon Dieu, il était juste; régnant sur ses pas-
sions, il était paisible ; mangeant le fruit de vie, il était im-
mortel. La raison, dit saint Augustin ("), s'étant révoltée
contre Dieu, les passions lui refusèrent leur obéissance ; et
l'âme, ne buvant plus à cette source inépuisable de vie, de-
venue elle-même impuissante, elle laissa aussi le corps sans
vie-ueur : de là vient que la mortalité s'en est facilement
emparée ('). Ainsi, pour la ruine totale de l'homme, le péché
a détruit la justice; la convoitise s'étant soulevée a troublé
la paix : l'immortalité a cédé à la nécessité de la mort : voilà
l'ouvrage de Satan opposé à l'ouvrage de Dieu.
Or le Fils de Dieu est venu au monde « pour dissoudre
l'œuvre du diable, )> comme il dit lui même (') dans son Evan-
gile : il est venu pour réformer l'homme selon le premier
dessein de son Créateur, comme nous enseigne l'Apôtre C');
et pour cela, il est nécessaire que sa grâce lui (^) restitue
les premiers privilèges de sa nature.
Mais ce que nous avons perdu tout à coup {^) ne nous est
pas rendu tout à coup : Dieu procède avec ordre : il ordonne
certains progrès par lesquels il avance dejouren jour [ses élus]
à la perfection consommée. Il y a trois dons à leur rendre : il
y aura trois différents âges, par lesquels, de degré en degré,
a. De Civit. Del, lib. XIII, cap. XIll et seq. - b. Coloss., m, \o.
1. Var. tout ce qui lui restait...
2. Var. incontinent emparée. — Edit. s'en est emparée incontinent.
3. C'est saint Jean qui dit ces mots dans sa 1"= Épître (m, 8.)
4. Curieux retour à une variante, écartée autrefois, sans doute à cause de son
ambiguité. (Cf. le serm. de 1654, I, 497.)
5. Var. Mais il y faut remarquer, messieurs, que Dieu en renouvelant ses élus,
ne veut pas qu'ils soient changés tout à coup, mais qu'il ordonne certains progrès
par lesquels il les avance...
POUR LE JOUR DE PAQUES. 389
ils deviendront « hommes faits, » comme dit saint Paul : In
virum perfedum (") : de sorte que dans ce monde il répare
leur innocence ; dans le ciel il leur donne la paix ; à la résur-
rection générale il ornera leurs corps d'immortalité. Par ces
trois âges, « les justes arrivent à la plénitude de Jksus-
Christ, » ainsi que parle l'Apôtre: In niensiiram œtatis pleni-
tudinis Christi {^'). La vie présente est comme l'enfance ;
celle dont les saints jouissent au ciel est semblable à la lleur
de 1 âge; après suivra la maturité, dans la dernière résurection.
Au reste, cette vie n'a point de vieillesse ; parce qu'étant
toute divine, elle n'est point sujette au déclin.
Vous voyez (') les divers degrés par lesquels le Saint-
Esprit nous avance à cette parfaite nouveauté d'esprit et de
corps. Mais il faut encore observer, et cette remarque, mes-
sieurs, fera le fondement de ce discours, qu'encore que ce
merveilleux renouvellement ne doive avoir sa perfection
qu'au siècle futur, néanmoins ces [p. 2] grands changements
qui nous font des hommes nouveaux en Jésus-Christ, doi-
vent se commencer dès cette vie. Car comme je vous ai dit
que la vie présente est comme l'enfance.je confesse à la vérité
qu'elle ne peut avoir la perfection ; mais néanmoins tout ce
qui doit suivre y doit avoir son commencement, doit être
comme ébauché dans ce bas âge. Jésus-Christ a trois enne-
mis à détruire en nous successivement, le péché, la convoi-
tise, et la mort, par ces trois dons divins, rinnocence,la paix,
l'immortalité : encore que ces trois choses ne s'accomplissent
pas en cette vie, elles y doivent être du moins commencées.
Et voyez, en effet, messieurs, de quelle sorte Dieu avance
en nous son ouvrage pendant notre captivité dans ce corps
mortel. Il abolit premièrement le péché, en nous justifiant
par la grâce : la convoitise y remue encore ; mais elle y est
fortement combattue, et même glorieusement surmontée :
pour la mort, à la vérité, elle y exerce son empire sans ré-
sistance ; mais, outre que l'immortalité (") nous est assurée,
a. Ephes., iv, 13. — b. Ibid.
1. Dans cet alinéa, Bossuet va concentrer très heureusement son ancien ex-
posé, qu'il n'avait guère fait que suivre jusqu'ici, avec des variantes toutefois.
2. Var. l'immortalité nous est assurée, et nos corps...
I
390 CAREME DES MINIMES.
nos corps y sont préparés,en devenant les temples de l'Esprit
de Dieu.
Ainsi, pour paraître en hommes nouveaux, il faut détruire
en nous le péché ; et c'est notre sanctification. Non contents
d'avoir détruit le péché, il en faut attaquer les restes, il faut
combattre les mauvais désirs ; et ce combat fait notre exer-
cice. En mortifiant en nous (') les mauvais désirs, nous prépa-
rons peu à peu nos corps à l'immortalité glorieuse ; et c'est
ce qui entretient notre espérance. C'est par ces trois choses,
mes frères, que nous nous unissons à Jésus-Christ ; afin
que, comme il est ressuscité, « ainsi nous marchions devant
lui dans une sainte nouveauté de vie : » Ita et nos in novitate
vitœ ambulenius (^).
PREMIER POINT.
Le premier pas (^) que nous devons faire pour nous renou-
veler en Notre Seigneur, c'est de détruire en nous le péché,
cette rouille invétérée {^) de notre nature qui, ayant commencé
dès le principe, s'est attachée si fortement à tous les hommes,
que nous n'en pouvons jamais être délivrés que par une
seconde naissance. Saint Paul, dont j'entreprends aujourd'hui
de vous expliquer la doctrine, exhorte les chrétiens {^) à dé-
truire le péché en eux-mêmes {f) par l'exemple de Jésus-
Christ ressuscité ; et voici de quelle sorte il leur parle :
«Vous devez savoir, dit ce grand Apôtre, que Jésus ressus-
citant des morts ne meurt plus : car il est mort une fois au
péché, et maintenant il vit à Dieu \l) puis faisant l'application
aux fidèles : « ainsi vous devez estimer, mes frères, que vous
êtes morts au péché, et vivants à Dieu en Notre Seigneur
Jésus-Christ {^'). »
Et la suite de mon discours et le mystère de ceinte journée
a. Rom., VH, 6. — b. Ibid., vi, 9, 10, 11.
1. Var. En mortifiant nos mauvais désirs.
2. Ms. Ut et 7tos iti novitate CJiristi ambulemus.
3. Ce premier point a un tour tout autre que dans l'ancien sermon.
4. Var. cette vieille rouille...
5. Var. à détruire en eux-mêmes le corps du péché. — Les éditeurs, mêlant
texte tt variante, obtiennent cette phrase curieuse : « à détruire en eu.x le péché,
même le corps du péché ! »
rOUR LE JOUR DE PAQUES. 39 1
m'obligent nécessairement à VOUS expliquer quelle (') est la
pensée de l'Apôtre, lorsqu'il dit que Ji'isus-Ciirist est mort
au péché. O Jésus, ô divin Ji':sus, quoi ! étiez-vous donc un
pécheur? N'étiez-vous pas au contraire l'innocence même? Et
si vous êtes l'innocence même, que veut dire votre grand
Apôtre, que vous êtes mort au péché ? Que n'a-t-il réservé
cette mort pour nous qui sommes des criminels ? et pourquoi
y a-t-il soumis le Saint et le Juste ? Il est bien aisé de l'en-
tendre. Souvenez-vous, mes frères, en quel état nous avons
vu ces jours passés le Sauveur Jésus dans l'horreur et l'in-
famie de son supplice : victime publique du genre humain,
chargé de tous les crimes du monde (^), à peine osait-il lever
la tête, tant [p. 3] il était accablé de ce poids honteux. Il
n'en était pas seulement chargé à sa mort ; « il était venu,
dit l'Apôtre {"), en la ressemblance de la chair du péché (^).
Comme les hommes naissent criminels, Jésus a commencé
en naissant de porter les crimes ; il a reçu en son corps la
marque de pécheur. Durant tout le cours de sa vie mortelle,
il a toujours paru, dit saint Paul, « avec la forme d'esclave (*); »
la forme d'esclave a caché sous ces marques serviles la
forme et la dignité de Fils : Semetipsiim exinanivit, forniani
servi accipiens ('''). Mais ce saint et cet innocent ne devait
pas éternellement paraître en pécheur ; et celui qui n'avait
jamais commis de péché n'en devait pas toujours être revêtu.
Il était chargé des péchés des hommes (^), il s'en est dé-
chargé en portant la peine qui leur était due ; et ayant acquitté
par sa mort ce qu'il devait à la justice de Dieu pour nos
crimes, il rentre aujourd'hui en ressuscitant, dans les droits
de son innocence. C'est pourquoi, dit le grand Apôtre, « il
est mort enfin au péché {^) : » Dieu ne le regarde plus comme
un crimin^pl qu'il abandonne : il l'avoue publiquement pour
a. Rom., VIII, 3. — b. Philip., II, 7. — Ms. Humiliavit semeiipsum, formam
servi accipiens. — c. Rom., vi, 10.
1. Var. ce que veut dire le saint Apôtre...
2. Voy. le sermon précédent, que Bossuet rappelle par ces mots.
3. Var. il a apporté ce fardeau dès sa naissance.
4. Var. en esclave ; — il a toujours été traité comme criminel, et c'est pourquoi
la forme d'esclave...
5. Var, des autres.
392 CAREME DES MINIMES.
son Fils, et il l'engendre encore une fois en le ressuscitant à la
gloire : Ego hodie genni te ("). Assez de honte, assez d'infamie,
assez la forme de Dieu a été cachée : paraissez maintenant,
ô divinité ! paraissez, sainteté ! paraissez, justice ! et répandez
vos lumières sur le corps incorruptible de ce nouvel homme !
C'est ainsi que le Fils de Dieu est mort au péché pour
toujours ; et « vous devez, mes frères, dit saint Paul (*),
mourir aussi avec lui. » Pourquoi devons-nous mourir avec
lui ? C'est le mystère (') du christianisme, que le grand pape
saint Léon nous explique admirablement par cette belle
doctrine : « Il y a, dit-il, cette différence entre la mort de
Jésus-Christ et la mort des autres, que celle des autres
hommes est singulière, et celle de Jésus-Christ est univer-
selle : c'est-à-dire que chacun de nous en particulier est
obligé à la mort, et il ne paye en mourant que sa propre
dette : Singidares qnippe in singulis mortes fuerunt, nec
alterms qiiisqjiam debit7an suo fine persolvit ('') ; il n'y a que
Jésus-Christ seul qui soit mort véritablement pour les
autres, parce qu'il ne devait rien pour lui-même : c'est pour-
quoi sa mort nous regarde tous, et il est le seul, dit saint
Léon {^), en qui tous les hommes sont morts (^), en qui tous
les hommes sont ensevelis, en qui tous aussi sont ressus-
cites : » Ctun inter filios Jiominuin solus Dominus noster
Jésus extiterit..., in quo omnes mortui, omnes sepulti, omnes
etiam sint suscitati. C'est notre salut, mes frères, que nous
soyons tous morts en celui dont la mort a été le salut des
hommes ; et si nous sommes tous morts avec Jésus-Christ,
« donc nous sommes morts au péché, et vivants à Dieu par
jÉsus-CiiRiST Notre Seigneur : » Ita [et] vos existimate \yos
niortuos quidem peccato, viventes autem Deo per Jesum
Christum Dontinuin nostrunî\ {f).
a. Ps., II, 7. — b. Rom., VI, 8, 11. — c. De Passione Doinini, serm. xil, cap. m.
— d. De Passione Doinini, serm. xii, cap. m. — Ms. «^ Flacclta/i^ — e. Rom.,
VI, II. — M s. Ita vos existimate.
I Èdit. le grand mystère..., que le grand pape... — Le premier de ces adjec-
tifs a été effacé pour introduire le second.
2. Var. crucifiés, en qui tous les hommes sont morts. — Deforis et les autres
éditeurs introduisent dans le texte latin et dans la traduction : /// quo omnes
crucijixi, de l'auteur cité. Mais Bossuet l'éliminait à dessein, comme étranger à
son raisonnement.
POUR LE JOUR DE PAQUES. 393
Ce n'est pas assez, chrétiens, de vous avoir proposé cette
doctrine apostolique, il faut la rendre fructueuse (') à votre
salut; et voici l'application que l'on en doit faire. Si, selon le
sentiment de l'Apôtre, notre conversion est une mort, notre
baptême une mort, notre pénitence une mort, il est bien aisé
de comprendre que, pour nous renouveler en Notre Seigneur,
ce n'est pas assez qu'il se fasse en nous un changement
médiocre. [P. 4] Le péché tient à nos entrailles : l'inclination
au bien sensible est née avec nous, nous l'avons enracinée
jusques dans nos moelles, si je puis parler de la sorte, par nos
attachements criminels et nos mauvaises habitudes : nous
aimons les créatures du fond du cœur ; et ce cœur le fait
bien paraître par la violence qu'il souffre, lorsqu'on lui veut
arracher ce qui lui est cher. Alors la douleur pousse des
plaintes, la colère éclate en injures, l'indignation en menaces,
souvent même le désespoir va jusqu'au blasphème : et je ne
m'en étonne pas. Cœur humain, on t'arrache ce que tu aimais,
et que tu tenais embrassé par tant de liens: tu te sens comme
déchiré, le sang sort abondamment par cette plaie. Que si
l'amour de la créature tient si fortement à nos cœurs, un
changement superficiel ne suffît donc pas pour nous conver-
tir. Donnez-moi ce couteau, que je le porte jusqu'à la racine,
que je coupe jusqu'au vif, que j'aille chercher au fond, jus-
qu'aux moindres fibres de ces inclinations corrompues. Je
veux mourir au péché; et c'est pour cela que je veux éteindre
jusqu'au principe de sa vie.
C'est à quoi nous oblige, mes frères, cette mort spirituelle
au péché que nous prêche l'apôtre saint Paul ; et c'est pour-
quoi il nous adresse ces belles paroles : « Si vous êtes rr^orts
au péché, si vous êtes renouvelés en Notre Seigneur, mon-
trez-vous, montrez-vous, mes frères, comme des hommes
ressuscites de mort à vie '.l>Exhibete vos. . . tanqnam ex morUiis
viventesi^). Je ne me contente pas, dit-il, d'un changement
léger et superficiel ; il n'est pas ici question de replâtrer
seulement cet édifice, je veux qu'on retouche jusqu'aux fon-
dements. Peut-être qu'entendant parler contre le luxe, vous
a. Rom.^ VI, 13.
I . Var. utile.
1
394 CAREME DES MINIMES.
réformez quelque chose dans la somptuosité de vos habits;
vous croyez avoir beaucoup fait, et ce n'est qu'un faible com-
mencement : corrigez, corrigez encore toutes ces douceurs
affectées et de vos discours et de vos regards. Eh bien !
votre extérieur est modeste ; il faut encore aller plus avant (') :
portez la main jusqu'au cœur ; ce désir criminel (^) de plaire
trop, cette complaisance secrète que vous en ressentez au
dedans, ce triomphe caché (^) de votre cœur dans ces dam-
nables victoires, eh ! (•*) c'est ce qu'il faut arracher.
— Eh quoi ! ne sera-ce donc jamais fait ? cet ouvrage de la
conversion ne sera-t-il jamais achevé ? vous ne serez donc
jamais content.'* — Ce n'est pas moi qui vous parle, c'est saint
Paul qui vous dit par ma bouche : Exhibete vos \Deo\ tanquain
ex mortuis viventes : « Paraissez devant Dieu comme des
personnes ressuscitées.» Si votre conversion est véritable, il a
dû se faire en vous-mêmes un aussi grand changement que si
vous étiez ressuscites des morts. Et quel changement voyons-
nous ? Un changement de grimaces, un changement qui dure
deux jours ! Est-ce là ce que l'on appelle mourir au péché ?
Je ne m'étonne pas, chrétiens, si les prédicateurs et les con-
fesseurs sont souvent contraints de se plaindre qu'il y a peu
d'hommes renouvelés et peu de conversions véritables. Mais
quand vous auriez détruit en vous le corps du péché, ce bon
succès ne suffirait pas pour vous faire un homme nouveau ;
il en faudrait encore attaquer les restes, en combattant vos
convoitises : et c'est ma seconde partie.
SECOND POINT.
La victoire que nous obtenons sur le péché par la grâce
de Notre Seigneur Jésus-Christ n'est pas de ces victoires
pleines et entières qui terminent tout d'un coup la guerre, et
laissent après elles un calme éternel : l'honneur et le fruit de
cette victoire doivent être conservés par de longs combats ;
1. Var. plus loin.
2. Var. caché.
3. Var. secret.
4. Ms. et. — De même plus haut : et bien (eh bien !) ; et immédiatement
après : Et quoi (Eh quoi !).
POUR LK JOUR DK l'A(^)UES. 395
parce qu'après avoir vaincu le péché, il faut en attaquer jus-
ques au principe. Jésus-Christ ressuscité nous y exhorte. Il
y a ceci de remarquable dans sa glorieuse résurrection, qu'il
ne ressuscite pas, comme le Lazare, pour mourir encore une
fois : il ne dompte pas seulement la mort; mais il va jusques
au principe, et il dompte encore la mortalité : il ne jouit pas
seulement d'une pleine paix, en bannissant le trouble et la
crainte qui l'agitaient ces jours passés si violemment ; il en
arrache jusqu'à (') la racine : et son âme non seulement
n'est plus agitée, mais encore n'est plus capable d'agitation.
Ainsi nous voyons, chrétiens, que le Fils de Dieu ressuscitant
a attaqué la mort jusqu'à son principe, et détruit l'infirmité
jusques dans sa source : c'est l'exemple que nous devons
suivre.
Après avoir dompté le péché, allons à cette source des
mauvais désirs, c'est-à-dire, à la convoitise; et comme (^) nous
ne pouvons pas l'abolir entièrement dans cette vie par une
victoire parfaite, tâchons du moins de l'affaiblir par un com-
bat continuel. Ce combat c'est notre exercice durant notre
pèlerinage (^) : c'est par ce combat, chrétiens, que notre
homme intérieur se renouvelle de jour en jour : et afin que
vous entendiez cette vérité, apprenez avant toutes choses de
saint Augustin que le règne de la charité peut être considéré
en deux manières. Il y a un règne de la charité où toute la
convoitise est éteinte, où il n'y a plus de mauvais désirs : il
y a un règne de la charité où elle surmonte la convoitise,
mais où elle est obligée de la combattre. Ce règne de la
charité où la convoitise est éteinte, c'est le partage des bien-
heureux : ce règne de la charité où la convoitise vaincue ne
laisse pas de faire de la résistance, c'est l'exercice des hommes
mortels. Là donc on jouit d'une pleine paix, parce qu'il n'y
a plus de mauvais désirs ; ici on a la victoire, et non pas la
paix, parce que, dit saint Augustin, « la chair, qui convoite
contre l'esprit, ne peut être vaincue sans péril, ni modérée
sans contrainte, ni régie par conséquent sans inquiétude : »
1. A cette date, Bossuet écrit dans la même page jKsquW et jusques à.
2. Var. si.
3. Var. durant tout le cours de notre vie.
I
396 CARÊME DES MINIMES.
Et illa quœ resisiîint, periculoso debellantur prœlio ; et illa
quœ victa sunt, nonduni securo trmmphantîir otio, sed adhicc
sollicito premuntur imperio if). De sorte qu'il y a cette dif-
férence entre les saints qui sont dans le ciel et les saints qui
sont sur la tel*re : les saints qui sont dans le ciel sont des
hommes renouvelés ; les saints qui sont sur la terre sont des
hommes qui se renouvellent. Là, où les hommes sont renou-
velés, ce mot de saint Augustin leur convient (') ; « la convoi-
tise est éteinte, et la charité consommée : » Cupiditate extincta,
charitate compléta {^): voilà comme la devise des bienheureux.
Ici, où les hommes se renouvellent, la convoitise diminue, et
la charité va toujours croissant : Déficiente cupiditate, cres-
cente charitate. Là par conséquent les vertus triomphent, et
ici les vertus combattent ; là les vertus se reposent, et ici les
vertus travaillent. [P. 6] Nous tendons à ce repos ; mais il le
faut mériter par ce travail : nous aspirons à cette paix ; mais
on ne peut y parvenir que par cette guerre.
C'est vous, ô enfants de Dieu, qui en êtes le sujet (^), et
vous en êtes aussi le théâtre. C'est pour l'homme que se
donnent tous ces combats ; c'est en lui qu'ils se donnent, et
c'est lui-même qui les donne. La charité l'élève {f) aux biens
éternels; la convoitise le repousse aux biens périssables: il
n'est jamais sans mauvais désirs : toujours ou la chair
l'attire (^), ou la vaine gloire le flatte : «quelque volonté qu'il
ait de faire le bien, il trouve en lui-même un mal inhérent
dont il ne peut pas se délivrer : » Invenio igitui' legem,
velenti niihi facere bonuftt, quoniam inihi malum adjacet (f).
Que fait l'homme de bien dans ce combat } La convoitise
l'empêche de faire tout le bien qu'il voudrait ; réciproque-
ment, dit saint Augustin, il empêche la convoitise de faire
tout le mal {f) qu'elle désire : il ne peut s'empêcher de la
a. De Civil Dei, lib. XIX, cap. xxvir. — Ms. /T/" tvi ^//t?... (deux fois). —
b. Epist., CLXXVii, n. 17. — c. Rom., vu, 21.
1. Var. leur sert de devise.
2. Var. Vous êtes le sujet de cette guerre. (Conservé dans le texte par les
éditeurs.
3. Var. le tire (du côté du ciel).
4. Var. le flatte.
5. Ms.\.o\.\\.\Gbien. — Distraction évidente, comme le montre d'ailleurs une
première rédaction effacée.
POUR LE JOUR DE PAQUES. 397
ressentir, il s'empêche du moins de la suivre; s'il ne peut pas
encore accomplir dans sa dernière perfection ce précepte :
Non conciipisccs {") : « Tu n'auras point de convoitise ; » il
accomplit du moins celui-ci :» Tu n'iras pas après tes con-
voitises:» Post concupiscentias tuas 7ion eas{^'). Il y a quel-
ques reste[s] du péché en lui; mais il ne souffre pas qu'il y
règne, selon ce que dit l'apôtre saint Paul : N^on regnet \pecca-
tum..J\ ('") : tellement que s'il ne possède pas tout le bien, sa
consolation, dans cette peine, c'est du moins qu'il ne se plaît
dans aucun mal : « de même, dit saint Augustin, que nous
pouvons ne nous plaire pas dans les ténèbres, encore que nous
ne puissions pas arrêter la vue sur une lumière très écla-
tante : » Potest ocidus nullis tencbris delectari, quavivis non
possii infnlgcntissima luce dejlgiif). Tel est l'état de l'homme
durant l'exil de cette vie : il lutte continuellement contre
sa propre infirmité ; et c'est ainsi qu'il se renouvelle, tâchant
d'effacer tous les jours quelques rides de sa vieillesse.
Grand Dieu ! sera-t-il permis à des mortels de se plaindre
ici de vous à vous-même } Eh ! pourquoi laissez-vous vos ser-
viteurs dans cette malheureuse nécessité d'avoir toujours en
eux des vices à vaincre ? Que ne leur donnez-vous tout d'un
coup cette paix parfaite qui calme tous les troubles de leurs
passions ? Saint Paul a fait autrefois à Dieu cette plainte : il
a prié longtemps, afin qu'il plût à Dieu de le délivrer d'une
tentation importune ; et que lui fut-ii répondu ^ « Ma grâce
te suffit (') ; » car telle est ma conduite avec mes élus, que
« leur force se perfectionne dans l'infirmité. »
Mais je passe encore plus loin, et je vous demande, ô
mon Dieu, quel est ce dessein, quel est ce mystère: pourquoi
avez-vous ordonné que la force se perfectionne dans l'infir-
mité.'* Saint Augustin, messieurs, va vous le dire. C'est que
c'est ici un lieu d'orgueil; c'est que de toutes les tentations
qui nous environnent la plus dangereuse et la plus pressante,
c'est celle qui nous porte à la présomption : c'est pourquoi
Dieu, en nous donnant de la force, nous a aussi laissé de la
faiblesse. Si nous n'avions que de la faiblesse, nous serions
a. Deut.^ V, 21. — b. Eccli.^ xviii, 30. — c. Rom., vi, 12. — d. De Spirit. et
Lit., n. 65. — e. \\ Cor., Xli, 9.
39^ CARÊME DES MINIMES.
toujours abattus; et si nous n'avions que de la force, nous
deviendrions superbes et insupportables. Dieu a trouvé ce
tempérament : pour ne pas succomber sous l'infirmité, il nous
donne de la force ; [p. 7] « mais de peur qu'elle ne nous
enfle, il veut qu'elle se perfectionne dans l'infirmité : » [Fz>-
ttis qua] hic ubi sîiperbiri potest, ne super biahir, in infirmitate
perficitur (").
Par conséquent, ô enfants de Dieu, admirez en vous la
conduite de votre Père céleste. Il sait que vous êtes su-
perbes; c'est le vice inséparable de notre nature : contre cette
enflure de l'orgueil, il fait un remède de votre infirmité.
Apprenez à profiter de votre faiblesse : vous en profiterez,
si elle vous enseigne à être humbles, à vous défier de vous-
mêmes, à marcher toujours avec crainte; vous en profiterez,
si elle vous apprend à dire avec Job: Si... lœtatiim est in abs-
condito cor meuni, et osctilatus sum inanum meavi ore meo (^') :
« Quand j'ai résisté à la tentation, mon cœur ne s'est point
enflé (') par cette victoire, et je n'ai pas baisé ma main de
ma propre bouche. » Qu'est-ce à dire, baiser sa main de sa
bouche ? C'est-à-dire attribuer le bon succès à sa propre
force, se remercier soi-même de ses bonnes œuvres. Loin
de vous, ô fidèles, cette pensée : si votre main était forte,
vous pourriez lui imputer votre victoire; vous pourriez la
baiser sans crainte, et lui rendre grâce du bien que vous
faites : mais la sentant faible et impuissante, il faut élever
plus haut votre vue et dire avec le divin Apôtre : « Rendons
grâces à Dieu qui nous a donné la victoire par Notre Sei-
gneur Jésus-Ciirist : » Deo gratias qui dédit [nobis victoriam
per Dominum nostrum Jesvm Christum'\ i^).
Ce n'est pas assez, chrétiens, que votre infirmité vous
rende humbles ; il faut qu'elle vous rende fervents et appli-
qués au travail. L'humilité chrétienne n'est pas un abatte-
ment de courage : plus elle se sent faible, plus elle est hardie
et entreprenante : Nam virtus \in infirjnitate perjicitur\ ('') :
a. Cont.Jtdian.^Wh. IV, cap. 11, n. 11. — b. Job., XXXI, 27. — c. I Cor., xv, 57.
— Ms. Gratias Deo. — d. l\ Cor., Xll, 9. — Ms. Virtus enitn viea.
I. Passage souligné au manuscrit, parce que le sommaire si succinct que nous
avons donné s'y reporte.
POUR LE JOUR DE PAQUES. 39g
« La force se perfectionne dans l'infirmité. » Plus elle se sent
accablée de mauvais désirs, plus elle s'excite à les combattre ;
et les restes qu'elle trouve toujours en elle-même de la
vieillesse, la presse[nt] de (') se renouveler de jour en jour.
C'est le véritable sentiment que vous devez prendre dans la
sainte fête de Pâques. Vous avez tous (') songé durant ces
saints jours à vous renouveler par la pénitence: je ne puis
avoir de vous d'autres sentiments, sans offenser votre piété.
Non, le sang de Jésus-Christ n'a pas ruisselé en vain sur
le Calvaire ; et ce n'est pas en vain qu'on a rouvert pour vous
émouvoir toutes les blessures du Fils de Dieu. Si vous êtes
renouvelé (^) par la pénitence, donc « la vieillesse est passée,
et vous devez commencer une vie nouvelle: » Vetera transie-
rtint : ecce facta sunt omiiia nova {"). Adieu, adieu pour jamais
à ces commerces infâmes, adieu à cette vie libertine, adieu à
ces inimitiés invétérées ! « Mais ne vous persuadez pas que
ce soit assez de se renouveler une seule fois : » Ne putes iA
quod innovatio semel facta, suffi ciat ; ipsa... novitas innovanda
est (^) : « Il faut renouveler la nouveauté même. » C'est peu de
se dépouiller de ses péchés, et d'en nettoyer sa [p. 8] con-
science ; il faut aller maintenant aux mauvais désirs : il faut
porter la main à ses habitudes vicieuses que le péché a
laissé[es] en vous en se retirant, comme un germe par lequel
il espère revivre bientôt, comme un reste de racine qui fera
bientôt repousser cette mauvaise herbe. Jésus ressuscité
vous y exhorte : il n'a pas seulement détruit la mort, il en a
ôté en lui-même jusques au principe. Mais encore n'est-ce
pas assez de renouveler vos esprit[s] ; il faut encore jeter
les fondements du renouvellement de vos corps ; et c'est ce
qui me reste à vous expliquer dans ma troisième partie.
a. II Cor.^w, \J.—-b. Origen., /« Ej)isi. ad Rom., lib. V, n. 8. — Ms. ipsa etiam
novitas...
1. Bossuet avait mis d'abord : «à se renouveler. » Il corrige.
2. Nouveau passage souligné, pour l'importance.
3. Sic. au singulier. Bossuet prend part à part un auditeur.
4. Deforis rectifie et complète ce texte : Neqiie efiiin putes quod innovatio
vitce quœ diciiur senicl facta sufficiat; sed souper et quotidie, si dici potest, ipsa
novitas innovanda est.
400 CAREME DES MINIMES.
TROISIÈME POINT.
Si je VOUS dis, chrétiens, que Jésus sortant du sépulcre,
couronné d'honneur et de gloire, est un gage de notre résur-
rection, et que cette splendeur immortelle dont son corps est
environné, est une marque infaillible de ce que doivent un
jour espérer les nôtres ; je vous dirai une vérité qui, ayant
été si bien enseignée par la bouche du saint Apôtre ("), n'est
ignorée d'aucun des fidèles. Mais si j'ajoute à cette doctrine
que ce grand et divin ouvrage se commence dès à présent (')
dans nos corps mortels, vous en serez peut-être surpris ; et
vous aurez peine à comprendre que durant ce temps de
corruption. Dieu avance (^) déjà dans nos corps l'ouvrage de
leur bienheureuse immortalité. Écoutez, terre et cendre, et
réjouissez-vous en Notre Seigneur. Pendant que ce corps
mortel est accablé de langueurs et d'infirmité (^), Dieu jette
déjà en lui les principes d'une consistance immuable ; pen-
dant qu'il vieillit. Dieu le renouvelle ; pendant qu'il est tous
les jours exposé en proie aux maladies les plus dangereuses,
et à une mort très certaine. Dieu travaille par son Esprit-
Saint à sa résurrection glorieuse.
Saint Paul, pour nous faire entendre ce renouvellement
de nos corps, dit qu'ils sont devenus les temples de l'Esprit
de Dieu {^) ; et c'est ce qui donne lieu à saint Augustin de
nous expliquer ce mystère par cette belle comparaison. Il
dit que nos corps sont renouvelés par la grâce du christia-
nisme, à peu près comme on renouvelle un temple profane, où
l'on aurait servi les idoles {^), pour le consacrer au Dieu vi-
vant. On renverse premièrement les idoles ; et, après qu'on a
aboli toutes les marques du culte profane, on dédie ce temple
au vrai Dieu, et on le sanctifie par un meilleur usage. C'est
en cette sorte, dit saint Augustin, que nous [p. 9] devons
renouveler notre corps mortel, qui a été autrefois un temple
d'idoles, et qui devient par la grâce « un saint temple dédié
a. Philip., III, 21. — b. I Cor.., m, 17 ; vi, 19.
X. Var. dès maintenant, — déjà.
2. Var. commence.
3. Édit. d'infirmités. — Ce n'est pas le même sens.
4. Cette similitude fournira l'année suivante l'inspiration générale d'un nou-
veau discours.
POUR LE JOUR DE PAc^UKS. 4OI
au Seigneur, » tcmpluni Dei saiictum, comme parle le saint
Apôtre ("). Il faut premièrement briser les idoles, c'est-à-
dire, ces passions impérieuses, qui étaient autrefois les divi-
nités qui présidaient dans ce temple : Ista in nobis, dit saint
Augustin ("), tampiam idolafra^igenda siint : « C'est ce qu'il
faut détruire comme les idoles, » « Ce qu'il ne faut pas dé-
truire, mais changer seulement, dit ce grand docteur {'"), pour
le faire servir à un usage plus saint, ce sont les membres de
ce corps : afin qu'ayant servi à l'impureté de la convoitise,
ils servent maintenant à la grâce de la charité : » /u 7isus au-
te)ii meliores vcrtenda sttnt ipsa corporis \iiostri\ membra ;
ut quœ serviebant inimunditiœ cupiditatis, serviant gratiœ
charitatis. C'est de cette sorte, mes frères, que nos corps, ces
temples profanes, deviendront les temples de l'Esprit de Dieu
et qu'il les remplira par sa présence.
Mais de quelle sorte remplit-il nos corps ? comment
s'en met-il en possession ? Le même saint Augustin vous
l'expliquera par un beau principe. « Celui-là, dit-il, possède
le tout, qui tient la partie dominante : » Tottini possidet
qui pi'incipale tenet. « Or en vous, poursuit ce grand
homme, la partie la plus noble, c'est-à-dire l'âme, est
celle qui tient la première place ; c'est à elle qu'appartient
l'empire : » In te principatur çuod nielius est ('^). Et ces
deux principes étant établis, il tire aussitôt cette consé-
quence : Dieu tenant cette partie principale, c'est-à dire
l'âme et l'esprit, par le moyen du meilleur il se met en pos-
session du moindre ; par le moyen du prince, il s'acquiert
aussi le sujet ; et dominant sur l'âme, il étend aussi la main
sur le corps, et s'en met en possession comme de son temple.
Voilà votre corps renouvelé : il change de maître heureuse-
ment, et passe en de meilleures mains. Par la nature il était
à l'âme ; par la corruption il servait {f) au vice ; par la reli-
a. Sertn, CLXni, n. 2. — Ms. Hœc in nobis... — Plus bas : servierant inunun-
ditiœ... — b. Serm. CLXI, n. 6. — Ms. Serin, xviii de Verb, Apost. (ordre
ancien). — De même, plus haut : Serm. ni de Verb. Apost.
1. Ms. tenipluin sanctuin Domino. — Ce texte n'existant pas, à notre connais-
sance, nous rétablissons la vraie leçon du passage que Bossuet commente
(I Cor..^ III, 17). Peut-être y a-t-il une vague réminiscence de Ep/irs., 11, 21.
2. Var. dit le même saint.
3. Var. il était...
Sermons de Bossuet. — III 26
402 CARÊME DES MINIMES.
gion il esta Dieu. L'âme se soumettant à Dieu, lui cède(') tout
son domaine ; et, comme dans le mariage la femme épousant
son mari le rend maître de tous ses biens (^), l'âme s'unissant
à Dieu par un bienheureux mariage spirituel lui transporte
aussi tous les siens, comme étant le chef et le maître de
cette communauté bienheureuse : « sa chair la suit, dit
Tertullien, comme une partie de sa dot ; et au lieu qu'elle
était seulement servante de l'âme, elle devient servante de
l'Esprit de Dieu : » Seqtiitur aniniavi nnbentein Spiritui
caro, Mt dotale vmncipiuin, et jmn non afmjiœ famula, sed
Spiritus (").
O chair, que tu es heureuse de passer entre les mains d'un
si bon maître ! C'est ce qui jette en toi les principes de l'im-
mortalité que tu espères : et la raison en est évidente, en
insistant toujours aux mêmes principes. Dieu, avons-nous
dit, remplissant nos âmes, a pris possession de nos corps ;
par conséquent, ô mort, tu ne les lui saurais enlever : tu
penses qu'ils sont ta proie ; mais ce n'est qu'un dépôt que
l'on te confie, et que l'on consigne en tes mains : Dieu saura
bien rentrer dans son domaine. Le Fils de Dieu a prononcé,
qu'on ne peut rien ôter des mains de son Père : Nemo potest
rapere de manu Patris mei {^) ; [p. lo] parce que ces mains
étant si puissantes, nulle force ne les peut vaincre, ni leur
faire lâcher leur prise. Ainsi, Dieu ayant déjà mis la main
sur nos corps : son Saint-Esprit, que l'Ecriture appelle son
doigt, en étant entré en possession, par conséquent, ô chair
des fidèles, en quelque endroit (^) de l'univers que la cor-
ruption t'ait jetée ou quelque partie de tes cendres, tu
demeure[s] toujours sous sa main. Et toi, terre, mère tout
ensemble et sépulcre commun de tous les mortels, en quel-
ques sombres retraites que tu aies englouti et caché nos
corps, tu les rendras un jour tout entiers ; et plutôt le ciel et
a. De Anim., n. 4. Ms. nec jam animœ... — b. Joan., X, 29. Ms. rapere quid-
çuain de !no?ic (sic)...
1. Var. lui transporte.
2. Édit. « le rend maître de tous ses biens, lui transporte aussi tous les siens. >
— Tautologie, qui vient de ce qu'on a imputé à cette ligne une correction qui se
rapporte à la ligne suivante.
3. Surcharge, (inachevée, je crois) : part[ie]. — Mot nécessaire plus loin.
POUR LE JOUR DE PAQUES. 403
la terre seront renverséi^ qu'un seul de nos cheveux périsse.
Pour quelle raison, chrétiens, si ce n'est pour celle que j'ai
déjà dite : que Dieu se rendant maître de nos corps, il les
doit posséder dans l'éternité sans qu'aucune (') force puisse
l'empêcher d'achever en eux son ouvrage ?
Vivez dans cette espérance ; et cependant, messieurs,
regardant vos corps comme les temples de l'Esprit de Dieu,
n'y faites plus régner les idoles que vous y avez abattues.
Votre corps, en l'état où Dieu l'a mis, ne peut plus être violé
sans sacrilège. « Ne savez-vous pas, dit saint Paul, que vos
corps sont les temples de l'Esprit de Dieu ? » et que si quel-
qu'un profane son temple. Dieu qui est jaloux de sa gloire
lui fera sentir sa vengeance? « Il le perdra sans miséricorde,»
dit le saint Apôtre : Disperdet ilhim Dens ("). Donc, mes
frères, ne violons pas le temple de Dieu; (^) et puisque nous
apprenons par la foi que notre corps est un temple, « possé-
dons en honneur ce vaisseau fragile, et non pas dans les
passions d'intempérance, comme les Gentils, qui n'ont pas
de Dieu : car Dieu ne nous appelle pas à l'impureté, mais à
la sanctification en Jésus-Christ Notre Seigneur (^). » O
sainte chasteté ! c'est à toi de garder ce temple; c'est à toi
d'en empêcher la profanation. C'est pourquoi Tertullien a
dit ces beaux mots, que je vous prie d'imprimer dans votre
mémoire : Illato in nos et consecrato Spiritu Sancto, ejus
templi œditua et antistita pudicitia est (') : « Le Saint-Esprit
étant descendu en nous, pour y demeurer comme dans son
temple, la gardienne de ce temple, c'est la chasteté. » « Elle
en est, dit Tertullien, la sacristine : » c'est à elle de le tenir
net ; c'est à elle de l'orner dedans et dehors; dedans par la
tempérance, et dehors par la modestie : c'est à elle de parer
a. I Car.^ lil, 17. — b. I Thess., IV, 4, 5, 7. — c. De Cult.fem.^ lib. il, n. i. —
M s. hujus îevipli.
1. Var. il les posséderait dans l'éternité sans que nulle force...
2. Première rédaction (effacée) : « Je vous conjure par la miséricorde de Dieu
que vous rendiez vos corps une hostie vivante {Rom., xii, i). Il faut qu'ils
vivent, mes frères, et il faut aussi qu'ils soient immolés : que nos corps soient
vivants par la pratique des bonnes œuvres ; que nos corps soient immolés par
la mortification de nos appétits. Quoi ! même au jour de Pâques, parlerons-nous
toujours de mortification et de pénitence 1 Oui, mes frè[res]... » — L'orateur
cependant s'interrompt au milieu de ce mot.
404 CAREME DES MINIMES.
l'autel [p. Il] sur lequel doit fumer cet encens céleste, je
veux dire des saintes prières, et monter comme un parfum
agréable devant la face de Dieu.
Mais, ô temple, ô autel ! ô corps de l'homme, ô cœur de
l'homme ! que je vois en vous de profanation ! « Fils de
l'homme, approche-toi, dit l'Esprit de Dieu à Ézéchiel ("), et
je te montrerai l'abomination. Et je m'approchai, dit le pro-
phète, et je vis le temple et le sanctuaire: et voilà, chose
abominable ! voilà, dis-je, que de tous côtés chacun y éri-
geait son idole (') : dans le propre temple du Dieu vivant,
sur l'autel même du Dieu vivant, on y sacrifiait aux faux
dieux (-). Là était l'idole de la jalousie ; » ambition, c'est toi
qui rélève[s] ; tu veux détruire tous tes concurrents {^) :
Idolum zeli (''). « Là des hommes qui tournaient le dos au
sanctuaire, et adoraient le soleil levant ('') : » ils oubliaient le
vrai Dieu, et ils adoraient la fortune (^) ; et des femmes,
au dedans du temple, « qui pleuraient la mort d'Adonis, »
plangentes Adonidem (^) (^). Ce spectacle vous fait horreur ;
et ce qui vous fait horreur pour les autres ne vous fait pas
horreur pour vous-mêmes ! O corps, que Dieu a choisi pour
temple ! ô cœur, que Dieu a consacré comme son autel ! que
je découvre en vous d'abominations ! que de fausses divi-
nités ! que d'idoles, que l'on y adore !
Mais peut-être qu'on les aura renversées en l'honneur de
Jésus-Christ ressuscité, et que cette dévotion publique de
toute l'Église vous aura fait nettoyer ce temple, et abattre
toutes ces idoles. [P. 12] Que ('') j'ai sujet de croire que vous
a. Ezech., vill, 9, 10, 11. — b. Ibid., 3. — c. Ibid., 14. — Ms. pla7igebant.
1. Var. et voilà que de tous côtés chacun y érigeait son idole, spectacle abo-
minable, dans...
2. Var. aux idoles. — La correction, à la sanguine, est de date incertaine.
3. Additions et variantes apposées plus tard (1666) : * autant que je vois de
concurrents, ce sont autant de victimes que tu voudrais immoler à cette idole.
4. * Dorsa habentes contra tenipluin Doinini et faciès ad orientem; et adora-
bant ad ortum solis : la fortune, la faveur : ils courent au premier rayon, pour
être les premiers à rendre leurs vœux : les complaisants du monde. (1666.)
5. Note de date incertaine, à la sanguine : « Le soleil levant : la faveur nais-
sante. » (Peut-être de 1660.)
6. * Ne m'obligez pas à vous dire que c'est le sacrifice de l'amour profane.
(1666.)
7. Addition (f. 36) confuse et précipitée. Ce qui suit jusqji'à : € Chrétien, dans
POUR LE JOUR DE PAQUES. 405
soyez sortis du tombeau comme des fantômes ('), vains simu-
lacres de vivants, qui n'ont que la mine et l'apparence, qui
n'ont ni la vie ni le cœur, qui font des mouvements et des
actions qui sont tout (') artificielles, et comme appliquées par
le dehors, parce qu'elles ne partent pas du principe ! Vains et
criminels attachements, c'est en vain que vous m'appelez à
ces anciennes familiarités (') : il est arrivé en moi un grand
changement qui ne me permet point de vous connaître.
Est-ce donc un changement si étrange que de s'être confessé
à Pâques ? Ce changement est une mort; ce changement m'a
fait un autre homme, et vous voulez que j'agisse de la même
sorte? Si vous êtes ressuscites, toutes vos premières liaisons
sont rompues. Je ne me contente donc pas d'un changement
léger. [P. 13] Chrétien {^), dans ces saintes solennités tu as
bu à la fontaine de vie, dans la source des sacrements : tu as
reçu la grâce, je le veux croire : tu as repris une vie 'nou-
velle avec Jésus-Christ; cette vie nouvelle n'est que com-
mencée ici-bas, et quand elle sera consommée, elle aura tous
ces admirables effets, que je te représentais tout à l'heure.
Dans un mois, dans dix jours, dans trois jours peut-être tes
anciennes habitudes se réveilleront; l'ivrognerie, l'impudicité,
la vengeance te rappelleront à leurs faux plaisirs. Tu avais
pardonné une injure à ton ennemi ; le venin de la haine
reprendra ses forces. Arrête, misérable, considère : eh ! que
de belles espérances tu vas détruire! que de beaux commen-
cements tu vas arrêter ! Si c'est une malice insupportable
de déraciner la première verdure des champs, parce qu'elle
est l'espérance de nos moissons; si nous tenons à très grande
injure que l'on arrache dans nos jardins une jeune (') plante,
parce qu'elle nous promettait (^) de beaux fruits ; quelle est
ces saintes solennités... » a été interprété par Deforis avec une véritable saga-
cité. Il a seulement eu le tort de vouloir corriger ainsi cette première phrase :
« Ah ! que j'ai sujet de craindre que vous ne soyez sortis..., » et d'en déplacer
une autre.
1. Var. comme des spectres.
2. Ms. toutes artificielles. — Voy. Remarques..., Introduction du t. I"-'.
3. Var. Vains et criminels attachements, c'est en vain que vous m'appelez à
ces premiè[res]... : je ne vous connais plus.
4. Fin empruntée matériellement au sermon de 1654.
5. Var. belle.
6. Var. parce qu'elle devait apporter. — Édit. promettait d'apporter...
L
406 CARÊME DES MINIMES.
notre folie, quelle injure nous faisons-nous à nous-mêmes, à
l'Église, à l'Esprit de Dieu, de chasser cet Esprit qui com-
mençait en nous un si grand ouvrage, de mépriser la grâce
qui est une semence d'immortalité, de perdre la vie nouvelle,
qui, croissant tous les jours, fût venue à cette perfection que
je vous ai dite !
Par conséquent, mes frères, comme Jésus-Christ est res-
suscité, ainsi marchons en nouveauté de vie. Puisque nous
sommes ici-bas en cet exil du monde parmi tant de maux,
songeons qu'il n'est rien de meilleur que cette belle, cette
illustre espérance que Dieu nous présente par Jésus-Christ.
Après avoir confessé nos péchés dans l'humilité de la péni-
tence, cessons, cessons d'aimer ce que nous avons détesté
solennellement devant le ministre de la sainte Eglise, en
présence de Dieu et de ses saints anges. N'allons point aux
eaux* infectées, après nous être lavés au sang de Jésus :
après avoir communiqué à son divin corps, qui est le g^go.
de notre glorieuse résurrection, ne communiquons point à
Satan, ni à sa pompe ni à ses œuvres ; que la joie sainte de
l'Esprit de Dieu surmonte la fausse joie de ce monde.
Je (') me souviens ici, chrétiens, de la joie, de l'allé-
gresse (^) divine et spirituelle qui était autrefois dans l'Église
au saint jour de Pâques. C'était vraiment une joie divine,
une joie qui honorait Jésus-Christ ; parce qu'elle n'avait
point d'autre objet que la gloire de son triomphe. C'était
pour cela que les déserts les plus reculés et les solitudes les
plus affreuses prenaient une face riante. Maintenant nous
nous réjouissons, il n'est que trop vrai ; mais ce n'est pas
vous, mon Sauveur, qui êtes la cause de [p. 14] notre joie.
Nous nous réjouissons de ce qu'on pourra faire bonne chère
en toute licence : plus de jeûnes, plus d'austérités ; si peu
de soin que nous avons peut-être apporté pendant le carême
à réparer les désordres de notre vie (^), nous nous en relâ-
cherons tout à fait. Le saint jour de Pâques, destiné pour
nous faire commencer une vie nouvelle avec le Sauveur, va
1. Souli<;né en marge.
2. Les mots de l'allégresse pourraient être considérés comme une variante.
3. Var. de nos appétits.
I
POUR LE JOUR DE PAQUES. 407
ramener sur la terre les pernicieuses délices du siècle, si
toutefois nous leur avons donné quelque trêve, et ensevelira
dans l'oubli la mortification et la pénitence: tant la discipline
est énervée parmi nous ! Nous croyons avoir assez fait quand
nous nous sommes acquittés pour la forme d'une confession
telle quelle, et d'une communion qui peut-être est un sacri-
lège; mais quand même elle serait sainte, comme je le veux
présumer, vous n'avez fait que la moitié de l'ouvrage.
Fidèles ('), je vous en avertis de la part de Dieu, la princi-
pale partie reste à faire, qui est d'amender notre (') mauvaise
vie, de corriger le dérèglement de nos mœurs, et de déraci-
ner ces habitudes invétérées qui nous sont comme passées
en nature. Si vous avez été justifiés, j'avoue que vous n'avez
plus à craindre la damnation éternelle ; mais ne vous imagi-
nez pas pour cela être en sûreté. Craignez vos mauvaises
inclinations : craignez ces objets qui vous plaisent trop {') ;
craignez ces dangereuses rencontres dans lesquelles votre
innocence a déjà tant de fois fait naufrage. Que votre expé-
rience vous fasse prudents, et vous oblige à une précaution
salutaire ; car la pénitence a deux qualités qui sont toutes
deux également saintes et inviolables.
Retenez ceci, s'il vous plaît : la pénitence a deux qualités :
elle est le remède pour le passé ; elle est une précaution pour
l'avenir. La disposition pour la recevoir comme remède de
nos désordres passés, c'est la douleur des péchés que nous
avons commis : la disposition pour la recevoir comme pré-
caution de l'avenir, c'est une crainte filiale des péchés que
nous pouvons commettre, et des occasions qui nous entraî-
nent. Gardons-nous bien, fidèles, de violer la sainteté de la
pénitence en l'une ou en l'autre de ses parties, de peur de
faire injure à la grâce et à la libéralité du Sauveur.
Par conséquent ne perdons jamais cette crainte respec-
1. Ce mot, fréquent à l'époque de Metz, a dû être remplacé à Paris par chrétiens,
ou par quelque autre appellation usitée dans la capitale.
2. Votre, etc., semble autorisé par ce qui suit. Je crois toutefois, après un
nouvel examen de ce passage, que l'orateur a préféré au début la première
personne, pour adoucir la leçon.
3. Var. plus qu'il n'est convenable à un chrétien qui a participé au corps du
Sauveur.
4o8
CAREME DES MINIMES.
tueuse qui est l'unique garde de l'innocence. Craignons de
perdre Jésus-Christ qui nous a gagnés par son sang.
Partout où je le vois, il nous tend les bras. Jésus nous tend
les bras à la croix : Venez, dit-il, mourir avec moi. Jésus-
Christ sortant du tombeau, victorieux de la mort, nous tend
les bras : Venez, dit-il, ressusciter avec moi. Jésus-Ciirist à
la dextre {') du Père nous tend les bras : Venez, dit-il, régner
avec moi : vous serez, vous serez un jour tels que je suis en
cette glorieuse demeure {^). Vivez, consolez-vous {^) dans cette
espérance. Je suis heureux, je suis immortel : soyez immor-
tels à la grâce : vous obtiendrez enfin dans le ciel le dernier
accomplissement de la vie nouvelle, c'est-à-dire la justice
parfaite, la paix assurée, l'immortalité de l'âme et du corps.
Amen.
1. Les éditeurs corrigent : â la droiie..., et peut-être qu'en 1660 Bossuet aura
fait comme eux.
2. Var. en ce séjour glorieux.
3. Var. réjouissez-vous. — On peut être tenté de regarder la surcharge con-
solez-vous comme une addition ; mais il est plus probible qu'elle est destinée
à remplacer réjouisses-vous.
^^^ ■.^, -.^Sf. :.^ :.^ .S^ ^ ^ -^ ^^ -^ ^, ■^, .^ a^
CAREME DES MINIMES.
DIMANCHE DE QUASIMODO (').
4 avril 1660.
if
L'attribution de ce sermon au Carême des Minimes ne peut être
l'objet d'aucun doute. Bossuet lui-même l'a indiquée sur l'enve-
loppe (^). D'ailleurs, cette feuille se fût-elle perdue, la ressemblance
absolue du manuscrit avec ceux de cette année, la différence du
format et de l'écriture avec ceux des années suivantes, auraient
suffi pour trancher la question. Ajoutons que l'orthographe de
l'adjectif démonstratif féminin {^) ne permettait pas de s'arrêter à la
date de 1658, proposée par M. Floquet (■*), et acceptée comme pro-
bable par M. Lâchât.
M. Gandar n'a eu garde de tomber dans cette erreur ; mais je
m'étonne qu'il n'ait trouvé que des critiques à adresser (s) à ce beau
discours, un des plus touchants de cette station : les délicats sont
malheureux.
On ne nous a pas conservé le sommaire : nous nous dispenserons
donc de donner la pagination du manuscrit.
Venit Jésus, et stetit in inedio,
et dixit eis : Fax vobis.
{/oan., XX, 19.)
LA (^) justice et la paix sont deux intimes amies ; elles se
baisent, dit le Roi Prophète, et se tiennent si étroite-
ment embrassées que nulle force n'est capable de les dés-
unir : Justitia et pax osctilatœ sunt {"). Où la justice n'est pas
reçue, il ne faut pas espérer que la paix y vienne ; et c'est
pourquoi les crimes des hommes ayant chassé la justice par
toute la terre, la paix aussi les avait quittés, et s'était retirée
a. Ps., Lxxxiv, ti.
1. Mss., 12824, f- 109-118, in-f° sans marge.
2. F. 109 : Car. Min. Qiiasiviodo. — Le chiffre 7 qui suit a été mis par dis-
traction : il faudrait : « 8« dimanche, ou S'^ semaine. »
3. Ceste en 1658 ; ici cette.
4. Études..., 1,490. Il est vrai que le volume suivant se prononce pour 1660
(II, 56) ; il y a là une légère contradiction.
5. Bossuet orateur, p. 307, n. 4.
6. F. III, sur le verso de la p. 5 du manuscrit (actuellement retournée).
4IO CAREME DES MINIMES.
au ciel, qui est le lieu de son origine. Mais après que (') la
mort de notre Sauveur a eu rétabli la justice parla rémission
des péchés, la paix, sa fidèle compagne, a commencé de
paraître aux hommes avec ce visage tranquille qui porte la
joie dans le fond des cœurs. Pax vobis, dit le Fils de Dieu ;
et saint Paul publiant par toute la terre la paix que le Fils
de Dieu nous a méritée, écrit aux Romains ces grandes pa-
roles : « Etant donc justifiés par la foi, nous sommes en
paix (^) avec Dieu par Notre Seigneur Jésus-Christ {f) ; »
reconnaissant bien, chrétiens, qu'on ne peut être en paix (3)
avec Dieu [sans] être revêtu de sa justice. Cette paix accor-
dée entre Dieu et l'homme par la médiation du Sauveur
Jésus, est le principal sujet de notre évangile... \Ave7\
Le if) déluge est passé, les cataractes du ciel se sont re-
fermées (5) : Jésus-Christ (^) ayant soutenu tous les flots de
la colère divine, qui venaient accabler les hommes, les eaux
maintenant se sont retirées, la colombe s'approche de nous
avec une branche d'olive : Jésus-Christ s'avance au milieu
des siens et leur annonce que la paix est faite : Et dixit eis :
Paxvobis, A ce mot de paix, chrétiens, tous les cœurs sont
saisis de joie, tous les troubles s'évanouissent, toutes les
premières terreurs se dissipent ; les apôtres (^) épouvantés
se rassurent, voyant le Seigneur, et ne se lassent [point]
d'admirer celui qui, ayant été par sa grâce l'unique négo-
ciateur de cette paix, leur en vient encore lui-même donner
la nouvelle : Gavisi sunt discipuli, viso Dojuino {^\
a. Rom., V, I. — b.Joan., XX, 20.
1. Var. aussitôt que..., — Mais la mort de notre Sauveur ayant rétabli...
2. Far. nous avons la paix...
3. Var. que pour être en paix avec Dieu il faut...
4. F. 112, après le texte.
5. Var. sont fermées.
6. Lâchât : Le Fils de Dieu... {var. JÉsus-Christ...). — On aperçoit claire-
ment ici les innovations systématiques. Uniquement pour s'inscrire en faux
contre ses devanciers, cet éditeur va prendre au hasard, en haut d'une page,
quatre mots effacés^ et les substitue à la vraie leçon, que Deforis donnait très
fidèlement. Il n'a pas vu que Bossuet avait senti qu'il ne fallait pas exclure
l'idée de la nature humaine dans Celui qui a « soutenu tous les flots de la colère
divine ; » et que de là venait sa préférence pour l'expression que nous réta-
blissons dans le texte.
7. Var. les disciples...
1
DIMANCHE DE QUASIMODO. 4II
Les apôtres ne sont pas les seuls qui doivent se réjouir
en Notre Seigneur de ce traité de paix admirable ; et comme
nous y avons été compris avec eux, nous devons participer à
leur joie commune ('). Nous étions des sujets rebelles qui
ne pouvions éviter la juste vengeance qui était due à notre
révolte ; et enfin notre Souverain (^) nous donne la paix.
O Dieu, qui nous dira le secret de cette importante négocia-
tion ? de quelle sorte s'est fait ce traité ? quelles conditions {^)
nous a-t-on données ? quels fruits recevra la nature humaine
de cette sainte et divine paix ? C'est ce qu'il faut tâcher de
vous faire entendre ; et trois circonstances de notre évangile
nous en donneront l'éclaircissement.
Je remarque, premièrement, que Jp'sus paraissant au mi-
lieu des siens, et leur donnant le salut de paix, «il leur mon-
tre en même temps ses mains et ses pieds : » £l cuvi hoc
dixissef, ostendit eis manus et pedes (") ; c'est-à-dire, les
cicatrices de ses plaies {f) sacrées. Je vois, secondement,
dans mon évangile, que les apôtres étaient retirés, que « les
portes étaient fermées : » Et fores essent clauses [^) : nul n'y
pouvait entrer {') que le Fils de Dieu : si bien que, les voyant
séquestrés du monde, il vint tout à coup leur donner la paix :
Paxvobis. Et il redouble encore une fois cette bienheureuse
salutation, lorsqu'il vit {^) qu'ils le regardaient et ne s'atta-
chaient qu'à lui seul ; Dixit ergo eis iterîi7n : Pax vobis i^).
Enfin la troisième chose que j'ai observée, c'est qu'il leur fait
présent de ses dons célestes, il leur donne son Saint-Esprit :
Accipite Spiritum Sanctum (^). Il les envoie par toute la terre
le porter à tous les fidèles : « Comme mon Père m'a envoyé,
ainsi, dit-il, je vous envoie ; » allez-vous-en étendre par tous
a. Luc, XXIV, 40. — b.Joan.^ xx, 19. — c. Ibid., xx, 2r. — d. Ibi'd., 22.
1. Edtt. Donc, mes frères, réjouissons-nous, et rendons grâces au divin JÉSUS
de la paix. — Phrase effacée dans la composition même ; on aurait dû remarquer
au moins qu'elle était restée inachevée.
2. Var. notre Prince.
3. Var. quelles conditions nous impose-t-on ?
4. Var. blessures.
5. Var. Nul n'y pouvait entrer (que Jésus-Christ seul), lorsqu'il vint tout à
coup leur donner la paix.
6. Les éditeurs ont corrigé : « Il redoubla..., lorsqu'il vit... » Mais cette ana-
coluthe est assez fréquente.
I
412 CAREME DES MINIMES.
les peuples la grâce qui vous a été accordée : « ceux dont
vous remettrez les péchésj'entends qu'ils leur soient remis : »
Sicîit misit me Patej', et ego niitto vos ;... q^torum r émiser iti s
S^peccata,remittuntur eis^{f)N QA^^L. trois circonstances de notre
évangile, lesquelles, messieurs, si nous entendons ('), nous
y lirons manifestement toute l'histoire de notre paix. Vous
demandez par quels moyens elle a été faite ; et lé Fils de
Dieu vous montre ses plaies : vous désirez en savoir les
conditions ; regardez (-) dans son Évangile ses disciples
séquestrés du monde, qui n'ont d'attachement qu'à lui seul:
vous en voulez enfin connaître les fruits ; voyez lé Saint-
Esprit répandu, et les dons du ciel versés sur les hommes.
Mais peut-être que ce mystère de paix ne vous paraît pas
encore assez clairement ; mettons-le, s'il se peut, dans un
plus grand jour.et réduisons en peu de paroles tout l'ordre de
notre dessein sur le fondement de notre évangile. Ma propo-
sition générale, c'est que le Fils de Dieu a fait notre paix ; et
pour vous en expliquer le particulier, je dirai premièrement,
chrétiens, que le moyen dont il s'est servi c'a été sa mort, et
c'est ce qu'il nous enseigne en montrant ses plaies : secon-
dement,je vous ferai voir que la condition qu'il nous impose,
c'est de renoncer aux intelligences que nous avions avec le
monde et les autres ennemis de Dieu ; c'est pourquoi il ne
donne sa paix qu'à ceux qu'il trouve retirés {f) du monde: enfin
je conclurai ce discours en vous proposant {f) des fruits admi-
rables de cette sainte et divine paix par le rétablissement du
commerce entre le ciel et la terre ; et c'est ce que le Fils de
Dieu nous fait bien entendre en donnant son Esprit à ses
saints apôtres, et les envoyant par tout l'univers pour y ré-
pandre de toutes parts les trésors célestes. C'est en peu de
mots, chrétiens, toute l'histoire de notre paix : la mort du Fils
de Dieu en est le moyen ; renoncer aux intelligences, lacon-
a. Joan.^ XX, 21-23.
1. Latinisme remarquable, aujourd'hui disparu delà \&ng\.\&.(yoy. Iniroducfion
du I'^'' volume, p. xxxix, autres exemples.) — Aujourd'hui nous dirions : « où,
si no\xs les entendons, nous lirons...»
2. Var., il vous montre dans son Évangile.
3. Var. séparés.
4. Var. expliquant.
DIMANCHE DE QUASIMODO. 413
dition ; le commerce rétabli, la suite et le fruit. Soyez atten-
tifs, chrétiens ; et s'il reste quelque obscurité, elle sera bientôt
dissipée (') avec le secours de la grâce.
PREMIKR l'OINT.
Pour vous expliquer la manière dont s'est faite la paix de
Dieu et des hommes, j'avancerai d'abord une chose qui n'a
d'exemple dans aucune histoire : que cette paix se devait
conclure par la mort violente de l'ambassadeur qui était dé-
puté pour la négocier. Voilà une proposition inouïe parmi
tous les peuples du monde, mais que la doctrine de l'Évan-
gile nous fait voir très indubitable. Que Jésus-Ciirist soit
l'ambassadeur du Père éternel, et son ambassadeur pour
traiter la paix, toute l'Ecriture nous le témoigne ; il se dit
toujours l'envoyé du Père, et son envoyé vers les hommes :
et qu'il soit envoyé pour traiter la paix, non seulement ses
paroles, mais tout l'ordre de ses desseins le fait bien connaître.
C'est pourquoi saint Paul assure qu'il est notre paix : Ipse
enim est pax nostra if) : et que le sujet de sa mission, c'est la
réconciliation de notre nature : Deîis erat m Christo \inundum
reconcilians sibf\ (-'■). Combien devait être vénérable aux
hommes ce grand et céleste envoyé du Père, outre la dignité
de sa personne, nous le pouvons encore aisément juger par
le titre d'ambassadeur, et d'ambassadeur de la paix.
Ou'est-il nécessaire que je vous rapporte ce que nul de mes
auditeurs {f) ne peut ignorer, que la personne des ambassa-
deurs est sacrée et inviolable } C'est comme un traité solennel
où la foi publique du genre humain est intervenue, que l'on
puisse députer librement pour traiter de la paix et de l'al-
liance ou des intérêts communs des Etats ; et violer cette loi
consacrée par le droit des gens, et que la barbarie même
n'a pas effacée dans les âmes les plus farouches, c'est se dé-
clarer ennemi public delà paix, de la bonne foi, et de toute
la nature humaine. Dieu même, comme protecteur de la
société du genre humain, est intéressé dans cette injure ;
a. Ephes., Il, 14. — b. II Cor,, V, 19.
1. Var. éclaircie.
2. l^ar. ce que nul homme vivant...
414 CAREME DES MINIMES.
tellement que celle que l'on fait aux ambassadeurs n'est
pas seulement une perfidie, mais une espèce de sacrilège.
Et voici que Jésus, Fils du Dieu vivant ('), Jésus en-
voyé aux hommes pour faire leur paix (ô commission sainte
et vénérable !) a été maltraité par eux jusqu'à être attaché
à un bois infâme. Toute la majesté de Dieu est violée mani-
festement par cette action, non seulement parce qu'il est
son ambassadeur, mais encore parce qu'il est son Fils bien-
aimé. Et néanmoins, ô prodige étrange ! cette mort, qui
devait rendre la guerre éternelle, c'est ce qui conclut l'al-
liance : ce qui a tant de fois armé les peuples a désarmé
tout à coup le Père éternel ; et la personne sacrée de son
envoyé ayant été violée par un si indigne attentat, aussitôt il
a fait et signé la paix. Voici un mystère incroyable {') ; Dieu
est irrité justement contre la malice des hommes ; et lorsque
par le meurtre de son envoyé, de son Christ, de son Fils
unique, ils ont ajouté le comble à leurs crimes, c'est alors
qu'il commence d'oublier les crimes.
Qui sera le sage et l'intelligent qui nous développera ce
secret et qui nous apprendra nettement ce que Dieu a trou-
vé de si agréable dans la mort de son Fils unique, qu'elle
lui ait fait pardonner les péchés du monde ? Ce sera, mes-
sieurs, saint Augustin (^) qui nous en donnera le fondement.
Dans les traités qu'il a faits sur la première Epître de saint
Jean {"), [il] a remarqué comme trois principes de la mort de
Notre Seigneur. Chose étrange ("*), dit saint Augustin, nous
trouvons dans le même fait le Père et le Fils, Judas et Pilate
et les Juifs. Tous livrent le Fils de Dieu au supplice ; tous
a Tract. ^ vii, n. 7.
1. Var. Et néanmoins le divin JÉSUS. — Les éditeurs mêlent à plaisir texte et
variante.
2. Var. admirable.
3. Var. saint Augustin qui dans les traités qu'il a fait[s] sur la première
Epître de saint Jean, a remarqué comme trois principes de la mort de Notre
Seigneur. — Les éditeurs ont fait ici encore une phrase bizarre en fondant en
une seule les deux rédactions.
4. Ceci est une seconde rédaction, paginée 5 par Bossuet. M. Lâchât la renvoie
dans les notes ; Deforis l'avait fondue avec la première. C'est celle-ci qui doit
être reléguée parmi les variantes :
Première rédaction (p. 4) : « Il a, dit- il, été livré à la mort par trois sortes de
personnes. Ha été livré par son Père ; saint Paul : « 11 n'a point épargné son
DIMANCHE DE QUASIMODO. 415
le livrent par leur volonté ; et néanmoins la volonté des
uns est très bonne, et celle des autres est très criminelle : ce
sont les motifs qui les distinguent. Le Père éternel a livré
son Fils comme caution des pécheurs par un sentiment de
justice ; c'est ce qui a fait dire à saint Paul : « Il n'a pas
pardonné à son propre Fils ("); » Judas l'a livré par [ava-
rice] (') ; les Juifs l'ont livré par envie ; Pilate par lâcheté; et
lui-même par obéissance. Parmi ces motifs opposés, ne
pourrons-nous pas découvrir quelle est la cause de notre
paix ? Les hommes ont livré Jésus-Christ, et en le livrant
avec injustice ils ont ajouté le comble à l'iniquité : ce n'est
pas pour faire la paix ni pour attirer le pardon des crimes.
Le Père éternel l'a livré aussi ; il l'a fait par une volonté
pleine de justice : il s'est pris à la caution des pécheurs, la
partie principale étant insolvable. Je ne vois rien que de
juste dans cette pensée, mais je ne vois pas encore notre paix
a. Rom., VIII, 32.
propre Fils, mais il l'a livré pour nous tous. » [/?<?;«., viii, 3^!.] Il a été livré par
ses ennemis; Judas l'a livré aux Juifs: Ego vobis eu7n tradam [Matth., xxvi, 15];
les Juifs l'ont livré à Pilate : Tradidertent Pontio Pilato prœsidi [Ibid., xxvii, 2.
— W.S. JHdic'i\\ Pilate l'a livré aux soldats pour le mettre en croix : Tradidit
eis ut cruci/igetetur {Ms. niilitibîis ad criicijigendiim. [Ibid., 26.] Non seulement,
messieurs, il a été livré par son Père, et livré par ses ennemis, mais encore
livré par lui-même : saint Paul en est touché jusqu'au fond de l'âme, lorsqu'il
écrit ainsi aux Galates : « Ce que je vis maintenant, je vis en la foi du Fils de
Dieu qui m'a aimé et s'est livré lui-même pour moi : » Et tradidit semetipsum
pro me. [Galat., 11, 20.] Voilà donc le Fils de Dieu livré à la mort par de diffé-
rentes personnes et par des motifs bien opposés. Son Père l'a livré pour satisfaire
à sa justice irritée : iXon pepercit, dit saint Paul \^Rom., viii, 32] ; Judas l'a livré
par avarice ; les Juifs par envie ; Pilate par lâcheté ; et lui-même par obéissance.
Dans ces volontés si diverses, il nous faut rechercher, mes frères, ce qui a pu
faire la paix des hommes ; et pour cela il est nécessaire d'en examiner les diffé-
rences. Chose admirable, messieurs, nous trouvons dans un même fait le Père et
le Fils, Judas et les Juifs. Le Père et le Fils y ont concouru par une bonne vo-
lonté, c'a été par l'amour de la justice ; Judas au contraire et les Juifs, par une
volonté très méchante ; c'a été pour contenter leurs mauvais désirs. Voilà déjà
quelque différence, mais nous ne voyons pas encore bien distinctement ce qui a
produit notre paix. 11 est temps enfin [de le] dire. Mettons ce mystère en plein
jour, et voyons ce qui nous a réconciliés. Les Juifs ont livré Jésus-Christ, et en
le livrant par envie, ils ont ajouté le comble à l'iniquité : ce n'est pas pour attirer
le pardon des crimes. Le Père éternel l'a livré aussi : il l'a fait {var. c'a été) par
une volonté équitable : il s'est pris à la caution, la partie principale étant insol-
vable ; il a exigé de la caution le paiement de la dette : sans doute cette pensée
I. Ms. par lâcheté. — Distraction, comme le montre la rédaction primitive.
C'est le mot de la ligne suivante qui a été anticipé.
41 6 CARÊME DES MINIMES.
conclue : je vois au contraire un Dieu qui se venge et qui
exige ce qui lui est dû de son propre Fils. Il faut (') autre
chose, mes frères, pour la réconciliation de notre nature.
Entre ces hommes (') qui doivent et qui multipliant leurs
crimes augmentent leur dette, et un Dieu qui exige ce qui
lui est dû avec une sévérité incroyable, je découvre {^) un
Fils soumis et obéissant, qui prend sur soi volontairement
et tout ce que les hommes doivent et tout ce que le Père peut
exiger : ce que Dieu a ordonné par justice, ce que les hom-
mes ont accompli par envie, il l'accepte humblement par
obéissance. Chrétiens, ne craignons plus, notre paix est
faite : Dieu exige ; Jésus-Christ le paye : les hommes mul-
tiplient leurs dettes; mais (■♦) Jésus-Christ se charge encore
de cette nouvelle obligation ; son mérite infini est capable
de porter et de payer tout. Si tous les hommes sont dus
comme des victimes à la justice divine, une victime de la
dignité du Fils de Dieu peut remplir la place de toutes les
autres.
Mais(5) le sang versé de son Fils irrite de nouveau sa colère.
Il est vrai, mais ce même sang peut apaiser aussi sa colère.
était juste ; mais je ne vois pas encore notre paix conclue ; je vois au contraire
un Dieu qui se venge et qui exige ce qui lui est dû de son propre Fils. Il faut
autre chose, mes frères, pour la réconciliation de notre nature.
Mais entre ces Juifs méchants et injustes et un Dieu juste mais sévère, entre
ces hommes injustes, qui multipliant leurs crimes augmentent leurs dettes, et ce
Père rigoureux qui exige si sévèrement ce qui lui est dû, je vois un Fils soumis
et obéissant, qui prend sur soi volontairement et tout ce que les hommes doivent
et tout ce que le Père peut exiger : ce que Dieu a ordonné par justice, ce que les
hommes ont accompli par envie, il l'accepte humblement par obéissance. Chré-
tiens, ne craignons plus, notre paix est faite...
1. Var. Qui ne voit qu'il faut... ?
2. Var. Au milieu des hommes, — Entre des hommes qui augmentent leurs
dettes [et] un Dieu qui exige les siennes, — Entre ces hommes méchants et injus-
tes et un Dieu juste mais sévère.
3. Bossuet se reporte ici à sa première rédaction : ce seul fait ne suffit-il pas àf
montrer que celle que nous adoptons est bien la dernière ?
4 Var. et.
5. Le remaniement reprend ici. Voici quelle était la première rédaction.
« Ainsi vous le voyez, chrétiens, ce grand mystère du christianisme. L'ambassa-
deur est mort, et la paix est conclue : la mort du Fils apaise le Père. Il trouve
de quoi s'irriter beaucoup dans l'attentat commis contre un Dieu, mais il trouve
encore plus de quoi s'apaiser dans l'obéissance d'un Dieu : la mort acceptée est
capable d'effacer le meurtre commis. Qu'ils viennent seulement... »
DIMANCHE DE QUASIMODO. 417
En tant que répandu par les Juifs, ce sang de Jésus-Christ
crie vengeance ; en tant que présenté par Jésus-Christ, ce
même sang- crie miséricorde. Mais la voix que Jésus-Christ
pousse est sans doute la plus puissante: quelque grande que
soit la malice d'un attentat commis contre un Dieu, il y a
encore plus de dignité dans l'obéissance d'un Dieu. Ainsi la
miséricorde l'emporte ; et voilà ce grand mystère du christia-
nisme. L'ambassadeur est mort, et la paix enfin est (') conclue.
Ne parlons plus du crime des Juifs, parlons de l'obéissance
du Fils de Dieu. Ceux-là ont commis un crime exécrable,
celui-ci a accepté une mort honteuse ; et cette mort accep-
tée est capable d'effacer le meurtre commis. « Qu'ils vien-
nent {") seulement, ces bourreaux qui ont mis la main sur
Jésus-Christ ; qu'ils viennent, dit saint Augustin ("), boire
par la foi ce sang qu'ils ont répandu par la cruauté, et ils
trouveront leur rémission même dans le sujet de leurs cri-
mes. » Si la grâce, si le pardon, si la paix et l'alliance s'étend
jusqu'à eux, eh ! que peuvent craindre les autres ?
Non, mes frères, ne doutons plus que nous ne soyons
réconciliés. Allons au Cénacle avec les apôtres recevoir de
Jésus-Christ le salut de paix et adorer ses plaies qu'il leur
montre. Je ne m'étonne plus si l'évangéliste remarque que le
Fils de Dieu leur donnant la paix, « leur découvre ses pieds
a. Serm. Lxxvii, n. 4.
1. Var. a été conclue.
2. Retour définitif à la première rédaction. — Bossuet a transcrit, à la suite
de la seconde i" deux phrases d'un écrivain ecclésiastique ; 2° ce qui est plus
inattendu, deux extraits de César, sur le rôle du sang versé dans la religion des
Gaulois. Voici ces textes :
1° Quasi 7io)t poUierit in U7io eêdemque facto displicereiniquitas malignantium^
et placere pietas patietitis. — Noti requisivit Pater Filii sanguinem, sed tamen
acceptavit oblatwn, non satiguinem sitiens, sed saluteni, quia salus in sanguine.
(Ep. CXC, p. 232, 233. Ce renvoi de Bossuet ne correspond à aucune édition de
saint Augustin. Du reste, l'auteur n'est pas indiqué.
1^ Natio est ointiium Gallorum admodum dedita religionibus, atque ob eain
causant qui sunt affecii gravioribus morbis, quique in prœliis periculisque ver-
santur, aut pro victimis homines im>nolant, aut se imniolaturos vovent j adnii-
nistrisque ad ea sacrificia Druidibus utuntur ; quod pro vit a hominis nisi vit a
hominis reddatur, tioti posse deoruni inimortaliuvi ntivien placari arbitrantur ;
publiceque ejus generis sunt instituta sacrificia.
Supplicia eoruni qui ifi furto, atit latrocinio, aut aliqua noxa sunt coniprehen-
si, gratiora dits immortalibus esse arbitrantur j sedcum ejtis getieris copia déficit y
etiam ad innocentium supplicia descendunt. (Caes., Comm. de Bell. Gall.^ lib. VI.)
Sermons de Bossuet. — III. 27
4l8 CARÊME DES MINIMES.
et ses mains percés : » Et... ostendit eis mastics et pedes (").
C'est que ces blessures ont fait notre paix ; c'est qu'il veut
que nous en lisions le traité, la conclusion, la ratification
infaillible, dans ces cicatrices sacrées. Il les veut porter
jusques dans le ciel, afin que si son Père s'irrite contre la
malice des hommes, il puisse continuellement lui représenter
dans ces divines blessures un[e] image du sacrifice qui l'a
apaisé. Il nous a laissé sur la terre une image de ce sacrifice
dans l'adorable Eucharistie; il en a aussi emporté une dans
le ciel, dans les empreintes de ses plaies sacrées. C'est là
toute notre espérance, c'est l'unique appui des pécheurs. Cet
agneau mystique de l'Apocalypse, qui paraît toujours devant
le trône et y paraît toujours « comme mort, » tanquam occi-
sum ('''), c'est-à-dire, ce divin Jésus qui se montre au Père
céleste avec les marques de sa mort sanglante ; avec ces
cicatrices salutaires encore toutes fraîches et toutes ver-
meilles, toutes teintes, si je l'ose dire, de ce sang précieux et
innocent qui a pacifié le ciel et la terre : c'est ce qui me
fait approcher du trône de Dieu avec une pleine confiance,
sachant bien que « si j'ai péché, j'ai un avocat près du Père,
Jésus-Christ le Juste ('"). » Mais que cette confiance, mes-
sieurs, n'entretienne pas notre dureté, et ne nous endorme
pas dans nos crimes. Ces plaies, qui paraissent pour nous
dans le ciel, paraîtront contre nous dans le Jugement : Vide-
bunt in quem traiisjïxeriint (f) : « Ils verront celui qu'ils ont
percé; » ils verront les cicatrices de ces plaies sacrées qui
font maintenant notre paix, mais qui crieront alors haute-
ment vengeance contre notre endurcissement, et contre l'in-
gratitude de ceux qui n'auront pas accompli la condition que
ce bienheureux traité nous impose. Seconde partie.
SECOND rOINT.
Durant le temps de notre révolte, nous avons pris des
engagements, nous avons entretenu des correspondances
avec les ennemis de notre Prince; et, comme dit le prophète
Isaïe, PerciLssimus fœdus cum morte et cum inferno fecimus
a. Luc.y XXIV, 40. — - b. Apoc, v, 6. — c. l Joan., 11, i. — d. Joan., xix, 37.
DIMANCHE DE QUASIMODO. 419
pactuni (") : « Nous avons fait un traité avec la mort, et lié
une société avec l'enfer : » c'est-à-dire que nous sommes
entrés avec le monde dans des attachements criminels. Main-
tenant, pour jouir du bénéfice de cette paix (') que notre
céleste Médiateur a négociée, il faut renoncer à tous ces
traités, et rompre pour jamais ces intelligences; c'est la con-
dition qu'on nous impose, et elle est couchée en termes for-
mels dans le même prophète Isaïe : Delebitiir fœdus vestruin
cum morte, et pactiim vestrum ciim i7iferno non stabit (^) :
« X'^otre traité avec la mort sera cassé, votre pacte avec l'en-
fer ne tiendra pas, »
Pour entendre solidement cette condition (^) de notre paix,
il faut remarquer avant toutes choses avec saint Augustin en
divers endroits, mais il le dit admirablement sur le psaume
cxxxvi, qu'il y a « deux cités diverses, mêlées de corps,
séparées de cœur, qui suivent, dit-il, le courant du siècle,
jusqu'à ce que le siècle finisse, » d^cas civitateSy pejniiixtas \sibi
i7ite}'i))ï\ co7pore,et corde separatas, awrere per ista volumina
seculorum usque in finent ('") : l'une enferme dans son enceinte
les enfants de Dieu, et se nomme Jérusalem ; l'autre contient
les hommes du monde, et s'appelle Babylone. Il n'est rien de
si opposé que ces deux villes. Babylone, dit saint Augustin ("')
a pour sa fin la paix temporelle ; et la sainte Jérusalem se
propose la paix de l'éternité. Les princes en sont ennemis,
les coutumes toutes dissemblables, les lois entièrement oppo-
sées. Saint Paul distingue deux sortes de lois (^) : il y a la loi
de l'esprit, elle gouverne dans Jérusalem; il y a la loi de la
chair, elle règne dans Babylone : les citoyens de Jérusalem
ne doivent jamais sortir de ses murailles ; tout commerce
leur est interdit avec cette cité criminelle, de peur qu'ils ne
souillent leur pureté dans ses continuelles profanations.
Mais où donc pourra-t-on bâtir cette cité innocente .'*
a. /s., xxviii, 15. — d. Ibid., 18. — c. In Ps. CXXXVi, n. i. — d. Ibid., n. 2.
— e. Rom., VII, 22, 23.
1. Var. pour jouir de la paix...
2. Edit. cette unique condition. — Ce mot est souligné au manuscrit, ce qui
indique l'intention de le supprimer ou de le remplacer. En effet Dieu n'exige
pas seulement du pécheur le bon propos pour l'avenir, il lui demande aussi le
désaveu du passé.
420 CAREME DES MINIMES.
quelles montagnes assez hautes, quelles mers et quel océan
assez vaste sera capable de la séparer (') de cette autre cité
corrompue ? Ne recherchons pas, chrétiens, une place qui la
sépare; elle ne doit pas en être éloignée par la distance des
lieux. Dessein certainement bien étrange : Jérusalem est
bâtie au milieu même de Babylone; ces peuples, dont les lois
sont si différentes et les desseins si incompatibles, enfin qui
ne doivent point avoir de commerce ensemble, sont néan-
moins mêlés par toute la terre. D'où vient ceci, grand Dieu?
Quelle étrange confusion ! Vous qui avez si sagement et
avec tant d'ordre rangé chaque {^) chose en sa place, pour-
quoi ne voulez-vous point séparer les bons de la troupe des
méchants et des impies? « Ils seront, dit saint Augustin ("),
mêlés de corps; mais ils seront séparés de cœur. » Ce n'est
pas ici le lieu, chrétiens, de chercher la raison de ce mélange;
disons seulement, en passant, que ce même Dieu tout-
puissant qui a sauvé les enfants de la fournaise, et Daniel
parmi les lions, qui a gardé la famille de Noé sur un bois
fragile contre la fureur inévitable des eaux universellement
débordées, et celle de Loth de l'embrasement et des mon-
strueuses voluptés de Sodome ; qui a fait luire à ses enfants
une merveilleuse lumière parmi ces ténèbres épaisses (^) qui
enveloppaient toute l'Egypte ; ce même Dieu a entrepris de
faire éclater son pouvoir, en conservant l'innocence dans le
cœur des siens au milieu de la dépravation générale. Mener
une vie innocente loin de la corruption commune, ce n'est pas
une épreuve assez difficile pour connaître la fidélité de ses
serviteurs : mais les laisser avec les méchants, et leur faire
observer la justice ; leur, faire respirer le même air, et les
préserver de la contagion ; les laisser mêlés dans l'extérieur,
et rompre le commerce au dedans : l'œuvre est digne de sa
puissance, l'épreuve est digne de ses élus.
C'est pourquoi Dieu a voulu établir cet ordre. Mais, chré-
tiens, qu'il est mal suivi! Nous qui sommes par notre baptême
a. Loco mo.v citato.
1. Var. la pourrait assez sépare*'.
2. Var. toutes choses.
3. Var. ces épaisses ténèbres.
DIMANCHE DE <^UASIMODO. 42 I
les citoyens de Jérusalem, que nous avons de commerce avec
cette ville ennemie! Nous nous embarquons tous les jours sur
les fleuves de Babylone. Qu'est-ce à dire ceci, mes frères ?
quels sont ces fleuves de Babylone ? Saint Augustin nous
l'expliquera : « Les fleuves de Babylone, dit-il, c'est tout ce
qu'on aime et qui passe : » Flurnina Babyionis, sunt omnia
quœ hic anianUir et transeimt ("): c'est-à-dire, les biens péris-
sables. Nous voyons ces fleuves passer devant nous, ces
fleuves des plaisirs du monde ; nous voyons les voluptés cou-
ler devant nous : les eaux nous en semblent claires, et, dans
l'ardeur de l'été, on trouve quelque douceur à s'y rafraîchir;
le cours en paraît tranquille, et on s'embarque aisément
dessus, et on entre bien avant par ce moyen dans le commerce
de cette cité criminelle. Mais que signifie ce commerce ? Il
est bien aisé de l'entendre : ce n'est pas seulement, messieurs,
être emporté quelquefois par les fleuves de Babylone ; c'est
y entretenir ses intelligences, c'est y avoir ses parties liées ;
c'est être de ces intrigues malicieuses, de ces cabales de
libertinage ; enfin c'est avoir le cœur attaché où Dieu ne le
permet pas. Ceux qui sont du monde de cette manière n'en
sont pas seulement par emportement ; ils en sont par traité
exprès, par une formelle conspiration contre la profession
chrétienne : c'est ce traité avec la mort, c'est cette alliance
avec l'enfer (') : la paix de Jésus-Chrtst n'est pas pour eux,
s'ils n'acceptent la condition de quitter aujourd'hui ses (-)
intelligences.
Mais, chrétiens, qu'il est malaisé de tirer d'eux ce consen-
tement ! Que le cœur est violenté, lorsqu'il faut abandonner
cet ancien commerce ! La solennité pascale est venue, où la
voix publique de toute l'Église presse les pécheurs les plus
endurcis à retourner à Dieu par la pénitence : combien ce
cœur a-t-il combattu! combien a-t-il eu de peine à se rendre!
Enfin il est venu à ce tribunal où Jésus-Christ accorde la
paix à quiconque y vient chercher {^) sa miséricorde. Eh
a. ht Ps. cxxxvi, n. 3.
1. Lâchât rejette hors du texte cette addition si utile. Il en fait nnt note margi-
nale. Rappelons qu'en 1660, il n'y a aucune marge dans nos manuscrits.
2. Édil. ces. — II s'agit des intelligences qu'on a avec le monde.
3. Var. implorer.
I
42 2 CAREME DES MINIMES.
bien ! as-tu accepté la condition ? as-tu renoncé de bonne foi
à ces intelligences secrètes où t'avait engagé ta rébellion ?
C'est ce que Dieu exige de nous ; et saint Paul nous en
montre la nécessité par ces paroles convaincantes : « Si nous
sommes des créatures nouvelles, donc nos anciennes pensées
sont évanouies ; tout doit être nouveau en nous, et tout cela
vient de Dieu, qui nous a réconciliés par Jésus-Christ (") : »
c'est-à-dire ('), que vous étant réconciliés, vous ne devez pas
vivre de la même sorte ni avoir les mêmes correspondances
que lorsque vous étiez séparés de Dieu. Maintenant, que vous
êtes rentrés en paix avec lui, la nouvelle obligation de ce
traité demande que vous preniez d'autres liaisons : Vetera
transierunt ; ecce fada sunt omnia nova ('').
Entrons donc, mes frères, avec les apôtres dans cette
retraite mystérieuse ; vivons désormais séparés du monde et
de toutes ses vanités, et de toutes les intelligences que nous
y avons contractées contre le service de Dieu. Ce sera dans
cette retraite que Jésus-Christ nous viendra donner le salut
de paix : si nous n'y avons pas les joies de la terre, nous
aurons la joie de voir le Seigneur ; si la source des plaisirs
mortels est tarie pour nous, nous y aurons les plaies de
Jésus, sources inépuisables de douceurs célestes. Enfin le
commerce du monde rompu ne sera pas capable de nous
affliger, si nous y méditons sérieusement le commerce rétabli
avec le ciel par la grâce de Notre Seigneur Jésus-Christ ;
et c'est ce qui me reste à vous dire,
TROISIÈME point.
C'est notre charitable ambassadeur qui a rétabli en sa per-
sonne le commerce entre le ciel et la terre. Il est venu du
ciel, qui est son pays et son naturel héritage ; il est entré en
société avec les habitants de la terre, et étant dans cette
nation étrangère, » il y a exercé, dit saint Augustin, un saint
et admirable trafic. » Il a pris de nous les fruits malheureux
qu'a produit[s] cette terre ingrate : et que nous a-t-il donné en
a. II Cor., V, 17. — b. Ibid.
I. Var. c'est-à-dire, si nous l'entendons, que nous étant réconciliés, nous ne
devons...
DIMANCHE DE QUASIMODO. 423
échange ? car c'est ce qu'il faut pour le trafic. Il nous a ap-
porté les biens véritables que produit cette céleste patrie, la
grâce, la miséricorde, le Saint-Esprit : Hccc eniui mira com-
Diutatio facta est, et divina swit peracta commcrcia, niiitatio
reruni celebi'ata in hoc vinndo a negotiatore cœlesti. Venit
accipe7'e co7ituinelias, dare Jionores ; \yenit\ Jiaurire dolorem,
dure salutcm ; venit subire inorton, dare vitain ("). Je vois
dans l'histoire démon évangile qu'il le répand abondamment
sur ses disciples par le souffle de sa bouche divine : « Rece-
vez, dit-il, le Saint-Esprit ('''). » Il envoie ses disciples par
tout l'univers, pour y publier la paix, l'amnistie, l'abolition
générale de tous les péchés, et faire part à tous les croyants
des grâces célestes qu'ils ont reçues. Mais je laisse toutes
ces choses, afin que je vous découvre (') une belle doctrine
de notre évangile, touchant le rétablissement du commerce
entre le ciel et la terre, en conséquence de la paix conclue.
C'est une chose d'expérience, que lorsque deux Etats sont
ennemis, ils n'ont point d'ambassadeurs les uns chez les
autres ; parce que n'y ayant point de société et le commerce
étant rompu entre les deux peuples, il n'y a point par consé-
quent d'intérêt commun qui doive {^) être traité par ambas-
sadeurs. Mais lorsque l'alliance et le comiiierce sont entière-
ment rétablis, une des marques les plus sensibles de récon-
ciliation et de paix, c'est de voir de part et d'autre des
ambassadeurs et des résidents, pour traiter les intérêts
communs des deux peuples confédérés. La paix que Dieu
fait avec les mortels, est accompagnée de toutes les marques
d'une parfaite réunion : c'est pourquoi toutes les hostilités
étant cessées entre le ciel et la terre, et le commerce étant
entièrement rétabli, Dieu veut avoir ici ses agents, et il nous
permet aussi d'en avoir au ciel pour y ménager nos intérêts.
Que Dieu ait ses agents sur la terre, vous le voyez dans notre
évangile : « Comme mon Père m'a envoyé, ainsi, dit le Fils
de Dieu, je vous envoie (^) : allez au nom de mon Père et
a. s. Aug., In Ps. xxx, Enarr. n, n. 3. — Ms. celebrata ab hoc negotiatore.
— b.Joan.^ XX, 22. — c. Ibid., 21.
1, Var. il faut que je vous découvre. — Sinon, l'auteur dirait peut-être: afin de.
2. Var. qui demande d'être traité.
424 CAREME DES MINIMES.
au mien (') annoncer par tout l'univers la rémission des
péchés ('') ; » vous êtes nos ambassadeurs avec un pouvoir
si peu limité, que, tout ce que vous ferez au monde, nous le
ratifierons dans le ciel : Quortim reuiiseritis peccata, remit-
tuntur et s ('').
Voilà Dieu qui établit ses agents dans la Jérusalem ter-
restre : qui sera le nôtre, mes frères, dans la céleste Jéru-
salem ? Ce Jésus qui a fait la paix, ce Jésus qui paraît dans
notre évangile glorieux et ressuscité, prêt à retourner à son
Père : c'est lui-même, n'en cherchons point d'autre. C'est lui
qui étant venu de la part de Dieu, pour traiter ses intérêts
avec les hommes, remontera bientôt dans le ciel pour traiter
les intérêts des hommes (^). C'est notre agent et notre avocat
auprès de Dieu son Père. C'est de saint Paul que je l'ai
appris : « Jésus-Christ notre avant-coureur est rentré au
ciel ; mais c'est pour nous, dit saint Paul, qu'il y est entré : »
Prœcursor pro nobis introivit Jésus i^') : il est à la droite de
la Majesté ; mais c'est, dit le même apôtre, « afin de paraître
pour nous devant la face de Dieu, » ut appareat nuncvultui
Dei pro nobis {f) : enfin il est monté dans le ciel, chargé de
toutes nos affaires, toujours vivant, dit saint Paul, afin d'in-
tercéder pour nous sans relâche, » semper vivens ad interpel-
landum pro nobis ('). C'est pourquoi, voyant if) ses apôtres
qui s'affligeaient, lui entendant dire qu'il retournerait bientôt
à son Père : « C'est votre avantage, dit-il, que je m'en
retourne à mon Père (^). » Si je demeure toujours avec vous,
quel agent aurez-vous au ciel ? Mais si je retourne à celui
qui m'a envoyé, vous aurez auprès de lui un charitable négo-
ciateur, chargé de traiter toutes vos affaires ('*), toujours
vivant, afin d'intercéder pour vous : Semper vivens ad i7tter-
pellandum pro nobis.
a. Luc.) XXIV, 47. — b.Joan., XX, 23. — c. Hebr., vi, 20. — d. Ibid., IX, 24. —
e. Ibid., VII, 25. — /. Joan., xvi, 7.
1. Édit : et du\VL\ç.xi. — Logomachie bizarre. On pourrait prétendre l'autoriser
par le manuscrit même. Mais cjuand le sens est si évident, qu'importe qu'un
trait de plume se soit trouvé un peu trop long?
2. Var. des hommes auprès d.e Dieu. C'est de saint Paul que...
3. Var. il disait à ses apôtres, qui s'affligeaient, lui entendant dire...
4. Var. chargé de toutes vos affaires.
DIMANCHE DE QUASIMODO. 425
Après cela, mes frères, doutons-nous que le commerce ne
soit rétabli ! Nous avons des affaires au ciel ; ou plutôt nous
n'avons point d'affaires en ce monde ; c'est au ciel que sont
toutes nos affaires. Nous y avons Jésus-Christ, qui ne dé-
daigne pas d'être notre agent, « toujours vivant, dit saint Paul,
afin d'intercéder pour nous ; » toujours vivant, sans relâche:
il n'y a pas un moment(')... la vie du ciel toute en action. Dieu
aussi a des affaires parmi les hommes ; il a des âmes à gagner,
des élus à rassembler par toute la terre. Il a aussi ses agents
parmi les hommes, il y a ses ambassadeurs. Ces ambassa-
deurs, chrétiens, ce sont les ministres de ses sacrements et
les prédicateurs de son Evangile ; ce sont eux. que Jésus
envoie : c'est d'eux que saint Paul a dit : « Nous sommes
des ambassadeurs pour Jésus-Christ :» Pro Christo ergo
legatione fimgiimir : « Dieu exhorte les peuples par nous : »
Tanquani Deo exhortante per nos i^). Dieu a fait la paix avec
le monde ; mais « il nous a, dit-il (^), confié ce traité de paix : »
c'est à nous de le publier par toute la terre ; c'est à nous
d'exhorter les peuples à en observer les conditions : enfin
« il a mis dans nos bouches la parole (^) de réconciliation : »
Posuit in nobis verbiun reconciliationis i^).
Nous voilà donc, mes frères, établis ambassadeurs de la
part de Dieu ; c'est saint Paul qui nous en assure ; et que
reste-t-il donc maintenant : sinon que, mettant en usage cette
merveilleuse qualité que Dieu nous donne, nous vous disions
avec cet apôtre : Obsecravnis pro Christo, reconciliainini
Dca {^) : « Nous vous prions pour Jésus-Christ, réconciliez-
vous avec Dieu. » Oui, s'il y a encore quelque âme endurcie;
s'il y a quelque pécheur impénitent que la parole de l'Évan-
gile, que la solennité de ces saints jours, que les ordonnances
de l'Eglise, que le sang de Jésus-Christ n'ait pas ému ; s'il
y a dans cette audience, ah ! l5ieu ne le veuille pas! mais
enfin s'il y a quelqu'un si rebelle, si opiniâtre, qu'il n'ait pas
encore accepté cette paix si avantageuse que Jésus crucifié a
négociée à des conditions si équitables, Obsecramus pro
a. Il Cor.^ V, 20. — h. Ibid., 18. — c. Ibid., ig. — d. Ibid., 20.
1. Idée simplement indiquée.
2. Var. le ministère.
426 CARÊME DES MINIMES.
Christo : nous pourrions lui commander de la part de Dieu,
nous le prions, nous l'exhortons, « nous le conjurons pour
Jésus-Christ : » ce n'est pas en notre nom que nous lui
parlons ; c'est pour Jésus-Christ, dit saint Paul. Ah ! si ce
divin Sauveur était sur la terre, lui-même parlerait à cet
endurci ; lui-même, par sa douceur infinie, tâcherait de sur-
monter son ingratitude. Mais il n'y est plus ; il est dans le
ciel, où il fait nos affaires auprès de son Père, où sa qualité
d'agent le demande, « afin de paraître pour nous devant la
face de Dieu, » ut appareat\nuiic vultui Dei pro nobis {f)\.
n'étant donc plus sur la terre pour parler lui-même aux
pécheurs, il a substitué en sa place les apôtres, les pasteurs,
les prédicateurs. « C'est donc pour Jésus-Christ, dit saint
Paul, que nous vous prions : » Obsecramus pro Christo ; et si
les prières ne suffisent pas.nous vous conjurons de tout notre
cœur par le soin de votre salut, par la paix que Jésus-Christ
nous a donnée, par ses plaies encore sanglantes qu'il présente
à baiser à ses disciples, par son esprit qu'il répand sur eux,
par cette charité infinie qui l'oblige à les envoyer par toute
la terre pour porter à tous les croyants le repos de leur con-
science dans la rémission de leurs crimes ; par toutes ses
grâces, mes frères, et, s'il y a quelque chose encore qui soit
plus capable de vous émouvoir, « nous vous prions pour Jé-
sus-Christ, réconciliez-vous avec Dieu ! » Eh ! que faut-il
espérer de vous, si tant de fêtes, tant de mystères, et cette
dévotion publique n'a pas amolli votre dureté }
Et toutefois, toutefois, mes frères, tous les jours appar-
tiennent au Seigneur. Venez, venez, convertissez-vous ; car
enfin qu'attendez-vous, chrétiens, pour vous repentir de vos
crimes ? Quoi '^ que Jésus-Christ vous parle lui-même ? Quoi .-*
qu'il vienne avec tous ses foudres pour ébranler votre cœur de
fer.? Vaine et inutile attente: il est venu une fois, et c'est assez
pour notre salut. Maintenant vous ne verrez plus sa divine
face, que pour entendre prononcer votre sentence. Plût à
Dieu qu'elle vous soit favorable ! plût à Dieu que vous soyez
placés à sa droite ! Mais si vous voulez entendre sa voix qui
a, Hebr.^ ix, 24.
J
DIMANCHE DE QUASIMODO.
427
VOUS appellera un jour à sa gloire, entendez la voix de ses
ministres qui vous appelle maintenant à la pénitence : Posiiit
in nohis vcrbuni reconciliationis. Si vous écoutez les ambas-
sadeurs, le Souverain viendra au-devant de vous ; si vous
acceptez cette paix qu'il vous présente en ce monde, il vous
fera jouir de la paix qu'il vous réserve au siècle futur avec le
Père, le Fils et le Saint-Esprit. Amen.
^ ^ ^ ^^ ^ ^ ^ ^^^M '^^ '^^ ^^. ^^. ^^^
CAREME DES MINIMES.
FETE DE L'ANNONCIATION de la
SAINTE VIERGE C),
renvoyée du 25 mars au 5 avril 1660
(lundi de Quasimodo).
wwwwwwwwwwwwwwww^
'»
Nous avons donné dans le volume précédent (p. i) la note naïve
par laquelle Deforis se félicitait d'avoir réussi à fondre deux
sermons en un se\\\, potir éviter les répétitions. Ajoutons que, sans en
avertir, il y joignait encore des emprunts au manuscrit du Scapji-
laij-e, que nous avons publié à l'année 1653 (I, p. 375).
Les éditeurs de Versailles d'abord,M. Lâchât ensuite (^), ont donné
séparément le présent discours, un de ceux qui avaient servi à cette
curieuse opération. C'est le troisième dans la première de ces
éditions et le quatrième dans la seconde. Le manuscrit est identique
à tous ceux de 1660. Avec Gandar et Lâchât, nous croyons qu'il fit
partie du Carême de cette année. Ce beau sermon se place au
milieu d'une série de trois prédications consécutives : de là le souci
de la brièveté.
Sommaire (^). Novvm fecit Domimis.
\Exorde?\ Amour de la nouveauté, naturel dangereux. Ave.
Deux nouveautés : le Souverain se fait un maître, l'Unique se
donne des compagnons (p. i, 2),
S^i"' point?\ Premier acte du Fils de Dieu est un acte d'humilité
(p, 4, 5). L'humilité en Marie attire le Fils de Dieu plus que la pureté :
preuve par l'Évangile (p. 5).
{2" point?\ Solitude de Dieu, Tertullien (p, 7).
Ce Dieu unique se fait des compagnons : Semen Abrahœ appre-
hendit, malgré l'éloignement (p, 7).
Tout ce qui a contribué à notre ruine employé pour notre salut :
^mula operationei^. 8, 9).
Ad te clamamus^ exules filii Evœ (p. 10).
1. Mss., 12825, f. 82-89.
2. Par une confusion, sans doute involontaire, M. Lâchât fait entendre (XI,
177) que les éditeurs de Versailles avaient supprimé le second point de ce
discours. C'est l'autre sermon qu'ils avaient ainsi écourté, en nous en donnant
loyalement avis (XV,256).
3. F. 67. Mis par erreur en tête du sermon de 1662.
POUR LA FKTE DE L ANNONCIATION. 429
Crcaint Doininus novum su-
per terram : fonina circumdabit
virum.
Le Seigneur a créd une nou-
veauté sur la terre : une femme
concevra un homme.
{Jerem., xxxi, 22.)
DE (') ce grand et épouvantable débris où la raison
humaine, ayant fait naufrage, a perdu tout à coup
toutes ses richesses, et particulièrement la vérité, pour la-
laquelle Dieu l'avait formée, il est resté dans l'esprit des
hommes un désir vague et inquiet d'en découvrir quelque
vestige : et c'est ce qui fait naître ('') dans tous les hommes
un amour incroyable de la nouveauté. Cet amour de la nou-
veauté paraît au monde en plus d'une forme, exerce les esprits
de plus d'une sorte. Il se contente (^) de pousser les uns à
ramasser dans un cabinet mille raretés étrangères ; et les
autres, qu'il trouve plus vifs et plus capables d'invention, il
les épuise ("*) par de grands efforts pour trouver ou quelque
adresse (') inconnue dans les ouvrages de l'art, ou quelque
raffinement inusité dans la conduite des affaires, ou quelque
secret inouï dans l'ordre de la nature ; enfin pour n'entrer
pas plus avant dans cette matière infinie, je me contenterai
de vous dire du désir de la nouveauté {^} qu'il n'est point
dans le monde d'appât plus trompeur, ni d'amusement plus
imiversel, ni de curiosité moins bornée. Pour guérir cette
maladie qui travaille si étrangement la nature humaine, Dieu
nous présente aussi dans son Ecriture des nouveautés sain-
tes et des curiosités fructueuses : et le mystère de cette jour-
née en est une preuve invincible. Le Prophète nous en a
parlé comme d'une nouveauté surprenante : Creavit \_Doini-
nus novuvi super terrauî\ ; et comme il prépare nos atten-
tions à quelque chose d'extraordinaire, il nous oblige plus
1. F. 82.
2. Var. et c'est ce qui a porté ensuite dans tous les cœurs des hommes...
3. Var. Il pousse les uns à un grand amas de raretés...
4. Var. fatigue.
5. Var. quelque route inconnue.
6. Édit. de vous dire qu'il n'est point... — On n'a pas tenu compte d'une ad-
dition interlinéaire, que nous rétablissons ici.
430 CAREME DES MINIMES.
que jamais à demander par la Mère le secours du Fils, et
d'ailleurs c'est aujourd'hui le jour véritable d'employer
envers cette Vierge la salutation angélique et de lui dire
avec Gabriel : Ave.
[P. i] Dans cet empressement universel de toutes les
conditions et de tous les âges pour la gloire et pour la gran-
deur, il faut avouer, chrétiens, qu'une véritable modération
est une nouveauté extraordinaire, et dont(') le monde voit si
peu d'exemples qu'il la pourrait justement compter parmi
ses raretés les plus précieuses. Mais si c'est un spectacle si
nouveau de voir les hommes se contenir dans leur naturelle
bassesse, ce sera une nouveauté bien plus admirable de voir
un Dieu se dépouiller de sa souveraine grandeur, et des-
cendre du haut de son trône par un anéantissement volontaire.
C'est, messieurs, cette nouveauté que l'Eglise nous repré-
sente dans le mystère du Verbe fait chair, et c'est ce qui fait
dire à notre Prophète : Creavit Doininus novîim super te7'-
ram : « Dieu a fait dans le monde une nouveauté, » lorsqu'il
y a envoyé son Fils humilié et anéanti.
Et en effet je remarque dans cet abaissement du Dieu-
Homme deux choses tout à fait extraordinaires (^). Dieu est le
Seigneur des seigneurs, et ne voit rien au-dessus de lui ;
Dieu est unique dans sa grandeur, et ne voit rien autour de
lui qui l'égale. Et voici, ô nouveauté surprenante ! que celui
qui n'a rien au-dessus de lui se fait sujet et se donne un
maître; celui que rien ne peut égaler se fait homme et se
donne des compagnons. Ce Fils, dans l'éternité égal à son
Père, s'engage à devenir sujet de son Père; ce Fils relevé
infiniment au-dessus des hommes, se met en égalité avec les
hommes. Quelle nouveauté, chrétiens ! et n'est-ce pas avec
raison que le Prophète s'écrie que Dieu a fait une nou-
veauté (^) .-* O Père céleste, ô hommes mortels, vous recevez
aujourd'hui un honneur nouveau dont je ne puis parler sans
r. Var. et qu'on voit si peu dans le monde...
2. Var. tout à fait inouïes.
3. Var. et (qu'elle) est digne d'admiration ? — La répétition est voulue, dans le
texte définitif.
POUR LA FÊTE DE l'aNNONCIATION. 43 I
étonnement : Père, vous n'avez jamais eu un tel sujet , hom-
mes, vous n'avez jamais eu un tel associé (').
Venez, mes frères, venez tous ensemble contempler cette
nouveauté que le Seigneur a créée aujourd'hui ; mais en
admirant ce nouveau mystère (') que nous annonce le saint
Prophète, n'oublions pas ce qu'il y ajoute, « qu'une femme
concevra un fils: » Femina circumdabit virum ; et apprenant
de ces paroles mystiques que la bienheureuse Marie a été
appelée en société de cet ouvrage admirable, pour la com-
prendre dans cette fête [p. 2] à laquelle nous savons qu'elle a
tant de part, disons que ce Dieu, qui se fait sujet, l'a choisie
pour être le temple où il rend à son Père son premier hom-
mage ; et que ce Dieu, qui s'unit aux hommes, l'a choisie
comme le canal par lequel il se donne à eux if). Et afin de
nous expliquer en termes plus clairs, considérons attentive-
ment combien Dieu honore cette sainte Vierge, en ce que
c'est en elle qu'il s'anéantit et devient soumis à son Père,
c'est ce que nous dirons dans le premier point ; en ce que
c'est par elle qu'il se communique et entre en société avec
les hommes, c'est ce que nous verrons dans le second. Et
voilà en peu de paroles le partage de ce discours, pour lequel
je vous demande vos attentions.
PREMIER POINT.
C'est une vérité assez surprenante et néanmoins très indu-
bitable, que dans les moyens infinis que Dieu a d'établir sa
gloire, le plus efficace de tous s'est trouvé ('*) joint nécessaire-
ment avec la bassesse. Il peut renverser toute la nature, il
peut faire voir sa puissance aux hommes par mille nouveaux
miracles ; mais par un secret merveilleux il ne peut jamais
porter sa grandeur plus haut, que lorsqu'il s'abaisse et shu-
milie. Voici une nouveauté bien étrange : je ne sais si tout le
monde entend ma pensée; mais la preuve de ce que j'avance
paraît bien évidemment dans notre mystère. Saint Thomas a
1. Var. un tel compagnon. — La correction est peut-être un peu plus récente.
2. Var. cette nouveauté. — Même remarque.
3. Var. il se communique.
4. Edit. se trouve. — C'est la variante.
432 CAREME DES MINIMES.
très bien prouvé que le plus grand ouvrage de Dieu, c'est
de s'unir personnellement à la créature comme il a fait dans
r Incarnation ("). Et sans m'arrêter à toutes ses preuves, qu'il
vaut mieux laisser à l'Ecole, parce qu'elles nous emporte-
raient ici trop de temps, il n'y a personne qui n'entende assez
que Dieu, dans toute l'étendue de sa puissance, ne pouvait
rien faire de plus relevé que de donner au monde un Dieu-
Homme. Un Dieu-Homme, un Dieu incarné, Dojnine, opus
tMum ('''), « c'est là, Seigneur, votre grand ouvrage; » et je ne
crains point d'assurer que vous ne pouvez rien faire de plus
admirable. Que si c'est là son plus grand ouvrage, c'est aussi
par conséquent sa plus grande gloire. Cette conséquence est
certaine, parce que Dieu ne se glorifie que dans ses ouvrages:
Gloriabitur Domimis in operibus suis {') : « Le Seigneur se
glorifie dans ses œuvres. » Or ce miracle si grand et si
magnifique. Dieu ne le pouvait faire qu'en se rabaissant selon
ce que dit l'apôtre saint Paul (f) : « Il s'est lui-même épuisé
et anéanti : » Semetipsum exinaitivit, en prenant la forme
d'esclave.
Disons donc avec le Prophète : Dieu a fait une nouveauté.
Quelle [p. 3] nouveauté a-t-il fait[e] .-* Il a voulu porter sa
grandeur en son plus haut point; pour cela il s'est rabaissé :
il a voulu nous montrer sa gloire dans sa plus grande
lumière : Vidiniîts gloi'iavi ejus /et pour cela il s'est revêtu de
notre faiblesse (') : Et habitavit in nobis, et vidimus gloria7n
ejus (^). Jamais il ne s'est vu plus de gloire, parce qu'il ne
s'est jamais vu plus de bassesse.
Ne croyez pas, mes frères, que je vous prêche aujourd'hui
cette nouveauté, pour repaître seulement vos esprits par
une méditation vaine et curieuse. Loin de cette chaire de tels
sentiments! Ce que je prétends par tous ces discours, c'est
de vous faire aimer l'humilité sainte, cette vertu fondamen-
tale du christianisme : je prétends, dis-je, vous la faire aimer
en vous montrant l'amour que Dieu a pour elle. Il ne peut
pas trouver l'humilité en lui-même : car sa souveraine gran-
a. III part., quaest. I, art. i.^ b. Habac, ni, 2. — c. Ps., CllI, 31. — d. Philip.^
II, 7. — Ms. Exinanivit semetipsum. — e. Joati., i, 14.
I. Var. bassesse.
POUR LA FÊTE DE l'aNNONCIATION. 433
deur ne lui permet pas de s'abaisser, demeurant en sa propre
nature ; il faut qu'il agisse toujours en Dieu, et par consé-
quent qu'il soit toujours grand. Mais ce qu'il ne peut pas
trouver en lui-même, il le cherche dans une nature étrangère.
Cette nature infiniment abondante ne refuse point d'aller à
l'emprunt : pourquoi ? pour s'enrichir par l'humilité. C'est ce
que le Fils de Dieu vient chercher au monde ; c'est pour
cette raison qu'il se fait homme, afin que son Père voie en sa
personne un Dieu soumis et obéissant.
Et que ce soit là son dessein, mes frères, vous le pouvez
aisément juger par le premier acte qu'il fit en venant au
monde au moment de sa bienheureuse incarnation ('). Peut-
être serez-vous bien aises d'apprendre aujourd'hui quel fut le
premier acte de ce Dieu- Homme, quelle fut sa première pen-
sée et le premier mouvement de sa volonté ? Je réponds, et
je ne crains point de vous assurer que ce fut un acte d'obéis-
sance. Par où ai-je appris ce secret .'* qui m'a découvert ce
mystère ? C'est le grand Apôtre (^), c'est saint Paul lui-
même dans la divine Epître aux Hébreux.* c'est au chapitre x,
où il parle ainsi du Fils de Dieu : « Entrant au monde, il a
dit : » Ingrediens ; voilà, mes frères, ce que nous cherchons,
ce qu'a dit le Fils de Dieu en entrant au monde ; et par ce
qu'il a dit nous saurons (^) ce qu'il [a] pensé : donc entrant au
monde, il a dit : « Père, les holocaustes et les sacrifices pour
le péché ne vous ont pas plu : » Holocaittomata t>ro peccato
non tibi placuerunt ; « alors j'ai dit : J'irai moi-même, » pour-
quoi ? «pour accomplir, ô Dieu, votre volonté : » Tti7ic dixi :
Eue venio : in capite \libri scriptum est de me, ut faciam,
Deus, voLuntateni tuam'\ ("). N'est-ce pas nous dire en termes
formels que le premier acte du Fils de Dieu, c'est un acte de
soumission et d'humilité, et qu'il est descendu du ciel en la
terre pour pratiquer l'obéissance: Ecce venio... ut faciam,
Deus, vohcntatem tuam ?
Mais poussons encore plus loin, et voyons [p. 4] combien
a. Hebr., X, 5-7.
1. Var. aussitôt qu'il descendit du ciel en la terre. — La correction est
peut-être de date postérieure.
2. Var. c'est saint Paul, c'est saint Paul lui-même...
3. Édit. nous savons ce qu'il pense.
Sermons de Bossuet. — HI. 28
434 CAREME DES MINIMES.
Dieu aime l'humilité. O divin acte d'obéissance par lequel
jÉsus-CiîRiST commence sa vie, nouveau sacrifice d'un Dieu
soumis, en quel temple serez-vous offert au Père éternel ?
où est-ce qu'on verra la première fois cet auguste, cet admi-
rable spectacle d'un Dieu humilié et obéissant ? Ah ! ce sera
dans les entrailles de la sainte Vierge ; ce sera le temple, ce
sera l'autel où Jésus consacrera à son Père les premiers
vœux de l'obéissance. Et d'où vient, ô divin Sauveur, que
vous choisissez cette Vierge (') pour être le temple sacré où
vous rendrez à votre Père céleste vos premières adorations
avec une humilité si profonde ? C'est l'amour de l'humilité
qui l'y oblige, c'est à cause que ce divin temple est bâti sur
l'humilité, sanctifié par l'humilité. Le Verbe abaissé et humi-
lié a voulu que l'humilité préparât son temple, et il n'y a
point pour lui de demeure au monde sinon celle que l'hu-
milité aura consacrée.
Le voulez-vous voir par l'Écriture? Renouvelez, messieurs,
vos attentions, pour y voir que l'humilité de Marie a mis la
dernière disposition que le Fils de Dieu attendait pour établir
sa demeure en ce nouveau temple. Je remarque dans l'évangile
de ce jour que, dans cet admirable entretien de la sainte
Vierge avec l'Ange, elle ne lui parle que deux fois. Mais, ô
admirables paroles ! Dieu a voulu qu'en ces deux réponses
nous vissions paraître dans un grand éclat deux vertus d'une
beauté souveraine et capables de charmer le cœur de Dieu
même : l'une est la pureté virginale, l'autre une humilité très
profonde.
L'ange Gabriel annonce à Marie qu'elle concevra le Fils
du Très-Haut, le Roi et le Libérateur d'israël. Qui pourrait
s'imaginer, chrétiens, qu'une femme pût être troublée d'une
si heureuse nouvelle ? Quelle espérance plus glorieuse lui
peut-on donner ? quelle promesse plus magnifique ? mais
quelle assurance plus grande, puisque c'est un ange qui lui
parle de la part de Dieu ? Et néanmoins Marie est troublée :
elle craint, elle hésite ; peu s'en faut qu'elle ne réponde que
la chose ne se peut pas faire : « Comment cela se pourra-t-il
I. yar. ces entrailles.
POUR LA FKTE DE L ANNONCIATION. 435
faire ('), puisque j'ai résolu de demeurer vierge (') ? » Quo-
viodo \fict istiid, qitoniam vii'tim non cognosco (") ?] Voyez,
mes frères, qu'elle s'inquiète pour sa pureté virginale. Si je
conçois le Fils du Très-Haut, ce me sera à la vérité une
grande gloire ; mais, ô sainte virginité, que deviendrez-vous ?
Je ne puis consentir à vous perdre. O pureté admirable, qui
n'est pas seulement à l'épreuve de toutes les promesses des
hommes, mais encore, et voici bien plus, de toutes les pro-
messes de Dieu ! Ou'attendez-vous, ô Verbe divin, chaste
amateur des âmes pudiques .'* quand est-ce que vous vien-
drez (3) sur la terre, si cette pureté ne vous y attire ? Atten-
dez, attendez, son heure n'est pas encore arrivée, et son tem-
ple n'a pas reçu sa dernière disposition. [P. 5] En effet l'Ange
répond à Marie : « Le Saint-Esprit surviendra en vous : »
Spiritus SaJictus superveniet in te (''). Il surviendra, dit-il ; il
n'était donc pas encore venu.
Telle est(^) la première parole de la sainte Vierge, qui a été
prononcée par la pureté. Ecoutez maintenant la seconde :
Ecce ancilla \Domhii\ (") : « Voici la servante du Seigneur,
qu'il me soit fait selon ta parole. » Vous voyez {^) assez de
vous-même[s] sans qu'il soit nécessaire que je le vous die (^),
que c'est l'humilité qui parle en ce lieu ; voilà le langage de
l'obéissance (^). Marie ne s'élève pas par sa nouvelle dignité
de Mère de Dieu ; et sans se laisser emporter aux transports
d'une joie si juste, elle déclare seulement sa soumission. Et
aussitôt les cieux sont ouverts, tous les torrents des grâces
tombent sur Marie, l'inondation du Saint-Esprit la pénètre
toute ; le Verbe se fait un corps de son sang très pur ; « le
Père la couvre de sa vertu : » Virtus Altisshni obtunbrabit
tibi if) ; Ç.X. ce Fils qu'il engendre toujours dans son sein,
parce qu'il est si grand, si immense, si je puis parler de la
a. Luc, I, 34. — b. Ibid., 35. — c. Ibid., 38. — d. Ibid., 35.
1. Édit. pourrait-il... ? — Bossuet préfère le futur, comme dans le texte latin.
Correction de date incertaine.
2. Var. puisque je ne veux point connaître d'homme.
3. Var. qu'est-ce qui vous fera venir... ?
4. Fizr. Voilà.
5. Var. Vous entendez.
6. Forme archaïque, tout à fait exceptionnelle à cette époque. On trouvera un
peu plus loin : « Qu'ils nous disent. »
7. Var. vous entendez le langage...
43^ CARÊME DES MINIMES.
sorte, qu'il n'y a que l'infinité du sein paternel qui soit
capable de le contenir, il l'engendre dans le sein de la sainte
Vierge. Comment s'est pu faire un si grand miracle .'' C'est
que l'humilité l'a rendue capable de contenir Fimmensité
même. C'est à cause de l'humilité, ô heureuse Vierge, que
vous recevez en vous la première Celui qui est destiné pour
tout le monde : Ecce Domini mei per tanta rétro seciila pro-
missum prima stiscipere mercris adventum ("). Vous devenez
le temple d'un Dieu incarné ; et l'humilité qui vous a remplie
lui rend cette demeure si agréable, que par une grâce parti-
culière il veut que «vous possédiez toute seule, » durant l'es-
pace de neuf mois entiers, « le bien commun de tout l'univers:»
Spem terrariim, decus seculorum, commune 7mmdi gaudhim
peculiari munere sala possides (^\ Tant il est vrai que l'hu-
milité est la source de toutes les grâces, et qu'elle seule peut
attirer Jésus-Christ en nous.
Ah ! je ne m'étonne pas, chrétiens, si Dieu paraît si fort
éloigné des hommes, ni s'il retire de nous ses miséricordes :
c'est que l'humilité est bannie du monde. Un homme humble,
je l'ai déjà dit, mais il faut le redire encore, un homme retenu
et modeste, c'est une rareté presque inouïe. Eh bien ! néant
superbe, que faut-il pour te rabaisser, si un Dieu anéanti n'y
suffit pas ? Il n'a rien au-dessus de lui, et il se donne un
maître en se faisant homme ; et toi, resserré (') de toutes
parts dans les chaînes de ta dépendance, tu ne peux prendre
un esprit soumis. [P. 6] Mais peut-être que vous me direz :
Je suis si souple, je suis si soumis, je fais ma cour si adroite-
ment et je sais si bien m'abaisser. Ah! ne croyez pas m'imposer
par cette apparence modeste. Est-ce que je ne vois pas clai-
rement que tu ne te soumets que par un principe d'orgueil }
Est-ce que je ne lis pas dans ton cœur que tu ne t'abaisses
sous ceux ('') que l'on nomme les tout-puissants, tant la va-
nité est aveugle, qu'afin de dominer sur les autres 'i II faut
que l'orgueil soit enraciné bien profondément dans vos
âmes (^), puisque même vous ne pouvez vous humilier que
a. Euseb. Emiss., homil. II, De Nativii. Domin. — b. Ibid.
1. Var, accablé... par...
2. Var. sous les grandes puissances.
3. Var. dans vos cœurs, — dans ton cœur..., puisque tu ne t' humilies...
POUR LA FKTE DE L ANNONCIATION. 437
par un sentiment d'arrogance. Mais cette arrogance, (|ue vous
nous cachez, parce qu'elle nuirait à votre fortune, s'il vient à
luire sur vous un petit rayon de faveur, paraîtra bientôt dans
toute sa force.
O cœur plus léger que la paille ! cette prospérité inopinée
t'emporte jusqu'à ne pouvoir plus te reconnaître. Et comment
as-tu si fort oublié et la boue dont tu sors peut-être, et toutes
les faiblesses qui t'environnent ? Rentre, ô superbe (') ! dans
ton néant ; et apprends de la sainte Vierge à ne pas te laisser
éblouir par l'éclat et par la douceur d'une grandeur nouvelle
et imprévue. Cette haute dignité de Mère de Dieu ne fait
que l'abaisser davantage. Mais cet abaissement fait sa gloire :
Dieu, ravi d'une humilité si profonde, vient lui-même s'hu-
milier dans ses entrailles. Mais ce n'est pas encore toute sa
grandeur. Si ce Dieu, résolu de s'anéantir, veut s'anéantir
dans (-) Marie, ce même Dieu, qui veut se donner aux
hommes, leur fait ce présent par Marie. C'est ce que
j'ai à vous dire dans ce second point, qui finira bientôt ce
discours.
SECOND POINT.
Voici, messieurs, une nouveauté qui n'est pas moins sur-
prenante que la première ; et si vous avez été étonnés de
voir un Souverain qui se fait sujet, je crois que vous ne le
serez pas moins de voir l'Unique et l'Incomparable qui se
donne des compagnons, et qui entre en société avec les
hommes: Et habitavit in nobis.Cç.st le mystère de cette jour-
née. Pour bien entendre cette nouveauté, formez-vous en
votre esprit une forte idée de cette parfaite unité de Dieu,
qui le rend infini, incommunicable et unique en tout ce qu'il
est. Il est le seul sage, le seul bienheureux, Roi des rois,
Seigneur des seigneurs, unique en sa majesté, inaccessible
en son trône, incomparable en sa puissance. Les hommes
n'ont point de termes assez énergiques pour parler dignement
de cette unité ; et voici néanmoins, messieurs, des paroles de
Tertullien qui nous [p. 7] en donnent, ce me semble, une
grande idée, autant que le peut permettre la faiblesse humaine.
1. Var. malheureux.
2. Var. par.
43^ CARÊME DES MINIMES.
Il appelle Dieu « le souverain grand, » Summum 7nagnum :
« mais il n'est souverain, dit-il, qu'à cause qu'il surmonte tout
le reste : » Summum Victoria sua cotistat ("). « Et ainsi, ne
souffrant rien qui l'égale ('), il se fait lui-même une solitude par
la singularité de son excellence : » Alqtie ex defectione œmidi
solittidinem quamdam de singularitate prœstantiœ suœ possi-
dens, unicum est (''').
Voilà une manière de parler étrange ; mais cet homme,
accoutumé aux expressions fortes, semble chercher des ter-
mes nouveaux pour parler d'une grandeur qui n'a point
d'exemple. Est-il rien de plus majestueux ni de plus auguste
que cette solitude de Dieu ? Pour moi, je me représente,
messieurs, cette majesté infinie toute resserrée en elle-même,
cachée dans ses propres lumières, séparée de toutes choses
par sa propre étendue, qui ne ressemble pas les grandeurs
humaines, où il y a toujours quelque faible, où ce qui s'élève
d'un côté s'abaisse de l'autre ; mais qui est de tous côtés éga-
lement forte et ég^alement inaccessible. Oui ne s'étonnerait
donc, chrétiens, de voir cet Unique, cet Incomparable, qui
sort de cette auguste solitude pour se faire des compagnons?
O nouveauté admirable! Et encore quels compagnons! Des
hommes mortels et pécheurs. Non angelos apprehendit (^) :
« Il ne s'est point arrêté (') aux anges, » quoiqu'ils fussent
pour ainsi dire les plus proches de son voisinage. Il est venu
à pas de géant, « sautant, dit l'Écriture ('^), toutes les mon-
tagnes, » c'est-à-dire passant tous les chœurs des anges ; il a
cherché la nature humaine, que sa mortalité avait reléguée
au plus bas étage de l'univers, et qui avait encore ajouté
l'éloignement du péché à l'inégalité de la condition : néan-
moins il se l'est unie, apprehendit, il l'a saisie en l'âme et au
corps, il s'est fait une chair semblable à la nôtre ; enfin, ô
bonté, ô miséricorde ! enfin ce Dieu en devenant homme, ut
et nos societatem... {f), est venu traiter d'égal avec nous, et
a. Advers. Marcion., lib. I, n. 3.— (^. Ibid.^n. 4. — c. Hebr.^ 11, 16. — d. Cani., il, 8.
1. Var.'û laisse tellement au-dessous de soi tout ce qu'on pourrait mettre à
l'égal de lui, — lui égaler...
2. Corr. inachevée: Il n'a point pris les anges, mais la post[ériic d'.\braham.]
— L'orateur voulait rendre l'énergie du mot latin. Il y reviendra un peu plus bas.
3. Réminiscence vague de I Joan.^ l, 3, 6. Rien de textuel.
POUR LA FÊTE DE l'aNNONCIATION. 439
cela pour nous donner le moyen de traiter d'égal avec lui :
Ex (rgiio agebat Dcils ciim Jiomine, ut hoijio achevé ex ccqiw
cum Deo possct ("). Chrétiens, quelle nouveauté ! Oui a
jamais oui un pareil miracle ? « Quelle nation de la terre a
des dieux qui s'approchent d'elle, comme notre Dieu s'ap-
proche de nous (''') ? »
Une telle condescendance mériterait bien, chrétiens, d'occu-
per plus longtemps nos esprits, si le mystère de cette journée
ne m'obligeait [p. 8] à jeter les yeux sur la bienheureuse
Marie. Vous avez vu un Dieu qui se donne à nous ; c'est un
grand bonheur pour notre nature : mais quelle gloire pour
la sainte Vierge qu'il se donne à nous par son entremise !
C'est par elle qu'il entre au monde, c'est par elle qu'il lie
avec nous cette société bienheureuse ; non content de l'avoir
choisie pour ce ministère, il envoie un des premiers de ses
anges pour lui en porter la parole et comme pour demander
son consentement. Chrétiens, quel est ce mystère } Tâchons
d'en découvrir le secret, et lisons-le dans l'ordre des décrets
de Dieu, selon que Dieu nous l'a révélé (').
J'ai appris par son Ecriture et par le consentement unanime
de tous les siècles, que dans le mystère adorable de la
rédemption de notre nature, c'était une résolution déterminée
de la Providence divine, de faire servir à notre salut tout ce
qui avait été employé à notre ruine. Ne me demandez pas ici
les raisons de ce conseil admirable, qu'il serait trop long de
vous expliquer; et contentez-vous d'entendre en un mot que,
par une charitable émulation. Dieu a voulu détruire notre
ennemi en lui renversant sur la tête ses propres machines, et
le défaisant pour ainsi dire par ses propres armes.
C'est pourquoi la foi nous enseigne que si un homme nous
perd, un homme nous sauve ; la mort règne dans la race
d'Adam, c'est de la race d'Adam que la vie est née ; Dieu
fait servir de remède à notre péché la mort qui en était
la punition ; l'arbre nous tue, l'arbre nous guérit ; et nous
voyons dans l'Eucharistie qu'un manger salutaire répare
le mal qu'un manger téméraire avait fait. Selon cette
a. Tertull.,a^z/<?rj. Marcion.^X^. II, 'n. 27. Ms. Ex œquo egit... — b. Deut.yiw, 7.
I . Var. nous les révèle, — nous les a révélés.
440 CAREME DES MINIMES.
merveilleuse dispensation que Dieu a voulu marquer si
visiblement dans tout l'ouvrage de notre salut, il faut
conclure nécessairement que comme les deux sexes sont
intervenus dans la désolation de notre nature, ils devaient
aussi concourir à sa délivrance. Tertullien l'a enseigné dès les
premiers siècles dans le livre de la Chair de Jésus-Christ, où,
parlant de la sainte Vierge : « Il était, dit-il (''), nécessaire
que ce qui avait été perdu par ce sexe fût ramené au salut
par le même sexe : X> Ut qttod pe7' ehtsmodi sexum abierat in
perditionem, per eumdem sexum redigeretur ad salutem. Le
martyr saint I renée l'a dit devant lui (*), le grand saint
Augustin l'a dit après (''); tous les saints Pères unanimement
nous ont enseigné la même doctrine. D'où je tire cette con-
séquence, qu'il était certainement convenable que Dieu pré-
destinât une nouvelle Eve aussi bien qu'un nouvel Adam,
[p. 9] afin de donner à la terre, au lieu de la race ancienne
qui avait été condamnée, une nouvelle postérité qui fût
sanctifiée par la grâce.
Et certainement, chrétiens, si nous méditons en nous-
mêmes les conseils impénétrables de la Providence dans la
réparation de notre nature, et que nous conférions exacte-
ment Eve avec Marie dans le mystère de cette journée, nous
serons bientôt convaincus de cette doctrine si sainte et si
ancienne. Voici le rapport qu'en font les saints Pères, et je
ne fais que répéter ce qu'ils en ont dit.
L'ouvrage de notre corruption commence par Eve, l'ou-
vrage de la réparation par Marie. La parole de mort est
portée à Eve, la parole de vie à la sainte Vierge, Eve était
vierge encore, et Marie est vierge. Eve encore vierge avait
son époux, et Marie, la Vierge des vierges, a aussi le sien. La
malédiction est donnée à Eve, la bénédiction à Marie : Be7ie-
dicta tu {^). Un ange de ténèbres s'adresse à Eve, un ange de
lumière parle à Marie. L'ange de ténèbres veut élever Eve à
une fausse grandeur en lui faisant rechercher la divinité :
« Vous serez, lui dit-il, comme des dieux (") ; » l'ange de
lumière établit Marie dans la véritable grandeur par une
a. De Carne Christ.^ n. 17. — b. Cont. Uceres., lib. V. cap. XIX. — c. De Symb.
ad Caiech., serm. III, cap. iv. — d. Luc, l, 42. — e. Gen., IH, 5.
POUR LA FKTE DE L ANNONCIATION. 44 I
sainte société avec Dieu : « Le Seigneur est avec vous, »
lui dit Gabriel ("). L'ange de ténèbres parlant à Eve lui
inspire un dessein de rébellion : « Pourquoi est-ce que Dieu
vous a commandé de ne point manger de ce fruit si beau (*)?»
l'ange de lumière parlant à Marie lui persuade l'obéissance :
« Ne craignez point, Marie, » lui dit-il, et : « Rien n'est
impossible au Seigneur ('). » Eve crut au serpent, et Marie
à l'ange. De cette sorte, dit Tertullien {^), une foi pieuse
efface la faute d'une téméraire crédulité, et « Marie répare en
croyant à Dieu ce qu'Eve avait ruiné en croyant au diable : »
Qiiod illa credendo deliquit, hœc credendo delevït. Enfin, pour
achever le mystère, Eve séduite par le démon est contrainte
de fuir devant la face de Dieu, et Marie instruite par l'ange
est rendue digne de porter Dieu ; Eve nous ayant présenté
le fruit de mort, Marie nous présente le vrai fruit de vie :
afin, dit saint I renée (écoutez les paroles de ce grand martyr),
« afin que la Vierge Marie fût l'avocate de la vierge Eve : »
Ui virginis Evœ Virgo Maria fier et advocata (^).
Un rapport si exact n'est pas une invention de l'esprit
humain. Après cela on ne peut douter que Marie ne soit
l'Eve bienheureuse de la nouvelle alliance; qu'elle n'ait la
même part à notre salut qu'Eve a eu[e] à notre ruine, c'est-
à-dire la seconde après Jésus-Christ ; et qu'Eve étant la
mère de tous les mortels, Marie ne soit la mère de tous les
vivants. [P. lo] C'est Dieu même qui nous persuade une
vérité si constante par l'ordre admirable de tous ses desseins,
par la convenance des choses si évidemment déclarée, par le
rapport nécessaire de tous ses mystères ('),
Et nos frères qui nous ont quittés ne peuvent pas endurer
notre dévotion pour Marie, ni que nous la croyions après
Jésus-Christ la principale coopératrice de notre salut! Qu'ils
détruisent donc ce rapport de tous les mystères divins; qu'ils
nous disent pour quelle raison Dieu envoie son ange à Marie.
Ne pouvait-il pas faire son ouvrage en elle sans en avoir son
a. Luc, I, 28. — b. Gen., m, i. — c. Luc, l, 30, 37. — d. De Carne Christ.^
n. 17. — e. Cotii. Hœres., lib.V, cap. xix.
I. Var. par les convenances... — Ces pense'es sont reprises d'une ancienne
Méditation proposée aux associés du Scapulaire (1653J. — Cf. t. I, 377-383.
442 CAREME DES MINIMES.
consentement ? Ne paraît-il pas plus clair que le jour que
c'a été un conseil du Père ('), qu'elle coopérât à notre salut
et à rinc[arnation] de son Fils par son obéissance et sa
charité ? Et si cette charité maternelle a tant opéré pour notre
bonheur dans le mystère de l'Incarnation, sera-t-elle devenue
stérile et ne produira-t-elle plus rien en notre faveur ? Ah !
messieurs, qui le pourrait croire ? Et si maintenant nous
attendons d'elle qu'elle nous assiste de son secours, quel
crime faisons-nous de le demander ? Est-ce pour cela, nos
chers frères, que vous avez rompu l'unité, et abandonné la
communion dans laquelle vos pères sont morts en la charité
de Notre Seigneur?... Mais peut-être n'y en a-t-il pas qui
nous entendent. Revenons à nous, chrétiens.
Je ne puis plus retenir les secrets mouvements de mon
cœur ; je ne puis que je ne m'écrie avec toute l'Église catho-
lique : O sainte, ô incomparable Marie, nous crions, nous
gémissons après vous, misérables bannis, enfants d'Eve : Ad
te clamamus. Car à qui auront leur recours les enfants captifs
d'Eve l'exilée, sinon à la Mère des libres.'* Et si telle est la
doctrine des anciens Pères, si telle est la foi des martyrs que
vous soyez l'avocate d'Eve, ne prendrez-vous pas aussi la
défense de sa postérité condamnée ? Si donc Eve inconsi-
dérée nous a présenté autrefois le fruit empoisonné qui nous
tue, ô Marie notre protectrice, que nous recevions de vos
mains le fruit de vos bénies (-) entrailles, qui nous donne la vie
éternelle ! Et Jesuni, etc. O merveille des secrets de Dieu !
ô convenance de notre foi! Car c'est l'accomplissement du
mystère, que nous recevions Jésus-Christ des mains de
Marie : elle nous le présente pour entrer en société avec
nous. Vivons comme des hommes avec qui Jésus-Christ
s'est associé : Conversabattir Deus, ut Jiomo divine agere
doceretur {")...
a, TertuU., Advers. Alarctoti., lib. II, n. 27.
1. Var. de sa Providence.
2. Ms. bénites (benistes).
^pXt^^^A^^^.^.*^^*^^^^
i
CAREME DES MINIMES.
SECOND PANÉGYRIQUE de SAINT
FRANÇOIS DE PAU LE,
6 avril (') 1660.
Ce sermon fît la clôture de la station. Les premières et les dernières
paroles ne laissent aucun doute sur ce point. Si Deforis lui assigne la
date de 1658, c'est qu'il croyait, sur la foi de Ledieu, que le Carême
des Minimes avait été prêché en cette année.
Parmi les Minimes, auditeurs de Bossuet durant ce Carême, M.
Floquet mentionne « deux arrière-neveux du saint, les PP. Hilarion
de Coste et Nicolas Lefebvre d'Ormesson, si dignes l'un et l'autre de
cette glorieuse parenté, )) (Etudes..., II, 54.)
Nous n'avons pu retrouver le manuscrit du discours,et nous avons
dû nous borner à le collationner sur la première édition, celle de
Deforis (1788).
I^i'à\ /u seinper inecum es, et ouinia
mea tua sufit.
Mon fils, vous êtes toujours avec
moi, et tout ce qui est à moi est à
vous.
{Luc, XV, 31.)
JE ne pouvais désirer, messieurs, une rencontre plus
heureuse ni plus favorable, que de faire ici mon dernier
discours {^) en produisant dans cette audience le grand
et admirable saint François de Paule. L'adieu que doivent
dire aux fidèles les prédicateurs de l'Évangile ne doit être
autre chose qu'un pieux désir, par lequel ils tâchent d'attirer
sur eux les bénédictions célestes ; et c'est ce que fait l'apôtre
saint Paul, lorsque, se séparant des Ephésiens, il les recom-
mande au grand Dieu, et à sa grâce toute-puissante : Et
mine commendo vos Deo, et verbo gratiœ ipsius ('*). Je ne
a. Act., XX, 32.
1. La fête tombe le 2 avril; mais c'était, en 1660, le vendredi de Pâques : elle
fut renvoyée au premier jour libre.
2. Var, de finir cet ouvrage que j'ai entrepris.
I
444 CAREME DES MINIMES.
doute pas, chrétiens, que les vœux (') de ce saint apôtre
n'aient été suivis de l'exécution; mais, ne pouvant pas espé-
rer un pareil effet de prières comme les miennes, ce m'est
une consolation particulière de vous faire paraître saint
François de Paule pour vous bénir en Notre Seigneur. Ce
sera donc ce grand patriarche qui, vous trouvant assemblés
dans une église qui porte son nom, étendra aujourd'hui les
mains sur vous ; ce sera lui qui vous obtiendra les grâces du
ciel, et qui, laissant dans vos esprits l'idée (^) de sa sainteté
et la mémoire de ses vertus, confirmera par ses beaux exem-
ples les vérités évangéliques qui vous ont été prêchées (^)
durant ce carême. Animé de cette pensée, je commencerai
ce discours avec une bonne espérance ; et, de peur qu'elle
ne soit vaine, je prie Dieu de la confirmer {■*) par la grâce de
son Saint-Esprit, que je lui demande humblement par l'in-
tercession de la sainte Vierge : Ave.
Ne parlons pas toujours du pécheur qui fait pénitence, ni
du prodigue qui retourne dans la maison paternelle. Qu'on
n'entende pas toujours dans les chaires la joie de ce père
miséricordieux, qui a retrouvé son cadet qu'il avait perdu. Cet
aîné fidèle et obéissant, qui est toujours demeuré auprès de
son père {^) avec toutes les soumissions d'un bon fils, mérite
bien aussi qu'on loue quelquefois sa persévérance. Il ne faut
pas laisser dans l'oubli cette partie de la parabole ; et l'inno-
cence toujours conservée, telle que nous la voyons en Fran-
çois de Paule, doit aussi avoir ses panégyriques. Il est vrai que
l'Evangile semble ne retentir de toutes parts que du retour de
ce prodigue ; il occupe, ce semble, tout l'esprit du père ; vous
diriez qu'il n'y ait que lui qui le touche au cœur. Toutefois,
au milieu du ravissement que lui donne son cadet retrouvé,
il dit deux ou trois mots à l'aîné, qui lui témoignent une
affection bien particulière (^) : « Mon fils, vous êtes toujours
Var. les souhaits.
Var. vous laissant en partage l'exemple de ses vertus.
Var. que j'ai tâché de vous annoncer.
Var. de lui donner l'affermissement.
Var. près de sa personne.
PANÉGYRIQUE DE SAINT FRAN(^OIS DE PAULE. 445
avec moi, et tout ce qui est à moi est à vous; » eh ! (') je vous
prie, ne vous fichez pas si je laisse aujourd'hui épancher ma
joie sur votre frère que j'avais perdu, et que j'ai retrouvé
contre mon attente : Fili, tu scmper mecum es ; c'est-à-dire,
si nous l'entendons (') : Mon fils, je sais bien reconnaître
votre obéissance toujours constante, et elle m'inspire pour
vous un fonds d'amitié, laquelle ne laisse pas d'être plus
forte, encore que vous ne la voyez {f) pas accompagnée de
cette émotion sensible que me donne le retour inopiné de
votre frère : « vous êtes toujours avec moi, et tout ce qui est
à moi est à vous ; nos cœurs et nos intérêts ne sont qu'un : »
Tu semper uiecum es,et omnia 7}iea tua sîinl.WoW^ une parole
bien tendre : cet aîné a un beau partage, et garde bien sa place
dans le cœur du père.
Cette parole, messieurs, se traite rarement dans les chaires,
parce que cette fidélité inviolable ne se trouve guère dans
les mœurs. Qui de nous n'est jamais sorti de la maison de son
père } Qui de nous n'a pas été prodigue ? Qui n'a pas « dis-
sipé sa substance» par une vie déréglée et licencieuse } Qui
n'a pas repu les pourceaux, c'est-à-dire, ses passions corrom-
pues } Puisqu'il y en a si peu dans l'Eglise qui aient su gar-
der sans tache l'intégrité de leur baptême, il est beaucoup
plus nécessaire de rappeler les pécheurs, que de parler des
avantag-es de l'innocence. Et toutefois, chrétiens, comme
l'Eglise nous montre aujourd'hui, en la personne de saint
François de Paule, une sainteté extraordinaire, qui s'est
commencée dès l'enfance, et qui s'est toujours augmentée
jusqu'à son extrême vieillesse ('*) ; comme nous voyons en ce
grand homme un religieux accompli ; comme nous admirons,
dans sa longue vie, un siècle presque tout entier d'une piété
toujours également soutenue : prodigues que nous sommes,
respectons cet aîné toujours fidèle, et célébrons les pré-
1. Édii. et. — Cf. ci-dessus, 369, etc.
2. Var. si nous le savons entendre.
3. Deforis met ainsi l'indicatif. Les exemples de cette construction sont
assez fréquents. A vrai dire, Bossuet, écrivant de même façon l'indicatif et le
subjonctif de ce verbe (au pluriel), n'avait pas dû indiquer quel mode il préférait
ici.
4. l'ar. jusqu'à la vieillesse décrépite.
440 CARÊxME DES MINIMES.
rogatives de la sainteté baptismale si soigneusement con-
servée.
Je les trouve toutes ramassées dans les paroles de mon
texte. Être toujours avec Jésus-Christ, sur sa croix et dans
ses souffrances, dans le mépris du monde et des vanités ; et
être toujours avec Jésus-Christ, par une sainte correspon-
dance de charité, et une véritable unité de cœur : voilà deux
choses qui sont renfermées dans la première partie de mon
texte : Fili, tu sempcr mecum es : « Mon fils, vous êtes toujours
avec moi. » Mais il ajoute, pour comble de gloire: « Et tout ce
qui est à moi est à vous : » Et omnia mea tua sunt : c'est-à-
dire que l'innocence a un droit acquis sur tous les biens de
son Créateur. Ce sont, mes frères, les trois avantages qu'a
donnés à François de Paule l'intégrité baptismale. Nous
commençons dans le saint baptême à être avec Jésus-Christ
sur la croix, parce que nous y professons (') le mépris du
monde : saint François, dès son enfance, a éternellement
rompu le commerce avec lui (-) par une vie pénitente et
mortifiée. Nous commençons dans le saint baptême à nous
unir à Dieu par la charité : il n'a jamais cessé d'avancer tou-
jours dans cette bienheureuse communication. Nous acqué-
rons dans le saint baptême un droit particulier sur les biens
de Dieu : et saint François a tellement conservé et même
encore augmenté ce droit, qu'on l'a vu maître de soi-même
et de toutes choses, par une puissance miraculeuse que Dieu
lui avait donnée presque sur toutes les créatures. Ces trois
merveilleux avantages de la sainteté baptismale, tous ra-
massés dans mon texte, et dans la personne de François
de Paule, feront le partage de ce discours, et le sujet de vos
attentions.
premier point.
C'est une fausse imagination que de croire que l'obli-
gation de quitter le monde ne regarde que les cloîtres et
les monastères. Ce qu'a dit l'apôtre saint Paul ("), que
a. Rom., VI, 3, 4.
1. Var. c'est-à-dire à professer...
2. Var. il a cternellement rompu le commerce avec le monde par les exercices
de la pénitence.
l'ANÉGYRIQUE DE SAINT FRANÇOIS DE l'AULE. 447
nous sommes morts et ensevelis avec Jésus-Christ, étant
une dépendance de notre baptême, oblige également tous
les fidèles, et leur impose une nécessité indispensable de
rompre tout commerce avec le monde. Et en effet, mes-
sieurs, les liens qui nous attachent au monde, se formant
en nous par la naissance, il est clair qu'ils se doivent rompre
par la mort. Les morts ne sont plus de rien, ils n'ont plus de
part à la société humaine: c'est pourquoi les tombeaux sont
appelés des solitudes : zEdificant sibi solitudines ("). Si donc
nous sommes morts en Jésus-Christ par le saint baptême,
nous avons par conséquent renoncé au monde.
Le grand apôtre saint Paul (') nous a expliqué profondé-
ment ce que c'est que cette mort spirituelle, lorsqu'il a parlé en
ces termes : « Le monde, dit-il, est crucifié pour moi, et moi je
suis crucifié pour le monde : » Mihi mundiis criicijîxus est, et
egoimmdoi^). Le docte et éloquent saint Jean Chrysostome
fait une belle réflexion sur ces paroles : Ce n'est pas assez,
dit-il ("), à l'Apôtre que le chrétien soit mort au monde; mais
il ajoute encore : il faut que le monde soit mort pour le chré-
tien : et cela, pour nous faire entendre que le commerce est
rompu des deux côtés, et qu'il n'y a plus aucune alliance. Car,
poursuit ce docte interprète, l'Apôtre considérait que non
seulement les vivants ont quelques sentiments les uns pour
les autres, mais qu'il leur reste encore quelque affection pour
les morts ; ils en conservent le souvenir ; ils leur rendent
quelques honneurs, ne serait-ce que ceux de la sépulture. C'est
pourquoi l'apôtre saint Paul ayant entrepris de nous faire
entendre jusqu'à quelle extrémité le fidèle doit se dégager de
l'amour du monde : Ce n'est pas assez, nous dit-il, que le com-
merce soit rompu entre le monde et le chrétien, comme il
l'est entre les vivants et les morts; car il y a souvent quelque
a. Job, III, 14. — b. Galat., VI, 14. — c. De Cotnpiinct., lib. II, n. 2.
I. Kzr. Pour garder l'intégrité baptismale, et mériter d'entendre ces belles
paroles de la bouche de Jésus-Christ : « Mon fils, tu es toujours avec moi, »il
faut se résoudre avant toutes choses de ne le quitter jamais dans ses souffrances,
et de le suivre persévéramment à sa croix. L'homme baptisé, chrétiens, est
un homme crucifié avec le Sauveur, et saintPaul nous a expliqué admirablement
à quoi nous oblige ce crucifiement, lorsqu'il a écrit ainsi aux Galates : Mihi
mundus...
448 CARÊME DES MINIMES.
affection {') des vivants aux morts, qui va les rechercher
dans le tombeau même. Il faut une plus grande rupture ; et,
afin qu'il n'y reste plus aucune alliance, tel qu'est un mort à
l'égard d'un mort, tel doit être le monde et le chrétien : Mihi
mu7idus cruci/ixtis est, et ego muiido. Où va cela (^), chrétiens,
et où nous conduit ce raisonnement ? Il faut vous en donner,
en peu de paroles, une idée plus particulière.
Ce qui nous fait vivre au monde, c'est l'inclination pour le
monde (^) : ce qui fait vivre le monde pour nous, c'est un cer-
tain éclat qui nous charme {*) dans les biens du monde. La
mort éteint les inclinations, la mort ternit le lustre de toutes
choses : c'est pourquoi, dit saint Paul, je suis mort au monde,
je n'ai plus d'inclination pour le monde : le monde est mort
pour moi, il n'a plus d'éclat pour mes yeux. Comme on voit
dans le plus beau corps du monde, qu'aussitôt que l'âme s'en
est retirée, encore que les linéaments soient presque les
mêmes, cette fleur de beauté se passe, et cette bonne grâce
s'évanouit : ainsi le monde est mort pour le chrétien i^) ; il
n'a plus d'appas qui l'attirent, ni de charmes qui touchent son
cœur. Voilà cette mort spirituelle, qui sépare le monde et le
chrétien : telle est l'obligation du baptême. Mais si nous
avons si mal observé les promesses que nous avons faites,
admirons du moins aujourd'hui la sainte obstination de saint
François de Paule à combattre la nature et ses sentiments ;
admirons la fidélité inviolable de ce grand homme, qui a été
envoyé de Dieu pour faire revivre en son siècle cet esprit
de mortification et de pénitence, c'est-à-dire, le véritable
esprit du christianisme, presque entièrement aboli par la
mollesse.
Que dirai-je ici, chrétiens, et par où commencerai-je l'éloge
1. Var. quelque liaison.
2. Var. Que veut dire cette rupture...?
3. Var. pour les biens du monde.
4. Var. éblouit.
5. Var. en tant qu'il n'a plus d'attraits pour son cœur ; et le chrétien est mort
pour le monde, en tant qu'il n'a plus d'amour pour ses vains plaisirs, et que s'il
a pour lui quelque reste d'inclination, il ne cesse de la combattre par une vie
pénitente. C'est ce qui s'appelle dans l'Écriture être crucifié avec Jésus-Christ.
Nous le devons être par notre baptême, où nous contractons tous l'obligation de
mortifier en nous l'amour des plaisirs.
PANÉGYRIQUE DE SAINT FRANÇOIS DE l'AULE. 449
de sa pénitence? Ou'admirerai-je le plus, ou qu'il l'ait sitôt
commencée, ou qu'il l'ait fait durer si longtemps avec une
pareille vigueur? Sa tendre enfance l'a vu[e] naître en lui, sa
vieillesse la plus décrépite ne l'a jamais vu[e] relâchée. Par
l'une de ces entreprises, il a imité Jean-Baptiste, et par l'autre
il a égalé les Paul, les Antoine, les Hilarion. Vous allez voir,
messieurs, en ce grand homme un terrible renversement de
la nature; et, afin de le bien entendre, représentez-vous en
vous-mêmes quelles sont ordinairement dans tous les hom-
mes les deux extrémités de la vie : je veux dire, l'enfance et
la vieillesse. Elles ont déjà cela de commun, que la faiblesse
et l'infirmité sont leur partage. L'enfance est faible, parce
qu'elle ne fait que commencer ; la vieillesse, parce qu'elle
approche de sa ruine ("), prête à tomber par terre. Dans l'en-
fance, le corps est semblable à un bâtiment encore imparfait;
et il ressemble dans la vieillesse à un édifice caduc, dont les
fondements sont ébranlés. Les désirs en l'une et en l'autre
sont proportionnés à leur état. Avec le même empressement
que l'enfance montre pour la nourriture, la vieillesse s'étudie
aux précautions ; parce que l'une veut acquérir ce qui lui
manque, et l'autre retenir ce qui lui échappe. Ainsi l'une
demande (^) des secours pour s'avancer à sa perfection, et
l'autre cherche des appuis pour soutenir sa défaillance. C'est
pourquoi elles sont toutes deux entièrement appliquées à ce
qui touche le corps : la dernière, sollicitée par la crainte ; et
la première, poussée par un secret instinct de la nature.
François de Paule, messieurs, est un homme que Dieu a
voulu envoyer au monde, pour nous montrer que les lois de
la nature cèdent, quand il lui plaît, aux lois de la grâce. Nous
voyons en cet homme admirable, contre tout l'ordre de la
nature, un enfant qui modère ses désirs, un vieillard qui
n'épargne pas son peu de force. C'est ce fils fidèle et persé-
vérant, qui est toujours avec Jésus-Christ. Jésus a toujours
été dans les travaux : In laboribus a juventute mea (") ; il a
a. Ps., Lxxxvii, 16.
1. Var. parce qu'elle est prête à s'e'teindre. — Peut-être les mots : « prête à
tomber par terre, » sont-ils, eux aussi, une autre variante.
2. Var. désire.
Sermons de Bossuet. — III. 29
450 CAREME DES MINIMES.
toujours été sur la croix : François de Paule, enfant, com-
mence les travaux de sa pénitence. Il n'avait que six ou sept
ans, que des religieux très réformés admiraient sa vie austère
et mortifiée. A treize ans, il quitte le monde et se jette dans
un désert, de peur de souiller son innocence par la contagion
du siècle. Grâce du baptême, mort spirituelle, où as-tu jamais
paru avec plus de force ? Cet enfant est déjà crucifié au
monde, cet enfant est déjà mort au monde, auquel il n'a
jamais commencé de vivre ! Cela est admirable, sans doute ;
mais voici qui ne l'est pas moins.
A quatre-vingt-onze ans, ni ses fatigues continuelles, ni
son extrême caducité, ne le peuvent obliger de modérer la
sévérité de sa vie. Il fait un carême éternel ; et dans la
rigueur de son jeûne, un peu de pain est sa nourriture, de
l'eau toute pure étanche sa soif: à ses jours de réjouissance,
il y ajoute quelques légumes; voilà les ragoûts de François
de Paule. Au milieu de cette rigueur, de peur de manger pour
le plaisir, il attend toujours la dernière nécessité. Il ne songe
à prendre sa réfection, que lorsqu'il sent que la nuit approche.
Après avoir vaqué tout le jour au service de son Créateur, il
croit avoir quelque droit de penser [à] pourvoir à l'infirmité
de la nature. Il traite son corps comme un mercenaire, à qui
il donne son pain quand il a achevé sa journée. Par une
nourriture modique, il se prépare à (') un sommeil léger;
louant la munificence divine, de ce qu'elle lui apprend si bien
à se contenter de peu. Telle est la conduite de saint François
en santé et en maladie; tel est son régime de vivre. Une
vigueur spirituelle, qui se renouvelle et se fortifie de jour en
jour, ne permet pas à son âme de sentir la caducité de l'âge.
C'est cette jeunesse intérieure qui soutenait ses membres
cassés, dans sa vieillesse décrépite, et lui a fait continuer sa
pénitence jusqu'à la fin de sa vie.
Voici, mes frères, un grand exemple, pour confondre notre
mollesse. O Dieu de mon cœur ! quand je considère que cet
homme si pur et si innocent, cet homme qui est toujours
demeuré dans l'enfance et la simplicité du saint baptême,
I. Cette préposition était-elle réellement dans le texte.'' Plus haut, Deforis
l'omettait, où elle nous a paru nécessaire.
PANÉGYRIQUE DE SAINT I-RANÇÛIS UE l'AULE. 45 1
fait une pénitence si riooureuse, je frémis jusqu'au fond de
l'âme, et les continuelles mortifications de cet innocent me
font trembler pour les criminels qui vivent dans les délices.
Quand nous aurions toujours conservé la sainteté baptismale,
la seule conformité avec Ji':sus-Christ nous oblige (') d'em-
brasser sa croix, en mortifiant nos mauvais désirs. Mais
lorsque nous avons été assez malheureux pour perdre la
sainteté et la grâce par quelque faute mortelle, il est bien
aisé de juger combien alors cette obligation est redoublée.
Car l'apôtre saint Paul nous enseigne que quiconque déchoit
de la grâce, crucifie de nouveau Ji^sus-Christ (''); qu'il perce
encore une fois ses pieds et ses mains; que non seulement il
répand, mais encore qu'il foule aux pieds son sang précieux (''').
S'il est ainsi, chrétiens mes frères, pour réparer cet attentat
par lequel nous crucifions Jésus-Christ, que pouvons-nous
faire autre chose sinon de nous crucifier nous-mêmes, et de
venger sur nos propres corps l'injure que nous avons faite à
notre Sauveur ?
Tout autant que nous sommes de pécheurs, prenons
aujourd'hui ces sentiments; et imprimons vivement en nos
esprits cette obligation indispensable de venger Jésus-
Christ en nous-mêmes. Je ne vous demande pas pour cela
ni des jeûnes continuels, ni des macérations extraordinaires,
quoique, hélas! quand nous le ferions, la justice divine aurait
droit d'en exiger encore beaucoup davantage, mais notre
lâcheté et notre faiblesse ne permettent pas seulement que
l'on nous propose une médecine si forte : du moins, corrigeons
nos mauvais désirs ; du moins, ne pensons jamais à nos
crimes sans nous affliger devant Dieu de notre prodigieuse
ingratitude. Ne donnons point de bornes à une si juste dou-
leur; et songeons qu'étant subrogée à une peine d'une éter-
nelle durée, elle doit imiter en quelque sorte son intolérable
perpétuité : faisons-la donc durer du moins (-) jusqu'à l'a fin
a. Hebr., vi, 6. — b. Ibid., X, 29.
1. Var. nous engage à nous crucifier avec lui en mortifiant nos mauvais désirs.
Car puisque saint Paul nous enseigne que tout autant que nous sommes de bap-
tisés, nous avons été revêtus de Jésus-Christ, cette bienheureuse conformité
que nous devons avoir avec lui suffit pour nous obliger de prendre part à sa croix,
2. Var. en s'étendant du moins jusqu'à.
452 CAREME DES MINIMES.
de notre vie. Heureux ceux que la mort vient surprendre (')
dans les humbles sentiments de la pénitence {') ! Je parle mal,
chrétiens ; la mort ne les surprend pas. La mort pour eux
n'est pas une mort; elle n'est mort que pour ceux qui vivent
enivrés de l'amour du monde.
Notre incomparable (^) François était à la cour de Louis
XI, où l'on voyait tous les jours et le pouvoir de la mort, et
son impuissance : son pouvoir, sur ce grand monarque ; son
impuissance, sur ce pauvre ermite. Louis, resserré dans ses
forteresses, et environné de ses gardes, ne sait à qui confier
sa vie; et la crainte de la mort le saisit de telle sorte qu'elle
lui fait méconnaître ses meilleurs amis. Vous voyez un prince,
messieurs, que la mort réduit en un triste état ; toujours
tremblant, toujours inquiet, il craint généralement tout ce qui
l'approche ; et il n'est précaution qu'il ne cherche pour se
garantir de cette ennemie, qui saura bien éluder ses soins et les
vains raffinements de sa politique.
Regardez maintenant le pauvre François, et voyez si elle
lui fera seulement froncer les sourcils. Il la contemple avec
un visage riant ; elle ne lui est pas inconnue ; et il y a déjà
trop longtemps qu'il s'est familiarisé avec elle pour être
étonné de ses approches. La mortification l'a accoutumé à la
mort ; les jeûnes et la pénitence, dit Tertullien (''), la lui ont
déjà fait voir de près, et l'ont souvent avancé dans son voi-
sinage ; Sœpejejunans, mortem de proximo novit. Il sortira du
monde plus légèrement ; il s'est déjà déchargé lui-même
d'une partie de son corps, comme d'un empêchement impor-
tun à l'âme : Prœuiisso jam saiiguinis succo, tanqiiam aniinœ
impedimento. C'est pourquoi, sentant {f) approcher la mort, il
lui tend de bon cœur les bras ; il lui présente avec joie ce
a. De Jejim.^ n. I2.
1. Var. saisit.
2. Var. Dieu a promis la rémission à la pénitence, mais il ne s'est pas engagé
à donner du temps à tes remises.
3. Var. C'est vous, sainte pénitence, qui avez fait mourir saint François de
Paule avec cette tranquillité admirable ; c'est vous qui lui donnez un avantage
par dessus le plus grand monarque du monde. Je vois trembler Louis XI au
milieu de ses gardes et de ses forteresses,et l'appréhension de la mort ne lui laisse
plus aucun repos. Voilà un roi en un état bien déplorable, toujours tremblant...
4. Var. voyant.
PANÉGYRIQUE DE SAINT FRANÇOIS DE PAULE. 453
qui lui reste de corps, et d'un visage riant il lui désigne (')
l'endroit où elle doit frapper son dernier coup. O mort, lui
dit-il, quoique le monde te nomme cruelle et inexorable, tu
ne me feras aucun mal, parce que tu ne m'ôteras rien de ce
que j'aime. Bien loin de rompre le cours de mes desseins, tu
ne feras qu'achever l'ouvrage que j'ai commencé, en me dé-
faisant de toutes les choses dont je tâche de me défaire il y
a longtemps. Tu me déchargeras de ce corps : ô mort, je t'en
remercie ; il y a plus de quatre-vingts ans que je travaille
moi-même à m'en décharger. J'ai professé, dans le baptême,
que ses désirs ne me touchaient pas (^) ; j'ai tâché de les
couper ('') pendant tout le cours de ma vie : ton secours, ô
mort, m'était nécessaire, pour en arracher la racine ; tu ne
détruis pas ce que je suis, mais tu achèves ce que je fais.
Telle est la force de la pénitence. Celui qui aime ses exer-
cices a toujours son âme en ses mains, et est prêt, à tout
moment, de la rendre. L'admirable François de Paule, tout
rempli de ces sentiments, et nourri dès sa tendre enfance sur
la croix de notre Sauveur, n'avait garde de craindre la mort.
Mais nous parlons déjà de sa mort, et nous ne faisons encore
que de commencer les merveilles de sa sainte vie: l'ordre
des choses nous y a conduits. Mais continuons la suite de
notre dessein ; et, après avoir vu notre grand saint François
uni si étroitement avec Jésus-Christ dans la société de ses
souffrances, voyons-le dans la bienheureuse participation de
sa sainte familiarité : Tu seniper mecitin es : c'est ma seconde
partie.
SECOND POINT.
Saint Paul, écrivant aux Hébreux, a prononcé cette sen-
tence dans le chapitre vi de cette Epltre admirable : « Il est
impossible, dit il, que ceux qui ont reçu une fois dans le saint
baptême les lumières de la grâce, qui ont goûté le don céleste,
qui ont été faits participants du Saint-Esprit, et sont tombés
volontairement de cet état bienheureux, soient jamais renou-
velés par la pénitence : » Inipossibile est rursum renovari ad
1. Var. montre.
2. Var. ne me seraient rien.
3. Var. retrancher, ou mortifier.
454 CAREME DES MINIMES.
pœniteniiam ("). Je m'éloignerais (') de la vérité, si je voulais
conclure de ce passage, comme faisaient les Novatiens, que
ceux qui sont une fois déchus de la grâce n'y peuvent jamais
être rétablis ; mais je ne croirai pas me tromper, si j'en tire
cette conséquence (") qu'il y a je ne sais quoi de particulier
dans l'intégrité baptismale, qu'on ne retrouve jamais quand
on l'a perdue : Iinpossibile est rursum renovari. Rendez-lui
sa première robe, dit ce père miséricordieux, parlant du
prodigue pénitent (') ; c'est à dire, rendez-lui la justice {"*) dont
il s'était dépouillé lui-même. Cette robe lui est rendue, je le
confesse. Qu'elle est belle et'resplendissante! Mais elle aurait
encore un éclat plus grand, si elle n'avait jamais été souillée.
Le père, je le sais bien, reçoit son fils dans sa maison, et il
le fait rentrer dans ses premiers droits ; mais néanmoins il ne
lui dit pas : Mon fils, tu es toujours avec moi : Fili, tu seniper
mecuin es ; et il montre bien, par cette parole, que cette inno-
cence toujours entière, cette fidélité jamais violée, sait bien
conserver ses avantages.
En quoi consiste ce privilège ? C'est ce qu'il est malaisé
d'entendre. La tendresse extraordinaire que Dieu témoigne
dans son Écriture pour les pécheurs convertis semble nous
obliger de croire qu'il n'use avec eux d'aucune réserve. Ne
peut-on pas même juger qu'il les préfère aux justes (5) en
quelque façon, puisqu'il quite les justes, dit l'Evangile {^\
pour aller chercher les pécheurs ; et que, bien loin de dimi-
nuer pour eux son affection, il prend plaisir au contraire de
la redoubler ? Et toutefois, chrétiens, il ne nous est pas per-
mis de douter que ce Dieu, qui est juste dans toutes ses
œuvres, ne sache bien garder la prérogative qui est due
naturellement à l'innocence: et lorsqu'il semble que les saintes
Lettres accordent aux pécheurs convertis quelque sorte de
préférence, voici en quel sens il le faut entendre (^). Cette
a. Hebr.^ vi, 4, 6. — b. Luc, xv, 4.
1. Var. Je ne dirais pas la vérité.
2. Var. si je conclus de ces paroles.
3. Var. converti.
4. Var. cette robe, c'est la grâce dont...
5. Var. Il semble même qu'il les préfère aux justes, puisqu'il...
6. Va/ . Comment donc accorderons-nous ces contrariétés apparentes ? Dieu
PANÉGVKU2UE DE SAINT FRANÇOIS DE l'AULE. 455
décision est tirée du grand saint Thomas, qui, faisant la
comparaison de l'état du juste qui persévère, et du pécheur
qui se convertit, dit qu'il faut considérer en l'un ce qu'il a, et
en l'autre d'où il est sorti. Après cette distinction, il conclut
judicieusement, à son ordinaire, que Dieu conserve au juste
un plus grand don, et qu'il retire le pécheur d'un plus grand
mal : et partant, que le juste est sans doute plus avantagé, si
l'on a égard à son mérite ; mais que le pécheur semblera plus
favorisé ('), si l'on regarde son indignité. D'où il s'ensuit que
l'état du juste est toujours absolument le meilleur : et par
conséquent (^) il faut croire que ces mouvements de tendresse
que ressent la bonté divine pour les pécheurs convertis, qui
sont sa nouvelle conquête, n'ôtent pas la prérogative ('^) d'une
estime particulière aux justes, qui sont ses anciens amis ; et
qu'enfin ce chaste amateur de la sainteté et de l'innocence
trouve je ne sais quel attrait particulier dans ces âmes qui
n'ont jamais rejeté sa grâce, ni affligé son Esprit ; qui (''),
étant toujours fraîches et toujours nouvelles, et gardant in-
violablement leur première foi, après une longue suite
d'années paraissent aussi saintes, aussi innocentes, qu'elles
sortirent des eaux du baptême, comme a fait, par exemple,
saint François de Paule.
Quelles douceurs, quelle affection, quelle familiarité parti-
culière Dieu réserve à ces innocents, c'est un secret de sa
grâce, que je n'entreprends pas de pénétrer. Je sais seulement
que François de Paule, accoutumé dès sa tendre enfance à
témoigne plus d'amour au juste, et il en témoigne plus au pécneur,mais en diffé-
rentes manières.
1. Var. plus chéri.
2. Var. et par conséquent le plus estimé de Dieu.
3. Var... n'ôtent pas la préférence qui est due à la sainteté toujours fidèle. On
goûte mieux la santé, quand on relève nouvellement d'une maladie ; mais on
estime toujours beaucoup davantage les forces toujours égales d'une bonne
constitution. Les cœurs sont saisis d'une joie soudainepar la grâce inopinée d'un
beau jour d'hiver, qui après un temps pluvieux vient réjouir tout d'un coup la
face du monde ; mais on ne laisse pas de mieux aimer la constante sérénité d'une
saison plus bénigne. Ainsi, messieurs, s'il nous est permis de juger des senti-
ments du Sauveur par l'exemple des sentiments humains, il caresse plus tendre-
ment les pécheurs récemment convertis, qui sont sa nouvelle conquête ; mais
il aime avec plus d'ardeur les innocents, il réserve une familiarité plus particu-
lière aux justes, qui sont ses anciens amis, qu'il a eus toujours avec lui.
4. Var. enfin qui ne lui ont jamais donné sujet de se plaindre.
450 CARÊME DES MINIMES.
communiquer avec Dieu, ne pouvait plus vivre un moment
sans lui. Semblable à ces amis empressés qui contractent une
habitude si forte de converser librement ensemble que la
moindre séparation ne leur paraît pas supportable : ainsi vi-
vait saint François de Paule. O mon Dieu, disait-il avec
David, du plus loin que je me souvienne, et presque «dès le
ventre de ma mère, vous êtes mon Dieu :» De ventre matris
meœ Deus jneus es tu, 7ie discesseris a me ("). Jamais mon
cœur n'a aimé que vous ; il n'a jamais brûlé d'autres flammes.
Eh ! mon Dieu, « ne me quittez pas : » Ne discesseris a
me : je ne puis subsister un moment sans vous. Son cœur étant
ainsi disposé, c'était, messieurs, lui ôter la vie, que de le
tirer (') de sa solitude. En effet, dit le dévot saint Bernard,
c'est une espèce de mort violente, que de se sentir arracher
de la douce société de Jésus-Christ par les affaires du
monàç: : Mori videntîtr sibi..., et rêvera inortis species est a
contemplatione candidi J esu ad has tenebras rursus avelli (*).
Jugez donc des douleurs de François de Paule, quand il reçut
l'ordre du pape d'aller à la cour de Louis XI, qui le deman-
dait avec instance. O solitude, ô retraite qu'on le force d'a-
bandonner ! combien regretta-t-il de vous perdre ! Mais enfin
il faut obéir, et je vois qu'il vous quitte, bien résolu
néanmoins de se faire une solitude dans le tumulte, au
milieu de tout le bruit de la cour et de ses empressements
éternels.
C'est ici, c'est ici, chrétiens, où je vous prie de vous rendre
attentifs à ce que va faire François de Paule. Voici, sans
doute, son plus grand miracle, d'avoir été si solitaire et si
recueilli au milieu des faveurs des rois et dans les applaudis-
sements de toute leur cour. Je ne m'étonne plus quand je lis
dans l'histoire de saint François qu'il a passé au milieu des
flammes sans en avoir été offensé ; ni que, domptant la fureur
de ce détroit de Sicile, fameux par tant de naufrages, il ait
trouvé sur son manteau la sûreté que les plus adroits pilotes
ont peine à trouver dans leurs grands vaisseaux. La cour a
a. Ps., XXI, II, 12. — b. Tract, de Pass. Dont., cap. XXVll, itt Append. Oper.
S. Bern.
I. Var. de le faire sortir de sa retraite.
PANÉC;VRI(,)UE DE SAINT FRANÇOIS DE l'AULE. 457
des flammes plus dévorantes, elle a des écueils plus dange-
reux ; et, bien que les inventions hardies des expressions
poétiques n'aient pu nous représenter la mer de Sicile aussi
horrible que la nature l'a faite, la cour a des vagues plus
furieuses, et des abîmes plus creux, et des tempêtes plus
redoutables. Comme c'est de la cour que dépendent toutes
les affaires, et que c'est là aussi qu'elles aboutissent, l'ennemi
du genre humain y jette tous ses appâts, y étale toute sa
pompe : là est l'empire de l'intérêt ; là est le théâtre des pas-
sions : là elles sont les plus violentes, là elles sont les plus
déguisées.
Voici donc François de Paule dans un nouveau monde,
chéri et honoré par trois de nos rois ('), et après cela vous ne
doutez pas que toute la cour ne lui applaudisse. Tout cela
ne le touche pas : la douce méditation des choses divines, et
cette sainte union avec Jésus-Christ, l'ont désabusé pour
jamais de tout ce qui éclate dans le monde. Doux attraits
de la cour, combien avez-vous corrompu d'innocents! Com-
bien en a-t-on vu qui se laissent comme entraîner à la cour
par force, sans dessein de s'y engager ! enfin l'occasion s'est
présentée belle, le moment fatal est venu ; la vague les a
poussés, et les a emportés, ainsi que les autres! Ils n'étaient
venus, disaient-ils, que pour être spectateurs de la comédie :
à la fin ils en ont trouvé l'intrigue si belle, qu'ils y ont voulu
jouer leur personnage. Souvent même l'on s'est servi de la
piété pour s'ouvrir des entrées favorables ; et, après que l'on
a bu de cette eau, l'âme est toute changée par une espèce
d'enchantement. C'est un breuvage charmé, qui enivre les
plus sobres ; et la plupart de ceux qui en ont goûté {^) ne peu-
vent presque plus goûter autre chose.
Cependant l'admirable saint François de Paule est solitaire
jusque dans la cour, est toujours recueilli en Dieu parmi ce
tumulte : on ne peut presque le tirer de sa cellule, où cette
âme pure et innocente embrasse son Dieu en secret. L'heure
de manger arrive : il goûte une nourriture plus agréable dans
les douceurs de son oraison. La nuit l'invite au repos : il trouve
1. Louis XI, Charles VIII, Louis XII — Cf. II, 32.
2. Var. quand on en a goûté, on ne peut presque plus...
I
45^ CARÊME DES MINIMES.
son véritable repos à répandre son cœur devant Dieu (').
Le roi le demande en personne avec une extrême impatience:
il a affaire, il ne peut quitter : il est enfermé avec Dieu dans
de secrètes communications. On frappe à sa porte avec vio-
lence : l'amour divin, qui a occupé tous ses sens par le ravis-
sement de l'esprit, ne lui permet pas d'entendre autre chose
que ce que Dieu lui dit au fond de son cœur, dans un saint et
admirable silence. O homme vraiment uni avec Dieu, et digne
d'entendre de sa bouche : Fili, hc semper niecimi es : « Mon
fils, vous êtes touiours avec moi! » Il est accoutumé avec
Dieu, il ne connaît que lui : il est né, il est crû sous son aile ;
il ne peut le quitter ni vivre sans lui un seul moment.privé des
délices de son amour.
Sainte familiarité avec Jésus-Christ, oraison, prière, mé-
ditation,entretiens sacrés de l'âme avec Dieu ! que ne savons-
nous goûter vos douceurs ! Pour les goûter, mes frères, il faut
se retirer quelquefois du bruit et du tumulte du monde, afin
d'écouter Jésus en secret. « Il est malaisé, dit saint Augu-
stin, de trouver Jésus-Christ dans le grand monde : il faut
pour cela une solitude : » Difficile est in tnrba videré Jesum:
solitudo quccdam necessaria est {f). Faisons-nous une solitude,
rentrons (-) en nous-mêmes pour penser à Dieu; ramassons
tout notre esprit en cette haute partie de notre âme, pour nous
exciter à louer Dieu : ne permettons pas, chrétiens, qu'aucune
autre pensée nous vienne troubler.
Mais que les hommes du monde sont (^) éloignés de ces
sentiments ! Converser avec Dieu leur paraît une rêverie : le
seul mot de retraite et de solitude leur donne ('♦) un ennui
qu'ils ne peuvent vaincre. Ils passent éternellement d'affaire
en affaire, et de visite en visite. Et je ne m'en étonne pas,
dit saint Bernard: ils n'ont pas (^) cette oreille intérieure pour
écouter la voix de Dieu (^) dans leur conscience, ni cette
a. Injoan. Tract. XVll, n. n.
1. Var. dans la paix et les embrassements de Dieu.
2. Var. retirons-nous.
3. Var. Mais que nous sommes...
4. Var. leur inspire.
5. Var. ils ne savent pas converser avec Dieu.
6. Var. pour savoir discerner sa voix : ils ne peuvent goûter les douceurs de
cette conversation céleste.
PANÉGYRIQUE DE SAINT FRANÇOIS DE PAULE. 459
bouche spirituelle pour lui parler secrètement au dedans du
cœur. C'est pourquoi ils cherchent (') à tromper le temps par
mille sortes d'occupations : et, ne sachant à quoi passer les
heures du jour, dont la lenteur leur est à charge, ils charment
l'ennui qui les accable, par des amusements inutiles : Lotigi-
tudineui temporis.qiia grava7itm\ imitilibiis confabiclationibîis
expcndcre satagunt ("). Regardez cet homme d'intrigues en-
vironné de la troupe de ses clients, qui se croit honoré par
l'assiduité des devoirs qu'ils s'empressent de lui rendre; il
regarde comme une grande peine de se trouver vis-à-vis de
lui-même : StipatiLs clientnwi cimeis, freçitentiore comitatu
officiosi agminis hic honestatus^ pœnam ptitat esse mm sohis
est {^). Toujours ce lui est un supplice que d'être seul, comme
si ce n'était pas assez de lui-même pour pouvoir s'occuper
agréablement dans l'affaire de son salut. Cependant il est
véritable, vous vous fuyez vous-même, vous refusez de con-
verser avec vous-même, vous cherchez continuellement les
autres, et vous ne pouvez vous souffrir vous-même. Usque
adeo carus est hic mundus hominibus, ut sibimetipsis vilu-
eyint (') : « Ce monde tient si fort au cœur des hommes (^)
qu'ils se dédaignent eux-mêmes, » qu'ils en oublient leurs
propres affaires. Désabusez-vous, ô mortels ! Que vous
servent ces liaisons et ces nouvelles intrigues où vous vous
jetez tous les jours ? C'est pour vous donner du crédit, pour
avoir de l'autorité.'* Mais unissez-vous avec Dieu, et apprenez
de François de Paule que c'est par là qu'on peut acquérir la
véritable puissance: Omnia mea tua suiit : c'est ma troisième
partie.
TROISIÈME POINT.
Nous (^) apprenons de Tertullien que l'hérétique Marcion
avait l'insolence de reprocher hautement au Dieu d'Abraham
qu'il ne s'accordait pas avec lui-même. Tantôt il paraissait
a. Tract, de Pass. Dotn., cap. xxvili, /« Append. Op. S. Bernardi. — b. S. Cy
prian., Epist. ad Donat. — c. S. Aug., Epist. XLUI, cap. l.
1. Var. à s'occuper dans les emplois extérieurs : Exteriorum senstium subsi-
dia quœrunt.
2. Var. est si cher aux hommes.
3. Var. Cette fidélité persévérante, cette sainte familiarité d'un fils qui est
toujours demeuré avec son père, lui donne une pleine disposition des biens pater-
460 CARÊME DES MINIMES.
dans son Écriture avec une majesté si terrible qu'on n'en
osait approcher (') sans crainte ; et tantôt il avait, dit-il, des
faiblesses, des facilités, des bassesses et des enfances, pusilli-
tates et incongruentias Dei {f), comme il avait l'audace de
s'exprimer; jusqu'à (^) craindre de fâcher Moïse, et à le prier
de le laisser faire : Dimitte me ut irascatitr furor meus ('^) :
« Laisse-moi lâcher la bride à ma colère » contre ce peuple
infidèle. D'où cet hérétique concluait que le Dieu que ser-
vaient les Juifs avait une conduite irrégulière, qui se démen-
tait elle-même.
Ce qui servait de prétexte à cette rêverie sacrilège, c'est
en effet, messieurs, que nous voyons dans les saintes Ecri-
tures que Dieu change en quelque façon de conduite selon
la diversité des personnes. Quand les hommes présument
d'eux-mêmes, ou qu'ils manquent à la soumission qui lui est
due, ou qu'ils prennent peu de soin de se rendre dignes de
s'approcher de sa majesté, il ne se relâche jamais d'aucun de
ses droits, et il conserve avec eux toute sa grandeur {f).
Voyez comme il traite Achab, comme il se plaît à l'humilier.
Au contraire, quand on obéit, et que l'on agit i^) avec lui en
simplicité de cœur, il se dépouille en quelque sorte de sa
puissance, et il n'y a aucune partie de son domaine, dont il
ne mette en possession ses serviteurs. « Vive le Seigneur !
dit Elie, en la présence duquel je suis : il n'y aura ni pluie ni
rosée que par mon congé : » Vivit Dominus... in cujus con-
spectu sto, si e7^it annis his ros et pluvia nisi juxta oris mei
verba (^). Voilà un homme qui paraît bien vindicatif, et
cependant voyez-en la suite. C'est un homme qui jure, et Dieu
a. Adv. Marc, lib. II, n. 26, 27. — b. Exod., xxxil, 10. — c. III Reg., xvil, i.
nels, et un droit d'en user avec empire. C'est ce que le Fils de Dieu nous exprime
par les paroles de mon texte : « Mon fils, vous êtes toujours avec moi, et tout ce
qui est à moi est à vous : » Et oninia mea tua suni.
1. Var. qu'on ne la pouvait regarder.
2. Première rédaction : Dieu étant en colère contre son peuple avait comme
résolu de le perdre ; mais il appréhende Moïse, il craint de fâcher Moïse. Pour
avoir entière liberté d'agir, il tâche auparavant de gagner Moïse. 1 Laisse-moi,
laisse-moi, dit-il, que je lâche la bride h ma colère » pour détruire ce peuple infidèle.
Pour toi, ne sois pas en peine, « je te ferai le père d'un grand peuple : » Dimitte
me ut irascatur furor meus,facia7nque te ingentein magnain. (Exod., XXXII, 10.)
3. Var. il se tient alors sur sa grandeur.
4. Var. que l'on traite.
PANÉGYRIQUE DE SAINT FRANÇOIS DE PAULE. 46 1
se sent Hé par ce serment; et pour délivrer la parole de son
serviteur, confirmée par son jurement, il ferme le ciel durant
trois années avec une rigueur inflexible.
Que veut dire ceci, chrétiens, si ce n'est, comme dit si bien
saint Augustin, que Dieu se fait servir par les hommes, et
qu'il les sert aussi réciproquement ? Ses fidèles serviteurs
lui disent avec le Psalmiste : « Nous voilà tout prêts, ô Sei-
gneur, d'accomplir constamment votre v olorw.é:'^ Ecceveitio...
jct faciain, Dcus, vohuitatem hiani {"). Vous voyez les hom-
mes qui servent Dieu. Mais écoutez le même Psalmiste :
« Dieu fera la volonté de ceux qui le craignent : » Voluntatem
tiinentiuni se faciet (''). Voilà Dieu qui leur rend le change,
et les sert aussi à son tour. Vous servez Dieu, Dieu vous
sert; vous faites sa volonté, et il fait la vôtre : Si ideo times
Deum tit facias ejus vohmtatem, ille quodammodo ministrat
tibi, facit vohmtateni tuam (^). Pour nous apprendre, chré-
tiens, que Dieu est un ami sincère, qui n'a rien de réservé
pour les siens, et qui, étudiant les désirs de ceux qui le
craignent, leur permet d'user de ses biens avec une espèce
d'empire (') : Vohnitatoii timentium se faciet.
Mais encore que cette bonté s'étende généralement sur
tous ses amis, c'est-à-dire sur tous les justes, les paroles de
mon texte nous font bien connaître que ces justes persé-
vérants (^), ces enfants qui n'ont jamais quitté sa maison, ont
a. Ps., XXXIX, 8, 9. Cf. Hebr., x, 7. Le Ps. dit : « Itt capite libri scripium est de
me, utfacerem... > — b. Ps., CXLIV, 19. — c. S. Aug. , Euarr. in Ps. CXLIV, n. 23.
1. Var. avec un soin particulier de les satisfaire.
2. Var. Particulièrement ceux dont le cœur a été droit dans leur enfance,
comme le grand saint François de Paule : c'est à ceux-là, messieurs, qu'il dit
avec joie : (( Tout ce qui est à moi est à vous. » Et remarquez, s'il vous plaît,
quelle est l'occasion de ce discours. L'aîné se plaignait à son père du festin qu'il
faisait pour son prodigue, et lui reprochait qu'il ne lui avait jamais rien donné
pour régaler ses amis. A quoi le père répondit ce que vous avez entendu : « Tout
ce qui est à moi est à vous ; » c'est-à-dire, si vous l'entendez : Il n'est pas néces-
saire, mon fils, que je vous donne aucune part de mes biens, puisqu'enfin tout
vous est acquis : c'est à vous à user de votre droit, etc. Voilà le privilège de l'in-
nocence; et encore que je confesse que cette parfaite communication des biens
de Dieu regarde principalement les avantages spirituels, néanmoins il est véri-
table, et l'exemple de saint François de Paule le fait bien connaître, qu'il donne
aussi quelquefois aux justes une puissance absolue sur toutes les créatures. De
là ce nombre infini de miracles qu'il faisait tous les jours avec une facilité in-
croyable.
462 CARÊME DES MINIMES.
un droit tout particulier de disposer des biens paternels ; et
c'est à ceux-là qu'il dit dans son Évangile ces paroles, avec
un sentiment de tendresse extraordinaire et singulier : « Mon
fils, vous avez toujours été avec moi, et tout ce qui est à moi
est à vous : » Fili, tu semper meami es, et omnia mea tua sunt.
Pourquoi me reprochez-vous que je ne vous donne rien ?
usez vous-même de votre droit, et disposez, comme maître,
de tout ce qu'il y a dans ma maison.
C'est donc en vertu de cette innocence, et de cette parole
de l'Évangile, que le grand saint François de Paule n'a
jamais cru rien d'impossible. Cette sainte familiarité d'un fils,
qui sent l'amour de son père, lui donnait la confiance de tout
entreprendre : et un prélat de la cour de Rome, que le pape
lui avait envoyé pour l'examiner, lui représentant les diffi-
cultés de l'établissement de son ordre si austère, si pénitent,
si mortifié, fut ravi en admiration d'entendre dire à notre
grand saint, et avec une ferveur d'esprit incroyable, que
tout est possible quand on aime Dieu, et qu'on s'étudie de
lui plaire; et qu'alors les créatures les plus rebelles sont for-
cées, par une secrète vertu, de faire la volonté de celui qui
s'applique à faire celle de son Dieu. Il n'a point été trompé
dans son attente : son ordre fleurit dans toute l'Église avec
cette constante régularité qu'il avait si bien établie, et qui se
soutient sans relâchement depuis deux cents ans.
Ce n'est pas en cette seule rencontre que Dieu a fait con-
naître à son serviteur qu'il écoutait {') ses désirs. Tous les
peuples où il a passé ont ressenti mille et mille fois des
effets considérables de ses prières ; et quatre de nos rois
successivement lui ont rendu ce glorieux témoignage, que
dans leurs affaires très importantes ils n'avaient point trouvé
de secours plus prompt, ni de protection plus assurée. Pres-
que toutes les créatures ont senti cette puissance si peu
limitée, que Dieu lui donnait sur ses biens; et je vous racon-
terais avec joie les miracles presque infinis que Dieu faisait
par son ministère, non seulement dans les grands besoins,
mais encore, s'il se peut dire, sans nécessité, n'était que ce
détail serait ennuyeux, et apporterait peu de fruit. Mais
1. Var. accomplissait.
PANÉGYRIQUE DE SAINT FRANÇOIS DE l'AULE. 463
comme de tels miracles (') qui se font particulièrement hors
des grands besoins sont le sujet le plus ordinaire de la rail-
lerie des incrédules, il faut qu'à l'occasion du grand saint
François je tâche aujourd'hui de leur apprendre, par une
doctrine solide, à parler plus révéremment des œuvres de
Dieu. Voici donc ce que j'ai vu dans les saintes Lettres, tou-
chant ces sortes de miracles.
Je trouve deux raisons principales, pour lesquelles Dieu
étend son bras à des opérations miraculeuses : la première,
c'est pour montrer sa grandeur, et convaincre les hommes de
sa puissance ; la seconde, pour faire voir sa bonté, et com-
bien il est indulgent à ses serviteurs. Or je remarque cette
différence dans ces deux espèces de miracles, que, lorsque
Dieu veut faire un miracle pour montrer seulement sa toute-
puissance, il choisit des occasions extraordinaires (^). Mais
quand il veut faire encore sentir sa bonté, il ne néglige pas
les occasions les plus communes {'). Cela vient (*) de la diffé-
rence de ces deux divins attributs. La toute-puissance semble
surmonter de plus grands obstacles; la bonté descend à des
soins plus particuliers. L'Ecriture nous le fait voir en deux
chapitres consécutifs du quatrième livre des Rois (^). Elisée
guérit Naaman le lépreux, capitaine général de la milice du
roi de Syrie, et chef des armées de tout son royaume : voilà
une occasion extraordinaire, où Dieu veut montrer son pou-
voir aux nations infidèles. « Qu'il vienne à moi, dit Elisée,
1. P^ar. Je sais, messieurs, que de tels miracles sont le sujet de la raillerie des
incrédules, et que quand ils voient dans la vie des saints que Dieu emploie sa
puissance extraordinaire dans des nécessités communes, ils s'élèvent contre ces
histoires, et que la vérité leur en est suspecte...
2. Var. des nécessités pressantes.
3. Var. vulgaires.
4. Var. La raison en est évidente : c'est que la puissance paraît dans les entre-
prises extraordinaires, et la bonté se fait connaître en descendant aux soins les
plus communs.
5. Var. Nous lisons au quatrième livre des Rois que le roi de Syrie ayant
envoyé Naaman au roi d'Israël, pour le guérir de sa lèpre, ce prince fut fort
étonné d'une telle proposition : « Me prend-il pour un Dieu qui puisse donner
la vie et la mort.'' » Nîtniqïiid Deiis ego su/n, tit occidere possitn et vivificare ?
Mais le prophète Elisée lui envoya dire qu'il cessât de s'inquiéter : « Que Naaman
vienne à moi, et qu'il sache qu'il y a un prophète en Israël : » l'eniat ad me, et
sciai propheiavi esse in Israël...
464 CARÊME DES MINIMES.
et qu'il sache qu'Israël n'est point sans prophète : » Veniat
ad me, et sciât esse prophetam in Israël (f). Mais, au chapitre
suivant, comme les enfants des prophètes travaillaient (') sur
le bord d'un fleuve, l'un d'eux laisse tomber sa cognée dans
l'eau, et aussitôt crie à Elisée : Hetc ! heu ! heu ! domine mi,
et hoc ipsiim mutno acceperam i^) : « Hélas ! cette cognée
n'était pas à moi ; je l'avais empruntée. » Et encore qu'une
rencontre (") si peu importante semblât ne mériter pas un
miracle, néanmoins Dieu, qui se plaît à faire connaître qu'il
aime if) la simplicité de ses serviteurs, et prévient leurs désirs
dans les moindres choses, fit nager miraculeusement ce fer
sur les eaux, au commandement d'Elisée, et le rendit à celui
qui l'avait perdu. Et {^) d'où vient cela, chrétiens, si ce n'est
que notre grand Dieu, qui n'est pas moins bon que puissant,
nous montrant sa toute-puissance dans les entreprises écla-
tantes, veut bien aussi, quand il lui plaît, montrer dans les
moindres la facilité incroyable avec laquelle il s'abandonne à
ses serviteurs, pour justifier cette parole : Omnia mea tua
SUÎlt ?
Puisque le grand saint François de Paule a été choisi de
Dieu en son temps, pour faire éclater en sa personne cette
merveilleuse communication qu'il donne de sa puissance à
ses bons amis, je ne m'étonne pas, chrétiens, si les fidèles de
Jésus-Christ ont eu tant de confiance en lui durant sa vie,
ni si elle dure encore, et a pris de nouvelles forces après sa
mort. Je ne m'étonne pas de voir sa mémoire singulièrement
a. IV Reg., V, 8. — b. Ibid., vi, 5.
1. Var. étant allés couper du bois nécessaire pour leurs logements.
2. Var. de cette nature.
3. Var. qu'il écoute ses serviteurs dans les moindres choses, honora tellement
la simplicité de ce prophète, qu'il fit...
4. Var. (première rédaction) : Reconnaissez donc, chrétiens, que Dieu, à qui
il ne coûte rien de faire céder la nature à ses volontés, emploie cjuelquefois les
miracles dans des occasions peu pressantes, seulement pour faire paraître la faci-
lité incroyable avec laquelle il s'abandonne à ses serviteurs. Si quelqu'un mérite
cette grâce et cette entière disposition des biens de Dieu, ce sont particulièrement
ses anciens amis qui lui ont toujours gardé la fidélité. Si bien que notre saint
étant de ce nombre, je n'ai pas de peine à comprendre que Dieu, suivant ses
désirs, ait fait par ses mains de si grands miracles. La source, messieurs, n'en est
point tarie, et s'il en a fait en ce monde, sa puissance n'est pas épuisée depuis
qu'il est devenu citoyen du ciel. Saint Augustin a dit dans le livre XIII de la
Trinilé : Teneatit niorlales justiliam, potentia imviorialibus dabitur : ^ Que les
PANÉGYRIQUE DE SAINT FRANÇOIS DE PAULE. 465
honorée par la dévotion publique, son ordre révéré par toute
l'Église, et les temples qui portent son nom, et sont consa-
crés à sa mémoire, fréquentés avec grand concours par tous
les fidèles.
Mais ce qui m'étonne, mes frères, ce que je ne puis vous
dissimuler, ce que je voudrais pouvoir dire avec tant de
force que les cœurs les plus durs en fussent touchés, c'est
lorsqu'il arrive que ces mêmes temples, où la mémoire de
François de Paule, où les bons exemples de ses religieux,
enfin, pour abréger ce discours, où toutes choses inspirent la
dévotion, deviennent le théâtre de l'irrévérence de quelques
particuliers audacieux. Je n'accuse pas tout le monde, et je
ne doute pas, au contraire, que cette église ne soit fréquentée
par des personnes d'une piété très recommandable. Mais qui
pourrait souffrir sans douleur, que sa sainteté soit déshonorée
par les désordres de ceux qui, ne respectant ni Dieu ni les
hommes, la profanent tous les jours par leurs insolences ?
Que s'il y avait dans cet auditoire quelques-uns de cette
troupe scandaleuse, permettez-moi (') de leur demander
que (") leur a fait ce saint lieu qu'ils choisissent pour le pro-
faner par leurs paroles, par leurs actions, par leurs conte-
nances impies; que leur ont fait ces religieux, vrais enfants
et imitateurs du grand saint François de Paule : et leur vie
a-t-elle mérité, au milieu de tant de travaux que leur fait
mortels gardent la justice, la puissance leur sera donnée dans le séjour de l'im-
mortalité : » c'est-à-dire : C'est ici le temps de pratiquer la justice, mais ce n'est
pas encore le temps de recevoir la puissance. Nous devons apprendre en cette
vie à vouloir seulement ce qu'il faut ; il nous sera donné en l'autre de pouvoir ce
que nous voulons. Ce n'est donc pas ici le lieu du pouvoir : et néanmoins Dieu se
plaît, messieurs, de donner dès ce monde à ses serviteurs une étendue de puis-
sance qui s'avance jusqu'aux miracles. Par conséquent, qui pourrait vous dire
combien elle s'accroît dans la vie future? Accourez donc toujours dans les églises
consacrées sous le nom et la mémoire du grand saint François ; accourez-y, mes
frères, mais que le concours ne s'y fasse pas au préjudice de la piété. C'est ce que
j'ai à vous recommander dans ce dernier discours.
1. Var. trouvez bon, messieurs, je vous prie, que je leur adresse la parole :
Mes frères, qui que vous soyez, je vous appelle encore de ce nom ; car quoique
vous ayez perdu le respect pour Dieu, il ne laisse pas malgré vous d'être encore
votre père. Que vous a fait cette église, et pourquoi la choisissez-vous pour y
faire paraître vos impiétés ?
2. Que (ce que), latinisme.
Sermons de Bossuet. — III. 30
466 CARÊME DES MINIMES.
subir volontairement leur mortification et leur pénitence,
qu'on leur ajoute encore cette peine, qui est la seule qui
les afilige, de voir mépriser à leurs yeux le Maître qu'ils
servent ?
Mais laissons les hommes mortels, et parlons des intérêts
du Sauveur des âmes. Que leur a fait Jésus-Christ qu'ils
viennent outrager jusque dans son temple ? Pendant que le
prêtre est saisi de crainte, dans une profonde considération
des sacrements dont il est ministre ; pendant que le Saint-
Esprit descend sur l'autel pour y opérer les sacrés mystères;
que les anges les révèrent, que les démons tremblent, que les
âmes saintes et pieuses de nos frères qui sont décédés atten-
dent leur soulagement des saints sacrifices : ces impies dis-
courent aussi librement, que si tout ce mystère était une
fable ('). D'où leur vient cette hardiesse devant Jésus-Christ?
Est-ce qu'ils ne le connaissent pas, parce qu'il se cache ; ou
qu'ils le méprisent, parce qu'il se tait? Vive le Seigneur tout-
puissant, en la présence duquel je parle ! ce Dieu qui se tait
maintenant, ne se taira pas toujours ; ce Dieu qui se tient
maintenant caché, saura bien quelque jour paraître pour leur
confusion éternelle.
J'ai cru que je ne devais pas (^) quitter cette chaire sans
leur donner ce charitable avertissement (^). .C'est honorer
saint François de Paule que de travailler, comme nous pou-
vons, à purger son église de ces scandaleux ; et je les exhorte
en Notre Seigneur de profiter de cette instruction, s'ils ne
veulent être regardés comme des profanateurs publics de
tous les mystères du christianisme.
Mais après leur avoir parlé, je retourne à vous, chrétiens,
qui venez en ce temple pour adorer Dieu, et pour y écouter
sa sainte parole. Que vous dirai-je aujourd'hui, et par où con-
clurai-je ce dernier discours ? Ce sera par ces beaux mots de
l'Apôtre : Deus autem spei repleat vos gaudio et pace in crc-
1. Var. que si JÉsus-Christ n'y était pas.
2. Var. ne devoir pas.
3. Rapprocher de cette éloquente admonestation, adressée aux libertins du
temps, dont l'attitude affligeait les religieux et toutes les âmes chrétiennes, la
fin du sermon sur la Parole de Dieu, chez; les Carmélites, en i66î (2*-' dimanche),
et les quelques lignes écrites en 1655 pour la fête de la Conception.
PANl'XJYRIQUE DK SAINT FRANÇOIS DE PAULE. 467
dendo, iil abundetis in spe et virtiUe Spiritiis saiicti (") : « Que
le Dieu de mon espérance vous remplisse de joie et de paix,
en croyant à la parole de son Evangile; afin que vous abon-
diez en espérance, et en la vertu du Saint-Esprit. » C'est
l'adieu que j'ai à vous dire. Nos remerciments sont des vœux;
nos adieux, des instructions et des prières. Que ce grand
Dieu de notre espérance, pour vous récompenser de l'atten-
tion que vous avez donnée à son Évangile, vous fasse la
grâce d'en profiter. C'est ce que je demande pour vous.
Demandez pour moi réciproquement, que je puisse tous les
jours apprendre à traiter saintement et fidèlement la parole
de vérité ; que non seulement je la traite, mais que je m'en
nourrisse et que j'en vive. Je vous quitte avec ce mot; et ce
ne sera pas néanmoins sans vous avoir désiré à tous, dans
toute l'étendue de mon cœur, la félicité éternelle : au nom du
Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. Amen.
a. Rom., XV, 13.
^,tf^ ^^^ ^l^^.ivfe ':». ^A ■^. -^ »». -^A. -^ ,^ .Vit
^.1
TROISIEME POINT d'un SERMON (•)
prêché à la Visitation de Chaillot, devant Henriette
de France, reine d'Angleterre, le 2 juillet 1660.
Ce troisième point, paginé i-8 par Bossuet, fut apparemment
tout ce qu'il écrivit en cette circonstance. Il reprit pour le reste
du discours sa composition de l'année précédente (-), destinée à un
autre couvent de Visitandines. La fondation de celui de Chaillot
était l'œuvre de Henriette elle-même, secondée par son amie fidèle,
M"^*^ de Motteville. <i La reine avait une affection particulière pour
l'institut de la Visitation, en souvenir du saint évêque de Genève,
fondateur de cet ordre, à qui elle avait été présentée dans sa pre-
mière jeunesse, à la cour du roi son père (Henri IV), et dont elle
avait reçu avec ferveur les bénédictions et les conseils (^). »
ENCORE que cette paix admirable de toutes les nations
chrétiennes, paix si sagement ménagée, si glorieusement
conclue et si saintement affermie (*), soit un illustre présent
du ciel, et un gage de la bonté de Dieu envers les hommes,
néanmoins ce ne sera pas cette paix dont je vous expliquerai
les douceurs : et celle dont je dois parler est beaucoup
plus relevée, et sans comparaison plus divine. Car je dois
parler de la paix qui fait que l'âme de la sainte Vierge, possé-
dant jÉsus-CiiRisT en elle-même, glorifie le saint nom de Dieu,
et se réjouit de tout son esprit en Dieu son Sauveur. Qui ne
voit que cette paix {j') que Dieu donne est infiniment au-
dessus de celles que les hommes négocient ? Et néanmoins
cette paix humaine étant un crayon et une ombre de la
1. Ms. de la collection Floquet, 8 pages in-4", sans marge.
2. Voy. au commencement de ce volume, p. 1-24.
3. Jacquinet, édif. des Or aiso7is funèbres, p. "j^, n. 2.
4. « La paix des Pyrénées, conclue entre la France et l'Espagne dans l'île des
Faisans, au mois de novembre 1659, après une guerre de vingt-cinq ans. Le
mariage de l'infante avec Louis XIV fut un des principaux articles de cette paix,
et c'est ce qui fait dire à Bossuet qu'elle a été saitiiemeni affermie. » {Edit de
Deforis.)
5. Edit. Cette paix toute céleste que Dieu donne — Toute céleste est la va-
riante, qu'il ne fallait pas mêler à la rédaction définitive.
POUR LA FÊTE DE LA VLSITATION. 469
paix divine et spirituelle dont je dois vous entretenir, ser-
vons-nous de cette image imparfaite pour remonter
jusques au principe original ('), et prendre une idée certaine
de la vérité.
Je demande (') avant toutes choses : Que concevons-nous
dans la paix, et que veut dire ce mot ? N'en recherchons pas,
chrétiens, des définitions éloignées ; mais que chacun de nous
s'explique à lui-même, ce qu'il entend par la i)aix. Paix,
premièrement, signifie repos : dans la guerre on s'agite et on
se remue ; dans la paix on respire et on se repose. C'est
pourquoi on aime la paix ; parce que, la nature humaine
étant presque toujours agitée, rien ne doit tant flatter son
inquiétude que la douceur du repos, qui soulage son travail et
relâche sa contention.
Mais, en disant que la paix est un repos, l'avons-nous
entièrement expliquée, en avons-nous formé l'idée tout
entière ? II me semble, pour moi, que ce mot de paix a encore
quelque chose de plus touchant : et voici ce que c'est, si je
ne me trompe. C'est que le repos peut être fort court, et que
la paix nous fait espérer une longue tranquillité. En effet,
n'avons-nous pas vu que lorsqu'on a publié la suspension
d'armes, comme un préparatif à la paix, on a cru voir déjà
quelque commencement de repos ? Mais ce repos n'est pas
une paix, parce qu'il n'est pas permanent. Après que le traité
est conclu, et que l'alliance jurée établit une concorde certaine,
c'est alors que la paix est faite. De sorte que, pour bien expli-
quer la paix et en comprendre toute l'étendue, il la faut définir
un repos durable, et une tranquillité permanente. Et ainsi la
paix doit avoir deux choses : réjouir les cœurs par le repos,
et les assurer par la consist ance ; c'est ce que la paix nous fait
espérer, et c'est pourquoi nous l'aimons : c'est ce que la paix
de ce monde ne nous donne pas; c'est pourquoi nous devons
soupirer sans cesse après une paix plus divine.
Marie nous la représente dans son cantique : elle nous
montre le repos et la consistance établis sur un fondement
inébranlable. Quel est ce fondement, chrétiens ? Ecoutez
1. Var. jusques à la source.
2. Var. Disons avant toutes choses.
470 POUR LA FETE
la divine Vierge ! « Mon âme glorifie le Seigneur, et mon
esprit se réjouit en Dieu mon Sauveur. » Mais quelle est la
cause de cette joie, et d'oii vient ce ravissement ? C'est,dit-elle,
que « Dieu a jeté les yeux sur la bassesse de sa servante : »
Qiiia respexit humilitatem ancillœ suœ. Arrêtons-nous là,
chrétiens ; et ne cherchons pas plus loin le principe de cette
paix, qui réjouit son âme en Notre Seigneur. Ce qui produit
cette paix divine, c'est le regard de Dieu sur les justes : sa
bonté qui les accompagne, sa providence qui veille sur eux,
c'est ce qui leur donne le repos et la consistance.
Et, afin de le bien comprendre, remarquez avec moi dans
les Écritures deux regards de Dieu sur les gens de bien :
un regard de faveur et de bienveillance, c'est ce qui les met en
repos ; un regard de conduite et de protection, c'est ce qui
rend leur repos durable. Dieu ouvre sur les justes un œil de
faveur ; il les regarde comme un bon père, toujours prêt à
écouter leurs demandes. Le Roi-Prophète l'exprime en ces
mots : Ociili Doniini S7iper justos, et aures ejns in preces eo-
rum ("): « Les yeux de Dieu sont sur les justes,et ses oreilles
sont attentives à leurs prières. » O justes, reposez-vous en
celui dont la faveur et la bienveillance se déclare envers
vous si ouvertement. — Mais ce repos sera-t-il durable ? n'y
aura-t-il rien qui le trouble et rejette nos (') âmes dans l'a-
gitation ? — Non, ne craignez rien, ô enfants de Dieu ; car
outre ce regard de bienveillance, il y a un regard de protec-
tion, qui prend garde aux maux qui vous menacent. « Voilà,
dit le même David ('''), que les yeux de Dieu veillent conti-
nuellement sur ceux qui le craignent {^).» Et pourquoi.-^ « Pour
délivrer leurs âmes de la mort, et les nourrir dans la faim. »
Voyez le regard de protection, par lequel Dieu veille sur les
gens de bien, et empêche que le mal ne les approche. C'est
pourquoi il ajoute aussitôt après : « Notre âme attend le
Seigneur, parce qu'il est notre protecteur et notre secours : »
a. Ps., xxxni, i6, — b. lâid., xxxii, i8.
1. ÉdtV. vos âmes. — On n'a pas remarqué que Bossuet donne ici la parole
aux justes qu'il vient d'interpeller.
2. Aiiditton de date postérieure : <i et qui établissent leur espérance sur sa
miséricorde. » — Bossuet aura relu ce troisième point, l'allocution à la reine
d'Angleterre, lorsqu' en 1669 il dut composer l'oraison funtbre de cette princesse.
DE LA VISITATION. 47 I
Aîiiina nostra sustinct Doiuinum, quia adjntor et protector
7ioster est if). Une âme ainsi regardée de Dieu, que peut-elle
désirer pour avoir la paix ?
C'est pourquoi l'heureuse Marie, toute pleine de cette
paix admirable, ne s'occupe plus qu'à louer son Dieu dans
les marques de sa faveur,dans les assurances de sa protection.
« Le Tout-Puissant, dit-elle, a fait en moi de grandes cho-
ses : » Fecit niiki magna qui potens est : c'est ce qui explique
la faveur ; Fecit potetitiani in brachio suo ; c'est ce qui regarde
la protection. Il a fait en moi de grandes choses par le
témoignage de sa faveur et l'inondation de ses grâces. Mais
s'il a ouvert sur moi ses mains libérales pour combler mon
âme de biens, il a pris plaisir d'étendre son bras pour en
détourner tous les maux : Fecit potentiain in brachio suo.
Ames saintes et religieuses, ce n'est pas seulement la
divine Vierge qui est honorée de ces deux regards : tous les
fidèles serviteurs de Dieu se réjouissent (') ensemble dans
sa maison, à la lumière de sa faveur et sous l'ombre de sa
protection toute-puissante : Sub umbra alarwrn tuartirn pro-
tège nos ('^). C'est pourquoi la paix de Dieu triomphe en leurs
cœurs, comme dit l'apôtre saint Paul {^). Et la marque de
cette paix, c'est que le monde ne les touche plus. Car, en
effet ('), cette âme appuyée sur Dieu, qui a mis, comme dit
David ("'), son refuge dans le Très-Haut: Altissimum posuisti
\j'efugium /?^?^w], jetant ensuite les yeux sur le monde, qu'elle
voit bien loin à ses pieds, ô Dieu ! qu'il lui semble petit du
haut de ce refuge inébranlable ; et qu'elle le voit bien d'une
autre manière que ne fait pas le commun des hommes ! Elle
voit toutes les grandeurs abattues, tous les superbes portés
par terre ; et dans ce grand renversement des choses hu-
maines, rien ne lui paraît élevé que les simples et humbles de
cœur : c'est pourquoi elle dit avec Marie : Dispersit stiperbos,
« Dieu a dissipé les superbes;» deposuit potentes, « il a dé-
posé les puissants;» et exaltavit humiles, «et il a relevé ceux
qui étaient à bas. »
a. P^., XXXII, 20.— (^. Offic.compl. — Cf./'^.,xvi,8. — c. Co/os.,iu,is.—il Fs. ,\c,g.
1. Var. vivent ensemble..., et sous l'aile...
2. Cest-à-dire :en réalité. — Voyez t I, Introduction, p. xxxiii, et ci-après....
472 POUR LA FETE
Voici un effet admirable de cette paix dont je parle, et il ne
le faut point passer sous silence. A ce que je vois ('), chrétiens,
ce n'est pas ici une paix commune : Dieu veut qu'elle soit
accompagnée de l'appareil d'un grand triomphe; et s'il donne
la paix à ses serviteurs, ce n'est pas en faisant leur accord avec
leur ennemi abattu. Car, en effet, quel est l'ennemi de Dieu,
et par conséquent de ses serviteurs, des enfants de Dieu?
Vous ne l'ignorez pas, mes très chères sœurs ; vous savez que
c'est le monde et ses pompes. Tout ce que Dieu élève, le
monde se plaît à le rabaisser : tout ce que le monde estime,
Dieu se plaît de le détruire et de le confondre ; c'est pourquoi
Tertullien disait si éloquemment, qu'il y avait entre eux de
l'émulation : Est œimtlatio divines rei et humarue if). Que
signifie, mes sœurs, cette émulation, si ce n'est que Dieu et le
monde se contrarient éternellement, comme par un dessein
prémédité ? Oui sont ceux que Dieu favorise? Ceux qui sont
modestes et retenus. Qui sont ceux que le monde avance ?
Ceux qui sont hardis et entreprenants ? Qui sont ceux que
Dieu favorise ? Ceux qui sont simples et sincères. Qui sont
ceux que le monde avance ? Ceux qui sont fins et dissimulés.
L'un (') demande un cœur ferme, droit et inflexible ; l'autre,
souple (^) et accommodant. Celui-ci veut de la violence pour
emporter ses faveurs ; celui-là ne donne les siennes qu'à la
retenue ; et il n'est rien ni de plus puissant selon Dieu, ni de
plus inutile selon le monde, que cette médiocrité tempérée en
laquelle la vertu consiste.
Voilà donc une émulation nécessaire de Jésus-Christ et
de ses fidèles contre le monde et ses sectateurs ; et cette
guerre durera toujours, jusqu'à ce que le siècle finisse. C'est
pourquoi le monde a deux faces, et il y a sur la terre deux
sortes de paix: il y a la paix des pécheurs : Pacem peccatorum
videns {'') ; il y a la paix de Dieu et de ses enfants, «qui
surpasse toute intelligence : » Pax Dei, quœ exsuperat omnem
a. Apolog., n. 50. — b. Ps., Lxxii, 3.
1. Var. Ce n'est pas assez à notre grand Dieu de donner la paix à ses servi-
teurs, il veut que cette paix soit accompagnée...
2. Édif. Le monde veut de la violence... Phrase rejetée plus loin par Bos-
suet, après correction.
3. Var. l'autre a besoin de tours subtils. — C'est le texte des éditeurs.
DE LA VISITATION. 473
sensjim ("). Chacun croit jouir de la paix ; parce que chacun
croit avoir gagné la victoire. D'où vient cette diversité, et
comment arrive-t-il que deux ennemis croient sortir victo-
rieux d'un même combat ? C'est que les uns regardent les
biens présents, et les autres jettent les yeux sur la dernière
décision du siècle à venir. Ceux qui considèrent les biens
présents donnent précipitamment l'avantage au monde : ils
s'imaginent qu'il a la victoire, parce que Dieu, qui attend
son heure, le laisse jouir pour un temps d'une ombre trom-
peuse de félicité : ils voient ceux qui sont dans les grandes
places, ils admirent leurs délices et leur abondance : Voilà,
s'écrient-ils, les seuls fortunés : Beatiim dixerunt popiduni cm
hœc sunt (^) ; c'est le cantique des enfants du monde,
Juges aveugles et précipités ! que n'attendez-vous la fin
du combat, avant que d'adjuger la victoire ? Viendra le revers
de la main de Dieu, qui brisera comme un verre toute cette
grandeur que vous admirez ('). C'est à quoi regarde la divine
Vierge, et avec elle les enfants de Dieu, qui jouissent de la
douceur de sa paix. Ils voient bien que le monde combat
contre Dieu; mais ils savent que les forces ne sont pas égales.
Ils ne se laissent pas éblouir de quelque avantage apparent,
que Dieu abandonne [~) aux enfants du siècle : ils consi-
dèrent l'événement, que sa justice enfin leur rendra funeste.
C'est pourquoi ils se rient de leur gloire ; et au milieu de la
pompe de leur triomphe, ils chantent déjà leur défaite. Ils ne
disent pas seulement que Dieu dissipera les superbes, mais
qu'il les a déjà dissipés : Dispersit superbos : ils ne disent pas
seulement que Dieu renversera les puissants du monde ; ils les
voient déjà à ses pieds, tremblants et étonnés de leur chute.
Et pour vous, ô riches du siècle, qui vous imaginez être
pleins, serrez vos trésors tant qu'il vous plaira ; ils ne laissent
pas de vous reprocher que vos mains sont vides, parce que
ce que vous tenez ne leur parait rien: ils savent qu'il s'écoule
à travers les doigts ainsi que de l'eau, sans que vous puissiez
a. Philip., IV, 7. — b. Ps., CXLHI, 15.
1. Var. qui vous éblouit. — Édit. que vous admirez et qui vous éblouit.
2. Far. laisse remporter. — f"^///. que Dieu abandonne c/ lai.-se remporter. —
On voit que c'était un système de charger le texte de redondances, empruntées
au.K variantes.
474 POUR LA FETE
le retenir : Divites dimisit inanes. Et d'autre part, chrétiens,
pendant que les ennemis de Dieu tombent à ses pieds, ses
humbles serviteurs lèvent la tête ; eux que le monde mépri-
sait si fort, les voilà établis dans les grandes places : Exalta-
vit Juimiles ; eux que le monde croyait indigents. Dieu les a
remplis de ses biens : Esurientcs implevit bonis. Telle est la
victoire du Tout-Puissant ; et le fruit de cette victoire, c'est la
paix qu'il donne à ses serviteurs par la défaite infaillible de
leurs (') ennemis.
Chantez cette victoire, mes très chères sœurs, entonnez avec
Marie ce divin cantique: publiez la défaite du monde ; chantez
ses richesses dissipées, son éclat terni, sa pompe abattue, sa
gloire évanouie en fumée : moquez-vous de son triomphe
d'un jour, et de sa tranquillité imaginaire. O aveuglement
déplorable de ceux qui courent après la fortune, qui ne trou-
vent rien de grand que ce qu'elle élève, ni rien de beau que
ce qu'elle pare, ni rien de plaisant que ce qu'elle donne !
Vous laissez ces sentiments aux enfants du siècle ; mais vous,
ô filles de Jérusalem, saintes héritières du ciel, vous parlez
le langage de votre patrie. Quoique le monde étale avec
pompe ses grandeurs et ses vanités, vous ne vous couronnez
pas de ses fleurs, qui seront en un moment desséchées ; et
pendant qu'il brille par un vain éclat, vous reconnaissez son
faible dans son inconstance.
Madame, Votre Majesté a ces sentiments imprimés bien
avant au fond de son âme ; et l'exemple de sa constance en
a fait des leçons à toute la terre. Le monde n'est plus capable
de vous tromper ; et cette âme vraiment royale, que ses
adversités n'ont pas abattue, ne se laissera non plus emporter
à ses prospérités inopinées. Grande et auguste reine, en
laquelle Dieu a montré à nos jours un spectacle si surprenant
de toutes les révolutions [des] choses humaines ('), et qui
seule n'êtes point changée au milieu de tant de changements,
admirez éternellement ses secrets conseils et sa conduite im-
pénétrable. Ceux qui raisonnent des rois et de leurs Etats
1. Var. de ses ennemis.
2. Dans l'Oraison funèbre, Bossuet dira à son auditoire : « Vous verrez dans
une seule vie toutes lesextre'mités des choses humaines... »
DE LA VISITATION. 475
selon les lois de la politique, chercheront des causes hu-
maines de ce changement miraculeux (') : ils diront à Votre
Majesté qu'on peut être surpris pour un temps ; mais
qu'enfin on a horreur des mauvais exemples : que la tyrannie
tombe d'elle-même, pendant que l'autorité légitime se rétablit
presque sans secours, par le seul besoin qu'on a d'elle, comme
d'une pièce nécessaire ; et qu'une longue et funeste épreuve
ayant appris aux peuples cette vérité, ce trône injustement
abattu s'affermit par sa propre chute.
Mais Votre Majesté est trop éclairée pour ne porter pas
son esprit plus haut. Dieu se montre trop visiblement dans
ces conjonctures imprévues ; et comme il n'y a que sa seule
main qui ait pu calmer la tempête, il faut encore cette même
main pour empêcher les flots de se soulever. Il le fera,
Madame, nous l'espérons : et si nos vœux sont exaucés,
peut-être arrivera-t-il..., car qui sait les secrets de la Provi-
dence ? après que Dieu a rétabli le trône du roi, sa bonté
disposera tellement les choses que le roi rétablira le trône de
Dieu. Mais cette affaire, Madame, se doit traiter avec Dieu,
non avec les hommes ; par des prières et des vœux, non par
des conseils ni par des maximes humaines. Il n'y a que sa
sagesse profonde qui connaisse le terme préfix qui a été or-
donné devant (-) tous les temps aux malheureux progrès de
l'erreur et aux souffrances de son Église. C'est à nous d'at-
tendre avec patience l'accomplissement de son œuvre, et d'en
avancer l'exécution, autant qu'il est permis à des mortels,
par des prières ardentes. Votre Majesté, Madame, ne
cessera jamais d'en répandre ; et quoi qu'il arrive ici-
bas, Dieu lui en rendra dans le ciel une récompense éter-
nelle. C'est le bien que je lui souhaite, et à toute cette au-
dience, etc.
1. « Un trône indignement renversé, et miraculeusemeni rétabli, » dira
rOraison funèbre. — • Onze ans après l'assassinat légal de Charles i'^', son mari
(1649) elle venait de voir son fils Charles II remonter sur le trône d'Angleterre
(8 mai 1660).
2. Edii. avant.
i
PRECIS d'un PANEGYRIQUE de
SAINT JACQUES.
Vers 1660 (25 juillet).
ïï
Bossuet, parlant des So7{^mnces,\e dimanche des Rameaux, 1661,
note sur son manuscrit : « Prenez la médecine. La main de Dieu
invisiblement étendue... V[oyez] saint Jacques. » Il est aisé de
reconnaître le passage dans le troisième point de cette esquisse.
Nous pouvons donc conclure, en attendant que le manuscrit se
retrouve, qu'elle ne saurait être reculée plus loin qu'en 1660. Il se
pourrait qu'elle fût antérieure ; mais rien ne le prouve ; la fermeté
du dessein semble bien convenir à l'époque de Paris. Lâchai, et après
lui, tous les éditeurs modernes, la placent dans l'époque de Meaux,
ce qui est contraire aux données qui précèdent. \^e Journal du curé
de Saint- Jean-les-deiix-Jumeatix (Raveneau) mentionne bien un
panégyrique de saint Jacques, au i^^" mai 1684 ; mais il s'agit de
saint Jacques le Mineur, frère de saint Jude.
Die ut sedeant ht djio filii met
nnus ad dexterajn tiiain et unus
ad sitiisirani iti regno tuo.
Dites que mes deux fils soient
assis dans votre royaume, l'un
à votre droite, et l'autre à votre
gauche, (iî/^///;., XX, 21.)
NOUS voyons trois choses dans l'Evangile : première-
ment leur ambition réprimée : Nescitis quid petatis if) :
« Vous ne savez ce que vous demandez; » secondement, leur
ignorance instruite : Potestis bibere calicein ? « Pouvez-vous
boire le calice que je dois boire ? » troisièmement, leur
fidélité prophétisée : Calicem qtiideui nieum bibetis ('') : « Vous
boirez, il est vrai, mon calice.»
PREMIER POINT.
Il est assez ordinaire aux hommes de ne savoir ce qu'ils
demandent, parce qu'ils ont des désirs qui sont des désirs
de malades, inspirés par la fièvre, c'est-à-dire, par les pas-
a. Matth., XX, 22. — b. Ibid., 23.
rANl'XÎVRlQUE DE SAINT JACQUES. 477
sions ; et d'autres ont des désirs d'enfants, inspirés par l'im-
prudence. Il semble que celui de ces deux apôtres n'est pas
de cette nature : ils veulent être auprès de Jésus-Christ,
compagnons de sa gloire et de son triomphe : cela est fort
désirable. L'ambition n'est pas excessive : il veut que nous
régnions avec lui ; et lui qui nous promet de nous placer
jusque dans son trône, ne doit pas trouver mauvais que l'on
souhaite d'être à ses côtés. Néanmoins il leur répond : « Vous
ne savez ce que vous demandez : » Nescitis quidpetatis.
Pour découvrir leur erreur, il faut savoir que les hommes
peuvent se tromper doublement : ou en désirant comme
bien ce qui ne l'est pas ; ou en désirant un bien véritable,
sans considérer assez en quoi il consiste, ni les moyens pour
y arriver. L'erreur des apôtres ne gît pas dans la première
de ces fausses idées ; ce qu'ils désirent est un fort grand bien,
puisqu'ils souhaitent d'être assis auprès de la personne du
Sauveur des âmes. Mais ils le désirent avec un empresse-
ment trop humain ; et c'est là la nature de leur erreur, causée
par l'ambition qui les anime. Ils s'étaient imaginé Jésus-
Christ dans un trône, et ils souhaitaient d'être à ses côtés,
non pas pour avoir le bonheur d'être avec lui, mais pour se
montrer aux autres dans cet état de magnificence mondaine :
tant il est vrai qu'on peut chercher Jésus-Christ même avec
une intention mauvaise, pour paraître devant les hommes,
afin qu'il fasse notre fortune. Il veut qu'on l'aime nu et
dépouillé, pauvre et infirme, et non seulement glorieux et
magnifique. Les apôtres avaient tout quitté pour lui, et néan-
moins ils ne le cherchaient pas comme il faut, parce qu'ils
ne le cherchaient pas seul. Voilà leur erreur découverte, et
leur ambition réprimée: voyons maintenant, dans le deuxième
point, leur ignorance instruite.
SECOND point.
Il semble quelquefois que le Fils de Dieu ne réponde pas
à propos aux questions qu'on lui fait. Ses apôtres disputent
entre eux pour savoir quel est le plus grand, quis... videretur
esse major {^') ; et Jésus-Christ leur présente un enfant, et
a. Luc, XXH, 24.
47^ PANÉGYRIQUE
leur dit : « Si vous ne devenez comme de petits enfants, vous
n'entrerez pas dans le royaume des cieux :}>A/'ùz... efficiamini
sicut parvuli, non intrabitis in regnum cœlorum ("). Si donc
le divin Sauveur en quelques occasions ne satisfait pas direc-
tement aux demandes qui lui sont faites, il nous avertit alors
de chercher la raison dans le fond de la réponse. Ainsi en
ce lieu on lui parle de gloire, et il répond en représentant
l'ignominie qu'il doit souffrir : c'est qu'il va à la source de
l'erreur. Les deux disciples s'étaient figuré qu'à cause qu'ils
touchaient de plus près au Fils de Dieu par l'alliance du
sang ('), ils devaient aussi avoir les premières places dans
son royaume ; c'est pourquoi, pour les désabuser, il les rap-
pelle à sa croix : Potestis bibere calicem .?*Et pour bien entendre
cette réponse, il faut savoir qu'au lieu que les rois de la terre
tirent le titre de leur royauté de leur origine et de leur nais-
sance, Jésus-Christ tire le sien de sa mort. Sa naissance est
royale, il est le fils et l'héritier de David ; et néanmoins il ne
veut être roi que par sa mort. Le titre de sa royauté est sur
sa croix : il ne confesse qu'il est roi qu'étant près de mourir.
C'est donc comme s'il disait à ses disciples : Ne prétendez
pas aux premiers honneurs parce que vous me touchez par
la naissance : voyez si vous avez le courage de m'approcher
par la mort. Celui qui touche le plus à ma croix, c'est celui
à qui je donne la première place ; non pour le sang qu'il a
reçu dans sa naissance, mais pour celui qu'il répandra pour
moi dans sa mort : voilà le bonheur des chrétiens. S'ils ne
peuvent toucher Jésus-Christ par la naissance, ils le peuvent
par la mort, et c'est là la gloire qu'ils doivent envier.
b. Mat/h. ^ xviii, 4.
I. Bossuet semble ici admettre l'opinion d'après laquelle Salomé, la mère des
deux disciples, aurait été sœur de la sainte Vierge. Bien que plusieurs exégètes
modernes soient favorables à cette hypothèse, elle ne paraît pas suffisamment
fondée. C'est à saint Jacques le Mineur, et aux autres fils d'Alphée, qu'on réserve
le titre de frères du Seigneur. Leur mère, appelée dans l'Évangile Maria Jacobi,
et Maria Cieophœ^, du nom du plus célèbre de ses enfants, et du nom de son mari
(C/éop/ias on C/(7pas,mème nomqn' A//>/itfe),se tenait au Calvaire à côté de la sainte
Vierge, sa sœur, ou sa belle-sœur, selon d'autres. Salomé du reste eut, elle aussi,
la gloire d'être fidèle dans la grande épreuve {Marc, XV, 40). — Peut-être
l'orateur parle-t-il ainsi par simple distraction, dans celte improvisation rapide.
DE SAINT JACQUES. 479
TROISIÈME POINT.
Les disciples acceptent ce parti : « Nous pouvons, disent-
ils, boire votre calice : » Possutims (") ; et Jésus-Christ leur
prédit qu'ils le boiront. Leur promesse n'est pas téméraire.
Mais admirons la dispensation de la grâce dans le martyre
de ces deux frères. Ils demandaient deux places singulières
dans la gloire, il leur donne deux places singulières dans sa
croix. Quant à la gloire, « ce n'est pas à moi à vous la donner:»
Non est metim dare vobis:]ç: ne suis distributeur que des croix,
je ne puis vous donner que le calice de ma Passion ; mais
dans l'ordre des souffrances, comme vous êtes mes favoris,
vous aurez deux places singulières. L'un mourra le premier,
et l'autre le dernier de tous mes apôtres ; l'un souffrira plus
de violences, mais la persécution plus lente de l'autre éprou-
vera plus longtemps sa persévérance. Jacques a l'avantage,
en ce qu'il boit le calice jusqu'à la dernière goutte. Jean le
porte sur le bord des lèvres : prêt à boire, on le lui ravit,
pour le faire souffrir plus longtemps.
Apprenons par cet exemple à boire le calice de notre Sau-
veur, selon qu'il lui plaît de le préparer. Il nous arrive une
affliction, c'est le calice que Dieu nous présente : il est amer,
mais il est salutaire. On nous fait une injure : ne regardons
pas celui qui nous déchire ; que la foi nous fasse apercevoir
la main de Jésus-Christ, invisiblement étendue pour nous
présenter ce breuvage. Figurons-nous qu'il nous dit : Potestis
bibere ? « Avez-vous le courage de le boire '^. » Mais avez-
vous la hardiesse, ou serez-vous assez lâches de le refuser de
ma main, d'une main si chère? Une médecine amère devient
douce, en quelque façon, quand un ami, un époux, etc., la
présente : vous la buvez volontiers, malgré la répugnance de
la nature. Quoi! Jésus-Christ vous la présente, et votre main
tremble, votre cœur se soulève ! vous voudriez répandre par
la vengeance la moitié de son amertume sur votre ennemi,
sur celui qui vous a fait tort! Ce n'est pas là ce que jÉsus-
Christ demande. Pouvez-vous boire, dit-il, ce calice des
mauvais traitements, qu'on vous fera boire ? Potestis bibere?
a. Mu///i., XX, 22.
48o
rANÉGVKIQUE DE SAINT JAQ^UES.
Et non pas : Pouvez-vous renverser sur la tête de l'injuste
qui vous vexe ce calice de la colère qui vous anime? La véri-
table force, c'est de boire tout jusqu'à la dernière goutte.
Disons donc avec les apôtres: Posstcmus: mais voyons Jésus-
Christ qui a tout bu comme il l'avait promis : Quem ego
bibiturus suni; et quoiqu'il fût tout-puissant pour l'éloigner
de lui, il n'a usé de son autorité que pour réprimer celui qui,
par l'affection tout humaine qu'il lui portait, voulait l'em-
pêcher de le boire : Caliceni quem dédit viiJii Pater, non
bibam illum (") ?
a. Joan., xviii, ii. — Deforis
d'après un lapsus du manuscrit.
non vis ut hibam ilîum ? Sans doute
i
^
Pour la FETE de l'ASSOM PTION (■
1660.
Dans ce sermon, composé pour une communauté de la capitale,
Dcforis avait introduit trois interpolations, l'une dès l'avant-propos,
et les deux autres dans les prcinier et troisième points. Tous les
éditeurs les ont maintenues, jusqu'à ce jour, même M. Lâchât, qui
avait le manuscrit sous les yeux. On trouvera ici, pour la première
fois, la vraie rédaction de Bossuet. Le manuscrit du sermon est à
Meaux. L'écriture et l'orthographe nous interdisent de le placer
avant ou après la date que nous lui assignons, [^e sommaire se
trouve à la Bibliothèque nationale, joint à ceux des sermons poui'
la fête de la Compassion.
Sommaire (2).
( i"" point). Nécessité de mourir, par la loi de la nature^ et par la
loi de la grâce qui ordonne qu'on subisse la mort pour quitter la
mortalité (p. 2). — Amour de Marie pour JÉSUS-CIIRIST, comme
Fils, comme Dieu. Description de cet amour (Amed. Lausan.)
Abyssiis abyssuni invocat. Source de cet amour {\\ 3). — Mort de
Marie par amour. Enlevée sur une nuée de saints désirs (p. 4).
(2'^ point.) Convoitises éteintes en la sainte Vierge (p. 6). —
Notre chair doit être corrompue pour être renouvelée, comme un
bâtiment irrégulier (p. 7). — JÉSUS-CIIKIST a pris racine en Marie.
Sa résurrection anticipée.
Arbres hâtifs (p. 7).
(3" point.) Humilité. Elle s'enrichit en s'appauvrissant. Nihil
habentes, et oninia possidoites (p. 8, 9). — Dépouillement de Marie
(p. 9). — Marie perd son Fils. • — - Comment? Saint Paulin.
Ascendit de deserio, détiens afflitens,
innixa super dilecluni siiuin (').
{Cant., VIII, 5.)
IL y a un enchainemeut admirable entre les mystères du
christianisme; et celui que nous célébrons a une liaison
particulière {^) avec l'Incarnation du Verbe éternel. Car si la
divine Marie a reçu autrefois le Sauveur Jésus, il est juste
1. Ms. au Grand Séminaire de Meaux, A, 6.
2. Mss., 12823, f- i'6.
5. Ce texte, qui n'est pas traduit, est écrit après l'avant-propos, à la dernière
page du manuscrit. Cf. Mcditation de 1650 : « Oui est celle-ci qui s'élève du
désert, pleine de délices, appuyée sur son bien-aimé.'' »
4. Var. a un rapport nécessaire.
Sermons de Bossuet. — III. 51
482 POUR LA FÊTE
que le Sauveur reçoive à son tour l'heureuse Marie ; et n'ayant
pas dédaigné de descendre à elle, il doit ensuite l'élever à soi
pour la faire entrer dans sa gloire. Il ne faut donc pas s'éton-
ner, mes sœurs, si la bienheureuse Marie ressuscite avec tant
d'éclat, ni si elle triomphe avec tant de pompe. Jésus à qui
cette Vierge a donné la vie, la lui rend aujourd'hui par recon-
naissance : et comme il appartient à un Dieu de se montrer
toujours le plus magnifique, quoiqu'il (') n'ait reçu qu'une
vie mortelle, il est digne de sa grandeur de lui en donner en
échange une glorieuse. Ainsi ces deux mystères sont liés
ensemble; et afin qu'il y ait un plus grand rapport, les anges
interviennent dans l'un et dans l'autre, et se réjouissent avec
Marie de voir une si belle suite du mystère qu'ils ont annoncé.
Que (^) reste-t-il maintenant sinon que, pour achever cette
ressemblance, nous nous unissions tous ensemble, pour faire
retentir le même salut qui a été ouï la première fois lorsque
le Fils de Dieu s'est incarné {■'), et que nous disions à Marie :
Ave.
[P. i] Le ciel, aussi bien que la terre, a ses solennités (■•)
et ses triomphes, ses cérémonies et ses jours d'entrée, ses
magnificences et ses grandeurs (') ; ou plutôt la terre usurpe
ces noms, pour donner quelque éclat à ses vaines pompes :
mais les choses (^) ne s'en trouvent véritablement dans toute
leur force que dans les fêtes augustes de notre céleste patrie,
la sainte et triomphante Jérusalem. Parmi ces solennités
glorieuses, qui ont réjoui les saints anges et tous les esprits
bienheureux, vous n'ignorez pas (^), mes sœurs, que celle
que nous célébrons est l'une des plus illustres ; et sans
doute l'exaltation de la sainte Vierge dans le trône que lui
1. Var. ayant reçu seulement...
2. Les éditeurs empruntent à un autre manuscrit, aujourd'hui perdu, une
conclusion différente : << Joignons-nous... » — Cf. sermon de P Assomption,
1663.
3. Var, qui fut ouï..., lorsque le Fils de Dieu s'incarna...
4. Var. ses fêtes.
5. Correction effacée : ses spectacles. — On l'a préférée au texte.
6. Var. ces choses. — Plus haut : ses noms (distraction corrigée par l'auteur,
sans effacer).
7. Var. vous n'ignorez pas, saintes âmes, que nous célébrons...
\
DE l'aSSOMPTION. 483
destine son Fils (') doit faire l'un des jjIus beaux jours de
l'éternité : si toutefois nous pouvons distinguer des jours
dans cette éternité toujours permanente.
Pour vous expliquer les magnificences de cette célèbre
entrée, je pourrais vous représenter le concours, les accla-
mations, les cantiques de réjouissance de tous les ordres des
anges, et de toute la cour céleste : je pourrais encore m'élever
plus haut, et vous faire voir la divine Vierge présentée par
son divin Fils devant le trône du Père pour y recevoir de sa
main une couronne de gloire immortelle ; spectacle vraiment
auguste, et qui ravit en admiration le ciel et la terre. Mais
tout ce divin appareil passe de trop loin nos intelligences :
et d'ailleurs comme le ministère que j'exerce m'oblige, en (")
vous étalant des grandeurs, de vous chercher aussi des
exemples, je me propose, mes sœurs, de vous faire paraître
l'heureuse Marie suivie seulement de ses vertus, et toute
resplendissante d'une suite si glorieuse. En effet, les vertus de
cette Princesse, c'est ce qu'il y a de plus digne d'être regardé
dans son entrée. Ses vertus en ont fait les préparatifs, ses
vertus en font tout l'éclat, ses vertus en font la perfection.
C'est ce que ce discours vous fera connaître; et afin que vous
voyiez les choses plus distinctement (^), voici l'ordre que
je me propose.
Pour faire entrer Marie dans sa gloire, il fallait (*) la dépouil-
ler, avant toutes choses, de cette misérable mortalité, comme
d'un habit étranger : ensuite il a fallu parer son corps et
son âme de l'immortalité glorieuse, comme d'un manteau
royal et d'une robe triomphale (=) : enfin, dans ce superbe
appareil, il la fallait placer dans son trône, au-dessus des
chérubins et des séraphins, et de toutes les créatures. C'est
tout le mystère de cette journée ; et je. trouve que trois ver-
tus de cette Princesse ont accompli tout ce grand ouvrage.
1. Var. et que l'exaltation de la sainte Vierge dans le trône que son Fils lui
a préparé.
2. l'ar. non seulement à vous étaler des L^randeurs, mais encore à vous cher-
cher des. exemples.
3. P'ur. et afin de le faire plus distinctement, — et pour y procéder clai-
rement.
4. Var. il a fallu.
5. Edù. d'une robe triomphante !
4S4 POUR LA FÊTE
S'il faut la tirer de ce corps de mort, l'amour divin fera cet
office. La sainte virginité, toute pure et tout éclatante, est
capable de répandre jusque sur sa chair la lumière d'immor-
talité, ainsi qu'une robe céleste. Et après que ces deux vertus
auront fait en cette sorte les préparatifs de cette entrée
[p. 2] magnifique ('), l'humilité toute-puissante achèvera la
cérémonie, en la plaçant dans son trône, pour y être (") révérée
éternellement par les hommes et par les anges. C'est ce que
je tâcherai de vous faire voir dans la suite de ce discours,
avec le secours de la grâce,
PREMIER POINT.
Et la nature et la grâce concourent à établir immua-
blement la nécessité de mourir. C'est une loi de la nature que
tout ce qui est mortel doit le tribut à la mort ; et la grâce n'a
pas exempté les hommes de cette commune nécessité (^) :
parce que le Fils de Dieu s'étant proposé de ruiner la mort
même, il a posé cette loi, qu'il faut passer par ses mains pour
en échapper, qu'il faut entrer au tombeau pour en renaître,
et enfin qu'il faut mourir une fois pour dépouiller entièrement
la mortalité. Ainsi, cette pompe sacrée que je dois aujourd'hui
vous représenter a dû prendre son commencement dans ('')
le trépas de la sainte Vierge. Et c'est une partie nécessaire du
triomphe de cette reine ('), de subir la loi de la mort, pour
laisser entre ses bras, et dans son sein même, tout ce qu'elle
avait de mortel.
Mais ne nous persuadons pas qu'en subissant cette loi
commune, elle ait dû aussi la subir d'une façon (^) ordi-
naire : tout est surnaturel en Marie : un miraclelui a donné
Jésus-Christ, un miracle lui doit rendre ce Fils bien-aimé ;
et sa vie, pleine de merveilles, a dû enfin être (^) terminée par
une mort toute divine. Mais quel sera le principe de cette
1. Var. glorieuse, — triomphante.
2. Far. où elle sera...
3. Var. de cette dure obligation.
4. Var. commencer par (la mort).
5. Var. de son triomphe, — du triomphe de la sainte \'ierge.
6. Var. de la façon.
7. Var. être enfin...
DE l'aSSOMPTION. 485
mort admirable et surnaturelle ? Chrétiens, ce sera l'amour
maternel, l'amour divin fera cet ouvrage : c'est lui qui enlè-
vera (') l'âme de Marie, et qui, rompant les licMis du corps, qui
l'empêchent de joindre son T^ils Jésus, réunira dans le ciel ce
qui ne peut aussi bien être séparé sans une extrême violence.
Pour bien entendre un si grand mystère il nous faut conce-
voir, avant toutes choses, selon notre médiocrité quelle est
la nature de l'amour de la sainte Vierge, quelle est sa cause,
quels sont ses transports, de quels traits il se sert, et quelles
blessures il imprime au cœur.
Un saint évêque (-) nous a donné une grande idée de cet
amour maternel ('), lorsqu'il a dit ces beaux mots : « Pour
former l'amour de Marie, deux amours se sont joints (*) en
un : » D2i(C dileclioncs in îincwi convenenuit, et ex diiobiis aiuo-
ribns fact2is est anwr iinus ("). Dites-moi, je vous prie, quel
est ce mystère ? que veut dire l'enchaînement de ces deux
amours? Il l'explique par les paroles suivantes : « C'est, dit-il,
que la sainte Vierge rendait à son Fils l'amour qu'elle devait
à un Dieu, et qu'elle rendait aussi à son Dieu l'amour qu'elle
devait à un fils: » Ciun Virgo mater Filio divinitatis amorem
infiinderet, et in Deo amorem nato exhiheret ("). Si vous en-
tendez ces paroles, vous verrez qu'on ne pouvait rien penser
de plus grand, ni de plus fort, ni de plus sublime, pour ex-
primer l'amour de la sainte Vierge. [P. 3] Car ce saint
évêque veut dire que la nature et la grâce concourent en-
semble, pour faire, dans le cœur de Marie, des impressions
plus profondes. Il n'est rien de plus fort ni de plus pressant
que l'amour que la nature donne pour un lils, et que celui
que la grâce donne pour un Dieu. Ces deux amours sont
deux abîmes dont l'on ne peut pénétrer le fond, ni compren-
dre toute l'étendue. Mais ici nous pouvons dire avec le
Psalmiste : Abyssns abyssnm invocat {'"') : « Un abîme appelle
a. De Latidib. B. Virg. Homil. v. — Ms. convetierant. — b. Ibid. — c. /"j.jXLI, 8.
1. Var. c'est lui qui rompra les liens...
2. « Amédée, évêque de Lausanne, qui vivait dans le douziàiie siècle et que ses
vertus rendirent encore plus recommandable que son illustre naissance. » {Edit,
de Deforis). — Bossuet l'indique dans son manuscrit : Aincdens Lmisaiiensis.
Il avait mis d'abord par distraction : « Un saint évêque d'Italie. » Il a effacé.
3. Var. nous en a donné une grande idée.
4. Anciennes tdit. se sont jointes en un.
486 POUR LA FÊTE
un autre abîme ; » puisque pour former l'amour de la sainte
Vierge il a fallu y mêler ensemble tout ce que la nature a de
plus tendre, et la grâce de plus efficace. La nature a dû s'y
trouver, parce que cet amour embrassait un fils ; la grâce a
dû y agir, parce que cet amour regardait un Dieu : Abyssus...
Mais ce qui passe l'imagination, c'est que la nature et la grâce
[ordinaire] (') n'y suffisent pas, parce qu'il n'appartient pas à
la nature de trouver un fils dans un Dieu ; et que la grâce,
du moins ordinaire, ne peut faire aimer un Dieu dans un fils :
il faut donc nécessairement s'élever plus haut. Permettez-
moi, chrétiens, de porter aujourd'hui mes pensées au-dessus
de la nature et de la grâce, et de chercher la source de cet
amour dans le sein même du Père éternel. Je m'y sens
obligé par cette raison : c'est que le divin Fils dont Marie
est mère, lui est commun avec Dieu. « Ce qui naîtra de
vous, lui dit l'Ange ("), sera appelé Fils de Dieu. » Ainsi
elle est unie avec Dieu le Père, en devenant la Mère de
son Fils unique, « qui ne lui est commun qu'avec le Père
éternel dans la manière dont elle l'engendre : » C7c?n eo solo
tibi est generatio ista comnmnis (^'). Mais montons encore
plus haut ; voyons d'où lui vient cet honneur, et comment
elle a (^) engendré le vrai Fils de Dieu. Vous jugez aisé-
ment, mes sœurs, que ce n'est pas par sa fécondité naturelle,
qui ne pouvait engendrer qu'un homme : si bien que, pour
la rendre capable d'engendrer un Dieu, il a fallu, dit l'Evan-
géliste, que le Très-Haut la couvrît de sa vertu, c'est-à-dire,
qu'il étendît sur elle sa fécondité : Virtus Altissimi obum-
brabit tibi ("). C'est en cette sorte, mes sœurs, que Marie
est associée à la génération éternelle.
Mais ce Dieu, qui a bien voulu lui donner son Fils, lui
communiquer sa vertu, répandre sur elle sa fécondité, pour
achever son ouvrage, a dû aussi faire couler dans son chaste
sein quelque rayon, ou quelque étincelle de l'amour qu'il a
a. Luc, I, 35. — /;. S. Bern., Scnn. n, in Antunit. B. M. — c. Luc, i, 35. —
Ms. obwnbravit, lapsus.
1. Correctif ajoute au manuscrit, peut-être par Bossuet lui-même, mais à une
époque beaucoup plus re'cente.
2. Ms. comment a-t-elle... — Reste d'une première rédaction, en style direct.
dp: l'assomption. 487
pour ce Fils unique, qui est la splendeur de sa gloire et la
vive image de sa substance (").
C'est de là qu'est né l'amour de Marie : il s'est fait une
eftusion du cœur de Dieu dans le sien ; et l'amour qu'elle
a pour son Fils lui est donné de la même source qui lui a
donné son Fils même. Après cette mystérieuse communica-
tion, que direz-vous, ô raison humaine ? Prétendrez-vous (')
pouvoir comprendre l'union de Marie avec Jésus-Christ ?
Car elle tient quelque chose de cette parfaite unité qui est
entre le Père et le Fils. N'entreprenez pas non plus d'expli-
quer quel est cet (') amour maternel qui vient d'une source
si haute, et qui n'est (') qu'un écoulement de l'amour du
Père pour son Fils unique. Que si vous n'êtes pas capable
d'entendre ni sa force ni sa véhémence, croirez-vous pouvoir
vous représenter ni (^) ses mouvements ni ses transports ?
Chrétiens, il n'est pas possible : et tout ce que nous pouvons
entendre, c'est {^) qu'il n'y eut jamais de si grand effort
que (^) celui que faisait Marie pour se réunir à Jésus, ni
jamais de violence pareille à celle que souffrait son cœur
dans cette désunion.
Si ('') vous m'en croyez, âmes saintes, vous ne travaillerez
pas vos esprits à chercher d'autre cause de sa mort. Cet
amour était si ardent, si fort et si enflammé ; il ne [p. 4]
poussait pas un seul soupir, qui ne dût rompre tous les liens
de ce corps mortel (^) ; il ne formait pas un regret, qui ne dût
en troubler (^) toute l'harmonie ; il n'envoyait pas un désir
a. Hcbr., I, 3.
1. frtr. Entreprendrez-vous de comprendre... ? Ne pensez pas — , Ne préten-
dez pas — , N'entreprenez pas...
2. Va}-, son.
3. Var. car ce n'est autre chose, — car c'est un écoulement...
4. Edit. et ses mouvements et ses transports. — Il est vrai que Bossuet com-
mençait d'abord par un tour négatif : « ne croyez pas... » Mais «/répété s'em-
ployait alors avec les interrogations équivalant à une négation.
5. Var. transports ? Entendez seulement, messieurs, car c'est tout ce que
vous pouvez entendre...
6. Var. de pareil effort à celui...
7. Ici les éditeurs intercalent un assez long fragment, que nous avons donné
à sa date, 15 août 1651. (Voy. t. P'", p. 69 et 70.) — Var. Ne cherchons point
d'autre cause...
8. Var. qui retiennent l'âme.
9. Var. déconcerter, — en rompre tous les accords.
488 POUR LA FÊTE
au ciel, qui ne dût tirer avec soi lame de IVIarie. Ah ! je
vous (') ai dit, chrétiens, que la mort de Marie est miracu-
leuse ; je change maintenant de discours : la mort n'est
pas le miracle ; c'en est plutôt la cessation : le miracle
continuel, c'était que Marie pût vivre séparée de son
bien-aimé.
Mais pourrai-je Vous dire comment a fini ce miracle, et de
quelle sorte il est arrivé que l'amour ait donné le coup
de la mort ? Est-ce quelque désir plus enflammé, est-ce quel-
que mouvement plus actif, est-ce quelque transport plus
violent ("), qui est venu détacher cette âme ? S'il m'est per-
mis, chrétiens, de vous dire ce que je pense, j'attribue ce
dernier effet, non point à des mouvements extraordinaires,
mais à la seule perfection de l'amour de la sainte Vierge. Car
comme ce divin amour régnait dans son cœur sans aucun
obstacle, et occupait toutes ses pensées, il allait de jour en
jour s'augmentant par son action, se perfectionnant par ses
désirs, se multipliant par soi-même : de sorte qu'il vint enfin,
s'étendant toujours, à une telle perfection, que la terre n'était
plus capable de le contenir. Va, mon fils, disait ce roi grec [^) ;
étends bien loin tes conquêtes : mon royaume est trop petit
pour te renfermer. O amour de la sainte Vierge! ta perfection
est trop éminente, tu ne peux plus tenir dans un corps mor-
tel ; ton feu pousse des flammes trop vives (^) pour pouvoir
être couvert sous cette cendre : va briller dans l'éternité, va
brûler devant la face de Dieu ; va t'étendre dans son sein
immense, qui seul est capable de te contenir. Alors {^) la
divine Vierge rendit son âme {") sans peine et sans violence
entre les mains de son Fils. Il ne fut pas nécessaire que
son amour s'efforçât par des mouvements extraordinaires.
Comme la plus légère secousse détache de l'arbre un fruit
1. Var. Tellement que la mort n'est pas le miracle. — Mêlée au texte dans
les éditions.
2. Far. plus efficace.
3. Philippe à Alexandre. {Suppletn. in Quint. Cnrl.., lib. I.)
4. Var. trop de flammes.
5. Var. A ce moment.
6. Var. sa sainte et bienheureuse âme entre les mains de son Fils sans peine
et sans violence.
DE l'aSSOMPTION. 489
déjà mûr ('), ainsi fut cueillie cette âme bénie ('), pour être
tout d'un coup transportée au ciel ; ainsi mourut la divine
\^ierge par un élan de l'amour divin : son âme fut portée
au ciel sur une nuée de désirs sacrés ; et c'est ce qui fait
dire aux saints anges : « Oui est celle-ci, qui s'élève comme
la (') fumée odoriférante d'une composition de myrrhe et
d'encens ? » Qiiœ est ista, quœ ascendit... sicut virgula fttini
ex aroniatibîis myrrhœ et tJmris (") ? Belle et excellente
comparaison, qui nous explique admirablement la manière
de cette mort heureuse et tranquille. Ce que (') nous voyons
s'élever d'une composition de parfums, n'en est pas. arraché
par force, ni poussé dehors avec violence : une chaleur
douce et tempérée le détache délicatement, et le tourne en
une vapeur subtile qui s'élève comme d'elle-même. C'est
ainsi que l'âme de la sainte Vierge a été séparée du corps :
, on n'en a pas ébranlé tous les fondements par une secousse
violente ; une divine chaleur l'a détachée doucement du corps,
et l'a élevée doucement à son bien-aimé sur une nuée de
[saints] désirs ('). C'est son chariot de triomphe; c'est l'amour,
comme vous voyez, qui l'a lui-même construit de ses propres
mains.
Apprenons de là, chrétiens, à désirer Jésus-Christ, puis-
qu'il est infiniment désirable. Mais qui vous désire, ô Jésus !
Pourrai-je bien trouver dans cette audience un cœur qui
soupire après vous, et à qui ce corps soit à charge ? Mes
sœurs, ces [p. 5] chastes désirs se trouvent rarement dans
le monde ; et une marque bien évidente qu'on désire peu
Jésus-Christ, c'est le repos que l'on sent dans la jouissance
des biens de la terre. Lorsque la fortune vous (*") rit, et que
vous avez tout ensemble les richesses pour fournir aux
plaisirs (''), et la santé pour les goûter à votre aise; en vérité,
a. Cant., in, 6.
1. Édit. Comme une flamme s'élève et vole d'elle-même au lieu de son centre.
— Phrase retranchée avec raison par l'auteur, car elle rompt la suite des idées.
2. J/j-.'béniste.
3. Va?: une.
4. Var. Cette fumée agréable, — odoriférante, — délicate.
5. Var. et de saints désirs ont été ses ailes.
6. Var. nous.
7. Var. pour vous donner les plaisirs.
490 POUR LA FETE
chrétiens, souhaitez-vous un autre paradis ? vous imaginez-
vous un autre bonheur ? Si vous laissez parler votre cœur, il
vous dira qu'il se trouve bien, et qu'il se contente d'une telle
vie. Dans cette disposition, je ne crains pas de vous assurer
que vous n'êtes pas chrétiens. Et si vous voulez mériter ce
titre, savez-vous ce qu'il vous [faut] faire ? Il faut que vous
croyiez que tout vous manque, lorsque le monde croit que
tout vous abonde ; il faut que vous gémissiez parmi tout ce
qui plaît à la nature, et que vous n'espériez jamais de repos
que lorsque vous serez avec Jésus-Christ. Autrement, voici
un beau mot de saint Augustin (") : « Si vous ne gémissez
pas comme voyageurs, vous ne vous réjouirez pas comme
citoyens : » Qîii 7ion gémit peregrinus, non gaiidebit civis ;
c'est-à-dire, que vous ne serez jamais habitant[s] du ciel,
parce que vous avez voulu l'élre de la terre : refusant le
travail du voyage, vous n'aurez pas le repos de la patrie : et
vous arrêtant où il faut marcher, vous n'arriverez pas où il
faut parvenir. C'est pourquoi Marie a toujours gémi en se
souvenant de Sion : son cœur n'avait point de paix, éloigné
de son bien-aimé. Enfin ses désirs l'ont conduite à lui, en
lui donnant une heureuse mort. Mais elle ne demeurera plus
longtemps dans son ombre, et la sainte virginité attirera
bientôt sur son corps une influence de vie ; c'est le second
point de ce discours.
SECOND POINT.
[P. 6] Le corps sacré de Marie, le trône de la chasteté,
le temple de la sagesse incarnée, l'organe du Saint-Esprit et
le siège de la vertu du Très-Haut, n'a pas dû demeurer dans
le tombeau ; et le triomphe de Marie serait imparfait, s'il {')
s'accomplissait sans sa sainte chair qui a été comme la source
de sa gloire. Venez donc, ô vierges sacrées {-), chastes
épouses du Sauveur des âmes, venez admirer les beautés
de cette chair virginale, et contempler trois merveilles (^)
a. In Ps. CXLVIII, n. 4.
1. Var. si elle était dépouillée de sa sainte chair.
2. Var. Vierges de Jksus-Christ, chastes épouses..., venez admirer...
3. Var. les merveilles.
DE L ASSOMPTION. 49I
que la sainte virginité opère sur elle ('). La sainte virorinité
la préserve de corruption ; et ainsi elle lui conserve l'être :
la sainte virginité lui attire une influence céleste, qui la
fait ressusciter devant le temps; ainsi elle lui rend la vie : la
sainte virginité répand sur elle de toutes parts une lumière
divine ; et ainsi elle lui donne la gloire. C'est ce qu'il nous
faut expliquer par ordre.
Je dis donc, avant toutes choses, que la sainte virginité
est comme un baume divin, qui préserve de corruption le
corps de Marie ; et vous en serez convaincus, si vous mé-
ditez attentivement quelle a été la perfection de sa pureté
virginale. Pour nous en former quelque idée, posons d'abord
ce principe : que Jésus-Christ notre Sauveur, étant uni si
étroitement (') à la sainte Vierge, cette union si particu-
lière a dû nécessairement être accompagnée d'une entière
conformité. Jksus a cherché son semblable; et c'est pourquoi
cet Epoux des vierges a voulu avoir une Mère vierge ;
afin d'établir cette ressemblance comme le fondement de
cette union. Cette vérité étant supposée, vous jugez bien,
âmes chrétiennes, qu'il ne faut rien penser de commun de la
pureté de Marie. Non, jamais vous ne vous en formerez une
juste idée, jamais vous n'en comprendrez la perfection,
jusqu'à ce que vous ayez entendu qu'elle a opéré dans la (3)
Vierge-Mère une parfaite intégrité d'esprit et de corps. Et
c'est ce qui a fait dire au (^) grand saint Thomas (") qu'une
grâce extraordinaire a répandu sur elle avec abondance une
céleste rosée, qui a non seulement tempéré, comme dans les
autres élus, mais éteint tout le feu de la convoitise, c'est-à-
dire, non seulement les mauvaises œuvres, qui sont comme
l'embrasement qu'elle excite, non seulement les mauvais
désirs, qui sont comme la flamme qu'elle pousse, et les mau-
vaises inclinations, qui sont comme l'ardeur qu'elle entretient,
mais encore le brasier et le foyer même, comme parle la
a. III Part., Qiiœst. XXVll, Art. 3.
1. Var. y opère.
2. Edlt. selon la chair. — Trois mots etîacés au manuscrit (soulignés). —
Var. était uni à la sainte Vierge par une liaison si étroite.
3. Var. en cette.
4. Var. aux théologiens.
492 POUR LA FETE
théologie, fojnes peccati : c'est-à-dire, selon son langage, la
racine la plus profonde et la cause la plus intime du mal.
Après cela, chrétiens, comment la chair de la sainte Vierge
aurait-elle été corrompue, à laquelle la virginité d'esprit et
de corps et cette parfaite conformité avec Jésus-Christ
a ôté, avec le foyer de la convoitise, tout le principe de
corruption ?
Car ne vous persuadez pas que nous devions considérer la
corruption, selon les raisonnements de la médecine, comme
une suite naturelle (') de la composition et du mélange. Il
faut élever plus haut nos pensées; et croire, selon les prin-
cipes du christianisme, que ce qui engage la chair à la néces-
sité d'être corrompue, c'est qu'elle est un attrait au mal, une
source de mauvais désirs, enfin une « chair de péché, » comme
parle l'apôtre saint Paul: Caro peccati {'). Une telle chair doit
être détruite, je dis même dans les élus; parce qu'en cet état
de chair de péché elle ne mérite pas d'être réunie à une âme
bienheureuse ni d'entrer dans le royaume de Dieu : Cai'o et
sanguis reginnn Dei possidere non poss^tnt ('''). Il faut donc
qu'elle change sa [p. 7] première forme, afin d'être renouvelée,
et qu'elle perde tout son premier être, pour en recevoir un
second de la main de Dieu. Comme un vieux bâtiment irré-
gulier qu'on laisse tomber pièce à pièce, afin de le dresser
de nouveau dans un plus bel ordre d'architecture : il en est
de même de cette chair toute déréglée par la convoitise :
Dieu la laisse tomber en ruine, afin de la refaire à sa mode,
et selon le premier plan de sa création. C'est ainsi qu'il faut
raisonner de la corruption de la chair, selon les principes de
l'Évangile : c'est de là que nous apprenons qu'il faut que
notre chair soit réduite en poudre, parce qu'elle a servi au
péché; et de là aussi nous devons entendre que celle de
Marie étant toute pure, elle doit par conséquent être incor-
ruptible.
C'est aussi pour la même cause qu'elle a dû recevoir l'im-
mortalité, par une résurrection anticipée. Car encore que (^)
a. Rom., VIII, 3. — b. l Cor., XV, 50. — Ms. }ion pos.^idcbiint.
1. Var. nécessaire.
2. Var. inachevée : Et il ne faut s'étonner...
DE L ASSOMPTION. 493
Dieu ait marqué un terme commun à la résurrection de tous
les morts, il y a des raisons particulières, qui peuvent l'obli-
ger d'avancer le temps en faveur de la sainte Vierge. Le
soleil ne produit les fruits que dans leur saison : mais nous
voyons des terres si bien cultivées qu'elles attirent une action
plus efficace et plus prompte. Il y a aussi des arbres hâtifs
dans le jardin de votre Époux; et la sainte chair de Marie
est une matière trop bien préparée pour attendre le terme
ordinaire à produire (') des fruits d'immortalité. Sa pureté
virginale lui attire une influence particulière : sa conformité
avec Jésus-Christ la dispose à recevoir un effet plus prompt
de sa vertu vivifiante. Et certainement, chrétiens, elle peut
bien attirer sa vertu, puisqu'elle l'a attiré lui-même. Il est
venu en cette chair, charmé par sa pureté ; il a aimé cette
chair jusqu'à s'y renfermer durant neuf mois, jusqu'à s'incor-
porer avec elle, jusqu'à « prendre racine en elle, » comme
parle Tertullien : In tUero radiceni e§-ù{"). Il ne laissera donc
pas dans le tombeau cette chair qu'il a tant aimée ; mais
il la transportera dans le ciel, ornée d'une gloire immortelle.
La sainte virginité servira encore à Marie, pour lui don-
ner cet habit de gloire ; et en voici la raison. Jésus-Christ
nous représente dans son Évangile la gloire des corps res-
suscites par cette belle parole : « Ils seront comme les anges
de Dieu : » Eriint sicut angeli Deii^'). Et c'est pour cela que
Tertullien parlant de la chair ressuscitée, l'appelle « une
chair angéîisée ("):» Angclificata caro ('). Or, de toutes les
vertus chrétiennes, celle qui peut le mieux produire un si bel
effet, c'est la sainte virginité; c'est celle qui fait des anges
sur la terre; c'est elle dont saint Augustin a dit ce beau mot :
Habet aliquid jam non ca7'nis i7i carne if) : « Elle a au milieu
de la chair quelque chose qui n'est pas de la chair, » et qui
tient de l'ange plutôt que de l'homme. Celle qui fait des
anges dès cette vie en pourra bien faire en la vie future ; et
ainsi j'ai eu raison de vous assurer qu'elle a une vertu par-
ât. De Carne Christt, n. 21. — Ms. In ipsa alvo radicem egerit. — b. Matth.,
xxn, 30. — c. De Resur. carn., n. 26. — d. De sancta l'irginit.^ n. 12.
1. Var. et (une terre) si bien préparée n'attendra pas le terme ordinaire pour...
2. Ce mot était plutôt un archaïsme qu'un néologisme. (\'oy. le nouveau
Dictionnaire de Hatzfeld et Darmesteter.)
494
POUR LA FETE
ticulière pour contribuer dans les derniers temps à la gloire
des corps ressuscites. Jugez par là, chrétiens, de quel éclat,
de quelle lumière sera environné celui [p. 8] de Marie, qui
surpasse par sa pureté les séraphins mêmes. Aussi l'Ecri-
ture sainte cherche-t-elle des expressions extraordinaires,
afin de nous représenter un si grand éclat. Pour nous en
tracer quelque image, à peine trouve-t-elle dans le monde
assez de rayons; il a fallu ramasser tout ce qu'il y a de lumi-
neux dans la nature ('). Elle a mis la lune à ses pieds, les
étoiles autour de sa tête. Au reste, le soleil la pénètre toute,
et l'environne de ses rayons {^) : Mulier amida sole {f) : tant
il a fallu de gloire et d'éclat pour orner ce corps virginal.
Vierges de Jésus-Christ, réjouissez-vous à ce beau spec-
tacle; songez à quels honneurs la sainte virginité prépare
vos corps : elle les purifie, elle les consacre; elle y éteint la
concupiscence, elle y mortifie les mauvais désirs : et par tant
de saintes préparations, elle dispose cette chair mortelle à
une lumière incorruptible. Apprenez donc, mes très chères
sœurs, à estimer ce sacré trésor que vous portez dans des
vaisseaux de terre : Habernns autciii thcsaiLmin \ istitiii\ in vasis
Jîctilibus {^\ Renouvelez-vous tous les jours par l'amour de
la pureté; ne souffrez pas qu'elle soit souillée par la moindre
attache du corps : et si vous êtes jalouses de la pureté de la
chair, soyez-les encore beaucoup davantage de la pureté de
l'esprit. Par ce moyen (3), vous serez les dignes compagnes
de la bienheureuse Marie ; et portant ses glorieuses livrées,
vous suivrez de plus près son char de triomphe, dans lequel
elle va monter à son trône. Avancez-vous donc pour la suivre ;
elle se prépare à marcher, et elle va monter au ciel qui
l'attend. Les préparatifs sont achevés : l'amour divin a fait
son office, et lui a ôté sa robe mortelle; la sainte virginité
lui a mis son habit royal : je vois l'humilité qui lui tend la
main, et qui s'avance pour la placer dans son trône. C'est
ce qui doit finir la cérémonie, et faire le dernier point de
ce discours.
a. Apoc, xn, I. — b. II Cor., iv, 7.
1. Var. dans le ciel.
2. Var. de sa lumière.
3. Var. Ainsi.
DE L ASSOMPTION. 495
TROISIliME l'OINT.
Puisque c'est l'humilité vSeule qui a fait le triomphe de
jÉsus-CiiRisT, il faut qu'elle fasse aussi celui de Marie ; et
sa gloire ne lui plairait pas, si elle y entrait par une autre voie
que par celle que son I-^ils a voulu choisir. Elle s'élève donc
par l'humilité, et voici en quelle manière : vous n'ignorez pas,
chrétiens, que le propre de l'humilité, c'est de s'appauvrir
elle-même, si je puis parler delà sorte, et de se dépouiller de
ses avantages. Mais aussi, par un retour merveilleux, elle
s'enrichit en se dépouillant : parce qu'elle s'assure tout ce
qu'elle s'ôte; et (') rien ne lui convient mieux [que] cette belle
parole de saint Paul: Tanquam nihil habentes et omtiia possi-
dcntes ("), qu'elle n'a rien et possède tout. Je pourrais établir
cette vérité sur une doctrine solide et évangélique; mais il
est plus convenable à cette journée et à l'ordre de mon dis-
cours, de vous en montrer la pratique par l'exemple de la
sainte Vierge.
Elle possédait trois biens précieux : une haute dignité,
une pureté admirable de corps et d'esprit ("). et, ce qui est
au-dessus de tous les trésors, elle possédait Jésus-Christ ;
elle avait un Fils bien-aimé, «dans lequel, dit le saint Apôtre,
habitait toute plénitude : » [p. 9] In ipso cùinplacidt oninem
plenitudineni inhabitarc {''). Voilà une créature distinguée
excellemment de toutes les autres ; mais son humilité très
profonde la dépouillera, en quelque façon, de ces merveilleux
avantages. Elle qui est élevée au-dessus de tous par la di-
gnité de Mère de Dieu, se range dans le commun par la
qualité de servante. Elle qui est séparée de tous par sa pu-
reté immaculée, se mêle parmi les pécheurs en se purifiant
avec les autres. \^oyez qu'elle se dépouille, en s'humiliant,
de l'honneur de sa qualité, et de la prérogative de son inno-
cence. Mais voici quelque chose de plus : elle perd jusqu'à
son Fils sur le Calvaire : et je ne dis pas seulement qu'elle
perd son Fils, parce qu'elle le voit mourir d'une mort cruelle,
a. II Cor.^ VI, 10. — b. Coloss., l, 19.
1. Var. et nous lui pouvons appliquer.
2. Var. d'esprit et de corps.
496 POUR LA FÊTE
mais elle le perd ce Fils bien-aimé, parce qu'il cesse en quel-
que sorte d'être son Fils, et qu'il lui en substitue un autre
en sa place : « Femme, lui dit-il, voilà votre Fils ("). »
Méditez ceci, chrétiens ; et encore que cette pensée sem-
ble peut-être un peu extraordinaire, vous verrez néanmoins
qu'elle est bien fondée. Il semble que le^Sauveur ne la con-
naît plus pour sa Mère ; il l'appelle femme, et non pas sa
Mère : « Femme, lui dit-il, voilà votre fils. » Il ne parle pas
ainsi sans mystère : il est dans [un] état d'humiliation ; et il
faut que sa sainte Mère y soit avec lui. Jésus a un Dieu
pour son Père, et Marie un Dieu pour son Fils. Ce divin
Sauveur a perdu son Père, et il ne l'appelle plus que son
Dieu. II faut que Marie perde aussi son Fils : il ne l'appelle
que du nom de femme ('), et ne lui donne point le nom de
sa Mère. Mais ce qui est le plus humiliant pour la sainte
Vierge, c'est qu'il lui donne un autre fils ; comme si désor-
mais il cessait de l'être, et comme s'il rompait le nœud d'une
si sainte alliance : « Voilà, dit-il, votre fils :» Ecce filins tims.
Et en voici la raison. Durant les jours de sa chair, c'est-à-
dire pendant le temps de sa vie mortelle, il rendait à sa
sainte Mère les devoirs et les services d'un fils ; il était sa
consolation et l'unique appui de sa vieillesse : maintenant,
qu'il va entrer dans sa gloire, il prendra des sentiments plus
dignes d'un Dieu ; et c'est pourquoi il laisse à un autre les
devoirs de la piété naturelle. Je ne le dis pas de moi-même,
et j'ai appris ce mystère du grand saint Paulin : Jani Salva-
tor ab Jntmanafragilitate, quaerat natiis ex femina, per crucis
morteni detnigrans in œternitatein Dei, delegat Jioniini jura
pietatis humanœ (''') : « Jésus étant près de passer de la fragi-
lité humaine, par laquelle il était né d'une femme, à la gloire
et à l'éternité de son Père, » que fait-il .-^ delegat, il donne
saint Jean pour fils à Marie, et 4 il laisse à un homme mortel
les sentiments de la piété humaine. »
Voilà donc Marie qui n'a plus son Fils (') ; Jésus, son Fils
bien-aimé, a cédé ses droits à saint Jean {f) : et elle passe en
a. Joafi., XIX, 26. — b. Ad Auj^., Epist. L, n. 17. — Ms. ad œternitatem Dci...
1. Var. c'est pourquoi il l'appelle femme.
2. Var. plus de fils.
3. Var. l'a laissée entre les mains de saint Jean.
DE L ASSOMPTION. 497
ce triste état une longue suite d'années. Elle se plaint au
divin Sauveur: O Ji':sus, ma consolation, pourquoi me lais-
sez-vous si longtemps ? Jésus ne l'écoute pas, et la laisse
entre les mains de saint Jean. Qu'elle vive avec saint Jean,
qu'elle se console avec saint Jean ; c'est le fils que Ji';sus
lui donne ('). Chrétiens, quel est cet échange ? O conuiiuta-
tioncni ! s'écrie saint Bernard (") ; on lui donne Jean pour
Jésus, le serviteur pour le maître, le fils de Zébédée pour
le Fils de Dieu. Il plaît à son F'ils de l'humilier ; saint
Jean prend la liberté de la reconnaître pour mère : elle
accepte humblement l'échange ; et cet amour maternel ac-
coutumé à un Dieu ne refuse pas de se rabaisser jusqu'à
se terminer à un homme. Oui, dit-elle, je veux bien cet
homme, et je ne méritais pas d'être la Mère d'un Dieu ;
[p. 10] tant son humilité est profonde, tant sa soumission
est admirable.
Reprenons tout ceci, messieurs, et rassemblons mainte-
nant en un tous ces actes d'humilité de la sainte Vierge. Sa
dignité ne paraît plus, elle la couvre sous l'ombre de la ser-
vitude. Sa pureté se retire, cachée sous les marques du pé-
ché. Elle quitte jusqu'à son Fils, et elle consent par humilité
d'en avoir un autre. Ainsi vous voyez qu'elle a tout perdu,
et que son humilité l'a entièrement dépouillée: Taiiquam nihil
habentes. Mais voyons la suite, mes sœurs, et vous verrez
que cette humilité, qui la dépouille, lui rend tout avec avan-
tage : Et oDinia possidciUes. O Mère de Jésus- Christ ! parce
que vous vous êtes appelée servante, aujourd'hui l'humilité
vous prépare un trône : montez en cette place éminente, et
recevez l'empire absolu sur toutes les créatures. O Vierge
toute sainte et toute innocente, plus pure que les rayons du
soleil ! vous avez voulu vous purifier et vous mêler parmi
les pécheurs ; votre humilité vous va relever : vous serez
l'avocate de tous les pécheurs ; vous serez leur second refuge,
et leur principale espérance après Jésus-Christ : Refngiiiui
peccatoruin. Enfin vous aviez perdu votre Fils ; il semblait
qu'il vous eût quittée, vous laissant gémir si longtemps dans
a. Serin. Doin. inf. Oct. Assicmpt., n. 15.
I. Var. C'est votre tils, lui dit-il ; consolez-vous avec lui.
Sermons de Bossuet. — III. 32
498 POUR LA FÊTE
cette terre étrangère : parce que vous avez subi avec patience
une telle humiliation, ce Fils veut rentrer dans ses droits
qu'il n'avait cédé[s] à Jean que pour peu de temps. Je le
vois, il vous tend les bras ; et toute la cour céleste vous
admire, ô heureuse Vierge, montant au ciel pleine de dé-
lices et appuyée sur ce bien-aimé : Innixa stiper dilectum
suum (") (').
Voilà, mes très chères sœurs, quelle est l'entrée de la
sainte Vierge: la cérémonie est conclue ; toute cette pompe
sacrée est finie. Marie est placée dans son trône, entre les
bras de son Fils, dans ce midi éternel, comme parle le grand
saint Bernard ; et la sainte humilité a fait cet ouvrage.
Que reste-t-il maintenant, sinon que nous rendions nos
respects à cette auguste Souveraine, et que, la voyant si près
de son Fils, nous la priions de nous assister par ses inter-
cessions toutes-puissantes } C'est à elle, dit le dévot saint
Bernard, qu'il appartient véritablement de parler au cœur de
Jésus : Quis tani idoneus ut loquatur ad coi" Domini nostri
Jesu Christ/, ut t^i, felix Mariai^)} Elle y a une fidèle
correspondance, je veux dire, l'amour filial, qui viendra rece-
voir l'amour maternel, et accomplira ses désirs. Qu'elle parle
donc pour nous à ce cœur, et qu'elle nous obtienne par ses
prières le don de l'humilité !
O sainte, ô bienheureuse Marie, puisque vous êtes avec
Jésus-Christ, jouissant dans ce midi éternel, avec une pleine
allégresse, de sa sainte et bienheureuse familiarité, parlez
pour nous à son cœur ; parlez, car votre Fils vous écoute.
Nous ne vous demandons pas les grandeurs humaines : im-
pétrez-nous seulement cette humilité par laquelle vous avez
été couronnée ; impétrez-la à ces saintes filles, et à toute
cette audience ; et faites, ô Vierge sacrée, que tous ceux
qui ont célébré votre Assomption glorieuse entrent profon-
dément dans cette pensée, qu'il n'y a aucune grandeur qui
a, Cant., vui, 5. — b. Ad. Beat. Virg. Serm. Panegyr. n. 7, int. Oper. S. Ber-
nardi. — Ms. Quœ eniin tavi idonea lit...
I. Ici nouvelle interpolation dans les éditions : « Certes, divine Vierge, vous
êtes véritablement appuyée sur ce bien-aimé... » trente lignes prises dans la
Méditation du 14 aoiit 1650.
DE L ASSOMPTION.
499
ne soit appuyée sur l'humilité ; que c'est elle seule qui fait
les triomphes et qui distribue les couronnes ; et qu'enfin il
n'est rien de plus véritable que cette parole de l'Evangile,
que « celui qui s'abaisse » durant cette vie, « sera exalté »
à jamais dans la félicité éternelle, où nous conduise le Père,
le Fils, et le Saint-Esprit ! Amen.
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1^
SERMON POUR LA VETURE de
MADEMOISELLE de BOUILLON
1
i
I
^ Aux Grandes Carmélites de Paris, 8 septembre 1660.
DE CHATEAU-THIERRY (■).
^WWWWWWWWWWWWWWW^
Ledieu donne la date dans ses Mémoires (p. 72) ; et Deforis, qui
les avait à sa disposition, ne s'y est pas trompé. Grâce à la présence
des deux reines, Anne d'Autriche et Marie-Thérèse, le discours ob-
tint une mention de l'officieuse Gazette de France (2). Les allocutions
adressées à ces princesses ; l'allusion aux parents de la postulante,
et à Turenne encore protestant, forcément absent de cette touchante
cérémonie, où une de ses nièces se vouait à une pénitence, qui « allait
être, avait dit M'"^ de Longueville, celle d'une sainte, et non pas
d'une pécheresse (3) : » c'étaient autant d'indications permettant de
reconnaître le discours avec une entière sûreté. Il était d'ailleurs
célébré dans un Mémoire des Carmélites mêmes, rédigé quelques
années plus tard par la sœur de Saint-François Bailly.
Mademoiselle de Château-Thierry, Émilie-Éléonore de la Tour
d'Auvergne de Boni/Ion, était un des dix enfants laissés orphelins,
en 1657, V^^ Eléonore-Fébronie de Bergh, veuve du duc de Bouillon
depuis 1652. Elle s'appela dans le cloître sœur Emilie de la Passion.
Elle y fut suivie trois ans plus tard par une de ses sœurs, Louise-
Charlotte-Hippolyte, en religion sœur Hippolyte de Jésus. Un de ses
cinq frères, Emmanuel-Théodose, fut fait cardinal, quand Turenne
se fut enfin converti au catholicisme en 1668. Les sentiments de
ce prélat furent quelquefois au-dessous de sa haute fortune. Sa vanité
allait jusqu'au ridicule. Elle lui inspira à l'égard de Bossuet la plus
mesquine jalousie. Faisant célébrer, en 1675, un service funèbre pour
Turenne, dans cette même chapelle des Carmélites, il interdit à
l'orateur de la cérémonie, Mascaron, d'attribuer à d'autres qu'à lui-
même la conversion de son oncle ; et cela en présence de celui qui
avait eu le rôle décisif, de Bossuet, invité à officier pontificalement,
tout exprès, dirait-on, pour recevoir cet affront. Dans l'affaire du
1. Plus de manuscrit.
2. « L'abbé Bossuet prêcha avec beaucoup d'applaudissement de la com-
pagnie. » {Gazette de France, du 11 septembre 1660.)
3. Lettre à M'-"'-" du Vigean, 1'=' février 1659 (une année avant la Vcture
proprement dite, au moment où M'^"* de Bouillon venait d'entrer aux Carmé-
lites).
VETURE DE MADEMOISELLE DE BOUILLON. 501
Ouiotî'=;mc, le cardinal de Bouillon, ambassadeur à Rome, n'hésitera
pas un instant à prendre j^arti contre 1 cvcque de Meaux. Bien plus,
après la mort de Bossuet, il enverra de Rome au P. de la Rue
l'avis, trop écoute, de soutenir dans l'oraison funèbre du grand
évèque que Turenne n'avait connu qu'après sa conversion le livre
de \ Exposition de la Doctrine cat/iolique..., quand il étaft constant
qu'il lui avait été communiqué en manuscrit (').
Tout cela était bien loin de l'élévation de caractère de « l'héroïne
chrétienne», qui avait formé à la vraie foi son mari et ses enfants.
Cette mère incomparable, dans sa sollicitude pour sa propre perfec-
tion, et pour leur persévérance après sa fin prochaine dont elle avait
le pressentiment (elle mourut dans sa quarante-deuxième année),
venait souvent aux Carmélites faire de ferventes retraites ; montrant
ainsi à deux de ses filles le chemin oîi elles trouveraient la sainteté.
Elle obtint à tous les siens la grâce d'échapper aux influences pro-
testantes dont ils étaient entourés. Mais aussi que de touchantes
précautions ! De son lit de mort, elle leur avait fait signer une pro-
messe solennelle de mourir catholiques, avec ordre de la placer entre
ses doigts après son trépas, et avec menace de renier au jour du Ju-
gement celui qui aurait « faussé la foi » à Dieu, à l'Eglise, à sa mère,
à sa propre signature. Longtemps auparavant elle s'était offerte pour
souffrir plutôt tous les tourments du Purgatoire jusqu'à la fin du
monde, que de voir un d'eux apostasier; et elle le leur rappelait à
l'heure suprême, dans son testament.
Oportet vos nasci defiuo.
Il faut que vous naissiez encore une fois.
{Joa?t., III, 7.)
CE qui doit imposer silence, et confondre éternellement
ceux dont le cœur se laisse emporter à la gloire de
leur extraction, c'est l'obligation de renaître ; et de quelque
grandeur qu'ils se vantent, ils seront forcés d'avouer qu'il y
a toujours beaucoup de bassesse dans leur première nais-
sance, puisqu'il n'est rien de plus nécessaire que de se re-
nouveler par une seconde. La véritable noblesse est celle
que l'on reçoit en naissant de Dieu. Aussi l'Église ne célèbre
pas la Nativité de Marie à cause qu'elle a tiré son origine
d'une longue suite de rois, mais à cause qu'elle a apporté
I. Floquet, Etudes..., II, 96 ; III, 244-25S. — Qi. Joiirn il de Ledieie, 3 août
1704.
502 POUR LA VÊTURE
la grâce, en naissant en grâce, et qu'elle est née fille du Père
céleste.
Mesdames, vous verrez aujourd'hui une de vos plus illus-
tres sujettes, qui, touchée de ces sentiments, se dépouillera
devant vous des honneurs que sa naissance lui donne. Ce
spectacle est digne de Vos Majestés ; et après ces cérémo-
nies magnifiques, dans lesquelles on a étalé toutes les pompes
du monde ('), il est juste qu'elles assistent à celles où l'on
apprend à les mépriser. Elles viennent ici dans cette pensée,
dans laquelle je dois les entretenir pour ne pas frustrer leur
attente. Que si la loi que m'impose cette cérémonie particu-
lière m'empêche de m'appliquer au sujet commun que l'Église
traite en ce jour, qui est la Nativité de Marie, par la crainte
d'envelopper des matières si vastes et si différentes, j'espère
que Vos Majestés me le pardonneront facilement ; et je me
promets que la sainte Vierge ne m'en accordera pas moins
son secours, que je lui demande humblement par les paroles
de l'Ange, en lui disant : Ave, Maria.
Enfermer dans un lieu de captivité (-) une jeune personne
innocente, soumettre à des pratiques austères et à une vie
rigoureuse un corps tendre et délicat, cacher dans une nuit
éternelle une lumière éclatante, que la cour aurait vue briller
dans les plus hauts rangs, et dans les places les plus élevées,
ce sont trois choses extraordinaires, que l'Eglise va faire
aujourd'hui, et cette illustre compagnie est assemblée en ce
lieu pour ce grand spectacle.
Qui vous oblige, ma sœur (car le ministère que j'exerce
ne me permet pas de vous appeler autrement, et je dois ou-
blier, aussi bien que vous, toutes les autres qualités qui vous
sont dues), qui vous oblige donc à vous imposer un joug si
pesant, et à entreprendre contre vous-même, c'est-à-dire,
contre votre liberté, en vous rendant captive dans cette clô-
ture ; contre le repos de votre vie, en embrassant tant d'aus-
térités ; contre votre propre grandeur, en vous jetant pour
1. « La reine régnante avait fait son entrée dans Paris le 26 août de cette
année, ce qui avait occasionné beaucoup de fêtes et de réjouissances. » {Edit.
de Deforis.)
2. Var. dans une prison.
DE MADEMOISELLE DE 150UILL0N. 503
toujours dans cette retraite profonde, si éloignée de l'éclat
du siècle et de toutes les pompes de la terre ? J'entends ce
que répond votre cœur, et il faut que je le dise à ces grandes
reines et à toute cette audience. Vous voulez vous renou-
veler en Notre Seigneur dans cette bienheureuse journée de
la naissance de la sainte Vierge ; vous voulez renaître par la
grâce, pour commencer une vie nouvelle, qui n'ait plus rien
de commun avec la nature ; et pour cela ces grands change-
ments sont absolument nécessaires.
Et en effet, chrétiens, nous apportons au monde, en nais-
sant, une liberté indocile qui rffecte l'indépendance ; une
molle délicatesse, qui nous fait soupirer après les plaisirs; un
vain désir de paraître, qui nous épanche au dehors et nous
rend ennemis de toute retraite. Ce sont trois vices communs
de notre naissance (') ; et plus elle est illustre, plus ils sont
enracinés dans le fond des cœurs. Car qui ne sait que la di-
gnité entretient cette fantaisie (^) d'indépendance ; que ce
tendre amour des plaisirs est flatté par une nourriture déli-
cate ; et enfin que cet esprit de grandeur fait que le désir de
paraître s'emporte ordinairement aux plus grands excès ?
II faut renaître, ma sœur, et réformer aujourd'hui ces in-
clinations dangereuses : Oportet vos nasci dcnuo. Cet amour
de l'indépendance, d'où naissent tous les désordres de notre
vie, porte l'âme à ne suivre que ses volontés, et dans ce
mouvement elle s'égare. Cette délicatesse flatteuse la pousse
à chercher le plaisir, et dans cette recherche elle se corrompt.
Ce vain désir de paraître la jette tout entière au dehors, et
dans cet épanchement elle se dissipe. La vie religieuse, que
vous embrassez, oppose à ces trois désordres des remèdes
forts et infaillibles. Il est vrai qu'elle vous contraint ; mais
en vous contraignant elle vous règle : elle vous mortifie, je
le confesse ; mais en vous mortifiant elle vous purifie (^) :
enfin elle vous retire et vous cache ; mais en vous cachant
elle vous recueille et vous renferme avec Jésus-Christ. O
1. Var. Nous naissons tous avec ces trois vices ; et plus la naissance est re-
levée...
2. Var. nourrit cet esprit...
3. Var. purifie.
504 POUR LA VETURE
contrainte, ô vie pénitente, ô sainte et bienheureuse obscu-
rité ! je ne m'étonne plus si l'on vous aime, et si l'on quitte
pour l'amour de vous toutes les espérances du monde. Mais
j'espère qu'on vous aimera beaucoup davantage, quand j'aurai
expliqué toutes vos beautés dans la suite de ce discours,
par une doctrine solide et évangélique, avec le secours de la
grâce.
PREMIER POINT.
J'entrerai d'abord en matière, pour abréger ce discours ;
et afin de vous faire voir, par des raisons évidentes, que pour
régler notre liberté il est nécessaire de la contraindre, je
remarquerai, avant toutes choses, deux sortes de libertés
déréglées : l'une ne se prescrit aucunes limites, et transgresse
hardiment la loi ; l'autre reconnaît bien qu'il y a des bornes,
et, quoiqu'elle ne veuille point aller au-delà, elle prétend
aller jusqu'au bout, et user de tout son pouvoir. C'est-à-dire,
pour m'expliquer en termes plus clairs, que l'une se propose
pour son objet toutes les choses permises ; l'autre s'étend
encore plus loin, et s'emporte jusqu'à celles qui sont défen-
dues. Ces deux espèces de liberté sont fort usitées dans le
monde, et je vois paraître dans l'une et dans l'autre un secret
désir d'indépendance. Il se découvre visiblement dans celui
qui passe par-dessus la loi, et méprise ses ordonnances. En
effet il montre bien, ce superbe, qu'il ne peut souffrir aucun
joug; et c'est pourquoi le Saint-Esprit lui parle en ces termes
par la bouche dejérémie: A, seciilo confrcgisti jugtimmeum;
rîipisti viiicnla tnea, et dixisti : Non serviam (") : « Tu as
brisé le joug que je t'iniposais; tu as rompu mes liens, et tu as
dit en ton cœur, » d'un ton de mutin et d'opiniâtre: Non, «je
ne servirai pas. » Oui ne voit que ce téméraire ne reconnaît
plus (') aucun souverain, et qu'il prétend manifestement à
l'indépendance } Mais quoique l'autre, dont j'ai parlé, qui
n'exerce sa liberté qu'en usant de tous ses droits, et en la
promenant généralement, si je puis parler de la sorte, dans
toutes les choses permises, n'égale pas la rébellion de celui-
a.Jerem., n, 20.
I. Var. ne veut plus connaître.
DE MADEMOISELLE DE BOUILLON. 505
ci, néanmoins il est véritable qu'il le suit de près (') : car
s'étendant aussi loin qu'il peut, s'il ne secoue pas le joug tout
ouvertement, il montre qu'il le porte avec peine ; et s'avan-
çant ainsi à l'extrémité, où il semble ne s'arrêter qu'à regret,
il donne sujet de penser qu'il n'y a plus que la seule crainte
qui l'empcchede passer outre. Telles sont les deux espèces
de liberté que j'avais à vous proposer ; et il m'est aisé de
vous faire voir que l'une et l'autre sont fort déréglées.
Et premièrement, chrétiens, pour ce qui regarde ce pécheur
superbe, qui méprise la loi de Dieu, son désordre trop ma-
nifeste ne doit pas être convaincu par un long discours ; et je
n'ai aussi qu'un mot à lui dire, que j'ai appris de saint
Augustin. Il avait aimé autrefois cette liberté des pécheurs ;
mais il sentit bientôt dans la suite qu'elle l'engageait à la
servitude : parce que, nous dit-il lui-même, « en faisant ce
que je voulais, j'arrivais où je ne voulais pas : » Volens, qno
nollem pervenerain ("). Que veut dire ce saint évêque, et se
peut-il faire, mes sœurs, qu'en se laissant aller où l'on veut,
l'on arrive où l'on ne veut pas ? Il n'est que trop véritable,
et c'est le malheureux précipice où se perdent tous les pé-
cheurs. Ils contentent leurs mauvais désirs et leurs passions
criminelles ; ils se réjouissent, ils font ce qu'ils veulent. Voilà
une image de liberté qui les trompe ; mais la souveraine
puissance de celui contre lequel ils se soulèvent ne leur per-
met pas de jouir longtemps de leur liberté licencieuse. Car
en faisant ce qu'ils aiment, ils attirent nécessairement ce
qu'ils fuient, la damnation, la peine éternelle, une dure néces-
sité qui les rend captifs du péché, et qui les dévoue à la
vengeance divine. Voilà une véritable servitude que leur
aveuglement leur cache. Cesse donc, ô sujet rebelle, de te
glorifier de ta liberté, que tu ne peux pas soutenir contre le
souverain que tu offenses; mais reconnais au contraire que tu
forges toi-même tes fers par l'usage de ta liberté dissolue ;
que tu mets un poids de fer sur ta tête, que tu ne peux plus
secouer ; et que tu te jettes (^) toi-même dans la servitude,
a. Conf., lib. VIII, cap. v.
1. Var. qu'il en approche.
2. Var. tu t'ençages.
506 POUR LA VÊTURE
pour avoir voulu étendre sans mesure (') la folle prétention
de ta vaine et chimérique (') indépendance : telle est la
condition malheureuse du pécheur.
Après avoir parlé au pécheur rebelle, qui ose faire ce qu'on
lui défend, maintenant adressons-nous à celui qui s'imagine
être en sûreté, en faisant tout ce qui est permis ; et tâchons
de lui faire entendre, que s'il n'est pas encore engagé au mal,
il est bien avant dans le péril. Car en s'abandonnant sans
réserve à toutes les choses qui lui sont permises, qu'il est à
craindre, mes sœurs, qu'il ne se laisse aisément tomber à
celles qui sont défendues ! Et en voici la raison en peu de
paroles, que je vous prie de méditer attentivement. C'est
qu'encore que la vertu prise en elle-même soit infiniment
éloignée du vice, néanmoins il faut confesser, à la honte de
notre nature, que les limites s'en touchent de près dans le
penchant de nos affections, et que la chute en est bien aisée.
C'est pourquoi il importe, pour notre salut, que notre âme ne
jouisse pas de toute la liberté qui lui est permise, de peur
quelle ne s'emporte jusqu'à la licence, et qu'elle ne passe
facilement au delà des bornes, quand il ne lui restera plus
qu'une si légère démarche. L'expérience nous le fait con-
naître. De là vient que nous lisons dans les saintes Lettres,
que Job, voulant régler ses pensées, commence à traiter avec
ses yeux: Pepigi fœdus cuni ocîdis meis, lU 7ie cogitarcin...{^\\\
arrête des regards qui pourraient être innocents, pour empê-
cher des pensées (3), qui apparemment seraient criminelles :
si ses yeux n'y sont pas encore obligés assez clairement par
la loi de Dieu, il les y engage par traité exprès : Pepigi fœdus:
parce qu'en effet, chrétiens, celui qui prend sa course avec
tant d'ardeur (^), dans cette vaste carrière des choses licites,
doit craindre qu'étant sur le bord, il ne puisse plus retenir
ses pas, qu'il ne soit emporté plus loin qu'il ne pense, ou par
le penchant du chemin, ou par l'impétuosité if) de son mou-
a./ob., XXXI, I.
i. Var. trop loin.
2. Var. fausse.
3. Var. désirs.
4. Var. si fortement.
5. Var. la violence.
DE MADEMOISELLE DE BOUILLON. 507
veinent ; et qu'enfin il ne lui arrive ce qu'a dit de lui-même
le grand saint Paulin : Quod non expedicbat adini$i, diim non
tcinpcvo qnod liccbat {") : « Je m'emporte au delà de ce que je
dois ('), pendant que je ne prends aucun soin de me modérer
en ce que je puis. »
Illustre épouse de Jésus-Christ, la vie religieuse, que
vous embrassez, suit une conduite plus sûre : elle s'impose
mille lois et mille contraintes dans le sentier de la loi de
Dieu : elle se fait encore de nouvelles bornes, où elle prend
plaisir de se resserrer. Vous perdrez, je le confesse, ma sœur,
quelque partie de votre liberté, au milieu de tant d'obser-
vances de la discipline religieuse ; mais si vous savez bien
entendre quelle liberté vous perdez, vous verrez que cette
perte est avantageuse. En effet, nous sommes trop libres ;
trop libres à nous porter au péché, trop libres à nous jeter
dans la grande voie, qui mène les âmes à la perdition. Oui
nous donnera que nous puissions perdre cette partie malheu-
reuse de notre liberté, par laquelle nous nous dévoyons ? O
liberté dangereuse, que ne puis-je te retrancher de mon franc
arbitre, que ne puis-je m'imposer moi-même cette heureuse
nécessité de ne pécher pas ! Mais il ne faut pas l'espérer
durant cette vie. Cette liberté glorieuse de ne pouvoir plus
servir au péché (''), c'est la récompense des saints, c'est la
félicité des bienheureux. Tant que nous vivrons dans ce
lieu d'exil, nous aurons toujours à combattre cette liberté de
pécher. Que faites-vous, mes très chères sœurs, et que fait la
vie religieuse ^ Elle voudrait pouvoir s'arracher cette liberté
de mal faire : mais comme elle voit qu'il est impossible, elle
la bride du moins autant qu'il se peut ; elle la serre de près
par une discipline sévère : de peur qu'elle ne s'égare dans les
choses qui sont défendues, elle entreprend de se les retran-
cher toutes, jusqu'à celles qui sont permises, et se réduit
autant qu'elle peut {f) à celles qui sont nécessaires. Telle
est la vie des Carmélites.
a. Ad. SeteK, Ep., xxx, n. 3.
1. Var. Je fais plus que je ne dois,
2. Dans le sens étymologique : être esclaves du péché.
3. Var. simplement.
;o8 POUR LA VÊTURE
Que cette clôture est rigoureuse ! que ces grilles sont inac-
cessibles, et qu'elles menacent étrangement tous ceux qui
approchent ! C'est une sage précaution de la vie régulière et
religieuse, qui détourne bien loin les occasions, pour s'empê-
cher, s'il se peut, de pouvoir jamais servir au péché. Elle
est bien aise d'être observée ; elle cherche des supérieurs qui
la veillent ; elle veut qu'on la conduise de l'œil, qu'on la mène,
pour ainsi dire, toujours parla main, afin de se laisser moins
de liberté de s'écarter de la droite voie ; et elle a raison de
ne craindre pas que ces salutaires contraintes soient contrai-
res à la liberté véritable. Ce n'est pas s'opposer à un fleuve
que de faire des levées, que d'élever des quais sur ses rives,
pour empêcher qu'il ne se déborde, et ne perde ses eaux dans
la campagne ; au contraire, c'est lui donner le moyen décou-
ler plus doucement dans son lit. Celui-là seulement s'oppose
à son cours, qui bâtit une digue au milieu, pour rompre le fil
de son eau. Ainsi ce n'est pas perdre sa liberté, que de lui
donner des bornes deçà et delà, pour empêcher qu'elle ne
s'égare ; c'est l'adresser (') plus assurément (^) à la voie
qu'elle doit tenir. Par une telle précaution, on ne la gêne
pas, mais on la conduit. Ceux-là la perdent, ceux-là la dé-
truisent, qui la détournent de son cours naturel ; c'est-à-dire,
qui l'empêchent d'aller à son Dieu : de sorte que la vie reli-
gieuse, qui travaille avec tant de soin à vous aplanir cette
voie, travaille par conséquent à vous rendre libre. J'ai eu
raison de vous dire que ses contraintes ne doivent pas vous
être importunes, puisqu'elle ne vous contraint que pour vous
régler ; et la clôture, que vous embrassez, n'est pas une pri-
son où votre liberté soit opprimée, mais un asile fortifié où
elle se défend avec vigueur contre les dérèglements du
péché. Si ses contraintes sont si fructueuses, parce qu'elles
dirigent votre liberté, ses mortifications ne le sont pas moins,
parce qu'elles épurent vos affections : et c'est ma seconde
partie.
1. Édit. c'est la dresser. — Erreur de lecture. Cf. ci-dessus, p. 37.
2. Var. plus certainement.
DE MADEMOISELLE DE UOUILLON. 509
SECOND POINT.
Je ne m'étonne pas, chrétiens, si les sages instituteurs de
la vie religieuse et retirée ont trouvé nécessaire de l'accom-
pagner de plusieurs pratiques sévères, pour mortifier les sens
et les appétits. C'est qu'ils ont vu que nos passions et ce
tendre amour des plaisirs tenaient notre âme captive par des
douceurs pernicieuses, qu'ils ont voulu corriger par une
amertume salutaire. Et afin que vous entendiez combien cette
conduite est admirable, considérez avec moi une doctrine
excellente de saint Augustin.
. Il nous apprend qu'il y a en nous deux sortes de maux : il
y a en nous des maux qui nous plaisent, et il y a des maux
qui nous affligent. Qu'il y ait des maux qui nous affligent,
ah ! nous l'éprouvons tous les jours. Les maladies, la perte
des biens, les douleurs d'esprit et de corps, tant d'autres
misères qui nous environnent, ne sont-ce pas des maux qui
nous affligent ? Mais il y en a aussi qui nous plaisent, et ce
sont les plus dangereux. Par exemple, l'ambition déréglée,
la douceur cruelle de la vengeance, l'amour désordonné des
plaisirs, ce sont des maux et de très grands maux, mais ce
sont des maux qui nous plaisent, parce que ce sont des maux
qui nous flattent. « Il y a donc des maux qui nous blessent,
et ce sont ceux-là, dit saint Augustin, qu'il faut que la pa-
tience supporte ; et il y a des maux qui nous flattent, et ce
sont ceux-là, dit le même saint, qu'il faut que la tempérance
modère : » Alla mala sunt qiiœ per patientiani sustineimis,
alla quœ per continentiam refrenanms (") .
Au milieu de ces maux divers, dont nous devons supporter
les uns, dont nous devons réprimer (') les autres, et que nous
devons surmonter les uns et les autres, chrétiens, quelle
misère est la nôtre ! O Dieu, permettez-moi de m'en plain-
dre : Uscjucquo, Domine, oblivisceris me in Jinem (''') ? »
Jusqu'à quand, ô Seigneur, nous oublierez-vous dans cet
abîme de calamités '^. » Jusqu'à quand détournerez-vous
votre face de dessus les enfants d'Adam, pour n'avoir point
a. Contra JicL, lib.V, cap. v, n. 22. — b. Ps., xii, i. — Édit. Usqiiequo, Domine,
usquequo...
I. Var. modérer.
5IO POUR LA VETUKE
pitié de leurs maladies ? Avertis faciem iuam in Jïnein ?
« Jusqu'à quand, jusqu'à quand, Seigneur, me sentirai-je
toujours accablé de maux, qui remplissent mon cœur de
douleur, et mon esprit de fâcheuses irrésolutions ? » Quam-
diîL ponavi consilia in anima inca, doloreni in corde meo per
diem (") ? Mais s'il ne vous plaît pas, ô mon Dieu, de me
délivrer de ces maux qui me blessent et qui m'afriigent,
exemptez-moi du moins de ces autres maux, je veux dire,
des maux qui m'enchantent, des maux qui m'endorment, qui
me contraignent de recourir à vous de peur de m'endormir
dans la mort : Illumina oculos meos, ne unquam obdormiam in
■morte ('''). N'est-ce pas assez, ô Seigneur, que nous soyons
accablés (') de tant de misères, qui font trembler nos sens,
qui donnent de l'horreur à nos esprits ? Pourquoi faut-il qu'il
y ait des maux qui nous trompent par une belle apparence,
des maux que nous prenions pour des biens, qui nous plaisent
et que nous aimions ? Est-ce que ce n'est pas assez d'être
misérables ? Faut-il, pour surcroît de malheur, que nous nous
plaisions en notre misère, pour perdre à jamais l'envie d'en
sortir ? « Malheureux homme que je suis ! qui me délivrera
de ce corps de mort ? » Infelix \_ego\ homo ! quis me libei'abit
de corpore mortis ktijus [^) ? Ecoute la réponse, homme
misérable: ce sera « la grâce de Dieu par Jésus-Christ
Notre Seigneur: » Gratia DeiperjEsuM Christum Dominum
nostrum ("').
Mais admire l'ordre qu'il tient pour taguérison. Il est vrai
que tu éprouves deux sortes de maux : les uns qui piquent,
les autres qui flattent. Mais Dieu a disposé par sa provi-
dence que les uns servissent de remède aux autres ; je veux
dire que les maux qui blessent servent pour modérer ceux
qui plaisent, les douleurs pour corriger les passions, les
afflictions de la vie pour nous dégoûter des vaines douceurs,
et étourdir le sentiment des plaisirs mortels. C'est ainsi que
Dieu se conduit envers ses enfants, pour purifier leurs affec-
tions. Incrassatus est dilectus, et recalciti'avit : impingnattis (^\.
a. Ps., XII, 2. — à. Idid, 4. — c. Rom., vu, 24. — d. Ibid., 25. — e. Dcut.,
XXXII, 15. — Édit. Iinpinguatus est dileclus...
I. Var. pressés.
DE MADEMOISELLE DE UOUILLON. 5 I I
« Son bien-aimé s'est engraissé, et il a regimbé contre lui : »
« Dieu l'a frappé, dit l'Écriture, et il s'est remis dans son
devoir, et il Ta cherché dès le matin : » Cuut occideret eos, quœ-
rebant ciiui, et rcvertcbantiir, et ciilueulo veniebant ad eiun (").
Telle est la conduite de Dieu ; et c'est ainsi qu'il nous
guérit de nos passions; et c'est sur cette sage conduite que la
vie religieuse a réglé la sienne. Peut-elle suivre un plus grand
exemple ? Peut-elle se proposer un plus beau modèle ? Elle
entreprend de guérir les âmes, par la méthode infaillible de
ce souverain médecin. Elle châtie le corps avec saint Paul (''') ;
elle réduit en servitude le corps par les saintes austérités de
la pénitence, pour le rendre parfaitement soumis à l'esprit.
Que cette méthode est salutaire ! Car, ma sœur, je vous en
conjure, jetez encore un peu. les yeux sur le monde, pendant
que vous y êtes encore : voyez les dérèglements de ceux qui
l'aiment (') ; voyez les excès criminels oii leurs passions les
emportent. Ah ! je vois que le spectacle de tant de péchés
fait horreur à votre innocence. Mais quelle est la cause de
tous ces désordres ? C'est sans doute qu'ils ne songent point
à donner des bornes à leurs passions : au contraire, ils les
traitent délicatement ; ils attisent ce feu, et ses ardeurs
s'accroissent jusqu'à l'infini ; ils nourrissent ces bêtes farou-
ches, et ils n'en peuvent plus dompter la fureur ; ils flattent
en eux-mêmes l'amour des plaisirs et ils le rendent invin-
cible (-) par leurs complaisances.
Mes sœurs, que votre conduite est bien plus réglée. Bien
loin de donner des armes à cet ennemi, vous l'affaiblissez
tous les jours par les veilles, par l'abstinence et par l'oraison;
vous tenez le corps sous le joug, comme un esclave re-
belle {f) et opiniâtre. J'avoue que la nature souffre beaucoup
dans cette vie pénitente (^). Mais ne vous plaignez pas de
a. Ps., Lxxvn, 34. — b.l Cor., ix, 27.
1. Var. qui le suivent.
2. Var. et ils en deviennent enfin les esclaves par...
3. luir. indocile.
4. Var. dans cette contrainte. — Ces variantes, données par Deforis sont peut-
être empruntées, en tout ou en partie, au manuscrit du 28 août de l'année précé-
dente. Là il retranchait, avons-nous dit (p. 3c), de longs passages qu'il trouvait
déjà dans la Vêture de M"^ de Bouillon.
512 POUR LA VETURE
cette conduite : cette peine est un remède ; cette rigueur,
qu'on tient à votre égard, est un régime. C'est ainsi qu'il vous
faut traiter, ô enfants de Dieu, jusqu'à ce que votre santé
soit parfaite. Cette convoitise qui vous attire, ces maux trom-
peurs, dont je vous parlais, qui ne vous Viéssent qu'en vous
flattant, demandent nécessairement cette médecine. Il im-
porte que vous ayez des maux à souffrir, tant que vous en
aurez à corriger: il importe que vous ayez des maux à souffrir,
tant que vous serez au milieu des biens où il est dangereux
de se plaire trop. Si ces remèdes vous semblent durs, « ils
s'excusent, dit Tertullien, des maux qu'ils vous font, par
l'utilité qu'ils vous apportent : » Emohiuiento curationis
offensam sui exusant i^). Soumettez-vous, ma sœur, puisqu'il
plaît à Dieu de vous appeler à ce salutaire régime. Commen-
cez-en aujourd'hui l'épreuve avec la bénédiction de l'Église;
embrassez de tout votre cœur ces austérités fructueuses, qui,
ôtant tout le goût aux plaisirs des sens, purifieront votre
intelligence, pour sentir plus vivement les chastes voluptés
de l'esprit. En combattant ainsi votre corps, vous épurerez
vos affections, vous remporterez la victoire. Mais de peur
que vous ne vous enfliez par ces grands succès, accoutumez-
vous à l'humilité par l'amour de la vie cachée : c'est ma der-
nière partie.
TROISIÈME POINT.
Il ne sera pas dit, chrétiens, qu'en ce jour dédié à la sainte
Vierge, elle soit passée sous silence ; et la cérémonie qui nous
assemble en ce lieu, m'ayant fait porter ailleurs mes pensées
dans le reste de ce discours, je me suis du moins réservé de
vous la proposer dans ce dçrnier point comme le modèle de
la vie cachée. Combien elle a vécu solitaire, combien elle a
été soigneuse de se retirer, vous le pouvez juger aisément
par le peu que nous savons de sa sainte vie ; et les actions
particulières de cette Vierge incomparable (') ne seraient
pas, comme elles sont, si fort inconnues, si l'amour de la
retraite ne les avait couvertes d'un voile sacré, et n'en avait
a. De PœniL, ix, 17.
I. Var. d'une personne si considérable.
DE MADEMOISELLE DE BOUILLON. 513
fait un mystère. Oui vous a poussée, ô divine Vierge, à vous
cacher si profondément ? Oui vous a inspiré un si grand amour
de cette oljscurité mystérieuse, dans laquelle votre vie est
enveloppée ? Je pense, pour moi, chrétiens, que c'a été sa
pudeur. Et afin que vous entendiez quelle est cette pudeur
merveilleuse, dont la sainte Vierge nous donne l'exemple, je
remarquerai en peu de paroles qu'il y en a de deux sortes. Si la
chasteté a sa pudeur, l'humilité a aussi la sienne. Ces deux
vertus chrétiennes ont cela de commun entre elles, que toutes
deux craignent les regards ; elles croient tous deux perdre
quelque chose de leur intégrité et de leur force, quand elles
s'abandonnent à la vue des hommes: et c'est pourquoi toutes
deux aiment la retraite, et embrassent la vie cachée.
Pour ce qui regarde la chasteté, je ne puis mieux vous
exprimer combien elle y est délicate que par ces beaux mots
de Tertullien : Vcra et tota et pura virginitas nil iiiagls tiiiiet
quam semetipsam ; etiani fcDiiiiainiui ocitlos pati non viilt (") :
« La virginité, nous dit-il, quand elle est entière et parfaite, »
vera et tota et pura, « ne craint rien tant qu'elle-même ; telle
est sa délicatesse qu'elle appréhende même les yeux des
femmes, » etiani feniinaruni ocitlos \^pati] non vtilt. C'est
pourquoi elle se cache avec soin, se réservant tout entière
aux regards de Dieu, qui sont les seuls qu'elle ne craint pas :
voilà le portrait au naturel de la pudeur virginale.
Mais celle de l'humilité n'est ni moins tendre ni moins
délicate : au contraire, elle semble encore plus timide, elle
ferme la porte sur soi pour n'être point vue, selon le précepte
de l'Evangile (''') : elle ne craint pas seulement les regards
des autres, mais encore elle appréhende les siens ; elle cache
à la gauche ce que fait la droite ('), et elle se retire tellement
en Dieu qu'elle ne se voit pas elle-même. C'est pourquoi
saint Paul nous la représente dans une posture admirable,
« oubliant, dit-il, ce qui est derrière, et s'étendant au devant
de toute sa force : » Qnœ quideui rétro sunt ob/iznscens, ad ea
vero qnœ sunt priera extendens Dieipsuui (f). C'est la vraie
posture de l'humilité, qui porte ses regards bien loin devant
soi, par la crainte qu'elle a de se voir soi-même ; et qui con-
a. DeVirtr. velahd., n. 15. — b. Matth., vi, 6. — c. Ibid., 3. — d. Philipp., ni, 13.
Sermons de Bossuet. — III. ^3
514 POUR LA VETURE
sidère toujours ce qui reste à faire, pour n'être jamais flattée
de ce qu'elle a fait. Puisqu'elle se cache à sa propre vue,
jugez de là. chrétiens, combien les regards "des autres peu-
vent ('') offenser sa modestie.
Ces vérités étant supposées, venons maintenant à la sainte
Vierge. Si vous la voyez retirée, aimant le secret et la soli-
tude, si peu accoutumée à la vue des hommes qu'elle est même
troublée à l'abord d'un ange, c'est la pudeur de la chasteté
qui lui donne cette retenue. Car les vierges, dit saint Bernard,
qui sont vraiment vierges, ne sont jamais sans inquiétude,
sachant qu'elles portent un trésor céleste dans un fragile
vaisseau de terre ; ou si les corps des vierges, purifiés et
ennoblis parla chasteté, méritent un nom plus noble, mettons
que ce soit un cristal : il est toujours une matière fragile :
Thesmiriiiu in vasis fictilib7Ls{^\ C'est pourquoi elles se tien-
nent sur leurs gardes, pour éviter ce qui est à craindre ;
toujours elles craignent où toutes choses sont en sûreté : Ut
timenda caveant, etiam tuta pertiniesamt (') ; et appréhendant
partout des embûches, elles se font un rempart du silence,
du recueillement et de la retraite. Belle et admirable leçon
pour toutes les filles chrétiennes ; mais leçon peu pratiquée
dans nos jours, où, bien loin d'aimer la retraite, elles ont peine
à trouver des places assez éminentes pour se mettre en vue.
Oui pourrait raconter tous les artifices dont elles se servent
pour attirer les regards .'^ Et encore quels sont ces regards,
et puis-je en parler dans cette chaire ? Non, c'est assez de
vous dire que ces regards qui leur plaisent ne sont pas des
regards indifférents; ce sont de ces regards ardents et avides
qui boivent à longs traits sur leurs visages tout le poison
qu'elles ont préparé pour les cœurs ('') : ce sont ces regards
qu'elles aiment.
Mais n'entrons pas plus avant dans cette matière, et con-
tentons-nous de leur dire ce que Tertullien pense d'elles.
Elles rougiront peut-être d'apprendre ce que ce grand homme
ne craint pas de nous assurer ; et je leur dirai après lui que
a. II Cor.^w, 7. — b. S. Bern., sup. M issus est, Hom. ni, n. 9.
1. Var. doivent.
2. Edit. Lâchât : pour les mœurs.
DE MADEMOISELLE DE BOUILLON. 5 I 5
s'attirer de tels regards, ou même s'y exposer avec dessein,
si ce n'est pas s'abandonner tout à fait, c'est du moins pros-
tituer son visage : Totamfacieni prostituerc ("). Je leur laisse
à méditer cette parole, que la modestie de la chaire ne me
permet pas d'exprimer dans toute sa force. Aussi bien ne
touche-t-elle pas celle à qui je parle. Grâce à la miséricorde
divine, la vocation qu'elle embrasse la met à couvert de cette
honte ; elle se jette dans un monastère où, pour exclure les
regards trop hardis,on bannit éternellement les plus modestes.
Courage, ma chère sœur, fortifiez-vous dans cette pensée ;
et entrez .avec joie dans un monastère, où vous trouverez le
plus haut degré de la pudeur virginale, selon cette belle sen-
tence, qui semble être prononcée pour les Carmélites, et
qu'un historien ecclésiastique a recueillie de la bouche du
grand saint Martin, « que le triomphe de la modestie et la
dernière perfection de l'honnêteté dans votre sexe, c'est de
ne se laisser jamais voir : » Prima virtus et consiiinuiata
Victoria est non videri (''').
Si la pudeur de la chasteté doit vous faire aimer la retraite,
celle de l'humilité vous y oblige beaucoup davantage : c'est
ce qu'il faut encore montrer, en un mot, par l'exemple de la
sainte Vierge. Lorsque toute la Judée accourt à son Fils,
étonnée de ses prédications et de ses miracles, elle ne se
mêle pas dans ses actions éclatantes, elle demeure renfermée
dans sa maison ; et depuis le temps bienheureux de la mani-
festation de jÉsus-CiiKisT, à peine paraît-elle une ou deux
fois dans tout l'Évangile. Au reste, durant trente années
qu'elle le possède toute seule, elle ne se vante pas d'un si
grand bonheur ; elle garde partout le silence; et nous voyons
bien dans l'histoire sainte qu'elle écoute attentivement ce
qui se disait de son Fils, qu'elle l'admire en elle-même, qu'elle
le médite en son cœur, mais nous ne lisons pas qu'elle en
parle, si ce n'est à sa cousine sainte Elisabeth, à laquelle elle
ne pouvait se cacher, parce qu'il a plu au Saint-Esprit de lui
révéler le mvstère.
Ne voyez-vous pas, chrétiens,, cette pudeur de l'humilité,
qui se sent comme violée par les regards et par les louanges
a. Sulp. Sev., Dial.^ Il, 12. — b. De Viri^. veland., n. 17.
5l6 rOUK LA VÈTURE
des hommes? Imitez un si grand exemple ; et croyez que,
pour plaire à l'Époux céleste, vous ne pouvez jamais être trop
cachée ('). Que si vous en demandez la raison, je vous dirai
en peu de paroles qu'il est un amant jaloux. Il est ordinaire
aux jaloux de cacher soigneusement ce qu'ils aiment, ahn de
le réserver tout entier à leur cœur avide, que le moindre
soupçon de partage offense à l'extrémité. Jésus, votre amant,
est jaloux d'une jalousie extraordinaire : car il n'est pas seu-
lement jaloux, si vous avez pour les autres quelque complai-
sance ; mais il est si sévère et si délicat, .qu'il se pique si
vous en avez pour vous-même. « Si la droite fait quelque
bien, que la gauche, dit-il, ne le sache pas ("). » Il demande
tout votre amour pour lui seul ; et tellement pour lui seul,
que vous-même, tant il est jaloux, ne devez point entrer
dans ce partage. Cachez-vous avec Jésus-Christ, dans la
sainte obscurité de cette clôture ; et pour être entièrement
selon son cœur, arrachez du vôtre jusqu'à la racine tout le
désir de paraître, et de plaire au monde.
Un auteur profane a écrit, au rapport de saint Augustin,
que les grands et les puissants de la terre, et, pour user de
son mot, les princes, c'est-à-dire les personnes de votre nais-
sance et de votre rang, devaient être nourries par la gloire :
Principem civitatis alenciiun esse gloria ('''). Et moi au con-
traire, je vous dis, ma sœur, que le mépris de la gloire doit
être votre nourriture ; que vous devez effacer de votre mé-
moire toutes les marques de grandeur : et afin que vous
commenciez à les oublier, je ne vous parlerai plus ni des
titres illustres qui sont si bien dus à la grandeur de votre
maison, ni des avantages glorieux de votre naissance. Je
n'ignore pas néanmoins que j'en pourrais parler plus libre-
ment à une personne qui les quitte et les foule aux pieds, et
qu'on peut en discourir de la sorte pour en inspirer le mépris.
Mais cette manière détournée d'en parler en les rabaissant,
ne me semble pas encore assez pure pour la prise d'habit
d'une Carmélite. Il est des passions délicates que l'on réveille
a. Matlh., vi, 3. — b. De Civil. Dci, lib. V, cap. xin.
I. Édit. cachés. — Mais évidemment cette phrase et celles qui suivent s'adres-
sent à. la nouvelle Carmélite
DE MADEMOISELLE DE HOUILLON. 5 I 7
non seulement quand on les chatouille, mais encore quand
on les pique et quand on les choque ; il vaut mieux les lais-
ser dormir éternellement, et qu'il ne s'en parle jamais; parce
qu'on ne peut les rabaisser de la sorte, sans en rappeler les
idées : ainsi l'on imprime insensiblement ce que l'on voulait
effacer, et l'on réveille quelquefois la vanité qu'on pensait
détruire.
Aussi ai-je remarqué dans les saintes Lettres que l'Esprit
de Dieu, qui les a dictées, parle aux épouses de Jksus-Cifrist
des avantages de la naissance avec une précaution admi-
rable. Il ne les avertit pas seulement de les mépriser, il veut
qu'elles en perdent jusqu'au souvenir : « Ecoutez, ma fille,
et voyez, et oubliez votre peuple et la maison de votre
père (") ; » nous montrant par cette parole que le remède le
plus efficace contre ces douces pensées qui flattent l'ambition
et la vanité dans la partie la plus délicate et la plus sensible,
c'est de n'y faire plus de réflexion, et de les ensevelir, s'il se
peut, dans un oubli éternel.
Pratiquez cette leçon salutaire ; et si vous jetez les yeux
sur ceux dont vous tenez la naissance, que ce soit pour con-
templer leurs vertus ; que ce soit pour considérer cette con-
version admirable, où tous les intérêts politiques cédèrent à
la force de la vérité, et furent sacrifiés si visiblement à la
gloire de la religion (') ; que ce soit pour vous fortifier dans
la piété (") par l'exemple de cette héroïne chrétienne (^), qui
vous a donné plus que la naissance, et qui n'aurait rien désiré
avec tant d'ardeur (+) sur la terre que de vous voir aujour-
d'hui renaître, s'il avait plu à la Providence qu'elle eût été
présente à cette action. Mais que dis-je ? Elle la voit du plus
haut des cieux ; et si la félicité dont elle y jouit est capable
a. Ps., XLIV, II.
1. Le duc de Bouillon, père de la postulante, mort en 1652, avait abjuré le
protestantisme en 1637, étant secrètement catholique depuis deux ans déjà. La
principauté de Sedan, qu'il gouvernait, faillit être ensanglantée par l'irritation
des protestants. Il était neveu par sa mère des deux princes d'Orange. Sa con-
version lui faisait perdre à tout jamais leurs bonnes grâces.
2. J^ar. pour vous apprendre la piété...
3. Vur. Éléonore de Bergh, sa mère (voy. la notice en tête du discours). Elle
était morte en 1657.
4. rar. et qui ne pourrait avoir de plus grande joie...
5l8 POUR LA VETURE
de recevoir de l'accroissement, vous la comblerez d'une joie
nouvelle. Suivez sa dévotion exemplaire ; et comme Dieu l'a
choisie pour remettre la vraie foi dans votre maison, tâchez
d'achever un si grand ouvrage. Vous savez, ma sœur, ce que
je veux dire ; et quelque illustre que soit cette assemblée, on
ne s'aperçoit que trop de ce qui lui manque. -Dieu veuille
que l'année prochaine la compagnie {') soit complète; que ce
grand et invincible courage (-) se laisse vaincre une fois ; et
qu'après avoir tant servi, il travaille enfin pour lui-même !
Votre exemple lui peut faire voir que le Saint-Esprit agit
dans l'Eglise avec une efficace extraordinaire ; et du moins
sera-t-il forcé d'avouer que dans le lieu où il est il ne se verra
jamais un tel sacrifice.
Mais il est temps, ma sœur, de vous le laisser accomplir.
Votre piété s'ennuie de porter si longtemps les livrées du
monde et les marques de sa vanité. J'entends que vous sou-
pirez après cet heureux habit que l'Eglise va bénir pour
vous. Vous aurez cet honneur extraordinaire, de le recevoir
par les mains de cet illustre prélat qui représente ici par sa
charge la majesté du Siège apostolique, et qui en soutient si
bien la grandeur par ses vertus éminentes (^). J'ose dire qu'il
vous devait cet office : il fallait que Rome, oii vous êtes née,
s'intéressât par ce moyen à l'exemple de piété que vous
donnez à Paris, Entrez donc dans cette clôture avec la sainte
bénédiction de ce très digne archevêque : mais souvenez-
vous éternellement que, dès le premier pas que vous y ferez,
vous devez renoncer de tout votre cœur jusqu'au moindre
désir de paraître, et prendre pour votre partage la sainte et
mystérieuse obscurité en laquelle il a plu à Notre Seigneur
que sa divine Mère fût enveloppée.
Madame (^), la grandeur qui vous environne empêche
sans doute Votre Majesté de goûter cette vie cachée qui est
si agréable aux yeux de Dieu, et qui nous unit si saintement
1. Var. la cérémonie.
2. Turenne, oncle de mademoiselle de Bouillon (et non son neveu, comme le
veut M. Lâchât). Il ne renonça au protestantisme cju'en i66S.
3. Le nonce Piccolomini, archevêque de Ccsarce.
4. Anne d'Autriche, la reine mère.
DE MADEMOISELLE DE BOUILLOM. 519
au Sauveur des âmes. Votre gloire, déjà élevée si haut, a
reçu encore un nouvel éclat, où nos expressions ne peuvent
atteindre. Car qui pourrait dire, madame, combien il est glo-
rieux d'avoir contribué avec tant de force à pacifier ces deux
puissantes maisons, qui semblent ne se pouvoir quitter, tant
elles se sont souvent embrassées ; qui semblaient ne se pou-
voir joindre, tant elles se sont souvent désunies ; et que nous
voyons maintenant réconciliées par cet admirable traité, qui
nous promet enfin la paix immuable, parce que jamais il ne
s'en est fait, où le présent ait été réglé par des décisions plus
tranchantes, ni où l'avenir ait été prévu avec des précautions
plus sages : tant a été pénétrant ce noble génie, que Votre
Majesté nous a conservé, par une si constante et si chari-
table prévoyance, comme l'instrument nécessaire pour ache-
ver un si grand ouvrage (') ?
Mais, MADAME (-), que dirai-je maintenant de vous ? et que
trouverai-je dans cet univers qui égale Votre Majesté ? Que
peut-on s'imaginer de plus grand que d'être l'épouse chérie
du premier monarque du monde, qui s'est arrêté pour l'amour
de vous au milieu de ses victoires, et qui, vous ayant préférée
à tant de conquêtes infaillibles, ne laisse pas de confesser
qu'encore ne vous a-t-il pas assez achetée ?
Parmi tant de gloire, mesdames, ce que j'appréhende pour
Vos Majestés, c'est que vous n'ayez point assez de part à
l'humiliation de Jésus-Chrlst. C'est ce qui vous doit obliger
de vous retirer souvent avec Dieu, de vous dépouiller à ses
pieds de toute cette magnificence royale, qui aussi bien ne
parait rien à ses yeux, et là de vous couvrir humblement la
face de la sainte confusion de la pénitence. C'est trop flatter
les grands que leur persuader qu'ils sont impeccables : au
contraire il faut qu'ils entendent que leur condition relevée
leur apporte ce mal nécessaire que leurs fautes ne peuvent
être presque médiocres. Dans la vue de tant de périls, Vos
1. Mazarin. On se rappelle avec quel enthousiasme sincère Bossuet lui avait
déjà rendu hommage pour ce. même traité des Pyrénées, dans le sermon sur les
Dénions, 15 février 1660.
2. La nouvelle reine, Marie-Thérèse. Si les passions de Louis XIV devaient
sitôt donner un honteux déni0iti au noble langage du prédicateur, c'est à la mé-
moire de ce prince den porter toute la responsabilité.
Dieu J ''''''- '°".' ^^^^'^^^ vous vous confondre/ devant
haite éternelle, v^^w^;^. "^ ' ^"^ J^ '^^^ sou-
i
i
i
SERMON POUR UNE PROFESSION,
PRECHE LE JOUR DE L'EXALTATION
DE LA SAINTE CROIX ('),
S
14 septembre 1660.
^www^ ^^^ ^^ ^^ ^^w ww^wwww^fê
A comparer très attentivement les ratures et les surcharges dans
ce manuscrit et dans celui du sermon sur le même texte prononcé
le jour de l'Epiphanie, on se convainc que celui qu'on va lire est le
plus récent. Du reste, la ressemblance des deux autographes, qu'on
serait tenté de prendre pour deux rédactions de la même œuvre, si
la destination spéciale à chacun n'était pas nettement indiquée,
prouve qu'ils se sont suivis de près.
Deforis, pour éviter le reproche de donner des redites, avait éli-
miné, sans en avertir cette fois, les trois quarts du second exorde. Le
possesseur actuel des deux manuscrits, M. Choussy, a lui-même
le premier signalé ces suppressions dans ses Rectifications littéraires
et historiques (^).
Bossuet avait placé sous même enveloppe ce sermon et celui du
jour de l'Epiphanie : il en traça aussi le sommaire sur une même
feuille. Voici la partie qui concerne le présent discours, sans résu-
mer toutefois le premier point.
Sommaire (5). Virginité'.
(Deuxième point.) Sequiintur Agnum quocuniqne ierit. Itinere vir-
gi)iali, S. Augustin.
Cœur d'une femme aime celui qui lui est donné. A erré sur la
multitude. — Plus d'amour à jÉSUS-CilRlST qu'à un époux.
(Troisième point.) Dieu jaloux. Quand on lui veut ressembler,
ressemblance qui ne lui donne point de jalousie : en sa justice, sain-
teté, miséricorde; — - ressemblance en autorité est celle qui lui donne
de la jalousie : vouloir faire sa règle de sa volonté.
S. Augustin (4). Ps. lxx : Dens, quis similis tibi ?
1. Ms. de M. Choussy, à Rongères (Allier.) In-folio, sans marge.
2. Chez Palmé, Paris, 1887 (p. 41).
3. Ms. à Meaux. Il ne renvoie pas aux pages. Nous nous abstiendrons donc
de les indiquer.
4. Cette ligne est une addition : c'est une réminiscence qui se sera présentée,
quand l'auteur écrivait ce sommaire.
522 POUR UNE PROFESSION
Veneriint nuptiœ Agni, et uxoi-
ejus prcEparavit se.
Les noces de l'Agneau sont ve-
nues, et son épouse s'est préparée.
{Apoc, XIX, 7.)
LE mystère de notre salut nous est proposé (') dans les
saintes Lettres sous des figures diverses, dont la plus
fréquente, mes sœurs, c'est de nous représenter cet ouvrage
comme l'effet de plusieurs actes publics, passés authentique-
ment par le Fils de Dieu en faveur de notre nature. Nous
y voyons premièrement l'acte d'amnistie et d'abolition génér
raie, par lequel il nous remet tous nos péchés ; ensuite, nous
y lisons le traité de paix, par lequel il pacifie le ciel et la terre,
et le rachat qu'il a fait de nous, pour nous retirer des mains
de Satan. Nous y lisons aussi en plus d'un endroit le testa-
ment mystique et spirituel, par lequel il nous donne la vie
éternelle, et nous fait ses cohéritiers dans le royaume de
Dieu son Père. Enfin il y a le sacré contrat par lequel il
épouse sa sainte Église, et la fait entrer avec lui dans une
bienheureuse communauté. De ces actes, et de quelques
autres qu'il serait trop long de vous rapporter, découlent
toutes les grâces de la nouvelle alliance : et ce que j'y trouve
de plus remarquable, c'est que notre aimable et divin Sau-
veur les a tous ratifiés par son sang. Dans la rémission de
nos crimes, il est notre propitiateur par son sang : Propitia-
torem {^^ per Jidem m sanginne ipsius ("). S'il a pacifié le ciel
et la terre, c'est par le sang de sa croix : Pacificans per san-
guinevi crucis ejus (''). S'il nous a rachetés des mains de Satan,
comme un bien aliéné de son domaine, les vieillards lui
chantent dans l'Apocalypse que son sang a fait cet ouvrage :
Rcdemisti 710$ in sanguine tuo (') : et pour ce qui regarde son
Testament, c'est lui-même qui a prononcé dans la sainte Cène:
a. Rom., m, 25. — b. Coloss., I, 20. — c. Apoc, v, 9.
1. Var. représenté.
2. La Vulgate dit : Propiliationem ; Bossuet suit une autre interprétation,
autorisée par le texte grec. De là sa traduction, où il glisse un latinisme peu
usité.
LE JOUR DE LA SAINTE CROIX. 523
« Buvez ; ceci est {') mon sangr, le sanqr du Nouveau Testa-
ment versé pour la rémission des péchés ("). »
Ne croyez pas, âmes chrétiennes, que le contrat de son
mariage, par lequel il s'unit à l'hglise, lui ait moins coûté
que le reste. C'est à lui que convient proprement ce mot :
« Vous m'êtes un époux de sang : » Sponsus sanguinum tu
mihi es ('') : et ce n'est pas sans sujet que, dans le passage de
l'Apocalypse que j'ai choisi pour mon texte, il est épousé
comme un Agneau, c'est-à-dire, en qualité de victime : Vc-
nerunt nuptiœ Agni. Ainsi quoique la fête de sa Croix, qui
comprend un mystère de douleurs, semble être fort éloignée de
la solennité de son mariage, qui est une cérémonie de joie, il
y a néanmoins beaucoup de rapport ; et nous pouvons aisé-
ment traiter l'une et l'autre dans la suite de ce discours, après
avoir imploré le secours d'en haut par l'intercession de la
sainte Vierge ': Ave.
Enfin, ma sœur, elle est arrivée cette heure désirée depuis
si longtemps, en laquelle vous serez unie à Jésus-Christ
par des noces spirituelles. Certainement il n'était pas juste
de vous donner d'abord ce divin Epoux, encore que votre
cœur languît après lui. Il fallait auparavant embellir votre
âme par une pratique plus exacte de la vertu, et éprouver
votre foi par une longue suite de saints exercices. Maintenant
que vous vous êtes ornée d'une manière digne de lui, et que
votre noviciat vous a préparée à ce bienheureux mariage, il
est temps d'en achever la cérémonie : Vcneritiit niLptiœ Agni,
et iixor ejiis prœparavit se.
En cet état, ma très chère sœur, vous parler d'autre chose
que de votre époux, ce serait offenser votre amour. Parlons
donc aujourd'hui du divin Jésus ; qu'il fasse tout le sujet de
cet entretien (^). Considérons attentivement quel est cet
Epoux qu'on vous donne ; et, pour joindre votre fête particu-
lière avec celle de toute TÉoflise, tâchons de connaître ses
qualités par les mystères de cette journée. Vous verrez pre-
a. ^Tatlh., xxvi, 28. — b. Exod., IV, 25. — Ms. tu es mihi.
1. 'Wir. c'estici... — Première rédaction, dont l'auteur a raison de n'être pas
satisfait.
2. Fin de phrase soulignée.
524 rOUR UNE PROFESSION
mièrement qu'il est roi. et vous lirez le titre de sa royauté
gravé en trois langues au haut de sa croix : « Jésus de Naza-
reth, roi des Juifs ("). » Vous y apprendrez, en second lieu,
que c'est un amant passionné ; et son sang, que le seul amour
tire de ses veines, en sera la marque évidente. Enfin vous
découvrirez que c'est un amant jaloux ; et il me sera aisé de
vous faire voir par les Ecritures divines que ce grand ouvrage
de notre salut, accompli heureusement sur la croix, a été un
effet de sa jalousie.
O épouse de Jésus-Christ, profitez de la connaissance
particulière qu'on vous donne de l'Époux céleste auquel
vous engagez votre foi. S'il est roi, apprenez de là, ma sœur,
qu'il faut soutenir magnifiquement cette haute dignité de
son Epouse. S'il vous aime, prenez donc grand soin de vous
rendre toujours agréable, pour conserver son affection. S'il
est jaloux, entendez par là quelles précautions vous devez
garder pour lui justifier votre conduite. Il vous sera aisé
d'accomplir ces choses par le secours de vos vœux. C'est un
roi, mais c'est un roi pauvre, dont le trône est une croix :
pour soutenir à sa mode la grandeur royale, il ne demande
que l'amour de la pauvreté. Il est passionné pour les âmes
pures : et pour conserver son amour, l'agrément qu'il cherche,
c'est la chasteté. Il est délicat et jaloux ; mais comme il aime
la soumission, il chérit les âmes soumises : pour se défendre
de sa jalousie, la souveraine {') précaution, c'est l'obéissance.
C'est ce que j'espère de vous faire entendre avec le secours
de la grâce (-).
PREMIER POINT.
Quand je considère, mes sœurs, cette qualité de roi des
Juifs que Pilate donne à Jésus-Christ, et qu'il fait écrire (^)
au haut de sa croix, malgré les oppositions des pontifes, j'ad-
mire profondément la conduite de la Providence qui lui met
a. Joan.^ XIX, 19.
1. Var. l'unique précaution.
2. A titre de variante, les éditeurs donnent à la suite de cet exorde, ou du
moins de ce qu'ils en avaient conservé, une courte esquisse, qu'on trouvera dans
le volume suivant, au jour de l'Invention de la sainte Croix (3 mai 1661).
3. Var. paraître.
LE JOUR DK LA SAIN lE CKOLX. 525
celte pensée dans l'esprit, et je me demande à moi-même
d'où vient que notre Sauveur, qui a refusé si constamment
le titre de roi durant les jours de sa gloire, c'est-à-dire, quand
il se montrait un Dieu tout-puissant par la grandeur de ses
miracles, commence à le recevoir dans le jour de ses abais-
sements, et lorsqu'il paraît le dernier des hommes par la
honte de son supplice. Où est l'éclat et la majesté qui doivent
suivre (') ce grand nom de roi, et qu'a de commun la gran-
deur royale avec cet appareil d'ignominie? C'est ce qu'il faut
vous expliquer en peu de paroles : et pour cela remarquez,
mes sœurs, que Jésus-Christ a deux royautés, dont l'une
lui convient comme Dieu, et l'autre lui appartient en qualité
d'homme. Comme Dieu, il est le roi et le souverain de toutes
les créatures, qui ont été faites par lui : Omnia per ipsum
facta sunt (") ; et outre cela, en qualité d'homme, il est roi
en particulier de tout le peuple qu'il a racheté, sur lequel il
s'est acquis un droit absolu par le prix (^) qu'il a donné pour
sa délivrance. Voilà donc deux royautés dans le Fils de Dieu:
la première lui est naturelle, et lui appartient par sa nais-
sance ; la seconde est acquise, et il l'a méritée par ses tra-
vaux. La première de ces royautés qui lui appartient par la
création, n'a rien que de grand et d'auguste ; parce que c'est
un apanage de sa grandeur naturelle, et qu'elle suit néces-
sairement son indépendance. Mais il ne doit pas en être de^
même de celle qu'il s'est acquise par la rédemption : et en
voici la raison solide, que j'ai tirée de saint Augustin.
Puisque le Fils de Dieu était né avec une telle puissance
qu'il était de droit naturel maître absolu de tout l'univers,
lorsqu'il a voulu s'acquérir les hommes par un titre particu-
lier, nous devons entendre, mes frères, qu'il ne le fait pas de
la sorte dans le dessein de s'agrandir, mais dans celui de les
obliger. En effet, dit saint Augustin, que sert-il au Roi des
anges de se faire le roi des hommes ; au Dieu de toute la
nature de vouloir s'en acquérir une partie, sur laquelle il a
déjà un droit souverain (^) } Il n'accroît point par là son em-
a. Joan., l, 3.
1. Var. qui suivent
2. Var. par le sang.
3. Var. absolu ?
526 POUR UNE PROFESSION
pire, il n'étend pas plus loin sa puissance, puisqu'en s'acqué-
rant les fidèles, il ne s'acquiert que son propre bien, et ne
se donne que des sujets qui lui appartiennent déjà par le titre
de la création. Tellement que s'il recherche cette royauté, il
faut conclure, dit ce saint évêque, que ce n'est pas dans un
dessein (') d'élévation, mais par un sentiment de condescen-
dance ; ni pour augmenter son pouvoir, mais pour exercer
sa miséricorde : Dignatio est, non proniotio ; iniseraiionis in-
dicium, non potestatis aîigmentum (''),
Ainsi, nous ne devons chercher en ce nouveau roi aucune
marque extérieure de grandeur royale. C'est ici une royauté
extraordinaire. Jésus-Christ n'est pas roi pour s'agrandir ;
c'est pourquoi il ne cherche rien de ce qui l'élève aux yeux
des hommes : il est roi pour nous obliger ; c'est pourquoi il
recherche ce qui nous oblige, c'est-à-dire des blessures qui
nous guérissent, une honte qui fait notre gloire, et une mort
qui nous sauve. Telles sont les marques de sa royauté: elles
sont dignes d'un roi qui ne vient pas pour s'élever au-dessus
des hommes par l'éclat d'une vaine pompe ; mais plutôt pour
fouler aux pieds les grandeurs humaines ; et qui veut que les
sceptres rejetés, l'honneur méprisé, la gloire du monde
anéantie, fassent tout l'ornement de son triomphe.
Voilà le roi, ma très chère sœur, que vous choisissez pour
époux. S'il est pauvre, abandonné, destitué entièrement (-)
des honneurs du siècle et de tous les biens de la terre, au
nom de Dieu n'en rougissez pas. Ce n'est point par impuis-
sance, mais par dédain : ce n'est point par nécessité, mais
par abondance. Il ne méprise les avantages du monde qu'à
cause de la plénitude des trésors célestes ; et ce qui rend sa
royauté plus auguste, c'est qu'elle ne veut rien de mortel.
C'est pourquoi dans ce bienheureux mariage, dans lequel ce
divin Epoux vous associe à son trône, il demande pour dot
votre pauvreté. Nouveau mariage, mes sœurs, où le premier
article que l'Epoux propose (^), c'est que l'épouse qu'il a choisie
a. In Joaii. Tract. Ll, n. 5.
1. Var. dans une pensée...
2. Var. éloigné.
3. Var. demande.
LE JOUR DE LA SAINTE CROLX. 527
»
renonce à son héritage ; où il l'oblige par son contrat à se
dépouiller de tous ses droits ; où il appelle ses parents, non
pour recevoir d'eux les biens temporels, mais pour leur quit-
ter à jamais ce qu'elle peut espérer par sa succession. C'est
à cette condition que ce Roi crucifié vous épouse : car si son
royaume était de ce monde, il en pourrait peut-être deman-
der les biens ; mais son royaume n'étant pas du monde, il a
raison d'exiger cette condition nécessaire, que (') vous renon-
ciez tout à fait au monde par la sainte profession de la pau-
vreté volontaire, dont il vous a donné l'exemple.
Le contrat qu'il vous propose, ma sœur, les articles qu'il
vous présente à signer sont compris en ces paroles du divin
Apôtre : Mi/ii nmndiis crucifixus est, et ego imtndo (") : « Le
monde m'est crucifié, et je suis crucifié au monde. » Où vous
devez remarquer, avec le docte saint Jean Chrysostome (^'),
que « ce n'est pas assez à l'Apôtre que le monde soit mort
pour le chrétien ; mais qu'il veut encore, dit ce saint évêque,
que le chrétien soit mort pour le monde : » et cela pour nous
faire entendre que le commerce est rompu des deux côtés,
et qu'il n'y a plus aucune alliance. « Car, poursuit ce docte
interprète, l'Apôtre considérait que non seulement les vivants
ont quelque sentiment les uns pour les autres ; mais qu'il
leur reste encore quelque affection pour les morts : ils en
conservent le souvenir, ils leur rendent quelques honneurs,
ne seraient-ce que ceux de la sépulture. C'est pourquoi
l'apôtre saint Paul ayant entrepris de nous faire entendre
jusqu'à quelle extrémité le fidèle doit se dégager de l'amour
du monde ; ce n'est pas assez, nous dit-il, que le commerce
soit rompu entre le monde et le chrétien, comme il l'est en-
tre les vivants et les morts ; car il reste assez ordinairement
quelque affection en ceux qui survivent, qui va chercher les
morts dans le tombeau même : mais tel qu'est un mort à
l'égard d'un mort, tels doivent être le monde et le chrétien.»
Grande (-) et admirable rupture ! Mais donnons-en une idée
plus particulière.
a. Galat., vi, 14. — b. Lib. II de Compunct., n. 2.
1. Édit. d'exiger cette condition nécessaire: cesi que... — Texte défiguré.
C'est est emprunté maladroitement à la variante: Ce qu'il exige de vous, c'est...
2. Var. Que veut dire cette rupture, et où nous conduit ce raisonnement ?
528 POUR UNE PROFESSION
Ce qui nous fait vivre au monde, c'est l'inclination pour
les biens du monde ; ce qui fait vivre le monde pour nous,
c'est un certain éclat qui nous éblouit. La mort éteint les
inclinations ; cette chaleur tempérée qui les entretient s'est
entièrement exhalée: la mort ternit dans les plus beaux corps
toute cette fleur de beauté, et fait évanouir cette bonne grâce.
Ainsi le monde est mort pour le chrétien, en tant qu'il n'a
plus d'attrait pour son cœur ; et le chrétien est mort pour le
monde, en tant qu'il n'a plus d'amour pour les biens qu'il
donne. C'est ce qui s'appelle dans l'Écriture être crucifié
avec Jésus-Christ. C'est le traité qu'il nous fait signer (')
en nous recevant au baptême : c'est le même qu'il vous pro-
pose dans ces noces spirituelles, ainsi qu'un sacré contrat,
pour être observé par vous dans sa (") dernière rigueur, et
dans sa perfection la plus éminente : contrat digne de vous
être lu dans la fête de la sainte Croix, digne de vous être
offert par un Roi crucifié, digne d'être accepté humblement
dans une profession (-^) solennelle, où l'on voue devant Dieu
et devant ses anges un renoncement éternel au monde.
Méditez ce sacré contrat, sous lequel Jésus-Christ vous
prend pour épouse : dites hautement avec le divin Apôtre :
Mihi imindîLS \j:r2ixijixiis est, et ego imindo~\. En effet, le
monde ne vous est plus rien, et vous n'êtes plus rien au
monde. Le monde ne.vous est plus rien, puisque vous renon-
cez à ses espérances : et vous n'êtes plus rien au monde,
puisqu'il ne vous comptera plus parmi les vivants. Votre
famille vous perd, vous allez entrer dans un autre monde,
vous ne tenez plus par aucun lien à la société civile, et cette
clôture vous est un tombeau dans lequel vous allez être
comme ensevelie. Que vos proches ne pleurent pas dans
cette mort bienheureuse, qui vous fera vivre avec Jésus-
Christ. Son affection vous est assurée ; puisque l'ayant
acquis ("*) par la pauvreté, vous avez lemoyen de gagner son
cœur par la pureté virginale : c'est ma seconde partie.
1. Var. C'est le pacte qu'il fait avec nous...
2. Edit. dans la dernière rigueur, et dans la perfection...
3. Var. au jour d'une profession...
4. Lâchât : acquise. — C'est peut-être une faute d'impression.
LE JOUR DE LA SAINTE CROIX. 529
SECOND rOINT.
Pendant que Jésus-Christ crucifié vous parle lui-même
de son affection par autant de bouches qu'il a de blessures,
et que son amour s'épanche sur vous avec tout son sang par
ses veines cruellement déchirées, il me semble peu nécessaire
de vous dire combien il vous aime ; et vos yeux attachés sur
la croix vous en apprendront plus que tous mes discours. Je
remarquerai (') seulement, ma sœur, que cet ardent amour qu'il
témoigne, n'est pas seulement l'amour d'un Sauveur, mais
encore l'amour d'un époux ; et je l'ai appris de l'Apôtre, qui,
voulant donner aux chrétiens un modèle de l'amitié conju-
gale, leur propose l'amour infini que Jésus-Christ montre à
son Église en se livrant pour elle à la croix. « Maris, dit-il,
aimez vos femmes, comme Jésus-Christ a aimé l'Église, et
s'est donné lui-même pour elle : » Viri, diligite uxores ves-
tras, sicut et C/îristus dilexit Ecclesiam, et seipsum tradidit
pro ea (''). Ainsi, dans cet amour du Sauveur, vous y trou-
verez l'amour d'un époux.
Il est bon de remarquer en passant, [qu'Jainsi le Fils de
Dieu a aimé les hommes en toute[s] sorte[s] de qualités qui
peuvent donner de l'amour. Il les a aimés comme un père ;
il les a aimés comme un sauveur, comme un ami, comme un
frère, comme un époux : et il nous aime sous tous ces titres,
afin que nous connaissions que l'amour qui le fait mourir
pour nous en la croix (-) a toutes les qualités d'un amour
parfait. Il est fort comme l'amour d'un père, tendre comme
l'amour d'une mère, bienfaisant comme l'amour d'un sauveur,
cordial comme l'amour d'un bon frère, sincère (^) comme
l'amour d'un fidèle ami ; mais ardent comme l'amour d'un
époux. Mais cet amour de Jésus-Christ, dont parle l'Apôtre,
regarde généralement toute son Église : il faut montrer aux
vierges sacrées leurs avantages particuliers, et les droits
extraordinaires que leur donne leur chasteté sur le cœur de
l'Époux céleste.
a. Ephes.^ v, 25. — Ms. tradidit setnetipsuin.
1. Var. Je vous dirai.
2. Var. qu'il ressent pour nous.
3. Var. constant.
Sermons de Bossuet. — \\\. 34
530 POUR UNE TROFESSION
Un mot de l'Apocalypse nous découvrira ce secret, et je
vous prie de le bien entendre : Hi sunt, qui cum mulieribus
non sunt coinqiûnati ; virgines enim sunt : hi sequuntur
Agnum quocumqiie ierit ('*) ; « Ceux-là, dit-il ('), sont les
vierges, qui suivent l'Agneau partout où il va. » Telle est la
prérogative des vierges, dont le grand et admirable saint
Augustin nous expliquera le mystère. Pour cela, il remarque
avant toutes choses, que suivre Jésus-Christ, c'est l'imiter,
autant qu'il est permis à des hommes : Hune in eo quisque
sequitur, in quo imitattir (^') ; tellement que le suivre partout
où il va, c'est l'imiter en tout ce qu'il fait. Ce fondement étant
supposé, il est bien aisé de conclure que suivre l'Agneau
partout où il va, c'est le privilège des vierges. Si (-) Jésus
est doux et humble de cœur {^), si Jésus est soumis et obéis-
sant, s'il est miséricordieux et charitable, et les vierges et les
mariés peuvent le suivre dans toutes ces voies. Quoiqu'ils ne
puissent pas y marcher de la même force, ils peuvent néan-
moins, dit saint Augustin ('), s'attacher diligemment à tous ses
pas, et insister fidèlement à tous ses vestiges ; ils ne peuvent
pas les remplir, mais ils peuvent y mettre le pied : ils peuvent
même le suivre jusqu'à cette noble épreuve de la charité, de
laquelle lui-même a dit qu'il n'y en a point de plus grande (''),
c'est-à-dire, jusqu'à mourir pour signaler son amour.
Jusqu'ici, ô divin Sauveur! vous pouvez être suivi de tous
vos fidèles if) : mais après il se présente un nouveau sentier,
où tous ne peuvent pas vous accompagner. Car, mes frères,
« cet Agneau sans tache marche par un chemin virginal ; »
ce sont les mots de saint Augustin ('') : Ecce ille Agnus gra-
ditur itinere virginali. Ce Fils de vierge est demeuré vierge;
et trouvant au-dessous de lui (5) même la sainteté nuptiale, il
ne lui a voulu donner aucun rang ni dans sa naissance, ni
a. Apoc, XIV, 4. — b. De sanct. Virginit.^ n. 27. — c. Ibuî.^ n. 28. — d.Joan.,
XV, 13. — e. Ubi supra, n. 29.
1. C est-à-dire, dit saint Jean dans l'Apocalypse. — Syllepse.
2. Edit. Car si. — Car est supprimé au manuscrit.
3. Elit, si JÉSUS est simple et pauvre d'esprit. — Effacé, sans doute à cause
que les derniers mots pouvaient paraître équivoques.
4. Var. tous vos fidèles peuvent vous accompagner.
5. Èdit. de lui-même. — Contresens.
LE JOUR DE LA SAINTE-CROIX. 53 I
dans sa vie. Que de saints ne le peuvent suivre dans cette
route ! Non onines capiunt verbiun islud (^). Toutefois il ne
veut pas y demeurer seul.
Accourez ! ô troupe des vierges ! et suivez partout ce grand
conducteur. Que les autres le suivent partout où ils peuvent,
vous seules le pouvez suivre partout où il va, et entrer par
ce moyen avec lui dans la plus intime familiarité. C'est la
belle et heureuse suite de ce privilège incomparable : ces
âmes pures et virginales s'étant constamment attachées à
suivre Jésus-Christ partout, cette preuve inviolable de leur
amitié fait que Jésus s'attache réciproquement à les avoir
toujours dans sa compagnie. Il fait toujours éclater sur elles
un rayon de faveur particulière : il se met en leurs mains dans
sa naissance, il les pose sur sa poitrine dans sa sainte Cène,
il ne les oublie pas à sa croix ; et les ayant tendrement
aimées ('), il les aime jusqu'à la fin : In/ineni dilexit cos ('') :
une Mère vierge, un disciple vierge y reçoivent les dernières
preuves de son amitié ; et ne voulant pas sortir de ce monde
sans les honorer de quelque présent ('), comme il ne voit
rien de plus grand que ce que consacre la virginité, il les
laisse mutuellement l'un à l'autre : « Femme, lui dit-il, voilà
votre fils ; » et « Fils, voilà votre mère (^). » (^)
Recherchons encore, mes sœurs, pour épuiser cette ma-
tière importante, d'où vient que le Fils de Dieu fait ses plus
chères délices d'un cœur virginal, et ne trouve rien de plus
digne de ses chastes embrassements. C'est à cause qu'un
cœur virginal se donne à lui sans aucun partage, qu'il ne
brûle point d'autres flammes, et qu'il n'est point occupé par
d'autres afifections. Qui pourrait assez exprimer quelle grande
place y tient un époux, et combien il attire d'amour après
soi ? Ensuite naissent les enfants dont chacun emporte sa
part, qui lui est mieux due et plus assurée que celle de son
a. Matlh., XIX, II. — Ms. verbum hoc. — b.Joan., xiil, i. — c. lôid., xix, 26, 27.
1. Var. les ayant aimées tendrement.
2. Var. voulant les honorer de quelque présent avant que de sortir de ce monde.
3. Bossuet ajoute ici : i. Son sépulcre vierge. » — C'est l'indication d'une
pensée que Deforis a traduite ainsi (sans avertir que la phrase ne contenait que
trois mots de Bossuet) : « Il n'est pas jusqu'à son sépulcre qu'il veut trouver
vierge, tant il a d'amour pour la virginité. »
532 POUR UNE PROFESSION
héritage. Parmi tant de désirs divers, à combien de sorte[s]
d'objets le cœur est-il contraint de s'ouvrir ? L'esprit, dit
l'Apôtre, en est divisé : Sollicitus... et divisus est {f) ; et dans
ce fâcheux partage, nous pouvons dire avec le Psalmiste :
Siait aqua effusiis sum {'''): «Je suis répandu comme de
l'eau ; » et cette vive source d'amour, qui devait tendre tout
entière au ciel, multipliée et divisée en tant de ruisseaux, se
va perdre deçà et delà dans la terre. Pour empêcher ce par-
tage, la sainte virginité vient fermer (') le cœur: Ut signaai-
hunstiper cor tuuin {') : elle y appose comme un sceau sacré
qui empêche d'en ouvrir l'entrée, si bien que Jésus-Christ
y règne tout seul : et c'est pourquoi il aime ce cœur virgi-
nal, parce qu'il possède en repos, sans distraction, toute
l'intégrité de son amour.
C'est ainsi, ô pudique épouse, que vous devez aimer Jésus-
Christ : tout l'amour que vous auriez pour un cher époux,
vous le devez, dit saint Augustin, au Sauveur des âmes.
Mais que dis-je ? Vous lui en devez beaucoup davantage. Car
cette femme que vous voyez, qui chérit si tendrement son
mari, ordinairement ne le choisit pas ; mais plutôt (") il lui
est échu (3) par des conjonctures imprévues. Elle aime celui
qu'on lui a donné ; mais avant qu'on le lui donnât, son cœur
a erré longtemps sur la multitude par un vague désir de
plaire (^): s'il ne s'est donné qu'à un seul, il s'est du moins offert
à plusieurs ; et ne discernant pas dans la troupe cet unique
qui lui était destiné, son amour est demeuré longtemps sus-
pendu (5), tout prêt à tomber sur quelque autre. Il n'en est
pas de la sorte de l'Epoux que vous embrassez : jamais vous
n'avez balancé dans un si beau choix, et il a emporté d'abord
vos premières inclinations. Comme donc vous le voyez atta-
ché en croix, attachez-le fortement à tout votre cœur : Toto
vobis figatuj' in corde, qui pro vobis {") fixus est in criice.
a. I Cor.,y\\, 33. — b. Ps., xxi, 15. — c. Cani., viii, 6.
1. Var. sceller. — Idée réservée pour la suite de la phrase.
2. Var. et il lui est échu...
3. Édit. échu enpartao;e. — Ces deux mots sont un commentaire inutile.
4. Ces six mots, addition interlinéaire, en restreignant l'idée, la précisent
excellemment.
5. Var. (soulignée, c'est-à-dire ici effacée) : il s'est tenu en suspens.
6. M s. pro te.
LE JOUR DE LA SAINTE CROIX. 533
« Cédez-lui dans votre esprit toute l'étendue que vous n'avez
pas voulu (') laisser occuper par le mariage:» Totum teneat in
anima vcstro, qiiidqiiid noluistis occupari connubio ('). Vous (')
lui en devez même beaucoup davantage : parce que vous
devez chérir bien plus qu'un époux celui qui vous fait résoudre
à ne vous donner jamais à aucun époux ; et il ne vous est
pas permis de l'aimer d'une affection médiocre, puisque
vous renoncez pour l'amour de lui aux affections les plus
grandes et tout ensemble les plus légitimes.
Courez-donc après cet Amant céleste ; joignez-vous à cette
troupe innocente qui le suit partout où il va, accompagnant
ses pas de pieux cantiques. Les Agathe ('') et les Cécile, les
Agnès et les Luce vous tendent les bras, et vous montrent
la place qui vous est marquée. Pour entrer dans cette assem-
blée, soyez vierge d'esprit et de corps ; que cet amour de
la pureté, qui se forme dans votre cœur, se répande sur tous
vos sens. Conservez votre ouïe : c'est par là qu'Eve a été
séduite. Gardez soigneusement votre vue, et songez que ce
n'est pas en vain qu'on vous donne « un voile, comme un
rempart de votre pudeur, qui empêche vos yeux de s'égarer,
et qui ne permette pas, dit le grave TertuUien, à ceux des
autres de se porter sur vous : » Valhnn vereciindiœ, quodnéc
tuos eniittat oczilos, nec admittat aliénas ('') ; etc. Surtout gar-
dez votre cœur, et ne dédaignez pas les petits désordres,
parce que c'est par là que les grands commencent, et que
l'embrasement qui consume tout est excité souvent par une
étincelle. Ainsi un chaste agrément vous conservera ce que
la grâce de votre Epoux vous a accordé : ainsi vous possé-
derez (^) toujours son affection, et jamais vous n'offenserez
sa jalousie. Il faut encore vous dire un mot de la jalousie de
votre Epoux, et c'est par où je m'en vais conclure.
a. De siDict. Vir^init., n. 56. — I?. De Virg. veland., n. 16.
1. Var. que vous n'avez pu vous résoudre à... (Soulignée, condamnée.)
2. Édii. Cédez, vous en devez... — Emprunt fautif à une variante : Cédez-lui-
en (doimes-liit-en) même beaucoup davantage.
3. Ms. Les Agathes et les Céciles... et les Luces. — Cf. I, 264.
4. Var. vous aurez.
534 POUR UNE TROFESSION
TROISIÈME POINT,
Que Dieu soit jaloux, chrétiens, il s'en vante si souvent
dans son Ecriture, qu'il ne nous permet pas de l'ignorer.
C'est une des qualités qu'il se donne dans le Décalogue ;
« Je suis, dit-il, le Seigneur ton Dieu, fort et jaloux : »
Foi'tis, zelotes (") ; et cette qualité de jaloux lui est si propre
et si naturelle ('), qu'elle fait un de ses noms, comme il est
écrit dans l'Exode: DoniiniLS, Zelotes nomen ejîis {^). Il paraît
donc assez que Dieu est jaloux, et peu de personnes l'igno-
rent : mais que l'ouvrage de notre salut et la mort du F'ils
de Dieu à la croix soient un effet de sa jalousie, c'est ce que
vous n'avez peut-être pas encore entendu, et ce qu'il est
nécessaire que je vous explique, puisque mon sujet m'y
conduit.
A la vérité, chrétiens, il n'est pas aisé de comprendre de
quelle sorte s'accomplit un si grand mystère. Car que la ja-
lousie du Dieu des armées le porte à châtier ceux qui le mé-
prisent, je le conçois sans difficulté : c'est l'effet ordinaire de
la jalousie ; et je remarque aussi dans les saintes Lettres que
Dieu n'y parle guère de sa jalousie qu'il ne nous fasse en
même temps craindre ses vengeances. « Je suis un Dieu
jaloux, dit le Seigneur, » Deîi,s zelotes ; et il ajoute aussitôt
après : « Visitant les iniquités des pères sur les enfants : »
Visitans iiiiqiiitatein patriun hi filios ('). Dieu est jaloux, dit
Moïse : il dit dans le même lieu que le feu de sa jalousie
brûle les pécheurs : » Doiiiimis Deus tuus ignis consuvieits
est, Deus œmiilator ("'). Et le prophète Nahum a joint ces
deux choses : « Le Seigneur est un Dieu jaloux, et le Sei-
gneur est un Dieu vengeur, » Deus œmulator, et ulciscens Do-
inimis ('') ; tant ces deux qualités sont inséparables.
Que s'il est ainsi, chrétiens, se peut-il faire que nous ren-
contrions le principe de notre salut dans la jalousie, qui sem-
ble être la source des vengeances ; et après que le prophète
a uni le Dieu jaloux et le Dieu vengeur, oserons-nous espérer
a. Exod., XX, 5. — b. Ilnd., XXXIV, 14. — c. Ibid.^ xx, 5. — Ms. iniquitates,
d'où la traduction. — d. Deztter., IV, 24. — e. Na/t., l, 2.
I. rar. est si naturelle à Dieu,
LE JOUR DE LA SAINTE CROLX. 535
de trouver ensemble un Dieu jaloux et un Dieu sauveur ?
Peut-être aurions-nous peine à le croire, si nous n'en avions
appris le secret de la bouche d'un autre prophète. C'est le
prophète Isaïe, dont voici des paroles remarquables : De
[erusalcDi exibiint rcliqiiiœ, et salvatio de monte Sion : zclus
Doniini exercitituiii faciet istad {'"):€ Da.ns les ruines de Jéru-
salem il restera un grand peuple, que Dieu délivrera de la
mort, et le salut paraîtra en la montagne de Sion : la jalousie
du Dieu des armées fera cet ouvrage. » Après un oracle si
clair, il n'est plus permis de douter que ce ne soit la jalousie
du Dieu des armées qui ait sauvé le peuple fidèle.
Mais pour pénétrer un si grand mystère, reprenons les
choses d'un plus haut principe, et rappelons à notre mémoire
la témérité de cet ange, qui, par une audace inouïe, voulut
s'égaler à Dieu, et se placer jusque dans son trône. Vous
savez qu'étant repoussé de sa main puissante, et précipité
dans l'abîme, il ne peut encore quitter le premier dessein de
son audace démesurée. Il se déclare hautement le rival de
Dieu ; c'est ainsi que le nomme Tertullien : yEinuhis
Dei (''), « le rival, le jaloux de Dieu ; » il se veut faire
adorer en sa place ; et s'il n'a pu occuper son trône, il lui,
veut du moins enlever son bien. Il entre dans le paradis
terrestre, furieux et désespéré : il y trouve l'image de Dieu,
c'est-à-dire, l'homme ; image chérie et bien-aimée, que
Dieu avait établi[e] dans son paradis de délices qu'il avait
formée de sa main et animée de son souffle ('). Ce n'était
qu'une créature ; mais enfin elle était aimée par son Créa-
teur. Il ne l'avait pétrie que d'un peu de boue ; mais cette
boue avait été formée de sa main. Ce vieux serpent la séduit,
il la corrompt. Surprise par ses flatteries, elle s'abandonne
à lui : la parjure qu'elle est, l'ingrate et l'infidèle qu'elle est,
au milieu des bienfaits de son époux, dans le lit même de son
époux (pardonnez-moi la hardiesse de cette parole, que je ne
trouve pas encore assez forte pour exprimer l'indignité de
cette action) dans le lit même de son époux elle se pro-
a. Js., XXXVII, 32. — b. De Speci., n. 2.
I. On peut être tenté de prendre pour une variante, au manuscrit, ce second
membre de phrase. Toutefois, à l'exemple des précédents éditeurs, nous avons
considéré la surcharge (premier membre) comme une addition.
536 POUR UNE PROFESSION
stitue à son rival ! O insigne infidélité ! ô lâcheté sans ex-
emple ! Fallait-il quelque chose de plus que cette honteuse
prostitution, faite à la face de Dieu, pour l'exciter à jalousie ?
Il s'y excite en effet d'une étrange sorte. Quoi ! mon épouse
s'est fait enlever, mon image s'est laissé corrompre, elle que
j'avais faite avec tant d'amour, dont j'avais moi-même formé
tous les traits, que j'avais animée d'un souffle de vie, sorti de
ma propre bouche !
Que fera, mes frères, ce Dieu fort et jaloux, irrité d'un
abandonnement si infâme? que fera-il à cette épouse infidèle,
qui a méprisé un si grand amour ? Certainement il pouvait
la perdre ; mais, ô jalousie miséricordieuse ! il a mieux aimé
la sauver. O rival ! il ne veut point qu'elle soit ta proie; il ne
peut la souffrir en tes mains. Cet indigne spectacle irritant
son cœur, il court après pour la retirer, et descend du ciel
en la terre pour chercher son épouse qui s'y est perdue : Ve-
nit... qMœreî'e... quod perierat ("). La manière dont il se sert
pour nous délivrer montre assez, si nous l'entendons, que
c'est la jalousie qui le fait agir. Car il n'envoie ni ses anges,
ni ses archanges, qui sont les ministres ordinaires de ses
volontés. Il a peur que son épouse volage, devant sa liberté
à d'autres qu'à lui ('), ne partage encore son cœur, au lieu
de le conserver tout entier à son Epoux légitime; c'est pour-
quoi il vient lui-même en personne : Deîis ipsc veiiiet, et sal-
vabit vos ('''). S'il faut des supplices, c'est lui qui les souffre ;
s'il faut du sang, c'est lui qui le donne : afin que nous corh-
prenions que c'est à lui que nous devons tout, et que nous
lui consacrions tout notre amour, comme nous tenons de lui
seul tout notre salut.
De là vient que nous lisons, dans son Écriture, qu'il n'est
pas moins jaloux de sa qualité de Sauveur que de celle de
Seigneur et de Dieu. Écoutez de quelle sorte il en parle :
Ego Domimis, et non est ultra Deus absque me : Deus justus,
et salvans non est prœter me ('). Ne vous semble-t-il pas,
chrétiens, que ce Dieu jaloux adresse sa voix à la nature
humaine infidèle, ainsi qu'un amant passionné, mais dont on
a. Luc, XIX, 10. — b. Is., XXXV, 4. — c. Ibid., XLV, 21,
I. Var. à quelque autre.
LE JOUR DE LA SAINTE CROIX. 537
a méprisé l'amour. O volage ! o prostituée ! qui m'as quitté
pour mon ennemi, regarde que c'est moi qui suis le Seigneur,
et il n'y a point de Dieu que moi : mais considère encore, ô
parjure, infidèle, qu'il n'y a que moi qui te sauve ; et si tu
m'as oublié après t'avoir créée, reviens du moins à moi quand
je te délivre. Voyez comme il est jaloux de sa qualité de
Sauveur. Et ailleurs, se glorifiant de l'ouvrage de notre salut:
« C'est moi, c'est moi, dit-il, qui l'ai fait ; ce ne sont ni mes
anges, ni mes archanges, ni aucune des vertus célestes : c'est
moi seul qui l'ai fait, c'est moi seul qui vous porterai sur
mes épaules ; enfin c'est moi seul qui vous sauverai : » Ego
fcci\ \ei\ego feram ; ego port abo, et salvabo (") : tant il est ja-
loux de cette gloire ; et c'est, mes sœurs, cette jalousie qui
l'attache sur cette croix, dont nous célébrons aujourd'hui la
fête.
Car, dit excellemment saint Jean Chrysostome (^), comme
un amant passionné, voyant celle qu'il recherche avec tant
de soin gagnée par les présents de quelque autre, qui prétend
à ses bonnes grâces, multiplie aussi sans mesure les marques
de son amitié, pour emporter le dessus ; de même en est-il
du Sauveur des âmes. Il voit que nous recevons à pleines
mains les présents de son rival, qui nous amuse par une
pomme, qui nous gagne par des biens trompeurs qui n'ont
qu'une légère apparence : pour détourner nos yeux et nos
cœurs de ses libéralités pernicieuses ('), il redouble ses dons
jusqu'à l'infini ; et son amour excessif voulant faire un der-
nier effort, le fait enfin monter sur la croix, où il nous donne
non seulement sa gloire et son trône, mais encore son corps
et son sang, et sa personne et sa vie : enfin, se donnant lui-
même, que ne nous donne-t-il pas ? Et nous faisant un si
grand présent, il rhe semble qu'il nous dit à tous : Voyez si
ce prétendant que vous écoutez pourra jamais égaler un tel
• amour et une telle munificence ! C'est ainsi qu'il parle, c'est
ainsi qu'il fait; et nous pourrions nous défendre d'une jalousie
si obligeante ?
Mais, ma sœur, si l'Epoux céleste a l'ardeur et les trans-
a. Is., XLVi, 4. — Ms. ego salvabo. — b. In Eptst. I ad Cor., Hom. xxiv, n.2.
I. Var. dangereuse[s].
538 POUR UNE PROFESSION
ports des jaloux, il en a les regards et la vigilance ('). Il a
des yeux de jaloux, toujours ouverts, toujours appliqués pour
veiller sur vous, pour étudier tous vos pas, pour observer
toutes vos démarches. J'ai remarqué dans le saint Cantique
deux regards de l'Époux céleste: il y a un regard qui admire,
et c'est le regard de l'amant : il y a un regard qui observe,
et c'est le regard du jaloux. « Que vous êtes belle, ô fille de
prince!» dit l'Epoux à la chaste épouse (") : cette ardente
exclamation vient d'un regard qui admire ; et il n'est pas in-
digne du divin Époux, dont il est dit dans son Évangile
qu'il admira la foi du Centenier ('''). Mais voulez-vous voir
maintenant quel est le regard du jaloux ? « Il est venu, dit
l'Épouse, le bien-aimé de mon cœur, regardant par les fe-
nêtres, guettant par les treillis : » Venit dilectns meus, 7^espi-
ciens per fenestras, prospiciens per cancellos i(). Il vient en
cette sorte pour vous observer.et c'est le regard de la jalousie :
de là naissent et ces grilles et cette clôture. Il vous ren-
ferme soigneusement, il rend de toutes parts l'abord difficile;
il compte tous vos pas, il règle votre conduite jusqu'aux
moindres choses : ne sont-ce pas des actions d'un amant
jaloux ? II n'en fait pas ainsi au commun des hommes : mais
c'est que, s'il est jaloux des autres fidèles, il l'est beaucoup
plus de ses épouses. Étant donc ainsi observée de près, pour
vous garantir des effets d'une jalousie si délicate, il ne vous
reste, ma sœur, qu'une obéissance toujours ponctuelle, et un
entier abandonnement de vos volontés. C'est ce que je vous
recommande en finissant ce discours ; et afin que vous com-
preniez combien cette obéissance vous est nécessaire, je vous
dirai la raison pour laquelle elle vous défend de la jalousie
de votre Époux.
Ce qui excite Dieu à jalousie, c'est loi"sque l'homme se
veut faire Dieu, et entreprend de lui ressembler. Mais il ne
s'offense pas de toute sorte de ressemblance. Car il nous a
faits à son image, et il y a de ses attributs dans lesquels il
n'est pas jaloux que nous tâchions de lui ressembler; au con-
a. Cant., Vil, i, 6. — b. Matth.^ vili, 10. — c. Catit., n, 9. — Ms. Dilcchis
meus venit. . .
I. Passage important, souligné plus tard. Cf. le sommaire.
LE JOUR DE LA SAINTE CROIX. 539
traire, il nous le commande. Par exemple, voyez sa miséri-
corde, combien riahe, combien éclatante: il vous est ordonné
de vous conformer à cet admirable modèle : Estote miséri-
cordes, siciit et Pater vcster 7nisericors est (") : « Soyez misé-
ricordieux, comme l'est votre Père céleste. » Ainsi, comme
il est véritable, vous pouvez l'imiter dans sa vérité : il est
juste, vous pouvez le suivre dans sa justice : il est saint, et
encore que sa sainteté semble être entièrement incommuni-
cable, il ne se fâche pas toutefois que vous osiez porter vos
prétentions (') jusqu'à l'honneur de lui ressembler dans ce
merveilleux attribut ; lui-même vous y exhorte : « Soyez
saints, parce que je suis saint : » Sancti estote, qtiia ego
sanctns siim ('),
Quelle est donc cette ressemblance qui lui cause tant de
jalousie ? C'est lorsque nous lui voulons ressembler dans
l'autorité souveraine, lorsque nous voulons l'imiter dans
l'honneur de l'indépendance, et prendre pour loi notre vo-
lonté, comme lui-même n'a point d'autre loi (-) que sa volonté
absolue. C'est là le point chatouilleux, c'est là l'endroit dé-
licat ; c'est alors que sa jalousie repousse avec violence tous
ceux qui veulent s'approcher ainsi de sa majesté souveraine.
Par conséquent, si sa jalousie s'irrite seulement contre notre
orgueil, qui ne voit que la soumission est l'unique moyen
pour nous en défendre ? Il est jaloux quand vous prenez
pour loi votre volonté. Pour empêcher les effets de sa jalousie,
abandonnez votre volonté. Soyons des dieux, il nous est
permis, par l'imitation de sa justice, de sa bonté, de sa sain-
teté, de sa miséricorde toujours bienfaisante. Quand il s'agira
de puissance et d'autorité, tenons-nous dans les bornes
d'une créature, et ne portons pas nos désirs à une ressem-
blance si dangereuse.
Mais si nous ne pouvons ressembler à Dieu dans cette
souveraine indépendance, admirons, mes sœurs, sa bonté
suprême, qui a voulu nous ressembler dans la soumission (^).
a. Luc, VI, 36. — b. Levit., xi, 44. — Ms. qiioniain ego...
1. Var. prétendre.
2. Var. n'en connaît point d'autre.
3. Souligné. Nous retrouverons ces idées dans le ser>no7i pour V Annon-
ciation, i66i.
540
POUR UNE TROFESSION.
Jetez les yeux de la foi sur ce Dieu obéissant jusques à la
mort, et à la mort de la croix. A la vue d'un abaissement si
profond, qui pourrait refuser de se soumettre ? Vous vivez,
ma sœur, dans un monastère, où la sage abbesse qui vous
gouverne (') vous doit faire trouver la soumission non seule-
ment fructueuse, mais encore douce et désirable. Mais quand
vous auriez à souffrir une autre conduite, de quelle obéis-
sance vous pourriez-vous plaindre, en voyant celle du Sau-
veur des âmes, et à la volonté de quels hommes l'a livré et
abandonné son Père céleste ? C'a été à la volonté de Judas,
à celle de Pilate et des pontifes, à celle des soldats inhumains
qui, ne gardant avec lui aucune mesure, ont fait de lui tout
ce qu'ils ont voulu : Fecerunt in eo qiiœcnmque voluerunt (").
Après cet exemple de soumission, vous ne sauriez descendre
assez bas ; et vous devez chérir les dernières places, qui, de-
puis l'abaissement du Dieu-Homme, sont devenues désor-
mais les plus honorables.
a. Matlh., xvil, 12.
I. Aucune donnée historique ne nous autorise à proposer des noms propres
pour ce vionasûre, et cette sage abbesse. Remarquons du moins que ces expres-
sions excluent le Carmel, la Visitation, les Nouvelles Catholiques, etc.
^
1661. CAREME des CARMÉLITES.
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La seconde station prêchée par Bossuct fut encore un petit Carême,
en ce sens qu'elle ne comportait qu'un sermon par semaine. En
revanche, chacune des œuvres qui la composent est fort étendue.
L'orateur use largement de l'attention soutenue que lui accordent à
l'envi les pieuses habitantes du monastère et les auditeurs du dehors.
On sait, en effet, que la chapelle du grand monastère (faubourg
Saint-Jacques) était des plus fréquentées. La prédilection que les
deux reines d'origine espagnole témoignaient aux sœurs bien-aimées
de leur compatriote sainte Thérèse, ne pouvait que stimuler l'af-
fluence du grand monde. Nous verrons notre prédicateur se préoc-
cuper sans cesse des intérêts spirituels des deux parties de son
auditoire.
Toujours très fortement pensés, souvent incomplètement rédigés,
tels nous vont apparaître les sermons de ce beau Carême. Il nous
manque celui du troisième dimanche.
La date de cette station a été donnée par le premier éditeur. Elle
était fournie par Ledieu, dont les renseignements, bien sûrs, cette
fois, s'appuyaient sur un mémoire qu'il avait reçu des Carmélites
elles-mêmes. La liste des discours qu'il y faut assigner a été dressée
avec exactitude par Gandar ('), d'après les indications des manu-
scrits. On en trouvera d'ailleurs la confirmation dans le caractère des
œuvres elles-mêmes, si bien appropriées à leur destination (=) comme
aussi dans certains emprunts que l'auteur en tirera plus tard, pour
les faire passer dans des sermons dont la date est bien connue, par
exemple dans ceux qu'il prononcera au Louvre l'année suivante sur
la Prédication cvangclique, ou sur la Passion de Notre Seigneur Jésus-
Christ.
1. Bossitet orateur, p. 340-344.
2. « Bossuet a dû sentir profondément la difterence de l'auditoire auquel il
tenait ce langage, et de cette foule confuse et bruyante qui se pressait autour de
la chaire chez les Minimes de la place Royale... » Et s'il parle encore de ces
contenances de mépris, de ce murmure et de ce ris scandaleu.x qui déshonorent la
présence de JÉsus-Christ, tandis qu'on entend la sainte parole, « quelques
mots suffiront pour gourmander l'insolence de ces profanes ; l'orateur cette fois
ne craint pas qu'on l'oblige à renouveler sa réprimande. Il s'adresse à des
oreilles toutes :hrétiennes, et peut librement faire parler Dieu comme il pensait
que Dieu doit parler dans la chaire et si près de l'autel. » {Ibid., p. 346.)
^^^^ ^ ^^^^^ ^^::^:^^^^^ ^ ^, ^b
PURIFICATION DE LA S'TE VIERGE.
Sommaire du SERMON
DES CARMÉLITES C). 1661. |§
M. Gandar a cru (2)que le sommaire que nous allons reproduire
était celui du premier sermon pour le Carême royal de 1662.
Certaines divergences, notamment au commencement du second
point, ne nous ont pas permis de nous ranger à son avis. D'autre
part ce savant critique pensait (3) que deux feuilles étaient passées
du manuscrit des Carmélites dans celui du Louvre ; et c'est encore
une opinion à laquelle nous ne saurions nous rallier. Ces pages ne
sont autre chose qu'une première rédaction du sermon par lequel
l'orateur débutait à la cour : on ne s'étonnera pas qu'en pareille
circonstance il ait pris ses sûretés. L'écriture est sensiblement diffé-
rente de celle de l'année précédente; et la marge, qu'on voit ici.
comme dans tout le Carême royal, n'avait pas encore fait son appa-
rition au commencement de 1661. Le sermon de cette année, dont
le plan, au témoignage de Ledieu (4), était déjà celui que nous
retrouverons en 1662, n'est donc plus représenté que par le sommaire
qu'on va lire. Deforis avait découpé ces pages en variantes pour cer-
tains passages du sermon du Louvre,
Sommaire; Tiilemut illuui in Jérusalem ut sistereiit enin Domino,
{Lnc, II, 22.)
Il faut apprendre à s'offrir avec jÉSUS-CllRIST qui s'offre. C'est
pourquoi tous ceux qui lui appartiennent s'offre[nt] : Siméon veut
mourir ; Anne se consume par (5) veilles et abstinences; Marie offre
Jésus, s'offre en lui: elle est comme sous le couteau du sacrificateur:
Tuajn ipsius animam pertransibit gladins (").
Trois sacrifices: Siméon immole l'amour de la vie, et c'est le sacri-
fice de la charité ; Anne, le repos des sens, et c'est le sacrifice de ia
pénitence ; Marie, la liberté de l'esprit, et c'est le sacrifice de l'obéis-
sance.
\i"' point ^ Voy. in Epist. II ad CorintJùos. — Item paraphrase:
Sentiment[s] du chrétien sur la vie et sur la mort (6).
a. Lîic, II, 35. — Ms. gladius pertransibit.
1. Mss., 12825, f. 100-102.
2. Bossiiet orateur, p. 393, — et Choix de sermons, p. 349.
2^. Choix de sermons,}^. y\%.
4. Mémoires, p. 73. — Cf. Floquet, Etudes..., II, p. 122 et 151.
5. Gandar : en.
6. C'est l'opuscule que nous avons donné ci-dessus, p. 146.
_a
PURIFICATION DE LA SAINTE VIERGE. 543
Responsum... Qu'avait-il demandé? Sans doute la mort. Il lui avait
été répondu : Jusqu'à ce que le Messie vienne, on vous diffère.
Après qu'il est venu : Nunc dimittis. — On ne doit désirer d'être sur
la terre que lorsque jÉSUS-ClIRISTy était. Maintenant : Quce sursuin
siuit quccriic.
Douceur d'être avec ceux qu'on aime. Ruth à Noémi : Qiiocninqne
pcrrexeris ('), pergaui. Quœ te terra inorientein siiseeperit ("), etc. —
Etre unis dans la sépulture; les os semblent reposer plus doucement,
et les cendres mêmc[s] être plus tranquilles : combien plus d'aller
immortels à jÉSUS-CllRIST immortel (2), non dans la terre des
morts, mais dans la terre des vivants, etc..-'
[2' point.'] Combat du corps et de l'esprit: Caro conciipiscit {''),
Saint Grégoire de Nazianze : 'E/Opô; sûy.îvv); cpt'Xo; ir.îco-jloz. — Qui
futurus erat etiain corpore spiritiialis.factiis est etiani mente car?talis.
Saint Augustin ('). — La raison, ministre des sens, emploie toute
son industrie à raffiner le goût (3) pour irriter l'esprit, ou à assaison-
ner les objets pour empêcher le dégoût. Venez, sainte pénitence,
sacrifier à Dieu le repos des sens. Anne: pénitence prépare à la mort.
Voyez saint François de Paule (^) : Fili, tu seniper..., i^r p., page 6.
\^f point.] Volonté de Dieu se fait connaître en deux sortes: com-
mandement, règle de ce qu'il faut faire ; événement, règle de ce qu'il
faut souffrir. L'un libre, l'autre inévitable. L'on s'oppose au premier
par la rébellion ouverte. Quoique l'on ne puisse s'opposer à l'autre,
on murmure. L'audace humaine s'imagine faire quelque chose de
libre, quand, ne pouvant résister, elle murmure néanmoins et fait la
mutine et l'opiniâtre.
Obéissance à la loi. Deux sortes de commandements : de père, et
de maître. De père, pour rendre meilleurs ; de maître, pour exercer
son empire et faire sentir aux esclaves leur servilité.
La loi ancienne presque tout[e] ainsi. C'est pourquoi elle est
appelée joug insupportable, loi d'esclaves. Pourquoi joug, vu que les
préceptes du premier genre sont multipliés dans l'Évangile? C'est
que ce sont préceptes qui ne sont pas donnés (5) pour peser sur les
épaules, mais pour porter à la perfection.
Le précepte de la Purification est l'un des plus serviles de tous.
Marie y semblait formellement exceptée. Où sont ceux qui cherchent
de vains prétextes pour s'exempter de l'obligation de la loi } qui,
a. Ruih, I, 16, 17. — Ms. acceperit. — b. Galat., v, 17. — c. De Civit. Dei^
lib. XIV, cap. XV.
1. Gandar : perveneris.
2. Var. d'aller tout vivants à JÉsus-Christ vivant. — Ms. tous vivants.
3. Var. à subtiliser les désirs.
4. Ci-dessus, p. 451-453.
5. Sous-entendez : dans l'Évangile.
544
CAREME DES CARMELITES.
s'étant fait une loi eux-mêmes de faire mille dépenses superflues,
s'imaginent être exempts par là de l'obligation de faire l'aumône ?
Marie subit la volonté (^) de Dieu en souffrant. Voy. Sermon de
la Compassion, 2^ point, sur ces paroles : Tua7?i ipsiiis animam (2)
^pertransibit gladius].
1. Gandar: la violence de Dieu.
2. Ci-dessus, t. II, p. 477-479.
Erreur de lecture.
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CAREME DES CARMELITES.
PREMIER DIMANCHE.
Sur la PÉNITENCE ('). 6 mars leei.
« Pénitence. Temps : sa perte. » Ces mots que Bossuct place en
tête du sommaire autographe, résument fidèlement le sujet traite
dans ce beau discours. Les éditeurs l'ont altéré, comme presque tous
les autres. La principale rectification qu'il y fallait opérer se rapporte
à la fin du premier point, et au début du second. On avait introduit en
cet endroit une confusion bizarre, en plaçant en tête de la seconde
partie un développement de l'esquisse de la première, que l'auteur
avait reprise au dernier moment pour la compléter.
Dans le troisième point, nous avons aussi éliminé du texte une
interpolation, qui brouillait le fil du discours et la suite des idées.
On trouvera de plus dans notre édition différents renvois, relevés
au manuscrit.
Sommaire (2). Premier dimanche: ye ni vacuum gratiavi De?...
— Pénitence. Temps, sa perte.
\^Exorde.'\ Trois difficultés qui font retarder la conversion.
Il"' point.'] Esprit de l'homme toujours extrême. De !a présomp-
tion du pardon au désespoir du pardon. Spe despcrati (p. i, 2, 3).
A cause que la miséricorde et la justice sont infinies, elles pa-
raissent incompatibles (p. i, 2).
Quelle est la miséricorde divine (p. 2, 3) ; justice (note:z) ; grâce
de la rémission des péchés (p. 4).
S'accuser de bonne foi ; ne chercher point de vaincs ^3) excuses
(p. 5). On se défend devant un juge ; on confesse devant un père ;
manière différente de se défendre devant l'un et l'autre. Cicéron
(p. 5).
\^2' point^ Rien moins en notre pouvoir que l'usage de notre
volonté. Force i» de l'inclination, et 2° de l'habitude. Munis iiiipos-.
sibilitatis. Saint Augustin (notez) (p. 6).
L'un et l'autre peut être vaincu par la grâce (p. 7).
Pénitence veut de l'effort ; ennemie de la mollesse, parce que c'est
une sainte indignation contre soi-même (p. 7). Exemple, David.
Notez, Motiva pœnitendi, saint Augustin.
1. il/jj-., f. Zi 98, sans marge ; — 87-93, in-f° max", — le reste, in-4".
2. F. 85.
3. Lâchai : de noires excuses. — La phrase qui précède était encore plus
défigurée.
Sermons de Bcssuet. — III. ' 35
546 CARÊME DES CARMÉLITES.
Pénitence avec effort, parce que c'est un enfantement (p. 7, 8). ///
dolore paries. S'enfanter soi-même (notez) {^. 7). Demande.
\^j' pointa] -Du temps. (Notez.) Dies mali sunt: tromperie du temps
(p. 9, 10, II, etc.).
Vie paraît tantôt longue et tantôt courte (p. 13, 14). Saint
Bernard.
Science des temps, un des secrets de Dieu : l'homme la veut
pénétrer. N'ec Filins hoviinis (p. 15).
Contre ceux qui attendent le dernier moment : temps des testa-
ments : saint Chrysostome, saint Grégoire de Nazianze. Exhor-
tation à une prompte pénitence.
Adjuvantes exhortaimtr ne
in vacuicm gratiam Del recî-
piatis.
Nous vous exhortons, en
vous aidant, que vous ne rece-
viez point en vain la grâce de
Dieu.
(II C<?r., VI, I.)
[P. ij C'est (') avec raison, chrétiens, que nous reprochons
aux pécheurs que leur fidélité est inexcusable : car il n'y a
grâce, il n'y a remède, il n'y a sorte de secours qu'ils puissent
demander à Dieu pour se retirer de l'abîme, qui ne leur soit
tous les jours offert par cette miséricorde infinie qui ne veut
pas leur mort, mais leur conversion. Pour nous en con-
vaincre, mes frères, examinons, je vous prie, attentivement
ce que peut désirer un homme que le remords de sa conscience
presse de retourner à la droite voie. La première pensée qui
lui vient est celle de ses péchés, dont l'horreur et la multi-
tude le font douter du pardon. Sur cela nous lui annonçons
de la part de Dieu et de Notre Seigneur Jésus-Christ qui
est notre propitiateur (^) par son sang ; nous, dis-je, dans
lesquels il a plu à Dieu de mettre le ministère de paix et de
réconciliation, nous lui annonçons l'indulgence et la rémis-
sion de ses crimes. Il commence à respirer dans cette espé-
rance ; mais une seconde difficulté le vient rejeter dans de
nouveaux troubles : c'est l'obligation de changer sa vie ou
1. L'avant-propos de ce discours, Y Ave., comme disait Bossuet, était sans
doute écrit sur une feuille détachée : il ne s'est pas retrouvé.
2. Cf. p. 522.
SUR LA PÉNITENCE. 547
ses inclinations corrompues ; et ses habitudes invétérées lui
font sentir des empêchements qu'il ne croit pas pouvoir ja-
mais surmonter ('). Pour le rassurer dans (^) cette crainte,
nous lui découvrons dans les mains de Dieu, et dans les se-
crets de sa puissance, des remèdes premièrement très effi-
caces, puisqu'ils guérissent infailliblement tous ceux qui s'en
servent, et secondement très présents, puisqu'on les donne
toujours à qui les demande (-^). Ainsi les plus grands pécheurs
ne pouvant douter ni du pardon s'ils se convertissent, ni de
leur conversion s'ils l'entreprennent, ils n'ont plus rien à dé-
sirer que du temps pour accomplir cet ouvrage : et sur ce
sujet, chrétiens, ce n'est pas à nous à leur répondre ; mais
Dieu se déclare (^) assez par les effets mêmes ; car il prolon-
ge leur vie, il dissimule leur ingratitude ; et reculant tous les
jours le temps destiné à la colère, il fait connaître assez claire-
ment qu'il veut donner du loisir ('=) à la pénitence.
Par où il nous montre, mes frères, qu'il ne refuse rien aux
pécheurs de ce qui leur est nécessaire. Ils ont besoin de trois
choses, delà miséricorde divine, de la puissance divine, de la
patience divine : de la miséricorde pour leur pardonner.de la
puissance pour les secourir,de la patience pour les attendre ;
et Dieu accorde tout libéralement : la miséricorde promet
le pardon, la puissance offre le secours, la patience donne le
délai. Que reste-t-il maintenant, sinon que nous disions aux
pécheurs avec l'Apôtre : Adjuvantes auteni [exkortamur ne in
vacimm gratiam Dei recïpiatis] } « Nous vous exhortons, mes
frères, que vous ne receviez pas en vain la grâce de Dieu. »
Ne rejetez pas C^) la grâce de la rémission qui promet d'abolir
vos crimes : ne recevez pas en vain la grâce de la conversion
du cœur qui s'offre pour corriger vos mœurs dépravées; enfin
ne recevez pas en vain cette troisième grâce si considérable,
qui vous est donnée pour faire profiter (^) les deux autres, je
1. Var. pouvoir surmonter jamais.
2. Edit. de cette crainte.
3. Var. quand on les demande.
4. Var. s'explique.
5. Var. qu'il en veut donner.
6. Var. Ne recevez pas en vain.
7. Var. valoir.
54^ CARÊME DES CARMÉLITES.
veux dire le temps, ce temps [p. 2] précieux dont il ne s'écoule
pas un seul moment qui ne puisse vous valoir une éternité.
Voilà, mes frères, trois motifs pressants pour exciter les
hommes à la pénitence, et c'est le partage de ce discours.
PRE.MIER POINT.
Il est assez naturel à l'homme de se laisser emporter faci-
lement aux extrémités opposées. Le malade, pressé de la
fièvre, désespère de sa guérison ; le même étant rétabli
s'imagine qu'il est {') immortel. Dans les horreurs de l'orage,
le nautonier effrayé dit un adieu éternel aux flots ; mais aus-
sitôt que la mer est un peu calmée {^), il se rembarque sans
crainte, comme s'il avait les vents dans ses mains (^). Cet
homme qui s'est pensé perdre dans une intrigue dangereuse,
renonçait de tout son cœur à la cour ; et à peine s'est-il dé-
mêlé (^), qu'il se rengage de nouveau, comme s'il avait essuyé
toute la colère de la fortune. Cette conduite inégale et désor-
donnée éclate principalement dans les pécheurs, mais d'une
manière opposée. Car cette folie et téméraire confiance par
laquelle ils se nourrissent dans leurs péchés, les conduit à la
fin au désespoir : dans la chaleur de leurs crimes (-) ils ne
peuvent croire que Dieu les punisse; et puis, accablés de leur
pesanteur,ils ne peuvent plus croire que Dieu leur pardonne:»
et ils vont de péchés en péchés comme à une ruine certaine,
désespérés par leur espérance : » Fcrunlîir magno inipetu,
iitillo revocante, spe despcrati ('').
En effet, considérez cet homme emporté : dans l'ardeur
de sa passion, il ne trouve {^) aucune apparence qu'un Dieu
si grand et si bon veuille tyranniser sa créature, ni exercer
sa puissance pour briser un vaisseau de terre : long- [p. 3]
temps il s'est flatté de cette pensée, qu'il n'était pas digne de
Dieu de se tenir offensé de ce que faisait un néant, ni de
a. S. Aug., Serm. XX, n. 4.
1. Va}-, d'être immortel.
2. Var. mais la mer étant apaisée.
3. Var. s'il avait dans ses mains les vents et les tempêtes.
4. Var. à peine en est-il sorti.
5. Note interlincaire : <<. l'assent du désespoir .à l'espérance, et au contraire. »
6. Var. il ne trouvait.
SUR LA Pl-'iNITENCE. 549
s'élever contre un néant. Après, une seconde réflexion lui
fait voir combien cette entreprise est furieuse, qu'un néant
s'élève contre Dieu, Là il se dit à lui-même ce que criait le
prophète à ce capitaine des Assyriens : « Contre qui as-tu
blasphémé, contre qui as-tu élevé ta voix et tourné tes regards
superbes ? » Qiicin blaspheinasti, contra quciu exaltasti voceiu
fuani, et clcvasti \in cxcclstivP^ oculos tiios ? Quoi ! « c'est contre
le saint d'Israël, » c'est contre un Dieu tout-puissant : Contra
sanctiun Israël if). Son audace insensée le confond ; et lui,
qui ne voyait rien qui pût épuiser la miséricorde, ne voit plus
rien maintenant qui puisse apaiser la justice. Mais voici la
cause apparente de cet égarement prodigieux : c'est en effet,
chrétiens, que run[e] et l'autre de ces qualités (') est d'une
grandeur infinie, je veux dire la miséricorde et la justice :
de sorte que celle que l'on envisage occupe tellement la
pensée qu'elle n'y laisse presque plus de place pour l'autre ;
d'autant plus que, paraissant opposées, on ne comprend
pas aisément qu'elles puissent subsister ensemble dans ce
suprême (-) degré de perfection : ce qui fait que la grande
idée de la miséricorde fait que le pécheur oublie la justice,
et que la justice réciproquement détruit en son esprit la
miséricorde ; de sorte que l'abattement de son désespoir égale
les emportements et la folle présomption de son espérance.
Il nous faut détruire, messieurs, ces vaines idoles de la
miséricorde et de la justice, que le pécheur aveuglé adore (')
en la place de la véritable justice et de la véritable miséri-
corde. Vous vous trompez, ô pécheurs, lorsque vous vous per-
suadez follement que ces deux qualités sont incompatibles,
puisqu'au contraire (^) elles sont amies. Car, mes frères, la
bonté de Dieu n'est pas une bonté insensible, ni une bonté
déraisonnable ; le Dieu que nous adorons n'est pas le Dieu
des ^larcionites, un Dieu qui ne punit pas, souffrant jusques
au mépris, et indulgent jusqu'à la faiblesse : ce n'est pas un
Dieu, dit Tertullien, « sous lequel les péchés soient à leur
ix. IV Reg., XIX, 22.
1. Première rédaction : L'un et l'autre de ces attributs.
2. Var. souverain, — dans ce degré suprême.
3. Var. substitue en la place.
4. Var. apprenez ici au contraire qu'elles sont amies.
550 CAREME DES CARMÉLITES.
aise, et dont l'on se puisse moquer impunément : » Sub qiio
delicta gaiiderent, ciii diabolus illuderct. Voulez-vous savoir
comment il est bon ? Voici une belle réponse de Tertullien :
« Il est bon, non pas en souffrant le mal, mais en se décla-
rant son ennemi :» [(??«'] non \_alias\plene bonus \_sit\ nisiniali
œnmhis. Sa justice fait partie de sa bonté : pour être bon
comme il faut, « il exerce l'amour qu'il a pour le bien par la
haine qu'il a pour le mal : » Uti boni amorein odio mali
exerceat ('^). Ne vous persuadez donc pas que la justice soit
opposée à la bonté, dont elle prend au contraire la protection,
et l'empêche d'être exposée au mépris.
Mais sachez que la bonté n'est non plus (') opposée à la
justice ; car si elle lui ôte ses [p. 4] victimes, elle les lui rend
d'une autre sorte : au lieu de les abattre par la vengeance,
elles les abat par l'humilité ; au lieu de les briser par le châ-
timent, elle les brise par les douleurs de la pénitence : et
s'il faut du sang à la justice pour le satisfaire, la bonté lui
présente celui d'un Dieu. Ainsi, bien loin d'être incompa-
tibles, elles se donnent la main mutuellement. Il ne faut donc
ni présumer ni désespérer. Ne présumez pas, ô pécheurs!
parce qu'il est très vrai que Dieu se venge ; mais ne vous
abandonnez pas au désespoir, parce que, s'il m'est permis de
le dire {^), il est encore plus vrai que Dieu pardonne.
Cette vérité étant supposée, il est temps maintenant, mes-
sieurs, que je tâche de vous faire entendre par les Écritures
cette grâce singulière de la rémission des péchés. Comme
c'est le fruit principal du sang du Nouveau Testament, et
l'article fondamental de la prédication évangélique, le Saint-
Esprit, mes frères, a pris un soin particulier de nous en
donner une vive idée, et de nous l'exprimer en plusieurs
façons, afin qu'il entre dans nos cœurs plus profondément. Il
y en a qui regarde[nt] Dieu, qui marquent en lui comme un
changement (^). Il dit que Dieu oublie les péchés ; qu'il ne
les impute pas ; qu'il les couvre. Il dit aussi qu'il les lave ;
a. Adv. Marcion., lib. II, n. 20.
1. Les éditeurs ajoutent pas (n'est pas non plus...) Mais voy. Remarques...^
XLVI, Négatives 7°, dans l'introduction du t. Y\
2. Far. si je le puis dire.
3. Phrase renvoyée en note par Deforis ; supprimée par Lâchât.
SUR LA PKNITKNCE. 55 I
qu'il les éloigne de nous ; et qu'il les efface. Pour entendre
le secret de ces expressions, et des autres que nous voyons
dans les saintes Lettres, il faut remarquer attentivement
l'effet du péché dans le cœur de l'homme, et l'effet du péché
dans le cœur de Dieu.
Le péché dans le cœur de l'homme est une humeur pes-
tilente qui le dévore, et une tache infâme qui le défigure. Il
faut purger cette humeur maligne, et l'arracher de nos en-
trailles : « Autant que le levant est loin du couchant, autant
éloigne-t-il de nous nos iniquités:» Quanhuii distat\o7'tus ab
occidente, longe fccit a 7wùis iniqnitates 7iostras\ ("). Et pour
cette tache honteuse, il faut passer l'éponge dessus, et qu'il
n'en reste plus aucune marque : « Israël, c'est moi qui t'ai
fait, ne t'oublie pas de ton Créateur ; c'est moi qui ai effacé
tes iniquités comme un nuage qui s'évanouit, et comme une
légère vapeur, » qui, étant dissipée par un tourbillon, ne
laisse pas dans l'air le moindre vestige : Delcvi ut mtbem
iniqîiitates tuas, et quasi nebulani peccata tua ('').
Mais, mes sœurs, à l'égard de Dieu, le péché a des effets
bien plus redoutables : il fait un cri terrible à ces (') oreilles
toujours attentives, il est un spectacle d'horreur à ces yeux
toujours ouverts. Ce spectacle cause l'aversion, et ce cri de-
mande la vengeance. Pour rassurer les pécheurs, Dieu leur
déclare, par son Ecriture, qu'il couvre leurs crimes pour ne
les plus voir ; qu'il les met derrière son dos, de peur que,
paraissant à ses yeux, ils ne fassent soulever son cœur ; enfin
qu'il les oublie, qu'il n'y pense plus. Et quant à ce cri funeste,
il en étouffe le son par une autre voix ; pendant que nos
péchés nous accusent, il produit un avocat pour nous dé-
fendre, « Jésus-Christ le Juste, qui est la propitiation pour
nos crimes (') ; » il déclare qu'il ne veut plus qu'on nous les
impute, ni que nous en soyons jamais recherchés. Le ciel et
la terre s'en réjouissent, les montagnes tressaillent de joie,
« parce [p. 5] que le Seigneur a fait miséricorde : » Laudate,
cœli, quoniaiu iniserîcordiam fecit Dominus; jubilate, ext renia
terrœ ; resonate, 7no?ites, laudationeni ("'). Vous voyez donc,
a. Ps., en, 12. — b. /s., XLlv, 22. — c: l /oan., 11, i, 2. — (/. Is., XLIV, 23. —
M s. Lciîuiate, cœli ; jubilate... laicdationein, quoniani...
I. Edit. à ses oreilles..., à ses yeux.
552 CARÊME DES CARMÉLITES.
mes frères, la rémission des péchés expliquée et autorisée
en toutes les formes qu'une grâce peut être énoncée :
Ex\Ji\ortaimir, [ne in vaciuini gratiam Dei recipiatis (") :
« Nous vous exhortons] que vous ne receviez pas en vain
cette grâce. »
Mais quel en doit être l'effet ? Il (') faut que le Saint-
Esprit nous l'apprenne. Au chapitre m de Jérémie, Dieu
envoie ses prédicateurs : (Voyez Jérémie (^) m, 12, 21. —
Voyez Extraits de r hcritttre (^), p. 26, ly.) — Ezéchiel,
XVIII, 3 1 : Projicite a vobis omnes prœvaricationes vestras,
facite vobis cor novuni et spiritiim novîwi. Et qttare morie-
niini, domiis Israël ? Quia nolo inorteiu morientis, dicit
Dorninus Deus, revertiniini et vivite. « Pourquoi voulez- vous
périr ? » pourquoi vous obstinez-vous à votre ruine ? Dieu
veut vous pardonner, vous seul ne vous pardonnez pas.
Deus meus, misericordia mca {^).—0 noinen sub quonemini
desperandtivi est ("). O prodigue, retournez donc à votre père !
débauchée, retour.nez à votre mari ! Mais retournez en confes-
sant votre crime : Peccavi {'^) ; Veriivitamen scito iniqiiitatcm
tuam ('■). Ne songez pas à vous excuser; n'accusez pas les
étoiles, le tempérament ; ne dites pas : c'est la fortune ; la
rencontre m'a emporté. N'accusez pas même le diable :
Nemincm qiiœras accusare, ne acctisatorem invenias a quo
non possis te defendere. — Ipse diabolus gaudet cnm accnsatur,
vult oninino nt acc7ises ilhim, vult nt a te fcrat criminationem,
cîuu tu perdas confessionem (^). Ne cherchez donc pas des
excuses.
Autre chose d'agir avec un père, autre chose de répondre
devant un juge : {Vid. Remarques morales ('*), p, 9) : ici l'on
a. II Cor., VI, I. — b. Ps., Lvnt, ii. — c. S. Aug., In Ps. LVill. — d. Il AV^.,
XII, 13.— c.Jcrem., m, 13. — /. S. Aug., Serm. XX, n. 2.
1. A partir de cet endroit, le manuscrit ne contient, pour la fin du i"' point, que
l'indication des pensées à développer en chaire.
2. Deforis traduit ainsi dans le texte : « Allez, et criez vers TAquilon : Reve-
nez, rebelle Israël, dit le Seigneur, et je ne détournerai point mon visage de
vous, parce que je suis saint, dit le Seigneur, et que ma colère ne durera pas
éternellement. — Après cela on a entendu des voix confuses dans les chemins,
des pleurs et des hurlements des enfants d'Israël, parce qu'ils ont rendu leurs
voies criminelles et qu'ils ont oublié leur Seigneur et leur Dieu. »
3. Ce recueil ne nous est pas parvenu.
4. vSur la nature de ces Remarques morales, voy. notre Histoire C7-itiqîie de la
SUR LA PÉNITENCE. 553
se défend, et là on confesse. Quand (') on parle devant un
juge, on dit : Je ne l'ai [pas] fait, ou bic^i : J'ai été surpris,
on m'a engagé contre mon dessein, j'ai été plus loin que je
ne pensais. Mes frères, ne nous défendons pas de la sorte ;
ne cherchons pas de vaines excuses pour couvrir notre ingra-
titude, qui n'est toujours que trop criminelle. Devant un
juge on cherche des fuites: songez que vous parlez à un père
où la principale défense c'est d'avouer simplement sa faute :
J'ai failli, j'ai mal fait, je m'en repens, j'ai recours à votre
bonté, je demande pardon de ma faute. Si personne ne l'a
encore obtenue de vous, je suis téméraire d'oser le préten-
dre : si votre bonté au contraire a déjà fait tant de grâces,
vous-même secourez-moi, qui avez voulu que j'espérasse (^).
SECOND POINT.
[P. 6] Nous n'avons rien fait, chrétî^ns, de persuader aux
pécheurs que, s'ils retournent à Dieu, ils peuvent facilement
obtenir leur grâce: car cette œuvre de la rémission dépendant
purement de lui (3), il est aisé d'en attendre une bonne issue.
Mais l'ouvrage de leur conversion, le changement de leur
Prédication de Bossiiet, p. 4-22. — C'était apparemment dans le cahier auquel
l'auteur renvoie que se trouvait un extrait de Cicéron, mentionné dans le som-
maire. Il ne figure nulle part dans le manuscrit du sermon.
i: Seconde rédaction. Bossuet n'avait d'abord écrit que quelques lignes.
Il les a ensuite reprises en sous-œuvre. Les éditeurs ont eu ici une fantaisie
assez bizarre : laissant l'ancienne rédaction à la fin du premier point, ils ont
mis ensuite l'autre en tête du second. C'était tout brouiller. Le sommaire aurait
pu les avertir : c'est la seconde rédaction qu'il résume. — Voici la première :
« Un juge veut le châtiment et un père la conversion. Mais ce changement
est-il bien possible '■ Cet Éthiopien pourra-t-il bien dépouiller sa peau ? Ce
pécheur endurci pourra-t-il bien se priver de ses dangereuses pratiques ? C'est
ce que nous aurons à examiner dans la seconde partie. »
2. Correction (vers 1670) : « Vous-même * accordez-moi le pardon, qui m'avez
commandé l'espérance. » — Addition sans renvoi (1661) : « Le prophète repré-
sente la synagogue comme une désespérée qui s'est abandonnée à des étrangers
et qui, craignant le courroux de son mari, ne veut plus retourner à sa com-
pagnie : Despera7'i, ncqiiaqnani faciain, adamavi qiiippe alienos^ et post eos
(Wibttlabo (Jerem., 11, 25) : « Il n'y a plus de retour, je ne le ferai pas. »
3. Dans les tâtonnements assez pénibles, qui ont précédé la rédaction défini-
tive de ce début, on lit cette variante (etîtacce) : <s Car cette œuvre de rémission
dépendait purement de lui (de Dieuj, qui le fait en nous sans nous-même[s]...»
— Ces derniers mots n'ont pu trouver grâce devant l'auteur : il les a soulignés,
même avant d'effacer tout le reste.
554 CARÊME DES CARMÉLITES.
cœur,où nous leur demandons leur propre travail, c'est celui-là
qui les désespère. Car encore que tout nous tombe des mains,
que notre extrême faiblesse ne puisse plus disposer d'aucunes
choses, il n'y a rien toutefois dont nous puissions moins dis-
poser que de nous-mêmes. Etrange maladie de notre nature!
il n'y a rien qui soit moins en notre pouvoir que l'usage de
notre volonté : en un mot, rien que nous puissions moins
faire que ce que nous faisons quand nous le voulons : de
sorte qu'il est plus aisé à l'homme d'obtenir de Dieu ce qu'il
voudra qu'il ne lui est aisé de le vouloir.
Prouvons manifestement cette vérité. Deux obstacles
presque invincibles nous empêchent d'être les maîtres de
nos volontés, l'inclination et l'habitude. L'inclination rend
le vice aimable ; l'habitude le rend nécessaire. Nous n'avons
pas en notre pouvoir ni le commencement de l'inclination, ni
la fin de l'habitude. L'JKiclination nous enchaîne et nous jette
dans une prison; l'habitude nous y enferme, et mure la porte
sur nous pour ne nous laisser plus aucune sortie. Inclusu7ii se
sentit difficultate vitiortun; et quasi miiro iinpossibilitatis erecto
portisque clausis, qua évadât non inven.it {^). De sorte que le
misérable pécheur, [p. 7] qui ne fait que de vains efforts,
et retombe toujours dans l'abîme, désespérant d'en sortir,
s'abandonne enfin à ses passions, et ne prend plus aucun
soin de les retenir : Desperantes, semeiipsos \tradiderunt
ùnpudicitiœ, in operationem imniunditiœ oninis\ {^).
Ce que peut désirer un homme que son naturel tyrannise,
c'est qu'on le change, qu'on le renouvelle, qu'on fasse de lui
un autre homme. C'est ce que nous dit tous les jours cet ami
colère, lorsque nous le reprenons de ses promptitudes, de
ses emportements, de ses violences. 11 répond qu'il n'est pas
possible de se délivrer de la tyrannie (') de l'humeur qui le
domine ; qu'il y résiste quelquefois, mais qu'à la longue ce
penchant l'entraîne: que si l'on exige de lui d'autres mouve-
ments, il faut donc nécessairement le faire un autre homme.
Or ce que demande, mes frères, la nature faible et im-
puissante, c'est ce que la grâce lui offre pour se réformer :
a. S. Aug., In Ps. cvi, n. 5. — b. ICphes., iv, 19.
I. Var. violence.
SUR LA PÉNITENCE. 555
car la conversion du pécheur est une nouvelle naissance. On
renouvelle l'homme jusques à son principe, c'est-à-dire, jus-
qu'à son cœur ; on brise le cœur ancien et on lui donne un
cœur nouveau : Qui Jinxit siui^illatim corda coriim {") (') :
Ut creetur cor iminduni, conteraHir immundum (^'). La source
étant détournée, il faut bien que le ruisseau prenne un autre
cours.
Que si la grâce (-) peut vaincre l'inclination, elle surmon-
tera aussi l'habitude : car l'habitude, qu'est-ce autre chose
qu'une inclination fortifiée ? Mais nulle force ne peut égaler
celle de l'Esprit qui nous pousse. S'il faut fondre de la glace,
Dieu fera souffler son Esprit, et d'un cœur le plus endurci
sortiront les larmes de la pénitence : Flabit spiritus ejus, et
fliient aquœ ("). Que s'il faut faire un plus grand effort, il
enverra (5) son «esprit de tourbillon, qui pousse violemment
les murailles » : Oîiasi tiirbo inipellens parieteni {f) ; « son
esprit qui renverse les montagnes, » et déracine les cèdres du
Liban : Spiritus (Domini) subvertens inoiites{^\ Quand vous
courriez à la mort avec une précipitation plus impétueuse
que le Jourdain ne fait à la mer, il saura bien arrêter ce cours.
Fussiez-vous demi-pourri dans le tombeau, il vous ressusci-
tera comme le Lazare. Seulement écoutez l'Apôtre, et ne
recevez pas en vain la grâce de Dieu : \_Ex\hortamur, [fie in
vaciiiLvi gratiani Dei recipiatis\.
[P. 7^'sj Mais il faut avouer (^), mes frères, qu'on voit peu
a. Ps., xxxn, 15. — b. S. Aug., Senii. xix, n. 3. — c. Ps., cxLvn, 18. —
d. /s., XXV, 4. — é-. III /\i'£:,xix, II. — Domini est ajouté au texte.
1. Ici un renvoi au Carême des Minimes. Les termes dans lesquels il est conçu
supposent que Bossuet n'en comptait pas d'autre jusqu'à cette époque : « Voy.
Car[éme], ser[mon] 5, p. 4. » — C'est le sermon sur les Vaines excuses des pé-
cheurs (ci-dessus, p. 3151.
2. Ms. Que si elle, — et entre parenthèses : la grâce. — Ceci montre claire-
ment que les notes qui précèdent sont tracées à titre provisoire, et que l'auteur
se réserve d'en user ou non, à sa guise.
3. Ms. enuoiera. — Bossuet et ses contemporains conjuguaient ainsi.
4. F. 93. — Première 7-édactioK (f. 90) : « Parmi les impressions de cette grâce,
notre cœur pressé et violenté souffrira de grandes angoisses. Mais telle est la
condition de notre nature. Il faut nécessairement que le bien nous coûte ;
nous devons manger notre pain dans la sueur de notre visage; nous ne pouvons
enfanter qu'avec douleur {var. qu'en notre douleur) : Iii dolore paries. C'est
pourquoi la pénitence est laborieuse... >> — Le reste est passé dans la rédaction
définitive, ci-après, p. 557.
55^ CARÊME DES CARMÉLITES.
d'effets de cette grâce ; on remarque peu dans le monde ces
grands changements de mœurs qui puissent passer pour de
nouvelles naissances: et la cause d'un si grand mal, c'est que
nous recevons trop mollement la grâce de la pénitence ; nous
en énervons toute la vigueur par notre délicatesse. Il y a une
pénitence lâche et paresseuse, qui n'entreprend rien avec
effort : il ne faut pas attendre, mes frères, qu'elle fasse jamais
de grands changements, ni qu'elle gagne rien sur les habi-
tudes. Telle est la condition de notre nature, qu'il faut néces-
sairement que le bien nous coûte. Nous ne pouvons manger
notre pain que dans la sueur de notre visage {'') : la
pénitence, pour être efficace, doit nécessairement être vio-
lente. Et d'où lui vient cette violence ? Chrétiens, en voici
la cause : c'est la colère et l'indignation qui fait naître les
mouvements violents : or, j'apprends de saint Augustin que
« la pénitence n'est autre chose qu'une sainte indignation
contre soi-même : » Qiiid est enim pœnitentia, nisi sua in
seipswn iracundia (''') ?
Ecoutez parler ce saint pénitent : Ajflictus sum et huini-
hatus sum nimis; rugiebam a gémit u cor dis mei ('') : « Je me
suis affligé avec excès...» Ce n'était pas un gémissement
comme celui d'une colombe, mais « un rugissement » sem-
blable à celui d'un lion : c'était la plainte d'un homme irrité
contre ses propres vices, qui ne peut souffrir sa langueur, sa
lâcheté, sa faiblesse. Cette colère l'emporte jusqu'à une
espèce de fureur: Turbatus est afurore ocnhis meus {f). Car,
ne pouvant souffrir ses rechutes, il prend des résolutions ex-
trêmes contre sa lenteur et sa lâcheté : il ne songe plus qu'à
se séquestrer des compagnies qui le perdent ; il cherche
l'ombre et la solitude ; dirai-je le mot du prophète ? il est
comme ces oiseaux qui fuient la lumière et le jour (') : Factus
sum sicut nyctico7'ax in domicilio ('). Dans cette solitude,
a. Gen., ni, 19. — b. Serm. xix, n. 2. — Ms. S. Aug., V pai-t. Siippl. — c. Ps.,
xxxvn, 9. — d. Ps., VI, 7. — e. JâtW., ci, 7.
I. Var. Comme un hibou dans sa maison. — Les éditeurs ont eu tort d'intro-
duire dans le texte une expression que Bossuet avait remplacée par une péri-
phrase. Le respect, qui lui faisait traduire littéralement l'Écriture, l'empêche
aussi de conserver un mot que certains auditeurs n'auraient peut-être pas
entendu sans un sourire.
SUR LA PÉNITENCE. 557
dans cette retraite, il s'indigne contre soi-même ; il fait de
grands et puissants efforts pour prendre des habitudes con-
traires aux siennes, « afin, dit saint Augustin, que la coutume
de pécher cède à la violence de la pénitence : » Ut violentiœ
pccnitcndi ccdat consjictudo peccandi (").
C'est ainsi que l'on surmonte, mes frères, et ses inclina-
tions et ses habitudes. Et si vous me demandez pourquoi il
faut tant de violence, il est bien aisé de répondre : c'est que
la conversion du pécheur est une nouvelle naissance ; et
c'est la malédiction de notre nature, qu'on ne peut enfanter
qu'avec douleur : In dolore paries filios (''). C'est pourquoi (')
la pénitence est laborieuse ; elle a ses gémissements, elle a
son travail, parce que c'est un enfantement : Ibi dolores tU
partîu'icntis : saint Augustin ("), dolores pœnitcntis. Il faut
enfanter un nouvel homme, [p. 8] et il faut pour cela
que l'ancien pâtisse. Mais parmi ces douleurs, parmi ces
détresses, ayez toujours présente en l'esprit cette parole
de l'Évangile : « La femme en enfantant a de la tristesse ;
mais après qu'elle a enfanté, elle ne se souvient plus de
ses maux, tant son cœur est saisi de joie, parce qu'elle a
mis un enfant au monde ("'). » Parmi ces travaux de la péni-
tence, songez, mes frères, que vous enfantez ; et ce que vous
enfantez, c'est vous-mêmes. Si c'est une consolation si sen-
sible d'avoir fait voir la lumière et donné la vie à un autre
qu'elle efface en un moment tous les maux passés, quel
ravissement doit-on ressentir (') de s'être éclairé soi-même,
et de s'être engendré soi-même pour une vie immortelle !
Enfantez donc, ô pécheurs, et ne craignez pas les douleurs
d'un enfantement si salutaire : perpétuez non votre race,
mais votre être propre ; conservez, non pas votre nom, mais
le fond même de votre substance {f).
a. In Joan. Tract. XLix, n. 19. — b. Gen., m, 16. — Ms. Jîlios tuos. — c. In
Ps. XLVii, n. 5. — d. Joan., xvi, 21.
1. Retour à la première rédaction (f. 90}.
2. Var. combien plus de s"être éclairé soi-même, — ressentir, quand (inachevé).
3. Venait ensuite dans la première rédaction cette phrase effacée : « Mais
peut-être qu'ils se persuadent que leur faiblesse n'est pas capable de souftrir
cette violence. » — Après avoir renvoyé au sennon dit F' dimanche de Carême,
p. 5 (c'est-à-dire, Vaities excuses dei pécheurs, i""' point, ci-dessus p. 317), l'auteur
supprimait ce renvoi, pour rédiger ici même le développement : « Désabusons
558 CARÊME DES CARMÉLITES.
Vierges de Jésus-Christ, voilà l'enfantement que Dieu
vous ordonne ; enfantez l'esprit de salut : renouvelez-vous en
Notre Seigneur parmi les angoisses de la pénitence ; conti-
nuez à faire voir aux pécheurs qu'on peut surmonter la nature
dans ses inclinations les plus fortes, et afin de les convaincre
par votre exemple, déclarez au vice une sainte guerre, et
particulièrement à celui qui est le plus caché, le plus délicat,
et qui s'élève sur la ruine de tous les autres. Et pour nous,
chrétiens, mettons une fois la main sur nos blessures invé-
térées. Quoi ! pauvre blessé, vous tremblez, vous ne pouvez
toucher à la plaie, ni vous faire cette violence (') ? Eh ! ne
vaut-il pas bien mieux, chrétiens, souffrir ici-bas quelque
violence ? Ambulate, diuii hicein habetis {") : « Marchez
tandis que vous voyez encore la lumière, » et n'abusez pas
du temps que Dieu vous accorde. C'est par où je m'en vais
conclure.
troisième point.
[P. 9] Dieu qui ne veut pas la mort des pécheurs, mais
plutôt qu'ils se convertissent, ne se contente pas de les exci-
ter par la bouche des prédicateurs ; mais il anime, pour ainsi
dire, toute la nature pour les inviter à la pénitence : car cette
suite continuée de jours et d'années, qu'ils voient si
souvent revenir, est comme une voix publique de tout
l'univers qui rend témoignage à sa patience, et avertit les
pécheurs de ne pas abuser du temps qu'il leur donne. « Igno-
rez-vous, dit l'Apôtre (''), que la miséricorde divine vous
invite à vous convertir ? Méprisez-vous les richesses de sa
patience et de sa bonté, » qui vous donne le temps de vous
repentir ? C'est principalement cette grâce (") que l'Apôtre
vous avertit de ne laisser pas écouler sans fruit ; car il ajoute
aussitôt après : « Je vous ai écouté au temps destiné : » Tein-
pore accepta \exaudivi të\ (').
a.Joan.^ xii, 35. — b. Rom., 11, 4. — c. II Cor., vi, 2.
les chrétiens, par une expérience sensible. ^> — Mais il s'interrompt dès le
début.
1. Ici ce renvoi : « Morale. Saint Thomas d'Aquin. » C'est-à-dire que l'auteur
trouvait son développement tout préparé, i" dans une dissertation morale, qui
ne nous est pas parvenue ; 2° dans le pani[s,yrique de saint Thomas d'Aquin
(7 mars 1657), également perdu.
2. Var. Au nom de Dieu, mes frères, ne recevez pas en vain cette grâce.
SUR LA PÉNITENCE. 559
Pour bien comprendre ('), messieurs, le prix et le mérite
d'une telle grâce, remarquons avant toutes choses que l'on
peut regarder le temps en tant qu'il se mesure en lui-même
par heures, par jours, par années, ou en tant qu'il aboutit à
l'éternité. Dans cette première considération, je sais que le
temps n'est rien, parce qu'il n'a ni force ni consistance, que
tout son être est de s'écouler, c'est-à-dire (^) que tout son être
n'est que de périr, et partant que tout son être n'est rien. Ma
vie (^) est mesurée par le temps, c'est pourquoi ma substance
[n'est rien], attachée au temps qui n'est rien lui-même :
Ecce nicnsin-abilcs \posuisti dies meos, et substantia mea tan-
qttani nihiliun ante te\ (").
Chose étrange, âmes saintes, le temps n'est rien, et
cependant on perd tout quand on perd le temps. Oui nous
développera cette énigme } C'est parce que ce temps, qui
n'est rien, a été établi de Dieu pour servir de passage à
l'éternité. C'est pourquoi Tertullien a dit : « Le temps est
comme un grand voile et un grand rideau qui est étendu
devant l'éternité, et qui nous la couvre : » Mundi... spe-
cies... teinporalis, il H dispositioni œternitatis aulœi vice
oppansa (^). Pour aller à cette éternité, il faut passer par ce
voile. C'est le bon usage du temps qui nous donne droit à ce
qui est au-dessus du temps ; et je ne m'étonne pas, âmes
saintes, si vos règles ont tanL de soin de vous faire ménager
le temps avec une économie scrupuleuse : c'est à cause que
tous ces moments, qui étant pris en eux-mêmes sont moins
qu'une vapeur et qu'une ombre, en tant qu'ils aboutissent à
l'éternité deviennent, dit saint Paul ( ), d'un poids infini ; et
qu'il n'est rien par conséquent de plus criminel que de rece-
voir en vain une telle grâce.
Je ne m'arrêterai pas ici, chrétiens, à vous représenter par
a. Ps., XXXVIII, 6. — â. Apo/og., p. 43. — Ms. Mu7idi species temporalis, œter-
nitati oppansa. — c. II Co?:, iv, 17.
1. Première rédaction : « De tous les dons de Dieu, chrétiens, Tun des plus
grands, des plus précieux, dont l'on nous demandera compte plus exactement,
c'est le temps que l'on nous accorde. Nous pouvons regarder le temps en tant
qu'il se mesure en lui-même, ou en tant qu'il aboutit à l'éternité. > — La première
phrase est effacée.
2. P'ar. et partant.
3. .-Vddition interlinéaire, que Lâchât rejette dans les notes.
560 CARÊME DES CARMÉLITES.
un long discours combien cette grâce est peu estimée, ni
combien facilement on la laisse perdre. Les hommes se font
justice sur ce sujet-là; et quand ils nous disent si ouvertement
qu'ils ne songent qu'à passer le temps, ils nous découvrent
assez avec quelle facilité ils le perdent. Mais d'où vient que
l'humanité, qui est naturellement si avare, et qui retient son
bien si avidement, laisse écouler de ses mains, sans peine,
l'un de ses trésors les plus précieux ? C'est ce qui mérite
d'être examiné ; et j'en découvre deux causes, dont l'une vient
de nous, et l'autre du temps.
[P. io] Pour ce qui (') nous regarde, mes sœurs, il est bien
aisé de comprendre pourquoi le temps nous échappe si faci-
lement : c'est que nous n'en voulons pas observer la fuite.
Car soit qu'en remarquant sa durée nous sentions approcher
la fin de notre être, et que nous voulions éloigner cette triste
image; soit que par une certaine fainéantise nous ne sachions
pas employer le temps, toujours est-il véritable que nous ne
craignons rien tant que de nous apercevoir de son passage.
Combien nous sont à charge ces tristes journées, dont nous
comptons toutes les heures et tous les moments! Ne sont-ce
pas des journées dures et pesantes, dont la longueur nous
accable ? Ainsi le temps nous est un fardeau, que nous ne
pouvons supporter quand nous le sentons sur nos épaules.
C est pourquoi nous n'oublions aucun artifice pour nous
empêcher de le remarquer : et parmi les soins que nous
prenons de nous tromper nous-mêmes sur ce sujet-là, je ne
m'étonne pas, chrétiens, si nous ne voyons pas la perte du
temps, puisque nous n'en trouvons point de plus agréable
que celui qui coule si doucement qu'il ne nous laisse presque
pas sentir sa durée.
[P. Il] Mais si nous cherchons à nous tromper, le temps
aide aussi à la tromperie ; et voici en quoi consiste cette illu-
sion. Le temps, dit saint Augustin {"), est une imitation de
l'éternité. Faible imitation, je l'avoue ; néanmoins, tout vola-
ge qu'il est, il tâche d'en imiter la consistance. L'éternité est
toujours la même. Ce que le temps ne peut égaler par la
a. De musica, lib. VI, n. 29.
I. Les pages 10-16 appartiennent à une seconde rédaction.
SUR LA PÉNITENCE. 56 1
permanence, il tâche de l'imiter par la succession : c'est ce
qui lui donne moyen de nous jouer ('). Il ôte un jour, il en
rend un autre : il ne peut retenir cette année qui passe, il en
fait couler en sa place une autre semblable, qui nous empêche
de la regretter. Il impose de cette sorte à notre faible ima-
gination, qui ne sait pas distinguer ce qui est semblable (') :
et c'est en ceci, si je ne me trompe, que consiste cette malice
du temps, dont l'Apôtre nous avertit par ces mots : Redi-
nicntcs teinpus, qîioniani dies inali suiit (") : « Rachetez le
temps, parce que les jours sont mauvais, » c'est-à-dire, ma-
lins et malicieux. Il ne paraît pas qu'une année s'écoule,
parce qu'elle semble ressusciter dans la suivante. Ainsi l'on
ne remarque pas que le temps se passe, parce que, quoi-
qu'il varie éternellement, il montre presque toujours le
même visage. Voilà le grand malheur, voilà le grand obstacle
à la pénitence.
[P. 12] Toutefois une longue suite découvre son impo-
sture. La faiblesse, les cheveux gris, l'altération visible du
tempérament nous contraignent de remarquer quelle grande
partie de notre être est abîmée et anéantie. Mais prenez
garde, mes frères, à la malice du temps : voyez comme ce
subtil imposteur tâche de sauver ici les apparences, comme
il affecte toujours l'imitation de l'éternité. C'est le propre de
l'éternité de conserver les choses dans le même état ; le
temps, pour en approcher en quelque sorte, ne nous dépouille
que peu à peu : il nous dérobe si subtilement, que nous ne
sentons pas son larcin ('). Ezéchias ne sent point écouler son
âge ; et, dans la quarantième année de sa vie, il croit qu'il ne
fait que de naître : Dum adkuc ordirer, succidit me (^') : « Il
a coupé ma trame dès le commencement de mes jours. »
Ainsi la malignité trompeuse du temps fait insensiblement
écouler la vie, et on ne songe point à sa conversion. Nous
a. Ephes., v, 16. — b. /s., xxxviii, 12.
1. Var. de se jouer de nous.
2. Fur. qu'il est aisé de tromper par la ressemblance. — Les e'diteurs conser-
vent les deux dans le texte.
3. Eiù't il nous mène si finement aux extrémités opposées, que nous y arri-
vons sans y paaser. — Phrase inutile que Bossuet a effacée ; peut-être aussi la
jugeait-il peu satisfaisante.
Sermons de Bossuet. — HI 36
562 CARÊME DES CARMÉLITES.
tombons tout à coup, et sans y penser, entre les bras de la
mort : nous ne sentons notre fin que quand nous y sommes.
Et voici encore ce qui nous abuse : c'est que, si loin que nous
puissions [p. 13] porter notre vue, nous voyons toujours du
temps devant nous. Il est vrai, il est devant nous^ mais peut-
être que nous ne pourrons pas y atteindre.
Parmi ces illusions nous sommes tellement trompés, que
nous ne [nous] connaissons pas nous-mêmes ; nous ne savons
que juger de notre vie. Tantôt elle est longue, tantôt elle est
courte, selon le gré de nos passions ; toujours trop courte pour
nos plaisirs, toujours trop longue pour la pénitence. Cardans
nos ardeurs insensées nous pensons volontiers que la vie est
courte, Écouter parler les voluptueux : Non prœtereat nos
fios teniporis ; coronenuts nos rosis, antequam marcescant (") :
« Ne perdons pas la Heur de notre âge ; couronnons-nous de
roses, devant qu'elles soient flétries. » Pensez-vous {') qu'on
osât troubler leurs délices par la pensée de la mort ? et un si
triste objet ne leur donnerait-il pas du chagrin ? Ils y pense-
ront d'eux-mêmes {'), n'en doutez pas, pour se presser da-
vantage à goûter ces plaisirs qui passent. « Mangeons et bu-
vons, ajoutent-ils, parce que notre fin est proche (^'). »
Eh bien ! je me réjouis de ce que vous avez enfin reconnu
la brièveté de la vie : [p. 14] pensez donc enfin à la péni-
tence, que vous différez depuis si longtemps, et ne recevez
pas en vain la grâce de Dieu. Ils vont aussitôt changer de
langage ; et cette vie, qui leur semble courte pour les volup-
tés, devient tout d'un coup si longue, qu'ils croient pouvoir
encore avec sûreté consumer une grande partie de leur âge
dans leurs plaisirs illicites. Filii homimun, usqtteqiio gravi
corde (^) ? « Jusques à quand, ô enfants des hommes, laisse-
rez-vous aggraver vos cœurs ?» Jusques à quand vous lais-
serez-vous abuser à l'illusion du temps qui vous trompe .'*
Quand reconnaîtrez-vous de bonne foi que la vie est courte ^
Voulez-vous attendre le dernier soupir } Mais en quelque
a. Sap., H, 7, 8. -- b. h., XXII, 13. — c. Ps., IV, 3.
I. Var. Au milieu de leurs délices, mes sœurs, oseront-ils penser à la mort .-'
M. Lâchât fait de cette variante le texte, et réciproquement. En outre, une
faute de lecture. Les anciens éditeurs étaient ici plus fidèles.
2. /t'i'/V. ils y pensent eux-mêmes. — Faute de lecture.
SUR LA PÉNITENCE. 563
état que vous soyez, soit que votre âge soit dans sa lleur,
soit qu'il soit déjà dans sa force, l'Apôtre dit à tout le monde
que « le temps est proche. » Les jours se poussent les uns les
autres : on recule celui de la pénitence, et enfin il ne se trouve
plus (').
— Mais nous avons encore du temps devant nous. — O
Dieu ! (]u'y aura-t-il désormais que les hommes ne veuillent
savoir ? et que n'attentera pas leur témérité ? Voici une chose
digne [p. 15] de remarque. Le Fils de Dieu nous enseigne
que la science des temps est l'un des secrets que le Père a mis
en sa puissance ("). Pour arrêter à jamais la curiosité humaine,
Jksus-Ciirist interrogé sur l'ordre des temps dit lui-même
qu'il ne le sait pas (''). Entendons sainement cette parole.
Il parle comme ambassadeur du Père céleste et son inter-
prète envers nous : ce qui n'est pas de son instruction (^),
[il nous dit qu'il ne le sait pas, c'est-à-dire, dit saint ^Augustin,
qu'il a voulu le cacher à son Église.] Mais de quelque sorte
que nous l'entendions, toujours devons-nous conclure que la
science du dernier moment est l'un des mystères secrets que
Dieu veut tenir cachés à ses fidèles : c'est par une volonté
déterminée qu'il « cache le dernier jour, afin que nous ob-
servions tous les jours : » Latet ultimus ciies, ut observentur
omnes dies ('). Et cependant, encore une fois, que n'entre-
prendra pas l'arrogance humaine } L'homme audacieux veut
philosopher sur ce temps, veut pénétrer dans cet avenir (^).
a. Act., I, 7. — b. Marc.^ xm, 32. — c. S. Aug., Senn. xxxix, n. i.
i. Fragment de la !"■« rédaction : « O temps qu'un Dieu patient accorde aux
pécheurs pour leur être un port salutaire, faut-il que tu leur serves d'écueil ! Nous
avons du temps, convertissons-nous : nous avons du temps, péchons encore. Là
est le port, et là est Técueil : considère, ô pécheur, le bon usage du temps qui
nous est donné ; c'est le port où se sauvent les sages : considère l'attente indis-
crète de ceux qui diffèrent toujours, c'est l'écueil oii se perdent les téméraires. >)
— Ce passage nous sera utile à relire, à la fin du sermon.
2. J/>. etc. — Les éditeurs achèvent par une phrase de leur invention. Mais,
e/c. signifiait que l'auteur n'avait pas le loisir de récrire ce qui était déjà dans sa
première rédaction. C'est là que nous prenons la fin de la phrase.
3. Les éditeurs donnent ici un paragraphe de la rédaction primitive, entière-
ment effacée (f 92). Rien ne justifie cette insertion. Elle rompt même la suite des
idées. Mais le passage est baau, et il a tenté Deforis. C'était en note qu'il fallait
le placer. Le voici :
« Mes paroles sont inutiles ; parlez vous-même, 6 Seigneur JÉSUS, et confon-
dez ces cœurs endurcis. Quand on leur parle des jugements de Dieu, « cette vi-
564 CARÊME DES CARMÉLITES.
Mais je veux bien t'accorder, pécheur, qu'il te reste encore
du temps : pourquoi tardes-tu à te convertir ? pourquoi ne
commence[s]-tu pas aujourd'hui? Crains-tu que ta pénitence
ne soit trop longue d'un jour? Quoi! non content d'être cri-
minel, tu veux durer longtemps [p. i6j dans le crime! tu
veux que ta vie soit longue et mauvaise! tu veux faire cette
injure à Dieu : toujours demander du temps, et toujours le
perdre ! Car tu rejettes tout au dernier moment. C'est le
temps des testaments, dit saint Chrysostome (''), et non pas le
temps des mystères ('). Ne sois pas de ceux qui diffèrent à se
reconnaître quand ils ont perdu la connaissance; qui attendent
presque que les médecins les aient condamnés pour se faire
absoudre par les prêtres; qui méprisent si fort leur âme qu'ils
ne pensent à la sauver que lorsque le corps est désespéré.
Faites {') pénitence, mes frères, tandis que le médecin
n'est pas encore à votre côté, vous donnant des heures qui
ne sont pas en sa puissance, mesurant les moments [de]
votre vie par des mouvements de tête, et tout prêt à philo-
sopher admirablement sur le cours et la nature de la maladie,
après la mort {^). N'attendez pas, pour vous convertir,
qu'il vous faille crier aux oreilles, et vous extorquer par force
un oui ou un non: que le prêtre ne dispute pas près de votre
lit avec votre avare héritier,ou avec vos pauvres domestiques ;
pendant que l'un vous presse pour les mystères, et que les
autres sollicitent pour leur récompense, ou vous tourmentent
pour un testament (''). Convertissez-vous de bonne heure ;
n'attendez pas que la maladie vous donne ce conseil salutaire;
que la pensée en vienne de Dieu et non de la fièvre, de la
a. In Act. Apost. homil. i, n. 7. — b. S. Greg. Naz., Orat. XL.
sion, disent-ils en Ézéchiel, ne sera pas sitôt accomplie : » In tempora loiii^aiste
prophetat (xii, 27). Quand on tâche de les effrayer par les terreurs de la mort,
ils croient qu'on leur donne encore du temps. Jésus-Christ les veut serrer de
plus près, et voici qu'il leur représente la justice divine irritée toute prête à frap-
per le coup : Jaiii eniin sectiris ad radicetn arborum posita est. > {Matt/i., ni, 10.)
— Bossuet ajoutait : Vid. Serin, in hcsc vei'ba,^. 11 (Cf. p. 141).
1. Ici s'arrête la nouvelle rédaction (p. io-i6). L'auteur se reporte à l'ancienne
page 1 1 (f. 92, in-f°).
2. En tête de ce paragraphe, Bossuet indique Vhomélie XL de saint Grégoire
de Nazianze, dont il va s'inspirer.
3. Trait final .\ remarquer. Ces coupes de phrases intentionnelles sont fré-
quentes dans Bossuet. — La phrase suivante est souligne pour l'importance.
SUR LA ritNITENCE. 56'
raison et non de la nécessité, de l'autorité divine et non de
la force. Donnez-vous à Dieu avec liberté, et non avec an-
goisse et inquiétude. Si la pénitence est un don de Dieu,
célébrez ce mystère dans un temps de joie, et non dans un
temps de tristesse. Puisque votre conversion doit réjouir les
anges, c'est un fiicheux contre-temps de la commencer quand
votre famille est éplorée. Si votre corps est une hostie qu'il
faut immoler à Dieu, consacrez-lui une hostie vivante : si
c'est un talent précieux (') qui doit profiter entre ses mains,
mettez-le de bonne heure dans le négoce; et n'attendez pas,
pour le lui donner, qu'il faille l'enfouir en terre. Après avoir
été le jouet du temps, prenez garde que vous ne soyez le
jouet de la pénitence ; [qu']e]le ne fasse semblant de se don-
ner à vous, que cependant elle ne vous joue par des senti-
ments contrefaits, et que vous ne sortiez de cette vie après
avoir fait non une pénitence chrétienne, mais une amende
honorable qui ne vous délivrera pas du supplice (^). Ecce
nunc tcmpiis acceptabilc, ecce iiunc dies salutis ("). Voilà l'écueil,
et voilà le port. Le port : Benignitas Dei ad pcenilentiavi
te cxspectat; pénitence, où vous trouverez la vie éternelle.
L'écueil, l'impénitence (').
a.W Cor., VI, 2.
1. Dans une première rédaction, qui venait quelques lignes plus haut, Bossiret
citait le texte même du saint évoque de Nazianze : 'lî-îo7aT0T,-:co tô zi'/.-x-nm.
2. l^ar. qui vous enverra (eiiuoicra) au supplice.
3. Ces notes, jetées rapidement pour la fin du discours, indiquent que Torateur
revient en terminant aux idées signalées plus haut (p. 563, n. i).
i
CAREME DES CARMÉLITES.
U' DIMANCHE.
SUR LA PAROLE DE DIEU (').
13 mars 1661 : devant la reine.
Le manuscrit de ce beau sermon est d'une confusion presque in-
extricable. Heureusement que deux éditions critiques ont déjà, pour
ainsi dire, déblayé le terrain ; l'une, de M. Gandar, en 1867 ! l'autre,
de M. Gazier, en 1882. Le premier insérait dans son texte divers
remaniements de date plus récente, afin de donner la dernière ex-
pression de la pensée de Bossuet. Le second, s'engageant à reproduire
la vraie rédaction de 1661, éliminait, et avec raison, les retouches et
les additions successives, qui détruisaient la forme primitive de
l'œuvre, sans être assez explicites pour nous la présenter sous sa
forme définitive. Il est évident que Bossuet n'a pas adressé aux
Carmélites des phrases ajoutées neuf ans plus tard (1670) ; et il n'est
pas moins évident que l'appellation: Mes sœurs, qui se rencontre
encore çà et là, n'a pu être conservée en cette dernière occasion, pour
l'auditoire des Nouveaux Convertis.
Pour nous, qui avons à reconstituer ici une station entière, nous
ne saurions hésiter, et nous adoptons le principe de M. Gazier. Est-
ce à dire que nous tiendrons pour non avenues les modifications plus
récentes? Ce serajit prendre un parti déplorable. Elles sont, en effet,
des améliorations raisonnées, de véritables corrections, jugées néces-
saires, sinon en elles-mêmes, du moins en raison des circonstances.
Le nouvel avan4:-propos, qui est complet, se lira à sa date (1670).
Les notes plus courtes, qui seraient inintelligibles, séparées du texte,
vont être données dès maintenant, avec un signe qui les d'istinguera
des variantes contemporaines de la première rédaction. En 1670, il
suffira d'y renvoyer pour permettre au lecteur de compléter, par la
pensée, les indications sommaires apposées sur le manuscrit. Quel-
ques annotations sont d'une époque intermédiaire, et correspondent
à une autre reprise de ce sujet, pour le Carême de Saint-Thomas
du Louvre, en 1665.
Sommaire (^). Dsuxicme dimanche: Prédication : Hic est Filins.
{Exorde.) L'autel et la chaire : alliance.
{i"' point.) Dispositions du prédicateur (p. 9, 10, il, 12, 13). Si
Jiahes hrachinni Jit Dcus, et [j^/] voce simili tonas... Non exigitnr^sed
donatur. S. Chrysolog. (p. 13).
j. Mss., 12822, f. 128-152.
2. F. 117, mis par erreur en tète du sermon de 1660 sur le même texte.
SUR LA PAROLE DE DIEU. 567
{2' point.) Attention, quelle [elle] doit être. — Oij elle doit être.
Non dans l'esprit, mais dans le cœur (notes) (p. 19, 20, 21).
{j' point.) Prédication comme la comédie. Mouvements artificiels,
trompeurs et de peu de durée (p. 22, 23, 24).
Manière d'enseigner de Dieu : se justifie par les (cuvres (p. 25,
26, 27).
Modestie devant (') le sermon (p. 28, 29) {-).
Hic est Fih'us meus dilecius, in qttp
mihi bcîte complacui: ipsiim midite.
Celui-ci est mon Fils bien-aiiné, clans
lequel je me suis plu : ccoutez-le
{Maiih., XVII, 5.)
J'AI (') remarqué, chrétiens, qu'en même temps que fut
entendue cette voix du Père céleste qui nous commande
d'écouter son Fils, Moïse et Élie disparurent, et que
Jésus se trouva tout seul : Et diuu fieret vox, inventns est
Jésus sohis {^). D'où vient que Moïse et Élie se retirent à
cette parole ? Chrétiens, voici le secret développé par l'Apôtre:
« Autrefois, dit-il, Dieu ayant parlé en différentes manières
par la bouche de ses prophètes» (écoutez et comprenez ce
discours: vous avez parlé, ô prophètes, mais vous avez parlé
autrefois) ; « maintenant, en ces derniers temps, il nous a
parlé par son propre Fils {'''). » C'est pourquoi dans le même
temps que Jésus-Christ paraît comme Maître, Moïse et
Elie se retirent. La Lx)i, tout impérieuse qu'elle est, tient à
gloire de lui céder ; les prophètes, tout clairvoyants qu'ils
sont, se vont néanmoins cacher dans la nue: Intrantibiis illis
in mtbem (^); — Ntibes... obitmbravit cos ("'); comme si par
a. Luc, IX, 36. — b. Hebr., l, i, 2. — c. Luc.^ ix, 34. — d. Mailh., XVII, 5.
1. C'est-à-dire, avant le sermon.
2. A la suite de ce sommaire, Bossuet transcrit le texte de Zacharie, que nous
avons déjà cité en note, à la fin du sermon des Minimes (p. 261) : Et notuerunt
atti'udsre... exercituum (Zachar., vil). — Il sera répété sur la dernière page du
sermon. — Et plus loin, après Tavant-propos : « Dieu ayant ordonné deux
choses, d'écouter et d'accomplir sa sainte parole, quand aura le courage de la
pratiquer celui qui n'a pas la patience de l'entendre.^ Quand lui donnera-t-il sa
volonté, s'il lui refuse même son attention; et quand lui ouvrira-t-il son cœur, s'il
lui ferme jusqu'à ses oreilles .'' » — Cf. p. 58 1.
3. Cet Ave est considéré par MM. Gandar et Gazier comme une copie de
celui de 1661. Il a été transcrit à la suite du sommaire (f. 118, v°), un peu plus
tard, ce semble, peut-être même en 1665.
568 CARÊME DES CARMÉLITES.
cette action ils disaient tacitement au Sauveur : Nous avons
parlé autrefois au nom et par l'ordre de votre Père ; mainte-
nant que vous ouvrez votre bouche pour expliquer vous-
même les secrets du ciel, notre commission est expirée; notre
autorité se confond dans l'autorité supérieure ; et, n'étant
que les serviteurs, nous cédons humblement la parole au
Fils.
[Chrétiens (') .c'est cette parole du Fils qui résonne de tous
côtés dans les chaires évangéliques ; ce n'est plus sur la chaire
de Moïse que nous sommes assis, mais sur la chaire de
Tésus-Ciirist, d'où nous faisons retentir sa voix et son
Evangile. Apprendre dans quel esprit on doit écouter notre
parole ou plutôt la parole du Fils de Dieu même, par les
prières de celle qui le conçut, dit saint Augustin, première-
ment par l'ouïe, et qui, par l'obéissance qu'elle rendit à la
Parole éternelle, se rendit digne de le concevoir dans ses
bénies entrailles (-). Ave.']
[P. i] Le temple de Dieu, mes sœurs (^), a deux places
augustes et vénérables, je veux dire l'autel et la chaire (■*).
Là se présentent les requêtes, ici se publient les ordonnan-
ces : là, les ministres des choses sacrées parlent à Dieu de la
part du peuple; ici, ils parlent au peuple de la part de Dieu:
là Jésus-Christ se fait adorer dans la vérité de son corps;
il se fait reconnaître ici dans la vérité de sa doctrine (^). Il y
a une très étroite alliance entre ces deux places sacrées, et
les œuvres qui s'y accomplissent ont un rapport admirable.
Le mystère de l'autel ouvre le cœur pour la chaire ; le mys-
tère de la chaire apprend à s'approcher de l'autel (^). De l'un
et de l'autre de ces deux endroits est distribuée aux enfants
1. A l'exemple de M. Gazier, nous terminons cet avant-propos par un emprunt
à une rédaction plus récente (1670). Les paroles qui précèdent, semblables dans
les deux cas, semblent indiquer que la conclusion était aussi la même. Toutefois
en raison du doute qui peut subsister, nous mettons ce passage entre crochets.
{Mss., f. 131, verso.)
2. Ms. bénistes (même en 1670).
3. Var. chrétiens (1670).
4. N'o/e de 1670 : * On peut y ajouter le triijunal de la pénitence.
5. Var. parole.
6. Barré, puis repris : ce qu'indique un B en marge (bon).
SUR LA PAROLE DE DIEU. 569
de Dieu (') une nourriture céleste ; Ji'sus-Ciirlst prêche
dans l'un et dans l'autre ; là, rappelant en notre pensée
l<i mémoire de sa Passion el nous apprenant par même
moyen à nous sacrifier avec lui, il nous prêche d'une manière
muette; ici, il nous donne des instructions animées [ p. 2]
par (') la vive voix ; et (') si vous voulez encore un plus
grand rapport, là, par l'efficace du Saint-Esprit et par des
paroles mystiques, auxquelles on ne doit point penser sans
tremblement, se transforment les dons proposés (') au corps
de Notre Seigneur Jksus-Ciirlst ; ici, par le même Esprit et
encore par la puissance de la parole divine, doivent être
secrètement transformés (^) les fidèles de Ji':sus-Ciirist pour
être faits son corps et ses membres.
[P. 3] C'est à cause C^) de ce rapport admirable entre
l'autel et la chaire que quelques docteurs anciens n'ont pas
craint de prêcher aux fidèles qu'ils doivent approcher de l'un
et de l'autre avec une vénération semblable ; et sur ce sujet,
chrétiens, vous serez bien aises d'entendre des paroles
remarquables de saint Augustin, qui sont renommées parmi
les savants (^), et que je rapporterai en leur entier dès le
commencement de ce discours, auquel elles doivent servir de
fondement. Voici comme parle ce grand évêque {°) {^Homélie
XXVI, parmi ses Cinquante) : « Je vous demande, mes frères,
laquelle de ces deux choses vous semble de plus grande
dignité, la parole de Dieu ou le corps de Jésus-Christ. Si
vous voulez dire (^) la vérité, vous répondez sans doute que
la parole de Jésus-Christ ne vous semble pas moins esti-
mable que son corps. Ainsi donc, autant que nous apportons
de précaution pour ne pas laisser tomber à terre le corps de
1. Var. aux fidèles. — La correction (au crayon) pourrait être de 1665.
2. Var. de.
3. Var. que si.
4. Voy. Remarques.^ t. Y\ Introduction, xxxviii. Le sens est : ... les dons
proposés (les pains destinés au sacrifice eucharistique) se transforment au corps...
5. Var. consacrés.
6. Cette page et la suivante sont une seconde rédaction (f. 134).
7. Var. connues des savants.
8. Ce sermon a été relégué par les Bénédictins dans \ Appendice (.Serm. CGC,
n. 2) : ils l'attribuent à saint Césaire d'Arles (VI"" siècle).
9. Var. répondre.
570 CARÊME DES CARMÉLITES.
Jésus-Christ qu'on nous présente, nous en devons autant
apporter pour ne pas laisser tomber de notre cœur la parole
de Jésus-Christ qu'on nous annonce (') ; parce que celui-là
n'est pas moins coupable qui écoute négligemment la sainte
parole que celui qui laisse tomber par sa faute le corps même
du Fils de Dieu {'). »
Voilà les propres termes de saint Augustin qui me donnent
lieu, chrétiens, d'approfondir aujourd'hui ce secret rapport
entre le mystère de l'Eucharistie et le ministère de la parole,
parce que je ne trouve {^) rien de plus efficace pour attirer le
respect à la sainte prédication, [p. 4] ni rien aussi de plus
convenable pour expliquer les dispositions avec lesquelles il
la faut entendre. Ce rapport dont nous parlons consiste en
trois choses que je vous prie d'écouter attentivement.
Je dis premièrement, chrétiens, qu'avec la même religion
que vous désirez que l'on vous donne à l'autel la vérité du
corps de Notre Seigneur vous devez désirer aussi que l'on
vous prêche en la chaire la vérité de sa parole. C'est la pre-
mière disposition ; mais il faui encore passer plus avant. Car
comme il ne suffit pas {^) que vous receviez au dehors la
vérité de ce pain céleste, et que vous vous sentez obligés
d'ouvrir la bouche du cœur plutôt même que celle du corps,
ainsi, pour bien entendre la sainte parole, vous devez être
attentifs au dedans et prêter l'oreille du cœur. Ce n'est pas
assez, chrétiens, et voici la perfection du rapport et la con-
sommation (5) du mystère. Comme en recevant dans le
cœur cette nourriture sacrée, vous devez tellement vous en
sustenter qu'il paraisse à votre bonne disposition que vous
avez été nourris à la table du Fils de Dieu ; ainsi vous
devez profiter de sorte de sa parole divine qu'il paraisse par
votre vie que vous avez été instruits dans son école.
Si vous vous mettez aujourd'hui dans ces saintes dispo-
sitions, vous écouterez Jésus-Christ de la manière qu'il veut
qu'on l'écoute : Ipsum audite. Vous écouterez au dehors la
1. Var. qu'on nous enseigne.
2. Var. de Jésus-Christ.
3. Var. ne trouvant.
4. Var. comme en recevant.. ^ vous vous sentez...
5. Var. la confirmation.
SUR LA PAROLE DE DIEU. 571
vérité de sa parole ; vous écouterez au dedans sa prédication
intérieure ; ainsi (') vous apprendrez la perfection qui est de
l'écouter dans vos entreprises et de vous montrer ses disci-
[)les par l'obéissance : Ipsum audit c.
[P. 2iO\ Madamk (•'), cette matière est digne de l'audience
que nous donne aujourd'hui Votre Majesté. C'est principa-
lement aux rois de la terre qu'il faut apprendre à écouter
Jksus-Ciirist dans les saintes prédications, afin qu'ils enten-
dent du moins en public cette vérité qu'on leur déguise en
particulier par tant de sortes d'artifices, et que la parole de
Dieu, qui est un ami qui ne flatte pas, les désabuse des flat-
teries de leurs [p, 31] courtisans. Votre Majesté, Madame,
y donne peu d'attention; et comme elle est déjà prévenue
d'un grand amour pour la vérité, elle croira facilement ce que
je vais tâcher de prouver : qu'il ne faut chercher dans les
chaires que la vérité éternelle.
PREMIER POINT.
[P. 4'^'sj Les chrétiens délicats qui, ne connaissant pas la
croix du Sauveur, qui est le grand mystère de son royaume,
cherchent partout ce qui les flatte et qui les délecte, même
dans le temple de Dieu, s'imaginent être innocents de désirer
dans les chaires les discours qui plaisent et non ceux qui
touchent et qui édifient, et énervent par ce moyen toute
l'efficace de l'Évangile. Pour les désabuser aujourd'hui de
cette erreur si dangereuse, voici la proposition que j'avance :
que comme il n'y a aucun homme assez insensé pour ne
chercher {f) pas à l'autel la vérité du mystère, aussi aucun ne
doit être assez téméraire pour ne chercher [pas] à la chaire
la pureté de la parole. C'est ce que j'ai à faire voir dans ce
premier point. J'espère que la preuve sera (^) concluante.
Pour établir ce rapport, [p. 5J je pose ce fondement
1. 1670 : * enfin, vous l'écouterez par une fidèle pratique, en vous montrant ses
disciples par l'obéissance : ipsuin audite.
2. Cette allocution à la reine est écrite à la suite de la péroraison. M. Gandar
a supposé qu'il s'agissait d'Anne d'Autriche, la reine mère. Mais je ne vois ici
aucune parole qui ne convienne autant à la jeune et pieuse Marie-Thérèse.
3. Var. n'exiger.
4. Var. Voyez si la preuve, — que la preuve en est concluante.
572 CARÊME DES CARMÉLITES.
nécessaire que, selon le conseil de Dieu dans ladispensation
[du] mystère du Verbe incarné, il devait se montrer aux
hommes en deux manières différentes : premièrement, il
devait paraître en la vérité de sa chair ; secondement, il devait
paraître dans la vérité de sa parole. [P. 6] Et voici la raison
solide de ces différentes apparitions. C'est qu'étant {') le
Sauveur du monde, il devait nécessairement se manifester par
tout le monde : par conséquent il ne suffit pas qu'il se montre
dans la Judée et dans un coin de la terre; il faut qu'il paraisse
par tous les endroits où la volonté de son Père lui a prédes-
tiné des élus : si bien que ce même Jésus, qui s'est montré
seulement dans la Palestine par la vérité de sa chair, a été
ensuite porté par tout l'univers par la vérité de sa parole ; et
c'est en cet état, chrétiens, qu'il se découvre maintenant à
nous, en attendant le jour bienheureux où nous le verrons
dans sa gloire.
Ce mystère que je vous prêche paraît assez clairement
dans notre Évangile (Transfiguration). Car c'est une chose
digne de remarque que dans le même moment que Pierre,
admirant Jésus environné de lumière, se veut faire un do-
micile sur le Thabor, pour jouir éternellement de sa vue,
dans le même moment, chrétiens, adJiiic eo loquente, la gloire
de Jésus-Christ disparaît, un nuage couvre les disciples,
d'où sortit cette voix du Père : «Celui-ci [est mon Fils bien-
aimé...], écoutez-le. » Comme s'il eût dit à saint Pierre, ou
plutôt en sa personne aux fidèles qui devaient suivre : Cette
vie mortelle et caduque, n'est pas le temps de voir Jésus-
Christ ; un nuage le dérobera à vos yeux lorsqu'il viendra (-)
prendre sa place dans la gloire du sein paternel. Mais ne
croyez pas toutefois que vous en perdiez tout à fait la vue.
Car en cessant de le voir dans la vérité de son corps, vous
le pourrez toujours [p. 7] contempler dans la vérité de sa
doctrine [^). Ecoutez-le seulement et regardez ce divin
Maître dans son Evangile (^) : Ipsum audite.
1. Var. Car étant.
2. Var. lorsqu'il ira prendre sa place en la gloire de Dieu son Père.
3. Var. de son Évangile.
4. Var. dans la parole dans laquelle il s'est renfermé lui-même. — Corrections
de date postérieure : * ... il s'est lui-même renfermé, — il [a renfermé] pour nous
toute sa doctrine (1670).
SUR LA PAROLE DE DIEU. 573
C'est ce qui fait dire à Tertullien, dans le livre de la Résur-
rection, que la parole de vie est comme la chair du Fils de
Dieu : Itaque sermonem constihieus vivificatoreni..., eiundem
etiaui caniein siuwi dixit (") ; et au savant Origène {^Homélie
XXXV sur saint Matthieu), que la parole qui nourrit les âmes
est une espèce de corps (') dont le Fils de Dieu s'est revêtu.
Partis quon Deits corpus suum esse fatetur, verbuui est nutri-
toriuni aniinarum. Que veulent-ils dire, messieurs, et quelle
ressemblance ont-ils pu trouver entre le corps de notre Sau-
veur et la parole de son Evangile ? Voici le fond de cette
pensée : c'est que le Fils de Dieu retirant de nous cette appa-
rence visible, et désirant néanmoins demeurer encore avec
ses fidèles, il a pris comme une espèce de second corps, je
veux dire la parole de son Évangile, qui est, en effet, comme
un corps dont la vérité est revêtue ; et en ce nouveau corps (^),
âmes saintes, il vit et il converse encore avec nous ; il agit et
il travaille encore pour notre salut ; il prêche et il nous donne
tous les jours des enseignements de vie éternelle {f).
[P. 8] C'est pour cela que les saints docteurs ont tant de
fois comparé la parole de l'Evangile avec le sacrement de
l'Eucharistie ; c'est pour cela que saint Augustin a prêché
sans crainte que la parole de Jésus-Christ n'est pas moins
vénérable que son corps même. Vous l'avez ouï, chrétiens ;
nous pèserons (^) peut-être ces mots en un autre lieu. Main-
tenant, pour ne rien confondre, faisons cette réflexion sur
toute la doctrine précédente. Si vous l'avez {^) assez enten-
due, vous devez maintenant être convaincus que les prédi-
cateurs de l'Évangile ne montent pas dans les chaires pour
y faire de vains discours qu'il faille entendre pour se di-
vertir. A Dieu ne plaise que nous le croyions ! Ils y montent
a. De Resiirr. carn., n. 2,7-
1. Var. une espèce de * second corps (1670).
2. Var. par le moyen de ce nouveau corps.
3. Addition postérieure, mais avant 1670: * il renouvelle à nos yeux tous
ses mystères. — Ce qu'on vient de lire est souligné pour l'importance.
4. Gandar, Gusier, etc.: Nous reverrons. — Erreur de lecture. Les anciens
éditeurs omettaient ce passage, depuis le commencement de l'alinéa jusqu'à :
Maintenant, pour ne rien confondre... On verra un peu plus loin que Bossuet
pcse en effet les mots qu'il a empruntés à saint Augustin.
5. //(ir. Si nous l'avons...
574 CARÊME DES CARMÉLITES.
dans le même esprit qu'ils vont à l'autel. Ils y montent
pour y célébrer un mystère, et un mystère semblable
à celui de l'Eucharistie, Car le corps de Jésus-Christ
n'est pas plus réellement dans le sacrement adorable que la
vérité de Jésus-Christ est dans la prédication évangé-
lique ('). Dans le mystère de l'Eucharistie, les espèces que
vous voyez sont des signes, mais {'') ce qui est enfermé de-
dans, c'est le corps même de Jésus-Christ. Et dans les dis-
cours sacrés, [p. 9] les paroles que ('') vous entendez sont des
signes, mais la pensée qui les produit et celle qu'elles vous
portent (■*), c'est la vérité même du Fils de Dieu.
Que chacun (^) parle ici à sa conscience et s'interroge soi-
même en quel esprit il écoute. Que chacun pèse devant Dieu
si c'est un crime médiocre de ne faire plus, comme nous fai-
sons qu'un divertissement et un jeu du plus grave, du plus
important, du plus nécessaire emploi de l'Eglise. Car c'est
ainsi [que] les saints conciles nomme[nt] le ministère de la
parole. Mais pensez maintenant, mes frères, quelle est l'au-
dace de ceux qui attendent ou exigent même des prédica-
teurs autre chose que l'Evangile ; qui veulent qu'on leur
adoucisse les vérités chrétiennes, ou que, pour les rendre
agréables, on y mêle les inventions de l'esprit humain! Ils
pourraient avec la même licence souhaiter de voir violer la
sainteté de l'autel en falsifiant les mystères. Cette pensée
vous fait horreur. Mais sachez qu'il y a pareille obligation de
traiter en vérité la sainte parole et les mystères sacrés. D'où
il faut tirer cette conséquence, qui doit faire trembler tout
ensemble et les prédicateurs et les auditeurs, que, tel que se-rait
le crime de ceux qui feraient ou exigeraient la célébration
des divins mystères autrement que Jésus-Christ ne les a
laissés, tel est l'attentat des Prédicateurs et tel celui des (^)
auditeurs, quand ceux-ci désirent et que ceux-là donnent la
1. Trois phrases soulignées pour l'importance.
2. Var. et ce qui est.;.
3. Var. ce que vous entendez.
4. Var. celle qu'elles portent * dans vos esprits, c'est la doctrine même du Fils
de Dieu(i67oj.
5. Addition à la p. 9 (f. 138).
6. Var. et des auditeurs.
SUR LA I'AK()I,E DE DIEU. 575
parole de l'Evangile autrement que ne l'a déposée entre les
mains de son Église le céleste Prédicateur que le Père nous
ordonne aujourd'hui d'entendre : Ipsum audite.
[P. [o] Car c'est suivant ces principes ('), mes securs,
[que] l'Apôtre enseigne aux prédicateurs qu'ils doivent s'étu-
dier non à se faire renommer par éloquence, mais à «se ren-
dre recommandables à la conscience des hommes par la
manifestation de la vérité (") ; » où il leur enseigne deux
choses : en quel lieu et par quel moyen ils doivent se rendre
recommandables. Où ? Dans les consciences. Comment ?
Par la manifestation de la vérité ("). Et l'un est une suite
de l'autre. Car les oreilles sont flattées {f) par la cadence (■*)
et l'arrangement des paroles ; l'imagination, réjouie par la
délicatesse des pensées ; l'esprit, persuadé (') quelquefois par
la vraisemblance du raisonnement : la conscience veut la
vérité ; et comme c'est à la conscience que parlent les prédi-
cateurs, ils doivent rechercher, mes sœurs, non des bril-
lants ('") qui égayent, ni une harmonie (^) qui délecte, ni des
mouvements qui chatouillent, mais des éclairs qui percent,
un tonnerre qui émeuve, un foudre qui brise les cœurs. Et
où trouveront-ils toutes ces grandes choses (®), s'ils ne font
luire la vérité et parler Jésus-Christ lui même ? Dieu a les
orages en sa main (f), il n'appartient qu'à lui de faire éclater
dans les nues le son du tonnerre : il lui appartient beaucoup
plus d'éclairer et de tonner [p. 1 1] dans les consciences et de
fendre les cœurs endurcis, par des coups de foudre ; et s'il y
avait ('") un prédicateur assez téméraire pour attendre ces
a. II Cor.^ IV, 2.
1. Var. C'est pourquoi l'apôtre saint Paul enseigne...
2. Bossuet remarque ici, entre parenthèses : 'i Notez une troisième chose :
Corain Deo. — (Jui (;;loriatur, iii DoDiino glorietur. > [I Cor.^ i, 31.]
3. Souligné pour l'importance.
4. Deforis, Versailles, LacJuxt : et Vacadéinie des paroles ! — C'est Gandar
qui a rétabli la vraie leçon.
5. Var. * gagné. — L'auteur, mais plus tard, a jugé sa première expression
un peu excessive.
6. Var. * un brillant et un feu d'esprit... (1670).
7. Var. une musique.
8. Var. tous ces grands effets.
9. Sa main., — ou ses mains. — Bossuet a écrit : « sa mains. »
10. Ceci est une seconde rédaction, (f. 138, verso).
576 CARÊME DES CARMÉLITES.
grands effets de son éloquence, il me semble que Dieu lui
dit comme à Job : Si habes bi-achitim sic ut Deits, et si voce
simili tonas (")•.. « Si tu crois avoir un bras comme Dieu et
tonner d'une voix semblable, achève et fais le Dieu tout à
fait ; élève-toi dans les nues, parais en ta gloire, renverse les
superbes en ta fureur, » et dispose à ton gré des choses hu-
maines : Circumcia tibi decorem, et in stiblinie erigere, et esto
gloriosus... Disperge superbos in fiirore tuoi^\ Quoi! avec
cette faible voix imiter le tonnerre du Dieu vivant (') !...
N'affectons pas d'imiter la force loute-p[uissante] de la
voix (^) de Dieu par notre faible éloquence.
Que si vous voulez savoir maintenant quelle part peut
donc avoir l'éloquence dans les discours chrétiens, saint Au-
gustin vous dira qu'il ne lui est pas permis d'y paraître qu'à
la suite de la sagesse. Sapientiani (') \de donio sua, id est,pec-
tore sapientis, procedere intelligas, et tanqîiani inseparabilent
fani2ilam, etiam non vocatani, sequi eloquentianî\ Il y a ici un
ordre à garder ; la sagesse marche devant comme la
maîtresse, l'éloquence s'avance après comme la suivante.
Mais ne remarquez-vous pas, chrétiens, la circonspection
de saint Augustin, qui dit qu'elle doit suivre sans être appe-
lée ? Il veut dire que l'éloquence, pour être digne d'avoir
quelque place {f) dans les discours chrétiens, ne doit pas être
recherchée avec trop d'étude. Il faut qu'elle semble venir
comme d'elle-même, attirée par la grandeur des choses, et
pour servir d'interprète à la sagesse qui parle (^). Mais quelle
est cette sagesse, messieurs, qui doit parler dans les chaires,
sinon Notre Seigneur Jésus-Christ qui est la Sagesse du
Père, qu'il nous ordonne aujourd'hui d'entendre ? Ainsi le
prédicateur évangélique, c'est celui qui fait parler Jésus-
Christ. Mais il ne lui fait pas tenir un langage d'homme, il
a. Job, XL, 4. — b. Ibid., 5, 6. — c. De Doct. Christ., iv, 10.
1. Ms. etc. — La première rédaction portait : « Et le prédicateur qui attend
ces grands effets de son éloquence ressemble à ce prince audacieux qui attenta
dMmiter le bruit du tonnerre et [de] lancer la foudre inévitable avec de trop
faibles mains. » — Nous ne pensons pas que Tauteur ait songé à revenir à cette
allusion au Salmonée de la fable.
2. Var. d'imiter la voi\ de Dieu.
3. Var. de paraître dans.
4. N'est-ce pas le vrai caractère de l'éloquence de Bossuet lui-même .<*
SUR LA PAROLE DE DIEU. 577
craint de donner un corps étrangler à la vérité éternelle : c'est
pourquoi il | p. 12] puise tout dans les Ecritures, il en em-
prunte même les termes sacrés, non seulement pour fortifier,
mais pour embellir son discours ('). Dans le désir qu'il a de
Stagner les âmes, il ne cherche que les choses et les senti-
ments.Ce n'est pas, dit saint Augustin ("), qu'il néglige (') les(^)
ornements de l'élocution quand il les rencontre en passant,
et qu'il les voit fleurir (^) devant lui par la force des bonnes
pensées qui les poussent ; mais aussi n'affecte-t-il pas de s'en
trop parer, et tout appareil lui est bon, pourvu qu'il soit un
miroir où Jésus-Ciirlst paraisse en sa vérité, un canal d'où
sortent en leur pureté les eaux vives de son Evangile (5), ou,
s'il faut quelque chose de plus animé, un interprète fidèle
qui n'altère, ni ne détourne, ni ne mêle, ni ne diminue C^) sa
sainte parole.
Vous voyez par là, chrétiens, ce que vous devez attendre
des prédicateurs. J'entends qu'on se plaint souvent qu'il s'en
trouve peu de la sorte ; mais, mes frères, s'il s'en trouve peu,
ne vous en prenez qu'à vous-mêmes : car c'est à vous de les
faire tels. Voici un grand mystère {^) que je vous annonce.
Oui, mes frères, c'est aux auditeurs de faire les [p. 13] pré-
dicateurs. Ce ne sont pas les prédicateurs qui se font eux-
mêmes. Ne vous persuadez pas qu'on attire du ciel quand
on veut cette divine parole. Ce n'est ni la force du génie, ni
le travail assidu, ni la véhémente (^) contention qui la font
descendre. On ne peut pas la forcer, dit un excellent prédi-
cateur, il faut qu'elle se donne elle-même : Non exigittcr, sed
donatiir (^'). Dieu n'a pas résolu de parler toujours quand il
a. De Doct. Christ.^ iv, n. 42; cf. n. 57. — b. S. Petr. Chrysol., Servi. Lxxxvi.
i. Phrase effacée, m^Xg^'é sa beauté: « Il ne veut plaire que pour attirer, ni attirer
que pour convertir ; la parole de l'Evangile sort de sa bouche vive, pénétrante,
animée, pleine d'esprit et de feu. »
2. F<zr. Une néglige pas, dit saint Augustin.
3. Var. * qu'il néglige quelques... (1670).
4. Var. * comme fleurir (1670).
5. Var. de sa doctrine.
6. Var. ne falsifie, — * n'affaiblisse (1670). — Passage souligné (plus tard) par
un trait en marge.
7. Var. une chose incroyable.
8. Var. forte. — Tout ce passage est souligné.
Sermons de Bossuet. — III. 37
57^ CARÊME DES CARMÉLITES.
plaira à l'homme de lui commander. «Il souffle où il veut ("),»
quand il veut; et la parole de vie qui commande à nos volon-
tés ne reçoit pas la loi de (') leurs mouvements : Dominatur
divinus sermo, non servit, et ideo non cum jnbetnr loqnitur,
sed C7un jnbet [''). Voulez-vous savoir, chrétiens, quand Dieu
se plaît de parler ? Quand les hommes sont disposés à
l'entendre. Cherchez en vérité la saine doctrine, Dieu vous
suscitera des prédicateurs. Que le champ soit bien préparé,
ni le bon grain, ni le laboureur, ni la rosée (') du ciel ne
manqueront pas. Que si, au contraire, vous êtes de ceux qui
détourne[nt] leur oreille de la vérité et qui demandent des
fables et d'agréables rêveries, ad fabulas autem \converten-
tui'\ (''), Dieu commandera à ses nuées ("')... (^), il retirera la
saine doctrine de la bouche des prédicateurs. Il env[erra] (■*)
en sa fureur des prophètes insensés et téméraires, « qui
disent : La paix, où il n'y a point de paix (''); qui disent : Le
Seigneur, le Seigneur ! et le Seigneur ne leur a point donné
de commission (■^). » Voilà le mystère que je promettais. Ce
sont les auditeurs fidèles qui font les prédicateurs évangé-
liques, parce que les prédicateurs étant {^) pour les auditeurs,
les uns (") reçoivent d'en haut ce que méritent les autres :
Hoc doctoi' accipit quod meretiir aîiditor (^'). Aimez donc la
vérité, chrétiens, et elle vous sera annoncée ; ayez appétit
de ce pain céleste, et il vous sera présenté. Souhaitez
d'entendre parler Jésus-Christ, et il fera résonner sa voix
jusques aux oreilles [de] votre cœur. C'est là que vous devez
vous rendre attentifs, et c'est ce que je tâcherai de vous faire
voir dans ma seconde partie.
a. Joan., m, 8. — b. S. Petr. Chrysol., Serm. Lxxxvi. — t". II Tim., iv, 4.
— d. Is., V, 6. — e.Jereiii., viil, 11. — /. Ezeck.^ xin, 6. —g. S. Petr. Chrysol.,
ibid.
1. Var. ne dépend pas de...
2. Var. la pluie.
3. Le texte d'Isaïe fournit le complément de l'idée: Nubibus ntandabo nepluant
sîiper eani inibrent.
4. Ms. il envoie. — Mais la phrase précédente, addition placée au bas de la
page, entraîne celle-ci dans son mouvement.
5. Première rédaction : éX'xn'i faits "çonx... — Le mot /"^«Vi- a été barré après
coup.
6. ]'ar. ceux-là.
I
SUR LA PAROLE DE DIEU. 579
DEUXIÎ'.ME POINT.
[P. 15] Le second rapport, chrétiens, que nous avons re-
marqué entre la parole de Dieu et l'Eucharistie, c'est que
l'une et l'autre doit aller au cœur, quoique par des voies dif-
férentes ; l'une par la bouche, l'autre par l'oreille. C'est pour-
quoi comme celui-là boit et mange son jugement qui, appro-
chant du mystère, prépare seulement la bouche du corps et
ferme à Jf:sus-CiiRLST la bouche du cœur, ainsi celui-là reçoit
sa condamnation, qui, écoutant parler Jésus-Ciirlst ('), lui
prête l'oreille au dehors (') et bouche l'ouïe au dedans à cet
enchanteur céleste (^), incantantis sapienter {"), et n'entend
pas Jksus-Christ qui parle, [P. 15'"'] Que si vous me de-
mandez ici, chrétiens, ce que c'est que prêter l'oreille au
dedans, je vous répondrai en un mot que c'est écouter atten-
tivement. Mais l'attention dont je parle n'est pas peut-être
celle que vous entendez. Et il nous faut ici (^) expliquer deux
choses : combien est nécessaire l'attention, et en quelle par-
tie de l'âme elle doit être.
Pour bien entendre, mes sœurs, quelle doit être votre
attention à la divine parole, il faut s'imprimer bien avant cette
vérité chrétienne qu'outre le son qui frappe l'oreille, il y a
une voix secrète qui parle intérieurement, et que ce discours
spirituel et intérieur, c'est la véritable prédication, sans
laquelle tout ce que disent les hommes ne sera qu'un bruit
inutile : Intus omnes auditores siunus ('''). Le Eils de Dieu ne
nous permet pas de prendre ce titre de maître : « Que per-
sonne if), dit-il, ne s'appelle maître : car il n'y a qu'un seul
maître » et un seul docteur: Unus est enim magister vester (').
Si nous entendons cette parole, nous trouverons, dit saint Au-
gustin {'^), que nul ne nous peut enseigner que Dieu : ni les
hommes ni les anges n'en sont point capables. [P. 16] Ils
a. Ps.^ LVll, 6. — b. S. Aug., Senn. CLXXIX, n. 7. — c. Matth., xxill, 8. —
d. De Peccai. merit. et remiss. ^ lib. I, n. yj.
1. Var. écoutant la sainte parole.
2. Var. ouvre l'oreille du corps.
3. Var. et bouche l'oreille du cœur.
4. Cet adverbe est omis dans l'édition Gazier.
5. Correction inachevée : nul ne se doit attribuer...
580 CARÊME DES CARMÉLITES.
peuvent bien nous parler de la vérité; ils peuvent, pour ainsi
dire, la montrer au doigt ; Dieu seul la peut enseigner, parce
que lui seul nous éclaire pour discerner les objets. Ce que
saint Augustin éclaircit par la comparaison de la vue. [C'est]
en vain que que l'on nous désigne (') avec le doigt les pein-
tures de cette église ; [c'est] en vain que l'on nous marque (^)
la délicatesse des traits et la beauté des couleurs, où notre
œil ne distingue rien, si le soleil ne répand sa clarté dessus :
ainsi, parmi tant d'objets qui remplissent notre entendement,
quelque soin que prenne[nt] les hommes de démêler le vrai
d'avec le faux, si Celui dont il est écrit qu'il <<; éclaire tout
homme venant au monde {"), » n'envoie une lumière invisible
sur les objets et l'intelligence, jamais nous ne ferons le dis-
cernement (^). C'est donc en sa lumière que nous découvrons
la différence des choses ; c'est lui qui nous donne un certain
sens qui s'appelle le «sens de Jésus-Christ (^), » par lequel
nous goûtons (•*) ce qui est de Dieu ; c'est lui qui ouvre le
cœur et qui nous dit au dedans : C'est la vérité qu'on vous
prêche. Et c'est là, comme je l'ai dit, la prédication véritable.
[P. 17] C'est ce qui a fait dire à saint Augustin: « Voici, mes
frères, un grand secret : » Magnum sacra7nentum, fra-
ti'es{^)\ « le son de la parole frappe les oreilles, le Maître est
au dedans; » on parle dans la chaire, la prédication se fait dans
le cœur: Soniis verborum \jiostro7'-iuiî\aîi.res percutit, viagister
mtus est {^). Car il n'y a qu'un maître, qui est Jésus-Christ;
et lui seul enseigne les hommes. C'est pourquoi ce Maître
céleste a dit tant de fois : « Oui a des oreilles pour ouïr, qu'il
écoute ('). » Certainement, chrétiens, il ne parlait pas à des
sourds; mais il savait (^), ce divin docteur, qu'il y en a qui en
voyant ne voient pas, et qui en écoutant n'écoute[nt] pas (^);
a. Joan., l, 19. — b. \ Cor., il, 16. — c. hi Epist.Joan. Tract, m, n. 13.— d. Ibid.
e. Muith., xni, 9. — /. Ibid., 13.
1. Var. En vain nous désigne-t-on.
2. Ms. remarque. (Distraction.)
3. Addition inierlinéaire : * « Je [puis] {^ms. vous) bien vous montrer au doigt
(l'objet de la vue) [jnois effacés] et adresser votre vue [var. vos yeux) ; puis-je
vous donner des yeux pour les regarder 1 » (1670.)
4. Var. nous connaissons.
5. Ms. savent (scauent). — Distraction ; Fauteur pense à la fin de sa phrase.
Passaire souli<rnc.
SUR LA PAROLE DE DIEU. 58 I
qu'il y a des oreilles intérieures où la voix humaine ne pénè-
tre pas et OLi lui seul a droit de se faire entendre. Ce sont ces
oreilles [p. 1 8] qu'il faut ouvrir pour écouter la prédication.
Ne vous contentez pas d'arrêter vos yeux sur cette chaire
matérielle : « celui qui enseigne les cœurs a sa chaire au
ciel (") ; >> il y est assis auprès de son Père, et c'est lui qu'il
vous faut entendre : Ipsiun andite.
Ne croyez pas, toutefois, que vous deviez mépriser cette
parole sensible et extérieure que nous vous portons de sa
part. Car, comme dit excellemment saint Jean Chryso-
stome (''), Dieu nous ayant ordonné deux choses, d'entendre
et d'accomplir sa sainte parole, combien est éloigné de la
pratique celui qui s'ennuie de l'explication ? quand aura le
courage de l'accomplir (') celui qui n'a pas la patience de
l'entendre? [P. rS'^'sj Quand lui donnera son cœur {'') celui
qui lui refuse jusqu'à ses oreilles ? C'est une loi établie pour
tous les mystères du christianisme qu'en passant à l'intel-
ligence ils se doivent, premièrement, présenter aux sens ; et
il l'a fallu en cette sorte {f) pour honorer celui qui, étant
invisible par sa nature, a voulu paraître pour l'amour de
nous sous une forme sensible. C'est pourquoi nous respec-
tons et l'eau qui nous lave, et l'huile sacrée qui nous fortifie,
et la forme sensible du pain spirituel qui nous nourrit pour
la vie éternelle. Et pour la même raison, chrétiens, vous
devez entendre les prédicateurs en bénissant ce grand Dieu
qui a tant voulu honorer les hommes que, sans avoir besoin
de leur secours, il les choisit néanmoins pour être les instru-
ments de sa puissance. Assistez donc saintement et fidèle-
ment à la sainte prédication.
Mais cette assistance extérieure n'est que la moindre partie
de votre devoir. Il faut prendre garde que de vains discours,
ou des pensées vagues, ou une imagination dissipée ne fasse
tomber du cœur la sainte parole. Si dans la dispensation des
mystères il arrive par quelque malheur que le corps de
Jésus-Christ tombe à terre, toute l'Eglise tremble, tout le
a. In Episi. Joan., Tract., Hl, n. 3. — b. De Mutât, nom.
1. Var. de la pratiquer. — En 1670 : * pratiquer, — - observer.
2. Var. quand lui donnera-t-il son cœur, s'il lui refuse jusqu'à ses oreilles .'
3. Var. et cela pour...
582 CARÊME DES CARMÉLITES.
monde est frappé (') d'une sainte horreur. Et saint Augustin
nous a dit que ce n'est pas un moindre mal de laisser perdre
inutilement la parole de vérité. Et en effet, chrétiens, [p. 19]
Jésus-Christ, qui est la vérité même, n'aime pas moins la
vérité que son propre corps ; au contraire, il a sacrifié son
corps pour sceller par son propre sang la vérité de sa parole {').
Un temps il a souffert que son corps fût infirme et mortel;
il a voulu au contraire que sa vérité fût toujours immor-
telle et inviolable. Par conséquent (^), il ne faut pas croire
qu'il se sente moins outragé quand on écoute sa vérité avec
peu d'attention que quand on manie son corps avec peu
de soin. Tremblons {'^) donc, chrétiens, tremblons quand nous
laissons tomber à terre la parole de vérité que l'on nous
annonce ; et comme il n'y a que nos cœurs qui soient capa-
bles de la recevoir, ouvrons-lui-en toute l'étendue ; écoutons
attentivement Jésus-Christ qui parle : Ipsuni [midite.^
Mais il me semble que vous me dites que nous n'avons
pas sujet de nous plaindre du peu d'attention de nos audi-
teurs : non seulement ils sont attentifs, mais ils pèsent exacte-
ment toutes les paroles (-'), et ils en savent remarquer au juste
le fort ou le faible {^). Pendant que nous parlons, dit saint
Chrysostome {"), on nous compare avec les autres et avec
a. De Sacerd., v, i.
I. Var. saisi.
. 2. Var. il a sacrifié son corps pour la confirmation de sa vérité. — La seconde
rédaction a été ajoutée en bas de page.
3. Var. tellement qu'il ne faut... =
4. Tout ce passage a été refait ainsi qu'il suit en 1665, sur la partie restée en
blanc de la page \%bis : * {{ JÉsus-Christ, qui est la vérité même, n'aime pas
moms la vérité que son propre corps. Au contraire, c'est pour sceller de son
propre sang la vérité de sa parole qu'il a bien voulu sacrifier son propre corps.
Un temps il a souffert que son corps fût infirme et mortel, et c'est volontaire-
ment qu'il l'a exposé à tant d'outrages : il a voulu que sa vérité fût toujours
immortelle et inviolable. Tremblons donc... )) (Le reste, comme dans la rédac-
tion de 1661, jusqu'à : Ipsîim audiie.)
Immédiatement au-dessus de ce remaniement se lit cette phrase inachevée :
« Si l'on vous reproche que vous nourrissez vos passions, que la force que vous
trouviez tout entière pour les divertissements du carnaval vous a manciué tout à
coup, quand il a fallu pratiquer les mortifications du Carême... » (1665.) .
5. Var. Bien loin de laisser perdre les sentiments, ils pèsent exactement toutes
les paroles ; non seulement ils sont attentifs, mais ils mettent tous les discours
à la balance.
6. Var. et ils en sauront dire à point nommé le fort ou le faible.
SUR LA 1>AK()LK DE DIKU. 583
nous-mêmes, le premier discours avec les suivants ('), le
commencement avec le milieu; comme si la chaire était un
théâtre où l'on monte pour (-) disputer le prix du bien [p. 20 1
dire. Ainsi je confesse qu'on est attentif, mais ce n'est pas
l'attention que Jésus demande. Où doit-elle être, mes frères ?
Où est ce lieu caché dans lequel Dieu parle ? Où se fait cette
secrète leçon dont Jésus-Christ a dit dans son Evang-ile :
« Quiconque a ouï de mon Père et a appris vient à moi (") ? »
Où se donnent ces enseignements, et où se tient cette école
dans laquelle le Père céleste parle si fortement de son Fils,
où le Fils enseigne réciproquement à connaître son Père
céleste? Écoutez saint Augustin là-dessus dans cet ouvrage
admirable de la Prédestination des saints : Valde remota est
a sensibîis carnishœc schola, in qtia Pater atiditnr. . ., 7tt venia-
ticr ad Filitun ('''). « Que cette école céleste dans laquelle le
Père apprend à venir au Fils est éloignée des sens de la
chair ! » « Encore une fois, nous dit-il, qu'elle est éloignée des
sens de la chair, cette école où Dieu est le maître! » Valde,
inquam, remota est a sensibles carnis hœc scJiola in qua
Deus (^) aiiditiir et docet ? Mais (■*) quand Dieu même parle-
rait à l'entendement par la manifestation de la vérité, il faut
encore aller plus avant. Tant que les lumières de Dieu
demeurent simplement à l'intelligence, ce n'est pas encore la
leçon de Dieu, ce n'est pas l'école du Saint-Esprit, parce
qu'alors, dit saint Augustin ('), Dieu ne nous enseigne que
selon la loi, et non encore selon la grâce ; selon la lettre qui
tue, non [selon] (^) l'esprit qui vivifie. Donc, mes frères, pour
être attentif à la parole de l'Évangile (^), il ne faut pas ra-
masser son attention au lieu où se mesurent les périodes,
mais au lieu où se règlent les mœurs. Il ne faut pas se recueillir
a.Joan., vi, 45. — b. De Prœdcst. Sanct., n. 13. — M^s. 8. — c. De Grat. christ.,
n. 15.
1. Firïr. avec le second.
2. Var. où il fallût disputer...
3. Ms. Pater.
4. Remaniement, p. 20 bis (f. 145).
5. Ms. seulement. (Lapsus.)
6. Var...: et docet. Pour rencontrer cette école et pour écouter cette voix il
faut se retirer au plus grand secret et dans le centre du co^ur. Il ne faut
pas ramasser...
584 CARÊME DES CARMÉLITES.
au lieu où l'on goûte les belles pensées, mais au lieu où se
produisent les bons désirs. Ce n'est pas même assez de se
retirer au lieu où se forment les jugements ; il faut aller à
celui où se prennent les résolutions. Enfin s'il y a quelque
endroit encore plus profond et plus retiré où se tienne le
conseil du cœur, où se déterminent (') tous ses desseins, où
se donne le branle à ses mouvements, c'est là qu'il faut se
rendre [p. 21] attentif pour écouter parler Jésus-Ciirist.
Si vous (^) lui prêtez cette attention, c'est-à-dire si vous
pensez à vous-même, au milieu du son qui vient à l'oreille et
des pensées qui naissent dans l'esprit, vous verrez partir
quelquefois comme un trait de flamme (^) [qui] viendra
vous percer le cœur et ira droit au principe de vos mala-
dies ('♦). Car ce n'est pas en vain que saint Paul a dit que « la
parole de Dieu est vive, efficace, plus pénétrante qu'un
glaive tranchant des deux côtés ; qu'elle va jusqu'à la moelle
du cœur et jusqu'à la division de l'âme et de l'esprit (") ; »
c'est-à-dire, comme il l'explique, qu'elle « discerne toutes les
pensées et les plus secrètes intentions du cœur. » Et c'est ce
qui fait dire au même Apôtre que la prédication est une
espèce de prophétie : Qui prophetat, hoinmibus loquitur ad
œdijicationem, et exhortationem, et consolationem ('^) ; parce
que Dieu fait dire quelquefois aux prédicateurs je ne sais
quoi de tranchant qui, à travers nos (') voies tortueuses et
nos passions compliquées, va trouver ce péché que nous
a. Hebr., iv, 12. — b. l Cor., xiv, 3.
1. Var. où l'on détermine..., où l'on donne... — Corrections plus récentes (au
crayon) : * d'où (l'on détermine tous ses desseins), d'où (l'on donne le branle à
ses mouvements, c'est là qu'il faut se rendre) attentif pour écouter Jésus-Christ
(1665).— L'orateur reprenant cette page importante, soulignée au manuscrit,
achevait ainsi une phrase qui avait primitivement un rejet sur la page 21.
2. Addition, f. 145.
3. Var. si vous pensez à vous-même, un trait de flamme viendra quelquefois
vous percer le cœur, et...
4. Cette fin de phrase est renvoyée par Gandar dans les variantes. — Premicre
rédaction effacée : « La sainte parole y va pénétrer, et Jésu.S-Chri.ST, qui est la
parole originale, y entre avec la parole de son Évangile. Mais il y entre comme un
juge pour faire une exacte perquisition et interroger toutes nos pensées. Il va
tâter le pouls comme un médecin, dit saint Augustin; ou plutôt il ne se contente
pas de tâter le pouls, ni de juger du cœur par le mouvement de l'artère : il sonde
le cœur en lui-même pour découvrir le principe de la maladie. »
5. Var. vos.
SUR LA PAROLE DE DIEU. 585
dérob[ons] (') et qui dort dans le fond du cœur. C'est alors,
c'est alors, mes frères, qu'il faut écouter attentivement Jksus-
CiiRLST, qui contrarie nos pensées, qui nous trouble dans
nos plaisirs ('), qui va mettre la main sur nos blessures. C'est
alors qu'il faut faire ce que dit rE[cclésiastique] : Ve7'bîun
sapiens qiiodcunquc aiidierit scius, laudabit et ad se adjiciet (").
Si if) le coup ne va pas encore assez loin, prenons nous-
même[s] le glaive et enfonçons-le plus avant. Que plût à
Dieu que nous portassions le coup si avant que la blessure
allât jusqu'au vif, que le sang coulât par les yeux, je veux
dire les larmes, que saint Augustin appelle si élégamment le
sang de l'âme (''). Mais encore n'est-ce pas assez ; il faut que
de la componction du cœur naissent les bons désirs, ensuite (•*)
que les bons désirs se tournent en résolution déterminée, que
les saintes résolutions se consomment par les bonnes œuvres,
et que nous écoutions Jksus-Christ par une fidèle obéis-
sance à sa parole.
troisième point.
[P. 22] Le Fils de Dieu a dit dans son Evangile : « Celui
qui mange ma chair et boit mon sang, demeure en moi et
moi en lui {') ; » c'est-à-dire que si nous sortons de la sainte
table (^) dégoûtés des plaisirs du siècle, si une sainte douceur
nous attache constamment et fidèlement à Jésus-Christ et
à sa doctrine, c'est une marque certaine que nous y avons
ofoûté véritablement combien le Seio"neur est doux. Il en est
de même, messieurs, de la parole céleste, qui a encore ce
dernier rapport avec la di[vin]e Eucharistie, que (°) comme
a. EccH., XXI, 18. — Ms. audierit sciens... — b. Serm. CCCLI, n. 7. — c.Joan.,
VI, 57-
1. Var. que vous dérobez.
2. ]'ar. désirs.
3. Autre addition (f. 1 45 au bas, et au verso).
4. EdiL en sorte que.
5. Bossuet continuait d'abord : <"< .. comme des lions animés d'une ardeur divine
pour faire la guerre à nos vices, si les plaisirs du siècle nous semblent amers,
sa vie ennuyeuse, ses douceurs empoisonnées, c'est une marque... » — Il renonce
à cette réminiscence d'un passage célèbre attribué à saint Jean Chrysostome
(Hom. LXl) : on voit par là combien il est indépendant dans son imitation des
Pères.
6. Var. Il en est de même, messieurs, de la parole céleste ; et comme...
586 CARÊME DES CARMÉLITES.
nous ne connaissons si nous avons reçu dignement le corps
du Sauveur qu'en nous mettant en état qu'il paraisse qu'un
Dieu nous nourrit, ainsi nous ne remarquons que nous ayons
bien écouté sa sainte parole qu'en vivant de telle manière
qu'il paraisse qu'un Dieu nous enseigne. Car il s'élève sou-
vent (') dans le cœur certaines imitations [p. 23] des senti-
ments véritables par lesquelles un homme se trompe lui-
même ; si bien qu'il n'en faut pas croire certaines ferveurs,
ni quelques désirs imparfaits ; et afin de bien reconnaître si
l'on est touché véritablement, il ne faut interroger que ses
œuvres : Operibus crédite i^).
J'ai observé à ce propos qu'un des plus illustres prédica-
teurs, et sans contredit le plus éloquent (^) qui ait jamais
enseigné l'Église, je veux dire saint Jean Chrysostome ('''),
reproche souvent à ses auditeurs qu'ils écoutent les discours
ecclésiastiques {f) de même que si (•*) c'était une comédie.
Comme je rencontrais (5) souvent ce reproche dans ses divines
prédications, j'ai voulu rechercher attentivement quel pouvait
être le fond de cette pensée, et voici ce qu'il m'a semblé.
C'est qu'il y a des spectacles qui n'ont pour objet que le diver-
tissement de l'esprit, mais qui n'excitent pas les affections,
qui ne remuent pas les ressorts du cœur; mais il n'en est
pas de la sorte de ces représentations animées qu'on donne
sur les théâtres: [elles] sont dangereuses en ce point qu'elles
ne plaisent point si elles n'émeuvent, si elles n'intéressent le
spectateur, si elles ne lui font jouer aussi son personnage,
sans être de l'action et sans monter sur le théâtre, [p. 24] et
sans être de la tragédie (^). Il est donc ému, il est transporté,
ajoan., X, 38. — b. De Sacerd., lib. V, n. i.
1. Phrase soulignée.
2. Ce grand éloge, à rendre jaloux, s'il se pouvait, un saint Augustin, est une
addition interlinéaire, ce qui en accentue l'intention. L'admiration de Bossuet
n'était pas exclusive ; il écrivait en 1670 : « Pour les Pères, je voudrais joindre
ensemble saint Augustin et saint Chrysostome...» (^Z£'//';v au Card. de Bouillon.)
3. Var. la prédication.
4. Var. comme si.
5. Var. Comme j'ai lu souvent.
6. Note (ajoutée par Bossuet, entre parenthèse, p. 2^bis): « C'est pourquoi ces
spectacles sont à craindre, parce que le cœur apprend insensiblement à se
remuer de bonne foi. » — Introduite par Gandar dans le texte, avec changement
de c'' est pourquoi tu c'est en quoi.
SUR LA PAROLE DE DIEU. 587
il se réjouit, il s'afflige de choses qui au fond sont indifférentes.
Mais (') une marque certaine que ces mouvements | ne]
tiennent pas au cœur, c'est qu'ils s'évanouissent en changeant
de lieu. Cette pitié qui causait des larmes, cette colère qui
enflammait et les yeux et le visage, n'étaient que des images
et des simulacres par lesquels le cœur se donne la comédie
en lui-même, qui produisaient toutefois les mêmes effets que
les passions véritables : tant il est aisé de nous imposer, tant
nous aimons à nous jouer nous-mêmes. C'est en quoi ces
spectacles sont à craindre ('')...
[P. 24] Quand le docte saint Chrysostome craignait que
ses auditeurs n'assistassent à ses sermons de même qu'à la
comédie, c'est que souvent ils semblaient émus ; il s'élevait
dans son auditoire des cris et des voix confuses qui mar-
quaient que ses paroles excitaient les cœurs {^). Un homme
un peu moins expérimenté aurait cru que ses auditeurs étaient
convertis; mais il appréhendait, chrétiens, que ce ne fussent
des affections de théâtre, excitées par ressorts et par artifices;
il attendait à se réjouir quand il verrait les mœurs corrigées,
et c'était en effet la marque assurée que Jésus-Christ était
écouté.
[P. 25] Ne vous fiez donc pas, chrétiens, à ces émotions
sensibles, si vous en expérimentez quelquefois dans les
saintes prédications. Si vous en demeurez à ces sentiments,
1. Var. Et — La correction, au crayon, est de date incertaine.
2. AddUio7is de 76/0:* «Saint Augustin appréhende ne faciant (Gandar :
fiant) delcctabilia qiiœ suni inii fil !(r; comh\ç.n plus, si pcriciilosa! Et on ne veut
[pas] que nous disions que ces représentations sont très dangereuses ! Combien
de plaisirs et de charmes imagine-t-on dans la chose dont l'imitation même est si
agréable !
« Les impressions demeurent des passions du théâtre; celles de la parole sont
bien plus tôt emportées. Spirituelles : le temporel les étouffe. » (P. 24.)
« Ou nous écoutons froidement, ou il s'élève seulement en nous des affections
languissantes, faibles imitations des sentiments véritables, désirs toujours sté-
riles et infructueux. La forte émotion s'écoule bientôt ; la secrète impression
demeure, qui dispose le cœur par une certaine pente. L'impression des sermons,
qui ne trouve rien de sensible à quoi elle puisse se prendre, est bien plus tôt
emportée. De telles émotions, faibles, imparfaites, qui se dissipent en un mo-
ment, sont dignes d'être formées dans un théâtre, où l'on ne voit que des choses
feintes, plutôt que devant les chaires évang[éliques], où la sainte vérité de Dieu
paraît dans sa pureté. » (P. 34 bis.)
3. Var. que l'âme était agitée.
588
CAREME DES CARMÉLITES.
ce n'est pas encore Jésus-Christ qui vous a prêches ; vous
n'avez encore écouté que l'homme ; sa voix peut (') aller
jusque-là ; un instrument bien touché peut bien exciter les
passions. Comment saurez-vous, chrétiens, que vous êtes
véritablement enseignés de Dieu ? Vous le saurez par les
œuvres. [P. 25^15] c^r il faut apprendre de saint Augustin
la manière d'enseigner de Dieu, cette manière si haute, si
intérieure (-)... Elle ne consiste pas seulement dans la dé-
monstration de la vérité, mais dans l'infusion de la charité ;
elle ne fait pas seulement que vous sachiez ce qu'il faut aimer,
mais que vous aimiez ce que vous savez : Si doctrina dicen-
da est..., altius et interms..., ut non ostendat ta7itiun\inodo\
veritatem, verum etiam impertiat caritatem ('^). De sorte que
ceux qui sont véritablement de l'école de Jésus-Christ, le
montrent bientôt par leurs oeuvres. Et c'est la marque cer-
taine que saint Paul nous donne, lorsqu'il écrit aux fidèles de
Thessalonique : De charitate autem fraternitatis non necesse
habeniiis scribere vobis : « Pour la charité fraternelle, vous
n'avez pas besoin que l'on vous en parle : » Ipsi enim \yos\
a Dco didicistis ut diligatis invicem: « Car vous avez vous-
mêmes appris de Dieu à vous aimer les uns (3) les autres ; »
et il en donne aussitôt la preuve: « En effet vous le pratiquez
fidèlement envers les frères de Macédoine : » Etenim illud
facitis... (''). Ainsi la marque très assurée que le Fils de Dieu
vous enseigne, c'est lorsque vous pratiquez ses enseigne-
ments. C'est le caractère de ce divin Maître. Les hommes
qui se mêlent d'enseigner les autres, leur montrent tout au
plus ce qu'il faut savoir ; il n'appartient qu'à ce divin
Maître que l'on nous ordonne d'entendre, [p. 26] de
nous donner tout ensemble et de savoir ce qu'il faut
et d'accomplir ce qu'on sait : Simul donans et quid agant
scire, et quod sciunt agere {^\ Si donc vous voulez être de
ceux qui l'écoutent, écoutez-le véritablement et obéissez à
a. De Grat. Christ., lib. I, n. 14. — Ms. sed etiam... — b.\ Thess., iv, 9, 10. —
c. S. Aug., toco inox citât.
1. Var. il peut...
2. Afs. si intérieure, etc.
3. Edit. Casier : les uns ^/ les autres. — Et est au ms., mais barré. C'était
un lapsus.
SUR LA l'AROLK DK DIEU. 589
ses paroles : Ipsum audite. Ne soyez pas (') de ceux dont se
moque le divin Psalmiste, de ces fleurs qui trompent toujours
les espérances, qui ne se nouent jamais pour donner des
fruits ; ou de ces fruits qui ne mûrissent point, qui sont le
jouet des vents et la proie des animaux: Dieu ne veut point
de tels arbres dans son jardin de délices. Ne vous contentez
pas de ces affections stériles et infructueuses qui ne se
tournent jamais en résolutions déterminées : Jésus-Christ
rejette de tels disciples de son école et de tels soldats de sa
milice. Écoutez comme il s'en moque, si je l'ose dire, par la
bouche du divin Psalmiste: Filii EpJirem intendentes et mit-
tentes arcuni, coiiversi sunt in die belli (") : « Les enfants
d'Ephrem qui bandaient leurs arcs et préparaient leurs
flèches, ils ont lâché le pied (^) au jour de la bataille (^). » En
écoutant la prédication, ils semblaient aiguiser leurs armes ('*)
contre leurs vices; au jour de la tentation, ils les ont rendues
honteusement. Ils promettaient beaucoup (^) dans l'exercice,
ils ont plié d'abord dans la bataille (^); ils semblaient animés
quand on sonnait la trompette, ils ont tourné le dos tout à
coup quand il a fallu venir aux mains : Filii EpJi7'em {inten-
dentes et niittentes arcum, conversi sunt in die belli\
Mais concluons enfin ce discours, duquel vous devez
apprendre que, pour écouter Jésus-Christ, il faut [p. 27]
accomplir sa sainte parole. Il ne parle pas pour nous plaire,
mais pour nous édifier dans nos consciences : « Je suis le
Seigneur, dit-il, qui vous enseigne des choses utiles : » Ego
Doniinus... docens te utilia (''). Il n'établit pas des prédicateurs
pour être les ministres de la volupté i^) et les victimes de la
curiosité publique, c'est pour affermir le règne de sa vérité ;
a. Ps., Lxxvii, 9. — b. Is., XLVHi, 17. — Complété en 1670 : * gubernans te
in via qua ambulas.
1. Gandar renvoyait en note cette phrase tout entière. M. Gazier l'a rétablie
avec raison dans le texte, en adoptant une lecture un peu dififérente de celle des
anciens éditeurs.
2. Fa/-. * ils ont été rompus et renversés... (1665 ou 1670, au crayon).
3. Var. du combat.
4. Addition: aiguiser * leurs traits et préparer leurs armes (1670).
5. Var. tout.
6. Wir. dans le combat.
7. Var. * de la délicatesse (1665, au crayon).
590 CAREME DES CARMÉLITES.
de sorte qu'il ne veut pas voir dans son école des contempla-
teurs oisifs, mais de fidèles ouvriers; enfin il y veut voir des
disciples qui honorent par leur bonne vie l'autorité d'un tel
maître ('). Et afin que nous craignions désormais de sortir
de son école sans être meilleurs, écoutons comme il parle à
ceux qui ne profitent pas de ses saints préceptes : Ipsum
audite : écoutez, c'est lui-même qui vous parle : « Si quel-
qu'un écoute mes paroles et n'est pas soigneux de les accom-
plir (^), je ne le juge pas, non judico etun, car je ne viens pas
pour juger le monde, [mais pour sauver le monde] : » N^on
eni7nveni\Mtjtidiceinmundiuii\, sed ut salvi/icein munduni (").
Qu'il ne s'imagine pas toutefois qu'il doive demeurer sans être
jugé : « celui qui me méprise et ne reçoit pas mes paroles,
il a un juge établi : » Habet quijtidicet euTn (^'). Quel sera ce
juge ? « La parole que j'ai [p. 28] prêchée le jugera au der-
nier jour : » Seinno qîiem /ocutus suni, ille judicabit eum in
novissinio die {^\
Ceci (3) nous manquait encore pour établir l'autorité sainte
de la parole de Dieu ; il fallait encore ce nouveau rapport
entre la doctrine sacrée et l'Eucharistie. Celle-ci s'approchant
des hommes, vient discerner les consciences avec une auto-
rité et un œil de juge ; elle couronne les uns, elle condamne
les autres : ainsi la divine parole, ce pain des oreilles, ce corps
spirituel (^) de la vérité, ceux qu'elle ne touche pas, elle les
juge ; ceux qu'elle ne convertit pas, elle les condamne ; ceux
qu'elle ne nourrit pas, elle les tue (^).
a.Joan., xn, 47. — b. Ibid.^ 48. — c. Ibîd.
1. Phrase importante : soulignée en entier.
2. Var. et ne les accomplit.
3. Bossuet complète en 1670 la pensée précédente : « "* C'est-à-dire que ni on
ne recevra d'excuse, ni on ne cherchera de tempérament. « La parole, dit-il,
vous jugera ; » la loi elle-même fera la sentence, selon sa propre teneur, dans
l'extrême rigueur du droit {ms. de droit) ; et de là vous devez entendre que ce
sera un jugement sans miséricorde.» — Ici un renvoi : Voy. j^*" serfiton du
i^'' Carême dti Louvre, p. 4, 5. Gandar concluait que ces surcharges avaient
été écrites au moment même où l'auteur préparait le second, c'est-à-dire en 1666.
Mais Bossuet continua de désigner ainsi la première station à la cour, même
après que le second Carême royal eut été transféré à Saint-Germain. Nous trou-
verons le passage, au i"' point du sermon sur la Prédication évatigc ligue ^ en 1662.
4. ]'ar. mystique.
5. Passage souligné.
SUR LA PAROLE DE DIEU. 59 I
Je ne pense pas qu'il soit nécessaire que je vous exhorte
maintenant par un long discours. Ceux qui ont des oreilles
chrétiennes préviennent par leurs sentiments ce que je puis
dire ; et je m'assure que ces vérités évangéliques sont entrées
bien avant dans leurs consciences. Mais si j'ai prouvé (')
quelque chose, si je vous ai fait voir aujourd'hui cette alliance
[p. 29] sacrée qui est entre la chaire et l'autel, au nom de Dieu,
mes frères, nen violez pas la sainteté. Quoi! pendant qu'on
s'assemble pour écouter Jésus-Christ, pendant que l'on
attend sa sainte parole, des contenances de mépris, un mur-
mure et quelquefois un ris scandaleux déshonorent publique-
ment la présence de Jésus-Christ ! Temples augustes, sacrés
autels, et vous, saints tabernacles du Dieu vivant, faut-il donc
que la chaire évangélique fasse naître une occasion ('') de
manquer à l'adoration qui vous est due ? Et nous, chrétiens,
à quoi pensons-nous ? Quoi ! voulons-nous commencer
d'honorer la chaire par le mépris de l'autel ? Est-ce pour nous
préparer à recevoir la sainte parole, que nous manquons de
respect {') à l'Eucharistie ? Si vous le faites désormais, j'ai
parlé en l'air, et vous ne croyez rien de ce que j'ai dit. Mes
frères, ces mystères sont amis : ne soyons pas assez témé-
raires pour en rompre la société. Adorons Jésus-Christ
avant qu'il nous parle ; contemplons en respect et en silence
ce Verbe divin à l'autel, avant qu'il nous enseigne dans cette
chaire. Que nos cœurs seront bien ouverts à la doctrine
céleste [p. 30] par cette sainte préparation ! Pratiquez-la,
chrétiens : ainsi Notre Seigneur Jésus-Christ puisse être
votre docteur! ainsi les eaux sacrées de son Evangile puis-
sent tellement arroser vos âmes, qu'elles y deviennent une
fontaine qui jaillisse (*') à la vie éternelle : que je vous souhaite
au nom du Père, [et du Fils, et du Saint-Esprit !]
1. Edil. Lâchât : si j'ai éprouvé.
2. Va}-, soit une occasion.
3. Var. que nous déshonorons l'Eucharistie 1 (Plus haut, honorer la chaire
venait d'être introduit en place de rendre respect à, effacé.)
4. Edif. rejaillisse. — La première syllabe est effacée au manuscrit. On 0 pu
croire que c'était accidentellement ; mais Bossuet a voulu rendre littéralement,
selon son habitude, une expression de l'Écriture : Fo7is aquœ salientis in vitam
ceternarn.
i
t
i
i
CAREME DES CARMELITES.
SECOND PANEGYRIQUE de
SAINT JOSEPH.
19 mars 1661.
wwwwwwwwwwwwwwww
On ne fait pas assez de cas de ce beau discours, parce que toute
l'attention se porte d'ordinaire sur le Deposituni aistodi, plus éclatant,
mais moins achevé. Dans la forme sous laquelle il nous est parvenu,
il appartient incontestablement à la station des Carmélites (Cf. t. II,
p. 1 17 et 293 ; et Introduction, XVI.) Il fut prononcé le samedi, veille
du III^ dimanche de Carême, en présence d'Anne d'Autriche, qui
avait déjà entendu en 1659, dans cette même chapelle, le Déposition
aistodi. (Cf. Floquet, Études..., I, 398-402. — II, 132-135.)
Collationné sur l'édition originale, à défaut de manuscrit.
(2uœsivit sibi Dominus virum
jîcxta cor suum.
Le Seigneur s'est cherché un
homme selon son cœur.
(iy?^^.,xiii, 14.)
CET homme selon le cœur de Dieu ne se montre pas au
dehors, et Dieu ne le choisit pas sur les apparences, ni
sur le témoignage de la voix publique. Lorsqu'il envoya
Samuel dans la maison de Jessé, pour y trouver David, le
premier de tous qui a mérité cet éloge, ce grand homme, que
Dieu destinait à la plus auguste couronne du monde, n'était
pas même connu dans sa famille. On présente, sans songer à
à lui, tous ses aînés au prophète ; mais Dieu, qui ne juge pas
à la manière des hommes, l'avertissait en secret de ne pas
regarder à leur riche taille, ni à leur contenance hardie (') :
si bien que, rejetant ceux que l'on produisait dans le monde,
il fit approcher celui que l'on envoyait paître les troupeaux ;
et versant sur sa tête l'onction royale, il laissa ses parents
étonnés d'avoir si peu jusqu'alors connu ce fils, que Dieu
choisissait avec un avantage si extraordinaire ('').
1. Prtr. à leur mine guerrière.
2. Var. sur lequel Dieu arrêtait son choix.
PANÉGYRIQUE DE SAINT JOSEPH. 593
Une semblable conduite de la Providence divine me fait
a[)pliquer aujourd'hui à Joseph, le fils de David, ce qui a été
dit de David lui-môme. Le temps était arrivé que Dieu cher-
chât un homme selon son cœur, pour déposer en ses mains ce
qu'il avait de plus cher : je veux dire, la personne de son Fils
unique, l'intégrité de sa sainte Mère, le salut du genre humain,
le secret le plus sacré de son conseil, le trésor du ciel et de la
terre. Il laisse Jérusalem et les autres villes renommées ; il
s'arrête sur Nazareth ; et dans cette bourgade inconnue il va
choisir encore un homme inconnu, un pauvre artisan, Joseph
en un mot, pour lui confier ur emploi dont les anges du
premier ordre se seraient sentis honorés ; afin, messieurs,
que nous entendions que l'homme selon le cœur de Dieu
doit être lui-même cherché dans le cœur, et que ce sont
les vertus cachées qui le rendent digne de cette louange.
Comme je me propose aujourd'hui de traiter ces vertus
cachées, c'est-à-dire, de vous découvrir le cœur du juste
Joseph, j'ai besoin plus que jamais, chrétiens, que celui
qui s'appelle le Dieu de nos cœurs ('') m'éclaire par son
Saint-Esprit. Mais quelle injure ferions-nous à la divine
Marie, si ayant accoutumé en d'autres sujets de lui deman-
der son secours, maintenant qu'il s'agit de son saint époux,
nous ne nous efforcions de lui dire avec une dévotion parti-
culière : Ave.
C'est un vice ordinaire aux hommes, de se donner entière-
ment au dehors, et de négliger le dedans ; de travailler à la
montre et à l'apparence, et de mépriser l'effectif et le solide;
de songer souvent quels ils paraissent, et de ne penser point
quels ils doivent être. C'est pourquoi les vertus qui sont esti-
mées, ce sont celles qui se mêlent d'affaires, et qui entrent
dans le commerce des hommes : au contraire, les vertus ca-
chées et intérieures, où le public n'a point de part, où tout
se passe entre Dieu et l'homme, non seulement ne sont pas
suivies, mais ne sont pas même entendues. Et toutefois, c'est
dans ce secret que consiste tout le mystère de la vertu véri-
table. En vain pensez-vous former un bon magistrat, si vous
a. Ps., LXXII, 26.
Sermons de Bossuet. — HI. 38
594 CARÊME DES CARMÉLITES.
ne faites auparavant un homme de bien: en vain vous considé-
rez quelle place vous pourrez remplir dans la société civile,
si vous ne méditez auparavant quel homme vous êtes en par-
ticulier. Si la société civile élève un édifice, l'architecte fait
tailler premièrement une pierre {'), et puis on la pose dans
le bâtiment. 11 faut composer un homme en lui-même,
avant que de méditer quel rang on lui donnera parmi les
autres ; et si l'on ne travaille (') sur ce fonds, toutes les au-
tres vertus, si éclatantes qu'elles puissent être, ne seront que
des vertus de parade, et appliquées par le dehors (^), qui
n'auront point de corps ni de vérité. Elles pourront nous ac-
quérir de l'estime, et rendre nos mœurs agréables ; enfin
elles pourront nous former au gré et selon le cœur des
hommes ; mais il n'y a que les vertus particulières qui aient
ce droit admirable de nous composer au gré et selon le
cœur de Dieu.
Ce sont ces vertus particulières, c'est cet homme de bien,
cet homme au gré de Dieu et selon son cœur, que je veux
vous montrer aujourd'hui en la personne du juste Joseph. Je
laisse les dons et les mystères qui pourraient relever son pa-
négyrique. Je ne vous dis plus, chrétiens, qu'il est le déposi-
taire des trésors célestes, le père de Jésus-Christ, le con-
ducteur de son enfance, le protecteur de sa vie, l'époux et le
gardien de sa sainte Mère. Je veux taire (••) tout ce qui éclate,
pour faire l'éloge d'un saint dont la principale grandeur est
d'avoir été à Dieu sans éclat. Les vertus mêmes dont je
parlerai ne sont ni de la société ni du commerce ; tout est ren-
fermé dans le secret de sa conscience. La simplicité, le déta-
chement, l'amour de la vie cachée sont donc les trois vertus
du juste Joseph, que j'ai dessein de vous proposer. Vous me
paraissez étonnés de voir l'éloge d'un si grand saint, dont la
vocation est si haute, réduit à trois vertus si communes ;
1. Vaf\ avant que de la mettre avec les autres.
2. Var, bâtit.
3. Var. et artificielles.
4. Far. Je m'attache à sa vie particulière ; et pour vous en donner le tableau,
je n'irai pas chercher bien loin ni des conjectures douteuses, ni des révélations
apocryphes. Le peu que nous avons dans les Écritures me suffit pour vous faire
voir dans le bon Joseph l'idée et le caractère de cet homme de bien que nous
cherchons, qui a réglé avec Dieu son intérieur. — (Voy- note 3 de la page 595.)
rANÉGVKIQUE DE SAINT JOSEPH. 595
mais sachez qu'en ces trois vertus consiste le caractère de
cet homme de bien dont nous parlons ; et il m'est aisé de vous
faire voir que c'est aussi en ces trois vertus que consiste le
caractère du juste Joseph. Car, mes sœurs, cet homme de
bien, que nous considérons, pour être selon le cœur de Dieu,
il faut premièrement qu'il le cherche ; en second lieu, qu'il
le trouve ; en troisième lieu, qu'il en jouisse. Quiconque
cherche Dieu, qu'il cherche en simplicité celui qui ne peut
souffrir (') les voies détournées. Quiconque veut trouver
Dieu, qu'il se détache de toutes choses, pour trouver celui qui
veut être lui seul tout notre bien. Quiconque veut jouir de
Dieu, qu'il se cache (') et qu'il se retire, pour jouir en repos,
dans la solitude, de celui qui ne se communique point parmi
le trouble et l'agitation du monde. C'est ce qu'a fait notre pa-
triarche : Joseph, homme simple, a cherché Dieu (') ; Joseph,
homme détaché, a trouvé Dieu ; Joseph, homme retiré, a
joui de Dieu : c'est le partage de ce discours.
PREMIER POINT.
Le (^) chemin de la vertu n'est pas de ces grandes routes
dans lesquelles on peut s'étendre avec liberté : au contraire,
1. Var. qui n'aime point...
2. Var. il faut qu'il se retire avec lui ; il faut, pour ainsi dire, qu'il se cache
en lui, afin de le goûter en repos.
3. Première rédaction : O Joseph, homme simple, vous cherchez Dieu en sim-
plicité ; et il prend soin de guider vos pas, il vous envoie ses anges pour vous
instruire ; tout le ciel veille à votre conduite. O Joseph, homme détaché, vous
allez et vous venez comme Dieu vous mène ; partout où il vous appelle, vous y
trouvez votre maison et votre patrie : votre cœur ne tient à rien sur la terre :
il fallait que vous fussiez ainsi disposé pour être digne de recevoir en votre mai-
son ce Dieu incarné qui se donne à vous. O Joseph, homme de retraite, vous
savez ce que c'est que de jouir d'un Dieu ; et dans le dessein de le posséder en
la paix de votre cœur, de peur que la gloire du monde ne vous détourne ou que
son tracas ne vous trouble, vous vous enveloppez avec Jésus-Christ dans l'a-
mour de la vie cachée. O l'homme juste, l'homme de Dieu, et l'homme selon son
cœur ! Apprenez de là, chrétiens, que d'être un bon particulier, c'est quelque
chose de grand et de vénérable, et dépouillez cette ambition qui vous ôte à
Dieu et à vous-mêmes, sous prétexte de vous donner au public. Mais, pour mieux
comprendre cette vérité, venez considérer avant toutes choses la simplicité de
Joseph dans ma première partie. — Plusieurs de ces variantes ne seraient-elles
pas des fragments du panégyrique composé sur le même plan en 1657, pour
l'église des Feuillants .'' De même quelques-unes de celles qui vont suivre .'' Non
toutefois la première qu'on va rencontrer.
4. Première rédaction ; Quand je vous parle de la sainte simplicité, ne croyez
596 CARÊME DES CARMÉLITES.
nous apprenons par les saintes Lettres que ce n'est qu'un
petit sentier, et une voie étroite et serrée, et tout ensemble
extrêmement droite : Seniitajusii recta est, râcttLS callis jtisti
ad ambulandum if). Par oii nous devons apprendre qu'il faut
y marcher en simplicité, et dans une grande droiture. Si peu
non seulement que l'on se détourne, mais même que l'on
chancelle dans cette voie, on tombe dans les écueils dont
elle est "environnée de part et d'autre. C'est pourquoi le
Saint-Esprit, voyant ce péril, nous avertit si souvent de mar-
cher dans la voie qu'il nous a marquée, sans jamais nous
détourner à droite ou à gauche : N^oii declinabitis neque ad
dexterain neque ad sinistra^n (^') ; nous enseignant, par cette
parole, que pour tenir cette voie, il faut dresser tellement
son intention qu'on ne lui permette jamais de se relâcher, ni
de faire le moindre pas de côté ou d'autre.
C'est ce qui s'appelle dans les Ecritures avoir le cœur droit
avec Dieu, et marcher en simplicité devant sa face. C'est le
seul moyen de le chercher, et (') la voie unique pour aller à
lui; parce que, comme dit le Sage, « Dieu conduit le juste par
les voies droites : » Jiistuiii deduxit (Doniinus) per vias re-
ctas {^). Car il veut qu'on le cherche avec grande ardeur ; et
ainsi, que l'on prenne les voies les plus courtes, qui sont
toujours les plus droites : si bien qu'il ne croit pas qu'on le
a. Is., XXVI, 7. — d. Deut., V, 32, xvn, 11 ; Prov., IV, 27 ; Is., XXX, 21. —
c. Offic. Eccl. — Cf. Sap.^ x, 10. Mais là, deduxit a pour sujet Sapietitia.
pas entendre le nom d'une vertu particulière. Dans le style de l'Ecriture,homme
simple n'est autre chose que la définition d'un homme de bien. Jacob, dit-elle,
était homme simple ; c'est-à-dire était homme juste {Gen.^ xxv, 27) ; et c'est
ainsi que le Saint-Esprit a accoutumé de parler. Toutefois, chrétiens, il y a quel-
que chose de singulier qui nous est représenté par cette expression, et il faut
tâcher de l'entendre. La simplicité, si je ne me trompe, est une certaine droiture
d'un cœur qui est sincère avec Dieu : et c'est pourquoi l'Écriture sainte joint
toujours ces deux qualités dans la définition de l'homme de bien. «Job, dit-elle,
était simple et droit : » Eratznr illc siinplex et reclus (Job, i, i). Ainsi la simpli-
cité, c'est la droiture du cœur ; et vous entendez bien, âmes saintes, que cette
droiture de cœur, c'est la pureté d'intention ; de sorte qu'un homme simple,
c'est un homme dont le cœur est droit avec Dieu, c'est-à-dire dont les intentions
sont droites et pures, qui n'aime que Dieu dans le cœur, qui marche à lui sans
détour ; et c'est la première qualité d'un homme de bien. Vous pouvez juger aisé-
naent combien elle est nécessaire, par cette réflexion...
I. Var. Car il faut encore remarquer ceci pour honorer la simplicité, qu'on ne
peut chercher Dieu que par son moyen. Il conduit le juste par les voies droites :
on ne le trouve jamais qu'on ne marche droitement à lui.
PANÉGYRIQUE DE SAINT JOSEPH. 597
cherche, lorsqu'on ne marche pas droitement à lui. C'est
pourquoi il ne veut point ceux qui s'arrêtent, il ne veut point
ceux qui se détournent, il ne veut point ceux qui se partagent.
Quiconque prétend partager son cœur entre la terre et le
ciel, ne donne rien au ciel, et tout à la terre, parce que la
terre retient ce qu'il lui engage, et que le ciel n'accepte pas
ce qu'il lui offre (').
Vous devez entendre, par ce discours, que cette bienheureuse
simplicité tant vantée dans les saintes Lettres, c'est une cer-
taine droiture de cœur et une pureté d'intention ; et l'acte
principal de cette vertu, c'est d'aller à Dieu de bonne foi, et
sans s'en imposer à soi-même: acte nécessaire et important,
qu'il faut que je vous explique. Ne vous persuadez pas,
chrétiens, que je parle ainsi sans raison : car si dans la voie
de la vertu il y en a qui trompent les autres, beaucoup aussi
se trompent eux-mêmes. Ceux qui se partagent entre les
deux voies, qui veulent avoir un pied dans l'une et dans
l'autre, qui se donnent tellement à Dieu qu'ils ont toujours
un regard au monde, ceux-là ne marchent point en simpli-
cité, ni devant Dieu ni devant les hommes, et n'ont point
par conséquent de vertu solide. Ils ne sont pas droits avec
les hommes, parce qu'ils imposent à leur vue par l'image
d'une piété qui ne peut être que contrefaite, étant altérée
par le mélange : ils ne sont pas droits devant Dieu, parce
que, pour plaire à ses yeux, il ne suffit pas, chrétiens, de
produire par étude et par artifice des actes de vertu em-
pruntés, et des directions d'intention forcées.
Un homme engagé dans l'amour du monde, viole tous les
jours les lois les plus saintes de la bonne foi, ou de l'amitié,
ou de l'équité naturelle, que nous devons aux plus étrangers,
pour satisfaire à son avarice. Cependant sur une certaine incli-
nation vague et générale, qui lui reste pour la vertu, il
s'imagine être homme de bien, et il en veut produire des
actes : mais quels actes, ô Dieu tout-puissant ? Il a oui dire
à ses directeurs ce que c'est qu'un acte de détachement, ou
I. Il faut donc écouter le Sage, et chercher Dieu en simplicité de cœur : In siin-
plicitate cordis qnœrite illiim (Sap., i, i), c'est-à-dire avec une intention pure et
dégagée. — (Fragment d'une première rédaction donné ici par Deforis.)
598 CARÊME DES CARMÉLITES.
un acte de contrition et de repentance : il tire de sa mémoire
les paroles qui le composent, ou l'image des sentiments qui le
forment. Il les applique (') comme il peut sur sa volonté, car
je ne puis dire autre chose (''), puisque son intention y est
opposée ; et il s'imagine être vertueux : mais il se trompe, il
s'abuse, il se joue de lui-même.
Pour se rendre agréable à Dieu, il ne suffit pas, chrétiens,
de tirer par artifice (^) des actes de vertu forcés, et des
directions d'intention étudiées {^). Les actes de piété doivent
naître du fond du cœur, et non pas être empruntés de l'esprit
ou de la mémoire. Mais ceux qui viennent du cœur ne souf-
frent point de partage. « Nul ne peut servir deux maî-
tres (") : » Dieu ne peut souffrir cette intention louche, si je
puis parler de la sorte, qui regarde de deux côtés en un
même temps. Les regards ainsi partagés rendent l'abord d'un
homme choquant et difforme: et l'âme se défigure elle-même,
quand elle tourne en deux endroits ses intentions. « Il faut,
dit le Fils de Dieu ('''), que votre œil soit simple ; » c'est-à-
dire, que votre regard soit unique ; et pour parler encore en
termes plus clairs, que l'intention pure et dégagée s'appli-
quant tout entière à la même fin, le cœur prenne sincèrement
et de bonne foi les sentiments que Dieu veut. Mais ce que
j'en ai dit en général se connaîtra mieux dans l'exemple.
Dieu a ordonné au juste Joseph de recevoir la divine Vierge
comme son épouse fidèle, pendant que (^) sa grossesse semble
la convaincre ; de regarder comme son Fils propre, un enfant
qui ne le touche que parce qu'il est dans sa maison ; de
révérer comme son Dieu, celui auquel il est obligé de servir
de protecteur et de gardien. Dans ces trois choses, mes frères,
où il faut prendre des sentiments délicats, et que la nature
ne peut pas donner, il n'y a qu'une extrême simplicité qui
puisse rendre le cœur docile et traitable. Voyons ce que
fera le juste Joseph. Nous remarquerons en son lieu qu'à
a. Matth., vi, 24. — b. Lîic, XI, 33.
1. Var. pour ainsi dire.
2. Var. je ne puis dire qu'elle les produise.
3. Far. par étude, comme par machine.
4. Var. artificielles. — Bossuet n'a pas dû prononcer les redites que lui prêtent
ici ses éditeurs.
5. Var. qu'elle devient mère sans qu'il y ait part.
PANÉGYRIQUE DE SAINT JOSEPH. 599
l'égard de sa sainte épouse, jamais le soupçon ne fut plus
modeste, ni le doute plus respectueux. Mais enfin il (') était
si juste, qu'il ne pouvait pas se désabuser sans que le ciel
s'en mêlât. Aussi un ange lui déclare, de la part de Dieu,
qu'elle a conçu de son Saint-Esprit ("). Si son intention eût
été moins droite, s'il n'eût été à Dieu qu'à demi, il ne se
serait pas rendu tout à fait ; il serait demeuré au fond de son
âme quelque reste de soupçon mal guéri, et son affection
pour la sainte Vierge aurait toujours été douteuse et trem-
blante. Mais son cœur, qui cherche Dieu en simplicité ('), ne
sait point se partager avec Dieu : il n'a point de peine à con-
naître que la vertu incorruptible de sa sainte épouse méritait
le témoignage du ciel. Il surpasse la foi d'Abraham, bien qu'il
nous soit donné dans les Ecritures (^) comme le modèle de
la foi parfaite. Abraham est loué dans les saintes Lettres,
pour avoir cru l'enfantement d'une stérile (') : Joseph a cru
celui d'une vierge, et il a reconnu en simplicité ce grand et
impénétrable mystère de la virginité féconde.
Mais voici quelque chose de plus admirable. Dieu veut
que vous receviez comme votre Fils cet enfant de la pureté
de Marie. Vous ne partagerez pas avec cette Vierge l'hon-
neur de lui donner la naissance, parce que la virginité y serait
blessée ; mais vous partagerez avec elle ces soins, ces veilles,
ces inquiétudes par lesquelles elle élèvera ce cher Fils : vous
tiendrez lieu de père à ce saint Enfant, qui n'en a point
sur la terre ; et quoique vous ne le soyez pas par la nature,
il faut que vous le deveniez par l'affection. Mais comment
s'accomplira un si grand ouvrage ? Où prendra-t-il ce cœur
paternel, si la nature ne le lui donne pas ? Ces inclinations
peuvent-elles s'acquérir par choix Pet ne craindrons-nous pas
en ce lieu ces mouvements empruntés et ces affections arti-
ficielles, que nous venons de reprendre tout à l'heure ? Non,
mes frères ; ne le craignons pas. Un cœur qui cherche Dieu
en simplicité {^) est une terre molle et humide, qui reçoit la
a. Maii/i., i, 20. — è. Ron.^ iv, 11 et seq. — c. Gen., xv, 6.
r. Cest-à-dire le soupçon, le doute. — La phrase est peu correcte.
2. Var. son cœur simple et innocent.
3. Var. un cœur simple et droit avec Dieu,
600 CARÊME DES CARMÉLITES.
forme qu'il lui veut donner ; ce que Dieu veut lui passe en
nature. Si donc c'est la volonté du Père céleste que Joseph
tienne sa place en ce monde, et qu'il serve de père à son
Fils, il ressentira, n'en doutez pas, pour ce saint et divin
Enfant, cette inclination naturelle, toutes ces douces émo-
tions, tous ces tendres empressements d'un cœur paternel.
En effet, durant ces trois jours que le Fils de Dieu s'était
dérobé, pour demeurer dans le temple avec les docteurs, il
est aussi touché que la Mère même ; et elle le sait bien recon-
naître : Pater tiens et ego dolentes qtiœrebamiis te (") : « Votre
père et moi étions affligés. » Voyez qu'elle le joint avec elle
dans la société des douleurs. Je ne crains pas de l'appeler ici
votre père, et je ne prétends pas faire tort à la pureté de
votre naissance : il s'agit de soins et d'inquiétudes ; et c'est
par là que je puis dire qu'il est votre père, puisqu'il a vraiment
des inquiétudes paternelles. Voyez, messieurs, comme ce
saint homme prend simplement, et de bonne foi, les senti-
ments que Dieu lui ordonne.
Mais aimant Jésus-Christ comme son Fils, se pourra-t-il
faire, mes sœurs, qu'il le révère comme son Dieu ? Sans
doute, et il n'y aurait rien de plus difficile ('), si la sainte
simplicité n'avait rendu son esprit docile, pour céder sans
peine aux ordres divins.
Voici, chrétiens, le dernier effort de la simplicité du juste
Joseph, dans la pureté de sa foi. Le grand mystère de notre
foi, c'est de croire un Dieu dans la faiblesse. Mais afin de bien
comprendre, mes sœurs, combien est parfaite la foi de Joseph,
il faut, s'il vous plaît, remarquer que la faiblesse de Jésus-
Christ peut être considérée en deux états : ou comme étant
soutenue par quelque effet de puissance, ou comme étant dé-
laissée et abandonnée à elle-même. Dans les dernières an-
nées de la vie de notre Sauveur, quoique l'infirmité de sa
chair fût visible par ses souffrances, sa toute-puissance divine
ne l'était pas moins par ses miracles. Il est vrai qu'il parais-
sait homme ; mais cet homme disait des choses qu'aucun
homme n'avait jamais dites, mais cet homme faisait des
a. Lîic.^ II, 48.
I. Var. de moins praticablç,
PANÉGYRIQUE DE SAINT JOSEPH. 6oi
choses qu'aucun homme n'avait jamais faites. Alors la fai-
blesse étant soutenue, je ne m'étonne pas que dans cet état
Jésus ait attiré des adorateurs.les marques de sa puissance
pouvant donner lieu déjuger que l'infirmité était volontaire ;
et la foi n'était pas d'un si grand mérite. Mais en l'état que
l'a vu Joseph, j'ai quelque peine à comprendre comment il a
cru si fidèlement ; parce que jamais la faiblesse n'a paru plus
abandonnée, non pas même, je le dis sans crainte, dans l'igno-
minie de la croix. Car c'était cette heure importante pour la-
quelle il était venu: son Père l'avait délaissé ; il était d'accord
avec lui qu'il le délaisserait en ce jour: lui-même s'abandon-
nait volontairement,pour être livré aux mains des bourreaux.
Si durant ces jours d'abandonnement la puissance de ses
ennemis a été fort grande, ils ne doivent pas s'en glorifier ;
parce que les ayant renversés d'abord par une seule de ses
paroles, il leur a bien fait connaître qu'il ne leur cédait que par
une faiblesse volontaire : Non habej^es potestatein adversiun
me ttllain, nisi tibi datuui esset de super if) : « V^ous n'auriez (')
aucun pouvoir sur moi, s'il ne vous était donné d'en haut. »
Mais en l'état dont je parle, et dans lequel le voit saint Joseph,
la faiblesse est d'autant plus grande, qu'elle semble en quel-
que sorte forcée.
Car enfin, mon divin Sauveur, quelle est en cette ren-
contre la conduite de votre Père céleste ^ Il veut sauver les
Mages, qui vous sont venus adorer: et il les fait échapper par
une autre voie. Je n'invente pas, chrétiens, je ne fais que
suivre l'histoire sainte. Il veut vous sauver vous-même, et il
semble qu'il ait peine à l'exécuter. Un ange vient du ciel
éveiller, pour ainsi dire, Joseph en sursaut, et lui dire, comme
pressé par un péril imprévu : « Fuyez vite, partez cette nuit
avec la Mère et l'Enfant, et sauvez-vous en Egypte ('''). »
Fuyez : ô quelle parole ! Encore s'il avait dit : Retirez-vous !
Mais : fuyez, pendant la nuit : ô précaution de faiblesse !
Quoi donc ! le Dieu d'Israël ne se sauve qu'à la faveur des
ténèbres ! Et qui le dit ? C'est un ange qui arrive soudaine-
ment à Joseph, comme un messager effrayé : «de sorte, dit
a. /oan., xix, ii. — b. Matih., il, 13.
I. Certaines traductions sont peut-être du premier éditeur.
602 CARÊME DES CARMÉLITES.
un ancien ("), qu'il semble que tout le ciel soit alarmé, et que
la terreur s'y soit répandue avant même de passer à la
terre : » Ut videatiir cœhim timor ante tenuisse quam terrain.
Mais voyons la suite de cette aventure. Joseph se sauve en
Egypte, et le même ange revient à lui : « Retourne, dit-il (^),
en Judée ; car ceux-là sont morts, qui cherchaient l'âme de
l'Enfant. » Eh quoi! s'ils étaient vivants, un Dieu ne serait
pas en sûreté ? O faiblesse délaissée et abandonnée ! Voilà
l'état du divin Jésus; et en cet état, saint Joseph l'adore avec
la même soumission que s'il avait vu ses plus grands mi-
racles. II reconnaît le mystère de ce miraculeux délaissement,
il sait que la vertu de la foi, c'est de soutenir l'espérance sans
aucun sujet d'espérance : Contra spein in spem ('). Il s'aban-
donne à Dieu en simplicité, et exécute, sans s'enquérir, tout
ce qu'il commande. En effet, l'obéissance est trop curieuse
qui examine les causes du commandement : elle ne doit avoir
des yeux que pour considérer son devoir, et elle doit chérir
son aveuglement, qui la fait marcher en sûreté. Mais cette
obéissance de saint Joseph venait de ce qu'il croyait en sim-
plicité, et que son esprit, ne chancelant pas entre la raison
et la foi, suivait avec une intention droite les lumières qui
venaient d'en haut. O foi vive, ô foi simple et droite, que le
Sauveur a raison de dire qu'il ne te trouvera plus sur la
terre {"') ! Car, mes frères, comment croyons-nous ? Qui nous
donnera aujourd'hui de pénétrer au fond de nous-mêmes,
pour voir si ces actes de foi, que nous faisons quelquefois,
sont véritablement dans le cœur, ou si ce n'est pas la coutume
qui les y amène du dehors ?
Que si nous ne pouvons pas lire dans nos cœurs, interro-
geons nos œuvres, et connaissons notre peu de foi. Une
marque de sa faiblesse, c'est que nous n'osons entreprendre
de bâtir dessus ; nous n'osons nous y confier, ni établir sur ce
fondement l'espérance de notre bonheur. Démentez-moi,
messieurs, si je ne dis pas la vérité. Lorsque nous flottons
incertains entre la vie chrétienne et la vie du monde, n'est-
ce pas un doute secret qui nous dit dans le fond du cœur :
a. s. Petr. Chrysol., Serm, CLI. — b. Malth., il, 20. — c. Rom., IV, 18. —
Édit. /;/ spejn co7ttra spe?n : sans doute d'après le ms. — d. Luc, xviii, 8,
PANÉGYRIQUE DE SAINT JOSEPH. 603
Mais cette immortalité (') que l'on nous promet, est-ce une
chose assurée ? Et n'est-ce pas trop hasarder son repos, son
bonheur ('), que de quitter ce qu'on voit pour suivre ce qu'on
ne voit pas ? Nous ne croyons donc pas en simplicité, nous ne
sommes pas chrétiens de bonne foi.
I\Iais je croirais, direz-vous, si je voyais un ange comme
saint Joseph. O homme, désabusez-vous : Jonas a disputé (^)
contre Dieu, quoiqu'il fût instruit de ses volontés par une
vision manifeste ; et Job a été fidèle, quoiqu'il n'eût point
encore été confirmé par des apparitions extraordinaires. Ce
ne sont pas les voies extraordinaires qui font fléchir notre
cœur, mais la sainte simplicité, et la pureté d'intention que
produit la charité véritable, qui attache aisément notre esprit
à Dieu, en le détachant des créatures. C'est, mes sœurs, ce dé-
tachement qui fera notre seconde partie.
SECOND POINT.
Dieu, qui a établi son Evangile sur des contrariétés mys-
térieuses, ne se donne qu'à ceux qui se contentent de lui et
se détachent des autres biens. Il faut qu'Abraham quitte sa
maison et tous les attachements de la terre, avant que Dieu
lui dise : Je suis ton Dieu. Il faut abandonner tout ce qui se
voit, pour mériter ce qui ne se voit pas ; et nul ne peut possé-
der ce grand Tout, s'il n'est au monde comme n'ayant rien :
Taiiqtiani nihil habentes ("). Si jamais il y eut un homme a
qui Dieu se soit donné de bon cœur, c'est sans doute le juste
Joseph, qui le tient dans sa maison et entre ses mains, et à qui
il est présenta toutes les heures, beaucoup plus dans le cœur
que devant les yeux. Voilà un homme qui a trouvé Dieu d'une
façon bien particulière: aussi s'est-il rendu digne d'un si
grand trésor par un détachement sans réserve, puisqu'il est
détaché de ses passions, détaché de son intérêt et de son
propre repos.
Deux sortes de passions ont accoutumé de nous émouvoir :
«.II Cor.^ VI, 10.
1. Var. le ciel.
2. Var. sa félicilé, son plaisir.
3. Var. n'a pas cru à la voix de Dieu, quoiqu'il l'eût entendue.
604 CARÊME DES CARMÉLITES.
je veux dire, les passions douces et les passions violentes.
Desquelles des deux, mes sœurs, est-il plus difficile de se
rendre maître ? Il n'est pas (') aisé de le décider. J'ai appris
du grand saint Thomas que celles-là sont à craindre par la
durée, celles-ci par la promptitude et par l'impétuosité de
leur mouvement : celles-là nous flattent, celles-ci nous pous-
sent par force ; celles-là nous gagnent, celles-ci nous entraî-
nent. Mais quoique par des voies différentes, les unes et les
autres renversent le sens, les unes et les autres engagent le
cœur. O pauvre cœur humain ! de combien d'ennemis es-tu
la proie? de combien de tempêtes es-tu le jouet? de combien
d'illusions es-tu le théâtre ?
Mais apprenons, chrétiens, par l'exemple de saint Joseph,
à vaincre ces douceurs qui nou? charment (^), et ces violences
qui nous emportent. Voyez comme il est détaché de ses pas-
sions, puisqu'il a pu surmonter sans résistance (j), parmi les
douces la plus flatteuse, parmi les violentes la plus farouche,
je veux dire l'amour et la jalousie. Son épouse est sa sœur. Il
n'est touché, si je le puis dire, que de la virginité de Marie ;
mais il l'aime pour la conserver en sa chaste épouse, et en-
suite pour l'imprimer en soi-même par une entière unité de
cœur. La fidélité de ce mariage consiste à se garder l'un à
l'autre la parfaite intégrité qu'ils se sont promise. Voilà les
promesses qui les assemblent, voilà le traité qui les lie. Ce
sont deux virginités qui s'unissent, pour se conserver l'une
l'autre éternellement par une chaste correspondance de désirs
pudiques ; et il me semble que je vois deux astres, qui
n'entrent ensemble en conjonction qu'à cause que leurs
lumières s'allient. Tel est le nœud de ce mariage, d'autant
plus ferme, dit saint Augustin {"), que les promesses qu'ils
se sont données doivent être plus inviolables en cela même
qu'elles sont plus saintes.
Mais la jalousie, chrétiens, a pensé rompre le sacré lien
de cette amitié conjugale. Joseph, encore ignorant des mys-
a. De Nupt. et Concup.^ lib. I, n. 12.
1. Var. c'est ce qu'il n'est pas aisé de vous expliquer.
2. Var. trompent, — séduisent.
3. Vai: sans effort.
PANÉGYRIQUE DE SAINT JOSEPH. 605
tères dont sa chère épouse était rendue digne ('), ne sait que
penser de sa grossesse. Je laisse aux peintres et aux poètes
de représenter à vos yeux les horreurs de la jalousie, le venin
de ce serpent, et les cent yeux de ce monstre : il me suffit
de vous dire que c'est une espèce de complication des pas-
sions les plus furieuses. C'est là qu'un amour outragé pousse
la douleur jusqu'au désespoir, et la haine jusqu'à la furie; et
c'est peut-être pour cette raison que le Saint-Esprit nous
a dit : Dura sicut injcnms ccinulatio (") : « La jalousie est
dure comme l'enfer, » parce qu'elle ramasse en effet les
deux choses les plus cruelles que l'enfer ait, la rage et le
désespoir.
Mais ce monstre si furieux ne peut rien contre le juste
Joseph. Car admirez sa modération envers sa sainte et
divine Epouse. Il sent le mal tel, qu'il ne peut la défendre ;
et il ne veut pas la condamner tout à fait. 11 prend un
conseil tempéré. Réduit par l'autorité de la Loi à l'éloigner
de sa compagnie (-), il évite du moins de la diffamer; il
demeure dans les bornes de la justice ; et bien loin d'exiger
le châtiment, il lui épargne même la honte. \ oilà une réso-
lution bien modérée : mais encore ne presse-t-il pas l'exé-
cution. II veut attendre la nuit, cette sage conseillère dans
nos ennuis, dans nos promptitudes, dans nos précipitations
dangereuses. Et en effet, cette nuit lui découvrira le mystère,
un ange viendra éclaircir ses doutes : et j'ose dire, messieurs,
que Dieu devait ce secours au juste Joseph. Car, puisque la
raison humaine, soutenue de la grâce, s'était élevée à son
plus haut point, il fallait que le ciel achevât le reste; et celui-
là était digne de savoir la vérité, qui, sans l'avoir reconnue,
n'avait pas laissé néanmoins de pratiquer la justice : Mérita
responsiiui sitbvenit mox diviniiuiy ciii hujjiano déficiente con-
silio justitia non defecit ('').
Certainement saint Jean Chrysostome a raison d'admirer
ici la philosophie de Joseph ('). C'était, dit-il, un grand phi-
a. Cant., vili, 6. — b. S. Pctr. Chrysol., Scrm. CLXXV. — c. In Matth. Hom.
IV, n. 4.
1. Var. de ce que le Saint-Esprit a fait dans Marie.
2. Var. à la nécessité d'éloiçner Marie.
6o6 CARÊME DES CARMÉLITES.
losophe, parfaitement détaché de ses passions, puisque nous
lui voyons surmonter la plus tyrannique de toutes. Combien
est maître de ses mouvements un homme, qui en cet état est
capable de prendre conseil, et un conseil modéré ; et qui,
l'ayant pris si sage, peut encore en suspendre l'exécution, et
dormir, parmi ces pensées, d'un sommeil tranquille ? Si son
âme n'eût été calme, croyez que les lumières d'en haut n'y
seraient pas sitôt descendues. Il est donc indubitable, mes
frères, qu'il était bien détaché de ses passions, tant de celles
qui charment par leur douceur, que de celles qui entraînent
par leur violence.
Plusieurs jugeront peut-être qu'étant si détaché de ses
passions, c'est un discours superflu (') de vous dire qu'il l'est
aussi de ses intérêts. Mais je ne sais pas, chrétiens, si cette
conséquence est bien assurée. Car cet attachement à notre
intérêt est plutôt un vice qu'une passion ; parce que les
passions ont leur cours, et consistent dans une certaine ar-
deur, que les emplois changent, que l'âme modère, que le
temps emporte, qui se consume enfin elle-même: au lieu que
l'attachement à l'intérêt s'enracine de plus en plus par le
temps (^) ; parce que, dit saint Thomas ("), venant de fai-
blesse, il se fortifie tous les jours, à mesure que tout le reste
se débilite et s'épuise. Mais quoi qu'il en soit, chrétiens, il
n'est rien de plus dégagé de cet intérêt que l'âme du juste
Joseph. Représentez-vous un pauvre artisan qui n'a point
d'héritage que ses mains, point de fonds que sa boutique,
point de ressource que son travail ; qui donne d'une main
ce qu'il vient de recevoir de l'autre, et se voit tous les jours
au bout de son fonds; obligé néanmoins à de grands voyages,
qui lui ôtent toutes ses pratiques (car il faut parler delà sorte
du père de Jésus-Christ), sans que l'ange qu'on lui envoie
lui dise jamais un mot de sa subsistance. Il n'a pas eu honte
de souffrir ce que nous avons honte de dire : humiliez-vous,
ô grandeurs humaines! Il va néanmoins, sans s'inquiéter, tou-
jours errant, toujours vagabond, seulement parce qu'il est
a. W II'«, Quœst. cxviii, art. i,adi.
1. Var. c'est une suite infaillible.
2. Var. avec l'âge.
l'ANËCiVRIQUE DE SAINT JOSEl'H. 607
avec Jésus-Christ; trop heureux de le posséder à ce prix.
Il s'estime encore trop riche, et il fait tous les jours de nou-
veaux efforts pour vider son cœur, afin que Dieu y étende
ses possessions et y dilate son règne ; abondant, parce qu'il
n'a rien; possédant tout, parce que tout lui manque; heureux,
tranquille, assuré, parce qu'il ne rencontre ni repos, ni de-
meure, ni consistance.
C'est ici le dernier effet du détachement de Joseph, et celui
que nous devons remarquer avec une réflexion plus sérieuse.
Car notre vice le plus commun et le plus opposé au christia-
nisme, c'est une malheureuse inclination de nous établir sur
la terre ; au lieu que nous devons toujours avancer, et ne
nous arrêter jamais nulle part. Saint Paul, dans la divine
Epître aux Hébreux, nous enseigne que Dieu nous a bâti
une cité: « Et c'est pour cela, dit-il, qu'il ne rougit pas de
s'appeler notre Dieu : » Ideo 7ion confunditur Deiis vocari
Deus eoriim : paravit enim illis civitateni ("). Et en effet,
chrétiens, comme le nom de Dieu est un nom de père, il
aurait honte, avec raison, de s'appeler notre Dieu, s'il ne
pourvoyait à nos besoins ('). Il a donc songé, ce bon père, à
pourvoir soigneusement ses enfants : il leur a préparé une
cité qui a des fondements, dit saint Paul : Fundanienta ha-
bentem civitatem ('''), c'est-à-dire, qui est solide et inébranlable.
S'il a honte de n'y pas pourvoir, quelle honte de ne l'accep-
ter pas! Quelle injure faites-vous à votre patrie, si vous vous
trouvez bien dans l'exil ! Quel mépris faites-vous àtt Sion, si
vous êtes à votre aise dans Babylone ! Allez et marchez
toujours, et n'ayez jamais de demeure fixe. C'est ainsi qu'a
vécu le juste Joseph. A-t-il jamais goûté un moment de joie,
depuis qu'il a eu Jésus-Christ en garde? Cet Enfant ne laisse
pas les siens en repos : il les inquiète toujours dans ce
qu'ils possèdent, et toujours il leur suscite quelque nouveau
trouble.
Il nous veut apprendre, mes sœurs, que c'est un conseil de
la miséricorde de mêler de l'ameriume dans toutes nos
a. Hebr., xi, 16. — b. Ibid., 10.
I. Var. s'il ne pensait à nous établir.
6o8 CARÊME DES CARMÉLITES.
joies ('). Car nous sommes des voyageurs, exposés pen-
dant le voyage à l'intempérie de l'air et à l'irrégularité des
saisons. Parmi les fatigues d'un si long voyage, l'âme épuisée
par le travail, cherche quelque lieu pour se délasser. L'un met
son divertissement dans un emploi ; l'autre a sa consolation
dans sa femme, dans son mari, dans sa famille ; l'autre, son
espérance en son fils. Ainsi chacun se partage, et cherche
quelque appui sur la terre. L'Évangile ne blâme pas ces affec-
tions : mais comme le cœur humain est précipité dans ses
mouvements, et qu'il lui est difficile de modérer ses désirs,
ce qui lui était donné pour se relâcher, peu à peu il s'y re-
pose, et enfin il s'y attache. Ce n'était qu'un bâton pour le sou-
tenir pendant le travail du voyage, il s'en fait un lit pour s'y
endormir ; et il demeure, il s'arrête, il ne se souvient plus de
S ion. UniversuDi stratum ejus versasti in infirniitate ejus ('') :
Dieu lui renverse ce lit où il s'endormait parmi les félicités
temporelles ; et par une plaie salutaire, il fait sentir à ce cœur
combien ce repos était dangereux. Vivons donc en ce monde
comme détachés. Si nous y sommes comme n'ayant rien, nous
y serons en effet comme possesseurs de tout : si nous nous
détachons des créatures, nour y gagnerons le Créateur; et
il ne nous restera plus que de nous cacher avec Joseph,
pour en jouir dans la retraite et la solitude : c'est notre dernière
partie.
TROISIÈME POINT.
La justice chrétienne est une affaire particulière de Dieu
avec l'homme, et de l'homme avec Dieu ; c'est un mystère
entre eux deux, qu'on profane quand on le divulgue, et qui
ne peut être caché avec trop de religion à ceux qui ne sont
pas du secret. C'est pourquoi le Fils de Dieu nous ordonne,
lorsque nous avons dessein de prier (et le même doit s'en-
tendre de toutes les vertus chrétiennes), il nous ordonne,
dis-je, de nous retirer en particulier, et de fermer la porte
sur nous (''): « Fermez, dit-il, la porte sur vous, » et «célébrez
a. Ps., XL, 4. — l>. Matth., VI, 6.
I. Var. de nous troubler dans toutes nos joies. C'est ce que dit le divin Psal-
miste, que Dieu renverse le lit de ses serviteurs. Parmi ces incommodités de la
vie, le cœur soupire après quelque appui...
\
PANÉGrUIQUE DE SAINT JOSEl'II. 609
votre mystère avec Dieu seul, sans y admettre personne
(jue ceux (ju'il lui plaira d'appeler : » Solo pectoris conteiUtis
arcano, orationeui tuain fac esse niysteriiim ("). Ainsi la vie
chrétienne doit être une vie cachée, et le chrétien véritable
doit désirer ardemment de (') demeurer couvert sous l'aile
de Dieu, sans avoir d'autre spectateur.
Mais ici toute la nature réclame, et ne peut souffrir cette
obscurité ; dont (^) voici la raison, si je ne me trompe : c'est
que la nature répugne à la mort ; et vivre caché et inconnu,
c'est être comme mort dans l'esprit des hommes. Car, comme
la vie est dans l'action, celui qui cesse d'agir semble avoir (')
aussi cessé de vivre. Or, mes sœurs, les hommes du monde,
accoutumés au tumulte et aux empressements, ne savent pas
ce que c'est qu'une action paisible et intérieure, et ils croient
qu'ils n'agissent pas s'ils ne s'agitent, et qu'ils ne se remuent
pas s'ils ne font du bruit; de sorte qu'ils considèrent la retraite
et l'obscurité comme une extinction de la vie : au contraire,
ils mettent tellement la vie dans cet éclat du monde, et dans
ce bruit tumultueux, qu'ils osent bien se persuader qu'ils ne
seront pas tout à fait morts, tant que leur nom fera du bruit
sur la terre. C'est pourquoi la réputation leur paraît comme
une seconde vie: ils comptent pour beaucoup de survivre dans
la mémoire des hommes ; et peu s'en faut qu'ils ne croient
qu'ils sortiront en secret de leurs tombeaux, pour entendre
ce qu'on dira d'eux : tant ils sont persuadés que vivre, c'est
faire du bruit, et remuer encore les choses humaines (+).
Voilà l'éternité que promet le siècle, éternité par les titres,
immortalité par la renommée : Qiialem potest prœstai^e secu-
lum de titulis (€ ternit atem, de fama iminortalitatem ('''). Vaine
et fragile immortalité, mais dont ces anciens conquérants
faisaient tant d'état. C'est cette fausse imagination qui fait
que l'obscurité semble une mort aux amateurs du monde, et
a. s. Chrysost., in Matth. Hom. XIX, n. 3. — b. Tertull., Scorp., n. 6.
1. Var. et celui-là n'est pas un vrai chrétien qui ne peut pas se résoudre à
2. C'est-à-dire, ce dont... (lutinisine).
3. Var. a cessé de vivre.
4. Edit. les choses humaines, /ara' qu'ils mettent la vie dans le bruit. — Ce
membre de phrase, qui fait double emploi, nous paraît ctre une variante
introduite mal à propos dans le te.xle.
Sermons de Pl0^suet. — III. -.r^
6lO CARÊME DES CARMÉLITES.
même, si je l'ose dire, quelque chose de plus dur que la mort,
puisque, selon leur opinion, vivre caché et inconnu, c'est s en-
sevelir tout vivant, et s'enterrer, pour ainsi dire, au milieu du
monde.
Notre Seigneur Jésus-Christ étant venu pour mourir et
s'immoler, il a voulu mourir et s'immoler pour nous en
toutes manières : de sorte qu'il ne s'est point contenté, mes
sœurs, de mourir de la mort naturelle, ni de la mort la
plus cruelle et la plus violente ; mais il a encore voulu
y ajouter la mort civile et politique. Et comme cette mort
civile vient par deux moyens, ou par l'infamie ou par
l'oubli, il a voulu subir l'une et l'autre. Victime pour l'or-
gueil humain, il a voulu se sacrifier par tous les genres d'hu-
miliations ; et il a donné à cette mort d'oubli les trente pre-
mières années de sa vie. Pour mourir avec Jésus-Christ, il
nous faut mourir de cette mort, afin de pouvoir dire avec
saint Paul : MiJii luundus crucifixus esi, et ego nnindo [") :
« Le monde est crucifié pour moi, et je suis crucifié pour le
monde. »
Le grand pape saint Grégoire donne à ce passage de
l'Apôtre une belle interprétation ; Le monde, dit-il (^'), est
mort pour nous, quand nous le quittons ; mais, ajoute-t-il, ce
n'est pas assez ; il faut, pour arriver à la perfection, que nous
soyons morts pour lui, et qu'il nous quitte ; c'est-à-dire, que
nous devons mettre en tel état, que nous ne plaisions plus au
monde, qu'il nous tienne pour morts, et qu'il ne nous compte
plus pour être de ses parties et de ses intrigues, ni même de
ses entretiens et de ses discours. C'est la haute perfection du
christianisme, c'est là que l'on trouve la vie ; parce que l'on ap-
prend à jouir de Dieu, qui n'habite pas dans le tourbillon ni
dans le tumulte du siècle, mais dans la paix de la solitude et de
la retraite.
Ainsi était mort le juste Joseph: enseveli avec Jésus-
Christ et la divine Marie, il ne s'ennuyait pas de cette mort,
qui le faisait vivre avec le Sauveur. Au contraire, il ne craint
rien tant que le bruit et la vie du siècle [ne] viennent trou-
bler ou interrompre ce repos caché et intérieur. Mystère ad-
a. Galai., VI, 14. — b. Mor. in Job, lib. V, cap. ni.
PANlfGYKIQUE DE SAINT JOSEPH. 6l I
mirable, mes sœurs : Joseph a dans sa maison de quoi attirer
les yeux de toute la terre, et le monde ne le connaît pas : il
possède un Dieu-Homme, et il n'en dit mot : il est témoin
d'un si grand mystère, et il le goûte en secret, sans le divul-
guer ! Les Mages et les pasteurs viennent adorer Jiisus-
Chkist ; Siméon et Anne publient ses grandeurs : nul autre
ne pouvait rendre meilleur témoignage du mystère de Jésus-
Christ, que celui qui en était le dépositaire, qui savait le
miracle de sa naissance, que l'ange avait si bien instruit de
sa dignité et du sujet de son envoi. Quel père ne parlerait
pas d'un fils si aimable? Et cependant l'ardeur de tant d'âmes
saintes qui s'épanchent devant lui avec tant de zèle pour cé-
lébrer les louanges de Jésus-Christ, n'est pas capable d'ou-
vrir sa bouche pour leur découvrir le secret de Dieu, qui lui
a été confié. Erant mirantes, dit l'évangéliste {f) : ils parais-
saient étonnés, il semblait qu'ils ne savaient rien : ils écou-
taient parler tous les autres, et ils gardaient le silence avec
tant de religion qu'on dit encore dans leur ville, au bout de
trente ans : N'est-ce pas le fils de Joseph {^) ? sans qu'on ait
rien appris durant tant d'années du mystère de sa conception
virginale ('). C'est qu'ils savaient l'un et l'autre, que, pour
jouir de Dieu en vérité, il fallait se faire une solitude ; qu'il
fallait rappeler en soi-même tant de désirs qui errent deçà et
delà, et tant de pensées qui s'égarent ; qu'il fallait se retirer
avec Dieu, et se contenter de sa vue.
Mais, chrétiens, où trouverons-nous ces hommes spiri-
tuels et intérieurs, dans un siècle qui donne tout à l'éclat ?
Quand je considère les hommes, leurs emplois, leurs occu-
pations, leurs empressements, je trouve tous les jours plus
véritable ce qu'a dit saint Jean Chrysostome ("), que si nous
a. Luc, II, 23- ( Erat pater ejtis et mater Diiraiites...) — b. Joan., vi, 42. —
t. In Matth. Hom. xix, n. 1.
I. Beau passage donné en note par Deforis, sans doute parce qu'il était effacé
au manuscrit; à moins que ce ne soit un fragment d'un discours antérieur : <i 0
Dieu, j'adore avec un profond respect les voies impénétrables de votre sagesse.
J'admire la diversité des vocations par lesquelles votre providence daigne dis-
penser les emplois des hommes, ordonnant aux uns de publier ce que vous con-
fiez à l'autre en secret et sous l'obligation du silence ; sanctifiant les prédicateurs
par la publication de votre mystère, et Joseph par le soin de le couvrir ; rendant
la vie des uns illustre et glorieuse par tout l'univers, et donnant pour partage au
juste Joseph d'être caché avec vous ! O Dieu, soyez béni éternellement. )>
6l2 CARÊME DES CARMÉLITES.
rentrons en nous-mêmes, nous trouverons que nos actions se
font toutes par des vues humaines. Car, pour ne point parler
en ce lieu de ces âmes prostituées, qui ne tâchent que de
plaire au monde, combien pourrons-nous en trouver qui ne
se détournent pas de la droite voie, s'ils rencontrent en leur
chemin les puissances ; qui ne se relâchent du moins, s'ils ne
se ralentissent pas tout à fait ; qui ne tâchent de se ménager
entre la justice et la faveur, entre le devoir et la complaisance?
Combien en trouverons-nous à qui le préjug^é des opinions,
la tyrannie de la coutume, la crainte de choquer le monde,
ne fassent pas chercher du moins des tempéraments pour
accorder Jésus-Christ avec Bélial, et l'Evangile avec le
siècle? Que s'il y en a quelques-uns en qui les égards humains
n'étouffent ni ne resserrent les sentiments de la vertu, y en
aura-t-il quelqu'un qui ne se lasse pas d'attendre sa couronne
en l'autre vie, et qui ne veuille pas en tirer toujours quelque
fruit (') par avance, dans les louanges des hommes ? C'est la
peste de la vertu chrétienne. Et comme j'ai l'honneur de
parler en présence d'une grande reine, qui écoute tous les
jours les justes applaudissements de ses peuples, il me sera
permis d'appuyer un peu sur cette morale.
La vertu est comme une plante qui peut mourir en deux
sortes : quand on l'arrache, ou quand on la dessèche. Il
viendra un ravage d'eaux qui la déracinera et la portera par
terre ; ou bien, sans y employer tant de violence, il arrivera
quelque intempérie qui la fera sécher sur son tronc : elle
paraîtra encore vivante ; mais elle aura cependant la mort
dans le sein. Il en est de même de la vertu. Vous aimez
l'équité et la justice : quelque grand intérêt se présente à
vous, ou quelque passion violente, qui pousse impétueuse-
ment dans votre cœur cet amour que vous avez pour la
justice : s'il se laisse emporter à cette tempête, ce sera un
ravage d'eaux qui déracinera la justice. Vous soupirez quelque
temps sur l'affaiblissement que vous éprouvez ; mais enfin
vous laissez arracher cet amour de votre cœur. Tout le
monde est étonné de voir que vous avez perdu la justice, que
vous cultiviez avec tant de soin.
I. l'ar. quelque récompense.
PANÉGYRIQUE DE SAINT JOSEPH. 613
Mais quand vous aurez résisté à ces efforts violents, ne
prétendez pas pour cela de l'avoir sauvée, si vous ne la gar-
dez d'un autre péril ; j'entends celui des louanges. Le vice
contraire la déracine, l'amour des louanges la dessèche. Il
semble qu'elle se tienne en état ; elle paraît se bien soutenir,
et elle trompe, en quelque sorte, les yeux des hommes. Mais
la racine est séchée, elle ne tire plus de nourriture, elle n'est
plus bonne que pour le feu. C'est cette herbe des toits dont
parle David, qui se sèche d'elle-même avant qu'on l'arrache :
Oiiod, prinsqiiain evellatitr, exartiit {"). Qu'il serait à désirer,
chrétiens, qu'elle ne fût pas née dans un lieu si haut et qu'elle
durât plus longtemps dans (juelque vallée déserte ! Qu'il
serait à désirer pour cette vertu qu'elle ne fût pas exposée
dans une place si éminente, et qu'elle se nourrît dans
quelque coin par l'humilité chrétienne (') !
Que si c'est une nécessité qu'il faille mener une vie publi-
que, et entendre les louanges des hommes, voici ce qu'il faut
penser. Quand ce que l'on dit n'est pas au dedans, craignons
un plus grand jugement ('). Si les louanges sont véritables,
craignons de perdre notre récompense. Pour éviter ce dernier
malheur, madame, voici un sage conseil que vous donne un
grand pape ; c'est saint Grégoire le Grand ('') ; il mérite ([ue
Votre Majesté lui donne audience. Ne cachez jamais la vertu
comme une chose dont vous ayez honte : il faut qu'elle luise
devant les hommes, afin qu'ils glorifient le Père céleste (');
elle doit luire principalement dans la personne des souve-
rains, afin que les mœurs dépravées soient non seulement
réprimées par l'autorité de leurs lois, mais encore confondues
par la lumière de leurs exemples : mais, pour dérober quelque
chose aux hommes, je propose à Votre Majesté un artifice
innocent : outre les vertus qui doivent l'exemple, « mettez
toujours quelque chose dans l'intérieur que le monde ne
connaisse pas ; » faites-vous un trésor caché, que vous réser-
viez pour les yeux de Dieu ; ou, comme dit Tertullien :
a. Ps., cxxviii, 6. — b. Moral., lib. XXII, cap. vin. — c. Maith., v, 16.
1. Var. (données ici par Deforis) : à l'ombre de votre clôture, dans le secret de
votre retraite. Le voile que vous portez sur vos têtes, ne croyez pas, mes sœurs,
que ce soit seulement pour cacher le corps et pour couvrir le visage.
2. ]'ar. châtiment.
I
6 14 CARÊME DES CARMÉLITES.
Mentire aliquid ex his quœ intus sunt, ut soli Deo exhibeas
veritatem (f).
Madame, ce sera de là que sortira votre grande gloire.
Joseph a mérité les plus grands honneurs, parce qu'il n'a
jamais été touché de l'honneur: l'Eglise n'a rien de plus
illustre, parce qu'elle n'a rien de plus caché. Je rends grâces
au roi ('), d'avoir voulu honorer sa sainte mémoire avec une
nouvelle solennité. Fasse le Dieu tout-puissant que toujours
il révère ainsi la vertu cachée ! Mais qu'il ne se contente pas
de l'honorer dans le ciel, qu'il la chérisse aussi sur la terre ;
qu'à l'exemple des rois pieux, il aille quelquefois la forcer
dans sa retraite ; et qu'il puisse bien entendre cette vérité,
que la vertu qui s'empresse avec plus d'ardeur à paraître au
grand jour que fait sa présence, n'est pas toujours, le plus à
l'épreuve. Si Votre Majesté, madame, lui inspire ces sages
pensées, elle aura pour sa récompense la félicité éternelle,
que, etc. Amen.
a. De Virg. veland.^ n. i6.
I. Louis XIV, à la sollicitation d'Anne d'Autriche et de Marie-Thérèse, venait
d'inviter les évêques (12 mars 1661) à faire chômer cette fête, et avait lui-même
interdit tout commerce et tous travaux en ce jour.
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CAREME DES CARMELITES.
FETE DE L'ANNONCIATION de la
SAINTE VIERGE (').
Vendredi, 25 mars 1661
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Le sermon du troisième dimanche est malheureusement perdu,
comme nous l'avons déjà remarqué. La date de celui-ci est connue
depuis longteiTips. Le format de l'autographe, d'une grandeur déme-
surée, est particulier à cette année. Nous trouverons l'année suivante,
à pareil jour, un renvoi à ce sermon, ainsi formulé : V. 2" Carême, 6,
2^ point. On lit dans le second point quelques pensées magnifiques,
qui se rencontreront de nouveau dans l'exorde du second sermon
pour Noël (1667). Elles n'apparaissaient pas encore dans celui de
1656: c'en est ici la première origine.
Sommaire (-) : Annonciation. Beatiis venter.
(Ilxorde.) Ibi accepit formam servi, ibi se paiiperavit, ibi nos
ditavit. (S. Augustin.)
(i"" point.) Satan tombé par orgueil ; imprime le même mouve-
ment : Unde cecidit, inde dejêcit. Comp[araison] : un bâtiment rui-
neux (p. 2).
Jalousie de Dieu. En quoi nous pouvons lui être semblables (p. 3, 4).
— Indépendance. — Nous renversons cet ordre.
Désir d'indépendance en l'homme. S'irrite contre les lois (p. 4).
Nous ne pouvons ressembler Dieu dans son indépendance, il nous
ressemble dans l'humilité. Ut vel sic non dedignaretnr hnniana siiper-
bia seqni Jiiiniilcui Deuin (S. Augustin) : (p. 4, 5).
{2'' point). L'appauvrissement du Verbe fait chair (Notez) (p. 6,
etc.) — Nous relève (p. 7, 8).
Attendez tout comme d'un Dieu ; approchez aussi librement que
si ce n'était qu'un homme. Cache ses attributs (p. 7, S, 9).
(j'^ point.) Adniirabile conimercinni. Deux sortes de commerces :
1° pour emprunter ce qui manque, commerce de besoin ; 2^' pour en
jouir avec nos amis (3), commerce de société (p. 9).
1. Mss., 1-2825, f. 55-66.
2. F, 56. Ce sommaire est donné par M. Lâchât, mais d'une façon inexacte
et incomplète.
3. Lâchai : pour se réjouir avec les âmes. — Plutôt que de lire ainsi, mieux
valait encore peut-être passer outre, comme cet éditeur l'a fait en six endroits
de ce court sommaire.
6l6 CARÊME DES CARMÉLITES.
Qiioniodo non ontniacnmipso nobis donavit? {^. lo.) JéSUS-Christ
mortel et jÉsuS-CiiRlST immortel à nous. Dons de la grâce ; dons
de la gloire. Seipsum dabit, quia seipsum dcdit (S. Augustin). — De
Salvatore salutent operemur [S. Bernard] (').
Beatus venter qui teportavit.
Bienheureuses les entrailles (-)
qui vous [ont] porté.
{^Luc, XI, 27.)
DANS cette auguste journée(3), en laquelle le Père céleste
avait résolu d'associer la divine Vierge à sa génération
éternelle en la faisant mère de son Fils unique, comme il
savait, chrétiens, que la fécondité de la nature n'était pas ca-
pable d'atteindre à un ouvrage si haut, il résolut aussi tout
ensemble de lui communiquer un rayon de sa fécondité infi-
nie. Aussitôt qu'il l'eut ainsi ordonné, cette chaste et bénie ('*)
créature parut tout d'un coup environnée de son Saint-Esprit
et couverte de toutes parts de l'ombre if) de sa vertu toute-
puissante. Le Père éternel s'approche en personne, qui ayant
engendré en elle ce même Fils tout-puissant qu'il engendre
en lui-même devant tous les siècles, par un miracle surpre-
nant, une femme devient la Mère d'un Dieu, et celui qui est
si grand et si infini, si je puis parler de la sorte, qu'il n'avait
pu jusqu'alors être contenu que dans l'immensité du sein
paternel, se trouve en un instant renfermé dans ses entrailles
bienheureuses (^).
1. Ms. S. Aug[ustin]. — C'est une distraction évidente.
2. Var. Bienheureux le ventre qui vous a porté.
3. Preniicrc rédaction (effacée) : « Dans cette auguste journée, lorsqu'il fallut
produire le corps du Sauveur dans les entrailles sacrées de Marie, la nature et
la convoitise, qui se trouvent toujours unies dans les conceptions ordinaires,
eurent ordre de se retirer, pour laisser la place au divin Esprit qui avait entre-
pris cet ouvrage. La convoitise, mes sœurs, éloignée {var. bannie) depuis un
long temps du corps et de l'esprit de la sainte Vierge, n'osa pas seulement {var.
n'eut pas même la liberté de) paraître : et pour ce qui est de la nature, elle
n'avait garde de mettre la main dans une œuvre où il travaillait d'une façon si
miraculeuse, mais s'arrêtant à considérer, non sans un profond étonnement,
cette nouvelle manière de former un corps, elle crut que toutes ses lois allaient
être pour jamais renversées. »
4. Ms. Bénite (beniste).
5. Z>^ /'<7W(^r^.- addition interlinéaire, inspirée par l'expression évangélique :
flhirnbrabit.
6. Var. sacrées.
POUR LA FÊTE DE l'aNNONCIATION. 617
Cependant, comme Dieu lui-môme avait entrepris la
formation de ce cor[JS dont le Verbe devait être revêtu, la
nature et la convoitise, qui ont accoutumé de s'unir dans les
conceptions ordinaires, eurent ordre de se retirer ; ou plutôt
la convoitise, déjà éloignée depuis fort longtemps du corps
et de l'esprit de Marie, nosa pas seulement paraître dans
ce mystère de grâce et de sainteté : et pour ce qui est de la
nature, qui est toujours respectueuse envers son auteur, elle
n'avait garde de mettre la main dans un ouvrage qu'il entre-
prenait d'une manière si haute; mais s'arrêtant à considérer,
non sans un profond étonnement, cette nouvelle manière de
former (') un corps, elle crut que toutes ses lois allaient être
à jamais renversées. C'est à peu près, chrétiens, ce qui s'ac-
complit aujourd'hui dans les entrailles de la sainte Vierge,
et ce qui nous oblige de nous écrier, avec cette femme de
l'Evangile ('), qu'elles sont vraiment bienheureuses. Mais
comme le fond d'un si grand mystère est entièrement impé-
nétrable, je n'ose pas seulement penser à vous en donner
l'explication : et je me contenterai, chrétiens, de demander
humblement à Dieu, qu'il lui plaise me donner ses saintes
lumières, pour vous faire entendre les fruits infinis qui en
reviennent à notre nature : encore cette grâce est-elle si
grande que je n'ose pas espérer de l'obtenir de moi-même...
Ce n'est plus une femme particulière ; c'est toute l'Eglise
catholique, qui, adorant aujourd'hui le Verbe divin incarné
dans les entrailles de la sainte Vierge, s'écrie avec transport
que ces entrailles sont bienheureuses, dans lesquelles s'est
consommé (^) un si grand mystère. Je me propose de vous
faire entendre, autant que ma médiocrité le pourra permettre,
la force de cette parole ; et comme le bonheur de la sainte
Vierge ne consiste pas seulement dans les grâces qui lui
sont données, mais dans celles que nous recevons par son
entremise, je vous expliquerai, si Dieu le permet, le miracle
qui s'est fait en elle pour notre commune félicité, afin que
\. Correction de date postérieure:* ^\.^^ faire naître un corps humain (1666).
2. Var. de notre évangile que vraiment ses entrailles sont bienheureuses.
3. Var. achevé, — accompli.
6r8 CARÊxME DES CARMÉLITES.
VOUS compreniez avec combien de raison ses entrailles sont
appelées bienheureuses. Je suivrai dans cette matière les
traces que saint Augustin nous a marquées, et je réduirai à
trois chefs ce qui s'opère aujourd'hui dans la sainte Vierge.
« Regardez, dit ce saint évêque ('), cette chaste servante de
Dieu, vierge et mère tout ensemble : » Attende ancillam
illam castam, et virginem et niati^em : « c'est là que le Fils de
Dieu a pris la forme d'esclave, c'est là qu'il s'est appauvri,
c'est là qu'il a enrichi les hommes : » ibi accepit formam
servi..., ibi se pauperavit, ibi nos ditavit {^). Voilà trois choses,
mes sœurs, que cette sainte journée a vu[es] s'accomplir
dans les entrailles de la sainte Vierge, l'humiliation, l'appau-
vrissement (permettez-moi d'user de ce mot), la libéralité du
Verbe fait chair. Il y a pris la forme d'esclave, voilà qui
marque l'humiliation ; il y a pris notre pauvreté, vous voyez
comme il s'est ainsi ('') appauvri lui-même; il nous a commu-
niqué ses richesses, c'est par [là qu'Jil a {^) exercé sur nous sa
libéralité infinie. Ce sont, mes sœurs, les trois grands ouvrages
dans lesquels saint Augustin a cru renfermer tout ce qui
s'accomplit aujourd'hui (•*) dans les entrailles très pures de
la sainte Vierge.
Et en effet, si nous entendons l'ordre et l'économie du
mystère, nous verrons que tout est compris dans ces trois
paroles: car, pour remonter jusques au principe, ce Dieu,
qui prend une chair humaine dans le ventre sacré de Marie,
ne se charge de notre nature que dans le dessein de la répa-
rer; et pour cela trois choses étaient nécessaires: de confondre
notre orgueil, de relever notre bassesse, d'enrichir notre
pauvreté. Il fallait confondre l'orgueil, qui était la plus grande
plaie de notre nature, et le plus grand obstacle à la guérison;
et pour cela est-il rien de plus efficace que de voir un Dieu
rabaissé jusqu'à prendre la forme d'esclave } [P. 2] Mais
l'ouvrage de notre salut n'est pas encore achevé, et 1 orgueil
a. In Fs. Cl, Serm. I (Bossuet dit : Conc. i.)
1. Var. dit saint Augustin.
2. Far.c'est ainsi qu'il s'est..., — et il s'est ainsi appauvri...
3. Var. et il a exercé.
4. Var. les trois grands ouvrages que le Fils de Dieu accomplit...
POUR.LA. FÊTE DE l'aNNONCIATION. 619
étant confondu, il faut encourager la faiblesse (') ; de peur
que notre nature {"), n'étant plus occupée que de son néant,
n'osât pas même s'approcher de Dieu, ni même regarder le
ciel; et au lieu qu'elle se perdait par l'orgueil, elle ne périt en-
core plus par le désespoir. Un pauvre homme tremble (')
et se confond, quand il approche d'un grand et d'un riche :
« Dieu se fait pauvre, dit saint Augustin ("), de peur que
l'homme pauvre et misérable, étant effrayé par l'éclat et la
pompe de ses richesses, n'ose pas s'approcher de lui avec sa
pauvreté et sa misère : » Accepit paupcrlateui nostram, ne
divitias cJîis expavesceres, et ad etun acccdcre ciun tua paii-
pertate non anderes. Ayant donc ainsi relevé notre courage
abattu, que reste-t-il maintenant à faire, sinon qu'il rende
le bien à ceux auxquels il a déjà rendu l'espérance ? Et
c'est ce qu'il a fait, se donnant à nous avec ses trésors et
ses grâces par son Incarnation bienheureuse.
Par où vous découvrez maintenant la suite des paroles
de saint Augustin, et tout ensemble l'ordre merveilleux du
mystère qui s'accomplit en la sainte Vierge. O entrailles
vraiment bienheureuses, dans lesquelles la nature humaine
reçoit tant de grâces ! Là, un Dieu a pris la forme d'esclave,
afin de confondre notre orgueil: Ibi accepit \_forniam servi\ ;
là un Dieu s'est revêtu de notre indigence, afin d'encoura-
ger {•♦) notre bassesse; ibi se paîiperavit ;\3. un Dieu se donne
lui-même avec tous ses biens, afin d'enrichir notre pauvreté:
ibi nos ditavit. Dieu me fasse la grâce, mes sœurs, d'expli-
quer saintement ces trois vérités, qui feront le partage de ce
discours !
PREMIER POINT.
Tous les saints Pères ont dit d'un commun accord que
l'orgueil était le principe de notre ruine ; et la raison en est
évidente. Nous apprenons, par les saintes Lettres que le
a. Ubi supra.
1. Var. la bassesse, sans quoi, — autrement la nature humaine.
2. Var. car après que cette enflure est guérie, la nature commençant à voir sa
bassesse, n'ose (plus s'élever à) Dieu.
3. Var. Pour lui donner du courage, Dieu..., — c'est pourquoi Dieu se
fait pauvre...
4. Var. pour encourager..., — pour enrichir.
620 CARÊME DES CARMÉLITES.
genre humain est tombé par l'impulsion de Satan. Cet esprit
superbe est tombé sur nous. Comme un grand bâtiment
qu'on jette par terre, qui en accable un moindre sur lequel il
tombe, ainsi cet esprit superbe, en tombant du ciel, est venu
fondre sur nous, et nous [a] enveloppé[s] (') dans sa ruine.
En tombant sur nous de la sorte, il a, dit saint Augustin,
imprimé en nous un mouvement semblable à celui qui le
précipite lui-même : Uiide cecidit, inde dejecit i^). Etant donc
abattu par son propre orgueil, il nous a entraînés, en nous
renversant, dans le même sentiment dont il est poussé : de
sorte que nous sommes superbes aussi bien que lui, et c'est
le vice Ite plus dangereux (') de notre nature ; je dis le plus
dangereux, parce que c'est celui de tous qui s'oppose le plus
au remède, qui éloigne le plus la miséricorde. Car l'homme
étant misérable, il se serait rendu aisément digne {') de pitié
s'il n'eût été orgueilleux. Il est assez naturel d'user (*) de
clémence envers un malheureux qui se soumet : « mais est-il
rien de plus indigne de compassion qu'un misérable superbe,
qui joint l'arrogance (') avec la faiblesse ?» Ouid tain iiidi-
gmun misericordia quain siiperbns miser ('') ? C'était l'état où
nous étions : faibles et altiers tout ensemble, impuissants et
audacieux. Cette présomption fermait la porte à la clémence :
ainsi, pour soulager notre misère, il fallait avant toutes cho-
ses guérir notre orgueil; pour attirer sur nous la compassion,
il fallait nous apprendre l'humilité : c'est pourquoi Dieu
s'humilie dans les entrailles de la sainte Vierge, et y prend
aujourd'hui la forme d'esclave : Ibi accepit forui.im servi.
[P. 3] C'est ici qu'il faut admirer la méthode dont Dieu
s'est servi pour guérir l'arrogance humaine ; et pour cela il
est nécessaire {^) de vous expliquer la nature de cette ma-
a. Senii. CLXXiii, n. 8. — /;. S. Aug., De liber. Arbitr.., lib. IH, n. 29. —
M s. Nil tain indigimm clementia...
1. Var. nous [a] entraîné[s] après lui dans sa ruine. — Édil. nous enveloppe
après lui !
2. V<ir. incurable. — Bossuet ne veut point de cette épithète désespérante.
3. Var. la misère de l'homme était certainement digne de pitié, si elle n'était
accompagnée d'un orgueil étrange.
4. l'ar. d'avoir compassion des malheureux.
5. Var. l'audace.
6. Var. il nous faut entendre, — il est nécessaire que nous pénétrions.
POUR LA FÊTE DE l'aNNONCIATION. 02 1
ladie invétérée : je suivrai les traces de saint Augustin, qui
est celui des saints Pères qui l'a mieux connue. L'orgueil,
dit saint Augustin, est une fausse et pernicieuse imitation
de la divine grandeur : Perverse fe iuiitantur qui longe se
a te faciiint, et cxtollunt se advcrsum te (") : « Ceux qui
s'élèvent contre vous, vous imitent désordonnément. » Cette
parole est pleine de sens ; mais une belle distinction du
même saint Augustin nous en fera entendre le fond. Il y a
des choses, dit-il ('''), oii Dieu nous permet de l'imiter, et
d'autres où il le défend. Il est vrai que ce qui l'excite à la
jalousie, c'est lorsque l'homme se veut faire Dieu et entre-
prend de lui ressembler ; mais il ne s'offense pas de toute
sorte de ressemblance.
Car premièrement, chrétiens, il nous a fait[s] son image ;
nous portons empreints sur nous-mêmes les traits de sa face
et les caractères de ses perfections. Il y a de ses attributs dans
lesquels il n'est pas jaloux que nous tâchions de lui res-
sembler : au contraire, il nous le commande. Par exemple,
voyez sa miséricorde, dont il est dit dans son Ecriture
qu'elle « éclate par-dessus ses autres ouvrages {') : » il nous
est ordonné de nous conformer à cet admirable modèle :
Estotc miséricordes, siciit et Pater vester misericors est ('^):
Dieu est patient sur les pécheurs ; et, les invitant à la péni-
tence, il fait luire, en attendant, son soleil sur eux : il veut que
nous nous montrions ses enfants, en imitant cette patience à
l'égard de nos ennemis : Ut sitis filii Patris vestri {^). Ainsi,
comme il est véritable, vous pouvez l'imiter dans sa vérité ;
il est juste, vous pouvez le suivre dans sa justice ; il est
saint, et encore que sa sainteté semble être entièrement
incommunicable, il ne se fâche pas néanmoins que vous
osiez porter vos prétentions jusqu'à l'honneur de lui res-
sembler dans ce merveilleux attribut: au contraire, il vous le
commande : Sancti estote, quia ego sanctîts stini {^).
Quelle est donc cette ressemblance qui lui cause tant de
jalousie .'' C'est lorsque nous lui voulons ressembler dans
a. Conf.^ lib. II, cap. vi. — Ms. qici recedunt a te. — b. In Ps. LXX, Serin, ii,
n. 6. — c. Fs., CXLIV, 9. •— d Luc, vi, 36. - e. Mattli.^ v, 45. — / Levit., xix, 2.
— Ms. quoniam ego...
62 2 CARÊME DES CARMÉLITES.
l'honneur de l'indépendance ; en prenant notre volonté
pour loi souveraine, comme lui-même n'a pas d'autre loi
que sa volonté absolue. C'est sur ce point qu'il est cha-
touilleux, c'est là l'endroit délicat ; c'est alors qu'il re-
pousse avec violence tous ceux qui veulent ainsi attenter
à la majesté de son empire. Soyons des dieux, il nous le
permet, par l'imitation de sa sainteté, de sa justice, de
sa patience, de sa miséricorde toujours bienfaisante : quand
il s'agira de puissance, tenons-nous dans les bornes d'une
créature, et ne portons pas nos désirs à une ressemblance si
dangereuse.
Voilà, mes sœurs, la règle immuable qui distingue ce que
nous pouvons et ce que nous ne pouvons pas imiter en Dieu.
Mais, ô voies corrompues (') des enfants d'xA.dam ! ô étrange
dépravation de notre cœur ! nous renversons ce bel ordre.
Nous ne voulons pas l'imiter dans les choses où il se propose
pour modèle : en celle où il veut être unique et inimi-
table, nous entreprenons (') de le contrefaire. Car si nous
l'imitions dans sa sainteté, le prophète se serait-il écrié :
« Sauvez-moi, Seigneur, parce qu'il n'y a plus de saints sur
la terre (") ?» [P. 4] Si dans sa fidélité ou dans sa justice, le
prophète Michée dirait-[il] : « Il n'y a plus de droiture parmi
les hommes ; le grand demande, et le juge lui donne tout ce
qui lui plaît : il n'y a plus de foi parmi les amis, la terre n'est
pleine que de tromperie ('') ? » Ainsi nous ne voulons pas
imiter Dieu dans ces excellents attributs dont il est bien aise
de voir en nous une vive image : cette souveraineté, cette
indépendance où il ne nous est pas permis de prétendre,
c'est à cela (^) que nous attentons, c'est ce droit sacré et
inviolable que nous osons usurper (^).
« Car comme Dieu n'a personne au-dessus de lui, qui le
règle et qui le gouverne, nous voulons être, dit saint Au-
gustin ('), les arbitres souverains de notre conduite : >> afin
a. Ps., XI, I. — ô. A/tc/t., vu, 2, 3, 5. — C-. In Ps. LXX Serm. II, n. 6.
1. Var. dépravées. Var. Nous ne voulons pus l'imiter dans les choses où il se
propose pour modèle, — en ce qu'il nous est permis de le suivre, et nous entre-
prenons de le contrefaire dans celles, — dans ce que nous ne pouvons pas atten-
ter sans rébellion.
2. Var. c'est là...
3. Viw. nous attribuer.
POUR LA FÊTE DE l'aNNONCIATION. 623
qu'en secouant le joug, a seculo confrcoisti jm^um iiieum ("),
en rompant les rênes, et rejetant le frein du commandement
qui retient notre liberté égarée, nous ne relevions point d'une
autre puissance, et soyons comme des dieux sur la terre :
Ce désir (') et cette fausse opinion d'indépendance... : nous
nous irritons contre les lois: qui nous défend, nous incite;
comme si nous disions en notre cœur : Quoi ! on veut me
commander ! Dépit contre la loi, comme si on nous faisait
erand tort.
Et n'est-ce pas ce que Dieu lui-même reproche aux su-
perbes sous l'image du roi de Tyr : « Ton cœur s'est élevé,
et tu as dit : Je suis un dieu ; et tu as mis ton cœur comme
le cœur d'un dieu : » Dedisti cor tuum quasi cor dei ('') ; tu
n'as voulu ni de règle, ni de dépendance : tu t'es rempli de
toi-même et tu t'es attribué toutes choses ; lorsque tu as vu
ta fortune bien établie par ton adresse et par ton intrigue, tu
n'as pas fait rétlexion sur la main de Dieu, et tu as dit avec
Pharaon : « Ce fleuve est à moi, » tout ce grand domaine
m'appartient ; c'est le fruit de mon industrie, «et je me
suis fait moi-même : » Meus est Jîuvius, et ego feci memct-
ipsum (') ?
Ainsi notre orgueil aveugle nous érige en de petits dieux.
Eh bien ! ô superbe, ô petit dieu, voici le grand Dieu vivant
qui s'abaisse pour te confondre: un homme se fait dieu par
orgueil, un Dieu se fait homme par humilité; l'homme s'attri-
bue faussement la grandeur de Dieu, et Dieu prend vérita-
blement le néant de l'homme. Car considérons, chrétiens, ce
qui s'accomplit en ce jour dans les entrailles bienheureuses
de la sainte Vierge : là un Dieu s'épuise et s'anéantit, en
prenant la forme d'esclave afin que l'esclave soit confondu,
quand il veut faire le maître et le souverain (^).
a. Jeretn., 11, 20. — b. Ezech., xxvui, 2. — c. Ibid., xxix, 3.
1. Addition (f. 64) avec renvoi (f. 60). Idées simplement indiquées ; impor-
tantes d'ailleurs, car le sommaire en tient compte.
2. Deforis ajoute ici trois lignes écrites au crayon à la suite du discours. Elles
peuvent bien se rapporter au passage qu'on vient de lire ; mais cette fois il n'y a
pas de renvoi. Voici cette indication d'idées supplémentaires : «> O homme, viens
apprendre à t'humilier. Homme, pécheur superbe : humilié et honteu.x de son
orgueil même. Homme, quoi de plus infirme .' pécheur, quoi de plus injuste.^
superbe, quoi de plus insensé .'' »
624 CARÊME DES CARMÉLITES.
[P. 5] Mais voici (') un nouveau secret de la miséricorde
divine : elle ne veut pas seulement confondre l'orgueil, elle a
assez de condescendance pour vouloir en quelque sorte le
satisfaire. Car il a fallu donner quelque chose à cette passion
indocile, qui ne se rend jamais tout à fait. L'homme avait
osé aspirer à l'indépendance divine : on ne peut le contenter
en ce point ; le trône ne se partage pas, la Majesté souve-
raine ne peut souffrir d'égal. Mais voici (^) un conseil de misé-
ricorde qui sera capable de le satisfaire : si nous ne pouvons
ressembler à Dieu dans cette souveraine indépendance, il
veut nous ressembler dans l'humilité : l'homme ne peut
devenir indépendant, un Dieu, pour le contenter, deviendra
soumis : sa souveraine grandeur ne souffre pas qu'il s'abaisse
tant qu'il demeurera dans lui-même, cette nature infiniment
abondante ne refuse pas d'aller à l'emprunt, pour s'enrichir
par l'humilité : « afin, dit saint Augustin, que l'homme qui
méprise l'humilité, qui l'appelle simplicité et bassesse quand
il la voit dans les autres hommes, ne dédaignât plus de la
pratiquer en la voyant dans un Dieu : » Ut vel sic superbia
generis hnmaninon dedionaretiir seqiii vestigia Dci if). Voilà
le conseil de notre Dieu pour guérir l'arrogance humaine : il
veut arracher du fond de nos cœurs cette fierté indocile qui
ne veut rien voir sur sa tête ; qui nous fait toujours regarder
ceux qui sont soumis avec dédain, ceux qui dominent avec
envie ; qui ne peut souffrir aucun joug ni céder à aucunes
lois, pas même à celles de Dieu. C'est pourquoi il n'y a
bassesse, il n'y a servitude où il ne descende ; il s'abandonne
lui-même à la volonté de son Père.
Mais {') pesons davantage sur cette parole : il a pris la
forme d'esclave. Il a pris la nature humaine qui l'oblige à
être sujet, lui qui était né souverain. Il descend encore un
autre degré : il a pris la forme d'esclave, parce qu'il a paru
a. ht Ps. xxxni, Enarr. I, n. 4.
1. Abandonnant pour un instant le développement qu'on trouvera plus loin :
« Mais pesons davantage sur cette parole..., )> l'auteur va chercher (page 5 de
son manuscrit) celui qu'on va lire.
2. M. Lâchât rejette à tort dans les notes cette addition interlincaire.
3. Cet alinéa et le suivant venaient d'abord en tcte du précédent (page 4 du
manuscrit, et commencement de la page 5).
POUR LA FÊTE DE l'aNNONCIATION . 625
comme pécheur, qu'il s'est revêtu lui-même de la ressem-
blance de la chair de péché, qu'en cette qualité il a porté sur
lui des marques d'esclave, par exemple la circonc[ isionj, et
qu'il a mené une vie servile (') : Non venit ministrari, sed
mini st rare ("). Il s'abaisse beaucoup plus bas : il a pris la
forme d'esclave, parce qu'il est non seulement semblable aux
pécheurs, mais qu'il est la victime publique pour tous les
pécheurs. Dès le premier moment de sa conception, « en
entrant au monde, dit le saint Apôtre, il s'est mis en cet état
de victime ; il a dit : Je viens, ô mon Dieu, pour faire votre
volonté : » Ingi'ediens mimdiun, dicit... : ut faciam, Deus,
voliintate7ii tuain ('').
Mais peut-être qu'en se soumettant à la volonté de son
Père, vous croirez qu'il veut s'exempter de dépendre de la
volonté des hommes. Non, mes frères, ne le croyez pas ; car
la volonté de son Père est qu'il soit livré comme victime à la
volonté des hommes pécheurs, à la volonté de l'enfer : Sed {'')
\_hccc est Jiora vestra, ef\ potestas tenebrarum ('). Il n'a pas
attendu la croix, pour faire cet acte de soumission : Ingre-
diens umiidum, dicit. Marie a été l'autel où il s'est première-
ment immolé (^), Marie a été le temple où il a rendu à Dieu
ce premier hommage, où s'est vu la première fois ce grand
et admirable spectacle d'un Dieu soumis et obéissant jusqu'à
se dévouer à la mort, jusqu'à se livrer aux pécheurs et à
l'enfer même pour faire de lui à leur volonté. Pourquoi cet
abaissement ? Je vous ai déjà dit, mes sœurs, que c'est pour
confondre l'orgueil.
A la vue d'un abaissement si profond, qui pourrait refuser
de se soumettre ? Vous vivez, mes sœurs, dans une conduite {f)
qui vous doit faire trouver la soumission non seulement
fructueuse, mais encore douce et désirable : mais quand vous
auriez à souffrir un autre gouvernement, de quelle obéissance
a. Matth.^ XX, 28. — Ms. Veiiit ministrare, non ministrari. — b. Hebr., X, 5, 7.
— Ms. (iixi/, utfaccrcm..., comme au Ps. XXXIX, 9. — c. Luc, XXII, 53.
1. Un trait de plume, s'il n'est pas accidentel, supprimerait la fin de cette
phrase, depuis :« qu'en cette qualité... »
2. Ms. 7iunc potestas tenebrarum. — Suivez, p. 5 du ms., après deux lignes
raturées, qui se retrouveront plus loin.
3. Addition que M. Lâchât a tort de bannir du texte.
4. Celle de la prieure Marie de Jésus (née de Gourguesj.
Sermon^ <le Br.>>uet. — III. 4°
626 CARÊME DES CARMÉLITES,
pourriez-vous vous plaindre en voyant à la volonté de quels
hommes se dévoue aujourd'hui le Sauveur des âmes : à celle
du lâche Pilate ('), à celle du traître Judas, à celle des Juifs
et des pontifes, à celle des soldats inhumains, qui ne gardant
avec lui aucune mesure, ont fait de lui ce [qu'ils ont voulu] ?
Après cet exemple de soumission, vous ne sauriez descendre
assez bas ; et vous devez chérir les dernières places qui,
après les abaissements du Dieu incarné, sont devenues
désormais les plus honorables.
Marie entre aujourd'hui dans ses sentiments. Quoique sa
pureté angélique ait été un puissant attrait pour faire naître
Jésus-Christ en elle, ce n'est pas néanmoins cette pureté
qui a consommé le mystère ; c'a été l'humilité et l'obéissance.
Si Marie n'avait dit qu'elle était servante, en vain elle eût
été vierge ; et nous ne nous écrierions pas aujourd'hui que
ses entrailles sont bienheureuses. Vierges de Jésus-Christ,
profitez de cette leçon ; et méditez attentivement cette
vérité (^).
Mais ce n'est pas assez au Verbe fait chair d'avoir
confondu l'orgueil : il faut relever l'espérance; et c'est ce qu'il
va faire en s'appauvrissant : il ne confond la présomption que
pour donner place à l'espérance. C'est ma seconde partie :
Ibi se pauperavit.
second point.
[P. 6] L'appauvrissement du Verbe fait chair est la princi-
pale partie du mystère, et celle par conséquent qu'il est le
plus malaisé de bien faire entendre. Car lorsque le saint
Apôtre a dit que le Fils de Dieu s'est fait pauvre, il me semble,
âmes chrétiennes, qu'il ne suffit pas de comprendre {f) qu'il
s'est appauvri en qualité d'homme, en s'unissant à une nature
I. Ms. etc. — C'est-à-dire ce qui était d'abord détaillé plus haut.
1. Deux notes, au bas de la page, ont été introduites indûment dans le texte :
« Itane magnum est esse parvum, ut nisi a te qui tam jnagnus es fieret^ disci
omnino non posset? (Aug., de sanct. Virg.) — Le dessein du Fils de Dieu n'est
pas tant de faire des vierges pudiques, que des servantes soumises, n'est pas... »
(Inachevé).
3. Var. Ce n'est pas assez de comprendre qu'il a pris la nature humaine, dont
le partage est la pauvreté...
POUR LA FÊTE DE LANNONCIATION. 627
dont le partage est la pauvreté ; en naissant de parents
obscurs, dans la lie du peuple ; en vivant sur la terre sans
retraite, sans lieu de repos, et sans avoir seulement un gite
assuré où il pût reposer sa tête. Cette pauvreté mystérieuse
a quelque chose de plus caché, qui ne sera jamais assez
entendu, jusqu'à ce que nous disions que c'est la Divinité
qui s'est elle-même appauvrie.
Je ne suis point trop hardi, quand je parle ainsi, et je ne
fais que suivre l'Apôtre: Senictipsiim exinanivit ("): « Il s'est
anéanti lui-même, » ou, pour traduire ce mot proprement, il
s'est vidé et répandu tout entier, comme un vase qui était
plein, et qu'on vide en le répandant : c'est l'idée que nous
donne le divin x\pôtre, et c'est dans cette effusion que con-
siste l'appauvrissement du Verbe fait chair. Ce dépouillement
est-il véritable ? Dieu a-t-il perdu quelque chose en se faisant
homme ? et n'est-ce pas un article de notre foi, que la
Divinité, toujours immuable, ne s'est ni altérée ni dimi-
nuée dans ce mélange ? Comment donc le Fils de Dieu
s'est-il dépouillé ?
Voici le secret du mystère. On dépouille quelqu'un en
deux sortes, ou quand on lui ôte (') la propriété, ou quand
on le prive de l'usage : car quoiqu'on laisse à un homme la
propriété de son patrimoine, si on lui lie les mains pour
l'usage, il est pauvre parmi les richesses dont il ne peut pas
se servir. Ce principe étant supposé, il est bien aisé de com-
prendre l'appauvrissement du Verbe divin. Si je considère la
propriété, il n'est rien de plus véritable que l'oracle du grand
saint Léon dans cette célèbre épître à saint Flavien, que
« comme la forme de Dieu n'a pas détruit la forme d'esclave,
aussi la forme d'esclave n'a diminué en rien la forme de
Dieu ('''). » Ainsi la nature divine n'est dépouillée en Jésus-
Christ d'aucune partie de son domaine ; de sorte que son
appauvrissement, c'est qu'elle y perd l'usage de la plus grande
partie de ses attributs.
Mais que dis-je, de la plus grande partie ? Quel de ces divins
L
a. Plu'lipp., II, 7. — Ms. Exinanivit seinctipsîon. — b. Epist. XXIV, cap. m.
I. Var. en lui ôtant la propriété, ou lui ôtant l'usage.
628 CARÊME DES CARMÉLITES.
attributs voyons nous paraître en ce Dieu enfant que le Saint-
Esprit a formé dans les ent[railles] de la s[ ainte] V[iergeJ ?
Que voyons-nous qui sente le Dieu dans les trente premières
années de sa vie? Mais encore dans les trois dernières, qui
sont les plus éclatantes, s'il paraît quelques rayons de sa sa-
gesse dans sa doctrine, de sa puissance dans ses miracles,
ce ne sont que des rayons affaiblis, et non pas la lumière dans
son midi. La sagesse se cache sous des paraboles et sous le
voile sacré de paroles simples : et en même temps que ia
puissance étend son bras à des ouvrages miraculeux, comme
si elle avait peur de paraître, en même temps (') elle le retire:
car la véritable grandeur de la puissance divine, c'est de pa-
raître agir de son chef; et c'est ce que le Fils de Dieu n'a
pas voulu faire. Il rapporte tout à son Père : Ego non judico
Quemqiiam ;... Pater in nie nianeits ipse facit opéra (") ; et il
semble qu'il n'agisse (^) et qu'il ne parle que par une autorité
empruntée. Ainsi la nature divine devait être en lui (^), durant
les jours de sa chair, privée de l'usage de sa puissance et de
ses divines perfections. C'est pourquoi: Digmcsest... accipere
virtutem, et divinitatem, et sapientiain, et fortitndinem {''') ;
comme s'il ne l'avait pas eue auparavant (^) : l'oserai-je dire ?
comme un homme interdit par les lois, qui a la propriété {f)
de son bien, et n'en a pas la disposition. Ainsi étant interdit
en vertu de cette loi suprême qui l'envoyait sur la terre pour
y être (^) dans un état de dépouillement, il n'avait pas [p. 7J
l'usage de son propre bien ; et il n'en reçoit la pleine dispo-
sition (7) qu'après qu'il est retourné au lieu de sa gloire, c'est-
à-dire, au sein de son Père.
Tel est l'appauvrissement du Verbe fait chair : le Fils de
a.Joa?i., VIII, 15 ; XIV, 10. — b. Apoc, V, 12.
1. Répétition voulue. — Var. lorsque la puissance..., aussitôt.
2. Var. il paraît n'agir ni parler que par...
3. Var. C'est ainsi qu'il devait être...
4. Ici un signe de renvoi. Rien n'y correspond actuellement. Il est \Tai que
"dans le sommaire, on lit : Note::, au sujet de ce passage. Mais en pareil cas,
liossuet se bornait à souligner un endroit important. Peut-être les idées
simplement indiquées ici auront-elles été développées sur une feuille déta-
chée, qui se sera perdue.
5. Var. le domaine.
6. Var. cjui l'envoyait seulement pour être soumis et infirme.
7. Var. et il ne le reçoit.
I
POUR LA FÊTE DE LANNONCIATION. 629
Dieu s'y est enq-a^é par sa première naissance qu'il prend
d'une mère mortelle ('). C'est pourquoi son Père immortel,
pour l'en délivrer, le ressuscite des morts; et lui donnant de
nouveau la vie, il le fait jouir de tous les droits de sa nais-
sance éternelle : Ego hodie gemii te ("). O Dieu appauvri, ô
Dieu dépouillé! je vous adore: vous méritez d'autant plus
nos adorations, ô Dieu interdit !
Il pourrait sembler, chrétiens, que cette pauvreté du Verbe
fait chair serait un moyen peu sûr pour relever la bassesse
de notre nature (^) : car est-ce une espérance (3) pour des
malheureux, qu'un Dieu en vienne augmenter le nombre ?
Est-ce une ressource à notre faiblesse, que notre libérateur
se dépouille de sa puissance ? Ne semble-t-il pas au contraire
que le joug qui accable les enfants d'Adam est d'autant plus
dur et inévitable qu'un Dieu même est assujetti à le suppor-
ter ? Cela serait vrai, chrétiens, si sa pauvreté était forcée,
s'il y était tombé par nécessité, et non pas descendu par
miséricorde. Mais que ne devons-nous pas espérer d'un Dieu
qui descend (^) pour se joindre à nous ; dont l'abaissement
n'est pas une chute, mais une condescendance {f) ; qui n'a
pris notre pauvreté, comme il a déjà été dit, que, de peur
qu'étant si pauvres et si misérables, nous n'osassions appro-
cher de lui avec notre misère et notre indigence (")?
C'est ce qui fait dire à saint Augustin que le Fils de Dieu
a été porté au mystère de l'Incarnation « par une bonté popu-
laire : » Populari qîiadam clementia ('^). Comme un génie
extraordinaire (0, plein de riches conceptions, pour se rendre
populaire et intelligible, se rabaisse par un discours simple
à la capacité des esprits communs ; comme un grand envi-
ez. Ps.^ II, 7. — b. Conira Acade/n., lib. III, n. 42. •
1. Var. par sa première naissance de la très pure Marie.
2. Var. pour le rétablissement de notre espérance.
3. Var. car quelle ressource.
4. Var. Mais nous devons tout espérer d'un Dieu qui s'abaisse...
5. Note interlinéaire : « Descendit iit levaret, non cecidit ut jaceret (S. Aug., In
Joan. Tract, cvii, n. 7) : Il ne tombe pas pour être abattu, mais il descend pour
nous relever. »
6. Edit. : « Descendit ut levaret... nous relever. > — C'est la note précédente,
placée plus haut dans le manuscrit.
7. Var. un grand et sublime orateur.
630 CARÊME DES CARMÉLITES.
ronné d'un éclat superbe, qui étonne le pauvre peuple et ne
lui permet pas d'approcher, quitte tout ce pompeux appareil,
et, par une familiarité populaire, vit à la mode de la multi-
tude, dont il se propose de gagner l'esprit : ainsi la Sagesse
incréée, par un conseil de condescendance, se rabaisse en
prenant un corps, et se rend sensible ; ainsi la Majesté sou-
veraine, par une facilité populaire, se dépouille de son éclat
et de ses richesses, de son immensité et de sa puissance, pour
converser librement avec les hommes. Élevez votre courage,
ô enfants d'Adam ! Il semble qu'il craigne de paraître Dieu.
Il l'est, et vous pouvez attendre de lui tout ce que l'on peut
espérer d'un Dieu. Mais il cache tous ces divins attributs ;
approchez avec la même familiarité, avec la même franchise,
avec la même liberté de cœur, que si ce n'était qu'un homme
mortel (').
Voilà l'effet admirable que produit le dépouillement du
Verbe incarné : de sorte que nous pouvons dire qu'il ne
s'appauvrit en toute autre chose, que pour être riche en
amour et abondant en miséricorde. C'est le seul de ses attri-
buts dont il se laisse l'usage; et, dans sa pauvreté mystérieuse,
rien n'est plus riche que son amour, [p. 8] qui coule sur nous
de source, qui n'a même rien en nous qui l'attire, mais qui
se répand sur nous de lui-même, et se déborde par sa propre
abondance. Tel (') est l'amour de notre Dieu : Ipse prioj' di-
lexit nos (") : que reste-t-il maintenant, sinon que nous lui
rendions amour pour amour ? Certainement le cœur est trop
dur, qui, non content de ne lui pas donner ('^) son amour,
refuse même de le lui rendre: qui, n'allant pas à Dieu le pre-
mier, ne le suit pas du moins quand il le cherche.
Que si nous aimons ce divin Sauveur, observons ses com-
mandements, et marchons par les voies qu'il nous a marquées.
a. IJoan., IV, lo.
1. Ces deux phrases, depuis: « Il semble qu'il craigne..., » sont un remaniement
f. 64. La première rédaction (f. 62) portait : « Dans la dispensation de sa chair,
ne croyez pas que ce soit en vain qu'il... — Il semble qu'il appréhende de
paraître Dieu, afin que vous traitiez avec lui avec la même familiarité, avec la
même franchise, avec la même liberté de cœur, que s'il était seulement un
homme mortel. »
2. Bien que barrées, ces trois lignes sont indispensables pour la suite des idées.
3. l'ar. ne voulant pas lui donner.
POUR LA FÊTE DE LANNONCIATION. 63 I
Et ne disons pas en nos cœurs : Aimer ses ennemis, se
haïr soi-même, ce commandement est trop haut, il n'y a pas
moyen de l'atteindre ; la doctrine évangélique est trop relevée,
et passe de trop loin la portée des hommes. Quiconque parle
ainsi n'entend pas le mystère d'un Dieu abaissé. Ce Dieu
facile, ce Dieu populaire, qui se dépouille et qui s'appauvrit
pour se mettre en égalité avec nous, mettra-t-il au-dessus de
nous ses préceptes? Et celui qui veut que nous atteignions à
sa personne voudra-t-il que nous ne puissions atteindre à sa
doctrine "^ Prendre une telle pensée, c'est peu connaître un
Dieu appauvri ; une telle hauteur ne s'accorde pas avec une
telle condescendance. Non, je ne crois plus rien d'impos-
sible : il n'y a vertu (') où je n'aspire, il n'y a sainteté où je ne
prétende. Mais si vous y prétendez, il faut encore ajouter :
Il n'y a passion que je ne combatte. Ah ! vous commencez à
ne plus entendre, et à trouver la chose impossible. Un Dieu
descend et vous tend la main ; il n'est que d'oser et d'entre-
prendre. Heureuses donc les entrailles de la sainte Vierge,
où s'accomplit un si grand mystère, dans lesquelles un Dieu
appauvri ouvre une si belle carrière à nos espérances ! Mais
laissons (^) les espérances, mes sœurs, et venons aux biens
véritables dont il comble notre pauvreté : c'est ce qu'il faut
méditer dans la dernière partie.
TROISIÈME POINT.
Ni dans l'ordre de la grâce, ni dans l'ordre de la nature, la
terre pauvre et indigente ne peut s'enrichir, que par le com-
merce avec le ciel. Dans l'ordre de la nature elle ne porte
jamais de riches moissons, si le ciel ne lui envoie ses pluies,
ses rosées, sa' chaleur vivifiante, et ses influences ; et dans
l'ordre de la grâce on n'y verra jamais fleurir les vertus, ni
fructifier les bonnes œuvres, si elle ne reçoit avec abondance
1. Pj-e?iiirre rcdaciioti. Il n'y a perfection où je n'aspire, il n'y a sainteté où je
ne prétende : et pour parvenir à ce haut degré, il n'y a passion que je ne com-
batte. Ah ! c'est le difficile... Mais ajoutons encore : Ambition, je veux t'arracher
du fond de mon cœur, etc. Puiqu'un Dieu descend pour tenir ma main, il n'est
que d'oser et d'entreprendre.
2. Var. Il fait quelque chose de plus, et après avoir relevé ma bassesse, il
comble de biens ma pauvreté : c'est...
632 CARÊME DES CARMÉLITES.
les dons du ciel, où réside la source du bien. Jugez de là,
chrétiens, quelle devait être notre pauvreté, puisque ce sacré
commerce avait été rompu depuis tant de siècles par la guerre
que nous avions déclarée au ciel ; et jugez par la même
raison quelles seront dorénavant nos richesses, puisqu'il se
rétablit aujourd'hui par le mystère de l'Incarnation : car ce
n'est pas sans raison, mes sœurs, que l'Église, nous expli-
quant ce divin mystère, l'appelle « un commerce admirable:»
O admirabile comnierciinn !
[P. 9] Voilà un commerce admirable, dans lequel il est aisé
de comprendra que tout se fait pour notre avantage. Deux
sortes de commerce parmi les hommes : un commerce de
besoin pour emprunter ce qui nous manque (') : (sagesse ('')
de Dieu dans le partage des biens, afin que les besoins mu-
tuels fissent l'alliance et la confédération des peuples) : un
commerce d'amitié et de bienveillance pour partager avec
nos amis ce que nous avons. Dans l'un et l'autre de ces com-
merces on trouve de l'avantage : dans le premier, on a le
plaisir d'acquérir ce qu'on n'avait pas ; dans le second, le
plaisir de jouir de ce qu'on possède : plaisir qui serait sans
goût, si nul n'y avait part avec nous.
Mais il n'en est pas ainsi de notre Dieu, qui est « suffisant
à lui-même ; parce qu'il trouve tout, dit saint Augustin (''),
dans {f) la grandeur abondante de son unité : » Sibi suficit
copiosa... îinitatis inagniiudine. Il n'a besoin de personne
pour posséder tout le bien, parce qu'il le ramasse tout entier
en sa propre essence ; il n'a besoin de personne pour le plaisir
d'en jouir, qu'il goûte parfaitement en lui-même. Donc, s'il
entre en commerce avec les hommes, qui doute que ce ne
soit pour notre avantage } Quand il semble venir à l'emprunt,
c'est qu'il a dessein (•*) de nous enrichir : s'il recherche notre
compagnie, c'est qu'il veut se donner à nous. C'est ce qu'il
a. Con/ess., lib. XIII, cap. ix.
1. Var. quand nous empruntons les uns des autres ce qui nous manque.
2. Addition avec renvoi. L'édition Lâchât la relègue mal à propos dans les
notes.
3. Var. par.
4. Var. S'il emprunte ce que nous avons, c'est qu'il a dessein...
POUR LA FÊTE DE l'aNNONCIATION. 633
fait aujourd'hui (') dans les entrailles de la sainte Vierge ; et
saint Aui^ustin a raison de dire : Ibi nos dilavit : « C'est là
qu'il nous enrichit. »
Et en effet, saintes âmes, considérons, je vous prie, quel
commerce le Fils de Dieu y commence, ce qu'il y reçoit et ce
qu'il y donne ; épanchons ici notre cœur dans la célébration
de ses bienfaits. Il est venu, ce charitable négociateur, il est
venu trafiquer avec une nation étrangère. Dites-moi, qu'a-t-il
pris de nous } Il a pris les fruits malheureux que produit
cette terre ingrate : la faiblesse, la misère, la corruption. Et
que nous a-t-il donné en échange ? Il nous a apporté les
véritables biens qui croissent en son royaume céleste, qui
est son domaine et son patrimoine (') : l'innocence, la paix,
l'immortalité, l'honneur de l'adoption, l'assurance de l'héri-
tage, la grâce et la communication du Saint-Esprit. Qui ne voit
que tout se fait pour notre avantage dans cet admirable trafic?
Mais voyons maintenant cet autre commerce de société et
d'affection. Peut-on nier que sans sa bonté notre compagnie
lui serait à charge ? Si donc il épouse la nature humaine dans
les entrailles de la sainte Vierge, s'il entre dans notre alliance
par le nœud sacré de ce mariage, puisqu'il n'y a pas la
moindre apparence que cette société lui profite, reconnais-
sons plutôt qu'il veut être à nous, et enrichir notre pauvreté,
non seulement par la profusion de tous ses biens, mais encore
en se donnant lui-même.
Ce n'est pas moi, chrétiens, qui tire cette conséquence ;
c'est le grand apôtre saint Paul, qui, considérant en lui-même
cette charité infinie par laquelle Dieu aime tellement le
monde qu'il lui donne (') son Fils unique, s'écrie ensuite avec
transport : « Celui qui n'a pas (^) épargné son Fils, mais
nous l'a donné tout entier » et par [p. 10] sa naissance et
par sa mort, que nous pourra-t-il refuser } et « ne nous donne-
t-il pas en lui toutes choses ? »
1. Var. Telles sont les lois du sacré commerce qu'il est venu rétablir par le
mystère de Tlncarnation.
2. Var. en cette céleste patrie, qui est son naturel héritage.
3. Edit. a aimé..., a donné.
4. EdU. qui ne 7ious a pas épargné son Fils. — Ce nous est au manuscrit ; mais
il provient d'une autre rédaction interrompue : qui nous a do\tiné...'\
6.34 CARÊME DES CARMI^LITES.
Oitomodo (') 7ion ctiain auu illo onmia nobis donavit (") ?
Quand il a donné son Fils, il nous a ouvert le fond de son
cœur ; tout se débonde par cette ouverture (^) : aussi cher
que lui-même, son Unique, son bien-aimé, ses délices, son
trésor ; pesez sur cette parole qu'il nous ouvre son cœur et
son sein : Os nostritm patet ad vos, o Corinthii, cor nostrum
dilatatuvi est. Et après que sa divine libéralité a ainsi épan-
ché son cœur, ne faut-il pas que tout coule sur nous par cette
ouverture ?
Que plût à Dieu faire entendre la force de cette parole :
SeipsMin dabït, quia seipsum dédit (S. Augustin in Ps. xlii) :
« Il se donnera de nouveau, parce qu'il s'est déjà donné
une l'ois ! » La libéralité des hommes est bientôt à sec : en
Dieu un bienfait est une promesse ; une grâce, un enga-
gement pour un nouveau don. Comme dans une chaîne
d'or un anneau en attire un autre, ainsi les bienfaits de Dieu
s'entresuivent par un enchaînement admirable. Celui qui
s'est donné une fois ne laissera pas tarir la source infinie
de sa divine miséricorde, et il fera encore à notre nature un
nouveau présent de lui-même : Seipsîcm dabit immortalibus
îf)t7nor talent, quia seipsum dédit mortalibiLS mortalein (''). En
Jésus-Christ mortel, les dons de la grâce ; en Jésus-Christ
immortel, les dons de la gloire. Il s'est donné à nous comme
mortel, parce que les peines qu'il a endurées ont été la source
de toutes nos grâces : il se donnera à nous comme immortel,
a. Rom., vni, 32. — b. In Ps. xni, n. 2.
1. Ce qui suit, jusqu'à : « Que plût à Dieu... ! » est une addition (f. 64),
esquissée à plusieurs reprises successives. L'auteur insiste de plus en plus sur
quelques idées de détail. Tout cela n'a guère forme de discours. Et cependant le
sommaire en tient compte.
Le f. 65 contient un autre projet de conclusion : « Il nous donne. Tous les
dons renfermés par sa colère. Elle fait un effort en donnant son Fils. (Juoinodo tioti
...ciini illo oiniiia nnbis dojimnt ? \^Roni., vni, 32.] Il nous ouvre son cœur et son
sein. Son Fils ; son unique. Ne faut il pas que tout coule avec abondance... .'' La
libéralité des hommes est bientôt \ sec : en Dieu, un bienfait c'est une promesse ;
une grâce, un engagement. Comme dans une chaîne d'or, un anneau en attire
un autre : Seipsum dabit, quia seipsum dédit [S. Aug., In Ps. XLll]. Seipsum
dabit immortalibus immortalcm, quia seipsicm dédit mortalibiis mortalem [In
Ps. XIII, n. 2]. En Jésus-Christ mortelles dons delà grâce. En Jésus-Christ
immortel les dons de la gloire. »
2. Ici Bossuet renvoie au sermon de la Nativité de la Sainte Vierge, 2*^ point
(ci-dessus, p. 62).
POUR LA FÊTE DE l'aNNONCIATION. 635
parce que la clarté (') dont il est plein sera le principe de
notre gloire : Rcfoinnabit corpus kiuiiilitatis nostrœ, conjlqu-
ratuni corpori claritaiis suœ (").
Mais faisons en ce lieu, mes sœurs, une réflexion sérieuse
sur la grandeur incompréhensible de la sainte Vierge. Car si
nous recevons tant de grâces et de bonheur, parce que (")
Dieu nous donne son Fils, que pourrons-nous penser de
Marie, à qui ce Fils est donné avec une prérogative si émi-
nente ? Si nous sommes si avantagés, parce qu'il nous le
donne comme Sauveur, quel[le] sera la gloire de la sainte
Vierge à laquelle il l'a donné comme Fils, c'est-à-dire, en la
même qualité qu'il est à lui-même ? BeatiLS venter qui te por-
tavit: Heureuses mille et mille fois les entrailles qui ont porté
Jésus-Christ ! Jésus-Christ sera donné à tout le monde ;
Marie le reçoit la première, et Dieu le donne au monde par
son entremise. Jésus-Christ est un bien universel ; mais
Marie durant sa grossesse le possédera toute seule. Elle a
cela de commun avec tous les hommes que Jésus donnera
sa vie pour elle; mais elle a cela de singulier qu'il l'a premiè-
rement reçue d'elle. Elle a cela de commun que son sang
coulera sur elle pour la sanctifier ; mais elle a cela de parti-
culier qu'elle en est la source. C'est le privilège extraordi-
naire que lui donne le mystère de cette journée.
Mais puisque ce mystère adorable nous donne Jésus-
Christ aussi bien qu'à elle, quoique ce ne soit pas au même
degré d'alliance, apprenons de cette Mère divine à recevoir
saintement ce Dieu qui se donne à nous. Jésus-Christ mor-
tel est à nous, Jésus-Christ immortel est à nous encore :
nous avons le gage de l'un et de l'autre dans le mystère de
l'Eucharistie. Il est effectivement immortel, et il porte la
marque et le caractère non seulement de sa mortalité, mais
de sa mort même. Il se donne à nous en cet état, afin que nous
entendions que tout ce qu'il mérite par sa mort, et tout ce
qu'il possède dans son immortalité, est le bien de tous ses
fidèles.
a. Philip., ni, 21.
I. Var. gloire.
3. Wir, car si le principe de notre bonheur, c'est que...
636
CARÊME DES CARMÉLITES.
Qîtomodo nos effiigievnis, si tantain iieglexeriums salu-
tevi {") ? Au contraire, quelle source de gloire ! quel torrent
de délices ! quelle abondance de dons ! quelle inondation de
félicité ! Recevons-le dans cette pensée. La disposition néces-
saire pour recevoir un Dieu qui se donne à nous, est la réso-
lution de s'en bien servir. Le fruit de ce discours dans ces
paroles. Car quiconque fait cette injure à la miséricorde divine
de ne recevoir pas son présent (')...
Utamur nostro in nostrani utilitatem, de Salvatore sahitem
operemur {^\ Sortons de cette prédication avec une sainte
ardeur de travailler à notre salut. Puisque nous recevons un
Sauveur, nous sauver (^), etc. S'il n'y avait point de Sauveur,
je ne vous parlerais point de salut [f) : s'il est à nous, mes
frères, servons-nous-en pour notre profit ; et puisqu'il est le
Sauveur, faisons de lui notre salut: Utamurnostro iii nostram
tililitateni, de Salvatore salutem operemur (■*).
a. Hebr., Il, 3. — b. S. Bern., Hoviil. III sup. Missjis est, n. 14.
1. Addition inachevée.
2. Parmi toutes ces additions confuses du manuscrit, je ne saurais suivre de
point en point l'interprétation de Deforis. Elle était par endroits trop malheu-
reuse. Voici, par exemple, l'éloquence cju'il prête ici à Bossuet : « Sortons de
cette prédication avec une sainte ardeur de travailler à notre salut, puisque
nous recevons ufi Sauveur \(jtti vient\ nous sauver ! »
3. Edit. de la sorte. — Faute de lecture.
4. On ne s'étonnera pas que l'auteur se soit borné à ces indications inache-
vées, si l'on se rappelle qu'il prêchait le lendemain aux Nouveaux Convertis
(Histoire criticjue..., p. 186) ; et le surlendemain, pour le quatrième dimanche.
Il avait prêché la semaine précédente aux Noîtvclles Catholiques (vendredi,
18 mars), ce qui avec la saint Joseph et le troisième dimanche formait une autre
série de trois jours consécutifs. Voy., au début du I\''' volume, parmi des rei'.vres
de date incertaine, celle (la première) qui paraît se rapporter à ces circonstances.
CAREME DES CARMELITES.
IV^- DIMANCHE. Sur l'AMBITION (').
27 mars 1661.
h
Plncore une esquisse, plutôt qu'un discours achevé. Toutefois la
rédaction qu'on va lire sera j)lus complète que celle de l'édition
Gandar. A la vérité, le savant professeur renvoyait bien au sermon
du Louvre, sur le même sujet, pour combler certaines lacunes ; mais
c'était laisser aux lecteurs et aux éditeurs à venir un travail devant
lequel ils pourraient reculer. Ces références multiples deviennent
quelque chose de si compliqué, qu'il nous est arrivé à nous-même
d'être obligé, pour nous y reconnaître, de recourir au manuscrit de
l'auteur. On essaiera donc de donner ici les textes sous leur forme
primitive, aussi complets qu'ils nous sont parvenus (^). A force de
relire ce manuscrit, un de ceux dont Gandar se disait prêt à désespé-
rer, nous avons trouvé deu.K modifications à introduire dans le texte
que nous en avions publié en 18S9. Elles consistent en une note
marginale à détacher du corps du discours, et en un remaniement
que nous nous étions jadis borné à signaler.
Sommaire ('). Carmélites, 4° dimanche : Ambition.
\_A va Ht -propos.]^ JÉSUS se retire souvent au désert: il y fuit seul
quand on veut le faire roi. A fui un roi tyran qui voulait le faire
mourir ; fuit une autre persécution qui le veut lui-même faire roi,
Ave.
[Exorde.] Obscurités et contradictions de l'Évangile : pour in-
struire. Deux maximes pour la puissance.
[/"'point.] Félicité en deux choses : pouvoir ce qu'on veut, vouloir
ce qu'il faut. — Ici le temps de bien vouloir; au ciel, de pouvoir.
S. Augustin, De Trinitate. — Puissance nuit, si la volonté n'est bien
réglée. Pilate, exemple. De Spiritu et littera (p. i, 2, 3, 4, 5,6, J ,%).
Deux captivités: une qui empêche l'exécution, l'autre qui con-
traint dans le principe. — Joseph, exemple (p. 9, 10).
Puissance, mère de licence (p. 11, 12). — Contre ceux qui veulent
se distinguer; (ce sont les grands génies!) — Quel discernement
1. Mss., 12822, f. 331-334 ; l^l-y-l ; 340-345- In^*"- — Pour la première fois,
nous rencontrons dans nos manuscrits une marge très apparente, le cinquième
environ de la page (à partir du premier point). Elle ira grandissant, les années
suivantes.
2. Il y aune lacune au commencement du second point.
3- F. 313.
638 CARÊME DES CARMÉLITES.
doit désirer le chrétien (p. 13). — Étranger au siècle. — Dieu y
prête ses enfants (p. 14).
Honneurs enivrent (') ; comparaison (p. 13). — User de la puis-
sance : Esther, David (p. 14).
l^B'^ point.'] Quel est l'esprit de grandeur? (p. 7,8.) — Obligation
des grands (p. 8, 9, 10). Ambitieux se proposent de faire de grands
biens : illusion. — Se tenir dans ses bornes (2). S. Léon : comparai-
son (p. II, 12).
Ji;si\j ergo , cuiii cogtwvisset
quia vetituri essent ut râpèrent
eutn et facereiit eum regeni^fiigit
ite?]C7n ifi montein ipse solus.
JÉSUS, ayant connu que tout (')
le peuple viendrait à lui pour
l'enlever et le faire roi, s'enfuit
encore à la montagne tout seul.
{JoaH.,\l, 15.)
TOUJOURS le silence et la solitude auront de grands
charmes pour notre Sauveur ; toujours la montagne
et le désert donneront à cet Homme-Dieu une retraite
agréable. Il ne peut oublier l'obscurité sainte de ses trente
premières années ; et durant le cours des dernières, que le
soin de notre salut l'oblige de rendre publiques, il dérobe,
tout le temps qu'il peut pour se retirer avec son Père (■*). Mais,
quoiqu'il aime toujours la retraite, jamais il ne la cherche
avec tant d'ardeur que lorsqu'on lui veut donner une gloire
humaine. En effet, c'est une chose digne de remarque que les
saints évangélistes nous disent souvent « qu'il se retirait (^)
au désert:» secedebat in deserturn {^) ; qu'il «allait à la mon-
tagne tout seul pour prier : » « abiit in montent orare {^) ;
qu'il y passait même «les nuits entières : » erat pernoctans
in oratione Dei(^) : mais qu'il se soit sauvé au désert, ni qu'il
ait fui à la montagne, nous ne le lisons nulle part, si je ne me
a. Luc, V, 16. — Ms. secessit. — b. Marc, vi, 46. — c. Luc, vi, 12.
1. Gandar: enivrement. •
2. Gandar: dans des bornes.
3. Tout est une surcharge, omise par Gandar. — {Ms. f. 332.)
4. Bossuet efface ici cette fin de phrase : «et apprendre par son exemple à
ses serviteurs qu'il n'est rien désirable à un chrétien que le lepos de la vie
privée. » — Cette pensée se retrouvera dans le second exorde.
5. Var. qu'il se retire.
SUR l'amhition. 639
trompe, que dans l'évangile de cette journée. Et quelle
cause, messieurs, l'oblige à s'enfuir (') si soudainement ?
C'est (jue les peuples s'assemblent (') pour le faire roi. Il a
fui autrefois dans son enfance, pour éviter les persécutions
d'un roi tyran qui voulait le sacrifier à son ambition et à une
vaine jalousie. \'oici une nouvelle persécution qui l'oblige
encore de se mettre en fuite : on veut lui-même l'élever à la
royauté (^). Ne croyez pas qu'il l'endure : vous le verrez
dans quelques semaines aller au-devant de ses ennemis,
pour souffrir mille indignités et des soldats et des peuples ;
mais aujourd'hui, chrétiens, qu'ils le cherchent pour le
revêtir des grandeurs mondaines, dont il dédaigne l'éclat,
dont il déteste le faste et l'orgueil, pour éviter un si grand
malheur il ne croit point faire assez s'il ne prend la fuite
dans une montagne déserte, et où il veut si peu être décou-
vert qu'il ne souffre personne en sa compagnie : Fiigit
iteriini in niontein ipse soins.
Si nous sommes persuadés qu'il est la Parole éternelle,
nous devons croire aussi, âmes saintes, que toutes ses œu-
vres nous parlent, Cjue toutes ses actions nous instruisent. Et
aussi Tertullien a-t-il remarqué dans le livre de i' Idoiâtrie
qu'en fuyant ainsi le titre de roi, lui qui savait si bien ce qui
était dû à son autorité souveraine, il a laissé aux siens un
parfait modèle de la conduite qu'ils doivent tenir touchant les
honneurs et la puissance : Si regem denique Jieri, conscius
regni stii, reficgit, plenissime dédit foriuain suis, dirigendo
omni fastigio et suggestit tam digiiitatis quam potestatis (").
C'est ce qui m'a donné la pensée de traiter cette matière
importante, après avoir imploré le secours d'en haut par
l'intercession de la sainte Vierge : Ave.
Comme (^) le Fils de Dieu est la Sagesse éternelle, et que
a. De Idolol., 18. — Ms. Re^em se fieri. — Et plus loin : tam honoris...
1. Var. à se mettre en fuite...
2. Var. C'est que lui, qui pénètre dans le fond des cœurs, avait vu dans celui
des peuples qu'ils viendraient bientôt avec grand concours pour l'enlever et le
faire roi.
3. \'ar. le choisir pour roi.
4. Des chiffres indiquent au manuscrit que les phrases doivent se succéder
640 CARÊME DES CARMÉLITES.
c'est en sa divine personne que s'est fait[e] la réunion et la
paix des choses les plus éloignées, on voit assez, chrétiens,
qu'il faut que tous ses ouvrages s'accordent ; d'ailleurs, il est
évident (') qu'il ne peut pas être contraire à lui même, lui qui
nous a été envoyé comme le centre de la réunion et réconci-
liation universelle. C'est une règle infaillible pour les Lettres
sacrées et les mystères, que lorsque nous trouvons dans la
vie ou dans la doctrine du Fils de Dieu quelque contrariété
apparente, ce n'est pas (^) une contrariété, mais un mystère.
Il ne le fait pas de la sorte pour confondre notre raison,
mais pour l'avertir qu'il nous cache quelque grand secret
et quelque vérité importante sous cette obscurité mysté-
rieuse.
Mais le voile qu'il met dessus n'est pas destiné pour nous
en ôter la connaissance, c'est pour nous inviter [à] la recher-
che (-''). Il veut nous la faire trouver (*) avec plus de goût, et
l'imprimer dans les esprits avec plus de force ; ou, comme
dit saint Augustin, il ne nous déguise pas la vérité, mais il
l'apprête, il l'assaisonne, il la rend plus douce : Non obscuritate
sîibstracta, sed difficultate condita {f).
Après avoir posé cette règle, dont la vérité est connue de
tous ceux qui ont goûté les Livres sacrés, remarquons mainte-
nant, mes sœurs, deux faits particuliers de l'histoire de Notre
Seigneur, qui semblent d'abord assez répugnants (^\ Nous
lisons dans l'évangile de cette journée {^) [que], prévoyant
que les peuples allaient s'assembler pour le faire roi, il se
a. In Ps. cni, Serm. II, n. i.
dans l'ordi-e que nous proposons, ordre différent de l'édition Gandar. Celle-ci
débute par: « C'est une règle infaillible... obscurité mystérieuse; » puis continue :
« Comme le Fils de Dieu... réconciliation universelle. Mais le voile...»
1. Var. et qu'il ne peut pas être contraire...
2. Var. le Saint-Esprit nous avertit qu'il cache quelque grand secret et quelque
vérité importante sous cette obscurité mystérieuse, et il nous invite, mes sœurs,
à la rechercher sous sa conduite.
3. Var. pour en persuader la recherche.
4. Var. Ce n'est pas pour nous la faire perdre, mais plutôt pour nous la faire
trouver avec plus de goût et pour Timprinier avec plus de force ; tellement qu'il
ne la déguise pas, dit saint Augustin, mais...
5. « C'est-à-dire contradictoires, dans le sens du latin : rcpUi^naiitia intcr se. »
(Gandar.)
6. Var. Aujourd'hui, comme il prévoyait...
SUR l'ambition. 641
retire tout seul au désert, et montre par cette retraite qu'il
rejette tous les titres de grandeur humaine. Mais dans quinze
jours, chrétiens, nous lirons un autre évangile, où nous ver-
rons ce même Jésus faire son entrée dans Jérusalem au
milieu des acclamations de tout un grand peuple, qui crie de
toute sa force : Béni soit le fils de David! vive le roi d'Is-
raël (") ! Et, bien loin d'empêcher (') ces cris, étant pressé
par les Pharisiens de réprimer ses disciples ('),qui semblaient
offenser par leur procédé {') la majesté de l'empire, il prend
hautement leur défense : « Les pierres le crieront, dit-il, si
ceux-ci ne rendent pas un assez public (^) témoignage à ma
royauté {^) : » Dico vobis S^qiiia?^ si hi tacueriiit, lapides cla-
inabunt i^). Ainsi vous voyez qu'il accepte alors ce qu'il refuse
aujourd'hui. Oui lui fait changer ses desseins et l'ordre de sa
conduite ? Quel nouveau goût trouve-t-il dans la royauté
qu'il a autrefois dédaignée ? Sans doute il y a ici quelque
grand secret que le Saint-Esprit nous veut découvrir. Cette
opposition apparente n'est pas pour troubler (°) notre intelli-
gence, mais pour l'éveiller saintement en Notre Seigneur :
cherchons, et pénétrons le mystère.
Le voici en un mot, mes sœurs, et je vous prie de le bien
entendre : c'est que Jésus ne veut point de titre d'honneur
que celui qui se trouve joint nécessairement à l'utilité de son
peuple. Quand il fait entrée dans Jérusalem, il y entre pour
consommer l'œuvre de notre Rédemption par sa Passion dou-
loureuse. Comme c'est là (^) le principe de ses bienfaits, il ne
refuse pas, chrétiens, la juste reconnaissance que rendent les
peuples (^) à sa puissance royale.
Alors il confessera qu'il est roi ; il le dira à Pilate, lui qui
ne l'a jamais dit à ses disciples : il le publiera parmi ses
a. Matth., XXI, 9. — b. Luc, Xix, 40,
1. Var. au lieu d'empêcher.
2. Var, cette troupe, — cette multitude.
3. Var. son procédé, — ce procédé.
4. Var. assez grand.
5. Autre variante ; Les pierres le crieront, dit-il, si ceux-ci ne le disent pas
encore assez haut.
6. Var, confondre.
7. Var. qu'il ouvrira la source des grâces.
8. Var, qu'on rend.
Sermons de Bossuet. — IH. ,,
642 CARÊME DES CARMÉLITES.
plices ('), lui qui n'en a jamais parlé (") parmi ses miracles.
Le titre de sa royauté sera écrit en trois langues au haut de
sa croix, afin que toute la terre en soit informée ; et il veuf
bien accepter un nom de puissance, pourvu qu'il ouvre à ses
peuples (3) dans le même temps une source infinie de grâces,
Mais aujourd'hui, âmes saintes, que la royauté qu'on lui
donne n'est qu'un honneur inutile ("*) qui ne contribue rien
au salut des hommes, il ne faut pas s'étonner s'il fuit {^) et
s'il se retire, [s']il se cache dans un désert. C'est qu'il a des-
sein de vous faire entendre par son exemple que, hors la né-
cessité d'employer sa puissance (^) pour le bien du monde, ses
enfants doivent préférer à tous les titres de grandeur humaine
la paix d'une vie privée, où l'on vit en soi-même, où l'on se
règle soi-même, où l'on règne enfin sur soi-même.
Si cet exemple du Fils de Dieu était, comme il le doit être
la règle de notre vie, nous aurions les sentiments véritables
que doivent avoir les chrétiens touchant la puissance. Et le
désir et l'usage en seraient réglés ; elle ne serait pas désirée
avec ambition, ni exercée avec injustice ; le désir de s'agrandir
ne produirait pas tant de perfidies (^), ni celui de soutenir sa
grandeur tant d'oppressions et de violences. Chacun se croi-
rait assez puissant, pourvu qu'il eût du pouvoir sur soi-même;
et s'il en avait sur les autres, il ne s'en servirait que pour
leur bien. Comme ces deux choses, mes sœurs, règlent par-
faitement notre conscience touchant l'amour des grandeurs
humaines, je réduirai aussi à ces deux maximes tout ce que
j'ai à vous dire sur ce sujet-là, en vous montrant (^) dans le
premier point que le chrétien véritable ne doit désirer de
puissance que pour en avoir sur lui-même; et en vous faisant
voir dans le second que si Dieu lui en a donné sur les au-
tres, il leur en doit tout l'emploi et tout l'exercice. Maximes
1. Var. souffrances.
2. Var. qui s'en est tu.
3. Var. qu'il nous ouvre.
4. Var. un titre de vanité.
5. Var. il fuit et il se retire, il se cache.
6. Proposition absolue et indéterminée. Le sens est : la nécessité [où l'on
serait] d'employer sa puissance. L'emploi de sa ne laisse pas d'être assez étrange.
7. Fîir tant de crimes.
8. Var. en vous faisant voir.
SUR l'ambition. 64;
saintes et apostoliques, qui feront le partage de ce discours :
la première réglera le désir, la seconde prescrira l'usage.
PREMIER rOINT (').
[P. i] Je ne m'étonne pas, chrétiens ('), que dans cette
variété infinie de désirs et d'affections qui partagent le cœur
humain, tous les hommes concourent ensemble à désirer la
puissance. Ce désir est juste et nécessaire ; et il doit être
commun et universel, parce qu'il vient en nous du même
principe qui nous fait rechercher la félicité. Car je confesse
hautement devant tout le monde que nous ne pouvons jamais
être heureux jusqu'à ce que nous soyons en état de satisfaire
à tous nos désirs, d'exécuter sans peine tout ce qui nous plaît ;
et vous voyez assez, chrétiens, que c'est là le souverain degré
de puissance. Il est donc naturel à l'homme de désirer le
pouvoir, sans lequel il ne peut goûter la vie bienheureuse ;
mais il ne faut pas néanmoins le désirer à l'aveugle. Pour
mettre ce désir au point (^) où il doit être, il faudrait distin-
guer avant toutes choses ce qui est convenable à chaque état,
quel doit être notre emploi [p. 2] présent, et quel le sujet de
nos espérances. C'est ce que les hommes ne savent point
faire : ils désirent à tout hasard beaucoup de puissance, sans
avoir exaniiné sérieusement de quelle puissance ils ont besoin
durant cette vie. Mais puisqu'ils se sont si fort égarés dans
la recherche d'un si grand bien, tâchons de les ramener à la
droite voie par une doctrine excellente de saint Augustin,
dans le livre xiii de le Trinité.
Attentifs, je prétends convaincre. Peut-être qu'étant con-
vaincus par le raisonnement de ce grand évêque (^), Dieu
permettra que vous vous laisserez émouvoir.
Là ce grand homme pose pour principe une vérité impor-
tante, que la félicité demande deux choses (=) : pouvoir ce
1. La pagination du manuscrit, à laquelle renvoie le sommaire autographe, ne
commence cette fois qu'avec le premier point.
2. Ett marge : « Puissance désirable. » — C'est le résumé du développement
(f. 317) sous forme de titre.
3. Var. qu'il doit être.
4. Var. de ce grand génie, — de ce grand homme.
5. Var. consiste en deux choses.
644 CARÊME DES CARMÉLITES.
qu'on veut, vouloir ce qu'il faut : Posse quod ve/it, velle quod
oporlct. Le dernier aussi nécessaire (') ; car comme (^), si
vous ne pouvez pas ce que vous voulez, votre volonté n'est
pas satisfaite, de même, si vous ne voulez pas ce qu'il faut,
votre volonté n'est pas réglée ; et l'un et l'autre l'empêche
d'être bienheureuse, parce que [si] la volonté qui n'est pas
contente est pauvre, aussi la volonté qui n'est pas réglée [p. 3]
est malade ; ce qui exclut nécessairement la félicité, qui n'est
pas moins (3) la santé parfaite de la nature que l'affluence
universelle du bien. Donc, également nécessaire de désirer
ce qu'il faut, que de pouvoir exécuter ce qu'on veut {f).
Ajoutons, si vous le voulez, qu'il est encore, sans difficulté,
plus essentiel. Car l'un (') nous trouble dans l'exécution,
l'autre porte le maljusquesau principe. Lorsque vous ne pou-
vez pas ce que vous voulez, c'est que vous en avez été
empêché par une cause étrangère : et lorsque vous ne voulez
pas ce qu'il faut, le défaut (^) en arrive toujours infaillible-
ment par votre propre dépravation. Si bien que le premier
n'est tout au plus qu'un pur malheur, et le second toujours
une faute ; et en cela même que c'est une faute, qui ne voit,
s'il a des yeux, que c'est sans comparaison un plus grand
malheur ? Ainsi l'on ne peut nier sans perdre le sens qu'il ne
soit bien plus nécessaire à la félicité véritable d'avoir une
volonté bien réglée que d'avoir une puissance bien étendue.
[P. 4] Et c'est ici, chrétiens, que je ne puis assez m'étonner
des dérèglements de nos affections et de la corruption de nos
jugements. Nous laissons la règle, dit saint Augustin ("), et
nous soupirons après la puissance. Aveugles, qu'entrepre-
nons-nous ? La félicité a deux parties, et nous croyons la
posséder tout entière pendant que nous faisons (^) une dis-
a.DeTrinii., XIII, 17.
1. Var. Que le concours de ces deux choses soit absolument nécessaire pour
nous rendre heureux, il paraît évidemment par cette raison : car...
2. Var. car si vous ne voulez pas ce qu'il faut... (ordre inverse).
3. Var. qui est la santé... et l'affluence...
4. Résumé du développement tout entier. Souligné pour son importance, bien
que la phrase ne soit pa.s /ai/e.
5. Var. le premier... le second (dans un résume en marge, où l'auteur a pris
ensuite la phrase pour l'introduire dans le texte).
6. Var. cela arrive.
7. Afs. nous en faisons... de ses deux parties.
SUR l'amhition. 645
traction (') violente de ses deux parties. Encore rejetons-
nous la plus nécessaire ; et celle que nous choisissons, étant
séparée de sa compagne, bien loin de nous rendre heureux,
ne fait qu'augmenter le poids de notre misère. Car que peut
servir la puissance à une volonté déréglée {^), sinon qu'étant
misérable en voulant le mal, elle le devient encore plus en
l'exécutant ? Ne disions-nous pas dimanche dernier (^) que le
grand crédit des pécheurs est un fléau que Dieu leur envoie ?
Pourquoi ? sinon, chrétiens, qu'en joignant l'exécution au
mauvais désir (+), [p. 5] c'est jeter du poison sur une plaie
déjà mortelle, c'est ajouter le comble ? N'est-ce pas mettre
le feu à l'humeur maligne dont le venin nous dévore déjà les
entrailles ? Le Fils de Dieu reconnaît que Pilate a reçu d'en
haut une grande puissance sur sa divine personne : si la
volonté de cet homme (^) eût été réglée, il eût pu s'estimer
heureux en faisant servir ce pouvoir, sinon à punir (') la
calomnie, du moins à délivrer l'innocence. Mais parce que sa
volonté était corrompue par une lâcheté honteuse à son
rang, cette puissance ne lui a servi qu'à l'engager contre sa
pensée dans le crime du déicide. C'est donc le dernier des
aveuglements, avant que notre volonté soit bien ordonnée,
de désirer une puissance qui se tournera contre nous-mêmes
et sera fatale à notre bonheur (j).
Notre grand Dieu, messieurs, nous donne une autre con-
duite ; il veut nous mener par des voies unies, et non pas par
des précipices. C'est pourquoi il enseigne à ses serviteurs,
non à désirer de pouvoir beaucoup, mais à s'exercer [p. 6] à
1. On voit que distraction est pris dans son sens étymologique : déchirement
(distrahere).
2. Var. que peut nous servir la puissance...
3. Le sermon du Ilb' dimanche est perdu. Nous trouverons une nouvelle
allusion à ce discours dans celui du dimanche des Rameaux (commencement
du 3*= point). Cette même idée avait été développée antérieurement dans le
Premier sermon sur la Providence (1656). Voy. t. II, p. 161.
4. Var. qu'en leur accordant la facilité de contenter leurs mauvais désirs, c'est
donnera un malade, — c'est leur donner, — le moyen de mettre le venin dans
la plaie et d'accroître par une nourriture contraire la malignité qui le dévore, —
qui nous dévore ?
5. Var. si la volonté.
6. Var. à punir l'injustice.
7. Bossuet ajoute ici, en 1662 : a parce qu'il (elle) sera funeste à notre vertu. »
646 CARÊME DES CARMÉLITES.
vouloir le bien ; à régler leurs désirs avant que de songer à
les satisfaire ; à commencer leur félicité par une volonté bien
ordonnée, avant que de la consommer par une puissance
absolue. Où je ne puis assez admirer (') l'ordre merveilleux
de sa sagesse, en ce que, la félicité étant composée de deux
choses, la bonne volonté et la puissance, il les donne l'une et
l'autre à ses serviteurs, mais il les donne chacune en son
temps. Si nous voulons ce qu'il faut dans la vie présente,
nous pourrons tout ce que nous voudrons dans. la vie future.
Le premier est notre exercice, l'autre sera notre récompense.
Que désirons-nous davantage ? Dieu ne nous envie pas la
puissance; mais il a voulu garder l'ordre, qui demande 'que la
justice marche la f^xçxviihxç,'. Non quod poteiitia... fiigienda
su, sed ordo servaiîdtis est, quo prior estjîistitia. Réglons donc
notre volonté par l'amour de la justice, et il nous couronnera
en son temps par la communication de son pouvoir. Si nous
donnons ce moment de la vie présente à composer nos
mœurs, il donnera l'éternité tout entière à contenter nos
désirs.
Mais il est temps, chrétiens, que nous fassions une appli-
cation plus particulière de cette belle doctrine de saint
Augustin. Que demandez-vous, ô mortels ? [P. 7] Quoi ! que
Dieu vous donne beaucoup de puissance ? Et moi je réponds
avec le Sauveur: «Vous ne savez ce que vous demandez ("). »
Considérez bien où vous êtes, voyez la mortalité qui vous
accable, regardez « cette figure du monde qui passe (*). »
Parmi tant de fragilité, sur quoi pensez-vous soutenir cette
grande idée de puissance ? Certainement un si grand nom
doit être appuyé sur quelque chose : et que trouverez-vous
sur la terre qui ait assez de force et de dignité pour soutenir
le nom de puissance ? Ouvrez les yeux, pénétrez l'écorce : la
plus grande puissance du monde ne peut s'étendre plus loin
que d'ôter la vie à un homme : est-ce donc un si grand effort
que de faire mourir un mortel, que de hâter de quelques
moments le cours d'une vie qui se précipite d'elle-même } Ne
a. Matth., XX, 22. — b. I Cor., vu, 3(.
I. Toute la fin de ce paragraphe sera retranchée en 1662, sauf le dernier
trait, transporté un peu plus loin (f. 319).
SUR l'ambition. 647
croyez donc pas, chrétiens, qu'on puisse trouver du pouvoir
où règne la mortalité : Nani quanta [') poienh'a potest esse
moi'talmm ? Et ainsi, dit saint Augustin ("), c'est une sage
providence : le partage des hommes mortels, c'est d'observer
la justice ; la puissance leur sera donnée au séjour d'immor-
talité (") : Teneant rnortales justitiam, potentia ivunortalibîts
dabitur.
Aspirons, messieurs, à cette puissance : si nous sentons
d'une foi vive que nous sommes étrangers sur la terre, nous
ne désirerons pas avec ambition de gouverner où nous
n'avons qu'un lieu de passage {^\ [P 8] Songeons donc (*) en
quelle cité nos noms sont écrits : songeons qui est celui [à
qui] nous demandons tous les jours {f) que son règne ad-
vienne (°). Si c'est celui que nous appelons notre Père, ne
prétendons pas être tout-puissants avant que le règne de
notre Père soit arrivé : ce serait un contre-temps trop dérai-
sonnable. Ainsi, pour aspirer à la puissance, attendons
patiemment que son règne advienne, et contentons-nous en
attendant de lui demander que sa volonté soit faite. Si nous
faisons sa volonté en nous laissant diriger par sa justice, le
règne arrivera où nous participerons à sa puissance.
Je crois que vous voyez maintenant, messieurs, quelle sorte
de puissance nous devons désirer durant cette vie : puissance
pour régler nos mœurs, pour modérer nos passions, pour
nous composer selon Dieu ; puissance sur nous-mêmes, puis-
sance contre nous-mêmes ; ou plutôt, dit saint Augustin,
puissance pour nous-mêmes contre nous-mêmes : Velit Jioiiio
priidens esse, velit fortis, velit temperans... ; atque tU Juec
veraciter possit, potentiam \j)lanê\ optet, atq^te appelât ut
potefis sit in seipso, et niiro modo adverstts seipsum pro seipsoi^).
O puissance peu enviée ! et toutefois c'est la véritable. Car
a. De Trinit., ibid.
1. M s. Quœ eut m...
2. Var. quand ils seront immortels.
3. Var. que le passage, — d'être les maîtres où nous ne devons pas même être
citoyens.
4. La fin du paragraphe a été barrée en 1662.
5. Var. Songeons que nous demandons tous les jours à Dieu...
6. Ms. avienne. — De même plus bas. — On prononçait ainsi.
7. M s. imo vero pro seipso adversus seipsuvi.
648 CARÊME DES CARMÉLITES.
on combat notre puissance en deux sortes : [p. 9] ou bien en
nous empêchant dans l'exécution de nos entreprises ('), ou
bien en nous troublant dans le droit que nous avons de nous
résoudre ; on attaque (^) dans ce dernier l'autorité même du
commandement. Voyons l'exemple de l'un et de l'autre dans
une même maison.
Joseph était esclave chez Putiphar, et la femme de ce sei-
gneur d'Egypte {^) y est la maîtresse. Celui-là dans le joug
de la servitude n'est pas maître de ses actions : celle-ci, tyran-
nisée par sa passion, n'est pas même maîtresse de ses vo-
lontés. Voyez où l'a portée un amour infâme. Ah ! sans
doute, à moins que d'avoir un front d'airain, elle avait honte
en son cœur de cette bassesse ; mais sa passion furieuse lui
commandait au dedans commue à un esclave : Appelle ce
jeune homme, confesse ton faible, abaisse-toi devant lui,
rends-toi ridicule. Que lui pouvait conseiller de pis son plus
cruel ennemi ? C'est ce que sa passion lui commande. Qui
ne voit que dans cette femme la puissance est liée bien plus
fortement qu'elle n'est dans son propre esclave ?
Cent tyrans de cette sorte captivent nos volontés, et nous
ne soupirons pas ! Nous gémissons quand on lie nos mains,
et nous portons sans peine ces fers invisibles dans lesquels
nos coeurs sont enchaînés. Nous crions qu'on nous violente
quand on enchaîne les ministres, les membres qui exécutent ;
et nous ne soupirons pas quand on captive (^) la maîtresse
elle-même, la raison et la volonté qui commande. Eveille-toi,
pauvre {^) [p. 10] esclave, et reconnais enfin cette vérité, que
si c'est une grande puissance de pouvoir exécuter ses des-
seins, la grande et la véritable c'est de régner sur ses volontés.
Quiconque aura su goûter la douceur de cet empire, se
souciera peu, chrétiens, du crédit et de la puissance que peut
donner la fortune. Et en voici la raison : c'est qu'il n'y a point
de plus profond obstacle à se commander ainsi soi-même que
1. Var. en empêchant l'exécution.
2. Var. ou bien en nous attaquant dans l'autoiité...
3. Var. et sa femme.
4. Var. quand on met dans les fers.
5. Nofe inargiiiale, en haut de cette page (f. 321, p. 9) : « qui songe à sauver
quelques soldats, et laisse prendre le roi prisonnier. »
SUR l'amiution. 649
d'avoir autorité sur les autres. Car (') considérez, chrétiens,
quelle est la condition des grands de la terre. Qu'est-ce qui
grossit leur cour et qui fait la foule autour d'eux ? N'écou-
tons pas ce qu'ils disent, voyons ce qu'ils portent au dedans
du cœur. Chacun a ses intérêts et ses passions ; l'un sa
vengeance, [l'autre] son ambition, son avarice : et pour exé-
cuter leurs desseins, ils tâchent de ménager les puissances.
Celui qui est obligé, pour se faire des créature[sj, de satisfaire
les passions d'autrui, quand prendra-t-il la pensée de mettre
des bornes aux siennes ? Qui compcscere debuisti cupiditates
tuas, explere cogeris aliénas (").
Mais entrons plus avant encore dans ces ressorts secrets
et imperceptibles qui font remuer le cœur humain, afin, s'il
se peut, de vous faire voir comment les vices croissent avec
la puissance. [P. 11] Il faut donc remarquer, messieurs (^),
qu'un certain principe de malignité, qui a gâté notre nature
jusqu'à la racine, a répandu dans nos cœurs le principe de
tous les vices. Ils sont cachés et enveloppés en cent replis
tortueux, et ils ne demandent qu'à montrer la tête. Le meil-
leur moyen de les réprimer, c'est de leur ôter le pouvoir.
Saint Augustin- l'avait bien compris (^), que pour guérir la
volonté il faut réprimer la puissance : Frenattw facultas...,
ut sauetui' voluntas (^). Eh quoi donc ! des vices cachés en
sont-ils moins vices } Est-ce l'accomplissement qui en fait la
corruption .-* Comment donc est-ce guérir la volonté que de
laisser le venin dans le fond du cœur ? Voici le secret : on se
lasse de vouloir toujours l'impossible, de faire toujours des
desseins à faux, de n'avoir que la malice du crime. C'est
pourquoi une malice frustrée commence à déplaire ; on se
remet, on revient à soi ; à la faveur de son impuissance, on
prend aisément le parti de modérer ses désirs. On le fait
premièrement par nécessité ; mais enfin la contrainte est
a. S. Aug., Ep. CCXX, ad Boni/., n. 6. — Ms. Qui explere... (distraction). —
b. Ad Maccd., Ep. CLIII, n. i6.
1. Développement supprimé l'année suivante.
2. Correction de 1662 : * « En eflfet, il y a en nous une certaine malignité qui
a répandu...»
3. Var. C'est ce qui fait dire à saint Augustin..., en l'une de ses Épîtres à
Macédonius, si je ne me trompe.
650 CARÊME DES CARMÉLITES.
importune, on y travaille sérieusement [p. 12] et de bonne
foi, et on bénit son peu de puissance, le premier appareil qui
a donné le commencement à la guérison.
Par une raison contraire, qui ne voit que plus on sort de
la dépendance, plus on rend ses passions indomptables ?
Nous sommes des enfants qui avons besoin d'un tuteur
sévère, la difficulté ou la crainte. Si on lève ces empêche-
ments, nos inclinations corrompues commencent à se remuer
et à se produire, comme des voleurs dispersés par la crainte
de ceux qui les poursuivaient : troupe sanguinaire qui va
désoler toute la province.
Que si je pouvais, chrétiens, vous découvrir aujourd'hui le
cœur d'un Nabuchodonosor dans l' Histoire sainte, d'un Néron
ou de quelque autre monstre dans les histoires profanes,
vous verriez ce que peut faire dans le cœur humain cette
terrible pensée de ne voir rien sur sa tête. [P. 13] Ce n'est
pas sans raison ('), messieurs, que le Fils de Dieu nous
instruit à craindre les grands emplois. Évangile: Fugit itertun
in montem. C'est qu'il sait que la puissance est le principe
de l'égarement : Cognovit figmentum nosti'uni {f) ; qu'en
l'exerçant sur les autres, on la perd souvent sur soi-même.
C'est là que la convoitise va tous les jours se subtilisant, et
renviant, pour ainsi dire, sur elle-même. De là naissent des
vices inconnus, des monstres (^) d'avarice, des raffinements
de volupté, des délicatesses d'orgueil, qui n'ont point de
nom. Et qui les produit, chrétiens ? La grande puis-
sance, féconde en crimes ; la licence, mère de tous les excès.
Celui-là sera le maître de ses volontés qui saura modérer
son ambition, qui se croira assez puissant, pourvu qu'il
puisse régler ses désirs; et être (^) assez désabusé des choses
humaines pour ne point mesurer sa félicité à l'élévation de sa
fortune i^).
Mais écoutons, chrétiens, ce que disent ici les ambitieux :
a. Ps.f eu, 14. — Ms. Novit...
1. Des chiffres indiquent ici l'ordre des phrases.
2. Var. des excès.
3. Cest-à-dire^ qui saura être assez désabusé...
4. 6^a«rt?rtr.' <ï L'expérience nous l'apprend assez... » — Nous reportons plus
loin cette importante addition marginale : ici elle n'était pas à sa place.
SUR l'ambition. 651
il faut se distinguer par quelque moyen ; il leur semble que
c'est la marque de peu de mérite de demeurer dans le com-
mun ; les génies extraordinaires se démêlent toujours de la
troupe (') et forcent la destinée. Les exemples les inquiè-
tent ('), etc.
[P. 13^'^] Si vous saviez (^) ce que c'est que le mystère du
discernement et les jugements de Dieu sur la plupart de
ceux qu'il discerne de la sorte, vous ne souhaiteriez pas
d'être discernés de la sorte. Saint Augustin : Il en discerne:
Ordmem seciili prœsentis exoriiat (") ; Aug[uste], César, les
Antonins, tant d'autres; discernés dans le siècle, non discer-
nés de la masse damnée. Discernement que le chrétien doit
désirer: ici un Siècle de confusion; biens et maux mêlés: il y
aura des biens que les méchants ne goûteront pas, etc. Saint
Augustin {^). (Voy. serm. Rhindus gmidebit) (*). — Enfin
quel discernement dans le siècle, où la mort confondra tout?
Comparaison des fleuves. (Voy. {^) de la Mort ; Oraison
funèbre Gournay (^). Exorde.) Et tu vulneratus es sicut et
nos, nostri similis effectus es (^). Comment vous discernerez-
vous .•* Par la vertu ? — La voie longue. Le vice réussit, qui
a plus de force (voy. serm. Mtuidus gaudebit) : vous vous
lasserez d'une voie si longue. La vertu pas assez souple pour
ménager les esprits. Vous relâcherez quelque chose de sa
sévérité ; après, vous vous abandonnerez tout à fait (voy.
serm. de r Ho^ineitr du mo7ide, (^) deuxième point). Ce serait
bien plus tôt fait de renoncer tout à fait [à] l'ambition : elle
vous donnera de temps en temps quelque petite inquiétude ;
mais [vous] en aurez ' toujours bien meilleur marché que
a. Cont.Jjtlian., V, 3. — b.l de Civit. — c. Is., XIV, 10. — Ms. Ecce vulneratus...
1. C^est-à-dire, de la foule. (Cf. t. P", Introduction, LXI.)
2. La rédaction de 1662 expliquera celle-ci. « Les exemples de ceux qui s'avan-
cent semblent reprocher aux autres leur peu de mérite... »
3. Première rédaction (f. 324) : Contre le discernement : 1° Dieu a réservé un
jour pour cela. 2" Quel discernement qui aboutit à la mort ! 3° Par quels
moyens ? Sera-ce la vertu ? Ecce tu vulneratus es sicut et nos, nostri similis
effectus es.
4. Renvoi au sermon de la Providence, 1656. Voy. t. II, p. 15S-162.
5. Le mot sermon est ici effacé.
6. La comparaison se trouve en effet dans Texorde de cette oraison funèbre
(1658). Voy. t. II, p. 521.
7. Voy. ci-dessus dans le Carême des Minimes, p. 376.
652 CARÊME DES CARMÉLITES.
lorsque vous l'aurez laissé[e] (') prendre goût aux honneurs
du monde. Assez d'affaire en nous-mêmes (voy. serm.
Porro umiiii) (^).
Donnons quelque conseil aux grands de la terre: que leur
condition est périlleuse. L'expérience {^) nous l'apprend
assez ; mais on n'écoute point cette expérience. On en voit
d'autres se prendre de vin ; on reconnaît la force de cette
liqueur, mais on s'imagine toujours qu'on aura la tête plus
forte. — Je me modérerai. — Et comment } Ne portez-vous
pas toujours avec vous cette humeur inquiète et remuante ?
Comme si nous nous gouvernions par raison et non par hu-
meur ! Ou comme si l'ambition n'était pas sans comparaison
moins traitable, quand on lui laisse prendre goût aux hon-
neurs du monde (■*).
[P. 14] Tel ('') qu'est le péril (5) d'un homme qui, ayant
épousé une femme d'une beauté extraordinaire, serait obligé
néanmoins de vivre avec elle comme avec sa sœur, et même
de ne la regarder qu'avec réserve; vous ne comprenez que
trop son péril: autant est-il difficile de garder la modération
dans les dignités (^). Il y en a néanmoins... Dieu prête de ses
serviteurs à l'ordre de ce siècle (^). Que feront-ils, chrétiens ?
Qu'ils se prêtent au monde, qu'ils se donnent à Dieu : qu'ils
a. S. Chrysost., Hom. XL z« Matth. — Bossuet dit XLI.
1. Il y avait d'abord : «lorsque vous Itci aurez laissé prendre... »
2. « Que nous n'avons pas, » dit Gandar {Choix de Sermons, p. 451). Heureu-
sement c'est une erreur. Il s'agit de la Vêture : Martha, Martha, sollicita es...,
porro Jiinim est necessariiim. Voy. t. II, p. 93. — Premier point. Le passage est
souligné au manuscrit. (Aujourd'hui à Limoges.)
3. Toute la fin de cet alinéa est placée plus haut par Gandar. — Retour .à
l'ancienne page 13, au bas. Ce qu'on va lire est ajouté en marge, sans renvoi.
Sa place naturelle est à la suite de la première rédaction.
4. En se relisant, Bossuet ajoute cette autre note marginale : « Notez ce que
c'est que d'agir par humeur et non par raison. C'est ce qui [est] cause que les
passions sont insatiables, parce que l'humeur nous demeure; et il faut considérer
en ce lieu ce que c'est que l'avarice des passions. »
5. Correction interlinéaire inachevée : \ Vous avez épousé une femme d'une
rare et exquise beauté, qu'il faut aimer comme votre sœur et [même ne regarder
qu'avec réserve].» — Pour faire entrer cette nouvelle rédaction dans le te.Kte,
il faudrait modifier ou supprimer les mots suivants: « Vous ne comprenez que
trop son péril. » — En marge, ce résumé (écrit, ce semble, en 1662) : « Beauté
ravissante : vivre avec elle comme avec sa sœur. »
6. Addition marginale: Il ne faut pas se permettre toutes choses.
7. Souligné pour l'importance.
SUR l'ambition. 653
se prêtent aux affaires, qu'ils se donnent (') au ciel. Esther :
elle évite ce qu'elle peut ; ce qu'elle ne peut éviter, elle en
éloigne son cœur ; elle fuit les délicatesses exquises et plus
que royales de la table du favori : et pour la table du roi.
elle ne pouvait l'éviter, étant son épouse ; mais elle détourne
son ccEur, et au milieu de ces délices royales elle ne trouve sa
joie qu'au Dieu d'Israël : Et nosti qiLÏa oderim gloriam
jniqiio}'U?)i... ; hi scis 7icccssitate)ii meani, qiiia abominer sigrmm
supeybiœ..,, quod est super capiU nieuin in diebus ostentationis
vicœ..,, et quod non comederim in 7nensa Aman, nec mihi
placuerit convivium régis,... et nnnquam lœtata sit ancilla
tua... nisi in te,... Deus AbraJiam (").
Mais pour cela que faire ? S'examiner de tous côtés pour
voir si l'orgueil ne lève point la tête par quelque endroit.
Domine, non est exaltatum cor meum ; neque elati stmt oculi
mei (^): enflure du cœur ; les yeux élevés ; se méconnaître ;
point de réflexion sur soi même ; s'entretenir dans sa gran-
deur : Ambulavi iji magnis ; des desseins d'emportement :
neque in mirabilibics super me. Et enfin il la déracine : Si
non humiliter sentiebam...
SECOND POINT (^).
[P. y] Cette (^) noble idée de puissance est bien éloignée
de celle que se forment dans leurs esprits les puissants
du monde. Car comme c'est le naturel du genre humain
d'être plus sensible au mal qu'au bien, aussi les grands
a. Esth., XIV, 15-18. — Ms. Tu scis... 7iec coDieden'iii... Deus Israël. — b. Ps.,
cxxx, I, 2.
1. La phrase, commencée au pluriel, se continue, au manuscrit, par le singulier.
— C'est une nouvelle addition, qui semble écrite à la dernière heure. En tête,
l'auteur commençait un renvoi à une Vciure, que malheureusement il interrompt
et efface. — Sur toutes ces ébauches, voy. p. 636, n. 4.
2. Il manque aujourd'hui quatre pages en tête de ce second point. Voici une
note qui semble résumer le début, ou l'esquisser (f. 345) : « Saint Grégoire le
Grand : Ut prodesse debeat, passe se sciât; ut extolli non dcbeat, passe se ncsciat
(lib. V Maral. in Job, c. 8). Puissance vient de Dieu, donc ordonnée : saint Paul.
L'ordre : que ce soit pour le bien. Autrement nul ordre de faire tant de diffé-
rence entre de la boue et de la boue. Toute la nature image de la libéralité
divine. Tout ce qui porte le caractère de la puissance divine le porte de sa
magnificence, et il n'y aurait point dans le monde de puissance malfaisante, si le
péché n'avait perverti l'ordre et l'institution du Créateur. »
3. F. 340.
654 CARÊME DES CARMÉLITES.
s'imaginent que leur puissance éclate bien plus par des
ruines que par des bienfaits ; de là les guerres, de là les
carnages, de là les entreprises hautaines de ces ravageurs de
provinces que nous appelons conquérants. Ces braves, ces
triomphateurs, avec tous leurs magnifiques éloges, ne sont
sur la terre que pour troubler la paix du monde par leur
ambition démesurée ; aussi Dieu ne nous les envoie-t-il que
dans sa fureur. Leurs victoires font le deuil et le désespoir
des veuves et des orphelins ; ils triomphent de la ruine des
nations et de la désolation publique: et c'est parla qu'ils fbnt
paraître leur toute-puissance.
[P. vi] Mais laissons (') le tumulte des armes et voyons
ce qui se pratique hors de la licence de la guerre. N'éprou-
vons-nous pas tous les jours qu'il n'est rien de plus véritable
que ce que dit l'Ecclésiastique : Venatio leonis, onager in ere-
mo ; sic . . . pascua divitum... patLperes (*). « Les animaux sont
la proie... » « Les pauvres, disait Salvien, dans le voisinage
du riche ne sont plus en sûreté de leurs biens. Ils donnent,
les malheureux ! le prix des dignités qu'ils n'achètent pas ;
ils les payent, d'autres en jouissent ; et l'honneur de quelques-
uns coûte la ruine totale à tout le monde. » Reddiuit miseri
dignitatu7n pretiay quas non emunt. Ut païui illustrentur,
mundus evertihir {''').
Mais ces grands crimes n'ont pas besoin d'être exagérés
par nos paroles, et ils sont assez condamnés par l'exécration
publique. Et d'ailleurs il sera aisé de connaître de quels sup-
plices sont dignes ceux qui tournent leur puissance au
mal, puisque j'ai maintenant à vous faire voir que ceux
qui ne l'emploient pas à faire du bien, ne peuvent éviter leur
condamnation (^).
[P. vu] C'est là (^) où nous conduit l'esprit de grandeur. Et il
a. Eccli., Xin, 23. — b. De gnbernat. Dei, IV, 4.
1. Var. Hors. — Bossuet renonce, je crois, à continuer cette correction, parce
que ce même mot va se retrouver à la fin de sa phrase.
2. En note au bas de cette page : « Esprit de grandeur : contre l'esprit du
baptême, contre l'esprit de Jésus-Christ... Ceux qui affectent de les imiter.
Voy. p. VII. > Ici un renvoi, qui nous oblige à reporter en note la première moitié
de cette p. vu.
3. Première rédaction, supprimée par le renvoi, sans être effacée : i. Le vice
de la grandeur, c'est un excès d'amour-propre, et l'amour-propre ne porte ce nom
SUR l'ambition. 655
ne se trouve pas seulement dans les grands. Ceux qui affec-
tent de les imiter, — et qui ne l'affecte pas dans un siècle tout
de grandeur comme le nôtre ? — ils prennent un certain esprit
de ne regarder qu'eux-mêmes, excellemment représenté
[Isaïe, XLVii) (') : Dixisti in corde tiw : Ego stitn, et prœter tne
mm est altéra. «Je suis: » ne diriez-vous pas qu'elle a entre-
pris d'égaler Celui qui a dit: Ego siim qui sum? — Ego sum :
je suis; toute cette menue populace (") (p. vrii) n'est rien : ce
n'est pas vivre ; il n'y a que moi sur la terre. Ils n'ont garde
de s'inquiéter de l'état des autres ; se [mettre] en peine de
leurs besoins : ah ! leur délicatesse ne le souffre pas. Rien de
plus opposé à la charité fraternelle. Esprit du (^) christia-
nisme : esprit de fraternité et de communication. Sont-ils
membres de Jésus-Christ, s'ils se regardent comme séparés
et s'ils se détachent du corps ?
Mais quand ils n'agiraient pas comme chrétiens, le dépôt
de la puissance que Dieu leur confie les oblige indispensa-
blement de penser aux autres et de pourvoir à leur bien. S'ils
portent sur leur front le caractère de sa puissance, ils doivent
aussi porter sur leurs mains le caractère de sa libéralité. Car,
ainsi que j'ai déjà dit, ce n'est pas en vain, chrétiens, que
Dieu fait luire sur eux un rayon de cette puissance toujours
bienfaisante : s'ils sont en ce point semblables à Dieu, « ils
doivent, dit saint Grégoire de Nazianze, se faire les dieux des
hommes, en procurant leur bien de tout leur pouvoir ('^).»
J'ai remarqué {*) dans les saintes Lettres que Dieu se
moque souvent des idoles qui portent si injustement le titre
a. s Greg. Naz., Orat. XXVII.
qu'à cause qu'il ne regarde que soi. Erimt hoinines seipsos amantes^ cupidi
(II Tint., III, 2.) : avares, non seulement (édit. avari, non seulement) pour
amasser de grandes richesses ; avarice délicate et spirituelle qui attire tout à
soi. Voilà comme la racine de cet arbre ; voyons maintenant les branches :
Siiperbi, elaii : superbes, pleins d'eux-mêmes ; élevés, dédaignant les autres. Cet
arbre ne pousse ses branches qu'en haut. Il ne ressemble pas à ces plantes
bienfaisantes... [Se contente] d'étaler de loin la beauté et la verdeur de [ses]
feuilles {ms. de leur feuilles) ; des fruits, pour la vue. v
1. Ms. XLVI.
2. Var. toute cette multitude.
3. J/j. de. — Distraction nouvelle, amenée par la préoccupation de ce qui suit.
4. En marge : « Idoles. >> — Encore un de ces résumés qu'on trouve placés en
plusieurs endroits du Carême des Carmélites, sur les marges des manuscrits.
I
656 CARÊME DES CARMÉLITES.
de dieux : mais entre les autres reproches (p. ix) par lesquels
il se rit [d]es peuples aveugles qui leur donnent un nom si
auguste, celui-ci me semble très considérable : « Où sont vos
dieux, leur dit-il, dans lesquels vous avez niis votre confiance ?»
Si ce sont des dieux véritables, qu'ils viennent à votre se-
cours et qu'ils [vous] protègent dans vos besoins. C'est une
indignité insupportable de porter le titre de Dieu sans sou-
tenir un si grand nom (') par de grands bienfaits. Les grands
de la terre : s'ils sont les images de Dieu, s'ils portent dans
leurs mains et sur leur visage le caractère de sa puissance,
surgant et opitulentur ('*). Saint Grégoire [dej Nazianze :
Soyez leurs dieux en les assistant. — Mais où en trouverons-
[nous] sur la terre? Nous voyons assez d'ostentation, assez
de dais, assez de balustres, assez de marques de grandeur ;
mais ceux qui se parent de tant de splendeur, ce ne sont pas
des dieux, ce ne sont pas des images vivantes de la puis-
sance divine : ce sont des idoles muettes, qui ne parlent point
pour le bien des hommes. La terre est désolée, les pauvres
gémissent, les innocents sont opprimés : l'idole est là qui
hume l'encens, qui reçoit les adorations, qui voit tomber les
victimes à ses pieds et n'étend pas son bras pour faire le
bien. 0 pastor et idolum (^') ! (car non seulement les supérieurs
ecclésiastiques, mais encore les grands de la terre sont ap-
pelés dans l'Écriture les pasteurs des peuples,) est-ce pour
recevoir les hommages que vous êtes élevés si haut ? Dieu
vous demandera compte (p. x) du dépôt qu'il vous confie de
sa puissance souveraine. Car écoutez ce qu'on dit à la reine
Esther : Ne putes quoci miiuiaui tuam tantîi77i libères, quia in
domo régis es, prœ cimctis Jtidœis. Ne croyez pas que Dieu
vous ait élevée à ce haut degré de puissance pour votre pro-
pre agrandissement. Si. . . silueris, per aliarn occasionem libe-
rabuutur Judœi, et tu et domiis patris tui peribitis {^). Si peu
que nous ayons de puissance, nous en rendrons compte à sa
justice. C'est le talent précieux, lequel si l'on manque de faire
valoir pour le service de Dieu et le bien de sa famille, on est
a. Deul., XXXII, 38. — b. Zach., XI, 17. — c. Eslh., iv, 13, 14.
I. Var. ce grand nom.
SUR L AMBITION. 657
relégué par sa sentence aux ténèbres extérieures, où est
l'horreur et le grincement de dents {').
Considérons donc, chrétiens, tout ce que Dieu a mis en
nous de pouvoir ; et le regardant en nos mains comme le
talent dont nous devons compte, prenons une sainte résolu-
tion de le faire profiter pour sa gloire, c'est-à-dire pour le bien
de ses enfants. Mais, en formant en nous un si saint désir,
prenons garde à l'illusion que (p. xi) l'ambition nous pro-
pose. Elle nous propose de grands ouvrages ; mais pour les
accomplir, nous dit-elle, il faudrait avoir du crédit et être
dans les grandes places. C'est l'appât ordinaire des ambi-
tieux (-). Ils plaignent (^) le public, ils se font les réfor-
mateurs des abus, deviennent sévères censeurs de tous ceux
qu'ils voient dans les dignités. Pour eux, qu'ils...! que de beaux
desseins pour l'État ! Que de grandes pensées pour l'Église !
Au milieu de ces beaux desseins et de ces pensées chré-
tiennes, on s'engage dans l'amour du monde, on prend l'esprit
de ce siècle, on devient mondain et ambitieux; et quand [on
est] arrivé au but, il faut attendre les occasions, et ces oc-
casions ont des pieds de plomb, elles n'arrivent jamais :
\C unique o_fficio'\ perfrui seculariter cœperit, {^libenter
obliviscihir quidquid religiose cogitavit\ (") : et peu à peu tous
ces beaux desseins se perdent et s'évanouissent tout ainsi
qu'un songe.
Que le désir de faire du bien n'emporte pas notre ambi-
tion jusqu'à désirer une condition plus relevée. Faisons le
bien qui se présente, celui que Dieu a mis en notre pouvoir.
Ne craignez pas de demeurer sans occupation et d'être inutile
au monde, si vous ne sortez de vos bornes et ne remplissez
quelque grande place. Un fleuve, pour faire du bien, n'a que
a. S. Greg., Reg. Past.^ l, 9.
1. En marge: «Pourquoi veulent-ils avoir beaucoup de puissance? » Et
encore : « Notez style de l'Écriture : que les supplices passent la vie. »
— Gandar : <i Voyez la suite de l'Écriture... »
2. Ici une pensée de saint Grégoire le Grand {Régula Pastorutn^ i, 9) : Duin
ad dignitates tnhiant, operaturos se magna pertractant. Seul le dernier membre
de phrase est textuel. Le premier est une analyse.
3. Var. Ils réforment déjà l'État et l'Église. Que de sages règlements pour un
diocèse ! que de pensées charitables ! que de desseins salutaires ! Ils s'eno-a<'-ent
bien avant dans des poursuites ambitieuses ; et quand ils sont arrivés...
Sermons de I3ossuet. — HI. .,
658 CARÊME DES CARMÉLITES.
faire de passer ses bords, ni d'inonder la campagne. En cou-
lant paisiblement dans son lit, il ne laisse pas d'arroser et
d'engraisser son rivage, de présenter ses eaux aux peuples,
de leur faciliter le commerce. Ainsi demeurons dans nos
bornes (') : Intra fines proprios et legitimos (^), proiU quisque
valuerity i7i latittidine se ckaritatis exerceat ("). Nos emplois
sont bornés ; mais l'étendue de la charité est infinie. La cha-
rité toujours agissante sait bien trouver des emplois. Elle se
fait tout à tous ; elle se donne autant d'affaires qu'il y a de
nécessités et de besoins, etc. ; elle ne craint pas de manquer
d'ouvrages; et au lieu d'aspirer à une plus grande puissance,
elle songe à rendre bon compte {f) de l'emploi de celle que
Dieu lui confie.
Que les puissants songent au bien. L'un des biens, c'est
l'exemple : un bien pour eux et un bien pour nous. C'est un
don qui les enrichit ; c'est un présent qui retourne à eux. Il
ne faut pas pour cela un grand travail. Ils n'ont qu'à se
remplir de lumière, elle viendra à nous d'elle-même. Ils ren-
dront compte des péchés des autres. Combien le vice est
plus hardi quand il est soutenu par leur exemple ! etc.
Exemple en sa maison: chacun est grand dans sa maison ;
chacun est prince dans sa famille.
a. S. Léon. Magni Epist. CVI, ad Anatol. Episc, n. 4.
1. Avant la citation, addition interlinéaire inachevée : « A un prélat, qui
voulait... »
2. Ms. Utiîisqiiisque intra p7-oprios limites in latitiidine se charitatis exerceat.
3. Gandar : son compte...
^,^>^. ^. "^ :Vat -^i^ ■'^. *:f.. i:^. «S^ ■■:A ::.A :i^tf .j^^j^
vP 3 avril 1661. [§
On sait que jusqu'en 1867, toutes les éditions, y compris celles de
Versailles et de Lâchât, formaient de ce sermon et de celui de 1666
pour le même dimanche une combinaison bizarre, où la rédaction
destinée à la chapelle des Carmélites se continuait, aux deuxième
et troisième points, par celle de la cour, et réciproquement. Ga ndar
a signalé et corrigé ces interpolations systématiques.
La composition du discours de 1661, simplement esquissé par
endroits, comme la plupart de ceux de cette station, présente une
intéressante particularité. Dans l'exécution même de son plan,
l'auteur est amené à le modifier. Il tend à le rendre de plus en plus
logique : les idées jetées à la fin du premier point sont reprises
et développées dans le second. Aussi le sommaire accorde-t-il une
grande importance à celui-ci, tandis qu'il passe rapidement sur l'autre.
Voici ce sommaire, déjà donné, mais avec quelques erreurs de
lecture, par Lâchât et par Gandar.
Sommaire (^). Carmélites, 5^ dimanche : Haïr la vérité.
(Exorde.) Haïr la vérité en trois manières, S. Thomas. — Pécheurs
veulent la nuit entière.
( Premier point.) Pécheurs haïssent la vérité en Dieu et la veulent
détruire (p. 5, 6). — Qui odit, hoinicida est (p. 6).
(Second point.) Lois de Dieu sur toutes les créatures : les hommes
les (3) connaissent en eux. Les autres créatures sont guidées par
elles sans les connaître.
Comment les pécheurs falsifient la vérité en eux-mêmes.
Deux choses : avoir les règles dans leur pureté ; se regarder
dedans. — Nous altérons la règle ; nous déguisons nos mœurs à
nous-mêmes : Comparaison : femme qui cherche une glace trom-
peuse, et ensuite qui se farde (p. IV, V, VI, vu).
Incidents et doutes sur la règle des mœurs. — Fausses excuses
de la rapine (p. vil, vill, IX, x).
1. Mss.., 12823, f- 13-24 ; 27 ; 42-58.
2. F. 14.
3. Ms. la.
CAREME DES CARMÉLITES.
DIMANCHE DE LA PASSION.
SUR LA HAINE DE LA VÉRITÉ (').
66o CARÊME DES CARMÉLITES.
Amour-propre. Conversions que fait l'amour-propre (p. xi, Xll,
XIII, XIV, XV, etc.). Fausses conversions (Ibid.). Moyens de connaître
les tromperies de l'amour-propre ; deux (p. XIV, XV, etc.). — Amour-
propre fait le zélé (p. XV, XVI, etc.). — Mesure petite et trompeuse (').
Grande et juste : la charité (p. xvii, xvill). Notez.
(Troisihne point.) Utilité de la correction et de la répréhension.
Faire sentir que c'est par notre faute. S. Augustin (p. A^ B).
Correction, ferme et inflexible : elle tire (^) de la tendresse de la
charité, compatissante ; de la dureté de la vérité, inflexible (p. B).
Pécheurs cherchent toujours les excuses. Hérissons. S. Grégoire
(p. B, C, D).
Nous aimons la vérité quand elle se découvre ; nous la haïssons
quand elle nous découvre. S. Augustin (p. E, F). (Jugement dernier,
Faut souffrir d'être repris. Contre ceux qui ne le veulent pas ;
nécessité de la répréhension dans le sacrement de la Pénitence
Quelle doit être la condescendance chrétienne : dans la charité, et
non dans la vérité. S. Cyp[rien], Notez (p. H, /, K).
Jugement dernier, ^.K,L, M.
Horrible punition sur ceux qui connaissent la vérité et la mé-
prisent (p. M) : Descendenint in iiifernum vivcntes (p. M). Enfer
des chrétiens.
Si veritateni dico vobis, quare
non credîtis inihi ?
Si je vous dis la vérité, pourquoi
ne me croyez-vous pas .''
{Joati., VIII, 46 )
ON (^) a dit, il y a longtemps, qu'il n'y a rien de plus fort
que la vérité ; et cela se doit entendre particulièrement
de [la] vérité de l'Évangile. Cette vérité, chrétiens, que la
foi nous propose en énigme, comme parle l'apôtre saint Paul,
paraît dans le ciel à découvert, révérée de tous les esprits
bienheureux ; elle étend son empire jusqu'aux enfers, et
quoiqu'elle n'y trouve que ses ennemis, elle les force néan-
moins de la reconnaître : « Les démons la croient, » dit saint
1. Lâchât, Gandar: honteuse.
2. Gandar : tient.
3. F. 16. Ecrit avec de nombreuses abréviations. C'était une simple reprise de
l'avant-propos de l'année précédente, à pareil jour. Toutefois, dès avant la fin
de cette page, les différences de détail apparaissent.
SUR LA HAINE DE LA VÉRITÉ. 66 1
Jacques ("); non seulement ils croient, mais « ils tremblent. »
Ainsi la vérité est respectée dans le ciel et dans les enfers ;
la terre est au milieu, et c'est là seulement qu'elle est mé-
prisée. Les anges la voient, et ils l'adorent ; les démons la
haïssent, mais ils ne la méprisent pas, puisqu'ils tremblent
sous sa puissance : c'est nous seuls, ô mortels, qui la mé-
prisons, lorsque nous l'écoutons froidement, et comme une
chose indifférente que nous voulons bien avoir dans l'esprit,
mais à laquelle il ne nous, plaît pas de donner aucune place
dans notre vie. Et ce qui rend notre audace plus inexcu-
sable ('), c'est que cette vérité éternelle n'a pas fait comme le
soleil, qui, demeurant dans sa sphère, se contente d'envoyer
ses rayons aux hommes : elle, dont le ciel est le lieu natal, a
voulu aussi naître sur la terre : Veritas de terra orta est (''').
Elle n'a pas envoyé de loin ses lumières : elle-même est
venue nous les apporter; et les hommes, toujours obstinés,
ont fermé les yeux : ils ont haï sa clarté, à cause que leurs
œuvres étaient mauvaises, et ont contraint le Fils de Dieu
de leur faire aujourd'hui ce juste rtt'ÇiX'OQhç: : Si veritateut dico
vobis, \_qîuii'e non creditis miJii7\ Puisqu'il nous ordonne,
messieurs, de vous faire aujourd'hui ses plaintes touchant
cette haine de la vérité, qu'il nous accorde aussi son secours
pour plaider fortement sa cause, la plus juste qui fut jamais.
C'est ce que nous lui dem[anderons] par les prières de la
sainte Vierge : \_AveP\
[P. i] La vérité est une reine qui a dans le ciel son trône
éternel, et le siège de son empire dans le sein de Dieu. Il
n'y a rien de plus noble que son domaine, puisque tout ce
qui est capable d'entendre en relève, et qu'elle doit régner
sur la raison même, qui a été destinée pour régir et gouver-
ner toutes choses. Il pourrait sembler, chrétiens, qu'une reine
si adorable ne pourrait perdre son autorité que par l'igno-
rance (') : mais le Fils de Dieu nous reproche {f) que la
a. Jacob. ^ II, ig. — b. Ps., LXXXIV, 12.
1. Vcir. ce qui vous rend plus inexcusables.
2. Var. (comme elle doit régner) par l'intelligence, je ne m'étonne pas, chré-
tiens, qu'elle perde beaucoup de sujets, quand elle n'est pas connue.
3. Deux mots oubliés. Ils se lisent dans une première rédaction effacée.
662 CARÊME DES CARMÉLITES.
malice des hommes lui refuse son obéissance, lors même
qu'elle leur est le mieux annoncée ; et je prétends aujourd'hui
rechercher la cause d'un dérèglement si étrange. Il est bien
aisé de comprendre que c'est une haine secrète que nous
avons pour la vérité, qui nous fait secouer le joug d'une
puissance si légitime. Mais d'où nous vient cette haine, et
quels en sont les motifs } C'est ce qui mérite une grande
considération, et ce que je tâcherai de vous expliquer [p. 2]
par les principes (') de saint Thomas ('^).
Pour cela, il faut entendre, avant toutes choses, que le
principe de la haine, c'est la contrariété et la répugnance ;
et en cet égard, chrétiens (^), il ne tombe pas sous le sens
qu'on puisse haïr la vérité prise en elle-même et dans cette
idée (3) générale ; « parce que, dit très bien le grand saint
Thomas, ce qui est vague de cette sorte et universel ne ré-
pugne jamais à personne, et ne peut être par conséquent un
objet de haine. » Ainsi les hommes ne sont pas capables
d'avoir de l'aversion pour la vérité, sinon autant {*) qu'ils la
co'nsidèrent dans quelque sujet particulier où elle combat
leurs inclinations, où elle contredit leurs sentiments : et en
cette vue, chrétiens, il me sera facile de vous convaincre (^)
,que nous pouvons haïr la vérité en trois sortes, par rapport
à trois sujets où elle se trouve (^). Car nous la pouvons regar-
der, ou en tant qu'elle réside en Dieu, ou en tant qu'elle
nous paraît dans les autres hommes, ou en tant que nous la
sentons en nous-mêmes : et il est certain qu'en ces trois états
toujours elle contrarie les mauvais désirs, et toujours elle
est (^) aussi un sujet de haine aux hommes déréglés [p. 3]
et mal vivants.
a. « l^ 11=^, Qicœst. xxix, art. 5, où il traite expressément de cette question, »
ajoute le manuscrit.
1. F<a!r. suivant la doctrine.
2. Var. selon cette idée, — selon ce regard.
3. Var. vue.
4. Vai\ en tant que.
5. Var. nous serons facilement convaincus.
6. Edit. (avant Gandar) : et dans lesquels elle contrarie nos mauvais désirs.
— Membre de phrase souligné, ce qui signifie réellement ici effacé.
7. Var. elle donne. — M. Gandar accorde la préférence à ce mot ; mais est^
d'abord effacé, a été rétabli par l'auteur.
SUR LA HAINE DE LA VÉRITÉ. 663
Et en effet, âmes saintes ('), ces lois immuables de la
vérité, sur lesquelles notre conduite doit être réglée ('), soit
que nous les regardions en leur source, c'est-à-dire en Uieu,
soit qu'elles nous soient montrées dans les autres hommes, soit
que nous les écoutions parler en nous-mêmes, crient toujours
contre les pécheurs, quoiqu'en des manières différentes. En
Dieu, qui est le juge suprême, elles les condamnent ; dans
les hommes, qui sont des témoins présents, elles les repren-
nent et les convainquent ; en eux-mêmes et dans le secret
de leur conscience, elles les troublent et les inquiètent : et
c'est pourquoi partout elles leur déplaisent. Car ni l'orgueil
de l'esprit humain ne peut permettre {^) qu'on le condamne,
ni l'opiniâtreté des pécheurs (^) ne peut souffrir {^) quon la
convainque ; et l'amour aveugle qu'ils ont pour leurs vices
peut encore moins consentir qu'on l'inquiète. C'est pourquoi
ils haïssent la vérité.
Mais si vous ne l'avez pas encore entendu, la conduite
des Juifs envers [p. 4] Jésus-Christ vous le fera aisément
connaître. Il leur prêche les vérités qu'il dit avoir vues dans
le sein du Père (^): ces vérités les condamnent, et ils haïssent
son Père, où elles résident : Oderunt et me et Patrem
meum ("), Il les reprend en vérité de leurs vices ; et pendant
que ses discours les convainquent, la haine de la vérité leur
fait haïr celui qui l'annonce (^); ils s'irritent contre lui-même,
ils l'appellent samaritain et démoniaque, ils courent aux
pierres pour le lapider, comme il se voit dans notre évan-
gile. Il les presse encore de plus près, il leur porte jusqu'au
fond du cœur la. lumière de la vérité, conformément à cette
parole: « La lumière est en vous pour un peu de temps (^): »
a. Joan.y xv, 24,
1. Var. chrétiens.
2. Var. qui doivent régler notre vie.
3. Var. endurer.
4. Var. ni l'opiniâtreté, — son opiniâtreté.
5. Var. endurer.
6. Var. au sein de son Père.
7. Var. la prêche.
8. Cette traduction est de date postérieure. La première rédaction portait: « 11
y a encore en vous un peu de lumière. » Bossuet l'ayant formellement réprouvée,
nous ne nous obstinons pas à la maintenir dans son texte.
L
664 CARÊME DES CARMÉLITES.
Adhuc niodicuni lumen in vobis est (") ; ils la haïssent si fort,
cette vérité adorable (') qu'ils en éteignent encore ce faible
rayon, parce qu'ils cherchent {f) la nuit entière pour
couvrir leurs mauvaises œuvres. Dans cette aversion fu-
rieuse if) qu'ils témoignent à la vérité, et parmi tant d'outrages
qu'ils lui font souffrir, n'a-t-il pas raison, chrétiens, de leur
faire aujourd'hui ce juste reproche : « Si je vous dis la vérité,
pourquoi refusez-vous de la croire ? » Pourquoi une haine
aveugle vous empêche-l-elle de lui obéir ?
Mais il ne parle pas seulement aux Juifs, ses ennemis dé-
clarés ; et son dessein principal est d'apprendre à ses servi-
teurs à aimer et respecter sa vérité sainte, en quelque endroit
qu'elle [p. 5] leur paraisse. Quand ils la regardent en leur
Juge, qu'ils permettent (*) qu'elle les règle ; quand elle les
reprend par les autres hommes, qu'ils souffrent qu'elle les
corrige ; quand elle leur parle dans leurs consciences, qu'ils
consentent non seulement qu'elle les éclaire, mais encore
qu'elle les change et les convertisse : trois p[oints] de ce
discours (5).
PREMIER POINT.
Comme ces lois primitives et invariables de vérité et de
justice, qui sont dans l'intelligence divine, condamnent direc-
tement la vie des pécheurs, il est très certain qu'ils les
haïssent et qu'ils voudraient par conséquent les pouvoir
détruire. La raison solide : C'est le naturel de la haine de
vouloir détruire son objet, comme de l'amour de le con-
server (^). Sans que vous donniez la mort à votre ennemi,
vous le tuez déjà par votre haine, qui porte toujours dans
l'âme une disposition d'homicide. C'est pourquoi l'apôtre :
Qui odit fratrem suztin, homicida est ('''). Il le compare à
a.Joan, xii, 35. — b. l Joan., ni, 5. — Ms. oderit.
1. Var. ils haïssent si fort la vérité.
2. Var. veulent.
3. Var. cette haine invétérée et opiniâtre.
4. Var. qu'ils aiment.
5. Nous avons déjà fait remarquer que dans l'exécution de ce plan, Bossuet
a interverti, et avec raison, l'ordre des deux derniers points. On verra combien
l'enchaînement en devient plus étroit et les transitions plus naturelles.
6. Var. de vouloir détruire partout ce qu'elle détruit dans nos cœurs.
SUR LA HAINE DE LA VÉRITÉ. 665
Caïn. Il ne dit pas : [p. 6] Celui qui trempe les mains dans
son sang, ou qui enfonce un couteau dans son sein; mais :
Celui qui le [hait] (') est homicide. C'est que le Saint-Esprit,
qui le guide, n'arrête pas sa pensée à ce qui se fait au dehors ;
il va approfondissant les causes cachées, et c'est ce qui lui
fait toujours trouver dans la haine une secrète intention de
meurtre. Car si vous savez observer toutes les démarches de
la haine ("), vous verrez qu'elle voudrait détruire partout ce
qu'elle a déjà détruit dans nos cœurs. Et les effets le font
bien connaître. Si vous haïssez quelqu'un, aussitôt sa pré-
sence blesse votre vue; tout ce qui vient de sa part vous fait
soulever le cœur; se trouver avec lui dans le même lieu vous
paraît une rencontre funeste. Au milieu de ces mouvements,
si vous ne réprimez votre cœur (^), il vous dira, chrétiens, que
ce qu'il n'a pu souffrir en soi-même, il ne le peut non plus
souffrir nulle part ; qu'il n'y a bien qu'il ne lui ôtât après lui
avoir ôté son affection; qu'il voudrait être défait sans réserve
aucune de cet objet odieux : c'est l'intention secrète de la
haine. C'est pourquoi l'apôtre saint Jean a raison de [dire] ("*)
qu'elle est toujours homicide.
[P. 7] Mais appliquons {^) ceci maintenant à la conduite
des pécheurs. Ils haïssent la loi de Dieu et sa vérité : qui
doute qu'ils ne la haïssent, puisqu'ils ne lui veulent donner
aucune place dans leurs mœurs? Mais l'ayant ainsi détruite
en eux-mêmes, ils voudraient la pouvoir détruire jusque dans
sa source (^) : Dzim esse volu7it malt, itolunt esse veritatem
qita daiiinantur mali {f)\ « Comme ils ne veulent point être
justes, ils voudraient que la vérité ne fût pas ; parce qu'elle
condamne les injustes. » Et ensuite on ne peut douter qu'ils
a. s. Aug., bi Joan. Tract. XC. — Ms. Duin itoliait esse pisii, nohmt esse
veritatem qua danuiatitjir injicsti. Cf. la traduction.
1. Ms. qui le tue. (Distraction e'vidente.)
2. Var. ce que fait la haine par elle-même.
3. Var. si vous le laissez expliquer.
4. Var. dit.
5. Il faut ici passer de la f ig à la f. 21, par suite de remaniements successifs.
La f. 20 sera reprise plus loin.
6. Var. jusqu'en son principe.
L
666 CARÊME DES CARMÉLITES.
ne veuillent, autant qu'ils peuvent ('), abolir la loi dont l'au-
rorité les menace et dont la vérité les condamne.
C'est ce que Moïse (^) nous fit (^) connaître par une excel-
lente figure, lorsqu'il descendait de la montagne où Dieu lui
avait parlé face à face. Il avait ('*) en ses mains les tables
sacrées où la loi de Dieu était gravée ; tables vraiment véné-
rables, et sur lesquelles la main de Dieu et les caractères de
son doigt tout-puissant se voyaient tout récents encore.
Toutefois, entendant les cris et voyant les danses des Israé-
lites qui couraient après {^) le veau d'or, il les jette à terre
et les brise : Vidù vitulum et ckoros, iratusqiie valde, projecit
de manu tabulas, et confregit eas if) : une sainte indigna-
tion lui fait jeter et rompre les tables. Que veut dire ce grand
législateur (^) } Je ne m'étonne pas, chrétiens, que sa juste
colère se soit élevée contre ce peuple idolâtre pour le faire
périr par le glaive ; mais qu'avaient mérité ces tables au-
gustes, gravées de la main de Dieu, pour obliger Moïse à les
mettre en pièces } Tout ceci se fait en figure, et s'accomplit
pour notre instruction. Il a voulu nous représenter ce que ce
peuple faisait alors : [p. St'is] il brise les tables de la loi de
Dieu, pour montrer que dans l'intention des pécheurs la loi
est détruite et anéantie. Quoique le peuple ne pèche que
contre un chef de la loi, qui défendait d'adorer les idoles, il
casse ensemble toutes les deux tables ; parce que nous
apprenons de l'oracle que « quiconque pèche en un seul
article, viole l'autorité de tous les autres ('^), » et abolit, autant
qu'il peut, la loi tout entière. Evangile de même. Unité du
corps de Jésus-Christ et de toute sa doctrine.
Mais l'audace du pécheur n'entreprend pas seulement de
détruire des tables inanimées, qui sont comme des extraits
de la loi divine ; il en veut à l'original, je veux dire à cette
équité et à cette vérité primitive qui réside dans le sein de
a, Exod., XXXII, 19. — Ms. fregit eas. — b. Jacob., Il, 10.
1. Ms. Toute la phrase au singulier.
2. Retour à la f. 20.
3. Var. a fait.
4. Var. Il portait.
5. Var. qui adoraient...
6. Var. ce grand prophète.
SUR LA HAINE DE LA VÉRITÉ. 667
Dieu, et qui est la règle immuable et éternelle de tout ce qui
se meut dans le temps : c'est-à-dire, qu'il en veut à Dieu, qui
est lui-même sa vérité et sa justice. « L'insensé a dit en son
cœur : Il n'y a point de Dieu(''). » Il l'a dit en son cœur, dit
le saint Prophète ; il a dit non ce qu'il pense, mais ce qu'il
désire ; il n'a pas démenti sa connaissance, mais il a confessé
son attentat {'). Il voudrait qu'il n'y eût point de loi ni de
vérité. Et afin que nous comprenions que tel est son secret
désir, Dieu a permis qu'il se soit enfin découvert sur la per-
sonne de son Fils. Les méchants l'ont crucifié ; et si vous
voulez savoir pour quelle raison qu'il vous le dise lui-
même : « Vous voulez me tuer, dit-il (''), parce que mon
discours ne prend point en vous (''). » C'est-à-dire, si nous
l'entendons, parce que vous haïssez ma vérité sainte, parce
que, [p. 9] la rejetant de vos mœurs, partout où elle vous
paraît elle vous choque ; et partout où elle vous choque, vous
voudriez pouvoir la détruire (^). Pensons-nous bien, ô pé-
cheurs, sur qui nous mettons la main lorsque nous chassons
de notre âme et que nous bannissons de notre vie la règle
de la vérité ? Nous crucifions Jésus-Christ encore une fois ;
il nous dit aussi bien qu'aux Juifs : Qitœritis me interjicere :
car quiconque hait la vérité et les lois immuables qu'elle
nous donne, il tue spirituellement la Justice et la Sagesse
éternelle qui est venu[e] nous les apprendre: et ainsi se revê-
tant d'un esprit de Juif, il doit penser avec tremblement que
son cœur n'est pas éloigné [de se laisser] emporter ('*) à la
cabale sacrilège qui l'a mis en croix.
Folle et téméraire entreprise du pécheur, qui entreprend
sur l'être de son auteur même, par l'aversion qu'il a pour la
vérité ! Gladius eorum intret in corda ipsorum, et arcus eorum
a. Ps., LU, I. — b. Joan., VIII, 37.
1. Var. son crime. — Gandar : son crime, son attentat. — Mais ce n'est pas
ici le seul endroit où nous ayons trouvé des variantes écrites à la suite dans le
texte même, et non en surcharge. Un point après crime marque que la phrase
s'arrêtait d'abord sur ce mot, et que l'auteur y a substitué, sur-le-champ, un syno-
nyme qui lui a paru préférable.
2. Var. vous voulez, dit-il, me donner la mort.
3. M. Gandar supprime cette phrase. Elle est soulignée au manuscrit, mais à
cause de son importance. C'est l'idée essentielle de ce premier point.
4. Var. qu'il se serait facilement laissé emporter à...
668 CARÊME DES CARMÉLITES.
confringatur {^) : « Que son glaive lui perce le cœur, et que
son arc soit brisé. » Deux sortes d'armes dans les mains du
pécheur : un arc pour tirer de loin, un glaive pour frapper
de près. La première arme se rompt, et est inutile ; la seconde
a son effet, mais contre lui-même. Il tire de loin, chrétiens,
il tire contre Dieu ; et non seulement les coups [p. lo] n'y
arrivent pas, mais encore l'arc se rompt au premier effort.
Mais ce n'est pas assez que son arc se brise, que son entre-
prise demeure inutile ; il faut que son glaive lui perce le
cœur, et que, pour avoir tiré de loin contre Dieu, il se donne
lui-même un coup sans remède. Ainsi son entreprise retombe
sur lui ; il met son âme en pièces (') par l'effort téméraire
qu'il fait contre Dieu : et pendant qu'il pense détruire la loi,
il se trouve qu'il n'a de force que contre son âme (").
a. Ps., XXXVI, 15.
1. Var. il se met en pièces lui-même.
2. Bossuet se décide ici à passer au second point, qui dans son projet primitif
devait être le troisième. Il néglige tout le surplus de sa première rédaction. Elle
se poursuivait ainsi :
« Mais revenons à notre sujet, et continuons de suivre la piste de l'aversion
{var. de la haine) que nous avons pour la vérité et pour ses règles invariables.
Vous avez vu, chrétiens, que le pécheur la détruit tout autant qu'il peut, non
seulement dans la loi et dans l'Évangile, qui en sont, vous avons-nous dit, de
fidèles copies (var. les véritables copies), mais encore dans le sein de Dieu, où
elles sont écrites en original. Il voit qu'il est impossible : «Je suis Dieu, dit le
Seigneur, et ne change [point]. » (Ma/ac/i., m, 6.) Quoi que l'homme puisse at-
tenter, ce qu'a prononcé sa divine bouche est fixe et invariable; ni le temps ni la
coutume ne [p. 11] prescrivent point contre l'Évangile :_/£5-f« Christus heri et
hodie., ipse et in secida (Hebr., xiii, 8). Il ne faut donc pas espérer que la loi de
Dieu se puisse détruire. Que feront ici les pécheurs toujours poussés (î^rtr. pous-
sés secrètement) de cette haine secrète de la vérité qui les condamne ? Ce qu'ils
ne peuvent corrompre, ils l'altèrent ; ce qu'ils ne peuvent abolir, ils le détour-
nent, ils le mêlent, ils le falsifient, ils tâchent de l'éluder par de vaines subtilités.
Et de quelle sorte, messieurs 1 En formant des doutes et des incidents, en rédui-
sant l'Evangile à des questions artificieuses, [p. 12] qui ne servent qu'à faire
perdre, parmi des détours infinis, la trace toute droite de la vérité. {Pi-emière
rédaction effacée : coviwne. un avocat infidèle (î/ar. chicaneur) qui ne pouvant
expliquer la loi, dont la décision formelle et précise prononce contre sa partie
{var. sur sa cause) en la même espèce, ce qu'il ne peut expliquer, il l'enveloppe
en proposant des doutes et des questions qui ne servent...)
Car ces pécheurs subtils et ingénieux, qui tournent de tous côtés l'Évangile,
qui trouvent des raisons de douter sur l'exécution de tous ses préceptes, qui
fatiguent les casuistes par leurs consultations infinies, ne travaillent qu'à enve-
lopper la règle des mœurs. Ce sont des hommes, dit saint Augustin, « qui se
tourmentent beaucoup pour ne trouver pas ce qu'ils cherchent : » Nihil laborant
nisi non invenire quod qucrrimt (De Gènes, cont. Manich., il, 2) : ou plutôt ce
SUR LA HAINE DE LA VÉRITÉ. 669
SECOND POINT.
[F, i] C'est un effet admirable de la Providence qui régit
le monde, que toutes les créatures vivantes et inanimées por-
tent leur loi en elles-mêmes. Et le ciel, et le soleil, et les astres,
sont ceux dont parle l'Apôtre, qui n'ont jamais de maximes fixes ni de conduite
certaine, « qui apprennent toujours et qui n'arrivent jamais à la science de la
vérité : > Seiiiper discentes^ et nunquain ad scie fit iam veritatis pefvenientes (II
Tim., III, 7).
Ce n'est pas ainsi, chrétiens, que doivent être les enfants de Dieu. A Dieu ne
plaise que nous croyions que la doctrine chrétienne soit toute en doutes et en
questions! L'Evangile [p. 13J nous a donné quelques principes, Jksus-Christ
nous a appris quelque chose. Qu'il puisse se rencontrer quelquefois des difficul-
tés extraordinaires, je ne m'y veux pas opposer ; mais je ne crains point d'assu-
rer que, pour bien régler notre conscience sur la plupart des devoirs du christia-
nisme, la simplicité et la bonne foi sont de grands docteurs : ils laissent peu de
choses indécises. Par la grâce de Dieu, messieurs, la vie pieuse et chrétienne ne
dépend pas des subtilités ni des belles inventions de l'esprit humain : pour savoir
vivre selon Dieu en simplicité, le chrétien n'a pas besoin d'une grande étude ni
d'un grand appareil de littérature : « Peu de choses lui suffisent, dit Tertullien,
pour connaître de la vérité autant {var. ce qu'il) qu'il lui en faut pour se con-
duire : » Christiano ■paucis ad scieniiani veritatis opiis est (De Anim., n. 2).
Qui nous a donc produit tant de doutes, tant de fausses subtilités, tant de dan-
gereux adoucissements sur la doctrine des mœurs, si ce n'est que nous voulons
tromper ou être trompés? Ces excellents docteurs, auxquels je vous renvoyais, la
simplicité et la bonne foi, donnent des décisions trop formelles. [P. 14] La chair
qui est condamnée cherche des détours et des embarras. De là tant de questions
et tant de chicanes. C'est pourquoi saint Augustin a raison de dire que ceux qui
les forment « soufflent sur de la poussière et jettent de la terre dans leurs yeux. »
Sufflantes in pulverein, et exxitantes terrant in ociclos suos (Conf., xii, 16). Ils
étaient dans le grand chemin, et la voie de la justice même leur paraissait toute
droite ; ils ont soufflé sur la terre, et de vaines contentions, des questions de
néant {var. de nul poids) qu'ils ont excitées, ont troublé leur vue comme une
poussière importune, et ils ne peuvent plus se conduire.
Sans faire ici la guerre à personne, si ce n'est à nous-mêmes et à nos vices,
nous pouvons dire hautement que notre attachement à la terre et l'affaiblissement
de la discipline ont fait naître plus que jamais en nos jours ces vaines et perni-
cieuses subtilités. Les uns cherchent JÉsus-Chrisï comme les Mages, pour ado-
rer sa vérité ; les autres le cherchent dans l'esprit d'Kérode, pour faire outrage à
sa vérité.
Règle pour s'examiner : Quiconque est inquiet et veut se mettre en repos,
voyez quelle est cette inquiétude et de quelle cause elle vient. Par là vous pouvez
connaître votre disposition véritable. Mais si vous voulez ne vous tromper pas à
connaître quelle est cette inquiétude et de quelle cause elle vient, examinez
attentivement ce que vous craignez. Ou vous craignez de mal faire, [p. 15] ou
vous craignez qu'on ne vous dise que vous faites mal. L'un est la crainte des
enfants de Dieu, l'autre est la crainte des enfants du siècle. Si vous craignez de
mal faire, vous cherchez JÉsus-Christ dans l'esprit des Mages, pour rendre
honneur à la vérité; sinon, vous cherchez Jésus-Christ dans l'esprit d"Hérode,
pour lui faire outrage. »
L
6/0 CARÊME DES CARMÉLITES.
et les éléments, et les animaux, et enfin toutes les parties de
cet univers ont reçu leurs lois particulières, qui ayant toutes
leurs secrets rapports avec cette loi éternelle qui réside dans
le Créateur, font que tout marche en concours et en unité
suivant l'ordre immuable de sa sagesse. S'il est ainsi, chrétiens,
que toute la nature ait sa loi, l'homme a dû aussi recevoir la
sienne; mais avec cette différence que les autres créatures du
monde visible l'ont reçue sans la connaître, au lieu qu'elle a été
inspirée à l'homme dans un esprit raisonnable et intelligent,
comme dans un globe de lumière, dans lequel il la voit briller
elle-même avec un éclat encore plus vif que le sien, afin que
la voyant il l'aime, et que l'aimant il la suive par un mouve-
ment volontaire.
[P. Il] C'est en cette sorte, âmes saintes, que nous portons
en nous-mêmes et la loi de l'équité naturelle, et la loi de la
justice chrétienne. La première nous est donnée avec la rai-
son en naissant dans cet ancien monde, selon cette parole de
l'Évangile, que Dieu « illumine tout homme venant au
monde (''); » et la seconde nous est inspirée avec la foi, qui est
la raison du chrétien, en renaissant dans l'Église qui est le
monde nouveau ; et c'est pourquoi le baptême s'appelait dans
l'ancienne Eglise le mystère d'illumination, qui est une phrase
apostolique tirée de la divine Kpître aux Hébreux (*). Ces
lois ne sont autre chose qu'un extrait fidèle (') de la vérité
primitive, qui réside dans l'esprit de Dieu ; et c'est pourquoi
nous pouvons dire sans crainte que la vérité est en nous.
Mais si nous ne l'avons pas épargnée dans le sein même de
Dieu, il ne faut pas s'étonner que nous la combattions en
nos consciences. Avec quel effet, chrétiens ? Il vous sera utile
de le bien entendre ; et c'est pourquoi je tâcherai de vous
l'expliquer.
[P. m] Je vous ai dit, dans le premier point, qu'en vain
les pécheurs attaquaient en Dieu cette vérité originale ; ils
se perdent tout seuls, elle n'est ni corrompue ni diminuée.
Mais il n'en est pas de la sorte de cette vérité inhérente en
nous. Car comme nous la touchons de plus près, et que nous
a. Joan., 1,9. — b. Hebr.,Yl, 4.
I. Var. Cette loi est un extrait.
SUR LA HAINE DE LA VÉRITÉ. 67 I
pouvons pour ainsi dire mettre nos mains dessus, nous pou-
vons aussi pour notre malheur la mutiler et la corrompre, la
falsifier et l'obscurcir. Et il ne faut pas s'étonner si cette
haine secrète par laquelle le pécheur s'efforce de la détf uire
dans l'original et dans sa source, le porte à l'altérer autant
qu'il peut dans les copies et dans les ruisseaux. Mais
ceci est trop vague et trop général ; venons à des idées plus
particulières.
Je veux donc dire, messieurs, que nous falsifions dans nos
consciences la règle de vérité qui doit gouverner nos mœurs,
afin de ne voir pas quand nous faisons mal : et voici en quelle
manière.
Deux choses sont nécessaires pour nous connaître nous-
mêmes, et la justice de nos actions : que nous ayons les règles
[p. iv] dans leur pureté, et que nous nous regardions dedans
comme dans un miroir fidèle. Car en vain le miroir est-il bien
placé, eii vain sa glace est-elle polie ; si vous n'y tournez le vi-
sage, il ne sert de rien pour vous reconnaître : non plus que la
règle de la vérité, si vous n'en approchez pas pour vous y con-
templer quels vous êtes.
C'est ici que nous errons doublement. Car et nous alté-
rons la règle, et nous nous déguisons nos mœurs à nous-
mêmes. Comme une femme mondaine, amoureuse jusqu'à la
folie de cette beauté d'un jour, qui peint la surface du visage
pour cacher la laideur qui est au dedans, lorsqu'en con-
sultant son miroir, elle ne trouve ni cet éclat, ni cette
douceur que sa vanité désire, elle s'en prend premièrement
au cristal, elle cherche ensuite un miroir qui fiatte. Que si
elle ne peut tellement corrompre la fidélité de sa glace
qu'elle ne lui montre toujours beaucoup de laideur, [p. v]
elle s'avise d'un autre moyen : elle se plâtre, elle se farde,
elle se déguise, elle se donne de fausses couleurs ; elle se
pare, dit saint Ambroise, d'une bonne grâce achetée (") ;
et laisse jouir son orgueil (') du spectacle d'une beauté
imaginaire.
C'est à peu près ce que nous faisons : lorsque nous courons
a. De Virgin.^ I, vi, n. 28, 29.
I. Var. et se repaît, — repaît sa vanité, — laisse jouir sa vanité.
I
6/2 CARÊME DES CARMÉLITES.
après nos désirs, notre âme se défigure et perd toute sa
beauté ; si en cet état déplorable nous nous présentons quel-
quefois à cette règle de vérité écrite en nos cœurs, notre dif-
formité nous étonne; elle fait horreur à nos yeux : nous nous
plaignons de la règle. — Ces lois austères (') dont on nous
effraye, ne sont pas les lois de l'Evangile ; elles ne sont
pas si fâcheuses ni si ennemies de l'humanité ! Cette loi de la
dilection des ennemis, cette sévérité delà pénitence et de la
mortification chrétienne, ce précepte terrible du détachement
du monde, de ses vanités et de ses pompes, ne se doit pas
prendre au pied de la lettre ; tout cela tient plus du conseil
que du commandement absolu ! — Nous éloignons ces dures
maximes, et nous mettons à leur place, ainsi qu'une glace
flatteuse, les maximes d'une piété accommodante.
[P. vi] Mais, chrétiens, il est mal aisé de détruire tout à fait
en nous cette règle de vérité, qui est si profondément em-
preinte en nos âmes ; et quelque petit rayon qui nous en de-
meure, c'est assez pour convaincre nos mauvaises mœurs et
notre vie licencieuse. Cette pensée nous chagrine : mais notre
amour-propre s'avance à propos pour nous ôter cette inquié-
tude ; il nous présente un fard agréable, il donne de fausses
couleurs à nos intentions, il dore si bien nos vices que nous les
prenons pour des vertus.
Voilà, chrétiens, les deux manières par lesquelles nous
falsifions et l'Évangile et nous-mêmes ; nous craignons de le
découvrir en sa vérité, et de nous voir nous-mêmes tels que
nous sommes. Nous ne pouvons nous résoudre à nous accor-
der avec l'Evangile par une conduite réglée ; nous tâchons
de nous approcher [p. vu] en déguisant l'un et l'autre, en fai-
sant de l'Evangile un assemblage monstrueux de vrai et de
faux, et de nous-mêmes un personnage de théâtre qui n'a
que des actions empruntées et à qui rien ne convient moins
que ce qu'il paraît.
Et, en effet, chrétiens, lorsque nous formons tant de doutes
et tant d'incidents, que nous réduisons l'Evangile et la doc-
trine des mœurs à tant de questions artificieuses, que faisons-
nous autre chose,sinon de chercher des déguisements ? Et que
I. i BossLiet répète ce qu'on pense et ce qu'on dit. » {Gatuiar.)
SUR LA HAINE DK LA Vl'iRITl':. 673
servent tant de questions, sinon à nous faire perdre parmi des
détours infinis la trace toute droite de la vérité ? Ne faisons
ici la guerre à personne, sinon à nous-mêmes et à nos vices ;
mais disons hautement dans cette chaire que ces pécheurs
subtils et ingénieux, qui tournent l'Évangile de tant décotes,
qui trouvent des raisons de douter sur l'exécution de tous les
préceptes, qui fatiguent les casuistes par leurs consultations
infinies, ne travaillent [p. viii] ordinairement qu'à nous enve-
lopper la règle des mœurs. «Ce sont des hommes, dit saint
Augustin, qui se tourmentent beaucoup pour ne trouver pas
ce qu'ils cherchent : ;) NiJiil laborant nisi non invenire qiiod
qiKmint ("). Ou plutôt ce sont ceux dont parle l'Apôtre (''),
qui n'ont jamais de conduite certaine ('), « qui apprennent
toujours, et cependant n'arrivent jamais à la science de la
vérité : » Semper discentes, et minquam ad scientiam veritatis
pervenientes (^).
Ce n'est pas ainsi, chrétiens, que doivent être les enfants
de Dieu. A Dieu ne plaise que nous croyions que la doctrine
chrétienne soit toute en questions et en incidents ! L'Évan-
gile nous a donné quelques principes, Jésus-Christ nous a
appris quelque chose ; son école n'est pas une académie où
chacun dispute ainsi qu'il lui plaît. Qu'il puisse se rencontrer
quelquefois des difficultés extraordinaires,je ne m'y veux pas
opposer ; mais je ne crains point de vous assurer que, pour
régler notre conscience sur la plupart des devoirs du chris-
tianisme, la simplicité et la bonne foi sont deux [p. ixj grands
docteurs qui laissent peu de choses indécises. Pourquoi donc
subtilisez-vous sans mesure } Aimez vos ennemis, faites-leur
du bien. — Mais c'est une question, direz-vous, ce que signi-
fie cet amour; si aimer ne veut pas dire ne les haïr point : et
pour ce qui regarde de leur bienfaire, il faut savoir dans
quel ordre, et quoi. — C'est peut-être qu'il suffira (-^) de venir
à eux, après que vous aurez (■*) épuisé votre libéralité sur
tous les autres ; et alors ils se contenteront, s'il leur plaît, de
a. De Gènes, contra Munich., il, 2. — b.W Tùn., m, 7.
1. Var. de maximes fixes.
2. Tout ce passage reprend les idées abandonnées à la fin du premier point.
3. Var. dans qi:el ordre, et s'il ne suffit pas...
4. l'^ar. que nous aurons. — L'objection s'est changée eu réponse ironique.
Sermons de BosRuet. — U I . ^7,
674 CARÊME DES CARMI^LITES.
VOS bonnes volontés ('). Raffinements ridicules ! Aimer, c'est-
à-dire aimer. L'ordre défaire du bien à nos ennemis dépend
des occasions particulières que Dieu nous présente pour ral-
lumer, s'il se peut, en eux le feu de la charité que nos (^) ini-
mitiés ont éteint : pourquoi raffiner davantage ? Grâce à la
miséricorde divine, la piété chrétienne ne dépend pas des
inventions (-^) de l'esprit humain ; et pour vivre selon Dieu en
simplicité, le chrétien n'a pas besoin d'une grande étude, ni
d'un grand [p. xj appareil de littérature : « peu de choses lui
suffisent, dit Tertullien, pour connaître de la vérité ce qu'il
lui en faut pour se conduire : 1> Christiano panels ad scieiitiam
veritatis opus est (").
Qui nous a donc produit tant de doutes, tant de fausses
subtilités, tant de dangereux adoucissements sur la doctrine
des mœurs, si ce n'est que nous voulons tromper et être
trompés ? De là tant de questions et tant d'incidents, qui raf-
finent sur les chicanes et les détours du barreau. Vous avez
dépouillé cet homme pauvre, et vous êtes devenu un grand
fleuve engloutissant les petits ruisseaux ; mais vous ne savez
pas par quels moyens, ni je ne me soucie de le pénétrer. Soit
que ce soit en levant les bondes [des] digues, soit par quelque
machine plus délicate, enfin vous avez mis cet étang à sec,
et il vous redemande ses eaux. Que m'importe, ô grande ri-
vière qui regorges de toutes parts, en quelles manières et
par quels détours ses eaux sont coulées i^) en ton sein '■ Je
vois qu'il est desséché et que vous l'avez dépouillé de son peu
de bien. Mais il y a ici des questions, et sans doute des ques-
tions importantes } Tout cela pour obscurcir la vérité. C'est
pourquoi saint Augustin a raison de comparer ceux qui les
forment à des hommes «qui soufflent sur de la poussière et
se jettent de la terre aux yeux : » Sujjïantes \iTi\ pulvercin
et excitantes terra7n iîi oculos suos {''') ! Eh quoi ! vous étiez
dans le grand chemin (5) de la charité chrétienne, la voie vous
a. De Anima, [n. 2] « si je ne me trompe, » ajoute Bossuet. — b. Cou/., xil, 16.
1. Va}-, de nos bons désirs.
2. Kjr. vos inimitiés.
3. Var. des subtilités.
4. Gandar : ont coulé.
J. Far. la jurande voie.
b
SUR LA HAINE DE LA VÉRITI^. 675
paraissait toute droite; et vous ;ivez souftlésur hi terre: mille
vaines contentions, mille questions de néant se sont excitées,
qui ont troublé votre vue comme une poussière importune, et
vous ne pouvez plus vous conduire ; un nuage vous couvre
[p. xi] la vérité, vous ne la voyez qu'à demi.
Mais c'en est assez, chrétiens, pour convaincre leur mau-
vaise vie. Car encore que nous tournions le dos au soleil et
que nous tâchions par ce moyen de nous envelopper dans
notre ombre, les rayons qui viennent [de] part et d'autre
nous donnent toujours assez de lumière. Encore que nous
détournions nos visages de peur que la vérité ne nous éclaire
de front, elle envoie par les côtés assez de lumière pour nous
empêcher de nous méconnaître. Accourez ici, amour-propre,
avec tous vos noms, toutes vos couleurs, tout votre art
et tout votre fard ; venez peindre nos actions, venez
colorer nos vices. Ne nous donnez point de ce fard gros-
sier qui trompe les yeux des autres ; déguisez-nous si déli-
catement et si finement, que nous ne [nous] connaissions plus
nous-mêmes.
Je n'aurais jamais fait, messieurs, si j'entreprenais aujour-
d'hui de vous raconter tous les artifices [p. xii] par lesquels
l'amour-propre nous cache à nous-mêmes, en nous donnant
de faux jours, en nous faisant prendre le change, en détour-
nant notre attention ou en charmant (') notre vue. Disons
quelques-unes de ces finesses ; mais donnons en même temps
une règle sûre pour en découvrir la malice. Vous allez voir,
chrétiens, comment il nous persuade premièrement que nous
sommes bien convertis, quoique l'amour du monde règne
encore en nous ; et, pour nous pousser plus en avant,
que nous sommes zélés, quoique nous ne soyons pas même
charitables.
Voici comme il [s'y] (^) prend pour nous convertir ; prêtez
l'oreille, messieurs, et écoutez les belles conversions que fait
l'amour-propre. Il y a presque toujours en nous quelque
commencement imparfait et quelque désir de vertu, dont
l'amour-propre relève le prix et qu'il fait passer pour la vertu
1. Var. trompant.
2. Ms. se.
676 CAUKME DES CARMÉLITES.
même. C'est ainsi qu'il commence à nous convertir. Mais il
faut s'affliger de ses crimes ? Il trouvera le secret de nous
donner de la componction. [P. xiii] Nous serions bien mal-
heureux, chrétiens, si le péché n'avait pas ses temps de dé-
goût, aussi bien que toutes nos autres occupations. Ou le
chagrin, ou la plénitude fait qu'il nous déplaît quelquefois :
c'est la contrition que fait l'amour-propre Bien plus, j'ai
appris du grand saint Grégoire (") que comme Dieu, dans
la profondeur de ses miséricordes, laisse quelquefois dans
ses serviteurs des désirs imparfaits du mal pour les enraciner
dans l'humilité, aussi l'ennemi de notre salut, dans la profon-
deur de ses malices, laisse naître souvent dans les siens un
amour imparfait de la justice, qui ne sert qu'à les enfler par
la vanité (') ! Ainsi le malheureux Balaam admirant les ta-
bernacles des justes ('''), s'écrie tout touché, ce semble : « Que
mon âme meure de la mort des justes ! » Est-il rien de plus
pieux ? Mais après avoir prononcé leur mort bienheureuse,
le même donne aussitôt des conseils pernicieux contre leur
vie. Ce sont « les profondeurs de Satan, » [p. xiv] comme les
appelle saint Jean dans l'Apocalypse: AltiHidines Satanœ (") :
mais il fait jouer pour cela les ressorts délicats de notre
amour-propre. C'est lui qui fait passer ces dégoûts qui vien-
nent ou de chagrin ou d'humeur pour la componction véri-
table, et des désirs qui semblent sincères pour des résolutions
'déterminées. Mais (') je veux encore vous accorder que le
désir peut être sincère : mais ce sera toujours un désir et non
une résolution déterminée ; c'est-à-dire ce sera toujours une
fleur, mais ce ne sera jamais un fruit : et c'est ce que Jésus-
Christ cherche sur ses arbres.
Pour nous détromper, chrétiens, des tromperies de notre
amour-propre, la règle est de nous juger par les œuvres.
C'est la seule règle infaillible, parce que c'est la seule que
a. Pastor., Ill, 30. — h. Num., XXIII, 10. — c. Apoc, II, 24.
1. Note marginale : Ceux-là se croient de grands pécheurs; ceux-ci se per-
suadent souvent qu'ils sont de grands saints. Pesez.
2. « Ce 7nais est ajouté après coup, sans que Bossuet ait pris le temps de voir
qu'il y aurait ainsi une répétition et d'effacer peut-être le mais qui commence la
phrase suivante. » (Gandar.) — Il y en a trois dans cette phrase ; Bossuet ne
les aura pas tous prononcés. Cette ébauche n'est pas prête pour la récitation.
SUR LA HAINE DE LA VÉRITÉ. 677
■ ■ ■ ■ —
Dieu nous donne. Il s'est réservé de juger les cœurs par leurs
dispositions intérieures et il ne s'y trompe jamais. Il nous a
donné les œuvres comme la marque pour nous reconnaître :
c'est la seule qui ne trompe pas. [P. xv] Si votre vie est
chttnpfée, c'est le sceau delà conversion de votre cœur. Mais
prenez garde encore en ce lieu aux subtilités de l'amour-
propre. Prenez garde qu'il ne change un vice en un autre, et
non pas ce vice en vertu ; que l'amour du monde ne règne
en vous sous un autre titre ; que ce tyran, au lieu de re-
mettre le trône à Jésus-Ciirlst le légitime Seigneur, n'ait
laissé un successeur de sa race ('), enfant aussi bien que lui
de la même convoitise. Venez à l'épreuve des œuvres ; mais
ne vous contentez pas de quelques aumônes ni de quel-
que demi-restitution. Ces œuvres dont nous parlons, qui
sont le sceau de la conversion, doivent être des œuvres pleines
devant Dieu, comme parle l'Ecriture sainte: Noninvenio
opéra tua plena coram Deo meo if) ; c'est-à-dire qu'elles
doivent embrasser toute l'étendue de la justice chrétienne et
évangélique.
Après vous avoir montré de quelle sorte l'amour-propre
convertit les hommes, je vous ai promis de vous dire comment
il fait semblant d'allumer [p. xvi] leur zèle.
Je l'expliquerai en un mot : c'est qu'il est naturel à l'homme
de vouloir tout régler, excepté lui-même. Un tableau qui n'est
pas posé en sa place choque la justesse de notre vue ; nous
ne souffrons rien au prochain, nous n'avons de la facilité ni
de l'indulgence pour aucune faute des autres. Ce grand dé-
règlement vient d'un bon principe, c'est qu'il y a en nous an
amour de l'ordre et de la justice qui nous est donné pour
nous conduire. Cette inclination est si forte qu'elle ne peut
demeurer inutile ; c'est pourquoi si nous ne l'occupons au
dedans de nous, elle s'amuse au dehors, elle se tourne à ré-
gler les autres, et nous croyons être fort zélés quand nous
détestons le mal dans les autres. Il plaît à l'amour-propre que
nous exercions, ou plutôt que nous consumions et que nous
épuisions ainsi notre zèie.
a. Apoc, ni, 2.
I. Souligné pour l'importance.
678 CARÊME DES CARMÉLITES.
[P.xvii] «Faites ce que vous voulez qu'on vous fasse ;(")»
employez pour vous la même mesure dont vous vous servez
pour les autres : toutes les ruses de l'amour-propre seront
éventées. N'ayez pas deux mesures, l'une pour le prochain
et l'autre pour vous, « car c'est chose abominable devant le
Seigneur {^). » N'ayez pas une petite mesure où vous ne
mesuriez que vous-même, pour régler vos devoirs ainsi qu'il
vous plaît ; car cela attire la colère de Dieu : Mensura minor
irœ plena ('), dit le prophète [Michée] ('). Prenez la grande
mesure du christianisme, la mesure de la charité ; mesure
pleine et véritable, qui enferme le prochain avec vous, et
qui vous range tous deux sous la même règle et sous les
mêmes devoirs tant de l'équité naturelle que de la justice
chrétienne.
Ainsi ce grand ennemi de la vérité intérieure, l'amour-
propre, [sera] détruit en nous-mêmes ; mais s'il vit encore,
voici qui lui doit donner le coup de la [p. xviii] mort : la
vérité dans les autres hommes, convainquant et reprenant
les mauvaises œuvres. C'est le dernier effort qu'elle fait, et
c'est là qu'elle reçoit les plus grands outrages.
TROISIÈME POINT.
\P. A] S'il appartient à la vérité de régler les hommes et
de les juger souverainement, à plus forte raison, chrétiens,
elle a droit de les censurer et de les reprendre. C'est pourquoi
nous apprenons par les saintes Lettres que l'un des devoirs
les plus importants de ceux qui sont établis pour être les
dépositaires de la vérité, c'est de reprendre sévèrement les
personnes; et il faut que nous apprenions de saint Augustin
quelle est l'utilité d'un si saint emploi. Ce grand homme nous
l'explique en un petit mot, au livre de la Correction et de la
Grâce if), où, faisant comparaison des préceptes que l'on nous
donne avec les (^), reproches que l'on nous fait, et recher-
chant à fond, selon sa coutume, l'utilité de l'un et de l'autre,
il dit que «comme on nous enseigne par le précepte ce que
a. Maiih., vil, 12. — b. Prov., XX, 23. — c. •Mic/t., vi, 10. — d. De Corrcpt.
et Grnt., ni, 5.
1. Ms. le prophète Zacharie. — Inadvertance delà mémoire.
2. Var. et des reproches.
SUR LA HAINE DE LA VÉRlTlL 679
nous avons à faire, on nous montre (') par les reproches que
si nous ne le faisons [pas], c'est par notre faute. »
Et en effet, chrétiens, c'est là le fruit principal de telle
censure. Car ( ') quelque front qu'aient les pécheurs, le péché
est toujours timide et honteux ; c'est pourquoi qui médite
un crime médite pour l'ordinaire une excuse : [/. B] c'est
surprise, c'est fragilité, c'est une rencontre imprévue. Il se
cache ainsi à lui-même plus de la moitié de son crime. Dieu
lui suscite un censeur charitable, mais rigoureux, qui, perçant
toutes ses défenses {^), lui fait sentir que c'est par sa faute,
et lui ôtant tous les vains prétextes, ne lui laisse que son
péché avec sa honte. Si quelque chose le peut émouvoir,
c'est sans doute cette sévère correction, et c'est pourquoi le
divin Apôtre ordonne à Tite, son cher disciple, d'être dur et
inexorable en quelques rencontres : « Réprenez-les, dit-il,
durement: » Increpa illos dure (") ; c'est-à-dire qu'il faut jeter
quelquefois au front des pécheurs impudents des vérités
toutes sèches, qui les fasse[nt] rentrer en eux-mêmes d'éton-
nement et de surprise ; et si les corrections doivent emprun-
ter en plusieurs rencontres une certaine douceur de la charité,
qui est tendre et compatissante, elles doivent aussi emprunter
souvent quelque espèce de rigueur (^) et de dureté de la
vérité, qui est inflexible.
Si jamais la vérité se rend odieuse, c'est particulièrement,
chrétiens, dans la fonction dont je parle. Les pécheurs,
toujours superbes, ne peuvent endurer \p. 6"] qu'on les
reprenne, et c'est pourquoi le grand saint Grégoire les com-
pare à des hérissons (*). Etant éloigné de cet animal, vous
voyez sa tête, ses pieds et son corps ; quand vous approchez
pour le prendre, vous ne trouvez qu'une boule ; et celui
que vous découvriez (5) de loin tout entier, vous le perdez
tout à coup, aussitôt que vous le tenez dans vos mains (^).
a. TH., I, 13. — b. Pastor., m, 2.
1. Var. on nous fait sentir.
2. Passage souligné pour l'importance.
3. Var. excuses.
4. Mot souligné, comme plus haut étonneinent et surprise.
5. Var. que vous voyiez.
6. Var. que vous avez la main dessus.
L
68o CARÊME DES CARMÉLITES.
Il en est ainsi de l'homme pécheur. Vous avez découvert
toutes ses menées et démêlé toute son intrigue ; enfin
vous avez reconnu {') tout l'ordre du crime; vous voyez
ses pieds, son corps et sa tête : aussitôt que vous pensez le
convaincre en lui racontant ce détail, \^p.D'\ par mille adres-
ses il vous retire ses pieds, il couvre soigneusement tous les
vestiges de son crime ; il vous cache sa tête, il recèle pro-
fondément ses desseins ; il enveloppe son corps, c'est-à-dire
toute la suite de son intrigue, dans un tissu artificieux d'une
histoire embarrassée et faite à plaisir (^). Ce que vous pen-
siez avoir vu si distinctement, n'est plus qu'une masse
informe et confuse, où il ne paraît ni fin ni commencement ;
et cette vérité si bien démêlée est tout à coup disparue
parmi ces vaines défaites. Ainsi étant retranché et enveloppé
en lui-même, il ne vous présente plus que des piquants ; il
s'arme à son tour contre vous, et vous ne pouvez le toucher
sans que votre main soit ensanglantée ; je veux dire, votre
honneur blessé par quelque outrage {^).
« Et donc, dit le saint Apôtre, je suis devenu votre ennemi
en vous disant la vérité :» Ergo if) ininiicus vobisfactus siun,
verum diceiis vobis {f) ! Il est ainsi, chrétiens, et tel est l'aveu-
glement des hommes pécheurs. Qu'on discoure de la morale,
qu'on déclame contre les vices, pourvu (5) qu'on ne leur dise
jamais comme Nathan : « C'est vous-même qui êtes cet
homme (''') : » ils écouteront volontiers une satire [/>. E^ pu-
blique des mœurs de leur siècle. Et cela pour quelle raison ?
C'est [qu'] « ils aiment, dit saint Augustin, les lumières de la
vérité, mais ils ne peuvent souffrir ses censures : » Amant
eam iMcentem, oderunt eam redargiientem ('). « Elle leur plaît
quand elle se découvre, » parce qu'elle est belle ; «elle com-
mence à les choquer quand elle les découvre eux-mêmes, »
parce qu'elle leur montre qu'ils sont difformes (^) : Amant
a. Gai., IV, 16. — b.W Reg., xn, 7. — c. Conf., x, 23.
1. Var. vous voyez tout l'ordre.
2. Var. de mille [vaines] rencontres.
3. Gnndar ; le moindre que vous recevrez sera le reproche de vos vains soup-
çons. — Mais cette surcharge est barrée d'un petit trait.
4. Gandar : Ego.
5. Var. jusqu'à ce qu'on dise : C'est à vous qu'on parle.
6. Vai . leur difformité.
SUR LA HAINE DE LA VÉRITÉ. 68 I
caiii ann seipsani indicat, et odenint eam aun eos ipsos tn-
dicat ("). Aveugles qui ne voient pas que c'est par la même
lumière que le soleil se montre lui-même et tous les autres
objets! Ils veulent cependant, les insensés! que la vérité se
découvre à eux sans découvrir quels ils sont (') ; et « il leur
arrivera au contraire, par une juste vengeance, que la lumière
de la vérité (^) mettra en évidence leurs mauvaises œuvres,
pendant qu'elle-même leur sera cachée : >> Inde retribiiet eis
ut qui se ah ca manifcstari nolunt, et cos nolentes manifestet,
et eis ipsa manifesta non sit (''').
Par conséquent, chrétiens, que les hommes qui ne veulent
pas obéir à la vérité souffrent du moins qu'elle (^) les re-
prenne ; s'ils la dépossèdent de son trône, du moins qu'ils
ne la retiennent pas tout à fait captive ; s'ils la dépouillent (*)
avec injustice de l'autorité du commandement, qu'ils lui
[/. F^^ laissent du moins la liberté de la plainte. Quoi !
veulent-ils encore étouffer sa voix ? Veulent-ils qu'on loue
leurs péchés, ou du moins qu'on les dissimule, comme si faire
bien ou mal c'était une chose indifférente ? Ce n'est pas
ainsi, chrétiens, que l'Evangile l'ordonne. Il veut que la
censure soit exercée et que les pécheurs soient repris, parce
que, dit saint Augustin, « s'il y a quelque espérance de
salut pour eux, c'est par là que doit commencer leur guéri-
son : et s'ils sont endurcis et incorrigibles, c'est par là que
doit commencer leur supplice ('"). »
« Mais j'espère de vous, chrétiens, quelque chose de meil-
leur, encore que je vous parle de la sorte : » Confidinms (^)
anteni [de vobis ineliora et viciniora sahiti, tanietsi ita loqui-
juur\ ('^). Voici les jours de salut, voici le temps de conversion,
dans lesquels on verra la presse autour des tribunaux de la
pénitence. C'est principalement dans ces augustes tribunaux
que la vérité reprend les pécheurs et exerce sa charitable
mais vigoureuse censure. Ne désirez pas qu'on vous flatte où
a. Conf., X, 23. — b. Ibid. — c. De Corrept. et Grat.^ n. 14. — d. Hebr., vi, 9.
1. Var. se fasse voir sans faire voir quels ils sont.
2. Var. que la ve'rité mettra.
3. Var. qu'on les reprenne.
4. Var. s'ils lui ôtent.
5. M s. Sperainus autein...
682
carf:me des carmélites.
vous-mêmes vous vous rendez vos accusateurs. N'imitez pas
ces méchants [p. C] dont parle le prophète Isaïe, «qui disent
à ceux qui regardent (') : Ne regardez pas ; et à ceux qui
sont préposés pour voir : Ne voyez pas pour nous ce qui est
droit ; dites-nous des choses qui nous plaisent, trompez-nous
par des erreurs agréables : » Loqnimini nobisplacentia, videte
nobis crrorcs ; atiferte a me viain, declinate a me semitam (") :
« Otez-nous cette voie : » elle est trop droite ; « ôtez-nous
ce sentier : » il est trop étroit. Enseignez-nous des voies
détournées où nous puissions nous sauver avec nos vices (').
Car c'est ce que désirent (3) les pécheurs rebelles. Au lieu
que la conversion véritable est que le méchant devienne bon
et que le pécheur devienne juste, ils imaginent une autre
espèce de conversion oi^i le mal soit changé en bien, où le
crime devienne honnête, où la rapine devienne justice, et ils
cherchent jusqu'au tribunal de la pénitence des flatteurs, qui
les entretiennent dans cette pensée.
Loin de tous ceux qui m'écoutent une disposition si fu-
neste ! Cherchez-y des amis et non des trompeurs (■*), des
juges et non des complices, des médecins charitables et non
pas des empoisonneurs. Ne vous contentez pas de replâtrer
où il faut toucher jusqu'aux fondements. \P. H~\ C'est un
commencement de salut d'être capables des remèdes forts (=).
Ne cherchez ni complaisance, ni tempérament, ni adoucis-
sement, ni condescendance. Venez rougir tout de bon, tandis
que la honte est salutaire ; venez vous voir tout tel que vous
êtes, afin que vous ayez horreur de vous-même ; et que, con-
fondu par les reproches, vous vous rendiez enfin digne de
louanges {^) : Ut Deo miserante... desinat agere pudenda et
dolenda, atqiie agat latidanda atque gratanda ('').
_ Mais ne faut-il pas user de condescendance ? N'est-ce pas
a. Is., XXX, lo, II. ~ b. S. Aug., De Corrept. et Grat., v, 7.
1. Var. qui voient.
2. Var. nous convertir sans changer nos cœurs.
3. Var. où en viennent.
4. Correction de date postérieure : * flatteurs.
^ 5. Phrase effacée : Notre plaie invétérée n'est pas en état d'être guérie par des
lénitifs : il est temps d'appliquer le fer et le feu.
6. Addition plus récente: « * et non seulement de louanges, mais d'une gloire
éternelle. »
SUR LA HAINE DE LA VÉRITÉ. 683
une doctrine évangélique (') qu'il faut s'accommoder à l'in-
firmité humaine ? Il le faut, n'en doutez pas, chrétiens ; mais
voici l'esprit véritable de la condescendance chrétienne relie
doit [être] dans la charité, et non pas dans la vérité. Je veux
dire : il faut que la charité compatisse, et non pas que la vérité
se relâche (') ; il faut [/. /] supporter l'infirmité, mais non
pas l'excuser ni lui complaire. Il faut imiter saint Cyprien,
dont saint Augustin a dit ces beaux mots, « que considérant
les pécheurs, il les tolérait dans l'Église par la patience de la
charité, » et voilà la condescendance chrétienne ; « mais que
tout ensemble il les reprenait par la force de la vérité ("), »
et voilà la rigueur apostolique : Et vcritatis iibertate redar-
gîiit, et charitatis viiintc S2istiimit. Car, pour ce qui est de la
vérité et de la doctrine, il n'y a plus à espérer d'accommode-
ment ; et en voici la raison : Jésus-Christ a examiné une
fois jusques où devait s'étendre la condescendance. Lui qui
connaît parfaitement la faiblesse humaine et le secours qu'il
lui donne, a mesuré pour jamais l'une et l'autre avec ses
préceptes. Ces grands conseils de perfection, quitter tous
ses biens, les donner aux pauvres, renoncer pour jamais aux
honneurs du siècle, passer toute sa vie dans la continence, il
les propose bien dans son Evangile ; mais comme ils sont au
delà des forces communes, il n'en fait pas [/. K\ une loi, il
n'en impose pas l'obligation. S'il a eu sur nous quelque
grand dessein que notre faiblesse ne pût pas porter, il en a
différé l'accomplissement jusqu'à ce que l'infirmité ait été
munie du secours de son Saint-Esprit : Non potestis portare
modo ('''). Vous voyez donc, chrétiens, qu'il a pensé sérieuse-
ment, en esprit de douceur et de charité paternelle, jusques
où il relâcherait et dans quelles bornes il retiendrait notre
liberté. Il n'est plus temps maintenant de rien adoucir, après
qu'il a apporté lui-même tous les adoucissements nécessaires.
Tout ce que la licence humaine présume au delà n'est plus
de l'esprit du christianisme ; c'est l'ivraie parmi le bon grain:
a. De Baptism. contr. Donat., V, 17. — b.Joan., XVI, 12.
1. Var. un précepte de l'Évangile.
2. Encore une phrase soulignée, qu'il faut bien se garder de retrancher ; car
elle l'est en raison de son importance.
684 CARÊME DES CARMÉLITES.
c'est ce mystère d'iniquité prédit par le saint Apôtre ("), qui
vient altérer la saine doctrine.
La même vérité qui est sortie de sa bouche nous jugera au
dernier jour. Conformité entre l'un et l'autre état : « Ce sera
le précepte qui deviendra une sentence (') : » Jtistitia con-
vertetur in jîidicnnn (^). Là elle paraît comme [dans] une
chaire (^) pour nous enseigner, là dans un trône {f) pour
nous juger ; mais elle sera la même en l'un et en l'autre. Mais
telle qu'elle est dans l'un et dans l'autre, [/. L\ telle doit-elle
être dans notre vie. Car quiconque n'est pas d'accord avec la
règle, elle les (^) repousse et les condamne; quiconque vient
se heurter contre cette rectitude inflexible, nous vous l'avons
déjà dit, il faut qu'elle les rompe et les brise (5).
Désirons donc ardemment que la règle de la vérité (^) se
trouve en nos mœurs telle que Jésus-Ciirist l'a prononcée.
Mais afin qu'elle se trouve en (^) notre vie, désirons aussi,
chrétiens, qu'elle soit en sa pureté dans la bouche et la doc-
trine de ceux à qui nous en avons donné la conduite ; qu'ils
nous reprennent, pourvu qu'ils nous guérissent ; qu'ils nous
blessent, pourvu qu'ils nous sauvent ; [/. J/] qu'ils disent ce
qui leur plaira, pourvu qu'ils disent la vérité.
Mais après que nous l'aurons entendue, considérons,
chrétiens, que le jugement de Dieu est terrible sur ceux qui
la connaissent et qui la méprisent. Ceux à qui la vérité chré-
tienne n'a point été annoncée seront ensevelis, dit saint
Augustin (''), comme des morts dans les enfers ; mais ceux
qui savent la vérité et qui pèchent contre ses préceptes, ce
sont ceux dont David a dit « qu'ils y descendront tout vi-
vants : » Descendant \in infernum viventes\ (^\ Les autres
a. II Thess., Il, 7. — b. Ps:, XCIII, 15. — Vulgate : Quoadusqiie justitia conver-
tatiir... — c. Enarr. in Fs., LIV, n. 16. — d. Ps. liv, 16. — Ms. Descenderunt.
1. Var. Telle qu'il l'a prononcée, telle elle paraîtra pour prononcer notre sen-
tence.
2. Var. Là elle a une chaire.
3. Far Correctio7i de 1666 : dans * un tribunal.
4. Quiconque éveille, chez Bossuet, l'idée de pluralité. 11 y a syllepse.
5. L'esquisse primitive portait ici ces paroles énergiques : « telle doit-elle être
dans notre vie ; autrement notre condamnation sera infaillible, et périront avec
nous tous ceux qui nous auront corrompus par leurs complaisances. »
6. Var. de l'Évangile.
7. Gandar ; dans notre vie. Légère inexactitude.
SUR LA HAINE DE LA VÉRITÉ. 685
y sont comme entraînés et précipites ; ceux-ci y descendent
de leur plein gré ; ceux-ci y seront comme des [vivants] et
les autres comme des [morts] ('). Cela veut dire, messieurs,
que la science de la vérité leur donnera un sentiment si- vif
de leurs peines, que les autres en comparaison, quoique tour-
mentés très cruellement, sembleront comme morts et insen-
sible[s]. Et quelle sera cette vie ? C'est qu'ils verront éter-
nellement [/. jV] cette vérité qu'ils ont combattue ; de
quelque côté qu'ils se tournent, toujours la vérité sera contre
eux : /;/ opprobriuni, ni videant semper (") ; en quelques
antres profonds qu'ils aient tâché de la receler pour ne point
entendre sa voix, elle percera leurs oreilles par des cris ter-
ribles ; elle leur paraîtra toute nue, aigre, inexorable, infle-
xible, armée de tous ses reproches pour confondre éternel-
lement leur ino^ratitude.
Ah ! mes frères, éloignons de nous un si grand malheur.
Enfants de lumière et de vérité, nous devons aimer la lu-
mière, même celle qui nous convainc ; nous devons adorer la
vérité, même celle qui nous condamne. Et toutefois, chrétiens,
si nous sommes bien conseillés, ne soyons pas longtemps en
querelle avec un ennemi si redoutable (■);[/. (9] accommodons-
nous pendant qu'il est temps avec ce puissant ; adversaire ;
ayons la vérité pour amie, suivons sa lumière qui va devant
nous, et nous ne marcherons point parmi les ténèbres. Allons
droitement et honnêtement, comme des hommes qui sont en
plein jour, et dont toutes les actions [sont] éclairées; et à la
fin nous arriverons à la clarté immortelle et au plein jour de
l'éternité. Amen.
a. Datt., XII, 2.
1. L'ordre des mots entre crochets est interverti au manuscrit ; mais c'est une
inadvertance manifeste, que Gandar aurait pu corriger.
2. /'(^ji'cz^^d't^ia'.- «...réconcilions-nous bientôt avec elle, en nous composant
selon ses règles, de peur que cet adversaire, devenu enfin implacable, ne nous
mène devant le juge, et que le juge ne nous livre à l'exécuteur, qui nous fera en-
trer dans une prison, où nous gémirons (éternellement, effacé) jusqu'à ce que
nous ayons payé jusqu'au dernier sou ; c'est-à-dire qu'il n'y aura plus pour nous
aucune ressource, parce que nous serons toujours insolvables. » — L'auteur
supprime ce passage : cette allégorie évangélique ( Matth., v, 25-27^, qu'il appli-
quait à l'enfer, avec saint Augustin, pouvant, selon une autre interprétation
s'appliquer au purgatoire.
L
w
'k
'h
'h
h
CAREME DES CARMELITES.
DIMANCHE DES RAMEAUX,
SUR LES SOUFFRANCES (').
10 avril 1661.
Ce beau sermon a paru digne à M. Gazier de figurer dans un
Clioix classique. L'édition qu'il en a donnée d'après le manuscrit
autographe contient plusieurs améliorations. Quelques passages ce-
pendant demandaient, à notre avi.'^, à être modifiés dans un sens
plus rigoureux encore. Ainsi, ce qu'on pouvait être tenté de regar-
der, à la fin du second exordc, comme une nouvelle rédaction tracée
au crayon par le grand orateur, n'était qu'une contrefaçon risquée
par son neveu. Dans un autre endroit, c'est un renvoi au panégy-
rique de saint Jacques (saint Jacques-le-Majeur, frère de l'évan-
géliste saint Jean), où les éditeurs croyaient voir une référence à
l'Épître canonique de l'Apôtre du même nom (saint Jacques-le-
Mineur), le fils d'Alphée, un des neveux de la sainte Vierge que
le Nouveau Testament appelle « frères du Seigneur. »
Faut-il ajouter, mais seulement pour mémoire, une erreur de dé-
tail assez étrange, qui n'est peut-être qu'une faute d'impression ? Elle
se rencontre à la fin de la première rédaction de l'avant-propos,
qu'on avait jointe à la nouvelle édition, comme nous la joindrons
aussi à la nôtre : «...s'il plaît à Dieu de nous éclairer des lumières
de Jésus-Christ par rinterces[sion de Marie : A%!e\. » On comprend
qu'il faut lire : «des lumières de son Saint-Esprit... 1>
Sommaire. — Carmélites, & dimanche. Patience, souffrances.
Exorde : Calvaire; trois crucifiés. S. Augustin.
(I"' point) (^). Dieu semblable à nous, afin que nous fussions sem-
blables à lui (p. I, 2, 3, 4, 5). Incarnation. Notez. Ibid. — Esprit de
Jésus-Christ, souffrances : Virum dolornui et scientem infirinitatem
(p. 6, 7, 8). — Nécessité de souffrir (p. lO, 11,12,13).
(2' point.) Pénitence dans les peines. Voleur pénitent, exemple
(p. 4, 5). Souffrance, épreuve de la vertu, or du .sanctuaire (p, 6, 7,
8, 9, 10, 1 1).
Voleur pénitent mi3éricord[ieusement] traité par JÉSUS (p. 12, 13,
14). — Aujourd'hui ! quelle promptitude ! Avec moi ! quelle compa-
gnie ! Dans le paradis, quel repos ! (p. 16).
1. Ms. 12823, f. 189-216, 10-4° avec marge.
2. La pagination du sermon ne commence qu'au premier point.
SUR LES souffkancp:s. 687
(f point.) Enfer dès ce monde : peine sans pénitence. Deux feux
dans les Écritures {a, b, c, d, e,f). Consolation aux enfants de Uieu
dans les afflictions. Distingués des méchants, môme quand ils .souf-
frent les mêmes maux. Compar[aison] : saint Augustin (x).
Exhortation à prendre la médecine {h, i).
Fer patientiiDii curravuis
ad proposituiii nobis certamcn^
adspicienies in auctoremJidei{')
et constDiimatoron, Jesum.
Courons par la patience au
combat qui nous est proposé,
jetant les yeux sur Jésus,
l'auteur et le consommateur de
notre foi.
{Hebr., xii, 1,2.)
VOICI les jours salutaires (-) où l'on érigera le Calvaire
dans tous nos temples, où nous verrons couler les ruis-
seaux de sang de toutes les plaies du Fils de Dieu, où l'E-
glise représentera si vivement par ses chants, par ses pa-
roles et par ses mystères celui de sa Passion douloureuse,
qu'il n'y aura aucun de ses enfants à qui nous ne puissions
dire ce que l'Apôtre disait aux Galates ('*), que Jésus-
Christ a été crucifié devant ses yeux. L'Église (^) com-
mence aujourd'hui à lire dans l'action [de] son sacrifice (^)
l'histoire de la Passion de son Rédempteur : commençons
aussi dès ce premier jour à nous en remplir tellement
l'esprit, que nous n'en perdions jamais la pensée pendant ces
a. Galat., III, l.
1. Ms.Jidei nostrœ.
2. Première rédaction : Parmi les pratiques diverses de la piété chrétienne que
j'ai tâché de vous expliquer dans les discours précédents, j'ai différé jusqu'à ces
saints jours {var. jusques à ce temps) à vous proposer la plus haute, la plus im-
portante, la plus évangélique de toutes, je veux dire l'amour des souffrances. Il
m'a semblé, chrétiens, que pour vous entretenir avec efficace d'une doctrine si
dure, si contraire {var. si répugnante) au sens, et si nécessaire à la foi (var. et si
peu goûtée dans le siècle, où l'on n'étudie rien avec plus de soin que l'art de vivre
avec volupté), il fallait attendre le- temps où le Sauveur lui-même nous prêche à
la croix, et que je parlerais faiblement, si ma voix n'était soutenue de celle de
JÉSUS mourant, ou plutôt du cri de son sang, « qui parle mieux, > dit l'Apôtre,
et plus fortement « que celui d'Abel. >
Nous voici arrivés aux jours salutaires où l'on érigera le Calvaire dans tous
3. Var. Elle.
4. Var. dans son sacrifice.
688 CARÊME DES CARMP^LITES.
solennités pleines d'une douleur qui console, et d'une
tristesse qui adoucit toutes les autres (').
Parmi ces spectacles de mort et de croix qui s'offrent à
notre vue, le chrétien sera bien dur, s'il ne suspend, du moins
durant quelques jours, ce tendre amour des plaisirs, pour se
rendre capable d'entendre combien les peines de jÉsus-
CiiRiST lui rendent nécessaire l'amour des souffrances.
C'est pourquoi j'ai différé jusqu'à ces saints jours à vous
proposer dans cette chaire cette maxime fondamentale (')
de la piété chrétienne. Il m'a semblé, chrétiens, que pour
vous entretenir avec efficace d'une doctrine si dure, si
contraire aux sens, si considérable à la foi, et si peu goû-
tée dans le siècle, oii l'on n'étudie rien avec plus de soin
que Tart de vivre avec volupté, il fallait attendre le temps
dans lequel Jésus-Christ lui-même nous prêche à la croix ;
et j'ai cru que je parlerais faiblement, si ma voix n'était sou-
tenue par celle de Jp'sus mourant, ou plutôt par le cri de
son sang, « qui parle mieux, » dit saint Paul (''), et plus for-
tement « que celui d'Abel. »
Servons-nous donc, chrétiens, de cette occasion favorable,
et tâchons d'imprimer dans les cœurs la loi de la patience,
qui est le fondement du christianisme. Mais ne soyons pas
assez téméraires pour entreprendre un si grand ouvrage
a. Héèr.,xu,24.
nos tempTes, où nous venons couler les ruisseaux de sang de toutes les plaies du
Fils de Dieu où l'Église représentera si vivement par ses chants, par ses pa-
roles et par ses mystères celui de sa Passion douloureuse, qu'il n'y aura aucun de
ses enfants auquel {ms. auxquels, var. à qui) nous ne puissions dire ce que l'Apôtre
a dit aux Galates, que « Jésus-Christ a été crucifié sous leurs yeux. » Parmi ces
spectacles de mort et de croix, le chrétien sera bien dur, s'il ne suspend, du
moins quelques jours, ce tendre amour des plaisirs, pour se rendre capable d'en-
tendre combien les douleurs de JÉSUS lui doivent rendre considérable l'amour
{var. celui) des souffrances.
Servons-nous de ce temps propice, prenons cette occasion favorable, pour im-
primer dans les cœur[s] des chrétiens le véritable esprit {var. la première vérité)
du christianisme. L'Église commence aujourd'hui à lire dans les saints mystères
l'histoire de la Passion : commençons aussi dès ce premier jour à nous en rem-
plir tellement l'esprit, qu'en ayant toujours la pensée présente durant cette sainte
semaine elle nous inspire {var. que nous en ayons toujours la pensée présente
1. Var. d'une tristesse si douce que, pour peu qu'on s'y abandonne, elle guérit
toutes les autres. — Texte de M. Gazier. Mais Bossuet, après avoir d'abord effa-
cé la rédaction que nous adoptons, y est ensuite revenu définitivement.
2. Var, cette pratique importante.,.
SUR LES SOUFFRANCES. 689
sans avoir imploré le secours du ciel par l'intercession de
Marie : Ave.
Dans les paroles que j'ai rapportées pour servir de sujet
à ce discours, vous aurez remarqué, messieurs, que saint
Paul nous propose un combat auquel nous devons courir
j)ar la patience ; et en même temps il nous avertit de jeter
les yeux sur Jésus, l'auteur et le consommateur de notre
foi, c'est-à-dire, qui l'inspire et qui la couronne, qui la com-
mence et qui la consomme, qui en pose le fondement et qui
lui donne sa perfection. Ce combat, dont parle l'Apôtre, est
celui que nous devons soutenir contre les afflictions que Dieu
nous envoie : et pour apprendre l'ordre d'un combat oii se
décide la cause de notre salut, l'Apôtre nous exhorte, de la
part de Dieu, à regarder Jésus-Christ, mais Jésus-Christ
attaché en croix : car c'est là qu'il veut arrêter nos yeux, et
il s'en explique lui-même par ces paroles : « Jetez ('), dit-
il ("), les yeux sur Jésus, qui, s'étant proposé la joie, et après
avoir méprisé la confusion, a soutenu la mort de la croix : »
Qui proposito sibl gaudio \sustimiit crucem, confusione con-
tent pta\.
De là nous devons conclure que, pour apprendre l'ordre,
la conduite, les lois, en un mot, de ce combat de la patience,
l'école c'est le Calvaire, le maître c'est Jésus-Christ crucifié :
c'est là que nous renvoie le divin Apôtre. Suivons son con-
seil, allons au Calvaire ; considérons attentivement ce qui
s'y passe.
Le grand objet, chrétiens, qui s'y présente d'abord à la
vue, c'est le supplice de trois hommes. Voici un mystère
admirable : « Nous voyons, dit saint i\ugustin ('^), trois
hommes attachés à la croix, un qui donne le salut, un qui le
reçoit, un qui le perd : » Très ermit in cruce ; unus Salvator,
a. Hebr., XII, 2. — b. In Ps. xxxiv Serm. il, n. i. — Ms. /« cruce ires houiines
7e/ius Salvator, aller salvandus, alius daffinandus.
et qu'elle nous inspire) des sentiments qui soient dignes de chrétiens. C'est ce
que j'espère, messieurs, s'il plaît à Dieu de nous éclairer des lumières de son
Saint-Esprit par rinterces[sion de Marie : Ave].
i. Var. Regardez, dit-il, Jésus-Christ, à qui la joie de sauver ses peuples a
fait embrasser la croix, après avoir méprisé la confusion.
Seriiioiis Je Bossuct, — 111. 44
690 CARÊME DES CARMÉLITES.
alius salvandus, alius damnandus. Au milieu l'auteur de la
grâce : d'un côté un qui en profite, de l'autre côté un qui la
rejette. Au milieu le modèle et l'original : d'un côté un imi-
tateur fidèle, et de l'autre côté un rebelle et un adversaire (').
D'un côté un qui endure avec soumission, de l'autre un qui
se révolte jusques sous la verge (^). Discernement terrible
et diversité surprenante ! Tous deux sont en la croix (') avec
Jésus-Christ, tous deux compagnons de son supplice ; mais,
hélas ! il n'y en a qu'un qui soit compagnon de sa gloire.
Voilà le spectacle qui nous doit instruire. Jetons ici les yeux
sur Jésus, «l'auteur et le consommateur de notre foi :» nous
le verrons, chrétiens, dans trois fonctions remarquables. Il
souffre lui-même avec patience; il couronne celui qui souffre
selon son esprit; il condamne celui qui souffre dans l'esprit
contraire. C'est ce qu'il nous faut méditer: parce que, si nous
savons entendre ces choses, nous n'avons plus rien à désirer
touchant les souffrances.
I. Var. d'un côté une imitation fidèle, de l'autre une opposition sacrilège. —
Les éditeurs, même M. Gazier, ont tort de faire entrer ce dernier mot dans le texte
définitif: il y un point après adversaire.
1. Bossuet avait ébauché ici une addition marginale, qu'il n'a pas achevée :
« Un juste, un pécheur pénitent, et un pécheur endurci. Un juste souffre volon-
tairement, et il impose aux coupables la nécessité de souft'rir. » Ces derniers
mots, tracés au crayon, comme le reste de la note, sont à peine lisibles aujourd'hui.
Peut-être ne l'étaient-iis guère davantage dès le X\'I1I<* siècle ; car le neveu de
Bossuet, ayant essayé de retoucher ce discours pour le prêcher, part à faux dès
cette seconde phrase. Voici d'ailleurs toute cette nouvelle rédaction. Nous met-
tons en italiques les mots qui n'étaient pas calqués sur le texte de Bossuet
lui-même :
« Un juste, un pécheur pénitent, et un pécheur endurci. Un juste souffre,
volontairement, et il mérite par ses souffrances le salut de tous les coupables ; un
pécheur souffre avec soumission et se convertit, et il reçoit sur la croix l'assu-
rance du paradis ; un pécheur souffre comme un rebelle, et il commence son
enfer dès cette vie. Apprenons auJounPhui, tnessieurs, apprenons de ces trois
patients, dont la cause est si différente, trois vérités capitales. Contemplons dans
le patient {var. en celui) qui souffre étant juste {var. innocent), la nécessité de
souffrir imposée à tous les coupables ; apprenons du patient qui se convertit
l'utilité des souffrances portées avec soumission : voyons dans le patient endurci
la marque certaine de réprobation dans ceux qui souffrent en opiniâtres. »
Déjà, en tête du discours, l'abbé Bossuet avait essayé de sulDstituer un autre
texte à celui qui avait été choisi par son oncle. Per multas tribulationes, éQ.x\\.-
\\,oportet nos inirare iti regnum Dei (Act., xiv)... Il ne prend pas garde au dé-
but du second exorde, qui ne peut s'appliquer qu'au texte de saint Paul : Per
patientiam...
3. Var. à la croix.
ï
SUR LES SOUFFRANCES. 69 I
En effet, nous pouvons réduire à trois chefs ce que nous
devons savoir dans cette matière importante : quelle est la
loi de souffrir, de quelle sorte Jésus-Christ embrasse ceux
qui s'unissent à lui parmi les souffrances, quelle vengeance
il exerce sur ceux qui ne s'abaissent pas sous sa main puis-
sante, quand il les frappe et qu'il les corrige ; et le Fils de
Dieu crucifié nous instruit pleinement touchant ces trois
points. Il nous apprend le premier en sa divine personne; le
second, dans la fin heureuse du larron si saintement converti ;
le troisième, dans la mort funeste de son compagnon infidèle.
Je veux dire que comme il est notre original, il nous ensei-
_CTne, en souffrant lui-même, qu'il y a nécessité de souffrir (');
il fait voir, dans le bon larron (^), de quelle bonté paternelle
il use envers (^) ceux qui souffrent comme ses enfants ; enfin
il nous montre, dans le mauvais, quels jugements redoutables
il exerce sur (^) ceux qui souffrent comme des rebelles. II
établi la loi de souffrir ; il en couronne le droit usage ; il en
condamne l'abus : et comme ces trois vérités enferment, si je
ne me trompe, toute la doctrine chrétienne touchant les
souffrances, j'en ferai aussi le partage et tout le sujet de ce
discours.
premier point.
[p. i] C'était la volonté du Père céleste ('), que les lois
des chrétiens fussent écrites premièrement en Jésus-Christ.
Nous devons être formés selon l'Évangile : mais l'Évangile
a été formé sur lui-même. « Il a fait, dit l'Écriture ("), avant
que parler : » il a pratiqué premièrement ce qu'il a prescrit ;
si bien que sa parole est bien notre loi ; mais la loi pri-
mitive, c'est sa sainte vie. Il est notre maître et notre docteur,
mais il est premièrement notre modèle.
Pour entendre solidement cette vérité fondamentale, il
faut remarquer avant toutes choses, que le grand mystère
du christianisme, c'est qu'un Dieu a voulu ressembler aux
a. Act.f I, I.
1. Var. que la loi de souffrir est indispensable.
2. Var. dans le larron pénitent.
3. Var. qu'il a une bonté paternelle pour...
4. Frtr. qu'il exerce des jugements redoutables sur...
5. ]'ar. de Dieu,
692 CARÊME DES CARMÉLITES.
hommes, afin d'imposer aux hommes la loi de lui ressembler.
Il a voulu nous imitel" dans la vérité de notre nature ('), afin
[p. 2] que nous l'imitions (') dans la sainteté de ses mœurs :
il a pris notre chair, afin que nous prenions son esprit ; enfin
nous avons été son modèle dans le mystère de l'Incarnation,
afin qu'il soit le nôtre dans toute la suite de sa vie. Voilà un
grand jour qui se découvre pour établir la vérité que je
prêche, qui est la nécessité des souffrances : mais il nous
importe, messieurs, qu'elle soit établie sur des fondements
inébranlables, et jamais ils ne seront tels {^), si nous ne les
cherchons dans les Écritures.
Que dans le mystère de l'Incarnation le Fils de Dieu nous
ait regardés comme son modèle, je l'ai appris de saint Paul (^)
dans la divine Epître aux Hébreux. « Il a dû, dit ce grand {^)
Apôtre ("). se rendre en tout semblable à ses frères: » Debuit
per ouiniafratiàbus siniilai'i; et encore en termes plus clairs :
« Parce que les hommes, dit-il {'''), étaient composés de chair
et de sang (^), lui aussi semblablement. similiter (^), a voulu
participer à l'un et à l'autre : » Quia ergo pueri connminica-
veritnt carni et saiigiiini, et ipse similiter participavit eisdeni.
Vous voyez donc manifestement [p. 3] qu'il nous regarde
comme son modèle (^) dans sa bienheureuse Incarnation.
Mais pourquoi cela, chrétiens, si ce n'est pour être à son tour
notre original et notre exemplaire ? Car comme il est natu-
rel aux hommes de recevoir quelque impression de ce qu'ils
voient, ayant trouvé parmi nous un Dieu qui a voulu nous
être semblable, nous devons désormais être convaincus que
a. Hebr., ii, 17. — b. Ibid.^ 14.
1. Var. dans la nature. — En marge, une citation de saint Grégoire de Na-
zianze : r£voj;x£Ox tïj; XpuTÔ;, ÈttîI xal Xptaxô- w; fjij.E'îç" Ôsol Y£vw;j.£Ôa ôi' aù-ôv,
étleioï) xà-/.£r/o; <)'' qij.i: àvOpw-rj:. (Greg. Naz., Ora/., XLI.) — Dei'orisa rempla-
cé ce texte par une traduction française et une traduction latine, qu'il a insérées
dans le texte : « Soyons semblables à Jésus-Christ, parce qu'il a voulu être
semblable à nous : devenons des dieux pour l'amour de lui, parce qu'il a voulu
devenir homme pour l'amour de nous : » Siinus...
2. Var. imitassions.
3. Var. ils ne seront jamais tels...
4. Var. de l'Apôtre.
5. Var. dit ce grand docteur des Gentils.
6. Var. avaient une chair et du sang.
7. Var. semblablement, remarquez.
8. Var, qu'il veut que nous soyons son modèle dans...
SUR LES SOUFFKANCKS. 693
nous n'avons plus à choisir un autre modèle. « Il n'a pas pris
les anges, mais il a pris la postérité d'Abraham ("), » pour
plusieurs raisons, je lésais ; mais celle-ci n'est pas des moins
importantes: « il n'a pas pris les anges, » parce qu'il n'a pas
voulu donner un modèle aux anges : « il a pris la postérité
d'Abraham, » parce qu'il a voulu servir d'exemplaire à la
race de ce patriarche ; « non à sa race selon la chair, mais
à la race spirituelle qui devait suivre les vestiges de sa
foi, » comme dit le même Apôtre en un autre lieu {') ;
c'est-à-dire, si nous l'entendons, aux enfants (') de la nouvelle
alliance.
Par conséquent, chrétiens, nous avons en Jésus-Christ
une loi vivante, et une règle animée. Celui-là ne veut pas être
chrétien, qui ne veut pas vivre comme Jésus-Christ. C'est
pourquoi toute l'Ecriture nous prêche que sa vie et ses actions
sont notre exemple : jusque-là qu'il ne nous est permis [p. 4]
d'imiter (*) les saints qu'autant qu'ils ont imité Jésus-Christ;
et jamais saint Paul n'aurait osé dire avec cette liberté (^)
apostolique : « Soyez mes imitateurs, » s'il n'avait (^) en même
temps ajouté, « comme je le suis de Jésus-Christ : <<^ Iiiiitato-
res inei estote, siciU et ego Christi ('). Et aux Thessaloniciens :
« Vous êtes devenus nos imitateurs : » Imitatores nostrifacti
estis, « et aussi, ajoute-t-il, de Notre Seigneur, » et Domini {''');
afin de nous faire entendre que, quelque grand exemplaire
que se propose la vie chrétienne, elle n'est pas encore
digne de ce nom,jusqu'à ce qu'elle se forme sur Jésus-Christ
même.
Et ne vous persuadez pas que je vous propose {5) en ce
lieu une entreprise impossible : car dans un original de
peinture, on considère deux choses, la perfection et les
traits (°). La copie, pour être fidèle, doit imiter tous les
traits ; mais il ne faut pas espérer qu'elle en égale la perfec-
a. Hebr.,u, 16. — b. Rom., iv, 12. — c. I Cor., IV, 16; XI, i. — d. I Thess., l, 6.
1. Var. au peuple...
2. Var. que nous ne pouvons imiter.
3. \'ar. hardiesse.
4. Ms. s'ils n'avaient...
5. Var. prescrive
6. Var. car on considère dans Toriginal la perfection et les traits.
694 CARÊME DES CARMÉLITES.
tion. Ainsi je ne vous dis pas que vous puissiez atteindre
jamais à la perfection de Jésus ; il y a le {') degré suprême,
qui est toujours réservé à la dignité d'exemplaire : mais je
dis que vous le devez copier dans les mêmes traits, que vous
êtes obligé aux mêmes pratiques ("), [P. 5] Et en voici la
raison dans la conséquence des mêmes principes : c'est que
nous devons suivre, autant qu'il se peut, en ressemblant au
Sauveur (^), la règle qu'il a suivie en nous ressemblant. II
s'est rendu en tout semblable à ses frères, et ses frères doi-
vent en tout lui être semblables. « A l'exception du péché, il
a pris, dit l'Apôtre ('^), toutes nos faiblesses ; » nous devons
prendre par conséquent toutes ses vertus : il s'est revêtu en
vérité de {^) l'intégrité de notre chair ; et nous devons nous
revêtir en vérité, autant qu'il est permis à des hommes, de
la plénitude de son esprit ; parce que, comme dit l'Apô-
tre {^), « celui qui n'a pas l'esprit de Jésus-Christ, il n'est pas
des siens : » Sï quis antem spirihim Christi non habet, hic
no7i est ejus.
Il reste maintenant que nous méditions quel est cet esprit
de Jésus : mais si peu que nous consultions l'Écriture sainte,
nous remarquerons aisément que l'esprit du Sauveur Jésus
est un esprit vigoureux, qui se nourrit de douleurs, et qui fait
ses délices des afflictions. [P. 6] C'est pourquoi il est appelé
par le saint prophète « homme de douleurs, et qui sait ce que
c'est que d'infirmité {^) : » Vimim doloruiu, et scientem infir-
mitatem ('). Ne diriez-vous pas, chrétiens, que cette sagesse
éternelle s'est réduite, en venant au monde, à ne savoir plus
que les afflictions ? Il parle, si je ne me trompe, de cette
science que l'école appelle expérimentale ; et il veut dire, si
nous l'entendons, que parmi tant d'objets divers, qui s'offrent
de toutes parts à nos sens, Jésus-Christ n'a rien goûté de
ce qui est doux ; et qu'il n'a voulu (■') savoir par expérience
a. Hebr., iv, it,. — b. Rom., viii, 9. — c. Js., lui, 3.
1. Édit. un degré suprême. — C'est la variante.
2. Var. que vous devez pratiquer les mêmes choses.
3. Var. en imitant JÉSUS-Christ, la règle qu'il a suivie en nous imitant.
4. M. Gazier lit : « de notre chair. » Bossuet hésite à conserver : « de l'inté-
grité... » mais la suite de la phrase montre qu'il l'a pourtant maintenu.
5. Anciennes éditions : que l'infirmité.
6. Var. il n'a voulu.
SUR LES SOUFFRANCES. 695
que ce qui était amer et fâcheux, les douleurs et les peines :
Viruni doloruui, et scientevi injirmitateni. Et c'est pour cette
raison qu'il n'y a aucune partie de lui-même qui n'ait éprouvé
la rigueur de quelque supplice exquis, parce qu'il voulait
profiter dans cette terrible science qu'il était venu apprendre
en ce monde, je veux dire, la science des infirmités : Virutn
dolortini, et scientem mfirmitatem.
Et certainement, âmes saintes, il est tellement véritable
qu'il n'est né que pour endurer, et que c'est là tout son exer-
cice ('). qu'aussitôt qu'il voit arriver la fin de ses maux, il ne
veut plus après cela prolonger sa vie. [P. "jW^ n'avance pas
ceci sans raison, et il est aisé de nous en convaincre {^) par
une circonstance considérable, que saint Jean a remarquée (-^)
dans sa mort, comme témoin oculaire. Cet homme de souf-
frances étant à la croix tout épuisé, tout mourant, considère
qu'il a enduré tout ce qui était prédit par les prophéties, à la
réserve du breuvage amer qui lui était promis dans sa soif. Il
le demande avec un grand cri, ne voulant pas perdre {f) une
seule goutte du calice de sa Passion: Sciefis Jescs quia [om-
nia] consiiminata sîmt, ut consiiminaretur Scriptura, dixit :
Sitio ("). Et après cette aigreur et cette amertume (^), après ce
dernier outrage, dont ('') la haine insatiable (') de ses ennemis
voulut encore le persécuter (^) dans son agonie, voyant dans
les décrets éternels qu'il n'y a plus rien à sonffrir : C'en est
fait, dit-il, « tout est consommé : » Consumniatum est ('^) : je
n'ai plus rien à faire en ce monde. Allez, homme de douleurs,
et qui êtes venu apprendre nos infirmités, il n'y a plus de
souffrances dont vous ayez désormais à faire l'épreuve ;
votre science est consommée, vous avez rempli jusqu'au
a. Joan., xix, 28. — b. Ibid.^ 30.
1. Var. tout son emploi.
2. Var. de le remarquer.
3. Var. observée.
4. Edit. laisser perdre. — Le premier mot est souligné comme inutile. Cf.
l'édition Gazier.
5. Edit. dont ce Juif impitoyable {var. inhumain) arrosa sa langue. — Sup-
primé.
6. Var. que l'inhumanité de ses ennemis lui fit encore endurer dans son
agonie.
7. Var. implacable.
8. Var. l'accabler.
ÔQÔ CARÊME DES CARMÉLITES.
comble toute la mesure [p. 8] des peines (') ; mourez mainte-
nant quand il vous plaira, il est temps de terminer votre vie.
Et en effet, aussitôt, « baissant la tête, il rendit son âme, »
mesurant la durée de sa vie mortelle à celle de ses souf-
frances : Et inclinato capite, tradidit sph'ihim (").
Vous êtes attendris, messieurs ; mais ajoutons encore
comme un dernier trait, pour vous faire connaître toute
l'étendue de l'ardeur qu'il a de souffrir : c'est qu'il a voulu
endurer beaucoup plus que ne demandait la rédemption de
notre nature. Et en voici la raison. S'il s'était réduit à souffrir
ce que la nécessité d'expier nos crimes exigeait de sa patience,
il ne nous aurait pas donné l'idée tout entière de l'estime
qu'il fait des afflictions ; et nous aurions pu soupçonner
qu'il les aurait regardées plutôt comme un mal nécessaire
que comme un bien désirable. C'est pourquoi il ne lui suffit
pas de mourir pour nous, et de payer à son Père, par ce
sacrifice, ce qu'exigeait sa juste vengeance de la victime
publique de tous les pécheurs. Non content d'acquitter ses
dettes, il songe aussi à ses délices, qui sont les souffrances ;
[p. 9] et, comme dit admirablement ce renommé (") prêtre de
Carthage, « il veut se rassasier, avant que mourir, par le
plaisir d'endurer : » Saginari voluptatê patientiœ discessurus
volebat ('''), Ne direz-vous pas, chrétiens, que, selon le senti-
ment de ce grand homme, toute la vie du Sauveur était un
festin, dont tous les mets étaient des tourments; festin étrange
selon le siècle, mais que Jésus a trouvé digne de son goût.
Sa mort suffisait pour notre salut : mais sa mort ne suffisait
pas à cette avidité de douleurs, à cet appétit de tourments (3):
il a fallu y joindre les fouets, et cette sanglante couronne qui
perce sa tête, et ce cruel appareil de peines nouvelles et
inouïes {f) ; afin, dit Tertullien, qu'il mourût rassasié pleine-
ment de la volupté de souffrir : Saginari voluptatê patientiœ
discessurus volebat.
a. Joan.^ xix, 30. — /;. Tertull., de Patient., n. 3.
1. Var. vous avez fourni toute la carrière des peines.
2. Var. célèbre.
3. Var. souffrances. — M. Gazier considère comme une autre variante les
mots : à cette avidité de douleurs. Il m'a semble que la répétition était voulue.
4. Var. de supplices presque inconnus.
SUR LES SOUFFRANCES. 697
Eh bien ! messieurs, la loi des souffrances vous semhle-t-
elle écrite sur notre modèle en des caractères assez visibles ?
Jetez, jetez les yeux sur Ji^sus, [p. lo] l'auteur et le consom-
mateur de votre foi, durant ces jours salutaires consacrés h
la mémoire de sa Passion ; regardez-le parmi ses souffrances.
Chrétiens, c'est de ses blessures que vous êtes nés : il vous
a enfantés à la vie nouvelle parmi ses douleurs immenses (') ;
et la grâce qui vous sanctifie, et l'esprit qui vous régénère
est coulé sur vous, avec son sang, de ses veines cruellement
déchirées. Enfants de sang, enfants de douleurs, quoi ! vous
pensez vous sauver parmi les délices ! On se fait un certain
art de délicatesse ; on en affecte même plus qu'on n'en res-
sent. C'est un air de qualité de se distinguer du vulgaire par
[un] soin scrupuleux d'éviter les moindres incommodités: cela
marque qu'on est nourri dans un esprit de grandeur. O cor-
ruption des mœurs chrétiennes ! Est-ce que (') vous préten-
dez au salut, sans porter imprimé sur vous le caractère du
Sauveur .'^ N'entendez-vous [pas] l'apôtre saint Pierre, qui vous
dit qu'il « a tant souffert afin que vous suiviez son exemple,
et que vous marchiez sur ses pas ('') ? » N'entendez-vous pas
saint Paul qui vous prêche qu'il faut être « configuré à sa
mort, afin de participer à sa résurrection glorieuse : » Cojifi-
giirattis viorii cjits : si qiwnwdo occurrani ad resurrectionem
qtiœ est ex morhiis (^') ^ Mais n'entendez-vous pas Jésus-
Christ lui-même qui vous dit que, pour marcher sous ses
[p. Il] étendards, il faut se résoudre à porter sa croix ('),
comme lui-même a porté la sienne .'* Et en voici la raison,
qui nous doit convaincre, si nous sommes entrés comme il
faut [en] société avec Jésus-Christ. Ne voyez- vous pas,
chrétiens, que l'ardeur qu'il a de souffrir n'est pas satisfaite,
s'il ne souffre dans tout son corps et dans tous ses membres ?
Or, c'est nous qui sommes son corps et ses membres : « Nous
sommes la chair de sa chair, et les os de ses os, » comme dit
l'Apôtre ("'). Et c'est pourquoi le même saint Paul ne craint
a. I Petr.^ Il, 21. — b. Philip.^ ni, 10, 11. — c. Luc, xiv, 37. — d. Ep/ies.,
V, 30.
1. Far. inexplicables.
2. Var. Quoi ! vous prétendez...
698 CARÊME DES CARMÉTJTES.
point de dire ("), qu'il manque quelque chose de considé-
rable à la Passion de Jésus-Christ, s'il ne souffre dans tous
les membres de son corps mystique, comme il a voulu endu-
rer dans toutes les parties du corps naturel.
Entendons, messieurs, un si grand mystère : entrons pro-
fondément dans cette pensée. Jésus-Christ souffrant nous
porte en lui-même : nous sommes, si je l'ose dire, plus son
corps que son propre corps, plus ses membres que ses propres
membres. Quiconque a l'esprit de la charité et delà commu-
nication chrétienne entend bien ce que je veux dire. Ce qui
se fait en son divin corps, c'est la figure réelle de ce qui se
doit accomplir en nous. Ah ! regardez le corps de Jésus :
[p. 12] « depuis la plante des pieds jusques à la tête, il n'y a
rien en lui de sain, ni d'entier (''') ; » tout est meurtri, tout est
déchiré, tout est couvert de marques sanglantes. Mais avant
même que les bourreaux aient mis sur lui leurs mains sacri-
lèges, voyez dans le jardin des Olives le sang qui se déborde
par tous ses pores, et coule à terre à grosses gouttes : toutes
les parties de son corps sont teintes de cette sueur mysté-
rieuse. Et cela veut dire, messieurs, que l'Eglise, qui est son
corps, que les fidèles, qui sont ses membres, doivent de toutes
parts dégoutter de sang, et porter imprimé sur eux le carac-
tère de sa croix et de ses souffrances.
Eh quoi donc ! pour donner du sang à Jésus, faudra-t-il
ressusciter les Néron ('), les Domitien, et les autres persé-
cuteurs du nom chrétien ? faudra-t-il renouveler ces édits
cruels par lesquels {^) les chrétiens étaient immolés à la
vengeance publique ? A Dieu ne plaise (^), mes frères, que le
monde soit si ennemi de la vérité, que de la persécuter par
tant de supplices ! [P. 13] Lorsque nous souffrons humble-
ment les afflictions que Dieu nous envoie, c'est du sang que
nous donnons au Sauveur ; et notre résignation tient lieu de
martyre. Ainsi, sans ramener les roues et les chevalets sur
lesquels on étendait nos ancêtres, il ne faut pas craindre,
a. Co/oss., 1,24. — l>. /s., I, 6.
1. Ms. les Nérons, les Domitiens. — Cf. I, 264.
2. Var. qui immolaient les chrétiens innocents à la vengeance publique.
3. V(ir. Non, mes frères, à Dieu ne plaise ! Sans ramener les roues... — Ces
derniers mots reviendront un peu plus loin.
SUR LES SOUFFRANCES. 699
messieurs, que la matière manque jamais à la patience ; la
nature a assez d'infirmités (') ; les affaires, assez d'embarras ;
le monde, assez d'injustices ; sa faveur, assez d'inconstance ;
il y a assez de bizarreries dans le jugement des hommes, et
assez d'inégalité dans leur humeur contrariante : si bien que
ce n'est pas seulement l'Évangile, mais encore le monde
et la nature, qui nous impose[nt] la loi des souffrances:
il n'y a plus qu'à nous appliquer à en tirer tout le fruit qui
se doit attendre d'un chrétien ; et c'est ce qu'il faut vous
montrer dans la seconde partie.
SECOND POINT
[P. i] Lorsque nous verrons, chrétiens, Jésus-Christ sor-
tir du tombeau, couronné d'honneur et de gloire, la lumière
I. Première rédaction: « Lorsque Dieu nous exerce par des maladies, ou par
quelque affliction d'une autre nature, notre patience tient lieu de martyre (s'il
met la main sur notre famille, en nous ôtant nos parents, nos proches, enfin ce
qui nous est cher sous {inir. par) quelque autre titre de piété), et que nous lui
offrons avec soumission {var. patience) un cœur blessé et ensanglanté par la
perte qu'il a faite de ce qu'il aimait justement, c'est du sang que nous donnons
au Sauveur. Et puisque nous voyons, dans les saintes Lettres, que l'amour des
biens corruptibles est appelé tant de fois la chair et le sang, lorsque nous retran-
chons cet amour, qui ne peut être arraché que de vive force, c'est du sang que
nous lui donnons.
Les médecins disent, si je ne me trompe, que les larmes et les sueurs naissent
de la même matière dont le snng se forme. Je ne recherche pas curieusement si
cette opinion est véritable ; mais je sais que devant le Seigneur Jésus [p. 14]
et les larmes et les sueurs tiennent lieu de sang. J'entends par les sueurs, chré-
tiens, les travaux que nous subissons pour l'amour de lui, non avec une noncha-
lance molle et paresseuse, mais avec un courage ferme et une noble contention.
Travaillons donc pour sa gloire : s'il faut faire quelque établissement pour le
bien des pauvres, s'il se présente quelque occasion d'avancer son œuvre, travail-
lons avec un grand zèle, et tenons pour chose assurée que les sueurs que répan-
dra un si beau travail, c'est du sang que nous lui donnons. Mais, sans sortir de
nous-mêmes, quel sang est plus agréable au Sauveur JÉSUS que celui de la péni-
tence .^ Ce sang que le regret de nos crimes tire du cœur par les yeux, je veux
dire le sang des larmes amères, qui est nommé par saint Augustin, « le sang de
nos âmes » {serin. CCCLi, n. j), lorsque nous le versons devant Dieu, en pleurant
sincèrement nos ingratitudes, n'est-ce pas du sang que nous lui donnons? Mais
pourquoi vous marquer avec tant de soin les occasions de souffrir, qui viennent
assez d'elles-mêmes 1 Non, mes frères, sans ressusciter les tyrans, la matière ne
manquera jamais à la patience : la nature a assez d'infirmités...» — Tous les édi-
teurs maintiennent dans le texte cette ébauche vigoureuse, mais un peu confuse.
On n'a pas remarqué que l'auteur l'a refaite en la concentrant. F.n outre il a
résumé sa pensée dans cette note marginale : <.( Le monde, la nature, la société,
trois sources de souffrances. >
700 CAREME DES CARMÉLITES.
d'immortalité qui sortira (') de ses plaies., et de là se répandra
sur son divin corps, nous fera sensiblement reconnaître les
merveilleux avantages que produit le bon usage des afflictions.
Toutefois, Jésus ne veut point attendre ce jour pour nous
apprendre cette vérité par expérience ; et, sans sortir de sa
croix, il entreprend (') de nous montrer, par un grand exemple,
quelles sont les consolations de ceux qui souffrent avec pa-
tience. Mais comme cet exemple de consolation ne peut nous
être donné en sa personne sacrée, qui doit être au contraire
jusques à la mort l'exemple d'un entier abandonnement, ce
que l'ordre de ses mystères ne lui permet pas de nous mon-
trer encore en lui-même, il nous le découvre, messieurs,
[p. Il] dans ce voleur pénitent, auquel il inspire parmi les
souffrances des sentiments d'une piété toute chrétienne, qu'il
couronne aussitôt de sa propre bouche par la promesse d'une
récompense éternelle : Hodie mecuiii eris if)...
Je ne m'étendrai pas, chrétiens, à vous prouver, par un
long discours, que Dieu aime d'un amour particulier les âmes
souffrantes. Pour ignorer cette vérité, il faudrait n'avoir au-
cune teinture des principes du christianisme : mais afin qu'elle
vous profite en vos consciences, je tâcherai de vous faire
entendre par les Ecritures divines les causes de cet amour ;
et la première qui se présente à ma vue, c'est la contrition
d'un cœur pénitent.
Il est certain, âmes saintes, qu'un cœur contrit et humilié
dans le souvenir de ses fautes est un grand sacrifice à Dieu,
et une oblation de bonne odeur, plus douce que tous les
parfums. Mais ce sacrifice d'humiliation ne s'offre jamais
mieux que dans les souffrances : car nous voyons par expé-
rience qu'une âme dure et impénitente [p. m] qui durant ses
prospérités n'a peut-être jamais pensé à ses crimes, commen-
ce ordinairement à les confesser (-') au milieu des afflictions.
Et la raison en est évidente : c'est qu'il y a dans le fond de
nos consciences un certain sentiment secret de la justice di-
vine, qui nous fait connaître manifestement, dans une lumière
a. Luc, xxni, 43.
1. Far. rejaillira.
2. Var. il veut nous convaincre [de l'utilité...]
3. Var. à se réveiller.
SUR LES SOUFFRANCES. 70 1
intérieure qui nous éclaire, que sous un Dieu si bon que le
nôtre l'innocence n'a rien à craindre ; et qu'il lui est si natu-
rel d'être bienfaisant à ses créatures, qu'il ne ferait jamais de
niai à personne, s'il n'y était forcé par les crimes. De sorte
que le pécheur obstiné, lequel ébloui des faveurs du monde
ne pense plus à ses crimes, et parce qu'il n'y pense plus,
s'imagine aussi que Dieu les oublie, oblilus est Deus ("), en
même temps qu'il se sent frappé, il réveille en sa conscience
ce sentiment endormi de lajustice divine ; et, touché de la
crainte de ses jugements, il confesse (') avec amertume les
désordres de sa vie passée.
C"est ce que fait à la croix notre voleur converti : il entend
son compagnon qui blasphème, et il s'étonne avec raison que
la vengeance présente ne l'ait pas encore abaissé (-) sous la
justice divine: «Quoi! dit-il, étant [p. iv] condamné, la ri-
gueur du tourment ne t'a pas encore appris à craindre Dieu !»
N^eque tu tiines Deum, quod in eadem damnatioiie es (''') ! V^oyez
comme son supplice ramène à son esprit la crainte de Dieu
et la vue de ses jugements : c'est ce qui lui fait humblement
confesser ses crimes. « Pour nous, continue ce saint patient,
si nous sommes punis rigoureusement, nos crimes l'ont bien
mérité: » Et nos qtiidem... digna factis recipimus (^). Voyez
comme il s'humilie, comme il baise la main qui le frappe,
comme il reconnaît et comme il adore lajustice qui le châtie.
C'est là l'unique moyen de la changer en miséricorde. Car
notre Dieu, chrétiens, qui ne se réjouit pas de la perdition
des vivants, mais qui repasse (^) sans cesse en son cœur les
moyens de les convertir et de les réduire, ne nous frappe du-
rant cette vie qu'afin de nous abaisser sous sa main puis-
sante par l'humiliation de la pénitence ; et il est bien aise de
voir que le respect [p. v] que nous lui rendons sous les
premiers coups l'empêche d'étendre son bras à la dernière
vengeance. Éveillons-nous donc, mes chers frères, dès les
premières atteintes de la justice divine : prosternons-nous
a. Ps., IX, 32. — b. Luc, xxui, 40. — c. Ibid., 41.
1. Var. il repasse... — Le pécheur obstiné..., //réveille... ; pléonasme amené
par la longueur de la phrase et la multiplicité des incises.
2. Var. ne le fasse pas encore fléchir sous...
3. Var. mais qui pense en son cœur aux moj-ens.
702 CARÊME DES CARMÉLITES.
devant Dieu, et crions de tout notre cœur : « Si nous sommes
punis rigoureusement, nos crimes l'ont bien mérité : » Et nos
quidem\^..dignafactis recipwms\ O Dieu, nous le méritons,
et vous nous frappez justement : Jicsiîis es, Domine {").
Mais passons encore plus loin : jetons les yeux sur Jésus,
l'auteur et le consommateur de notre foi ; imitons notre heu-
reux voleur, qui, s'étant considéré comme criminel, tourne
ensuite un pieux regard sur l'innocent qui souffre avec lui :
« Et celui-ci, dit-il, qu'a-t-il fait ?» Hic vero ni/iil mali ges-
sii (^). Cette pensée adoucit ses maux : car pendant que le
juste endure, le coupable se doit-il plaindre ? C'est, mes frères,
de ces deux objets que nous devons nous occuper parmi les
douleurs ; j'entends Jésus-Christ et nous mêmes, notre crime
et son innocence. Il a souffert comme nous souffrons ; mais
il s'est soumis à souffrir par un sentiment [de] miséricorde,
[p. vi] au lieu que nous y sommes obligés (') par une loi
indispensable de la justice. Pécheurs, souffrons pour l'amour
du Juste, pour l'amour de la miséricorde infinie qui nous
sauve, qui expose son innocence (^) à tant de rigueurs : souf-
frons les corrections salutaires de la justice qui nous châtie,
qui nous ménage, et qui nous épargne : ces sentiments for-
ceront le ciel, et les portes du paradis nous seront ouvertes :
Hodie meciim eris in paradiso. O le sacrifice agréable ! ô
l'hostie de bonne senteur !
Mais, mes frères, les afflictions ne nous servent pas seule-
ment pour nous faire connaître nos crimes : elles sont un feu
spirituel où la vertu chrétienne est mise à l'épreuve, où elle
est rendue digne des yeux de Dieu même et de la perfection
du siècle futur (3). Que la vertu doive être éprouvée, comme
l'or dans la fournaise, c'est une vérité, connue et très souvent
'répétée dans les saintes Lettres ; mais afin d'en entendre
toute l'étendue, il faut ici observer que le feu opère deux
choses à l'égard de l'or : [p. vu] il l'éprouve et le fait con-
a. Pj., cxvni, 137. — b. Z,î^r., xxin, 41.
1. Var. nous y sommes tenus par justice.
2. Var. qui l'expose.
3. Xote marginale : Quiconque ne résiste pas à ses volontés, il est injuste
au prochain, incommode au monde, outrageux à Dieu, pénible à lui-même.
SUR LES SOUFFRANCES.
703
naître ('); il le purifie et le raffine ; et c'est ce que font bien
mieux les afflictions à l'égard de la vertu chrétienne. Je ne
craindrai point de le dire : jusqu'à ce que la vertu se soit
éprouvée dans l'exercice des afflictions, elle n'est jamais assu-
rée. Car (') comme on ne connaît point un soldat, jusqu'à ce
qu'il ait été la guerre(^), ainsi la vertu chrétienne {^) n'étant pas
pour la montre ni pour l'apparence, mais pour l'usage et pour
le combat, tant qu'elle n'a pas combattu, elle ne se connaît pas
elle-même. C'est pourquoi l'apôtre saint Paul ne lui permet
pas d'espérer, jusqu'à ce qu'elle ait passé par l'épreuve :
« La patience produit l'épreuve, et l'épreuve, dit-il ("), produit
l'espérance. » Et voici la raison solide de cette sentence
apostolique : [p. viii] c'est que la vertu véritable attend tout
de Dieu ; mais elle ne peut rien attendre de Dieu jusqu'à ce
qu'elle soit telle qu'il la juge digne de lui: or, elle ne peut
jamais reconnaître si elle est digne de Dieu si ce n'est par
l'épreuve que Dieu nous propose ; cette épreuve, ce sont les
souffrances. Par conséquent, chrétiens, jusqu'à ce qu'elle soit
éprouvée par l'affliction, son espérance est toujours douteuse;
et son fondement le plus ferme, aussi bien que son espérance
la plus assurée, c'est l'exercice des afflictions.
Que peut espérer un soldat que son capitaine ne daigne
éprouver ? Mais au contraire, quand il l'exerce dans des
entreprises laborieuses, il lui donne sujet de prétendre. O
piété délicate, qui n'as jamais goûté les afflictions ! piété
nourrie à l'ombre et dans le repos ! je t'entends discourir de
la vie future : tu prétends à la couronne d'immortalité ; mais
tu ne dois pas renverser l'ordre de l'Apôtre : « La patience
produit l'épreuve, et l'épreuve produit l'espérance. » Si donc
tu espères la gloire de Dieu, [p. ix] viens que je te mette à
l'épreuve que Dieu a proposée à ses serviteurs. Voici une
tempête qui s'élève, voici une perte de biens, une insulte (=),
a. Rom., V, 4.
1. Var. fait connaître s'il est véritable.
2. Var. Car la vertu chrétienne n'est pas pour la montre...
3. Var. dans le combat.
4. Noie marginale : Vertu digne du siècle futur, éprouvée par la patience :
c'est l'or du sanctuaire.
5. Ici encore, Bossuet avait fait insulte masculin (701 insuit), conformément à
l'étymologie. Il a ensuite corrigé, à la sanguine. Cf. 1662, Mauvais riche.
704 CARÊME DES CARMÉLITES.
une contrariété, une maladie : quoi ! tli te laisses aller aux
murmures, pauvre piété déconcertée ! tu ne peux plus te sou-
tenir, piété sans force et sans fondement ! Va, tu n'as jamais
mérité le nom d'une piété chrétienne ; tu n'en étais qu'un
vain simulacre ; tu n'étais qu'un faux or, qui brille au soleil,
mais qui ne dure pas dans le feu, mais qui s'évanouit dans le
creuset. Tu n'es propre qu'à tromper les hommes par une
vaine apparence ; mais tu n'es pas digne de Dieu, ni de la
pureté du siècle futur.
La véritable vertu chrétienne non seulement se conserve,
mais encore se raffine et se purifie dans le feu des afllictions ;
et si nous nous savons connaître nous-mêmes, nous compren-
drons aisément combien elle a besoin d'y être épurée. Nous
nous plaignons ordinairement pourquoi on nous ôte cet
[p. x] ami intime, pourquoi ce fils, pourquoi cet époux, qui
faisait toute la douceur de notre vie : quel mal faisions-nous
en les aimant, puisque cette amitié est si légitime ? Je ne
veux point entendre ces plaintes dans la bouche d'un chré-
tien : parce qu'un chrétien ne peut ignorer combien la chair
et le sang se mêlent dans les affections les plus légitimes,
combien les intérêts temporels, combien d'inclinations diffé-
rentes qui naissent en nous de l'amour du monde. Et toutes
ces inclinations corrompent la pureté de notre or, je veux
dire la perfection (') de notre vertu, par un indigne mélange.
Si tu savais, ô cœur humain, combien le monde te prend
aisément, avec quelle facilité tu t'y engages, que tu louerais
la main charitable qui vient rompre violemment tes liens, en
te troublant dans l'usage des biens de la terre ! Il se fait en
nous, en les possédant, certains nœuds secrets, certains lacets
invisibles, qui engagent insensiblement même un cœur ver-
tueux dans quelque amour déréglé (■) des choses présentes ;
et cet engagement est plus dangereux en ce qu'il est ord[i-
naijrement [p. xi] plus imperceptible. Si la vertu s'y conserve,
elle perd quasi toute sa beauté par le mélange de cet
alliage : il est temps de la mettre au feu, afin qu'il en fasse la
séparation. Et cela de quelle manière ? « C'est qu'il faut, dit
1. Far, celle de notre vertu.
2. Var. dans un amour inconsidéré...
SUR LES SOUFFRANCES.
705
I
r
saint Augustin, que cet homme apprenne, en perdant ces
biens, combien il péchait en les aimant, » Qu'on lui dise que
cette maison est brûlée, et cette somme perdue sans ressour-
ce par une banqueroute imprévue ; aussitôt le cœur saignera,
la douleur de la plaie lui fera sentir par combien de fibres
secrètes ses richesses tenaient au fond de son âme, et combien
il s écartait de la droite voie par cet engagement vicieux :
Quantum hœc ammido peccaverint, perdendo sensenint (").
D'ailleurs il connaîtra mieux par expérience la fragilité des
biens de la terre, dont il ne se voulait laisser convaincre par
aucuns discours. Dans ce débris des biens périssables, il s'at-
tachera plus fortement aux biens éternels, [p. xii] qu'il
commençait peut-être à trop oublier : ainsi ce petit mal
guérira les grands, et ce feu des afflictions rendra sa vertu
plus pure, en la séparant (') du mélange.
Que si la vertu chrétienne se dégage et se purifie parmi
les souffrances, par conséquent, âmes saintes. Dieu, qui aime
sur toutes choses la simplicité, et la réunion parfaite de tous
nos désirs en lui seul, n'aura rien de plus agréable que la
vertu ainsi éprouvée. Mais afin de le connaître par expérience,
jetez les yeux sur J Ésus, l'auteur et le consommateur de notre
foi ; voyez comme il traite cet heureux voleur, dont je vous
ai déjà proposé l'exemple. Mais plutôt voyez, avant toutes
choses, à quel degré de perfection sa vertu se trouve élevée
par le bon usage qu'il fait de ce moment de souffrances {^).
Quoiqu'il n'ait commencé sa conversion qu'à l'extrémité
[p. xiii] de sa vie, une grâce extraordinaire nous fait voir en
lui un modèle accompli de patience et de vertu consommée.
Vous lui avez déjà vu confesser [et ] [p. xiv] adorer la justice
qui le frappe, produire enfin tous les actes d'une pénitence
parfaite ; écoutez la suite de son histoire : ce n'est plus un
pénitent qui vous va parler, c'est un saint d'une piété et
d'une foi consommée. Non content d'avoir reconnu l'inno-
cence de Jésus-Christ, contre lequel il voit tout le monde
a. s. Aug., de Civit. Dei, lib. I, cap. x.
1. Var. dégageant.
2. Noie marginale, au crayon, presque effacée : <\ Faites donc profiter les afflic-
tions attentivement. » — Elle semble bien de Bossuet, sauf le dernier mot. Elle
a d'ailleurs été récrite par les éditeurs.
Sermon* de Bi's'iiiflt. — III. 45
706 CARÊME DES CARMÉLITES.
élevé avec tant de rage, il se tourne à lui, chrétiens, et il lui
adresse ses vœux : Domine, mémento mei, cum vene7às in
regmim tuum {^). Je triomphe de joie ('), mes frères, mon
cœur est rempli de ravissement, quand je vois la foi de cet
homme. Un mourant voit Jésus mourant, et il lui demande la
vie : un crucifié voit Jésus crucifié, et il lui parle de son royau-
me; ses yeux n'aperçoivent que des croix, et sa foi ne lui repré-
sente qu'un trône : quelle foi, et quelle espérance ! Lorsque
nous mourons, chrétiens, nous savons que Jésus-Christ est
vivant ; et notre foi chancelante a peine de s'y confier.
Celui-ci voit mourir Jésus avec lui, et il met en lui son espé-
rance ! Mais encore en [p. xv] quel temps, messieurs, et
dans quelle rencontre de choses .-^ Dans le temps que tout le
monde condamne Jésus, et que même les siens l'abandon-
nent, lui seul est réservé, dit saint x\ugustin, pour le glorifier
à la croix : « Sa foi a commencé de fleurir, quand la foi même
des apôtres a été flétrie : » Tune fides ejiis de ligno fioruit,
quando discipulorum marcuit (*). Les disciples ont délaissé
celui qu'ils savaient être l'auteur de la vie, et celui-ci recon-
naît pour maître le compagnon de sa mort et de son supplice:
« digne certainement, dit saint Augustin, de tenir un grand
rang parmi les martyrs,» puisqu'il reste presque seul (^) auprès
de Jésus à faire l'ofiice de ceux qui devaient être les chefs de
cette armée triomphante. » Vous vous étonnez, chrétiens, de
le voir tout d'un coup élever si haut ; mais c'est que, dans
l'usage des afflictions, la foi et la piété font de grands pro-
grès, quand elles se savent servir de cet avantage incroyable
de souffrir avec Jésus-Christ. C'est ce qui avance en [p. xvi]
un moment notre heureux larron à une perfection si émi-
nente ; et c'est ce qui lui attire aussi de la bouche du Fils
de Dieu des paroles si pleines de consolation : Ainen dico tibi,
hodie mecum eris in paradiso i^) : « Je vous dis en vérité que
vous serez aujourd'hui avec moi dans le paradis. » Aujour-
a. Luc, xxni, 42. — b. S. Aug., de Anima et ejus orig., lib. I, n. 1 1. — c. Luc,
xxill, 43-
1. Comparez le sermon de r Exaltation, 1659 ; ci-dessus, p. 83.
2. Var. il reste seul... à faire l'office de ceux qui devaient être les chefs...
— Bossuet, toujours soigneux de l'exactitude, se souvient de saint Jean, et cor-
rige : « presque seul. »
IX. Souffrances, 1661. (Yoy. p. 707.)
M^^^^^^y^'
5^1
4{éiu//--hif^ ^/}n^CC^yf/0^ Ml£Î^'a^',
SUR LES SOUP^FRANCES. 707
d'hui ; quelle promptitude! Avec moi ; quelle compagnie!
Dans le paradis ; quel repos ! Que je finirais volontiers sur
cette aimable promesse, et sur cet exemple admirable d'hu-
milité et de patience en ce saint voleur, de bonté et de misé-
ricorde dans le Fils de Dieu ! Mais il y a des âmes de fer,
que les douceurs de la piété n'attendrissent pas ; et il faut,
pour les émouvoir, leur proposer le terrible exemple de la
vengeance exercée sur celui qui souffre la croix avec un cœur
endurci et impénitent: c'est par où je m'en vais conclure.
TROISIÈME POINT.
\_P.A'] Il est assuré, chrétiens, et peut-être vous vous sou-
viendrez que je l'ai déjà prêché dans cette chaire {'), que la
prospérité des impies, et cette paix qui les entle et qui les
enivre jusqu'à leur faire oublier la mort, est un commence-
ment de vengeance, par laquelle Dieu, les livrant à leurs
passions brutales et désordonnées, leur laisse « amasser un
trésor de haine, comme parle le saint Apôtre ("), en ce jour
d'indignation et de fureur implacable. » Mais si nous voyons
dans les saintes Lettres que Dieu sait, quand il lui plaît,
punir les impies par une félicité apparente, cette même
Ecriture, qui ne ment jamais, nous enseigne qu'il ne les
punit pas toujours en cette manière, et qu'il leur fait sentir
quelquefois la pesanteur de son bras par des événements
sanglants et tragiques. Cet endurci Pharaon, cette prostituée
Jézabel, ce maudit meurtrier Achab, \^p.B'] et, sans sortir de
notre sujet, ce larron impénitent et blasphémateur, rendent
témoignage à ce que je dis, et nous font bien voir, chrétiens,
que la croix, qui nous est, si nous le voulons, un gage as-
suré de miséricorde, peut être tournée par notre malice en
un instrument de vengeance ; tant il est vrai, dit saint Au-
gustin (^), « qu'il faut considérer non ce que l'on souffre, mais
dans quel esprit on le souffre ; » et que les afflictions que
Dieu nous envoie peuvent (') aisément changer de nature,
selon l'esprit dont on les reçoit.
a. Rom., II, 5. — b. De Civit. Dei, lib. I, cap. Vlil.
1 . Allusion à un sermon perdu, celui du troisième dimanche. Cf. ci-dessus, p.645.
2. Var. que les choses peuvent aisément...
yoS CARÊME DES CARMÉLITES,
Les hommes endurcis et impénitents, qui souffrent sans
se convertir, commencent leur enfer dès cette vie, et ils sont
une vive image des horreurs de la damnation. Chrétiens, si
vous voulez voir [quelque] affreuse représentation (') de ces
gouffres où gémissent les esprits dévoyés, n'allez pas rap-
peler {^) les images ni des fournaises ardentes, ni de ces
monts ensoufrés qui nourrissent dans [/. C] leurs entrailles
des feux immortels {^), qui vomissent des tourbillons d'une
flamme obscure et ténébreuse, et que Tertullien appelle
élégamment pour cette raison, « les cheminées de l'enfer : »
Ignis inferni fumariola ("). Voulez-vous voir aujourd'hui
une vive peinture de l'enfer, et un tableau animé d'une âme
condamnée, voyez un homme qui souffre, et qui ne songe
point à se convertir.
En effet, le caractère propre de l'enfer, ce n'est pas seule-
ment la peine, mais la peine sans la pénitence : car je remar-
que deux sortes de feux dans les Ecritures divines. Il y a
un feu qui purge, et un feu qui consume et qui dévore :
Unmscttjusque opus... ignis probabit {'''). Cuin igné devorantei^).
Ce dernier est appelé dans l'Evangile, « un feu qui ne s'éteint
pas : » Ignis (eornni) non extingiiitur i(^) ; pour le distinguer
de ce feu qui s'allume pour nous épurer, et qui ne manque
[/>. D~\ jamais de s'éteindre quand il a fait cet office. La peine
accompagnée de la pénitence, c'est un feu qui nous purifie ;
la peine sans la pénitence, c'est un feu qui nous dévore et
qui nous consume ; et tel est proprement le feu de l'enfer.
C'est pourquoi nous concluons, selon ces principes, que les
flammes du purgatoire purifient les âmes ; parce qu'oii la
peine (^) est jointe à la pénitence, les flammes sont purga-
tives ou purifiantes : et au contraire que le feu d'enfer ne
fait que dévorer les âmes, parce qu'au lieu de la componction
de la pénitence, il ne produit que de la fureur et du désespoir.
a. Tertull., De Pcenii., n. 12. — b. I Cor., ni, 13. — Ms. probabit ignis. —
c. /s., XXXIII, 14. — d. Marc, IX, 47.
1. Var. quelques peintures, — des peintures affreuses.
2. Var. n'allez pas rechercher, — ne vous imaginez pas.
3. Var. des embrasements éternels.
4. Var. parce que la peine est jointe aux sentiments de la pénitence, qu'elles
ont emportés en sortant du monde.
SUR LES SOUFFRANCKS. 709
Par conséquent, chrétiens, concluons qu'il n'y a rien sur la
terre qui doive nous donner plus d'horreur que des hommes
frappés de la main de Dieu, et impénitents tout ensemble.
Non, il n'y a rien de plus horrible, puisqu'ils portent déjà sur
eux le caractère essentiel de la damnation.
\^P. £^ Tels sont ceux dont David parlait comme d'un
prodige, que Dieu avait « dissipés, et qui n'étaient pas touchés
de componction : » Dissipati sunt, nec comptincti (") : servi-
teurs vraiment rebelles et opiniâtres, qui se révoltent même
sous la verge, frappés et non corrigés, abattus et non hu-
miliés, châtiés et non convertis. Tel était le déloyal Pharaon,
qui s'endurcissait tous les jours sous les coups incessamment
redoublés de la vengeance divine. Tels sont ceux dont il est
écrit dans l'Apocalypse ('''), que Dieu les ayant frappé[s] d'une
plaie horrible, de rage ils mordaient leurs langues, et blas-
phémaient le Dieu du ciel, et ne faisaient point pénitence.
Tels hommes ne sont-ils pas comme des damnés, qui com-
mencent leur enfer à la vue du monde, pour nous effrayer
par leur exemple, et que la croix précipite à la damnation avec
le larron endurci } \_P. F'\ On leur arrache les biens de cette
vie : ils se privent de ceux du siècle à venir (') : si bien qu'é-
tant frustrés de toutes parts, pleins de rage et de désespoir,
et ne sachant à qui s'en prendre, ils élèvent contre Dieu leur
langue insolente par leurs murmures et par leurs blas-
phèmes; « et il semble, dit Salvien, que leurs crimes se multi-
pliant avec leurs supplices, la peine même de leurs péchés soit
la mère de nouveaux désordres : » Ut putares pœnam ipsorum
crimhnun, quasi matrem esse vitiorîmi (").
Apprenez donc, ô pécheurs, qu'il ne suffit pas d'endurer
beaucoup ; et qu'encore que, selon la règle ordinaire, ceux qui
souffrent en cette vie aient raison d'espérer du repos en l'au-
tre, par la dureté de nos cœurs, cette règle n'est pas toujours
véritable. Plusieurs sont à la croix, qui sont bien éloignés du
crucifié : la croix dans les uns est une pfrâce ; la croix dans
les autres est une vengeance. De deux hommes mis en croix
a. Ps., XXXIV, 16. — b. Apoc, XVI, 9. — c. De Githerivxt. Det\ lib. IV, n. 13.
Ms. lit crederes pœnam ipsorum nihit aliiid quam matrem esse vitioriiin.
I. Fi:ir. de la vie future.
yiO CARÊME DES CARMÉLITES.
avec Jésus-Christ, l'un y a trouvé la miséricorde, l'autre les
rigueurs de la justice ; l'un y a opéré son salut, l'autre y a
commencé sa damnation : la croix a élevé jusqu'au paradis
la patience de l'un, et a précipité jusques à l'enfer l'impéni-
tence \_p. G~\ de l'autre. Tremblez donc parmi vos souffrances
qu'au lieu d'éprouver maintenant un feu qui vous purge
dans le temps, vous n'allumiez par votre faute un feu qui
vous dévore dans l'éternité.
Et voua, ô enfants de Dieu, quelque fléau qui tombe sur
vous, ne croyez jamais que Dieu vous oublie ; et ne vous
persuadez pas que vous soyez confondus avec les méchants,
quoique vous soyez mêlés avec eux, désolés par les mêmes
guerres, emportés par les mêmes pestes, affligés des mêmes
disgrâces, battus enfin des mêmes tempêtes. « Le Seigneur
connaît ceux qui sont à lui ("), » et il sait bien démêler les
siens de cette confusion générale. Le même feu fait reluire
l'or, et fumer la paille : « Le même mouvement, dit saint
Augustin (''), fait exhaler la puanteur de la boue et la bonne
odeur des parfums ; » et le vin n'est pas confondu avec le
marc, quoiqu'ils portent tous deux l^poids du même pressoir :
ainsi, les mêmes afflictions qui consument (') les méchants,
purifient les justes ; et quoi que l'on vous reproche, vous
ne serez jamais confondus, pourvu que vous ayez le cou-
rage (') de vous discerner.
[/^.//] Prenez la médecine : la main de Dieu invisiblement
étendue :V[oyez] saint Jacques {f). Si la tentation vous presse,
persévéra usque in finem, quia tentatio non persévérât usque
injinem (''). — Mais cet homme m'opprime par ses violences :
— Et adhnc pusillum, et non erit peccator {^). Le médecin flatte
son malade, mais ce délai est importun. Injirmitas facit diu
videri quod cita est ('). Quand un malade demande à boire,
a. W Thn.^ n, 19. — b. De Civit. Dci, lib. I, cap. vni. — c. S. Aug., in
/oan.TiSiCt XLV, n. 13. — Ms. çm'a afflictio (v,^i-, ientatio) non perseve^abit...
— d. Ps., XXXVI, 10. — c. In Ps. XXXVI, seim. i, n. 10. — Ms... Quod brève est.
1. Var. désolent.
2. Var. la force.
3. Idées indiquées sommairement. Le renvoi au panégyrique de saint Jacques
n'a pas été; compris jusqu'ici. Voy. ci-dessus, p. 479, le passage auquel Bossuet se
reporte. Au lieu de cette naturelle interprétation, Deforis traduit, sous le nom de
Bossuet, quatre versets du premier chapitre de l'Epîtrc de saint Jacques.
SUR LES SOUFFRANCES. 7I 1
chacun se presse pour le servir ; lui seul s'imagine que le
temps est long, llociie, « aujourd'hui, » dit le l'ils de Dieu :
ne crains pas, ce sera bientôt. Cette vie passera bien vite ;
elle s'écoulera comme un jour d'hiver où le matin et le soir
se touche[nt] de près : ce n'est qu'un jour, ce n'est qu'un
moment, que l'ennui et l'infirmité fait paraître long ; quand
il sera écoulé, vous verrez alors combien il est court. Oh !
quand vous serez dans la vie future !
— Mais je gémis dans la vie présente, et je suis accablé
de maux. — Eh bien ! abandonnez-vous à l'impatience : en
serez-vous bien plus soulagés, quand vous aurez ajouté le
mal du chagrin, et peut-être celui du murmure, [/. /] aux
autres qui vous tourmentent } Profitez du moins de votre
misère, de peur que vous ne soyez du nombre de ceux aux-
quels saint Augustin a dit ce beau mot : « Vous perdez
l'utilité de vos souffrances : » Perdidistis titilitateni calami-
tatis, et miserrivii facti estis, et pessimi permansistis (") :
« Vous perdez l'utilité de votre souffrance ('), vous êtes
devenus misérables, et vous êtes demeuré[s] méchants. »
a. De Civ. Det, lib. I, cap. XXXlll.
I. Var, de votre misère.
CAREME DES CARMÉLITES.
POUR LE VENDREDI-SAINT (■).
15 avril 1661.
wwwwwww^wwww^wwww^
Il eût été facile à Bossuet de reprendre l'œuvre rude et puissante
de l'année précédente. Ainsi fera plus tard Bourdaloue (''). Mais
devant son nouvel auditoire, il était moins à propos de revenir
aux accents pathétiques, nécessaires pour émouvoir la dureté des
mondains, que de pénétrer avec les âmes mystiques jusqu'aux plus
intimes profondeurs du mystère. C'est la Passion, telle qu'une
haute piété aimera à la méditer dans le secret ; elle peut aussi
enseigner aux penseurs le fond même de notre sainte religion.
Sommaire (^). Jésus-Christ crucifié, science du sahit.
(^/"■/)c/;//.J Jésus-Christ a tout pesé dans une [juste (■*)] balance,
a estimé ce qu'il fallait estimer et mis le prix à toutes choses (p. 2, 3).
Le monde est crucifié et effacé par la mort de JéSUS-Christ ; il
l'a couvert de l'horreur de sa croix (p. 14).
Envie cruelle ; orgeuil moqueur. Le plaisir de l'envie, c'est la
cruauté ; le triomphe de l'orgueil, c'est la moquerie (p. 16).
Ignominie de Jésus-Christ est la principale partie de sa croix :
Confusione contempta. — Iiupj'operiiun, etc. (p. 16). C'est donc elle
dont il faut principalement se revêtir: Exeamus... extra castra, ini-
properiîun ejns portantes. — Nous sommes baptisés en cette infamie
(p. 17, 18).
(2^ poi7tt.) L'homme est un prodige. — S'admire, et ne se connaît
pas. Il faut lui donner des leçons pour s'estimer (p. i, 2). — Il
apprend à s'estimer ce qu'il vaut par le prix dont il a été racheté
(p. 2). O anima, érige te : tanti valcs.
Combien nous sommes estimables si nous savons nous peser
avec ce prix (p. 13, 14, 15, 16). — Combien nous sommes à JÉSUS-
Christ par cet achat (p. 17, 18).
(3' point.) Malédiction de Dieu ; ce que c'est {h, c, d, etc.) — Con-
solation aux justes affligés ; que Dieu ne les abandonne pas 'yc,f).
Pénitence de JÉSUS, douleur immense (;/). La nôtre à son imi-
tation {g).
1. Mss., 12823, f. 279-311. In-4", avec marge.
2. Se vigne, Lettre du /"' mai 1680.
3. F. 268, avant le sermon de 1660.
4. Ms. chose. — Distraction amenée par le mot de la fin de la phrase, déjà
présent à l'esprit.
POUR LE VENDREDI-SAINT. 713
Satisfaction de jÉSUS-CllRIST par l'obéissance. La principale
partie de la satisfaction, c'est une acceptation volontaire (r, s).
Cri de jÉsus-CllRlST (/, u).
Non eni)n jtidicavi me scire
aliqttid inter vos, nisi Jisvm
CuKisTUAf, et hîtfic crucifixum.
Je n'ai pas jugé que je susse
autre chose parmi vous, sinon
Jésus-Christ, et lui crucifié.
(I Cor., II, 2.)
QUELQUE étude que nous ayons faite pendant tout le
cours de notre vie, et quelque soin que nous ayons pris
d'enrichir nos entendements par la connaissance du
monde et des affaires, ou par celle des arts et de la nature,
il faut aujourd'hui, chrétiens, que nous fassions sur le Calvaire
profession publique d'une sainte et bienheureuse ignorance,
en reconnaissant avec l'Apôtre, devant Dieu et devant les
hommes, que toute la science que nous possédons est réduite
à ces deux paroles : « Jésus, et lui crucifié. » Nous ne devons
point rougir de cette ignorance, puisque c'est elle qui a triom-
phé des vaines subtilités de la sagesse du monde, et qui a
fait que tout l'univers révère en ce jour sacré, comme le plus
grand de tous les miracles, le plus grand et le plus étrange
de tous les scandales.
Mais je me trompe ('), messieurs, d'appeler du nom d'igno-
rance la simplicité de notre foi : il est vrai que toute la science
du christianisme est réduite aux deux paroles que j'ai rap-
portées ; mais aussi elles renferment les trésors immenses de
la sagesse du ciel, qui ne s'est jamais montrée plus à décou-
vert, à ceux à qui la foi a donné des yeux, que dans le mystère
de la croix. C'est là que Jésus-Christ, étendant les bras,
nous ouvre le livre sanglant dans lequel nous pouvons
apprendre tout l'ordre des secrets de Dieu, toute l'économie
du salut des hommes, la règle fixe et invariable pour former
tous nos jugements, la direction sûre et infaillible pour con-
duire droitement nos mœurs ; en un mot, un mystérieux
I. Var. Je me suis trompé, chrétiens.
7^4 CARÊME DES CARMÉLITES.
abrégé de toute la doctrine de l'Évangile et de toute la théo-
logie chrétienne.
C'est, mes sœurs, ce qui m'a donné la pensée de vous
prêcher aujourd'hui ce grand et admirable mystère, dont
saint Paul nous a parlé dans mon texte : la doctrine de vérité
en Jésus souffrant, la science du chrétien en la croix.
O croix ! que vous donnez de grandes leçons ! O croix ! que
vous répandez de vives lumières ! mais elles sont cachées
aux sages du siècle. Nul ne vous pénètre, qu'il ne vous révère;
nul ne vous entend, qu'il ne vous adore: le degré pour arri-
ver à la connaissance, c'est une vénération religieuse. Je vous
la rends de tout mon cœur, ô croix de Jésus, en l'honneur
de celui qui vous a consacrée par son supplice, dont le sang,
les opprobres et l'ignominie vous rendent digne d'un culte
et d'une adoration éternelle. Joignons-nous, âmes saintes ('),
dans cette pensée, et disons avec l'Église : O crux, ave.
Si le pontife de l'Ancien Testament, lorsqu'il paraissait
devant Dieu, devait porter sur sa poitrine, comme dit le
Saint-Esprit dans l'Exode, « la doctrine et la vérité ("), »
dans des figures mystérieuses, à plus forte raison le Sauveur,
qui est la fin de la loi et le pontife de la nouvelle alliance,
ayant toujours imprimé[es] sur sa personne sacrée la doctrine
et la vérité, par l'exemple de sa sainte vie et par ses actions
irrépréhensibles, les doit porter aujourd'hui d'une manière
bien plus efficace dans le sacrifice de la croix, où il se présente
à son Père pour commencer véritablement les fonctions de
son sacerdoce. Approchons donc {'), chrétiens, et contemplons
avec foi ce grand spectacle de la croix, pour voir la doctrine
et la vérité gravées sur le corps de notre pontife, en autant
de caractères qu'il a de blessures, et tirer tous les principes
de notre science de sa Passion douloureuse.
Mais pour apprendre avec méthode cette science divine (^),
considérons en notre Sauveur ce qu'il a perdu dans sa Pas-
sion, ce qu'il a acheté, ce qu'il a conquis. Car il a dû y perdre
a. Exod., XXVIII, 30.
1. Var. mes frères.
2. Var. Approchons donc avec foi. chrétiens, et contemplons attentivement.
3. Var. cette divine science.
POUR LE VENDREDI-SAINT. 715
quelque chose, parce que c'était un sacrifice ; il a dû y acheter
quelque chose, parce que c'était un mystère de rédemption ;
il a dû y conquérir quelque chose, parce que c'était un com-
bat. Et pour accomplir ces trois choses, je dis [qu']il se perd
lui-même, qu'il achète les âmes, qu'il gagne le ciel. Pour se
détruire lui-même, il se livre aux mains de ses ennemis ; c'est
ce qui consomme (') la vérité de son sacrifice : en se livrant
de la sorte, il reçoit les âmes en échange ; c'est ce qui achève
le mystère de la rédemption : mais ces âmes, qu'il a rachetées
de l'enfer, il les veut placer dans le ciel, en surmontant les
oppositions (^) de la justice divine, qui les en empêche; et c'est
le sujet de son combat. Ainsi vous voyez en peu de paroles
toute l'économie de notre salut dans le mystère de cette
journée. Mais qu'apprendrons-nous pour régler nos mœurs
dans cet admirable spectacle.^ Tout ce qui nous est nécessaire
pour notre conduite : nous apprendrons à perdre avec joie
ce que Jésus-Christ a perdu, c'est-à-dire, les biens péris-
sables ; à conserver précieusement ce que Jésus-Christ {^) a
acheté, vous entendez bien que ce sont nos âmes ; à désirer
avec ardeur ce que Jésus-Christ nous a conquis par tant de
travaux, et je vous ai dit que c'était le ciel. Quitter tout pour
sauver son âme en allant à Dieu et à son royaume, n'est-ce
pas toute la science du christianisme ? Et ne la voyez-vous
pas toute ramassée en mon Sauveur crucifié ? Mais vous le
verrez bien plus clairement, quand j'aurai établi par ordre
ces trois vérités proposées, qui feront le sujet de ce dis-
cours.
PREMIER POINT.
[P. i] Je ne pense pas, chrétiens, qu'il y ait un homme
assez insensé pour ne pas aimer les biens éternels, s'il avait
pu se dégoûter (■*) des biens périssables {'=). D'où il est aisé
1. Vâr. ce qui fait la perfection de...
2. Var. contre les prétentions, — contre la justice divine qui s'y oppose.
3. Var. ce qu'il achète.
4. Var. se résoudre à mépriser les biens périssables.
5. Bossuet eftace une phrase, conservée à tort par les éditeurs : « Sans doute
notre inclination irait droitement à Dieu, si elle n'était détournée par les attaches
diverses que les sens font naitre pour nous arrêter en chemin. >
7l6 CARÊME DES CARMÉLITES.
de conclure, que le premier pas dans la droite voie ('), c'est
de mépriser les biens qui nous environnent ; et par une suite
infaillible, que le fondement le plus nécessaire, et aussi le
plus difficile ('), de la science dont nous parlons, c'est de
savoir discerner au juste ce qui est digne de notre mépris.
Mais comme pour acquérir cette connaissance par la force
du raisonnement, il faudrait un travail immense {^), Dieu
nous ouvre un livre aujourd'hui, où toutes [p. 2] les (") ques-
tions sont déterminées. En ce livre, les décisions sont indu-
bitables, parce que c'est la sagesse de Dieu qui les a écrites :
elles y sont claires et intelligibles, parce qu'il ne faut qu'ou-
vrir les yeux pour les voir : enfin elles sont ramassées en
abrégé, parce que, sans partager son esprit en études infinies,
il suffit de considérer Jésus-Christ en croix.
Lt il n'est pas nécessaire de faire de grandes présuppo-
sitions, comme dans les écoles des philosophes, ni de conduire
les esprits à la vérité par un long circuit de conclusions et de
principes : il n'y a qu'une chose à présupposer, qui n'est
ignorée d'aucun des fidèles : c'est que celui qui est attaché à
ce bois infâme est la Sagesse éternelle, laquelle par consé-
quent a pesé les choses dans une juste balance.
Et certainement {'=), chrétiens, si nous voulons en juger
par les effets, le Fils de Dieu a toujours estimé ce qui
méritait de l'estime : la foi de la Chananée et du Centenier ont
trouvé (^) en sa bouche leur juste louange ('^). Non seulement
il a distingué le mal et le bien, mais il [p. 3] a fait à point
a. Matth.^ XV, 28 ; Vlll, 10.
1. Cinq mots soulignés. On peut croire que c'est pour l'importance, et les
conserver, avec les anciens éditeurs. Un signe à la marge (une croix) semble
autoriser cette interprétation.
2. Var. le principe le plus important.
3. Ici un curieux passage, retranché : «... il faudrait un travail immense et
une discussion infinie. Dos l'origine du monde, les hommes ont discuté sur celte
matière ; les livres qui en ont traité se sont multipliés sans mesure : et cepen-
dant les sages du siècle n'en sont pas encore demeurés d'accord. Dieu nous
ouvre aujourd'hui'un livre où toutes ces questions sont déterminées... »
4. Var. ces.
5. Var. Et en effet, chrétiens, il a toujours estimé...
6. Syllepse. Le verbe s'accorde avec le sens, non avec les mots : « la foi de
la Chananée (Chananéenne) et [celle] du Centenier ont trouvé...
POUR LE VENDREDI-SAINT. 717
nommé le discernement entre le plus et le moins : par là il a
su connaître la juste valeur du denier de la pauvre veuve (") ;
et, de peur de rien oublier, il a mis le prix jusqu'au verre
d'eau qui se donne pour son service (^) ; enfin tout ce qui a
quelque dignité est pesé dans sa balance, jusqu'au dernier
grain. Oui ensuite ne conclura pas que ce qu'il a rejeté avec
mépris n'était digne par conséquent d'aucune estime ?
Que si vous voulez savoir maintenant quelles sont les
choses qu'il a méprisées, il n'est pas besoin que je parle :
ouvrez vous-mêmes le livre, lisez de vos propres yeux ; les
caractères en sont assez grands; et assez visibles ; les lettres
en sont de sang, pour frapper la vue avec plus de force (') :
on a employé le fer et la violence, pour les graver profon-
dément sur le corps de Jésus-Christ crucifié. Il veut (-) être
traité de la sorte, pour rompre avec violence les [liens] qui
nous empêchent d'aller au bien véritable (^) : Et ut possemiis
bomim assequi qiLod optauius, perpetiendo docuit conteninere
quod timeiiius.
[P. 5] Toute (■*) la peine, messieurs, c'est que, dans ce
déluge de maux infinis qui viennent fondre sur notre Sauveur,
on ne sait sur quoi arrêter la vue : mais pour fixer nos regards,
deux choses principalement sont capables de nous faire en-
tendre l'état où il est réduit. C'est que dans cette heure
destinée à ses souffrances, pour les faire monter jusqu'au
comble. Dieu, par l'effet du même conseil, lâche la bride sans
mesure à la fureur de ses envieux, et resserre dans le même
temps toute la puissance de son Fils : il déchaîne contre sa
a. Marc, XII, 43. — b. Matth., x, 42.
1. Var. pour être plus remarquables.
2. Var. Il a voulu. — Phrase renvoyée par les anciens éditeurs à la fin du para-
graphe suivant. M. Lâchât ne la donne qu'en note.
3. Var. les empêchements au bien véritable.
4. La page 4 est en entier effacée. Les idées qu'elle contenait seront reprises
plus loin, sauf le début, que voici : « Et la vie, et l'honneur, et la liberté, et tous
les autres biens que nous estimons, c'est ce que Jésus-Christ prodigue. Il souf-
fre qu'on lui arrache avec violence tout ce qui peut rendre la vie supportable, et
après, par un dernier coup, il veut être dépouillé même de la vie, afin que nous
connaissions plus distinctement et par des observations plus particulières jusques
où s'étend son mépris. Enfin son état dans sa Passion, c'est un état de dépouil-
lement total et universel... »
yiS CARÊME DES CARMÉLITES.
personne (') toute la fureur des enfers, et il retire de dessus
lui toute la protection du ciel (^).
Le souvenir de ses bienfaits et de ses miracles [^) devait
apparemment, chrétiens, sinon calmer tout à fait, du [p. 6]
moins tempérer un peu l'excès de leur haine ; mais c'est la
haine au contraire qui efface la mémoire de tous les bienfaits :
et je ne m'en étonne pas. L'un des plus grands supplices du
Fils de Dieu devait être l'ingratitude des siens : c'est pourquoi
les douleurs de sa Passion commence[nt] par la trahison d'un
de ses apôtres ('*). Après ce premier effet de la perfidie, tous
ses miracles et tous ses bienfaits vont être couverts d'un
épais nuage : toute la mémoire en est abolie ; l'air ne reten-
tira que de ces cris furieux : C'est un scélérat (^), c'est un
imposteur ; il a dit qu'il détruirait le temple de Dieu. Et là-
dessus la vengeance aveugle se précipite aux derniers excès;
[p. 7] elle ne peut être assouvie {^) par aucun supplice.
« Méchants, dit saintAugustin ("), quand(^)ils lui rend[r]aient
le mal pour le mal, ils ne seraient pas innocents ; s'ils ne lui
rendent pas le bien pour le bien, ils seronts ingrats : mais
pour le bien ils rendent le mal, » pour de tels bienfaits de si
grands outrages : il n'y a plus de nom parmi les hommes qui
puisse exprimer leur fureur.
Mais afin que nous entendions combien Jésus-Christ
méprise tout ce que peut lui arracher la haine des hommes,
et tout ce qu'elle peut lui faire souffrir (^), en même temps que
ses ennemis sont en la disposition de tout entreprendre, il se
réduit (^) volontairement à la nécessité de tout endurer.
a. In Ps., XXXVII, n. 25.
1. Var. contre lui.
2. Note marginale : Si bien que ses ennemis sont en état de tout oser, et lui
réduit dans le même temps à la nécessité de tout souffrir. — Cette pensée est
réservée pour revenir un peu plus loin.
3. Var. de tant de bienfaits — miraculeux — , qu'il avait répandus à pleines
mains sur ce peuple ingrat.
4. Var. disciples.
5. Var. un méchant.
6. Var. rassasiée.
7- Var. s'ils lui rendaient.
8. Un trait de plume semble indiquer l'intention de réduire ce membre de phrase
à ces mots : « méprise tout ce que peut lui faire souffrir la haine des hommes, v>
9. Var. il se met.
POUR LE VENURKDI-SAINT. 719
Chrétiens, réveillez vos attentions ; c'est ici que h; mystère
commence.
Pour en concevoir une forte idée, je vous prie de consi-
dérer que l'heure dernière étant venue, en laquelle il avait
été résolu que le Fils de Dieu se mettrait en un état de vic-
time, il suspendit aussitôt tout l'usage de sa puissance, parce
que, l'état de victime étant un état de destruction, il fallait
qu'il fût exposé (') sans force et sans résistance à quiconque
méditerait de lui faire injure : et c'est ce qu'il a voulu faire
[p.8] connaître par ces paroles mémorables qu'il adresse aux
Juifs dans le moment de sa capture: «Vous venez à moi
comme à un voleur ; cependant j'étais tous les jours au mi-
lieu de vous, enseignant au temple, et vous ne m'avez point
arrêté ; mais c'est que c'est ici votre heure et la puissance des
ténèbres : » Sed hœc est Jioravestra.et potestas tenebrariun {^).
Jusques-là, malgré leur fureur, ils ne pouvaient rien contre sa
personne, parce que sa volonté toute-puissante leur liait les
mains : mais il est maintenant du conseil de Dieu qu'il res-
serre volontairement (^) et qu'il retire en lui-même toute sa
puissance, pour donner la liberté tout entière à la puissance
opposée.
[P. 9] Il faut ici observer que cette étrange suspension {^)
de la puissance du Fils de Dieu ne restreint pas seulement
sa puissance extraordinaire et divine ; mais que, pour le
mettre plus parfaitement en l'état d'une victime qu'on va
immoler, elle resserre la puissance même naturelle, et en
empêche tellement l'usage qu'il n'en reste pas la moindre
apparence. Oui ne peut résister à la force, se peut quelquefois
sauver par la fuite ; qui ne peut éviter d'être pris, peut du
moins [p. lo] se défendre quand on l'accuse ; celui à qui on
ôte la juste défense (*) a du moins la voix pour gémir et se
a. Z«<r., xxn, 52,53. — Ms. Nunc est hora...
1. Var. qu'il s'exposât nu et désarmé à quiconque voudrait entreprendre [de]
lui faire outrage. Et c'est ce qu'il a voulu nous faire connaître lorsqu'il a parlé
aux Juifs en ces termes...
2. Première rédaction : qu'il se mette en un état de victime et qu'il resserre...
(Souligné, jusqu'à et inclusivement ; c'est-à-dire effacé.)
3. Var cette suspension surprenante.
4. Var. cette liberté.
720 CARÊME DES CARMÉLITES.
plaindre de l'injustice. Mais Jésus ne se laisse pas cette li-
berté : tout est lié en lui, jusques à la langue ; il ne répond
pas quand on l'accuse ; il ne se plaint pas quand on le frappe ;
et jusqu'à ce cri confus que forme le gémissement, triste et
unique recours de la faiblesse opprimée, par lequel elle tâche
d'attendrir les cœurs, et d'empêcher par la pitié ce qu'elle
n'a pu arrêter par la force, il ne plaît pas à mon Sauveur de se
le permettre. Bien loin de s'emporter jusques aux murmures,
on n'entend pas même le son de sa voix ; « il n'ouvre pas
sQu\eme.nt. \3. bouche :)) JVojiû^enn^ as S2ni?;i {"). O exemple
de patience mal suivi par les chrétiens, qui se vantent d'être
ses disciples ! Il est si abandonné aux insultes, qu'il ne pense
pas même avoir [p. 1 1] aucun droit de détourner sa face des
coups. Un ver de terre que l'on foule aux pieds fait encore
quelque faible effort pour se retirer ; et Jésus, comme une
victime qui attend le coup, n'en veut pas seulement diminuer
la force (') parle moindre mouvement de tête : Faciem meam
non averti ab increpantibus et conspncntibus (^). Ce visage
autrefois si majestueux, qui ravissait en admiration le ciel et
la terre, il le présente droit et immobile à toutes les indi-
gnités dont s'avise une canaille furieuse. Pour quelle raison,
chrétiens ? Parce qu'il est dans un état de victime, toujours
attendant le coup ; c'est-à-dire, dans un état de dépouillement
qui l'expose nu et désarmé (') pour être en butte à tous les
insultes (3), de quelque côté qu'ils puissent venir, même des
mains les plus méprisables.
L'étrange abandonnement de cette victime dévouée nous
est très bien expliqué par un petit mot de saint Pierre, en sa
première Épître canonique (chapitre 11), où, remettant de-
vant nos yeux Jésus-Christ souffrant, il dit « qu'il ne ren-
dait point opprobres pour opprobres, ni malédiction pour
malédiction, [p. 12] et qu'il n'usait ni de plaintes ni de
menaces:» Cuni paterettir. fton comminabatur. Que faisait-il
donc, chrétiens, dans tout le cours de sa Passion ? Voici une
a. Is., LUI, 7- — l>- J's-, I. 4-
I l/ar. éluder, — et JÉSUS ne veut pas éluder le coup par...
2. Var. qui le met en butte..., — qui l'expose sans force et sans résistance...
3! Bientôt Bossuet fera ce mot féminin, comme nous. Ici il suit encore
l'étymologie. Plus haut : aux insults. Cf. I, Introduction, XXXVII,
POUR LE VENDREDI-SAINT. 72 I
belle parole .• Tradebat aiUcni judicanti se injuste {"):i.\\ se
livrait, il s'abandonnait à celui qui le jug^cait injustement :»
et ce qui se dit de son juge, se doit entendre conséquemment
de tous ceux qui entreprenaient de lui faire insulte {') :
Tradcbat aiiteni ; il se donne à eux pour faire de lui à leur
volonté. Un perlïde le veut baiser, il donne les lèvres ; on le
veut lier, il présente les mains ; frapper à coups de bâton (''),
il tend le dos ; on veut qu'il porte sa croix, il tend les épau-
les ; on lui arrache le poil, «c'est un agneau, dit l'Écriture ('*),
qui se laisse tondre ('). » Mais attendez-vous, chrétiens, que
je vous représente en particulier toutes les diverses circon-
stances de cette sanglante tragédie ? Faut-il que j'en fasse
paraître successivement tous les différents personnages ? un
Malchus qui lui frappe la joue ; un Hérode qui le traite
comme un insensé ; un pontife qui blasphème contre lui ; un
juge [f] qui reconnaît et qui condamne néanmoins son inno-
cence ? Faut-il que je promène le Fils de Dieu par {^) tant
de lieux éloignés [p. 13] qui ont servi de théâtre à son sup-
plice, et que je le fasse paraître usant sur son dos à plusieurs
reprises toute la dureté des fouets, lassant sur son corps toute
la force des bourreaux, émoussant en sa tête toute la pointe
des épines ? La nuit nous aurait surpris avant que nous
eussions achevé toute cette histoire lamentable. Parmi tant
d'inhumanités (°), il ne fait que tendre le cou, comme une
victime volontaire. Enfin assemblez-vous, ô Juifs et Romains,
grands et petits, peuples et soldats ; revenez cent fois à la
charge, multipliez sans fin les coups, les injures, plaies sur
plaies, douleurs sur douleurs, indignités sur indignités ; qu'il
devienne l'unique objet de votre risée, comme un insensé;
de votre fureur, comme un scélérat: Tradebat atttem judi-
canti se; il s'abandonne à vous sans réserve ; il est prêt à
soutenir tout ensemble tout ce qu'il y a de dur et d'insup-
a. I Petr., il, 23. — b. Is., lui, 7.
1. Ms. insuit (comme ci-dessus).
2. Var. flageller inhumainement.
3. Var. c'est une brebis qui se laisse tondre.
4. Var. un Pilate. — Plus haut : un Caiphe, effacé.
5. Var. en.
6. Var, Partout.
Sermons de Bnssuet. — HI, 4*5
72 2 CARÊME DES CARMÉLITES.
portable dans une raillerie inhumaine, et dans une cruauté
malicieuse.
Après cela, chrétiens, que reste-t-il autre chose, sinon que
nous approchions pour lire ce livre ? Contemplez Jésus à la
croix : voyez tous ses membres brisés et rompus par une
suspension violente ; considérez cet homme de douleurs, qui,
ayant les mains et les pieds percés, ne se soutient plus que
sur ses blessures, et tire ses mains déchirées de tout le poids
de son corps affaissé et abattu par la perte du sang et par un
travail inconcevable (').
Après des décisions (") si sanglantes contre tous les biens
de la terre, le rnonde a-t-il encore quelque attrait caché qui
puisse mériter [p. 14] votre estime } Non, sans doute ; il n'a
plus d'éclat. Saint Paul a raison de dire « qu'il est mort
maintenant et crucifié ("). » Jésus a répandu sur sa face toute
l'horreur de sa croix. Dans le moment de sa mort, il fit reti-
rer le soleil et couvrir de ténèbres pour un peu de temps le
monde, qui est l'ouvrage de Dieu; mais il a détruit, effacé (^),
obscurci pour jamais tout ce qui brille, tout ce qui surprend,
tout ce qui éblouit dans ce monde de vanité et d'illusion, qui
est le chef-d'œuvre du diable ; mais il l'a détruit principa-
lement dans la partie la plus éclatante, dans le trophée
qu'il érige, dans l'idole qu'il fait adorer, je veux dire dans le
faux honneur,
[P. 15] C'est pourquoi son supplice, quoique très cruel, est
encore beaucoup plus infâme : sa croix est un mystère de
douleurs, mais encore plus d'opprobres et d'ignominie ...
Confusione conteinpta {^). Majores ('*) divitias œstimans thesau-
ro yEgyptioritm improperitwt Christi (''). Rien de plus infâme
a. Gai., IV, 41. — b. Hebr., xn, 2. — c. Tbid., xi, 26.
1. Édii. « qui parmi ces douleurs immenses, ne semble élevé si haut que pour
découvrir un peuple infini qui se moque... » — Mais ce développement, placé
d'abord en cet endroit, a été transporté ensuite plus loin, p. 15 du manuscrit.
2. Var. ces décisions si sanglantes.
3. Les éditeurs suppriment ces deux mots, contrairement à ce que nous lisons
dans le manuscrit.
4. Deforis commente ainsi cette citation (dans le texte même) : < Et il semble
même réduire tout le mystère de sa Passion à cette ignominie, lorsqu'il ajoute
que Moïse jugea que l'ignominie de Jésus-Christ était un plus grand trésor
que toutes les richesses de l'Egypte : » Majoj-es...
POUR LE VENDREDI-SAINT. 723
que le supplice de la croix ; mais comme l'infamie en était
commune à tous ceux qui [étaient] à la croix, remarquons
principalement cette dérision qui le suit depuis le commen-
cement ('). Sa Passion n'est qu'un jeu cruel et une dérision
continuée jusques à la croix, où il semble n'être élevé (jue
pour découvrir de loin un peuple infini qui se moque, qui
remue la tête, qui se fait un sujet de risée d'une extrémité
si déplorable. Jamais il n'y eut d'exemple d'une dérision
plus sanglante que dans le mystère de sa Passion.
C'est une chose inouïe que la cruauté et la risée se joignent
ensemble dans toute leur force , parce que l'horreur du sang
répandu remplit l'âme d'images funestes, qui répriment l'em-
portement de cette joie maligne dont se forme la moquerie ('),
et l'empêche de se produire dans toute son étendue. Mais il
ne faut pas s'étonner si le contraire arrive en ce jour, où
l'enfer (') vomit son venin, et où les démons sont comme les
âmes qui produisent tous les mouvements que nous voyons ('*).
Tous ces esprits rebelles sont nécessairement cruels et
moqueurs : cruels, parce qu'ils sont envieux; moqueurs, parce
qu'ils sont superbes : car on voit assez, sans que je le dise,
que l'exercice, le plaisir de l'envie, c'est la cruauté ; et que le
triomphe de l'orgueil, c'est la moquerie. C'est pourquoi en
cette journée où régnent les esprits moqueurs et cruels, il se
fait [p. 16] un si étrange assemblage de dérision et de cruauté
qu'on ne sait presque laquelle y domine : et toutefois la risée
l'emporte ; parce qu'étant l'effet de l'orgueil qui règne dans
ces esprits malheureux, au jour de leur puissance et de leur
triomphe, ils auront voulu donner la première place à leur
inclination dominante. Aussi était-ce le dessein de Notre
Seigneur, que ce fût un mystère d'ignorninie ; parce que
c'était l'honneur du monde qu'il entreprenait à la croix, comme
son ennemi capital : et il est aisé de connaître que c'est la
1. Var. L'infamie commune à tous ceux qui sont à la croix ; mais remar-
quons principalement cette dérision qui le suit depuis le commencement jusques
à l'horreur de sa croix.
2. Var. qui forme la dérision.
3. Var. puisque l'enfer.
4. Noie margittale : Faut examiner les causes de la raillerie. — Première rédac-
tion : Mais aujourd'hui l'enfer vomit son venin, et les démons sont les âmes qui
produisent...
724 CARÊME DES CARMÉLITES.
dérision qui prévaut dans l'esprit des Juifs, puisque c'est elle
qui a inventé la plus grande partie des supplices. J'avoue
qu'ils sont cruels et sanguinaires ; mais ils se jouent dans
leur cruauté, ou plutôt la cruauté est leur jeu.
11 le fallait de la sorte, afin que le Fils de Dieu « fût soûlé
d'opprobre[s], » comme l'avait prédit le prophète {") ; il fal-
lait que le Roi de gloire fût tourné en ridicule de toutes
manières, par ce roseau, par cette couronne et par cette
pourpre ; il fallait pousser la raillerie jusques sur la croix,
insulter à sa misère jusques dans les approches de la mort,
enfin inventer pour l'amour de lui une nouvelle espèce de
comédie, dont la catastrophe fût toute sanglante.
Que si l'ignominie de Notre Seigneur est la principale par-
tie de sa Passion, c'est celle par conséquent dont il y a plus
d'obligation de se revêtir : Exeanms (') igitur [p. 1 7] ad etim
extra castra, iviproperium ejus portantes ('''). Et toutefois,
chrétiens, c'est celle que l'on veut toujours retrancher : dans
les plus grandes disgrâces, on est à demi consolé, quand on
peut sauver l'honneur et les apparences. Mais qu'est-ce que
cet honneur, sinon une opinion mal fondée ? Et cette opinion
trompeuse ne s'évanouira-t-elle jamais enfumée, en présence
des décisions claires et formelles que prononce Jésus-Christ
en croix ! Nous sommes convenus, messieurs, que le Fils de
Dieu a pesé les choses dans une juste balance ; mais il n'est
plus question de délibérer ; nous avons pris sur nous toute
cette dérision et tous ces opprobres ; nous avons [été] bap-
tisés dans cette infamie : lu morte ipsms baptizati sumus (").
Or sa mort est le mystère d'infamie, nous l'avons dit. Eh
quoi ! tant d'opprobres, tant d'ignominies, tant d'étranges
dérisions, dans lesquelles nous sommes plongés dans le saint
baptême, ne seront-elles pas capables d'étouffer en nous ces
délicatesses d'honneur ! Non, il règne (-) parmi les fidèles :
cette idole s'est érigée sur les débris de toutes les autres,
dont la croix a renversé les autels. Nous lui offrons de l'en-
a. Jereui., Thren., ni, 30. — b.Hebr.,\.\u, 13. — c. Rom., vi, 3.
1. Bossuet se borne à indiquer cette citation, qu'il aura traduite en chaire, et
même introduite par quelque phrase oratoire, au lieu de quoi son manuscrit porte
simplement : « S. Paul, Hebr., xui. »
2. C est-à-dire : l'honneur règne.
POUR LE VENDREDI-SAINT. 725
cens; [p. 18] bien plus, [nous renouvelons] (') pour l'amour de
lui les sacrifices cruels de ces anciennes idoles, qu'on ne pou-
vait contenter que par des victimes humaines; et les chrétiens
sont si nialheureux que de chercher encore de vaines cou-
leurs, pour rendre à cette idole trompeuse l'éclat que lui a
ravi le sang de Jésus. On invente des raisons plausibles et
des prétextes artificieux, pour excuser les usurpations de ce
tyran (^), et même pour autoriser jusqu'à ses dernières vio-
lences ; tant la discipline est corrompue, tant le sentiment de
la croix est éteint et aboli parmi nous ! Chrétiens, lisons notre
livre : que la croix de notre Sauveur dissipe aujourd'hui ces
illusions ; ne sacrifions plus à l'honneur du inonde, et ne ven-
dons pas à Satan, pour si peu de chose, nos âmes qui sont
rachetées par un si grand prix.
SECOND rOINT.
[P. I J C'est une chose assez surprenante, que dans cette
vanité qui nous aveugle, et qui nous fait adorer toutes nos
pensées, il faille nous donner des leçons pour nous apprendre
à nous estimer, et à faire cas de nous-mêmes. Mais c'est que
l'homme est un grand abîme dans lequel on ne connaît rien ;
ou plutôt l'homme est un grand prodige, et un amas confus
de choses contraires et mal assorties : il n'établit rien qu'il ne
renverse, et il détruit lui-même tous ses sentiments.
Une marque de ce désordre, c'est que l'homme (^) se cher-
che toujours, et ne veut pas se connaître ; il s'admire, et ne sait
pas ce qu'il vaut. L'estime qu'il fait de lui-même, fait qu'il
veut conserver tout ce qui le touche ; et cependant, par le
plus indigne de tous les mépris, il prodigue son âme sans
peine, et ne daigne pas seulement penser à une perte si con-
sidérable.
Cette âme est en effet un trésor caché, c'est un or très fin
dans de la boue, c'est une pierre précieuse parmi les ordures.
1. Ms. ils renouvellent. — âest-à-dire les chrétiens, désignés dans une pre-
mière rédaction effacée, ancienne p. 17. — On comprend que c'est contre la
manie du duel que Bossuet parle avec tant de force et d'insistance.
2. V\ir. ses usurpations.
3. Var. c'est qu'il se cherche.
726 CARÊME DES CARMÉLITES.
La terre et la mortalité dont elle est couverte [p. 1 1] empê-
che de remarquer sa juste valeur. C'est pour cela qu'il a plu
à Dieu que le mystère de notre salut se fît par échange ; afin
de nous faire entrer dans l'estime de ce que nous sommes, par
la considération de notre prix. Ce n'est donc point dans les
livres des philosophes que nous devons prendre une grande
idée de l'honneur de notre nature. La croix nous découvre par
un seul regard tout ce qui se peut dire (') sur cette matière.
O âme, image de Dieu, viens apprendre ta dignité à la croix:
Jésus-Christ se donne soi-même (^) pour te racheter.
« Prends courage, dit saint Augustin ("), âme raisonnable,
et considère combien tu vaux : » O anima, crige te : tanti va-
les ! « Si tu parais vile et méprisable à cause de la mortalité
qui t'environne, apprends aujourd'hui à t'estimer par le prix
auquel te met la Sagesse même : » Si \vos\ vobisterreiia fra-
gilitate viluistis, ex pretio vestro vos appendite ('''). Appliquons-
nous, chrétiens, à cette divine science, et méditons le mystère
de cet échange admirable, par lequel Jésus-Christ s'est
donné pour nous afin de consommer l'œuvre de notre ré-
demption.
[P. m] Mais pour cela rappelons en notre mémoire que
notre péché nous avait doublement vendus : Venumdatus
sub peccato ("). Il nous avait vendus à Satan, auquel nous
appartenions, comme des esclaves qu'il avait vaincus ; il nous
avait vendus à la justice divine, à laquelle nous appartenions,
comme des victimes dues à sa veno-eance.
o
Vous savez assez, chrétiens, que le démon avait surmonté
les hommes, et qu'ils étaient par conséquent devenus sa
proie : A qiio cuis superatus est, htjiis et servus est {f). Dieu
même l'avait ainsi prononcé par un ordre admirable de sa
justice : car, comme dit excellemment saint Augustin, « quoi-
qu'il ne fasse pas les ténèbres, néanmoins [p. iv] il les range
et il les ordonne ; et il aime tellement la justice, qu'il veut
que la disposition en paraisse même dans les ruines des pé-
a. In Ps. en, n. 6. — b. Etinrr. il in Ps., xxxn, n. 4. — f. Po/n., vu, 14. —
Ms. Veitumdati. — ci. \\ Pet?:, 11, 19.
1. Edit. lire. — Faute de lecture, ou d'impression.
2. Edit. lui-même. — Autre erreur.
POUR LE VENDREDI-SAINT. 727
chés : » Non deserit ordiiiandas ruinas peccantiu7n ("). C'est
pourquoi le démon nous ayant vaincus, parce que nous nous
étions rendus (') lâchement à lui, Dieu a voulu suivre cette
loi, qu'on devient le bien de son conquérant, et qu'on appar-
tient sans condition (") à celui à qui l'on se donne ; et, selon
cette règle de justice, Dieu nous adjugea à notre vainqueur,
et ordonna, par une juste sentence, que nous fussions livrés
entre ses mains.
Lorsque Dieu, touché de miséricorde, voulut nous délivrer (')
de ce joug de fer, « il n'usa pas, dit saint Augustin ('), de sa
souveraine puissance ; » et voici la raison de ce grand doc-
teur (^). Il voulut faire comprendre à l'homme, qui s'était
vendu à si bas prix, combien il valait. Et d'ailleurs, c'est que
Dieu s'était proposé dans l'ouvrage de notre salut d'aller par
les voies de la justice ; et comme nous étions passés dans la
possession de notre ennemi, en vertu (') d'une sentence très
juste, il fallait [p. v] nous retirer par les formes. O Jésus,
voici votre ouvrage: ô Jésus, voici le miracle de votre charité
inestimable (^) ! C'est pourquoi vous avez vu, chrétiens, [qu'Jil
se livre volontairement (^) à la puissance des ténèbres, et à la
fureur de l'enfer. « Il attire, disent les saints Pères (''), notre
ennemi au combat, en lui cachant sa divinité. » Cet audacieux
s'approcha, et voulut l'assujettir sous sa servitude ; mais aus-
sitôt qu'il eut mis la main sur celui qui ne devait rien à la
mort, parce qu'il était innocent. Dieu, qui (^) dans l'œuvre
a. De lib. Arbttr., lib. III, n. 29. — M s. ruinas peccatonivt, — b. De Trinit.
lib. XIII, n. 17 et seq. — c. S. Chrys,, Homil. XII in Matth., n. 2 ; S. Léo, In
Nativit. Dom.^ Serjn. IT, cap. Ill, iv ; de Pass. Dom., cap m. (Références don-
nées par les Bénédictins.)
1. Edit. vendus. — Nouvelle faute de lecture.
2. Var. sans réserve. — Édii. on appartient sans réserve à celui à qui l'on
se donne sans condition.
3. Var. affranchir.
4. Edit, en voici la raison. — On n'avait pu lire la correction, et on était reve-
nu à la première rédaction effacée. *
5. Var. par une sentence.
6. Édit. estimable. — Faute de lecture ou d'impression, partout reproduite.
On devait pourtant se rappeler le chant si suave de l'Église, dans l'ofifice du
Samedi-Saint : O inœstimabilis dilectio charitaiis ! Ut scrvtitn redimeres, Filium
tradidisti.
7. Var. Il se livre volontairement, comme vous avez déjà vu...
8. Passage souligné pour l'importance.
728 CARÊME DES CARMÉLITES.
de notre salut voulait faire triompher sa miséricorde par
l'ordre de sa justice, rendit en notre fa.veur ce jugement, par
lequel il fut dit et arrêté que le diable, pour avoir pris l'inno-
cent, serait contraint de lâcher les pécheurs : il perdit les
coupables qui étaient à lui, en voulant réduire sous sa puis-
sance Jésus-Christ le Juste, dans lequel il n'y avait rien qui
lui appartînt.
Ceux qui sont tant soit peu versés dans la lecture des
saints docteurs, me rendront bien ce témoignage [p. vi]
qu'encore que je n'aie point cité leurs paroles,je n'ai rien dit
en ce lieu qui ne soit tiré de leur doctrine, et que c'est en cette
manière qu'ils nous ont souvent expliqué l'ouvrage de la Ré-
demption. Mais il nous faut encore élever plus haut, et entrer
plus avant au fond du mystère par des maximes plus élevées
qu'ils ont prises des Écritures.
C'était à la justice divine que nous étions vendus et li-
vrés, par une obligation bien plus équitable, mais aussi
bien plus rigoureuse : car quiconque lui est redevable ne
peut s'acquitter que par sa mort, ne peut la payer que par son
supplice.
Non, mes frères, nulle créature n'est capable de réparer
l'injure infinie qu'elle a faite à Dieu par son crime. Les théolo-
giens le prouvent fort bien par des raisons invincibles ; mais il
suffit de vous dire [que] c'est une loi prononcée au ciel, et si-
gnifiée à tous les mortels par la bouche du saint Psalmiste ;
Non dabit Deo placationem sitam, et pretium redeniptionis
animœ suœ ('') : « Nul ne (') peut se racheter lui-même, ni
rendre à Dieu le prix de son âme. » [P. vu] Il peut s'engager
à sa justice ; mais il ne peut plus se retirer de la servitude ; il
ne peut payer que par sa mort (').
En vain le genre humain, effrayé par le sentiment de son
crime, cherche des victimes et des holocaustes pour les sub-
roger en sa place ; dussent-ils désoler tous leurs troupeaux
et par [leurs] (^) hécatombes les immoler à Dieu devant ses
a. Ps., XLvni, 8. — Ms. ne c pretium.
1. Var. l'homme ne peut.
2. Var. par son supplice.
2,. Ms. ses. — La phrase commençait d'abord par le sinL;uIier. — Edit. dé-
soler tous leurs troupeaux par des hécatombes, et les immoler...
POUR LE VENDREDI-SAINT. 729
autels, il est impossible que la vie des bêtes paye pour la vie
des hommes: la compensation n'est pas suffisante: c'est
pourquoi cette maxime (') de l'Apôtre est toujours d'une
éternelle vérité, «qu'il n'est pas possible que les péchés
soient ôtés par le sang des taureaux et des boucs : » Inipos-
sibilc est sanguine taurornui et Jiircoriun anferri peccata (").
Si bien que ceux qui les immolaient faisaient bien, à la vé-
rité, une reconnaissance publique de ce que méritaient leurs
crimes, mais ils n'en avançaient pas l'expiation. « Aussi, dit le
même Apôtre ('^), ils multipliaient sans fin leurs holocaustes,
et toujours leurs péchés demeuraient sur eux. [P. viii] Puis
donc qu'il n'y avait parmi nous aucune ressource, que res-
tait-il autre chose, sinon que Dieu réparât lui-même l'injustice
de notre crime par la justice de notre peine, et satisfit à sa
juste vengeance (") par notre juste punition ?
Dans cette cruelle extrémité, que devenions-nous, chrétiens,
si le Fils unique de Dieu n'eût proposé cet heureux échange,
prophétisé par David, et rapporté par le saint Apôtre iy) !
« O Père, les holocaustes ne vous ont pas plu : » c'est en
vain que les hommes tâchent de subroger en leur place
d'autres victimes, elles ne vous sont pas agréable[s] ; mais
j'irai moi-même me mettre en leur place : tous les hommes
sont dus à votre vengeance ; mais une victime de ma dignité
peut bien remplir justement la place même d'une infinité de
pécheurs: Tuncdixi: Ecce venio.
. Là se vit ce spectacle de charité, spectacle de miséricorde,
auquel nous [p. ix] ne devrions jamais penser sans verser
des larmes. Un Fils uniquement agréable, qui se met en la
place des ennemis ! l'innocent, le juste, la sainteté même,
qui se charge des crimes des malfaiteurs ! celui qui
était infiniment riche, qui se constitue caution pour les in-
solvables !
Mais, ô Père, consentirez-vous à cet échange? Pourrez-
vous voir mourir votre Fils, pour donner la vie à des étran-
gers ? Un excès de miséricorde lui fera accepter cet[te] offre ;
a. Heâr., x, 4. — ^. Ibid., i. — c. Ps., xxxix, 9 ; Hebr., X, 5 et seq.
1. Var. et cette maxime. — Edit. et c'est pourquoi cette maxime.
2. Var. satisfît sa juste colère.
730 CARÊME DES CARMÉLITES.
son Fils devient sa victime en la place de tous les mortels.
Mais que n'use-t-il entièrement de miséricorde ? Je vous l'ai
déjà dit, c'est qu'il veut faire triompher {') la miséricorde
dans l'ordre de justice : premièrement, chrétiens, afin de glo-
rifier ces deux attributs dans le mystère de notre salut, qui
est le chef-d'œuvre de sa puissance ; mais la raison la plus
[p. x] importante, c'est qu'il lui plaît de montrer ainsi son
amour aux hommes ; Sic Dens dilcxit munduvi (") : « Dieu a
tant animé le monde [qu'il lui a donné son Fils unique] (^). »
En effet, qui serait capable de bien pénétrer cette charité
immense de Dieu envers nous ? Donner l'héritier {f) pour
les étrangers ! donner le naturel pour les adoptifs {f) !
[P. xi] Épanchons nos cœurs, âmes saintes, dans une
pieuse méditation de ces paroles si tendres, et de cet échange
si merveilleux. C'est déjà une bonté incomparable que Dieu
ait voulu adopter des hommes mortels ; car, comme remar-
que excellemment saint Augustin ('^),les hommes ne recourent
à l'adoption, que lorsqu'ils n'espèrent plus d'enfants véri-
tables; si bien qu'elle n'est établie que pour venir au secours
et suppléer au défaut de la nature qui manque. Et néanmoins,
ô miséricorde ! Dieu a engendré dans l'éternité un Fils qui
contente parfaitement son amour, comme il épuise entière-
ment sa fécondité ; et néanmoins, ô bonté incompréhensible !
lui qui a (5) un Fils si parfait, par l'immensité de son amour C'),
par les richesses infinies d'une bonté surabondante (^), il
donne des frères à ce premier-né, des compagnons à cet
unique, et enfin des cohéritiers à ce bien-aimé de son cœur.
[P. xii] Il fait quelque chose de plus au Calvaire: non seule-
a. Joan.^ m, 16. — b. Serin. LI, n. 26.
1. Note marginale : Nécessaire pour tout ce discours.
2. Ms. le monde, etc. — L'orateur se propose de compléter de mémoire.
3. Var. l'unique.
4. Note (écrite sur cette page antérieurement au sermon; : <« Tout mystérieux
dans la Passion du Fils de Dieu. Caïphe prophétise ; Pilate : rex Judccorum ; le
peuple : sanguis super nos ; par la vengeance, par la Rédemption. Non hune,
sed Ba>aâèam, V'mnocent pour le pécheur : c'est ce que fait le Père céleste. '
Non, il ne nous faut pas Barabbas, il nous faut un innocent. »
5. Var. ayant un Fils si parfait.
6. Var. par une immensité de miséricorde.
7. Var. par les richesses inépuisables d'un amour, — d'une charité surabon-
dante.
POUR LE VENDREDI-SAINT. 73 I
ment il joint à son propre Fils des enfants qu'il adopte par
miséricorde, mais, ce qui passe toute créance, il livre son
propre Fils à la mort, pour faire naître les adoptifs. Qui
voudrait adopter à ce prix, et donner son Fils pour des
étrangers ? Et néanmoins c'est ce que fait le Père éternel :
Su Dcus dilexit vmnduuL \jit Filinvi suuni Unigenihim da-
rel{^\ ut oinnis qui crédit in ipsmjt non pereat, sed habeat
vitani (ct€rnan{\. Pesons un peu ces paroles : « lia tant aimé
le monde, » dit le Fils de Dieu : voilà le principe de l'adoption ;
« qu'il a donné son Fils unique : » voilà le Fils unique livré
à la mort : paraissez maintenant, enfants adoptifs : « Afin
que ceux qui croient ne périssent pas ; mais qu'ils aient la
vie éternelle. » Ne voyez-vous pas l'échange admirable ? Il
donne son propre Fils à la mort, pour faire naître les enfants
d'adoption. Cette même charité du Père qui le livre, qui
l'abandonne, qui le sacrifie, nous adopte, nous vivifie et nous
régénère. Comme si le Père éternel, ayant vu que l'on n'a-
dopte des enfants que lorsque l'on a perdu les véritables, une
amour saintement inventive (') lui [p. xiii] avait heureuse-
ment inspiré pour nous ce conseil de miséricorde de perdre
en quelque sorte son Fils, pour donner lieu à l'adoption, et
de faire mourir l'unique héritier, pour nous faire entrer dans
ses droits.
Par conséquent, ô enfants adoptifs, que vous coûtez au
Père éternel ! mais que vous êtes chers et estimables à ce
Père, qui donne son Fils, et à ce Fils qui se donne lui-même
pour vous ! Voyez à quel prix il vous achète. Un grand prix,
dit le saint Apôtre, un prix infini: Pretio emptiestis, nolitefieri
set'vi hominwn i^) : «Vous êtes acheté[s] d'un prix, » c'est-à-
dire, d'un prix infini et inestimable ; « ne vous rendez pas
esclaves des hommes. » Un de vos amis vous aborde, un de
ces amis mondains qui vous aiment pour le siècle et les va-
nités ; il vous veut donner un sage conseil : comme il vous
honore, dit-il, et qu'il vous estime, il désire votre avance-
a. I Cor., VII, 23.
1. Ms. (en marge et en abrégé) : « Sic Dcus dilexit. Les rapporter... >
2. Édit. un amour saintement inventif. — Mais Bossuet corrige pour préférer
ici le féminin.
732 CARÊME DES CARMÉLITES.
ment ; [p. xiv] c'est pourquoi il vous exhorte de vous embar-
quer dans cette intrigue, peut-être malicieuse, d'engager ce
grand dans vos intérêts, peut-être au préjudice de la con-
science. Prenez garde soigneusement, et ne vous rendez pas
esclave des hommes. Vous avez un autre homme qui vous
estime ; cet homme, c'est Jésus-Christ, qui est aussi votre
Dieu. C'est lui qui vous estime véritablement, parce qu'il
vous a acheté au prix de son sang. Parce que cet ami vous
estime, il veut vous engager dans le siècle ; parce que Jésus
vous estime, il veut vous élever au-dessus du siècle. Vous
promettez beaucoup, vous dit-il, et l'estime qu'il fait de vous
fait qu'il voudrait vous voir dans le monde en la place dont
vous êtes digne ; mais Jésus, qui [p. xv] vous estime vérita-
blement, ne voit rien dans le monde qui vous mérite. Car
que voyez-[vous] dans le monde qui puisse contenter une
âme pour laquelle Jésus-Christ se donne ? Quand on vous
représente ce que vous valez, n'entrez pas tout seul dans la
balance, pesez-vous avec votre prix, et vous trouverez (') que
rien n'est digne de vous, que ce qui est digne aussi de Jésus-
Christ même. Pretio empti estis : ne vous rendez pas escla-
ves de la complaisance, ne vous donnez pas à si bas prix ('),
ne vous vendez pas pour si peu de chose. « Non, non, mes
frères, dit saint Augustin, ne soyons pas vils à nous-mêmes,
nous qui sommes si précieux au Père (^) qu'il nous achète au
Calvaire du sang de son Fils; et encore n'étant pas content
de nous le donner une fois, il nous le verse tous les jours sur
ces saints autels : » Ta?u caros œstimat, ut nobis quotidie
Unigeititi stii \^p7'-etiosisswiiiii{\ sanguiiiem fundat (").
Entrons aujourd'hui sérieusement dans une grande estime
de ce que nous [p. xvi] sommes en qualité de chrétiens, et
que cette pensée nous retienne dans nos crimes les plus
secrets. Si vous aviez un témoin, ses yeux vous inspireraient
de la retenue. Si vous perdez de vue Dieu qui vous regarde,
songez du moins à vous-même, après le prix que vous
a. Serm. ccxvi, n. 3.
1. Var. et sachez.
2. Var. ne vendez pas pour peu de chose votre liberté, ne vous donnez pas à si
bas prix.
3. Var. nous que le Père céleste tient si précieux — d'un si grand prix, qu'il...
POUR LE VENDREDI-SAINT. 733
coûtez au Sauveur. Comptez-vous dorénavant pour (juclcjne
chose ; ayez honte de vous-même, à cause de vous-même ;
respectez vos yeux et votre présence. Unusquisque dignum
se existimet coram quo si delictum cogitavcrit , enibescat (").
Mais en apprenant aujourd'hui à nous estimer i)ar notre
prix, méditons aussi attentivement, que <i nous ne sommes
pas à nous-mêmes ('), » et regardons-nous dans cette vue
que « nous sommes des personnes achetées. » Jésus-Christ
ne s'est pas donné à pure perte : aussi, dit l'Apôtre, « vous
n'êtes plus à vous ; car vous avez été achetés d'un grand
prix : » Non estis vestri ; e)upti[^. xvii] emtn estis prctio
magno (''). Nous pouvons aisément connaître, non seulement
combien légitimement, mais combien étroitement et intime-
ment nous sommes acquis au Sauveur (^), si nous savons
entendre les lois de cet échange mystérieux (^).
Non enim corruptibilibus aura vel argento redempti estis de
vana vestra conversatione ; sed pretioso sanguine quasi Agni
iniinaculati Christi ('). Nous avons déjà dit, messieurs, que
l'achat n'est pas une perte, mais un échange; vous me donnez,
et je donne: je me dessaisis, en achetant, de ce que je donne;
mais néanmoins je ne le perds pas, parce que ce que je reçois
me tient lieu de ce que je donne, et en fait le remplacement.
Ce n'est pas sans raison, messieurs, que l'Ecriture nous dit
si souvent que Jésus-Chhist s'est donné pour nous. Il ne
nous achète pas, dit saint Pierre, ni par or, ni par argent, ni
par des richesses mortelles ; car étant maître de tout l'uni-
vers, cela ne lui coûtait rien : mais parce qu'il nous voulait
acheter [p. xviii] beaucoup, pour marque de son estime, il a
voulu qu'il lui en coûtât ; et afin que nous entendions jusques
à quel point nous lui sommes chers, il a donné son sang d'un
prix infini ; il a voulu se donner lui-même : par conséquent
nous lui tenons lieu de sa chair, de son sang, de sa propre
a. Serm. CCCLXXI, n. 4. — (Ms. De divcrsis, Lll. Ordre ancien.) — b. I Cor.,
VI, 19, 20. — c. I Petr., I, 18, 19.
1. Note marginale : Jésus-Christ ne s'est pas donné à pure perte.
2. Var. combien nous sommes acquis...
3. Noie marginale : Lois du commerce qui ne peuvent être renversées sans
ruiner tous les fondements de la société humaine.
734 CARÊME DES CARMÉLITES.
vie;... nous (') lui faisons la même injure, qui si nous lui
arrachions un de ses membres. Nous portons sa croix sur
nos fronts, nous sommes teints de son sang : n'effaçons pas
les marques d'une si glorieuse servitude ; consacrons au
Sauveur toute notre vie, puisqu'il l'a si bien achetée, et ne
rompons pas un marché qui nous est si avantageux. Car
comme il ne nous achète que comme Sauveur, il ne nous
achète que pour nous sauver ; et il va combattre à toute
outrance, si je puis parler de la sorte, contre la justice de
son Père, pour nous gagner le ciel qu'elle nous ferme.
TROISIÈME POINT.
\_P. A'\ II n'y a rien qui attache les attentions comme le
spectacle d'un grand combat qui décide des intérêts de deux
puissances opposées; les voisins intéressés le considèrent avec
tremblement ; et les plus indifférents sont émus dans l'attente
d'un événement si remarquable.
J'ai à vous proposer ici un combat, où se décide la cause
de notre salut, dans lequel un Dieu combat contre un Dieu,
le Fils contre son (^) Père, et en quelque sorte contre lui-
même. Mais comme on ne combat contre Dieu qu'en lui cé-
dant, le Dieu-Homme, qui est le tenant contre la justice di-
vine, pendant qu'elle marche contre lui personnellement
armée de toutes ses vengeances, paraît armé de sa part d'une'
obéissance profonde. Toutefois par cette obéissance toute-
puissante, la justice divine est vaincue, les portes du ciel sont
forcées, et l'entrée en est ouverte aux enfants d'Adam, qui
en étaient exclus par leurs crimes: Per proprium sanguinem
introivit semel in sancta, œterna redejnptione \i7iventa\ (").
\_P. B^ C'est ici la principale partie de la Passion du Sau-
veur, et c'est, pour ainsi dire, l'âme du mystère : mais c'est
un secret incompréhensible. Un Dieu qui se venge sur un
Dieu, un Dieu qui satisfait à un Dieu, qui pourrait appro-
fondir un si grand abîme ? Les bienheureux le voient, et ils
a. Hebr., ix, 12.
1. Il manque ici une idée : « Lorsque nous nous retirons de lui, nous lui fai-
sons la même injure que... >
2. Var. contre le Père.
POUR LE VENDREDI-SAINT. 735
en sonl éionnés (') ; cju'cn peuvent penser les mortels ? Di-
sons néanmoins, messieurs, selon notre médiocrité, ce qu'il
a plu à Dieu que nous en sussions par son Hcriture divine ;
et apprenons premièrement du divin Apôtre quelles armes
tient en main le Père, quand il marche contre son Fils. II est
armé de son foudre, je veux dire de cette terrible malédiction
qu'il lance sur les têtes criminelles. Quoi ! ce foudre tombera-
t-il sur le Fils de Dieu ? Écoutez l'apôtre saint Paul : « Il
est fait pour nous malédiction : » Factus pro iiobis maledic-
tum (") : le grec porte : exécration {^).
Pour entendre le sens de l'Apôtre, vous voyez qu'il faut
méditer avant toutes choses quelle est la force, quelle l'éner-
gie de la malédiction divine ; mais il faut que [/. C\ Dieu l'ex-
plique lui-même par la bouche du divin Psalmiste. Iiicitiit
7naledictionern sicut vesti7nentiim, et intravii sicut aqua in
interiora ejtcs, et siait oleiim in ossibtis ejus i^) : « La malédic-
tion l'environne comme un vêtement ; elle entre comme de
l'eau dans son intérieur, et pénètre comme de l'huile jusques
à ses os. » Voilà donc trois effets terribles de la divine malé-
diction. Elle environne les pécheurs par le dehors ; elle en-
tre jusqu'au dedans, et s'attache aux puissances de leurs
âmes (^) : mais elle passe encore plus loin ; elle pénètre,
comme de l'huile, jusques à la moelle de leurs (^) os ; elle
perce jusqu'au fond de leur (-^) substance. Jésus chargé des
péchés des hommes, en qualité de répondant et de caution,
est frappé de ces trois foudres, ou plutôt de ces trois dards
du foudre de Dieu. Expliquons ceci en peu de paroles, autant
que le sujet le pourra permettre.
L'un des privilèges des justes [/. D\ c'est que Dieu les
assure, dans les saintes Lettres, que sa miséricorde les en-
a. Galai., ni, 13. — b. Ps., cvni, 17.
1. Var. et l'admirent.
2. Note marginale : Remarquez que Dieu veut nous faire voir en cette image
[ce que c'est qu'un crime réel, ce que c'est qu'un pécheur véritable : Si in l'iridi
ligno hœc faciiint^ in arido quid Jiet .?] (Luc, xxui, 31). — Cette addition, que
l'auteur ajoute en se relisant, est en partie empruntée à une note de la page H^
ci-après. Elle ne saurait entrer dans le texte, sans en interrompre la suite.
3. Var. de l'âme.
4. Var. des os.
5. Var. de la substance.
736 CARÊME DES CARMÉLITES.
vironne : Sperantem autem in Domino inisericordia circum-
dabiti^). Il veut par là que nous entendions qu'il fait, pour
ainsi dire, la garde autour d'eux pour détourner de sa main
les coups qui menacent leurs têtes ; qu'il bride la puissance de
leurs ennemis, et qu'il les met à couvert de tous les insultes (')
du dehors, sous l'aile de sa protection.
Ainsi le premier degré de malédiction, c'est que Dieu
retire des pécheurs cette protection extérieure, et les laisse
par conséquent exposés à un nombre infini d'accidents fâ-
cheux, qui menacent de toutes parts la faiblesse humaine. Je
vous ai déjà fait voir, chrétiens, que Jésus a été réduit à ce
triste état par la volonté de son Père, qu'il s'y est assujetti
\ p. E'\ volontairement en qualité de victime ; et comme ce
que j'aurais à dire sur ce sujet, tomberait à peu près dans le
même sens de ma première partie, pour ne vous point accabler
par des redites dans un discours déjà assez long, je remar-
querai seulement cette circonstance.
C'est que la protection de Dieu sur les justes leur est pro-
mise principalement dans le temps des afflictions ; parce que
Dieu, comme un bon ami, se plaît de faire paraître à ses ser-
viteurs, dans le temps des adversités, la fidélité de ses soins.
De là vient que, lorsqu'il semble les abandonner, il fait luire
sur eux ordinairement, par certaines voies imprévues, qui ne
manque[nt] jamais à sa Providence, quelque marque de sa
faveur (^). Jésus n'en voit pas la moindre étincelle ; si bien
qu'en se plaignant que Dieu le délaisse, dans les termes du
Roi-prophète (''), il pouvait encore ajouter ce qu'il dit en un
autre lieu (') : Ut quid, Domine, recessisti longe ? « O Dieu !
pourquoi vous êtes vous retiré si loin, » qu'il semble que je
vous perde de vue ? Despicis in \_p. F\ opportunitatibus :
Vous, qui vous glorifiez d'être si fidèle, « vous me dédai-
gnez dans l'occasion », lorsque j'ai le plus besoin de votre
secours : Despicis in opportunitatibus. Et quelle est cette
occasion ? In tribulatione ; ô Dieu ! vous me méprisez
« dans l'extrémité de mes angoisses. »
a. Ps., XXXI, 10, — â. Ps., XXI, i. — c. Ibid., IX, 22.
1. Ms. insults. Cf. i" point, p. 721.
2. Var. par quelque voie imprévue quelque marque de sa faveur.
POUR LE VENDREDI-SAINT, 737
Voilà l'état du Sauveur. Mais disons ici en passant aux
enfants de Dieu qui semblent abandonnés parmi leurs
ennuis ('), qu'ils considèrent Ji':sus, qu'ils sachent que Dieu,
cet ami fidèle, ne nous manque jamais aux occasions ():
mais ce n'est pas à nous de les lui prescrire ; elles dé-
pendent de l'ordre de ses décrets, et non de l'ordre des
temps ; il suffit que nous soyons assurés qu'il viendra infail-
liblement à notre secours, pourvu que nous ayons la force
d'attendre.
Après ce mot de consolation que nous devions, ce me
semble, aux affligés, revenons maintenant au Fils de
Dieu, et voyons [/. G^ la divine malédiction qui commence
à pénétrer son intérieur, et le frappe dans les puissances de
l'âme : suivons toujours l'Écriture sainte, et ne parlons point
sans la loi.
J'ai appris de cette Ecriture que Dieu a un visage pour les
justes, et un visage pour les pécheurs. Le visage qu'il a pour
les justes est un visage serein et tranquille, qui dissipe tous
les nuages, qui calme tous les troubles de la conscience ; un
visage doux et paternel, « qui remplit l'âme d'une sainte joie :»
Adiniplebis me lœtitia cuiii viilhc tuo ("). O Jésus! il était
autrefois pour vous : autrefois ; mais maintenant la chose est
changée. Il y a un autre visage que Dieu tourne contre les
pécheurs ; un visage dont il est écrit : Vttlius autem DoJiiini
super facientês mala (^) : « Le visage de Dieu sur ceux qui
font mal : » visage terrible et épouvantable, le visage de la
justice irritée, dont Dieu étonne les réprouvés.
O grâce ! ô rémission ! ô salut des hommes ! que vous coû-
tez à Jésus ! Son Père lui paraît avec ce visage ; il lui mon-
tre cet œil enflammé ; il lance contre lui ce regard terrible,
« qui allume le feu devant soi : » /o'/iù in coiispectii ejus
exardescet ("'). Il le regarde \_p. 7/] enfin comme un criminel,
et la vue de ce criminel lui fait en quelque sorte oublier
son Fils.
a. Ps., XV, II. — b. Ibid., xxxill, 17. — c. Ibid., XLIX, 4.
1. Ce mot, ti'ès énergique au XVI I^ siècle, a été substitué ici à détresses,
effacé.
2. Réminiscence de in opportiiniiatibus, du texte cité plus haut.
Sermons de Bossuet. — III. 47
y^S CARÊME DES CARMÉLITES.
Ah ! si nous pouvions ouvrir les yeux pour considérer ce
visage ! Jésus lui-même en est étonné, parce qu'il porte
l'image d'un criminel ('). Voyez comme il entre aussi dans ce
sentiment, et comme il prend en vérité l'état du pécheur.
Ah ! c'est ici mon salut. Je me plais de m'occuper dans cette
pensée : j'aime à voir que mon Sauveur prend mes senti-
ments, parce que c'est en cette manière qu'il me donne la
liberté de prendre les siens : parce qu'il parle à Dieu comme
un pécheur, ah ! c'est ce qui me donne la liberté de parler
comme un innocent. Je remarque donc, âmes saintes, que
dès le commencement de sa Passion, il ne parle plus à Dieu
qu'en tremblant : lui qui priant autrefois commençait sa
prière par l'action de grâces {^), assuré d'être toujours ouï
pourvu qu'il dît ; lui qui disait si hardiment : « Père, je le
veux (''), » dans le jardin des Olives commence à tenir un
autre langage : « Père, dit-il, s'il est possible : » « Père, si
vous voulez, détournez de moi ce calice : non ma volonté,
mais la vôtre ("). » Est-ce là le discours d'un Fils bien-aimé ?
Eh ! vous disiez autrefois si assurément : « Tout ce qui est à
vous est à moi ; tout ce qui est à moi est à vous ('^). » Il a été
un temps qu'il pouvait parler de la sorte : maintenant [/>. /]
que le Fils unique est caché et enveloppé sous le pécheur,
il n'ose plus lui parler avec cette liberté première ; il prie
avec tremblement ; et enfin, dans la suite de sa Passion, se
voyant toujours traité comme un criminel, ne découvrant plus
aucuns traits de la bonté de son Père, il n'ose plus aussi lui
donner ce nom; et, pressé d'une détresse incroyable, il ne l'ap-
pelle plus que son Dieu : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi
m'avez-vous abandonné ? » Dezis mezcs, Deus meus, \ut gtcid
dereliquisti me] {') ?
Mais la cause principale de cette plainte, c'est que la colère
a./oan., Xl, 41, 42. — è. /où/., xvil, 24. — c. Matth., xxvi, 39 ; Luc, xxii, 42.
— d.Joan., XVII, 10. — e. Matth., xxvii, 46.
I. Var. oublier son Fils. Mon Sauveur en est étonné. Voyez comme il entre...
— A la suite de l'addition marginale qui contient la correction, Bossuet avait
ajouté celle-ci qu'il a ensuite transportée plus haut (/. B), ainsi que nous l'avons
remarqué : « Voyez en l'image et en la peinture ce que c'est qu'un crime réel,
ce que c'est qu'un pécheur véritable. Si in viridi lii^no hœc faciiint, in arido quid
fiet / (Luc, XXIll, 31.)
POUR LE VENDRKDI-SAINT.
739
divine, après avoir occupé toutes ses puissances, avait i)rc)-
duit son dernier effet, en perçant et pénétrant jusqu'au fond
de l'âme. Je n'aurais jamais fini ce discours, si j'entreprenais
de vous expliquer [/>. A'] combien ce coup est terrible. Il suf-
fit que vous remarquiez qu'il n'appartient qu'à Dieu seul
d'aller chercher l'âme jusque dans son centre. Le passage en
est fermé aux attaques les plus violentes des créatures ; Dieu
seul, en la faisant, se l'est réservé ; et c'est par là qu'il la
prend, quand il veut la « renverser par les fondements, »
selon l'expression prophétique : Commovebit illos a fii7ida-
rnenfis {^'). C'est ce qui s'appelle, dans l'Écriture, «briser les
pécheurs : » ( Deiis) coiiteret (eos) ('''). Voyez ici combien il est
terrible de tomber entre les mains du Dieu vivant : c'est pour
cela que Dieu a suivi cette voie de justice. Isaïe l'a dit clai-
rement dans ce beau passage (chapitre lui), qui s'entend de
Jésus-Christ à la lettre : « Le Seigneur l'a voulu briser ; »
Domiims voluit conterere eum t7t infirmitate (^) ; et pour
achever la perfection de son sacrifice, il fallait qu'il fût encore
froissé par ce dernier coup (').
Je ne crains point de dire que tous les autres tourments
de notre Sauveur, quoique leur rigueur soit insupportable,
ne sont qu'une ombre et une peinture, en comparaison des
douleurs, de l'oppression, de l'angoisse que souffre son âme
très sainte, sous la main de Dieu qui la froisse.
\_P. L] De quelle sorte le Fils de Dieu a pu ressentir ce
coup de foudre, c'est un secret profond qui passe de trop
loin notre intelligence : soit que sa divinité se fût comme
retirée en elle-même ; soit que, ne faisant sentir sa présence
qu'en une certaine partie de son âme, ce qui n'est pas im-
possible à Dieu, « qui pénètre C), comme dit saint Paul {''),
jusqu'aux divisions les plus délicates de l'âme d'avec l'esprit,»
elle eût abandonné tout le reste aux coups de la vengeance
a. Sap., IV, 19. — Ms. Evertam illos a fundametttis . - b. Job., xxxiv, 24. —
Le texte véritable est : Conteret multos. — c. h., lui, 10. — d. Hebr., iv, 12,
I. Rédaction très confuse au manuscrit. Bossuet plaçait d'abord les proposi-
tions dans l'ordre inverse, avec les variantes suivantes : <^ Dominus contetet eos;
et pour donner la perfection au sacrifice que devait le divin JÉSUS à la justice
divine, il fallait qu'il fût encore froissé de ce dernier coup. Isaie... »
3. Var. dont la vertu pénétrante va...
740 CAREME DES CARMÉLITES.
divine ; soit que, par quelque autre miracle inconnu et incon-
cevable aux mortels, elle ait trouvé le moyen d'accorder
ensemble l'union très étroite de Dieu et de l'homme, avec
cette extrême désolation où l'homme Jésus-Christ a été
plongé sous les coups redoublés et multipliés de la vengeance
divine: quoi qu'il en soit, et de quelque sorte que ce soit
accompli un si grand mystère en la personne de Jésus-Christ,
toujours est-il assuré qu'il n'y avait que le seul effort d'une
détresse (') incompréhensible, qui pût arracher du fond de
son cœur cette plainte [/. J/] étrange qu'il fait à son Père :
Ut qiiid dereliqiiisti vie (") ?
Le croirions-nous, chrétiens, si l'Ecriture divine ne nous
l'apprenait, que pendant cette guerre ouverte qu'un Dieu
vengeur faisait à son Fils, le mystère de notre paix se négo-
ciait ? On avançait pas à pas la conclusion d'un si grand
traité; et « Dieu était en Christ, se réconciliant le monde ('''). »
Comme on voit quelquefois, dans un grand orage : le ciel
semble s'éclater et fondre tout entier sur la terre ; mais en
même temps qu'il se décharge (-), il s'éclaircit peu à peu,
jusqu'à ce qu'il reprend enfin sa première sérénité, calmé et
apaisé, si je puis parler de la sorte, par sa propre indignation :
ainsi la justice divine, éclatant sur le Fils de Dieu de toute
sa force, se passe peu à peu [/. tV] en se déchargeant ; la
nue crève et se dissipe ; Dieu commence à ouvrir aux enfants
d'Adam cette face bénigne et riante (^) : et par un retour
admirable (*), qui comprend tout le mystère de notre salut,
pendant qu'il frappe sans miséricorde son Fils innocent pour
l'amour des hommes coupables, il pardonne sans réserve aux
hommes coupables pour l'amour de son Fils innocent.
Mais c'est que {f) sa rigoureuse justice fut si fortement
combattue par le F^ils de Dieu, qu'il fallut enfin qu'elle se
rendît, et qu'elle laissât emporter le ciel à une si grande
a. Marc, XV, 34. — Ms... me derdiquisti ? — b.W Cor., V, 19.
1. Var. d'une angoisse.
2. Mot souligné, mais non remplacé. Il ne satisfaisait qu'imparfaitement
l'auteur.
3. Var. et tranquille
4. Var. par un heureux retour.
5. Var. Mais aussi.
POUR LE VENDREDI-SAINT. 74 I
violence. O ciel, enfin tu nous es ouvert : nous [ne] sommes
plus des bannis, chassés honteusement de notre patrie (').
C'est ici qu'il faut lire notre instruction : car nous avons aussi
à conquérir le ciel ; mais il faut l'attaquer (^) par les mêmes
armes.
Le Sauveur s'est donc servi de deux sortes d'armes con-
tre la sévérité de son Père : la contrition et l'obéissance. Car
comme elle avait pour objet le péché des hommes, et [qu' ]il
fallait en détruire la coulpe et la peine, il a opposé à la coulpe
une douleur immense des crimes : Magna est vehit viare
coiitritio tua (") ; et satisfait à la peine par une obéissance
infatigable, déterminée à tout endurer. Disons l'un et l'autre
en peu de paroles : c'est la moralité de ce discours.
\P. 0~\ Je dis premièrement, chrétiens, que se trouvant
chargé, investi, accablé des péchés du monde, il les envisage
tous en détail ('); il les pèse à cette juste balance de sa divine
sagesse ; il les confronte aux règles immuables, dont elles
violent l'équité par leur injustice ; et pénétrant profondé-
ment (^) leur énormité par l'opposition au principe (5), il gé-
mit sur tous nos désordres, avec toute l'amertume que cha-
cun mérite. i\h ! disait autrefois David : Coiiiprehenderiuit
me inigtiitates meœ,... vudtiplicatœ stmt super capillos capitis
viei ; et cor iiieîim dereliqiiit me {^') : « Mes iniquités m'ont
saisi et environné de toutes parts, elles se sont multipliées plus
que {^) les cheveux de ma tête ; » et pendant que je m'ap-
plique à les déplorer (^), « mon cœur tombe en défaillance, »
ne pouvant fournir à tant de larmes. Que dirais-je donc main-
tenant de vous, ô cœur du divin Jésus, environné et saisi
par l'infinité de nos crimes .-* Où avez-vous pu trouver place
à tant de douleurs qui vous percent, à tant de regrets qui
vous déchirent }
a. Thren., il, 13. b. Ps., xxxix, 13.
t. Bossuet s'était d'abord contenté d'écrire cette no/e marginale : «Quelques
affections vers le ciel. »
2. Var. l'attaquer et le forcer par les mêmes armes.
3. Var. en particulier.
4. Vcxr. connaissant parfaitement.
5. Edit. aux principes. — Ce pluriel fausse le sens.
6. Var. par dessus les cheveux.
7. Var. regretter.
742 CARÊME DES CARMÉLITES.
[P.P] En unité de cette douleur par laquelle le Fils de Dieu
déplore nos crimes, brisons nos cœurs devant lui, par l'esprit
de componction. Car qu'attendons-nous, chrétiens, à regret-
ter nos péchés ? Jamais nous n'en verrons l'horreur plus à
découvert que dans la croix de Jésus. Dieu nous a voulu don-
ner ce spectacle de la haine qu'il a pour eux, et delà rigueur
qu'ils attirent, afin que, les voyant si horribles en la personne
du Fils de Dieu ('), oi^i ils ne sont que par transport, nous
puissions comprendre par là quels ils doivent être en nos
cœurs, dans lesquels ils ont pris naissance. Çà donc ! ô péché
régnant ! ô iniquité dominante ! que je te recherche aujour-
d'hui dans le fond de ma conscience. Fst-ce un attachement
vicieux ? est-ce un désir de vengeance ? une inimitié invété-
rée ? O vengeance ! oses-tu paraître, quand Jésus outragé à
l'extrémité demande pardon pour ses ennemis ? Vous le
savez, je ne le sais pas ; mais je sais [que], tant que vous la
[^. Q^^ laisserez régner dans vos cœurs, le ciel, toujours d'ai-
rain sur vos têtes, vous sera fermé sans miséricorde ; et au
contraire, que la justice divine, toujours inflexible et in-
exorable, ouvrira sous vos pas toutes les portes de l'abîme.
Renversez donc aujourd'hui ce règne injuste et tyran-
nique : donnez cette victoire à Jésus-Christ; qu'il brise une
liaison mal assortie ; qu'il renoue une rupture mal faite; que
sa croix emporte sur vous cet attachement, ou cette aversion
criminelle ; délivrez-vous de sa tyrannie par l'effort d'une
contrition sans mesure. Le Fils de Dieu commence à
gémir ; suivez et sanctifiez votre repentir par la société de
ses douleurs.
Mais pour surmonter tout à fait la justice de Dieu son
Père, il s'arme encore de l'obéissance : sur quoi je vous dirai
seulement ce mot, car il est temps de conclure, que ce qu'il y
a de plus important pour contenter la justice, c'est l'accepta-
tion volontaire de tous les supplices. C'est la pratique de
l'obéissance [p-R'] d'adorer la justice de Dieu, non seulement
en elle-même, mais dans son propre supplice. Deus, Deus
meus, qimre me dereliquisti ? C'est la plainte du délaisse-
ment ; mais il confesse en même temps qu'il est équitable :
I. Var. dans le Fils de Dieu.
rOUR LE VENDREDI-SAINT. 743
Longe a sainte mea verba delictoriini ?Heorum (") : Mes pé-
chés l'ont bien mérité, [les péchés des hommes] qui sont
devenus les miens par transport. C'est pourquoi, dès le com-
mencement de sa Passion, il ne parle plus de son innocence;;
il ne songe qu'à porter les coups. Ainsi s'étant al)aissé infini-
ment davantage (') qu'Adam ni tous ses enfants n'ont été
rebelles, il a réparé toutes les injures par lesquelles ils
déshonoraient la bonté de Dieu. La justice divine s'est enfin
rendue, et a ouvert toutes les portes de son sanctuaire.
« Ayant donc (') cette confiance de pouvoir entrer dans
le sanctuaire, ayant cette voie nouvelle que le Fils de Dieu
nous a ouverte, je veux dire sa sainte chair, qui est la pro-
pitiation de nos crimes, » suivons, mes frères, après Jésus-
Christ ; mais il faut combattre aussi bien que lui contre la
justice. Mais n'est-ce pas assez qu'il l'ait désarmée et qu'il
ait porté en lui-même tout le fardeau de ses vengeances ? Ne
croyez pas qu'il ait tant souffert pour nous faire aller au ciel à
notre aise. \_P. 6"] Il a soutenu tout le grand effort pour payer
nos dettes ; il nous a laissé de moindres épreuves, mais néan-
moins nécessaires pour entrer en conformité de son esprit, et
être honorés de sa ressemblance.
Approchons du sacrement de la pénitence avec un esprit
généreux, résolus de satisfaire à la justice divine par une
pénitence ferme et vigoureuse. Le concile de Trente (') :
[La] satisfaction nous doit rendre conformes à Jésus cru-
cifié. Mon Sauveur, quand je vois votre tête couronnée
d'épines, votre chair déchirée, votre corps tout couvert (*)
de plaies, votre âme percée de tant de douleurs ; je dis
aussitôt en moi-même : Quoi donc ! une courte prière, ou
quelque légère aumône, ou quelque effort médiocre sont-ils
capables de me crucifier avec vous ? Ne faut-il point d'autres
a. Fs., XXI, 2.
1. Bossuet préfère cette forme à infiniimntplus, qu'il efface.
2. Le latin en note marginale : Habentes...fid7iciamin introt tu sanctoruin in
sanguine Christi, quam initiavit nobis viam novam et vii'cnteni per vclainen, id
est, carneni siiam... accedamiis cutn vero corde in plenitudine fidei. (Hebr., x,
19-21).
3. Cette fin n'est qu'esquissée.
4. Var. Votre chair toute déchirée... — En face de ce passage, l'auteur note
l'intention de reprendre dans le r^ point (p.13) la description de JÉSUS en croix.
744 CARÊME DES CARMÉLITES.
clous \_p. T] pour percer mes pieds, qui tant de fois ont
couru aux crimes, et mes mains qui se sont souillées par
tant d'injustices ? Que si notre délicatesse ne peut plus
supporter les peines du corps que l'Eglise imposait autre-
fois par une discipline si salutaire, récompensons-nous sur
les cœurs : ne sortons point les yeux secs de ce grand
spectacle du Calvaire. « Tous ceux qui assistaient, dit saint
Luc, s'en retournaient frappant leurs poitrines : » Percii-
tientes pectora stta revert ebaiihtr {^). Jésus-Christ mourant
avait répandu un certain esprit de componction et de péni-
tence (')... Qu'il ne soit pas dit, chrétiens, que nous soyons
plus durs que les Juifs. Faisons retentir tout le Calvaire
de nos cris et de nos sanglots ; pleurons amèrement nos
iniquités, irritons-nous saintement contre nous-mêmes; rom-
pons tous ces indignes commerces ; quittons cette vie mon-
daine et licencieuse ; mourons enfin au péché avec Jésus-
Christ : c'est lui-même qui nous le demande.
Ecoutez ce grand cri (') qu'il fait en mourant, qui étonne
le centenier qui le garde, qui arrête tous les yeux des
spectateurs, qui étonne toute la nature, et que le ciel et
la terre écoutent par un silence respectueux. Jésus qui n'a
jamais cessé d'exhorter les hommes à se repentir de leurs
crimes, jusqu'à l'extrémité de son agonie, ramasse ses forces
épuisées : il fait un dernier effort, lui dont le cri a été
ouï du Lazare jusqu'au tombeau : Atidient vocem Filii Dei ;
et qui atidierint, vivent ('''). C'est qu'il vous invite à la
pénitence : il vous avertit de sa mort prochaine, afin que
vous mouriez avec lui. Il va mourir, il baisse la tête, ses
yeux se fixent, il passe, il expire : [/>. U'\ c'en est fait : il a
rendu l'âme. Eh bien ! sommes-nous morts avec lui ? Allons-
nous commencer une vie nouvelle par la conversion de nos
mœurs '^ Puis-je l'espérer, chrétiens ? Quelle marque m'en
a. Luc, XXHI, 48. — b. Joan., v, 25.
1. Note marf^inale : Saisissement. • — Et plus bas : Dieu vengera sur nous la
mort de son Fils.
2. Attire rédaction, esquissée à la fin du manuscrit (p. 21) : << Cri du Fils de
Dieu : Lazare, veni foras. Kn mourant, la voix qui invite : le cri qui fait le dernier
effort. Après suivra le rugissement du lion : cri de menace : Quis docebit vos
fjii^ere,.. Cri d'exhortation, cri d'invective, etc. »
POUR LE VENDREDI-SAINT.
745
donnerez-voLis ? Ah ! ce n'est pas à moi qu'il la faut donner;
donnez-la au Sauveur Ji':sus, qui vous la demande. Ne sor-
tez point de ce temple sans lui confesser vos péchés dans
l'amertume de vos cœurs ; entrez dans les sentiments de sa
mort par les douleurs de la pénitence, et vous participerez
bientôt au bonheur de sa résurrection glorieuse. Aiiu-n.
I
I
'^^^^'^^^'A'^^^^^.^.^*».^^
w
CAREME DES CARMELITES.
Pour le JOUR de PAQUES {').
17 avril 1661.
Ce sermon, ou plutôt cette belle esquisse, était des plus difficiles à
ordonner. La rédaction est extrêmement rapide ; les lapsus abon-
dent. L'auteur, au lieu de s'attarder à les corriger, jette ensuite en
marge des additions, dont il ne marque presque jamais la place.
Quelques-unes de ces notes marginales sont de simples réflexions,
d'autres sont comme des titres résumant des alinéas entiers. Çà et là
des remaniements sont indiqués par des chiffres, dont la correspon-
dance ne se trouve pas toujours sans peine.
Nous avons souvent reconnu, dans l'interprétation de ces difficul-
tés, la sagacité de Deforis, aussi bon lecteur, pour l'ordinaire, qu'il
était mauvais critique. Si nous avons pu améliorer son texte, ce n'a
pas été sans avoir préalablement profité du secours qu'il nous appor-
tait pour notre tâche. Beaucoup de différences proviennent d'ail-
leurs de remaniements plus récents (1666) : nous les indiquons en
note ; nos prédécesseurs les introduisaient dans le texte de i66r.
Sommaire. Pàçues. Temple.
(Premier point.) Homme, temple de Dieu, grand monde dans le
petit monde, grand temple dans le petit temple (p. 4, 5, 6).
Cœur, autel dédié à Dieu avec cette inscription : Au Dieu vivant !
(p. 9).
Deux sortes des conversions fausses (p. 10, 11, 12, 13). Lacerata
est lex, et no7i pervenit ad finem jiuiiciiim. — Conversion imparfaite.
Notez (p. 14).
(Second point.) C'est l'amour qui donne un dieu à un cœur (p. I,
II). — Dédicace du temple.
Cantique de l'homme nouveau (p. m, iv,v, etc.) Alléluia (ibid.)
Sanctification et renouvellement du corps. Corps consacré à Dieu.
Tertullien : Sequitur animam nnbentem Spiritui caro, ut dotale man-
cipinm (p. Vil).
Pudicité, prêtresse (') et gardienne du temple (p. x). — Nous
sommes un temple : respect (3) en nous-mêmes. Silence. Prières.
1. Mss.., 12824, f- 40-62. In-4", avec marge.
2. Correction de 1666. Bossuet relit alors le sommaire aussi bien que le ser-
mon. Il efface : « sacristine du temple, » qu'il avait écrit lors de la rédaction des
sommaires, c'est-à-dire quand il préparait le Carême du Louvre (1662).
■\. Lâchât : Recueillons nous en nous-mêmes.
POUR LE JOUR DE PAQUES. 747
In templo vis orare ? in te ora. — Sempcr orare, car nous sommes
toujours dans un temple (p. Xl).
( Troisième point.) Renouvellement perpétuel (p. A, lî, C, etc.) —
Toujours reparer notre (') temple (p. C). — Dans notre renouvel-
lement quelque marque delà ruine (p. C, D).
Virtns in injirinitaîe perficitîir (p. E, F, G, II, I, etc.).
Artifices de l'Époux céleste pour se faire aimer (p. K),
In quo omnis œdificatio
construcia cresàt in templum
sanctum in Domino.
Tout édifice construit en
JÉSUS -Christ s'élève (')
comme un temple sacré C)
en Notre Seigneur (■•).
{Ephes., II, 21.)
IL y cl cette différence entre la mort des autres hommes
et celle de Jésus-Christ, que celle des autres hommes
est singulière, et celle de Jésus-Christ est universelle : c'est-
à-dire, que chacun de nous est obligé à la mort, et qu'il ne
paye en mourant que sa propre dette; il n'y a que le Fils de
Dieu qui soit mort véritablement pour les autres, parce qu'il
ne devait rien pour lui-même : et de là vient que sa mort,
nous regardant tous, est d'une étendue infinie. « Mais comme
il est le seul, dit saint Léon, en qui tous les hommes sont
crucifiés, en qui tous les hommes sont niorts, il est aussi
le seul en qui tous les hommes sont ressuscites : » Cutn inter
fiiios horniintin sohis Dominus \nostei'^J esus \extiterit\ in qiio
\o)ii7ies crucijixi^ oiiines inortui, oinnes sepulti, omnes etiam
sint suscitati (^) ; si bien que si nous sommes entrés avec lui
dans l'obscurité de son tombeau, nous en devons aussi sortir
avec lui, avec une splendeur toute céleste ; et ce tombeau
a. De Passion. Doinin. Serm. XII, cap. III. — Ms. unus Domittus Jésus.,...
sint etiain suscitati (dans cette célèbre épître au grand Flavien). Erreur de
mémoire.
1. Lâchât : un temple. — De même plus loin : Dans un renouvellement. —
Des abréviations très usitées n'ont pas été comprises.
2. Var. croît.
3. Var. (i'« rédaction, f. 43, en tête du second exorde): comme un saint temple.
4. Deforis ajoute : « \'ous êtes bâtis sur le Fils de Dieu, pour être un temple
de Dieu en esprit. » Et plus haut : in quo et vos coœdijicamitii... Tout cela est un
premier texte auquel Bos&i.iet renonce, et qu'il efface.
748 CARÊME DES CARMÉLITES.
nous doit servir, aussi bien qu'à lui, comme d'une seconde
mère, pour nous engendrer de nouveau à une vie immor-
telle.
C'est à cette sainte nouveauté de vie que j'ai à vous ex-
horter en ce jour que le Seigneur a fait : et il a même semblé
à saint Grégoire de Nazianze (") que ce n'était pas sans
providence que cette fête solennelle du renouvellement des
chrétiens se rencontre dans une saison oi^i tout l'univers se
renouvelle ; afin que non seulement tous les mystères de la
o-râce, mais encore tout l'ordre même de la nature concourût
à nous exciter à ce mystérieux renouvellement ('). Dans ce
concours universel de tant de causes à prêcher la nouveauté
chrétienne, pour consommer un si grand ouvrage il ne nous
reste plus, âmes saintes, que de demander à Dieu son
son Esprit nouveau par l'intercession de Marie. Ave.
[P. ij Le Fils de Dieu toujours véritable accomplit
aujourd'hui (^), messieurs, ce qu'il avait prédit aux Juifs infi-
dèles en des termes mystérieux, dont ils n'avaient pas
entendu le sens, et qu'ils avaient pris pour un blasphème :
« Renversez ce temple, leur avait-il dit, et je le redresserai
en trois jours : » In tribus diebics excitabo illud (^). « Il
voulait parler, dit l'évangéliste (''), du temple sacré de son
corps ; » temple vraiment saint et auguste, construit par
le Saint-Esprit, consacré d'une huile céleste par la plé-
nitude des grâces, et « dans lequel la divinité habitait
corporellement ('^). » Les Juifs, violents et sacrilèges, avaient
non seulement profané, mais abattu et désolé (^) ce saint édi-
fice ; et('*) il n'était pas juste que l'ouvrage du Saint-Esprit
fût détruit et aboli par des mains profanes. Aujourd'hui {f) ce
temple sacré, qui, tout gisant (-) qu'il était dans un sépulcre,
a. Orat. XLUI, n. 23 {Ninic XLIV, n. 12). — b. Joan., Il, 19. — c. Ibid., 21. —
d. Coloss., n, g.
1. Bossuet note au crayon, en bas de page, ce texte grec, récrit à la plume en
1666 : "Eap y.otTij.'.y.ôv, È'ap -v£U|j.aTixôv, ea^v ■W/'v.c,, zcicj awu.aa'v, Èao ôp.o'jîJ.îvov, sap
àopaTov. (Greg. Naz., Ora/. 3.) — Lisez Orai. XLUI.
2. Addition de 1666 : * fidèlement... ce qu'il avait prédit * autrefois...
3. Var. ruiné ce bel édifice.
4. Var. mais l'ouvrage du Saint-Esprit ne peut pas être aboli par...
5. Addition: * Aussi aujourd'hui... (1666).
6. Var. * abattu (1666;.
rOUR LE JOUR DE PAQUES. 749
portait toujours en lui-même un principe de vie immor-
telle ('), se relève sur ses propres ruines, plus auguste et
plus majestueux (■) qu'il ne fut jamais : si bien que nous lui
pouvons appliquer ce qui fut dit autrefois du second temple
de Jérusalem : Magna ei'it gloria donius istius novissimcc
plus quaiii primœ (") : « La gloire de cette seconde maison
sera plus grande que de la première. »
Le renouvellement de ce temple, que l'Église (*) célèbre
aujourd'hui par toute la terre avec tant de joie, m'a fait pen-
ser, chrétiens, que nous avions aussi un temple à renouveler.
C'est nous-mêmes qui sommes les temples du Saint-Esprit :
si bien que vous devant parler aujourd'hui de la nouveauté
chrétienne, par laquelle nous devons nous rendre semblables
à jÉsus-CiiRiST ressuscité, j'ai cru vous la devoir proposer
comme un saint renouvellement du temple de Dieu en nous-
mêmes ; et c'est pourquoi j'ai choisi pour texte les paroles du
saint Apôtre qui nous oblige à bâtir sur Jésus-Christ, pour
faire de nous une maison sainte que Dieu consacre par sa
présence : In quo et vos coœdificamini\in habitacnlum Deiin
Spirihi] [f).
Saint Augustin, mes sœurs, nous a donné une belle idée
de ce renouvellement intérieur (^), lorsqu'il dit {'') que nous
devons nous renouveler comme un temple ruineux (^) qui
aurait autrefois servi aux idoles, et que l'on voudrait con-
sacrer au Dieu vivant (^). Ce que saint Augustin a dit en pas-
sant, dans le troisième sermon de r Apôtre, je prétends, chré-
a. Ago;.^ n, 10. — b. Senti. CLXni, n. 2. — C'est le troisième sennofi des
paroles de l Apôtre., comme Bossuet dira tout à l'heure.
1. Var. de * résurrection (1666).
2. Var. plus glorieux. — Autre, de 1666 : plus * magnifique.
3. Mot récrit en 1666.
4. En 1666, Bossuet ne pourra plus conserver cette phrase, car le texte sera
devenu : Solvite templuin hoc, et in tribus diebus excitabo il lied. 11 corrige donc :
« ...et * il me semble que saint Augustin nous en donne une belle idée au Sermon
ni des paroles de P Apôtre. » — Deforis a eu du moins le bon goiàt de ne point
faire entrer cette correction dans son texte. Lâchât, pour faire autrement, a fait
pis en cet endroit.
5. Var. spirituel.
6. Var. comme un vieux temple. — Edit. comme un vieux temple ruineux.
7. Édit. * véritable. — C'est la correction de 1666.
750 CARÊME DES CARMÉLITES.
tiens, si Dieu le permet, l'approfondir aujourd'hui et en faire
tout le sujet de mon discours.
Pour le renouvellement de ce temple, il y aurait, ce me
semble, trois choses à faire. Il faudrait en premier lieu ('),
chrétiens, non seulement renverser toutes les idoles, mais
abolir toutes les marques du culte profane : il faudrait secon-
dement (') le sanctifier, et en faire la dédicace par quelque
mystérieuse cérémonie, par laquelle il fût consacré à un
meilleur usage : enfin, comme nous avons supposé qu'il est
ruineux et caduc, il faudrait entretenir (^) avec soin ses bâti-
ments ébranlés, et le visiter souvent ('*) pour y faire les ré-
fections {') nécessaires (^).
Cœur humain, vieux temple d'idoles, que nous voulons
renouveler aujourd'hui pour le consacrer à notre Dieu, tu as
été profané par le culte immonde des fausses divinités (^) :
il faut en effacer tous les vestiges (^). Etant purgé sainte-
ment de toutes ces marques honteuses {^), nous consacrerons
[p. 4] toutes tes pensées en les appliquant dorénavant à un
plus beau culte, qui sera le culte de Dieu, Mais comme tu
es un édifice antique et imparfait, que la vieillesse du pre-
mier homme toujours ('°) inhérente à tes fondements a rendu
caduc, nous te visiterons avec soin pour te soutenir (") et
même t'accroitre, jusqu'à ce que la main de ton architecte
te donne enfin dans le ciel la dernière perfection. Voilà,
messieurs, trois choses importantes (") à quoi nous oblige le
1. Vur. avant toutes choses non seulement renverser...
2. Var. ensuite.
3. Correction de 1666 : * soutenir.
4. Var. visiter * avec soin (1666).
5. Correction : * réparations (1666).
6. yi^<^z7/(;«.- * afin que le mystère de Dieu s'y célèbre décemment et avec
une religieuse révérence (1666).
7. Addition inachevée (au crayon) : « autant que tu as servi à tes passions, au-
tant tu... » — Résumé ainsi en 1666 : * « autant de passions, autant d'idoles. »
8. Correction: effacer tous les vestiges * de ce culte irréligieux (1666).
9. Ce mot est de 1666. Nous ne croyons pas cependant devoir rétablir le mot
^x\\ri\\:\i (impures), que l'auteur cette fois a formellement effacé.
10. Additions (1666) : du premier homme * est attachée bien avant, pour ainsi
parler, au comble, aux murailles, (nous te visiterons...)
11. En 1666: * et réformer tous les jours ta vieillesse caduque et ruineuse.
12. Var. Voilà, messieurs, <\ quoi.,.
POUR LE JOUR DE PAQUES. 75 1
renouvellcinent intérieur (juc je vous prêche : et c'est {') ce
qui fera le partage de ce discours.
PREMIER POINT.
Si notre cœur, chrétiens, a été un temple d'idole[s]. il
n'avait pas été bâti pour ce dessein (^) par son premier fon-
dateur ; Dieu, qui l'avait formé (^) de ses propres mains, l'a-
vait érigé (■*) pour lui-même. Car ayant bâti l'univers pour être
le temple de sa majesté, il avait mis l'homme au milieu,
comme un petit monde dans le grand monde, comme un
[p.5] petit temple dans le grand temple; et il avait résolu d'y
faire éternellement sa demeure. Mais je ne parle pas assez
dignement de la grandeur de ce temple. Il est vrai que les
philosophes ont appelé l'homme le petit monde ; mais le
théologien d'Orient, le grand saint Grégoire de Nazianze ("),
corrige cette pensée, comme injurieuse à la dignité de la
créature raisonnable : au lieu que les philosophes ont dit
que l'homme est un petit monde dans le grand (^), ce saint
évêque, mieux instruit (^) des desseins de Dieu pour celui
qu'il a fait à son image, dit qu'il est «un grand monde dans
le petit monde {'') ; » voulant nous faire comprendre que
l'esprit de l'homme étant fait pour Dieu, capable de le
connaître et de le posséder, était par conséquent plus grand
et plus vaste que la terre, ni que les cieux, ni que toute
la nature visible (^).
Selon cette belle idée de saint Grégoire, ne puis-je pas
a. Orat. XXXVII, n. 17.
1. Résumé (1666) : * Il faut premièrement purger notre temple ; ensuite le
consacrer, et enfin le garder, l'entretenir {var. et enfin l'entretenir et le réparer
tous les jours).
2. Correction de 1666. Elle rtvcv(t\?icç. poiir cela (effacé).
3. Var. * qui nous a construit[s]... (1666).
4. Var. * formé (1666).
5. Addition: dans le grand * monde (1666).
6. Ce mot est de 1666, pour faire disparaître une incorrection : « mieux
éclairé àts desseins... » (effacé).
7. En marge, le texte grec : ï'-îoov xojaov Èv ;j.'."/.pôj aÉ-'av. Lâchât l'introduit
dans le discours ; mais rien ne prouve que Bossuet ait eu dessein de le réciter.
Deforis le remplaçait par une traduction latine.
8. Lâchât fait disparaître cette syntaxe curieuse, que Deforis avait conservée.
En 1666, Bossuet n'y avait rien changé. Cf. Négatives, dans l'Introduction du
t. P', p. XLVI.
752 CARÊME DES CARMÉLITES.
dire aussi, chrétiens, que l'homme était un grand temple dans
le [p. 6] petit temple, parce qu'il est bien plus capable de
le contenir que toute l'étendue de l'univers ? Si le monde
le contient comme le fondement qui le soutient et comme le
moteur interne qui l'anime ('), il est outre cela dans l'homme
comme l'objet de sa connaissance et de son amour ; et pour
tout dire en un mot, [il est] en lui comme son principe,
comme sa véritable félicité.
L'homme est donc dans son origine le temple de Dieu ('),
et il mérite beaucoup mieux ce nom que le monde. Toute la
nature s'assemble en lui (3), afin que tout l'univers loue Dieu
en lui comme dans son temple. C'est pourquoi le même saint
Grégoire de Nazianze (") l'appelle excellemment «adorateur
mixte (•*) ; » si bien qu'il n'est pas seulement le temple, il est
l'adorateur de Dieu pour tout le reste des créature[s] : Pro eo
qtiod nosse non possnnf, qnasi innotcscere velle videntur (''') :
[p.;] pour l'inviter à rendre à Dieu l'hommage pour elle[s] (-);
si bien qu'il n'est le contemplateur de la nature visible
que pour être le prêtre et l'adorateur de la nature invisible
et intellectuelle.
Qui pourrait vous dire combien la capacité de ce temple
a été accrue dans le saint baptême, [p. 8] où nous étions de-
venu[s] le temple de Dieu par une destination plus particu-
n. Orat. XXXVIII, n. 17. — b. S. Aug., De Civit. Dei, lib. XI, cap. XXVII. —
M s. Cum cognoscere non possint, çuasi innotescere velle videntur.
\. Cette page est surchargée d'additions marginales, principalement en face
de ce passage. Deforis les recueille pieusement, et il fait bien : mais il entreprend
de tout insérer dans le texte, en y ajoutant çà et là un petit mot nécessaire à la
suture. De là des redites bizarres, et une interminable queue de phrase, après
que l'auteur avait prétendu « tout dire en un mot. » — Voici par ordre ces notes
marginales, idées indiquées, sans développements définitifs : « Il y habite par
son essence et par sa puissance ; en l'homme par la connaissance et par la grâce.
Comme créateur, comme sanctificateur. Non comme une chose matérielle. Dieu
est contenu en nous par la communication de ce qu'il est. »
2. Note marginile (tracée avant celles qu'on vient de lire) : « Dieu habite en
nous par la participation de ses dons, par la communication de ses attributs. »
3. Var. Il est le temple au contraire où toutes les créatures semblent (/''■ ré-
daction: de toutes les créatures qui semblent) être ramassées en lui, afin... —
En marge, (résumé) : « Temple, lieu d'assemblée. >
4. En marge : T:poTxuvï)xr,v ij.'.xtov, que Deforis remplace par la traduction la-
tine : mixtum adoratorem, en l'introduisant dans le corps du discours.
5. Bossuet avait d'abord écrit plus haut : « tout le reste de la nature. » D'où
la présence du singulier au manuscrit.
I
POUR LE JOUR DE PAQUES. 733
lière ? Jésus-Chkist, souverain pontife, nous avait consa-
cré[s] par son sang ('). Dieu qui nous remplissait comme
créateur, [nous remplit] comme sanctificateur (-) : union très
intime de chef et de membre.
Telle 0 est la dignité naturelle de notre institution : mais
ô prêtre et adorateur du Dieu vivant, faut-il que tu aies don-
né de l'encens {') aux fausses divinités ! 6 prêtre du sang de
Lévi, [f^uit-il] que tu aies sacrifié à Baal ! O temple du Dieu
du ciel, [faut-il] que tu sois devenu un temple d'idoles! faut-
il que ce cœur, que Dieu a consacré pour être son autel, ait
fumé de l'encens qui se présentait à tant de fausses divinités,
et que cette abomination de désolation se soit trouvée dans
le lieu saint !
Et toutefois (5) il n'y rien de plus véritable. Cet encens,
ce sont les désirs f^). Cette idole, je ne l'ose dire ; mais je
dirai seulement : Partout oii se tourne le mouvement de nos
cœurs, c'est là la divinité que nous adorons. Ézéchiel, viii :
« Je vis le temple et le sanctuaire, et je m'aperçus, chose
abominable! que chacun y érigeait son idole {^) :» Idolum
zeli..., plangentes Adonideni i^) : « [IlsJ tournaient le dos au
sanctuaire, et adoraient le soleil levant, » la fortune : Dorsa
habeiites contra tempbnn Domini, et faciès ad orient cm, et
adorabant ad ortum solis (''). La fortune : ils courent au pre-
mier rayon, pour être les premiers [p. 9] à rendre leurs
a. Esech., vni, 5, 14. — b. Ibid., 16.
r. Note marginale (1666) : * Confirmation, huile sacrée. La croix sur le fron-
tispice. L'Eucharistie dans le tabernacle.
2. Var. maintenant comme Sauveur.
3. L'auteur se perd lui-même ici dans les remaniements indiqués par des chif-
fres. Il est indispensable de passer de i à 3, non à 2. Celui-ci semble avoir été
mis dans l'intention de continuer d'abord par cette phrase effacée : <<: Cependant
ce temple baptisé s'est encore donné aux idoles. » — Au lieu de cela, retour à la
page 7.
4. Corrections à la sanguine (1666) : * faut-il que tu aies fiéchi le genou devant
Baal... (que tu aies sacrifié) aux faux dieux des incirconcis et des Philistins !
5. Retour à la page 8.
6. Première rédaction, employée en redites par les éditeurs : « Ce temple bap-
tisé s'est encore donné aux idoles (effacé), à qui nous donnons de l'encens. L'en-
cens, le désir. Le parfum que Dieu aime, c'est le désir. »
7. Note marginale (1666) : * Une épaisse fumée s'était élevée de toutes parts,
Voy. Serm. ConsepuUi, p. 11. — (Cf. ci-dessus, p. 404.)
Sermons de Bns-iuet. — HI. 48
754 CARÊME DES CARMÉLITES.
vœux ('). Parmi tant de profanations, on a effacé ce titre
auguste gravé au-dessus de l'autel, et du propre sang de
Jésus-Christ : «Au Dieu vivant. » Et quel nom a-t-on mis
en la place ? Des noms profanes, desquels le Seigneur avait
dit qu'ils ne devaient pas seulement paraître dans son sanc-
tuaire (").
Entrer dans l'esprit d'Élie, c'est le père de cette mai-
son (^), pour renverser toutes ces idoles : Zelo zelatiis stivi pro
Domino Deo exercituum ('''). Quoi ! sur son propre autel,
sacrifier aux idoles ! Allons avec le feu du ciel consumer
l'idole (^) ; que Dagon tombe et se brise (■*) devant la majesté
du Dieu d'Israël (').
Vous l'avez fait, chrétiens, en cette sainte journée : quel-
fju'un aurait-il eu le cœur, assez dur pour n'avoir pas renversé
toutes ces idoles dans le tribunal de la pénitence ? Je le pré-
sume ainsi de ceux qui m'écoutent : ils sont morts au péché
avec Jésus-Christ, pour ressusciter à la grâce. [P. lo] Ce
tribunal de la pénitence était comme le tombeau : je ne crois
pas que vous [soyez] sortis du tombeau if) comme des
spectres et des fantômes, vains simulacres de vivants, qui
n'ont que la mine et l'apparence, mais qui n'ont ni la vie ni le
cœur;... mouvements artificiels et appliqués par le dehors.
Sortis comme Jésus-Christ, avec Jésus-Christ, tout pleins
de la vie de la grâce. Mais achever d'imiter la résurrection
de Jésus. Il a quitté en ressuscitant toutes les marques de
mortalité ; voyez son corps lumineux, etc. i^).
Pour achever le renouvellement de ce temple, il faut ôter
toutes les marques et tous les vestiges de l'idolâtrie. J'ai
souvent observé, messieurs, en considérant en moi-même le
a. Thren., i, lo. — b. \\\ Reg.^ xix, lo. -- c. I Reg., v, 4.
1. Addition: * à la fortune naissante (1666).
2. Ces paroles avertissaient les éditeurs d'assigner ce sermon au Carême des
Carmélites.
3. Correction: consumer * Baal (1666).
4. Addition : se brise * encore une fois (1666).
5. Var. [je crois] que vous n'êtes pas... — Les éditeurs corrigent peu correc-
tement : Je n"e crois pas que vous n'êtes sortis du tombeau que comme des
spectres... — En marge, ce résumé : « Sortir du tombeau comme Jésus-Christ. »
6. Un signe de renvoi ici, probablement parce que l'auteur s'y reporte plus loin
(p. 13). — Addition de 1666 : * Le péché détruit, la loi du péché vit encore.
POUR LE JOUR DE PAQUES. 755
principe et les suites des actions humaines, que dans toutes
les inclinations vicieuses, outre l'attachement principal qui
fait la consommation du crime, il se fait encore dans nos
cœurs certaines [p. ii] affections (') qui ne sont pas, à la
vérité, si déréglées, mais qu'on voit bien néanmoins être du
même ordre ('), et dans lesquelles on ne laisse pas de recon-
naître la marque de l'inclination dominante. L'effet principal
de l'ambition, c'est de nous faire penser nuit et jour à notre
fortune, et trouver licite et honnête tout ce qui avance notre
élévation ; mais ce même désir d'agrandissement, outre cet
effet principal qui est l'accomplissement du crime, produit
d'autres affections moins déréglées, mais qui port[ent] néan-
moins le caractère de ce principe corrompu, un certain air
de mondanité qui change et le visage et le ton de voix ; un
dédain fastueux non seulement de ce qui est bas, mais de ce
qui est médiocre. Et ce que je dis de l'ambition, il serait aisé,
chrétiens, de l'observer dans les autres crimes.
Deux sortes de conversions défectueuses. Quelques-uns
s'imaginent s'être convertis, quand ils ont retranché cette
petite partie et comme cette écorce de leurs vices, et qu'ils
ont [p. 1 2] fait dans leurs mœurs quelque réformation exté-
rieure et superficielle. Ce n'est pas en vain que saint Paul
nous dit que la conversion est une mort (^) ; ce n'est pas un
changement médiocre : le péché tient à nos entrailles, l'in-
clination au bien sensible est attachée jusques à nos moelles.
Pour la modestie : retranché (^) quelque chose de la somp-
tuosité des habits, un peu modéré ces douceurs affectées de
vos discours et de vos regards : ce n'est pas encore la mort
du péché. Donnez, donnez ce couteau, et que j'aille arracher
jusqu'au fond de l'âme ce désir criminel de plaire trop, cette
complaisance secrète que vous en ressentez au dedans, ce
1. Ms. affectations. (Un des lapsus de cette rédaction improvisée.)
2. Note marginale: * Ce qui fait naître, ce qui nourrit : pâture, aliment (1666).
3. Note marginale (résumé) : Ce n'est pas une conversion, parce que non une
mort. — Introduits de force dans le texte des éditeurs, ces résumés dégénèrent
en redites fastidieuses.
4. Édit. retrancher..., un peu modérer... — Cette fois, le sens n'est plus même
respecté. L'auteur veut dire : « Vous avez retranché quelque chose..., vous avez
un peu modéré ces douceurs affectées, etc. > On lui fait conseiller ce qu'il déclare
insuffisant.
756 CARÊME DES CARMÉLITES.
triomphe caché de votre cœur dans ces damnables victoires.
Il faut sortir du tombeau comme Jésus-Christ, par une
résurrection véritable (') ; ôter jusqu'aux moindres marques,
comme Jésus-Christ a effacé la mortalité et en même temps
toutes ses faiblesses.
Autre conversion défectueuse. Vous vous êtes corrigés de
cette avarice cruelle qui vous portait sans miséricorde à tant
d'injustices : prenez [p. 13] garde (') qu'elle n'ait laissé dans
le cœur une certaine dureté et des entrailles fermées sur les
misères des pauvres : c'est un reste d'inclination de rapines ;
toutes deux viennent du principe de cette avarice impi-
toyable : cette même dureté, qui resserre vos entrailles sur
les pauvres, quand elle va jusqu'au bout, fait les injustices
et les rapines. Et vous qui avez rompu, à ce que vous dites,
cet attachement vicieux : Je l'ai fait, dites-vous ; avec quelle
violence, je ne le puis exprimer : pourquoi ce reste de
commerce ? pourquoi cette dangereuse complaisance, restes
malheureux d'une flamme mal éteinte ? Que je crains que le
péché [ne] soit vivant encore, et que vous n'ayez pris pour
la mort un assoupissement de quelques journées ! Mais quand
vous auriez renoncé sincèrement et de bonne foi, vous n'avez
pas achevé l'entier renouvellement de votre cœur si vous
[ne] détruisez pour toujours jusqu'aux moindres vestiges de
l'idolâtrie.
Nous pouvons appliquer à de telles conversions ce mot du
prophète : Lacerata est lex, et non pervenit... ad fine m judi-
cium ("): « La loi a été déchirée, [p. 14] et le jugement n'est
pas arrivé jusques à sa fin. » La loi a été déchirée; il n'y en a
qu'une partie en vos mœurs i^). La perfection des œuvres
a. Habac, i, 4.
1. L'orateur, qui se réserve le droit de modifier l'ordre même de ses pensées,
se renvoie à une des pages précédentes : Vide sitp^rci] (p. 10 sans doute). Puis il
jette en marge quelques notes complémentaires : « Jésus-Christ hors du tom-
beau (sup.), véritable et réelle résurrection... Les moindres fibres des inclinations
corrompues, de ces intrigues dangereuses, de ces cabales de libertinage. £".1-
mortuis viventes. Une nouvelle naissance, qui ne vous attache plus à rien sur
la terre. Si vous étiez sortis des abîmes éternels, quelle vie?... Exhibete vos
tunquain ex morluis viventes, comme un homme venu de l'autre monde. »
2. Nflle viarfflnale de 1666 : * Ces vices (?) épargnés ■ un altache[ment] secret.
3. Jifiit. en vos mains. — Lire ce passage en tenant compte d'un remaniement
POUR LE JOUR DE PAQUES. 757
chrétiennes ; une certaine plénitude : vous la déchirez ; à cette
nouvelle tunique qui vous est rendue ('), vous cousez « un
vieux lambeau» de mondanité, assiuiicnlum f^anni rudis (") ;
de là, comme une suite, que le jugement n'est pas consom-
mé. La conversion est un jugement contre le péché : [le pé-
ché] a tort en tous ses desseins ; le jugement jusques à sa
fin, c'est de condamner le péché jusqu'à ses dernières circon-
stances. Il a gagné quelque partie de sa cause (il n'y en
avait point de plus déplorée) : c'est assez pour lui donner
la victoire, parce que le penchant du cœur, qui parait
dans cette réserve, le fera bientôt revivre avec sa première
autorité (').
Faites donc une conversion sans réserve : ne laissez pas
un germe secret qui fasse revivre cette mauvaise herbe ;
ôtez à votre péché toute espérance de retour ; comme Jksus-
Christ a détruit sans réserve la mortalité, arrachez l'arbre
avec tous ses rejetons : guérissez la maladie avec tous ses
symptômes dangereux ; renversez les idoles avec toute leur
dorure et leurs ornements. Commençons la consécration du
temple.
DEUXIÈME POINT.
[P. i] La consécration (^) de notre temple, c'est une sin-
cère destination de toutes les facultés de notre âme à un
usage plus saint ; et c'est un effet de la charité, qui est ré-
pandue en nos cœurs par le Saint-Esprit qui nous est donné.
C'est pourquoi saint Paul ayant dit que « nous sommes les
temples de Dieu : » Nescitis quia tcuiplum Dei cstis ? ajoute
aussitôt après : Et Spirihis Dei habitat in vobis i^) : parce
que nous [ne] sommes les temples de Dieu qu'en tant que
cet esprit de charité règne en nous. Comme c'est un amour
a. Marc, 11,21 ; Màtth., ix, 16. — b. \ Cor., m, 16.
indiqué par des chiffres, en supprimant ce fragment (variante) : « Mais d'où vient
que ce jugement est si imparfait ? »
1. Var. à la sainte nouveauté de la loi.
2. Première rédaction : Mais d'où vient que ce jugement est si imparfait.? La
loi a été déchirée...
3. En marge : Cum coinplesset Salomon fundens preces, ignis descendit de
cœlo,... et majestas Doniini vnplm.'il doniuin. [II Parai., vil, i.]
758 CARÊME DES CARMÉLITES.
profane qui érige en nos cœurs toutes les idoles.ce doit être un
saint amour qui rende aussi à Dieu ses autels.
Entendez, ô chrétiens ! quelle est la force de l'amour : c'est
l'amour qui fait votre Dieu, parce que c'est lui qui donne
l'empire du cctur.Diliges {^) Doininum Deum tutim {f)\ c'est
la marque qu'il est notre Dieu, c'est le tribut qu'il demande;
c'est la marque aussi de son abondance et de sa grandeur
infinie ; car ceux qui n'ont besoin de rien, ils ne désirent
autre chose sinon qu'on les aime. Aussi quand on ne peut rien
donner, on tire de son cœur pour s'acquitter en aimant.
[P. Il] D'ailleurs le nom de Dieu est un nom de roi et de
père tout ensemble ; et un roi doit régner par inclination,
comme un tyran par force et par violence. La crainte forcée
nous donne un tyran ; l'espérance intéressée nous donne un
maître et un patron, comme on parle présentement dans le
siècle: l'amour, soumis par devoir et par p[rinci]pe d'inclina-
tion (^), donne à notre cœur un roi légitime. David plein de
son amour : Exaltabo te, Deus, meus rex, et benedicam (''') :
« Je vous exalterai, ô mon Dieu, mon roi ; » mon amour
élèvera un trône. En effet, l'amour est le principe des in-
clinations.
Dieu est le premier principe et le moteur universel de
toutes les créatures ; c'est l'amour aussi qui fait remuer toutes
les inclinations et les ressorts du cœur les plus secrets : il est
comme le Dieu du cœur. Mais, afin d'empêcher cette usur-
pation, il faut qu'il se soumette lui-même à Dieu, afin que
notre grand Dieu étant lui-même le Dieu de notre amour, il
soit en même temps le Dieu de nos cœurs, et que nous lui
puissions dire avec David ('') : Deus cordis mei, et pars mea,
Deus, in atei'nnm (''),
C'est le seul fruit du renouvellement : Innovatus amet no-
va if). O temple renouvelé ! il faut qu'un nouvel amour te
a. Maiih.,y.^u, 36. — b. Ps., cxLiv, i. — c. Ps,, Lxxii. 26. — d. S. Aug., Iti
Ps. XXXIX, n. 4.
1. Les éditeurs renvoient plus loin ce passage.
2. £'^//'. par inclination.
3. Note marginale : « Après avoir dit : Quid niiln est in cœlo, et a te quid Tolui
super terram ? — A te, prieter te. — Defecit caro mea et cor nietim ; ah ! mon
cœur languit après vous ! Deus coi dis mei, etc. »
POUR LE JOUR DE PAQUES. 759
donne aujourd'hui un nouveau Dieu : il est le Dieu éternel
de toutes les créatures ; mais pour ton grand malheur, il ne
commence que d'aujourd'hui à être le tien.
[P. m] Venez donc, ô charité sainte, venez, ô amour divin,
pour consacrer notre temple. Mais par quelle sainte cérémo-
nie fera-t-il cette mystérieuse consécration ? En faisant ré-
sonner dans ce nouveau temple le cantique des louanges du
Dieu vivant ; c'est-à-dire en remplissant d'une sainte joie
toutes les puissances de notre âme. Le cantique de la joie du
siècle, mes sœurs, c'est un langage étranger que nous avons
appris dans notre exil : » Canticuni dilectionis secidi Jmjus,
liiigiia barhara est qnain in captivitate didiciimis (") : c'est le
cantique du vieil Adam, qui ayant perdu le ciel ('), cherche
une misérable consolation. Si vous avez en vous-mêmes l'es-
prit de Jésus, cet esprit de résurrection et de vie [p. iv]
nouvelle, ne chantez plus le cantique des plaisirs du monde {^)\
en l'honneur de l'homme nouveau qui ressuscite aujourd'hui
des morts, et qui nous ouvre le chemin à la nouveauté spiri-
tuelle, cantate Domino canticum novum (*), « chantez à Dieu
un nouveau cantique ; » chantez à Dieu le cantique de
la nouvelle alliance; chantez le nouveau cantique que
l'Eglise entonne aujourd'hui, cantique d'allégresse spiri-
tuelle et de liesse divine : Alléluia (^) : « Louange à Dieu ! »
louange à Dieu dans les biens et (^) dans les maux ; louange
à Dieu quand il nous frappe, louange à Dieu quand il nous
console ; louange à Dieu quand il nous couronne, louange à
Dieu quand il nous châtie ! C'est le cantique de l'homme
nouveau ; c'est celui qui doit résonner au fond de nos cœurs
dans la dédicace de notre temple : ce doit être notre cantique,
Amen,alleluia,à3Lns cette consommation, dans cette réduction
de toutes les lignes à leur centre, de toutes les créatures à leur
p[rinci]pe.
J'ai appris dans l'Apocalypse ('), que ce cantique ôlAlle-
a. s. Aug., In Ps. cxxxvi, n. 17. — b. Ps. xcv, i. — c. Apoc, xix, 6.
1. Corrigé en 1666 : * chassé du paradis.
2. Nouvelle correction, indispensable cette fois. En 1661, Bossuet avait écrit
par distraction : « le cantique des plaisirs du ciel. »
3. En marge (résumé) : * Alléluia (1666).
4. En 1666 : louange à Dieu dans les biens, * louange...
760 CARÊME DES CARMÉLITES.
luia, c'est le cantique des bienheureux, et par conséquent
le nôtre : car la vie que nous [menons] (') doit être le com-
mencement de la vie du ciel. [L'Écriture] (^), toujours admi-
rable à expliquer le renouvellement de rh[omm]e intérieur,
nous dit que <?; Dieu nous a engendrés par la vérité, afin que
nous fussions les prémices de ses créatures: » [p. v] Ut sîjiîîis
initium aliquoci creaturœ ejtis ("). L'accomplissement de la
création, j'entends de la création nouvelle, qui a été faite en
Jésus-Christ, c'est la vie des bienheureux : c'est nous qui en
sommes le commencement : nous devons donc commencer
ce qui s'accomplira dans la vie future ; nous devons chanter
du fond de nos cœurs ce mystérieux Alléluia, que le ciel
entendra résonner aux siècles des siècles.
En effet, dit saint Augustin, « chacun chante ce qu'il aime.»
Les bienheureux chantent les louanges de Dieu; « ils l'aiment
parce qu'ils le voient, et ils le louent parce qu'ils l'aiment, »
dit saint Augustin {^): leur chant vient de la plénitude de leur
joie ; et la plénitude de leur joie, de l'entière consommation
de leur amour. Mais, quoique notre amour soit bien éloigné
de la perfection, c'est assez qu'il soit au commencement, pour
commencer aussi les louanges. Modo cantat ainor csuriens,
tune eantabit amor fruens ('") : [p. vi] il y a l'amour qui jouit,
il y a aussi l'amour qui désire ; et l'un et l'autre a son chant,
parce que l'un et l'autre a sa joie. La joie des bienheureux,
c'est leur jouissance : l'espérance est la joie de ceux qui
voyagent. Mais il faut chanter le nouveau cantique parmi
nos désirs, pour le chanter dans la plénitude : « Celui-là ne
se réjouira jamais comme citoyen dans la plénitude de la joie,
qui ne gémira comme voyageur dans la ferveur de ses dé-
sirs if). » Cantique de joie avec un mélange de gémissements;
ce sont de ces airs mélancoliques, qui ne laissent pas de tou-
cher beaucoup (^).
a. Jacob., r, 18. — b. In Ps. CXLVli, n. 3. — c. S. Aug., Serin., CCLV, n. 5. —
Ms. Ntmc cantat... {De divers.., i.) — d. S. Aug., In Ps. CXLVIII, n. 4.
1. Les lapsus abondent dans cette rédaction hâtive. Ici : « la vie que nous
mène » (meiJie).
2. /Us. Saint Paul... — Autre distraction. Le texte que Bossuet va citer de
mémoire est de saint Jacques.
3. Cette phrase elliptique est une addition marginale'. A la suite, on rencontre
POUR LE JOUR DE PAQUES. 76 1
Mais achevons de vous expliquer la consécration de ce
temple. Ce n'est pas assez, chrétiens, que les puissances de
l'âme soient sanctifiées : il faut (') que le corps avec tous ses
membres soit aussi saintement consacré par un meilleur
usage. Saint Paul (') : Humanum dico... {") Saint Auorusiin :
Après avoir détruit les idoles : (Ista in nobis tanqiiani idola
frangcnda siint :) Iii iisiis autem 7neliores vcrtenda \jiunt\
ipsa corporis nostri incmbra : ut qiiœ serviebant immîmditiœ
ciipiditatis, scrviant graticc cJiaritatis (''').
[P. vil] Deux sortes de ministres dans le temple : les mi-
nistres p[rinci]paux, qui offrent le sacrifice ; les ministres
inférieurs, qui préparent les victimes, et qui font les fonctions
moins importantes. Nos corps sont appelés de cette sorte à
la société de ce saint et divin sacerdoce qui est donné à tous
les fidèles en Notre Seigneur Jésus-Christ, pour offrir des
victimes spirituelles et agréables à Dieu par son Fils.
Mais établissons ce nouvel usage par une raison plus so-
lide : c'est que l'amour de Dieu dominant sur l'âme, qui est
la partie principale, par le moyen du prince, il se met en
possession du sujet : comme on voit dans les mariages [que]
la femme épousant son mari lui transporte aussi son do-
maine (^), ainsi l'âme s'unissant à l'esprit de Dieu, et se sou-
mettant à lui comme à son époux, elle lui cède aussi son bien,
comme étant le chef et le m[aî]tre de cette co[mmun]auté
bienheureuse. « La chair la suit, dit Tertullien, comme une
partie de sa dot ; et au lieu qu'elle était seulement servante
de l'âme, elle devient aussi servante de Dieu : » Sequitur
animam nubentem Spii'itui caro ut dotale mancipiuni ; etj'am
a. Rom.y VI, 19. — b. Scrm. CLXiil, n. 2. — Ms. Hœc in nobis..., et quœ
servierttnt...
cette autre (écrite la première) : « Nous sommes nous-mêmes sa louange : Laus
ejus in ecclesia sanctoruin. — Laus cantandi est ipse ca7itor. — Laus ipsius estis,
si benevivatis (S. Aug., De divers.., serm. II.) \^Nunc serm. xxiv, 6.]
1. Note inar spinale : Notre-Seigneur a changé Tusagc de son corps : le premier
tenait du péché. — Les éditeurs ont tort d'introduire cette phrase dans le texte :
elle rompt la suite des pensées ; et Bossuet d'ailleurs ne l'aurait pas prononcée
ainsi conçue, car elle n'est ni correcte, ni suffisamment explicite.
2. Ici encore, on remplace cette simple indication par une traduction de tout
le passage de l'Apôtre.
3. Addition de 1666 : lui transporte aussi * ses droits et son domaine.
762 CARÊME DES CARMÉLITES.
11011 aiiiinœ famula, sed Spiritus (") : et c'est par là que se fait
le renouvellement de notre corps. Ainsi il change de maître
heureusement, et passe en de meilleures mains : par la nature
il était à l'âme ; par la corruption, il était au vice (') ; par la re-
ligion, il est à Dieu.
[P. viii] Viens donc, ô chair bienheureuse, accomplir main-
tenant ton ministère ; viens servir au règne de la charité.
Hmnanwn dico ('') : voici une condition bien équitable :
« Comme vous vous êtes fait violence... » Ne dites pas qu'il
est impossible ; on ne demande que ce que vous faites ; en-
core la condition est-elle, sans comparaison, moins rigoureuse.
Dieu exige, je l'ose dire, encore moins de vous pour les au-
mônes, que vous n'avez prodigué à la profusion de votre
luxe (') ; Dieu exige moins de travail pour votre salut, que
vous n'en avez donné à votre ambition ; il exige moins de
temps pour son service, j'ai honte de le dire, que vous n'en
avez donné même à votre jeu ! Voyez combien est doux son
empire, s'il use {f) de moins de rigueur que le jeu même qui
est inventé pour vous relâcher !
Que nous sommes heureux, messieurs, que notre temple
soit consacré à un si bon Maître ! etc. Mettons donc [p. ix]
un gardien fidèle à ce temple, de peur que nos ennemis ne
l'usurpent : la crainte, que saint Cyprien appelle si à propos
« la gardienne de l'innocence :» Sit tantiim timor innoceniiœ
custos (') : la crainte des occasions ; les précautions salu-
taires de la pénitence. Elle a deux visages : le passé et l'a-
venir. Ne partagez pas son office ; ne séparez pas ses fonc-
tions par une distraction violente. Je ne suis pas établie pour
flatter vos crimes : Vade, et jam amplius noli peccare {^) : ou
prenez-moi toute, ou laissez-moi toute.
Ayez donc toujours en l'esprit cette crainte religieuse.
Respectez ce temple sacré, si bien renouvelé en Notre
Seigneur : en l'état où il a mis notre corps, nous ne saurions
plus le violer sans sacrilège ; et vous savez que le Saint-
a. De anima, n. 41. — Ms. nec jam anime?... — b. I\om.,v\, 19. — c. Ad
Donat. Epist.i. — d. Joan.,wn\, 11. — Ms. Vade in pace : noli amplius peccare.
1. Correction de 1666 : au * péché.
2. Var. à votre luxe.
3. Var. s'il exige.
POUR LE JOUR DE PAQUES. 763
Esprit a dit par saint Paul : « Si quelqu'un viole le temple de
Dieu, Dieu le perdra sans miséricorde ("). » Que si nous ap-
prenons par la foi que nos corps sont les temples du Saint-
Esprit, « possédons en honneur ce vaisseau fragile ; et non
pas dans les passions d'intempérance : comme les Gentils, qui
n'ont pas de Dieu : » car, comme dit l'apôtre saint Paul [''),
« Dieu ne nous appelle pas à l'impureté, mais [p. x] à la sanc-
tification » par jÉsus-CriRisT Notre Seigneur.
O sainte pudicité ! venez donc aussi consacrer ce temple,
pour en empêcher la profanation. Un beau mot de Tertullien,
qui ne doit pas être oublié daiiS cette église des vierges sa-
crées : Illato in nos et consecrato Spiritu sancio, ejns templi
(cditna et antistita piidicitia est (^) : « Le Saint-Esprit étant
descendu en nous, pour y demeurer comme dans son temple,
la prêtresse et la sacristine ('), c'est la chasteté ; » c'est à elle
de le tenir net, c'est à elle de l'orner dedans et dehors ; de-
dans par la tempérance, et dehors par la modestie : c'est à
elle de parer l'autel sur lequel doit fumer cet encens céleste,
je veux dire de (') saintes prières, qui doivent sans cesse
monter devant Dieu comme un parfum agréable.
Car pouvons-nous oublier l'exercice de la prière, nous qui
sommes toujours dans un temple, nous qui portons toujours
notre temple ; ou plutôt, pour dire quelque chose de plus
énergique et aussi de plus véritable, nous qui sommes nous
mêmes un temple if) ? N'allez pas chercher bien loin [p. xi]
le lieu d'oraison : « Voulez-vous prier dans un temple, re-
cueillez-vous en vous-mêmes, priez en vous-mêmes : » In
teniplo vis orare, in te ora {f). Loin du repos de ce temple les
soins turbulents du siècle, et ses pensées tumultueuses ! Que
le silence, que le respect, que la paix, que la religion y éta-
blissent leur domicile ! O trop heureuses créatures, si nous
savions comprendre notre bonheur d'être la maison de Dieu,
et la demeure de sa majesté (^) !
a. I Cor., m, 17. — b. I Thess., iv, 4, 5, 7. — c. De Cult./em., lib. II, n. i. —
d. S. Aug., inJoaft.Txa.z\.. xv, n. 25.
1. Correction de 1666 : la * gardienne (Cf. le sommaire).
2. Édif. des saintes prières.
3. Les éditeurs ajoutent : portatif. — Ce mot est tire' d'un re'sumé marginal
ainsi conçu : i Ou plutôt temple portatif. >
4. De/oris : « Oui, Dieu repose... » Phrase empruntée à une première rédac-
764 CAREME DES CARMÉLITES,
Immolons donc à Dieu dans ce temple toutes les affections
de nos cœurs : que nos idoles ne paraissent plus devant le
Dieu vivant et véritable ; [p. xii] que la mémoire en soit
abolie : ou bien, si nous en conservons le souvenir, que ce soit
à la manière que David et ses braves capitaines réservaient
les dépouilles de leurs ennemis, pour servir comme d'un tro-
phée éternel de la victoire que Dieu leur avait donnée :
Oîiœ sanctificavit [^Davici] rex. . . et duces exercitns, de bellis
et niantibUs prcelioriivi... ad instaurationem et sypellectileni
t empli (') Donn'iîi (").
Mais après avoir ainsi consacré ce temple, il nous reste en-
core un dernier devoir, qui est de nous appliquer à son entre-
tien, et même à son accroissement : Crescit in templuvi san-
ctîun in Domino.
TROISIÈME rOINT.
\P. A\ La nouveauté chrétienne n'est pas l'ouvrage d'un
jour (^) ; et il y a cette différence entre la vie que nous
commençons dans le saint baptême et celle {^) qui nous est
donnée par notre première naissance, que celle-ci (••) va tou-
jours en dépérissant, et celle-là au contraire va toujours
en se renouvelant, et, pour parler de la sorte, se rajeunissant
jusques à la mort : tellement que, par une espèce de pro-
dige, le nombre de ses années ne fait que renouveler sa
jeunesse, jusqu'à ce qu'elle l'ait conduite à la dernière per-
fection, qui est l'état de l'enfance chrétienne par la sainte
a. I Paralip., xxvi, 26, 27.
tion effacée. La voici intégralement : « Oui, Dieu repose en nous bien plus qu'il
n'a jamais [fait] dans ce temple de Salomon. Mais est-ce assez, chrétiens, d'avoir
ainsi consacré nos temples? Voici encore un dernier devoir : il faut l'entretenir
et l'accroître : Crescit in teinphim sanciu/n Domino. Troisième point. »
1. Ms. domus... — No/es marginales (texte des éditions): l Appendere ad
arcam. Attacher à notre mémoire une écriture éternelle de la victoire de JÉSUS-
Christ sur nos passions. (Récrit en 1666., ou même plus tard, Pencre de 1661
étant excessivemetii pâle par endroits.) Des arcs brisés, des épées rompues, des
passions arrachées, tout l'attirail de la vanité brisé pour toujours : trophée au
Dieu vivant (quatre mots récrits). Idoles loin de ce temple. » (Omis par les
éditeurs, comme faisant douille emploi avec tut passage précédent.)
2. Addition (1666) : * mais le travail de toute la vie.
3. ]'ar. et la vie.
4. Bossuet disait d'abord : celle-là..., celle-ci... — Il corri^^e au crayon.
POUR LE JOUR DE PAQUES. 765
simplicité et par l'entière innocence. Il f.iut (') se r(*noiJV(::ler
tous les jours, parce qu'il y a toujours des vices à vaincre;
il y a ('') toujours dans notre temple quelque muraille qui
s'entrouvre, quelque chose (^) qui menace ruine, si on ne
l'appuie ; il y a toujours quelque partie faible, et qui demande
continuellement la main de l'ouvrier ; il faut visiter souvent,
sinon vous serez accablés par une ruine imprévue.
Mais il y a ici quelque raison plus profonde. Sera-t-il permis
à des hommes de rechercher aujourd'hui la cause pour laquelle
il a plu à Dieu (•*) de laisser ses plus fidèles serviteurs
dans cette misérable nécessité de [/. B\ combattre toujours
quelque vice ? C'est le mystère du christianisme. Saint Paul
s'en est plaint autrefois, et il lui a été répondu : que tel
était le conseil de Dieu, qu'en ce lieu de tentation « la
force fût perfectionnée dans l'infirmité : » Virtus in ijifir-
uiitate perficitur (").
Mais approfondissons plus avant encore, et demandons à
Dieu humblement quel est ce dessein, quel est ce mystère :
pourquoi a-t-il ordonné que la force se perfectionne dans l'in-
firmité (^) .-* Saint Augustin nous en dira {^) la raison admi-
rable, et nous expliquera le conseil de Dieu. C'est que c'est
ici un lieu de présomption (^) ; c'est que, parmi les tentations
qui nous environnent, la plus dangereuse et la plus pressante,
c'est celle qui nous porte à la présomption ; c'est pourquoi
Dieu (^), en nous donnant de la force, nous a aussi laissé de
a. \\ Cor., XII, 9. — Ms. Virlus Jnea, etc.
1. Note tnarginale : « L'apôtre ne cesse de nous prêcher : Renovaiiiini. » —
Ce qui nous vaut cette belle phrase dans toutes les éditions : <i L'apôtre ne cesse
de nous prêchera nous renouveler... »
2. Le chiffre 2 en marge indique un remaniement dont on n'a pas tenu compte
dans les éditions. Il faut aller chercher en tête de la page C un premier dévelop-
pement, marqué du chiffre i .• <? C'est pour celu, chrétiens, qu'W y a toujours... >
Les premiers mots de cette phrase deviennent alors superflus.
3. Correction de 1666 : quelque * partie.
4. Ces deux mots nécessaires semblent avoir été ajoutés plus tard. Ils avaient
sans doute été omis dans la première rédaction.
5. Résumé {eï\ note marginale) : i C'est que cet exercice nous est nécessaire
pour nous entretenir dans l'humilité.»
6. Var. nous en a rendu celte raison admirable : c'est ..
7. Var. d'orgueil.
8. Souligné (plus tard) par des traits vcrticaux.qui ont l'air d'effacer toute cette
importante explication.
766 CARÊME DES CARMÉLITES.
la faiblesse. Si nous n'avions que de la faiblesse, nous serions
toujours abattus; si nous n'avions que de la force, nous devien-
drions bientôt superbes. Dieu a trouvé ce tempérament : de
peur que nous ne succombions sous l'infirmité, il nous a donné
de la force ; mais « de peur qu'elle ne nous enfle en ce lieu de
tentation et d'orgueil, il veut qu'elle se perfectionne dans l'in-
firmité : » [ Virtus qua\ hic, ubi sttperbiri potest.ne superbiatur,
m infirmitate perjicitur (").
[/^. C] Nous pouvons observer, à ce propos, une conduite
particulière de Dieu sur notre nature : lorsqu'elle a été
précipitée par cette grande et terrible chute, quoiqu'elle ait
été presque toute ruinée de fond en comble ('), il a plu à
Dieu néanmoins que l'on vît, même parmi ses ruines, quel-
ques marques de la grandeur de sa première institution :
comme dans ces grands édifices que l'effort d'une main
ennemie ou le poids des années ont porté[s] par terre ;
quoique tout y soit désolé, les ruines et les masures respi-
rent quelque chose de grand (^) : vous y remarquez néanmoins
je ne sais quoi {^) qui vous fait comprendre la beauté du
plan, et la hardiesse {f) de l'architecture. \P. D~\ Ainsi [^)
« le vice de notre nature [n'a] pas tellement obscurci en
nous l'image de Dieu qu'il en ait effacé jusqu'aux moindres
traits (^) : » IVoii usque adeo in anima Jnimana imago Dei
terrenorum affectuiun labe detrita est, ut nulla in ea velut
lineamenta extrema remanserint {^). Mais comme dans les
ruines de cet édifice il a paru quelques restes de sa première
grandeur (^) et de sa première beauté, je ne sais quoi de
noble et de grand ; aussi, quand il a été rétabli, il a plu à
notre architecte qu'il y eût des restes de sa caducité an-
a. s. Aug., contr. Julian., lib. IV, cap. Il, n. 11. — b. S. Aug., lib. de Spirit.
et Litt., n. 48. — Ms. Neque enim imago Dei usque adeo in nobis te.rrence con-
tagionis labe detrita est, ut ejus delerentur etiam extrema vestigia.
1. Ms. de fonds en comble.
2. Addition (1666) : * et au milieu des débris.
3. Var, * un je ne sais quoi (1666) qui marque, — conserve.
4. Var. l'ordre admirable... {Hardiesse est récrit en 1666.)
5. Note marginale : Débris.
6. Var. n'avait pas tellement obscurci en nous l'image de Dieu qu'il ne restât
encore dans notre raison (quelques marques,,.)
7. Var. grâce.
POUR LE JOUR DE PAQUES. 767
cieiine ('), qui demandassent toujours la main de l'ouvrier.
Le premier a été fait afin que nous connussions de quelle
beauté nous étions déchus, et l'autre aussi pour nous faire
entendre de quelle ruine nous avons été relevés (^).
[P. Ji] Connaissons donc, âmes saintes, combien l'orgueil
est à craindre, et combien nous est nécessaire cet antidote
souverain de notre faiblesse. Saint Paul nous en est un c>-rand
exeniple ; écoutez comme il parle : « De peur que la grandeur
de mes révélations ne m'enfie et ne me rende superbe (")...,»
écoutez et tremblez : voyez quel est celui qui parle en ces
termes ; <i c'est celui, dit saint Augustin ('''), qui nous a laissé
de si beaux préceptes, des sentences si mémorables pour
abaisser l'orgueil le plus téméraire, pour l'arracher jusqu'à la
racine ; » mais tout cela, chrétiens, était la nourriture dont il
s'entretient (^); c'est pourquoi saint Paul reconnaît qu'il a été
nécessaire, [p-F] pour réprimer en lui la tentation de l'orgueil,
« qu'il fût tourmenté cruellement par un ange de Satan, et
longtemps inquiété par les infirmités de la nature : i> \J)atus
est mi/if\ stimulus carnis meœ, \augelus Satanœ, qui me cola-
phizet'] (') : « tant ce poison est dangereux, dont on ne peut em-
pêcher l'effet que par un autre poison (^) ; » tant cette mala-
die est à craindre, qui ne peut être guérie que par un remède
si violent (*).
Soumettons-nous, nies sœurs, à cette méthode salutaire (5):
ne nous lassons pas de combattre contre nos vices ; entre-
tenons notre édifice : soutenons soigneusement notre temple
a. II Cor., XII, 7. — b. Senn. CLXiii, n. 8. — c. II Cor., xii, 7. — d. S. Aug.,
Senn. CLXlll, n. 8.
1. Note marginale : « quelque vieille pierre. » — Deforis fait ainsi la phrase
de Bossuet : «... qu'il y eût quelques vieilles pierres,reste de la caducité ancienne,
qui demandassent...»
2. Passage effacé (dès 1661) : « Le premier semblait donner à notre nature
quelque lueur d'espérance : — {ici renvoi, mais plus récent, à ces mots, au bas de
la page : \^\%st.x en nous les traces sur lesquelles il avait dessein de nous re-
bâtir;)— mais le second assurément est laissé {lapsus : 2à\. laissé) pour réprimer
la présomption. V. in/. E. »
L'auteur ajoute en 1666 : «V[oy,] serm. du nom de JÉSUS, 2*^ p., p. i, 2, 3 ; et
après cela ce qui est marqué ibid., p. 3 » (autre signe de renvoi).
3. Var. la matière dont il se nourrit. — Édii. Lâchât ; était la nourriture
dont il se nourrissait !
4. iVo/e marginale : Préservatif.
5. Var. S'il est ainsi, chrétiens, ne nous lassons... — Ainsi ne nous lassons...
768 CARÊME DES CARMÉLITES.
toujours caduc ; et ne croyons pas que [Dieu] nous délaisse
dans les tentations violentes : car, sur la foi du Médecin qui
nous traite, nous devons croire que ce remède nous est
nécessaire.
Écoutez, mes sœurs ; vous entendrez facilement que cette
leçon de saint Augustin vous regarde. « Mais (') quoi !
n'avez-vous pas dit, ô Seigneur ! qu'aussitôt que nous par-
lerions vous viendriez à notre secours : » AdJiuc te loqiiente,
dicam: Ecce adsiun (") ! Il est vrai ; il l'a dit ainsi, et il est
fidèle en ses promesses : « car il nous assiste pendant qu'il
diffère (^), il nous assiste en différant, et le délai même est
un secours : » Et ciim differt adest, et quod differt adest,
et differendo adest ('''). Il n'abandonne pas son apôtre, lors-
qu'il le laisse gémir si longtemps dans une épreuve si
rude (^) sous la main de Satan qui le tourmente ; et « il
vaut mieux pour notre salut qu'il n'accomplisse pas si préci-
pitamment les désirs de son malade (•*), afin qu'il assure
mieux [sa] santé : » Ne, prœproperam [/. //] C2im implet
voluntatem, perfectam non impleat sanitatem.
« Mon âme, dit David, est troublée ; et vous, Seigneur,
jusqu'à quand, jusqu'à quand me laisserez-vous dans ce
trouble ? » Et anima mea turbata est valde ; sed tîi, Domine,
usquequo (') ? Et le Seigneur lui répond {^): «Jusqu'à ce que
vous connaissiez par expérience que c'est moi qui suis capa-
ble de vous secourir : car si je vous secourais sans remise
aucune, vous ne sentiriez pas le combat; si vous ne sentiez
pas le combat, vous présumeriez de vos forces ; et cet
orgueil qui vous enllerait serait un obstacle invincible à
votre victoire. »
Voilà une instruction admirable ; voilà une leçon d'humi-
~rt. s. Aug., Serm. CLXlil, n. 7. Cf. /f., Lvni, 9. — b. S. Aug., loco viox citato.
— c. Ps., VI, 4.
1. Des chiffres, dont les éditeurs n'ont pas tenu compte, donnent ici rordrc
des paragraphes. — Var. Mais quoi ! n'avez-vous pas dit, ô Seigneur ! continue
admirablement... (inachevé).
2. Addition, destinée à rendre la traduction exacte et complète. Les éditeurs
l'ont supprimée.
3. Var. si violente ; et il vaut mieux. ,,
4. Var. nos désirs, notre sanié.
5. Note marginale : Propres termes de saint Augustin, Serw. ni rf^ ]'crb.
A J>os/. {Xu7tc CLXiu,n. 7.)
POUR LE JOUR DE PAQUES. 769
lité digne de saint Augustin, mais digne du saint apôtre
dont ill'a tirée. Humilions-nous profondément dans les ten-
tations; mais aussi que notre force s'y perfectionne. L'humi-
lité chrétienne n'est pas un abattement de courage ; au con-
traire elle nous rend plus fervents et plus appliqués au travail :
les difficultés l'encouragent ; les impossibilités réchauffent (')
et la déterminent. Dans l'accablement de ce corps de mort,
elle ne médite que des pensées d'immortalité ; elle a cela d'ad-
mirable, que plus elle se sent (') faible, plus elle est hardie et
entreprenante ; et les restes de sa vieillesse ne servent qu'à
la presser à se renouveler de jour en jour.
Mes très chères sœurs en Jésus-Christ, je finirai ce der-
nier discours avec ces maximes apostoliques ; et je vous
laisse, en vous disant adieu, ce présent précieux et inestima-
ble. Continuez, comme vous faites, à vous renouveler tous les
jours : plus ce temple mortel semble menacer ruine (^), tâchez
de plus en plus de l'affermir de tous côtés, selon ce qui est
écrit : SiLscitaverunt doniurn Domini m statum pristinum, et
firmiter eam stai-e fecej'imt ("). [/*. /] Ne vous contentez pas
d'affermir ce temple en vous enracinant tous les jours de plus
en plus en la charité de Jésus-Christ, qui en est le fonde-
ment inébranlable ; mais donnez-lui tous les jours de nou-
veaux accroissements : dilatez tous les jours en vous le règne
de Jésus-Christ ; qu'il gagne tous les jours de nouvelles
places, qu'il pénètre de plus en plus votre cœur, qu'il devienne
de plus en plus le maître de vos désirs. Vous avez un grand
modèle. Il n'y a point de petits défauts à des âmes qui ten-
dent à la perfection. Que le monde s'étonne de votre vie
pénitente, je rends grâces à Dieu : mais pour vous, étonnez-
vous tous les jours d'être encore si éloignées de votre
modèle, qui est Jésus -Christ. La véritable justice du
christianisme, \^p. A'] c'est de confesser humblement, en
profitant tous les jours, qu'on est toujours bien peu avancé
à (•♦) la perfection de la justice.
II. II Parai., XXIV, 14. — Ms. 13.
1. Var. * l'animent (1666).
2. Far. plus elle est faible. — La surcharge, au crayon, est à peine lisible.
3. Ou meiuicé de ruine. — Ms. menacer de ruine.
4. Edit. dans.
Sermons de Dossuet. — III. 49
770 CARÊME DES CARMÉLITES.
Surtout dans les épreuves que Dieu vous envoie, que
jamais votre confiance ne se relâche ('). Mes sœurs, vous
le savez, votre Époux a des artifices incroyables (^) pour
se faire aimer ; il a des fuites mystérieuses pour nous en-
gager davantage, il a des éloignements qui nous appro-
chent (3) ; souvent lorsqu'il se dérobe, il se donne : c'est un
maître incomparable en amour ; nul n'a jamais su le prati-
quer (■♦) avec une libéralité plus entière, nul ne le sait attirer
avec des adresses plus délicates. Croissez donc toujours en
son saint amour.
Et nous aussi, mes frères, profitons de ces instructions et
de ces exemples. Quoique dans une vie mêlée dans le monde,
songeons à nous discerner des mœurs des mondains (^).
Elevons toujours en nous le temple de Dieu, et ne [nous]
lassons jamais de croître en Notre Seigneur. \_P. L~\ Viendra
le temps bienheureux auquel, après qu'il aura habité en nous,
nous habiterons en lui ; après que nous aurons été son tem-
ple, il sera aussi le nôtre : Dojiîimis enim Deus omnipotens
te77iplum illius est, et Agntis {f) ; car saint Jean n'a point vu
de temple en la céleste Jérusalem, parce que Dieu lui-même
est son temple ; que nous habiterons en lui éternellement
lorsqu'il sera tout à tous, comme dit l'Apôtre (^) (^).
a. Apoc, XXI, 22. — Ms. ejus esl. — b. I Cor.^ XV, 28.
1. Var. que jamais votre zèle ne se ralentisse.
2. Var. des secrets incroyables. — Édit. des artifices secrets incroyables.
3. Var. pour nous approcher.
4. Var. nul ne sait.. , — nul ne l'a jamais donné avec..., nul ne l'a jamais
attiré...
5. Var. à nous discerner de sa confusion.
6. Notes, pour la fin : « Heureux ceux qui habiteront ce temple etc., en un tnoi:
Beati qui habitant in domo tua. Domine (Ps., LXXXlii,5) ! Quel épanchement de
joie ! quelle dilatation de notre [cœur] ! Être en Dieu ! habiter en Dieu ! »
— Quelques lignes ajoutées en 1666 contiennent l'ébauche d'une allocution à
Louis XIV : « Je désire principalement votre entière conversion à celui qui vous
fait régner... » Nous les donnerons en entier à cette date, à la suite de l'exorde
composé pour l'auditoire royal.
ERRATA du t. III.
Page 41, ligne 7 : « il nous avertit...; » lisez ; « il nous guérit... »
P. 42, note I : « jusquà ; » lisez : « jusqu'à. »
^*- 56, ligne 21 : « pérogative ; » lisez : « prérogative. »
P. 86, note 2 : « effacée ; > lisez .-.« effacée. »
P. 91. On a oublié d'avertir ici que le manuscrit n'existe plus, ou du moins ne
s'est pas retrouvé. Cette remarque est utile pour les notes des pp. 102, 112, 113.
P. 147, 1. 1 1 : (( ce corps de mort, qui est un fardeau insupportable et un fardeau
étrange h l'esprit. » Nous soupçonnons ici l'introduction d'une variante dans
le texte, avec interpolation de et. Plus de manuscrit.
P. 262, note I : « l'un deux ; » lisez : « l'un d'eux. ►>
P. 270, note/.- reportez « Ms. in mamts... » à la note c.
P. 291, 1. 14 : i/iunen; » lisez : t/amem, » comme plus haut.
P. 294, note 2, 1. 6 : « faites-pas ; » supprimez le trait d'union.
P- 355) 1. 28 : « il a infirmé ('), » : effacez la virgule.
P. 356, 1. 29 : mettre un tiret avant « Une malice... »
P. 454, 1. 24 : « il quite..., > lisez : « il quitte... »
P. 5 1 2, 1. 1 3 : 4: exusant; » lisez : « excusant. >
P. 515. Les références a et b au bas de la page, ont été interverties.
P. 528, 1. 22 : i cruxifixus j » lisez : 1 crucifixiis. »
P. 546, 1. 2 (du sermon) : <i leur fidélité ; » lisez : « leur infidélité. »
P. 553, 1. II : « obtenue ; i> lisez: « obtenu. »
P. 574, 1. 15 : mettre une virgule après « comme nous faisons. »
P. 610, 1. 25 : « nous devons mettre ; » lisez : « nous devons nous mettre. »
P. 628, 1. 15 : i Qiiemquatn ; » lisez : « quemquam, » sans majuscule.
P. 642, 1. I : « plices ; » lisez : « supplices. »
P. 660, 1. 10 : « les excuses ; » lisez : «. des excuses. »
P. 685, 1. 22 : « avec ce puissant ; adversaire ; » lisez : « avec ce puissant adver-
saire. »
P. 716, les notes i et 2 ont été interverties (correction mal interprétée).
P. 748, 1. 15 : ej^acer « son. )}
SUPPLÉMENT à L'ERRATA des t. I et II.
— T. I, Introduction, p. m, 1. 22 : « laissé échappé ; » lisez : « laissé échapper. »
P. 8, 1. 17 : « par de bonnes ; » lisez : « par des bonnes. >
-T. II, Introduction, p. xill, 1. 30 : effacez l'appel de note.
P. 48, 1. 12 : « il ne pouvait être antérieur... ; » lisez : « il ne pouvait être
qu'antérieur... »
P. 457, 1. 7 : « débauches ; » lisez : i. débauchés. »
P. 570 (table) : on a oublié de mentionner un court fragment pour la reprise
du Panégyrique de Saint Joseph, en 165g, p. 550. Les n''' LXXI et LXXII
doivent donc devenir LXXII et LXXI II.
^
^
TABLE DES SERMONS
contenus dans le troisième volume.
^WWWWWWWWWWWWWWW^
k
'h
Pages
AVERTISSEMENT.
LXXIV(')-PouR LA FÊTE DE LA VISITATION de la SAINTE
VIERGE, 2 juillet 165g. — Le mystcre de cette journde
nous fait voir : 1" en sainte Elis.ibetli, l'humilité d'une âme qui
se juge indigne de la visite de TÉsus-Christ ; 2^ en saint
Jean, le transport d'une àme qui le cherche ; 3" en la sainte
Vierge, la paix d'une âme qui le possède
LXXV. Pour la VÊTURE d'une POSTULANTE BERNARDINE,
le 28 aoiit 1659. — Trois espèces de captivités, dont la vie
religieuse affranchit les cœurs : 1° du péché ; 2" des passions ;
3" des empressements du monde
LXXVI. Pour la FÊTE de la NATIVITÉ de la SAINTE VIERGE,
prononcé à Paris, aux Incurables, le 8 septembre 165g. — En
Marie naissante, nous voyons : i" l'exemption du péché ; 2° la
plénitude de grâces ; 3" une source incomparable de charité
pour les pécheurs. Trois beaux rayons, que le Fils de Dieu
envoie sur Marie : A^is^f/r^a'^j//
LXXVI I. Pour la FÊTE de L'EXALTATION de la SAINTE
CROIX, 14 septembre 1659. — Deux manières d'être attaché
à la croix : 1° la croix élève jusqu'au paradis la patience des
uns ; 2° la croix précipite au fond de l'enfer l'impénitence des
autres
LXXVIII. Pour la FÊTE des SAINTS ANGES GARDIENS, à Paris,
chez les Feuillants, 2 octobre 1659. — 1° Les saints anges
sont les ambassadeurs de Dieu vers les hommes : ils viennent
à nous chargés de ses dons, ils descendent pour nous con-
duire ; 2° les saints anges sont les ambassadeurs des hommes
vers Dieu : ils retournent chargés de nos vœux, ils remontent
pour porter à Dieu nos désirs et nos bonnes œuvres
LXXIX. Courte ESQUISSE pour le XXI^ DIMANCHE après
LA PENTECOTE, 165g. — i" Dette du pécheur envers la
justice divine ; 2° insolvabilité du pécheur ; 3° condition de la
rémission: remettre aux autres
LXXX. SERMON SUR l'ÉMINENTE DIGNITÉ des PAUVRES
DANS L'ÉGLISE, prêché à Paris, dans la chapelle des Filles
de la Providence, en 165g. — 1° Les pauvres, qui sont les
derniers dans le monde, sont les premiers dans l'Église. 2° Les
riches ne sont dans l'Église que pour les servir. 3° Les grâces
du Nouveau Testament appartiennent de droit aux pauvres,
et les riches ne les reçoivent que par leurs mains. — Trois
49
91
114
I. Voyez ci-dessus I'Errata, supplément, à la fin.
774
TABLE DES SERMONS.
Pages
devoirs par conséquent à l'égard des pauvres : honorer leur
condition, soulager leurs nécessités, prendre part à leurs
privilèges 117
LXXXI. ESQUISSE d'un SERMON aux NOUVEAUX CON-
VERTIS, le IV-^ dimanche de l'Avent, 1659 ou 1660. — Le
pécheur reçoit deux coups : l'un de son péché, qui lui ôte
la vie; l'autre de la justice divine, qui lui ôte l'espérance ... 136
LXXXIl. SENTIMENTS du CHRÉTIEN touchant la VIE et la
MORT. Vers 1659. — Paraphrase de saint Paul, II Cor., v... 146
LXXXIII. SERMON pour une PROFESSION le JOUR de l'ÉPI-
PHANIE, 1660. — I" L'Époux est un roi pauvre : pour
soutenir la dignité d'épouse, il ne faut que la pauvreté. 2° Il
aime les âmes pures : pour conserver son affection, l'agrément
nécessaire, c'est la chasteté. 3° Il est délicat et jaloux : la
précaution qu'il demande, c'est la fidélité de l'obéissance... 152
LXXXIV. SERMON POUR le VENDREDI APRÈS les CENDRES.
Sur la CHARITÉ FRATERNELLE. 13 février 1660. —
1° La charité fraternelle est une dette indispensable, même à
l'égard de ceux qui ne la veulent pas recevoir : Diligite
inimicos vestros ; 2° on doit l'exiger du prochain, par des bien-
faits : Be7iefacUe lus qui oderimt vos ; 3° si nos ennemis ne se
rendent pas aux bienfaits, il faut avoir recours à la puissance
supérieure: Orale pro perseq7ientibtis vos 176
LXXXV. SERMON pour le SAMEDI après les CENDRES. Sur
l'Église. 14 février 1660. — Trois furieuses tempêtes ont
successivement troublé l'état de l'Église : i° celle des persé-
cutions, malgré lesquelles elle s'est soutenue par sa fermeté ;
2° celle des hérésies, qui n'ont pu l'empêcher d'être la colonne
de la vérité ; 3" celle de la corruption des moeurs, malgré
laquelle elle demeure le centre de la charité 196
LXXXVI. CARÊME des MINIMES. I« DIMANCHE. Sur les
DÉMONS. 15 février 1660. — i" Leur force ; 2° leurs ruses ;
3'' leur faiblesse réelle 213
LXXXVII. IP DIMANCHE. SUR la SOUMISSION due a la
PAROLE de JÉSUS-CHRIST. 22 février 1660. — ipsuvt
audite : i" écoutons sa doctrine céleste, sans que l'obscurité
nous arrête ; 2" écoutons ses commandements, sans que leur
difficulté nous étonne ; 3" enfin écoutons ses promesses, sans
que leur éloignement nous impatiente 236
LXXXVIII. 111= DIMANCHE. SUR les RECHUTES. 29 février 1660.
— La pénitence est 1" une réconciliation, qu'on ne peut rom-
pre sans un insigne mépris ; 1'^ un remède, qu'on ne peut
rendre inutile sans un grand péril ; 3'^' un sacrement, qu'on ne
peut violer sans une prodigieuse irrévérence 262
LXXXIX. IV« DIMANCHE. SuR NOS DISPOSITIONS a l'Égard
DES NÉCESSITÉS DE la VIE. 7 mars 1660. — Le chrétien
doit éviter i" de rechercher avec empressement le nécessaire ;
2° de dissiper inutilement le superflu ; 3" de désirer avec ambi-
tion l'extraordinaire 283
TABLE DES SERMONS.
775
PaRPS
XC. DIMANCHE DE LA PASSION. Sur les VAINKS
EXCUSES DES PÉCHEURS. 14 mars 1660. — Ils mêlent
le faux, le vrai, le douteux ; i" la vie qu'on leur prêche est,
disent-ils, trop parfaite : or Dieu ne commande pas l'impos-
sible ; 2" on contrarie leurs ddsirs : or on a dessein non de
leur plaire, mais de faire qu'ils se déplaisent à eux-mêmes
pour se convertir ; 3" ils rejettent toute la faute sur l'insuffi-
sance des prédicateurs ou sur leur indignité ; mais, quand
l'accusation serait fondée, les vérités annoncées sont capables
de se soutenir par leur propre poids ^08
XCI. DIMANCHE des RAMEAUX. Sur L'HONNEUR du
MONDE, devant CONDÉ. 21 mars 1660. — Trois crimes
de l'honneur du monde : i" flatter la vertu et la corrompre ;
2'' déguiser le vice et lui donner du crédit ; 3" attribuer aux
hommes ce qui appartient à Dieu 3-5^
XCII. VENDREDI-SAINT. Sur la PASSION de NOTRE
SEIGNEUR. 26 mars 1660. — 1° JÉSUS, au Jardin des
Oliviers, tourmenté par lui-même ; 2° il tombe ensuite entre
les mains des Juifs, qui soulèvent contre lui toute la nature ;
3'" enfin, à la croix. Dieu vient lui-même contre lui avec toutes
les terreurs de sa justice 361
XCI II. SERMON POUR LE JOUR de PAQUES, 1660. — Trois dons
à recouvrer : l'innocence, la paix, l'immortalité. Pour com-
mencer ce renouvellement dès cette vie, nous devons 1° dé-
truire en nous le péché ; 2" en attaquer les restes, en combat-
tant les mauvais désirs ; 3° préparer nos corps à l'immortalité,
en les faisant les temples de l'Esprit de Dieu 387
XCIV. POUR LE DIMANCHE de QUASIMODO. 4 avril 1660. —
Le Fils de Dieu a fait notre paix : i" sa mort en est le
moyen ; 2" renoncer aux intelligences que nous avions avec
les ennemis de Dieu en est la condition ; 3" le commerce
rétabli entre le ciel et la terre en est la suite et le fruit ... — 409
XCV. POUR LA FÊTE de L'ANNONCIATION de la SAINTE
VIERGE, renvoyée du 25 mars au 5 avril 1660. — Le Fils
de Dieu honore la sainte Vierge i"' en ce que c'est en elle
qu'il s'anéantit et devient soumis à son Père ; 2° en ce que
c'est par elle qu'il se communique et entre en société avec
les hommes 428
XCVI. PANÉGYRIQUE de SAINT FRANÇOIS de PAULE.
Sermon de clôture du Carême des Minimes, 6 avril 1660.
— Fili^ tu setnper mccum es... Trois avantages qu'a donnés à
François de Paule l'intégrité baptismale : 1" être toujours
avec Jésus-ChriSt par le mépris du monde et des vanités ;
2° lui être toujours uni par une sainte correspondance de
charité ; 3° avoir un droit acquis sur les biens de Dieu, par
une puissance miraculeuse presque sur toutes les créatures :
Et otnnia mea tua sunt 443
7/6
TABLE DES SERMONS.
Pages
XCVII. TROISIÈME POINT d'un SERMON pour la FÊTE DE
LA VISITATION, devant la reine d'Angleterre, à Chaillot,
2 juillet 1660. — La paix chrétienne. (Le Magnificat) 468
XCVIII. PRÉCIS D'UN PANÉGYRIQUE de SAINT JACQUES,
25 juillet. Vers 1660. — « Dites que mes deux fils soient assis
dans votre royaume, l'un à votre droite, et l'autre à votre
gauche... : > nous voyons ici trois choses : 1° leur ambition
réprimée ; 2" leur ignorance instruite ; 3" leur fidélité prophé-
tisée 481
XCIX. Pour la FÊTE de L'ASSOMPTION, 1660. — 1" L'amour
divin dépouille Marie de cette misérable mortalité; 2° la sainte
virginité pare son corps et son âme de l'immortalité glorieuse;
3" l'humilité la place dans un trône, pour y être révérée éter-
nellement par les hommes et par les anges 481
G. SERMON POUR LA VÊTURE de MADEMOISELLE de
BOUILLON de CHATEAU-THIERRY, 8 septembre 1660.
— Oportet vos nasci dentco. Nous apportons, en naissant, une
liberté indocile, une molle délicatesse, un vain désir dé pa-
raître. Or la vie religieuse i" contraint cet amour de l'indépen-
dance ; 2° mortifie cet amour des plaisirs ; 3" retire et recueille
l'âme avec Jésus-Christ 500
CL SERMON POUR UNE PROFESSION le jour de la SAINTE
CROIX. 14 septembre 1660. — Le roi pauvre, dont le trône
est une croix, ne demande à son épouse que l'amour de la
pauvreté ; 2° passionné pour les âmes pures, il cherche en
elle la chasteté ; 3° pour se défendre de sa jalousie, la souve-
raine précaution, c'est l'obéissance 521
CIL CARÊME DES CARMÉLITES. Sommaire du SERMON
SUR LA PURIFICATION, 2 février 1661. — Trois sacrifices:
Siméon immole l'amour de la vie ; Anne, le repos des sens ;
Marie, la liberté de l'esprit 541
CIII. 1*=' DIMANCHE. Sur la PÉNITENCE. 6 mars 1661. —
— Adjuvantes exhortatnur 71c iji vactucin graiiam Dei reci-
piatis. Ne pas recevoir en vain 1° la miséricorde divine qui
promet le pardon ; i" la puissance divine qui offre le secours ;
3° la patience divine, qui donne le délai nécessaire pour
faire profiter les deux autres grâces 545
CIV. IL DIMANCHE. SUR la PAROLE de DIEU, 13 mars 1661,
devant la reine. — Ipsum au dite : i" écouter au dehors la
vérité de la parole de JÉsus-Chrlst ; 2° écouter au dedans
sa prédication intérieure ; 3" l'écouter par une fidèle pratique,
en nous montrant ses disciples par l'obéissance 566
CV. PANÉGYRIQUE de SAINT JOSEPH. Samedi, 19 mars
1661, devant la reine mère. — 1° Joseph, homme simple,
a cherché Dieu ; 2° Joseph, homme détaché, a trouvé Dieu ;
3*^ Joseph, homme retiré, a joui de Dieu 592
TABLE DES SERMONS. ']']']
Page»
CVI. Pour la FÈTE de L'ANNONCIATION de la SAINTE
VIERGE. Vendredi, 25 mars 1661. — 1° Un Dieu prend
la forme d'esclave, afin de confondre notre orgueil ; 2 ' un
Dieu se revêt de notre indigence, afin d'encourager notre
bassesse ; 3" un Dieu se donne lui-même avec tous ses biens,
pour enrichir notre pauvreté 6r5
CVII. IV<= DIMANCHE. Sur L'AMBITION. 27 mars 1661. —
i" Le chrétien ne doit désirer de puissance que sur soi-même;
2" si Dieu lui en a donné sur les autres, il leur en doit tout
l'emploi et tout l'ocercice 637
CVIII. DIMANCHE DE LA PASSION. Sur la HAINE de la
VÉRITÉ. 3 avril 1661. — Les pécheurs voudraient détruire
la vérité en Dieu, dans le prochain, en eux-mêmes. Nous
devons désirer au contraire i" qu'en Dieu elle nous règle ;
2° que dans notre conscience elle nous éclaire ; 3° qu'elle
nous reprenne par les autres hommes .. 659
CIX. DIMANCHE des RAMEAUX. Sur les SOUFFRANCES.
10 avril 1661. — 1° JÉSUS nous enseigne, en souffrant lui-
même, qu'il y a nécessité de souffrir ; 2° il fait voir, dans
le bon larron, de quelle bonté paternelle il use envers ceux
qui souffrent comme ses enfants ; 3" il nous montre, dans le
mauvais, quels jugements redoutables il exerce sur ceux qui
souffrent comme des rebelles 686
ex. Pour le VENDREDI-SAINT. 15 avril 1661. - i" JÉSUS se
sacrifie lui-même, et nous apprend à mépriser les biens péris-
sables ; 2" JÉSUS achète nos âmes, et nous apprend à les
estimer ; 3° JÉSUS conquiert le ciel pour nous, et nous apprend
à le désirer avec ardeur 712
CXI. Pour le JOUR de PAQUES. 17 avril 1661. - Renouvelle-
ment spirituel du temple de Dieu en nous. Il faut 1° purifier
notre temple ; 2" le consacrer et le sanctifier ; 3° l'entretenir
et le réparer tous les jours 746
^■^, :.at ^^.^.*^, -^^ .i^jli, ^, .^,. -^S. '■■^. .V3t :-A '.^ A
i
TABLE DE CONCORDANCE DES SEKMONS
SELON L'ORDRE LITURGIQUE ET SELON
L'ORDRE CHRONOLOGIQUE (■).
Sermons du temps.
Toussaint, i. Méditation
I bis. Sermon : Oiiuiia vcstra sunt
2. Sermon devant le roi
3. Sermon incomplet
4. Bcati 7nisericordes., esquisse
Exorde (fausse attribution). (Éminente dignité des pauv
Jour des Morts (fausse attribution)
Exorde (fausse attribution)
Fragment pour le jour des Morts
Ave7it. I"' dimanche, V ■s,&XYnox\ : Hora est
Abrégé sur le même texte
2^ sermon : /'/^«fwV/V^Jww/, Jugement dernier
Exorde
y^ scrxwoxï: Justus es, Do}nine
/A dimanche, i ^'' sermon
Exorde '
2*= sermon: Divinité de Jésus-Christ
IIP dimanche. Sermon (fausse attribution) : Jam securis
[Sermon (^) de 1668]
( Fragments d'un sermon (interpolations)
s Jam securis
' Pénitence
) Abrégé d'un sermon ('nterpolé) (Honneur)
< Homélie
IV^ dimanche. Sermon (fausse attribution) : Ego vox
[Sermon de 1665]
[Sermon de idbZ : Ego vox\
Noël, i^'' sermon
2'' sermon
3^ sermon
Exorde
Pensées détachées
Dimanche datis l'octave : A.hrégé
Circoncision. V' sermon
2"^ sermon
3*^ sermon (1687, chez les Jésuites;
4'= sermon (devant Condé)
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665.
668.
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667.
691.
656.
663'.
653.
656.
687.
668.
du reste, de
dans tous les
le ia présente
1. Nous prenons l'ordre liturgique dans l'édition Lâchât. 11 diffère très peu,
celui de l'éditioli de Versailles. La table que nous dressons ici est reproduite
volumes, pour la commodité des recherches Le premier chiffre indique le tonie
édition : le second, la date exacte où le sermon a été placé.
2. Nous ajoutons entre crochets les pièces qui ne se trouvent point dans kb éditions prccé
dentés, ou qui n'y figurent point à leur place.
78o
TABLE DE CONCORDANCE DES SERMONS.
5"" sermon (interpolations)
2*^ péroraison
//' dimanche a.'prhs l'Epiphanie
Fragment
///' divianche. Abrégé
V' dimanche (Zizanies, XXV1= dimanche après la Pentecôte)
Septuagésime (fausse attribution) : Éminente dignité des pauvres
Abrégé... (Parcetpaicperi)
Quinquagésime, i" sermon
2'^ sermon : Loi de Dieu
2*' exorde
Jubilé
Vendredi après /es Cendres : Chanté ùaterneWe
[Autre, esquissé]
Samedi après les Cendres ; Sur l'Église
Carême. I"" dimanche. 1'='" sermon: Démons
2*^ sermon : Démons
3* sermon : Prédication évangélique : Non in solo pane ...
4*^ sermon : Pénitence
Plan de sermon: Pénitence
Lundi : Sermon incomplet
Abrégé pour le vendredi
Il' dimanche, i'^'' sermon - ...
2^ sermon : Parole de Dieu
Mardi (fausse attribution) : sur l'Honneur
Fragment ou dissertation sur l'Honneur
Jeudi, i"sermon (fausse attribution): Providence
2« sermon (fausse attribution) : Impénitence finale
III' Dimanche, i" sermon: Les Rechutes
2* sermon : Enfant prodigue
Mardi (fausse attribution): Charité fraternelle
2^ Conclusion
Vendredi: Culte dû à Dieu
2^ Péroraison
Samedi: sur la Femme adultère
Abrégé d'homélie
IV'' Dimanche, \" sermon: Nécessités de la vie
2*^ sermon: Ambition (devant la Cour)
3^ sermon : Ambition (interpolations)
Mardi: Médisance
Mercredi: Aveugle-né (canevas j
Vendredi (fausse attribution): sur la Mort
Fragment sur la Brièveté de la vie
Dimanche de la Passion, r" sermon : Vaines excuses des pécheurs.
2* sermon (brouillé avec le suivant dans les éditions)
3"= sermon: Haine de la vérité
Mardi de la Passion : sur la Satisfaction
Pour les trois derniers jours, etc. (fausse attribution) :
I" sermon: l'Efficacité de la Pénitence
2^ sermon: l'Ardeur de la Pénitence
l V, 1
664.
669.
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669.
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661.
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... III,
[660.
... III,
1661.
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1666.
... II,
1658.
... IV,
1662.
... IV,
1662
... III,
1660.
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1666
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1666.
... IV,
[662.
... V,
1666.
1
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... IV,
1663
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... III,
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... IV,
1662
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1661.
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1666.
... II,
1658
... VI,
1686.
... IV,
1662.
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1648.
urs. III,
1660.
...i III,
...1 V,
t66i.
1666.
..-. II,
1658.
... IV,
1662.
... IV,
1662.
TABLE DE CONCORDANCE DES SERMONS. 78 I
3" sermon: l'Intégrité de la Pénitence IV, 1662.
Vendredi: Compassion de la sainte Vierge, I" sermon 11,1658.
2"= sermon (fausse attribution), (Rosaire) 1,1651.
Abrégé IV, 1663.
Plan II, 1659.
Samedi avant les Rameaux V, 1670.
/^rt/«^rt«.r. i'^' sermon: Sur l'Honneur III, 1660.
2*-' sermon: Sur les Souffrances III, 1661.
3* sermon: Sur les Devoirs des rois IV, 1662.
4" sermon: Sur la Justice V, 1666.
Vendredi- Sain t. r' sermon III, 1660.
2" sermon III, 1661.
3^ sermon IV, 1662.
4' sermon V, 1666.
/'(fjTw^j. I" sermon (fausse attribution), (Samedi-Saint) 1,1652.
2^ stxmon: Consepu lit III, 1660.
Second exorde. [Sermon complet, nouveau] I, 1654.
3« sermon: « Temple » III, 1661.
Second exorde... fSolvi/e fefnp/um /loc) V, 1666.
4^ sermon (devant le roi) VI, 1681.
i'^'^ abrégé : O s/u//i ei hirdi corde VI, 1692.
2^ abrégé : Gaiide/e in Domino VI, 1685.
Qiiasimodo III, 1660.
//A Z>/;«a«r/i;é après Pâques... (Providence) 11,1656.
Abrégé (fausse attribution), (2" samedi de Carême) IV, 1664,
V' Dimajiche a^xhs Pâques (fausse attribution : IIP dimanche) ... VI, 1692.
Ascension I, 1654.
Pentecôte, i^' sermon I, 1654.
Autre exorde et fragments 11,1655.
2*= sermon 11,1658.
3" sermon (devant la reine) VI, 1672.
Abrégé VI, 1692.
Trinité. II, 1655.
///' ^//«a«i:/i^ après la Pentecôte 11.1655.
V' ditnanche 1,1653.
IX' dimanche I, 1652.
XXI' dimanche. Abrégé 111,1659.
Exaltation de la sainte Croix, 1=' sermon I, 1653.
2= sermon III, 1659.
Précis: Cumexaltaveritis VI, 1688.
Exhortation aux Nouvelles Catholiques IV, 1663.
Fragment d'un discours... (Voy. Pâques, sermon nouveau). ... I, 1654.
I''' exhortation aux Ursulines VI, 1685.
2^ exhortation VI, 1685.
Ordonnances VI, 1685.
3^ exhortation VI, 1685.
4^ exhortation VI, 1685.
Conférence VI, 1685.
Instruction sur le Silence VI, 1686.
Paroles saintes, etc VI, 1686.
Précis d'un discours aux Visitandines VI, 1685.
Pensées chrétiennes et morales VI
782
TABLE DE CONCORDANCE DES SERMONS.
Fêtes de la sainte Vierge.
chez les Visitandines
Conception, i"'' sermon (veille de la fête).
a*" sermon
3" sermon, prêché à la Cour
[Sermon de 1665]
[Sermon de 1668] (inédit)
Nativité, i ^"^ sermon
2*^ sermon
3* sermon
Précis
Présentation (canevas)
Annonciation, i'^^ sermon
1^ sermon
3"^ sermon
4*= sermon: Creavit Dominus
Y.y.oxàç.... At îibi venit
Visitation. 1^' sermon
Troisième point modifié ...
Entretien (« Sermon divin
2'' sermon
Purification, i^' sermon ...
2*^ exorde
Sommaire d'un sermon
2*^ sermon
Autre conclusion
■f sermon •
Assomptiott : \" •itxmon
2= sermon
Plan de sermon
Méditation pour la veille de l'Assomption
Rosaire: Sermon
[Autre, Voy. Compassion, 2^ ; vendredi de la Passion]
Scapulaire
Vêtures :
— de M«"* de Bouillon
— d'une Nouvelle Catholique, i^"" sermon
2'^ sÇiXi-non... Jndiiiinini
— d'une Postulante Bernardine, i^' sermon
Fin autrement traitée
2*^ sermon
— de M'^"'^ de la Vieuville (fausse attribution) : MartJia, etc.
— de M*^"^ de Beauvais
— pour le jour de l'Epiphanie
[Fragment d'une autre Vêture]
— pour le jour de l'Exaltation de la sainte Croix
[Fragment]
— sur la Virginité (M"'M'Albert)
— de la Sœur de Saint-François Bailly
Seconde conclusion (fausse attribution)
— de M""' de la Vallière
I,
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1656.
V,
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IV,
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III,
1661.
V,
1666.
Ibid.
I,
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III,
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1660.
IV,
1661.
IV,
1664.
VI,
1681.
II,
1659
VI,
1675.
1
TABLE DE CONCORDANCE DES SERMONS.
783
— [de la Sœur Cornuau]
Sermon sur ru nitii de l'Eglise
Panégyriques
— de saint André
— de saint Jean
— de saint Thomas de Cantorbéry
— de saint Suipice
— de saint François de Sales
— de saint Pierre Nolasque
— de saint Joseph, i*-' panégyrique : Depositum custodi
2" panégyrique : QitcesivU
— de saint Benoît
— de saint François de Paule: Carita
2*^ panégyrique: Fi/i, iu semper...
— de saint Pierre
— de saint Paul
Précis d'un autre panégyrique ...
— de saint Victor
— de saint Jacques
— de saint Bernard
— de saint Gorgon, i''" panégyrique.
2^ panégyrique: Quorum iniuenies
— Saints Anges gardiens
— de saint François d'Assise
— Exorde
— de sainte Thérèse
Seconde allocution
— de sainte Catherine
Seconde péroraison
Oraisons funèbres
— de Henriette de France
— de Henriette d'Angleterre, duchesse d'Orléans
— de Marie-Thérèse
— de la princesse Palatine
— de Michel le Tellier
— du prince de Condé
— du Père Bourgoing
— de Nicolas Cornet
— de Madame Yolande
— de Henri de Gornay
VI, 1698.
VI, 1681.
V.
IV
IV.
IV
II
II,
111,
IV,
II,
III,
IV,
II,
VI,
II,
III
I,
I,
I,
III,
VI
II,
IV
IV
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649.
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652.
670.
657.
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661.
663.
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V, 1669.
V, 1670.
VI, 1683.
VI, 1685.
VI, 16S6.
VI, 1687.
IV, 166:.
IV, 1663.
II, 1656.
Il, 1658.
Imprimé par la Société Saint-Augustin, Desclée, De Brouwer et C'^.
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