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Full text of "Oeuvres philosophiques de Leibniz"

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ŒUVRES 


PHILOSOPHIQUES 
DE LEIBNIZ 


es 


TOME PREMIER 


A LA MÈME LIBRAIRIE 


AUTRES OUVRAGES DE M. PAUL JANET 


HISTOIRE DE LA SCIENCE POLITIQUE DANS SES RAPPORTS AVEC LA MORALF. 3^ édit. 


1887, 2 vol. in-8° de la Bibliothèque de philosophie contemporaine. 20 fr. 
Les CAUSES FiNALES. 1882, 1 vol. in-8° de la Bibliotheque de philosophie contem- 
poraine, 29 édit.. . ......... REED ec m s eL 10 fr. 
Victor COUSIN ET SON ŒUVRE, | vol. in-89 de la Bibliotheque de philosophie 
contemporaine, 29 édit., 1893.. . . . . etre hr nh n nn 7 fr. 50 
SAINT-SIMON ET LE SAINT-SIMONISME. 187%, 1 vol. in-18 de la Bibliothèque de 
philosophie contemporaine. . . . .. es ss... 2 fr. 50 
LE MATÉRIALISME CONTEMPORAIN, 59 édit., 18X8, 1 vol. in-18 de la Bibliothèque 
de philosophie contemporaine. .......... ss. Epuise 
LA PHILOSOPHIE DE LAMENNAIS, 1890, 1 vol. in-13 de la Bibliotheque de philoso- 
phie contemporaine. ....... es erm n s.s. fr. 50 
LES ORIGINES DU SOCIALISME CONTEMPORAIN, 1 vol. in-18 de la Bibliotheque de 
philosophie contemporaine, 2» édit., 189............... 2 fr. 50 
PuiLOsOPHIE DE LA RÉVOLUTION FRANCAISE, 4e édit., 1892, 1 vol. in-18 de la 
Bibliothèque de philosophie contemporaine. .. ... ses Epuisé 
LA CRISE PHILOSOPHIQUE, 1 vol. in-18 de la Bibliotheque de philosophie rontem- 
poraine. ............... nn eos es Epuisé 
Dieu, L'HOMME ET LA BÉATITCDE, 1578, 1 vol. in-18 de la Bibliothique de philo- 
sophie contemporaine... eee hn Epuisé 
LA DIALECTIQUE DANS HEGEL ET DANS PLATON, 1860, 1 vol. in-8°. . . . . Épuisé 
LE MÉDIATEUR PLASTIQUE DE CUDWORTH. 1860, 1 brochure in-8°.. . .. 1 fr. 


ŒUVRES 


PHILOSOPHIQUES 


DE LEIBNIZ 


d ^ PE La 
DD D 7. 


_ 


à 


AVEC UNE INTRODUCTION ET DES NOTES 


PAR 


PAUL JANET 


Membre de l'Institut 


Professeur à la Faculté des lettres de l'Université de Paris 


—— — 


DEUXIÈME ÉDITION REVUE ET AUGMENTÉE 


TOME PREMIER 


PARIS 
ANCIENNE LIBRAIRIE GERMER BAILLIERE ET cit 
FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR 


108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 108 


1900 


Tous droits réservés 


AVIS DE L'ÉDITEUR 


M. Paul Janet a élé enlevé par une courle maladie, au mois 
de Novembre 1899, au moment où l'impression de cel ouvrage 
touchait à sa fin. M. Boirac, recteur de l'Académie de Grenoble, 
a bien voulu en revoir les derniéres épreuves el se charger de 
la Bibliographie de Leibniz que M. Paul Janet avait projeté 
de placer en téte de celte publication. 


BIBLIOGRAPHIE DE LEIBNIZ  - 


I. — Leibniz n'a publié de son vivant que quelques opuscules : 
De Principio individui, Leipzig,1663 : Specimen quæslionum philo- 
sophicarum ex jure colleclarum, Leipzig, 1664 ; Tractatus de arte 
combinaloria, Leipzig, 1666 ; des articles dans les Acéa erudilorum 
de Leipzig, à partir de 1684 et dans le Journal des Savants à partir 
de 1591, enfin la 7/éodicée, Amsterdam. 1710. 

Apres sa mort, on transporta tous ses papiers et tous ses livres 
dans les archives secrétes et dans la bibliothéque électorale de 
Hanovre. C'est dans cette bibliothèque. devenue bibliothèque royale, 
qu'ils sont encore aujourd'hui. Une grande partie des manuscrits 
reste à publier. D'après Dodemann (Der Briefivechsel des Leibniz 
in der Kóniglichen Bibliothek zu Ilanover, Hann., 1889), il 
existe 1.500 lettres inédites réparties sous 1.063 numéros (Uberweg, 
Grundniss der Geschichle der Philosophie, IH, 165). 

En 171% et 1719 parurent d'abord à Londres, puis à Amsterdam 
les Letlres de Leibniz el de Clarke : en 1720, à Francfort, la Mona- 
dologie traduite en allemand par Ko:lher et, en 1721, à Francfort et 
à Leipzig, traduite en latin par Hansche. 

En 1765, Raspe publia à Amsterdam et à Leipzig les Œuvres phi- 
losophiques latines et françaises de feu M. de Leibniz, tirées de 
ses manuscrits qui se conservent dans la Bibliothèque royale de 
Hanovre, et où se trouvent compris les .Vouveaux Essais sur l'en* 
tendement humain. 

En 1768, parut à Genève la premiere édition complète des œuvres 
de Leibniz en 6 volumes par Dutens sous ce titre : Gothofredi Guil- 
lelmi Leibnitii opera omnia, nunc primum collecla, in classes dis- 
tributa, præfalionibus el indiciis ornala studio Ludovici Dulens 
Cependant cette édition ne contient pas les inédits qu'avait publiés 
Raspe. 

De 1838 à 1840, Guhraüer publia les Écrits allemands de Leib- 
nilz (Berlin). 

En 1840, Erdmann fit paraître à Berlin une édition des (Œuvres 


VI ŒUVRES DE LEIBNIZ 


philosophiques (Godofredi Guillelmi Leibnilii opera philosophica 
qua exslant lalina, gallica, germanica omnia) qui contient, entre 
autres inédits tirés de la bibliothèque de Hanovre, le texte inédit de 
la Monadologie en français. 

Cetteédition futadaptée à l'usage du public francais en 1842 par M. A. 
Jaeques, qui publia à Paris Œuvres de Leibniz, nouvelle édit.en 2 vol. 

Depuis lors V. Cousin a publié en 1815 ‘dans les Fragments 
philosophiques, t. Il les lettres de Leibniz à Malebranche : Grote- 
fend, en 1846,]a Correspondance de Leibniz el d'Arnaud: Foucher 
de Carcil, en 1854 et 1857, la Refutation inédile de Spinoza par 
Leibniz, Leltres el Opuscules inédits de Leibniz, et en 1859 
(Æuvres de Leibniz publiées pour la première fois d'après les ma- 
nuscrits originaux. 

En 1864, Onno Klopp aentrepris une nouvelle édition des Œuvres 
compléles de Leibniz d'aprés les manuscrits de la bibliothéque de 
Hanovre, dont la premiere partie, publiée de 1864 à 1885, contient 
seulement les écrits historiques et politiques en 13 volumes. 

M. Paul Janet a publié en 1866 une édition des Œuvres philoso- 
phiques en 2 volumes in-8, dont celle que nous publions aujourd'hui 
est la reproduction revue et complétée. 

Enfin, en 1873 Gerhardt a commencé une Z‘dition complèle des 
Œuvres philosophiques qui, à la date de 1890, comprend 7 volumes 
in-8, à laquelle nous avons fait un certain nombre d'emprunts, en 
particulier pour la Correspondance de Leibniz el du Père des 
Bosses, déjà partiellement publiée par Erdmann, dont nous avons 
extrait la partie philosophique. 

Parmi les éditions spéciales de certaines œuvres philosophiques 
de Leibniz, signalons les remarquables éditions que M. Boutroux 
a données dela Monadologie en 1881 et des Voureaux Essais (Avant- 
propos ct livre I), en 1886, avec Introduction et Notes. 


Il. — Nous ne prétendons pas exposer ici la bibliographie com- 
pléte des auteurs qui ont écrit sur Leibniz et la philosophie leib- 
nizienne ; nous nous contentons d'indiquer les principaux noms de 
nature à intéresser le publie francais. 

Sur la vie de Leibniz et l'histoire de ses écrits nous citerons 
d'abord deux opuscules de Leibniz lui-méme. d'un caractére auto- 
biographique : /n specimina Pacidii inl roduclio historica, publié 
par Erdmann (18140,, et Vila Leibnilii a se ipso breviler delineata 
publié par Foucher de Careil (1717) ; puis l'Éloge de Monsieur de 
Leibniz pur Fontenelle (1716) ; enfin Gottfried Wilhelm Freiherr 
von Leibniz eine Biographie, par Gurhaüer, nouvelle édition, 1846, 
2 volumes in-12. 


BIBLIOGRAPHIE vil 


Les ouvrages historiques et critiques qui concernent la philosophie 
de Leibniz sont innombrables. Nous citerons : 


4° En langue francaise : 


DE Jvsri, Disserlalion qui a remporté le prix proposé par l'Aca- 
démie des sciences de Prusse sur le système des monades, Ber- 
lin. 1748. 

REINWARD, Disserlation qui a remporté le prix proposé par l'Aca- 
démie des sciences de Prusse sur l'oplimisme, Berlin, 1755. 

AxciILLoN, Z7ssai sur l'esprit du leibnizianisme, Berlin, 1816. 

Maixe DE Binax, Exposé de la doctrine philosophique de Leibniz 
composé pour la Biographie universelle), Paris, 1819. 

EuiLE SAISSET, Discours sur la philosophie de Leibniz, Paris, 1857. 

NounRissoN, La Philosophie de Leibniz, Paris, 1860. 

FovcuER DE Canrit, Leibniz, la Philosophie juive el la Cabale, 
Paris, 1861 ; Leibniz, Descarles el Spinoza, avec un Rapport par 
V. Cousin, Paris, 1863. 

J. Boxiras, Etude sur la Théodicée de Leibniz, Paris, 1863. 

D. Nozex, La Critique de Kant et la Métaphysique de Leibniz, 
Paris, 1875. 

Da méme, La Monadologie, avec une nolice sur Leibniz, des 
éclaircissements, etc., Paris, 1881. 

SEGoNn. La Monadologie, avec notice sur la vie, les écrils el la 
philosophie de Leibniz, Paris, 1863. 

E. Boinac, Article Leibniz dans la Grande Encyclopédie, Paris, 
1898. 


2» En langue latine 


a. — D'origine française : 


NoLEN, (uid Leibnilius Arisloleli debuerit, Paris, 1875. 

PENION. De Infinito apud Leibnilium, Paris, 1878. | 

BLowpEL, De Vinculo subslanliali el de Substantit composita 
apud Leibnilium, Paris, 1893. 

Bomac, De Spatio apud Leibnilium, Paris, 1894. 


b. — D'origine allemande : 


BiLriscen, Commentatio de harmonia. animi et corporis humani 
preestabilila ex menle Leibnilii, Francfort, 1723. 

Du méme, Commentatio de origine el permissione mali, prsecipue 
moralis, Francfort, 1724. 


VIII ŒUVRES DE LEIBNIZ 


BAUMEISTER, Jlisloria doclrine de oplimo mundo, Gorlitz, 1741. 

PLoucouET, Primaria monadologiæ capila, Berlin, 1748. 

GugBaUER, Leibnitit doctrina de unione anima el corporis, Berlin, 
1831. 

HARTENSTEIN, Commenlalio de maleriz apud Leibnilium notione el 
ad monadas relalione, Leipzig, 1846. 

Huco Sowuen, De Doctrina quam de Ilarmonia præstabtlita Lei- 
bnilius proposuil, Gott., 1866. 

Dax. Jacosy, De Leibnilii studiis Arisloteleis, Berlin, 1867. 


3? En langue allemande : 


Les Eludes de Erdmann et de Kuno Fischer dans leurs Histoires de 
la philosophie. 

Kanr, Uber der Oplimismus, Kœnigsberg, 1759. 

EBERSTEIN, Versuch einer. Geschichle der Logik und. Metaphysik 
bis den Deutschen von Leibniz bis auf die gegenwwærtige Zeit, 
Halle, 1791-1799. 

Fn. Kincunzn, Leibniz Psychologie, Coethen, 1876. 

FrEuEnBACH, Darslellung,Entwickelung und Critik der Leibnizschen 
Philosophie, Ansbach, 1837, 2* édition, 1814. 

J.-Tn. Merz, Leibniz, Londres, 1884 ; Heidelberg, 1886; 

Lupwic STE, Leibniz in seinem Verhältniss zu Spinoza auf Grun- 
dlage unerdiles Materials  enlwickelungsgeschichilich | dar- 
geslelll in Sitzungsberichl der Akademie der Wissenschaften 
zu Berlin, 1888, p. 615-662. 

Du méme, Leibniz und Spinoza, Berlin, 1890 /ouvrage plus déve- 
loppé avec dix-neuf /nédils des manuscrits de Leibniz. 

En. DituaNN, Eine neue Darslellung der Leibnit:schen Mona- 
denlehre auf Grund der Quellen, Leipzig, 1791. 

P. Harzer, Leibniz dynamische Auschauungen, mil besonderer 
Rücksichl auf der Reform des Kraeflemaasses und der Ent- 
wickelung des Princips der Erhaltung der Energie, in 
« Wierteljahrsschrift für Wissenschaftliche Philosophie », 1882, 
pp. 265-295. 

BENEKE, Leibniz als Ethiker, Diss. Erlang., 1891. 


INTRODUCTION 


Lorsque Descartes est venu dire, dans la première partie 
du xvi* siècle, qu'il n'y a que deux sortes de choses ou de 
substances dans la nature, les substances étendues et les 
substances pensantes, les corps et les esprits; que, dans le 
corps, tout se ramène à l'étendue, avec toutes ses modifica- 
tions : figure, divisibilité, repos et mouvement; et, dans 
l'âme, à la pensée, avec tous ses modes : plaisir, douleur, 
jugement, raisonnement, volonté, etc.; lorsqu'il a réduit 
enfin toute la natureà un vaste mécanisme, en dehors duquel 
i| n'y a que l'àme, qui se maniteste à elle-méme son exis- 

tence et son indépendance dans la conscience de sa pensée, 

ila accompli la plus importante révolution de la philosophie 

moderne. Mais, pour en bien comprendre la grandeur, il 

faut se rendre compte de l'état où était la philosophie du 

temps. 

La théorie qui régnait alors dans toutes les écoles était la 
théorie péripatéticienne, assez mal comprise, et altérée par le 
temps, des formes substantielles. Elle consistait à admettre 
dans chaque espèce de substances une sorte d'entité spéciale 
qui en constituait la réalité et la différence, indépendamment 
de la disposition des parties. Par exemple, suivant un péri- 
patéticien du temps, « le feu diffère de l'eau, non seulement 
par la situation de ses parties, mais par une entité qui lui 


X OEUVRES DE LEIBNIZ 


est propre, entièrement distincte de la matière. Quand un 
corps change d'état, il n'y a pas de changement dans les par- 
ties, il y a une forme chassée par une autre forme (1) ». 
Ainsi, lorsque l'eau devient glace, les péripatéticiens soute- 
naient qu'une forme nouvelle se substituait à la forme pré- 
cédente, pour constituer un nouveau corps. Non seulement 
ils admettaient ainsi des entités premiéres ou formes subs- 
tantielles pour expliquer la différence des substances; mais 
ils en admettaient aussi pour les moindres changements et 
pour toutes les qualités sensibles, qu'ils appelaient formes 
accidenlelles ; ainsi, la dureté, la chaleur, la luiniére, 
seraient des étres tout différents des corps dans lesquels ils se 
trouvent. 

Pour éviter les difficultés inhérentes à cette théorie, les 
scolastiques avaient été amenés à établir des divisions à l'in- 
fini entre les formes substantielles. C'est ainsi que les 
jésuites de Coimbre en admettaient de trois espèces : 1» l'étre 
qui ne recoit point l'existence d'une cause supérieure, et 
n'est point recu dans un sujet inférieur, c'est-à-dire Dieu ; 
2» les forces qui recoivent l'étre d'ailleurs sans étre elles- 
mêmes reçues dans la matière, c'est-à-dire les formes déga- 
gées de toute concrétion corporelle ; 3» enfin, les formes 
dépendantes de toutes parts, qui tiennent l'etre d'une cause 
supérieure, et sont recues dans un sujet : tels sont les acci- 
“dents et formes substantielles déterminant la matière. 
D'autres scolastiques descendaient à des divisions encore 
plus minutieuses, et reconnaissaient six classes de formes sub- 
stantielles : 1° celle de la matière premiere ou des éléments; 
2% celles des composés inférieurs, à savoir, les pierres ; 
3° celles des composés plus élevés, des drogues, par exemple ; 
4 celles des êtres vivants, les plantes ; 5» celle des êtres sen- 
sibles, les animaux ; 6? enfin, au-dessus de toutes les autres, 
la forme substantielle raisonnable (rationalis), qui ressemble 
aux autres en tant que forme d'un corps, mais qui ne 


(1) L. -P. Lagrange, /es Principes de la philosophie contre les nouveaux philo- 
sophes. — Voyez Bouillier, Histoire de la philosophie cartésienne, t. I. ch. xxvi. 


INTRODUCTION XI 


tient pas du corps son opération propre qui est la pensée. 
On croit peut-être que Molière, Nicole, Malebranche, et tous 
ceux qui. au xvir? siècle, se sont moqués des formes substan- 
tielles, ont calomnié le péripatétisme scolastique, et lui ont 
inputé de gratuites absurdités. Mais que l'on lise dans Tole- 
tus l'explication suivante de la production du feu : « La 
forme substantielle du feu, dit Toletus, est un principe actif, 
par lequel le feu. avec la chaleur pour instrument, produit 
le feu. » Cette réponse n'est-elle pas plus absurde encore 
que la virlus dormiliva ? L'auteur se fait une objection : 
« Mais le feu, dit-il, ne provient pas toujours du feu. » Pour- 
quoi cela ? « Je réponds, dit l'auteur : il y a la plus grande 
difference entre les formes accidentelles et les formes sub- 
stantielles ; car les formes accidentelles ont non seulement 
une répugnance, mais une répugnance déterminée, comme 
le blanc avec le noir ; tandis qu'entre les formes substan- 
tielles, il y a une certaine répugnance, mais non déterminée, 
parce que la forme substantielle répugne également à quoi 
que ce soit. De là, il suit que le blanc, forme accidentelle, ne 
résulte que du blanc et non du noir, mais que le feu peut 
résulter de toutes les formes substantielles capables de le 
produire dans l'air, dans l'eau, dans toute autre chose. » 
Non seulement la théorie des formes substantielles ou 
accidentelles conduisait à des non-sens de cette espèce, 
mais encore elle entrainait à des erreurs qui éloignaient de 
toute recherche éclairée des vraies causes. Par exemple, 
comme parmi les corps les uns tombent vers la terre, les 
autres s'élévent dans l'air, on disait que la forme substan- 
tielle des uns étaitla gravité, et la forme substantielle des 
autres la légéreté: on distinguait donc les corps graves 
etles corps légers, comme deux classes de corps ayant des 
propriétés essentiellement différentes; et, par là, on était 
détourné de chercher si ces phénomènes, divers en appa- 
rence, n'avaient pas une méme cause, et ne se ramenaient 
pas à la méme loi. C'est ainsi encore que, voyant l'eau 
s'élever dans un tube vide, au lieu de chercher à quel fait 


XH OEUVRES DE LEIBNIZ 


plus général ce phénoméne pouvait se rattacher, on imagi- 
nait une verlu, une qualité occulte, l'horreur du vide, qui 
non seulement cachait l'ignorance par un mot vide de sens, 
mais rendait la science impossible, parce qu'on prenait une 
: métaphore pour une explication. 

Les abus de la théorie des formes substantielles, qualités 
occultes, verlus sympathiques, etc., avaient été tels que ce 
fut une véritable délivrance, lorsque Gassendi, d'une part, 
et, de l'autre Descartes, vinrent fonder une nouvelle phy- 
sique sur ce principe, qu'il n'y a rien dans les corps qui ne 
soit contenu dans la notion inéme de corps, c'est-à-dire de 
chose étendue. Suivant ces nouveaux philosophes, tous les 
phénoménes des corps ne sont que des modifications de 
l'étendue, et doivent s'expliquer par les propriétés inhérentes 
à l'étendue, la figure, la situation et le mouvement. Dans 
ces principes, rien ne se passe dans les corps, dont l'enten- 
dement ne puisse se faire une idée claire et distincte. La phy- 
sique moderne parait avoir confirmé en partie cette théorie, 
lorsqu'elle explique le son et la lumiére par des mouvements 
(vibrations, ondulations, oscillations, etc.), soit de l'air, soit 
de l'éther. 

On a souvent dit que la science moderne marche en sens 
inverse de la philosophie de Descartes, en ce que celle-ci con- 
coit la matière comme une substance morte et inerte, tandis 
que celle-là se la représente comme animée par des forces, 
des activités, des énergies de toute nature. C'est, à ce qu'il 
me semble, confondre deux points de vue tout différents : le 
point de vue physique et le point de vue métaphysique. Au 
point de vue physique, au contraire, il semble que la science 
soit plutót fidéle à la pensée cartésienne: réduire le nombre 
des qualités occultes et expliquer, autant qu'il est possible, 
tous les phénoménes par le mouvement. Ainsi, tous les 
problémes tendent à devenir des problémes de mécanique. 
Changement desituation, changement de figure, changement 
de mouvement, tels sont les principes auxquels nos physiciens 
et nos chimistes ont recours toutes les fois qu'ilsle peuvent. 


INTRODUCTION XIII 


Il est donc inexact de dire que la pensée cartésienne a 
échoué entièrement, et que la science moderne s’en est éloi- 
gnée de plus en plus. Nous voyons, au contraire, le méca- 
nisme s'étendre de jour en jour dans la science de notre 
temps. Mais la quéstion change de face, lorsqu'on vient à se 
demander si le mécanisme est lui-méme le dernier mot de la 
nature, s'il se suffit à lui-méme, en un mot si les principes 
du mécanisme sont eux-mêmes mécaniques, Or, c'est là une 
question toute métaphysique, et qui n'importe en rien à la 
science positive; car les phénoménes s'expliqueront de la 
méme maniére, si l'on suppose une matiére inerte, com- 
posée de petites particules mues et combinées par des mains 
invisibles, ou si on lui préte une activité intérieure et une 
sorte de spontanéité. Pour le physicien et pour le chimiste, 
les forces ne sontque des mots représentant des causes incon- 
nues. Pour le métaphysicien, ce sont des activités véritables. 
C'est donc 1» métaphysique, et non la physique, qui s'est 
élevée au-dessus du mécanisme. C'est en métaphysique que 
le mécanisme a trouvé, non pas sa contradiction, mais son 
complément dans la doctrine dynamiste ; c'est cette direction 
d'idées qui a régné principalement dans la philosophie aprés 
Descartes, et c'est Leibniz (1) qui en est le principal promo- 
teur. 

(T. Nous donnerons ici en note le résumé de la vie de Leibniz et de ses prin- 
cipaux travaux. Leibniz /Godefroi-Guillaume) est né à Leipzig en 1646. Il per- 
dit son père à l'âge de six ans. ll se fit remarquer dés son enfance par une 
étonnante facilité. A l’âge de quinze ans, il fut admis aux études supérieures 
(philosophie et mathématiques), qu'il suivit d'abord à Leipzig, puis à Jéna. 
Une intrigue mal connue l'empécha d'obtenir à Leipzig méme le titre de doc- 
teur. li alla le demander à la petite Université d'Altorf, prés de Nuremberg, il 
fit la conoaissance du baron de Boinebourg, qui devint l'un de ses plus intimes 
2mis, et qui l'emmena à Francfort, oü il le fit admettre comme conseiller de 
justice prés de l'électeur de Mayence. Ce fut là qu'il fit ses deux premiers tra- 
vaux de jurisprudence, sur l'Étude du droit et surla Réforme du corps de droil. 
— De là datent aussi ses premiers essais littéraires et philosophiques, et, en 
particulier, ses deuxtraités sur le mouvement: l'un sur le Mouvement abstraif, 
adressé à l'Académie des sciences de Paris, l'autre sur le Mouvement concret, 
adressé à la Société royale de Londres. ll resta auprès de l'Électeur jusqu'en 1672, 
époque où il commença à voyager. Il alla d'abord à Paris, puis à Londres, où il 


fut nommé membre de la Société royale. revint à Paris, qu'il ne quitta qu'en 
1677, parcourut la Hollande, et vint enfin se fixer à Hanovre, oü il fut nommé 


XIV ŒUVRES DE LEIBNIZ 


Pour bien comprendre la doctrine de Leibniz, il ne faut 
pas oublier (et c'est un point auquel on n'a pas assez fait atten- 
tion) que Leibniz n'a jamais abandonné ni rejeté le méca- 
nisme cartésien. ll a toujours affirmé que tout dans la nature 
doit s'expliquer mécaniquement ; qu'il ne faut jamais recou- 
rir, dans l'explication des phénomènes, à des causes occultes; 
il a méme poussé si loin cette disposition d'esprit qu'il s'est 
refusé à admettre l'attraction newtonienne comme suspecte, 
àses yeux, d'étre une qualité occulte. Mais si Leibniz admet- 
tait comme Descartes les applications du mécanisme, il se 
séparait de lui sur le principe; et il répétait sans cesse que 
si tout dans la nature est mécanique, géométrie, mathéma- 
tique, les sourcesdu mécanismesont dans la métaphysique (1). 
Descartes expliquait tout géométriquement et mécanique- 
ment, c'est-à-dire, comme l'avait fait autrefois Démocrite, 
par l'étendue, la figure etle mouvement; mais il ne remon- 
tait pas au delà, et il voyait dans l'étendue l'essence méme 
de la substance corporelle. Ce fut le trait de génie de Leib- 
niz d'avoir vu que l'étendue ne suffisait pas à expliquer les 
phénomènes, et qu'elle avait besoin elle-même d'être expli- 
quée. Nourri dans la philosophie scolastique et péripatéti- 
cienne, il était naturellement disposé par là à accorder plus 


membre conservateur de la Bibliothèque. Il y demeura dix ans, toujours occupé 
de ses travaux. 1! contribua à fonder les Acla erudilorum, sorte de journal des 
savants (1682). Il fit de 1687 à 1691 un voyage de recherches en Allemagne et 
en Italie pour écrire l'histoire de la maison de Brunswick, à l'invitation du duc 
Ernest-Auguste, son protecteur. L'Académie de Berlin lui doit sa fondation (1700), 
et il en fut le premier président. Les quinze derniéres années de sa vie furent 
principalement consacrées à la philosophie. C'est daus cette période qu'il faut 
placer les Nouveaux Essais, la Théodicée, la Monadologie, et enfiu sa Corres- 
pondance avec Clarke, qui fut interrompue par sa mort, le 1$ novembre 1716. — 
Voir, pour de plus amples développements, la savante et complète biographie de 
M. Guhrauer ; 2 vol. in-12, Breslau, 1846. 

(1) Lettre à Schulembourg :Dutens, t. Ill, p. 3321: « Recte cartesiani omnia 
phenomena specialia corporum per mecanismos contingere censent ; sed non 
satis perpexere, ipsos fontes mecanismi oriri ex alliore causa. » Lettre à 
Rémond de Montmort (Erdmann, Opera philosophica, p. 702) : « Quand je cher- 
chai les derniéres raisons du mécanisme et des lois du mouvement, je fus sur- 
pris de voir qu'il était impossible de les trouver dans les matbématiques, e! 
qu'il fallait relourner à la métaphysique. — Voyez encore : De Natura ipsa, 3. 
— De Origine radicali, — Animadversiones in Cartesium (Guhrauer, p. 805, etc. 


INTRODUCTION XV 


de réalité à la substance corporelle; et ses réflexions per- 
sonnelles le poussèrent bientôt plus avant dans cette voie. 

Il est aussi digne de remarque, comme le dit M. Guhrauer 
dans sa Vie de Leibniz, que ce fut un problème théologique 
qui mit Leibniz sur la voie de la réforme de la notion de 
substance. Il s'agissait du probléme de la présence réelle et 
de la transsubstantiation. Ce probléme paraissait insoluble 
dans l'hypothèse cartésienne; car, si le corps consiste essen- 
tiellement dans l'étendue, il est contradictoire qu'un méme 
corps puisse se trouver dans plusieurs lieux à la fois. Leib- 
niz, écrivant à Arnault en 1671, lui apprenait qu'il croyait 
avoir trouvé la solution de ce grand probléme, depuis qu'il 
avait découvert «que l'essence du corps ne consiste pas dans 
l'étendue, que méme la substance corporelle prise en soi 
n'est pas étendue, et n'est pas assujettie aux conditions de 
l'étendue, ce qui eût été évident, si l'on eüt découvert plus 
tôt en quoi consiste proprement la substance. » 

Quoi qu'il en soit de ce point, voici lesdiverses considéra- 
tions qui ont conduit Leibniz à admettre au delà du méca- 
nisme corporel, des principes non mécaniques, et à réduire 
l'idée de corps à l'idée de substances actives indivisibles, 
enléléchies ou monades, ayant en elles-mêmes la raison innée 
de toutes leurs déterminations. 

|* La première et principale raison que Leibniz invoqua 
contre Descartes, c'est que, « s'il n'y avait dans les corps que 
l'étendue et la situation des parties, deux corps en mouve- 
ment qui se rencontreraient et iraient toujours de compagnie 
après le concours, celui qui est en mouvement emporterait 
avec lui celui qui est en repos, sans recevoir aucune dimi- 
nution de sa vitesse, et sans que la différence de grandeur 
entre les deux corps püt rien changer » ; or c'est ce qui est 
contraire à l'expérience. Un corps en mouvement qui en ren- 
contre un autre en repos perd quelque chose de sa vitesse, 
et est modifié dans sa direction: ce qui n'aurait pas lieu si Je 
corps était purement passif. « Il faut done joindre à l'éten- 
due quelques notions supérieures, savoir celles de la subs- 


XVI OEUVRES DE LEIBNIZ 


tance, action et force; et toutes ces notions portent que ce 
qui pátit doit agir réciproquement, et que tout ce qui agi 
doit pátir quelques réactions (1). » 

2° L'étendue ne peut servir à rendre raison des change- 
ments qui arrivent dans les corps, car l'étendue et ses di- 
verses modifications constituent ce que l'on appelle, dans 
l'école, des dénominations extrinsèques, d’où il ne peut rien 
résulter pour l'étre lui-méme ; qu'un corps en effet soit rond 
ou carré, il n'importe à son état intérieur, il ne peut résulter 
de là pour lui aucun changement particulier (2). Aussi, 
toute philosophie exclusivement méeanique est-elle réduite 
à nier le changement, et à dire que tout est immuable, et 
qu'il n'y a que des modifications de situation, des déplace- 
ments dans l'espace ou des mouvements. Mais qui ne voit 
que le mouvement lui-méme est un changement, et doit 
avoir sa raison dans l'être qui se meut ou qui est mà? car 
méme le mouvement passif doit correspondre à quelque chose 
dans l'essence du corps mà. D'ailleurs, si les éléments cor- 
porels sont distincts, les uns des autres par la figure, pour- 
quoi ont-ils telle figure plutót que telle autre? Epicure 
nous parle d'atomes ronds ou crochus. Mais pourquoi tel 
atome est-il rond et tel autre crochu ? Cela ne doit-il pas 
avoir sa raison dans la substance méme de l'atome ? et ainsi 
la figure, la situation, le mouvement et toutes les modilica- 
tions extrinséques des corps doivent émaner d'un principe 
intérieur analogue à celui qu'Aristote appelle nature ou en- 
Léléchie (3). 

3» En troisiéme lieu, l'étendue ne peut étre substance; au 


(1j Lettre si l'essence du corps consiste dans l'étendue, 1691 (Erdmann, 
t. XXVII, p. 112). 

3: « L'étendue est un attribut qui ne saurait constituer un étre accompli ; 
on n'en saurait tirer aucune action ni changement ; elle exprime seulement un 
état présent, mais nullement le passé ou le futur, comme doit faire la notion 
d'une substance. » — Lettre à Arnauld (Voir notre édition de Leibniz, p. 639). 

(3) Confessio nalura conira Arlheisla, 1668. Erdm., p. 45. Leibniz, dans ce 
petit traité, démontre : 1o que les corps et méme les atomes n'ont pas en eux- 
mémes la raison de leur figure ; 2» qu'ils n'ont pas la raison de leur mouvement ; 
3* qu'ils n'ont pas la raison de leur cohérence. 


INTRODUCTION XVII 


extraire, elle suppose la substance : « Outre l'étendue, il faut 
avoir un sujet qui soit étendu, c'est-à-dire une substance à 
laquelle il appartienne d’être continuée. Car l'étendue ne 
sguilie qu'une répétition ou multiplication continuée de ce 
quies répandu, une pluralité, continuité ou coexistence des 
prties, et par conséquent elle ne suffit pas à expliquer la 
miure méme de la substance répandue ou répétée dont la 
notion est antérieure à celle de sa répétition (1). » 

** Une autre raison donnée par Leibniz, c'est que la notion 
de substance implique nécessairement l'idée d'unité. Si l'on 
suppose deux pierres séparées l'une de l'autre par un grand 
intervalle, personne ne supposera qu'elles forment une méme 
substance ; si on les suppose jointes et soudées entre elles, 
cette juxtaposition changera-t-elle la nature des choses ? 
Non, sans doute ; il y aura toujours là deux pierres et non 
pas une seule, Si enfin on les suppose attachées l’une à l'autre 
par une force insurmontable, l'impossibilité de les séparer 
n'empêchera pas que l'esprit ne les distingue l'une de l’autre, 
et qu'elles ne restent deux, et non pas une. En un mot, 
tout composé n'est pas plus une seule substance qu'un tas 
de sable ou un sac de blé. Autant dire que les employés de 
la Compagnie des Indes forment une seule substance 121. 
On reconnaitra donc qu'un composé n'est jamais une subs- 
tance, et que pour découvrir la substance vraie il faut par- 
venir jusqu'à l'unité, jusqu à l'indivisible. Affirmer qu'il 

;] Extrait d'une lettre :Erdmann, XXVIII, p. 115;. — Examen des principes 
du P. Malebranche 'Erdmann, p. 692. 

+ . Si les parties qui conspirent à un méme dessein sont plus propres à 
composer une substance que celles qui se touchent, tous les officiers de la Com 
pazuie des Indes feront une substance réelle bien mieux qu'un tas de pierres ; 
mais le dessein commun, qu'est-il autre chose qu'une ressemblance. ou bien 
un ordre d'actions et de passions que notre esprit remarque dans des choses 
dilerentes? Que si l'on veut préférer l'unité d'attouchement, on trouvera 
d'autres difficultés. Les corps fermes n'ont peut-être leurs parties unies que 
par la pression des corps environnants, et d'eux-mêmes et en leur substance. 
ils n'ont pas plus d'union qu'un monceau de sable. arena sine vale. Plusieurs 
anneaux entrelaces pour faire une chaine. pourquoi composeront-ils plutôt une 
substance véritable que s'ils avaient des ouvertures pour se pouvoir quitter 
l'un et l'autre... Fictions de l'esprit partout... : Lellres à .Arnaubl : — voi: not. e 
edition . 


Pain JaxET — 705 | -^. 


Xvul OEUYRES DE LEIBNIZ 


n'y a point de pareilles unités, c'est dire que la matiére n'a 
point d'éléments, en d'autres termes qu'elle ne se compose 
pas de substances, en un mot qu'elle est un pur phénoméne, 
comme l'arc-en-ciel. Enfin, ou la matière n'a aucune réalité 
substantielle, ou il faut admettre qu'elle se réduit à des élé- 
ments simples et par conséquent inétendus, appelés mo- 
nades. 

9" Leibniz fait encore valoir un autre argument en faveur 
de sa théorie des monades : c'est que l'essence de toute subs- 
tance est dans la force, et cela est vrai de l'àme en méme 
temps que du corps. On peut le démontrer à priori. N'est-il 
pas évident, en effet, qu'un étre n'existe véritablement qu'au- 
tant qu'il agit? Un étre absolument passif serait le pur néant 
et impliquerait contradiction : car, recevant tout du dehors, 
par hypothése, et n'ayant rien par soi-méme, il n'aurait 
aucune détermination, aucun attribut, et par conséquent 
serait un pur rien. Le simple fait d'exister suppose donc déjà 
une certaine force, une certaine énergie. 

Leibniz pousse si loin cette pensée de l'activité des subs- 
tances qu'il n'admet méme à aucun degré la passivité. 
Aucune substance, suivant lui, n'est passive à proprement 
parler ; la passion n'est autre chose dans une substance 
qu'une action considérée comme liée à une autre action 
d'une autre substance. Chaque substance n'agit qu'en soi- 
méme et ne peut agir sur aucune autre. Les monades 
n'ont pas de fenétres pour rien recevoir du dehors. Elles ne 
subissent donc aucune action, et par conséquent ne sont 
jamais passives. Tout ce qui se passe en elles est un déve- 
loppement spontané de leur essence propre. Seulement, les 
états de chacune correspondent aux états de toutes les autres: 
lorsque l'on considére dans une monade l'un de ees états 
comme correspondant à tel autre état dans une autre mo- 
nade, de telle sorte que celui-ci soit la condition de celui-là, 
on appelle le premier une passion, et le second une action. 
Il y a ainsi entre toutes les substances monades une Aarmonie 
préétablie, suivant laquelle chacune représente ou exprime, 


INTRODUCTION XIX 


selon l'expression de Leibniz, l'Univers tout entier ; mais ce 
n'est jamais que le développement de sa propre activité. 

En restituant aux substances créées l'activité que l'école 
de Descartes avait par trop sacrifiée, Leibniz crovait avoir 
contribué à distinguer plus expressément la créature du 
Créateur. Il faisait remarquer avec raison que plus on dimi- 
nue l'activité de ia créature, plus on rend nécessaire l'inter- 
vention de Dieu, de telle facon que, si l'on supprime toute 
activité dans les créatures, il faut dire que c'est Dieu qui fait 
tout en elles, et qui està la fois leur étre et leur action (ope- 
rari el esse). Mais quelle différence alors entre ce point de 
vue et celui de Spinoza? et n'est-ce pas faire ainsi de la na- 
ture la vie et le développement de la nature divine? la na- 
ture, en effet, dans cette hypothése, se réduit à un ensemble 
de modes dont Dieu est la substance. Il est donc tout ce qu'il 
y a de réel dans les corps comme dans les esprits. 

A ces profondes raisons données par Leibniz, qu'il nous 
soit permis d'ajouter quelques considérations particulières. 

Ceux qui nient que l'essence des corps soit dans la force 
seule admettent le vide, avec les anciens et nouveaux ato- 
mistes, ou ils ne l'admettent pas, comme font les cartésiens. 
Raisonnons séparément avec les uns et avec les autres. 

Les atomistes, disciples de Démocrite et d'Épicure, ou de 
Gassendi, composent l'univers de deux éléments, le vide et le 
plein, d'une part l'espace, et de l'autre les corps ; et les corps 
eux-mêmes se réduisent à un certain nombre de corpus- 
eules solides, insécables, de figures diverses, pesants et ani- 
inés d'un mouvement essentiel et spontané. Ce sont ces atomes 
qui, par leur réunion, constituent les corps. 

Or, il est évident que les atomes, en se déplacant, occupent 
successivement dans l'espace vide des places qui leur sont 
adéquates, qui ont exactement la méme étendue et la inéme 
figure que l'atome lui-même. Si, au moment où l'atome est 
immobile en un lieu, vous décrivez par la pensée des lignes 
suivant les contours de cet atome (comme lorsqu'on décalque 
un objet), n'est-il pas évident que, l'atome disparaissant, 


NX ŒUVRES DE LEIBNIZ 


vous pouvez en conserver l'effigie, et en quelque sorte la 
silhouette, la figure géométrique sur le fond de l'espace vide? 
Vous obtenez ainsi une portion d'espace, que j'appellerai un 
atome vide, en opposition à l'atome plein qui l'occupait tout 
à l'heure. 

Cela posé, je demande aux atomistes de m'expliquer ce qui 
distingue un atome plein d'un atome vide, quels sont les ca- 
ractères qui se rencontrent chez l'un et ne se rencontrent pas 
chez l'autre, Est-ce d'être étendu ? Non, car l'atome vide est 
étendu comme l'atome plein. Est-ce d'étre figuré ? Non, car 
l'atome vide est figuré comme l'atome plein, et a exactement 
la méme figure? Est-ce d'étre invisible? Non, car il est 
encore plus difficile de comprendre la division de l'espace 
que la division des corps? En un mot, tout ce qui tient à 
l'étendue est absolument identique dans l'atome vide et dans 
l'atome plein. Or, l'atome vide n'est pas un corps et n'a rien 
de corporel ; donc l'étendue n'est pas l'essence des corps, et 
ne fait peut-êcre pas même partie de cette essence. Dira-t-on 
que c'est le mouvement qui distingue l'atome plein de l'atome 
vide? Mais avant de se mouvoir, il faut que l'atome soit déjà 
quelque chose ; car ce qui ne serait rien par soi-même ne 
pourrait étre ni en repos ni en mouvement ; le mouvement 
n'est donc qu'un phénoméne dépendant et subordonné, qui 
suppose déjà une essence déterminée. Examinez bien: vous 
verrez que ce qui distingue essentiellement l'atome plein de 
l'atome vide, c'est la solidité ou la pesanteur. Mais ni la soli- 
dité ni la pesanteur ne sont des modifications de l'étendue ; 
et l'une et l'autre dérivent de la force. C'est donc véritable- 
ment la force et non l'étendue qui constitue l'essence du 
corps. 

Si, au contraire, comme les cartésiens, on ne veutadmettre 
aucun vide et si l'on soutient que tout est plein, la démons- 
tration est encore plus simple; car on peut demander alors 
en quoi l'espace plein, pris dans son entier, se distingue de 
l'espace vide, pris dans son entier. L'un et l'autre sont infi- 
nis, l'un et l'autre sont idéalement divisibles et réellement 


INTRODUCTION XXI 


indivisibles ? l'un et l'autre sont susceptibles de modalités 
figurées ou de figures géométriques déterminées. On fera 
peut-étre valoir que dans l'espace plein les particules sont 
mobiles et peuvent se déplacer; nous retomberons alors 
dans le cas précédent, et nous demanderons en quoi ces par- 
ticules mobiles se distinguent des particules immobiles d'es- 
pace dans lesquelles elles se meuvent. Enfin, les cartésiens 
comme les atomistes seront obligés de reconnaitre que le 
plein ne se distingue du vide que par la résistance, la soli- 
dite, le mouvement, l'activité, en un mot la force. 

A ceux qui reprochent à la conception leibnizienne de trop 
idéaliser la matière, on peut répondre que la matière prise 
en soi est nécessairement idéale et supra-sensible. Sans doute 
il ne faut pas dire que le corps n'est qu'un ensemble de mo- 
difications subjectives. L'idéalisme de Berkeley est un idéa- 
lisme superficiel qui ne supporte pas l'examen ; car, lorsque 
jaurai réduit l'univers tout entier à n'étre qu'un réve de 
mon esprit et un prolongement de moi-même, il restera 
encore à savoir d'oü me vient ce réve et quelles sont les 
causes qui produisent en moi une hallucination aussi com- 
pliquée ; ces causes sont en dehors de ma conscience, et elles 
me débordent de tous cótés ; ce serait done trés impropre- 
ment que je lesappellerais moi-méme ; car le moi est rigou- 
reusement ce dont j'ai conscience. Le moi de Fichte, qui vient 
à se choquer contre soi-méme et qui crée ainsi le non-moi, 
n'est qu'un détour compliqué et artificiel, pour dire, sous 
une forme paradoxale, qu'il y a un non-moi. Tout au plus 
pourrait-on conjecturer avec l'idéalisme absolu que le moi et 
le non-moi ne sont que les deux faces d'un seul et méme étre 
qui les enveloppe l'un et l'autre dans une activité infinie ; 
mais nous voilà bien loin de l'idéalisme de Derkeley. 

Pour en revenir à celui de Leibniz, je crois qu'on peut 
démontrer à priori, que la matière prise en soi est une chose 
idéale et supra-sensible, pour ceux-là du moins qui admet- 
tent une intelligence divine. Dieu, en effet (on en tombera 
aisément d'accord), ne peut pas connaitre la matière par le 


XXII ŒUVRES DE LEIRNIZ 


moyen des sens ; car c’est un axiome en métaphysique que 
Dieu n'a pas de sens, et ne peut avoir, par conséquent, de sen- 
sations. Ainsi Dieu ne peut avoir ni chaud, ni froid, il ne peut 
pas sentir l'odeur des fleurs ; il n'entendra pas de sons ; il ne 
verra pas de couleurs ; il ne sentira pas de commotions élec- 
triques, etc. En un mot, puisqu'il est une pure intelligence, il 
ne peut concevoir que le pur intelligible, non pas qu'il ignore 
aucun des phénoménes de la nature, mais il ne les connait que 
dans leurs raisons intelligibles, et non par les impressions 
sensibles qu'en ressentent les créatures. Le sensible suppose 
un sujet sentant, des organes, des nerfs ; en un mot, c'est un 
rapport entre choses créées. La matiére, au point de vue de 
Dieu, n'est doncrien de sensible; c'est un übersinnlich, comme 
disent les Allemands. Mais la conséquence est facile à tirer : 
c'est que Dieu, étant l'intelligence absolue, voit nécessaire- 
ment les choses telles qu'elles sont; et, réciproquement, les 
choses prises en soi sont telles qu'il les voit. La matiére est 
donc soi telle que Dieu la voit ; or, il nela voit que dans son 
essence idéale et intelligible ; elle est donc nécessairement 
une chose intelligible et non pas une chose sensible. A la 
vérité, on ne peut pas conclure de là que l'essence de la 
matiére ne consiste pas dans l'étendue ; car on pourrait sou- 
tenir que l'étendue est un objet de pure intelligence aussi 
bien que la force ; mais outre qu'il est difficile de dégager 
l'étendue de tout élément sensible, je ne veux établir qu'une 
chose, c'est qu'on ne peut reprocher à Leibniz d'idéaliser 
la matière, puisqu'il doit en être de méme de tout système, 
au moins de celui qui admet un logos divin et une raison 
préordonnatrice. L'une des objections les plus répandues 
contre le système monadologique, c'est qu'il est impossible 
de composer un tout étendu avec des éléments inétendus , 
c'est là l'objection capitale d'Euler dans ses Lettres à une 
princesse d'Allemagne, et'il la eroit absolument décisive. La 
conséquence nécessaire de ce systeme serait donc de nier la 
réalité de l'étendue et de l'espace et de s'embarquer par là 
dans toutes les difficultés du labyrinthe idéaliste. 


INTRODUCTION XXII 


Je crois que l'objection d'Euler n'a rien d'insoluble. On 
peut méme séparer le système des monades du système de 
l'idéalité de l'espace. Toutes les questions relatives à l'espace 
peuvent étre ajournées et réservées, sans compromettre l'hy- 
pothése des monades ; c'est ce que l'on peut démontrer. 

Supposez, en effet, avec les atomistes, avec Clarke et New- 
ton, la réalité de l'espace, en un mot le vide et les atomes, 
il n'est pas plus difticile de concevoir les monades dans l'es- 
pace que d'y concevoir les atomes ; un point d'activité indi- 
visible peut étre en un certain point de l'espace, et une 
réunion de ces points d'activité constituera l'agrégat que 
nous appelons un corps. Or, il suflit que nous supposions 
ces points d'activité à distance les uns des autres, pour que 
leur réunion produise sur les sens une impression d'étendue 
continue ; méme dans ce que nous appelons un corps, par 
exemple une table de marbre, tout le monde reconnait qu'il 
y a des pores, c'est-à-dire des vides entre les parties; mais 
comme ces vides échappent à nos sens, ces corps nous pa- 
raissent continus, comme un cercle de feu décrit par une 
succession mobile de points lumineux. En un mot, le corps 
se composerait comme l'avaient déjà dit les pythagoriciens, 
de deux éléments : les intervalles (ätxoriuarx) et les monades 
(uóvaóec) ; seulement les monades pythagoriciennes n'étaient 
que des points géométriques; pour Leibniz, ce sont des 
points actifs, des foyers d'activité, des énergies. 

Quant à la difficulté d'admettre dans l'espace des forces 
inétendues, n'ayant par là méme aucune relation avec l'es- 
pace, elle est, je l'accorde, trés sérieuse. Mais elle ne peut 
être invoquée par ceux qui considèrent l'âme comme une 
force inétendue et une substance individuelle ; car ils sont 
obligés de reconnaitre qu'elle est dans l'espace, quoiqu'elle 
n'ait par essence aucun rapport avec l'espace; il n'est donc 
pas contradictoire qu'une force simple soit dans l'espace. Ira- 
t-on jusqu'à nier que l'àme soit dans l'espace, qu'elle soit 
dans le corps, et méme dans une certaine partie du corps? 
qui ne voit que c'est attribuer à l'àme un caractère qui n'est 


XXIV OEUVRES DE LEIBNIZ 


vrai que de Dieu ? Ceux-là peuvent sans doute parler ainsi 
qui considèrent l’âme comme une idée divine, une forme 
éternelle passagérement unie à l'individualité : à ce point de 
vue, idéaliste et spinoziste, l'âme n'est pas dans l'espace. Si, 
au contraire, l'on se représente l'àme comme substance indi- 
viduelle et créée, comment la concevoir ailleurs que dans 
l'espace et dans le corps auquel elle est unie; et par là 
méme, à plus forte raison, sera-t-on obligé d'admettre que 
les monades peuvent étre dans l'espace, etalors, comme nous 
l'avons vu, l'apparence de l'étendue s'explique sans difti- 
culté. 

Si, au contraire, au lieu d'admettre la réalité de l'espace, 
on en admet soit avec Leibniz, soit avec Kant, l'idéalité, le 
systéme des monades n'offre plus aucune difliculté sérieuse, 
si ce n'est au point de vue de ceux qui nient la pluralité des 
substances individuelles. Mais l'objection d'Euler disparait 
manifestement. 

Une autre difficulté élevée contre la monadologie, c'est 
qu'elle efface la distinction de l'àme et du corps. Cette difti- 
culté me parait, comme la précédente, tout à fait apparente. 
En effet, dans toute hypothèse, la distinction essentielle du 
corps et de l'àme, c'est que le corps est composé, tandis que 
l'àme est simple. Pour prouver que l'áme n'est pas étendue, 
on prouve qu'elle n'est pas composée, et que le corps, au 
contraire, l'est. Or, dans l'hypothése qu'émet Leibniz, le 
corps n'est également qu'un composé, qu'un agrégat- d'élé- 
ments simples. Que nous importe la nature de l'élément ? 
C'est le tout, c'est l'agrégat que nous comparons à l'âme. Or, 
dans l'hypothése de Leibniz aussi bien que dans celle de 
Descartes, le corps, en tant qu'agrégat, est tout à fait inca- 
pable de penser. 

Fort bien, dira-t-on, mais leséléments sont des substances 
unes et indivisibles, comme l'âme elle-mème : elles sont donc 
de méme nature que l'âme, elles sont des âmes. Cette con- 
séquence est trés mal tirée. 

Qu'entend-on par de même nalure? Veut-on dire que les 


* 


INTRODUCTION XXV 


monades dont se composent le corps sont des monades sen- 
tantes, pensantes et voulantes ? Leibniz n'a jamais rien dit de 
pareil ? Sur quoi se fonderait-on pour affiriner que les parti- 
cules de mon corps sont des substances pensantes? Qu'ont- 
elles donc de semblables à l'àme elle-méme ? Elles sont, sans 
doute, comme elle, substances unes et indivisibles. Mais quelle 
difficulté y a-t-il à admettre qu'il y a entre l'âme et le corps 
quelques attributs communs ? Prenez les atomes, parexemple. 
N'ont-ils pas cela de commun avec l'áme d'exister, d'étre 
indestructibles, d'être identiques à eux-mêmes, et l'argument 
de l'identité du moi, opposé à la mobilité de la matière orga- 
nisée, cesse-t-il d'être bon, parce que l'atome pris en soi est 
tout aussi identique que l'âme elle-même ? Cela est si vrai 
que l'on se sert même, par analogie, de l'indestructibilité de 
l'atome pour prouver l'indestructibilité de l'âme. Ce caractère 
qui leur est commun les fait-il confondre l'un avec l'autre ? 
Pourquoi se confondraient-ils davantage pour avoir encore 
en commun un attribut, caractere essentiel de toute subs- 
tance, à savoir l'activité" 

Mais si les atomes de substance dont se compose l'univers 
sont des unités indivisibles, leur notion ne contredit plus la 
pensée; ils peuvent devenir substances pensantes. ]l est vrai, 
et l'on ne peut contester que dans ce système une monade 
ne puisse, s'il plait à Dieu, devenir une áme pensante. Mais, 
si cela n'est pas impossible, rien ne prouve cependant qu'il 
en soit ainsi. Pourquoi n'y aurait-il pas plusieurs ordres de 
monades, qui ne pourraient pas passer d'une classe à l'autre? 
Pourquoi n'v aurait-il pas de monades qui n'auraient que les 
propriétés mécaniques, d'autres plusélevées qui deviendraient 
principes de vie ou âmes végétatives ; d'autres, âmes sensitives ; 
d'autres, enfin, âmes intelligentes et libres, douées de person- 
nalité et d'immortalité? Le système de Leibniz ne s'oppose 
pas plus que tout autre à ces degrés. Si au contraire, par une 
hypothèse plus hardie, on admet comme possible qu'une 
monade passe d'un ordre à l'autre, il n'y aurait encore rien 
là qui pourrait humilier la juste dignité de l'homme; car, 


XXVI OEUVRES DE LEIBNIZ 


après tout, il faut bien reconnaitre que l'áàme humaine, dans 
son premier état, n'est guére autre chose qu'une áme végé- 
tative, qui s'éléve par degré jusqu'à l'état d'óme pensante. 
Il n'y aurait donc nulle contradiction à admettre que toute 
monade contient en puissance une âme pensante. Mais si une 
telle hypothèse répugne, je dis qu'on n'y est nullement con- 
traint par le système monadologique, qui tout aussi bien que 
l'atomisme vulgaire peut admettre une échelle de substances 
essentiellement distinctes les unes des autres. 

Une autre objection que soulève le système leibnizien, et 
Arnauld ne manque pas de la faire dans une de ses lettres, 
c'est que le système des monades affaiblit l'argument du 
premier moteur en donnant à conjecturer quela matière peut 
être douée de puissance active et par conséquent de mouve- 
ment spontané. Leibniz ne répond pas à cette objection d'une 
manière très concluante, et il se borne à dire qu'il faut tou- 
jours avoir recours à Dieu pour expliquer la coordination 
des mouvements. Mais cest sortir de la question : car la 
coordination ne se rapporte pas à l'argument du premier 
moteur, mais à celui de l'ordre et de l'arrangement, qui est 
tout autre. Seulement, il est à remarquer que Leibniz, pour 
établir la réalité de la force dans la substance corporelle, se 
sert bien plutót du fait de la résistance au mouvement, que 
de celui d'un mouvement prétendu spontané. Ainsi l'un de 
ses principaux arguments, c'est qu'un corps mis en mouve- 
ment qui en rencontre un autre perd de son mouvement en 
proportion de la résistance que cet autre lui oppose; et c'est 
ce qu'il appelle l'inertie. Or, si l'activité d'une substance en 
repos se manifeste par la résistance au mouvement, on voit 
que l'argument du premier moteur, bien loin d'en étre 
affaibli, en serait au contraire fortifié. | 

Au reste, même en admettant dans les éléments des corps 
une disposition spontanée au mouvement, on est toujours 
obligé de reconnaitre, par l'expérience, que cette disposition 
ne passe à l'acte que par l'excitation d'une action étrangère, 
puisque nous ne voyons jamais un corps mis en mouvement 


INTRODUCTION XXVII 


que par la présence d'un autre; l'indifférence actuelle au 
mouvement et au repos, qui est ce qu'on appelle aujourd'hui 
inertie en mécanique, subsiste donc toujours, soit que l'on 
admette dans le corps une disposition virtuelle au mouve- 
ment, soit au contraire qu'on le considére comme absolu- 
ment passif; dans les deux cas, il faut une cause détermi- 
nante du mouvement; il n'est pas nécessaire que cette cause 
première fasse tout dans l'être mà, et qu'elle soit en quelque 
sorte cause lolale du mouvement, il suflit qu'elle en soit la 
cause complémenlive, coinme on disait en scolastique, 

Il ne faut pas d'ailleurs confondre l'inertie avec l'inactivité 
absolue. Leibniz a adinirablement démontré qu'une subs- 
tance absolument passive serait un pur néant, qu'un étre est 
actif en proportion de ce qu'il est, en un mot qu'étre et agir 
ne font qu'un. Mais de ce qu'une substance est essentielle- 
ment active, il ne s'ensuit pas nécessairement qu'elle soit 
douée de mouvement spontané ; car ce n'est là qu'un mode 
déterminé d'activité, et ce n'est pas le seul. La résistance, 
par exemple, ou l'impénétrabilité, est un certain degré d'ac- 
tivité, ce n'est pas un mouvement. Ceux-là donc se trompent 
qui croient que la théorie d'une matière active rend inutile 
une cause première du mouvement, et si le mouvement est 
essentiel à la matière, il restera toujours à expliquer pour- 
quoi aucune portion de matière n'est jamais entrée spontané- 
ment en mouvement. 

En résumé, suivant Leibniz, tout ètre est actif par essence. 
Ce qui n'agit pas n'existe pas: quod non agil non exislil. 
Or, tout ce qui agit est force. Tout est donc force ou com- 
posé de forces. L'essence de la matière n'est pas l'étendue 
inerte, comme le croyait Descartes, c'est l'action, l'effort, 
l'énergie. De plus, le corps est composé, et le composé sup- 
pose le simple. Les forces qui composent le corps sont done 
des éléments simples, inétendus, des atomes incorporels. 
Ainsi l'univers est un vaste dynamisme, un savant système 
de forces individuelles, harmoniqueinent liées sous le gou- 
vernement d'une force primordiale dont l'activité absolue 


XNVHI OEUYRES DE LEIDNIZ 


laisse subsister en dehors d'elle l'activité propre des créa- 
tures, et les dirige sans les absorber. Ce système se ramène 
donc à trois points principaux: 1° Il fait prédominer l’idée 
de force sur l'idée de substance, ou plutôt il ramène la subs- 
tance à la force; 2° [I ne voit dans l'étendue que le mode 
d'apparition de la force, et compare les corps d'éléments 
simples et inétendus plus ou moins analogues, sauf le degré, 
à ce qu'on appelle l'àme ; 3° Enfin, elle voit dans les forces, 
non seulement comme les savants, des agents généraux, ou 
les modes d'action d'un agent universel, mais des principes 
individuels, à la fois substances et causes, qui sont insépa- 
rables de la matière, ou plutôt qui constituent la matière 
méme. Le dynamisme ainsi entendu n'est que le spiritualisme 
universel. | 

J'ai examiné dans ce travail les diverses difficultés que l'on 
peut élever contrela monadologie leibnizienne du point de vue 
du spiritualisme cartésien. [l y aurait encore à examiner la 
question du point de vue de ceux qui nient la pluralité des 
substances, c'est-à-dire du pointde vuespinosiste ou panthéiste. 
Mais c'est ici un toutautre ordre d'idées, et que nous ne pou- 
vons aborder ici sans étendre démesurément ce travail. Con- 
tentons-nous de dire que la force du systéme de Leibniz est 
dans le fait de l'individualité, dont les partisans de l'unité 
de substance n'ont jamais pu donner l'explication. lei, à la 
vérité, il faut passer de l'objectif au subjectif, car c'est dans 
la conscience surtout que l'individualité se manifeste de la 
manière la plus éclatante; dans la nature elle est plus voilée. 
C'est done au sein de la conscience individuelle qu'il faut se 
placer pour combattre le spinozisme ; c'est ce point de vue 
qui a été particulièrement développé de nos jours par Maine 
de Biran et par son école. Nous nous contenterons de l'in- 
diquer, ne voulant pas méme cffleurer un problème qui 
touche aux plus hautes difficultés de la métaphysique et de 
la philosophie religieuse. 


RÉFLEXIONS " 


SUR L'ESSAI 


DE L'ENTENDEMENT HUMAIN DE M. LOCKE * 


Je trouve tant de marques d'une pénétration peu ordinaire dans 
ce que M. Locke nous a donné sur l'Entendement de l'homme et sur 
l'éducation, et je juge la matière si importante, que j'ai cru ne pas 
mal employer le temps que je donnerais à une lecture si profitable ; 
d'autant que j'ai fort médité moi-méme sur ce qui regarde les fonde- 
ments de nos connaissances. C'est ce qui m'a fait mettre sur cette 
feuille quelques-unes des remarques qui me sont venues en lisant 
son Essai de l'entendement. De toutes les recherches, il n'y en a 
point de plus importante, puisque c'est la clef de toutes les autres. 
Le premier livre regarde principalement les principes qu'on dit étre 
nés avec nous. M. Locke ne les admet pas non plus qu'ideas innulas. 
ll a eu sans doute des grandes raisons de s'opposer en cela aux 
préjugés ordinaires ; car on abuse extrêmement du nom des idées et 
des principes. Les philosophes vulgaires se font des principes à 
leur fantaisie ; et les Cartésiens, qui font profession de plus 
d'exactitude, ne laissent pas de faire leur retranchement des 
idées prétendues de l'étendue, de la matière et de l'âme, voulant 
seximer par là de la nécessité de prouver ce qu'ils avancent, sous 





1; 1696 (Erdmann). 

2, Locke (Jobn' est né à Wrington (comté de Bristol) en 1632, mort en 1704. Il 
fut exilé à la Restauration, et revint en Angleterre à la Révolution en 1688. Ses 
principaux ouvrages sont: l'Essiui sur l'entendement humain (Londres, 1692, 
in-fol.* en anglais ; traduit en français par Coste (1 vol. in-12, 1700. — L'Edu- 
cation des enfants (Londres, in-8°, 1693). — Lettre sur la lolérance, en latin, 
1689, traduite en francais en 1710. — Le Christianisme raisonnable (Londres, 
16%, in-5*j, trad. par Coste. — Essai sur le gouvernement civil (Londres, 1690). 


PaAtL JAXET. — Leibniz. 1-1 


9 L'ENTENDEMENT HUMAIN 


prétexte que ceux qui méditcront les idées, trouveront la. méme 
chose qu'eux: c'est-à-dire que ceux qui s'accoutumeront à leur 
jargon et à leur maniére de penser, auront les mémes préventions; 
ce qui est trés véritable. 

Mon opinion est donc qu'on ne doit rien prendre pour principe 
primitif, sinon les expériences et l'axiome de l'identicité, ou, ce qui 
est la méme chose, de la contradiction, qui est primitif, puisque autre- 
ment il n'y aurait point de dillérence entre la vérité et la fausseté ; 
et que toutes les recherches cesseraient d'abord, s'il était indifférent 
de dire oui ou non. On ne saurait donc s'empêcher de supposer ce 
principe, dés qu'on veut raisonner. Toutes les autres vérités 
sont prouvables, et j'estime extrémement la méthode d'Euclide (1), 
qui, sans s'arréter à ce qu'on croirait étre assez prouvé par les pré- 
tendues idées, a démontré, par exemple, que dans un triangle un cóté 
est toujours moindre que les deux autres ensemble. Cependant 
Euclide a eu raison de prendre quelques Axiomes pour accordés, 
non pas comme s'ils étaient véritablement primitifs etindémontrables ; 
mais parce qu'il se serait arrété, s'il n'avait voulu venir aux conclu- 
sions qu'après une discussion exacte des principes. Ainsi il a jugé à 
propos de se contenter d'avoir poussé les preuves jusqu'à ce petit 
nombre de propositions ; en sorte qu'on peut dirc que, si elles sont 
vraies, tout ce qu'il dit l'est aussi. Il a laissé à d'autres le soin de 
démontrer ces principes mémes, qui d'ailleurs sont déjà justifiés par 
les expériences; mais c'est de quoi on ne se contente point en ces 
matières. C'est pourquoi Appollonius (2), Proclus (3) et autres ont 


(1) Eccuivr, grand géomètre de Pantiquité ‘qu’il ne faut pas confondre avec le 
philosophe Euclide de Mégare, disciple de Socrate': on ne connait la date ni 
desa naissance ni de sa mort : on sait seulement qu'il vécut à Alexandrie. sous 
le règne de Ptolémée, fils de Lagus, dans le iu* siècle avant l'ère chrétienne. 
Le plus important de ses ouvrages est son livre des Eléments, qui est encore 
aujourd’hui la base de l’enseignement. Une édition grecque-latine et française 
a été publiée par Payrard, in-£', Paris, 1814. 

(2) AroLLoxivs de Perge en Pamphilie, l'un des quatre grands géometres de 
l'antiquité (avec Euclide, Archimède et Diophante:, né vers 247 avant J.-C., 
florissait sous Ptolémée Philopator (221-215); on ignore la date de sa mort. 
Son Traité des Sections coniques est aussi célèbre que les Eléments d'Euclide. 

(3; Pnoctcs, célèbre philosophe néo-platonicien ; né à Byzance en 412, mort 
à Athènes en 435. Ses principaux ouvrages sont : les Eléments de théologie 
(azo:yelemats Oeokoytx) : la 7'héologie selon Platon; le Commentatre sur le Timée. 
M. Victor Cousin a donné une édition des œuvres inédites :in-1^, Paris, 13611, 
qui contient le Commentaire de Parmeénide, le Commentaire sur le premier Meci- 
biade, et son traité de Providentia, libertate, et malo, dont nous n'avons pas le 
texte, et qui n'est connu que par la traduction latine de Guillaume de Morbika. ll a 
fait aussi des ouvrages de géométrie. 


RÉFLEXIONS SUR L'ESSAI DE LOCKE 3 


pris la peine de démontrer quelques-uns des axiomes d'Euclide. 
Cette maniere de procéder doit être imitée des philosophes pour 
venir enfin à quelques établissements quand ils ne seraient que pro- 
visionnels de la maniere que je viens de dire. 

Quant aux idées, j'en ai donné quelques éclaircissements dans un 
petit écrit imprimé dans les Actes des savants de Leipsig au mois 
de novembre 1681, qui est intitulé : Meditationes de cognitione, 
veritate, et ideis : et j'aurais souhaité que M. Locke l’eñt vu et 
examiné ; car je suis des plus dociles, et rien n'est plus propre à 
avancer nos pensées que les considérations et les remarques des 
personnes de mérite, lorsqu'elles sont faites avec attention et avec 
sincérité. Je dirai seulement ici que les idées vraies ou réelles sont 
celles dont on est assuré que l'exécution est possible ; les autres 
sont douteuses, ou (en cas de preuve de l'impossibilité) chimériques. 
Or la possibilité des idées se prouve tant à priori par des démonstra- 
tions, en se servant de la possibilité d'autres idées plus simples, 
qu'à posteriori par les expériences ; car cequi est ne saurait manquer 
d'étre possible. Mais les idées primitives sont celles dont la possibi- 
lité est indémontrable, et qui en effet ne sont autre chose que les 
attributs de Dieu. 

Pour ce qui est de la question, s'il y a des idées et des vérités 
nées avec nous, je ne trouve point absolument nécessaire pour les 
commencements, ni pour la pratique de l'art de penser, de la déci- 
der ; soit qu'elles nous viennent toutes de dehors, ou qu'elles vien- 
nent de nous, on raisonnera juste pourvu qu'on garde ce que j'ai dit 
ci-dessus et qu'on procede avec ordre et sans prévention. La ques- 
tion de l'origine de nos idées et de nos maximes n'est pas prélimi- 
naire en philosophie, et il faut avoir fait de grands progrés pour 
la bien résoudre. Je crois cependant pouvoir dire que nos idées, 
méme celles des choses sensibles, viennent de notre propre fond, 
dont on pourra mieux juger par ce que j'ai publié touchant la nature 
et la ‘communication des substances, et ce que l'on appelle l'union 
de l'àme avec le carps. Car j'ai trouvé que ces choses n'avaient pas 
été bien prises. Je ne suis nullement pour la tabula rasa d'Aristote; 
et il y a quelque chose de solide dans ce que Platon appelait la ré- 
miniscence. |l y a méme quelque chose de plus, car nous n'avons 
pas seulement une réminiscence de toutes nos pensées passées, 
mais encore un pressentiment de toutes nos pensées futures. Il est 
vrai que c'est confusément et sans les distinguer ; à peu prés comme 





á ENTENDEMENT HUMAIN 








lorsque j'entends le bruit de la mer. j'entends celui de toutes les 
vagues en. particulier qui composent le bruit total, quoique ce soit 
sans discerner une vague de l'autre. Ainsi il est vrai dans un certain 
sens que j'ai expliqué, que non seulement nos idées, mais encore 
nos sentiments, naissent de notre propre fond, et que l'âme est plus 
indépendante qu'on ne pense, quoiqu'il soit toujours vrai que rien 
ne se passe en elle qui ne soit déterminé, et que rien ne se passe 
dans les créatures, que Dieu ne crée continuellement. 

Dans le livre lH, qui vient au détail des idées, j'av que les 
raisons de M. Locke pour prouver que l'âmé est quelquefois sans 
penser à rien, ne me paraissent pas convaincantes ; si ce n'est qu'il 
donne le nom de pensées aux seules perceptions qui sont assez no- 
tables pour être distinguée retenues. Je tiens que l'âme et même 
le corps n'est jamais sans action, et que l'âme n'est jamais sans 















quelque perception. Même en dormant sans avoir de songes on a 
quelque sentiment confus et sombre du lieu oü l'on est, et d'autres 
choses. Mais, quand l'expérience ne le confirmerait pas, je crois 


qu'il y en a démonstration. C'est à peu prés comme on ne saurait 
prouver absolument par les expériences, s'il n'y a point de vide 
dans l'espace, et s'il n'y a point de repos dans la. matiére. Et ce- 
pendant ces sortes de questions me paraissent décidées démonstra- 
tivement, aussi bien qu 

Je demeure d'accord de la différence qu'il met avec beaucoup de 
raison entre la. matière et l'espace. Mais, pour ce qui est du vide. 
plusieurs personnes habiles l'ont eru. M. Locke est de ce nombre : 
j'en étais presque persuadé moi-méme ; mais j'en suis revenu depuis 
longtemps. Et l'incomparable M. Huyghens (1) qui était aussi pour le 
vide et pour les atomes, commença à faire réflexion sur mes raisons, 
comme ses lettres le peuvent témoigner. La preuve du vide prise du 
int, dont M. Locke se sert, suppose que le corps est origi- 
Ldur, et qu'il est composé d'un certain nombre de parties 
i, Car en ce cas il serait vrai, quelque nombre lini d'átomes 
prendre, que le mouvement ne saurait avoir lieu sans 
IS loutes les parties de la matière sont divisibles et méme 

































NS ou VMevongss, physicien et mathématicien illustre du xvn siècle, 
(Hollande: en 1029, mort dans I. ille en 1605. — Ses vuvres 
| recueillies et publiées par le titre : Christ. Hugens 
Jn £V. Domus dixtributa. 1 vol. in- 1, et 2. vol. in-F', Ams- 
, 1728. 






RÉFLEXIONS SUR L'ESSAI DE LOCKE 5 


ll y a encore quelques autres choses dans ce second livre qui 
m'arrétent ; par exemple lorsqu'il est dit (ch. xvi) que l'infinité 
ne se doit attribuer qu'à l'espace, au temps et au nombre. Je crois 
à la vérité, avec M. Locke, qu'à proprement parler, on peut dire qu'il 
n'y a point d'espace, temps ni de nombre qui soit infini, mais qu'il 
est seulement vrai que [pour grand que soit un espace, un temps, ou un 
nombre. il v en a toujours un plus grand que] (1j lui sans fin; et 
qu ainsi le véritable infini ne se trouve point dans un tout composé de 
parties. Cependant il ne laisse pas de se trouver ailleurs, savoir dans 
l'absolu, qui est sans parties, et qui a influence sur les choses 
composées, parce qu'elles résultent de la limitation de l'absolu. 
Donc l'infini positif n'étant autre chose que l'absolu, on peut 
dire qu'il y a en ce sens une idée positive de l'infini, et qu'elle 
est antérieure à celle du fini. Au reste, en rejetant un infini com- 
posc, on ne nie point ce que les géométres démontrent de seriebus 
infinitis, et particulièrement ce que nous a donné l'excellent 
M. Newton, sans parler de ce que j'y ai contribué moi-méme. 

Quant à ce qui est dit, chapitre xxx, de ideis adæquatis, il est 
permis de donner aux termes la signification qu'on trouve à pro- 
pos. Cependant, sans blâmer le sens de M. Locke, je mets des degrés 
daus les idées, selon lequel j'appelle adéquates celles oü il n'y a 
plus rien à expliquer, à peu prés comme dans les nombres. Or 
toutes les idées des qualités sensibles, comme de la lumiere, cou- 
leur, chaleur, n'étant point de cette nature, je ne les compte point 
parmi les adéquates; aussi n'est-ce point par elles-mémes, ni à 
priori, mais par l'expérience, que nous en savons la réalité, ou la 
possibilité. 

ll y a encore bien des bonnes choses dans le livre Ill, où 
il est traité des mots ou termes. Îl est trés vrai qu'on ne saurait 
tout définir,-et que les qualités sensibles n'ont point de définition 
nominale, ainsi on les peut appeler primitives en ce sens-là ; mais 
elles ne laissent pas de pouvoir recevoir une definition réelle. J'ai 
montré la différence de ces deux sortes de délinitions dans la médi- 
tation citée ci-dessus. La définition nominale explique le nom par 
les marques de la chose; mais la définition réelle fait connaitre à 


1) Le membre de phrase encadré ici (; !) manque dansGennanpr, de sorte 
que la phrase n'a pas de sens. 

(2, NEWTON, illustre astronome et mathématicien anglais du xvu* siècle, in- 
venteur de la théorie de la gravitation universelle, et en partie du calcul de 


6 L'ENTENDEMENT IIUMAIN 


priori la possibilité du défini. Au reste, j'applaudis fort à la doctrine 
de M. Locke touchant la démonstrabilité des vérités morales. 

Le quatrième ou dernier livre, où il s'agit de la connaissance de 
la vérité, montre l'usage de ce qui vient d'étre dit. J'y trouve, aussi 
bien que dans les livres précédents, une infinité de belles réflexions. 
De faire là-dessus les remarques convenables, ce serait faire un livre 
aussi grand que l'ouvrage méme. Il me semble que les axiomes y 
sont un peu moins considérés qu'ils ne méritent de l'étre. C'est appa- 
remment parce qu'excepté ceux des mathématiciens, on n'en trouve 
guère ordinairement qui soient importants et solides : j'ai tâché de 
remédier à ce défaut. Je ne méprise pas les propositions identiques, 
et j'ai trouvé qu'elles ont un grand usage méme dans l'analyse. ll est 
trés vrai que nous connaissons notre existence par une intuition 
immédiate, et celle de Dieu par démonstration; et qu'une masse de 
matière, dont les parties sont sans perception, ne saurait faire un 
tout qui pense. Je ne méprise point l'argument inventé, il a quelques 
siècles, par Anselme, archevêque de Cantorbéry (1), qui prouve que 
l'Ére parfait doit exister, quoique je trouve qu'il manque quelque 
chose à cet argument parce qu'il suppose que l'Étre parfait est pos- 
sible. Car, si ce seul point se démontrait encore, la démonstration 
tout entière serait entièrement achevée. 

Quant à la connaissance des autres choses, il est fort bien dit que 
la seule expérience ne suffit pas pour avancer assez en physique. 
Un esprit pénétrant tirera plus de conséquences de quelques expé- 
riences assez ordinaires, qu'un autre ne saurait tirer des plus choi- 
sies; outre qu'il y a un art d'expérimenter et d'interroger, pour 
ainsi dire, la nature. Cependant il est toujours vrai qu'on ne saurait 
avancer dans le détail dela physique quà mesure qu'on a des ex- 
périences. 

Notre auteur est de l'opinion de plusieurs habiles hommes, qui 
tiennent que la forme des logiciens est de peu d'usage.Je serais quasi 
d'un autre sentiment; et j'ai trouvé souvent que les paralogismes, 
méme dans les mathématiques, sont des manquements de la forme. 
l'intini (en méme temps que Leibniz). Son principal ouvrage est intitulé : 
Principia philosophie naturalis. 

(1? SANT ANsELME, Celèbre philosophe et théologien du moyen âge. né à Aost 
en 1035, mort archevèque de Caniorbéry en 1109, remarquable surtout par l'in- 
vention d'un argument celebre en faveur de l'existence de Dieu. — Ses deux 
ouvrages philosophiques sont : /e Monologium et le Proslogium. 1 va plusieurs 


éditions completes de ses œuvres : l7 in-fol., Nürembery, 1191 ; 2" in-fol., Paris, 
par D. Gerberon, 1575 ; 3° réimprimé en 1721 ; 4* in-fol.. Venise, 1 vol. 1741. 


RÉFLEXIONS SUR L'ESSAI DE LOCKE 7 


M. Huyghens a fait la méme remarque. ll y aurait bien à dire là- 
dessus : et plusieurs choses excellentes sont méprisées, parce qu'on 
n'en fait pas l'usage dont elles sont capables. Nous sommes portés à 
mépriser ce que nous avons appris dans les écoles. Il est vrai que 
nous y apprenons bien des inutilités; mais il est bon de faire la fonc- 
tion della Crusca, c'est-à-dire de séparer le bon du mauvais. 
M. Locke le peut faire autant que qui que ce soit ; et de plus il nous 
donne des pensées considérables de son propre erà Sa pénétration 
et sa droiture paraissent partout. Il n'est pas seulement essayeur, 
mais il est encore transmutateur, par l'augmentation qu'il donne du 
bon métal. S'il continuait d'en faire présent au public, nous lui en 
serions fort redevables. 


IL. — ÉCHANTILLON DE RÉFLEXIONS SUR LE LIVRE Í DE L'ESSAI 
DE L' ENTENDEMENT DE L'HOMME. 


Pour prouver qu'il n'y a point d'idées nées avec nous, l'excellent 
auteur de l'Essai sur l'entendement de l'homme allégue l'expérience, 
qui fait voir que nous avons besoin d'occasions extérieures pour 
penser à ces idées. J'en demeure d'accord, mais il ne me semble 
point qu'il s'ensuit que les occasions qui les font envisager, les 
font naitre. Et cette expérience ne saurait déterminer, si c'est par 
immission d'une espéce ou par l'impression des traces sur un tableau 
vide. ou si c'est par le développement de ce qui est déjà en nous, 
que nous nous en apercevons. Il n'est pas extraordinaire qu'il y ait 
quelque chose en notrc esprit dont nous ne nous apercevions point 
toujours. La réminiscence fait voir que nous avons souvent de la 
peine à nous souvenir de ce que nous savons, et à attraper ce qui 
est déjà dans le clos et dans la possession de notre entendement. 
Cela se trouvant vrai dans les connaissances acquises, rien n'em- 
péche qu'il ne soit vrai aussi dans celles qui sont nées avec nous. Ft 
méme il y a encore plus de difficulté de s'apercevoir de ces dernières, 
quand elles n'ont pas encore été modifiées et circonstanciées par des 
expériences, comme les acquises le sont, dont souvent les circons- 
tances nous font souvenir. 

L'auteur entreprend de faire voir en particulier que l'impossibi- 
lité et l'identité, le tout et la partie, ete , n'ont point d'idées nées 
avec nous. Mais je ne comprends point la force des preuves qu'il 


8 L ENTENDEMENT HUMAIN 


apporte. J'avoue qu'on a de la peine à faire queles hommes s'aper- 
çoivent distinctement de ces notions métaphysiques, car les abstrac- 
tions et les réflexions leur coütent. Mais on peut avoir en soi ce 
qu'on a de la peine à y distinguer. Il faut cependant quelque autre 
chose que l'idée de l'identité pour déterminer la question, qu'on 
propose ici, savoir : Si Euphorbe et Pythagore (17, et le coq même, 
où l'âme de Pythagore logeait pour quelque temps, ont toujours été 
le méme individu, et il ne s'ensuit point que ceux qui ne la peuvent 
point résoudre, n'ont point d'idée de l'identité. Qu'y a-t-il de plus 
clair que les idées de géométrie? Cependant, il y a des questions 
qu'on n'a pas encore pu décider. Mais celle qui regarde l'identité de 
Pythagore suivant la fiction de sa métempsychose n'est pas des 
plus impénétrables. - 

Pour ce qui est de l'idée de Dieu, on allégue les exemples de 
quelques nations, qui n'en ont eu aucune conuaissance. Mons Fa- 
britius (2), théologien fort éclairé du feu électeur palatin Charles- 
Louis, a publié l'Apologie du genre humain contre l'accusation de 
l'athéisme, où il répond à des passages tels qu'on cite ici. Mais je 
n'entre point dans cette discussion. Supposé qu'il y ait des hommes, 
et méme des peuples qui n'aient jamais pensé à Dieu, on peut dire que 
cela prouve seulement qu'il n'y a point eu d'occasion suffisante pour 
réveiller en eux l'idée de la substance supréme. 

Avant de passer aux principes complexes ou vérités primi- 
tives, je dirai que je demeure d'accord que la connaissance ou bien 
l'envisagement actuel des idées et des vérités n'est point né avec 
nous, et qu'il n'est point nécessaire que nous les ayons connues 
distinctement autrefois, selon la réminiscence de Platon. Mais, l'idce 
étant prise pour l'objet immédiat interne d'une notion, ou de ce que 
les logiciens appellent un terme incomplexe, rien ne l'empéche 

(1) PyrtaconE, célèbre philosophe grec, dont la vie ne nous est connue que 
par des récits plus ou moins légendaires. On fixe sa naissance de 560 à 580 
avant Jésus-Christ, et sa mort vers l'an 500. Il parait étre né à Samos, et avait 
beaucoup voyagé. quoiqu'un grand nombre de ces voyages soient fort douteux. 
Il fonda à Crotone, dans la Grande-Grèce, une école celebre, versée surtout 
dans les mathématiques et dans la musique. On lui attribue la découverte du 
fameux théorème du carré de l'hypothénuse, et celle des rapports mathéma- 
tiques des intervalles musicaux. 1] ne parait pas avoir rien écrit; et tout ce 
que nous avons sous son nom est apocryphe. 

(2) FABRICE où FanniTIUS (Jean-Louis), professeur à Heidelberg, savant théo- 
logien qu'il ne faut pas confondre avec le célèbre bibliographe :Jean-Albert, 
naquit à Schaflouse en 1632, mourut à Francfort en 1697, — On a de lui une 


.lpologia generis humani contra calumniam: atheismi, et plusieurs autres ou- 
vrages théologiques, 


RÉFLEXIONS SMR L'ESSAI DE LOCKE 9 


d’être toujours en nous, car ces objets peuvent subsister, lorsqu'on 
ne s'en apercoit point. On peut encore diviser les idées et les vérités 
en primitives et dérivatives : les connaissances des primitives n'ont 
point besoin d'étre formées ; il faut les distinguer seulement ; celles 
des dérivatives se forment seulement par l'entendement et par le 
raisonnement dans les occasions. Cependant on peut dire, en un 
sens, que les objets internes de ces connaissances, c'est-à-dire les 
idées et les vérités mêmes, tant primitives que dérivatives, sont 
toutes en nous, puisque toutes les idées dérivatives et toutes les 
vérités qu'on en déduit résultent des rapports des idées primitives 
qui sont en nous. Mais l'usage fait qu'on a coutume d'appeler nées 
avec nous les vérités à qui on donne créance aussitót qu'on les en- 
tend, et les idées dont la réalité (c'est-à-dire la possibilité de la 
chose qu'elles représentent) est du nombre de ces vérités et n'a point 
besoin d'étre prouvée par l'expérience ou par la raison; il y a donc 
assez d'équivoque dans cette question, et il suffit daus le fond de 
reconnaitre qu'il y a une lumiére interne née avec nous, qui comprend 
toutes les idées intelligibles et toutes les vérités nécessaires qui ne 
sont qu'une suite de ces idées et n'ont point besoin de l'expérience 
pour être prouvées. 

Pour reduire donc cette discussion à quelque utilité, je crois que 
le vrai but qu’on y doit avoir est de déterminer les fondements des 
vérilés et leur origine. J'avoue que les vérités contingentes ou de 
fait nous viennent par l'observation et par l'expérience; mais je 
tiens que les vérités nécessaires dérivatives dépendent de la démons- 
tration, c'est-à-dire des définitions ou idées, jointes aux vérités pri- 
mitives. Et les vérités primitives (telles que le principe de la con- 
radiction) ne viennent point des sens ou de l'expérience et n'en 
sauraient être prouvées parfaitement, mais de la lumière naturelle 
interne, et c'est ce que je veux, en disant qu'elles sont nées avec 
nous. C'est ce que les géométres aussi ont fort bien compris. lis 
pouvaient prouver passablement leurs propositions (au moins les 
plus importantes) par l'expérience, et je ne doute point que les 
an‘iens Égyptiens et les Chinois n'aient eu une telle géométrie expé- 
rimentale. Mais les géometres véritables, surtout les Grecs, ont 
voulu montrer la force de la raison et l'excellence de la science, en 
faisant voir qu'on peut tout prévoir en ces matières par les lumières 
internes avant l'expérience. Aussi faut-il avouer que l'expérience ne 
nous assure jamais d'une parfaite universalité, et encore moins de 


10 L'ENTENDEMENT HUMAIN 


la nécessité. Quelques anciens se sont moqués d'Euclide, de ce qu'il 
a prouvé ce qu'un âne méme n'ignore pas (à ce qu'ils disent), savoir 
que dans un triangle les deux cótés ensemble sont plus grands que 
le troisiéme. Mais ceux qui savent ce que c'est que la véritable ana- 
lyse, savent bon gré à Euclide de sa preuve. Et c'est beaucoup que 
les Grecs, si peu exacts en autre chose, l'ont été tant en géométrie. 
Je l'attribue à la Providence, et je crois que sans cela nous ne sau- 
rions presque point ce que c'est que démonstration. Aussi, crois-je 
que c'est en cela principalement que nous sommes supérieurs aux 
Chinois jusqu'ici. 

Mais il faut encore voir un peu ce que dit notre habile et célébre 
auteur dans les chapitres u et i pour soutenir qu'il n'y a point de 
principes nés avec nous. ll s'oppose au consentement universel 
qu'on allégue cn lcur faveur, soutenant que bien des gens doutent 
méme de ce fameux principe que deux contradictoires ne sauraient 
étre vraies ou fausses à la fois, et que la plus grande partie du 
genre humain l'ignore tout à fait. J'avoue qu'il y a une infinité de 
personnes qui n'en ont jamais fait enonciation expresse. J'ai vu 
méme des auteurs qui l'ont voulu réfuter, le prenant sans doute de 
travers. Mais où en trouvera-t-on qui ne s'en serve en pratique et 
qui ne soit choqué d'un menteur qui se contredit? Cependant je ne 
me fonde pas entièrement sur le consentement universel, et quant 
aux propositions qu'on approuve aussitôt qu'elles sont proposées, 
javoue quil n'est point nécessaire qu'elles soient primitives ou 
prochaines d'elles, car il se peut que ce soient des faits fort com- 
muns. Pour ce qui est de cette énonciation qui nous apprend qu'un 
et un font deux (que l'auteur apporte comme un exemple), elle 
n'est pas un axiome, mais une définition. Et lorsqu'on dit que la 
douceur est autre chose que l'amertume, on ne rapporte qu'un fait 
de l'expérience primitive ou de la perception immédiate. Ou bien 
on ne fait que dire que la perception de ce qu'on entend par le 
mot de la douceur, est différente de la perception de ce qu'on entend 
par le mot de l'amertume. Je ne distingue point ici les vérités pra- 
tiques de celles qui sont spéculatives : c'est toujours la méme 
chose. Et, comme on peut dire que c'est une vérité des plus mani- 
festes, qu'une substance dont la science et la puissance sont infinies, 
doit être honorée, on peut dire qu'elle émane d'abord de la lumière 
qui est née avec nous. pourvu qu'on y puisse donner son attention. 


RÉFLEXIONS SUR L'ESSAI DE LOCKE 41 


III. — ÉCHANTILLON DE RÉFLEXIONS SUR LE LIVRE II. 


Il est trés vrai que nos perceptions des idées viennent ou des 
sens extérieurs ou du sens interne qu'on peut appeler réflexion ; 
mais cette réflexion ne se borne pas aux scules opérations de 
l'esprit, comme il est dit chapitre 1, paragraphe 4, elle va jusqu'à 
l'esprit lui-méme, et c'est en s'apercevant de lui que nous nous 
apercevons de la substance. 

J'avoue que je suis du sentiment de ceux qui croient que l'âme 
pense toujours, quoique ses pensées soient souvent trop confuses et 
trop faibles pour qu'elle s'en puisse souvenir distinctement. Je crois 
d'avoir des preuves certaines de l'action continuelle de l'âme, et 
méme je crois que le corps ne saurait jamais étre sans mouvement. 
Les objections faites par l'auteur (l. II, ch. 1, $ 10, jusqu'à 19; se 
peuvent résoudre facilement par ce qu'on vient de dire ou qu'on va 
dire. On se fonde sur l'expérience du sommeil qui est quelquefois 
sans aucun songe : et en effet, il y a des personnes qui ne savent ee 
que c'est que songer. Cependant, il n'est pas toujours sür de nier 
tout ce dont on ne s'apercoit point. Et c'est à peu prés comme lors- 
qu'il y a des gens qui nient les petits corps et les mouvements insen- 
sibles et se moquent des particules, parce qu'on ne les saurait 
montrer. Mais on me dira qu'il y a des preuves qui nous forcent de 
les admettre. Je réponds qu'il y en a de méme qui nous obligent 
d'admettre des perceptions qui ne sont pas assez notables pour 
qu'on s'en souvienne. L'expérience encore favorise ce sentiment ; 
par exemple, ceux qui ont dormi dans un lieu froid, remarquent 
d'avoir eu quelque sentiment confus et faible en dormant. Je connais 
une personne qui s'éveille quand la lampe qu'elle tient toujours 
allumée la nuit dans sa chambre cesse d'éclairer. Mais voici quelque 
chose de plus précis et qui fait voir que, si on n'avait point toujours 
des perceptions, on ne pourrait jamais étre réveillé du sommeil. 
Qu'un homme qui dort soit appelé par plusieurs à la fois, et qu'on 
suppose que la voix de chacun à part ne soit pas assez forte pour 
l'éveiller, mais que le bruit de toutes ces voix ensemble l'eveille ; 
prenons-en une : il faut bien qu'il ait été touché de cette voix en 
particulier, car les parties sont dans le tout, et si chacune à part ne 
fait rien du tout, le tout ne fera rien non plus. Cependant il aurait 


42 L'ENTENDEMENT HUMAIN 


continué de dormir, si elle avait été seule, et cela sans se souvenir 
d'avoir été appelé. Ainsi il y a des perceptions trop faibles pour 
. être remarquées, quoiqu'elles soient toujours retenues, mais parmi 
un tas d'une infinité d'autres petites perceptions que nous avons 
continuellement. Car ni mouvements ni perceptions ne se perdent 
jamais; l’un et l'autre continuent toujours, devenant seulement indis- 
tinguables par la composition avec beaucoup d'autres. On pourrait 
répondre à ce raisonnement qu'effectivement chaque voix à part 
touche le corps, mais qu'il en faut une certaine quantité pour que 
le mouvement du corps aille à l'âme. Je réponds que la moindre 
impression va à tout corps, et par conséquent à celui dont les mou- 
vements répondent aux actions de l'âme. Et après cela, on ne sau- 
rait trouver aucun principe de limitation pour qu'il faille une certaine 
quantité. Je ne veux point insister sur l'intérét que l'immortalité de 
l'âme a dans cette doctrine. Car, si l'âme est sans opération, elle est 
autant que sans vie, et il semble qu'elle ne peut étre immortelle que 
par grâce et par miracle : sentiment qu'on a raison de désapprouver. 
J'avoue cependant que notre intérét n'est pas la régle de la vérité, 
et je ne veux point méler ici les raisons théologiques avec celles de 
la philosophie. 


NOUVEAUX ESSAIS 


SUR L'ENTENDEMENT HUMAIN 


PAR L'AUTEUR DU SYSTEME DE L'HARMONIE PRÉÉTABLIE (1) 


PRÉFACE 


L'£ssai sur ÜEntendement humain, donné par unillustre Anglais, 
étant un des plus beaux et des plus estimés ouvrages de ce temps, 
j'ai pris la résolution d'y faire des remarques, parce qu'ayant assez 
médite depuis longtemps sur le méme sujet ct sur la plupart des 
matiéres qui y sont touchées, j'ai cru que ce serait une bonne occa- 
sion d'en faire paraitre quelque chose sous le titre de Nouveaux 
essais sur l'entendement (2) et de procurer une entrée plus favorable 
à mes pensées, en les mettant en si bonne compagnie. J'ai cru 
encore pouvoir profiter du travail d'autrui, non seulement pour 
diminuer le mien (puisqu'en eflet il y a moins de peine à suivre le fil 
d'un bon auteur qu'à travailler à nouveau frais en tout), mais encore 
pour ajouter quelque chose à ce qu'il nousa donné, ce qui est tou- 
jours plus facile que de commencer; car je erois avoir levé quelques 
difficultés, qu'il avait laissées en leur entier. Ainsi sa réputation 
m'est avantageuse, étant d'ailleurs d'humeur à rendre justice et bien 
loin de vouloir diminuer l'estime qu'on a pour cet ouvrage, je l'ac- 
croitrais si mon approbation était de quelque poids. Il est vrai que 
je suis souvent d'un autre avis ; mais, bien loin de disconvenir pour 


(1; Écrit en 1704, et publié pour la première fois par Raspe en 1765. 
(2j GeuRARDT, Sur Entendement. 


14 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


cela du mérite des écrivains célèbres, on leur rend témoignage en 
faisant connaitre en quoi et pourquoi on s'éloigne de leur sentiment 
quand on juge nécessaire d'empêcher que leur autorité ne prévaille 
sur la raison en quelques points de conséquence; outre qu'en sa- 
tisfaisant à de si excellents hommes, on rend la vérité plus recevable, 
et il faut supposer que c'est principalement pour elle qu'ils travaillent. 

En effet, quoique l'auteur de l'Zssa? dise mille belles choses, où 
japplaudis, nos systèmes différent beaucoup. Le sien a plus de 
rapport à Aristote (4) et le mien à Platon (2), quoique nous nous 
éloignions en bien des choses l'un et l'autre de la doctrine de ces 
deux anciens. ll est plus populaire, et moi je suis forcé quelquefois 
d'étre un peu plus acroamatique et plus abstrait, ce qui n'est pas un 
avantage à moi surtout, quand on écrit dans une langue vivante. Je 
crois cependant qu'en faisant parler deux personnes, dont lune 
expose les sentiments, tirés de l'Essai de cet auteur, et l'autre y joint 
mes observations, le paralléle sera plus au gré du lecteur que des 
remarques toutes séches dont la lecture aurait été interrompue à 
tout moment par la nécessité de recourir à son livre pour entendre 
le mien. Ill sera pourtant bon de conférer encore quelquefois nos 
écrits et de ne juger de ses sentiments que par son propre ouvrage, 
quoique j'en aie gardé ordinairement les expressions. Il est vrai 


(1) AnisTOTE, disciple de Platon, fondateur de l'école péripatéticienne, ou du 
Lycée, né à Stagyre en 324, mort à Chalcis dans PEubée en 322, Il fut le pré- 
cepteur d'Alexandre. C'est le plus illustre encyclopédiste de l'antiquité : il 
n'est guère de sciences auxquelles il n'ait travaillé, Ses principaux ouvrages 
sont : l'Organon icomposé de six ouvrages), ou Logique, la. PAysique le Traite 
de lime, la Métaphysique, la Morale à Nicomuque, la Politique, Y Histoire des 
animaux, elc. — La premiere édition complète de ses œuvres est celle de Ve- 
nise, 5 vol. in-fol., 1495-1495. On estime aussi celle de Duval, Paris, 1619-1654, 
4 vol. in-fol. avec une traduction latine. La plus complète et la plus récente est 
celle de M. Boeck. édition dite de Berlin. Il faut compter aussi l'édition gréco- 
latine de Firmin-Didot (4 vol. in-4°). M. Barthelemy Saint-Hilaire a entrepris 
une traduction complète d'Aristote en francais qui est aujourd'hui achevée. 

(2j PLATON, philosophe illustre de l'antiquité, né dans l'ile d'Egine 427 av. 
J.-U., mort en 347. Il fut disciple de Socrate, fonda l’Académie, dontil laissa la 
direction à son neveu. Speusippe. Tous ses ouvrages nous sont parvenus. C. 
sont les Dialogues, dont le principal versonnage est toujours Socrate. Les plus 
célèbres sont le Z’hédon, le Phédre, le Banquet, le Gorgias, le Timée et la £fteé- 
publique. Nous avons aussi sous son nom des Zettres que la plupart des criti- 
ques regardent comme apocryphes. Il! y a eu un nombre considérable d'éditions 
de Platon, dont les plus célebres sont celles d'Henri Etienne, en 1573, et parmi 
les modernes celles de Becker, d'Ast, de Stallbaum, et tout récemment de 
Steinbart. l'armi les traductions, nous citerons la traduction latine de Marcile 
Ficin, allemande de Schleierinacher, et française de M. Victor Cousin. Quant aux 
Commentaires sur Platon, ils sont inpombrables. Un ouvrage important sur 
Platon a été publié à Londres par M. Grote, l'historien de la Grèce, 3 vol. in-è°, 
Londres, 1864, et un autre en France par M. Alfred Fouillée, 1660. 


PRÉFACE 15 


que la sujétion que donne le discours d'autrui dont on doit suivre 
le fil, en faisant des remarques, a fait que je n'ai pu songer à attraper 
les agréments dont le dialogue est susceptible : mais j'espére que 
la matiere réparera le défaut de la facon. 

Nos différends sont sur des sujets de quelque importance. Il s'agit 
de savoir si l'àme en elle-méme est vide entierement comme des 
tablettes, où l'on n'a encore rien écrit (fabula rasa) suivant Aristote 
et l'auteur de l’Essai, et si tout ce qui y est tracé vient uniquement 
des sens et de l'expérience? ou si l'âme contient originairement les 
prineipes de plusieurs notions et doctrines, que les objets externes 
réveillent seulement dans les occasions, comme je le crois avec Pla- 
ton et méme avec l'école et avec tous ceux qui prennent dans cette 
signification le passage de saint Paul (Eom., lI, 15) où il marque que 
la loi de Dieu est écrite dans les coeurs? Les Stoiciens appelaient 
ces principes prolepses, c'est-à-dire des assomptions fondamen- 
tales, ou ce qu'on prend pour accordé par avance. Les mathémati- 
ciens les appellent notions communes (xotvi; évvotc). Les philosophes 
modernes leur donnent d'autres beaux noins, et Jules Scaliger (1) 
particulièrement les nommait semina  eternitatis, item Zopyra, 
comme voulant dire des feux vivants, des traits lumineux, cachés 
au dedans de rious, que la rencontre des sens et des objets externes 
fait paraître comme des étincelles que le choc fait sortir du fusil; et 
ce n'est pas sans raison qu'on croit que ces éclats marquent quelque 
chose de divin et d'éternel, qui parait surtout dans les vérités né- 
cessaires. D'oü il nait une autre question, savoir : si toutes les véri- 
tés dépendent de l'expérience, c'est-à-dire de l'induction et des 
exemples ; ou s'il y en a qui ont encore un autre fondement. Car, si 
quelques événements se peuvent prévoir avant toute épreuve qu'on en 
ait faite, il est manifeste que nous y contribuons par quelque chose du 
nôtre. Les sens, quoique nécessaires pour toutes nos connaissances 
actuelles, ne sont point suffisants pour nous les donner toutes, 
puisque les sens ne donnent jamais que des exemples, c'est-à-dire 
des vérités particuliéres ou individuelles. Or tous les exemples, qui 
confirment une vérité générale, de quelque nombre qu'il soient, ne 
suflisent pas pour établir la nécessité universelle de cette méme 
vérité : car il ne suit pas que ce qui est arrivé arrivera toujours de 


‘1j ScaLicER (Jules-César) 1484-1568, érudit et philosophe. L'ouvrage qui inté- 
resse le plus la philosophie est le suivant: £xercitationum ecotericarum liber, 
réfutation du De subtilitate de Cardan. 


16 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


méme. Par exemple les Grecs et les Romains et tous les autres 
peuples de la terre connue aux anciens ont toujours remarqué 
qu'avant le décours de vingt-quatre heures le jour se change en 
nuit, et la nuit en jour. Mais on se serait trompé si l'on avait cru que 
la méme regle s'observe partout ailleurs, puisque depuis on a expé- 
rimenté le contraire dans le séjour de Nova Zembla. Et celui-là se 
tromperait encore, qui croirait que dans nos climats au moins, c'est 
une vérité nécessaire et éternelle qui sera toujours, puisqu'on doit 
juger que la terre et le soleil méme n'existent pas nécessairement, 
et qu'il y aura peut-étre un temps oü ce bel astre ne sera plus, au 
moins en sa présente forme, ni tout son système. D'où il parait que 
les vérités nécessaires, telles qu'on les trouve dansles mathématiques 
pures et particulieórement dans l'arithmétique et dans la géométrie 
doivent avoir des principes, dont la preuve ne dépende point des 
exemples, ni par conséquent du témoignage des sens, quoique 
sans les sens on ne se serait jamais avisé d'y penser. C'est ce qu'il 
faut bien distinguer, et c'est ce qu'Euclide a si bien compris qu'il 
démontre souvent par la raison ce qui se voit assez par l'expérience et 
par les images sensibles. La logique encore avec la métaphysique et 
la morale, dont l'une forme la théologie et l'autre la jurisprudence, 
naturelles toutes deux, sont pleines de telles vérités; et par consé- 
quent leur preuve ne peut venir que des principes internes, qu'on 
appelle innés. Il est vrai qu'il ne faut point s'imaginer qu'on puisse 
lire dans l'àme ces éternelles lois de la raison à livre ouvert, comme 
l'édit du Préteur se lit sur son album sans peine et sans recherche; 
mais c'est assez qu'on les peut découvrir en nous à force d'atten- 
tion, à quoi les occasions sont fournies par les sens; et le succès des 
expériences sert encore de confirmation à la raison, à peu prés comme 
les épreuves servent dans l'arithmétique pour mieux éviter l'erreur du 
calcul quand le raisonnement est long. C'est aussi en quoi les connais- 
sances des hommes et celles des bétes sont différentes. Les bêtes sont 
purement empiriques et ne font que se régler sur les exemples; car 
elles n'arrivent jamais à former des propositions nécessaires, autant 
qu'on en peut juger, au lieu que les hommes sont capables des 
sciences démonstratives. C'est pour cela que la faculté, que les bétes 
ont, de faire des consécutions, est quelque chose d'inférieur à la 
raison, qui est dans les hommes. Les consécutions des bétes sont 
purement comme celles des simples empiriques, qui prétendent que 
ce qui est arrivé quelquefois arrivera encore dans un cas, oü ce qui 


PRÉFACE 17 


les frappe est parvil, sans être capables de juger si les mêmes rai- 
sons subsistent. C'est par là qu'il est si aisé aux hommes d'attraper 
les bêtes et qu'il est si facile aux simples empiriques de faire des 
fautes. C'est de quoi les personnes devenues habiles par l'áge et par 
l'expérience ne sont pas exemptes, lorsqu'elles se fient trop à leur 
expérience passée,comme il est arrivé à quelques-uns dans les 
affaires civiles et militaires, parce qu'on ne considére point assez 
que le monde change et queles hommes deviennent plus habiles, en 
trouvant mille adresses nouvelles, au lieu que les cerfs ou les liévres 
de ce temps ne deviennent pas plus rusés que ceux du temps passé. 
Les consécutions des bétes ne sont qu'une ombre du raisonnement, 
c'est-à-dire ce ne sont que connexions d'imagination et que pas- 
sages d'une image à une autre, parce que dans une rencontre nou- 
velle, qui parait semblable à la précédente, on s'attend de nouveau 
à ce qu'on y trouvait joint autrefois, comme si les choses étaient 
liees en effet, parce que leurs images le sont dans la mémoire. Il est 
vrai qu'encore la raison conseille qu'on s'attende pour l'ordinaire 
de voir arriver à l'avenir ce qui est conforme à une longue expé- 
rience du passé ; mais ce n'est pas pour cela une vérité nécessaire et 
infaillible, et le succès peut cesser, quand on s'y attend le moins, 
lorsque les raisons changent, qui l'ont maintenu. Cest pourquoi 
les plus sages ne s'y fient pas tant, qu'ils ne tàchent de pénétrer (s'il 
est possible) quelque chose de la raison de ce fait, pour juger quand 
il faudra faire des exceptions. Car la raison est seule capable d'établir 
des règles sûres et de suppléer ce qui manque à celles qui ne 
l'etaient point, eu y insérant leurs exceptions, et de trouver enfin 
des liaisons certaines dans la force des conséquences nécessaires ; 
ce qui donne souvent le moyen de prévoir l'événement sans avoir 
besoin d'expérimenter les liaisons sensibles des images, où les bétes 
sont réduites; de sorte que ce qui justifie les principes internes des 
verités nécessaires, distingue encore l'homme de la béte. 

Peut-être que notre habile auteur ne s'éloignera pas entièrement 
de mon sentiment. Car aprés avoir employé tout son premier livre à 
rejeter les lumières innées, prises dans un certain sens, il avoue 
pourtant au commencement du second et dans la suite, que les idées, 
qui n'ont point leur origine dans la sensation, viennent de la 
réflexion. Or la réflexion n'est autre chose qu'une attention à ce 
qui est en nous, et les sens ne nous donnent point ce que nous por- 
tons déjà avec nous. Cela étant, peut-on nier qu'il y a beaucoup 


PavL JANET. — Leibniz. ]-2 


18 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


d'inné en notre esprit. puisque nous sommes pour ainsi dire innés à 
nous-mêmes? et qu'il y a en nous-mémes : être, unité, substance, 
durée, changement. action, perception, plaisir, et mille autres objets 
de nos idées intellectuelles? et ces mémes objets étant immédiats à 
notre entendement et toujours présents (quoiqu'ils ne sauraient 
étre toujours apercus à cause de nos distractions et besoins), 
pourquoi s'étonner que nous disons que ces idées uous sont innées 
avec tout ce qui en dépend? Je me suis servi aussi de la comparai- 
son d'une pierre de marbre, qui a des veines, plutót que d'une 
pierre de marbre tout unie, ou des tablettes vides, c'est-à-dire de ce 
qui s'appelle tabula resa chez les philosophes; car, si l'âme ressem- 
blait à ces tablettes vides, les vérités seraient en nous comme la 
figure d'Hercule est dans un marbre, quand le marbre est tout à fait 
indifférent à recevoir ou cette figure ou quelque autre. Mais, s'il y 
avait des veines dans la pierre, qui marquassent la figure d'Hercule 
préférablement à d'autres figures, cette pierre y serait plus déter- 
minée, et Hercule y serait comme inné en quelque facon, quoiqu'il 
fallüt du travail pour découvrir ces veines et pour les nettoyer par 
la politure, en retranchant ce qui les empéche de paraitre. C'est 
ainsi que les idées et les vérités nous sont innées, comme des incli- 
nations, des dispositions, des habitudes ou des virtualités naturelles, 
et non pas comme des actions, quoique ces virtualités soient tou- 
jours accompagnées de quelques actions souvent insensibles, qui y 
répondent. 

Il semble que notre habile auteur prétende qu'il n'y ait rien de 
virtuel en nous, et méme rien, dont nous ne nous apercevions tou- 
jours actuellement. Mais il ne peut pas le prendre à la rigueur, 
autrement son sentiment serait trop paradoxe, puisque encore les ha- 
bitudes acquises et les provisions de notre mémoire ne sont pas tou- 
jours apercues et méme ne viennent pas toujours à notre secours au 
besoin, quoique souvent nous nous les remettions aisément dans 
l'esprit sur quelque occasion légère, qui nous en fait souvenir, 
comme il ne nous faut que le commencement pour nous souvenir 
d'une chanson. Il limite aussi sa thèse en d'autres endroits, en 
disant qu'il n'y a rien en nous dont nous ne nous soyons au moins 
apercus autrefois. Mais, outre que personne ne peut assurer par la 
seule raison jusqu'oü peuvent étre allées nos aperceptions passées, 
que nous pouvons avoir oubliées, surtout suivant la réminiscence 
des Platoniciens, qui, toute fabuleuse qu'elle est, n'a rien d'incom- 


PRÉFACE 49 


patible, au moins en partie, avec la raison toute nue ; outre cela, 
dis-je, pourquoi faut-il que tout nous soit acquis par les apercep- 
tions des choses externes, et que rien ne puisse être déterré en nous- 
mémes? Notre àme est-elle donc seule si vide, qu'outre les images 
empruntées du dehors, elle n'est rien ? Ce n'est pas là un sentiment 
(je m'assure) que notre judicieux auteur puisse approuver. Et où 
trouvera-t-on des tablettes qui ne soient quelque chose de varié par 
elles-mémes? Car jamais on ne verra un plan parfaitement uni et 
uniforme? Donc pourquoi ne pourrions-nous pas fournir aussi à 
nous-mémes quelque cliose de pensée de notre propre fonds à nous- 
mémes, lorsque nous y voudrons creuser? Ainsi je suis porté à 
croire que dans le fond son sentiment sur ce point n'est pas diflé- 
rent du mien, ou plutôt du sentiment commun, d'autant qu'il recon- 
nait deux sources de nos connaissances, les sens et la réflexion. 

Je ne sais s'il sera si aisé de l'accorder avec nous et avec les Carté- 
siens, lorsqu'il soutient que l'esprit ne pense pas toujours, et parti- 
culierement qu'il est sans perception, quand on dort sans avoir des 
songes ; et il objecte que, puisque les corps peuvent étre saus mou- 
vement, les àmes pourront bien étre aussi sans pensée. Mais ici je 
réponds un peu autrement qu'on n'a coutume de faire. Car je 
soutiens que naturellement une substance ne saurait être sans ac- 
tion, et qu'il n'y a méme jamais de corps sans mouvement. L'expé- 
rience me favorise déjà, et on n'a qu'à consulter le livre de l'illustre 
M. Boyle (1; contre le repos absolu, pour en être persuadé. Mais je 
crois que la raison y est encore. Et c'est une des preuves que j'ai 
pour détruire les atomes. 

D'ailleurs, il y a mille marques qui font juger qu'il y a à tout 
moment une infinité de perceptions en nous, mais sans aperception 
et sans réflexion, c'est-à-dire des changements dans l'àóme méme, 
dont nous ne nous apercevons pas; parce que les impressions sont 
ou trop petites et en trop grand nombre, ou trop unies, en sorte 
qu'elles n'ont rien d'assez distinguant à part; mais, jointes à d'autres, 
elles ne laissent pas de faire leur effet, et de se faire sentir, au moins 


'1; BovLE (Robert, célebre physicien anglais, né à Lismore, en Irlande. 
en 1626, mort à Londres en 1691. Ses œuvres complètes ont paru à Londres 
en cinq volumes in-fol, 1744. — Ses œuvres physiques et chimiques ont été 
traduites en latin et publiées à Genève en six volumes in-1, 1680, et en cinq 
1714. Ii a écrit aussi plusieurs ouvrages importants sur la religion et sur la 
philosopbie, entre autres /e Chrétien naturaliste, ou Considérations pour con- 
cilier la religion et la raison. 


20 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


- confusément, dans l'assemblage. C'est ainsi que l'accoutumance fait 
que nous ne prenons pas garde au mouvement d'un moulin ou à 
une chute d'eau, quand nous avons habité tout auprès depuis 
quelque temps. Ce n'est pas que ce mouvement ne frappe toujours 
nos orpanes et qu'il ne se passe encore quelque chose dans l'àme 
qui y réponde à cause de l'harmonie de l'âme et du corps; mais ces 
impressions, qui sont dans l'àme et dans le corps, destituées des 
attraits de la nouveauté, ne sont pas assez fortes pour s'attirer 
notre attention et notre mémoire, attachées à des objets plus 
occupants, car toute attention demande de la mémoire, et souvent 
quand nous ne sommes point admonestés, pour ainsi dire, et avertis 
de prendre garde à quelques-unes de nos propres perceptions pré- 
sentes, nous les laissons passer sans réflexion et méme sans étre 
remarquées; mais, si quelqu'un nous en avertit incontinent après et 
nous fait remarquer par exemple quelque bruit qu'on vient d'en- 
tendre, nous nous en souvenons et nous nous apercevons d'en 
avoir eu tantót quelque sentiment. Ainsi c'étaient des perceptions 
dont nous ne nous étions pas apercus incontinent, l'aperception ne ve- 
nant dans ce cas que del'avertissement, aprés quelque intervalle tout 
petit qu'il soit. Et pour juger encore mieux des petites perceptions, 
que nous ne saurions distinguer dans la foule, j'ai coutume de me 
servir de l'exemple du mugissement ou du bruit de la mer dont on 
est frappé quand on est au rivage. Pour entendre ce bruit, comme 
l'on fait, il faut bien qu'on entende les parties, qui composent ce 
tout, c'est-à-dire les bruits de chaque vague, quoique chacun de ces 
petits bruits ne se fasse connaitre que dans l'assemblage confus de 
tous les autres ensemble, c'est-à-dire dans ce mugisscment méme, et 
ne se remarquerait pas, si cette vague, qui le fait, était seule. Car il 
faut qu'on soit affecté un peu par le mouvement de cette vague, et 
qu'on ait quelque perception de chacun de ces bruits, quelque petits 
qu'ils soient; autrement on n'aurait pas celle de cent mille vagues, 
puisque cent mille riens ne sauraient faire quelque chose. On ne dort 
jamais si profondément, qu'on n'ait quelque sentiment faible et confus ; 
et on ne serait jamais éveillé par le plus grand bruit du monde, si on 
n'avait quelque perception de son commencement, qui est petit, 
comme on ne romprait jamais une corde par le plus grand effort du 
monde, si elle n'était tendue et allongée un peu par des moindres 
efforts, quoique cette petite extension, qu'ils font, ne paraisse pas. 

Ces petites perceptions sont donc de plus grande efficace par leurs 


attin... 


PRÉFACE 91 


suites qu'on ne pense. Ce sont elles qui forment ce je ne sais 
quoi, ces goüts, ces images des qualités des sens, claires dans 
l'assemblage, mais confuses dans les parties ; ces impressions que 
les corps environnants font sur nous et qui enveloppent l'infini; 
cette liaison que chaque étre a avec tout le reste de l'univers. On 
peut méme dire qu'en conséquence de ces petites perceptions le 
présent est gros de l'avenir et chargé du passé, que tout est conspi- 
rant (sourvoux ravrx, comme disait Hippocrate) (1), et que dans la 
moindre des substances, des yeux aussi perçants que ceux de Dieu, 
pourraient lire toute la suite des choses de l'univers, 


Qu:e sint, quæ fuerint, quæ mox futura trahantur. (2) 


Ces perceptions insensibles marquent encore et constituent le 
méme individu, qui est caractérisé par les traces ou expressions 
qu'elles conservent des états précédents de cet individu, en faisant 
la connexion avec son état présent, qui se peuvent connaître par un 
esprit supérieur, quand méme cet individu ne les sentirait pas, c'est- 
à-dire lorsque le souvenir exprès n'y serait plus. Mais elles (ces per- 
ceptions, dis-je), donnent méme le moyen de retrouver le souvenir 
au besoin par des développements périodiques, qui peuvent arriver 
un jour. C'est pour cela que la mort ne saurait étre qu'un sommeil, 
et méme ne saurait en demeurer un, les perceptions cessant seule - 
ment à étre assez distinguées et se réduisant à un état de confusion 
dans les animaux, qui suspend l'aperception, mais qui ne saurait 
durer toujours, pour ne parler ici de l'homme qui doit avoir des 
grands priviléges pour garder sa personnalité. 

C'est aussi par les perceptions insensibles que s'explique cette 
admirable harmonie préétablie de l'áme et du corps, et méme de 
toutes les monades ou substances simples, qui supplée à l'influence 
insoutenable des unes sur les autres, et qui, au jugement de l'auteur 
du plus beau des dictionnaires, exalte la grandeur des perfections 


(1 HipPpocRATE, le plus grand médecin de l'antiquité, né dans l'ile de Cos en 
460 avant Jésus-Christ; on ne sait l'époque de sa mort; mais il parvint à un âge 
avancé. Ses théories ont perdu toute leur valeur; mais ses observations sont ad- 
mirables. La première édition complète de ses œuvres est de Venise, 1526. La 
derniere est celle de Littré, avec traduction, 1839-1551. 

‘2, Le vers est évidemment faux, la première syllabe de futura. étant breve. 
Cependant, c'est le texte donné par Gehrardt dans son édition collationnée avec 
le manuscrit. Amédée Jacques, dans son édition (2 vol, 1542), a remplacé 


[ütüra par ventüra. 


22 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


divines au delà de ce qu'on en a jamais conçu. Aprés cela j'ajou- 
terais peu de chose, si je disais que ce sont ces petites percep- 
tions qui nous déterminent en bien des rencontres sans qu'on y 
pense, et qui trompent le vulgaire par l'apparence d'une indiffé- 
rence d'équilibre, comme si nous étions indifférents de tourner par 
exemple à droite ou à gauche. Il n'est point nécessaire aussi que je 
fasse remarquer ici comme j'ai fait dans le livre méme, qu'elles 
causent cette inquiétude, que je montre consister en quelque chose, 
qui ne diffère de la douleur que comme le petit du grand, et qui 
fait pourtant souvent notre désir et méme notre plaisir, en lui 
donnant comme un sel qui pique. Ce sont aussi les parties insen- 
sibles denos perceptions sensibles qui font qu'il y a un rapport entre 
ces perceptions des couleurs, des chaleurs, et autres qualités sen- 
sibles, et entre les mouvements dans les corps qui y répondent ; au lieu 
que les cartésiens, avec notre auteur, tout pénétrant qu'il est, con- 
coivent les perceptions que nous avons de ces qualités, comme arbi- 
traires, c'est-à-dire comme si Dieu les avait données à l'âme suivant 
son bon plaisir, sans avoir égard à aucun rapport essentiel entre les 
perceptions et leurs objets : sentiment qui me surprend et me parait 
peu digne de la sagesse de l'auteur des choses, qui ne fait rien sans 
harmonie et sans raison. 

En un mot, les perceptions insensibles sont d'un aussi grand usage 
dans la pneumatique (1), que les corpuscules dans la physique ; et il 
est également déraisonnable de rejeter les uns et les autres, sous 
prétexte qu'elles sont hors de la portée de nos sens. Hien ne se fait 
tout d'un coup, et c'est une de mes grandes maximes et des plus 
vérifiées, que la nature ne fait jamais des sauts : ce que j'appelais 
la loi de la continuité, lorsque j'en parlais dans les premières 
Nouvelles de la république des lettres; et l'usage de cette loi est 
trés considérable dans la physique. Elle porte qu'on passe toujours 
du petit au grand età rebours par le médiocre, dans les degrés 
comme dans les parties; et que jamais un mouvement ne nait immé- 
diatement du repos, ni nes'y réduit que par un mouvement plus 
petit, comme on n'achéve jamais de parcourir aucune ligne ou 
longueur avant d'avoir achevé une ligne plus petite, quoique jus- 
qu'ici ceux qui ont donné les lois du mouvement n'aient point 
observé cette loi, croyant qu'un corps peut recevoir en un moment 


E science des esprits (zvzüpa, souffle, esprit:. 





PRÉFACE 23 


un mouvement contraire au précédent. Tout cela fait bien juger 
que les perceptions remarquables viennent par degrés de celles qui 
sont trop petites pour être remarquées. En juger autrement, c'est 
peu connaitre l'immense subtilité des choses, qui enveloppe un infini 
actuel toujours et partout. 

J'ai remarqué aussi qu'en vertu des variations insensibles, deux 
choses individuelles ne sauraient étre parfaitement semblables, et 
qu'elles doivent toujours différer plus que numero, ce qui détruit 
les tablettes vides de l'âme, une âme sans pensée, une substance 
sans action, le vide de l'espace, les atomes, et même des parcelles 
non actuellement divisées dans la matiére, le repos pur, l'uniformité 
entiere dans une partie du temps, du lieu, ou dela matiére, les 
globes parfaits du second élément, nés des cubes parfaits originaires, 
et mille autres fictions des philosophes, qui viennent de leurs notions 
incomplètes, que la nature des choses ne souffre point, et que notre 
ignorance et le peu d'attention que nous avons à l'insensible, fait 
passer, mais qu'on ne saurait rendre tolérables, à moins qu'on ne 
les borne à des abstractions de l'esprit, qui proteste de ne point nier 
ce qu'il met à quartier, et qu'il juge ne devoir point entrer en quel- 
que considération présente. Autrement, si on l'entendait tout de bon, 
savoir que les choses dont on ne s'apercoit pas ne sont point dans 
l'âme ou dans le corps, on manquerait en philosophie comme en 
politique, en négligeant ro juxpov, les progrès insensibles ; au lieu 
qu'une abstraction n'est pas unc erreur, pourvu qu'on sache que ce 
qu'on dissimule y est. C'est comme les mathématiciens en usent 
quand ils parlent des lignes parfaites qu'ils nous proposent, des mou- 
vements uniformes et d'autres effets réglés, quoique la matiére 
c’est-à-dire le mélange des effets de l'infini environnant) fasse tou- 
jours quelque exception. C'est pour distinguer les considérations, 
pour réduire les effets aux raisons, autant qu'il nous est possible, 
et en prévoir quelques suites, qu'on procède aiusi : car, plus on 
est attentif à ne rien négliger des considérations que nous pouvons 
régler, plus la pratique répond à la théorie. Mais il n'appartient qu'à 
la suprême raison, à qui rien n'échappe, de comprendre distinctement 
tout l'infini et de voir toutes les raisons et toutes les suites. Tout ce 
que nous pouvons sur les infinités, c'est de les connaitre confusément 
et de savoir au moins distinctement qu'elles y sont; autrement nous 
jugeons fort mal de la beauté et de la grandeur de l'univers, comme 
aussi nous ne saurions avoir une bonne physique, qui explique la 


24 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


nature des corps en général, et encore moins une bonne pneumatique, 
qui comprenne la connaissance de Dieu, des âmes et des substances 
simples en général. | 

Cette connaissance des perceptions insensibles sert aussi à expliquer 
pourquoi et comment deux âmes humaines ou autrement deux choses 
d'une même espèce ne sortent jamais parfaitement semblables des 
mains du Créateur, et ont toujours chacune son rapport originaire 
aux points de vue qu'elles auront dans l'univers. Mais c'est ce qui 
suit déjà de ce que j'avais remarqué de deux individus ; savoir, que 
leur différence est toujours plus que numérique. Il y a encore un 
autre point de conséquence où je suis obligé de m'éloigner non 
seulement des sentiments de notre auteur, mais aussi de ceux de la 
plupart des modernes; c'est que je crois, avec la plupart des an- 
ciens, que tous les génies, toutes les ámes, toutes les substances 
simples créées, sont toujours jointes à un corps, et qu'il n'y a jamais 
des ámes entièrement séparées. J'en ai des raisons à priori, mais 
on trouvera encore qu'il y a cela d'avantageux dans ce dogme, 
qu'il résout toutes les difficultés philosophiques sur l'état des ámes, 
sur leur conservation perpétuelle, sur leur immortalité et sur 
leur opération, la différence d'un de leurs états à l'autre n'étant 
jamais et n'ayant jamais été que du plus ou moins sensible, 
du plus parfait au moins parfait, ou à rebours, ce qui rend leur état 
passé ou à venir aussi explicable que celui d'à présent. On sent 
assez, en faisant tant soit peu de réflexion, que cela est raisonnable, 
et qu'un saut d'un état à un autre, infiniment différent, ne saurait 
étre naturel. Je m'étonne qu'en quittant le naturel sans sujet, les 
écoles ont voulu s'enfoncer exprès dans des difficultés très grandes, . 
et fournir dela matière aux triomphes apparents des esprits forts, dont 
toutes les raisons tombent tout d'un coup par cette explication des 
choses, oü il n'y a pas plus de difficulté à concevoir la conservation 
des ámes (ou plutót selon moi de l'animal), que celle qu'il v a dans le 
changement te la chenille en papillon, et dans la conservation de la 
pensée dans le sommeil, auquel Jésus-Christ a divinement bien 
comparé la mort. Aussi ai-je déjà dit qu'aucun sommeil ne saurait 
durer toujours ; et il durera moins (1) ou presque point du tout aux 
âmes raisonnables, qui sont toujours destinées à conserver le per- 
sonnage qui leur a été donné dans la Cité de Dieu, et par consé- 


(1) GEBRARDT : die moins, pas de sens, 


PRÉFACE 25 


quent la souvenance, et cela pour étre mieux susceptibles des cháti- 
ments et des récompenses. Et j'ajoute encore qu'en général aucun 
dérangement des organes visibles n'est capable de porter les choses 
à une entiere confusion dans l'animal, ou de détruire tous les or- 
ganes et priver l'âme de tout son corps organique, et des restes 
ineffacables de toutes les traces précédentes. Mais la facilité qu'on a 
eue de quitter l'ancienne doctrine des corps subtils, joints aux anges 
qu'on confondait avec la corporalité des anges mémes;, et l'intro- 
duction de prétendues intelligences séparées dans les créatures (à 
quoi celles qui font rouler les cieux d'Aristote, ont contribué beau- 
coup) et enfin l'opinion mal entendue, ou l'on a été, qu'on ne pou- 
vait conserver les ámes des bétes sans tomber dans la métempsycose 
et sans les promener de corps en corps et l'embarras oü on a été en 
ne sachant ce.qu'on devait faire, ont fait, à mon avis, qu'on a né- 
gligé la manière naturelle d'expliquer la conservation de l'àme. Ce 
qui a fait bien du tort à la religion naturelle et a fait croire à plu- 
sieurs que notre immortalité n'était qu'une grâce miraculeuse de 
Dieu, dont encore notre célèbre auteur parle avec quelque doute, 
comme je dirai tantót. Mais il serait à souhaiter que tous ceux qui 
sont de ce sentiment en eussent parlé aussi sagement et d'aussi 
bonne foi que lui; car il est à craindre que plusieurs qui parlent 
de l'immortalité par gráce, ne le font que pour sauver les appa- 
rences et approchent dans le fond de ces averroistes et de quelques 
mauvais quiétistes, qui s'imaginent une absorption et réunion de 
l'âme à l'océan de la divinité, notion dont peut-être mon système 
seul fait bien voir l'impossibilité. 

ll semble aussi que nous différons encore par rapport à la ma 
tiere, en ce que l'auteur juge que le vide est nécessaire pour le mou- 
vement, parce qu'il croit que les petites parties de la matière sont 
roides. Et j'avoue que, si la matière était composée de telles parties, 
le mouvement dans le plein serait impossible, comme si une chambre 
etait pleine d'une quantité de petits cailloux, sans qu'il y eüt la 
moindre place vide. Mais on n'aecorde pas cette supposition, dont il 
ne parait pas aussi qu'il y ait aucune raison; quoique cet habile 
auteur aille jusqu'à croire que la roideur ou la cohésion des petites 
parties fait l'essence du corps. 11 faut plutôt concevoir l'espace 
comme plein d'une matiére originairement fluide, susceptible de 
toutes les divisions, et assujettie, même actuellement, à des divi- 
sions et subdivisions à l'infini; mais avec cette différence pourtant, 


26 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


qu'elle est divisible et divisée inégalement en différents endroits à 
cause des mouvements qui y sont déjà plus ou moins conspirants. 
Ce qui fait qu'elle a partout un degré de roideur aussi bien que de 
fluidité et qu'il n'y a aucun corps, qui soit dur ou fluide au supréme 
degré, c'est-à-dire qu'on n'y trouve aucun atome d'une dureté insur- 
montable, ni aucune masse entiérement indifférente à la division. 
Aussi l'ordre de la nature ,et particuliérement la loi de la continuité 
détruit également l'un et l'autre. 

J'ai fait voir aussi que la cohésion, qui ne serait pas elle-méme 
l'effet de l'impulsion ou du mouvement, causerait une traction prise 
à la rigueur. Car, s'il y avait un corps originairement roide, par 
exemple un atome d'Epicure, qui aurait une partie avancée en forme 
de crochet (puisqu'on peut se figurer des atomes de toutes sortes de 
figures), ce crochet poussé tirerait avec lui le reste de cet atome, 
c'est-à-dire la partie qu'on ne pousse point, et qui netombe point dans 
la ligne de l'impulsion. Cependant notre habile auteur est lui-méme 
contre ces tractions philosophiques, telles qu'on attribuait autrefois 
à la crainte du vide; et il les réduit aux impulsions, soutenant avec 
les modernes qu'une partie de la matière n'opére immédiatement sur 
l'autre qu'en la poussant de pres, en quoi je crois qu'ils ont rai- 
son, parce qu'autrement il n'y a rien d'intelligible dans l'opération. 

Il faut pourtant que je ne dissimule point d'avoir remarqué une 
maniére de rétractation en notre excellent auteur sur ce sujet dont je 
ne saurais m'empêcher de louer en cela la modeste sincérité, autant 
que j'ai admiré son génie pénétrant en d'autres occasions. C'est dans 
la réponse à la seconde lettre de feu M. l’évêque de Worcester 1), 
imprimée en 1699, page 408, où pour justifier le sentiment qu'il 
avait soutenu contre ce savant prélat, savoir que la matiere pourrait 
penser, il dit entre autres choses : « J'avoue que j'ai dit (livre 11 de 
l'Essai concernant l'entendement, ch. vut, $ 11) que le corps opère 
par impulsion et non autrement. Aussi était-ce mon sentiment quand 
je l'écrivais, et encore présentement je ne saurais concevoir une autre 
maniére d'agir. Mais depuis j'ai été convaincu par le livre incompa- 
rable du judicieux M. Newton qu'il y a trop de présomption de vou- 
loir limiter la puissance de Dieu par nos conceptions bornées. La 


(1) Stillingfleet (Ed.:. controversiste anglican, né à Cranbourg ‘comté de Dor- 
set) en 1635, évêque de Worcester, et célebre par sa discussion contre Locke 
sur la question de l'immaterialité de l'àme, mort à Westminster en 1699. Ses 
œuvres ont été imprimées en 1711, en 6 vol. in-fol, 


PRÉFACE 97 


gravitation de la matière vers la matière par des voies qui me sont 
inconcevables, est non seulement une démonstration que Dieu peut, 
quand bon lui semble, mettre dans les corps des puissances et ma- 
nieres d'agir, qui sont au-dessus de ce qui peut être dérivé de notre 
idee du corps, ou expliqué par ce que nous connaissons de la ma- 
tière ; mais c'est encore une instance incontestable qui l'a fait effec- 
tivement. C'est pourquoi j'aurai soin que dans la prochaine édition 
de mon livre ce passage soit redressé. » Je trouve que dans la ver- 
sion francaise de ce livre, faite sans doute sur les derniéres éditions, 
on l'a mis ainsi dans ce $ 14. « Il est visible au moins autant que nous 
pouvons le concevoir, que c'est par impulsion, et non autrement que 
les corps agissent les uns sur les autres; car il nous est impossible 
de comprendre que le corps puisse agir sur ce qu'il ne touche pas, 
ce qui est autant que d'imaginer qu'il puisse agir oü il n'est pas. » 
Je ne puis que louer cette piété modeste de notre célèbre auteur, 
qui reconnait que Dieu peut faire au delà de ce que nous pouvons 
entendre ; et qu'ainsi il peut y avoir des mystères inconcevables dans 
les articles de la foi; mais je ne voudrais pas qu'on füt obligé de 
recourir au miracle dans le cours ordinaire de la nature, et d'ad- 
mettre des puissances et opérations absolument inexplicables. Autre- 
ment, ou donnera trop de licence aux mauvais philosophes, à la fa- 
veur de ce que Dieu peut faire; et en admettant ces vertus centri- 
pétes, ou ces attractions immédiates de loin, sans qu'il soit possible 
de les rendre intelligibles, je ne vois rien qui empécherait nos scho- 
lastiques de dire que tout se fait simplement par les facultés et de 
soutenir leurs espèces intentionnelles, qui vont des objets jusqu'à 
nous, et trouvent moyen d'entrer dans nos àmes. Si cela va bien, 


Omnia jam fient, fieri qu: posse negabam. 


De sorte qu'il me semble que notre auteur, tout judicieux qu'il 
est. va ici un peu trop d'une extrémité à l'autre. Il fait le difficile 
sur les opérations des âmes, quand il s'agit seulement d'admettre 
ce qui n'est point sensible, et le voilà qui donne aux corps ce qui 
n'est pas méme intelligible ; leur accordant des puissances et des 
actions qui passent tout ce qu'à mon avis un esprit créé saurait 
faire entendre, puisqu'il leur accorde l'attraction et méme à des 
grandes distances sans se borner à aucune sphère d'activité ; et cela 
pour soutenir un sentiment, qui n'est pas moins inexplicable, savoir 
la possibilité de la pensée de la matière dans l'ordre naturel. 


28 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


La question qu'il agite avec le célébre prélat, qui l'avait attaqué, 
est si la matiére peut penser ; et, comme c'est un point important, 
méme pour le présent ouvrage, je ne puis me dispenser d'y entrer 
un peu, et de prendre connaissance de leur contestation. J'en repré- 
senterai la substance sur ce sujet, et prendrai la liberté de dire ce 
que je pense. Feu M. l'évêque de Worcester appréhendant (mais 
sans en avoir grand sujet à mon avis), que la doctrine des idees de 
notre auteur ne füt sujette à quelques abus, préjudiciables à la foi 
chrétienne, entreprit d'en examiner quelques endroits dans sa Vin- 
dication de la doctrine de la Trinité, et ayant rendu justice à cet 
excellent écrivain, en reconnaissant qu'il juge l'existence de l'esprit 
aussi certaine que celle du corps, quoique l'une de ces substances 
soit aussi peu connue que l'autre, il demande (p. 241, seq.) com- 
ment la réflexion nous peut assurer de l'existence de l'esprit, si 
Dieu peut donner à la matière la faculté de penser suivant le senti- 
ment de notre auteur :liv. 1v, chap. 3), puisque ainsi la voie des idées 
qui doit servir à discerner ce qui peut convenir à l'âme ou au corps, 
deviendrait inutile, au lieu qu'il était dit dans le livre Il, de l'Essai 
sur lEntendement (chap. xxui, $ 15, 27, 28), que les opérations de 
l'âme nous fournissent l'idée de l'esprit, et que l'entendement avec 
la volonté nous rend cette idée aussi intelligible que la nature du 
corps nous est rendue intelligible par la solidité et par l'impulsion. 
Voici comment notre auteur y répond dans la première lettre (p. 65, 
seq.) : « Je crois avoir prouvé qu'il y a une substance spirituelle en 
nous, car nous expérimentons en nous la pensée; or cette action, ou 
ce mode, ne saurait étre l'objet de l'idée d'une chose subsistante desoi, 
et par conséquent ce mode a besoin d'un support ou sujet d'inhé- 
sion, et l'idée de ce support fait ce que nous appelons substance » — 
car, puisque l'idée générale dc la substance est partout la méme, « il 
s'ensuit que la modification qui s'appelle pensée ou pouvoir de 
penser, y étant jointe, cela fait un esprit sans qu'on ait besoin de 
considérer quelle autre modification il y a encore, c'est-à dire s'il a 
de la solidité ou non ; et de l'autre côté la substance, qui a la modi- 
fication qu'on appelle solidité. sera matière, soit que la penste y 
soit jointe ou non. Mais, si par unc substance spirituelle vous en- 
tendez une substance immatérielle, j'avoue de n'avoir point prouvé 
qu'il y en ait en nous, et qu'on ne peut point le prouver démonstra- 
tivement sur mes principes. Quoique ce que j'ai dit sur les systémes 
de la matière (liv. IV, ch. x, 8 16), en démontrant que Dieu est imma- 


PRÉFACE 29 


tériel, rende probable, au suprême degré, que la substance qui 
pense en nous est immatérielle — cependant j'ai montré (ajoute 
l'auteur, p. 68) que les grands buts de la religion et de la morale 
sont assurés par l'immortalité de l'àme, sans qu'il soit besoin de 
supposer son immatérialité. » 

Le savant évéque dans sa réponse à cette lettre, pour faire voir 
que notre auteur a été d'un autre sentiment, lorsqu'il écrivait son 
second livre de l’Essai, en allégue, p. 51, ce passage (pris du méme 
livre, ch. 23, $ 15), où il est dit que « par les idées simples que nous 
avons deduites des opérations de notre esprit, nous pouvons former 
l'idée complexe d'un esprit, et que mettant ensemble les idées de 
pensée, de perception, de liberté et de puissance de mouvoir notre 
corps. nous avons une notion aussi claire des substances imma- 
térielles que des matérielles. » Il allégue d'autres passages encore 
pour faire voir que l'auteur opposait l'esprit au corps, et dit (p. 54) 
que le but de la religion et de la morale est mieux assuré, en prou- 
vant que l'àme est immortelle par sa nature, c'est-à-dire immaté- 
rielle. I1. allègue encore (p. 70) ce passage « que toutes les idées 
que nous avons des espéces particuliéres et distinctes des subs- 
tances, ne sont autre chose que différentes combinaisons d'idées 
simples », et qu'ainsi l'auteur a cru que l'idée de penser et de vou- 
loir donnait une autre substance, différente de celle que donne l'idée 
de la solidité et de l'impulsion. Et que {$ 17) il marque que ces idées 
constituent le corps opposé à l'esprit. 

M. de Worcester pouvait ajouter que de ce que l'idée générale 
de substance est dans le corps et dans l'esprit, il ne s'ensuit pas que 
leurs différences soient des modifications d'une méme chose, comme 
notre auteur vient de le dire dans l'endroit que j'ai rapporté de sa 
premiere lettre. Il faut bien distinguer entre modifications et attri- 
buts. Les facultés d'avoir de la perception et d'agir, l'étendue, la 
solidité, sont des attributs ou des prédicats perpétuels et principaux; 
mais la pensée, l'impétuosité, les figures, les mouvements, sont des 
modifications de ces attributs. De plus, on doit distinguer entre genre 
physique ou plutót réel, et genre logique ou idéal. Les choses qui 
sont d'un méme genre physique, ou qui sont homogènes, sont d'une 
méme matière pour ainsi dire et pcuvent souvent être changées 
l'une dans l'autre par le changement de la modification, comme les 
cercles et les carrés. Mais deux choses hétérogènes peuvent avoir 
un genre logique commun, et alors leurs différences ne sont pas de 


30 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


simples modifications accidentelles d'un méme sujet ou d'une méme 
matière métaphysique ou physique. Ainsi le temps et l'espace sont 
des choses fort hétérogénes, et on aurait tort de s'imaginer je ne 
sais quel sujet réel commun, qui n'eüt que la. quantité continue en 
général et dont les modifications fissent provenir le temps ou l’es- 
pace. Quelqu'un se moquera peut-étre de ces distinctions des philo- 
sophes de deux genres, l'un logique seulement, l'autre encore réel; 
et de deux matières, l'une physique, qui est celle des corps, l'autre 
métaphysique seulement ou générale, comme si quelqu'un disait que 
deux parties de l'espace sont d'une méme matière, ou que deux 
heures sont aussi entre elles d'une niÉme matière. Cependant ces 
distinetions ne sont pas seulement des termes, mais des choses 
mémes, et semblent venir bien à propos ici, oü leur confusion a fait 
naitre une fausse conséquence. Ces deux genres ont une notion com- 
mune, et celle du genre réel est commune aux deux matiéres; de 
sorte que leur généalogie sera telle : 


Logique seulement, varié par des différences simples, 

Réel, dont les différences sont ! Métaphysique seulement où 
des modifications, c'est-à- il y a homogéneité. 

\ dire Matière. 


Genre 


Physique, où il y a une 
masse homogène solide. 


Je n'ai point vu la seconde lettre de l'auteur à l'évêque. La réponse 
que ce prélat y fait ne touche guére au point qui regarde la pensée 
de la matière. Mais la réplique de notre auteur à cette seconde 
réponse y retourne : « Dieu, dit-il à peu près dans ces termes 
(p. 397), ajoute à l'essence de la matière les qualités et perfections 
qui lui plaisent; le mouvement simple dans quelques parties, mais 
dans les plantes la végétation et dans les animaux le sentiment. Ceux 
qui en demeurent d'accord jusqu'ici se récrient aussitót qu'on fait 
encore un pas pour dire que Dieu peut donner à la matière, pensée, 
raison, volonté, comme si cela détruisait l'essence de la matiére. 
Mais, pour le prouver, ils alléguent que la pensée ou raison n'est 
pas renfermée dans l'essence de la matiére; ce qui ne fait rien, 
puisque le mouvement et la vie n'y sont pas renfermés non plus. 
Ils allèguent aussi qu'on ne saurait concevoir que la matiere pense. 
Mais notre conception n'est pas la mesure du pouvoir de Dieu. » 
Après cela, il cite l'exemple de l'attraction de la matière (p. 99), 
mais surtout (p. 408), où il parle de la gravitation de la matière vers 


PRÉFACE 31 


la matiere, attribuée à M. Newton, dans les termes que j'ai cités 
ci-dessus, avouant qu on n'en saurait jamais concevoir le comment. 
Ce qui est en effet retourner aux qualités occultes, ou, qui plus est, 
inexplicables. Il ajoute (p. 401) que rien n'est plus propre à favo- 
riser les sceptiques que de nier ce qu'on n'entend point: et (p. 402) 
qu'on ne concoit pas méme comment l'âme pense. Il veut ip. 403) 
que les deux substances, la matérielle et l'immatérielle, pouvant 
être conçues dans leur essence nue sans aucune activité, il dépend 
de Dieu de donner à l'une et à l'autre la puissance de penser. Et on 
veut se prévaloir de l'aveu de l'adversaire, qui avait accordé le sen- 
timent aux bétes, mais qui ne leur accorderait pas quelque subs- 
tance immatérielle. On prétend que la liberté, la consciosité (p. 408) 
et la puissance de faire des abstractions (p. 409) peuvent être 
données à la inatiére, non pas comme matière, mais comme enri- 
chie par une puissance divine. Enfin, on rapporte (p. 434) la 
remarque d'un voyageur aussi considérable et judicieux que 
l'est M. de la Loubére (1), que les paiens de l'Orient connaissent 
l'immortalité de l'âme, sans en pouvoir comprendre limmaté- 
rialite. 

Sur tout cela, je remarquerai, avant de venir à l'explication de 
mon opinion, qu'il est sür que la matiére est aussi peu capable de 
produire machinalement du sentiment, que de produire de la raison, 
comme notre auteur er demeure d'accord ; qu'à la vérité je reconnais 
qu'il n'est pas permis de nier ce qu'on n'entend pas, mais j'ajoute 
qu'on a droit de nier (au moins dans l'ordre naturel; ce qui absolu- 
ment n'est point intelligible ni explicable. Je soutiens aussi que les 
substances (matérielles ou immatérielles) ne sauraient être conçues 
dans leur essence nue sans aucune activité ; que l'activité est de l'es- 
sence de la substance en général, et qu'enfin la conception des créa- 
tures n'est pas la mesure du pouvoir de Dieu, mais que leur concep- 
tivité, ou force de concevoir, est la mesure du pouvoir dela nature, 
tout ce qui est conforme à l'ordre naturel pouvant étre conçu ou 
entendu par quelque créature. 

Ceux qui concevront mon systeme, jugeront que je ne saurais me 
conformer en tout avec l'un ou l'autre de ces deux excellents auteurs, 
dont la contestation cependant est fort instructive. Mais, pour 
m'expliquer distinctement, il faut considérer, avant toutes choses, 


11) La Locsère, Simon (1612-1720) a publié un livre sur le royaume de 
Siam (Paris, 1691). 


32 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


que les modifications qui peuvent venir naturellement ou sans miracle 
à un sujet, y doivent verir des limitations ou variations d'un genre 
réel ou d'une nature originaire constante et absolue. Car c'est ainsi 
qu'on distingue chez les philosophes les modes d'un étre absolu, de 
cet étre méme, comme l'on sait que la grandeur, la figure et le 
mouvement, sont manifestement des limitations et variations de la 
nature corporelle. Car il est clair comment une étendue bornée 
donne des figures, et que le changement qui s'y fait n'est autre chose 
que le mouvement ; et toutes les fois qu'on trouve quelque qualité 
dans un sujet, on doit croire que si on entendait la nature de ce 
sujet et de cette qualité, on concevrait comment eette qualité en peut 
résulter. Ainsi, dans l'ordre de la nature (les miracles mis à part), il 
n'est pas arbitraire à Dieu de donner indifféremment aux substances 
telles ou telles qualités ; et il ne leur en donnera jamais que celles 
qui leur seront naturelles, c'est-à-dire qui pourront étre dérivées 
de leur nature comme des modifications explicables. Ainsi on peut 
juger que la matiére n'aura pas naturellement l'attraction, men- 
tionnée ci-dessus, et n'ira pas d'elle-méme en ligne courbe, parce 
qu'il n'est pas possible de concevoir comment cela s'y fait, c'est-à- 
dire de l'expliquer mécaniquement ; au lieu que ce qui est naturel 
doit pouvoir devenir concevable distinctement, si l'on était admis 
dans le secret des choses. Cette distinction entre ce qui est naturel 
et explicable et ce qui est inexplicable et iniraculeux lève toutes 
les difficultés, et en la rejetant, on soutiendrait quelque chose de pis 
que les qualités occultes, et on renoncerait en cela à la philosophie et 
à la raison, en ouvrant des asiles de l'ignorance et de la paresse par 
un système sourd, qui admet non seulement qu'il y a des qualités 
que nous n'entendons pas, dont il n'y en a que trop, mais aussi, 
qu'il y en a, que le plus grand esprit, si Dieu lui donnait toute 
l'ouverture possible, ne pourrait pas comprendre, c'est-à-dire qui 
seraient ou miraculeuses, ou sans rime et sans raison : et cela 
mème serait sans rime et sans raison que Dieu fit des miracles ordi- 
nairement ; de sorte que cette hypothèse fainéante détruirait égale- 
ment notre philosophie, qui cherche les raisons, et la divine sagesse 
qui les fournit. 

Pour ce qui est maintenant. de la pensée, il est sür, et l'auteur le 
reconnait plus d'uue fois, qu'elle ne saurait étre une modification 
intelligible de la matière, c'est-à-dire que l'être sentant ou pensant 
n'est pas une chose machinale, comme une montre ou un moulin, en 


PRÉFACE 33 


sorte qu'on pourrait concevoir des grandeurs, figures et mouve- 
ments, dont la conjonction machinale pût produire quelque chose de 
pensant et méme de sentant dans une masse, oü il n'y avait rien de 
tel, qui cesserait aussi de méme par le déréglement de cette ma- 
chine. Ce n'est donc pas une chose naturelle à la matiére de sentir 
et de penser, et cela ne peut arriver chez elle que de deux facons, 
dont l'une sera que Dieu y joigne une substance à laquelle il soit 
naturel de penser ; et l'autre, que Dieu y mette la pensée par miracle. 
En cela donc, je suis entierement du sentiment des cartésiens, 
excepté que je l'étends jusqu'aux bétes, et que je crois qu'elles ont 
du sentiment et des àmes immatérielles (à proprement parler), et 
aussi peu périssables que les atomes le sont chez Démocrite ou Gas- 
sendi, au lieu que les cartésiens, embarrassés sans sujet des âmes des 
bétes et ne sachant cequ'ils en doivent faire si ellesse conservent (faute 
de s'aviser de la conservation de l'animal réduiten petit), ont été forcés 
de refuser méme le sentiment aux bétes contre toutes les apparences 
et contre le jugement du genre humain. Mais, si quelqu'un disait que 
Dieu, au moins, peut ajouter la faculté de penser à la machine pré- 
parée, je répondrais que, si cela se faisait et si Dieu ajoutait cette 
faculté à la matiére, sans y verser en méme temps une substance qui 
füt le sujet de l'inhésion de cette méme faculté (comme je le con- 
cois), c'est-à-dire sans y ajouter une âme immatérielle, il faudrait 
que la matière eût été exaltée miraculeusement pour recevoir une 
puissance dont elle n'est pas capable naturellement : comme quelques 
scholastiques prétendent que Dieu exalte le feu jusqu'à lui donner la 
force de brüler immédiatement les esprits séparés des corps, ce qui 
serait un miracle tout pur. Et c'est assez qu'on ne puisse soutenir 
que la matière pense, sans y mettre une âme impérissable ou bien un 
miracle ; et qu'ainsi l'immatérialité de nos âmes suit de ce qui est 
naturel, puisqu'on ne saurait soutenir leur extinction que par un 
miracle, soit en exaltant la matière, soit en anéantissant l'âme, car 
nous savons bien que la puissance de Dieu pourrait rendre nos 
âmes mortelles, toutes immatérielles (ou immortelles par la nature 
seule; qu'elles puissent étre, puisqu'il les peut anéantir. 

Or cette vérité de l'immatérialité de l’âme est sans doute de con- 
séquence ; car il est infiniment plus avantageux à la religion et à la 
morale, surtout dans les temps oü nous sommes, oü bien des gens 
ne respectent guére la révélation toute seule et les miracles, de mon- 
trer que les ámes sont immortelles naturellement, et que ce serait un 


PauL JaxET. — Leibniz. I-3 


34 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


miracle si elles ne le fussent pas, que de soutenir que nosámes doivent 
mourir naturellement. mais que c'est en vertu d'une grâce miracu- 
leusc. fondée dans la seule promesse de Dicu, qu'elles ne meurent pas. 
Aussi sait-on depuis longtemps que ceux qui ont voulu détruire la 
religion naturelle et réduire tout à la révélée, comme si la raison ne 
nous enseignait rien là-dessus, ont passé pour suspects; et ce n'est 
pas toujours sans raison. Mais notre auteur n'est pas de ce nombre. 
Il soutient la démonstration de l'existence de Dieu, et il attribue à 
l'immatérialité de l'àme une probabilité dans le suprême degré, qui 
pourra passer par conséquent pour une certitude morale; de sorte 
que je crois qu'ayant autant de sincérité que de pénétration, il pour- 
rait bien s'accommoder de la doctrine que je viens d'exposer et 
qui est fondamentale en toute philosophie raisonnable. Autrement 
je ne vois pas comment on pourrait s'empécher de retomber dans 
la philosophie fanatique, telle que la philosophie mosaique des 
Fludd (1), qui sauve tous les phénoménes en les attribuant à Dieu 
immédiatement et par miracle: ou barbare, comme celle de certains 
philosophes et médecins du temps passé, qui se ressentail encore de 
la barbarie de leur siécle, et qu'aujourd'hui on méprise avec raison, 
qui sauvaient les apparences en forgeant tout expres des qualités 
occultes ou facultés qu'on s'imaginait semblables à des petits 
démons ou lutins, capables de faire sans facon ce qu'on demande, 
comme si les montres de poche marquaient les heures par une cer- 
taine faculté horodeictique, sans avoir besoin de roues, ou comme 
si les moulins brisaient les grains par une faculté fractive, sans 
avoir besoin de rien, qui ressemblàt aux meules. Pour ce qui est 
de la difficulté que plusieurs peuples ont eue, de concevoir une 
substance immatérielle, elle cessera aisément au moins (en bonne 
partie), quand on ne me demandera pas des substances séparées de 
la matière, comme, en effet, je ne crois pas qu'il v en ait jamais na- 
turellement parmi les créatures. 


(1) FLup»o, philosophe mystique du xvi* siècle. né en Angleterre en 1574, mort 
en*1637. Ses écrits forment 8 vol. in-fol. L'un d'eux est intitulé : PAilosophia mo- 
saica (Gouda, 1633). 11 a. été réfuté par Gassendi : Erercitatio in Fluldunam 
philosophiam (Paris, 1630, in-12). 


LIVRE PREMIER 


DES NOTIONS INNÉES 


CHAP. Ier. — S'il v A DES PRINCIPES INNÉS 
DANS L'ESPRIT DE L'HOMME. 


PmiLALETHE. Ayant repassé la mer aprés avoir achevé les af- 
faires en Angleterre, j'ai pensé d'abord à vous rendre visite, Mon- 
sieur, pour cultiver notre ancienne amitié, et pour vous entretenir 
des matières qui nous tiennent fort au cœur, à vous et à moi, et où je 
crois avoir acquis de nouvelles lumieres pendant mon séjour à Lon- 
dres. Lorsque nous demeurions autrefois tout proche l'un de l'autre 
à Amsterdam, nous prenions beaucoup de plaisir tous deux à faire 
des recherches sur les principes et sur les moyens de pénétrer dans 
l'intérieur des choses. Quoique nos sentiments fussent souvent diffé- 
rents. cette diversité augmentait notre satisfaction lorsque nous en 
conférions ensemble, sans que la contrariété qu'il y avait quelque- 
fois y mélât rien de désagréable. Vous étiez pour Descartes (1), et 
pour les opinions du célèbre auteur de la Recherche de la vérité; et 


^1) DescanTEs, illustre fondateur de la philosophie moderne (1596-1650). Les 
œuvres de Descartes sont les suivantes : 1° Discours de la Methode, Leyde, 
1637. — 2° Meditationes de prima philosophia, Amsterdam, 1614, traduit en fran- 
çais par le duc de Luynes, 1617. — 3° Principia philosophice, 1641, traduit en fran- 
çais par Claude Vicat, 1647. — Les Passions de l'äme, en français, 1619. — Les 
autres écrits de Descartes ont été publiés après sa mort. Les œuvres complètes 
sont : Opera omnia, 8 vol. in-1°, Amsterdam, 1070-1683. — (Œurres completes 
de Descartes, 9 vol. in-12, Paris, 1724. — OEuvres complètes publiées par 
V. Cousin, 11 vol. in-8°, 1814-:826, — Il se prepare en ce moment une édition 
nouvelle dont le 1er vol. vient de paraître, par MM. Charles Adam et Paul Tan- 
nery. Paris, Léopold Cerf, 1398. 


36 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


moi je trouvais les sentiments de Gassendi (1), éclaircis par Der- 
nier (2), plus faciles et plus naturels. Maintenant, je me sens extré- 
ment fortifié par l'excellent ouvrage qu'un illustre Anglais, que j'ai 
l'honneur de connaitre particuliérement, a publié depuis, et qu'on 
a réimprimé plusieurs fois en Angleterre, sous le titre modeste 
d'Essai concernant l'entendement humain. Et je suis ravi qu'il 
paraît depuis peu en latin et en français, afin qu'il puisse être 
d'une utilité plus générale. J'ai fort profité de la lecture de cet 
ouvrage et méme de la conversation de l'auteur, que j'ai entretenu 
souvent à Londres et quelquefois à Oates, chez milady Masham, 
digne fille du célébre M. Cudworth, grand philosophe et théologien 
anglais (3), auteur du Systéme intellectuel dont elle a hérité l'esprit 
de méditation et l'amour des belles connaissances, qui parait par- 
ticulièrement par l'amitié qu'elle entretient avec l'auteur de l’£Essai ; 
et comme il a été attaqué par quelques docteurs de mérite, j'ai pris 
plaisir à lire aussi l'apologie, qu'une demoiselle fort sage et fort spi- 
rituelle a faite pour lui, outre celles qu'il a faites lui-méme. Cet au- 
teur est assez dans le systéme de M. Gassendi, qui est dans le fond 
celui de Démocrite (4). Il est pour le vide et pour les atomes ; il 
croit que la matière pourrait penser ; qu'il n'y a point d'idées innées ; 
que notre esprit est (abula rasa, et que nous ne pensons pas tou- 
jours ; il parait d'humeur à approuver la plus grande partie des objec- 


(1) Gassennr, né en Provence en 1592, professeur au Collège de France, 
mort en 1656. Son principal ouvrage est : Syntagma philosophie Epicuri. Ses 
œuvres complètes ont été publiées à Lyon en 1658, 6 vol. in-fol. 

(2) BERNIER, voyageur et philosophe célèbre du xvue siecle et élève de Gas: 
sendi. Son ouvrage principal en philosophie est l'abrégé de la philosophie de 
Gassendi en 8 volumes, in-12, 1678. 

(3; HA, PH CupwonrH, né à Aller dans le comté de Sommerset, professeur à 
l'Université de Cambridge. Il y avait alors à Cambridge une sorte d'académie 
platonicienne, composée d'Henri Morus, Théophile Gale, Thomas Burnet, Whit- 
cok, Tillotson le prédicateur. lls passaient pour /atitudinariens, secte théolo- 
gique, large et tolérante, qui avait cherché un milieu entre le papisme et le 
puritanisme, et dont le chef était Chillingsworth. Le principal ouvrage de Cud- 
worh est le Vrai systéme intellectuel (The true intellectual. system:; Londres, 
1678. Mosheim a donné une traduction latine des œuvres completes de Cud- 
worth. Une édition anglaise a été publiée récemment. — Sa fille, lady Masham, 
amie de Locke, et chez laquelle il est mort, s'est aussi occupée de philosophie; 
on a d'elle un petit traité «ur l'Amour divin, contre Norris, Mallebranche et les 
mystiques de son temps. 

(4) DÉéwocniTE, philosophe grec, né à Abdére vers 191 av. J -C. 1l vécut très 
longtemps, de quatre-vingts à cent ans, fit de nombreux voyages qui nous sont 
attestés par lui-même dans un fragment célèbre. Il est avec Leucippe le fonda- 
teur de la philosophie des atomes. 1] composa de nombreux ouvrages sur toutes 
les connaissances humaines, et Diogene Laerce en compte jusqu'à soixante- 


douze. 


DES NOTIONS INNÉES 37 


tions que M. Gassendi a faites à M. Descartes. Il a enrichi et renforcé 
cesystéme par mille belles réflexions ; et je ne doute point que main- 
tenant notre parti ne triomphe hautement de ses adversaires, les 
péripatéticiens et les cartésiens. C'est pourquoi, si vous n'avez pas 
encore lu ce livre, je vous y invite ; et,si vous l'avez lu, je vous sup» 
plie de m'en dire votre sentiment. 

TmÉoPHILE. Je me réjouis de vous voir de retour aprés une 
longue absence, heureux dans la conclusion de votre importante 
affaire, plein de santé, ferme dans l'amitié pour moi, et toujours 
porté avec une ardeur égale à la recherche des plus importantes 
vérités. Je n'ai pas moins continué mes médilations dans le méme 
esprit ; et je crois d'avoir profité aussi autant et peut-étre plus que 
vous, si jene me flatte pas. Aussi en avais-je plus besoin que vous, car 
vous étiez plus avancé que moi. Vous aviez plus de commerce avec 
les philosophes spéculatifs, et j'avais plus de penchant vers la morale. 
Mais j'ai appris de plus en plus combien la morale reçoit d'affermis- 
sement des principes solides de la véritable philosophie, c'est pour- 
quoi je les ai étudiés depuis avec plus d'application, et je suis en- 
tré dans des méditations assez nouvelles. De sorte que nous aurons 
de quoi nous donner un plaisir réciproque et de longue durée en 
nous communiquant l'un à l'autre nos éclaircissements. Mais il faut 
que je vous dise pour nouvelle que je ne suis plus cartésien, et que 
cependant je suis éloigné plus que jamais de votre Gassendi, dont 
je reconnais d'ailleurs le savoir et le mérite. J'ai été frappé d'un 
nouveau systéme, dont j'ai lu quelque chose dans les journaux des 
savants de Paris, de Leipsig et de Hollande, et dans le merveilleux 
dictionnaire de M. Bayle (1) article de Rorarius, et depuis je crois 
voir une nouvelle face de l'intérieur des choses. Ce systéme parait 
allier Platon avec Démocrite, Aristote avec Descartes, les scholas- 
tiques avecles modernes, la théologie et la morale avec la raison. 1l 
semble qu'il prend le meilleur de tous cótés et que puis apres il va 
plus loin qu'on n'est allé encore. J'y trouve une explication intelli- 
gible de l'union de l'áme et du corps, chose dont j'avais désespéré 


(1* Bayue (Pierre), célèbre critique, controversiste, philosophe du xvue siècle, 
né au Carlat (Comté de Foix) en 1647. Professeur de philosophie à Sedan en 
1673, mort en 1706. Ses principaux ouvrages sont: Pensées sur la Comete 
(1682;, Critique générale de l'histoire du Calvinisme de Maimbourg, Nouvelles de 
la République des Lettres et enin son célèbre Dictionnaire historique ef. cri- 
tique 1698). On a publié à La Haye en 1727-1737 les OEurres diverses de Bayle, 
en 4 volumes in-folio, 


38 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


auparavant. Je trouve les vrais principes des choses dans les unités 
des substances que ce système introduit et dans leur harmonie 
préétablie par la substance primitive. J'y trouve une simplicité et une 
uniformité surprenantes, en sorte que l'on peut dire que c'est par- 
tout et toujours la méme chose aux degrés de perfection pres. Je 
vois maintenant ce que Platon entendait, quand il prenait la ma- 
tiere pour un être imparfait et secondaire ; ce qu'Aristote voulait 
dire par son antéléchie; ce que c'est que la promesse que Démoerite 
lui-méme faisait d'une autre vie, chez Pline; jusqu'oü les sceptiques 
avaient raison en déclamant contre les sens : comment les animaux 
sont en effet des automates, suivant Descartes, et comment ils ont 
pourtant des âmes et du sentiment selon l'opinion du genre humain ; 
comment il faut expliquer raisonnablement ceux qui ont logé vie ct 
perception en toutes choses, comme Cardan (1), Campanella (2), et 
mieux qu'eux feu M"* la comtesse de Connaway, platonicienne, et 
notre ami feu M. François Mercure Van Helmont (3) (quoique d'ail- 
leurs hérissé de paradoxes inintelligibles) avec son ami feu M. llenri 
Morus (4); comment les lois de la nature (dont une bonne partie 
élait ignorée avant ce système) tirent leur origine des principes 
supérieurs à la matiére et que pourtant tout se fait mécaniquement 
dans la matière, en quoi les auteurs spiritualisants, que je viens de 
nommer, avaient manqué avec leurs archées, et méme les cartésiens, 


(1) CAanpaN, médecin, naturaliste, mathématicien, philosophe, l'un des per- 
sonnages les plus étranges du xvi* siècle, est né à Paris en 1501, et mort à Rome 
en 1576. Ses œuvres forment 10 vol. in-fol. Lyon, 1631. Les principales sont le 
Theognoston, le De Consolatione, les traités De Naturd, De Immortalitute ani- 
marum, De Uno, De Summo bono et entin le De Vita proprid, sorte de confession 
où il nous donne sur lui-méme les détails les plus extraordinaires. Sa philoso- 
phie est une sorte de mysticisme matériliste. 

(21 CAMPANELLA, moine italien, né en Calabre vers la fin du xvic siècle, mort 
à Paris en 1639, dans le couvent des Jacobins. Sa vie, pleine d'aventures tra- 
giques, se termina paisiblement en France sous la protection du cardinal Ri- 
chelieu. Ses œuvres sont trés nombreuses. On connait surtout le De sensu rerum, 
Francfort-sur-Mein, 1620; son De rerum naturá, et entin sa Civitas solis, utopie 
communiste, imitée de Platon. 

(3) MERCURE VAN HELMONT, qu'on ne doit pas confondre avec son père Fran- 
çois Van Helmont (1577-164 0), est né à Vilvorde, en 1618, et mort à Berlin, en 
1599. Sa philosophie est un illuminisme desordonné. ll. passa <a vie à chercher 
et crut avoir trouvé l'élixir de vie et la pierre philosophale. Ses principaux ou- 
vrages sont : A/phabeti naturalis, hebraici delineatio, etc., in-12, Sulzbach, 1667 ; 
Opuscula. philosophica, in-12, Amsterdam, 1690 ; Seiler olam. sive ordo. secu- 
lorum, ib., 1693. 

(4) Henri More (en latin Morus', né à Grantham, en 1614, mort à Cambridge, 
en 1687, philosophe mystique platonicien. Ses œuvres complètes philosophiques 
ont été publiées sous ce titre : /7. Mori Cantabrigientis opera omnia, tin que 
(atiné, tum quc anglice scripta sunt, 2 vol. in-fol., Londres, 1679. 


DES NOTIONS INNÉES 39 


en croyant que les substances immatérielles changeaient sinon la 
force, au moins la direction ou détermination des mouvements des 
corps, au lieu que l'âme et le corps gardent parfaitement leurs lois, 
chacun les siennes, selon le nouveau systéme, et que néanmoins 
l'un obéit à l'autre autant qu'il le faut. Enfin c'est depuis que j'ai 
médité ce système, que j'ai trouvé comment les âmes des bêtes 
et leurs sensations ne nuisent point à l’immortalité des âmes hu- 
maines, ou plutôt comment rien n'est plus propre à établir notre 
immortalité naturelle, que de concevoir que toutes les ámes sont 
impérissables (morte carent anima), sans qu'il y ait pourtant 
des métempsycoses à craindre, puisque non seulement les ámes, 
mais encore les animaux demeurent et demeureront vivants, 
sentants, agissants : c'est partout comme ici, et toujours, et 
partout comme chez nous, suivant ce que je vous ai déjà dit. Si 
ce n'est que les états des animaux sont plus ou moins parfaits et 
développés sans qu'on ait jamais besoin d'ámes tout à fait séparées, 
pendant que néanmoins nous avons toujours des esprits aussi purs 
qu'il se peut, nonobstant des organes qui ne sauraient troubler par 
aucune influence les lois de notre spontanéité. Je trouve le vide et 
les atomes exclus bien autrement que par le sophisme des carté- 
siens, fondé dans la prétendue coincidence du corps et de l'étendue. 
Je vois toutes choses réglées et ornées au delà de tout ce qu'on a 
concu jusqu'ici, la matière organique partout, rien de vide, stérile, 
négligé, rien de trop uniforme, tout varié, mais avec ordre, et, ce 
qui passe l'imagination, tout l'univers en raccourci, mais d'une vue 
différente dans chacune de ses parties, et méme dans chacune de 
ses unités de substances. Outre cette nouvelle analyse des choses, 
jai mieux compris celle des notions ou idées et des vérités. J'en- 
tends ce que c'est qu'idée vraie, claire, distincte, adéquate, si 
jose adopter ce mot. J'entends quelles sont les vérités primitives et 
les vrais axiomes, la distinction des vérités nécessaires et de celles 
de fait, du raisonnement des hommes des consécutions des bêtes qui 
en sont une ombre. Enfin vous serez surpris, Monsieur, d'entendre 
tout ce que j'ai à vous dire et surtout de comprendre combien 
la connaissance des grandeurs et des perfections de Dieu cn est 
relevée. Car je ne saurais dissimuler à vous, pour qui je n'ai rien eu 
de caché, combien je suis pénétré maintenant d'admiration, et (si 
nous pouvons oser nous servir de ce terme) d'amour pour cette 
souveraine source de choses et de beautés, ayant trouvé que celle 


40 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


que ce systèmé découvre, passent tout ce qu'on a concu jusqu ici). 
Vous savez que j'étais allé un peu trop loin ailleurs et que je com- 
mencais à pencher du cóté des spinosistes, qui ne laissent qu'une 
puissance infinie à Dieu, sans reconnaitre ni perfection, ni sagesse à 
son égard, et, méprisant la recherche des causes finales, dérivent tout 
d'une nécessité brute. Mais ces nouvelles lumiéres m'en ont guéri ; 
et depuis ce temps-là je prends le nom de Théophile. J'ai lu le livre 
de ce célébre Anglais, dont vous venez de parler. Je l'estime beau- 
coup, et j'y ai trouvé de belles choses ; mais il me semble qu'il faut 
aller plus avant et méme s'écarter de ses sentiments, lorsqu'il en a 
pris, qui nous bornent plus qu'il ne faut, et ravalent un peu non 
seulement la condition de l'homme, mais encore celle de l'univers. 

Pa. Vous m'étonnez en effet avec toutes les merveilles dont vous 
me faites un récit un peu trop avantageux pour que je les puisse 
croire facilement. Cependant je veux espérer qu'il y aura quelque 
chose de solide parmi tant de nouveautés dont vous me voulez ré- 
galer. En ce cas, vous me trouverez fort docile. Vous savez que 
c'était toujours mon humeur de me rendre à la raison et que je pre- 
nais quelquefois le nom de Philaléte. C'est pourquoi nous nous ser- 
virons maintenant, s'il vous plait, de ces deux noms, qui ont tant de 
rapport. Il y a moyen de venir à l'épreuve, car, puisque vous avez 
lu le livre du célèbre Anglais, qui me donne tant de satisfaction, 
et qu'il traite une bonne partie des matières dont vous venez de 
parler et surtout l'analyse de nos idées et connaissances, ce sera 
le plus court d'en suivre le fil et de voir ce que vous aurez à remar- 
quer. 

Tn. J'approuve votre proposition. Voici le livre. 

8 4. Pr. Je l'ai si bien lu que jen ai retenu jusqu'aux expres- 
sions que j'aurai soin de suivre. Ainsi je n'aurai point besoin de 
recourir au livre qu'en quelques rencontres oü nous le jugerons 
nécessaire. ' 

Nous parlerons premiérement de l'origine des idées ou notions 
(livre I) puis des différentes sortes d'idées (livre I1) et des mots qui 
servent à les exprimer (livre 1Il), enfin des connaissances et vérités 
qui en résultent (livre IV), et c'est cette dernière partie qui nous 
occupera le plus. Quant à l'origine des idées, je crois avec cet au- 
teur et quantité d'habiles gens qu'il n'y en a point d'innées, non 
plus que de principes innés. Etpour réfuter l'erreur de ceux qui en 
admettent, il suffit de montrer, comme il paraitra dans la suite, qu'on 


DES NOTIONS INNÉES AM 


nen a point besoin et que les hommes peuvent acquérir tontes 
leurs connaissances sans le secours d'aucune impression innée. 

Ta. Vous savez, Philaléthe, que je suis d'un autre sentiment 
depuis longtemps, que j'ai toujours été comme je suis encore pour 
l'idée innée de Dieu, que M. Descartes a soutenue, et par conséquent 
pour d'autres idées innées et qui ne nous sauraient venir des sens. 
Maintenant je vais encore plus loin, en conformité du nouveau sys- 
téme, etje crois méme que toutes les pensées et actions de notre 
âme viennent de son propre fond, sans pouvoir lui être données 
par les sens, comme vous allez voir dans la suite. Mais à présent je 
mettrai cette recherche à part et, m'accommodant aux expressions 
recues, puisqu'en effet elles sont bonnes et soutenables et qu'on 
peut dire, dans un certain sens que les sens externes sont cause en 
partie de nos pensées, j'examinerai comment on doit dire à mon 
avis, encore dans le systéme commun (parlant de l'action des corps 
sur l'âme, comme les coperniciens parlent avec les autres hommes 
du mouvement du soleil, et avec fondement), qu'il y a des idées et 
des principes qui ne nous viennent point des sens et que nous trou- 
vons en nous sans les former, quoique les sens nous donnent occasion 
de nous en apercevoir. Je m'imagine que votre habile auteur a 
remarqué que, sous le nom de principes innés, on soutient souvent 
ses préjugés et qu'on veut s'exempter de la peine des discussions, et 
que cet abus aura animé son zèle contre cette supposition. Il aura 
voulu combattre la paresse et la maniére superficielle de penser de 
ceux qui, sous le prétexte spécieux d'idées innées et de vérités gra- 
vées naturellement dans l'esprit où nous donnons facilement notre 
consentement, ne se soucient point de rechercher et d'examiner les 
sources, les liaisons et la certitude de ces connaissances. En cela 
je suis entierement de son avis, et je vais méme plus avant. Je 
voudrais qu'on ne bornât point notre analyse, qu'on donnàt les défi- 
nitions de tous les termes qui en sont capables, et qu'on démon- 
trât ou donnàt le moyen de démontrer tous les axiomes qui ne sont 
point primitifs, sans distinguer l'opinion que les hommes en ont, et 
sans se soucier s'ils y donnent leur consentement ou non. ll y aurait 
en cela plus d'utilité qu'on ne pense. Mais il semble que l'auteur à 
été porte trop loin d'un autre côté par son zèle fort louable d'ail- 
leurs. Il n'a pas assez distingué à mon avis l'origine des vérités né- 
cessaires, dont la source est dans l'entendement, d'avec celles de 
fait qu'on tire des expériences des sens et méme des perceptions 


42 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


confuses qui sont en nous. Vous voyez donc, Monsieur, que je n'ac- 
corde pas ce que vous mettez en fait, que nous pouvons acquérir 
toutes nos connaissances sans avoir besoin d'impressions innées. Et 
la suite fera voir qui de nous a raison. 

& 2. Pa. Nous l'ailons voir en eflet. Je vous avoue, mon cher Théo- 
phile, qu'il n'y a point d'opinion plus communément reçue que 
celle qui établit qu'il y a certains principes de la vérité desquels les 
hommes conviennent généralement ; c'est pourquoi ils sont appels 
notions communes, xotvat Evvouxt ; d’où l'on infère qu'il faut que ces 
principes-là soient autant d'impressions que nos esprits recoivent 
avec l'existence. 

$ 3. Mais, quand le fait serait certain, qu'il y aurait des principes 
dont tout le genre humain demeure d'accord, ce consentement uni- 
versel ne prouverait point qu'ils soient innés, si l'on peut montrer, 
comme je le crois, une autre voie par laquelle les hommes ont pu 
arriver à cette. uniformité de sentiment. Mais ce qui est bien pis, 
ce consentement universel ne se trouve guére, non pas méme par 
rapport à ces deux célébres principes spéculatifs (car nous parle- 
rons par aprés de ceux de pratique), que tout ce qui est, est; et qu'il 
est impossible qu'une chose soit ou ne soit pas en méme temps; car 
il y a une grande partie du genre humain à qui ces deux proposi- 
tions, qui passeront sans doute pour vérités nécessaires et pour des 
axiomes chez vous, ne sont pas méme connues. 

Ta. Je ne fonde pas la certitude des principes innés sur le consen- 
tement universel, car je vous ai déjà dit, Philaléthe, que mon avis 
est qu'on doit travailler à pouvoir démontrer tous les axiomes qui 
ne sont point primitifs. Je vous accorde aussi qu'un consentement 
fort général, mais qui n'est pas universel, peut vcnir d'une tradition, 
répandue par tout le genre humain, comme l'usage de la fumée du 
tabac a été recu presque par tous les peuples en moins d'un siècle, 
quoiqu'on ait trouvé quelques insulaires, qui, ne connaissant pas 
méme le feu, n'avaient garde de fumer. C'est ainsi que quelques 
habiles gens, même parmi les théologiens, mais du parti d'Arminius, 
ont cru que la connaissance de la divinité venait d'une tradition trés 
ancienne et fort générale; et je veux croire en effet que l'enseigne- 
ment a confirmé et rectifié cette connaissance. 1] parait pourtant que 
la nature a contribué à y mener sans la doctrine ; les merveilles de 
l'univers ont fait penser à un pouvoir supérieur. On a vu un enfant 
né sourd et inuet marquer de la vénération pour la pleine lune, et 


DES NOTIONS INNÉES 43 


lon a trouvé des nations, qu'on ne voyait pas avoir appris autre 
chose d’autres peuples, craindre des puissances invisibles. Je vous 
avoue, mon cher Philalèthe, que ce n'est pas encore l'idée de Dieu, 
telle que nous avons et que nous demandons ; mais cette idée méme 
ne laisse pas d'être dans le fond de nos âmes, sans y être mise, 
comme nous verrons. Et les lois éternelles de Dieu y sont en partie 
gravées d'une manière encore plus lisible et par une espèce d'ins- 
tinct. Mais ce sont des principes de pratique dont nous aurons aussi 
occasion de parler. Il faut avouer, cependant, le penchant que nous 
avons à reconnaitre l'idée de Dieu est dans la nature humaine. Et, 
quand on en attribuerait le premier enseignement à la révélation, 
toujours la facilité que les hommes ont témoignée à recevoir cette 
doctrine vient du naturel de leurs âmes (1). Mais nous jugerons 
dans la suite que la doctrine externe ne fait qu'exciter ici ce qui 
est en nous. Je conclus qu'un consentement assez général parmi les 
hommes est un indice et non pas une démonstration d'un principe 
inné; mais que la preuve exacte et décisive de ces principes consiste 
à faire voir que leur certitude ne vient que de ce qui est en nous. 


1: y a ici dans l'édition de Gehrardt, par rapport à l'édition de Raspe et 
Erdmapn que nous avons suivie, dans notre {re édition une interversion de trois 
ou quatre pages qui ne nous parait pas justifiée, car elle amène des incohe- 
rences et des non-sens, 

I^l'ar exemple, édition Gehrardt, p. 69 : «La facilité que les hommes ont tou- 
jours témoignée à concevoir cette doctrine vient du naturel de nos àmes. Mais 
nous jugeons que ces idées qui sont séparées renferment des notions incompatibles. » 
Ce dernier membre de phrase n'a aucun rapport à ce qui précede. 

Au contraire, dans le texte de Raspe, qui est le nótre, la suite des idées est 
parfaitement claire. 

Texte de Raspe : Après ces derniers mots : « vient du naturel de nos âmes », sui- 
vent ces mots : « Mais nous jugerons dans la suite que la doctrine externe ne fait 
qu'exciter ce qui est en nous. » Ce qui est le complément légitime de la doctrine 
de l’innéité. 

2° Gehrardt, p. 72: « S'il y a des vérités inuées, ne faut-il pas qu'il y ait 
dans la suite que la doctrine externe ne fait qu'exciter ce qui est en nous. » 
C'est un complet non-sens. 

Au contraire, notre texte est absolument clair et cohérent : « S'il y a des vérités 
innées, ne faut-il pas qu'il y ait des pensées innées ? — Point du tout, » 

3* Texte Gelirardt, p. 19 : « Mais, quant à cette proposition : le carre n'est pas le 
cercle, on peut dire qu'elle est innée; car en l'envisageant on fait une sub- 
somption ou applicatior du principe de contradiction, des qu'on s'apercoit des 
pensees innées. — Point du tout, car les pensées sont des actions. » l'ropositions 
incohérentes. 

Texte de Raspe : « Des qu'on s'apercoit que ces idées qui sont innées, renferment 
des notions incompatibles. » Proposition qui se lie naturellement à la précédente. 

Le texte de Gehrardt n'est pas méme conforme au manuscrit de Hanovre : 
ce qui nous a été confirmé par les soins d'une personne obligeante de cette 
ville, Le désordre vient donc de Gerhardt lui-même. 


44 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


Pour répondre encore à ce que vous dites contre l'approbation gé- 
nérale qu'on donne aux deux grands principes spéculatifs, qui sont 
pourtant des mieux établis, je puis vous dire que, quand méme ils ne 
seraient pas connus, ils ne laisseraient pas d'étre innés, parce qu'on 
les reconnait dés qu'on les a entendus. Mais j'ajouterai encore que, 
dans le fond, tout le monde les connait, et qu'on se sert à tout moment 
du principe de contradiction (par exemple) sans le regarder distinc- 
tement. Il n'y a point de barbare qui, dans une affaire qu'il trouve 
sérieuse, ne soit choqué de la conduite d'un menteur qui se contre- 
dit. Ainsi on emploie ces maximes sans les envisager expressément, 
Et c'est à peu prés comme on a virtuellement dans l'esprit les pro- 
positions supprimées dans les enthymémes, qu'on laisse à l'écart, non 
seulement au dehors, mais encore dans notre pensée. 

$ 5 Pa. Ce que vous dites de ces connaissances virtuelles et de 
ces suppressions intérieures me surprend, car de dire qu'il y a des 
vérités imprimées dans l'àme qu'elle n'apercoit point, c'est, ce me 
semble, une véritable contradiction. 

Ta. Si vous êtes dans ce préjugé, je ne m'étonne pas que vous 
rejetiez les connaissances innées. Mais je suis étonné comment il ne 
vous est pas venu dans la pensée que nous avons une infinité de 
connaissances, dont nous ne nous apercevons pas toujours, pas 
méme lorsque nous en avons besoin; c'est à la mémoire de les gar- 
der et à la réminiscence de nous les représenter, comme elle fait sou- 
vent au besoin. mais non pas toujours. Cela s'appelle fort bien sou- 
venir (subvenire), car la réminiscence demande quelque aide. Et il 
faut bien que dans cette multitude de nos connaissances nous soyons 
déterminés par quelque chose à renouveler l'une plutót que l'autre, 
puisqu'il est impossible de penser distinctement tout à la fois à tout 
ce que nous savons. 

Pn. En cela, je crois que vous avez raison : et cette affirmation 
trop générale que nous nous apercevons toujours de toutes les vé- 
rités qui sont dans notre âme, m'est échappée sans que j'y aie donné 
assez d'attention. Mais vous aurez un peu plus de peine à répondre 
à ce que je m'en vais vous représenter. C'est que, si on peut dire de 
quelque proposition en particulier qu elle est innée, on pourra sou- 
tenir par la méme raison que toutes les propositions, qui sont rai- 
sonnables et que l'esprit pourra toujours regarder comme telles, 
Sont déjà imprimées dans l'âme. 

Tu. Je vous l'accorde à l'égard des idées pures, que j'oppose aux 


DES NOTIONS INNÉES 45 


fantômes des sens, et à l'égard des vérités nécessaires ou de raison, 
que j'oppose aux vérités de fait. Dans ce sens, on doit dire que toute 
l'arithmétique et toute la géométrie sont innées et sont en nous 
d'une maniére virtuelle, en sorte qu'on les y peut trouver en consi- 
dérant attentivement et rangeant ce qu'on a déjà dans l'esprit, sans 
se servir d'aucune vérité apprise par l'expérience ou par la tradition 
d'autrui, comme Platon l'a montre dans un dialogue (1) où il intro- 
duit Socrate menant un enfant à des vérités abstruses par les seules 
interrogations sans lui rien apprendre. On peut donc se fabriquer 
ces sciences dans son cabinet et méme à yeux clos, sans apprendre 
par ]a vue ni méme par l'attouchement les vérités dont on a besoin ; 
quoiqu'il soit vrai qu'on n'envisagerait pas les idées dont il s'agit, si 
l'on n'avait rien vu ni touché. Car c'est par une admirable économie 
de la nature que nous ne saurions avoir des pensées abstraites qui 
n'aient point besoin de quelque chose de sensible, quand ce ne se- 
raient que des caractéres tels que sont les figures des lettres et les 
sons; quoiqu'il n'y ait aucune connexion nécessaire entre tel ca- 
ractéres arbitraires et telles pensées. Et, si les traces sensibles 
n'étaient point requises, l'harmonie préétablie entre l'âme et le 
corps, dont j'aurai occasion de vous entretenir plus amplement, 
n'aurait point lieu. Mais cela n'empéche point que l'esprit ne prenne 
les vérités nécessaires de chez soi. On voit aussi quelquefois com- 
bien il peut aller loin sans aucun aide, par une logique et arithmé- 
tique purement naturelles, comme ce garcon suédois qui, cultivant 
la sienne, va jusqu'à faire de grands calculs sur-le-champ dans sa 
téte, sans avoir appris la maniére vulgaire de compter ni méme à 
lire et à écrire, si je me souviens bien de ce qu'on m'a raconté. Il 
est vrai qu'il ne peut pas venir à bout des problèmes à rebours, tels 
que ceux qui demandent les extractions des racines. Mais cela n'em- 
pêche point qu'il n'eùt pu encore les tirer de son fond par quelque 
nouveau tour d'esprit. Ainsi cela prouve seulement qu'il y a des 
degrés dans la difficulté qu'on a de s'apercevoir de ce qui est en 
nous. ll y a des principes innés qui sont communs et fort aisés à 
tous; il y a des théorémes qu'on découvre aussi d'abord et qui com- 
posent des sciences naturelles, qui sont plus étendues dans l'un que 
dans l'autre. Enfin, dans un sens plus ample qu'il est bon d'em- 
ployer pour avoir des notions plus compréhensives et plus détermi- 


(1) Dans le Ménon. 


46 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


nées, toutes les vérités qu'on peut tirer des connaissances innées pri- 
mitives se peuvent encore appeler innées, parce que l'esprit les peut 
tirer de son propre fond, quoique souvent ce ne soit pas une chose 
aisée. Mais, si quelqu'un donne un autre sens aux paroles, je ne veux 
point disputer des mots. 

Pa. Je vous ai accordé qu'on peut avoir dans l'âme ce qu'on n'y 
apercoit pas, car on ne se souvient pas toujours à point nommé de 
tout ce que l'on sait, mais il faut toujours qu'on l'ait appris et qu'on 
l'ait connu autrefois expressément. Ainsi, si on peut dire qu'une 
chose est dans l'àme, quoique l’âme ne l'ait pas encore connue, ce 
ne peut être qu'à cause qu'elle a la capacité ou la faculté de la con- 
naitre. 

Tn. Pourquoi cela ne pourrait-il avoir encore une autre cause, telle 
que serait [celle-ci] (1), que l’âme peut avoir cette chose en elle sans 
qu'on s'en soit aperçu ? Car, puisqu'uue connaissance acquise y peut 
être cachée par la mémoire, comme vous. en convenez, pourquoi la 
nature ne pourrait-elle pas y avoir aussi caché quelque connaissance 
originale? Faut-il que tout cc qui est naturel à une substance qui se 
connait, s'y connaisse d'abord actuellement? Cette substance telle 
que notre âme ne peut et ne doit-elle pas avoir plusieurs propriétés 
et affections qu'il est impossible d'envisager toutes d'abord et tout à 
la fois? C'était l'opinion des platoniciens que toutes nos connais- 
sances étaient des réminiscences, et qu'ainsi les vérités que l’âme a 
apportées avec la naissance de l'homme, et qu'on appelle innées, 
doivent étre des restes d'une connaissance expresse antérieure. Mais 
cette opinion n'a nul fondement. Et il est aisé de juger que l'àme 
devait avoir des connaissances innées dans l'état précédent (si la pré- 
existence avait lieu), quelque reculé qu'il pourrait étre, tout comme 
ici : elles devraient donc aussi venir d'un autre état précédent, oü 
elles seraient enfin innées ou au moins concréées, ou bien il faudrait 
aller à l'infini et faire les ámes éternelles, auquel eas ces connais- 
sances seraient innées en effet, parce qu'elles n'auraient jamais de 
commencement dans l'âme; et, si quelqu'un prétendait que chaque 
état antérieur a eu quelque chose d'un autre plus antérieur, qu'il n'a 
point laissé aux suivants, on lui répondrait qu'il est manifeste que 
certaines vérités évidentes devraient avoir été de tous ces états. Et, 
de quelque maniére qu'on se preune, il est toujours clair, dans tous 


(1) Celle-ci manque dans le texte de Gehrardt. 


DES NOTIONS INNÉES 41 


les états de l’âme, que les vérités nécessaires sont innées et se prou- 
vent par ce qui est interne, ne pouvant point étre établies par les 
expériences, comme on établit par là les vérités de fait. l'ourquoi 
faudrait-il aussi qu'on ne püt rien posséder dans l’âme dont on ne 
se füt jamais servi? Avoir une chose sans s'en servir est-ce la méme 
chose que d'avoir seulement la faculté de l'acquérir? Si cela était, 
nous ne posséderions jamais que des choses dont nous jouissons : 
au lieu qu'on sait qu'outre la faculté et l'objet, il faut souvent 
quelque disposition dans la faculté ou dans l'objet et. dans tous les 
deux pour que la faculté s'exerce sur l'objet. 

Pu. A le prendre de cette maniére-là, on pourra dire qu'il y a des 
vérités gravées dans l'àme, que l'àme n'a pourtant jamais connues, 
et que méme elle ne connaitra jamais, ce qui me parait étrange. 

Tu. Je n'y vois aucune absurdité, quoique aussi on ne puisse 
point assurer qu'il y ait de telles vérités. Car des choses plus rele- 
vées que celles que nous pouvons connaitre dans ce présent train 
de vie, se peuvent développer un jour dans nos âmes, quand elles 
seroat dans un autre état. 

Pg. Mais, supposé qu'il y ait des vérités qui puissent étre impri- 
mées dans l'entendement sans qu'il les apercoive, je ne vois pas com- 
ment, par rapport à leur origine, elles peuvent différer des vérités 
qu'il est seulement capable de connaitre. 

Tu. L'esprit n'est pas seulement capable de les connaitre, mais 
encore de les trouver en soi, et, s'il n'avait que la simple capacité de 
recevoir les connaissances ou la puissance passive pour cela, aussi 
indéterminée que celle qu'a la cire de recevoir des figures et la 
table rase de recevoir des lettres, il ne serait pas la source des vé- 
rités nécessaires, comme je viens de montrer qu'il l'est : car il est 
incontestable que les sens ne suffisent pas pour en faire voir la 
nécessité, et qu'ainsi l'esprit a une disposition (tant active que pas- 
sive) pour les tirer lui-méme de son fonds; quoique les sens soient 
nécessaires pour lui donner de l'occasion et de l'attention pour cela, 
et pour le porter plutót aux unes qu'aux autres. Vous voyez donc, 
Monsieur, que ces personnes, trés habiles d'ailleurs, qui sont d'un 
autre sentiment, paraissent n'avoir pas assez médité sur les suites de 
la différence qu'il y a entre les vérités nécessaires ou éternelles, et 
entre les vérités d'expérience, comme je l'ai déjà remarqué, et 
comme toute notre contestation le montre. La preuve originaire des 
vérités nécessaires vient du seul entendement, et les autres vérités 


48 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


viennent des expériences ou des observations des sens. Notre esprit 
est capable de connaitre les unes et les autres, mais il est la source 
des premiéres, et, quelque nombre d'expériences particuliéres qu'on 
puisse avoir d'une vérité universelle, on ne saurait s'en assurer pour 
toujours par l'induction, sans en connaître la nécessité par la 
raison. | 

Pn. Mais n'est-il pas vrai que, si ces mots : être dans l'entendement, 
emportent quelque chose de positif, ils signifient étre apercu et 
compris par l'entendement? 

Tu. lis nous signifient tout autre chose : c'est assez que ce qui 
est dans l'entendement y puisse étre trouvé et que les sources ou 
preuves originaires des vérités dont il s'agit ne soient que dans 
l'entendement : les sens peuvent insinuer, justifier et confirmer ces 
vérités, mais non pas en démontrer la certitude immanquable et 
perpétuelle. 

$ 11. Pu. Cependant tous ceux qui voudront prendre la peine de 
réfléchir avec un peu d'attention sur les opérations de l'entendement, 
trouveront que ce consentement que l'esprit donne sans peine à cer- 
taines vérités dépend de la faculté de l'esprit humain. 

Th. Fort bien; mais c'est ce rapport particulier de l'esprit humain 
à ces vérités, qui rend l'exercice de la faculté aisé et naturel à leur 
égard, et qui fait qu'on les appelle innées. Ce n'est donc pas une 
faculté nue qui consiste dans la seule possibilité de les entendre : 
c'est une disposition, une aptitude, une préformation, qui déter- 
mine notre áme et qui fait qu'elles en peuvent étre tirées. Tout 
comme il y a de la différence entre les figures qu'on donne à la 
pierre ou au marbre indifféremment, et entre celles que ses veines 
marquent déjà ou sont disposées à marquer si l'ouvrier en profite. 

Pn. Mais n'est-il point vrai que les vérités sont postérieures aux 
idées dont elles naissent? Or les idées viennent des sens. 

Tn. Les idées intellectuelles, qui sont la source des vérités néces- 
saires, ne viennent point des sens ; et vous reconnaissez qu'il y a 
des idées qui sont dues à la réflexion de l'esprit lorsqu'il réfléchit 
sur soi-même. Au reste, il est vrai que la connaissance expresse des 
vérités est postérieure (lempore vel natura) à la connaissance 
expresse des idées, comme la nature des vérités dépend de la nature 
des idées, avant qu'on forme expressément les unes et les autres ; 
et les vérités oü entrent les idées qui viennent des sens, dépendent 
des sens, au moins en partie. Mais les idées qui viennent des sens 


DES NOTIONS INNÉES 49 


sont confuses, et les vérités qui en dépendent le sont aussi, au moins 
en partie, au lieu que les idées intellectuelles et les vérités qui en 
dépendent sont distinctes, et ni les unes ni les autres n'ont point 
leur origine des sens; quoiqu'il soit vrai que nous n'y penserions 
jamais sans les sens. 

Pu. Mais, selon vous, les nombres sont des idées intellectuelles, 
et cependant il se trouve que la difficulté y dépend de la formation 
expresse des idées ; par exemple un homme sait que 18 et 19 sont 
égaux à 37, avec la méme évidence qu'il sait qu'un et deux sont 
égaux à trois ; mais pourtant un enfant ne connait pas la première 
proposition sitôt que la seconde, ce qui vient de ce qu'il n’a pas 
sitót formé les idées que les mots. 

Tn. Je puis vous accorder que souvent la difficulté qu'il y a dans 
la formation expresse des vérités dépend de celle qu'il y a dans la 
formation expresse des idées. Cependant je crois que dans votre 
exemple, il s'agit de se servir des idées déjà formées. Car ceux 
qui ont appris à compter jusqu'à 10 et la maniére de passer plus 
avant par une certaine réplication de dizaines, entendent sans peine 
ce que c'est que 18, 19, 37, savoir une, deux ou trois fois 10, avec 
8, ou 9, ou 7 ; mais pour en tirer que 18 plus 19 fait 37, il faut bien 
plus d'attention que pour connaitre que 2 plus 1 sont 3, ce qui dans 
le fond n'est que la définition de trois. 

S 10. Pn. Ce n'est pas un privilège attaché aux nombres ou aux 
idées que vous appelez intellectuelles, de fournir des propositions 
auxquelles on acquiesce infailliblement, dés qu'on les entend. On 
en rencontre aussi dans la physique et dans toutes les autres sciences, 
et les sens méme en fournissent. Par exemple, cette proposition : 
deux corps ne peuvent pas être en un méme lieu à la fois, est une 
vérité dont on n'est pas autrement persuadé que des maximes sui- 
vantes : « ll est impossible qu'une chose soit et ne soit pas en même 
temps ; le blane n'est pas le rouge, le carré n'est pas un cercle, la 
couleur jaune n'est pas la douceur. » 

Ta. Il y a de la différence entre ces propositions. La première 
qui prononce que la pénétration des corps est impossible, a besoin 
de preuve. Tous ceux qui croient des condensations et des raréfac- 
tions véritables et prises à la rigueur, comme les péripatéticiens et feu 
M. le chevalier Digby, la rejettent en effet ; sans parler des chrétiens, 
qui croient la plupart que le contraire, savoir la. pénétration des 
dimensions, est possible à Dieu. Mais les autres propositions sont 

PavL JaxET. — Leibniz. I-4 


Ah NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


abentiques, où peut s en faut: et les identiques ou immédiates ne re- 
coivent point de preuve. Celles qui regardent ce que les sens four- 
nissent., comme celle qui dit que la couleur jaune n'est pas la dou- 
ceur, ne font qu'appliquer la maxime identique générale à des cas 
particuliers. 

Pu. Chaque proposition, qui est composée de deux différentes 
idées dont l'une est niee de l'autre, par exemple que le carré n'est 
pas un cercle, qu'étre jaune n'est pas être doux, sera aussi certaine- 
ment reçue comme indubitable, dés qu'on en comprendra les termes, 
que celte maxime générale : il est impossible qu'une chose soit et 
ne soit pas en méme temps. 

Tm. C'est que l'une (savoir, là maxime générale) est le prin- 
cipe, et l'autre (c'est-à-dire la négation d'une idée d'une autre 
opposée) en est l'application. | 

Pu. 11 me semble plutôt que la maxime dépend de cette négation, 
qui en est le fondement ; et qu'il est encore plus aisé d'entendre que 
ce qui est la même chose n'est pas diflérent, que la maxime qui 
rejette les contradictions. Or, à ce compte, il faudra qu'on recoive 
pour vérités innées un nombre infini de propositions de cette espéce 
qui nient une idée de l'autre, sans parler des autres vérités. Ajoutez 
àcela qu'une proposition ne pouvant étre innée, à moins que les 
idées dont elle est composée ne le soient, il faudra supposer que 
toutes les idées que nous avons des couleurs, des sons, des goûts, 
des figures, etc., sont innées. 

Tu. Je ne vois pas bien comment ceci : ce qui est la méme chose 
s'est pas différent, soit l'origine du principe de contradiction et plus 
aisé ; car il me parait qu'on se donne plus de liberté en avancant 
qu'A n'est point P, qu'en disant qu'A n'est point non A. Et la raison 
qui empêche À d’être B, est que D enveloppe non A. Au reste cette 
proposition « le doux n'est pas l'amer » n'est point innée, suivant le 
sens que nous avons donné à ce terme de vérité innée. Car les sen- 
ments du doux et de l'amer viennent des sens externes. Ainsi e'est 
une conclusion mêlée (hybrida conclusio), où l'axiome est appliqué 
à une vérité sensible. Mais, quant à cette proposition : le carré n'est 
point un cercle, on peut dire qu'elle est innée, car en l'envisageant, 
en fait une subsomption ou application du principe de contradiction 
à ce que l'enteudement fournit lui-même, dés qu'on s'apercoit que 

qui sont innées, renferment des notions incompatibles. 
Quand vous soutenez que ces propositions particulières 


DES NOTIONS INNÉES 54 


et évidentes par elles-mémes, dont on reconnait la vérité dés qu'on 
les entend prononcer (comme que le vert n'est pas le rouge), sont 
recues comme des conséquences de ces autres propositions plus géné- 
rales, qu'on regarde comme autant de principes innés; il semble que 
vous ne considérez point, Monsieur, que ces propositions particu- 
lières sont reçues comme des vérités indubitables de ceux qui n'ont 
aucune connaissance de ces maximes plus générales. 

Tu. J'ai déjà répondu à cela ci-dessus: On se fonde sur ces 
maximes générales, comme on se fonde sur les majeures qu'on sup- 
prime lorsqu'on raisonne par enthymémes; car, quoique bien sou- 
vent on ne pense pas distinctement à ce qu'on fait en raisonnant, 
non plus qu'à ce qu'on fait en marchant et en sautant, il est toujours 
vrai que la force de la conclusion consiste en partie dans ce qu'on 
supprime et ne saurait venir d'ailleurs, ce qu'on trouvera quand on 
voudra la justifier. 

$ 20. Pu. Mais il semble que les idées générales et abstraites sont 
plus étrangères à notre esprit que les notions et les vérités particu- 
lieres : donc ces vérités particulières seront plus naturelles à l'es- 
prit que le principe de contradiction, dont vous voulez qu'elles ne 
soient que l'application. 

Ta. ll est vrai que nous commençons plutôt de nous apercevoir 
des vérités particulieres, comme nous commencons par les idées 
plus composées et plus grossiéres : mais cela n'empéche point que 
l'ordre de la nature ne commence par le plus simple, et que la rai- 
son des vérités plus particulières ne dépende des plus générales, 
dont elles ne sont que lesexemples. Et, quand on veut considérer ce 
qui est en nous virtuellement et avant toute aperception, on a raison 
de commencer par le plus simple. Car les principes généraux entrent 
dans nos pensées, dont ils font l'âme et la liaison. Ils y sont néces- 
saires comme les muscles et les tendons le sont pour marcher, quoi- 
qu'on n'y pense point. L'esprit s'appuie sur ces principes à tous 
moments, mais il ne vient pas si aisément à les déméler et à se les 
représenter distinctement et séparément, parce que cela demande 
une grande attention à ce qu'il fait, et la plupart des gens, peu 
aceoutumés à méditer, n'en ont guère. Les Chinois n'ont-ils pas 
comme nous des sons articulés? et cependant s'étant attachés à une 
autre manière d'écrire, ils ne sont pas encore avisés de faire un 
alphabet de ces sons. C'est ainsi qu'on possède bien des choses sans 
le savoir. 


52 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


8 91. Pu. Si l'esprit acquiesce si promptement à certaines vérités. 
cela ne peut-il point venir de la considération méme de Ia nature des 
choses, qui ne lui permet pas d'en juger autrement, plutót que de 
ce que ces propositions sont gravées naturellement dans l'esprit ? 

Tu. L'un et l'autre est vrai. La nature des choses, et la nature de 
l'esprit y concourent. Et, puisque vous opposez la considération de 
la chose à l'aperception de ce qui est gravé dans l'esprit, cette objec- 
tion méme fait voir, monsieur, que ceux dont vous prenez le parti 
n'entendent par les vérités innées que ce qu'on approuverait natu- 
rellement comme par instinct et méme sans le counaitre que confu- 
sément. ll y en a de cette nature et nous aurons sujet d'en parler; 
mais ce qu'on appelle la lumiére naturelle suppose une connaissance 
distinete, et bien souvent la considération de la nature des choses 
n'est autre chose que la connaissance de la nature de notre esprit et 
de ces idées innées, qu'on n'a point besoin de chercher au dehors. 
Ainsi j'appelle innées les vérités qui n'ont besoin que de cette consi- 
dération pour étre vérifiées. J'ai déjà répondu, $ 5, à l'objection, 
$ 22, qui voulait que lorsqu'on dit que les notions innées sont impli- 
citement dans l'esprit, cela doit signifier seulement, qu'il a la faculté 
de les connaitre; car j'ai fait remarquer qu'outre cela, il a la faculté 
de les trouver en soi et la disposition à les approuver quand il y 
pense comme il faut. 

$ 93. Pu, HH semble done que vous voulez, monsieur, que ceux à 
qui on propose ces maximes générales pour la premiére fois, n'ap- 
prennent rien qui leur soit entiérement nouveau. Mais il est clair 
qu'ils apprennent premiérement les noms, et puis les vérités et méme 
les idées dont ces vérités dépendent. 

Tu. 1l ne s'agit point ici des noms, qui sont arbitraires en quelque 
facon, au lieu que les idées et les vérités sont naturelles. Mais, 
quant à ces idées et vérités, vous nous attribuez, monsieur, une 
doctrine dont nous sommes fort éloignés, car je demeure d'ac- 
cord que nous apprenons les idées et les vérités innées, soit en 
prenant garde à leur source, soit en les vérifiant par l'expérience, 
Ainsi je ne fais point la supposition que vous dites, comme si 
dans le cas dont vous parlez nous n'apprenions rien de nouveau. 
Et je ne saurais admettre cette proposition : tout ce qu'on apprend 
n'est pas inné. Les vérités des nombres sont en nous, et on ne laisse 
pas de les apprendre, soit en les tirant de leur source, soit en les 
vérifiant par l'expérience lorsqu'on les apprend par raison démons- 


DES NOTIONS INNÉES 53 


trative (ce qui fait voir qu'elles sont innées), soit en les éprouvant 
dans les exemples comme font les arithméticiens vulgaires, qui faute 
de savoir les raisons n'apprennent leurs régles que par tradition; 
et tout au plus, avant de les enseigner, ils les justifient par l'expé- 
rience, qu'ils poussent aussi loin qu'ils jugent à propos. Et quel- 
quefois méme un fort habile mathématicien, ne sachant point la 
source de la découverte d'autrui, est obligé de se contenter de cette 
méthode de l'induction pour l'examiner; comme fit un célébre écri- 
vain à Paris, quand j'y étais, qui poussa assez loin l'essai de mon 
tétragonisme arithmétique, en le comparant avec les nombres de 
Ludolphe (1), croyant d'y trouver quelque faute : et il eut raison de 
douter jusqu'à ce qu'on lui en communiqua la démonstration, qui 
nous dispense de ces essais, qu'on pourrait toujours continuer sans 
étre jamais parfaitement certain. Et c'est cela méme, savoir l'imper- 
fection des inductions, qu'on peut encore vérifier par les instances 
de l'expérience. Car il y a des progressions oü l'on peut aller 
fort loin avant de remarquer les changements et les lois qui s'y 
trouvent. 

Pu. Mais ne se peut-il point que non sculement les termes ou pa- 
roles dont on se sert, mais encore les idées, nous viennent du 
dehors? 

Tu. Il faudrait donc que nous fussions nous-mêmes hors de nous, 
car les idées intellectuelles ou de réflexion sont tirées de notre 
esprit : et je voudrais bien savoir comment nous pourrions avoir 
l'idée de l'être si nous n'étions des êtres nous-mêmes, et ne trou- 
vions ainsi l'étre en nous. 

Pu. Mais que dites-vous, Monsieur, à ce défi d'un de mes amis? 
Si quelqu'un, dit-il, peut trouver une proposition, dont les idées 
soient innées, qu'il me la nomme, il ne saurait me faire un plus 
grand plaisir. 

Tu. Je lui nommerai les propositions d'arithmétique et de géomé- 
trie, qui sont toutes de cette nature et en matiere de vérités néces- 
saires on n'en saurait trouver d'autres. 

$ 25. Pii. Cela paraît étrange à bien des gens. Peut-on dire que les 
sciences les plus difficiles et les plus profondes sont innées? 

Tu. Leur connaissance actuelle ne l'est point, mais bien ce qu'on 
peut appeler la connaissance virtuelle, comme la figure tracée par 


(1! Lunocpae (1649-1716), Tetragonometria lahulariu (Francfort, 1690). 


54 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


les veines du marbre est dans le marbre avant qu'on les découvre en 
travaillant. 

Pu. Mais est-il possible que des enfants recevant des notions, qui 
leur viennent au dehors, et y donnant leur consentement, n'aient 
aucune connaissance de celles qu'on suppose étre innées avec eux 
et faire comme partie de leur esprit, où elles sont, dit-on, empreintes 
en caractéres ineffacables pour servir de fondement. Si cela était, la 
nature se serait donné de la peine inutilement, ou du moins elle 
aurait mal gravé ces caractéres, puisqu'ils ne sauraient étre aper- 
cus par des yeux qui voient fort bien d'autres choses. 

Tu. L'aperception de ce qui est en nous dépend d'une attention 
et d'un ordre. Or non seulement il est possible, mais il est méme 
convenable que les enfants aient plus d'attention aux notions des 
sens parce que l'attention est réglée par le besoin. L'événement 
cependant fait voir dans la suite que la nature ne s'est point donné 
inutilement la peine de nous imprimer les connaissances innées, 
puisque sans elle il n'y aurait aucun moyen de parvenir à la con- 
naissance actuelle des vérités nécessaires dans les sciences démons- 
tratives et aux raisons des faits; et nous n'aurions rien au-dessus 
des bétes. 

$ 26. Pn. S'il y a des vérités innées, ne faut-il pas qu'il y ait des 
pensées innées ? 

Ta. Point du tout, car les pensées sont des actions et les connais- 
sances ou les vérités, en tant qu'elles sont en nous, quand méme on 
n'y pense point, sont des habitudesou des dispositions, et nous savons 
bien des choses auxquelles nous ne pensons guére. 

Pu. Il est bien difficile de concevoir qu'une vérité soit dans l'es- 
prit, si l'esprit n'a jamais pensé à cette vérité. 

Tu. C'est comme si quelqu'un disait qu'il est difficile de concevoir 
quil y a des veines dans le marbre avant qu'on les découvre. I] 
semble aussi que cette objection approche un peu trop de la pétition 
de principe. Tous ceux qui admettent des vérités innées, sans les 
fonder sur la réminiscence platonicienne en admettent auxquelles 
on n'a pas encore pensé. D'ailleurs, ce raisonnement prouve trop ; 
car, si les vérités sont des pensées, on sera privé non seulement des 
vérités auxquelles on n'a jamais pensé, mais encore de celles 
auxquelles on a pensé et auxquelles on ne pense plus actuel- 
lement, et si les vérités ne sont pas des pensées, mais des habi- 
tudes et aptitudes, naturelles ou acquises, rien n'empéche qu'il y 


DES NOTIONS INNÉES 55 


en ait en nous, auxquelles on n'ait jamais pensé ni ne pensera 
jamais. 

$8 27. Pn. Si les maximes générales étaient innées, elles devraient 
paraître avec plus d'éclat dans l'esprit de certaines personnes où 
cependant nous n'en voyons aucune trace, je veux parler des en- 
fants, des idiots et des sauvages; car, de tous les hommes, ce sont 
eux qui ont l'esprit le moins altéré et corrompu par la coutume ct 
par l'impression des opinions étrangères. 

Tu. Je crois qu'il faut raisonner tout autrement ici. Les maximes 
innées ne paraissent que par l'attention qu'on leur donne, mais ces 
personnes n'en ont guère ou l'ont pour toute autre chose. Ils ne 
pensent presque qu'aux besoins du corps, et il est raisonnable que 
les pensées pures et détachées soient le prix de soins plus nobles. Il 
est vrai que les enfants et les sauvages ont l'esprit moins altéré par les 
coutumes, mais ils l'ont aussi moins élevé parla doctrine qui donne 
de l'attention. Ce serait quelque chose de bien peu juste que les 
plus vives lumières dussent mieux briller dans les esprits qui les mé- 
ritent moins et qui sont enveloppés des plus épais nuages. Je ne 
voudrais donc pas qu'on fit tant d'honneur à l'ignorance et à la bar- 
barie, quand on est aussi habile que vous l'étes, Philaléthe, aussi 
bien que notre excellent auteur; ce serait rabaisser les dons de 
Dieu. Quelqu'un dira que plus on est ignorant, plus on approche 
de l'avantage d'un bloc de marbre ou d'une pièce de bois qui sont 
infaillibles et impeccables. Mais, par malheur, ce n'est pas en cela 
qu'on y approche et tant qu'on est capable de connaissance, on 
pèche en négligcant de l'acquérir et on manquera d'autant plus aisé- 
ment qu'on sera moins instruit. 


CHAP. IE — Qu'is N'Y 4 POINT DE PRINCIPES 
DE PRATIQUE QUI SOIENT INNÉS. 


Pu. La morale est une science démonstrative, et cependant elle n'a 
point de principes innés et méme il serait bien difficile de produire 
une règle de morale, qui soit d'une nature à être résolue par un 
consentement aussi général et aussi prompt que cette maxime : ce 
qui est est. 

Ts. H est absolument impossible qu'il y ait des vérités de raison 


- 


56 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


aussi évidentes que les identiques ou immédiates. Et, quoiqu'on 
puisse dire véritablement que la morale a des principes indémon- 
trables et qu'un des premiers et des plus pratiques est qu'il faut 
suivre la joie et éviter la tristesse, il faut ajouter que ce n'est pas 
une vérité qui soit connue purement de raison, puisqu'elle est fondée 
sur l'expérience interne ou sur des connaissances confuses ; car on 
ne sent pas ce que c'est que la joie et la tristesse. 

Pa. Ce n'est que par des raisonnements, par des discours et par 
quelque application d'esprit qu'on peut s'assurer des vérités de 
pratique. 

Tn. Quand cela serait, elles n'en seraient pas moins innées. Cepen- 
dant la maxime que je viens d'alléguer parait d'une autre nature ; 
elle n'est pas connue par la raison, mais pour ainsi dire par un ins- 
tinct. C'est un principe inné, mais il ne fait point partie de la 
lumière naturelle; car on ne le connait point d'une manière lumi- 
neuse. Cependant, ce principe posé, on en pcut tirer des consé- 
quences scientifiques; et j'applaudis extrêmement à ce que vous 
venez de dire, Monsieur, de la morale comme d'une science démons- 
trative. Aussi voyons-nous qu'elle enseigne des vérités si évidentes 
que les larrons, les pirates et les bandits sont forcés de les observer 
entre eux. 

$8 2. Pr. Mais les bandits gardent entre eux les règles de la jus- 
tice, sans les considérer comme des principes innés. 

Tw. Qu'importe ? Est-ce que le monde se soucie de ces questions 
théoriques ? 

Pu. His n'observent les maximes de justice que comme des règles 
de convenance, dont la pratique est absolument nécessaire pour la 
conservation de leur société. 

Tu. Fort bien. On ne saurait rien dire de mieux à l'égard de tous 
les hommes en général. Et c'est ainsi que ces lois sont gravées dans 
l'Àme, savoir comme les conséquences de notre conservation et de 
nos vrais biens. Est-ce qu'on s'imagine que nous voulons que les 
vérités soient dans l'entendement comme indépendantes les unes des 
autres et comme les édits du préteur étaient dans son affiche ou 
album? Je mets à part ici linstinet qui porte l'homme à aimer 
l'homme, dont je parlerai tantôt; car maintenant je ne veux parler 
que des vérités, en tant qu'elles se connaissent par la raison. Je 
reconnais aussi que certaines règles de la justice ne sauraient être 
démontrées dans toute leur étendue et perfection, qu'en supposant 


DES NOTIONS INNÉES 57 


l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme; et celles où l'instinet 
de l'humanité ne nous pousse point, ne sont gravées dans l'âme que 
comme d'autres vérités dérivatives. Cependant, ceux qui ne fondent 
la justice que sur les nécessités de cette vie et sur le besoin qu'ils en 
ont plutôt que sur le plaisir qu'ils v devraient prendre, qui est des 
plus grands, lorsque Dieu en est le fondement, ceux-là sont sujets à 
ressembler un peu à la socicté des bandits. 


Sit spes fallendi, miscebunt sacra profanis. 


$ 3. Pn. Je vous avoue que la nature a mis dans tous les hommes 
l'envie d'être heureux ct une forte aversion pour la misère. Ce sont 
là des principes de pratique véritablement innés, et qui, selon la 
destination de tout principe de pratique, ont une influence con- 
tinuclle sur toutes nos actions. Mais ce sont là des inclinations de 
l'àme vers le bien et non pas des impressions de quelque vérité, qui 
soit gravée dans notre entendement. 

Tu. Je suis ravi, Monsieur, de vous voir reconnaitre en effet des 
vérités innées comme je dirai tantót. Ce principe convient assez avec 
celui que je viens de marquer qui nous porte à suivre la joie et à 
éviter la tristesse, car la félicité n'est autre chose qu'une joie du- 
rable. Cependant notre penchant va, non pas à la félicité propre- 
ment, mais à la joie, c'est-à-dire au présent ; c'est la raison qui porte 
à l'avenir et à la durée. Or, le penchant exprimé par l'entendement, 
passe en précepte ou vérité de pratique : et, si le penchant est inné, 
la vérité l'est aussi, n'y ayant rien dans l'àme qui ne soit exprimé 
dans l'entendement, mais non pas toujours par une considération 
actuelle distincte, comme j'ai assez fait voir. Les instinets aus-i ne 
sont pas toujours de pratique; il y en a qui contiennent des vérités 
de théorie, et tels sont les principes internes des sciences et du rai- 
sonnement, lorsque, sans en connaitre la raison, nous les emplovons 
par un instinct naturel. Et dans ce sens vous ne pouvez pas vous 
dispenser de reconnaitre des principes innes, quand méme vous vou- 
driez nier que les vérités dérivatives sont innées. Mais ce serait une 
question de nom aprés l'explication que j'ai donnée de ce que j ap- 
pelle inné. Et, si quelqu'un ne veut donner cette appellation qu'aux 
vérités, qu'on recoit d'abord par instinct, je ne le lui contes- 
terai pas. 

Pa. Voilà qui va bien. Mais s'il y avait dans notre âme certains 
caractères qui y fussent gravés naturellement, comme autant de 


58 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


principes de connaissance, nous ne pourrions que les apercevoir 
agissant en nous, comme nous sentons l'influence des deux prin- 
cipes quí agissent constamment en nous, savoir, l'envie d'étre heu- 
reux et la crainte d'étre misérables. 

Tn. Il y a des principes de connaissance qui influent aussi cons- 
tamment dans nos raisonnements que ceux de pratique dans nos 
volontés; par exemple, tout le monde emploie les régles des con- 
séquences par une logique naturelle sans s'en apercevoir. 

$ 4. Pri. Les règles de morale ont besoin d'être prouvées; donc 
celles ne sont pas innées, comme cette règle, qui est la source des 
vertus qui regardent la société : ne faites à autrui que ce que vous 
voudricz qu'il vous soit fait à vous-mémes. 

Ti. Vous me faites toujours l'objection que j'ai déjà réfutée. Je 
vous accorde, Monsieur, qu'il y a des régles de morale qui ne sont 
point des principes innés, mais cela n'empéche pas que ce ne soient 
des vérités innées, car une vérité dérivative sera innée lorsque nous 
la pouvons tirer de notre esprit. Mais il y a des vérités innées que 
nous trouvons en nous de deux facons, par lumiére et par instinct. 
Celles que je viens de marquer se démontrent par nos idées, ce qui 
fait la lumière naturelle. Mais il y a des conclusions de la lumière 
naturelle, qui sont des principes par rapport à l'instinct. C'est ainsi 
que nous sommes portés anx actes. d'humanité par instinct, parce 
que cela nous plait, et par raison parce que cela est juste. Il y a donc 
en nous des vérités d'instinct, qui sont des principes innés, qu'on 
sent et qu'on approuve quand méme on n'en a point la preuve, qu'on 
obtient pourtant lorsqu'on rend raison de cet instinct. C'est ainsi 
qu'on se sert des lois des conséquences suivant une connaissance 
confuse et comme par instinct, mais les logiciens en démontrent la 
raison, comme les mathématiciens aussi rendent raison de ce qu'on 
fait sans y penser en marchant et en sautant. Quant à la régle qui 
porte : qu'on ne doit faire aux autres que ce qu'on voudrait qu'ils 
nous fissent, elle a besoin non seulement de preuve, mais encore de 
déclaration. On voudrait trop. si on en était le maitre; est-ce donc 
qu'on doit trop aussi aux autres? On me dira que cela ne s'entend 
que d'une volonté juste. Mais ainsi cette règle, bien loin de suffire 
à servir de mesure, en aurait besoin. Le véritable sens de la régle 
est que la place d'autrui est le vrai point de vue, pour juger équi- 
tablement lorsqu'on s'y met. 

$ 9. Pir. On commet souvent des actions mauvaises sans aucun re- 


DES NOTIONS INNÉES 59 


^ 


mords de conscience, par exeniple lorsqu'on prend les villes d'as- 
saut, les soldats commettent sans scrupules les plus méchantes 
actions; des nations polies ont exposé leurs enfants, quelques Ca- 
ribes chátrent les leurs pour les engraisser et les manger. Garcilasso 
de la Vega (1) rapporte que certains peuples de Pérou prenaient des 
prisonniéres pour en faire des concubines, et nourrissaient les en- 
fants jusqu'à l'âge de treize ans, aprés quoi ils les mangeaient, et 
traitaient de méme les méres dés qu'elles ne faisaient plus d'enfants. 
Dans le voyage de Baumgarten, il est rapporté qu'il y avait un 
santon en Égypte, qui passait pour un saint homme, eo quod non 
fæminarum unquam esset ac puerorum, sed tantum asellarum 
concubitor atque mularum. 

Tu. La science morale (outre les instincts comme celui qui fait 
suivre la joie et fuir la tristesse) n'est pas autrement innée que 
larithmétique, car elle dépend aussi de démonstrations que la 
lumiere interne fournit. Et comme les démonstrations ne sautent pas 
d'abord aux yeux, ce n'est pas grande merveille, si les hommes ne 
s'aperçoivent pas toujours et d'abord de tout ce qu'ils possèdent en 
eux, et ne lisent pas assez promptement les caractéres de la loi na- 
turelle, que Dieu, selon saint Paul, a gravée dans leur esprit. Cepen- 
dant comme la morale est plus importante que l'arithmétique, Dieu 
a donné à l'homme des instincts qui portent d'abord et sans raison- 
nement à quelque chose de ce que la raison ordonne. C'est comme 
nous marchons suivant les lois de la mécanique sans penser à ces 
lois, et comme nous mangeons non seulement parce que cela nous 
est nécessaire, mais encore et bien plus parce que cela nous fait plai- 
sir. Mais ces instincts ne portent pas à l'action d'une manière invin- 
cible; on y résiste par des passions, on les obscurcit par des préju- 
gés et on les altére par des coutumes contraires. Cependant on 
convient le plus souvent de ces instincts de la conscience et on les 
suit méme quand de plus grandes impressions ne les surmontent. La 
plus grande et la plus saine partie du genre humain leur rend témoi- 
gnage. Les Orientaux et les Grecs ou Romains, la Bible et l'Alcoran 
conviennent en cela; la police des Mahométans a coutume de punir 
ce que Baumgarten rapporte, et il faudrait étre aussi abruti que les 
sauvages américains pour approuver leurs coutumes, pleines d'une 


(1) GanciLAsso DE LA Vrca (1540-1618), fils d'une princesse Inca et d'un com- 
pagnon de Pizarre ; Histoire général du Pérou Cordoue, 1607). 


60 NOUVEAUX ESSAIS SUR L’ENTENDEMENT 


cruauté qui passe même celle des bêtes. Cependant ces mêmes sau- 
vages sentent bien ce que c'est que la justice en d'autres occasions ; 
et quoiqu'il n'y ait point de mauvaise pratique peut-étre qui ne soit 
autorisée quelque part et en quelques rencontres, il y en a peu 
pourtant qui ne soient condamnées le plus souvent et par la plus 
grande partie des hommes. Ce qui n'est point arrivé sans raison, et 
n'étant pas arrivé par le seul raisonnement doit étre rapporté en 
partie aux instincts naturels. La coutume, la tradition, la discipline 
S'y est mélée, mais le naturel est cause que la coutume s'est tournée 
plus généralement du bon côté sur ces devoirs. C'est comme le na- 
turel est encore cause que la tradition de l'existence de Dieu est 
venue. Or la nature donne à l'homme et méme à la plupart des ani- 
maux une affection et une douceur pour ceux de leur espèce. Le 
tigre méme parcit cognatis maculis : d'oü vient ce bon mot d'un 
jurisconsulte romain, quia inter omnes homines natura cognatio- 
nem conslituit, inde hominem homini insidiari ne fas esse. ll n'y 
a presque que les araignées qui fassent exception et qui s'entre- 
mangent jusqu'à ce point que la femelle dévore le mále aprés en 
avoir joui. Après cet instinct général de société, qui se peut appeler 
philanthropie dans l'homme, il y en a de plus particuliers, comme 
l'affection entre le mile et la femelle, l'amour que père et mère por- 
tent à leurs enfants, que les Grecs appellent srocyrv (1), et autres incli- 
nations semblables, qui font ce droit naturel ou cette image de droit 
plutôt, que selon les jurisconsultes romains la nature a enscigné aux 
animaux. Mais dans l'homme particulièrement il se trouve un certain 
soin de la dignité et de la convenance, qui porte à cacher les choses 
qui nous rabaissent, à ménager la pudeur, à avoir de la répugnance 
pour des incestes, à ensevelir les cadavres, à ne point manger des 
hommes du tout ni des bétes vivantes. On est porté encore à avoir 
soin de sa réputation, méme au delà du besoin et de la vie; à étre 
sujet à des remords de la conscience et à sentir ces laniatus et ictus, 
ces tortures et ces génes, dont parle Tacite aprés Platon, outre la 
crainte d'un avenir et d'une puissance supréme, qui vient encore 
assez naturellement. Il v a de la réalité en tout cela; mais dans le 
fond ces impressions, quelque naturelles qu'elles puissent étre, ne 
sont que des aides à la raison et des indices du conseil de la nature. 
La coutume, l'éducation, la tradition, la raison y contribuent beau- 


(1) GEHRARDT, Oayrv. 


DES NOTIONS INNÉES 61 


coup ; mais la nature humaine ne laisse pas d'y avoir part. Il est 
vrai que sans la raison ces aides ne suffiraient pas pour donner une 
certitude entière à la morale. Enfin, niera-t-on que l'homme est 
porté naturellement, par exemple, à s'éloigner des choses vilaines, 
sous prétexte qu'on trouve des gens qui aiment à ne parler que d'or- 
dures, qu'il y en a méme dont le genre de vie les engage à manier 
des excréments, et qu'il y a des peuples de Boutan, où ceux du roi 
passent pour quelque chose d'aromatique. Je m'imagine que vous 
étes, Monsieur, de mon sentiment dans le fond à l'égard de ces ins- 
tincts naturels au bien honnéte; quoique vous direz peut-être comme 
vous avez dit à l'égard de l'instinct, qui porte à la joie et à la féli- 
cité, que ces impressions ne sont pas des vérités innées. Mais j'ai 
déjà répondu que tout sentiment est la perception d'une vérité, et 
que le sentiment naturel l'est d'une vérité innée, mais bien souvent 
confuse, comme sont les expériences des sens externes : ainsi on 
peut distinguer les vérités innées d'avec la lumière naturelle (qui ne 
contient que de distinctement connaissable) comme le genre doit 
étre distingué de son espéce, puisque les vérités innées comprennent 
tant les instincts que la lumière naturelle. 

$ 41. Pu. Une personne qui connaitrait les bornes naturelles du 
juste et de l'injuste et ne laisserait pas de les confondre ensemble, 
ne pourrait être regardée que eomme l'ennemi déclaré du repos et 
du bonheur de la société dont il fait partie. Mais les hommes les 
confondent à tout moment, donc ils ne les connaissent point. 

Tu. C'est prendre les choses un peu trop théoriquement. ll arrive 
tous les jours que les hommes agissent contre leurs connaissances en 
se les cachant à eux-mêmes lorsqu'ils tournent l'esprit ailleurs pour 
suivre leurs passions : sans cela nous ne verrions pas les gens man- 
ger et boire de ce qu'ils savent leur devoir causer des maladies et 
méme la mort; ils ne négligeraient pas leurs affaires ; ils ne feraient 
pas ce que des nations entières ont fait à certains égards. L'avenir et 
le raisonnement frappent rarement autant que le présent et les sens. 
Cet Italien le savait bien, qui, devant être mis à la torture, se proposa 
d'avoir continuellement le gibet en vue pendant les tourments pour 
y résister, et on l'entendit dire quelquefois : /o ti vedo; ce qu'il 
expliqua ensuite quand il fut échappé. À moins de prendre une ferme 
résolution d'envisager le vrai bien et le vrai mal, pour les suivre ou 
les éviter, on se trouve emporté, et il arrive encore par rapport aux 
besoins les plus importants de cette vie ce qui arrive par rap- 


62 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


port au paradis et à l'enfer chez ceux-là même qui les croient le 
plus : 
Cantantur h:ec, laudantur hiec, 
Dicuntur, audiuntur. 
Scribuntur h»c, leguntur h:ec, 
Et lecta negliguntur. 


Pu. Tout principe qu'on suppose inné ne peut qu'être connu d'un 
chacun comme juste et avantageux. 

Tu. C'est toujours revenir à cette supposition que j'ai réfutée tant 
de fois, que toute vérité innée est connue toujours et de tous. 

$ 19. Pu. Mais une permission publique de violer la loi prouve 
que cette loi n'est pas innée: par exemple la loi d'aimer et de conser- 
ver les enfants a été violée chez les anciens lorsqu'ils ont permis de 
les exposer. 

lu. Cette violation supposée, il s'ensuit seulement qu'on n'a pas 
bien lu ces caractères de la nature, gravés dans nos âmes, mais 
quelquefois assez enveloppés par nos désordres; outre que pour 
voir la nécessité des devoirs d'une manière invincible, il en faut en- 
visager la démonstration, ce qui n'est pas fort ordinaire. Si la géo- 
métrie s'opposait autant à nos passions el à nos intéréts présents que 
la morale, nous ne la contesterions et ne la violerions guére moins, 
malgré toutes les démonstrations d'Euclide et d'Archiméde, qu'on 
traiterait de réveries, et croirait pleines de paralogismes ; et Joseph 
Scaliger, Hobbes et autres, qui ont écrit contre Euclide et Archi- 
mede, ne se trouveraient point si peu accompagnés qu'ils le sont. Ce 
n'était que la passion de la gloire, que ces auteurs eroyaient trou- 
ver dans la quadrature du cercle et autres problèmes difficiles, qui 
ait pu aveugler jusqu'à un tel point des personnes d'un si grand mé- 
rite. Et si d'autres avaient le méme intérêt, ils en useraient de 
méme. 

Pu. Tout devoir emporte l'idée de loi, et une loi ne saurait être 
connue et supposée sans un législateur qui l'ait prescrite, ou sans 
récompense et sans peine. 

Tu. ll peut y avoir des récompenses ét des peines naturelles sans 
législateur ; l'intempérance, par exemple, est punie par des mala- 
dies. Cependant, comme elle ne nuit pas à tous d'abord, j'avoue 
qu'il n'y à guére de préceptes, à qui on serait obligé indispensable- 
ment, s'il n'y avait pas un Dieu, qui ne laisse aucun crime sans chà- 
timent ni aucune bonne action sans récompense. 


DES NOTIONS INNÉES 63 


Pu. ll faut donc que les idées d'un Dieu et d’une vie à venir soient 
aussi innées. 

Tu. J'en demeure d'accord dans le sens que j'ai expliqué. 

Pu. Mais ces idées sont si éloignées d'étre gravées naturellement 
dans l'esprit de tous les hommes qu'elles ne paraissent pas méme 
fort claires et fort distinctes dans l'esprit de plusieurs hommes 
d'étude et qui font profession d'examiner les choses avec quelque 
exactitude; tant il s'en faut qu'elles soient connues de toute créature 
humaine. 

Tn. C'est encore revenir à la méme supposition, qui prétend que 
ce qui n'est point connu n'est point inné, que j'ai pourtant réfutee 
tant de fois. Ce qui est inné n'est pas d'abord connu clairement et 
distinctement pour cela, il faut souvent beaucoup d'attention et 
d'ordre pour s'en apercevoir; les gens d'étude n'en apportent pas 
toujours, et toute créature humaine encore moins. 

& 13. Pn. Mais, si les hommes peuvent ignorer ou révoquer en 
doute ce qui est inné, c'est en vain qu'on nous parle de principes 
innés et qu'on en prétend faire voir la nécessité; bien loin qu'ils 
puissent servir à nous instruire de la vérité ct de la certitude des 
choses, comme on le prétend, nous nous trouverions dans le 
méme état d'incertitude avec ces principes que s'ils n'étaient point 
en nous. 

Tu. On ne peut point révoquer en doute tous les principes innés. 
Vous en étes demeuré d'aecord, Monsieur, à l'égard des identiques 
ou du principe de contradiction, avouant qu'il y a des principes in- 
contestables, quoique vous ne les reconnaissiez point alors comme 
innés, mais il ne s'ensuit point que tout ce qui est inné et lié néces- 
sairement avec ces principes innés soit aussi d'abord d'une évidence 
indubitable. 

Pu. Personne n'a encore entrepris, que je sache, de nous donner 
un catalogue exact de ces principes. 

Ts. Mais nous a-t-on donné jusqu'ici un catalogue plein et exact 
des axiomes de géométrie ? 

S 45. Pn. Mylord Herbert (1) a voulu marquer quelques-uns de ces 
principes qui sont : 4° qu'il y a un Dieu suprême ; 2* qu'il doit être 
servi; 3» que la vertu jointe avec la piété est le meilleur culte ; 
4° qu'il faut se repentir de ses péchés; 5° qu'il y a des peines et des 


(1) HkngERT DE CHERBURY (1581-1648), De veritate (Paris, 1613;. 


64 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


récompenses après cette vie. Je tombe d'accord que ce sont là des 
vérités évidentes et d'une telle nature qu'étant bien expliquées, une 
créature raisonnable ne peut guère éviter d'y donner son consente- 
ment. Mais nos amis disent qu'il s'en faut beaucoup que ce soient 
autant d'impressions innées. Et, si ces cinq propositions sont des 
notions communes, gravées dans nos âmes par le doigt de Dieu, il y 
en a beaucoup d'autres qu'on doit aussi mettre de ce rang. 

Tu. J'en demeure d'accord, Monsieur, car je prends toutes les 
vérités nécessaires pour innées, et j'y joins méme les instincts. 
Mais je vous avoue que ces cinq propositions ne sont point des prin- 
cipes innés ; car je tiens qu'on peut et qu'on doit les prouver. 

$ 18. Pu. Dans la proposition troisième, que la vertu est le culte 
le plus agréable à Dieu, il est obscur ce qu'on entend par la vertu. 
Si on l'entend dans le sens qu'on lui donne le plus communément, 
je veux dire de ce qui passe pour louable selon les différentes opi- 
nions, qui règnent en divers pays, tant s'en faut que cette propo- 
sition soit évidente, qu'elle n'est pas méme véritable. Que si on 
appelle vertu les actions qui sont conformes à la volonté de Dieu, 
ce sera presque ?dem per idem, et la proposition ne nous apprendra 
pas grand'chose, ear elle voudra dire seulement que Dieu a pour 
agréable ce qui est conforme à sa volonté. ll en est de méme de la 
notion du péché dans la quatrième proposition. 

Tu. Je ne me souviens pas d'avoir remarqué qu'on prenne com- 
munément la vertu pour quelque chose qui dépende des opinions; 
au moins les philosophes ne le font pas. Il est vrai que le nom de 
vertu dépend de l'opinion de ceux qui le donnent à de différentes 
habitudes ou actions, selon qu'ils jugent bien ou mal et font usage 
de leur raison ; mais tous conviennent assez de la notion de la vertu 
en général, quoiqu'ils different dans l'application. Selon Aristote et 
plusieurs autres, la vertu est une habitude de modérer les passions 
par la raison, et encore plus simplement une habitude d'agir suivant 
la raison. Et cela ne peut manquer d'étre agréable à celui qui est la 
suprême et dernière raison des choses, à qui rien n'est indifférent, 
et les actions des créatures raisonnables moins que toutes les 
autres. 

8 20. Pii. On a coutume de dire que les coutumes, l'éducation et 
les opinions générales de ceux avec qui on converse peuvent 
obscurcir ces principes de morale, qu'on suppose innés. Mais, si cette 
réponse est bonne, elle anéantit la preuve qu'on prétend tirer du 


DES NOTIONS INNÉES 65 


consentement universel. Le raisonnement de bien des gens se réduit 
à ceci : les principes que les gens de bon sens reconnaissent sont 
inués : nous et ceux de notre parti sommes des gens de bon sens: 
donc nos principes sont innés. Plaisante maniére de raisonner, qui va 
tout droit à l'infaillibilité ! 

Tu. Pour moi, je me sers du consentement universel, non pas 
comme d'une preuve principale, mais comme d'une confirmation : 
car les vérités innés, prises pour la lumière naturelle de la raison, 
portent leurs caractéres avec elles comme la géométrie, car elles 
sont enveloppées dans les principes immédiats, que vous reconnais- 
sez vous-mémes pour incontestables. Mais j'avoue qu'il est plus dif- 
ficile de déméler les instincts, et quelques autres habitudes natu- 
relles, d'avec les coutumes, quoique cela se puisse pourtant, ce 
semble, le plus souvent. Au reste, il me paraît que les peuples qui 
ont cultivé leur esprit ont quelque sujet de s'attribuer l'usage du 
bon sens préférablement aux barbares, puisqu'en les domptant si 
aisément presque comme des bétes ils montrent assez leur supério- 
rité. Si on n'en peut pas toujours venir à bout, c'est qu'encore 
comme les bétes ils se sauvent dans les épaisses foréts, oü il est dif- 
ficile deles forcer, et le jeu ne vaut pas la chandelle. C'est un avan- 
tage sans doute d'avoir cultivé l'esprit, et s'il est permis de parler 
pour la barbarie contre la culture, on aura aussi le droit d'attaquer 
la raison en faveur des bétes et de prendre sérieusement les saillies 
spirituelles de M. Despréaux dans une de ses satires, oü, pour con- 
tester à l'homme sa prérogative sur les animaux, il demande si 


L'ours a peur du passant ou le passant de l'ours? 
Et si par un édit des pâtres de Lybie 
Les lions videraient les pares de Numidie, etc. (1) 


Cependant il faut avouer qu'il y a des points importants où les 
barbares nous passent, surtout à l'égard de la vigueur du corps; et 
à l'égard de l’âme méme on peut dire qu'à certains égards leur mo- 
rale pratique est meilleure que la nótre, parce qu'ils n'ont point l'ava- 
rice d'amasser, ni l'ambition de dominer. Et on peut méme ajouter 
que la conversation des chrétiens les a rendus pires en bien des 
choses. On leur a appris l'ivrognerie (en leur apportant de l'eau-de- 
vie), les jurements, les blasphémes et d'autres vices, qui leur étaient 


(1) Vers tirés de la satire VIII, 
PacL JANET. — Leibniz. | — 5 


66 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


peu connus. Il y a chez nous plus de bien et plus de mal que chez 
eux. Un méchant européen est plus méchant qu'un sauvage : il raf- 
fine sur le mal. Cependant rien n'empécherait les hommes d'unir les 
avantages que la nature donne à ces peuples, avec ceux que nous 
donne la raison. | 

Pu. Mais que répondrez-vous, Monsieur, à ce dilemme d'un de 
mes amis? Je voudrais bien. dit-il, que les partisans des idées innées 
me disent si ces principes peuvent ou ne peuvent pas être effacés par 
l'éducation et la coutume. S'ils ne peuvent l'être, nous devons les 
trouver dans tous les hommes, et il faut qu'ils paraissent clairement 
dans l'esprit de chaque homme en particulier; que s'ils peuvent 
être altérés par des notions étrangères, ils doivent paraitre plus dis- 
tinctement et avec plus d'éclat lorsqu'ils sont plus prés de leur 
source, je veux dire dans les enfants et les ignorants, sur qui les 
opinions étrangères ont fait le moins d'impression. Qu'ils prennent 
tel parti qu'ils voudront, ils verront clairement, dit-il, qu'il est 
démenti par des faits constants et par une continuelle expérience. 

TH. Je m'étonne que votre habile ami a confondu obscurcir et effa- 
cer, comme on confond dans votre parti n'étre point et ne point pa- 
raitre. Les idées et vérités innées ne sauraieut être effacées, mais 
elles sont obscurcies dans tous les hommes (comme ils sont présente- 
tement) par leur penchant vers les besoins du corps, et souvent 
encore plus par les mauvaises coutumes survenues. Ces caractéres 
de lumiére interne seraient toujours éclatants dans l'entendement et 
donneraient de la chaleur dans la volonté, si les perceptions con- 
fuses des sens ne s'emparaient de notre attention. C'est le combat 
dont la sainte Ecriture ne parle pas moins que la philosophie 
ancienne et moderne, 

Pu. Ainsi donc nous nous trouvons dans les ténèbres aussi épaisses 
et dans une aussi grande incertitude que s'il n'y avait point de sem- 
blables lumières. 

Tu. À Dieu ne plaise; nous n'aurions ni sciences, ni lois, et nous 
n'aurions pas méme de la raison. 

S 21, 22, etc. Pu. J'espère que vous conviendrez au moins de la 
force des préjugés, qui font souvent passer pour naturel ce qui est 
venu des mauvais enseignements où les enfants ont été exposés, et 
des mauvaises coutumes, que l'éducation de la conversation leur 
ont données. 

Tu. J'avoue que l'excellent auteur que vous suivez dit de fort 


DES NOTIONS INNÉES 67 


belles choses là-dessus et qui ont leur prix si on les prend comme il 
faut; mais je ne crois pas qu'elles soient contraires à la doctrine 
bien prise du naturel ou des vérités innées. Et je m'assure qu'il ne 
voudra pas étendre ses remarques trop loin; car je suis également 
persuadé, et que bien des opinions passent pour des vérités qui ne 
sont que des effets de la coutume et de la crédulité, et qu'il y en a 
bien aussi que certains philosophes voudraient faire passer pour des 
préjugés, qui sont pourtant fondées dans la droite raison et dans la 
nature. Il y a autant et plus de sujet de se garder de ceux qui, par 
ambition le plus souvent, prétendent innover, que de se défier des 
impressions anciennes. Et aprés avoir médité sur l'ancien et sur le 
nouveau, j'ai trouvé que la plupart des doctrines reçues peuvent 
souffrir un bon sens. De sorte que je voudrais que les hommes d'es- 
prit cherchassent de quoi satisfaire à leur ambition, en s'occupant 
plutót à bátir et à avancer qu'à reculer et à détruire. Et je souhai- 
terais qu'on ressemblät plutôt aux Romains qui faisaient des beaux 
ouvrages publics, qu'à ce roi vandale, à qui sa mère recommanda 
que ne pouvant pas espérer la gloire d'égaler ces grands bátiments, 
il en cherchát à les détruire. 

Pu. Le but des habiles gens qui ont combattu les vérités innées a 
été d'empécher que sous ce beau nom on ne fasse passer les préju- 
gés et cherche à couvrir sa paresse. 

Tu. Nous sommes d'accord sur ce point, car bien loin qué 
japprouve qu'on se fasse des principes douteux, je voudrais, moi, 
qu'on cherchát jusqu'à la démonstration des axiomes d'Euclide, 
comme quelques anciens ont fait aussi. Et, lorsqu'on demande le 
moyen de connaitre et d'examiner les principes innés, je réponds 
suivant ce que j'ai dit ci-dessus, qu'excepté les instincts dont la rai- 
son est inconnue, il faut tàcher de les réduire aux premiers principes, 
c'est-à-dire aux axiomes identiques ou immédiats par le moyen des 
definitions, qui ne font autre chose qu'une exposition distincte des 
idées. Je ne doute pas méme que vos amis, contraires jusqu'ici aux 
vérités innées, n'approuvent cette méthode, qui parait conforme à 
leur but principal. 


68 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


CHAP. Il[. — AUTRES CONSIDÉRATIONS TOUCHANT LES PRIN- 
CIPES INNÉS, TANT CEUX QUI REGARDENT LA SPÉCULATION 
QUE CEUX QUI APPARTIENNENT A LA PRATIQUE. 


& 3. Pit. Vous voulez qu'on réduise les vérités aux premiers prin- 
cipes et je vous avouc que, s'il y a quelque principe, c'est sans con- 
tredit celui-ci : il est impossible qu'une chose soit et ne soit pas en 
méme temps. Cependant il parait difficile de soutenir qu'il est inné, 
puisqu'il faut se persuader en méme temps que les idées d'impossi- 
bilité et d'identité sont innées. 

Pu. Il faut bien que ceux qui sont pour les vérités innées sou- 
tiennent et soient persuadés que ces idées le sont aussi ; et j'avoue 
que je suis de leur avis. L'idée de l'étre, du possible, du méme, sont 
si bien innées, qu'elles entrent dans toutes nos pensées et raisonne- 
ments, et je les regarde comme des choses essentielles à notre 
esprit; mais j'ai déjà dit qu'on n'y a pas toujours une attention 
particuliére et qu'on ne les déméle qu'avec le temps. J'ai déjà 
dit que nous sommes, pour ainsi dire, innés à nous-mémes, et, 
puisque nous sommes des êtres, l'être nous est inné, et la con- 
naissance de l'étre est enveloppée dans celle que nous avons de 
nous-mêmes. Il y a quelque chose d'approchant en d'autres notions 
générales. 

$ 4. Pr. Si l'idée de l'identité est naturelle, et par conséquent si 
évidente et si présente à l'esprit que nous devions la connaitre dés le 
berceau, je voudrais bien qu'un enfantde sept ans et méme un homme 
de soixante-dix ans me dit si un homme, qui est une créature com- 
posée de corps et d'áme, est le méme lorsque son corps est échangé, 
et si, supposé la métempsycose, Euphorbe serait le méme que 
Pythagore. 

Tu. J'ai assez dit que ce qui nous est naturel ne nous est pas 
connu pour cela dés le berceau, et méme une idée nous peut étre 
connue, sans que nous puissions décider d'abord toutes les ques- 
tions qu'on peut former là-dessus. C'est comme si quelqu'un pré- 
tendait qu'un enfant ne saurait connaitre ce que c'est que le carré 
et sa diagonale, parce qu'il aura de la peine à connaitre que la dia- 


unie... — 


DES NOTIONS INNÉES 69 


gonale est incommensurable avec le côté du carré. Pour ce qui 
est de la question en elle-même, elle me parait démonstrativement 
résolue par la doctrine des monades, que j'ai mise ailleurs dans 
son jour, et nous parlerons plus amplement de cette matière dans 
la suite. | 

$ 6. Pu. Je vois bien que je vous objeeterais en vain que 
l'axiome qui porte que le tout est plus grand que sa partie n'est 
point inné, sous prétexte que les idées du tout et de la partie 
sont relatives, dépendant de celles du nombre et de l'étendue : 
puisque vous soutiendrez apparemment qu'il y a des idées innées 
respectives et que, celles des nombres et de l'étendue sont innées 
aussi. 

Tu. Vous avez raison et méme je crois plutót que l'idée de l'étendue 
est postérieure à celle du tout et de la partie. 

8 7. Que dites-vous de la vérité que Dieu doit étre adoré? est-elle 
innée? 

Tu. Je crois que le devoir d'adorer Dieu porte que dans les occa- 
sions on doit marquer qu'on l'honore au delà de tout autre objet, et 
que c'est une conséquence nécessaire de son idée et de son existence; 
ce qui signifie chez moi que cette vérité est innée. 

€ 8. Pri. Mais les athées semblent prouver par leur exemple que 
l'idée de Dieu n'est point innée. Et sans parler de ceux dont les an- 
ciens ont fait mention, n'a-t-on pas découvert des nations entières 
qui n'avaient aucune idée de Dieu ni des noms pour marquer Dieu 
et l'âme; comme à la baie de Soldanie, dans le Brésil, dans les iles 
Caribes, dans le Paraguay ? 

Tn. Feu M. Fabricius, théologien célèbre de Heidelberg, a fait 
une apologie du genre humain, pour le purger de l'imputation de 
l'athéisme. C'était un auteur de beaucoup d'exactitude et fort au- 
dessus de bien des préjugés; cependant je ne prétends point entrer 
dans cette discussion des faits. Je veux que des peuples entiers n'aient 
jamais pensé à la substance suprême, ni à ce que c'est que l'âme. Et 
je me souviens que, lorsqu'on voulut à ma prière, favorisée par l'il- 
lustre M. Witsen, m'obtenir en Hollande une version de l'oraison 
dominicale dans la langue de Barantola, on fut arrêté à cet endroit : 
ton nom soit sanctifié, parce qu'on ne pouvait point faire entendre 
aux Barantolois ce que voulait dire saint. Je me souviens aussi que 
dans le credo, fait pour les Hottentots, on fut obligé d'exprimer le 
Saint-Esprit par des mots du pays qui signifient un vent doux et 


70 NOUVEAUX ESSAIS. SUR L'ENTENDEMENT 


agréable, ce qui n'était pas sans raison, car nos mots grecs et latins, 
zvtUux, anima, spiritus, ne signifient originairement que l'air ou 
vent qu'on respire, comme une des plus subtiles choses qui nous 
soit connue par les sens et on commence par les sens pour mener 
peu à peu les hommes à ce qui est au-dessus des sens. Cependant 
toute cette difficulté qu'on trouve à parvenir aux connaissances 
abstraites ne fait rien contre les connaissances innées. Il y a des 
peuples qui n'ont aucun mot qui réponde à celui d’être ; est-ce qu'on 
doute qu'ils ne savent pas ce que c'est que d'étre, quoiqu'ils n'y 
pensent guére à part? ^u reste, je trouve si beau et si à mon gré ce 
que j'ai lu chez notre excellent auteur sur l'idée de Dieu (£ssai de 
l'entendement, liv. 1, ch. m, $ 9) que je ne saurais m'empêcher de le 
rapporter. Le voici: « Les hommes ne sauraient guère éviter d'avoir 
quelque espéce d'idée des choses, dont ceux avec qui ils conversent 
ont souvent occasion de les entretenir sous certains noms ; et si c'est 
une chose qui emporte avec elle l'idée d'excellence, de grandeur ou 
de quelque qualité extraordinaire qui intéresse par quelque endroit 
et qui s'imprime dans l'esprit sous l'idée d'une puissance absolue et 
irrésistible, qu'on ne puisse s'empécher de craindre », (j'ajoute : et 
sous l'idée d'une grandissime bonté, qu'on ne saurait s'empécher 
d'aimer), « une telle idée doit, suivant toutes les apparences, faire 
de plus fortes impressions et se répandre plus loin qu'aucune autre, 
surtout si c'est une idée qui s'accorde avec les plus simples lumières 
de la raison et qui découle naturellement de chaque partie de nos 
connaissances. Or, telle est l'idée de Dieu, car les marques écla- 
tantes d'une sagesse et d'une puissance extraordinaire paraissent 
si visiblement dans tous les ouvrages de la création, que toute créa- 
ture raisonnable qui voudra y faire réflexion, ne saurait manquer 
de découvrir l'auteur de toutes ces merveilles ; et l'impression que 
la découverte d'un tel être doit faire naturellement sur l'âme de 
tous ceux qui en ont entendu parler une seule fois est si grande et 
entraine avec elle des pensées d'un si grand poids et si propres à se 
répandre dans le monde, qu'il me parait tout à fait étrange qu'il se 
puisse trouver sur la terre une nation entière d'hommes assez stu- 
pides pour n'avoir aucune idée de Dieu. Cela, dis-je, me semble 
aussi surprenant que d'imaginer des hommes qui n'auraient aucune 
idée des nombres ou du feu. » Je voudrais qu'il me füt toujours 
permis de copier mot à mot quantité d'autres excellents endroits de 
notre auteur, que nous sommes obligés de passer. Je dirai seulement 


DES NOTIONS INNÉES 7! 


ici que cet auteur, parlant des plus simples lumières de la raison qui 
s'accordent avec l'idée de Dieu et de ce qui en découle naturellement, 
ne parait guére s'éloigner de mon sens sur les vérités innées et sur 
ce qui lui parait aussi étrange qu'il y ait des hommes sans aucune 
idee de Dieu qu'il serait surprenant de trouver des hommes qui 
n'auraient aucune idée des nombres ou du feu, je remarquerai que 
les habitants des iles Mariannes, à qui on a donné le nom de la reine 
d'Espagne, qui y a favorisé les missions, n'avaient aucune connais- 
sance du feu lorsqu'on les découvrit, commeil parait par la relation 
que le R. P. Gobien (1), jésuite francais, chargé du soin des mis- 
sions éloignées, a donnée au public et m'a envoyée. 

& 16. Si l'on a le droit de conclure que l’idée de Dieu est innée, de 
ce que tous les gens sages ont eu cette idée, la vertu doit aussi étre 
innée parce que les gens sages en ont toujours eu une véritable idée. 

Tu. Non pas la vertu, mais l'idée de la vertu est innée, et peut- 
étre ne voulez-vous que cela. 

Pur. Hl est aussi certain qu'il y a un Dieu, qu'il est certain que les 
angles opposés, qui se font par l'intersection de deux lignes droites, 
sont égaux. Et il n'y eut jamais de créature raisonnalle qui se soit 
appliquée sincèrement à examiner la vérité de ces deux propo- 
sitions, qui ait manqué d'y donner son consentement. Cependant 
il est hors de doute qu'il y a bien des hommes qui, n'ayant point 
tourné leurs pensées de ce cóté-là, ignorent également ces deux 
vérités. 

Tu. Je l'avoue ; mais cela n'empéche point qu'elles soient innées, 
c'est-à-dire qu'on les puisse trouver en soi. 

S 18 Pur. Il serait encore avantageux d'avoir une idée innée de 
la substance ; mais il se trouve que nous ne l'avons, ni innée, ni 
acquise, puisque nous ne l'avons ni par la sensation, ni par la 
réflexion. 

Tn. Je suis d'opinion que la réflexion suffit pour trouver l'idée de 
la substance en nous-mémes, qui sommes des substances. Et cette 
notion est des plus importantes. Mais nous en parlerons peut-être 
plus amplemeut dans la suite de notre conférence. 

Pu. S'il y a des idées innées, qui soient dans l'esprit, sans que 
l'esprit y pense actuellement, il faut du moins qu'elles soient dans 
la mémoire, d'où elles doivent être tirées par voie de réminiscence. 


(1) Gosrzx (Charles) (1653-1708), professeur de philosophie à Tours, a publié 
une Histoire des (les Mariannes (Paris, 1700), p. 72. 


12 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


c'est-à-dire étre connues lorsqu'on en rappelle le souvenir, comme 
autant de perceptions, qui aient été auparavant dans l’âme, à moins 
que la réminiscence ne puisse subsister sans réminiscence. Car cette 
persuasion, oü l'on est intérieurement sür qu'une telle idée a 
été auparavant dans notre esprit, est proprement ce qui distingue la 
réminiscence de toute autre voie de penser. 

Tu. Pour que les connaissances, idées ou vérités soient dans notre 
esprit, il n'est point nécessaire que nous y ayons jamais pensé 
actuellement ; ce ne sont que des habitudes naturelles, c'est-à-dire 
des dispositions et aptitudes actives et passives et plus que fabula 
rasa. ll est vrai cependant que les platoniciens croyaient que nous 
avions déjà pensé actuellement à ce que nous retrouvons en nous; 
et pour les réfuter, il ne suffit pas de dire que nous ne nous en sou- 
venons point, car il est sür qu'une infinité de pensées nous revient, 
que nous avons oublié d'avoir eues. Il est arrivé qu'un homme a 
cru faire un vers nouveau, qu'il s'est trouvé avoir lu mot pour mot 
longtemps auparavant dans quelque ancien poéte. Et souvent nous 
avons une facilité non commune de concevoir certaines choses, 
parce que nous les avons conçues autrefois, sans que nous nous en 
souvenions. Il se peut qu'un enfant, devenu aveugle, oublie d'avoir 
vu la lumière et les couleurs, comme il arriva à l’âge de deux ans et 
demi par la petite vérole à ce célèbre Ulric Sehonberg, natif de 
Weide au haut Palatinat, qui mourut à konigsberg en Prusse en 1649, 
oit il avait enseigné la philosophie et les mathématiques avec l'admi- 
ration de tout le monde. Il se peut qu'il reste à un tel homme 
des effets des anciennes impressions, sans qu'il s'en souvienne. Je 
crois que les songes nous renouvellent souvent ainsi d'anciennes 
pensées. Jules Scaliger, ayant célébré en vers les hommes illustres 
de Vérone, un certain soi-disant Brugnolus, Bavarois d'origine, 
mais depuis établi à Vérone, lui parut en songe et se plaignit d'avoir 
été oublié. Jules Scaliger, ne se souvenant pas d'en avoir oui parler 
auparavant, ne laissa point de faire des vers élégiaques à son hon- 
neur sur cesonge. Enfin le fils Joseph, Scaliger (1), passant en Italie, 
apprit plus particulièrement qu'il y avait eu autrefois à Vérone un 
célébre grammairien ou critique savant de ce nom qui avait con- 
tribué au rétablissement des belles lettres en Italie. Cette histoire se 


(1) Scaliger (Joseph), fils de Jules Gésar, né à Agen, 1510 mort à Leyde 1609 
On peut dire qu'il a fixé la Chronologie par son célèbre ouvrage : De emenda- 
lione temporum. 


DES NOTIONS INNÉES ] 13 


trouve dans les poésies de Scaliger le père avec T'élégie, et dans les 
lettres du fils. On la rapporte aussi dans les Scaligerana, qu'on a 
recueillis des conversations de Joseph Scaliger. Il y a bien de l'ap- 
parence que Jules Scaliger avait su quelque chose de Brugnol, dont 
il ne se souvenait plus, et que le songe avait été en partie le renou- 
vellement d'une ancienne idée, quoiqu'il n'y ait pas eu cette rémi- 
niscence proprement appelée ainsi, qui nous fait connaitre que nous 
avons déjà eu cette méme idée; du moins, je ne vois aucune nécessité 
qui nous oblige d'assurer qu'il ne reste aucune trace d'une percep- 
tion quand il n'y en a pas assez pour se souvenir qu'on l'a eue. 

S 24. Pn. ll faut que je reconnaisse que vous répondez assez na- 
turellement aux difficultés que nous avons formées contre les vé- 
rités innées. Peut-étre aussi que nos auteurs ne les combattent point 
dans le sens oü vous les soutenez. Ainsi je reviens seulement à 
vous dire, Monsieur, qu'on a eu quelque sujet de crainte que l'opi- 
pion des vérités innées nc servit de prétexte aux paresseux, de 
s'exempter de la peine des recherches, et donnát la commodité aux 
docteurs et aux maîtres de poser pour principe des principes que 
les principes ne doivent pas étre mis en question. 

Tn. J'ai déjà dit que, si c'est là le dessein de vos amis, de con- 
seiller qu'on cherche les preuves des vérités, qui en peuvent rece- 
voir, sans distinguer si elles sont innées ou non, nous sommes en- 
tiérement d'accord ; et l'opinion des vérités innées, de la manière 
dont je les prends, n'en doit détourner personne, car, outre qu'on fait 
bien de chercher la raison des instincts, c'est une de mes grandes 
maximes, qu'il est bon de chercher les démonstrations des axiomes 
mémes, et je me souviens qu'à Paris, lorsqu'on se moquait de feu 
M. Roberval (1) déjà vieux, parce qu'il voulait démontrer ceux 
d'Euclide à l'exemple d'Appollonius et de Proclus, je fis voir l'utilité 
de cette recherche. Pour ce qui est du principe de ceux qui disent 
qu'il ne faut point disputer contre celui qui nie les principes, il n'a 
lieu entiérement qu'à l'égard de ces principes qui ne sauraient rece- 
voir ni doute ni preuve. Il est vrai que pour éviter les scandales et 
les désordres, on peut faire des réglements à l'égard des disputes 
publiques et de quelques autres conférences, en vertu desquels il 
soit défendu de mettre en contestation certaines vérités établies. 
Mais c'est plutót un poiut de police que de philosophie. 


(1) Rosenvaz, célèbre géomètre français, 1602-1675, professeur de mathéma- 
tiques au Collége de France. 


LIVRE SECOND 


DES IDÉES 


— —ÓM — — ——À 


CHAP. Er. — Ov L’ON TRAITE DES IDÉES EN GÉNÉRAL, ET 
OU L'ON EXAMINE PAR OCCASION SI L'AME DE L'HOMME 
PENSE TOUJOURS. 


& 1. Pn. Aprés avoir examiné si les idées sont innées, considérons 
leur nature et leurs différences. N'est-il pas vrai que l'idée est 
l'objet de la pensée? 

Tu. Je l'avoue, pourvu que vous ajoutiez que c'est un objet 
immédiat interne et que cet objet est une expression de la nature 
ou des qualités des choses. Si l'idée était la forme de la pensée, 
elle naitrait et cesserait avec les pensées actuelles qui y répon- 
dent; mais, en étant l'objet, elle pourra être antérieure et pos- 
térieure aux pensées. Les objets externes sensibles ne sont que 
médiats, parce qu'ils ne sauraient agir immédiatement sur l'áme. 
Dieu seul est l'objet externe immédiat. On pourrait dire que 
l'âme méme est son objet immédiat interne; mais c'est en tant 
qu'elle contient les idées, ou ce qui répond aux choses. Car l'àmc 
est un petit monde, oü les idées distinctes sont une représentation 
de Dieu et oü les confuses sont une représentation de l'univers. 

8 2. Pr. Nos messieurs, qui supposent qu'au commencement l'âme 
est une table rase, vide de tous caractéres et sans aucune idée, de- 
mandent comment elle vient à recevoir des idées et par quel moyen 


DES IDÉES | 15 


elle en acquiert cette prodigieuse quantité ? A cela ils répondent en 
un mot : de l'expérience. 

Tu. Cette tabula rasa, dont on parle tant, n'est à mon avis qu'une 
fiction, que la nature ne souffre point et qui n'est fondée que dans 
les notions incomplétes des philosophes, comme le vide, les atomes, 
et le repos ou absolu ou respectif de deux parties d'un tout entre 
elles, ou comme la matière premiére qu'on conçoit sans aucune 
forme. Les choses uniformes et qui ne renferment aucune variété, ne 
sont jamais que des abstractions, comme le temps, l'espace et les 
autres êtres des mathématiques pures. ll n'y a point de corps dont 
les parties soient en repos, et il n'y a point de substance qui n'ait de 
quoi se distinguer de toute autre. Les âmes humaines différent non 
seulement des autres ámes, mais encore entre elles, quoique la dif- 
férence ne soit point de la nature de celles qu'on appelle spécifiques. 
Et selon les démonstrations, que je crois avoir, toute chose substan- 
tielle, soit âme ou corps, a son rapport à chacune des autres, qui 
lui est propre; et l'une doit toujours différer de l'autre par des dé- 
nominations intrinséques, pour ne pas dire que ceux qui parlent 
tant de cette table rase après lui avoir ôté les idées, ne sauraient 
dire ce qui lui reste, comme les philosophes de l'école, qui ne lais- 
sent rien à leur matière première. On me répondra peut-être, que 
cette table rase des philosophes veut dire que l'âme n'a naturelle- 
ment et originairement que des facultés nues. Mais les facultés sans 
quelque acte, en un mot les pures puissances de l'école, ne sont 
aussi que des fictions, que la nature ne connait point, et qu'on n'ob- 
tient qu'en faisant des abstractions. Car oü trouvera-t-on jamais dans 
le monde une faculté qui se renferme dans la seule puissance et 
n'exerce encore quelque acte? Il y a toujours une disposition parti- 
eulière à l'action et à une action plutôt qu'à l'autre. Et, outre la dis- 
position, il y a une tendance à l'action, dont méme il y a toujours 
une infinité à la fois dans chaque sujet: et ces tendances ne sont 
jamais sans quelque effet. L'expérience est nécessaire, je l'avoue, 
afin que l'üme soit déterminée à telles ou telles pensées, ct afin 
qu'elle prenne garde aux idées qui sont en nous; mais le moyen que 
l'expérience et le sens puissent donner des idées? L'àme a-t.elle des 
feuétres, ressemble-t-elle à des tablettes, est-elle comme de la cire? 
Il est visible que tous ceux qui pensent ainsi de l'âme, la rendent cor- 
porelle dans le fond. On m'opposera cet axiome, recu parmi les phi- 
losophes : que rien n'est dans l'àme qui ne vienne des sens. Mais il 


16 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


faut excepter l'âme même et ses affections. .Vihil est in intellectu, 
quod non fuerit. in sensu, excipe : nisi ipse intellectus. Or l'àme 
renferme l'étre, la substance, l'un, le méme, la cause, la percep- 
tion, le raisonnement, et quantité d'autres notions, que les sens ne 
sauraient donner. Cela s'accorde assez avec votre auteur de l'Essai 
qui cherche une bonne partie des idées dans la réflexion de l'esprit 
sur sa propre nature. | 

Pu. J'espère donc que vous accorderez à cet habile auteur que 
toutes les idées viennent par sensation ou par réflexion, c'est-à-dire 
des observations que nous faisons, ou sur les objets extérieurs et 
sensibles, ou sur les opérations intérieures de notre âme. 

Tu. Pour éviter une contestation sur laquelle nous ne nous sommes 
arrétés que trop, je vous déclare par avance, Monsieur, que lorsque 
vous direz que les idées nous viennent de l'une ou de l'autre de ces 
causes, je l'entends de leur perception actuelle, car je crois d'avoir 
montré qu'elles sont en nous avant qu'on s'en apercoiveen tant 
qu'elles ont quelque chose de distinct. 

$ 9. Pru. Aprés cela voyons quand on doit dire que l'âme com- 
mence d'avoir de la perception et de penser actuellement aux idées. 
Je sais bien qu'il y a une opinion qui pose que l'áme pense toujours, 
et que la pensée actuelle est aussi inséparable de l'âme que l'exten- 
sion actuelle est inséparable du corps (3 10). Mais je ne saurais con- 
cevoir qu'il soit plus nécessaire à l'àme de penser toujours qu'au 
corps d'étre toujours en mouvement, la perception des idées étant à 
l'Àme ce que le mouvement est au corps. Cela me parait fort raison- 
nable au moins, et je serais bien aise, Monsieur, de savoir votre 
sentiment là-dessus. 

Tu. Vous l'avez dit, Monsieur, l'action n'est pas plus attachée à 
l'âme qu'au corps; un état sans pensée dans l'àme et un repos absolu 
dans le corps me paraissant également contraire à la nature et sans 
exemple dans le monde. Une substance qui sera une fois en action le 
sera toujours, car toutes les impressions demeurent et sont mélées 
seulement avec d'autres nouvelles. Frappant un corps, on y excite 
ou détermine plutót une infinité de tourbillons, comme dans une 
liqueur; car, dans le fond, tout solide a un degré de liquidité, et tout 
liquide un degré de solidité, et il n'y a pas moyen d'arréter jamais 
entiérement ces tourbillons internes : maintenant on peut croire que 
si le corps n'est jamais en repos, l'âme qui y répond ne sera jamais 
non plus sans perception. 


DES IDÉES 11 


Pu. Mais c'est peut-étre un privilége de l'auteur et conservateur 
de toutes choses, qu'étant infini dansses perceptions, il ne dort et ne 
sommeille jamais. Ce qui ne convient point à aucun étre fini ou au 
moins à aucun être tel que l'âme de l'homme. 

Tn. 1] est sür que nous dormons et sommeillons, et que Dieu en 
est exempt. Mais il ne s'ensuit point que nous soyons sans aucune 
perception en sommeillant. Il se trouve plutôt tout le contraire, si 
on v prend bien garde. 

Pu. Il y a en nous quelque chose qui a la puissance de penser ; 
mais il ne s'ensuit pas que nous en ayons toujours l'acte. 

Tu. Les puissances véritables ne sont jamais des simples possibi- 
lités. Il y a toujours dela tendance et de l'action. 

Pu. Mais cette proposition : l'âme pense toujours, n'est pas évi- 
dente par elle-même. 

Tu. Je ne le dis point aussi. 1l faut un peu d'attention et de raison- 
nement pour la trouver. Le vulgaire s'en apercoit aussi peu que de 
la pression de l'air ou dela rondeur de la terre. 

Pu. Je doute si j'ai pensé la nuit précédente. C'est une question 
de fait. F1 la faut décider par des expériences sensibles. 

Tu. On la décide comme l'on prouve qu'il y a des corps impercep- 
tibles et des mouvements invisibles, quoique certaines personnes les 
traitent de ridicules. ll! y a de méme des perceptions peu relevées, 
sans nombre, qui ne se distinguent pas assez pour qu'on s'en aper- 
coive ou s'en souvienne, mais elles se font connaitre par des consé- 
quences certaines. 

Pu. Hl s'est trouvé un certain auteur qui nous a objecté que nous 
soutenons que l'ime cesse d'exister, parce que nous ne sentons pas 
qu'elle existe pendant notre sommeil. Mais cette objection ne peut 
venir que d'une étrange préoccupation ; car nous ne disons pas qu'il 
ny a point d'àme dans l'homme, parce que nous ne sentons pas 
qu'elle existe pendant notre sommeil, mais seulement que l'homme 
ne saurait penser sans s'en apercevoir. 

Ta. Je n'ai point lu le livre qui contient cette objection, mais on 
n'aurait pas eu tort de vous objecter seulement qu'il ne s'ensuit pas 
de ce qu'on ne s'apercoit pas de la pensée, qu'elle cesse pour cela; 
car autrement on pourrait dire, par la méme raison, qu'il n'y a point 
d'àme pendant qu'on ne s'en apercoit point. Et, pour réfuter cette 
objection, il faut montrer de la pensée narticulièrement, qu'il lui est 
essentiel qu'on s'en aperçoive. 


18 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


& 11. Pi. Il n'est pas aisé de concevoir qu'une chose puisse pen- 
ser et ne pas sentir qu'elle pense. 

Tu. Voilà sans doute le nœud de l'affaire et la difficulté qui a em- 
barrassé d'habiles gens. Mais voici le moyen d'en sortir. C'est qu'il 
faut considérer que nous pensons à quantité de choses à la fois, mais 
nous ne prenons garde qu'aux pensées qui sont les plus distinguées ; 
et la chose ne saurait aller autrement, car, si nous prenions garde à 
tout, il faudrait penser avec attention à une infinité de choses cn 
méme temps, que nous sentons toutes et qui font impression sur nos 
sens. Je dis bien plus : il reste quelque chose de toutes nos pensées 
passées, et aucune n'en saurait jamais étre effacée entiérement. Or, 
quand nous dormons sans songe et quand nous sommes étourdis 
par quelque coup, chute, symptôme ou autre accident, il se forme 
en nous une infinité de petits sentiments confus, et la mort méme ne 
saurait faire un autre effet sur les ámes des animaux, qui doivent 
sans doute reprendre tót ou tard des perceptions distinguées, car 
tout va par ordre dans la nature. J'avoue cependant qu'en cet état 
de confusion l'âme serait sans plaisir et sans douleur, car ce sont 
des perceptions notables. 

8 12. Pri. N'est-il pas vrai que ceux avec qui nous avons présente- 
ment à faire, c'est-à-dire les cartésiens qui croient que l'âme pense 
toujours, accordent la vie à tous les animaux différents de l'homme, 
sans leur donner une áme qui connaisse et qui pense, et que les 
mêmes ne trouvent aucune difficulté de dire que l'âme puisse penser 
sans étre jointe à un corps? 

Tu. Pour moi, je suis d'un autre sentiment; car, quoique je sois 
de celui des cartésiens, en ce qu'ils disent que l'àme pense tou- 
jours, je ne le -suis point dans les deux autres points. Je crois que 
les hétes ont des âmes impérissables et que les âmes humaines et 
toutes les autres ne sont jamais sans quelque corps ; je tiens méme 
que Dieu seul, comme étant un acte pur, en est entierement exempt. 

Pu. Si vous aviez été du sentiment des cartésiens, jen aurais 
inféré que les corps de Castor ou de Pollux, pouvant étre tantót 
avec, tantôt sans àme, quoique demeurant toujours vivants, et l'áme 
pouvant aussi être tantôt dans un tel corps et tantôt dehors, on pour- 
rait supposer que Castor et l'ollux n'aient qu'une seule âme qui agisse 
alternativement dans le corps de ces deux hommes endormis ct 
éveillés tour à tour : ainsi elle ferait deux personnes aussi distinctes 
que Castor et Hercule pourraient l'être, 


DES IDÉES 19 


Tu. Je vous ferai une autre supposition à mon tour, qui parait 
plus réelle. N'est-il pas vrai qu'il faut toujours accorder qu'après 
quelque intervalle ou quelque grand changement, on peut tomber 
dans un oubli général? Sleidan(1), dit-on, avant de mourir oublia 
tout ce qu'il savait. Et il y a quantité d'autres exemples de ce triste 
événement. Supposons qu'un tel homme rajeunisse et apprenne tout 
de nouveau. Sera-ce un? autre homme pour cela? Ce n'est donc 
pas le souvenir qui fait justement le méme homme. Cependant la 
fiction d'une àme qui anime des corps différents tour à tour, sans 
que ce qui lui arrive dans l'un de ces corps l'intéresse dans l'autre, 
est une de ces fictions contraires à la nature des choses, qui viennent 
des notions incomplètes des philosophes, comme l'espace sans corps 
et le corps sans mouvement et qui disparaissent quand on pénetre 
un peu plus avant; car il faut savoir que chaque áme garde toutes 
les impressions précédentes et ne saurait se mipartir de la manière 
qu'on vient de dire. L'avenir dans chaque substance a une parfaite 
liaison avec le passé. C'est ce qui fait l'identité de l'individu. Cepen- 
dant le souvenir n'est point nécessaire ni méme toujours possible 
à cause de la multitude des impressions présentes et passées qui con- 
courent à nos pensées présentes, car je ne crois point qu'il y ait dans 
l'homme des pensées dont il n'y ait quelque effet au moins confus ou 
quelque reste mélé avec les pensées suivantes. On peut oublier bien 
des choses, mais on pourrait aussi se ressouvenir de bien loin, si l'on 
était ramené comme il faut. | 

$ 43. Pn. Ceux qui viennent à dormir sans faire aucun songe ne 
peuvent jamais être convaincus que leurs pensées soient en action. 

Tr. On n'est pas sans quelque sentiment faible pendant qu'on dort, 
lors méme qu'on est sans songe. Le réveil même le marque, et plus 
bn est aisé à être éveillé, plus on a de sentiment de ce qui sc passe 
au dehors, quoique ce sentiment ne soit pas toujours assez fort pour 
Guser le réveil. 

5 14. Pri. Hl parait bien difficile de concevoir que dans ce moment 
l'âme pense dans un homme endormi, et le moment suivant dans un 
homme éveillé, sans qu'elle s'en ressouvienne. 

Ta. Non seulement cela est aisé à concevoir, mais même quelque 
Chose de semblable s'observe tous les jours pendant qu'on veille; 


(1 SLEImAx, célèbre historien, né én 1506 à Schleide (électorat de Cologne , 
mort à Strasbourg en 1556. Son principal ouvrage est son De sletu veligtonis et 
reipublice, Carolo Quinto Cesare, commentarii, Strasbourg, 1555, p. 8f. 


80 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


car nous avons toujours des objets qui frappent nos yeux ou nos 
oreilles, et par conséquent l'áme en est touchée aussi, sans que nous 
y prenions garde, parce que notre attention est bandée à d'autres 
objets, jusqu'à ce que l'objet devienne assez fort pour l'attirer à soi 
en redoublant son action ou par quelque autre raison; c'était comme 
un sommeil particulier à l'égard de cet objet-là, et ce sommeil de- 
vient général lorsque notre attention cesse à l'égard de tous les objets 
ensemble. C'est aussi un moyen de s'endormir, quand on partage 
l'atteution pour l'affaiblir. 

Pii. J'ai appris d'un homme qui, dans sa jeunesse, s'était appliqué 
à l'étude et avait eu la mémoire assez heureuse, qu'il n'avait jamais 
eu aucun songe avant d'avoir eu la fièvre, dont il venait d'être 
guéri dans le temps qu'il me parlait, âgé pour lors de 25 ou 26 ans. 

Tu. On m'a aussi parlé d'une personne d'étude bien plus avancée 
en âge, qui n'avait jamais eu aueun songe. Mais ce n'est pas sur les 
songes seuls qu'il faut fonder la perpétuité de la perception de l'àme, 
puisque j'ai fait voir comment, méme en dormant, elle a quelque 
perception de ce qui se passe au dehors. 

S 45. Pn. Penser souvent et ne pas conserver un seul moment le 
souvenir de ce qu'on pense, c'est penser d'une manière inutile. 

Tu. Toutes les impressions ont leur effet, mais tous les effets ne 
sont pas toujours notables; quand je me tourne d'un cóté plutót que 
d'un autre, c'est bien souvent par un enchainement de petites im- 
pressions dont je ne m'apercois pas et qui rendent un mouvement 
un peu plus malaisé que l'autre. Toutes nos actions indélibérées sont 
des résultats d'un concours de petites perceptions et méme nos cou- 
tumes et passions, qui ont tant d'influence dans nos délibérations, 
en viennent; car ces habitudes naissent peu à peu, et par consé- 
quent, sans les petites perceptions on ne viendrait point à ces dispo- 
sitions notables. J'ai déjà remarqué que celui qui nierait ces effets 
dans la morale, imiterait des gens mal instruits, qui nient les cor- 
puscules insensibles dans la physique ; et cependant, je crois qu'il y 
en a parmi ceux qui parlent de la liberté, qui, ne prenant pas garde 
à ces impressions insensibles, capables de faire pencher la balance, 
s'imaginent une entiere indifférence dans les actions morales comme 
celle de l'âne de Buridan (1) mi-parti entre deux prés. Et c’est de 


» 
(1) Buripax, célèbre scolastique, disciple d'Ockam, vécut dans le xiv? siècle. 
On ne sait ni la date de sa naissance ni celle de sa mort. On a de lui des Com- 
mentaires sur .iristote. 


DES IDÉES 81 


quoi nous parlerons plus amplement dans la suite. J'avoue pourtant 
que ces impressions inclinent sans nécessité. 

Pu. On dira peut-être que dans un homme éveillé qui pense, son 
corps est pour quelque chose et que le souvenir se conserve par les 
traces du cerveau, mais que, lorsqu'il dort, l'âme a ses pensées à part 
en elle-même. 

Tu. Je suis bien éloigné de dire cela, puisque je crois qu'il y a 
toujours une exacte correspondance entre le corps et l'âme, et puisque 
je me sers des impressions du corps, dont on ne s'apercoit pas, soit 
en veillant, soit en dormant, pour prouver que l'âme en a de sem- 
blables. Je tiens méme qu'il se passe quelque chose dans l'àme qui 
répond à la circulation du sang et à tous les mouvements internes des 
viscères dont on ne s'apercoit pourtant point, tout comme ceux qui 
habitent auprès d'un moulin à eau ne s'apergoivent point du bruit 
qu'il fait. En effet, s'il y avait des impressions dans le corps pendant 
le sommeil ou pendant qu'on veille, dont l'âme ne fût pas touchée 
ou affectée du tout, il faudrait donner des limites à l'union de l'àme 
et du corps, comme si les impressions corporelles avaient besoin 
d'une certaine figure et grandeur pour que l’âme s'en püt ressentir, 
ce qui n'est point soutenable si l'âme est incorporelle, car il n'y a 
point de proportion entre une substance incorporrelle et une telle 
ou telle modification de la matiére. En un mot, c'est une grande 
source d'erreurs de croire qu'il n'y a aucune perception dans l'âme 
que celles dont elle s'apercoit. 

$ 16. Pu. La plupart des songes dont nous nous souvenons sont 
extravagants et mal liés. On devrait donc dire que l'âme doit la faculté 
de penser raisonnablement au corps ou qu'elle ne retient aucun de 
ses soliloques raisonnables. 

Tu. Le corps répond à toutes les pensées de l'àme, raisonnables 
ou non, et les songes ont aussi bien leurs traces dans le cerveau que 
les pensées de ceux qui veillent. 

8 17. Pu. Puisque vous êtes si assuré que l'àme pense toujours ac- 
tuellement, je voudrais que vous me puissiez dire quelles sont les idées 
qui sont dans l'áme d'un enfant, avant qu'elle soit unie au corps ou 
justement dans le temps de son union, avant qu'elle ait recu aucune 
idée par la voie de la sensation. 

Tu. [1 est aisé de vous satisfaire par nos principes. Les perceptions 
de l’ime répondent toujours naturellement à la constitution du 
corps, et, lorsqu'il y a quantité de mouvements confus et peu distin- 

PAUL JANET. — Leibniz. I-6 


$2 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


gués dans le cerveau, comme il arrive à ceux qui ont peu d'expé- 
rience, les pensées de l'âme ísuivant l'ordre des choses) ne sauraient 
être non plus distinctes. Cependant l'âme n'est jamais privée du 
secours de la sensation, parce qu'elle exprime toujours son corps, 
et ce corps est toujours frappé par les ambians d'une infinité de 
maniéres, mais qui souvent ne font qu'une impression confuse. 

$ 18. Pu. Mais voici encore une autre question que fait l'auteur 
de l'Essai. Je voudrais bien, dit-il, que ceux qui soutiennent avec 
tant de confiance que l'âme de l'homme, ou (ce qui est la méme 
chose) que l'homme pense toujours, me disent comment ils le savent. 

Tu. Je ne sais pas s'il ne faut pas plus de confiance pour nier qu'il 
se passe quelque chose dans l'àme, dont nous ne nous apercevions 
pas; car ce qui est remarquable doit être composé de parties qui ne 
le sont pas, rien ne saurait naitre tout d'un coup, la pensée non plus 
que le mouvement. Enfin, c'est comme si quelqu'un demandait au- 
jourd'hui comment nous connaissons les corpuscules insensibles. 

S 19 Pr. Je ne me souviens pas que ceux qui nous disent que l'âme 
pense toujours, nous disent jamais que l'homme pense toujours. 

Tu. Je m'imagine que c'est parce qu'ils l'entendent aussi de l'âme 
séparée. Cependant ils avoueront volontiers que l'homme pense tou- 
jours durant l'union. Pour moi, qui ai des raisons pour tenir que 
l'âme n'est jamais séparée de tout corps, je crois qu'on peut dire 
absolument que l'homme pense et pensera toujours. 

Pn. Dire que le corps est étendu sans avoir des parties, et qu'une 
chose pense sans s'apercevoir qu'elle pense, ce sont deux assertions 
qui paraissent également inintelligibles. 

Tu. Pardonnez-moi, Monsieur, je suis obligé de vous dire que, 
lorsque vous avancez qu'il n'y a rien dans l'àme dont elle ne s'aper- 
çoive, c'est une pétition de principe qui a déjà régné par toute notre 
premiére conférence, oü l'on a voulu s'en servir pour détruire les 
idées et les vérités innées. Si nous accordions ce principe, outre 
que nous croirions choquer l'expérience et la raison, nous renonce- 
rions sans raison à notre sentiment, que je crois avoir rendu assez 
intelligible. Mais, outre que nos adversaires, tout habiles qu'ils sont, 
n'ont point apporté de preuve de ce qu'ils avancent si souvent et si 
positivement là-dessus, il est aisé de leur montrer le contraire, c'est- 
à-dire qu'il n'est pas possible que nous réfléchissions toujours 
expressément sur toutes nos pensées; autrement l'esprit ferait ré- 
flexion sur chaque réflexion à l'infini saus pouvoir jamais passer à 


DES IDÉES 83 


une nouvelle pensée. Par exemple, en m'apercevant de quelque sen- 
timent present, je devrais toujours penser que j'y pense, et penser 
encore que je pense d'y penser, et ainsi à l'infini. Mais il faut bien 
que je cesse de réfléchir sur toutes ces réflexions et qu'il y ait enfin 
quelque pensée qu'on laisse passer sans y penser; autrement, on 
demeurerait toujours sur la méme chose. 

Pn. Mais ne serait-on pas tout aussi bien fondé à soutenir que 
l'homme a toujours faim, en disant qu'il en peut avoir sans s'en 
apercevoir. 

Tu. H y a bien de la différence : la faim a des raisons particulières 
qui ne subsistent pas toujours. Cependant, il est vrai aussi qu'en- 
core quand on a faim, on n'y pense pas à tout moment; mais, quand 
on y pense, on s'en aperçoit, car c'est une disposition bien notable. 
Il y à toujours des irritations dans l'estomac, mais il faut qu'elles 
deviennent assez fortes pour causer la faim. La méme distinction se 
doit toujours faire entre les pensées en général et les pensées no- 
tables. Ainsi ce qu'on apporte pour tourner notre sentiment en 
ridicule, sert à le confirmer. - 

$ 23. Pu. On peut demander maintenant quand l'homme commence 
a avoir des idées dans sa pensée, et il me semble qu'on doit ré- 
pondre que c'est dés qu'il a quelque sensation. 

Tn. Je suis du méme sentiment, mais c'est par un principe un peu 
particulier, car je crois que nous ne sommes jamais sans pensces et 
aussi jamais sans sensation. Je distingue seulement entre les idées et 
les pensées; car nous avons toujours les idées pures ou distinctes, 
indépendamment des sens; mais les pensées répondent toujours à 
quelque sensation. 

S 25. Pn. Mais l'esprit est passif seulement dans la perception des 
idées simples, qui sont les rudiments ou matériaux de la connais- 
sance, au lieu qu'il est actif, quand il forme des idées composées. 

Tu. Comment cela se peut-il, qu'il soit passif seulement à l'égard 
de la perception de toutes les idees simples, puisque selon votre 
propre aveu il y a des idées simples, dont la perception vient de la 
réflexion, et que l'esprit se donne lui-méme les pensées de reflexion, 
car c'est lui qui réfléchit? S'il se peut les refuser, c'est une autre 
question, et il ne le peut point sans doute sans quelque raison qui 
l'en détourne, quand quelque occasion l'y porte. 

Ta. li semble que jusqu'ici nous avons disputé ex-professo. Main- 
tenant que nous allons venir au détail des idées, j'espère que nous 


84 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


serons plus d'accord et que nous ne différerons qu'en quelques par- 
ticularités. 

Tu. Je serai ravi de voir d'habiles gens dans les sentiments que je 
tiens vrais, car ils sont propres à les faire valoir et à les mettre dans 
un beau jour. 


CHAP. IIl. — DES IDÉES SIMPLES. 


Pu. J'espère donc que vous demeurerez d'accord, Monsieur, qu'il 
y à des idées simples et des idées composées; c'est ainsi que la cha- 
leur et la mollesse dans la cire et la froideur dans ia glace, fournis- 
sent des idées simples, car l'âme en a une conception uniforme, qui 
ne sauràit être distinguée en différentes idées. 

Tu. Je crois qu'on peut dire que ces idées sensibles sont simples 
en apparence, parce qu'étant confuses elles ne donnent point à l'es- 
prit le moyen de distinguer ce qu'elles contiennent.:C'est comme les 
choses éloignées paraissent rondes, parce qu'on n'en saurait dis- 
cerner les angles, quoiqu'on en recoive quelque impression confuse. 
Ill est manifeste par exemple que le vert nait du bleu et du jaune, 
mélés ensemble; ainsi on peut croire que l'idée du vert est encore 
composée de ces deux idées. Et pourtant l'idée du vert nous parait 
aussi simple que celle du bleu, ou que celle du chaud. Ainsi il est à 
croire que ces idées du bleu, du chaud, ne sont simples aussi qu'en 
apparence. Je consens pourtant volontiers qu'on traite ces idees de 
simples, parce qu’au moins notre aperception ne les divise pas; 
mais il faut venir à leur analyse par d'autres expériences et par la 
raison, à mesure qu'on peut les rendre plus intelligibles. Et l'on voit 
encore par là qu'il y a des perceptions dont on ne s'apercoit pas. 
Car les perceptions des idées simples en apparence sont composées 
des perceptions des parties dont ces idées sont composées sans que 
l'esprit s'en apercoive, car ces idées confuses !ui paraissent simples. 


CHAP. Hl. — Drs ipéEs QUI. NOUS VIENNENT PAR UN 


SEUL SENS, 


Pn. On peut ranger maintenant les idées simples selon les moyens 
qui nous en donnent la perception, car cela se fait ou 1; par le 


DES IDÉES 85 


moyen d’un seul sens, ou 2) par le moyen de plus d’un sens, ou 3) 
par la réflexion, ou 4) par toutes les voies de la sensation, aussi bien 
que par la réflexion. Pour ce qui est de celles qui entrent par un seul 
sens, qui est particulièrement disposé à les recevoir, la lumière et 
les couleurs entrent uniquement par les yeux; toutes sortes de 
bruits, de sons et de tons entrent par les oreilles; les différents 
goüts par le palais, et les odeurs par le nez. Les organes ou nerfs 
les portent au cerveau, etsi quelques-uns de ces organes viennent à 
être détraqués, ces sensations ne sauraient être admises par quelque 
fausse porte. Les plus considérables qualités tactiles sont le froid, 
le chaud et la solidité. Les autres consistent ou dans la conforma- 
tion des parties sensibles, qui fait le poli et le rude, ou dans leur 
union, qui fait compact, mou, dur, fragile. 

Tu. Je conviens assez, Monsieur, de ce que vous dites, quoique je 
pourrais remarquer que, suivant l'expérience de feu M. Mariotte (1) 
sur le défaut de la vision à l'endroit du nerf optique, il semble que 
les membranes reçoivent le sentiment plus que les nerfs, et il y a 
quelque fausse porte pour l'ouie et pour le goüt, puisque les dents 
et le vertex contribuent à faire entendre quelque son, et que les 
goüts se font connaitre en quelque facon par le nez, à cause de la 
connexion des organes. Mais tout cela ne change rien dans le fond 
des choses à l'égard de l'explication des idées. Et pour ce qui est des 
qualités tactiles, on peut dire que le poli ou rude. et le dur ou 
mou, ne sont que les modifications de la résistance ou de la solidité. 


CHAP. IV. — DE LA soLibrrÉ. 


Pa. Vous accorderez aussi, sans doute, que le sentiment de la soli- 
dité est causé par la résistance que nous trouvons dans un corps 
jusqu'à ce qu'il ait quitté le lieu qu'il occupe lorsqu'un autre corps 
y entre actuellement. Ainsi ce qui empéche la rencontre de deux 
corps, lorsqu'ils se meuvent l'un vers l'autre, c'est ce que j'appelle 
la solidité. Si quelqu'un trouve plus à propos de l'appeler impéné- 
trabilité, j'y donne les mains. Mais je crois que le terme de solidité 


(1; ManiorTE, physicien célèbre, né en Bourgogne, dans le xvii? siècle, mort 
en 1681. Le recueil de ses œuvres a été publié à Leyde en 1717 et à La Haye en 
1710. On y trouve un mémoire intitulé : Vourelle Découverte touchant la vue qui 
contient l'expérience rapportée par Leibniz, et un Essai de Logique, p. 59. 


86 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


emporte quelque chose de plus positif. Cette idée paraît la plus 
essentielle et la plus étroitement unie au corps, et on ne la peut trou 
ver que dans la maticre. 

Tu. ll est vrai que nous trouvons de la résistance dans l'attouche- 
ment, lorsqu'un autre corps a de la peine à donner place au nôtre, 
et il est vrai aussi que les corps ont de la répugnance à se trouver 
dans un méme lieu. Cependant, plusieurs doutent que cette répu- 
gnance est invincible, et il est bon aussi de considérer que 1a résis- 
tance, qui se trouve dans la matière, en dérive de plus d'une facon, 
et par des raisons assez différentes. Un corps résiste à l'autre, ou 
lorsqu'il doit quitter la place qu'il a déjà occupée, ou lorsqu'il 
omet d'entrer dans la place où il était prés d'entrer, à cause 
que l'autre fait effort d'y entrer aussi, en quel cas il peut arriver que 
l'un ne cédant point à l'autre, ils s'arrétent ou repoussent naturcl- 
lement. La résistance se fait voir dans le changement de celui à qui 
l'on résiste, soit qu'il perde de sa force, soit qu'il change de direc- 
tion, soit que l'un et l'autre arrivent en méme temps. Or l'on peut 
dire en général que cette résistance vient de ce qu'il y a de la répu- 
gnance entre deux corps d'étre dans un méme lieu, qu'on pourra 
appeler impénétrabilité. Ainsi, lorsque l'un fait effort d'y entrer, il en 
fait en méme temps pour en faire sortir l'autre, ou pour l'empécher 
d'y entrer. Mais cette espéce d'incompatibilité, qui fait céder l'un ou 
l'autre ou les deux ensemble, étant une fois supposée, il y a plu- 
sieurs raisons par aprés, qui font qu'un corps résiste à celui qui 
S'eflorce de le. faire céder. Elles sont ou dans lui, ou dans les eorps 
voisins. l| y en a deux qui sont en lui-même, l'une est passive et 
perpétuelle, l'autre active et changeante. La première est ce que 
j'appelle inertie après Kepler (1) et Descartes, qui fait que la matière 
résiste au mouvement et qu'il faut perdre dela force pour remuer uu 
corps quand il n'y aurait ni pesanteur ni attachement. Ainsi il faut 
qu'un corps qui prétend chasser un autre, éprouve pour cela cette 
résistance. L'autre cause, qui est active et changeante, consiste dans 
l'impétuosité du corps méme qui ne cède point sans résister dans le 
moment où sa propre impétuosité le porte dans un lieu. Les mêmes 
raisons reviennent dans les eorps voisins, lorsque le corps qui résiste 


(1; KrrLEn (Jean), né à Weill, dans le Wurtemberg, mort à Ratisbonne en 1630. 
Illustre géomètre et astronome qui à découvert les lois des mouvements plané- 
taires. Ses œuvres complètes ont été publiées par Frisch : Jounnis Kepler opera 
omnia; Francfort, 1858-1871, 3 vol. 


DES IDÉES 87 


ne peut céder sans faire encore céder d'autres. Mais il v entre encore 
alors une considération nouvelle, e'est celle de la fermeté, ou de 
l'attachement d'un corps à l'autre. Cet attachement fait souvent qu'on 
ne peut pousser un corps sans pousser en même temps un autre 
qui lui est attaché, ce qui fait une manière de traction à l'égard de 
cet autre. Cet attachement aussi fait que, quand même on mettrait à 
part l'inertie et l'impétuosité manifeste, il y aurait de la résistance, 
ear, si l'espace est concu plein d'une matière absolument fluide, et si 
on y place un seul corps dur, ce corps dur (supposé qu'il n'y ait ni 
inertie ni impétuosité dans le fluide) y sera mü sans trouver aucune 
résistance ; mais, si l'espace était plein de petits cubes, la résistance 
que trouverait le corps dur, qui devrait être mü parmi ces cubes, 
viendrait de ce que les petits cubes durs, à cause de leur dureté ou 
de l'attachement de leurs parties les unes aux autres, auraient de la 
peine à se diviser autant qu'il faudrait pour faire un cercle de mouve- 
ment, et pour remplir la place du mobile au moment où il en sort. Mais, 
si deux corps entraient en méme temps par deux bouts dansun tuyau 
ouvert des deux côtés et en remplissaient également la capacité, la 
matière qui serait dans ce tuyau, quelque fluide qu'elle pût être, ré- 
sisterait par sa seule impénétrabilité. Ainsi dans la résistance dont il 
s'agit ici, il y a à considérer l'impénétrabilité des corps, l'inertie, l'im- 
pétuosité et l'attachement. Il est vrai qu'à mon avis cet attachement 
des corps vient d'un mouvement plus subtil d'un corps vers l'autre; 
mais, comme c'est un point contestable, on ne doit point le supposer 
d'abord. Et par la méme raison on ne doit point supposer d'abord 
non plus qu'il y a une solidité originaire essentielle, qui rende le 
lieu toujours égal au corps, c'est-à-dire que l'incompatibilité, ou, 
pour parler plus juste, l'inconsistance des corps dans un méme lieu, 
est une parfaite impénétrabilité qui ne recoit ni plus ni moins, 
puisque plusieurs disent que la solidité sensible peut venir d'une 
répugnance des corps à se trouver dans un même lieu, mais qui ne 
serait point invincible. Car tous les péripatéticiens ordinaires et plu- 
sieurs autres croient qu'une méme matière pourrait remplir plus 
ou moins d'espace, ce qu'ils appellent raréfaction ou condensation, 
non pas en apparence seulement (comme lorsqu'en comprimant une 
éponge on en fait sortir l'eau), mais à la rigueur comme l'école le 
concoit à l'égard de l'air. Je ne suis point de ce sentiment, mais je 
ne trouve point qu'on doive supposer d'abord le sentiment opposé, 
les sens sans le raisonnement ne suffisant point à établir cette par- 


88 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


faite impénétrabilité, que je tiens vraie dans l'ordre de la nature, 
mais qu'on n'apprend pas par la seule sensation. Et quelqu'un pour- 
rait prétendre que la résistance des corps à la compression vient 
d'un effort que les parties font à se répandre quand elles n'ont pas 
toute leur liberté. Au reste, pour prouver ces qualités, les yeux y 
aident beaucoup, en venant au secours de l'attouchement. Et dans 
le fond la solidité, en tant qu'elle donne une notion distincte, se con- 
coit par la pure raison, quoique les sens fournissent au raisonnement 
de quoi prouver qu'elle est dans la nature. 

S 4. Pu. Nous sommes au moins d'accord que la solidité d'un corps 
porte qu'il remplit l'espace qu'il occupe, de telle sorte qu'il en exclut 
absolument tout autre corps (s'il ne peut trouver un espace oü il n'était 
pas auparavant); au lieu que la dureté, ou la consistance plutôt, que 
quelques-uns appellent fermeté, est une forte union de certaines par- 
ties de la matière, qui composent des amas d'une grosseur sensible, 
de sorte que toute la masse ne change pas aisément de figure. 

Tu. Cette consistance, comme j'ai déjà remarqué, est proprement 
ce qui fait qu'on a de la peine à mouvoir une partie d'un corps sans 
l'autre, de sorte que, lorsqu'on en pousse l'une, il arrive que l'autre, 
qui n'est pas poussée, et ne tombe point dans la ligne de la tendance, 
est néanmoins portée aussi à aller de ce côté-là par une manière de 
traction; et de plus, si cette dernière partie trouve quelque empéche- 
ment qui la retient ou la repousse, elle tire en arrière ou retient 
aussi la première; et cela est toujours réciproque. Le méme arrive 
quelquefois à deux corps, qui ne se touchent point et qui ne com- 
posent point un corps continu, dont ils soient les parties contigués : 
et cependant l'un poussé fait aller l'autre sans le pousser, autant que 
les sens peuvent le faire connaître. C'est de quoi l'aimant (1), l'at- 
traction électrique et celle qu'on attribuait autrefois à la crainte du 
vide, donnent des exemples. 

Pu. ll semble que généralement le dur et le mou sont des noms, 
que nous donnons aux choses seulement par rapport à la constitu- 
tion particulière de nos corps. 

Tu. Mais ainsi beaucoup de philosophes n'attribueraient pas la 
dureté à leurs atomes. La notion de la dureté ne dépend point des 
sens, et on en peut concevoir la possibilité par la raison, quoique 
nous soyons encore convaincus par les sens, qu'elle se trouve ac- 


(1) GEunanbr : l'animant. 


Mi 


DES IDÉES 89 


tuellement dans la nature. Je préférerais cependant le mot de fer- 
meté isi] m'était permis de m'en servir dans ce sens) à celui de 
dureté, car il y a quelque fermeté encore dans les corps mous. Je 
cherche méme un mot plus commode et plus général comme con- 
sistance ou cohésion. Ainsi j'opposerais le dur au mou, et le ferme 
au fluide, car la cire est molle, mais sans être fondue par la chaleur 
elle n'est point fluide et garde ses bornes ; et dans les fluides même 
il ya de la cohésion ordinairement, comme les gouttes d'eau et de 
mercure le font voir. Je suis aussi d'opinion que tous les corps ont 
un degré de cohésion, comme je crois de méme qu'il n'y en a point 
qui n'aient quelque fluidité, et dont la cohésion ne soit surmontable : 
de sorte qu'à mon avis les atomes d'Epicure, dont la dureté est sup- 
posée invincible, ne sauraient avoir lieu non plus que la matière 
subtile parfaitement fluide des Cartésiens. Mais ce n'est pas ici le lieu 
ni de justifier ce sentiment ni d'expliquer la raison de la cohésion. 
Pn. La solidité parfaite des corps semble se justifier par l'expé- 
rience. Par exemple l'eau, ne pouvant point céder, passa à travers 
des pores d'un globe d'or concave, où elle était enfermée, lorsqu'on 
mit ce globe sous la presse à Florence. 

Tu. Il y a quelque chose à dire à la conséquence que vous tirez de 
cette expérience et de ce qui est arrivé à l'eau. L'air est un corps 
aussi bien que l'eau, qui est cependant comprimable au moins ad sen- 
sum, et ceux qui soutiendront une raréfaction et condensation exacte, 
diront que l'eau est déjà trop comprimée pour céder à nos machines, 
comme un air trés comprimé résisterait aussi à une compression ul- 
térieure. J'avoue cependant de l'autre cóté, que quand on remarque- 
rait quelque petit changement de volume dans l'eau, on pourrait l'at- 
tribuer à l'air, qui y est enfermé. Sans entrer maintenant dans la 
discussion, si l'eau pure n'est point comprimable elle-méme, comme 
il se trouve qu'elle est dilatable, quand elle évapore, cependant je suis 
dans le fond du sentiment de ceux qui croient que les corps sont par- 
faitement impénétrables, et qu'il n'y a point de condensation ou raré- 
faction qu'en apparence. Mais ces sortes d'expériences sont aussi 
peu capables de le prouver que le tuyau de Torricelli (1) ou la ma- 
chine de Guéricke (2) sont suffisantes pour prouver un vide parfait. 

Pu. Si le corps était raréfiable et comprimable à la rigueur, il 

(1j TonRicELLI (Evangelista), célèbre physicien italien, inventeur du baromètre 
(1608-1647), Opera geometrica (Florence, 1644). 


(2; Orro pe Gvéaicke (1602-1686), célèbre physicien allemand a fait des expe- 
riences sur le vide : Experimenta nova de vacuo spatio (Amsterdam, 1072). 


SL NOUVEAUX ESSAIS. SUR L'ENTENDEMENT 


pourrait changer de volume ou d'étendue, mais, cela n'étant point, il 
sera toujours eal au mème espace, et cependant son étendue sera 
toujours distincte de celle de l'espace. 

Tu. Le corps pourrait avoir sa propre étendue, mais il ne s'ensuit 
point qu'elle füt toujours déterminée ou égale au même espace. 
Cependant, queiqu'il soit vrai qu'en concevant le corps on conçoit 
quelque chose de plus que l'espace, il ne s'ensuit point qu'il y ait 
deux étendues, celle de l'espace et celle du corps ; car c'est comme 
lorsqu'eu concevant plusieurs choses à la fois, on conçoit quelque- 
chose de plus que le nombre, savoir res numeratas, et cependant 
il n'y a point deux multitudes, l'une abstraite, savoir celle du nombre. 
l'autre concrète, savoir celle des choses nombrées. On peut dire de 
meme qu'il ne faut point s'imaginer deux étendues : l'une abstraite, de 
l'espace ; l'autre concrète, du corps; le concret n'étant tel que par l'abs- 
trait. Ft. comme les corps passent d'un endroit de l'espace à l'autre, 
c'est-à-dire qu'ils changent l'ordre entre eux, les choses aussi passent 
d'un endroit de l'ordre où d'un nombre à l'autre, lorsque par 
exemple le premier devient le second, et le second devient le troi- 
sième, ete. En etfet, le temps et le lieu ne sont que des espèces 
d'ordre, et dans ces ordres la place vacante (qui s'appelle vide à 
l'égard de l'espace", s'il y en avait, marquerait la possibilité seule- 
ment de ce qui manque avec son rapport à l'actuel. 

Pu. Je suis toujours bien aise que vous soyez d'accord avec moi 
dans le fond, que la matière ne change point de volume. Mais il me 
semble que vous allez trop loin en ne reconnaissant point deux 
étendues, et que vous approchez des Cartésiens, qui ne distinguent 
point l'espace de la matière. Or il me semble que, s'il se trouve des 
gens qui n'aient pas ces idées distinctes (de l'espace et de la solidité 
qui le remplit), mais les confondent et n'en fassent. qu'une, on ne 
saurait voir comment ces personnes puissent s'entretenir avec les 
autres. lls sont comme un aveugle serait à l'égard d'un autre homme, 
qui lui parlerait de l'écarlate, pendant que cet aveugle croirait 
qu'elle ressemble au son d'une trompette. 

Tu. Mais je tiens en méme temps qne les idées de l'étendue et de 
la solidité ne consistent point dans un je ne sais quoi comme celle de 
la couleur de l'écarlate. Je distingue l'étendue et la matitre, contre 
le sentiment des cartésiens (1). Cependant je ne crois point qu'il y a 


(1) Voy. Descartes, Principes de la philosophie, He partie, p. 4. « Nous sau- 
rons que la nature de la matiére du corps, pris en général, ne consiste pas ence 


DES IDÉES 94 


deux étendues ; et, puisque ceux qui disputent sur la différence dc 
l'étendue et de la. solidité, conviennent de plusieurs vérités sur ce 
sujet et ont quelques notions distinctes, ils y peuvent trouver le 
moyen de sortir de leur différend ; ainsi la prétendue différence sur 
les idées ne doit point leur servir de prétexte pour rendre les dis- 
putes éternelles, quoique je sache que certains cartésiens, très 
habiles d'ailleurs, ont coutume aussi de se retrancher dans les idées 
quils prétendent avoir. Mais, s'ils se servaient du moyen que j'ai 
donné autrefois pour reconnaitre les idées vraies ou fausses ct dont 
nous parlerons aussi dans Ja suite, ils sortiraient d'un poste qui 
nest point tenable. 


CHAP. V. — DES IDÉES SIMPLES QUI VIENNENT 
PAR DIVERS SENS. 


Pa. Les idées dont la perception nous vient de plus d'un sens, 
sont celles de l'espace, ou de l'étendue, ou de la figure, du mouve- 
ment et du repos. 

Ta. Ces idées, qu'on dit venir de plus d'un sens, comme celle 
de l'espace, figure, mouvement, nous sont plutót du sens commun, 
c'est-à-dire de l'esprit méme, car ce sont des idées de l'entendement 
pur, mais qui ont du rapport à l'extérieur et que les sens font 
apercevoir ; aussi sont-elles capables de définitions et de démons- - 
trations. 


CHAP. Vl. — Drs IDÉES SIMPLES QUI VIENNENT 
PAR RÉFLEXION. 


Pn. Les idées simples, qui viennent par réflexion, sont les idées 
de l'entendement et de la volonté, car nous nous en apercevons en 
réflechissant sur nous-mémes. 

Tu. On peut douter si toutes ces idées sont simples, car il est 
clair, par exemple, que l'idée de la volonté renferme celle de l'en- 
tendement, et que l'idée du mouvement contient celle de la figure. 


qu'il est une chose dure ou pesante, ou colorée, où qui touche nos sens de 
quelque autre facon, mais seulement en ce qu'il est une substance étendue en 
longueur, largeur et profondeur. » 


92 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


) e e — eA 4 à "S SI sos. Q V NN. à AY 
CHAP. VII DES IDÉES SIMPLES QUI VIENNENT PAR 
SENSATION ET PAR RÉFLEXION. 


S 1. Pa. Il y ades idées simples, qui se font apercevoir dans l'es- 
prit par toutes les voies de la sensation et par la réflexion aussi, sa- 
voir le plaisir, la douleur, la puissance, l'existence et l'unité. 

Tu. 1l semble que les sens ne sauraient nous convaincre de l'exis- 
tence des choses sensibles sans le secours de la raison. Ainsi je 
croirais que la considération de l'existence vient de la réflexion. 
Celle de la puissance et de l'unité aussi vient de la méme source et 
sont d'une tout autre nature que les perceptions du plaisir et de la 
douleur. 


CHAP. VIII. — AUTRES CONSIDÉRATIONS SUR LES 
| IDÉES SIMPLES: 


8 2. Pu. Que dirons-nous des idées des qualités privatives ? Il me 
semble que les idées du repos, des ténébres et du froid sont aussi 
positives que celles du mouvement, de la lumière et du chaud. Ce- 
pendant, en proposant ces privations comme des causes des idées 
positives, je suis l'opinion vulgaire: mais dans le fond il sera ma- 
laisé de déterminer s'il y a effectivement aucune idée qui vienne 
d'une cause privative, jusqu'à ce qu'on ait déterminé si le repos est 
plutót une privation que le mouvement. 

Tu. Je n'avais point cru qu'on püt avoir sujet de douter de la na- 
ture privative du repos. Il lui suffit qu'on nie le mouvement dans le 
corps ; mais il ne suffit pas au mouvement qu'on nie le repos, et 
il faut ajouter quelque chose de plus pour (1) déterminer le degré du 
mouvement, puisqu'il recoit essentiellement du plus ou du moins, 
au lieu que tous les repos sont égaux. Autre chose est, quand 
on parle de la cause du repos, qui doit étre positive dans la matiére 
seconde ou masse. Je croirais encore que l'idée méme du repos est 
privative, c'est-à-dire qu'elle ne consiste que dans la négation. 1l est 
vrai que l'acte de nier est une chose positive. 


(1) Pour manque dans Gehrardt. 


DES IDÉES 93 


S 9. Pit. Les qualités des choses étant les facultés qu'elles ont de 
produire en nous la perception des idées, il est bon de distinguer 
ces qualités. H y cn a des premiéres et des secondes. L'étendue, la 
solidité, la figure, le nombre, la mobilité, sont des qualités origi- 
nales et inséparables du corps, que j'appelle premieres (& 10). Mais 
j'appelle qualités secondes les facultés ou puissances des corps à 
produire certaines sensations en nous, ou certains effets dans les 
autres corps, comme le feu par exemple en produit dans la cire en 
la fondant. 

Tn. Je crois qu'on pourrait dire que, lorsque la puissance est 
intelligible et se peut expliquer distinctement, elle doit étre comptée 
parmi les qualités premières ; mais lorsqu'elle n'est que sensible, et 
ne donne qu'une idée confuse. il faudra la mettre parmi les qualités 
secondes. 

8 11. Pr... Ces qualités premières font voir comment les corps 
agissent les uns sur les autres. Or les corps n'agissent que par im- 
pulsion, du moins autant que nous pouvons le concevoir, car il est 
impossible que les corps puissent agir sur ce qui ne se (1) touche 
point, ce qui est autant que d'imaginer qu'il puisse agir oü il n'est 
pas. 

Tu. Je suis aussi d'avis que les corps n'agissent que par impul- 
sion. Cependant il y a quelque difficulté dans la preuve que je viens 
d'entendre ; car l'attraction n'est pas toujours sans attouchement. et 
on peut toucher et tirer sans aucune impulsion visible, comme j'ai 
montré ci-dessus en parlant de la dureté. S'il y avait des atomes 
d'Epicure, une partie poussée tirerait l'autre avec elle ct la touche- 
rait en la mettant en mouvement sans impulsion ; et dans l'attraction 
entre des choses contigués on ne peut point dire que ce qui tire avec 
soi agit où il n'est point. Cette raison combattrait seulement contre 
les attractions de loin, comme il y en aurait à l'égard de ce qu'on 
appelle vires centripetas, avancées par quelques excellents 
hommes. 

& 13. Pu. Maintenant certaines particules, frappant nos organes 
d'une certaine facon, causent en nous certains sentiments de cou- 
leurs ou de saveurs ou d'autres qualités secondes, qui ont la puis- 
sance de produire ces sentiments. Ft il n'est pas plus difficile à con- 
cevoir que Dieu peut attacher telles idées (comme celle de chaleur) 


(1; Se manque dans Gehrardt. Nous préférons la lecon d'Erdmann. 


94 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


à des mouvements avec lesquels elles n'ont aueune ressemblance, 
qu'il n'est difficile de concevoir qu'il a attaché l'idée dela douleur au 
mouvement d'un morceau de fer qui divise notre chair, auquel 
mouvement la douleur ne ressemble en aucune manière. 

Tu. Il ne faut point s'imaginer que ces idées de la couleur ou de 
la douleur soient arbitraires et sans rapport ou connexion natu- 
relle avec leurs causes : ce n'est pas l'usage de Dieu d'agir avec si 
peu d'ordre et de raison. Je dirois plutót qu'il y a une maniére de 
ressemblance, non pas entière et pour ainsi dire in (erminis, mais 
expressive, ou de rapport d'ordre, comme une ellipse et méme une 
parabole ou hyperbole ressemblent en quelque facon au cercle, dont 
elles sont la projection sur le plan, puisqu'il y a un certain rapport 
exact et naturel entre ce qui est projeté et la projection, qui s'en 
fait, chaque point de l'un répondant suivant une certaine relation 
à chaque point de l'autre. C'est ce que les cartésiens ne considerent 
pas assez, et pour cette fois vous leur avez plus déféré que vous 
n'avez coutume et vous n'aviez sujet de faire. 

S 15. Pn. Je vous dis ce qui me parait, et les apparences sont 
que les idées des premières qualités des corps ressemblent à ces 
qualités, mais que les idées produites en nous par les secondes qua- 
lités ne leur ressemblent en aucune manitre. 

Tu. Je viens de marquer comment il v a de la ressemblance ou du 
rapport exact àl'égard des secondes aussi bien qu'à l'égard des pre- 
mières qualités. Il est bien raisonnable que l'effet réponde à sa cause ; 
et comment assurer le contraire? puisqu'on ne connait point distincte- 
ment ni la sensation du bleu par exemple, ni les mouvements qui la 
produisent. Il est vrai que la douleur ne ressemble pas aux mouve- 
ments d'une épingle, mais elle peut ressembler fort bien aux mou- 
vements que cette épingle cause dans notre corps, et représenter - 
ces mouvements dans l'àme, comme je ne doute nullement qu'elle 
ne fasse. C'est aussi pour cela que nous disons que la douleur est 
dans notre corps et non pas qu'elle est dans l'épingle. Mais nous 
disons que la lumière est dans le feu, paree qu'il y a dans le feu 
des mouvements, qui ne sont point distinctement sensibles à part, 
mais dont la confusion ou conjonctiou devient sensible et nous est 
représentée par l'idée de la lumiere. 

S 21. Pu. Mais, si le rapport entre l'objet et le sentiment était na- 
turel, comment se pourrait-il faire, comme nous remarquons en 
effet que la méme eau peut paraitre chaude à une main et froide à 


DES IDÉES 95 


l'autre? Ce qui fait voir aussi que la chaleur n'est pas dans l'eau non 
plus que la douleur dans l'épingle. 

Ta. Cela prouve tout au plus que la chaleur n'est pas une qua- 
lité sensible ou une puissance de se faire sentir tout à fait absolue, 
mais qu'elle est relative à des organes proportionnés, car un mou- 
vement propre dans la main s'y peut méler et en altérer l'appa- 
rence. La lumière encore ne parait point à des yeux mal constitués ; 
et, quand ils sont remplis eux-mémes d'une grande lumiére, une 
moindre ne leur est point sensible. Même les qualités premières 
(suivant votre dénomination), par exemple l'unité et le nombre, 
peuvent ne point paraitre comme il faut : car, comme M. Descartes 
la déjà rapporté, un globe touché des doigts d'une certaine facon 
parait double, et les miroirs ou verres taillés à facettes multiplient 
l'objet. Il ne s'ensuit donc pas que ce qui ne parait point toujours de 
méme n'est pas une qualité de l'objet, et que son image ne lui res- 
semble pas. Et, quant à la chaleur, quand notre main est fort chaude, 
la chaleur médiocre de l'eau ne se fait point sentir, et tempére plu- 
tót celle de la main, et par conséquent l'eau nous parait froide; 
comme l'eau salée de la mer Baltique mélée avec de l'eau de la mer 
de Portugal en diminuerait la salure spécifique, quoique la pre- 
miere soit salée elle méme. Ainsi en quelque facon on peut dire que 
la chaleur appartient à l'eau d'un bain, bien qu'elle puisse paraitre 
froide à quelqu'un, comme le miel est appelé doux absolument, et 
l'argent blanc, quoique l'un paraisse amer, et l'autre jaune à quel- 
ques malades, carla dénomination se fait par le plus ordinaire : 
et il demeure cependant vrai que, lorsque l'organe et le milieu sont 
constitués comme il faut, les mouvements internes et les idées, qui 
les représentent à l'âme, ressemblent aux mouvements de l'objet, 
qui cause la couleur, la douleur, etc., ou, ce qui est ici la méme 
chose, l'exprime par un rapport assez exact, quoique ce rapport 
ne nous paraisse pas distinctement, parce que nous ne saurions dé- 
méler cette multitude de petites impressions, ni dans notre âme, ni 
dans notre corps, ni dans ce qui est dehors. 

$ 24. Pu. Nous ne considérons les qualités qu'a le soleil de blan- 
chir et d'amollir la cire ou d'endurcir la boue, que comme des simples 
puissances, sans rien concevoir dans le soleil, qui ressemble à cette 
blancheur et à cette mollesse ou à cette dureté; mais la chaleur et 
la lumière sont regardées communément comme des qualités réelles 
du soleil. Cependant, à bien considérer la chose, ces qualités de lu- 


96 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


mière ct de chaleur, qui sont des perceptions en moi, ne sont point 
dans le soleil d’une autre manière que les changements produits dans 
la cire, lorsqu'elle est blanchie ou fondue. 

Tu. Quelques-uns ont poussé cette doctrine si loin, qu'ils ont 
| voulu se persuader que, si quelqu'un pouvait toucher le soleil, il n'y 
trouverait aucune chaleur. Le soleil imité, qui se fait sentir dans le 
foyer d'un miroir ou d'un verre ardent, en peut désabuser les gens. 
Mais, pour ce qui est de la comparaison entre la faculté d'échauffer 
et celle de fondre, j'oserais dire que, si la cire fondue ou blanchis- 
sante avait du sentiment, elle sentirait aussi quelque chose d'appro- 
chant à ce que nous sentons quand le soleil nous échauffe et dirait, 
si elle pouvait, que le soleil est chaud, non pas parce que sa blan- 
cheur ressemble'au soleil, car lorsque les visages sont hálés au soleil, 
leur couleur brune lui ressemblerait aussi, mais parce qu'il y a dans 
la cire des mouvements qui ont un rapport à ceux du soleil qui les 
cause. Sa blancheur pourrait venir d'une autre cause, mais non pas 
les mouvements qu'elle a eus, en la recevant du soleil. 


CHAP. IX. — DE LA PERCEPTION. 


8 1. Pn. Venons maintenant aux idées de réflexion en particulier. 
La perception cst la première faculté de l'àme, qui est occupée de 
nos idées. C'est aussi la premiére et la plus simple idée que nous 
recevions par réflexion. La pensée signifie souvent l'opération de 
l'esprit sur ses propres idées, lorsqu'il agit et considére une chose 
avec un certain degré d'attention volontaire; mais dans ce qu'on 
nomme perception, l'esprit est pour l'ordinaire purement passif, 
ne pouvant éviter d'apercevoir ce qu'il apercoit actuellement. 

Tu. On pourrait peut-étre ajouter que les bétes ont dela percep- 
tion et qu'il n'est point nécessaire qu'ils aient de la pensée, c'est-à- 
dire qu'ils aient de la réflexion ou ce qui en peut étre l'objet. Aussi 
avons-nous des petites perceptions nous-mémes, dont nous ne nous 
apercevons pointdans notre présent état. 1l est vraique nous pourrions 
fort bien nous en apercevoir et y faire réflexion si nous n'étions dé- 
tournés par leur multitude qui partage notre esprit ou si elles n'étaient 
effacées ou plutót obscurcies par de plus grandes. 

S 4. Pu. J'avoue que, lorsque l'esprit est fortement occupé à con- 


DES IDÉES 97 


templer certains objets, il ne s'aperçoit en aucune manière de l'im- 
pression que certains corps font sur l'organe de l'ouie, bien que 
l'impression soit assez forte, mais il n'en provient aucune perception, 
sil'àme n'en prend aucune connaissance. 

Tn. J'aimerais mieux distinguer entre « perception » et entre 
cs'apercevoir ». La perception de la lumière ou de la couleur, par 
exemple, dont nous nous apereevons, est composée de quantité de 
petites perceptions dont nous ne nous apercevons pas, et un bruit 
dont nous avons perception, mais dont nous ne prenons point garde, 
devient aperceptible par une petite addition ou auginentation. Car, 
sice qui précède ne faisait rien sur l’âme, cette petite addition n'y 
ferait rien encore, et le tout n'y ferait rien non plus. J'ai déjà touché 
ce point, chapitre n de ce livre, paragraphes 11. 12, 15, etc. 

$ 3. Pir. Il est à propos de remarquer ici que les idées qui viennent 
par la sensation sont souvent altérées par le jugement de l'esprit des 
personnes faites, sans qu'elles s'en apercoivent. L'idée d'un globe de 
couleur uniforme représente un cercle plat diversement ombragé et 
illuminé. Mais, comme nous sommes accoutumés à distinguer les 
images des corps et les changements des réflexions de la lumiére 
selon les figures de leurs surfaces, nous mettons à la place de ce qui 
nous parait la cause méme de l'image et confondons le jugement 
avec la vision. 

Tu. Il n y a rien de si vrai, et c'est ce qui donne moyen à la pein- 
ture de nous tromper par l'artifice dune perspective bien entendue. 
Lorsque les corps ont des extrémités plates, on peut les représenter 
sans employer les ombres en ne se servant que des contours et en 
faisant simplement des peintures à la facon des Chinois, mais plus 
proportionnées que les leurs. C'est comme on a eoutume de dessiner 
les médailles, afin que le dessinateur s'éloigne moins des traits précis 
des antiques. Mais on ne saurait distinguer exactement par le dessin 
le dedans d'un cercle du dedans d'une surface sphérique, bornée par 
ce cercle, sans le secours des ombres; le dedans de l'un et de l'autre 
n'ayant pas de points distingués, ni de traits distinguants, quoiqu il y 
ait pourtant une grande différence qui doit être marquée. C'est pour- 
quoi M. Des Argues (1) a donné des préceptes sur la force des teintes 

1 Des ARGUES (Gaspard), géomètre francais, ami de Dascartes, Gassendi, Pascal 
et Roberval, s'est occupé surtout de l'application de la géométrie aux arts. 
Ses éerits ont été perdus. Descartes parle cependant de sa Méthode uni- 
verselle de mettre en perspective les objets donnés (édition Cousin, t. VI, 
pp. 250-256). 

Pac JANET. — Leibniz. 1-7 


98 NOUVEAUX ESSAIS SUR L' ENTENDEMENT 


et des ombres. Lors donc qu'une peinture nous trompe, il y a double 
erreur dans nos jugements; car précisément, nous mettons la cause 
pour l'elfet et eroyons voir immédiatement ce qui est la. cause de 
l'image, en quoi nons ressemblons un peu à un chien qui était 
contre un miroir. Car nous ne voyons que l'image proprement et 
nous ne sommes affectés que par les rayons, et puisque les rayons de 
la liiere ont besoin de temps (quelque petit qu'il soit), il est pos- 
sible que l'objet soit détruit dans cet intervalle et ne subsiste plus 
quand le vayon arrive à l'œil etcequi n'est plus ne saurait être l'objet 
present de là vue. En second lieu, nous nous trompons encore 
lorsque nous mettons une cause pour l'autre et croyons que ce qui 
ue vient que d'une plate peinture est dérivé d'un corps, de sorte 
qu'en ee eas il y a dans nos jugements tout à la fois une métonymie 
et uue metaphore: ear les figures mêmes de rhétorique passent en 
sophisuies lorsqu'elles nous abusent. Cette confusion de l'effet avec 
là cause, ou vraie, ou préteudue, entre souvent dans nos jugements 
eucore ailleurs. C'est ainsi que nous sentons nos corps ou ce qui les 
touche et. que neus remuons nos bras par une influence physique 
iumnediate, que nous jugeons constituer le commerce de l'âme et du 
corps ; au lieu que véritablement nous ne sentons et ne changeons de 
cette maniere-là que ce qui est en nous. 

Pus A cette occasion, je vous proposerai un probleme, que le 
savant M. Molineux (DL, qui emploie si utilement son beau génie à 
l'avancement des sciences, a communiqué à l'illustre M. Locke. Voici 
à peu pres ses termes : supposez un aveugle de naissance, qui soit 
présentement homme fait, auquel on ait appris à distinguer par l'at- 
touchement un cube d'un globe de même métal et à peu près de la 
méme grosseur, en sorte que lorsqu'il touche l'un et l'autre, il 
puisse dire quel est le cube et quel est le globe. Supposez que, le 
cube et le globe étant posés sur une table, cet aveugle vienne à 
jouir de la vue. On demande si, en les voyant sans toucher, il 
pourrait les discerner et dire quel est le cube et quel est le globe. 
Je vous prie, Monsieur, de me dire quel est votre sentiment là- 
dessus. 

Tu. Hl me. faudrait donner du temps pour méditer cette question. 
, qui me parait assez curieuse ; mais, puisque vous me pressez de ré- 


(D Mouixeux ou MoLvxeux, mathématicien irlandais, né à Dublin en 1656, 
auteur de la Dioptrica nova (Londres, 1692), et de plusieurs mémoires dans les 
Philosophical Transactions, mort en 1695, P. J. 


DES IDÉES 99 


pondre sur-le-champ, je hasarderai de vous dire entre nous que 
je crois que, supposé que l'aveugle sache que ces deux figures qu'il 
voit sont celles du cube et du globe, il pourra les discerner, et dire 
sans toucher, ceci est le globe, ceci est le cube. 

Pn. J'ai peur qu'il ne vous faille mettre dans la foule de ceux qui 
ont mal répondu à M. Molineux. Car il a mandé dans la lettre qui 
contenait cette question, que l'ayant proposée à l'occasion de 
l'Essai de M. Locke sur l'entendement à diverses personnes d'un 
esprit fort pénétrant, à peine en a-t-il trouvé une qui d'abord lui 
ait répondu sur cela, comme il croit qu'il faut répondre, quoiqu'ils 
aient été convaincus de leur méprise aprés avoir entendu ses raisons. 
La réponse de ce pénétrant et judicieux auteur est négative; car 
(ajoute-t-il), bien que cet aveugle aitappris par expérience de 
quelle manière le globe et le cube affectent son attouchement, il ne 
sait pourtant pas encore que ce qui affecte l'attouchement de telle 
ou telle manière doive frapper les yeux de telle ou telle maniere, 
ni que l'angle avancé d'un cube qui presse sa main d'une main iné- 
gale doive paraitre à ses yeux tel qu'il parait dans le cube. L'auteur 
de cet essai déclare qu'il est tout à fait du méme sentiment. 

Ta. Peut-être que M. Molineux et l'auteur de l'Zssa? ne sont pas 
si éloignés de mon opinion qu'il parait d'abord, et que les raisons de 
leur sentiment, contenues apparemment dans la lettre du premier 
qui s'en est servi avec succès pour convaincre les gens de leur mé- 
prise, ont été supprimées exprés par le second pour donner plus 
d'exercice à l'esprit des lecteurs. Si vous voulez peser ma réponse, 
vous trouverez, Monsieur, que j'y ai mis une condition, qu'on peut 
considérer comme comprise dans la question, c’est qu'il ne s'agisse 
que de discerner seulement, et que l'aveugle sache que les deux 
corps figurés qu'il doit discerner y sont, et qu'ainsi chacune des appa- 
rences qu'il voit est celle du cube ou celle du globe. En ce cas, il me 
parait indubitable que l'aveugle, qui vient de cesser de l'étre, les peut 
discerner par les principes de la raison, joints à ce que l'attouchement 
lui a fourni auparavant de connaissance sensuelle. Car je ne parle 
pas de ce qu'il fera peut-étre en effet et sur-le-champ, étant ébloui 
et confondu par la nouveauté, et d'ailleurs peu accoutumé à tirer 
des conséquences. Le fondement de mon sentiment est que dans le 
globe il n'y a pas de points distingués du cóté du globe méme, tout 
y étant uni et sans angles, au lieu que dans le cube il y a huit points 
distingués de tous les autres. S'il n'y avait pas ce moyen de distin- 


"^ 


100 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


guer les figures, un aveugle ne pourrait pas apprendre les rudi- 
ments de la géométrie par l'attouchement. Cependant nous voyons 
que les aveugles-nés sont capables d'apprendre la géométrie, et ont 
méme toujours quelques rudiments d'une géométrie naturelle, et 
que le plus souvent on apprend la géométrie par la seule vue, sans 
se servir de l'attouchement, comme pourrait et devrait méme faire 
un paralytique ou une autre personne, à qui l'attouchement fût 
presque interdit. Et il faut que ces deux géometries, celle de l'aveu- 
gle et celle du paralytique, se rencontrent et s'accordent, et méme 
reviennent aux mémes idées, quoiqu'il n'y ait point d'images com- 
munes. Ce qui fait encore voir combien il faut distinguer les images 
des idées exactes, qui consistent dans les définitions. Effectivement 
ce serait quelque chose de fort curieux et méme d'instructif de 
bien examiner les idées d'un aveugle-né, d'entendre les descrip- 
tions qu'il fait des figures. Car il peut y arriver, et il peut méme en- 
tendre la doctrine optique, en tant qu'elle est dépendante des idées 
distinctes et mathématiques, quoiqu'il ne puisse pas parvenir à con- 
cevoir ce qu'il v a de clair-confus, c'est-à-dire l'image de la lumiere 
et des couleurs. C'est pourquoi un certain aveugle-né, aprés avoir 
écouté des lecons d'optique, qu'il paraissait comprendre assez, 
répondit à quelqu'un qui lui demandait ce qu'il croyait de la lumière, 
qu'il s'imaginait que ce devait être quelque chose agréable comme 
le sucre. Il serait de méme fort important d'examiner les idées 
qu'un homme sourd et muet peut avoir des choses non figurées, 
dont nous avons ordinairement la description en paroles, et qu'il 
doit avoir d'une manière tout à fait différente, quoiqu'elle puisse 
étre équivalente à la nótre, comme l'écriture des Chinois fait un 
effet équivalent à celui de notre alphabet, quoiqu'elle en soit infini- 
ment différente, et pourrait paraitre inventée par un sourd. J'ap- 
prends par la faveur d'un grand prince d'un né sourd et muet 
à Paris, dont les oreilles sont enfin parvenues jusqu'à faire leur 
fonction, qu'il a maintenant appris la langue francaise (car c'est 
de la cour de France qu'on le mandaitil n'y a pas longtemps), et qu'il 
pourra dire des choses bien curieuses sur les conceptions qu'il 
avait dans son état précédent et sur le changement de ses idées, 
lorsque le sens de l'ouie a commencé à étre exercé. Ces gens nés 
sourds et muets peuvent aller plus loin qu'on ne pense. ll y en 
avait un à Oldembourg, du temps du dernier comte, qui était devenu 
bon peintre, et se montrait trés raisonnable d'ailleurs. Un fort 


DES IDÉES 101 


savant homme, Breton de nation, m'a raconté qu'à Blainville, à dix 
lieues de Nantes, appartenant au duc de Rohan, il y avait environ 
en 1690 un pauvre, qui demeurait dans une hutte proche du cháteau 
hors de la ville, qui était né sourd et muet, et qui portait des lettres 
et autres choses à la ville et trouvait les maisons, suivant quelques 
signes que des personnes accoutumées à l'employer lui faisaient. 
Enfin le pauvre devint encore aveugle et ne laissa pas de rendre 
quelque service et de porter des lettres en ville sur ce qu'on lui mar- 
quait par l'attouchement. Il avait une planche dans sa lutte, laquelle 
allant depuis la porte jusqu à l'endroit où il avait les pieds, lui fai- 
sait connaitre, par le mouvement qu'elle recevait, si quelqu'un en- 
trait chez lui. Les hommes sont bien négligents de ne pas prendre 
une exacte connaissance des manières de penser de telles personnes. 
S'il ne vit plus, il y a apparence que quelqu'un sur les lieux en pour- 
rait encore donner quelque information et nous faire entendre com- 
ment on lui marquait les choses qu'il devait exécuter. Mais pour 
revenir à ce que l'aveugle-né, qui commence à voir, jugerait du 
globe et d'un cube, en les voyant sans les toucher, je réponds qu'il 
les discernera comme je viens de dire, si quelqu'un l'avertit que 
l'une ou l'autre des apparences ou perceptions qu'il en aura appar- 
tient au cube et au globe; mais sans cette instruction préalable, 
javoue qu'il ne s'avisera pas d'abord de penser que ces espèces de 
peintures, qu'il s'en fera dans le fond de ses yeux, et qui pourraient 
venir d'une plate peinture sur la table, représentent des corps, jus- 
quà ce que l'attouchement l'en aura convaincu, ou, qu'à force de 
raisonner sur les rayons suivant l'optique, il aura compris, par les 
lumières et les ombres, quil y a une chose qui arrête ces rayons 
et que ce doit étre justement ce qui lui reste dans l'attouchement ; à 
quoi il parviendra enfin, quand il verra rouler ce globe et ce cube, 
et changer d'ombres et d'apparences suivant le mouvement, ou 
méme quand, ces deux corps demeurant en repos, la lumiére qui 
les éclaire changera de place, ou que ses yeux changeront de situa- 
tion. Car ce sont à peu prés les moyens que nousavons de discerner 
de loin un tableau ou une perspective qui représente un corps 
d'avec le véritable. 

S 11. Pii. Venons à la perception en général. Elle distingue les 
animaux des étres inférieurs. 

Ta. J'ai du penchant à croire qu'il y a quelque perception et 
appétition encore dans les plantes, à cause de la grande analogie 


102 NOUVEAUX ESSAIS NUR L ENTENDEMENT 


qu'il v a entre les plantes et les animaux ; et, s'il y a une âme végé- 
tale, comme c'est l'opinion commune, il faut qu'elle ait la percep- 
tion. Cependant je ne laisse pas d'attribuer au mécanisme tout ce 
qui se fait dans le corps des plantes et des animaux, excepté leur 
première formation. Ainsi je demeure d'accord que le mouvement 
de la plante qu'on appelle sensitive vient du mécanisme, et je n'ap- 
prouve point qu'on ait recours à l'àme lorsqu'il s'agit d'expliquer 
le détail des phénomenes des plantes et des animaux. 

S 14. Pn. Il est vrai que moi-méme je ne saurais m'empêcher de 
croire que, méme dans ces sortes d'animaux, qui sont comme les 
huitres et les moules, il n'y ait quelque faible perception; car des 
sensations vives ne feraient qu'incoramoder un animal, qui est 
contraint de demeurer toujours dans le lieu ou le hasard l'a placé, 
oü il est arrosé d'eau froide ou chaude, nette ou sale, selon qu'elle 
vient à lui. 

Tu. Fort bien, et je crois qu'on peut en dire presque autant des 
plantes ; mais, quant à l'homme, ses perceptions sont accompagnées 
de la puissance de réfléchir, qui passe à l'acte lorsqu'il y a de quoi. 
Mais, lorsqu'il est réduit à un état oü il est comme dans une léthargie 
et presque sans sentiment, la réflexion et l'aperception cessent, et 
on ne pense point à des vérités universelles. Cependant les facultés 
et les dispositions innées et acquises, et méme les impressions qu'on 
recoit dans cet état de confusion ne cessent point pour cela et ne 
sont point effacées, quoiqu'on les oublie; elles auront méme leur 
tour pour contribuer un jour à quelque eflet notable, car rien n'est 
inutile dans la nature, toute confusion doit se développer, les ani- 
maux méines, parvenus à un état de stupidité, doivent retourner un 
jour àdes perceptions plus relevées, et, puisque les substances simples 
durent toujours, il ne faut point juger de l'éternité par quelques 
années. 


CHAP. X. — DE LA RÉTENTION. 


8 1, 2. Pr. L'autre faculté de l'esprit, par laquelle il avance plus 
vers la connaissance des choses que par la simple perception, c'est 
ce que je nomme rétention, qui conserve les connaissances reçues 
par les sens ou par la réflexion. La rétention se fait en deux ma- 
nières, en conservant actuellement l'idée présente, ce que j'appelle 


DES IDÉES 103 


contemplation. et en gardant la puissance de les ramener devant l'es- 
prit, et c'est ce qu'on appelle la mémoire. | 

Tu. On retient aussi et on contemple les connaissances innées et 
bien souvent on ne saurait distinguer l'inné de l'acquis. I] y a aussi 
une perception des images, ou qui sont déjà depuis quelque temps 
ou qui se forment de nouveau en nous. 

S8 2. Pa. Mais on croit chez nous que ces images ou idées cessent 
d'être quelque chose dés qu'elles ne sont point actuellement 
apercues, et que dire qu'il y a des idées de réserve dans la mé- 
moire, cela ne signifie autre chose, dans le fond, si ce n'est que 
l'une a, en plusieurs rencontres, la puissance de réveiller les per- 
ceptions qu'elle a déjà eues avec un sentiment qui la puisse con- 
vaincre en méme temps qu'elle a eu auparavant ces sortes de per- 
ceptions. 

Ta. Si les idées n'étaient que les formes ou façons des pensées, 
elles cesseraient avec elles; mais vous-méme avez reconnu, Mon- 
sieur, qu'elles en sont les objets internes, et de cette maniére, elles 
peuvent subsister ; et je m'étonne que vous vous pouvez toujours 
payer de ces puissances ou facultés nues, que vous rejetteriez appa- 
remment dans les philosophes de l'école. Il faudrait expliquer un 
peu plus distinctement en quoi consiste cette faculté et comment 
elle s'exerce, et cela ferait connaître qu'il y a des dispositions qui 
sont des restes des impressions passées, dans l'àme aussi hien 
que dans le corps, mais dont on ne s'apercoit que lorsque la 
mémoire en trouve quelque occasion. Et, si rien ne restait des 
pensées passées, aussitôt qu'on n'y pense plus, il ne serait point 
possible d'expliquer comment on en peut garder le souvenir; 
et recourir pour cela à cette faeulté nue, c'est ne rien dire d'intel- 
ligible. 


CHAP, XI. — DE LA FACULTÉ DE DISCERNER LES IDÉES. 


$ 1. Pn. De la faculté de discerner des idées dépend l'évidence 
et la certitude de plusieurs propositions qui passent pour des 
verités innées. 

Tu. J'avoue que pour penser à ces vérités innées et pour les 
déméler, il faut du discernement ; mais pour cela, elles ne cessent 
point d'étre innées. 


404 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


$ 2. Pu. Or la vivacité de l'esprit consiste à rappeler promptement 
les idées : mais il y a du jugement à se les représenter nettement ct 
à les distinguer exactement. 

Tu. Peut-être que l'un et l'autre est vivacité d'imagination, et 
que le jugement consiste dans l'examen des propositions suivant 
la raison. 

Pu. Je ne suis point éloigné de cette distinction de l'esprit et du 
jugement, et quelque fois il y a du jugement à ne le point employer 
trop. Par exemple, c'est choquer en quelque maniére certaines pen- 
sées spirituelles que de les examiner par les regles sévéres de la 
vérité et du bon raisonnement. . 

Tu. Cette remarque est bonne. Il faut que des pensées spirituelles 
aient quelque fondement au moins apparent dans la raison ; mais il 
ne faut pas les éplucher avec trop ce scrupule, comme il ne faut 
point regarder un tableau de trop prés. C'est en quoi il me semble 
que le P. Bouhours (1) manque plus d'une fois dans son art de 
penser dans les ouvrages d'esprit, comme lorsqu'il méprise cette 
saillie de Lucain : 


Victrix causa diis placuit, sed victa Catoni. 


$ 4. Pa. Une autre opération de l'esprit à l'égard de ses idées, c'est 
la comparaison qu'il fait d'une idée avec l'autre par rapport à l'éten- 
due, aux degrés, au temps, au lieu ou à quelque autre circonstance; 
c'est de là que dépend ce grand nombre d'idées qui sont comprises 
sous le nom de relation. 

Tu. Selon mon sens, la relation est plns générale que la compa- 
raison, car les relations sont ou de comparaison ou de concours. Les 
premiéres regardent la convenance ou disconvenance (je prends ces 
termes dans un sens moins large), qui comprend la ressemblance, 
l'égalité, l'inégalité, etc. Les secondes renferment quelque liaison. 
comme de la cause et de l'effet, du tout et des parties, de la situa- 
tion et de l'ordre, etc. 

$ 6. Pir. La composition des idées simples, pour en faire de com- 
plexes, est encore une opération de notre esprit. On peut rapporter 
à cela la faculté d'étendre les idées, en joignant ensemble celles qui 
sont d'une méme espèce, comme en formant une douzaine de plu- 
sieurs unités. 


(1) Bouuours (Dominique) (1628-1702). Son principal ouvrage est : De /a 
maniere de bien penser dans les ouvrages d'esprit (1687). 


DES IDÉES 105 


Tu. L'un est aussi bien composer que l'autre sans doute; mais la 
composition des idées semblables est plus simple que celle des idées 
différentes. 

S 7. Pu. Une chienne nourrira de petits renards, badinera avec eux 
et aura pour eux la méme passion que pour ses petits, si l'on peut 
faire en sorte que les renardeaux la tettent tout autant qu'il faut pour 
que le lait se répande par tout leur corps. Et il ne parait pas que les 
animaux qui ont quantité de petits à la fois, aient aucunc connaissance 
de leur nombre. 

Tu. L'amour des animaux vient d'un agrément qui est augmenté 
par l'aeeoutumance. Mais, quant à la multitude précise, les hommes 
mêmes ne sauraient connaitre les nombres des choses que par quelque 
adresse, comme en se servant des noms numéraux pour compter ou 
des dispositions en figure, qui fassent connaitre d'abord sans compter 
s'il manque quelque chose. 

& 10. Pu. Les bêtes ne forment point des abstractions. 

Tu. Je suis du méme sentiment. Elles connaissent apparemment 
la blancheur, et la remarquent dans la craie comme dans la neige ; 
mais ce n'est pas encore abstraction, car elle demande une considé- 
ration du commun, séparé du particulier, et par conséquent il y 
entre la connaissance des vérités universelles, qui-n'est point donnée 
aux bêtes. On remarque fort bien aussi que les bêtes qui parlent ne 
se servent point de paroles pour exprimer les idées générales et que 
les hommes privés de l'usage de la parole et des mots ne laissent 
pas de se faire d'autres signes généraux. Et je suis ravi de vous 
voir si bien remarquer ici et ailleurs les avantages de la nature 
humaine. 

$ 11. Pr. Si les bêtes ont quelques idées et ne sont pas de pures 
machines, comme quelques-uns le prétendent, nous ne saurions nier 
qu'elles n'aient la raison dans un certain degré ; et pour moi, il me 
parait aussi évident qu'elles raisonnent qu'il me parait qu'elles ont 
du sentiment. Mais c'est seulement sur les idées particulières qu'elles 
raisonnent, selon que leurs sens les leur représentent. 

Tn. Les bétes passent d'une imagination à une autre par la liaison 
qu'elles y ont sentie autrefois ; par exemple, quand le maitre prend 
un báton, le chien appréhende d'étre frappé. Et en quantité d'occa- 
sions, les enfants, de méme que les autres hommes, n'ont point 
d'autre procédure dans leurs passages de pensée à pensée. On pour- 
rait appeler cela conséquence et raisonnement dans un sens fort 


106 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


étendu. Mais j'aime mieux me conformer à l'usage reçu, en consa- 
crant ces mots à l'homme et en les restreignant à la connaissance de 
quelque raison de la liaison des perceptions que les sensations seules 
ne sauraient donner, leur effet n'étant que de faire que naturellement 
on s'attende une autre fois à cette méme liaison, qu'on a remar- 
quée auparavant, quoique peut-étre les raisons ne soient plus les 
mêmes; ce qui trompe souvent ceux qui ne se gouvernent que par 
les sens. 

& 13. Pn. Les imbéciles manquent de vivacité, d'activité et de mou- 
vement dans les facultés intellectuelles, par oü ils se trouvent privés 
de l'usage de la raison. Les fous semblent être dans l'extrémité 
opposée, car il ne me paraît pas que ces derniers aient perdu la 
faculté de raisonner, mais, ayant joint mal à propos certaines idées, 
ils les prennent pour des vérités et se trompent de méme manière 
que ceux qui raisonnent juste sur des faux principes. Ainsi, vous 
verrez un fou qui, s'imaginant étre roi, prétend, par une juste consé- 
quence, étre servi, honoré et obéi selon sa dignité. 

Tn. Les imbéciles n'exercent point la raison, et ils différent de 
quelques stupides.qui ont le jugement bon, mais n'ayant point la 
conception prompte, ils sont méprisés et incommodes, comme serait 
celui qui voudrait jouer à l'hombre avec des personnes considérables 
et penserait trop longtemps et trop souvent au parti quil doit 
prendre. Je me souviens qu'un habile homme, ayant perdu la 
mémoire par l'usage de quelques drogues, fut réduit à cet état, mais 
son jugement paraissait toujours. Un fol universel manque de jugc- 
ment presque en toute occasion. Cependant la vivacité de son imagi- 
nation le peut rendre agréable. Mais il v a des fous particuliers qui 
se forment une fausse supposition sur un point important de leur vie 
et raisonnent juste là-dessus, comme vous l'avez fort bien remarqué. 
Tel est un homme assez connu dans une certaine cour, qui se croit 
destiné à redresser les affaires des protestants et à mettre la France 
à la raison, et que pour cela Dieu a fait passer les plus grands per- 
sonnages par son corps pour l'anoblir; il prétend épouser toutes 
les princesses qu'il voit à marier, mais aprés les avoir rendues saintes, 
afin d'avoir une sainte lignée qui doit gouverner la terre, il attribue 
tous les malheurs de la guerre au peu de déférence qu'on a eu pour 
ses avis. En parlant avec quelque souverain, il prend toutes les me- 
sures nécessaires pour ne point ravaler sa dignité. Enfin, quand on 
entre en raisonnement avec lui, il sc défend si bien que j'ai douté 


DES IDÉES 101 


plus d'une fois si sa folie n'était pas une feinte, car il ne s'en trouve 
pas mal. Cependant ceux qui le connaissent plus particuliérement 
m' assurent que c'est tout de bon. 


CHAP. XII. — Drs IDÉES COMPLEXES. 


Pu. L'entendement ne ressemble pas mal à un cabinet entiérement 
obscur, qui n'aurait que quelques petites ouvertures pour laisser 
entrer par dehors les images extérieures et visibles, de sorte que, si 
ces images, venant à se peindre dans ce cabinet obscur, pouvaient 
y rester et y être placées en ordre, en sorte qu'on püt les trouver 
dans l'occasion, il y aurait une grande ressemblance entre ce cabinet 
et l'entendement humain. 

Tn. Pour rendrela ressemblance plus grande, il faudrait supposer 
que dans la chambre obscure, il y eüt une toile pour recevoir les 
espèces, qui ne füt pas unie, mais diversifiée par des plis, repré- 
sentant les connaissances innées ; que, de plus, cette toile ou mem- 
brane étant tendue, eût une manière de ressort ou force d'agir, et 
méme une action ou réaction accommodée tant aux plis passés 
qu'aux nouveaux venus des impressions des espéces. Et cette action 
consisterait en certaines vibrations ou oscillations, telles qu'on voit 
dans une corde tendue quand on la touche, de sorte qu'elle ren- 
drait une maniére de son musical. Car non seulement nous recevons 
des images ou traces dans le cerveau, mais nous en formons encore 
de nouvelles, quand nous envisageons des idées complexes. Ainsi 
il faut que la toile, qui représente notre cerveau, soit active et clas- 
tique. Cette comparaison expliquerait tolérablement ce qui se passe 
dans le cerveau ; mais, quant à l'àme, qui est une substance simple 
ou monade, elle représente sans étendue ces mémes variétés des 
masses étendues et en a la perception. 

$ 3. Pu. Or les idées complexes sont ou des modes, ou des subs- 
tances, ou des relations. 

Ta. Cette division des objets de nos pensées en substances, modes 
et relations est assez à mon gré. Je crois que les qualités ne sont que 
des modifications des substances, et l'entendement y ajoute les rela- 
tions. Il s'ensuit plus qu'on ne pense. 

Pa Les modes sont ou simples (comme une douzaine, une ving- 


108 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


taine) qui sont faits des idées simples d'une même espèce, c'est-à- 
dire des unités, ou mixtes (comme la beauté) où il entre des idées 
simples de différentes espèces. 

Tu. Peut-être que douzaine ou vingtaine ne sont que les relations 
et ne sont constituées que par le rapport à l'entendement. Les unités 
sont à part et l'entendement les prend ensemble, quelque dispersées 
qu'elles soient. Cependant, quoique les relations soient de l'enten- 
dement, elles ne sont pas sans fondement et réalité, car le premier 
entendement est l'origine des choses ; et méme la réalité de toutes 
choses, excepté les substances simples, ne consiste que dans le fon- 
dement des perceptions des phénomènes des substances simples. Il 
en est souvent de méme à l'égard des modes mixtes, c'est-à-dire 
quil faudrait les renvoyer plutót aux relations. 

$ 6. Pu. Les idées des substances sont certaines combinaisons 
d'idées simples, qu'on suppose représenter des choses particulières 
et distinctes, qui subsistent par elles-mémes, parmi lesquelles idées 
on considére toujours la notion obscure de substance comme la pre- 
miére et la principale, qu'on suppose sans la connaitre, quelle qu'elle 
soit en elle-même. 

Tu. L'idée de la substance n'est pas si obscure qu'on pense. 
On en peut connaitre ce qui se doit et ce qui se connait en autres 
choses, et méme la connaissance des concrets est toujours anté- 
rieure à celle des abstraits; on connait plus le chaud que la 
chaleur. 

$ 7. Pn. A l'égard des substances, il y a aussi deux sortes d'idées. 
L'une des substances singulières, comme celle d'un homme ou d'une 
brebis; l'autre, de plusieurs substances, jointes ensemble, comme 
d'une armée d'hommes et d'un troupeau de brebis ; ces collections 
forment aussi une seule idée. 

Tu. Cette unité de l'idée des agrégés est trés véritable ; mais dans 
le fond il faut avouer que cette unité de collection n'est qu'un rap- 
port ou une relation dont le fondement est dans ce qui se trouve en 
chacune des substances singulières à part. Ainsi ces êtres par agré- 
gation n'ont point d'autre unité achevée que la mentale ; par consé- 
quent, leur entité aussi est en quelque facon mentale ou de phéno- 
mène, comme celle de l'arc-en-ciel. 


DES IDÉES | 109 


CHAP. XIII — DES MODES SIMPLES ET PREMIÈREMENT DE 
CEUX DE L'ESPACE. 


$ 3. Pu. L'espace considéré par rapport à la longueur qui sépare 
deux corps, s'appelle distance; par rapport à la longueur, à la lar- 
geur et à la profondeur, on peut l'appeler capacité. 

Ta. Pour parler plus distinctement, la distance de deux choses 
situées (soit points ou étendus) est la grandeur de la plus petite 
ligne possible, qu'on puisse tirer de l'une à l'autre. Cette distance 
se peut considérer absolument ou dans une certaine figure qui com- 
prend les deux choses distantes, par exemple la ligne droite est 
absolumént la distance entre deux points. Mais ces deux points, 
étant dans une méme surface sphérique, la distance de ces deux 
points dans cette surface est la longueur du plus petit grand-arc de 
cercle, qu'on y peut tirer d'un point à l'autre. ll est bon aussi de 
remarquer que la distance n'est pas seulement entre des corps, mais 
encore entre les surfaces, lignes et points. On peut dire que la capa- 
cité ou plutót l'intervalle entre deux corps ou deux autres étendus, 
ou entre un étendu et un point est l'espace constitué par toutes les 
lignes les plus courtes, qui se peuvent tirer entre les points de l'un 
et de l'autre. Cet intervalle est solide, excepté lorsque les deux choses 
sont situées dans une même surface et que les lignes les plus courtes 
entre les points des choses situées doivent aussi tomber dans cette 
surface ou y doivent être prises exprès. 

$ 4. Pg. Outre ce qu'il y a de la nature, les hommes ont établi 
dans leur esprit les idées de certaines longueurs déterminées comme 
d'un pouce ou d'un pied. 

Ts. Ils ne sauraient le faire, car il est impossible d'avoir l'idée 
d'une longueur déterminée précise. On ne saurait dire ni comprendre 
par l'esprit ce que c'est qu'un pouce ou un pied, et on ne saurait 
garder la signification de ces noms que par des mesures réelles, 
qu'on suppose non changeantes, par lesquelles on les puisse toujours 
retrouver. C'est ainsi que M. Greaves (1), mathématicien anglais, a 
voulu se servir des pyramides d'Égypte qui ont duré assez et dure- 


(1) GRFAYES, orientaliste et mathématicien anglais, né à Colmore en 1602, 
mort à Londres en 1652. Son ouvrage l’yramidographia ‘Londres, 1616, 
in-8&), est probablement celui qui contient l'opinion rapportée par Leibniz. 


110 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


ront apparemment encore quelque temps pour conserver nos me- 
sures en marquant à la postérité les proportions (1) qu'elles ont à 
certaines longueurs dessinées dans une de ces pyramides. Il est vrai 
qu'on a trouvé depuis peu que les pendules servent pour perpétuer 
les mesures (mensuris rerum ad posteros (ransmittendis), comme 
MM. Huighens, Mouton (2) et Buratini, autrefois maitre de monnaie 
de Pologne, ont montré en marquant la proportion de nos lon- 
gueurs à celle d'un pendule, qui bat précisément une seconde, par 
exemple, c'est-à-dire la 86.400* partie d'une révolution des étoiles 
fixes ou d'un jour astronomique, et M. Buratini en a fait un traité 
exprés, que j'ai vu en manuscrit. Mais il y a encore cette imper- 
fection dans cette mesure des pendules, qu'il faut se borner à 
certains pays, car les pendules, pour battre dans un méme temps, 
ont besoin d'une moindre longueur sous la ligne. Et il faut supposer 
encore la constance de la mesure réelle fondamentale, c'est-à-dire 
de la durée d'un jour ou d'une révolution du globe de la terre, à 
l'entour de son axe et méme de la cause de la gravité pour ne point 
parler d'autres circonstances. | 

$5. Pa. Venant à observer comment les extrémités se terminent 
ou par des lignes droites qui forment des angles distincts, ou par des 
lignes courbes, où l'on ne peut apercevoir aucun angle, nous nous 
formons l’idée de la figure. 

Tu. Une figure superficielle est terminée par une ligne ou par des 
lignes, mais la figure d’un corps peut être bornée sans lignes dé- 
terminées, comme par exemple celle d’une sphère. Une seule ligne 
droite ou superficie plane ne peut comprendre aucun espace, ni faire 
aucune figure. Mais une seule ligne peut comprendre une figure 
superficielle, par exemple le cercle, l'ovale, comme de même une 
seule superficie courbe peut comprendre une figure solide, telle 
que la sphére et la sphéroide. Cependant, non seulement plusieurs 
lignes droites ou superficies planes, mais encore plusieurs lignes 
courbes ou plusieurs superficies courbes peuvent'concourir en- 
semble pour former méme des angles entre elles, lorsque l'une n'est 
pas la tangente de l'autre. 11 n'est pas aisé de donner la définition 
de la figure en général selon l'usage des géométres. Dire que c'est 
un étendu borné par un étendu serait trop général, car une ligne 

(1) GEHRARDT : propositions; c'est évidemment un contre-sens. 


(2) Mourox (Gabriel) (1618-1691), mathématicien et astronome francais, connu 
surtout par ses Observationes diametrorum solis et lunc (1670). 


DES IDÉES 111 


droite, par exemple, quoique terminée par les deux bouts, n'est 
pas une figure, et méme deux droites n'en sauraient faire. Dire que 
c'est un étendu borné par un étendu, cela n'est pas assez général, 
car la surface sphérique entiére est une figure, et cependant, elle 
n'est bornée par aucun étendu. On peut encore dire que la figure 
est un étendu borné dans lequel il y a une infinité de chemins d'un 
point à un autre. Cela comprend les surfaces bornées sans lignes 
terminantes que la définition précédente ne comprenait pas et exclut 
les lignes, parce que d'un point à un autre dans une ligne, il n'y a 
qu'un chemin ou un nombre déterminé de chemins. Mais il sera 
encore mieux de dire que la figure est un étendu borné qui peut 
recevoir une section étendue ou bien qui a de la largeur, terme 
dont jusqu'ici on n'avait point donné non plus la définition. 

$ 6. Pu. Au moins toutes les figures ne sont autre chose que les 
modes simples de l'espace. 

Tu. Les modes simples, selon vous, répétent la méme idée, mais 
dans les figures ce n'est pas toujours la répétition du méme. Les 
courbes sont bien diflérentes des lignes droites et entre elles. Ainsi 
je ne sais comment la définition du mode simple aura lieu ici. 

$ 7. Pn. Il ne faut point prendre nos définitions trop à la rigueur. 
Mais passons de la figure au lieu. Quand nous trouvons toutes les 
mémes piéces sur les mémes cases de l'échiquier, oü nous les 
avions laissées, nous disons qu'elles sont toutes dans la méme place, 
quoique peut-étre l'échiquier ait été transporté. Nous disons aussi 
que l'échiquier est dans le méme lieu, s'il reste dans le méme 
endroit de la chambre du vaisseau, quoique le vaisseau ait fait voile. 
On dit aussi que le vaisseau est dans le méme lieu, supposé qu'il 
garde la méme distance à l'égard des parties des pays voisins, quoi- 
que la terre ait peut-étre tourné. 

Ta. Le lieu est ou particulier, qu'on considère à l'égard de cer- 
tains corps; ou universel, qui se rapporte à tout et à l'égard du- 
quel tous les changements, par rapport à quelque corps que ce 
soit, sont mis en ligne de compte. Et, n'y eüt-il rien de fixe dans 
l'univers, le lieu de chaque chose ne laisserait pas d'étre déterminé 
par le raisonnement, s'il y avait moyen de tenir registre de tous les 
changements, ou si la mémoire d'une créature y pouvait suffire, 
comme on dit que les Arabes jouent aux échecs par mémoire et à 
cheval. Cependant ce que nous ne pouvons point comprendre ne 
laisse pas d'étre déterminé dans la vérité des choses. 


119 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


$ 43. Pr. Si quelqu'un me demande ce que c'est que l'espace, je 
suis prét à le lui dire quand il me dira ce que c'est que l'étendue. 

Tn. Je voudrais savoir dire aussi bien ce que c'est que la fièvre ou 
quelque autre maladie, que je crois que la nature de l'espace est 
expliquée. L'étendue est l'abstraction de l'étendu. Or l'étendu est 
un continu, dont les parties sont coexistantes ou existent à la fois. 

S 17. Pu. Si l'on demande si l'espace sans corps est substance ou 
accident, je répondrai sans hésiter que je n'en sais rien. 

Tu. J'ai sujet de craindre qu'on ne m'accuse de vanité en voulant 
déterminer ce que vous avouez, Monsieur, de ne pas savoir. Mais (1) 
il y a lieu de juger, que vous en savez, plus que vous ne dites ou que 
vous ne croyez. Quelques-uns ont cru que Dieu est le lieu des 
choses. Lessius (2) et M. Guérike (3), si je ne me trompe, étaient 
de ce sentiment ; mais alors le lieu contient quelque chose 
de plus que ce que nous attribuons à l'espace, que nous dépouil- 
lons de toute action : et de cette manière, il n'est pas plus une 
substance que le temps, et, s'il a des parties, il ne saurait étre Dicu. 
C'est un rapport, un ordre, non seulement entre les existants, mais 
encore entre les possibles comme s'ils existaient. Mais sa vérité et 
réalité est fondée en Dieu, comme toutes les vérités éternelles. 

Pu. Je ne suis point éloigné de votre sentiment, et vous savez (4) le 
passage de saint Paul, qui dit que nous existons, vivons et que nous 
avons le mouvement en Dieu. Ainsi, selon les différentes manières 
de considérer, on peut dire que l'espace est Dieu, et on peut dire 
aussi qu'il n'est qu'un ordre ou une relation. 

Tu. Le meilleur sera donc de dire que l'espace est un ordre, mais 
que Dieu en est la source. 

$ 19. Pur. Cependant, pour savoir si l'espace est une substance, il 
faudrait savoir en quoi consiste la nature de la substance en gé- 


(1) GEnRaRoT : S'il. Nous supprimons le si, avec lequel la phrase n'a pas de 
conclusion. 

(2) LEssivs, ne à Brechtaes, dans le Brabant, en 1554, mort à Louvain, en 
1624, célébre casuiste, souvent cité dans les Provinciales de Paseal. Outre 
ses traités de morale, dont le principal est le De justitiá el jure, on a de 
lui les ouvrages théologiques suivants : De perfeclionihus moribusque. divi- 
nis, De liberlate arbitrii et prescientia Dei, De Summo bono, De Providentia 
WUmihis. 

(3) Orro pe GUÉRIKE, physicien célebre, né à Magdebourg, mort à Hambourg, 
en 1686, connu surtout par ses belles expériences sur le vide. On lui doit la 
première idée de la machine pneumatique. On a recueilli ses observations 
sous ce titre : Experimenta nova Magdeburgica de pauco spatio (Amsterdam, 
1672, in-fol.) . 

(4) GEHRARDT : Vous «vez. 


DES IDÉES | 143 


néral. Mais en cela il y a dela difficulté. Si Dieu, les esprits finis, et 
les corps participent en commun à une méme nature de substance, 
ne s'ensuivra-t-il pas qu'ils ne diflérent que par la différente mo- 
dification de cette substance ? 

Tu. Si cette conséquence avait-lieu, il s'ensuivrait aussi que Dieu, 
les esprits finis et les corps, participants en commun à une méme 
nature d'étre, ne différeraient (1) que par la différente modification 
de cet étre. 

$ 19. Pr. Ceux qui les premiers se sont avisés de regarder les 
accidents comme une espèce d'étres réels, qui ont besoin de quel- 
que chose, à quoi ils soient attachés, ont été contraints d'inventer 
le mot de substance pour servir de soutien aux accidents. 

Ta. Croyez-vous donc, Monsieur, que les accidents peuvent sub- 
sister hors de la substance? ou voulez-vous qu'ils ne soient point 
des êtres réels? Il semble que vous faites des difficultés sans sujet, 
et j'ai remarqué ci-dessus que les substances ou les concrets sont 
concus plutót que les accidents ou les abstraits. 

Pu. Les mots de substance et d'accidents sont, à mon avis, de peu 
d'usage en philosophie. 

Tu. J'avoue que je suis d'un autre sentiment, et je crois que la 
considération de la substance est un point des plus importants et 
des plus féconds de la philosophie. 

€. 91. Pr. Nous n'avons maintenant parlé de la substance que par 
occasion, en demandant si l'espace est une substance. Mais il nous 
suffit ici qu'il n'est pas un corps. Aussi personne n'osera faire le 
corps infini comme l'espace. 

Tu. M. Descartes et ses sectateurs ont dit pourtant que la ma- 
tiere n'a point de bornes, en faisant le monde indéfini (2), en sorte 
qu'il ne nous soit point possible d'y concevoir des extrémités. Et ils 
ont changé le terme d'infini en indéfini avec quelque raison ; car il 
n'y a jamais un tout infini dans le monde, quoiqu'il y ait toujours 
des touts plus grands les uns que les autres à l'infini. L'univers méme 
ne saurait passer pour un tout, comme j'ai montré ailleurs. 

Pu. Ceux qui prennent la matière et l'étendue pour une méme 


(1; GEHRARDT : ne différaient. 

(2; Voy. DESCARTES, Principes de la philosophie, TI? partie, p 21 : « Nous 
saurons que ce monde, ou la matière étendue qui compose l'univers n'a point 
de bornes parce que quelque part que nous en voulions feindre, nous pouvons 
encore imaginer au delà des espaces infiniment étendus, de sorte qu'ils con- 
tiennent un corps indéfiniment étendu. » 


Pact Jar. — Leibniz. 1-8 


114 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


chose prétendent que les parois intérieurs d'un corps creux vide 
se toucheraient. Mais l'espace qui est entre deux corps suffit pour 
empécher le contact mutuel. 

Tu. Je suis de votre sentiment, car, quoique je n'admette point de 
vide, je distingue la matiere de l'étendue et j'avoue que sil y avait 
du vide dans une sphère, les pôles opposés dans la concavité ne se 
toucheraient pas pour cela. Mais je crois que ce n'est pas un cas que 
la perfection divine admette. 

$ 23. Pn. Cependant il semble que le mouvement prouve le vide. 
Lorsque la moindre partie du corps divisé est aussi grosse qu'un 
grain de semence de moutarde, il faut qu'il y ait un espace vide 
égal à la grosseur d'un grain de moutarde pour faire que les parties 
de ce corps aient de la place pour se mouvoir librement. 1l en sera 
de même lorsque les parties de la matière sont cent millions de fois 
plus petites. 

Tn. 11 est vrai que, si le monde était pleiu decorpuseules durs, qui 
ne pourraient ni se fléchir ni se diviser, comme l'on dépcinut. les 
atomes, il serait impossible qu'il y eût du mouvement. Mais dans 
la vérité, il n'y a point de dureté originale : au contraire la fluidité 
est originale et les corps se divisent selon le besoin, puisqu'il n'y 
a rien qui l'empéche. C'est ce qui óte toute la force à l'argument tire 
du mouvement pour le vide. 


CHAP. XIV. — DE LA DURÉE ET DE SES MODES SIMPLES. 


& 10. Pn. A l'étendue répond la durée. Et une partie de la durée 
en qui nous ne remarquons aucune succession d'idées, c'est ce que 
nous appelons un instant. 

Tu. Cette définition de l'instant se doit, je crois, entendre de la 
notion populaire, comme celle que le vulgaire à du point. Car, à la 
rigueur, le point et l'instant ne sont point des parties du temps ou 
de l'espace et n'ont point de parties non plus. Ce sont des extré- 
mités seulement. | 

S 16. Pn. Ce n'est pas le mouvement, mais une suite constante 
d'idees qui nous donne l'idée de la durée. 

Tu. Une suite de perceptions réveille en nous l'idée de la duree, 
mais elle ne la fait point. Nos perceptions n'ont jamais une suite 


LES IDÉES 445 


assez constante et reszuliere pour répondre à celle du temps qui est 
un continu nniforme et simple, comme une ligne droite. Le change- 
ment des perceptions nous donne occasion de penser au teuips, et 
on le mesure par des changements uniformes : mais, quand il n'y 
aurait rien d'uniforme dans la nature, le temps ne laisserait pas 
d'être détermiué, comme le lieu ne laisserait pas d'être determine 
aussi quand il n'y aurait aucun corps fixe ou immobile. C'est que, 
connaissant les regles des mouvements difformes, on peut toujours 
les rapporter à des mouvements uniformes intelligibles, et prévoir 
par ce moyen ce qui arrivera par des différents mouvements joints 
ensemble. Et dans ce sens le temps est la mesure du mouvement, 
c'est-à-dire le mouvement uniforme est la mesure du mouvement 
difforme. 

S 21. Pn. On ne peut point connaitre certainement que deux 
parties de durée soient égales ; et il faut avouer que les observations 
ne sauraient aller qu'à un peu prés. On a découvert aprés une 
exacte recherche qu'il y a effectivement de l'inégalité dans les révo- 
lutions diurnes du soleil, et nous ne savons pas si les révolutions 
annuelles ne sont point inégales aussi. 

Tu. Le pendule a rendu sensible et visible l'inégalité des jours 
d'un midi à l'autre : Solem dicere falsum «udet. ll est vrai qu'on 
la savait déjà, et que cette inégalité a ses règles. Quant à la révolu- 
tion annuelle, qui récompense les inégalités des jours solaires, elle 
pourrait changer dans la suite du temps. La révolution de la terre à 
l'entour de son axe, qu'on attribue vulgairement au premier mobile, 
est notre meilleure mesure jusqu'ici, et les horloges et montres 
nous servent pour la partager. Cependant cette. méme révolution 
journalière de la terre peut aussi changer dans la suite des temps : 
et, si quelque pyramide pouvait durer assez, ou si on en refaisait 
de nouvelles, on pourrait s'en apercevoir en gradant là-dessus la 
longitude des pendules, dont un nombre connu de battements arrive 
maintenant pendant cette révolution; on connaitrait aussi en quelque 
facon le changement, en comparant cette revolution avec d'autres, 
comme avec celle des satellites de Jupiter, car il n'y a pas d'appa- 
rence que, s'il y a du changement dans les unes et dans les autres, 
il serait toujours proportionnel. 

Pu. Notre mesure du temps serait plus juste si l'on pouvait 
warder un jour passe pour le comparer avec les jours à venir, 
comme on garde les mesures des espaces. 


116 NOUVEAUX ESSAIS NUR L'ENTENDEMENT 


Ta. Mais au lieu de cela nous sommes réduits à garder et observer 
les corps, qui font leurs mouvements dans un temps égal à peu 
prés. Aussi ne pourrons-nous point dire qu'une mesure de l'espace, 
comme par exemple une aune, qu'on garde en bois ou en métal, 
demeure parfaitement la méme. 

S 92. Pu. Or, puisque tous les hommes mesurent visiblement le 
temps par le mouvement des corps célestes, il est bien étrange qu'on 
ne laisse pas de définir le temps la mesure du mouvement. 

Tu. Je viens de dire ($ 16) comment cela se doit entendre. Il est 
vrai qu'Aristote dit quele temps est le nombre et non pas la mesure 
du mouvement (1). Et en effet on peut dire que la durée se connait 
par le nombre des mouvements périodiques égaux, dont l'un com- 
mence quand l'autre finit, par exemple par tant de révolutions de la 
terre ou des astres. 

8 94. Pu. Cependant on anticipe sur ces révolutions, et dire 
qu'Abraham naquit l'an 2712 de la période Julienne, c'est parler 
aussi inintelligiblement, que si l'on comptait du commencement du 
monde, quoiqu'on suppose que la période Julienne a commencé 
plusieurs centaines d'années avant qu'il y eüt des jours, des nuits 
ou des années désignées par aucune révolution du Soleil. 

Ta. Ce vide, qu'on peut concevoir dans le temps, marque, comme 
celui de l'espace, que le temps et l'espace vont aussi bien aux pos- 
sibles qu'aux existants. Au reste, de toutes les maniéres chronolo- 
giques, celle de compter les années depuis le commencement du 
monde est la moins convenable, quand ce ne serait qu'à cause de 
a grande différence qu'il y a entre les soixante-dix interprètes et le 
texte hébreu, sans toucher à d'autres raisons. 

S 26. Pu. On peut concevoir le commencement du mouvement, 
quoiqu'on ne puisse point comprendre celui de la durée prise dans 
toute son étendue. On peut de méme donner des bornes au corps, 
mais on ne le saurait faire à l'égard de l'espace. 

Ta. C'est, comme je viens de dire, que le temps et l'espace mar- 
quent des possibilités au delà dela supposition des existences. Le 
temps et l'espace sont de la nature des vérités éternelles, qui regar- 
dent également le possible et l'existant. 

S 98. Pa. En effet, l'idée du temps et celle de l'éternité viennent 


(4) AnisTOTE, PAysiq., IV, XI: "Eatty 0 7 góvogapifl.og xwr[ottogxatà 10 rpôtezov 
xal zo Üatepov. P. J. 


DES IDÉES 117 


d'une même source, car nous pouvons ajouter dans notre esprit 
certaines longueurs de durée les unes aux autres aussi souvent 
qu'il nous plaît. 

Tu. Mais pour en tirer la notion de l'éternité, il faut concevoir, de 
plus, que Ia méme raison subsiste toujours pour aller plus loin. 
C'est cette considération des raisons qui achève la notion de l'infini 
ou de l'indéfini dans les progrès possibles. Ainsi les sens seuls ne 
sauraient suffire à faire former ces notions. Et dans le fond on peut 
dire que l'idée de l'absolu est antérieur dans la nature des choses à 
celle des bornes qu'on ajoute. Mais nous ne remarquons la premiére 
qu'en commencant par ce qui est borné et qui frappe nos sens. 


CHAP. XV. — DE LA DURÉE ET DE L'EXPANSION CONSIDÉRÉES 
ENSEMBLE. 


$ 4. Pu. On admet plus aisément une durée infinie du temps, 
qu'une expansion infinie du lieu, parce que nous concevons une 
durée infini en Dieu et que nous n'attribuons l'étendue qu'à la ma- 
tiere, qui est finie, et appelons Ies espaces, au delà de l'univers, 
imaginaires. Mais (8 2) Salomon semble avoir d'autres pensées lors- 
qu'il dit en parlant de Dieu : les cieux et les cieux des cieux ne peu- 
vent le contenir ; et je crois, pour moi, que celui-là se fait une trop 
haute idée de la capacité de son propre entendement, qui se figure 
de pouvoir étendre ses pensées plus loin que le lieu où Dieu existe. 

Tu. Si Dieu était étendu, il aurait des parties. Mais la durée n'en 
donne qu'à ses opérations. Cependant par rapport à l'espace, il faut 
lui attribuer l'immensité, qui donne aussi des parties et de l'ordre 
aux opérations immédiates de Dieu. Il est la source des possibilités 
comme des existences; des unes par son essence, des autres par sa 
volonté. Ainsi l'espace comme le temps n'ont leur réalité que de lui, 
et il peut remplir le vide quand bon lui semble. C'est ainsi qu'il est 
partout à cet égard. 

$ 11. Pa. Nous ne savons quels rapports les esprits ont avec l'es- 
pace, ni comment ils y participent. Mais nous savons qu'ils parti- 
cipent de la durée. 

TB. Tous les esprits finis sont toujours joints à quelque corps 
organique, et ils se représentent les autres corps par rapport Au 


118 NOUVEAUX FSSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


leur. Ainsi leur rapport à l'espace est aussi manifeste que celui des 
corps. Au reste, avant de quitter cette matière, j'ajouterai une 
comparaison du temps et du lieu à celles que vous avez données ; 
c'est que, s'il y avait un vide dans l'espace (comme par exemple si 
une sphère était vide au dedans), on en pourrait déterminer la gran- 
deur; mais, s'il y avait dans le temps un vide, c'est-à-dire une durée 
sans changements, il serait impossible d'en déterminer la longueur, 
D'oü vient qu'on peut réfuter celui qui dirait que deux corps entre 
lesquels il y a du vide se touchent? Car deux póles opposés d'une 
sphère vide ne se sauraient toucher, la géométrie le défend. Mais 
on ne pourrait point réfuter celui qui dirait que deux mondes dont 
l'un est après l'autre se touchent quant à la durée, en sorte que 
l'un commence nécessairement quand l'autre finit, sans qu'il 
y puisse avoir d'intervalle. On ne pourrait point le réfuter, dis-je, 
parce que cet intervalle est indéterminable. Si l'espace n'était 
qu'une ligne ct si le corps ‘était immobile, il ne serait point 
possible non plus de déterminer la longueur du vide entre deux 
corps. 


CHAP. XVI. — Dv vouvre. 


8 4. Pn. Dans les nombres, les idées sont et plus précises et plus 
propres à étre distinguées les unes des autres que dans l'étendue, 
où on ne peut point observer ou mesurer chaque égalité et chaque 
excès de grandeur aussi aisément que dans les nombres, par la raison 
que dans l'espace nous ne saurions arriver par la pensée à une cer- 
taine petitesse déterminée au delà de laquelle nous ne puissions 
aller, telle qu'est l'unité dans le nombre. 

Tu. Cela se doit entendre du nombre entier, car autrement le 
nombre dans sa latitude, comprenant le sourd, le rompu et le trans- 
cendant (1) et tout ce qui se peut prendre entre deux nombres en- 
tiers est proportionnel à la ligne, et il y a là aussi peu de minimum 
que dans le continu. Aussi cette définition que le nombre est une 


(1) Expressions de la langue mathématique scholastique, rarement em- 
ployées aujourd'hui. Le sourd, c'est l'incommensurable, par ex. V2 :le rompu, 
c'est la fraction, par ex. 5; le transcendant est ce qui ne peut pas être calculé 
par un nombre limité d'opérations arithmétiques, par ex. log. 3. Ces trois 
termes sont compris entre deux uombres entiers. P. J. 


DES IDÉES 119 


multitude d'unités, n’a lieu que dans les entiers. La distinction pré- 
cise des idées dans l'étendue nc consiste pas dans la grandeur ; car, 
pour reconnaitre distinctement la grandeur, il faut recourir aux 
nombres entiers on aux autres connus par le moyen des entiers ; 
ainsi de la quantité continue, il faut recourir à la quantité discréte, 
pour avoir une connaissance distincte de la grandeur. Ainsi les mo- 
difications "de l'étendue, lorsqu'on ne se sert point des nombres, ne 
peuvent étre distinguées que par la figure, prenant ce mot si géné- 
ralement qu'il signifie tout ce qui fait que deux étendus ne sont pas 
semblables l'un à l'antre. 

$ 5. Pa. En répétant l'idée de l'unité et la joignant à une autre 
unité, nous cn faisons une idée collective que nous nommons dcux. 
Et quiconque peut faire cela et avancer toujours d'un de plus à la 
dernière idée collective, à laquelle il donne un nom particulier, peut 
compter, tandis qu'il a une suite de noms et assez de mémoire pour 
la retenir. 

Tu. Par cette manière seule on ne saurait aller loin, car la mé- 
moire serait trop chargée, s'il fallait retenir un nom tout à fait nou- 
veau pour chaque addition d'une nouvelle unité. C'est pourquoi il 
faut un certain ordre et certaine réplication dans ces noms, en recom- 
mencant suivant une certaine progression. 

Pn. Les différents modes des nombres ne sont capables d'aucune 
autre différence que du plus ou du moins ; c'est pourquoi ce sont 
des modes simples comme ceux de l'étenduc. 

Ta. Cela se peut dire du temps et de la ligne droite, mais nulle- 
ment des figures et encore moins des nombres qui sont non scule- 
ment différents en grandeur, mais encore dissemblables. Un nombre 
pair peut étre partagé en deux également et non pas un impair. 
Trois et six sont nombres triangulaires, quatre et neuf sont carrés, 
huit est cube, etc., et cela a lieu dans les nombres encore plus que 
dans les figures, car deux figures inégales peuvent être parfaitement 
semblables l'une à l'autre, mais jamais deux nombres. Mais je ne 
m'étonne pas qu'on se trompe souvent là-dessus, parce que commu- 
nement on n'a pas d'idée distincte de ce qui est semblable ou dis- 
semblable. Vous voyez donc, Monsieur, que votre idée ou votre 
explication des modifications simples ou mixtes a grand besoin d'étre 
redressee. 

& 6. Pa. Vous avez raison de remarquer qu'il est bon de donner 
aux nombres des noms propres à être retenus. Ainsi je crois qu'il 


120 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


serait convenable qu'en comptant, au lieu de million de millions, on 
dise billion pour abréger, et qu'au lieu de million de millions de mil- 
lions, ou millions de billions, on dise trillion, et ainsi de suite jus- 
qu'aux nonillions, car on n'a guére besoin d'aller plus loin dans 
l'usage des nombres. 

Tu. Ces denominations sont assez bonnes. Soit X égal à 10. Cela 
posé, un million sera X^, un billion X*', un trillion X'5, etc., et un 
nonillion X**. 


CHAP. XVII. — DE L'inrinité. 


$ 4. Pu. Une notion des plus importantes est celle du fini et de 
l'infini, qui sont regardés comme des modes de la quantité. 

Tu. À proprement parler, il est vrai qu'il y a une infinité de choses, 
c'est-à-dire qu'il y en a toujours plus qu'on n'en puisse assigner. 
Mais il n'y a point de nombre infini ni de ligne ou autre quantité 
infinie, si on les prend pour des véritables touts, comme il est aisé 
de démontrer. Les écoles ont voulu ou dà dire cela en admettant un 
infini syncatégorématique, comme elles parlent, et non pas l'infini 
catégorématique. Le vrai infini, à la rigueur, n'est que dans l'absolu, 
qui est antérieur à toute composition et n'est point formé par l'addi- 
tion des parties. 

Pu. Lorsque nous appliquons notre idée de l'infini au premier Être, 
nous le faisons originairement par rapport à sa durée et à son ubi- 
quité, et plus figurément à l'égard de sa puissance, de sa sagesse, 
de sa bonté et de ses autres attributs. 

Tn. Non pas plus figurément, mais moins immédiatement, parce que 
les autres attributs font connaitre leur grandeur par le rapport à ceux 
oü entre la considération des parties. 

$ 2. Pa. Je pensais qu'il était établi que l'esprit regarde le fini et 
l'infini comme des modifications de l'étendue et de la durée. 

TH. Je ne trouve pas qu'on ait établi cela; la considération du 
fini et de l'infini a lieu partout oü il y a de la grandeur et de 
la multitude. Et l'infini véritable n'est pas une modification, c'est 
l'absolu; au contraire, dés qu'on modifie, on se borne, on forme 
un fini. 

$ 1. Pa. Nous avons cru que la puissance qu'a l'esprit d'étendre 


DES IDÉES 121 


sans fin son idée de l’espace par de nouvelles additions, étant tou- 
jours la méme, c'est de là qu'il tire l'idée d'un espace infini. 

Tu. Il est bon d'ajouter que c'est parce qu'on voit que la méme 
raison subsiste toujours. Prenons une ligne droiteet prolongeons-la, 
en sorte qu'elle soit double de la première. Or il est clair que la 
seconde, étant parfaitement semblable à la première, peut être dou- 
blée de méme pour avoir la troisiéme qui est encore semblable aux 
précédentes ; et Ja méme raison ayant toujours lieu, il n'est jamais 
possible qu'on soit arrêté ; ainsi la ligne peut être prolongée à l'in- 
fini; de sorte que la considération de l'infini vient de celle de Ia 
similitude ou de la méme raison, et son origine est la méme avec 
celle des vérités universelles et nécessaires. Cela fait voir comment 
ce qui donne de l'accomplissement à la conception de cette idée, se 
trouve en nous-mêmes et ne saurait venir des expériences des sens ; - 
tout comme les vérités nécessaires ne sauraient étre prouvées par 
l'induction ni par les sens. L'idée de l'absolu est en nous intérieure- 
ment comme celle de l'Étre. Ces absolus ne sont autre chose que 
les attributs de Dieu, et on peut dire qu'ils ne sont pas moins la 
source des idées, que Dieu est lui-méme le principe des étres. 
L'idée de l'absolu.par rapport à l'espace n'est autre que celle de 
l'immensité de Dieu et ainsi des autres. Mais on se trompe en vou- 
lant s'imaginer un espace absolu, qui soit un tout infini, composé 
de parties. ll n'y a rien de tel. C'est une notion qui implique con- 
tradiction, et ces touts infinis et leurs opposés, infiniment petits, ne 
sont de mise que dans le calcul des géométres, tout comme les 
racines imaginaires de l’algèbre. 

$ 6. Pn. On conçoit encore une grandeur sans y entendre des 
parties hors des parties. Si à la plus parfaite idée, que j'ai du blanc 
le plus éclatant, j'en ajoute une autre d'un blanc égal ou moins vif 
(car je ne saurais y joindre l'idée d'un plus blanc que celui dont j'ai 
l'idée, que je suppose le plus éclatant que je concoive actuellement), 
cela n'augmente ni étend mon idée en aucune maniére ; c'est pour- 
quoi on nomme degrés les différentes idées de blancheur. 

TR. Je n'entends pas bien la force de ce raisonnement, car rien 
n'empéche qu'on ne puisse recevoir la perception d'une blancheur 
plus éclatante que celle qu'on conçoit actuellement. La vraie raison 
pourquoi on a sujet de croire que la blancheur ne saurait étre aug- 
mentée à l'infini, c'est parce que ce n'est pas une qualité originale ; 
les sens n'en donnent qu'une connaissance confuse, et, quand on en 


423 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


aura une distincte, on verra qu'elle vient de la structure et se borne 
sur celle de l'organe de la vuc. Mais à l'égard des qualités origi- 
nales ou connaissables distinctement, on voit qu'il y a quelquefois 
moyen d'aller à l'infini non seulement là oü il y a extension ou si 
vous voulez diffusion, ou ce que l'école appelle partes extra partes, 
comme dans le temps et dans le lieu, mais encore oit il y a inten- 
sion ou degrés par exemple à l'égard de la vitesse. 

$ 8. Pu. Nous n'avons pas l'idée d'un espace infini, et rien n'est 
plus sensible que l'absurdité d'une idée actuelle d'un nombre infini. 

Tu. Je suis du même avis. Mais cen'est pas parce qu'on ne saurait 
avoir l'idée de l'infini, mais parce qu'un infini ne saurait étre uu 
vrai tout. 

$ 16, Pu. Par là. méme raison, nous n'avons donc point d'idée 
positive d'une durée infinie ou de l'éternité, non plus que de l'immen- 
sité. 

Tu. Je crois que nous avons l'idée positive de l'une et de l'autre, 
et cette idée sera vraie pourvu qu'on n'y concoive point comme un 
tout infini, mais comme un absolu ou attribut sans bornes, qui se 
trouve à l'égard de l'éternité dans la nécessité de l'existence de 
Dieu, sans y dépendre des parties et sans qu'on en forme la notion 
par une addition de temps. On voit encore par là que l'origine de 
la notion de l'infini vient de la méme source que celle des vérités 
nécessaires. | 


CHAP. XVIII. — DE QUELQUES AUTRES MODES SIMPLES. 


Pu. ll y a encore beaucoup de modes simples, qui sont formés 
des idées simples. Tels sont ($ 9) les modes du mouvement, comme 
glisser, rouler ; ceux des sons ($ 3) qui sont modifiés par les notes 
et les airs, comme les couleurs par les degrés ; sans parler des sa- 
veurs et odeurs ($ 6), il n'y a pas toujours des mesures ni des noms 
distincts non plus que dans les modes complexes ($ 7) parce qu'on 
se règle selon l'usage, et nous en parlerons plus amplement quand 
nous viendrons aux mots. 

Tu. La plupart des modes ne sont pas assez simples et pourraient 
être comptés parmi les complexes ; par exemple, pour expliquer ce 
que c'est que glisser ou rouler, outre le mouvement il faut consi- 
dérer la résistance de la surface. 


DES IDÉES 193 


CHAP. XIX. — DES MODES QUI REGARDENT LA PENSÉF. 


8 1. Pr. Des modes qui viennent des sens, passons à ceux que la 
réflexion nous donne. La sensation est pour ainsi dire l'entrée 
actuelle des idées dans l'entendement par le moyen des sens. Lors- 
que la méme idée revient dans l'esprit, sans que l'objet extérieur 
qui l'a d'abord fait naitre agisse sur nos sens, cet acte de l'esprit se 
nomme réminiscence ; si l'esprit tâche de la rappeler et qu'eníin 
aprés quelques efforts il la trouve et se la rend présente, c'est 
recueillement. Si l'esprit l'envisage longtemps avec attention, c'est 
contemplation. Lorsque l'idée que nous avons dans l'esprit y flotte 
pour ainsi dire sans que l'entendement y fasse aucune attention, 
c'est ce qu'on appelle réverie. Lorsqu'on réfléchit sur les idées qui 
se présentent d'elles-mémes, et qu'on les enregistre pour ainsi dire 
dans sa mémoire, c'est attention ; et lorsque l'esprit se fixe sur unc 
idée avec beaucoup d'application, qu'il la considère de tous côtés et 
ne veut point s'en détourner, malgré d'autres idées qui viennent à 
la traverser, c'est ce quon nomme étude ou contention d'esprit. Le 
sommeil qui n'est accompagné d'aucun songe est une cessation de 
toutes ces choses ; et songer, c'est avoir ces idées. dans l'esprit pen- 
dant que les sens extérieurs sont fermés, en sorte qu'ils ne reçoivent 
point l'impression des objets extérieurs avec cette vivacité qui leur 
est ordinaire. C'est, dis-je, avoir des idées sans qu'elles nous soient 
sugzérées par aucun objet du dehors, ou par aucune occasion con- 
nue et sans être choisies ni déterminées en aucune manière par l'en- 
tendement. Quant à ce que nous nommons extase, je laisse à juger 
à d'autres si ce n'est pas songer les yeux ouverts. 

Tn. Il est bon de débrouiller ces notions et je tácherai d'y aider. 
Je dirai donc que c'est sensation lorsqu'on s'apercoit d'un objet 
externe, que la réminiscence en est la répétition sans que l'objet 
revienne ; mais, quand on sait de l'avoir eue, c'est souvenir. On 
prend communément le recueillement dans un autre sens que le 
vótre, savoir pour un état oü l'on se détache des affaires afin de 
vaquer à quelque méditation. Mais, puisqu'il n'y a point de mot que 
je sache qui convienne à votre notion, Monsieur, on pourrait y appli- 
quer celui que vous employez. Nous avons de l'attention aux objets 
que nous distinguons et préférons aux autres. L'attention conti- 


124 | NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


nuant dans l'esprit, soit que l'objet externe continue ou non, et 
méme soit qu'il s'y trouve ou non, c'est considération ; laquelle ten- 
dant à la connaissance sans rapport à l'action sera la contemplation. 
L'attention, dont le but est d'apprendre (c’est-à-dire d'acquérir des 
connaissances pour les garder), c'est étude. Considérer pour former 
quelque plan, c'est méditer; mais réver parait n'étre autre chose 
que suivre certaines pensées par le plaisir qu'on y prend sans y 
avoir d'autre but, c'est pourquoi la réverie peut mener à la folie : 
on s'oublie, on oublie le dic cur hic, on approche des songes et des 
chimères, on bátit des châteaux en Espagne. Nous ne saurions dis- 
tinguer les songes de: sensations que parce qu'ils ne sont pas liés 
avec elles, c'est comme un monde à part. Le sommeil est une cessa- 
tion des sensations, et de cette maniére l'extase est un fort profond 
sommeil, dont on a de la peine à étre éveillé, qui vient d'une cause 
interne passagère, ce qui s'ajoute pour exclure ce sommeil profond, 
qui vient d'un narcotique ou de quelque lésion durable des fonctions, 
comme dans la léthargie. Les extases sont accompagnées de visions 
quelquefois; mais il y en a aussi sans extases, et la vision, ce semble, 
n'est autre chose qu'un songe qui passe pour une sensation, comme 
s’il nous apprenait la vérité des objets. Et, lorsque ces visions sont 
divines, il y a de la vérité en effet, ce qui peut se connaître par 
exemple quand elles contiennent des prophéties particularisées que 
l'événement justifie. 

S 4. Pn. Des différents degrés de contention ou. de relâchement 
d'esprit, il s'ensuit que la pensée est l'action et non l'essence de 
l’âme. 

Tn. Sans doute, la pensée est une action et ne saurait être l'es- 
sence ; mais c'est une action essentielle, et toutes les substances en 
ont de telles. J'ai montré ci-dessus que nous avons toujours une 
infinité de petites perceptions sans nous en apercevoir. Nous ne 
sommes jamais sans perceptions, mais il est nécessaire que nous 
soyons souvent sans aperceptions, savoir lorsqu'il n'y a point de 
perceptions distinguées. C'est faute d'avoir considéré ce point im- 
portant qu'une philosophie relàchée, et aussi peu noble que peu 
solide, a prévalu auprès de tant de bons esprits, et que nous avons 
ignoré presque jusqu'ici ce qu'il y a de plus beau dans les ámes. Ce 
qui a fait aussi qu'on a trouvé tant d'apparence dans cette erreur 
qui enseigne que les âmes sont d'une nature périssable. 


DES IDÉES 125 


CHAP. XX. — DES MODES DU PLAISIR ET DE LA DOULEUR, 


8 1. PH. Comme les sensations du corps, de méme que les pen- 
sées de l'esprit sont ou indifférentes ou suivies de plaisir ou de 
douleur, on ne peut décrire ces idées non plus que toutes les autres 
idées simples, ni donner aucune définition des mots dont on se sert 
pour les désigner. 

TB. Je crois qu'il n'y a point de perceptions qui nous soient tout 
à fait indifférentes, mais c'est assez que leur effet ne soit point notable 
pour qu'on les puisse appeler ainsi, car le plaisir ou la douleur parait 
consister dans une aide ou dans un empéchement notable. J'avoue 
que cette définition n'est point nominale, et qu'on n'en peut point 
donner. 

S 9. Pn. Le bien est ce qui est propre à produire et à aug- 
menter le plaisir en nous, ou à diminuer et à abréger quelque dou- 
leur. Le mal est propre à produire ou augmenter la douleur en nous, 
ou à diminuer quelque plaisir. 

Tu. Je suis aussi de cette opinion. On divise le bien en honnéte, 
agréable et utile; inais dans le fond, je crois qu'il faut qu'il soit ou 
agréable lui-méme, ou servant à quelque autre, qui nous puisse 
donner un sentiment agréable, c'est-à-dire le bien est agréable ou 
utile, et l'honnéte lui-méme consiste dans un plaisir d'esprit. 

S& 4,5. Pn. Du plaisir et de la douleur viennent les passions. On 
a de l'amour pour ce qui peut produire du plaisir, et la pensée de 
la tristesse ou dela douleur, qu'une cause présente ou absente peut 
produire, est la haine. Mais la haine ou l'amour, qui se rapportent 
à des êtres capables de bonheur ou de malheur, est souvent un 
deplaisir ou un contentement, que nous sentons être produit en nous 
par la considération de leur existence ou du bonheur dont ils jouis- 
sent. 

TB. J'ai donné aussi à peu pres cette définition de l'amour lorsque 
jai expliqué les principes de la justice dans la préface de mon Codex 
juris gentium diplomaticus, savoir qu'aimer est étre porté à 
prendre du plaisir dans la perfection, bien ou bonheur de l'objet 
aimé. Et pour cela on ne considére et ne demande point d'autre 
plaisir propre que celui-là méme qu'on trouve dans le bien ou plaisir 
de celui qu'on aime ; mais dans ce sens, nous n'aimons point propre- 


196 NOUVEAUX ESSAIS SUR L ENTENDEMENT 


ment ce qui est incapable de plaisir ou de bonheur, et nous jouis- 
sons des choses de cette nature sans les aimer pour cela, si ce n'est 
par une prosopopée, et comme si nous nous imaginions qu'elles 
jouissent elles-mêmes de leur perfection. Ce n'est donc pas propre- 
ment de l'amour lorsqu'on dit qu'on aime un beau tableau par le 
plaisir qu’on prend à en sentir les perfections. Mais il est permis 
d'étendre le sens des termes, et l'usage y varie. Les philosophes et 
théologiens mémes distinguent deux espéces d'amour, savoir l'amour 
qu'ils appellent de concupiscence (1), qui n'est autre que le désir ou 
le sentiment qu'on a pour ce qui nous donne du plaisir, sans que nous 
nous intéressions s'il en recoit ; et l'amour de bienveillance, qui est 
le sentiment qu'on a pour celui qui par son plaisir ou bonheur nous 
en donne. Le premier nous fait avoir en vue notre plaisir et le second 
celui d'autrui, mais comme faisant ou plutôt constituant le nôtre ; 
car, s'il ne Jaillissait pas sur nous en quelque facon, nous ne pour- 
rions pas nous y intéresser, puisqu'il est impossible, quoi qu'on 
dise, d’être détaché du bien propre. Et voilà comment il faut 
entendre l'amour désintéressé ou non mercenaire, pour en bien con- 
cevoir la noblesse, et pour ne point tomber cependant dans le chi- 
mérique. 

S 6. Pa. L'inquiétude (Uneasiness en anglais) qu'un homme 
ressent en lui-même par l'absence d'une chose, qui lui donnerait du 
plaisir si elle était présente, c'est ce qu'on nomme desir. L’inquié- 
tude est le principal, pour ne pas dire le seul aiguillon, qui excite 
l'industrie et l'activité des hommes ; car, quelque bien qu'on pro- 
pose à l'homme, si l'absence de ce bien n'est suivie d'aucun déplaisir 
ni d'aucune douleur et que celui qui en est privé puisse étre content 
et à son aise sans le posséder, il ne s'avise pas de le désirer et moins 
encore de faire des efforts pour en jouir. ll ne sent pour cette espèce 
de bien qu'uue pure velléité, terme qu'on a employé pour signifier 
le plus bas degré du désir qui approche le plus de cet état oü se 
trouve l'àme à l'égard d'une chose qui lui est tout à fait indifférente, 
lorsque le deplaisir que cause l'absence d'une chose est si peu consi- 
dérable qu'il ne porte qu'à des faibles souhaits sans engager de se 
servir des moyens de l'obtenir. Le desir est encore éteint ou ralenti 
par l'opinion où l'on est que le bien souhaité ne peut être obtenu, 
à proportion que l'inquiétude de l'àme est guérie ou diminuée par 


(1) GEHRARD : conquiscence. 


DES IDÉES 497 


cette considération. Au reste, j'ai trouvé ce que je vous dis de l'in- 
quiétude dans ce célèbre auteur anglais dont je vous rapporte sou- 
vent les sentiments. J'ai été un peu en peine de la signification du 
mot anglais uneasiness. Mais l'interprète français, dont l'habileté 
à s'acquitter de cet emploi ne saurait être révoquée en doute, 
remarque au bas de la page (chap. xx, $ 6j que par ce mot anglais 
l'auteur entend l'état d'un homme qui n'est pas à son aise, le manque 
d'aise et de tranquillité dans l'âme, qui, à cet égard, est purement 
passive et qu'il a fallu rendre ce mot par celui d'inquiétude, qui 
n'exprime pas précisément la méme idée, mais qui en approche le 
plus près. Cet avis (ajoute-t-ilj est surtout nécessaire par rapport 
au chapitre suivant de la puissance où l’auteur raisonne beau- 
coup sur cette espèce d'inquiétude, car si l'on n'attachait pas à ce 
mot l'idée qui vient d'être marquée, il ne serait pas possible de 
comprendre exactement les matières qu'on traite dans ce chapitre 
et qui sont des plus importantes et des plus délicates de tout l'ou- 
vrage. 

Tu. L'interpréte a raison, et la lecture de son excellent auteur 
m'a fait voir que cette consideration de l'inquiétude est un point 
capital où cet auteur montre particulierement son esprit pénétrant 
et profond. C'est pourquoi je me suis donne quelque attention, et, 
aprés avoir bien considéré la chose, il ine parait quasi que le mot 
d'inquiétude, s'il n'exprime pas assez le sens de l'auteur, convient 
pourtant assez, à mon avis, à la nature de la chose et celui d'unca- 
siness, s'il marquait un déplaisir, un chagrin, une incommodite, et, 
en un mot, quelque douleur ellective, n'y conviendrait pas; car j'ai- 
merais mieux dire que daus le désir en lui-même, il y a plutôt une 
disposition et préparation à la douleur que de la douleur méme. 1] 
est vrai que cette perception quelquefois ne diffère de celle qu'il y a 
dans la douleur que du moins au plus, mais c'est que le degré est 
de l'essence de la doulenr, car c'est une perception notable. On voit 
aussi cela par la différence qu'il y à entre l'appéüt et la faim; car 
quand l'irritation de l'estoinac devient trop forte, elle incommode, 
de sorte qu'il faut encore appliquer ici notre doctrine des percep- 
tions trop petites pour être aperceptibles, car si ce qui se passe en 
nous. lorsque nous avons de l'appétit et du désir, était. assez grossi, 
il nous causerait de la douleur. C'est pourquoi l'auteur infiniment 
sage de notre être l'a fait pour notre bien, quand il fait en sorte que 
nous soyons souvent dans l'ignorance et dans des perceptions con- 


128 NOUVEAUX ESSAIS SUR L’ENTENDEMENT 


fuses ; c'est pour agir plus promptement par instinct et que nous ne 
soyons pas incommodés par des sensations trop distinctes de quan- 
tité d'objets qui ne nous reviennent pas tout à fait et dont la nature 
n'a pu se passer pour obtenir ses fins. Combien d'insectes n'avalons- 
nous pas sans nous en apercevoir, combien voyons-nous de per- 
sonnes qui, ayant l'odorat trop 'subtil, en sont incommodées, et 
combien verrions-nous d'objets dégoütants si notre vue était assez 
percante ? C'est aussi par cette adresse que la nature nous a donné 
des aiguillons du désir comme des rudiments ou éléments de la dou- 
leur, ou pour ainsi dire des demi-douleurs, ou (si vous voulez parler 
abusivement pour vous exprimer plus fortement)des petites douleurs 
inaperceptibles, afin que nous jouissions de l'avantage du mal sans 
en recevoir l'incommodité ; car autrement, si cette perception était 
trop distincte, on serait toujours misérable en attendant le bien, au 
licu que cette continuelle victoire sur ces demi-douleurs qu'on sent 
en suivant son désir et satisfaisant en quelque facon à cet appétit ou 
à cette démangeaison, nous donne quantité de demi-plaisirs, dont la 
continuation et l'amas (comme dans la continuation de l'impulsion 
d'un corps pesant, qui descend et qui acquiert de l'impétuosité) 
devient enfin un plaisir entier et véritable. Et dans le fond, sans ces 
demi-douleurs, il n'y aurait point de plaisir, et il n'y aurait pas 
moyen de s'apercevoir que quelque chose nous aide et nous soulage, 
en ótant quelques obstacles qui nous empêchent de nous mettre à 
notre aise. C'est encore en cela qu'on reconnait l'affinité du plaisir et 
de la douleur que Socrate remarque dansle Phédon de Platon lorsque 
les pieds lui démangent. Cette considération des petiles aides ou 
petites délivrances et dégagements imperceptibles de la tendance 
arrêtée, dont résulte enfin un plaisir notable, sert aussi à donner 
quelque connaissance plus distincte de l'idée confuse, que nous avons 
et devons avoir du plaisir et de la douleur tout comme le sentiment 
de la chaleur et de la lumiére résulte de quantité de petits mouve- 
ments qui expriment ceux des objets, suivant ce que j'ai dit ci-dessus 
(chap. ix, $ 13) et n'en diffèrent qu'en apparence et parce que nous 
ne nous apercevons pas de cette analyse, au lieu que plusieurs croient 
aujourd'hui que nos idées des qualités sensibles différent toto genere 
des mouvements et de ce qui se passe dans les objets et sont quelque 
chose de primitif et d'inexplicable, et méme d'arbitraire, comme si 
Dieu faisait sentir à l'âme ce que bon lui semble, au lieu de ce qui 
se passe dans le corps, ce qui est bien éloigné de l'analyse véritable 


DES IDÉES 129 


de nos idées. Mais pour revenir à l'inquictude, c'est-à-dire aux 
petites sollicitations imperceptibles, qui nous tiennent toujours en 
haleine, ce sont des déterminations confuses, en sorte que souvent 
nous ne savons pas ce qui nous manque, au lieu que dans les incli- 
nations et les passions, nous savons au moins ce que nous deman- 
dons. quoique les perceptions confuses entrent aussi dans leur 
maniere d'agir et que les mêmes passions causent aussi cette inquié- 
tude ou démangeaison. Ces impulsions sont comme autant de petits 
ressorts qui tâchent de se débander et qui font agir notre machine. 
Et j'ai déjà remarqué ci-dessus que c'est par là que nous ne sommes 
jamais indifférents, lorsque nous paraissons i'étre le plus, par exemple 
de nous tourner àla droite plutót qu'à la gauche au bout d'une allée; 
car le parti que nous prenons vient de ces déterminations insen- 
sibles, méiées des actions des objets et de l'intérieur du corps qui 
nous fait trouver plus à notre aise dans l'une que dans l'autre ma- 
niere de nous remuer. On appelle unruhe en allemand, c'est-à-dire 
inquiétude, le balancier ‘1: d'une horloge. On peut dire qu'il en est de 
méme dans notre corps qui ne saurait jamais étre parfaitement à son 
aise, parce que, quand il le serait, une nouvelle impression des objets, 
un petit ehangement daus les organes, daus les vases et dans les 
visceres, changera d'abord la balance et les fera faire quelque petit 
effort pour se remettre dans le meilleur état qu'il se peut; ce qui 
produit un combat perpétuel, qui fait, pour ainsi djre, l'inquietude 
de notre horloge, de sorte que cette appellation est assez à mon gré. 

x 6. Pu. La joie est un plaisir que l'âme ressent, lorsqu'elle con- 
sidere la possession d'un bien présent ou futur comme assurée; et 
nous sommes en possession d'un bien lorsqu'il est de telle sorte en 
notre pouvoir que nous en pouvons jouir quand nous voulons. 

Tu. On manque dans les langues de paroles assez propres pour 
distinguer des notions voisines. Peut-être que le latin gaudium 
approche davantage de cette definition de la joie que l«titi«, qu'on 
traduit aussi par le mot de joie; mais alors elle me parait signifier 
un état oü le plaisir prédomine en nous, car pendant la plus pro- 
fonde tristesse et au milieu des plus cuisants chagrins on peut 
prendre quelque plaisir comme de boire ou d'entendre la musique, 
mais le déplaisir prédomine; et de méme au milieu des plus aiguës 
douleurs l'esprit peut être dans la joie, ce qui arrivait aux martyrs. 


(1j GEHRARDT : le balancer. 
PAuL JAxFT. — Leibniz. I — 9 


up 


130 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


S 8. Pn. La tristesse est une inquiétude de l'àme, lorsqu'elle 
pense à un bien perdu, dont elle aurait pu jouir plus longtemps, ou 
quand elle est tourmentée d'un mal actuellement présent. 

Tu. Non seulement la présence actuelle, mais encore la crainte 
d'un mal à venir peut rendre triste, de sorte que je crois que les 
définitions de la joie et de la tristesse, que je viens de donner, con- 
viennent mieux à l'usage. Quant à l'inquiétude, il y a dans la dou- 
leur et par conséquent dans la tristesse quelque chose de plus : et 
l'inquiétude est méme dans la joie, car elle rend l'homme éveillé, 
actif, plein d'espérance pour aller plus loin. La joie a été capable de 
faire mourir par trop d'émotion, et alors il y avait en cela encore 
plus que de l'inquictude. 

S 9. Pu. L'espérance est le contentement de l'âme, qui pense à la 
jouissance qu'elle doit probablement avoir d'une chose propre à lui 
donner du plaisir ($ 10), et la crainte est une inquiétude de l'âme, 
lorsqu'elle pense à un mal futur, qui peut arriver. 

Tu. Si l'inquiétude signifie un déplaisir, j'avoue qu'elle accom- 
pagne toujours la crainte; mais la prenant pour cet aiguillon insen- 
sible qui nous pousse, on peut l'appliquer encore à l'espérance. 
Les stoiciens prenaient les passions pour des opinions. Ainsi l'espé- 
rance leur était l'opinion d'un bien futur, et ]a crainte l'opinion d'un 
mal futur. Mais j'aime mieux de dire que les passions ne sont ni des 
contentements ou des déplaisirs, ni des opinions, mais des tendances, 
ou plutót des modifications de la tendance qui viennent de l'opinion 
ou du sentiment et qui sont accompagnées de plaisir ou de déplaisir. 

$ 11. Pn. Le désespoir est la pensée qu'on a un bien qui ne peut être 
obtenu, ce qui peut causer de l'affliction (1) et quelquefois le repos. 

Tu. Le désespoir, pris pour la passion, sera une manière de ten- 
dànce forte, qui se trouve tout à fait arrétée, ce qui cause un combat 
violent et beaucoup de déplaisir. Mais, lorsque. le désespoir est 
accompagné de repos et d'indolence, ce sera une opinion plutót 
qu'une passion. 

& 12. Pu. La colère est cette inquiétude ou cc désordre que nous 
ressentons aprés avoir recu quelque injure, et qui est accompagné 
d'un désir présent de nous venger. 

Tu. 1l semble que la colère est quelque chose de plus simple ct de 
plus général, puisque les bétes en sont susceptibles, auxquelles on 


4) GERHARDT : affection. 


DES IDÉES 131 


ne fait point d'injure. Il y à dans la colère un effort violent qui tend 
à se défaire du mal. Le désir de la vengeance peut demeurer quand 
on est de sang froid, et quand on a plutôt de la haine que de la colère. 

S 13. Pn. L'envie est l'inquiétude (le déplaisirj de l'âme, qui 
vient de la considération d'un bien que nous désirons, mais qu'un 
autre possède, qui à notre avis n'aurait pas dà l'avoir préférable- 
ment à nous. 

Tu. Suivant cette. notion, l'envie serait toujours une passion 
louable et toujours fondée sur la justice, au moins suivant notre opi- 
nion. Mais je ne sais si on ne porte pas souvent envie au mérite 
reconnu, qu'on ne se soucierait pas de maltraiter, si l'on en était le 
maitre. On porte méme envie aux gens d'un bien qu'on ne se soucie- 
rait point d'avoir. On serait content de les en voir priver sans 
penser à profiter de leurs dépouilles et méme sans pouvoir l'es- 
pérer. Car quelques biens sont comme des tableaux peints in 
fresco qu'on peut détruire, mais qu'on ne peut point ôter. 

$ 17. Pn. La plupart des passions font en plusieurs personnes 
des impressions sur le corps, et y causent divers changements ; 
mais ces changements ne sont pas toujours sensibles. Par exemple, 
la honte, qui est une inquiétude de l'àme, qu'on ressent quand on 
vient à considérer qu'on a fait quelque chose d'indécent ou qui peut 
diminuer l'estime que d'autres font de nous, n'est pas toujours 
accompagnée de rougeur. 

Tu. Si les hommes s'étudiaient davantage à observer les mouve- 
ments extérieurs qui accompagnent les passions, il serait difficile de 
les dissimuler. Quant à la honte, il est digne de considération, que 
des personnes modestes quelquefois ressentent des mouvements 
semblables à ceux de la honte, lorsqu'elles sont témoins seulement 
d'une action indécente. 


CHAP. XXI. — DE LA PUISSANCE ET DE LA LIBERTÉ. 


S 1. Pu. L'esprit observant comment une chose cesse d’être et 
comment une autre, qui n'était pas auparavant, vient à exister, et 
concluant qu'il y en aura à l'avenir des pareilles, produites par de 
pareils agents, il vient à considérer dans une chose la possibilité 
qu'il y a qu'une de ses idées simples soit changée, et dans une autre 


132 NOUVEAUX ESSAIS SUR L ENTENDEMENT 


la possibilité de produire ce changement; et par là se forme l'idée 
de la puissance. 

Tu. Si la puissance répond au latin potentia, elle est opposée à 
l'acte, et le passage de la puissance à l'acte est le ehangement. C'est 
ce qu Aristote entend par le mot de mouvement, quand il dit que 
c'est l'acte, ou peut-être l'actuation de ce qui est en puissance (1). 
On peut donc dire que la puissance en général est la possibilité du 
changement. Or le changement ou l'acte de cette possibilité, étant 
action dans un sujet et passion dans un autre, il y aura aussi deux 
puissances, passive et active. L'active pourra étre appelée faculté, et 
peut-être que la passive pourrait être appelée capacité ou récepti- 
vité. Il est vrai que la puissance active est prise quelquefois dans un 
sens plus parfait, lorsque, outre la simple faculté, il y a de la ten- 
dauce ; et c’est ainsi que je la prends dans mes considérations dyna- 
miques. On pourrait lui affecter particulièrement le mot de force : 
et la force serait ou entéléchie ou effort ; car l’entéléchie (quoique 
Aristote la prenne si généralenrent qu'elle comprenne encore toute 
action et tout eflort: me parait plutót convenir aux forces agissantes 
primitives, et celui d'effort aux dérivatives. I1 y a méme encore uue 
espèce de puissance passive plus particulière et plus chargée de 
réalité ; c’est celle qui est dans la matière, où il n'y a pas seulement 
la mobilité, qui est la capacité ou réceptivité du mouvement, mais 
encore la résistance, qui comprend l'impeneétrabilité et l'inertie. Les 
entéléchies, c'est-à-dire les tendances primitives ou substantielles, 
lorsqu'elles sont accompagnées de perception, sont les âmes. 

8 3. Pu. L'idée de la puissance exprime quelque chose de relatif. 
Mais quelle idée avons-nous, de quelque sorte qu'elle soit, qui n'en- 
ferme quelque relation? Nos idée: de l'étendue, de la durée, du 
nombre, ne contiennent-elles pas toutes en elles-mémes un secret 
rapport de parties? La méme chose se remarque d'une maniere 
encore plus visible dans la figure et le mouvement. Les qualités sen- 
sibles, que sont-elles, que des puissances de differents. corps par 
rapport à notre perception, et ne dépendent-elles pas en elles-mêmes 
de la grosseur, de la figure, de la contexture et du mouvement des 
parties ? Ce qui met une espèce de rapport entre elles. Ainsi notre 
idée de la puissance peut fort bien être placée à mon avis parmi les 
autres idées simples. 


(4) ARISTOTE, Métaphys., |, XI, 9, t, 702 duvatoo 1, duvatoy &vecA£g eux Avr ats £aztv. 


DES IDÉES 133 


Tu. Dansle fond, les idées dont on vient de faire le dénombrement, 
sont composées. Celles des qualités sensibles ne tiennent leur rang 
parmi les idées simples, qu'à cause de notre ignorance, et les autres, 
qu'on connait distinctemeut, n'y gardent leur place que par une 
indulgence qu'il vaudrait mieux ne point avoir. C'est à peu près 
comme à l'égard des axiomes vulgaires, qui pourraient être et qui 
mériteraient d'étre démontrés parmi les théorémes et qu'on laisse 
cependant passer pour axiomes, comme si c'étaient des vérités pri- 
mitives. Cette indulgence nuit plus qu'on ne pense. ll est vrai qu'on 
n'est pas toujours en état de s'en passer. 

S 4. Pu. Si nous y prenons bien garde, les corps ne.nous four- 
nissent pas par le moyen des sens une idée aussi claire et aussi dis- 
tincte de la puissance active, que celle que nous en avons par les 
réflexions que nous faisons sur les opérations de notre esprit. Il n'y 
a, je crois, que deux sortes d'actions, dont nous avons l'idée, savoir 
penser et mouvoir. Pour ce qui est de la penséc, le corps ne nous en 
donne aucune idée, et ce n'est que par le moyen de la réflexion que 
nous l'avons. Nous n'avons non plus par le moyen du corps aucune 
idée du commencement du mouvement. 

Tu. Ces considérations sont fort bonnes, et quoiqu'on prenne ici 
la pensée d'une manière si générale, qu'elle comprend toute per- 
ception, je ne veux point contester l'usage des mots. 

Pr. Quand le corps lui-même est en mouvement, ce mouvement 
est dans le corps une action plutót qu'une passion. Mais, lorsqu'une 
boule de billard céde au choc du báton, ce n'est point une action de 
la boule, mais une simple passion. 

Tu. H y a quelque chose à dire là-dessus, car les corps ne rece- 
vraient point le mouvement dans le choc, suivant les lois qu'on y re- 
marque, s'ils n'avaient déjà du mouvement en eux. Mais passons 
maintenant cet article. 

Pu. De même, lorsqu'elle vient à pousser urie autre boule qui se 
trouve sur son chemin et la met en mouvement, elle ne fait que lui 
communiquer le mouvement qu'elle avait reçueten perd tout autant. 

Tu. Je vois que cette opinion erronée, que les cartésiens ont mise 
en vogue, comme si les corps perdaient autant de mouvement qu'ils 
en donnent, qui est détruite aujourd'hui par les expériences et par 
les raisons, et abandonnée méme par l'auteur illustre de la Re- 
cherche de la vérité, qui a fait imprimer un petit discours tout 
exprès pour la rétracter, ne laisse pas de donner encore occasion 


134 NOUVEAUX ESSAIS SUR L ENTENDEMENT 


aux habiles gens de se méprendre en bâtissant des raisonnements 
sur un fondement si ruineux. 

Pu. Le transport du mouvement ne donne qu'une idée fort obscure 
d'une puissance active de mouvoir, qui est dans le corps, tandis que 
nous ne voyons autre chose, sinon que le corps transfére le mouve- 
ment sans le produire en aucune maniere 

Tu. Je ne sais, si l'on prétend ici que le mouvement passe de sujet 
en sujet et que le méme mouvement (idem numero) se transfère. 
Je sais que quelques-uns sont allés là, entre autre le père Casati, 
jésuite (1), malgré toute l'école. Mais je doute que ce soit votre sen- 
timent ou Celui de vos habiles amis, bien éloignés ordinairement de 
telles imaginations. Cependant si le méme mouvement n'est point 
transporté, il faut qu'on admette qu'il se produit un mouvement nou- 
veau dans le corps qui le recoit ; ainsi, celui qui donne, agirait véri- 
tablement quoiqu'il pátirait en méme temps en perdant de sa force. 
Car, quoiqu'il ne soit point vrai que le corps perde autant de mou- 
vement qu'il en donne, il est toujours vrai qu'il en perd et qu'il 
perd autant de force qu'il en donne, comme je l'ai expliqué ailleurs, 
de sorte qu'il faut toujours admettre en lui de la force ou de la puis- 
sance active. J'entends la puissance dans le sens le plus noble, que 
jai expliqué un peu auparavant, oü la tendance est jointe à la fa- 
culté. Cependant je suis toujours d'accord avec vous, que la plus claire 
idée de la puissance active nous vient de l'esprit. Aussi n'est-elle que 
dans les choses qui ont de l'analogie avec l'esprit, c'est-à-dire dans 
les entéléchies, ear la matière ne marque proprement que la puis- 
sance passive. 

S5. Pu. Nous trouvons en nous-mêmes la puissance de com- 
mencer, de continuer ou de terminer plusieurs actions de notre áme 
et plusieurs mouvements de notre corps, et cela simplement par 
une pensée ou un choix de notre esprit, qui détermine, pour ainsi 
dire, qu'une telle action particulière soit faite ou ne soit pas faite. 
Cette puissance est ce que nous appelons volonté. L'usage actuel de 
cette puissance se nomme volition; la cessation ou la production de 
l'action, qui suit d'un tel commandement de l'àme, s'appelle volon- 
taire, et toute action qui est faite sans une telle direction de l'âme 
se nomme involontaire. 


(1) Casari, jésuite, né à Plaisance en 1617, mort à l'arme en 1707, auteur de 


Vacum proscriptum ; De terrá machinis iotá (Rome, 1668, in-4*) ; Mechanico- 
rum libri octo. 


DES IDÉES 133 


Tu. Je trouve tout cela fort bon et juste. Cependant, pour parler 
plus rondement et pour aller peut-étre un peu plus avant, je dirai 
que la volition est l'effort ou la tendance (conatus! d'aller vers ce 
qu'on trouve bon et contre ce qu'on trouve mauvais, en sorte que 
cette tendance résulte immédiatement de l'aperception qu'on en a; et 
le corollaire de cette définition est cet axiome célèbre : que du vou- 
loir et du pouvoir, joints ensemble, suit l’action, puisque de toute 
tendance suit l'action lorsqu'elle n'est poiut empéchée. Ainsi non 
seulement les actions intérieures volontaires de notre esprit suivent 
de ce conatus, mais encore les extérieures, c'est-à-dire les mouve- 
ments volontaires de notre corps, en vertu de l'opinion de l'âme ct 
du corps, dont j'ai donné ailleurs la raison. Il y a encore des efforts 
qui résultent des perceptions insensibles dont on ne s'apercoit pas, 
que j'aime mieux appeler appétitions que volitions (quoiqu'il y ait 
aussi des appétitions aperceptibles:, car on n'appelle actions volon- 
taires que celles dont on peut s'aperccvoir et sur lesquelles notre 
réflexion peut tomber lorsqu'elles suivent la considération du bien 
ou du mal. 

Pu. La puissance d'apercevoir est ce que nous appelons entende- 
ment : il y ala perception des idées, la perception de la significa- 
tion des signes, et enfin la perception de la convenance ou de la 
disconvenance, qu'il y a entre quelques-unes de nos idées. 

Tu. Nous nous apercevons de bien des choses en nous et hors de 
nous, que nous n'entendons pas, et nous les entendons, quand nous 
enavons des idées distinetes,avec le pouvoir de réfléchir et d'en tirer 
des vérités nécessaires. C'est pourquoi les bétes n'ont point d'enten- 
dement, au moins dans ce sens, quoiqu'elles aient la faculté de 
sapercevoir des impressions plus remarquables et plus distinguées, 
comme le sanglier s'apercoit d'une personne qui lui crie, et va droit 
à cette personne, dont il n'avait eu déjà auparavant qu'une percep- 
tion nue mais confuse comme de tous les autres objets, qui tom- 
baient sous ses yeux et dont les rayons frappaient son cristallin. 
Ainsi, dans mon sens, l'entendement répond à ce qui, chez les Latins, 
est appelé intellectus, et l'exercice de cette faculté s'appelle intel- 
lection, qui est une perception distincte jointe à la faculté de réflé- 
chir, qui n'est pas dans les bêtes. Toute perception jointe à cette 
faculté est une pensée que je n'accorde pas aux bétes non plus que 
l'entendement, de sorte que l'on peut dire que l'intellection a lieu 
lorsque la pensée est distincte. Au reste, la perception de la signili- 


136 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


cation des signes ne mérite pas d’être distinguée ici de la perception 
des idées signifiées. 

S 6. Pur. L'on dit communément que l'entendement et la volonté 
sont deux facultés de l'âme, terme assez commode si l'on s'en ser- 
vait comme l'on devrait s'en servir de tous les mots, en prenant 
garde qu'ils ne fissent naître aucune confusion dans les pensées des 
hommes, comme je soupçonne qu'il est arrivé ici dans l'âme. Et, 
lorsqu'on nous dit que la volonté est cette faculté supérieure de 
l'âme, qui règle et ordonne toutes choses, qu'elle est ou n'est pas 
libre, qu'elle détermine les facultés inférieures, qu'elle suit le dic- 
tamen de lentendement (quoique ces expressions puissent étre 
entendues dans un sens clair et distinct), je crains pourtant qu'elles 
n'aient fait venir à plusieurs personnes lidée confuse d'autant 
d'agents qui agissent distinctement en nous. 

Tu. C'est une question qui a exercé les écoles depuis longtemps, 
savoir s'il y a une distinction réelle entre l'áme et ses facultés, et si 
une faculté est distincte réellement de l'autre. Les réaux ont dit que 
oui et les nominaux que non. Et la méme question a été agitée sur 
la réalité de plusieurs autres êtres abstraits qui doivent suivre la 
méme destinée. Mais je ne pense pas qu'on ait besoin ici de décider 
cette question et de s'enfoncer dans ces épines, quoique je me sou- 
vienne qu'Épiscopius (1) l'a trouvée de telle importance qu'il a cru 
qu'on ne pourrait point soutenir la liberté de l'homme si les facultés 
de l'àme étaient des êtres réels. Cependant,quand elles seraient des 
êtres réels et distincts, elles ne sauraient passer pour des agents 
réels, qu'en parlant abusivement. Ce ne sont pas les qualités ou fa- 
cultés qui agissent, mais les substances par les facultés. 

S 8. Pur. Tant qu un homme à la puissance de penser ou de ne 
pas penser, de mouvoir ou de ne pas mouvoir conformément à 
la préférence ou au choix de son propre esprit, jusque-là il est 
libre. 

Th. Le terme de liberté est fort ambigu. Il y a liberté de droit et 
de fait. Suivant cellede droit, un esclave n'est point libre et un sujet 
n'est pasentiérement libre, mais un pauvre est aussi libre qu'un riche. 
La liberté de fait consiste ou dans la puissance de faire ce qu'on veut 

(1) ÉeiscoPivs, théologien hollandais, né à Amsterdam en 1583 et mort dans 
cette ville en 1613. Ses œuvres ont été publiées en deux volumes in-folio à 
Amsterdam en 1650 et 1655. Elles sont toutes théologiques et traitent principa- 


lement du libre arbitre. On cite de lui un traité intitulé : An philosophiæ sLu- 
dium necessarium sit theologo. 


DES IDÉES 437 


ou dans la puissance de vouloir comme il faut. C'est de la liberté de 
faire que vous parlez, et elle a ses degrés et variétés. Généralement, 
celui qui a plus de moyens est plus libre de faire ce qu'il veut; 
mais on entend la liberté particulièrement de l'usage des choses 
qui ont coutume d'étre en notre pouvoir et surtout de l'usage libre 
de notre corps. Ainsi, la prison et les maladies qui nous empêchent 
de donner à notre corps et à nos membres le mouvement que nous 
voulons et que nous pouvons leur donner ordinairement, dérogent 
à notre liberté ; c'est ainsi qu'un prisonnier n'est point libre et qu'un 
paralytique n'a pas l'usage libre de ses inembres. La liberté de vou- 
loir est encore prise en deux sens différents. L'un est quand on l'op- 
pose à l'imperfection ou à l'usage de l'esprit, qui est une coaction ou 
contrainte, mais interne, comme celle qui vient des passions. L'autre 
sens a lieu quand on oppose Ja liberté à la nécessité. Dans le pre- 
mier sens, les stoiciens disaient que le sage seul est libre; et eneffet 
on n'a point l'esprit libre quand il est occupé d'une grande passion, 
car on ne peut point vouloir alors comme il faut, c’est-à-dire avec 
la délibération qui est requise. C'est ainsi que Dieu seul est parfaite- 
ment libre et que les esprits créés ne le sont qu'à mesure qu'ils 
sont au-dessus des passions ; cette liberté regarde proprement 
notre entendement. Mais la liberté de l'esprit, opposée à la 
nécessité, regarde la volonté nue et en tant qu'elle est distinguée 
de l'entendement. C'est ce qu'on appelle le franc-arbitre et consiste 
en ce qu'on veut que les plus fortes raisons ou impressions que 
l'entendement présente à la volonté, n'empéchent point l'acte de la 
volonté d'être contingent et ne lui donnent point une nécessité 
absolue et pour ainsi dire métaphysique. Et c'est dans ce sens que 
jai coutume de dire que l'entendement peut déterminer la volonté, 
suivant la prévalence des perceptions et raisons d'une manière 
qui, lors méme qu'elle est certaine et infaillible, incline sans néces- 
siter. | 

S 9. Pn. Il est bon aussi de considérer que personne ne s'est en- 
core avisé de prendre pour un agent libre une balle, soit qu'elle soit 
en mouvement aprés avoir été poussée par une raquette ou qu'elle 
soit en repos. C'est parce que nous ne pensons pas qu'une balle 
pense, ni qu'elle ait aucune volition qui lui fasse préférer le mou- 
vement au repos. 

Ts. Si libre était ce qui agit sans empéchements, la balle étant une 
fois en mouvement dans un horizon uni serait un agent libre. Mais 


138 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


Aristote a déjà remarqué que pour appeler les actions libres, il faut 
non seulement qu'elles soient spontanées, mais encore qu'elles soient 
délibérées (1). 

Pn. C'est pourquoi nous regardons le mouvement ou le repos des 
balles, sous l'idée d'une chose nécessaire. 

Tu. L'appellation de nécessaire demande autant de circonspection 
que celle de libre. Cette vérité conditionnelle,savoir : « Supposé que 
la balle soiten mouvement dans un horizon uni sans empéchement, 
elle continuera le méme mouvement » peut passer pour nécessaire 
en quelque maniére, quoique dans le fond cette conséquence ne soit 
pas entierement géométrique, n'étant que présomptive pour ainsi 
dire et fondée sur la sagesse de Dieu, qui ne change pas son 
influence sans quelque raison qu'on présume ne se point trouver 
présentement. Mais cette proposition absolue : « La balle que voici 
est maintenant en mouvement dans ce plan » n'est qu'une vérité 
contingente, et en ce sens, la balle est un agent contingent non 
libre. | 
8 10. Pir. Supposons qu'on porte un homme pendant qu'il est dans 
un profond sommeil dans une chambre où il y ait une personne 
qu'il lui tarde de voir et d'entrevoir et que l'on ferme à clef la porte 
sur lui ; cet homme s'éveille et est churmé de se trouver avec cette 
personne et demeure ainsi dans la chambre avec plaisir. Je ne 
pense pas qu'on s'avise de douter qu'il ne reste volontairement 
dans ce lieu-là. Cependant, il n'est pas en liberté d'en sortir 
s'il veut, Ainsi la liberté n'est pas une idée qui appartienne à la 
volition. 

Tu. Je trouve cet exemple fort bien choisi pour marquer qu'en 
un sens une action ou un état. peut être volontaire sans être libre. 
Cependant. quand les philosophes et les théologiens disputent sur le 
libre arbitre, ils ont tout un autre sens en vue. 

8 11. Pu. La liberté manque, lorsque la paralysie empêche que 
les jambes n'obéissent à la détermination de l'esprit, quoique, 
dans le paralytique méme, ce puisse être une chose volontaire de 
demeurer assis, tandis qu'il préfère d'être assis à changer de 
place. Volontaire n'est donc pas opposé à nécessaire, mais à invo- 
lontaire. 

Ta. Cette justesse d'expression me reviendrait assez, mais l'usage 


(1) Voy. Éthique à Nicomague, |. HI, ch. in. 


DES IDÉES 439 


s'en éloigne, et ceux qui opposent la liberté à la nécessité en- 
tendent parler non pas des actions extérieures, mais de l'acte même 
de vouloir. 

8 12. Pn. Un homme éveillé n'est pas non plus libre de penser ou 
ne pas penser qu'il est en liberté d'empécher ou de ne pas einpécher 
que son corps touche aucun autre corps. Mais de transporter ses 
pensées d'une idée à l'autre, c'est ce qui est souvent en sa disposi- 
tion. Et en ce cas-là, il est autant en liberté par rapport aux corps 
sur lesquels il s'appuie, pouvant se transporter de l'un sur l'autre, 
comme il lui vient en fantaisie. Il y a pourtant des idées qui, comme 
certains mouvements, sont tellement fixées dans l'esprit, que dans 
certaines circonstances, on ne peut les éloigner, quelque effort 
qu'on fasse. Un homine à la torture n'est pas en liberté de n'avoir 
pas l'idée de la douleur et quelquefois une violente passion agit sur 
notre esprit, comme le vent le plus furieux agit sur nos corps. 

Ts. Il v a de l'ordre et de la liaison dans les pensées, comme il y en 
a dans les mouvements, car l'un répond parfaitement à l'autre, 
quoique la détermination dans les mouvements soit brute et libre ou 
avec choix dans l'étre qui pense, que les biens et les maux ne font 
qu incliner, sans le forcer. Car l’âme en représentant les corps garde 
ses perfections et quoiqu'elle dépende du corps (à le bien prendre) 
dans les actions involontaires, elle est indépendaute et fait dépendre 
le corps d'elle dans les autres. Mais cette dépendance n'est que 
métaphysique et consiste dans les égards que Dieu a pour l'un en 
réglant l'autre, ou plus pour l'un que pour l'autre, à mesure des 
perfections originales d'un chacun, au lieu que la dépendance phy- 
sique consisterait dans une influence immédiate que l'un recevrait 
de l'autre dont il dépend. Au reste, il nous vient des pensées invo- 
lontaires, en partie de dehors par les objets qui frappent nos sens, 
et en partie au dedans, à cause des impressions (souvent insen- 
sibles) qui restent des perceptions précédentes qui continuent leur 
action et qui se mélent avee ce qui vient de nouveau. Nous sommes 
passifs à cet égard et méme quand on veille, des images (sous les- 
quelles je comprends non seulement les représentations des figures, 
mais encore celles des sons et d'autres qualités sensibles) nous 
viennent comme dans les songes, sans être appelées. La langue alle- 
mande les nomme fliegende Gedanker, comme qai dirait des pen- 
sées volantes qui ne sont pas en notre pouvoir, et où il y a quelque- 
fois bien des absurdités qui donnent des scrupules aux gens de bien 


140 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


et de l'exercice aux casuistes et directeurs des consciences. C'est 
comme dans une lanterne magique, qui fait paraitre des figures sur 
la muraille, à mcsure qu'on tourne quelque chose au dedans. Mais 
notre esprit s'apercevant de quelque image qui lui revient peut dire : 
halte-là, et l'arréter pour ainsi dire. De plus, l'esprit entre, comme 
bon lui semble, dans certaines progressions de pensées qui le mènent 
à d'autres. Mais cela s'entend quand les impressions internes ou ex- 
ternes ne prévalent point. Il est vrai qu'en cela les hommes différent 
fort, tant suivant leur tempérament que suivant l'exercice qu'ils ont 
fait de leur empire, de sorte que l'un peut surmonter des impressions 
oü l'autre se laisse aller. 

S 13. Pr. La nécessité a lieu partout où la pensée n'a aucune 
part. Et, lorsque cette nécessité se trouve dans un agent capable de 
volition et que le commencement ou la continuation de quelque 
action est contraire à la préférence de son esprit, je la nomme con- 
trainte; et, lorsque l'empéchement ou la cessation d'une action est 
contraire àla volition de cet agent, qu'on me permette de l'appeler 
cohibition. Quant aux agents qui n'ont absolument ni pensée ni 
volition, ce sont des agents nécessaires à tous égards. 

Tu. Il me semble qu'à proprement parler, quoique les volitions 
soient contingentes, la nécessité ne doit pas étre opposée à la voli- 
tion, mais à la contingence, comme j'ai déjà remarqué au $9, et que 
la nécessité ne doit pas étre confondue avec la détermination, car il 
n'y a pas moins de connexion ou de détermination dans les pensées, 
que dans les mouvements (être déterminé étant tout autre chose 
qu'étre poussé ou forcé avec contrainte). Et, si nous ne remarquons 
pas toujours la raison qui nous détermine ou plutót par laquelle nous 
nous déterminons, c'est que nous sommes aussi peu capables de 
nous apercevoir de tout le jeu de notre esprit et de ses pensées, le 
plus souvent imperceptibles et confuses, que nous sommes de dé- 
méler toutes les machines que la nature fait jouer dans le corps. 
Ainsi, si par la nécessité on entendait la détermination certaine de 
l'homme, qu'une parfaite connaissance de toutes les circonstances 
de ce qui se passe en dedans et au dehors de l'homme, pourrait 
faire prévoir à un esprit parfait. il est sür que les pensées étant 
aussi déterminées que les mouvements qu'elles représentent, tout 
acte libre serait nécessaire. Mais il faut distinguer le nécessaire du 
contingent quoique déterminé ; et non seulement les vérités contin- 
gentes ne sont point nécessaires, mais encore leurs liaisons ne sont 


DES IDÉES 141 


pas toujours d'une nécessité absolue, car il faut avouer qu'il y a de 
la différence dans la manière de déterminer entre les conséquences 
qui ont lieu en matière nécessaire et celles qui ont lieu en matière 
contingente. Les conséquences géométriques et métaphysiques 
nécessitent, mais les conséquences physiques et morales inclinent 
sans nécessiter ; le physique méme avant quelque chose de moral et 
de volontaire par rapport à Dieu, puisque les lois du mouvement 
n'ont poiut d'autre nécessité, que celle du meilleur. Or Dicu choisit 
librement quoiqu'il soit déterminé à choisir le mieux ; et comme les 
corps mémes ne choisissent point (Dieu ayant choisi pour eux), 
l'usage a voulu qu'on les appelle des agents nécessaires, à quoi je 
ne m'oppose pas pourvu qu'on ne confonde point le nécessaire et le 
déterminé, et que l'on n'aille pas s'imaginer que les êtres libres 
agissent d'une maniere indéterminée, erreur qui a prevalu dans 
certains esprits et qui détruit les plus importantes vérités, méme cet 
axiome fondamental : que rien n'arrive sans raison, sans lequel ni 
l'existence de Dieu ni d'autres vérités ne sauraient être bien démon- 
trees. Quant à la contrainte, il est bon d'en distinguer deux espèces. 
L'une physique, comme lorsqu'on porte un homme malgré lui en 
prison, ou qu ou le jette dans un precipice ; l'autre morale, comme 
par exemple la contrainte d'un plus grand mal, car l'action, 
quoique forcée en quelque facon, ne laisse pas d’être volontaire. On 
peut être forcé aussi par la. considération d’un plus grand bien, 
comme lorsqu'on tente un homme en lui proposant un trop grand 
avantage, quoiqu on n'ait pas coutume d'appeler cela contrainte. 

S 14. Pu. Voyons maintenant si l'on ne pourrait point terminer 
la question agitée depuis longtemps, mais qui est à mon avis fort 
deraisonnable, puisqu'elle est inintelligible : Si la volonté de l'homme 
est libre ou non. 

Tu. On a grande raison, de se recrier sur la manière étrange des 
hommes, qui se tourmentent en agitant des questions mal conçues. 
Ils cherchent ce qu'ils savent, et ne savent pas ce qu'ils cherchent. 

Pu. La liberté, qui n'est qu'une puissance, appartient uniquement 
à des agents et ne saurait être un attribut ou une modification de la 
volonté, qui n'est elle-méme rien autre chose qu'une puissance. 

Tu. Vous avez raison, Monsieur, suivant la propriété des mots. 
Cependant on peut excuser en quelque facon l'usage recu. C'est 
ainsi qu'on a coutume d'attribuer la puissance à la chaleur ou à 
d'autres qualités, c'est-à-dire au corps, en tant qu'il a cette qualité : 


142 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


et de méme ici l'intention est de demander si l'homme est libre en 
voulant. 

8 45. Pn. La liberté est la puissance qu'un homme a de faire ou 
de ne pas faire quelque action conformément à ce qu'il veut. 

Tu. Si les hommes n'entendaient que cela par la liberté, lorsqu'ils 
demandent si la volonté ou V'arbitre est libre, leur question serait 
véritablement absurde. Mais on verra tantót ce qu'ils demandent, et 
même je l'ai déjà touché. Il est vrai, mais par un autre principe, 
qu'ils ne laissent pas de demander ici (au moins plusieurs) l'absurde 
et l'impossible, en voulant une liberté d'équilibre absolument ima- 
ginaire et impraticable, et qui méme ne leur servirait pas, s'il était 
possible qu'ils la puissent avoir, c'est-à-dire qu'ils aient la liberté de 
vouloir contre toutes les impressions, qui peuvent venir de l'enten- 
dement, ce qui détruirait la véritable liberté avec la raison et nous 
abaisserait au-dessous des bétes. 

S 17. Pr. Qui dirait que la puissance de parler dirige la puis- 
sance de chanter, et que la puissance de chanter (1) obéit ou désobéit 
à la puissance de parler, s'exprimerait d'une manière aussi propre 
et aussi intelligible que celui qui dit, comme on a coutume de dire, 
que la volonté dirige l'entendement, et que l'entendement obéit ou 
n'obéit pas à la volonté (3 18). Cependant cette façon de parler a 
prévalu et a causé, si je ne me trompe, bien du désordre, quoique 
la puissance de penser n'opére non plus sur la puissance de choisir 
que la puissance de chanter sur celle de danser (S 49). Je conviens 
qu'une telle ou telle pensée peut fournir à l'homme l'occasion 
d'exercer la puissance qu'il a de choisir, et que le choix de l'esprit 
peut être cause qu'il pense actuellement à telle ou telle chose, de 
méme que chanter actuellement un certain air peut être l'occasion 
de danser une telle danse. 

Tu. ll ya un peu plus que de fournir des occasions, puisqu'il y a 
quelque dépendance ; car on ne saurait vouloir que ce qu'on trouve 
bon, et selon que la faculté d'entendre est avancée, le choix de la 
volonté est meilleur, comme de l'autre cóté, selon que l'homme a 
de la vigueur en voulant, il détermine les pensées suivant son choix, 
au lieu d'étre déterminé et entrainé par des perceptions involon- 
taires. 

Pu. Les puissances sont des relations et non des agents. 


(1: GEHRARDT : de parler. 


DES IDÉES 143 


Tu. Si les facultés essentielles ne sont que des relations, et n'ajou- 
tent rien de plus à l'essence. les qualités et les facultés accidentelles 
ou sujettes au changement sont autre chose, et on peut dire de ces 
dernieres que les unes dépendent souvent des autres dans l'exer- 
cice de leurs fonctions. 

S 21. Pr. La question ne doit pas être, à mon avis, si la volonté 
est libre, c'est parler d'une manière fort impropre, mais si l'homme 
est libre. Cela posé, je dis que, tandis que quelqu'un peut, par la 
direction ou le choix de son esprit, préferer l'existence d'une action 
à la non-existence de cette action et au contraire, c'est-à-dire qu'il 
peut faire qu'elle existe ou qu'elle n'existe pas selon qu'il veut, jus- 
que-là il est libre. Et à peine pourrions-nous dire comment il serait 
possible de concevoir un étre plus libre, qu'en tant qu'il est capable 
de faire ce qu'il veut ; de sorte que l'homme semble être aussi libre 
par rapport aux actions qui dépendent de ce pouvoir qu'il trouve 
en lui-méme qu'il est possible à la liberté de le rendre libre, si j'ose 
m'exprimer ainsi. 

Tu. Quand on raisonne sur la liberté de la volonté ou sur le 
franc arbitre, on ne demande pas si l'homme peut faire ce qu'il 
veut, mais s'il a assez d'indépendance dans sa volonté même. On ne 
demande pas s'il a les jambes libres ou les coudées franches, mais 
sil a l'esprit libre et en quoi cela consiste. À cet égard, une intel- 
gence pourra être plus libre que l'autre, et la suprême intelligence 
sera dans une parfaite liberté dont les hommes ne sont point 
capables. 

S 93. Pa. Les hommes naturellement curieux et qui aiment à éloi- 
gner autant qu'ils peuvent de leur esprit la pensée d'étre coupables, 
quoique ce soit en se réduisant en un état pire que celui d'une fatale 
nécessité, ne sont pourtant point satisfaits de cela. À moins que la 
liberté ne s'étende encore plus loin, elle n'est pas à leur gré, et 
c'est à leur avis une fort bonne preuve que l'homme n'est point du 
tout libre, s'il n'a aussi bien Ja liberté de vouloir que celle de faire 
ce qu'il veut (8 23). Sur quoi, je crois que l'homine ne saurait être 
libre par rapport à cet acte particulier de vouloir une action qui est 
en sa puissance, lorsque cette action a été une fois proposée à son 
esprit. La raison en est toute visible, car l'action dépendant de sa 
volonté, il faut de toute nécessité qu'elle existe ou qu'elle n'existe 
pas, et son existence ou sa nom-existence ne pouvant manquer de 
suivre exactement la détermination et le choix de sa volonté, il 


144 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


ne peut éviter de vouloir l'existence ou la non-existence de cette 
action. 

Ta. Je croirais qu'on peut suspendre son choix et que cela se fait 
bien souvent, surtout lorsque d'autres pensées interrompent la déli- 
bération ; ainsi, quoiqu'il faille que l'action sur laquelle on délibere 
existe ou n'existe pas, il n'en suit point qu'on en doive résoudre né- 
cessairement l'existence ou la non-existence ; car la non-existence 
peut arriver encore, faute de résolution. C'est comme les aéropagistes 
absolvaient en effet cet homme dont ils avaient trouvé le proces trop 
difficile à juger, le renvoyant à un terme bien éloigné et prenant 
cent ans pour y penser. 

Pn. En faisant l'homme libre de cette sorte, je veux dire en faisant 
que l’action de vouloir dépende de sa volonté, il faut qu'il v ait une 
autre volonté ou faculté de vouloir antérieure pour déterminer les 
actes de cette volonté et une autre pour déterminer celle-là, et ainsi 
à l'infini ; car où que l'on s'arréte, les actions de la dernière volonté 
ne sauraient être libres. 

Tu. H est vrai qu'on parle peu juste lorsqu'on parle comme si 
nous voulions vouloir. Nous ne voulons point vouloir, mais nous 
voulons faire, et si nous voulions vouloir, nous voudrions vouloir 
vouloir, et cela irait à l'infini : cependant, il ne faut point dissimuler 
que par des actions volontaires, nous contribuons souvent inilirecte- 
ment à d'autres actions volontaires, et, quoiqu'on ne puisse point 
vouloir ce qu'on veut, comme on ne peut pas méme juger ce qu'on 
vent, on peut pourtant faire en sorte par avance qu'on juge ou 
veuille avec le temps ee qu'on souhaiterait de pouvoir vouloir ou 
juger aujourd hui. On s'attache aux personnes, aux lectures et aux 
considérations favorables à un certain parti, on ne donne point atten- 
tion à ce qui vient du parti contraire, et par ces adresses et mille 
autres qu'on emploie le plus souvent sans dessein formé ct sans y 
penser, on réussit à se tromper ou du moins à se changer et à se con- 
vertir ou. pervertir selon qu'on a rencontré, 

S 25. Pa. Puis done qu'il est évident que l'homme n’est pas en, 
liberté de vouloir vouloir ou non, la première chose qu'on demande 
après cela, c'est si | homme est en liberté de vouloir lequel des deux 
il lui plait, le mouvement par exemple ou le repos? Mais cette ques- 
tion est si visiblement;absurde en elle-même, qu'elle peut suffire à 
convaincre quiconque y fera réflexion, que la liberté ne concerne 
dans aucun cas la volonté; car demander si un homme est en liberté 


DES IDÉES 143 


de vouloir lequel il lui plait, du mouvement ou du repos, de parler 
ou de se taire, c'est demander si un homme peut vouloir ce qu'il 
veut, ou se plaire à ce à quoi il se plait, question qui, à mon avis, 
n'a point besoin de réponse. 

Tu. 1] est vrai, avec tout cela, que les hommes se font une diffi- 
culté ici qui mérite d’être résolue. Ils disent qu'après avoir tout 
connu et tout considéré, il est encore dans leur ponvoir de vouloir, 
non pas seulement ce qui plait le plus, mais encore tout le contraire, 
seulement pour montrer leur liberté. Mais il faut considérer qu'en- 
core ce caprice ou entétement ou du moins cette raison, qui 
les empéche de suivre les autres raisons, entre dans la balance, et 
leur fait plaire ce qui ne leur plairait point sans cela, de sorte que 
le choix est toujours déterminé par la perception. On ne veut donc 
pas ce qu'on voudrait, mais ce qui plait, quoique la volonté puisse 
contribuer indirectement et comme de loin à faire que quelque 
chose plaise ou non, comme j'ai déjà remarqué. Et les hommes ne 
démélant guère toutes ces considérations distinetes, il n'est point 
étonnant qu'on s'embrouille tant l'esprit sur cette matière. qui a 
beancoup de replis caches. 

S 29. Pr. Lorsqu'on demande qui est-ce qui détermine la volonté, 
la véritable réponse eousiste à dire que c'est. l'esprit qui détermine 
la volonté. Si cette réponse ne satisfait pas, il est visible que le sens 
de cette question se réduit à ceci : qui est-ce qui pousse l'esprit 
dans chaque occasion particuliere à déterminer à tel mouvement ou 
à tel repos particulier la puissance générale qu'il a de diriger ses 
facultés vers le mouvement et vers le repos? À quoi je réponds que 
ce qui nous porte à demeurer dans le méme état ou à continuer la 
méme action, c'est uniquement la satisfaction présente qu'on y 
trouve. Au contraire, le motif qui incite à changer est toujours quel- 
que inquiétude. 

Tu Cette inquiétude, comme je l'ai montré dans le chapitre pré- 
cédent, n'est pas toujours un déplaisir, comme l'aise où l'on se 
trouve n'est pas toujours une satisfaction ou un plaisir. C'est souvent 
une perception insensible, qu'on ne saurvit. distinguer ni déméler, 
qui nous fait pencher plutôt d'un côté que de l'autre, sans qu'on en 
puisse rendre raison. 

8 40. Pu. La volonté et le désir ne doivent pas être confondus; un 
homme désire d'être délivré dela goutte, mais comprenant que l'éloi- 
guement de cette douleur peut eauser le transport d'une dangereuse 


PavL JANET. — Leibniz. 1-10 


146 NOUVEAUX ESSAIS NUR L'ENTENDEMENT 


humeur dans quelque partie plus vitale, sa volonté ne saurait étre 
déterminée à aucune action qui puisse servir à dissiper cette douleur. 

Tu. Ce désir est une maniere de velléité par rapport à une volonté 
complete ; on voudrait par exemple, s'il n'y avait pas un plus grand 
mal à craindre, si l'on obtenait ce qu'on veut, ou peut-étre un plus 
grand bien à espérer, si l'on s'en passait. Cependant on peut dire 
que l'homme veut étre délivré de la goutte par un certain degré de 
la volonté, mais qui ne va pas toujours au dernier effort. Cette vo- 
lonté s'appelle velléité quand elle enferme quelque imperfection ou 
impuissance. 

S 31. Pu. I est bon de considérer cependant que ee qui détermine 
la volonté à agir n'est pas le plus grand bien, comme on le suppose 
ordinairement, mais plutôt quelque inquiétude actuelle. et pour 
l'ordinaire celle qui est la plus pressante. On lui peut donner le nom 
de désir, qui est effectivement une inquiétude de l'esprit, causée par 
la privation de quelque bien absent, outre le désir d'étre délivré de 
la douleur. Tout bien absent ne produit pas une douleur, propor- 
tionnée au degré d'excellence qui est en lui, ou que nous y recon- 
naissons, au lieu que toute douleur cause un désir égal à elle-même : 
parce que l'absence du bien n'est pas toujours un mal comme est la 
présence de la douleur. C'est pourquoi l'on peut considérer et envi- 
sager un bien absent sans douleur ; mais à proportion qu'il y a du 
désir quelque part autant y a-t-il d'inquiétude (8 32:. Qui est-ce qui 
n'a point senti dans le désir ce que le sage dit de l'espérance (Pro- 
verb., xur, 12), qu'étant différée, elle fait languir le cœur? Rachel 
crie (Genes., xxx, 1) : Donnez-moi des enfants, ou je vais mourir 
(834). Lorsque l'homme est parfaitement satisfait de l'état où il est, 
ou lorsqu'il est absolument libre de toute inquiétude, quelle volonté 
lui peut-il rester que de continuer dans cet état ? Ainsi le sage au- 
teur de notre être a mis dans les hommes l'incommodité de la faim 
et de la soif, et des autres désirs naturels, afin d'exciter et de déter- 
miner leur volonté à leur propre conservation et à la continuation 
de leur espèce. I1 vaut micux, dit saint Paul (I. Cor., vu, 9) se ma- 
rier que brüler. Tant il est vrai que le sentiment présent d'une 
petite brülure à plus de pouvoir nour nous que les attraits des plus 
grands plaisirs considérés en éloig.emert, 35. Il est vrai que c'est 
une maxime si fort établie que c'es’ le bien et le plus grand bien 
qui détermine la volonté, que je ne su* nullement surpris d'avoir 
autrefois supposé cela comme indubitab:”. Cependant. après une 


DES IDÉES 4 47 


exacte recherche, je me sens forcé de conclure que le bien et le 
plus grand bien, quoique jugé et reconnu tel, ne détermine point la 
volonté; à moins que, venant à le désirer d'une manière propor- 
tionnée à son excellence, ce désir nous rende inquiets de ce que 
nous en sommes privés. Posons qu'un homme soit convaincu de 
l'utilité de Ja vertu jusqu'à voir qu'elle est nécessaire à qui se pro- 
pose quelque chose de grand dans ce monde, on espére d'étre heu- 
reux dans l'autre; cependant, jusqu'à ce que cet homme se sente 
affamé et altéré de la justice, sa volonté ne sera jamais déterminée 
à aucune action qui le porte à la recherche de cet excellent bien, et 
quelque autre inquiétude venant à la traverse entrainera sa. volonté 
à d'autres choses. D'autre part, posons qu'un homme adonné au vin 
considère que menant la vie qu'il mène il ruine sa santé et dissipe 
son bien, qu'il va se déshonorer dans le monde, s'attirer des mala- 
dies, et tomber dans l'indigence jusqu'à n'avoir plus de quoi satis- 
faire cette passion de boire qui le possède si fort; cependant, les 
retours d'inquiétude qu'il sent à étre absent de ses compagnons de 
debauche l'entrainent au cabaret, aux heures qu'il a accoutumé d'y 
aller, quoiqu'il ait alors devant ses yeux la perte de sa santé et de 
ses biens, et peut-étre méme celle du bonheur de l'autre vie, bon- 
heur qu'il ne peut regarder comme un bien peu considérable en 
lui-méme, puisqu'il avoue qu'il est plus excellent que le plaisir de 
boire ou que le vain babil d'une troupe de débauchés. Ce n'est donc 
pas faute de jeter les yeux sur le souverain bien qu'il persiste dans 
ce déréglement, car il l'envisage et en reconnait l'excellence, jus- 
que-là que durant tout le temps qui s'écoule entre les heures qu'il 
emploie à boire, il résout de s'appliquer à rechercher ce souverain 
bien ; mais, quand l'inquiétude d'étre privé du plaisir auquel il est 
accoutumé vient le tourmenter, ce bien qu'il reconnait plus excel- 
lent que celui de boire, n'a plus de force sur son esprit, et c'est 
cette inquiétude actuelle qui détermine. sa volonté à l'action à la 
quelle il est accoutumé, et qui, par là, faisant de plus fortes impres- 
sions, prévaut encore à la première occasion, quoique, en méme 
temps, il s'engage pour ainsi dire lui-méme, par de secrétes pro- 
messes, à ne plus faire la méme chose, et qu'il se figure que ce sera 
la derniere fois qu'il agira contre son plus grand intérét. Ainsi, il se 
trouve de temps en temps réduit à dire : 


Video meliora proboque, 
Deteriora sequor. 


148 NOUVEAUX ESSAIS SUR L ENTENDEMENT 


Je vois le meilleur parti, je l'approuve, et je prends le pire. Cette 
sentence, qu'on reconnait véritable, et qui n'est que trop confir- 
mée par une constante expérience, est aisée à comprendre par 
cette voie-là et ne l'est peut-étre pas de quelque autre sens qu'on le 
prenne. - 

Tu. Il y a quelque chose de beau et de solide dans ces considéra- 
tions. Cependant je ne voudrais pas qu'on crüt pour cela qu'il faille 
abandonner ces anciens axiomes que la volonté suit le plus grand 
bien ou qu'elle fuit le plus grand mal qu'elle sent. La source du peu 
d'application aux vrais biens vient en bonne partie de ce que dans les 
matières et dans les occasions où les sens n'agissent guère, la plupart 
de nos pensées sont sourdes pour ainsi dire (je les appelle cogita- 
(iones cæcas en latin), c'est-à-dire vides de perception et de senti- 
ment, et consistant dans l'emploi tout nu des caractères, comme il 
arrive à ceux qui calculent en algèbre sans envisager que de temps 
en temps les figures géométriques dont il s'agit, et les mots font ordi- 
uairement le méme effet en cela que les caractères d'arithinétique 
ou d'algebre. On raisonne souvent en paroles, sans avoir presque 
l'objet méme dans l'esprit. Or cette connaissance ne saurait tou- 
cher, il faut quelque chose de vif pour qu'on soit ému. Cependant, 
c'est ainsi que les hommes le plus souvent pensent à Dieu, à la 
vertu, à la félicité: ils parlent et raisonnent sans idées expresses. Ce 
n'est pas qu'ils n'en puissent avoir, puisqu'elles sont daus leur 
esprit, mais ils ne se donnent point la peine de pousser l'analys^. 
Quelquefois, ils ont des idées d'un. bien ou d'un mal absent, mais 
trés faibles. Ce n'est donc pas merveille si elles ne touchent guère. 
Ainsi, si nous préférons le pire, c'est que nous sentons le bien qu'il 
renferme, sans sentir ni le mal qu'il y a, ni le bien qui est dans la 
part contraire. Nous supposons et croyons, ou plutôt nousrécitons 
seulement sur la foi d'autrui ou tout au plus sur celle de la mé- 
moire de nos raisonnements passés que le plus grand bien est dans 
le meilleur parti ou le plus grand mal dans l'autre. Mais, quand 
nous ne les envisageons point, nos pensées et nos raisonnements, 
contraires au sentiment, sont une espèce de psittacisme, qui ne 
fournit rien pour le présent à l'esprit; et, si nous ne prenons point 
de mesures pour y remédier, autant en emporte le vent, comme 
j'ai déjà remarqué ci-dessus (chap. 9, $ 11) et les plus beaux pré- 
ceptes de morale avec les meilleures règles de la prudence, ne 
portent coup que dans unc áme qui y est sensible (ou directement, 


DES IDÉES 149 


ou, parce que cela ne se peut pas toujours, au moins indirecte- 
ment, comme je montrerai tantôt) et qui n'est pas plus sensible à 
ce qui y est contraire. Cicéron dit bien quelque part que, si nos 
yeux pouvaient voir la beauté de la vertu, nous l'aimerions avec 
ardeur (1) ; mais cela n'arrivant point ni rien d'équivalent, il ne faut 
point s'étonner si dans le combat entre la chair et l'esprit, l'esprit 
succombe tant de fois, puisqu'il ne se sert pas bien de ses avan- 
tages. Ce combat n'est autre chose que l'opposition des différentes 
tendances qui naissent des pensées confuses et des distinctes. Les 
pensées confuses souvent se font sentir clairement, mais nos pen- 
sées distinctes ne sont claires ordinairement qu'en puissance; elles 
pourraient l'être, si nous voulions nous donner l'application de 
pénétrer le sens des mots ou des caractères, mais ne le faisant point, 
ou par négligence ou à cause de la briéveté du temps, on oppose 
des paroles nues ou du moins des images trop faibles à des senti- 
ments vifs. J'ai connu un homme, considérable dans l'Église et dans 
l'État, que ses infirmités avaient fait se résoudre à la diète; mais 
il avoua qu'il n'avait pu résister à l'odeur des viandes qu'on por- 
lait aux autres en passant devaut son appartement. C'est sans doute 
une honteuse faiblesse, mais voilà comme les hommes sont faits. 
Cependant, si l'esprit usait bien de ses avantages, i! triompherait 
hautement. ll faudrait commencer par l'éducation qui doit être 
réglee en sorte qu'on rend les vrais biens et les vrais maux autant 
sensibles qu'il se peut, en revétissant les notions qu'on se forme 
des circonstances plus propres à ce dessein; et un homme fait, à 
qui manque cette excellente éducation, doit commencer plutót tard 
que jamais à chercher des plaisirs lumineux et raisonnables, pour 
les opposer à ceux des sens qui sont confus mais touchants. Et en 
effet, la grâce divine même est un plaisir qui donne de la lumière. 
Ainsi, lorsqu'un homme est dans de bons mouvements, il doit se 
faire des lois et des règlements pour l'avenir et les exécuter avec 
rigueur, s'arracher aux occasions capables de corrompre, ou brus- 
quement ou peu à peu, selon la nature de la chose. Un voyage 
entrepris tout expres guérira un amant, une retraite nous tirera 
des compagnies qui entretiennent dans quelque mauvaise inclina- 
tion. Francois de Borgia, général des jésuites, qui a été enfin cano- 
nisé, étant accoutumé à boire largement lorsqu'il était homme de 
grand monde, se réduisit peu à peu au petit pied, lorsqu'il pensa à 


(1) GEHRARDT : avec l'ardeur. 


150 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


Ja retraite, en faisant tomber chaque jour une goutte de cire dans le 
bocal (1) qu'il avait coutume de vider. À des sensibilités dangereuses, 
on opposera quelque autre sensibilité innocente comme l'agricu- 
ture, le jardinage ; on fuira l'oisiveté ; on ramassera des curiosités 
de la nature et de l'art; on fera des expériences et des recherches; 
ons'engagera dans quelque occupation indispensable, ou, si l'on 
n'en a pas, dans quelque conservation ou lecture utile et agréable. 
En un mot, il faut profiter des bons mouvements comme de la voix 
de Dieu qui nous appelle pour prendre des résolutions efficaces. Et, 
comme on ne peut pas faire toujours l'analyse des notions des vrais 
biens et des vrais maux jusques à la perception du plaisir et de la 
douleur qu'ils renferment, pour en être touché, il faut se faire une 
fois pour toutes cette loi d'attendre et de suivre désormais les con- 
clusions de la raison, comprises une bonne fois, quoique non aper- 
cues (2) dansla suite et ordinairement que par des pensées sourdes 
seulement et destituées d'attraits sensibles, et cela pour se mettre 
enfin dans la possession de l'empire sur les passions aussi bien que 
sur les inclinations insensibles ou inquiétudes, en acquérant cette 
accoutumance d'agir suivant la raison qui rendra la vertu agréable 
et comme naturelle. Mais il ne s'agit pas ici de donner et d'enseigner 
des préceptes de morale ou des directions et adresses spirituelles 
pour l'exercice de la véritable piété; c'est assez qu'en considérant 
le procédé de notre áme, on voie la source de nos faiblesses dont la 
connaissance donne en méme temps celle des remédes. 

S 36. Pn. L'inquiétude présente, qui nous presse, opère seule 
sur la volonté et la détermine naturellement en vue de ce bonheur 
auquel nous tendons tous dans toutes nos actions, parce que chacun 
regarde la douleur et l'uneasiness (c'est-à-dire l'inquiétude ou 
plutôt l'incommodité, qui fait que nous ne sommes pas à notre aise) 
comme des choses incompatibles avec la félicité. Une petite douleur 
suffit pour corrompre tous les plaisirs dont nous jouissons. Par con- 
séquent, ce qui détermine incessamment le choix de notre volonté à 
l'action suivante sera toujours l'éloignement de la douleur, tandis 
que nous en sentons quelque atteinte, cet éloignement étant le pre- 
mier degré vers le bonheur. 

Tu. Si vous prenez votre uneasiness ou inquiétude pour un véri- 
table déplaisir, en ce sens je n'accorde point qu'il soit le seul aiguil- 


1) GERRARDT : /e pocal. 
?) 


( 
(2) GEHRARDT : n'apercues, 


DES IDÉES 151 


lon. Ce sont le plus souvent des petites perceptions insensibles, 
qu'on pourrait appeler des douleurs inaperceptibles, si la notion de 
la douleur ne renfermait l'aperception. Ces petites impulsions con- 
sistent à se délivrer continuellement des petits empéchements, à 
quoi notre nature travaille sans qu'on y pense. C'est en quoi con- 
siste véritablement cette inquiétude, qu'on sent sans la connaitre, 
qui nous fait agir dans les passions aussi bien que lorsque nous 
paraissons le plus tranquilles. car nous ne sommes jamais sans 
quelque action et mouvement, qui ne vient que de ce que là nature 
travaille toujours à se mettre mieux à son aise. Et c'est ce qui nous 
détermine aussi avant toute consultation dans les cas qui nous 
paraissent les plus indifférents, parce que nous ne sommes jamais 
parfaitement en balance et ne saurions être mi-partis exactement 
entre deux cas. Or, si ces éléments de la douleur (qui dégénèrent en 
douleur ou déplaisir véritable quelquefois, lorsqu'ils croissent 
trop) étaient des vraies douleurs, nous serions toujours misérables, 
en poursuivant le bien que nous cherchons avec inquiétude et 
ardeur. Mais c'est le contraire, et comme j'ai dit déjà ci-dessus (3 6, 
du chapitre précédent), l'amas de ces petits succes continuels de la 
nature, qui se met de plus en plus à son aise, en tendant au bien et 
joussant de son image, ou diminuant le sentiment de la douleur, est 
déjà un plaisir considérable et vaut souvent mieux que la jouissance 
méme du bien; et bien loin qu'on doive regarder cette inquiétude 
comme une chose incompatible avec la félicité, je trouve que l'in- 
quiétude est essentielle à la félicité des créatures, laquelle ne con- 
siste jamais dans une parfaite possession, qui les rendrait insensibles 
et comme stupides, mais dans un progrès continuel et non inter- 
rompu à des plus grands biens. qui ne peut manquer (1) ‘d'être ac- 
compagné d'un désir ou du moins d'une inquictudecontinuelle, mais 
telle que je viens d'expliquer, qui ne va pas jusqu'à incommoder, 
mais qui se borne à ces éléments ou rudiments de la douleur, inap- 
préciables à part, lesquels ne laissent pas d'être suffisants pour servir 
d'aiguillon et pour exciter la volonté ; comme fait l'appétit dans un 
homme qui se porte bien, lorsqu'il ne va pas jusqu'à cette incom- 
modité, qui nous rend impatients et nous tourmente par un trop 
grand attachement à l'idée de ce qui nous manque. Ces appétitions 
petites ou grandes sont ce qui s'appelle dans les écoles motus primo 
primi, et ce sont véritablement les premiers pas que la nature nous 


(1) GEBRARDT : nurquer. 


152 NOUVEAUX ESSAIS SUR L ENTENDEMENT 


fait faire, non pas tant vers le bonheur que vers la joie, car on n'y 
regarde que le présent : mais l'expérience et la raison apprennent à 
régler ces appétitions et à les modérer pour qu'elles puissent con- 
duire au bonheur. J'en ai déjà dit quelque chose (Liv. I, chap. m, 
8 3), les appétitions sont comme la tendance de la pierre, qui va le 
plus droit mais non pas toujours le meilleur chemin vers le centre 
de la terre, ne pouvant pas prévoir qu'elle rencontrera des rochers 
où elle se brisera, au lieu qu'elle se serait approchée davantage de 
son but, si elle avait eu l'esprit et le moyen de s'en détourner. C'est 
ainsi qu'allant droit vers le présent plaisir, nous tombons quelque- 
fois dans le précipice de la misére. C'est pourquoi la raison v oppose 
les images des plus grands biens ou maux à venir et une ferme réso- 
lution et habitude de penser avant de faire, et puis de suivre 
ce qui aura été reconnu le meilleur, lors méme que les raisons sen- 
sibles de nos conclusions ne nous seront plus présentes dans l'esprit 
et ne consisteront presque plus qu'en images faibles ou méme dans 
les pensées sourdes, que donnent les mots ou signes destitués d'une 
explication actuelle, de sorte que tout consiste dans le pensez-y bien 
et dans le memento; le premier pour se fairc des lois, et le second 
pour les suivre, lors méme qu'on ne pense pas à la raison qui les a 
fait naître. I1 est pourtant bon d'y penser le plus qu'il se peut, pour 
avoir l'óme remplie d'une joie raisonnable et d'un plaisir accom- 
pagne de lumiére. 

$ 37. Pn. Ces précautions sans doute sont d'autant plus néces- 
saires, que l'idée d'un bien absent ne saurait contrebalancer le sen- 
timent de quelque inquiétude ou de quelque déplaisir, dont nous 
sommes actuellement tourmentés, jusqu'à ce que ee bien excite 
quelque désir en nous. Combien v a-t-il de gens à qui l'on repré- 
sente les joies indicibles du paradis par de vives peintures qu'ils 
reconnaissent possibles et probables, qui cependant se contente- 
raient volontiers de la félicité, dont ils jouissent dans ce monde. 
C'est que les inquiétudes de leurs désirs présents, venant à prendre 
le dessus et à se porter rapidement vers les plaisirs de cette vie, 
déterminent leurs volontés à les rechercher ; et durant ce temps-là 
ils sont entièrement insensibles aux biens de l'autre vie. 

Tu. Cela tient en partie de ce que les hommes bien souvent ne 
sont guére persuadés ; et, quoiqu'ils le disent, une incrédulité 
occulte règne dans le fond de leur âme ; car ils n'ont jamais compris 
les bonnes raisons qui vérifient cette immortalité des âmes, digne de 

Miffb..- 


DES IDÉES 453 


la justice de Dieu, qui est le fondement de la vraie religion, ou bien 
ils ne se souviennent plus de les avoir comprises, dont il faut pour- 
tant l'un ou l'autre pour être persuadé. Peu de gens concoivent 
méme que la vie future, telle que la vraie religion et méme la vraie 
raison l'enseignent, est possible, bien loin d'en concevoir la proba- 
bilité, pour ne pas dire la certitude. Tout ce qu'ils en pensent n'est 
que psillacisme ou des images grossières et vaines à la mahomé- 
tane, où eux-mêmes voient peu d'apparence : car il s'en faut beau- 
coup qu'ils en soient touchés, comme l'étaient (à ce qu'on dit) les 
soldats du prince des assassins, seigneur de la Montagne, qu'on 
transportait quand ils étaient endormis profondément dans un lieu 
plein de délices, où se croyant dans le paradis de Mahomet, ils 
étaient imbus par des anges ou saints contrefaits d'opinions telles 
que leur souhaitait ce prince, et d'oü, aprés avoir été assoupis de 
nouveau, ils étaient rapportés au lieu oit on les avait pris; ce qui 
les enhardissait aprés à tout entreprendre, jusque sur les vies des 
princes ennemis de leur seigneur. Je ne sais pas si l'on n'a pas fait 
tort à ce seigneur de la Montagne: car on ne marque pas beaucoup 
de grands princes qu'il ait fait assassiner, quoiqu'on voie dans les 
historiens anglais la lettre qu'on lui attribue, pour disculper le roi 
Richard I** de l'assassinat d'un comte ou prince de la Palestine, que 
ce seigneur de la Montagne avoue d'avoir fait tuer, pour en avoir été 
offensé. Quoi qu'il en soit, c'était peut-être par un grand zèle pour 
sa religion que ce prince des assassins voulait donner aux gens 
une idée avantageuse du paradis, qui en accompagnât toujours la 
pensée et les empéchát d'étre sourds; sans prétendre pour cela 
qu'ils dussent croire qu'ils avaient été dans le paradis méme. Mais 
supposé qu'il l'eüt prétendu, il ne faudrait point s'étonner que ces 
fraudes pieuses eussent fait plus d'eflet que la vérité mal ménagée. 
Cependant rien ne serait plus fort que la vérité, si on s'attachait à la 
bien connaitre et à la faire valoir ; et il y aurait moyen sans doute 
d'y porter fortement les hommes. Quand je considère combien peut 
l'ambition et l'avarice dans tous ceux qui se mettent une fois dans 
ce train de vie, presque destitué d'attraits sensibles et présents, je 
ne désespère de rien, et je tiens que la vertu ferait infiniment plus 
d'effet accompagnée comme elle est de tant de solides biens, si 
quelque heureuse révolution du genre humain la mettait un jour 
en vogue et comme à la mode. Il est trés assuré qu'on pourrait 
accoutumer les jeunes gens à faire leur plus grand plaisir de l'exer- 


194 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


cice de la vertu. Et méme les hommes faits pourraient se faire des 
lois et une habitude de les suivre qui les y porterait aussi fortement 
el avec autant d'inquiétude s'ils en étaient détournés, qu'un 
ivrogne en pourrait sentir, lorsqu'il est empéché d'aller au cabaret. 
Je suis bien aise d'ajouter ces considérations sur la possibilité et 
méme sur la facilité des remèdes à nos maux, pour ne pas con- 
tribuer à décourager les hommes de la poursuite des vrais biens 
par la seule exposition de nos faiblesses. 

3 39. Pu. Tout consiste presque à faire constamment désirer les 
vrais biens. Et il arrive rarement qu'aucune action volontaire soit 
produite en nous, sans que quelque désir l'accompagne ; c'est pour- 
quoi la volonté et le désir sont si souvent confondus ensemble. 
Cependant il ne faut pas regarder l'inquiétude, qui fait partie ou 
qui est du moins une suite de la plupart des autres passions, comme 
entierement exclue de cet article ; car la haine, la crainte, la colére, 
l'envie, la honte, ont chacune leurs inquiétudes, et par là opèrent 
sur la volonté. Je doute qu'aucune de ces passions existe toute 
seule, je crois même qu'on aurait de la peine à trouver quelque 
passion qui ne soit accompagnée de désir. Du reste, je suis assuré 
que partout ou il y a de l'inquiétude il y a du désir. Et, comme notre 
éternité ne dépend pas du moment présent, nous portons notre vue 
au delà, quels que soient les plaisirs dont nous jouissons actuelle- 
ment et le désir, accompagnant ces désirs anticipés sur l'avenir, 
entraine toujours la volonté à la suite : de sorte qu'au milieu même 
de la joie, ce qui soutient l'action, d'où dépend le plaisir présent, 
c'est le désir de continuer ce plaisir et la crainte d'en être privé, et 
toutes les fois qu'une plus grande inquiétude que celle-là vient à 
s'emparer de l'esprit, elle détermine aussitót l'esprit à une nouvelle 
action et le plaisir présent est négligé. 

Tir. Plusieurs perceptions et inclinations concourent à la volition 
parfaite, qui est le résultat de leur conflit. ll y en a d'imperceptibles 
à part, dont l'amas fait une inquiétude, qui nous pousse sans qu'on 
en voie le sujet ; il y en a plusieurs jointes ensemble, qui portent à 
quelque objet, ou qui en éloignent. et alors c'est désir ou crainte, 
accompagné aussi d'une inquiétude, mais qui ne va pas toujours jus- 
qu'au plaisir ou déplaisir. Eufin il y a des impulsions accompagnées 
eflectivement de plaisir et de douleur, et toutes ces perceptions sont 
ou des sensations nouvelles, ou des imaginations restées de quelque 
sensation passée (accompagnées ou non accompagnées du souvenir) 


DES IDÉES 455 


qui renouvelant les attraits que ces mêmes images avaient dans ces 
sensations précédentes, renouvellent aussi les impulsions anciennes à 
proportion de la vivacité de l'imagination. Et de toutes ces impul- 
sions résulte enfin l'effort prévalant, qui fait la volonté pleine. Cepen- 
dant les désirs et les tendances, dont on s'aperçoit, sont souvent 
aussi appelés des volitions quoique moins entières, soit qu'elles 
prévalent et entrainent ou non. Ainsi il est aisé de juger, que la vo- 
lition ne saura guère subsister sans désir et sans fuite; car c'est 
ainsi que je crois qu'on pourrait appeler l'opposé du désir. L'in- 
quiétude n'est pas seulement dans les passions incommodes, comme 
dans la haine, la crainte, la colère, l'envie, la honte, mais encore 
dans les opposées, comme l'amour, l'espérance, l'apaisement, la 
faveur et la gloire. On peut dire que partout où il y a désir, il y 
aura inquiétude ; mais le contraire n'est pas toujours vrai, parce 
que souvent on est en inquiétude sans savoir ce qu'on demande, et 
alors il n'y a point de désir formé. 

8 40. Pn. Ordinairement la plus pressante des inquiétudes dont on 
croit étre alors en état de pouvoir se délivrer, détermine la volonté 
à l'action. 

Tu. Comme le résultat de la balance fait la détermination finale, 
je croirais qu'il peut arriver que la plus pressante des inquiétudes 
ne prévale point; car, quoiqu'elle prévaudrait à chacune des ten- 
dances opposées, prises à part, il se peut que les autres, jointes 
ensemble, la surmontent. L'esprit peut méme user de l'adresse des 
dichotomies pour faire prévaloir tantót les unes, tantót les autres, 
comme dans une assemblée on peut faire prévaloir quelque parti 
par la pluralité des voix,selon qu'on forme l'ordre des demandes. Il 
est vrai que l'esprit doit y pourvoir de loin; car dans le moment du 
combat, il n'est plus temps d'user de ces artifices. Tout ce qui frappe 
alors pèse sur la balance, et contribue à former une direction com- 
posce presque comme dans la mécanique, et sans quelque prompte 
diversion on ne saurait l'arréter. 


Fertur equis auriga nec audit currus habenas. 


38 4. Pr. Si on demande outre cela ce que c'est qui excite le 
désir, nous répondons que c'est le bonheur et rien autre chose. Le 
bonheur et la misère sont des noms de deux extrémités dont les 
dernières bornes sont inconnues. C'est ce que l'œil de l'homme n'a 


156 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


point vu, que l'oreille n'a point entendu et que le cœur de l'homme 
n'a jamais comnris. Mais il se fait en nous de vives impresions de 
l'un et de l'autre par differentes espéces de satisfaction et de joie, 
de tourment et de chagrin, que je comprends, pour abréger sous les 
noms de plaisir et de douleur, qui conviennent l'un et l'autre à l'es- 
prit aussi bien qu'au corps, ou qui, pour parler plus exactement, 
n'appartiennent qu'à l'esprit, quoique tantót ils prennent leur ori- 
gine dans l'esprit à l'occasion de certaines pensées, et tantót dans le 
corps à l'occasion de certaines modifications du mouvenrent (3 42). 
Ainsi, le bonheur, pris dans toute son étendue, est le plus grand 
plaisir dont nous soyons capables, comme la misère, prise de méme, 
est la plus grande douleur que nous puissions sentir. Et le plus bas 
degré de ce que l'on peut appeler bonheur, c'est cet état oü, déli- 
vré de toute douleur, on jouit d'une telle mesure de plaisir présent, 
qu'on ne saurait étre content avec moins. Nous appelons bien ce qui 
est propre à produire en nous du plaisir, et nous appelons mal ce 
qui est propre à produire en nous de la douleur. Cependant, il arrive 
souvent que nous ne le nommons pas ainsi, lorsque l'un ou l'autre 
de ces biens ou de ces maux se trouvent en concurrence avec un plus 
grand bien ou un plus grand mal. 

Tu. Je ne sais si le plus grand plaisir est possible. Je croirais plutôt 
qu il peut croitre à l'infini, car nous ne savons pas jusqu'où nos con- 
naissances et nos organes peuvent étre portés dans toute cette éter- 
nité qui nous attend. Je croirais done que le bonheur est un plaisir 
durable, ce qui ne saurait avoir lieu sans une progression continuelle 
à de nouveaux plaisirs. Ainsi de deux, dont l'un ira incomparable- 
ment plus vite et par de plus grands plaisirs que l'autre, chacun 
sera heureux en soi-méme, quoique leur bonheur soit fort inégal. 
Le bonheur est donc pour ainsi dire un chemin par des plaisirs ; et 
le plaisir n'est qu'un pas et un avancement vers le bonheur, le plus 
court qui se peut faire suivant les présentes impressions, mais non 
pas toujours le meilleur, comme je l'ai dit vers la fin du $ 36. On 
peut manquer le vrai chemin, en voulant suivre le plus court, comme 
la pierre allant droit peut rencontrer trop tót des obstacles qui l'em- 
péchent d'avancer assez vers le centre dela terre. Ce qui fait con- 
naitre que c'est la raison et la volonté qui nous ménent vers le bon- 
heur, mais que le sentiment et l'appétit ne nous portent que vers le 
plaisir. Or, quoique le plaisir ne puisse point recevoir une définition 
nominale, non plus que la lumière ou la couleur, il en peut pourtant 


DES IDÉES 151 


recevoir une causale comme elles, et je crois que dans le fond le 
plaisir est un sentiment de perfection, et la douleur un sentiment 
d'imperfection, pourvu qu'il soit assez notable pour qu'on puisse 
s'en apercevoir; car les petites perceptions insensibles de quelque 
perfection ou imperfection, qui sont comme les éléments du plaisir 
ou dela douleur, et dont j'ai parlé tant de fois, forment des inclina- 
tions et des penchants, mais non pas encore des passions mêmes. 
Ainsi il y a des inclinations insensibles et dont ou ne s'apercoit pas; 
il y en a de sensibles, dont ou connait l'existence et l'objet, mais 
dont on ne sent pas la formation, et ce sont des inclinations confuses, 
que nous attribuons au corps, quoiqu'il y ait toujours quelque chose 
qui y réponde dans l'esprit; enfin il y a des inclinations distinctes, 
que la raison nous donne, dont nous sentons et la force et la forma- 
tion : et les plaisirs de cette nature qui se trouvent dans la connais- 
sance et la production de l'ordre et de l'harmonie sont les plus 
estimables. On a raison de dire que généralement toutes ces inclina- 
tions, ces passions, ces plaisirs et ces douleurs n'appartiennent qu'à 
l'esprit ou à l'âme; j'ajouterai méme que leur origine est dans l'àme 
méme en prenant les choses dans une certaine rigueur métaphysique, 
mais que néanmoins on a raison de dire que les pensées confuses 
viennent du corps, parce que là-dessus la consideration du corps et 
non pas celle de l’âme fournit quelque chose de distinct et d'expli- 
cable. Le bien est ce qui sert ou contribue au plaisir, comme le mal 
ce qui contribue à la douleur. Mais dans la collision avec un plus 
grand bien, le bien qui nous en priverait pourrait devenir véritable- 
ment un mal, en tant quil contribuerait à la douleur qui en devrait 
naitre. 

$ 47. Pa. L'âme a le pouvoir de suspendre l'aecomplissement de 
quelques-uns de ses désirs, et est, par conséquent en liberté de les 
considérer l’un après l'autre et de les comparer. C'est en cela que 
consiste la liberté de l'homme et ce que nous appelons, quoique 
improprement à mon avis, libre arbitre; ct c'est du mauvais usage 
qu'il en fait que procède toute cette diversité d'égarements, d'erreurs 
ou de fautes où nous nous précipitons lorsque nous déterminons 
notre volonté trop promptement ou trop tard. 

TB. L'exécution de notre désir est suspendue ou arrêtée lorsque 
ce désir n'est pas assez fort pour nous émouvoir et pour surmonter 
la peine ou l'incommodité qu'il y a de le satisfaire, et cette peine ne 
consiste quelquefois que dans une paresse ou lassitude insensible, 


158 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


qui rebute sans qu'on y garde, et qui est plus grande en des per- 
sonnes élevées dans la mollesse ou dont le tempérament est flegma- 
tique et en celles qui sont rebutées par l’âge ou par les mauvais 
succès. Mais, lorsque le désir est assez fort en lui-même pour émou- 
voir, si rien ne l'empéche, il peut étre arrété par des inclinations 
contraires, soit qu'elles consistent dans un simple penchant qui est 
comme l'élément ou le commencement du désir, soit qu'elles aillent 
jusqu'au désir méme. Cependant comme ces inclinations, ces pen- 
chants et ces désirs contraires se doivent trouver déjà dans l'áme, 
elle ne les a pas en son pouvoir, et par conséquent, elle ne pourrait 
pas résister d'une manière libre et volontaire, où la raison' puisse avoir 
part, si elle n'avait encore un autre moyen qui est celui de détour- 
ner l'esprit ailleurs. Mais comment s'aviser de le faire au besoin ; 
car c'est là le point, surtout quand on est occupé d'une forte pas- 
sion. ll faut donc que l'esprit soit préparé d'avance et se trouve déjà 
en train d'aller de pensée en pensée pour ne se pas trop arréter dans 
un pas glissant et dangereux. ll est bon pour cela de s'accoutumer 
de ne penser que comme en passant à certaines choses, pour se mieux 
conserver les apartés d'esprit. Mais le meilleur est de s'accoutumer 
à procéder méthodiquement et à s'attacher à un train de pensées 
dont la raison, et non le hasard (c'est-à-dire les impressions insen- 
sibles et casuelles) fassent la liaison. Et pour cela, il est bon de s'ac- 
coutumer à se recueillir de temps en temps et à s'élever au-dessus 
du tumulte présent des impressions, à sortir pour ainsi dire de la 
place où l'on est, à se dire : dic cur hic ? respice finem; où en 
sommes-nous? Oui, venons au propos, venonsau fait. Les hommes au- 
raient bien souvent besoin de quelqu'un, établi en titre d'office (comme 
en avait Philippe, le pere d'Alexandre le Grand), qui les interrompit et 
les rappelát à leur devoir. Mais au défaut d'un tel officier, il est bon 
que nous soyons stylés à nous rendre cet office nous-mémes. Or, étant 
une fois en état d'arréter l'effet de nos désirs et de nos passions, c'est- 
à-dire de suspendre l'action, nous pouvons trouverles moyens de les 
combattre, soit par des désirs ou des inclinations contraires, soit 
par diversion, c'est-à-dire par des occupations d'une autre nature. 
C'est par ces méthodes et par ces artifices que nous devenons comme 
maitres de nous-mémes, et que nous pourrons nous faire penser et 
faire avec le tempsce que nous voudrions vouloir et ce que la raison 
ordonne. Cependant, c'est toujours par des voies déterminées et 
jamais sans sujet ou par le principe imaginaire d'une iudifférence 


DES IDÉES 159 


parfaite ou d'équilibre, dans laquelle quelques-uns voudraient faire 
consister l'essence de la liberté, comme si on pouvait se déterminer 
sans sujet et méine contre tout sujet et aller directement contre toute 
la prévalence des impressions et des penchants. Sans sujet, dis-je, 
c'est-à-dire sans l'opposition d'autres inclinations, ou sans qu'on soit 
par avance en train de détourner l'esprit, ou sans quelque autre 
moyen pareil explicable; autrement, c'est recourir au chimérique, 
comme dans les facultés nues ou qualités occultes scolastiques, oü il 
n'y a ni rime ni raison. 

S 48. Pu. Je suis aussi pour cette détermination intelligible de la 
volonté par ce qui est dans la perceptien et dans l'entendement. 
Vouloir et agir conformément au dernier résultat d'un sincère 
examen, c'est plutôt une perfection qu'un défaut dc notre nature. Et 
tant s'en faut que ce soit là ce qui étouffe ou abrege Ia liberté que 
cest ce qu'elle (1? a de plus parfait et de plus avantageux. Et plus 
nous sommes éloignés de nous déterminer de cette manière, plus 
nous sommes pres de la misère et de l'esclavage. En effet, si vous 
supposez dans l'esprit une parfaite et absolue indifférence, qui ne 
puisse étre déterminée par le dernier jugement qu'il fait du bien et du 
mal, vous le mettrez dans un état trés imparfait. 

Tu. Tout cela est fort à mon gré et fait voir que l'esprit n'a pas 
un pouvoir entier et direct d'arréter toujours ses désirs, autrement 
il ne serait jamais déterminé quelque examen qu'il pourrait faire 
et quelques bonnes raisons ou sentiments efficaces qu'il pourrait 
avoir, et il demeurerait toujours irrésolu et flotterait éternellement 
entre la crainte et l'espérance. Il faut donc qu'il soit enfin déterminé 
et qu ainsi, il ne puisse s'opposer qu'indirectement à ses désirs en se 
préparant par avance des armes qui les combattent au besoin comme 
je viens de l'expliquer. 

Pn. Cependant un homme est en liberté de porter sa main sur sa 
tête ou de Ia laisser en repos. Il est parfaitement indifférent à l'égard 
de l'une et de l'autre de ces choses, et ce serait une imperfection en 
lui si ce pouvoir lui manquait. 

Ta. À parler exactement, on n'est jamais indiflérent à l'égard de 
deux partis quels qu'on puisse proposer, par exemple de tourner à 
droite ou à gauche, de mettre le pied droit devant (comme il fallait, 
chez Trimaleion) ou le gauche, car nous faisons l'un ou l'autre sans 


(1) GERRARDT : qu'est-ce qu'elle a. 


160 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


y penser, et c’est une marque qu'un concours de dispositions inté- 
rieures et d'impressions extérieures (quoique insensibles toutes deux) 
nous détermine au parti que nous prenons. Cependant la prévalence 
est bien petite, et c'est au besoin comme si nous étions indifférents à 
cet égard, puisque le moindre sujet sensible qui se présente à nous 
est capable de nous déterminer sans difficulté à l'un plutót qu'à l'au- 
tre, et quoiqu'il y ait un peu de peine à lever le bras pour porter sa 
main sur sa téte, elle est si petite que nous la surmontons sans 
difficulté ; autrement, j'avoue que ce serait une grande imperfection 
si l'homme y était moins indiflérent, et s'illui manquait le pouvoir de 
se déterminer facilement à lever ou à ne pas lever le bras. 

Pu. Mais ce ne serait pas moins une grande imperfection, s'il avait 
la méme indifférence en toutes les rencontres, comme lorsqu'il 

voudrait défendre sa téte ou ses yeux d'un coup dont il se verrait 
prét d'étre frappé, c'est-à-dire s'il lui était aussi aisé d'arréter ce 
mouvement que les autres dont nous venons de parler et oü il est 
presque indiflerent; car cela ferait qu'il n'y serait pas porté assez 
fortement ni assez promptement dans le besoin. Ainsi la détermina- 
tion nous est utile et nécessaire bien souvent, et si nous étions peu 
déterminés en toute sorte de rencontres et comme insensibles aux 
idées tirées de Ja perception du bien et du mal, nous serions saus 
choix effectif. Et, si nous étions déterminés par autre chose que par 
le dernier résultat que nous avons formé dans notre propre esprit, 
selon que nous avons jugé du bien et du mal d'une certaine action, 
nous ne serions point libres. 

Tu. ll n'y a rien de si vrai, et ceux quicherchent une autre liberté 
ne savent point ce qu'ils demandent. 

$ 49. Pu. Les êtres supérieurs, qui jouissent d'une parfaite féli- 
cité, sont déterminés au choix du bien plus fortement que nous ne 
le sommes, ct cependant nous n'avons pas raison de nous figurer 
qu ils soient moins libres que nous. 

Tu. Les théologiens disent pour cela que ces substances bien- 
heureusessont confirmées dans le bien et exemptes de tout danger 
de chute. 

Pit. Je crois méme que, s'il convenait à de pauvres créatures finies 
comme nous sommes de juger de ce que pourrait faire une sagesse 
et bonté infinie, nous pourrions dire que Dieu lui-méme ne saurait 
choisir ce qui n'est pas bon et que la liberté de cet Étre tout- 
puissant ne l'empéche pas d'étre déterminé par ce qui est le meilleur 


DES IDÉES . 161 


Tu. Je suis tellement persuadé de cette vérité que je crois que 
nous la pouvons assurer hardiment, toutes pauvres et finies créatu- 
res que nous sommes, et que même nous aurions grand tort d'en 
douter ; car nous dérogerions par cela même à sa sagesse, à sa 
bonté et à ses autres perfections infinies. Cependant le choix, quel- 
que déterminée que la volonté y soit, ne doit pas être appelé né- 
cessaire absolument et à la rigueur ; la prévalence des biens aperçus 
incline sans nécessiter, quoique tout considéré, cette inclination soit 
déterminante et ne manque jamais de faire son effet. 

& 50. Pu. Étre déterminé par la raison au meilleur, c'est être le 
plus libre. Quelqu'un voudrait-il être imbécile par cette raison qu'un 
imbécile est moins déterminé par de sages réflexions qu'un homme 
de bon sens ? Si la liberté consiste à secouer le joug de la raison, 
les fous et les insensés seront les seuls libres ; mais je ne crois pas 
que, pour l'amour d'une telle liberté. personne voulüt être fou, hor- 
mis celui qui l'est déjà. 

Tu. ll y a des gens aujourd'hui qui croient qu'il est du bel esprit 
de déclamer contre la raison et de la traiter de pédante incommode. 
Je vois de petits livrets de discours de rien, qui s'en font féte, et 
méme je vois quelquefois des vers trop beaux pour étre employés 
à de si fausses pensées. En effet, si ceux qui se moquent de la raison 
parlaient tout de bon, ce serait une extravagance de nouvelle espèce 
inconnue aux siècles passés. l'arler contre la raison, c'est parler 
contre la vérité, car la raison est un enchaînement de vérités. C'est 
parler contre soi-même, contre son bien, puisque le point principal 
de la raison consiste à la connaitre et à la suivre. 

3 51. Pn. Comme donc la plus haute perfection d'un être intel- 
ligent consiste à s'appliquer soigneusement et constamment à la re- 
cherche du véritable bonheur, de même le soin que nous devons 
avoir de ne pas prendre pour une félicité réelle celle qui n'est 
qu'imaginaire est le fondement de notre liberté. Plus nous sommes 
liés à la recherche invariable du bonheur en général, qui ne cesse 
jamais d'étre l'objet de nos désirs, plus notre volonté se trouve dé- 
' gagée de la nécessité d'être déterminée par le désir qui nous porte 
vers quelque bien particulier, jusqu'à ce que nous ayons examiné 
s'il se rapporte ou s'oppose à notre véritable bonheur. 

Tn. Le vrai bonheur devrait toujours être l'objet de nos désirs, 
mais il y alieu de douter qu'ille soit, car souventon n'y pense guère, 
et j'ai remarqué ici plus d'une fois qu'a moins que l'appétit ne soit 

PavL JaAxET. — Leibniz. I - 11 





182 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


guidé par la raison, il tend au plaisir présent et non pas au bon- 
heur, c'est-à-dire au plaisir durable, quoiqu'il tende à le faire durer ; 
voyez $ 36 et 8 41. 

$53. Pr. Si quelque trouble excessif vient à s'emparer entiére- 
ment de notre âme. comme serait la douleur d'une cruelle torture, 
nous ne sommes pas assez maîtres de notre esprit. Cependant, pour 
moderer nos passions autant qu'il se peut, nous devons faire prendre 
à notre esprit le goüt du bien et du mal réel et effectif, et ne pas 
permettre qu'un bien excellent et considérable nous échappe de l'es- 
prit sans y laisser quelque goût, jusqu'à ce que nous ayons excité en 
nous des désirs proportionnés à son excellence, de sorte que son 
absence nous rende inquiets, aussi bien que la crainte de le perdre 
lorsque nous en jouissons. 

Tu. Cela convient assez avec les remarques que je viens de faire 
aux S$ 31 et 35 et avec ce que j'ai dit plus d'une fois des plaisirs 
lumineux, où l'on comprend comment ils nous perfectionnent sans 
nous mettre en danger de quelque imperfection plus grande ; comme 
font les plaisirs confus des sens, dont il faut se garder, surtout lors- 
qu'onn'a pas reconnu par l'expérience qu'on pourra s'en servir 
sürement. 

Pa. Et que personne ne dise ici qu'il ne saurait maîtriser ses pas- 
sions ni empécher qu'elles ne se déchainent et l'empéchent d'agir ; 
car ce qu'il peut fa're devant un prince ou quelque grand homme, 
il peut le faire, s’il veut, lorsqu'il est seul ou en la présence de 
Dieu. 

Tu. Cette remarque est trés bonne et digne qu'on y réfléchisse 
souvent. 

8 54. Pn. Les différents choix cependant que les hommes font dans 
ce monde prouvent que la méme chose n'est pas également bonne 
pour chacun d'eux. Et si les intéréts de l'homme ne s’étendaient 
point au delà de cette vie, la raison de cette diversité, qui fait, par 
exemple, que ceux-ci se plongent dans le luxe et dans la débauche 
et que ceux-là préférent la tempéranee à la volupté, viendrait seule- 
ment de ce qu'ils placeraient leur bonheur dans des choses diffé- ^ 
rentes. 

Tu. Elle en vient encore maintenant, quoiqu'ils aient tous ou doi- 
vent avoir devant les yeux cet objet commun de la vie future. Il est 
vrai que la considération du vrai bonheur, méme de cette vie, suffirait 
ire préférer la vertu aux voluptés, qui en eloignent, quoique l'obli- 


DES IDÉES 163 


gation ne serait pas si forte alors ni si décisive. Il est vrai aussi que 
les goüts des hommes sont differents. et l'on dit qu'il ne faut point 
disputer des goüts, Mais comme ce ne sont que des perceptions 
confuses, il ne faut s'y attacher que dans les objets examinés pour 
indifférents et incapables de nuire ; autrement si quelqu'un trouvait 
du goüt dans les poisons qui le tueraient ou le rendraient misérable, 
il serait ridicule de dire qu'on ne doit point lui contester ce qui est 
de son goût. 

852. Pi. S'il n'y a rien à espérer au delà du tombeau, la consé- 
quence est sans doute fort juste : mangeons et buvons, jouissons de 
tout ce qui nous fait plaisir, car demain nous mourrons. 

Tu. Il y a quelque chose à dire, à mon avis, à cette conséquence. 
Aristote et les Stoicieus et plusieurs autres anciens philosophes 
étaient d'un autre sentiment. et en effet je crois qu'ils avaient raison. 
Quand il n'y aurait rien au delà de cette vie, la tranquillité de l'âme 
etla santé du corps ne laisseraient pas d'étre préférables aux plai- 
sirs qui seraient contraires. Et ce n'est pas là une raison de négli- 
ger un bien, parce qu'il ne durera pas toujours. Mais j'avoue qu'il y 
a des cas où il n'y aurait pas moyen de démontrer que le plus hon- 
néte serait aussi le plus utile. C'est donc la seule considération de 
Dieu et de l'immortalité qui rend les obligations de la vertu et de 
justice absolument indispensables. 

Pu. [l me semble que le jugement présent, que nous faisons du 
bien et du mal, est toujours droit. Et pour ce qui est de la félicité ou 
de la misère présente, lorsque la réflexion ne va pas plus loin, et 
que toutes conséquences sont entierement mises à quartier, l'homme 
ne choisit jamais mal. 

Tu. C'est-à-dire si tout était borné à ce moment présent, il n'y au- 
rait point de raison de se refuser le plaisir qui se présente. En eflet, 
j'ai remarqué ci-dessus que tout plaisir est un sentiment de perfec- 
tion. Mais il y a certaines perfections qui entrainent avecelles des 
imperfections plus grandes. Comme si quelqu'un s'attachait pen- 
dant toute sa vie à jeter des poiscontre des épingles pour apprendre 
à ne point manquer de les faire enferrer, à l'exemple de celui à qui 
Alexandre le Grand fit donner pour récompense un boisseau de pois, 
cet homme parviendrait à une certaine perfection, mais fort mince et 
indigne d'entrer en comparaison avec tant d'autres perfections trés 
nécessaires qu'il aurait négligées. C'est ainsi que la perfection qui se 
trouve dans certains plaisirs présents doit céder surtout au soin des 


164 NOUVEAUX ESSAIS SUR L ENTENDEMENT 


perfections qui sont nécessaires pour qu'on ne soit plongé dans la 
misere, qui est l'état oit l'on va d'imperfection en imperfection, ou 
de douleur eu douleur. Mais s'il n'y avait que le présent, il faudrait 
se contenter. de la perfection qui s'y présente, c'est-à-dire du plaisir 
present. 

& 62, Pu... Personne ne rendrait volontairement sa condition mal- 
heureuse. s'il n'y était porté par de faux jugements. Je ne parle pas 
des ineprises, qui sont des suites d'une erreur invincible et qui mé- 
ritent à peine le nom de faux jugements, mais de ce faux jugement 
qui est tel par la propre confession que chaque homme en doit faire 
en soi-même, 8 63. Premièrement donc l'âme se méprend lorsque 
nous eomparons le plaisir ou la douleur présente avec un plaisir et 
uue douleur à venir, que nous mesurons par la différente distance où 
elles se trouvent à notre égard; semblables à un héritier prodigue, 
qui, pour là possession présente de peu de chose, renoncerait à un 
grand héritage qui ne lui pourrait manquer. Chacun doit reconnaitre 
ec faux jugement, car l'avenir deviendra présent et aura alors le 
meme avantage de la proximité. Si, dans le moment que l'homme 
prend le. verre en main, le plaisir de boire était accompagné des 
douleurs de tête et des maux d'estomae qui lui arriveront en peu 
d'heures. il ne voudrait pas goûter du vin du bout des lèvres. Si une 
petite différence de temps fait tant d'illusion. à bien plus forte raison 
une plus grande distance fera le méme elfet. 

Tu. ll y a quelque convenance ici entre la distance des lieux et 
celle des temps. Maisil y a cette différence aussi, que les objets 
visibles diminuent leur action sur la vue à peu près à proportion de 
la distance, et il n'en est pas de méme à l'égard des objets à venir, 
qui agissent sur l'imagination et l'esprit. Les rayons visibles sont 
des lignes droites qui s'éloignent proportionnellement, mais il y a 
des lignes courbes qui apres quelque distance paraissent tomber 
dans ladroite et ne s'en éloignent plus sensiblement ; c'est ainsi que 
font les asymptotes, dont l'intervalle apparent de la ligne droite dis- 
parait, quoique, dans la vérité des choses, elles en demeurent sépa- 
rees éternellement. Nous trouvons méme qu'entin l'apparence. des 
objets ne diminue point à proportion de l'accroissement de la dis- 
tance, car l'apparence disparait entierement bientôt, quoique l'eloi- 
gnement ne soit point infini. C'est ainsi qu'une petite distance des 
temps nous dérobe entièrement l'avenir. tout comme si l'objet. etait 
disparu. ll n'en reste souvent que le nom dans l'esprit, et cette espèce 





DES IDÉES 165 


de pensées, dont j'ai déjà parlé, qui sont sourdes et incapables de 
toucher, si on n’y a pourvu par méthode et par habitude. 

Pu. Je ne parle point ici de cette espèce de faux jugement, par 
lequel ce qui est absent n'est pas seulement diminué, mais tout à 
fait anéanti dans l'esprit des hommes, quand ils jouissent de tout ce 
qu'ils peuvent obtenir pour le présent et en concluent qu'il ne leur 
arrivera aucun mal. 

Tn. C'est une autre espéce de faux jugement lorsque l'attente du 
bien ou du mal à venir est anéantie, parce qu'on nie ou qu'on met 
en doute Ja conséquence qui se tire du présent ; mais hors de cela 
l'erreur, qui anéantit le sentiment de l'avenir, est la même chose 
avec ce faux jugement, déjà mentionné, qui vient d'une trop 
faible représentation de l'avenir qu'on ne considère que peu ou 
point du tout. Au reste on pourrait peut-être distinguer ici entre 
mauvais goüt et faux jugement, car souvent on ne met pas méme en 
question si le bien à venir doit être préféré, et on n'agit que par 
impression, sans s'aviser de venir à l'examen. Mais, lorsqu'on y 
pense, il arrive l'un des deux, ou qu'on ne continue pas assez d'y 
penser et qu'on passe outre, sans pousser la question qu'on a 
entamée ; ou qu'on poursuit l'examen et qu'on forme une conclusion. 
Et quelquefois, dans l'un et dans l'autre cas, il demeure un remords 
plus ou moins grand : quelquefois aussi il n'y a point du tout de 
formido oppositi ou de scrupuleux, soit que l'esprit se détourne 
tout à fait, ou qu'il soit abusé par des préjugés. 

S 29. Pn. L'étroite capacité de notre esprit est la cause des faux 
jugements que nous faisons en comparant les biens ou les maux. 
Nous ne saurions bien jouir de deux plaisirs à la fois, et moins 
encore pouvons-nous jouir d'aucun plaisir dans le temps que nous 
sommes obsédés par la douleur. Un peu d'amertume, inélée dans la 
coupe, nous empêche d'en goûter la douceur. Le mal qu'on sent 
actuellement est toujours le plus rude de tous; on s'écrie: Ah! 
toute autre douleur plutót que celle-ci! 

Tn. ll y a bien de la variété en tout cela selon le tempérament 
des hommes, selon la force de ce qu'on sent et selon les habitudes 
qu'on a prises. Un homme qui a la goutte pourra étre dans la joie 
parce qu'il lui arrive une grande fortune, et un homme qui nage 
daus les delices et qui pourrait vivre à son aise sur ses terres est 
plongé dans la tristesse à cause d'une disgràce à la cour. C'est que 
la joie et la tristesse viennent du résultat ou de la prévalence des 


166 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


plaisirs ou des douleurs, quand il y a du mélange. Léandre mépri- 
sait l'incommodité et le danger de passer la mer à la nage la nuit, 
poussé par les attraits de la belle Héro. Il y à des gens qui ne sau- 
raient boire ni manger ou qui ne sauraient satisfaire d'autres appétits 
sans beaucoup de douleur, à cause de quelque infirmité ou incom- 
modité ; et cependant ils satisfont ces appétits au delà méme du né- 
cessaire et des justes bornes. D'autres ont tant de mollesse ou sont 
si délicats qu'ils rebutent les plaisirs avec lesquels quelque douleur, 
dégoüt, ou quelque incommodité se méle. Il y a despersonnes qui se 
mettent fort au-dessus des douleurs ou des plaisirs présents et mé- 
diocres et qui n'agissent presque que par crainte et par espérance. 
D'autres sont si efféminés, qu'ils se plaignent de la moindre incom- 
modité ou courent après le moindre plaisir sensible et’ présent, 
semblables presque à des enfants. Ce sont ces gens à qui la douleur 
ou la volupté présente parait toujours la plus grande: il sont comme 
des prédicateurs et panégyristes peu judicieux, chez qui, selon le 
proverbe, le saint qu'ils louent est toujours le plus grand saint du 
paradis. Cependant, quelque variété qui se trouve parmi les hoinmes, 
il est toujours vrai qu'ils n'agissent que suivant les perceptions pré- 
sentes ; et, lorsque l'avenir les touche, c'est ou par l'image qu'ils en 
ont, ou par la résolution et l'habitude qu'ils ont prise d'en suivre 
jusqu'au simple nom ou autre caractère arbitraire, sans en avoir au- 
cune image ni signe naturel, parce que ce ne serait pas sans inquié- 
tude et quelquefois sans quelque sentiment de chagrin qu'ils s'oppo- 
seraient à une forte résolution déjà prise et surtout à une habitnde. 

& 605. Pn. Les hommes ont assez de penchant à diminuer le 
plaisir à venir et à conclure en eux-mêmes que, quand on viendrait 
à l'épreuve, il ne répondrait peut-être pas à l'espérance qu'on en 
donne, ni à l'opinion qu'on en a généralement ; ayant souvent trouvé 
par leur propre expérience que, non seulement les plaisirs que 
d'autres ont exaltés leur ont paru fort insipides, mais que ce qui 
leur à causé à eux-mémes beaucoup de plaisir dans un temps les a 
choqués et leur a déplu dans un autre. 

Tu. Cesont les raisonnements des voluptueux principalement, mais 
on trouve ordinairement que les ambitieux et les avares jugent tout 
autrement à l'égard des honneurs et des richesses, quoiqu'ils ne 
jouissent que médiocrement et souvent méme bien peu de ces mêmes 
biens quand ils les possèdent, étant toujours occupés à aller plus 
loin. Je trouve que c'est une belle invention de la nature architecte, 


DES IDÉES 167 


d'avoir rendu les hommes si sensibles à ce qui touche si peu les 
sens, et s'ils ne pouvaient point devenir ambitieux ou avares, il 
serait difficile, dans l'état présent de la nature humaine, qu'ils pus- 
sent devenir assez verlueux et raisonnables pour travailler à leur 
perfection malgré les plaisirs présents, qui en détournent. 

S 66. Pur. Pour ce qui est des choses bonnes ou mauvaises dans 
leurs conséquences et par l'aptitude qu'elles ont à nous procurer du 
bien ou du mal, nous en jugeons en dillérentes manières, ou lorsque 
nous jugeons qu'elles ne sont pas capables de nous faire réellement 
autant de mal qu'elles font effectivement, ou lorsque nous jugcons 
que, bien que la conséquence soit importante, il n'est pas si assu- 
ré que la chose ne puisse étre autrement, ou du moins qu'on ne 
puisse l'éviter par quelques moyens comme par l'industrie, par 
l'adresse, par un changement de conduite. par la repentance. 

Tu. ll me semble que si par l'importance de la conséquence on 
entend celle du conséquent, c'est-à-dire la grandeur du bien ou du 
mal qui peut suivre, on doit tomber dans l'espèce précédente de 
faux jugement, où le bien ou mal à venir est mal représenté. Ainsi 
il ne reste que la seconde espèce de faux jugement dont il s'agit 
présentement, savoir celle où la conséquence est mise en doute. 

Par, 1l serait aisé de montrer en détail que les échappatoires que 
je viens de toucher sont tout autant de jugements déraisonnables ; 
mais je me contenterai de remarquer, en général, que c'est agir 
directement contre la raison que de hasarder un plus grand bien 
pour un plus petit (ou de s'exposer à la misère pour acquérir un 
petit bien et pour éviter un petit mali, et cela sur des conjonctures 
incertaines et avant d'étre entré dans un juste examen. 

Tu. Comme ce sont deux considérations hétérogénes (ou qu'on 
ne saurait comparer ensemble) que celle de la grandeur de la consé- 
quence et celle de la grandeur du conséquent (1), les moralistes, en 
les voulant comparer, se sont assez embrouillés. comme il parait par 
ceux qui ont traité de la probabilité. La vérité est qu'ici comme en 
d'autres estimes disparates et hétérogènes et pour ainsi dire de plus 
d'une dimension, la grandeur de ce dont il s'agit est en raison com- 
posée de l'une et l'autre estimation, et comme un rectangle où il 
y à deux considérations, savoir celle de la longueur et celle de la 


(1: La grandeur de la conséquence, c'est-à-dire le plus ou moins de probabi- 
lites que le bien ou le mal prévus arriveront : {4 grandeur du conséquent, c'est- 
a-dire le plus ou moins de bien ou de mal que l'événement doit amener. P. J. 


168 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


largeur ; et, quant à la grandeur de la conséquence et les degrés de 
probabilité, nous manquons encore de cette partie de la Logique qui 
les doit faire estimer; et la plupart des casuites qui ont écrit sur la 
probabilité n'en ont pas méme compris la nature, la fondant sur 
l'autorité avec Aristote, au lieu de la fonder sur la vraisemblance 
comme ils devraient, l'autorité n'étant qu'une partie des raisons qui 
font la vraisemblance. 

3 67. Pu. Voici quelques-unes des causes ordinaires de ce faux 
jugement. La première est l'ignorance, la seconde est l'inadver- 
tance, quand un homme ne fait aucune réflexion sur cela méme 
dont il est instruit. C'est une ignorance affectée et présente qui 
séduit le jugement aussi bien que la volonté. 

Pn. Elle est toujours présente, mais elle n'est pas toujours affectée, 
car on ne s'avise pas toujours de penser quand il faut à ce qu'on 
sait et dont on devrait se rappeler la mémoire, si on en était le 
maitre. L'ignorance affectée est toujours mélée de quelque adver- 
tance dans le temps qu'on l'affecte; il est vrai que dans la suite il 
peut y avoir de l'inadvertance ordinairement. L'art de s'aviser au 
besoin de ce qu'on sait serait un des plus importants, s'il était 
inventé; mais je ne vois pas que les hommes aient encore pensé 
jusqu'ici à en former les éléments, car l'art de la mémoire, dont 
tant d'auteurs ont écrit, est tout autre chose. 

Pri. Si done on assemble confusément et à la hâte les raisons de 
lun des côtés, et. qu'on laisse échapper par négligence plusieurs 
sommes qui doivent faire partie du compte, cette précipitation ne 
ne produit pas moins de faux jugements que si c'était une parfaite 
ignorance. 

Tu. En effet il faut bien des choses pour se prendre comme il faut, 
lorsqu'il s'agit dela balance des raisons: et c'est à peu prés comme 
dans les livres de compte des marchands. Car il n'y faut négliger 
aucune somme, il faut bien estimer chaque somme à part, il faut 
les bien arranger, et il faut enfin en faire une collection exacte. 
Mais on y néglige plusieurs chefs, soiten ne s'avisant pas d'y penser, 
soit en passant légèrement là-dessus; et on ne donne point à 
chacun sa juste valeur, semblable à ce teneur de livres de compte 
qui avait soin de bien calculerles colonnes de chaque page, mais qui 
calculait trés mal les sommes particulières de chaque ligne ou poste 
avant que de les mettre dans la colonne, ce qu'il faisait pour tromper 
les réviseurs, qui regardent principalement à ce qui est dans les 


DES IDÉES 169 


colonnes. Enfin après avoir tout bien marqué, on peut se tromper 
dans la collection des sommes des colonnes et même dans la collec- 
tion finale où il y a la somme des sommes, Ainsi il nous faudrait 
encore l'art de s'aviser et celui d'estimer les probabilités et de plus 
la connaissance de la valeur des biens et des maux, pour bien 
employer l'art des conséquences : et il nous faudrait encore de l'at- 
tention et de la patience aprés tout cela, pour pousser jusqu'à la 
conclusion. Enfin il faut une ferme et constante résolution pour 
exécuter ce qui a été conclu ; et des adresses, des méthodes, des 
lois particuliéres et des habitudes toutes formées pour la maintenir 
dans la suite, lorsque les considérations qui l'ont fait prendre ne 
sont plus présentes à l'esprit. Il est vrai, que, grâce à Dieu, dans ce 
qui importe le plus et qui regarde summam rerum, le bonheur et 
la misére, on n'a pas besoin de tant de connaissances, d'aides et 
d'adresses, qu'il en faudrait avoir pour bien juger dans un conseil 
d'État ou de guerre, dans un tribunal de justice, dans une consul- 
tation de médecine, dans quelque controverse de théologie ou 
d'histoire, ou dans quelque point de mathématique et de mécanique; 
mais en récompense, il faut plus de fermeté et d'habitude dans ce 
qui regarde ce grand point de la félicité et dela vertu, pour prendre 
toujours de bonnes résolutions et pour les suivre. En un mot, pour 
le vrai bonheur moins de connaissances suffit avec plus de bonne 
volonté ; de sorte que le plus grand idiot y peut parvenir aussi aisé- 
ment que le plus docte et le plus habile. 

Pn. L'on voit donc que l'entendement sans liberté ne serait d'aucun 
usage et que la liberté sans entendement ne signifierait rien. Si un 
homme pouvait voir ce qui peut lui faire du bien ou du mal, sans 
quil soit capable de faire un pas pour s'avancer vers l'un ou pour 
s'éloigner de l'autre, en serait-il mieux pour avoir l'usage de la 
vue? Il en serait méme plus misérable, car il languirait inutile- 
ment aprés le bien et craindrait le mal, qu'il verrait inévitable; 
et celui qui est en liberté de courir çà et là au milieu d'une par- 
faite obscurité, en quoi est-il mieux que s'il était ballotté au gré 
du vent? 

Ta. Son caprice serait un peu plus satisfait, cependant il 
n'en serait pas mieux en état de rencontrer le bien et d'éviter le 
mal. 

$ 68. Pa. Autre source de faux jugement. Contents du premier 
plaisir qui nous vient sous la main ou que la coutume a rendu 


470 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


agréable, nous ne regardons pas plus loin. C'est donc encore là 
une occasion aux hommes de mal juger lorsqu'ils ne regardent pas 
comme nécessaire à leur bonheur ce qui l'est effectivement. 

Tu. Il me semble que ce faux jugement est compris sous l'espèce 
précédente lorsqu'on se trompe à l'égard des conséquences. 

& 69. Pn. Reste à examiner s'il est au pouvoir d'un homme de 
changer l'agrément ou le désagrément qui accompagne quelque 
action particulière. Il le peut en plusieurs rencontres. Les hommes 
peuvent et doivent corriger leur palais et lui faire prendre du goût. 
On peut changer aussi le goüt de l'àme. Un juste examen, la pra- 
tique, l'application, la coutume, feront cet effet. C'est ainsi qu'on 
s’accoutume au tabac que l'usage ou la coutume fait enfin trouver 
agréable. Il en est de même à l'égard de la vertu. Les habitudes ont 
de grands charmes, et on ne peut s'en départir sans inquiétude. On 
regardera peut-être comme un paradoxe que les hommes puissent 
faire que des choses ou des actions leur soient plus ou moins 
agréables, tant on néglige ce devoir. 

Tu. C'est ce que j'ai remarqué ci-dessus $ 37, vers la fin, et S 47, 
aussi vers la fin. On peut se faire vouloir quelque chose et se 
former le gout. | 

8$ 70. Pn. La morale, établie sur de véritables fondements, ne peut 
que déterminer à la vertu; il suffit qu'un bonheur et un malheur 
infinis aprés cette vie soient possibles. Il faut avouer qu'une bonne 
vie, jointe à l'attente d'unc éternelle félicité possible, est préférable 
à une mauvaise vie, accompagnée de la crainte d'une affreuse 
misère ou pour le moins de l'épouvantable et incertaine espérance 
d’être anéanti. Tout cela est dela dernière évidence, quand méine 
des gens de bien n'auraient que des maux à essuyer dans ce 
monde et que les méchants y goüteraient une perpétuelle félicité, 
"ce qui, pour l'ordinaire, est tout autrement; car, à bien considérer 
toutes choses, ils ont, je crois, la plus mauvaise part, méme dans 
cette vie. 

Tu. Ainsi quand il n'y aurait rien au delà du tombeau, une vie 
épicurienne ne serait point la plus raisonnable. Et je suis bien aise, 
Monsieur, que vous rectifiez ce que vous aviez dit du contraire ci- 
dessus (3$ 55). 

Pi. Qui pourrait être assez fou, pour se résoudre en soi-mème 
(Sil v pense bien) de s'exposer à un danger possible, d'être infini- 
ment malheureux, en sorte qu'il n'y ait rien à gagner pour lui que 


DES IDÉES 471 


le pur néant ; au lieu de se mettre dans l'état. de l'homme de bien 
qui n’a à craindre que le néant et qui à une éternelle félicité à 
espérer. J'ai évité de parler de la certitude ou de la probabilité de 
l'état à venir, parce que je n'ai d'autre dessein en cet endroit que 
de montrer le faux jugement dont chacun se doit reconnaitre cou- 
pable selon ses propres principes. 

Ta. Les méchants sont fort portés à croire que l'autre vie est 
impossible. Mais ils n'en ont point de raison que celle qu'il faut se 
borner à ce qu'on apprend par les sens et que personne de leur 
connaissance u'est revenu de l'autre monde. ll y avait un temps 
que sur le méme principe on pouvait rejeter les Antipodes, lorsqu'on 
ne voulait point joindre les mathématiques aux notions populaires, 
et on le pouvait avec autant de raison qu'on en peut avoir mainte- 
nant pour rejeter l'autre vie, lorsqu'on ne veut point joindre la vraie 
métaphysique aux notions de l'imagiuation. Car il ya trois degrés des 
notions ou idées, savoir : notions populaires, mathématiques et méta- 
physiques. Les premières ne suflisaient pas pour faire croire les anti- 
podes; les premières et les secondes ne suffisent point encore pour 
faire croire l'autre monde. ll est vrai qu'elles fournissent déjà des con- 
jectures favorables, mais si les secondes établissaient certainement les 
antipodes avant l'expérience qu'on en a maintenant (je ne parle pas 
des habitants, mais de la place au moins que la connaissance de la 
rondeur de la terre leur donnait chez les géographes et les astro- 
nomes), les dernières ne donnent pas moins de certitude sur une 
autre vie, dés à présent et avant qu'en y soit allé voir. 

8 72. Pu. Maintenant revenons à la puissance, qui est proprement 
le sujet général de ce chapitre, la liberté n'en étant qu'une espèce, 
mais des plus considérales. Pour avoir des idées plus distinctes de 
la puissance, il ne sera ni hors de propos ni inutile de prendre une 
plus exacte connaissance de ce qu'on nomme action. J'ai dit, au com- 
" mencement de notre discours sur la puissance, qu'il n'y a que deux 
sortes d'actions dont nous avons quelque idée, savoir le mouvement 
et la pensée. 

Ta. Je croirais qu'on pourrait se servir d'un mot plus général que 
de celui de pensée, savoir de celui de perception, en n'attribuant 
la pensée qu'aux esprits, au lieu que la perception appartient à 
toutes les entéléchies (1). Mais je ne veux pourtant contester à per- 


(1) Les entéléchies, pour Leibniz sont les substanees actives où (nonedés; 
ce n'est pas tout à fait le sens d'Aristote. l'. J. 


172 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


sonne la liberté de prendre le terme de pensée dans la même géné- 
ralité. Et moi-même je l'aurai peut-être fait quelquefois sans 
y prendre garde. . 

Pu. Or, quoiqu'on donne à ces deux choses le nom d'action, on 
trouvera pourtant qu'il ne leur convient pas toujours parfaitement 
et qu'il y a des exemples qu'on reconnaitra plutót pour des pas- 
sions. Car, dans ces exemples, la substance en qui se trouve le mou- 
vement ou la pensée recoit purement de dehors l'impression par 
laquelle l'action lui est communiquée et elle n'agit que par la seule 
capacité qu'elle a de recevoir cette impression, ce qui n'est qu'une 
puissance passive. Quelquefois la substance ou l'agent se met en 
action par sa propre puissance, et c'est là proprement une puis- 
sance active. 

Ta. J'ai dit déjà que, dans la rigueur métaphysique, prenant l'action 
pour ce qui arrive à la substance spontanement et de son propre 
fond, tout ce qui est proprement une substance ne fait qu'agir, car 
tout lui vient d'elle-méme aprés Dieu; n'étant point possible qu'une 
substance créée ait de l'influence sur une autre. Mais, prenant l'ac- 
tion pour un exercice de la perfection et la passion pour le con- 
traire, il n'y a de l'action dans les véritables substances que lorsque 
leur perception (car j'en donne à toutes) se développe et devient 
plus distincte, comme il n'y a de passion que lorsqu'elle devient 
plus confuse; en sorte que, dans les substances capables de plaisir 
et de douleur, toute action est un acheminement au plaisir et 
toute passion un acheminement à la douleur. Quant au mouvement, 
ce n'est qu'un phénomène réel parce que la matière et la masse 
à laquelle appartient le mouvement n'est pas à proprement parler 
une substance. Cependant il y a une image de l'action dans le mou- 
vement, comme il y a une image de la substance dans la masse; et, 
à cet égard, on peut dire que le corps agit, quand il y a de la spon- 
tanéité dans son changement et qu'il pátit quand il est poussé ou 
empêché par un autre; comme dans la véritable action ou passion 
d'une véritable substance, on peut prendre pour son action, qu'on 
lui attribuera à elle-méme, le changement par oü elle tend à sa 
perfection. Et de méme on peut prendre pour passion et attribuer 
à une cause étrangère le changement par où il lui arrive le con- 
traire; quoique cette cause ne soit point immédiate, parce que, 
dans le premier cas, la substance méme cet dans le second les 
choses étrangéres servent à expliquer ce changement d'une ma- 


: DES IDÉES 113 


niere intelligible. Je ne donne aux corps qu'une image de la subs- 
tance et de l'action, parce que ce qui est composé de parties ne 
saurait passer, à parler exactement, pour une substance non plus 
qu un troupeau ; cependant, on peut dire qu'il y a quelque chose 
de substantiel, dont l'unité, qui en fait comme un étre, vient de la 
pensée. 

Pu. J'avais cru que la puissance de recevoir des idées ou des pen- 
sées par l'opération de quelque substance étrangère s'appelle puis- 
sance de penser, quoique dans le fond ee ne soit qu'une puissance 
passive ou une simple capacité faisant abstraction des réflexions et 
des changements internes qui accompagnent toujours l'image re- 
que ; car l'expression, qui est dans l'àme, est comme serait celle 
d'un miroir vivant; mais le pouvoir que nous avons de rappeler des 
idées absentes à notre choix et de comparer ensemble celles que 
nous jugeons à propos, est véritablement un pouvoir actif. 

Tu. Cela s'accorde aussi avec les notions que je viens de donner, car 
il v a en cela un passage à un état plus parfait. Cependant je croirais 
qu'il y a aussi de l'action dans les sensations, en tant qu'elles nous 
donnent des perceptions plus distinguées et l'occasion par consequent 
de faire des remarques et pour ainsi dire de nous développer. 

S73. Pn. Maintenant je crois qu'il parait qu'on pourra réduire 
les idées primitives et originales à ce petit nombre : l'étendue, la 
solidite, la mobilité (c'est-à-dire puissance passive, ou bien capacité 
d'être mi) qui nous viennent dans l'esprit par la voie de réflexion, 
et enfin l'existence, la durée et le nombre, qui nous vienneut par les 
deux voies de sensation et de réflexion; car par ces idées-là nous 
pourrions expliquer, si je ne me trompe, la nature des couleurs, des 
‘sons, des goûts, des odeurs et de toutes les antres idées que nous 
avons, si nos facultés étaient assez subtiles pour apercevoir les dif- 
férents mouvements des petits corps qui produisent ces sensations. 

Tu. A dire la vérité, je crois que ces idées, qu'on appelle ici origi- 
nales et primitives, ne le sont pas entierement pour la plupart, étant 
susceptibles à mon avis d'une résolution ultérieure : cependant je ne 
vous bláme point, Monsieur, de vous y étre borné et de n'avoir 
point poussé l'analyse plus loin. D'ailleurs, je crois que, si c'est vrai 
que le nombre en pourrait étre diminué par ce moyen, il pourrait 
étre augmenté en y ajoutant d'autres idées plus originales ou autant. 
Pour ce qui est de leur arrangement, je croirais, suivant l'ordre de 
l'analyse, l'existence antérieure aux autres, le nombre à l'étendue, 


174 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


la durée à la motivité ou mobilité ; quoique cet ordre analytique ne 
soit pas ordinairement celui des occasions, qui nous y font penser. 
Les sens nous fournissent la matière aux réflexions, et nous ne pen- 
serions pas même à la pensée, si nous ne pensions à quelque autre 
chose, c'est-à-dire aux particularités que les sens fournissent. Et je 
suis persuadé que les âmes et les esprits créés ne sont jamais sans 
organes et jamais sans sensations, comme ils ne sauraient raisonner 
sans caractères. Ceux qui ont voulu soutenir une entière séparation 
et des manières de penser dans l'âme séparée, inexplicables par tout 
ce que nous connaissons, et éloignées non seulement de nos pré- 
sentes expériences, mais, ce qui est bien plus, de l'ordre général 
des choses, ont donné trop de prise aux prétendus esprits forts et 
ont rendu suspectes à bien des gens les plus belles et les plus grandes 
vérités, s'étant méme privés par là de quelques bons movens de les 
prouver que cet ordre nous fournit. 


CHAP. XXII. — DES MODES mixtes. 


S. Pu. Passons aux modes mixtes. Je les distingue des modes plus 
simples, qui ne sont eomposés que d'idées simples de la méme 
espéce. D'ailleurs les modes mixtes sont certaines combinaisons 
d'idées simples qu'on ne regarde pas comme des marques caracté- 
ristiques d'aucun étre réel qui ait une existence fixe, mais comme 
des idées détachées et indépendantes que l'esprit joint ensemble; et 
elles sont par là distinguées des idées complexes des substances. 

Tn. Pour bien enteudre ceci, il faut rappeler vos divisions précé- 
dentes. Les idées vous sont simples ou complexes. Les complexes 
sont substances, modes, relations. Les modes sont ou simples (com- 
posés d'idées simples de la méme espéce), ou mixtes. Ainsi, selon 
vous, il y a idées simples, idées des modes, tant simples que mixtes, 
idées des substances et idées des relations. On pourrait peut-être 
diviser les termes ou les objets des idées en abstraits et concrets ; 
les abstraits en absolus et en ceux qui expriment les relations ; les 
absolus en attributs et en modifications ; les uns et les autres en 
simples et composés ; les conerets en substances ct en choses subs- 
tantielles, composées ou résultantes des substances vraies et simples. 

S 2. Pn. L'esprit est purement passif à l'égard de ses idées sim- 


DES IDÉES 175 


ples, qu'il reçoit selon que la sensation et la reflexion les lui pré- 
sente. Mais il agit souvent par lui-même à l'égard des modes mixtes, 
car il peut combiner les idées simples en faisant des idées com- 
plexes sans considérer si elles existent ainsi réunies dans la nature. 
C'est pourquoi on donne à ces sortes d'idées le nom de notion. 

Tu. Mais la réflexion, qui fait penser aux idées simples, est sou- 
vent volontaire aussi, et de plus les combinaisons, que la nature n'a 
point faites, se peuvent faire en nous, comme d'elles-mémes dans 
les songes et les réveries, par la seule mémoire, sans que l'esprit y 
agisse plus que dans les idées simples. Pour ce qui est du mot 
notion, plusieurs l'appliquent à toutes sortes d'idées ou conceptions, 
aux originales aussi bien qu'aux dérivées. 

S 4. Pir. La marque de plusieurs idées dans une seule combinée 
est le nom. 

Tn. Cela s'entend, si elles peuvent être combinées, en quoi on 
manque souvent. 

Pr. Le crime de tuer un vicillard n'ayant point de nom comme 
le parricide, on ne regarde pas le premier comme une idée com- 
lexe. 

Tu. La raison qui fait que le meurtre d'un vieillard n'a point de 
nom est que les lois n'y ayant point attaché une punition particu- 
liere, ce nom serait peu utile. Cependant les idées ne dépendent 
point des noms. Un auteur moraliste qui en inventerait un pour le 
crime et en traiterait dans un chapitre exprès de la Gérontophonie, 
montrant ce qu'on doit aux vieillards, et combien c'est une action 
barbare de ne les point épargner, ne nous donnerait point une nou- 
velle idée pour cela. 

S 6. Pii. ll est toujours vrai que les mœurs et les usages d'une 
nation, faisant des combinaisons qui lui sont famillieres, cela fait 
que chaque langue a des termes particuliers, et qu'on ne saurait 
toujours faire des traductions mot à mot. Ainsi l'ostracisme parmi 
les Grecs et la proscription parmi les Romains étaient des mots que 
les autres langues ne peuvent exprimer par des mots équivalents. 
C'est pourquoi le changement des coutumes fait aussi des nouveaux 
mots. 

Tu. Le hasard v a aussi sa part, car les Francais se servent des 
chevaux autant que d'autres peuples voisins : cependant, ayant aban- 
donné leur vieux mot, qui répondait au ravalcar des Italiens, ils 
sont réduits à dire par périphrase : aller à cheval. 


476 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


8 9. Pn. Nous acquérons les idées des modes mixtes par l'observa- 
tion, comme lorsqu'on voit lutter deux hommes; nous les acquérons 
aussi par invention (ou assemblage volontaire d'idées simples) : ainsi 
celui qui inventa l'imprimerie en avait lidée avant que cet art 
existât. Nous les acquérons enfin par I explication des termes affectés 
aux actions qu'on n'a jamais vues. 

Tu. On peut encore les acquérir en songeant ou révant sans que 
la combinaison soit volontaire, par exemple quand on voit en songe 
des palais d'or, sans y avoir pensé auparavant. 

S 10. Pn. Les idées simples qui ont été le plus modifiées sont 
celles de la pensée, du mouvement et de la puissance, d’où l'on 
concoit que les actions découlent ; car la grande affaire du genre 
humaip consiste dans l'action. Toutes les actions sont pensées ou 
mouvements. La puissance ou laptitude qui se trouve dans un 
homme de faire une chose constitue l'idée que nous nommons habi- 
tude, lorsqu'on a acquis cette puissance en faisant souvent la méme 
chose; et,quand on peut la réduire en acte à chaque occasion qui se 
présente, nous l'appelons disposition. Ainsi la tendresse est une 
disposition à l'amitié ou à l'amour. 

Tu. Par tendresse vous entendez, je crois, ici le cœur tendre; 
mais ailleurs il me semble qu'on considére la tendresse comme une 
qualité qu'on a en aimant, qui rend l'amant fort sensible aux biens 
et maux de l'objet aimé ; c'est à quoi me parait aller la carte du 
Tendre dans l'excellent roman de la Clélie. Et, comme les personnes 
charitables aiment leur prochain avec quelque degré de tendresse, 
elles sont sensibles aux biens et aux maux d'autrui ; et générale- 
ment ceux qui ont le cœur tendre ont quelque disposition à aimer 
avec tendresse. | 

Pu. La hardiesse est la puissance de faire ou de dire devant les 
autres ce qu'on veut sans se décontenancer; confiance qui, par 
rapport à cette derniére partie qui regarde le discours, avait un 
nom particulier parmi les Grecs. 

Tu. On ferait bien d’aflecter un mot à cette notion, qu'on attribue 
ici à celui de hardiesse, mais qu'on emploie souvent tout autrement, 
comme lorsqu'on disait Charles le Hardi. N'étre point décontenancé, 
c'est une force d'esprit, mais dont les méchants abusent quand ils 
sont venus jusqu'à l'impudence ; comme Ja honte est une faiblesse, 
mais qui est excusable et méme louable dans certaines circonstances. 
Quant à la parrhésie, que vous entendez peut-étre par le mot grec, 


DES IDÉES 177 


on l'attribue encore aux écrivains qui disent la vérité sans crainte, 
quoique alors, ne parlant pas devant les gens, ils n'aient point sujet 
d’être décontenancés. 

8 11. Pr. Comme la puissance est la source d'où procèdent toutes 
les actions, on donne le nom de cause aux substances où ces puis- 
sances résident, lorsqu'elles réduisent leur puissance en acte ; et on 
nomme effets les substances produites par ce moyen, ou plutôt les 
idées simples (c'est-à-dire les objets des idées simples) qui, par 
l'exercice de la puissance, sont introduites dans un sujet. Ainsi 
l'efficace, par laquelle une nouvelle substance ou idée (qualité) est 
produite, est nommée action dans le sujet qui exerce ce pouvoir, et 
on la nomme passion dans le sujet où quelque idée (qualité) simple 
est altérée ou produite. 

Tn. Sila puissance est prise pour la source de l'action, elle dit 
quelque chose de plus qu'une aptitude ou facilité, par laquelle on a 
expliqué la puissance dans le chapitre précédent ; car elle renferme 
encore la tendance, comme j'ai déjà remarqué plus d'une fois. C'est 
pourquoi, dans ce sens, j'ai coutume de lui affecter le terme d'ente- 
léchie, qui est ou primitive et répond à l'àme prise pour quelque 
chose d'abstrait, ou dérivative, telle qu'on concoit dans le conatus 
et dans la vigueur et impétuosité. Le terme de cause n'est entendu 
ici que de la cause efficiente ; mais on l'entend encore de la finale 
ou du motif, pour ne point parler ici de la matiére et de la forme, 
qu'on appelle encore causes dans les écoles. Je ne sais si l'on peut 
dire que le méme étre est appelé action dans l'agent et passion dans 
le patient, et se trouve ainsi en deux sujets à la fois comme le rap- 
port, et s'il ne vaut mieux de dire que ce sont deux étres, l'un dans 
l'agent, l'autre dans le patient. 

Pa. Plusieurs mots, qui semblent exprimer quelque action, ne 
signifient que la cause et l'effet; comme la création et l'annihilation 
ne renferment aucune idée de l'action ou dela maniére, mais sim- 
plement de la cause et de la chose qui est produite. 

Tn. J'avoue qu'en pensant à la création on ne concoit point une 
manière d'agir, capable de quelque détail, qui ne saurait méme y 
avoir lieu ; mais, puisqu'on exprime quelque chose de plus que Dieu 
et le monde (car on pense que Dieu est la cause et le monde l'effet, 
ou bien que Dieu a produit le monde), il est manifeste qu'on pense 
encore à l'action. 


Pauz JANET — Leibniz. ] 1? 


178 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


CHAP. XXIII. — DE Nos IDÉES COMPLEXES 


* 


DES SUDSTANCES. 


8 4. Pn. L'esprit remarque qu'un certain nombre d'idées simples 
vont constamment ensemble, qui, étant regardées comme apparte- 
nant à une seule chose, sont désignées par un seul nom lorsqu'elles 
sont ainsi reunies dans un seul sujet. De là vient que, quoique ce 
soit véritablement un amas de plusieurs idées jointes ensemble, 
dans la suite nous sommes portés par inadvertance à en parler 
comme d'une seule idée simple. 

Tu. Je ne vois rien, dans les expressions recues, qui mérite d'étre 
taxé d'inadvertance ; et, quoiqu on reconnaisse un seul sujet et une 
seule idée, on ne reconnait pas une seule idée simple. 

Pu. Ne pouvant imaginer comment ces idées simples peuvent 
subsister par elles-mémes, nous nous accoutumons à supposer 
quelque chose qui les soutienne (substratum) oü elles subsistent et 
d’où elles résultent, à qui pour cct effet on donne le nom de subs- 
tance. | 

Tu. Je crois qu'on a raison de penser ainsi, et nous n'avons que 
faire de nous y accoutumer ou de le supposer, puisque d'abord 
nous concevons plusieurs prédicats d’un méme sujet, et ces mots 
metaphoriques de soutien ou de substratum ne signifient que cela ; 
de sorte que je ne vois point pourquoi on s'y fasse de la difficulté. 
Au contraire, c'est plutót le concretum comme savant, chaud, lui- 
sant, qui nous vient dans l'esprit, que les abstractions ou qualités 
(car ce sont elles qui sont dans l'objet substantie] et non pas les 
idées), comme, savoir, chaleur, lumière, etc., qui sont bien plus 
difficiles à comprendre. On peut méme douter si ces accidents sont 
des étres. véritables, comme, en effet, ce ne sont bien souvent que 
des rapports. L'on sait aussi que ce sont les abstractions qui font 
naitre le plus de difficultés, quand on les veut éplucher, comme 
savent ceux qui sont informés des subtilités des scolastiques, dont 
ce qu'il y a de plus épineux tombe tout d'un coup si l'on veut 
bannir les êtres abstraits, et se résout à ne parler ordinairement 
que par concrets et de n'admettre d'autres termes dans les démons- 
trations des sciences que ceux qui représentent des sujets substan- 
tiels. Ainsi c'est nodum querere in scirpo, si je l'ose dire, et ren- 


DES IDÉES 179 


verser les choses que de prendre les qualités ou autres termes 
abstraits pour ce qu'il v a de plus aisé, et les concrets pour quelque 
chose de fort difficile. 

x 9. Pu. On n'a point d'autre notion de la pure substance en 
général que de je ne sais quel sujet qui lui est tout à fait inconnu et 
qu'on suppose étre le soutien des qualités. Nous parlons comme des 
enfants à qui l'on n'a pas plutôt demandé ce que c'est qu'une telle 
chose qui leur est inconnue, qu'ils font cette réponse fort satisfai- 
sante à leur gré : que c'est quelque chose, mais qui, employée de 
cette maniere, signifie qu'ils ne savent ce que c'est. 

Tu. En distinguant deux choses dans la substance, les attributs 
ou prédicats et le sujet commun de ces prédicats, ce n'est pas mer- 
veille qu'on ne peut rien concevoir de particulier dans ce sujet. Il le 
faut bien, puisqu'on a déjà séparé tous les attributs oü l'on pour- 
rait concevoir quelque détail. Ainsi, demander quelque chose de 
plus dans ce pur sujet en général, que ce qu'il faut pour concevoir 
que c'est la méme chose : p. e. qui entend et qui veut, qui imagine et 
qui raisonne), c'est demander l'impossible et contrevenir à sa propre 
supposition, qu'on a faite en faisant abstraction, et concevant sépa- 
rément le sujet et ses qualités ou accidents. On pourrait appliquer 
la méme prétendue difficulté à la notion de l'être et à tout ce qu'il 
y a de plus clair et de plus priinitif; car on pourra demander aux 
philosophes ce qu'ils conçoivent en coneevant le pur être en général ; 
car tout détail étant exclu par là. on aura aussi peu à dire que 
lorsqu'on demande ce que c'est que la pure substance en général. 
Ainsi, je crois que les philosophes ne méritent pas d'étre raillés, 
comme on fait ici, en les comparant avec un philosophe indien, 
qu'on interrogea sur ce qui soutenait la terre, à quoi il répondit que 
c'etait un grand éléphant; et puis, quand on demanda ce qui soute- 
nait l'éléphant, il dit que c'ctait une grande tortue, et enfin, quand 
on le pressa de dire sur quoi la tortue s'appuyait, il fut réduit à 
dire que c'était quelque chose, un je ne sais quoi. Cependant cette 
considération de la substanee, toute mince qu'elle parait, n'est pas 
si vide et si stérile qu'on pense. I] en naît plusieurs conséquences 
des plus importantes de la philosophie, et qui sont capables de lui : 
donner une nouvelle face. 

S8 4. Pu. Nous n'avons aucune idée claire de la substance en 
général, et (85) nous avons une idée aussi claire de l'esprit que du 
corps; car l'idée d'une substance corporelle, dans la matière, est 


180 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


aussi éloignée de nos conceptions que celle de la substance spiri- 
tuelle. C'est à peu prés comme disait le promoteur à ce jeune doc- 
teur en droit, qui lui criait dans la solennité de dire utriusque : 
« Vous avez raison, Monsieur, car vous en avez autant dans l'un que 
dans l'autre. » 

Tu. Pour moi, je crois que cette opinion de notre ignorance vient 
de ce qu'on demande une maniére de connaissance que l'objet ne 
souffre point. La vraie marque d'une notion claire et distincte d'un 
: objet est le moyen qu'on a d'en connaitre beaucoup de vérités par 
des preuves à priori, comme j'ai montré dans un discours sur les 
vérités et les idées, mis dans les Actes de Leipzig l'an 1684. 

S8 12. Pr. Si nos sens étaient assez pénétrants, les qualités sensi- 
bles, par exemple la couleur jaune de l'or, disparaitraient, et au 
lieu de cela, nous verrions une certaine admirable contexture des 
parties. C'est ce qui parait évidemment par les microscopes. Cette 
présente connaissance convient à l'état oü nous nous trouvons. Une 
connaissance parfaite des choses qui nous environnent est peut- 
être au-dessus de [a portée de tout être fini. Nos facultés suffisent 
pour nous faire connaitre le Créateur et pour nous instruire de 
nos devoirs. Si nos sens devenaient beaucoup plus vifs, un tel chan- 
gement serait incompatible avec notre nature. 

Tu. Tout cela est vrai, et j'en ai dit quelque chose ci-dessus. 
Cependant la couleur jaune ne laisse pas d'être une réalité comme 
l'arc-en-ciel, et nous sommes destinés apparemment à un état bien 
au-dessus de l’état présent, et pourrons même aller à l'infini, car il 
n'yapas d'éléments dansla nature corporelle. S'il y avait des atomes, 
comme l'auteur le paraissait croire dans un autre endroit, la 
conaissance parfaite des corps ne pourrait étre au-dessus de tout 
être fini. Au reste, si quelques couleurs ou qualités disparaissaient 
à nos yeux mieux armés ou devenus plus pénétrants, il en naitrait 
apparemment d'autres, et il faudrait un accroissement nouveau de 
notre perspicacité pour les faire disparaître aussi, ce qui pourrait 
aller à l'infini, comme la division actuelle de la matiére y va effecti- 
vement. 

$ 13. Pri. Je ne sais si l'un des grands avantages que quelques 
esprits ont sur nous ne consiste point en ce qu'ils peuvent se former 
à eux-mémes des organes de sensation, qui conviennent justement à 
leur présent dessein. 

Tu. Nous le faisons aussi en nous formant des microscopes; 


DES IDÉES -181 


mais d’autres créatures pourront aller plus avant. Et, si nous pou- 
vions transformer nos yeux mêmes, ce que nous faisons effectivement 
en quelque facon selon que nous voulons voir de prés ou de loin, il 
faudrait que nous eussions quelque chose de plus propre à nous 
qu'eux, pour les former par son moyen, car il faut au moins que 
tout se fasse mécaniquement, parce que l'esprit ne saurait opérer 
immédiatement sur les corps. Au reste, je suis aussi d'avis que les 
génies apercoivent les choses d'une manière qui ait quelque rapport | 
à la nótre, quand méme ils auraient le plaisant avantage, que l'ima- 
ginatif Cyrano (1) attribue à quelques natures animées dans le soleil, 
composées d'une infinité de petits volatiles qui, en se transformant 
selon le commandement de l'àme dominante, forment toutes sortes 
de corps. Il n'y a rien de si merveilleux que le mécanisme de la 
nature ne soit capable de produire ; et je crois que les savants 
Péres de l'Église ont eu raison d'attribuer des corps aux anges. 

$ 201. Pn. Les idées de penser et de mouvoir le corps, que nous 
trouvons dans celle de l'esprit, peuvent étre conçues aussi nette- 
ment et aussi distinctement que celles d'étendue, de solidité et de 
mobilité que nous trouvons dans la matière. 

Tu. Pour ce qui est de l'idée de la pensée, j'y consens ; mais je ne 
suis pas de cet avis à l'égard de l'idée de mouvoir des corps, car, 
suivant mon systéme de l'harmonie préétablie, les corps sont faits 
en sorte qu'étant mis une fois en mouvement, ils continuent d'eux- 
mêmes selon que l'exigent les actions de l'esprit. Cette hypothèse 
est intelligible, l'autre ne l'est point. 

Pn. Chaque acte de sensation nous fait également envisager les 
choses corporelles et spirituelles ; car, dans le temps que la vue et 
l’ouie me font connaitre qu'il y a quelque être corporel hors de moi, 
je sais d'une manière encore plus certaine qu'il y a au dedans 
de moi quelque étre spirituel qui voit et qui entend. 

Tu. C'est trés bien dit, et il est trés vrai que l'existence de l'esprit 
est plus certaine que celle des objets sensibles. 

& 19. Pu. Les esprits non plus que les corps ne sauraient opérer 
qu'óti ils sont en divers temps et différents lieux ; ainsi je ne puis 
qu'attribuer le changement de place à tous les esprits finis. 

(1) Cyrano de Bergerac, écrivain et poéte du xvi? siècle, né en 1620 dans le 
Périgord, mort en 1655. Son Voyage dans la Lune et son Histoire comique des 
Etats et Empires du Soleil, contiennent, au milieu de beaucoup d'extravagances, 


quelques idées philosophiques, et, en particulier, une connaissance assez 
exacte de la philosophie de Descartes. P. J, 


182 . NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


Tu. Je crois que c'est avec raison, le lieu n'étant qu’un ordre des 
coexistants. 

Pn, 1l ne faut que réfléchir sur la séparation del'áme et du corps 
par la mort, pour être convaincu du mouvement de l'âme. 

Tu. L'âme pourrait cesser d'opérer dans ce corps visible; et si 
clle pouvait cesser de penser tout à fait, comme l'auteur l'a soutenu 
ci-dessus, elle pourrait étre séparée du corps pour étre unie à un 
autre ; ainsi sa séparation serait sans mouvement. Mais, pour moi, 
je crois qu'elle pense et sent toujours, qu'elle est toujours unie à 
quelque corps, et même qu'elle ne quitte jamais entièrement et tout 
d'un coup le corps où elle est unie. | 

8 21. Pri. Que si quelqu'un dit que les esprits ne sont pas in loco 
sed in'aliquo ubi, je ne crois pas que maintenant on fasse beaucoup 
de fond sur cette facon de parler. Mais, si quelqu'un s'imagine 
qu'elle peut recevoir un sens raisonnable, jc le prie de l'exprimer en 
langage commun intelligible, et d'en tirer apres une raison qui 
montre que les esprits ne sont pas capables de mouvement. 

Tu. Les écoles sont trois sortes d'ubiélé ou de manières d'exister 
quelque part. La première s'appelle circonscriptive, qu'on attribue 
aux corps qui sont dans l'espace, qui y sont punctatim, en sorte 
qu'ils sont mesurés selon qu'on peut assigner des points de la chose 
située, répondant aux points de l'espace. La seconde est la défini- 
(ive oü l'on peut définir, c'est-à-dire déterminer que la chose située 
est dans tel ou tel espace, sans pouvoir assigner des points précis 
ou des lieux propres exclusivement à ce qui v est : c’est ainsi que 
l'on a jugé que l’âme est dans le corps, ne croyant point qu'il soit 
possible d'assigner un point précis où soit l'âme ou quelque ‘chose 
del'áme, sans qu'elle soit aussi dans quelque autre point. Encore 
beaucóup d'habiles gens en jugent ainsi. ll est vrai que M. Descartes 
a voulu donner des bornes plus étroites à l'âme en la logeant pro- 
prement dans la glande pinéale (4). Néanmoins il n'a point osé dire 
qu'elle est privativement dans un certain point de cette glande ; ce 
qui n'étant point, il ne gagne rien, et c'est la méme chose à cet 


, 

(1) Trailé des passions, 17€ partie, 8 31. « Il me semble avoir évidemment 
reconnu que la partie du corps en laquelle lame exerce immédiatement ses 
fonctions, n'est nullement le ceeur, ni aussi le cerveau, mais seulement la plus 
intérieure de ses parties, qui est une certaine glande fort petite, située dans le 
milieu de sa substance, et tellement suspendue au-dessus du conduit parlequel 
les esprits de ses cavités antérieures ont communication avec ceux dela posté- 
rieure, que les moindres mouvements qui sont en elle peuvent beaucoup pour 
changer le cours de ces esprits et réciproquement, » 


DES IDÉES 183 


égard que quand on lui donnait tout le corps pour prison ou lieu. 
Je crois que ce qui se dit des âmes se doit dire à peu prés des anges, 
que le grand docteur natif d'Aquino (1) a cru n'être en lieu que 
par operation, laquelle, selon moi, n'est pas immédiate et se réduit 
à l'harmonie préétablie. La troisième ubiété est la réplétive, qu'on 
attribue à Dieu, qui remplit tout l'univers encore plus éminemment 
que les esprits ne sont dans les corps, car il opère immédiatement 
sur toutes les créatures en les produisant continuellement, au lieu 
que les esprits finis n'y sauraient exercer aucune influence ou opé- 
ration immédiate. Je ne sais si cette doctrine des écoles mérite 
d'étre tournée en ridicule, comme il semble qu'on s'efforce de faire. 
Cependant on pourra toujours attribuer une manière de mouvement 
aux ámes, au moins par rapport aux corps auxquels elles sont 
unies ou par rapport à leur manière de perception. 

S 23. Pu. Si quelqu'un dit qu'il ne sait point comment il pense, je 
répliquerai qu'il ne sait pas non plus comment les parties solides du 
corps sont attachées ensemble pour faire un tout étendu. 

Tu. Il y a assez de difficulté dans l'explication de la cohésion, mais 
cette cohésion des parties ne parait point nécessaire pour faire un 
tout étendu, puisqu'on peut dire que Ja matière parfaitement subtile 
et fluide compose un étendu, sans que les parties soient attachées 
les unes aux autres. Mais, pour dire la vérité, je crois que la fluidité 
parfaite neconvient qu'à la matière première, c'est-à-dire en abstrac- 
tion et comme une qualité originale, de méme que le repos ; mais 
non pas à la matiere seconde telle qu'elle se trouve effectivement re- 
vétue de ses qualités dérivatives, car je crois qu'il n'y a point de 
masse qui soit de la dernière subtilité, et qu'il y a plus ou moins de 
liaison partout, laquelle vient. des mouvements en tant qu'ils sont 
conspirants et doivent être troublés par la séparation, ee qui ne se 
peut faire sans quelque violence et résistance. Au reste, la. nature 
de la perception et ensuite de la pensée fournit une notion des plus 
originales. Cependant je crois que la doctrine des unités substan- 
tielles ou monades l'éclaircira beaueoup. 

Pu. Pour ce qui est de la cohésion, plusieurs l'expliquent par les 
surfaces par lesquelles deux corps se touchent, qu'un ambiant (p. e. 


(1; Saint Thomas, né à Aquino ‘royaume de Naples: en 1227, mort en 1274. 
Ses principaux ouvrages sont : la Nomine théologique, la Somme contre. les 
Geutils ; le Commentaire sur les Sentences ; des gloses continues sur tous les 
ouvrages d'Aristote; et entlin quelques traités spéciaux, tels que le Z'rincipe 
d'individualion, l'Entellect et l'intelligible, etc. P. J. 


184 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


l'air) presse l'une contre l'autre. Il est bien vrai que la pression (894) 
d'un ambiant peut empêcher qu'on éloigne deux surfaces polies l'une 
de l'autre par une ligne qui leur soit perpendiculaire ; mais elle ne 
saurait empêcher qu'on ne les sépare par un mouvement parallèle à 
ces surfaces. C'est pourquoi, s'il n'y avait pas d'autre cause de la co- 
hésion des corps, il serait aisé d'en séparer toutes les parties en les 
faisant ainsi glisser de cóté, en prenant tel plan qu'on voudra, qui 
coupàt quelque masse de matiére. 

Tu. Oui, sans doute, si toutes les parties plates, appliquées l'une 
à l'autre, étaient dans un méme plan ou dans des plans parallèles : 
mais, cela n'étant point et ne pouvant être, il est manifeste qu'en 
tàchant de faire glisser les unes, on agira tout autrement sur une 
infinité d'autres dont le plan fera angle au premier ; car il faut sa- 
voir qu'il y a dela peine à séparer les deux surfaces congruentes, 
non seulement quand la direction du mouvement de séparation est 
perpendiculaire, mais encore quand il est oblique aux surfaces. C'est 
ainsi qu'on peut juger qu'il y a des feuilles, appliquées les unes aux 
autres en tout sens, dans les corps polyédres que la nature forme 
dans les minières et ailleurs. Cependant j'avoue que la pression de 
l'ambiant sur des surfaces plates, appliquées les unes aux autres, ne 
suffit pas pour expliquer le fond de toute la cohésion, car on y 
suppose tacitement que ces tables appliquées l'une contre l'autre ont 
déjà de la cohésion. 

S 27. Pu. J'avais eru que l'étendue du corps n'était autre chose 
que la cohesion des parties solides. 

Tu. Cela ne me parait point convenir avec vos propres explications 
précédentes. Il me semble qu'un corps dans lequel il y a des mou- 
vements internes, ou dont les parties sont en action de se détacher 
les unes des autres (comme je crois que cela se fait toujours), ne 
laisse pas d'étre étendu. Ainsi la notion de l'étendue me parait toute 
différente de celle de la cohésion. 

8 28. Pii... Une autre idée que nous avons du corps, c'est la puis- 
sance de communiquer le mouvement par impulsion ; et une autre, 
que nous avons de l’âme, c'est la puissance de produire du mouve- 
ment par la pensée. L'expérience nous fournit chaque jour ces deux 
idées d'une manière évidente; mais, si nous voulons rechercher plus 
avant comment cela se fait, nous nous trouvons également dans les 
ténébres ; ear à l'égard de la communication du mouvement par oü 
un corps perd autant de mouvement qu'un autre en reçoit, qui est 


DES IDÉES 185 


lecas le plus ordinaire, nous ne concevons pas là rien autre chose 
qu'un mouvement qui passe d'un corps dans un autre corps ; ce qui 
est, je crois, aussi obscur et aussi inconcevable que la manière dont 
notre esprit met en mouvement ou arréte notre corps par la pensée. 
Il est encore plus malaisé d'expliquer l'augmentation du mouvement 
par voie d'impulsion, qu'on observe ou qu'on croit arriver en cer- 
taines rencontres. 

Ta. Je ne m'étonne point si l'on trouve des diflicultés insurmon- 
tables là oü l'on semble supposer une chose aussi inconcevable que 
le passage d'un accident d'un sujet à l'autre : mais je ne vois rien 
qui nous oblige à une supposition qui n'est guére moins étrange que 
celle des accidents sans sujet des scolastiques, qu'ils ont pourtant 
soin de n'attribuer qu'à l'action miraculeuse de la toute-puissance 
divine, au lieu qu'ici ce passage serait ordinaire. J'en ai déjà dit quel- 
que chose ci-dessus (chap. xxi, 8 4), où j'ai remarqué aussi qu'il 
n'est point vrai que le corps perde autant de mouvement qu'il en 
donne à un autre ; ce qu'on semble concevoir comme si le mouve- 
ment était quelque chose de substantiel, et ressemblait à du sel dis- 
sous dans de l'eau, ce qui est en eflet la comparaison dont M. Ro- 
haut (1), si je ne me trompe, s'est servi. J'ajoute ici que ce n'est pas 
méme le cas le plus ordinaire, car j'ai démontré ailleurs que la 
méme quantité de mouvement se conserve seulement lorsque les 
deux corps, qui se choquent, vont d'un méme côté avant le choc, et 
vont encore d'un méme côté après le choc. Il est vrai que les véri- 
tables lois du mouvement sont dérivées d'une cause supérieure à la 
matiere. Quant à la puissance de produire le mouvement par la pen- 
sce, je ne crois pas que nous en ayons aucune idée comme nous n'en 
avons aucune expérience. Les Cartésiens avouent cux-mêmes que 
les âmes ne sauraient donner une force nouvelle à la matière, mais 
ils prétendent qu'elles lui donnent une nouvelle détermination ou 
direction de la force qu'elle a déjà. Pour moi, je soutiens que les 
âmes ne changent rien dans la force ni dans la direction des 
corps ; que l'un serait aussi inconcevable et aussi déraisonnable que 
l'autre, et qu'il se faut servir de l'harmonie préétablie pour expli- 
quer l'union de l'âme et du corps. 

Pi. Ce n'est pas une chose indigne de notre recherche de voir si 


(1) Ronacr, célèbre physicien de l'école de Descartes, né à Amiens, en 1020, 
mort à Paris, en 1675. Ses principaux ouvrages sont un 7'railé de physique 
(1671, in-4*, et 1682, 2. vol. in-19), et ses Entretiens sur lu Philosophie(1671). P.J. 


186 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


la puissance active est l'attribut propre des esprits, et a puissance 
passive celui des corps ? D'où l'on pourrait conjecturer que les es- 
prits créés, étant actifs et passifs, ne sont pas totalement séparés de 
la matiere, car l'esprit pur, c'est-à-dire Dieu, étant seulement actif, 
et la pure matière simplement passive, on peut croire que ces autres 
étres, qui sont actifs et passifs tout ensemble, participent de l'un et 
del'autre. 

Tu. Ces pensées me reviennent extrémement et donnent tout à 
fait dans mon sens, pourvu qu'on explique le mot d'esprit si généra- 
lement qu'il comprenne toutes les âmes, ou plutôt (pour parler encore 
plus généralement) toutes les entéléchies ou unités substantielles 
qui ont de l'analogie avec les esprits. 

S 31. Pu. Je voudrais bien qu'on me monträt dans la notion 
que nous avons de l'esprit, quelque chose de plus embrouillé ou 
qui approche plus de la contradiction que ce que renferme la notion 
méme du corps, je veux parler de la divisibilité à l'infini. 

Tu. Ce que vous dites encore ici pour faire voir que nous enten- 
dons la nature de l'esprit autant ou mieux que celle du corps, est 
trés vrai, et Fromondus (1) qui a fait un livre exprés de composi- 
lione continui a eu raison de l'intituler Labyrinthe. Mais cela vient 
d'une fausse idée qu'on a de la nature corporelle aussi bien que de 
l'espace. 

8 33. Pri. L'idée de Dieu même nous vient comme les autres, 
l'idée complexe que nous devons à Dieu étant composée des idées 
simples que nous recevons de la réflexion et que nous étendons par 
celle que nous avons de l'infini. 

Tir. Je me rapporte là-dessus à ce que j'ai dit en plusieurs endroits 
pour faire voir que toutes ces idées, et particulièrement celle de 
Dieu, sont en nous originairement et que nous ne faisons qu'y 
prendre garde, et que celle de l'infini surtout ne se forme point par 
unc extension des idées finies. 

& 37. Pr. La plupart des idées simples qui composent nos idées 
complexes des substances, ne sont à les bien considérer que des 
puissances, quelque penchant que nous ayons à les prendre pour 
des qualités positives. 


(1) Fromoxpus ou FRoipuoxT, théologien liégeois, né à Haccourt, en 1537» 
mort à Louvain on 1653, On ne cite guère de lui que ses ouvrages théulogiques, 
Cependant nous avons vu de lui un traité de Anim en 3 livres. Le Labyrin- 
thus, sive de compositione continui a paru à Anvers (1631). P. 4. 






DES IDÉES 187 


Tu. Je pense que les puissances qui ne sont point essentielles à la 
substance et qui renferment non pas une aptitude seulement, mais 
encore une certaine tendance, sont justement ce qu'on entend ou 
doit entendre par les qualités réelles. 


GHAP. XXIV. — DES IDÉES COLLECTIVES DES SUBSTANCES 


8 4. Pur. Après les substances simples, venons aux agrégés. N'est-il 
point vrai que l'idée de cet amas d'hommes qui composent une ar- 
mée est aussi bien une seule idée que celle d'un homme? 

Tn. On a raison de dire que cet agrégé (ens per agregationem, 
pour parler école) fait une seule idée, quoique, à proprement parler, 
cet amas de substances ne forme pas une substance véritablement. 
C'est un résultat, à qui l'âme par sa perception et pensée, donne son 
dernier accomplissement d'unité. On peut pourtant dire en quelque 
facon que c'est quelque chose de substantiel, c'est-à-dire comprenant 
des substances. 


CHAP. XXV. — DE LA RELATION. 


$ 4. Pr. ll reste à énumérer les idées des relations qui sont les 
plus minces en réalité. Lorsque l'esprit envisage une chose auprés 
d'une autre, c'est une relation ou un rapport; et les dénomina- 
tions ou termes relatifs qu'on en fait sont comme autant de marques 
qui servent à porter nos pensées au delà du sujet vers quelque 
chose qui en soit distinct, et ces deux sont appelées sujets de la 
relation (relata). 

Tu. Les relations et les ordres ont quelque chose de l'étre de 
raison, quoiqu'ils aient leur fondement dans les choses ; car on peut 
dire que leur réalité, comme celle des vérités éternelles et des pos- 
sibilités, vient de là supréme raison. 

S 5. Pi. I1. peut y avoir pourtant un changement de relation, 
sans qu'il arrive aucun changement dans le sujet. Titius, que je 
considère aujourd'hui comme père, cesse de l'être demain, sans qu'il 


188 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


se fasse aucun changement en lui, par cela seul que son fils vient à 
mourir. 

Tn. Cela se peut fort bien dire suivant les choses dont on s'aper- 
coit ; quoique dans la rigueur métaphysique, il soit vrai qu'il n'y a 
point de dénomination entiérement extérieure (denominatto pure 
extrinseca), à cause de la connexion réelle de toutes choses. 

3 6. Pur. Je pense que la relation n'est qu'entre deux choses. 

Tu. Il y a pourtant des exemples d'une relation entre plusieurs 
choses à la fois, comme celle de l'ordre ou celle d'un arbre généalo- 
gique qui expriment le rang et la connexion de tous les termes ou 
suppóts, et méme une figure comme celle d'un polygone renferme 
la relation de tous les côtés. 

S 8. Pr. Il est bon aussi de considérer que les idées des relations 
sont souvent plus claires que celles des choses qui sont les sujets 
de la relation. Ainsi la relation du pére est plus claire que celle de 
l'homme. 

Tn. C'est parce que cette relation est si générale qu'elle peut con- 
venir aussi à d'autres substances. D'ailleurs, comme un sujet peut 
avoir du clair et de l'obscur, la relation pourra étre fondée dans le 
clair. Mais, si le formel méme de la relation enveloppait la connais- 
sance de ce qu'il y a d'obscur dans le sujet, elle participerait de 
cette obscurité. | 

$ 10. Pu. Les termes qui conduisent nécessairement l'esprit à 
d'autres idées qu'à celles qu'on suppose exister réellement dans la 
chose à laquelle le terme ou mot est appliqué, sont relatifs et les 
autres sont absolus. 

Tu. On a bien ajouté ce nécessairement, et on pourrait ajouter 
expressément ou d'abord, car on peut penser au noir, par exemple, 
sans penser à sa cause; mais c'est en demeurant dans les bornes 
d'une connaissance qui se présente d'abord et qui est confuse ou 
bien distincte, mais incomplète; l'un, quand il n'y a point de réso- 
lution de l'idée et l'autre quand on la borne. Autrement, il n'y a 
point de terme si absolu et si détaché qu'il n'enferme des relations 
et dont la parfaite analyse ne méne à d'autres choses et méme à 
toutes les autres ; de sorte qu'on peut dire que les termes relatifs 
marquent expressément le rapport qu'ils contiennent. J'oppose ici 
l'absolu au relatif, et c'est dans un autre sens que je l'ai opposé ci- 
dessus au borné. 





DES IDÉES 189 


CHAP. XXVÍ. — DE LA CAUSE ET DE L'EFFET ET DE 
QUELQUES AUTRES RELATIONS. 


8$ 1-2. Pn. Cause est ce qui produit quelque idée simple ou incom- 
plexe, et effet est ce qui est produit. 

Ta. Je vois, Monsieur, que vous entendez souvent par idée la réa- 
lité objective de l'idée ou la qualité qu'elle représente. Vous ne 
définissez que la cause efficiente, comme j'ai déjà 'remarqué ci- 
dessus. Il faut avouer qu'en disant que cause efficiente est ce qui 
produit, et effet ce qui est produit, on ne se sert que de synonvmes, 
Il est vrai que je vous ai entendu dire un peu plus distinrtement que 
cause est ce qui fait qu'une autre chose commence à existcr, quoique 
ce mot « fait » laisse aussi la principale difficulté en son entier. Mais 
cela s'expliquera mieux ailleurs. 

Pn. Pour toucher encore quelques autres relations, je remarque 
qu'il y a des termes qu'on emploie pour désigner le temps, qu'on 
regarde ordinairement comme ne signifiant que des idées positives, 
qui cependant sont relatifs comme jeune, vieux, etc.; car ils ren- 
ferment un rapport à la durée ordinaire de la substance, à qui on 
les attribue. Ainsi, un homme est appelé jeune à l'âge de vingt ans 
et fort jeune à l'âge de sept ans. Cependant, nous appelons vieux 
un cheval qui a vingt ans et un chien qui en a sept. Mais nous ne 
disons pas que le soleil et les étoiles, un rubis ou un diamant soient 
vieux ou jeunes, parce que nous ne connaissons pas les périodes 
ordinaires de leur durée (3 5). À l'égarddu lieu ou de l'étendue, c'est 
la méme chose, comme lorsqu'on dit qu'une chose est haute ou basse, 
grande ou petite. Ainsi, un cheval qui sera grand, selon l'idée d'un 
Gallois, parait fort petit à un Flamand : chacun pense aux chevaux 
qu'on nourrit dans son pays. 

Tn. Ces (1) remarques sont très bonnes. 1] est vrai que nous nous 
éloignons un peu quelquefois de ce sens, comme lorsque nous di- 
sons qu'une chose est vieille en la comparant, non pas avec celle de 
son espèce, mais avec d’autres espèces. Par exemple, nous disons que 
le monde ou le soleil est bien vieux. Quelqu'un demanda à Galilei (2) 

(1) GERRARDT : Les. 

(3) GaLiLEI, physicien célèbre, dont tout le monde connait l'histoire (voir les 


Fondateurs de l Astronomie, par Jos. Bertrand, de l'1nstitut), né à Pise, en 1561; 
mort à Arcetri en 1642. Parmi ses nombreux ouvrages, celui qui intéresse le 


490 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


s’il croyait que le soleil füt éternel. l1 répondit : eterno no, ma 
ben antico. 


CHAP. XXVII. — CE QuE C’EST QU'IDENTITÉ 
QU DIVERSITÉ. 


5 4. Pur. Une idée relative des plus importantes est celle de l'iden. 
tité ou de la diversité. Nous ne trouvons jamais et ne pouvons con- 
cevoir qu'il soit possible que deux choses de la méme espèce existent 
en méme temps, dans le méme lieu. C'est pourquoi, lorsque nous 
demandons si une chose est la méme ou non, cela se rapporte toujours 
à une chose qui, dans un tel temps, existe dans un tel lieu; d'où il 
s'ensuit qu'une chose ne peut avoir deux commencements d'exis- 
tence, ni deux choses un seul commencement par rapport au temps 
et au lieu. 

Tn. H faut toujours qu'outre la dillérence du temps et du lieu il y 
ait un principe interne de distinction, et, quoiqu'il y ait plusieurs 
choses de méme espéce, il est pourtant vrai qu'il n'y en a jamais de 
parfaitement semblables : ainsi, quoique le temps et le lieu (c'est-à- 
dire le rapport au dehors) nous servent à distinguer les choses que 
nous ne distinguons pas bien par elles-mémes, les choses ne lais- 
sent pas d'étres distinguables en soi. Le précis de l'identité et de la 
diversité ne consiste donc pas dans le temps et dans le lieu, quoi- 
qu'il soit vrai que la diversité des choses est accompagnée de celle du 
temps ct du lieu, parce qu'ils amenent avec eux des impressions dif- 
férentes sur la chose : pour ne point dire que c'est plutót par les 
choses qu'il faut discerner un lieu ou un temps de l'autre, car d'eux- 
mémes ils sont parfaitement semblables, mais aussi ce ne sont pas 
des substances ou des réalités completes. La manière de distinguer 
que vous semblez proposer ici, comme unique dans les choses de 
méme espéce, est fondée sur cette supposition que la pénétration 
n'est point conforme à la nature. Cette supposition est raisonnable, 
mais l'expérience méme fait voir qu'on n'y est point attache ici, quand 
il s'agit de distinction. Nous voyons par exemple deux ombres ou 
deux rayons de lumière qui se pénètrent, et nous pourrions nous 


. plusla philosophie est son Dialogo sopra à due. massimi sistemi del mondo (Flo- 
rence, 1632, in-4'), Traduit en latin par Bernegger, sous le titre de Systema 
Cosmicum (Srasbourg. 1635, in-1°:. P. J. 


DES IDÉES 194 


forger un monde imaginaire, où les corps en usassent de méme. 
Cependant nous laissons pas de distinguer un rayon de l'autre par 
le train méme de leur passage, lors méme qu'ils se croisent. 

Pu. Ce qu'on nomme principe d'individuation dans les écoles où 
l'on se tourmente si fort pour savoir ce que c'est, consiste dans 
l'existence méme qui fixe chaque étre à un temps particulier et à un 
lieu incommunicable à deux étres de la méme espéce. 

Tu. Le principe d'individuation revient dans les individus au prin. 
cipe de distinction dont je viens de parler. Si deux individus étaient 
parfaitement semblables et égaux, et (en uñ mot) indistinguables par 
eux-mêmes, il n'y aurait point de principe d'individuation ; et même 
jose dire qu'il n'y aurait point de distinction individuelle ou de dif. 
férents individus à cette condition. C'est pourquoi la notion des atomes 
est chimérique et ne vient que des conceptions incompletes des 
hommes. Car, s’il y avait des atomes, c'est-à-dire des corps parfaite- 
ment durs et parfaitement inaltérables ou incapables de changement 
interne et ne pouvant différer entre eux que de grandeur et de 
figure, il est manifeste qu'étant possible qu'ils soient de méme 
figure et grandeur, il y en aurait alors d'indistinguables en soi, 
et qui ne pourraient étre discernés que par des dénominations 
“extérieures sans fondement interne, ce qui est contre les plus grands 
principes de la raison. Mais la vérité est que tout corps est altérable 
et méme altéré toujours actuellement, en sorte qu'il diffère en lui. 
méine de tout autre. Je me souviens qu'une grande princesse, qui 
est d'un esprit sublime, dit un jour, en se promenant dans son jardin, 
qu'elle ne croyait pas qu'il y ait deux feuilles parfaitement sembla- 
bles. Un gentilhomme d'esprit, qui était de la promenade, crut qu'il 
serait facile d'en trouver ; mais, quoiqu'il en cherchât beaucoup, il 
fut convaincu par ses yeux qu'on pouvait toujours y remarquer de 
la difference. On voit par ces considérations, négligées jusqu'ici, 
combien dans la philosophie on s'est éloigné des notions les plus 
naturelles, et combien on a été éloigné des grands principes de la 
vraie metaphysique. 

s 4. Pur. Ce qui constitue l'unité (identité) d'une même plante, est 
d'avoir une telle organisation de parties dans un seul corps, qui par- 
ticipe à une commune vie ; ce qui dure pendant que la plante sub- 
siste quoiqu'elle change de parties. 

Tu. L'organisation ou transfiguration sans un principe de vie sub- 
sistant, que j'appelle monade, ne suflirait pas pour faire demeurer 


192 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


idem numero ou le même individu ; car la configuration peut de- 
meurer spécifiquement sans demeurer individuellement. Lorsqu'un 
fer à cheval se change en cuivre dans une eau minérale de la Hon- 
grie, la méme figure en espèce demeure, mais non pas le même en 
individu; car le fer se dissout, et le cuivre, dont l'eau est imprégnée, 
se précipite et se met insensiblement à la place. Or, la figure est un 
accident, qui ne passe pas d'un sujet à l'autre (de subjecto in subjec- 
(um). Ainsi.‘ il faut dire que les corps organisés aussi bien que 
d'autres ne demeurent les mémes qu'en apparence, et non pas en 
parlant à la rigueur. C'est à peu prés comme un fleuve qui change 
toujours d'eau, ou comme le navire de Thésée, que les Athéniens ré- 
paraient toujours. Mais, quant aux substances, qui ont en elles- 
mémes une véritable et réelle unité substantielle, à qui puissent ap- 
partenir les actions vitales proprement dites, et quant aux étres 
subsiantiels, qua uno spiritu continentur, comme parle un ancien 
jurisconsulte, c'est-à-dire qu'un certain esprit indivisible anime, 
on a raison de dire qu'elles demeurent parfaitement le méme individu 
par cette âme ou cet esprit, qui fait le moi dans celles qui pensent 

S 4. Pri. Le cas n'est pas fort différent dans les brutes et dans les 
plantes. 
^ "In. Si les végétables et les brutes n'ont point d'áme, leur identité 
n'est qu'apparente ; mais s'ils en ont. l'identite individuelle y est vé- 
ritable à la rigueur, quoique leurs corps organisés n'en gardent 
point. 

8 6. Pu. Cela montre encore en quoi consiste l'identité du méme 
homme, savoir en cela seul qu'il jouit de la méme vie, continue par 
des particules de matiere qui sont dans un flux perpétuel, mais qui 
dans cette succession sont vitalement unies au méme corps organisé. 

Tu. Cela se peut entendre dans mou sens. En effet, le corps orga- 
nisé n'est pas le (4) méme au delà d'un moment; il n'est qu'équivalent. 
Et, si on ne se rapporte point à l'âme, il n'y aura point la. méme vie 
ni union vitale non plus. Ainsi cette identité ne serait qu apparente. 

Pri. Quiconqueattachera l'identité de l'homme à quelque autre chose 
qu'à un corps bien organisé dans un certain instant, et. qui dés lors 
continue dans cette organisation vitale par une succession de diverses 
particules de matieres qui lui sont unies, aura de la peine à faire 
qu'un embryon ct un homme âgé, un fou et un sage soient le méme 


(1j GEHRARDT : de. 


DES IDÉES 193 


homme, sans qu'il s'ensuive de cette supposition qu'il est possible 
que Seth, Ismaël, Socrate, Pilate, saint Augustin sont un seul et 
méme homme... ce qui s'accorderait encore plus mal avec les notions 
de ces philosophes, qui reconnaissaient la transmigration et croyaient 
que les âmes des hommes peuvent être envoyées pour punition de 
leurs déreglements dans des corps de bêtes ; car je ne crois pas 
qu'une personne, qui serait assurée que l'âme d'Héliogabale existait 
dans un pourceau, voulüt dire que ce pourceau était un homme, et 
le méme homme qu Héliogabale. 

Tu. Ill y a ici question de nom et question de chose. Quant à la 
chose, l'identité d'une méme substance individuelle ne peut étre 
maintenue que par la conservation de la méme âme, car le corps est 
dans un flux continuel, et l'âme n'habite pas dans certains atomes 
‘affectés à elle, ni dans un petit os indomptable, tel que le [uz des 
rabbins. Cependant il n'y a point de transmigration par laquelle 
l'âme quitte entierement son corps et passe dans un autre. Elle 
garde toujours, méme dans la mort, un corps organisé, partie du 
précédent, quoique ce qu'elle garde soit toujours sujet à se dissiper 
insensiblement et à se réparer, et méme à souffrir en certain temps 
un grand changement. Ainsi, au lieu d'une transmigration de l'âme, 
il y a transformation, enveloppement ou développement, et enfin 
fluxion du corps de cette âme. M. Van Ilelmont, le fils, croyait que 
les ámes passent de corps en corps, mais toujours dans leur espèce, 
en sorte qu'il y aura toujours le méme nombre d'ámes d'une méme 
espèce, et par conséquent le méme nombre d'hommes et de loups, 
et que les loups, s'ils ont été diminués et extirpés en Angleterre, 
devaient s'augmenter d'autant ailleurs. Certaines méditations 
publiées en France semblaient y aller aussi. Si la transmigration 
n'est point prise à la rigueur, c'est-à-dire si quelqu'un croyait que 
les âmes demeurant dans le méme corps subtil changent seulement 
de corps grossier, elle serait possible, méme jusqu'au passage de la 
méme àme dans un corps de différentes espèce, à la facon des bra- 
mines et des pythagoriciens. Mais tout ce qui est possible n'est point 
conforme pour cela à l'ordre des choses. Cependant la question si, 
en cas qu'une telle transmigration füt véritable, Cain, Cham et 
Ismaël, supposé qu'ils cussent la méme âme suivant les rabbins, 
méritassent d'être appelés le méme homme, n'est que de nom ; et 
j'ai vu que le célebre auteur, dont vous avez soutenu les opinions, 
le reconnait et l'explique fort bien (dans le dernier paragraphe de 


Pace JANET. — Leibniz. 1-13 


194 NOUVEAUX ESSAIS SUR L’ENTENDEMENT 


ce chapitre). L'identité de substance y serait, mais en cas qu'il n'y 
eüt ooint de connexion de souvenance entre les différents person- 
nages que la méme âme ferait, il n'y aurait pas assez d'identité mo- 
rale pour dire que ce serait une méme personne. Et, si Dieu voulait 
que l'ime humaine allàt dans un corps de pourceau, oubliant 
l'homme et n'y exercant point d'actes raisonnables, elle ne constitue- 
rait point un homme. Mais, si dans le corps de la béte elle avait les 
pensées d'un homme, et méme de l'homme qu'elle animait avant le 
changement, comme l'àne d'or d'Apulée, quelqu'un ne ferait peut- 
être point de difficulté de dire que le méme Lucius, venu en Thes- 
salie pour voir ses amis, demeura sous la peau de l'àne, où Photis 
l'avait mis malgré elle, et se promena de maitre à maitre, jusqu'à 
ce que les roses mangées le rendirent à sa forme naturelle. 

8 9. Pir. Je crois de pouvoir avancer hardiment que qui de nous 
verrait une créature faite et formée comme soi-méme, quoiqu'elle 
n'eüt jamais fait paraitre plus de raison qu'un chat ou un perro- 
quet, ne laisserait pas de l'appeler homme ; ou que, s'il entendait un 
perroquet discourir raisonnablement et en philosophe, il ne l'appel- 
lerait ou ne le croirait que perroquet, et qu'il dirait du premier de 
ces animaux que c'est un homme grossier, lourd et destitué de 
raison, et du dernier que c'est un perroquet plein d'esprit et de bon 
sens. 

Tu. Je serais plus du même avis sur le second point que sur le 
premier, quoiqu'il y ait encore là quelque chose à dire. Peu de 
théologiens seraient assez hardis pour conclure. d'abord et absolu- 
ment au baptéme d'un animal de figure humaine, mais sans appa- 
rence de raison, si on le prenait petit dans le bois, et quelque 
prétre de l'Église romaine dirait peut-étre conditionnellement : si tu 
es un homine, je te baptise ; car on ne saurait point s'il est de race 
humaine et si une âme raisonnable y loge, et ce pourrait être un 
orang-outang, singe fort approchant de l'extérieur de l'homme, tel 
que celui dont parle Tulpius (1? pour l'avoir vu, et tel que celui dont 
un savant médecin a publié l'anatomie. ll est sûr, je l'avoue, que 
l'homme peut devenir aussi stupide qu'un orang-outang, mais l'inté- 
rieur de l'âme raisonnable y demeurerait malgré la suspension de 
l'exercice de la raison, comme je l'ai expliqué ci-dessus : ainsi c'est 
là le point dont on ne saurait juger par les apparences. Quant au 


(1; Ttu.rivs, médecin né à Amsterdam, en 1593, mort eu. 1674. On a de lui 
des Obseroationes medici, en quatre livres. P. J. 


m 





DES IDÉES 195 


second cas, rien n'empêche qu'il y ait des animaux raisonnables 
d'une espèce différente de la nôtre, comme ces habitants du royaume 
poétique des oiseaux daus le soleil, oü un perroquet venu de ce 
monde apres sa mort, sauva la vie au voyageur qui lui avait fait du 
bien jci-bas. Cependant s'il arrivait comme il arrive dans le pays des 
fées ou de la mère l'oie, qu'un perroquet fût quelque fille de roi 
transformée, et se fit connaitre pour telle en parlant, sans doute le 
pere et la mere le caresscrait comme leur fille qu'ils croiraient avoir 
quoique cachée sous cette forme étrangère. Je ne ui'opposerais 
pourtant point à celui qui dirait que dans l'áne d'or il est demeuré 
tant le soi ou l'individu, à cause du méme esprit immatériel, que 
Lucius ou la personne, à cause de l'aperception de ce moi, mais que 
ce n'est plus un homme; comme, en effet, il semble qu'il faut 
ajouter quelque chose de la figure et constitution du corps à la défi- 
nition de l'homme, lorsqu'on dit qu'il est un animal raisonnable ; 
autrement les génies, selon moi, seraient aussi des hommes. 

S 9. Pu. Le mot de personne emporte un être pensant et intelli - 
gent, capable de raison et de réflexion, qui se peut considérer soi- 
méme comme le méme, comme une méme chose qui pense en diffé- 
rents temps et en differents lieux ; ce qu'il fait uniquement par le 
sentiment qu'il a de ses propres actions. Et cette connaissance accom- 
pagne toujours nos sensations et nos perceptions présentes quand 
elles sont assez distinguées, comme j'ai remarqué plus d'une fois 
ci-dessus, et c'est par là que chacun est à lui-même ce qu'il appelle 
soi-même. On ne considère pas dans cette rencontre si le méme soi 
est continué dans la méme substance ou dans diverses substances ; 
car, puisque la conscience (consciousness ou consciosité) accom- 
pagne toujours la pensée, et que c'est là ce qui fait que chacun est 
ce qu'il nomme soi-même et par où il se distingue de toute autre 
chose pensante ; c'est aussi en cela seul que consiste l'identité per- 
sonnelle, ou ce qui fait qu'un étre raisonnable est toujours le méme; 
et aussi loin que cette conscience peut s'étendre sur les actions ou 
sur les pensées déjà passées, aussi loin s'étend l'identité de cette 
personne, et le soi est présentement le méme qu'il était alors. 

Tu. Je suis aussi de cette opinion que la consciosité ou le senti- 
ment du moi prouve une identité morale ou personnelle. Et c'est en 
cela que je distingue l'incessabilité de l'âme d'une bête de l'immor- 
talité de l’âme de l'homme : l'une et l'autre gardent l'identité phy- 
sique et réelle, mais, quant à l'homme, il est conforme aux régles de 


196 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


la divine providence que l'une garde encore l'identité morale, 
et apparente à nous-mémes pour constituer la méme personne, 
capable par conséquent de sentir les chátiments et les récompenses. 
ll semble que vous tenez, Monsieur, que eette identité apparente 
se pourrait conserver, quand il n'y en aurait point de réelle. Je 
croirais que cela se pourrait peut-étre par la puissance absolue 
de Dieu, mais suivant l'ordre des choses, l'identité apparente à la 
personne méme, qui se sent la méme, suppose l'identité réelle à 
chaque passage prochain accompagné de reflexion ou de sentiment 
du moi, une perception intime et immédiate ne pouvant tromper 
naturellement. Si l'homme pouvait n'étre que machine et avoir avec 
cela de la consciosité, il faudrait être de votre avis, Monsieur ; mais 
je tiens que ce cas n'est point possible au moins naturellement. Je 
ne voudrais point dire non plus que l'identité personnelle et méme 
le soi ne demeurent point en nous, ct que je ne suis point ce moi 
qui ai été dans le berceau sous prétexte que je ne me souviens plus 
de rien de tout ce que j'ai fait alors. ll suffit pour trouver l'identité 
morale par soi-même qu'il y ait une moyenne liaison de consciosité 
d'un état voisin ou méme un peu éloigné à l'autre, quand quelque 
saut ou intervalle oublié y serait mélc. Ainsi, si une maladie avait fait 
une interruption de la continuité de la liaison de consciosité, en sorte 
que je ne susse point comment je serais devenu dans l'état présent, 
quoique je me souviendrais des choses plus éloignées, le témoignage 
des autres pourrait remplir le vide de ma réminiscence. On me pour- 
rait méme punir sur ce témoignage, si je venais à faire quelque mal 
de propos delibéré dans un intervalle que j'eusse oublié un peu après 
par cette maladie. Et si je venais à oublier toutes les choses passées, 
et serais obligé de me laisser enseigner de nouveau jusqu'à mon 
nom et jusqu'à lire et ecrire, je pourrais toujours apprendre des 
autres ma vie passée dans mon précédent état, comme j'ai gardé 
mes droits sans qu'il soit nécessaire de me partager en deux per- 
sonnes, et de me faire héritier de moi-même. Et tout cela suffit pour 
maintenir l'identité morale qui fait la méme personne. Il est vrai que 
si les autres conspiraient à me tromper (comme je pourrais mémc 
être trompé par moi-même, par quelque vision, songe ou maladie, 
croyant que ce que j'ai songé me soit arrivé), l'apparence serait 
fausse; mais il y a des cas où l'on peut être moralement certain de 
la vérité sur le rapport d'autrui : et auprès de Dieu dont la liaison 
de société avec nous fait le point principal de la moralité, l'erreur ne 


DES IDÉES 197 


saurait avoir lieu. Pour ce qui est du soi, il sera bon de le distinguer 
de l'apparence du soi et de la consciosité. Le soi fait l'identité réelle 
et physique, et l'apparence du soi, accompagnée de la vérité, y 
joint l'identité personnellé. Ainsi ne voulant point dire que l'iden- 
tité personnelle ne s'étend pas plus loin que le souvenir, je dirais 
encore moins que le soi ou l'identité physique en dépend. L'iden- 
tité réelle et personnelle se prouve le plus certainement quil se 
peut en matière de fait, par la réflexion présente et immédiate ; 
elle se prouve suffisamment pour l'ordinaire par notre souvenir 
d'intervalle ou par le témoignage conspirant des autres. Mais, si Dieu 
changeait extraordinairement l'identité réelle, il demeurerait la per- 
Sonnelle, pourvu que l'homme conservát les apparences d'identité, 
tant les internes (c'est-à-dire de la conscience) que les externes, 
comme celles qui consistent dans ce qui parait aux autres. Ainsi la 
conscience n'est pas le seul moyen de constituer l'identité person- 
nelle, et le rapport d'autrui ou méme d'autres marques y peuvent 
suppléer. Mais il y a de la difficulté s'il se trouve contradiction entre 
ces diverses apparences. La conscience se peut taire comme dans 
l'oubli; mais, si elle disait bien clairement ce qui füt contraire aux 
autres apparences, on serait embarrassé dans la décision et comme 
suspendu quelquefois entre deux possibilités : celle de l'erreur de 
notre souvenir et celle de quelque déception dans les apparences 
externes. 

S 11. Pu. On dira que les membres du corps de chaque homme 
sont une partie de lui-méme, et qu'ainsi le corps étant dans un flux 
perpétuel, l'homme ne saurait demeurer le méme. 

Tn. J'aimerais mieux de dire que le moi et le lui est sans parties, 
parce qu'on dit, et avec raison, qu'il se conserve réellement la méme 
substance ou le méme moi physique ; mais on ne peut point dire, à 
parler selon l'exacte vérité des choses, que le méme tout se conserve 
lorsqu'une partie se perd. Or, ce qui a des parties corporelles ne 
peut point manquer d'en perdre à tout moment. 

S 13. Pn. La conscience qu'on a de ses actions passées ne pour- 
rait point étre transférée d'une substance pensante à l'autre, et il 
serait certain que la méme substance demeure, parce que nous nous 
sentons les mémes, si cette conscience était une seule et méme action 
individuelle, c'est-à-dire si l'action de réfléchir était là méme que 
l'action sur laquelle on réfléchit en s'en apercevant. Mais comme ce 
n'est qu'une représentation actuelle d'une action passée, il reste à 


198 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


prouver comment il n'est pas possible que ce qui n'a jamais été 
réellement puisse être représenté à l'esprit comme ayant été vérita- 
blement. 

Tu. Un souvenir de quelque intervalle peut tromper; on l'expéri- 
mente souvent, et il y a moyen de concevoir une cause naturelle de 
cette erreur. Mais le souvenir présent ou immédiat, ou le souvenir de 
ce qui se passaitimmédiatementauparavant, c'est-à-dire la conscience 
ou la réflexion, qui accompagne l'action interne, ne saurait tromper 
naturellement; autrement, on ne serait pas méme certain qu'on 
pense à telle ou à telle chose, car ce n'est aussi que de l'action passée 
qu'on le dit en soi, et non pas de l'action méme qui le dit. Or, si 
les expériences internes immédiates ne sont point certaines, il n'y 
aura point de vérité de fait dont on puisse étre assuré. Et j'ai déjà 
dit qu'il peut y avoir de la raison intelligible de l'erreur qui se com- 
met dans les perceptions médiates et externes, mais dans les immé- 
diates internes on n'en saurait trouver, à moins de recourir à la 
toutc-puissance de Dieu. 

8 14. Pr. Quant à la question si, la méme substance immatérielle 
restant, il peut y avoir deux personnes distinctes, voici sur quoi elle 
est fondée. C'est, si le méme être immatériel peut être dépouillé de 
tout sentiment de son existence passée et le perdre entiérement, sans 
pouvoir jamais le recouvrer, de sorte que, commencant pour ainsi 
dire un nouveau compte depuis une nouvelle période, il ait une 
conscience qui ne puisse s'étendre au delà de ce nouvel état. Tous 
ceux qui croient la préexistence des âmes sont visiblement dans 
cette pensée. J'ai vu un homme qui était persuadé que son âme 
avait été l'âme de Socrate; et je puis assurer que dans le poste 
qu'il a rempli et qui n'était pas de petite importance, il a passé pour 
un homme fort raisonnable, et il a paru, par ses ouvrages qui ont 
vu le jour, qu'il ne manquait ni d'esprit ni de savoir. Or, les âmes 
étant indifférentes à l'égard de quelque portion de matière que ce 
soit, autant que nous le pouvons connaitre par leur nature, cette 
supposition (d'une méme âme passant en différents corps) ne ren- 
ferme aucune absurdité apparente. Cependant celui qui, à présent, 
n'aaucun sentiment de quoi que ce soit que Nestor ou Socrate ait 
jamais fait ou pensé, concoit-il ou peut-il concevoir qu'il soit la 
méme personne que Nestor ou Socrate? Peut-il prendre part aux 
actions de ces deux anciens Grecs? peut-il se les attribuer ou 
penser qu'elles soient plutót ses propres actions que celles de 


DES IDÉES 199 


quelque autre homme qui ait déjà existé ? Il n'est pas plus la méme 
personne avec un d'eux, que si l'âme qui est présentement en lui 
avait été créée torsqu' elle commença d'animer le corps qu'elle a pré- 
sentement. Cela ne contribuerait pas davantage à le faire la méme 
personne que Nestor, que si quelques-unes des particules de ma- 
tiere qui une fois ont fait partie de Nestor étaient à présent une 
partie de cet homme-là. Car la méme substance immatérielle sans 
la méme conscience ne fait non plus la méme personne pour étre 
unie à tel ou tel corps que les mémes particules de matiére, unies à 
quelque corps sans une conscience commune, peuvent faire la 
méme personne. 

Tu. Un être immatériel ou un esprit ne peut être dépouillé de 
toute perception de son existence passée. Il lui reste des impres- 
sions de tout ce qui lui est jamais arrivé et il a méme des pres- 
sentiments de tout ce qui lui arrivera; mais ces sentiments sont le 
plus souvent trop petits pour étre distinguables et pour qu'on 
sen apercoive, quoiqu'ils pourraient peut-étre se développer un 
jour. Cette continuation et liaison de perceptions fait le méme indi- 
vidu réellement; mais les aperceptions (c'est-à-dire lorsqu'on 
s'apercoit des sentiments passés) prouvent encore une identité mo- 
rale et font paraître l'identité réelle. La préexistence des âmes ne 
nous parait pas par nos perceptions, mais, si elle était véritable, elle 
pourrait se faire connaitre un jour. Ainsi il n'est point raisonnable 
que la restitution du souvenir devienne à jamais impossible, les per- 
ceptions insensibles (dont j'ai fait voir l'usage en tant d'autres occa- 
sions importantes) servant encore ici à en garder les semences. Feu 
M. Henri Morus, théologien de l'Église anglicane, était persuadé de 
la préexistence et a écrit pour la soutenir. Feu M. Van Helmont le 
fils allait plus avant, comme je viens de le dire, et croyait la trans- 
migration des ámes, mais toujours dans des corps d'une méme 
espèce, de sorte que, selon lui, l'âme humaine animait toujours un 
homme. ll croyait avec quelques rabbins le passage de l'àme d'Adain 
dans le Messie comme dans le nouvel Adam. Et je ne sais s'il ne 
croyait pas avoir été lui-même quelque ancien, tout habile homme 
qu'il était d'ailleurs. Or, si ce passage des âmes était véritable, au 
moins de la manière possible que j'ai expliquée ci-dessus (mais qui 
ne parait point vraisemblable), c'est-à-dire que les âmes gardant des 
corps subtils, passassent tout d'un coup dans d'autres corps gros- 
siers, le méme individu subsisterait toujours dans Nestor, dans So- 


200 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


crate et dans quelque moderne, et il pourrait méme faire connaitre 
son identité à celui qui pénétrerait assez dans sa nature, à cause 
des impressions ou caractéres qui y resteraient de tout ce que Nestor 
ou Socrate ont fait et que quelque génie assez pénétrant y pourrait 
lire. Cependant, si l'homme moderne n'avait point de moven interne 
ou externe de connaitre ce qu'il a été, ce serait, quant à la morale, 
comme s'il ne l'avait point été. Mais l'apparence est que rien ne se 
néglige dans le monde, par rapport méme à la morale, parce que 
Dieu en est le monarque, dont le gouvernement cst parfait. Les 
âmes, selon mes hypothèses, ne sont point indifférentes à l'égard de 
quelque portion de matière que ce soit, comme il vous semble ; au 
contraire, elles expriment originairement celles à qui elles sont et 
doivent étre unies par ordre. Ainsi, si elles passaient dans un nou- 
veau corps grossier ou sensible, elles garderaient toujours l'expres- 
sion de tout ce dont elles ont eu perception dans les vieux, et méme 
il faudrait que le nouveau corps s'en ressentit, de sorte que la conti- 
nuation individuelle aura toujours ses marques réelles. Mais, quel 
qu'ait été notre état passé, l'effet qu'il laisse ne saurait nous étre 
toujours apercevable. L'habile auteur de /' Essai sur l'Entendement, 
dont vous aviez épousé les sentiments, avait remarqué (liv. 11, chap. 
de l'Identité, $ 27) qu'une partie de ces suppositions ou fictions du 
passage des ámes, prises pour possibles, est fondée sur ce qu'on 
regarde communément l'esprit non seulement comme indépendant 
de la matiere, mais [aussi comme indifférent à toute sorte de ma- 
tiere (1). Mais j'espère que ce que je vous ai dit, Monsieur, sur ce 
sujet, par-ci par-là, servira à éclaircir ce doute et à faire mieux con- 
naitre ce qui se peut naturellement. On voit par là comment les 
actions d'un ancien appartiendraient à un moderne qui aurait la 
méme âme, quoiqu'il ne s'en apercüt pas. Mais, si l'on venait à la 
connaitre, il s'ensuivrait encore de plus une identité personnelle. Au 
reste, une portion de matière qui passe d'un corps dans un autre ne 
fait point le méme individu humain, ni ce qu'on appelle moi, mais 
c'est l'âme qui le fait. 

3 16. Pu. I] est cependant vrai que je suis autant intéressé et 
aussi justement responsable pour une action faite il y a mille ans, 
qui m'est présentement adjugée par cette conscience (self con- 


(1) Aristote croyait aussi que l'àme n'est pas indifférente à toute espèce de 
malière, el il s'en servait pour combattre la doctrine de la métempsycose. 
Voyez Traité de l'âme, 1. 1, chap. v. P. J. 


DES IDÉES 204 


sciousness) que j'en ai, comme ayant été faite par moi-même, 
que je le suis pour ce que je viens de faire dans le moment pré- 
cédent. 

Tu. Cette opinion d'avoir fait quelque chose peut tromper dans 
les actions éloignées. Des gens ont pris pour véritable ce qu'ils 
avaient songe ou ce qu'ils avaient inventé à force de le répéter; 
cette fausse opinion peut embarrasser, mais elle ne peut point 
faire qu'on soit punissable si d'autres n'en conviennent point. De 
l'autre côté, on peut être responsable de ce qu'on a fait, quand on 
l'aurait oublié, pourvu que l'action soit vérifiée d'ailleurs. 

3 17. Pu. Chacun éprouve tous les jours que tandis que son petit 
doigt est compris sous cette conscience, il fait autant partie de soi- 
méme (de lui) que ce qui y a le plus de part. 

Tn. J'ai dit (8 11) pourquoi je ne voudrais point avancer que mon 
doigt est une partie de moi ; mais il est vrai qu'il m'appartient, et 
qu'il fait partie de mon corps. 

Pu. Ceux qui sont d'un autre sentiment diront que ce petit doigt 
venant à être séparé du reste du corps, si cette conscience accom- 
pagnait le petit doigt et abandonnait le reste du corps, il est évi- 
dent que le petit doigt serait la personne, la méme personne, et 
qu alors le soi n'aurait rien à déméler avec le reste du corps. 

Tu. La nature n'admet point ces fictions, qui sont détruites par 
systéme de l'harmonie ou de la parfaite correspondance de l’âme et 
du corps. 

8 18. Pr. Il semble pourtant que, si le corps continuait de vivre 
et d'avoir sa conscience particulière, à laquelle le petit doigt n'eüt 
aucune part, et que cependant l’âme fût dans le doigt, le doigt ne 
pourrait avouer aucune des actions du reste du corps, et l'on ne 
pourrait non plus les lui imputer. 

Tu. Aussi l'àme qui serait dans le doigt n'appartiendrait-elle point 
à ce corps. J'avoue que, si Dieu faisait que les consciosités fussent 
transférées sur d'autres àmes, il faudrait les traiter, selon les 
notions morales, comme si c'étaient les mémes ; mais ce serait 
troubler l'ordre des choses sans sujet et faire un divorce entre 
l'aperceptible et la vérité, qui se conserve par les perceptions 
insensibles, lequel ne serait point raisonnable, parce que les percep- 
tions insensibles pour le présent peuvent se développer un jour, car 
il n'y a rien d'inutile, et l'éternité donne un grand champ aux chan- 
gements. 


202 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


$ 20. Pu. Les lois humaines ne punissent pas l'homme fou pour 
les actions que fait l'homme de sens rassis, ni l'homme de sens 
rassis pour ce qu'a fait l'homme fou : par oü elles en font deux per- 
sonnes. C'est ainsi qu'on dit : il est hors de lui-même. 

Tu. Les lois menacent de châtier et promettent de récompenser, 
pour empêcher les mauvaises actions et avancer les bonnes. Or un 
‘fou peut être tel que les menaces et les promesses n'opèrent point 
assez sur lui, la raison n'étant plus la maitresse ; ainsi, à mesure de 
la faiblesse, la rigueur de la peine doit cesser. De l'autre cóté on 
veut que le criminel sente l'effet du mal qu'il a fait, afin qu'on 
craigne davantage de commettre des crimes; mais le fou n'y étant 
pas assez sensible, on est bien aise d'attendre un bon intervalle pour 
exécuter la sentence qui le fait punir de ce qu'il a fait de sens rassis. 
Ainsi ce que font les lois ou les juges dans ces rencontres ne vient 
point de ce qu'on y concoit deux personnes. 

S 92. Pr. En effet, dans le parti dont je vous présente les senti- 
ments, [on se fait cette objection] (1) que si un homme, qui est ivre 
et qui ensuite n'est plus ivre, n'est pas la méme personne, on ne le 
doit point punir pour ce qu'il a fait étant ivre, puisqu'il n'en a plus 
aucun sentiment. Mais on répond à cela qu'il'est tout autant la méme 
personne qu'un homme qui pendant son sommeil marche et fait 
plusieurs autres choses, et qui est responsable de tout le mal qu'il 
vient à faire dans cet état. 

Tu. 1 y a bien de la différence entre les actions d'un ivre et 
celles d'un vrai et reconnu noctambule. On punit les ivrognes 
parce qu'ils peuvent éviter l'ivresse et peuvent méme avoir quelque 
souvenir de la peine pendant l'ivresse. Mais il n'est pas tant dans 
le pouvoir des noctambules de s'abstenir de leur promenade noc- 
turne et de ce qu'ils font. Cependant, s'il était vrai qu'en leur don- 
nant bien le fouet sur le fait, on pouvait les faire rester au lit, on 
aurait droit de le faire, et on n'y manquerait pas aussi, quoique ce 
füt plutót un reméde qu'un chátiment. En effet, on raconte que ce 
reméde a servi. 

Pur. Les lois humaines punissent l'un et l'autre par une justice 
conforme à la maniére dont les hommes connaissent les choses, 
parce que dans ces sortes de cas ils ne sauraient distinguer certai- 
nement ce qui est réel de ce qui est contrefait; ainsi l'ignorance 


(1; Dans le texte donné par Gerhadt. ces mots intercalés ici manquent: mais 
mais la phrase n'a pas de construction. P. J. 


DES IDÉES 203 


n'est pas reçue pour excuse de ce qu'on a fait étant ivre ou endormi. 
Le fait est prouvé contre celui qui l'a fait, et l'on ne saurait prouver 
pour lui le défaut de conscience. 

Tn. Il ne s'agit pas tant de cela, que de ce qu'il faudra faire, 
quand i] a été bien vérifié, que l'ivre ou le noctambule ont été hors 
d'eux, comme cela se peut. En ce cas le noctambule ne saurait 
étre considéré que comme un maniaque : mais, comme l'ivresse est 
volontaire et que la maladie ne l'est pas, on punit l'un plutót que 
l'autre. 

Pr. Mais au grand et redoutable jour du jugement, où les secrets 
de tous les cœurs seront découverts, on a droit de croirc que 
personne n'aura à répondre pour ce qui lui est entièrement 
inconnu, et que chacun recevra ce qui lui est dû, étant accusé ou 
excusé par sa propre conscience. 

Pr. Je ne sais s'il faudra que la mémoire de l'homme soit exaltée 
au jour du jugement pour qu'il se souvienne de tout ce qu'il avait 
oublié, et si la connaissance des autres et surtout du juste juge, qui 
ne saurait se tromper, ne suffira pas. On pourrait former une 
fiction, peu convenable à la vérité, mais possible au moins, qui 
serait qu'un homme au jour du jugement crût avoir été méchant 
et que le méme parüt vrai à tous les autres esprits créés, qui 
seraient à portée pour en juger, sans que la vérité y füt : pourra-t-on 
dire que le supréme et juste juge, qui saurait seul le contraire, pour- 
rait damner cette personne et juger contre ce quil sait ? Cepen- 
dant il semble que cela suivrait de la notion que vous donniez de la 
personnalité morale. On dira peut-étre que, si Dieu juge contre les 
apparences, il ne sera pas assez glorifié et fera de la peine aux 
autres ; mais on pourra répondre qu'il est lui-méme son unique et 
supréme loi, et que les autres doivent juger en ce cas qu'ils se sont 
trompés. 

$ 23. Pn. Si nous pouvions supposer deux consciences dis- 
tinctes et incommuniables qui agissent tour à tour dans le même 
corps, l'une constamment pendant le jour et l'autre durant là nuit, 
et d'autre cóté la méme conscience agissant par intervalles dans deux 
corps différents ; je demande si dans le premier cas l'homme de jour 
et l'homme de nuit, si j'ose m'exprimer de la sorte, ne seraient pas 
deux personnes aussi distinctes que Socrate et. Platon, et si dans le 
second cas ce ne serait pas une seule personne dans deux corps 
distincts? Et il n'importe en rien de dire que cette méme conscience 


204 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


qui affecte deux différents corps, et ces consciences qui affectent le 
méme corps en différents temps, appartiennent l’une à la méme 
substance immatérielle et les deux autres à deux distinctes substances 
immatérielles, qui introduisent ces diverses consciences dans ces corps- 
là, puisque l'identité personnelle serait également déterminée par la 
conscience, soit que cette conscience füt attachée à quelque subs- 
tance individuelle, immatérielle ou non. De plus, une chose imma- 
térielle qui pense doit quelquefois perdre de vue sa conscience 
passée et la rappeler de nouveau. Or supposez que ces intervalles 
de mémoire et d'oubli reviennent partout le jour et la nuit, dés là 
vous avez deux personnes avec le méme esprit immatériel D’où il 
s'ensuit que le soi n'est point déterminé par l'identité ou la diver- 
sité de substance, dont on ne peut étre assuré, mais seulement par 
l'identité de la conscience. 

Tu. J'avoue que, si toutes les apparences étaient changées et 
transférées d'un esprit sur un autre, ou si Dieu faisait un échange 
entre deux esprits, donnant le corps visible et les apparences et 
consciences de l'un à l'autre, l'identité personnelle, au lieu d'étre 
attachée à celle de la substance suivrait les apparences constantes, 
que la morale humaine doit avoir en vue: mais ces apparences ne 
consisteront pas dans les seules consciences, et il faudra que Dieu 
fasse l'échange non seulement des aperceptions ou consciences des 
individus en question, mais aussi des apparences qui se présentent 
aux autres à l'égard de ces personnes, autrement il y aurait contra- 
diction entre les consciences des uns et le témoignage des autres, 
ce qui troublerait l'ordre des choses morales. Cependant il faut 
qu'on m'avoue aussi que le divorce entre le monde insensible et 
sensible, c'est-à-dire entre les perceptions insensibles qui demeu- 
reront aux mêmes substances et les aperceptions qui seraient 
échangées, serait un miracle, comme lorsqu'on suppose que Dieu 
fait du vide ; car j'ai dit ci-dessus pourquoi cela n'est pas conforme 
à l'ordre naturel. Voici une autre supposition bien plus convenable. 
Il se peut que dans un autre lieu de l'univers ou dans un autre 
temps il se trouve un globe qui ne diffère point sensiblement de ce 
globe de la terre où nous habitons, et que chacun des hommes qui 
l'habite ne différe point sensiblement de chacun de nous qui lui 
répond. Ainsi il y aura à la fois plus de cent millions de paires de 
personnes semblables, c'est-à-dire des personnes avec les mémes 
apparences et consciences ; et Dieu pourrait transférer les esprits 


DES IDÉES 205 


seuls ou avec leur corps d'un globe dans l'autre sans qu'ils s'en 
apercussent; mais, soit qu'on les transfer : ou qu'on les laisse, que 
dira-t-on de leur personne ou de leur so suivant vos auteurs? Sont- 
ils deux personnes ou la méme, puisque la conscience et les appa- 
rences internes et externes des hommes de ces globes ne sauraient 
faire de distinction? ll est vrai que Dieu et les esprits capables d'en- 
visager les intervalles et rapports externes des temps et des lieux 
et méme les constitutions internes, insensibles aux hommes des 
deux globes, pourraient les discerner ; mais, selon vos hypothèses, 
la seule consciosité discernant les personnes sans qu'il faille se 
mettre en peine de l'identité ou diversité réelle de la subtance ou 
méme de ce qui paraitrait aux autres, comment s'empécher de dire 
que ces deux personnes qui sont cn méme temps dans ces deux 
globes ressemblants, mais éloignés l'un de l'autre d'une distance 
inexprimable, ne sont qu'une seule et méme personne; ce qui est 
pourtant une absurdité manifeste? Au reste, parlant de ce qui se 
peut naturellement, les deux globes semblables et les deux îmes 
semblables des deux globes ne le demeureraient que pour un peu de 
temps. Car, puisqu'il y a une diversité individuelle, il faut que cette 
différence consiste au moins dens les constitutions insensibles, qui 
se doivent développer dans la suite des temps. 

3 26. |t. Supposons un homme puni présentement pour ce qu'il 
a fait dans une autre vie et dont on ue puisse lui faire avoir absolu- 
ment aucune conscience ; quelle différence v a-t-il entre un tel trai- 
tement et celui qu'on lui ferait en le eréant miserable ? 

Tn. Les platoniciens, les origénistes, quelques Hébreux (1; et 
autres défenseurs de la préexistence des âmes ont cru que les âmes 
de ce monde étaient mises dans des corps imparfaits, afin de souffrir 
pour les crimes commis dans un monde précédent. Mais il est vrai 
que, si on n'en sait point ni n'en apprendra jamais la vérité, ni par 
le rappel de sa mémoire, ni par quelques traces, ni par la connais- 
sance d'autrui, on ne pourra point l'appeler un châtiment selon les 
notions ordinaires. ll y a pourtant quelque lieu de douter, en par- 


‘1: Les Hébreux dont parle ici Leibniz, et auxquels il a déjà fait allusion plus 
haut, sont les rabbalistes. Au reste, l'idée de la préexistence était déjà re- 
pandue en Judée au temps de Jésus-Christ, comme le prouve ce passage de 
PÉvangile : « En passant, Jésus vit un homme qui était aveugle de naissance, 
el ses disciples lui demandère:t : Pour quel péché cet homme e<til né aveu- 
gle? Est-ce pour les siens ou pour ceux de ses parents? » P. 4. 


206 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


lant des châtiments en général, s'il est absolument nécessaire que 
ceux qui souffrent en apprennent eux-mêmes un jour la raison, et 
s'il ne suffirait pas bien souvent que d'autres esprits plus informés y 
trouvassent matière de glorifier la justice divine. Cependant il est 
plus vraisemblable que les souffrants en sauront le pourquoi, au 
moins en général. 

$29. Pi. Peut-être qu'au bout du compte vous pourriez vous 
accorder avec mon auteur, qui conclut son chapitre de l'identité, en 
disant que la question, si le méme homme demeure, est une ques- 
tion de nom, selon qu'on entend par l'homme ou le seul esprit rai- 
sonnable, ou le seul corps de cette forme qui s'appelle humaine, ou 
enfin l'esprit uni à un tel corps. Au premier cas, l'esprit séparé (au 
moins du corps grossier) sera encore l'homme; au second un orang- 
outang, parfaitement semblable à nous, la raison exeeptée, serait un 
homme ; et, si l'homme etait privé de son áme raisonnable et rece- 
vait une âme de bête, il demeurerait le même homme. Au troisième 
cas, il faut que l'un et l'autre demeurent avec l'union, le méme 
esprit et le corps aussi méme en partie, ou du moins l'équivalent, 
quant à la forme corporelle sensible. Ainsi on pourrait demeurer 
le même être physiquement ou moralement, c'est-à-dire la méme 
personne sans demeurer homme, en cas qu’on considère cette figure 
comme essentielle à l’homme suivant ce dernier sens. 

Tu. J'avoue qu'en cela il y a question de nom ; et dans le troisième 
sens, c'est comme le méme animal est tantót chenille ou ver à soie, 
et tantôt papillon, et comme quelques-uns se sont imaginés que les 
anges de ce monde ont été hommes dans un monde passé. Mais nous 
nous sommes attachés, dans cette conférence, à des discussions plus 
importantes que celles de la signification des mots. Je vous ai mon- 
tré la source dela vraie identité physique ; j'ai fait voir que la mo- 
rale n'y contredit pas, non plus que le souvenir; qu'elles ne sau- 
raient toujours marquer l'identité physique à la personne méme dont 
ij s'agit, ni à celles qui sont en commerce avec elle; mais que cé- 
pendant elles ne contredisent jamais à l'identité physique, et ne 
font jamais un divorce entier avec elle ; qu'il y a toujours des esprits 
créés qui connaissent ou peuvent connaitre ce qui en est : mais qu'il 
y a lieu de juger que ce qu'il y a d'indifférent à l'égard des personnes 
mêmes ne peut l'étre que pour un temps. 


DES IDÉES 207 


CHAP. XXVIII. — DE oUELQUES AUTRES RELATIONS, 
ET SURTOUT DES RELATIONS MORALES. 


8 4. Pur. Outre les relations fondées sur le temps, le lieu et la cau- 
salité dont nous venons de nous entrenir, il y en a une infinité d'au- 
tres dont je vais proposer quelques-unes. Toute idée simple, capable 
de parties et de degrés, fournit une occasion de comparer les sujets, 
oü elle se trouve, par exemple, l'idée du plus (ou moins ou égale- 
ment) blanc. Cette relation peut être appelée proportionnelle. 

Tu. Il y a pourtant un excès sans proportion; et c'est à l'égard 
d'une grandeur, que j'appelle imparfaite, comme lorsqu'on dit que 
l'angle que le rayon fait à l’arc de son cercle, est moindre que le 
droit ; ear il n'est point possible qu'il y ait une proportion entre ces 
deux angles, ou entre l'un d'eux et leur différence, qui est l'angle de 
contingence. 

S2. Pn. Une autre occasion de comparer est fournie par les cir- 
constances de l'origine, qui fondent des relations de père et enfant, 
frères, cousins, compatriotes. Chez nous on ne s'avise guère de 
dire : Ce taureau est le grand-père d'un tel veau, ou : Ces deux 
pigeons sont cousins germains; car les langues sont proportionnées 
àlusage. Maisil y a des pays oà les hommes, moins curieux de leur 
propre géncalogie que de celle de leurs chevaux, n'ont pas seulement 
des noms pour ehaque cheval en particulier, mais aussi pour leurs 
différents degrés de parentage. 

Tu. On peut joindre encore l'idée et les noms de famille à ceux du 
parentage. 1] est vrai qu'on ne remarque point que sous l'empire de 
Charlemagne, et assez longtemps avant ou aprés, il y ait eu des 
noms de famille en Allemagne, en France et en Lombardie. Il n'y a 
pas encore longtemps qu'il y a eu des familles (méme nobles’, dans 
le Septentrion, qui n'avaient point de nom, et oü l'on ne reconnais- 
sait un homme dans son lieu natal qu'en nommant son nom et celui 
de son père, et ailleurs /quand il se transplantait) en joignant au sien 
le nom du lieu d’où il venait. Les Arabes et les Turcomans en usent 
encore de méme (je crois), n'ayant guérc de noms de famille parti- 
culiers, et se contentant de nommer le pere et grand-pere, etc., de 
quelqu'un, et ils font le même honneur à leurs chevaux de prix, 


208 NOUVEAUX ESSAIS SUR L ENTENDEMENT 


qu'ils nomment par nom propre et nom de pére, et méme au delà. 
C'est ainsi qu'on parlait des chevaux que le grand-seigneur des 
Turcs avait envoyés à l'empereur aprés la paix de Carlowitz ; et le 
feu comte d'Oldenburg, dernier de sa branche, dont les haras 
étaient fameux, et qui a vécu fort longtemps, avait des arbres génca- 
logiques de ses chevaux, de sorte qu'ils pouvaient faire prenve de 
noblesse, et allaient jusqu'à avoir des portraits de leurs ancêtres 
(imagines majorum), ce qui était tant recherché chez les Romains. 
Mais, pour revenir aux hommes, il y a chez les Árabes el les Tar- 
tares des noms de tribus, qui sont comme de grandes familles qui 
se sont fort ampliliées par la succession des temps. Et ces noms sont 
pris ou du progéniteur, comme du temps de Moise, ou du lieu d'ha- 
bitation, ou de quelque autre circonstance. M. Worsley, voyageur 
observatif, qui s'est informé de l'état présent de l'Arabie Déserte, oü 
il a été quelque temps, assure que dans tous le pays entre l'Égvpte 
et la Palestine, et où Moïse a passé, il n'y a aujourd'hui que trois 
tribus, qui peuvent aller ensembleà 5,000 hommes, et qu'une de 
ces tribus s'appelle Sali, du progéniteur (comme je crois), dont la 
postérite honore le tombeau, comme celui d'un saint, en y prenant 
de la poussière que les Arab:s mettent sur leur tête et sur celle de 
leurs chameaux. Au reste, consanguinité est quand il y a une origine 
commune de ceux dont on considère la relation ; mais on pourrait 
dire qu'il v a alliance ou aflinité entre deux personnes, quand ils 
peuvent avoir consanguinité avec une méme personne, sans qu il y 
en ait pour cela entre eux, ce qui se fait par. l'intervention des ma- 
riages. Mais, comme on n'a point coutume de dire qu'il v a affinité 
entre mari et femme, quoique leur mariage soit cause de l'affinité 
par rapport à d'autres personnes, il vaudrait peut-être mieux de 
dire qu'affinité est entre ceux qui auraient consanguinité entre eux, 
si mari et femme étaient pris pour une méme personne. 

3 3. Pa. Le fondement d'un rapport est quelquefois un droit moral, 
comme le rapport d'un général d'armée ou. d'un citoyen. Ces rela- 
tions, dépendant des accords que les hommes ont faits entre eux, 
sont volontaires ou d'institution, que l'on peut distinguer des natu- 
relles. Quelquefois les deux corrélatifs ont chacun son. nom, comme 
patron et. client, general et soldat. Mais on n'en a pas toujours : 
comme, par exemple, on n'en a point pour ceux qui ont rapport au 
chancelier. 

Ta. ll y a quelquefois des relations naturelles que les hommes ont 


DES IDÉES 209 


revétues et enrichies de quelques relations morales, comme, par 
exemple, les enfants ont droit de prétendre la portion légitime de la 
succession de leurs pères ou mères ; les personnes jeunes ont cer- 
taines sujétions, et les âgées ont certaines immunités. Cependant il 
arrive aussi qu'on prend pour des relations naturelles celles qui ne 
le sont pas ; comme, lorsque les lois disent que le pere est celui qui 
a fait des noces avec la mére dans le temps qui fait que l'enfant lui 
peut être attribué ; et cette substitution de l'institutif à la place du 
naturel n'est que présomption quelquefois, c’est-à-dire jugement qui 
fait passer pour vrai ce qui peut-être ne l'est pas, tant qu'on n'en 
prouve point la fausseté. Et c'est ainsi que la maxime : Pater est 
quem nupliæ demonstrant est prise dans le droit romain et chez la 
plupart des peuples oü elle est recue. Mais on m'a dit qu'en Angle- 
terre il ne sert de rien de prouver son alibi, pourvu qu'on ait été 
dans un des trois royaumes, de sorte que la présomption alors se 
change en fiction ou en ce que quelques docteurs appellent preæ- 
sumplionem juris el de jure. 
. S4. Prr. Relation morale est la convenance ou diseonvenance qui 
se trouve entre les actions volontaires des hommes et une règle qui 
fait qu'on juge si elles sont moralement bonnes ou mauvaises, 8 5»; et 
le bien moral ou le mal moral est la conformité ou l'opposition qui 
se trouve entre les actions volontaires et une certaine loi, ce qui 
nous attire du bien ou du mal (physique) par la volonté et puissance 
du législateur (ou de celui qui veut maintenir la loi), et c'est ce que 
nous appelons récompense et punition. 
Tn. Il est permis à des auteurs aussi habiles que celui dont vous 
représentez les sentiments, Monsieur, d'accommoder les termes 
comme ils le jugent à propos. Mais il est vrai aussi que, suivant cette 
notion, une méme action serait moralement bonne et moralement 
mauvaise en méme temps, sous de différents législateurs, tout . 
comme notre habile auteur prenait la vertu ci-dessus pour ce qui 
est loué et par conséquent une méme action serait vertueuse ou non, 
selon les opinions des hommes. Or, cela n'étant pas le sens ordinaire 
qu'on donne aux actions moralement bonnes et vertueuses, j'aimerais 
mieux pour moi prendre pour la mesure du bien moral et de la 
vertu la régle invariable de la raison, que Dieu s'est chargé de main- 
tenir. Aussi peut-on être assuré que par son moyen tout bien moral 
devient physique, ou, comme parlaient les anciens, tout honnéte cst 
utile : au lieu que, pour exprimer la notion de l'auteur, il faudrait 


PavL JANET. — Leibniz. 1-14 


210 NOUVEAUX ESSAIS SUR L ENTENDEMENT 


dire que le bien ou le mal moral estun bien ou un mal d'imposition 
ou institutif, que celui qui a le pouvoir en main táche de faire suivre 
ou éviter par les peines ou récompenses. Le bon est que ce qui est 
de l'institution générale de Dieu est conforme à la nature ou à la 
raison. 

8 7. Pu. ll y a trois sortes de lois : la loi divine, la loi civile et la loi 
d'opinion ou de réputation. La première est la règle des péchés ou 
des devoirs ; la seconde, des actions criminelles ou innocentes; la 
troisième, des vertus ou des vices. | 

Tu. Selon le sens ordinaire des termes, les vertus et les vices ne 
diffèrent des devoirs et des péchés que comme les habitudes diffèrent 
des actions, et on ne prend point la vertu et le vice pour quelque 
chose qui dépende de l'opinion. Un grand péché est appelé un crime, 
et on n'oppose point l'innocent au criminel. maisau coupable. La loi 
divineest de deux sortes. naturelle et positive. La loi civile est positive. 
La loi de réputation ne mérite le nom de loi qu'improprement. ou est 
comprise sous la loi naturelle, comme si je disais la loi de la santé, la 
loi du ménage, lorsque les actions attirent naturellement quelque 
bien ou quelque mal, comme l'approbation d'autrui, la santé, le 
gain. | 

S 40. Pur. On prétend en effet par tout le monde que les mots de 
vertu et de vice signifient des actions bonnes ou mauvaises de leur 
nature, et, tant qu'ils sont réellement appliqués en ce sens, la vertu 
convient parfaitement avec la loi divine (naturelle). Mais, quelles que 
soient les prétentions des hommes, il est visible que ces noms, con- 
sidérés dans les applications particulières, sont constamment et uni- 
quement attribués à telles ou telles actions, qui dans chaque pays 
ou dans chaque société sont réputées honorables ou honteuses ; 
autrement les hommes se (1) condamneraient eux-mémes. Ainsi la 
mesure de ce qu'on appelle vertu et vice est cette approbation ou ce 
mépris, cette estime ou ce bláme, qui se forme par un secret ou 
tacite consentement. Car, quoique les hommes réunis en sociétés 
politiques aient résigné entre les mains du public la disposition de 
toutes leurs forces, en sorte qu'ils ne peuvent point les employer 
contre leurs concitoyens au delà de ce qui est permis par la loi, ils 
retiennent pourtant toujours la puissance de penser bien ou mal, 
d'approuver ou de désapprouver. 


(1) GEHRARvT: ce. 


DES IDÉES 244 


Tu. Si l'habile auteur, qui s'explique ainsi avec vous, Monsieur, 
déelarait qu'il lui a plu d'assigner cette présente définition arbitraire 
nominale aux noms de vertu et de vice, on pourrait dire seulement 
que cela lui est permis en théorie pour la commodité de s'exprimer, 
faute peut-étre d'autres termes; mais on sera obligé d'ajouter que 
cette signification n'est point conforme à l'usage, ni méme utile à 
l'édification, et qu'elle sonnerait mal dans les oreilles de bien des 
gens, si quelqu'unla voulait introduire dans la pratique de la vie et 
de la conversation, comme cet auteur semble reconnaître lui-même 
dans la préface. Mais c'est aller plus avant ici, et quoique vous 
avouiez que les hommes prétendent parler de ce qui est naturelle- 
ment vertueux ou vicieux selon des lois immuables, vous prétendez 
qu'en effet ils n'entendent parler que de ce qui dépend de l'opinion. 
Mais il me semble que par la méme raison on pourrait soutenir 
qu' encore la vérité et la raison et tout ce qu'on pourra nommer de 
plus réel, dépend de l'opinion, parce que les hommes se trompent, 
iorsqu ils en jugent. Ne vaut-il done pas mieux à tous égards de dire 
que les hommes entendent par la vertu comme par la. vérité ce qui 
est conforme à la nature, mais qu'ils se trompent souvent dans l'ap- 
plication ; outre qu'ils se trompent moins qu'on ne pense; car ce 
qu'ils louent le mérite ordinairement à certains égards. La vertu de 
boire, c'est-à-dire de bien porter le vin, est un avantage, qui servait 
à Donosus à se concilier les barbares et à tirer d'eux leurs secrets. 
Les forces nocturnes d'Ilercule, en quoi le même Bonosus préten- 
dait lui ressembler, n'étaient pas moins une perfection. La subtilité 
des larrons était louée chez les Lacédémoniens, et ce n'est pas 
l'adresse, mais l'usage qu'on en fait mal à propos, qui est blàmable; 
et ceux qu'on roue en pleine paix pourraient servir quelquefois 
d'excellents partisans en temps de guerre. Ainsi tout cela dépend de 
l'application et du bon ou mauvais unage des avantages qu'on pos- 
sede. Il est vrai aussi trés souvent et ne doit pas ètre pris pour une 
chose fort étrange, que les hommes se condamnent eux-mêmes, 
comme lorsqu'ils font ce qu'ils blâment dans les autres, et il y a sou- 
vent une contradiction entre les actions et les paroles, qui scanda- 
lise le public, lorsque ce que fait et que défend un magistrat, un 
prédicateur, saute aux veux de tout le monde. 

8 (2. Pi. En tout lieu ce qui passe pour vertu est cela méme 
qu'on juge digne de ouange. La vertu et la louange sont. souvent 
désignées par le méme nom. Sunt hic etiam sua præmia laudi, dit 


219 NOUVEAUX ESSAIS NUR L ENTENDEMENT 


Virgile (lib. I Æneid., vers. 464), et Cicéron: Nihil habet. natura 
prosstantius quam honestatem, quam laudem, quam dignitatem, 
quam decus. (Quest. Tuscul. lib. If, c. 20), et il ajoute un peu après: 
Hisce ego pluribus nominibus unam rem declarari volo. 

Tu. Il est vrai que les anciens ont désigné la vertu par le nom de 
l'honnéte, comme lorsqu'ils ont loué incoctum generoso pectus 
honesto. Et il est vrai aussi que l'honnéte a son nom de l'honneur 
ou dela louange. Mais cela veut dire non pas que la vertu est ce 
qu'on loue, mais qu'elle est ce qui est digne de louange, et c'est 
ce qui dépend dela vérité et non pas de l'opinion. 

Pu. Plusieurs ne pensent pas sérieusement à la loi de Dieu ou 
espèrent qu'ils se réconcilieront un jour avec celui qui en est l'au- 
teur, et à l'égard de la loi de l'État, ils se flattent de l'impunité. 
Mais on ne pense point que celui qui fait quelque chose de contraire 
aux opinions de ceux qu'il fréquente, et à qui il veut se rendre 
recommandable, puisse éviter la peine de leur censure et de leur 
dédain. Personne à qui il peut rester quelque sentiment de sa propre 
nature, ne peut vivre en société constamment méprisé ; et. c'est la 
force de la loi de la réputation. 

Tu. J'ai déjà dit que ce n'est pas tant la peine d'une loi qu'une 
peine naturelle que l’action s'attire d'elle-méme. 1l est vrai cepen- 
dant que bien des gens ne s'en soucient guére, parce qu'ordinaire- 
ment, s'ils sont méprisés des uns à cause de quelque action blámée, 
ils trouvent des complices, ou au moins des partisans, qui ne les 
méprisent point s'ils sont tant soit peu recommandables par quelque 
autre côté. On oublie méme les actions les plus infâmes, et souvent 
il suffit d'étre hardi et effronté comme ce Phormion de Térence pour 
que tout passe. Si l'excommunication faisait naître un véritable mé- 
pris constant et général, elle aurait la force de cette loi, dont parle 
notre auteur; et elle avait en effet cette foree chez les premiers 
chrétiens et leur tenait lieu de juridiction, dont ils manquaient pour 
punir les coupables ; à peu près comme les artisans maintiennent 
cerlaincs coutumes entre eux malgré les lois par le mépris qu'ils 
témoignent pour ceux qui ne les observent point. Et c'est ce qui a 
maintenu aussi les duels contre les ordonnances. 1l serait à souhaiter 
que le publie s'accordàt avec. soi-méme et avec la raison dans les 
louanges et dans les blàmes ; et que les grands surtout ne protégeas- 
sent point les méchants en riant des mauvaises actions, où il semble 
le plus souvent que ce n'est pas celui qui les a faites, mais celui qui 


DES IDÉES 943 


en a souffert, qui est puni par le mépris et tourné en ridicule. On 
verra aussi généralement que les hommes méprisent non pas tant le 
vice que la faiblesse et le malheur. Ainsi la loi de la réputation 
aurait besoin d'étre bien réformée, et aussi d'étre mieux observée. 

& 19. Pu. Avant de quitter la considération des rapports, je 
remarquerai que nous avons généralement une notion aussi claire 
ou plus claire de la relation que de son fondement. Si je croyais que 
Sempronia a pris Titus de dessous un chou, comme on a accoutumé 
de dire aux petits enfants, et qu'ensuite elle a eu Caius dela méme 
maniere, j'aurais une notion aussi claire de la relation de frére entre 
Titus et Caius, que si j'avais tout le savoir des sages-femmes. 

Tu. Cependant comme on disait un jour à un enfant que son petit 
frere, qui venait de naitre, avait été tiré d'un puits (réponse dont on. 
se sert en Allemagne pour satisfaire la curiosité des enfants sur cet 
article), l'enfant répliqua qu'il s'étonnait qu'on ne le rejetait pas 
dans le méme puits quand il eriait tant et incommodait la mère. 
C'est que cette explication ne lui faisait point connaitre aucune 
raison de l'amour que la mére témoignait pour l'enfant. On peut 
donc dire que ceux qui ne savent poiut le fondement des relations 
n'en ont que ce que j'appelle des pensées sourdes en partie et insuf- 
fisantes, quoique ces pensées puissent sulfire à certains égards et en 
certaines occasions. 


CHAP. XXIX. — DES IDÉES CLAIRES ET OBSCURES, 
DISTINCTES ET CONFUSES. 


S 2. Pr. Venons maintenant à quelques différences des idées. 
Nos idées simples sont claires, lorsqu'elles sont telles que les objets 
mêmes, d'où on les reçoit. les représentent ou peuvent les repré- 
senter avec toutes les circonstances requises à une sensation ou 
perception bien ordonnée. Lorsque la mémoire les conserve de cette 
manière, ce sont en ce cas-là des idées claires, et autant qu'il leur 
manque de cette exactitude originale ou qu'elles ont perdu pour 
ainsi dire de leur première fraicheur, et qu'elles sont comme ternies 
et flétries par le temps, autant sont-elles obseures. Les idées com- 
plexes sont elaires quaud les simples qui les composent sont claires, 
et que le nombre et l'ordre de ces idées simples est fixé. 


214 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


Tu. Dans un petit discours sur les idees, vraies ou fausses, claires 
ou obscures, distinctes ou confuses, inséré dans les actes de Leip- 
sick l'an 1684 j'ai donné une définition des idees claires, commune 
aux simples et aux composées, et qui rend raison de ce qu'on 
en dit ici. Je dis donc qu'une idée est claire lorsqu'elle suffit pour 
reconnaître la chose et pour la distinguer : comme lorsque j'ai une 
idée bien claire d'une couleur, je ne prendrai pas une autre pour 
celle que je demande, ct si j'ai une idée claire d'une plante, je la 
discernerai parmi d'autres voisines ; sans cela l'idée est obscure. Je 
crois que nous n'en avons guére de parfaitement claires sur les 
choses sensibles. ll y a des couleurs qui s'approchent de telle sorte, 
qu'on ne saurait les discerner par mémoire, et cependant on les 
discernera quelquefois, l'une étant mise prés de l'autre. Et lorsque 
nous croyons avoir bien decrit une plante, on en pourra apporter 
une des Indes, qui aura tout ce que nous aurons mis dans notre 
description, et qui ne laissera pas de se faire connaitre d'espéce 
différente : ainsi nous ne pourrons jamais déterminer parfaitement 
species infimas ou les dernières espèces. 

S 4. Pri. Comme une idée claire est celle dont l'esprit à. une 
pleine et évidente perception telle qu'elle est, quand illa recoit d'un 
objet extérieur, qui opère dûment sur un organe bien disposé ; de 
méme une idée distincte est celle où l'esprit aperçoit une différence, 
qui la distingue de toute autre idée ; et une idée confuse est celle 
qu'on ne peut pas suffisamment distinguer d'avec une autre, de qui 
elle doit étre différente. 

Tu. Suivant cette notion que vous donnez de l’idée distincte, je 
ne vois point le moyen de la distinguer de l'idée claire. C'est pour- 
quoi j'ai coutume de suivre ici le langage de M. Descartes, chez qui 
une idée pourra étre claire et confuse en méme temps; et telles sont 
les idées des qualités sensibles, affectées aux organes, comme celle 
de la couleur ou de la chaleur. Elles sont claires, car on les recon- 
nait et on les discerne aisement les unes des autres, mais elles ne 
sont point distinctes, parce qu'on ne distingue pas ce qu'elles ren- 
ferment. Ainsi on n'en saurait donner la définition. On ne les fait 
connaitre que par des exemples, et au reste il faut dire que c'est un 
je ne sais quoi, jusqu'à ce qu'on en déchiffre Ja contexture. Ainsi 
quoique, selon nous, les idées distinetes distinguent l'objet d'un 
autre, néanmoins, comme les claires, mais confuses en elles-mêmes, 
le font aussi, nous nommonus distinctes non pas toutes celles qui 


DES IDÉES 245 


sont bien distinguantes ou qui distinguent les objets, mais celles 
qui sont bien distinguées, c'est-à-dire qui sont distinctes en elles- 
mémes et distinguent dans l'objet les marques qui le font connaitre, 
ce qui en donne l'analyse ou définition; autrement nous les appe- 
lons confuses. Et dans ce sens la confusion qui règne dans les idées 
pourra étre exempte de blàme, étant une imperfection de notre 
nature ; car nous ne saurions discerner les causes, par exemple, des 
odeurs et des saveurs, ni ce que renferment ces qualités. Cette con- 
fusion pourtant pourra étre blàmable, lorsqu'il est important et en 
mon pouvoir d'avoir des idées distinctes, comme par exemple si jà 
prenais de l'or sophistique pour du veritable, faute de faire les 
essais nécessaires, qui contiennent les marques du bon or. 

$ 5. Pr. Mais l'on dira qu'il n'y a point d'idée confuse (ou plutôt 
obscure suivant votre sens), car elle ne peut étre que telle qu'elle est 
apercue par l'esprit, et cela la distingue suffisamment de tous les 
autres, $ 6. Et pour lever cette difficulté, il faut savoir que le défaut 
des idées se rapporte aux noms, et ce qui la rend fautive, c'est lors- 
qu'elle peut aussi bien étre désignée par un autre nom que par 
celui dont on s'est servi pour l'exprimer. 

Tu. Il me semble qu'on ne doit point faire dépendre cela des 
noms. Alexandre le Grand avait vu, dit-on, une plante en songe 
comme bonne pour guérir Lysimachus, qui fut depuis appelée Lysi- 
machia, parce qu'elle guérit effectivement cet ami du roi. Lors- 
que Alexandre se fitapporter quantité de plantes, parmi lesquelles il 
reconnut celle qu'il avait vue en songe, si par malheur il n'avait 
point eu d'idée suffisante pour la reconnaitre et qu'il eût eu besoin 
d'un Daniel comme Nabuchodonosor pour se faire retracer son 
songe méme, il est manifeste que celle qu'ilen aurait eue aurait été 
obscure et imparfaite (car c'est ainsi que j'aimerais mieux l'appeler 
que confuse), non pas faute d'application juste à quelque nom, car 
il n'y en avait point, mais faute d'application à la chose, c’est-à-dire 
à la plante qui devait guerir. En ce cas, Alexandre se serait souvenu 
de certaines circonstances, mais il aurait été en ,doute sur d'autres ; 
et le nom nous servant pour designer quelque chose, cela fait que, 
lorsqu'on manque dans l'application aux noms, on manque ordi- 
nairement à l'égard dela chose qu'on se promet de ce nom. 

$ 7. Pii. Comme les idées composées sont les plus sujettes à cette 
imperfection, elle peut venir de ce que l'idée est composée d'un 
trop petit nombre d'idées simples, comme est par exemple l'idée 


216 : NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


d'uue béte qui a la peau tachetée, qui est trop générale, et qui ne 
suffit point à distinguer le lynx, le léopard où la panthére, qu'on dis- 
tingue pourtant par des noms particuliers. 

Tu. Quand nous serions dans l'état où fut Adam avant d'avoir 
donné des noms aux auimaux, ce défaut ne laisserait pas d'avoir 
lieu. Car, supposé qu'on sût que parmi les bêtes tachetées il y en a 
une qui a la vue extrémement pénétrante, mais qu'on ne süt point 
si c’est un tigre ou un lynx ou une autre espèce; c'est une imper- 
fection de ne pouvoir point la distinguer. Ainsi.il ne s'agit pas 
tant du nom que de ce qui y peut donner sujet, et qui rend l'animal 
digne d'une dénomination particulière. Il parait aussi par là que 
l'idée d'une béte tachetée est bonne en elle-méme, et sans con- 
fusion et obscurité, lorsqu'elle ne doit servir que de genre ; mais 
lorsque, jointe à quelque autre idée dont on ne se souvient pas assez, 
elle doit désigner l'espèce, l'idée qui en est composée, est obscure et 
imparfaite. 

88. Pii. Il y a un défaut opposé lorsque les idées simples, qui 
forment l'idée composée, sont en nombre suffisant, mais trop con- 
fondues et embrouillées, comme il y a des tableaux qui paraissent 
aussi confus que s'ils ne devaient étre que la représentation 
du ciel couvert de nuages, auquel cas aussi on ne dirait point qu'il 
yadela confusion, non plus que si c'était un autre tableau fait 
pour imiter celui-là ; mais, lorsqu'on dit que ce tableau doit faire 
voir un portrait, on aura raison de dire qu'il est confus parce qu'on 
ne saurait dire si c'est celui d'un homme, ou d'un singe (1) ou d'un 
poisson, cependant il se peut que lorsqu'on le regarde dans un 
miroir cylindrique, la confusion disparaisse, et que l'on voie que 
c'est Jules César. Ainsi aucune des peintures mentales (si j'ose 
m'exprimer ainsi) ne peut être appelée confuse de quelque manière 
que ses parties soient jointes ensemble ; car quelles que soient ces 
peintures, elles peuvent étre distinguées évidemment de toute autre, 
jusqu à ce qu'elles soient rangées sous quelque nom ordinaire, 
auquel on ne saurait voir qu'elles appartiennent plutót qu'à quelque 
autre nom d'une signification différente. 

Tu. Ce tableau, dont on voit distinctement les parties, sans en 
remarquer le résultat, qu'en les regardant d'une certaine maniére, 
ressemble à l'idée d'un tas de pierres, qui est véritablement confuse, 


(1) GEHRARDT : Signe. 


DES IDÉES 947 


non seulement dans votre sens, mais aussi dans le mien, jusqu'à ce 
qu'on en ait dinstinctement concu le nombre et d'autres propriétés. 
S'il y en avait trente-six (par exemple), on ne connaitra pas, à les 
voir entassées ensemble sans étre arrangées, qu'elles peuvent donner 
un triangle ou bien un carré, comme elles le peuvent en effet, parce 
que trente-six est un nombre carré et aussi un nombre triangulaire. 
C'est ainsi qu'en regardant une figure de mille côtés, on n'en aura 
qu'une idée confuse jusqu'à ce qu'on sache le nombre des côtés, qui 
est le cube de dix. ll ne s'agit donc point des noms, mais des pro- 
priétés distinctes, qui se doivent trouver dans l'idée lorsqu'on en 
aura démélé la confusion. Et il est difficile quelquefois d'en trouver 
la clef, ou la manière de regarder d'un certain point ou par l'en- 
tremise d'un certain miroir ou verre pour voir le but de celui qui à 
fait la chose. 

S 9. Pr. On ne saurait point pourtant nier qu'il n'y ait encore un 
troisieme défaut dans les idées, qui dépend véritablement du mau- 
vais usage des noms. c'est quand nos idées sont incertaines ou indé- 
terminées. Ainsi l'on peut voir tous les jours des gens qui, ne faisant 
pas difficulté de se servir des mots usités dans leur langue mater- 
nelle, avant d'en avoir appris la signification précise, changent 
l'idée qu'ils y attachent presque aussi souvent qu'ils les font entrer 
dans leur discours. $ 10. Ainsi l'on voit combien les noms contribuent 
à cette dénomination d'idées distinctes et confuses et sans la considé- 
ration des noms distincts, prispour des signes des choses distinctes, 
il sera bien mal aisé de dire ce que c'est qu'une idée confuse. 

TH. Je viens pourtant de l'expliquer sans considérer les noms, 
soit dans le cas où la confusion est prise avec vous pour ce que 
j'appelle obscurité, soit dans celui où elle est prise dans mon sens 
pour le défaut de l'analyse de la notion qu'on a. Et j'ai montré aussi 
que toute idée obscure est en effet indéterminée ou incertaine, 
comme dans l'exemple de la bête tachetée qu'on a vue, où l'on sait 
qu'il faut joindre encore quelque chose à cette notion générale, sans 
s'en souvenir clairement; de sorte que le premier et le troisième 
défaut que vous avez spécifiés, reviennent à la méme chose. Il est 
cependant trés vrai que l'abus des mots est une grande source 
d'erreurs, car il en arrive une maniere d'erreur de calcul, comme si 
en calculant on ne marquait pas bien la place du jeton, ou si l'on 
écrivait si mal les notes numérales, qu'on ne püt point discerner un 
2 d'un 7, ousi on les omettait ou échangeait par mégarde. Cet abus 


948 . NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


de mots consiste, ou à n'y point attacher des idées du tout, ou à en 
attacher une imparfaite dont une partie est vide et demeure pour 
ainsi dire en blanc ; et en ces deux cas il y a quelque chose de vide 
et de sourd dans la pensée, qui n'est rempli que par le nom; ou 
enfin le défaut est d'attacher au mot des idées différentes, soit qu'on 
soit incertain lequel doit étre choisi, ce qui fait l'idée obscure aussi 
bien que lorsqu'une partie en est sourde ; soit qu'on les choisisse 
tour à tour et qu'on se serve tantót de l'une, tantót de l'autre, pour 
le sens du méme mot dans un méme raisonnement, d'une maniére 
capable de causer de l'erreur, sans considérer que ces idées ne 
s'accordent point. Ainsi la pensée incertaine est ou vide ou sans 
idée, ou flottante entre plus d'une idée. Ce qui nuit, soit qu'on 
veuille désigner quelque chose déterminée, soit qu'on veuille don- 
ner au mot un certain sens, répondant ou à celui dont nous 
nous sommes déjà servi, ou à celui dont se servent les autres, 
surtout dans le langage ordinaire, commun à tous ou commun aux 
gens du métier. Et de là naissent une infinité de disputes vagues 
et vaines dans la conversation, dans les auditoires et dans les 
livres qu'on veut vider quelquefois par les distinctions, mais qui 
le plus souvent ne servent qu'à embrouiller davantage, en mettant 
à la place d'un terme vague et obscur d'autres termes encore 
plus vagues et plus obscurs, comme sont souvent ceux que les 
philosophes emploient dans leurs distinctions, sans en avoir de 
bonnes définitions. | 

5 12. Pur. S'il y a quelque autre confusion dans les idées que celle 
qui à un secret rapport aux noms, celle-là du moins jette le désordre 
plus qu'aucune autre dans les pensées et dans les discours des hommes. 

Tu. J'en demeure d'accord, mais il se méle le plus souvent quel- 
que notion de la chose et du but qu'on a en se servant du nom ; 
comme par exemple lorsqu'on parle de l'Église, plusieurs ont en 
vue un gouvernement, pendant que d'autres pensent à la vérité de 
la doctrine. 

Pu. Le moyen de prévenir cette confusion, c'est d'appliquer cons- 
tamment le méme nom à un certain amas d'idées simples, unies en 
nombre fixe et dans un ordre déterminé. Mais comme cela n'accom- 
mode ni la paresse ni la vanité des hommes, et qu'il ne peut servir 
qu'à la découverte et à la défense de la vérité, qui n'est pas toujours 
le but qu'ils se proposent, une telle exactitude est une de ces choses 
qu'on doit plutôt souhaiter qu'espérer. L'application vague des noms 


DES IDÉES 919 


à des idées indéterminées, variables et qui sont presque de purs 
néants (dans les pensées sourdes) sert d'un côté à couvrir notre 
ignorance et de l'autre à confondre et embarrasser les autres, ce 
qui passe pour véritable savoir et pour marque de supériorité en 
fait de connaissance. 

Tir. L'affectation del'élégance et des bons mots a encore contribué 
beaucoup à cet embarras du langage ; car pour exprimer les pensées 
d'une maniere belle et agréable, on ne fait point difficulté de don- 
ner aux mots par une manière de trope quelque sens un peu dilffé- 
rent de l'ordinaire, qui soit tantót plus général ou plus borné, ce 
qui s'appelle synecdoque, tantót transféré suivant la relation des 
choses dont on change les noms, qui est ou de concours dans les 
métonyinies, ou de comparaison dans les métaphores, sans parler de 
l'ironie, qui se sert d'un opposé à la place de l'autre. C'est ainsi 
qu'on appelle ces changements, lorsqu'on les reconnait; mais on ne 
les reconnait que rarement. Et dans cette indétermination du lan- 
gage, où l'on manque d'une espèce de lois qui règlent la signifi- 
cation des mots, comme il y en a quelque chose dans le titre des di- 
gestes du droit Romain de verborum significationibus, les personnes 
les plus judicieuses, lorsqu'elles écrivent pour des lecteurs ordinaires, 
se priveraient de ce qui donne de l'agrément et de la force à leurs 
expressions si elles voulaient s'attacher rigoureusement à des signi- 
fications fixes des termes. 1l faut seulement qu'elles prennent garde 
que leur variation ne fasse naitre aucune erreur ni raisonnement fau- 
tif. La distinction des anciens entre la maniere d'écrire exotérique, 
c'est-à-dire populaire, et l'acroamatique, qui est pour ceux qui s'oc- 
cupent à découvrir la vérité, a lieu ici. Et, si quelqu'un voulait écrire 
en mathématicien dans la métaphysique ou dans la morale, rien ne 
l'empécherait dele faire avec rigueur. Quelques-uns en ont fait pro- 
fession et nous ont promis des démonstrations mathématiques hors 
des mathématiques ; mais il est fort rare qu'on y ait réussi. C'est, je 
crois, qu'on s'est dégoüté de la peine qu'il fallait prendre pour un 
petit nombre des lecteurs, où l'on pouvait demander comme chez 
Perse, quis leget hoc, et répondre : vel duo vel nemo. Je crois 
pourtant que, si on. l'entreprenait comme il faut, on n'aurait point 
sujet de s'en repentir. Et j'ai été tenté de l'essayer. 

$43. Pu. Vous m'accorderez cependant que les idées composées 
peuvent être fort claires et forts distinetes d’un côté, et fort obcures 
et fort confuses de l'autre. 


220 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


Ta. ll n'y a pas lieu d'en douter ; par exemple nous avons des 
idées fort distinctes d'une bonne partie des parties solides visibles 
du corps humain, mais nous n'en avons guère des liqueurs qui y 
entrent. 

Pu. Si un homme parle d'une figure de mille côtés, l'idée de cette 
figure peut étre fort obscure dans son esprit, quoique celle du nom- 
bre y soit fort distincte. 

Tu. Cet exemple ne convient point ici ; un polygone régulier de 
mille cótés est connu aussi distinctement que le nombre millénaire 
parce qu'ou peut y découvrir et démontrer toute sorte de vé- 
rités. 

Pu. Mais on n'a point d'idée précise d'une figure de mille cótés, 
de sorte qu'on la puisse distinguer d'avec une autre, qui n'a que 
neuf cent nonante-neuf. 

Tu. Cet exemple fait voir qu'on confond ici l'idée avec l'image. 
Si quelqu'un me propose un polygone régulier, la vue et l'imagina- 
tion ne me sauraient point faire comprendre le millénaire qui y est : 
je n'ai qu'une idée confuse et de la figure et de son nombre, jusqu'à 
ce que je distingue le nombre en comptant. Mais, l'ayant trouvé, je 
connais trés bien la nature et les propriétés du polygone proposé, en 
tant qu'elles sont celles du chiliogone, et par conséquent j'en ai cette 
idée ; mais je ne saurais avoir l'image d'un chiliogone, et il faudrait 
qu'on eüt les sens et l'imagination plus exquis et plus exercés pour 
le distinguer par là d'un polygone qui eüt un cóté de moins. Mais 
les connaissances des figures non plus que celles des nombres ne dé- 
pendent pas de l'imagination, quoiqu'elle y serve : et un mathéma- 
ticien peut connaitre exactement la nature d'un ennéagone et d'un 
décagone parce qu'il a le moyen de les frabriquer et delesexaminer, 
quoiqu il ne puisse point les discerner à la vue. Il est vrai qu'un ou- 
vrier eL un. ingénieur, qui n'en connaitra peut-étre point assez la 
nature, pourra avoir cet avantage au-dessus d'un grand géomètre, 
qu'il les pourra discerner en les voyant seulement sans les mesurer, 
comme il y a des faquins ou colporteurs qui diront le poids de ce 
qu'ils doivent porter sans se tromper d'une livre, en quoi il surpas- 
seront le plus habile staticien du monde. 1l est vrai que cette con- 
naissance empirique, acquise par un long exercice, peut avoir des 
grands usages pour agir promptement, comme un ingénieur a besoin 
de faire bien souvent, à cause du danger oü il s'expose en s'arrétant. 
Cependant cette image claire, ou ce sentiment qu'on peut avoir d'un 


DES IDÉES 294 


décagone régulier ou d'un poids de 99 livres, n^ consiste que dans 
une idée confuse, puisqu'elle ne sert pointà dé. ouvrir, la nature et 
les propriétés de ce poids ou du décagone régulier, ce qui demande 
une idée distincte. Et cet exemple sert à mieux entendre la dif 
rence des idées ou plutôt celle de l'idée et de l'image. 

$95. Pu. Autre exemple : nous sommes portés à croire que nous 
avons une idée positive et complète de l'éternité, ce qui est autant 
que si nous disions qu'il n'y a aucune partie de cette durée qui ne 
soit clairement connue dans notre idée : mais, quelque grande que 
soit la durée qu'on se représente, comme il s'agit d'une étendue 
sans bornes, il reste toujours une partie de l'idée au delà de ce qu'on 
représente qui demeure obscure et indéterminée ; et de là vient 
que, dansles disputes et raisonnements qui regardent l'éternité ou 
quelque autre infini, nous sommes sujets à nous embrouiller dans de 
manifestes absurdités. 

Tu. Cet exemple ne me parait point quadrer non plus à votre des- 
sein, mais il est fort propre au mien, qui est de vous désabuser de 
vos notions sur ce point. Car il y régne la méme confusion de l'image 
avec l'idée. Nous avons unc idée complète ou juste de l'éternité, 
puisque nous enavons la définition, quoique nous n'en ayons aucune 
image ; mais on ne forme point l'idée des infinis par la composition 
des parties, et les erreurs qu'on commet en raisonnant sur l'infini ne 
viennent point du défaut de l'image. 

S 48. Pri. Mais n'est-il pas vrai que, lorsque nous parlons de la 
divisibi de la matière à l'infini, quoique nous ayons des idées 
claires de la division, nous n'en avons que de fort obscures et fort 
confuses des particules ? Car je demande, si un homme prend le 
plus petit atome de poussière qu'il ait jamais vu, aura-t-il quelque 
idée distincte entre la 100,000"* et la 1,000,000% particule de cet 
atome ? 

Tu. C'est le méme qui pro quo de l'image pour l'idée, que je 
m'étonne de voir si confondues : il ne s'agit nullement d'avoir une 
image d'une si grande pefitesse. Elle est impossible suivant la pré- 
sente constitution de notre corps, et, si nous la pouvions avoir, clle 
serait à peu prés comme celle des choses qui nous paraissent main- 
tenant aperceptibles : mais en récompense ce qui est maintenant 
l'objet de notre imagination nous échapperait et deviendrait trop 
grand pour être imaginé. La grandeur n'a point d'images en elic- 
méme, et celles qu’on en a ne dépendent que de la comparaison aux 























229 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


organes et aux autres objets, et il est inutile ici d'employer l'imagi- 
nation. Ainsi il parait, par tout ce que vous m'avez dit encore ici, 
Monsieur, qu'on est ingénieux à se faire des difficultés sans sujet, 
en demandant plus qu'il ne faut. 


* 


CHAP. XXX. — DES IDÉES RÉELLES ET CIIIMÉRIQUES. 


S 1. Pri. Les idées par rapport aux choses sont réelles ou chimé- 
riques, complètes ou incomplètes, vraies ou fausses. Par idées réelles, 
j'entends celles qui ont du fondement dans la nature et qui sont 
conformesà un étre réel, à l'existence des choses ou aux archétypes; 
autrement elles sont fantastiques ou chimériques. 

Tn. ll y a un peu d'obscurité dans cette explication. L'idée peut 
avoir un fondement dans la nature, sans être conforme à ce fonde- 
ment, comme lorsqu'on prétend que les sentiments que nous avons 
de la couleur et de la chaleur ne ressemblent à aucun original ou 
archétype. Une idée aussi sera réelle quand elle est possible 
quoique aucun étre existant n'y réponde ; autrement, si tous les 
ndividus d'une espece se perdaient, l'idée de l'espèce deviendrait 
chimérique. | 

S 9. Pu. Les idées simples sont toutes réelles, car, quoique, 
selon plusieurs, la blancheur et la froideur ne soient non plus 
dans la neige que la douleur, cependant leurs idées sont en nous 
des effets des puissances attaehées aux choses extérieures, et ces 
eflets constants nous servent autant à distinguer les choses que si 
c étaient des images exactes de ce qui existe dans les choses mêmes. 

Tu. J'ai examiné ce point ci-dessus : mais il parait par là qu'on 
ne demande point toujours une conformité avec un archétype, et, 
suivant l'opinion (que je n'approuve pourtant pas) de ceux qui con- 
coivent que Dieu nous a assigné arbitrairement des idées, destinées 
à marquer les qualités des objets, sans qu'il y ait de la ressemblance 
ni méme de rapport naturel, il y aurait aussi peu de conformité en 
cela de nos idées avec les archétypes qu'il y en a des mots dont on 
se sert par institution dans les langues avec les idées ou avec les 
choses mêmes. 

& 8. Pu. L'esprit est passif, à l'egard de ses idées simples, mais 
les combinaisons qu'il en fait pour former des idées composées, oü 
plusieurs simples sont comprises sous un méme nom, ont quelque 


DES IDÉES 333 


chose de volontaire; car l'un admet dans l'idée complexe qu'il a de 
l'or ou de la justice, des idées simples que l'autre n'y admet point. 

Tu. L'esprit est encore actif à l'égard des idées simples quand 
il les détache les unes des autres pour les considérer séparément, ce 
qui est volontaire aussi bien que la conibinaison de plusieurs idées, 
soit qu'il la fasse pour donner attention à une idée composée qui en 
résulte, soit qu'il ait dessein de les comprendre sous le nom donné 
à la combinaison. Et l'esprit ne saurait s'y tromper, pourvu qu'il ne 
joigne point des idées incompatibles et pourvu que ce nom soit 
encore vierge, pour ainsi dire, c'est-à-dire que déjà on n'y ait point 
attaché quelque notion qui pourrait causer un mélange avec celle 
qu'on y attache de nouveau et faire naître ou des notions impos- 
sibles, en joignant ce qui ne peut avoir lieu ensemble, ou des no- 
tions superflues et qui contiennent quelque obreption, en joignant 
des idées dont l'une peut et doit étre dérivée de l'autre par dé- 
monstration. 

S 4. Pu. Les modes mixtes et les relations n'ayant point d'autre 
réalité que celle qu'ils ont dans l'esprit des hommes, tout ce qui est 
requis pour faire que ces sortes d'idées soient réelles est la possi- 
bilité d'exister ou de compatir ensemble. 

Tu. Les relations ont une réalité dépendante de l'esprit comme les 
vérités, mais non pas de l'esprit des hommes, puisqu'il y a une su- 
préme intelligence qui les détermine toutes en tout temps. Les modes 
mixtes qui sont distincts des relations peuvent étre les accidents 
réels. Mais, soit qu'ils dépendent ou ne dépendent point de l'esprit, 
il suffit pour la réalité de leurs idées que ces modes soient possibles 
ou, ce qui est la méme chose, intelligibles distinctemeut. Et pour 
cet effet, il faut que les ingrédients soient compossibles, c'est-à-dire 
qu'ils puissent consister ensemble. 

3 9. Pit. Mais les idées composées des substances, comme elles 
sont toutes formées par rapport aux choses qui sont hors de nous, 
et pour représenter les substances telles qu'elles existent réellement, 
ne sont réelles qu'en tant que ce sont des combinaisons d'idées 
simples, réellement et unies et coexistantes dans les choses qui 
coexistent hors de nous. Au contraire celles-là sont chimériques, 
qui sont composées de telles collections d'idées simples, qui n'ont 
jamais été réellement unies et qu'on n'a jamais trouvées ensemble 
dans aucune substance ; comme sont celles qui forment un centaure, 
un corps ressemblant àl'or, excepté le poids, et plus léger que l'eau, 


224 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


un corps similaire par rapport aux sens, mais doué de perception 
et de motion volontaire, etc. 

Tu. De cette manière, prenant le terme de réel et de chimérique 
autrement par rapport aux idées des modes que par rapport à celles 
qui forment une chose substantielle, je ne vois point qu'elle notion 
commune à l'un et à l'autre cas vous donnez aux idées réelles ou 
chimériqnes ; car les modes vous sont réels quand ils sont possibles, 
et les choses substantielles n'ont des idées réelles chez vous que 
lorsqu'elles sont existantes. Mais en voulant se rapporter à l'exis- 
tence, on ne saurait guere déterminer si une idée est chimérique ou 
nou, parce que ce qui est possible, quoiqu'il ne se trouve pas dans 
le lieu ou dans le temps où nous sommes, peut avoir existé autrefois 
ou existera peut-être un jour, ou pourra même se trouver déjà pré- 
sentement dans un autre monde, ou méme dans la nótre, sans qu'on 
le sache, comme l'idée que Démocrite avait de la voie lactée que les té- 
lescopes ont vérifiée ; de sorte qu'il semble que le meilleur est de dire 
que les idées possibles deviennent seulement chimériques, lorsqu'on 
y attache sans fondement l'idée de l'existence effective, comme font 
ceux qui se promettent la pierre philosophale, ou comme feraient 
ceux qui eroiraient qu'il y a une nation de centaures. Autrement, 
en ne se réglant que sur l'existence on s'écartera sans nécessité du 
langage recu, qui ne permet point qu'on dise que celui qui parle en 
hiver de roses ou d'œæillets, parle d'une chimére, à moins qu'il ne 
s'imagine de les pouvoir trouver dans son jardin, comme on le ra- 
conte d'Albert le Grand (1j ou de quelque autre magicien prétendu. 


CHAP. XXXM. — DES 1DÉES COMPLÈTES 


ET INCOMPLETES. 


5 4. Pri. Les idées réelles sont completes lorsqu'elles représentent 
parfaitement les originaux d'oü l'esprit suppose qu'elles sont tirées, 
qu'elles représentent et auxquelles il les rapporte. Les idées incom- 
pletes n'en représentent qu'une partie. 3 2. Toutes nos idées simples 


(1: ALBERT LE GRAND, celebre philosophe du moyen àge, né en 1193 ou 1205, 
à Lavingen en Souabe, enseigna avec un immense succès dans beaucoup de 
villes, entre autres à Strasbourg, Cologne et Paris, mort en 0230, Ses œuvres 
complètes ont été publiées en 21 volumes, à Cologne, en 16?1, Ses principaux 
ouvrages sont : Commentaires sur ,Aristole, Conunentuires sur les livres saints. 


DES IDÉES 925 


sont completes. L'idée de la blancheur ou de la douceur, qu'on 
remarque dans le sucre, est complète, parce qu'il suffit pour cela 
qu'elle réponde entiérement aux puissances, que Dieu a mises dans 
ce corps pour produire ces sensations. 

Tu. Je vois, Monsieur, que vous appelez idées complétes ou incom- 
ulétes celles que votre auteur favoriappele ideas adequatas aut ina 
d.equatas; on pourrait les appeler accomplies ou inaccomplies. J'ai dé- 
fiui autrefois ideam adæqualam (une idée accomplie) celle qui est si 
distincte que tous les ingrédients sont distincts, et telle est à peu 
pres l'idée d'un nombre. Lorsqu'une idée est distincte et contient la 
définition ou les marques réciproques de l'objet, elle pourra être 
inadæquala ou inaccomplie, savoir lorsque ees marques ou ces 
ingredients ne sont pas aussi toutes distinctement connues; par 
exemple, l'or est un métal qui résiste à la eoupelle et à l'eau-forte, 
c'est une idée distincte, car elle donne des marques ou la definition 
de l'or ; mais elle n'est pas accomplie, car la nature de la coupella- 
tion et de l'opération de l'eau-forte nc nous est pas assez connue. 
D'ou vient que, lorsqu'il n'y a qu'une idée inaccomplie, le méme 
sujet est susceptible de plusieurs définitions indépendantes les unes 
des autres, en sorte qu'on ne saurait toujours tirer l'une de l'autre, 
ni prevoir qu'elles doivent. appartenir à un méme sujet, et alors la 
seule expérience nous enseigne qu'elles lui appartiennent tout à la 
fois. Ainsi l'or pourra être encore défini le plus pesant de nos corps, 
ou le plus malléable, sans parler d'autres définitions qu'on pourrait 
. fabriquer. Mais ce ne sera que lorsque les hommes auront pénétré 
plus avant dans la nature des choses, qu'on pourra voir pourquoi 
il appartient au plus pesant des métaux de résister à ces deux 
épreuves des essayeur.; ; au lieu que dans la géométrie, où nous avons 
des idées accomplies, c'est autre chose, car nous pouvons prouver 
que les sections terminées du cône et du cylindre, faites par un plan,: 
sont les mêmes, savoir des ellipses, et cela ne peut nous être inconnu 
si nous y prenons garde, parce que les notions que nous en avons 
sont accomplies. Chez moi la division des idees en aecomplies ou 
inaccomplies, n'est qu'une sous-division des idées distinctes, et il ne 
me parait point que les idées confuses, comme celle que nous avons 


Commentaires sur saint Denys ÜüÜArcopagite, Arégé de theologie, Erpliration du 
Livre des Sentences, Somme de Théologie, Livre des Créatures, Traité sur la 
Vierge. Albert le Grand n'était pas moins un savant qu'un philosophe. De là sa 
réputation de magicien. P. J. 


PAuL Jaxer. — Leibniz. 1-15 


996 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


de la douceur, dont vous parlez, monsieur, méritent ce nom ; car, 
quoiqu'elles expriment la puissance qui produit la sensation, elles 
ne l'expriment pas entièrement, ou du moins nous ne pouvons point 
le savoir, car, si nous comprenions ce qu'il y a dans cette idée de 
la douceur que nous avons, nous pourrions juger si elle est suffi- 
sante pour rendre raison de tout ce que l'expérience y fait remar- 
quer. 

$3. Pr. Des idées simples venons aux complexes; elles sont ou 
des modes ou des substances. Celles des modes sont des assem- 
blages volontaires d'idées simples, que l'esprit joint ensemble, 
sans avoir égard à certains archétypes ou modèles réels et actuelle- 
ment existants ; elles sont complètes et ne peuvent ètre autrement, 
parce que, n'étant pas des copies mais des archétypes que l'esprit 
forme pour s’en servir à ranger les choses sous certaines dénomina- 
tions, rien ne saurait leur manquer parce que chacune renferme telle 
combinaison d'idées que l'esprit a voulu former et par conséquent 
telle perfection qu'il a eu dessein de lui donner, et on ne conçoit 
point que l'entendement de qui que ce soit puisse avoir une idée plus 
compléte ou parfaite du triangle que celle de trois cótés et de trois 
angles. Celui qui assembla les idées du danger de l'exécution, du 
trouble que produit la peur, d'une considération tranquille de ce 
qu'il serait raisonnable de faire, et d'une application actuelle à l'exé- 
cuter sans s'épouvanter par le péril, forma l'idée du courage et eut 
ce qu'il voulut, c'est-à-dire une idée complète conforme à son bon 
plaisir. Il en est autrement des idées des substances, oü nous pro- 
posons ce qui existe réellement. 

Tu. L'idée du triangle ou du courage a ses archétypes dans la pos- 
sibilité des choses aussi bien que l'idée de l'or. Et il est indifférent 
quant à la nature de l'idée, si on l'a inventée avant l'expérience, ou 
si on l'a retenue aprés la perception d'une combinaison que la 
nature avait faite. La combinaison aussi que fait les modes n'est pas 
tout à fait volontaire ou arbitraire, car on pourrait joindre ensemble 
ce qui est incompatible, comme font ceux qui inventent des machines 
du mouvement perpétuel ; au lieu que d'autres en peuvent inventer de 
bonnes et exécutables qui n'ont point d'autres archétypes chez nous 
que l'idée de l'inventeur, laquelle a elle-méme pour archétype la 
possibilité des choses, ou l'idée divine. Or ces machines sont quelque 
chose de substantiel. On peut aussi forger des modes impossibles, 
comme lorsqu'on se propose le parallélisme des paraboles, en s'ima: 


DES IDÉES 221 


ginant qu'on peut trouver deux paraboles paralléles l'une à l'autre, 
comme deux droites ou deux cercles. Une idée donc, soit qu'elle soit 
celle d'un mode, ou celle d'une chose substantielle, pourra être com- 
pléte ou incomplete selon qu'on entend bien ou mal les idées par- 
tielles, qui forment l'idée totale: et c'est une marque d'une idée ac- 
complie lorsqu'elle fait connaitre parfaitement la possibilité de l'objet. 


CHAP. XXXII. — DE VRAIES ET DES FAUSSES IDÉES. 


$ 1. Pii. Comme la vérité ou la fausseté n'appartient qu'aux pro- 
positions, il s'ensuit que, quand les idées sont nommées vraies ou 
fausses, il y a quelque proposition ou affirmation tacite, $ 3. C'est 
quil y a une supposition tacite de leur conformité avec quelque 
chose, $ à, surtout avec ce que d'autres désignent par ce nom 
(comme lorsqu'ils parlent de la justice), item à ce qui existe réelle- 
ment (comme est l'homme et non pas le centaure), {em à l'essence, 
dont dépendent les propriétés de la chose; et en ce sens nos idées 
ordinaires de substances sont fausses quand nous nous imaginons 
certaines formes substantielles. Au reste les idées mériteraient plutôt 
d'étre appelées justes ou fautives que vraies ou fausses. 

Tu. Je crois qu'on pourrait entendre ainsi les vraies ou les fausses 
idées, mais comme ces différents sens ne conviennent point entre 
eux et ne sauraient être rangés commodément sous une notion com- 
mune, j'aime mieux appeler les idées vraies ou fausses par rapport 
à une autre affirmation tacite, qu'elles renferment toutes, qui est 
celle de la possibilité. Ainsi les idées possibles sont vraies, et les 
idées impossibles sont fausses. 


CHAP. XXXIII. — DE L'ASSOCIATION DES IDÉES. 


8 1. Pri. On remarque souvent dans les raisonnements des gens 
quelque chose de bizarre, et tout le monde y est sujet. $ 2. Ce 
n'est point seulement entétement ou amour-propre ; car souvent des 
gens, qui ont le cœur bien fait, sont coupables de ce défaut. Il ne 
suffit pas méme toujours de l'attribuer à l'éducation et aux préju- 
gés. $ 4. C'est plutôt une manière de folie, et on serait fou si on 
agissait toujours ainsi. $ 5. Ce défaut vient d'une liaison non natu- 


228 NOUVEAUX ESSAIS SUR L ENTENDEMENT 


relle des idées, qui a son origine du hasard ou de la coutume. K 6. 
Les inclinations et les intérêts y entrent. Certaines traces. du cours 
fréquent des esprits animaux deviennent des chemins battus ; quand 
on suit un certain air, on le trouve dès qu'on l'a commencé. 8 7. De 
cela viennent les sympathies et les antipathies, qui ne sont point 
nées avec nous. Un enfant a mangé trop de miel et en a été incom- 
modé, et puis, étant devenu homme fait, il ne saurait entendre le 
nom de miel sans un souléveinent de cœur. $ 8. Les enfants sont 
fort susceptibles de ces impressions, et il est bon d'y prendre garde. 
$ 9. Cette association irrégulière des idées a une grande influence 
dans toutes nos actions et passions naturelles et morales. $ 10. Les 
ténèbres réveillent l'idée des spectres aux enfants, à cause des 
contes qu'on leur en a faits. $ 11. On ne pense pas à un homme 
qu'on hait, sans penser au mal qu'il nous a fait ou peut faire. $ 12. 
On évite la chambre où on a vu mourir un ami. $ 13. Une mere qui 
3 perdu un enfant bien cher perd quelquefois avec lui toute sa joie, 
jusqu à ce que le temps efface l'impression de cette idée, ce qui quel- 
quefois n'arrive pas. S 11. Un homme guéri parfaitement de la rage 
par une opération extrémement sensible se reconnut obligé toute sa 
vie à celui qui avait fait cette opération ; mais il lui fut impossible 
d'en supporter la vue. S 15. Quelques-uns haissent les livres toute 
leur vie à cause des mauvais traitements qu'ils ont recus dans les 
écoles. Quelqu'un ayant une fois pris un ascendant sur un autre 
dans quelque occasion le garde toujours. S8 16. Il s'est trouvé un 
homme qui avait bien appris à danser. mais qui ne pouvait l'exécu- 
ter, quand il n'y avait point dans la chambre un coffre pareil à celui 
qui avait été dans celle où il avait appris. 3 17. La méme liaison 
non naturelle se trouve dans les habitudes intellectuelles. On lie la 
matiere avec l'être comme s'il n'y avait rien d'immatériel. $ 48. On 
attache à ses opinions le parti de secte dans la philosophie, dans la 
religion et dans l'État. 

Tu. Cette remarque est importante ct entièrement à mon gré, et 
on la pourrait fortifier par une infinité d'exemples. M. Descartes, 
ayant eu dans sa jeunesse quelque affection pour une personne 
louche, ne put s'empécher d'avoir toute sa vie quelque penchant 
pour celles qui avaient ee défaut. M. Hobbes (1), autre grand phi- 


(1) HosnEs, philosophe anglais, né en 1583 à Malmesbury {comté de Withe), 
mort en 1679. 1l a donné lui-même à Amsterdam une édition complete de ses 
œuvres (2 vol. in-4o). Elles contiennent : 1° Problemata physica; 2° Dialogos 


^ 


DES IDÉES 399 


losophe, ne put, dit-on, demeurer seul dans un lieu obscur sans 
qu'il eüt l'esprit effrayé par les images des spectres quoiqu'il n'en 
crüt point, cette impression lui étant restée des contes qu'on fait 
aux enfants. Plusieurs personnes savantes et de trés bon sens, et 
qui sont fort au-dessus des superstitions, ne sauraient se résoudre 
d'être treize à un repas, sans en être extrêmement déconcertées, 
ayant été frappées autrefois de l'imagination qu'il en doit mourir un 
dans l'année. 1l y avait un gentilhomme qui, ayant été blessé peut- 
étre dans son enfance par une épingle mal attachée, ne pouvait plus 
en voir dans cet état sans être prét à tomber en défaillance. Un pre- 
mier ministre, qui portait dans la cour de son maitre le nom de 
Président se trouva offensé par le titre du livre d'Octavio Pisani ; 1), 
nommé Zycurgue, et fit écrire contre ce livre, parce que l'auteur, 
en parlant des officiers de justice qu'il croyait superflus, avait 
nommé aussi les présidents, et quoique ce terme dans la personne 
de ce ministre signifiàt tout autre chose, il avait tellement attaché le 
mot à sa personne, qu'il était blessé dans ce mot. Et c'est un cas 
des plus ordinaires des associations non naturelles, capables de 
tromper, que celles des mots aux choses, lors méme qu'il y a de 
l'éQuivoque. Pour mieux entendre la source de la liaison non natu- 
relle des idées, il faut considérer ce que j'ai remarque déjà ci-dessus 
iehap. xit, 8 f£), en parlant du raisonnement des bêtes, que l'homme 
aussi bien que la bête est sujet à joindre par sa memoire et par son 
imagination ce qu'il a remarqué joint dans ses perceptions et ses 
expériences. C'est en quoi consiste tout le raisonnement des bêtes, 
s'il est permis de l'appeler ainsi, et souvent celui des hommes, en 
tant qu'ils sont empiriques et ne se gouvernent que par les sens et 
les exemples, sans examiner si là méme raison a encore lieu. Et 
comme souvent les raisons nous sont inconnues, il faut avoir égard 
aux exemples à mesure qu'ils sont fréquents ; ear alors l'attente ou 
la réminiscence d'une autre perception, qui y est. ordinairement 
liée, est raisonnable, surtout quand il s'agit de se préeautionner, 
Mais, comme la véhémence d'une impression très forte fait souvent 
autant d'effet tout d'un coup que la fréquence et la repetition de 
plusieurs impressions médiocres en aurait pu faire à la longue, il 
ser de emendalione geomrtriæ: 3% Libros. tres de. corpore ; 4° Liber unus. de 
homine ; 5° Libros tres de Cive: 6* De natura aeris ; 7 De principiis et ratioci- 
natione geomelrarum; Ww. Leviathan. P. J. 


(1) Pisaxt (Octavio), jurisconsulte italien, a publié dans cette langue son Zy- 
curgus, seu Leges promplum justilian promorentes. P. 4. 


230 | NOUVEAUX ESSAIS SUR L ENTENDEMENT 


arrive que cette véhémence grave dans la fantaisie une image 
aussi profonde et vive que la longue expérience. De là viént que 
quelque impression fortuite mais violente, joint dans notre imagina- 
tion et mémoire deux idées qui y étaient ensemble alors tout aussi 
fortement et durablement et nous donne le méme penchant de les 
lier, et de les attendre l’une à la suite de l'autre que si un long usage 
en avait vérifié la connexion ; ainsi le méme effet de l'association s'y 
trouve, quoique la méme raison n'y soit pas. L'autorité, le parti, la 
coutume font aussi le méme effet que l'expérience et la raison, et 
il n'est pas aisé de se délivrer de ces penchants. Mais il ne serait 
pas fort difficile de se garder d'en étre trompé dans ses jugements, 
si les hommes s'attachaient assez sérieusement à la recherche de la 
vérité, ou procédaient avec méthode, lorsqu'ils reconnaissent qu'il 
leur est important de la trouver. | 


LIVRE TROISIÈME 


DES MOTS 


CHAP. I. — Des mors oU DU LANGAGE EN GÉNÉRAL, 


& 1. Pir. Dieu, ayant fait l'homme pour être une créature sociable, 
lui a non seulement inspiré le désir et l'a mis dans la nécessité de 
vivre avec ceux de son espéce, mais lui a donné aussi la faculté de 
parler, qui devait étre le grand instrument et le lien commun de 
cette société. C'est de cela que viennent les mots qui servent à repré- 
senter, et méme à expliquer les idées. 

Tn. Je suis réjoui de vous voir éloigné du sentiment de M. Hobbes, 
qui n'accordait pas que l'homme était fait pour la société, concevant 
qu'on y a été seulement forcé par la nécessité et par la méchanceté 
de ceux de son espéce. Mais il nc considérait point que les meilleurs 
hommes, exempts de toute méchanceté, s'uniraient pour mieux 
obtenir leur but, comme les oiseaux s'attroupent pour mieux 
voyager en compagnie, et comme les castors se joignent par cen- 
taines pour faire de grandes digues, où un petit nombre de ces ani- 
maux ne pourraient réussir; et ces digues leur sont nécessaires, 
pour faire par ce moyen des réservoirs d'eau ou de petits lacs, dans 
lesquels ils bâtissent leurs cabanes et péchent des poissons, dont ils 
se nourrissent. C'est là le fondement dela société des animaux qui 
y sont propres, et nullement la crainte de leurs semblables, qui ne 
se trouve guère chez les bêtes. 

Pa. Fort bien, et c'est pour mieux cultiver cette société que 


232 NOUVEAUX ESSAIS SUR L ENTENDEMENT 


l'homme a naturellement ses organes façonnés en sorte qu'il sont 
propres à former des sons articulés, que nous appelons mots. 

Tu. Pour ce qui est des organes, les singes les ont en apparence 
aussi propres que nous à former la parole, cependant il ne s'y 
trouve point le moindre acheminement. Aiusi il faut qu'il leur 
manque quelque chose d'invisible. Il faut considérer aussi qu'on 
pourrait parler, c'est-à-dire se faire entendre par les sons de la 
bouche sans former des sons articulés, si on se servait des tons de 
musique pour cet effet ; mais il faudrait plus d'art pour inventer 
un langage des tons, au lieu que celui des mots a. pu être formé et 
perfectionné peu à peu par des personnes qui se trouvent dans la 
simplicité naturelle. 1l y a cependant des peuples, comme les Chinois, 
qui par le moyen de tons et accents varient leurs mots, dont ils 
n'ont qu'un petit nombre. Aussi était-ce la pensée de Golius (1), 
célebre mathématicien et grand connaisseur des langues, que leur 
langue est artificielle, c'est-à-dire qu'elle a été inventée tout à la fois 
par quelque habile homme pour établir un commeree de paroles 
entre quantités de nations differentes; qui habitaient ce grand pays 
que nous appelons la Chine, quoique cette langue pourrait se trouver 
altérée maintenant par le long usage. 

$ 2. Pi. Comme les Ourangs-Outangs et autres singes ont les 
organes sans former des mots, on peut dire que les perroquets et 
quelques autres oiseaux ont les mots sans avoir de langage, car on 
peut dresser ces oiseaux et plusieurs autres à former des sons assez 
distincts ; cependant ils ne sont nullement capables de langue. Il 
n'y a que l'homme qui soit en état de se servir de ces sons comme 
des signes des conceptions intérieures, afin que par là elles puissent 
être inanifestées aux autres. 

Tu. Je crois qu'en effet sans le désir de nous faire entendre nous 
n'aurions jamais formé de langage ; mais étant formé il est encore à 
l'homme à raisonner à part soi, tant par le moyen que les mots lui 
donnent de se souvenir des pensées abstraites, que par l'utilité qu'on 
trouve en raisonnant à se servir des caractères et de pensées sourdes ; 
car il faudrait trop de temps, s'il fallait tout expliquer et toujours 
substituer les définitions à la place des termes. 

5 9. Pr. Mais, comme la multiplication des mots en aurait confondu 
l'usage, s'il eüt fallu un nom distinct pour désigner chaque chose 


. (1j Goll ou Golius : 1590-1057, naturaliste et mathématicien, célèbre professeur 
à l'Université de Leyd. 


DEN MOTS 233 


particulière, le langage a été encore perfectionné par l'usage des 
termes généraux, lorsqu'ils signifient des idees generales. 

Tu. Les termes généraux ne servent pas seulement à la perfec- 
tion des langues, mais méme ils sont nécessaires pour leur consti- 
tution essentielle. Car, si par les choses particulières on entend les 
individuelles, il serait impossible de parler s'il n'y avait que des 
noms propres et point d'appellatifs, c'est-à-dire, s'il n'y avait des 
mots que pour les individus, puisqu'à tout moment il en revient de 
nouveaux lorsquil s'agit des individus, des accidents et particulière- 
ment des actions, qui sont ce qu'on désigne le plus; mais, si par les 
choses particulières on entend les plus basses espèces (species 
infimus), outre qu'il est difficile bien souvent de les déterminer, il 
est manifeste que ce sont déjà des universaux, fondés sur la simili- 
tude. Donc, comme il ne s'agit que de similitude plus ou moins 
étendue, selon qu'on parle des genres ou des espèces, il est naturel 
de marquer toute sorte de similitudes ou convenances et par consé- 
quent d'employer des termes généraux de tous degrés; et méme 
les plus généraux, étant moins charges par rapport aux idées ou 
essences qu'ils renferment, quoiqu'ils soient plus compréhensifs par 
rapport aux individus à qui ils conviennent, ils étaient bien souvent 
les plus aisés à former, et sont les plus utiles. Aussi voyez-vous que 
les enfants et ceux qui ne savent que peu la langue qu'ils veulent 
parler, ou la matière dont ils parlent, se servent des termes généraux 
comme chose, plante, animal, au lieu d'employer les termes 
propres qui leur manquent. Et il est sür que tous les noms propres 
ou individuels ont été originairement appellatifs où genéraux 

$ 4. Piu. Illy a. méme des mots que les hommes emploient non 
pour signifier quelque idée, mais le manque ou l'absence d'une 
certaine idée, comme rien, ignorance, stérilité. 

Tu. Je ne vois point pourquoi on ne pourrait dire qu'il y a des 
idees privatives, comme il vy a des verités négatives, ear l'acte. de 
nier est positif. J'en avais touche deja quelque chose. 

So. Pu. Sans disputer là- dessus, il sera plus utile pour approcher 
un peu plus de l'origine de toutes nos notions et connaissances, d'ob- 
server comment les inots qu'on. emploie pour former des actions et 
des notions tout à fait éloignees des sens, tirent leur origine des 
idees sensibles, d'où ils sont transiérés à des significations plus 
abstruses. 

Tu. C'est que nos besoins nous ont obligés de quitter l'ordre 


234 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


naturel des idées, car cet ordre serait commun aux anges et aux 
hommes et à toutes les intelligences en général et devrait être suivi 
de nous, si nous n'avions point égard à nos intérêts : il a donc fallu 
s'attacher à celui que les occasions et les accidents où notre espèce 
est sujette, nous ont fourni ; et cet ordre ne donne pas l’origine des 
notions, mais pour ainsi dire l'histoire de nos découvertes. 

Pn. Fort bien, ct c'est l'analyse des mots, qui nous peut apprendre 
par les noms mémes cet enchainement que celle des notions ne 
saurait donner par la raison que vous avez apportée. Ainsi les mots 
suivants : imaginer, comprendre, s'attacher. concevoir, instiller, 
dégoüter, trouble, tranquillité, etc., sont tous empruntés des opé- 
rations des choses sensibles et appliqués à certains modes de 
penser. Le mot esprit dans sa première signification est le souffle, et 
celui d'Ange signifie messager. D'oü nous pouvons conjecturer 
quelle sorte de notions avaient ceux qui parlaient les premiers ces 
langues-là, et comment la nature suggéra inopinément aux hommes 
l'origine et le principe de toutes leurs connaissances par les noms 
mémes. 

Tn. Je vous avais déjà fait remarquer que dans le credo des Hot- 
tentots, on a nommé le Saint-Esprit par un mot, qui signifie chez 
eux un souffle de vent bénin et doux. I] en est méme à l'égard de 
la plupart des autres mots, et méme on ne le reconnait pas toujours, 
parce que le plus souvent les vraies étymologies sont perdues. Un 
certain Hollandais, peu affectionné à la religion, avait abusé de 
cette vérité (que les termes de théologie, de morale et métaphysique 
sont pris originairement de choses grossiéres) pour tourner en ridi- 
cule la théologie et la foi chrétienne dans un petit dictionnaire fla- 
mand, où il donnait aux termes des définitions ou explications non 
pas telles que l'usage demande, mais telles que semblait porter la 
force originaire des mots, et les tournait malignement ; et comme 
d'ailleurs il avait donné des marques d'impiété, on dit qu'il en fut 
puni dans le Raspel-huyss. Il sera bon cependant de considérer 
cette analogie des choses sensibles et insensibles, qui a servi 
de fondememt aux tropes: c'est ce qu'on entendra mieux en 
considérant un exemple fort étendu tel qu'est celui que fournit 
l'usage des prépositions, comme : à, avec, de, devant, en, hors, par, 
pour, sur, vers, qui sont toutes prises du lieu, de la distance, et 
du mouvement, et transférées depuis à toute sorte de changements, 
ordres, suites, différences, convenances. A signifie approcher: 


DES MOTS 235 


comme en disant : je vais & Rome; mais comme pour attacher une 
chose on l'approche de celle où nous la voulons joindre, nous 
disons qu'une chose est attachée à une autre. Et de plus, comme il 
y à un attachement immatériel pour ainsi dire, lorsqu'une chose 
suit l'autre par ses raisons morales, nous disons que ce qui suit les 
mouvements et volontés de quelqu'un, appartient à cette personne 
ou y tient, comme S'il visait à cette personne pour aller auprès 
d'elle ou avec elle. Un corps est avec un autre lorsqu'ils sont dans 
un méme lieu ; mais on dit encore qu'une chose est avec celle qui se 
trouve dans le méme temps, dans un méme ordre, ou partie d'ordre, 
ou qui concourt à une méme action. Quand on vient de quelquelieu, 
le lieu a été notre objet par les choses sensibles qu'il nous a four- 
nies, et l'est encore de notre mémoire, qui en est toute remplie : et 
de là vient que l'objet est signifié par la préposition de, comme en 
disant, il s'agit de cela, on parle de cela, c'est-à-dire, comme si on 
venait. Et, comme ce qui est enfermé en quelque lieu ou dans 
quelque tout s'y appuie et est óté avec lui, les accidents sont consi 
dérés de méme comme dans le sujet, sunt. in subjecto, inherent 
subjecto. La particule sur aussi est appliquée à l'objet ; on dit qu'on 
est sur cette matière, à peu prés comme un ouvrier est sur le bois 
ou sur la pierre qu'il coupe et qu'il forme ; et, comme ces analogies 
sont extrêmement variables et ne dépendent point de quelques 
notions déterminées, de là vient que les langues varient beaucoup 
dans l'usage de ces particules et cas que les prépositions gouvernent, 
ou bien dans lesquels elles se trouvent sous-entendues et renfermées 
virtuellement. 


CHAP. Il. — DE LA SIGNIFICATION DES MOTS. 


3 1. Pu. Maintenant,les mots étant employés par les hommes pour 
êtres signes de leurs idées, on peut demander d'abord comment ces 
mots y ont été déterminés ; et l'on couvient que c'est non par au- 
cune connexion naturelle qu'il y ait entre certains sons articulés et 
certaines idées (car en ce cas il n'y aurait qu'une langue parmi les 
hommes}, mais par une institution arbitraire en vertu de laquelle 
un tel. mot a été volontairement le signe d'une telle idée. 

Tu. Je sais qu'on a coutume de dire dans les écoles et partout 


236 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


ailleurs que les significations des mots sont arbitraires (ex instituto) 
et il est vrai qu'elles ne sont point déterminées par une nécessité 
naturelle , mais elles ne laissent pas de l'étre par des raisons tantót 
naturelles, où le hasard a quelque part, tantôt morales, où il entre 
du choix. 1l v a peut-être quelques langues artificielles qui sont tou- 
tes de choix et entierement arbitraires, comme l'on croit que l'a été 
cellede la Chine, ou comme le sont celles de Georgius Dalgarnus et 
de feu M. Wilkins, évéque de Chester (1). Mais celles qu'on sait 
avoir été forgées des langues déjà connues sont de choix mêlé avec 
ce qu'il y a de la nature et du hasard dans les langues qu'elles sup- 
posent. ll en est ainsi de celles que les voleurs ont forgées pour 
n'étre entendus que de ceux de leur bande. ce que les Allemands 
appellent Rothwelsch, les [taliens Lingua. zerga, les Français le 
Yarquois, mais qu'ils forment ordinairement sur les langues ordi- 
naires qui leur sont connues, soit en changeant la signification reçue 
des mots par des métaphores, soit en faisant de nouveaux mots par 
une composition ou derivation à leur mode. ll] se forme aussi des 
langues par le commerce des differents peuples, soit en mélant indif- 
féremment des langues voisines, soit, comme il arrive le plus souvent, 
en prenant l'une pour base, qu'on estropie et qu'on altere, qu'on méle 
ct qu'on corrompt en négligeant et changeant ce qu'elle observe, et 
méme en y entant d'autres mots. La Lingua Franca, qui sert dans 
le commerce de la Méditerrance, est faite de l'italienne, et on n'y a 
point d'égard aux regles de la grammaire. Un dominicain arménien, 
à qui je parlai à Paris, s'était fait ou peut-être avait appris de ses 
semblables une espèce de Lingua Franca, faite du latin, que je 
trouvai assez intelligible, quoiqu'il n'y eut ni cas ni temps ni autres 
flexions, et il la parlait avec facilité, y étant accoutumé. Le père 
Labbe (2), jésuite français, fort savant, connu par bien d'autres ou- 

(lj DALGaRNO :Georges:, né à Aberdeen. Son ouvrage, publié en 1661, sous 
ce titre : {rs signorum vulgo Character universalis et lingua philosophie est 
extr^mement rare. — Wilkins, évêque de Chester, né en 1614, pres de Daventry, 
mort à Londres chez le docteur Tillotson, en 1672, est un des esprits curieux 
el originaux du xvii. siècle. Son livre sur la Dérouverte d'un Nouveau Monde, 
contient déjà l'hypothèse des astres habités, qui a été plus tard reprise par 
Fontenelle dans la Pluralité des mondes. Il fut un des souscripteurs du livre de 
Dalgarno, puis plus tard lui emprunta son idée et la développa, sans le citer, 
dans son Essai sur la langue philosophique avec un Dictionnaire conforme à cet 
essai. — Londres, 1668, in-fe, ouvrage qui est lui-mème très rare. On en trouve 
un extrait dans les Transactions philosophiques, n° 35, vu. 

‘21 Labbé (le Père), jésuite français, né à Bourges en 1607, mort à Paris en 


1607. Son érudition et sa fécondité sont prodigieuses. Dans la liste conside- 
rable de ses ouvrages dounée par Moreri, nous ne trouvons pas celui auquel 


DES MOTS 231 


vrages, a fait une langue dont le latin est la base, qui est plus aisée 
eta moins de sujétion que notre latin, mais qui est plus régulière 
que la Lingua Franca. ll en a fait un livre exprès. Pour ce qui est 
des langues qui se trouvent faites depuis longtemps, il n'y en a 
guère qui ne soient extrémement altérées aujourd'hui. Cela est mani- 
feste en les comparant avec les anciens livres et monuments qui eu 
restent. Le vieux francais approchait davantage du provençal et de 
l'italien, et on voit le théotisque avec le francais ou romain plutôt 
‘appelé autrefois Lingue Romana rustica) tels qu'ils étaient au 
neuvième siècle après Jésus-Christ dans les formules des serments 
des fils de l'empereur Louis le Débonnaire, que Nithard, leur parent. 
nous a conservés. On ne trouve guéres ailleurs de si vieux francais. 
italien ou espagnol. Mais pour du théotisque ou allemand ancien, il 
y a l'Évangile d'Otfricd, moine de Weissembourg de ce méme temps, 
que Flacius a publié et que M. Schilter (1) voulait donner de nou- 
veau. Et les Saxons passés dans la Grande-Dretagne nous ont laissé 
des livres encore plus anciens. On a quelque version ou paraphrase 
du commencement de la Genèse et de quelques autres parties de 
l'Histoire sainte, faite par un Caedmon, dont Beda fait déjà mention. 
Mais le plus ancien livre non seulement des langues germaniques, 
mais de toutes les langues de l'Europe, excepté la grecque et la Ia- 
tine, est celui de l'Évangile des Goths du Pont-Euxin, connu sous le 
nom de Core. argenteus, écrit en caractères tout particuliers, qui 
s'est trouve dans l'ancien monastere des Bénédietins de Werden, en 
Westphalie, et a été transporté en Suede, où on le conserve comme 
de raison avec autant de soin que l'original des Pandectes à Florence, 
quoique cette version ait été faite pour les Goths orientaux et dans 
un dialecte bien éloigné du germanique scandinavien : mais c'est 
parce qu'on croit avec quelque probabilité que les Goths du Pont- 
Euxin sont vous originairement de Scandinavie, ou du moins de 
la mer Baltique. Or la langue ou le dialecte de ces anciens Goths est 
trés différent du germanique moderne, quoiqu'il y ait le méme fond 
de langue. L'ancien gaulois en était encore plus different, à en juger 
par la langue plus approchante de la vraie gauloise, qui est celle du 


Leibniz fait allusion. Parmi ses ouvrages. le seul qui ait rapport à la philoso- 
'phie est intitulé : Aristotelis et Platonis (Girevorum interpretum brevis eouspez- 
lus, Pa:is, 1657, in-1«. C'était le. préambule d'un grand ouvrage qu'il meditait 
sous ce titre : AfAeneum plulosaphiciun., P. J. 

(1) Scuirer (John, juriconsulte et archéologue allemand, professeur de droit 
à Strasbourg. auteur du Thesaurus antiquitatum T'eutonicarum. P. J. 


238 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


pays de Gales, de Cornuaille, et le bas breton ; mais le hibernois en 
diffère encore davantage et nous fait voir les traces d'un langage bri- 
tannique, gaulois et germanique, encore plus antique. Cependant 
ces langues viennent toutes d’une source et peuvent être prises pour 
des altérations d'une méme langue, qu'on pourrait appeler la cel- 
tique. Aussiles anciens appelaient-ils Celtes tantles Germains queles 
Gaulois; et, en remontant davantage pour y comprendre les origines 
tant du celtique et du latin que du grec, qui ont beaucoup de racines 
communes avec les langues germaniques ou celtiques, on peut con- 
jecturer que cela vient de l'origine commune de tous ces peuples 
descendus des Scythes, venus de la mer Noire, qui ont passé le Da- 
nube et la Vistule, dont une partie pourrait être allée en Grèce, et 
l'autre aura rempli la Germaine et les Gaules ; ce qui est une suite 
de l'hypothèse qui fait venir les Européens d'Asie (1). Le Sarmati- 
que (supposé que c'est l'esclavon) a sa moitié pour le moins d'une 
origine ou germanique ou commune avec le germanique. 1l en pa- 
"it quelque chose de semblable méme dans le langage finnois, qui 
est celui des plus anciens Scandinaviens, avant que les peuples ger- 
maniques, c'est-à-dire les Danois, Suédois et Norvégiens y aient 
occupé ce qui est le meilleur et le plus voisin de la mer, et le langage 
des Finnoniens ou du nord-ouest de notre continent, qui est encore 
celui des Lapons, s'étend depuis l'océan germanique ou norvégien 
plutót, jusque vers la mer Caspienne (quoique interrompu par les 
peuples eselavons qui se sont fourrés entre deux) et a du rapport au 
hongrois, venu des pays qui sont maintenant en partie sous les Mos- 
cowites. Mais la langue tartaresque, qui a rempli le nord-est de 
l'Asie, avecses variations, parait avoir été celle des Huns et Cumans, 
comme elle l'est des Usbecs ou Turcs, des Calmues, et des Mugal- 
les. Or toutes ces langues de la Scythie ont beaucoup de racines 
communes entre elles et avec les nótres, et il se trouve que méme 
l'arabique {sous laquelle l'hébraique, l'ancienne punique, la chal- 
deenne, la syriaque, et l'éthiopique des Abyssins doivent être com- 
prises) en a d'un si grand nombre et d'une convenance si manifeste 
avec les nôtres, qu'on ne lesaurait attribuer au seul hasard, ni même 
au seul commerce, mais plutôt aux migrations des peuples (2). De 


(1) Cette hypothèse a été vérifiée par la philologie comparée. P. J. 

(2) D’après la philologie moderne, les langues dont parle ici Leibniz, et que 
l'on appelle sémiliques, n'ont qu'un très petit nombre de racines communes 
avec les langues indu-européennes, et forment deux familles irréductibles. P, J. 


DES MOTS 23!) 


sorte qu'il n'y a rien en cela qui combatte et qui ne favorise plutót 
le sentiment de l'origine commune de toutes les nations et d'une 
langue radicale et primitive. Si l'hébraique ou l'arabesque y ap- 
proche le plus, elle doit étre au moins bien altérée, et il semble que le 
teuton a plus gardé du naturel, et (pour parler le langage de Jacques 
Bœhm) (1) de l'adamique (2) : car, si nous avions la langue primitive 
dans sa pureté, ou assez conservée pour être reconnaissable, il fau- 
drait qu'il y parüt les raisons, des connexions soit physiques, soit 
d'une institution arbitraire, sage ct digne du premier auteur. Mais, 
suposé que nos langues soient dérivatives, quant au fond elles ont 
néanmoins quelque chose de primitif en elles-mémes, qui leur 
est survenu par rapport à des mots radicaux nouveaux, formés 
depuis chez elles par hasard, mais sur des raisons physiques. 
Ceux qui signifient les sons des animaux ou en sont venus en don- 
nent des exemples. Tel est par exemple le latin coe zare, attribué 
aux grenouilles, qui a du rapport au coutaquen ou quaken en alle- 
mand. Or il semble que le bruit de ces animaux est la racine primor- 
diale d'autres mots de la langue germanique. Car, comme ces ani- 
maux font bien du bruit, on l'attribue aujourd'hui aux discours de 
rien et babillards, qu'on appelle quakeler en diminutif ; mais appa- 
remment ce méme mot queaken était autrefois pris en bonne part et 
signifiait toute sorte de sons qu'on fait avec la bouche et sans en ex: 
cepter la parole méme. Et, comme ces sons ou bruits des animaux 
sont un témoignage de la vie, et qu'on connait par là avant de 
voir qu'il y a quelque chose de vivant, de là est venu que quek, en 
vieux allemand, signifiait vie ou vivant, comme on le peut remarquer 
dans les plus anciens livres, et il y en a aussi des vestiges dans la 
langue moderne, car quecksilber est vif-argent, et erquicken est 
conforter et comme revivifier ou recréer après quelque défaillance 
ou quelque grand travail. On appelle aussi quaken en bas allemand 
certaines mauvaises herbes, vives pour ainsi dire et courantes, comme 
on parle en allemand, qui s'étendent et se propagent aisément dans 


(1; Been (Jacob;, célèbre mystique allemand, cordonnier à Gorliz, né pres 
de cette ville dans la haute Lusace, en 1575, mort en 1621, Ses principaux ou- 
vrages sont : L'Aurora ou lube naissante (1612) ; la Desrriplion des trois prin- 
cipes de l'essence divine (1619) ; Mysterium magnum ; Signatura rerum, etc. Il 
en a paru plusieurs editions completes à Amsterdam (1665, 1682, 1730). Saint- 
Martin a traduit plusieurs de ces ouvrages en français : Aurore naissante (Paris, 
2 vol. in-8', an VII); les Trots Principes de l'essence divine (2 vol. in-8», Paris, 
an X) , le Chemin pour aller au Christ (1 vol. in-12, Paris, 18221. b. J. 

(2) Le langage d'Adam. 


240 NOUVEAUX ESSAIS SUR L ENTENDEMENT 


les champs au préjudice des grains, et dans l'anglais quickly qui veut 
dire promptement et d'une manière vive. Ainsi on peut juger qu'à 
l'égard de ces mots la langue germanique peut passer pour primi- 
tive, les a: ins n'ayant pas besoin d'emprunter d'ailleurs un son, 
qui est. l'ir:itation de celui des grenouilles. Et il v en a beaucoup 
d'autres où il en paraît autant. Car il semble que, par un instinct na- 
turel, les anciens Germains, Celtes et autres peuples apparentés 
avec eux, ont employé la lettre R pour signifier un mouvement vio- 
lent et un bruittel que celui de cette lettre. Cela parait dans £éo, couler 
(fluo), rinnen, rüren (fluere), rutir, (fluxion), le Rhin, Rhône, 
Boer (Rhenus, Rhodanus, Eridanus, Rura, rauben i rapere, ravir), 
Ret frota), radere (raseri, rauschen (mot difficile à traduire en 
fraucais : il signifie un bruit tel que celni des feuilles ou arbres que 
le vent ou un animal passant y excite, qu'on fait avec une robe trai- 
nante), rekken (étendre avec violence) d'où vient que reichen est 
atteindre, que der rick signifie un long bâton ou perche servant à 
suspendre quelque chose, dans cette espèce de plat-dütsch où bas 
saxon, qui est près de Brunswick ; que rige, reihe, regula, regere 
se rapporte à une longueur ou course droite, et que reck a signifié 
une chose ou personne fort étenduc et longue, et particulierement 
un géant, et puis un homme puissant et riche, comme il parait dans 
le reich des Allemands et dans le riche ou ricco des demi-latins. En 
espagnol, ricos hombres signifie les nobles ou principaux : ee qui 
fait comprendre en méme temps comment les métaphores, les synec- 
docques et les métonymies ont fait passer les mots d'une signification 
à l'autre, sans qu'on en puisse toujours suivre la piste. On remarque 
ainsi ce bruit et mouvement violent dans rss ‘rupture, avec quoi 
le latin rronpo, le grec Séyvu, le francais arracher, l'italieu stroccio 
ont de la connexion. Or, comme la lettre R signifie naturellement un 
mouvement violent. la lettre L en désigne un plus doux. Aussi 
voyons-nous que les enfantset autres, à qui le R est trop dur et trop 
difficile à prononcer, y mettent la lettre L à la place, comme disant 
par exemple : mon lerélent péle. Ce mouvement doux parait. dans 
leben (vivre), laben (conforter, faire vivre). Und. (lenis; lentus 
(lent), eben (aimer), lauffen (glisser promptement comme l'eau 
qui coule), labi (glisser, lebitur uncle vadis abies;, legen imettre 
doucement, d'où vient /iegen, coucher, /«ge ou laye (un lit, comme 
un lit de pierres), {ay-stein. pierre à couches, ardoise, lego, ich 
lese, je ramasse ce qu'on a mis (c'est le contraire du mettre) et 


DES MOTS 241 


puis je lis, et enfin chez les Grecs, je parle, laub (feuille, chose 
aisée à remuer, où se rapportent aussi lap, lid, lenken), luo, 
4v (solvo), leien (en bas-saxon), se dissoudre, se fondre comme 
la neige), d'où la Leine, rivière d’Ilanovre, a son nom, qui, 
venant des pays montagneux, grossit fort par les neiges fondues. 
Sans parler d'une infinité d'autres semblables appellations, qui 
prouvent qu'il y a quelque chose de naturel dans l'origine des mots, 
qui marque un rapport entre les choses et les sons et mouvements 
des organes de la voix ; et c'est encore pour cela que la lettre L 
jointe à d'autres noms, en fait le diminutif chez les Latins, les demi- 
Latins et les Allemands supérieurs. Cependant il ne faut point pré- 
tendre que cette raison se puisse remarquer partout, car le lion, le 
lynx, le loup, ne sont rien moins que doux. Mais on se peut être atta- 
ché à un autre accident, qui est la vitesse (lauf), qui les fait craindre 
ou qui oblige àla course ; comme si celui qui voit venir un tel ani- 
mal criait aux autres lauf (fuyez *), outre que, par plusieurs acci- 
dents et changements, la plupart desmots sont extrémement altérés 
et éloignés de leur prononciation et de leur signification originale. 

Pu. Encore un exemple le ferait mieux entendre. 

Tu. En voici un assez manifeste et qui comprend plusieurs autres. 
Le mot d'œil et son parentage y peut servir. Pour le faire voir je 
commencerai d'un peu haut. À (premiere lettre) suivie d'une petite 
aspiration fait ah, et, comme c'est une émission de l'air, qui fait un 
son assez clair au commencement et puis évanouissant, ce son signifie 
naturellement un petit souffle, spiritum lenem, lorsque À et H ne 
sont guére forts. C'est de quoi xo, aer, aura, haugh, halare, 
haleine, ätuos, athem, odem (allemand) ont eu leur origine. Mais, 
comme l'eau est un fluide aussi, et fait du bruit, il en est venu (ce 
semble) qu'ah, rendu plus grossier par le redoublement, c'est-à- 
dire aha ou ahha, a été pris pour l'eau. Les Teutons et autres Celtes, 
pour mieux marquer le mouvement, y ont proposé leur W à l'un et 
à l'autre; c'est pourquoi wehen, wind, vent, marquent le mouve- 
ment de l'air, et waten, vadum, water le mouvement de l'eau ou 
dans l'eau. Mais, pour revenir à aha, il parait être (comme j'ai dit) 
une maniere de racine, qui signifie l'eau. Les Islandais, qui gardent 
quelque chose de l'ancien teutonisme scandinavien, en ont diminué 
l'aspiration en disant aa , d'autres qui disent aken (entendant Air, 
Aquas grani) l'ont augmentée, comme font aussi les Latins dans 
leur aqua, et les Allemands en certains endroits, qui disent ach 

PAUL JaxET. — Leibniz. 16 


242 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


dans les compositions pour marquer l'eau, comme lorsque Schwartz- 
äch signifie eau noire, Biberach eau des Castors. Et au lieu de 
Wiser ou Weser on disait Wiseraha dans les vieux titres, et Wisu- 
rach chez les anciens habitants, dont les Latins ont fait Visurgis, 
comme d'/ler, llerach, ils ont fait /largus. D'aqua, aigues, auue, 
les Francais ont enfin fait eau, qu'ils prononcent oo, oü il ne reste 
plus rien de l'origine. Auwe, Auge chez les Germains est aujourd'hui 
un lieu que l'eau inonde souvent, propre aux pâturages, locus irri- 
guus, pascuus ; mais plus particulièrement il signifie une ile comme 
. dans le nom du monastère de Heichenau (4ugia dives) et bien 
d'autres. Et cela doit avoir eu lieu chez beaucoup de peuples teuto- 
niques et celtiques, car de là est venu que tout ce qui est isolé dans 
une espèce de plaine a été nommé auge ou Ooge, oculus. C'est ainsi 
qu'on appelle des taches d'huile sur de l'eau chez les Allemands ; et 
chez les Espagnols Ojo est un trou. Mais auge, ooge, oculus, oc 

chio, etc., a été appliqué plus particuliérement à l'oeil comme par 
excellence, qui fait ce trou isolé éclatant dans le visage; el sans 
doute le français œil en vient aussi, mais l'origine n'en est point 
reconnaissable du tout, à moins qu'on n'aille par l'enchainement que 
je viens de donner ; et il parait que l'ôuua et ójy; des Grecs vient de 
la méme source. Oe ou Oeland est une ile chez les Septentrionaux, 
etil y en a quelque trace dans l'hébreu, où * x, Ai est une île. 
M. Bochart (1) a cru que les Phéniciens en avaient tiré le nom, qu'il 
croit qu'ils avaient donné à la mer Egée, pleine d'iles. Augere, 
augmentation, vient encore d'auue ou auge, c'est-à-dire de l'effusion 
des eaux; comme aussi ooken, auken en vieux saxon, estait aug- 
menter, et l'Augustus en parlant de l'Empereur estait traduit par 
ooker. La rivière de Bronsvic, qui vient des montagnes de Hartz, et 
par conséquent est fort sujette à des accroissements subits, s'appelle 
Ocker, et Ouacra autrefois. Et je dis en passant que les noms des 
rivières étant ordinairement venus de la plus grande antiquité 
connue, marquent le mieux le vieux langage et les anciens habi- 
tants, c'est pourquoi ils mériteraient une recherche particulière. Et 
les langues en général, étant les plus anciens monuments des 
peuples, avant l'écriture et les arts, en marquent le mieux l'origine, 
les cognations et migrations. C'est pourquoi les étymologies bien 
entendues seraient curieuses et de conséquence, mais il faut joindre 


(1) Bocnanr, célèbre érudit protestant, né à Rennes en 1579, mort à Caen 
en 1666. P. J. 





DES MOTS 943 


des langues de plusieurs peuples, et ne point faire trop de sauts 
d'une nation à une autre fort éloignée sans en avoir de bonnes 
vérifications, où il sert surtout d'avoir les peuples entre eux pour 
garants. Et en général l'on ne doit donner aucune créance aux 
etymologies, que lorsqu'il y a quantite d'indices concourants : autre- 
ment c'est goropiser. 

Pu. Goropiser ? Que veut dire cela? 

Tu. C'est que les étymologies étranges et souvent ridicules de 
Goropius Becanus (1), savant médecin du xvi° siècle, ont passé en 
proverbe, bien qu'autrement il n'ait pas eu trop de tort de pré- 
tendre que la langue germanique, qu'il appelle cimbrique, a autant 
et plus de marques de quelque chose de primitif que l'hébraique 
même. Je me souviens que feu M. Claubergius (2), philosophe excel- 
lent, a donné un petit essai sur les origines de la langue germa- 
nique, qui fait regretter la perte de ce qu'il avait promis sur ce sujet. 
J'y ài donné moi-méme quelques pensées, outre que j'avais porté 
feu M. Gerardus Meierus (3j, théologien de Brème, à y travailler, 
comme il a fait, mais la mort l'a interrompu. J'espére pourtant que 
le publie en profitera encore un jour, aussi bien que des travaux 
semblables de M. Schilter, jurisconsulte célèbre à Strasbourg, mais 
qui vient de mourir aussi. Il est sûr au moins que la langue et les 
antiquités teutoniques entrent dans la plupart des recherches des 
origines, coutumes et antiquités européennes. Et je souhaiterais que 
des savants hommes en fissent autant dans les langues wallienne, 
biscayenne, slavonique, finnoise, turque, persanne, arménienne, 
géorgienne et autres, pour en mieux découvrir l'harmonie, qui ser- 
virait particulièrement, comme je viens de dire, à éclaircir l'origine 
des nations. 


{D DEcawcs Gonopics, ou Jean Bécan (Van Gorp), né en 1518 dans le Brabant, 
mort en 1572, médecin, mais plus connu par son goût pour les belles-lettres et 
les langues. Il prétendait que la langue d'Adam était le flamand. P. J. 

(2; CLaugerc, célebre cartésien, né à Sollingen (duché de Berg) en 1622, 
mort en 1665. Ses principaux ouvrages sont : //e conjunctione anima et corporis 
humani scriplum. Exercitationes de cognitione. Dei el Nostri. Logica. vetus et 
nora (In-8, Duisbourg, 1656); Ontosophia mème vol.) ; Initiatio philosophi seu 
Dubitatio Curtesiana (In-12, Mulberg, 1687). Ses œuvres complètes ont été 


publiées à Amsterdam en 1611. b. J. 
(3) MER (Gérard), né à Bréme en 1616, mort dans cette ville en 1608. Ses 
principaux ouvrages philosophiques sont: Compendium logicæ divine, — Aru- 


neurum telus divina ecistentiæ testes. — De dubitatione scepticá et Cartesianá. 
1l a laissé en manuscrit un Glossarium linguæ Saxonicæ : C'est l'ouvrage don 
parle Leibniz. P. J. 


244 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


8 9. Pu. Ce dessein est de conséquence, mais à present il est temps 
de quitter le matériel des mots et de revenir au formel, c'est-à-dire 
à la signification, qui est commune aux différentes langues. Or, vous 
m'accorderez premiérement, Monsieur, que, lorsqu'un homme parle à 
un autre, c'est de ses propres idées qu'il veut donner des signes, 
les mots ne pouvant étre appliqués par lui à des choses qu'il ne con- 
nait point. Et, jusqu'à ce qu'un homme ait des idees de son propre 
fonds, il ne saurait supposer qu'elles sont conformes aux qualités des 
choses ou aux conceptions d'un autre. 

Tu. ll est vrai pourtant qu'on prétend de désigner bien souvent 
plutót ce que d'autres pensent que ce qu'on pense de son chef 
comme il n'arrive que trop aux laiques, dont la foi est implicite. 
Cependant j'accorde qu'on entend toujours quelque chose de géné- 
ral, quelque sourde et vide d'intelligence que soit la pensée ; et on 
prend garde du moins de ranger les mots selon la coutume des 
autres, se contentant de croire qu'on pourrait en apprendre le sens 
au besoin. Ainsi on n'est quelquefois que le trucheman des pensées, 
ou le porteur de la parole d'autrui, tout comme serait unc lettre ; et 
méme on l'est plus souvent qu'on ne pense. 

S 4. Pu. Vous avez raison d'ajouter qu'on entend toujours quel- 
que chose de général, quelque idiot qu'on soit. Un enfant, n'ayant 
remarqué dans ce qu'il entend nommer or qu'une brillante couleur 
jaune, donne le nom d'or à cette méme couleur qu'il voit dans la 
queue d'un paon ; d'autres ajouteront la grande pesanteur, la fusi- 
bilite, la malléabilité. 

Tu. Je l'avoue, mais souvent l'idée qu'on a de l'objet dont on parle 
est encore plus générale que celle de cet enfant, et je ne doute point 
qu'un aveugle ne puisse parler pertinemment des couleurs et faire 
une harangue à la louange de la lumière qu'il ne connait pas, parce 
qu'il en a appris les effets et les circonstances. 

S 4. Pir. Ce que vous remarquez est très vrai. Il arrive souvent 
que les hommes appliquent davantage leurs pensées aux mots 
qu'aux choses, et parce qu'on a appris la plupart de ces mots 
avant de connaitre les idées qu'ils signifient, il y a non seulement 
des enfants, mais des hommes faits qui parlent souvent comme des 
perroquets. Cependant les hommes prétendent ordinairement de 
marquer leurs pensées et de plus ils attribuent aux mots un secret 
rapport aux idées d'autrui et aux choses mêmes. Car, si les sons 
étaient attribués à une autre idée par celui avec qui nous nous 


DES MOTS 945 


entretenons, ce serait parler deux langues. |l est vrai qu'on ne 
s'arrête pas trop à examiner quelles sont les idées des autres, et 
l'on suppose que notre idée est celle que les communes et les habiles 
gens du pays attachent au méme mot. 3 6. Ce qui a lieu particuliè- 
rement à l'égard des idées simples et des modes; mais, quant aux 
substances, on y croit plus particulièrement que les mots signifient 
aussi la réalité des choses. 

Tu. Les substances et les modes sont également représentés par 
les idées; et les choses, aussi bien que les idées, dans l'un et l'autre 
cas sont marquées par les mots; ainsi je n’y vois guère de difré- 
rence, sinon que les idées des choses substantielles et des qualités 
sensibles sont plus fixes. Au reste, il arrive quelquefois que nos idées 
et pensées sont la matiére de nos discours et font la chose méme 
qu'on veut signifier, et les notions réflexives entrent plus qu'on ne 
croit dans celle des choses. On parle méme quelquefois des mots 
matériellement, sans que, dans cet endroit-là précisément, on puisse 
substituer à la place du mot la signification, ou le rapport aux idées 
ou aux choses; ce qui arrive non seulement lorsqu'on parle en 
grammairien, mais encore quand on parle en dictionnariste, en 
donnant l'explication du nom. 


CHAP. Ill. — DES TERMES GÉNÉRAUX. 


S 1. Pu. Quoiqu'il n'existe que des choses particuliéres, la plus 
grande partie des mots ne laisse point d'étre des termes généraux; 
parce qu'il est impossible, 5 2. que chaque chose particuliere puisse 
avoir un nom particulier et distinct, outre qu'il faudrait une mé- 
moire prodigieuse pour cela, au prix de laquelle celle de certains 
généraux qui pouvaient nommer tous leurs soldats par leur nom ne 
serait rien. La chose irait méme à l'infini, si chaque béte, chaque 
plante et méme chaque feuille de plante, chaque graine, enfin 
chaque grain de sable qu'on pourrait avoir besoin de nommer devait 
avoir son nom. Et comment nommer les parties des choses sensible- 
ment uniformes, comme de l'eau, du fer ? 33. Outre que ces noms 
particuliers seraient inutiles, la fin principale du langage étant 
d'exciter dans l'esprit de celui qui m'écoute une idée semblable à la 
mienne. Ainsi la similitude suffit, qui est marquée par les termes 


246 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


généraux, 8 4. et les mots particuliers seuls ne serviraient point à 
étendre nos connaissances, ni à faire juger de l'avenir par le passé, 
ou d'un individu par un autre. $ 5. Cependant, comme l'on a souvent 
besoin de faire mention de certains individus, particuliérement de 
notre espéce, l'on se sert de noms propres, qu'on donne aussi aux 
pays, villes, montagnes et autres distinctions de lieu. Et les maqui- 
gnons donnent des noms propres jusqu'à leurs chevaux, aussi bien 
qu'Alexandre à son Bucéphale, afin de pouvoir distinguer tel ou tel 
cheval particulier, lorsqu'il est éloigné de leur vue. 

Tir. Ces remarques sont bonnes, et il y en a qui conviennent avec 
celles que je viens de faire. Mais j'ajouterai, suivant ce que j'ai 
observé déjà, que les noms propres ont été originairement appel- 
latifs, c'est-à-dire généraux dans leur origine, comme Brutus, César, 
- Auguste, Capito, Lentulus, Piso, Cicero, Elbe, Rhin, Rhur, Leine, 
Ocker, Bucéphale, Alpes, Brenner ou Pyrénées, car l'on sait que le 
premier Brutus eut ce nom de son apparente stupidité, que César 
était le nom d'un enfant tiré par incision du ventre de sa mère, 
qu'Auguste était un nom de vénération, que Capiton est grosse téte, 
comme Bucéphale aussi, que Lentulus, Pison et Cicéron ont été des 
noms donnés au commencement à ceux qui cultivaient particulière- 
ment certaines sortes de légumes. J'ai déjà dit ce que signifient les 
noms .de ces rivières, Rhin, Hhur, Leine, Ocker. Et l'on sait que 
toutes les rivières s'appellent encore Elbes en Scandinavie. Enfin 
Alpes sont montagnes couvertes de neige (à quoi convient album, 
blanc) et Brenner ou Pyrénées signifient une grande hauteur, car 
bren était haut, ou chef (comme Drennus), en celtique, comme 
encore brinck chez les Bas-Saxons, est hauteur, et il y a un Brennet 
entre l'Allemagne et lltalie, comme les Pyrénées sont entre les 
Gaules et l'Espagne. Ainsi j'oserais dire que presque tous les mots 
sont originairement des termes généraux, parce qu'il arrivera fort 
rarement qu'on inventera un nom exprès sans raison pour marquer 
un tel individu. On peut done dire que les noms des individus étaient 
des noms d'espéce, qu'on donnait par excellence. ou autrement à 
quelque iudividu, comme le nom grosse tête à celui de toute la ville 
qui l'avait la plus grande ou qui etait le plus considéré des grosses 
têtes qu'on connaissait. C'est ainsi méme qu'on donne les noms des 
genres aux espèces, c'est-à-dire qu'on se contentera d'un terme 
plus général ou plus vague pour désigner des espèces plus particu- 
lieres, lorsqu'on ne se soucie point des dillérences. Comme, par 


DES MOTS 247 


exemple, on se contente du nom général d’absinthe, quoiqu'il y en 
ait tant d'espèces qu'un des Bauhin (1) en a rempli un livre exprès. 

& 6. Tn. Vos réflexions sur l'origine des noms propres sont fort 
justes ; mais, pour venir à celle des noms appellatifs ou des termes 
généraux, vous conviendrez sans doute, Monsieur, que les mots 
deviennent généraux lorsqu'ils sont signes d'idées générales, et les 
idées deviennent générales lorsque par abstraction on en sépare le 
temps, le lieu, ou telle autre circonstance, qui peut les déterminer à 
telle ou telle existence particuliére. 

Tu. Je ne disconviens point de cet usage des abstractions, mais 
c'est plutôt en montant des espèces aux genres que des individus 
aux espèces. Car (quelque paradoxe que cela paraisse) il est impos- 
sible à nous d'avoir la connaissance des individus et de trouver le 
moyen de déterminer exactement l'individualité d'aucune chose, à 
moins que de la garder elle-méme; car toutes les circonstances peu- 
vent revenir; les plus petites différences nous sont insensibles; le lieu 
ou le temps, bien loin de déterminer d'eux-mémes, ont besoin eux- 
mêmes d’être déterminés par les choses qu'ils contiennent. Ce qu'il 
y a de plus considérable en cela est que l'individualité enveloppe l'in- 
fini. et il n'y a que celui qui est capable de le comprendre qui puisse 
avoir la connaissance du principe d'individuation d'une telle ou telle 
chose; ce qui vient de l'influence (à l'entendre sainement) de toutes les 
choses de l'univers les unes sur les autres. H est vrai qu'il n'en serait 
point ainsi, s'il y avait des atomes de Démocrite ; mais aussi il n'y 
aurait point alors de différence entre deux individus différents de la 
méme figure et de la méme grandeur. 

8 7. Pu. Il est pourtant tout visible que les idées que les enfants se 
font des personnes avec qui ils conversent (pour nous arréter à cet 
exemple) sont semblables aux personnes mémes et ne sont que par- 
ticuliéres. Les idées qu'ils ont de leur nourrice et de leur mére sont 
sont fort bien tracées dans leur esprit, et les noms de nourrice ou 
de maman dont se servent les enfants, se rapportent uniquement à ces 
personnes. Quant apres cela le temps leur a fait observer qu'il y a 
plusieurs autres êtres, qui ressemblent à leur père ou à leur mère, 
ils forment une idée à laquelle ils trouvent que tous ces êtres particu- 


11) JEAN Bavurs, célèbre naturaliste suisse, s'est livré surtout à l'étude de la 
botanique. L'ouvrage auquel Leibniz fait allusion est intitulé : De plantis absin- 
thea nomen. habentibus, ll y a un autre Bauhin, frère du précédent, égales 
ment naturaliste. 


248 .. NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


liers participent également, et ils lui donnent comme les autres le 
nom d'homme. $ 8. Ils acquièrent par la méme voie des noms et des 
notions plus générales ; par exemple, la nouvelle idée de l'animal ne 
se fait point par aucune addition, mais seulement en Ótant la figure 
ou les propriétés particulières de l'homme et en retenant un corps 
accompagné de vie, de sentiment et de motion spontanée. 

Tu. Fort bien ; mais cela ne fait voir que ce que je viens de dire ; 
car, comme l'enfant va par abstraction de l'observation de l'idée de 
l'homme à celle de l'idée de l'animal, il est venu de cette idée plus 
spécifique qu'il observait dans sa mére ou dans son pére et dans 
tant d'autres personnes à celle de la nature humaine. Car, pour juger 
qu'il n'avait point de précise idée de l'individu, il suffit de considérer 
qu'une ressemblance médiocre le tromperait aisément et le ferait 
prendre pour sa mère une autre femme qui ne l'est point. Vous 
savez l'histoire du faux Martin Guerre, qui trompa la femme méme 
du véritable et les proches parents par la ressemblance jointe à 
l'adresse et embarrassa longtemps les juges, lors même que le véri- 
table fut arrivé. 

8 9. Pu. Ainsi tout ce mystère du genre ct des espèces, dont on 
fait tant de bruit dans les écoles, mais qui hors de là est avec raison 
si peu considéré, tout ce mystère, dis-je, se réduit uniquement à la 
formation d'idées abstraites plus ou moins étendues, auxquelles on 
donne certains noms. 

Tu. L'art de ranger les choses en genres et en espéces n'est pas de 
petite importance et sert beaucoup tant au jugement qu'à la mé- 
moire. Vous savez de quelle conséquence cela est dans la botanique, 
sans parler des animaux ct autres substances, et sans parler aussi 
des étres moraux et notionaux comme quelques-uns les appellent. 
Une bonne partie de l'ordre en dépend, et plusieurs bons auteurs 
écrivent en sorte que tout leur discours peut étre réduit en divisions 
ou sous-divisions, suivant une méthode qui a du rapport aux genres 
et aux espéces, et sert non seulement à retenir les choses, mais 
méme à les trouver. Et ceux qui ont disposé toutes sortes de 
notions sous certains titres ou prédicaments sous-divisés, ont fait 
quelque chose de fort utile. 

3 10. Pn. En définissant les mots, nous nous servons du genre ou 
du terme général le plus prochain; et c'est pour s'épargner la peine 
de compter Ies diflérentes idées simples que ce genre signifie, ou 

». WE peut-étre pour s'épargner la honte de ne pouvoir faire 





DES MOTS 249 


cette énumération. Mais quoique la voie la plus courte de définir 
soit par le moyen du genre et de la différence, comme parlent les lo- 
giciens, on peut douter, à mon avis, qu'elle soit la meilleure : du 
moins elle n'est pas l'unique. Dans la définition qui dit que l'homme 
est un animal raisonnable (définition qui peut-être n'est pas la plus 
exacte, mais qui sert assez bien au présent dessein), au lieu du mot 
animal on pourrait mettre sa définition. Ce qui fait voir le peu de 
nécessité de la régle, qui veut qu'une définition doit étre composée 
de genre et de différence et le peu d'avantage qu'il y a à l'observer 
exactement. Aussi les langues ne sont pas toujours formées selon les 
régles de la logique, en sorte que la signification de chaque terme 
puisse être exactement et clairement exprimée par deux autres 
termes. Et ceux qui ont fait cette régle ont eu tort de nous donner 
si peu de définitions qui y soient conformes. 

Tu. Je conviens de vos remarques; il serait pourtant avantageux 
pour bien des raisons que les définitions puissent être de deux 
termes : cela sans doute abrégerait beaucoup, et toutes les divisions 
pourraient être réduites à des dichotomies, qui en sont la meilleure 
espéce, et servent beaucoup pour l'invention, le jugement et la mé- 
moire. Cependant je ne crois pas que les logiciens exigent toujours 
que le genre ou la différence soit exprimée en un seul mot; par 
exemple le terme polygone régulier peut passer pour le genre du 
carré, et dans la figure du cercle le genre pourra être une figure 
plane curviligne, et la différence serait .celle dont les points de la 
ligne ambiante soient également distants d'un certain point comme 
centre. Àu reste, il est encore bon de remarquer que bien souvent le 
genre pourra être changé en différence, et la différence en genre. Par 
exemple, le carré est un régulier quadrilatéral, ou bien un quadrila- 
tère régulier, de sorte qu'il semble que le genre ou la différence ne 
different que comme le substantif et l'adjectif; comme si au lieu de 
dire que l'homme est un animal raisonnable, la langue permettait de 
dire que l'homme est un rational animable, c'est-à-dire une sub- 
stance raisonnable douée d'une nature animale, au lieu que les 
génies sont des substances raisonnables, dont la nature n'est point 
animale, ou commune avec les bêtes. Et cet échange des genres et 
des différences dépend de la variation de l'ordre des sous-divi- 
sions. 

S 11. Pu. ll s'ensuit de ce que je venais de dire, que ce qu'on 
appelle général et universel n'appartient point à l'existence des 


250 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


choses, mais que c'est un ouvrage de l'entendement, 8 12, et les 
essences de chaque espèce ne sont que les idées abstraites. - 

Tu. Je ne vois pas assez cette conséquence. Car la généralité con- 
siste dans la ressemblance des choses singulières entre elles, et cette 
' essemblance est une réalité. 

S 13. Pr. J'allais vous dire moi-même que ces espèces sont fondées 
sur les ressemblances. 

Ti. Pourquoi donc. n'y point chercher aussi l'essence des genres 
et des espèces? 

8 44. Pr. On sera moins surpris de m'entendre dire que ces essences 
sont l'ouvrage de l'entendemnnt, si l'on considére qu'il y a du moins 
des idées complexes, qui dans l'esprit de différentes personnes 
ont souvent différentes collections d'idées simples, et ainsi ce qui 
est avarice dans l'esprit d'un homme ne l'est pas dans l'esprit 
d'un autre. 

Tu. J'avoue, Monsieur, qu'il y a peu d'endroits où j'aie moins 
entendu la force de vos conséquences qu'ici, et cela me fait de la 
peine. Si les hommes différent dans le nom, cela change-t.il les 
choses ou leurs ressemblances ? Si l'un applique le nom d'avarice à 
une ressemblance, et l'autre à une autre, ce seront deux différentes 
espéces désignées par le méme nom. 

Pu. Dans l'espéce des substances qui nous est plus familière et 
que nous connaissons de la manière la plus intime, on a douté plu- 
sieurs fois si le fruit qu'uné femme a mis au monde était homme, 
jusqu'à disputer si l'on devait le nourrir et baptiser; ce qui ne pour- 
rait étre si l'idée abstraite ou l'essence à laquelle appartient le noin 
d'homme était l'ouvrage de la nature et non une diverse incertaine 
collection d'idées simples que l'entendement joint ensemble et à 
laquelle il attache un nom après l'avoir rendue générale par voie 
d'abstraction. De sorte que dans le fond chaque idée distincte, formée 
par abstraction, est une essence distincte. 

Tu. Pardonnez-moi que je vous dise, Monsieur, que votre lan- 
gage m'embarrasse, car je n'y vois point de liaison. Si nous ne pou- 
vons pas toujours juger par le dehors des ressemblances de l'inté- 
rieur, est-ce qu'elles en sont moins dans la nature ? Lorsqu'on 
doute si un monstre est homme, c'est qu'on doute s'il a de la raison, 
Quand on saura qu'il en a, les théologiens ordonneront de le faire 
baptiser ct les juriconsultes de la faire nourrir. 1l est vrai qu'on peut 
disputer des plus basses espéces logiquement prises, qui se varient 


DES MOTS 251 


par des accidents dans une même espèce physique ou tribu de géné- 
ration ; mais on n'a point besoin de les déterminer ; on peut même 
les varier à l'infini, comme il se voit dans la grande variété des 
oranges, limons et citrons, que les experts savent nommer et dis- 
tinguer. On le voyait de méme dans les tulipes et œillets, lorsque 
ces fleurs étaient à la mode. Au reste, que les hommes joignent 
telles ou telles idées ou non, et méme que la nature les joigne 
actuellement ou non, cela ne fait rien pour les essences, genres ou 
espèces, puisqu'il ne s'y agit que des possibilités, qui sont indé- 
pendantes de notre pensée. 

$15. Pr. On suppose ordinairement une constitution réelle de 
l'espèce de chaque chose, et il est hors de doute qu'il y en doit 
avoir, d'où chaque amas d'idées simples ou qualités coexistantes 
dans cette chose doit dépendre. Mais comme il est évident que les 
choses ne sont rangées en sortes ou espéces sous certains noms, 
qu'en tant qu'elles conviennent avec certaines idées abstraites, 
auxquelles nous avons attaché ce nom-là, l'essence de chaque 
genre ou espèce vient ainsi à n'être autre chose que l'idée abstraite 
signifiée par le nom général ou spécifique ; et nous trouverons que 
c'est là ce qu'emporte le mot d'essence selon l'usage le plus ordi- 
naire qu'on en fait. H ne serait pas mal, à mon avis, de désigner, ces 
deux sortes d'essences par deux noms différents et d'appeler la pre- 
miére essence réelle et l'autre essence nominale. 

Tu. H me semble que votre(1)langage innove extrêmement dans les 
manières de s'exprimer. On a bien parlé jusqu'ici de définitions nomi- 
nales etcausales ou réelles, mais non pas que je sache d'essences autres 
que réelles, à moins que par essences nominales on n'ait entendu des 
essences fausses et impossibles, qui paraissent être des essences, 
mais n'en sont point ; comme serait par exemple celle d'un décaédre 
régulier, c'est-à-dire d'un corps régulier, compris sous dix plans ou 
hédres. L'essence dans le fond n'est autre chose que la possibilité de 
ce qu'on propose. Ce qu'on suppose possible est exprimé par la défi- 
nition ; mais cette définition n'est que nominale, quand elle n'exprime 
point en méme temps la possibilité, car alors on peut douter si cette 
définition exprime quelque chose de réel, c'est-à-dire de possible, 
jusqu'à ce que l'expérience vienne à notre secours pour nous faire 
connaître cette réalité à posteriori, lorsque la chose se trouve effec- 


(4) GEsnARDT : noire, 


252 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


tivement dans le monde; ce qui suffit au défaut de la raison, qui 
ferait connaître la réalité à priori en exposant la cause ou la géné- 
ration possible de la chose définie. 11 ne dépend donc pas de nous de 
joindre les idées comme bon nous semble, à moins que cette com- 
binaison ne soit justifiée ou par la raison qui la montre possible, ou 
par l'expérience qui la montre actuelle, et par conséquent possible 
aussi. Pour mieux distinguer aussi l'essence et la définition, il faut 
considérer qu'il n'y a qu'une essence de la chose, mais qu'il y a plu- 
sieurs définitions qui expriment une méme essence, comme la méme 
structure ou la méme ville peut être représentée par différentes 
scénographies, suivant les différents cótés dont on la regarde. 

$ 18. Pr. Vous m'accorderez, je pense, que le réel et le nominal 
est toujours le méme dans les idées simples et dans les idées des 
modes ; mais dans les idées des substances, ils sont toujours entiè- 
rement différents. Une figure, qui termine un espace par trois lignes, 
c'est l'essence du triangle, tant réelle que nominale ; car c'est non 
seulement l'idée abstraite à laquelle le nom général est attaché, 
mais l'essence ou l'être propre de la chose, ou le fondement d'où 
procédent ses propriétés, et auquel elles sont attachées. Mais c'est 
tout autrement à l'égard de l'or. La constitution réelle de ses parties 
de laquelle dépendent la couleur, la pesanteur, la fusibilité, la 
fixité, etc., nous est inconnue, et, n'en ayant point l'idée, nous n'a- 
vons point de nom qui en soit le signe. Cependant ce sont ces qua- 
lités, qui font que cette matière est appelée de l'or, et sont son 
essence nominale, c'est-à-dire qui donne droit au nom. 

Tir. J'aimerais mieux de dire, suivant l'usage recu, que l'essence 
de l'or est ce qui le constitue et qui lui donne ces qualités sensibles 
qui le font reconnaitre et qui font sa définition nominale, au lieu 
que nous aurions la définition réelle et causale, si nous pouvions 
expliquer cette contexture ou constitution intérieure. Cependant la 
définition nominale se trouve ici réelle aussi, non par elle-même 
(car elle ne fait point connaitre à priori la possibilité ou la généra- 
tion du corps), mais par l'expérience, parce que nous expérimentons 
qu'il y a un corps, oü ces qualités se trouvent ensemble : mais sans 
quoi on pourrait douter, si tant de pesanteur serait compatible avec 
tant de malléabilité, comme l'on peut douter jusqu'à présent si un 
verre malléable à froid est possible à la nature. Je ne suis pas au 
reste de votre avis, Monsieur, qu'il y a ici de la différence entre les 
idées des substances et les idées des prédicats comme si les défini- 


DES MOTS 953 


tions des prédicats (c'est-à-dire des modes et des objets des idées 
simples) étaient toujours réelles et nominales en méme temps, et que 
celles des substances n'étaient que nominales. Je demeure bien 
d'accord qu'il est plus difficile d'avoir des définitions réelles 
des corps, qui sont des étres substantiels, parce que leur contex- 
ture est moins sensible. Mais il n'en est pas de méme de toutes les 
substances ; car nous avons une connaissance des vraies substances 
ou des unités (comme Dieu et de l'âme), aussi intime que nous en 
avons de la plupart des modes. D'ailleurs, il y a des prédicats aussi 
peu connus que la contexture des corps: car le jaune ou l'amer, par 
exemple, sont les objets des idées ou fantaisies simples, et néan- 
moins on n'en a qu'une connaissance confuse, méme dans les mathé- 
matiques, où un méme mode peut avoir une définition nominale aussi 
bien qu'une réelle. Peu du gens ont bien expliqué en quoi consiste la 
différence de ces deux définitions, qui doit discerner aussi l'essence 
et la propriété. À mon avis, cette différence est que la réelle fait voir 
la possibilité du défini et la nominale ne le fait point : la définition 
des deux droites paralléles, qui dit qu'elles sont dans un méme plan 
et ne se rencontrent point quoiqu'on les continue à l'infini, n'est 
que nominale, car on pourrait douter d'abord si cela est possible. 
Mais, lorsqu'on a compris qu'on peut mener une droite paralléle dans 
un plan à une droite donnée, pourvu qu'on prenne garde que la 
pointe du style, qui décrit la parallèle, demeure toujours également 
distante de la donnée, on voit en même temps que la chose est pos- 
sible et pourquoielles ont cette propriété de ne se rencontrer jamais, 
qui en fait la définition nominale, mais qui n'est la marque du paral- 
lélisme que lorsque les deux lignes sont droites, au lieu que si l'une 
au moins était courbe, elles pourraient étre de nature à ne se pou- 
voir jamais rencontrer, et cependant elles ne seraient point paralléles 
pour cela (1). 

$ 19. Pn. Si l'essence était autre chose que l'idée abstraite, elle ne 
serait point ingénérable et incorruptible. Une licorñe, une sirène, 
un cercle exact ne sont peut étre point dans le monde. 

Tn. Je vous ai déjà dit, Monsieur, que les essences sont perpé- 
tuelles, parce qu'il ne s'y agit que du possible. 


(1) C'est ce qu'on appelle les «symptotes. 
q PI 


254 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


CHAP. IV. — DES Now«s DES IDÉES SIMPLES. 


S 2. Pn. Je vous avoue que j'ai toujours cru qu'il était arbitraire 
de former les modes ; mais, quant aux idées simples et celles des 
substances, j'ai été persuadé qu'outre la possibilité, ces idées devaient 
signifier une existence réelle. 

Tn. Je n'y vois aucune nécessité. Dieu en a les idées avant que 
de créer les objets de ces idées, et rien n'empéche qu'il ne puisse 
encore communiquer de telles idées aux créatures intelligentes : il 
n'y a pas méme de démonstration exacte, qui prouve que les objets 
de nos sens et des idées simples que les sens nous présentent, sont 
hors de nous. Ce qui a surtout lieu à l'égard de ceux qui croient 
avec les cartésiens et avec notre célèbre auteur, que nos idées sim- 
ples des qualités sensibles n'ont point de ressemblance avec ce qui 
est hors de nous dans les objets : il n'y aurait donc rien qui oblige 
ces idées d'étre fondées dans quelque existence réelle. 

84,5,0, 7. Pn. Vous m'accorderez au moins cette autre différence 
entre les idées simples et les composées, que les noms des idées 
simples ne peuvent étre définis, au lieu que ceux des idées composées 
le peuvent étre. Car les definitions doivent contenir plus d'un terme, 
dont chacun signifie une idée. Ainsi l'on voit ce qui peut ou ne peut 
pas étre défini, et pourquoi les définitions ne peuvent aller à l'infini; 
ce que jusqu'ici personne, que je sache, n'a remarqué. 

Tu. J'ai aussi remarqué dans le petit essai sur les idées, inséré 
dans les actes de Leipsick il y a environ 20 ans, que les termes sim- 
ples ne sauraient avoir de définitions nominales : mais j'y ai ajouté, 
en méme temps, que les termes, lorsqu'ils ne sont simples qu'à notre 
égard (parce que nous n'avons pas le moyen d'en faire l'analyse 
pour venir aux perceptions élémentaires, dont ils sont composés), 
comme chaud, froid, jaune, vert, peuvent recevoir une définition 
réelle, qui en expliquerait la cause. C'est ainsi quela définition réelle 
du vert est d'étre composée de bleu et de jaune bien mélés, quoique 
le vert ne soit pas plus susceptible de définition nominale, qui le 
fasse reconnaitre, que le bleu et le jaune. Au lieu que les termes, 
qui sont simples en eux-mêmes, c'est-à-dire dont la conception est 
“claire et distincte, ne sauraient recevoir aucune définition, soit nomi- 
nale, soit réelle. Vous trouverez dans ce petit essai, mis dans les 


DES MOTS 955 


actes de Leipsick, les fondements d'une bonne partie de la doctrine, 
qui regarde l'entendement, expliquée en abrégé. 

37, 8. Pu. ll était bon d'expliquer ce point et de marquer ce qui 
pourrait étre défini ou non. Et je suis tenté de croire qu'il s'éléve 
souvent de grandes disputes et qu'il s'introduit bien du galimatias 
dans le discours des hommes pour ne pas songer à cela. Ces célébres 
vétilles dont on fait tant de bruit dans les écoles, sont venues de ce 
qu'on n'a pas pris garde à cette différence qui se trouve dans les 
idées. Les plus grands maitres dans l'art ont été contraints de laisser 
la plus grande partie des idées simples sans les définir, et quand ils 
ont entrepris de le faire, ils n'y ont pas reussi. Le moyen, par exem- 
ple, que l'esprit de l'homme pût inventer un plus fin galimatias que 
celui qui est renfermé dans cette définition d’Aristote : le mouvement 
est l'acte d'un être en puissance, en tant qu'il est en puissance. $. 9. 
Et les modernes qui définissent le mouvement, que c'est le passage 
d'un lieu daus un autre, ne font que mettre un mot synonyme à la 
place de l'autre. 

Tu. J'ai déjà remarqué dans une de nos conférences passées que 
chez vous on fait passer bien des idées pour simples, qui ne le sont 
point. Le mouvement est de ce nombre que je crois être définissable; 
et la définition qui dit que c'est un changement de lieu, n'est pas à 
mépriser. La définition d'Aristote n'est pas si absurde qu'on pense, 
faute d'entendre que le grec xwnox chez lui ne signifiait pas ce que 
nous appelons mouvement, mais ce que nous exprimerions par le 
mot de changement, d'où vient qu'il lui donne une définition si abs- 
traite et si métaphysique, au lieu que ce que nous appelons mouve- 
ment est appelé chez lui coc, lalio, et se trouve entre les espèces 
du changement (c7 xtvaeox). 

& 10. Pn. Mais vous n'excuserez pas au moins la définition de la 
lumiere du méme auteur, que c'est l'acte du transparent. 

Tu. Je la trouve avec vous fort inutile, et il se sert trop de son 
acte, qui ne nous dit pas grand'chose. Diaphane lui est un milicu 
au travers duquel on pourrait voir, et la lumière est selon lui ce qui 
censiste dans le trajet actuel. À la bonne heure. 

& 11. Pn. Nous convenons donc que nos idées simples ne sauraient 
avoir des définitions nominales, comme nous ne saurions connaitre 
le goüt de l'ananas par la relation des voyageurs, à moins de pou- 
voir goüter les choses par les oreilles comme Sancho Panga avait la 
faculté de voir Dulcinée par oui-dire, ou comme cet aveugle qui 


256 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


ayant fort oui parler de l'éclat d'écarlate, crut qu'elle devait ressem- 
bler au son de la trompette. 

Tir. Vous avez raison, et tous les voyageurs du monde ne nous au- 
raient pu donner par leurs relations ce que nous devons à un gentil- 
homme de ce pays, qui cultive avec succès des ananas à trois lieues 
d'Hanovre presque sur le bord du Weser, et a trouvé le moyen de 
les multiplier, en sorte que nous le pourrons avoir peut-étre un 
jour de notre cru aussi copieusement que les oranges de Portugal, 
quoiqu'il y aurait apparemment quelque déchet dans le goût. 

$ 19, 43. Pn. H en est tout autrement des idées complexes. Un 
aveugle peut entendre ce que c'est que la statue ; et un homme qui 
n'aurait jamais vu l'arc-en-ciel, pourrait comprendre ce que c'est, 
pourvu qu'il ait vu les couleurs qui le composent. 8 15. Cependant, 
quoique les idées simples soient inexplicables, elles ne laissent pas 
d'étre les moins douteuses. Car l'expérience fait plus que la défi- 
nition. 

Tu. 1] y a pourtant quelque difficulté sur les idées qui ne sont sim- 
ples qu'à notre égard. Par exemple, il serait difficile de marquer pré- 
cisément les bornes du bleu et du vert, et en général de discerner 
les couleurs fort approchantes, au lieu que nous pouvons avoir des 
notions précises des termes dont on se sert en arithmétique et en 
géométrie. 

S 16. Pu. Les idées simples ont encore cela de particulier, qu'elles 
ont trés peu de subordination dans ce que les logiciens appellent 
ligne prédicamentale, depuis la dernière espèce jusqu'au genre 
supréme. C'est que, la derniére espéce n'étant qu'une seule idée 
simple, on n'en peut rien retrancher ; par exemple, on ne peut rien 
retrancher des idées du blanc et du rouge pour retenir la commune 
apparence, oü elles conviennent ; c'est pour cela qu'on les comprend 
avec le jaune et autres sous le genre ou le nom de couleur. Et, quand 
on veut former un terme encore plus général, qui comprenne aussi 
les sons, les goüts et les qualités tactiles, on se sert du terme gé- 
néral de qualité, dansle sens qu'on lui donne ordinairement, pour 
distinguer ces qualites de l'étendue, du nombre, du mouvement, du 
plaisir et de la douleur, qui agissent sur l'esprit ct y introduisent 
leurs idées par plus d'un sens. 

Tu. J'ai encore quelque chose à dire sur cette remarque. J'espère 
qu'ici et ailleurs vous me ferez justice, Monsieur, de croire que ce 
n'est point par un esprit de contradiction, et que la matiere le semble 


DES MOTS 257 


demander. Ce n'est pas un avantage que les idées des qualités sen- 
sibles ont si peu de subordination et sont capables de si peu de 
sous-divisions ; car cela ne vient que de ce que nous les connaissons 
peu. Cependant cela méme, que toutes les couleurs ont commun 
d'être vues par les yeux, de passer toutes par des corps par où passe 
l'apparence de quelques-unes entre elles, et d'étre renvoyées des sur- 
faces polies des corps qui ne les laissent point passer, fait (1) connaitre 
qu'on peut retrancher quelque chose des idées que nous en avons. 
On peut méme diviser les couleurs avec grande raison en extrémes 
(dont l'une est positive, savoir le blanc, et l'autre privative, savoir le 
noir) et en moyens, qu'on appelle encore couleurs dans un sens 
particulier, et qui naissent de la lumière par la réfraction; qu'on 
peut encore sous-diviser en celles du cóté convexe, et celles du 
cóté concave du rayon rompu. Et ces divisions et sous-divisions des 
couleurs ne sont pas de petite conséquence. 

Pu. Mais comment peut-on trouver des genres dans ces idées 
simples ? 

Tu. Comme elles ne sont simples qu'en apparence, elles sont accom- 
pagnées de circonstances qui ont de la liaison avec elles, quoique 
cette liaison ne soit point entendue de nous, et ces circonstances 
fournissent quelque chose d'explicable et de susceptible d'analyse 
qui donne aussi quelque espérance qu'on pourra trouver un jour 
les raisons de ces phénomènes. Ainsi il arrive qu'il y a une manière 
de pléonasme dans les perceptions que nous avons des qualités 
sensibles aussi bien que des masses sensibles ; et ce pléonasme est 
que nous avons plus d'une notion du méme sujet. L'or peut étre 
défini nominalement de plusieurs façons ; on peut dire que c'est le 
plus pesant de nos corps, que c'est le plus malléable, que c'est un 
corps fusible, qui résiste à la coupelle et à l'eau-forte, etc. Chacune 
de ces marques est bonne et suffit à reconnaitre l'or, au moins pro- 
visionnellement et dans l'état présent de nos corps, jusqu'à ce qu'il se 
trouve un corps plus pesant, comme quelques chimistes le préten- 
dent de leur pierre philosophale, ou jusqu'à ce que l'on fasse voir 
cette lune fixe, qui est un métal qu'on dit avoir la couleur de l'argent, 
et presque toutes les autres qualités de l'or, et que M. le chevalier 
Boyle semble dire d'avoir fait. Aussi peut-on dire que dans les ma- 
tières que nous ne connaissons qu'en empiriques, toutes nos défini- 


(1; GEHRARDT : font. 
Pau JANET. — Leibniz. 41 


958 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


tions ne sont que provisionnelles, comme je crois avoir déjà re- 
marqué ci-dessus. Îl est donc vrai que nous ne savons pas démons- 
trativement s'il ne se peut qu'une couleur puisse étre engendrée par 
la seule réflexion sans réfraction, et que les couleurs que nous avons 
remarquées jusqu'ici dans la concavité de l'angle de réfraction ordi- 
ndire se trouvent dans la convexité d'une manière de réfraction 
inconnue jusqu'ici, et vice versa. Ainsi l'idée simple du bleu serait 
dépouillée du genre que nous lui avons assigné sur nos expériences. 
Mais il est bon de s'arréter au bleu que nous avons et aux circons- 
tance qui l'aecompagnent. Et c'est quelque chose qu'elles nous four- 
nissent de quoi faire des genres et des espéces. 

$17. Pu. Mais que dites-vous de la remarque qu'on a faite que 
les idées simples étant prises de l'existence des choses ne sont nul- 
lement arbitraires ; au lieu que celles des modes mixtes le sont tout 
à fait et celles des substances en quelque facon ? 

Tu. Je crois que l'arbitraire se trouve seulement dans les mots et 
nullement dans les idées. Car elles n'expriment que des possibilités ; 
ainsi, quand il n'y aurait jamais eu de parricide et quand tous les lé- 
gislateurs se fussent aussi peu avisés que Solon d'en parler, le parri- 
cide serait un crime possible, et son idée serait réelle. Car les idées 
sont en Dieu de toute éternité, et méme elles sont en nous avant que 
nous y pensions actuellement, comme j'ai montré dans nos pre- 
mières conversations. Si quelqu'un les veut prendre pour des pen- 
sées actuelles des hommes, cela lui est permis ; mais il s'opposera 
sans sujet au langage recu. 


CHAP. V. — Dres Nous DES MODES MIXTES 
ET DES RELATIONS. 


SS 2, 3 sqq. Pn. Mais l'esprit ne forme-t-il pas les idées mixtes 
en assemblant les idées simples comme il le juge à propos, sans 
avoir besoin de modéle réel ; au lieu que les idées simples lui vien- 
nent sans choix par l'existence réelle des choses? Ne voit-il pas sou- 
vent l'idée mixte avant que la chose existe? 

Tu. Si vous prenez les idées pour les pensées actuelles, vous avez 
raison. Mais je ne vois point qu'il soit besoin d'appliquer votre dis- 
tinction à ce qui regarde la forme méme ou la possibilité de ces pen- 





DES MOTS 959 


sées, et c'est pourtant de quoi il s'agit dans le monde idéal qu'on 
distingue du monde existant. L'existence reelle des êtres qui ne sont 
point nécessaires est un point de fait ou d'histoire: mais la connais- 
sance des possibilités et des nécessités (car nécessaire est, dont l'op- 
posé n'est point possible) fait les sciences démonstratives. 

Pi. Mais y a-t-il plus de liaison entre les idées de tuer et de l'homme 
qu'entre les idées de tuer et de la brebis ? Le parricide est-il com- 
posé de notions plus liées que l'infanticide? et ce que les Anglais ap- 
pellent stabbing, c'est-à-dire un meurtre par estocade, ou en frappant 
de la pointe, qui est plus grief chez eux que lorsqu'on tue en frap- 
pant du tranchant de l'épée, est-il plus naturel pour avoir mérité un 
nom et une idée qu'on n'a point accordée, par exemple, à l'acte de 
tuer une brebis ou de tuer un homme en taillant ? 

Tu. S'il ne s'agit que des possibilités, toutes ces idées sont égale- 
ment naturelles. Ceux quiont vu tuer des brebis ont eu une idée de 
cet acte dans la pensée, quoiqu'ils ne lui aient point donné de nom, 
et ne l'aient point daigné honorer (1j de leur attention. Pourquoi donc 
se borner aux noms, quand il s'agit des idées mémes, et pourquoi 
s'attacher à la dignité des idées des modes mixtes, quand il s'agit de 
ces idées en général ? 

S 9. Pr. Les hommes formant arbitrairement diverses espèces de 
modes mixtes, cela fait qu'on trouve des mots dans une langue aux- 
quels il n'y a aucun dans une autre langue qui leur réponde. Il n'y 
a point de mots dans d'autres langues qui répondent au mot versura 
usité parmi les Romains, ni à celui de corban dont se servaient les 
Juifs. On rend hardiment, dans les mots latins hora, pes, et libra, par 
ceux d'heure, de pied et de livre; mais les idées du Romain étaient 
fort différentes des nótres. 

Tu. Je vois que bien des choses que nous avons discutées quand il 
s'agissait des idées mémes et de leurs espéces, reviennent maintenant 
à la faveur des noms de ces idées. La remarque est bonne quant aux 
noms et quant aux coutumes des hommes, mais elle ne change rien 
dans les sciences et dans la nature des choses ; il est vrai que celui 
qui écrirait une grammaire universelle ferait bien de passer de l’es- 
sence des langues à leur existence, et de comparer les grammaires 
de plusieurs langues : de méme qu'un auteur qui voudrait écrire une 
jurisprudence universelle tirée de la raison, ferait bien d'y joindre 


(4) GERRARDT : quoiqu'ile no lui aient point daigné de leur attention. 


260 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


des paralléles des lois et coutumes des peuples, ce qui servirait non 
seulement dans la pratique, mais encore dans la contemplation, et 
donnerait occasion à l'auteur méme de s'aviser de plusieurs considé- 
rations qui sans cela lui seraient échappées. Cependant dans Ja 
Science méme, séparée de son histoire ou existence, il n'importe 
point si les peuples se sont conformés ou non à ce que la raison 
ordonne. 

8 9. Pr. La signification douteuse du mot espèce fait que certaines 
gens sont choqués d'entendre dire que les espèces des mots mixtes 
sont formés par l'entendement. Mais je laisse à penser qui c'est qui 
fixe les limites de chaque sorte ou espéce, car ces deux mots me 
sont tout à fait synonymes. 

Tn. C'est la nature des choses, qui fixe ordinairement ces limites 
des espéces ; par exemple de l'homme et de la béte; de l'estoc et de 
la taille. J'avoue cependant qu'il y a des notions où il y a véritable- 
ment de l'arbitraire; par exemple lorsqu'il s'agit de déterminer un 
pied, car, la ligne droite étant uniforme et indéfinie, la nature n'y 
marque point de limites. l1! y a aussi des essences vagues et impar- 
faites où l'opinion entre, comme lorsqu'on demande combien il faut 
laisser pour le moins de poils à un homme pour qu'il ne soit 
point chauve : c'était un des sophismes des anciens quand on pousse 
son adversaire, 


Dum cadat elusus ratione ruentis acervi. 


Mais la véritable réponse est que la nature n'a point déterminé 
cette notion et que l'opinion y a sa part, qu'il y a des personnes 
dont on peut douter s'ils sont chauves on non, et qu'il y ena d'am- 
bigués qui passeront pour chauves auprés des uns et non auprés 
des autres, comme vous aviez remarqué qu'un cheval qui sera estimé 
petit en Hollande, passera pour grand dans le pays de Galles. Il y a 
méme quelque chose de cette nature daus les idées simples; car je 
viens d'observer que les dernières bornes des couleurs sont dou- 
teuses ; il y a aussi des essences véritablement nominales à demi, 
où le nom entre dans la définition de la chose ; par exemple, le 
degré ou la qualité de docteur, de chevalier, d'ambassadeur, de 
roi, se connait lorsqu'une personne a acquis le droit reconnu de ce 
nom. Et un Ministre étranger, quelque plein pouvoir et quelque 
grand train qu'il ait, ne passera point pour Ambassadeur si sa lettre 
de créance ne lui en donne le nom. Mais ces essences et idées sont 


DES MOTS 261 


vagues, douteuses, arbitraires, nominales dans un sens un peu difté- 
rent de ceux dont vous aviez fait mention. 

$ 10. Pn. Mais il semble que le nom conserve souvent les es- 
sences des modes mixtes, que vous croyez n'étre point arbitraires ; 
par exemple, sans le nom triomphe nous n'aurions guère d'idée de 
ce qui se passait chez les Romains dans cette occasion. 

Tu. J'accorde que le nom sert à donner de l'attention aux choses, 
et à en conserver la mémoire et la connaissance actuelle ; mais cela 
ne fait rien au point dont il s'agit et ne rend point les essences nomi- 
nales, et je ne comprends pas à quel sujet vos Messieurs veulent à 
toute force que les essences mémes dépendent du choix des noms. 
Il aurait été à souhaiter que votre célèbre auteur, au lieu d'in- 
sister là-dessus, eüt mieux aimé d'entrer dans un plus grand détail 
des idées et des modes, et d'en ranger et développer les variétés. Je 
l'aurais suivi dans ce chemin avec plaisir et avec fruit. Car il nous 
aurait sans doute donné bien des lumières. 

812. Pir. Quand nous parlons d'un cheval ou du fer, nous les con- 
sidérons comme des choses qui nous fournissent les patrons ori- 
ginaux de nos idées : mais, quand nous parlons des modes mixtes ou 
du moins des plus considérables de ces modes, qui sont les étres 
de morale, par exemple de la justice, de la reconnaissance, nous en 
considérons les modéles originaux comme existant dans l'esprit. 
C'est pourquoi nous disons la notion de la justice, de la tempérance, 
mais on ne dit pas la notion d'un cheval, d'une pierre. 

Tu. Les patrons des idées des uns sont aussi réels que ceux des 
idées des autres. Les qualités de l'esprit ne sont pas moins réelles 
que celles du corps. Il est vrai qu'on ne voit pas la justice comme un 
cheval, mais on ne l'entend pas moins, ou plutót on l'entend mieux ; 
elle n'est pas moins dans les actions que 1a droiture et l'obliquité 
est dans les mouvements, soit qu'on la considère ou non. Ft, pour 
vous faire voir que les hommes sont de mon avis, et méme les plus 
capables et les plus expérimentés dans les affaires humaines, je n'ai 
qu'à me servir de l'autorité des jurisconsultes romains, suivis par 
tous les autres, qui appellent ces modes mixtes ou ces êtres de mo- 
rale des choses et particulièrement des choses incorporelles. Car les 
servitudes par exemple (comme celle du passage par le fonds de son 
voisin) sont chez eux res incorporales, dont il y a propriété, qu'on 
peut acquérir par un long usage, qu'on peut posséder et vindiquer. 
Pour ce qui est du mot notion, de fort habiles gens ont pris ce mot 


962 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


pour aussi ample que celui d'idée ; l'usage latin ne s'y oppose pas, 
et je ne sais si celui des Anglais ou des Francais y est contraire. 

8 15. Pp. Il est encore à remarquer que les hommes apprennent 
les noms avant les idées des modes mixtes, le nom faisait connaitre 
que cette idée mérite d'étre observée. 

Tu. Cette remarque est bonne, quoiqu'il soit vrai qu'aujourd'hui 
les enfants à l'aide des nomenclateurs apprennent ordinairement les 
noms non seulement des modes, mais encore des substances, avant 
les choses, et méme plutót les noms des substances que des modes; 
car c'est un défaut dans ces mêmes nomenclateurs qu'on y met seu- 
lement les noms, et non pas les verbes ; sans considérer que les 
verbes, quoiqu'ils signifient de& modes, sont plus nécessaires dans la 
conversation que la plupart des noms qui marquent des substances 
particulières. 


CHAP. VI. — DES Nows DES SURSTANCES. 


8 4. Pu. Les genres et les espèces des substances, comme des autres 
êtres, ne sont que des sortes. Par exemple les soleils sont une sorte 
d'étoiles, c'est-à-dire ils sont des étoiles fixes, car ce n'est pas sans 
raison qu'on croit que chaque étoile fixe se ferait connaitre pour un 
soleil à une personne qui serait placée à une juste distance. $ 2. Or 
ce qui forme chaque sorte est une essence. Elle est connue ou par 
l'intérieur de la structure ou par des marques externes qui nous la 
font connaitre, et nommer d'un certain nom; et c'est ainsi qu'on 
peut connaitre l'horloge de Strasbourg ou comme l’horloger qui l'a 
faite, ou comme un spectateur qui en voit les eflets. 

Tu. Si vous vous exprimez ainsi, je n'ai rien à opposer. 

Pu. Je m'exprime d'une manière propre à ne point renouveler nos 
contestations. Maintenant j'ajoute que l'essence ne se rapporte 
qu'aux sortes, et que rien n'est essentiel aux individus. Un accident 
ou une maladie pent changer mon teint ou ma taille ; une fièvre ou 
une chute peut m'ôter la raison ou la mémoire, une apoplexie peut 
me réduire à n'avoir ni sentiment, ni entendement, ni vie. Si l'on 
me demande s'il est essentiel à moi d'avoir de la raison, je répon- 
drai que non. 


Tu. Je crois qu'il y a quelque chose d'essentiel aux individus et 


^ 


DES MOTS 263 


plus qu'on ne pense. Il est essentiel aux substances d'agir, aux sub- 
stances créées de pâtir, aux esprits de penser, aux corps d'avoir de 
l'étendue et du mouvement. C'est-à-dire qu'il y a des sortes ou es- 
péces dont un individu ne saurait (naturellement au moins), cesser 
d'étre, quand il en a été une fois, quelques révolutions qui puissent 
arriver dans la nature. Mais il y a des sortes ou espéces, acciden- 
elles (je l'avoue) aux individus qui en sont (1), et ils peuvent cesser 
d'étre de cette sorte. Ainsi on peut cesser d'étre sain, beau, savant, 
et méme d'être visible et palpable, mais on ne cesse pas d'avoir de 
la vie, et des organes, et de la perception. J'ai dit assez ci-dessus 
pourquoi il parait aux hommes que la vie et la pensée cessent 
quelquefois, quoiqu'elles ne laissent pas de durer et d'avoir des . 
effets. 

$ 8. Pn. Quantité d'individus, rangés sous un nom commun, con- 
sidérés comme d'une seule espéce, ont pourtant des qualités fort 
différentes, dépendantes de leurs constitutions réclles (particulières). 
C'est ce qu'observent sans peine tous ceux qui examinent les corps 
naturels; et souvent les chimistes en sont convaincus par de fâcheuses 
expériences, cherchant en vain dans un morceau d'antimoine, de 
soufre et de vitriolles qualités qu'ils ont trouvées en d'autres parties 
de ces minéraux. 

Tn. Il n'est rien de si vrai, et j'en pourrais diremoi-méme des nou- 
velles. Aussi a-t-on fait des livres exprès de infido experimentorum 
chimicorum successu. Mais c'est qu'on se trompe en prenant ces 
corps pour similaires ou uniformes, au lieu qu'ils sont mélés plus 
qu'on ne pense ; car dans les corps dissimilaires on n'est pas sur- 
pris de remarquer des différences entre les individus, et les médecins 
ne savent que trop combien les tempéraments et les naturels des 
corps humains sont différents. En un mot, on ne trouvera jamais les 
dernières espèces logiques, comme j'ai déjà remarqué ei-dessus, et 
jamais deux individus réels ou complets d'une même espèce ne sont 
parfaitement semblables. 

Pu. Nous ne remarquons point toutes ces différences, parce que 
nous ne connaissons point les petites parties, ni par conséquent la 
structure intérieure des choses. Aussi ne nous en servons-nous pas 
pour déterminer les sortes ou espéces de choses, et, si nous le vou- 
lions faire par ces essences, ou par ce que les écoles appellent 


(1) GEunARDT : qu'en sont. 


264 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


formes substantielles (1), nous serions comme un aveugle qui vou- 
drait ranger les corps selon les couleurs. S 11. Nous ne connaissons 
pas méme les essences des esprits, nous ne saurions former des 
différentes idées spécifiques des anges, quoique nous sachions bien 
qu'il faut qu'il y ait plusieurs espéces des esprits. Aussi semble-t-il 
que dans nos idées nous ne mettons aucune différence entre Dieu ct 
les esprits par aucun nombre d'idées simples, excepté que nous 
attribuons à Dieu l'infinité. 

Tu. Il y a encore une autre différence dans mon système entre 
Dieu et les esprits créés, c'est qu'il faut à mon avis que tous les es- 
prits créés aient des corps, tout comme notre àme en a un. 

$ 42. Pur, Au moins je crois qu'il y a cette analogie entre les corps 
et les esprits que, Ge méme qu'il n'y a point de vide dans les varié- 
tés du monde corporel, il n'y aura pas moins de variété dans les 
créatures intelligentes. En commencant depuis nous et allant jus- 
qu'aux choses les plus basses, c'est une descente qui se fait par de 
fort petits degrés et par une suite continue de choses. qui dans 
chaque éloignement diflérent fort peu l’une de l'autre. Il y a des 
poissons qui ont des ailes, et à qui l'air n'est pas étranger, et il y a 
des oiseaux qui habitent dans l'eau qui ont le sang froid comme les 
poissons, et dont la chair leur ressemble si fort par le goüt, qu'on 
permet aux scrupuleux d'en manger durant les jours maigres. Il y 
a des animaux qui approchent si fort de l'espece des oiseaux et de 
celle des bêtes, qu'ils tiennent le milieu entre eux. Les amphibies 
tiennent également des bétes terrestres et aquatiques. Les veaux 
marins vivent sur la terre et dans la mer ; et les marsouins (dont le 
nom signifie pourceau de mer) ont le sang chaud. et les entrailles 
d'un cochon. Pour ne pas parler de ce qu'on rapporte des hommes 
marins, il y a des bêtes qui semblent avoir autant de connaissance 
et de raison que quelques animaux qu'on appelle hommes; et il v a 
une si grande proximité entre les animaux et les végétaux, que, si 
vous prenez le plus imparfait de l'un et le plus parfait de l'autre, à 
peine remarquerez-vous aucune différence considérable entre eux. 


(1 Forme substantielle, forma substantialis où essentialis, appelée aussi 
par les scholastiques quidditas, quid erat esse (xó ti zv tv), est ce principe 
qui constitue, selon Aristote, la forine ou l'essence des choses : c'est le prin- 
cipe constitutif de l'espece et l'objet de la définition, Voir le Synopsis analy- 
lica doctrine peripateticæ de Duval dans son édition d'Aristote, 4 vol. in-à, 
Paris, 1639, t. IV, pp. 23-31, et Dictionnaire. des sciences philosophiques 
(Paris, 1845), t. 1l. 


DES MOTS 965 


Ainsi jusqu'à ce que nous arrivions aux plus basses et moins orga- 
nisées parties de la matiére, nous trouverons partout que les es- 
pèces sont liées ensemble et ne différent que par des degrés presque 
insensibles. Et, lorsque nous considérons la sagesse et la puissance 
infinie de l'auteur de toutes choses, nous avons sujet de penser que 
c'est une chose conforme à la somptueuse harmonie de l'univers et 
au grand dessein aussi bien qu'à la bonté infinie de ce souverain 
architecte, que les différentes espèces des créatures s'élévent aussi 
peu à peu depuis nous vers son infinie perfection. Ainsi nous avons 
raison de nous persuader quil y a beaucoup plus d'espéces de 
créatures au-dessus de nous, qu'il n'y en a au-dessous, parce que 
nous sommes beaucoup plus éloignés en degrés de perfection de 
l'étre infini de Dieu que de ce qui approche le plus prés du néant. 
Cependant nous n'avons nulle idée claire et distincte de toutes ces 
différentes espéces. 

Tu. J'avais dessein, dans un autre lieu, de dire quelque chose 
d'approchant de ce que vous venez d'exposer, Monsieur; mais je 
suis aise d'étre prévenu lorsque je vois qu'on dit les choses mieux 
que je n'aurais espéré le faire. Des habiles philosophes ont traité 
cette question u(rum detur vacuum formarum, c'est-à-dire, s'il y 
a des espéces possibles, qui pourtant n'existent point, et qu'il pour- 
rait sembler que la nature ait oubliées. J'ai des raisons pour croire 
que toutes les espéces possibles ne sont point compossibles dans 
l'univers tout grand qu'il est, et cela non seulement par rapport aux 
choses qui sont ensemble en méme temps, mais méme par rapport 
à toute la suite des choses. C'est-à-dire je crois qu'il y a nécessaire- 
ment des espéces qui n'ont jamais été et qui ne seront jamais, 
n'étant pas compatibles avec cette suite des créatures que Dieu a 
choisie. Mais je crois que toutes les choses que la parfaite harmonie 
de l'univers pouvait recevoir y sont. Qu'il y ait des créatures mi- 
toyennes entre celles qui sont éloignées, c'est quelque chose de 
conformeà cette méme harmonie, quoiquece nesoit pas toujours dans 
un méme globe ou système, et ce qui est au milieu de deux espècesl’est 
quelquefois par rapport à certaines circonstances etnon par rapport 
à d'autres. Les oiseaux, si différents de l'homme en autres choses, 
s'approchent de lui par la parole ; mais, si les singes savaient parler 
comme les perroquets, ils iraient plus loin. La loi de la continuité 
porte que la nature ne laisse point de vide dans l'ordre qu'elle suit ; 
mais toute forme ou espèce n'est pas de tout ordre. Quant aux es- 


266 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


prits ou génies, comme je tiens que toutes les intelligences créées 
ont des corps organisés, dont la perfection répond à celle de l'intel- 
ligence ou de l'esprit qui est dans ce corps en vertu de l'harmonie 
préétablie, je tiens que pour concevoir quelque chose des perfec- 
tions des esprits au-dessus de nous, il servira beaucoup de se figu- 
rer des perfections encore dans les organes du corps qui passent 
celles du nôtre. C'est où l'imagination la plus vive et la plus riche. 
et pour me servir d'un terme italien que je ne saurais bien exprimer 
autrement, l'invenzione la piu vaga sera le plus de saison pour 
nous élever au-dessus de nous. Et ce que j'ai dit pour justifier 
mon système de llharmonie qui exalte les perfections divines 
au delà de ce qu'on s'était avisé de penser, servira aussi à avoir des 
idées des créatures incomparablement plus grandes qu'on n'en a eu 
jusqu'ici. 

8 14. Pr. Pour revenir au peu de réalité des espèces méme dans 
les substances, je vous demande si l'eau et la glace sont de diffé- 
rente espéce ? 

TH. Je vous demande à mon tour si l'or fondu dans le creuset et 
l'or refroidi en lingot sont d'une méme espèce ? 

Pn. Celui-là ne répond pas à la question qui en propose une 
autre, 

Qui litem lite resolvit. 


Cependant vous reconnaitrez par là que la réduction des choses en 
espèces se rapporte uniquement aux idées que nous en avons, ce 
qui suffit pour les distinguer par des noms ; mais, si nous supposons 
que cette distinction est fondée sur leur constitution réelle et inté- 
rieure et que la nature distingue les choses qui existent en autant 
d'espéces par leurs essences réelles de la méme maniére que nous 
les distinguons nous-mêmes en espèces par telles ou telles dénomi- 
nations. nous serons sujets à de grands mécomptes. 

Tu. 1l y a quelque ambiguité dans le terme d'espéce ou d'étre de 
différente espéce, qui cause tous ces embarras, et, quand nous l'au- 
rons levée, il n'y aura plus de contestation que peut-étre sur le 
nom. On peut prendre l'espèce mathématiquement et physiquement. 
Dans la rigueur mathématique, la moindre différence qui fait que 
deux choses ne sont point semblables en tout, fait qu'elles différent 
d'espéce. C'est ainsi qu'en géométrie tous les cercles sont d'une 
méme espéce, car ils sont tous semblables parfaitement, et par la 





DES MOTS 267 


même raison toutes les paraboles aussi sont d'une même espèce ; 
mais il n’en est pas de même des ellipses et des hyperboles, car il y 
en a une infinité de sortes ou d'espèces, quoiqu'il y en ait aussi une 
infinité de chaque espéce. Toutes les ellipses innombrables, dans 
lesquelles la distance des foyers a la méme raison à la distance des 
sommets, sont d'une méme espèce ; mais comme les raisons de ces 
distances ne varient qu'en grandeur, il s'ensuit que toutes ces es- 
pèces infinies des ellipses ne font qu'un seul genre et qu'il n'y a 
plus de sous-divisions ; au lieu qu'une ovale à trois foyers aurait 
méme une infinité de tels genres, et aurait un nombre d'espéces 
infiniment infini, chaque genre en ayant un nombre simplement 
infini. De cette facon deux individus physiques ne seront jamais 
parfaitement semblables ; et, qui plus est, le méme individu passera 
d'espéce en espéce, car il n'est jamais semblable en tout à soi- 
méme au delà d'un moment. Mais les hommes établissant des es- 
péces physiques ne s'attachent point à cette rigueur, et il dépend 
d'eux de dire qu'une masse qu'ils peuvent faire retourner eux- 
mêmes sous la première forme demeure d'une méme espèce à leur 
égard. Ainsi nous disons que l'eau, l'or, le vif-argent, le sel com- 
mun le demeurent et ne sont que déguisés dans les changements 
ordinaires ; mais, dans les corps organiques ou dans les espèces des 
plantes et des animaux nous définissons l'espéce par la généra- 
tion (1), de sorte que ce semblable qui vient ou pourrait étre venu 
d'une méme origine ou semence, serait d'une méme espéce. Dans 
l'homme, outre la génération humaine, on s'attache à la qualité 
d'animal raisonnable ; et, quoiqu'il y ait des hommes qui demeurent 
semblables aux bétes toute leur vie, on présume que ce n'est pas 
faute de la faculté ou du principe, niais que c'est par des empéche- 
ments qui tiennent cette faculté. Mais on ne s'est pas encore déter- 
miné à l'égard de toutes les conditions externes qu'on veut prendre 
pour suffisantes à donner cette présomption. Cependant quelques 
réglements que les hommes fassent pour leurs dénominations et 
pour les droits attaehés aux noms, pourvu que leur réglement soit 
suivi ou lié et intelligible, il sera fondé en réalité, et ils ne sauront 
se figurer des espèces que la nature, qui comprend jusqu'aux possi- 
bilités, n'ait faites ou distinguées avant eux. Quant à l'intérieur, 


(1) Cette définition de /espeéce est aujourd'hui la plus généralement reçue 
parmi les naturalistes. Quant aux espèces minerales, on consultera avec fruit 
les travaux de M. Chevreul sur ce sujet. P. 4. 


268 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


quoiqu il n'y ait point d'apparence externe qui ne soit fondée dans 
la constitution interne, il est vrai néanmoins qu'une méme appa- 
rence pourrait résulter quelquefois de deux différentes constitu- 
tions : cependant il y aura quelque chose de commun, et c'est ce 
que nos philosophes appellent la cause prochaine formelle. Mais, 
quand cela ne serait point, comme si, sclon M. Mariotte, le bleu de 
l'arc-en-ciel avait tout une autre origine que le bleu d'une turquoise, 
sans qu'il y eût une cause formelle commune (en quoi je ne suis 
pas de son sentiment), et quand on accorderait que certaines na- 
tures apparentes, qui nous font donner des noms, n'ont rien d'inté- 
rieur commun, nos définitions ne laisseraient pas d'étre fondées 
dans les espèces réelles ; car les phénomènes mêmes sont des réa- 
lités. Nous pouvons donc dire que tout ce que nous distinguons ou 
comparons avec vérité, la nature le distingue ou le fait convenir 
aussi, quoiqu'elle ait des distinctions et des comparaisons que nous 
ne savons point et qui peuvent étre meilleures que les nótres. Aussi 
faudra-t-il encore beaucoup de soin et d'expérience, pour assigner 
les genres et les espéces d'une maniére assez approchante de la 
nature. Les botanistes modernes croient que les distinctions prises 
des formes des fleurs approchent le plus de l'ordre naturel. Mais ils 
y trouvent pourtant encore bien de la difficulté, et il serait à propos 
de faire des comparaisons et arrangements non seulement suivant 
un seul fondement, comme serait celui que je viens de dire, qui est 
pris des fleurs, et qui peut-étre est le plus propre jusqu'ici pour un 
systéme tolérable et commode à ceux qui apprennent, mais encore 
suivant les autres fondements pris des autres parties et circons- 
tances des plantes (1); chaque fondement de comparaison méritant 
des tables à part; sans quoi on laissera échapper bien des genres 
subalternes, et bien des comparaisons, distinctions et observations 
utiles. Mais, plus on approfondira la génération des espèces, et plus 
on suivra dans les arrangements les conditions qui y sont requises, 
plus on approchera de l'ordre naturel. C'est pourquoi, si la conjec- 
ture de quelques personnes entendues se trouvait véritable, qu'il y 
a dans la plante, outre la graine ou la semence connue qui répond 
à l'euf de l'animal, une autre semence qui mériterait le nom de 
masculine, c'est-à-dire une poudre (pollen) visible bien souvent, 


(1) Voilà le principe de la subordination des caractères, qui, appliqué pour 
la premiére fois par de Jusssieu, est devenu le fondement des classifications 
naturelles. P.J 


DES MOTS 269 


quoique peut-être invisible quelquefois (comme la graine même 
l'est en certaines plantes) que le vent ou d'autres accidents ordi- 
naires répandent pour la joindre à la graine, qui vient quelquefois 
d'une méme plante et quelquefois encore (comme dans le chanvre, 
d'une autre voisine dé la méme espéce, laquelle plante par consé- 
quent aura de l'analogie avec le mâle, quoique peut-être la femelle 
ne soit jamais dépourvue entiérement de ce méme pollen; si cela 
(dis-je) se trouvait vrai, et si la manière de la génération des plantes 
devenait plus connue, je ne doute point que les variétés qu'on y 
remarquerait ne fournissent un fondement à des divisions fort natu- 
relles. Et, si nous avions la pénétration de quelques génies supé- 
rieurs et connaissions assez les choses, peutétre y trouverions- 
nous des attributs fixes pour chaque espéce, communs à tous ses 
individus et toujours subsistant dans le méme vivant organique, 
quelques altérations ou transformations qui lui puissent arriver ; 
comme dans la plus connue des espèces physiques, qui est l'hu- 
maine, la raison est un tel attribut fixe, qui convient à chacun des 
individus et toujours inadmissiblement, quoiqu'on ne s'en puisse pas 
toujours apercevoir. Mais au défaut de ces connaissances nous nous 
servons des attributs qui nous paraissent les plus commodes à 
distinguer et à comparer les choses, et en un mot à en reconnaitre 
les espéces ou sortes : et ces attributs ont toujours leurs fondements 
réels. 

$ 14. Pu. Pour distinguer les êtres substantiels selon la supposi- 
tion ordinaire qui veut qu’il y ait certaines essences ou formes pré- 
cises des choses, par oü tous les individus existants sont distingués 
naturellement en espèces, il faudrait être assuré premièrement, $ 15, 
que la nature se propose toujours dans la production des choses. de 
les faire participer à certaines essences réglées et établies, comme à 
des modèles : et secondement, $ 16, que la nature arrive toujours à 
ce but. Mais les monstres nous donnent sujet de douter de l'un et de 
l'autre. S 17. Il faudrait déterminer, en troisiéme lieu, si ces monstres 
ne sont réellement une espéce distincte et nouvelle, car nous trou- 
vons que quelques-uns de ces monstres n'ont que peu ou point de 
ces qualités qu'on suppose résulter de l'essence de cette espéce d'oü 
ils tirent leur origine, et à laquelle il semble qu'ils appartiennent en 
vertu de leur naissance. 

Tu. Quand il s'agit de déterminer si les monstres sont d'une cer- 
taine espèce, on est souvent réduit à des conjectures. Ce qui fait 


270 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


voir qu'alors on ne se borne pas à l'extérieur, puisqu'on voudrait 
deviner si la nature intérieure (comme, par exemple, la raison dans 
l'homme), commune aux individus d'une telle espèce, convient 
encore (comme la naissance le fait présumer) à ces individus, où 
manque une partie des marques extérieures qui se trouvent ordi- 
nairement dans cette espéce. Mais notre incertitude ne fait rien à la 
nature des choses, et s'il y a une telle nature commune intérieure, 
elle se trouvera ou ne se trouvera pas dans le monstre, soit que nous 
le sachions ou non. Et, si la nature intérieure d'aucune espèce ne 
s’y trouve, le monstre pourra être de sa propre espèce. Mais, s'il n'y 
avait point de telle nature intérieure dans les espéces dont il s'agit, et 
si on ne S'arrétait pas non plus à la naissance, alors les marques 
extérieures seules détermineraient l'espéce, et les monstres ne 
seraient pas de celle dont ils s'écartent, à moins de la prendre 
d'une mauière un peu vague et avec quelque latitude: et en ce cas 
aussi notre peine de vouloir deviner l'espéce serait vaine. C'est peut- 
étre ce que vous voulez dire par tout ce que vous objectez aux 
espèces prises des essences réelles internes. Vous devriez donc prou- 
ver, Monsieur, qu'il n'y a point d'intérieur spécifique commun, 
quand l'extérieur entier ne l'est plus. Mais le contraire se trouve dans 
l'espéce humaine oü quelquefois des enfants qui ont quelque chose 
de monstrueux parviennent à un áge oü ils font voir de la raison. 
Pourquoi donc ne pourraitil point y avoir quelque chose de sem- 
blable en d'autres espèces? ll est vrai que faute de les connaître 
nous ne pouvons pas nous en servir pour les définir, mais l'extérieur 
en tient lieu, quoique nous reconnaissions qu'ilne suffit pas pour 
avoir une définition exacte, et que les définitions nominales mémes 
dans ces rencontres ne sont que conjecturales : et j'ai dit déjà ci-des- 
sus comment quelquefois elles sont provisionnelles seulement. Par 
exemple, on pourrait trouver le moyen de contrefaire l'or, en sorte 
qu'il satisferait à toutes les épreuves qu'on en a jusqu'ici ; mais 
on pourrait aussi découvrir alors une nouvelle maniére d'essai, qui 
donnerait le moyen de distinguer l'or naturel de cet or fait par arti- 
fice. De vieux papiers attribuent l'un et l'autre à Auguste, |électeur 
de Saxe; mais je ne suis pas homme à garantir ce fait. Cependant 
s'il était vrai, nous pourrions avoir une définition plus parfaite de 
l'or que nous n'en avons présentement, et si l'or artificiel se pouvait 
faire en quantité et à bon marché, comme les alchimistes le préten- 
dent, cette nouvelle épreuve serait de conséquence; car par son 


- 
* 


N 





DES MOTS 971 


moyen on conserverait au genre humain l'avantage que l'or naturel 
nous donne dans le commerce par sa rareté, en nous fournissant 
une matière qui est durable et uniforme, aisée à partager et à recon- 
naître et précieuse en petit volume. Je me veux servir de cette occa- 
sion pour lever une difficulté (voyez le $ 50 du chap. des Noms des 
Substances chez l'auteur de l’Essai sur l'Entendement). On objecte 
qu'en disant : tout or est fixe, si l'on entend par l'idée de l'or l'amas 
de quelques qualités oü la fixité est comprise, on ne fait qu'une pro- 
position identique et vaine, comme si l'on disait : le fixe est le fixe ; 
mais, si l'on entend un être substantiel, doué d'une certaine essence 
interne, dont la fixité est une suite, on ne parlera pas intelligible- 
ment, car cette essence réelle est tout à fait inconnue. Je réponds 
que le corps doué de cette constitution interne est désigné par 
d'autres marques externes où la fixité n'est point comprise; comme 
si quelqu'un disait : le plus pesant de tous les corps est encore 
un des plus fixes. Mais tout cela n'est que provisionnel, car on pour- 
rait trouver quelque jour un corps volatile, comme pourrait étre un 
mercure nouveau, qui füt plus pesant que l'or, et sur lequel l'or 
nageât, comme le plomb nage sur notre mereure. 

S 19. Pu. Il est vrai que de cette maniére nous ne pouvons jamais 
connaitre précisément le nombre des propriétés qui dépendent de 
l'essence réelle de l'or, à moins que nous ne connaissions l'essence 
de l'or lui-méme. 3 21. Cependant si nous nous bornons précisément 
à certaines propriétés, cela nous suffira pour avoir des définitions 
nominales exactes qui nous serviront présentement, sauf à nous à 
changer la signification des noms, si quelque nouvelle distinction 
utile se découvrait. Mais il faut au moins que cette définition réponde 
à l'usage du nom, et puisse étre mise à la place. Ce qui sert à réfuter 
ceux qui prétendent que l'étendue fait l'essence du corps, car lors- 
qu'on dit qu'un corps donne de l'impulsion à un autre, l'absurdité 
serait manifeste, si, substituant l'étendue, l'on disait qu'une étendue 
met en mouvement une autre étendue par voie d'impulsion, car il 
faut encore la solidité. De méme on ne dira pas que la raison, ou 
ce qui rend l'homme raisonnable, fait conversation ; car la raison ne 
constitue pas non plustoute l'essence de l'homme, ce sont les ani- 
maux raisonnables qui font conversation entre eux. 

Tu. Je crois que vous avez raison: car les objets des idées abs- 
traites et incomplétes ne suffisent point pour donner des sujets de 
toutes les actions des choses. Cependant je crois que la conversation 


272 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


convient à tous les esprits, qui se peuvent entre-communiquer leurs 
pensées. Les scolastiques sont fort en peine comment les anges le 
peuvent faire : mais, s'ils leur accordaient des corps subtils, comme 
je fais après les anciens, il ne resterait plus de difficulté là-dessus. 

5 99. Pu. Ill y ades créatures qui ont une forme pareille à la nôtre 
mais qui sont velues et. n'ont point l'usage de la parole et de la 
raison. ll y a parmi nous des imbéciles, qui ont parfaitement la 
méme forme que nous, mais qui sont destitués de raison, et quel- 
ques-uns d'entre eux n'ont point l'usage de la parole. Il y a des 
créatures, à ce qu'on dit, qui avec l'usage de la parole et de la 
raison, et une forme semblable en toute autre chose à la nôtre, ont 
des queues velues; au moins il n'y a point d'impossibilité qu'il y 
ait de telles créatures. ll y en a d'autres dont les mâles n'ont point 
de barbe, et d'autres dont les femelles en ont. Quand on demande 
si toutes ces créatures sont hommes ou non, si elles sont d'espéce 
humaine, il est visible que la question se rapporte uniquement à la 
définition nominale oü à l'idée complexe que nous nous faisons pour 
la marquer par ee nom, car l'essence intérieure nous est absolu- 
ment-inconnue, quoique nous ayons lieu de penser que là où les 
facultés ou bien la figure extérieure sont si différentes, la constitu- 
tion intérieurc n'est pas la méme. 

Tu. Je crois que dans le cas de l'homme nous avons une défini- 
tion qui est réelle et nominale en méme temps. Car rien ne saurait 
étre plus interne à l'homme que la raison, et ordinairement elle se 
fait bien connaitre. C'est pourquoi la barbe et la queue ne seront 
point considérées auprès d'elle. Un homme sylvestre bien que velu 
se fera reconnaitre ; et le poil d'un magot n'est pas ce qui le fait 
exclure. Les imbéciles manquent de l'usage de la raison; mais 
comme nous savons par expérience qu'elle est souvent liée et ne 
peut point paraitre, et que cela arrive à des hommes qui en ont 
montré et en montreront, nous faisons vraisemblablement le méme 
jugement de ces imbéciles sur d'autres indices, c'est-à-dire sur la 
figure corporelle. Ce n'est que par ces indices, joints à la naissance, 
que l'on présume que les enfants sont des hommes, et qu'ils mon- 
treront de la raison : et on ne s’y trompe guère. Mais, s'il y avait des 
animaux raisonnables, d'une forme extérieure un peu différente de 
la nótre, nous serions embarrassés. Ce qui fait voir que nos défini- 
tions, quand elles dépendent de l'extérieur des corps, sont impar- 
faites et provisionnelles. Si quelqu'un se disait ange, et savait ou 


DES MOTS 273 


savait faire des choses bien au-dessus de nous, il pourrait se faire 
croire. Si quelque autre venait de la lune par le moyen de quelque 
machine extraordinaire comme Gonzalès (1) et nous racontait des 
choses croyables de son pays natal, il passerait pour lunaire, et 
cependant on pourrait lui accorder l’indigénat et les droits de bour- 
geoisie avec le titre d'homme, tout étranger qu'il serait à notre globe; 
mais, s'il demandait le baptéme et voulait étre recu prosélyte de 
notre loi, je crois qu'on verrait de grandes disputes s'élever parmi 
les théologiens. Et, si le commerce avec ces hommes planétaires, 
assez approchants des nótres, selon M. Hugens, était ouvert, la ques- 
tion mériterait un concile universel, pour savoir si nous devrions 
étendre le soin de la propagation de la foi jusqu'au dehors de notre 
globe. Plusieurs y soutiendraient sans doute que les animaux rai- 
sonnables de ce pays n'étant pas de la race d'Adam n'ont point de 
part à la rédemption de Jésus-Christ : mais d'autres diraient peut- 
étre que nous ne savons pas assez ni oü Adam a toujours été, ni ce 
qui a été fait de toute sa postérité, puisqu'il y a eu méme des théo- 
logiens qui ont cru que la lune a été lelieu du paradis; et peut- 
étre que par la pluralité on conclurait pour le plus sür, qui serait 
de baptiser ces hommes douteux sous condition s'ils en sont suscep- 
tibles; mais je doute qu'on voulüt jamais les faire prétres dans 
l'Église romaine, parce que leurs consécrations seraient toujours 
douteuses, et on exposerait les gens au danger d'une idolâtrie maté- 
rielle dans l'hypothése de cette Église. Par bonheur, la nature des 
choses nous exempte de tous ces embarras; cependant ces fictions 
bizarres ont leur usage dans la spéculation, pour bien connaitre la 
nature de nos idées. 

S 93. Pr. Non seulement dans les questions théologiques, mais 
encore en d'autres occasions quelques-uns voudraient peut-étre se 
régler sur la race, et dire que dans les animaux la propagation par 
l'aecouplement du mâle et de la femelle, et dans les plantes par le 
moyen des semences, conserve les espéces supposées réelles dis- 
tinctes et en leur entier. Mais cela ne servirait qu'à fixer les espéces 
des animaux et des végétaux. Que faire du reste ? et il ne suffit pas 
méme à l'égard de ceux-là, car, s'il faut en croire l'histoire, des 


(1) Voir l'Homme dans la lune, et le voyage. chimérique fait «uw monde de la 
lune, actuellement découvert par Dominique Gonzalés, aventurier espagnol, au- 
trement dit le Courrier volunt, écrit en notre langue par J. B. P. (JEAN Bat- 
DOIN). — Paris, 1648. 


Pauz JANET. — Leibniz. 18 


214 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


femmes ont été engrossées par des magots. Et voilà une nouvelle 
question de quelle espéce doit étre une telle production. On voit 
souvent des mulets et des jumarts (Voyez le Dictionnaire étymolo- 
gique de M. Ménage '1]), les premiers engendrés d'un âne et d'une 
cavale, et les derniers d'un taureau et d'une jument. J'ai vu un ani- 
mal engendré d'un chat et d'un rat, qui avait des marques visibles 
de ces deux bétes. Qui ajoutera à cela les productions monstrueuses, 
trouvera qu'il est bien malaisé de déterminer l'espéce par la géné- 
ration; et, si on ne le pouvait faire que par là, dois-je aller aux Indes 
pour voir le père et la mère d'un tigre, et la semence de la plante 
du thé, et ne pourrais-je point juger autrement si les individus qui 
nous en viennent sont de ces espèces ? 

Tu. La génération ou race donne au moins unc forte présomption 
(c'est-à-dire une preuve provisionnelle), et j'ai déjà dit que bien 
souvent nos marques ne sont que conjecturales. La race est démen- 
tie quelquefois par la figure, lorsque l'enfant est dissemblable aux 
pére et mére, et le mélange des figures n'est pas toujours la marque 
du mélange des races; car il peut arriver qu'une femelle mette au 
monde un animal qui semble tenir d'une autre espèce, et que la 
seule imagination de la mére ait causé ce déréglement : pour ne rien 
dire de ce qu'on appelle mola (2). Mais, comme l'on juge cependant 
par provision de l'espéce par la race, on juge aussi de la race par 
l'espéce. Car lorsqu'on présenta à Jean Casimir, roi de Pologne, un 
enfant sylvestre, pris parmi les ours, qui avait beaucoup de leurs 
maniéres, mais qui se fit enfin connaitre pour animal raisonnable, 
on n'a point fait scrupule de le croire de la race d'Adam, et de le 
baptiser sous le nom de Joseph, quoique peut-étre sous la condi- 
tion, sí baptizatus non es, suivant l'usage de l'Église romaine ; parce 
qu'il pouvait avoir été enlevé par un ours aprés le baptême. On n'a 
pas encore assez de connaissance des effets des mélanges des uni- 
maux: et on détruit souvent les monstres, au lieu de les élever, 
outre qu'ils ne sont guère de longue vie. On croit que les animaux 
mélés ne multiplient point ; cependant Strabon attribue la propaga- 


(1) MésacE, illustre savant du xvus siècle, né à Angers en 1613, mort à Paris 
en 1692. Son Dictionnaire étymologique parut à Paris en 1650, in-4» ; une seconde 
edition fut publiée in-fol. en 1601, par SiwoN DE VALGIBERT sur les matériaux 
laissés par Ménage. Parmi ses nombreux ouvrages, le seul qui intéresse la phi- 
losophie est sa savante edition de Diogene Laérce (Londres, 1660, in-fol. et 
Amsterdam, 1692, in-1°). PR. J. 

(2) Mola, masse informe dans l'utérus. 


DES MOTS 915 


tion aux mulets de Cappadoce, et on m'éerit de la Chine qu'il y a 
dans la Tartarie voisine des mulets de race : aussi voyons-nous que 
les mélanges des plantes sont capables de conserver leur nouvelle 
espéce. Toujours on ne sait pas bien dans les animaux si c'est le 
mâle ou la femelle, ou l'un et l'autre, ou ni l'un ni l'autre qui déter- 
mine le plus l'espéce. La doctrine des œufs des femmes, que feu 
M. Kerkring (1) avait rendue fameuse, semblait réduire les mâles à 
la condition de l'air pluvieux par rapport aux plantes, qui donne 
moyen aux semences de pousser et de s'élever de la terre, suivant 
les vers que les priscillianistes répétaient (2) de Virgile : 


Cum pater omnipotens foecundis imbribus æther 
Conjugis in lætæ gremium descendit et omnes 
Magnus alit magno commissus corpore fœtus. 


En un mot, suivant cette hypothèse, le mâle ne ferait guère plus 
que la pluie. Mais M. Leuwenhoeck (3) a réhabilité le genre mascu- 
lin, et l'autre sexe est dégradé à son tour, comme s'il ne faisait que 
la fonction de la terre à l'égard des semences, en leur fournissant le 
lieu et la nourriture; ce qui pourrait avoir lieu quand méme on 
maintiendrait encore les ceufs. Mais cela n'empéche point que l'ima- 
gination de la femme n'ait un grand pouvoir sur la forme du foetus, 
quand on supposerait que l'animal est déjà venu du mále. Car c'est 
un état destiné à un grand changement ordinaire et d'autant plus 
susceptible aussi de changements extraordinaires. On assure que 
l'imagination d'une dame de condition, blessée par la vue d'un estro- 
pié, ayant coupé la main du fœtus fort voisin de son terme, cette 
main s'est trouvée depuis dans l’arrière-faix, ce qui mérite pourtant 
confirmation. Peut-étre que quelqu'un viendra qui prétendra, quoi- 
que l'àme ne puisse venir que d'un sexe, que l'un et l'autre sexe 
fournit quelque chose d'organisé, et que dedeux corps il s'en fait 
un, de méme que nous voyons que le ver à soie est comme un 


(4) KenxnixG (Théodore), 1610-1693, anatomiste célèbre, né à Amsterdam, 
mort à Hambourg. condisciple de Spinoza auprés de Francis Van Ende, leur 
maltre commun (Opera omnta anutomica ; La Haye, 1717). 

(2) Les Prisciliunistes, héerésie chrétienne mélangée de gnosticisme et de 
manichéisme. | 

13) LEUWENHOECK, naturaliste célèbre, né à Delft en 1633, mort en 1723, tit de 
nombreuses et importantes observations inicroscopiques. Ses mémoires trés 
nombreux et publiés séparément, ont été réunis et traduits en latin sous ce 
tire: Arcana nature deteota, & vol. in-4*; Delft, 1605-1609. 


276 NOUVEAUX ESSAIS SUR L’ENTENDEMENT 


double animal, et renferme un insecte volant sous la forme de la 
chenille : tant nous sommes encore dans l'obscurité sur un si impor- 
tant article. L'analogie des plantes nous donnera peut-étre des 
lumières un jour, mais à présent nous ne sommes guére informés de 
la génération des plantes mêmes; le soupçon de la poussière qui se 
fait remarquer, comme qui pourrait répondre à la semence mascu- 
line, n'est pas encore bien éclairci. D'ailleurs un brin de la plante 
est bien souvent capable de donner une plante nouvelle et entiére, 
à quoi l'on ne voit pas encore de l'analogie dans les animaux ; 
aussi ne peut-on point dire que le pied de l'animal est un animal, 
comme il semble que chaque branche de l'arbre est une plante 
capable de fructifier à part. Encore les mélanges des espéces, ct 
méme les changements dans une méme espéce réussissent souvent 
avec beaucoup de succés dans les plantes. Peut-étre que dans 
quelque temps ou dans quelque lieu de l'univers, les espéces des 
animaux sont ou étaient ou seront plus sujettes à changer qu'elles 
ne sont présentement parmi nous, et plusieurs animaux qui ont 
quelque chose du chat, comme le lion, le tigre et le lynx, pour- 
raient avoir été d'une méme race et pourraient étre maintenant 
comme des sous-divisions nouvelles de l'ancienne espéce du chat. 
Ainsi je reviens toujours à ce que j'ai dit plus d'une fois, que nos 
déterminations des espèces physiques sont provisionnelles et pro- 
portiounelles à nos connaissances. 

8 24. Pu. Au moins les hommes, en faisant leurs divisions des 
espéces, n'ont jamais pensé aux formes substantielles, excepté ceux 
qui, dans ce seul endroit du monde oü nous sommes, ont appris le 
langage de nos écoles. 

Tu. 11 semble que depuis peu le nom des formes substantielles est 
devenu infâme auprès de certaines gens, et qu'on a honte d'en parler. 
Cependant il y a encore peut-étre en cela plus de mode que de 
raison. Les Scolastiques employaient mal à propos une notion géné- 
rale, quand il s'agissait d'expliquer des phénoménes particuliers; 
mais cet abus ne détruit point la chose. L'áme de l'homme décon- 
certe un peu la confiance de quelques-uns de nos modernes. Îl y en 
a qui avouent qu'elle est la forme de l'homme ; mais aussi ils veulent 
qu'elle est la scule forme substantielle de la nature connue. M. Des- 
cartes en parle ainsi, et il donna uue correction à M. Regius (1) sur 


(1; Reaius, nom latinisé de Leroy, l'un des premiers disciples de Descartes 
en Hollande. Aprés avoir adopté avec enthousiasme les idées de Descartes, il 


DES MOTS 277 


ce qu'il contestait cette qualité de forme substantielle à l'âme et niait 
que l'homme fût unum per se, un être doué d'une véritable unité. 
Quelques-uns croient que cet excellent homme l'a fait par politique. 
J'en doute un peu, parce que je crois qu'il avait raison en cela. Mais 
on n'en a point de donner ce privilége à l'homme seul, conime si la 
nature était faite à bâtons rompus. Il y a lieu de juger qu'il y a une 
infinité d’âmes ou, pour parler plus généralement, d'entéléchies pri- 
mitives, qui ont quelque chose d'analogique avec la perception et 
l'appétit, et qu'elles sont toutes et demeurent toujours des formes 
substantielles des corps. Il est vrai qu'il y a apparemment des 
espèces qui ne sont pas véritablement unum per se (c'est-à-dire des 
corps doués d'une véritable unité, ou d'un étre indivisible qui en 
fasse le principe actif total), non plus qu'un moulin ou une montre 
le pourraient étre. Les sels, les minéraux et les métaux pourraient 
étre de cette nature, c'est-à-dire de simples contextures ou masses 
oü il y a quelque régularité. Mais les corps des uns et des autres, 
c'est-à-dire les corps animés aussi bien que les contextures sans vie, 
seront spécifiés par la structure intérieure, puisque dans ceux-là 
mêmes qui sont animés, l'âme et la machine, chacune à part, suffi- 
sent à la détermination ; car elles s'accordent parfaitement, et, quoi- 
qu'elles n'aient point d'influence immédiate l'une sur l'autre, elles 
s'expriment mutuellement, l'une ayant concentré dans une parfaite 
unité tout ce que l'autre a dispersé dans la multitude. Ainsi, quand 
il s'agit de l'arrangement des espèces, il est inutile de disputer des 
formes substantielles, quoiqu'il soit bon pour d'autres raisons de 
connaitre s'il y en a et comment ; car sans cela on sera étranger dans 
le monde intellectuel. Au reste, les Grecs et les Arabes ont parlé de 
ces formes aussi bien que les Européens, et, sile vulgaire n'en parle 
point, il ne parle pas non plus ni d'algébre ni d'incommensurables. 

895. Pn. Les langues ont été formées avant les sciences, et le 


A 


peuple ignorant et sans lettres à réduit les choses à certaines 
espéces. 

Tu. ll est vrai, mais les personnes qui étudient les matières rec- 
tifient les notions populaires. Les essayeurs ont trouvé des moyens 
exacts de discerner et séparer les métaux ; les botanistes ont enrichi 


se brouilla avec lui à l'occasion d'une thèse où il avait soutenu que l'homme 
est un étre par accident, c'est-à-dire que l'àme et le corps ne formaient point 
une unité substantielle. C'est à cette thése que Leibniz fait allusion dans le pas 
sage ci-dessus. 


978 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


merveilleusement la doctrine des plantes, et les expériences qu'an 
a faites sur les insectes nous ont donné quelque entrée nouvelle dans 
la connaissance des animaux. Cependant nous sommes encore bien 
éloignés de Ja moitié de notre course. 

8 26. Pr. Si les espèces étaient un ouvrage de la nature, elles ne 
pourraient pas être conçues si différemment en différentes per- . 
sonnes : l'homme parait à l'un un animal sans plumes à deux pieds 
avec de larges ongles; et l'autre aprés un plus profond examen y 
ajoute la raison. Cependant bien des gens déterminent plutót les 
espèces des animaux par leur forme extérieure que par la naissance, 
puisqu'on a mis en question plus d'une fois si certains foetus humains 
doivent étre admis au baptéme ou non, par la seule raison que leur 
configuration extérieure différait de la forme ordinaire des enfants, 
sans qu'on süt s'ils n'étaient point aussi capables de raison que des 
enfants jetés dans un autre moule, dont il s'en trouve quelques-uns 
qui, quoique d'une forme approuvée, ne sont jamais capables de 
faire voir durant toute leur vie autant de raison qu'il en parait 
dans un singe ou un éléphant, et qui ne donnent jamais aucune 
marque d'étre conduits par une áme raisonnable : d'oü il parait évi- 
demment que la forme extérieure qu'on a seulement trouvée à dire, et 
non la faculté de raisonner dont personne ne peut savoir si elle 
devait manquer dans son temps, a été rendue essentielle à l'espèce 
humaine. Et dans ces occasions les théologiens et les jurisconsultes 
les plus habiles sont obligés de renoncer à leur sacrée définition 
d'animal raisonnable. et de mettre à la place quelque autre essence 
de l'espéce humaine. « M. Ménage (Menagiana, t. 1, p. 978 de 
« l'édit. de Holl. 4649) nous fournit l'exemple d'un certain abbé de 
« Saint-Martin, qui mérite d'étre rapporté. Quand cet abbé de Saint- 
« Martin, dit-il, vint au monde, il avait si peu la figure d'un homme, 
« qu'il ressemblait plutót à un monstre. On fut quelque temps à 
« délibérer sion le baptiserait. Cependant il fut baptisé et on le dé- 
« clara homme par provision, c'est-à-dire jusqu'à ce que le temps 
« eût fait connaitre ce qu'il était. Il était si disgracié de la nature 
« qu'on l'a appelé toute sa vie l'abbé Malotru. Il était de Caen. » 
Voilà un enfant qui fut fort prés d'étre exclu de l'espéce humaine 
simplement à cause de la forme. Il échappa à toute peine tel qu'il 
était, et il est certain qu'une figure un peu plus contrefaite l'aurait 
fait périr comme un étre qui ne devait point passer pour un homme. 
Cependant on ne saurait donner aucune raison pourquoi une àme 


DES MOTS 279 


raisonnable n'aurait pu loger en lui, siles traits de son visage eus- 
sent été un peu plus altérés ; pourquoi un visage un peu plus long, ou 
yn nez plus plat, ou une bouche plus fendue n'auraient pu subsister 
aussi bien que le reste de la figure irréguliére avec une áme et des 
qualités qui le rendaient capable, tout contrefait qu'il était, d'avoir 
une dignité dans l'Église. | 

Tu. Jusqu'ici on n'a point trouvé d'animal raisonnable d'une 
figure extérieure fort différente de la nótre; c'est pourquoi, quand 
il s'agissait de baptiser un enfant, la race et la figure n'ont jamais 
été considérées que comme des indices pour juger si c'était un 
animal raisonnable ou non. Ainsi les théologiens et jurisconsultes 
n'ont point eu besoin de renoncer pour cela à leur définition con- 
sacrée. 

S 97. Pn. Mais si ce monstre dont parle Licetus (1) (l. I, chap. m), 
qui avait Ja tête d'un homme et le corps d'un pourceau, ou d'autres 
monstres qui, sur des corps d'hommes, avaient des tétes de chiens 
et de chevaux, eussent été conservés en vie, et eussent pu parler, 
la difficulté serait plus grande. 

Tu. Je l'avoue, et si cela arrivait et si quelqu'un était fait comme 
un certain écrivain, moine du vieux temps, nommé Hans Kalb (Jean le 
veau), qui se peignit avec une téte de veau, la plume à la main, dans 
un livre qu'il avait écrit, ce qui fit croire ridiculement à quelques-uns 
que cet écrivain avait eu véritablement une téte de veau, si, dis-je, 
cela arrivait, on serait dorénavant plus retenu à se défaire des 
monstres. Car il y a de l'apparence que la raison l'emporterait chez 
les théologiens et chez les jurisconsultes malgré la figure et méme 
malgré les différences que l'anatomie pourrait y fournir aux méde- 
cins qui nuiraient aussi peu à la qualité d'homme que ce renverse- 
ment de viscéres dans cet homme dont des personnes de ma con- 
naissance ont vu l'anatomie à Paris, qui a fait du bruit, où la nature 


« Peu sage et sans doute en débauche 
« Placa le foie au cóté gauche 

« Et de méme vice versa 

« Le cœur à la droite placa. » 


si je me souviens bien de quelques-uns des vers que feu M. Alliot le 


(1) Lcervs, médecin italien du xvi* siècle, né à Ricco, mort à Gênes en 1599. 
I| a écrit en un livre italien sur /a Nohlesse des parties snaíitresses du corps 
humain, c'est-à-dire des organes de la génération, publié à Bologne en 1599. 


280 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


pére (médecin fameux parce qu'il passait pour habile à traiter des 
cancers) me montra de sa facon sur ce prodige. Cela s'entend 
pourvu que la variété de conformation n'aille pas trop loin dans les 
animaux raisonnables, et qu'on ne retourne point aux temps où les 
bétes parlaient, car alors nous perdrions notre privilége de la raison 
en préciput, et on serait désormais plus attentif à la naissance et à 
l'extérieur, afin de pouvoir discerner ceux de la race d'Adam de 
ceux qui pourraient descendre d'un roi ou patriarche de quelque 
canton des singes (1) de l'Afrique ; et notre habile auteur a eu raison 
de remarquer ($ 29) que, si l'ánesse de Balaam eût discouru toute 
sa vie aussi raisonnablement qu'elle fit une fois avec son maitre 
(supposé que ce n'ait pas été une vision prophétique), elle aurait 
toujours eu de la peine à obtenir rang et séance parmi les femmes. 

Pn. Vous riez à ce que je vois et peut-être l'auteur riait aussi; 
mais, pour parler sérieusement, vous voyez qu'on ne saurait toujours 
assigner des bornes fixes des espéces. 

Tu. Je vous l'ai déjà accordé ; car, quand il s'agit des fictions et de 
la possibilité des choses, les passages d'espéce en espéce peuvent 
étre insensibles, et pour les discerner ce serait quelquefois à peu 
prés comme on ne saurait décider combien il faut laisser de poils à 
un homme pour qu'il ne soit point chauve. Cette indétermination 
serait vraie quand méme nous connaitrions parfaitement l'intérieur 
des créatures dont il s'agit. Mais je ne vois point qu'elle puisse em- 
pécher les choses d'avoir des essences réelles indépendamment de 
l'entendement, et nous de les connaitre : il est vrai que les noms et 
les bornes des espéces seraient quelquefois comme les noms des 
mesures et des poids, oü il faut choisir pour avoir des bornes fixes. 
Cependant pour l'ordinaire il n'y a rien de tel à craindre, les espéces 
trop approchantes ne se trouvent guére ensemble. 

S 28. Pu. Il semble que nous convenonsici dans le fond, quoique 
nous ayons un peu varié les termes. Je vous avoue aussi qu'il y a 
moins d'arbitraire dans la dénomination des substances que dans les 
noms des modes composés. Car on ne s'avise guére d'allier le béle- 
ment d'une brebis à une figure de cheval, ni la couleur du plomb à 
la pesanteur et à la fixité de l'or, et on aime mieux de tirer des 
copies d'aprés nature. | 

Tu. C'est non pas tant parce qu'on a seulement égard dans les 


(1) GERRARDT : signus. 


DES MOTS 281 


substances à ce qui existe effectivement que parce qu'on n'est pas 
sür dans les idées physiques (qu'on n'entend guére à fond) si leur 
alliage est possible et utile, lorsqu'on n'a point l'existence actuelle 
pour garant. Mais cela a lieu encore dans les modes, non seulement 
quand leur obscurité nous est impénétrable, comme il arrive quel- 
quefois dans la physique, mais encore quand il n'est pas aisé de la 
pénétrer, comme il y en a assez d'exemples en géométrie. Car dans 
l'une et dans l'autre de ces sciences, il n'est pas en notre pouvoir de 
faire des combinaisons à notre fantaisie, autrement on aurait droit 
de parler de décaédres réguliers; et on chercherait dans le demi- 
cercle un centre de grandeur, comme il y en a un de gravité. Cor il 
est surprenant en effet que le premier y est, et que l'autre n'y sau- 
rait étre. Or, comme dans les modes les combinaisons ne sont pas 
toujours arbitraires, il se trouve par opposition qu'elles le sont 
quelquefois dans les substances : et il dépend souvent de nous de 
faire des combinaisons des qualités pour définir encore des étres 
substantiels avant l'expérience, lorsqu'on entend assez ces qualités 
pour juger de la possibilité de la combinaison. C'est ainsi que des 
jardiniers experts dans l'orangerie pourront avec raison et succés, 
se proposer de produire quelque nouvelle espéce et lui donner un 
nom par avance. 

$ 29. Pu. Vous m'avouerez toujours que, lorsqu'il s'agit de définir 
les espèces, le nombre des idées qu'on combine dépend de la diffé- 
rente application, industrie ou fantaisie de celui qui forme cette 
combinaison; comme c'est sur la figure qu'on se régle le plus sou- 
vent pour déterminer l'espéce des végétaux et des animaux, de 
méme à l'égard de la plupart des corps naturels, qui ne sont pas 
produits par semence, c'est à la couleur qu'on s'attache le plus. $ 30. 
À la vérité ce ne sont bien souvent que des conceptions confuses, 
grossières et inexactes, et il s'en faut bien que les hommes convien- 
nent du nombre précis des idées simples ou des qualités, qui appar- 
tiennent à une telle espéce ou à un tel nom, car il faut de la peine, 
de ladresse et du temps pour trouver les idées simples, qui sont 
constamment unies. Cependant peu de qualités qui composent ces 
définitions inexactes, suffisent ordinairement dans la conversation : 
mais, malgré le bruit des genres et des espèces, les formes dont on 
a tant parlé dans les écoles ne sont que des chiméres qui ne servent 
de rien à nous faire entrer dans la connaissance des natures spé- 
cifiques. 


982 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


Tu. Quiconque fait une combinaison possible ne se trompe point 
eu cela, ni en lui donnant un nom ; mais il se trompe quand il croit 
que ce qu'il conçoit est tout ce que d'autres plus experts conçoivent 
sous le méme nom, ou dans le méme corps. Il conçoit peut-être un 
genre trop commun au lieu d'un autre plus spécifique. Il n'y a rien 
en tout ceci qui soit opposé aux écoles, et je ne vois point pourquoi 
vous revenez à la charge ici contre les genres, les espéces et les 
formes, puisqu'il faut que vous reconnaissiez vous-méme des genres, 
des espéces, et méme des essences internes ou formes, qu'on ne 
prétend point employer pour connaltre la nature spécifique de la 
chose, quand on avoue de les ignorer encore. 

& 30. Pu. Il est du moins visible que les limites que nous assi- 
gnons aux espèces, ne sont pas exactement conformes à celles qui 
ont été établies par la nature. Car dans le besoin que nous avons des 
noms généraux pour l'usage présent, nous ne nous mettons point en 
peine de découvrir leurs qualités qui nous feraient mieux connaitre 
leurs différences et conformités les plus essentielles : et nous les 
distinguons nous-mêmes en espèces, en vertu de certaines appa- 
rences qui frappent les yeux de tout le monde, afin de pouvoir plus 
aisément communiquer avec les autres. 

Tu. Si nous combinons des idées compatibles, les limites que nous 
assignons aux espèces sont toujours exactement conformes à la na- 
ture; et, si nous prenons garde à combiner les idées qui se trouvent 
actuellement ensemble, nos notions sont encore conformes à l'expé- 
rience ; et, si nous les considérons comme provisionnelles seulement 
pour des corps effectifs, sauf à l'expérience faite ou à faire d'y décou- 
vrir davantage, et si nous recourons aux experts, lorsqu'il s'agit de 
quelque chose de précis à l'égard de ce qu'on entend publiquement 
par le nom ; nous ne nous y tromperons pas. Ainsi la nature peut 
fournir des idées plus parfaites et plus commodes, mais elle ne don- 
nera point un démenti à celles que nous avons, qui sont bonnes et 
naturelles, quoique ce ne soient peut-étre pas les meilleures et les 
plus naturelles. 

S8 32. Pu. Nos idées génériques des substances, comme celle du 
métal] par exemple, ne suivent pas exactement les modéles qui leur 
sont proposés par la nature, puisqu'on ne saurait trouver aucun 
corps qui renferme simplement la malléabilité et la fusibilité sans 
d'autres qualités. 

Tu. On ne demande pas de tels modèles, et on n'aurait pas raison 


DES MOTS . 283 


deles demander, ils ne se trouvent pas aussi dans les notions les 
plus distinctes. On ne trouve jamais un nombre où i] n'y ait rien à 
remarquer que la multitude en général; un étendu ou il n'y ait. 
qu'étendue, un corps où il n'y ait que solidité, et point d'autres qua- 
lités : et lorsque les différences spécifiques sont positives et oppo- 
sées, il faut bien que le genre prenne parti parmi elles. 

Pu. 5i done quelqu'un s'imagine qu'un homme, un cheval, un ani- 
mal, une plante, etc., sont distingués par des essences réelles, for- 
mées par la nature, il doit se figurer la nature bien libérale de ces 
essences réelles, si elle en produit une pour le corps, une autre pour 
l'animal, et encore une autre pour le cheval, et qu'elle communique 
libéralement toutes ces essences à Bucéphale ; au lieu que les genres 
et les espèces ne sont que des signes plus ou moins entendus. 

Tn. Si vous prenez les essences réelles pour ces modéles sub- 
stantiels, qui seraient un corps et rien de plus, un animal et rien de 
plus spécifique, un cheval sans qualités individuelles, vous avez rai- 
son de les traiter de chiméres. Et personne n'a prétendu, je pense, 
pas méme les plus grands réalistes d'autrefois. qu'il y ait autant dé 
substances qui se bornassentau générique, qu'il y a de genres. Mais 
il ne s'ensuit pas que si les essences générales ne sont pas cela, elles 
sont purement des signes ; car je vous ai fait remarquer plusieurs 
fois quece sont des possibilités dans les ressemblances. C'est comme 
de ce que les couleurs ne sont pas toujours des substances ou des 
teintures extrahibles, il ne s'ensuit pas qu'elles sont imaginaires. Au 
reste, on ne saurait se figurer la nature trop libérale ; elle l'est au- 
delà de tout ce que nous pouvons inventer, et toutes les possibilités 
compatibles en prévalence se trouvent réalisées sur le grand théàtre 
de ses représentations, Il y avait autrefois deux axiomes chez les 
philosophes ; celui des réalistes semblait faire la nature prodigue, 
et celui des nominaux ]a semblait déclarer chiche. L'un dit que la 
nature ne souffre point de vide, et l'autre qu'elle ne fait rien en vain. 
Ces deux axiomes sont bons, pourvu qu'on les entende ; car la na- 
ture est comme un bon ménager, qui épargne là où il le faut, pour 
être magnifique entemps et en lieu. Elle est magnifique dansles effets, 
et ménagère dans les causes qu'elle emploie. 

8 34, Pu. Sans nous amuser davantage à cette contestation sur les 
essences réelles, c'est assez que nous obtenions le but du langage et 
l'usage des mots, qui est d'indiquer nos pensées en abrégé. Si je 
yeux parler à quelqu'un d'une espèce d'oiseaux de trois ou quatre 


284 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


pieds de haut, dont la peau est couverte de quelque chose qui tient 
le milieu entre la plume et le poil, d'un brun obscur, sans ailes, 
mais qui, au lieu d'ailes, a deux ou trois petites branches, semblables 
à des branches de genéts, qui lui descendent au bas du corps avec 
de longues et grosses jambes, des pieds armés seulement de trois 
griffes et sans queue, je suis obligé de faire cette description par oü 
je puis me faire entendre aux autres. Mais, quand on m'a dit que 
cassiowaris est le nom de cet animal, je puis alors me servir de ce 
nom pour désigner dans le discours toute cette idée composée. 

Tu. Peut-être qu'une idée bien exacte de la couverture de la peau, 
ou de quelque autre partie, suffirait toute seule à discerner cet ani- 
mal de tout autre connu, comme Hercule se faisait connaitre par le 
pas qu'il avait fait, et comme le lion se reconnait à l'ongle, suivant 
le proverbe latin. Mais plus on amasse de circonstances, moins la 
définition est provisionnelle. 

8 35. Pri. Nous pouvons retrancher de l'idée dans ce cas sans pré- 
judice de la chose : mais, quand la nature en retranche, c'est une 
question si l'espece demeure. Par exemple : s'il y avait un corps qui 
eüt toutes les qualités de l'or excepté la malléabilité, serait-il de 
l'or? Il dépend des hommes de le décider. Ce sont donc eux qui dé- 
terminent les espéces des choses. 

Tu. Point du tout, ils ne détermineraient que le nom. Mais cette 
expérience nous apprendrait que la malléabilité n'a pas de connexion 
nécessaire avec lesautres qualités de l'or prises ensemble. Elle nous 
apprendrait donc une nouvelle possibilité et par conséquent une nou- 
velle espéce. Pour ce qui est de l'or aigre ou cassant, cela ne vient 
que des additions et n'est point consistant avec les autres épreuves 
de l'or ; car la coupelle et l'antimoine lui ótent cette aigreur. 

896. Pu. 11 s'ensuit quelque chose de notre doctrine qui paraîtra 
fort étrange. C'est que chaque idée abstraite, qui a un certain nom, 
forme une espèce distincte. Mais que faire à cela, si la nature le veut 
ainsi ? Je voudrais bien savoir pourquoi un bichon et un lévrier ne 
sont pas des espèces aussi distinctes qu'un épagneul et un élé- 
phant. 

Tu. J'ai distingué ci-dessus les différentes acceptions du mot es- 
pèce. Le prenantlogiquementet mathématiquement plutôt, la moindre 
dissimilitude peut suffire. Ainsi chaque idée différente peut donner 
une autre espèce, et il n'importe point si elle a un nom ou non. Mais, 
physiquement parlant, on ne s'arréte pas à toutes les variétés, et l'on 


DES MOTS 285 


parle, ou nettement quand il ne s'agit que des apparences, ou conjec- 
turalement quand il s'agit de la vérité intérieure des choses, en y 
présumant quelque nature essentielle et immuable, comme la raison 
l'est dans l'homme. On présume donc que ce qui ne diffère que par 
des changements accidentels, comme l'eau et la glace, le vif-argent 
dans sa forme courante et dans le sublimé, est d'une méme espéce : 
et dans les corps organiques on met ordinairement la marque provi- 
sionnelle de la même espèce dans la génération ou race, comme dans 
les plus similaires on la met dans la reproduction. ll est vrai qu'on 
n'en saurait juger précisément faute de connaitre l'intérieur des 
choses. Mais, comme j'ai dit plus d'une fois, l'on juge provisionnel- 
lement et souvent conjecturalement. Cependant, lorsqu'on ne veut 
parler que de l'extérieur, de peur de ne rien dire que de sür, il y a 
de la latitude : et disputer alors si une différence est spécifique ou 
non, c'est disputer du nom ; et, dans ce sens, il y aunesigrande dif- 
férence entre les chiens, qu'on peut fort bien dire queles dogues 
d'Angleterre et les chiens de Boulogne sont de différentes espèces. 
Cependant il n'est pas impossible qu'ils soient d'une méme ou sem- 
blable race éloignée qu'on trouverait si on pouvait remonter bien 
haut et que leurs ancêtres aient été semblables ou les mêmes, mais 
qu'aprés de grands changements quelques-uns de la postérité soient 
devenus fort grands et d'autres fort petits (1). On peut méme croire 
aussi sans choquer la raison qu'ils aient en commun une nature inté- 
rieure, constante, spécifique, qui ne soit plus sous-divisée ainsi, ou 
qui ne se trouve point ici en plusieurs autres telles natures et par 
conséquent ne soit plus variée que par des accidents ; quoiqu'il n'y 
ait rien aussi qui nous fasse juger que cela doit être nécessairement 
ainsi dans tout ce que nous appelons la plus basse espèce (spéciem 
infimam). Mais il n'y a point d'apparence qu'un épagneul et un élé- 
phant soient de méme race, et qu'ils aient une telle nature spécifique 
commune (2). Ainsi, dans les différentes sortes de chiens, en parlant 
des apparences, on peut distinguer les espéces, et parlant de l'es- 
sence intérieure, on peut balancer : mais, comparant le chien et 
l'éléphant, il n'y a pas lieu de leur attribuer extérieurement ce 


(1) Voici encore le principe de la variabilité des espéces : l'application qu'en 
fait Leibniz à l'espéce chien parait ètre acceptée aujourd'hui par les natura- 
listes. P.J. 

i2) On voit que, tout en posant le principe, Leibniz en restreint l'application : 
il est pour ce qu'on appelle aujourd'hui la variabilité limitée. P. J. 


286 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


qui (1) les ferait croire d'une méme espéce. Ainsi il n'y a aucun sujet 
d’être en balance contre la présomption. Dans l'homme on pourrait 
aussi distinguer les espèces logiquement parlant, et, sí on s'arrétait 
à l'extérieur, on trouverait encore, en parlant physiquement, des dif- 
férences qui pourraient passer pour spécifiques. Aussi se trouva-t-il 
un voyageur qui crut que les Négres, les Chinois, et enfin les Amé- 
ricains, n'étaient pas d'une méme race entre eux ni avec les peuples 
qui nous ressemblent. Mais, comme on connait l'intérieur essentiel 
de l'homme, c'est-à-dire la raison, qui demeure dans le méme 
homme et se trouve dans tous les hommes, et qu'on ne remarque 
rien de fixe et d'interne parmi nous, qui forme une sous-division, 
nous n'avons aucun sujet de juger qu'il y ait parmi leshommes, selon | 
la vérité de l'intérieur, une différence spécifique essentielle, au lieu 
qu'il s'en trouve entre l'homme et la béte, supposé que les bétes ne 
soient qu'empiriques, suivant ce que j'ai expliqué ci-dessus, comme 
en effet l'expérience ne nous donne point lieu d'en faire un autre 
jugement. . 

8 39. Pn. Prenons exemple d'une chose artificielle dont la stru- 
cture intérieure nous est connue. Une montre qui ne marque que 
les heures et une montre sonnante ne sont que d'une seule espéce, à 
l'égard de ceux qui n'ont qu'un nom pour les désigner; mais, à 
l'égard de celui qui a le nom de montre pour désigner la première 
et celui d'horloge pour signifier la dernière, ce sont par rapport à 
lui des espéces différentes. C'est le nom et non pas la disposition 
intérieure, qui fait une nouvelle espéce, autrement il y aurait trop 
d'espèces. Îl y a des montres à quatre roues, et. d'autres à cinq ; 
quelques-unes ont des cordes et des fusées, et d'autres n'en ont 
point : quelques-unes ont le balancier libre, et d'autres conduit par 
un ressort fait en large spirale, et d'autres par des soies de pour- 
ceau : quelqu'une de ces choses suffit-elle pour faire une différence 
spécifique ? je dis que non, tandis que ces montres conviennent 
dans le nom. 

Tu. Et moi, je dirais que oui, car sans m'arréter aux noms, je vous 
drais considérer les variétésde l'artifice et surtout la différence des 
balanciers ; car, depuis qu'on lui a appliqué un ressort qui en gou- 
verne les vibrations selon les siennes et les rend par couséquent plus 
égales, les montres de poche ont changé de face, et sont devenues 


(1) GEHRART : ce que, 


DES MOTS : 987 


incomparablement plus justes. J'ai méme remarqué autrefois un 
autre príncipe d'égalité qu'on pourrait appliquer aux montres. 

Pu. Si quelqu'un veut faire des divisions fondées sur les différences 
qu'il connait dans la configuration intérieure, il peut le faire : cepen- 
dant ce ne seráient point des espèces distinctes par rapport à des 
gens qui ignorent cette construction. 

Tn. Je ne sais pourquoi on veut toujours chez vous faire dépendre 
de notre opinion ou connaissance les vertus, les vérités et les 
espèces. Elles sont dans la nature, soit que nous le sachions et 
approuvions, ou non. En parler autrement, c'est changer les noms 
des choses et le langage recu sans aucun sujet. Les homines jusqu'ici 
auront cru qu'il y a plusieurs espéces d'horloges ou montres, sans 
s'informer en quoi elles consistent ou comment on pourrait les 
appeler. 

Pu. Vous avez pourtant reconnu il n'y a pas longtemps que, lors- 
qu'on veut distinguer les espèces physiques par les upparences, on 
se borne d'une manière arbitraire où on le trouve à propos, o'est-à- 
dire selon qu'on trouve la différence plus ou moins considérable et 
suivant le but qu'on a. Et vous vous étes servi vous-méme de la com- 
paraison des poids et des mesures qu'on règle selon le bon plaisir 
des hommes et leur donne des noms. 

Ta. C'est depuis le temps que j'ai commencé à vous entendre. 
Entre les différences spécifiques purement logiques, où la' moindre 
variation de définition assignable suffit, quelque accidentelle qu'elle 
soit, et entre les différences spécifiques qui sont purement physiques, 
fondées sur l'essentiel ou immuable, on peut mettre un milieu, mais 
qu'on ne sauraitdéterminer précisément ; on s'y régle sur les appa- 
rences les plus considérables, qui ne sont pas tout à fait immuables, 
mais qui ne changent pas facilement, l'une approchant plus de l'es- 
sentiel que l'autre; et, comme un connaisseur aussi peut aller plus 
loin que l'autre, la chose parait arbitraire et a du rapport aux 
hommes, et il parait commode de régler aussi les noms selon ces 
différences principales. On pourrait donc dire ainsi que ce sont des 
diflérences spécifiques civiles et des espèces nominales, qu'il ne faut 
point confondre avec ce que j'ai appelé définitions nominales ci- 
dessus et qui ont lieu dans les différences spécifiques logiques 
aussi bien que physiques. Au reste, outre l'usage vulgaire, les lois 
mémes peuvent autoriser les significations des mots, et alors les 
espéces deviendraient légales, comme dans les contrats qui sont 


288 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


appelés nominati, c'est-à-dire désignés par un nom particulier. Et 
c'est-à-dire comme la loi romaine fait commencer l’âge de puberté à 
14 ans accomplis. Toute cette considération n'est point à mépriser; 
cependant je ne vois pas qu'elle soit d'un fort grand usage ici, car 
outre que vous m'avez paru l'appliquer quelquefois oü elle n'en 
avait aucun, on aura à peu près le méme effet, si l'on considère qu'il 
dépend des hommes de procéder dans les sous-divisions aussi loin 
qu'ils trouvent à propos, et de faire abstraction des différences ulté- 
rieures, sans qu'il soit besoin de les nier : et qu'il dépend ainsi d'eux 
de choisir le certain pour l'incertain, afin de fixer quelques notions 
et mesures en leur donnant des noms. 

Pu. Je suis bien aise que nous ne sommes plus si éloignés ici, que 
nous le paraissions, $ 41. Vous m’accorderez encore, Monsieur, à 
ce que je vois, que les choses artificielles ont des espéces aussi bien 
que les naturelles contre le sentiment de quelques philosophes. 8 42. 
Mais, avant quc de quitter les noms des substances, j'ajouterai que 
de toutes les diverses idées que nous avons, ce sont les seules idées 
des substances qui ont des noms propres ou individuels ; car il arrive 
rarement que les hommes aient besoin de faire une mention fré- 
quente d'aucune qualité individuelle ou de quelque autre individu 
d'accident : outre que les actions individuelles périssent d'abord, et 
que la combinaison des circonstances qui s'y fait ne subsiste point 
comme dans les substances. 

Tu. Il y a pourtant des cas où on a eu besoin de se souvenir d'un 
accident individuel et qu'on lui a donné un nom; ainsi votre règle 
est bonne pour l'ordinaire, mais elle recoit des exceptions. La reli- 
gion nous en fournit; comme nous célébrons anniversairement la 
mémoire de la naissance de Jésus-Christ, les Grecs appelaient cet 
événement Théogenie, et celui de l'adoration des mages Epiphanie; 
et les Hébreux appelérent Passah par excellence le passage de l'ange 
qui fit mourir les ainés des Égyptiens sans toucher à ceux des Hé- 
breux; et c'est de quoi ils devaient solemniser la mémoire tous les 
ans. Pour ce qui est des espéces des choses artificielles, les philoso- 
phes scolastiques ont fait difficulté de les laisser entrer dans leurs 
prédicaments : mais leur délicatesse y était peu nécessaire, ces 
ces tables prédicamentales devant servir à faire une revue générale 
de nos idées. Il est bon cependant de reconnaitre la différence qu'il 
y a entre les substances parfaites et entre les assemblages des subs- 
tances (aggregata) qui sont des êtres substantiels composés ou par 


DES MOTS 289 


la nature ou par l'artifice des hommes. Car la nature a aussi de telles 
aggrégations, comme sont les corps dont la mixtion est imparfaite, 
pour parler le langage de nos philosophes (imperfecte mixta) qui ne 
sont (1) point unum per se et n'ont point en eux une parfaite unité. Je 
crois cependant que les quatre corps, qu'ils appellent éléments, qu'ils 
croient simples, et les sels, les métaux et autres corps, qu'ils croient 
être mélés parfaitement, età qui ils accordent leurs tempéraments, 
ne sont pas unum per se non plus, d'autant plus qu'on doit juger 
qu'ils ne sont uniformes et similaires qu'en apparence, et méme un 
corps similaire ne laisserait pas d'étre un amas. En un mot l'unité 
parfaite doit être réservée aux corps animés. ou doués d'entéléchies 
primitives ; car ces entéléchies ont de l'analogie avec les âmes, et 
sont aussi iudivisibles et impérissables qu'elles: et j'ai fait juger 
ailleurs que leurs corps organiques sont des machines en effet, mais 
qui surpassent autant les artificielles qui sont de notre invention, 
que l'inventeur des naturelles nous surpasse. Car ces machines de 
la nature sont aussi impérissables que les àmes mêmes, et l'animal 
avec l'âme subsiste toujours; c'est (pour me micux expliquer par 
quelque chose de revenant, tout ridicule qu'il est) comme Arlequin 
qu'on voulait dépouiller sur Je théâtre, mais on n'en put venir à 
bout, parce qu'il avait je ne sais combien d'habits les uns sur les 
autres : quoique ces réplications des corps organiques à l'infini, qui 
sont dans un animal, ne soient pas si semblables ni si appliquées les 
unes sur les autres, comme des habits ; l'artifice de la nature étant 
d'une tout autre subtilité. Tout cela fait voir que les philosophes 
n'ont pas eu tout le tort du monde de mettre tant de distance «ntre 
les choses artificielles et entreles corps naturels doués d'une véri- 
table unite. Maisil n'appartenait qu'à notre temps de développer ce 
mystère et d'en faire comprendre l'importance ect les suites pour bien 
etablir la théologie naturelle et ce qu'on appelle la pneumatique (2) 
d'une maniére qui soit véritablement naturelle et conforme à ce que 
nous pouvons expérimenter et entendre ; qui ne nous fasse rien 
perdre des importantes considérations qu'elles doivent fournir, ou 
plutót qui les rehausse, comme fait le systéme de l'harmonie prééta- 
blie. Et je crois que nous ne pouvons mieux finir que par là cette 
longue discussion des noms des substances. 


(1) GERRARDT : font. 
(2; La Pneumatique !de rvedua’, science des esprits. 


PauL JANET. — Leibniz. I-19 


290 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


CHAP. VII. — DES PARTICULES. 


S 1. Pr. Outre les mots qui servent à nominer les idées, on a 
besoin de ceux qui signifient la connexion des idées ou des propo- 
sitions. Cela est, cela n'est pas, sont les signes généraux de l'affir- 
mation ou de Ja négation. Mais l'esprit, outre les parties des propo- 
sitions, lie encore des sentences ou propositions entières, & 2, se 
servant des mots qui expriment cette liaison des différentes affirma- 
tions et négations et qui sont ce qu'on appelle particules : et dans 
leur bon usage consiste principalement l'art de bien parler. C'est 
afin que les raisonnements soient suivis et méthodiques qu'il faut 
des termes qui montrent la connexion, la restriction, la distinction, 
l'opposition, l'emphase, ete. Et, quand on s'y méprend, on embar- 
rasse celui qui écoute. 

Tu. J'avoue que les particules sont d'un grand usage ; mais je ne 
sais si l'art de bien parler y consiste principalement. Si quelqu'un 
ne donnait que des aphorismes, ou que des théses détachées, 
comme on l'a fait souvent dans les universités ou comme dans ce 
qu'on appelle libelle articulé chez les jurisconsultes, ou comme 
dans les articles qu'on propose aux témoins, alors pourvu qu'on 
range bien ces propositions, on fera à peu prés le méme effet 
pour se faire entendre que si on y avait mis de la liaison et des par- 
ticules ; car le lecteur y supplée. Mais j'avoue qu'il serait troublé, si 
on mettait malles particules, et bien plus que si on les omettait. Il 
me semble aussi que les particules lient non seulement les parties 
du discours composé de propositions, et les parties de la proposition 
composées d'idées ; mais aussi les parties de l'idée composée de plu- 
sieurs facons par la combinaison d'autres idées. Et c'est cette der- 
niére liaison qui est marquée par les prépositions, au lieu que les 
adverbes ont de l'influence sur l'affirmation ou la négation qui est 
dans le verbe ; et les conjonctions en ont sur la liaison de différentes 
affirmations ou négations. Mais je ne doute point que vous n'ayez 
remarqué tout cela vous-méme, quoique vos paroles semblent dire 
autre chose. 

S 3. Pir. La partie de la Grammaire qui traite des particules a été 
moins cultivée que celle qui représente par ordre les cas, les genres; 
les modes, les temps, les gérondifs et les supins. ll est vrai que dans 


DES MOTS 291 


quelques langues on a aussi rangé les particules sous des titres par 
des subdivisions distinctes avec une grande apparence d'exactitude. 
Mais il ne suffit pas de parcourir ces catalogues. 1l faut réfléchir sur 
ses propres pensées pour observer les formes que l'esprit prend en 
discourant, car les particules sont tout autant de marques de l'action 
de l'esprit. 

Tu. ll est tres vrai que la doctrine des particules est importante, 
el je voudrais qu'on entrát dans un plus grand détail là-dessus. 
Cac rien ne serait plus propre à faire connaitre les diverses formes 
de l'entendement. Les genres ne font rien dans la grammaire philo- 
sophique, mais les cas répondent aux prépositions ; et souvent la 
préposition y est enveloppée dans le nom et comme absorbée, et 
d'autres particules sont cachées dans les flexions des verbes. 

& 4. Pr. Pour bien expliquer les particules, il ne suffit pas de les 
rendre (comme on fait ordinairement dans un dictionnaire) par les 
mots d'une autre langue qui en approchent le plus, parce qu'il est aussi 
malaisé d'en compreudre le sens précis dans une langue que dans 
l'autre ; outre que les significations des mots voisins des deux lan- 
gues ne sont pas toujours exactement les mémes et varient aussi 
dans une méme langue. Je me souviens que dans lalangue hébraique 
il y a une particule d'une seule lettre, dont on compte plus de cin- 
quante significations. 

Tu. De savants hommes se sont attachés à faire des traités exprès 
sur les particules du latin, du grec ct de l'hébreu; et Strauchius (1), 
jurisconsulte célébre, a fait un livre sur l'usage des particules dans 
la jurisprudence, où la signification n'est pas de petite conséquence. 
On trouve cependant qu'ordinairement c'est plutót par des exemples 
et par des synonymes qu'on prétend les expliquer que par des 
notions distinctes. Aussi ne peut-on pas toujours en trouver une 
signification générale ou formelle, comme feu M. Bohlius (2) l'appe- 
lait, qui puisse satisfaire à tous les exemples; mais cela nonob- 
stant, on pourrait toujours réduire tous les usages d'un mot à un 


(1) Srraucaius (Jon) ou Jean Strauch. On compte trois Strauchius juriscon- 
sultes. Celui dont parle Leibniz est né à Golditz en 1612 ; fut professeur de droit 
à léna à Giessen où il mourut en 1680, il était l'oncle maternel de Leibniz, On 
cite de lui, en effet, un Lexicon particularum juris et un trés grand nombre de 
traités juridiques. P, J. 

(2) Bouze (Samuel) ou Bolilius, philologue et théologien du xvne siècle, ne à 
Greflenberg en Poméranie en 1611. Parmi ses ouvrages, il y a un intitulé : De 
formali significationis eruendo qui est celui auquel Leibniz fait allusion. — P. J. 


292 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


nombre déterminé de significations. Et c'est ce qu'on devrait faire. 

S 5. Pr. En effet le nombre des significations excède de beaucoup 
celui des particules. En anglais la particule but a des significations 
fort différentes ; quand je dis but (o say no more, c'est « mais pour 
ne rien dire de plus » ; comme si cette particule marquait que l'es- 
prit s'arréte dans sa course avant d'en avoir fourni la carrière. 
Mais disant : / saw but two planets ; c'est-à-dire, « je vis seulement 
deux planétes, » l'esprit borne le sens de ce qu'il veut dire à ce 
qu'il a exprimé avec exclusiou de tout autre. Et lorsque je dis : 
« You pray, but it is not that God would bring you to the true reli- 
« gion, but that he would confirm you in your own, » c'est-à-dire : 
« Vous priez Dieu, mais ce n'est pas qu'il veuille vous amener à la 
connaissance de la vraie religion, mais qu'il vous confirme dans la 
vôtre » ; le premier de ces buf ou mais désigne une supposition dans 
l'esprit qui est autrement qu'elle ne devrait être, et le second fait voir 
que l'esprit met une opposition directe entre ce qui suit et ce qui 
précède. « All animals have sense, but a dog is an animal ; » c'està- 
dire : « tous les animaux ont du sentiment, mais le chien est un 
« animal ». Ici la particule signifie la connexion de la seconde pro- 
position avec la première. 

Tn. Le français mais a pu être substitué dans tous ces endroits, 
excepté dans le second ; mais l'allemand allein. pris pour particule, 
qui signifie quelque chose de mélé de mais et de seulement, peut 
.sans doute être substitué au lieu de but dans tous ces exemples, 
excepté le dernier, oü l'on pourrait douter un peu. Mais se rend 
aussi en allemand tantót par aber tantót par sondern, qui marque 
une séparation ou ségrégation et approche de la particule allein. 
Pour bien expliquer les particules, il ne suffit pas d'en faire une 
explication abstraite comme nous venons de faire ici ; mais il faut 
venir à une périphrase, qui puisse être substituée à sa place, comme 
la définition peut étre mise à la place du défini. Quand on s'atta- 
chera à chercher et à déterminer ces périphrases substituables dans 
toutes les particules autant qu'elles en sont susceptibles, c'est alors 
qu'on aura réglé les sigoifications. Táchons d'y approcher dans nos 
quatre exemples. Dans le premier on veut dire : jusqu'ici seulement 
soit parlé de cela, et non pas davantage (non piu) : dans le second : 
je vis seulement deux planètes et non pas davantage : dans le troi- 
sième : vous priez Dieu, c'est cela seulement, savoir pour être con- 
firmé dans votre religion, et non pas davantage, etc.; dans le qua- 


DES MOTS 293 


trième c'est comme si l'on disait : tous les animaux ont du sentiment, 
il suffit de considérer cela seulement et il n'en faut pas davantage. 
Le chien est un animal, donc il a du sentiment. Ainsi tous ces 
exemples marquent des bornes, et un non plus ultre, soit dans les 
choses, soit dans le discours. Aussi but est une fin, un terme de la 
carriére ; comme si l'on se disait : arrétons-nous, nous y voilà, nous 
sommes arrivés à notre but. But, bute, est un vieux mot teutonique, 
qui signifie quelque chose de fixe, une demeure. Beuten (mot suranné 
qui se trouve encore dansquelques chansons d'église) est demeurer. 
Le mais a son origine du magis, comme si quelqu'un voulait dire : 
quant au surplus, il faut le laisser; ce qui est autant que de dire : il 
n'en faut pas davantage, c'est assez, venons à autre chose, ou, c'est 
autre chose. Mais, comme l'usage des langues varie d'une étrange 
manière, il faudrait entrer bien avant dans le détail des exemples 
pour régler assez les significations des particules. En francais on 
évite le double mais par un cependant : et on dirait : vous priez, 
cependant ce n'est pas pour obtenir la. vérité, mais pour être con- 
firmé dans votre opinion. Le sed des Latins était souvent exprimé 
autrefois par ains, qui est est l'anzi des ltaliens, et les Francais 
l'ayant réformé ont privé leur langue d'une expression avantageuse. 
Par exemple : « I| n'y avait rien de sür, cependant on était persuadé 
« de ce que je vous ai mande, parce qu'on aime à croire ce qu'on 
« souhaite; mais il s'est trouvé que ce n'était pas cela ; ains plu- 
« tôt, etc. » 

8 6. Pu. Mon dessein a été de ne toucher cette matière que fort 
légérement. J'ajouterai que souvent des particules renferment ou 
constamment ou dans une certaine construction le sens d'une propo- 
sition entiere. 

Ta. Mais, quand c'est un sens complet, je crois que c'est par une 
manière d'ellipse ; autrement ce sont les seules interjections, à mon 
avis, qui peuvent subsister par elles-mémes et disent tout dans un 
mot, comme ah ! oimé ! Car quand on dit mais, sans ajouter autre 
chose, c'est une ellipse comme pour dire : mais attendons le boiteux 
et ne nous flattons pas mal à propos. Il y a quelque chose d'appro- 
chant pour cela dans le nisi des Latins, si nisi non esset, s'il n'y 
avait point de mais. Au reste je n'aurai point été fâché, Monsieur, 
que vous fussiez entré un peu plus avant dans le détail des tours 
de l'esprit qui paraissent à merveille dans l'usage des particules. 
Mais, puisque nous avons sujet de nous háter pour achever cette 


294 NOUVEAUX ESSAIS SUR L 





NTENDEMENT 


recherche des mots et pour retourner aux choses, je ne veux point 
vous y arréter davantage, quoique je croie véritablement que les 
langues sont le meilleur miroir de l'esprit humain, et qu'une analyse 
exacte de la signilication des mots ferait mieux connaitre que tout 
autre chose les opérations de l'entendement. 


CHAP. VIII. — Des TERMES ABSTRAITS EN CONCRETS. 


8 4. Pri. Il est encore à remarquer que les termes sont abstraits ou 
concrets. Chaque idée abstraite est distincte, en sorte que de deux 
l'une ne peut jamais être l'autre. L'esprit doit apercevoir par sa 
connaissance intuitive la différence qu'il y a entre elles, et par con- 
séquent deux de ces idées ne peuvent jamais étre affirmées l'une de 
l'autre. Chacun voit ici d'abord la fausseté de ces propositions : 
« l'humanité est l'animalité ou raisonnabilité ; » cela est d'une aussi 
grande évidence qu'aucune des maximes le plus généralement 
reçues. 

Tn. Il y a pourtant quelque chose à dire. On convient que la jus- 
tice est une vertu, une habitude (habitus), une qualité, unaccident,etc. 
Ainsi deux termes abstraits peuvent étre énoncés l'un de l'autre. 
J'ai encore coutume de distinguer deux sortes d'abstraits. Il y a des 
termes abstraits logiques, et il y a aussi des termes abstraits réels. 
Les abstraits réels, ou conçus du moins comme réels, sont ou es- 
sences et parties de l'essence, ou accidents, c'est-à-dire Êtres ajoutés 
à la substance. Les termes abstraits logiques sont les prédications, 
réduites en termes, comme si je disais : être homme, être animal; 
et en ce sens on les peut énoncer l'un de l'autre en disant : étre 
homme, c'est être animal. Mais dans les réalités, cela n'a point de 
lien. Car on ne peut point dire que l'humanité ou l'hommeité (si 
vous voulez), qui est l'essence de l'homme entière, est l'animalité, 
qui n'est qu'une partie de celte essence; cependant ces êtres abs- 
traits et incomplets signifiés par des termes abstraits réels, ont aussi 
leurs genres et espèces, qui ne sont pas moins exprimés par des 
termes abstraits réels : ainsi il y a prédication entre eux, comme je 
l'ai montré par l'exemple de la justice, de la vertu. 

$ 22. Pr. On peut toujours dire que les substances n'ont que peu 
de noms abstraits ; à peine a-t-on parlé dans les écoles d'human 








DES MOTS 295 


animalité, corporalité. Mais cela n’a point été autorisé dans le 
monde. 

Tu. C'est qu'on n'a eu besoin que de peu de ces termes, pour ser- 
vir d'exemples et pour en éclaircir la notion générale qu'il était à 
propos de ne pas négliger entierement. Si les anciens ne se servaient 
pas du mot d'humanité dans le sens des écoles, ils disaient la nature 
humaine, ce qui est la méme chose. Il est sûr aussi qu'ils disaient 
divinité, ou bien nature divine; et les théologiens ayant eu besoin de 
parler de ces deux natures et des accidents réels, on s'est attaché à 
ces entités abstraites dans les écoles philosophiques et théologiques, 
et peut-étre plus qu'il n'était convenable. 


CHAP. IX. — DE L'IMPERFECTION DES MOTS. 


S 4. Pn. Nous avons parlé déjà du double usage des mots. L'un 
est d'enregistrer nos propres pensées pour aider notre mémoire qui 
nous fait parler à nous-mêmes; l'autre est de communiquer nos pen- 
sées aux autres par le moyen des paroles. Ces deux usages nous 
font connaitre la perfection ou l'imperfection des mots. $ 2. Quand 
nous ne parlons qu'à nous-mémes, il est indifferent quels mots on 
emploie, pourvu qu'on se souvienne de leur sens, et ne le change 
point. Mais $3, l'usage de la communication est encore de deux 
sortes, civil et philosophique. Le civil consiste dans la conversation 
et usage de la vie civile. L'usage philosophique est celui qu'on doit 
faire des mots, pour donner des notions précises et pour exprimer 
des vérités certaines en propositions générales. 

Tu. Fort bien: les paroles ne sont pas moins des marques (nota) 
pour nous (comme pourraient étre les caractéres des nombres ou de 
l'algébre) que des signes pour les autres: et l'usage des paroles 
comme des signes a lieu tant lorsqu'il s'agit d'appliquer les préceptes 
généraux à l'usage de la vie, ou aux individus, que lorsqu'il s'agit de 
trouver ou vérifier ces préceptes; le premier usage des signes est 
civil, et le second est philosophique. 

& 5. Pu. Or il est difficile, dans les cas suivants principalement, 
d'apprendre et de retenir l’idée que chaque mot signifie : 1° lorsque 
. ces idées sont fort composées ; 2^ lorsque ces idées qui en compo- 
sent une nouvelle n'ont point de liaison naturelle avec elle, de sorte 


296 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


qu'il n'y a dans la nature aucune mesure fixe ni aucun modèle pour 
les rectifier et pour les régler; 3° lorsque le modèle n'est pas aisé à 
connaitre ; 4° lorsque la signification du mot et l'essence réelle ne 
sont pas exactement les mémes. Les dénominations des modes sont 
plus sujettes à étre douteuses et imparfaites pour les deux premieres 
raisons, et celles des substances pour les deux secondes. $ 6. Lors- 
que l'idée des modes est fort complexe, comme celle de la plupart 
des termes de morale, elles ont rarement la même signification pré- 
cise dans les esprits de deux différentes personnes. S 7. Le défaut 
aussi des modéles rend ces mots équivoques. Celui qui a inventé le 
premier le mot de brusquer y a entendu ce qu'il a trouvé à propos, 
sans que ceux qui s'en sont servi comme lui se soient informés de ce 
qu'il voulait dire précisément, et sans qu'il leur en ait montré 
quelque modéle constant. 8 8. L'usage commun régle assez bien le 
sens des mots pour la conversation ordinaire, mais il n'y a rien de 
précis, et l'on dispute tous les jours de la signification la plus con- 
forme àla propriété du langage. Plusieurs parlent de la gloire, et il 
y en a peu qui l'entendent l'un comme l'autre. 3 9. Ce ne sont que 
de simples sons dans la bouche de plusieurs, ou du moins les signi- 
fications sont fort indéterminées. Et dans un discours ou entretien 
où l'on parle d'honneur, de foi, de gráce, de religion, d'église, et 
surtout dans la controverse, on remarquera d'abord que les hommes 
ont des différentes notions qu'ils appliquent aux mémes termes. 

Tu. Ces remarques sont bonnes; mais, quant aux anciens livres, 
comme nous avons besoin d'entendre la sainte Écriture surtout et 
que les lois romaines encore sont de grand usage dans une bonne 
partie de l'Europe, cela méme nous engage à consulter quantité 
d'autres anciens livres, les rabbins, les Péres de l'Église, méme les 
historiens profanes. D'ailleurs, les anciens médecins méritent aussi 
d'étre entendus. La pratique de la médecine des Grecs est venue des 
Arabes jusqu'à nous : l'eau de la source a été troublée dans les ruis- 
seaux des Arabes et rectifiée en bien des choses, lorqu'on a com- 
mencé à recourir aux originaux grecs. Cependant ces Arabes ne 
laissent pas d'étre utiles, et l'on assure par exemple qu'Ebenbi- 
tar (1), qui dans les livres des simples a copié Dioscoride, sert sou- 
vent à l'éclaircir. Je trouve aussi qu'après la religion et l'histoire, 
c'est principalement dans la médecine, en tant qu'elle est empirique 


(1) Ipx-AL-BALTAR, 1197-1248, botaniste arabe. Voir Pouchet, Histoire des 
sciences nulurelles au moyen dge; Paris, 1553, 


DES MOTS 297 


que la tradition des anciens conservée par l'écriture, et générale- 
ment les observations d'autrui peuvent servir. C'est pourquoi j'ai 
toujours fort estimé des médecins versés encore dans la connais- 
sance de l'antiquité; et j'ai été bien fâché que Reinesius (1), excel- 
lent dans l'un et l'autre genre, s'était tourné plutôt à éclaircir les 
rites et histoires des anciens, qu'à rétablir une partie de la connais- 
sance qu'ils avaient de la nature, oü il a fait voir qu'il auraitencore 
pu réussir à merveille. Quand les Latins, les Grecs, les Hébreux et 
les Arabes seront épuisés un jour, les Chinois, pourvus encore d'an- 
ciens livres, se mettront sur les rangs et fourniront de la matiére à 
la curiosité de nos critiques. Sans parler de quelques vieux livres des 
Persans, des Arméniens, des Coptes et des Bramines, qu'on déter- 
rera avec le temps, pour ne négliger aucune lumière que l'antiquité 
pourrait donner par la tradition des doctrines et par l'histoire des 
faits. Et, quand il n'y aurait plus de livre ancien à examiner, les 
langues tiendront lieu de livres, et ce sont les plus anciens monu- 
ments du genre humain. On enregistrera avec le temps et mettra en 
dictionnaires et en grammaires toutes les langues de l'univers, et on 
les comparera entre elles (2); ce qui aura des usages trés grands 
tant pour la connaissance des choses, puisque les noms souvent ré- 
pondent à leurs propriétés (comme l'on voit par la dénomination des 
plantes chez de différents peuples) que pour la connaissance de notre 
esprit et de la merveilleuse variété de ses opérations. Sans parler de 
l'origine des peuples (3), qu'on connaitra par le moyen des étymo- 
logies solides que la comparaison des langues fournira le mieux. 
Mais c'est de quoi j'ai déjà parlé. Et tout cela fait voir l'utilite et 
l'étendue de la critique, peu considérée par quelques philosophes 
trés habiles d'ailleurs qui s'émancipent de parler avec mépris 
du rabbinage et généralement de la philologie. L'on voit aussi que 
les critiques trouveront encore longtemps matiére de s'exercer avec 
fruit, et qu'ils feraient bien de ne se pas trop amuser aux minuties, 
puisqu'ils ont tant d'objets plus revenants à traiter ; quoique je sache 
bien qu'encore les minuties sont nécessaires bien souvent chez les 


(1) Reixesius Thomas, médeciu célèbre, né à Gotha, 1547, mort à Leipzig 
1647. Son principal ouvrage est intitule Chinidtrie, ce qui nous apprend qu'il 
appartient à l'école chimiätrique de Sylvius. Il a laissé beaucoup d'ouvrages 
d'érudition. 

(2) Voilà exprimé avec une admirable précision le principe de la philologie 
comparée. 

(3) Nouvelle vue vérifiée par les faits. 


998 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


critiques pour découvrir des connaissances plus importantes. Et 
comme la critique roule en grande partie sur la signification des 
mots et sur l'interprétation des auteurs, anciens surtout, cette dis- 
cussion des mots, jointe à la mention que vous avez faite des anciens, 
m'a fait toucher ce point qui est de conséquence. Mais pour revenir 
à vos quatre défauts de la nomination, je vous dirai, Monsieur, qu'on 
peut remédier à tous, surtout depuis que l'écriture est inventée, et 
qu'ils ne subsistent que par notre négligence. Car il dépend de nous 
de fixer les significations, au moins dans quelque langue savante, et 
d'en convenir pour détruire cette tour de Babel. Mais il y a deux 
défauts, où il est plus difficile de remédier, qui consistent, l'un dans 
lc doute oü l'on est si des idées sont compatibles lorsque l'expérience 
ne nous les fournit pas toutes combinées dans un méme sujet ; l'autre 
dans la nécessité qu'il y a de faire des définitions provisionnelles des 
choses sensibles, lorsqu'on n'en a pas assez d'expérience pour en 
avoir des définitions plus complétes : mais jai parlé plus d'une fois 
de l'un et de l'autre de ces défauts. 

Pu. Je m'en vais vous dire des ehoses qui serviront encore à 
éclaircir en quelque facon les défauts que vous venez de marquer; 
et le troisiéme de ceux que j'ai indiqués fait, ce semble, que ces 
définitions sont provisionnelles : c'est lorsque nous ne connaissons 
pas assez nos modèles sensibles, c'est-à-dire les êtres substantiels 
de nature corporelle. Ce défaut fait aussi que nous ne savons pas 
s'il est permis de combiner les qualités sensibles que la nature n'a 
point combinées, parce qu'on ne les entend pas à fond. Or, si la 
signification des mots qui servent pour les modes composés, est 
douteuse, faute de modéles qui fassent voir la méme composition, 
celledes noms des étres substantiels l'est par une raison tout opposée, 
parce qu'ils doivent signifier ce qui est supposé conforme à la réalité 
des choses, et se rapporte à des modéles formés par la nature. 

Tu. J'ai reinarqué déjà plus d'une fois dans nos conversations 
précédentes, que cela n'est point essentiel aux idées des substances, 
mais j'avoue que les idées faites d'apres nature sont les plus süres 
et les plus utiles. 

8 12. Pu. Lors donc qu'on suit les modèles tout faits par la na- 
ture, sans que l'imagination ait besoin que d'en retenir les repré- 
sentations, les noms des étres substantiels ont dans l'usage ordi- 
uaire un double rapport, comme j'ai déjà montré. Le premier est 
qu'ils signifient la constitution interne et réelle des choses ; mais ce 


DES MOTS d 299 


modèle ne saurait être connu, ni servir par conséquent à régler les 
significations. 

Tu. Il ne s'agit pas de cela ici, puisque nous parlons des idées 
dont nous avons des modéles; l'essence intérieure est dans la 
chose ; mais l'on convient qu'elle ne saurait servir de patron. 

Pr. Le second rapport est donc celui que les noms des êtres subs- 
tantiels ont immédiatement aux idées simples qui existent à la fois dans 
la substance. Mais, comme le nombre de ces idées unies dans un méme 
sujet est grand, les hommes parlant de ce méme sujet s'en forment 
des idées fort différentes, tant par la différente combinaison des 
idées simples qu'ils font, que parce que la plupart des qualités des 
corps sont les puissances qu'ils ont de produire des changements 
dans les autres corps et d'en recevoir ; témoin les changemenis que 
l'un des plus bas métaux est capable de souffrir par l'opération du 
feu, et il en recoit bien plus encore entre les mains d'un chimiste, 
par l'application des autres corps. D'ailleurs l'un se contente du 
poids et de la couleur pour connaitre l'or, l'autre y fait encore en- 
trer la ductilité, la fixité ; et le troisiéme veut faire considérer qu'on 
le peut dissoudre dans l'eau régale. $ 14. Comme les choses aussi 
ont souvent de la ressemblance entre elles, il est difficile quelquefois 
de désigner les différences précises. 

Tu. Effectivement comme les corps sont sujets à être altérés, dé- 
guisés, falsifiés, contrefaits, c'est un grand point de les pouvoir dis- 
tinguer et reconnaitre. L'or est déguisé dans la solution, mais on 
peut l'en retirer soit en le précipitant, soit en distillant l'eau; et 
l'or contrefait ou sophistiqué est reconnu ou purifié par l'art des 
essayeurs, qui n'étant pas connu à tout le monde, il n'est pas étrange 
que les hommes n'aient pas tous la méme idée de l'or. Et ordinaire- 
ment ce ne sont que les experts qui ont des idées assez justes des 
matières. 

S8 15. Pu. Cette variété ne cause pas cependant tant de désordre 
dans le commerce civil que dans les recherches philosophiques. 

Tu. Il serait plus supportable s'il n'avait point de l'influence dans 
la pratique, oü il importe souvent de ne pas recevoir un quiproquo, 
et par conséquent de connaitre les marques des choses ou d'avoir à 
la main des gens qui les connaissent. Et cela surtout est important 
à l'égard des drogues et matériaux qui sont de prix, et dont on peut 
avoir besoin dans des rencontres importantes. Le désordre philo- 
sophique se remarquera plutót dans l'usage des termes plus généraux. 


300 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


8 18. Pur. Les noms des idées simples sont moins sujets à équi- 
voque, et on se méprend rarement sur les termes de blanc, 
amer, etc. 

Tn. Il est vrai pourtant que ces termes ne sont pas entièrement 
exempts d'incertitude ; et j'ai déjà remarqué l'exemple des couleurs 
limitrophes qui sont dans les confins de deux genres et dont le 
genre est douteux. 

S 19. Pn. Après les noms des idées simples, ceux des modes 
simples sont les moins douteux, comme par exemple ceux des 
figures et des nombres. Mais 3 20, les modes composés et les sub- 
stances causent tout l'embarras. 5 21. On dira qu'au lieu d'imputer 
ces imperfections aux mots, il faut plutót les mettre sur le compte 
de notre entendement : mais je réponds que les mots s'interposent 
tellement entre notre esprit et la vérité des choses, qu'on peut com- 
parer les mots avec le milieu au travers duquel passent les rayons 
des objets visibles, qui répand souvent des nuages sur nos yeux ; el 
je suis tenté de croire que, si l'on examinait plus à fond les imperfec- 
tions du langage, la plus grande partie des disputes tomberait d'elle- 
méme, et que le chemin de la connaissance et peut-étre de la paix 
serait plus ouvert aux hommes. 

Tu. Je crois qu'on en pourrait venir à bout dès à présent dans les 
discussions par écrit, si les hommes voulaient convenir de certains 
réglements et les exécuter avec soin. Mais, pour procéder exactement 
de vive voix et sur-le-champ, il faudrait du changement dans le lan- 
gage. Je suis entré ailleurs dans cet examen. 

5 99. Pu. En attendant la réforme qui ne sera pas prête sitôt, cette 
incertitude des mots nous devrait apprendre à être modérés, sur- 
tout quand il s'agit d'imposer aux autres le sens que nous attri- 
buons aux anciens auteurs : puisqu'il se trouve dans les auteurs 
grecs que presque chacun d'eux parle un langage différent. 

Tir. J'ai été plutôt surpris de voir que des auteurs grecs si éloi- 
gnés les uns des autres à l'égard des temps et des lieux, comme 
Homère, Hérodote, Strabon, Plutarque, Lucien, Eusébe, Procope, 
Photius s'approchent tant ; au lieu que les Latins ont tant changé, et 
les Allemands, Anglais et Francais bien davantage. Mais c'est que 
les Grecs ont eu dés le temps d'IHomère, et plus encore lorsque la 
ville d'Athénes était dans un état florissant, de bons auteurs que la 
postérité a pris pour modéles au moins en écrivant. Car sans doute 
la langue vulgaire des Grecs devait être bien changée déjà sous la 


DES MOTS 301 


domination des Romains, et cette mêmé raison fait que l'italien n’a 
pas tant changé que le français, parce que les Italiens ayant eu 
plutôt des écrivains d’une réputation durable, ont imité et estiment 
encore Dante, Pétrarque, Boccace et autres auteurs d'un temps d'où 
ceux des Français ne sont plus de mise. 


CHAP. X. — DE vAnUts DES sors. 


S 4. Pa. Outre les imperfections naturelles du langage, il y en a 
de volontaires et qui viennent de négligence, et c'est abuser des 
mots que de s'en servir si mal. Le premier et le plus visible abus, 
est S 2, qu'on n'y attache point d'idée claire. Quant à ces mots, il y 
en a de deux classes; les uns n'ont jamais eu d'idée déterminée, ni 
dans leur origine, ni dans leur usage ordinaire. La plupart des 
sectes de philosophie et de religion en ont introduit pour soutenir 
quelque opinion étrange, ou cacher quelque endroit faible de leur 
système. Cependant ce sont des caracteres distinctifs dans la bouche 
des gens de parti, 3 3. Il y a d'autres mots qui dans leur usage pre- 
mier et commun ont quelque idée claire, mais qu'on a appropriés 
depuis à des matiéres fort importantes sans leur attacher aucune 
idée certaine. C'est ainsi que les mots de sagesse, de gloire, de 
grâce, sont souvent dans la bouche des hommes. 

Tu. Je crois qu'il n'y a pas tant de mots insignifiants qu'on pense, 
et qu'avec un peu de soin et de bonne volonté on pourrait y remplir 
le vide, ou fixer l'indétermination. La sagesse ne parait étre autre 
chose que la science de la félicité. La gráce est un bien qu'on fait à 
ceux qui ne l'ont point mérité, et qui se trouvent dans un état où ils 
en ont besoin. Et la gloire est la renommée de l'excellence de 
quelqu'un. 

3 4. Pr. Je ne veux point examiner maintenant s'il y a quelque 
chose à dire à ces définitions, pour remarquer plutót les causes des 
abus des mots. Premièrement, on apprend les mots avant d'ap- 
prendre les idées qui leur appartieunent, et les enfants accoutumés 
à cela dés le berceau en usent de méme pendant toute leur vie; 
d'autant plus qu'ils ne laissent pas de se faire entendre dans la con- 
versation, sans avoir jamais fixé leur idée, en se servant de diffé- 
rentes expressions pour faire concevoir aux autres ce qu'ils veulent 


302 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


dire. Cependant cela remplit souvent leur discours de quantité de 
vains sons, surtout en matiére de morale. Les hommes prennent les 
mots qu'ils trouvent en usage chez leurs voisins, pour ne pas paraître 
ignorer ce qu'ils signifient, et ils les emploient avec confiance sans 
leur donner un sens certain : et, comme dans ces sortes de discours 
il leur arrive rarement d'avoir raison, ils sont aussi rarement con- 
vaincus d'avoir tort ; et les vouloir tirer d'erreur, c'est vouloir dépos- 
séder un vagabond. 

Tu. En effet on prend si rarement la peine qu'il faudrait se 
donner, pour avoir l'intelligence des termes ou mots, quc je me suis 
étonné plus d'une fois que les enfants peuvent apprendre si tót les 
langues, et que les hommes parlent encore si juste ; vu qu'on s'at- 
tache si peu à instruire les enfants dans leur langue maternelle, et 
que les autres pensent si peu à acquérir des définitions nettes: 
d'autant que celle qu'on apprend dans les écoles ne regardent pas 
ordinairement les mots qui sont dans l'usage public. Au reste, j'avoue 
qu'il arrive assez aux hommes d'avoir tort lors même qu'ils dispu- 
tent sérieusement, et parlent suivant leur sentiment ; cependant j'ai 
remarqué aussi assez souvent que dans leurs disputes de spécula- 
tion sur des matières qui sont du ressort de leur esprit, ils ont tous 
raison des deux cótés, excepté dans les oppositions, qu'ils font les 
uns aux autres, où ils prennent mal le sentiment d'autrui : ce qui 
vient du mauvais usage des termes et quelquefois aussi d'un esprit 
de contradiction et d'une affectation de supériorité. 

8 5. Pr. En second lieu, l'usage des mots est quelquefois incons- 
tant : cela ne se pratique que trop parmi les savants. Cependant c'est 
une tromperie manifeste, et, si elle est volontaire, c'est folie ou malice. 
Si quelqu'un en usait ainsi dans ses comptes (comme de prendre 
un X pour un V), qui, je vous prie, voudrait avoir à faire avec lui? 

Tn. Cet abus étant si commun non seulement parmi les savants 
mais encore dans le grand monde, je crois que c'est plutôt mau- 
vaise coutume et inadvertance que malice qui le fait commettre. 
Ordinairement les significations diverses du même ont quelque affi- 
nité ; cela fait passer l'une pour l'autre, et on ne se donne pas le 
temps de considérer ce qu'on dit avec toute l'exactitude qui serait 
à souhaiter. On est accoutumé aux tropes et aux figures, ct quelque 
élégance ou faux brillant nous impose aisément. Car le plus souvent 
on cherche le plaisir, l'amusement et les appatences plus que la 
vérité, outre que la vanité s'en méle. 


DES MOTS 303 


S8 6. Pr. Le troisième abus est une obscurité affectée, soit en don- 
nant à des termes d'usage des significations inusitées ; soit en intro- 
duisant des termes nouveaux, sans les expliquer. Les anciens 
sophistes, que Lucien tourne si raisonnablement en ridicule, pré- 
tendant parler de tout, couvraient leur ignorance sous le voile de 
l'obscurité des paroles. Parmi les sectes des philosophes, la péripaté- 
ticienne s'est rendue remarquable par ce défaut ; mais les autres 
sectes, méme parmi les modernes, n'en sont pas tout à fait exemptes. 
ll y a par exemple des gens qui abusent du terme d'étendue et 
trouvent nécessaire de le confondre avec celui de corps. 8 4. La 
logique ou l'art de disputer, qu'on a tant estimé, a servi à entretenir 
l'obscurité. $8. Ceux qui s'y sont adonnés ont été inutiles à la répu- 
blique ou plutôt dommageables. $ 9. Au lieu que les hommes méca- 
niques. si méprisés des doctes, ont été utiles à la vie humaine. 
Cependant ces docteurs obscurs ont été admirés des ignorants; et 
on les a erus invincibles parce qu'ils étaient munis de ronces et 
d'épines, où il n'y avait point de plaisir de se fourrer: la seule obs- 
curité pouvant servir de défense à l'absurdité. 8 12. Le mal est que 
cet art d'obscurcir les mots a embrouillé les deux grandes régles 
des actions de l'homme, la religion et la justice. 

Ta. Vos plaintes sont justes en bonne partie : il est vrai cepen- 
dant qu'il y a, mais rarement, des obscurités pardonnables, et méme 
louables : comme lorsqu'on fait profession d'étre énigmatique, et 
que l'énigme cst de saison. Pythagore en usait ainsi, et c'est assez la 
manière des Orientaux. Les alchimistes, qui se nomment adeptes, 
déclarent ne vouloir être entendus que des fils de l'art. Mais cela 
serait bon si ces fils de l'art prétendus avaient la clef du chiffre. 
Une certaine obscurité pourrait être permise : cependant il faut 
qu'elle cache quelque chose, qui mérite d'être deviné et que l'énigme 
soit déchiffrable. Mais la religion et la justice demandent des idées 
claires. Il semble que le peu d'ordre qu'on y a apporté en les ensei- 
gnant, en a rendu la doctrine embrouillée; et l'indétermination des 
termes y est peut-être plus nuisible que l'obscurité. Or, comme la 
logique est l'art qui enseigne l'ordre et la liaison des pensées, je ne 
vois point de sujet de la blámer. Au contraire, c'est faute de logique 
que les hommes se trompent. 

S 14. Pu. Le quatrième abus est qu'on prend les mots pour des 
choses, c'est-à-dire qu'on croit que les termes répondent à l'essence 
réelle des substances. Qui est-ce qui, avant été élevé dans la philo- 


304 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


sophie péripatéticienne, ne se figure que les dix noms qui signifient 
les prédicaments sont exactement conformes à la nature des choses? 
que les formes substantielles. les âmes végetatives, l'horreur du 
vide, les espèces intentionnelles, sont quelque chose de réel? Les 
Platoniciens ont leur âme du monde, et les Épicurieus la tendance 
de leurs atomes vers le mouvement dans le temps qu'ils sont en 
repos. Si les véhicules aériens ou éthériens du docteur More (1) 
eussent prévalu dans quelque endroit du monde, on ne les aurait 
pas moins crus réels. 

Tu. Ce n'est pas proprement prendre les mots pour les choses, 
mais c'est croire vrai ce qui ne l'est point. Erreur trop commune à 
tous les hommes, mais qui ne dépend pas du seul abus des mots, et 
consiste en tout autre chose. Le dessein des prédicaments est fort 
utile, et on doit penser à les rectifier plutót qu'à les rejeter. Les sub- 
stances, quantités, qualités, actions ou passions et relations, c'est-à- 
dire cinq titres généraux des êtres pouvaient suffire avec ceux qui 
se forment de leur composition, et vous-mémes, en rangeant les 
idées, n'avez-vous pas voulu les donner comme des prédicaments ? 
J'ai parlé ci-dessus des formes substantielles. Et je ne sais si on est 
assez fondé de rejeter les âmes végétatives, puisque des personnes 
fort expérimentées et judicieuses reconnaissent une grande analogie 
entre les plantes et les animaux, et que vous avez paru, Monsieur, 
admettre l'àme des bêtes. L'horreur du vide se peut entendre sai- 
nement, c'est-à-dire, supposé que la nature ait une fois rempli les 
espaces, et que les corps soient impénétrables et. incondensables, 
elle ne saurait admettre du vide : et je tiens ces trois suppositions 
bien fondées. Mais les espèces intentionnelles qui doivent faire le 
commerce de l'âme et du corps ne le sont pas, quoiqu'on puisse ex- 
euser peut-être les espèces sensibles qui vont de l'objet à l'organe 
éloigné, en y sous-entendant la propagation des mouvements. J'avoue 
qu'il n'y à point d'âme du monde de l'laton, car Dieu est au-dessus 
du monde, extra mundana intelligentia, ou plutót, supramundana, 
Je ne sais si par la tendanceau mouvement des atomes des épicuriens 
vous entendez la pesanteur qu'ilsleur attribuaient, et qui sans doute 
était sans fondement, puisqu'ils prétendaient que les corps vont 
tous d'un méme côté d'eux-mêmes. Feu M. Henri Morus, théologien 
de l'Église anglicane, tout habile homme qu'il était, se montrait un 


(1) Hexri Monts. 


DES MOTS 303 


peu trop facile à forger des hypothèses. qui n'étaient point intelli- 
gibles ni apparentes ; témoin son principe hylarchique de la ma- 
tiére, cause de la pesanteur, du ressort et des autres merveilles qui 
S'y rencontrent. Je n'ai rien à vois dire de ses véhicules éthériens, 
dont je n’ai point examiné la nature. 

$ 15. Pn. Un exemple sur le mot de matière vous fera mieux entrer 
dans ma pensée. On prend Ja matière pour un être réellement exis- 
tant dans la nature, distinct du corps : ce qui est en effet de la der- 
niére évidence ; autrement ces deux idées pourraient étre mises 
indifféremment l'une à la place de l'autre. Car on peut dire qu'une 
seule matiére compose tous les corps, et non pas qu'un seul corps 
compose toutes les matières. On ne dira pas aussi, je pense, qu'une 
matière est plus grande que l'autre. La matière exprime la subs- 
tance etla solidité du corps ; ainsi nous ne concevons pas plus les 
différentes matiéres que les différentes solidités. Cependant, dés 
qu'on a pris la matiére pour un nom de quelque chose, qui existe 
sous cette précision, cette pensée a produit des discours intelligibles 
et des disputes embrouillées sur la matiére premiére. 

Tn. Il me parait que cet exemple sert plutôt à excuser qu'à blà- 
mer la philosophie paripatéticienne. Si tout l'argent était figuré, 
ou plutót parce que tout l'argent est figuré par la nature ou par 
l'art, en sera-t-il moins permis de dire que l'argent est un étre réel- 
lement existant dans la nature, distinct (en le prenant dans sa pré- 
cision) de la vaisselle ou de la monnaie ? On ne dira pas pour cela 
que l'argent n'est autre chose que quelques qualités de la monnaie. 
Aussi n'est-il pas si inutile qu'on pense de raisonner dans la physique 
générale de la matiére premiere (1) et d'en déterminerla nature, 
pour savoir si elle est uniforme toujours, si elle a quelque autre pro- 
priété que l'impénétrabilité (comme en effet j'ai montré aprés Kepler 
qu'elle a encore ce qu'on peut appeler inertie), etc., quoiqu'elle ne 
se trouve jamais toute nue : comme il serait permis de raisonner de 
l'argent pur, quand il n'y en aurait point chez nous, et quand nous 
n'aurions pas le moyen dele purifier. Je ne désapprouve donc point 
qu'Aristote ait parlé de la matière premiére; mais on ne saurait 
s'empêcher de blámer ceux qui s'y sont trop arrêtés, et qui ont 


(1) La matière première (GA rputn), materia nuda, est la substance dont 
toutes choses sont composées, abstraction faite de toute détermination particu- 
lière ; on la distingue de la matière seconde, ou materia vestita, qui est déjà 
déterminée et qui est ce que nous appelons matiére, opposée à esprit. 


PauL JANET. — Leibniz. 1-20 


306 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


forgé des chimères sur des mots mal entendus de ce philosophe, qui 
peut-être aussi a donné trop l'occasion quelquefois à ces méprises 
et au galimatias. Mais on ne doit pas tant exagérer les défauts de 
cet auteur célèbre, parce qu'on sait que plusieurs de ces ouvrages 
n'ont pas été achevés, ni publiés par lui-méme. 

$17. Pu. Le cinquième abus est de mettre les mots à la place des 
choses qu'ils ne signifient, ni ne peuvent signifier en aucune manière. 
C'est lorsque par les noms des substances nous voudrions dire quel- 
que chose de plus que ceci : ce que j'appelle or est malléable (quoi- 
que dans le fond l'or alors ne signifie autre chose que ce qui est 
malléable), prétendant faire entendre que la malléabilité dépend de 
l'essence réelle de l'or. Ainsi nous disons que c'est bien définir 
l'homme avec Aristote par l'animal raisonnable ; et que c'est le mal 
définir avec Platon par un animal à deux pieds sans plumes et avec 
de larges ongles. $ 18. À peine se trouve-t-il une personne qui ne 
suppose que ces mots signifient une chose qui a l'essence réelledont 
dépendent ces propriétés ; cependant c'est unabus visible, cela n'étant 
point renfermé dans l'idée complexe signifiée par ce mot. 

Tu. Et moi jecroirais plutôt qu'il est visible qu'on a tort deblàmer 
cet usage commun, puisqu'il est trés vrai que dans l'idée complexe 
de l'or est renfermé que c'est une chose qui a une essence réelle 
dont la constitution ne nous est pas autrement connue au détail que 
de ce qu'en dépendent des qualités telles que la malléabilité. Mais, 
pour en énoncer la malléabilité sans identité et sans le défaut de 
coccysine ou de répétition (voyez chap. vii, $ 18), on doit reconnaitre 
celte chose par d'autres qualités, comme si l'on disait qu'un certain 
corps fusible, jaune ct tres pesant, qu'on appelle or, a une nature 
qui lui donne encore la. qualité d'être fort doux au marteau et de 
pouvoir être rendu extrómement mince. Pour ce qui est de la défi- 
nition de l'homme qu'on attribue à Platon, qu'il ne parait avoir fa- 
briquee que par exercice, et que vous-même ne voudriez, je crois, 
comparer sérieusement à celle qui est recue, il est manifeste qu'elle 
est un peu trop externe et trop provisionnelle ; car, si ce cassiovaris, 
dont vous parliez dernièrement, Monsieur (chap. vi, 335), s'était 
trouvé avoir de larges ongles, le voilà qui serait homme ; car on 
n'aurait point besoin de lui arracher les plumes comme à ce coq 
que Diogene, à ce qu'on dit, voulait faire devenir homme platonique. 

$ 19. Pu. Dans les modes composés, dès qu'une idée, qui y entre, 
est changée, on reconnait aussitôt que c'est autre chose, comme il 


DES MOTS 307 


paraît visiblement par ces mots, murther, qui signifie en anglais, 
comme mord en allemand, homicide de dessein prémédité ; mans- 
laughter, mot répondant dans son origine à celui d'homicide qui en 
signifie un volontaire, mais non prémédité ; chancemedly, mêlée 
arrivée par hasard, suivant la force du mot ; homicide commis sans 
dessein ; car ce qu'on exprime par les noms, et ce que je crois étre 
dans la chose (ce que j'appelais auparavant essence nominale et es- 
sence réelle) est le méme. Mais il n'est pas ainsi dans les noms des 
substances, car, si l'un met dans l'idée de l'or ce que l'autre y omet, 
par exemple la fixité et la capacité d'étre dissous dans l'eau régale, 
les hommes ne croient pas pour cela qu'on ait changé l'espéce, mais 
seulement que l'un en ait une idée plus parfaite que l'autre de ce 
qui fait l'essence réelle cachée, à laquelle ils rapportent le nom de 
l'or, quoique ce secret rapport soit inutile et ne serve qu'à nous em- 
barrasser. 

Tu. Je crois de l'avoir déjà dit ; mais je vais encore vous montrer 
clairement ici que ce que vous venez de dire, Monsieur, se trouve 
dans les modes, comme dans les êtres substantiels, et qu'on n'a point 
sujet de blámer ce rapport à l'essence interne. En voici un exemple. 
On peut définir une parabole, au sens des géomètres, que c'est une 
figure dans laquelle tous les rayons parallèles à une certaine droite 
sont réunis par la réflexion dans un certain point ou foyer. Mais 
c'est plutót l'extérieur et l'effet qui est exprimé par cette idée ou 
définition, que l'essence interne de cette figure, ou ce qui en puisse 
faire d'abord connaitre l'origine. On peut méme douter au commen- 
cement si une telle figure, qu'on souhaite et qui doit faire cet effet, 
est quelque chose de possible ; et c'est ce qui chez moi fait con- 
naitre siune définition est seulement nominale et prise des propriétés, 
ou si elle est encore réelle. Cependant celui qui nomme la parabole 
et ne la connait que par la définition que je viens de dire, ne laisse 
pas, lorsqu'il en parle, d'entendre une figure qui a une certaine cons- 
truction ou constitution qu'il ne sait pas, mais qu'il souhaite d'ap- 
prendre pour la pouvoir tracer. Un autre qui l'aura plus appro- 
fondie y ajoutera quelque autre propriété, et il y découvrira par 
exemple que dans la figure qu'on demande, la portion de l'axe in- 
terceptée entre l'ordonnée et la perpendiculaire, tirées au méme 
point de la courbe, est toujours constante, et qu'elle est égale à la 
distance du sommet et du foyer. Ainsi il aura une idée plus parfaite 
que le premier et arrivera plus aisément à tracer la figure, quoi- 


308 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


qu'il n'y soit pas encore. Et cependant on conviendra que c'est la 
méme figure, mais dont la constitution est encore cachée. Vous 
voyez donc, Monsieur, que tout ce que vous trouvez et blámez en 
partie dans l'usage des mots qui signifient des choses substantielles, 
se trouve encore et se trouve justifié manifestement dans l'usage des 
mots qui signifient des modes composés. Mais ce qui vous a fait 
croire qu'il y avait de la différence entre les substances et les modes, 
c'est que vous n'avez point consulté ici les modes intelligibles de 
difficile discussion qu'on trouve ressembler en tout ceci aux corps, 
qui sont encore plus difficiles à connaitre. 

S 20. Pit. Ainsi je crains que je ne doive rengainer ce que je vou- 
lais vous dire, Monsieur, de la cause de ce que j'avais cru un abus. 
Comme si c'était parce que nous croyons faussement que la nature 
agit toujours réguliérement, et fixe des bornesà chacune des espéces 
par cette essence spécifique ou constitution intérieure que nous y 
sous-entendons et qui suit toujours le méme nom spécifique. 

Tu. Vous voyez donc bien, Monsieur, par l'exemple des modes géo- 
métriques, qu'on n'a pas trop de tort de se rapporter aux essences 
internes et spécifiques, quoiqu'il y ait bien de la différence entre les 
choses sensibles, soit substances, soit modes, dont nous n'avons que 
des définitions nominales provisionnelles, et dont nous n'espérons 
pas facilement de réelles, et entre les modes intelligibles de difficile 
discussion, puisque nous pouvons enfin parvenir à la constitution 
intérieure des figures géométriques. 

8 94. Pi. Je vois enfin que j'aurais eu tort de blàmer ce rapport 
aux essences et constitutions internes, sous prétexte que ce serait 
rendre nos paroles signes d'un rien ou d'un inconnu. Car ce qui est 
inconnu à certains égards se peut faire connaitre d'une autre manière, 
et l'intérieur se fait connaitreen partie par les phénoménes qui en 
naissent. Et pour ce qui est de la demande : si un fœtus monstrueux 
est homme ou non, je vois que, si on ne peut pas le décider d'abord, 
cela n'empéche point que l'espéce ne soit bien fixée en elle-méme, 
notre ignorance ne changeant rien dans la nature des choses. 

Tu. En effet, il est arrivé à des géomètres trés habiles de n'avoir 
point assez su quelles étaient les figures dont ils connaissaient plu- 
sieurs propriétés qui semblaient épuiser le sujet. Par exemple, il y 
avait des lignes qu'on appelle des perles, dont on donna méme les 
quadratures et la mesure de leurs surfaces et des solides faits par 
leur révolution, avant qu'on süt que ce n'était qu'un composé de 


DES MOTS 309 


certaines paraboloïdes cubiques. Ainsi en considérant auparavant ces 
perles comme une espèce particulière, on n’en avait que des con- 
naissances provisionnelles. Si cela peut arriver en géométrie, s'éton- 
nera-t-on qu'il est difficile de déterminer les espéces de la nature 
corporelle, quisont incomparablement plus composées ? 

8 99. Pr. Passons au sixiéme abus pour continuer le dénombre- 
ment commencé, quoique je voie bien qu'il en faudrait retrancher 
quelques-uns. Cet abus général mais peu remarqué, c'est que les 
hommes ayant attaché certaines idées à certains mots par un long 
usage, S'imaginent que cette connexion est manifeste et que tout le 
monde en convient. D'où vient qu'ils trouvent fort étrange, quand on 
leur demande la signification des mots qu'ils emploient, lors méme 
que cela est absolument nécessaire? Il y a peu de gens quine le pris- 
sent pour un affront, si on leur demandait ce qu'ils entendent en 
parlant de la vie. Cependant l'idée vague qu'ils en peuvent avoir ne 
suffit pas lorsqu'il s'agit de savoir si une plante qui est déjà formée 
dans la semence, a vie, ou un poulet qui est dans un œuf qui n'a pas 
encore été couvé, ou bien un homme en défaillance, sans sentiment 
ni mouvement. Et, quoique les hommes ne veulent pas paraitre si 
peu intelligents ou si importuns que d'avoir besoin de demander 
l'explication des termes dont on se sert, ni critiques si incommodes 
ponr reprendre sans cesse les autres de l'usage qu'ils font des 
mots, cependant, lorsqu'il s'agit d'une recherche exacte, il faut 
venir à l'explication. Souvent les savants de différents partis, dans 
les raisonnements qu'ils étalent les uns contre les autres, ne font 
que parler différents langages, et pensent la méme chose, quoique 
peut-étre leurs intéréts soient différents. 

Tn. Je crois m'étre expliqué assez sur la notion de la vie qui doit 
toujours être accompagnée de perception dans l'àme ; autrement ce 
ne sera qu'une apparence, comme la vie que les sauvages de l'Amé- 
rique attribuaient aux montres ou horloges. ou qu'attribuaient aux 
marionnettes ces magistrats qui les crurent animées par des dé- 
mons, lorsqu'ils voulurent punir comme sorcier celui qui avait donné 
ce spectacle le premier dans leur ville. 

$ 93. Pn. Pour conclure, les mots servent : 1° pour faire entendre 
nos pensées ; 2? pour le faire facilement ; et 3° pour donner entrée 
dans la connaissance des choses. On manque au premier point, 
lorsqu'on n'a point l'idée déterminée et constante des mots, ni 
reçue ou entendue par les autres. $ 23. On manque à la facilité, 


310 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


quand on a des idées fort complexes, sans avoir des noms distincts ; 
c'est souvent la faute des langues mêmes qui n'ont point des noms, 
souvent aussi c'est celle de l'homme qui ne les sait pas ; alors on a 
besoin de grandes périphrases. $ 24. Mais, lorsque les idées signifiées 
par les mots ne s'accordent pas avec ce qui est réel, on manque au 
troisième point. $ 26. 1? Celui qui a les termes sans idées est comme 
celui qui n'aurait qu'un catalogue de livres. $ 27. 2? Celui qui a des 
idées fort complexes serait comme un homme qui aurait quantité de 
livres en feuilles détachées sans titres, et ne saurait donner le livre 
sans en donner les feuilles l'une aprés l'autre. $ 98. 3° Celui qui 
n'est point constant dans l'usage des signes serait comme un mar- 
chand qui vendrait différentes choses sous le méme nom. $ 99. 
4? Celui qui attache des idées particuliéres aux mots recus ne saurait 
éclairer les autres par les lumières qu'il peut avoir. $ 30. 5° Celui 
qui a en téte des idées des substances qui n'ont jamais été, ne saurait 
avancer dans les connaissances réelles. $ 33. Le premier parlera 
vainement de la tarentule ou de la charité. Le second verra des ani- 
maux nouveaux sans les pouvoir faire aisément connaitre aux autres. 
Le troisiéme prendra le corps tantót pour le solide, et tantót pour ce 
qui n'est qu'étendu ; et par la frugalité il désignera tantót la vertu, 
tantót le vice voisin. Le quatriéme appellera une mule du nom de 
cheval, et celui que tout le monde appelle prodigue lui sera géné- 
reux; et le cinquième cherchera dans la Tartarie, sur l'autorité 
d'Hérodote, une nation composée d'hommes qui n'ont qu'un «eil. Je 
remarque que les quatre premiers défauts sont communs aux noms 
des substances et. des modes, mais que le dernier est propre aux 
substances. 

Tu. Vos remarques sont fort instruetives. J'ajouterai seulement 
qu'il me semble qu'il y a du chimérique encore dans les idées qu'on 
a des accidents ou façons d'être ; et qu'ainsi le cinquième défaut est 
encore commun aux substances et aux accidents. Le berger extra- 
vagant ne l'était pas seulement parce qu'il croyait qu'il y avait des 
nymphes cachées dans les arbres, mais encore parce qu'il s'atten- 
dait toujours à des aventures romanesques. 

$ 34. Pu. J'avais pensé de conclure; mais je me souviens du 
septiéme et dernier abus, qui est celui des termes figurés ou des 
allusions. Cependant on aura de la peine à le croire abus, parce que 
ce qu'on appelle esprit et imagination est mieux reçu que la vérité 
toute sèche. Cela va bien dans les discours, où on ne cherche qu'à 


DES MOTS 311 


plaire; mais dans le fond, excepté l'ordre et la netteté, tout 
l'art de la rhétorique toutes ces applications artificielles et figurées 
des mots ne servent qu'à insinuer de fausses idées, émouvoir les 
passions et séduire le jugement, de sorte que ce ne sont que de 
pures supercheries. Cependant c'est à cet art fallacieux qu'on doane 
le premier rang et les récompenses. C'est que les hommes ne se 
soucient guère de la vérité, et aiment beaucoup à tromper et être 
trompés. Cela est si vrai, que je ne doute pas que ce que je viens de 
dire contre cet art ne soit regardé comme l'effet d'une extréme 
audace. Car l'éloquence, semblable au beau sexe, a des charmes 
trop puissants pour qu'on puisse être admis à s'y opposer. 

Tu. Bien loin de blámer votre zèle pour la vérité, je le trouve juste. 
Et il serait à souhaiter qu'il pût toucher. Je n'en désespère pas 
entiérement parce qu'il semble, Monsieur, que vous combattez l'élo- 
quence par ses propres armes, et que vous en avez méme une d'une 
autre espéce, supérieure à cette trompeuse, comme il y avait une 
Vénus Uranie, mére du divin amour, devant laquelle cette autre Vénus 
bâtarde, mère d'un amour aveugle, n'osait paraitre avec son enfant 
aux yeux bandés (1). Mais cela prouve que votre thése a besoin de 
quelque modération, et que certains ornements de l'éloquence sont 
comme les vases des Égyptiens dont on se pouvait servir au culte du 
vrai Dieu. Il en est comme de la peinture et de la musique dont on 
abuse, et dont l'une représente souvent des imaginations grotesques 
et méme nuisibles, et l'autre amollit le cœur : et toutes deux amusent 
vainement, mais elles peuvent étre employées utilement, l'une pour 
rendre la vérité claire, l'autre pour la rendre touchante, et ce dernier 
eflet doit étre aussi celui de la poésie qui tient de la rhétorique et 
de la musique. 


CHAP. XI. — DES REMÈDES QU'ON PEUT APPORTER 


AUX IMPERFECTIONS ET AUX ABUS DONT ON VIENT DE PARLER. 


S 4. Pu. Ce n'est pas le lieu ici de s'enfoncer dans cette discussion 
de l'usage d'une vraie éloquence, et encore moins de répondre à 
votre compliment obligeant, puisque nous devons penser à finir cette 
matière des mots, en cherchant les remèdes aux imperfections que 


(1) Voir le Banquet de Platon. 


312 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


nous y avons remarquées. Il serait ridicule de tenter la réforme des 
langues, et de vouloir obliger les hommes à ne parler qu'à mesure 
qu'ils ont de la connaissance. $ 3. Mais ce n'est pas trop de pré- 
tendre que les philosophes parlent exactement, lorsqu'il s'agit d'une 
sérieuse recherche de la vérité : sans cela tout sera plein d'erreurs, 
d’opiniâtretés et de disputes vaines. $ 8. Le premier remède est de 
ne se servir d'aucun mot sans y attacher une idée, au lieu qu'on em- 
ploie souvent des mots comme instinct, sympathie, antipathie, sans 
y attacher aucun sens. 

Tir. La règle est bonne ; mais je ne sais si les exemples sont con- 
venables. ll semble que tout le monde entend par l'instinct, une incli- 
nation d'un animal à ce qui lui est convenable, sans qu'il en con- 
coive pour cela la raison; et les hommes mémes devraient moins 
négliger ces instincts qui se découvrent encore en eux, quoique leur 
manière de vivre artificielle les ait presque effacés dans la plupart. 
Le médecin de soi-méme l'a bien remarqué. La sympathie ou anti- 
pathie signifie ce qui, dans les corps destitués de sentiment, répond 
à l'instinct de s'unir ou de séparer qui se trouve dans les animaux. 
Et, quoiqu'on n'ait point l'intelligence de la cause de ces inclinations 
ou tendances, qui serait à souhaiter, on en a pourtant une notion 
suffisinte, pour en discourir intelligiblement. 

86. Pu. Le second remède est que les idées des noms des modes 
soient au moins déterminées et, $ 10, que les idées des noms des 
substances soient de plus conformes à ce qui existe. Si quelqu'un 
dit que la justice est une conduite conforme à la loi à l'égard du bien 
d'autrui, cette idée n'est pas assez déterminée, quand on n'a aucune 
idée distincte de ce qu'on appelle loi. 

Tn. On pourrait dire ici que la loi est un précepte de la sagesse, 
ou de la science de la fclicité. 

S 11. Pir. Le troisième remède est d'employer des termes confor- 
mément à l'usage recu, autant qu'il est possible. 3 19. Le quatrième 
est de déclarer en quel sens on prend les mots, soit qu'on en fasse 
de nouveaux, ou qu'on emploie les vieux dans un nouveau sens; 
soit que l'on trouve que l'usage n'ait pas assez fixé la signification. 
S8 13. Mais il y a de la différence. $ 14. Les mots des idées simples 
qui ne sauraient étre définies sont expliqués par des mots syno- 
nymes, quand ils sont plus connus, ou en montrant la chose. C'est 
par ces moyens qu'on peut faire comprendre à un paysan ce que 
c'est que la couleur feuille morte, en lui disant que c'est celle des 


DES MOTS 313 


feuilles sèches qui tombent en automne. $ 15. Les noms des modes 
composés doivent étre expliqués par la définition, car cela se peut. 
8 16. C'est par là que la morale est susceptible de démonstration. On y 
prendra l'homme pour un être corporel et raisonnable, sans se 
mettre en peine de la figure externe; 8 17. car c'est par le moyen 
des définitions, que les matiéres de morale peuvent étre traitées 
clairement. On aura plutót fait de définir la justice suivant l'idée 
qu'on a dans l'esprit, que d'en chercher un modéle hors de nous, 
comme Aristide, et de la former là-dessus. S 18. Et, comme la plu- 
part des modes composés n'existent nulle part ensemble, on ne les 
peut fixer qu'en les définissant par l'énumération de ce qui est dis- 
persé. S 19. Dans les substances, il y a ordinairement quelques qua- 
lités directrices ou caractéristiques que nous considérons comme 
l'idée la plus distinctive de l'espéce, auxquelles nous supposons que 
les autres idées qui forment l'idée complexe de l'espéce, sont atta- 
chées. C'est la figure dans les végétaux et animaux, et la couleur 
dans les corps inanimés, et dans quelques-uns c'est la couleur ou la 
figure ensemble. C'est pourquoi, 8 20, la définition de l'homme 
donnée par Platon, est plus caractéristique que celle d'Aristote ; ou 
bien on ne devrait point faire mourir les productions monstrueuses. 
8 24. Et souvent la vue sert autant qu'un autre examen ; car des 
personnes accoutumées à examiner l'or, distinguent souvent à la 
vue le véritable or d'avec le faux, le pur d'avec celui qui est falsifié. 

Tn. Tout revient sans doute aux définitions qui peuvent aller jus- 
qu'aux idées primitives. Un méme sujet peut avoir plusieurs défini- 
tions, mais pour savoir qu'elles conviennent au méme, il faut l'ap- 
prendre par la raison, en démontrant une définition par l'autre, ou 
par l'expérience en éprouvant qu'elles vont constamment ensemble. 
Pour ce qui est de la morale, une partie en est toute fondée en 
raison; mais il y en a une autre qui dépend des expériences et se 
rapporte aux tempéraments. Pour connaitre les substances, la 
figure et la couleur, c'est-à-dire le visible, nous donnent les pre- 
mières idées, parce que c'est par là qu'on connait les choses de loin ; 
mais elles sont ordinairement trop provisionnelles, et dans les choses 
qui nous importent, on tâche de connaitre la substance de plus prés. 
Je m'étonne au reste que vous reveniez encore à la définition de 
l'homme, attribuée à Platon, depuis que vous venez de dire vous- 
méme $ 16, qu'en morale on doit prendre l'homme pour un être 
corporel et raisonnable sans se mettre en peine de la figure externe. 


314 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


Au reste, il est vrai qu'une grande pratique fait beaucoup pour dis- 
cerner à la vue ce qu'un autre peut savoir à peine par des essais 
difficiles. Et des médecins d'une grande expérience, qui ont lá vue 
et la mémoire fort bonnes, connaissent souvent au premier aspect 
du malade ce qu'un autre lui arrachera à peine à force d'interroger 
et de tâter le pouls. Mais il est bon de joindre ensemble tous les 
indices qu'on peut avoir. 

899. Pn. J'avoue que celui à qui un bon essayeur fera connaître 
toutes les qualités de l'or en aura une meilleure connaissance que la 
vue ne saurait donner. Mais, si nous pouvions en apprendre la cons- 
titution intériéure, la signification du mot or serait aussi aisément 
déterminée que celle du triangle. 

TH. Elle serait tout aussi déterminée et il n'y aurait plus rien de 
provisionnel ; mais elle ne serait pas si aisément déterminée. Car je 
crois qu'il faudrait unc distinction un peu prolixe pour expliquer 
Ja contexture de l'or, comme il y a méme en géométrie des figures 
dont la définition est longue. 

8 23. Pu. Les esprits séparés des corps ont sans doute des con- 
naissances plus parfaites que nous, quoique nous n'ayons aucune 
notion de la manière dont ils les peuvent acquérir. Cependant ils 
pourront avoir des idées aussi claires de la constitution radicale des 
corps que celle que nous avons d'un triangle. 

Tu. Je vous ai déjà marqué, Monsieur, que j'ai des raisons pour 
juger qu'il n'y a point d'esprits créés, entiérement séparés des 
corps ; cependant il y en a sans doute dont les organes et l'entende- 
ment sont incomparablement plus parfaits que les nótres et qui 
nous passent en toute sorte de conceptions autant et plus que 
M. Frenicle / 1), ou ce garcon suédois dont je vous ai parlé, passent le 
commun des hommes dans le calcul des nombres fait par imagination. 

8 24. Pu. Nous avons déjà remarqué que les définitions des subs- 
tances qui peuvent servir à expliquer les noms sont imparfaites par 
rapport à la connaissance des choses. Car ordinairement nous met- 
tons le nom à la place dela chose; donc le nom dit plus que les défi- 
nitions ; ainsi pour bien définir les substances, il faut étudier l'his- 
toire naturelle. 


(1) FRENICLE, arithméticien célèbre du xvu° siècle, qui, sans le secours de 
l'algèbre, résolvait les plus grandes difficultés ; reçu à l'Académie des Sciences 
en 1666 et mort en 1675. Sa méthode, qui a été découverte apres sa mort dans 
ses papiers, n'est plus aujourd'hui qu'un objet de curiosité. P. J 


DES MOTS 315 


Ta. Vous voyez donc, Monsieur, que le nom de l'or, par exemple, 
signifie non pas seulement ce que celui qui le prononce en connait 
(par exemple, un jaune trés pesant); mais encore ce qu'il ne connait 
pas, qu'un autre en peut connaitre, c'est-à-dire un corps doué d'une 
constitution interne, dont découle la couleur et la pesanteur et 
naissent encore d'autres propriétés qu'il avoue étre mieux connues 
des experts. 

S 25. Pn. Il serait maintenant à souhaiter que ceux qui sont 
exercés dans les recherches physiques voulussent proposer les idées 
simples dans lesquelles ils observent que les individus de chaque 
espéce conviennent constamment. Mais, pour composer un diction- 
naire de cette espèce qui contint pour ainsi dire l'histoire naturelle, 
il faudrait trop de personnes, trop de temps, trop de peine et trop 
de sagacité pour qu'on puisse jamais espérer un tel ouvrage. Il serait 
bon cependant d'accompagner les mots de petites tailles-douces à 
l'égard des choses qu'on connait par leur figure extérieure. Un tel 
dictionnaire servirait beaucoup à la postérité et épargnerait bien de 
la peine aux critiques futurs. De petites figures comme de l'ache - 
(apium), d'un bouquetin (1bex, espèce de bouc sauvage), vaudraient 
mieux que de longues descriptions de cette plante ou de cet animal. 
Et pour connaitre ce que les Latins appelaient strigiles et sistrum, 
tunica et pallium, des figures à la marge vaudraient incomparable- 
ment mieux que les prétendus synonymes, étrille, cymbale, robe, 
veste, manteau, qui ne les font guère connaitre. Au reste je ne m'ar- 
réterai pas sur le septiéme reméde des abus des mots, qui est d'em- 
ployer constamment le méme terme dans le méme sens, ou d'avertir 
quand on le change. Car nous en avons assez parlé. 

Tu. Le R. P. Grimaldi (1^, président du tribunal des mathé- 
matiques à Pékin, m'a dit que les Chinois ont des dictionnaires 
accompagnés de figures. ll. y a un petit nomenclateur, imprimé à 
Nuremberg, où il y a de telles figures à chaque mot, qui sont assez 
bonnes. Un tel dictionnaire universel figuré serait à souhaiter 
et ne serait pas fort difficile à faire. Quant à la description des 
espèces, c'est justement l'histoire naturelle ; et on y travaille peu à 
peu. Sans les guerres (qui ont troublé l'Europe depuis les premières 
fondations des sociétés ou académies royales), on serait allé loin et 


(1) Gant tpi (Claudius, Philippe), jésuite distingué avec leque Leibniz avait 
fait connaissauce à Rouen. 


316 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


on serait déjà en état de profiter de nos travaux; mais les grands 
pour la plupart n'en connaissent pas l'importance, ni de quels biens 
ils se privent en négligeant l'avancement des connaissances solides; 
outre qu'ils sont ordinairement trop dérangés par les plaisirs de la 
paix ou les soins de la guerre pour peser les choses qui ne les frappent 
point d'abord. 


LIVRE QUATRIÈME 


DE LA CONNAISSANCE 


CHAP. I. — DE LA CONNAISSANCE EN GÉNÉRAL. 


S 4. Pa. Jusqu'ici nous avons parlé des idées et des mots qui les 
représentent. Venons maintenant aux connaissances que les idées 
fournissent, car elles ne roulent que sur nos idées. 32. Et la con- 
naissance n'est autre chose que la perception de la liaison et con- 
venance ou de l'opposition et disconvenance qui se trouve entre 
deux de nos idées. Soit qu'on imagine, conjecture ou croie, c'est 
toujours cela. Nous nous apercevons, par exemple, par ce moyen, 
que le blanc n'est pas le noir et que les angles d'un triangle et 
leur égalité avec deux angles droits ont une liaison nécessaire. 

Tu. La connaissance se prend encore plus généralement, en sorte 
qu'elle se trouve aussi dans les idées ou termes avant qu'on vienne 
aux propositions ou vérités. Et l'on peut dire que celui qui aura vu 
attentivement plus de portraits de plantes et d'animaux, plus de 
figures de machines, plus de descriptions ou représentations de 
maisons ou de forteresses, qui aura lu plus de romans ingénieux, 
entendu plus de narrations curieuses, celui-là, dis-je, aura plus de 
connaissance qu'un autre, quand il n'y aurait pas un mot de vérité 
en tout ce qu'on lui a dépeint ou raconté ; car l'usage qu'il a de se 
représenter dans l'esprit beaucoup de conceptions ou idées expresses 
et actuelles le rend plus propre à concevoir ce qu'on lui propose, 
et il est sür qu'il sera plus instruit et plus capable qu'un autre qui 


548 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


n'a rien vu, ni lu, ni entendu, pourvu que, dans ces histoires et re- 
présentations, il ne prenne point pour vrai ce qui n'est point, et que 
ces impressions ne l'empéchent point d'ailleurs de discerner le réel 
de l'imaginaire, ou l'existant du possible. C'est pourquoi certains 
logiciens du siècle de la réformation qui tenaient quelque chose du 
parti des Ramistes (1y, n'avaient point de tort de dire que les 
topiques ou les lieux d'invention (Argumenta, comme ils les appel- 
lent) servent tant à l'explication ou description bien circonstanciée 
d'un thème incomplexe, c'est-à-dire d'une chose ou idée, qu'à la 
preuve d'un thème complexe, c’est-à-dire d'une thèse, proposition 
ou vérité. Et méme une thése peut étre expliquée, pour en bien faire 
connaitre le sens et la force, sans qu'il s'agisse de sa vérité ou 
preuve, comme l'on voit dans les sermons ou homélies, qui expli- 
quent certains passages de la sainte Écriture, ou dans les répétitions 
ou lectures sur quelques textes du droit civil ou canonique, dont la 
vérité est présupposée. On peut méme dire qu'il y a des thémes qui 
sont moyens entre une idée et une proposition. Ce sont les ques- 
tions, dont il y en a qui demandent seulement le oui et non: et ce 
sont les plus proches des propositions. Mais il y en a aussi qui de- 
mandent le comment et les circonstances, etc., oü il y a plus à sup- 
pléer, pour en faire des propositions. I] est vrai qu'on peut dire que, 
dans les descriptions (méme des choses purement idéales), il y a une 
affirmation tacite de la possibilité. Mais il est vrai aussique, de méme 
qu'on peut entreprendre l'explication et la preuve d'une fausseté, ce 
qui sert quelquefois à la mieux réfuter, l'art des descriptions peut 
tomber sur l'impossible. Il en est comme de ce qui se trouve dans 
les fictions du comte de Scandiano, suivi par l'Arioste, et dans 
l'Amadis des Gaules ou autres vieux romans, dans les contes des 
fées, qui étaient redevenus à la mode il y a quelques années, dans 
les véritables histoires de Lucien (2) et dans les voyages de Cyrano 


(1) Les Ramistes, disciples de Ramus ou Pierre de LA Raw£E, célèbre réfor- 
mateur de la logique au xvi* siècle et grand adversaire d'Aristote, né à Cuth 
(Vermandois) en 1815, mort à Paris en 1572 dans le massacre de la Saint-Bar - 
thélémy. Ses principaux ouvrages sont ses Dialecticæ partitiones (1543); Aristo- 
lelice animadversiones (méme année); Schola dialecticæ, etc. La liste com- 
pléte en est donnée par M. Ch. Vaddington dans son livre sur {a Vie et les 
Écrits de Ramus. 

(2) Lucrex, sophiste et polygraphe célèbre de l'antiquité, né à Samosate, dans 
le ne siècle de l'ére chrétienne. Parmi les nombreux écrits de Lucien, on con- 
nait surtout ses Dialogues des dieur et des morts, son Traité sur l'art d'écrire 
l'histoire, V Assemblée des Dieuwr, Ménippe. — Edition d'Hermsterhuys (4 vol., 
Amsterdam, 1743; — Traduction française de Talbot, 2 vol. in-12, Paris, 1860), 


DE LA CONNAISSANCE 319 


de Bergerac, pour ne rien dire des grotesques des peintres. 
Aussi sait-on que, chez les rhétoriciens, les fables sont du nombre 
des progymnasmata aux exercitations préliminaires. Mais, prenant 
la connaissance dans un sens plus étroit, c'est-à-dire pour la con- 
naissance de la vérité, comme vous faites ici, Monsieur, je dis qu'il 
est bien vrai que la vérité est toujours fondée dans la convenance 
ou disconvenance des idées, mais il n'est point vrai généralement 
que notre connaissance de la vérité soit une perception decette con- 
venance ou disconvenance. Car, lorsque nous ne savons la vérité 
qu'empiriquement pour l'avoir expérimentée, sans savoir la con- 
nexion des choses et la raison qu'il y a dans ce que nous avons ex- 
périmenté, nous n'avons point de perception de cette convenance ou 
disconvenance, si ce n'est qu'on l'entende que nous la sentons con- 
fusément sans nous en apercevoir. Mais vos exemples marquent, ce 
semble, que vous demandez toujours une connaissance où l'on 
s'apercoit de la connexion ou de l'opposition, et c'est ce qu'on ne 
peut point vous accorder. De plus, on peut traiter un thème com- 
plexe non seulement en cherchant les preuves de la vérité, mais 
encore en l'expliquant et l'éclaircissant autrement, selon les lieux 
topiques, comme je l'ai déjà observé. Enfin j'ai encore une remarque 
à faire sur votre définition; c'est qu'elle parait seulement accom- 
modée aux vérités catégoriques, où il y a deux idées, le sujet et le 
prédicat ; mais il y a encore une connaissance des vérités hypothé- 
tiques ou qui s'y peuvent réduire (comme les disjonctives et autres), 
où il y a de la liaison entre la proposition antécédente et la propo- 
sition conséquente ; ainsi il peut y entrer plus de deux idées. 

8 3. Pu. Bornons-nous ici à la connaissance de la vérité, et appli- 
quons encore à la liaison des propositions ce qui sera dit de la liaison 
des idées, pour y comprendre les catégoriques et les hypothétiques 
tout ensemble. Or je crois qu'on peut réduire cette convenance ou 
disconvenance à quatre espéces, qui sont : 1? Identité ou diversité ; 
2° relation; 3° coexistence ou connexion nécessaire; 4? existence 
réelle. $ 4. Car l'esprits'apercoit immédiatement qu'une idée n'est pas 
l'autre, que le blanc n'est pas le noir, 35. Puisqu'il s'apercoit de leur 
rapport en les comparant ensemble ; par exemple que deux triangles 
dont les bases sont égales et qui se trouvent entre deux paralléles, sont 
égaux. $ 6. Après cela il y a coexistence (ou plutôt connexion), comme 
la fixité accompagne toujours les autres idées de l'or. $ 7. Enfin il 
y a existence réelle hors de l'esprit, comme lorsqu'on dit : Dieu est. 


320 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


Tu. Je crois qu'on peut dire que la liaison n'est autre chose que 
le rapport ou Ja relation, prise généralement. Et j'ai fait remarquer 
ci-dessus que tout rapport est ou de comparaison ou de concours. 
Celui de comparaison donne la diversité et l'identité, ou en tout, ou 
en quelque chose; ce qui fait le méme ou le divers, le semblable ou 
dissemblable. Le concours contient ce que vous appelez coexistence, 
c'est-à-dire connexion d'existence. Mais, lorsqu'on dit qu'une chose 
existe ou qu'elle a l'existence réelle, cette existence méme est le 
prédicat, c'est-à-dire, elle a une notion liée avec l'idée dont il 
s'agit, et il y a connexion entre ces deux notions. On peut aussi con- 
cevoir l'existence de l'objet d'une idée, comme le concours de cet 
objet avec moi. Ainsi je crois qu'on peut dire qu'il n'y a que compa- 
raison ou concours ; mais que la comparaison, qui marque l'identité 
ou diversité, et le concours de la chose avec moi, sont les rapports 
qui méritent d'étre distingués parmi les autres. On pourrait faire 
peut-étre des recherches plus exactes et plus profondes ; mais je me 
contente ici de faire des remarques. 

S 8. Pi. Il y a une connaissance actuelle qui est la perception 
présente du rapport des idées, et il y en a une habituelle, lorsque 
l'esprit s'est aperçu si évidemment de la convenance ou disconve- 
nance des idées, et l'a placée de telle maniere dans sa mémoire, que 
toutes les fois qu'il vient à réfléchir sur la proposition, il est assuré 
d'abord de la vérité qu'elle contient, sans douter le moins du monde. 
Car, n'étant capable de penser clairement et distinctement qu'à une 
seule chose à la fois, si les hommes ne connaissaient que l'objet 
actuel de leurs pensées, ils seraient tous fort ignorants; et celui 
qui connaitrait le plus ne connaitrait qu'une seule vérité. 

Tn. Il est vrai que notre science, méme la plus démonstrative, se 
devant acquérir fort souvent par une longue chaine de consé- 
quences, doit envelopper le souvenir d'une démonstration passée 
qu'on envisage plus distinctement quand la conclusion est faite ; 
autrement ce serait répéter toujours cette démonstration. Et méme, 
pendant qu'elle dure, on ne la saurait comprendre tout entière à la 
fois; car toutes ses parties ne sauraient étre en méme temps pré- 
sentes à l'esprit ; ainsi se remettant toujours devant les yeux la partie 
qui précéde, on n'avancerait jamais jusqu'à la derniére qui achéve 
la conclusion. Ce qui fait aussi que sans l'écriture, il serait difficile 
de bien établir les sciences, la mémoire n'étant pas assez süre. Mais, 


pd mis par écrit une longue démonstration, comme sont par 


DE LA CONNAISSANCE 321 


exemple celles d’Apollonius et ayant repassé par toutes ses par- 
ties. comme si l'on examinait une chaîne anneau par anneau, les 
hommes se peuvent assurer de leurs raisonnements : à quoi ser- 
vent encore les épreuves, et le succès enfin justifie le tout. Ce-. 
pendant on voit par là que toute croyance, consistant dans la 
mémoire de la vue (1) passée des preuves ou raisons, il n’est pas 
en notre pouvoir ni en notre franc arbitre de croire ou de ne 
croire pas, puisque la mémoire n'est pas une chose qui dépende de 
notre volonté. 

S8 9. Pn. Il est vrai que notre connaissance habituelle est de deux 
sortes ou degrés. Quelquefois les vérités mises comme en réserve 
dans la mémoire ne se présentent pas plutót à l'esprit, qu'il voit le 
rapport qui est entre les idées qui v entrent; mais quelquefois 
l'esprit se contente de se souvenir de la conviction, sans en retenir 
les preuves, et méme souvent sans pouvoir se les remettre quand 
il voudrait. On pourrait s'imaginer que c'est plutót croire sa mé- 
moire que de connaitre réellement la vérité en question : et il m'a 
paru autrefois que c'est un milieu entre l'opinion et la connaissance, 
et que c'est une assurance qui surpasse la simple croyance fondée 
sur le témoignage d'autrui. Cependant je trouve, aprés y avoir bien 
pensé, que cette connaissance renferme une parfaite certitude. Je 
me souviens, c'est-à-dire je connais (le souvenir n'étant que le 
renouvellement d'une chose passée) que j'ai été une fois assuré de 
la vérité de cette proposition, que les trois angles d'un triangle sont 
égaux à deux droits. Or l'immutabilité des mémes rapports entre les 
mémes choses immuables est présentement l'idée médiate qui me 
fait voir, que s'ils y ont été une fois égaux ils le seront encore. C'est 
sur ce fondement que dans les mathématiques les démonstrations 
particulières fournissent des connaissances genérales ; autrement la 
connaissance d'un géomètre ne s'étendrailt pas au delà de cette 
figure particuliere qu'il s'était tracée en démontrant. 

Tn. L'idée médiate dont vous parlez, Monsieur, suppose la fidélité 
de notre souvenir ; mais il arrive quelquefois que notre souvenir nous 
trompe, et que nous n'avons point fait toutes les diligences néces- 
saires, quoique nous le croyions maintenant. Cela se voit claire- 
ment dans les revisions des comptes. !! y a quelquefois des revi- 
seurs en titre d'office, comme aupres de nos mines du Harz, et pour 


(1) GERARD? : /a vie. 
PauL JANET. — Leibniz. 1-21 


322 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


rendre les receveurs des mines particulières plus attentifs, on a mis 
une taxe d'amende pécuniaire sur chaque erreur de calcul, et néan- 
moins il s'en trouve, malgré qu'on en ait. Cependant plus on y 
apporte de soin, plus on se peut fier aux raisonnements passés. J'ai 
projeté une manière d'écrire les comptes, en sorte que celui qui 
ramasse les sommes des colonnes laisse sur le papier les traces des 
progrès de son raisonnement, de telle manière qu'il ne fait point de 
pas inutilement. Il le peut toujours revoir, et corriger les dernières 
fautes, sans qu'elles influent sur les premières : la revision aussi 
qu'un autre en veut faire ne coûte presque point de peine de cette 
manière, parce qu'il peut examiner les mêmes traces à vue d'œil : 
outre les moyens de vérifier encore les comptes de chaque article, 
par une sorte de preuve trés commode, sans que ces observations 
augmentent considérablement le travail du compte. Et tout cela fait 
bien comprendre que les hommes peuvent avoir des démonstrations 
rigoureuses sur le papier, et en ont sans doute une infinité. Mais, 
sans se souvenir d'avoir usé d'une parfaite rigueur, on ne saurait 
avoir cette certitude dans l'esprit. Et cette rigueur consiste dans un 
réglement dont l'observation sur chaque partie soit une assurance à 
l'égard du tout ; comme dans l'examen de la chaîne par anneau, où 
visitant chacun pour voir s'il est ferme, et prenant des mesures avec 
la main, pour n'en sauter aucun, on est assuré de la bonté de la 
chaine. Et par ce moyen on a toute la certitude dont les choses 
humaines sont capables. Mais je ne demeure point d'accord qu'en 
mathématiques les démonstrations particulières sur la figure qu'on 
trace, fournissent cette certitude générale, comme vous semblez le 
prendre. Car il faut savoir que ce ne sont pas les figures qui don- 
nent la preuve chez les géomètres, quoique le style esthétique le 
fasse croire. La force de la démonstration est indépendante de la 
figure tracée, qui n'est que pour faciliter l'intelligence de ce qu'on 
veut dire et fixer l'attention ; ce sont les propositions universelles, 
c'est-à-dire, les définitions, les axiomes, et les théorémes déjà 
démontrés qui font le raisonnement et le soutiendraient quand la 
figure n'y serait pas. C'est pourquoi un savant géomètre, comme 
Scheubelius (1), a donné les figures d'Euclide sans leurs lettres qui 
les puissent lier avec la démonstration qu'il y joint; et un autre, 


(4) SCHEUBELIUS, géomètre du xvie siècle, a publié Euclidis sex libros priores 
de geometricis principiis, Gr:ce et Latine, 


DE LA CONNAISSANCE 323 


comme Herlinus (1), a réduit les mêmes démonstrations en syllo- 
gismes et prosyllogismes. 


CHAP. I — Drs pEGRÉS DE NOTRE CONNAISSANCE. 


3 1. Pu. La connaissance est donc intuitive lorsque l'esprit aper- 
coit la convenance de deux idées immédiatement par elles-mémes 
sans l'intervention d'aucune autre. En ce cas, l'esprit ne prend aucune 
peine pour prouver ou examiner la vérité. C'est comme l'œil voit la 
lumiére ; que l'esprit voit que le blanc n'est pasle noir, qu'un cercle 
n'est pas un triangle, que trois est deux et un. Cette connaissance 
est la plus claire et la plus certaine dont la faiblesse humaine soit 
capable ; elle agit d'une manière irrésistible sans permettre à l'esprit 
d'hésiter. C'est connaitre que l'idée est dans l'esprit telle qu'on 
l'apercoit. Quiconque demande une plus grande certitude ne sait 
pas ce qu'ii demande. 

Tu. Les vérités primitives qu'on sait par intuition sont de deux 
sortes comme les dérivatives. Elles sont du nombre des vérités de 
raison, ou des vérités de fait. Les vérités de raison sont néces- 
saires, et celles de fait sont contingentes. Les vérités primitives de 
raison sont celles que j'appelle d'un nom général identiques, parce 
qu'il me semble qu'elles ne font que répéter la méme chose, sans 
nous rien apprendre Elles sont affirmatives ou négatives ; les aflir- 
matives sont comme Jes suivantes : Chaque chose est ce qu'elle est, 
F4 dans autant d'exemples qu'ou voudra À est À, B est B. Je serai ce 
que je serai. J'ai écrit ce que j'ai écrit. Et rien en vers comme en 
prose, c'est être rien ou peu de chose. Le rectangle équilatéral est un 
rectangle. L'animal raisonnable est toujours un animal. Et dans les 
hypothétiques : si la figure régulière de quatre côtés est un rectangle 
équilatéral, cette figure est un rectangle. Les copulatives, les disjonc- 
tives et autres propositions, sont encore susceptibles de cet identi- 
cisme, et je compte méme parmi les affirmatives : non A est non À. Et 
cette hypothétique : si À est non B, il s'ensuit que A est non B. Item, 
si non A est BC, il s'ensuit que non À est BC. Si une figure qui n'a point 


iD HEnnxUs, éditeur d'Euelide, avec Dalgprédius, professeur de mathé- 
matique à l'Université de Strasbourg : .lna/ysés. géometriæ sex (brorum 
Euclidis, 1566. 


324 NOUVEAUX ESSAIS SUR L ENTENDEMENT 


d'angle obtus peut étre un triangle régulier, une figure qui n'a pas 
d'angle obtus peut être réguliére.Je viens maintenant aux identiques 
négatives qui sont ou du principe de contradiction ou des disparates. 
Le principe de contradiction est en général : une proposition est 
ou vraie ou fausse ; ce qui renferme deux énonciations vraies ; l'une 
que le vrai et le faux ne sont point compatibles dans une méme pro- 
position, ou qu'une proposition ne saurait étre vraie et fausse à la 
fois ; l'autre que l'opposé, ou la négation du vrai et du faux ne sont 
pas compatibles, ou qu'il n'y a point de milieu entre le vrai et le faux, 
ou bien il ne se peut pas qu'une proposition ne soit ni vraie ni 
fausse. Or tout cela est encore vrai dans toutes les propositions ima- 
ginables en particulier comme : ce qui est A ne saurait être non A. 
Item A B ne saurait être non A. Un rectangle équilatéral ne saurait 
être non rectangle. Item, il est vrai que tout homme est un animal ; 
donc il est faux que quelque homme se trouve qui ne soit pas 
un animal. On peut varier ces énonciations de bien des facons, 
et les appliquer aux copulatives, disjonctives ou autres. Quant 
aux disparates, ce sont ees propositions qui disent que l'objet d'une 
idée n'est pas l'objet d'une autre idée, comme que la chaleur 
n'est pas la méme chose que la couleur, item que l'homme et 
l'animal n'est pas le méme, quoique tout homme soit animal. Tout 
cela se peut assurer indépendamment de toute preuve ou de la 
réduction à l'opposition, ou au principe de contradiction, lorsque 
ces idées sont assez entendues pour n'avoir point besoin ici d'ana- 
lyse ; autrement on est sujet à se méprendre, car disant : le triangle 
el le trilatère n'est le méme, on se tromperait, puisqu'en le bien 
considérant, on trouve que les trois cótés et les trois angles vont 
toujours ensemble. En disant, le rectangle quadrilatère et le rec- 
tangle n'est pas le méme, on se tromperait encore. Car il se trouve 
que la seule figure à quatre côtés peut avoir tous les angles droits. 
Cependant on peut toujours dire dans l'abstrait, que le triangle n'est 
pas le trilatère, ou que les raisons formelles du triangle et du trila- 
tére ne sont pas les mémes, comme parlent les philosophes. Ce sont 
de différents rapports d'une méme chose. 

Quelqu'un, aprés avoir entendu avec patience ce que nous venons 
de dire jusqu'ici, la perdra enfin ct dira que nous nous amusons à des 
énonciations frivoles, et que toutes vérités identiques ne servent de 
rien. Mais on fera ce jugement, faute d'avoir assez médité sur ces 
matiéres. Les consequences de logique (par exemple) se démontrent 


DE LA CONNAISSANCE 325 


par les principes identiques ; et les géomètres ont besoin du principe 
de contradiction dans leurs démonstrations qui réduisent à l'impos- 
sible. Contentons-nous ici de faire voir l'usage des identiques dans 
les démonstrations des conséquences du raisonnement. Je dis donc 
que le seul principe de contradiction suffit pour démontrer la se- 
conde et la troisième figure des syllogismes par la première. Par 
exemple on peut conclure dans la premiére figure, en Barbara : 


Tout B est C, 
Tout À est DB, 
Donc tout À est C. 


Supposons que la conclusion soit fausse (ou qu'il soit vrai que quel- 
que À n'est point C), donc l'une ou l'autre des prémisses sera fausse 
aussi. Supposons que la seconde est véritable, il faudra que la pre- 
mière soit fausse, qui prétend que tout B est C. Donc sa contradic- 
toire sera vraie, c'est-à-dire, quelque B ne sera point C. Et ce sera 
la conclusion d'un argument nouveau, tiré de la fausseté de la con- 
clusion et de la vérité de l'une des prémisses du précédent. Voici 
cet argument nouveau : 


Quelque À n'est point C. 


Ce qui est opposé à la conclusion précédente, supposée fausse. 


Tout À est B. 


C'est la prémisse précédente, supposée vraie. 

Donc quelque B n'est point C. 

C'est la conclusion présente vraie, opposée à la prémisse précé- 
dente fausse. 


Cet argument est dans le mode disamis de la troisième figure, qui 
se démontre ainsi manifestement et d'un coup d'œil du mode bar- 
bara de la première figure, sans employer que le principe de con- 
tradiction. Et j'ai remarqué dans ma jeunesse, lorsque j'épluchais 
ces choses, que tous les modes de la seconde et de la troisième 
figure se peuvent tirer de la première par cette seule méthode, en 
supposant que le mode de la premiére est bon, et par conséquent 
que la conclusion étant fausse, ou sa contradictoire étant prise pour 
vraie, et une des prémisses étant prise pour vraie aussi, il faut que 


326 NOUVEAUX ESSAIS SUR L ENTENDEMENT 


la contradictoire de l'autre prémisse soit vraie. Il est vrai que dans 
les écoles logiques on aime mieux se servir des conversions pour 
tirer les figures moins principales de la première, qui est la princi- 
pale ; parce que cela paraît plus commode pour les écoliers. Mais 
pour ceux qui cherchent les raisons démonstratives, où il faut em- 
plover le moins de suppositions qu'on peut, on ne démontrera pas 
par la supposition de la conversion ce qui se peut démontrer par le 
seul principe primitif, qui est celui de la contradiction et qui ne sup- 
pose rien. J'ai méme fait cette observation qui parait remarquable : 
c'est que les seules figures moins principales qu'on appelle directes, 
savoir la seconde et la troisième, se peuvent démontrer par le 
principe de contradiction tout seul; mais la figure moins principale 
indirecte, qui est la quatrième, et dont les Arabes attribuent l'inven- 
tion à Galien (1), quoique nous n'en trouvions rien dans les ou- 
vrages qui nous restent de lui, ni dans les autres auteurs grecs, la 
quatrième, dis-je, a ce désavantage qu'elle ne saurait être tirée de 
la première ou principale par cette méthode seule, et qu'il faut 
encore employer une autre supposition, savoir les conversions (2) ; 
de sorte qu'elle est plus éloignée d'un degré que la seconde et la 
troisieme, qui sont de niveau, et également éloignées de la première ; 
au lieu que la quatriéme a besoin encore de la seconde et de la troi- 
sième pour être démontrée. Car il se trouve fort à propos que les 
conversions mémes dont elle a besoin, se démontrent par la figure 
seconde ou troisième, démontrables indépendamment des conver- 
sions ; comme je viens de faire voir. C'est Pierre de la Ramée qui 
fit déjà cette remarque de la démonstrabilité de la conversion par 
ces figures ; et (si je ne me trompe) il objecta le cercle aux logiciens 
qui se servent de la conversion pour démontrer ces figures, quoique 
ce n'était pas tant le cercle qu'il leur fallait objecter (car il ne se ser- 
vaient point de ces figures à leur tour pour justifier les conversions) 
que l'Aysteron proteron (3; ou le rebours, parce que les conver- 


(1) GaLIÉN (Galenus), celébre médecin de l'antiquité, né en 131 à Pergame. On 
ne sait ni le lieu ni l'époque de sa mort. Parmi ses nombreux ouvrages, celui 
qui intéresse le plus la philosophie est son célèbre De Usu partium, de l'Usage des 
parties qui est une apologie et une application continuelle du principe des causes 
linales. La plus belle et la plus compléte édition. de Galien est la traduction 
grecque-latine de Kühn. Leipzig, 20 vol. in 89, 1321-1833. M. Daremberg a com- 
mencé une traduction francaise dont 2 vol. sont parus (Paris, 1821-1836;. 

(2) La conversion des propositions à changer l'attribut en sujet, et réciproque 
ment. 

(3) "Yotezv zpóv:cov, mettre avant ce qui est apres. 


DE LA (CONNAISSANCE 327 


sions méritaient plutôt d’être démontrées par ces figures, que ces 
figures par les conversions. Mais comme cette démonstration des 
conversions fait encore voir l'usage des identiques affirmatives que 
plusieurs prennent pour frivoles tout à fait, il sera d'autant plus à 
propos de la mettre ici. Je ne veux parler que des conversions sans 
contraposition, qui me suffisent ici, et qui sont simples ou par acci- 
dent comme on les appelle. Les conversions simples sont de deux 
sortes, celle de l'universelle négative, comme : nul carré n'est obtus- 
angle, donc nul obtusangle n'est carré; et celle de la particulière 
affirmative, comme : quelque triangle est obtusangle, donc quelque 

. obtusangle est un triangle. Mais la conversion par accident, comme 
on l'appelle, regarde l'universelle affirmative, comme : tout carré est 
rectangle, donc quelque rectangle est carré. On entend toujours ici 
par rectangle une figure dont tous les angles sont droits, et par le 
carré un quadrilatére régulier. Maintenant il s'agit de démontrer 
ces trois sortes de conversions qui sont : 


1? Nul A est B ; donc nul B n'est À. 
2° Quelque À est B ; donc quelque B est À. 
3? Tout À est B ; donc quelque B est A. 


Démonstration de première conversion en Cesare, qui est de la 


seconde figure. 
Nul À est B, 


Tout B est B. 
Donc nul B est À. 


Tout À est A, 
Tout À est B. 
Donc quelque B est A. 


Démonstration de la seconde conversion en Datiti qui est de la 


troisième figure. 
Tout À est A, 


Quelque À est B. 
Donc quelque B est A. 


Démonstration de la troisiéme conversion en Darapti qui est de 


la troisième figure. 
Tout est À est A, 


Tout À est D. 
Donc quelque B est A. 


328 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


Ce qui fait voir que les propositions identiques les plus pures et 
qui paraissent les plus inutiles sont d'un usage considérable dans 
l'abstrait et général; et cela nous peut apprendre qu'on ne doit mé- 
priser aucune vérité. Pour ce qui est de cette proposition, que trois 
est autant que deux et un, que vous alléguez encore, Monsieur, 
comme un exemple des connaissances intuitives, je vous dirai que 
ce n'est que la définition du terme trois, car les définitions les plus 
simples des nombres se forment de cette facon ; deux est un et un, 
trois est deux et un, quatre est trois et un, et ainsi de suite. 1l est 
vrai qu'il y alà dedans une énonciation cachée que j'ai déjà remar- 
quée, savoir que ces idées sont possibles; et cela se connait ici intui- 
tivement; de sorte qu'on peut dire qu'une connaissance intuitive 
est comprise dans les définitions lorsque leur possibilité parait 
d'abord. Et decette maniére toutes les définitions adéquates contien- 
nent des vérités primitives de raison et par conséquent des connais- 
sances intuitives. Enfin on peut dire en général que toutes les vérités 
primitives de raison sont immédiates d'une immédiation d'idées. 

Pour ce qui est des vérités primitives de fait, ce sont les expé- 
riences immédiates internes d'une immédiation de sentiment. Et 
c'est ici où a lieu la première vérité des cartésiens ou de saint Au- 
gustin : Je pense, donc je suis; c'est-à-dire je suis une chose qui 
pense. Mais il faut savoir que, de méme que les identiques sont 
générales ou particuliéres, et que les unes sont aussi claires que les 
autres (puisqu'il est aussi cluir de dire que À est À, que de dire 
qu'une chose est ce qu'elle est), il en est encore ainsi des premieres 
vérités de fait. Car non seulement il m'est clair immédiatement que 
je pense, mais il m'est tout aussi clair que j'ai des pensées diffé- 
rentes; que tantót je pense à À, et que tantót je pense à B, etc. 
Ainsi le principe cartésien est bon, mais il n'est pas le seul de son 
espéce. On voit par là que toutes les vérités primitives de raison ou 
de fait ont cela de commun qu'on ne saurait les prouver par quel- 
que chose de plus certain. 

S 9. Pn. Je suis bien aise, Monsieur, que vous poussez plus loin 
ce que je n'avais fait que toucher sur les connaissances intuitives. 
Orla connaissance démonstrative n'est qu'un enchainement des 
connaissances intuitives dans toutes les connexions des idées mé- 
diates. Car souvent l'esprit ne peut joindre, comparer ou appliquer 
immédiatement les idées l'une à l'autre, ce qui l'oblige de se servir 
d'autres idées moyennes (une ou plusieurs) pour découvrir la con- 


DE LA CONNAISSANCE 329 


venance ou disconvenance qu'on cherche ; et c'est ce qu'on appelle 
raisonner. Comme en démontrant que les trois angles d'un triangle 
sont égaux à deux droits, on trouve quelques autres angles qu'on 
voit égaux tant aux trois angles qu'à deux droits. $ 3. Ces idées 
qu'on fait intervenir se nomment preuves, et la disposition de l'esprit 
à les trouver, c'est la sagacité. 5 4. Et même, quand elles sont trou- 
vées, ce n'est pas sans peine et sans attention, ni par une seule vue 
passagére, qu'on peut acquérir cette connaissance; car il se faut 
engager dans une progression d'idées faites peu à peu et par degrés. 
8 9. Et il y a du doute avant la démonstration. $ 6. Elle est moins 
claire que l'intuitive, comme l'image réfléchie par plusieurs miroirs 
de l'un à l'autre s'affaiblit de plus en plus à chaque réflexion, et 
n'est plus d'abord si reconnaissable surtout à des veux faibles. Il en 
est de méme d'une connaissance produite par une longue suite de 
preuves. $ 7. Et, quoique chaque pas que la raison fait en démontrant 
soit une connaissance intuitive ou de simple vue, néanmoins comme 
dans cette longue suite de preuves la mémoire ne conserve pas si 
exactement cette liaison d'idées, les hommes prennent souvent des 
faussetés pour des démonstrations. 

Tn. Outre la sagacité naturelle, ou acquise par l'exercice, il y aun 
art de trouver les idées moyennes (le medium), et cet art est l'ana- 
lyse. Or il est bon de considérer ici qu'il s'agit tantót de trouver la 
vérité ou la fausseté d'une proposition donnée, ce qui n'est autre 
chose que de répondre à la question An ? c’est-à-dire si cela est ou 
n'est pas ? Tantót il s'agit de répondre à une question plus difficile 
(ceteris peribus), où l'on demande par exemple par qui, et com- 
ment ? et oü il y a plus à suppléer. Et ce sont seulement ces ques- 
tions qui laissent une partie de la proposition en blanc que les ma- 
thématiciens appellent problemes. Comme lorsqu'on demande de 
trouver un miroir qui ramasse tous les rayons du soleil en un point, 
c'est-à-dire on en demandela figure ou comment ilest fait. Quant aux 
premieres questions, où il s'agit seulement du vrai et du faux et où 
il n'y a rien à suppléer dans lesujet ou prédicat, il y a moins d'in- 
vention, cependant il y en a; et le seul jugement n'y suffit pas. Il 
est vrai qu'un homme de jugement, c'est-à-dire qui est capable 
d'attention et de réserve, et qui a le loisir, la patience et la liberté 
d'esprit nécessaire, peut entendre la plus difficile démonstration si 
elle est proposée comme il faut. Mais l'homme le plus judicieux de 
laterre, sans autre aide, ne sera pas toujours capable de trouver 


330 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


cette démonstration. Ainsi il y a de l'invention encore en cela : et 
chez les géométres, il y en avait plus autrefois qu'il n'y en a main- 
tenant. Car, lorsque l'analyse était moins cultivée, il fallait plus de 
sagacité pour y arriver, et c'est pour cela qu'encore quelques géo- 
mètres de la vieille roche, ou d'autres qui n'ont pas assez d'ouver- 
ture dans les nouvelles méthodes, croient d'avoir fait merveille 
quand ils trouvent la démonstration de quelque théoréme que 
d'autres ont inventé. Mais ceux qui sont versés dans l'art d'inventer 
savent quand cela est estimable ou non; par exemple, si quelqu'un 
publie la quadrature d'un espace compris d'une ligne courbe et 
d'une droite, qui réussit dans tous ses segments et que j'appelle 
générale, il est toujours en notre pouvoir. suivant nos méthodes, 
d'en trouver la démonstration pourvu qu'on en veuille prendre la 
peine. Mais il y a des quadratures particuliéres de certaines por- 
tions, où la chose pourra être si enveloppée, qu'il ne sera pas tou- 
jours 2n potestate jusqu'ici de la développer. I] arrive aussi que 
l'induction nous présente des vérités dans les nombres et dans les 
figures dont on n'a pas encore découvert la raison générale. Car il 
s'en faut beaucoup qu'on soit parvenu à la perfection de l'analyse 
en géométrie et en nombres, comme plusieurs se sont imaginés sur 
les gasconnades de quelques hommes excellents d'ailleurs, mais un 
peu trop prompts ou trop ambitieux. Mais il est bien plus difficile 
de trouver des vérités importantes, et encore plus de trouver les 
movens de faire ce qu'on cherche lors justement qu'on le cherche, 
que de trouver la démonstration des vérités qu'un autre a décou- 
vertes. On arrive souvent à de belles vérités, par la synthèse, en 
allant du simple au composé; mais, lorsqu'il s'agit de trouver juste- ' 
tement le moyen de faire ce qui se propose, la synthèse ne suffit 
pas ordinairement, et souvent ce serait la mer à boire que de vou- 
loir faire toutes les combinaisons requises quoiqu'on puisse souvent 
s'y aider par la méthode des exclusions, qui retranche une bonne 
partie des combinaisons inutiles, et souvent la nature n'admet point 
d'autre méthode. Mais on n'a pas toujours les moyens de bien suivre 
celle-ci. C'est donc à l'analyse de nous donner un fil dans ce laby- 
rinthe lorsque cela se peut, car il y a des cas où la nature méme de 
la question exige qu'on puisse tâtonner partout, les abrégés n'étant 
pas toujours possibles. 

S 8. Pu. Or, comme en démontrant l'on suppose toujours les 
connaissances inluitives, cela, je pense, a donné occasion à cet 


DE LA CONNAISSANCE 331 


axiome : « que tout raisonnement vient des choses déjà connues et 
déjà accordées » (ex præcognitis et preconcessis). Mais nous aurons 
occasion de parler du faux qu'il y a dans cet axiome, lorsque nous 
parlerons des maximes qu'on prend mal à propos pour les fonde- 
ments de nos raisonnements. 

Tu. Je serais curieux d'apprendre quel faux vous pourrez trouver 
dans un axiome qui parait si raisonnable. S'il fallait toujours tout 
réduire aux connaissances intuitives, les démonstrations seraient 
souvent d'une prolixité insupportable. C'est pourquoi les mathéma- 
ticiens ont eu l'adresse de partager les difficultés, et de démontrer à 
part des propositions intervenantes. Et il y a de l'art encore en 
cela; car, comme les vérités moyennes (qu'on appelle des Lemmes, 
lorsqu'elles paraissent être hors d'œuvre) se peuvent assigner de 
plusieurs façons, il est bon, pour aider la compréhension et la mé- 
moire, d'en choisir qui abrégent beaucoup, et qui paraissent mémo- 
rables et dignes par elles-mémes d'étre démontrées. Mais il y a un 
autre empéchement, c'est qu'il n'est pas aisé de démontrer tous les 
axiomes, et de réduire entiérement les démonstrations aux connais- 
sances intuitives. Et, si on avait voulu attendre cela, peut-étre que 
nous n'aurions pas encorela science de la géométrie. Mais c'est de 
quoi nous avons déjà parlé dans nos premières conversations ct 
nous aurons occasion d'en dire davantage. | 

$9. Pu. Nous y viendrons tantôt : maintenant je remarquerai 
encore ce que j'ai déjà touché plus d'une fois, que c'est une com- 
mune opinion, qu'il n'y a que lessciences mathématiques, qui soient 
capables d'une certitude démonstrative ; mais comme la convenance 
et la disconvenance quise peut connaitre intuitivement n'est pas un 
privilége attaché seulement aux idées des nombres et des figures, 
c'est peut-étre faute d'application de notre part que les mathéma- 
tiques seules sont parvenues à des démonstrations. $ 10. Plusieurs 
raisons y ont concouru. Les sciences mathématiques sont d'une uti- 
lité fort générale; la moindre différence v. est fort aisée à recon- 
naitre. $ 17. Ces autres idées simples qui sont des apparences ou 
situations produites en nous, n'ont aucune mesure exacte de leurs 
différents degrés. $ 17. Mais, lorsque la différence de ces qualités 
visibles, par exemple, est assez grande pour exciter dans l'esprit des 
idées clairement distinguées, comme celles du bleu et du rouge, 
elles sont aussi capables de démonstrations que celles du nombre 
et de l'étendue. 


332 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


Ta. ll y a des exemples assez considérables de démonstrations 
hors des mathématiques, et on peut dire qu'Aristote, en a donné 
déjà dans ses Analytiques. En effet la logique est aussi suscep- 
tible de démonstrations que la géométrie, et l'on peut dire que la 
logique des géométres, ou les maniéres d'argumenter qu'Euclide a 
expliquées et établies en parlant des propositions, sont une exten- 
sion ou promotion particulière de la logique générale. Archi- 
méde (1) est le premier, dont nous avons des ouvrages, qui ait 
exercé l'art de démontrer dans une occasion oü il entre du physique, 
comme il a fait dans son livre de l'équilibre. De plus, on peut dire 
que les jurisconsultes ont plusieurs bonnes démonstrations, surtout . 
les anciens jurisconsultes romains dont les fragments nous ont été 
conservés dans les Pandectes. 

Je suis tout à fait del'avis de Laurent Valle (2), qui ne peut assez 
admirer ces auteurs, entre autres parce qu'ils parlent tous d'une 
maniere si juste et si nette, et qu'ils raisonnent en effet d'une facon 
qui approche fort de la démonstrative, et souvent est démonstra- 
tive tout à fait. Aussi ne sais-je aucune science hors de celle du droit 
et celle des armes oü les Romains aient ajouté quelque chose de con- 
sidérable à ce qu'ils avaient recu des Grecs. 

« Tu regere imperio populos Romane memento: 


« Hi: tibi eruntartes pacique imponere morem, 
« Parcere subjectis, et debellare superbos. » 


Cette maniére précise de s'expliquer a fait que tous ces juriscon- 
sultes des Pandectes, quoique assez éloignés quelquefois les uns du 
temps des autres, semblent être tous un seul auteur, et qu'on aurait 
bien de la peine à les discerner, si les noms des écrivains n'étaient 
pas à la tête des extraits ; comme on aurait de la peine à distinguer 
Euclide, Archiméde et Apollonius en lisant leurs démonstrations sur 
des matières que l'un aussi bien que l'autre a touchées. Il faut avouer 
que les Grecs ont raisonné avec toute la justesse possible dans les 
mathématiques, et qu'ils ont laissé au genre humain les modéles de 

(4) ARCHIMÈDE, le plus grand géomètre de l'antiquité, né à Syracuse en 287, 
mort au siége de cette ville en 212. On connait son fameux principe qui est la 
base de l'hydrostatique. L'édition la plus complète d'Arehiméde et celle d'Ox- 
ford, par Stanhope, in-fo, 1793. Traduction française de Peyrard, 1 vol. in-1o, 
1807, et 2 vol. in-8°, 1800. 

(2, VALLA (Laurent), célèbre philologue du xv* siècle, né à Rouen en 1406, 
mort à Naples en 1457. Ses principaux ouvrages concernant la philosophie sont: 


de Dialectica Contra Aristotelicos (in-fo, Venise, 1499); de Libertate arbitrii 
(Bâle, in-1°, 1518) ; de Voluptate et vero bono (in-A», id., 1519). 


m 





DE LA CONNAISSANCE 333 


l'art de démontrer : car, si les Babyloniens et les Egyptiens ont eu 
une géométrie un peu plus qu'empirique, au moins n'en reste-t-il 
rien ; mais il est étonnant que les mémes Grecs en sont tant déchus 
d'abord, aussitót qu'ils se sont éloignés tant soit peu des nombres 
et des figures, pour venir à la philosophie. Car il est étrange qu'on 
ne voit point d'ombre de démonstration dans Platon et dans Aristote 
(excepté ses Analytiques premiers) et dans tous les autres philoso- 
phes anciens. Proclus (1) était un bon géomètre, mais il semble 
que c'est un autre homme quand il parle de philosophie. Ce qui 
a fait qu'il a été plus aisé de raisonner démonstrativement en ma- 
thématiques, c'est en bonne partie parce que l'expérience y peut 
garantir le raisonnement à tout moment, comme il arrive aussi dans 
les figures des syllogismes. Mais, dans la métaphysique et dans la 
morale, ce parallélisme des raisons et des expériences ne se trouve 
plus ; et dans la physique, les expériences demandent de la peine et 
de la dépense. Or les hommes se sont d'abord relàchés de leur 
attention, et égarés par conséquent, lorsqu'ils ont été destitués de 
ce guide fidèle de l'expérience qui les aidait et soutenait dans leur 
démarche, comme fait cette petite machine roulante, qui empêche 
les enfants de tomber en marchant. ll y avait quelque succeda- 
neum (1), mais c'est de quoi on ne s'était pas et ne s'est pas encore 
avisé assez. Et j'en parlerai en son lieu. Au reste, le bleu et le 
rouge ne sont guéres capables de fournir matiére à ces démonstra- 
tions par les idées que nous en avons, parce que ces idées sont con- 
fuses. Et ces couleurs ne fournissent de la matiére au raisonnement 
qu'autant, que par l'expérienee on les trouve accompagnées de 
quelques idées distinctes, mais oü la connexion avec leurs propres 
idées ne parait point. 

$ 14. Pur. Outre l'intituition et la démonstration, qui sont lés deux 
degrés de notre connaissance, tout le reste est foi ou opi- 
nion et non pas connaissance, du moins à l'égard de toutes les 
vérités générales. Mais l'esprit a encore une autre perception qui 
regarde l'existence particulière des êtres finis hors de nous, et c'est 
la connaissance sensitive. 

Tu. L'opinion fondée dans le vraisemblable mérite peut-être aussi 
le nom de connaissance ; autrement presque toute connaissance his- 
torique et beaucoup d'autres tomberont. Mais, sans disputer des 


(1) On appelle succédanés en médecine les remèdes qui peuvent en remplacer 
d'autres. 


334 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDÉMENT 


noms, je tiens que la recherche des degrés de probabilité serait 
très importante et nous manque encore, et c’est un grand défaut de 
nos logiques. Car, lorsqu'on ne peut point décider absolument la 
question, on pourrait toujours déterminer le degré de vraisem- 
blance ex datis, et par conséquent on peut juger raisonnablement 
quel parti est le plus apparent. Et, lorsque nos moralistes (j'entends 
les plus sages, tels que le général moderne des jésuites) joignent le 
plus sûr avec le plus probable, et préfèrent méme le sür au pro- 
bable (1), ils ne s'éloignent point du plus probable en effet; car la 
question de la süreté est ici celle du peu de probabilité d'un mal à 
craindre. Le défaut des moralistes relâchés (2) sur cet article a été, 
en bonne partie, d'avoir eu une notion trop limitée et trop insuffi- 
sante du probable, qu'ils ont confondue avec l'eudoxe ou opinable 
d’Aristote ; car Aristote, dans ses Topiques, n'v a voulu que s'accom- 
moder aux opinions des autres, eomme faisaient les orateurs et les 
sophistes. £udozxe, lui est ce qui est recu du plus grand nombre ou 
des plus autorisés ; il a tort d'avoir restreint ses Topiques à cela, et 
cette vue a fait qu'il ne s'y est attaché qu'à des maximes recues, la 
plupart vagues, comme si on ne voulait raisonner que par quolibets 
ou proverbes. Mais le probable ou le vraisemblable est plus étendu: 
il faut le tirer de la nature des choses ; et l'opinion des personnes 
dont l'autorité est de poids, est une des choses qui peuvent contri- 
buer à rendre une opinion vraisemblable, mais ce n'est pas ce qui 
achéve toute la vérisimilitude. Et, lorsque Copernic était presque 
seul de son opinion, elle était toujours incomparablement plus vrai- 
semblable que celle de tout le reste du genre humain. Or je ne sais si 
l'établissement de l'art d'estimer les vérisimilitudes ne serait plus 
utile qu'une bonne partie de nos sciences démonstratives, et j'y ai 
Pu. La connaissance sensitive, ou qui établit l'existence des êtres 
pensé plus d'une fois. 
particuliers hors de nous, va au delà de la simple probabilité ; mais 
elle n'a pas toute la certitude des deux degrés de connaissance dont 
on vient de parler. Que l'idée que nous recevons d'un objet exté: 
(1) On distingue dans la théologie morale plusieurs opinions : 1° Le proba- 
bilisme qui autorise à agir suivant une opinion probable, lors méme qu'elle le 
serait moins qu'une autre; 2° le probabiliorisme qui conseille de n'agir que sui- 
vant l'opinion la plus probable ; 3° le {ufiorisme qui conseille de choisir le parti 
le plus sür, c'est-à-dire où on risque le moins; par exemple, il est toujours 
plus sür de prendre le parti le plus sévére. Voir une dissertation de Nicole 


extraite de la traduction latine des /^rovinciales. 
(2) Ce sont les casuistes réfutés par Pascal. 


DE LA CONNAISSANCE 335 


rieur soit dans notre esprit, rien n'est plus certain, et c'est une 
connaissance intuitive : mais de savoir si de là nous pouvons inférer 
certainement l'existence d'aucune chose hors de nous qui corres- 
ponde à cette idée, c'est ce que certaines gens croient qu'on peut 
mettre en question, parce que les hommes peuvent avoir de telles 
idées dans l'esprit, lorsque rien de tel n'existe actuellement. Pour 
moi, je crois pourtant qu'il y a un degré d'évidence qui nous éléve 
au-dessus du doute. On est invinciblement convaincu qu'il y a une 
grande différence entre les perceptions qu'on a, lorsque le jour on 
vient à regarder le soleil, et lorsque la nuit on pense à cet astre ; et 
l'idée qui est renouvelée par le secours de la mémoire est bien dif- 
férente de celle qui nous vient actuellement par le moyen des sens. 
Quelqu'un dira qu'un songe peut faire le méme effet; je réponds 
premiérement qu'il n'importe pas beaucoup que je léve ce doute, 
parce que si tout n'est que songe, les raisonnements sont inutiles, 
la vérité et la connaissance n'étant rien du tout. En second lieu, il 
reconnaîtra à mon avis la différence qu'il y a entre songer d'étre 
dans un feu et y étre actuellement. Ft, s'il persiste à paraitre seep- 
tique, je lui dirai que c'est assez que nous trouvons certainement 
que le plaisir ou la douleur suivent l'application de certains objets 
sur nous, vrais ou songés, et que cette certitude est aussi grande que 
notre bonheur ou notre misère; deux choses au delà desquelles nous 
n'avons aucun intérét. Ainsi je crois que nous pouvons compter trois 
sortes de connaissances : l'intuitive, la démonstrative, etla sensitive 

Tu. Je crois que vous avez raison, Monsieur, et je pense méme 
qu'à ces espéces de la certitude, ou à la connaissance certaine, vous 
pourriez ajouter la connaissance du vraisemblable ; ainsi il y aura 
deux sortes de connaissances comme il y a deux sortes de preuves, 
dont les unes produisent la certitude, et les autres ne se terminent 
qu'à la probabilité. Mais venons à cette querelle que les sceptiques 
font aux dogmatiques sur l'existence des choses hors de nous. Nous 
y avons déjà touché, mais il faut y revenir ici. J'ai fort disputé 
autrefois là-dessus de vive voix et par écrit, avec feu M. l'abbé Fou- 
cher (1), chanoine de Dijon, savant homme et subtil, mais un peu 


(1) FoucsteR !l’abbé), né à Dijon en 1614, mort à Paris en 1696, Il soutenait la 
philosophie académique, c'est-à-dire le doute, à la manière de Cicéron. Ses 
principaux ouvrages sont Dissertation sur la recherche de (a. vérité, ou sur la 
Philosophie des Académiciens, Paris, iu-12 ; Critique de la recherche de lu vérité 
(du P. Malebranche;, in-12, l'aris, 1015 ; de la Sagesse des Anciens. in-12, Paris, 
1682, 


336 " NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


trop entété de ses académiciens, dont il aurait été bien aise de res- 
susciter la secte, comme M. Gassendi avait fait remonter sur le 
théâtre celle d'Epicure. Sa Critique de la recherche de la vérité, 
et les autres petits traités qu'il a fait imprimer ensuite, ont fait con- 
naître leur auteur assez avantageusement. Il a mis aussi dans le 
Journal des savants des objections contre mon système de l'har- 
monie préétablie, lorsque j'en fis part au public aprés l'avoir digéré 
plusieurs années ; mais la mort l'empécha de répliquer à ma réponse. 
ll préehait toujours qu'il fallait se garder des préjugés et apporter 
une grande exactitude; mais, outre que lui-même ne se mettait pas 
en devoir d'exécuter ce qu'il conseillait, en quoi il était assez excu- 
sable, il me semblait qu'il ne prenait pas garde si un autre le faisait, 
prévenu sans doute que personne ne le ferait jamais. Or je lui fis 
connaitre que la vérité des choses sensibles ne consistait que dans la 
liaison des phénomènes qui devait avoir sa raison, et que c’est ce 
qui les distingue des songes : mais que la vérité de notre existence 
et de la cause des phénomènes est d'une autre nature, parce qu'elle 
établit des substances, et que les sceptiques gátaient ce qu'ils disent 
de bon, en le portant trop loin, et en voulant méme étendre leurs 
doutes jusqu'aux expériences immédiates, et jusqu'aux vérités géo- 
métriques (ce que M. Foucher pourtant ne faisait pas) et aux autres 
vérités de raison, ce qu'il faisait un peu trop. Mais, pour revenir à 
vous, Monsieur, vous avez raison de dire quil y a de la dilffé- 
rence pour l'ordinaire entre les sentiments et les imaginations; 
mais les sceptiques diront que le plus et le moins ne varie point l'es- 
pèce. D'ailleurs, quoique les sentiments aient coutume d’être plus 
vifs que les imaginations, l'on sait pourtant qu'il y a des cas oü des 
personnes imaginatives sont frappées par leurs imaginations autant 
ou peut-étre plus qu'un autre ne l'est par la vérité des choses ; de 
sorte que je crois que le vrai criterion, en matiére des objets des 
sens, est la liaison des phénomenes, c'est-à-dire la connexion de ce 
qui se passe en différents lieux et temps, et dans l'expérience de dif- 
férents hommes, qui sont eux-mémes les uns aux autres des phéno- 
mènes très importants sur cet article. Et la liaison des phénomènes 
qui garantit les vérités de fait à l'égard des choses sensibles hors de 
nous, se vérifie par le moyen des vérités de raison ; comme les 
apparences de l'optique s'éclaircissent par la géométrie. Cependant 
il faut avouer que toute cette certitude n'est pas du supréme degré, 
comme vous l'avez bien reconnu. Car il n'est point impossible, mé- 


— 





DE LA CONNAISSANCE ° 337 


taphysiquement parlant, qu'il y ait un songe suivi et durable comme 
Ia vie d'un homme; mais c'est une chose aussi contraire à la raison 
que pourrait être la fiction d'un livre qui se formerait par le hasard 
en jetant pêle-mêle des caractères d'imprimerie. Au reste il est vrai 
aussi que, pourvu que les phénomènes soient liés, il n'importe qu'on 
les appelle songes ou non, puisque l'expérience montre qu'on ne se 
trompe point dans les mesures qu'on prend sur les phénomènes, 
lorsqu'elles sont prises selon les vérités de raison. 

S 45. Pn. Au reste, la connaissance n'est pas toujours claire, 
quoique les idées le soient. Un homme qui a des idées aussi claires 
des angles d'un triangle et de l'égalité à deux droits qu'aucun ma- 
thématicien qu'il y ait au monde, peut pourtant avoir une percep- 
tion fort obscure de leur convenance. 

Tu. Ordinairement, lorsque les idées sont entendues à fond, leurs 
convenances et disconvenances paraissent. Cependant j'avoue qu'il 
y ena quelquefois de si composées, qu'il faut beaucoup de soin pour 
développer ce qui y est caché ; et à cet égard certaines convenances 
ou disconvenances peuvent rester encore obscures. Quant à votre 
exemple, je remarque que pour avoir dans l'imagination les angles 
d'un triangle, on en a pas des idées claires pour cela. L'imagination 
ne nous saurait fournir une image commune aux triangles acutan- 
gles et obtusangles, et cependant l'idée du triangle leur est com- 
mune : ainsi cette idée ne consiste pas daus les images, et il n'est 
pas aussi aisé qu'on pourrait penser d'entendre à fond les angles 
d'un triangle. 


CHAP. III — DE L'ÉTENDUE DE LA CONNAISSANCE HUMAINE. 


S I. Pi. Notre connaissance ne va pas au delà de nos idées, 
S 2. ni au delà de la perception de leur convenance ou disconve- 
nance. $ 3. Elle ne saurait toujours être intuitive, parce qu'on ne 
peut pas toujours comparer les choses immédiatement, par exeniple, 
les grandeurs de deux triangles sur une méme base, égaux mais 
fort différents. 5 4. Notre connaissance aussi ne saurait toujours 
étre démonstrative, car on ne saurait toujours trouver les idées 
moyennes. $5. Enfin notre connaissance sensitive ne regarde que 
l'existence des choses qui frappent actuellement nos sens. 3 6. Ainsi 


Pau JAxET. — Leibniz. : 1-22 


338 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


non seulement nos idées sont fort bornées, mais encore notre con- 
naissance est plus bornée que nos idées. Je ne doute pourtant pas 
que la connaissance humaine ne puisse étre portée beaucoup plus 
loin, siles hommes voulaient s'attacher sincèrement à trouver les 
moyens de perfectionner la vérité avec une entiére liberté d'esprit 
et avec toute l'application et toute l'industrie qu'ils emploient à 
colorer et soutenir la fausseté, à défendre un système pour lequel 
ils se sont déclarés, ou bien certain parti et certains intérêts où ils 
se trouvent engagés. Mais, après tout, notre connaissance ne saurait 
jamais embrasser tout ce que nous pouvons désirer de connaitre 
touchant les idées que nous avons. Par exemple, nous ne serons 
peut-étre jamais capables de trouver un cercle égal à un carré, et de 
savoir certainement s'il y en a? 

Tu. Il y ades idées confuses où nous ne nous pouvons point pro- 
mettre une entière connaissance, comme sont celles de quelques 
qualités sensibles. Mais, quand elles sont distinctes, il y a lieu de tout 
espérer. Pour ce qui est du carré égal au cercle, Archimede a déjà 
montré qu'il y en a. Car c'est celui dont le cóté est la moyenne pro- 
portionnelle entre le demi-diamètre et la demi-circonférence. Et il a 
même déterminé une droite égale à la circonférence du cercle par 
le moyen d'une droite tangente de la spirale, comme d'autres par la 
tangente de la quadratrice ; maniere de quadrature dont Clavius (1) 
était tout à fait content ; sans parler d'un fil appliqué à la circonfe- 
rence, et puis étendu, ou de la circonférence qui roule pour décrire 
la cycloide, et se change en droite. Quelques-uns demandent que la 
construction se fasse en n'employant que la regle et le compas ; mais 
la plupart des problemes de géométrie ne sauraient étre construits 
par ce moyen. Il s'agit donc plutôt de trouver la proportion entre le 
carré et le cercle. Mais, cette proportion ne pouvant être exprimée . 
en nombres rationnels finis, il a fallu pour n'employer que des 
nombres rationnels, exprimer cette même proportion par une série 
infinie de ces nombres que j'ai assignée d'une manière assez simple. 
Maintenant on voudrait savoir s'il n'y a pas quelque quantité finie, 
quand elle ne serait que sourde, ou plus que sourde (2), qui puisse 
exprimer cette série infinie; c'est-à-dire si l'on peut trouver juste- 
ment un abrégé pour cela. Mais les expressions finies, irrationnelles 


(1) Cravics (Christophe;, 1537-1612, jésuite, mathématicien distingué, sur- 
nommé PEuclide du xvi* siècle. 


2. d Sur le sourd, voir plus haut, l. l1, eh. xvi. b. J: 


DE LA CONNAISSANCE 339 


surtout, si l'on va aux plus que sourdes, peuvent varier de trop de 
maniéres, pour qu'on en puisse faire un dénombrement et déter- 
miner aisément tout ce qui se peut. ll y aurait peut-être moyen de 
le faire, si cette surdité doit être explicable par une équation ordi- 
naire, ou méme extraordinaire encore, qui fasse entrer l'irrationnel 
ou méme l'inconnu dans l'exposant, quoiqu'il faudrait un grand 
calcul pour achever encore cela et où l'on ne se résoudra pas facile- 
ment, si ce n'est qu'on trouve un jour un abrégé pour en sortir. 
Mais d'exclure toutes les expressions finies, cela ne se peut, car 
moi-méme j'en sais; et d'en déterminer justement la meilleure, 
c'est une grande affaire. Et tout cela fait voir que l'esprit humain se 
propose des questions si étranges, surtout lorsque l'infini y entre, 
qu'on ne doit point s'étonner s'il a de la peine à en venir à bout; 
d'autant que tout dépend souvent d'un abrégé dans ces matières 
géométriques, qu'on ne peut pas toujours se promettre, tout comme 
on ne peut pas toujours réduire les fractions à des moindres termes, 
ou trouver les diviseurs d'un nombre. Il est vrai qu'on peut tou-, 
jours avoir ses diviseurs s'il se peut, parce que leur dénombrement 
est fini ; mais, quand ce qu'on doit examiner est variable à l'infini et 
monte de degré en degré, on n'en est pas le maitre quand on le 
veut, et il est trop pénible de faire tout ce qu'il faut pour tenter 
par méthode de venir à l'abrégé ou à la règle de progression, qui 
exempte de la nécessité d'aller plus avant; et, comme l'utilité ne - 
répond pas à la peine, on en abandonne le succés à la postérité, qui 
en pourra jouir quand cette peine ou prolixité sera diminuée par 
des préparations et ouvertures nouvelles que le temps peut fournir. 
Ce n'est pas que si les personnes qui se mettent de temps en temps 
à ces études, voulaient faire justement ce qu'il faut pour passer 
plus avant, on ne puisse espérer d'avancer beaucoup en temps; ct 
on ne doit point s'imaginer que tout est fait, puisque, méme dans 
la géométrie ordinaire, on n'a pas encore de méthode pour déter- 
miner les meilleures constructions, quand les problèmes sont un 
peu composés. Une certaine progression de synthése devrait étre 
mélée avec notre analyse pour y mieux ‘réussir. Et je me souviens 
d'avoir oui dire que monsieur le peusionnaire de Witt (1) avait 
quelques méditations sur ce sujet. 

(1) DE Wirr Jeanj, bien plus célèbre comme homme d'Etat que comme 


géomètre. est né à Dordrecht en 1625, et mort avec son frère Corneille, en 1672, 
massacré dans une révolution qui mit Guillaume d'Orange à la téte des Pro- 


340 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


Pu. C'est bien une autre difficulté de savoir si un être purement 
matériel pense ou non ; et peut-être ne serons-nous jamais capables 
de le connaitre, quoique nous ayons les idées de la matiére et de la 
pensée, par la raison qu'il nous est impossible de découvrir par la 
contemplation de nos propres idées, sans la révélation, si Dieu n'a 
point donné à quelques amas de matiére, disposés comme il le 
trouve à propos, la puissance d'apercevoir et de penser, ou s'il n'a 
pas uni et joint à la inatiére, ainsi disposée, une substance immaté- 
rielle qui pense. Car, par rapport à nos notions, il ne nous est pas 
plus malaisé de concevoir que Dieu peut, s'il lui plait, ajouter à 
notre idée de la matière la faculté de penser, que de comprendre 
qu'il y joigne une autre substance avec la faculté de penser, puisque 
nous ignorons en quoi consiste la pensée, et à quelle espèce de subs- 
tance cet être tout-puissant a trouvé à propos d'accorder cette puis. 
sance, qui ne saurait étre dans aucun étre créé qu'en vertu du bon 
plaisir et de la bonté du Créateur. 

Tu. Cette question sans doute est incomparablement plus impor- 
tante que la précédente; mais j'ose vous dire, Monsieur, que je 
souhaiterais qu'il füt aussi aisé de toucher les ámes pour les porter 
à leur bien, et de guérir les corps de leurs maladies, que je crois 
qu'il est en notre pouvoir de la déterminer. J'espére que vous 
l'avouerez au moins, que je le puis avancer sans choquer la modestie 
et sanus prononcer en maitre au défaut de bonnes raisons ; car, outre 
que je ne parle que suivant le sentiment recu et commun, je pense 
d'y avoir apporté une attention non commune. Premièrement je vous 
avoue, Monsieur, que, lorsquon n'a que des idées confuses de la 
pensée et de la matière, comme l'on en a ordinairement, il ne faut 
pas s'étonner si l'on ne voit pas le moyen de résoudre de telles 
questions. C'est comme j'ai remarqué un peu auparavant, qu'une 
personne qui n'a des idées des angles d'un triangle que de la manière 
qu'on lesa communément, ne s'aviscra jamais de trouver qu'ils sont 
toujours égaux à deux angles droits. 1l faut considérer que la ma- 
tiere, prise pour un être complet (c'est-à-dire la matière seconde 
opposée à la première qui est quelque chose de purement passif, ct 
par conséquent incomplet), n'est qu'un amas, ou ce qui en résulte, 
et que tout amas réel suppose des substances simples ou des unités 
réelles; et, quand on considére encore ce qui est de la nature de 


vinces-Unies. Jean de Witt a laissé des ÆZlementa linearum | curvarum, 
Levde, 1650. P. J. 


a 


DE LA CONNAISSANCE 344 


ces unités réelles, c'est-à-dire la perception et ses suites, on est 
transféré, pour ainsi dire, daos un autre monde, c'est-à-dire 
dans le monde intelligible des substances, au lieu qu'auparavant 
on n'a été que parmi les idées des sens. Et cette connaissance de 
l'intérieur de la matière fait assez voir de quoi elle est capable 
naturellement, et que toutes les fois que Dieu lui donnera des 
organes propres à exprimer le raisonnement, la substance imma- 
térielle qui raisonne ne manquera pas de lui étre aussi donnée, 
en vertu de cette harmonie, qui est encore une suite naturelle 
des substances. La matiére ne saurait subsister sans substances 
immatérielles, c'està-dire sans les unités; aprés quoi on ne doit 
plus demander s'il est libre à Dieu de lui en donner ou non. Et, si 
ces substances n'avaient pas en elles la correspondance ou l'har- 
monie dont je viens de parler, Dieu n'agirait pas suivant l'ordre 
naturel. Quand on parle tout simplement de donner ou d'accorder 
des puissances, c'est retourner aux facultés nues des écoles, et se 
figurer des petits étres subsistants qui peuvent entrer et sortir 
comme les pigeons d'un colombier. C'est en faire des substances 
sans y penser. Les puissances primitives constituent les subs- 
tances mêmes ; et les puissances dérivatives, ou si vous voulez, les 
facultés ne sont que des façons d'être qu'il faut dériver des subs- 
tances, et on ne les dérive pas de la matière en tant qu'elle n'est 
que machine, c'est-à-dire en tant qu'on ne considére par abstraction 
que l'étre incomplet de la matiére premiére, ou le passif tout pur. 
C'est de quoi je pense que vous demeurerez d'accord, Monsieur, 
qu'il n'est pas dans le pouvoir d'une machine toute nue de faire 
naitre la perception, sensation, raison. 1l faut donc qu'elles naissent 
de quelque autre chose substantielle. Vouloir que Dieu en agisse 
autrement et donne aux choses des accidents qui ne sont pas des 
facons d’être ou modifications dérivées des substances, c'est recourir 
aux miracles, et à ce que les écoles appelaient la puissance obédien- 
tiale, par une manière d'exaltation surnaturelle, comme lorsque cer- 
tuins théologiens prétendent que le feu de l'enfer brüle les âmes 
séparées ; en quel cas l'on peut méme douter si ce serait le feu qui 
agirait, et si Dieu ne ferait pas lui-méme l'effet, en agissant au lieu 
du feu. 

Pu. Vousme surprenez un peu par voséclaircissements et vousallez 
au-devant de bien des choses que j'allais vous dire sur les bornes de 
nos connaissances. Je vous aurais dit que nous ne sommes pas dans 


342 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


un état de vision, comme parlent les théologiens ; que la foi et la 
probabilité nous doivent suffire sur plusieurs choses, et particulière- 
ment à l'égard de l'immatérialité de l'âme; que toutes les grandes 
lins de la morale et de la religion sont établies sur d'assez bons fon- : 
dements sans le secours des preuves de cette immatérialité tirées de 
la philosophie ; et qu'il est évident que celui qui a commencé à nous 
faire subsister ici comme des êtres sensibles et intelligents, et qui 
nous a conservés plusicurs années dans cet état, peut et veut nous 
faire jouir encore d'un pareil état de sensibilité dans l'autre vie et 
nous y rendre capables de recevoir la rétribution qu'il a destinée 
aux hommes selon qu'ils se seront conduits dans cette vie; enfin 
qu'on peut juger par là que la nécessité de se déterminer pour et 
contre limmatérialité de l'àme, n'est pas si grande que des gens 
trop passionnés pour leurs propres sentiments ont voulule per- 
suader. J'allais vous dire tout cela, et encore davantage dans ce 
sens, mais je vois maintenant combien il est différent de dire que 
nous somines sensibles, pensants et immortels naturellement, et que 
nous ne le sommes que par miracle. C'est un miracle en effet que je 
reconnais qu'il faudra admettre si l'âme n'est point immatérielle ; 
mais cette opinion du miracle, outre qu'elle est sans fondement, ne 
fera pas un assez bon effet dans l'esprit de bien des gens. Je vois 
bien aussi que de la maniére que vous prenez la chose, on peut se 
déterminer raisonnablement sur la question présente, sans avoir 
besoin d'aller jouir de l'état de la vision et de se trouver dans la 
compagnie de ces génies supérieurs, qui pénètrent bien avant dans 
la constitution intérieure des choses, et dont la vue vive et perçante 
et le vaste champ de connaissance nous peut faire imaginer par 
conjecture de quel bonheur ils doivent jouir. J'avais cru qu'il était 
tout à fait au-dessus de notre connaissance « d'allier la sensation 
« avec une matiére étendue, et l'existence avec une chose qui n'ait 
« absolument point d'étendue ». C'est pourquoi je m'étais persuadé 
que ceux qui prenaient parti ici suivaient la méthode déraisonnable 
de certaines personnes qui, voyant que des choses, considérées d'un 
certain cóté, sont incompréhensibles, se jettent téte baissée dans le 
parti opposé, quoi qu'il ne soit pas moins inintelligible: ce qui ve- 
nait à mon avis de ce que les uns ayant l'esprit trop enfoncé pour 
ainsi dire dans la matière ne sauraient accorder aucune exis- 
tence à ce qui n'est pas matériel ; et les autres ne trouvant point que 
la pensée soit renfermée dans les facultés naturelles de la matière, 


DE LA CONNAISSANCE 343 


en concluaient que Dieu même ne pouvait donner la vie et la per- 
ception à une substance solide sans y mettre quelque substance im- 
matérielle, au lieu que je vois maintenant que, s'il le faisait, ce serait 
par un miracle, et que cette. incompréhensibilité de l'union de 
l'âme et du corps ou de l'alliance de la sensation avec la matière 
semble cesser par votre hypothèse de l'accord préétabli entre des 
substances diflérentes. 

Tu. En etfet, il n'y a rien d'inintelligible dans cette hypothése 
nouvelle, puisqu'elle n'attribue à l'âme et aux corps que des modi- 
fications que nous expérimentons en nous ct en eux, et qu'elle les 
établit seulement plus réglées et plus liées qu'on n'a cru jusqu'ici. 
La difficulté qui reste n'est que par rapport à ceux qui veulent ima- 
giner ce qui n'est qu'intelligible, comme s'ils voulaient voir les sons 
ou écouter les couleurs; et ce sont ces gens-là qui refusent l'exis- 
tence à tout ce qui n'est point étendu, ce qui les obligera de la re- 
fuser à Dieu lui-néme, c'est-à-dire de renoncer aux causes et aux 
raisons des changements et de tels changements : ces raisons ne 
pouvant venir de l'étendue et des natures purement passives et pas 
méme entierement des natures actives particulières et inférieures 
sans l'acte pur et universel de la supréme substance. 

Pu. I] me reste une objection au sujet des choses dont la matière 
est susceptible naturellement. Le corps, autant que nous pouvons 
le concevoir, n'est capable que de frapper et d'affecter un corps, et 
le mouvement ne peut produire autre chose que du mouvement : de 
sorte que, lorsque nous convenons que le corps produit le plaisir ou 
la douleur, ou bien l'idée d'une couleur ou d'un son, il semble que 
nous sommes obligés d'abandonner notre raison et d'aller au-devant 
de nos propres idées et d'attribuer cette production au seul bon 
plaisir de notre créateur. Quelle raison aurons-nous donc de con- 
clure qu'il n'en soit de méme de la perception dans la matière ? Je 
vois à peu prés ce qu'on y peut répondre, et, quoique vous en ayez 
déjà dit quelque chose plus d'une fois, je vous entends mieux à pré- 
sent, Monsieur, que je n'avais fait. Cependant je serai bien aise d'en- 
tendre encore ce que vous y répondrez dans cette occasion impor- 
tante. 

Tu. Vous jugez bien, Monsieur, que je dirai que la matière ne 
saurait produire du plaisir, de la douleur, ou dü sentiment en nous. 
C'est l'Àme qui se les produit elle-méme, conformément à ce qui se 
passe dans la matiére. Et quelques habiles gens parmi les modernes 


344 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


commencent à se déclarer qu'ils n'entendent les causes occasion- 
nelles que comme moi. Or, cela étant posé, il n'arrive rien d'inin- 
telligible, excepté que nous ne saurions déméler tout ce qui entre 
dans nos perceptions confuses qui tiennent méme de l'infini, et qui 
sont des expressions du détaii de ce qui arrive dans les corps; et, 
quant au bon plaisir du createur, il faut dire qu'il est réglé selon 
les natures des choses, en sorte qu'il n'y produit et conserve que ce 
qui leur convient et qui se peut expliquer parleursnatures au moins 
en général; car le détail nous passe souvent, autant que le soin et 
le pouvoir de ranger les grains d'une montagne de sable selon 
l'ordre des figures, quoiqu'il n'v ait rien là de diflicile à entendre que 
la multitude. Autrement, si cette connaissance nous passait en elle- 
méme, et si nous ne pouvons pas méme concevoir la raison des rap- 
ports de l'àme et du corps en général, enfin si Dieu donnait aux 
choses des puissances accidentelles détachées de leurs natures, et 
par conséquent éloignées de la raison en général, ce serait une porte 
de derriére pour rappeler les qualités trop occultes qu'aucun esprit 
ne peut entendre, et ces petits lutins de facultés incapables de raison, 


Et quicquid schola finxit otiosa : 


lutins secourables, qui viennent paraitre comme les dieux de théâtre, 
ou comme les fées de l'Àmadis, et qui feront au besoin tout ce que 
voudra un philosophe, sans facon et sans outils. Mais d'en attribuer 
l'origine au bon plaisir de Dieu, c'est ce qui ne parait pas trop con- 
venable à eelui qui est la suprême raison, chez qui tout est réglé, 
tout est lié. Ce bon plaisir ne serait pas méme bon, ni plaisir, s'il 
n'y avait un parallélisme perpétuel entre la puissance et la sagesse 
de Dieu. 

S 8. Pu. Notre connaissance de l'identité et de la diversité va 
aussi loin que nos idées ; mais celle de la liaison de nos idées (S 9, 
10) par rapport à leur coexistence dans un méme sujet est trés im- 
parfaite et presque nulle (3 11), surtout à l'égard des qualités 
secondes comme couleurs, sons et goüts (312), parce que nous ne 
savons pas leur connexion avec les qualités premières, c'est-à-dire 
(8 13) comment elles dépendent de la grandeur, de la figure ou du 
mouvement (3 13). Nous savons un peu davantage de l'incompatibi- 
lité de ces qualités secondes, car un sujet ne peut avoir deux couleurs 
par exemple en méme temps ; et lorsqu'il semble qu'on les voit dans 
une opale, ou dans une infusion du lignum nephriticum, c'est dans 


DE LA CONNAISSANCE ; 349 


les diflérentes parties de l'objet (3 16). Il en est de méme des puis- 
sance actives et passives des corps. Nos recherches en cette occa- 
sion doivent dépendre de l'expérience. 

Tn. Les idées des qualités sensibles sont confuses, et les puissances 
qui les doivent produire ne fournissent aussi par conséquent que 
les idées où il entre du confus : ainsi on ne saurait connaitre les liai- 
sons de ces idées, autrement que par l'expérience, qu'autant qu'on 
les réduit à des idées distinctes qui les accompagnent, comme on a 
fait, par exemple, à l'égard des couleurs de l’arc-en-ciel et des 
prismes. Et cette méthode donne quelque commencement d'analvse, 
qui est de grand usage dans la physique; et, en la poursuivant, je ne 
doute point que la médecine ne se trouve plus avancée considéra- 
blement avec le temps, surtout si le public s'y intéresse un peu 
mieux que jusqu'ici. 

S 48. Pur. pour ce qui est de la connaissance des rapports, c'est 
le plus vaste champ de nos connaissances, et il est difficile de déter- 
miner jusqu'oii il peut s'étendre. Les progrès dépendent de la saga- 
cité à trouver des idées moyennes. Ceux qui ignorent l'algebre ne 
sauraient se figurer les choses étonnantes qu'on peut faire en ce 
genre par le moyen de cette science. Et je ne vois pas qu'il soit facile 
de déterminer quels nouveaux moyens de perfectionner les autres 
parties de nos connaissances peuvent étre encore inventés par un 
esprit pénétrant. Àu moins les idées qui regardent la quantité ne 
sont pas les seules capables de démonstration ; il y en a d'autres qui 
sont peut-étre la plus importante partie de nos contemplations, dont 
on pouvait déduire des connaissances certaines, si les vices, les pas- 
sions et les intéréts dominants ne s'opposaient directement à l'exé- 
cution d'une telle entreprise. 

Tu. Il n'y a rien de si vrai que ce que vous dites ici, Monsieur. 
Qu'y a-t-il de plus important, supposé qu'il soit vrai, que ce que je 
crois que nous avons déterminé sur ]a nature des substances, sur 
les unités et les multitudes, sur l'identité et la diversité, sur la cons- 
titution des individus, sur l'impossibilité du vide et des atomes, sur 
l'origine de la cohésion, sur la loi de continuité, et sur les autres lois 
de la nature; mais principalement sur l'harmonie des choses, l'im- 
matérialité des âmes, l'union de l'àme et du corps, la conservation 
des âmes, et méme de l'animal au delà de la mort ? Et il n'y a rien, 
en tout cela, que je ne croie démontré ou démontrable. 

Pn. Il est vrai que votre hypothèse parait extrêmement liéeet d'une 


346 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


grande simplicité : un habile homme qui l'a voulu réfuter en France 
avoue publiquement d'en avoir été frappé. Et c'est une simplicité 
extrémement féconde, à ce que je vois. Il sera bon de mettre cette 
doctrine de plus en plus dans son jour. Mais, en parlant des choses 
qui nous importent le plus, j'ai pensé à la morale, dont j'avoue que 
votre métaphysique donne des fondements merveilleux : mais, sans 
creuser si avant, elle en a d'assez fermes, quoiqu'ils ne s'étendent 
peut-étre pas si loin (comme je me souviens que vous l'avez remar- 
qué), lorsqu'une théologie naturelle, telle que la vótre, n'en est pas 
la base. (Cependant la considération des biens de cette vie sert déjà 
à établir des conséquences importantes pour régler les sociétés 
humaines. On peut juger du juste et de l'injuste aussi incontesta- 
blement que dans les mathématiques ; par exemple cette proposi- 
tion : il ne saurait y avoir de l'injustice où il n'y a point de pro- 
priété est aussi certaine qu'aucune démonstration qui soit dans Eu 
clide : la propriété étant le droit à une certaine chose, et l'injustice 
la violation d'un droit. Il en est de méme de cette proposition : Nul 
gouvernement n' accorde une absolue liberté. Car le gouvernement 
est un établissement de certaines lois, dont il exige l'exécution. Et 
la liberté absolue est la puissance que chacun a de faire tout ce qui 
Jui plait. 

Tu. On se sert du mot de propricté un peu autrement pour l'ordi- 
paire, car on entend un droit de l'un sur la chose, avec l'exclusion 
du droit d'un autre. Ainsi, s'il n'y avait point de propriété, comme si 
lout était commun, il pourrait y avoir de l'injustice néanmoins. Il faut 
aussi que dans la définition de la propriété, par chose vous entendiez 
encore action, car autrement ce serait toujours uneinjustice d'empé- 
cher les hommes d'agir oü ils en ont besoin. Mais, suivant cetteexpli- 
cation, il est impossible qu'il n'y ait point de propriété. Pour ce qui 
est de la proposition de l'incompatibilité du gouvernement avec la 
liberté absolue, elle est du nombre des corollaires, c'est-à-dire des 
propositions qu'il suffit de faire remarquer. I y en a en jurispru- 
dence, qui sont plus composées, comme par exemple, touchant ce 
qu'on appelle jus accrescendi, touchant les conditions, et plusieurs 
autres matières ; et je l'ai fait voir en publiant dans ma jeunesse des 
theses sur les conditions, oü j'en démontrai quelques-unes. Et, si 
j en avais le loisir, j'v retoucherais. 

Pa. Ce serait faire plaisir aux curieux et servirait à prévenir 
quelqu'un qui pourrait les faire réimprimer sans être retouchées. 


DE LA CONNAISSANCE 347 


Tu. C'est ce qui est arrivé à mon Ár( des combinaisons(1), comme 
je m'en suis déjà plaint. C'était un fruit de ma première adolescence, 
et cependant on le réimprima longtemps aprés sans me consulter et 
sans marqner méme que c'était une seconde édition, ce qui fit croire 
à quelques-uns, à mon préjudice, que j'étais capable de publier une 
telle pièce dans un âge avancé ; car, quoiqu'il y ait des pensées de 
quelque conséquence que j'approuve encore, il y en avait pourtant 
aussi qui ne pouvaient convenir qu'à un jeune étudiant. 

S 19. Pu. Je trouve que les figures sont un grand remède à l'in- 
certitude des mots, et c'est ce qui ne peut point avoir lieu dans les 
idées morales. De plus, les idées de morale sont plus composées que 
les figures qu'on considére ordinairement dans les mathématiques; 
ainsi l'esprit a de la peine à retenir les combinaisons précises de ce 
qui entre dans les idées morales d'une maniére aussi parfaite qu'il 
serait nécessaire lorsqu'il faut de longues déductions. Et, si dans 
l'arithmétique on ne désignait les différents postes par des marques 
dont la signification précise soit connue, et qui restent et demeurent 
en vue, il serait presque impossible de faire de grands comptes 
(8$ 20). Les définitions donnent quelque remède, pourvu qu'on les 
emploie constamment dans la morale. Et du reste il n'est pas aisé de 
prévoir quelles méthodes peuvent être suggérées par l'algebre ou 
par quelque autre moyen de cette nature, pour écarter les autres 
difficultés. 

Tu. Feu M. Erhard Weigel (2), mathématicien de Iéna en Thu- 
ringe, inventa ingénieusement de$ figures qui représentaient des 
choses morales. Et, lorsque feu M. Samuel de Puffendorff (3), qui 
était son disciple, publia ses Eléments de la jurisprudence univer- 
selle assez conformes aux pensées de M. Weigélius, on y ajouta dans 
l'édition de Iéna la Sphère morale de ce mathématicien. Mais ces 
figures sont une manière d'allégorie à peu près comme la table de 
Cebes (4), quoique moins populaire, et servent plutôt à la mémoire, 
pour retenir et ranger les idées, qu'au jugement pour acquérir des 


(1) De Arte combinatoria. 

(2) WsicEL (Erhard), 1625-1699, célebre mathématicien allemand, professeur 
à Iéna ; a écrit une Arithmétique de la morule. P. J. 

(3 PUFPEXDORF, l'un des fondateurs du Droit naturel, né à Dippoldswald en 
1632, mort à Berlin en 1691. Son principal ouvrage est son De Jure nature et 
gentium libri octo (Leipzig, 1744, 1 vol. in-&^), traduit par Barbeyrac an français 
avec notes (Amsterdam, 2 vol. in-4*, 1712) ; Elementa jurisprudentisæ, de officio 
hominis libri duo, 

4j CEBEs, disciple de Socrate, Voir le PAédon de Platon. 


348 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


connaissances démonstratives. Elles ne laissent pas d'avoir leur usage 
pour éveiller l'esprit. Les figures géométriques paraissent plus simples 
que les ehoses morales ; mais elles ne le sont pas, parce que le continu 
enveloppe l'infini, d’où il faut choisir. Par exemple, pour couper un 
triangle en quatre parties égales par deux droites perpendiculaires 
entre elles, c'est une question qui parait simple et qui est assez dif- 
ficile. IL n'en est pas de méme dans les questions de morale, lors- 
qu'elles sont déterminables par la seule raison. Au reste, ce n'est pas 
le lieu ici de parler de proferendis scientie demonstrandi pomæriis, 
et de proposer les vrais moyens d'étendre l'art de démontrer au 
delà de ses anciennes limites, qui ont été presque les mémes jus- 
qu'ici que ceux du pays mathématique. J'espére, si Dieu me donne 
le temps qu'il faut pour cela, d'en faire voir quelque essai un jour, 
en mettant ces moyens en usage effectivement sans me borner aux 
préceptes. 

Pn. Si vous exécutez ce dessein, Monsieur, et comme il faut, 
vous obligerez infiniment les Philalèthes comme moi, c'est-à-dire 
ceux qui désirent sincérement de connaitre la vérité. Et elle est 
agréable naturellement aux esprits, et il n'y a rien de si difforme et 
de si incompatible avec l'entendement que le mensonge. Cependant 
il ne faut pas espérer qu'on s'applique beaucoup à ces découvertes, 
tandis que le désir et l'estime des richesses ou de la puissance por- 
tera les hommes à épouser les opinions autorisées par la mode, et à 
chercher ensuite des arguments, ou pour les faire passer pour bonnes, 
ou pour les farder et couvrir leur diflormité. Et, pendant que les 
différents partis font recevoir leurs opinions à tous ceux qu'ils peu- 
vent avoir en leur puissance, sans examiner si elles sont fausses ou 
véritables, qu'ellenouvelle lumière peut-on espérer dans les sciences 
qui appartiennent à la morale? Cette partie du genre humain 
qui est sous le joug, devrait attendre, au lieu de cela, dans la plu- 
part des lieux du monde, des ténèbres aussi épaisses que celles 
d'Égypte, si la lumière du Seigneur ne se trouvait pas elle-même 
présente à l'esprit des hommes, lumiére sacrée que tout le pouvoir 
humain ne saurait éteindre entiérement. 

Tu. Je ne désespére point que dans un temps ou dans un 
pays plus tranquille les hommes ne se mettent plus à la raison qu'ils 
n'ont fait. Car en effet il ne faut désespérer de rien; et je crois que 
de grands changements en mal et en bien sont réservés au genre hu- 
main, mais plusen bien enfin qu'en mal. Supposons qu'on voie un jour 


DE LA CONNAISSANCE 349 


quelque grand prince qui, comme les anciens rois d'Assyrie ou 
d'Égypte ou comme un autre Salomon, règne longtemps dans une 
paix profonde, et que ce prince, aimant la vertu et la vérité et doué 
d'un esprit grand et solide, se mette en tête de rendre les hommes 
plus heureux et plus accommodantsentre eux et plus puissants sur la 
nature, quelles merveilles ne fera-t-il pas en peu d'années? Car il 
est sür qu'en ce cas on ferait plus en dix ans qu'on ne ferait en cent 
ou peut-étre en mille, en laissant aller les choses leur train ordi- 
naire. Mais sans cela, si le chemin était ouvert une bonne fois, bien 
des gens y entreraient comme chez les géométres, quand ce ne serait 
que pour leur plaisir, ct pour acquérir de la gloire. Le public mieux 
policé se tournera un jour plus qu'il n'a fait jusqu'ici à l'avance- 
ment de la médecine; on donnera par tous les pays des histoires 
naturelles comme des almanachs ou comme des Mercures galants (1) ; 
on ne laissera aucune bonne observation sans étre enregistrée ; on 
aidera ceux qui s'y appliqueront ; on perfectionnera l'art de faire 
de telles observations, et encore celui de les employer pour établir 
des aphorismes. 1! y aura un temps où, le nombre des bons méde- 
cins étant. devenu plus grand et le nombre des gens de certaines 
professions, dont on aura moins besoin alors, étant diminué à pro- 
portion, le public sera en état de donner plus d'encouragement à la 
recherche de la nature, et surtout à l'avancement de la médecine ; 
et alors cette science importante sera bientôt portée fort au delà de 
son présent état et croitra à vue d'œil. Je crois en effet que cette 
partie de la police devrait étre l'objet des plus grands soins de ceux 
qui gouvernent, aprés celui de la vertu, et qu'un des plus grands 
fruits dela bonne morale ou politique sera de nous amener une 
meilleure médecine, quand les hommes commenceront à étre plus 
sages qu'ils ne sont, et quand les grands auront appris de mieux 
employer leurs richesses et leur puissance pour leur propre bon- 
heur. . | 

$ 21. Pu. Pour ce qui est de la connaissance de l'existence réelle 
(qui est la 4* sorte des connaissances), il faut dire que nous avons 
une connaissance intuitive de notre existence, une démonstration de 
celle de Dieu, et une sensitive des autres choses. Et nous en parle- 
rons amplement dans la suite. 

Tu. On ne saurait rien dire de plus juste. 


11) Journal fondé par de Vise en 1672. 


350 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


s 22. Pu. Maintenant, ayant parlé de la connaissance, il parait à 
propos que, pour mieux découvrir l'état présent de notre esprit, 
nous en considérions un peu le côté obscur, et prenions connais- 
sance de notre ignorance ; car elle est infiniment plus grande que 
notre connaissance. Voici les causes de cette ignorance. C'est 4° que 
nous manquons d'idées; 2^ que nous ne saurions découvrir la con- 
nexion entre les idées que nous avons ; 2? que nous négligeons de les 
suivre et de les examiner exactement. $ 23. Quant au défaut des 
idées, nous n'avons d'idées simples que celles qui nous viennent des 
sens internes ou externes. Ainsi à l'égard d'une infinité de créatures 
de l'univers et de leurs qualités, nous sommes comme les aveugles 
par rapport aux couleurs, n'ayant pas méme les facultés qu'il faudrait 
pour les connaitre ; et, selon toutes les apparences, l'homme tient le 
dernier rang parmi tous les étres intellectuels. 

Tn. Je ne sais s'il n'y en a pas aussi au-dessous de nous. Pourquoi 
voudrions-nous nous dégrader sans nécessité ? Peut-être tenons-nous 
un rang assez honorable parmi les animaux raisonnables ; car des 
génies supérieurs pourraient avoir des corps d'une autre façon, de 
sorte que le nom d'animal pourrait ne leur point convenir. On ne 
saurait dire si notre Soleil, parmi le grand nombre d'autres, en a 
plus au-dessus qu'au-dessous de lui, et nous sommes bien placés 
dans son système; car la terre tient le milieu entre les planètes, et 
sa distance parait bien choisie pour un animal contemplatif, qui la 
devait habiter. D'ailleurs nous avons incomparablement plus de 
sujet de nous louer que de nous plaindre de notre sort, la plu- 
part de nos maux devant être imputés à notre faute. Et surtout nous 
aurions grand tort de nous plaindre des défauts de notre connais- 
sance, puisque nous nous servons si peu de celles que la nature 
charitable nous présente. 

$ 24. Pr. Il est vrai cependant. que l'extréme distance de presque 
toutes les parties du monde qui sont exposées à notre vue les dérobe 
à notre connaissance, et apparemment le monde visible n'est qu'une 
partie de cet immense univers. Nous sommes renfermés dans un petit 
coin de l'espace, c'est-à-dire dans le système de notre Soleil, et 
cependant nous ne savons pas méme ce qui se passe dans les autres 
planètes qui tournent à l'entour de lui aussi bien que notre boule. 
$ 25. Ces connaissances nous échappent à cause de la grandeur et 
de l'éloignement, mais d'autres corps nous sont cachés à cause de 
leur petitesse. et ce sont ceux qu'il nous importerait le plus de 


DE LA CONNAISSANCE 391 


connaitre ; car de leur contexture nous pourrions inférer les usages et 
opérations de ceux qui sont visibles, et savoir pourquoi la rhubarbe 
purge, la cigué tue, et l'opium fait dormir. Ainsi $ 26, quelque loin 
que l'industrie humaine puisse porter la philosophie expérimentale 
sur les choses physiques, je suis tenté de croire que nous ne pourrons 
jamais parvenir sur ces matieres à une connaissance scientifique. 

Tu. Je crois bien que nous n'irons jamais aussi loin qu'il serait à 
souhaiter ; cependant il me semble qu'on fera quelques progrès con- 
sidérables avec le temps dans l'explication de quelques phénoménes, 
parce que le grand nombre des expériences que nous sommes à 
portée de faire nous peut fournir des data plus que suffisants, de 
sorte qu'il manque seulement l'art de les employer, dont je ne dé- 
sespére point qu'on poussera les petits commencements depuis que 
l'analyse infinitésimale nous a donné le moyen d'allier la géométrie 
avec la physique, et que la dynamique nous a fourni les lois géné- 
rales de la nature. 

$ 27. Pu. Les esprits sont encore plus éloignés de notre connais- 
sance; nous ne saurions nous former aucune idée de leurs diflé- 
rents ordres, et cependant le monde intellectuel est certainement 
plus grand et plus beau que le monde matériel. 

TH. Ces mondes sont toujours parfaitement paralléles quant aux 
causes efficientes, mais non pas quant aux finales. Car, à mesure que 
les esprits dominent dans la matiére, ils y produisent des ordon- 
nances merveilleuses. Cela parait par les changements que les 
hommes ont faits pour embellir la surface de la terre, comme des 
petits dieux qui imitent le grand architecte de l'univers, quoique ce 
ne soit que par l'emploi des corps et de leurs lois. Que ne peut-on 
pas conjecturer de cette immense multitude des esprits qui nous 
passent ? Et, comme les esprits forment tous ensemble une espéce 
d'État sous Dieu, dont le gouvernement est parfait, nous sommes 
bien éloignés de comprendre le systéme de ce monde intelligible, et 
de concevoir les peines et les récompenses qui y sont préparées à 
ceux qui les méritent suivant la plus exacte raison, et de nous 
figurer ce qu'aucun œil n'a vu, hi aucune oreille n'a entendu, et qui 
n'est jamais entré dans le coeur de l'homme. Cependant tout cela fait 
connaitre que nous avons toutes les idées distinctes qu'il faut pour 
connaitre les corps et les esprits, mais non pas le détail suffisant des 
faits, ni des sens assez pénétrants pour déméler les idées confuses, 
ou assez étendus pour les apercevoir toutes. 


302 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


S 28. Pu. Quant à la connexion dont la connaissance nous 
manque dans les idées que nous avons, j'allais vous dire que les 
affections mécaniques des corps n'ont aucune liaison avec les idées 
des couleurs, des sons, des odeurs et des goûts, de plaisir et de 
douleur, et que leur connexion ne dépend que du bon plaisir et de 
la volonté arbitraire de Dieu. Mais je me souviens que vous jugez 
qu'il y a une parfaite correspondance, quoique ce ne soit pas tou- 
jours une ressemblance entiére. Cependant vous reconnaissez que le 
trop grand détail des petites choses qui y entrent nous empéche de 
déméler ce qui est caché, quoique vous espériez encore que nous 
y approcherons beaucoup; et qu'ainsi vous ne voudriez pas qu'on 
dise avec mon illustre auteur, 3 29, que c'est perdre sa peine que de : 
s'engager dans une telle recherche, de peur que cette croyance ne 
fasse du tort à l'aecroissement de la science. Je vous aurais parlé 
aussi de la difficulté qu'on a eue jusqu'ici d'expliquer la connexion 
qu'il y a entre l'âme et le corps, puisqu'on ne saurait concevoir 
qu'une pensée produise un mouvement dans le corps, ni qu'un 
mouvement produise une pensee dans l'esprit. Mais, depuis que je 
concois votre hypothése de l'harmonie préétablie, cette dificulté 
dont on désespérait me parait levée tout d'un coup, et comme par 
enchantement. $ 30. Reste donc la troisième cause de notre igno- 
rance, c'est que nous ne suivons pas les idées que nous avons ou 
que nous pouvons avoir, et ne nous appliquons pas à trouver les 
idées moyennes : c'est ainsi qu'on ignore les vérités mathématiques, 
quoiqu'il n'y ait aucune imperfection dans nos facultés, ni aucune 
incertitude dans les choses mêmes. Le mauvais usage des mots a le 
plus contribué à nous empécher de trouver la convenance et discon- 
venance des idées; et les mathématiciens qui forment leur pensée 
indépendamment des noms et s’accoutument à se présenter à leur 
esprit les idées mémes au lieu des sons, ont évité par là une grande 
partie de l'embarras. Si les hommes avaient agi dans leurs décou- 
vertes du monde matériel, comme ils en ont usé à l'égard de celles 
qui regardent le monde intellectuel, et s'ils avaient tout confondu 
dans un chaos de termes d'une signification incertaine, ils auraient 
disputé sans fin sur les zones, les marées, le bátiment des vaisseaux, 
et les routes ; on ne serait jamais allé au delà de la ligne, et les 
antipodes seraient encore aussi inconnus qu'ils étaient lorsqu'on 
avait déclaré que c'était une hérésie de les soutenir. , 

Tu. Cette troisième cause de notre ignorance est la seule blámable. 


DE LA CONNAISSANCE 353 


Et vous voyez, Monsieur, que le désespoir d'aller plus loin y est 
compris. Ce découragement nuit beaucoup, et des personnes habiles 
et considérables ont empéché les progrés de la médecine par la 
fausse persuasion que c'est peine perdue que d'y travailler. Quand 
vous verrez les philosophes aristotéliciens du temps passé parler 
des météores, comme de l'arc-en-ciel par exemple, vous trouverez 
qu'ils croyaient qu'on ne devait pas seulement penser à expliquer 
distinctement ce phénomène ; et les entreprises de Maurolycus (1) 
et puis de Marc-Antoine de Dominis (2), leur paraissaient comme un 
vol d'Icare. Cependant la suite en a désabusé le monde. Il est vrai 
que le mauvais usage des termes a causé une bonne partie du dé- 
sordre qui se trouve dans nos connaissances, non seulement dans la 
morale et la métaphysique, ou dans ce que vous appelez le monde 
intellectuel, mais encore dans la médecine, oü cet abus des termes 
augmente de plus en plus. Nous ne nous pouvons pas toujours aider 
par les figures comme dans la géométrie : mais l'algébre fait voir 
qu'on peut faire de grandes découvertes sans recourir toujours aux 
idées mêmes des choses. Au sujet de l'hérésie prétendue des anti- 
podes, je dirai en passant qu'il est vrai que Boniface (3), archevéque 
de Mayence, a accusé Virgile (4) de Salzbourg. dans une lettre qu'il 
3 écrite au pape contre lui sur ce sujet, et que le pape y répond 
d'une maniére qui fait paraitre qu'il donnait assez dans le sens de 
Boniface ; mais on ne trouve point que cette accusation ait eu des 
suites. Virgile s'est toujours maintenu. Les deux antagonistes passent 
pour saints, et les savants de Bavière qui regardent Virgile comme un 
apótre de la Carinthie et des pays voisins, en ont justifié la mémoire. 


CHAP. IV. — DE LA RÉALITÉ DE NOTRE CONNAISSANCE. 


8 9. Px. Quelqu'un qui n'aura pas compris l'importance qu'il y a 
d'avoir de bonnes idées et d'en entendre la convenance et la discon- 


(1) MatnoLco (Francisco), 1194-1579, célèbre mathématicien grec, originaire de 
Constantinople, enseigna les mathématiques à Palerme. Le livre auquel Leibniz 
fait allusion est le suivant : Z’roblemata ad perspectivam et iridem pertinentia. 

(2) M.-A. de Domixis, 1566-1021, né en Dalmatie, professeur à l'Université de 
Padoue, passe pour avoir jeté les fondements de la théorie de l'arc-en-ciel. 

(3) Boxirace (Windfrid), 680-756, archevèque de Mayence. Ses ouvrages, Opera 
omnia que restant, ont été publiés à Londres en 1814, ? vol. in-8. 

(4) ViRoiL, ou FERGIL, moine irlandais, devenu évêque de Salzbourg, mort 
en 789. Il] a été cauonisé. 


PAUL JANET. — Leibniz. ]-23 


351 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


venance, eroira qu'en raisonnant là-dessus avec tant de soin nous 
bâtissons des châteaux en l'air, et qu'il n'y aura dans tout notre 
système que de l'idéal et de l'imaginaire. Un extravagant, dont 
l'imagination est échaulfée, aura l'avantage d'avoir des idées plus 
vives et en plus grand nombre ; ainsi il aurait aussi plus de connais- 
sance. 1l v aura autant de certitude dans les visions d'un enthousiaste 
que dans les raisonnements d'un homme de bon sens, pourvu que 
cet enthousiaste parle conséquemment ; et il sera aussi vrai de dire 
qu'une harpie u'est pas un centaure, que de dire qu'un carré n'est 
pas un cercle. 3 2. Je réponds que nos idées s'aecordent avec les 
choses. 8 3. Mais on ne demandera le criterion. 3 4. Je réponds 
encore premiérement que cet aecord est manifeste à l'égard des 
idées simples de notre esprit, ear ne pouvant pas se les former lui- 
méme, il faut qu'elles soient. produites par les choses qui agissent 
sur l'esprit : et secondement, $ à, que toutes nos idées complexes 
(excepté celles des substances}, étant des archétypes que l'esprit a 
formés lui-même, qu'il n'a pas destinés à être des copies de quoi que 
ce soit, ni rapportés à l'existence d'aucune chose comme à leurs 
originaux, elles ne peuvent manquer d'avoir toute la conformité 
avec les choses nécessaire à une connaissance réelle. 

Tu. Notre certitude serait petite ou plutôt nulle, si elle n'avait 
point d'autre fondement des idées simples que celui qui vient des 
sens. Avez-vous oublié, Monsieur, comment j'ai montré que les idees 
sont originairement dans notre esprit et que méme nos pensées nous 
viennent de notre propre fond, sans que les autres créatures puis- 
sent avoir une influence immédiate sur l'âme. D'ailleurs, le fonde- 
ment de notre certitude à l'égard des vérités universelles et éternelles 
est dans les idées mêmes, indépendamment des seus ; comme aussi 
les idées pures et intelligibles ne dépendent point des sens, par 
exemple celle de l'être, de l'un, du méme, ete. Mais les idées des 
qualités sensibles, comme de là couleur, de la saveur, etc. (qui 
en effet ne sont que des fantômes nous viennent des sens, c'est-à- 
dire de nos perceptions confuses. Et le fondement de la vérité 
des choses contingentes et singulicves est dans le. succès qui fait 
que les phénomènes des sens sont liés justement comme les vé- 
rites intelligibles le demandent. Voilà la différence qu'on y doit 
faire, au lieu que celle que vous faites ici entre les idées simples 
et composées, et idées composées appartenantes aux substances et 
aux aecidents, ne me parait point fondée puisque toutes les idées 


DE LA CONNAISSANCE 355 


intelligibles ont leurs archétypes dans la possibilité éternelle des 
choses. 

S 9. Pu. Il est vrai que nos idées composées n'ont besoin d'ar- 
chétypes hors de l'esprit que lorsqu'il s'agit d'une substance exis- 
tante qui doit unir effectivement hors de nous les idées simples 
dont elles sont composées. La connaissance des vérités mathéma- 
tiques est réelle, quoiqu'elle ne roule que sur nos idées et qu'on ne 
trouve nulle part des cercles exacts. Cependant on est assuré que 
les choses existantes conviendront avec nos archétypes, à mesure 
que ce qu'on y suppose se trouve existant. 3 7. Ce qui sert encore à 
justifier la réalité des choses morales. 3 8. Et les Offices de Cicéron 
n'en sont pas moins conformes à la vérité parce qu'il n'y a personne 
dans le monde qui règle sa vie exactement sur le modèle d'un 
homme de bien tel que Cicéron nous l'a dépeint. $ 9. Mais, dira- 
t-on, si les idées morales sont de notre invention, quelle étrange no- 
tion aurons-nous de la justice et de la tempérance ? 310. Je réponds 
que l'incertitude ne sera que dans le langage, parce qu'on n'entend 
pas toujours ce qu'on dit, ou on nc l'entend pas toujours de méme. 

Tu. Vous pouviez répondre encore, Monsieur, et bien mieux à 
mon avis, que les idées de la justice ct de la tempérance ne sont 
pas de notre invention, non plus quc celles du cercle et du carré. Je 
crois l'avoir assez montré. 

& 14. Pr; Pour ce qui est des idées de substances qui existent 
hors de nous, notre connaissance est réelle autant qu'elle est con- 
forme à ces archétypes : et à cet égard l'esprit ne doit point com- 
biner les idées arbitrairement, d'autant plus qu'il y a fort peu d'idées 
simples dont nous puissions assurer qu'elles peuvent ou ne peuvent 
pas exister ensemble dans la nature au delà de ce qui parait par des 
observations sensibles. 

Tn. Cest, comme j'ai dit plus d'une fois, parce que ces idées, 
quand la raison ne saurait juger de leur compatibilité ou connexion, 
sont confuses, comme sont celles des qualités particulières des sens. 

8 43. Pa. Il est bon encore à l'égard des substances existantes de 
ne se point borner aux noms ou aux espèces qu'on suppose établies 
par les noms. Cela me fait revenir à ce que nous avons discute assez 
souvent à l'égard de la définition de l'homme. Car, parlant d'un inno- 
cent quia vécu quarante ans sans donner le moindre signe de rai- 
son. ne pourrait-on point dire qu'il tient le milieu entre l'homine et 
ja béte? cela passerait peut-être pour un paradoxe bien hardi, ou 


356 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


méme pour une fausseté de trés dangereuse conséquence. Cepen- 
dant il me semblait autrefois, et il semble eucore à quelques-uns de 
mes amis, que je ne saurais encore désabuser, que ce n'est qu'en 
vertu d'un préjugé fondé sur cette fausse supposition que ces deux 
noms homme et bête signifient des espèces distinctes, si bien mar- 
quées par des essences réelles dans la nature que nulle autre espéce 
ne peut intervenir entre elles, comme si toutes les choses étaient 
jetées au moule suivant le nombre précis de ces essences. $ 14. Quand 
on demande à ces amis, quelle espèce d'animaux sont ces innocents, 
s'ils ne sont ni hommes ni bétes, ils répondent que ce sont des inno- 
cents et que cela suffit. Quand on demande encore ce qu'ils devien- 
dront dans l'autre monde, nos amis répondent qu'il ne leur importe 
pas de le savoir ni de le rechercher. Qu'ils tombent ou qu'ils se 
soutiennent, cela regarde leur maitre, Rom. xiv, 4, qui est bon et 
fidèle et ne dispose point de ses créatures suivant les bornes étroites 
de nos pensées ou de nos opinions particuliéres, et ne les distingue 
pas conformément aux noms et espéces qu'il nous plait d'imaginer ; 
qu'il nous suffit que ceux qui sont capables d'instruction seront ap- 
pelés à rendre compte de leur conduite et qu'ils recevront leur 
salaire selon ce qu'ils «uront fait dans leur corps. M. Corinth. v. 40, 
8 15. Je vous représenterai encore le reste de leurs raisonnements. 
La question, disent-ils, s'il faut priver les imbécilesd'un état à venir, 
roule sur deux suppositions également fausses; la premiére que tout 
être qui a la forme et apparence extérieure d'homme est destiné à 
un état d'immortalité aprés cette vie: et la seconde, que tout ce qui 
a une naissance humaine doit jouir de ce privilège. Otez ces imagi- 
nations, et vous verrez que ces sortes de questions sont ridicules et 
sans fondement. Et eneflet je crois qu'on désavouera la première 
supposition, et qu'on n'aura pas l'esprit assez enfoncé dans la ma- 
tiére pour croire que la vie éternelle est due à aucune figure d'une 
masse matérielle, en sorte que la masse doive avoir éternellement 
du sentiment, parce qu'elle a été moulée sur une telle figure. 5. 16. 
Mais la seconde supposition vient au secours. On dira que cet inno- 
cent vient de parents raisonnables et que par conséquent il faut qu'il 
ait une âme raisonnable. Je ne sais par quelle regle de logique on 
peut établir une telle conséquence et cominent après cela on ose- 
rait détruire des productions mal formées et contrefaites. Oh ! dira- 
t-on, ce sont des monstres! Eh bien, soit. Mais que sera cet inno- 
cent toujours intraitable? Un défaut dans le corps fera-t-il un 


DE LA CONNAISSANCE 351 


monstre, et non un défaut dans l'esprit ? C'est retourner à la pre- 
miére supposition déjà réfutée, que l'extérieur suffit. Un innocent 
bien formé est un homme, à ce qu'on croit; il a une âme raisonnable, 
quoiqu'elle ne paraisse pas. Mais faites les oreilles un peu plus 
longues et plus pointues et le nez un peu plus plat qu'à l'ordinaire, 
alors vous commencez à hésiter. Faites le visage plus étroit, plus plat 
et plus long ; vous voilà tout à fait déterminé. Et, si la téte est par- 
faitement celle de quelque animal, c'est un monstre sans doute, et 
ce vous est une démonstration qu'il n'a point d'áme raisonnable et 
qu'il doit être détruit. Je vous demande maintenant où trouver la 
juste mesure et les dernieres bornes qui emportent avec elles une 
âme raisonnable. Il y a des fœtus humains, moitié bête, moitié 
homme, d'autres dont les trois parties participent de l’un, et l’autre 
partie de l’autre. Comment déterminer au juste les linéaments qui 
marquent la raison ? De plus, ce monstre, ne sera-ce pas une espèce 
moyenne entre l'homme et la béte? Et tel est l'innocent dont il 
s'agit. 

Tn. Je m'étonne que vous retourniez à cette question que nous 
avons assez examinée, et cela plus d'une fois, et que vous n'ayez pas 
mieux catéchisé vos amis. Si nous distinguons l'homme de la bête 
par la faculté de raisonner, il n'y a point de milieu : il faut que l'ani- 
mal dont il s'agit l'ait ou ne l'ait pas : mais, comme cette faculté ne 
parait pas quelquefois, on en juge par des indices, qui ne sont pas 
démonstratifs à la vérité, jusqu'à ce que cette raison se montre ; car 
l'on sait par l'expérience de ceux qui l'ont perdue ou qui enfin en 
ont obtenu l'exercice, que sa fonction peut étre suspendue. La nais- 
sance etla figure donnent des présomptions de ce quiest caché. Mais 
la présomption de la naissance est effacée (eliditur) par une figure 
extrémement différente de l'humaine, telle qu'était celle de l'animal 
né d'une femme de Zéelande chez Levinus Lemnius (1) (livre I, 
ch. var) qui avait un bec crochu, un col long et rond, des yeux étin- 
celants, une queue pointue, une grande agilité à courir d'abord par 
la chambre. Mais on dira qu'il y a des monstres ou des fréres des 
Lombards (comme les médecins les appelaient autrefois, à cause 
qu'on disait que les femmes de Lombardie étaient sujettes à ces 
sortes d'enfantements) qui approchent davantage de la figure hu- 
maine. Eh bien, soit. Comment donc, direz-vous, peut-on détermi- 


(1; Livio LEMNEXS (en latin Levinus Limnius;, 1505-1568, a écrit : De Miracu- 
lis occultis naturce ‘Francfort, 1528). 


358 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


ner les justes limites de la figure qui doit passer pour humaine? Je 
réponds que. dans une matiére conjecturale, on n'a rien de précis. Et 
voilà l'affaire finie. On objecte que l'innocent ne montre point de 
raison, et cependant il passe pour homme; mais, s'il avait une figure 
monstrueuse il ne le serait point, et qu'ainsi on a plus d'égards à la 
figure qu'à la raison? Mais ce monstre montre-t-il de la raison? Non, 
sans doute. Vous voyez donc qu'il lui manque plus qu'à l'innocent. 
Le défaut de l'exercice de la raison est souvent temporel, mais il ne 
cesse pas dans ceux où il est accompagné d'une tête de chien. Au 
reste, si cet animal de figure humaine n'est pas un homme, il n'y a 
pas grand mal à le garder pendant l'incertitude de son sort. Et, soit 
qu'il ait une âme raisonnable ou qu'il en ait une qui ne le soit pas, 
Dieu ne l'aura point faite pour rien, et l'on dira de celles des 
hommes qui demeurent dans un état toujours semblable à celui de 
la premiére enfance. que leur sort pourra étre le méme que celui 
des âmes de ces enfants qui meurent dans leur berceau. 


CHAP. V. — DE LA VÉRITÉ EN GÉNÉRAL. 


S 1. Pn. Il y à plusieurs siècles qu'on a demandé ce que c'est 
que la vérité. 8 2. Nos amis croient que c'est la conjonction ou la 
séparation des signes suivant que les choses mémes conviennent ou 
disconviennent entre elles. Par la conjonction ou la séparation des 
signes, il faut entendre ce qu'on appelle autrement proposition. 

Tu. Mais une épithète ne fait pas une proposition : par exemple, 
l'homme sage. Cependaut il v a une conjonction de deux termes. 
Négation aussi est autre chose que séparation ; car disant l'homme, 
et apres quelque intervalle prononcant sage, ce n'est pas nier. La 
convenance aussi ou la disconvenance n'est pas proprement ce qu'on 
exprime par la proposition. Deux œufs ont de la convenance, et deux 
ennemis ont de la disconvenance. Il s'agit ici d'une manière de con- 
venir ou de disconvenir toute particulière. Ainsi je crois que cette 
définition n'explique point le point dont il s'agit. Mais ce que je 
trouve le moins à mon gré dans votre définition de la vérité, c'est 

qu'on y cherche la vérité dans les mots. Ainsi, le méine sens étant 
exprimé en latin, allemand, anglais, français, ne sera pas la méme 
vérité. et il faudra dire avec M. Hobbes, que la vérité dépend du bon 


DE LA CONNAISSANCE 3^9 


plaisir des hommes, ce qui est parler d'une manière bien étrange. 
On attribue méme la vérité à Dieu, que vous m'avouerez, je crois, 
de n'avoir point besoin de signes. Enfin je me suis déjà étonné plus 
d'une fois de l'humeur de vos amis, qui se plaisent i à rendre les 
essences, espèces, vérités nominales. 

Pn. N'allez point trop vite. Sous les signes ils comprennent les 
idées. Ainsi les vérités seront ou mentales ou nominales, selon les 
espèces des signes. 

Tu. Nous aurons donc encore des vérités littérales, qu'on pourra 
distinguer en vérités de papier ou de parchemin, de noir d'encre 
ordinaire ou d'encre d'imprimerie, s'il faut distinguer les vérités par 
les signes. Il vaut donc mieux placerles vérités dans le rapport entre 
les objets des idées, qui fait que l'une est comprise ou non comprise 
dans l'autre. Cela ne dépend point des langues, et nous est commun 
avec Dieu et les anges ; et, lorsque Dieu nous manifeste une vérité, 
nous acquérons celle qui est dans son entendement, car quoiqu'il y 
ait une différence infinie entre ses idées et les nótres, quant à la per- 
fection et à l'étendue, il est toujours vrai qu'on convient dans le 
méme rapport. C'est donc dans ce rapport qu'on doit placer la vérité. 
et nous pouvons distinguer entre les vérités qui sont indépendantes 
de notre bon plaisir, et entre les expressions que nous inventons 
comme bon nous semble. 

8 3. Pu. Il n'est que trop vrai que les hommes, méme dans leur 
esprit, mettent les mots à la place des choses, surtout quand les 
idées sont complexes et indéterminées. Mais il est vrai aussi, comme 
vous l'avez observé, qu'alors l'esprit se contente de marquer seule- 
ment la vérité sans l'entendre pour le présent, dans la persuasion 
où il est qu'il dépend de lui de l'entendre quand il voudra. Au reste, 
l'action qu'on exerce en affirmant ou en uiant est plus facile à con- 
cevoir en réfléchissant sur ce qui se passe en nous, qu'il n'est aisé 
de l'expliquer par paroles. C'est pourquoi ne trouvez point mauvais 
qu'au défaut de mieux ou a parlé de joindre ensemble ou de séparer. 
8 8. Vous accorderez aussi que les propositions au moins peuvent 
être appelées verbales, et que lorsqu'elles sont vraies, elles sont et 
verbales et encore réelles, car 8 9, la fausseté consiste à joindre 
les noms autrement que leurs idées ne conviennent ou disconvien- 
nent. Au moins 3 10, les mots sont de grands véhicules de la vérité. 
S 44. Il y a aussi une vérité morale, qui consiste à parler des choses 
selon la persuasion de notre esprit ; il y a enfin une vérité métaphy- 


360 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


sique qui est l'existence réelle des choses, conforme aux idées que 
nous en avons. 

Tn. La vérité morale est appelée véracité par quelques-uns, et la 
vérité métaphysique est prise vulgairement par les métaphysiciens 
pour un attribut de l'Étre, mais c'est un attribut bien inutile et 
presque vide de sens. Contentons-nous de chercher la vérité dans 
la correspondance des propositions qui sont dans l'esprit avec les 
choses dont il s'agit. Il est vrai que j'ai attribué aussi la vérité aux 
idées en disant que les idées sont vraies ou fausses; mais alors je 
l'entends en effet de la vérité des propositions qui affirment la pos- 
sibilité de l'objet de l'idée. Et dans ce méme sens on peut dire 
encore qu'un étre est vrai, c'est-à-dire la proposition qui affirme 
son existence actuelle ou du moins possible. 


CHAP. VI. — DES PROPOSITIONS UNIVERSELLES, 
DE LEUR VÉRITÉ ET DE LEUR CERTITUDE. 


S 9. Pu. Toute notre connaissance est des vérités générales ou. 
particulières. Nous ne saurions jamais faire bien entendre les pre- 
miéres qui sont les plus considérables, ni les comprendre que fort 
rarement nous-mémes, qu'autant qu'elles sont concues et exprimées 
par des paroles. 

Tn. Je crois qu'encore d'autres marques pourraient faire cet effet ; 
on le voit par les caractères des Chinois. Et on pourrait introduire un 
caractére universel fort populaire et meilleur que le leur, si on em- 
ployait de petites figures à la place des mots, qui représentassent les 
choses visibles par leurs traits, et les invisibles par des visibles qui les 
accompagnent, y joignant de certaines marques additionnelles, conve- 
nables pour faire entendre les flexions et les particules. Cela servirait 
d'abord pour communiquer aisément avec les nations éloignées ; 
mais, si on l'introduisait aussi parmi nous sans renoncer pourtant à 
l'écriture ordinaire, l'usage de cette manière d'écrire serait d'une 
grande utilité pour enrichir l'imagination, et pour donner des pensées 
moins sourdes et moins verbales qu'on n'a maintenant. [l est vrai 
que l'art de dessiner n'étant point connu de tous, il s'ensuit qu'ex- 
cepté les livres imprimés de cette facon (que tout le monde appren- 
drait bientôt à lire), tout le monde ne pourrait point s'en servir 


DE LA CONNAISSANCE 361 


autrement que par une manière d'imprimerie, c'est-à-dire ayant des 
figures gravées toutes prêtes pour les imprimer sur du papier, et y 
ajoutant par après avec la plume les marques des flexions ou des 
particules. Mais avec le temps tout le monde apprendrait le dessin 
dés la jeunesse, pour n'étre point privé de la commodité de ce 
caractere figuré qui parlerait véritablement aux yeux, et qui serait 
fort au gré du peuple, comme en effet les paysans ont déjà certains 
almanachs qui leur disent sans pároles une bonne partie de ce qu'ils 
demandent : et je me souviens d'avoir vu des imprimés satiriques en 
taille-douce, qui tenaient un peu de l'énigme, oü il y avait des 
figures significantes par elles-mémes, mélées avec des paroles, au 
lieu que nos lettres et les caractères chinois ne sont significatifs que 
par la volonté des hommes (ex instituto). 

S 3. Pn. Je crois que votre pensée s'exécutera un jour, tant cette 
écriture me parait agréable et naturelle: et il semble qu'elle ne 
serait pas de petite conséquence pour augmenter la perfection de 
notre esprit et pour rendre nos conceptions plus réelles. Mais pour 
revenir aux connaissances générales et à leur certitude, il sera à 
propos de remarquer qu'il y a certitude de vérité et qu'il y a aussi 
certitude de connaissance. Lorsque les mots sont joints de telle ma- 
nicre dans des propositions qu'ils expriment exactement la conve- 
nance ou la disconvenance telle qu'elle est réellement, c'est une 
certitude de vérité; et la certitude de connaissance consiste à aper- 
cevoir la convenance ou la disconvenance des idées, en tant qu'elle 
est exprimée dans des propositions. C'est ce que nous appelons 
ordinairement étre certain d'une proposition. 

Tu. En effet cette dernière sorte de certitude suffira encore sans 
l'usage des mots, et n'est autre chose qu'une parfaite connaissance 
de la vérité; au lieu que la premiere espéce de certitude ne parait 
étre autre chose que la vérité méme. 

S 4. Pn. Or, comme nous ne saurions être assurés de la vérité 
d'aucune proposition générale, à moins que nous ne connaissions 
les bornes précises de la signification des termes dont elle est com- 
posée, il serait nécessaire que nous connussions l'essence de chaque 
espéce, ce qui n'est pas malaisé à l'égard des idées simples et des 
modes. Mais dans les substances, où une essence réelle, distincte 
de la nominale, est supposée déterminer les espéces, l'étendue du 
terme général est fort incertaine, parce que nous ne connaissons pas 
cette essence réelle ; et par conséquent dans ce sens nous ne sau- 


362 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


rions être assurés d'aucune proposition générale faite sur le sujet 
de ces substances. Mais, lorsqu'on suppose que les espèces des subs- 
tances ne sont autre chose que la réduction des individus substan- 
tiels en certaines sortes rangées sous divers noms généraux, selon 
qu'elles conviennent aux différentes idées abstraites que nous dési- 
guous par ces noms-là, on ne saurait douter si une proposition bien 
connue comme il faut est véritable ou non. 

Tu. Je ne sais, Monsieur, pourquoi vous revenez encore à un 
point assez contesté entre nous, et que je croyais vidé. Mais 
enfin j'en suis bien aise, parce que vous me donnez une occasion 
fort propre, ce me semble, à vous désabuser de nouveau. Je vous 
dirai donc que nous pouvons être assurés par exemple de mille 
vérités qui regardent l'or ou ce corps dont l'essence interne se fait 
connaitre par la plus grande pesanteur connue ici-bas, ou par la 
plus grande ductilité, ou par d'autres marques. Car nous pouvons 
dire que le corps de la plus grande ductilité connue est aussi le plus 
pesant de tous les corps connus, Il est vrai qu'il ne serait point im- 
possible que tout ce qu'on a remarqué jusqu'ici dans l'or se trouve 
un jour en deux corps discernables par d'autres qualités nouvelles 
et qu'ainsi ce ne füt plusla plus basse espéce, comme on le prend 
jusqu ici par provision. 1! se pourrait aussi qu'une sorte demeurant 
rare et l'autre étant commune, on jugeàt à propos de réserver le 
nom de vrai or à la seule espéce rare, pour la retenir dans l'usage 
de la monnaie par le moyen de nouvcaux essais qui lui seraient pro- 
pres. Aprés quoi l'on ne dountera point aussi que l'essence interne 
de ces deux espèces ne soit dillérente; et, quand même la définition 
d'une substance actuellement existante ne serait pas bien déterminée 
à tous égards (comme en effet celle de l'homme ne l'est pas à l'égard 
de la figure externe), on ne laisserait pas d'avoir une infinité de pro- 
positions générales sur son sujet, qui suivraient de la raison et des 
autres qualités que l'on reconnalt en lui. Tout ee que l'on peut dire 
sur ces propositions générales, c’est qu'en cas qu'on prenne l'homme 
pour la plus basse espèce (Li et le restreigne à la race d'Adam, on 
n'aura point de propriétés de l'homme de eelles qu'on appelle in 
quarto modo, ou qu'on puisse énoncer de lui par une proposition ré- 
ciproque ou simplement convertible, si ce n'est par provision; comme 
en disant, l'homme est le seul animal raisonnable. Et, prenant 


t) La plus basse des espèces 'species infima, est celle qui ne peut plus être 
sous-divisée, et qui ne peut pas être considérée comme genre, 


DE LA CONNAISSANCE | 363 


l'homme pour ceux de notre race, le provisionnel consiste à sous- 
entendre qu'il est le seul animal raisonnable de ceux qui nous sont 
connus ; car il se pourrait qu'il eût un jour d'autres animaux à qui 
fût commun avec la postérité des hommes d'à présent tout ce que 
nous y remarquons jusqu'ici, mais qui fussent d'une autre origine. 
C'est comme si les Australiens imaginaires venaient inonder nos 
contrées, il y a de l'apparence qu'alors on trouverait quelque moyen 
de les distinguer de nous. Mais, en cas que non, et supposé que Dieu 
eüt défendu le mélange de ces races et que Jésus-Christ n'eüt 
racheté que la nôtre, il faudrait tácher de faire des marques artifi- 
cielles pour les distinguer entre elles. ll y aurait sans doute une dif- 
férence interne ; mais, comme elle ne se rendrait point reconnaissable, 
on serait réduit à là seule dénomination extrinséque de la naissance, 
qu'on tâcherait d'accompagner d'une marque artificielle durable, 
laquelle donnerait une dénomination intrinsèque et un moyen cons- 
tant de discerner notre race des autres. Ce sont des fictions que tout 
cela, car nous n'avons point besoin de recourir à ces distinctions, 
étant les seuls animaux raisonnables de ce globe. Cependant ces fic- 
tions servent à connaître la nature des idées des substances et. des 
vérités générales à leur égard. Mais, si l'homme n'était point pris pour 
la plus basse espéce ni pour celle des animaux raisonnables de la 
race d'Adam, et si au lieu de cela il signifiait un genre commun à 
plusieurs espéces, qui appartient maintenant à uue seule race connue, 
mais qui pourrait encore appartenir à d'autres distinguables, ou par 
la naissance, ou méme par d'autres marques naturelles, comme par 
exemple aux feints Australiens ; alors, dis-je, ce genre aurait des 
propositions réciproques, et la définition présente de l'homme ne 
serait point provisionnelle. ll en est de même de l'or; car, supposé 
qu'on eüt un jour deux sortes discernables, l'une rare et connue jus- 
qu'ici, et l'autre commune et peut-être artificielle, trouvée dans la 
suite des temps ; alors, supposé que le nom de l'or doive demeurer 
à l'espèce présente, c'est-à-dire à l'or naturel et rare, pour conserver 
par son moyen la commodité de la monnaie d'or, fondée sur la rareté 
de cette matière, sa définition connue jusqu'ici par des dénomina- 
tions intrinsèques n'aurait été que provisionnelle, et devra être aug- 
mentée par les nouvelles marques qu'on découvrira pour distinguer 
l'or rare ou de l'espèce ancienne, de l'or nouveau artificiel. Mais, si 
le nom de l'or devait demeurer alors commun aux deux espèces, 
c'est-à-dire, si par l'or on entend un genre, dont jusqu'ici nous ne 


364 | NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


connaissons point de sous-division et que nous prenons maintenant 
pour la plus basse espèce (mais seulement par provision, jusqu'à ce 
que la subdivision soit connue), et si l'on en trouvait quelque jour 
une nouvelle espéce, c'est-à-dire un or artificiel aisé à faire et qui 
pourrait devenir commun ; je dis que dans ce sens la définition de ce 
genre ne doit point étre jugée provisionnelle, mais perpétuelle. Et 
méme sans me mettre en peine des noms de l'homme ou de l'or, 
quelque nom qu'on donne aux genres ou à la plus basse espéce con- 
nue, et quand méme on ne leur en donnerait aucun, ce qu'on vient de 
dire serait toujours vrai des idées des genres ou des espéces, et les 
espèces ne seront définies que provisionnellement quelquefois par 
les définitions des genres. Cependant, il sera toujours permis et rai- 
sonnable d'entendre qu'il y a une essence réelle interne appartenant 
par une proposition réciproque, soit au genre, soit aux espèces, 
laquelle se fait connaitre ordinairement par les marques externes. 
J'ai supposé jusqu'ici que là race ne dégénére ou ne change point : 
mais, si la méme race passait dans une autre espèce, on serait d'autant 
plus obligé de recourir à d'autres marques et dénominations intrin- 
séques ou extrinsèques, sans s'attacher à la race. 

8 7. Pn. Les idées complexes, que les noms que nous donnons 
aux espéces des substances justifient, sont des collections des idées 
de certaines qualités que nous avons remarquées coexister dans un 
soutien inconnu que nous appelons substance. Mais nous ne sau- 
rions connaitre certainement quelles autres qualités coexistent néces- 
sairement avec de telles combinaisons, à moins que nous ne puis- 
sions découvrir leur dépendance à l'égard de leurs premières qua- 
lités. 

Tn. J'ai déjà remarqué autrefois que le méme se trouve dans 
les idées des accidents dont la nature est un peu abstruse, comme 
sont par exemple les figures de géométrie; car, lorsqu'il s'agit par 
exemple de la figure d'un miroir qui ramasse tous les rayons parale 
léles dans un point comme foyer, on peut trouver plusieurs proprié- 
tés de ce miroir avant d'en connaitre la construction; mais on sera 
en incertitude sur beaucoup d'autres affections qu'il peut avoir, jus- 
qu'à ce qu'on trouve en lui ce qui répond à la constitution interne 
des substances, c'est-à-dire la construction de cette figure du miroir, 
qui sera comme la clef de la connaissance ultérieure. 

Pn. Mais, quand nous aurions connu la constitution intérieure de 
ce corps, nous n'y trouverions que la dépendance que les qualités 


D 


DE LA CONNAISSANCE 365 


premières, ou que vous appelez manifestes, en peuvent avoir, c'est- 
à-dire on connaitrait quelles grandeurs, figures et forces mouvantes 
en dépendent ; mais on ne connaitrait jamais la connexion qu'elles 
peuvent avoir avec les qualités secondes ou confuses, c'est-à-dire 
avec les qualités sensibles comme les couleurs, les goûts, etc. 

Tu. C'est que vous supposez encore que ces qualités sensibles où 
plutót les idées que nous en avons ne dépendent point des figures 
et mouvements naturellement, mais seulement du bon plaisir de 
Dieu qui nous donne ces idées. Vous paraissez donc avoir oublié, 
Monsieur, ce que je vous ai remontré plus d'une fois contre cette 
opinion, pour vous faire juger plutót que ces idées sensitives dépen- 
dent du détail des figures et mouvements et les. expriment exacte- 
ment, quoique nous ne puissions pas y déméler ce détail dans la 
confusion d'une trop grande multitude et petitesse des actions mé- 
caniques qui frappent nos sens. Cependant si nous étions parvenus 
à la constitution interne de quelques corps, nous verrions aussi 
quand ils devraient avoir ces qualités qui seraient réduites clles- 
mémes à leurs raisons intelligibles; quand inéme il ne serait jamais 
dans notre pouvoir de les reconnaitre sensiblement dans ces idées 
sensitives qui sont un résultat confus des actions des corps sur 
nous, comme maintenant que nous avous la parfaite analyse du 
vert en bleu et jaune, et n'avons presque plus rien à demander à 
son égard que par rapport à ces ingrédients, nous ne sommes pour- 
tant point capables de déméler les idées du bleu et du jaune dans 
notre idée sensitive du vert, pour cela méme que c'est une idée 
confuse. C'est à peu prés comme on ne saurait déméler l'idée des 
dents dela roue, c'est-à-dire de la cause, dans la perception d'un 
transparent artificiel que j'ai remarqué chez les horlogers, fait par 
la prompte rotation d'une roue dentelée, ce qui en fait disparaitre 
les dents et paraître à leur place un transparent continuel imagi- 
naire, composé des apparences successives des dents et de leurs 
intervalles, mais oü la succession est si prompte, que notre fantaisie 
ne le saurait distinguer. On trouve donc bien ces dents dans la 
notion distincte de cette transparence, mais non pas dans cette per- 
ception sensitive confuse dont la nature est d'être et de demeurer 
confuse; autrement, si la confusion cessait (comme si le mouve- 
ment était si lent, qu'on en pourrait observer les parties et leur suc- 
cession), ce ne serait plus elle, c'est-à-dire ce ne serait plus ce fan- 
tóme de transparence. Et, comme on n'a poiut besoin de se figurer 


366 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


que Dieu par son bon plaisir nous donne ce fantôme et qu'il est 
indépendant du mouvement des dents de la roue et de leurs inter- 
valles, et comme au contraire on conçoit que ce n'est qu'une expres- 
sion confuse de ce qui se passe dans ce monvement, expression, 
dis-je, qui consiste en ee que des choses successives sont confon- 
dues dans une simultanéité apparente : ainsi il est aisé de juger 
qu'il en sera de méme à l'égard des autres fantómes sensitifs, dont 
nous n'avons pas encore une si parfaite analyse, comme des cou- 
leurs, des goüts, etc. ; car, pour dire la verité, ils méritent ce nom 
de fantômes plutôt que celui de qualités, ou méme d'idées. Et il 
nous suffirait à tous égards de les entendre aussi bien que cette 
transparence artificielle, sans qu'il soit raisonnable ni possible de 
prétendre d'en savoir davantage; car de vouloir que ces fantómes 
confus demeurent et que cependant on y démèle les ingrédients par 
la fantaisie méme, c'est se contredire, c'est vouloir avoir le plaisir 
d'être trompé par une agréable perspective et. vouloir qu'en méme 
temps, l'œil voie la tromperie, ce qui serait la gûter. C'est un cas 


enfin, oit 
Nihil plus agas 
Quam si des operam, ut cum ratione insanias 


Mais il arrive souvent aux hommes de chercher nodum in scirpo 
et de se faire des difficultés où il n'y en a point, en demandant ce 
qui ne se peut et se plaignant aprés de leur impuissance et des 
bornes de leurs lumitres, 

$ 8. Pu. « Tout or est fixe, » c'est une proposition dont nous ne 
pourrons pas connaitre. certainement la. vérité. Car, si l'or signifie 
une espece de choses, distinguée par une essence réelle que la nature 
lui a donnée. on ignore quelles substances particulières sont de 
cette espèce; ainsi on ne saurait l'affirmer avec cette certitude, 
quoique ce soit de l'or. Et, si l'on prend l'or pour un corps, doué 
d'une certaine eouleur jaune, malleable, fusible, et plus pesant qu'un 
autre corps connu, il n'est pas difficile de connaitre ce qui est, ou 
n'est pas or; mais avec tout cela, nulle autre qualité ne peut être 
affirmée ou niée avec certitude de l'or que ce qui a avec cette idée 
une connexion ou une incompatibilité qu'on peut découvrir (1:. 
Or la fixité n'ayant aucune connexion connue avec la couleur, la 
pesanteur et les autres idées simples que j'ai supposées faire l'idée 


(1) Le texte de Gehrardt est inintelligible : « £t tout ee qui a une connexion 
avec cette idee à une connexion ou à une incompatibilité qu'on peut découvrir. » 


DE LA CONNAISSANCE 367 


complexe que nous avons de l'or, il est impossible que nous puis- 
sions connaitre certainement la vérité de cette proposition, que tout 
or est fixe. 

Tu. Nous savons presque aussi certainement que le plus pesant 
de tous les corps connus ici-bas est fixe, que nous savons certaine- 
ment qu'il fera jour demain. C'est parce qu'on l'a expérimenté cent 
mille fois, c'est une certitude expérimentale et de fait, quoique nous 
ne connaissions point la liaison de la fixité avec les autres qualités 
de ce corps. Au reste, il ne faut point opposer deux choses qui s'ac- 
cordent et qui reviennent au méme. Quand je pense à un corps qui 
est en méme temps jaune, fusible et résistant à la coupelle, je pense 
à un corps dont l'essence spécifique, quoique inconnue dans son in- 
térieur, fait émaner ces qualités de son fond et se fait connaitre con- 
fusément au moins par elles. Je ne vois rien de mauvais en cela, ni 
qui mérite qu'on revienne si souvent à la charge pour l'attaquer. 

$ 10. Pi. C'est assez pour moi maintenant que cette connais- 
sance de la fixité du plus pesant des corps ne nous est point connue 
par la convenance ou disconvenance des idées. Et je crois pour moi 
que parmi les secondes qualités des corps et les puissances qui s'y 
rapportent, on n'en saurait nommer deux dont la coexistence né- 
cessaire ou l'incompatibilité puisse être connue certainement, 
hormis les qualités qui appartiennent au même sens et s'excluent 
nécessairement l'une l'autre, comme lorsqu'on peut dire que ce qui 
est blanc n'est pas noir. 

TH. Je crois pourtant qu'on en trouverait peut-être : par exemple, 
tout corps palpable (ou qu'on peut sentir par l'attouchement) est 
visible. Tout corps dur fait du bruit, quand on le frappe dans l'air. 
Les tons des cordes ou des fils sont en raison sous-doublée des 
poids qui causent leur tension. ll est vrai que ce que vous demandez 
ne réussit qu'autant qu'on conçoit des idées distinctes, jointes aux 
idées sensitives confuses. 

$ 11. Pri. Toujours ne faut-il point s'imaginer que les corps ont 
leurs qualités par eux-mêmes, indépendamment d'autre chose. Une 
pièce d'or, séparée de l'impression et de l'influence de tout autre 
corps, perdrait aussitót sa couleur jaune et sa pesanteur et peut- 
être aussi deviendrait-elle friable et perdrait sa malléabilité. L'on 
sait combien les végétaux et les animaux dépendent de la terre, de 
l'air, et du soleil ; que sait-on si les étoiles fixes fort éloignées n'ont 
pas encore de l'influence sur nous ? 


EE 


368 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


Tu. Cette remarque est très bonne, et quand la contexture de 
certains corps nous serait connue, nous ne saurions assez juger de 
leurs effets sans connaitre l'intérieur de ceux qui les touchent et les 
traversent. 

$ 13. Pr. Cependant notre jugement peut aller plus loin que notre 
connaissance. Car des gens appliqués à faire des observations peu- 
vent pénétrer plus avant, et par le moyen de quelques probabilités 
d'une observation exacte, et de quelques apparences réunies à 
propos, faire souvent de justes conjectures sur ce que l'expérience 
ne leur a pas encore découvert : mais ce n'est toujours que conjec- 
turer. 

Tn. Mais, si l'expérience justifie ces conséquences d'une maniére 
constante, ne trouvez-vous pas qu'on puisse acquérir des propo- 
sitions certaines par ce moyen ? Certaines, dis-je, au moins autant 
que celles qui assurent, par exemple, que le plus pesant de nos 
corps est fixe, et que celui qui est le plus pesant après lui, est vola- 
tile; car il me semble que la certitude (morale, s'entend, ou phy- 
sique), mais non pas la nécessité (ou certitude métaphysique) de 
ces propositions, qu'on a apprises par l'expérience seule et non pas 
par l'analyse et la liaison des idées, est établie parmi nous et avec 
raison. 


CHAP. VII. — DES PROPOSITIONS QU'ON NOMME 
MAXIMES OÙ AXIOMES. 


3 [. Pn. Il y à une espèce de propositions qui, sous le nom de 
maximes ou d'axiomes, passent pour les principes des sciences, et 
parce qu'elles sont évidentes par elles-mémes, on s'est contenté de 
les appeler innées, sans que personne ait jamais tàché, que je sache, 
de faire voir la raison et le fondement de leur extrême clarté, qui 
nous force pour ainsi dire à leur donner notre consentement. Il n'est 
pourtant pas inutile d'entrer dans cette recherche et de voir sicette 
grande évidence est particulière à ces seules propositions, comme 
aussi d'examiner jusque oü elles contribuent à nos autres connais- 
sances. 

Tu. Cette recherche est fort utile et méme importante. Mais il ne 
faut point vous figurer, Monsieur, qu'elle ait été entiérement 
négligée. Vous trouverez en cent lieux que les philosophes de 


DE LA CONNAISSANCE 309 


l'École ont dit que ces propositions sont évidentes ex terminis, aus- 
sitót qu'on en entend les termes ; desorte qu'ils étaient persuadés que 
la force de la conviction était fondée dans l'intelligence des termes, 
c'est-à-dire dans la liaison de leurs idées. Mais les géomètres ont 
bien fait davantage ; c'est qu'ils ont entrepris de les démontrer bien 
souvent. Proclus attribue déjà à Thalès de Millet (4), un des plus 
anciens géomètres connus, d'avoir voulu démontrer des propositions 
qu'Euclide a supposées depuis comme évidentes, On rapporte qu'Apol- 
lonius a démontré d'autres axiomes, et Proclus le fait aussi. Feu 
M. Roberval, déjà octogénaire ou environ, avait dessein de publier 
de nouveaux Éléments de géométrie, dont je crois vous avoir déjà 
parlé. Peut-être que les nouveaux Éléments de M. Arnauld (2), qui 
faisaient du bruit alors, y avaient contribué. ll en montra quelque 
chose dans l'Académie royale des sciences, et quelques-uns trouvè- 
rent à redire que, supposant cet axiome que « si à des égaux on 
ajoute des grandeurs égales il en provient des égaux, » il démon- 
trait cet autre qu'on juge de pareille évidence que, « si des égaux on 
óte des grandeurs égales, il en resté des égaux ». On disait qu'il 
devait les supposer tous deux, ou les démontrer tous deux. Mais je 
n'étais pas de cet avis, et je croyais que c'était toujours autant de 
gagné que d'avoir diminué le nombre des axiomes. Et l'addition sans 
doute est antérieure à la soustraction et plus simple. parce que les deux 
termes sont employés dans l'addition l'un comme l'autre, ce qui n'est 
pas dans’ la soustraction. M. Arnauld faisait le contraire de M. Rober- 
val. Il supposait encore plus qu'Euclide. Pour ce qui est des maximes, 
on les prend quelquefois pour des propositions établies, soit qu'elles 
soient évidentes ou non. Cela pourra étre bon pourles commencants 
que la scrupulosité arréte; mais, quand il s'agit de l'etablissement de 
la science, c'est autre chose. C'est ainsi qu'on les prend souvent dans 
la morale et méme chez les logiciens dans leurs topiques, oit il y en 
a une bonne provision, mais dont une partie en contient d'assez 


(1) THaLËs, fondateur de la philosophie grecque, né à Milet vers l'an 610 avant 
J.-C., mort à un âge trés avancé, n'a pas laissé d'ouvrages. et peut-être n'a t-il 
pas écrit. ll passe pour avoir le premier prédit une éclipse de soleil { Hérodote, 
1, 74). — Voy. Diog. Luert, 1.1, c, xxiv. P. J. 

(2) AnNAULD ,Ántoine;, appelé aussi le grand Arnauld, célèbre janséniste, né à 
Paris en 1612, mort à Liège en 1691, après une vie tres agitée. Ses principaux 
ouvrages philosophiques sont : La Logique, appelée Logique de Port-Royal, et à 
laquelle Nicole a collaboré ; /e Traité des Vraies etdes fausses idées, dirigé contre 
Mallebranche ; les Ubjections contre Descartes. Il a fait aussi des £/éments de 
géométrie auxquels Leibniz fait ici allusion. P. J. 


PAUL JANET. — Leibuiz. I-94 


310 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


vagues et obscures. Au reste, il y a longtemps que j'ai dit publique- 
ment et en particulier qu’il serait importaut de démontrer tous nos 
axiomes secondaires dont on se sert ordinairement, en les réduisant 
aux axiomes primitifs ou immédiats et indémontrables,*qui sont ce 
que j'appelais dernièrement et ailleurs les identiques. 

$2. Pit. La connaissance est évidente par elle-même lorsque la 
convenance ou disconvenance des idées est apercue immédiatement. 
53. Mais il y a des vérités qu'on ne reconnait point pour axiomes 
qui ne sont pas moins évidentes par elles-mémes. Voyons si les quatre 
espèces de convenance dont nous avons parlé il n'y a pas longtemps 
(chap. 1, 8 3, et chap. ui, p. 7), savoir : l'identité, la connexion, la 
relation et l'existence réelle, nous en fournissent. 5 4. Quant à 
l'identité ou la diversité, nous avons autant de propositions évidentes 
que nous avons d'idées distinctes, car nous pouvons nier l'une de 
l'autre, comme en disant que l'homme n'est pas un cheval, que le 
rouge n'est pas bleu. De plus, il est aussi évident de dire: ce qui est, 
est, que de dire : un homme est un homme. 

Tu. H est vrai et j'ai déjà remarqué qu'il est aussi évident de dire 
ecthétiquement en particulier : A est À, que de dire en général, on 
est ce qu'on est. Mais il n'est pas toujours sûr, comme j'ai déjà 
remarqué aussi, de nier les sujets des idées différentes l'une de 
l'autre ; comme si quelqu'un voulait dire : le trilatére (ou ce qui a 
trois côtés) n'est pas triangle, parce qu'en effet la trilatérité n'est 
pas triangularité ; /fem , si quelqu'un avait dit : que les perles de 
M. Slusius ‘dont je vous ai parlé il n'y a pas longtemps) ne sont pas 
des lignes de la parabole cubique, il se serait trompé, et cependant 
cela aurait paru évident à bien des gens. Feu M. Hardy (1), con- 
seiller au Châtelet de Paris, excellent géomètre et orientaliste, et 
bien versé dans les anciens géométres, qui a publié le commentaire 
de Marinus :2; sur les Dalu d Euclide était tellement prévenu que la 
section oblique du cône qu'on appelle ellipse est différente de la 
section oblique du cylindre que Ja démonstration de Serenus (3) lui 
paraissait paralogistique, et je ne pus rien gagner sur lui par mes 


1: Hsnvy, orientaliste, mathématicien et jurisconsulte, mort à Paris en 1678 
à un âge très avance, a donné une traduction latine des Data d'Euclide, avec 


le Commentaire de Marinus. P. J. 
3. Mamxes, philosophe grec du ve siècle, disciple de Proclus, dont il nous a 
laisse la vie. R. J. 


3. SERENUs, d'Antisso, géomètre grec, a écrit des livres sur les Sections coni- 
ques, P.J. 


DE LA CONNAISSANCE 371 


remontrances : aussi était-il à peu près de l'âge de M. Roberval, 
quand je le voyais, et moi j'étais fort jeune homme, différence qui ne 
pouvait pas me rendre fort persuasif à son egard, quoique d'ailleurs 
je fusse fort bien avec lui. Cet exemple peut faire voir en passant ce 
. que peut la prévention encore sur des habiles gens, car il l'était vérita- 
blement, et il est parlé de M. Hardy avec estime dans les lettres de 
M. Descartes. Mais je l'ai allégué seulement pour montrer combien, 
on se peut tromper en niant une idée de l'autre, quand on ne les a 
pas assez approfondies oü il en est besoin. 

8 ». Pi, Par rapport à la connexion ou coexistence, nous avons 
fort peu de propositions évidentes par elles-mémes; il y en a pourtant, 
et il parait que c'est une proposition évidente par elle-même que 
deux corps ne sauraient être dans le méme lieu. 

Tu. Beaucoup de chrétiens vous le disputent, comme j'ai déjà 
marqué, et méme Aristote et ceux qui aprés lui admettent des con- 
densations réelles et exaetes, qui réduisent un méme corps entier 
dans un plus petit lieu que celui qu'il remplissait auparavant, et qui, 
comme feu M. Comenius i1) dans un petit livre expres, préten- 
dent renverser (2) la philosophie moderne par l'expérience de l'arque- 
buse à vent, n'en doivent point convenir. 5i vous prenez le corps 
pour une masse impénétrable, votre énonciation sera vraie, parce 
qu'elle sera identique ou à peu prés; mais on vous niera que le 
corps réel soit tel. Àu moins dira-t-on que Dieu le pourrait faire 
autrement, de sorte qu'on admettra seulement cette impénétrabilité 
comme conforme à l'ordre naturel des choses que Dieu a établi et 
dont l'expérience nous a assurés, quoique d'ailleurs il faille avouer 
qu'elle est aussi trés conforme à la raison. 

S 6. Pu. Quant aux relations des modes, les mathématiciens ont 
formé plusieurs axiomes sur la seule relation d'égalité, comme celui 
dont vous venez de parler « que si des choses égales on óte des 
choses égales, le reste est égal. » Mais il n'est pas moins évident, je 
pense, qu'un et un sont égaux à deux, et que, si de cinq doigts d'une 
main vous en ótez deux et encore deux autres de cinq de l'autre 
main, le nombre des doigts qui restera sera égal. 


(1) CowENIUs, savant célèbre du xviie siècle, né à Comna, prés de Brunmen 
Moravie) en 1592, mort à Amsterdam en 1671, à surtout publié des ouvrages de 
pédagogie qu'il a réunis sous ce titre : Opera didactica. Le plus important est sou 
Spicilegium didacticum . 

(2) GEHRARDT : réserver. 


312 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


Tu. Qu'un etun font deux, ce n'est pas une vérité proprement, 
mais c'est la définition de deux, quoiqu'il y ait cela de vrai et d'évi- 
dent que c'est la définition d'une chose possible. Pour ce qui est de 
l'axiome d'Euclide appliqué aux doigts de la main, je veux accorder 
qu'il est aussi aisé de concevoir ce que vous dites des doigts, que 
de le voir d'A et B ; mais pour ne pas faire souvent la méme chose, 
on le marque généraleinent, et aprés cela, il suffit de faire des sub- 
somptions. Autrement, c'est comme si l'on préferait le calcul en 
nombres particuliers aux regles universelles: ce qui serait moins 
obtenir qu'on ne peut. Car il vaut mieux de résoudre ce problème 
général, « trouver deux nombres dont la somme fasse un nombre 
« donne, et dont la diflérence fasse aussi un nombre donné, » que 
de chercher seulement deux nombres, dont la somme fasse 10, et 
dont la différence fasse 6. Car si je procede dans ce second probleme 
à la mode de l'algebre numerique, mêlé de la spécieuse, le calcul sera 
tel : soit a + b — 10, et a — b — 6; dont, en ajoutant ensemble le côté 
droit au droit et le cóte gauche au gauche, je fais qu'il en vient 
& -l- b -- a — b — 104-6, c'est-à-dire (puisque + b et — b se dé- 
truisenti 2 a — 16, ou a — 8. Et en soustra\ant le côté droit du droit 
et le gauche du gauche (puisque ôter « — 5, et ajouter — « + 5) je fais 
qu'il en vient a +b—a—+ b — 10 —6, c'est-à-dire 2 ) — 4, ou b — 2. 
Ainsi j'aurai à la vérité les a. et à. que je demande, qui sont 8 et 2 
qui satisfont à la question, c'est-à-dire dont la somme fait 10 et 
dont la différence fait 6 ; mais je n'ai pas par là la méthode générale 
pour quelques autres nombres qu'on voudra ou qu'on pourra mettre 
au lieu de 10 ou 6; methode que je pouvais pourtant trouver avec 
la mème facilité que ces deux nombres 8 et 2, en y mettant x et v au 
lieu des nombres 10 et 6. Car en procédant de méme qu'auparavant, 
il y aura « 4- b -- a — b —x-l- v, c'est-à-dire 2 « —.c-- v, ou 
& — ;,Z-|-v, et il y aura enceorea ]- b — «-]- b — x — v, c'est-à- 
dire 2 b — x —v ou b -— 5, — v. Et ce calcul donne ce théorème 
où canon général, que « lorsqu'on demande deux nombres, dont la 
somme et la. différence sont données, on n'a quà prendre pour le 
plus grand des nombres demandés la moitié de la somme faite de la 
somme et la différence données, et pour le moindre des nombres 
demandés la moitié de la ditlérence entre la somme et la diflérence 
données. » On voit aussi que j'aurais pu me passer des lettres, si 
j'avais traité les nombres comme lettres, c'est-à-dire si au lieu de 
mettre 2 4 — 16, et 20 = # j'avais écrit 2a -—10 + 6et 2 b — 10 — 6, 


DE LA CONNAISSANCE 373 


. 
CS 


ce qui m'aurait donné a — 5, 10 +6 et b — z, 10 — 6. Ainsi dans le 
caleul particulier méme j'aurais eu le calcul général, prenant ces 
notes 10 et 6 pour des nombres généraux, comme si c'étaient des 
lettres x et v; afin d'avoir une vérité ou méthode plus générale, et 
prenant ces mêmes caracteres 10 et 6 encore pour les nombres 
qu'ils signifient ordinairement, j'aurais un exemple sensible et qui 
peut servir méme d'épreuve. Et comme Viete (1) a substitué les 
lettres aux nombres pour avoir plus de généralité, j'ai voulu réin- 
troduire les caractères des nombres, puisqu'ils sont plus propres 
que les lettres dans la spécieuse méme. J'ai trouvé cela de beaucoup 
d'usage dans les grands calculs, pour éviter les erreurs, et méme 
pour v appliquer des épreuves, telles que l'abjection du novénaire 
au milieu du compte, sans en attendre le résultat, quand il n’y a 
que des nombres au lieu des lettres; ce qui se peut souvent, lors- 
qu'on se sert d'adresse dans les positions, en sorte que les supposi- 
tions se trouvent vraies dans le particulier, outre l'usage qu'il y a 
de voir des liaisons et ordres que les seules lettres ne sauraient tou- 
jours faire si bien déméler à l'esprit, comme j'ai montré ailleurs, 
ayant trouvé que la bonne caractéristique est une des plus grandes 
aides de l'esprit humain. 

S 7. Pir.. Quant à l'existence réelle, que j'avais comptée pour la 
quatrième espeéce de convenance qu'on peut remarquer dans les 
idées, elle ne saurait fournir aucun axiome, car nous n'avons pas 
méme une connaissance démonstrative des êtres hors de nous, Dieu 
seul excepté. 

Tu. On peut toujours dire que cette proposition, j'existe, est de 
la derniere évidence, étant une proposition qui ne saurait étre 
prouvée par aucune autre, ou bien une vérité immédiate. Et de dire : 
je pense, donc je suis, ce n'est pas prouver proprement l'existence 
par la pensée, puisque penser et être pensant, est la méme chose; 
et dire, je suis pensant, est déjà dire, je suis. Cependant vous pou- 
vez exclure cette proposition du nombre des axiomes avec quelque 
raison, car c’est une proposition de fait fondée sur une expérience 
immediate, et ce n'est pas une proposition necessaire, dont on voit 
la nécessité dans la convenance immédiate des idées. Au contraire, 
il n’y a que Dieu qui voie comment ces deux termes, moi et l'exis- 


(1) ViErE (François) (1510-1603,, grand géomètre français, — Ses Opera ma- 
thematica ont été recueillis et publiés en 1613 par Von Schooten, professeur à 
Leyde. P. J. 


iiis. 


o14 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


tence, sont liés, c'est-à-dire pourquoi j'existe. Mais, si l'axiome se 
prend plus généralement pour une vérité immédiate ou non prou- 
vable, on peut dire que cette proposition : je suis, est un axiome, et 
en tout cas on peut assurer que c'est une vérité primitive ou bien 
unum er primis cognitis inter terminos complexos, c'est-à-dire 
que c'est une des énonciations premières connues, ce qui s'entend 
dans l'ordre naturel de nos connaissances, car il se peut. qu'un 
homine n'ait jamais pensé à former expressément cette proposition, 
qui lui est pourtant innée. 

S 8. Pu. J'avais toujours cru que les axiomes ont peu d'influence 
sur les autres parties de notre connaissance. Mais vous m'avez désa- 
busé, puisque vous avez méme montré un usage important des iden- 
tiques. Souffrez pourtant, Monsieur, que je vous représente encore 
ce que j'avais dans l'esprit sur cet article, car vos éclaircisse- 
ments pourront servir encore à faire revenir d'autres de leur 
erreur. 3 8. Cest une régle eclebre dans les écoles, que tout raison - 
nement vient des choses déja connues et aecordees, ex / prerco- 
gnilis el preconcessis. Cette. règle semble faire regarder ces 
maximes comme des vérités connues à l'esprit avant les autres, et 
les autres parties de notre connaissance comme des vérités dépen- 
dantes des axiomes. 3 9. Je croyais avoir montré (liv. I, chap. 1) que 
ces axiomes ne sont pas les premiers connus, l'enfant connaissant 
bien plus tôt que la verge que je lui montre n'est pas le sucre qu'il 
a goûlé, que tout axiome qu'il vous plaira. Mais vous avez distingué 
entre les connaissances singulieres ou expériences des faits et entre 
les principes d'une connaissance universelle et nécessaire (et où je 
reconnais qu'il faut recourir aux axiomes) comme aussi entre l'ordre 
accidente] et naturel. 

Tu. J'avais eneore ajouté que dans l'ordre naturel il est antérieur 
de dire qu'une chose est ee qu'elle est, que de dire qu'elle n'est pas 
une autre ; car il ne s'agit pas ici de l'histoire de nos decouvertes, 
qui est différente en différents hoinmes, mais de la liaison et de l'ordre 
naturel des vérités, qui est toujours le même. Mais votre remarque 
savoir que ee que l'enfant. voit n'est qu'un fait, mérite encore plus 
de réflexion; car les expériences des sens ne donnent point de vé- 
rites absolument certaines {comme vous l'aviez observé vous-même, 
Monsieur, il n'ya pas longtemps', ni qui soient exemptes de tout 
danger d'illusion. Car, s'il est permis de faire des fictions métaphy- 
siquement possibles, le sucre se pourrait changer en verge d'une 


. DE LA CONNAISSANCE 319 


manière imperceptible pour punir l'enfant s'il a été méchant, comme 
l'eau se change en vin chez nous la veille de Noël, s'il a été bien mo- 
rigéné. Mais toujours la douleur, direz-vous, que la verge imprime, 
ne sera jamais le plaisir que donne le sucre. Je réponds que l'enfant 
s'avisera aussi tard d'en faire une proposition expresse que de remar- 
quer cet axiome « qu'on ne saurait dire véritablement que ce qui 
est n'est pas en méme temps, » quoi quil puisse fort bien s'aperce- 
voir de la différence du plaisir et de la douleur, aussi bien que la 
différence entre apercevoir et ne pas apercevoir. 

3 10. Ta. Voici cependant quantité d'autres vérités qui sont au- 
tant évidentes par elles-mêmes que ces maximes. Par exemple, 
« qu'un et deux sont égaux à trois, » c'est une proposition aussi évi- 
dente que cet axiome qui dit que « le tout est égal à toutes ses par- 
ties prises ensemble ». 

. Tu. Vous paraissez avoir oublié, Monsieur, comment je vous ai 
fait voir plus d'une fois que de dire « un et deux est trois », n’est 
que la définition du terme de trois ; de sorte que de dire « qu'un et 
deux est égal à trois », est autant que dire « qu'une chose est égale 
à elle-même ». Pour ce que est de cet axiome, « que le tout est égal 
à toutes ses parties prises ensemble », Euclide ne s'en sert point 
expressément. Aussi cet axiome a-t-il besoin de limitation, car il 
faut ajouter que ces parties ne doivent pas avoir elles-mémes de 
partie commune : car 7 et 8 sont parties de 12, mais elles compo- 
sent plus que 12. Le buste ct le tronc pris ensemble sont plus que 
l'homme, en ce que le thorax est commun à tous les deux. Mais 
Euclide dit que le tout est plus grand que sa partie, ce qui n'est 
point sujet à caution. Et dire que le corps est plus grand que le 
tronc ne diffère de l'axiome d'Euclide qu'en ce que cet axiome se 
borne à ce qu'il faut précisément : mais, en l'exemplifiant et revétis- 
sant de corps, on fait que l'intelligible devient encore sensible, car 
dire : un tel tout est plus grand que sa partie telle, c'est en eflet la 
proposition qu'un tout est plus grand que sa partie, mais dont les 
traits sont chargés de quelque enluminure ou addition; c'est 
comme qui dit Al dit À. Ainsi il ne faut point opposer ici l'axiome 
et l'exemple comme de différentes vérités à cet égard, mais consi- 
dérer l'axiome comme incorporé dans l'exemple et rendant l'exemple 
véritable. Autre chose est quand l'évidence ne se remarque pas dans 
l'exemple méme, et que l'affirmation de l'exemple est une consé- 
quence et non seulement une subsomption de la proposition uni- 


316 NOUVEAUX ESSAIS SUR L ENTENDEMENT 


verselle, comme il peut arriver encore à l'égard des axiomes. 

Pu. Notre habile auteur dit ici: Je voudrais bien demander à ces 
messieurs, qui prétendent que toute autre connaissance (qui n'est 
pas de fait) dépend des principes généraux innés et évidents par 
eux-mémes, de quel principe ils ont besoin pour prouver que deux 
et deux est quatre ? car on connait (selon lui) la vérité de ces sortes 
de propositions sans le secours d'aucune preuve. Qu'en dites-vous, 
Monsieur ? 

Tu. Je dis que je vous attendais là bien préparé. Ce n'est pas une 
vérité tout à fait immédiate que deux et deux sont quatre; supposé 
que quatre signifie trois et un. On peut donc la démontrer et voici 
comment : 

Définitions : 1; Deux est un et un. 
2: Trois est deux et un. 
Ji Quatre est trois et un. 
Axiome : Mettant des ehoses égales à la place, l'égalité demeure. 
Démonstrat, : 2 et 2 est 2 et Let 1 (par la déf. 1) 

2 et let 1 est 3 et 1 (par la déf. 2; 
3 et 1 est 4 (par la def. 3... . . 
Done par l'axiome, 





2 et 2 est 4. Ce qu'il fallait démontrer. Je pouvais, au lieu de dire 
que 2 et 2 est 2 et 1 et 1, mettre que 2 et 2 est égal à 2 et f et 1, el 
ainsi des autres. Mais on le peut sous-entendre partout, pour avoir 
plus tôt fait : et cela, en vertu d'un autre axiome, qui porte qu'une 
chose est égale à elle-méme, ou que ce qui est le méme est égal. 

Pu. Cette démonstration, quelque peu nécessaire qu'elle soit par 
rapport à sa conclusion trop connue, sert à montrer comment les 
verités ont de la dépendance des définitions et des axiomes. Ainsi je 
prevois ce que vous repondrez à plusieurs objections qu'on fait 
contre l'usage des axiomes. On objecte qu'il y aura une multitude 
innombrable de principes; mais c'est quand on compte entre les 
principes les corollaires qui suivent des definitions avec l'aide de 
quelque axiome. Et, puisque les définitions ou idées sont innom- 
brables, les principes le seront aussi dans ce sens, et supposant 
méme avec vous que les principes indémontrables sont les axiomes 
identiques. lls deviennent innombrables aussi par l'exemplification, 
mais dans le fond on peut compter À est À, et B est B pour un méme 
principe revétu diversement. 

Tn. De plus, cette différence des degrés qu'il y a dans l'évidence 


DE LA CONNAISSANCE 311 


fait que je n'accorde point à votre célèbre auteur que toutes ces 
vérités qu'on appelle principes et qui passent pour évidentes par 
elles-mémes, parce qu'elles sont si voisines des premiers axiomes 
indémontrables, sont entierement indépendantes et incapables de 
recevoir les unes des autres aucune lumiére ni preuve. Car on les 
peut toujours réduire ou aux axiomes mémes, ou à d'autres vérités 
plus voisines des axiomes, comme cette vérité que deux et deux 
font quatre vous l'a fait voir. Et je viens de vous raconter comment 
M. Roberval diminuait le nombre des axiomes d'Euclide, en rédui- 
sant quelquefois l'un à l'autre. 

$ 11. Pri. Cet écrivain judicieux qui a fourni occasion à nos confé- 
rences accorde que les maximes ont leur usage, mais il croit que 
c'est plutót celui de fermer la bouche aux obstinés que d'établir les 
sciences. Je serais fort aise, dit-il. qu'on me montrát quelqu'une de 
ces sciences báties sur ces axiomes généraux, dont on ne puisse 
faire voir qu'elle se soutient aussi bien sans axiomes. 

Tu. La géométrie est sans doute une de ces sciences. Euclide 
emploie expressément les axiomes dans les démonstrations ; et cet 
axiome « Que deux grandeurs homogénes sont égales, lorsque 
« l'une n'est ni plus grande ni plus petite que l'autre, » est le fon- 
dement des démonstrations d'Euclide et d'Archiméde sur la gran- 
deur des curvilignes. Archimede a employé des axiomes dont Euclide 
n'avait point besoin; par exemple, que de deux lignes, dont chacune 
a sa concavité toujours du méme côté, celle qui enferme l'autre est 
la plus grande. On ne saurait aussi se passer des axiomes identiques 
en géométrie, comme par exemple du principe de contradiction ou 
des démonstrations qui ménent à l'impossible. Et quant aux autres 
axiomes qui en sont démontrables, on pourrait s'en passer abso- 
lument parlant et tirer les conclusions immédiatement des identiques 
et des définitions ; mais la prolixité des démonstrations et les répé- 
titions sans fin où l'on tomberait alors, causeraient une confusion 
horrible, s'il fallait toujours recommencer ab ovo : au lieu que, sup- 
posant les propositions inoyennes déjà démontrées, on passe aisément 
plus loin. Et cette supposition des vérités déjà connues est utile sur- 
tout à l'égard des axiomes, car ils reviennent si souvent que les 
géomètres sont obligés de s'en servir à tout moment sans les citer ; 
de sorte qu'on se tromperait de croire qu'ils n'y sont pas, parce 
qu'on ne les voit peut-étre pas toujours allégués à la marge. . 

Pa. Mais il objectel'exemple de la théologie. C'est de la révélation, 


318 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


dit notre auteur, que nous est venue la connaissance de cette sainte 
religion, et, sans ce secours, les maximesn’auraient jamais été capables 
de nous la faire connaitre. La lumière nous vient donc des choses 
mémes, ou immédiatement de l'infaillible véracité de Dieu. 

Tu. C'est comme si je disais : la médecine est fondée sur l'expé- 
rience, donc la raison n'y sert de rien. La théologie chrétienne, qui 
est la vraie médecine des âmes, est fondée sur la révélation, qui ré- 
pond à l'expérience; mais, pour en faire un corps accompli, il y faut 
joindre la théologie naturelle, qui est tirée des axiomes de la raison 
éternelle. Ce principe méme que la véracité est un attribut de Dieu, 
sur lequel vous reconnaissez que la certitude de la révélation est 
fondée, n'est-il pas une maxinie prise de la théologie naturelle ? 

Pu. Notre auteur veut qu'on distingue entre le moyen d'acquérir 
la connaissance et celui de l'enseigner, ou bien entre enseigner et 
communiquer. Après qu'on eut érigé les écoles et établi des pro- 
fesseurs pour enseigner les sciences que d'autres avaient inventées, 
ces professeurs se sont servis de ces maximes pour imprimer les 
sciences dans l'esprit de leurs écoliers et pour les convaincre par le 
moyen des axiomes de quelques vérités particulieres ; au lieu que 
les vérités particulières ont servi aux premiers inventeurs à trouver 
la vérité sans les maximes générales. 

Tu. Je voudrais qu'on nous eût justifié cette procédure prétendue 
par des exemples de quelques vérités particulières. Mais à bien con- 
siderer les choses, on ne la trouvera point pratiquée dans l'établis- 
sement des sciences. Et, si l'inventeur ne trouve qu'une vérité parti- 
eulière, il n'est inventeur qu'à demi. Si Pythagore avait seulement 
observé que le triangle, dont les côtés sont 3, 4, 5, a la propriété de 
l'egalité du carré de l'hypoténuse avec ceux des côtés (c'est-à-dire 
que 9 + 16 fait 25) aurait-il été inventeur pour cela de cette grande 
vérité qui comprend tous les triangles rectangles, et qui est passée 
en maxime chez les géométres ? ll est vrai que souvent un exemple, 
envisagé par hasard, sert d'occasion à un homme ingénieux pour 
s'aviser de chercher la vérité générale, mais c'est encore une affaire 
bien souvent que de la trouver ; outre que cette voie d'invention 
n'est pas la meilleure ni la plus employée chez ceux qui procèdent 
par ordre et par méthode. et ils ne s'en servent que dans les occa- 
sions où de meilleures méthodes se trouvent courtes. C'est comme 
quelques-uns ont eru qu'Archiméde a trouvé le quadrature de la 
parabole, en pesant un morceau de bois taillé paraboliquement, et 


DE LA CONNAISSANCE 319 


que cette expérience particulière lui a fait trouver la vérité générale ; 
mais ceux qui connaissent la pénétration de ce grand homme, voient 
bien qu'il n'avait pas besoin d'un tel secours. Cependant, quand 
cette voie empirique des vérités particuliéres aurait été l'occasion 
de toutes les découvertes, elle n'aurait pas été suffisante pour les 
donner ; et les inventeurs mêmes ont été ravis de remarquer les 
maximes et les vérités genérales quand ils ont pu les atteindre ; au- 
trement leurs inventions auraient été fort imparfaites. Tout ce qu'on 
peut donc attribuer aux écoles et aux professeurs, c'est d'avoir 
recueilli et rangé les maximes et les autres vérités générales: et 
plüt à Dieu qu'on l'eüt fait encore davantage et avec plus de soin et 
de choix, les sciences ne se trouveraient pas si dissipées et si em- 
brouillées. Au reste, j'avoue qu'il y a souvent de la différence entre 
la méthode dont on se sert pour enseigner les sciences et celle qui 
les a fait trouver : mais ce n'est pas le point dont il s'agit. Quelque- 
fois, comme j'ai déjà observe, le hasard a donné occasion aux inven- 
tions. Sil'on avait remarqué ces occasions et en avait conservé la 
mémoire à la postérité ce qui aurait été fort utile), ce détail aurait 
été une partie trés considérable de l'histoire des arts, mais il n'aurait 
pas été propre à en faire les systèmes. Quelquefois aussi les inven- 
teurs ont procédé raisonnablement à la vérité, mais par de grands 
circuits. Je trouve qu'en des rencontres d'importance les auteurs 
auraient rendu service au publie s'ils avaient voulu marquer sincé- 
rement dans leurs écrits les traces de leurs essais : mais, si le sys- 
téme de la science devait être fabriqué sur ce pied-là, ce serait 
comme si dans une maison achevée l'on voulait garder tout l'appareil 
dont l'architecte a eu besoin pour l'élever. Les bonnes méthodes 
d'enseigner sont toutes telles que la science aurait pu être trouvée 
certainement par leur chemin ; et alors, si elles ne sont pas empi- 
riques, c'est-à-dire si les vérités sont enscignées par des raisons ou 
par des preuves tirées des idées, ce sera toujours par axiomes, théo- 
rémes, canons et autres telles propositions générales. Autre chose 
est, quand les vérités sont des aphorismes, comme ceux d'Hippo- 
crate (1), c'est-à-dire des vérités de fait ou générales, ou du moins 
vraies le plus souvent, apprises par l'observation ou fondées en ex- 
périences, et dont on n'a pas des raisons tout à fait convaincantes. 


4j HiPPOCRATE 1160-375', nommé le Pere de la Médecine, Ses œuvres com- 
plétes avec traduction francaise ont été publiées par Littré (Paris, 1839-1861). 
10 vol. in-8»). P.-J. 


380 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


Mais ce n'est pas de quoi il s'agit ici, car ces vérités ne sont point 
connues par la liaison des idées. 

Pu. Voici la manière par laquelle notre ingénieux auteur conçoit 
que le besoin des maximes a été introduit. Les écoles ayant établi 
la dispute comme pierre de touche de l'habileté des gens, elles adju- 
gaient la victoire à celui à qui le champ de bataille demeurait, et qui 
parlait le dernier Mais, pour donner le moyen de convaincre les 
opiniâtres, il fallait établir les maximes. 

Tu. Les écoles de philosophie auraient mieux fait sans doute de 
joindre la pratique à la théorie, comme font les écoles de médecine, 
de chimie et de mathématiques, et de donner le prix à celui qui 
aurait le mieux fait, surtout en morale, plutót qu'à celui qui aurait 
le mieux parlé. Cependant, comme il y a des matiéres oü le dis- 
cours méme est un effet et quelquefois le seul effet et chef-d'œuvre 
qui peut faire connaitre l'habileté d'un homme, comme dans les ma- 
tières métaphysiques, on a eu raison en quelques rencontres de juger 
de l'habileté des gens par le succès qu'ils ont eu dans les confé- 
rences. L'on sait méme qu'au commencement de la réformation les 
protestants ont provoqué leurs adversaires à venir à des colloques 
et disputes ; et quelquefois, sur le succès de ces disputes, le public a 
conclu pour la réforme. L'on sait aussi combien l'art de parler et de 
donner du jour et de la force aux raisons, et si l'on le peut appeler 
ainsi, l'art de disputer, peut dans un conseil d'État et de guerre, 
dans une cour de justice, dans une consultation de médecine, et 
méme dans une conversation. Et l'on est obligé de recourir à ce 
moyen, et dese contenter des paroles au lieu des faits dans ces ren- 
contres, par cette raison méme qu'il s'agit alors d'un événement ou 
d'un fait futur, où il serait trop tard d'apprendre la vérité par l'effet. 
Ainsi l'art de disputer ou de combattre par raisons, où je comprends 
ici l'allégation des autorités et des exemples, est très grand et trés 
important; mais, par malheur, il est fort mal réglé, et c'est aussi pour 
cela que souvent on ne conclut rien ou qu'on conclut mal. C'est 
pourquoi j'ai eu plus d'une fois le dessein de faire des remarques 
sur les colloques des théologiens, dont nous avons des relations, 
pour montrer les défauts qui s'y peuvent remarquer, et les remèdes 
qu'on y pourrait employer. Dans des consultations sur les affaires, 
si ceux qui ont le plus de pouvoir n'ont pas l'esprit fort solide, l'au- 
torité ou l'éloquence l'emportent ordinairement quand elles sont 
bandées contre la vérité. En un mot, l'art de conférer et de disputer 


DE LA CONNAISSANCE 381 


aurait besoin d’être tout refondu. Pour ce qui est de l'avantage de 
celui qui parle le dernier, il n'a presque lieu que dans les conver- 
sations libres, car, dans les conseils, les suffrages ou votes sont par 
ordre, soit qu'on commence ou qu'on finisse par le dernier en rang. 
Il est vrai que c'est ordinairement au président de commencer et de 
finir, c’est-à-dire de proposer et de conclure ; mais il conclut selon 
la pluralité des voix. Et dans les disputes académiques, c'est le ré- 
pondant ou le soutenant qui parle le dernier, etle champ de bataille 
lui demeure presque toujours par une coutume établie. 1l s'agit de le 
tenter, et non pas de le confondre ; autrement ce serait agir en 
ennemi. Et, pour dire le vrai, il n'est presque point question de la 
vérité dans ces rencontres ; aussi soutient-on en différents temps 
des thèses opposées dans la méme chaire. On montra à Causabon (1) 
la salle de la Sorbonne, et on lui dit : Voici un lieu où l'on a dis- 
puté durant tant de siècles. Il répondit : Qu'y a-t-on conclu ? 

Pu. On a pourtant voulu empêcher que la dispute n'allát à l'infini, 
et faire qu'il y eüt moyen de décider entre deux combattants éga- 
lement experts, afin qu'elle n'engageàt dans une suite infinie de 
syllogismes. Et ce moyen a été d'introduire certaines propositions 
générales, la plupart évidentes par elles-mêmes, et qui, étant de 
nature à étre recues de tous les hommes avec un entier consente- 
ment, devaient étre considérées comme des mesures générales de la 
vérité et tenir lieu de principes (lorsque les disputants n'en avaient 
posé d'autres) au delà desquels on ne pouvait point aller et aux- 
quels on serait obligé de tenir de part et d'autre. Ainsi ces maximes 
ayant recu le nom de principes qu'on ne pouvait point nier dans la 
dispute et qui terminaient la question, on les prit par erreur (selon 
mon auteur) pour la source des connaissances et pour les fonde- 
ments des sciences. 

Ta. Plût à Dieu qu'on en usát de la sorte dans les disputes, il n'y 
aurait rien à redire ; car on déciderait quelque chose. Et que pour- 
rait-on faire de meilleur que de réduire la controverse, c'est-à-dire 
les vérités contestées, à des vérités évidentes et incontestables? ne 
serait-ce pas les établir d'une maniere démonstrative ? Et qui peut 
douter que ces principes qui finiraient les disputes en établissant la 
vérité ne seraient en même temps les sources des connaissances ? 

(1) Casaubon (Isaac;, illustre érudit du xvie. siècle, né à Bourdeaux, dans le 


Dauphiné, en 1595, mort à Londres en 1611. On a de lui des lettres. Casuuboni 
Epislolæ, dont l'édition la plus complète est de Rotterdam, 1703. 


382 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


Car. pourvu que le raisonnement soit bon, il n'importe qu'on le fasse 
tacitement dans son cabinet, ou qu'on l'établisse publiquement en 
chaire. Et, quand méme ces principes seraient plutót des demandes 
que des axiomes, prenant les demandes, non pas comme Euclide, 
mais comme Aristote, c'est-à-dire comme des suppositions qu'on 
veut accorder, en attendant qu'il y ait lieu de les prouver, ces prin- 
cipes auraient toujours cet usage, que par ce moyen toutes les autres 
questions seraient réduites à un petit nombre de propositions. Ainsi 
je suis le plus surpris du monde de voir blámer une chose louable 
par je ne sais quelle prévention, donton voit bien, par l'exemple de 
votre auteur, que les plus habiles hommes sont susceptibles faute 
d'attention. Par malheur on fait tout autre chose dans les disputes 
académiques. Au lieu d'établir des axiomes généraux, on fait tout 
ce qu'on peut pour les affaiblir par les distinctions vaines et peu 
entendues, et l'on se plait à employer certaines régles philosophiques 
dont il v a de grands livres tout pleins, mais qui sont ‘peu sûres et 
peu déterminées, et qu'on a le plaisir d’éluder en les distinguant. 
Ce n'est pas le moyen de terminer les disputes, mais de les rendre 
infinies et de lasser enfin l'adversaire. Et c’est comme si on le me- 
nait dans un lieu obscur où l'on frappe à tort et à travers et où per- 
sonne ne peut juger des coups. Cette invention est admirable 
pour les soutenants (respondentes) qui se sont engagés à soutenir 
certaines thèses. C'est un bouclier de Vuleain qui les rend invulné- 
rables, c'est Orci galea. le heaume de Pluton, quiles rend invisibles. 
1 faut qu'ils soient bien mal habiles ou bien malheureux si avec 
cela on les peut attraper. 1l est vrai qu'il y a des règles qui ont des 
exceptions, surtout dans les questions oü il entre beaucoup de cir- 
constances, comme dans la jurisprudence, Mais pour en rendre 
l'usage sür, il faut que ces exceptions soient déterminées en nombre 
et en sens, autant quil est possible : et alors il peut arriver que 
l'exception ait elle-même ses sous exceptions, c'est-à-dire ses répli- 
cations, et que la réplication ait des duplications, etc., mais, au 
bout du compte, il faut que toutes ces exceptions et sous-exceptions 
bien déterininées, jointes avec la règle, achèvent l'universalité. C'est 
de quoi la jurisprudence fournit des exemples trés remarquables. 
Mais, si ces sortes de regles, chargées d'exceptions et sous-excep- 
tions, devaient entrer dans les disputes académiques, il faudrait 
toujours disputer la plume à la main, en tenant comme un proto- 
cole de ce qui se dit de part et d'autre. Et cela serait encore néces- 


DE LA CONNAISSANCE 383 


saire d'ailleurs en disputant constamment en forme par plusieurs 
syllogismes mélés de temps en temps de distinctions, où la meilleure 
mémoire du monde se doit confondre. Mais on n'a gardedesedonner 
cette peine, de pousser assez les syllogismes en forme et de les enre- 
gistrer pour découvrir la vérité quand elle est sans récompense : et 
l'on n'en viendrait pas méme à bout quand on voudrait, à moins que 
les distinctions ne soient exclues ou mieux réglées. 

Pn. ll est pourtant vrai, comme notre auteur l'observe, que la 
methode de l'école ayant été introduite encore dans les conversa- 
tions hors des écoles, pour fermer ainsi la. bouche aux chicaneurs, 
ya fait un méchant effet, Car, pourvu qu'on ait les idées moyennes, 
on peut voir la liaison sans le secours des maximes et avant qu'elles 
aient été produites, et cela suffirait pour des gens sincéres et trai- 
tables. Mais la méthode des écoles ayant autorisé et encouragé les 
hommes à s'opposer et à résister à des vérités évidentes jusqu'à ce 
qu'ils soient réduits à se contredire ou à combattre des principes 
etablis, il ne faut point s'étonner que dans la conversation ordinaire 
ils n'aient pas honte de faire ce qui est un sujet de gloire et passe 
pour vertu dans les écoles. L'auteur ajoute que des gens raisonnables 
répandus dans le reste du monde, qui n'ont pas été corrompus par 
l'éducation, auront bien de la peine à croire qu'une telle méthode 
ait jainais été suivie par des personnes qui font profession d'aimer la 
verité, et qui passent leur vie à ctudier la. religion ou la nature. Je 
n'examinerai point ici, dit-il, combien cette manière d'instruire est 
propre à détourner l'esprit des jeunes gens de l'amour et d'une re- 
cherche sincere de la vérité, ou plutôt à les faire douter s’il y a etlec- 
tivement quelque vérité dans le monde ou du moins qui mérite qu'on 
S y attache. Mais ce que je crois fortement, ajoute-t-il, c'est qu'ex- 
cepté les lieux qui ont admis la philosophie péripatéticienne dans leurs 
écoles où elle a régné plusieurs siecles sans enseigner autre chose au 
monde que l'art de disputer, on n'a regardé nulle part ces maximes 
comme les fondements des sciences et. comme des secours impor- 
tants pour avancer dans la connaissance des choses. 

Tu. Votre habile auteur veut que les écoles seules sont portées à 
former des maximes ; et cependant c'est l'instinct général et trés 
raisonnable du genre humain. Vous le pouvez juger par les pro- 
verbes, qui sont en usage chez toutes nations et qui ne sont ordinai- 
rement que des maximes dont le public est convenu. Cependant, 
quand des personnes de jugement prononcent quelque chose qui 


384 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


nous parait contraire à la vérité, il faut leur rendre la justice de 
soupconner qu'il y a plus de défaut dans leurs expressions que dans 
leurs sentiments : c'est ce qui se confirme ici dans notre auteur, 
dont je commence à entrevoir le motif qui l'anime contre les maximes; 
et c'est qu'effectivement dans les discours ordinaires, oü il ne s'agit 
point de s'exercer comme dans les écoles, c'est chicaner que de 
vouloir étre convaincu pour se rendre; d'ailleurs, le plus souvent 
on y a meilleure gràce de supprimer les majeures qui s'entendent 
et de se contenter des entliymémes ; et méme, sans former des pré- 
misses, il suffit souvent de mettre le simple medius terminus ou 
l'idée moyenne, l'esprit en comprenant assez la liaison, sans qu'on 
l'exprime. Et cela va bien, quand cette liaison est incontestable: 
mais vous m'avouerez aussi, Monsieur, qu'il arrive souvent qu'on 
va trop vite à la supposer, et qu'il en nait des paralogismes, de 
sorte qu'il vaudrait mieux bien souvent d'avoir égard à la süreté, 
en s'exprimant, que de lui préférer la brièveté et l'élégance. Cepen- 
dant la prévention de votre auteur contre les maximes lui a fait 
rejeter tout à fait leur utilité pour l'établissement de la vérité, et va 
jusqu'à les rendre complices des désordres de la conversation. Il est 
vrai que les jeunes gens qui se sont accoutumés aux exercices aca- 
démiques, où l'on s'oceupe un peu trop à s'exercer et pas assez à 
tirer de l'exercice le plus grand fruit qu'il doit avoir, qui est la con- 
naissance, ont de la peine à s'en défaire dans le monde. Et une de 
leurs chicanes est de ne vouloir point se rendre à la vérité, que 
lorsqu'on la leur a rendue tout à fait palpable. quoique la sincérité 
et même la civilité les dût obliger de ne pas attendre des extrémités 
qui les font devenir incommodes et en donnent mauvaise opinion. Et 
il faut avouer que c'est un vice dont les gens de lettres se trouvent 
souvent infectés. Cependant la faute n'est pas de vouloir réduire les 
vérités aux maximes, mais de le vouloir faire à contre-temps et 
sans besoin; car l'esprit humain envisage beaucoup tout d'un coup, 
et c'est le géner que de le vouloir obliger à s'arréter à chaque pas 
qu'il fait et à exprimer tout ce qu'il pense. C'est justement comme 
si, en faisant son compte avec un marchand ou avec un hóte, on le 
voulait obliger de tout compter avec les doigts pour en étre plus sür. 
Et, pour demander cela, il faudrait étre stupide ou capricieux. En 
effet, quelquefois on trouve que Pétrone a eu raison de dire adoles- 
centes in scholis stultissimos fieri (1), que les jeunes gens devien- 


(1) Satyricon, ch. 1. 


DE LA CONNAISSANCE 385 


nent stupides et mème écervelés quelquefois dans les lieux qui 
devraient être les écoles de la sagesse ; corruptio oplimi pessima. 
Mais encore plus souvent ils deviennent vains, brouillons et brouillés, 
capricieux, incommodes, et cela dépend souvent de l'humeur des 
maitres qu'ils ont. Au reste, je trouve qu'il y a des fautes bien plus 
grandes dans la conversation que celle de demander trop de clarté. 
Car ordinairement on tombe dans le vice oppose, et l'on n'en donne 
ou n'en demande pas assez. Si l'un est incommode, l'autre est dom- 
mageable et dangereux. 

S 12. Pr. L'usage des maximes l'est aussi quelquefois, quand on 
les attache à des notions fausses, vagues, et incertaines ; car alors 
les maximes servent à nous confirmer dans nos erreurs, et méme à 
prouver des contradictions. Par exemple, celui qui avec Descartes 
se forme une idée de ce qu'il appelle corps, comme d'une chose qui 
n'est qu'étendue, peut démontrer aisément par cette maxime, « ce 
qui est, est », qu'il n'y a point de vide, c'est-à-dire d'espace sans 
corps. Car il connait sa propre idée, il connait qu'elle est ce qu'elle 
est et non une autre idée ; ainsi étendue, corps et espace étant chez 
lui trois mots qui signifient une méme chose, il lui est aussi véritable 
de dire que l'espace est corps, que de dire que le corps est corps. 
8 13. Mais un autre, à qui corps signific une étendue solide, conelura 
de la méme facon, que de dire : que l'espace n'est pas eorps, est aussi 
sûr qu'aucune proposition qu'on puisse prouver par cette maxime : il 
est impossible qu'une chose soit et ne soit pas en méme temps. 

Tu. Le mauvais usage des maximes ne doit pas faire blàmer leur 
usage en général; toutes les vérités sont sujettes à cet inconvénient 
qu'en les joignant à des faussetés, on peut conclure faux, ou même 
des contradictoires. Et dans cet exemple, on n'a guëre besoin de 
ces axiomes identiques à qui l'on impute la cause de l'erreur et de 
la contradiction. Cela se verrait, si l'argument de ceux qui concluent 
de leurs définitions que l'espace est corps, ou que l'espace n'est 
point corps, était réduit en forme. ll y a méme quelque chose de trop 
dans cette conséquence : le corps est étendu et solide, donc l'exten- 
sion, c'est-à-dire l'étendue n'est point corps, et l'étendue n'est point 
chose corporelle; car j'ai déja remarqué qu'il y a des expressions 
superflues des idées, ou qui ne multiplient point les choses, comme 
si quelqu'un disait : par triquetrum j'entends un triangle trilatéral, et 
concluait de là que tout trilatéral n'est pas triangle. Ainsi un cartésien 
pourra dire que l'idée de l'étendue solide est de cette méme nature, 

Pau JANET. — Leibniz. 1-25 


386 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


c'est-à-dire qu'il y a du superflu ; comme en eflet, prenant l'étendue 
pour quelque chose de substantiel, toute étendue sera solide, ou bien 
toute étendue sera corporelle. Pour ce qui est du vide, un cartésien 
aura droit de conclure de son idée ou facon d'idée, qu'il n'y ena 
point, supposé que son idee soit bonne; mais un autre n'aura 
point raison de conclure d'abord de la sienne qu'il y en peut avoir; 
comme en effet, quoique je ne sois pas pour l'opinion cartésienne, 
je crois pourtant qu'il n'y a point de vide, et je trouve qu'on fait 
dans cet exemple un plus mauvais usage des idées que des 
maximes. 

S 15. Pi. Au moins il semble que, tel usage qu'on voudra faire 
des maximes dans les propositions verbales, elles ne nous sauraient 
donner la moindre connaissance sur les substances qui existent 
hors de nous. 

Tu. Je suis tout d'un autre sentiment. Par exemple, cette maxiine, 
que la nature agit par les plus courtes voies, ou du moins par les 
plus déterminées, suffit seule pour rendre raisou presque de toute 
l'optique, catoptrique et dioptrique, c'est-à-dire de ce qui se passe 
hors de nous dans les actions de la lumière, comme je l'ai montré 
autrefois, et M. Molineux l'a fort approuvé dans sa dioptrique, qui 
est un trés bon livre. 

Pu. On prétend pourtant que, lorsqu'on se sert des principes 
identiques pour prouver des propositions oü il y a des mots qui 
signifient des idées composces, comme homme, ou vertu, leur usage 
est extréimement dangereux et engage les hommes à regarder ou à 
recevoir la fausseté comme une vérité manifeste. Et que c'est parce 
que les hommes croient que, lorsqu'on retient les mêmes termes, les 
propositions roulent sur les mêmes choses, quoique les idées que 
ces termes signilient soient différentes ; de sorte que les hommes, 
prenant les mots pour les choses, comme ils le font ordinairement, 
des maximes servent communément à prouver des propositions 
contradictoires. 

Tu. Quelle injustice de blâmer les pauvres maximes de ce qui 
doit être imputé au mauvais usage des termes et à leurs équivoca- 
tions. Par la même raison, on blämera les syllogismes, parce qu'on 
conclut mal, lorsque les termes sont équivoques. Mais le syllogisme 
en est innocent, parce qu'en effet il y a quatre termes alors, contre 
les règles des syllogismes. Par la méme raison, on blàmerait aussi 
le calcul des arithméticiens ou des algébristes, parce qu'en mettant 


DE LA CONNAISSANCE 387 


X pour V, ou en prenant « pour b par mégarde, l'on en tire des 
conclusions fausses et contradictoires. 

8 19. Pi. Je croirais pour le moins que les maximes sont peu 
utiles, quand on a des idées claires et distinctes ; et d'autres veulent 
même qu'alors elles ne sont absolument de nul usage et prétendent 
que quiconque, dans ces rencontres, ne peut pas discerner la vérité 
et la fausseté sans ces sortes de maximes, ne pourra le faire par 
leur entremise ; et notre auteur (3 16, 17) fait méme voir qu'elles ne 
servent point à décider si un tel est homme ou non. 

Tn. Si les vérités sont fort simples et évidentes, et fort proches 
des identiques et des définitions, on n'a guère besoin d'employer 
expressément des maximes pour en tirer ces vérités, ear, l'esprit les 
emploie virtuellement et fait sa conclusion tout d'un coup sans en- 
trepôts. Mais, sans les axiomes et les théorèmes dejà connus, les 
mathématiciens auraient bien de la peine à avancer; car dans les 
longues conséquences, il est bon de s'arréter de temps en temps et 
de se faire comme des colonnes militaires au milieu du chemin, qui 
serviront encore aux autres à le marquer. Sans cela, ces longs che- 
mins seront trop incommodes et paraitront méme confus et obscurs, 
sans qu'on y puisse rien discerner et relever que l'endroit où l'on est ; 
c'est aller sur mer sans compas dans une nuit obscure sans voir 
fond, ni rive, ni étoiles ; c'est marcher dans de vastes landes, où il 
n'y à ni arbres, ni collines, ni ruisseaux; c'est aussi comme une 
chaine à anneaux, destinée à mesurer des longueurs, où il y aurait 
quelques centaines d'anneaux semblables entre eux tout de suite, 
sans une distinction de chapelet, ou de plus gros grains, ou de plus 
grands anneaux, ou d'autres divisions, qui pourraient marquer les 
pieds, les toises, les perches, etc. L'esprit qui aime l'unité dans la 
multitude, joint donc ensemble quelques-unes des conséquences 
pour en former des conclusions moyennes, et c'est l'usage des 
maximes et des théorèmes. Par ce moyen, il y a plus de plaisir, plus 
de lumiére, plus de souvenir, plus d'application et moins de répé- 
tition. Si quelque analvste ne voulait point supposer en calculant 
ces deux maximes géométriques, que le carré de l'hypoténuse est 
égal aux deux carrés des côtés de l'angle droit, et que les côtés cor- 
respondants des triangles semblables sont proportionnels, s'imagi- 
nant que, parce qu'on a la démonstration de ces deux théorémes par 
la liaison des idées qu'ils enferment, il pourrait s'en passer aisément 
en mettant les idées mêmes à leur place, il se trouvera fort éloigné 


388 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


de son compte. Mais, afin que vous ne pensiez pas, Monsieur, que le 
bon usage de ces maximes est resserré dans les bornes des seules 
sciences mathématiques, vous trouverez qu'il n'est pas moindre dans 
la jurisprudence; et un des principaux moyens de la rendre plus 
facile et d'en envisager le vaste océan comme dans une carte de géo- 
graphie, c'est de réduire quantité de décisions particulières à des 
principes plus généraux. Par exemple, on trouvera que quantité de 
lois des Digestes, d'actions ou d'exceptions, de celles qu'on appelle 
in factum, dépendent de cette maxime, ne quis alterius damno fiat 
locupletior, qu'il ne faut pas que l'un profite du dommage qui en 
arriverait à l'autre, ce qu'il faudrait pourtant exprimer un peu plus 
précisément. Il est vrai qu'il y a une grande distinction à faire entre 
les régles de droit. Je parle des bonnes et non de certains brocards 
(brocardica) introduits par les docteurs, qui sont vagues et obs- 
curs; quoique ces regles encore pourraient devenir souvent bonnes 
et utiles, si on les réformait, au lieu qu'avec leurs distinctions infi- 
nies (cum suis fallentiis) elles ne servent qu'à embrouiller. Or, les 
bonnes régles sont ou des aphorismes ou des maximes, el sous les 
maximes je comprends tant axiomes que théorémes. Si ce sont des 
aphorismes qui se forment par induction et observation et non par 
raison à priori, et que les habiles gens ont fabriqués aprés une revue 
du droit établi, ce texte du jurisconsulte ( 1), dans le titre des Digestes, 
qui parle des règles de droit, a lieu : non ex regula jus sumi, sed ex 
jure quod. est regulim fieri, c'est-à-dire qu'on tire des règles d'un 
droit déjà connu, pour s'en mieux souvenir, mais qu'on n'établit pas 
le droit sur ces règles. Mais il y a des maximes fondamentales qui 
constituent le droit méme et forment les actions, exceptions, 
réplications, etc., qui, lorsqu'elles sont enseignées par la pure rai- 
son et ne viennent pas du pouvoir arbitraire de l'État, constituent 
le droit naturel; et telle est la règle dont je viens de parler, qui dé- 
fend le profit dommageable. 1! y a aussi des règles dont les excep- 
tions sont rares et par conséquent qui passent pour universelles. 
Telle est la règle des Institutions de l'empereur Justinien dans le 
35 2 du titre des Actions, qui porte que, lorsqu'il s'agit des choses 
corporelles, l'acteur ne possede point, excepté dans un seul cas, que 
l'empereur dit être marqué dans les Digestes. Mais on est encore 
aprés pour le chercher. [l est vrai que quelques-uns au lieu de sane 


(1) Lacune dans le manuscrit. 


DE LA CONNAISSANCE 389 


uno casu, lisent sane non uno, et d'un cas on peut faire plusieurs 
quelquefois. Chez les médecins, feu M. Barner (1), qui nous avait 
fait espérer un .Vouveau Sennertus ou système de médecine, accom- 
modé aux nouvelles découvertes ou opinions, en nous donnant son 
Prodromus, avance que la maniére que les médecins observent ordi- 
nairement dans leurs systèmes de pratique est d'expliquer l'art de 
guérir, en traitant d'une maladie aprés l'autre, suivant l'ordre des 
parties du corps humain ou autrement, sans avoir donné des pré- 
céptes de pratique universels, communs à plusieurs maladies et 
symptómes, et que cela les engage à une infinité de répétitions; en 
sorte qu'on pourrait retrancher, selon lui, les trois quarts de Sen- 
nertus et abréger la science infiniment par des propositions géné- 
rales et surtout par celles à qui convient le xafoiou xoóxov d' Aristote 
c'est-à-dire qui sont réciproques, ou y approchent. Je crois qu'il a 
raison de conseiller cette méthode, surtout à l'égard des préceptes, 
oü la médecine est ratiocinative. Mais à proportion qu'elle est empi- 
rique, il n'est pas si aisé ni si sür de former des propositions univer- 
selles. Et de plus, il y a ordinairement des complications dans les 
maladies particulières, qui forment comme une imitation des subs- 
tances; tellement qu'une maladie est comme une plante ou un ani- 
mal, qui demande une histoire à part; c'est-à-dire ce sont des modes 
ou facons d'étre, à qui convient ce que nous avons dit des corps ou 
choses substantielles, une fièvre quarte étant aussi difficile à appro- 
fondir que l'or ou le vif-argent. Ainsi il est bon, nonobstant les pré- 
ceptes universels, de chercher dans les espéces des maladies des 
méthodes de guérir et des remédes qui satisfont à plusieurs indica- 
tions et concours de causes ensemble et surtout de recueillir ceux 
que l'expérience a autorisés; ce que Sennertus (2) n'a pas assez fait, 
car des habiles gens ont remarqué que les compositions des recettes 
qu'il propose sont souvent plus formées ex ingenio par estime 
qu'autorisées par l'expérience, comme il le faudrait pour étre plus 
sûr de son fait. Je crois donc que le meilleur sera de joindre les 


(1. BynNER (Jacques), médecin,florissait dans la deuxième moitié du xvn'siècle, 
a donné un Prodromus SNennerti novi et est surtout connu par sa CAimi«u phi- 
losophica. P. J. 

12) SENNERT /Danieli, illustre médecin, né à Breslau en 1572, mort à Vittemberg 
en 1637, a publié de nombreux ouvrages, dont les plus importants, au point de 
vue philosophique, sont ses : Æypommemata physica de rerum principiis, etc., et 
le De origine animarum. in brutis. Ses œuvres complètes ont eu plusieurs édi- 
tions, dont la meilleure est celle de Lyon, 1650 ou 1666. P. J. 


390 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


deux voies et de pas se plaindre des répétitions dans une matiére si 
délicate et si importante comme est la médecine, oü je trouve qu'il 
nous manque ce que nous avons de trop à mon avis dans la juris- 
prudence, c'est-à-dire des livres, des cas particuliers et des réper- 
toires de ce qui a déjà été observé; car je crois que la millième 
partie des livres des juriconsultes nous suffirait, mais que nous 
n'aurions rien de trop en matière de médecine, si nous avions mille 
fois plus d'observations bien circonstanciées. C'est que la jurispru- 
dence est toute fondée en raison à l'égard de ce qui n'est pas expres- 
sément marqué par les lois ou par les coutumes. Car on le peut tou- 
jours tirer ou de la loi ou du droit naturel au défaut de la loi par le 
moyen de la raison. Et les lois de chaque pays sont finies et déter- 
minées, ou peuvent le devenir; au lieu qu'en médecine les principes 
d'expérience, c'est-à-dire les observations, ne sauraient étre trop 
multipliées pour donner plus d'occasion à la raison de déchiffrer ce 
que la nature ne nons donne à connaitre qu'à demi. Au reste, je ne 
sache personne qui emploie les axiomes de la manière que l'au- 
teur habile dont oous parlez le fait faire (8 16, 17) comme si quel- 
qu'un, pour démontrer à un enfant qu'un nègre est un homme se 
servait du principe : ce qui est, est; en disant: Un nègre a l'áme 
raisonnable; or l'âme raisonnable et l'homme est la méme chose, 
et par conséquent si, avant l'âme raisonnable, il n'était pas homme, 
il serait faux que ce qui est est, ou bien une méme chose serait et 
ne serait pas en méme temps. Car. sans employer ces maximes, qui 
ne sont point de saison ici et n'entrent pas directement dans le rai- 
sonnement, comme aussi elles n'y avancent rien, tout le monde se 
contentera de raisonner ainsi: un nègre a l'âme raisonnable; qui- 
conque a l'âme raisonnable est un homme, donc le nègre est un 
homme. Et, si quelqu'un prévenu qu'il n'y a point'd'áme raisonnable 
quand elle ne nous parait point, concluait que les enfants qui vien- 
nent de naitre et les imbéciles ne sont point de l'espèce humaine 
(comme en effet l'auteur rapporte d'avoir discouru avec des per- 
sonnes fort raisonnables qui le niaient), je ne crois point que le 
mauvais usage de la maxime, qu'il est impossible qu'une chose soit 
et ne soit pas, les séduirait, ni qu'ils y pensent méme en faisant ce 
raisonnement. La source de leur erreur serait une extension du prin- 
cipe de notre auteur, qui nie qu'il y a quelque chose dans l'âme 
dont elle ne s'apercoit pas, au lieu que ces messieurs iraient jusqu'à 
nier l'âme méme, lorsque d'autres ne l'aperçoivent point. 


m 





DE LA CONNAISSANCE 304 


CHAP. VIII. — Drs PROPOSITIONS FRIVOLES 


Pu.Je crois bien que les personnes raisonnables n'ont garde 
d'einployer les axiomes identiques de la manière dont nous venons 
de parler. $2. Aussi semble-t-il que ces maximes purement identi- 
ques ne sont que des propositions frivoles ou nugatorie, comme les 
écoles mémes les appellent. Et je ne me contenterais pas de dire que 
cela semble ainsi, si votre surprenant exemple de la démonstration 
de la conversion par l'entremise des identiques ne me faisait aller 
bride en main dorénavant, lorsqu'il s'agit de mépriser quelque chose. 
Cependant je vous rapporterai ce qu'on allégue pour les déclarer 
frivoles entièrement. C'est, $ 3, qu'on reconnait à la première vue 
qu'elles ne renferment aucune instruction, si ce n'est pour faire voir 
quelquefois à un homme l'absurdité où il s'est engagé. 

Tn. Comptez-vous cela pour rien, Monsieur, et ne reconnaissez- 
vous pas que réduire une proposition à l'absurdité, c'est démontrer 
sa contradictoire ? Je crois bien qu'on n'instruira pas un homme en 
lui disant qu'il ne doit pas nier et affirmer le méme en méme temps; 
mais on l'instruit en lui montrant, par la force des conséquences, 
qu'il le fait sans y penser. Il est difficile, à mon avis, de se passer 
toujours de ces démonstrations apagogiques, c'est-à-dire qui rédui- 
sent à l'absurdité, et de tout prouver par les ostensives, comme on 
les appelle; et les géométres, qui sont fort curieux là-dessus, l'ex- 
périmentent assez. Proclus le remarque de temps en temps, lorsqu'il 
voit que certains géomètres anciens, venus aprés Euclide, ont trouvé 
une démonstration plus directe (comme on le croit) que la sienne. 
Mais le silence de cet ancien commentateur fait assez voir qu'on ne 
l'a point fait toujours. 

$ 3. Pri. An moins avouerez-vous, Monsieur, qu'on peut former un 
million de propositions à peu de frais, mais aussi fort peu utiles ; 
car n'est-il pas frivole de remarquer, par exemple, que l'huitre est 
l'huître, et qu'il est faux de le nier ou de dire que l'huitre n'est point 
l'huitre? Sur quoi notre auteur dit agréablement qu'un homme qui 
ferait de cette huitre, tantôt le sujet, tantôt l'attribut, ou le predi- 
catum, serait justement comme un singe qui s'amuserait à jeter une 
huitre d'une main à l'autre, ce qui pourrait tout aussi bien satisfaire 


392 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


la faim du singe, que ces propositions sont capables de satisfaire 
l'entendement de l'homme. 

Ta. Je trouve que cet auteur, aussi plein d'esprit que doué de ju- 
gement, a toutes les raisons du monde de parler contre ceux qui en 
useraient ainsi. Mais vous voyez bien comment il faut employer les 
identiques pour les rendre utiles ; c'est en montrant, à force de con- 
séquences et de définitions, que d'autres vérités qu'on veut établir 
S y réduisent. 

x 4. Pur. Je le reconnais, et je vois bien qu'on le peut appliquer à 
plus forte raison aux propositions qui paraissent frivotes. et le sont 
en bien des occasions, où une partie de l'idée complexe est affir- 
mée de l'objet de cette idée, comme en disant : le plomb est un 
métal, dans l'esprit d'un homine qui connait la signification de ces 
termes, et qui sait que le ploinb signifie un corps fort pesant, fusible 
et malléable; il y a ce seul usage. qu'en disant métal, on lui désigne 
tout d'un coup plusieurs des idées simples, au lieu de les lui com- 
pter une par une, $5. ]l en est de même lorsqu'une partie de la dé- 
finition est affirmée du terme défini, comme en disant : tout or est 
fusible supposé qu'on a défini i'or. que c'est un corps jaune, 
fusible et malléable. Item de dire que le triangle a trois cótés, que 
l'homme est un animal, qu'un palefroi (vieux mot francais) est un 
animal qui hennit, cela sert pour définir les mots, et non pas pour 
apprendre quelque chose outre la. définition. Mais on nous apprend 
quelque chose, en disant que l'homme à une notion de Dieu, et que 
l'opium le plonge dans le sommeil. 

Tu. Outre ce que j'ai dit des identiques qui le sont entierement, 
on trouvera que ces identiques à demi ont encore une utilité parti- 
culiére. Par exemple : un homme sage est toujours un homme ; cela 
donne à connaitre qu'il n'est pas infaillible, qu'il est mortel, etc. 
Quelqu'un a besoin. dans le danger, d'une balle de pistolet ; il 
manque de plomb pour en fondre dans la. forme qu'il a: un ami lu 
dit: Souvenez-vous que l'argent, que vous avez dans votre bourse, 
est fusible ; cet ami ne lui apprendra point une qualité de l'argent ; 
mais il le fera penser à un usage qu'il en peut faire, pour avoir des 
balles à pistolet dans ce pressant besoin. Une bonne partie des 
vérités morales et des plus belles sentences des auteurs est de 
cette nature. Elles n'appreunent rien bien souvent, mais elles font 
penser à propos à ce que l'on sait. Cet iambe sénaire de la tragédie 
latine ; 


im. 


DE LA CONNAISSANCE 393 
Cuivis potest accidere, quod cuiquam potest, 


(qu'on pourrait exprimer ainsi, quoique moins joliment : ce qui 
peut arriver à l'un, peut arriver à chacun), ne fait que nous faire 
souvenir de la condition humaine : Quod nihil humani à nobis alie- 
num putare debemus. Cette régle des jurisconsultes qui jure suo 
utitur, nemini facit injuriam (celui qui use de son droit ne fait 
tort à personne), parait frivole. Cependant elle a un usage fort bon 
en certaines rencontres et fait penser justement à ce qu'il faut. 
Comme si quelqu'un haussait sa maison, autant qu'il est permis par 
les statuts el usances, et qu'ainsi il ótait quelque vue à son voisin, 
on payerait ce voisin d'abord de cette méme régle de droit, s'il s'a- 
visait de se plaindre. Au reste, les propositions de fait, ou les expé- 
riences, comme celle qui dit que l'opium est narcotique, nous mé- 
nent plus loin que les vérités de la pure raison, qui ne nous peu- 
vent jamais faire aller au delà de ce qui est dans nos idées distinctes. 
Pour ce qui est de cette proposition, que tout homme a une notion 
de Dieu, elle est de la raison, quand notion signifie idée. Car l'idée 
de Dieu, selon moi, est innée dans tous les hommes ; mais, si cette 
notion signifie une idée où l'on pense actuellement, c'est une pro- 
position de fait qui dépend de l'histoire du genre humain. $ 7. Enfin 
dire qu'un triangle a trois côtés cela n'est pas siidentique qu'il semble, 
car il faut un peu d'attention pour voir qu'un polygone doit avoir 
autant d'angles que de cótés ; aussi y aurait-il un cóté de plus, si le 
polygone n'était point supposé fermé. 

$ 9. Pu. ll semble que les propositions générales qu on forme sur 
ls substances sont pour la plupart frivoles, si elles sont certaines. 
Et qui sait les significations des mots. substance, homme, animal, 
forme, âme végétative, sensitive, raisonnable, en formera plusieurs 
propositions indubitables, mais inutiles, particulièrement sur l'âme, 
dont on parle souvent sans savoir ce qu'elle est réellement. Chacun 
peut voir une infinité de propositions, de raisonnements et de con- 
clusions de cette nature dans les livres de métaphysique, de théo- 
logie scolastique, et d'une certaine espèce de physique, dont la lec- 
ture ne lui apprendra rien de plus de Dieu, des esprits et des corps, 
que ce qu'il en savait avant d'avoir parcouru ces livres. 

Tu. Il est vrai que les abrégés de métaphysique et tels autres 
livres de cette trempe, quise voient communément, n'apprennent 
que des mots. De dire, par exemple, que la métaphysique est la 


E. j^ YOCVEATX ESA «TE L ENTEXDEMENT 


wience de ilie em cenerzi. qui e» explique les principes et les 
sfleriions qui en -manat: que le: principes de l'Étre sont l'es- 
vence et l'existence : et que les aff-ctions sont ou primitives. savoir, 
| un. le vrai. le bon: eu derivativ-s. savoir le meme et le divers, 
le simple et le compose. etc. et en parlant de chacun de ces termes, 
ne donner que des noti ns vagues et des distinctions de mots, c'est 
bien abuser du nom de science. Cependant. il faut rendre cette jus- 
tice aux Scolastiques plus profonds. comme Suarez 1 (dont Gro- 
tius 2 faisait «i grand cas. de reconnaitre qu'il v a quelquefois 
chez eux des discussions considerables. comme sur le continuum, 
sur l'infini. sur Ja contingence, sur la réalité des abstraits. sur le prin- 
cipe de l'individuation. sur l'origine et le vide des formes, sur l'âme 
et sur ses facultés. sur le concours de Dieu avec ses créatures, etc., 
et méme en inorale. sur la nature de la volonté et sur les prin- 
cipes de la justice : en un mot. il faut avouer qu'il y a encore de l'or 
dans ces scories, mais il n'y a que des personnes éclairées qui en 
puissent profiter : et de charger la jeunesse d'un fatras d'inutilités, 
parce qu'il y a quelque chose de bon par-ci par-Ià, ce serait mal 
ménager la plus précieuse de toutes les choses, qui est le temps. Au 
reste, nous ne Sommes pas tout à fait dépourvus de propositions géné- 
"ies sur les substances, qui soient certaines et qui méritent d'être 
«ues, D y a de grandes et belles vérités sur Dieu et sur l'âme, que 
notre habile auteur a enseignées ou de son chef, ou en partie après 
d'autres. Nous y avons peut-être ajouté quelque chose aussi. Et quant 
aux connaissances génerales touchant les corps, on en ajoute d'assez 
considérables à celles qu'Aristote avait laissées, et l'on doit dire que 
la physique, méme la générale, est devenue bien plus réelle qu'elle 
n'etait auparavant, Et quant à la métaphysique réelle, nous com- 
mencons quasi à l'établir, et nous trouvons des vérités importantes 
fondées en raison et coufirmées par l'expérience, qui appartiennent 
aux substances en. général. J'espère aussi d'avoir avancé un peu la 
connaissance générale de l'àme et des esprits. Une telle métaphysique 
est ce qu'Aristote demandait, c'est la science qui s'appelle chez lui 


Ai Sous QED, jésuite, théologien célebre, né à Grenade en 1518, mort en 
Ut? C'est, on peut le dire, le dernier des scholastiques; On a de lui des 
Vetuphusicarum disputationum libri duo. in-P, Paris, 1619 , et un Trartatus de 
legibus et. Deo legislutore ii PC, Londres; 16790 . P. J. 

3 Gros Hugo de Group, illustre jurisconzulte, né à Delft en Hoilande. 
le 10 avril ANR, mort à Ractock en 16145. Son principal ecrit est son De Jure 
pacs et hell, traduit en français par Barbevrae. P.J. 


DE LA CONNAISSANCE , 395 


trtovaévn, la désirée ou qu'il cherchait, qui doit être, à l'égard des 
autres sciences théoriques, ce que la science de la félicité est aux 
arts dont elle a besoin, et ce que l'architecte est aux ouvriers. C'est 
pourquoi Aristote disait que les autres sciences dépendent de la 
métaphysique comme de la plus générale, et en devaient emprunter 
leurs principes, démontrés chez elle. Aussi faut-il savoir que la vraie 
morale est à la métaphysique ce que la pratique est à la théorie, 
parce que de la doctrine des substances en commun dépend la con- 
naissance des esprits et particulièrement de Dieu et de l'âme, qui 
donne une juste étendue à la justice et à la vertu. Car, comme j'ai 
remarqué ailleurs, s'il n'y avait ni Providence ni vie future, le sage 
serait plus borné dans la pratique de la vertu ; car il ne rapporterait 
tout qu'à son contentement présent, et méme ce contentement, qui 
parait déjà chez Socrate, chez l'empereur Marc Antonin, chez Epic- 
tète (1) et autres anciens, ne serait pas si bien fondé toujours sans 
ces belles et grandes vues que l'ordre et l'harmonie de l'univers 
nous ouvrent jusque dans un aveuir sans bornes ; autrement la tran- 
quillité de l'âme nesera que ce qu'on appelle patience par force, de 
sorte qu'on peut dire quela théologie naturelle, comprenant deux 
parties, la théorique et la pratique, contient tout à la fois la méta- 
physique réelle et la morale la plus parfaite. 

$ 12. Pn. Voilà des connaissances, sans doute, qui sont bien éloi- 
gnes d'étre frivoles, ou purement verbales. Mais il semble que ces 
dernières sout celles où deux abstraits sont affirmés l’un de l'autre ; 
par exemple, que l'épargne est frugalité, que la gratitude est justice ; 
et quelque spécieuses que ces propositions et autres paraissent 
quelquefois du premier coup d'œil, cependant si nous en pressons 
la force, nous trouvons que tout cela n'emporte autre chose que la 
signification des termes. 

Ta. Mais les significations des termes, c'est-à-dire les définitions, 
jointes aux axiomes identiques, expriment les principes de toutes 

(1) ANTONIN, ÉPICTÈTE, stuiciens romains du temps de l'empire. Épictète, né 
à Hieropolis en Phrygie. dans le premier siècle de notre ère, mort dans le 
milieu du second siècle ; il fut d'abord esclave, puis affranchi. Les deux ou- 
vrages qui résument sa doctrine sont /e Manuel et les Entretiens. La plus céle- 
bre édition d’Epictete est cellede Schweighauser, grecque-latine, 15 vol. in-&°; 
Leipzig, 1799-1801. 

M. Antonin ou Marc Auréle, empereur, né à Rome l'an 221 avant J.-C., mort 
en 130 ; son seul ouvrage est le livre des Pensées. Schulz en à donné une 
edition in-8' à Sleswig, 1802. On a une trad. franc. de Dacier, 2 vol. in-12, 


Paris, 1691 ; de Joly, in-12 et in-*^, 1770 et 1813 ; de Pierron, gr. in-18, Paris, 
1843 ; et de Barthelemy-Saint-Hilaire, 1876. P. J. 


396 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


les démonstrations; et. comme ces définitions peuvent faire connaître 
en méme temps les idées et leur possibilité, il est visible que ce qui 
en dépend n'est pas toujours purement verbal. Pour ce qui est de 
l'exemple, que la gratitude est justiee, ou. plutót une partie de la 
justice, il n'est pas à mépriser, car il fait connaître que ce qui s'appelle 
actio ingrati, ou la plainte qu'on peut faire contre les ingrats, de- 
vrait étre moins négligée dans les tribunaux. Les Romains rece- 
vaient cette action contre les libertés ou affranchis, et encore au- 
jourd'hui elle doit avoir lieu à l'égard de la révocation des dons. Au 
reste, j'ai déjà dit ailleurs qu'encore des idées abstraites peuvent 
être attribuées l'une à l'autre, le genre à l'espèce ; comme en disant: 
la durée est une continuité, la vertu est une habitude ; maïs la jus- 
tice universelle est non seulement une vertu, mais méme c'est la 
vertu morale entiére. 


CHAP. IX. — DE LA CONNAISSANCE QUE NOUS AVONS 
DE NOTRE EXISTENCE. 


$ 1. Pa. Nous n'avons considéré jusqu'ici que lesessencés des choses 
el, comme notre esprit ne les connait que par abstraction, en les 
détachant de toute existence particuliére, autre que celle qui est dans 
notre enteudement, elles ne nous donnent absolument point de con- 
naissance d'aucune existence réelle. Et les propositions universelles, 
dont nous pouvons avoir une connaissance certaine, ne se rapportent 
point à l'existence. Et d'ailleurs, toutes les fois qu'on attribue quel- 
que chose à un individu d'un genre ou d'une espéce par une propo- 
sition qui ne serait point certaine, si le même était attribué au genre 
ou à l'espèce en général, la proposition n'appartient qu'à l'existence 
et ne fait connaitre qu'unc liaison accidentelle dans ces choses exis- 
tantes en particulier, comme lorsqu'on dit qu'un tel homme est 
doctc. 

Tu. Fort bien, et c'est dans ce sens que les philosophes aussi, dis- 
tinguant si souvent entre ce qui est de l'essence et ce qui est de l'exis- 
tence, rapportent à l'existence tout ce qui est accidentel ou contin- 
gent. Bien souvent on ne sait pas méme si les propositions univer- 
selles, que nous ne savons que par expérience, ne sont pas peut-étre 
accidentelles aussi, parce que notre expérience est bornée, comme 


DE LA CONNAISSANCE 397 


. dans les pays où l'eau n'est point glacée, cette proposition qu'on y 
formera, que l'eau est toujours dans un état fluide, n'est pas essen- 
tielle, et on le connait en venant dans des pays plusfroids. Cependant, 
on peut prendre l'accidentel d'une manière plus rétrécie, en sorte 
qu'il y à comme un milieu entre lui et l'essentiel ; et ce milieu est 
le naturel, c'est-à-dire ce qui n'appartient pas à la chose nécessai- 
rement, mais qui cependant lui convient de soi si rien ne l'empéche. 
Ainsi quelqu'un pourrait soutenir qu'à la vérité il n'est pas essentiel 
à l'eau mais qu'il lui est naturel au moins d'être fluide. On le pourrait 
soutenir, dis-je, mais ce n'est pourtant pas une chose démontrée, et 
peut-être que les habitants de la Lune, s'il y en avait, auraient sujet 
dene se pas croire moins fondés de dire qu'il est naturel à l'eau 
d'étre glacée. Cependant, il y a d'autres cas oü le naturel est moins 
douteux. Par exemple, un rayon de lumiére va toujours droit dans 
le méme milieu, à moins que par accident il ne rencontre quelque 
surface quile réfléchit. Au reste, Aristote a coutume de rapporter à 
la matière la source des choses accidentelles ; mais alors il y faut 
eutendre la matière seconde, c'est-à-dire le tas ou la masse des 
Corps. 


5 2. PH. J'ai remarqué déjà, suivant l'excellent auteur anglais qui 
a écrit l'Essai concernant l'entendement, que nous connaissions notre 
existence par l'intuition, celle de Dieu par démonstration, et celle 
des autres par sensation. 33. Or cette intuition qui fait connaitre notre 
existence à nous-mémes, fait que nous la connaissons avec une évi- 
dence entière qui n'est point capable d’être prouvée et n'en a point 
besoin; tellement que, lors méme que j'entreprends de douter de 
toutes choses, ce doute méme ne me permet pas de douter de mon 
existence. Enfin nous avons là-dessus le plus haut degré de certitude 
qu on puisse imaginer. 

Tu. Je suis entierement d'accord de tout ceci. Et j'ajoute que 
l'aperception immédiate de notre existence et de nos pensées nous 
fournit les premières vérités à posteriori ou de fait, c'est-à-dire les 
premières expériences; comme les propositions identiques contien- 
nent les premiéres vérités à priori ou de raison, c'est-à-dire les pre- 
mières lumières. Les unes et les autres sont incapables d’être prou- 
vées et peuvent étre appelées immédiates ; celles-là, parce qu'il y a 
immediation entre l'entendement et son objet, celles-ci, parce qu'il 
y a immédiation entre le sujet et le prédicat. 


398 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


CHAP. X. — DE LA CONNAISSANCE QUE NOUS AYONS DE 
L'EXISTENCE DE DIEU. 


S 4. Pir. Dieu ayant donné à notre âme les facultés dont elle est 
ornée, il ne s'est point laissé sans témoignage; car les sens, l'intelli- 
gence et la raison nous fournissent des preuves manifestes de son 
existence. 

Tu. Dieu n'a pas seulement donne à l'áme des facultés propres à 
le connaitre, mais il lui a aussi imprimé des caractères qui le mar- 
quent, quoiqu'elle ait besoin des facultés pour s'aperceevoir de ces 
'aractéres. Mais je ne veux point répéter ce qui a été discuté entre 
nous sur les idées et les vérités innées, parmi lesquelles je compte 
l'idée de Dieu et la vérité de son existence. Venons plutót au fait. 

Pn. Or, encore que l'existence de Dieu soit la vérité la plus aisée 
à prouver par la raison, et que son évidence égale, si je ne me 
trompe, celle des démonstrations mathématiques, elle demande 
pourtant de l'attention. Il n'est besoin d'abord que de faire réflexion 
sur nous-mémes et sur notre propre existence indubitable. Ainsi je 
suppose que chacun connait qu'il est quelque chose qui existe 
actuellement, et qu'ainsi il y 2 un Etre réel. S'il y a quelqu'un qui 
puisse douter de sa propre existence, je déclare que ce n'est pas à 
lui que je parle. 33. Nous savons encore, par une connaissance de 
simple vue, que le pur néant ne peut point produire un Etre réel. 
D'où il s'ensuit d'une évidence mathématique que quelque chose a 
existé de toute éternité, puisque tout ce qui a un commencement 
doit avoir été produit par quelque autre chose. 8 4. Or tout étre 
qui tire son existence d'un autre tire aussi de lui tout ce qu'il a et 
toutes ses facultés. Donc la source éternelle de tous les êtres est 
aussi le principe de toutes leurs puissances, de sorte que cet Etre 
éternel doit être aussi tout-puissant. 3 5. De plus, l'homme trouve 
en lui-méme la connaissance. Donc il y a un étre intelligent. Or il 
est impossible qu'une chose absolument destituce de connaissance 
et de perception produise un étre intelligent, et il est contraire à 
l'idée de la matiére, privée de sentiment, de s'en produire à elle- 
méme. Donc la source des choses est intelligente, et il y a eu un Etre 
intelligent de tout éternité, 5 6. Un Étre éternel, trés puissant et trés 
intelligent, est ee qu'on appelle Dieu. Que s'il se trouvait quelqu'un 


DE LA CONNAISSANCE 399 


assez déraisonnable pour supposer que l'houme est le seul être qui 
ait de la connaissance et de la sagesse, mais que néanmoins il a été 
formé par le pur hasard, et que c'est ce méme principe aveugle et 
sans connaissance qui conduit tout le reste de l'univers. je l'avertirai 
d'examiner à loisir là censure tout à fait solide et pleine d'emphase 
de Cicéron {De legibus, lib. 1L. Certainement, dit-il, personne ne 
devrait être si sottement orgucilleux que de s'imaginer qu'il v a au 
dedans de lui un entendement et de Ja raison, et que cependant il 
n'y a aucune intelligence qui gouverne tout ce vaste univers. De ce 
que je viens de dire, il s'ensuit clairement que nous avons une con- 
naissance plus certaine de Dieu, que de quelque autre chose que ce 
soit hors de nous. 

Tu. Je vous assure, Monsieur, avec une parfaite sincérité, que je suis 
extrémement fâché d'être obligé de dire quelque chose contre cette 
démonstration ; mais je le fais seulement afin de vous donner occa- 
sion de remplir le vide. C'est principalement à l'endroit où vous 
concluez {$ 3) que quelque chose a existé de toute éternité. J'y 
trouve de l'ambiguïté, si cela veut dire qu'il n'y ait jamais eu aucun 
tem ps où rien n'existait. J'en demeure d'accord, et cela suit vérita- 
blement les précédentes propositions, par une conséquence toute 
mathématique. Car, si jamais il y avait eu rien, il y aurait toujours 
eu rien, le rien ne pouvant point produire un étre; donc nous- 
mémes ne scrions pas, ce qui est contre la première vérité d'expé- 
rience. Mais la suite fait voir d'abord que, disant que quelque chose 
a existé de toute éternité, vous entendez une chose éternelle. Cepen- 
dant il ne s'ensuit point, en vertu de ce que vous avez avancé jus- 
qu'ici, que s'il y a toujours eu quelque chose, il y a toujours eu une 
certaine chose, c'est-à-dire qu'il y a un Être éternel. Car quelques 
adversaires diront que moi, j'ai été produit par d'autres choses, et ces 
choses encore par d'autres. De plus, si quelques-uns admettent des 
êtres éternels (comme les épicuriens leurs atomes), ils ne se "croi- 
ront pas être obligés pour cela d'aecorder un Fire éternel qui soit 
seul la source de tous les autres. Car, quand ils reconnaitraient que 
ce qui donne l'existence donne aussi les autres qualités et puissances 
dela chose, ils nieront qu'une seule chose donne l'existence aux 
autres, et ils diront méme qu'à chaque chose plusieurs autres doi- 
vent concourir. Ainsi nous n'arriverons pas par cela seul à une source 
de toutes les puissances. Cependant il est trés raisonnable de juger 
qu'il y en a une, et méme que l'univers est gouverné avec sagesse. 


400 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


Mais, quand on croit la matiére susceptible de sentiment, on pourra 
étre disposé à croire qu'il n'est point impossible qu'elle le puisse pro- 
duire. Àu moins il sera difficile d'en apporter une preuve, qui ne 
fasse voir en méme temps qu'elle en est incapable tout à fait; et 
. supposé que notre pensée vienne d'un étre pensant, peut-on prendre 
pour accordé, sans préjudice de la démonstration, que ce doit être 
Dieu ? 

$ 7. Pur. Je ne doute point que l'excellent homme dont j'ai emprunté 
cette démonstration, ne soit capable de la perfectionner; et je 
tácherai de l'y porter, puisqu'il ne saurait guére rendre un plus 
grand service au public. Vous-même le souhaitez. Cela me fait croire 
que vous ne croyez point que, pour fermer la bouche aux athées on 
doit faire rouler tout sur l'existence de l'idée de Dieu en nous, 
comme font quelques-uns, qui s'attachent trop fortement à cette 
découverte favorite, jusqu'à rejeter toutes les autres démonstrations 
de l'existence de Dieu, ou du moins à tácher de les affaiblir et à dé- 
fendre de les employer, eomme si elles étaient faibles ou fausses: 
quoique dans le fond ce soient des preuves qui nous font voir si clai- 
rement et d'une maniere convaincante l'existence de ce souverain 
Être par la considération de notre propre existence et des parties 
sensibles de l'Univers, que je ne pense qu'un homme sage y doive 
résister. 

Tu. Quoique je sois pour les idées innées et particulièrement pour 
celle de Dieu, je ne crois point que les démonstrations des Cartésiens, 
tirées de l'idée de Dieu, soient parfaites. J'ai montré amplement ail- 
leurs (dans les Actes de Leipsick et dans les mémoires de Trévoux) 
que celle de M. Descartes a empruntée d'Anselme (1), archevêque 
de Cantorbéry, est tres belle et trés ingénieuse à la vérité, mais qu'il y 
3 un vide à remplir. Ce célébre archevéque, qui a sans doute été un 
des plus capables hommes de son temps, se félicite, non sans raison, 
d'avoir trouvé un moyen de prouver l'existence de Dieu à priori, par 
sa propre notion, sans recourir à ses effets. Et voici à peu pres la 
force de son argument : Dieu est le plus grand, ou (comme parle 
Descartes) le plus parfait des êtres, ou bien c'est un être d'une 
grandeur et d'une perfection supréme, qui en enveloppe tous les 
degrés. C'est là la notion de Dieu. Voici maintenant comment l'exis. 
tence suit de cette notion. C'est quelque chose de plus d'exister que 
de ne pas exister, ou bien l'existence ajoute un degré à la grandeur 
ou à la perfection, et comme l'énonce M. Descartes, l'existence est 


DE LA CONNAISSANCE 401 


elle-même une perfection. Donc ce degré de grandeur et de perfec- 
tion, ou bien cette perfection, qui consiste dans l'existence, est dans 
cet Être suprême, tout grand, tout parfait : car autrement quelque 
degré lui manquerait, contre sa définition. Et par conséquent cet 
Étre suprême existe. Les scolastiques, sans excepter méme leur 
Docteur angélique ont méprisé ect argument et l'ont fait passer pour 
un paralogisme; en quoi ils ont eu grand tort, et M. Descartes, 
qui avait étudié assez longtemps la philosophie scolastique au collège 
des Jésuites de la Fléche, a eu grande raison de le rétablir. Ce n'est 
pas un paralogisme, mais c'est une démonstration imparfaite, qui 
suppose quelque chose qu'il fallait encore prouver, pour le rendre 
d'une évidence mathématique, c'est qu'on suppose tacitement que 
cette idée de l'Étre tout grand ou tout parfait est possible et n'im- 
plique point de contradiction. Et c'est déjà quelque chose que par 
cette remarque on prouve que supposé que Dieu soit possible, il 
existe, ce qui est le privilège de la seule divinité. On a droit de pre- 
sumer la possibilité de tout étre et surtout celle de Dieu jusqu'à ce 
que quelqu'un prouve le contraire. De sorte que cet argument 
métaphysique donne déjà une conclusion morale démonstrative, 
qui porte que suivant l'état présent de nos connaissances, il faut 
juger que Dieu existe, et agir comformément à cela. Mais il serait 
pourtant à souhaiter que des habiles gens achevassent la démonstra- 
tion dans la rigueur d'une évidence mathématique, et je crois d'avoir 
dit quelque chose ailleurs qui y pourra servir. L'autre argument de 
M. Descartes, qui entreprend de prouver l'existence de Dieu, parce 
que son idée cst en notre iine, et qu'il faut qu'elle soit venue de 
l'original, est encore moins concluant. Car premièrement cet argu- 
ment a ce défaut commum avec le précédent, qu'il suppose qu'il v a 
en nous une telle idée, c'est-à-dire que Dieu est possible. Car ce 
qu'allégue M. Descartes qu'en parlant de Dieu nous savons ce que 
nous disons, et que par conséquent nousen avons l'idée, est un 
indice trompeur, puisqu'en parlant du mouvement perpétuel méca- 
nique, par exemple, nous savons ee que nous disons, et cependant 
ce monvement est une chose impossible, dont par conséquent on ne 
saurait avoir idée qu'en apparence. Et secondement, ce méme argu- 
ment ne prouve pas assez que l'idée de Dieu, si nous l'avons, doit 
venir de l'original. Mais je ne veux point m'y arréter présentement. 
Vous me direz, Monsieur, que, reconnaissant en nous l'idée innée de 
Dieu, je ne dois point dire qu'on peut révoquer en doute s'il y en a 
PAUL JANET. — Leibniz. 1-26 


402 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


une? Mais je ne permets ce doute que par rapport à une démons- 
tration. rigoureuse fondée sur l'idée toute seule. Càr on est assez 
assuré, d'ailleurs, de l'idée et de l'existence de Dieu. Et vous vous 
souviendrez que j'ai montré comment les idées sont en nous non 
pastoujours en sorte qu'on s'en apercoive, mais toujours en sorte 
qu'on les peut tirer de son propre fond et rendre apercevables. 
Et c'est aussi ce que je crois de l'idée de Dieu, dont je tiens la pos- 
sibilité et l'existence démontrées de plus d'une facon. Et l'har- 
monie préctab!ie même nous fournit un autre moyen incontestable. 
Je crois d'ailleurs que tous les moyens qun a employés pour 
prouver l'existence de Dieu sont bons et pourraient servir, si on les 
perfectionnait, et je ne suis nullement d'avis qu'on doive négliger 
celui qui se tire de l'ordre des choses. 

S8 9. Pi. ll sera. peut-être à propos d'insister un peu sur cette 
question, si un. étre pensant peut. venir d'un étre non pensant et 
privé de tout sentiment et connaissance, tel que pourrait être la 
matiere. S 10. Il est méme assez manifeste qu'une partie de la ma- 
tière est incapable de rien. produire par elle-même et de se donner 
du mouvement. Il faut donc. ou que son mouvement soit éternel, 
ou qu'il lui soit imprimé par un être plus puissant. Quand ce mou- 
vement serait éternel, il serait toujours incapable de produire de la 
connaissance. Divisez-la en autant de petites parties qu'il vous plaira, 
comme pour la spiritialiser. dounez-lui toutes les figures et tous les 
mouvements que vous voudrez, faites-en un globe, un cube, un 
prisme, un cylindre, ete., dont les diamètres ne soient que la 
100000* partie d'un gry, qui est 1:10 d'une ligne qui est 1/40 d'un 
pouce, qui est 1/10 d'un pied philosophique, qui est 1/3 d'un pen- 
dule, dont chaque vibration dans la latitude de £5 degrés est égale 
à uue seconde de temps. Cette particule de matiére, quelque petite 
qu'elle soit, n'agira pas autrement sur d'autres corps, d'une gros- 
seur qui lui soit proportionnée, que les corps qui ont un pouce ou 
un pied de diamètre agissent entre eux. Et l'on peut il espérer avec 
autant de raison de produire du sentiment, des pensées et de la 
connaissance, en joignant ensemble des grosses parties de Ja ma- 
tiere de certaine figure et de certain mouvement, que par le moyen 
des plus petites parties de matière qu'il y ait au monde. Ces der- 
nieres se heurtent, se poussent, et résistent l'une à l'autre juste- 


LL, GEHRRARDT : l'on pense, 


DE LA CONNAISSANCE | 403 


ment comme les grosses, et c'est ce qu'elles peuvent faire. Mais, si 
la matiére pouvait tirer de son sein le sentiment, la perception ct la 
connaissance, immédiatement et sans machine, ou sans le secours 
des figures et des mouvements, en ce cas-là ce devrait être une pro- 
priété inséparable de la matière et de toutes ses parties, d'en avoir. 
À quoi l'on pourrait ajouter qu'encore que l'idée générale et spéci- 
fique, que nous avons de la matière, nous porte à en parler comme 
si c'était une chose unique en nombre, cependant toute la matière 
u'est pas proprement une chose individuelle qui existe comme un 
étre materiel, ou un corps singulier que nous connaissons, ou que 
nous pouvous concevoir. De sorte que, si la matière etait le premier 
être éternel pensant, il n'y aurait pas un être unique éternel, infini 
et pensant, mais un nombre infini d'étres éternels, infinis, pensants, 
qui seraient indépendants les uns des autres, dont les forces seraient 
bornées et les pensées distinctes, et qui, par conséquent, ne pour- 
raient jamais produire cet ordre, cette harmonie et cette beauté 
qu'on remarque dans la nature. D'oü il s'ensuit nécessairement que 
le premier être éternel ne peut étre la matiere. J'espère que vous 
serez plus content, Monsieur, de ce raisonnement pris de l'auteur 
celebre de la démonstration précedente, que vous n'avez paru l'être 
de sa démonstration. 

TH. Je trouve le présent raisonnement le plus solide du monde, 
et non seulement exact, mais encore profond et digne de son auteur. 
Je suis parfaitement de son avis qu'il n'v a point de combinaison et 
de modilication des parties de la matiere, quelque petites qu'elles 
soient, qui puisse produire de la perception ; d'autant que les parties 
grosses n'en sauraient donner (comme on reconnait manifestement, 
et que tout est proportionnel dans les petites parties, à ce qui peut 
se passer dans les grandes. C'est encore une importante remarque 
sur la matière, que celle que l'auteur fait ici, qu'on ne la doit point 
prendre pour une chose unique en nombre ou (comme j'ai coutume 
de parler) pour une vraie monade ou unité, puisqu'elle n'est qu'un 
amas d'un nombre infini d'étres. I ne fallait ici qu'un pas de cet 
excellent auteur pour parvenir à mon systéme. Car, en effet, je donne 
de la perception à tous ces êtres infinis, dont chacun est comme un 
animal doué d'áme (ou de quelque principe actif analogique, qui en 
fait la vraie unité) avec ce qu'il faut à cet être pour être passif et 
doué d'un corps organique. Or ces êtres ont recu leur nature tant 
active que passive (c'est-à-dire ce qu'ils ont d'immatériel et de ma- 


40% NOUVEAUX ESSAIS. SUR L'ENTENDEMENT 


tériel) d'une cause générale et suprême, parce qu'autrement, comme 
l'auteur le remarque très bien, étant indépendants les uns des autres, 
ils ne pourraient jamais produire cet ordre, cette harmonie, cette 
beauté qu'on remarque dans la nature. Mais cet argument, qui ne 
parait étre que d'une certitude morale, est poussé à une nécessité 
tout à fait métaphysique par la nouvelle espèce d'harmonie que j'ai 
introduite, qui est l'harmonie préétablie. Car chaeune de ces àmes 
exprimant à sa manière ce qui se passe au dehors et ne pouvant 
avoir aucune influence sur les autres étres particuliers, ou plutót, 
devant tirer cette expression du propre fond de sa nature, il faut 
nécessairement que chacun ait reçu cette nature (ou cette raison 
interne des expressions de ce qui est au dehors) d'une cause univer- 
selle, dont ces étres dépendent tous, et qui fasse que l'un soit par- 
faitement d'accord et correspondant avee l'autre ; ce qui ne se peut 
sans une connaissance et puissance infinies, et par un artifice grand 
par rapport surtout au consentement spontané de la machine avec 
les actions de l'âme raisonnable, qu'un illustre auteur, qui fit des 
objections à l'encontre daus son merveilleux dictionnaire (1), douta 
quasi s'il ne passait pas toute la sagesse possible, en disant que celle 
de Dieu ne lui paraissait point trop grande pour un tel effet, et 
reconnut au moins qu'on n'avait jamais donné un si grand relief aux 
faibles conceptions que nous pouvons avoir de la perfection divine. 

& 12. Pu. Que vous me réjouissez par cet accord de vos pensées 
avec celles de mon auteur : J'espère que vous ne serez point fáché, 
Monsieur, que je vous rapporte encore le reste de son raisonnement 
sur cet article. Premicrement, il examine si l'étre pensant, dont tous 
les autres êtres intelligents dépendent (et par plus forte raison tous 
les autres êtres) est materiel ou. non ? 3 13. Il s'objecte qu'un être 
pensant pourrait étre inatériel. Mais il répond que, quand cela serait, 
C'est assez que ce soit un étre éternel, qui ait une science et une 
puissance infinie. De plus, si la pensée et la matière peuvent être 
séparées, l'existence. éternelle de la. matière ne sera pas une suite 
de l'existence éternelle d'un être pensant. 5 14. On demandera 
encore à ceux qui font Dieu matériel, s'ils croient que chaque partie 
dela matière pense. En ce cas, il s'ensuivra qu'il y aurait autant de 
dieux que de particules de la matitre. Mais, si chaque partie de la 
matiérc ne pense point, voilà encore un étre pensant composé de 


b (1; DAYLE, art. Zlorarius 


DE LA CONNAISSANCE 405 


parties nou pensantes, qu'on a déjà réfuté. 8 15. Que si quelque 
atome de matiére pense seulement et que les autres parties, quoique 
également éternelles, ne pensent point, c'est dire gratis qu'une 
partie de la matière est infiniment au-dessus de l'autre et produit les 
êtres pensants non éternels. 3 16. Que si l'on veut que l'étre pensant 
éternel et matériel est un certain amas particulier de matière, dont 
les parties sont non pensantes, nous retombons dans ce qui a été 
réfuté : car les parties de matière ont beau être jointes, elles n'en 
peuvent acquérir qu'une nouvelle relation locale, qui ne saurait 
leur communiquer la connaissance. $ 17. II n'importe si cet amas est 
en repos ou en mouvement. S'il est en repos, ce n'est qu'une masse 
sans action, qui n'a point de privilége sur un atome ; s'il est en mou- 
vement, ce mouvement, qui le distingue d'autres parties, devant 
produire la pensée, toutes ces pensées seront accidentelles et limi- 
tées, chaque partie à part étant sans pensées et n'ayant rien qui 
règle ses mouvements. Ainsi il n'y aura ni liberté, ni choix, ni 
sagesse, non plus que dans la simple matière brute. 3 18. Quelques- 
uns croiront que la matière est au moins coéternelle avec Dieu. Mais 
ils ne disent point pourquoi : la production d'un étre pensant, qu'ils 
admettent, est bien plus difficile que celle de la matière qui est 
moins parfaite. Et peut-étre (dit l'auteur), si nous voulions nous 
éloigner un peu des idées communes, donner l'essor à notre esprit 
et nous engager dans l'examen le plus profond que nous pourrions 
faire dela nature des choses, « nous pourrions en venir jusqu'à 
« concevoir, quoique d'une manière imparfaite, comment la ma- 
« tière peut d'abord avoir tté faite, et comment elle a commencé 
« d'exister par le pouvoir de ce premier étre éternel. » Mais on 
verrait en méme temps que. de donner l'être à un esprit, c'est un 
effet de cette puissance éternelle et infinie, beaucoup plus malaisé à 
comprendre. Mais parce que cela m'éearterait peut-être trop :ajoute- 
t-il) « des notions, sur lesquelles la philosophie est présentement 
« fondée dans le monde », je ne serais pas exeusable de m'en éloi- 
gner si fort, ou de rechercher, autant que la grammaire le pourrait 
permettre, si dans le fond l'opinion communément établie est con- 
traire à ce sentiment particulier ; j'aurais tort, dis-je, de m'engager 
dans cette discussion, surtout dans cet endroit de la terre, où Ia 
doctrine reçue est assez bonne pour mon dessein, puisqu'elle pose 
comme une chose indubitable que, si l'on admet une fois la création 
ou le commencement de quelque substance que ce soit, tirée du 


406 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


néant, on peut supposer avec la méme facilité la création de toute 
autre substance, excepté le créateur lui-même. 

Tu. Vous m'avez fait un vrai plaisir, Monsieur, de me rapporter 
quelque chose d'une pensée profonde de votre habile auteur, que 
sa prudence trop serupuleuse a empêché de produire tout entière. 
Ce serait grand dommage s'il la supprimait et nous laissait là, 
après nous avoir fait venir l'eau à la bouche. Je vous assure, Mon- 
sieur, que je crois qu'il ya quelque chose de beau et d'important 
caché sous cette manière d'énigme (1). La substance en grosses 
lettres pourrait faire soupconner qu'il concoit la production de la 
matiére comme celle des accideuts, qu'on ne fait point de difficulté 
de tirer du néant : et distinguant sa pensée singuliére « de la phi- 
« losophie, qui est présentement fondée dans le monde, ou dans 
« cet endroit de la terre », je ne sais s'il n'a pas eu en vue les pla- 
toniciens, qui prenaient la matière pour quelque chose de fuyant 
et de passager, à la manière des accidents, et avaient toute une 
autre idée des esprits et des âmes. 

& 19. PH. Enfin, si quelques-uns nient la création, par laquelle 
les ehoses sont faites de rien, parce qu'ils ne la sauraient concevoir, 
notre auteur, écrivant avant qu'il ait su votre découverte sur là 
‘aison de l'union de l'âme et du corps, leur objecte qu'ils ne com- 
prennent pas comment les mouvements volontaires sont produits 
dans les corps par la volonté de l'âme et ne laissent pas de le 
croire, convaincus par l'expérience: et il réplique avec raison à 
ceux qui répoudent que l'âme ne pouvait produire un nouveau mou- 
vement, produit seulement une nouvelle détermination des esprits 
animaux, il leur réplique, dis-je, que l'un est aussi inconcevable 
que l'autre. Et rien ne peut être mieux dit que ce qu'il ajoute à 
cette occasion, que vouloir borner ce que Dieu peut faire, à cc que 
nous pouvons comprendre, c'est donner une étendue infinie à notre 
compréhension, ou faire Dieu lui-méme fini. 

Tr. Quoique maintenant la difficulté sur l'union de l'âme et du 
corps soit levée, à mon avis, il en reste ailleurs. J'ai montré à pos- 
teriori par l'harmonie préétablie que toutes les monades ont recu 
leur origine de Dieu et en dépendent. Cependant on n'en saurait 


. (1) M. Coste l'a expliqué, d'après le chevalier Newton, dans la. remarque ii 
au 8 18 de ce chapitre, Edition de Locke d'Amsterdam de 1755, p. 523. (Vote 
de Raspe, dans son édition des Noureuur Essais de 1761.) 


DE LA CONNAISSANCE 407 


comprendre le comment en détail ; et dans le fond leur conservation 
n'est autre chose qu'une création continuelle, comnie les scolastiques 
l'ont fort bien reconnu. 


CIIAP. XI. — DE LA CONNAISSANCE QUE NOUS AYONS DE 
L'ENISTNCE DES AUTRES CHOSES 


& 4. Pu. Comme donc la seule existence de Dieu a une liaison né- 
cessaire avec la nôtre. nos idées que nous pouvons avoir de quelque 
chose ne prouvent pas plus l'existence de cette chose que le portrait 
d'un homme ne prouve son existence dans le monde. $ 2. La certi- 
tude cependant que j'ai du blane. et du noir sur ce papier par la 
voie de la sensation, est aussi grande que celle du mouvement de 
mes mains, qui ne cède qu'à la connaissance de notre existence et à 
celle de Dieu. Cette certitude mérite le nom de connaissance. Car je 
ne crois pas que personne puisse être sérieusement si sceptique que 
d'être incertain de l'existence des choses qu'il voit et qu'il sent. Du 
moins, celui qui peut porter ses doutes si avant n'aura jamais aucun 
différend avec moi, puisqu'il ne pourra jamais être assuré que je 
dise quoi que ce soit contre son sentiment. Les perceptions des 
choses sensibles, $ 1, sont produites par des causes extérieures qui 
affectent nos sens, car nous n'acquérons point ces perceptions sans 
les organes ; et, si les organes suffisaient, ils les produiraient tou- 
jours. 8 5. De plus. j'éprouve quelquefois que je ne saurais em- 
pécher qu'elles ne soient produites dans mon esprit, comme, par 
exemple, la lumière, quand j'ai les veux ouverts dans un lieu où le 
jour peut entrer : au lieu que je puis quitter les idéés qui sont dans 
ma memoire. Il faut done qu'il y ait quelque cause extérieure de 
cette impression vive, dont je ne puis surmonter l'efficace. $ 6. 
Quelques-unes de ces perceptions sont produites en nous avec 
douleur. quoique ensuite nous nous en souvenions sans ressentir 
la moindre incommodité. Bien qu'aussi les démonstrations mathé- 
matiques ne dépendent point des sens, cependant l'examen qu'on 
en fait le moyen des figures, sert beaucoup à prouver l'évidence de 
notre vue et semble lui donner une certitude qui approche de celle 
de la démonstration méme. $ 7. Nos sens aussi en plusieurs cas se 
rendent témoignage l'un à l'autre. Celni qui voit le feu, peut le 


408 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


sentir s'il en doute. Et en écrivant ceci, je vois que je puis changer 
les apparences du papier et dire par avance quelle nouvelle idée il 
va présenter à l'esprit : mais, quand ces caractères sont tracés, je 
ne puis éviter de les voir, tels qu'ils sont, outre que la vue de ces 
caractères fera prononcer à un autre homme les mêmes sons. $ 8. 
Si quelqu'un croit que tout cela n'est qu'un long songe, il pourra 
songer, s'il lui plait, que je lui fais cette réponse, que notre certi- 
tude fondée sur le témoignage des sens est aussi parfaite que notre 
nature le permet et que notre condition le demande. Qui voit brüler 
une chandelle et éprouve la chaleur de la flamme qui lui fait du mal 
s’il ne retire le doigt, ne demandera pas une plus grande certitude 
pour régler son action, et si ce songeur ne le faisait, il se trouverait 
éveillé. Une telle assurance nous suffit donc, qui est aussi certaine 
que le plaisir ou la doulenr, deux choses au delà desquelles nous 
n'avons aucun intérét dans la connaissance ou existence des choses. 
$ 9. Mais, au delà de notre sensation actuelle, il n'y a point de con- 
naissance, et ce n'est que vraisemblance, comme lorsque je crois 
qu'il y a des hommes dans le monde; en quoi il y a une extréme 
probabilite, quoique maintenant, seul dans mon cabinet, je n'en 
voie aucun. 3 10. Aussi serait-ce une folie d'attendre une démons- 
tration sur chaque chose et de ne point agir suivant les vérités 
claires et évidentes, quand elles ne sont point démontrables. Et un 
homme qui voudrait en user ainsi ne pourrait s'assurer d'autre 
chose que de périr en fort peu de temps. 

Tu. J'ai déjà remarqué dans nos conférences précédentes que la 
vérité des choses sensibles se justifie par leur liaison. qui dépend 
des vérités intellectuelles, fondées en raison, et des observations 
constantes dans les choses sensibles mémes, lors méme que les rai- 
sons ne paraissent pas. Et, comme ces raisons et observations nous 
donnent moyen de juger l'avenir par rapport à notre intérét et que 
le succès repond à notre jugement raisonnable, on ne saurait de- 
mander ni avoir méme une plus grande certitude sur ces objets. 
Aussi peut-on rendre raison des songes mêmes et de leur peu de 
liaison avec d'autres phénomènes. Cependant je crois qu'on pourrait 
étendre l'appellation de la connaissance et de la certitude au delà 
des sensations actuelles, puisque la clarté et l'évidence vont au 
dela, que je considère comme une espèce de la certitude : et ce 
serait sans doute une folie de douter sérieusement s'il v a des 
hommes au monde, lorsque nous n'en voyons point. Douter sérieu- 


DE LA CONNAISSANCE 409 


sement est douter par rapport à la pratique, et l'on pourrait prendre 
la certitude pour une connaissance de la vérité avec laquelle on 
n'en peut point douter par rapport à la pratique sans folie ; et quel- 
quefois on la prend encore plus généralement et on l'applique aux 
cas où l'on ne saurait douter sans mériter d'être fort blàmé. Mais 
l'évidence serait une certitude lumineuse, c'est-à-dire où l'on ne 
doute point à cause de la liaison qu'on voit entre les idées. Suivant 
cette définition de la certitude, nous sommes certains que Constan- 
tinople est dans le monde, que Constantin et Alexandre le Grand et 
que Jules César ont vécu. ll est vrai que quelque paysan des Ar- 
dennes en pourrait donter avec justice, faute d'information: mais 
un homme de lettres et du monde ne le pourrait faire sans un grand 
déréglement d'esprit. 

$ 11. Pit. Nous sommes assurés véritablement par notre mémoire 
de beaucoup de choses qui sont passées, mais nous ne pourrons pas 
bien juger si elles subsistent encore. Je vis hier de l'eau et un cer- 
tain nombre de belles couleurs sur des bouteilles, qui se formerent 
sur cette eau. Maintenant je suis certain que ces bouteilles ont existé 
aussi bien que cette eau, mais je ne connais pas plus certainement 
l'existence présente de l'eau que celle des bouteilles, quoiquela pre- 
mière soit infiniment plus probable, parce qu'on a observé que l'eau 
est durable et que les bouteilles disparaissent. $ 12. Enfin hors de 
nous et de Dieu nous ne connaissons d'autres esprits que par la 
révélation et n'en avons que la certitude de la foi. 

Tu. Il a été remarqué déjà que notre mémoire nous trompe quel- 
quefois. Et nous y ajoutons foi ou non, selon qu'elle est plus ou 
moins vive, et plus ou moins liée avec les choses que nous savons. 
Et quand méme nous sommes assurés du principal, nous pouvons 
souvent douter des circonstances. Je me souviens d'avoir connu un 
certain homme, car je sens que son image ne m'est point nouvelle, 
non plus que sa voix ; et ce double indice m'est un meilleur garant 
que l'un des deux, mais je ne saurais me souvenir oü je l'ai vu. 
Cependant il arrive, quoique rarement, qu'on voit une personne en 
songe, avant de la voir en chair et en os. Et on m'a assuré qu'une 
demoiselle d'une cour connue vit en songeant et dépeignit à ses 
amies celui qu'elle épousa depuis, et la salle où les fiançailles se 
célébrérent; ce qu'elle fit avant d'avoir vu et connu ni l'homme 
ni le lieu. On l'attribuait à je ne sais quel pressentiment secret ; mais 
le hasard peut produire cet effet, puisqu'il est assez rare que cela 


440 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


arrive ; outre que, les images des songes étant un peu obscures, 
on a plus de liberté de les rapporter par après quelques autres. 

$ 43. Pr. Concluons qu'il v a deux sortes de propositions, les unes 
particuliéres et sur l'existence, comme par exemple qu'un éléphant 
existe; les autres générales sur la dépendance des idées, comme 
par exemple, que les hommes doivent obéir à Dieu. S 14. La plu- 
part de ces propositions générales et certaines portent le nom de 
vérités éternelles, et en effet elles le sont toutes. Ce n'est pas que ce 
soient des propositions, formées actuellement quelque part de toute 
éternité, ou qu'elles soient gravées dans l'esprit d'après quelque 
modèle qui existÂt toujours, mais c'est parce que nous sommes 
assurés que lorsqu'une créature, enrichie de facultés et de moyens 
pour cela, appliquera ses pensées à la considération de ses idées, 
elle trouvera la vérité de ces propositions. 

Tu. Votre division parait revenir à la mienne des propositions de 
fait, et des propositions de raison. Les propositions de fait aussi peu- 
vent devenir générales en. quelque facon, mais c'est par l'induction 
ou observation; de sorte, que ce n'est qu'une multitude de faits sem- 
blables, comme lorsqu'on observe que tout. vif-argent s'évapore par 
la force du feu, et ce n'est pas une généralité parfaite, parce qu'on 
n'en voit point la nécessité. Les propositions générales de raison 
sont nécessaires, quoique la raison en fournisse aussi, qui ne sont 
pas absolument générales, et ne. sont que vraisemblables, comme, 
par exemple, lorsque nous présumons qu'une idée est possible, jus- 
qu'à ce que le contraire se découvre par une plus exacte recherche. 
ll y a enfin des propositions mixtes, qui sont tirées de prémisses, 
dont quelques-unes viennent des faits et des observations, et d'autres 
sont des propositions nécessaires : et telles sout quantité de conclu- 
sions géographiques et astronomiques sur le globe de la terre, et 
sur le cours des astres qui naissent par la combinaison des obser- 
lions des voyageurs et des astronomes avec les théorèmes de géo- 
métrie et d'arithmetique. Mais comme, sclon l'usage des logiciens, 
la conclusion suit la plus faible des prémisses, et ne saurait avoir 
plus de certitude qu'elle. ces propositions mixtes n'ont que la cer- 
titude et la généralité qui appartient à des observations. Pour ce qui 
est des vérités éternelles, il faut observer, que dans le fond elles 
sont toutes conditionnelles et disent en effet : telle chose posée, telle 
autre chose est. Par exemple. disant : toute figure qui a trois cótés, 
aura aussi trois angles, je ne dis autre chose sinon que, supposé 


DE LA CONNAISSANCE 411 


qu'il y ait une figure à trois côtés, celte méme figure aura trois 
angles. Je dis cette méme, et c'est en quoi les propositions catégo- 
riques, qui peuvent étre énoncées sans condition, quoiqu'elles 
soient conditionnelles dans le fond, différent de celles qu'on appelle 
hypothétiques, comme serait cette proposition : si une figure a trois 
côtés, ses angles sont égaux à deux droits, où l'on voit que la pro- 
position antécédente (savoir, la figure de trois côtés) et la consé- 
queñte (savoir, les angles de la figure de trois côtés sont égaux à 
deux droits), n'ont pas le méme sujet, comme elles l'avaient dans 
le eas précédent, où l’antécédent était, cette figure est de trois 
côtés, et le conséquent. Jadite figure est de trois angles ; quoique 
encore l'hypothétique souvent puisse étre transformée en caté- 
gorique, mais en changeant un peu les termes, comme si au lieu 
de l'hypothétique précédente, je disais: les angles de toute figure à 
trois cótés sont égaux à deux droits. Les scolastiques ont fort dis- 
puté de constantia subjecti, comme ils l'appelaient, c'est-à-dire 
comment la proposition faite sur un sujet peut avoir une vérité 
réelle, si ce sujet n'existe point. C'est que la vérité n'est que condi- 
tionnelle et dit qu'en cas que le sujet existe jamais, on le trouvera 
tel. Mais on demandera encore: en quoi est fondée cette connexion, 
puisqu'il y a de la réalité là-dedans qui ne trompe pas? La réponse 
sera qu'elle est dans la liaison des idées. Mais on demandera en 
répliquant : où seraient ces idées, si aucun esprit n'existait, et que 
deviendrait alors le fondement réel de cette certitude des vérités 
éternelles? Cela nous mène enfin au dernier fondement des vérités, 
savoir à cet esprit suprême et universel, qui ne peut manquer 
d'exister, dont l'entendement, à dire vrai, est la région des vérités 
éternelles, comme saint Augustin (1) l'a reconnu, et l'exprime d'une 
manière assez vive. Et, afin qu'on ne pense pas qu'il n'est point 
nécessaire d'y recourir. il faut considérer que ces vérités néces- 
saires contiennent la raison déterminante et le principe regulatif des 
existences mêmes et, en un mot,les lois de l'univers. Ainsi ces 
vérités nécessaires étant antérieures aux existences des étres con- 
tingents, il faut bien qu'elles soient fondées dans l'existence d'une 


(1) SuixT. Avcusri, illustre père de l'Église latine, né à Tagaste en Afrique 
en 354. Tout le monde connait l'histoire de sa conversion, racontée par lui 
dans ses Confessions; évéque d'Hippone en 395, Il combattit énergiquement les 
Manichéens, les Donatistes et les Pélagiens. Son nom est resté attaché à la 
doctrine de la grâce. Ses œuvres complètes ont été publiées par les Bénédic- 
dictibs en 1677-1700. 


412 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


substance nécessaire. C'est là ou je trouve l'original des idées et des 
vérités qui sont gravées dans nos âmes, non pas en forme de pro- 
positions, mais comme des sources dont l'application et les occa- 
sions feront naitre des énonciations actuelles. 


CHAP. XIE — LD;s MOYENS D'AUGMENTER 
NOS. CONNAISSANCES. 


5 4. Pri. Nous avons parlé des espèces de connaissance que nous 
avons. Maintenant venons aux moyens d'augmenter la connaissance 
ou de trouver la vérité. C'est une opinion recue parmi les savants, 
que les maximes sont les fondements de toute connaissance, et que 
chaque science en particulier est fondée sur certaines choses déjà 
connues {præcognila). $ 2. J'avoue que les mathématiques semblent 
favoriser cette méthode par leur bon succés, et vous avez assez 
appuyé là-dessus. Mais on doute encore si ce ne sont pas plutót les 
idées qui y ont servi par leur liaison, hien plus que deux ou trois 
maximes générales qu'on a posées au commencement. Un jeune 
garcon connait que son corps est plus grand que son petit doigt» 
mais non pas en vertu de cet axiome, que le tout est plus grand que 
sa partie. La connaissance a commencé par les propositions particu- 
lières ; mais depuis on a voulu décharger la mémoire, par le moyen 
des notions générales, d'un tas embarrassant d'idées particulières. 
Si le langage était si imparfait qu'il n'y eût point les termes relatifs, 
tout et partie, ne pourrait-on point connaitre que le corps est plus 
grand que le doigt? Au moins je vous présente les raisons de mon 
auteur, quoique je croie entrevoir ce que vous y pourrez dire en 
conformité de ce que vous avez déjà dit. 

Ta. Je ne sais pourquoi l'on en veut tant aux maximes pour les 
attaquer encore de nouveau: si elles servent à décharger la mémoire 
de quantités d'idées particuliéres, comme on le reconnait, elles doi- 
vent étre fort utiles, quand elles n'auraient point d'autre usage. Mais 
j'ajoute qu'elles n'en naissent point, car on ne les trouve point par 
l'induction des exemples. Celui qui connait que dix est plus que 
neuf, que le corps est plus grand que le doigt, et que la maison est 
trop grande pour pouvoir s'enfuir par la porte, connait chacune de 
ces propositions particuliéres, par une méme raison générale, qui y 


DE LA CONNAISSANCE 413 


est comme incorporée et enluminée, tout comme l'on voit des traits 
chargés de couleurs, où la proposition et la configuration consistent 
proprement dans les traits, quelle que soit la couleur. Or cette rai- 
son commune est l'axiome méme, qui est connu pour ainsi dire im- 
plicitement, quoiqu'il ne le soit pas d'abord d'une manière abstraite 
et séparée. Les exemples tirent leur vérité de l'axiome incorpore, 
et l'axiome n'a pas le fondement daus les exemples. Et comme cette 
raison commune de ces vérités particulières est dans l'esprit de tous 
les hommes, vous voyez bien qu'elle n'a point besoin que les mots 
«tout et partie » se trouvent dans le langage de cclui qui en est 
pénétré. 

S 4. Pu. Mais n'est-t-il pas dangereux d'autoriser les suppositions, 
sous prétexte d'axiomes? L'un supposera avec quelques anciens, que 
tout est matière, l'autre avec Poléimon (1) que le monde est Dieu ; un 
troisième, mettra en fait que le soleil est la principale divinité. Jugez 
quelle religion nous aurions, si cela était permis. Tant il est vrai qu'il est 
dangereux de recevoir des principes sans les mettre en question, sur- 
tout s'ils intéressent la morale; car quelqu'un attendra une autre vie 
semblable plutôt à celle d'Aristippe (21 qui mettait la béatitude dans les 
plaisirs du corps qu'à celle d'Antisthéne (3) qui soutenait que la veriu 
suffit pour rendre heureux. Et Archélaus (4) qui posera pour prin- 
cipe que le juste et l'injuste, l'honnéte et le déshonnéte sont uni- 
quement déterminés par les lois et non par la nature, aura sans 
doute d'autres mesures du bien et du mal moral que ceux qui re- 
connaissent des obligations antérieures aux constitutions humaines. 
x 5. Hl faut donc que les principes soient certains. $ 6. Mais cette 
certitude ne vient que de la comparaison des idées; ainsi nous 
u'avons point besoin d'autres principes, et suivant cette seule règle 
nous irons plus loin qu'en soumettant notre esprit à la discrétion 
d'autrui. 

Tu. Je m'étonne, Monsieur, que vous tournez contre les maximes, 
c'est-à-dire contre les principes évidents, ce qu'on peut et doit dire 


(1; PoLEwoN, successeur de Xénocrate, dans la direction de l'Académie :394- 
314:. — Son opinion que le monde est Diea est fondée sur le témoignage de 
Stobée (Eclogue physiol., liv. 1. ch. ui) P J. 

(2) ARIsTIPPE, né à Cyrene, florissait vers l'an 380 avant J.-C. Il fut disciple 
de Socrate. P. J. 

{3) AxTisTRENE, fondateur de l'école cynique, né à Athènes vers 422 avant 
J.-C., mort vers 365. Il avait écrit un grand nombre d'ouvrages, dont D. Laerte 
nous donne les titres, et dont il ne nous reste que des fragments. P. J. 

(4) AncHÉLAUS. philosophe ionien, maitre de Socrate {D. Laert, u, 16.) P.J. 


414 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


contre les principes supposés gratis. Quand on demande des pre- 
cognita dans les sciences, ou des connaissances antérieures, qui ser- 
vent à fonder la science, on demande des principes connus, et non 
pas des positions arbitraires dont la vérité n'est point connue; et 
méme Aristote l'entend ainsi, que les sciences inférieures et subal- 
ternes empruntent leurs principes d'autres sciences supérieures où ils 
ont été démontrés, excepté la première des sciences que nous appe- 
lons la métaphysique, qui selon lui ne demande rien aux autres et 
leur fournit les principes dont elles ont besoin; et quand il dit : ô& 
mi teUety. toy uawWavoyre, l'apprenti doit croire son maitre, sonseutiment 
est qu'il ne le doit faire qu'en attendant, lorsqu'il n'est pas encore 
instruit dans les sciences supérieures, de sorte que ce n'est que par 
provision. Ainsi l'on est bien éloigné de recevoir des principes gra- 
tuits. À quoi il faut ajouter que méme des principes dont la certitude 
n'est pas entière peuvent avoir leur usage, si l'on ne bâtit là-dessus 
que par démonstration, car, quoique toutes les conclusions en ce cas 
ne soient que conditionnelles et vaillent seulement en supposant que 
ce principeest vrai, néanmoins cette liaison inéme et ces énonciations 
conditionnelles seraient au moins démontrées ; de sorte qu'il serait 
fort à souhaiter que nous eussious beaucoup de livres éerits de cette 
maniére, oü il n'y aurait aucun. danger d'erreur, le lecteur ou dis- 
ciple étant averti de la condition. Et on ne réglera point la pratique 
sur ces conclusions, qu'à mesure que la supposition se trouvera 
vérifiée ailleurs. Cette méthode sert encore elle-même bien souvent 
à vérifier les suppositions ou hypothèses, quand il en naît beaucoup 
de conclusions, dont la vérité est connue d'ailleurs, et quelquefois 
cela donne un parfait retour suflisant à démontrer la vérité de l'hy- 
pothèse. M. Conring (1', médecin de profession, mais habile homme 
en toute sorte d'érudition, excepté peut-être les mathématiques, 
avait écrit une lettre à un ami, occupé à faire réimprimer à Helms- 
edt le livre de Viottus (2), philosophe péripatéticien estimé, qui 
tâche d'expliquer la démonstration etles analytiques postérieures 
d'Aristote. Cette lettre fut jointe au livre, et M. Conring y repre- 
nait Pappus (3), lorsqu'il dit : que l'analyse propose de trouver l'in- 


|i CONRING, médecin, publiciste et polygraphe célèbre du xvn? siècle, né à 
Norden en Frise (:606), mort à Helmstadt en Suede en 1681. Il a publié un 


nombre considerable d'ouvrage de médecine et de politique. P. J. 
(2) Viorri (Uartholomeo!, philosophe et physicien, professeur à l'Université de 
Turin, mort en 1563. P J. 


3) PaPPUs, philosophe et mathématicien d'Alexandrie, vivait sous le règne de 


DE LA CONNAISSANCE 45 


connu en le supposant, et en parvenant de là par conséquence à des 
vérités connues ; ce qui est contre la logique (disait-il), qui enseigne 
que des faussetés on ne veut conclure des vérités. Mais je lui fis 
connaitre par aprés que l'analyse se sert des définitions et autres 
propositions réciproques, qui donnent moyen de faire le retour et 
de trouver des démonstrations synthétiques. Et méme lorsque ce 
retour n'est point démonstratif, comme dans la physique, il ne laisse 
. pas quelquefois d’être d'une grande vraisemblance, lorsque l'hypo- 
thèse explique facilement beaucoup de phénomènes, difficiles sans 
cela et fort indépendants les uns des autres. Je tiens à la vérité, 
Mousieur, que le principe des principes est en quelque façon le bon 
usage des idees et des expériences : mais en l'approfondissant on 
trouvera qu'à l'égard des idées, ce n'est autre chose que de lier les 
définitions par le moyen des axiomes identiques. Cependant ce n'est 
pas toujours une chose aisée de venir à cette dernière analyse, et: 
quelque envie que les géometres, au inoins les anciens, aient témoi- 
gnée d'en venir à bout, ils ne l'ont pas encore pu faire. Le célèbre 
auteur de l'Essai concernant l'entendement humain leur ferait bien 
du plaisir s'il achevait cette recherche, un peu plus difficile qu'on 
ne pense. Euclide, par exemple, a mis parmi les axiomes ce qui re- 
. vient à dire: que deux lignes droites ne se peuvent rencontrer 
qu'une seule fois. L'imagination, prise de l'expérience des sens, ne 
nous permet pas de nous figurer plus d'une rencontre de deux 
droites ; mais ce n'est pas sur quoi la science doit étre fondée. Et, si 
quelqu'un croit que cette imagination donne la liaison des idées dis- 
tinctes, il n'est pas assez instruit de la source des vérités, et quan- 
lité de propositions, démontrables par d'autres antérieures, passe- 
raient chez lui pour immédiates. C'est ce que bien des gens qui ont 
repris Euclide n'ont pas assez considéré. Ces sortes d'images ne 
sont qu'idees confuses, et celui qui ne connait la ligne droite que 
par ce moyen, ne sera pas capable d'en rien démontrer C'est pour- 
quoi Euclide, faute d'une idée distinctement exprimée, c'est-à-dire 
d'une définition de la ligne droite (car celle qu'il donne en attendant 
est obscure, et ne lui sert point dans les demonstrations), a été 
obligé de revenir à deux axiomes, qui lui ont tenu lieu de définition 
et qu'il emploie dans ses démonstrations : l'un que deux droites n'ont 
Théodose le Grand, vers 330. On a de lui des Collectiones mathemulicæ, en 


buit livres (moins les deux premiers) (Pesaro, 1503, in-fol.), et plusieurs ou- 
vrages de mathématiques. P. J. 


116 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


point de partie commune, l'autre, qu'elles ne comprennent point 
d'espace. Archimède a donné une manière de définition de la droite 
en disant que c'est la plus courte ligne entre deux points. Mais il 
suppose tacitement en employant dans ses délinitions des éléments 
tels que ceux d'Euclide, fondés sur les deux axiomes dont je viens 
de faire mention, que les atfections, dont parlent ces axiomes, con- 
viennent à la ligne qu'il définit. Ainsi, si vous eroyez avec vos amis, 
sous prétexte de la convenance et disconvenance des idées, qu'il 
était permis et l'est encore de recevoir en Géométrie ce que les 
images nous disent, sans chercher cette rigueur de démonstration 
par les définitions et les axiomes que les anciens ont exigée dans cette 
science (comme je crois, bien des gens jugeront faute d'information). 
je vous avouerai, Monsieur, qu'on peut s'en contenter pour ceux qui 
ne se mettent en peine que de la géométrie pratique telle quelle, 
mais non pas pour ceux qui veulent avoir la science qui elle-méme 
a perfectionné la pratique. Et, si les anciens avaient été de cet avis et 
s'étaient reláchés sur ce point, je crois qu'ils ne seraient allés guère 
avant et ne nous auraient laissé qu'une géometrie empirique telle 
qu'était apparemment celle des Égyptiens, et telle qu'il semble que 
celle des Chinois est encore: ce qui nous aurait privés des plus 
belles connaissances pliysiques et mécaniques que la géométrie nous 
a fait trouver et qui sont inconnues partout où l'est notre géométrie. 
Il y a aussi de l'apparence qu'en suivant les sens et leurs images, on 
serait tombé dans des erreurs ; à peu prés comme l'on voit que tous 
ceux qui ne sont point instruits dans la géométrie exacte reçoivent 
pour une vérité indubitable, sur la foi de leur imagination, que deux 
lignes qui s'approchent continuellement doivent se rencontrer enfin, 
au lieu que les géomètres donnent des instances contraires dans 
certaines lignes, qu'ils appellent asymptotes. Mais, outre cela, nous 
serions prives de ce que j'estime le plus dans la géométrie par rap- 
port à la contemplation, qui est de laisser entrevoir la vraie source 
des vérités éternelles et du moyen de nous en faire comprendre la 
nécessite, que les idées confuses des sens ne sauraient faire voir dis- 
tinctement. Vous me direz qu'Euclide a été obligé pourtant de se 
borner à certains axiomes, dont on ne voit l'évidence que confust- 
ment par le moyen des images. Je vous avoue qu'il s'est borné à ces 
axiomes, mais il valait mieux se borner à un petit nombre de véri- 
tés de cette nature qui lui paraissaient les plus simples, et en déduire 
les autres, qu'un autre moins exact aurait prises aussi pour cer- 


" 





DE LA CONNAISSANCE 417 


taines sans démonstration, que d'en laisser beaucoup d'indémon- 
trées, et qui pis est, de laisser la liberté aux gens d'étendre leur 
relâchement suivant leur humeur. Vous voyez donc, Monsieur, que 
ce que vous avez dit avec vos amis sur la liaison des idées comme 
la vraie source des vérités a besoin d'explication. Si vous voulez 
vous contenter de voir confusément cette liaison, vous affaiblissez 
l'exactitude des démonstrations, et Euclide a mieux fait sans compa- 
raisonde tout réduire aux définitions età un petit nombre d'axiomes. 
Que si vous voulez que cette liaison des idées se voie et s'ex- 
prime distinctement, vous serez obligé de recourir aux définitions 
et aux axiomes identiques, comme je le demande; et quelquefois 
vous serez obligé de vous contenter de quelques axiomes moins pri- 
mitifs, comme Euclide et Archiméde ont fait, lorsque vous aurez de 
la peine à parvenir à une parfaite analyse; et vous ferez mieux en 
cela que de négliger ou différer quelques belles découvertes, que 
vous pouvez déjà trouver par leur moyen : comme, en effet, je vous 
. ai déjà dit une autre fois, Monsieur, que je crois que nous n'aurions 
point de géométrie (j'entends une science démonstrative) si les an- 
ciens n'avaient point voulu avancer, avant que d'avoir démontré les 
axiomes qu'ils ont été obligés d'employer. 

S 7. Pr. Je commence à entendre ce que c'est qu'une liaison des 
idées distinctement connue, el je vois bien qu'en cette façon les 
axiomes sont nécessaires. Je vois bien aussi comment il faut que la 
méthode que nous suivons dans nos recherches quand il s'agit d'exa- 
miner les idées soit réglée sur l'exemple des mathématiciens, qui 
depuis certains commencements fort clairs et fort faciles (qui ne 
sont autre chose que les axiomes et les définitions) montent, par de 
petits degrés et par une enchainure continuelle de raisonnements, 
à la découverte et à la démonstration des vérités qui paraissent 
d'abord au-dessus de la eapacité humaine. L'art de trouver des 
preuves et ces méthodes admirables qu'ils ont inventées pour démé- 
ler et mettre en ordre les idées moyennes est ce qui a produit des 
découvertes si étonnantes et si inespérées. Mais de savoir si avec le 
temps on ne pourra point inventer quelque semblable: méthode qui 
serve aux autres idées, aussi bien qu'à celles qui appartiennent à la 
grandeur, c'est ce que je ne veux point déterminer. Du moins, si 
d'autres idées étaient examinées selon la méthode ordinaire aux ma- 
thématiciens, elles conduiraient nos pensées plus loin que nous ne 
sommes peut-étre portés à nous le figurer, 3 8, et cela se pourrait 


PaAuL JANET. — Leibniz. I-21 


418 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


faire particulièrement dans la morale, comme j'ai dit plus d'une 
fois. 

Tu. Je crois que vous avez raison, Monsieur, et je suis disposé 
depuis longtemps à me mettre en devoir d'accomplir vos prédic- 
tions. 

89. Pn. A l'égard de la connaissance des corps, il faut prendre 
une route directement contraire ; car, n'ayant aucunes idées de 
leurs essences réelles, nous sommes obligés de recourir à l'expé- 
rience. 8 10. Cependant je ne nie pas qu'un homme accoutumé à 
faire des expériences raisonnables et régulières ne soit capable de 
former des conjectures plus justes qu'un autre sur leurs propriétés 
encore inconnues. Mais c'est jugement et opinion et non connais- 
sance et certitude. Cela me fait croire que la physique n'est pas ca- 
pable de devenir science entre nos mains. Cependant les expériences 
et les observations historiques peuvent nous servir par rapport à la 
santé de nos corps et aux commodités de la vie. 

Tu. Je demeure d'accord que la physique entiére ne sera jamais 
une science parfaite parmi nous, mais nous ne laisserons pas de pou- 
voir avoir quelque science physique et méme nous en avons déjà des 
échantillons. Par exemple, la magnétologie peut passer pour une telle 
science, car, faisant peu de suppositions fondées dans l'expérience, 
nous en pouvons démontrer par une conséquence certaine quantité 
de phénomènes, qui arrivent effectivement comme nous voyons que 
la raison le porte. Nous ne devons pas espérer de rendre raison de 
toutes les expériences, comme méme les géometres n'ont pas encore 
prouvé tous leurs axiomes ; mais de méme qu'ils se sont contentés 
de déduire un grand nombre de théorèmes d'un petit nombre de 
principes de la raison, c'est assez aussi que les physiciens par le 
moyen de quelques principes d'expérience rendent raison de quan- 
Lite de phénomènes et peuvent méme les prévoir dans la pratique. 

8 11. Pu Puis donc que nos facultés ne sont pasdisposées à nous 
faire discerner la fabrique intérieure des corps, nous devons juger 
que c'est assez qu'elles nous découvrent l'existence de Dieu et une 
assez grande connaissance de nous-mêmes pour nous instruire de 
nos devoirs et de nos plus grands intéréts par rapport surtout à 
l'éternité. Et je crois être en droit d'inférer de là que « la morale est 
« la propre science et la. grande affaire des hommes en général, 
« comme d'autre part les différents arts, qui regardent différentes 
« parties de la nature, sont le partage des particuliers ». On peut 


DE LA CONNAISSANCE 419 


dire, par exemple, que l'ignorance de l'usage du fer est cause que 
dans les pays de l'Amérique, où la nature a répandu abondaimment 
toutes sortes de biens, il manque la plus grande partie des commo- 
dités de la vie. Ainsi, bien loin de mépriser la science de la nature, 
312. je tiens que si cette étude est dirigée comme il faut, elle peut 
étre d'une plus grande utilité au genre humain qué tout ce qu'on a 
fait jusqu'ici ; et celui qui inventa l'imprimerie, qui découvrit l'usage 
de la boussole et qui fit connaitre la vertu du quinquina, a plus con- 
tribué à la propagation de laconnaissance et à l'avancement des com- 
modités utiles à la vie, et a sauvé plus de gens du tombeau que les 
fondateurs des collèges et des hôpitaux et d'autres monuments de 
la plus insigne charité, qui ont été élévés à grands frais. 

Tu. Vous ne pouviez rien dire, Monsieur, qui füt plusà mon gré. 
La vraie morale ou piété nous doit pousser à cultiver les arts, bien 
loin de favoriser la paresse de quelques quictistes fainéants. Et 
comme je l'ai dit il n'y a pas longtemps, une meilleure police serait 
capable de nous amener un jour une médecine beaucoup meilleure 
que celle d'à présent. C'est ce qu'on ne saurait assez précher, aprés 
le soin de la vertu. 

313. Pu. Quoique je recommande l'expérience, je ne méprise 
point les hvpothéses probables. Elles peuvent mener à de nouvelles 
découvertes et sont du moins d'un grand secours à la mémoire. Mais 
notre esprit est fort porté a aller trop vite et à se payer de quelques 
apparences légéres, faute de prendre la peine et le temps qu'il faut 
pour les appliquer à quantité de phénomènes. 

Tu. L'art de découvrir les causes des phénomènes, ou les hypo- 
thèses véritables, est comme l'art de déchiffrer, où souvent une con- 
jecture ingénieuse abrège beaucoup de chemin. Le lord Bacon (1) a 
commencé à mettre l'art d'expérimenter en préceptes, et le cheva- 
lier Doyle a eu un grand talent pour le pratiquer. Mais si l'on n'y 
joint point l'art d'employer les expériences et d'en tirer des consé- 


(1) B«cox (Francois), célèbre philosophe anglais, né à Londres en 1560, mort 
dans la méme ville en 1626. Il fut chancelier d'Angleterre, et accusé de péculat. 
Ses principaux ouvrages sont : l'Zustauratio magna, dont la premiere partie est 
le De Dignitate scientiarum, 1623, et la seconde le Novcum Organum, inachevé, 
1020. — Les Essais de morale et de politique, en anglais. Ses ouvres complètes 
ont été publiées plusieurs fois, Londres, 1730, 4 vol. in-fol. : 1765, 5 vol. in-t{°; 
1825-1836, 12 vol. in-5 ; la plus complete de toutes. En France, M. Bouillet a 
donné une édition en 3 vol. in-** des a'uvres philosophiques de Bacon, Ant. 
Lassalle a publié de 1800 à 1503 les œuvres de Bacon traduites en francais, 
15 vol. in. P. J. 


420 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


quences, on n'arrivera pas avec des dépenses royales à ce qu'un 
homme d'une grande pénétration pouvait découvrir d'abord. 
M. Descartes (1), qui l'était assurément, a fait une remarque sem- 
blable dans une de ses lettres à l'occasion de la méthode du chan- 
celier d'Angleterre ; et Spinosa (2) (que je ne fais point de difficulté 
de citer, quand H dit de bonnes choses), dans une de ses lettres à 
feu M. Oldenbourg (3), secrétaire de la Société royale d'Angle- 
terre, imprimées parmi les œuvres posthumes de ce juif subtil, fait 
une réflexion approchante sur un ouvrage de M. Boyle, qui s'arréte 
un peu trop, pour dire la vérité, à ne tirer d'une infinité de belles 
expériences d'autre conelusion que celle qu'il pouvait prendre 
pour principe, savoir que tout se fait mécaniquement dans la nature, 
principe qu'on peut rendre certain par la seule raison et jamais par 
les expériences, quelque nombre qu'on en fasse. 

8 14. Pu. Après avoir établi des idées claires et distinctes avec des 
noms fixes, le grand moyen d'étendre nos connaissances est l'art de 
trouver des idées moyennes, qui nous puissent faire voir la con- 
nexion ou l'incompatibilité desidées extrémes. Les maximes au moins 
ne servent pas à les donner. Supposéqu'un homme n'ait point d'idée 
exacte d'un angle droit, il se tourmentera en vain à démontrer quel- 
que chose du triangle rectangle, et quelques maximes qu'on emploie 
on aura de la peine à arriver par leurs secours à prouver que les 


(t) DEscanTES. Nous avons néglige jusqu'ici de résumer la vie et les travaux 
de cet illustre philosophe, né à la Haye en Touraine en 1596, mort à Stockholm 
en 1650. 11 passa en Hollande la plus grande partie de sa vie. Ses principaux 
ouvrages sont : Le Discours de lu Méthode, Leyde, 1637 : Meditationes de primá 
philosophid, in-1o, Amsterdam, 1644, trad. en franc. par le duc de Luynes, 
Paris, 1017 ; {es Passions de l'äme, in-8°, Amsterdam, 1619; Principia philo- 
sophie, in-4o, Amsterdam, 1641. trad. par Picot, Paris, 1617. — Il y a plusieurs 
éditions de ses œuvres completes dont la plus ancienne est celle d'Amsterdam, 
8 vol, in-F, 1670-1653, et la plus complète celle de M. Cousin, 11 vol. in-8o, Paris, 
1824-1326. Il se publie en ce moment (1897) une nouvelle édition des œuvres 
complètes de Descartes, par les soins de MM. Charles Adam et Paul Tanaary. P. J. 

(2) SPixosa, illustre philosophe, né à Amsterdam en 1632, d'une famille de 
juifs portugais, mort en 1677. — Ses principaux ouvrages sont : /tenati Descartes 
principia, Amsterd., 1663 ; Tractatus. theologico-politicus, Opera posthuma, 
l'Ethica, le Tractatus politicus, le De Emendatione intellectus. On a trois édi- 
tions complètes de Spinosa : celle de Paulus, 2 grav. in-8*, Iéna, 1803, et celle 
de Gfrærer (Corpus philosophorum), t. 11, Stuttgart, 1330, et enfin celle de Vau 
Vloten et Land, La Haye, 1882. Il a paru récemment à Anisterdam (1862) un vo- 
lume d'œuvres inédites, sous ce titre: A4 opera Ben.de Spinosa supplementum. 
Une traduction française de Spinosa a été donnée par Emm. Saisset. Paris, 
3 vol. in-18, 1842, P. J. 

(3) OLpENBOUnc, secrétaire de la Société royale de Londres, publia PAiloso- 
phical Transactions de 1661 à 1677, mort en 16738. a traduit en anglais le Pro- 
droinus de solidis de Nic. Stenon. P. J. 


DE LA CONNAISSANCE 421 


carrés de ses côtés qui comprennent l'angle droit sont égaux au 
carré de l'hypoténuse. Un homme pourrait ruminer longtemps ces 
axiomes, sans voir jamais plus clair dans les mathématiques. 

Tn. ll ne sert de rien de ruminer les axiomes, sans avoir de quoi 
les appliquer. Les axiomes servent souvent à lier les idées, comme 
par exemple cette maxime, que les étendues semblables de la se- 
conde et de la troisième dimension sont en raison doublée et tri- 
plée des étendues correspondantes de la dimension première, est d'un 
grandissime usage ; et la quadrature, par exemple, de la lunule 
d'Hippocrate en nait d'abord dans le cas des cercles, en y joignant 
l'application de ces deux figures l’une à l'autre, quand leur position 
donnée y fournit la commodité, comme leur comparaison connue en 
promet des lumières. 


CHAP. XIIL — AUTRES CONSIDÉRATIONS 
SUR NOTRE CONNAISSANCE. 


S1. Pu. Il sera peut-être encore à propos d'ajouter que notre 
connaissance a beaucoup de rapport avec la vue en ceci, aussi bien 
qu'en autres choses, qu'elle n'est ni entiérement nécessaire, ni en- 
tierement volontaire. On ne peut manquer de voir quaud on a les 
yeux ouverts à la lumière, mais on peut la tourner vers certains 
objets, 3 2, et les considérer avec plus ou moins d'application. 
Aiusi, quand la faculté est une fois appliquée, il ne dépend pas de 
la volonté de déterminer la connaissance ; non plusqu'un homme ne 
peut s'empécher de voir ce qu'il voit. Mais il faut employer ses fa- 
cultés comme il faut pour s'instruire. 

Tn. Nous avons parlé autrefois de ce point et établi qu'il ne dé- 
pend pas de l'homme d'avoir un tel ou un tel sentiment dans l'état 
présent, mais il dépend de lui de se préparer pour l'avoir etpour ne 
le point avoir dans la suite, et qu'ainsi les opinions ne sont volon- 
taires que d'une manière indirecte. 


CHAP. XIV. — Du jUcGEMENT. 


81. Pn. L'homme se trouverait indéterminé dans la plupart des 
actions de sa vie s'il n'avait rien à se conduire dés qu'une connais- 


422 NOUVEAUX ESSAIS SUR L ENTENDEMENT 


sance certaine lui manque. 8 2. Il faut souvent se contenter d'un 
simple crépuscule de probabilité. 8 3. Et la faculté de s'en servir est 
le jugement. On s'en contente souvent par nécessité, mais souvent 
c'est faute de diligence, de patience et d'adresse. 3 4. On l'appelle 
assentiment ou dissentiment, et il a lieu lorsqu'on présume quelque 
chose, c'est-à-dire quand on la prend pour vraie avant la preuve. 
Quand cela se fait conformément à la réalité des choses, c'est un 
jugement droit. 

Tu. D'autres appellent juger l'action qu'on fait toutes les fois 
qu'on prononce aprés quelque connaissance de cause; et il y en 
aura méme qui distingueront le jugement de l'opinion, comme ne 
devant pas être si incertain. Mais je ne veux point faire le procès à 
personne sur l'usage des mots, et il vous est permis, Monsieur, de 
prendre le jugement pour un sentiment probable. Quant à la pre- 
somption,qui est un terme des jurisconsultes, le bon usage chez eux 
le distingue de la conjecture. C'est quelque chose de plus ct qui doit 
passer pour vérité provisionnellement, jusqu'à ce qu'il y ait preuve 
du contraire, au lieu qu'un indice ou une conjecture doit être pesée 
souvent contre une autre conjecturc. C'est ainsi que celui qui avoue 
avoir emprunté l'argent d'un autre est présumé de le devoir payer, 
à moins qu'il ne fasse voir qu'il l'a fait déjà, ou que la dette cesse 
par quelque autre principe. Présumer n'est donc pas, dans ce sens, 
prendre avant la preuve, ce qui n'est point permis, mais prendre 
par avance, mais avec fondement, en attendant une preuve con- 
lraire. 


CIIAP. XV. — DE LA PROBABILITÉ. 


& 4. Pa. Si la démonstration fait voir la liaison des idées, la pro- 
babilité n'est autre chose que l'apparence de cette liaison, fondée 
sur des preuves oü l'on ne voit point de connexion immuable. 
$3. Il y a plusieurs degrés d'assentiment, depuis l'assurance jus- 
q uà la conjecture, au doute, à la défiance. $ 3. Lorsqu'on a certitude. 
il y a intuition dans toutes les parties du raisonnement qui en 
marquent la liaison ; mais ce. qui me fait croire est quelque chose 
d'étranger. $4. Or la probabilité est fondée en des conformités avec 
ce que nous savons, ou dans le témoignage de ceux qui le savent. 

Tu. J'aimerais mieux soutenir qu'elle est toujours fondée dans 


DE LA CONNAISSANCE 423 


la vraisemblance ou dans la conformité avec la vérité : et le témoi- 
gnage d'autrui est encore une chose que le vrai a coutume d'avoir 
pour lui à l'égard des faits qui sont à portée. On peut donc dire que 
la similitude du probable avec le vrai est prise ou de lachose méme, 
ou de quelque chose étrangère. Les rhétoriciens mettent deux 
sortes d'arguments: les artificiels, qui sont tirés des choses pàr le 
raisonnement, etles inartificiels, qui ne se fondent que dans le 
témoiguage exprés, ou de l'homme, ou peut-étre encore de la chose 
même. Mais il y en a de mélés encore, car le témoignage peut 
fournir lui-méme un fait, qui tend à foriner un argument artificiel. 

S 5. Pu. C'est faute de similitude avec le vrai que nous ne croyons 
pas facilement ce qui n'a rien d'approchant à ce que nous savons. 
Ainsi lorsqu'un ambassadeur dit au roi de Siam que l'eau s'endur- 
cissait tellement en hiver chez nous qu'un éléphant pourrait mar- 
cher dessus sans enfoncer, le roi lui dit : « Jusqu'ici, je vous ai cru 
homme de bonne foi, maintenant je vois que vous mentez. » $ 6. Mais 
si le témoignage des autres peut rendre un fait probable, l'opinion 
des autres ne doit pas passer par elle-même pour um vrai fondement 
de probabilité. Car il y a plus d'erreur que de connaissance parimi 
les hommes; et si la créance de ceux que nous connaissons et esti- 
mons est un fondement légitinie d'assentiment, les hommes auront 
raison d'être paiens au Japon, mahométans en Turquie, papistes en 
Espagne, calvinistes en Hollande et luthériens en Suède. 

Tu. Le témoignage des hommes est sans doute de plus de poids 
que leur opinion, et on y fait aussi plus de réflexion en justice. Ce- 
pendant l'on sait que le juge fait quelquefois préter serment de cré- 
dulité comme on l'appelle; et dans les interrogatoires on demande 
souvent aux témoins, uon seulement ce qu'ils ont vu, mais aussi ce 
qu'ils jugent, en leur demandant en méme temps les raisons de leur 
jugement, et on y fait telle réflexion qu'il appartient. Les juges 
aussi déférent beaucoup aux sentiments et opinions des experts en 
chaque profession ; les particuliers ne sont pas moins obligés de le 
faire, à mesure qu'il ne leur convient pas de venir au propre exa- 
men. Ainsi, un enfant ou un autre homme dont l'état ne vaut guére 
mieux à cet égard, est obligé, méme lorsqu'il se trouve dans une 
certaine situation, de suivre la religion du pays, tant qu'il n'y voit 
aucun mal, et tant qu'il n'est pas en état de chercher s'il v en a une 
meilleure. Et un gouverneur des pages, de quel que parti qu'il soit 
les obligera d'aller chacun dans l'église où vont ceux de la créance 


424 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


que ce jeune homme professe. On peut consulter les disputes entre 
M. Nicole (1) et autres sur l'argument du grand nombre en matière 
de foi, oà quelquefois l'un lui défére trop et l'autre ne le considére 
pas assez. ll y a d'autres préjugés semblables, par lesquels les 
hommes seraient bien aises de s'exempter de la discussion. C'est ce que 
Tertullien (2), dans un traité exprés, appelle prescriptions, se ser- 
vant d'un terme que les anciens jurisconsultes, dont le langage ne 
lui était point inconnu, entendaient de plusieurs sortes d'exceptions 
ou allégations étrangères et prévenantes, mais qu'aujourd'hui on 
n'entend guére que de la prescription temporelle, lorsqu'on prétend 
rebuter la demande d'autrui parce qu'elle n'a point été faite dans 
le temps fixé par les lois. C'est ainsi qu'on a eu de quoi publier des 
préjugés légitimes tant du cóté de l'Église romaine que de celui des 
protestants. On a trouvé qu'il y a moyen d'opposer la nouveauté, 
par exemple, tant aux uns qu'aux autres à certains égards, comme, 
par exemple, lorsque les protestants pour la plupart ont quitté la 
forme des anciennes ordinations des ecclésiastiques, et que les ro- 
manistes ont changé l'ancien canon des livres de la sainte Ecriture 
du Vieux Testament, comme j'ai montré assez clairement dans une 
dispute que j'ai eue par écrit et à reprises avec Mgr l'évéque de 
Meaux (3), qu'on vient de perdre suivant les nouvelles qui en sont 
venues depuis quelques jours. Ainsi ces reproches étant réciproques, 
la nouveauté, quoiqu'elle donne quelque soupcon d'erreur en ces 
matiéres, n'en est pas unc preuve certaine. 


CHAP. XVI. — DES DEGRÉS D'ASSENTIMENT. 


S 4. Pn. Pour ce qui est des degrés d'assentiment, il faut prendre 


(1) Nicorr (Pierre, philosophe et théologien de l'école de Port-Royal, né à Char- 
tres en 1625, mort en 1695. Son principal ouvrage est: Æsxais de morale et 
instructions (héologiques, ?5 vol. in-12, 1671-1714, dont 6 vol. de Traités de 
morale. — La Logique où V.1rt. de penser a été composé en commun avec 
Arnauld. À b. J. 

(2) TERTCULIEN, l'un des Pères de l'Eglise latine, né à Carthage en 160, mort 
en 245. 1l finit par tomber dans l'hérésie de Montan, Ses principaux ouvrages 
sont : l'.1pologie; — Contre les spectacles: — Sur l'idolätrie; — Sur le voile des 
vierges; — De Anima; — Prescriptiones, etc. P. J. 

(3) Bossurr ‘Jacques-Bénigne;, évèque de Meaux, né à Dijon en 1627, mort à 
Paris en 1704. Ses principaux ouvrages philosophiques sont: La Connaissance 
de Dieu et de soi-méme; Discours sur l'Histoire universelle; La Logique; Traité 

P. J. 


NM libre arbitre. 





DE LA CONNAISSANCE 425 


garde que les fondements de probabilité que nous avons n'opérent 
point en cela au delà du degré de l'apparence qu'on y trouve, ou 
qu'on y a trouvé lorsqu'on l'a examinée. Car il faut avouer que l'as- 
sentiment ne saurait étre toujours fondé sur une vue actuelle des 
raisons, qui ont prévalu dans l'esprit et il serait trés difficile, méme 
à ceux qui ont une mémoire admirable, de toujours retenir toutes 
les preuves qui les ont engagés dans un certain sentiment et qui 
pourraient quelquefois remplir un volume sur une seule question. 
I! suffit qu'une fois ils aient épluché la matière sincèrement et avec 
soin et qu'ils aient, pour ainsi dire, arrêté le compte. $ 2. Sans cela 
il faudrait que les hommes fussent fort sceptiques, ou changeassent 
d'opinion à tout moment, pour se rendre à tout homme qui, ayant 
examiné la question depuis peu, leur propose des arguments 
auxquels ils ne sauraient satisfaire entierement sur-le-champ, faute 
de mémoire ou d'application à loisir. 5 3. Il faut avouer que cela 
rend souvent les hommes obstinés dans l'erreur : mais la faute 
est non pas de ce qu'ils se reposent sur leur mémoire, mais 
de ce qu'ils ont mal jugé auparavant. Car souvent il tient lieu 
d'examen et de raison aux hommes, de remarquer qu'ils n'ont jamais 
pensé autrement. Mais ordinairement ceux qui ont le moins examiné 
leurs opinions y sont les plus attachés. Cependant l'attachement à 
e qu'on a vu est louable, mais non pas toujours à ce qu'on a cru, 
parce qu'on peut avoir laissé quelque considération en arrière 
capable de tout renverser. Et il n'y a peut-étre personne au monde 
qui ait le loisir, la patience et les moyens d'assembler toutes les 
preuves de part et d'autre sur les questions, oü il a ses opinions, 
pour comparer ces preuves et pour conclure sürement qu'il ne lui 
reste plus rien à savoir pour une plus ample instruction. Cependant 
je soin de notre vie et de nos plus grands intérêts ne saurait souffrir 
de délai, et il est absolument nécessaire que notre jugement se dé- 
termine sur des articles où nous ne sommes pas capables d'arriver à 
une connaissance certaine. 

Tu. Hl n'y a rien que de bon et de solide dans ce que vous venez 
de dire, Monsieur. 1! serait à souhaiter cependant que les hommes 
eussent en quelques rencontres des abrégés par écrit (en forme de 
mémoires) des raisons qui les ont portés à quelque sentiment de 
conséquence qu'ils sont obligés de justifier souvent dans la suite à 
eux-mémes ou aux autres. D'ailleurs, quoiqu'en matiere de justice 
il ne soit pas ordinairement permis de rétracter les jugements qui 


426 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


ont passé, et de revoir des comptes arrêtés (autrement il faudrait 
être perpétuellement en inquiétude, ce qui serait d'autant plus into- 
lérable, qu'on ne saurait toujours garder les notices des choses pas- 
sées) ; néanmoins on est recu quelquefois, sur de nouvelles lumières. 
à se pourvoir en justice et à obtenir méme ce qu'on appelle restitu- : 
tion 2n integrum contre ce qui a été réglé; de méme dans nos 
propres affaires, surtout daus les matiéres fort importantes oü il 
est encore permis de sembarquer ou de reculer, et où il n'est point 
préjudiciable de suspendre l'exécution et d'aller bride en main, les 
arréts de notre esprit, fondés sur des probabilités, ne doivent jamais 
tellement passer in rem judicatam, comme les jurisconsultes l'ap- 
pellent, c'est-à-dire pour établis, qu'on ne soit disposé à la revision 
du raisonnement lorsque de nouvelles raisons considérables se pré- 
sentent à l'encontre. Mais quand il n'est plus temps de délibérer, il 
faut suivre le jugement qu on fait avec autant de fermeté que sil 
était infaillible, mais non pas toujours avec autant de rigueur (1). 

5 4. Pn. Puis donc que les hommes ne sauraient éviter de s'exposer à 
l'erreur en jugeant et d'avoir de divers sentiments, lorsqu'ils ne sau- 
raient regarder les choses par les mémes cótés, ils doivent conserver 
la paix entre eux et les devoirs d'humanité, parmi cette diversité 
d'opinions, sans prétendre qu'un autre doive changer promptement 
sur nos objections une opinion enracinée, surtout s'il y a lieu de se 
figurer que son adversaire agit par intérét ou ambition, ou par 
quelque autre motif particulier. Et le plus souvent cenx qui vou- 
draient imposer aux autres la nécessité de se rendre à leurs senti- 
ments n'ont guère bien examine les choses. Car ceux qui sont 
entrés assez avant dans la discussion pour sortir du doute sont en si 
petit nombre et trouvent si peu de sujet de condamner les autres, 
qu'on ne doit s'attendre à rien de violent de leur part. 

Tu. Effectivement ce qu'on a le plus droit de blâmer dans les 
hommes, ce n'est pas leur opinion, mais leur jugement téméraire à 
blàmer celle des autres, comme s'il fallait être stupide ou méchant 
pour juger autrement qu'eux; ce qui, daus les auteurs de ces pas- 
sions et haines qui les répandent parmi le publie, est l'effet d'un esprit 
hautain et peu équitable qui aime à dominer et ne peut point soullrir 


(1) « Ma seconde maxime était d'être le plus ferme et le plus résolu en mes 
actions que je pourrais, et de ne suivre pas moins constamment les opinions 
les plus douteuses lorsque je m'y serais une fois determine que si elles eussent 
été trés assurées, » Descartes, i Discours le la Methode, 3° partie’. l. J. 


DE LA CONNAISSANCE 427 


de contradiction. Ce n’est pas qu'il n’y ait véritablement du sujet bien 
souvent de censurer les opinions des autres, maisil faut le faire avec 
un esprit d'équité et compatir à la faiblesse humaine. ll est vrai 
qu'on a droit de prendre des précautions contre de mauvaises doc- 
trines, qui ont de l'influence dans les mœurs et dans la pratique de 
la piété : mais on ne doit pas les attribuer aux gens, à leur préju- 
dice, sans en avoir de bonnes preuves. Si l'équité veut qu'on épargne 
les personnes, la piété ordonne de représenter où il appartient le 
mauvais e(Tet de leurs dogmes, quand ils sont nuisibles, comme sont 
ceux qui vont contre la providence d'un Dieu parfaitement sage, bon 
et juste, et contre cette immortalité des âmes qui les rend suscep- 
tibles des effets de sa justice, sans parler d'autres opinions dange- 
reuses par rapport à la morale et à la police. Je sais que d'excellents 
hommes et bien intentionnés soutiennent que ces opinions théoriques 
ont moins d'influence dans la pratique qu’on ne pense, et je sais 
aussi qu'il y a des personnes d'un excellent naturel, à qui les opinions 
ne feront jamais rien faire d'indigne d'elles : comme d'ailleurs ceux 
qui sont venus à ces erreurs par la spéculation ont. coutume d'étre 
naturellement plus éloignés des vices dont le commun des hommes 
est susceptible, outre qu'ils ont soin de la dignité de la secte où ils 
sont comme des chefs ; et l'on peut dire qu'Épicure et Spinoza, par 
exemple, ont mené une vie tout à fait exemplaire. Mais ces raisons 
cessent le plus souvent dans leurs disciples ou imitateurs, qui, se 
croyant déchargés de l'iimportune crainte d'une providence surveil- 
lante et d'un avenir menaçant, làchent la bride à leurs passions bru- 
tales et tournent leur esprit à séduire et à corrompre les autres ; et 
s'ils sont ambitieux et d'un naturel un peu dur, ils seront capables, 
pour leur plaisir ou avancement, de mettre le feu aux quatre coins de 
la terre, comme j'en ai connu de cette trempe que la mort a enlevés. 
Je trouve méme que des opinions approchantes s'insinuant peu à 
peu dans l'esprit des hommes du grand monde, qui règlent les autres, 
et dont dépendent les affaires, et se glissant dans les livres à la mode, 
disposent toutes choses à la révolution générale dont l'Europe est 
menacée et achèvent de détruire ce qui reste encore dans le monde 
des sentiments généreux des anciens Grecs €t Romains, qui préfé- 
raient l'amour de la patrie et du bien publie et le soin de la postérité 
à la fortune et méme à la vie. Ces € publiks spirits », comme des 
Anglais les appellent, diminuent extrémement et ne sont plus à la 
mode ; et ils cesseront davantage quand ils cesseront d'être soutenus 


428 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


par la bonne morale et par la vraie religion, que la raison naturelle 
méme nous enseigne. Les meilleurs du caractère opposé, qui 
commence de régner, n’ont plus d'autre principe que celui qu'ils 
appellent de l'honneur. Mais la marque de l'honnéte homme et de 
l'homme d'honneur chez eux est seulement de ne faire aucune bas- 
sesse comme ils la prennent. Et si, pourla grandeur ou par caprice, 
quelqu'un versait un déluge de sang, s'il renversait tout sens dessus 
dessous, on compterait cela pour rien, et un Érostrate des anciens ou 
bien un Don Juan dans le Festin de Pierre passerait pour un héros. 
On se moque hautement de l'amour de la patrie, on tourne en ridi- 
cule ceux qui ont soin du public, et, quand quelque homme bien 
intentionné parle de ce que deviendra la postérité, on répond : 
alors comme alors. Mais il pourra arriver à ces personnes d'éprouver 
eux-mémes les maux qu'ils croient réservés à d'autres. Si l'on se 
corrige encore de cette maladie d'esprit épidemique, dont les mau- 
vais effets commencent à étre visibles, ces maux peut-étre seront 
prévenus ; mais si elle va croissant, la Providence corrigera les 
hommes par la révolution même qui en doit naître : car, quoi qu'il 
puisse arriver, tout tournera toujours pour le mieux en général au bout 
du compte, quoique cela ne doive et ne puisse arriver sans le châti- 
ment de ceux qui ont contribué même au bien par leurs actions mau- 
vaises. Mais je reviens d'une digression où la considération des opinions 
nuisibles et du droit deles blámer m'a mené. Or, comme en théologie les 
censures vont encore plus loin qu ailleurs, et que ceux qui font valoir 
leur orthodoxie condamnent souvent les adversaires, à quoi s'op- 
posent dans le parti méme ceux qui sont appelés synerétistes par leurs 
adversaires, cette opinion a fait naitre des guerres civiles entre les 
rigides et les condescendants dans un méme parti. Cependant, 
comme refuser le salut éternel à ceux qui sont d'une autre opi- 
nion est entreprendre sur les droits de Dieu, les plus sages des con- 
damnants ne l'entendent que du péril où ils croient voir les âmes 
crrantes, et ils abandonnent à la miséricorde singuliere de Dieu ceux 
dont la méchanceté ne les rend pas incapables d'en profiter, et de 
leur côté ils se croient obligés à faire tous les eflorts imaginables 
pour les retirer d'un état si dangereux. Si ces personnes, qui jugent 
ainsi du péril des autres, sont parvenues à cette opinion aprés un 
examen convenable et s'il n'y à pas moyen de les en désabuser, on 
ne saurait blàmer leur conduite, tant qu'ils n'asent que des voies de 
douceur. Mais aussitót qu'ils vont plus loin, c'est violer les lois de 





DE LA CONNAISSANCE 429 


l'équité. Car ils doivent penser que d'autres, aussi persuadés qu'eux, 
ont autant de droit de maintenir leurs sentiments et même de les 
répandre, s'ils les croient importants. On doit excepter les opinions 
qui enseignent des crimes, qu'on ne doit point souffrir et qu’on a 
droit d'étouffer par les voies de la rigueur, quand il serait vrai 
méme que celui qui les soutient ne peut point s'en défaire ; 
comme on a droit de détruire méme une béte venimeuse, tout 
innocente qu'elle est. Mais je parle d'étouffer la secte et non les 
hommes, puisqu'on peut les empêcher de nuire et de dogmatiser. 

3 9. Pu. Pour revenir au fondement et aux degrés de l'assentiment, 
il est à propos de remarquer que les propositions sont de deux sortes : 
les unes sont de fait, qui dépendant de l'observation peuvent étre 
fondées sur un témoignage humain; les autres sont de spéculation, 
qui regardant les choses que nos sens ne sauraient nous découvrir, 
ne sont pas capables d'un semblable témoignage. $ 6. Quand un fait 
particulier est conforme à nos observations constantes et aux rap - 
ports uniformes des autres, nous nous y appuyons aussi fermement 
que si c'était une connaissance certaine, et quand il est conforme au 
témoignage de tous les hommes, dans tous les siècles, autant qu'il 
peut étre connu, c'est le premier et le plus haut degré de probabi- 
lité ; par exemple, que le feu échautfe, que le fer coule au fond de 
l'eau. Notre créance bâtie sur de tels fondements s'éléve jusqu'à l'as- 
surance. $ 7. En second lieu, tous les historiens rapportent qu'un 
tel a préféré l'intérêt particulier au public, et comme on a toujours 
observé que e'est la coutume de la plupart des hommes, l'assenti- 
ment que je donne à ces histoires est une confiance. $ 8. En troi- 
sieme lieu, quand la nature des choses n'a rien qui soit ni pour ni 
contre, un fait, attesté par le témoignage de gens non suspects, par 
exemple, que Jules César a vécu, est recu avec une ferme créance. 
S 9. Mais lorsque les témoignages se trouvent contraires au cours 
ordinaire de la nature, ou entre eux, les degrés de probabilité peuvent 
se diversifier à l'infini, d’où viennent ces degrés, que nous appelons 
croyance, conjecture, doute, incertitude, défiance ; et c'est là où il 
faut de l'exactitude pour former un jugement droit et proportionner 
notre assentiment aux degrés de probabilité. 

Tu. Les jurisconsultes, en traitant des preuves, présomptions, 
conjectures et indices, ont dit quantité de bonnes choses sur ce 
sujet et sont allés à quelque détail considérable. Ils commencent 
par la notoriété, où l'on n'a point besoin de preuve. Par apres ils 


430 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


viennent à des preuves entières, ou qui passent pour telles, sur les- 
quelles on prononce au moins en matière civile, mais où en quelques 
lieux on est plus réservé en matière criminelle ; et on n'a pas tort 
de demander des preuves plus que pleines et surtout ce qu’on 
appelle corpus delicti. selon la nature du fait. [1 y a donc preuves 
plus que pleines. et il y a aussi des preuves pleines ordinaires Puis 
il y a présomptions, qui passent pour preuves entières provisionnel- 
lement, c'est-à-dire tandis que le contraire n'est point prouvé. Il y a 
preuves plus que demi-pleines (à proprement parler; oü l'on permet 
à celui qui s’y fonde de jurer pour v suppléer; c'est juramentum 
suppletorium. ll v en a d'autres moins que demi-pleines, où tout au 
contraire on défeére le serment à celui qui nie le fait pour se purger; 
c'est juramentum progalionis. Hors de cela, il v a quantité de 
degrés des conjectures et des indices. Et particulièrement en ma- 
tiere criminelle il + a indices ‘ad torturam: pour aller à la ques- 
tion (laquelle a elle-méme ses degrés marqués par les formules de 
l'arrêt); il y a indices (ed terrendum) suflisants à faire montrer les 
instruments de la torture et préparer les choses comme si l'on y 
voulait venir. Ill y en a («d capturam! pour s'assurer d'un homme 
suspect ; et (ed. inquirendum) pour s'informer sous main et sans 
bruit. Et ces différences peuvent encore servir en d'autres oecasions 
proportionnelles; et toute la forme des procédures en justice n'est 
autre chose en effet qu'une espece de logique, appliquée aux ques- 
tions de droit. Les médecins encore ont quantité de degrés et de 
différences de leurs signes et indications, qu'on peut voir chez eux. 
Les mathématiciens de notre temps ont commencé à estimer les 
hasards à l'occasion des jeux. Le chevalier de Méré (1), dont les 
Agréments et autres ouvrages ont été imprimés, homme d'un esprit 
pénétrant et qui était joueur et philosophe, v donna occasion en 
formant des questions sur les partis, pour savoir combien vaudrait 
le jeu. s'il était interrompu dans un tel ou tel état. Par là il engagea 
M. Pascal (2), son ami, à examiner un peu ces choses. La question 


f1: MÉRE (chevalier de), célebre. au xvi* siecle, par l'agrément de son esprit 
ami de Pascal et de Balzac. Ses œuvres ont éte publiées à Amsterdam en 1652, 
2 vol. petit in 8”. P. J. 

(2) Pascur, illustre écrivain et philosophe francais, né à Clermont en 1623, 
mort à Paris eu 1662. Ses deux principaux ouvrages sont les Provinriales et 
les Pensées, M. Cousin, dans son celebre Rapport à l'Académie Irancaise, 4 
démontré que le texte de ce dernier ouvrage avait été gravement altéré par les 
premiers éditeurs de P.-Royal. Nous en avons aujourd'hui deux éditions fidèles : 


1° T de M. Fougère, 2 vol. in-8" ; 2? celle de M. Havet, un vol. in-8°. P. J. 


DE LA CONNAISSANCE 431 


éclata et donna occasion à M. Hugens de faire son traité de Aled. 
D'autres savants hommes y entrérent. On établit quelques principes 
dont se servit aussi M. le pensionnaire de Wit, dans un petit dis- 
cours imprimé en hollandais sur les rentes à vie. Le fondement, sur 
lequel on a bâti, revient à la prostapherése, c'est-à-dire à prendre 
un moyen arithmétique entre plusieurs suppositions également rece- 
vables, et nos paysans s'en sont servis il y a longtemps suivant leur 
mathématique naturelle. Par exemple, quand quelque héritage ou 
terre doit étre vendue, ils forinent trois bandes d'estimateurs ; ces 
bandes sont appelées Schurzen en bas saxon, et chaque bande fait 
une estime du bien en question. Supposé done que l'une l'estime 
être de la valeur de 1000 écus, l'autre de 1400, la troisième de 1500, 
on prend la somme de ces trois estimes qui est 3900, et parce qu'il 
y a eu trois bandes, on en prend le tiers, qui est 1300 pour la 
valeur moyenne demandée ; ou bien, ce qui est la méme chose, on 
prend la somme des troisiémes parties de chaque estimation. C'est 
l'axiome, «(qualibus æqualia, pour des suppositions égalés il faut 
avoir des considérations égales. Mais quand les suppositions sont 
inégales, on les compare entre elles. Soit supposé, par exemple, 
qu'avec deux dés l'un doit gagner s'il fait 7 points, l'autre s'il en 
fait 9; on demande quelle proportion se trouve entre leurs appa- 
rences de gagner? Je dis que l'apparence pour le dernier ne vaut 
que deux tiers de l'apparence pour le premier, car le premier peut 
faire 7 de trois facons avec deux dés, savoir par 1 et 6, ou 9 et 5, 
ou 3 et 4; et l'autre ne peut faire 9 que de deux facons, en jetant 
3 et 6 ou 4 et ^. Et toutes ces manières sont également possibles. 
Donc les apparences, qui sont comme les nombres des possibilités 
égales, seront comme 3 à 2 ou comme 1 à =. J'ai dit plus d'une fois 
qu'il faudrait une nouvelle espèce de logique, qui traiterait des 
degrés de probabilité, puisque Aristote dans ses Topiques n'a rien 
moins fait que cela, et s'est contenté de mettre en quelque ordre 
certaines régles populaires. distribuées selon les lieux communs, 
qui peuvent servir dans quelque occasion ott il s'agit d'amplifier le 
discours et de lui donner apparence, sans se mettre en peine de 
nous donner une balauce nécessaire pour peser les apparences et 
pour former là-dessus un jugement solide. l1 serait bon que celui 
qui voudrait traiter cette matière poursuivit l'exameu des jeux de 
hasard ; et généralement je souhaiterais qu'un habile mathématicien 
voulüt faire un ample ouvrage bien circonstancié et bien raisonné 


439 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


sur toutes sortes de jeux, ce qui serait de grand usage pour perfec- 
tionner l'art d'inventer, l'esprit humain paraissant mieux dans les 
jeux que dans les matiéres plus sérieuses. 

8 10. Pn. La loi d'Angleterre observe cette règle, que la copie 
d'un acte reconnue authentique par des témoins est une bonne 
preuve; mais la copie d'une copie, quelque attestée qu'elle soit et 
par les témoins les plus accrédités, n'est jamais admise pour preuve 
en jugement. Je n'ai encore oui blâmer à personne cette sage pré- 
caution. On en peut tirer au moins cette observation, qu'un témoi- 
gnage a moins de force à mesure qu'il est plus éloigné de la vérité 
originale, qui est dans la chose méme; au lieu que chez certaines 
gens on en use d'une manière directement contraire. Les opinions 
acquièrent des forces en vieillissant, et ce qui n'aurait pas paru 
probable à un homme raisonnable, contemporain de celui qui l'a 
certifié le premier, passe présentement pour certain parce que 
: plusieurs l'ont rapporté sur son témoignage. 

Tu. Les critiques en matière d'histoire ont grand égard aux té- 
moins contemporains des choses: cependant un contemporain 
méme ne mérite d'étre cru que principalement sur les événements 
publics; mais quand il parle des motifs, des secrets, des ressorts 
cachés, et des choses disputables, comme par exemple des empoi- 
sonnements, des assassinats, on apprend au moins ce que plusieurs 
ont cru. Procope est fort eroyable quand il parle de la guerre de 
Délisaire contre les Vandales et les Gotlis; mais quand il débite des 
médisauces horribles contre l'impératrice Théodore dans ses Anec- 
dotes, les croie qui voudra. Généralement on doit être réservé à 
croire les satires : nous en voyons qu'on a publiées de notre temps, 
contraires à toute apparence, qui ont pourtant été gobées avide- 
ment par les ignorants. Et on dira peut-être un jour : Est-il possible 
qu'on aurait osé publier ces choses en ce temps-là, s'il n’y avait 
quelque fondement apparent? Mais si on le dit un jour, on jugera 
fort mal. Le monde cependant est incliné à donner dans le satirique; 
et pour n'en alléguer qu'un exemple, feu M. du Maurier le fils (1) 
ayant publié, par je ne sais quel travers, dans ses mémoires im- 
primés il y a quelques années, certaines choses tout à fait mal 
fondées, contre l'incomparable Hugo Grotius, ambassadeur de la 


(1) Louis AunERY pu MAURIERk, historien mort en 1687, fils de Benjamin du 
Maurier, ambassadeur en Hollande, publia des Mémoires pour servir à l'histoire 
de la Hollande. 


DE LA CONNAISSANCE 433 


Suéde en France, piqué apparemment par je ne sais quoi contre la 
mémoire de cet illustre ami de son père, j'ai vu que quantité d'au- 
teurs les ont répétées à l'envi, quoique les négociations et lettres de 
ce grand homme fassent assez connaitre le contraire. On s'émancipe 
méme d'écrire des romans dans l'histoire, et celui qui a fait la der- 
nière Vie de Cromwell a cru que pour égayer la matière il lui était 
permis en parlant de la vie encore privée de cet habile navigateur, 
de le faire voyager en France, où il le suit dans les auberges de 
Paris, comme s'il avait été son gouverneur. Cependant il parait, par 
l'histoire de Cromwell, faite par Carrington, homme informé, et 
dédiée à Richard, son fils, quand il faisait encore le protecteur, que 
Cromwell n'est jamais sorti des iles Britanniques. Le détail surtout 
est peu sûr. On n'a presque point de bonnes relations des batailles. 
La plupart de celles de Tite-Live paraissent imaginaires, autant que 
celles de Quinte-Curce. Il faudrait avoir de part et d'autre les rap- 
ports de gens exacts et capables qui en dressassent méme des plans, 
semblables à ceux que le comte de Dahlberg, qui avait déjà servi 
avec distinction sous le roi de Suéde Charles-Gustave, et qui étant 
gouverneur général de la Livonie à défendu Riga dernièrement, a 
fait graver touchant les actions et batailles de ce prince. Cependant 
il ne faut poiat d'abord décrier un bon historien sur un mot de 
quelque prince ou ministre, qui se récrie contre lui en quelque oc- 
casion, ou sur quelque sujet qui n'est pas à son gré et oü véritable- 
ment il y a peut-être quelque faute. On rapporte que Charles-Quint, 
voulant se faire lire quelque chose de Sleidan disait : « Apportez- 
moi mon menteur, » et que Carlowiz, gentilhomme saxon fort em- 
ployé dans ce temps-là, disait que l'histoire de Sleidan détruisait 
dans son esprit toute la bonne opinion qu'il avait eue des anciennes 
histoires. Cela, dis-je, ne sera d'aucune force dans l'esprit des per- 
sonnes informées pour renverser l'autorité de l'histoire de Sleidan, 
dont la meilleure partie est un tissu d'actes publics des diètes et as- 
semblées et des écrits autorisés par les princes. Et quand resterait 
le moindre scrupule là-dessus, il vient d'étre levé par l'excellente 
histoire de mon illustre ami, feu M. Seckendorf (1) (dans lequel je 
ne puis m'enipécher pourtant de désapprouver le nom du luthéra- 


(1) SEckENponr (de), célebre historien allemand, né à Herzagen-Anspach en 
Franconie en 1626, mort en 1602, Son ouvrage le plus important (auquel Leibniz 
fait ici allusion; est son Commentarius historicus el apologeticus de lutheranismo, 
en réponse à l'Histoire du luthéranisme, du P, Mainbourg. 


PauL JANET. — Leibniz. 1-28 


434 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


nisme sur le titre, qu'une mauvaise coutume a autorisé en Saxe), 
oü la plupart des choses sont justifiées par les extraits d'une infinité 
de pièces, tirées des archives saxonnes, qu'il avait à sa disposition, 
quoique M. de Meaux, qui y est attaqué et à qui je l'envoyai, me 
répondit seulement que ce livre est d'une horrible prolixité ; mais 
je souhaiterais qu'il füt deux fois plus grand sur le méme pied. Plus 
il est ample, plus il devait donner de prise, puisqu'on n'avait qu'à 
choisir les endroits; outre qu'il y a des ouvrages historiques estimés, 
qui sont bien plus grands. Au reste on ne méprise pas toujours les 
auteurs postérieurs au temps dont ils parlent, quand ce qu'ils rap- 
portent est apparent d'ailleurs. Et il arrive quelquefois qu'ils con- 
servent de3 morceaux des plus anciens. Par exemple, on a douté de 
quelle famille est Suibert, évêque de Bamberg, depuis pape sous le 
nom de Clément Il. Un auteur anonyme de l'histoire de Brunswick, 
qui a vécu dans le xiv° siècle, avait nommé sa famille, et des per- 
sonues savantes dans notre histoire n'y avaient point voulu avoir 
égard : mais j'ai eu une chronique beaucoup plus ancienne non en- 
core imprimée, où la méme chose est dite avec plus de circons- 
tances, d’où il parait qu'il était de la famille des anciens seigneurs 
allodiaux de Hornbourg (guére loin de Wolfenbuttel) dont le pays 
fut donné par le dernier possesseur à l'église cathédrale de Hal- 
berstadt. 

S 11. Pu. Je ne veux pas aussi qu'on croie que j'ai voulu diminuer 
l'autorité de l'usage de l'histoire par ma remarque. C'est de cette 
Source que nous recevons avec une évidence convaincante une 
grande partie de nos vérités utiles. Je ne vois rien de plus estimable 
que les mémoires qui nous resteut de l'antiquité, et je voudrais que 
nous en eussions un plus grand nombre et de moins corrompus. Mais 
il est toujours vrai que nulle copie ne s'élève au-dessus de la cer- 
titude deson premier original. 

Tu. Il est sûr que, lorsqu'on a un seul auteur de l'antiquité pour 
garant d'un fait, tous ceux qui l'ont copié n'y ajoutent aucun poids, 
ou plutôt doivent être comptés pour rien. Et ce doit être tout autant 
que si ce qu'ils disent était du nombre cv 4745 heyouëvoy, des choses 
qui n'ont été dites qu'une seule fois, dont M. Ménage voulait faire 
un livre. Et eucore aujourd'hui, quand cent mille petits écrivains 
répéteraient les médisances de Bolsec (1j (par exemple), un homme 


(1) Bozsec (Jerónme), ne à Paris, carmélite devenu protestant, a écrit l'histoire 
de la vie, mueurs, actes, doctrine et mort de Jean Calvin, Paris, 1577, 


DE LA CONNAISSANCE 435 


de jugement n'en ferait pas plus de cas que du bruit des oisons. Des 
jurisconsultes ont écrit de fide historica ; maïs la matière mériterait 
une plus exacte recherche, et quelques-uns de ces messieurs ont 
été trop indulgents. Pour ce qui est de la grande antiquité, quelques- 
uns des faits les plus éclatants sont douteux. Des habiles gens ont 
douté avec sujet si Romulus a été le premier fondateur de laville 
de Rome. On dispute sur la mort de Cyrus, et d'ailleurs l'opposition 
entre Hérodote et Ctésias a. répondu des doutes sur l'histoire des 
Assyriens, Babyloniens et Persans. Celle de Nabuchodonosor, de 
Judith et méme de l’Assuérus d’Esther souffre de grandes difficultés. 
Les Romains en parlant de l'or de Toulouse contredisent à ce qu'ils 
“content de la défaite des Gaulois par Camille. Surtout l'histoire 
propre et privée des peuples est sans crédit, quand elle n'est point 
prise des originaux fort anciens, ni assez conforme à l'histoire: 
publique. C'est pourquoi ce qu'on nous raconte des anciens Rois 
germains, gaulois, britanniques, écossais, polonais, et autres, passe 
avec raison pour fabuleux et fait à plaisir. Ce Trébéta, fils de Ninus, 
fondateur de Trèves ; ce Brutus, auteur des Britons ou Brittains, 
sont aussi véritables que les Amadis. Les contes pris de quelques 
fabulateurs, que Trithémius (1), Aventin (2), et méme Albinus (3), 
Sifrid Petri (1) ont pris la liberté de débiter des anciens princes 
Francs, Bjoiens, Frisons; et ce que Saxon le Grammairien et 
l'Edda nous racontent des antiquités reculées du Septentrion, ne 
saurait avoir plus d'autorité que ce que dit kadlubko (à), premier 
historien polonais d'un de leurs rois, gendre de Jules César. Mais 
quand les histoires des différents peuples se rencontrent dans les eas 
oü il n'y a pas d'apparence que l'un ait copie l'autre, c'est un grand 
indice de la vérité. Tel est l'accord d’Hérodote avec l'histoire du 
Vieux Testament en bien des choses ; par exemple lorsqu'il parle de 
la bataille de Mégiddo entre le roi d'Égypte et les Syriens dela Pales- 
tine, c'est-à-dire les Juifs, où, suivant le rapport de l'histoire sainte, 
que nous avons des Hébreux, le roi Josias fut blessé mortellement. 
Le consentement encore des historiens arabes, persans et tures avec 
les grecs, romains et autres occidentaux, fait plaisir à ceux qui 


(1) Taimi£vics ‘Johann, 1152-1516. — Son principal ouvrage est le C'ompen- 
dium, sive Dreviurium de origine reriim et gestis Francorum, 1515. 

2) AVENTINUS Johann, 1166-1531, auteur des ;Inaales Dolorum. 

(3; ALcuiN (Albinus), 735-801, .Leiiné Opera, Ratisbonne, 17771. 

(14) Pete Sigfried., 1527-1207, De Frisorum Origine ; Cologne, 1590. 

(5j KapLuBko, 1161-1223, ZIistoria polonica, 1612. 


436 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


recherchent les faits ; comme aussi les témoignages que les médailles 
et suscriptions, restées de l'antiquité, rendent aux livres venus des 
Anciens jusqu'à nous, et qui sont à la vérité copies de copies. Il 
faut attendre ce que nous apprendra encore l'histoire de la Chine, 
quand nous serons plus en état d'en juger et jusqu'oü elle portera 
sa crédibilité avec soi. L'usage de l'histoire consiste principalement 
dans le plaisir qu'il y a de connaitre les origines, dans la justice 
qu'on rend aux hommes qui ont bieu mérité des autres hommes, 
dans l'établissement de la critique historique, et surtoutde l'histoire 
sacrée, qui soutient les fondements de la révélation, et (mettant 
encore à part les généalogies et droits des princes et puissances) 
dans les enseignements utiles que les exemples nous fournissent. Je 
ne méprise point qu'on épluche les antiquités jusqu'aux moindres 
bagatelles ; car quelquefois la connaissance que les critiques en 
tirent peut servir aux choses plus importantes. Je consens, par 
exemple, qu'on écrive méme toute l'histoire des vêtements et de l'art 
des tailleurs depuis les habits des pontifes des Hébreux, ou si l'on 
veut depuis les pelleteries, que Dieu donna aux premiers mariés au 
sortir du Paradis, jusqu'aux fontanges et falbalas (Faltbláts) de notre 
temps, et qu'on y joigne tout ce qu'on peut tirer des anciennes 
sculptures et des peintures encore faites depuis quelques siécles. J'y 
fournirai même, si quelqu'un le désire. les mémoires d'un homme 
d'Augsbourg du siecle passé, qui s'est peint avec tous les habits qu'il 
a portes depuis son enfance jusqu'à l'âge de 63 ans. Et je ne sais qui 
m'a dit que feu M. le due d'Aumont (1), grand connaisseur des belles 
antiquités, a eu une curiosité approchante. Cela pourra peut-être 
servir à discerner les monuments légitimes de ceux qui ne le sont 
pas, sans parler de quelques autres usages. Et puisqu'il est permis 
aux hommes de jouer, il leur sera encore plus permis de se divertir 
à ces sortes de travaux, si les devoirs essentiels n'en souffrent point. 
Mais je désirerais qu'il y eût des personnes qui s'appliquassent pré- 
férablement à tirer de l'histoire ce qu'il y a de plus utile, comme 
seraient des exemples extraordinaires de vertu, des remarques sur 
les commodités de la vie, des stratagèmes de politique et de guerre. 
Et je voudrais qu'on fit exprès une espèce d'histoire universelle, qui 
ne marquaàt que de telles choses et quelque peu d'autres de plus de 
conséquence; car quelquefois on lira un grand livre d'histoire, 


(1, Lr nuc D'ACMONT, Savant du xvii? siecle, membre de l'Académie des Ins. 
criptions et Belles-Lettres, ne en 1632, mort en 1704. P. J. 


DE LA CONNAISSANCE 431 


savant, bien écrit, propre méme au but dé l'auteur, et excellent en 
son genre, mais qui ne contiendra guére d'enseignements utiles, par 
lesquels je n'entends pas ici de simples moralités, dont le Thea- 
trum vite» humane et tels autres florilèges sont remplis, mais des 
adresses et connaissances dont tout le monde ne s'aviserait pas au 
besoin. Je voudrais encore qu'on tirát des livres des voyages une 
infinité de choses de cette nature, dont on pourrait profiter, et qu'on 
les rangeñt selon l'ordre des matières. Mais il est étonnant que, tant 
de choses utiles restant à faire, les hommes s'amusent presque 
toujours à ce qui est déjà fait, ou à des inutilités pures, ou du moins 
à ce qui est le moins important; et je n'y vois guére de reméde 
jusqu'à ce que le public s'en méle davantage dans des temps plus 
tranquilles. 

8 42. Pu. Vos digressions donnent du plaisir et du profit. Mais 
des probabilités des faits venons à celles des opinions touchant les 
choses qui ne tombent pas sous les sens. Elles ne sont capables 
d'aucun témoignage, comme sur l'existence et la nature des esprits, 
anges, démons, etc., sur les substances corporelles, qui sont dans 
les planétes et dans d'autres demeures de ce vaste univers, enfin 
sur la maniére d'opérer de la plupart des ouvrages de la nature, et 
de toutes ces choses nous ne pouvons avoir que des conjectures, oü 
l'analogie est la grande règle de la probabilité. Car, ne pouvant 
point étre attestées, elles ne peuvent paraitre probables qu'en tant 
qu'elles conviennent plus ou moins avec les vérités établies. Un 
frottement violent de deux corps produisant de la chaleur et méme 
du feu, les réfractions des corps transparents faisant paraitre des 
couleurs, nous jugeons que le feu consiste dans une agitation vio- 
lente des parties imperceptibles, et qu'encore les couleurs, dont 
nous ne voyons pas l'origine, viennent d'une semblable réfraction ; 
et trouvant qu'il v a une connexion graduelle dans toutes les parties 
de la création, qui peuvent étre sujettes à l'observation humaine 
sans aucun vide considérable entre deux, nous avons tout sujet de 
penser que les choses s'élévent aussi vers la perfection peu à peu et 
par des degrés insensibles. Il est malaisé de dire où le sensible et le 
raisonnable commence et quel est le plus bas degré des choses 
vivantes ; c'est comme la quantité augmente ou diminue dans un 
cône régulier. ll y a une différence excessive entre certains hommes 
et certains animaux brutes; mais si nous voulons comparer l'enten- 
dement et la capacité de certains hommes et de certaines bétes, 


438 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


nous y trouverons si peu de différence, qu'il sera bien malaisé d'as- 
surer que l'entendement de ces hommes soit plus net ou plus étendu 
que celui de ces bétes. Lors donc que nous observons une telle gra- 
dation insensible entre les parties de la création depuis l'homme 
jusqu'aux parties les plus basses, qui sont au-dessous de lui, la règle 
de l'analogie nous fait regarder comme probable qu'il y a une 
pareille gradation dans les choses qui sont au-dessus de nous et 
non de la sphére de nos observations, et cette espéce de probabilité 
est le grand fondement des hypotheses raisonnables. 

Tn. C'est sur cette analogie que M. Huyghens juge dans son Cos- 
motheoros (1) que l'état des autres planètes principales est assez 
approchant du nótre ; excepté ce que la différente distance du soleil 
doit causer de différence : et M. de Fontenelle (2), qui avait donné 
déjà auparavant ses entretiens pleins d'esprit et de savoir sur la 
pluralité des mondes, a dit de jolies choses là-dessus, et a trouvé 
l'art d'égayer une matiére difficile. On dirait quasi que c'est dans 
l'empire de la lune d'Harlequin tout comme ici. 1l est vrai qu'on 
juge tout autrement des lunes (qui sont des satellites seulement) 
que des planétes principales. Képler (3) a laissé un petit livre, qui 
contient une fiction ingénieuse sur l'état de la lune; et un Anglais (54), 
homme d'esprit, a donné la plaisante description d'un Espagnol de 
son invention, que des oiseaux de passage transportérent dans la 
lune, sans parler de Cyrano, qui alla depuis trouver cet Espagnol. 
Quelques hommes d'esprit, voulant donner un beau tableau de 
l'autre vie, promenent les âmes bien heureuses de monde en monde; 
et notre imagination y trouve une partie des belles occupations 


i1; Le Cosmotheoros de Huyghens (1693), traduit en francais en 1702 sous le 
titre de la Phuralilé des mondes, postérieurement à l'ouvrage de Fontenelle et 
à peu pres sur le même sujet. P. J. 

i2; FONTENELLE, né à Rouen en 1657, mort à Paris en 1757 à l'age de cent 
ans. Sans être précisément un philosophe, il- appartient à l'histoire de la phi- 
losophie par l'esprit d'examen et de critique qui anime ses ouvrages, Les prin. 
cipaux sont : ielogues des morts A683) ; Eutreliens sur la pluralité des mondes 
(1686; ; l'Histoire des oracles (168v ; Doutes sur le système des causes occasion- 
nelles, et entin ses £loges, qui sont son chef d'œuvre. P. J. 

(3$ KrErLER, né à Weill dans le Wurtemberg en 1551, mort à Ratisbonne en 
1630, illustre géometre et astronome, qui a découvert les lois des mouvements 
planétaires. Ses principaux ouvrages sont : Aarmonires mundi libri quinque. les 
cinq livres de l'Harmonie du monde, et son Astronomie nouvelle, où Physique 
celeste fondée sur. Cétile dii mourement de Mars. Le livre auquel Leibniz fait 
allusion est le Somnium Kepleri, Francfort, in-4'. P. J. 

+. Godwin de Landaff, évèque anglais, dans son livre 7e man in the moon. 
London, 1638, trad, fr. Paris, 1618, P. J. 


DE LA CONNAISSANCE 439 


qu'on peut donner aux génies. Mais, quelque effort qu'elle se 
donne, je doute qu'elle puisse les rencontrer, à cause du grand inter- 
valle entre nous et ces génies et de la grande variété qui s'y trouve. 
Et jusqu'à ce que nous trouvions des lunettes, telles que M. Des- 
cartes nous faisait espérer pour discerner des parties du globe de 
la lune pas plus grandes que nos maisons, nous ne saurions déter- 
miner ce qu'il y a dans un globe différent du nótre. Nos conjectures 
seront plus utiles et plus véritables sur les parties intérieures de nos 
corps. J'espére qu'on ira bien au delà de la conjecture en bien des 
occasions et je crois déjà maintenant qu'au moins la violente agita- 
tion des parties du feu, dont vous venez de parler, ne doit pas étre 
comptée parmi les choses qui ne sont que paraboles. C'est dom- 
mage que l'hypothése de M. Descartes sur la contexture des parties 
de l'univers visible ait été si peu confirmée par les recherches et 
découvertes faites depuis, ou que M. Descartes n'ait pas vécu 50 ans 
plus tard pour nous donner une hypothése sur les connaissances 
présentes, aussi ingénieuse que celle qu'il donna sur celles de son 
temps. Pour ce qui est de la connexion graduelle des espèces, nous 
en avons dit quelque chose dans une conférence précédente, où je 
remarquai que déjà des philosoples avaient raisonné sur le vide 
dans les formes ou espèces. Tout va par degrés dans la nature et rien 
par saut, et cette règle à l'égard des changements est une partie de 
ma loi de la continuité. Mais la beauté de la nature, qui veut des 
perceptions distinguées, demande des apparences de sauts et pour 
ainsi dire des chutes de musique dans les phénoménes, et prend 
plaisir de méler les espéces. Ainsi, quoiqu'il puisse y avoir dans 
quelque autre monde des espéces moyennes entre l'homme et la 
béte (selon qu'on prend le sens de ces mots! et qu'il y ait apparem- 
ment quelque part des animaux raisonnables qui nous passent, la 
nature a trouvé bon de les éloigner de nous, pour nous donner sans 
contredit la supériorité que nous avons dans notre globe. Je parle 
des espèces moyennes et je ne voudrais pas me régler ici sur les 
individus humains qui approchent de brutes, parce qu'apparem- 
ment ce n'est pas un défaut de la faculté, mais un empéchement de 
l'exercice ; de sorte que je crois que le plus stupide des hommes 
(qui n'est pas dans un état contraire à la nature par quelque maladie 
ou par un autre défaut permanent tenant lieu de inaladie) est incom- 
parablement plus raisonnable et plus docile que la plus spirituelle 
de toutes les bétes, quoiqu'on dise quelquefois le contraire par un 


' 440 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


jeu d'esprit. Au reste, j'approuve fort la recherche des analogies : 
les plantes, les insectes et l'anatomie comparative des animaux les 
fourniront de plus en plus, surtout quand on continuera à se servir 
du microscope encore plus qu'on ne fait. Et dans les matiéres plus 
générales on trouvera que mes sentiments sur les monades, répan- 
dues partout, sur leur durée interminable, sur la conservation de 
l'animal avec l'âme, sur les perceptions peu distinguées dans un 
certain état, tel que la mort des simples animaux, sur les corps qu'il 
est raisonnable d'attribuer aux génies, sur l'harmonie des âmes et 
des corps, qui fait que chacun suit parfaitement ses propres lois sans 
étre troublé par l'autre et sans que le volontaire ou l'involontaire y 
doivent être distingués : on trouvera, dis-je, que tous ces sentiments 
sont tout à fait conformes à l'analogie des choses que nous remar- 
quons et que j'étends seulement au delà de nos observations, sans 
les borner à certaines portions de la matière ou à certaines espèces 
d'actions, et qu'il n'y a de la différence que du grand au petit, du 
sensible à l'insensible. 

$ 13. Pn. Néanmoins il y a un cas où nous déférons moins à 
l'analogie des choses naturelles que l'expérience nous fait connaitre, 
qu'au témoignage contraire d'un fait étrange qui s'en éloigne. Car, 
lorsque des événements surnaturels sont conformes aux fins de celui 
qui a le pouvoir de changer le cours de la nature, nous n'avons 
point de sujet de refuser de les croire quand ils sont bien attestés, 
et c'est le cas des miracles qui ne trouvent pas seulement créance 
pour eux-mêmes, mais là communiquent encore à d'autres vérités 
qui ont besoin d'une telle confirmation. 3 14. Enfin il y a un témoi- 
gnage qui l'emporte sur tout autre assentiment, c'est la révélation, 
c'est-à-dire le temoignage de Dieu, qui ne peut ni tromper ni étre 
trompé ; et l'assentiment que nous lui donnons s'appelle foi, qui 
exclut tout doute aussi parfaitement que la connaissance la plus 
certaine. Mais le point est d'être assuré que la révélation est divine, 
et de savoir que nous en comprenons le véritable sens ; autrement 
on s'expose au fanatisme et à des erreurs d'une fausse interpréta- 
tion : et lorsque l'existence et le sens de la révélation n'est que pro- 
bable, l'assentiment ne saurait avoir une probabilité plus grande 
que celle qui se trouve dans les preuves. Mais nous en parlerons 
encore davantage. 

Tu. Les théologiens distinguent entre les motifs de crédibilité 
(comme ils les appellent) avec l'assentiment naturel qui en doit 


DE LA CONNAISSANCE 441 


naître et ne peut avoir plus de probabilité que ces motifs, et entre 
l'assentiment surnaturel, qui est un effet de la grâce divine. On a 
fait des livres exprés sur l'analyse de la foi, qui ne s'accordent pas 
tout à fait entre eux ; mais puisque nous en parlerons dans la suite, 
je ne veux point anticiper ici sur ce que nous aurons à dire en son 
lieu. 


UHADP. XVII. — DE LA RAISON. 


S8 f. Pu. Avant que de parler distinctement de la foi, nous traite- 
rons de la raison. Elle signifie quelquefois des principes clairs et vé- 
ritables, quelquefois des conclusions déduites de ces principes et 
quelquefois la cause, et particulièrement la cause finale. Ici on la 
considère comme une faculté, par où l'on suppose que l'homme est 
distingué de la béte et en quoi il est évident qu'il la surpasse de 
beaucoup. $ 2. Nous en avons besoin, tant pour étendre notre con- 
naissance que pour régler notre opinion, et elle constitue, à le bien 
prendre, deux facultés qui sont la sagacité pour trouver les idées 
moyennes, et la faculté de tirer des conclusions ou d'inférer. 8 3. Et 
nous pouvons considérer dans la raison ces quatre degrés : 1° Dé- 
couvrir des preuves; 2? les ranger dans un ordre, qui en fasse voir 
la connexion ; 3" s'apercevoir de la connexion dans ehaque partie de 
la déduction ; 4? en tirer la conclusion. Et on peut observer ces de- 
grés dans les démonstrations mathématiques. 

Tu. La raison est la vérité connue dont la liaison avec une autre 
moins connue fait donner notre assentiment à la dernière. Mais par- 
ticulièrement et par excellence on l'appelle raison, si c'est la cause 
non seulement de notre jugement, mais encore de la vérité méme, ce 
qu'on appelle aussi raison à priori, et la cause dans les choses ré- 
pond à la raison dans les vérités. C'est pourquoi la cause méme est 
souvent appelée raison, et particulièrement la cause finale. Enfin la 
faculté qui s'apercoit de cette liaison des vérités ou la faculté 
de raisonner est aussi appelée raison, et c'est le sens que vous 
employez ici. Or cette faculté est véritablement affectée à l'homme seul 
ici-bas, et ne parait pas dans les autres animaux ici-bas : carj'ai déjà 
fait voir ci-dessus que l'ombre de la raison qui se fait voir dans les 
bétes n'est que l'attente d'un événement semblable dans un cas qui 
parait semblable au passé, sans connaitre si la méme raison a lieu. 
Les hommes mémes n'agissent pas autrement dans le cas ou ils sont 


442 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


empiriques seulement. Mais ils s'élévent au-dessus des bétes, en 
tant qu'ils voient les liaisons des vérités : les liaisons, dis-je, qui 
constituent encore en elles-mémes des vérités nécessaires et univer- 
selles. Ces liaisons sont méme nécessaires quand elles ne produisent 
qu'une opinion, lorsqu'aprés une exacte recherche la prévalence de 
la probabilité, autant qu'on en peut juger, peut étre démontrée ; de 
sorte qu'il y a démonstration alors, non pas de la vérité dc la chose, 
mais du parti que la prudence veut qu'on prenne. En partageant 
cette faculté de la raison, je crois qu'on ne fait pas mal d'en recon- 
naitre deux parties, suivant un sentiment assez recu qui distingue 
l'invention et le jugement. Quant à vos quatre degrés que vous re- 
marquez dans les démonstrations des mathémathiques, je trouve 
qu'ordinairement le premier, qui est de découvrir les preuves, n'y 
parait pas comme il serait à souhaiter. Ce sont des synthéses qui 
ont été trouvées quelquefois sans analyse, et quelquefois l'analyse 
a été supprimée. Les géomètres, dans leurs démonstrations, mettent 
premièrement la proposition qui doit être prouvée, et pour venir à 
la démonstration ils exposent par quelque figure ce qui est donné. 
C'est qu'on appelle ecthése. Après quoi ils viennent à la préparation 
et tracent de nouvelles lignes dont ils ont besoin pour le raisonne- 
ment ; et souvent le plus grand art consiste à trouver cette prépara- 
tion. Cela fait, ils font le raisonnement même, en tirant des consé- 
quences de ce qui était donné dans l'eethése et de ce qui y a été 
ajouté par la préparation ; et employant pour cet effet les vérités 
déjà connues ou démontrées, ils viennent à la conclusion. Mais il y 
a des cas oü l'on se passe de l'ecthése et de la préparation. 

8 4. Pir. On croit généralement que le syllogisme est le grand ins- 
trument de la raison et le meilleur moyen de mettre cette faculté en 
usage. Pour moi j en doute, car il ne sert qu'à voir la connexion des 
preuves dans un seul exemple et non au delà : mais l'esprit la voit 
aussi facilement et peut-être mieux sans cela. Et ceux qui savent se 
servir des figures et des modes, en supposent le plus souvent l'usage 
par une foi implicite pour leurs maitres, sans en entendre la raison. 
Si le syllogisme est nécessaire, personne ne connaissait quoi que ce 
soil par raison avant son invention, et il faudra dire que Dieu ayant 
fait de l'homme une créature à deux jambes, a laissé à Aristote le 
soin d'en faire un animal raisonnable; je veux dire, de ce petit 
nombre d'hommes qu'il pourrait engager à examiner les fondements 
des syllogismes, où entrent plus de 60 manières de former les trois 


DE LA CONNAISSANCE 413 


propositions, il n'y en a qu'environ 14 de sûres. Mais Dieu a eu beau- 
coup plus de bonté pour les hommes ; il leur a donné un esprit ca- 
pable de raisonner. Je ne dis point ceci pour rabaisser Aristote, que 
je regarde comme un des plus grands hommes de l'antiquité, que 
peu ont égalé en étendue, en subtilité, en pénétration d'esprit et par 
laforce du jugement, et qui, en cela méme qu'il a inventé ce petit 
systéme des formes de l'argumentation, a rendu un grand service 
aux savants contre ceux qui n'ont pas honte de nier tout. Mais ce- 
pendant ces formes ne sont pas le seul ni le meilleur moyen de rai- 
sonner ; et Áristote neles trouva pas parle moyen des formes mémes, 
mais par la voie originale de la convenance manifeste des idées ; et 
la connaissance qu'on en acquiert par l'ordre naturel dans les dé- 
monstrations mathématiques parait mieux sans le' secours d'aucun 
syllogisme. Inférer est tirer une proposition comme véritable d'une 
autre déjà avancée pour véritable, en supposant une certaine con- 
nexion d'idées moyennes ; par exemple, de ce que les hommes se- 
rout punis en l'autre monde, on inféra qu'ils se peuvent déterminer 
ici eux-mémes. En voici la liaison: « Les hommes seront punis et 
Dieu est celui qui punit ; donc la punition est juste : donc le puni 
est coupable ; donc il aurait pu faire autrement ; donc il a la liberté 
en lui ; donc enfin il ala puissance de se déterminer. » La liaison se 
voit mieux ici que s'il y avait cinq ousix syllogisines embrouillés, oü 
les idées seraient transposées, répétées et enchássées dans les formes 
artificielles. 1l s'agit de savoir quelle connexion a une idée moyenne 
avec les extrêmes dans le syllogisme : mais c'est ce que nul syllo- 
gisme ne peut montrer. C'est l'esprit qui peut apercevoir ces idées 
placées ainsi par une espéce de juxtaposition, et cela par sa propre 
vue. À quoi sert donc le syllogisme? Il est d'usage dans les écoles, 
où l'on n'a pas la honte de nier la convenance des idées, qui con- 
viennent visiblement. D'où vient que les hommes ne font jamais de 
syllogismes en eux-mémes lorsqu'ils cherchent la vérité ou qu'ils 
l'enseignent à ceux qui désirent sincèrement de la connaitre. l1. est 
assez visible aussi que cct ordre est plus naturel 


Homme. -— Animal — vivant, 


c'est-à-dire l'homme est un animal, ét l'animal est vivant, donc 
l'homme est vivant, que celui du syllogisme 


Animal — vivant. Homme — animal. Homme — vivant. 


444 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


c'est-à-dire l'animal est vivant, l'homme est un animal, donc 
l'homme est vivant. Il est vrai que les syllogismes peuvent servir à 
découvrir une fausseté cachée sous l'éclat brillant d'un ornement 
emprunté de la rhétorique, et j'avais cru autrefois quele syllogisme 
était nécessaire, au moins pour se garder des sophismes déguisés 
sous des discours fleuris ; mais, aprés un plus sévére examen, j'ai 
trouvé qu'on n'a quà déméler les idées dont dépend la conséquence 
de celles qui sont superflues, et les ranger dans un ordre naturel 
pour en montrer l'incohérence. J'ai connu un homme, à qui les 
règles du syllogisme étaient entièrement inconnues, qui apercevait 
d'abord la faiblesse et les faux raisonnements d'un long discours 
artificieux et plausible, auquel d'autres gens exercés à toute la 
finesse de la logique se sont laissé attraper ; et je crois qu'il y aura 
peu de mes lecteurs, qui ne connaissent de telles personnes. Et si 
cela n'était ainsi, les princes, dans les matieres qui intéressent leur 
couronne et leur dignité, ne manqueraient pas de faire entrer les 
syllogismes dans les discussions les plus importantes, où cependant 
tout le monde croit que ce serait une chose ridicule de s'en servir. 
En Asie, en Afrique et en Amérique, parmi les peuples indépendants 
des Européens, personne n'en a presque jamais oui parler Enfin il 
se trouve au bout du compte que ces formes scolastiques ne sont pas 
moins sujettes à tromper ; les gens aussi sont rarement réduits au 
silence par cette méthode scolastique et encore plus rarement con- 
vaincus et gagnés. [Is reconnaitront tout au plus que leur adver- 
saire est plus adroit, mais ils ne laissent pas d'étre persuadés de la 
justice de leur eause. Et si l'on peut. envelopper des raisonnements 
fallacieux dans le syllogisme, il faut que la fallace puisse être dé- 
couverte par quelque autre moyen que celui du syllogisme. Cepen- 
dant je ne suis point d'avis qu'on rejette les svllogismes, ni qu'on se 
prive d'aucun moyen capable d'aider l'entendement. 11 y a des yeux 
qui ont besoin de lunettes ; mais ceux qui s'en servent ne doivent 
pas dire que personne ne peut voir sans lunettes. Ce serait trop ra- 
baisser la nature en faveur d'un art, auquel ils sont peut-être rede- 
vables. Si ce n'est qu'il leur soit arrivé tout au contraire ce qui a 
été éprouvé par des personnes qui se sont servies des lunettes trop 
ou trop tôt, qu'ils ont si fort offusqué la vue par leur moyen qu'ils 
n'ont plus pu voir sans leur secours. 

Tu. Votre raisonnement sur le peu d'usage des svllogismes est 
plein de quantité de remarques solides et belles. Et il faut avouer 


DE LA CONNAISSANCE 445 


que la forme scolastique des syllogismes est peu employée dans le 
monde, et qu'elle serait trop longue et embrouillerait si on la vou- 
lait employer sérieusement. Et cependant, le croiriez-vous ? je tiens 
que l'invention de la forme des syllogismes est une des plus belles de 
l'esprit humain, et méme des plus considérables. C'est une espéce de 
mathématique universelle, dont l'importance n'est pas assez connue ; 
et l'on peut dire qu'un art d'infaillibilité y est contenu, pourvu qu'on 
sache et qu'on puisse s’en bien servir, ce qui n'est pas toujours 
permis. Or il faut savoir que, par les arguments en forme, je n'en- 
tends pas seulement cette manière scolastique d'argumenter dont 
on se sert daus les colléges, mais tout raisonnement qui conclut par 
la force de la forme, et ou l'on n'a besoin de suppléer aucun article; . 
de sorte qu'un sorite, un autre tissu de syllogismes, qui évite la répé- 
tiion, méme un compte bien dresse, un calcul d'algébre, une ana- 
lvse des infinitésimales me seront à peu prés des arguments en forme, 
puisque leur forme de raisonner a été prédémontrée, en sorte qu'on 
est sür de ne s'y point tromper. Et peu s'en faut que les démonstra- 
ons d'Euclide ne soient des arguments en forme le plus souvent; 
car, quand il fait des enthymémes en apparence, la proposition sup- 
primée et qui semble manquer est suppléée par la citation à la 
marge, où l'on donne le moyen de la trouver déjà démontrée ; ce 
qui donne un grand abrégé sans rien déroger à la force. Ces inver- 
sions, compositions et divisions des raisons, dont il se sert, ne sont 
que des espèces de formes d'argumenter particulières et propres aux 
mathématiciens et à la matière qu'ils traitent, et ils démontrent ces 
formes avec l'aide des formes universelles de la logique. De plus, il 
faut savoir qu'il y a des conséquences asyllogistiques bonnes et 
qu'on ne saurait démontrer à la rigueur par aucun syllogisme sans 
en changer un peu les termes ; et ce changement méme des termes 
fait la conséquence asyllogistique. ll y en a plusieurs, comme entre 
autres a recto ad obliquum. Par exemple : Jésus-Christ est Dieu ; 
donc la mère de Jésus-Christ est la mère de Dieu ; item, celle que 
des habiles logiciens ont appelée inversion de relation, comme, par 
exemple, cette conséquence : si David est père de Salomon, sans 
doute Salomon est fils de David. Et ces conséquences ne laissent pas 
d'étre démontrables par des vérités dont les syllogismes vulgaires 
mémes dépendent. Les syllogismes aussi ne sont pas seulement caté- 
goriques, mais encore hypothétiques, où les disjonctifs sont compris. 
Et l'on peut dire que les catégoriques sont simples ou composés. 


446 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


Les catégoriques simples sont ceux qu'on compte ordinairement, 
c'est-à-dire selon les modes des figures : et j'ai trouvé que les quatre 
figures ont chacune six modes, de sorte qu'il y à 24 modes en tout. 
Les quatre modes vulgaires de la première figure ne sont que 
l'effet de la signification des signes : Tout, Nul, Quelqu'un. Et les deux 
que j'y ajoute, pour ne rien omettre, ne sont que les subalterna- 
lions des propositions universelles. Car de ces deux modes ordi- 
naires, tout B est C, et tout À est D, done tout A est C; item nul B 
est C, tout À est D, donc nul A est C, on peut faire ces deux modes 
additionnels, tout B est C, tout À est B, donc quelque À est C ; item 
nul B est C, tout A est B, donc quelque À n'est point C. Car il n'est 
point nécessaire de démontrer la subalternation et de prouver ses 
conséquences : tout À est C, dont quelque À est € ; ?tem nul À est C, 
donc quelque À n'est point C, quoiqu'on la puisse pourtant dénion- 
trer par les identiques, joints aux modes déjà reçus de la première 
figure. en cette facon: tout À est C: quelque A est À, donc quelque 
A est C. Jtem nul À est C, quelque A est A, donc quelque A n'est 
point C. De sorte que les deux modes additionnels de la première 
figure se démontrent par les deux premiers modes ordinaires de 
ladite figure avec l'intervention de la subalternation, démontrable 
elle-méme par les deux autres modes de la méme figure. Et de la 
méme facon, la seconde figure en recoit aussi deux nouveaux. Ainsi 
la première et la seconde en ont six : la troisième en a eu six de 
tout temps ; on en donnait cinq à la quatrième, mais il se trouve 
qu'elle en a six aussi par le méme principe d'addition. Mais il faut 
savoir que la forme logique ne nous oblige pas à cet ordre des pro- 
positions, dont on se sert cominunément, et je suis de votre opinion, 
Monsieur, que cet autre arrangement vaut mieux : tout À est B, tout 
B est C, done tout À est C, ce qui serait particulierement par les 
sorites, qui sont un tissu de tels syllogismes. Car s'il y en avait encore 
un : tout À est C, tout C est D, donc tout À est D, on peut faire un 
tissu de ces deux syllogismes, qui évite la répétition en disant : tout À 
est D, tout B est C, tout C est D, done tout A est D, où l'on voit que la 
proposition inutile, tout À est C, est négligée, et la répetition inutile 
de cette méme proposition que les deux syllogismes demandaient, 
est évitée ; car cette proposition, est inutile désormais, et le tissu est 
un argument parfait et bon en forme sans cette même proposition 
quand la force du tissu a été démontrée une fois pour toutes par le 
moyen de ces deux syllogismes. ll y a une infinité d'autres tissus 


DE LA CONNAISSANCE | 447 


plus composés, non seulement parce qu'un plus grand nombre de 
syllogismes simples y entre mais encore parce que les syllogismes 
ingrédients sont plus différents entre eux, car on y peut faire entrer 
non seulement des catégoriques simples, mais encore des copulatifs, 
et non seulement des catégoriques, mais encore des hypothétiques ; 
et non seulement des syllogismes pleins, mais encore des enthy- 
memes où les propositions, qu'on croit évidentes, sont supprimées. 
Et tout cela joint avec des conséquences asyllogistiques, et avec des 
transpositions des propositions, et avec quantité de tours et pensées 
qui cachent ces propositions par l'inclination naturelle de l'esprit à 
abréger, et par les propriétés du langage, qui paraissent en partie 
dans l'emploi des particules, fera un tissu de raisonnement, qui re- 
présentera toute argumentation méme d'un orateur, mais décharnée 
et dépouillée de ses ornements et réduite à la forme logique, non 
pas scolastiquement, mais toujours suffisamment pour connaitre la 
force, suivant les lois de la logique, qui ne sont autres que celles du 
bon sens, mises en ordre et par écrit et qui n'en différent pas davan- 
tage que la coutume d'une province diflére de ce qu'elle avait été, 
quand de non éerite qu'elle était elle est devenue écrite. Si ce n'est 
qu'étant mise par écrit et se pouvant mieux envisager tout d'un 
coup elle fournit plus de lumiére pour pouvoir étre poussée et appli- 
quée ; car le bon sens naturel sans l'aide de l'art, faisant l'analyse 
de quelque raisonnement, sera un peu en peine quelquefois sur la 
force des conséquences, enen trouvant par exemple qui enveloppent 
quelque mode, bon à la vérité mais moins usité ordinairement. Mais 
un logicien qui voudrait qu'on ne se servit point de tels tissus, ou 
ne voudrait point s'en servir lui-méme prétendant qu'on doit tou- 
jours réduire tous les arguments composés aux syllogismes simples, 
dont ils dépendent en effet, serait, suivant ce que je vous ai déjà 
dit, comme un homme qui voudrait obliger les marchands, dont il 
achète quelque chose, à lui compter les nombres un à un, comme 
on compte aux doigts, ou comme l'on compte les heures de l'hor- 
loge de la ville ; ce qui marquerait sa stupidité, s'il ne pouvait comp- 
ter autrement, et s'il ne pouvait trouver qu'au bout des doigts que 
3 et 3 font 8 ; ou bien cela marquerait un caprice s'il savait ces 
abrégés et ne voulait point s'en. servir, ou permettre qu on s'en ser- 
vit. ll serait aussi comme un homme qui ne voudrait point qu'on 
employát les axiomes et les théorèmes déjà démontrés, prétendant 
qu'on doit toujours réduire tout raisonnement aux premiers prin- 


4418 - NOLVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


cipes, oü se voit la liaison immédiate des idées dont, en effet, ces théo- 
rémes moyens dépendent. Aprés avoir expliqué l'usage des formes 
logiques de la maniére que je crois qu'on le doit prendre, je viens 
à vos considérations. Et je ne vois point comment vous voulez, Mon- 
sieur, que le syllogisme ne serve qu'à voir la connexion des preuves 
dans un seul exemple. De dire que l'esprit voit toujours facilement 
les conséqueuces, c'est ce qui ne se trouvera pas, car on en voit 
quelquefois (au moins dans les raisonnements d'autrui) oü l'on a 
lieu de douter d'abord, tant qu'on n'en voit pas la démonstration. 
Ordinairement on se sert des exemples pour justifier les consé- 
quences, mais cela n'est pas toujours assez sür, quoiqu'il y ait un 
art de choisir des exemples qui ne se trouveraient point vrais si la 
conséquence n'était bonne. Je ne crois pas qu'il füt permis dans les 
écoles bien gouvernées de nier sans aucune honte les convenances 
manifestes des idées, et il ne me parait pas qu'on emploie le svllo- 
gisme à les montrer. Au moins ce n'est pas son unique et principal 
usage. On trouvera plus souvent qu'on ne pense (en examinant les 
paralogismes des auteurs) qu'ils ont péché contre les régles de la 
logique et j'ai moi-méme expérimenté quelquefois, en disputant 
méme par écrit avec des personnes de bonne foi, qu'on n'a commencé 
à s'entendre que lorsqu'on a argumenté en forme pour débrouiller 
un chaos de raisonnements. Il serait ridicule sans doute de vouloir 
argumenter à la scolastique dans des délibérations importantes, à 
cause des prolixités importunes et embarrassantes de cette forme de 
raisonnement et parce que c'est comme compter aux doigts. Mais 
cependant il n'est que trop vrai que. dans les plus importantes déli- 
bérations qui regardent la vie, l'Etat, le salut, les hommes se laissent 
éblouir souvent par le poids de l'autorité, par la lueur de l'élo- 
quence, par des exemples mal appliqués, par des enthymèmes qui 
supposent faussement l'évidence de ce qu'ils suppriment, et méme 
par des conséquences fautives, de sorte qu'une logique sévére, mais 
d'un autre tour que celle de l'École, ne leur serait que trop néces- 
saire, entre autres pour déterminer de quel cóté est la plus grande 
apparence. Au reste, de ce que le vulgaire des hommes ignore la 
logique artificielle, et qu'on ne laisse pas d'y bien raisonneret mieux 
quelquefois que des gens exercés en logique, cela ne prouve pas 
l'inutilité, non plus qu'on prouverait celle de l'arithmétique artifi- 
cielle, parce qu'on voit quelques personnes bien compter dans les 
rencontres ordinaires sans avoir appris à lire ou à écrire, et sans 


DE LA CONNAISSANCE 449 


savoir manier la plume ni les jetons, jusqu’à redresser même des 
fautes d'un autre qui a appris à calculer, mais qui se peut négliger 
ou embrouiller dans les caractères ou marques. Il est vrai qu'encore 
les syllogismes peuvent devenir sophistiques, mais leurs propres 
lois servent à les reconnaitre : et les syllogismes ne convertissent et 
méme ne eonvainquent pas toujours; mais c'est parce que l'abus 
des distinctions et des termes mal entendus en rend l'usage prolixe 
jusqu'à devenir insupportable s'il fallait le pousser à bout. Il ne me 
reste ici qu'à considérer et à suppléer votre argument, apporté pour 
servir d'exemple d'un raisonnement clair sans la forme des logi- 
ciens. Dieu punit l'homme (c'est un fait supposé), Dieu punit juste- 
ment celui qu'il punit (c'est une vérité de raison qu'on peut prendre 
pour démontrée); donc. Dieu punit l'homme justement (c'est une 
conséquence syllogistique étendue asyllogistiquement « recto ad 
obliquum); donc l'homme est puni justement (c'est une inversion de 
relation, mais qu'on supprime à cause de son évidence); donc 
l'homme est coupable (c'est un enth yméme, oü l'on supprime cette 
proposition, qui en effet n'est qu'une définition : celui qu'on punit 
justement est coupable); donc l'homme aurait pu faire autrement 
(on supprime cette proposition: celui qui est coupable a pu faire 
autrement); donc l'homme a été libre (on supprime encore : qui a pu 
faire autrement a été libre); donc ipar la définition du libre) il a eu 
la puissance de se déterminer. Ce qu'il fallait prouver. Où je remarque 
encore que ce donc méme enferme en effet et la proposition sous- 
entendue (que celui qui est libre a la puissance de se déterminer) et 
sert à éviter la répétition des termes. Et dans ce sens, il n'y aurait 
rien d'omis, et l'argument à cet égard pourrait passer pour entier. 

On voit que ce raisonnement est un tissu de syllogismes entière- 
ment conformes à la logique ; car je ne veux point maintenant consi- 
dérer la matière de ce raisonnement, où il y aurait peut-être des 
remarques à faire ou des éclaircissements à demander. Par exemple, 
quand un homme ne peut point faire autrement, il y a des cas où il 
pourrait étre coupable devant Dieu, comme s'il était bien aise de ne 
point pouvoir secourir son prochain pour avoir une excuse. Pour 
conclure, j'avoue que la forme d'argumenter scolastique est ordinai- 
rement incommode, insuffisante, mal ménagée, mais je dis en méme 
temps que rien ne saurait être plus important que l'art d'argumenter 
en forme selon la vraie logique, c'est-à-dire pleinement quant à 
la matiére, et clairement quant à l'ordre et à la forme des con- 


PAUL JANET. — Leibniz. L-29 


450 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


séquences, soit évidentes par elles-mémes, soit prédémontrées. 

S 5. Pn. Je croyais que le syllogisme serait encore moins utile, ou 
plutót absolument d'aucun usage dans les probabilités parce qu'il 
ne pousse qu'un seul argument topique. Mais je vois maintenant 
qu'il faut toujours prouver solidement ce qu'il y a de sür dans 
l'argument topique méme, c'est-à-dire l'apparence qui s'y trouve, 
et que la force de la conséquence consiste dans la forme. $ 6. 
Cependant si les syllogismes servent à juger, je doute qu'ils puissent 
servir à inventer, c'est-à-dire à trouver des preuves et à faire de 
nouvelles découvertes. Par exemple, je ne crois pas que la décou- 
verte de la 47* proposition du premier livre d'Euclide soit due aux 
règles de la logique ordinaire, car on connait premièrement, et puis 
on est capable de prouver en forme syllogistique. 

Tu. Comprenant sous les syllogismes encore les tissus des syllo- 
gismes et tout ce que j'ai appelé argumentation en forme, on peut 
dire que la connaissance, qui n'est pas évidente par elle-méme, 
s'acquiert par des conséquences, lesquelles ne sont bonnes que 
lorsqu'elles ont leur forme due. Dans la démonstration de ladite 
proposition, qui fait le carré de l'hypoténuse égal aux deux carrés 
des côtés, on coupe le grand carré en pieces et les deux petits aussi, 
et il se trouve que les piéces des deux petits carrés se peuvent toutes 
trouver dans le graud et ni plus ni moins. C'est prouver l'égalité en 
forme, et les égalités des piéces se prouvent aussi par des arguments 
en bonne forme. L'analyse des anciens était, suivant Pappus, de 
prendre ce qu'on demande, et d'en tirer les conséquences, jusqu'à 
ce qu'on vienne à quelque chose de donné ou de connu. J'ai 
remarqué que pour cet effet il faut que les propositions soient réci- 
proques, afin que la démonstration synthétique puisse repasser à 
rebours par les traces de l'analyse, mais c'est toujours tirer des 
conséquences. Il est bon cependant de remarquer ici que dans les 
hypothéses astronomiques ou physiques le retour n'a point lieu: 
mais aussi le succès ne démontre pas la vérité de l'hypothése. Il est 
vrai qu'il la rend probable, mais comme cette probabilité parait 
pécher contre la régle de logique, qui enseigne que le vrai peut étre 
tiré du faux, on dira que les régles logiques n'auront point lieu 
entiérement dans les questions probables. Je réponds qu'il est pos- 
sible que le vrai soit conclu du faux, mais il n'est pas toujours pro- 
bable, surtout lorsqu'une simple hypothése rend raison de beau- 
coup de vérités; ce qui est rare et se rencontre difficilement. On 


DE LA CONNAISSANCE 451 


pourrait dire avec Cardan que la logique des probables a d'autres 
conséquences que la logique des vérités nécessaires. Mais la proba- 
bilité méme de ces conséquences doit être démontrée par les consé- 
quences de la logique des nécessaires. 

S 7. Pur. Vous paraissez faire l'apologie de la logique vulgaire, 
mais je vois bien que ce que vous apportez appartient à une logique 
plus sublime, à qui la vulgaire n'est que ce que les rudiments abé- 
cédaires sont à l'érudition : ce qui me fait souvenir d'un passage du 
judicieux Hooker (1), qui dans son livre intitulé /a Police ecclésias- 
lique, liv. I, 5 6, croit que, si l'on pouvait fournir les vrais secours 
du savoir et de l'art de raisonner, que dans ce siécle qui passe pour 
éclairé on ne connait pas beaucoup et dont on ne se met pas fort 
en peine, il y auràit autant de diflérence par rapport à la solidité du 
jugement entre les hommes qui s'en serviraient et ce que les hommes 
sont à présent, qu'entre les hommes d'à présent et les imbéciles. Je 
souhaite que notre conférence puisse donner occasion à faire 
trouver à quelques-uns ces vrais secours de l'art dont parle ce 
grand homme, qui avait l'esprit si pénétrant. Ce ne seront pas les 
imitateurs qui comme le bétail suivent le chemin battu (?mitatorum 
servum pecus). Cependant, j'ose dire qu'il y a dans ce siécle des 
personnes d'une telle force de jugement, et d'une si grande étendue 
d'esprit, qu'ils pourraient trouver pour l'avancement de la connais- 
sance des chemins nouveaux, s'ils voulaient prendre la peine de 
tourner leurs pensées de ce eóté-là. 

Tn. Vous avez bien remarqué, Monsieur, avec feu M. Hooker, que 
le monde ne s'en met guére en peine ; autrement je crois qu'il y a 
et qu'il y a eu des personnes capables d'y réussir. 1l faut avouer ce- 
pendant que nous avons maintenant de grands secours, tant du 
côté des mathématiques que de la philosophie, où les Essais con- 
cernant l'entendement humain de votre excellent ami ne sont pas le 
moindre. Nous verrons s'il y a moyen d'en profiter. 

S 8. Pu. ll faut que je vous dise encore, Monsieur, que j'ai cru 
qu'il y avait une méprise visible dans les régles du syllogisme ; mais 
depuis que nous conférons ensemble, vous m'avez fait hésiter. Je 
vous représenterai pourtant ma difficulté. On dit « que nul raison- 
« nement syllogistique ne peut étre concluant s'il ne contient au 
« moins une proposition universelle ». Mais il semble qu'il n'y ait 


(1) Hooker, théologien anglais, né à Heavitrée prés d'Exeter, en 1554, mort 
en 1600. Son principal ouvrage est 7'Ae laws of ecclesiastical polity. 


452 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


que les choses particuliéres qui soient l'objet immédiat de nos rai- 
sonnements et de nos connaissances ; elles ne roulent que sur la 
convenance des idées, dont chacune n'a qu'une existence particu- 
lière et ne représente qu'une chose singulière. 

Tn. Autant que vous concevez la similitude de choses, vous con- 
cevez quelque chose de plus, et l'universalité ne consiste qu'en cela. 
Toujours vous ne proposerez jamais aucun de nos arguments, sans 
y employer des vérités universelles. Il est bon pourtant de re- 
marquer qu'on comprend (quant à la forme) les propositions sin- 
gulières sous les universelles. Car, quoiqu'il soit vrai qu'il n'y a 
qu'un seul saint Pierre apótre, on peut pourtant dire que quiconque 
a été saint Pierre l'apótre a renié son Maitre. Ainsi ce syllogisme : 
saint Pierre a renié son Maitre (quoiqu'il n'ait que des propositions 
singuliéres) est jugé de les avoir universelles affirmatives, et le mode 
sera darapti de la troisième figure. 

Pn. Je voulais encore vous dire qu'il me paraissait mieux de trans- 
poser les prémisses des syllogismes et de dire: tout À est B, tout B 
est C, donc tout À est C ; que de dire : tout B est C, tout A est B, 
donc tout est C. Mais il semble, par ce que vous avez dit, qu'on ne 
s'en éloigne pas et qu'on compte l'un et l'autre pour un méme mode. 
ll est toujours vrai, comme vous avez remarqué que la disposition 
différente de la vulgaire est plus propre à faire un tissu de plusieurs 
syllogismes. 

Tu. Je suis tout à fait de votre sentiment. Il semble cependant qu'on 
a cru qu'il était plus didactique de commencer par des propositions 
universelles, telles que sont les majeures dans la première et dans 
la seconde figure; et il y a encore des orateurs qui ont cette cou- 
tume. Mais la liaison parait mieux comme vous le proposez. J'ai 
remarqué autrefois qu'Aristote peut avoir eu une raison particulière 
pour la disposition vulgaire. Car, au lieu de dire A est B, il a cou- 
tume de dire B est en A. Et de cette facon d'énoncer, la liaison méme 
que vous demandez lui viendra dans la disposition reçue. Car au 
lieu de dire B est C, À est D, donc A est C ; il l'énoncera ainsi : 
C est en B, B est en A, donc C est en A. Par exemple, au lieu de 
dire : « le rectangle est isogone (ou à angles égaux), le carré est 
rectangle, donc le carré est isogone, » Aristote, sans transposer 
les propositions, conservera la place du milieu au terme moyen par 
cette maniére d'énoncer les propositions qui en renverse les termes, 
et il dira : l'isogone est dans le rectangle, le rectangle est dans le 


DE LA CONNAISSANCE 493 


carré, donc l'isogone est dans le carré. Et cette manière d'énoncer 
n'est pas à mépriser, car en effet le prédicat est dans le sujet, ou 
bien l'idée du prédicat est enveloppée dans l'idée du sujet. Par 
exemple, l'isogone est dans le rectangle, car le rectangle est la figure 
dont tous les angles droits sont égaux entre eux, donc dans l'idée 
du rectangle est l'idée d'une figure dont tous les angles sont égaux, 
ce qui est l'idée de l'isogone. La maniére d'énoncer vulgaire regarde 
plutót les individus, mais celle d'Aristote a plus d'égard aux idées 
ou universaux. Car disant « tout homme est animal », je veux dire 
que tous les hommes sont compris dans tous les animaux ; mais j'en- 
tends en méine temps que l'idée de l'animal est comprise dans l'idée 
de l'homme. L'animal comprend plus d'individus que l'homme, 
mais l'homme comprend plus d'idées ou plus de formalités; l'un a 
plus d'exemples, l'autre plus de degrés de réalité; l'un a plus d'ex- 
tension, l'autre plus d'intension. Aussi peut-on dire véritablement 
que toute la doctrine syllogistique pourrait étre démontrée par celle 
de continente et contento, du comprenant et du compris, qui est 
différente de celle du tout et de la partie; car le tout excéde toujours 
la partie, mais le comprenant et le compris sont quelquefois égaux 
comme il arrive dans les propositions réciproques. | 

S 9. Pu. Je commence à me former une tout autre idée de la 
logique que je n'en avais autrefois. Je la prenais pour un jeu d'éco- 
lier, et je vois maintenant qu'il y a comme une mathématique uni- 
verselle de la manière que vous l'entendez. Plüt à Dieu qu'on la 
poussát à quelque chose de plus qu'elle n'est encore, afin que nous 
y pussions trouver ces vrais secours de la raison dont nous parlait 
Hooker, qui éléveraient les hommes bien au-dessus de leur présent 
état. Etla raison est une faculté qui en a d'autant plus besoin que son 
étendue est assez limitée et qu'elle nous manque en bien des ren- 
'ontres. C'est 1° parce que souvent les idées mêmes nous manquent. 
8 10. Et puis 2° elles sont souvent obscures et imparfaites : au lieu 
que là où elles sont claires et distinctes comme dans les nombres, 
nous ne trouvons point de difficultés insurmontables et ne tombons 
dans aucune contradiction. $ 11. 3° Souvent aussi la difficulté vient 
de ce que les idées moyennes nous manquent. L'on sait qu'avant 
que l'algébre, ce grand instrument et cette preuve insigne de la 
sagacité de l'homme, eüt été découverte, les hommes regardaient 
avec étonnement plusieurs démonstrations des anciens mathémati- 
ciens. 3 12. ll arrive aussi 4° qu'on bâtit sur de faux principes, ce 


454 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


qui peut engager dans des difficultés, où la raison embrouille davan- 
tage, bien loin d'éclairer. 8 13. Enfin? les termes dont la significa- 
tion est incertaine embarrassent la raison. 

Tu. Je ne sais s'il nous manque tant d'idées qu'on croit, c'est-à- 
dire de distinctes. Quant aux idées confuses ou images plutót, ou si 
vous voulez impressions, comme couleurs, goüts, etc., qui sont un 
résultat de plusieurs petites idées distinctes en elles-mémes, mais 
dont on ne s'apercoit pas distinctement, il nous en manque une in- 
finité, qui sont convenables à d'autres créatures plus qu'à nous. Mais 
ces impressions aussi servent plutót à donner des instincts età fonder 
des observations d'expérience qu'à fournir de la matiére à laraison, 
si ce n'est en tant qu'elles sont accompagnées de perceptions dis- 
tinctes. C'est donc principalement le defaut de la connaissance que 
nous avons de ces idées distinctes, cachées dans les confuses, qui 
nous arrête, et lors méme que tout est distinctement exposé à nos 
sens, ou à notre esprit, la multitude des choses qu'il faut considérer 
nous embrouille quelquefois. Par exemple, lorsqu'il ya un tas de 
1000 boulets devant nos yeux, il est visible que, pour bien concevoir 
le nombre et les propriétés de cette multitude, il sert beaucoup de 
les ranger en figures comme l'on fait dans les magasins, afin d'en 
avoir des idées distinctes et les fixer méme en sorte qu'on puisse 
s'épargper la peine deles compter plus d'une fois. C'est la multitude 
des considérations aussi qui fait que dans la science des nombres 
méme il y a des difficultés trés grandes, car on y cherche des 
abrégés, et on ne sait pas quelquefois si la nature en a dans ses 
replis pour le cas dont il s'agit. Par exemple, qu'y a-t-il de plus 
simple en apparence que la notion du nombre primitif, c'est-à-dire 
du nombre entier indivisible par tout autre excepté par l'unité et 
par lui-même ? Cependant on cherche encore une marque positive et 
facile pour les reconnaitre certainement sans essayer tous les divi- 
seurs primitifs, moindres que la racine carrée du primitif donné. Il y 
a quantité de marques qui font connaître sans beaucoup de calcul 
que tel nombre n'est point primitif, mais on en demande une qui soit 
facile et qui fasse connaitre certainement qu'il est primitif quand il 
l'est. C'est ce qui fait aussi que l'algèbre est encore si imparfaite, 
quoiqu'il n'y ait rien de plus connu que les idées dont elle se sert, 
puisqu'elles ne signifient que des nombres en général ; car le public 
n'a pas encore le moyen de tirer les racines irrationnelles d'aucune 
équation au delà du 4° degré (excepté dans un cas fort borné); et 


DE LA CONNAISSANCE 455 


les méthodes dont Diophante (1), Scipion du Fer (2) et Louis de 
Ferrare (3) se sont servis respectivement pour le second, 3° et 4° 
degré, afin de les réduire au premier, ou afin de réduire une 
équation affectée à une pure, sont toutes différentes entre elles, 
c'est-à-dire celle qui sert pour un degré différe un degré de celle qui 
sert pour l'autre. Car le second degré, ou de l'équation carrée, se 
réduit au premier, en ótant seulement le second terme. Le troisième 
degré, ou de l'équation cubique, a été résolu parce qu'en coupant 
l'inconnue en parties il en provient heureusement une équation du 
second degré. Et dans le 4° degré, ou des biquadrates, on ajoute 
quelque chose des deux cótés de l'équation pour la rendre extrayable 
de part et d'autre; et il se trouve encore heureusement que, pour 
obtenir cela, on n'a besoin que d'une équation cubique seulement. 
Mais tout cela n'est qu'un mélange de bonheur ou de hasard avec 
l'art ou méthode. Et en le tentant dans ces deux derniers degrés, 
on ne savait pas si l'on réussirait. Aussi faut-il encore quelque 
autre artifice pour réussir dans le à‘ ou 6° degré, qui sont des sur- 
solides et des bicubes; et quoique M. Descartes ait cru que la 
méthode dont il s'est servi dans le 4° en concevant l'équation 
comme produite par deux autres équations carrées (mais qui dans 
le fond ne saurait donner plus que celle de Louis de Ferrare) réus- 
sirait aussi dans le 6", cela ne s'est point trouvé. Cette difficulté 
fait voir qu'encore les idées les plus claires et les plus distinctes ne 
nous donnent pas toujours tout ce qu'on demandeet tout ce qui s'en 
peut tirer. Et cela fait encore juger qu'il s'en faut beaucoup que 
l'algèbre soit l'art d'inventer, puisqu'elle-méme a besoin d'un art 
plus général, c'est-à dire l'art des caractères est un secours mer- 
veilleux parce qu'elle décharge l'imagination. L'on ne doutera point, 
voyant l'arithmetique de Diophante et les livres géométriques 
d'Apollonius et de Pappus, que les Anciens n'en aient eu quelque 
chose. Viéte y a donné plus d' étendue en exprimant non seulement 
ce qui est demandé, mais encore les nombres donnés par des carac- 


(1) DiornaxTe, d'Alexandrie, a vécu du temps de l'empereur Julien vers 360? 
il est auteur du plus ancien Traité d'algébre que nous avons. On en a plusieurs 
éditions : la plus importante est eelle de Toulouse (1760, in-fol.), avec les obser- 


vations de Fermat. P. J. 
(2) Scipiox, jesuite de Bohème, né à Pilsen en 1567, s'est occupé de philoso- 
phie, de mathéinatiques et de théologie. P. 


(3) Louis pe FERRARE (1522-1562), mathématicien italien, élève de Cardan, Opera 
omnia (Lyon, 1663, 10 vol.). 


456 NOUVEAUX ESSAIS SUR L ENTENDEMENT 


tères généraux, faisant en calculant ce qu'Euclide faisait déjà en 
‘ raisonnant ; et Descartes à étendu l'application de ce calcul à la 
géométrie, en marquant les lignes par les équations. Cependant en- 
core, aprés la découverte de notre algebre moderne, M. Bouillaud (1) 
(Ismael Dullialdus), excellent géomètre sans doute, que j'ai encore 
connu à Paris, ne regardait qu'avec étonnement les démonstrations 
d'Archiméde sur la spirale et ne pouvait point comprendre comment 
ce grand homme s'était avisé d'employer la tangente de cette ligne 
pour la dimension du cercle. Le père Grégoire de Saint-Vincent (2) 
le parait avoir deviné, jugeant qu'il y est venu par le parallélisme de 
la spirale avec la parabole. Mais cette voie n'est que particulière. au 
lieu que le nouveau calcul des infinitésimales, qui procéde par la 
voie des différences, dont je me suis avisé et dont j'ai fait part au 
public avec succès, en donne une générale, où cette découverte par 
la spirale n'est qu'un jeu et qu'un essai des plus faciles, comme 
presque tout ce qu'on avait trouvé auparavant en matiére de dimen- 
sions des courbes. La raison de l'avantage de ce nouveau calcul est 
encore qu'il décharge l'imagination dans les problèmes que M. Des- 
cartes avait exclus de sa géométrie sous prétexte qu'ils menaient au 
mécanique le plus souvent, mais dans le fond parce qu'ils ne conve- 
naient pas à son calcul. Pour ce qui est des erreurs qui viennent des 
termes ambigus, il dépend de nous de les éviter. 

Pu. Il y a aussi un cas oü la raison ne peut pas étre appliquée, 
mais oü aussi on n'en a point besoin et oü la vue vaut mieux que la 
raison. C'est dans la connaissance intuitive, où la liaison des idées 
et des vérités se voit immédiatement. Telle est la connaissance des 
maximes indubitables ; et je suis tenté de croire que c'est le degré 
d'évidence que les anges ont présentement et que les esprits des 
hommes justes, parvenus à la perfection, auront dansun état à venir 
sur mille choses qui échappent à présent à notre entendement. $ 43. 
Mais la démonstration fondée sur des idées moyennes donne une 
connaissance raisonnéc. C'est parce que la liaison de l’idée moyenne 
avec les extrémes est nécessaire et se voit par une juxtaposition 
d'évidence semblable à celle d'une aune qu'on applique tantót à un 


(1) BoviLLAvU (et non BotiLLAUD), mathématicien né à Londres en 1665, mort à 

Paris en 1691, Dans son As{ronomica philoluica, i1 a attaquéles lois de Kepler. 
P. J. 

(2) GRÉGOIRE (de Saint-Vincent), célèbre géomètre, né à Bruges en 1531, mort 

à Gand en 1667. Son principal ouvrage est son Opus geometricum quadratura 
circuli et seclionum coni. b. J. 


DE LA CONNAISSANCE 457 


drap ettantót à un autre pour faire voir qu'ils sont égaux. 316. Mais 
si la liaison n'est que probable, le jugement ne donne qu'une opi- 
nion. 

Tu. Dieu seul a l'avantage de n'avoir que des connaissances intui- 
tives. Mais les îmes bienheureuses, quelque détachées qu'elles 
soient de ces corps grossiers, et les génies mémes, quelque su- 
blimes qu'ils soient, quoiqu'ils aient une connaissance plus intuitive 
que nous sans comparaison et qu'ils voient souvent d'un coup d'oeil 
ce que nous ne trouvons qu'à force de conséquences, après avoir 
employé du temps et de la peine, doivent trouver aussi des difficultés 
en leur chemin, sans quoi ils n'auraient point de plaisir de faire des 
découvertes, qui est un des plus grands. Et il faut toujours recon- 
naitre qu'il y aura une infinité de vérités qui leur sont cachées, ou 
tout à fait ou pour un temps, oü il faut qu'ils arrivent à force de 
conséquences et par la démonstration ou méme souvent par conjec- 
ture. 

Pu. Donc ces génies ne sont que des animaux plus parfaits que 
nous, c'est comme si vous disiez avec l'Empereur de la lune que 
c'est tout comme ici. 

Tu. Jele dirai, non pas tout à fait, mais quant au fond des choses, 
car la manière et les degrés de perfection varient à l'infini. Cepen- 
dant le fond est partout le méme, ce qui est une maxime fondamen- 
tale chez moi et qui régne dans toute ma philosophie. Et je ne con- 
cois les choses inconnues ou confusément connues que de la 
maniére de celles qui nous sont distinctement connues ; ce qui rend 
la philosophie bien aisée et je crois méme qu'il en faut user ainsi : 
mais si cette philosophie est la plus simple dans le fond, elle est 
aussi la plus riche dans les maniéres, parce que la nature les peut 
varier à l'infini, comme elle le fait aussi avec autant. d'abondance, 
d'ordre et d'ornements qu'il est possible de se figurer. C'est pour- 
quoi je crois qu'il n'y a point de génie. quelque sublime qu'il soit, 
qui n'en ait une infinité au-dessus de lui. Cependant, quoique nous 
soyons fort inferieurs à tant d'êtres intelligents, nous avons l'avan- 
tage de n'être point contrôlés visiblement dans ce globe, où nous 
tenons sans contredit le premier rang ; et avec toute l'ignorance où 
nous sommes plongés, nous avons toujours le plaisir de ne rien voir 
qui nous surpasse. Et si nous étions vains, nous pourrions juger 
comme César, qui aimait mieux étre le premier dans une bourgade 
que le second à Roine. Au reste, je ne parle ici que des connaissances 


458 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


naturelles de ces esprits et non pas de la vision béatifique, ni des 
lumières surnaturelles que Dieu veut bien leur accorder. 

8 (9. Pu. Comme chacun se sert de la raison ou à part soi, ou en- 
vers un autre, il ne sera pas inutile de faire quelques réflexions sur 
quatre sortes d'arguments dont les hommes sont accoutumés de se 
servir pour entrainer les autres dans leurs sentiments, ou du moins 
pour les tenir dans une espéce de respect, qui les empéche de contre- 
dire. Le premier argument se peut appeler 1° argumentum ad vere- 
cundiam, quand on cite l'opinion de ceux qui ont acquis de l'auto- 
rité par leur savoir, rang, puissance ou autrement; car, lorsqu'un 
autre ne s’y rend pas promptement, on est porté à le censurer 
comme plein de vanité et méme à le taxer d'insolence. 3 20. I y a 
2° argumentum ad ignorantiam, c'est d'exiger que l'adversaire ad- 
mette la preuve ou qu'il en assigne une meilleure. 3 21. Il y a 
3° argumentum «ad hominem, quand on presse un homme par ce 
qu'il a dit lui-même. 3 22. Enfin il y à 4^ argumentum ad judicium, 
qui consiste à employer des preuves tirées de quelqu'une des sources 
de la connaissance ou de la probabilité ; et c'est le seul de tous qui 
nous avance et instruit; car, si par respect je n'ose point contredire 
ou si je n'ai rien demeilleur à dire, ou si je me contredis, il ne s'en- 
suit point que vous avez raison. Je puis être modeste, ignorant, 
trompé, et vous pouvez vous être trompé aussi. 

Tu. Il faut sans doute faire différence entre ce qui est bon à dire 
et ce qui est vrai à croire. Cependant, comme la plupart des vérités 
peuvent être soutenues hardiment, il y a quelque préjugé contre une 
opinion qu'il faut cacher. L'argument ad ignorantiam est bon dans 
les cas à présomption, où il est raisonnable de se tenir à unc opi- 
nion jusqu'à ce que le contraire se prouve. L'argument ad hominem 
a cet eflet, qu'il montre que l'une ou l'autre assertion est fausse et 
que l'adversaire s'est trompé de quelque manière qu'on le prenne. 
On pourrait encore apporter d'autres arguments, dont on se sert, par 
exemple celui qu'on pourrait appeler ad verliginem, lorsqu'on rai- 
sonne ainsi: si cette preuve n'est point recue, nous n'avons aucun 
moyen de parvenir à la certitude sur le point dont il s'agit, ce qu'on 
prend pour une absurdité. Cet argument est bon en certains cas, 
comme si quelqu'un voulait nier les vérités primitives et immédiates, 
pàr exemple que rien ne peut étre et n'étre pas en méme temps, car 
s'il avait raison, il n'y aurait aucun moyen de connaitre quoi que ce 
soit. Mais quand on s'est fait certains principes et quand on les veut 


DE LA CONNAISSANCE 459 


soutenir parce qu'autrement tout le système de quelque doctrine 
reçue tomberait, l'argument n'est point décisif ; car il faut distinguer 
entre ce qui est nécessaire pour Soutenir nos connaissances et entre 
ce qui sert de fondement à nos doctrines reçues ou à nos pratiques. 
On s'est servi quelquefois chez les jurisconsultes d'un raisonnement 
approchant pour justifier la condamnation ou la torture des préten- 
dus sorciers sur la deposition d'autres accusés du méme crime, car 
on disait : si cet argument tombe, comment les convaincrons-nous ? 
Et quelquefois, en matière criminelle. certains auteurs prétendent 
que, dans les faits où la conviction est plus difficile, des preuves 
plus légères peuvent passer pour suffisantes. Mais ce n'est pas une 
raison. Cela prouve seulement qu'il faut employer plus de soin et 
non pas qu'on doit croire plus légérement, excepté dans les crimes 
extrèmement dangereux, comme par exemple en matière de haute 
trahison oü cette considération est de poids, non pas pour condamner 
un homme, mais pour l'empécher de nuire ; de sorte qu'il peut y 
avoir un milieu, non pas entre coupable et non coupable, mais entre 
la condamnation et le renvoi, dans les jugements oü la loi etla cou- 
tume l'admettent. On s'est servi d'un semblable argument en Alle- 
magne depuis quelque temps, pour colorer les fabriques de la mau- 
vaise monnaic ; car, disait-on, s'il faut se tenir aux règles prescrites, 
on n'en pourra point battre sans y perdre. ll doit donc être permis 
d'en détériorer l'alliage. Mais outre qu'on devait diminuer le poids 
seulement et non pas l'alliage ou le titre, pour mieux obvier aux 
fraudes, on suppose qu'une pratique est nécessaire, qui ne l'est 
point ; car il n'y a point d'ordre du ciel ni de loi humaine qui oblige 
à battre monnaie ceux qui n'ont point de mine rni d'occasion d'avoir 
de l'argent en barres ; et de faire monnaie de monnaie, c'est une 
mauvaise pratique, qui porte naturellement la détérioration avec 
elle. Mais comment exercerons-nous, disent-ils, notre régale d'en 
battre? La réponse est aisée. Contentez-vous de faire battre quel- 
que peu de bon argent, méme avec une petite perte, si vous croyez 
qu'il vous importe d'être mis sous le marteau, sans que vous ayez 
besoin ni droit d'inonder le monde de méchant billon. 

S 23. Pu. Apres avoir dit un mot du rapport de notre raison aux 
autres hommes, ajoutons quelque chose de son rapport à Dieu, qui 
fait que nous distinguons entre ce qui est contraire à la raison et 
ce qui est au-dessus de la raison. De la première sorte est tout ce 
qui est incompatible avec nos idées claires et distinctes; de la 


460 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


seconde est tout sentiment, dont nous ne voyons pas que la vérité 
ou la probabilité puisse étre déduite de la sensation ou de la ré- 
flexion par le secours dela raison. Ainsi l'existence de plus d'un 
Dieu est contraire à la raison, et la résurrection des morts est au- 
dessus dc la raison. | 

Tu. Je trouve quelque chose à remarquer sur votre définition de 
ce qui est au-dessus de la raison, au moins si vous le rapportez à 
l'usage reçu de cette phrase; car il me semble que, de la manière 
que cette définition est couchée, elle va trop loin d'un côté et pas 
assez loin de l'autre ; et si nous la suivons, tout ce que nous igno- 
rons et que nous ne sommes pas en pouvoir de connaitre dans notre 
présent état serait au-dessus de la raison, par exemple, qu'une telle 
étoile fixe est plus ou moins grande que le soleil, item que le Vésuve 
jettera du feu dans une telle année, ce sont des faits dont la con- 
naissance nous surpasse, non pas parce qu'ils sont au-dessus de la 
raison, mais parce qu'ils sont au-dessus des sens; car nous pour- 
rions fort bien juger de cela si nous avions des organes plus parfaits 
et plus d'information des circonstances. Il y a aussi des difficultés 
qui sont au-dessus de notre présente faculté, mais non pas au-dessus 
de toute la raison; par exemple, il n'y a point d'astronome ici-bas 
qui puisse calculer le détail d'une éclipse dans l'espace d'un paer, 
et sans mettre la plume à la main; cependant il y a peut-étre des 
génies à qui cela ne serait qu'un jeu. Ainsi toutes ces choses pour- 
raient être rendues connues ou praticables par le secours de la 
raison, en supposant plus d'information des faits, des organes plus 
parfaits et l'esprit plus élevé. 

lu. Cette objection cesse si j'entends ma définition, non seule- 
ment de notre sensation ou réflexion, mais aussi de celle de tout 
autre esprit créé possible. 

Tu. Si vous le prenez ainsi, vous avez raison. Mais il restera 
l'autre difficulté, c'est qu'il n'y aura rien au-dessus de la raison sui- 
vant votre définition, parce que Dieu pourra toujours donner des 
moyens d'apprendre par la sensation et la reflexion quelque vérité 
que ce soit; comme en eflet les plus grands mystères nous de- 
viennent connus par le témoignage de Dieu, qu'on reconnait par les 
motifs de crédibilité, sur lesquels notre religion est fondée. Et ces 
motifs dépendent sans doute de la sensation et de la réflexion. Il 
semble donc que la question est, non pas si l'existence d'un fait ou 
la vérité d'une proposition peut étre déduite des principes dont se 


DE LA CONNAISSANCE 461 


sert la raison, c'est-à-dire de la sensation et de la réflexion ou bien 
des sens externes et internes, mais si un esprit créé est capable de 
connaître le comment de ce fait, ou la raison à priori de cette vérité ; 
de sorte qu'on peut dire que ce qui est au-dessus de la raison peut 
bien étre appris, mais il ne peut pas étre compris par les voies et 
les forces de la raison créée, quelque grande et relevée qu'elle soit. 
Il est réservé à Dieu seul de l'entendre, comme il appartient à lui 
seul de le mettre en fait. 

Pu. Cette considération me parait bonne, et c'est ainsi que je 
veux qu'on prenne ma définition. Et cette méme considération me 
confirme aussi dans l'opinion où je suis, que la manière de parler 
qui oppose la raison à la foi, quoiqu'elle soit fort autorisée, est im- 
propre, car c'est par la raison que nous vérifions ce que nous devons 
croire. La foi est un ferme assentiment, et l'assentiment réglé comme 
il faut ne peut étre donné que sur des bonnes raisons. Ainsi celui 
qui croit sans avoir aucune raison de croire peut étre amoureux de 
ses fantaisies, mais il n'est pas vrai qu'il cherche la vérité, ni qu'il 
rende une obéissance légitime à son divin Maitre, qui voudrait qu'il 
fit usage des facultés dont il l'a enrichi pour le préserver de l'er- 
reur. Autrement, s'il est dans le bon cheinin, c'est par hasard ; et s'il 
est dans le mauvais, c'est par sa faute dont il est comptable à Dieu. 

Ta. Je vous applaudis fort, Monsieur, lorsque vous.voulez que la 
foi soit fondée en raison : sans cela pourquoi préférerions-nous la 
Bible à l’Alcoran ou aux anciens livres des Bramines? Aussi nos 
théologiens et autres savants hommes l'ont bien reconnu, et c'est ce 
qui nous a fait avoir de si beaux ouvrages de la vérité de la religion 
chrétienne, et tant de belles preuves qu'on a mises en avant contre 
les paiens et autres mécréants anciens et modernes. Aussi les per- 
sonnes sages ont toujours tenu pour suspects ceux qui ont prétendu 
qu'il ne fallait point se mettre en peine des raisons et preuves 
quand il s'agit de croire; chose impossible en effet, à moins que 
croire ne signifie réciter, ou répéter et laisser passer sans s'en 
mettre en peine, comme font bien des gens et comme c'est le carac- 
tére de quelques nations plus que d'autres. C'est pourquoi quelques 
philosophes aristotéliciens des xv* et xvi? siccles, dont des restes ont 
subsisté encore longtemps depuis (comme l'on peut juger par les 
lettres de feu M. Naudé (1), et les Naudeana), ayant voulu soutenir 


(1) Naup£ (Gabriel), savant célèbre du xvu* siècle, né à Paris en 1620, mort à 
Abbeville en 1653. 11 fut bibliothécaire du cardinal Mazarin. Ses principaux ou- 


462 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


deux vérités opposées, l'une philosophique et l'autre théologique, 
le dernier concile de Latran, sous Léon X, eut raison de s'y opposer 
comme je crois avoir déjà remarqué. Et une dispute toute semblable 
s'éleva à Helmstadt autrefois entre Daniel Hofmann (1), théologien, 
et Corneille Martin, philosophe, mais avec cette différence que 
le philosophe conciliait la philosophie, avec la révélation et que 
le théologien en voulait rejeter l'usage. Mais le duc Jules, fon- 
dateur de l'Université, prononca pour le philosophe. 1l est vrai 
que de notre temps une personne de la plus grande élévation 
disait qu'en matière de foi il fallait se crever les veux pour voir 
clair, et Tertullien dit quelque part : « Ceci est vrai, car il est impos- 
sible; il faut le croire, car e'est une absurdité. » Mais si l'intention 
de ceux qui s'expliquent de cette manière est bonne, toujours les 
expressions sont outrées et peuvent faire du tort. Saint Paul parle 
plus juste lorsqu'il dit que la sagesse de Dieu est folie devant les 
hommes; c'est parce que les hommes ne jugent des choses que sui- 
vant leur expérience, qui est extrémement bornée, et tout ce qui 
n'y est point conforme leur parait une absurdité. Mais ce jugement 
est fort téméraire, car il y a méme une infinité de choses naturelles, 
qui nous passeraient pour absurdes, si on nous les racontait, comme 
la glace qu'on disait couvrir nos riviéres le parut au roi de Siam. 
Mais l'ordre de la nature méme, n'étant d'aucune nécessité méta- 
physique, n'est fondé que dans le bon plaisir de Dieu, de sorte qu'il 
s’en peut éloigner par des raisons supérieures de la grâce, quoiqu'il 
n'y faille point aller que sur des bonnes preuves, qui ne peuvent 
venir que du témoignage de Dieu lui-même, où l'on doit déférer 
absolument lorsqu'il est dûment vérifié. 


CHAP. XVIII. — DE La rot ET DE LA RAISON 
ET DE LEURS BORNES DISTINCTES. 


84. Pi. Accommodons-nous cependant de la manière de parler 
reçue, et souffrons que dans un certain sens on distingue la foi de 
la raison. Mais il est juste qu'on explique bien nettement ce sens et 


vrages sont : Apologie pour les grands hommes soupconnés de magie, Paris. 
1625, in-8*; et Considérations poliliques sur les coups d'Etat, Rome, 1639, in-4o. 
(1) Hor«axs, théologien à Helmstadt, vivait vers 1677, P. J. 


DE LA CONNAISSANCE 463 


qu'on établisse les bornes qui sont entre ces deux choses; car l'in- 
certitude de ces bornes a certainement produit dans le monde de 
grandes disputes et peut-étre causé méme de grands désordres. Il 
est au moins manifeste que, jusqu'à ce qu'on les ait déterminées, 
c'est en vain qu'on dispute, puisqu'il faut employer la raison en 
disputant de la foi. 3 2. Je trouve que chaque secte se sert avec 
plaisir de la raison, autant qu'elle en croit pouvoir tirer quelque 
secours : cependant, dés que la raison vient à manquer, on s'écrie 
que c'est un article de foi qui est au-dessus de la raison. Mais l'an- 
tagoniste aurait pu se servir de la méme défaite, lorsqu'on se 
mélait de raisonner contre lui, à moins qu'on ne marque pourquoi 
cela ne lui était pas permis dans un cas qui semble pareil. Je sup- 
pose que la raison est ici la découverte de la certitude ou de la pro- 
babilité des propositions tirées des connaissances que nous avons 
acquises par l'usage de nos facultés naturelles, c'est-à-dire par sen- 
sation et par réflexion, et que la foi est l'assentiment qu'on donne 
à une proposition fondée sur la révélation, c'est-à-dire sur une 
communication extraordinaire de Dieu, qui l'a fait connaitre aux 
hommes. $ 3. Mais un homme inspiré de Dieu ne peut point com- 
muniquer aux autres aucune nouvelle idée simple, parce qu'il ne 
se sert que des paroles ou d'autres signes qui réveillent en nous 
des idées simples que la coutume y a attachées, ou de leur combi- 
naison : et quelques idées nouvelles que saint Paul eût reçues lors- 
qu'il fut ravi au troisième ciel, tout ce qu'il en a pu dire fut « que 
« ce sont des choses que l'oeil n'a point vues, que l'oreille n'a point 
« ouiïes, et qui ne sont jamais entrées dans le cœur de l'homme ». 
Supposé qu'il y eût des créatures dans le globe de Jupiter, pour- 
vues de six sens, et que Dieu donnát surnaturellement à un:homme 
d'entre nous les idées de ce sixième sens, il ne pourra point les 
faire naitre par des paroles dans l'esprit des autres hommes. Il 
faut donc distinguer entre révélation originelle et traditionnelle. La 
premiere est une impression que Dieu fait immédiatement sur 
l'esprit, à laquelle nous ne pouvons fixer aucunes bornes, l'autre 
ne vient que par les voies ordinaires de la communication et ne sau- 
rait donner de nouvelles idées simples. 3 4. Il est vrai qu'encore les 
vérités qu'on peut découvrir par la raison nous peuvent étre com- 
muniquées par une révélation traditionnelle, comme si Dieu avait 
voulu communiquer aux hommes des théorémes géométriques, mais 
ce ne serait pas avec autant de certitude que si nous en avions la 


464 NOUVEAUX ESSAIS SUR L' ENTENDEMENT 


démonstration tirée de la liaison des idées. C'est aussi comme Noé 
avait une connaissance plus certaine du déluge que celle que nous 
en acquérons par le livre de Moyse; et comme l'assurance de celui 
qui a vu que Moyse l'écrivait actuellement et qu'il faisait les mi- 
racles qui justifient son inspiration était plus grande que la nótre. 
& 5. C'est ce qui fait que la révélation ne peut aller contre une claire 
évidence de raison, parce que, lors méme que la révélation est im- 
médiate et originelle, il faut savoir avec évidence que nous ne nous 
trompons point en l'attribuant à Dieu et que nous en comprenons 
le sens ; et cette évidence ne peut jamais étre plus grande que celle 
de notre connaissance intuitive: et, par couséquent, nulle proposi- 
tion ne saurait étre recue pour révélation divine lorsqu'elle est 
opposée contradictoirement à cette connaissance immédiate. Autre- 
ment, il ne resterait plus de différence dans le monde entre la vérité 
et la fausseté, nulle mesure du croyable et de l'incroyable. Et il n'est 
point convenable qu'une chose vienne de Dieu, ce bienfaisant auteur 
de notre étre, laquelle étant recue pour véritable doit renverser les 
fondements de nos connaissances et rendre toutes nos facultés inu- 
tiles. 8 6. Et ceux qui n'ont la révélation que médiatement ou par 
tradition de bouche en bouche, ou par écrit, ont encore plus besoin 
de la raison pour s'en assurer. 3 7. Cependant, il est toujours vrai 
que les choses qui sont au delà de ce que nos facultés naturelles 
peuvent découvrir sont les propres matières de la foi comme la 
chute des anges rebelles, la ressuscitation des morts. $ 9. C'est là où 
il faut écouter uniquement la révélation. Et méme à l'égard des pro- 
positions probables, une révélation évidente nous déterminera contre 
la probabilité. 

Tu. Si vous ne prenez la foi que pour ce qui est fondé dans des 
motifs de crédibilité (comme on les appelle), et la détachez de la 
gráce interne qui y détermine l'esprit immédiatement, tout ce que 
vous dites, Monsieur, cst incontestable. Il faut avouer qu'il y a bien 
des jugements plus évidents que ceux qui dépendent de ces motifs. 
Les uns y sont plus avancés que les autres, et même il y a quantité 
de personnes qui ne les ont jamais connus et encore moins pesés, et 
qui par conséquent n'ont pas méme ce qui pourrait passer pour un 
motif de probabilité. Mais la gráce interne du Saint-Esprit y supplée 
immédiatement d'une maniére surnaturelle, et c'est ce qui fait ce 
que les théologiens appellent proprement une foi divine. Il est vrai 
que Dieu ne la donne jamais que lorsque ce qu'il fait croire est 


stilus... 


DE LA CONNAISSANCE 469 


fondé en raison ; autrement il détruirait les moyens de connaitre la 
vérité, et ouvrirait la porte à l'enthousiasme : mais il n'est point né- 
cessaire que tous ceux qui ont cette foi divine connaissent ces raisons 
et encore moins qu'ils les aient toujours devant les yeux. Autrement 
les simples et idiots, au moins aujourd'hui, n'auraient jamais la 
vraie foi, et les plus éclairés ne l'auraient pas quand ils pourraient 
en avoir le plus de besoin, car ils ne peuvent pas se souvenir tou- 
jours des raisons de croire. La question de l'usage de la raison en 
théologie a été des plus agitées, tantentre les sociniens et ceux qu'on 
peut appeler catholiques dans un sens général, qu'entre les réformés 
et les évangéliques comme on nomme préférablement en Allemagne 
ceux que plusieurs appellent luthériens, mal à propos. Je me sou- 
viens d'avoir lu un jour une métaphysique d'un Steginannus (1) 
socinien (différent de Josué Stegmann qui a écrit lui-même contre 
eux), qui n'a pas encore &é imprimée que je sache ; de l'autre cóté 
un Keslerus (2), théologien de Saxe, a écrit une logique et quelques 
autres sciences philosophiques opposées expres aux sociniens. On 
peut dire généralement que les sociniens vont trop vite à rejeter 
tout ce qui n'est pas conforme à l'ordre de la nature, lors méme 
qu'ils n'en sauraient prouver absolument l'impossibilité. Mais aussi 
leurs adversaires quelquefois vont trop loin et poussent le mystére 
jusqu'aux bords de la contradiction ; en quoi ils font du tort à la 
vérité qu'ils tâchent de défendre. et je fus surpris de voir un jour 
dans la Somme de théologie du P. Honoré Fabry (3), qui d'ailleurs a 
été un des plus habiles de son ordre, qu'il niait dans les choses 
divines (comme font encore quelques autres théologiens) ce grand 
principe qui dit: « que les choses qui sont les mémes avec une troi- 
sième sont les mêmes entre elles. » C'est donner cause gagnée aux 
adversaires sans y penser et óter toute certitude à tout raisonne- 
ment. [| faut dire plutôt que ce principe y est mal appliqué. Le 
méme auteur rejette dans sa Philosophie les distinctions virtuelles, 


(Li SrEcMANNUS Joachim}, socinien, né dans le Brandebourg, mort en 1632. 
On a de lui des ouvrages de mathématiques et de théologie. Il eut du reste deux 
fréres, également sociniens, dontle plus jeune, Christophe, a publié une Dyade 
philosophique , Serait-ce le traite de métaphysique dont parle Leibniz ? P. J 

(2; KESSLER (Andréas), 1595-1613. Il a écrit contre les sociniens ou photiniens : 
Photiniane Physicæ Eramnen, Wittimberg. 1856 ; MetapAysice Photinianæ Exa- 
men, 1618 ; Logiræ Pholinianæe Eramen, 1612, 

(3) Fasry (Honoré). 1607-1688, jésuite philosophe et mathématicien fran- 
cais; Synopsis grometrica, Lyon, 1669 ; l’hysica, Lyon, 1669 ; Summula Theolo- 
giæ, Lyon, 1669. 


PaAvL JANET. — Leibniz. 1-30 


466 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


que les scotistes mettent dans les choses créées, parce qu'elles renver- 
seraient, dit-il, le principe de contradiction: et quand on lui objecte 
qu'il faut admettre ces distinctions en Dieu, il répond que la foi 
l'ordonne. Mais comment la foi peut-elle ordonner quoi que ce soit, 
qui renverse un principe sans lequel toute créance, affirmation ou 
négation serait vaine ? Il faut done nécessairement que deux propo- 
sitions vraies en méme temps ne soient point tout à fait contradic- 
toires ; et si À et C ne sont point la méme chose, il faut bien que B, 
qui est le même avec À, soit pris autrement que B, qui est 
le méme avec C. Nicolaus Vedelius (1), professeur de Genéve, 
et depuis de Deventer, a publié autrefois un livre intitulé Rationale 
theologicum, à qui Jean Musaeus (2), professeur d'léna (qui est une 
université évangélique en Thuringe), opposa un autre livre sur le 
méme sujet, c'est-à-dire sur l'usage de la raison en théologie. Je 
me souviens de les avoir considérés autrefois, et d'avoir remarqué 
que la controverse principale était embrouillée par des questions 
incidentes, comme lorsqu'on demande ce que c'est qu'une conclu- 
sion théologique, et s'il en faut juger par les termes qui la composent 
ou par le moyen qui la prouve, et par conséquent si Ockam (3) a eu 
raison ou non, de dire que la science d'une méme conclusion est la 
méme quel moyen qu'on emploie à la prouver. Et on s'arréte sur 
quantités d'autres minuties encore moins considérables qui ne 
regardent que les termes. Cependant Musaeus convenait lui-méme 
que les principes nécessaires d'une nécessité logique, c'est-à-dire 
dont l'opposé implique contradiction, doivent et peuvent être 
employés sûrement en théologie ; mais il avait sujet de nier que ce 
qui est seulement nécessaire d'une nécessité physique (c'est-à-dire 
fondée sur l'induction de ce qui se pratique dans la nature ou sur 
les lois naturelles, qui sont pour ainsi dire d'institution divine) suftit 
pour réfuter la créance d'un mystére ou d'un miracle; puisqu'il 
dépend de Dieu de changer le cours ordinaire des choses. C'est 
ainsi que selon l'ordre de la nature on peut assurer qu'une méme 
personne ne saurait être en méme temps mère et vierge, ou qu'un 


(1) VEpELIvS (Nicolas), du Palatinat, mort vers 1612. 

(2) Musarus (Jean), né en 1613 dans le comté de Schawrzbourg, mort en 1614. 
l'a fait un grand nombre d'ouvrages de polémique. P. J. 

(3) Ockan (Guillaume d'), né à Ockam (comté de Larvey;, franciscain, adver- 
saire du pape Jean XXII, grand défenseur du nominalisme, vivait dans la pre- 
mière moitié du xiv* siècle. Il fut disciple de Duns Scot. Ses écrits sont : Super 
libros Sententiarum subtilissimæ quæstiones, in-fol., Lyon, 1495 — Quodlibeta 
septem, in-fol., Paris, 1747. — Stwmnna logicæ, in-1*, Venise. 1591. P. J 


DE LA CONNAISSANCE 467 


corps humain ne saurait manquer de tomber sous les sens, quoique 
le contraire de l'un et de l’autre soit possible à Dieu. Vedelius aussi 
parait convenir de cette distinction. Mais on dispute quelquefois sur 
certains principes s'ils sont nécessaires logiquement, ou s'ils ne le 
sont que physiquement. Telle est la dispute avec les sociniens, si la 
substance peut être multipliée lorsque l'essence singulière ne l'est 
pas ; et la dispute avec les Zwingliens (1) si un corps ne peut étre 
que dans un lieu. Or il faut avouer que toutes les fois que la néces- - 
sité logique n'est point démontrée, on ne peut présumer dans une 
proposition qu'une nécessité physique. Mais il me semble qu'il reste 
une question que les auteurs dont je viens de parler n'ont pas assez 
examinée, que voici : supposé que d'un cóté se trouve le sens littéral 
d'un texte de la sainte Écriture, et que de l'autre côté se trouve une 
grande apparence d'une impossibilité logique, ou du moins une impos- 
sibilité physique reconnue, s'il est plus raisonnable de renoncer au 
sens littéral ou de renoncer au principe philosophique? Il est sür qu'il 
y a des endroits, où l'on ne fait point difficulté de quitter la lettre, 
* comme lorsque l'Ecriture donne des mains à Dieu et lui attribue la 
colère, la pénitence, et autres affections humaines ; autrement il 
faudrait se ranger du cóté des anthropomorphites, ou de certains 
fanatiques d'Angleterre, qui crurent qu'Hérode avait été métamor- 
phosé effectivement en renard, lorsque Jésus-Christ l'appela de ce 
nom. C'est ici que les regles d'interprétation ont lieu, et si elles ne 
fournissent rien qui combatte le sens littéral pour favoriser la maxime 
philosophique, et si d'ailleurs le sens littéral n'a rien qui attribue à 
Dieu quelque imperfection, ou entraine quelque danger dans la pra- 
üque de la piété, il est plus sür et méme plus raisonnable de le 
suivre. Ces deux auteurs que je viens de nommer disputent encore 
sur l'entreprise de Kekermann qui voulait démontrer la Trinité par 
la raison, comme ltaymond Lulle (2) avait aussi táché de faire autre- 
fois. Mais Musaeus reconnait avec assez d'équité que, si la démonstra- 


(1) Les Zwingliens, sectateurs de Zwiugle, réformateur suisse, né en Suisse, 
à Wildhaus, dans le comté de Tockenbourg. en 1184. Il introduisit la réforme 
en Suisse, en méme temps que Luther en Allemagne. 1l mourut en 1531, dans 
le combat de Cappel. Ses œuvres complètes ont été publiées à Zurich, en 
4 vol. in-fol.. 1541-15. P. J. 

(2; LULLE (Raymond), ne à Palma, dans l'ile de Majorque, en 1235, mort à 
Bougie en 1315, martyr des musulmans, aprés une vie trés romanesque et trés 
agitée, célèbre par l'invention du Grand Art, £ystéme qui réduisait tous les 
raisonnements à un mécanisme. Ses œuvres complètes ont été publiées à 
Mayence en 10 vol. in-fol., 1721. P. J. 


468 ^ NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT : 


tion de l'auteur réformé avait été bonne et juste, il n'v aurait rien eu 
à dire; qu'il aurait eu raison de soutenir par rapport à cet article 
que la lumiére du Saint-Esprit pourrait étre allumée par la philo- 
sophie. Ils ont agité aussi la question fameuse: si ceux qui, sans 
avoir eonnaissance de la révélation du Vieux ou Nouveau Testament, 
sont morts dans des sentiments d'une piété naturelle ont pu être 
sauvés par ce moyen et obtenir rémission de leurs péchés ? L'on sait 
que Clément d'Alexandrie (1), Justin martyr (2) et saint Chrysos- 
tome (3) en quelque facon y ont incliné, et méme je fis voir autre- 
fois à M. Pélisson (4) que quantité d'excellents docteurs de l'Église 
romaine, bien loin de condamner les protestants non opiniátres, ont 
méme voulu sauver des paiens et soutenir que les personnes dont je 
viens de parler avaient pu étre sauvées par un acte de contrition, 
c'est-à-dire de pénitenec fondée sur l'amour de bienveillance, en 
vertu duquel on aime Dieu sur toutes choses, parce que ses perfec- 
tions le rendent souverainement aimable. Ce qui fait qu'ensuite on 
est porté de tout son cœur à se conformer avec sa volonté et à imiter 
ses perfections pour nous mieux joindre avec lui, puisqu'il parait 
juste que Dieu ne refuse point sa gràce à ceux qui sont dans de 
tels sentiments. Et sans parler d'Érasme (5) et de Ludovicus 


(1) CLEMENT D'ALEXANDRIE, né dans celle ville, selon les uns, à Athènes 
selon les autres, vers le milieu du second siècle. 11 mourut vers 220. — Son 
principal ouvrage, les Stromaltes, sont une mine pour l'histoire de la philosophie. 
— Il y a plusieurs éditions de ses œuvres complètes. La plus estimée est celle 
d'Oxford, in-fol., 1715; la plus récente celle de Leipzig, 4 vol. in-12, 1831- 
1334. P.]. 

(2) SAINT Justis, né à Sichem en Palestine, l'an 59 de Jésus-Christ. mort martyr 
à Rome en 167. Ses principaux ouvrages sont : l*le Trailé de lu monarchie ou de 
l'Unité de Dieu : 2° le Discours aux Grecs : 3° les deux -{pologies: 4° Dialogue 
avec le juif Tryphon. Une des meilleures éditions de ses œuvres complètes est 
celle de Paris, in-fol,, 1636. On en a donné une récente eu Allemagne, en 
2 vol in-3^, P... 

(3) CHRYSOSTUME (saint Jean), l'un des plus illustres Peres de l'Eglise, né à 
Antioche en 341, évéque de Constantinople en 398, mort dans cette ville en 
407. Ses œuvres complètes ont été publiées en grec et latin par le F. Mont- 
faucon, 1715, 13 vol. in-fol., et à Eton en 1612 par le chevalier Henri Savitlle, 
9 vol. in-fol. On y remarquera (rois livres de la Providence écrits vers 380. 
cing Homélies sur la nature. incompréhensible de Dieu, et un grand nombre 
d'Homelies sur (a morale. P. J. 

(4; PEÉLISSON, de l'Académie française, né à Béziers en 1624, mort en 1692, 
célèbre par sa defense de Fouquet et par son Histoire de l'.leadémie fran- 
çaise, Paris, 1853, in-8°. P.J. 

(5; ÉRASME, célèbre humaniste du xvit siècle, né à Rotterdam en 1467, 
voyagea en Italie, en Angleterre, et dans d'autres pays jusqu'en 1521 où il se 
fixa à Bâle ; il y mourut en 1536. Ses œuvres complètes furent publiées à Bâle 
(9 vol. in-fol.), et réimprimées à Leyde en 1703, 10 tomes in-fol. Parmi ces 


a 





DE LA CONNAISSANCE 469 


Vivès (1), je produisis le sentiment de Jacques Payva Andradius (2), 
docteur portugais fort célèbre de son temps, qui avait été un des théo- 
logiens du concile de Trente et qui avait dit même que ceux qui n'en 
convenaient pas faisaient Dieu cruel au suprême degré (neque enim, 
inquit, ànmanitas deterior ulla. esse potest). M. Pélisson eut de la 
peine à trouver ce livre dans Paris, marque que des auteurs estimés 
dans leur temps sont souvent négligés ensuite. C'est ce qui a fait juger 
à M. Bayle (3) que plusieurs ne citent Andradius que sur la foi de 
Chemnitius (4) son antagoniste. Ce qui peut bien étre; mais pour 
moi je l'avais lu avant que de l'alléguer. Et sa dispute avec Chemni- 
tiusl'a rendu célèbre en Allemagne, car il avait écrit pour les 
jésuites contre cet auteur, et on trouve dans son livre quelques par- 
ticularités touchant l'origine de cette fameuse compagnie. J'ai 
remarqué que quelques protestants nommaient Andradiens ceux qui 
étaient de son avis sur la matiére dont je viens de parler. Il y a 
eu des auteurs qui ont écrit exprès du salut d'Aristote sur ces 
mémes principes avec approbation des censeurs. Les livres aussi 
de Collins (5) en latin et de Mgr La Mothe Le Vayer (6) en français 
sur le salut des paiens sont fort connus. Mais un certain Franciscus 


ouvrages, on connait surtout ses Colloques, les -idages, l'Éloge de la Folie 
(Encomium morie). Venise, 1515, in-8°. P. J. 

(1) Viv£s (Louis), célèbre érudit du xvit siècle, né à Valence en 1192, mort 
à Bruges en 1540. Ses nombreux ouvrages sont consacrés à l’érudition ; on y 
remarquera cependant son traité De initiis, sectis et laudibus philosophie : c'est 
un des premiers essais d'histoire de la philosophie. P. J. 

(2) ANbRADA {Payva d'), né à Coimbre en 1328, mort en 1575. On a de lui: 
Orthodorarum questionum. libri X. contra Chemnitzii petulantem audaciam, 
Venise, 1564, in-1*, et Defensio Trid. fidei libri XI adversus hereticorum calum- 
nias. Lisbonne, 1578, in-4*. P. J. 

(3) Bayer (Pierre), célèbre critique, philosophe, controversiste du xvii? siècle, 
né au Carlat (comté de Foix) en 1617, professeur de philosophie à Sedan en 
1675 et à Rotterdam en 1631, mort en 1706. Ses principaux ouvrages sont: 
Pensées diverses sur la comóte, 10*2; Critique générale de l'histoire du calvi- 
nisme de Mainbourg: Nouvelles de la République des lettres, publication 
périodique, et enfin son célèbre firlionnaire historique et critique, 1696, On a 
publié à La Haye en 1727-31 et 1737 en 4 vol. in-fol. les ŒÆurres diverses de 
P. Bayle. P. J. 

(4) CHEMNITZ (Martin, théologien protestant, disciple de Mélanchton, né à 
Bretzen, dans le Brandebourg, en 1522, mort en 1586, célèbre par son Examen 
Concilii Tridentini, Francfort, 1585, 4 vol. in-fol. b. J. 

(5; Couuixs (Antoine). philosophe anglais, né à Heston en 1676, mort en 1729. 
On a de lui un Essai sur l'usage de lu raison, 1707, et une Recherche philoso- 
phique sur la liberté de l'homme, Londres, 1711. P. J. 

(6; La MoTHE LE VavrEn, savant et philosophe du xvut siècle, né à Paris en 
1588, mort en 16072. Il professait la philosophie sceptique. Son principal 
ouvrage est: Cinq. Dialogues faits & linitation des Anciens par Horatius Tubé- 
ron (1671). Ses œuvres completes ont été publiées à Dresde, 15 vol. in-8* (1766). 


410 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


Puccius (1) allait trop loin. Saint Augustin, tout habile et pénétrant 
qu'il a été, s'est jeté dans une autre extrémité, jusqu'à condamner 
les enfants morts sans baptéme, et les scolastiques paraissent avoir 
eu raison de l'abandonner; quoique des personnes habiles d'ailleurs, 
et quelques-unes d'un grand mérite, mais d'une humeur un peu 
misanthrope à cet égard, aient voulu ressusciter cette doctrine de 
ce Père et l'aient peut-être outrée. Et cet esprit peut avoir eu 
quelque influence dans la dispute entre plusieurs docteurs trop 
animés ; et les jésuites missionnaires de la Chine, ayant insinué que 
les anciens Chinois avaient eu la vraie religion de leur temps et deS 
vrais saints et que la doctrine de Confucius n'avait rien d'idolátre 
ni athée, il semble qu'on a eu plus de raison à Rome de ne pas 
vouloir condamner une des plus grandes nations sans l'entendre. 
Bien nous en prend que Dieu est plus philanthrope que les hommes. 
Je connais des personnes qui, croyant marquer leur zéle par des 
sentiments durs, s'imaginent qu'on ne saurait croire le péché originel 
sans être de leur opimion, mais c'est en quoi ils se trompent. Et 
il ne s'ensuit point que ceux qui sauvent les paiens ou autres, qui 
manquent des secours ordinaires, le doivent attribuer aux seules 
forces de la nature /quoique peut-étre quelques Péres aient été de 
cet avis), puisqu'on peut soutenir que Dieu, en leur donnant la grâce 
d'exciter un acte de contrition, leur donne aussi, soit explicitement, 
soit virtuellement, mais toujours surnaturellement, avant que de mou- 
rir, quand ee ne serait qu'aux derniers moments, toute la lumiere de 
la foi et toute. l'ardeur de la charité qui leur est nécessaire pour le 
salut. Et c'est ainsi que des réformes expliquent chez Vedelius le 
sentiment de Zwinglius, qui avait été aussi exprès sur ce point du 
salut des hommes vertueux du paganisme, que les docteurs de 
l'Église romaine l'ont pu étre. Aussi cette doctrine n'a-t-elle rien de 
commun pour cela avec la doctrine particuliere des pélagiens ou des 
demi-pélagiens dont on sait que Zwingle était fort éloigne. Et puis- 
qu'on enseigne contre les pélagiens une grâce surnaturelle en tous 
ceux qui ont la foi (en quoi conviennent les trois religions reçues, 
excepté peut-étreles disciples de M. Pajon i2:. et qu'on accorde méme 


1) Pucci ‘Francois’, théologien du xvie sieele, inclinant au socinianisme, ne 
à Florence, mort en 1600 après s'être rétracté, On a de lui uu traité De Zi mor- 
talitate naturali primi hominis «nte peccatum et De Christi salvaloris efficaci. 
tale, etc. Gouda, 1592, in-#°. P. J. 

(2) Pasox (Claude), théologien protestant, né à Romorantin en 1626, mort 
prés d'Orléans en 1681. Ses opinions se rapprochaient de celles d'Arminius. 


DE LA CONNAISSANCE 471 


ou la foi ou des mouvements approchants aux enfants qui reçoivent le 
baptême, il n’est pasextraordinaire d'en accorder autant, au moins à 
l'article de la mort, aux personnes de bonne volonté qui n'ont pas eu 
le bonheur d'étre instruitsà l'ordinaire par le christianisme. Mais le 
parti le plus sage est de ne rien déterminer sur des points si peu 
connus, et de se contenter de juger en général que Dieu ne saurait 
rien faire qui ne soit plein de bonté et de justice: melius est dubi- 
lare de occultis quam litigare de incertis. (Augustin, Lib. VIII, 
Genes, ad litt. c. v.) 


CHAP. XIX. — DE L'ENTHOUSIASME. 


8 4. Pn. Plüt à Dieu que tous les théologiens et saint Augustin 
lui-méme eussent toujours pratiqué la maxime exprimée dans ce 
passage ! Mais les hommes croient que l'esprit dogmatisant est une 
marque de leur zéle pour la vérité, et c'est tout le contraire. On ne 
laime véritablement qu'à proportion qu'on aime à examiner les 
preuves qui la font connaitre pour ce qu'elle est. Et quand on pré- 
cipite son jugement, on est toujours poussé par des motifs moins 
sincères. 3 2. L'esprit de dominer n'est pas un des moins ordinaires, 
et une certaine complaisance qu'on a pour ses propres réveries en 
est un autre qui fait naitre l'enthousiasme. 8 3. C'est le nom qu'on 
donne au défaut de ceux qui s'imaginent une révélation immédiate, 
lorsqu'elle n'est point fondée en raison. 8 4. Et comme l'on peut 
dire que la raison est une révélation naturelle, dont Dieu est l'auteur 
de méme qu'il l'est de la nature, l'on peut dire aussi que la révéla- 
tion est une raison surnaturelle, c'est-à-dire une raison étendue 
par un nouveau fonds de découvertes, émanées immédiatement de 
Dieu. Mais ces découvertes supposent que nous avons le moyen de 
les discerner, qui est la raison méme ; et la vouloir proscrire pour 
faire place à la révélation, ce scrait s'arracher les yeux pour mieux 
voir les satellites de Jupiter à travers un télescope. 5 5. La source 
de l'enthousiasme est qu'une révélation immédiate est plus com- 
mode et plus courte qu'un raisonnement long et pénible, et qui 
n'est pas toujours suivi d'un heureux succès. On a vu dans tous les 
siècles des hommes, dont la mélancolie mêlée avec la dévotion, 


Son principal ouvrage est son Eramen des préjugés légitimes contre les Culvi- 
nistes. La Haye, 2 vol. in-12. P, J. 


472 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


jointe à la bonne opinion qu'ils ont eue d'eux-mêmes, leur a fait 
accroire qu'ils avaient une tout autre familiarité avec Dieu que les 
autres hommes. Ils supposent qu'il l'a promise aux siens, et ils 
croient être son peuple préférablement aux autres. 8 6. Leur fan- 
taisie devient une illumination et une autorité divine, et leurs des- 
seins sont une direction infaillible du ciel, qu'ils sont obligés de 
suivre. $ 7. Cette opinion a fait de grands effets et causé de grands 
maux, car un homme agit plus vigoureusement lorsqu'il suit ses 
propres impulsions, et que l'opinion d'uneautorité divine est soutenue 
par notre inclination. 3 8. Il est difficile de le tirer de là, parce que 
cette prétendue certitude sans preuve flatte la vanité et l'amour qu'on 
3 pour ce qui est extraordinaire. Les fanatiques comparent leur opi- 
nion à la vue et au sentiment. lls voient la lumière divine comme 
nous voyons celle du soleil en plein midi, sans avoir besoin que le 
crépuscule de la raison la leur montre. 3 9. Is sont assurés parce 
qu ils sont assurés et leur persuasion est droite parce qu'elle est forte, 
car c'est à quoi se réduit leur langage figuré. 3 10. Mais comme il y a 
deux perceptions, celle de la proposition et celle de la révelation, on 
peut leur demander où est Ja clarté. Si c'est dans la vue de la proposi- 
tion, à quoi bon la révélation ? Il faut donc que ce $oit dans le senti- 
ment de la révélation. Mais comment peuvent-ils voir que c'est Dieu 
qui révéle et que ce n'est pas un feu follet qui les proméne autour de 
ce cercle : c'est une révélation parce que je le crois fortement, et je 
le crois parce que c'est une révélation? $ 11. Y a-t-il quelque chose 
plus propre à se précipiter daus l'erreur que de prendre l'imagina- 
tion pour guide? $ 12. Saint Paul avait un grand zèle quand il persé- 
cutait les chrétiens et ne laissait pas de se tromper.$ 13. L'on sait que le 
diable a eu des martyrs, et s'il suffit bien d'étre persuadé, on ne saura 
distinguer les illusions de Satan des inspirations du Saint-Esprit. 
8 14. C'est donc la raison qui fait connaitre la vérité de la révélation. 
8 15. Et si notre créance la prouvait, ce serait le cercle dont je viens 
de parler. Les saints hommes qui recevaient des révélations de Dieu 
avaient des signes extérieurs qui les persuadaient de la vérité de la 
lumière interne. Moyse vit un buisson qui brülait sans se consumer 
et entendit une voix du milieu du buisson, et Dieu pour l'assurer 
davantage de sa mission, lorsqu'il l'envoya en Egypte pour délivrer 
ses freres, y employa le miracle de la verge changée en serpent. 
Gédéon fut envoyé par un ange pour délivrer le peuple d'Israél du 
joug des Madianites. Cependani il demanda un signe pour étre 


DE LA CONNAISSANCE 413 


convaincu que cette commission lui était donnée de la part de Dieu. 
8 16. Je ne nie cependant pas que Dieu n'illumine quelquefois l'esprit 
des hommes pour leur faire comprendre certaines vérités impor- 
tantes ou pour les porter à de bonnes actions, par l'influence et 
l'assistance immédiate du Saint-Esprit, sans aucuns signes extraor- 
dinaires qui accompagnent cette influence. Mais aussi dans ces cas 
nous avons la raison et l'Écriture, deux régles infaillibles pour juger 
de ces illuminations, car, si elles s'accordent avec ces régles, nous 
ne courrons du moins aucun risque en les regardant comme inspi- 
rées de Dieu, encore que ce ne soit peut-étre pas une révélation 
immédiate. 

Tu. L'enthousiasme était au commencement un bon nom. Et 
comme le sophisme marque proprement un exercice de la sagesse, - 
l'enthousiasme signifie qu'il y a une divinité en nous. Est Deus in 
nobis. Et Socrate (1) prétendait qu'un Dieu ou démon lui donnait 
des avertissements intérieurs, de sorte qu'enthousiasme serait un 
instinct divin. Mais les hommes ayant consacré leurs passions, leurs 
fantaisies, leurs songes et jusqu'à leur fureur pour quelque chose 
de divin, l'enthousiasme commença à signifier un dérèglement 
d'esprit attribué à la force de quelque divinité, qu'on supposait 
dans ceux qui en étaient frappés, car les devins et les devineresses 
faisaient paraitre une aliénation d'esprit, lorsque leur dieu s'empa- 
rait d'eux, comme la Sibylle de Cumes chez Virgile. Depuis on l'at- 
tribue à ceux qui croient sans fondement que leurs mouvements 
viennent de Dieu. Nisus chez le méme poéte se sentant poussé 
par je ne sais quelle impulsion à une entreprise dangereuse, oit il 
périt avec son ami, la lui propose en ces termes pleins d'un doute 
raisonnable : 

« Di ue hunc ardorem mentibus addunt, 
« Euryale, an sua cuique Deus fit dira cupido ? » 


Il ne laissa pas de suivre cet instinct, qu'il ne savait pas s'il venait 
de Dieu ou d'une malheureuse envie de se signaler. Mais s'il avait 
réussi, il n'aurait point manqué de s'en autoriser dans un autre cas 
et de se croire poussé par quelque puissance divine. Les enthou- 
siastes d'aujourd'hui croient recevoir encore de Dieu des dogmes 


(1) SOCRATE, célèbre philosophe grec, né à Altlienes 470 av. J.-C., mort 
en 399, condamné à boire la ciguë. Socrate n'a rien écrit; nous connaissons 
ses opinions par les Mémuorables de Xénophon et par les Dialogues de Platon. 
Voir le Dictionnaire des sciences philosophiques. . P. J. 


414 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


qui les eclairent. Les trembleurs sont dans cette persuasion, et Bar- 
clay, leur premier auteur méthodique, prétend qu'ils trouvent en 
eux une certaine lumiere qui se fait connaitre par elle-même. Mais 
pourquoi appeler lumière ce qui ne fait rien voir? Je sais qu'il y a 
des personnes de cette disposition d'esprit, qui voient des étincelles 
et méme quelque chose de plus lumineux, mais cette image de 
lumiére corporelle excitée quand leurs esprits sont échauffés ne donne 
point de lumiére à l'esprit. Quelques personnes idiotes, ayant l'ima- 
gination agitée, se forment des conceptions qu'ils n'avaient point 
auparavant; ils sont en état de dire de belles choses à leur sens, 
ou du moins de fort animées; ils admirent eux-mémes et font 
admirer aux autres cette fertilité qui passe pour inspiration. Cet 
: avantage leur vient en bonne partie d'une forte imagination que la 
passion anime et d'une mémoire heureuse, qui a bien retenu les 
manières de parler des livres prophétiques que la lecture ou les 
discours des autres leur ont rendus familiers. Antoinette de Bouri- 
gnon (1) se servait de la facilité qu'elle avait de parler et d'écrire 
comme d'une preuve de sa mission divine. Et je connais un vision- 
naire qui fonde la sienne sur le talent qu'il a de parler et prier tout 
haut presque une journée entière sans se lasser et sans demeurer 
à sec. ll y a des personnes qui, après avoir pratiqué des austérités 
ou aprés un état de tristesse, goütent une paix et consolation dans 
l'âme qui les ravit, et ils y trouvent tant de douceur qu'ils croient 
que c'est un eflet du Saint-Esprit. Il est bien vrai que le contente- 
ment qu'on trouve dans la considération de la grandeur et de la 
bonté de Dieu, dans l'accomplissement de sa volonté, dans la pra- 
tique des vertus, est une grâce de Dieu. et des plus grandes; mais 
ve n'est pas toujours unc grâce qui ait besoin d'un secours surna- 
turel nouveau, comme beaucoup de ces bonnes gens le pretendent. 
On a vu, il n'y a pas longtemps, unc demoiselle fort sage en toute 
autre chose, qui croyait dés sa jeunesse de parler à Jésus-Christ et 
d'être son épouse d'une manière toute particulière. Sa mère, à ce 
qu'on racontait, avait un peu donné dans l'enthousiasme, mais la 
fille ayant commencé de bonne heure, etait allée bien plus avant. Sa 
satisfaction et sa joie était indicible, sa sagesse paraissait dans 

(1) Bouriexox ;Antoinette^, célèbre illuminee du xvin? siècle, née à Lille 
en 1616, morte à Franeker en 1630. On a d'elle un T'railé de l'areuglement des 
homines; le. Nouveau Ciel, ete. Poiret, autre mystique, a développé et systé- 


matisé les idees de M'^ Bourignon, dans son £cononie de la nature; Amster- 
dam, 1630, 21 vol. iu-8*, P. J. 


DE LA CONNAISSANCE 475 


sa conduite et son esprit dans ses discours. La chose alla cependant 
si loin. qu'elle recevait des lettres qu'on adressait à Notre-Seigneur, 
et elle les renvoyait cachetées comme elle les avait reçues avec la 
réponse, qui paraissait quelquefois faite à propos et toujours rai- 
sonnable. Mais enfin elle cessa d'en recevoir, de peur de faire trop 
de bruit. En Espagne, elle aurait été une autre sainte Thérése. Mais 
toutes les personnes qui ont de parcilles visions n'ont pas la méme 
conduite. Il y en a qui cherchent à faire secte et méme à faire naître 
des troubles, et l'Angleterre en a fait une étrange épreuve. Quand 
ces personnes agissent de bonne foi, il est difficile de les ramener : 
quelquefois le renversement de tous leurs desseins les corrige, mais 
souvent c'est trop tard. Il y avait un visionnaire mort depuis peu 
qui se croyait immortel, parce quil était fort ágé et se portait 
bien, et, sans avoir lu le livre d'un Anglais publié depuis peu 
(qui voulait faire croire que Jésus-Christ était venu encore pour 
exempter de la mort corporelle les vrais croyants), il était à peu 
près dans les mêmes sentiments depuis longues années; mais quand 
il se sentit mourir, il alla jusqu'à douter de toute la religion parce 
qu'elle ne répondait pas à sa ehimere. Quirin Kuhlmann, Silésien (1), 
homme de savoir et d'esprit, mais qui avait donné depuis dans deux 
sortes de visions également dangereuses. l'une des enthousiastes, 
l'autre des alchimistes, et qui a fait du bruit en Angleterre, en Hol- 
lande et jusqu'à Coustantinople, s'étant enfin avisé d'aller en Mos- 
covie et de s'y mêler dans certaines intrigues contre le ministère, 
dans le temps que la princesse Sophie y gouvernait, fut condamné 
au feu et ne mourut pas en homme persuadé de ce qu'il avait préché. 
Les dissensions de ces gens entre eux les devraient encore con- 
vaincre que leur prétendu témoignage interne n'est point divin, et 
qu'il faut d'autres marques pour lc justifier. Les Labbadistes (2), par 
exemple, ne s'accordent pas avec M'* Antoinette, et quoique Wil- 
liam Pen paraisse avoir eu dessein dans son voyage d'Allemagne, dont 
on a publié une relation, d'établir une espèce d'intelligence entre 
ceux qui se fondent sur ce témoignage, il ne parait pas qu'il ait 
réussi. 1l serait à souhaiter, à la vérité, que les gens de bien fussent 


(1; KCHLMANX 11691-16605, illuminé, voulut épouser Antoinette Bourignon, qui 
Je refusa. 

(2; Les Labbadistes, secte conununiste, fondée par de Labadie, qui. de catho- 
lique romain, se fit protestant. Sa doctrine avait de l'analogie avec celle des 
Anabaptistes. 


#76 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


d'intelligence (1) et agissent de concert : rien ne serait plus capable 
de rendre le genre humain meilleur ct plus heureux ; mais il fau- 
drait qu'ils fussent eux-mêmes véritablement du nombre des gens 
de bien, c'est-à-dire bienfaisants, et, de plus, dociles et raisonnables, 
au lieu qu'on n'accuse que trop ceux qu'on appelle dévots aujourd'hui 
d'étre durs, impérieux, entétés. Leurs dissensions font paraitre au 
moins que leur témoignage interne a besoin d'une vérification externe 
pour étre cru, et il leur faudrait des miracles pour avoir droit de 
passer pour prophètes et inspirés. y aurait pourtant un cas, où ces 
inspirations porteraient leurs preuves avec elles. Ce serait si elles 
éclairaient véritablement l'esprit par des découvertes importantes 
de quelque connaissance extraordinaire, qui seraient au-dessus 
des forces de la personne, qui les aurait acquises sans aucun 
secours externe. Si Jacob Bæhme, fameux cordonnier de la Lusace, 
dont les écrits ont été traduits de l'allemand en d'autres langues 
sous le nom de Philosophe Teutonique, et ont, en effet, quelque 
chose de grand et de beau pour un homme de cette condition, avait 
su faire de l'or, comme quelques-uns se le persuadent, ou comme fit 
saint Jean l'Évangéliste si nous en croyons ce que dit un hymne fait 
à son honneur : 


« [nexhaustum fert thesaurum 
« Qui de virgis fecit aurum, 
« Gemmas de lapidibus, » 


on aurait eu quelque lieu de donner plus de créance à ce cordonnier 
extraordinaire. Et si M'^ Antoinette Bourignon avait fourni à Ber- 
trand La Coste /2), ingénieur français à Hambourg, la lumière dans 
les sciences qu'il crut avoir recue d'elle, comme il le marque en lui 
dédiant son livre de la quadrature du cercle (où, faisant allusion à An- 
toinette et Bertrand, il l'appelait l'A en théologie, comme il se disait 
être lui-même B en mathématiques), on n'aurait su que dire. Maison 
ne voit pas d'exemples d'un succes considérable de cette nature, non 
plus que des prédictions trés circonstaneiées qui aient réussi à de telles 
gens. Les prophéties de Poniatovia (3:, de Drabitius et d'autres, que le 
bonhomme Comenius (4: publia dans son Lu. in tenebris et qui con- 


(1) GEnRAnoT, De l'Intlelligenre. 

(2; LA Coste (Bertrand, ingénieur français du xvi? siècle. A laissé deux ou- 
vrages : Schola inventa. quadratura circuli, .663, et Démonstration de (a. qua- 
drature du cercle, 1666, 

(4; PoxiaTOvia (Christine), 1610-11, célebre enthousiaste polonaise. 

(4; GUMENIUS (Jean-Amos), né en 1592 en Moravie, appartenant à la secte des 


DE LA CONNAISSANCE 4Ti 


tribuérent à des remuements dans les terres héréditaires de l'Empe- 
reur,se trouvèrent fausses, et ceux qui v donnèrent créance furent mal - 
heureux. Rogozky, princedeTransylvanie, fut poussé par Drabitius (1) 
à l'entreprise de Pologne, oü il perdit son armée, ce qui lui fit enfin 
perdre ses États avec la vie : et le pauvre Drabitius longtemps aprés. 
à l’âge de 80 ans, eut enfin la tête tranchée par ordre de l'Empereur. 
Cependant, je ne doute point qu'il n'y ait des gens maintenant qui 
fassent revivre ces prédietions mal à propos, dans la conjecture pré- 
sente des désordres de la Hongrie, ne considérant point que ces 
prétendus prophétes parlaient des événements de leur temps ; en 
quoi ils feraient à peu prés comme celui qui aprés le bombardement 
de Bruxelles publia une feuille volante, où il y avait un passage pris 
d'un livre de M'" Antoinette, qui ne voulut point venir dans 
cette ville parce que (si je m'en souviens bien) elle avait songé de la 
voir en feu, mais ce bombardement arriva longtemps aprés sa mort. 
J'ai connu un homme qui alla en France durant la guerre, qui fut 
terminée par la paix de Nimégue, importuner M. de Montausier et 
M. de Pomponne sur le fondement des prophéties publiées par Co- 
menius : et il se serait cru inspiré lui-méme (je pense; s'il lui füt ar- 
rivé de faire ses propositions dans un temps pareil au nótre. Ce qui 
fait voir non seulement le peu de fondement, mais aussi le (2) danger 
de ces entétements. Les histoires sont pleines'du mauvais effet des pro- 
phéties fausses ou mal entendues, comme l'on peut voir dans une 
savante et judicieuse dissertation, De officio viri boni circa futura 
contingenlia que feu M. Jacobus Thomasius (3), professeur célèbre 
à Leipzig, donna autrefois au public. Il est vrai cependant que ces 
persuasions font quelquefois un bon effet et servent à de grandes 
choses : car Dieu se peut servir de l'erreur pour établir ou mainte- 
nir la vérité. Mais je ne crois point qu'il soit permis facilement à nous 
de se servir des fraudes pieuses pour une bonne fin. Et quant aux 
dogmes de religion, nous n'avons point besoiu de nouvelles révéla- 
tions ; c'est assez qu'on nous propose des regles salutaires pour que 
nous soyons obligés de les suivre, quoique celui qui les propose ne 
frères moraves, mort à Amsterdam en 1671. — On a de lui les ouvrages suivants : 
Synopsis physices, Leipzig, in-8°, 1633 ; Theatrum divinwn, in 4, Prague, 16:6 ; 
Labyrinthe du monde, in-1s, 1631; Punegesis, in-4*, Halle, 1702. 

(1) DRABITIUS 1587-1671), illuminé de Bohème, 

(2) GEHRARDT. 

(3) Tuowasius (Jaeques;, professeur de philosophie à Leipzig (qu'il ne faut pas 


confondre avec le jurisconsulte Christian "Thomasius, bien plus célèbre), né en 
1655, mort en 1728, s'est beaucoup occupe d'histoire de la philosophie. P.J. 


478 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


fasse aucun iniracle ; et quoique Jésus-Christ en fût muni, il ne 
laisse pas de refuser quelquefois d'en faire pour complaire à cette 
race perverse, qui demandait des signes, lorsqu'il ne préchait que 
la vertu et ce qui avait déjà été enseigné par la raison naturelle et 
les prophétes. 


CHAP. XX. — DE L’EnREUR. 


S 1. Pr. Aprés avoir assez parlé de tous les moyens qui nous font 
connaitre ou deviner la vérité, disons encore quelque chose de nos 
erreurs et mauvais jugements. ll faut que les hommes se trompent 
Souvent puisqu'il y a tant de dissensions entre eux. Les raisons de 
cela se peuvent réduire à ces quatre. 1° Le manque de preuves. 3? Le 
peu d'habileté à s'en servir. 3* Le manque de volonté d'en faire 
usage. i? Les fausses règles des probabilités. 5 2. Quand je parle du 
défaut des preuves, je comprends encore celles qu'on pourrait trou- 
ver si on en avait les moyens et la commodité : mais c'est de quoi on 
manque le plus souvent. Tel est l'état des hommes, dont la vie se 
passe à chercher de quoi subsister : ils sont aussi peu instruits de ce 
qui se passe dans le monde, qu'un cheval de somme, qui va toujours 
par le méme chemin, peut devenir habile dans la carte du pays. Il 
leur faudrait les langues, la lecture, la conversation, les observations 
de la nature et les expériences de l'art. $ 3. Or tout cela ne conve- 
nant point à leur état, dirons-nous donc que le gros des hommes 
n'est conduit au bonheur et à la misére que par un hasard aveugle ? 
Faut-il qu'ils s'abandonnent aux opinions courantes et aux guides 
autorisés dans le pays, méme par rapport au bonheur ou malheur 
éternel ? Ou sera-t-on malheureux éternellement pour être né plu- 
tót dans un pays que dans un autre? Il faut pourtant avouer que 
personne n'est si fort occupé du soin de pourvoir à sa subsistance qu'il 
n'ait aucun temps de reste pour penser à son áme et pour s'instruire 
de ce qui regarde la religion, s'il y était aussi appliqué qu'il l'est à 
des choses moins importantes. 

Tn. Supposons que les hommes ne soient pas toujours en état de 
s'instruire eux-mêmes, et que, ne pouvant pas abandonner avec pru- 
dence le soin de la subsistance de leur famille pour chercher des 
vérités difficiles, ils soient obligés de suivre les sentiments autorisés 
chez eux, il faudra toujours juger que dans ceux qui ont la vraie re- 


DE LA CONNAISSANCE 419 


ligion sans en avoir des preuves la grâce intérieure suppléera au dé- 
faut des motifs de la crédibilité ; et Ia charité nous fait juger encore, 
comme je vous ai déjà marqué, que Dieu fait pour les personnes de 
bonne volonté, élevées parmi les épaisses ténèbres des erreurs les 
plus dangereuses, tout ce que sa bonté et sa justice demandent, 
quoique peut-être d'une manière qui nous est inconnue. On a des 
histoires applaudies dans l'Église romaine de personnes qui ont été 
ressuscitées exprés pour ne point manquer des secours salutaires. 
Mais Dieu peut secourir les ámes par l'opération interne du Saint- 
Esprit, sans avoir besoin d'un si grand miracle ; et ce qu'il y a de bon 
et de consolant pour le genre humain, c’est que, pour se mettre dans 
l'état de la grâce de Dieu, il ne faut que la bonne volonté, mais sin- 
cére et sérieuse. Je reconnais qu'on n'a pas méme cette bonne vo- 
lonté sans la grâce de Dieu ; d'autant que tout bien naturel ou sur- 
naturel vient de lui ; mais c'est toujours assez qu'il ne faut qu'avoir 
la volonté et qu'il est iinpossible que Dieu puisse demander une con- 
dition plus facile et plus raisonnable. 

S 4. Pu. ll v en a qui sont assez à leur aise pour avoir toutes les 
commodités propres à éclaircir leurs doutes ; mais ils sont détournés 
de cela par des obstacles pleins d'artifices, qu'il est assez facile 
d'apercevoir, sans qu'il soit nécessaire de les étaler en cet endroit. 
8 5. J'aime mieux parler de ceux qui manquent d'babileté pour faire 
valoir les preuves qu'ils ont pour ainsi dire sous la main, et qui ne 
sauraient retenir une longue suite de conséquences ni peser toutes 
les circonstances. 1l y a des gens d'un seul syllogisme, et il y en a 
de deux seulement. Ce n'est pas le lieu ici de déterminer si cette im- 
perfection vient d'une différence naturelle des âmes mêmes ou des 
organes, ou si elle dépend du defaut de l'exercice qui polit les fa- 
cultés naturelles. Il nous suffit ici qu'elle est visible, et qu'on n'a qu'à 
aller du Palais ou de la Bourse aux hôpitaux et aux petites-maisons 
pour s'en apercevoir. 

Tu. Ce nesont pas les pauvres seuls qui sont nécessiteux ; il man- 
que plus à certains riches qu'à eux, parce que ces riches demandent 
trop et se mettent volontairement dans une espèce d'indigence qui 
les empéche de vaquer aux considérations importantes. L'exemple 
y fait beaucoup. On s'attache à suivre celui de ses pareils qu'on est 
obligé de pratiquer sans faire paraître un esprit de contrariété, et 
cela fait aisément qu'on leur devient semblable. Il est bien difficile 
de contenter en méme temps la raison et la coutume. Quant à ceux 


480 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


qui manquent de capacité, il y en a peut-être moins qu'onne pense ; 
je crois que le bon sens avec l'application peuvent suffire à tout ce 
qui ne demande pas de la promptitude. Je présuppose le bon sens, 
parce que je ne crois pas que vous vouliez exiger la recherche de la 
vérité des habitants des petites-maisons. Il est vrai qu'il n'y en a pas 
beaucoup qui n'en pourraient revenir, si nous en connaissions les 
moyens, et, quelque différence originale qu'il y ait entre nos âmes 
(comme je crois en effet qu'il y en a), il est toujours sûr que l'une 
pourrait aller aussi loin que l'autre (mais non pas peut-étre si vite) 
si elle était menée comme il faut. 

8 6. Pr. ll y a une autre sorte de gens qui ne manquent que de 
volonté. Un violent attachement au plaisir, une constante applica- 
tion à ce qui regarde leur fortune, une paresse ou négligence géné- 
rale, une aversion particulière pour l'étude et la méditation, les 
empêchent de penser sérieusement à la vérité. ll y en a méme qui 
craignent qu'une recherche, exempte de toute partialité, ne füt point 
favorable aux opinions qui s'accommodent le mieux à leurs préjugés 
et à leurs desseins. On connait des personnes qui ne veulent pas lire 
une lettre qu'on suppose porter de méchantes nouvelles, et bien des 
gens évitent d'arréter leurs comptes ou de s'informer de l'état de 
leur bien, de peur d'apprendre ce qu'ils voudraient ignorer. 1l y en 
a qui ont de grands revenus et les emploient tous à des provisions 
pour le corps, sans souger aux moyens de perfectionner l'entende- 
ment. Ils prennent un grand soin de paraitre toujours dans un équi- 
page propre et brillant, etils souffrent sans peine que leur âme soit 
couverte des méchants haillons de la prévention et de l'erreur et 
que la nudité, c'est-à-dire l'ignorance, paraisse à travers. Sans parler 
des intérêts qu'ils doivent prendre à un état à venir, ils ne négligent 
pas moins ce qu'ils sont intéressés a connaitre dans la vie qu'ils 
mènent dans ce monde. Et c'est quelque chose d'étrange que bien 
souvent ceux qui regardent le pouvoir et l'autorité comme un apa- 
nage de leur naissance ou de leur fortune l'abandonnent négli- 
gemment à des gens d'une condition inférieure ala leur, mais qui 
les surpassent en connaissance ; car il faut bien que les aveugles 
soient conduits par ceux qui voient, ou qu'ils tombent dans la fosse, 
et il n'y a point de pire esclavage que celui de l'entendement. 

Tn. Il n'y a point de preuve plus évidente de la négligence des 
hommes par rapport à leurs vrais intéréts, que le peu de soin qu'on 
a de connaitre et de pratiquer ce qui convient à la santé, qui est un 


DE LA CONNAISSANCE 481 


de nos plus grands biens ; et quoique les grands se ressententautant 
et plus que les autres des mauvais effets de cette négligence, ils n'en 
reviennent point. Pour ce qui se rapporte à la foi, plusieursregardent 
la pensée qui les pourrait porter à la discussion comme une tenta- 
tion du démon, qu'ils ne croient pouvoir mieux surmonter qu'en : 
tournant l'esprit à toute autre chose. Les hommes qui n'aiment que 
les plaisirs ou qui s’attachent à quelque occupation ont coutume 
de négliger les autres affaires. Un joueur, un chasseur, un buveur, 
un débauché, et méme un curieux de bagatelles perdra sa fortuneet 
son bien, faute de se donner la peine de solliciter un procés ou de 
parler à des gens en poste. Il y en a comme l'empereur Honorius, 
qui, lorsqu'on lui porta la perte de Rome, crut que c'était sa poule 
qui portait ce nom, ce qui le fàcha plus que la vérité. Il serai( à sou- 
haiter que les hommes qui ont du pouvoir eussent de la connais- 
sance à proportion ; mais quand le détail des sciences, des arts, de 
l'histoire des langues n'y serait pas, un jugement solide et exercé et 
une connaissance des choses egalement grandes et générales, en un 
mot siumnma rerum. pourrait suffire. Et comme l'empereur Auguste 
avait un abrégé des forces et besoins de l'État qu'il appelait breviu- 
rium imperii, on pourrait avoir un abrégé des intérêts de l'homme, 
qui mériterait d'être appelé enchiridion sapientie, si les hommes 
voulaient avoir soin de ee qui leur importe le plus. 

S 7. Pur. Enfin la plupart de nos erreurs viennent des fausses me- 
sures de probabilité qu'on prend, soit en suspendant son jugement 
malgré des raisons manifestes, soit en le donnant malgré des pro 
babilités contraires. Ces fausses mesures consistent : 1? dans des 
propositions douteuses, prises pour principes; 2? dans les hypo 
thèses recues; 3? dans l'autorité. 3 8. Nous jugeons ordinairement de 
la vérité par la conformité avec ce que nous regardons comme prin- 
cipes incontestables, et cela nous fait mépriser le témoignage des 
autres et méme celui de nos sens quand ils y sont ou paraissent con- 
traires : mais, avant que de s'y fier avec tant d'assurance, il faudrait 
les examiner avec la dernière exactitude. 8 9. Les enfants recoivent 
des propositions qui leur sont inculquées par leur père et mère, 
nourrices, précepteurs et autres qui sont autour d'eux, et ces pro- 
positions, ayant pris racine, passent pour sacrées comme un Urim et 
Thumim, que Dieu aurait mis lui-même dans l'áme. 3 10. On a de la 
peine à souffrir ce qui choque ces oracles internes pendant qu'on di- 
vere les plus grandes absurdites qui s'y accordent. Cela parait par 


PauL JANET. — Leibniz. I-:1 


489 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


l'extrême obstination qu'on remarque dans différents hommes à 
croire fortement des opinions directement opposées comme des ar- 
ticles de foi, quoiqu'elles soient fort souvent également absurdes. 
Prenez un homme de bon sens, mais persuadé de cette maxime 
qu'on doit croire ce qu'on croit dans sa communion, telle qu'on l'en- 
seigne à Wittemberg ou en Suède, quelle disposition n'a-t-il pas à 
recevoir sans peine la doctriue de la consubstantiation et à croire 
qu'une méme chose est chair et pain à la fois. 

Tn. ll parait bien, Monsieur, que vous n'étes pas assez instruit des 
sentiments des Évangéliqnes. qui admettent la présence réelle du 
corps de Notre-Seigneur dans PEucharistie. Ils se sont expliqués 
mille fois qu'ils ne veulent point de consubstantiation du pain et du 
vin avec la chair et le sang de Jésus-Christ, et encore inoins qu'une 
méme chose est chair et pain ensemble. Ils enseignent seulement 
qu'en recevant les symboles visibles on recoit d'une maniére invi- 
sible et surnaturelle le corps du Sauveur, sans qu'il soit enfermé 
dans le pain. Et la présence qu'ils entendent n’est point locale, ou 
spatiale pour ainsi dire, c'est-à-dire déterminée par les dimensions 
du corps présent : de sorte que tout ce que les sens y peuvent oppo- 
ser ne les regarde point. Et, pour faire voir que les inconvénients 
qu'on pourrait tirer de la raison ne les touchent point non plus, ils 
déclarent que ce qu'ils entendent par la substance du corps ne 
consiste point dans l'étendue ou dimension ; et ils ne font point 
difficulté d'admettre que le corps glorieux de Jésus-Christ garde 
une certaine présence ordinaire et locale, mais convenable à son état 
dans le lieu sublime où il se trouve, toute différente de cette pré- 
sence sacramentale, dont il s'agitici, ou de sa présence miraculeuse, 
avec laquelle il gouverne l'Église qui fait qu'il est non pas partout 
comme Dieu, mais là où il veut bien étre : ce qui est le sentiment 
des plus modérés, de sorte que, pour montrer l'absurdité de leur 
doctrine, il faudrait démontrer que toute l'essence du corps ne con- 
siste que dans l'étendue et de ce qui est uniquement mesuré par là, 
ce que personne n'a encore fait que je sache. Aussi toute cette dif- 
ficulté ne regarde pas moins les réformés, qui suivent les confessions 
gallicane et belgique, la déclaration de l'assemblée de Sendomir, 
composée de gens des deux confessions, augustane et helvétique. 
conforme à la confession saxonne, destinée pour le concile de Trente; 
la profession de foi des réformés venus au colloque de Thorn, con- 
voqué sous l'autorité d'Uladislas, roi de Pologne, et la doctrine cons- 


DE LA CONNAISSANCE 483 


tante de Calvin (1) et de Bèze (2), qui ont déclaré le plus distincte- 
ment et le plus fortement du monde que les symboles fournissent 
effectivement ce qu'ils représentent et que nous devenons partici- 
pants de la substance méme du corps et du sang de Jésus-Christ. Et 
Calvin, aprés avoir réfuté ceux qui se contentent d'une participation 
métaphorique de pensée ou de sceau et d'une union de foi, ajoute 
qu'on ue pourra rien dire d'assez fort pour établir la réalité, qu'il ne 
soit prét à signer, pourvu qu'on évite tout ce qui regarde la circons- 
cription des lieux ou la diffusion des dimensions ; de sorte qu'il pa- 
rait que dans le fond sa doctrine était celle de Mélanchton (3) et méme 
de Luther (4) (comme Calvin le présume lui-méme dans une de ses 
lettres), excepté qu'outre la condition de la perception des sym- 
boles dont Luther se contente il demande encore la condition de la 
foi, pour exelure la participation des indignes. Et j'ai trouvé Calvin 
si positif sur eette communion réelle en cent lieux de ses ouvrages, 
et méme dans les lettres familiéres, oü il n'en avait point besoin, que 
je ne vois point de lieu de soupconner d'artifice. 

S 11. Pu. Je vous demande pardon si j'ai parlé de ces Messieurs 
selon l'opinion vulgaire. Et je me souviens maintenant d'avoir re- 
marqué que de fort habiles théologiens de l'Église anglicane ont été 
pour cette participation réelle. Mais des principes établis passons 
aux hypothèses reçues. Ceux qui reconnaissent que ce ne sont qu'hy- 
pothéses ne laissent pas souvent de les maintenir avec chaleur, à peu 
prés comme des principes assurés, et de mépriser les probabilités 
contraires. Il serait insupportable à un savant professeur de voir son 
autorité renversée en un instant par un nouveau venu qui rejetterait 


(1) CarviN (Jean), illustre reformateur, né à Noyon en 1509, mort en 1564, à 
Genéve, oü il avait introduit la Réforme et oü il exerca toute sa vie une véri- 
table dictature, Son plus grand ouvrage est son Jnstitution chrétienne, 1559, 


beaucoup plus théologique que philosophique. P. J. 
(2; De BEzk (Théod.), ami et disciple de Calvin, né à Vézelai en 1519, mort 
en 1601. P. J. 


(3) MELacurox (Philippe), ami et disciple de Luther, né à Dretten dans le 
Das-Palatinat en 1497, mort en 1567, IE a réconcilié la Réforme avec la philoso- 
phie d'Aristote. Ses principaux ouvrages sont: Zalectica, in-8', Wittemberg, 
1530 ; Commentarius de anima, ib., in-, 1510; Initia. doctrine physicæ, in-8, 
1517; Epitome philosophiw moralis, in-8^, 1550. P. J. 

(4; LvTHER (Martin), illustre réformateur dontil est inutile de rappelerl'histoire, 
né à Eisleben en Saxe en 1481, mort dans cette ville en 1546. On a de lui des 
Œuvres (atines (léna, { vol. iu-fol.), et des (Æuvres allemandes (Wittenberg, 
1539-1559, 12 vol. in-fol. ; ses l’ropos de tuble (Tischreden), publiés en allemand 
à Eisleben, 1565 :in-%), ont été traduits en latin, Francfort, 1571, en français 
sous le titre de Mémoires de Luther, par M. Michelet (Paris, 1837, 2 vol. in-8»), 

P. J. 


484 NOUVEAUX ESSAIS SUR L ENTENDEMENT 


ses hypotheses ; son autorité, dis-je, qui est en vogue depuis 30 ou 
40 ans, acquise par bien des veilles, soutenue per quantité de grec 
et de latin, confirmée par une tradition générale et par une barbe 
vénérable. Tous les arguments qu'on peut employer pour le con- 
vaincre de la fausseté de son hypothése seront aussi peu capables de 
prévaloir sur son esprit que les efforts que fit Borée pour obliger le 
voyageur à quitter son manteau qu'il tint d'autant plus ferme que ce 
vent soufflait avec plus de violence. 

Tu. En effet, les coperniciens ont éprouvé dans leurs adversaires 
que les hypothéses, reconnues pour telles, ne laissent pas d'étre sou- 
tenues avec un zèle ardent. Et les cartésiens ne sont pas moins posi- 
tifs pour leurs particules cannelées (4) et petites boules du second 
élément (2) que si c'étaient des théorèmes d'Euclide ; et il semble que 
le zèle pour nos hypothèses n'est qu'un eflet de la passion que nous 
avons de nous faire respecter nous-mémes. Il est vrai que ceux qui 
ont condamné Galilée ont eru que le repos de la terre était plus 
qu'une hypothèse, car. ils le jugeaient conforme à l'Écriture et à la 
raison. Mais depuis on s'est apercu que la raison au moins ne la sou- 
tenait plus ; et quant à l'Écriture, le Père Fabry, pénitencier de 
Saint-Pierre, excellent théologien et philosophe, publiant dans Rome 
même une Apologie des Observations d'Eustachio Divini :3), fa- 
meux opticien (4), ne feignit point de déclarer que ce n'était que pro- 
visionnellement qu'on entendaitdans letexte sacré un vrai mouvement 
du soleil, et que, si le sentiment de Copernie se trouvait vérifié, on 
ne ferait point difficulté de l'expliquer comme ee passage de Virgile: 


« Terrieque urbesque recedunt. » 


Cependant on ne laisse pas de continuer en Italie et en Espagne et 
méme dans les pays héréditaires de l'empereur de supprimer la doc- 
trine de Copernic, au grand préjudice de ces nations, dont les esprits 
pourraient s'élever à des plus belles découvertes, s'ils jouissaient 
d'une liberté raisonnable et philosophique. 

3 12. Pu. Les passions dominantes paraissent être, en effet, comme 
vous dites, la source de l'amour qu'on a pour les hypothèses ; mais 
elles s'étendent encore bien plus loin. La plus grande probabilité du 


11, Voir Descartes, Principes de La Philosophie, l. 1, 90. P. J. 
(2) Ibid., 52. 

13; Nous n'avons pas trouvé la date de cet ouvrage qui doit être curieux. 
«4j Eustachio Divini, célèbre opticien et musicien italien, 1020-1666. 


DE LA CONNAISSANCE 485 


monde ne servira de rien à faire voir son injustice à un avare ct à 
un ambitieux ; et un amant aura toute la facilité du monde à se lais- 
ser duper par sa maitresse, tant il est vrai que nous crovons facile- 
ment ce que nous voulons, et selon la remarque de Virgile 


« Qui amant ipsi sibi somnia fingunt. » 


C'est ce qui fait qu'on se sert de deux moyens d'échapper aux pro- 
babilités les plus apparentes, quand elles attaquent nos passions et 
nos préjugés. 3 13. Le premier est de penser quil y peut avoir 
quelque sophistiquerie eachée dans l'argument qu'on nous objecte. 
8 14. Et le second de supposer que nous pourrions mettre en avant 
de tout aussi bons, ou méme de meilleurs arguments pour battre 
l'adversaire si nous avions la commodité, ou l'habileté, ou l'assistance 
qu'il nous faudrait pour les trouver. 8 45. Ces moyens de se défendre 
de la conviction sont bons quelquefois, mais aussi ce sont des so- 
phismes lorsque la maticre est assez eclaircie, et qu'on a tout mis en 
ligne de compte ; car aprés cela il y a moyen de connaitre sur le 
tout de quel côté se trouve la probabilité. C'est ainsi qu'il n'y a point 
lieu de douter que les animaux ont été formés plutôt par des 
mouvements qu'un agent intelligent a conduits, que par un concours 
fortuit des atomes ; comme il n'y a personne qui doute le moins du 
monde si les caractères d'imprimerie, qui forment un discours intel- 
ligible, ont été assemblés par un homme attentif. ou par un mélange 
confus. Je croirais donc qu'il ne dépend point de nous de suspendre 
notre assentiment dans ces rencontres : mais nous le pouvons faire 
quand la probabilité est moins évidente, et nous pouvons nous con- 
tenter méme des preuves plus faibles qui conviennent le mieux avec 
notre inclination. 3 16. Il me parait impraticable à la vérité qu'un 
homme penche du cóté oü il voit le moins de probabilité : la percep- 
tion, la connaissance et l'assentiment ne sont point arbitraires : 
comme il ne dépend point de moi de voir ou de ne point voir la 
convenance de deux idées, quand mon esprit y est tourné. Nous pou- 
vons pourtant arrêter volontairement le progrès de nos recherches ; 
sans quoi l'ignorance ou l'erreur ne pourrait être un péché en au- 
cun cas. C'est en cela que nous exerçons notre liberté. Il est vrai 
que, dans les rencontres oü l'on n'a aucun intérét, on embrasse l'opi- 
nion commune, ou le sentiment du premier venu; mais, dans les 
poirts oit notre bonheur ou malheur est intéressé, l'esprit s'applique 
plus sérieusement à peser les probabilités, et je pense qu'en ce cas, 


486 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


c'est-à-dire lorsque nous avons de l'attention, nous n'avons pas le 
choix de nous déterminer pour le côté que nous voulons, s'il y a 
entre les deux partis des différences tout à fait visibles, et que ce 
sera la plus grande probabilité qui déterminera notre assentiment. 

Tu. Je suis de votre avis dans le fond, et nous nous sommes assez 
expliqués là-dessus dans nos conférences précédentes quand nous 
avons parlé de la liberté. J'ai montré alors que nous ne croyons ja- 
mais ce que nous voulons, mais bien ce que nous voyons le plus 
apparent : et que néanmoins nous pouvons nous faire croire indirec- 
tement ce que nous voulons, en détournant l'attention d'un objet dé- 
sagréable pour nous appliquer à un autre, qui nous plait ; ce qui 
fait qu'en envisageant davantage les raisons d'un parti favori nous 
le croyons enfin le plus vraisemblable. Quant aux opinions, où nous 
ne prenons guère d'intérêt, et que nous recevons sur des raisons lé- 
gères, cela se fait parce que, ne remarquant presque rien qui s'y 
oppose, nous trouvons que l'opinion qu'on nous fait envisager favo- 
rablement surpasse autant et plus le sentiment opposé, qui n'a rien 
pour lui dans notre perception, que s'il y avait eu beaucoup de raisons 
de part et d'autre, car la diflérence entre 0 et 1, ou entre 2 et 3, est 
aussi grande qu'entre 9 et 10, et nous nous apercevons de cet avan- 
tage, sans penser à l'examen qui serait encore nécessaire pour juger, 
mais oü rien ne nous convie. 

5$ 17. Pr. La dernière fausse mesure de probabilité, que j'ai des- 
sein de remarquer, est l'autorité mal entendue, qui retient plus de 
gens dans l'ignorance et dans l'erreur que toutes les autres en- 
semble. Combien voit-on de gens qui n'ont point d'autre fondement 
de leur sentiment que les opinions reçues parmi nos amis ou parmi 
les gens de notre profession ou dans notre parti, ou dans notre pays ? 
Une telle doctrine a été approuvée par la vénérable antiquité ; elle 
vient à moi sous le passeport des siécles précédents; d'autres 
hommes s'y rendent ; c'est pourquoi je suis à l'abri de l'erreur en la 
recevant. On serait aussi bien fondé à jeter à croix ou à pile pour 
prendre ses opinions, qu'à les choisir sur de telles régles. Et, outre 
que tous les hommes sont sujets à l'erreur, je crois que si nous pou- 
vions voir les secrets motifs qui font agir les savants et les chefs de 
parti, nous trouverions souvent tout autre chose que, le pur amour 
de la vérité. Il est sûr au moins qu'il n'y a point d'opinion si absurde, 
qu'elle ne puisse étre embrassée sur ce fondement, puisqu'il n'y a 
guère d'erreur qui n'ait eu ses partisans. 


DE LA CONNAISSANCE — A81 


Tu. Il faut avouer pourtant qu'on ne saurait éviter en bien des ren- 
eontres de sc rendre à l'autorité. Saint Augustin a fait un livre assez 
joli, De Utilitate credendi, qui mérite d'être lu sur ce sujet, et quant 
aux opinions recues, elles ont pour elles quelque chose d'approchant 
à ce qui donne ce qu'on appelle présomption chez les jurisconsultes : 
et quoiqu'on ne soit point obligé de les suivre toujours sans preuves, 
on n'est pas autorisé non plus à les détruire dans l'esprit d'autrui - 
sans avoir des preuves contraires. C'est qu'il n'est point permis de 
rien changer sans raison. On a fort disputé sur l'argument tiré du 
grand nombre des approbateurs d'un sentiment depuis que feu 
M. Nicole publia son livre sur l'Église: mais tout ce qu'on peut tirer 
de cet argument, lorsqu'il s'agit d'approuver une raison et non pas 
d'attester un fait, ne peut étre réduit qu'à ce que je viens de dire. 
Et comme cent chevaux ne courent pas plus vite qu'un cheval quoi- 
qu'ils puissent tirer davantage, il en est de méme de cent hommes 
comparés à un sen] ; ils ne sauraient aller plus droit, mais ils tra- 
vailleront plus efficacement ; ils ne sauraient mieux juger, mais ils 
seront capables de fournir plus de matière où le jugement puisse 
étre exercé. C'est ee que porte le proverbe : plus vident oculi quam 
oculus. On le remarque dans les Assemblées, ou véritablement quan- 
tité de considérations sont mises sur le tapis, qui seraient peut-être 
échappées à un ou deux, mais on court risque souvent de ne point 
prendre le meilleur parti en concluant sur toutes ces considérations, 
lorsqu'il n'y a point des personnes habiles chargées de les digérer et 
de les peser. C'est pourquoi quelques théologiens judicieux du 
parti de Rome, voyant que l'autorité de l'Église, c'est-à-dire celle 
des plus élevés en dignite et des plus appuyés par la multitude, ne 
pouvait être sûre en matière de raisonnement, l'ont réduite à la 
seule attestation des faits sous le nom de tradition. Ce fut l'opi- 
nion de Henri Holden (1), Anglais, docteur de Sorbonne, auteur 
d'un livre intitulé Analyse de la foi, où. suivant les principes du 
Commonilorium de Vincent de Lérins (2), il soutient qu'on ne sau- 
rait faire des décisions nouvelles dans l'Eglise, et que tout ce que 


(1) Hozpex (Henri), docteur de la Faculté de théologie de Paris, né en 1576 
dans la province de Lancastre en Angleterre, mort à Paris en 1665. On a de 
lui: Divine Jidei analysis, Paris, 1652, in-8*; T'ructatus de schismute: Tracta- 
lus de usura; Divers Traites de controverse, P. J. 

(2: VixcENT nE LÉRINS (saint, né à Toul, à ce que l'on suppose, vécut au 
v? siècle de l'ére chrétienne, mort vers 130. Ses u'uvres complètes ont été pu- 
bliées par Balard en 1663. P. J 


488 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


les Évêques assemblés en concile peuvent faire, c'est d'attester le 
fait de la doctrine reçue dans leurs diocèses. Le principe est spé- 
cieux tant qu'on demeure dans les généralités ; mais quand on vient 
au fait, il se trouve que des différents pays ont reçu des opinions dil- 
férentes depuis longtemps ; et dans les mémes pays encore on est 
allé du blanc au noir, malgré les arguments de M. Arnaud contre 
les changements insensibles ; outre que souvent, sans se borner 
à attester, on s'est mélé de juger. C'est aussi dans le fond l'opinion 
de Gretser (1), savant jésuite de Bavière, auteur d'une autre Analyse 
de la foi, approuvée des théologiens de son ordre, que l'Église peut 
juger des controverses en faisant de nouveaux articles de foi, l'as- 
sistance du Saint-Esprit lui étant promise, quoiqu'on tâche le plus 
souvent de déguiser ce sentiment surtout en France, comme si l’Église 
ne faisait qu'éclaircir des doctrines déjà établies. Mais l'éclaircisse- 
ment est une énonciation déjà reçue ou c'en est une nouvelle qu'on 
croit tirer de la doctrine reçue. La pratique s'oppose le plus souvent 
au premier sens, et dans le second l'énonciation nouvelle, qu'on 
établit, que peut-elle étre qu'un article nouveau? Cependant je ne 
suis point d'avis qu'on méprise l'antiquité en matière de religion ; 
et je crois méme qu'on peut dire que Dieu a préservé les Conciles 
véritablement œcuméniques jusqu ici de toute erreur contraire à la 
doctrine salutaire. Au reste, c'est une chose étrange que la prévention 
de parti : j'ai vu des gens embrasser avec ardeur une opinion, par la 
seule raison qu'elle est reçue dans leur ordre, ou méme seulement 
parce qu'elle est contraire à celle d'un homme d'une religion ou 
d'une nation qu'ils n'aimaient point, quoique la question n'eüt 
presque point de connexion avec la religion ou avec les intéréts des 
peuples. Ils ne savaient point peut-être que c'était là véritablement 
la source de leur zèle; mais je reconnaissais que sur la première 
nouvelle qu'un tel avait écrit telle ou telle chose: ils fouillaient dans 
les bibliothéques et alambiquaient leurs esprits animaux pour trou- 
ver de quoi le réfuter. C'est ce qui se pratique aussi souvent par 
ceux qui soutiennent des théses dans les universités et qui cherchent 
à se signaler contre les adversaires. Mais que dirons-nous des doc- 
trines prescrites dans les livres symboliques du parti méme parmi 
les protestants, qu'on est souvent obligé d'embrasser avec serment ? 


(1; GRETSER (Jacques), jésuite, né à Marckdorf en Souabe en 1561, mort à 
Iugolstadt en 1625. Ses œuvres complètes ont été publiées à Ratisbonne en 
1734 et suiv. en 17 vol. in-fol. P. J. 


DE LA CONNAISSANCE 489 . 


que quelques-uns ne croient signifier chez nous que l'obligation de 
professer ce que ces livres ou formulaires ont de la sainte Écriture ; 
en quoi ils sont contredits par d'autres. Et dans les ordres religieux 
du parti de Rome, sans se contenter des doctrines établies dans 
leur Église, on prescrit des bornes plus étroites à ceux qui en- 
seignent; témoin les propositions que le général des Jésuites, Claude 
Aquaviva (1) (si je ne me trompe), défendit d'enseigner dans leurs 
écoles. Il serait bon (pour le dire en passant) de faire un recueil 
systématique des propositions décidées et censurées par des conciles 
Papes, Évéques, Supérieurs, Facultés, qui servirait à l'histoire ecclé- 
siastique. On peut distinguer entre enseigner et embrasser un sen- 
timent. Il n'y a point de serment au monde ni de défense, qui puisse 
forcer un homme à demeurer dans la méme opinion, car les senti- 
ments sont involontaires en eux-mêmes : mais il se peut et doit abs- 
tenir d'enseigner uue doctrine qui passe pour dangereuse, à moins 
qu'il ne s'y trouve obligé en conscience. Et, en ce cas, il faut se dé- 
clarer sincèrement et sortir de son poste, quand on a été chargé 
d'enseigner ; supposé pourtant qu'on le puisse faire sans s'exposer 
à un danger extrême qui pourrait forcer de quitter sans bruit. Et 
on ne voit guère d'autre moyen d'aecorder les droits du public et 
du particulier : l'un devant empécher ce qu'il juge mauvais, et l'autre 
ne pouvant point se dispenser des devoirs exigés par sa con- 
science. 

8 48. Pu. Cette opposition entre le public et le particulier et 
méme entre les opinions publiques de différents partis est un mal 
inévitable. Mais souvent les mémes oppositions ne sont qu'appa- 
rentes, et ne consistent que dans les formules. Je suis obligé aussi 
de dire, pour rendre justice au genre humain, qu'il n'y a pas tant de 
gens engagés dans l'erreur qu'on le suppose ordinairement ; non que 
je crois qu'ils embrassent la vérité, mais parce qu'en effet sur les 
doctrines, dont on fait tant de bruit, ils n'ont absolument point 
d'opinion positive, et que, sans rien examiner et sans avoir dans 
l'esprit les idées les plus superficielles sur l'affaire en question, ils 
sont résolus de se tenir attachés à leur parti, comme des soldats qui 
n'examinent point la cause qu'ils défendent : et sila vie d'un homme 


(1) AqQuaviva (Claude), général des Jésuites, né dans le royaume de Naples 
en 1543, mort en 1615. — On connait surtout son ordonnance intitulée Zufio 
studiorum (Rome, 1566, in-80i, ouvrage que les Jésuites ont fait supprimer par 
l'Inquisition. 11 fut réimprimé avec changement en 1591. P. J. 


490 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


fait voir qu'il n'a aucun égard sincère pour la religion, il lui suffit 
d'avoir la main et la langue prêtes à soutenir l'opinion commune, 
pour se rendre recommandable à ceux qui lui peuvent procurer de 
l'appui. 

Tu. Cette justice, que vous rendez au genre humain, ne tourne 
point à sa louange ; et les hommes seraient plus excusables de 
suivre sincérement leurs opinions que de les contrefaire par intérét. 
Peut-étre pourtant qu'il y a plus de sincérité dans leur fait, que vous 
ne semblez donner à entendre ; car, sans aucune connaissance de 
cause, ils peuvent être parvenus à une foi implicite en se soumet- 
tant généralement et quelquefois aveuglément, mais souvent de bonne 
foi, au jugement des autres, dont ils ont une fois reconnu l'autorité. 
Il est vrai que l'intérét qu'ils y trouvent contribue à cette soumis- 
sion, mais cela n'empéche point qu’enfin l'opinion ne se forme. On se 
contente dans l'Église romaine de cette foi implicite à peu prés, n'y 
ayant peut-être point d'article, dû à la révélation, qui y soit jugé 
absolument fondamental et qui y passe pour nécessaire, necessitate 
medii, c'est-à-dire dont la créance soit une condition absolument 
nécessaire au salut. Et ils le sont tous necessitate præcepti, par la 
nécessité qu'on y enseigne d'obéir à l'Église, comme on l'appelle, et 
de donner toute l'attention due à ce qui est propose, le tout sous 
peine de péché mortel. Mais cette nécessité n'exige qu'une docilité 
raisonnable et n'oblige point absolument à l'assentiment, suivant les 
plus savants docteurs de cette Église. Le cardinal Bellarmin méme 
crut cependant que rien n'etait meilleur que cette foi d'enfant, qui se 
soumet à une autorité établie, et il raconte avec approbationl'adresse 
d'un moribond, qui éluda le diable par ce cercle, qu'on lui entend 
répeter souvent : 


« Je crois tout ce que croit l'Église, 
« L'Eglise croit ce que je crois. » 


CHAP. XXI. — DE LA DIVISION DES SCIENCES. 


8 1. Pri. Nous voilà au bout de notre course et toutes les opéra- 
tions de l'entendement sont éclaircies. Notre dessein n'est pas d'en- 
trer dans le détail même de nos connaissances. Cependant ici il sera 
peut-être à propos, avant que de finir. d'en faire une revue générale 


DE LA CONNAISSANCE 491 


en considérant la division des sciences. Tout ce qui peut entrer dans 
Ja sphère de l'entendement humain est ou la nature des choses en 
elles-mêmes, ou en second lieu l'homme en qualité d'agent, tendant 
à sa fin et particulièrement à sa félicité ; ou en troisième lieu, les 
moyens d'acquérir et de communiquer la connaissance. Et voilà la 
science divisée en trois espèces. 3 2. La première est la physique ou 
la philosophie naturelle, qui comprend non seulement les corps et 
leurs affections comme nombre, figure, mais encore les esprits, 
Dieu méme et les anges. & 3. La seconde est la philosophie pratique 
ou la morale, qui enseigne le moyen d'obtenir des choses bonnes et 
utiles, et se propose non seulement la connaissance de la vérité, 
mais encore la pratique de ve qui est juste. 3 4. Enfin la troisième 
est la logique ou la connaissance des signes, car2ovos signifie parole. 
Et nous avons besoin des signes de nos idées pour pouvoir nous 
entrecommuniquer nos pensées, aussi bien que pour les enregistrer 
pour notre propre usage. Et peut-étre que, si l'on considérait dis- 
tinctement et avec tout le soin possible que, cette derniere espéce de 
science roule sur les idées et les mots, nous aurions une logique et 
une critique différente de celle qu'on a vue jusqu'ici. Et ces trois 
espèces, la physique, la morale et la logique, sont comme trois 
grandes provinces dans le monde intellectuel, entierement séparées 
et distinctes l'une de l'autre. 

Tu. Cette division a déjà été célèbre chez les Anciens, car sous la 
logique ils comprenaient encore, comme vous faites, tout ce qu'on 
rapporte aux paroles et à l'explication de nos pensées, artes dicendi. 
Cependant il y a de la difficulté là dedans; car la science de rai- 
sonuer, de juger, d'inventer parait bien différente de la connais- 
sance des étymologies des mots et de l'usage des langues, qui est 
quelque chose d'indéfini et d'arbitraire. De plus, cn expliquant les 
mots on est obligé de faire une course dans les sciences mémes 
comme il parait dans les dictionnaires ; et de l'autre cóté on ne sau- 
rait traiter la science sans donner en méme temps les définitions des 
termes. Mais la principale difficulté, qui se trouve dans cette divi- 
sion des sciences, est que chaque parti parait engloutir le tout ; 
premièrement la morale et la logique tomberont dans la physique, 
prise aussi généralement qu'on vient de dire ; car en parlant des 
esprits, c'est-à-dire des substances qui ont de l'entendement ct de la 
volonté, et en expliquant cet entendement à fond, vous y ferez entrer 
toute la logique: et eu expliquant dans la doctrine des esprits ce 


492 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


qui appartient à la volonté, il faudrait parler du bien et du mal, de 
la félicité et de la misère, et il ne tiendra qu'à vous de pousser assez 
cette doctrine pour y faire entrer toute la philosophie pratique. En 
échange, tout pourrait entrer dans la philosophie pratique comme 
servant à notre félicité. Vous savez qu'on considere la théologie 
avec raison comme une science pratique, et la jurisprudence aussi 
bien que la médecine ne le sont pas moins ; de sorte que la doctrine 
de la félicité humaine ou de notre bien et mal absorbera toutes ces 
connaissances, lorsqu'on voudra expliquer suffisomment tous les 
moyens, qui servent à la fin que la raison se propose. C'est ainsi que 
Zwingerus (1) a tout compris dans son Théâtre méthodique de la vie 
humaine, que Beyerling (2) a détraqué en le mettant en ordre 
alphabétique. Et en traitant toutes les matières par dictionnaires 
suivant l'ordre de l'alphabet, Ia doctrine des langues (que vous 
mettez dans la logique avec les Anciens, c'est-à-dire dans la discur- 
sive, s'emparera à son tour du territoire des deux autres. Voilà donc 
vos trois grandes provinces de l'Encyclopédie en guerre continuelle, 
puisque l'une entreprend toujours sur les droits des autres. Les nomi- 
naux ont cru qu'il y avait autant de sciences particulieres que de 
vérités, lesquelles coinposaient aprés des touts, selon qu'on les 
arrangeait ; et d'autres comparent le corps entier de nos connais- 
sances à un océan qui est tout d'une piéce et qui n'est divisé en calé- 
donien, atlantique, éthiopique, indien, que par des lignes arbitraires. 
ll se trouve ordinairement qu'une méme vérité peut être placée en 
différents endroits, selon les termes qu'eile contient, et méme selon 
les termes moyens ou causes dont elle dépend, et selon les suites 
et les effets qu'elle peut avoir. Une proposition catégorique simple 
n'a que deux termes ; mais une proposition hvpothetique en peut 
avoir quatre, sans parler des énonciations composées. Une histoire 
mémorable peut être placée dans les annales de l'histoire univer- 
selle et dans l'histoire du pays ou elle est arrivée, et dans l'histoire 

1i ZwixcER (H.). Il y a trois Zwinger : le premier. dit l'ancien ou chef de la 
famille, médecin, né à Bale, 1533, mort en 1583, auteur. du ZAeafrum vite 
humane (Bàle, 1565 ; c’est le livre cité par Leibnizj. — Le second, fils du pré- 
cédent, ne à Bâle, 1569, également médecin. — Le troisieme, fils du précédent, 
médecin et théologien, né à Bâle eu 1597, mort en 1654, auteur du Theatrum 
sapientie cwlestis. Bàle. 1652, in-19. P. J. 

(2) BkvEnLING "Laurent , né à Anvers en 1575, mort en cette ville en 1627, TI 
publia, avec additions et corrections, le Theatrum de Zwinger ‘Cologne, 1631, 
3 vol. in-fol.), qui deja avait eu trois éditions : « C'est, nous dit-on, un fatras 


de théologie, d'histoire, de politique et de philosophie. » (7fog. univ.) 
P. J. 


DE LA CONNAISSANCE 493 


de la vie d'un homme qui v était intéressé. Et supposé qu'il s'y 
agisse de quelque bezu précepte de morale, de quelque stratagème 
de guerre, de quelque invention utile pour les arts, qui servent à la 
commodité de la vie ou à la santé des hommes, cette méme histoire 
sera rapportée utilement à la science ou art qu'elle regarde, et 
méme on en pourra faire mention en deux endroits de cette science, 
savoir dans l'histoire de la discipline pour raconter son accroisse- 
ment effectif. et aussi dans les préceptes, pour les confirmer ou 
éclaircir par les exemples. Par exemple, ce qu'on raconte bien à 
propos daus la vie du cardinal Ximénés, qu'une femme moresque 
le guérit par des frietions seulement d'une hectique presque déses- 
pérée, mérite encore lieu dans un système de médecine tant au cha- 
pitre de la fiévre hectique, que lorsqu'il s'agit d'une diète médici- 
nale en v comprenant les exercices ; et cette observation servira 
encore à mieux. découvrir les causes de cette maladie. Mais on en 
pourrait parler encore dans la logique médicinale, où il s'agit de 
l'art de trouver les remedes, et dans l'histoire de la médecine, pour 
faire voir comment les remèdes sont venus à la connaissance des 
homines, et que c'est bien souvent par le secours de simples empi- 
riques et méme des charlatans. Beverovicius (13, dans un joli livre 
de la médecine ancienne, tire tout entier des auteurs non médecins, 
aurait rendu son ouvrage encore plus beau, s'il füt passé jusqu'aux 
auteurs modernes. On voit par là qu'une méme vérité peut avoir 
beaucoup de places selon les différents rapports qu'elle peut avoir. 
Et ceux qui rangent une bibliothèque ne savent bien souvent où 
placer quelques livres, étant suspendus entre deux ou trois endroits 
également convenables. Mais ne parlons maintenant que des doc- 
trines générales, et mettons à part les faits singuliers, l'histoire et 
les langues. Je trouve deux dispositions principales de toutes les 
vérités doctrinales, dont chacune aurait son mérite, et qu'il serait 
bon de joindre. L'une serait synthétique et théorique, rangeant les 
vérités selon l'ordre des preuves, comme font les mathématiciens, 
'de sorte que chaque proposition viendrait après celles dont elle 
dépend. L'autre. disposition serait analytique et pratique, commen- 
eant par le but des hommes, c'est-à-dire par les biens, dont le 

(1, UkvknOvICIUS où Drevrnwics Jean Vanz, médecin, ne à Dordrecht en 1524, 
mort en 1647, Un cite de lui une. réfutation des objections de Montaigne contre 
la médecine, sous ce titre : WMontanus eleuchomenos (Dordrecht, 1639, in-102.; 


un autre (De Esrrellentii feminei sers, oil 030, in-12. Ses œuvres completes 
en flamand ont été publiées à Amsterdam en 1650. P. J. 


494 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


comble est la félicité, et cherchant par ordre les moyens qui servent 
à acquérir ces biens ou à éviter les maux contraires. Et ces deux 
méthodes ont lieu dans l'Encyclopédie en général comme encore 
quelques-uns les ont pratiquées dans les sciences particulières ; car 
la géométrie méme, traitée synthétiquement par Euclide comme une 
science, a été traitée par quelques autres comme un art et pourrait 
néanmoins être traitée démonstrativement sous cette forme qui en 
montrerait méme l'invention; comme si quelqu'un se proposait de 
mesurer toutes sortes de figures plates, et commençant par les recti- 
ligues s'avisait qu'on les peut partager en triangles et que chaque 
triangle est la moitié d'un parallélogramme, et que les parallélo- 
grammes peuvent étre réduits aux rectangles, dont la mesure est 
aisée. Mais en écrivant l'Encyclopédie suivant toutes ces deux dispo- 
sitions ensemble, on pourrait prendre des mesures de renvoi, pour 
éviter les répétitions. À ces deux dispositions il faudrait joindre la 
troisième suivant les termes, qui, en effet, ne serait qu'une espèce de 
répertoire, soit systématique, rangeant les termes selon certains 
prédicaments, qui seraient communs à toutes les notions; soit 
alphabétique selon la langue recue parmi les savants. Or ce réper- 
toire serait nécessaire pour trouver ensemble toutes les proposi- 
tions, où le terme entre d'une manière assez remarquable; car sui- 
vant les deux voies précédentes, où les vérités sont rangées selon 
leur origine ou selon leur usage, les vérités qui regardent un méme 
terme ne sauraient se trouver ensemble. Par exemple, il n'a point 
été permis à Euclide, lorsqu'il euseignait de trouver la moitié d'un 
angle. d'y ajouter le moyen d'en trouver le tiers, parce qu'il aurait 
fallu parler des sections coniques dont on ne pouvait pas encore 
prendre connaissance en cet endroit. Mais le répertoire peut et doit 
indiquer les endroits où se trouvent les propositions importantes, 
qui regardent un méme sujet. Et nous manquons encore d'un tel 
répertoire en géométrie, qui serait d'un grand usage pour faciliter 
méme l'invention et pousser la science, car il soulagerait la mémoire 
et nous épargnerait souvent la peine de chercher de nouveau ce qui 
est déjà tout trouvé. Et ces répertoires encore serviraient à plus 
forte raison dans les autres sciences, où l'art de raisonner a moins 
de pouvoir, et serait surtout d'une extréme nécessité dans la méde- 
cine. Mais l'art de faire de tels répertoires ne serait pas des moindres. 
Or, considérant ces trois dispositions, je trouve cela de curieux 
qu'elles répondent à l'ancienne division, que vous avez renouvelée, 


DE LA CONNAISSANCE 495 


qui partage la science ou la philosophie en théorique, pratique et 
discursive, ou bien en physique, morale et logique. Car la disposi- 
tion synthétique répond à la théorique, l'analytique à la pratique, et 
celle du répertoire selon les termes à la logique : de sorte que 
cette. ancienne division va fort bien, pourvu qu'on l'entende 
comme je viens d'expliquer ces dispositions, c'est-à-dire, non pas 
comme des sciences distinctes, mais comme des arrangements divers 
des mêmes vérités, autant qu'on juge à propos de les répéter. Il v a 
encore une division civile des sciences selon les facultés et les pro- 
fessions. On s'en sert dans les universités et dans les arrangements 
des hibliotheques ; et Draudius {1} avec son continuateur Lipenius (2), 
qui nous ont laissé le plus ample mais non pas le meilleur catalogue 
de livres, au lieu de suivre la méthode des pandectes de Gesner (3), 
qui est toute systématique, se sont contentés de sc servir de la 
grande division des matières (à peu prés comme les libraires) sui- 
vant les quatre facultés (comme on les appelle) de théologie, de 
jurisprudence, de médecine et de philosophie, et ont rangé par 
aprés les titres de chaque faculté selon l'ordre alphabétique des 
termes principaux, qui entrent dans l'inscription des livres: ce qui 
soulageait ces auteurs parce qu'ils n'avaient pas besoin de voir le 
livre ni d'entendre la matière que le livre traite, mais il ne sert pas 
assez aux autres, à moins qu'on ne fasse des renvois des titres à 
d'autres de pareille signification; car, sans parler de quantité de 
fautes, qu'ils ont faites, l'on voit que souvent une méme chose cst 
appelée de différents noms, comme, par exemple, observationes 
juris, miscellanea, conjectaneau, electa, semestria, probabilia, 
benedicta, et quantité d'autres inscriptions semblables; de tels 
livres de jurisconsultes ne signifient que des mélanges du droit 
romain. C'est pourquoi la disposition systématique des matiéres 


(1) Dn cp (Georges;, grand catalogueur, né à Davernheim, dans la Hesse, en 
1572, mort en 1635 à Butzbach. On a de lui une Bibliotheca classica; — DBiblio- 
theca erotica, ele. P. J. 

i2) LireNics (Mart.}, philologue. ne à Goritz en 1630, mort à Hubeck en 1682. 
On a de lui: Z/ibliotheca realis theologica ; juridica ; medica; philosophica, et 
un grand nombre de traités d'erudition. P. J. 

i83 GESNER (Jean-Matthias., erudit illustre du xvin? siecle, né en 1691, mort à 
Gottinger en 1761. 1l avait fait un Catalogue raisonné de là bibliothèque ducale 
de Weimar. Cest le travail sans doute auquel Leibniz fait allusion. 11 publia de 
nombreuses éditions classiques. On connait aussi de lui une eurieuse disser- 
tation, au moins par le titre, qui touche la philosophie : Nocrates sanctus pede- 
rasta (Mém. de l'Académie de Gottingue', reimprimée à Utrecht en 1763. 

P. J. 


496 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT 


est sans doute Ia meilleure, et on y peut joindre des indices 
alphabétiques bien amples selon les termes et les auteurs. La divi- 
sion civile et reçue, selon les quatre facultés, n'est point à mé- 
priser. La théologie traite de la félicité éternelle et de tout ce 
qui s'y rapporte, autant que cela dépend de l'âme et de la cons- 
cience. C'est comme une jurisprudence, qui regarde ce qu'on 
dit être de foro interno et emploie des substances et intelligences 
invisibles. La jurisprudence a pour objet le gouvernement et les lois. 
dont le but est la felicité des hommes autant qu'on y peut contribuer 
par l'extérieur et le sensible; mais elle ne regarde principalement 
que ce qui dépend de la nature de l'esprit, et n'entre point fort 
avant dans le détail des choses corporelles, dont elle suppose la 
nature pour les employer comme des moyens. Ainsi elle se décharge 
d'abord d'un grand point, qui regarde la santé, la vigueur et la 
perfection du corps humain, dont le soin est départi à la faculté de 
médecine. Quelques-uns ont eru, avec quelque raison, qu'on pour- 
‘ait ajouter aux autres la faculté économique, qui contiendrait les 
arts mathématiques et mécaniques, et tout ce qui regarde le détail 
de la subsistance des hommes et les commodités de la vie, où l'agri- 
culture et l'architecture seraient comprises. Mais on abandonne à la 
faculté de la philosophie tout ce qui n'est pas compris dans les trois 
facultés qu'on appelle supérieures ; on la fait assez mal, car c'est 
sans donner moyen à ceux qui sont de cette quatrième faculté de se 
perfectionner parla pratique comme peuvent faire ceux qui enseignent 
les autres facultés. Ainsi, excepté peut-être les mathématiques, on 
ne considere la faculté de philosophie que comme une introduc- 
tion aux autres. C'est pourquoi l'on veut que la jeunesse y apprenne 
l'histoire et les arts de parler et quelques rudiments de la théologie 
et de la ‘urisprudence naturelle, indépendantes des lois divines et 
humaines, sous le titre de métaphysique ou pneumatique, de morale 
et de politique, avec quelque peu de physique encore, pour servir 
aux jeunes médecins. C'est là la division civile des sciences suivant 
les corps et professions des savants qui les enseignent. sans parler 
des professions de ceux qui travaillent pour le publie autrement que 
par leurs discours et qui devraient étre dirigés par les vrais savants, 
si les mesures du savoir étaient bien prises. Et méme dans les arts 
manuels plus nobles, le savoir a été fort bien allié avec l'opération. 
et pourrait l'étre davantage. Comme en eflet on les allie ensemble 
dans la médecine non seulement autrefois chez les Anciens {où les 


. DE LA CONNAISSANCE | 491: 


médecins étaient encore chirurgiens et apothicaires), mais encore 
aujourd'hui surtout chez les chimistes. Cette alliance aussi de la pra- 
tique et de la théorie se voit à la guerre, et chez ceux qui enseignent 
ce qu'on appelle les exercices, comme aussi chez les peintres ou 
sculpteurs et musiciens et chez quelques autres espèces de Vir- 
tuosi. Et si les principes de toutes ces professions et arts, et méme 
des métiers, étaient enseignés pratiquement chez les philosophes, 
ou dans quelque autre faculté de savants que ce pourrait être, ces 
savants seraient véritablement les précepteurs du genre humain. 
Mais il faudrait changer en bien des choses l'état présent de la litté- 
rature et de l'éducation de la jeunesse et par conséquent de la police. 
Et quand je considére combien les hommes sont avancés en connais- 
sance depuis un siècle ou deux, et combien il leur serait aisé d'aller 
incomparablement plus loin pour se rendre plus heureux, je ne 
désespére point qu'on ne vienne à quelque amendement considé- 
rable dans un temps plus tranquille, sous quelque grand prince que 
Dieu pourra susciter pour le bien du genre humain. 


Pauz Janet. — Leibniz. 1-32 


CORRESPONDANCE 


DE LEIBNIZ ET DARNAULD 


1686-1690 


Leibniz au prince Ernest landgrave de Hesse. 


Extrait de ma lettre à Mgr le landgrave Ernest. 
1 février 1086 
11 . 


J'ai fait dernièrement, étant à un endroit où quelques jours durant 
je n'avais rien à faire, un petit discours de métaphysique, dont je 
serais bien aise d'avoir le sentiment de M. Arnaud (1), car les ques- 
tions de la gráce, du concours de Dieu avec les créatures, de la nature 
des miracles, de la cause du péché et de l'origine du mal, de 
l'immortalité de l'àme, des idées, etc., sont touchées d'une manière 
qui semble donner de nouvelles ouvertures propres à éclairer des 
difficultés trés grandes. J'ai joint ici le sommaire des articles qu'il 
contient, car je ne l'ai pas encore pu faire mettre au net. Je supplie 
donc V. A. S. de lui faire envoyer ce sommaire et de le faire prier de 
le considérer un peu et de dire son sentiment ; car, comme il excelle 
également dans la théologie et dans la philosophie, dans la lecture 
et dans la méditation, je ne trouve personne qui soit plus propre 
que lui d'en juger. Et je souhaiterais fort d'avoir un censeur aussi 
exact, aussi éclairé et aussi raisonnable que l'est M. Arnaud, étant 
moi-méme l'homme du monde le plus disposé de céder à la raison. 
Peut-être que M. Arnaud trouvera ce peu de choses pas tout à fait 
indignes de sa considération, surtout puisqu'il a été assez occupé à 


(1) Leibniz écrit toujours Arnaud de cette manière. 


500 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D ARNAULD 


examiner ces matières. S'il trouve quelque obscurité, je m'expli- 
querai sincèrement et ouvertement, et enfin, s'il me trouve digne de 
son instruction, je ferai en sorte quil ait sujet de n'en être point 
mal satisfait. Je supplie V. A. S. de joindre ceci au sommaire que je 
lui envoie, et d'envoyer l'un et l'autre à M. Arnaud. 


BEILAGE 


1. De la perfection divine, et que Dieu fait tout de la manière 
Ja plus souhaitable. 

9. Contre ceux qui soutiennent qu'il n'y a point de bonté dans les 
ouvrages de Dieu ; ou bien que les regles de la bonté et de la beauté 
sont arbitraires. 

9. Contre ceux qui croient que Dieu aurait pu mieux faire. 

4. Que l'amour de Dieu demande une entière satisfaction et 
aequiescenee touchant ce qu'il fait. 

5. En quoi consistent les règles de perfection de la divine con- 
duite, et que la simplicité des voies est en balance avec la richesse 
des effets. 

6. Que Dieu ne fait rien hors de l'ordre et qu'il n'est pas méme 
possible de feindre des événements qui ne soient point réguliers. 

1. Que les miracles sont conformes à l'ordre général, quoiqu'ils 
soient contre les maximes subalternes. De ce que Dieu veut ou qu'il 
permet, et de la volonté générale ou particulière. 

8. Pour distinguer les actions de Dieu et des créatures, on explique 
en quoi consiste la notion d'une substance individuelle. 

9. Que chaque substance singuliére exprime tout l'univers à sa ma- 
niere, et que dans sa notion tous ses événements sont compris avec 
toutes leurs circonstances et toute la suite des choses extérieures. 

10. Que l'opinion des formes substantielles a quelque chose de 
solide, mais que ces formesne changent rien dans les phénomènes, et 
ne doivent point étre emplovées pour expliquer les effets particuliers. 

11. Que les méditations des théologiens et des philosophes qu'on 
appelle scholastiques ne sont pas à mepriser entièrement. 

12. Que les notions qui consistent dans l'étendue enferment 
quelque chose d'imaginaire et ne sauraient constituer la substance 
du corps. 

13. Comme la notion individuelle de chaque personne enferme 
une fois pour toutes ce qui lui arrivera à jamais, on y voit les preuves 
à priori ou raisons de la vérité de chaque événement, ou pourquoi 


CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D ARNAULD 501 


l'un est arrivé plutôt que l'autre. Mais ces vérités quoique assurées 
ne laissent pas d'étre contingentes, étant fondées sur le libre arbitre 
de Dieu et des créatures. Il est vrai que leur choix a toujours ses 
raisons, mais elles inclinent sans nécessiter. 

14. Dieu produit diverses substances selon les différentes vues 
qu'il a de l'univers, et par l'intervention de Dieu la nature propre 
de chaque substance porte que ce qui arvive à l'une répond à ce qui 
arrive à toutes les autres, sans qu'elles agissent immédiatement 
l'une sur l'autre. | 

15. L'action d'une substance finie sur lautre ne consiste que 
dans l’accroissement du degré de son expression jointe à la dimi- 
nution de celle de l'autre, en tant que Dieu les a formées par avance 
en sorte qu'elles s'accommodent ensemble. 

16. Le concours extraordinaire de Dieu est compris dans ce que 
notre essence exprime, car cette expression s'étend à tout, mais il 
surpasse les forces de notre nature ou de notre expression distincte, 
qui est finie et suit certaines maximes subalternes. 

17. Exemple d'une maxime subalterne d'une (1) loi de nature où il 
est montré que Dieu conserve toujours réguliérement la méme 
force, mais non pas la méme quantité de mouvement, contre les 
cartésiens et plusieurs autres. 

18. La distinction de la force et de la quantité de mouvement est 
importante entre autres pour juger qu'il faut recourir à des considé- 
rations métaphysiques séparées de l'étendue afin d'expliquer les 
phénomènes des corps. 

19. Utilité des causes finales dans la physique. 

20. Passage mémorable de Socrate dans le Phédon de Platon 
contre les philosophes trop matériels. 

21. Si les règles mécaniques dépendaient de la seule géométrie 
sans la métaphysique, les phénomènes seraient tout autres. 

33. Conciliation des deux voies dont l'une va parles causes finales 
et l'autre par les causes efficientes pour satisfaire tant à ceux qui 
expliquent la nature mécaniquement, qu'à ceux qui ont recours aux 
natures incorporelles. 

23. Pour revenir aux substances immatérielles, on explique com- 
ment Dieu agit sur l'entendement des esprits et si on a toujours 
l'idée de ce qu'on pense. 


'1; GROTEFEND et Gknunanpr : Du loi. 


502 . CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 


24. Ce que c'est qu'une connaissance claire ou obscure, distincte 
ou confuse, adéquate ou inadéquate, intuitive ou suppositive ; défi- 
nition nominale, réelle, causale, essentielle. 

95. En quel cas notre connaissance est jointe à la contemplation 
de l'idée. 

26. Nous avons en nous toutes les idées, et de la réminiscence de 
Platon. 

27. Comment notre âme peut être comparée à des tablettes vides 
et comment nos notions viennent des sens. 

98. Dieu seul est l'objet immédiat de nos perceptions qui existe 
hors de nous, etlui seul est notre lumière. 

29. Cependant nous pensons immédiatement par nos propres 
idées et non par celles de Dieu. 

30. Comment Dieu incline notre âme sans la nécessiter ; qu'on 
n'a point de droit de se plaindre: qu'il ne faut pas demander 
pourquoi Judas pêche, puisque cette action libre est comprise dans 
sa notion, mais seulement pourquoi Judas le pécheur est admis à 
l'existence préférablementà quelques autres personnes possibles. De 
l'imperfection ou limitation originale avant le péché, et des degrés 
de la grâce. 

31. Des motifs de l'élection, de la foi prévue, de la science 
moyenne, du décret absolu, et que tout se réduit à la raison pour- 
quoi Dieu a choisi et résolu d'admettre à l'existence une telle per- 
sonne possible, dont la notion enferme une telle suite de grâces et 
d'actions libres. Ce qui fait cesser tout d'un coup les difficultés. 

32. Utilité de ces principes en matière de piété et de religion. 

33. Explication du commerce de l'àme et du corps qui a passé 
pour inexplicable ou pour miraculeux, et de l'origine dés perceptions 
confuses. 

31. De la différence des esprits et des autres substances, âmes ou 
formes substantielles. Et que l'immortalité qu'on demande emporte 
le souvenir. 

35. Excellence des esprits ; que Dieu les considère préférablement 
aux autres créatures ; que les esprits expriment plutôt Dieu que le 
monde, et que les autres substances simples expriment plutôt le 
monde que Dien. 

36. Dieu est le monarque de la plus parfaite république composée 
de tous les esprits, et la félicité de cette cité de Dieu est son prin- 
eipal dessein. 


CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 503 


37. Jésus-Christ a découvert aux hommes le mystére et les lois 
admirables du royaume des cieux, et la grandeur de la supréme 
félicité que Dieu préparc à ceux qui l'aiment. 


A. Arnauld au landgrave. 
Extrait d'une lettre de M. A. À. du 13 mars 1686 
13 mars 1688. 


J'ai recu, Monseigneur, ce que V. À. m'a envoyé des pensées 
métaphysiques de M. Leibniz comme un témoignage de son aftection 
et de son estime dont je lui suis bien obligé ; mais je me suis trouvé 
si occupé depuis ce temps-là, que je n'ai pu lire son écrit que 
depuis trois jours. Et je suis présentement si enrhumé, que tout ce 
que je puis faire est de dire en deux mots à V. À. que je trouve 
dans ces pensées tant de choses qui m'effrayent, et que presque 
tous les hommes, si je ne me trompe, trouveront si choquantes, 
que je ne vois pas de quelle utilité pourrait étre un écrit qui appa- 
remment sera rejeté de tout le monde. Je n'en donnerai par 
exemple que ce qu'il en dit en l'article 13. « Que la notion indivi- 
duelle de chaque personne enferme une fois pour toutes ce qui lui 
arrivera à jamais, » etc. Si cela est, Dieu a été libre de créer (ou de 
ne pas créer Adam : mais supposant qu'il l'ait voulu créer), tout ce 
qui est depuis arrivé au genre humain, et qui lui arrivera à jamais, 
a dû et doit arriver par une nécessité plus que fatale. Car la notion 
individuelle d'Adam a enfermé qu'il aurait tant d'enfants, et la no- 
tion individuelle de chacun de ces enfants tout ce qu'ils feraient et 
tous les enfants qu'ils auraient : et ainsi de suite. Il n'y a donc pas 
plus de liberté en Dieu à l'égard de tout cela, supposé qu'il ait voulu 
créer Adam, que de pretendre qu'il a été libreà Dieu, en supposant 
qu'il m'a voulu créer, de ne point créer de nature capable de penser. 
Je ne suis point en état d'étendre cela davantage ; mais M. Leibniz 
m'entendra bien, et peut-être qu'il ne trouve pas, d'inconvénient 
à la conséquence que je tire. Mais s'il n'en trouve pas, il a sujet de 
craindre qu'il ne soit seul de son sentiment. Et si je me trompais en 
cela, je le plaindrais encore davantage. Mais je ne puis m’empècher 
de témoigner à V. À. ma douleur, de ce qu'il semble que c'est 
l'attache qu'il a à ces opinions-là, qu'il a bien cru qu'on aurait peine 
à souffrir dans l'Église catholique, qui l'empéche d'y entrer, quoi- 
que, si je m'en souviens bien, V. A. l'eüt obligé de reconnaitre, 


504 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D ARNAULD 


qu'on ne peut douter raisonnablement que ce ne soit la véritable 
Église (1). Ne vaudrait-il pas mieux qu'il laissát là ces spéculations 
métaphysiques qui ne peuvent étre d'aucune utilité ni à lui ni aux 
autres, pour s'appliquer sérieusement à la plus grande affaire qu'il 
puisse jamais avoir, qui est d'assurer son salut en rentrant dans 
l'Église, dont les nouvelles sectes n'ont pu sortir qu'en se rendant 
schismatiques? Je lus hier par rencontre une lettre de saint Augustin, 
oü il résout diverses questions qu'avait proposées un payen qui té- 
moignait se vouloir faire chrétien, mais qui différait toujours de le 
faire. Et il dit à la fin, ce qu'on pourrait appliquer à notre ami: 
« Sunt innumerabiles quæstiones, quæ non sunt finiendæ ante fidem, 
ne finiatur vita sine fide. » 


Leibniz au Landgrave. 
19 avril 1686. 


Je ne sais que dire de la lettre de M. À., et je n'aurais jamais cru 
qu'une persoune dont la réputation est si grande et si véritable, et 
dont nous avons de si belles réflexions de morale et de logique, 
irait si vite dans ses jugements. Aprés cela je ne m'étonne plus si 
quelques-uns se sont emportés contre lui. Cependant je tiens qu'il 
faut souffrir quelquefois la mauvaise humeur d'une personne dont 
le mérite est extraordinaire, pourvu que son procédé ne tire point à 
conséquence, et qu'un retour d'équité dissipe les fantasmes d'une 
prévention mal fondée. J'attends cette justice de M. Arnaud. Et ce- 
pendant, quelque sujet que j'aie de me plaindre, je veux supprimer 
toutes les réflexions qui ne sont pas essentielles à la matière et qui 
pourraient aigrir, mais j'espére qu'il en usera de méme, s'il a la 
bonté de m'instruire. Je le puis assurer seulement que certaines 
conjectures qu'il fait sont fort différentes de ce qui est en effet, que 
quelques personnes de bon sens ont fait un autre jugement, et que 
nonobstant leur applaudissement je ne me presse pas trop à publier 
quelque chose sur des matières abstraites, qui sont au goût de peu 
de gens, puisque le public n'a presque rien encore appris depuis 
plusieurs années de quelques découvertes plus plausibles que j'ai. 
Jen'avais mis ces méditations par écrit que pour profiter en mon 
particulier des jugements de quelques personnes habiles et pour me 
confirmer ou corriger dans la recherche ou connaissance des plus 


'1) Leibniz a mis en marge : « Je n'ai jamais approuvé ce sentiment. » 


\ 
" CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 505 


importantes vérités. ll est vrai que quelques personnes d'esprit ont 
goüté mes opinions, mais je serais le premier à les désabuser, si 
je puis juger qu'il y a le moindre inconvénient dans ces principes(1). 
Cette déclaration est sincère, et ce ne serait pas la premiere fois que 
j'ai profité des instructions des personnes éclairées ; c'est pourquoi, si 
je mérite que M. Arnaud exerce à mon égard cette charité, qu'il y 
aurait de me tirer des erreurs qu'il croit dangereuses et dont je dé- 
clare de bonne foi de ne pouvoir encore comprendre le mal, je lui 
aurai assurément une trés grande obligation. Mais j'espère qu'il en 
usera avec modération, et qu'il me rendra justice, puisqu'on la doit 
au moindre des hommes, quand on lui a fait tort par un jugement 
précipité. 

Il choisitune de mes thèses pour montrer qu'elle est dangereuse. 
Mais ou je suis incapable de comprendre la difficulté, ou je n'en 
vois aucune. Ce qui m'a repris de ma surprise, et m'a faire croire 
que ce que dit M. Arnaud ne vient que de prévention. Je Lâcherai 
donc de lui óter cette opinion étrange, qu'il a concue un peu trop 
promptement. J'avais dit dans le 13* article de mon sommaire que 
la notion individuelle de chaque personne enferme une fois pour 
toutes ce qui lui arrivera à jamais ; il en tire cette conséquence que 
tout ce qui arrive à une personne, et méme à toutle genre humain, 
doit arriver par une nécessité plus que fatale. Comme si les notions 
ou prévisions rendaient les choses nécessaires, et comme si unc 
action libre ne pouvait être comprise dans la notion ou vue parfaite 
que Dieu a de la personne à qui elle appartiendra. Et il ajoute que 
peut-étre je ne trouverai pas d'inconvénient à la conséquence qu'il 
tire. Cependant j'avais protesté expressément dans le méme article 
de ne pas admettre une telle conséquence. Il faut donc ou qu'il 
doute de ma sincérité, dont je ne lui ai donné aucun sujet, ou qu'il 
n'ait pas assez examiné ee qu'il refusait (2). Ce que je ne blâmerai 
pourtant pas, comme il semble que j'aurais droit de faire, parce que 
je considère qu'il écrivait dans un temps où quelque incommodité 
ne lui laissait pas la liberté d'esprit entière, comme le témoigne sa 
lettre méme. Et je désire de faire connaitre combien j'ai de défé- 
rence pour lui. 

Je viens à la preuve de sa conséquence, et pour y mieux satisfaire 
je rapporterai les propres paroles de M. Arnaud. 


(1; GEHRARDT supprime : Dans ces principes. 
(2) GROTEFEND : Ziefutait. 


906 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 


S1 cela est (savoir que la notion individuelle de chaque personne en- 
ferme une fois pour toutes ce qui lui arrivera à jamais), « Dieu n'a pas 
été (1) libre de créer tout ce qui est depuis arrivé au genre humain, et 
ce qui lui arrivera à jamais a dû et doit arriver par une nécessité plus 
que fatale » (il y avait quelque faute dans la copie, mais je crois de 
la pouvoir restituer comme je viens de faire). « Car la notion indi- 
viduelle d'Adam a enfermé qu'il aurait tant d'enfants (je l'accorde), 
et la notion individuelle de chacun de ces enfants tout ce qu'ils fe- 
raient et tous les enfants qu'ils auraient, et ainsi de suite » (je l'ac- 
corde encore, car ce n'est que ma these appliquée à quelques cas 
particuliers;. « Il n'y a donc pas plus de liberté en Dieu à l'égard de 
tout cela, supposé qu'il ait voulu créer Adam, que de prétendre 
qu'il a été libre à Dieu, en supposant qu'il m'a voulu créer, de ne 
point créer de nature capable de penser. » Ces dernieres paroles 
doivent contenir proprement la preuve de la conséquence ; mais il est 
trés manileste qu'elles confondent necessitatem ex hypothesi avec la 
nécessité absolue. On a toujours distingué entre ce que Dieu est 
libre de faire absolument et entre ce qu'il s'oblige de faire en vertu 
de certaines résolutions déjà prises, et il n'en prend guère qui 
n'aient déjà égard à tout. 1l est peu digne de Dieu de le concevoir 
(sous prétexte de maintenir sa liberté) à la facon de quelques Soci- 
niens et comme un homme qui prend des résolutions selon les occur- 
rences et qui maintenant ne serait plus libre de créer ce quil 
trouve bon, si ses premières résolutions à l'égard d'Adam ou autres 
enferment déjà un rapport qui touche leur postérité, au lieu que tout 
le monde demeure d'aecord que Dieu a réglé de toute éternité toute 
la suite de l'univers, sans que cela diminue sa liberté en aucune 
maniere. 1l est visible aussi que cette objection détache les volontés 
de Dieu les unes des autres, qui pourtant ont du rapport ensemble. 
Car il ne faut pas considérer Ja volonté de Dieu de créer un tel 
Adam détachée de toutes les autres. volontés qu'il a à l'égard des 
enfants d'Adam et de tout le genre humain, comme si Dieu premié- 
rement faisait le décret de créer Adam sans aucun rapport à sa pos- 
lérité, et par là néanmoins selon moi s'ótait la liberté de créer 
ta postérité d'Adam comme bon lui semble; ce qui est raisonner 
fort étrangement. Mais il faut plutót considérer que Dieu choisis- 
sant non pas un Adain. vague, mais un tel Adam dont une parfaite 


(1 GROTEFEND : Dieu «t. estre, 


CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 507 


représentation se trouve parmi les êtres possibles dans les idées 
de Dieu, accompagné de telles circonstances individuelles et qui 
entre autres prédicats a aussi celui d'avoir avec le temps une telle 
postérité : Dieu, dis-je, le choisissant a déjà égard à sa postérité, et 
choisit en méme temps l'un et l'autre. En quoi je ne saurais com- 
prendre qu'il y ait du mal. Et s'il agissait autrement, il n'agirait 
point en Dieu. Je me servirai d'une comparaison. Un prince sage 
qui choisit un général dont il sait les liaisons, choisit en effet en 
méme temps quelques colonels et capitaines qu'il sait bien que ce 
général recommandera et qu'il ne voudra pas lui refuser pour cer- 
taines raisons de prudence, qui ne détruisent pourtant point son 
pouvoir absolu nisa liberté. Tout cela a lieu en Dieu par plus forte 
raison. Donc. pour procéder exactement, il faut considérer en Dieu 
une certaine volonté plus générale, plus comprehensive, qu'il a à 
l'égard de tout l'ordre de l'univers, puisque l'univers est comme un 
tout que Dieu pénètre d'une seule vue, car cette volonté comprend 
virtuellement les autres volontés touchant ce qui entre dans cet 
univers, et parmi les autres aussi celle de créer un tel Adam, lequel 
se rapporte à la suite de sa posterite, laquelle Dieu a aussi choisie 
telle ; et méme on peut dire que ces volontés du particulier ne dif- 1 
ferent de la volonté du général que par un simple rapport, et à peu 
prés comme la situation d'une ville considérée d'un certain point de 
vue differe de son plan géométral; car elles expriment toutes tout 
l'univers, comme chaque situation exprime la ville. En effet, plus on 
est sage, moins on a de volontés détachées, et plus les vues et les 
volontés qu'on a sont compréhensives et liées. Et chaque volonté 
particulière enferme un rapport à toutes les autres, afin qu'elles 
. Soient les mieux concertées qu'il est possible. Bien loin de trouver 
là dedans quelque chose qui choque, je croirais que le contraire 
détruit la perfection de Dieu. Et à mon avis il faut être bien difficile 
ou bien prévenu pour trouver dans des sentiments si innocents, ou 
plutôt si raisonnables, de quoi faire des exagerations si étranges que 
celles qu'on a envoyées à V. À. Pour peu qu'on pense aussi à ec 
que je dis, on trouvera qu'il est manifeste ex terminis. Car par la 
notion individuelle d'Adam j'entends certes une parfaite représenta- 
tion d'un tel Adam qui a de telles conditions individuelles et qui est 
distingué par là d'une infinité d'autres personnes possibles fort sem- 
blables. mais pourtant différentes de lui (comme toute ellipse diffère 
du cercle, quelque approchante qu'elle soit), auxquelles Dieu l'a 


* — 


e 


508 CORRESPONDANCE DE LFIBNIZ ET D'ARNAULD 


préféré, parce qu'il lui a plu de choisir justement un tel ordre de 
l'univers, et tout ce qui s'ensuit de sa résolution n'est nécessaire 
que par une nécessité hypothétique, et ne détruit nullement la liberté 
de Dieu ni celle des esprits créés. Il y a un Adam possible dont la 
postérité est telle, et une infinité d'autres dont elle serait autre, 
n'est-il pas vrai, que ces Adams possibles (si on les peut appeler 
ainsi) sont différents entre eux, et que Dieu n'en a choisi qu'un, qui 
est justement le nôtre? Il. y a tant de raisons qui prouvent l'impos- 
sibilité, pour ne pas dire l'absurdité et méme impiété du contraire, 
que je crois que dans le fond tous les hommes sont du méme senti- 
ment, quand ils pensent un peu à ce qu'ils disent. Peut-étre aussi que 
si M. Arnaud n'avait pas eu de moi le préjugé qu'il s'est fait d'abord, 
il n'aurait pas trouvé mes propositions si étranges, et n'en aurait pas 
tiré de telles conséquences. 

Je crois en conscience d'avoir satisfait à l'objection de M. Arnaud, 
et je suis bien aise de voir que l'endroit qu'il a choisi comme un 
des plus choquants l'est si peu à mon avis. Mais je ne sais si je 
pourrai avoir le bonheur de faire en sorte que M. Arnaud le recon- 
naisse aussi. Le grand mérite parmi mille avantages a ce petit dé- 
faut que les personnes qui en ont, ayant raison de se fier à leur 
sentiment, ne sont pas aisément désabusées. Pour moi qui ne suis 
pas de ce caractere, je ferais gloire d'avouer que j'ai été mieux ins- 
truit, et méme j'y trouverais du plaisir, pourvu que je le puisse 
dire sincérement et sans flatterie. 

Au reste, je désire aussi que M. Arnaud sache que je ne prétends 
nullement à la gloire d'être novateur, comme il semble qu'il a pris 
mes sentiments. Au contraire, je trouve. ordinairement que les opi- 
nions les plus anciennes et les plus reçues sont les meilleures. Et je 
ne crois pas qu'on puisse être accusé de l'être (d'étre novateur), 
quand on produit seulement quelques nouvelles vérités, sans ren- 
verser les sentiments établis recus . Car c'est ce que font les géo- 
metres et tous eeux qui passent plus avant. Et je ne sais s'il sera 
facile de remarquer des opinions autorisées à qui les miennes soient 
opposées. C'est pourquoi ce que M. Arnaud dit de l'Église n'a rien 
de commun avec ees meditations, et je n'espere pas qu'il veuille ni 
qu'il puisse assurer qu'il y à quoi que ee soit là-dedans qui passe- 
rait pour hérétique en quelque Église que ce soit. Cependant,si celle 
où il est. etait si prompte à censurer, un tel procédé devrait servir 
d'avertissement pour s'en donner de garde, Et dés qu'on voudrait 


CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 509 


produire quelque méditation qui aurait le moindre rapport à la re- 
ligion, et qui irait un peu au delà de ce qui s'enseigne aux enfants, 
on serait en danger de se faire une affaire, à moins que d'avoir quel- 
que père de l'Église pour garant, qui dise la méme chose in termi- 
nis ; quoique encore cela peut-étre ne suffirait-il pas pour une entiere 
assurance, surtout quand on n'a pas de quoi se faire ménager. 

Si V. A. S. n'était pas un prince dont les lumières sont aussi 
grandes que la modération, je n'aurais eu garde de l'entretenir de 
ces choses; maintenant à qui mieux s'en rapporter qu'à elle, et 
puisqu'elle a eu la bonté de lier ce commerce, pourrait-on sans im- 
prudence aller ehoisir un autre arbitre? D'autant qu'il ne s'agit pas 
tant de la vérité de quelques propositions, que de leur conséquence 
et tolérabilité, je ne crois pas qu'elle approuve que les gens soient 
foudroyés pour si peu de chose. Mais peut-être aussi que M. Arnaud 
n'a parlé en ces termes durs qu'en croyant que j'admettrais la con- 
séquence qu'il a raison de trouver effrayante, et qu'il changera de 
langage aprés mon éclaircissement (1;. à quoi sa propre équité pourra 
contribuer autant que l'autorité de V. A. Je suis avec dévotion, etc. 


Leibniz au Landgrave. 
. 12 avril 1686. 
Monseigneur, 

J'ai recu le jugement de M. Arnaud, et je trouve à propos de le 
désabuser, si je puis, par le papier ci-joint en forme de lettre à V. 
À. S.; mais j'avoue que j'ai eu beaucoup de peine de supprimer 
l'envie que j'avais, tantót de rire, tantót de témoigner de la compas- 
sion, voyant que ce bon homme parait en effet avoir perdu une 
partie de ses lumières et ne peut s'empécher d'outrer toutes choses, 
comme font les mélancoliques, à qui tout ce qu'ils voient ou son- 
gent parait noir. J'ai gardé beaucoup de modération à son égard, 
mais je n'ai pas laissé de lui faire connaitre doucement qu'il a tort. 
S'il ala bonté de me retirer des erreurs qu'il m'attribue et qu'il croit 
voir dans mon écrit, je souhaiterais qu'il supprimát les réflexions 
personnelles et les expressions dures que j'ai dissimulées par le 
respect que j'ai pour V. A. S. et par la considération que j'ai 
eue pour le mérite du bon homme. Cependant j'admire la différence 
qu'il y a entre nos santons prétendus, et entre les personnes du 
monde qui n'en aflectent point l'opinion et en possèdent bien 


(l1) GROTEFEND : Et désuveu. 


910 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 


davantage l'effet. V. A. S. est un prince souverain, et cependant elle 
a montré à mon égard une modération que j'ai admirée. Et M. Ar- 
naud est uu théologien fameux, que les méditations des choses 
divines devraient avoir rendu doux et charitable ; cependant ce qui 
vient de lui parait souvent fier et farouche et plein de dureté. Je ne 
m'étonne pas maintenant s'il s’est brouillé si aisément avec le 
P. Malebranche et autres qui étaient fort de ses amis. Le Père 
Malebranche avait publié des écrits que M. Arnaud a traité d'extra- 
vagants, à peu pres comme il fait à mon égard, mais le monde n'a 
pas toujours été de son sentiment. Îl faut cependant que l'on se 
garde bien d'irriter son humeur bilieuse. Cela nous ôterait tout le 
plaisir et toute la satisfaction que j'avais attendue d'une collation 
douce et raisonnable. Je crois qu'il a recu mon papier quand il était 
en mauvaise humeur, et que, se trouvant importuné par là, il s'en a 
voulu venger par une réponse rebutante. Je sais que, si V. A. S. avait 
leloisir de considérer l'objection qu'il me fait, elle ne pourrait 
s'empécher de rire, en voyant le peu de sujet qu'il y a de faire des 
exclamations si tragiques; à peu prés comme on rirait en écoutant 
un orateur qui dirait à tout moment : O celum, o terra, o maria 
Veplunti! Je suis heureux s'il n’y a rien de plus choquant ou de 
plus difficile dans mes pensées que ce qu'il objeete. Car, selon lui, 
si ce que je dis est vrai (savoir que la notion ou considération indi- 
viduelle d'Adam enferme tout ce qui lui arrivera et à sa postérité), il 
s'ensuit, selon M. Arnaud, que Dieu n'aura plus de liberté mainte- 
nant à l'égard du genre humain. ll s'imagine donc Dieu comme un 
homme qui prend des résolutions selon les occurrences; au lieu que 
Dieu, prévoyant et réglant toutes choses de toute éternité, a choisi 
de prime abord toute la suite et connexion de l'univers, et par con- 
séquent non pas un Adam tout simple, mais un tel Adam, dont il 
prévoyait qu'il ferait de telles choses et qu'il aurait de tels enfants, 
sans que cette providenee de Dieu réglée de tout temps soit con- 
traire à sa liberté. De quoi tous les théologiens :à la réserve de 
quelques Sociniens qui concoivent Dieu d'une maniere humaine) 
demeurent d'accord. Et je m'étonne que l'envie de trouver je ne 
sais quoi de choquant dans mes pensées, dont la prévention avait fait 
naitre en son esprit une idée confuse et mal digérée, a porté ce 
savant homme à parler contre ses propres lumières et sentiments. 
Car je ne suis pas assez peu équitable pour l'imiter et pour lui im- 
puter le dogme dangereux de ces Sociniens, «qui détruit la souve- 


CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 2911 


raine perfection de Dieu, quoiqu'il semble presque d'y incliner dans 
la chaleur de la dispute. Tout homme qui agit sagement considére 
toutes les circonstances et liaisons de la résolution qu'il prend, et 
cela suivant la mesure de sa capacité. Et Dieu, qui voit tout parfaite- 
ment et d'une seule vue, peut-il manquer d'avoir pris des résolu- 
tions conformément à tout ce qu'il voit; et peut-il avoir choisi un 
tel Adam sans considérer et résoudre aussi tout ce qui a de la con- 
nexion avec lui. Et par conséquent il est ridicule de dire que cette 
résolution libre de Dieu lui óte sa liberté. Autrement, pour étre 
toujours libre il faudrait être toujours irrésolu. Voilà ces pensées 
choquautes dans l'imagination de M. Arnaud. Nous verrons si à 
force de conséquences ilen pourra ôter quelque chose de plus 
mauvais. 

Cependant la plus importante réflexion que je fais là-dessus, c'est 
que lui-même autrefois a écrit expressément à V. A. S. que pour 
des opinions de philosophie on ne ferait point de guerre à un homme 
qui serait dans leur Église ou qui en voudrait étre, et le voilà lui- 
mème maintenant qui, oubliant sa modération, se déchaine sur un 
rien. Il est donc dangereux de se commettre avec ces gens-là, et 
V. A. S. voit combien on doit prendre des mesures. Aussi est-ce 
une des raisons que j'ai eue de faire communiquer ces choses à 
M. Arnaud, savoir pour le sonder un peu et pour voir comment il 
se comporterait ; mais (ange montes et fumigabunt. Aussitôt qu'on 
S'écarte tantôt peu du sentiment de quelques docteurs. ils éclatent 
en foudres et en tonnerres. Je crois bien que le monde ne serait pas 
de son sentiment, mais il est toujours bon d'être sur ses gardes. 
V. À. cependant aura occasion peut-être de lui représenter que 
c'est rebuter les gens sans nécessité que d'agir de cette manière, 
afin qu'il en use dorénavant avec un peu plus de modération. 1l me 
semble que V. A. a échangé des lettres avec lui touchant les voies 
de contrainte, dont je souhaiterais d'apprendre le résultat. 

Au reste S. A. S. mon maitre est alle maintenant à Rome, et il ne 
reviendra pas apparemment en Allemagne si tót qu'on avait cru. 
J'irai un de ces jours à Wolfenbutel, et ferai mon possible pour 
ravoir le livre de V. À. On dit qu'il y a une histoire des hérésies mo- 
dernes de M. Varillas. La lettre de Mastrich, que V. A. m'a com- 
muniquée, touchant les eonversions de Sedan, parait fort raison- 
nable. M. Mainbourg, dit-on, rapporte que saint Grégoire le Grand 
approuvait aussi ec principe qu'il ne faut pas se mettre en peine ; 


Ct 


12 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 


les conversions des hérétiques sont feintes, pourvu qu'on gagne par 
là véritablement leur postérité, mais il n'est pas permis de tuer des 
âmes pour en gagner d'autres (1). 


. Leibniz au Landgrave. 
15 mars 1686. 
Monseigneur, 

V. A. S. aura reçu la lettre que j'ai envoyée par la poste précé- 
dente avec ce que j'y ai joint en forme de lettre à V. A., dont la 
copie pourrait être communiquée à M. A. Depuis j'ai songé qu'il fau- 
drait mieux en ôter ces paroles vers la fin : « Cependant si celle; où 
il est, était si prompte à censurer, un tel procédé devrait servir 
d'avertissement, etc., » jusqu'à ces mots : « Surtout quand on n'a 
pas de quoi se faire ménager, » de peur que M. A. n'en prenne oc- 
casion d'entrer dans les disputes de controverses, comine si on avait 
attaqué l'Église, qui n'est nnllement ce dont il s'agit. On pourrait 
dans la copie mettre à leur place ces mots : « Et le moins du monde 
dans la communion de M. À. oü le concile de Trente aussi bien que 
les papes se sont contentés fort sagement de censurer les opinions 
oü il y a manifestement des choses qui paraissent contraires à la foi 
et aux mœurs sans éplucher les conséquences philosophiques, les- 
quelles s'il fallait écouter, en matiére de censures, les Thomistes 
passeraient pour Calvinistes selon les Jésuites, les Jésuites passe- 
raient pour Semipélagiens selon les Thomistes, et les uns et les 
autres détruiraient la liberté selon Durandus et P. Louys de Dole; 
et en général toute absurdité passerait pour un athéisme, parce 
qu'on peut faire voir qu'elle détruirait la nature de Dieu. » 


A. Arnauld à Leibniz. 


| Ce 13 mai 1686, 
Monsieur, 


J'ai cru que je devais m'adresser à vous-même pour vous deman- 
der pardon du sujet que je vous ai donné d'étre fáché contre moi 


(1) Ici s'arrête la lettre publiée par Grotefend. M. Gehrardt y a ajouté les 
lignes suivantes, extraites de la Correspondance de Leibniz et du Landgrave de 
Hesse, publiée par Rommel en 2 vol. en 1817 :Francfort-sur-le-Mein; : « ... quoique 
Charlemagne en ait usé de méme à peu près contre les Saxons, en les forçant 
à la religion l'épée à la gorge. » Maintenant, nous avons ici M. Loti, qui nous 
apporte son Zfistoire de Genéve en cinq volumes, dédiée à la maison de Bruns- 
wick. Je ne sais quel rapport il y a trouvé. Il dit d'assez jolies choses quelquefois 
et est un homme de bon entretien. 


CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D ARNAULD 513 


en me seryant de termes trop durs pour marquer ce que je pensais 
d'un de vos sentiments. Mais je vous proteste devant Dieu que la 
faute que j'ai pu faire en cela n'a point été par aucune prévention 
contre vous, n'ayant jamais eu sujet d'avoir de vous qu'une opinion 
trés avantageuse liors la religion, dans laquelle vous vous étes 
Lrouvé engagé par votre naissance ; ni que, je me sois trouvé de mau- 
vaisc humeur quand j'ai écrit la lettre qui vous a blessé, ricn n'étant 
plus éloigné de mon caractére que le chagrin qu'il plait à quelques 
personnes de m'attribuer; ni que, par un trop grand attachement à . 
mes propres pensées, j'ai été choqué de voir que vous en aviez de 
contraires, vous pouvant assurer que j'ai si peu médité sur ces 
sortes de matiéres, que je puis dire que je n'ai point sur cela de 
sentiment arrété. Je vous supplie. Monsieur, de ne croire rien de 
moi de tout cela; mais d'étre persuadé que ce qui a pu étre cause 
de mon indiscrétion est uniquement, qu'étant accoutumé à écrire 
sans facon à Son Altesse, parce qu'elle est si bonne qu'elle excuse 
aisément toutes mes fautes, je m'étais imaginé que je lui pouvais dire 
franchement ce que je n'avais pu approuver dans quelqu'une de vos 
pensées, parce que j'étais bien assuré que cela ne courrait pas le 
monde, et que si j'avais mal pris votre sens, vous pourriez me dé- 
tromper sans que cela allát plus loin. Mais j'espére, Monsieur, que 
le méme prince voudra bien s'employer pour faire ma paix, me 
pouvant servir pour l'y engager de ce que dit autrefois saint Augus- 
tin en pareille rencontre. ll avait écrit fort durement contre ceux 
qui croient qu'on peut voir Dieu des yeux du corps, ce qui était le 
sentiment d'un évéque d'Afrique, qui ayant vu cette lettre qui ne lui 
était point adressée s'en trouva fort offensé. Cela obligea ce saint 
d'emplover un ami commun pour apaiser ce prélat, et je vous sup- 
plie de regarder, comme si je disais au prince, pour vous étre dit, 
ce que saint Augustin écrit à cet ami pour étre dit à cet évéque : 
« Dum essem in admonendo sollicitus, in corripiendo nimius atque 
improvidus fui. Hoc non defendo, sed reprehendo : hoc non excuso, 
sed accuso. lgnoscatur, peto : recordetur nostram dilectionem 
pristinam, et obliviscatur offensionem novam. Faciat certé, quod 
me non fecisse succensuit : habeat lenitatem in danda venia, quam 
nou habui in illa epistola conscribenda. » 

J'ai douté si je n'en devais point demeurer là sans entrer de nou- 
veau dans l'examen de la question qui a été l'occasion de notre 
brouillerie, de peur qu'il ne m'échappát encore quelque mot qui püt 


PaAvuL JANET. — Leibniz. 1-33 


514 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 


vous blesser. Mais j'appréhende d'une autre part que ce fût n'avoir 
pas assez bonne opinion de votre équité. Je vous dirai donc simple- 
ment les difficultés que j'ai encore sur cette proposition : « La notion 
individuelle de chaque personne enferme une fois pour toutes ce qui 
lui arrivera à jamais. 

ll m'a semblé qu'il s'ensuivait de là que la notion individuelle 
d'Adam a enfermé qu'il aurait tant d'enfants, et la notion indivi- 
duelle de chacun de ses enfants tout ce qu'ils feraient, et tous les 
enfants qu'ils auraient, et ainsi de suite : d'où j'ai cru que l'on pour- 
rait inférer que Dieu a été libre de créer ou de ne pas créer Adam ; 
mais que, supposant qu'il l'ait voulu créer, tout ce qui est arrivé 
. depuis au-genre humain a dû et doit arriver par une nécessité fatale ; 
ou au moins qu'il n'y à pas plus de liberté à Dieu à l'égard de tout 
cela, supposé qu'il ait voulu créer Adam, que de ne pas créer une 
nature capable de penser, supposé qu'il ait voulu me créer. 

Il ne me parait pas, Monsieur, qu'en parlant ainsi j'aie confondu 
necessilatem ex hypothesi avec la nécessité absolue. Car je n'y parle 
jamais, au contraire, que de la nécessité ex hypothesi. Mais je 
trouve seulement étrange que tous les événements humains soient 
aussi nécessaires necessitate ex hypothesi de cette seule supposition 
que Dieu a voulu créer Adam, qu'il est nécessaire necessitate ex 
hypothesi qu'il y a eu dans le monde une nature capable de penser 
de cela seul qu'il m'a voulu créer. 

Vous dites sur cela diverses choses de Dieu, qui ne me paraissent 
pas suffire pour résoudre ma difficulté. 

1. « Qu'on a toujours distingué entre ce que Dieu est libre de 
faire absolument, et entre ce qu'il s'est obligé de faire en vertu de 
certaines résolutions déjà prises. » Cela est certain. 

9. « Qu'il est peu digne de Dieu de le concevoir (sous prétexte 
de maintenir sa liberté) à la facon des Sociniens, et comme un 
homme qui prend des résolutions selon les occurrences. » Cette 
pensée est trés folle : j'en demeure d'accord. 

3. « Qu'il ne faut pas detacher les volontés de Dieu qui pourtant 
ont du rapport ensemble. Et qu'ainsi il ne faut pas considérer la 
volonté de Dieu de créer un tel Adam, detachée de tous les autres 
qu'il a à l'égard des enfants d'Adam et de tout le genre humain. » 
C'est aussi de quoi je conviens. Mais je ne vois pas encore que cela 
puisse servir à résoudre ma difficulté. 

Car : 1. j'avoue de bonne foi que je n'ai pas compris que par la 


CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 513 


notion individuelle de chaque personne (par exemple d'Adam), que 
vous dites renfermer une fois pour toutes tout ce qui lui doit arriver 
à jamais, vous eussiez entendu cette personne en tant qu'elle est 
dans l'entendement divin, mais en tant qu'elle est en elle- méme. Car 
il me semble qu'on n'a pas accoutume de considérer la notion spé- 
cifique d'une sphère par rapport à ce qu'elle est représentée dans 
l'entendement divin, mais par rapport à ce qu'elle est en elle-même : 
et j'ai cru qu'il en était ainsi de la notion individuelle de chaque 
personne ou de chaque chose. 

2. Ill me suffit néanmoins que je sache que c'est là votre pensée 
pour m'y conformer, en recherchant si cela lève toute la difficulté 
que j'ai là-dessus, et c'est ce que je ne vois pas encore. 

Car je demeure d'accord que la connaissance que Dieu a eue 
d'Adam, lorsqu'il a résolu de le créer, a enfermé celle de tout ce 
qui lui est arrivé, et de tout ce qui est arrivé et doit arriver à sa 
postérité : et ainsi, prenant en ce sens la notion individuelle d'Adam, 
ce que vous en dites est trés certain. 

J'avoue de méme que la volonté qu'il a eue de créer Adam n'a 
point été détachée de celle qu'il a eue à l'égard de ce qui lui est 
arrivé, et à l'égard de toute sa postérite. 

Mais il me semble qu'aprés cela il reste à demander (et c'est ce 
qui fait ma difficulté) si la liaison entre ces objets (j'entends Adam 
d'une part, et tout ce qui devait arriver tant à lui qu'à sa postérité 
de l'autre) est telle d'elle-méme, indépendamment de tous les décrets. 
libres de Dieu, ou si elle en a été dépendante : c'est-à-dire si ce 
n'est qu'en suite des decrets libres par lesquels Dieu a ordonné 
tout ce qui arriverait à Adam et à sa postérité; ou s'il v a /indépen- 
damment de “es décrets) entre Adam d'une part, et cc qui est arrivé 
et arrivera à lui et à sa postérité de l'autre, une connexion intrin- 
seque et nécessaire. Sans ce dernier je ne vois pas que ce que vous 
dites püt être vrai, que /a nolion individuelle de chaque personne 
enferme une fois pour toules tout ce qui lui «rrivera jamais : 
en prenant méme cette notion par rapport à Dicu. 

Il semble aussi que c'est à ce dernier que vous vous arrétez; car 
je crois que vous supposez que, sclon notre maniere de concevoir, 
les choses possibles sont possibles avant tous les décrets libres de 
Dieu : d'où il s'ensuit que ce qui est enfermé dans la notion des 
choses possibles, v est enfermé indépendamment de tous les décrets 
libres de Dieu. Or vous voulez que Dieu «it trouvé parmi les choses 


516 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 


possibles un Adam possible accompagné de telles circonstances 
individuelles, et qui entre autres prédicats a aussi celui d'avoir 
avec le temps une telle postérité. I y a donc, selon vous, unc liai- 
son intrinséque pour parler ainsi, et indépendante de tous les 
décrets libres de Dieu entre cet Adam possible et toutes les per- 
sonnes individuelles de toute sa postérité, et non seulement les per- 
sonnes, mais généralement tout ce qui leur devait arriver. Or c'est, 
Monsieur, je ne vous dissimule point, ce qui m'est incompréhensible. 
Car il me semble que vous voulez que l'Adam possible (que Dieu a 
choisi préférablement à d'autres Adams possibles) a eu liaison avec 
toute la méme postérité que l'Adam crée : n'étant selon vous, 
autant que j'en puis juger, que le méme Adam considéré tantót 
comme possible et tantót comme créé. Or, cela supposé, voici ma 
difficulté : 

Combien y a-t-il d'hommes qui ne sont venus au monde que par 
des décrets trés libres de Dieu, comme Isaac, Samson Samuel et 
tant d'autres? Lors donc que Dieu les a connus conjointement avec 
Adam, ce n'a pas été parce qu'ils étaient enfermés dans la notion 
individuelle de l'Adam possible indépendamment des décrets de 
Dicu. Il n'est donc pas vrai que toutes les personnes individuelles 
de la postérité d'Adam aient été enfermées dans la notion indivi- 
duelle d'Adam possible, puisqu'il aurait fallu qu'elles y eussent été 
enfermées indépendamment des décrets divins. 

On peut dire la méme chose d'une infinité d'événements humains 
qui sont arrivés par des ordres trés particuliers de Dieu, comme 
entre autres la religion judaique et chrétienne, et surtout l'incarna- 
tion du Verbe divin. Je ne sais comment on pourrait dire que tout 
cela était enfermé dans la notion individuelle de l'Adam possible? 
Ce qui est considéré comme possible, devant avoir tout ce que l'on 
concoit qu'il a sous cette notion indépendamment des déerets 
divins. 

De plus, Monsieur, je ne sais comment en prenant Adam pour 
l'exemple d'une nature singulière on peut concevoir plusieurs 
Adams possibles. C'est comme si je concevais plusieurs moi pos- 
sibles, ce qui assurément est inconcevable. Car je ne puis penser à 
moi sans que je ne me considère comme une nature singulivre, tel- 
lement distinguée de toute autre existante ou possible, que je puis 
aussi peu concevoir divers moi que concevoir un rond qui n'ait pas 
tous les diamétres égaux. La raison est que ces divers moi seraient 


- 


CORRESPONDANCE DE LFIBNIZ ET D'ARNAULD 517 


différents les uns des autres, autrement ce ne seraient pas plusieurs 
moi. ll faudrait donc qu'il y eût quelqu'un de ces moi qui ne fût pas 
moi: ce qui est une contradiction visible. ] 

Souffrez maintenant, Monsieur, que je transfère à ce moi ce que 
vous dites d'Adam, et jugez vous-même si cela serait soutenable. 
Entre les étres possibles, Dieu a trouvé dans ses idées plusieurs moi 
dont l'un a pour ses prédicats d'avoir plusieurs enfants et d'étre 
médecin, et un autre de vivre dans le célibat et d'étre théologien. Et 
s'étant résolu de créer le dernier, le moi qui est maintenant en- 
ferme dans sa notion individuelle de vivre dans le célibat et d'étre 
théologien, au lieu que le premier aurait enfermé dans sa notion 
individuelle d’être marié et d'être médecin. N'est-il pas clair qu'il 
n'y aurait point de sens dans ce discours: paree que mon moi étant 
nécessairement une telle nature individuelle, ce qui est la méme 
chose que d'avoir une telle notion individuelle, il est aussi impos- 
sible de concevoir des prédicats contradictoires dans la notion indi- 
viduelle de moi que de concevoir un moi différent de moi. D'oü il 
faut conclure, ce me semble, qu'étant impossible que je ne fusse 
pas toujours demeure moi, soit que je me fusse marié, ou que j'eusse 
vécu dans le célibat, la notion individuelle de mon moi n'a enfermé 
ni l'un ni l'autre de ces deux états ; comme c'est bien conclure: ce 
carré de marbre est le méme, soit qu'il soit en repos, soit qu'on le 
remue ; donc nile repos ni le mouvement n'est enfermé dans sa no- 
tion individuelle. C'est pourquoi, Monsieur, il me semble que je ne 
dois regarder comme enfermé dans la notion individuelle de moi 
que ce qui est tel que je ne serais plus moi, s'il n'était en moi: et 
que tout ce qui est tel au contraire, qu'il pourrait être en moi ou 
n'étre pas en moi, sans que je ne cessasse d'étre moi, ne peut étre 
considéré comme étant enfermé dans ma notion individuelle ; 
quoique par l'ordre de la providence de Dieu, qui ne change point la 
nature des choses, il ne puisse arriver que cela ne soit en moi. C'est 
ma pensée que je crois conforme àtout ce qui à toujours été cru par 
tous les philosophes du monde. 

Ce qui m'y confirme, c'est que j'ai de la peine à croire que ce soit 
bien philosopher, que de chercher dans la maniére dont Dieu con- 
nait les choses ce que nous devons penser, ou de leurs notions spé- 
cifiques ou de leurs notions individuelles. L'entendement divin est 
la regle de la vérité des choses quoad se; mais il ne me parait pas 
que, tant que nous sommes en cette vie, il en puisse être la règle 


518 CORRESPONDANCE DE LEIRNIZ ET D'ARNAULD 


quoad nos. Car que savons-nous présentement de Ia science de 
Dieu ? Nous savons qu'il connait toutes choses, et quil les connait 
toutes par un acte unique et trés simple qui est son essence. Quand 
je dis que nous le savons, j'entends par là que nous sommesassurés 
que cela doit étre ainsi. Mais le comprenons-nous? et ne devons- 
nous pas reconnaitre que, quelque assurés que nous soyons que cela 
est, il nous est impossible de concevoir comment cela peut étre ? 
Pouvons-nous de méme concevoir que la science de Dieu étant son 
essence, méme entierement nécessaire et immuable, il a néanmoins 
* Ja science d'une infinité de choses qu'il aurait pu ne pas avoir, parce 
que ces choses auraient pu ne pas être ? Il en est de méme de sa 
volonté, qui est aussi son essence méme, où il n'y a rien que de né- 
cessaire, et néanmoins il veut et a voulu de toute éternité des choses 
qu'il aurait pu ne pas vouloir. Je trouve aussi beaucoup d'incerti- 
tudes dans la manière dont nous nous représentons d'ordinaire que 
Dieu agit. Nous nous imaginons qu'avant de vouloir créer le monde 
il a envisage une infinité de choses possibles, dont il a choisi les 
unes et. rebuté les autres; plusieurs Adams possibles, chacun avec 
une grande suite de personnes et d'événements avec qui il a une 
liaison intrinsèque: et nous supposons que la liaison de toutes ces 
autres choses avecl'un de ces Adams possibles est toute semblable 
à celle que nous savons qu'a euel'Adam crée avec toute sa postérité; 
ce qui nous fait penser que c'est eclui-là de tous les Adams possibles 
que Dieu a choisi, et qu'il n'a point voulu de tous les autres. Mais sans 
m'arréter à ce que j'ai déjà dit, que prenant Adam pour exemple 
d'une nature singuliére, il est aussi peu possible de concevoir plu- 
sieurs Adams que de concevoir plusieurs moi, javoue de bonne foi 
que je n'ai aucune idée de ces substances purement possibles, c'est- 
à-dire que Dieu ne créera jamais. Et je suis fort porté à croire que ce 
sont des chiméres que nous nous formons, et que tout ce que nous 
appelons substances possibles. purement possibles,ne peut être autre 
chose que la toute-puissance de Dieu, qui, étant un pur acte, ne souffre 
point qu'il y ait en lui aucune possibilité ; mais on en peut concevoir 
dans les natures qu'il a créées, parce que, n'étant pas l'être méme 
par essence, elles sont nécessairement composées de puissance et 
d'aete ; ce qui fait que je les puis concevoir comme possibles: ce que 
je puis aussi faire d'une infinité de modifications qui sont dans la 
puissance de ces natures créées, telles que sont les pensées des na- 
tures intelligentes ct les figures de la substance étendue. Mais je suis 


CORRESPONDANCE DE LEIRNIZ ET D ARNAULD 519 


fort trompé s'il v a personne qui ose dire qu'il a l'idée d'une subs- 
tance possible, purement. possible. Car pour moi je suis convaincu 
que, quoiqu'on parle tant de ces substances purement possibles, on 
n'en concoit néanmoins jamais aucune que sous l'idée de quelqu'une 
de celles que Dieu a créées. Il. me semble donc que l'on pourrait 
dire que, hors les choses que Dieu a créées ou qu'il doit créer, il n'y 
a nulle possibilité passive, mais seulement une puissance active et 
infinie. | 

Quoi qu'il en soit, tout ce que je veux conclure de cette obscurité, 
et de la difficulté de savoir de quelle maniére les choses sont dans 
la connaissance de Dieu, et de quelle nature estla liaison qu'elles y 
ont entre elles, et si c'est une liaison intrinsèque ou extrinséque, 
pour parler ainsi ; tout ce que j'en veux, dis-je, conclure est que 
ce n'est point en Dieu, qui habite à notre égard une lumiére inac- 
cessible, que nous devons aller chercher les vraies notions ou spé- 
cifiques ou individuelles des choses que nous connaissons; mais 
que c'est dans les idées que nous en trouvons en nous. Or je trouve 
en moi la notion d'une nature individuelle, puisque j'y trouve la 
notion de moi. Je n'ai donc qu'à la consulter, pour savoir ce qui est 
enfermé dans cette notion individuelle, comme je n'ai qu'à consulter 
la notion spécifique d'une sphère, pour savoir ce qui y est enfermé. 
Or je n'ai point d'autre règle pour cela, sinon de considérer ce qui 
est tel qu'une sphère ne serait plus sphere si elle ne l'avait, 
comme est d'avoir tous les points de sa circonférence également 
distants du centre, ou qui ne ferait pas qu'elle neserait point sphére, 
comme de n'avoir qu'un pied de diamètre au lieu qu'une autre sphère 
en aurait dix, en aurait cent. Je juge par là que le premier est 
enfermé dans la notion spécifique d'une sphère, et que pour le 
dernier, qui est d'avoir un plus grand ou un plus petit diamètre, 
cela n'y est point enfermé. J'applique la méme règle à la notion 
individuelle de moi. Je suis assuré que tant que je pense je suis 
moi. Car je ne puis penser que je ne sois, ni étre, que je ne sois 
moi. Mais je puis penser que je ferai un tel voyage, ou que je ne le 
ferai pas, en demeurant trés assuré que ni l'un ni l'autre n'empé- 
chera que je ne sois moi. Je me tiens done très assuré que ni l'un 
ni l'autre n'est enfermé dans la notion individuelle de moi. Mais 
Dicu a prévu, dira-t-on, que vous ferez ce voyage. Soit. Il est donc 
indubitable que vous le ferez? Soit encore. Cela. change-t-il rien 
dans la certitude que j'ai, que, soit que je le fasse, ou que je ne le 


520 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 


fasse pas, je serai toujours moi. Je dois done conclure que ni l'un 
ni l’autre n'entre dans mon moi, c'est-à-dire dans ma notion indi- 
viduelle. Cest à quoi il me semble qu'on en doit demeurer, sans 
avoir recours à la connaissance de Dieu pour savoir ce qu'enferme 
la notion individuelle de chaque chose. 

Voilà, Monsieur, ce qui m'est venu dans l'esprit sur la proposi- 
tion qui m'avait fait de la peine, et sur l'éclaircissement que vous 
y avez donné. Je ne sais si j'ai bien pris votre pensée, ç'a été au 
moins mon intention. Cette matière est si abstraite qu'on s'y peut 
aisément tromper; mais je serais bien fáché que vous eussiez de 
moi une aussi méchante opinion que ceux qui me représentent 
comme un écrivain emporté qui ne réfuterait personne qu'en le 
calomniant, et prenant à dessein ses sentiments de travers. Ce n'est 
point là assurément mon caractère. Je puis quelquefois dire trop 
franchement mes pensées. Je puis aussi quelquefois ne pas bien 
prendre celles des autres (car certainement je ne me crois pas infail- 
lible, et il faudrait l'étre pour ne s'y tromper jamais), mais, quand 
ce ne serait que par amour-propre, ce ne serait jamais à dessein 
que je les prendrais mal, ne trouvant rien de si bas que d'user de 
chieaneries et d'artifices dans les différends que l'on peut avoir sur 
des matières de doctrine ; quoique ce fût avec des gens que nous 
n'aurions point d'ailleurs sujet d'aimer, et à plus forte raison quand 
c'est avec des amis. Je crois, Monsieur, que vous voulez bien que je 
vous mette de ce nombre. Je ne puis douter quc vous ne me fassiez 
l'honneur de m'aimer, vous m'en avez donne trop de marques. Et, 
pour moi, je vous proteste que la faute méme que je vous supplie 
encore une fois de me pardonner n'est que l'eflet de l'affection que 
Dieu m'a donnée pour vous, et d'un zéle pour votre salut qui a pu 
ne pas être assez modéré. 

Je suis, Monsieur, 

Votre trés humble et trés obéissant serviteur. 


À. ARNAULD. 


A. Arnauld au Landgrave. 
13 mai 103. 

Je suis bien faché, Monseigneur, d'avoir donné occasion à M. Leib- 
niz de s'emporter si fort contre moi. Si je l'avais prévu, je me 
serais bien gardé de dire si franchement ce que je pensais d'une de 
ses propositions métaphysiques ; mais je le devais prévoir, et j'ai 


CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 521 


eu tort de me servir de termes si durs, non contre sa personne, 
mais contre son sentiment. Ainsi, j'ai eru que j'étais obligé de lui 
en demander pardon, et je l'ai fait trés sincérement par la lettre 
que je lui écris et que j'envoie ouverte à V. A. C'est aussi tout de 
bon que je la prie de faire ma paix, et de me réconcilier avec un 
ancien ami, dont je serais trés fáché d'avoir fait un ennemi par mon 
imprudence ; mais je serai bien aise que cela en demeure là et que 
je ne sois plus obligé de lui dire ce que je pense de ses sentiments, 
car je suis si accablé de tant d'autres occupations, que j'aurais de la 
peine à le satisfaire; ces matiéres abstraites demandent beaucoup 
d'application et ne se pouvant pas faire que cela ne me prit beau- 
coup de temps. 

Je ne sais si je n'ai oublié de vous envoyer une addition à l'apo- 
logie pour les catholiques ; j'en ai peur, à cause que V. A. ne m'en 
parle point : c'est pourquoi je lui en envoie aujourd'hui avec deux 
factums. L'évéque de Namur, que l'internonce a nommé pour juge, 
a de la peine à se résoudre à accepter cette commission, tant les 
Jésuites se font craindre; mais si leur puissance est si grande 
qu'on ne puisse obtenir contre eux de justice en ce monde, ils ont 
sujet d'appréhender que Dieu ne les punisse en l'autre avec d'autant 
plus de rigueur. Cest une terrible histoire et bien considérable 
que celle de ce chanoine, dont les débauches apparemment seraient 
impunies, s'il ne s'était rendu odieux par ses fourberies et par 
ses cabales. Ce ministre luthérien dont V. À. parle doit avoir des 
bonnes qualités; mais c'est une chose incompréhensible, et qui 
marque une prévention bien aveugle, qu'il puisse regarder Luther 
comme un homme destiné de Dieu pour la réformation de la reli- 
gion chrétienne. Il faut qu'il ait une idée bien basse de la véritable 
piété, pour en trouver dans un homme fait comme celui-là, impudent 
. dans ses discours et si goinfre dans sa vie. Je ne suis pas surpris 
de ce que ce ministre vous a dit contre ceux qu'on appelle Jansé- 
nistes, Luther ayant d'abord avancé des propositions outrées contre 
la coopération de la grâce et contre le libre arbitre, jusques à donner 
pour titre à un de ses livres : De servo arbitrio. Mélanchton, 
quelque temps aprés, les mitige beaucoup, et les Luthériens depuis 
sont passés dans l'extrémité opposée, de sorte que les Arminiens 
n'avaient rien de plus fort à opposer aux Gomaristes que les senti- 
ments de l'Église luthérienne. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner 
que les Luthériens d'aujourd'hui, qui sont dans les mêmes senti- 


522 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 


ments que les Arminiens, soient opposés aux disciples de saint 
Augustin. Car les Arminiens sont plus sincères que les Jésuites. Ts 
avouent que saint Augustin est contre eux dans les opinions qui 
leur sont communes avec les Jésuites, mais ils ne se croient pas 
obligés de le suivre. Ce que mande le Pere Jobert des nouveaux 
convertis donne lieu d'espérer que ceux qui ne le sont que de nom 
pourront revenir peu à peu, pourvu qu'on s'applique à les instruire, 
qu'on les édifie par de bons exemples ct qu'on remplisse les cures 
de bons sujets; mais ce serait tout gáter que de leur ôter les tra- 
ductions en langue vulgaire de tout ce qui se dit à la messe. ll n'y 
a que cela qui les puisse guérir de laversion qu'on leur en a 
donnée. Cependant on ne nous a point encore mandé ce qu'est 
devenue la tempête qui s'est excitée contre l'Année chrétienne. dont 
j'ai écrit à V. A. il v a déjà assez longtemps. Un gentilhomme nommé 
M. Cicati, qui tient l'Académie à Bruxelles, qui se dit fort connu 
de V. A., parce qu'il a eu l'honneur d'apprendre à monter à cheval 
aux princes ses fils, connait un Allemand. fort honnête homme qui 
sait fort bien le francais et est. bon jurisconsulte, ayant méme eu 
une charge de conseiller, et qui a été déjà employé à conduire de 
jeunes seigneurs. 1l croit qu'il serait trés propre auprès des princes 
ses petits-fils, lors surtout qu'ils iront voyager en France, et que 
mème, en attendant, il pourrait rendre d'autres services à V. A. ll 
ajoute qu'il n'est point intéresse et qu'il ne se mettra point à si 
haut prix que eela puisse incommoder V. A. J'ai eru qu'il ne pouvait 
nuire de lui donner cet avis, cela ne l'oblige à rien et lui peut ser- 
vir, si elle se croit obligée de mettre auprès de ces jeunes princes 
une personne qui ne les quitte ni. jour ni nuit. Ne sachant pas les 
qualités de M. Leibniz. je supplie V. 4. de faire mettre le dessus à 
la lettre que je lui éeris (1. 


Remarques sur |a lettre de M. Arnaud touchant ma proposition: que Ja 
notion individuelle de chaque personne enferme une fois pour toutes ce qui 
lui arrivera à jamais .2:, 


« J'ai eru, dit M. Arnaud, qu'on en pourrait inférer que Dieu a 
été libre de créer ou de ne pas créer Adam, mais que, supposant qu'il 


il: Gelirardt donne ici dans son edition une lettre du Landgrave de Hesse à 
Leibniz qui n'a aucun rapport avec les controverses philosophiques d'Arnauld; 
nous la supprimozs, ainsi que Ta fait M. Grotefend. 

(2i Leibniza mis à la marge : « J'ai changé ces remarques avant que de les 
envoyer. » Il les a reproduites dans la lettre. suivante. 


CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 5233 


l'ait voulu créer, tout ce qui est arrivé au genre humain a dà ou 
doit arriver par une nécessité fatale, ou; au moins qu'il n'y a pas 
plus de liberté à Dieu à l'égard de tout cela, supposé qu'il ait voulu 
créer Adam, que de ne pas créer une nature capable de penser, sup- 
posé qu'il ait voulu me créer. » J'avais répondu premièrement 
qu'il faut distinguer entre la nécessité absolue et hypothétique. A 
quoi M. Arnaud réplique ici qu'il ne parle que de necessitate ex hy- 
pothesi. Après cette déclaration, la dispute change de face. Le terme 
de la nécessité fatale dont il s'était servi et qu'on ne prend ordinai- 
rement que d'une nécessité absolue m'avait obligé à cette distinc- 
tion, qui cesse maintenant d'autant que M. Arnaud n'insiste point 
sur la necessitate fatali, puisqu'il parle alternativement : « par une 
necessitate fatali ou au moins, etc. » Aussi, serait-il inutile de dis- 
puter du mot. Mais, quant à la chose, M. Arnaud trouve encore 
étrange ce qu'il semble que je soutiens, savoir « que tous les évé- 
nements humains arrivent necessitate ex hypothesi de cette seule 
supposition que Dieu a voulu créer Adam »; à quoi j'ai deux ré- 
ponses à donner, l’une que ma supposition n'est pas simplement 
que Dieu a voulu créer un Adam, dont la notion soit vague et incom- 
plète, mais que Dieu a voulu créer un tel Adam assez déterminé à 
un individu. Et cette notion individuelle complète, selon moi, en- 
veloppe des rapports à toute la suite des choses, ce qui doit paraitre 
d'autant plus raisonnable que M. Arnaud m'accorde ici la liaison 
qu'il y a entre les résolutions de Dieu, savoir que Dieu, prenant la 
résolution de créer un tel Adam, a égard à toutes les résolutions 
qu'il prend touchant toute la suite de l'univers, à peu prés comme 
une personne sage qui prend une résolution à l'égard d'une partie 
de son dessein, l'a tout entier en vue, et se résoudra d'autant 
mieux, si elle pourra se résoudre sur toutes les parties à la fois. 
L'autre réponse est que la consequence en vertu de laquelle les 
événements suivent de l'hypothèse est bien toujours certaine, mais 
qu elle n'est pas toujours nécessaire necessitate metaphysica, comme 
est celle qui se trouve dans l'exemple de M. Arnaud (que Dieu en 
résolvant de me créer ne saurait manquer de créer une nature ca- 
pable de penser:,. mais que souvent la conséquence n'est que 
physique. et suppose quelques décrets libres de Dieu. comme font 
les conséquences qui dépendent des lois du mouvement, ou qui dé: 
pendent de ee principe de morale, que tout esprit se portera à ce 
qui lui paraît le meilleur. Il est vrai que, lorsque la supposition des 


2534 CORRESPONDANCE DE LEIDNIZ ET D'ARNAULD 


décrets qui font la conséquence est ajoutée à Ia premiére supposition 
de la résolution de Dieu de créer Adam, qui faisait l'antécédent (pour 
faire un seul antécédent de toutes ces suppositions ou résolutions) ; 
il est vrai, dis-je, qu'alors la conséquence s'achéve. 

Comme j'avais déjà touché en quelque façon ces deux réponses 
dans ma lettre envoyée à Mgr le Landgrave, M. Arnaud fait ici des 
répliques qu'il faut considérer. I] avoue de bonne foi d'avoir pris 
mon opinion, comme si tous les événements d'un individu se dé- 
duisaient, selon moi, de sa notion individuelle, de la méme maniere 
ct avec la méme nécessité qu'on déduit les propriétés de la sphère 
de la notion spécifique ou définition: et comme si j'avais considéré 
sa notion de l'individu en lui-même, sans avoir égard à la manière de 
laquelle il est dans l'entendement ou volonté de Dieu. « Car, dit-il, 
il me semble qu'on n'a pas accoutumé de considérer la notion spé- 
cifique d'une sphère par rapport à ce qu'elle est représentée dans 
l'entendement divin, mais par rapport à ce qu'elle est en elle-méme, 
et j'ai cru qu'il en était ainsi de la notion individuelle de chaque 
personne ; » mais il ajoute que maintenant qu'il sait que c'est là ma 
pensée, cela lui suffit pour s'y conformer en recherchant si elle leve 
toute la difficulté, dont il doute encore. Je vois que M. Arnaud ne 
s’est pas souvenu ou du moins ne s'est pas soucié du sentiment des 
cartésiens, qui soutiennent que Dieu établit par sa volonté les vé- 
rités éternelles, comme sont celles qui touchent les propriétés de la 
sphére ; mais, comme je ne suis pas de leur sentiment, non plus 
que M. Arnaud, je dirai seulement pourquoi je crois qu'il faut phi- 
losopher autrement de la notion d'une substance individuelle que 
de la notion spécifique de la sphère. C'est que la notion d'une espèce 
n'enferme que des vérités éternelles ou. nécessaires ; mais la notion 
d'un individu enferme sub ratione possibilitatis ce qui est de fait ou 
ce qui se rapporte à l'existence des choses et au. temps, et par con- 
séquent elle dépend de quelques décrets libres de Dieu considérés 
comme possibles, car les vérités de fait ou d'existence dépendent des 
décrets de Dieu. Aussi la notion de la sphère en général est incom- 
pléte ou abstraite, c'est-à-dire on n'y considère que l'essence de la 
sphère en général ou en théorie sans avoir égard aux circonstances 
singulières, et par conséquent elle n'enferme nullement ce qui est 
requis à l'existence d'une certaine sphere; mais la notion de la sphère 
qu'Archimède a fait mettre sur son tombeau est accomplie et doit 
enfermer tout ce qui appartient au sujet de cette forme. C'est pour- 


CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 023 


quoi dans les considérations individuelles ou de pratique, que ver- 
santur circa. singularia, outre la forme de la sphère, il y entre la 
matiere dont elle est faite, le lieu, le temps et les autres circon;- 
tances qui, par un enchainement continuel, envelopperaient enfin 
toute la suite de l'univers, si l'on pouvait poursuivre tout ce que 
ces notions enferment. Car la notion de cette particelle de matiére 
dont cette sphère est faite enveloppe tous les changements qu'elle 
a subis et subira un jour. Et selon moi chaque substance indivi- 
duelle contient toujours des traces de ce qui lui est jamais arrivé 
et des marques de ce qui lui arrivera à tout jamais. Mais ce 
que je viens de dire peut suffire pour rendre raison de mon pro- 
cédé. 

Or, M. Arnaud déclare qu'en prenant la notion individuelle d'une 
personne par rapport à la connaissance que Dieu en a eue, lorsqu'il 
a résolu de la créer, ce que je dis de cette notion est trés certain ; 
et il avoue de méme que la volonté de créer Adam n'a point été dé- 
tachée de celle qu'il a eue à l'égard de ce qui est arrivé à lui et à sa 
postérité. Mais il demande maintenant si la liaison entre Adam et 
les événements de sa postérité est dépendante ou indépendante des 
décrets libres de Dieu, « c'est-à-dire, comme il s'explique, si ce 
n'est qu'en suite des décrets libres, par lesquels Dieu a ordonné 
tout ce qui arriverait à Adam età sa postérité, que Dieu a connu 
ce qui leur arriverait ; ou s'il y a, indépendamment de ces dé- 
crets, entre Adam et les événements susdits une connexion intrin- 
sèque et nécessaire ». I] ne doute point que je ne choisisse le second 
parti, et, en effet, je ne saurais choisir le premier, de la maniere 
qu'il vient d'être expliqué; mais il me semble qu'il y a quelque 
milieu. Îl prouve, cependant, que je dois choisir le dernier, 
parce que je considère la notion individuelle d'Adam comme pos- 
sible en soutenant que parmi une infinité de notions possibles 
Dieu a choisi celle d'un tel Adam ; or, les notions possibles en elles- 
mémes ne dépendent point des décrets libres de Dieu. 

Mais c'est ici qu'il faut que je m'explique un peu mieux; je dis 
donc que la liaison entre Adam et les événements humains n'est 
pas indépendante de tous les décrets libres de Dieu ; mais aussi 
elle n'en dépend pas entièrement de telle sorte, comme si chaque 
événement n'arrivait ou n'était prévu qu'en vertu d'un décret par- 
ticulier primitif faità son égard. Je crois donc qu'il n'y a que peu 
de décrets libres primitifs qu'on peut appeler lois de l'univers, qui 


926 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 


règlent les suites des choses, lesquels. étant joints au décret libre de 
créer Adam, achévent la conséquence, à peu prés comme il ne faut 
que peu d'hypothéses pour expliquer les phénomènes ; ce que j'ex- 
pliquerai encore plus distinetement dans la suite. Et quant à l'ob- 
jection que les possibles sont indépendants des décrets de Dieu, je 
l'aecorde des décrets actuels (quoique les cartésiens n'en conviennent 
point); mais je soutiens que les notions individuelles possibles 
enferment quelques décrets libres possibles. Par exemple, si ce 
monde n'était que possible, la notion individuelle de quelque corps 
de ce monde, qui enferme certains mouvements comme possibles, 
enfermerait aussi nos lois du mouvement (qui sont des décrets 
libres de Dieu), mais aussi comme possibles seulement. Car, comme 
il v a une infinité de mondes possibles, il y a aussi une infinité de 
lois, les unes propres à l'un. les autres à l'autre, et chaque individu 
possible de quelque monde enferme dans sa notion les lois de son 
monde. | 

On peut dire la même chose des miraeles ou opérations extraor- 
dinaires de Dieu, qui ne laissent pas d'être dans l'ordre général, de 
se trouver conformes aux principaux desseins de Dieu, et par consé- 
quent d'étre enfermés dans la notion de cet univers, lequel est un 
résultat de ces desseins ; comme l'idée d'un bâtiment résulte des 
fins ou desseins de celui qui l'entreprend, et l'idée ou notion de ce 
monde est un résultat de ces desscins de Dieu considérés comme 
possibles. Car tout doit être expliqué par sa cause, et celle del'uni- 
vers, ce sont les fins de Dieu. Or chaque substance individuelle, 
selon moi, exprime tout l'univers suivant une certaine vue, et par 
conséquent elle exprime aussi lesdits miracles. Tout cela se doit 
entendre de l'ordre général, des desseins de Dieu, de la suite de cet 
univers, de la substance individuelle et des miracles ; soit qu'on les 
prenne dans l'état actuel, ou qu'on les considère sub ratione possibi- 
litatis. Car un autre monde possible aura aussi tout cela à sa ma- 
uicre, quoique les desscins du nôtre aient été préférés. 

On peut juger aussi par ce que je viens de dire des desseins de 
Dieu et des lois primitives, que cet univers a une certaine notion 
principale ou primitive, de laquelle les événements particuliers ne 
sont que des suites, sauf pourtant la liberte et la contingence, à la- 
quelle là certitude ne nuit point, puisque la certitude des événe- 
ments est fondec en partie sur des actes libres. Or chaque substance 
individuelle de cet univers exprime dans sa notion l'univers, dans 


CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 521 


lequel il entre. Et non seulement la supposition que Dieu ait résolu 
de créer cet Adam, mais encore celle de quelque autre substance 
individuelle que ce soit enferme des résolutions pour tout le reste 
parce que c'est la nature d'une substance individuelle d'avoir une 
telle notion complète, d’où se peut déduire tout ce que l'on lui peut 
attribuer et méme tout l'univers à cause de la connexion des choses. 
Néanmoins pour procéder exactement il faut dire que ce n'est pas 
tant à cause que Dieu a résolu de créer cet Adam, qu'il a résolu tout 
le reste, mais que tant la résolution qu'il prend à l'égard d'Adam, 
que celle qu'il prend à l'égard d'autres choses particulières, est une 
suite de Ja résolution qu'il prend à l'égard de tout l'univers et des 
principaux desseins qui en determinent ]a notion primitive, et en 
établissant cet ordre général et inviolable auquel tout est conforme, 
sans qu'il en faille excepter les miracles, qui sont sans doute con- 
formes aux principaux desseins de Dieu, quoique les maximes par- 
ticuliéres qu'on appelle lois de nature n'y soient pas toujours ob- 
servées, 

J'avais dit que la supposition de laquelle tous les événements 
humains se peuvent déduire n'est pas simplement de créer un Adam, 
vague, mais celle de créer un tel Adam déterminé à toutes ces cir- 
constances choisi parmi unc infinité d'Adams possibles. Cela a 
donné occasion à M. Arnaud d'objecter, non sans raison, qu'il est 
aussi peu possible de concevoir plusieurs Adams, prenant Adam 
pour une nature singulière, que de concevoir plusieurs moi. J'en 
demeure d'accord, mais aussi en parlant de plusieurs Adams je 
ne prenais pas Adam pour un individu déterminé. Il faut donc que 
je m'explique. Et voici comme je l'entendais. Quand on considère 
en Adam une partie de ses prédicats : par exemple, qu'il est le 
premier homme, mis dans un jardin de plaisir, de la cóte duquel 
Dieu tira une femme, et choses semblables concues sub ratione 
generalitalis (c'est-à-dire sans nommer Eve, le paradis et autres 
circonstances qui achèvent l'individualité), et qu'on appelle Adam la 
personne à qui ces prédicats sont attribues, tout cela ne suffit point 
à déterminer l'individu, car il y peut avoir une infinité d'Adams, 
c'est-à-dire de personnes possibles à qui cela convient, différentes 
entre elles. Et bien loin que je disconvienne de ce que M. Arnaud 
dit contre cette pluralité d'un méme individu, je m'en étais servi 
moi-même pour faire mieux entendre que la nature d’un individu 
doit être complète et déterminée. Je suis méme très persuadé de ce 


528 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 


que saint Thomas avait déjà enseigné à l'égard des intelligences, et 
que je tiens être général, savoir qu'il n'est pas possible qu'il y ait 
deux individus entiérement semblables, ou différents solo numero. 
Il ne faut donc pas recevoir un Adam vague, c'est-à-dire une per- 
sonne à qui certains attributs d'Adam appartiennent, quand il s'agit 
de déterminer si tous les événements humains suivent de sa suppo- 
sition ; mais il lui faut attribuer une notion si complète, que tout ce 
qui lui peut être attribué en puisse être déduit ; or il n'y a pas lieu 
de douter que Dieu ne puisse former une telle notion de lui, ou 
plutót qu'il ne la trouve toute formée dans le pays des possibles, 
c'est-à-dire dans son entendement. 

ll s'ensuit aussi que ce n'aurait pas été notre Adam, mais un 
autre, s'il avait eu d'autres événements, car rien ne nous empêche 
de dire que ce serait un autre. C'est donc un autre. Il. nous parait 
bien que ce carré de marbre apporté de Génes aurait été tout à fait 
lc méme quand on l'y aurait laissé, parce que nos sens ne nous font 
juger que superficiellement, mais dans le fond à cause de la con- 
nexion des choses tout l'univers avec toutes ses parties serait tout 
autre, et aurait été un autre dés le commencement, si la moindre 
chose y allait autrement qu'elle ne va. Ce n'est pas pour cela que les 
événements soient nécessaires, mais c'est qu'ils sont certains aprés 
le choix que Dieu a fait de cet univers possible, dont la notion con- 
tient cette suite de choses. J'espére que ce que je vais dire en 
pourra faire convenir M. Arnaud méme. Soit une ligne droite ABC 
représentant un certain temps. Et soit une substance individuelle, 
par exemple moi, qui demeure ou subsiste pendant ce temps-là. 
Prenons donc premièrement moi qui subsiste durant le temps AB. 
et qui suis alors à Paris, et que c'est encore moi qui subsiste durant 
le temps DC. Puisque donc on suppose que c'est la méme substance 
individuelle qui dure, ou bien que c'est moi qui subsiste dans le 
temps DC, et qui suis alors en Allemagne ; il faut nécessairement 
qu'il y ait une raison qui fasse dire véritablement que nous durons, 
c'est-à-dire que moi, qui ai été à Paris, suis maintenant en Alle- 
magne. Car s'il n'y en a point, on aurait autant de droit de dire 
que c'est un autre. I est vrai que mon expérience intérieure m'a 
convaincu à posteriori de cette identité, mais il faut qu'il y en ait 
une aussi à priori. Or il n'est pas possible de trouver une autre, 
sinon que tant mes attributs du temps et etat précédant, que mes 
attributs et état suivant sont des prédicats d'un mème sujet, insunt 


CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 5209 


eidem subjecto. Or qu'est-ce que de dire que le prédicat est dans 
le méme sujet, sinon que la notion du prédicat se trouve en quelque 
facon enfermée dans la notion du sujet? Et puisque, dés que 
j'ai commencé d'étre, on pouvait dire de moi véritablement que 
ceci ou cela m'arriverait, il faut avouer que ces prédicats étaient 
des lois enfermées dans le sujet ou dans ma notion complète, qui 
fait ce qu'on appelle moi, qui est le fondement de la connexion de 
tous mes états diftérents et que Dieu connaissait parfaitement de 
toute éternité. Aprés cela, je crois que tous les doutes doivent 
disparaitre ; car, disant que la notion individuelle d'Adam enferme 
tout ce qui lui arrivera à jamais, je ne veux dire autre chose, sinon 
ce que tous les philosophes entendent en disant prædicatum inesse 
subjecto vere propositionis. I] est vrai que les suites d'un dogme 
si manifeste sont paradoxes, mais c'est la faute des philosophes qui 
ne poursuivent pas assez les notions les plus claires. 

Maintenant je crois que M. Arnaud, étant aussi pénétrant et équi- 
table qu'il l'est, ne trouvera plus ma proposition si étrange, quand 
méme il ne pourrait pas encore l'approuver entierement, quoique je 
me flatte presque de son approbation. Je demeure d'accord de ce 
qu'il ajoute judicieusement touchant la circonspection dont il faut 
user en consultant la science divine, pour savoir ce que nous de- 
vons juger des notions des choses. Mais, à le bien prendre, ce que 
je viens de dire doit avoir lieu quand on ne parlerait point de Dieu 
qu' autant qu'il est nécessaire. Car, quand on ne dirait pas que Dieu, 
considérant l'Adam qu'il prend la résolution de créer, y voit tous ses 
événements, c'est assez qu'on peut toujours prouver qu'il faut qu'il 
y ait une notion compléte de cet Adam qui les contienne. Car tous 
les prédicats d'Adam dépendent d'autres prédicats du méme Adam, 
ou n'en dépendent point. Mettant donc à part ceux. qui dépendent 
d'autres, on n'a qu'à prendre eusemble tous les prédicats primitifs 
pour former la notion complete d'Adam suffisante à en déduire tout 
ce qui lui doit jamaisarriver, autant qu'il faut pour en pouvoir rendre 
raison. Il est manifeste que Dieu peut inventer et méme conçoit 
effectivement une telle notion suffisante pour rendre raison de tous 
les phénomènes appartenant à Adam ; mais il n'est pas moins mani- 
feste qu'elle est possible en elle-même. H est vrai qu'il ne faut pas 
s enfoncer sans nécessité dans la recherche de la science et volonté 
divine, à cause des graudes difficultés qu'il y a; néanmoins on peut 
expliquer ce que nous en avons tiré pour notre question, sans en- 


PauL JANET. — Leibniz. ]-34 


530 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 


trer dans ces difficultés dont M. Arnaud fait mention, comme est 
celle quil y a de comprendre comment la simplicité de Dieu est 
conciliable avec ce que nous sommes obligés d'v distinguer. 1l est 
aussi fort difficile d'expliquer parfaitement comment Dieu a une 
science qu'il aurait pu ne pas avoir, qui est la science de la vision; 
car, si les futurs contingents n'existaient point, Dieu n'en aurait 
point de vision. ll est vrai qu'il ne laisserait pas d'en avoir la science 
simple, laquelle est devenue vision en y joignant sa volonté; de 
sorte que cette difficulté se réduit peut-être à ce qu'il y a de diffi 
eile dans sa volonté, savoir comment Dieu est libre de vouloir. Ce 
qui nous passe sans doute, mais il n'est pas aussi nécessaire de l'en- 
tendre pour résoudre notre question. 

Pour ce qui est de la maniére, selon laquelle nous concevons que 
Dieu agit en choisissant le meilleur parmi plusieurs possibles, 
M. Arnaud a raison d'y trouver de l'obscurité. Il semble néanmoins 
reconnaitre que nous sommes portés à concevoir qu'il v a une infi- 
nité de premiers honunes possibles, chacun avec une grande suite 
de personnes et d'événements, et que Dieu en choisit celui qui lui 
plait avec sa suite ; cela n'est donc pas si étrange qu'il lui avait paru 
d'abord. Il est vrai que M. Arnaud témoigne qu'il est fort porté à 
croire que ces substances purement possibles ne sont que des chi- 
mères. C'est de quoi je ne veux pas disputer, mais j'espere que 
nonobstant cela il m'aecordera ce dont j'ai besoin. Je demeure d'ac- 
cord qu'il n'y a point d'autre réalité dans les purs possibles que 
celle qu'ils ont dans l'entendeinent divin, et on verra par là que 
M. Arnaud sera obligé lui-même de recourir à la science divine 
pour les expliquer au lieu qu'il semblait vouloir ci-dessus qu'on les 
devait cherchait en enx-mèêmes. Quand j'accorderais aussi ce de 
quoi M. Arnaud se tient convaincu, et que je ne nie pas, que nous 
ne concevons rien de possible que par les idées qui se trouvent 
effectivement dans les choses que Dieu a créées, cela ne me nuirait 
point. Car, en parlant des possibilités, je me contente qu'on puisse 
former des propositions véritables. Par exemple, s'il n'y avait point 
de carré parfait au monde, nous ne laisserions pas de voir qu'il 
n'implique point de contradiction. Et si on voulait rejeter absolu- 
ment les purs possibles, on. détruirait la contingence; car, si rien 
n'est possible que ce que Dieu a créé effectivement, ce que Dieu a 
créé serait nécessaire en cas que Dieu ait résolu de créer quelque 
chose. ) 


CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 931 


Enfin, je demeure d'accord que, pour juger de la notion d'une 
substance individuelle, il est bon de consulter celle que j'ai de moi- 
méme, comme il faut consulter la notion spécifique de la sphére 
pour juger de ses propriétés. Quoiqu'il y ait bien de la différence 
car la notion de moi et de toute autre substance individuelle cst in- 
finiment plus étendue et plus difficile à comprendre qu'une notion 
spécifique comme est celle de la sphère, qui n'est qu'incomplete. 
Ce n'est pas assez que je me sente une substance qui pense, il fau- 
drait concevoir distinctement ce qui me distingue de tous les autres 
esprits, mais je n'en ai qu'une expérience confuse. Cela fait que, 
quoiqu'il soit aisé de juger que le nombre des pieds du diamètre 
n'est pas enfermé dans la notion de la sphère en général, il n'est 
pas si aisé de juger si le voyage que j'ai dessein de faire est enfermé 
dans ma notion, autrement il nous serait aussi aisé d’être prophètes 
que d’être géométres. Je suis incertain si je ferai le voyage, mais je 
ne suis pas incertain que, soit que je le fasse ou non, je serai toujours 
moi. C'est une prévention qu'il ne faut pas confondre avec une no- 
tion ou connaissance distincte. Ces choses ne nous paraissent indé- 
terminées que parce que les avances ou marques qui s'en trouvent 
dans notre substance ne sont pas reconnaissables à nous. A peu 
prés comme ccux qui ne consultent que les sens traiteront de ridi- 
cule celui qui leur dira que le moindre mouveinent se communique 
aussi loin que s'étend la matière, parce que l'expérience seule ne le 
saurait montrer ; mais quand on considere Ja nature du mouvement 
et de la matière, on en est convaincu. Il. en est de même ici : quand 
on consulte l'expérience confuse qu'on a de sa notion individuelle 
en particulier, on n'a garde de s'apercevoir de cette liaison des évé- 
nements ; mais quand on considère les notions générales et distinetes 
qui y entrent, on la trouve. En effet, en consultant la notion que j'ai 
de toute proposition véritable, je trouve que tout prédicat nécessaire 
ou contingent, passé, présent ou futur, est compris dans la notion 
du sujet, et je n'en demande pas davantage. 

Je crois méme que cela nous ouvrira une voie de conciliation, car 
je m'imagine que M. Arnaud n'a eu de la. répugnance à accorder 
cette proposition que parce qu'il a.pris la liaison que je soutiens 
pour intrinseque et nécessaire en même temps, et moi je la tiens in- 
trinsèque, mais nullement nécessaire ; car je me suis assez explique 
maintenant qu'elle est fondee sur des décrets et actes libres. Je n'en- 
tends point d'autre connexion du sujet avec le prédieat que celle 


9032 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D ARNAULD 


qu'il y a dans les vérités les plus contingentes, c'est-à-dire qu'il y a 
toujours quelque ehose à concevoir dans le sujet, qui sert à rendre 
raison pourquoi ce prédicat ou événement lui appartient, ou pour- 
quoi cela est arrivé plutót que non. Mais ces raisons des vérités con- 
tingentes inclinent sans nécessiter. ll est donc vrai que je pourrais 
ne pas faire ce voyage, mais il est certain que je le ferai. Ce prédi- 
cat ou événement n'est pas lié certainement avec mes autres prédi- 
catsconcus incomplètement ou sub ratione generalitatis ; mais il est 
lié certainement avec une notion individuelle complète, puisque je 
suppose que eette notion est fabriquée exprés, en sorte qu'on en 
puisse déduire tout ce qui m'arrive; laquelle se trouve sans doute a 
parle rei, et c'est proprement la notion de moi qui me trouve sous 
de différents états, puisque c'est cette notion seule qui les peut tous 
comprendre. 

J'ai tant de déférence pour M. Arnaud et tant de bonne opinion 
de son jugement, que je me délie aisément de mes sentiments ou au 
moins de mes expressions dés que je vois qu'il y trouve à redire. 
C'est pourquoi j'ai suivi exactement les difficultés qu'il a proposées, 
et, ayant táché d'y satisfaire de bonne foi, il me semble que je ne me 
trouve pas trop éloigné de ses sentiments. 

La proposition dont il s'agit estde trés grande importance, et mé- 
rite d'être bien établie, car il s'ensuit que toute âme est comme un 
monde à part, indépendant de toute autre. chose hors de Dieu : 
qu'elle n'est pas seulement inmortelle et pour ainsi dire impassible, 
mais qu'elle garde dans sa substance des traces de tout ce qui lui 
arrive. Il s'ensuit aussi, en quoi consiste le commerce des subs- 
lances, et particulierement l'union de l'ime et du corps. Ce com- 
merce ne se fait pas suivant l'hypothèse ordinaire de l'influence 
physique de l'une sur l'autre, car tout état présent d'une substance 
lui arrive spontanément, et n'est qu'une suite de son état précédent. 
Il ne se fait pas aussi suivant l'hypothèse des causes occasionnelles, 
comme si Dieu s'en mélait autrement pour l'ordinaire, qu'en con- 
servant chaque substance dans son train, et comme si Dieu à l'oc- 
casion de ce qui se passe dans le corps excitait des pensées dans 
l'àme, qui changeassent le cours qu'elle aurait prise d'elle-méme 
sans cela ; mais il se fait suivant l'hypothèse de la concomitance, 
qui me parait démonstrative. C'est-à-dire chaque substance exprime 
toute la suite de l'univers selon la vue ou rapport qui lui est propre, 
d'où il arrive qu'elles s'accordent parfaitement ; et lorsqu'on dit que 


CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 533 


l'une agit sur l'autre, c'est que l'expression distincte de celle qui 
pilit se diminue, et s'augmente dans celle qui agit, conformément à 
la suite des pensées que sa notion enveloppe. Car, quoique toute 
substance exprime tout, on a raison de ne lui attribuer dans l'usage 
que les expressions plus distinguées suivant son rapport. 

Enfin, je crois qu'aprés cela les propositions contenues dans 
l'abrégé envoyé à M. Arnaud paraitront, non seulement plus intelli- 
gibles, mais peut-étre encore plus solides et plus importantes qu'on 
n'avait pu juger d'abord. 


Leibniz à Arnauld. 


Hanovre, ce 14 juillet 1686. 
Monsieur, 

Comme je défere beaucoup à votre jugement, j'ai été réjoui de voir 
que vous avez modéré votre censure, aprés avoir vu (1) mon expli- 
cation sur cette proposition que jecrois importante et qui vous avait 
paru étrange : « Que la notion individuelle de chaque personne en- 
ferme une fois pour toutes ce qui lui arrivera à jamais. » Vous en 
aviez tiré d'abord cette couséquence, que de cette supposition, que 
Dieu ait résolu de créer Adam, tout le reste des événementshumains 
arrivés à Adam et à sa postérité s'en serait suivi (2) par une nécessité 
fatale, sans que Dieu eüt plus la liberté d'en disposer, non plus qu'il 
ne peut pas ne pas créer une créature capable de peuser, aprés 
avoir pris la résolution de me créer. 

A quoi j'avais répondu que, les desseins de Dieu touchant tout 
cet univers étant liés entre eux conformément à sa souveraine sa- 
gesse, il n'a pris aucune résolution àl'égard d'Adam, sans en prendre 
à l'égard de tout ce qui a quelque liaison avec lui. Ce n'est donc pas 
à cause de la résolution prise à l'égard d'Adam, mais à cause de la 
résolution prise en méme temps à l'égard de tout le reste (à quoi 
celle qui est prise à l'égard d'Adam enveloppe un parfait rapport), 
que Dieu s'est déterminé sur tous les événements liumains. En quoi 
il me semblait qu'il n'y avait point de nécessité fatale, ni rien de 
contraire à la liberté de Dieu, non plus que dans cette nécessité 
hypothétique généralement approuvée, qu'il y a à l'égard de Dieu 
méme, d'exécuter (3) ce qu'il a résolu. 

{15 Leibniz a mis en marge : entendu. 


(2) Leibniz a corrige ainsi : en seraient coulés. 
(3) Qui le porte à crécuter. 


534 CORRESPONDANCE DE LEIRNIZ ET D'ARNAULD 


Vous demeurez d'accord, Monsieur, dans votre réplique (1) de cette 
liaison des résolutions divines, que j'avais mise en avant, et vous 
avez méme la sincérité d'avouer que vous aviez pris d'abord ma 
proposition tout autrement (2), « parce qu'on n'a pas accoutumé par 
exemple (cesont vos paroles) de considérerla notion spécifique d'une 
sphére par rapport à ee qu'elle est représentée dans l'entendement 
divin, mais par rapport à ce qu'elle est en elle-même » ; et que vous 
aviez eru, « ce que j'avoue n'avait pas été sans raison, qu'il en était 
encore ainsi à l'égard de la notion individuelle de chaque personne ». 

Pour moi, j'avais cru que les notions pleines et compréhensives 
sont représentées dans l'entendement divin, comme elles sont en 
elles-mêmes (3). Mais maintenant que vous savez que c'est là ma pen- 
see, cela vous suffit pour vous y conformer et pour examiner si elle 
leve la difficulté, 11 semble donc que vous reconnaissez. Monsieur, que 
mon sentiment expliqué de cette manière, des notions pleines et com- 
préhensives, telles qu'elles sont dans l'entendement divin, n'est pas 
seulement innocent, mais méme qu'il est certain; car voici vos pa- 
roles : « Je demeure d'aecord que la connaissance que Dieu a eue 
d'Adam lorsqu'il a résolu de le créer, a enfermé celle de tout ce qui 
lui est arrivé, et de tout ce qui est arrivé et doit arriver à sa posté- 
rité, et ainsi, prenant en ce sens la notion individuelle d'Adam, ce 
que vous en dites est trés certain. » Nous allons voir tantôt en quoi 
consiste la difficulté que vous y trouvez encore. Cependant je dirai 
un mot de la raison de la différence qu'il y a en ceci entre les no- 
tions des especes et celles des substances individuelles, plutôt par 
rapport à la volonté divine que par rapport au simple entendement. 
C'est que les notions spécifiques les plus abstraites ne comprennent 
que des vérités nécessaires ou éternelles, qui ne dépendent point 
des décrets de Dieu (quoi qu'en disent les Cartésiens, dont il semble 
que vous-même ne vous étes pas soucié en ce point; ; mais les no- 
tions des substances individuelles, qui sont completes et capables de 
distinguer entierement leur sujet. et qui enveloppent par conséquent 
les vérités contingentes ou de fait, et les circonstances individuelles 
du temps, du lieu, et autres, doivent aussi envelopper dans leur no- 
tion, prise comme possible, les décrets libres de Dieu, pris aussi 

‘1 Cette réplique <est éegaree. 

25 Dans un foul autre sens. 

(3 Note à la marge du manuscrit : « Notio plana comprehendit omnia attributa 


rei v. g. caloris: completa. onmia. predieata subjeeti v. 2. hujus calidi in subs- 
tantivis individualibus coincidunt. » 


CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 533 


comme possibles, parce que ces décrets libres sont les principales 
sources des existences ou faits: au lieu que les essences sont dans 
l'entendement divin avant la considération de la volonté. 

Cela nous servira mieux pour entendre tout le reste et pour satis- 
faire aux difficultés qui semblent encore rester dans mon explication ; 
car c'est ainsi que vous continuez, Monsieur : « Mais il me semble 
qu'après cela il reste à demander. et c'est ce qui fait ma difficulté, 
si la liaison entre ces objets (j'entends Adam et ses événements hu- 
mains) est telle d'elle-même, indépendante de tous les décrets libres 
de Dieu, ou si elle en est dépendante; c'est-à-dire, si ce n'est 
qu'ensuite des décrets libres, par lesquels Dieu a ordonné tout ce 
qui leur arriverait que Dieu a connu tout ce qui leur arriverait ; 
ou S'il y a, indépendamment de ces décrets, entre Adam d'une 
part et ce qui est arrivé et arrivera à lui et à sa postérité de l'autre, 
une connexion intrinsèque et nécessaire. [1 vous parait que je choi- 
sirai le dernier parti, parce que j'ai dit : « que Dieu a trouvé 
parmi les possibles un Adam accompagné de telles circonstances 
individuelles et qui, entre autres prédicats, a aussi celui d'avoir 
avec le temps une telle postérité. Or vous supposez que j'accorderai 
que les possibles sont possibles avant tous les décrets libres de 
Dieu. Supposant done cette explication de mon sentiment suivant 
le dernier parti, vous jugez qu'elle a des difficultés insurmontables; 
car il y a, comme vous dites avec grande raison, « une infinité 
d'événements humains, arrivés par des ordres trés particuliers de 
Dieu ; comme entre autres la religion judaique et chrétienne et sur- 
tout l'incarnation du Verbe divin. Et je ne sais comment on pourrait 
dire que tout cela (qui est arrivé par des décrets trés libres de Dieu) 
était enfermé dans la notion individuelle de l'Adam possible : ce 
qui est considéré comme possible devant avoir tout ce que l'on 
concoit qu'il a sous cette notion. indépendamment des décrets di- 
vins. » 

J'ai voulu rapporter exactement votre difficulté, Monsieur, et voici 
comment j'espère y satisfaire entièrement à votre gré méme. Car 
il faut bien qu'elle se puisse résoudre, puisqu'on ne saurait nier qu'il 
n'y ait véritablement une telle notion pleine de l'Adam accompagné 
de tous ses prédicats et concu comme possible, laquelle Dieu con- 
naît avant que de résoudre de le créer. comme vous venez d'accor- 
der. Je crois donc que le dilemme de la double explication que vous 
proposez reçoit quelque milieu; et que la liaison que je conçois entre 


536 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 


Adam et les événements humains est intrinséque, mais elle n'est pas 
nécessaire indépendamment des décrets libres de Dieu, parce que 
les décrets libres de Dieu, pris comme possibles, entrent dans la 
notion de l'Adam possible, ces mêmes décrets devenus actuels étant 
cause d'Adam actuel. Je demeure d'accord avec vous, contre les Car- 
tésiens, que les possibles sont possibles avant tous les décrets de 
Dieu actuels, mais non sans supposer quelquefois les mémes décrets 
pris comme possibles. Car les possibilités des individuels ou des 
vérités contingentes enferment dans leur notion la possibilité de 
leurs causes, savoir des décrets libres de Dieu, en quoi elles sont 
différentes des possibilités des espéces ou vérités éternelles, qui 
dépendent du seul entendement de Dieu, sans en supposer la volonté, 
comme je l'ai déjà expliqué ci-dessus. 

Cela pourrait suffire, mais,afin de me faire mieux entendre, j'ajou- 
terai que je coneois qu'il y avait une infinité de manières possibles 
de créer le monde selon les différents desseins que Dieu pouvait 
former, et que chaque monde possible dépend de quelques desseins 
principaux ou fins de Dieu, qui lui sont propres, c'est-à-dire de 
quelques décrets libres primitifs (concus sub ratione possibilitatis) 
ou lois de l'ordre général de cet univers possible, auquel elles con- 
viennent, et dont elles déterminent la notion, aussi bien que les 
notions de toutes les substanees individuelles qui doivent entrer 
dans ce méme univers. Tout étant dans l'ordre jusqu'aux miracles, 
quoique ceux-ci soient contraires à quelques maximes subalternes ou 
lois de la nature. Ainsi tous les évenements humains ne pouvaient 
manquer d'arriver comme ils sont arrivés effectivement, supposé le 
choix d'Adam fait; mais non pas tant à cause de la notion indivi- 
duelle d'Adam, quoique cette notion les enferme, mais à cause des 
desseins de Dieu, qui entrent aussi dans cette notion individuelle 
d'Adam, et qui déterminent celle de tout cet univers, et ensuite tant 
celle d'Adam que celles de toutes les autres substances individuelles 
de cet univers, chaque substance individuelle exprimant tout l'uni- 
vers, dont elle est partie selon un certain rapport, par la connexion 
qu'il y a de toutes choses à cause de la liaison des résolutions ou 
desseins de Dieu. 

Je trouve que vous faites encore une autre objection, Monsieur, 
qui n'est pas prise des conséquences contraires en apparence à la 
liberté, comme l'objection que je viens de résoudre, mais qui est 
prise dela chose méme et de l'idée que nous avons d'une substance 


CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D ARNAULD 531 


individuelle. Car, puisque j'ai l'idée d'une substance individuelle, 
c'est-à-dire celle de moi, c'est là qu'il vous parait qu'on doit chercher 
ce qu'on doit dire d'une notion individuelle, et non pas dans la ma- 
nière dont Dieu conçoit les individus. Et comme je n'ai qu'à consulter 
la notion spécifique d'une sphére pour juger que le nombre des 
pieds du diamétre n'est pas déterminé par cette notion, de méme 
(dites-vous) je trouve clairement dans la notion individuelle que j'ai 
de moi, que je serai moi, soit que je fasse ou que je ne fasse pas le 
voyage que j'ai projeté. 

Pour v répondre distinctement je demeure d'accord que la con- 
nexion des événements, quoiqu'elle soit certaine, n'est pas néces- 
saire, et qu'il m'est libre de faire ou de ne pas faire ce voyage, car 
quoiqu'il soit enfermé dans ma notion que je le ferai, il y est en- 
fermé aussi que je le ferai librement. Et il n’y a rien en moi de tout 
ce qui se peut concevoir sub ralione generalitalis seu essentiæ, seu 
nolionis specifica sive incomplete, dont on puisse tirer que je le 
ferai nécessairement, au lieu que de ce que je suis homme on peut 
conclure que je suis capable de penser ; et par conséquent, si je ne 
fais pas ce voyage, cela ne combattra aucune vérité éternelle ou né- 
cessaire. Cependant, puisqu'il est certain que je le ferai, il faut bien 
qu'il y ait quelque connexion entre moi, qui suis le sujet, et l'exé- 
cution du voyage, qui est le prédicat, semper enim notio prædicati 
inest subjecto in propositione vera. l| y aurait donc une fausseté, 
si je ne le faisais pas, qui détruirait ma notion individuelle ou com- 
pléte, ou ce que Dieu conçoit ou concevait de moi avant même que 
de résoudre de me créer : car cette notion enveloppe sub ratione 
possibililalis les existences ou vérités de fait ou décrets de Dieu, 
dont les faits dépendent. 

Je demeure d'accord aussi que, pour juger de la notion d'une subs- 
tance individuelle, il est bon de consulter celle que j'ai de nioi- 
méme, comme il faut consulter la notion spécifique de la sphére 
pour juger de ses propriétés; quoiqu'il y ait bien de la différenee. 
Car la notion de moi en particulier et de toute autre substance indli- 
viduelle est infiniment plus étendue et plus difficile à comprendre 
qu'une notion spécifique comme est celle de la sphére, qui n'est 
qu'incomplete et n'enferme pas toutes les circonstances nécessaires 
en pratique pour venir à une certaine sphere. Ce n'est pas assez pour 
entendre ce que c'est que moi, que je me sente une substance qui 
pense, il faudrait concevoir distinctement ce qui me discerne de 


538 CORRESPONDANTE DE LETBNIZ ET D'ARNAULD 


tous les autres esprits possibles ; mais je n'en ai qu'une expérience 
confuse. Cela fait que, quoiqu'il soit aisé de juger que le nombre 
des pieds du diamètre n'est pas enfermé dans la notion de la 
sphère en général, il n'est pas si aisé de juger certainement (quoi- 
qu'on le puisse juger assez probablement) si le vovage que j'ai des- 
sein de faire est enfermé dans ma notion, autrement il serait aussi 
aisé d’être prophète que d'être géomètre. Cependant, comme l'expé- 
rience ne me saurait faire connaitre une infinité de choses insen- 
sibles dans les corps, dont la considération générale de la nature du 
corps et du mouvement me peut convaincre; de méme, quoique 
l'expérience ne me fasse pas sentir tout ce qui est enfermé dans ma 
notion, je puis connaitre en général que tout ce qui m'appartient y 
est enfermé par la considération générale de la notion individuelle. 

Certes, puisque Dieu peut former et forme effectivement cette 
notion compléte, qui enferme ce qui suffit pour rendre raison de 
tous les phénomènes qui m'arrivent, elle est donc possible, et c'est 
la véritable notion compléte de ce que j'appelle moi. en vertu de 
laquelle tous mes prédieats m'appartiennent comme à leur sujet. On 
pourrait donc le prouver tout de méme sans faire mention de Dieu, 
qu'autant qu'il faut pour marquer ma dépendance ; mais on exprime 
plus fortement cette vérité en tirant la notion dont il s'agit de la 
connaissance divine comme de sa source. J'avoue quil y a bien des 
choses dans la science divine que nous ne saurions comprendre, mais 
il me semble qu'on n'a pas besoin de s'y enfoncer pour résoudre 
notre question. D'ailleurs, si dans la vie de quelque personne et 
méme dans tout cet univers quelque chose allait autrement qu'elle 
ne va, rien ne nous empécherait de dire que ce serait une autre per- 
sonne ou un autre univers possible que Dieu aurait choisi. Ce serait 
donc véritablement un autre individu, il faut aussi qu'il v ait une 
raison à priori (indépendante en mon expérience), qui fasse qu'on 
dit véritablement que c'est moi qui ai été à Paris et que c'est encore 
moi. et non un autre, qui suis maintenant en Allemagne, et par con- 
séquent il faut que la notion de moi lie ou comprenne ces différents 
états. Autrement, on pourrait dire que ce n'est pas le méme individu, 
quoiqu'il paraisse de l'être. Et, en effet, quelques philosophes qui n'ont 
pas assez connu la nature de la substance et des êtres individuels ou 
êtres per se ont cru que rien ne demeurait véritablement le méme. 
Et c'est pour eela,entre autres, que je juge que les corps ne seraient 
pas des substances s'il n'y avait en eux que de l'étendue. 


CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 339 


Je crois, Monsieur, d'avoir maintenant satisfait aux difficultés qui 
touchent la proposition principale, mais, comme vous faites encore 
quelques remarques de conséquence sur quelques expressions inci- 
dentes dont je m'étais servi, je tâcherai de m'expliquer encore là- 
dessus. J'avais dit que la supposition de laquelle tous les événements 
humains se peuvent déduire n'est pas celle de créer un Adam vague, 
mais celle de créer un tel Adam déterminé à toutes ces circons- 
tances, choisi parmi une infinité d'Adams possibles. Sur quoi vous 
faites deux remarques considérables, l'une contre la pluralité des 
Adams, et l'autre contre la réalité des substances simplement pos- 
sibles. Quant au premier point, vous dites avec grande raison qu'il 
est aussi peu possible de concevoir plusieurs Adams possibles, pre- 
nant Adam pour une nature singulière, que de concevoir plusieurs 
moi. J'en demeure d'accord, mais aussi, en parlant de plusieurs Adams, 
je ne prenais pas Adam pour un individu déterminé, mais pour 
quelque personne conçue sub ratione generalitatis sous des circons- 
tances qui nous paraissent déterminer Adam à un individu, mais qui 
véritablement ne le déterminent pas assez, comme lorsqu'on entend 
par Adam le premier homme que Dieu met dans un jardin de plaisir 
dont il sort par le péché, et de la cóte de qui Dieu tire une femme. 
Mais tout cela ne détermine pas assez, et il y aurait ainsi plusieurs 
Adams disjonctivement possibles ou plusieurs individus à qui tout 
cela conviendrait. Cela est vrai, quelque nombre fini de prédicats 
incapables de déterminer tout le reste qu'on prenne, mais ce qui 
doit déterminer un certain Adam doit enfermer absolument tous ses 
prédicats, et c'est cette notion complète qui détermine rationem 
generatilalis ad individuum. Au reste, je suis si éloigné de la plu- 
ralité d'un méme individu, que je suis même trés persuadé de ce 
que saint Thomas avait déjà enseigné à l'égard des inteliigences et 
que je tiens être général, savoir, qu'il n'est pas possible qu'il y ait 
deux individus entierement semblables ou différents solo numero. 

Quant à la réalité des substances purement possibles, c'est-à-dire 
que Dieu ne créera jamais, vous dites, Monsieur, d’être fort porté à 
croire que ce sont des chimeres, à quoi je ne m'oppose pas, si vous 
l'entendez, comme je crois, qu'ils n'ont point d'autre réalité que 
celle qu'ils ont dans l'enteudement divin et dans la puissance active 
de Dieu. Cependant, vous voyez par là, Monsieur, qu'on est obligé 
de recourir à la science et puissance divine pour les bien expliquer. 
Je trouve aussi fort solide ce que vous dites ensuite : « qu'on ne 


540 CORRESPONDANCE DE LEIDNIZ ET D ARNAULD 


concoit jamais aucune substance. purement possible que sous l'idée 
de quelqu'une (ou par les idées comprises dans quelqu'une) de celles 
que Dieu a créées. » Vous dites aussi: « Nous nous imaginons 
qu'avant de créer le monde, Dieu a envisage une infinité de choses 
possibles, dont il a choisi les unes et rebuté les autres : plusieurs 
Adams (premiers hommes) possibles, chacun avec une grande suite 
de personnes avee qui il a une liaison intrinsèque ; et nous suppo- 
sons que la liaison de toutes ces autres choses avec un de ces Adams 
(premiers hommes) possibles est toute semblable à celle qu'a eue 
l'Adam eréé avec toute sa postérité; ce qui nous fait penser que 
c'est celui-là de tous les Adams possibles que Dieu a choisi, et qu'il 
n'a point voulu de tous les autres. » En quoi vous semblez recon- 
naître, Monsieur, que ces pensées, que j'avoue pour miennes 
(pourvu qu'on entende la pluralité des Adams et leur possibilité 
selon l'explication que j'ai donnée, et qu'on prenne tout cela selon 
notre maniére de concevoir quelque ordre dans les pensées ou opé- 
rations que nous attribuons à Dieu), entrent assez naturellement 
dans l'esprit, quand on pense un peu à cette matière, et méme ne 
sauraient être évitees, et peut-être ne vous ont déplu que parce que 
vous avez supposé qu'on ne pourrait pas concilier la liaison intrin- 
seque qu'il y a avec les décrets libres de Dieu. Tout ce qui est actuel 
peut être conçu comme possible, et si l'Adam actuel aura avec le 
temps une telle postérité, on ne saurait nier ce méme prédicat à cet 
Adam conçu comme possible, d'autaut plus que vous accordez que 
Dieu envisage en lui tous ces predicats, lorsqu'il détermine de le 
créer. Hs lui appartiennent donc, et je ne vois pas que ce que vous 
dites de la réalité des possibles y soit contraire. Pour appeler quelque 
chose possible, ee m'est assez qu'on en puisse former une notion, 
quand elle ne serait que dans l'entendement divin, qui est pour ainsi 
dire le pays des réalités possibles. Ainsi, en parlant des possibles, 
je me contente qu'on en puisse former des propositions" véritables, 
comme l'on peut juger, par exemple, qu'un carré parfait n'implique 
point de contradiction, quand mémeil n'y aurait point de carré parfait 
au monde. Et si on voulait rejeter absolument les purs possibles, on 
détruirait la contingenee et la liberté ; car, s'il n'y avait rien de pos- 
sible que ce que Dieu a créé eflectivement. ce que Diei a créé serait 
nécessaire, et Dieu, voulant créer quelque chose, ne pourrait créer 
que cela seul, sans avoir la liberté du choix. 

Tout cela me fait espérer ‘après les explications que j'ai données 


CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 044 


et dont j'ai toujours apporté des raisons, afin de vous faire juger que 
ce ne sont pas des faux fuyants, controuvés pour éluder vos objec- 
tions) qu'au bout du compte vos pensées ne se trouveront pa. si 
éloignées des miennes, qu'elles ont paru d'abord de l'étre. Vous 
approuvez, Monsieur, la liaison des résolutions de Dieu; vous recon- 
naissez ma proposition principale pour certaine, dans le sens que 
je lui avais donné dans ma réponse; vous avez douté seulement si 
je faisais la liaison indépendante des décrets libres de Dieu, et cela 
vous avait fait de la peine avec grande raison; mais j'ai fait voir 
qu'elle dépend de ces décrets, selon moi, et qu'elle n'est pas néces- 
saire, quoiqu elle soit intrinsèque. Vous avez insisté sur l'inconvénient 
qu'il y aurait de dire que, si je ne fais pas le voyage que je dois faire, 
je ne serai pas moi, et j'ai expliqué comment on le peut dire ou non. 
Enfin j'ai donné une raison décisive qui, à mon avis, tient lieu de 
démonstration ; c'est que toujours, dans toute proposition affirma- 
tive, véritable, nécessaire ou contingente, universelle ou singuliére, 
la notion du prédicat est comprise en quelque facon dans celle du 
sujet; predicatum inest. subjecto ; ou bien je ne sais ce que c'est 
que la vérité. 

Or, je ne demande pas davantage de liaison ici que celle qui se 
trouve a parte rei entre les termes d'une. proposition véritable, et 
ce n'est que dans ce sens que je dis que la notion de la substance 
individuelle enferme tous ses événements et toutes ses dénomina- 
tions, méme celles qu'on appelle vulgairement extrinséques (c'est-à- 
dire qui ne lui appartiennent qu'en vertu de la connexion générale 
des choses et de ce qu'elle exprime tout l'univers à sa manière), 
« puisqu'il faut toujours qu'il y ait quelque fondement de la connexion 
des termes d'une proposition, qui se doit trouver dans leurs notions ». 
C'est là mon grand principe, dont je crois que tous les philosophes 
doivent demeurer d'accord, et dont un des corollaires est cet axiome 
vulgaire que rien n'arrive sans raison, qu'on peut toujours rendre 
pourquoi la chose est plutót allée ainsi qu'autrement, hien que cette 
raison incline souvent sans nécessiter, une parfaite indifférence étant 
une supposition chimérique ou incomplète. On voit que du principe 
susdit je tire des conséquences qui surprennent, mais ce n'est que 
parce qu'on n'a pas accoutumé de poursuivre assez les connais- 
sances les plus claires. 

Au reste, la proposition qui a été l'occasion de toute cette discus- 
sion est trés importante et mérite d’être bien établie, car il s'ensuit 


542 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 


que toute substance individuelle exprime l'univers tout entier à sa 
maniere et sous un certain rapport, ou pour ainsi dire suivant le 
point de vue dont elle le regarde ; et que son état suivant est une 
suite (quoique libre ou bien contingente) de son état précédent, 
comme s'il n'y avait que Dieu et elle au monde ; ainsi, chaque subs- 
tance individuelle ou étre complet est comme un monde à part, 
indépendant de toute autre chose que de Dieu. Il n'y a rien de si 
fort pour démontrer non seulement l'indestructibilité de notre âme, 
mais méme qu'elle garde toujours en sa nature les traces de tous ses 
états précédents avec un souvenir virtuel qui peut toujours être 
excité, puisqu'elle a de la conscience ou connait en elle-méme ce 
que chacun appelle moi. Ce qui la rend susceptible des qualités mo- 
rales et de châtiment de récompense, même après cette vie. Car 
l'immortalité sans le souvenir n'y servirait de rien. Mais cette indé- 
pendance n'empêche pas le commerce des substances entre elles ; 
car comme toutes les substances créées sont une. production conti- 
nuelle du méme souverain être selon les mêmes desseins, et expri- 
ment le méme univers ou les mêmes phénomènes, elles s'entr'ac- 
cordent exactement, et cela nous fait dire que l'une agit sur l'autre, 
parce que l'une exprime plus distinctement que l'autre la cause ou 
raison des changements, à peu près comme nous attribuons le mou- 
vement plutót au vaisseau qu'à toute la mer, et cela avec raison, 
bien que parlant abstraitement on pourrait soutenir une autre hvpo- 
thése du mouvement, le mouvement en lui-méme, et faisant abstrac- 
tion de la eause, étant toujours quelque chose de relatif. C'est ainsi 
qu'il faut entendre, à mon avis, le commerce des substances créées 
entre elles, et non pas d'une influence ou dépendance réelle physique, 
qu'on ne saurait jamais concevoir distinctement. C'est pourquoi, 
quand il s'agit de l'union de l'àne et du corps et de l'action ou pas- 
sion d'un esprit à l'égard d'une autre créature, plusieurs ont été 
obligés de demeurer d'accord que leur commerce immédiat est 
inconcevable. Cependant l'hypothese des causes occasionnelles ne 
satisfait pas, ce me semble, à un philosophe. Car elle introduit une 
manière de miracle coutinuel, comme si Dieu à tout moment chan- 
geait les lois des corps à l'occasion des pensées des esprits, ou chan- 
geait le cours régulier des pensées de l'âme en y excitant d'autres 
peusées à l’occasion des mouvements du corps; et généralement 
comme si Dieu s'en mélait autrement pour l'ordinaire qu'en conser- 
vant chaque substance dans son train et dans les lois établies pour 


CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 543 


elle. Il n'y a donc que l'hypothèse de la concomitance ou de l'accord 
des substances entre elles, qui explique tout d'une manière conve- 
nable et digne de Dieu, et qui même est démonstrative et inévitable, 
à mon avis, selon la proposition que nous venons d'établir. ll me 
semble aussi qu'elle s'accorde bien davantage avec la liberté des 
créatures raisonnables que l'hypothèse des impressions ou celle des 
causes occasionnelles. Dieu a créé d'abord l'âme de telle sorte que 
pour l'ordinaire il n'a besoin de ces changements ; et ce qui arrive 
à l'âme qui nait de son propre fond, sans qu'elle se doive accom- 
moder au corps dans la suite, non plus que le corps à l'âme. Cha- 
eun suivant ses lois, et l'un agissant librement, l'autre sans choix, 
se rencontre avec l'autre dans les mêmes phénomènes. L'âme cepen- 
dant ne laisse pas d'étre la forme de son corps, parce qu'elle 
exprime les phénoménes de tous les autres corps suivant le rapport 
au sien. 

On sera peut-étre plus surpris que je nie l'action d'une substance 
corporelle sur l'autre qui semble pourtant si claire. Mais, outre que 
d'autres l'ont déjà fait, il faut considérer que c'est plutôt un jeu de 
l'imagination qu'une conception distincte. Si le corps est une subs- 
tance et non pas un simple phénoméme comme l'arc-en-ciel, ni un 
étre uni par accident ou par aggrégation comme un tas de pierres, 
il ne saurait consister dans l'étendue, et il y faut nécessairement 
concevoir quelque chose qu'on appelle forme substantielle et qui 
répond en quelque facon à l'àme. J'en ai été enfin convaincu comme 
malgré moi, aprés en avoir été assez éloigné autrefois. Cependant, 
quelque approbateur des scholastiques que je sois dans cette expli- 
cation générale et pour ainsi dire métaphysique des principes des 
corps, je suis aussi corpusculaire qu'on le saurait étre dans l'expli- 
cation des phénomenes particuliers, et ce n'est rien dire que d'y allé- 
guer les formes ou les qualités. I1 faut toujours expliquer la nature 
mathématiquement et mécaniquement, pourvu qu'on sache que les 
principes méines ou les lois de mécanique ou de la force ne dé- 
pendent pas de la seule étendue mathématique, mais de quelques 
raisons métaphysiques. 

Après tout cela, je crois que maintenant les propositions conte- 
nues dans l’abrégé qui vous a été envoye, Monsieur, paraitront non 
seulement plus intelligibles, mais peut-être encore plus solides et 
plus importantes qu'on n'avait pu juger d'abord. 


i. 


54l CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 


Leibniz à Arnauld. 
Monsieur, 


J'ai toujours eu tant de vénération pour votre mérite élevé (1), que, 
lors méme que je me croyais maltraité par votre censure, j'avais 
pris une ferme résolution de ne rien dire qui ne témoignàt une 
estime trés grande et beaucoup de déférence à votre égard. Que 
sera-ce donc maintenant que vous avez la générosité de me faire 
une restitution avec usure, ou plutót avec libéralité, d'un bien que 
je chéris infiniment, qui est la satisfaction de croire que je suis bien 
dans votre esprit (2)? Si j'ai été obligé de parler fortement, pour 
me défendre des sentiments que je vous avais paru soutenir, c'est 
que je les désapprouve extrémemgnt, et que. faisant grand cas de 
votre approbation, j'étais d'autant plus sensible de voir que vous 
me les imputiez. Je souhaiterais de me pouvoir aussi bien justifier 
sur la vérité de mes opinions que sur leur innocence (3); mais, comme 
cela n'est pas absolument uécessaire, et que l'erreur en elle-méme 
ne blesse ni la piété ni l'amitié, je ne m'en défends pas avec la 
méme force ; et si dans le papier ci-joint je réplique à votre obli- 
geante lettre, où vous avez marqué fort distinctement et d'une 
maniere instructive, en quoi ma réponse ne vous a pas encore 
satisfait, ce n'est pas que je prétende que vous vous donniez le 
temps d'examiner de nouveau mes raisons ; car il est aisé de juger 
que vous avez des affaires plus importantes, et ces questions abs- 
traites demandent du loisir. Mais c'est afin que vous le puissiez au 
moins faire, en cas ;4) qu'à cause des conséquences surprenantes qui 
se peuvent tirer de ces notions abstraites, vous vous y voulussiez 
divertir un jour: ce que je souhaiterais pour mon profit (à) et pour 
l'éclaireissement de quelques importantes vérités contenues dans 
mon abrégé, dont l'approbation ou au moins l'innocence reconnue 
par votre jugement me serait de conséquence. Je le souhaiterais 
donc, dis-je, si je n'avais pas appris, il y a longtemps, de préférer 


‘1: Leibniz a corrigé par le mot : éminent. 

(2. Au lieu de : ou plutôt... — votre esprit, — Leibniz a corrigé ainsi : En 
me rendant volre estime qui est un bien que je chéris infiniment. 

(3) « Je souhaiterais de pouvoir. faire voir la vérité de snes opinions. aussi 
sürement que leur innocence, » 

(4j « En cas que l'envie vous prit un jour de vous en divertir. » 

(5j « Et méme pour celui du public. » 


CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 949 


l'utilité publique (qui s'intéresse tout autrement. dans l'emploi de 
votre temps) à mon avantage particulier, qui sans doute n'y serait 
pas petit (1). J'en ai déjà fait l'essai sur votre lettre, et je sais assez 
qu'il n'y a guére de personne au monde qui puisse mieux pénétrer 
dans l'intérieur des matières, et qui puisse répandre plus de lumières 
sur un sujet ténébreux. 

Je ne parle qu'avec peine de la manière dont vous m'avez voulu 
faire justice, Monsieur, lorsque je demandais seulement que vous me 
fissiez gráce ; elle me comble de confusion, et j'en dis seulement ces 
mots, pour vous témoigner combien je suis sensible à cette généro- 
sité, qui m'a fort édifié, d'autant plus qu'elle est rare, et plus que 
rare dans un esprit du premier ordre, que sa réputation met ordinai- 
rement à couvert, non seulement du jugement d'autrui, mais méme 
du sien propre. C'est à moi plutót de vous demander pardon ; et, 
comme il semble que vous me l'avez accordé par avance, je táche- 
rai de tout mon pouvoir de reconnaitre cette bonté, d'en mériter 
l'eflet et de me conserver toujours l'honneur de votre amitié, qu'on 
doit estimer d'autant plus précieuse qu'elle vous fait agir suivant des 
sentiments si chrétiens et si relevés. 

Je ne saurais laisser passer cette occasion sans vous entretenir, 
Monsieur, de quelques méditations que j'ai eues depuis que je n'ai pas 
eu l'honneur de vous voir. Entre autres j'ai fait quantité de ré- 
flexions de jurisprudence, et il me semble qu'on y pourrait établir 
quelque chose de solide et d'utile, tant pour avoir un droit certain, 
ce qui nous manque fort en Allemagne et peut-être encore en France, 
que pour établir une forme de procés courte et bonne. Or il ne suffit 
pas d'étre rigoureux en termes ou jours préfixes et autres condi- 
tions, comme font ceux qui ont compilé le Code Louis ; car de faire 
souvent perdre une bonne cause pour des formalités, c'est un reméde 
en justice, semblable à celui d'un chirurgien qui couperait souvent 
bras et jambes. On dit que le roi fait travailler de nouveau à la 
réforme de la chicane, et je crois qu'on fera quelque chose d'impor- 
tance. 

J'ai aussi été curieux en matière de mines, à l’occasion de celles 
de notre pays, où je suis allé souvent par ordre du prince ; et je 
crois d'avoir fait quelques découvertes sur la génération, non pas 
tant des métaux, que de cette forme où ils se trouvent, et de quel- 


(1: Leibniz a rayé toute cette phrase, depuis contenues dans mon abrégé jus- 
qu'à pas petit. 


PavL JANET. — Leibniz. 1-35 


5 46 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 


ques corps où ils sont engagés; par exemple, je puis démontrer la 
manière de la génération de l'ardoise. 

Outre cela, j'ai amassé sous main des mémoires et des titres 
concernant l'histoire de Brunsvick, et dernièrement je lus un di- 
plôme De finibus dioceseos Hildensemensis Henrici 11, imperato- 
ris, cognomento Sancti, où j'ai été surpris de remarquer ces paroles : 
pro conjugis prolisque regalis incolumitate; ce qui me parait 
assez contraire à l'opinion vulgaire, qui nous fait aceroire qu'il a 
gardé la virginité avec sa femme, sainte Cunégonde. 

Au reste je me suis diverti souvent à des pensées abstraites de 
métaphysique ou de géométrie. J'ai découvert une nouvelle mé- 
thode des tangentes, que j'ai fait imprimer dans le journal de Leip- 
zig. Vous savez, Monsieur, que MM. Hulde et depuis Slusius ont 
porté la chose assez loin. Mais il manquait deux choses : l'une que, 
lorsque l'inconnue ou l'indéterminee est embarrassée dans des frac- 
tions et irrationnelles, il faut l'en tirer pour user de leurs méthodes, 
ce qui fait monter le ealeul à une hauteur ou prolixité tout à fait 
incommode et souvent intractable ; au lieu que ma méthode ne se 
met point en peine des fractions, ni irrationnclles. C'est pourquoi 
les Anglais en ont fait grand cas. L'autre défaut de la methode des 
tangentes est. qu'elle ne va pas aux lignes que M. Descartes appelle 
mécaniques, et que j'appelle transcendantes ; au lieu que ma mé- 
thode y procede tout de même, et je puis donner par le calcul la 
tangente de la eycloide ou telle autre ligne. Je prétends aussi généra- 
lement de donner le moyen de réduire ces lignes au calcul, et je 
liens qu'il faut les recevoir dans la gcométrie, quoi qu'en dise 
M. Descartes. Ma raison est qu'il y a des questions analytiques, qui 
ne sont d'aucun degré, ou bien dout le degré méme est demandé ; 
par exemple, de couper l'angle en raison incommensurable de droite 
à droite. Ce probleme n'est ni plan, ni solide, ni sursolide. C'est 
pourtant un problème, et je l'appelle transcendant pour cela. Tel 
est aussi ce probléme: résoudre une telle équation : X* -]- X = 30, 
où linconnue méme X centre dans l'exposant, et le degré même de 
l'équation est demandé. Îl est aise de trouver ici que cet X signifie 
3. Car 95 -F 3 ou 27 + 3 fait 30. Mais il n'est pas toujours si aisé de 
le résoudre, surtout quand l'exposant n'est pas un nombre rationnel ; 
et il faut recourir à des lignes ou lieux propres à cela, qu'il faut par 
conséquence recevoir nécessairement dans la. géométrie. Or je fais 
voir que les lignes que Descartes veut exelure de la géométrie dépen- 


CORHESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 541 


dent de telles équations, qui passent en effet tous les degrés alué- 
briques, mais non pas l'analyse ni la géométrie. J'appelle donc les 
lignes reçues par M. Descartes «lgebraicas, parce qu'elles sont d'un 
certain degré d'une équation algébraique ; et les autres transcen- 
dantes que je réduis au calcul, et dont je fais voir aussi la construc- 
tion, soit par points ou par le mouvement ; etsi j'ose le dire, je pré- 
tends d'avanceer par là l'analyse ultra Herculis columnas. 

Et quant à la métaphysique, je prétends d'y donner des démons- 
trations géométriques, ne supposant presque que deux vérités 
primitives, savoir en premier lieu le principe de contradiction, car 
autrement, si deux contradictoires peuvent être vraies en. méme 
temps, tout raisonnement devient inutile ; et en deuxième lieu, que 
rien n'est sans raison, ou que toute vérité a sa preuve à priori, tirée 
de la notion des termes, quoiqu'il ne soit pas toujours en notre pou- 
voir de parvenir à cette analyse. Je réduis toute la mécanique à une 
seule proposition de métaphysique, et j'ai plusieurs propositions 
considérables et géométriformes touchant les causes et effets, item 
touchant la similitude dont je donne une définition par laquelle 
je démontre aisément plusieurs vérités qu'Euclide donne par des 
détours. 

Au reste je napprouve pas fort la maniere de ceux qui appellent 
toujours à leurs idees, quand ils sont au bout de leurs preuves, et 
qui abusent de ce principe, que toute conception claire et distincte 
est bonne, car je tiens qu'il faut venir à des marques d'une connais- 
sance distincte, et comme nous pensons souvent sans idées en em- 
ployant des caractéres à la place des idées en question, dont nous 
supposons faussement de savoir la signification, et que nous nous 
formons des chimères impossibles, je tiens que la marque d'une 
idée véritable est qu'on en puisse prouver la possibilité, soit à priori 
en concevant sa cause ou raison, soit à posteriori, lorsque l'expé- 
rience fait connaitre qu'elle se trouve effeetivement dans la nature. 
C'est pourquoi les definitions chez moi sont réelles, quand on con- 
nait que le défini est possible ; autrement elles ne sont que nomi- 
nales, auxquelles on ne se doit point fier ; car si par hasard le défini 
impliquait contradiction, on pourrait tirer deux contradictoires 
d'une méme definition. C'est pourquoi vous avez eu grande raison 
de faire connaitre au Pére Malebranche et autres qu'il faut distin- 
guer entre les idées vraies et fausses et ne pas donner trop à son 
imagination sous prétexte d'une intellection claire et distincte. Et 


048 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 


comme je ne connais presque personne qui puisse mieux examiner 
que vous toute sorte de pensées, particuliérement celles dont les 
conséquences s'étendent jusqu'à la théologie, peu de gens ayant la 
pénétration nécessaire et les lumiéres aussi universelles qu'il est 
besoin pour cet effet, et bien peu de gens ayant cette équité que 
vous avez maintenant fait paraitre à mon égard, je prie Dieu de vous 
conserver longtemps, et de ne nous pas priver trop tót d'un secours 
qu'on ne retrouvera pas si aisément. 
Je suis avec une passion sincère, 


Monsieur, etc. 


A. Arnauld à Leibniz. 


Ce 98 sept. 1686. 


J'ai cru, Monsieur, me pouvoir servir de la liberté que vous m'avez 
donnée de ne me pas presser de répondre à vos civilités. Et ainsi 
j'ai différé jusqu'à ce que j'eusse achevé quelque ouvrage que j'avais 
commencé, J'ai bien gagné à vous rendre justice, n'y ayant rien de 
plus honnête et de plus obligeant que la manière dont vous avez reçu 
mes excuses. Il ne m'en fallait pas tant pour me faire résoudre à 
vous avouer de bonne foi que je suis satisfait de la manière dont 
vous expliquez ce qui m'avait choqué d'abord, touchant la notion 
de la nature individuelle. Car jamais un homme d'honneur ne doit 
avoir de la peine de se rendre à la vérité, aussitôt qu'on la lui a fait 
connaitre. J'ai. surtout été frappé de cette raison que, dans toute 
proposition affirmative véritable, nécessaire ou contingente, univer- 
selle ou singuliére, la notion de l'attribut est comprise en quelque 
facon daus eelle du sujet : preedicetum tnest subjecto. 

H ne me reste de difficulté que sur la possibilité des choses, et sur 
cette maniere de concevoir Dieu comme avant choisi l'univers quil 
a créé entre. une iufinité d'autres univers possibles qu'ila vus en 
méme temps et qu'il na pas voulu créer. Mais, comme cela ne fait 
rien proprement à la. notion de la nature individuelle, et qu'il fau- 
drait que je révasse trop pour bien faire entendre ce que je pense 
sur cela, ou plutót ce que je trouve à redire dans les pensces des 
autres, parce qu'elles ne me paraissent pas dignes de Dieu, vous 
trouverez bon, Monsicur, que je ne vous en dise rien. 

J'aime mieux vous supplier de m'éclaircir deux choses que je 


CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 549 


trouve dans votre dernière lettre, qui me semblent considérables, 
mais que je ne comprends pas bien. 

La première est ce que vous entendez par « l'hypothèse de là con- 
comitance et de l'accord des substances entre elles », par laquelle 
vous prétendez qu'on doit expliquer ce qui se passe dans l'union de 
l'âme et du corps, et l'action ou passion d'un esprit à l'égard d'une 
autre créature. Car je ne concois pas ce que vous dites pour expli- 
quer cette pensée qui ne s'accorde, selon vous, ni avee ceux qui 
croient que l'âme agit physiquement sur le corps et le corps sur 
l'âme, ni avec ceux qui croient que Dieu seul est la cause physique 
de ces effets, et que l’âme et le corps n'en sont que les causes occa- 
sionnelles. « Dieu, dites-vous, a créé l'âme de telle sorte que pour 
l'ordinaire il n'a pas besoin de ces changements, et ce qui arrive à 
l'âme lui naît de son propre fond, sans qu'elle se doive accorder au 
corps dans la suite, non plus que le corps à l'áme : chacun suivant 
ses lois, et l'un agissant librement, et l'autre sans choix, se rencon- 
trent l'un avec l'autre dans les mêmes phénomènes. » 

Des exemples vous donneront moyen de mieux faire entendre votre 
pensée. On me fait une plaie dans le bras. Ce n'est à l'égard de mon 
corps qu'un mouvement corporel, mais mon àme a aussitót un sen- 
timent de douleur, qu'elle n'aurait pas sans ce qui est arrivé à mon 
bras. On demande quelle est la cause de cette douleur. Vous ne 
voulez pas que mon corps ait agi sur mon âme, ni que ce soit Dicu 
qui, à l'occasion de ce qui est arrivé à mon bras, ait formé immé- - 
diatement dans mon âme ce sentiment de douleur. ll faut donc que 
vous croviez que ce soit l'âme qui l'a formé elle-même, et que c'est 
ce que vous entendez, quand vous dites que « ce qui arrive dans 
l'âme à l'occasion du corps lui naît de son propre fond ». Saint Au- 
gustin était de ce sentiment, parce qu'il croyait que la douleur cor- 
porelle n'était autre chose que la tristesse qu'avait l'ime de ce que 
son corps était mal disposé. Mais que peut-on répondre à ceux qui 
objectent : qu'il faudrait donc que l'àme süt que son corps est mal 
disposé avant que d'en étre triste: au lieu qu'il semble que c'est la 
douleur qui l'avertit que son corps est mal disposé. 

Considérons un autre exemple, où le corps a quelque mouvement 
à l'occasion de mon âme. Si je veux ôter mon chapeau, je lève mon 
bras en haut. Ce mouvement de mon bras de bas en haut n'est point 
Selon les règles ordinaires des mouvements. Quelle en est donc la 
cause ? C'est que les esprits étant entrés en de certains nerfs les ont 


590 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 


enflés. Mais ces esprits ne se sont pas d'eux-mêmes déterminés à 
entrer dans ces nerfs : ou ils ne se sont pas donné à eux-mêmes le 
mouvement qui les a fait entrer dans ces nerfs. Qui est-ce donc qui 
le leur a donné? Est-ce Dieu à l'occasion de ce que j'ai voulu lever 
le bras? C'est ce que veulent les partisans des causes occasionnelles, 
dont il semble que vous n'approuviez pas le sentiment. 11 semble 
donc quil faille que ee soit notre âme. Et c'est néanmoins ce qu'il 
semble que vous ne vouliez pas encore. Car ce serait agir physique- 
ment sur le eorps. Et il me parait que vous croyez qu'une substance 
n'agit point physiquement sur une autre. 

La deuxieme chose sur quoi je désirerais d'être éclairei est ce 
que vous dites : « Qu'afin que le corps ou la matière ne soit pas un 
simple phénomène comme l'arc-en-ciel, ni un être uni par accident 
ou par agrégation comme un tas de pierre, il ne saurait consister 
dans l'étendue, et il v faut nécessairement quelque chose qu'on ap- 
pelle forme substantielle, et qui réponde en quelque facon à ce qu'on 
appelle l'âme. » 11 y a bien des choses à demander sur cela. 

1. Notre corps et notre áme sont deux substances réellement dis- 
tinctes. Or, en mettant dans le corps une forme substañtielle outre 
l'étendue, on ne peut pas s'imaginer que ce soient deux substances 
distinctes. On ne voit done pas que cette forme substantielle n'eüt 
aucun rapport à ee que nous appelons notre âme. 

2. Cette forme substantielle du corps devrait être ou étendue et 
divisible, ou non étendue et indivisible. Si on dit le dernier (1), il semble 
qu'elle serait indestructible aussi bien que notre âme. Et si on dit 
le premier, il semble qu'on ne gagne rien par là pour faire que les 
corps soient wnum per se, plutôt que s'ils ne consistaient qu'en 
l'étendue. Car c'est la divisihilité de l'étendue en une infinité de 
parties qui fait qu'on à de la peine à en concevoir l'unité. Or, cette 
forme substantielle ne remédiera point à cela, si elle est aussi divi- 
sible que l'étendue méme. 

3. Est-ce la forme substantielle d'un carreau de marbre qui fait 
qu'il est un ? Si cela est, que devient cette forme substantielle, quand 
il cesse d'être un. parce qu'on l'a casse en deux ? Est-elle anéantie, 
ou est-elle devenue deux? Le premier est inconcevable, si cette 
forme substantielle n'est pas une maniere d'être, mais une substance. 


(1; Dernier, premier. — Grotefend et Gehrardt. intervertisseut l'ordre de ees 
deux termes, mais il nous semble que l'ordre que nous donnons est le seul qui 
Soit conforme au sens, 


CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 25M 


Et on ne peut dire que c'est une manière d'être ou. modalité, puis- 
qu'il faudrait que la substance dont cette forme serait la. modalité 
füt l'étendue. Ce qui n'est pas apparemment votre pensée. Et si cette 
forme substantielle d'une qu'elle etait devient deux, pourquoi n'en 
dira-t-on pas autant de l'étendue seule sans cette forme substan- 
tielle ? 

4. Donnez-vous à l'étendue une forme substantielle générale, telle 
que l'ont adinise quelques scholastiques qui l'ont appelée formam 
corporeitatis : ou si vous voulez qu'il y ait autant de formes subs- 
tantielles différentes qu'il y a de corps différents : et différentes 
d'espèce, quand ce sont des corps différents d'espèces. 

3. En quoi mettez-vous l'unité qu'on donne à la terre, au soleil, 
à la lune, quand on dit qu'il n'y a qu'une terre que nous habitons, 
qu'un soleil qui nous éclaire, quune lune qui tourne en tant de 
jours à l'entour de la terre? Croyez-vous qu'il soit nécessaire pour 
cela que la terre par exemple, composée de tant de parties hétéro- 
cenes, ait unc forme substantielle qui lui soit propre et qui lui donne 
cette unité? Il n'y a pas d'apparence que vous le croyiez. J'en dirai 
de méme d'un arbre, d'un cheval. Et de là je passerai à tous les 
mixtes, Par exemple, le lait est compose de sérum, de la crème et 
de ce qui se caille. A-t-il. trois formes substantielles, ou s'il n'en a 
qu'une ? 

6. Enfin on dira qu'il n'est pas digne d'un philosophe d'admettre 
des entités dont on n'a aucune idée claire et distincte; et qu'on n'en 
2 point de ces formes substantielles ; et que de plus, selon vous, on 
ne les peut prouver par leurs effets, puisque vous avouez que c'est 
par la philosophie corpusculaire qu'on doit expliquer tous les phé- 
noménes particuliers de la nature, et que ce n'est rien dire d'allé- 
guer ces formes. 

1.H vades cartésiens qui, pour trouver l'unité dans les corps, 
ont nié que la matière füt divisible à l'infini, et qu'on devait admettre 
des atomes indivisibles. Mais je ne pense pas que vous soyez de 
leur sentiment. | 

J'ai considéré votre petit imprimé et je l'ai trouvé fort subtil. Mais 
prenez garde si les cartésiens ne vous pourront point répondre, 
qu'il ne fait rien contre eux, parce qu'il semble que vous supposiez 
une chose qu'ils eroient fausse, qui est qu'une pierre en descendant 
se donne à elle-méme cette plus grande velocité qu'elle acquiert 
plus elle descend. Ils diront que cela vient des corpuscules, qui en 


992 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 


montant font descendre tout ce qu'ils trouvent en leur chemin, et 
leur transportent une partie de ce qu'ils ont de mouvement : et 


 qu'ainsi il ne faut pas s'étonner si le corps B quadruple d'À a plus 


de mouvement étant descendu un pied que le corps À étant des- 
cendu quatre pieds; parce que les corpuscules qui ont poussé B lui 
ont communiqué du mouvement proportionné à sa masse, et ceux 
qui ont poussé À proportionnément à la sienne. Je ne vous assure 
pas que cette réponse soit bonne, mais je crois au moins que vous 
devez vous appliquer à voir si cela n'y fait rien. Et je serais bien 
aise de savoir ec que les cartésiens ont dit sur votre écrit. 

Je ne sais si vous avez examiné ce que dit M. Descartes dans ses 
lettres sur son principe général des mécaniques. Il me semble qu'en 
voulant montrer pourquoi la méme force peut lever par le moyen 
d'une machine le double ou le quadruple de ce qu'elle léverait 
sans machine il déclare qu'il n'a point d'égard à la vélocité. Mais je 
n'en ai qu'une mémoire confuse. Car je ne me suis jamais appliqué 
à ces choses-là que par occasion et à des heures perdues, et il y a 
plus de vingt ans que je n'ai vu aucun de ees livres-là. 

Je ne désire point, Monsieur, que vous vous détourniez d'aucune 
de vos occupations tant soit peu importante pour résoudre les deux 
doutes que je vous propose. Vous en ferez ce qu'il vous plaira, et à 
votre loisir. | 

Je voudrais bien savoir si vous n'avez point donné la dernière 
perfection à deux machines que vous aviez trouvées étant à Paris. 
L'une d'arithmétique qui paraissait bien plus parfaite que celle de 
M. Pascal, et l'autre une montre tout à fait juste. Je suis tout à vous. 


Projet d'une lettre à M. Arnauld :1). 


Monsieur, 


L'hypothèse de la concomitance est une suite de la notion que 
j 2i dela substance. Car, selon moi. la notion individuelle d'une subs- 
tance enveloppe tout ce qui lui doit jamais arriver, et c'est en quoi 
les êtres accomplis différent de ceux qui ne le sont pas. Or, l'âme 
étant une substance individuelle. il faut que sa notion, idée, es- 
sence ou nature enveloppe tout ce qui lui doit arriver ; et Dieu, qui 
la voit parfaitement, y voit ce qu'elle agira ou souflrira à tout 


(1) Cette lettre est une première ébauche de la lettre suivante. 


CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D ARNAULD 553 


jamais, et toutes les pensées qu'elle aura. Donc, puisque nos pensées 
ne sont que des suites de la nature de notre âme et lui naissent en 
vertu de sa notion, il est inutile d'y demander l'influence d'une autre 
substance particulière, outre que cette influence est absolument 
inexplicable. Il est vrai qu'il nous arrive certaines pensées, quand 
il y a certains mouvements corporels, et qu'il arrive certains mou- 
vements corporels, quand nous avons certaines pensées ; mais c'est 
parce que chaque substance exprime l'univers tout entier à sa ma- 
nière, et cette expression de l'univers, qui fait un mouvement dans 
le corps, est peut-être une douleur à l'égard de l'âme. Mais on attri- 
bue l'action à cette substance dont l'expression est plus distincte, et 
on l'appelle cause. Comme lorsqu'un corps nage dans l'eau, il y a 
une infinité de mouvements des parties de l'eau, tels qu'il faut afin 
que la place que ce corps quitte soit toujours remplie par la voie 
la plus courte. C'est pourquoi nous disons que ce corps en est 
cause, parce que, par son moyen. nous pouvons expliquer distinc- 
tement ce qui arrive; mais si on examine ce qu'il y a de physique 
et de réel dans le mouvement, on peut aussi bien supposer que ce 
corps est en repos, et que tout le reste se meut conformément à 
cette hypothèse, puisque tout le mouvement en lui-même n'est 
qu'une chose respective, savoir : un changement de situation qu'on 
ne sait à qui attribuer dans la précision mathématique ; mais on 
l'attribue à un corps par le moyen duquel tout s'explique distincte- 
ment. Et en effet, à prendre tous les phénomènes petits et grands, il 
n'y a qu'une seule hypothèse qui serve à expliquer le tout distincte- 
ment. Et on peut méme |direl que, quoique ce corps ne soit pas 
une cause efficiente physique de ces effets, son idée au moins en est 
pour ainsi dire la cause finale, ou, si vous voulez, exemplaire dans 
l'entendement de Dieu. Car, si on veut chercher s'il y a quelque 
chose de réel dans le mouvement, qu'on s'imagine que Dieu veuille 
exprès produire tous les changements de situation dans l'univers, 
tout de même comme si ce vaisseau les produirait en voguant dans 
l'eau ; n'est-il pas vrai qu'en effet il arriverait justement cela méme ? 
car il n'est pas possible d'assigner aucune différence réelle. Ainsi, 
dans la précision métaphysique, on n'a pas plus de raison de dire 
que le vaisseau pousse l'eau à faire cette grande quantité de cercles 
servant à remplir la place du vaisseau, que de dire que l'eau est 
poussée à faire tous ces cercles, et qu'elle pousse le vaisseau à se 
remuer conformément; mais à moins de dire que Dieu a voulu ex- 


Ve CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 


nies produire une si grande quantité de mouvements d'une maniere 
«4 “uuspiraute, on n'en peut pas rendre raison, et comme il n'est 
pas raisennable de recourir à Dieu dans le détail, on a recours au 
vaisseau, quoique en effet, dans la dernière analyse, le consente- 
uteut de tous les phénomènes des différentes substances ne vienne 
que de ee. qu'elles sont toutes des productions d'une méme cause, 
«voir de Dieu; qui fait que chaque substance individuelle exprime 
la resolution que Dieu a prise à l'égard de tout l'univers. C'est donc 
par la méme raison qu'on attribue les douleurs aux mouvements des 
corps, parce qu'on peut par là venir à quelque chose de distinct. Et 
cela sert à nous procurer des phénomènes ou à les empêcher. Ce- 
pendant, à ne rien avancer sans nécessité, nous ne faisons que pen- 
ser, et aussi nous ne nous procurons que des pensées, et les phéno- 
ménes ne sont que des pensées. Mais comme toutes nos pensées ne 
sont pas efficaces, et ne servent pas à nous en procurer d'autres 
d'une certaine nature, et qu'il nous est impossible de déchiffrer le 
mystère de la connexion universelle des phénomènes, il faut prendre 
sarde, par le moyen de l'expérience, à celles qui nous en procurent 
autres fois, et c'est en quoi consiste l'usage des sens et ce qu'on 
appelle l'action hors de nous. 

L'hypothése de la concomitance ou de l'accord des substances 
entre elles suit de ce que j'ai dit que chaque substance individuelle 
enveloppe pour toujours tous les accidents qui lui arriveront, et 
exprime tout l'univers à sa maniere; ainsi ce qui est exprimé dans 
le corps par un mouvement ou. changement de situation est peut- 
être exprimé dans l'âme par une douleur. Puisque les douleurs ne 
sont que des pensées, il ne faut pas s'étonner si elles sont des suites 
d'une substance dont la nature est de penser. Et, s'il arrive cons- 
tamment que certaines pensées sont jointes à certains mouvements, 
c'est parce que Dieu a créé d'abord toutes les substances, en sorte 
que dans la suite tous leurs phénomenes s'entre-répondent, sans 
qu il leur faille pour cela une influence physique mutuelle, qui ne 
parait pas méme explieable ; peut-être que M. Descartes était plutôt 
pour cette eoncomitance que pour l'hvpothese des causes occasion- 
nelles, car il ne s'est point expliqué là-dessus que je sache. 

J'admire ce que vous remarquez, Monsieur, que saint Augustin a 
déjà eu de telles vues, en soutenant que Ja douleur n'est autre chose 
qu'une tristesse de l'àme qu'elle a de ee que son corps est mal dis- 


2d " - grand homme a assurément penctre bien avant dans les 


CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 550 


choses. Cependant l'àÀme sent que son corps est mal disposé. non 
pas par une influence du corps sur l'àme, ni par une opération par- 
ticulière de Dieu qui l'en avertisse, mais parce que c'est la nature 
de l'àme d'exprimer ce qui se passe dans les corps, étant créée 
d'abord, en sorte que la suite de ses pensées s'accorde avec la suite 
des mouvements. On peut dire la méme chose du mouvement de 
mon bras de bas en haut. On demande ce qui détermine les esprits 
à entrer dans les nerfs d'une certaine matière, je réponds que c'est 
tant l'impression des objets que la disposition des esprits et nerfs 
mémes, en vertu des lois ordinaires du mouvement. Mais, parla con- 
cordance générale des choses, toute cette disposition n'arrive jamais 
que lorsqu'il y a en méme temps dans l'áme cette volonté à laquelle 
nousavons coutume d'attribuer l'opération. Ainsiles âmes ne changent 
rien dans l'ordre des corps, ni les eorps dans celui des àmes. (Et 
c'est pour cela que les formes ne doivent point être employées à 
expliquer les phénomènes de la nature.; Et une âme ne change rien 
dans le cours des pensées d'une autre áme. Et, en général, une subs- 
tance particuliere n'a point d'influence physique sur l'autre; aussi 
serait-elle inutile, puisque chaque substance est un être accompli, 
qui se suffit lui-même à déterminer en vertu de sa propre nature 
tout ce qui lui doit arriver. Cependant on a beaucoup de raison de 
dire que ma volonté est la cause de ce mouvement du bras, et qu'une 
solutio continui dans la matière de mon corps est cause de la dou- 
leur; ear l'un. exprime distinctement ce que l'autre exprime plus 
confusément, et on doit attribuer l'action à la substance dont Fex- 
pression est plus distincte. D'autant que cela suffit 71: à la pratique 
pour se procurer des phénomenes. Si elle n'est pas cause physique, 
on peut dire qu'elle est cause finale, ou pour mieu». dire exemplaire, 
c'est-à-dire que son idée dans l'entendement. de Dieu a contribué à 
la résolution de Dieu à l'égard de cette particularité, lorsqu'il s'agis- 
sait de résoudre la suite universelle des choses. 

L'autre difficulté est sans comparaison plus grande, touchant les 
formes substantielles et les âmes des corps ; et j'avoue que je ne 
m'y satisfais point. Premiérement, il faudrait être assuré que les 
corps sont des substances et non pas seulement des phénomènes 
véritables comme l'are-en-ciel. Mais, cela pose, je crois qu'on peut 
inférer que la substance corporelle ne consiste pas dans l'étendue 


(1) Grotefend et Gehrardt donnent: «oi, ee qui n'a aucun sens. 


LI 


550 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 


ou dans la divisibilité; car on m'avouera que deux corps éloignés 
l'un de l'autre, par exemple deux triangles, ne sont pas réellement 
une substance ; supposons maintenant qu'ils s'approchent pour com- 
poser un carré, le seul attouchement les fera-t-il devenir une subs- 
tance ? Je ne le pense pas. Or, chaque masse étendue peut étre 
considérée comme composée de deux ou mille autres ; il n'y a que 
l'étendue par un attouchement. Ainsi on ne trouvera jamais un corps 
dont on puisse dire que c'est véritablement une substance. Ce sera 
toujours un agrégé de plusieurs. Ou plutôt, ce ne sera pas un être 
récl, puisque les parties qui le composent sont sujettes à la même 
difficulté, et qu'on ne vient jamais à aucun être réel, les êtres par 
agrégation n'ayant qu'autant de réalité qu'il y en a dans leurs ingré- 
dients. D'où il s'ensuit que la substance d'un corps, s'ils en ont une, 
doit être indivisible; qu'on l'appelle âme ou forme, cela m'est indif- 
férent. Mais aussi la notion générale de la substance individuelle, 
que vous semblez assez goûter, Monsieur, prouve la méme chose. 
L'étendue est un attribut qui ne saurait constituer un être accompli, 
on n'en saurait tirer aucune action ni changement, elle exprime 
seulement un état présent, mais nullement le futur et le passé. 
comme doit faire la notion d'une substance. Quand deux triangles se 
trouvent joints, on n'en saurait conclure comment cette jonetion 
s’est faite. Car cela peut être arrivé de plusieurs façons, mais tout ce 
qui peut avoir plusieurs causes n'est jamais un être accompli. Ce- 
pendant j'avoue qu'il est bien difficile de résoudre plusieurs ques- 
tions dont vous faites mention. Je crois qu'il faut dire que, si les 
corps ont des formes substantielles, par exemple, si les bétes ont des 
âmes, que ces âmes sont indivisibles. C'est aussi le sentiment de 
saint Thomas. Ces âmes sont donc indestructibles ? Je l'avoue, et 
comme il se peut que selon les sentiments de M. Leeuwenhoeck 
toute génération d'un animal ne soit qu'une transformation d'un 
animal déjà vivant, il y a lieu de croire aussi que la mort n'est 
qu'une autre transformation. Mais l'ime de l'homme est quelque 
chose de plus divin, elle n'est pas seulement indestructible, mais elle 
se connaît toujours et demeure consci« sui. Et quant à son origine, 
on peut dire que Dieu ne l'a produite que lorsque ce corps animé 
qui est dans la semence se détermine à prendre la forme humaine. 
Cette âme brute, qui animait auparavant ee corps avant la transfor- 
mation, est annihilée, lorsque l'àme raisonnable prend sa place, ou 
si Dieu change l'une dans l'autre, en donnant à la premiére une nou- 


CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 991 


velle perfection par une influence extraordinaire, c'est une particu- 
larite sur laquelle je n'ai pas assez de lumieres. 

Je ne sais pas si le corps, quand l'âme ou la forme substanticlle 
est mise à part, peut être appelé une substance. Ce pourra bien être 
une machine, un agrégé de plusieurs substances, de sorte que, si 
on me demande ce que je dois dire de forma cadaveris ou d'un 
carreau de marbre, je dirai qu'ils sont peut-étre unis per aggrega- 
tionem comme un tas de pierres, et ne sont pas des substances. On 
pourra dire autant du soleil, de la terre, des machines, et excepté 
l'homme il n'y a point de corps dont je puisse assurer que c'est une 
substance plutót qu'un agrégé de plusieurs ou peut-étre un phéno- 
mène. Cependant il me semble assuré que, s'il y a des substances 
corporelles, l'homme ne l'est point seul, et il parait probable que les 
bétes ont des àmes quoiqu'elles manquent de conscience. 

Enfin, quoique je denteure d'accord que la considération des formes 
ou âmes est inutile dans la physique particulière, elle ne laisse pas 
d’être importante dans la métaphysique. À peu prés comme les géo- 
mètres ne se soucient pas de romposilionerontinui, et les physiciens 
ne se mettent point en peine si une boule pousse l'autre, ou si c'est 
Dieu. 

IL serait indigne d'un philosophe d'admettre ces âmes ou formes 
sans raison, mais saus cela il n'est pas intelligible que les corps sont 
des substances. 


Leibniz à Arnauld. 


9M NOV, so: 
6 dec, 1636. 


Hanowre, 
Monsieur. 

Comme j'ai trouvé quelque chose d'extraordinaire dans la fran- 
chise et dans la sincérité avec laquelle vous vous étes rendu à quel- 
ques raisons dont je m'étais servi, je ne saurais me dispenser de le 
reconnaitre et de l'admirer. Je me doutais bien que l'argument pris 
de la nature générale des propositions ferait quelque impression 
sur votre esprit; mais j'avoue aussi qu'il y a peu de gens capables 
de goûter des vérités si abstraites, et que peut-être tout autre que 
vous ne se serait pas apercu si aisément de sa force. 

Je souhaiterais d'étre instruit de vos méditations touchant la pos- 
sibilité des choses, qui ne sauraient étre que profondes et impor- 
tantes ; d'autant qu'il s'agit de parler de ces possibilités d'une ma- 


558 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 


niére qui soit digne de Dieu. Mais ce sera selon votre commodité. 
Pour ce qui est des deux difficultés que vous trouvez dans ma 
lettre, l'une touchant l'hypothese de la concomitance ou de l'ac- 
cord des substances entre elles, l'autre touchant la nature des 
formes des substances corporelles, j'avoue qu'elles sont considé- 
rables, et si j'y pouvais satisfaire entierement, je croirais pouvoir 
déchiffrer les plus grands secrets de la nature universelle. Mais est 
aliquid prodire tenus. Et quant au premier, je trouve que vous 
expliquez assez vous-méme ce que vous aviez trouvé d'obscur dans 
ma pensée touchant l'hypothèse de la concomitance ; car, lorsque 
l'âme a un sentiment de douleur en méme temps que le bras est 
blessé, je crois en effet, comme vous dites, Monsieur, que l'âme se 
forme elle-même cette douleur, qui est une suite naturelle de son 
état ou de sa notion, et j'admire que saint Augustin, comme vous 
avez remarqué, semble avoir reconnu Ia même chose, en disant que 
la douleur que l'âme a dans ses rencontres n'est autre chose qu'une 
tristesse qui accompagne la mauvaise disposition du corps. En effet, 
ce grand homme avait des pensées très solides et trés profondes. 
Mais, dira-t-on, comment sait-elle cette mauvaise disposition du 
corps ? Je réponds que ce n'est pas par aucune impression ou action 
des corps sur l'âme, mais paree que la nature de toute substance 
porte une expression générale de tout l'univers, et que la nature 
de l’âme porte plus partieulicrement une expression plus distinete 
de ce qui arrive maintenant à l'égard de son corps. C'est pourquoi 
il lui est naturel de marquer et. de connaitre les accidents de sou 
corps par les siens. 11 en est de méme à l'égard du corps, lorsqu'il 
s'accommode aux pensées de l'âme ; et lorsque je veux lever le bras, 
c'est justement dans le moment que tout est disposé dans le corps 
pour cet effet ; de sorte que le corps se meut en vertu de ses propres 
lois; quoiqu'il arrive, par l'accord admirable mais immanquable des 
choses entre elles, que ces lois v conspirent justement dans le mo- 
ment que la volonté s'y porte: Dieu y ayant eucgard par avance, lors- 
qu'il a pris sa résolution sur cette suite de toutes les choses de 
l'univers. Tout cela ne sont que des conséquences de la notion 
d'une substance individuelle qui enveloppe tous ses phénomènes, 
en sorte que rien ne saurait arriver à une substance qui ne lui 
naisse de son propre fond, mais conformément à ce qui arrive à une 
autre, quoique l'une agisse librement et lautre sans choix. Et 
cet accord est une des plus belles preuves qu'on puisse donner 


CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D ARNAULD ^ 559 


de la nécessité d'une substance souveraine cause de toutes choses. 
Je souhaiterais de me pouvoir expliquer si nettement et décisive- 
ment touchant l'autre question qui regarde les formes substantielles. 
La première difficulté que vous indiquez, Monsieur, est que notre 
Ame et notre corps sont deux substances réellement distinctes ; dont 
il semble que l'un n'est pas la forme substantielle de l'autre. Je ré- 
ponds qu'à mon avis notre corps en lui-même, l'áme mise à part, ou 
le cadaver ne peut étre appelé une substance que par abus, comme 
une machine ou comme un tas de pierres, qui ne sont que des êtres 
par agrégation ; car l'arrangement régulier ou irrégulier ne fait rien 
à l'unité substantielle. D'ailleurs, le dernier concile de Latran déclare 
que l'âme est véritablement la forme substantielle de notre corps. 
Quant à la seconde difficulté, j'accorde que la forme substantielle 
du corps est indivisible. et il me semble que c'est aussi le sentiment 
de saint Thomas; et j aceorde encore que toute forme substantielle 
ou bien toute substance est indestructible et méme ingénérable, ce 
qui était aussi le sentiment d'Albert le Grand, et parmi les anciens 
celui de l'auteur du livre De dieta qu'on attribue à Hippocrate. 
Elles ne sauraient donc naître que par une création. Et j'ai beau- 
coup de penehant à croire que toutes les générations des animaux 
dépourvus de raison, qui ne méritent pas une nouvelle création, 
ne sont que des transformations d'un autre animal déjà vivant, mais 
quelquefois imperceptible ; à l'exemple des changements qui arri- 
vent à un ver à soie et autres semblables, la nature ayant accoutumé 
de découvrir ses secrets dans quelques exemples, qu'elle eache en 
d'autres rencontres. Ainsi les âmes brutes auraient toutes été créées 
dès le commencement du monde, suivant cette fécondité des se- 
mences mentionnées dans la. Genèse; mais l'âme raisonnable n'est 
créée que dans le temps de la formation de son corps, étant entié- 
rement différente des autres àmes que nous connaissons, parce 
qu'elle est capable de réflexion, et imite en petit là nature divine. 
Troisiemement je erois qu'un carreau de marbre n'est peut-être 
que comme un tas de pierres, et ainsi ne saurait passer pour une 
seule substance, mais pour un assemblage de plusieurs. Car suppo- 
sons qu'il y ait deux pierres, par exemple le diamant du Grand-Duc 
et celui du Grand-Mogol : on pourra mettre un mème nom collectif 
en ligne de compte pour tous deux, et on pourra dire que c'est une 
paire de diamants, quoiqu'ils se trouvent bien éloignés l’un de 
l'autre; mais on ne dira pas que ces deux diamants composent une 


560 . CORRESPONDANCE DE LEIDNIZ ET D'ARNAULD 


substance. Or le plus et le moins ne fait rien ici. Qu'on les approche 
donc davantage l'un de l'autre, et qu'on les fasse toucher méme, ils 
n'eu seront pas plus substantiellement unis ; et quand aprés l'attou- 
chement on y joindrait quelque autre corps propre à empécher leur 
séparation, par exemple si on les enchássait dans un seul anneau, 
tout cela n'en fera que ce qu'on appelle umun per accidens. Car 
c'est comme par accident qu'ils sont obligés à un méme mouvement. 
Je tiens donc qu'un carreau de marbre n'est pas une seule subs- 
tance accomplie, non plus que le serait l'eau d'un étang avec tous 
les poissons y compris. quand même toute l'eau avec tous ces pois- 
Sons se trouverait glacée; ou bien un troupeau de moutons, quand 
méme ces moutons seraient tellement liés qu'il$ ne pussent marcher 
que d'un pas égal et que l'un ne püt être touché sans que tous les 
autres criassent. Il y a autant de différence entre une substance et 
entre un tel être qu'il y en 3 entre un homme et une communauté, 
comme peuple, armée, société ou collége, qui sont des étres mo- 
raux, où il y a quelque chose d'imaginaire et de dépendant de la 
fiction de notre esprit. L'unité substantielle demande un étre accom- 
pli indivisible, et naturellement indestructible, puisque sa notion 
enveloppe tout ec qui lui doit arriver, ce qu'on ne saurait trouver 
ni dans la figure ui dans le mouvement, qui enveloppent méme 
toutes deux quelque chose d'imaginaire, comme je pourrais démon- 
trer, mais bien dans une âme ou forme substantielle à l'exemple de 
ce qu'on appelle moi. Ce sont là les seuls êtres accomplis véritables. 
comme les Anciens avaient reconnu, et surtout Platon, qui a fort 
clairement montré que la seule matière ne suffit pas pour former 
une substance. Or le moi susdit, ou ce qui lui répond dans chaque 
substance iudividuelle, ne saurait être fait ni défait par l'appropin- 
quation ou éloignement des parties, qui est une chose purement 
extérieure à ee qui fait la substance. Je ne saurais dire précisément 
s'il y a d'autres substances corporelles véritables que celles qui sont 
animées, mais au moins les àmes servent à nous donner quelque 
connaissance des autres par analogie. 

Tout cela peut contribuer à éclaircir la quatrième difficulté, car, 
sans me mettre en peine de ce que les scholastiques ont appelé 
formam corporeitatis, je donne des formes substantielles à toutes 
les substances corporelles plus que machinalement unies. Mais cin- 
quiemement, si on me demande en particulier ce que je dis du 
soleil, du globe de la terre, de la lune, des arbres et de semblables 


CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D ARNAULD 561 


corps, et méme des bêtes, je ne saurais assurer absolument s'ils 
sont animés, ou au moins s'ils sont des substances, ou bien s'ils sont 
simplement des machines ou agrégés de plusieurs substances. Mais 
au moins je puis dire que, s'il n'y a aucunes substances corporelles, 
telles que je veux, il s'ensuit que les corps ne seront que des phé- 
noménes véritables, comme l'arc-en-ciel ; car le continu n'est pas 
seulement divisible à l'infini, mais toute partie de la matiére est 
actuellement divisée en d'autres parties aussi différentes entre elles 
que les deux diamants susdits ; et cela allant toujours ainsi, on ne 
viendra jamais à quelque chose dont on puisse dire : voilà réelle- 
ment un étre, que lorsqu'on trouve des machines animées dont 
l'âme ou forme substantielle fait l'unité substantielle indépendante 
de l'union extérieure de l'attouchement. Et s'il n'y en a point, il 
s'ensuit que hormis l'homme il n'y aurait rien de substantiel dans le 
monde visible. 


Sixièmement, comme la notion de la substance individuelle en 
général, que j'ai donnée, est aussi claire que celle de la vérité, eelle 
de la substance corporelle le sera aussi; et par conséquent celle de 
la forme substantielle. Mais quand elle ne le sevait pas, nous 
sommes obligés d'admettre bien des choses dont la connaissance 
n'est pas assez claire et distincte. Je tiens que celle de l'étendue 
l'est encore bien moins, témoin les étranges difficultés de la com- 
position du continu; et on peut méme dire qu'il n'y a point de 
figure arrêtée et précise dans les corps, à cause de la subdivision 
actuelle des parties. De sorte que les corps scraient sans doute 
quelque chose d'imaginaire et d'apparent seulement, s'il n'y avait 
que de la matière et ses modifications. Cependant il est inutile de 
(aire mention de l'unité, notion ou forme substantielle des corps, 
quand il s'agit d'expliquer les phénomènes particuliers de la nature, 
comme il est inutile aux géometres d'examiner les difficultés de 
compositione continui, quand ils travaillent à résoudre quelque 
probléme. Ces choses ne laissent pas d'être importantes et considé- 
rables en leur lieu. Tous les phénomènes des corps peuvent être 
“expliqués machinalement ou par la philosophie corpusculaire, sui- 
vant certains principes de mécanique posés sans qu'on se mette en 
peine s'il y a des âmes ou non; mais dans la dernière analyse des 
principes de la physique et de la mécanique méme il se trouve qu'on 
ne saurait expliquer ces principes par les seules modifications de 


PAuL JANET. — Leibniz. 1-36 


562  CORRESPONDANCE DE LFIBNIZ ET D'ARNAULD 


l'étendue, et la nature de la force demande déjà quelque autre 
chose. 

Enfin, en septiéme lieu, je me souviens que M. Cordemov, dans 
son traité du discernement de l'âme et du corps, pour sauver 
l'unité substantielle dans les corps, s'est cru obligé d'admettre des 
atomes ou des corps étendus indivisibles afin de trouver quelque 
chose de fixe pour faire un étre simple, mais vous avez bien jugé, 
Monsieur, que je ne serais pas de ce sentiment. Il parait que 
M. Cordemoy avait reconnu quelque chosede la vérité, mais il n'avait 
pas encore vu en quoi consiste la véritable notion d'une substance, 
aussi c'est là la clefdes plus importautes connaissances. L'atome qui 
ne contient qu'une masse figuree d'une dureté infinie (que je ne 
tiens pas conforme à la sagesse divine non plus que le vide) ne 
saurait envelopper en lui tous ses états passés et futurs, et encore 
moins ceux de tout l'univers. 

Je viens à vos considérations sur mon objection contre le prin- 
cipe cartésien touchant la quantité de mouvement, et je demeure 
d'accord, Monsieur, que l'accroissement de la vélocité d'un corps 
pesant vient de l'impulsion de quelque fluide invisible, et qu'il en 
est comme d'un vaisseau que le vent fait aller premièrement très 
peu, puis davantage. Mais ma démonstration est indépendante de 
toute hypothèse. Sans me mettre en peine à présent comment le 
corps a acquis la vitesse qu'il a, je la prends telle qu'elle est, et je 
dis qu'un corps d'une livre qui a une vitesse de 2 degrés a deux fois 
plus de force qu'un corps de deux livres qui a une vitesse d'un degré, 
parce qu'il peut élever une méme pesanteur deux fois plus haut. Et je 
tiens qu'en dispensantle mouvement entre les corps qui se choquent 
il faut avoir égard non pas à la quantité de mouvement comme 
fait M. Descartes dans ses règles, mais à la quantité de la force; 
autrement on pourrait obtenir le mouvement perpétuel mécanique. 
Par exemple, supposons que dans un carré LM un corps À aille par 
la diagonale 14 92A, choquer en méme temps deux corps à lui 
égaux B et C, en sorte que dans le moment du choc les trois centres 
de ces trois sphères se trouvent dans un triangle rectangle isocèle, 
le tout dans un plan horizontal ;supposons maintenant que le corps À 
demeure en repos après le choc dans le lieu 2À, et donne toute sa 
force aux corps B et € ; en ce cas B ira de 1B en 2D avec la vélocité 
et direction 1I? 2B, et C de 1C en 2C avec la vélocité et direction 1C2C. 
C'est-à-dire, si À avait mis une seconde du temps à venir uni- 


CORHESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D ARNAULD 263 


formément de 1A à 9A avant le choc, ce sera aussi dans une seconde 
apres le choc que B viendra à 9B et C à 2C. On demande quelle 
sera la longueur de 1B. 2B ou 1C 9C, qui représente la vitesse. Je 
dis qu'elle doit étre égale à AL ou AM, cótés du carré LM. Car, les 
corps étant supposés égaux, les forces ne sont que comme les hau- 
teurs dont les corps devraient descendre pour acquérir ces vitesses, 
c’est-à-dire comme les carrés des vitesses ; or les carrés 1B 2B et 
1C 2C pris ensemble sont égaux au carré 1A 2A, Donc il y a autant de 
force aprés qu'avant le choc, mais on voit que la quantité de mou- 
vement est augmentée ; car, les corps étant égaux, elle se peut esti- 
mer par leurs vitesses ; or, avant le choc. était la vitesse 1B 2B plus 
la vitesse 1À 2A, mais après 

le choc c'est la vitesse 1B 9D 2B 

plus la vitesse 1C 2€; or 
IB 2B -- 1C 2C est plus 
que 1À 24, il faudrait donc 
que, selon M. Descartes, 
pour garder la méme quan- 
tité de inouvement, le corps 
D n'aillede 1B que jusqu'en 
8 ou de 1C que jusqu'en x, 
en sorte que 1B.6 ou 1C. x 
soient chacune égale à la | 
moitié de 14 24. Mais de AT: 77777777 M 

cette maniére autant que les 

deux carrés de 1B.5 et de 1C.x ensemble sont moindres que le carré 
4A 24, autant y aura-t-il de force perdue. Et en échange je montre- 
rai que d'une autre manière on pourra gagner de la force par le choc. 
Car puisque, selon M. Descartes, le corps À avec la vitesse et direction 
14 2A donne ex hypothesi aux corps reposants B et C les vitesses 
et directions 1D.5 et 1C.x pour reposer lui-même à leur place, il 
faut réciproquement que ces corps retournants ou allants sur le 
corps À qui repose en 2À avec les vitesses et directions 5 1h et z 1C 
se reposant aprés le choc, le fassent aller avec la vitesse et direc- 
tion 2A 1A. Mais par là le mouvement perpétuel pourrait arriver 
infailliblement, ear supposé que le corps B d'une livre ayant la 
vitesse 8 11 puisse monter à la hauteur d'un pied, et C de méme, 
il y avait avant le choc une force capable d'élever deux livres à un 
pied, ou une livre à deux pieds. Mais après le choc de 1B et 1C sur 









564 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 


9A le corps À d'une livre ayant une double vitesse (savoir la vitesse 
2A {A double de la vitesse $ 4B ou x 1C) pourra enlever une livre à 
4 pieds, car les hauteurs où les corps peuvent monter en vertu de 
leurs vitesses sont comme les carrés desdites vitesses Or, si on peut 
ainsi gagner le double de la force, le mouvement perpétuel est tout 
trouvé, ou plutôt il est impossible que la force se puisse gagner ou 
perdre de rien, et ces règles sont mal concertées, dont on peut tirer 
telles conséquences. 

J'ai trouvé dans les lettres de M. Descartes ce que vous m'aviez 
indiqué, savoir, qu'il y dit d'avoir tàáché exprès de retrancher la 
considération de la vélocité en considérant les raisons de forecs 
mouvantes vulgaires et d'avoir eu seulement égard à la hauteur. S'il 
s'était souvenu de cela, lorsqu'il écrivait ses principes de physique, 
peut-étre qu'il aurait évité les erreurs oü il est tombé à l'égard des 
lois de la nature. Mais il lui est arrivé d'avoir retranché la considé- 
ration de la vélocité là où il la pouvait retenir, et de l'avoir retenue 
dans le cas où elle faisait naitre des erreurs. Car, à l'égard des puis- 
sances que j'appelle mortes (comme lorsqu'uu corps fait son pre- 
inier effort pour descendre sans avoir encore aequis aucune impé- 
tuosité par la continuation du mouvement), idem, lórsque deux 
corps sont comme en balance (car alors les premiers efforts que l'un 
fait sur l'autre sont toujours morts), il se rencontre que les véloci- 
tés sont comme les espaces, mais quand on considére la force abso- 
lue des corps qui ont quelque impétuosité (ce qu'il est nécessaire de 
faire pour etablir les lois du mouvement), l'estimation doit étre faite 
par la cause ou l'effet, c’est-à-dire par la hauteur où il peut mon- 
ter en vertu de cette vitesse ou par la hauteur d'où il devrait des- 
cendre pour acquérir cette vitesse. Et si on y voulait employer la 
vélocité, on perdrait ou gagnerait beaucoup de force sans aucune 
raison. Au lieu de la hauteur on se pourrait servir de la supposition 
d'un ressort ou de quelque autre cause ou autre effet, ce qui revien- 
dra toujours à la méme chose, c'est-à-dire aux carrés des vitesses. 

J'ai trouvé dans les nouvelles de la république des lettres du mois 
de septembre de cette année qu'un nommé M. l'abbé D. C., de Pa- 
ris, que je ne connais pas, a répondu à mon objection. Le mal est 
qu'il semble n'avoir pas assez médité sur la difficulté. En faisant 
grand bruit pour me contredire, il w’accorde plus que je ne veux, 
etillimite le principe cartésien au seul cas des puissances iso- 
ones, comme il les appelle, comme dans les cinq machines vul- 


CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D ARNAULD 565 


gaires, ce qui est entièrement contre l'intention de M. Descartes; 
outre cela, il croit que la raison, pourquoi dans le cas que j'avais 
proposé Fun des deux corps est aussi fort que l'autre quoiqu'il ait 
une moindre quantité de mouvement, vient de ce que ce corps 
est descendu en plus de temps puisqu'il est venu d'une plus grande 
hauteur. Si cela faisait quelque chose, le principe des cartésiens 
qu'il veut défendre serait assez ruiné par ecla méme ; mais cette 
raison n'est pas valable, car ces deux corps peuvent descendre de 
ces différentes hauteurs en méme temps. selon les inclinations qu'on 
donne aux plans dans lesquels ils doivent descendre, et cependant . 
l'objection ne laissera pas de subsister en son entier. Je souhaite- 
rais donc que mon objection füt examinée par un cartésien qui soit 
géomètre et versé dans ces matières. 

Enfin, Monsieur, comme je vous honore infiniment, et prends 
beaucoup de part à ce qui vous touche, je serai ravi d'apprendre 
quelquefois l'état de votre santé et les ouvrages que vous avez en 
mains, dont je fais gloire de connaitre le prix. Je suis avec un zele 
passionné, etc. 


Leibniz au Landgrave. 


Tiré de ma lettre Novembre 1680. 


Je prends la liberté, Monseigneur, de supplierencore votre V. A. S. 
qu'il Jui plaise d'ordonner qu'on fasse tenir à M. Arnaud les ci-jointes; 
et comme il y est traité de matières éloignées des sens extérieurs et 
dépendantes de l'intellection pure, qui ne sont pas agréables et le 
plus souvent sont méprisées par les personnes les plus vives et les 
plus excellentes dans les affaires du monde ; je dirai ici quelque 
chose en faveur de ces méditations, non pas que je sois assez ridi- 
cule pour souhaiter que V. A. S. s'y amuse (ce qui serait aussi peu 
raisonnable que de vouloir qu'un général d'armée s'applique à l'al- 
geébre, quoique cette science soit trés utile à tout ce qui a connexion 
avec les mathématiques): mais afin que V. A. S. puisse mieux juger 
du but et de l'usage de telles pensées, qui pourraient paraitre peu 
dignes d'occuper, tant. soit peu, un homme à qui tous les moments 
doivent être précieux. En effet, de la manière que ces choses sont 
traitées communément par les scolastiques, ce ne sont que disputes, 
que distinctions, que jeux de paroles; mais il y a des veines d'or 
dans ces rochers stériles. Je mets en fait que la pensée est la fonc- 


566 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D ARNAULD 


tion principale et perpétuelle de notre âme. Nous penserons toujours, 
mais nous ne vivrons pas toujours ici. C'est pourquoi ce qui nous 
rend plus capables de penser aux plus parfaits objets et d'une ma- 
nière plus parfaite, c'est ce qui nous perfectionne naturellement. 
Cependant l'état présent de notre vie nous oblige à quantité de pen- 
sées confuses qui ne nous rendent pas plus parfaits. Telle est la 
counaissance des coutumes, des généalogies, des langues, et méme 
toute connaissance historique des faits tant civils que naturels, qui 
nous est utile pour éviter les dangers et pour manier les corps et les 
hommes qui nous environnent, mais qui n'éclaire pas l'esprit. La 
connaissance des routes est utile à un voyageur pendant qu'il voyage ; 
mais ce qui a plus de rapport aux fonctions oü il sera destiné in 
patria lui est plus important. Or nous sommes destinés à vivre un 
jour une vie spirituelle, oü les substances séparées de la matiére 
nous occuperont bien plus que les corps. Mais pour mieux distin- 
guer entre ce qui éclaire l'esprit, de ce qui le conduit seulement en 
aveugle, voici des exemples tirés des arts: si quelque ouvrier sait 
par expérience ou par tradition que, le diamètre étant de 7 pieds, 
la circonférence du cercle est un peu moins que de 22 pieds ; ou si 
un canonnier sait par oui-dire ou pour l'avoir mesuré souvent, que 
les corps sont jetés le plus loin par un angle de 45 degrés, c'est le 
savoir confusément et en artisan, qui s'en servira fort bien pour ga- 
gner sa vie et pour rendre service aux autres; mais les connaissances 
qui éclairent notre esprit, ce sont celles qui sont distinctes, c'est-à- 
dire qui soutiennentles causes ou raisons, comme lorsque Archimede 
a donné la démonstration de la première règle et Galilée de la se- 
conde; et en un mot, c'est la seule connaissance des raisons en elles- 
mêmes ou des vérités nécessaires et éternelles, surtout de celles qui 
sont le plus compréhensives et qui ont le plus de rapport au souve- 
rain être qui nous peuvent perfectionner, Cette connaissance seule 
est bonne par elle-méme ; tout le reste est mercenaire, et ne doit étre 
appris que par nécessité, à... (4) des besoins de cette vie et pour 
étre d'autant mieux en état de vaquer par aprés à la. perfection de 
l'esprit. quand on a mis ordre à sa subsistance. Cependant le. déré- 
glement des hommes et ce qu'on appelle le soin de pane lucrando, 
et aussi la vanité fait qu'on oublie le seigneur pour le valet et la fin 
pour les movens. Cest justement selon le. poéte : propter. vitam 


(1) Mot illisible, Gehrardt donne : à cause. 


CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D ARNAULD 561 


vivendi perdere causas. À peu prés comme un avare préfère l'or à 
sa santé, au lieu que l'or n'est que pour servir aux commodités de 
la vie. Or, puisque ce qui perfectionne notre esprit (la lumière de la 
gráce mise à part) est la connaissance démonstrative des plus grandes 
vérités par leurs causes ou raisons, il faut avouer que la métaphy- 
sique ou la théologie naturelle, qui traite des substances immaté- 
rielles, et particulièrement de Dieu et de l'âme, est la plus impor- 
tante de toutes. Et on n'y saurait assez avancer sans connaitre la 
véritable notion de la substance, que j'ai expliquée d'une telle ma- 
niére dans ma précédente lettre à M. Arnaud, que lui-même, qui est 
si exact, et qui en avait été choqué au commencement, s'y est rendu. 
Enfin, ces méditations nous fournissent des conséquences surpre- 
nantes, mais d'une merveilleuse utilité pour se délivrer des plus 
grands scrupules touchant le concours de Dieu avec les créatures, 
sa prescience et préordination, l'union de l'àme et du corps, l'origine 
du mal, et autres choses de cette nature. Je ne disrien ici des grands 
usages que ces principes ont dans les sciences humaines ; mais au 
moins je puis dire que rien n'éléve davantage notre esprit à la con- 
naissance et à l'amour de Dieu, autant que la nature nous y aide. 
J'avoue que tout cela ne sert de rien sans la gráce, et que Dieu donne 
la grâce à des gens qui n'ont jamais songé à ces méditations ; mais 
Dieu veut aussi que nous n'omettions rien du nôtre, et que nous em- 
ployions selon les occasions, chacun selon sa vocation, les perfections 
qu'il a données à la nature humaine ; et comme il ne nous a faits que 
pour le connaitre et pour l'aimer, on n'y saurait assez travailler, ni 
faire un meilleur usage de notre temps et de nos forces, si ce n'est 
que nous soyons occupés ailleurs pour le public et pour le salut des 
autres. 


A. Arnauld à Leibniz. 


Ce 4 mars 1087. 


Il y a longtemps, Monsieur, que j'ai recu votre lettre, mais j'ai eu 
tant d'occupations depuis ce temps-là, que je n'ai pu y répondre plus 
tót. 

Je ne comprends pas bien, Monsieur, ce que vous entendez par 
cette « expression plus distincte que notre áme porte de ce qui ar- 
rive mainteuant à l'égard de son corps, » et comment cela puisse 
faire que, quand on me pique le doigt, mon âme connaisse cette 


568 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 


piqüre avant qu'elle en ait le sentiment de la douleur. Cette méme 
expression plus distincte, ctc., lui devait donc faire connaitre une 
infinité d'autres choses qui se passent dans mon corps, qu'elle ne 
connait pas néanmoins, comme tout ce qui se fait dans la digestion 
et la nutrition. 

Quant à ce que vous dites : que quoique mon bras se léve lorsque 
je le veux lever, ce n'est pas que mon àme cause ce mouvement 
dans mon bras ; mais c'est que, « quand je le veux lever, c'est juste- 
ment dans le moment que tout est disposé dans le corps pour cet 
effet; de sorte que le corps se meut en vertu de ses propres lois, 
quoiqu'il arrive par l'accord admirable, immanquable des choses 
entre elles, que ces lois y conspirent justement dans le moment que 
la volonté s'y porte, Dieu y ayant eu égard par avance, lorsqu'il a 
pris sa résolution sur cette suite de toutes les choses de l'univers ». 
11 me semble que c'est dire la méme chose en d'autres termes, que 
disent eeux qui prétendent, que ma volonté est occasionnelle du 
mouvement de mon bras, et que Dieu en est la cause réelle. Car ils 
ne prétendent pas que Dieu fasse cela dans le temps par une nou- 
velle volonté, qu'il ait chaque fois que je veux lever le bras : mais 
par cet acte unique de la volonté éternelle, par laquelle il a voulu 
faire tout ce qu'il a prévu qu'il serait nécessaire qu'il fit, afin que 
l'univers füt tel qu'il a jugé qu'il devait étre. Or, n'est-ce pas à quoi 
revient ce que vous dites, que la cause du mouvement de mon bras, 
lorsque je le veux lever, est « l'accord admirable mais immanquable 
des choses entre elles, qui vient de ce que Dieu y a eu égard par 
avance lorsqu'il a pris sa résolution sur cette suite de toutes les 
choses de l'univers >. Car cet égard de Dieu n'a pu faire qu'une 
chose soit arrivée sans une cause réelle : il faut donc trouver la 
cause réelle de ce mouvement de mon bras. Vous ne voulez pas que 
ce soit ma volonté. Je ne crois pas aussi que vous croyiez qu'un 
corps puisse se mouvoir soi-même ou un autre corps comme cause 
réelle et efficiente. Reste donc que ce soit cet égard de Dieu, qui 
soit la cause réelleet efficiente du mouvement de mon bras. Or vous 
appelez vous-même cet égard de Dieu sa résolution, ct résolution 
et volonté sont la méme chose : donc selon vous toutes les fois que 
je veux lever le bras, c'est la volonté de Dieu qui est la cause réelle 
et efficiente de ce mouvement. 

Pour la deuxième difficulté je connais présentement votre opinion 
tout autrement que je ne faisais. Car je supposais que vous raison- 


CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D ARNAULD 569 


niez ainsi : les corps doivent être de vraies substances. Or ils ne 
peuvent être de vraies substances qu'ils n'aient une vraie unité, ni 
avoir une vraie unité qu'ils n'aient une forme substantielle : donc 
l'essence du corps ne peut pas être l'étendue, mais tout corps, 
outre l'étendue, doit avoir une forme substantielle. À quoi j'avais 
opposé qu'une forme substantielle divisible, comme elles le sont 
presque toutes au jugement des partisans des formes substan- 
tielles, ne saurait donner à un corps l'unité qu'il n'aurait pas sans 
cette forme substantielle. 

Vous en demeurez d'accord, mais vous prétendez que toute forme 
substantielle ést indivisible, indestructible et ingénérable, ne pou- 
vant étre produite que par une vraie création. 

D'où il s'ensuit : 1? que tout corps qui peut être divisé, chaque 
partie demeurant de méme nature que le tout, comme les métaux, 
les pierres, le bois, l'air, l'eau, et les autres corps liquides, n'ont 
point de forme substantielle. 

2" Que les plantes n'en ont point aussi, puisque la partie d'un 
arbre, ou étant mise en terre, ou greffée sur un autre, demeure 
arbre de méme espéce quil était auparavant. 

3^ Qu'il n'y aura donc que les animaux qui auront des formes . 
substantielles. Il n’y aura done selon vous que les animaux qui 
seront de vraies substances. | 

4 Et encore vous n'en êtes pas si assuré que vous ne disiez, que 
si les brutes n'ont point d'âme ou de forme substantielle, il s'en- 
suit que, hormis l'homme, il n'aurait rien de substantiel dans le 
monde visible, parce que vous prétendez que l'unité substantielle 
demande un étre accompli indivisible, et naturellement indestruc- 
tible, ce qu'on ne saurait trouver que dans une âme ou forme subs- 
tantielle à l'exemple de ce qu'on appelle moi. 

Tout cela aboutit à dire que tous les corps dont les parties ne sont 
que machinalement unies ne sont point des substances. mais seulc- 
ment des machines ou agréges de plusieurs substances. 

Je commencerai par ce dernier, et je vous dirai franchement qu'il 
n'y a en cela qu'une dispute de mots. Car saint Augustin ne fait pas 
de difficulté de reconnaitre que les corps n'ont point de vraie unité, 
parce que l'unité doit étre indivisible, et que nul corps n’est indi- 
visible, qu'il n'y a donc de vraie unité que dans les esprits. non 
plus que de vrai moi. Mais que concluez-vous de là? « Qu'il nva 
rien de substantiel dans les corps, qui n'ont point d'àme ou de forine 


570 CORRESPONDANCE DE LEIRBNIZ ET D'ARNAULD 


substantielle. » Afin que cette conclusion füt bonne, il faudrait avoir 
auparavant défini substance et substantiel en ces termes : « J'appelle 
substance et substantie] ce qui a une vraie unité.» Mais comme cette 
définition n'a pas encore été recue, et qu'il n'y a point de philosophe 
qui n'ait autant de droit de dire : « J'appelle substance ce qui n'est 
point modalité ou manière d’être, » et qui ensuite ne puisse soutenir 
que c'est un paradoxe de dire qu'il n'y a rien de substantie] dans un 
bloc de marbre, puisque ce bloc de marbre n'est point la maniére 
d'étre d'une autre substance; et que tout ce que l'onpourrait dire est 
que ce n'est pas une seule substance, mais plusieurs substances 
jointes ensemble machinalement. Or c'est, ce me semble, un para- 
doxe, dira ce philosophe, qu'il n'y ait rien de substantiel dans ce qui 
est plusieurs substances. Il pourra ajouter qu'il comprend encore 
moins ce que vous dites, « que les corps seraient sans doute quel- 
que chose d'imaginable et d'apparent seulement, s'il n'y avait que 
de la matière et ses modifications ». Car vous ne mettez que de la 
matiére et ses modifications dans tout ce qui n'a point d'áme ou de 
forme substantielle, indivisible, indestructible et ingénérable, et ce 
n'est que dans les animaux «ue vous admettez de ces sortes de 
formes. Vous seriez done obligé de dire que tout le reste de la 
nature est quelque chose d'imaginaire et d'apparent seulement ; et à 
plus forte raison, vous devriez dire la méme chose de tous les ou- 
vrages des hommes. 

Je ne saurais demeurer d'accord de ces dernières propositions. 
Mais je ne vois aucun inconvénient de croire que dans toute la na- 
ture corporelle il n'v a que des machines et des agrégés (1) des subs- 
tances, parce qu'il n'y a aucune de ces parties dont on puisse dire 
en parlant exactement que e'est une seule substance. Cela fait voir 
seulement ce qu'il est trés bon de remarquer comme a fait saint 
Augustin, que la substance qui pense ou spirituelle est en cela 
beaucoup plus excellente que la substance étendue ou corporelle, 
qu'il n'y a que la spirituelle qui ait une vraie unité, et un vrai moi, 
ce que n'a point la eorporelle. D'oü il s'ensuit qu'on ne peut alléguer 
cela pour prouver que l'étendue n'est point l'essence du corps, 
parce qu'il n'aurait point de vraie unité, sil avait l'étendue pour 
son essence, puisqu'il peut être de l'essence du corps de n'avoir 


(1) Leibniz a mis en note ici : « S'il y a des agregés de substances, il faut 
qu'il y ait aussi de véritables substances dont tous les agrègés soient faits, » 


CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 571 


point de vraie unité, comme vous l'avouez de tous ceux qui ne sont 
point joints à une âme ou à une forme substantielle. 

Mais je ne sais, Monsieur, ce qui vous porte à croire quil ya 
dans les brutes de ces ámes ou formes substantielles, qui doivent 
étre selon vous indivisibles, indestructibles et ingénérables. Ce n'est 
pas que vous jugiez cela nécessaire pour expliquer ce qu'elles font. 
Car vous dites expressément « que tous les phénoménes des corps 
peuvent étre expliqués machinalement ou par la philosophie cor- 
pusculaire suivant certains principes de mécanique posés, sans 
qu'on se mette en peine s'il y a des âmes ou non ». Ce n'est pas 
aussi par la nécessité qu'il y a que les corps des brutes aient une 
vraie unité, et que ce ne soient pas seulement des machines ou des 
agrégés des substances. Car toutes les plantes pouvant n'étre que 
cela, quelle nécessité pourrait-il y avoir que les brutes fussent autre 
chose? On ne voit pas de plus que cette opinion se puisse facile- 
ment soutenir en mettant ces ámes indivisibles et indestructibles. 
Car que répondre aux vers qui, étant partagés en deux, chaque 
partie se meut comme auparavant ? Si le feu prenait à une des mai- 
sons oü on nourrit des cent mille vers à soie, que deviendraient ces 
cent mille âmes indestructibles? Subsisteraient-elles séparées de toute 
matière comme nos àmes? Que devinrent de méme les âmes de ces 
millions de grenouilles que Moïse fit mourir, quand il fit cesser 
cette plaie, et de ce nombre innombrable de cailles que tuèrent les 
Israélites dans le désert, et de tous les animaux qui périrent par le 
déluge? Il y a encore d'autres embarras sur la manière dont ces 
âmes se trouvent dans chaque brute à mesure qu'elles sont con- 
cues. Est-ce qu'elles étaient in seminibus? Y étaient-elles indivi- 
sibles et indestructibles ? Quid ergo fit, cum irrita cadunt sine ullis 
conceptibus semina ? Quid cum bruta mascula ad foeminas non 
accedunt toto vitee suae tempore? ll suffit d'avoir fait entrevoir ces 
difficultés. 

I] ne reste plus qu'à parler de l'unité que donne l'âme raison- 
nable. On demeure d'accord qu'elle à une vraie et parfaite unité et 
un vrai moi, et qu'elle communique en quelque sorte cette unité 
et ce moi à ee tout composé de l'àne et du corps qui s'appelle 
l'homme. Car, quoique ce tout ne soit pas indestructible, puisqu'il 
périt quand l'àme est séparée du corps ; il est indivisible en ce sens 
qu on ne saurait concevoir la moitié d'un homme. Mais en considé- 
rant le corps séparément, comme notre âme ne lui communique 


912 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 


pas son indestructibilité, on ne voit pas aussi qu'à proprement 
parler elle lui communique ni sa vraie unité, ni son indivisibilité. 
Car, pour être uni à notre âme, il n'en est pas moins vrai que ses 
parties ne sont unies entre elles que machinalement, et qu'ains 
ce n'est pas une seule substance corporelle, mais un agrégé de plu- 
sieurs substanees corporelles. Il n'en est pas moins vrai qu'il est 
aussi divisible que tous les autres corps de la nature. Or, la divi 
sibilité est contraire à la vraie unite. Il n'a donc point de vraie 
unité. Mais il en a, dites-vous, par notre âme. C'est-à-dire qu'il ap- 
partient à une áme qui est vraiment une, ce qui n'est point une 
unité intrinsèque au corps, mais semblable à celle de diverses pro- 
vinces qui, n'étant gouvernées que par un seul roi, ne font qu'un 
royaume. 

Cependant, quoiqu'il soit vrai qu'il n'y ait de vraie unité que dans 
les natures intelligentes dont chacune peut dire moi, il v a néan- 
moins divers degrés dans cette unité impropre qui convient au 
corps. Car, quoiqu'il n'y ait point de corps prisà part qui ne soit 
plusieurs substances, il y a néanmoins raison d'attribuer plus d'unité 
à ceux dont les parties conspirent à un méme dessein, comme est 
une maison ou une montre, qu'à ceux dont les parties sont seule- 
ment proches les unes des autres, comme un tas de pierres, un sac 
de pistoles, et ce n'est proprement que de ces derniers qu'on doit ap- 
peler des agrégés por accident. Presque tous les corps de la nature 
que nous appelons un, comme un morceau d'or, une étoile, une 
pianéte, sont du premier genre ; mais il n'y en à point en qui cela 
paraisse davantage que les corps organises, c'est-à-dire les animaux 
et les plantes, sans avoir besoin pour cela de leur donner des âmes. 
(Et il me parait même que vous n'en donnez pas aux plantes.) Car 
pourquoi un cheval ou un oranger ne pourront-ils pas être consi- 
dérés chacun comme un ouvrage complet et accompli, aussi bien 
qu'une église ou une montre ? Qu'importe pour être appelé un (de 
cette unité qui, pour convenir au corps, a dû être différente de celle 
qui convient à la nature spirituelle, de ce que leurs parties ne 
sont unies entre elles que machinalement, et qu'ainsi ce sont des 
machines? N'est-ce pas là. plus grande perfection qu'ils puissent 
avoir d'être des machines si admirables qu'il n'y a qu'un Dieu tout- 
puissant qui les puisse avoir faites ? Notre corps, considéré seul, est 
done un en cette maniere, Et le rapport qu'il a [avec] une nature 
intelligente qui lui est unie et qui le gouverne, lui peut encore ajou- 


CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 513 


ter quelque unité, mais qui n'est point de la nature de celle qui 
convient aux natures spirituelles. 

Je vous assure, Monsieur, que je n'ai pas d'idées assez nettes ct 
assez claires touchant les régles du mouvement, pour bien juger de 
la difficulté que vous avez proposée aux cartésiens. Celui qui vous a 
répondu est M. l'abbé de Catelan, qui a beaucoup d'esprit et qui est 
fort bon géométre. Depuis que je suis hors de Paris, je n'ai point 
entretenu de commerce avec les philosophes de ce pays-là. Mais, 
puisque vous étes résolu de répondre à cet abbé, et qu'il voudra 
peut-étre défendre son sentiment, il y a lieu d'espérer que ces dif- 
férents écrits éclairciront tellement cette difficulté que l'on saura à 
quoi s'en tenir. 

Je vous suis trop obligé, Monsieur, du désir que vous témoignez 
avoir de savoir comme je me porte. Fort bien, gráces à Dieu, pour 
mon âge. J'ai seulement eu un assez grand rhume au commence- 
ment de cet hiver. Je suis bien aise que vous pensez à faire exé- 
cuter votre machine d'arithmétique. C’aurait été dommage qu'une 
si belle invention se fût perdue. Mais j'aurais un grand désir, que 
la pensée dont vous aviez écrit un mot au prince qui a tant d'affec- 
tion pour vous ne demeuràt pas sans eflet. Car il n'y a rien à quoi 
un homme sage doive travailler avec plus de soin et moins de retar- 
dement qu'à ce qui regarde son salut. Je suis, 


Monsieur, 
Votre très humble et trés obéissant serviteur. 
À. ARNAULD. 
Leibniz à Arnauld. 
JU avril 1687. 
Monsieur, 


Vos lettres étant à mon égard des bienfaits considérables et des 
effets de votre pure libéralité, je n'ai aucun droit de les demander, 
el par conséquent vous ne répondez jamais trop tard. Quelque 
agréables et utiles qu’elles me soient, je considère ce que vous devez 
au bien publie, et cela fait taire mes désirs. Vos considérations 
instruisent toujours, et je prendrai la liberté de les parcourir par 
ordre. 

Je ne crois pas qu'il y ait de la difficulté dans ce que j'ai dit que 
« l'âme exprime plus distinctement (ceteris paribus) ce qui appar- 
tient à son corps : , puisqu'elle exprime tout l'univers d'un certain 


914 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 


sens et particulièrement suivant le rapport des autres corps au sien, 
car elle ne saurait exprimer également toutes choses ; autrement il 
n'y aurait point de distinction entre les àmes; mais il ne s'ensuit 
pas pour cela qu'elle se doive apercevoir parfaitement de ce qui se 
passe dans les parties de son corps, puisqu'il y a des degrés de rap- 
port entre ces parties mêmes qui ne sont pas toutes exprimées éga- 
lement, non plus que les choses extérieures. L'éloignement des uns 
est récompensé par la petitesse ou autre empêchement des autres. 
et Thalès voit les astres, qui ne voit pas le fossé qui est devant ses 
pieds. 

Les nerfs et les membranes sont des parties plus sensibles pour 
nous que les autres, et ce n’est peut-être que par elles que nous 
nous apercevons des autres ; ce qui arrive apparemment, parce que 
les mouvements des nerfs ou des liqueurs y appartenantes imitent 
mieux les impressions et les confondent moins: or les expressions 
plus distinctes de l'âme répondent aux impressions plus distinctes 
du corps. Ce n'est pas que les nerfs agissent sur l'àme, à parler mé- 
taphysiquement, mais c'est que l'un représente l'état de l'autre 
spontanea relatione. ll faut encore considérer qu'il se passe trop de 
choses dans notre corps, pour pouvoir être séparément aperçues 
toutes, mais on en sent un certain résultat auquel on est accoutumé, 
et on ne saurait discerner ce qui y entre à cause de la multitude, 
comme, lorsqu'on entend de loin le bruit de la mer, on ne discerne 
pas ce que fait chaque vague, quoique chaque vague fasse son effet 
sur nos oreilles; mais quaud il arrive un changement insigne dans 
notre corps, nous le remarquons bientôt, et mieux que les change- 
ments de dehors qui ne sont pas accompagnés d'un. changement 
notable de nos organes. 

Je ne dis pas que l'áme connaisse la piqüre avant qu'elle ait le sen- 
timent de douleur, si ce n'est comme elle connait ou exprime con- 
fusément toutes choses suivant les principes déjà établis ; mais cette 
expression, bien qu'obscure et confuse, que l'âme a de l'avenir par 
avance, est la cause véritable de ce qui lui arrivera et de la percep- 
tion plus claire qu'elle aura par après, quand l'obscurité sera déve- 
loppée, l'état futur étant une suite du précédent. 

J'avais dit que Dieu a créé l'univers en sorte que l'âme et le corps, 
agissant chacun suivant ses lois, s'aceordent dans les phénomènes. 
Vous jugez, Monsieur, que cela convient avec l'hypotliése des causes 
occasionnelles. Si cela était, je n'en serais point fáché, et je suis tou- 


CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 515 


jours bien aise de trouver des approbateurs, mais j'entrevois votre 
raison, c'est que vous supposez que je ne dirai pas qu'un corps se 
puisse mouvoir soi-même ; ainsi, l'âme n'étant pas la cause réelle du 
mouvement du bras, et le corps non plus, ce sera donc Dieu. Mais 
je suis dans une autre opinion, je tiens que ce qu'il y a de réel dans 
l'état qu'on appelle le mouvement procède aussi bien de la subs- 
tance corporelle, que la pensée et la volonté procèdent de l'esprit. 
Tout arrive dans chaque substance en conséquence du premier état 
que Dieu lui a donné en la créant, et 4e concours extraordinaire mis 
à part, son concours ordinaire ne consiste que dans la conservation 
de la substance méme, conformément à son état précédent et aux 
changements qu'il porte. Cependant on dit fort bien qu'un corps 
pousse un autre, c'est-à-dire qu'il se trouve qu'un corps ne com- 
mence jamais d'avoir une certaine tendance, que lorsqu'un autre qui 
le touche en perd à proportion suivant les lois constantes que nous 
observons dans les phénomènes. Et en effet, les mouvements étant 
des phénomènes réels plutôt que des êtres, un mouvement comme 
phénomène est dans mon esprit la suite immédiate ou effet d'un autre 
phénomène et de méme dans l'esprit des autres, mais l'état d'une 
substance n'est pas la suite immédiate de l'état d'une substance par- 
uiculière. 

Je n'ose pas assurer que les plantes n'ont point d'âme, ni vie, ni 
forme substantielle; car, quoique une partie de l'arbre plantée ou 
greflée puisse produire un arbre de la méme espèce, il se peut qu'il 
y soit une partie séminale qui contienne déjà un nouveau végétable, 
comme peut-étre il y a déjà des animaux vivants quoique trés petits 
dans la semence des animaux, qui pourront étre transformés dans 
un animal semblable. — Je n'ose donc pas assurer que les animaux 
seuls sont vivants et doués d'une forme substantielle. Et peut-être 
qu'il y a une infinité de degrés dans les formes des substances cor- 
porelles. 

Vous dites, Monsieur, que « ceux qui soutiennent l'hypothése des 
causes occasionnelles, disant que ma volonté est la cause occasion- 
nelle. et Dieu la cause réelle du mouvement de mon bras, ne pré- 
tendent pas que Dieu fasse cela dans le temps par une nouvelle 
volonté, qu'il ait chaque fois que je veux lever mon bras, mais par 
cet acte unique de la volonté éternelle, par laquelle il à voulu faire 
tout ce qu'il a prévu quil serait nécessaire qu'il fit. » A quoi je 
réponds qu'on pourra dire, par la méme raison, que les miracles 


316 COBRESPONDANCE DE LEIDNIZ ET D'ARNAULD 


mémes ne se font pas par unc nouvelle volonté de Dieu, étant con- 
formes à son dessein général, et j'ai déjà remarqué dans les précé- 
dentes que chaque volonté de Dieu enferme toutes les autres, mais 
avec quelque ordre de priorité. En effet, si j'entends bien le senti- 
ment des auteurs des causes occasionnelles, ils introduisent un 
miracle qui ne l'est pas moins pour étre continuel. Car il me semble 
que la notion du miracle ne consiste pas dans la rareté. On me dira 
que Dieu n'agit en cela que suivant une règle générale et par consé- 
quent sans miracle, mais je n'accorde pas cette conséquence, et je 
crois que Dieu peut se faire des règles générales à l'égard des mi- 
racles mémes ; par exemple, si Dieu avait pris la résolution de donner 
sa grâce immédiatement ou de faire une autre action de cette nature 
toutes les fois qu'un certain cas arriverait, cette action ne laisserait 
pas d’être un miracle, quoique ordinaire. J'avoue que les auteurs 
des causes occasionnelles pourront donner une autre définition du 
terme, mais il semble que suivant l'usage le miracle différe intérieu- 
rement et par la substance de l'acte d'une action commune, et non 
pas par un accident extérieur de la fréquente répétition; et qu'à 
proprement parler Dieu fait un miracle, lorsqu'il fait une chose qui 
surpasse les forces qu'il a données aux créatures et qu'il y conserve. 
Par exemple, si Dieu faisait qu'un corps étant mis en mouvement 
circulaire, par le moyen d'une fronde, continuát d'aller librement en 
ligne circulaire, quand il serait délivré de la fronde, sans étre poussé 
ou retenu par quoi que ce soit, ce serait un miracle, car, selon les 
lois de la nature, il devrait continuer en ligne droite par la tangente; 
et si Dieu décernait que cela devrait toujours arriver, il ferait des 
miracles naturels, ce mouvement ne pouvant point étre expliqué par 
quelque chose de plus simple. Ainsi de méme il faut dire que, si la 
continuation du mouvement surpasse la force des corps, il faudra 
dire, suivant la notion recue, que la continuation du mouvement est 
un vrai miracle, au lieu que je erois que la substance corporelle a la 
force de continuer ses changements suivant les lois que Dieu a 
inises dans sa nature et qu'il y conserve. Et afin de me mieux faire 
entendre, je crois que les actions des esprits ne changent rien du 
tout dans la nature des corps, ni les corps dans celle des esprits, et 
méme que Dieu n'y change rien à leur occasion, que lorsqu'il fait 
un miracle ; et les choses à mon avis sont tellement concertées que 
jamais esprit ne veut rien eflicacement, que lorsque le corps est 
prés de le faire en vertu de ses propres lois et forces ; au lieu que 


CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 971 


selon les auteurs des causes occasionnelles Dieu change les lois des 
corps à l'occasion de l'âme et rice versa. C'est là la différence essen- 
tielle entre nos sentiments. Ainsi on ne doit pas ètre en peine, selon 
moi, comment l'âme peut donner quelque mouvement ou quelque 
nouvelle détermination aux esprits animaux, puisqu'en effet elle ne 
leur en donne jamais d'autant quil y a nulle proportion entre un 
esprit et un corps, et qu'il n’y a rien qui puisse déterminer quel 
degré de vitesse uu esprit donnera à un corps, pas méme quel degré 
de vitesse Dieu voudrait donner au corps à l'occasion de l'esprit 
suivant une loi certaine ; la méme difficulté se trouvant à l'égard de 
l'hypothése des causes occasionnelles, qu'il y a à l'égard de l'hypo- 
thèse d'une influence réelle de l'âme sur le corps et vice versa, en 
ce qu'on ne voit point de connexion ou fondement d'aucune règle, 
Et si l'on veut dire, comme il semble que M. Descartes l'entend, 
que l'âme, ou Dieu à son occasion, change seulement la direction 
ou détermination du mouvement, et non la force qui est dans les 
corps, ne lui paraissant pas probable que Dieu viole à tout moment 
à l'occasion de... (1j les volontés des esprits, cette loi générale de la 
nature, que la méme force doit subsister; je réponds quil sera 
encore assez difficile d'expliquer. quelle connexion il peut y avoir 
entre les pensées de l'àme et les cótés ou angles de la direction des 
corps, et de plus qu'il y a encore dans la nature une autre loi géné- 
rale, dont M. Descartes ne s'est point aperçu, qui n'est pas moins 
considérable, savoir, que la méme détermination ou direction en 
somme doit toujours subsister; car je trouve que, si on menait 
quelque ligne droite que ce soit, par exemple d'orient en occident 
par un point donné, et si on calculait toutes les directions de tous 
les corps du monde autant qu'ils avancent ou reculent dans les 
lignes paralleles à cette ligne, la différence entre les sommes des 
quantités de toutes les directions orientales et de toutes les direc- 
tions occidentales se trouverait toujours la méme, tant entre certains 
corps particuliers, si on suppose qu'ils ont seuls commerce entre 
eux maintenant, qu'à l'égard de tout l'univers, oii la différence est 
toujours nulle, tout étant parfaitement balancé et les directions 
orientales et occidentales étant parfaitement égales dans l'univers . 
et si Dieu fait quelque chose contre cette règle, c'est un;miracle. 

Il est donc infiniment plus raisonnable et plus digne de Dieu, de 


i4; Illisible, 


PauL JANET. — Leibniz. 1-37 


918 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 


supposer qu'il a créé d'abord en telle facon la inachine du monde, 
que sans violer à tout moment les deux grandes lois de la nature, 
savoir celle de la force et de la direction, et plutót en les suivant 
parfaitement (excepté le cas des miracles), il arrive justement que 
les ressorts des eorps soient préts à jouer d'eux-mémes, comme il 
faut, dans le moment que l'áme a une volonté ou pensée convenable 
qu'elle aussi bien n'a eues que conformément aux précédents états 
des corps, et qu'ainsi l'union de l'âme avec la machine du corps et 
les parties qui y entrent, et l'action de l'un sur l'autre ne consiste 
que dans cette concomitance qui marque la sagesse admirable du 
créateur bien plus que toute autre livpothése; on ne saurait discon- 
venir que celle-ci ne soit au moins possible, et que Dieu ne soit 
assez grand artisan pour la pouvoir exécuter, aprés quoi on jugera 
aisement que cette hypothese est la plus probable, étant la plus 
simple et la plus intelligible, et retranche tout d'un coup toutes les 
difficultés, pour ne rien dire des actions criminelles, ou il parait 
plus raisonnable de ne faire concourir Dieu que par la seule con- 
servation des forces créées. 

Enfin, pour me servir d'une comparaison, je dirai qu'à l'égard de 
cette concomitance que je soutiens, c'est comme à l'égard de plu- 
sieurs différentes bandes de musiciens ou chœurs, jouant séparé- 
ment leurs parties, et placés en sorte qu'ils ne se voient et méme 
ne s'entendent point, qui peuvent néanmoins s'accorder parfaite- 
ment en suivant seulement leurs notes, chacun les siennes, de sorte 
que celui qui les écoute tous y trouve une harmonie merveilleuse 
et bien plus surprenante que s'il y avait de la connexion entre eux. 
Il se pourrait méme faire que quelqu'un étant du cóté de l'un de ces 
deux chœurs jugeàt par l'un ce que fait l'autre, et en prit une telle 
habitude (particulièrement si on supposait qu'il pût entendre le sien 
sans le voir, et voir l'autre sans l'entendre), que son imagination y 
suppléant, il ne pensát plus au chœur où il est, mais à l'autre, ou 
ne prit le sien que pour un écho de l'autre, n'attribuant à celui où il 
est que certains intermédes, dans lesquels quelques régles de sym- 
phonie par lesquelles il juge de l'autre ne paraissent point; ou 
bien attribuant au sien certains mouvements qu'il fait faire de son 
côté suivant certains desscius qu'il croit être imités par les autres, à 
cause du rapport à cela qu'il trouve dans la sorte de la mélodie, ne 
sachant point que ceux qui sont de l'autre côté font encore en cela 
quelque chose de répondant suivant leurs propres desseins. 


CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 919 


Cependant je ne désapprouve nullement qu'on dise les esprits 
causes occasionnelles et méine réelles en quelque facon de quelques 
mouvements des corps, car, àl'égard des résolutions divines, ce que 
Dieu a prévu et préétabli à l'égard des esprits a été une occasion 
qui l'a fait régler ainsi les corps d'abord, afin qu'ils conspirassent 
entre eux suivant les lois et forces qu'il leur donnerait, et comme 
l'état de l'un est une suite immanquable, quoique souvent contin- 
gente et même libre ; de l'autre, on peut dire que Dieu fait qu'il y a 
une connexion réelle en vertu de cette notion générale des subs- 
lances, qui porte qu'elles s'entr'expriment parfaitement toutes, mais 
cette connexion n'est pas immédiate, n'etant fondée que sur ce que 
Dieu a fait en les créant. | 

Si l'opinion que j'ai, que la substance demande une véritable 
unité, n'était fondée que sur une définition que j'aurais forgée 
contre l'usage commun, ce ne serait qu'une dispute des mots, mais 
outre que les philosophes ordinaires ont pris ce terme à peu près 
de la méme façon distinguendo unum per se el unum per accidens, 
formamque substantialem et accidentalem, mixta imperfecta et 
perfecta, naturalia et arlificialia ; je prends les choses de bien 
plus haut, et laissant là des termes : je crois que là, oü il n'y a que 
des êtres par agrégation, il n'y aura pas méme des êtres réels ; car 
tout étre par agregation suppose des étres doués d'une véritable 
unité, parce qu'il ne tient sa réalité que de celle de ceux dont il est 
composé, de sorte qu'il n'en aura point du tout, si chaque étre dont 
il est composé est encore un être par agrégation, ou il faut encore 
chercher un autre fondement de sa réalité, qui de cette manière s’il 
faut toujours continuer de chercher ne se peut trouver jamais. J'ac- 
corde, Monsieur, que dans toute la nature corporelle il n'y a que 
des machines /qui souvent sont animées), mais je n'accorde pas 
qu'il n'y ait que des agrégés de substances, et s'il y a des agrégés 
de substances, il faut bien qu'il y ait aussi des véritables substances 
dont tous les agrégés résultent. [1 faut donc venir nécessairement 
ou aux points de mathématique dont quelques auteurs composent 
l'étendue, ou aux atomes d'Epicure et de M. Cordemoy (qui sont 
des choses que vous rejetez avec moi), ou bien il faut avouer qu'on 
ne trouve nulle réalité dans les corps, ou enfin il y faut reconnaitre 
quelques substances qui aient une véritable unité. J'ai déjà dit dans 
une autre lettre que le composé des diamants du Grand-Duc et du 
Grand-Mogol se peut appeler une paire de diamants, mais ce n'est 


580 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 


qu'un étre de raison, et quand on les approchera l'un de l'autre, ce 
sera un étre d'imagination ou perception, c'est-à-dire un phéno- 
mène; car l'attouchement, le mouvement commun, le concours à 
un méme dessein ne changent rien à l'unité substantielle. Il est vrai 
qu'il y a tantót plus, tantót moins de fondement de supposer comme 
si plusieurs choses faisaient une seule, selon que ces choses ont 
plus de connexion, mais cela ne sert qu'à abreger nos pensées et à 
représenter les phénomènes. 

11 semble aussi que ce qui fait l'essence d'un être par aggréga- 
tion n'est qu'une maniere d'étre de ceux dont il est composé, par 
exemple ce qui fait l'essence d'une armée n'est qu'une manière 
d’être des hommes qui la composent. Cette manière d'être suppose 
donc une substance, dont l'essence ne soit pas une manière d'être 
d'une substance. Toute machine aussi suppose quelque substance 
dans les pièces dont elle est faite, et il n’y a point de multitude sans 
des véritables unités. Pour trancher court je tiens pour un axiome 
cette proposition identique qui n'est diversifiée que par l'accent, 
savoir que ce qui n'est pas véritablement un être n'est pas non plus 
véritablement un être. On a toujours cru que l'un ct l'être sont des 
choses réciproques. Autre chose est l'étre, autre chose est des êtres; 
mais le pluriel suppose le stigulier, et là où il n'y a pas un être, il y 
aura encore moins plusieurs êtres. Que peut-on dire de plus clair ? 
J'ai donc eru qu'il me serait permis de distinguer les êtres d'agré- 
gation des substances, puisque ces êtres n'ont leur unité que dans 
notre esprit, qui se fonde sur les rapports ou modes des véritables 
substances. Si un: machine est une substance, un cercle d'hoinmes 
qui se prennent par les mains le sera aussi, et puis une armée, et 
enfin toute une multitude de substances. 

Je ne dis pas quil n'y a rieu de substantie] ou rien que d'ap- 
parent dans les choses qui n'ont pas une véritable unité, car 
j'accorde qu'ils ont toujours autant de réalité ou de substan- 
tialité, qu'il y ade veritable unité dans ce qui entre dans leur com- 
position. 

Vous objectez, Monsieur, qu'il pourra être de l'essence du corps 
de n'avoir pas une vraie unité, mais il sera donc de l'essence du 
corps d'être un phénomène, dépourvu de toute réalité, comme 
serait un songe regle, car les phénomènes mêmes comme l'arc-en- 
ciel ou comme un tas de pierres seraient tout à fait imaginaires s'ils 
u'etaient composes d'étres qui ont une véritable unité, 


CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 981 


Vous dites de ne pas voir ce qui me porte à admettre ces formes 
substantielles ou plutót ces substances corporelles douces d'une vé- 
ritable unité ; mais c'est parce que je ne concois nulle réalité sans 
une véritable unité. Et chez moi la notion de la substance singulière 
enveloppe des suites incompatibles avec un étre par agrégation; 
je concois des propriétés dans la substance qui ne sauraient étre 
expliquées par l'étendue, la figure et le mouvement, outre qu'il n'y 
a aucune figure exacte et arrétée dans les corps, à cause de la sub- 
division actuelle du continu à l'infini; et que le mouvement, en tant 
qu'il n'est qu'une modification de l'étendue et changement de voi- 
sinage, enveloppe quelque chose d'imaginaire en sorte qu'on ne 
saurait déterminer à quel sujet il appartient parmi ceux qui chan- 
gent, si on n'a recours à la force qui est cause du mouvement, 
et qui est dans la substance corporelle. J'avoue qu'on n'a pas besoin 
de faire mention de ces substances et qualités pour expliquer les 
phénomènes particuliers, mais on n'y a pas besoin non plus d'exa- 
miner le concours de Dieu, la composition du continu, le plein et 
mille autres choses. On peut expliquer machinalement, je l'avoue, 
les particularités de la nature, mais c'est aprés avoir reconnu ou 
supposé les principes de la mécanique méme, qu'on ne saurait éta- 
blir à priori que par des raisonnements de métaphysique, et méme 
les difficultés de compositione continui ne se résoudront jamais, 
tant qu'on considérera l'étendue comme faisant la substance des 
corps, et nous nous embarrassons de nos propres chiméres. 

Je crois aussi que de vouloir renfermer dans l’homme presque 
seul la véritable unité ou substance, c'est étre aussi borné en méta- 
physique que l'étaient en physique ceux qui enfermaient le monde . 
dans une boule. Et les substances véritables étant autant d'expres- 
sions de tout l'univers pris dans un certain sens, et autant de ré- 
plications des œuvres divines, il est conforme à la grandeur et à la 
beauté des ouvrages de Dieu, puisque ces substances ne s'entr'ein- 
péchent pas, d'en faire daus cet univers autant qu'il se peut et 
autant que des raisons supérieures permettent. La supposition de 
l'étendue toute nue détruit toute cette merveilleuse variété ; la masse 
seule (s'il était possible de la concevoir) est autant au-dessous 
d'une substance qui est perceptive et représentation de tout 
l'univers suivant son point de vue et suivant les impressions (ou 
plutôt rapports) que son corps reçoit médiatement ou immédiate- 
ment de tous les autres, qu'un cadavre est au-dessous d'un animal, 


082 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 


ou plutót qu'une machine est au-dessous d'un homme. C'est méme 
par là que les traits de l'avenir sont formés par avance et que les 
traces du passé se conservent pour toujours dans ehaque chose et 
que la cause et l'effet s'entrepriment exactement jusqu'au détail de 
la moindre circonstance, quoique tout effet dépende d'une infinité de 
causes, et que toute cause ait une infinité d'effets ; ce qu'il ne serait 
pas possible d'obtenir, si l'essence du corps consistait dans une cer- 
taine figure, mouvement ou modification d'étendue, qui füt déter- 
minée. Aussi dans la nature il n'y en a point; tout est indéfini à la 
rigucur à l'égard de l'étendue, et ce que nous en attribuons aux 
corps ne sont que des phénomènes et des abstractions ; ce qui fait 
voir combien on se trompe en ces matieres faute d'avoir fait ces ré- 
flexions si nécessaires pour reconnaitre les véritables principes et 
pour avoir une juste idée de l'univers. Et il me semble qu'il y a 
autant de préjudice à ne pas entrer dans cette idée si raisonnable, 
qu'il y en a à ne pas reconnaitre la grandeur du monde, la subdivi- 
sion à l'infini et les explications machinales de la nature. On se 
trompe autant de concevoir l'étendue comme une notion primitive 
sans concevoir la véritable notion de la substance et de l'action, 
qu'on se trompait autrefois en se contentant de considérer les formes 
substantielles en gros sans entrer dans le détail des modifications 
de l'étendue. 

La multitude des ámes (à qui je n'attribue pas pour cela toujours 
la volupté ou la douleur) ne doit pas nous faire de peine, non plus 
que celle des atomes des gassendistes, qui sont aussi indestructibles 
que ces âmes. Au contraire, c'est une perfection de la nature d'en 
avoir beaucoup, une àme ou bien une substance animée étant infi- 
niment plus parfaite qu'un atome, qui est sans aucune variété ou 
subdivision, au lieu que chaque chose animée contient un monde de 
diversites dans une véritable unité. Or, l'expérience favorise cette 
multitude des ehoses animées. On trouve qu'il y a une quantité pro- 
digieuse d'animaux dans une goutte d'eau imbue de poivre ; et on en 
peut faire mourir des millions tout d'un coup, et tant les grenouilles 
des Égyptiens que les cailles des Israélites dont vous parlez, Monsieur, 
n y approchent point. Or, si ces animaux ont des âmes, il faudra dire 
de leurs àmes ce qu'on peut dire probablement des animaux mémes, 
savoir, qu'ils ont déjà été vivants dés la création du monde, et le 
seront jusqu'à sa fin, et que, la génération n'étant apparemment 
qu'un changement consistant dans l'accroissement, la mort ne sera 


CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 583 


qu’un changement de diminution, qui fait rentrer cet animal dans 
l'enfoncement d'un monde et de petites créatures, où il a des per- 
ceptions plus bornées, jusqu'à ce que l'ordre l'appelle peut-étre à 
retourner sur le théâtre. Les Anciens se sont trompés d'introduire 
les transmigrations des àmes au lieu des transformations d'un méme 
animal qui garde toujours la méme âme ; ils ont mis metempsy- 
choses pro metaschemaltismis. Mais les esprits ne sont pas soumis 
à ces révolutions, ou bien il faut que ces révolutions des corps ser- 
vent à l'économie divine par rapport aux esprits. Dieu les crée quand 
il est temps et les détaehe du corps (au moins du corps grossier), 
parla mort, puisqu'ils doivent toujours garder leurs qualités mo- 
rales et leur réminiscence pour être citoyens perpétuels de cette 
république universelle toute parfaite, dont Dieu est le monarque, 
laquelle ne saurait perdre aucun de ses membres, et dont les lois 
sont supérieures à celles des corps. J'avoue que le corps à part, sans 
l'âme, n'a qu'une unité d'agrégation, mais la réalité qui lui reste 
provient des parties qui le composent et qui retiennent leur unité 
substantielle à cause des corps vivants qui y sont enveloppés sans 
nombre. 

Cependant, quoiqu'il se puisse qu'une áme ait un corps composé 
de parties animées par des âmes à part, lime ou forme du tout 
n'est pas pour cela composée des âmes ou formes des parties. Pour 
ce qui est d'un insecte qu'on coupe, il n'est pas nécessaire que les 
deux parties demeurent animées, quoiqu'il leur reste quelque mou- 
vement. Au moins l'âme de l'insecte entier ne demeurera que d'un 
seul côté, et comme dans la formation et dans l'accroissement de 
l'insecte l'âme y était dés le commencement dans une certaine par- 
tie déjà vivante, elle restera aussi, après la destruction de l'insecte, 
dans une certaine partie encore vivante, qui sera toujours aussi 
petite qu'il le faut, pour étre à couvert de l'action de celui qui dé- 
chire ou dissipe le corps de cet insecte, sans qu'il soit besoin de 
s'imaginer avec les Juifs un petit os d'une dureté insurmontable, oü 
l'àme se sauve. 

Je demeure d'accord qu'il y a des degrés de l'unité accidentelle, 
qu'une société réglée a plus d'unité qu'une cohue confuse, et qu'un 
corps organisé ou bien une machine a plus d'unité qu'une société, 
c'est-à.dire il est plus à propos de les concevoir comme une seule 
chose, parce qu'il y a plus de rapports entre les ingrédients; mais, 
enfin, toutes ces unités ne recoivent leur accomplissement que des 


984 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 


pensées et apparences, comme les couleurs et les autres phenomènes 
qu'on ne laisse pas d'appeler réels. La tangibilité d'un tas de pierres 
ou bloc de marbre ne prouve pas mieux sa réalité substantielle que 
la visibilité d'un arc-en-ciel ne prouve la sienne, et comme rien n'est 
si solide qu'il n'ait un degré de fluidité, peut-étre que ce bloc de 
marbre n'est qu'un tas d'une infinité de corps vivants ou comme un 
lac plein de poissons, quoique ces animaux ordinairement ne se dis- 
tinguent à l'œil que dans les corps demi-pourris; on peut donc dire 
de ces composés et choses semblables ce que Démocrite en disait 
fort bien, savoir, esse opinione, lege, vouw. Et Platon est dans le méme 
sentiment à l'égard de tout ce qui est purement matériel. Notre es- 
prit remarque ou concoit quelques substances véritables qui ont cer- 
tains modes, ces modes enveloppent des rapports à d'autres subs - 
tances d’où l'esprit prend occasion de les joindre ensemble dans la 
pensée et de mettre un nom en ligne de compte pour toutes ces 
choses ensemble, ce qui sert à la commodité du raisonnement, mais 
il ne faut pas s'en laisser tromper pour en faire autant de substances 
ou étres véritablement réels ; eela n'appartient qu'à ceux qui s'arré- 
tent aux apparences, ou bien à ceux qui font des réalités de toutes 
les abstraetions de l'esprit, et qui concoivent le nombre, le temps, 
le lieu, le mouvement, la figure, les qualités sensibles comme autant 
d'êtres à part. Au lieu que je tiens qu'on ne saurait mieux rétablir 
la philosophie etla réduire à quelque chose de précis, que de recon- 
naitre les seules substances ou êtres accomplis, doués d'une véri- 
table unité avec leurs differents états qui s'entresuivent; tout le 
reste n'étant que des phénomeénes, des abstractions ou des rapports. 
On ne trouvera jamais rien de réglé pour faire une substance vé- 
ritable de plusieurs étres par agrégation ; par exemple, si les par- 
ties qui conspirent à un méme dessein sont plus propres à com- 
poser une véritable substance que celles qui se touchent, tous les 
officiers de la compagnie des Indes de Hollande feront une subs- 
tance réelle, bien mieux qu'un tas de pierres; mais le dessein 
commun, qu'est-il autre chose qu'une ressemblance, ou bien un 
ordre d'actions et passions que notre esprit remarque dans des 
choses différentes ? Que si l'on veut préférer l'unité d'attouchement, 
on trouvera d'autres difficultés. Les corps fermes n'ont peut-étre 
leurs parties unies que par la pression des corps environnants, et 
d'eux-mémes, et en leur substance, ils n'ont pas plus d'union qu'un 
' monceau de sable, arena sine calce. Plusieurs anneaux entrelacés 


CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D ARNAULD 585 


pour faire une chaine, pourquoi composeront-ils plutót une subs- 
tance véritable, que s'ils avaient des ouvertures pour se pouvoir 
quitter l'un l'autre? Il se peut que pas une des parties de la chaine 
ne touche l'autre et méme ne l'enferme point et que néanmoins elles 
soient tellement entrelacées, qu'à moins de se prendre d'une cer- 
taine manière, on ne les saurait séparer, comme dans la figure ci- 
jointe ; dira-t-on, en ce cas, que la substance du 
composé de ces choses est comme en suspens et dé- 
q pend de l'adresse future de celui qui les voudra dé- 
—— joindre? Fictions de l'esprit partout, et tant qu'on 
ne discernera point ce qui est véritablement un étre 
accompli, ou bien une substance, on n'aura rien à quoi on se puisse 
arréter, et c'est là l'unique moyen d'établir des principes solides et 
réels. Pour conclusion, rien ne se doit assurer sans fondement ; c'est 
" donc à ceux qui font des êtres et des substances sans une véritable 
unité de prouver qu'il y a plus de réalité que ce que nous venons de 
dire, et j'attends la notion d'une substance ou d'un étre qui puisse 
comprendre toutes ces choses, aprés quoi et les parties et peut-étre 
encore les songes y pourront un jour prétendre, à moins qu'on 
ne donne des limites bien précises à ce droit de bourgeoisie qu'on 
veut accorder aux étres formés par agrégation. 

Je me suis étendu sur ces matiéres, afin que vous puissiez juger 
non seulement de mes sentiments, mais encore des- raisons qui 
m'ont obligé de les suivre, que je soumets à votre jugement, dont je 
connais l'équité et l'exactitude. J'y soumets aussi ce que vous 
aurez trouvé dans les Nouvelles de la République des lettres, pour 
servir de réponseà M. l'abbé Catelan, que je crois habile homme, 
aprés ce que vous en dites ; mais ce qu'il a écrit contre M. Huygens 
et contre moi fait voir qu'il va un peu vite. Nous verrons comment il 
en usera maintenant. 

Je suis ravi d'apprendre le bon état de votre santé, et en souhaite 
la continuation avec tout le zèle et de toute la passion qui fait que 
je suis, 

Monsieur, 
Votre, etc. 


P. S. Je réserve, pour une autre fois, quelques autres matiéres 
que vous avez touchées dans votre lettre. 


5:86 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D ARNAULD 


Leibniz au Landgrave. 


| 30 avril 1697. 
Monseigneur, 


J'espère que V. A. S. aura le livre qui était demeuré en arrière si 
longtemps, et que j'ai été chercher moi-même à Wolfenbutel afin de 
le lui faire ravoir, puisqu'elle s’en prenait à moi. 

J'avais pris la liberté d'y ajouter une lettre et quelques pièces 
pour M. Arnauld. Et j'ai quelque espérance que, lorsqu'il les aura 
lues, sa pénétration et sa sincérité lui feront peut-étre approuver 
entièrement ce qui lui était paru étrange au commencement. Car, 
puisqu'il s'est radouci aprés avoir vu mon premier éclaircissement, 
il viendra peut-étre jusqu'à l'approbation aprés avoir vu le dernier 
qui, à mon avis, léve nettement les difficultés qu'il témoignait lui 
faire encore de la peine. Quoi qu'il en soit, je serai content s'il 
juge au moins que ces sentiments, quand ils seraient méme trés 
faux, n'ont rien qui soit directement contraire aux définitions de 
l'Église et pas conséquent sont tolérables, méme dans un catho- 
lique romain; car V. A. S. sait, mieux que je ne lui saurais dire, 
qu'il y a des erreurs tolérables, et méme qu'il y a des erreurs dont 
on croit que les conséquences détruisent les articles de foi, et néan- 
moins on ne condamne pas ces erreurs, ni celui qui les tient, parce 
qu'il n'approuve par ces conséquences ; par exemple, les Thomistes 
tiennent que l'hypothése des Molinistes détruit la perfection de Dieu, 
et, à l'encontre, les Molinistes s'imaginent que la prédétermination des 
premiers détruit la liberté humaine. Cependant l'Église n'ayant rien 
encore déterminé là-dessus, ni les uns ni les autres ne sauraient passer 
pour hérétiques, ni leur opinion pour des hérésies. Je crois qu'on peut 
dire la méme chose de mes propositions, et je souhaiterais, pour bien 
des raisons, d'apprendre si M. Arnauld ne le reconnaît pas maintenant 
lui-même. ll est fort occupé, et son temps est trop précieux pour que 
je prétende qu'il le doive employer à la discussion de la matière méme 
touchant la vérité ou fausseté de l'opinion. Mais il est aisé à lui de 
juger de la tolérabilité, puisqu'il ne s'agit que de savoir si elles sont 
contraires à quelques définitions de l'Église. 


Leibniz à Arnauld. 


J'ai appris avec beaucoup de joie que S. A. S. Mgr le Landgrave 
Ernest vous a vu jouir de bonne santé. Je souhaite de tout mon 


CORRESPONDANCE DE LEIRNIZ ET D'ARNAULD 587 


cœur d'avoir encore souvent de semblables nouvelles, et que le corps 
se ressente aussi peu de votre âge que l'esprit, dont les forces se font 
assez connaitre. C'est de quoi je me suis bien aperçu, et j'avoue de 
ne connaitre personne à présent dont je me promette un jugement 
sur mes méditations, plus solide et plus pénétrant, mais aussi plus 
sincére que le vótre. 

Je ne voudrais plus vous donner de la peine, mais la matiére des 
derniéres lettres étant une des plus importantes, aprés celles de la 
religion, et y ayant méme grand rapport, j'avoue que je souhaiterais 
de pouvoir encore jouir de vos lumières, et d'apprendre au moins 
vos sentiments sur mes derniers éclaircissements. Car, si vous y trou- 
vez de l'apparence, cela me confirmera ; mais si vous y trouvez en- 
core à redire, cela me fera aller bride en main, et m'obligera d'exa- 
miner un jour la matiére tout de nouveau. 

Au lieu de M. de Catelan, c'est le R. P. Malebranche qui a répli- 
qué depuis peu, dans les Nouvelles de la République des lettres à 
l'objection que j'avais faite. I1 semble reconnaitre que quelques-unes 
des lois de nature ou regles du mouvement qu'il avait avancées pour- 
ront difficilement être soutenues. Mais il croit que c'est parce qu'il 
les avait fondées sur la dureté infinie, qui n'est pas dans la nature ; 
au lieu que je crois que, quand elle y serait, ces règles ne seraient 
pas soutenables non plus. Et c'est un défaut des raisonnements de 
M. Descartes et des siens de n'avoir pas considéré que tout ce qu'on 
dit du mouvement, de l'inégalité et du ressort, se doit vérifier aussi, 
quand on suppose ces choses infiniment petites ou infinies. En quel 
cas le mouvement infiniment petit) devient repos ; l'inégalité (infini- 
ment petite) devient égalité ; et le ressort (infiniment prompt) n'est 
autre chose qu'une dureté extréme ; à peu prés comme tout ce que 
les géomètres démontrent de l'ellipse se vérifie d'une parabole, 
quand on la concoit comme une ellipse, dont l'autre foyer est infini- 
ment éloigné. Et c'est une chose étrange de voir que presque toutes 
les régles du mouvement de M. Descartes choquent ce principe, que 
je tiens aussi infaillible en physique qu'il l'est en géométrie, parce 
que l'auteur des choses agit en parfait géomètre. Si je réplique au 
R. P. Malebranche, ce sera principalement pour faire connaitre le- 
dit principe, qui est d'une trés grande utilité, et qui n'a guère encore 
été considéré en général, que je sache. 

Mais je vous arréte trop, et cette matiére n'est pas assez digne de 
votre attention. Je suis, etc. 


588 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D ARNAULD 


Arnauld à Leibniz. 
?8 août 1697. 


Je dois commencer par vous faire des excuses de ce que je ré- 
ponds si tard à votre lettre du 3 avril. J'ai eu depuis ce temps-là 
diverses maladies et diverses occupations, et j'ai de plus un peu de 
peine à m'appliquer à des choses si abstraites. C'est pourquoi je vous 
prie de trouver bon que je vous dise en peu de mots ce que je pense 
de ce qu'il y a de nouveau dans votre dernière lettre. 

1? Je n'ai point d'idée claire de ce que vous entendez par le mot 
d'exprimer, quand vous dites, que « notre àme exprime plus dis- 
tinctement ceteris paribus ce qui appartient à son corps, puisqu'elle 
“exprime méme tout l'univers en certain sens ». Car si par cette 
expression vous entendez quelque pensée ou quelque connaissance, 
je ne puis demeurer d'accord que mon âme ait plus de pensée et de 
connaissance du mouvement de la lymphe dans les vaisseaux lym- 
phatiques que du mouvement des satellites de Saturne. Que si ce 
que vous appelez expression n'est ni pensée ni connaissance, je ne 
sais ce que c'est. Et ainsi cela ne me peut de rien servir pour. ré- 
soudre la difficulté que je vous avais proposée, comment mon âme 
peut se donner un sentiment de douleur quand on me pique, lorsque 
je dors, puisqu'il faudrait pour cela qu'elle connüt qu'on me pique, au 
lieu qu'elle n'a cette connaissance que par la douleur quelle ressent. 

2° Sur ce qu'on raisonne ainsi dans la philosophie des causes 
occasionnelles : « Ma main se remue sitót que je le veux. Or ce n'est 
pas mon âme qui est la cause réelle de ce mouvement, ce n'est pas 
non plus le corps. Donc c’est Dieu ; » vous dites que c'est supposer 
qu'un corps ne se peut pas mouvoir soi-1néme, ce qui n'est pas votre 
pensée, et que vous tenez que ce qu'il y a de réel dans l'état qu'on 
appelle mouvement procède aussi bien de la substance corporelle 
que la pensée et la volonté procedent de l'esprit. 

Mais c'est ce qui me parait bien difficile à comprendre, qu'un 
corps qui n'a point de mouvement s'en puisse donner. Et si on admet 
cela, on ruine une des preuves de Dieu, qui est la nécessité d'un 
premier moteur. 

De plus, quand un corps se pourrait donner du mouvement à soi- 
méme, cela ne ferait pas que ma main ne püt remuer toutes les fois 
que je le voudrais. Car, étant sans connaissance, comment pourrait- 
elle savoir quand je voudrais qu'elle se remuát? 


CORRESPONDANGE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 989 


3? J'ai plus de choses à dire sur ces forines substantielles indivi- 
sibles et indestructibles que vous croyez que l'on doit admettre dans 
tous les animaux et peut-étre méme dans les plantes, parce qu'autre- 
ment la matière (que vous supposez n'étre point composée d'atomes 
ni de points mathématiques, mais étre divisible (1) à l'infini) ne serait 
point unum per se, mais seulement aggregatum per accidens. 

1° Je vous ai répondu qu'il est peut-être essentiel à la matière, qui 
est le plus imparfait de tous les étres, de n'avoir point de vraie et 
propre unité, comme l'a cru saint Augustin, et d'étre toujours plura 
enlia, et non proprement unum ens ; et que cela n'est pas plus in- 
compréhensible que la divisibilité de la matiére à l'infini, laquelle 
vous admettez. 

Vous répliquez que cela ne peut étre, parce qu'il ne peut y avoir 
plura enlia, où il n'y a point unum ens. 

Mais comment vous pouvez-vous servir de cette raison, que M. de 
Cordemoy aurait pu croire vraie, mais qui selon vous doit étre né- 
cessairement fausse, puisque, hors les corps animés qui n'en font pas 
la cent mille millieme partie, il faut nécessairement que tous les 
autres qui n'ont point selon vous des forines substantielles soient 
plura. entia, e&t non proprement unum ens. ll n'est donc pas im- 
possible qu'il v ait plura entia, où il n'y a point proprement unum 
ens. 

9» Je ne vois pas que vos formes substantielles puissent remédier 
à cette difficulté. Car lattribut de l'ens qu'on appelle unum, pris 
comme vous le prenez dans une rigueur métaphysique, doit être 
essentiel et intrinsèque à ce qui s'appelle unum ens. Donc, si une 
parcelle de matière n'est point unum ens, mais plura entia, je ne 
concois pas qu'une forme substantielle, qui en étant réellement dis- 
tinguée ne saurait que lui donner une dénomination extrinsèque, 
puisse faire qu'elle cesse d’être plura entia, et qu'elle devienne 
unum ens par une dénomination intrinsèque. Je comprends bien que 
ce nous pourra étre une raison de l'appeler uium ens, en ne pre- 
nant pas le mot d'unum dans cette rigueur métaphysique. Mais on 
n'a pas besoin de ces formes substantielles, pour donner le nom d'un 
à une infinité de corps inanimés. Car n'est-ce pas bien parler de dire 
que le soleil est un, que la terre que nous habitons est une? etc. On 
ne comprend done pas qu'il y ait aucune nécessité d'admettre ces 


(1) Gebrardit : /ndivisihle : contre-sens et méme non-sens. 


590 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 


formes substantielles, pour donner une vraie unité aux corps, qui 
n'en auraient point sans cela. 

3° Vous n'admettez ces formes substantielles que dans les corps 
animés. Or il n'y a point de corps animé qui ne soit organisé, ni de 
corps organisé qui ne soit plura entia. Donc, bien loin que vos 
formes substantielles fassent que les corps auxquels ils sont joints 
ne soient pas plura entia, qu'il faut qu'ils soient p/ura entia afin 
qu'ils y soient joints. 

A? Je n'ai aucune idée claire de ces formes substantielles ou âmes 
des brutes. l1 faut que vous les regardiez comme des substances, 
puisque vous les appelez substantielles, et que vous dites qu'il n’y a 
que les substances qui soient des étres véritablement réels, entre 
lesquels vous mettez principalement ces formes substantielles. Or je - 
ne connais que deux sortes de substances, les corps et les esprits ; et 
c'est à ceux qui prétendraient qu'il y en a d'autres à nous le mon- 
trer, selon la maxime par laquelle vous concluez votre lettre, « qu'on 
ne doit rien assurer sans fondement ». Supposant donc que ces 
formes substantielles sont des corps«ou des esprits, si ce sont des 
corps, elles doivent étre étendues, et par conséquent divisibles, et 
divisibles à l'infini ; d'où il s'ensuit qu'elles ne sont point unum ens, 
mais plura entia, aussi bien que les corps qu'elles animent, et 
qu'ainsi elles n'auront garde de leur pouvoir donner une vraie unité. 
Que si ce sont des esprits, leur essence sera de penser ; car c'est ce 
que je concois par le mot d'esprit. Or j'ai peine à comprendre qu'une 
huitre pense, qu'un ver pense. Et de plus, comme vous témoignez 
dans cette lettre que vous n'étes pas assuré que les plantes n'ont 
point d'áme, ni vie, ni forme substantielle, il faudrait aussi que vous 
ne fussiez pas assuré si les plantes ne pensent point, puisque leur 
forme substantielle, si elles en avaient, n'étant point un corps parce 
qu'elle ne serait point étendue, devrait étre un esprit, c'est-à-dire 
une substance qui pense. | 

o* L'indestructibilité de ces formes substantielles ou ámes des 
brutes me parait encore plus insoutenable. Je vous avais demandé 
ce que devenaient ces àmes des brutes lorsqu'elles meurent ou 
qu'on les tue; lors par exemple que l'on brüle des chenilles, ce que 
devenaient leurs âmes. Vous me répondez que « elle demeure dans 
une petite partie encore vivante du corps de chaque chenille, qui 
sera toujours autant petite qu'il le faut pour étre à couvert de l'ac- 
tion du feu qui déchire ou qui dissipe les corps de ces chenilles ». 


CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D ARNAULD 591 


Et c'est ce qui vous fait dire que « les Anciens se sont trompés 
d'avoir introduit les transmigrations des ámes au lieu des transfor- 
mations d'un méme animal qui garde toujours la même áme ». On 
ne pouvait rien s'imaginer de plus subtil pour résoudre cette diff- 
culté. Mais prenez garde, Monsieur, à ce que je m'en vais vous dire. 
Quand un papillon de ver à soie jette ses œufs, chacun de ces œufs 
selon vous a une âme de ver à soie, d’où il arrive que cinq ou six 
mois apres il en sort de petits vers à soie. Or, si on avait brülé cent 
vers à soie, il y aurait aussi selon vous cent ámes de vers à soie, 
dans autant de petites parcelles de ces cendres ; mais d'une part je 
ne sais pas à qui vous pourrez persuader que chaque ver à soie 
aprés avoir été brülé, est demeuré le méme animal qui a gardé la 
méme áme jointe à une petite parcelle de cendre qui était aupara- 
vant une petite partie de son corps ; et de l'autre, si cela était, pour- 
quoi ne naitrait-il point de vers à soie de ces parcelles de cendre, 
comme il en naît des œufs. 
6° Mais cette difficulté parait plus grande dans les animaux que 
l'on sait plus certainement ne naitre jamais que de l'alliance des 
deux sexes. Je demande, par exemple, ce qu'est devenue l'âme du 
bélier qu'Abraham immola au lieu d'[saac et qu'il brüla ensuite. Vous 
ne direz pas qu'elle est passée dans le foetus d'un autrebélier. Car ce 
serait la métempsycose des Anciens que vous condamnez. Mais vous 
me répondrez qu'elle est demeuree dans une parcelle du corps de 
bélier réduit en cendres, et qu'ainsi ce n'a été que la transforma- 
tion du méme animal qui a toujours été la méme âme. Cela se pour- 
rait dire avec quelque vraisemblance dans votre hypothèse des 
formes substantielles d'une chenille qui devient papillon, parce que 
le papillon est un corps organisé, aussi bien que la chenille, et 
qu'ainsi c'est un animal qui peut étre pris pour le méme que la che- 
nille, parce qu'il, conserve beaucoup de parties de la chenille sans 
aucun changement, et que les autres n'ont changé que de figure. 
Mais cette partie du bélier réduit en cendre dans laquelle l'âme du 
bélier se serait retirée, n'étant point organisée, ne peut être prise 
pour un animal, et ainsi l'âme du bélier y étant jointe ne compose 
point un animal, et encore moins un bélier comme devrait faire 
l'âme d'un bélier. Que fera donc l'âme de ce bélier dans cette 
cendre ? Car elle ne peut s'en séparer pour ailleurs : ce serait une 
transmigration d'âme que vous condamnez. Et il en est de méme 
d'une infinité d'autres âmes qui ne composeraient point d'animaux 


592 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 


étant jointes à des parties de matière non organisées, et qu'on ne 
voit pas, qui puissent l'étre selon les lois établies dans la nature. Ce 
serait donc une infinité de choses monstrueuses que cette infinite 
d'âmes jointes à des corps qui ne seraient point animés. 

ll n'y a pas longtemps que j'ai vu ce que M. l'abbé Catelan a ré- 
pondu à votre réplique, dans les Nouvelles dela République des 
lettres du mois de juin. Ce qu'il y dit me parait bien clair. Mais il 
n'a peut-être pas bien pris votre pensée. Et ainsi j'attends la réponse 
que vous lui ferez. Je suis, 

Monsieur, 
Votre trés humble et trés obéissant serviteur. A. A. 


A. Arnauld au. Landgrave. 
Ce 31 aoüt 1687. 


Voilà, Monseigneur, la réponse à la dernière de M. Leibniz qui 
m'a été envoyée par V. A. S. dés le mois d'avril dernier, mais je 
n'ai pu. m'appliquer plus tôt à y répondre. Je Ja supplie d'y faire 
mettre le dessus, parce que je ne sais pas ses qualités. Si elle la veut 
parcourir, elle verra qu'il a des opinions de physique bien étranges, 
et qui ne paraissent guère soutenables. Mais j'ai táché de lui en 
dire ma pensée d'une manière qui ne le put pas blesser. 1l vaudrait 
bien mieux qu'il quittàt, du moins pour quelque temps, ces sortes 
de spéculations, pour s'appliquer à la plus grande affaire quil 
puisse avoir, qui est le choix de la véritable religion, suivant ce qu'il 
en avait écrit à V. À. il y a quelques années. Il est bien à craindre 
que la mort ne le surprenne, à moins qu'il n'ait pris une résolution 
si importante pour son salut. 

Le livre de M. Nicole contre le nouveau systéme de l'Église du 
sieur Jurieu est achevé d'imprimer. Nous en attendons de Paris dans 
cinq ou six jours. Nous en enverrons à V. A. par les chariots de 
Cologne, avec quelques autres livres qu'elle sera bien aise de voir. 


Le Landgrave à Leibniz. 


Mon cher monsieur Leibniz, 


ll a bien raison de dire cela, car si même il v avait des milliers 
entre les protestants, qui ne savent ce qu'est droit ou gauche, et 
qui ne peuvent étre réputés en comparaison de savants que pour des 


CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD | 993 


bêtes, et qui n'adhérent que matériellement à l'hérésie ; certes que 
cela on ne peut dire de vous, qui avez tant de lumière et auquel, s'il 
n'y avait jamais eu autre que moi seul, on a fait tout ce qu'on a pu 
pour vous faire sortir du schisme et vous représenter ce quil y a 
eufin à représenter. Croyez-vous bien (pour de mille ne vous dire 
qu'un seul article) que Christ ait ainsi constitué son Église, que ce 
qu'un croit blanc l'autre le croit noir, et que pour le ministére 
ecclésiastique il l'ait d'une telle et si faite facon contradictoire cons- 
titué, comme nous et les protestants sont en cela en débat et comme 
nous croyons et vous croyez. Par exemple, nous tenons tous vos 
ministres pour laiques et usurpateurs du ministére, et je ne sais ce 
que vous pouvez croire des nôtres, aux vôtres ainsi en cet article si 
opposés. Oh! mon cher monsieur Leibniz, ne perdez pas ainsi le 
temps de gráce, « et hodie si vocem Domini audieritis, nolite obdu- 
rare corda vestra ». Christ et Delial ne conviennent ensemble non 
plus que les catholiques et les protestants, et je ne me saurais rien 
promettre de votre salut, si vous ne vous faites catholique. 


Leibniz à Arnauld. 
Monsieur, 


Comme je ferai toujours grand cas de votre jugement, lorsque 
vous pouvez vous instruire de ce dont il s'agit, je veux faire ici un 
effort, pour tîcher d'obtenir que les positions que je tiens impor- 
tantes et presque assurées vous paraissent, sinon certaines, au moins 
soutenables. Car il ne me semble pas difficile de répondre aux doutes 
qui vous restent, et qui, à mon avis, ne viennent que de ce qu'une 
personne prévenue et distraite d'ailleurs, quelque habile qu'elle soit, 
a bien de la peine à entrer d'abord dans une pensée nouvelle, sur 
une matière abstraite des sens, où ni figures, ni modèles, ni imagi- 
nations nous peuvent secourir. 

J'avais dit que l'àme exprimant naturellement tout l'univers en 
certain sens, et selon le rapport que les autres corps ont au sien, et 
par conséquent exprimant plus immédiatement ce qui appartient aux 
parties de son corps, doit, en vertu des lois du rapport qui lui 
sont essentielles, exprimer particuliérement quelques *mouvements 
extraordinaires des parties de son corps ; ce qui arrive lorsqu'elle 
en sent la douleur. À quoi vous répondez que vous n'avez point 
d'idée claire de ce que j'entends par le mot d'exprimer ; si j'entends 


PauL JANET. — Leibniz. 1-38 


594 CORRESPONDANCE DE LEIRNIZ ET D' ARNAULD 


par là une pensée, vous ne demeurez pas d'accord que l’âme a plus 
de pensée et de connaissance du mouvement de la Iymphe dans les 
vaisseaux lymphatiques que des satellites de Saturne: mais si j'en- 
tends quelque autre chose, vous ne savez (dites-vous) ce que c'est, 
et par conséquent (supposé que je ne puisse point l'expliquer dis- 
tinctement) ce terme ne servira de rien pour faire connaître com- 
ment l'âme peut se donner le sentiment de la douleur, puisqu'il 
faudrait pour cela (à ce que vous voulez) qu'elle connüt déjà qu'on 
me pique, au lieu qu'elle n'a cette connaissance que par la douleur 
qu'elle ressent. Pour répondre à cela, j'expliquerai ee terme que 
vous jugez obscur, et je Fappliquerai à la difficulté que vous avez 
faite. Une chose exprime une autre (dans mon langage) lorsqu'il y 
a un rapport constant et réglé entre ce qui se peut dire de l'une et 
de l'autre. C'est ainsi qu'une projection de perspective exprime son 
géométral. L'expression est commune à toutes les formes, et c'est 
un genre dont la perception naturelle, le sentiment animai et la 
connaissance intellectuelle sont des espèces. Dans la perception 
naturelle et dans le sentiment, il suffit que ce qui est divisible et 
matériel, et se trouve divisé en plusieurs êtres, soit exprimé ou 
représenté dans un seul ètre indivisible, ou dans la substance qui 
est douée d'une véritable unité. On ne peut point douter de la pos- 
sibilité d'une telle représentation de plusieurs choses dans une seule, 
puisque notre àme nous en fournit un exemple. Mais cette représen- 
tation est accompagnée de conscience dans l’âme raisonnable, et 
c'est alors qu'on l'appelle pensée. Or, cette expression arrive par 
tout, parce que toutes les substances sympathisent avec toutes les 
autres et reçoivent quelque changement proportionnel, répondant 
au moindre changement qui arrive dans tout l'univers, quoique ce 
changement soit plus où moins notable, à mesure que les autres 
corps ou leurs actions ont plus ou moins de rapport au nôtre. C'est 
de quoi, je crois. que M. Descartes serait demeuré d'accord lui-même, 
"ar il accorderait sans doute qu'à cause de la continuité et divisi- 
bilité de toute la matière le moindre mouvement étend son effet 
sur les corps voisins, et par conséquent de voisin à voisin à l'infini. 
mais diminué à la proportion ; ainsi notre corps doit être affecté en 
quelque sorte par les changements de tous les autres. Or, à tous les 
mouvements de notre corps répondent certaines. perceptions où 
pensées plus ou moins confuses de notre âme. donc l'âme aussi aura 
quelque pensée de tous les mouvements de l'univers, et selon moi 


CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 2995 


toute autre âme ou substance en aura quelque perception ou expres- 
sion. ll est vrai que nous ne nous apercevons pas distinctement de 
tous les mouvements de notre corps, comme par exemple de celui 
de la lymphe, mais (pour me servir d'un exemple que j'ai déjà em- 
plové) c'est comme il faut bien que j'aie quelque perception du 
mouvement de chaque vague du rivage, afin de me pouvoir aperce- 
voir de ce qui résulte de leur assemblage, savoir de ce grand bruit 
qu'on entend proche de là mer; ainsi nous sentons aussi quelque 
résultat confus de tous les mouvements qui se passent en nous; 
mais, étant accoutumeés à ce mouvement interne, nous ne nous en 
apercevons distinctement et avec réflexion que lorsqu'il y a une 
altération considerable, comme dans les commencements des ma- 
ladies. Et il serait à souhaiter que les médecins s'attachassent à dis- 
tinguer plus exactement ces sortes de sentiments confus que nous 
avons dans notre corps. Or, puisque nous ne nous apercevons des 
autres corps que par le rapport qu'ils ont au nôtre, j'ai eu raison de 
dire que l'âme exprime mieux ce qui appartient à notre corps; aussi 
ne connaît-on les satellites de Saturne ou de Jupiter que suivant un 
mouvement qui se fait dans nos yeux. Je crois qu'en tout ceci un 
cartésien sera de mon sentiment, excepte que je suppose qu'il v a à 
l'entour de nous d'autres âmes que la nôtre, à qui j'attribue une 
expression ou perception inférieure à la pensée, au lieu que les car- 
tésiens refusent le sentiment aux bétes et n'adinettent point de forme 
substantielle hors de l'homme; ce qui ne (ait rien à la question que 
nous traitons ici de la cause de la douleur. Il s'agit donc maintenant 
de savoir comment l'àme s'apercoit des mouvements de son corps, 
puisqu'on ne voit pas moyen d'expliquer par quels canaux l'action 
d'une masse étendue passe sur un étre indivisible, Les cartésiens 
ordinaires avouent de ne pouvoir rendre raison de cette union; les. 
auteurs de l'hypothèse des causes oceasionnelles eroient que c'est 
nodus vindice dignus, cui Deus ec machina. intervenire debeat ; 
pour moi, je l'explique d'une manière naturelle. Par la notion de la 
substance ou de l'étre accompli en général, qui porte que toujours 
son état. présent est une suite naturelle de son état précédent, il 
s'ensuit que la nature de chaque substance singulière et par conse- 
quent de toute âme est d'exprimer l'univers, elle a été d'abord 
créée de telle sorte qu'en vertu des propres lois de sa nature il lui 
doit arriver de s'accorder avec ce qui se passe dans les corps, et 
particulièrement daus le sien; il ne faut donc pas s'étonner qu'il lui 


ndm sud 


596 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 


appartient de se représenter la piqûre, lorsqu'elle arrive à son corps. 
Et pour achever de m'expliquer sur cette matière, soient : 


État des corps au moment À | État de l'âme au moment A 
Etat des corps au moment | Etat de l'âme au moment B 
suivant B | piqüre] [douleur] 


Comme donc l'état des corps au moment P5 suit de l'état des corps 
au moment À, de méme B état de l’âime est une suite d'A, état pre- 
cédent de la méme áme, suivant la notion de la substance en général. 
Or, les états de l'âme sont naturellement et essentiellement des 
expressions des états répondants du monde, et particulièrement 
des corps qui leur sont alors propres; donc, puisque la piqûre fait 
une partie de l'état du corps au moment B, la représentation ou 
expression de la piqüre, qui est la douleur, fera aussi une partie de 
l'âme au moment B : car, comme un mouvement suit d'un autre 
mouvement, de méme une représentation suit d'une autre représen- 
tation dans une substance dont la nature est d'être représentative. 
Ainsi il faut bien que l'âme s'apercoive de la piqûre, lorsque les lois 
du rapport demandent qu'elle exprime plus distinctement un chan- 
gement plus notable des parties de son corps. Il est vrai que l’âme 
ne s'apercoit pas toujours distinctement des causes de la piqüre et 
de sa douleur future, lorsqu'elles sont encore cachées dans la repré- 
sentation de l'état À, comme lorsqu'on dort ou qu'autrement on ne 
voit pas approcher l'épingle, mais e'est parce que les mouvements 
de l'épingle font trop peu d'impression alors, et quoique nous 
soyons déjà affectés en quelque sorte de tous ces mouvements et les 
représentations dans notre àme, et qu'ainsi nous ayons en nous la 
représentation ou expression des causes de la piqüre, et par consé- 
quent la cause de la représentation de la méme piqüre, c'est-à-dire 
la cause de la douleur ; nous ne les saurions déméler de tant 
d'autres pensées et. mouvements que lorsqu'ils deviennent considé- 
rables. Notre âme ne fait réflexion que sur les phénomènes plus 
singuliers, qui se distinguent des autres ; ne pensant distinctement à 
aucuns, lorsqu'elle pense également à tous. Aprés cela, je ne saurais 
deviner en quoi on puisse trouver la moindre ombre de difficulté, à 
moins que de nier que Dieu puisse créer des substances qui soient 
d'abord faites en sorte qu'il leur arrive en vertu de leur propre 
nature de s'accorder dans la suite avec les phénomènes de tous les 
autres. Or, il n'y a point d'apparence de nier cette possibilité, et 


CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 59'1 


puisque nous voyons que des mathématiciens représentent les mou- 
vements des cieux dans une machine (comme lorsque 


Jura poli rerumque fidem legesque deorum 
Cuncta Syracusius transtulit arte senex, 


ce que nous pouvons bien mieux faire aujourd'hui qu'Archiméde ne 
pouvait de son temps), pourquoi Dieu, qui les surpasse infiniment, 
ne pourrait-il pas d'abord créer des substances représentatives en 
sorte qu'elles expriment par leurs propres lois, suivant le change- 
ment naturel de leurs pensées ou représentations, tout ce qui doit 
arriver à tout corps, ce qui me parait non seulement facile à con- 
cevoir, mais encore digne de Dieu et de la beauté de l'univers, et en 
quelque facon nécessaire, toutes les substances devant avoir une 
harmonie et liaison entre elles, et toutes devant exprimer en elles 
le méme univers, et la cause universelle qui est la volonté de leur 
créateur, et les décrets ou lois qu'il a établies pour faire qu'elles 
s'accommodent entre elles le mieux qu'il se peut. Aussi cette corres- 
pondance mutuelle des différentes substances (qui ne sauraient agir 
l'une sur l'autre à parler dans la rigueur métaphysique, et s'accor- 
dent néanmoins comme si l'une agissait sur. l'autre) est une des 
plus fortes preuves de l'existence de Dieu ou d'une cause commune 
que chaque effet doit toujours exprimer suivant son point de vue et 
sa capacité. Autrement, les phénoménes des esprits différents ne 
s'entr accorderaient point, et il y aurait autant de systèmes que de 
substances; ou bien ce serait un pur hasard, s'ils s'accordaient quel- 
quefois. Toute la notion que nous avons du temps et de l'espace est 
fondée sur cet accord ; mais je n'aurais jamais fait, si je devais 
expliquer à fond tout ce qui est lie avec notre sujet. Cependant j'ai 
mieux aimé d'étre prolixe que de ne me pas exprimer assez. 

Pour passer à vos autres doutes, je crois maintenant que vous 
verrez, Monsieur, comment je l'entends, quand je dis qu'une subs- 
tance corporelle se donne son mouvement elle - méme, ou plutôt ce 
qu'il y a de réel dans le mouvement à chaque moment, c'est-à-dire 
la force dérivative, dont il est une suite ; puisque tout état précédent 
d'une substance est une suite de son état précédent. 1l est vrai qu'un 
corps qui n'a point de mouvement ne s'en peut pas donner ; mais je 
tiens qu'il n'v a point de tel corps. Vous me direz que Dieu peut 
réduire un corps à l'etat d'un parfait repos, mais je réponds que 
Dieu le peut aussi réduire à rien, et que ce corps destitué d'action 


DOT 


SOR CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET DARNAULD 


et de passion n'a garde de renfermer une substance, ou au moins il 
suffit que je déclare que si jamais Dieu réduit quelque corps à un 
parfait repos, ce qui ne se saurait faire que par miracle, il faudra 
un nouveau miracle pour lui rendre quelque mouvement. Vous 
voyez aussi que mon opinion confirme plutót qu'elle ne détruit la 
preuve du premier moteur. 1l faut toujours rendre raison du com- 
mencement du mouvement et de ses lois et de l'accord des mouve- 
ments entre eux ; ce qu'on ne saurait faire sans recourir à Dieu. Au 
reste, ma main se remue non pas à cause que je le veux, car j'ai beau 
vouloir qu'une montagne se remue, si je n'ai une foi miraculeuse, 
il ne s'en fera rien ; mais parce que je ne le pourrais vouloir avec 
succès, si ce n'était justement dans le moment que les ressorts de la 
main se vont débander comme il faut pour cet effet ; ce qui se fait 
d'autant plus que mes passions s'accordent avec les mouvements de 
mon corps. L'un accompagne toujours l'autre en vertu de la corres- 
pondance établie ci-dessus. mais chacun a sa cause immédiate 
chez soi. 

Je viens à l'artiele des formes ou àmes que je tiens indivisibles et 
indestructibles. Je ne suis pas le premier de cette opinion. Parmé- 
nide (dont Platon parle avec vénération), aussi bien que Melisse, a 
soutenu qu'il n'y avait point de génération ni corruption qu'en appa- 
rence ; Aristote le témoigne, livre IIT, du ciel. chap. n. Et l'auteur 
du I7 livre De dicta, qu'on attribue à Hippocrate, dit expressément 
qu'un animal ne saurait être engendré tout de nouveau, ni détruit 
tout à fait. Albert le Grand et Jean Bacon semblent avoir cru que 
les formes substantielles étaient déjà cachées dans la matière de 
tout temps ; Fernel les fait descendre du Ciel, pour ne rien dire de - 
ceux qui les détachent de l'àme du monde. Ils ont tous vu une partie 
de Ia. vérité, mais ils ne l'ont point développée; plusieurs ont cru 
la transmigration, d'autres la traduction des âmes, au lieu de s'aviser 
de la transmigration et transformation d'un animal déjà formé. 
D'autres, ne pouvant expliquer autrement l'origine des formes, ont 
accordé qu'elles commencent par une véritable création, et au lieu 
que je n'admets cette création dans la suite des temps qu'à l'égard 
de l'âme raisonnable, et tiens que toutes les formes qui ne pensent 
point ont été créées avec le monde, ils croient que cette. création 
arrive tous les jours quand le moindre vers est engendré. Philopon, 
ancien interprete d'Aristote, dans son livre contre Proclus, et Gabriel 
Biel semblent avoir été de cette opinion. Il me semble que saint 


CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D ARNAULD 599 


Thomas tient l'âme des bêtes pour indivisible. Et nos cartésiens vont 
bien plus loin, puisqu'ils soutiennent que toute âme et forme subs- 
tantielle véritable doit être indestructible et ingénérable. C'est pour 
cela qu'ils la refusent aux bétes, bien que M. Descartes, dans une 
lettre à M. Morus, témoigne de ne vouloir pas assurer qu'elles n'en 
ont point. Et puisqu'on ne se formalise point de ceux qui introdui- 
sent des atomes toujours subsistants, pourquoi trouvera-t-on 
étrange qu'on dise autant des âmes à qui l'indivisibilité convient par 
leur nature, d'autant qu'en joignant le sentiment des cartésiens tou- 
chant la substance et l'âme avec celui de toute la terre touchant 
l'âme des bétes, cela s'ensuit nécessairement. Ii sera difficile d'ar- 
‘acher au genre humain cette opinion recue toujours et partout, et 
catholique s'il en füt jamais, que les bétes ont du sentiment. Or, 
supposant qu'elle est véritable, ce que je tiens touchant ces âmes 
n'est pas seulement nécessaire suivant les cartésiens, mais encore 
important pour la morale et la religion. afin de détruire une opinion 
dangereuse, pour laquelle plusieurs personnes d'esprit ont du pen- 
chant et que les philosophes italiens, sectateurs d'Averroés, avaient 
répandue dans le monde, savoir que les âmes particulières retour- 
nent à l'âme du monde lorsqu'un animal meurt, ce qui répugne à 
mes démonstrations de la nature de la substance fndividuelle, et ne 
saurait étre concu distinetement ; toute substance individuelle devant 
toujours subsister à part, quand elle a une fois commencé d'être. 
C'est pourquoi les vérités que j avance sont assez importantes, et 
tous ceux qui reconnaissent les âmes des bêtes les devant approuver, 
les autres au moins ne les doivent pas trouver étranges. 

Mais pour venir à vos doutes sur cette indestructibilité. 

{. J'avais soutenu quil faut adinettre dans les corps quelque 
chose qui soit véritablement un seul étre, la matiére ou masse éten- 
due en elle-méme n'étant jamais que plur« entia, comme saint Au- 
gustin a fort bien remarqué après Platon. Or, j'infère qu'il n'y a pas 
plusieurs êtres là où il n'y en a pas un, qui soit véritablement un 
être, et que toute multitude suppose l'unité. À quoi vous répliquez 
en plusieurs facons : mais c’est sans toucher à l'argument en lui- 
méme, qui est hors de prise, en vous servant seulement des objec- 
tions «d hominem et des inconvénients, et en tichant de faire voir 
que ce que je dis ne suffit pas à résoudre Ja difficulte. Et d'abord, 
vous vous étonnez, Monsieur, comment je puis me servir de cette 

aison, qui aurait été apparente chez M. Cordemoy qui compose 


600 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D ARNAULD 


tout d'atomes, mais qui doit être nécessairement fausse selon moi ‘à 
ce que vous jugez), puisque, hors les corps animés qui ne font pas la 
cent mille millième partie des autres, il faut nécessairement que 
tous les autres soient plura entia, et qu'ainsi la difficulté revient. 
Mais c'est par là que je vois, Monsieur, que je ne me suis pas encore 
hien expliqué pour vous faire entrer dans mon hypothèse. Car, 
outre que je ne me souviens pas d'avoir dit qu'il n'y a point de forme 
substantielle hors les âmes : je suis bien éloigné du sentiment, qui 
dit que les corps animés ne sont qu'une petite partie des autres. Car 
je crois plutôt que tout est plein de corps animés, et chez moi il y a 
sans comparaison plus d'àmes qu'il n'y a d'atomes chez M. Cor- 
demoy, qui en fait le nombre fini. au lieu que je tiens que le nombre 
des âmes, ou au moins des formes, est tout à fait infini, et que la 
matière etant divisible sans fin, on n'y peut assigner aucune partie si 
petite où il n'y ait dedans des corps animés, ou au moins doués 
d'une entéléchie primitive, ou (si vous permettez qu'on se serve sj 
généralement du nom de vie) d'un principe vital, c'est-à-dire des 
substances corporelles, dont on pourra dire en général de toutes 
qu elles sont vivantes. 

2. Quant à cette autre difficulté que vous faites, Monsieur, savoir 
que l'âme jointe à la matière n'en fait pas un être véritablement un, 
puisque la matière n'est pas véritablement une en elle-méme, et 
que l'àme, à ce que vous jugez, ne lui donne qu'une dénomination 
extrinseque, je réponds que c'est la substance animée à qui cette 
matière appartient, qui est véritablement un être, et la matière 
prise pour là masse en elle-iméóme n'est qu'un pur phénomène ou 
apparence bien fondée, comme encore l'espace et le temps. Elle n'a 
pas méme des qualités précises et arrétées qui la puissent faire 
passer pour un être déterminé, comme j'ai déjà insinué dans ma 
précédente; puisque la figure méme, qui est de l'essence d'une masse 
étendue terminée, n'est jamais exacte et déterminée à la rigueur 
dans la nature, à cause de la division actuelle à l'infini des parties 
de la matière. [I n'y a jainais ni globe sans inégalités, ni droite sans 
courbures entremélées. ni courbe d'une certaine nature finie, sans 
mélange de quelque autre, et cela dans les petites parties comme 
dans les grandes, ce qui fait que la figure, bien loin d'étre constitu- 
tive des corps, n'est pas seulement une qualité entièrement réelle 
et determinée hors de la pensée, et on ne pourra jamais assigner à 
quelque corps une certaine surface précise, comme on pourrait faire 


CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D ARNAULD 601 


s'il y avait des atomes. Et je puis dire la méme chose de la grandeur 
et du mouvement, savoir, que ces qualités ou prédicats tiennent du 
phénoméne comme les couleurs et les sons, et, quoiqu'ils enferment 
plus de connaissance distincte, ils ne peuvent pas soutenir non plus 
la dernière analyse, et par conséquent la masse étendue considérée 
sans les entéléchies, ne consistant qu'en ces qualités, n'est pas la 
substance corporelle, mais un phénomène tout pur comme l'arc-en- 
ciel; aussi les philosophes ont reconnu que c'est la forme qui donne 
l'être déterminé à la matière, et ceux qui ne prennent pas garde 
à cela ne sortiront jamais du labyrinthe de compositione continuit, 
s'ils y entrent une fois. Il n'y a que les substances indivisibles et 
leurs diflérents états qui soient absolument réels. C'est ce que Par- 
ménide et Platon, et d'autres anciens, ont bien reconnu. Au reste, 
j accorde qu'on peut donner le nom d'un à un assemblage de corps 
inanimes, quoique aucune forme substantielle ne les lie, comme je 
puis dire : voilà un arc-en-ciel, voilà un troupeau; mais c'est une 
unité de phénomène ou de pensée qui ne suffit pas pour ce qu'il y a 
de réel dans les phénoménes. Que si on prend pour matiere de la 
substance corporelle, non pas la masse sans formes, mais une ma- 
tiere seconde, qui est la multitude des substances dont la masse est 
celle du corps entier, on peut dire que ces substances sont des 
parties de cette matiére, comme celles qui entrent dans notre corps 
en font la partie; car, comme notre corps est la matière, et l'âme est 
la forme de notre substance, il en est de même des autres subs- 
tances corporelles. Et je n'y trouve pas plus de difficulté qu'à 
l'égard de l'homme, où l'on demeure d'accord de tout cela. Les 
difficultés qu'on se fait en ces matières viennent entre autres qu'on 
n'a pas communément une notion assez distincte du tout et de la 
partie, qui dans le fond n'est autre chose qu'un réquisit immédiat 
du tout, et en quelque facon homogène. Ainsi des parties peuvent 
constituer un tout, soit qu'il ait ou qu'il n'ait point une unité véri- 
table. Il est vrai que le tout qui a une véritable unité peut 
demeurer le méme individu à la rigueur, bien qu'il perde ou gague 
des parties, comme nous expérimentons en nous-mémes ; ainsi les 
parties ne sont des réquisits immédiats que pro tempore. Mais si on 
entendait par le terme de matière quelque chose qui soit toujours 
essentiel à la méme substance, on pourrait, au sens de quelques 
scholastiques, entendre par là la puissance passive primitive d'une 
substance, et en ce sens la matiére ne serait point étendue ni divi- 


502 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D ARNAULD 


sible. bien qu'elle serait le principe de la divisibilité ou de ce qui en 
revient à la substance. Mais je ne veux pas disputer de l'usage des 
termes. 

3. Vous objectez que je n'admets point de formes substantielles 
que dans le corps animé (ce que je ne me souviens pourtant pas 
d'avoir dit) ; or, tous les corps organisés étant plura entia, par con- 
sequent les formes ou àmes, bien loin d'en faire un être, demandent 
plutót plusieurs étres afin que les corps puissent étre animés, Je 
réponds que, supposant qu'il y au ne âme ou entéléchie dans les 
bôtes ou autres substances corporelles, il en faut raisonner en ce 
point, comme nous raisonnons tous de l'homme, qui est un étre doué 
d'une véritable unité que son âme lui doune, nonobstant que la masse 
de son corps est divisée en organes, vases, humeurs, esprits: et que 
les parties sont pleines sans doute d'une infinité d'autres substances 
corporelles douées de leurs propres entéléchies. Comme cette troi- 
sième objection convient en substance avec la précédente, cette 
solution y servira aussi. 

4. Vous jugez que c'est sans fondement qu'on donne une âme aux 
bétes, et vous croyez que, s'il y en avait, elle serait un esprit, c'est- 
à-dire une substance qui pense, puisque nous ne connaissons que 
les corps et les esprits, et n'avons aucune idée d'une autre substance. 
Or de dire qu'une huitre pense, quun ver pense, c'est ce qu'on a 
peine à croire. Cette objection regarde également tous ceux qui ne 
sont pas cartesiens ; mais, ontre qu'il faut croire que ee n'est pas 
tout à fait sans raison que tout le genre humain a toujours donné 
dans l'opinion qu'il a. du sentiment des bêtes, je crois d'avoir fait 
voir que toute substance est indivisible, et que par conséquent toute 
substance corporelle doit avoir une àme ou au moins une entélechie 
qui ait de l'analogie avec l'âme, puisque autrement les corps ne 
seraient que des phénomenes. 

D'assurer que toute substance qui n'est pas divisible (c'est-à-dire 
selon moi toute substance en général) est un esprit et doit penser, 
cela me parait sans comparaison plus hardi et plus destitué de fou- 
dement que la conservation des formes. Nous ne connaissons que 
cinq sens et un certain nombre de métaux, en doit-on conclure quil 
n'y en a point d'autres dans le monde ? I v a bien pius d'apparence 
que la nature qui aime la variété à produit d'autres formes que 
celles qui pensent. Si je puis prouver qu'il n'y a pas d'autres figures 
du second degré que les sections coniques, € est parce que j'ai une 


CORRESPONDANCE DE LEIDNIZ ET D'ARNAULD 603 


idée distincte de ces lignes, qui me donne moyen de venir à une 
exacte division ; mais comme nous n'avons point d'idée distincte-de 
la pensée, et ne pouvons pas démontrer que la notion d'une subs- 
tance indivisible est la méme avec celle d'une substance qui pense, 
nous n'avons point de sujet de l'assurer. Je demeure d'accord que 
l'idée que nous avons de ia pensée est claire, mais tout ce qui est 
clair n'est point distinct. Ce n'est que par le sentiment intérieur que 
nous connaissons la pensée ‘comme le P. Malebranche a déjà remar- 
qué) ; mais on ne peut connaitre par sentiment que les choses qu'on 
a expérimentées ; et comme nous n'avons pas expérimenté les fonc- 
tions des autres formes, il ne faut pas s'étonner que nous n'en avons 
pas d'idée claire ; car nons n'en devrions point avoir, quand méme 
il serait accordé qu'il y a de ces formes. C'est un abus de vouloir 
employer les idées confuses, quelque claires qu'elles soient, à 
prouver que quelque chose ne peut étre. Et quand je ne regarde 
que les idées distinetes, il me semble qu'on peut concevoir que les 
phénomènes divisibles ou de plusieurs êtres peuvent être exprimés 
ou représentés dans un seul être indivisible, et cela suffit pour con- 
cevoir une perception, sans qu'il soit nécessaire d'attacher la pen- 
sce ou la réflexion à cette représentation. Je souhaiterais de pouvoir 
expliquer les différences ou degrés des autres expressions immaté- 
rielles qui sont sans pensée, afin de distinguer les substances cor- 
porelles ou vivantes d'avec les animaux, autant qu'on les peut dis- 
tinguer ; mais je n'ai pas assez médité là-dessus, ni assez examiné 
lanature pour pouvoir juger des formes par la comparaison deleurs 
organes et opérations. M. Malpighi, fondé sur des analogies fort 
cousidérables de l'anatomie, a beaucoup de penchant à croire que les 
plantes peuvent être comprises sous le méme genre avec les ani- 
maux, et sont des animaux imparfaits. 

2. Il ne reste maintenant que de satisfaire aux inconvénients que 
vous avez allégués, Monsieur, contre l'indestructibilité des formes 
substantielles ; et je m'étonne d'abord que vous la trouvez étrange 
et insoutenable, car. suivant vos propres sentiments, tous ceux qui 
donnent aux bótes une àme et du sentiment doivent soutenir cette 
indestruetibilité. Ces inconvénients prétendus ne sont que des pré- 
juges d'imagination qui peuvent arréter le vulgaire, mais qui ne 
peuvent rien sur des esprits capables de méditation, Aussi cerois-je 
qu'il sera aisé de vous satisfaire là-dessus. Ceux qui concoivent qu'il 
y à quasi une infinité de petitsanimaux dans la moindre goutte d'eau, 


604 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 


comme les expériences de M. Leewenliceck ont fait connaître, et qui 
ne trouvent pas étrange que la matière soit remplie partout de subs- 
tances animées, ne trouveront pas étrange non plus qu'il y ait 
quelque chose d'animé dans les cendres mêmes et que le feu peut 
transformer un animal et le réduire en petit, au lieu de le détruire 
entierement. Ce qu'on peut dire d'une chenille ou ver à soie se peut 
dire de cent ou de mille ; mais il ne s'ensuit pas que nous devrions 
voir renaitre des vers à soie des cendres. Ce n'est peut-être pas 
l'ordre de la nature. Je sais que plusieurs assurent que les vertus 
séminales restent tellement daus les cendres, que les plantes en 
peuvent renaitre, mais je ne veux pas me servir d'expériences dou- 
teuses. Si ces petits corps organisés enveloppés par une manière de 
contraction d'un plus grand qui vient d'être corrompu sont tout à 
fait (ce semble) hors de la ligne de la génération, ou s'ils peuvent 
revenir sur le théâtre en leur temps, c'est ce que je ne saurais déter- 
miner. Ce sont là des secrets de la nature, où les hommes doivent 
reconnaitre leur ignorance. 

6. Ce n'est qu'en apparence et suivant l'imagination que la diffi 
culté est plus grande à l'égard des animaux plus grands qu'on voit 
ne naitre que de l'alliance de deux sexes, ce qui apparemment n'est 
pas moins véritable des moindres insectes. J'ai appris depuis quel- 
que temps que M. Leewenh«eck a des sentiments assez approchants 
des miens, en ce qu'il soutient que méme ies plus grands animaux 
naissent par une manière de transformation; je n'ose ni approuver 
ni rejeter le détail de son opinion, mais je la tiens très véritable en 
general, et M. *wammerdam, autre grand observateur et analo- 
iniste, témoigne assez qu'il y avait aussi du penchant. Or les juge- 
ments de ces messieurs-là valent ceux de bien d'autres en ces ma- 
tières. Il est vrai que je ne remarque pas qu ils aient poussé leur 
opinion jusqu'à dire que la corruption et la mort elle-même est 
aussi une transformation à l'égard des vivants destitués d'âme rai- 
sonnable, comme je le tiens, mais je crois que, s'ils s'étaient avises 
de ce sentiment, ils ne l'auraient pas trouvé absurde, et il n'est rien de 
si naturel que de croire que ce qui ne commence point ne péril pas 
uon plus. Et quand on reconnait que toutes les générations ne sont 
que des augmentationset développements d'un animal déjà formé, on 
se persuadera aisément que la corruption ou la mort n'est autre 
chose que la diminution et enveloppement d'un animal qui ne Jaisse 
pas de subsister, et demeurer vivant et organisé. Il est vrai qu'il 


CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 605 


n'est pas si aisé de le rendre croyable par des expériences particu- 
liéres comme à l'égard de la génération, mais on en voit la raison : 
c'est paree que la génération avance d'unc maniére naturelle et peu 
à peu, ce qui nous donne le loisir de l'observer, mais la mort mène 
trop en arrière, per saltum, et retourne d'abord à des parties trop 
petites pour nous, parce qu'elle se fait ordinairement d'une maniere 
trop violente, ce qui nous empéche de nous apercevoir du détail de 
cette rétrogradation ; cependant le sommeil, qui est une image de la | 
mort, les extases, l'ensevelissement d'un ver à soie dans sa coque, 
qui peut passer pour une mort, la ressuscitation des mouches noyées 
avancée par le moyen de quelque poudre séche dont on les couvre 
(au lieu qu'elles demeureraient mortes tout de bon, si on les lais- 
sait sans secours), et celles des hirondelles qui prennent leurs quar- 
tiers d'hiver dans les roseaux et qu'on trouve sans apparence de 
vie ; les expériences des hommes mortsde froid, noyés ou étranglés, 
qu'on a fait revenir, sur quoi un homme de jugement a fait il n'y a 
pas longtemps un traité en allemand, où aprés avoir rapporté des 
exemples, méme de sa connaissance, il exhorte ceux qui se trouvent 
là où il y a de telles personnes, de faire plus d'efforts que de cou- 
tume pour les remettre, et en prescrit la méthode ; toutes ces 
choses peuvent confirmer mon sentiment que ces états différents ne 
different que du plus et du moins, et si on n'a pas le moyen de 
pratiquer des ressuscitations en d'autres genres de morts, c'est ou 
qu on ne sait pas ce qu'il faudrait faire, ou que, quand on le saurait, 
nos mains, nos instruments et nos remédes n'y peuvent arriver, sur- 
tout quand la dissolution va d'abord à des parties trop petites. I] ne 
faut donc pas s'arrêter aux notions que le vulgaire peut avoir de la 
mort ou de la vie, lorsqu'on a et des analogies et, qui plus est, des 
arguments solides, qui prouvent le contraire. Car je crois avoir 
assez fait voir qu'il y doit avoir des entéléchies s'il y a des subs- 
tances corporelles ; et quand on accorde ces entéléchies ou ces âmes, 
on en doit reconnaitre l'ingénérabilité et indestructibilité ; aprés 
quoi, il est sans comparaison plus raisonnable de concevoir les trans- 
formations des corps animés que de s'imaginer le passage des âmes 
d'un corps à l'autre, dont la persuasion trés àncienne ne vient appa- 
remment que de la transformation mal entendue. De dire que les 
ámes des bétesdemeurent sans corps, ou qu'elles demeurent cachées 
dans un corps qui n'est pas organise, tout cela ne parait pas si natu- 
rel. Si l'animal fait par la contraction du corps du bélier qu'Abraham 


606 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D ARNAULD 


immola au lieu d’Isaac doit être appelé un bélier, c'est une 
question de nom, à peu pres comme serait la question, si un papil- 
lon peut étre appelé un ver à soie. La difficulté que vous trouvez, 
Monsieur, à l'égard de ce bélier réduit en cendres, ne vient que de 
ce que je ne m'étais pas assez bien expliqué car vous supposez quil 
ne reste point de corps organisé dans ces cendres, ce qui vous donne 
droit de dire que ce serait une chose monstrueuse, que cette infi- 
nité d'ámes sans corps organisés, au lieu que je suppose que natu- 
rellement il n'Y a point d'âme sans corps animé, et point de corps 
animé sans organes ; et ni cendres ni autres masses ne me paraissent 
incapables de contenir des corps organisés. 

Pour ee qui est des esprits, c'est-à-dire des substances qui pen- 
sent, qui sont capables de connaitre Dieu et de découvrir des vérités 
éternelles, je tiens que Dieu les gouverne suivant des lois diffe- 
rentes de celle dont il gouverne le reste des substances. Car, toutes 
les formes des substances exprimant tout l'univers, on peut dire 
que les substances brutes expriment plutôt le monde que Dieu, 
mais que les esprits expriment plutót Dieu que le monde. Aussi 
Dieu gouverne les substances brutes suivant les lois matérielles de 
la force ou des communications du mouvement, mais les esprits 
suivant les lois spirituelles de la justice, dont les autres sont inca- 
pables. Et c'est pour cela que les substances brutes se peuvent 
appeler matérielles, parce que l'économie que Dieu observe à leur 
égard est celle d'un ouvrier ou machiniste ; mais, à l'égard des 
esprits, Dieu fait la fonction de prince ou de législateur qui est infi- 
niment plus relevée. Et Dieu n'étant à l'égard de ces substances 
matérielles que ce qu'il est à l'égard de tout, savoir l'auteur gene- 
ral des Ctres, il prend un autre personnage à l'égard des esprits qui 
le fait concevoir revétu de volonté et de qualités morales, puisqu'il 
est lui-méme un esprit, et comme un d'entre nous, jusqu'à entrer 
avec nous dans une liaison de société, dont il est le chef. Et c'est 
cette société ou république générale des esprits sous ce souverain 
monarque qui est la plus noble partie de l'univers, composce d'au- 
tant de petits dieux sous ce grand Dieu. Car on peut dire que les 
esprits créés ne different de Dieu que de plus à moins, du fini à 
l'infini. Et on peut assurer véritablement que tout l'univers n'a été 
fait que pour contribuer à l'ornement cet au bonheur de cette cité de 
Dieu. C'est pourquoi tout est disposé en sorte que les lois de la force 
ou les lois purement matérielles couspirent dans tout l'univers à 


CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 607 


exécuter les lois de la justice ou. de l'amour, que rien ne saurait 
nuire aux âmes qui sont dans la main de Dieu, et que tout doit 
réussir au plus grand bien de ceux qui l'aiment. C'est pourquoi, les 
esprits devant garder leurs personnages et leurs qualités morales, afin 
que la cité de Dieu ne perde aucune personne, il faut qu'ils conser- 
vent particulièrement une maniere de réminiscence ou conscience, 
ou le pouvoir de savoir ce qu'ils sont, d'où dépend toute leur mora- 
lité, peines et chátiments, et par conséquent il faut qu'ils soient 
exempts de ces révolutions de l'univers qui les rendraient tout à fait 
méconnaissables à eux-mémes, et en feraient, moralement parlant, 
une autre personne. Au lieu qu'il suffit que les substances brutes 
demeurent seulement le méme individu daus la rigueur métaphy- 
sique, bien qu'ils soient assujettis à tous les changements imagina- 
bles, puisque aussi bien ils sont sans conscience ou réflexion. Quant 
au détail de l'état de l'àme humaine aprés la mort, et comment elle 
est exempte du bouleversement des choses, il n'y a que la révélation 
qui nous en puisse instruire particulierement ; la juridiction de la 
raison ne s'étend pas si loin. Ou me fera peut-être une objection sur 
ce que je tiens que Dieu a donné des ámes à toutes les machines 
naturelles qui en étaient capables, paree que les àmes ue s’entr'em- 
péchant point, et ne tenant point de place, il est possible de leur en 
donner d'autant qu'il v à plus de perfection d'en avoir et que Dieu 
fait tout de la maniere la plus parfaite qui est possible ; ef non 
magis datur vacuum formarum quam corporum.On pourrait donc 
dire par la méme raison que Dieu devait aussi donner des âmes rai- 
sonnables ou capables de réflexion à toutes les substances animées. 
Mais je réponds que les lois supérieures à celles de la nature ma- 
térielle, savoir, les lois de la justice, s'v opposent ; puisque l'ordre 
de l'univers n'aurait pas permis que la justice eut pu être observée 
à l'égard de toutes, il fallait donc faire qu'au moins il ne leur püt 
arriver aucune injustice ; c'est pourquoi elles ont été faites incapa- 
bles de réflexion ou de conscience, et par conséquent insusceptibles 
de bonheur et de malheur. 

Enfin, pour ramasser mes pensées en peu de mots, je tiens que 
toute substance renferme dans son état présent tous ses états passés 
el à venir, et exprime. méme tout l'univers suivant son point de 
vue, rien n'étant si éloigné de l'autre qu'il n'ait commerce avec lui, 
et sera. particuliérement selon le rapport aux parties de son corps, 
qu'elle exprime plus immédiatement ; et par conséquent rien ne lui 


608 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 


arrive que de son fond, et en vertu de ses propres lois, pourvu 
qu'on y joigne le concours de Dieu. Mais elle s'apercoit des autres 
choses, parce qu'elle les exprime naturellement, ayant été créée 
d'abord en sorte qu'elle le puisse faire dans la suite et s'y accommo- 
der comme il faut, et c'est dans cette obligation imposée deés la 
commencement que consiste ce qu'on (appelle) l'action d'une subs- 
tance sur l'autre. Quant aux substances corporelles, je tiens que la 
masse, lorsqu'on n'y considére que ce qui est divisible, est un pur 
phénomène, que toute substance a une véritable unité à la rigueur 
métaphysique, et qu'elle est indivisible, ingénérable et incorrup- 
tible, que toute la matière doit être pleine de substances animées ou 
du moins vivantes, que les générations et les corruptions ne sont 
que des transformations du petit au grand ou vice versa, et qu'il n'y 
‘a point de parcelle de la matière, dans laquelle ne se trouve un 
monde d'une infinité de créatures, tant organisées qu'amassées ; et 
surtout que les ouvrages de Dieu sont infiniment plus grands, plus 
beaux, plus nombreux et mieux ordonnés qu'on ne croit commu- 
nément ; et que la machine ou l'organisation, c'est-à-dire l'ordre, 
leur est comme essentiel jusque dans les moindres parties. Et 
qu'ainsi il n'y a point d'hypothese qui fasse mieux connaitre la 
sagesse de Dieu que la nótre, suivant laquelle il y a partout des 
substances qui marquent sa perfection, et sont autant de miroirs 
mais dillérents de la beauté de lunivers; rien ne demeurant vide, 
stérile, inculte et sans perception. 11 faut méme tenir pour indubi- 
table que les lois du mouvement et les révolutions des corps ser- 
vent aux lois de justice et de police, qui s'observent sans doute le 
mieux qu'il est possible dans le gouvernement des esprits, c'est-à- 
dire des âmes intelligentes, qui entrent en société avec lui et com- 
posent avec lui une maniére de cité parfaite, dont il est le monarque. 

Maintenant je crois, Monsieur, de n'avoir rien laissé en arrière 
de toutes les diflicultés que vous aviez expliquées, ou au moins in- 
diquées, et encore de celles que j'ai cru que vous pouviez avoir 
encore. I1 est vrai que cela a grossi cette lettre; mais il m'aurait 
été plus difficile de renfermer le méme sens en moins de paroles, et 
peut-être que ce n'aurait été sans obscurité. Maintenant je crois que 
vous trouverez mes sentiments assez bien liés, tant entre eux 
qu'avec les opinions reçues. Je ne renverse point les sentiments éta- 
blis ; mais je les explique et je les pousse plus avant. Si vous pou- 
viez avoir le loisir de revoir un jour ce que nous avions enfin établi 





CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 609 


touchant la notion d'une substance individuelle, vous trouveriez 
peut-être qu'en me donnant ces commencements on est obligé dans 
la suite de m'aecorder tout le reste. J'ai tàché cependant d'écrire 
cette lettre en sorte qu'elle s'explique et se défende elle-même. On 
pourra encore séparer les questions; car ceux qui ne voudront pas 
reconnaitre qu'il y a des ámes dans les bétes, et des formes subs- 
tautielles ailleurs, pourront néanmoins approuver la manière dont 
j explique l'union de l'esprit et du corps, et tout ce que je dis de la 
substance véritable ; sauf à eux de sauver, comme ils pourront, sans 
telles formes et sans rien qui ait une véritable unité, ou bien par des 
points ou par des atomes, si bon leur semble, la réalité de la matiére 
et des substances corporelles, et méme de laisser cela indécis ; car 
on peut borner les recherches là où on le trouve à propos. Mais i! 
ne faut pas subsister en si beau chemin, lorsqu'on désire d'avoir des 
idées véritables de l'univers et de la perfection des ouvrages de 
Dieu, qui nous fournissent encore les plus solides arguments à 
l'égard de Dieu et de notre âme. 

C'est une chose étrange que M. l'abbé Catelan s'est entièrement 
éloigné de mon sens, et vous vous en êtes bien douté, Monsieur. Il 
inet en avant trois propositions, et dit que j'y trouve contradiction. 
Et moi je n'en trouve aucune, et me sers de ces mêmes propositions 
pour prouver l'absurdité du principe cartésien. Voilà ce que c'est 
que d'avoir affaire à des gens qui ne considerent les choses que su- 
perficiellement. Si cela arrive dans une matière de mathématique, 
que ne devrait-ou pas attendre en métaphysique et en morale ? C'est 
pourquoi je ur'estime heureux d'avoir rencontré en vous un censeur 
également exact et équitable. Je vous souhaite encore beaucoup 
d'années, pour l'intérét du public et pour le mien, et suis, etc. (1). 


3; Dans un autre projet de lettre, Leibniz avait rédige le dernier paragraphe 
ci-dessus de la maniere suivante : 

« J'ai va la remarque de M. Catelan dans les Wourelles de la République des 
Lettres du mois de juin, et je trouve que vous aviez deviné ce qui en est en disant 
que peut-être ib n'a pas pris mon sens. Hl l'a si peu pris que c'est une pitié, [f 
met en avant trois propositions, et disant que j x trouve de la contradiction, il 
s'attache à les prouver et à les concilier, et, cependant, bien loin que j'y aie 
jamais trouvé la moindre difficulté ou eontradiction, c'est par leur eonjonction que 
je prétends d'avoir démontré la fausseté du principe cartésien, Voilà ce que c'est 
que d'avoir affaire à des gens qui traitent les choses à la légère. Le bon est 
quil a déclarée si nettement en quoi il se trompait ; autrement nous aurions 
peut-etre encore battu bien du pays. Dieu nous garde d'un tel. antagoniste en 
morale ou en métaphysique, mais surtout en théologie : il n') aurait pas moyen 
de sortir d'affaire. » 


PAUL JANET. — Leibniz. 1-39 


610 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 


Lettre à part à M. Arnauld, à laquelle le discours précédent a été joint. 


Voici la réponse à vos dernières objections, qui est devenue un 
peu longue, parce que je me voulais m'expliquer exactement, et ne 
laisser rien en arrière de vos doutes; j'ai inséré souvent vos propres 
paroles, ce quia encore eontribué à la grossir. Comme j'avais établi 
toutes ces choses, il y a longtemps, et prévenu, si je l'ose dire, la 
plupart des objections, elle ne m'a coüté presque point de médita- 
tion, et il ne me fallait que de me décharger des pensées sur le 
papier et les relire par apres. C'est ce que je dis, Monsieur, afin que 
vous ne me croyiez pas enfoncé dans ces choses aux dépens d'autres 
soins nécessaires. Vous m'avez vous-même engagé à aller si loin 
en me faisant des objections et des demandes auxquelles j'ai voulu 
satisfaire, tant afin de profiter de vos lumières qu'afin de vous faire 
connaitre ma sincérité à ne rien déguiser. 

Je suis à présent fort occupé à l'histoire de la S"* maison de 
Brunswick. J'ai vu plusieurs archives cet été, et je vais faire un tour 
dans la haute Allemagne, pour chercher quelques monuments. Cela 
ne m'empêche pas que je ne souhaite d'apprendre votre sentiment 
sur mes écelaircissements ; lorsque votre commodité le permettra, aussi 
bien que sur ma reponse à l'abbé Catelan, que je vous envoie ici, 
d'autant qu'elle est courte et à mon avis démonstrative, pour peu 
qu'on se donnne tant soit peu d'attention. Si ce M. l'abbé Catelan 
ne s'y prend pas mieux que jusqu'ici, ce n'est pas de lui qu'il faut 
attendre l’éclaircissement de cette matière. Je souhaiterais que vous 
y puissiez donner un moment d'attention sérieuse, vous seriez peut- 
étre surpris de voir qu'on a pris pour un principe incontestable ce 
qui est si aisé à renverser, Car il est démonstratif que les vitesses 
que les corps ont acquises en descendant sont comme les racines 
carrées des hauteurs dont ils sont tombés. Or, si on fait abstraction 
des circonstances extérieures, un corps peut précisément remonter 
à la hauteur dont il est descendu. Donc... (1). 

Daus un autre passage, Leibniz continue ainsi : « Je vous commu- 
nique ici ma réponse à M. l'abbé Catelan, qui sera peut-étre insérée 
dans les Mouvelles de la Republique des lettres. Ainsi nous sommes 
encore à recommencer, et j'ai fait une faute en répliquant à la pre- 


(1, lei la lettre est interrompue. 


CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D ARNAULD 611 


mière réponse ; je devais simplement dire qu'elle ne touchait pas 
mon objection et lui marquer les endroits auxquels il faut répondre 
comme je fais maintenant. J'ai ajouté dans ma réponse un probléme 
mécanique qui se peut réduire à la géométrie ; mais il faut user 
d'adresse, et je verrai si M. Catelan y osera mordre. Il me semble 
qu'il n'est pas des plus forts, et je m'étonne de voir que, parmi tant 
de cartésiens, il y en a si peu qui imitent M. Descartes, en tächant 
d'aller plus avant. 


Leibniz au Landgrave (1). 


En matiére de religion, puisque vous touchez cette corde, il y a 
des gens de ma connaissance, car je ne vous parle point de moi, qui 
ne sont pas éloignés des sentiments de l'Église catholique romaine, 
qui trouvent les définitions du concile de Trente assez raisonnables et 
conformes à la sainte Écriture et aux saints Pères, qui jugent que le 
système de la théologie Romaine est mieux lié que celui des protes- 
tants, et qui avouent que les dogmes ne les arréteraient pas ; mais 
ils sont arrétés premiérement par quelques abus de pratique trés 
grands et trop communs qu'ils voient tolérés dans la communion 
catholique romaine, surtout en matière de culte ; ils craignent d'être 
engagés à les approuver ou au moins à ne pas oser les blàmer; ils 
appréhendent de donner par là du scandale à ceux qui les pren- 
draient pour des gens sans conscience, et que leur exemple, quoique 
mal entendu, porterait à l'impiété ; ils doutent méme si on peut com- 
munier avec des gens qui pratiquent certaines choses peu tolé- 
rables ; et ils considerent qu'en ces rencontres il est plus excusable 
de ne pas quitter une communion que d'y entrer. Secondement, 
quand cet obstacle ne serait pas, ils se trouvent arrétés par les ana- 
thématismes du concile de Trente, ils ont de la peine à souscrire à 
des condamnations qui leur paraissent trop rigides et peu néces- 
saires, ils croient que cela est contraire à la charité et que c'est faire 
ou fomenter un schisme. 

Cependant ces personnes se croient véritablement catholiques, 
comme le seraient ceux qu'on à excommuniés injustement, clave 
errante, car ils tiennent les dogmes de l'Église catholique, ils sou- 


(1) Cette lettre, suivant Gehrardt, est adressée à Arnauld ; suivant Grotefend, 
au Landgrave de Hesse ; nous croyons que c'est celui-ci qui a raison. 


612 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D ARNAULD 


haitent de plus la communion extérieure, à quoi d'autres mettent 
des obstacles, ou la leur refusent. 

Un célèbre théologien, catholique romain, muni de l'approbation 
de plusieurs autres, avait proposé un expédient, et avait cru qu'un 
protestant qui ne serait arrété que par les anathématismes et méme 
par quelques définitions du concile de Trente, et qui douterait si ce 
concile a été véritablement «ecuménique, mais qui serait prêt à se 
soumettre à un concile qui le serait véritablement, et qui par consé- 
quent recevrait les premiers principes de l'Église catholique telle- 
ment que son erreur ne serait pas de droit, mais de fait seulement; 
qu'un tel, dis-je, pourrait être reçu à la communion sans faire au- 
cune mention du concile de Trente, puisque aussi bien ce concile n'a 
pas encore été recu partout, et que la profession du pape Pie IV 
n'est faite que pour les ecclésiastiques ou pour ceux qui enseignent 
et que je ne crois pas que le concile de Trente soit entré dans la 
profession de tous ceux qu'on a recus à la communion en France. 
Mais on doute que cet expédient soit approuve. 


Leibniz au Landgrave. 


Je supplie V. A. de demander à M. Arnauld comme d'elle-même, 
s'il croit véritablement qu'il y a un si grand mal de dire que chaque 
chose, soit espèce, soit individu ou personne, a une certaine notion 
parfaite, qui comprend tout ce qu'on en peut énoncer véritablement, 
selon laquelle notion Dieu, qui concoit tout en perfection, conçoit 
ladite chose. Et si M. A. croit de bonne foi qu'un homme qui 
serait dans ce sentiment ne pourrait être souffert dans l’Église 
‘atholique, quand méme il désavouerait sincèrement la conséquence 
prétendue de la fatalité. Et V. A. pourra demander comment cela 
s'accorde avec ce que M. A. avait écrit autrefois, qu'on ne ferait 
point de peine à un homme dans l'Église pour ces sortes d'opinions, 
et si ce n'est pas rebuter les gens par une rigueur inutile et hors 
de saison que de condamner si aisément, toute sorte de sentiments 
qui n'ont rien de commun avec la foi. 

Peut-on nier que chaque chose, soit genre, espèce ou individu, 
a une notion accomplie, selon laquelle Dieu la conçoit, qui conçoit 
tout parfaitement, c'est-à-dire une notion qui enferme ou comprend 
tout ce qu'on peut dire de la chose ; et peut-on nier que Dieu peut 
former une telle notion individuelle d'Adam ou d'Alexandre, qui 


LÀ 


CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D ARNAULD 613 


comprend tous les attributs, affections, accidents, et généralement 
tous les prédicats de ce sujet. Enfin, si saint Thomas a pu soutenir 
que toute intelligence séparée differe spécifiquement de toute autre, 
quel mal y aura-til d'en dire autant de toute personne, et de con- 
cevoir les individus comme les derniéres espéces, pourvu que 
l'espéce soit prise non pas physiquement, mais métaphysiquement 
ou mathématiquement. Car dans la physique, quand une chose 
engendre son semblable, on dit qu'ils sont d'une méme espèce, 
mais dans la métaphysique ou dans la géométrie specie differre 
dicere possumus quecumque differentiam habenl in notione in se 
erplirabili consistentem, ut duc ellipses, quarum una habet duos 
ares majorem et minorem in ratione dupla, altera in tripla. At 
vero due ellipses, que non ratione axium adeoque nullo discri- 
mine in se explicabili, sed sola magnitudine seu comparatione 
differunt, specificam differentiam non habent. Sciendum est tamen 
entia completa sola magnitudine differre non posse. 


Leibniz à Arnauld. 


A Monsieur Arnauld, Nuremberg, 14 janvier 1688. 
Monsieur, 

Vous aurez peut-être vu dans les jVowuvelles de la République des 
lettres du mois de septembre ce que j'ai répliqué à M. l'abbé C. 
C'est une chose étrange de voir que bien des gens répondent non 
pas à ce qu'on leur dit, mais à ce qu'ils s'imaginent. Voilà ce que 
M. l'abbé a fait jusqu'ici. C'est pourquoi il a fallu briser court, et . 
le ramener à la premiere objection. J'ai pris seulement occasion de 
cette dispute de proposer un probléme géométrico-mécanique des 
plus curieux et que je venais de résoudre, qui est de trouver une 
ligne que j'appelle isochrone dans laquelle le corps pesant descend 
uniformément et approche également de l'horizon en temps égaux, 
nonbbstant l'accélération qui lui est imprimée, que je récompense 
par le changement continuel de l'inclination. Ce que j'ai fait afin de 
faire dire quelque chose d'utile et de faire sentir à monsieur l'abbé 
que l'analyse ordinaire des cartésiens se trouve bien courte dans les 
problèmes difficiles. J'y ai réussi en partie. Car M. Hugens en a 
donné la solution dans les Vouvelles d'octobre. Je savais assez que 
M. Hugens le pouvait faire, c'est pourquoi je ne m'attendais pas 
qu'il en prendrait la peine, ou au moins qu'il publierait sa solution 


614 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 


et dégagerait monsieur l'abbé. Mais, comme la solution de M. Hu- 
gens est énigmatique en partic, apparemment pour reconnaitre si 
je l'ai eue aussi, je lui en envoie le supplément, et eependant nous 
verrons ce qu'en dira M. l'abbé. H est vrai que, lorsqu'on sait une 
fois la nature de la ligne que M. lugens a publiée, le reste s'acheve 
par l'analyse ordinaire. Mais sans cela la chose est difficile. Car la 
converse des tangentes ou data tangentium proprietate invenire 
lineam, où se réduit ce problème proposé, est une question dont 
M. Descartes lui-même a avoué dans ses lettres n'étre pas maitre. 
Car le plus souvent elle monte aux transcendantes, comme je l'ap- 
pelle, qui sont de nul degré, et quand elle s'abaisse aux courbes d'un 
certain degré, comme il arrive ici, un analyste ordinaire aura de la 
peine à le reconnaitre. 

Au reste, je souhaiterais de tout mon cœur que vous puissiez 
avoir le loisir de méditer une demi-heure sur mon objection contre 
les Cartésiens que monsieur l'abbé tâche de résoudre. Vos lumières 
et votre sincérité m'assurent que je vous ferais toucher le point, 
et que vous reconnaitriez de bonne foi ce qui en est. La discussion 
n'est pas longue, ct l'affaire est de conséquence, non seulement 
pour les mécaniques, mais encore en métaphysique, car le mouve- 
ment en lui-même séparé de la force est quelque chose de relati- 
seulement, et on ne saurait déterminer son sujet. Mais la force est 
quelque chose de réel et d'absolu, et son calcul étant différent de 
celui du mouvement, comme je démontre clairement, il ne faut pas 
s'etonner que la nature garde la même quantité de ]a force et non 
pas la méme quantité du mouvement. Cependant il s'ensuit qu'il 
y a dans la nature quelque autre chose que l'étendue et le mouve- 
ment, à moins que de refuser aux choses toute la force ou puissance, 
ee qui serait les changer de substances, qu'ils sont, en modes ; 
comme fait Spinosa, qui veut que Dieu seul cst une substance, et 
que toutes les autres choses n'en sont que des modifications. Ce 
Spinosa est plein de réveries bien embarrassées, et ses prétendues 
demonstrations de Deo n'en ont pas seulement le semblant. Cepen- 
dant je tiens qu'une substance créée n'agit pas sur une autre dans 
la rigueur métaphysique, c'est-à-dire avec une influence réeile. 
Aussi ne saurait-on expliquer distinctement en quoi consiste cette 
influence, si ce n'est à l'égard de Dieu, dont l'opération est une 
création continuelle, et dont la source est la dépendance essentielle 
des créatures. Mais, alin de parler comme les autres hommes, qui 


CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 615 


ont raison de dire qu'une substance agit sur l'autre, il faut donner 
une autre notion à ce qu'on appelle action, ce qu'il serait trop long 
de déduire ici, et au reste je me rapporte à ma dernière lettre qui 
est assez prolixe. 

Je ne sais si le R. P. Malebranche a répliqué à ma réponse don- 
née dans quelques mois d'été de l'année passée, où je mets en avant 
encore un autre principe général, servant en mécanique comme en 
géométrie, qui renverse manifestement tant les régles du mouve- 
ment de Descartes que celles de ce Pére, avec ce qu'il a dit dans les 
Nouvelles pour les excuser. 

Si je trouve un jour assez de loisir, je veux achever mes médi- 
tations sur la caractéristique générale ou manière de calcul univer- 
sel, qui doit servir dans les autres sciences comme dans les mathé- 
matiques. J'en ai déjà de beaux essais, j'ai des définitions, axiomes, 
théorèmes et problèmes fort remarquables de la coincidence, de la 
determination (ou de de unico), de la similitude, de la relation en 
général, de la puissance ou cause, de la substance, et partout 
je procède par lettres d'une manière précise et rigoureuse, 
comme dans l'algèbre. J'en ai méme quelques essais dans la juris- 
prudence, et on peut dire en vérité qu'il n'y a point d'auteurs, dont 
le style approche davantage de celui des géométres, que le style 
des juriscousultes dans les Digestes. Mais comment, me direz-vous, 
peut-on appliquer ce calcul aux matières conjecturales ? Je ré- 
ponds que c'est comme MM. Pascal, Hugens et autres ont donné 
des démonstrations de alea. Car on peut toujours déterminer le 
plus probable etle plus sür autant qu'il est possible de connaitre 
ex datis. 

Mais je ne dois pas vous arrêter davantage, et peut-être est-ce 
déjà trop. Je n'oserais pas le faire si souvent, si les matières, sur 
lesquelles j'ai souhaité d'apprendre votre jugement, n'étaient im- 
portantes. Je prie Dieu de vous conserver encore longtemps, afin 
que nous puissions profiter toujours de vos lumiéres, et je suis 
avec zèle, 

Monsieur, etc. 


Leibniz à Arnauld, 
Monsieur, 
Je suis maintenant sur le point de retourner chez moi, après un 
long voyage entrepris par ordre de mon prince, servant pour des 


B. 


616 CORRESPONDANCE DE LEIDNIZ ET D'ARNAULD 


recherches historiques, où j'ai trouvé des diplômes, titres et preuves 
indubitables, propres à justifier la commune origine des sérénis- 
simes maisons de Brunswick et d'Este, que MM. Justel, du Cange 
et autres avaient grande raison de révoquer en doute, parce qu'il v 
avait des contradictions et faussetés dans les historiens d'Este à cet 
égard, avec une entiére confusion des temps et des personnes. À 
présent, je pense à me remettre, et à reprendre le premier train ; 
et vous ayant écrit il v a deux ans, un peu avant mon départ, je 
prends cette même liberté, pour m'informer de votre santé, et pour 
vous faire connaitre combien les idées de votre mérite éminent me 
sont toujours présentes dans l'esprit. Quand j'étais à Rome, je vis 
la dénonciation d'une nouvelle lettre, qu'on attribuait à vous ou à 
vos amis. Et depuis je vis la lettre du KR. P. Mäbillon à un de 
mes amis, où il y avait que l'apologie du R. P. Le Tellier pour les 
missionnaires contre la morale pratique des Jésuites avait donne à 
plusieurs des impressions favorables à ces Péres, mais qu'il avait 
entendu que vous y aviez répliqué, et qu'on disait que vous y aviez 
annihilé géométriquement les raisons de ce Père. Tout cela n'a 
fait juger que vous êtes encore en état de rendre service au public, 
et je prie Dieu que ce soit pour longtemps. ll est vrai qu'il y va de 
mon intérét ; mais c'est un intérét louable, qui peut me donner 
moyen d'apprendre, soit en commun avec tous les autres qui liront 
vos ouvrages, soit en particulier, lorsque vos jugements m'instrui- 
ront, si le peu de loisir que vous avez me permet d'espérer encore 
quelquefois cet avantage. 

Comme ce voyage a servi en partie à me delasser l'esprit des occu- 
pations ordinaires, j'ai eu la satisfaction de converser avec plusieurs 
habiles gens en matières de sciences et d'érudition, et j'ai commu- 
niqué à quelques-uns mes pensées particulières, que vous savez. 
pour profiter de leurs doutes et difficultés ; et il y en a eu qui. 
n'étant pas satisfaits des doctrines communes, ont trouvé une satis- 
faction extraordinaire dans quelques-uns de mes sentiments : ce 
qui m'a pcrté à les coucher par écrit, afin qu'on les puisse commu- 
niquer plus aisément ; et. peut-être en. ferai-je imprimer un jour 
quelques exemplaires sans mon nom, pour en faire part à des amis 
seulement, afin d'en avoir leur. jugement, Je voudrais que vous les 
puissiez examiner premierement, et c'est pour cela que j'en ai fait 
l'abrégé que voici. 

Le corps est un agrégé de substances, et ce n'est pas une subs- 


CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 617 


tance à proprement parler. Il faut, par conséquent, que partout dans 
le corps il se trouve des substances indivisibles, ingénérables et in- 
corruptibles, ayant quelque chose de répondant aux ámes. Que 
toutes ces substances ont toujours été et seront toujours unies à 
des corps organiques, diversement transformables. Que chacune de 
ces substances contient dans sa nature « legem continuationis se- 
riei suarum operationum », et tout ce qui lui est arrivé et arrivera. 
Que toutes ses actions viennent de son propre fond, excepté la dé- 
pendance de Dieu. Que chaque substance exprime l'univers tout 
entier, mais l'une plus distinetement que l'autre, surtout chacune à 
l'égard de certaines ehoses et selon son point de vue. Que l'union 
de l'âme avec le corps, et méme l'opération d'une substance sur 
l'autre, ne consiste que dans ce parfait accord mutuel, établi exprès 
par l'ordre de la première eréation en vertu duquel chaque subs- 
tance, suivant ses propres lois, se rencontre dans ce que demandent 
les autres ; et les operations de l'une suivent ou accompagnent ainsi 
l'opération ou le changement de l'autre. Que les intelligences ou 
âmes capables de réflexion et de la connaissance des vérités éter- 
nelles et de Dieu ont bien des priviléges qui les exemptent des ré- 
volutions des corps. Que pour elles il faut joindre les lois morales 
aux physiques. Que toutes les choses sont faites pour elles princi- 
palement. Qu'elles forment ensemble la république de l'univers, dont 
Dieu est le monarque. Qu'il y a une parfaite justice et police obser- 
vée dans cette cité de Dieu, et qu'il n'y a point de mauvaise action 
sans châtiment, ni de bonne sans une récompense proportionnée. 
Que plus on connaitra les choses, plus ou les trouvera belles et con- 
formes aux souhaits qu'un sage pourrait former. Qu'il faut toujours 
être content de l'ordre du passé, parce quil est conforme à la vo- 
lonté de Dieu absolue, qu'on connait par l'événement ; mais qu'il 
faut tàeher de rendre l'avenir, autant qu'il dépend de nous, con- 
forme à la volonté de Dieu présomptive ou à ses commandements, 
orner notre Sparte et travailler à faire du bien, sans se chagriner 
pourtant lorsque le succès y manque, dans la ferme créance que 
Dieu saura trouver le temps le plus propre aux changements en 
mieux. Que ceux qui ne sont pas contents de l'ordre des choses ne 
sauraient se vanter d'aimer Dieu comme il faut. Que la justice n'est 
autre chose que la charité du sage. Que la charité est une bien- 
veillance universelle, dont le sage dispense l'exécution, eonformeé- 
ment aux mesures de la raison, afin d'obtenir le plus grand bien. 


618 '"CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D ARNAULD 


Et que la sagesse est la science de la félicité ou des moyens de par- 
venir au contentement durable, qui eonsiste dans un acheminement 
continuel à une plus grande perfection, ou au moins dans Ja varia- 
tion d'un méme degré de perfection. 

A l'égard de la physique, il faut entendre la nature de la force, 
toute diflérente du mouvement, qui est quelque chose de plus rela- 
tif. Qu'il faut mesurer cette force par la quantité de l'effet. Qu'il y 
a une force absolue, une force directive et une force respective. 
Que chacune de ces forces se conserve dans le méme degré dans 
l'univers ou dans chaque machine non communiquante avec les 
autres, et que les deux derniéres forces, prises ensemble, compo- 
sent la première ou l'absolue. Mais qu'il ne se conserve pas la 
méme quantité de mouvement, puisque je montre qu'autrement le 
mouvement perpétuel serait tout trouvé, et que l'effet serait plus 
puissant que sa cause. 

Il y a déjà quelque temps que j'ai publié dans les .tctes de Leip- 
sig un essai physique, pour trouver les causes physiques des mou- 
vements des astres. Je pose pour fondement que tout mouvement 
d'un solide dans le fluide, qui se fait en ligne courbe, ou dont la 
vélocité est continuellement difforme, vient du mouvement du 
fluide méme. D'où je tire cette conséquence que les astres ont des 
orbes déférents, mais fluides. J'ai démontré une proposition impor- 
tante générale, que tout corps qui se meut d'une circulation har- 
monique (c'est-à-dire en sorte que les distances du centre étant en 
progression arithmétique. les velocités soient en progression har- 
monique, ou réciproques aux distances), et qui a de plus un mou- 
vement paracentrique, c'est-à-dire de gravité ou de lévité à l'égard 
du méme centre /quelque loi que garde cette attraction ou répul- 
sion). a les aires nécessairement comme les temps, de la manière que 
Képler l'a observée dans les planètes. Puis considérant, ex observa- 
tionibus, que ce mouvement est elliptique, je trouve que la loi du 
mouvement paracentrique, lequel, joint à la circulation harmonique, 
décrit des ellipses, doit étre telle que les gravitations soient récipro- 
quement comme les carrés des distances, c'est-à-dire comme les 
illuminations ex sole. 

Je ne vous dirai rien de mon calcul des incréments ou diffé- 
rences, Par lequel je donne les touchantes sans lever les irration- 

nelles et fractions, lors méme que l'inconnue y est enveloppée, et 
sassujettis les quadratures et problèmes transcendants à l'analyse. 


k 


CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 619 


Et je ne parlerai pas non plus d'une analyse toute nouvelle, propre 
à la géométrie, et diflérente entièrement de l'algébre ; et moins en- 
core de quelques autres choses, dont je n'ai pas encore eu le temps 
de donner des essais, que je souhaiterais de pouvoir toutes expli- 
quer en peu de mots, pour en avoir votre sentiment, qui me servi- 
rait infiniment, si vous aviez autant de loisir que j'ai de déférence 
pour votre jugement. Mais votre temps est trop précieus, et ma 
lettre est déjà assez prolixe ; c'est pourquoi je finis ici, et je suis avec 
passion, 
Monsieur, 
Votre trés humble et très obéissant serviteur, 


Autre rédaction des deux paragraphes précédents. 


Il y adéjà quelque temps que j'ai publié dans les Actes de Leip- 
sig un essai pour trouver les causes physiques du mouvement 
des astres. Je pose pour fondement que tout mouvement d'un 
solide dans un fluide, qui se fait en ligne courbe, ou dont ja 
vélocité est essentiellement difforme, vient du mouvement du 
fluide méme. D'où je tire cette conséquence que les astres ont des 
orbes déférents, mais fluides, qu'on peut appeler tourbillons avec 
les Anciens et M. Descartes. Je crois qu'il n'y a point de vide ni 
atome, que ce sont des choses éloignées de la perfection des ou- 
vrages de Dieu, et que tous les mouvements se propagent d'un corps 
à tout autre corps, quoique plus faiblement aux distances plus 
grandes. Supposant que tous les grands globes du monde ont quelque 
chose d'analogue avec l'aimant, je considère qu'outre une certaine 
direction qui fait qu'ils gardent le parallélisme de l'axe, ils ont une 
espèce d'attraction d'où nait quelque chose de semblable à la 
gravité, qu on peut concevoir en supposant des rayons d'une ma- 
tière qui tâche de s'éloigner du centre, qui pousse par conséquent 
vers le centre les autres qui n'ont pas le méme effort. Et compa- 
rant ces rayons d'attraction avec ceux de la lumière, comme les 
corps sont illuminés, de méme seront-ils attirés en raison réciproque 
des carrés des distances. Or ces choses s'accordent merveilleusement 
avec les phénomenes, et, Képler avant trouvé généralement que les 
aires des orbites des astres taillées par les rayons tirés du soleil à 
l'orbite sont comme les temps, j'ai démontré une proposition impor- 


620 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 


tante générale, que tout corps qui se meut d'une circulation harmo- 
nique (c'est-à-dire en sorte que, les distances du centre étant 
en progression arithmétique, les vélocités sont en harmoniques 
ou réciproques aux distances), et qui a de plus un mouve- 
ment paracentrique, c'est-à-dire de gravité ou de lévité à l'égard 
du méme centre (quelque loi que garde cette attraction ou répul- 
sion), a les aires nécessairement comme les temps. de la maniére que 
Képler a observée. Dans les planétes je conclus que les orbes fluides 
déférents des planétes circulent harmoniquement, et j'en rends 
encore raison à priori; puis, considérant ex observationibus que 
ce mouvement est elliptique, je trouve que la loi du mouvement 
paracentrique /lequel, joint à la circulation harmonique, décrit des 
ellipses) doit étre tel que les gravitations soient réciproquement 
comme les carrés des distances, c'est-à-dire justement comme nous 
l'avons trouvé ci-dessus à priori par leslois de la radiation. J'en déduis 
depuis des particularités et toutes les choses sont ébauchées dans ce 
que j'ai publié dans les Actes de Leipsig il y a déjà quelque temps. 


LEIBNIZ. 
A Venise, ce 23 mars 1690. 


MEDITATIONES 
DE COGNITIONE, VERITATE ET IDEIS 


1681 


(Acta Eruditorum Lipsiensum, ann. 1684. Nov., p. 537. — Leibn. Opp. ed. Dufens. 
T. 1H, P. 1, p. 14.) 


Quoniam hodie inter viros egregios de veris, et falsis ideis contro- 
versie agitantur eaque res magni ad veritatem cognoscendam mo- 
menti est, in qua nec ipse Cartesius usquequaque satisfecit ; placet 
quid mihi de discriminibus atque eriteriis idearum et cognitionum 
statuendum videatur, explicare paucis. Est ergo cognitio vel obscura, 
vel clara ; et clara rursus vel confusa vel distincta ; et distincta, vel 
inadeequata, vel adæquata ; item vel symbolica, vel intuitiva : 
et quidem si simul ad:equata, et intuitiva sit, perfectissima est. 

Obscura est notio, qu:e non sufficit ad rem repræsentatam agnos- 
cendam, veluti si uteunque meminerim alicujus floris, aut animalis 
olim visi, non tamen quantum satis est, aut oblatum recognoscere, 
et ab aliquo vicino discernere possim ; vel si considerem aliquem ter- 
minum in scholis parum explicatum, ut eutelechiam — Aristotelis, aut 
causam prout communis est materkr, formiv, efficienti, et fini, aliaque 
ejusmodi, de quibus nullam certam definitionem habemus : unde 
propositio quoque obscura fit, quam notio talis ingreditur. Clara 
ergo cognitio est, cum habeo unde rem repr:esentatam agnoscere pos- 
sim, eaque rursum est vel confusa, vel distincta. Confusa, cum sci- 
licet non possum notas ad vem ab aliis discernendam sufficientes se- 
paratim enumerare, licet res illa tales notas, atque requisita revera 
habeat, in quie notio ejus vesolvi possit : ita colores, odores, sapores, 
aliaque peculiaria sensuum objecta satis elare quidem agnoscimus, 
et a se invicem discernimus, sed simplici sensuum tesliinonio, non 
vero notis enunliabilibus ; ideo nec coco explicare possumus, quid 


622 MEDITATIONES 


sit rubrum, nec aliis declarare talia possumus, nisi eos in rem pr:e- 
sentem ducendo, utque ut idem videant, olfaciant, aut gustent effi- 
ciendo, aut saltem pr:eterit:e. alieujus perceptionis similis eos admo- 
nendo : licet certum sit, notiones harum qualitatum compositas esse, 
et resolvi posse quippe cum causas suas habeant. Similiter videmus 
pictores aliosque artifices probe cognoscere, quid recte, quid vi- 
tiose factum sit, at judicii sui rationem reddere sæpe non posse, et 
qu:erenti dicere, se in re, quæ displicet, desiderare nescio quid. At 
distincta notio est qualem de auro habent Docimast:e per notas sci- 
licet et examina sufficientia ad rem ab aliis omnibus corporibus si- 
milibus discernendam : tales habere solemus circa notiones pluribus 
sensibus communes, ut numeri, magnitudinis, figur:e, item circa 
multos affectus animi, ut spem, metum, verbo, circa omnia, quorum 
habemus definitionem nominalem, qu: nihil aliud est, quam enu- 
meratio notarum sufficientium. Datur tamen et cognitio distincta no- 
tionis indefinibilis, quando ca est primitiva, sive nota sui ipsius, hoc 
est, eum est irresolubilis, ac non nisi per se intelligitur, atque adeo 
caret requisitis. In notionibus autem compositis, quia rursus note 
singul:e componentes interdum clare quidem, sed tamen confuse 
cognitae sunt, ut gravitas, color, aqua fortis, aliaque quie auri notas 
ingrediuntur, liinc talis cognitio auri licet distincta sit, inadæquata 
est tamen. Cum vero id omne quod notitiam distinctam ingreditur, 
rursus distincte cognitum est, seu cum analysis ad finem usque pro- 
ducta habetur, cognitio est adæquata, cujus exemplum perfectum 
nescio an homines dare possint ; valde tamen ad eam accedit noti- 
tia numerorum. Plerumque autem, pr:esertim in analvsi longiore, 
non totam simul naturam rei intuemur, sed rerum loco signis uti- 
mur, quorum explicationem in pr:esenti aliqua cogitatione compendii 
causa soleinus pr:etermittere, scientes, aut credentes nos eam habere 
in potestate : ita cum chiliogonum, seu polygonum mille :equalium 
laterum cogito, non semper naturam lateris, et :equalitatis, et mille- 
narii (seu cubi a denario) considero, sed vocabulis istis (quorum sen- 
sus obscure saltem, atque imperfecte menti obversatur) in animo 
utor loco idearum, quas de iis habeo, quoniam memini me significa- 
tionem istorum vocabulorum habere, explicationem autem nunc ju- 
dicio necessariam non esse ; qualem cogitationem cecam, vel etiam 
symbolicam appellare soleo, qua et in Algebra, et in Arithmetica uti- 
mur, imo fere ubique. Et certe cum notio valde composita est, non 
possumus omues ingredientes eam notiones simul cogitare : ubi 


DE COGNITIONE, VERITATE ET IDFIS 623 


tamen hoc licet, vel saltem in quantum licet, cognitionem voco tntuti- 
tivam. Notionis distinct:e. primitiv;e non alia. datur cognitio, quam 
intuitiva, ut compositarum plerumque cogitatio non nisi symbolica 
est. 

Ex his jam patet, nos eorum quoque, qu:e distincte cognóscimus, 
ideas non percipere, nisi quatenus cogitatione intuitiva utimur. Et 
sane contingit, ut nos s:epe falso eredamus habere in animo ideas 
rerum, cum falso supponimus aliquos terminos, quibus utimur, jam 
3 nobis fuisse explicatos : nec verum, aut certe ambiguitati obnoxium 
est, quod aiunt aliqui, non posse nos de re aliqua dicere, intel- 
ligendo quod dicimus, quin ejus habeamus ideam. S:epe ienim voca- 
bula ista singula uteunque intelligimus, aut nos antea intellexisse 
meminimus, quia tamen hac cogitatione c:eca contenti sumus, et re- 
solutionem notionum non satis prosequimur, fit ut lateat nos contra- 
dictio, quam forte notio composita involvit. Iltec ut considerarem 
distinctius, fecit olim argumentum, dudum inter scholasticos celebre, 
et a Cartesio renovatum, pro existentia Dei, quod ita habet : Quic- 
quid ex alicujus rei idea, sive definitione sequitur, id de re potest 
pr:edicari. Existentia ex Dei (sive Entis perfectissimi, vel quo majus 
cogitari non potest; idea sequitur. (Ens enim perfectissimum involvit 
omnes perfectiones, in quarum numero est etiam existentia.) Ergo 
existentia de Deo potest pr:iedicari. Verum sciendum est, inde hoc 
tantum confici, si Deus est possibilis, sequitur quod existat ; nam 
definitionibus non possumus tuto uti ad eoncludendum, antequam 
sciamus eas esse reales, aut nullam involvere contradictionem. Cu- 
jus ratio est, quia de notionibus contradictionem involventibus simul 
possent concludi opposita, quod absurdum est. Soleo autem ad hoc 
declarandum uti exemplo motus celerrimi, qui absurdum implicat ; 
ponamus enim rotam aliquam celerrimo motu rotari, quis non videt, 
productum aliquem rot& radium extremo suo celerius motum iri, 
quam in rot:e cireumferentia clavum ; hujus ergo motus non est ce- 
lerrimus, contra hypothesim. Interim prima fronte videri possit nos 
ideam motus celerrimi habere ; intelligimus enim utique quid dica- 
mus, et tamen nullam utique habemus ideam rerum impossibilium. 
Eodem igitur modo non sufficit nos cogitare de Ente perfectissimo 
ut asseramus nos ejus ideam habere, et in hac allata paulo ante de- 
monstratione possibilitas Entis perfectissimi aut ostendenda, aut sup- 
ponenda est, ut recte concludamus. luterim nihil verius est, quam et 
nos Dei habere ideam, et Ens perfectissimum esse possibile, imo 


624 MEDITATIONES 


necessarium ; argumentum tamen non satis concludit, et jam ab Aqui- 
nale rejectum est. 

Atque ita habemus quoque discrimen inter definitiones nominales, 
qu:e notas tantum rei ab aliis discernend:e. continent, et reales. ex 
quibus constat rem esse possibilem, et hac ratione satisfit Hobbio, 
qui veritates volebat esse arbitrarias, quia ex definitionibus nomina- 
libus penderent, non considerans realitatem definitionis in arbitrio 
non esse, nec quaslibet notiones inter se posse conjungi. Nec defini- 
tiones nominales sufficiunt, ad perfectam scientiam, nisi quando 
aliunde constat rem definitam esse possibilem. Patet etiam, qua 
tandem sit idea vera, quie falsa, vera scilicet cum notio est possibi- 
lis, falsa cum contradictionem involvit. Possibilitatem autem rei vel 
a priori cognoscimus, vel a posteriori. Et quidem a priori, cum no- 
tionem resolvimus in sua requisita, seu in alias notiones cognitæ 
possibilitatis, nihilque in illis incompatibile esse scimus ; idque fit 
inter alia, cum intelligimus modum, quo res possit produci, unde 
pr:e exteris utiles sunt. Definitiones causales : a posteriori vero, 
cum rem actu existere experimur ; quod enim actu extitit, id utique 
possibile est. Et quidem quandocunque habetur cognitio ad:equata, 
habetur et cognitio possibilitatis a priori ; perducta enim analysi ad 
finem, si nulla apparet contradictio, utique notio possibilis est. An 
vero unquam ab hominibus perfecta institui possit analysis notio- 
num, sive an ad prima possibilia, ac notiones irresolubiles, sive 
(quod eodem redit) ipsa absoluta attributa Dei, nempe causas pri- 
mas, atque ultimam rerum rationem, cogitationes suas reducere pos- 
sint, nune. quidem definire non ausim. Plerumque contenti sumus, 
notionum quarundam realitatem experientia didicisse, unde postea 
alias componimus ad exemplum naturiv., 

Hinc ergo tandem puto intelligi posse, non semper tuto provocati 
ad ideas, et multos specioso illo titulo ad imaginationes quasdam suas 
stabiliendas abuti ; neque enim statim ideam habemus rei, de qua 
nos cogitare sumus eonscii, quod exemplo maxime velocitatis paulo 
ante ostendi. Nec minus «but video nostri temporis homines jactato 
illo principio : quiequid clare, et distincte de realiqua percipio, id 
esl verum, seu de ea ennntiabile. Sivpe enim clara, et distincta vi- 
dentur hominibus temere judicantibus, quie obscura et confusa sunt. 
Inutile ergo axioma est, nisi clari et distincti criteria adhibeantur, 
quie tradidimus, et nisi constet de veritate idearum. De c:etero non 
coutemnenda veritatis enuntiationum criteria sunt regulx commu- 





DE COGNITIONE, VERITATE ET fDEIS 635 


nis Logicæ, quibus et Geometr:e utuntur, ut scilicet nihil admittatur 
pro certo, nisi aceurata experientia, vel firma demonstratione proba- 
tum (1) ; firma autem demonstratio est, qui pr:escriptam a Logica 
formam servat, non quasi semper ordinatis scholarum more syllogis- 
mis opus sit (quales Christianus Ilerlinus, et Conradus Dasypo- 
dius in sex priores Euclidis libros exhibuerunt) sed ita saltem ut ar- 
gumentatio concludat vi formæ qualis argumentationis in forma 
debita concept exemplum etiam. caleulum aliquem legitimum esse 
dixeris ; itaque nec pr:etermittenda est aliqua pr:emissa. necessaria, 
et omnes pr;emiss:e jam ante, vel demonstratæ esse debent, vel sal- 
tem instar hypotheseos assumtie, quo casu et conclusio hypothetica 
est. H:eec qui observabunt diligenter, facile ab ideis deceptricibus 
sibi cavebunt. His autem satis congruenter ingeniosissimus Pasca- 


(1) Leibniz a souvent loué dans les Nouveuur Essais ceux qui ont essayé de 
démontrer les axiomes. Voici encore un passage du méme genre tiré de la 
correspondance avec Bernouilli, 1i août 1696. (v. Virr. cel. G. G. Leib. et Jo, 
Bern, Commerce. philos. et math. Lausannæ et Genevæ, 1745. T. I, p. 96.]: 
« Quod dixi, omnis Axiomatis a me demonstrationem desiderari, non temere 
dictum est : idque auimadvertis opinor, si quando vacabit inspicere. medita- 
tiones quasdam meas de ideis, quie extant in. Lipsiensium Actis, Excipio tamen 
Axiomata illa, quie sunt indemonstrabilia, ipsas scilieet identieas propositiones. 
C:ielera omnia, quie scilicet possunt. demonstrari, etiam. utile est demonstrari 
cum aliqua magnimomenti Theoremata in iis fundantur, Idque etiam veteres vi- 
deruut. Unde Apollonius fin scriptis deperditis) et Proclus et alii Axiomata ab 
Euclide assumta demonstrare sunt conati, Eamque rem fructu non carere facile 
epinor concedes, quem tamen non vident, qui scientiarum utilitatem vulgari 
modulo metiuntur, Interim vides, ea limitatione, quam addidi et quam adden- 
dam esse prievideri poterat. non esse cur progressum in infinitum  vereare in 
demonstrando. Unum addo : multum apud me interesse inter hæc duo, in du- 
bium vocare propositionem, et demonstrationem ejus expetere; quod dum a te 
hic pro eodem habetur, hine jam video, cur quie dixeram de Axiomatibus de- 
monstrandis mira tibi sint visa. Si Cartesius hoc tantum voluisset, cum de omni- 
bus dubitandum dixit, quod ego desidero, nullo jure reprehenderetur ; sed ille 
dupliciter peccavit nimis dubitando et nimis facile à dubitatione discedendo. 
Illud ipsum quod objicis Axioma : Totum. esse. majus. parte, opportune a Te 
oflertur. 1d certe numquam: in dubium. vocavi et tamen aliquando. demorstra- 
lionem ejus expetii; imo. inveni uno syllogismo. comprehensam, innixo defini- 
tioni minoris et majoris et Axiomati identico : Miínesenim definio, quod alterius 
Unajoris) parti quale est, Axioma autem identieum quod. adhibeo est : Unum- 
quodque iequale esse sibi ipsi, seu à — a. Hoc enim tamquam indemonstrabile 
sunto. Sic ergo argumentor in syllogismo prime figure : 

« Quidquid est æquale parti totius, id toto minus est (per Detinitionem Mi- 
noris). » 

« Pars totius est :equalis parti totius "nempe sibi ipsi per Axioma identicum) » 

Ergo pars totius toto minor est. Quod. erat demonstrandum. Ita vides quomodo 
omnium. demonstrationum a priori duo sint principia ultima, definitiones et Pro- 
positiones identicæ, quod etiam alibi a me notatum est. Atque liec. paulo latius 
deducere operæ pretium putavi ut pro iequitate Tua facilius me absolvas in pos- 
terum, si qua forte diea obiter, quie primo aspectu insipidiora videbuntur, aut 
speciem subterfugii habebuut, cum nihil siut minus, 


Pauz JANET. — Leibniz. 1-10 


626 MEDITATIONES DE COGNITIONE, VERITATE ET IDEIS 


lius in præclara dissertatione de ingenio Geometrico (cujus fragmen- 
tuin extat in egregio Libro celeberrimi Viri Antonti Arnaldi de 
arte bene cogitandi) Geometr:e esse ait definire omnes terminos pa- 
rumper obscuros, et comprobare omnes veritates parumper dubias. 
Sed vellem definisset limites, quos ultra aliqua notio aut enuntiatio 
non amplius parumper obscura, aut dubia est. Verumtamen quid 
conveniat ex attenta eorum, qu:e hic diximus, consideratione erui 
potest, nunc enim brevitati studemus. 

Quod ad controversiam attinet, utrum omnia videamus in Deo 
(qu;e utique vetus est sententia, et si sano sensu intelligatur, non 
omnino spernenda) an vero proprias ideas habeamus, sciendum est, 
etsi omnia in Deo videremus, necesse tamen esse ut habeamus et 
ideas proprias, id est non quasi icunculas quasdam, sed affectiones 
sive modificationes mentis nostr:e, respondentes ad id ipsum, quod in 
Deo perciperemus : utique enim aliis cogitationibus subeuntibus ali- 
qua in mente nostra mutatio fit ; rerum vero actu a nobis non cogi- 
tatarum ide:e sunt in mente nostra, ut figura Herculis in rudi mar- 
more. At in Deo non tantum necesse est actu esse ideam extensionis 
absolute, atque infinit:e, sed et cujusque figur:e, qu:e nihil aliud est 
quam extensionis absolut: modificatio. C:eterum cum colores, aut 
odores percipimus, utique nullam aliam habemus, quam figurarum 
et motuum perceptionem, sed tam multiplicium, et exiguorum, ut 
mens nostra singulis distincte considerandis in hoc præsenti suo statu 
non sufficiat, et proinde non animadvertat perceptionem suam ex 
solis ligurarum, et motuum minutissimorum perceptionibus compo- 
sitam esse ; quemadmodum confusis flavi et cærulei pulvisculis viri- 
dem colorem percipiendo, nil nisi flavum et cæruleum minutissime 
mixta sentimus, licet non animadvertenles, potius novum aliquod 
Ens nobis fingentes. 





LETTRE SUR LA QUESTION 


SI L'ESSENCE DU CORPS 
CONSISTE DANS L'ÉTENDUE 


Journal des Savants, 13 juin 1691, page 259. 


Vous me demandez, Monsieur, les raisons que j'ai de croire que 
l'idée du corps ou de la matière est autre que celle de l'étendue. 
llest vrai, comme vous dites, que bien d'habiles gens sont pré- 
venus aujourd'hui de ce sentiment, que l'essence du corps consiste 
dans Ja longueur, la largeur et la profondeur. Cependant il y en a 
encore qu'on ne peut accuser de trop d'attachement à la scholas- 
tique, qui ne sont pas contents. 

M. Nicole, dans un endroit de ses Æssais, témoigne être de ce 
nombre, et il lui semble qu'il y a plus de prévention que de lumière 
dans ceux qui ne paraissent pas effrayés des difficultés qui.s'y ren- 
contrent. 

ll faudrait un discours fort ample pour expliquer bien distincte- 
ment ce que je pense là-dessus. Cependant voici quelques considé- 
rations que je soumets à votre jugement, dont je vous supplie de me 
faire part. 

Si l'essence du corps consistait dans l'étendue, cette étendue seule 
devrait suffire pour rendre raison de toutes les propriétés du corps. 
Mais cela n'est point. Nous remarquons dans la matière une qualité 
que quelques-uns ont appclée l'inertie naturelle, par laquelle le 
corps résiste en quelque facon au mouvement; en sorte qu'il faut 
employer quelque force pour l'y mettre (faisant méme abstraction 
de la pesanteur), et qu'un grand corps est plus difficilement ébranlé 
qu'un petitcorps. Par exemple : 


Fig. 1. C) [ 
À B 


628 SI L'ESSENCE DU CORPS 


Si le corps À en mouvement rencontre le corps B en repos, il est 
clair que, si le corps B était indifférent au mouvement ou au repos, 
il se laisserait pousser par le corps À sans lui résister, et sans 
diminuer la vitesse, ou changer la direction du corps À ; et après le 
concours, À continuerait son chemin, et B irait avec lui de compa- 
gnie enle devancant. Mais il n'en est pas ainsi dans la nature. Plus 
le corps B est grand, plus il diminuera la vitesse avec laquelle vient 
le corps À, jusqu à l'obliger méme de réfléchir si B est beaucoup 
plus grand qu'A. Or, s'il n'y avait dans les corps que l'étendue, ou 
la situation, c'est-à-dire ce que les géomètres y connaissent, joint à 
la seule notion du changement, cette étendue serait entiérement 
indifférente à l'égard de ce changement ; et les résultats du concours 
des corps s'expliqueraient par la seule composition géométrique des 
mouvements; c'est-à-direle corps aprés leconcours irait toujours d'un 
mouvement composé de l'impression qu'il avait avant le choc, et de 
celle qu'il recevrait du concourant, pour ne le pas empêcher, c'est- 
à-dire, ence cas de rencontre, il irait avec la différence des deux 
vitesses, et du cóté de la direction. 

Comme la vélocité 2A 34, ou 9B 3B, dans la figure 2, est la 
différence entre 4A 2A et 4B 2B ; et en ce cas d'atteinte, figure 3, 


TS TT PRET i 
O0 Dot 
1A 2A BR  1B' 3A SB 

Fix. 2 


Fig. 3. 
le plus prompt atteindrait un plus lent qui le devance, le plus lent 
recevrait la vitesse de l'autre, et généralement ils iraient toujours 
de compagnie après le concours ; et particulièrement, comme j'ai 
dit au commencement, celui qui est en mouvement emporterait avec 
lui celui qui est en repos, sans recevoir aucune diminution de sa vi- 
tesse, et sans qu'en tout ceci la grandeur, égalité ou inégalité des 
deux corps püt rien changer ; ce qui est entièrement inconciliable 
avec les expériences. Et quand on supposerait que la grandeur doit 


CONSISTE DANS L'ÉTENDUE 629 


faire un changement au mouvement, on n'aurait point de principe 
pour déterminer le moyen de l'estimer en détail, et pour savoir la 
direction et la vitesse résultante. En tout cas, on pencherait à l'opi- 
nion de la conservation du mouvement ; au lieu que je crois avoir 
démontré que la méme force se conserve (1), et que sa quantité est 
différente de la quantité du mouvement. 

Tout cela fait connaitre qu'il y a dans la matière quelque autre 
chose que ce qui est purement géométrique, c'est-à-dire que 
l'étendue et son changement, et son changement tout nu. Et, à le 
bien considérer, on s'apercoit qu'il y faut joindre quelque notion 
supérieure ou métaphysique, savoir celle de la substance, action et 
force ; et ces notions portent que tout ce qui pâtit doit agir récipro- 
quement, et que tout ce qui agit doit pàtir quelque réaction; et par 
conséquent qu'un corps en repos ne doit pas être emporté par un 
autre en mouvement sans changer quelque chose de la direction et 
de la vitesse de l'agent. 

Je demeure d'accord que naturellement tout corps est étendu, et 
qu'il n'y a point d'étendue sans corps. Il ne faut pas néanmoins 
confondre les notions du lieu, de l'espace, ou de l'étendue toute 
pure, avec la notion de la substance, qui outre l'étendue renferme la 
résistance, c'est-à-dire l'action et la passion. 

Cette considération me parait importante, non seulement pour 
connaitre la nature dc la substance étendue, mais aussi pour ne pas 
mépriser dans la physique les principes supérieurs et immatériels, 
au préjudice de la piété. Car, quoique je sois persuadé que tout se 
fait mécaniquement dans la nature corporelle, je ne laisse pas de 
croire aussi que les principes mêmes de la mécanique, c'est-à-dire 
les premières lois du mouvement, ont une origine plus sublime 
que celle que les pures mathémauques peuvent fournir. Et je 
m'imagine que, si eela était plus connu, ou mieux considéré, bien 
des personnes de piété n'auraient pas si mauvaise opinion de la 
philosophie corpusculaire, et les philosophes modernes joindraient 
mieux la connaissance de la nature à celle de son auteur. 

Je ne m'étends pas sur d'autres raisons touchant la nature du 
corps ; car cela me ménerait trop loin. 


(1) Journa! des Savants, année 1680. 


EXTRAIT D'UNE LETTRE 


POUR SOUTENIR. CE QU II, Y A DE LUI DANS LE « JOURNAL 


DES SAVANTS » DU 18 auix 1601 


Journal des Savants, 5 janvier 1693. 


Pour prouver que la nature du corps ne consiste pas dans l'éten- 
due. je m'étais servi d'un argument expliqué dans le Journal des 
Savants du 18 juin 1691 dont le fondement est qu'on ne saurait 
rendre raison par la seule étendue de l'inertie naturelle des corps, 
c'est-à-dire de ce qui fait que la matière résiste au mouvement, 
ou bien de ce qui fait qu'un corps qui se meut déjà, ne sau- 
rait emporter avec soi un autre qui repose, sans en être retardé. 
Car l'étendue en elle-même étant indifferente au mouvement et au 
repos, rien ne devrait empôcher les deux corps d'aller de compa- 
gnie avec toute la vitesse du premier, quil tâche d'imprimer au 
second. A cela on répond dans le journal du 16 juillet de la méme 
année (comme je n'ai appris que depuis peu; qu'effectivement le 
corps doit être indilTérent au mouvement et au repos, supposé que 
son essence consiste à étre seulement étendu ; mais que néanmoins 
un corps qui va pousser un autre corps en doit ètre retardé (non 
pas à cause de l'étendue, mais à cause de la force), parce que la 
méme force qui était appliquée à un des corps est maintenant 
appliquée à tous les deux. Or la force qui meut un des corps avec 
une certaine vitesse doit mouvoir les deux ensemble avec moins de 
vitesse. C'est comme si l'on disait en autres termes que le corps. 
s'il consiste dans l'étendue, doit être indifférent au mouvement ; 
mais qu'eflectivement n'y étant pas indiflérent, puisqu'il résiste à ce 
qui lui en doit donner, il faut, outre lanotion de l'étendue, employer 
celle de la force. Ainsi cette réponse m'accorde justement ce que je 
veux. Et en effet ceux qui sont pour le système des causes occa- 


EXTRAIT D'UNE LETTRE 631 


sionnelles se sont déjà fort bien aperçus que la force et les lois du 
mouvement qui en dépendent ne peuvent être tirées de la seule 
étendue, et comme ils ont pris pour accordé qu'il n'y a que de 
l'étendue, ils ont été obligés de lui refuser la force et l'action, et 
d'avoir recours à la cause générale, qui est la purevolonté et action 
de Dieu. En quoi l'on peut dire qu'ils ont trés bien raisonné ex 
hypothesi. Mais l'hypothèse n'a pas encore été démontrée ; et 
comme la conelusion parait peu convenable en physique, il y a plus 
d'apparence de dire qu'il y a du défaut dans l'hypothése (qui d'ail- 
leurs souffre bien d'autres difficultés), et qu'on doit reconnaître dans 
la matiére quelque chose de plus que ce qui consiste dans le seul 
rapport à l'étendue ; laquelle, tout comme l'espace, est incapable 
d'action et de résistance, qui n'appartient qu'aux substances. Ceux 
.qui veulent que l'étendue méme soit une substance renversent 
l'ordre des paroles aussi bien que des pensées. Outre l'étendue il 
faut avoir un sujet qui soit étendu, c'està-dire une substance à 
laquelle il appartienne d'être répétée ou continuée. Car l'étendue ne 
signifie qu'une répétition ou multiplicité continuée de ce qui est 
répandu ; une pluralité, continuité et coexistence des parties ; et 
par conséquent elle ne suffit point pour expliquer la nature méme 
de la substance répandue ou répétée, dont la notion est antérieure à 
celle de sa répétition. 


DE 


PRIME. PIILOSOPIILE EMENDATIONE 
ET DE NOTIONE SUBSTANTLE 


(Acta Erudit. Lips., 1694, p. 110. — Leibn. Opp. ed. Dutens. T. IT, P. 1. p.18.) 


Video plerosque, qui Mathematicis doctrinis delectantur, a Meta- 
physicis abhorrere, quod in illis lucem, in liis tenebras animadver- 
tant. Cujus rei potissimam causam esse arbitror, quod notiones 
generales, et quie maxime omnibus notie. creduntur, humana negli- 
gentia atque inconstantia cogitandi ambigu:e atque obscuræ sunt 
facte ; et quie vulgo afferuntur definitiones, ne nominales sunt qui- 
dem, adeo nihil explicant. Nec dubium est in cieteras. disciplinas 
influxisse malum, qu:e primés illi atque architectonicæ subordinan- 
tur. Ita pro definitionibus lucidis nativ nobis sunt. distinctiunculæ, 
pro axiomatibus vere universalibus regule topics, quæ sæpe 
pluribus franguntur instantiis, quam juvantur exemplis. Et tamen 
passim homines Metaphysicas voces necessitate quadam adhibent, 
et sibi blandientes, intelligere credunt, quie loqui didicere. Nec vero 
substantie tantum, sed et causie, et actionis, et relationis, et simili - 
tudinis, et plerorumque aliorum terminorum generalium notiones 
veras et feecundas vulgo latere manifestum est. Unde nemo mirari 
debet, scientiam illam principem, quie. Primie. Philosophi: nomine 
venit et Aris(ofeli dieta est desiderata seu quirsita {rrouuévr) adhuc 
inter qu:erenda mansisse. Equidem Plato passim Dialogis vim notio- 
num vestigat: idem facit .{ristoteles in libris qui vulgo Metaphysiri 
vocantur ; multum tamen profecisse non apparet. Platonici poaste- 
riores ad loquendi portenta sunt lapsi; Aristotelicis, prirsertim 
Scholasticis, movere magis qu:estiones curæ fuit, quam finire. Nos- 


DE PRIME PHILOSOPHLE EMENDATION] 





tris temporibus viri quidam insignes etiam ad Primam Philosophiam 
animum adjecere, non magno tamen hactenus successu. Cartesium 
attulisse aliqua egregia negari non potest, et recte inprimis Platonis 
studium revocasse abducendi mentem sensibus, et Academicas dubi- 
iones utiliter subinde adhibuisse; sed mox inconstantia quadam vel 
mandi licentia scopo excidisse, nec certum ab incerto distinxisse, 
et proinde substanti:e corpore:e naturam in extensione pr:epostere 
sse, nec de unione anime et corporis probas comprehen- 
siones habuisse; quorum causa fuit, non intellecta substantie natura 
am saltu quodam ad gra quvstiones sol- 
vendas processerat, notionibus ingredientibus non explicatis. Unde 
itum absint a. certitudine Meditationes ejus Metaphysieie, non 
aliunde magis apparet, quam ex scripto ipsius, in quo, hortatu Mer- 























athematico eas habitu vestire voluerat frustra. 


senni et aliorum, 
Video et alios viros acumine pr:estantes attigisse Metaphysica, et 
nonnulla profunde cogitasse : sed ita involvisse tenebris, ut divinare 
magis appareat, quam demonstrare. Mihi vero in his magis quam in 
ipsis Mathematicis. luce et certitudine opus videtur, quia res Mathe- 
& sua examina et comprobationes secum ferunt, quie. causa 
est potissima successus; sed in Metaphysicis hoe commodo. care- 
mus. ltaque peculiaris quiedam proponendi ratio necessaria est, 
et velut filum in Labyrintho, eujus ope non minus quam Euclidea 
methodo ad caleuli instar quwstiones resolvantur; servata nihilo- 
minus claritate, quie. nee. popularibus sermonibus quicquam con- 
cedat. 

Quanti autem ista sint momenti, inprimis apparebit ex notione suh- 
Stantie, quam. ego assigno, quie tam fecunda est, ut inde veritates 
primariae, etiam circa Deum et mentes, et naturam corporum, eaeque 
partim cognite, sed parum. demonstratze, partim hactenus. ignoti, 
sed maximi per is scientias s futur, consequantur. Cujus 
rei ut aliquem gustum dem, dicam iterim. notionem viria seu vii 
tutis (quam Germani vocant. Areff. Galli la force: cui ego expli- 
canda peenliarem Dynamices seientiam destinavi. plurimum lucis 
allerre ad. veram notionem substantie. intelligendam. Differt. euim. 
aetiva a potentia nuda vulgo scholis cognita, quod potentia activa 
eholastieovum, seu faeultas, uihil aliud est quam propinqua agendi 
i t velut. stimulo indiget 




























































as, quie tamen aliena. excitatione, 
ut in actum transferatur, Sed vis activa aetum quemdam. sive 
ex continet, atque inter facultatem agendi actionemque ipsam 








êne 





634 DE PRIME PHILOSOPHLE EMENDATIONE 


media est (1), et conatum involvit; atque ita per se ipsam in ope- 
rationem fertur; nec auxiliis indiget, sed sola sublatione impedi- 
menti. Quod exemplis gravis suspensi funem sustinentem intendentis, 
aut arcus tensi, illustrari potest. Etsi enim gravitas aut vis elastica 
mechanice explicari possint debeantque ex :etheris motu ; ultima 
tamen ratio motus in materia, est vis in creatione impressa, quæ in 
unoquoque corpore inest, sed ipso conflietu corporum varie in 
natura limitatur et coercetur. Et hanc agendi virtutem omni substan- 
tie inesse ajo, semperque aliquam ex ea actionem nasci; adeoque 
nec ipsam substantiam corpoream (non magis quam spiritualem: ab 
agendo cessare unquam; quod illi non satis percepisse videntur; 
qui essentiam ejus in sola extentione, vel etiam impenetrabilitate 
collocaverunt, et corpus omnimode quiescens concipere sibi sunt 
visi. Apparebit etiam ex nostris meditationibus, substantiam creatam 
ab alia substantia creata non ipsam vim agendi, sed præexistentis 
jam nisus sui, sive virtutis agendi, limites tantummodo ac determi- 
nationem accipere: ut alia nune taceam, ad solvendum illud pro- 
blema difficile, de substantiarum operatione in se invicem, profu- 
tura. 


(1; Conf, Systeme nouveau de la nature et de la communication des Subs- 
tances, 8 3. 


SYSTÈME NOUVEAU DE LA NATURE 


ET DE LA COMMUNICATION DES SUDSTANCES, AUSSI BIEN QUE 


DE L'UNION QU IL YA ENTRE L'AME ET LE CORPS 


Journal des Savants, 27 juin 1695. 


1. 11 y a plusieurs années que j'ai concu ce système, et que j'enai 
communiqué avec de savants hommes, et surtout avec un des plus 
grands théologiens et philosophes de notre temps, qui, ayant appris 
quelques-uns de mes sentiments par une personne de la plus haute 
qualité, les avait trouvés fort paradoxes (1). Mais, ayant recu mes 
éclaircissements, il se rétracta de la maniére la plus généreuse et la 
plus édifiante du monde ; etayant approuvé une partie de mes proposi- 
tions, il fit cesser sa censure à l'égard des autres dont il ne demeu- 
rait pas encore d'accord. Depuis ce temps-là, j'ai continué mes mé- 
ditations selon les occasions, pour ne donner au public que des 
opinions bien examinées, et j'ai tâché aussi de satisfaire aux objec- 
tions faites contre mes essais de dynamique, qui ont de la liaison 
avec ceci. Enfin, des personnes considérables ayant désiré de voir 
mes sentiments plus éclaircis, j'ai hasardé ces méditations, quoi- 
qu'elles ne soient nullement populaires, ni propres à étre goütées 
de toute sorte d'esprit. Je m'y suis porté principalement pour pro- 
fiter des jugements de ceux qui sont éclairés en ces matières: puis- 
qu'il serait trop embarrassant de chercher et de sommer en particu- 
lier ceux qui seraient disposés à me donner des instructions, que 
je serai toujours bien aise de recevoir, pourvu que l'amour de la 
vérité y paraisse, plutót que la passion pour les opinions dont on 
est prévenu. 

2. Quoique je sois un de ceux qui ont fort travaillé sur les mathé- 


(1) Allusion à la correspondance avec Ant. Arnauld. 


636 SYSTÈME NOUVEAU DE LA NATURE 


matiques, je n'ai pas laissé de méditer sur la philosophie dés ms 
jeunesse; car il me paraissait toujours qu'il y avait moyen d'y éta- 
blir quelque chose de solide par des démonstrations claires. J'avais 
pénétré bien avant dans le pays des scholastiques, lorsque les ma- 
thématiques et les auteurs modernes m'en firent sortir encore bien 
jeune. Leurs belles manières d'expliquer la nature mécaniquement 
me charmérent, et je méprisais avec raison la méthode de ceux qui 
n'emploient que des formes ou des facultés, dont on n'apprend rien. 
Mais depuis, ayant tâché d'approfondir les principes mêmes de la 
mécanique, pour rendre raison des lois de la nature que l'expe- 
rience faisait connaitre, je m'apereus que la seule considération 
d'une masse étendue ne suffisait pas, et qu'il fallait employer encore 
la nation de la force, qui est trés intelligible, quoiqu'elle soit du res- 
sort de la métaphysique. 1 me paraissait aussi que l'opinion de ceux 
qui transforment ou. dégradent les bêtes en pures machines, quoi- 
qu'elle semble possible, est hors d'apparence, et méme contre l'or- 
dre des choses. | 

3. Au commencement, lorsque je nr'étais affranchi du joug d'Aris- 
tote, j'avais donne dans le vide et dans les atomes, car c'est ce qui 
remplit le mieux l'imagination; mais en étant revenu, après bien 
des méditations je m'apercus qu'il est impossible de trouver les 
principes d'une véritable unité dans la matière seule, ou dans ce 
qui n'est que passif, puisque tout n'y est que collection ou amas de 
parties à l'infini. Or la multitude ne pouvant avoir sa réalité que des 
unités véritables. qui viennent d'ailleurs, et sont tout autre chose que 
les points dont il est constant. que Je continu ne saurait être 'com- 
posé; done pour trouver ces unités réelles je fus contraint de recou- 
rir à un atome formel, puisqu'un être matériel ne saurait être en 
méme temps materie] et. parfaitement indivisible, ou doué d'une 
véritable unité. 1 fallut done rappeler et comme rehabiliter les 
formes substantielles, si décriées aujourd'hui; mais d'une maniere 
qui les rendit intelligibles, et qui séparût l'usage qu'on en doit faire 
de l'apus qu'on en a fait. Je trouvai donc que leur nature consiste 
dans la force, et que de cela s'ensuit quelque chose d'analogique au 
seutiment et à l'appetit ; et qu'ainsi il fallait les concevoir à l'imita- 
tion de Ja notion que nous avons des âmes. Mais, comme l'âme ne 
doit pas être employée pour rendre raison du détail de l'économie 
du corps de l'animal. je jugeai de même qu'il ne fallait pas employer 
ces formes pour expliquer les problèmes particuliers de la nature, 


ET DE LA COMMUNICATION DES SUBSTANCES 637 


quoiqu'elles soient nécessaires pour établir de vrais principes géné- 
raux. Aristote les appelle entéléchies premières. Je les appelle, 
peut-être plus intelligiblement, forces primitives qui ue contiennent 
pas seulement l'acte ou le complément de la possibilité, mais encore 
une activité originale. 

4. Je voyais que ces formes et ces Ames devaient être indivisibles, 
aussi bien que notre esprit, comme en eflet je me souvenais que 
c'était le sentiment de saint Thomas à l'égard des âmes des bêtes. 
Mais cette nouveauté renouvelait les grandes difficultés de l'origine 
et de la durée des âmes et des formes. Car toute substance qui a 
une véritable unité, ne pouvant avoir son commencement ni sa fin 
que par miracle, il s'ensuit qu'elles ne sauraient commencer que 
par création, ni finir que par annihilation. Ainsi, excepté les âmes 
que Dieu veut encore créer expres, 
faut que les formes constitutives des substances aient été créées 
avec le monde, et qu'elles subsistent toujours. Aussi quelques scho- 
lastiques, comme Albert le Graud et Jean Bacon, avaient entrevu une 
partie de la vé ur leur origine. Et la chose ne doit point paraître 
extraordinaire, puisqu'on ne donne aux formes que la durée, que les 
gassendistes accordent à leurs atomes. 

5. Je jugeais pourtant qu'il n'y fallait point mêle: 
les esprits ni l'âme r 























de reconnaitre qu'il 














indifféremment 
aisonnable, qui sont d'un ordre supérieur, et 
ont incomparablement plus de perfection que ces formes enfoncées 
dans la matière, étant comme de petits dieux au prix d'elles, faits à 
l'image de Dieu, et ayant en eux quelque rayon des lumières de la 
divinité. C'est pourquoi Dieu gouverne les esprits comme un prince 
gouverne ses sujets, et méme comme un père a soin de ses enfants; 
au lieu qu'il dispose d autres substances comme un ingénieur 
manie ses machines. j les esprits ont des lois particulières qui 
les mettent au-dessus des révolutions de la mati 
























e; et on peut dire 
que tout le reste n'est fait que pour eux, ces révolutions mêmes 
étant accommodées à la félicité des bons et au châtiment des mé- 
chants. 

6. Cependant, pour revenir aux form 






"s ordinaires ou àunes maté. 
rielles, cette durée qu'il leur faut attribuer, à la place de eclle qu'on 
avait attribuée aux atomes, pourrait faire douter si elles ne vont pas 
de corps en corps ; ce qui serait la métempsycose, à peu prés comme 
quelques philosophes ont eru la trausmission du mouvement et celle 
des espèces. Mais cette imagination est bien éloignée de la nature des 





638 SYSTEME NOUVEAU DE LA NATURE 


choses. Il n'y a point de tel passage ; et c'est ici où les transforma 
tions de MM. Swammerdam. Malpighi et Leewenkoek, qui sont des 
plus excellents observateurs de notre temps, sont venues à mon 
secours et m'ont fait admettre plus aisément que l'animal, et toute 
autre substance organisée, ne commence point lorsque nous le 
croyons, et que sa génération apparente n'est qu'un développement 
et une espèce d'augmentation. Aussi ai-je remarqué que l'auteur de 
la Recherche de la vérité, M. Regis, M. Hartsoeker, et d'autres 
habiles hommes, n'ont pas été fort éloignés de ce sentiment. 

1. Mais il restait encore la plus grande question, de ce que ces 
âmes ou ces formes deviennent par la mort de l'animal, ou par la 
destruction de l'individu dela substance organisée. Et c'est ce qui 
embarrasse le plus ; d'autant qu'il parait peu raisonnable que les 
âmes restent inutilement dans un chaos de matière confuse. Cela 
m'a fait juger enfin. qu'il n'y avait qu'un seul parti raisonnable à 
prendre ; et c'est celui de la conservation non seulement de l'áme, 
mais encore de l'animal méme et de sa machine organique ; quoi- 
que la destruetion des parties grossieres l'ait réduit à une petitesse 
qui n'échappe pas moins à nos sens que celle où il était avant que 
de naitre. Aussi n'y a-t-il personne qui puisse bien marquer le ve- 
ritable temps de la mort, laquelle peut passer longtemps pour une 
simple suspension des actions notables, et dans le fond n'est jamais 
autre chose dans les simples animaux : témoin les ressuscitations 
des mouches noyées et puis ensevelies sous de la eraie pulvérisée, 
et plusieurs exemples semblables qui font assez connaitre qu'il y 
aurait bien d'autres ressuscitations, et de bien plus loin si les 
hommes étaient en état de remettre la machine. Et il y a de l'appa- 
rence que c'est de quelque chose d'approchant que le grand Démo- 
crite a parlé, tout atomiste qu'il était, quoique Pline s'en moque. ll 
est donc naturel que l'animal ayant toujours été vivant et organisé 
(comme des personnes de grande pénétration commencent à le recon- 
naitre), il le demeure aussi toujours. Et puisque ainsi il n'y a point 
de naissance ni de génération entièrement nouvelle de l'animal, il 
s'ensuit qu'il n'y en aura point d'extinction finale, ni de mort entière 
prise à la rigueur métaphysique: et que, par conséquent, au lieu de 
la transmigration des âmes, il n'y a qu'une transformation d'un 
méme animal, selon que les organes sont pliés différemment, et plus 
ou moins développés. 

8. Cependant les àmes raisonnables suivent des lois bien plus 


ET DE LA COMMUNICATION DES SUBSTANCES 639 


relevées, et sont exemptes de tout ce qui leur pourrait faire perdre 
la qualité de citoyens de la société des esprits ; Dieu y ayant si bien 
pourvu, que tous les changements de la matiére ne leur sauraient 
faire perdre les qualités morales de leur personnalité. Et on peut 
dire que tout tend à la perfection, non seulement de l'univers en 
général, mais encore de ces créatures en particulier, qui sont desti- 
nées à tel degré de bonheur, que l'univers s'y trouve intéressé en 
vertu de la bonté divine qui se communique à un chacun autant que 
la souveraine sagesse le peut permettre. 

9. Pour ce qui est du cours ordinaire des animaux et d'autres 
substances corporelles, dont on a cru jusqu'ici l'extinction entière 
et dont les changements dépendent plutót des régles mécaniques 
que des lois morales, je remarquai avec plaisir que l'auteur du livre 
de la Diéte, qu'on attribue à Hippocrate, avait entrevu quelque 
chose de la vérité, lorsqu'il a dit en termes exprès que les animaux 
ne naissent et ne meurent point, et que les choses qu'on croit com- 
mencer et périr ne font que paraitre et disparaitre. C'était aussi le 
sentiment de Parménide et de Melisse chez Aristote; car ces anciens 
étaient plus solides qu'on ne croit. 

10. Je suis le mieux disposé du monde à rendre justice aux mo- 
dernes, cependant je trouve qu'ils ont porté la réforme trop loin; 
entre autres en confondant les choses naturelles avec les artificielles, 
pour n'avoir pas eu d'assez grandes idées de la majesté dela nature. 
Ils conçoivent que la différence qu'il y a entre ses machines et les 
nótres n'est que du grand au petit. Ce qui a fait dire depuis peu à 
un trés habile homme, auteur des Entretiens sur lu pluralité des 
mondes, qu'en regardant la nature de pres on la trouve moins 
admirable qu'on n'avait cru, n'étant que comme la boutique d'un 
ouvrier. Je crois que ce n'est pas en donner» une idée assez digne 
d'elle, et il n'y a que notre système qui fasse connaitre enfin la véri- 
table et immense distance qu'il y a entre les moindres productions 
et mécanisme de la sagesse divine, et entre les plus grands chefs- 
d'œuvre de l'art d'un esprit borné; cette différence ne consistant 
pas seulement dans le degré, mais dans le genre méme. ll faut donc 
savoir que les machines de la nature ont un nombre d'organes véri- 
tablement infini, et sont si bien munies et à l'épreuve de tous les 
accidents, qu'il n'est pas possible de les détruire. Une machine natu- 
relle demeure encore machine dans ses moindres parties, et, qui 
plus est, elle demeure toujours cette méme machine qu'elle a été, 


610 SYSTEME NOUVEAU DE LA NATURE 


n'étant que transformée par de différents plis qu'elle recoit. et tantót 
étendue et tantôt resserrée et comme concentrée, lorsqu'on croit 
qu'elle est perdue. 

11. De plus, par le moyen de l'âme ou de la forme, il y a une 
véritable unité qui répond à ce qu'on appelle moi en nous ; ce qui ne 
saurait avoir lieu ni dans les machines de l'art, ni dans la simple 
masse de la matiere, quelque organisee qu'elle puisse être, qu'un 
ne peut considérer que comme une armée ou un troupeau, ou comme 
un étang plein de poissons, on comme une montre composée de 
ressorts et de roues. Cependant, s'il n’y avait pas de véritables unites 
substantielles, il'n'v. aurait rien de substantiel ni de réel dans la 
collection. C'était ee qui avait foreé M. Cordemoy à abandonner Des- 
cartes, en embrassant la doctrine des atomes de Démocrite, pour 
trouver une véritable unite. Mais les atomes de matière sont con- 
traires à la raison, outre qu'ils sont encore composés de parties, 
puisque l'attachement invincible d'une partie à l'autre (quand on le 
pourrait concevoir ou supposer avec raison) ne détruirait point leur 
diversité. I n'y a que les atomes de substance, c'est-à-dire les uni- 
tes réelles et absolument destituces de parties, qui soient les sources 
des actions, et les premiers. principes absolus de la composition des 
choses, et comme les derniers élements de l'analyse des substances. 
On les pourrait appeler points mélaphysiques : ils ont quelque 
chose de vital et une espéee de perception, et les points mathema- 
tiques sont leur point de vue, pour exprimer l'univers. Mais quand 
les substances corporelles sont. resserrées, tous leurs organes en- 
semble ne font qu'un point physique à notre égard. Ainsi les points 
physiques ne sont indivisibles qu'en apparence : les points mathema- 
tiques sont exacts, mais ce ne sont que des modalités : il n'y a que les 
points métaphysiques ou de substance : constitués par les formes ou 
âmes) qui soient exacts et réels ; et sans eux il n'y aurait rien de réel, 

puisque, sans les véritables unités. il n'y aurait point de multitude. 

12. Apres avoir établi ces choses, je croyais entrer dans le port; 
mais lorsque je me mis à méditer sur l'union de l1 âme avec le corps, 
je fus comme rejeté en pleine mer. Car je ne trouvais aucun moyen 
d'expliquer comment le corps fait passer quelque ehose dans l'âme, 
ou vice versa ; ni comment une substance peut communiquer avec 
une autre substance créée, M. Descartes avait. quitte Ja partie là- 
dessus, autant qu'on le peut connaitre par ses écrits ; mais ses dis- 
ciples, voyant que l'opinion commune est inconcevable, jugèrent que 


ET DE LA COMMUNICATION DES SUBSTANCES 64 


nous sentons les qualités des corps, parce que Dieu fait naître des 
pensées dans l'âme à l'occasion des mouvements de la matière ; et 
lorsque notre âme veut remuer le corps à son tour, ils jugèrent que 
cest Dieu qui le remue pour elle. EL comme la communication des 
mouvements leur paraissait encore inconcevable, ils ont cru que 
Dieu donne du mouvement à un corps à l'occasion du mouvement 
d'un autre corps. C'est ce qu'ils appellent le Système des Causes 
occasionnelles, qui a été fort mis en vogue par les belles réflexions 
de l'auteur de la Recherche de la Vérité. 

13. Hl faut avouer qu'on a bien pénétré dans la difficulté, en disant 
ce qui ne se peut point; mais il ne parait pas qu'on l'ait levée en 
expliquant ce qui se fait effectivement. Hl est bien vrai qu'il n'y a 
point d'influence réelle d'une substance eréée sur l'autre, en parlant 
selon la rigueur L que toutes les choses, avec toutes 
leurs réali continuellement produites par la vertu de Dieu; 
mais pour résoudre des problèmes, ce n'est pas assez d'employer 
la cause générale, et de faire venir ce qu'on appelle Jeuzi ez ma- 
china. Car, lorsque cela se fait sans qu'il y ait autre explication qui 
se puisse tirer de l'ordre des causes secondes, c'est proprement 
recourir au mi En philosophie il faut tàcher de rendre raison, 
en faisant connaitre de quelle facon les choses s'exéeutent par la 
sagesse divine, conformément à la notion du sujet dont il s'agit. 

14. Étant donc obligé d'accorder qu'il n'est pas possible que 
l'âme ou quelque autre véritable substance puisse recevoir quelque 
che ar dehors, si ce n'est par la toute-puissance divine, je fus 
conduit insensiblement à un sentiment qui me surprit, mais qui 
parait table, et qui en effet a des avantages trés grands et des 
beautés très co ables. C'est qu'i L donc dire que Dieu a 
éé d'abord l'âme, ou toute autre unité réelle, en sorte que tout lui 
sse de son propre fonds, par une parfaite spontanéité à l'égard 
d'elle-même, et pourtant avec une parfaite conformité aux choses 
de dehors. Et qu'ainsi nos sentiments intérieurs, c'est-à-dire qui 
sont dan: me, et uon dans le cerveau, ni dans les parties 
subtiles du corps, n'étant que des phénomènes suivis sur les êtres 
externes, ou bien des app: «bles et comme des songes 
bien réglés, il faut que ces perceptions internes dans l'àime méme 
»pre constitution originale, c’est-à-dire par la 
à aive (capable d'exprimer les êtres hors d'elle par 
rapport à ses organes) qui lui a été donnée dès sa création, et qui 

Paut. Jaxer. — Leibniz. ru 








st 




























cl 
































âme m 















642 SYSTÈME NOUVEAU DE LA NATURE 


fait son caractère individuel. Et c'est ce qui fait que chacune de ces 
substances, représentant exactement tout l'univers à sa maniere, et 
suivant un certain point de vue, et les perceptions des choses externes 
arrivant à l'âme à point nommé, en vertu de ses propres lois, comme 
dans le monde à part, et comme s'il n'existait rien que Dieu et elle 
(pour me servir de la manière de parler d'une certaine personne 
d'une grande élévation d'esprit, dont la sainteté est célébrée), il v 
aura un parfait accord entre toutes ces substances, qui fait le méme 
effet qu'on remarquerait si elles communiquaient ensemble par une 
transmission des espéces, ou des qualités que le vulgaire des philo- 
sophes imagine. De plus, la masse organisée, dans laquelle est le 
point de vue de l'àme, étant exprimée plus prochainement, et se 
trouvant réciproquement préte à agir d'elle-méme, suivant les lois 
de la machine corporelle, dans le moment que l'âme le veut, sans 
que l'un trouble les lois de l'autre, les esprits et le sang avant juste- 
ment alors les mouvements qu'il leur faut pour répondre aux pas- 
sions et aux perceptions de l'âme : c’est ce rapport mutuel réglé par 
avance daus chaque substance de l'univers, qui produit ce que nous 
appelons leur communication, et qui fait uniquement l'union de 
l'âme et du corps. Et l'on peut entendre par là comment l’âme a son 
siège dans le corps par une présence immédiate, qui ne saurait être 
plus grande, puisqu'elle y est comme l'unité est dans le résultat des 
unités qui est la multitude. 

15. Cette hypothése est tres possible. Car pourquoi Dieu ne pour- 
rait-il pas donner d'abord à la substance une nature ou force interne 
qui lui püt produire par ordre (comme dans un automate spirituel 
ou formel, mais libre en celle qui a la raison en partage) tout ce qui 
lui arrivera, c'est-à-dire toutes les apparenees ou expressions qu'elle 
aura, et cela sans le secours d'aucune créature? D'autant plus que 
la nature de la substance demande nécessairement et enveloppe 
essentiellement un progrès ou un changement, sans lequel elle 
n'aurait point de force d'agir. Et cette nature de l'âme étant repre- 
sentative de l'univers d'une manière très exacte, quoique plus ou 
moins distincte, la suite des représentations que l'àme se produit 
repondra naturellement à la suite des changements de l'univers 
méme : comme en échange le corps a aussi été accommodé à l'âme, 
pour les rencontres où elle est conçue comme agissante au dehors; 
ce qui est d'autant plus raisonnable, que les corps ne sont faits que 
pour les esprits seuls capables d'entrer en société avec Dieu, et de 


ET DE LA COMMUNICATION DES SUBSTANCES 643 


célébrer sa gloire. Ainsi, dès qu'on voit la possibilité de cette hypo- 
thése des aecords, on voit aussi qu'elle est la plus raisonnable, et 
qu'elle donne une merveilleuse idée de l'harmonie de l'univers et 
de la perfection des ouvrages de Dieu. 

16. H s'y trouve aussi ce grand avantage, qu'au lieu de dire que 
nous ne sommes libres qu'en apparence et d'une manière suffisante 
à la pratique, comme plusieurs personnes d'esprit ont cru, il faut 
dire plutót que nous ne sommes entrainés qu'en apparence, et que, 
dans la rigueur des expressions métaphysiques, nous sommes dans 
une parfaite indépendance à l'égard de l'influence de toutes les 
autres créatures. Ce qui met encore dans un jour merveilleux l'im- 
mortalité de notre áme, et la conservation toujours uniforn:e de notre 
iudividu, parfaitement bien réglée par sa propre nature, à l'abri de 
tous les accidents du dehors, quelque apparence qu'il y ait du 
contraire. Jamais système n'a mis notre élévation dans une plus 
grande évidence. Tout esprit étant comme un monde à part, suffi- 
sant à lui-même, indépendant de toute autre créature, enveloppant 
l'infini, exprimant l'univers, est aussi durable, aussi subsistant et 
aussi absolu que l'univers méme des créatures. Ainsi on doit juger 
qu'il y doit toujours faire figure de la manière la plus propre à con- 
tribuer à la perfection de la societé de tous les esprits, qui fait leur 
union morale dans la Cité de Dieu. On y trouve aussi une nouvelle 
preuve de l'existence de Dieu, qui est d'une clarté surprenante. Car 
ce parfait accord de tant de substances qui n'ont point de communi- 
cation ensemble ne saurait venir que de la cause commune. 

17. Outre tous ces avantages qui rendent cette hypothèse recom- 
mandable, on peut dire que c'est quelque chose de plus qu'une hy- 
pothese, puisqu'il ne parait guere possible d'expliquer les choses 
d'une autre manière intelligible, et que plusieurs grandes difficultés 
qui ont jusqu'ici exercé les esprits semblent disparaitre d'elles- 
mêmes quand onl'a bien comprise. Les manières de parler ordinaires 
se sauvent encore trés bien. Car on peut dire que la substance dont 
la disposition rend raisou du changement d'une maniere intelligible 
(en sorte qu'on peut juger que c'est à elle que les autres ont été 
accommodees en ce point des le commencement, selon l'ordre des 
décrets de Dieu) est celle qu'on doit concevoir en cela, comme agis- 
sante ensuite sur les autres. Aussi l'action d'une substance sur 
l'autre n'est pas une émission ni une transplantation d'une entité, 
comme le vulgaire le concoit, et ne saurait étre prise raisonnable- 


644 SYSTÈME NOUVEAU DE LA NATURE 


ment que de la manière que je viensde dire. 1l est vrai qu'on conçoit 
fort bien dans la matière et des émissions et des réceptions des 
parties, par lesquelles on a raison d'expliquer mécaniquement tous 
les phénomènes de la physique ; nrais, comme la masse matérielle 
n'est pas une substance, il est visible que l’action à l'égard de la 
substance méme ne saurait étre que ce que je viens de dire. 

18. Ces considérations, quelque métaphysiques qu'elles parais- 
sent, ont encore un merveilleux usage dans la physique pour établir 
les lois du mouvement, comme nos dynamiques le pourront faire 
connaitre. Car on peut dire que dans le choc des corps chacun ne 
souffre que par son propre ressort, cause du mouvement qui est 
déjà en lui. Et quant au mouvement absolu, rien ne peut le déter- 
miner mathématiquement, puisque tout termine en rapports : ce 
qui fait qu'il y a toujours une parfaite équivalence des hypothèses, 
comme dans l'astronomie ; en sorte que, quelque nombre des corps 
qu'on prenne, il est arbitraire d'assigner le repos ou un tel degré de 
vitesse à celui qu'on voudra choisir, sans que les phénoménes du 
mouvement droit, circulaire, ou composé, le puissent réfuter. Ce- 
pendant il est raisonnable d'attribuer aux corps des véritables mou- 
vements, suivant la supposition qui rend raison des phénoménes, de 
la manière la plus intelligible, cette dénomination étant conforme à 
la notion de l'action que nous venons d'établir. 


RÉPONSE DE M. FOUCHER A M. LEIBNIZ 


SUR SON NOUVEAU SYSTÈME 


DE LA CONNAISSANCE DES SUBSTANCES 


Journal des Savants, 12 septembre 1695. 


Quoique votre système, Monsieur, ne soit pas nouveau pour moi, 
et que je vous aie déclaré en partie mon sentiment, en répondant à 
une lettre que vous m'aviez écrite sur ce sujet il y a plus de dix ans, 
je ne laisserai pas de vous dire encore ici ce que j'en pense, puisque 
vous m'y invitez de nouveau. 

La première partie ne tend qu'à faire reconnaitre dans toutes les 
substances des unités qui constituent leur réalité et, les distin- 
guant des autres, forment, pour parler à la manière de l'école, leur 
individuation ; et e'est ce que vous remarquez premiérement au su- 
jet de la matière, ou de l'étendue. Je demeure d'accord avec vous 
qu'on a raison de demander des unités qui fassent la composition 
et la réalité de l'étendue. Car sans cela, comme vous remarquez fort 
bien, une étendue toujours divisible n'est qu'un composé chimérique 
dont les principes n'existent point, puisque sans unités il n'y a 
point de multitude véritablement. Cependant je m'étonne que l'on 
s'endorme sur cette question : car les principes essentiels de l'éten- 
due ne sauraient exister réellement. En effet, des points sans parties 
ne peuvent étre dans l'univers, et deux points joints ensemble ne 
forment aucune extension: il est impossible qu'aucune longueur 
subsiste sans largeur, ni aucune superficie sans profondeur. Et il 
ne sert de rien d'apporter des points physiques, puisque ces points 
sont étendus et renferment toutes les difficultés qu'on voudrait évi- 
ter. Mais je ne m'arréterai pas davantage sur ce sujet, sur lequel 


616 RÉPONSE DE M. FOUCHER À M. LEIBNIZ 


nous avons déjà disputé vous et moi dans les journaux du seizieme 
mars 1693 et du troisième août de la même année. 

Vous apportez d'autre part une autre sorte d'unités, qui sont. à 
proprement parler. des unités de composition, ou de relation. et qui 
regardent la perfection, ou l'achèvement d'un tout, lequel est des- 
tiné à quelques fonetions. étant organique : par exemple, une hor- 
loge est une, un animal est un ; et vous croyez donner le nom de 
formes substantielles aux unités naturelles des animaux cet des 
plantes, en sorte que ces unités fassent leur individuation, en les 
distinguant de tout autre composé. Il me semble que vous avez rai- 
son de donner aux animaux un principe d'individuation, autre que 
eelui qu'on a coutume de leur donner, qui n'est que par rapport à 
des accidents extérieurs. Effectivement il faut que ce principe soit 
interne, tant de la part de leur âme que de leur corps : mais, quel- 
que disposition qu'il puisse v avoir dans les organes de l'animal. 
cela ne suffit pas pour le rendre sensible; car enfin tout cela ne 
regarde que la composition organique et machinale: et je ne vois 
pas que vous ayez raison par là de constituer un principe sensitif 
dans les bétes, différent substantiellement de celui des hommes : et 
aprés tout ce n'est pas sans sujet que les cartésiens reconnaissent 
que, si on admet un principe sensitif, capable de distinguer le bien du 
mal dans les animaux, il est nécessaire aussi par conséquent d'y 
admettre de la raison, du discernement et du jugement. Ainsi per- 
mettez-inoi de vous dire, Monsieur, que cela ne résout point non 
plus la difficulté. 

Venons à notre concomitanec, qui fait Ia principale et la seconde 
partie de votre système, On vous accordera que Dieu, ce-grand ar- 
tisan de l'univers. peut si bien ajuster toutes les parties organiques 
du corps d'un homme, qu'elles soient capables de produire tous les 
mouvements que l'âme jointe à ce corps voudra produire dans le 
cours de sa vie, sans qu'elle ait le pouvoir de changer ces mouve- 
ments ui de les modifier en aucune maniere, et que réciproque- 
ment Dieu peut faire une construction dans l'âme soit que ce soit 
une machine d'une nouvelle espèce, ou nom) par le moyen de la- 
quelle toutes les pensées et. modifications, qui correspondent à ces 
mouvements, puissent naître successivement dans le méme moment 
que le corps fera ses fonctions, et que cela n'est pas plus impossible 
que de faire que deux horloges s'accordent si bien, et agissent si 
uniformément, que dans le moment que l'horloge À sonnera midi, 


SUR SON SYSTÈME DE LA CONNAISSANCE DES SUBSTANCES 647 


l'horloge B le sonne aussi, en sorte que l'on s'imagine que les deux 
horloges ne soient conduites que par un méme poids ou un méme 
ressort. Mais. aprés tout, à quoi peut servir tout ce grand artifice dans 
les substances, sinon pour faire croire que les unes agissent sur les 
autres, quoique cela ne soit pas? En vérité, il me semble que ce 
système n'est guère plus avantageux que celui des cartésiens ; et si 
on à raison de rejeter le leur, parce qu'il suppose inutilement que 
Dieu considérant les mouvements qu'il produit lui-méme dans le 
corps, produit aussi dans l'áme des pensées qui correspondent à ces 
mouvements ; comme s'il n'était pas plus digne de lui produire tout 
d'un coup les pensées et modifications de l'âme, sans qu'il y ait des 
corps qui lui servent comme de règle et, pour ainsi dire, lui appren- 
nent ce quil doit faire; n'aura-t-on pas sujet de vous demander 
pourquoi Dieu ne se contente point de produire toutes les pensées 
et modifications de l'àme ; soit qu'il le fasse immédiatement ou par 
artifice, comme vous voudriez, sans qu'il y ait des corps inutiles que 
l'esprit ue saurait ni remuer ni connaitre ? jusque-là que quand il 
n'arriverait aucun mouvement dans ces corps, l'âme ne laisserait 
pas toujours de penser qu'il y en aurait: de méme que ceux qui 
sont endormis croient. remuer leurs membres et marcher lorsque 
néanmoins ces membres sont en repos, ne se meuvent poiut du tout. 
Ainsi pendant la veille des âmes demeureraient toujours persuadées 
que leurs eorps se mouvraient suivantleurs volontés, quoique pour- 
tant ces masses vaines et inutiles fussent dans l'inaction et demeu- 
rasscnt dans une continuelle léthargie. En vérité, Monsieur, ne voit- 
on pas que ces opinions sont faites exprès, et que ces systèmes 
venant aprés coup n'ont été fabriqués que pour sauver certains 
principes dont on est prévenu? En effet, les cartésiens, supposant 
qu'il n'y a rien decominun entre les substances spirituelles et les cor- 
porelles, ne peuvent expliquer comment les unes agissent sur les 
autres : et par conséquent ils en sont réduits à dire ce qu'ils disent. 
Mais vous, Monsieur, qui pourriez vous en déméler par d'autres voies, 
je m'étonne de ce que vous vous embarrassez de leurs difficultés. Car 
qui est-ce qui ne conçoit qu'une balance étant en équilibre et sans 
action, si on ajoute un poids nouveau à l'un des côtés, incontinent 
on voit du mouvement, et l'un des contrepoids fait monter l'autre, 
malgré l'effort qu'il fait pour descendre. Vous concevez que les étres 
matériels sont capables d'eflorts et de mouvement ; et il s'ensuit fort 
naturellement que le plus grand etfort doit surmonter le plus faible. 


648 RÉPONSE DE M. FOUCIIER A M. LEIBNIZ 


D'autre part, vous reconnaissez aussi que les étres spirituels peu- 
vent faire des efforts; et comme il n'y a point d'effort qui ne sup- 
pose quelque résistance, il est nécessaire ou que cette résistance se 
trouve plus forte ou plus faible ; si plus forte, elle snrmonte; si 
plus faible, elle cède. Or il n'est pas impossible que l'esprit faisant 
effort pour mouvoir le corps, le trouve muni d'un eflort contraire 
qui lui résiste tantót plus, tantót moins, et cela suffit pour faire 
qu'il en souffre. C'est ainsi que saint Augustin explique de dessein 
formé, dans ses livres dela musique, l'action des esprits sur le corps. 

Je sais qu'il y a bien encore des questions à faireavant que d'avoir 
résolu toutes celles que l'on peut agiter, depuis les premiers prin- 
cipes ; tant il est vrai que l'on doit observer les lois des académiciens, 
dont la seconde défend de mettre en question les choses que l'on 
voit bien ne pouvoir décider, comme sont presque toutes celles dont 
nous venons de parler; non pas que ces questions soient absolument 
irrésolubles, mais parce qu'elles ne le sont que dans un certain ordre 
qui demande que les philosophes commencent à s'accorder pour la 
marque infaillible de la vérité, et s'assujettissent aux démonstrations 
depuis les premiers principes : et en attendant, on peut toujours 
séparer ce que l'on conçoit clairement et. suffisamment, des autres 
poiuts ou sujets qui renferment quelque obseuriteé. 

Voilà, Monsieur, ce que je puis dire présentement de votre sys- 
téme, sans parler des autres beaux sujets que vous y traitez par 
occasion et qui mériteraient une discussion particulière. 





ÉCLAIRCISSEMENT DU NOUVEAU SYSTÈME 


DE LA 


COMMUNICATION DES SUBSTANCES 


POUR SERVIR DE RÉPONSE AU MÉMOIRE LE M. FOUCHER 


INSÉRÉ DANS LE «& JOURNAL DES SAVANTS », 2 ET 9 avmir 1696 


1696 


Je me souviens, Monsieur, que je crus satisfaire à votre désir en 
vous communiquant mon hypothese de philosophie, il y a plusieurs 
annees, quoique ce füt en vous témoignant en même temps que je 
n'avais pas encore résolu de l'avouer. Je vous en demandai votre sen- 
timent en échange ; mais je ne me souviens pas d'avoir recu de vous 
des objections ; autrement, étant docile comme je suis, je ne vous 
aurais point donné sujet de me faire deux fois les mémes. Cependant 
elles viennent encore à temps après la publication. Car je ne suis 
pas de ceux à qui l'engagement tient lieu de raison, comme vous 
l'éprouverez quand vous pourrez avoir apporté quelque raison pré- 
cise et pressante contre mes opinions ; ee qui apparemment n'a pas 
été votre dessein en cette oceasion. Vous avez voulu parler en aca- 
démicien habile, et donner lieu par là d'approfondir les elioses. 

Je n'ai point voulu expliquer ici les principes de l'étendue, mais 
ceux de l'étendu effectif ou de la masse corporelle; et ces principes, 
selon moi, sont les unités réelles, c'est-à-dire les substances douces 
d'une véritable unité. L'unité d'une horloge, dont vous faites mention, 
est tout autre chez moi que celle d'un animal : celui-ci pouvant être 
une substance douce d'une véritable unité comme ee qu'on appelle 
moi en nous ; au lieu qu'une horloge n'est autre chose qu'un assem- 
blage. Ce n'est pas dans la. disposition des organes que je mets le 


650 RÉPONSE A M. FOUCHER 


principe sensitif des animaux: et je demeure d'accord qu'elle ne 
regarde que la masse corporelle. Aussi semble-t-il que vous ne ne 
donnez point de tort lorsque je demande des unités véritables. et 
que cela me fait réhabiliter les formes substantielles. Mais lorsque 
vous semblez dire que l'âme des bêtes doit avoir de la raison : si on 
lui donne du sentiment, vous vous servez d'une conséquence dontje 
ne vois point la force. 

Vous reconnaissez avec une sincérité louable que mon hypothèse 
de l'harmonie ou de la concomitance est possible. Mais vous ne lais- 
sez pas d'v avoir quelque répugnance; sans doute parce que vous 
l'avez crue purement arbitraire, pour n'avoir point été informé 
qu elle suit de mon sentiment des unites ; car tout y est lié. Vous 
demandez donc, Monsieur, à quoi peut servir tout cet artifice, que 
jattribue à l'Auteur de la Nature ? comme si on lui en pouvait trop 
attribuer, et comme si cette exacte correspondance que les subs- 
tances ont entre elles par les lois propres, que chacune a recues 
d'abord, n'était pas une chose admirablement belle en elle-même 
et digne de son auteur. Vous demandez aussi quel avantage j'y 
trouve ? Je pourrais me rapporter à ce que j'en ai déjà dit; néan- 
moins je réponds, premiérement : que. lorsqu'une chose ne saurait 
manquer d'être, il n'est pas nécessaire. pour l'admettre, qu'on de- 
mande à quoi elle peut servir? A quoi sert l'incommensurabilité du 
côté avec la diagonale ? Je réponds, en second lieu, que cette corres- 
pondance sert à expliquer la communication des substances, et 
l'union de l'âme avec le corps par les lois de la nature établies par 
avance, sans avoir recours ni à une transmission des espèces, qui 
est inconcevable, ni à un nouveau secours de Dieu, qui parait peu 
convenable. Car il faut savoir que. comme il y a des lois de la nature 
dans la matière. il v en a aussi dans les âmes ou formes: et ces lois 
portent ce que je viens de dire. 

On me demandera encore d'où vient que Dieu ne se contente 
point de produire toutes les pensées et les modifications de l'âme. 
sans ces corps inutiles, que l'àme ne saurait, dit-on, ni remuer ni 
connaitre ? La réponse est aisée. C'est que Dieu a voulu qu'il y eût 
plutôt plus que moins de substances, et qu'il a trouvé bon que ces 
modifications de l'àme repondissent à quelque chose de dehors. 
HI n'y a point de substance inutile: elles concourent toutes au dessein 
de Dieu. Je n'ai garde aussi d'admettre que lime ne connait point 

Em corps, quoique cette connaissance se fasse sans influence de l'un 





SUR LE SYSTÈME DE LA COMMUNICATION DES SUBSTANCES 651 


sur l'autre. Je ne ferai pas méme difficulté de dire que l'âme remue 
le corps: et comme un copernicien parle véritablement du lever du 
soleil, un platonicien de la réalité de la matière, un cartésien de 
celle des qualités sensibles, pourvu qu'on l'entende sainement, je 
crois de méme qu'il est trés vrai de dire que les substances agissent 
les unes sur les autres, pourvu qu'on entende quel'une est cause des 
changements dans l'autre en conséquence des lois de l'harmonie. Ce 
qui est objecté touchant la léthargie des corps, qui seraient sans 
action pendant que l'àme les croirait en mouvement, ne saurait étre 
à cause de cette méme correspondance immanquable, que la sagesse 
divine a établie. Je ne connais point ces masses vaines, inutiles et 
dans l'inaction, dont on parle. I y a de l'action partout, et je l'éta- 
blis plus que la philosophie recue; parce que je crois qu'il n'y a 
point de corps sans mouvement, ni de substance sans effort. 

Je n'entends pas en quoi consiste l'objection comprise dans ces 
paroles : « En verité, Monsieur, ne voit-on pas que ces opinions sont 
faites exprès, et que ces systèmes venant après coup n'ont été fabri- 
qués que pour sauver certains principes ? » Toutes les hypothéses 
sont faites exprès, et tous les systèmes viennent après coup, pour 
sauver les phénomènes ou les apparences ; mais je ne vois pas quels 
sont les principes dont on dit que je suis prévenu, el que je veux 
sauver. Si cela veut dire que je suis porté à mon hypothèse encore 
par des raisons à priori, ou par de certains principes, comme cela 
est ainsi en effet: c'est plutôt une louange de l'hypothèse qu'une 
objection. Il suffit communément qu'une hypothèse se trouve à pos- 
teriori, parce qu'elle satisfait aux phénomènes ; mais, quand on en a 
encore des raisons d'ailleurs, et à priori, c'est tant mieux. Mais peut- 
être que cela veut dire que, m'étant forgé une opinion nouvelle, 
j'aieté bien aise de l'employer, plutôt pour me donner des airs de 
nouveauté, que pour que j'y aie reconnu de l'utilité. Je ne sais, 
Monsieur, si vous avez assez mauvaise opinion de moi, pour m'attri- 
buer ces pensées. Car vous savez que j'aime la vérité, et que, si 
J alfectais tant les nouveautés, j'aurais plus d'empressement à les 
produire, méme celles dont la solidité est reconnue. Mais, afin que 
ceux qui me connaissent moins ne donnent point à vos paroles un 
sens contraire à mes intentions, il suffira de dire, qu'à mon avis, il 
est impossible d'expliquer autrement l'aetion émanente conforme 
aux lois de la nature, et que j'ai cru que l'usage de mon hypothèse 
se reconnaitrait par la difficulté que des plus habiles philosophes de 


652 RÉPONSE A M. FOUCHER 


notre temps ont trouvée dans la communication des esprits et des 
corps, et même des substances corporelles entre elles: et je ne sais 
si vous n'y en avez point trouvé vous-méme. Il est vrai qu'il v a, selon 
moi. des eflorts dans toutes les substances ; mais ces efforts ne sont 
proprement que dans la substance méme; et ce qui s'ensuit dans les 
autres n'est qu'en vertu d'une harmonie préétablie ‘s'il m'est permis 
d'emplover ce mot), et nullement par une influence réelle, ou par 
une transmission de quelque espéce ou qualité. Comme j'ai expliqué 
ce que c’est que l'action et la passion, on peut inférer aussi ce que 
c'est que l'effort et la résistance. 

Vous savez, dites-vous, Monsieur, qu'il y a bien encore des ques- 
tions à faire, avant qu'on puisse décider celles que nous venons 
d'agiter, mais peut-être trouverez-vous que je les ai déjà faites ; et je 
ne sais si vos académiciens ont pratiqué avec plus de rigueur et plus 
effectivement que moi ce qu'il v a de bon dans leur méthode. J'ap- 
prouve fort qu'on cherche à démontrer les vérités depuis les pre- 
miers principes: cela est plus utile qu'on ne pense; et j'ai mis ce 
précepte en pratique. Ainsi j'applaudis à ce que vous dites là-dessus, 
et je voudrais que votre exemple portát nos philosophes à y penser 
comme il faut. J'ajouterai encore une reflexion, qui me parait con- 
sidérahle pour mieux faire comprendre la réalité et l'usage de mon 
systéme. Vous savez que M. Descartes a cru qu'il se conserve la 
méme quantité de mouvement dans les corps. On a montré quil 
s'est trompé en cela: mais j'ai fait voir qu'il est toujours vrai quil 
se conserve la méme force mouvante, pour laquelle il avait pris la 
quantité du mouvement. Cependant les changements qui se font 
dans le corps en conséquence des modifications de l’âme l'embar- 
rasserent, parce qu'elles semblaient violer cette loi. Il crut donc 
avoir trouvé un expedient, qui est ingénieux en effet, en disant qu'il 
faut distinguer entre le mouvement et la direction; et que l'âme ne 
saurait augmenter ni diminuer la force mouvante, mais qu'elle 
change la direction ou determination du cours des esprits animaux. 
el que C'est par là qu'arrivent les mouvements volontaires. 1l est 
vrai qu'il n'avait garde d'expliquer comment fait l'àme pour changer 
le cours des corps, cela paraissant aussi inconvenable que de dire 
qu'elle leur. donne du mouvement, à moins qu'on n'ait recours avec 
moi à l'harmonie préctablie; mais il faut savoir qu'il v a une autre 
loi de la nature, que j'ai découverte et démontrée, et que M. Des- 
'artes ne savait pas : c'est qu'il se conserve non seulement la méme 


SUR LE SYSTÈME DE LA COMMUNICATION DES SUBSTANCES 653 





quantité de la force mouvante, mais encore la méme quantité de direc- 
tion vers quelque côté qu'on la prenne dans le monde. C'est-à-dire : 
menant une ligne droite telle qu'il vous plaira, et prenant encore des 
corps tels et tant. qu'il vous plaira; vous trouverez, en considérant 
tous ces corps ensemble, sans omettre aucun de ceux qui agissent 
sur quelqu'un de ceux que vous avez pris, qu'il y aura toujours la 
méme quantité de progrès du méme côté dans toutes les parallèles à 
la droite que vous avez prise : prenant garde qu'il faut estimer la 
somme du progrès, en ótant celui des corps qui vont en sens con- 
traire de celui de ceux qui vont s le sens qu'on a pris. Cette loi, 
étant aussi belle et aussi. générale que l'autre, ne méritait pas non 
plus d’être violée : et c'est ce qui s'évite pour mon système, qui con- 
serve la force et la direction, et en un mot toutes les lois naturelles 
des corps, nonobstant les changements qui s'y font en conséquence 
de ceux de l'âme. 














SECOND ÉCLAIRCISSEMENT DU SYSTEME 


DE LA 


COMMUNICATION DES SUBSTANCES 


Lisloire des Ouvrages des Savants, février 1696. 


Je vois bien, Monsieur, par vos réflexions, que ma pensée qu'un 
de mes amis a fait mettre dans le Journal de Paris a besoin d'éclair- 
cissement. 

Vous ne comprenez pas, dites-vous, comment je pourrais prouver 
ce que j'ai avancé touchant la communication, ou l'harmonie de deux 
substances aussi différentes que l’âme et le corps. Il est vrai que je 
crois en avoir trouvé le moyen : et voici comment je prétends vous 
satisfaire. Figurez-vous deux horloges ou montres qui s'accordent 
parfaitement. Or, cela se peut faire de trois manières. La premiere 
consiste dans une influence mutuelle; la deuxième est d'y attacher 
un ouvrier habile qui les redresse et les mette d'accord à tous mo- 
ments; la troisième est de fabriquer ces deux pendules avec tant d'art 
et de justesse, qu'on se puisse assurer de leur accord dans la suite. 
Mettez maintenant l'âme et le corps à la place de ces deux pendules: 
leur accord peut arriver par l'une de ces trois maniéres. La voie 
d'influence est celle de la philosophie vulgaire ; mais, comme l'on ne 
saurait concevoir des particules matérielles qui puissent passer d'une 
de ces substances dans l'autre, il faut abandonner ce sentiment. La 
voie de l'assistance continuelle du Créateur est celle du systéme des 
causes occasionnelles ; mais je tiens que c'est faire intervenir Deus 
ex machina, dans une chose naturelle et ordinaire, où, selon la 
raison, il ne doit concourir que de la manière qu'il concourt à 
toutes les autres choses naturelles. Ainsi il ne reste que mon hvpo- 
thèse, c'est-à-dire que la voie de l'harmonie. Dieu a fait dés le com- 
mencement chacune de ces deux substances de telle nature, qu'en 


SUR LE SYSTÈME DE LA COMMUNICATION DES SUBSTANCES 655 


ne suivant que ses propres lois, qu'elle a reçues avec son être, elle 
s'accorde pourtant avec l'autre, tout comme s'il y avait une influence 
mutuelle, ou comme si Dieu y mettait toujours la main au delà de 
son concours général. Aprés cela, je n'ai pas besoin de rien prouver, 
à moins qu'on ne veuille exiger que je prouve que Dieu est assez 
habile pour se servir de cet artifice prévenant, dont nous voyons 
méme des échantillons parmi les hommes. Or, supposé qu'il le puisse, 
vous voyez bien que cette voie est la plus belle et la plus digne de 
lui. Vous avez soupçonné que mon explication serait opposée à 
l'idée si différente que nous avons de l'esprit et du corps; mais vous 
voyez bien présentement que personne n'a mieux établi leur indé- 
pendance. Car, tandis qu'on a été obligé d'expliquer leur cominuni- 
cation par une maniere de miracle, on a toujours donné lieu à bien 
des gens de craindre que la distinction entre le corps et l'áme ne füt 
pas aussi réelle qu'on le croit, puisque pour la soutenir il faut aller 
si loin. Je ne serai point fâché de sonder les personnes éclairées, 
sur les pensées que je viens de vous expliquer. 


TROISIÈME  ÉCLAIRCISSEMENT 


EXTRAIT D'UNE LETTRE DE M. LEIBNIZ 


SUR SON HYPOTHÉSE DE PHILOSOPHIE 


ET SUR LE PROBLÈME CURIEUX QU'UN DE SES AMIS PROPOSE 
AUX MATHÉMATICIENS | 


Journal des Savants, 19 uovembre 1696. 


Quelques amis savants et pénétrants, ayant considéré ma nouvelle 
hypothèse sur la grande question de l'union de l'âme et du corps, 
et l'ayant trouvée de conséquence, m'ont prié de donner quelques 
éclaircissements sur les difficultés qu'on avait faites, et qui venaient 
de ce qu'on ne l'avait pas entendue. J'ai cru qu'on pourrait rendre 
la chose intelligible à toute sorte d'esprits par la comparaison sui- 
vante. 

Figurez-vous deux horloges ou deux montres, qui s'accordent 
parfaitement. Or, cela se peut faire de trois façons. La première con- 
siste dans l'influence mutuelle d'une horloge sur l'autre; la seconde, 
dans le soin d'un homme qui y prend garde ; la troisième, dans leur 
propre exactitude. La première facon, qui est celle de l'influence, a 
été expérimentée par feu M. lluygens à son grand étonnement. Il 
avait deux grandes pendules attachées à une méme pièce de bois; 
les battements continuels de ces pendyles avaient communiqué des 
tremblements semblables aux particules du bois ; mais ces tremble- 
ments divers ne pouvant pas bien subsister dans leur ordre, et sans 
s'entr'empêcher, à moins que les pendules ne s'accordassent, il arri- 
vait, par une espèce de merveille, que lorsqu'on avait même troublé, 
leurs battements tout. exprès, elles retournaient bientôt à battre 
ensemble, à peu prés comme deux cordes qui sont à l'unisson. 

La seconde inanière de fae toujours accorder deux horloges, 


TROISIÈME ÉCLAIRC. SUR SON HYPOTHÈSE DE PHILOSOPHIE 657 


hien que mauvaises, pourra être d'y faire toujours prendre garde 
par un habile ouvrier qui les mette d'accord à tous moments. et c'est 
ce cue j'appelle la voie d'assistance. 

Eufin la troisièm2 manière sera de faire d'abord ces deux pendules 
avec tant d'art et de justesse qu'on se puisse assurer de leur accord 
dans la suite ; et c'est la voie du consentement préétabli. 

Mettez maintenant l'âme et le corps à la place de ces deux hor- 
loges. Leur accord ou sympathie arrivera aussi par une de ces trois 
facons. La voie de l'influence est celle de la philosophie vulgaire ; 
mais, comme on ne saurait concevoir des particules matérielles ni 
des espéces ou qualités immatérielles qui puissent passer de l'une 
de ces substances dans l'autre, on est obligé d'abandonner ce senti- 
ment. La voie de l'assistance est celle du systéme des causes occa- 
sionnelles; mais je tiens que c'est faire venir Deum ex machina 
dans une chose naturelle et ordinaire, où selon la raison il ne doit 
intervenir que de la maniere dont il concourt à toutes les autres 
choses de la nature. Ainsi il ne reste que mon hypothése, c'est- 
à-dire que la voie de l'harmonie préétablie par un artifice divin 
. prévenant, lequel dés le commencement a formé chacune de ces 
substances d'une manière si parfaite, si réglée avec tant d'exactitude 
qu'en ne suivant que ses propres lois qu'elles a reçues avec son être 
elle s'accorde pourtant avec l'autre; tout comme s'il y avait une 
influence mutuelle, ou comme si Dieu y mettait toujours la main 
au delà deson concours général. 

Après cela, je ne “rois pas que j'aie besoin de rien prouver, si ce 
n'est qu'on veuille que je prouve que Dieu a tout ce qu'il faut pour 
se servir de cet artifice prévenant dont nous voyons méme des échan- 
tillons parmi les hommes, à mesure qu'ils sont habiles gens. Et, sup- 
posé qu'il le puisse, on voit bien que c'est la plus belle voie et la 
plus digne de lui. Il est vrai que j'en ai encore d'autres preuves 
mais elles sont plus profondes, et il n’est pas nécessaire de les allé- 
guer ici (1). 

Pour dire un mot sur la dispute entre deux personnes fort habiles, 
qui sont l'auteur des Principes de physique publiés depuis peu, et 
l'auteur des Objections (mises dans le journal du 43 d’août et ailleurs) 
parce que mon hypothése sert à terminer ces controverses, je ne 


(1) Nous supprimons ici deux alinéas qui n'ont aucun rapport avec le pro 
bléme de la communication des substances, et qui portent sur des problèmes 
exclusivement mathématiques proposés par Bernouilli. 


PAUL JANET. — Leibniz. 1-42 


658 TROISIÈME ÉCLAIRC. SUR SON HYPOTHÈSE DE PHILOSOPHIE 


comprends pas comment la matiere peut être conçue, étendue. et 
cependant sans parties actuelles ni mentales; et si cela est ainsi, je 
ne sais ce que c'est que d’être étendu. Je crois méme que la matière 
est mentalement un agrégé et par conséquent qu'il y a toujours des 
parties actuelles. Ainsi, c'est par la raison, et non pas seulement par 
le sens, que nous jugeons qu'elle est divisée ou plutôt qu elle n'est 
originairement qu'une multitude. Je crois qu'il est vrai que la matiere 
(et méme chaque partie de la matiére) est divisée en un plus grand 
nombre de parties qu'il n'est possible d'imaginer. C'est ce qui me 
fait dire souvent que chaque corps, quelque petit qu'il soit, est un 
monde de créatures infinies en nombre. Ainsi je ne crois pas qu'il y 
ait des atomes, c'est-à-dire des parties de la matiére parfaitement 
dures ou d'une fermeté invincible. Comme d'un autre côté je ne crois 
pas non plus qu'il y ait une matiére parfaitement fluide, mon 

sentiment est que chaque corps est fluide en comparaison des plus 

fermes, et ferme en comparaison des plus fluides. Je m'étonne qu'on 

dit encore qu'il se conserve toujours une égale quantité de mouve- 

ment au sens cartésien, car j'ai démontré le contraire, et déjà d'ex- 

cellents mathématiciens se sont rendus. Cependant, je ne considère 

pas la fermeté ou consistance des corps comme une qualité primi- 

tive, mais comme une suite du mouvement, et j'espère que mes 

dynamiques feront voir en quoi cela consiste, comme l'intelligence 

de mon hypothèse servira aussi à lever plusieurs difficultés qui 
exercent encore les philosoplies. En effet, je crois pouvoir satisfaire 
intelligiblement à tous ces doutes dont M. Bernier a fait un livre 
exprés, et ceux qui voudront méditer ce que j'ai donné auparavant 
en trouveront peut-étre déjà les moyens. 


DE RERUM ORIGINATIONE RADICALI 


(Autographum Leibnitii nondum editum; e scriniis Bibliothecæ Regiæ 
Hanoveran:e.) 


Prieter Mundum seu 4ggregatum rérum finitarum, datur Unum 
aliquod dominans, non tantum ut in me anima, vel potius ut in meo 
corpore ipsum ego, sed etiam ratione multo altiore. Unum-enim domi- 
nans universi non tantum regit mundum sed et fabricat et facit et 
mundo est superius et, ut ita dicam, extramundanum, estque adeo 
ultima ratio rerum. Nam non tantum in nullo singulorum, sed nec 
in toto aggregato serieque rerum inveniri potest sufficiens ratio 
existendi. Fingamus Elementorum geometricorum librum fuisse 
wternum, semper alium ex alio descriptum, patet, etsi ratio reddi 
possit pr:esentis libri ex pr:eterito unde est descriptus, non tamen 
ex quotcunque libris retro assumtis unquam veniri ad rationem ple- 
nam ; cum semper mirari liceat, cur ab omni tempore libri tales 
extiterint, cur libri scilicet et cur sic seripti? Quod de libris, idem 
de mundi diversis statibus verum est, sequens enim quodammodo 
ex privecdente ietsi certis mutandi legibus) est descriptus, itaque 
utcunque regressus fueris in status anteriores, nunquam in statibus 
rationem plenam repereris, cur scilicet aliquis sit potius mundus, et 
cur talis. Licet ergo mundum :eternum fingeres, cum tamen nihil 
ponas nisi statuum successionem, nec in quolibet eorum rationem 
sufficientem reperias, imo nec quotcunque assumtis vel minimum 
proficias ad reddendam rationem, patet alibi rationem qu: rendam 
esse. In :eternis enim, etsi nulla causa esset, tamen ratio intelligi 
debet, qux in persistentibus est ipsa necessitas seu essentia, in serie 
vero mutabilium, si h:ec æterna a priore fingeretur, foret ipsa præ- 
valentia inclinationum ut mox intelligetur, ubi rationes scilicet non 


660 DE RERUM. ORIGINATIONE RADICALI 


necessitant (absoluta seu metaphysica necessitate ut contrarium im- 
plicet:, sed inclinant. Ex quibus patet nec supposita mundi :eternitate 
ultimam rationem rerum extramundanam seu Deum effugi posse. 

hationes igitur mundi latent in aliquo extramundano, differente à 
‘atena statuum, seu serie rerum, quarum aggregatum mundum 
coustituit. Atque ita veniendum est a physica necessitate seu hypo- 
thetica, quie res mundi posteriores a prioribus determinat, ad ali- 
quid quod sit necessitas absoluta. seu metaphysica, cujus ratio reddi 
non possit. Mundus enim pr:esens physice seu hypothetice non 
vero absolute seu metaphysice est necessarius. Nempe posito quod 
semel talis sit, consequens est, talia porro nasci. Quoniam igitur 
ultima radix debet esse in aliquo, quod sit metaphysic:e necessitatis, 
et ratio existentis non est nisi ab existente, hinc oportet aliquod 
existere ens unum metaphysie:e necessitatis, seu de cujus essentia 
sit existentia, atque adeo aliquod existere diversum ab entium plu- 
ralitate, seu mundo, quem metaphysie:e. necessitatis non esse con- 
cessimus ostendimusque. 

Utautem paulo distinctius explicemus quomodo ex veritatibus 
wternis sive essentialibus vel metaphysicis oriantur veritates tempo- 
rales, contingentes sive physie:e, primum agnoscere debemus eo 
ipso, quod aliquid potius existit quam nihil, aliquam in rebus possi- 
bilibus seu in ipsa possibilitate vel essentia, esse exigentiam exis- 
tentie. vel (ut sie dicam) privtensionem ad existendum et, ut verbo 
complectar, essentiam per se tendere ad existentiam. Unde porro 
sequitur, omnia possibilia, seu essentiam vel realitem possibilem 
exprimentia, pari jure ad essentiam tendere pro quantitate essentit 
seu realitatis, vel pro gradu perfectionis quem involvunt ; est enim 
perfectio nihil aliud quam essenti;e quantitas. 

lline vero manifestissime intelligitur ex infinitis possibilium com- 
binationibus seriebusque possibilibus existere eam, per quam pluri- 
mum essenti:e seu possibilitatis perducitur ad existenduin. Semper 
scilicet est in rebus principium determinationis quod a maximo mini- 
move petendum est, ut nempe maximus pr:estetur eflectus minimo 
ut sic dicam sumtu. Et hoc loco tempus, locus, aut ut verbo dicam, 
receptivitas vel capacitas mundi haberi potest pro sumtu sive terreno 
in quo quam commodissime est :edificandum, formarum autem varie 
tates respondent commoditati ;edificii multitudinique et eleganti 
camerarum. Et sese res habet ut in ludis quibusdam cum loca omnia 
in tabula sunt replenda secundum certas leges, ubi nisi artificio quo 


DE RERUM ORIGINATIONE RADICALI 661 


dam utare, postremo spatiis exclusus iniquis, plura cogeris loca 
relinquere vacua, quam poteras vel volebas. Certa autem ratio est 
per quam repletio maxima facillime obtinetur. Uti ergo si ponamus 
decretum esse ut fiat triangulum nulla licet alia accidenti determi- 
nandi ratione, consequens est, :equilaterum prodire; et posito ten- 
dendum esse a puncto ad punctum, licet nihil ultra iter determinat, 
via eligetur maxime facilis seu brevissima, ita posito semel, ens pr:e- 
valere non-enti, seu rationem esse cur aliquid potius exstiterit quam 
nihil, sive a possibilitate transeundum esse ad actum, hinc, etsi nihil 
ultra determinetur, consequens est, existere quantum plurimum po- 
test pro temporis locique (seu ordinis possibilis existendi) capacitate, 
prorsus quemadmodum ita componuntur tessell:r ut in proposita area 
quam plurim:e capiantur. Ex his jam mirifice intelligitur, quomodo in 
ipsa originatione rerum Mathesis qu:edam Divina seu Mechanismus 
metaphysicus exerceatur, et maximi determinatio habet locum. Uti 
ex omnibus angulis determinatus est rectus in geometria, et uti- 
liquores in heterogeneis positi sese in capacissimam figuram nempe 
sphæricam componunt, sed potissimum uti in ipsa mechanica com- 
muni pluribus corporibus gravibus inter se luctantibus talis demum 
oritur motus, per quem fit maximus descensus in summa. Sicut enim 
omnia possibilia pari jure ad existendum tendunt pro ratione reali- 
tatis, ita omnia pondera pari jure ad descendendum tendunt pro 
ratione gravitatis, et ut hic prodit motus, quo continetur quam 
maximus gravium descendus, ita illic prodit mundus per quem 
maxima fit possibilium productio. 

Atque ita jam habemus physicam necessitatem ex metaphysica, 
etsi enim mundus non sit metaphysice necessarius, ita ut contrarium 
implicet contradictionem seu absurditatem logicam, est tamen neces- 
sarius physice vel determinatus ita ut contrarium implicet imperfec- 
tionem seu absurditatem moralem. Et ut possibilitas est principium 
essentiæ ita perfectio seu essenti:e gradus (per quem plurima sunt 
compossibilia) principium existentis. Unde simul patet quomodo 
libertas sit in autore mundi, licet omnia faciat determinate : quia agit 
ex principio sapienti: seu perfectionis. Scilicet indifferentia ab 
ignorantia oritur et quanto quisque magis est sapiens tanto magis ad 
perfectissimum est determinatus. 

At (inquies) comparatio hiec mechanismi cujusdam determinantis 
metaphysici cum physico gravium corporum, etsi elegans videatur 
in eo tamen deficit quod gravia nitentia vere existunt. at possibili- 


662 DE RERUM ORIGINATIONE RADICALI 


tates seu essenti:e ante vel pr:eter existentiam sunt imaginaria seu 
fictitia, nulla ergo in ipsis quæri potest ratio existendi. — Respondeo, 
neque essentias istas, neque :eternas de ipsis veritates quas vocant, 
esse fictitias, sed existere in quadam ut sic dicam regione idearum, 
nempe in ipso Deo, essenti: omnis existentiæque c:eterorum fonte. 
Quod ne gratis dixisse videamur, ipsa indicat existentia seriei rerum 
actualis. Cum enim in ea ratio non inveniatur ut supra ostendimus, sed 
in metaphysicis necessitatibus, seu :eternis veritatibus sit quaerenda, 
existentia autem non possint esse nisi ab existentibus, ut jam supra 
monuimus, oportet :Pternas veritates existentiam habere in quodam 
subjecto absolute et metaphysice necessario, id est in Deo, per quem 
hæc, qu;e. alioqui imaginaria forent, ut barbare sed significanter 
dicamus, realisentur. 

Et vero reapse in mundo deprehendimus omnia fieri secundum 
leges æternanum veritatum non tantum geometricas sed et metaphysi- 
cas, id est non tantum secundum necessitates materiales, sed et secun 
dum necessitates formales ; idque verum est non tantum generaliter, 
in eà quam nunc explicavimus vatione mundi existentis, potius quam 
non existentis, et sic potius quam aliter existentis /qu:e utique expos- 
sibilium tendentia ad existendum petenda est), sed etiam ad specialia 
descendendo videmus mirabili ratione in tota natura habere locum 
leges metaphysicas causie, potenti:e, actionis, easque ipsis legibus 
pure geometricis materi: prævalere, quemadmodum in reddendis 
legum motus rationibus magna admiratione mea deprehendi usque 
adeo, ut legem compositionis geometricæ conatuum, olim a juvene 
(eum materialis magis essem) defensam, denique deserere sim coac- 
tus, ut alibi a me fusius explicatum. 

Ita ergo habemus ultimam rationem realitatis tam essentiarum 
quam existentiarum in uno, quod utique mundo ipso majus, superius 
anteriusque esse necesse est, cum per ipsum non tantum existentia, 
quie mundus complectitur, sed et possibilia habeant realitatem. ld 
autem non nisi in uno fonte quivri potest ob horum omnium con- 
nexionem inter se. Patet autem ab hoc fonte res existentes con- 
tinue promanare ac produci productasque esse cum nou appareat 
cur unus status mundi magis quam alius, hesternus magis quam 
hodiernus ap ipso fluat. — Patet etiam quomodo Deus non tan- 
tum physice sed et libere agat, sitque in ipso rerum non tantum 
efficiens sed et finis, nec tantum ab ipso magnitudinis vel potentiæ 
in machina universi jam constituta, sed et bonitatis vel sapienti: in 


DE RERUM ORIGINATIONE RADICALI 663 


constituenda ratio habeatur. Et ne quis putet perfectionem moralem 
seu bonitatem cum metaphysica perfectione seu magnitudine hic 
confundi ; et hac concessa illam neget sciendum est sequi ex dictis 
non tantum quod mundus sit perfectissimus physice, vel si mavis 
metaphysice, seu quod ea rerum series prodierit, in qua quam pluri- 
mum realitatis actu praestatur, sed etiam quod sit perfectissimus mo- 
raliter quia revera moralis perfectio ipsis mentibus physica est. Unde 
mundus non tantum est machina maxime admirabilis, sed etiam qua- 
tenus constat ex mentibus est optima republica, per quam mentibus 
confertur quam plurimum felicitatis seu lactitiæ in qux physica 
earum perfectio consistit. 

At inquies, nos contraria in mundo experiri, optimis enim per- 
sepe esse pessime, innocentes non bestias tantum sed et homines 
affligi occidique etiam cum cruciatu, denique mundum, præsertim si 
generis humani gubernatio spectetur, videri potius. Chaos quoddam 
confusum quam rem a suprema quadam sapientia ordinatam. Ita 
prima fronte videri fateor, sed re penitius inspecta contrarium esse 
statuendum a priori patet ex illis ipsis quæ sunt allata, quod scilicet 
omnium rerum atque adeo et mentium summa quse fieri potest per- 
fectio obtineatur. 

Et vero incivile est, nisi tota lege inspecta judicare, ut ajunt 
jure consulti. Nos porrigendæ in immensum #ternitatis exiguam 
partem novimus; quantulum enim est memoria aliquot millenorum 
annorum, quam nobis historia tradit! Et tamen ex tam parva expe- 
rientia temere judicamus de immenso et æterno, quasi homines in 
carcere aut si mavis in subterraneis salinis Sarmatarum nati et edu- 
cati non aliam in mundo putarent esse lucem, quam illam lampadum 
malignam ægre gressibus dirigendis sufficientem. Picturam pulcher- 
rimam intueamur, hanc totam tegamus demta exigua particula, quid 
aliud in hac apparebit, etiamsi penitissime intueare, imo quanto 
magis intuebere de propinquo, quam confusa quidam congeries 
colorum sine delectu, sine arte, et tamen ubi remoto tegumento, 
totam tabulam eo quo convenit situ intuebere, intelliges, quod 
temere linteo illitum videbatur, summo artificio ab operis autore 
factum fuisse. Quod oculi in pictura, idem aures in musica depre- 
hendunt. Egregii scilicet componendi artifices dissonantias s:- 
pissime consonantiis miscent ut excitetur auditor et quasi pungatur, 
et veluti anxius de eventu, mox omnibus in ordinem restitutis, tanto 
magis lætetur, prorsus ut gaudeamus periculis exiguis vel malorum 


664 DE RERUM ORIGINATIONE RADICALT 


experimentis ipso vel podenti:e vel felicitatis nostr:e sensu vel osten- 
tamento; vel ut in funambulorum spectaculo vel saltatione inter 
gladios /sauts périlleux) ipsis terriculamentis delectamur, et ipsimet 
pueros ridendo quasi jam prope projecturi semidimittimus, qua 
etiam ratione simia Christiernum, Dani: regem, adhuc infantem. 
fasciis que involutum tulit ad fastigium tecti, omnibusque anxiis 
ridenti similis salvum rettulit in cunas. Eodem ex principio insipi- 
dum est semper dulcibus vesci ; acria, acida, imo amara sunt admis- 
cenda, quibus gustus excitetur. Qui non gustavit amara, dulcia non 
meruit, imo nec :estimabit. Hiec ipsa est ketitiæ lex ut aquabil 
tenore voluptas non procedat, fastidium enim h:ec parit et stupentes 
facit, non gaudentes. 

Hac autem quod de parte diximus quæ turbata esse possit salva 
harmonia in toto, non ita accipienda est, ac si nulla partium ratio 
habeatur, aut quasi sufficeret, totum mundum suis numeris esse 
absolutum, etsi fieri possit utgenus humanum miserum sit, nullaque 
in universo justiti: cura sit aut nostri ratio habeatur quemadmodum 
quidam, non satis recte de rerum summa judicantes, opinantur. Nam 
sclendum est, uti in optime constituta republica curatur, ut singulis 
quapote bonum sit, ita nec universum satis perfectum fore nisi 
quantum, licet salva harmonia universali, singulis consulatur. Cujus 
rei nulla constitui potuit mensura melior quam lex ipsa justitiæ dic- 
tans ut quisque de perfectione universi partem caperet et felicitate 
propria pro mensura virtutis propri: et ejus qua affectus est erga 
commune bonum voluntatis, quo id ipsum absolvitur, quod caritatem 
amoremque Dei vocamus, in quo uno vis et potestas etiam christian: 
religionis ex judicio sapientum etiam Theologorum consistit. Neque 
mirum videri debet, tantum mentibus deferri in universo, cum 
proxime referant imagine supremi autoris et ad eum non tam quam 
machin:e ad artificem (veluti cætera) sed etiam quam cives ad prin- 
cipem relationem habeant, et «que  duratu:e sint ac ipsum univer- 
sum, et totum quodammodo exprimant atque concentrent in se ipsis 
ut ita dici possit, mentes esse partes totales. 

Quod autem afflictiones bonorum pr:esertim virorum attinet pro- 
certo tenendum est, cedere eas in majus eorum bonum, idque non 
tantum Theologice, sed etiam physice verum est. Uti granum in ter- 
ram projectum patitur antequam fructus ferat. Et omnino dici potest 
afflictiones pro tempore malas, effectu bonas esse, cum sint vie 
compendiariæ ad majorem perfectionem. Ut in physicis qui liquores 


DE RERUM ORIGINATIONE RADICALI 665 


lente fermentant, etiam tardius meliorantur, sed illi in quibus fortior 
perturbatio est, partibus majore vi extrorsum versis promtius emen- 
dantur. 

Atque hoc est quod diceres retrocedi ut majore nisu saltum facias 
in anteriora (qu'on recule pour mieux sauter). 

Ista ergo non grata tantum et consolatoria, sed et verissima esse 
est statuendum. Atque in universum sentio nihil esse felicitate verius, 
et felicius dulciusque veritate. 

In cumulum etiam pulchritudinis perfectionisque universalis ope- 
rum divinorum, progressus quidam perpetuus liberrimusque totius 
universi est agnoscendus ita ut ad majorem semper cultum procedat. 
Quemadmodum nunc magna pars terræ nostræ culturam recepit et 
recipiet magis magisque. Et licet verum sit, interdum qu:edam rursus 
silvescere aut rursus destrui deprimique, hoc tamen ita accipiendum 
est, ut paulo ante afflictionem interpretati sumus, nempe hanc ipsam 
destructionem depressionemque prodesse ad consequendum aliquid 
majus, ita ut ipso quodammodo damno lucremur. 

Et quod objici posset : ita opportere ut mundus dudum factus 
fuerit Paradisus responsio pr:eto est : etsi mult: jam substantiæ ad 
magnam perfectionem pervenerint, ob divisibilitatem tamen con- 
tinui in infinitum, semper in abysso rerum superesse partes sopi- 
tas adhuc excitandas et ad majus meliusque et ut verbo dicam, ad 
meliorem cultum provehendas. Nec proinde unquam ad terminum 
progressus perveniri. 


DE IPSA NATURA 


SIVE DE VI INSITA ACTIONIBUSQUE CREATURARUM 


1698 


(Acta Erudit. Lips.. ann. 1698, Sept., p. 432.; 


4. Accepi nuper missu celeberrimi et de rebus mathematicis ac 
physicis præclare meriti Viri, Johannis Christophori Sturmii, quam 
Atorfii edidit apologiam pro sua de Idolo Natura dissertatione, impu- 
gnata a Medico Kiloniensium primario et xxotecarw, Gunthero Chris- 
tophoro Schelhamero, in libro de natura. Cum igitur idem argumen- 
tum versassem et ego olim, nonnihilque etiam concertationis per 
litteras mihilcum præclaro autore dissertationis intercedat, cujus men- 
tionem mihi perhonorificam ipse nuper fecit, publice memoratis non- 
nullis inter nos actis in Physicæ electiv:e tomo primo, lib. 1, sect. 4, 
cap. 3, Epilog., 5 », pag. 119, 190 : eo libentius animum attentio- 
nemque adhibui argumento per se egregio, necessarium judicans, ut 
mens mea pariter et tota res ex iis, qua aliquoties jam indicavi, prin- 
cipiis distinctius paulo proponeretur. Cui instituto commodam occa- 
sionem pr:estare illa visa est apologetica dissertatio. quod judicare 
liceret, autorem ibi, qu: maxime ad rem facerent, paucis uno sub : 
conspectu exhibuisse. De caetero litem ipsam inter præclaros viros 
non facio meam. 

2. Duo potissimum qu:eri puto, primum, in quo consistat natura, 
quam rebus tribuere solemus, cujus attributa passim recepta aliquid 
Paganismi redolere, judicat celeberrimus Sturmius; deinde utrum 
aliqua sit in creaturis évepyerx, quam videtur negare. Quod primum 
attinet, de ipsa natura, si dispiciamus, et quid sit, et quid non sit, 
assentior quidem, nullam dari animam Universi : concedo etiam mi- 
randa illa, quæ occurrunt quotidie, de quibus merito solemus, opus 


DE VI INSITA ACTIONIRUSQUE CREATURARUM 667 


naturæ esse opus iutelligentiæ, non esse adscribenda creatis quibus- 
dam intelligentiis, sapientia et virtute proportionali ad rem tan- 
tam præditis; sed naturam universam esse ut sic dicam artificium 
Dei, et tantum quidem, ut quævis machina naturalis (quod verum, 
parumque observatum natur: artisque discrimen est) organis 
constet prorsus infinitis, infinitamque adeo sapientiam potentiam- 
que autoris rectorisque postulet. Itaque et calidum omniscium 
Hippocratis, et Cholcodeam animarum datricem Avicenneæ, et illam 
sapientissimam Scaligeri aliorumque virtutem plasticam, et princi- 
pium hylarchicum Henrici Mori, partim impossibilia, partim super- 
flua puto ; satisque habeo machinam rerum tanta sapientia esse con- 
ditam, ut ipso ejus progressu admiranda illa contingant, organicis 
præsertim (ut arbitror) ex prædelineatione quadam sese evolventi- 
bus. Itaque quod Vir cl. naturæ cujusdam creat:e, sapientis, corpo- 
rum machinas formantis gubernantisque figmentum rejicit, probo. 
Sed nec consequi inde nec rationi consentaneum puto, ut omnem 
vim creatam actricem insitam rebus denegemus. 

3. Diximus quod non sit ; videamus jam etiam paulo propius, quid 
sit illa natura, quam Aristoteles non male principium motus et quie- 
tis appellavit : quamquam Philosophus ille mihi latius accepto voca- 
bulo non solum motum localem, aut in loco quietem, sed generali- 
ter mutationem, et cactv seu persistentiam intelligere videatur. Unde 
etiam, ut obiter dicam, definitio quam motui assignat, etsi obscurior 
justo, non tam inepta tamen est, quam iis videtur, qui perinde su- 
munt, ac si motum localem tantummo4o definire voluisset : sed ad 
rem. Robertus Boylius, vir insignis et in naturx» observatione cum 
. eura versatus. de ipsa natura libellum scripsit, eujus mens eo redit, 
si bene memini, ut naturam judicemus esse ipsum corporum mecha- 
nismum, quod quidem 6$ zv rate probari potest; sed rem rimanti 
majore axo(6eux distinguenda erant in ipso mechanismo principia a 
derivatis : ut in explieando horologio non satis est, si mechanica 
ratione impelli dicas, nisi distinguas, pondere an clastro concitetur. 
Et a me aliquoties jam est proditum (quod profuturum puto, ne me- 
chaniesæ naturalium. rerum explicationes ad abusum trahantur in 
privjudicium pietatis, tanquam per se materia stare possit, et mecha- 
nismus nulla intelligentia aut substantia spirituali indigeat) originem 
ipsius mechanismi non ex solo materiali principio mathematicisque 
rationibus, sed altiore quodam et, ut sic dicam, metaphysico fonte 
fluxisse. 


668 DE IPSA NATURA 


4. Cujus inter alia indicium insigne pr:ebet fundamentum nature 
legum, non petendum ex eo, ut conservetur eadem motus quantitas, 
uti vulgo visum erat, sed potius ex eo, quod necesse est servari eam- 
dem quantitatem potenti: actricis, imo (quod pulcherrima ratione 
evenire de prehendi) etiam eamdem quantitatem actionis motricis, cu- 
jus alia longe :estimatio est ab illa, quam Cartesiani concipiunt sub 
quantitate motus. Eaque de re cum duo Mathematici ingenio facile 
inter primos mecum partim per litteras partim publice contulissent, 
alter penitus in eastra mea transiit, alter eo devenit, ut objectiones 
suas omnes post multam et accuratam ventilationem desererit et 
ad meam demonstrationem nondum sibi responsionem suppetere 
candide fateretur. Eoque magis miratus sum, virum præclarum 
in Physicæ suæ electivæ parte edita, explicantem leges motus, 
vulgarem de illis, sententiam (quam tamen nulla domonstratione, sed 
quadam tantum verisimilitudine niti ipse agnovit, repetiitque etiam 
hic novissima dissertatione cap. 3, $ 2.) quasi nulla dubitatione 
libatam assumsisse ; nisi forte scripsit antequam prodirent mea, et 
scripta deinde recensere vel non vacavit, vel in mentem non venit ; 
prwsertim cum leges motus arbitrarias esse crederet, quod mihi non 
usquequaque consentaneum videtur. Puto enim determinatis sapien- 
tie atque ordinis rationibus, ad eas qu:e in natura observantur, 
ferendas leges venisse Deum : et vel hinc apparere, quod a me 
aliquando optic:e legis occasione est admonitum et CI Molineuxio in 
Dioptricis postea valde sese probavit, finalem causam non tantum 
prodesse ad virtutem et pietatem in Ethica et Theologia naturali, sed 
etiam in ipsa Physica ad inveniendum et detegendum abditas veri- 
tates. Itaque cum celeberrimus Sturmius in Physica sua eclectica, ubi 
de causa finali agit, sententiam meam retulisset inter Hypotheses, 
optarem et in epicrisi satis expendissit ; haud dubie enim inde 
occasionem fuisset sumturus, multa pro argumenti præstantia et 
ubertate dicendi præclara, et ad pietatem quoque profutura. 

5. Ned jam considerandum est quid ipse de natur:e notione in hac 
sua apologetica dissertatione dicat, et quid dictis deesse adhuc videa- 
tur. Concedit cap. 4, 32, 3, et alibi passim, motus qui nunc fiunt, 
consequi ;eterna legis semel a Deo latæ, quam legem mox vocat 
volitionem et jussum ; nec opus esse novo Dei jussu, nova volitione, 
nedum novo conatu, aut laborioso quodam negotio d. S 3 et a se 
repellit tanquam male imputatam ex adverso sententiam, quod Deus 
moveat res ut faber lignarius bipennem, et molitor dirigit molam 


SIVE DE VI INSITA ACTIONIBUSQUE CREATURARUM 669 


arcendo aquas, vel immittendo rot. Verum enimvero, ut midi qui- 
dem videtur, nondum sufficit hæc explicatio. Qu:ero enim, utrum 
volitio illa, vel jussio, aut si mavis lex divina olim lata extrinsceam 
tantum tribuerit rebus denominationem, an vero aliquam contulerit 
impressionem creatam in ipsis perdurantem vel, ut optime Dn. Schel- 
hammerus judicii non minus quam experienti:e egregius vocat, legem 
insitam (itsi plerumque non intellectam creaturis, quibus inest) ex 
qua actiones passionesque consequantur. Prius autorum systematis 
causarum occasionalium, acutissimi imprimis Malbranchii, dogma 
videtur ; posterius receptum est, ut ego arbitror, verissimum. 

6. Nam jussio illa pr:eterita cum nunc non existat, nihil nunc effi- 
cere potest nisi aliquem tunc post se reliquerit effectum subsisten- 
tem, qui nunc quoque duret et operetur : et qui secus sentit, omni, 
si quid judico, distinct:e rerum explicationi renunciat ; quidvis ex 
quovis consequi pari jure dicturus, si id quod loco temporeve est 
absens, sine interposito, hic et nunc operari potest. Itaque satis non 
est diei, Deum initio res creantem voluisse, ut certam quamdam 
legem in progressu observarent, si voluntas cjus fingatur ita fuisse 
inefficax, ut res ab ea non fuerint affect:e, nec durabilis in iis effectus 
sit productus. Et pugnat profecto cum notione divinæ potentie 
voluntatisque, pur:e illius et absolute, velle Deum et tamen volendo 
producere aut immutare nihil ; agereque semper, efficere nunquam, 
neque opus vel arorélecus relinquere ullum. Certe si nihil creaturis 
impressum est divino illo verbo : producat terra, multiplicemini ani- 
malia; si res perinde post ipsum fuere affect:v, ac si nullum jussum 
intervenisset ; consequens est (cum connexione aliqua inter causam et 
effectum opus sit, velimmediata, vel per;aliquod intermedium) aut nihil 
fieri nunc consentaneum mandato, ant mandatum tantum valuisse in 
priesens, semper renovandum in futurum ; quod Cl. Autor merito a 
se amollitur. Sin verolex a Deo lata reliquit aliquod sui expressum 
in rebus vestigium, si res ita fuere format:e mandato, ut apt: redde- 
rentur ad implendam jubentis voluntatem ; jam concedendum est 
quamdam inditam esse rebus efficaciam, formam, vel vim, qualis na- 
ture nomine a nobis accipit solet, ex qua series ph:enomenorum ad 
primi jussus pr:escriptum consequeretur. 

7. Hiec autem vis insita distincte quidem intelligi potest, sed non 
explicari imaginabiliter; nec sane ita explicari debet, non magis 
quam natura animiv ; est enim. vis ex earum rerum numero, quie 
non imaginatione, sed intellectu attinguntur. Itaque quod petit Vir 


670 | DE IPSA NATURA 


cl. c. 4, 8 6, dissertationis apologetic:e, imaginabiliter explicari mo- 
dum, quo lex insita in corporibus legis ignaris operetur, sic accipio, 
ut desideret exponi intelligibiliter, ne scilicet credatur postulare ut 
soni pingantur, vel colores audiantur. Deinde si explicandi difficul- 
tas ad res rejiciendas sufficit, consequenter, qu:e ipse sibi injuria 
imputari queritur, cap. 1, 5 2, quod scilicet omnia non nisi divina 
virtute moveri statuere malit, quam aliquid admittere natur: nomine 
cujus naturam ignoret. Certe pari jure niterentur etiam Hobbes et 
alii, qui omnes res volunt esse corporeas, quia nihil nisi corpus dis- 
tincte et imaginabiliter explicari posse sibi persuadent. Sed illi ipsi 
ex eo ipso recte refutantur, quod vis agendi rebus inest, quæ ex 
imaginabilibus non derivatur; eamque in Dei mandatum, olim semel 
datum, res nullo modo afficiens, nec effectum post se relinquens 
simpliciter rejicere, tantum abest, ut foret reddere rem explicatio- 
rem, ut potius deposita philosophi persona esset gladio gordium no- 
dum secare. Ceterum distinctior et rectior vis activæ explicatio, 
quam hactenus habita est, ex dynamicis nostris, legumque uatur:e et 
motus vera :estimatione in illis tradita, et rebus consentanea, deri- 
vatur. 

7 NW. Quod si quis defensor philosophi:e nov:e, inertiam rerum et tor- 
porem introducentis, eo usque progrediatur, ut omnem jussis Dei 
elfectum durabilem eflicaciamque in futurum adimens, etiam novas 
semper molitiones ab ipso exigere nihil pensi habeat (quod Dn. 
Sturmius à se alienum esse prudenter profitetur) is quam digna Deo 
sentiat, ipse viderit ; excusari autem non poterit, nisi rationem affe- 
rat, cur res quidem ips:e aliquamdiu durare possint attributa autem 
rerum, que in ipsis natur:e nomine intelligimus, durabilia esse non 
possint : cur tamen consentaneum sit, quemadmodum verbum fiat 
aliquid post se reliquit nempe rem ipsam persistentem; ita ver- 
bum benedictionis non minus mirificum, aliquam post se in rebus 
reliquisse producendi actus suos, operandique fecunditatem ni- 
sumve, ex quo operatio, si nihil obstet consequatur. Quibus addi po- 
test quod alibi a me explicatum est, et si nondum fortasse satis pers- 
pectum omnibus, ipsam rerum substantiam in agendi patiendique vi 
consistere : unde eonsequens cst, ne res quidem durabiles produci 
posse, si nulla ipsis vis aliquamdiu permanens divina virtute imprimi 
potest. [ta sequeretur nullam substantiam creatam, nullam animam 
eamdem numero manere, nihilque adeo a Deo conservari, ac proinde 
res omnes esse tantum Cvanidas quasdam sive fluxas unius. divinæ 


im. 


SIVE DE VI INSITA ACTIONIBUSQUE CREATURARUM 671 


substanti:: permanentis modificationes, et phasmata ut sic dicam; et 
quod eodem redit, ipsam naturam, vel substantiam rerum omnium 
Deum esse; qualem pessimæ nota doctrinam nuper scriptor qui- 
dem subtilis, at profanus, orbi invexit vel renovavit. Sane si res cor- 
porales nil nisi materiale continerent, verissime dicerentur in fluxu 
consistere, neque habere substantiale quicquam quemadmodum et 
Platonici olim recte agnovere. 

9. Altera qu:estio est, utrum creatur:e proprie et vere agere sint 
dicendæ ? Ea, si semel intelligamus, naturam insistam non differe a 
vi agendi et patiendi, recidit in priorem. Nam actio sine vi agendi 
esse non potest, et vicissim inanis potentia est qui nunquam 
potest exerceri. Quia tamen nihilominus actio et potentia res sunt 
diversæ, illa successiva, hæc permanens, videamus et de actione ; ubi 
fateor me non exiguam in explicanda celeberrimi Sturmii mente 
difficultatem reperire. Negat enim, res creatas per se et proprie 
agere ; mox tamen ita concedit eas agere ut nolit quodammodo sibi 
tribui comparationem creaturarum cum bipenni a fabro lignario 
mota. Ex quibus nihil certi exsculpere possum, nec diserte satis 
explicatum video, quousque ipse a receptis sententiis recedat; 
aut quamnam distinctam animo conceperit actionis notionem, quae 
quam non sit obvia et facilis, et metaphysicorum certaminibus 
constat. Quantum ego mihi notionem actionis perspexisse videor 
consequi ex illa et stabiliri arbitror receptissimum philosophiæ 
dogma, actiones; esse suppositorum idque adeo esse verum 
deprehendo, ut etiam sit reciprocatum ; ita ut non tantum omne quod 
agit sit substantia singularis, sed etiam ut omnis singularis subs-. 
tantia agat sine intermissione; corpore ipso non excepto, in quo 
nulla unquam quies absoluta reperitur. 

10. Sed nunc attentius paulo consideremus eorum sententiam, 
qui rebus creatis veram, et propriam actionem adimunt, quod olim 
etiam fecere Philosophi: Mosaic:e autor Robertus Fludus, nunc vero 
Cartesiani quidam, qui putant non res agere, sed Deum ad rerum 
pr:esentiam, et secundum. rerum aptitudinem ; adeoque res occa- 
siones esse, non causas, et recipere, non efficere aut elicere. Quam 
doctrinam. Cordemoius, Forgaeus, et alii Cartesiani cum propo- 
suissent, Malebranchius in primis, pro acumine suo, orationis 
quibusdam luminibus exornavit ; rationes autem solidas (quantum 
intelligo) adduxit nemo. Certe si eousque producitur h:ec doctrina, 
ut actiones etiam immanentes substantiarum tollantur (quod tamen 


672 DE IPSA NATURA 


merito rejicit Dn, Sturmius Physic:r elect. lb. 1, cap. 4, epilo., 811, 
p. A16, et in eo circumspectionem suam luculenter ostendit) adeo a 
ratione apparet aliena, ut nihil supra. Àn enim mentem cogitare ac 
velle, et in nobis a nobis elici multas cogitationes ac voluntates, ac 
spontaneum penes nos esse, quisquam in debium revocabit ? Quo 
facto non tantum negaretur libertas humana, et in Deum causa reji- 
ceretur malorum, sed etiam intimæ nostræ experienti:e, conscien- 
ti:»ve testimonio reclamaretur, quo ipsimet nostra esse sentimus, 
qu:e nulla rationis specie a dissentientibus in Deum transferrentur. 
Quod si vero menti nostr:e. vim insistam tribuimus, actiones imma- 
nentes producendi vel quod idem est, agendi immanenter; jam nibil 

prohibet, imo consentaneum est, aliis animalibus vel formis, aut si 

mavis, naturis substantiarum eamdem vim inesse ; nisi quis solas in 

natura rerum nobis obvia mentes nostras activas esse, aut omnem 

vim agendi immanenter, atque adeo vitaliter ut sic dicam, cum in- 

tellectu esse conjunctam arbitretur, quales certe asseverationes 

neque ratione ultra confirmantur, nec nisi invita veritate propugnan- 

tur. Quid vero de (ransentibus creaturarum actionibus sit statuen- 

dum, alie loco melius exponetur, pro parte etiam jam tum a nobis 

alibi est explicatum : commercium scilicet substantiarum sive mona- 

dum oriri non per influxum, sed per consensum ortum a divina prz- 

formatione; unoquoque dum su: natur: vim insitam legesque 

sequitur, ad extranea aceommodato, in quo etiam unio anim:e corpo- 
risque consistit. 

11. Quod autem corpora sint per se inertia, verum quidem est, si 
reete sumas ; hactenus scilicet, ut quod semel quiescere aliqua ratione 
ponitur, se ipsum eatenus in motum concitare non possit, nec sine 
resistentia ab alio concitari patiatur ; non magis quam sua sponte 
mutare sibi potest gradum velocitatis aut directionem, quam semel 
habet ; aut pati facile ac sine resistentia, ut ab alio mutetur. Atque 
adeo fatendum est, extensionem, sive quod in corpore est geometri- 
cum, si nude sumatur, nihil in se habere; unde actio et motus pro- 
ficiscatur : imo potius materiam resistere motui per quamdam suam 
inertiam naturalem a Keplero pulchre sic denominatam, ita ut non sit 
indifferens ad motum, et, quietem, uti vulgo rem æstimare solent, 
sed ad motum pro magnitudine sua vi tanto majore activa indi- 
geat. Unde in hac ipsa vi passiva resistendi (et impenetrabilitatem, et 
aliquid amplius involvente, ipsam materi;e primie, sive molis quv in 
corporeubique eadein magnitudinique cjus proportionalis est, notio- 


SJVE DE VI INSITA ACTIONIBUSQUE CREATURARUM , 673 


nem colloco, et ostendo hinc alias longe, quam si sola in corpore ipsa- 
que materia inesset eum extensione impenctrabilitas, motuum leges 
consequi; et uti in materia inertiam naturalem oppositam motii, ita 
in ipso corpore, imo in omni substantia inesse constantiam natu- 
ralem oppositam mutationi. Verum h:ec doctrina non patrocinatur, 
sed potius adversatur illis, qui rebus actionem adimunt : nam quam 
certum est materiam per se motum non incipere, tam certum est (quod 
experimenta etiam ostendunt pr;eclara de motu impresso a motore 
translato) corpus per se conceptum semel impetum retinere cons- 
tansque in levitate sua esse, sive in illa ipsa mutationis su:e serie, 
quam semel est ingressum, perseverandi habere nisum. Qu:e utique 
activitates atque etelechiæ, cum materiæ prim:e sive molis, rei essen- 
tialiter passiv:e, modificationes esse non possint, uti præclare (/que- 
madmodum sequente paragrapho dicemus) ab ipso judiciosissimo 
Sturmio agnitum est; vel hine judicari potest, debere in corporea 
substantia reperiri entelechiam primam, tandem zpórcov Sexrixév acti- 
vitatis; vim scilicet motricem primitivam, qu:e præter extensionem 
(sen id quod est mere geometricum) et præter molem (seu id 
quod est mere materiale) superaddita, semper quidem agit, sed 
tamen varie ex corporum concursibus per conatus impetusve modi- 
ficatur. Atque hoc ipsum substantiale principium est, quod in viven- 
tibus anima, in aliis forma substantialis appellatur, et quatenus 
cum materia substantiam vere unam, sed unum per se constituit, 
id facit quod ego monadem appello; cum sublatis his vere et reali- 
bus unitatibus, non nisi entia per aggregationem, imo quod hinc 
sequitur nulla vera entia in corporibus sint superfutura. Etsi enim 
dentur atomi substantie, nostrse scilicet monades partibus ca- 
rentes, nulle tamen dantur atomi molis, seu minim: extensionis, 
vel ultima elementa ; cum ex punctis continuum non componatur. 
Prorsus uti nullum datur ens mole maximum, vel extensione infini- 
tum, etsi semper alia aliis majora dentur; sed datur tantum ens 
maximum intensione perfectionis, seu infinitum virtute. 

12. Video tamen celeberrimum Sfurmium in hac ipsa disserta- 
tione apologetiea, cap. 4, 3 7 et seqq., insitam corporibus vim mo- 
tricem argumentis quibusdam impugnare aggressum. Ex abundanti, 
inquit, hic ostendam ne capacem quidem esse substantiam corpoream 
potenti:e alicujus active motricis. Quanquam. ego non capiam, qu: 
possit esse potentia non active motrix. Gemino autem se usurum ait 
argumento, uno à natura materi:e et corporis, altero ex natura motus. 

PAuL JANET, — Leibniz. 1-13 


614 DE IPSA NATURA 


Prius huc redit : materiam sua natura et essentialiter passivam esse 
substantiam ; itaque ipsi dari vim activam non magis esse possibile 
quam si Deus lapidem, dum lapis manet, velit esse vitalem et ratio- 
nalem, id est non lapidem ; deinde que in corpore passantur, ea 
esse tantum materiæ modificationes : modificationem autem (quod 
pulchre dictum agnosco) rei essentialiter passive. non posse rem 
reddere activam. Sed responderi commode potest ex recepta non 
minus quam vera philosophia: materiam intelligi vel secundam, vel 
primam ; secundam esse quidem substantiam completam, sed non 
mere passivam, primam esse mere passivam, sed non esse completam 
substantiam ; accedereque adeo debere animam, vel formam anim:e 
analogam, si écevAégstxv t7,» 2077». id est nisum quemdam, seu vim 
agendi primitivam, qu:e ipsa est lex insita, decreto divino impressa. 
A qua sententia non puto abhorrere virum celebrem et ingeniosum, 
qui nuper defendit, corpus constare ex materia et spiritu; modo 
sumatur spiritus non pro re intelligente (ut alias solet), sed pro 
anima, vel form:e animæ analogo, nec pro simplici modificatione, 
sed pro constitutivo substantiali perseverante, quod Monadis nomine 
appellare soleo, in quo est velut perceptio, et appetitus. H:ec ergo 
recepta doctrina, et scholarum dogmati benigne explicato consenta- 
nea, refutanda est prius, ut argumentum viri clarissimi vim habere 
possit ; quemadmodum et hinc patet non posse concedi, quod assum- 
sit, quicquid est in substantia corporea, esse materi:e modificationem. 
Notum est enim, animas inesse viventium corporibus secundum 
receptam philosophiam, qu:v utique modificationes non sunt. Licet 
enim vir egregius contrarium statuere, omnemque veri nominis 
sensum animalibus brutis animamque proprie dictam adimere videa- 
tur ; sententiam tamen hanc pro fundamento demonstrationis assu- 
mere non potest, antequam ipsa demonstretur. Et contra potius ar- 
bitror, neque ordini, neque pulchritudini, rationive rerum esse 
consentaneum, ut vitale aliquid, seu immanenter agens sit in exigua 
tantum parte materi», cum ad majorem perfectionem pertineat ut sit 
in omni; neque quicquam obstet, quo minus ubique sint animæ aut 
analoga saltem animalibus: etsi dominantes anim, atque adeo in- 
telligentes, quales sunt human:e, ubique esse non possint. 

13. Posterius argumentum quod ex natura motus sumit vir cl. ma- 
jorem, ut mihi quidem videtur, concluendi necessitatem non habet. 
Motum ait esse successivam tantum rei mot:e in diversis locis existen- 
tian. Concedamus hoc interim, et si non omnino satisfaciat, magis- 


SIVE DE VI INSITA ACTIONIBUSQUE CREATURARUM 675 


que id, quod ex motu resultat, quam ipsam (ut vocant) formalem 
ejus rationem exprimat ; non ideo tamen excluditur vis motrix. Nam 
non tantum corpus pr:esenti sui motus momento inest in loco sibi 
commensurato, sed etiam conatum habet, sen nisum mutandi locum,, 
ita ut status sequens ex pr:esenti per se natur:e vi consequatur ; alio- 
qui pr:esenti momento (atque adeo momento quovis) corpus À, quod 
movetur a corpore D, quiescente nihil differret; sequereturque ex 
clarissimi veri sententia, si nobis ea in re adversa esset, nullum 
plane discrimen in corporibus fore, quando quidem in pleno uni- 
formis per se mass:e discrimen, nisi ab eo quod motum respicit 
sumi non potest. Unde etiam amplius tandem efficietur, nihil prorsus 
variari in corporibus, omniaque semper eodem se habere modo. 
Nam si materi:e portio quiwvis ab alia :equali et congrua non dif- 
fert (quod admittendum est a viro cl., viribus activis impetibusve, et 
quibuscumque aliis, pr:eter. existentiam in hoc loco successive fu- 
turam aliam vel aliam, qualitatibus modificationibusque sublatis) 
ac pr:eterea si unius momenti status a statu alterius momenti non 
nisi transpositione :equalium et congruarum et per omnia conve- 
nientium materi:e portionum differt ; manifestum est ob perpetuam 
substitutionem indistinguibilium, consequi, ut diversorum momen- 
torum status in mundo corporco discriminari nullo modo possint. 
Extrinseca enim tantum foret denominatio, qua distingueretur ma- 
teri:e pars una abalia, nempe a futuro, quod scilicet imposterum sit 
futura alio vel alio loco ; impr:esentiaruni vero discrimen est nullum ; 
imo ne a futuro quidem eum fundamento sumeretur, quia nunquam 
etiam imposterum ad verum aliquod priesens discrimen deveniretur ; 
cum nec locus à loco, nec materia a materia ejusdem loci ‘ex hvpo- 
thesi perfect:e illius uniformitatis in ipsa materia: distingui ulla nota 
queat. Frustra etiam ad figuram prieter motum recurreretur. Nam in 
massa perfecte similari et indiscriminata et plena, nulla oritur figura 
seu terminatio partium diversarum ac discriminatio, nisi ab ipso 
motu. Quodsi ergo motus nullam distinguendi notam continet, nullam 
etiam figurie largietur ; et eum omnia, qu:e prioribus substituuntur, 
perfecte :equipolleant, nullum vel minimum mutationis indicium a 
quocuuque observatore, etiam omniscio, deprehendetur ; ac proinde 
omnia perinde erunt, ac si mutatio diseriminatioque nulla in cor- 
poribus contingeret : nec unquam inde reddi poterit ratio diversarum 
quas sentimus apparentiarum. Et perinde res foret, ac si finge- 
remus duas splieras concentricas perfectas et perfecte tam inter 


676 DE IPSA. NATURA 


se, quam in partibus suis similares, alteram alteri ita inclusam 
esse, ut nec minimus sit hiatus ; tunc sive volvi inclusam, sive quies- 
cere ponamus, ne angelus quidem, ne quid amplius dicam. ullum 
poterit notare discrimen inter diversi temporis status, aut indicium 
habere discernendi, utrum quiescat an volvatur inclusa sphæra, et 
qua motus lege. [mo ne limes quidem sphærarum definiri poterit, ob 
defectum simul hiatus et discriminis ; uti motus vel ob solum disceri- 
minis defectum agnosci hic nequit. Unde pro certo habendum (etsi 
hoc minus adverterint, qui satis alte in h:ec non penetravere) talia a 
rerum natura atque ordine esse aliena, nullamque uspiam dari (quod 
inter nova et majora axiomata mea est) perfectam similaritatem ; 
cujus rei consequens etiam est, nec corpuscula extrem:e duritiei, nec 
fluidum summ:ve tenuitatis, materiamve subtilem universaliter diflu- 
sam, aut ultima elementa, quiv primi secundive quibusdam nomine 
veniunt, in natura reperiri. Quorum cum nonnihil perspexisset (ut 
arbitror) Aristoteles profundior, mea sententia, quam multi putant, 
judicavit, privter mutationem localem opus esse alteratione, nec 
materiam ubique sibi esse sunilem, ne maneat invariabilis. Dissimi- 
litudo autem illa, vel qualitatum diversitas, atque adeo a22otec:; vel 
alteratio, quam non satis esposuit ;1risfoteles, ipsis diversis nisuum 
gradibus directionibusque, monadumque adeo inexistentium modifi- 
cationibus obtinetur. Ex quibus proinde intelligi puto, necessario 
aliud debere poni in corporibus, quam massam uniformem, ejusque 
nihil utique immaturam transportationem. Sane qui atomos et va- 
cuum habent, non nihil saltem diversificant materiam, dum alibi 
faciunt. partibilem, alibi impartibilem ; et uno loco plenam, alio 
hiantem. Sed diu est, quod rejiciendos esse atomos cum vacuo 
(deposito juventutis pr:ejudicio) deprehendi. Addit vir celeberrimus 
materi;e existeutiam per diversa momenta tribuendam esse divin:e vo- 
luntati : quidni ergo (inquit) eidem tribuatur quod existit hic et nunc ?. 
Respondeo, id ipsum Deo haud dubie deberi, ut alia omnia quatenus 
perfectionem quandam involvunt ; sed quemadmodum prima illa et 
universalis causa omnia conservans non tollit, sed facit potius rei 
existere incipientis subsistentiam naturalem, seu in existendo per- 
severationem semel concessam; ita eadem non tollet, sed potius con- 
firmabit reiin motum concitat:æ effieaciam naturalem, seu in agendo 
perseverationem semel impressam. 

14. Multa quoque alia occurrunt in apologetica illa Dissertatione, 
quiv difficultatem habent, ut quod ait diet. cap. 4, 8 11, motu de 


Mis. 


SIVE DE VI INSITA ACTIONIBUSQUE CREATURARUM 611 


globulo per plures intermedios in globulum translato, globulum 
ultimum eadem vi moveri qua motus est globulus primus : mibi 
vero videtur. :equivalente quidem moveri, sed non eadem; cum 
unusquisque (quod mirum videri possit) sua propria vi, nempe elas- 
tica (non jam de clasmatis hujus causa disputo, neque nego mecha- 
nice debere explicari motu fluidi inexistentis ac perlabentis) a 
proximo urgente repulsus in motum agatur. Sic etiam, quod $ 12 
dicit rem, quie. primordium motus dare sibi non potest, non posse 
per se continuare motum, mirum merito videbitur. Constat 
enim potius, quemadmodum vi opus est ad motum dandum, ita 
dato semel impetu, tantum abesse ut vi nova sit opus ad continuan- 
dum, ut potius ea opus sit ad sistendum. Nam conservatio illa causa 
universali rebus necessaria, hujusloci non est, qu:e ut jam monuimus 
si tolleret rerum efficaciam, etiam tolleret subsistentiam. 

15. Ex quibus rursus intelligitur, doctrinam a nonnullis propu- 
gnatam causarum oceasionalium (nisi ita explicetur ut temperamenta 
adhiberi possint, qu:e Cl Sturmius partim admisit partim admissurus 
videtur! periculosis consequentiis obnoxiam esse, doctissimis licet 
defensoribus haud dubie invitis. Tantum enim abest, ut Dei gloriam 
augeat, tollendo idolum naturæ; ut potius rebus creatis in nudas 
divin: unius substantie modificationes evanescentibus, ex Deo fac- 
tura cum Spinosa videatur, ipsam rerum naturam ; cum id quod 
non agit, quod vi activa caret, quod discriminabilitate, quod. deni- 
que omni subsistendi ratione ac fundamento spoliatur, substantiam 
esse nullo modo possit. Certissime persuasum mihi est, Cl. Stur- 
mium, virum et pietate et. doctrina insignem, ab his portentis esse 
alienissimum. Itaque dubium nullum est, aut ostensurum esse liquido 
qua ratione maneat aliqua in rebus substantia vel etiam variatio, 
salva doctrina sua, aut. veritati manus esse daturum. 

16. Certe quo magis suspicem, mentem ipsius non satis mihi esse 
perspectam, nee meam ipsi, multa faciunt. Alicubi fassus mihi est, 
posse, imo quodammodo etiam debere, quandam divin:e virtutis 
particulam ‘id est, ut opinor, expressionem, imitationem, effectum 
proximum, nam ipsa divina vis in partes utique secari non potest), 
velut rebus propriam, et attributam intelligi. Videatur qu:e mihi 
transmissa repetiit in Physic:e electivie loco supra citato sub initium 
hujus schediasmatis. Hoc si (ut ex verbis apparet), eo sensu accipi- 
tur, quo animam divin:e particulaut aure dicimus, jam sublata inter 
nos eatenus controversia erit. Sed quominus hanc mentem ipsius 


(18 DE IPSA NATURA 


affirmare audeam, facit, quod vix uspiam alibi video tale aliquid ab 
ipso tradi, aut quie inde consequantur exponi ; contra vero animad- 
verto, quie passim habet, huic sententie parum coh:rrere, disserta- 
tionem autem apologeticam in alia omnia ire. Sane cum primum 
me: in Actis Eruditorum Lipsiensibus mense Martio 1694. de vi 
insita prolate sententie (quam porro illustrat specimen meum dyna- 
micum in iisdem actis, April 4695), qu:edam per litteras objevisset, 
mox aecepta responsione mea, perbenigme judicavit nullum inter nos 
esse discrimen, nisi iu loquendi modo; quod cum ego animadvertens 
monuissem adhuc nonnulla, ipse jam in contrarium versus, plura inter 
nos discrimina posuit, quie ego agnosco : vixque his exemtis tandem 
novissime eo rediit, ut denuo scriberet, nisi verborum differentiam 
inter nos esse nullam, quod mihi futurum esset gratissimum. Volui 
ergo occasione novissima dissertationis apologeticie, rem ita expo- 
nere, ut denique et de sententia cuiusque, et de sententia veritate 
constare facilius possit. Est enim alioqui magna Viri egregii et in 
perspiciendo solertia, et perspicuitas in exponendo ; ut sperem ejus 
studio non exiguam tante rei lucem afferri posse, atque adeo velideo 
non inutilem hanc operam meam fore quod occasionem ei fortasse 
priebilura est, ea. qua solet industria et vi judicii expendendi atque 
illustrandi nonnulla alicujus in negotio pr:esente momenti pratermissa 
hactenus ab autoribus et a me. ni fallor, novis et altius repertitis et 
late fusis axiomatibus nonnihil suppleta, ex quibus restitutum emen- 
datumque systema medi;e inter formalem et materiarum philosophie 
(conjuncta servalaque rite utraque) nasci videtur aliquando posse. 


DE LA 


DÉMONSTRATION CARTÉSIENNE 


DE L'EXISTENCE DE DIEU DU R. P. LAMI 


Mémoires de Trévoux, 1701. 


J'ai déja dit ailleurs mon sentiment sur la démonstration de 
l'existence de Dieu de saint Anselme, renouvelée par Descartes ; 
dont la substance est que ce qui renferme dans son idée toutes les 
perfections, ou le plus grand de tous les étres possibles, comprend 
aussi l'existence dans son essence puisque l'existence est du nombre 
des perfections, et qu'autrement quelque chose pourrait être ajouté 
à ce qui est parfait. Je tiens le milieu entre ceux qui prennent ce 
raisonnement pour un sophisme etentre l'opinion du R. P. Lami 
expliquée ici, qui le prend pour une démonstration achevée. J'accorde 
donc que c’est une démonstration maisimparfaite, qui demande ou 
suppose une vérité qui mérite d'étre encore démontrée. Car on sup- 
pose lacitement que Dieu, ou bien l'Etre parfait, est possible. Si ce 
point était encore démontré comme il faut, on pourrait dire que 
l'existence de Dieu serait démontrée géométriquement à priori. Et 
cela montre ce que j'ai déjà dit, qu'on ne peut raisonner parfaite- 
ment sur des idées, qu'en connaissant leur possibilité ; à quoi les 
géomètres ont pris garde, mais pas assez les Cartésiens. Cependant 
on peut dire que cette démonstration ne laisse pas d'étre considéra- 
ble, et pour ainsi dire présomptive. Car tout étre doit étre tenu pos- 
sible jusqu'à ce qu'on prouve son impossibilité. Je doute cependant 
que le R. P. Lami ait eu sujet de dire qu'elle a été adoptée par 
l'École. Car l'auteur de la note marginale remarque fort bienici que 
saint Thomas l'avait rejetée. 

Quoi qu'il en soit, on pourrait former une démonstration encore 
plus simple, en ne parlant point des perfections, pour n'étre point 


680 DE LA DÉMONSTRATION DE L'EXISTENCE DE DIEU 


arrêté par ceux qui s'aviseraient de nier que toutes les perfections 
soient compatibles, et par consequent que l'idée en question soit 
possible. Car. en disant seulement que Dieu est un étre de soi ou 
primitif, ens a se, c'est-à-dire qui existe par son essence, il est aisé 
de conclure de cette définition qu'un tel être. s'il est possible, 
existe ; ou plutôt cette conclusion est un corollaire qui se tire im- 
médiatement de la définition. et n'en diflére presque point. Car, l'es- 
sence de la chose n'étant que ce qui fait sa possibilité en particu- 
lier, il est bien manifeste qu'exister par son essence est exister par 
sa possibilité. Et si l'étre de soi était défini en termes encore plus 
approchants, en disant que c'est l'étre qui doit exister parce qu'il 
est possible, il est manifeste que tout ce qu'on pourrait dire contre 
l'existence d'un tel étre serait de nier sa possibilite. 

On pourrait encore faire à ce sujet une proposition modale, qui se- 
rait un des meilleurs fruits de toute la logique ; savoir que, si l'étre 
nécessaire est possible, il existe. Car l'étre nécessaire et l'étre par 
son essence ne sont qu'une méme chose. Ainsi le raisonnement 
pris de ce biais parait avoir de la solidité ; et ceux qui veulent que 
des seules notions, idées, définitions ou essences possibles on ne puisse 
jamais inférer l'existence actuelle, retombent en effet dans ce que 
je viens de dire, c'est-à-dire qu'ils nient la possibilité de l'étre de 
soi. Mais ce qui est bien à remarquer, ce biais méme sert à faire 
connaitre qu'ils ont tort, et remplit enfin le vide de la démonstra- 
tion. Car si l'étre de soi est impossible, tous les étres par autrui le 
sont aussi ; puisqu'ils ne sont enfin que par l'étre de soi ; ainsi rien 
ne saurait exister. Ce raisonnement nous conduit à une autre im- 
portante proposition modale, égale à la précédente, et qui, jointe 
avec elle, achéve la démonstration. On la pourrait énoncer ainsi : Si 
l'étre nécessaire n'est point, il n’y a point d'être possible. Il semble 
que cette démonstration n'avait pas été portée si loin jusqu'ici. Ce- 
pendant j'ai travaillé aussi ailleurs à prouver que l'étre parfait est 
possible. 

Je n'avais dessein, Monsieur, que de vous écrire en peu de mots 
quelques petites réflexions sur les mémoires que vous m'aviez en- 
voyés ; mais la variété des matières, la chaleur de la méditation, et 
le plaisir que j'ai pris au dessein généreux du prince qui est le pro- 
tecteur de cet ouvrage, m'ont emporté. Je vous demande pardon 
d'avoir été si long, et je suis, etc. 


CONSIDÉRATIONS 


SUR LA DOCTRINE D'UN ESPRIT UNIVERSEL 


1103 


Plusieurs personnes ingénieuses ont eru et croient encore au- 
jourd'hui qu'il n'y a qu'un seulesprit, qui est universel et qui anime 
tout l'univers et toutes ses parties, chacune suivant sa structure et 
suivant les organes qu'il trouve, comme un méme souffle de vent 
fait sonner differemment divers tuyaux d'orgue. Et qu'ainsi lors- 
qu'un animal a ses organes bien disposés il y fait l'effet d'une âme 
particulière, mais lorsque les organes sont corrompus, cette âme 
particulière revient à rien ou retourne pour ainsi dire dans l'océan 
de l'esprit universel. 

Aristote a paru à plusieurs d'une opinion approchante qui a été 
renouvelée par Averroës, célèbre philosophe arabe. Il croyait qu'il 
y avait en nous un intellectus agens, ou entendement actif, et aussi 
un intellectus patiens ou entendement passif; que le premier, venant 
du dehors, était éternel et universel pour tous, mais que l'entende- 
ment passif, particulier à chacun, s'éteignait dans la mort de 
l'homme. Cette doctrine a été celle de quelques péripatéticiens de- 
puis deux ou trois siécles, comme de Pomponatius, Contarenus et 
autres; et on en reconnait les traces dans feu M. Naudé, comme 
ses lettres et les Naudeana qu'on a imprimés depuis peu le font 
connaitre. lls l'enseignaient en secret à leurs plus intimes et plus 
habiles disciples, au lieu qu'en public ils avaient l'adresse de dire 
que cette doctrine était en effet vraie selon la philosophie, par la- 
quelle ils entendaient celle d'Áristote par excellence, mais qu'elle 
était fausse selon la foi, d’où sont venues enfin les disputes sur la 
double vérité, qui a été condamnée dans le dernier concile de 
Latran. 


682 CONSIDÉRATIONS 


On m'a dit que la reine Christine avait beaucoup de penchant 
pour cette opinion, et comme M. Naudé, quia été son bibliothe- 
caire, en était imbu, il y a de l'apparence qu'il lui a donné les 
informations qu'il avait de ces opinions secretes des philosophes cé- 
lébres, qu'il avait pratiqués en Italie. Spinosa, qui n'admet qu'une 
seule substance, ne s'éloigne pas beaucoup de la doctrine de l'esprit 
universel unique, et méme les nouveaux cartésiens, qui prétendent 
que Dieu seul agit, l'établissent quasi sans y penser. Ill y a de l'ap- 
parence que Molinos et quelques autres nouveaux quiétistes, entre 
autres un certain auteur, qui se nomme Joannes Angelus Silesius, 
qui a écrit avant Molinos, et dont on a réimprimé quelques ou- 
vrages depuis peu, et méme Weigelius avant eux, ont donne dans 
cette opinion du Sabbat ou repos des âmes en Dieu. C'est pourquoi 
ils ont eru que la cessation des fonctions particuliéres était le plus 
haut état de la perfection. 

Il est vrai que les philosophes péripatéticiens ne faisaient pas 
cet esprit tout à fait universel, car, outre les intelligences qui, selon 
eux, animaient les astres, ils avaient une intelligence pour ce bas 
monde, et cette intelligence faisait la fonction d'entendement actif 
dans les âmes des hommes. Ils étaient portés à cette doctrine de 
l'âme immortelle universelle pour tous les hommes par un faux 
raisonnement. Car ils supposaient que la multitude infinie actuelle 
est impossible, et qu'ainsi il n'était point possible qu'il y eût un 
nombre infini des âmes, mais qu'il faudrait qu'il y en eüt pourtant 
si les âmes particulières subsistaient. Carle monde étant éternel 
selon eux, et le genre humain aussi, et des nouvelles àmes naissant 
toujours, si celles subsistaient toutes, il y en aurait maintenant une 
infinité actuelle. Ce raisonnement passait chez eux pour une dé- 
monstration. Mais il était plein de fausses suppositions. Car on ne 
leur accorde pas ni l'impossibilité de l'infini actuel, ni que le genre 
humain ait duré éternellement, ni la genération des nouvelles âmes 
puisque les platoniciens enseignent la préexistence des ámes, et 
les pythagoriciens enseignent la métempsycose et prétendent qu'un 
certain nombre déterminé des âmes demeure toujours et fait ses 
révolutions. 

La doctrine d'un esprit universel est bonne en elle-même, car 
tous ceux qui l'enseignent admettent en effet l'existence de la divi- 
nité, soit qu'ils croient que cet esprit universel est suprême, car 
alors ils tiennent que c'est Dieu même, soit qu'ils croient avec les 


SUR LA DOCTRINE D'UN ESPRIT UNIVERSEL 683 


cabbalistes que Dieu l'a créé, qui était aussi l'opinion de Henry 
More, Anglais, et de quelques autres nouveaux philosoplies et par- 
ticulierement de certains chimistes, qui ont cru qu'il y a un archée 
universel ou bien une áme du monde et quelques-uns ont sou- 
tenu que c'est cet esprit du Seigneur qui se remuait sur les eaux, 
dont parle le commencement de la Genése. 

Mais lorsqu'on va jusqu'à dire que cet esprit universel est l'esprit. 
uuique, et qu'il n'y a point d'âmes ou esprits particuliers, ou du 
moins que ces âmes particulières cessent de subsister, je crois 
qu'on passe les bornes de la raison, et qu'on avance sans fondement 
une doctrine dont on n'a pas méme de notion distincte. Examinons 
urn peu les raisons apparentes sur lesquelles on peut appuyer cette 
doctrine, qui détruit l'immortalité des âmes et dégrade le genre 
humain, ou plutôt toutes les créatures vivantes, de ce rang qui leur 
appartenait et qui leur a été attribué communément. Car il me 
semble qu'une opinion de cette force doit être prouvée, et ce n'est 
pas assez d'en avoir une imagination, qui en effet n'est fondée que 
sur une comparaison fort elochaute du souffle qui anime les organes 
de musiqui 

J'ai montré ci-dessus que la prétendue démonstration des péi 
patéticiens, qui soutenaient qu'il n'y avait qu'un esprit commun à 
tous les hommes, est de nulle force et n'est appuyée que sur des 
ppositions. Spinoza a prétendu démontrer qu'il n'y a 
qu'une seule substance dans le monde, mais ces démonstrations sont 
pitoya ou non intelligibles. Et les nouveaux cartésiens, qui ont 
cru que Dieu seul agit, n'en ont guère donné de preuve. Outre que 
le P. Malebranche parait admettre au moins l'action interne des 
esprits particuliers. 

Une des raisons plus apparentes, qu'on a alléguée contre les âmes 
particu , c'est qu'on a été en peine de leur origine. Les philoso- 
phes de l'Ecole ont fort disputé sur l'origine des formes, parmi les- 
quelles ils comprennent les âmes. Les opinions ont été fort partagées 
pour savoir s'il y avait une édurtion de la puissance dela matiere, 
comme la figure tirée du marbre, ou s'il y avait une traduction des 
âmes, en. sorte qu'une âme nouvelle naissait d'une âme précédente, 
comme un feu s'allume d'un outre feu, ou si les âmes existaient déjà 
et ne faisaient que se faire connaitre après la génération de l'animal, 
ou enfin si les âmes étaient créées de Dieu toutes les fois qu'il y a 
une nouvelle génération. 



























faus: 





















683 CONSIDÉRATIONS 


Ceux qui niaient les âmes particulières croyaient par là se tirer 
de toute la difliculté, mais e'est couper le nœud au lieu de le ré- 
soudre, et il n v à point de force dans un argument qu'on ferait 
ainsi : on 3 varié dans l'explication d'une doctrine, donc toute la 
doctrine est fausse. C'est la maniere de raisonner des sceptiques, et 
si elle était recevable, il. n'v aurait rien qu'on ne pourrait rejeter. 
Les expériences de notre temps nous portent à croire que les ámes 
et même les animaux ont toujours existé, quoique en petit volume. 
et que la génération n'est qu'une espèce d'augmentation, et de cette 
manière toutes les difficultés de la génération des âmes et formes 
disparaissent. On ne refuse cependant pas à Dieu le droit de creer 
des àmes nouvelles, ou de donner un plus haut degré de perfection 
à celles qui sont déjà dans la nature, mais on parle de ce qui est or- 
dinaire dans la nature, sans entrer dans l'économie particulière de 
Dieu à l'égard des àmes humaines, qui peuvent étre privilégiees 
puisqu'elles sont infiniment au-dessus de celles des animaux. 

Ce qui a contribué beaucoup aussi. à mon avis, à faire donner des 
personnes ingénieuses dans la doctrine de l'esprit universel unique. 
c'est que les philosophes vulgaires déhitaient une doctrine touchant 
les âmes séparées et les fonctions de l'âme indépendantes du corps 
et des organes, qu'ils ne pouvaient pas assez justifier ; ils avaient 
graude raison de vouloir soutenir l'immortalité de l'âme comme con- 
forme aux perfections divines et à la véritable morale, mais. voyant 
que par la mort les organes, qu'on remarque dans les animaux, se 
dérangeaient, et étaient corrompus enfin, ils se crurent obligés de 
recourir aux âmes séparées, c'est-à-dire de croire que l'âme subsis- 
tait sans aucun corps et ne laissait pas d'avoir alors ses pensées el 
fonctions. Et pour le mieux prouver ils tâchaient de faire voir que 
l'âme, déjà dans cette vie, a des pensées abstraites et indépendantes 
des idées matérielles. Or ceux qui rcjetaient cet état séparé et cette 
indépendance comme contraire à l'expérience et à la r:ison, en 
étaient d'autant plus portés à croire l'extinction de l'àme particulier, 
et la conservation du seul esprit universel. 

Jai examiné cette matière avec soin, et j'ai montré que vérit- 
blement il y a dans l'âme quelques matériaux de pensée ou objets 
de l'entendement, que les sens extérieurs ne fournissent point, sa- 
voir l'âme méme et ses fonctions (nihil. est in intellectu quod. non 
fuerit in sensu, nisi ipse intellectus), et ceux qui sont pour l'esprit 
universel. l'accorderont aisément, puisquils le distinguent de la 


SUR LA DOCTRINE D'UN ESPRIT UNIVERSEL 685 


matière, — mais je trouve pourtant qu'il n'y a jamais pensée abs- 
traite qui ne soit accompagnée de quelques images ou traces maté- 
rielles, et j'ai établi un parallélisme parfait entre ce qui passe dans 
l'àme et entre ce qui arrive dans la matière, ayant montré que l'âme 
avec ses fonctions est quelque chose de distinct de la matière, mais 
que cependant elle est toujours accompagnée des organes qui lui 
doivent répondre et que cela est réciproque et le sera toujours. 

Et quant à la séparation entière de l'âme et du corps, quoique je 
ne puisse rien dire des lois de la gráce, et de ce que Dieu a ordonné 
à l'égard des âmes humaines et particulières au delà de ce que dit la 
sainte Écriture, puisque ce sont des choses qu'on ne peut point 
savoir par la raison, et qui dépendent de la révélation et de Dieu 
méme, néanmoins je ne vois aucune raison ni de la religion, ni de la 
philosophie, qui m'oblige de quitter la doctrine du parallélisme de 
l'âme et du corps, et d'admettre une parfaite séparation. Car pour- 
quoi l'âme ne pourrait-elle pas toujours garder un corps subtil, 
organisé à sa manière, qui pourra méme reprendre un jour ce qu'il 
(aut de son corps visible dans la résurrection, puisqu'on accorde 
aux bienheureux un corps glorieux, et puisque les anciens péres ont 
accordé un corps subtil aux anges. | 

Et cette doctrine, d'ailleurs, est conforme à l'ordre de la nature, 
établi sur les expériences; car comme les observations de fort ha- 
biles observateurs nous font juger que les animaux ne commencent 
point, quand le vulgaire le croit, et que les animaux séminaux, ou 
les semences animées ont subsisté déjà depuis le commencement des 
choses, et l'ordre et la raison veut que ce qui a existé depuis le 
commencement ne finisse pas non plus, et qu'ainsi comme la généra- 
tion n'est qu'un accroissement d'un animal transformé et développe, 
la mort ne sera que la diminution d'un animal transformé et enve- 
loppé, mais que l'animal demeurera toujours pendant les transforma- 
tions, comme le ver à soie et le papillon est le méme animal. Et il est 
bon ici de remarquer que la nature a cette adresse et bonté, de nous 
découvrir ses secrets dans quelques petits échantillons, pour nous 
faire juger du reste, tout étant correspondant et harmonique. C'est 
ce qu'elle montre dans la transformation des chenilles et autres in- 
sectes, car les mouches viennent aussi des vers, pour nous faire de- 
viner qu'il y a des transformations partout. Et les expériences des 
insectes ont détruit l'opinion vulgaire que ces animaux s'engen- 
draient par la pourriture sans propagation. C'est ainsi que la nature 


686 CONSIDÉRATIONS 


nous a montré aussi dans les oiseaux un échantillon de la généra- 
tion de tous les animaux par le moyen des œufs, que les nouvelles 
découvertes ont fait admettre maintenant. Ce sont aussi les expé- 
riences des microscopes qui ont montré que le papillon n'est qu'un 
développement de la chenille, mais surtout que les semences con- 
tiennent déjà la plante ou l'animal formé, quoiqu'il ait besoin par 
aprés de transformation et de nutrition ou d'accroissement pour 
devenir un de ces animaux, qui sont remarquables à nos sens ordi- 
naires. Et comme les moindres insectes s'engendrent aussi par la 
propagation de l'espéce, il en faut juger de méme de ces petits ani- 
maux séminaux, savoir qu'ils viennent eux-mémes d'autres animaux 
séminaux encore plus petits, et. qu'ainsi ils n'ont jamais commencé 
qu'avec le monde. Ce qui s'accorde assez avec la sainte Écriture, 
qui insinue que les semences ont été d'abord. 

La nature nous a montré dans le sommeil et dans les évanouisse- 
ments un échantillon qui nous doit faire juger que la mort n'est pas 
une cessation de toutes les fonctions, mais seulement une suspen- 
sion de certaines fonctions plus remarquables. Et j'ai expliqué ail- 
leurs un point important, lequel, n'avant pas été assez considéré, a 
fait donner plus aisément les hommes dans l'opinion de la mortalité 
des mes, c'est qu'un grand nombre de petites perceptions égales et 
balancées entre elles, qui n'ont aucun relief, ni rien de distinguant, 
ne sont point remarquées, et on ne saurait s'en souvenir. Mais d'en 
vouloir conclure qu'alors l'àime est tout à fait sans fonctions, c'est 
comme le vulgaire croit qu'il y a un vide ou rien là où il n'y a 
point de matière notable, et que la terre est sans mouvement, parce 
que son mouvement n'a rien de remarquable, étant uniforme et 
sans secousses. Nous avons une infinité de petites perceptions et que 
nous ne saurions distinguer : un grand bruit étourdissant, comme 
par exemple le murmure de tout un peuple assemblé est composé 
de tous les petits murmures de personnes particulières, qu'on ne re- 
marquerail pas à part, mais dont on a pourtant un sentiment, au- 
trement on ne sentirait point le tout. Ainsi quand l'animal est privé 
des organes capables de lui donner des perceptions assez distin- 
guées, il ne s'ensuit point qu'il ne lui reste point de perceptions 
plus petites et plus uniformes, ni qu'il soit privé de tous organes 
et de toutes les perceptions. Les organes ne sont qu'enveloppés et 
réduits en petit volume, mais l'ordre de la nature demande que tout 
se redéveloppe et retourne un jour à un état remarquable, et qu'il y 


SUR LA DOCTRINE D'UN ESPRIT UNIVERSEL 681 


ait dans ces vicissitudes un certain progres bien réglé qui serve à 
faire mourir et perfectionner les choses. Il semble que Démocrite 
lui-méme a vu cette ressuscitation des animaux, car Pletin lui 
attribue qu'il enseignait une résurrection. 

Toutes ces considérations font voir comment, non seulement les 
âmes particulières, mais méme les animaux subsistent, et qu'il n'y 
a aucune raison de croire une extinction entiere des ámes, ou bien 
une destruction entiére de l'animal, et, par conséquence, qu'on n'a 
point besoin de recourir à un esprit universel, et de priver la nature 
de ses perfections particuliéres et subsistantes : ce qui, en effet, se- 
rait aussi n'en pas assez considérer l'ordre et l'harmonie. Il y a aussi 
bien des choses dans la doctrine de l'esprit universel unique, qui ne 
se soutiennent point, et s'embarrassent dans les difficultés bien plus 
grandes que la doctrine ordinaire. 

En voici quelques-unes : on voit d'abord que la comparaison du 
souffle qui fait sonner diversement de différents tuyaux, flatte l'ima- 
gination, mais qu'elle n'explique rien, ou plutót qu'elle insinue tout 
le contraire. Car ce souffle universel des tuyaux n'est qu'un amas 
de quantité de souffles particuliers, puis chaque tuyau est rempli de 
son air, qui peut méme passer d'un tuyau dans l'autre, de sorte que 
cette comparaison établirait plutôt des âmes particulières et favo- 
riserait méme la transmigration des âmes d'un corps dans l'autre, 
comme l'air peut changer de tuvau. 

Et si on s'imagine que l'esprit universel est comme un océan 
composé d'une infinité de gouttes, qui en sont détachées quand elles 
animent quelque corps organique particulier, mais qu'elles se réunis- 
sent à leur océan aprés la destruction des organes, on se forme 
encore une idée matérielle et grossiére, qui ne convient point à la 
chose et s'embarrasse dans les mêmes difficultés que celle du souffle. 
Car comme l'océan est un amas de gouttes, Dieu serait pour ainsi dire 
un assemblage de toutes les îmes, à peu prés de la méme manière 
qu'un essaim d'abeilles est un assemblage de ces petits animaux, 
mais comme cet-essaim n'est pas lui-même une véritable substance, 
il est clair que de cette manière l'esprit universel ne serait point un 
être véritable lui-même, et au lieu de dire qu'il est le seul esprit, il 
faudrait dire qu'il n'est rien du tout en soi, et qu'il n'y a dans la 
nature que des âmes particulières, dont il serait l'amas. Outre que 
les gouttes réunies à l'océan de l'esprit universel aprés la destruc- 
tion des organes seraient en effet des âmes, qui subsisteraient sé- 


688 CONSIDÉRATIONS 


parées de la matière, et qu'on retomberait ainsi dans ce qu'on a 
voulu éviter, surtout si ces gouttes gardent quelque reste de leur 
état précédent ou ont encore quelques fonctions et pourraient méme 
acquérir des plus sublimes dans cet océan de la divinité ou de l'es- 
prit universel. Que si l'on veut que ces âmes réunies à Dieu soient 
sans aucune fonction propre, on tombe dans une opinion contraire 
à la raison et à toute la bonne philosophie, comme si aucun étre 
subsistant pouvait jamais parvenir à un état oü il est sans aucune 
fonction ou impression. Car une chose jointe à une autre ne laisse 
pas d'avoir ses fonctions particulières, lesquelles jointes avec les 
fonctions desautres en font résulter les fonctions du tout, autrement 
le tout n'en aurait aucune si les parties n'en avaient point. Outre 
que j'ai montré ailleurs que chaque être garde parfaitement toutes 
les impressions qu'il a recues, quoique ces impressions ne soient 
plus remarquables à part,parce qu elles sont jointes avec tant d'autres. 
Ainsi l'âme, réunie à l'océan des âmes, demeurerait toujours l'âme 
particulière qu'elle a été, mais séparée. 

Ce qui montre qu'il est plus raisonnable et plus conforme à l'usage 
de la nature de laisser subsister les âmes particulières dans les ani- 
maux mémes et non pas au dehors en Dieu, et ainsi de conserver 
non seulement l'àme, mais encore l'animal, comme je l'ai explique, 
ci-dessus et ailleurs; et de laisser ainsi les ámes particulieres de- 
meurer toujours en fonction, c'est-à-dire dans des fonctions parti- 
culiéres qui leur conviennent et qui contribuent à la beauté et à 
l'ordre de l'univers, au lieu de les réduire au sabbat des quiétistes en 
Dicu, c'est-à-dire à un etat de faineantise et d'inutilité. Car quant à 
la vision béatifique des âmes bienheurcuses, elle est compatible 
avec les fonctions de leurs corps glorifiés, qui ne laisseront pas d'étre 
organiques à leur maniere. 

Mais si quelqu'un veut soutenir qu'il n'y a point d'àmes particu- 
lieres du tout, pas méme maintenant, lorsque la fonction du senti- 
ment et de la pensée se fait avec l'aide des organes, il sera réfuté 
par notre expérience, qui nous enseigne, ce me semble, que nous 
sommes quelque chose en notre particulier, qui pense, qui s'aper- 
coit, qui veut, et que nous sommes distingués d'un autre qui pense 
et qui veut autre chose. 

Autrement on tombe dans le sentiment de Spinosa, ou de quelques 
auteurs semblables, qui veulent qu'il n'y ait qu'une seule substance, 
savoir Dieu, qui pense, croit et veut l'un en moi, mais qui pense, 


SUR LA DOCTRINE D'UN ESPRIT UNIVERSEL 689 


croit et veut tout le contraire dars un autre, opinion dont M. Bayle 
a bien fait sentir le ridiculeen quelques endroits de son dictionnaire. 

Ou bien, s'il n'y a rien dans la nature que l'esprit universel et la 
matière, il faudra dire que si ce n'est pas l'esprit universel lui- 
méme, qui croit et veut des choses opposées en différentes per- 
sonnes, que c'est la matiére qui est différente et agit différemment ; 
mais si la matière agit, à quoi bon cet esprit universel ? Si la matière 
n'est qu'un premier passif, ou bien un passif tout pur, comment lui 
peut-on attribuer ces actions? ll est donc bien plus raisonnable de 
croire qu'outre Dieu, qui est l'actif supréme, il y a quantité d'actifs 
particuliers, puisqu'il y a quantité d'actions et passions particulières 
et opposées, qui ne sauraient étre attribuées à un méme sujet, et 
ces actifs ne sont autre chose que les âmes particulières. 

On sait aussi qu'il y a des degrés en toutes choses. ll y a une in- 
finite de degrés entre un mouvement tel qu'on voudra et le parfait 
repos, entre la dureté et la parfaite fluidité qui soit sans résistance 
aucune, entre Dieu et le néant. Ainsi il y a de méme une infinité de 
degrés entre uu actif tel qu'il puisse être et le passif tout pur. Et par 
conséquent il n'est pas raisonnable de n'admettre qu'un seul actif, 
c'est-à-dire l'esprit universel, avec un seul passif, c'est-à-dire la ma- 
ticre. 

Il faut encore considérer que ma manière n'est pas une chose op- 
posée à Dieu, mais qu'il la faut opposer plutôt à l'actif borné, c'est. 
a-dire à l'âme ou à la forme. Car Dieu est l'être suprême, opposé au 
ucant. dont la matière résulte aussi bien que les formes, et le passif 
tout pur est quelque chose de plus que le néant, étant capable de 
quelque chose. au lieu que rien ne se peut attribuer au néant. Ainsi 
il faut faire figurer avec chaque portion particuliére de la maticre 
des formes particulières, c'est-à-dire des âmes et esprits, qui y con- 
viennent. 

Je ne veux point recourir ici à un argument démonstratif, que 
j'ai employé ailleurs, et tiré des unités ou choses simples, où les 
ames particulières sont comprises, ce qui nous oblige indispensa- 
hlement non seulement d'admettre les âmes particulières, mais 
d'avouer encore qu'elles sont immortelies par leur nature ct aussi 
indestructibles que l'univers, et. qui plus est, que chaque âme est 
un miroir de l'univers à sa manière sans aucune interruption, et 
qui contient dans son fond un ordre répondant à celui de l'univers 
méme, que les impgs varient et représentent d'une infinité de façons, 

PAUL Jawr1. — Leibniz. I-44 


690  COXSIDÉRATIONS SUR LA DOCTRINE D'UX ESPRIT UNIVERSEL 


toutes différentes et toutes véritables, et multiplient pour ainsi dire 
l'univers autant de fois qu'il est possible, de sorte que de cette facon 
elles approchent de la divinité autant qu'il se peut selon leurs diffé- 
rents degrés et donnent à l'univers toute la perfection dont il est 
capable. 

Apres cela, je ne vois point quelle raison ou apparence on puisse 
avoir de combattre la doctrine des ámes particulieres. Ceux qui le 
font accordent que ce qui est en nous est un eflet de l'esprit universel. 
Mais les effets de Dieu sont subsistants, pour ne pas dire que méme 
en quelque facon les modifications et effets des créatures sont dura- 
bles, et que leurs impressions se joignent seulement sans se détruire. 
Donc, si conformément à la raison et aux expériences, comme on a 
fait voir, l'animal avec ses perceptions plus ou moins distinctes et 
avec certains organes subsiste toujours, et si par conséquent cet 
eflet de Dieu subsiste toujours dans ces organes, — pourquoi ne se- 
rait-il pas permis de l'appeler l'âme, et de dire que cet effet de Dieu 
est une àme immatérielle et immortelle, qui imite en quelque facon 
l'esprit universel, puisque cette doctrine, d'ailleurs, fait cesser toutes 
les difficultés, comme il parait par ce que je viens de dire ici et en 
d'autres écrits que j'ai faits sur ces matières. 


RÉPLIQUE AUX RÉFLEXIONS 


CONTENUES DANS LA SECONDE ÉDITION DU DICTIONNAIRE CRITIQUE 
DE M. BAYLE, ARTICLE RORARICS SUR LE SYSTÈME 


DE L HARMONIE PRÉÉTABLIE 


Histoire critique de la République des lettres, t. Xf, p. 25, 1702. 


J'avais fait insérer dans le Journal des Savants de Paris (juin et 
juillet 1695 quelques essais sur un système nouveau, qui me parais- 
saient propres à expliquer l'union de l'àme et du corps ; où, au lieu: 
de la voie de l'influence des écoles et de la voie de l'assistance des 
cartésiens, j'avais employé la voie de l'harmonie préétablic. M. Bayle, 
qui sait donner aux méditations les plus abstraites l'agrément dont 
clles ont besoin pour attirer l'attention du lecteur, et qui les appro- 
fondit en méme temps en les mettant dans leur jour, avait bien voulu 
se donner la peine d'enrichir ce systéme par ses réflexions insérées 
dans son dictionnaire, article Zorarius; mais, comme il y rapportait 
en méme temps des difficultés qu'il jugeait avoir besoin d'étre 
éclaircies, j'avais tàché d'y satisfaire dans l'Histoire des ouvrages 
des savants (juillet 1698). M. Bayle vient d'y répliquer dans la 
seconde édition de son dictionnaire, au même article de Rorarius. ll 
a l'honnéteté de dire que mes réponses ont mieux développé le sujet, 
et que si la possibilité de l'hypothèse de l'harmonie préctablie était 
bien avérée, il ne ferait point difficulté de la préférer à l'hypothèse 
. cartésienne, parce que la première donne une haute idée de l'auteur 
des choses, et éloigne (dans le cours ordinaire de la nature) toute 
notion de conduite miraculeuse. Cependant il lui parait difficile 
encore de concevoir que cette harmonie préétablie soit possible ; et 
pour le faire voir, il commence par quelque chose de plus facile que 
cela, à son avis, et qu'on trouve pourtant peu faisable, c'est qu'il 
compare cette hypothèse avec la supposition d'un vaisseau qui, sans 


692 RÉPLIQUE AUX RÉFLEXIONS DE M. BAYLE 


être dirigé de personne, va se rendre de soi-même au port désiré. 
11 dit là-dessus qu'on conviendra que l'infinité de Dieu n'est pas trop 
grande pour communiquer à un vaisseau une telle faculté ; il ne 
prononce point absolument sur l'impossibilité de la chose, il juge 
pourtant que d'autres la croiront; car vous direz méme, ajoute-t-il, 
que la nature du vaisseau n'est pas capable de recevoir de Dieu cette 
faculté-là. Peut-être qu'il a jugé que, selon l'hypothèse en question, 
il faudrait supposer que Dieu a dormé au vaisseau, pour cet elfet, 
une faculté à la scholastique, comme celle qu'on donne dans les 
écoles aux corps pesants, pour les mener vers le centre. Si c'est 
ainsi qu'il l'entend, je suis le premier à rejeter la supposition ; mais 
s'il l'entend d'une faculté du vaisseau explicable par les règles de la 
mécanique, et par les ressorts internes, aussi bien que par les cir- 
constances externes; et s'il rejette néanmoins la supposition comme 
impossible, je voudrais qu'il eût donné quelque raison de ce juge- 
ment. Car bien que je n'aie point besoin de la possibilité de quelque 
chose qui ressemble à ce vaisseau, de la manitre que M. Bavyle le 
semble concevoir, comme je le ferai voir plus bas ; je crois pourtant 
qu'a bien considérer les choses, bien loin qu'il y ait de la difficulté 
là-dessus à l'égard de Dieu, il semble plutót qu'un esprit fini pour- 
rait étre assez habile pour en venir à bout. Il n'v a point de doute 
qu'un homme pourrait faire une machine capable de se promener 
durant quelque temps par une ville, et de se tourner justement aux 
coins de certaines rues. Un esprit incomparablement plus parfait, 
quoique borné, pourrait aussi prévoir et éviter un nombre incompa- 
rablement plus grand d'obstacles. Ce qui est si vrai, que si ce monde, 
selon. l'hypothèse de quelques-uns, n'était qu'un composé d'un 
nombre fini d'atomes, qui se remuassent suivant les lois de la méca- 
nique, il est sûr qu'un esprit fini pourrait être assez relevé pour 
comprendre et prévoir démonstrativement tout ce qui y doit arriver 
dans un temps déterminé ; de sorte que cet esprit pourrait non seu- 
lement fabriquer un vaisseau capable d'aller tout seul à un port 
nommé, en lui donnant d'abord le tour, 1a direction et les ressorts 
qu'il faut ; mais il pourrait encore former un corps capable de con- 
trefaire un homme. Car il n'y à que du plus et du moins qui ne 
changent rien dans le pays des possibilités : et quelque grande que 
soit la multitude des fonctions d'une machine, la puissance et l'arti- 
lice de l'ouvrier peuvent eroitreà proportion ; de sorte que n'en point 
voir la possibilité serait ne pas assez considérer les degrés des 


SUR LE SYSTÈME DE L IIARMONIE PRÉÉTABLIE 693 


choses. Il est vrai que le monde n'est pas un composé d'un nombre 
fini d'atomes, mais une machine composée, dans chacune de ses 
parties, d'un nombre véritablement infini de ressorts ; mais il est 
vrai aussi que celui qui l'a faite, et qui la gouverne, est d'une per- 
fection encore plus infinie, puisqu'elle va à une infinité de mondes 
possibles, dont il a choisi celui qui lui a plu. Cependant, pour reve- 
nir aux esprits bornes, on peut juger, par de petits échantillons qui 
se trouvent quelquefois parmi nous, oü peuvent aller ceux que nous 
ne connaissons pas. Il y a, par exemple, des hommes eapables de 
faire promptement des grands calculs d'arithmétique par la seule 
pensée. M. de Monconis fait mention d'un tel homme qui était de 
son temps en Italie, et il y en a un aujourd'hui en Suède, qui n'a 
pas méme appris l'arithmétique ordinaire, et que je voudrais qu'on 
ne négligeàt point de bien tâter sur sa manière de procéder. Car 
qu'est-ce que l'homme, quelque excellent qu'il puisse étre, au prix 
de tant de créatures possibles et méme existantes, telles que les anges 
ou génies, qui nous pourraient surpasser en toutes sortes de com- 
préhensions et de raisonnements, incomparablement plus que ces 
merveilleux possesseurs d'une arithmétique naturelle ne nous sur- 
passent en matiére de nombres ? J'avoue que le vulgaire n'entre 
point dans ces considérations : on l'étourdit par des. objections, oü 
il faut penser à ce qui n'est pas ordinaire, ou méme qui est sans 
exemple parmi nous; mais quand on pense à la grandeur et à la 
variété de l'univers, on en juge tout autrement. M. Bayle surtout ne 
peut point manquer de voir la justesse de ces conséquences. 1l est 
vrai que mon hypothèse n'en dépend point, comme je le montrerai 
tantót ; mais quand elle en dépendrait, et quand on aurait droit de 
dire qu'elle est plus surprenante que celle des automates (dont je 
ferai voir pourtant plus bas qu'elle ne fait que pousser les bons en- 
droits, et ce qu'il y a de solide), je ne m'en alarmerais pas, sup- 
posé qu'il n'y ait point d'autre moyen d'expliquer les choses con- 
formément aux lois de la nature. Car il ne faut point se régler 
en ces matières sur les notions populaires, au préjudice des con- 
séquences certaines. D'ailleurs, ce n'est pas dans le merveilleux 
de la supposition que consiste ce qu'un philosophe doit objecter 
aux automates, mais dans le défaut des principes, puisqu'il faut par- 
tout des entéléchies ; et. c'est avoir une petite idée de l'auteur 
de la nature (qui multiplie autant qu'il se peut ses petits mondes 
ou ses miroirs actifs indivisibles) que de uen Aonnet SSWS* 


694 RÉPLIQUE AUX RÉFLENIONS DE M. BAYLE 


corps humains. ll est méme impossible qu'il n'y en ait partout. 

Jusqu'ici nous n'avons parlé que de ce que peut une substance 
bornée, mais à l'égard de Dieu c'est bien autre chose ; et bien loin 
que ce qui a paru impossible d'abord le soit en effet, il faut dire 
plutót qu'il est impossible que Dieu en use autrement. étant comme 
il est, infiniment puissant et sage, et gardant en tout l'ordre et l'har- 
monie, autant qu'il est possible. Mais, qui plus est, ce qui parait si 
étrange quand on le considére détaché est une conséquence cer- 
taine de la constitution des choses; de sorte que le merveilleux uni- 
versel fait cesser et absorbe, pour ainsi dire, le merveilleux particu- 
lier, puisqu'il en rend raison. Car tout est tellement réglé et lié, que 
ces machines de la nature, qui ne manquent point, qu'on compare à 
des vaisseaux, et qui iraient au port d'eux-mêmes, malgré tous les 
détours et toutes les tempétes, ne sauraient étre jugées plus étranges 
qu'une fusée qui coule le long d'une corde, ou qu'une liqueur qui 
court dans un canal. De plus, les corps n'étant pas des atomes, mais 
étant divisibles et divisés méme à l'infini, et tout en étant plein, il 
s'ensuit que le moindre petit corps recoit quelque impression du 
moindre changement de tous les autres, quelque éloignés et petits 
qu'ils soient, et doit être ainsi un miroir exact de l'univers ; ce qui 
fait qu'un esprit assez pénétrant pour cela pourrait, à mesure de sa 
pénétration, voir et prévoir dans chaque corpuscule ce qui se passe 
et se passera dans ce corpuscule et au dehors. Ainsi rien n'y arrive, 
pas méme par le choc des corps environnants, qui ne suive de ce 
qui est déjà interne, et qui en puisse troubler l'ordre. Et cela est 
encore plus manifeste dans les substances simples, ou dans les prin- 
cipes actifs mêmes, que j'appelle des entéléchies primitives avec 
Aristote, et que, selon moi, rien ne saurait troubler. C'est pour 
répondre à une note marginale de M. Bayle où il m'objecte qu'un 
corps organique étant « composé de plusieurs substances, dont cha- 
« cune a un principe d'action, réellement distinct du principe de 
« chacune des autres, et l'action de chaque principe étant spontanée, 
« cela doit varier à l'infini les effets; et le choc des corps voisins 
« doit mêler quelque contrainte à la spontancité naturelle de cha- 
« cun ». Mais il faut considérer que c'est de tout temps que l'un s'est 
déjà accommode à tout autre, et se porte à ce que l'autre exigera 
de lui. Ainsi il n'y a dela contrainte dans les substances qu'au dehors 
et dans les apparences, et cela est si vrai, que le mouvement de 
quelque point qu'on puisse prendre dans le monde se fait.dans une 


SUR LE SYSTÈME DE L'HARMONIE PRÉÉTABLIE 695 


ligne d'une. nature déterminée, que ce point a pris une fois pour 
toutes, et que rien ne lui fera jamais quitter. Et c'est ce que je crois 
pouvoir dire de plus précis et de plus clair, pour des esprits géomé- 
triques, quoique ces sortes de lignes passent infiniment celles qu'un 
esprit fini peut comprendre. Il est vrai que cette ligne serait droite, 
si ce point pouvait étre seul dans le monde ; et que maintenant elle 
est due, en vertu des lois de mécanique, au concours de tous les 
corps : aussi est-ce par ce concours méme qu'elle est préétablje. 
Ainsi j'avoue que la spontanéité n'est pas proprement dans la masse 
(à moins que de prendre l'univers tout entier, à qui rien ne résiste); 
car si ce point pouvait commencer d'être seul, il continuerait, non 
pas dans la ligne préctablie, mais dans la droite tangente. C'est donc 
proprement dans l'entéléchie (dont ce point est le point de vue) que 
la spontanéité se trouve : et au lieu que le point ne peut avoir de soi 
que la tendance dans la droite touchante, parce qu'il n'a point de 
mémoire, pour ainsi dire, ni de pressentiment, l'entéléchie exprime 
la courbe préétablie même; de sorte qu'en ce sens rien n'est violent 
à son égard. Ce qui fait voir enfin comment toutes les merveilles du 
vaisseau, qui se conduit lui-même au port, ou de la machine qui fait 
les fonctions de l'homme sans intelligence, et je ne sais combien 
d'autres fictions qu'on peut objecter encore, et qui font paraitre nos 
suppositions incrovables lorsqu'on les considère comme détachées, 
cessent de faire difficulté ; et comment tout ce qu'on avait trouvé 
étrange se perd entiérement, lorsqu'on considére que les choses 
sont déterminées à ce qu'elles doivent faire. Tout ce que l'ambition 
ou autre passion fait faire à lime de César est aussi représenté 
dans son corps : et tous les mouvements de ces passions viennent 
des impressions des objets joints aux mouvements internes ; et le 
corps est fait en sorte que l'àme ne prend jamais de résolution que 
les mouvements du corps ne s'y aceordent, les raisonnements méme 
les plus abstraits v trouvant leur jeu, par le moyen des caractéres, 
qui les représentent à l'imagination. En un mot, tout se fait dans le 
corps, à l'égard du détail des phénomènes, comme si la mauvaise 
doctrine de ceux qui croient que l'àme est matérielle, suivant Épi- 
cure et Hobbes, était véritable ; ou comme si l'homme méme n'était 
que corps, ou. qu'utomate. Aussi ont-ils poussé jusqu'à l'homme, 
ce que les cartésiens accordent à l'égard de tous les autres animaux ; 
ayant fait voir en ellet que rien ne se fait par l'homme avec toute sa 
raison, qui dans le corps ne soit un jeu d'images, de passions et de 


696 RÉPLIQUE AUX RÉFLEXIONS DE M. BAYLE 


mouvements. On s'est prostitué en voulant prouver le contraire. et 
on a seulement préparé matière de triomphe à l'erreur, en le prc- 
nant de ce biais. Les cartésiens ont fort mal réussi, à peu prés comm: 
Épicure avec sa déclinaison des atomes, dont Cicéron se moque si 
bien, lorsqu'ils ont voulu que l'àme, ne pouvant point donner le 
mouvement au corps, en change pourtant la direction ; mais ni l'un 
ni l'autre ne se peut et ne se doit, etles matérialistes n'ont point 
besoin d'y recourir ; de sorte que rien de ce qui parait au dehors 
de l'homme n'est capable de réfuter leur doctrine; ce qui suffit pour 
établir une partie de mon hypothese. Ceux qui montrent aux carté- 
siens que leur maniere de prouver que les bétes ne sont que dcs 
automates va jusqu'à justifier celui qui dirait que tous les autres 
hommes, hormis lui, sont de simples automates aussi, ont dit juste- 
ment et précisément ce qu'il me faut pour cette moitié de mon hvpo- 
thèse, qui regarde le corps. Mais outre les principes, qui établissent 
les monades, dont les composés ne sont que les résultats, l'expe- 
rience interne réfute la doctrine épicurienne ; c'est la conscience 
qui est en nous de ce moi qui s'aperçoit des choses qui se passent 
dans le corps ; et la perception ne pouvant ètre expliquée par les 
figures et les mouvements, établit l'autre moitié de mon hypothèse, 
et nous oblige d'admetre en nous unc substance indivisible, qui 
doit être elle-même la source de ses phénomémes. De sorte que, 
suivant cette seconde moitié de mon hypothése, tout se fait daus 
l'âme, coinme s'il n'y avait point de corps; de méme que selon la 
premiere tout se fait dans le corps, comme s'il n'y avait point d'áme. 
Outre que j'ai montré souvent, que dans les corps mêmes, quoique 
le détail des phénomènes ait des raisons mécaniques, la dernière 
analyse des lois de mécanique, etla nature des substances, nous 
oblige enfin de recourir aux principes actifs indivisibles; et que 
l'ordre admirable qui s'y trouve nous fait voir qu'il v a un principe 
universel, dont l'intelligence aussi bien que la puissance est suprémce. 
Et comme il parait par ce qu'il y a de bon et de solide dans la fausse 
et méchante doctrine d'Épicure, qu'on n'a point besoin de dire que 
l'àime change les tendances qui sont dans le corps; il est aisé de 
juger aussi qu'il n'est point nécessaire non plus que la masse ma- . 
térielle envoie des pensées à làme par l'influence de je ne sais 
quelles espèces chimériques, ni que Dieu soit toujours l'interprete 
du corps auprès de l'âme, tout aussi peu qu'il a besoin d'interpréter 
les volontés de l'âme üu corps; l'harmonie préétablie étant un bon 


SUR LE SYSTÈME DE L'IIARMONIE PRÉÉTABLIE 697 


truchement de part et d'autre. Ce qui fait voir que ce qu'il y a de 
bon dans les hypothèses d'Épicure et de Platon, des plus grands 
matérialistes et des plus grands idéalistes, se réunit ici ; et qu'il n'y 
a plus rien de surprenant, que la seule suréminente perfection du 
souverain principe, montrée maintenant dans son ouvrage au delà de 
tout ce qu'on en à cru jusqu'à présent. Quelle merveille donc que 
tout aille bien et avec justesse, puisque toutes choses conspirent et 
se conduisent par la main, depuis qu'on suppose que tout est par- 
faitement bien concu? Ce serait plutôt la plus grande de toutes les 
merveilles, ou la plus étrange des absurdites, si ce vaisseau destiné 
à bien aller, si cette machine à qui le chemin a été tracé de tout 
temps, pouvait manquer, malgré les mesures que Dieu a prises. 
« ll ne faut donc pas comparer notre hypothèse, à l'égard dela masse 
corporelle, avec un vaisseau qui se mene soi-méme au port, » mais 
avec ces bateaux de trajet, attachés à une corde, qui traversent la 
rivière. C’est comme dans les machines de théâtre et dans les feux 
d'artifice, dont on ne trouve plus Ja justesse étrange, quand on sait 
comment tout est conduit ; il est vrai qu'on transporte l'admiration 
de l'ouvrage à l'inventeur, tout comme lorsqu'on voit maintenant 
que les planétes n'ont point besoin d'étre menées par des intelli- 
gences. 

Jusqu'ici nous n'avons presque parlé que des objections qui regar- 
dent le corps ou la matière, et il n'y a point non plus d'autre difti- 
culté qu'on ait apportée, que celle du merveilleux (mais beau et 
réglé, et universel) qui se doit trouver dans les corps, afin qu'ils 
S'accordent entre eux et avec les ámes ; ce qui, à mon avis. doit être 
pris plutôt pour une preuve que pour une objection, auprès des per- 
sonnes qui jugent comme il faut de la puissance et de l'intelligence 
de l'art divin, pour parler avec M. Bayle, qui avoue aussi qu'il ne 
se peut rien imaginer qui donne une si haute idée de l'intelligence 
et de la puissance de l'auteur de toutes choses. Maintenant il faut 
venir à l'âme, où M. Bayle trouve encore des difficultés, après ce que 
j'avais dit pour résoudre les premières. ll commence par la compa- 
raison de cette âme toute seule, et prise à part, sans recevoir rien au 
dehors, avec un atome d'Épicure, environné de vide; et, en effet, 
je considére les àmes, ou plutót les monades, comme des atomes de 
substance, puisqu'à mon avis il n'y a point d'atomes de matière 
dans la nature, la moindre parcelle de la matière ayant encore des 
parties, Or l'atomo tel qu'Epicure l'a imaginé, dyant de la force mou: 


GUR RÉPLIQUE AUX RÉFLEXIONS DE M. BAYLE 


vante, qui lui donne une certaine direction, l'exécutera sans empé- 
chement et uniformément, supposé qu'il ne rencontre aucun autre 
atome. L'áme de méme, posée dans cet état, où rien de dehors ne la 
change, ayant recu d'abord un sentiment de plaisir, il. semble, selon 
M. Bayle, qu'elle se doit toujours tenir à ce sentiment. Car, lorsque 
la cause totale demeure, l'effet doit toujours demeurer. Que si j'oh- 
jecte que l’âme doit être considérée comme dans un état de change- 
ment, et qu'ainsi la cause totale ne demeure point, M. Bayle répond 
que ce changement doit être semblable au changement d'un atome, 
qui se meut continuellement sur la même ligne droite et d'une vi- 
tesse uniforme. Et quand il accorderait, dit-il, là métamorphose des 
pensées, pour le moins faudrait-il que le passage que j'établis d'une 
pensée à l'autre renfermát quelque raison d'affinité. Je demeure 
d'accord des fondements de ces objections, et je les emploie moi- 
méme, pour expliquer mon système. L'état de l'âme, comme de 
l'atome, est un état de changement, une tendance: l'atome tend à 
changer de lieu, l'âme à changer de pensée; l'un et l'autre de soi 
change de la manière la plus simple et la plus uniforme, que son état 
permet. D'où vientil donc, me dira-t-on, qu'il y a tant de simplicité 
dans le changement de l'atome, et tant de variété dans les change- 
ments de l'âme? C'est que l'atome (tel qu'on le suppose, quoiqu'il 
n'y ait rien de tel dans la nature), bien qu'il ait des parties, n'a 
rien qui cause de la variété dans sa tendance, parce qu'on suppose 
que ces parties ne changent point leurs rapports ; au lieu que l'àme, 
tout indivisible qu'elle est, renferme une tendance composée, c'est- 
à-dire une multitude de pensées présentes, dont chacune tend à un 
changement particulier, suivant ce qu'elle renferme, ct qui se 
trouvent en elle tout à la fois, en vertu de son rapport essentiel à 
toutes les autres choses du monde. Aussi est-ce le défaut de ce rap- 
port qui bannit les atomes d'Epieure de la nature. Car il my a point 
de chose individuelle qui ne doive exprimer toutes les autres; de 
sorte que l'âme, à l'égard de la variété de ses modifications, doit être 
comparée avec l'univers, qu'elle représente, selon son point de vue, 
et méme en quelque facon avec Dieu, dont elle représente finiment 
l'infinité, à cause de sa perception confuse et imparfaite de l'infini, 
plutôt qu'avec un atome materiel. Et la raison du changement des. 
pensées dans l'âme est la même que celle du changement des choses 
dans l'univers qu'elle représente. Car les raisons de mécanique, qui 
sont développées dans les corps, sont réunies, et pour ainsi dire con 


SUR LE SYSTÈME DE L'IIARMONIE PRÉÉTABLIE 699 


centrées dans les âmes ou entéléchies, et y trouvent méme leur 
source. Il est vrai que toutes les entéléchies ne sont pas, comme 
notre âme, des images de Dieu, n'étant pas toutes faites pour être 
membres d'une société ou d'un état dont il soit le chef; mais celles 
«ont toujours des images de l'univers. Ce sont des mondes en rac- 
courci, à leur mode: des simplicités fécondes ; des unités de subs- 
tances, mais virtuellement infinies, par la multitude de leurs modifica- 
tions ; des centres, qui expriment une circonférence infinie. Et il est 
nécessaire qu'elles Je soient, comme je l'ai expliqué autrefois daus 
des lettres échangées avee M. Arnaud. Et leur durée ne doit embar- 
rasser personne, non plus que celle des atomes des gassendistes. Au 
reste, comme Socrate a remarqué dans le Phédon de Platon, parlant 
d'un homme qui se gratte, souvent du plaisir à la douleur il n'v a 
qu'un pas, erlrema gaudii luctus occupat. De sorte qu'il ne faut 
point s'étonner de ce passage ; il semble quelquefois que le plaisir 
n'est qu'un composé de petites perceptions, dont chacune serait une 
douleur, si elle était grande. 

M. Bayle reconnait déjà que j'ai tîché de répondre à une bonne 
partie de ses objections : il considere aussi que, dans le système des 
causes occasionnelles, il faut que Dieu soit l'exécuteur de ses propres 
lois, au lieu que dans le nôtre c'est l'âme ; mais il objecte que lime 
n'a point d'instruments pour une semblable exécution. Je réponds, 
et j'ai répondu, qu'elle en a : ce sont ses pensées présentes, dont 
naissent les suivantes ; et on peut dire qu'en elle, comme partout 
ailleurs, le présent est gros de l'avenir. 

Je crois que M. Bayle demeurera d'accord, et tous les philosophes 
avec lui, que nos pensées ne sont jamais simples ; et qu'à l'égard 
de certaines pensées l'àme a le pouvoir de passer d'elle-méme de 
l'une à l'autre : comme lorsqu elle va des prémisses à la conclusion, 
ou de la fin aux moyens. Le R. P. Malebranche méme demeure 
d'accord que l'âme a des actions internes volontaires. Or quelle 
raison y a-t-il, pour empécher que cela n'ait lieu en toutes ses pen- 
sées ? C'est peut-être qu'on a cru que les pensées confuses diffèrent 
lolo genere des distinctes, au lieu qu'elles sont seulement moins dis- 
tinguées, et moins. développées à cause de leur multiplicité. Cela 
a fait qu'on a tellement attribué au corps certains mouvements, 
qu'on a raison d'appeler involontaires, qu'on a cru qu'il n'y a rien 
dans l'âme qui y réponde ; et on a cru, réciproquement, que cer- 
taines pensées abstraites ne sont point représentées dans le corps. 


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700 RÉPLIQUE AUX RÉFLEXIONS DE M. BAYLE 


Mais il y a erreur dans l'un et dans l’autre, comme il arrive ordi- 
nairement dans ces sortes de distinctions, parce qu'on n'a pris garde 
qu'à ce qui parait le plus. Les plus abstraites pensées ont besoin de 
quelque imagination: et quand on considere ce que c'est que les 
pensées confuses, qui ne manquent jamais d'accompagner les plus 
distinctes que nous puissions avoir, on reconnait qu'elles envelop- 
pent toujours l'infini. et non seulement ce qui se passe en notre 
corps, mais encore par son moyen, ce qui arrive ailleurs ; et servent 
ainsi bien plus ici à notre but, que cette légion de substances dont 
parle M. Bayle, comme d'un instrument qui semblait nécessaire 
aux fonctions que je donne à l'àme. Il est vrai qu'elle a ces légions 
à son service, mais non pas au dedans d'elle-méme. C'est donc des 
perceptions présentes avec la tendance réglée au changement, que 
se forme cette tablature de musique qui fait sa lecon. Mais, dit 
M. Bayle, ne faudrait-il pas qu'elle connût (distinctement) la suite des 
notes, et y pensát (ainsi) actuellement ? Je réponds que non: il lui 
suffit de les avoir enveloppées dans ses pensées confuses; autre- 
ment toute entéléchie serait Dieu. Car Dieu exprime tout distine- 
tement et parfaitement à la fois, possible et existant, passé, présent 
et futur: il est la source universelle de tout, et les monades créées 
l'imitent autant qu'il est possible que les créatures le fassent ; il les 
a faites sources de leurs phénomènes, qui contiennent des rapports 
à tout, mais plus ou moins distincts, selon les degrés de perfection 
de chacune de ces substances. Où en est l'impossibilité ? Je voudrais 
voir quelque argument positif, qui menát à quelque contradictiou, 
ou à l'opposition de quelque vérité prouvée. De dire que cela est 
surprenant, ce ne serait pas une objection. Àu contraire, tous ceux 
qui reconnaissent des substances immatérielles indivisibles leur 
accordent une multitude de perceptions à la fois, et une spontanéité 
dans leurs raisonnements et actes volontaires. De sorte que je ne 
fais qu'étendre la spontanéité aux pensées confuses et involontaires, 
et montrer que leur nature est d'envelopper des rapports à tout ce 
qui est au dehors. Comment prouver que cela ne se peut, ou quil 
faut nécessairement que tout ce qui est en nous, nous soit connu dis- 
tinctement ? N'est-il pas vrai que nous ne saurions nous souvenir 
toujours, méme de ce que nous savons, et où nous rentrons tout d'un 
coup. par une petite occasion de réminiscence? Et combien de 
variétés ne pouvons-nous pas avoir encore dans l'àme, oü il ne nous 
eit point permis d'entrer si vite? Autrement l'âme serait un Dieu, 


SUR LE SYSTÈME DE L HARMONIE PRÉÉTABLIE 101 


au lieu qu'il lui suffit d'être un petit monde, qu'on trouve aussi im- 
perturbable que le grand, lorsqu'on considére qu'il y a de la spon- 
tanéité dans le confus, comme dans le distinct. Mais on. a raison dans 
un autre sens d'appeler perturbations, avec les anciens, ou passions, 
ce qui consiste dans les pensées confuses, oü il y a de l'involontaire 
et de l'inconnu ; et c'est ce que, dans le langage commun, on n'attri- 
bue pas mal au combat du corps et de l'esprit, puisque nos pensées 
confuses représentent le corps ou la chair, et font notre imperfec- 
tion. 

Comme j'avais déjà donné cette réponse en substance, que les 
perceptions confuses enveloppent tout ce qui est au dehors, et ren- 
ferment des rapports infinis, M. Bayle, aprés l'avoir rapportée, ne la 
réfute pas. Il dit plutót que cette supposition, quand elle sera bien 
développée, est le vrai moyen de résoudre toutes les difficultés ; et 
il me fait l'honneur de dire qu'il espère que je résoudrai solidement 
jes siennes. Quand il ne l'aurait dit que par honnéteté, je n'aurais 
pas laissé de faire des efforts pour cela, et je crois n'en avoir passé 
aucune : et si j'ai laissé quelque chose, sans tâcher d'y satisfaire, il 
faudra que je n'aie point pu voir en quoi consistait la difficulté qu'on 
me voulait opposer ; ce qui me donne quelquefois le plus de peine 
en répondant. J'aurais souhaité de voir pourquoi l'on croit que 
cette multitude de perceptions, que je suppose dans une substance 
ndivisible, n'y saurait avoir lieu ; car je crois que, quand méme l'ex- 
périence et le sentiment commun ne nous feraient point reconnaitre 
une grande variété dans notre âme, il serait permis de la. supposer. 
Ce ne sera pas une preuve d'impossibilité de dire seulement qu'on 
ne saurait concevoir une telle ou telle chose, quand on ne marque 
pas en quoi elle choque la raison; et quand la difficulté n'est que 
dans l'imagination, sans qu'il y en ait dans l'entendement. 

ll y a du plaisir d'avoir affaire à un opposant aussi équitable, et 
aussi profond en méme temps que M. Bayle, qui rend tellement 
justice, qu'il prévient souvent les réponses, comme il a fait en remar- 
quant que, selon moi, la constitution primitive de chaque esprit 
étant différente de celle de tout autre, cela ne doit pas paraître 
plus extraordinaire que ce que disent les Thomistes, aprés leur 
maitre, de la diversité spécifique de toutes les intelligences sépa- 
rées. Je suis bien aise de me rencontrer encore en cela avec lui, 
ar jai allégué quelque part cette méme autorité. 1l est vrai que, 
suivant ma définition de l'espéce, je n'appelle pas cette différence 


702 RÉPLIQUE AUX RÉFLEXIONS DE M. BAYLE 


spécifique ; car comme, selon moi, jamais deux individus ne se res- 
semblent parfaitement, il faudrait dire que jamais deux individus 
ne sont d'une méme espèce ; ce qui ne serait point parler juste. Je 
suis fiché de n'avoir pas encore pu voir les objections de Dom 
François Lami, contenues, à ce que M. Bayle m'apprend, dans son 
second traité de la Connaissance de soi-méme (édit. 4699) ; autre- 
ment j'y aurais encore dirigé mes réponses. M. Bayle m'a voulu épar- 
gner exprès les objections communes à d'autres systèmes, et c'est 
encore une obligation que je lui ai. Je dirai seulement qu'à l'égard 
de la force donnée aux créatures je crois avoir répondu, dans le 
mois de septembre du Journal de Leipsig (4698), à toutes les objec- 
tions du mémoire d'un savant homme, contenues dans le méme 
Journal (1697), que M. Bayle cite à la marge: et d'avoir démontré 
méme que, sans la force active dans lés corps, il n'y aurait point de 
variété dans les phénomènes; ce qui vaudrait autant que s'il n'y 
avait rien du tout. Il est vrai que ce savant adversaire a répliqué 
(mai 1699), mais c'est proprement en expliquant son sentiment, et 
sans toucher assez à mes raisons contraires: ce qui a fait qu'il ne 
s'est point. souvenu de répondre à cette démonstration, d'autant 
qu'il regardait la matière comme inutile à persuader et à éclaircir 
davantage, et même comme capable d’altérer la bonne intelligence. 
J'avoue que c’est le destin ordinaire des contestations, mais il ya 
de l'exception ; et ce qui s'est passé entre M. Bayle et moi parait 
d'une autre nature. Je tâche toujours de mon côté de prendre des 
mesures propres à eonserver la modération, et à pousser l'éclaircis- 
sement de la chose, afin que ja dispute non seulement ne soit pas 
nuisible, mais puisse méme devenir utile. Je ne sais si j'ai obtenu 
maintenant ce dernier point; mais, quoique je ne puisse me flatter 
de donner une entière satisfaction à un esprit aussi pénétrant que 
celui de M. Bayle, dans une matière aussi difficile que celle dont il 
s'agit, je serai toujours content, s'il trouve que j'ai fait quelque pro- 
grès dans une si importante recherche. 

Je n'ai pu m'empécher de renouveler le plaisir, que j'avais eu 
autrefois, de lire avec une attention particuliere plusieurs articles de 
son excellent et riche Dictionnaire; et entre autres ceux qui regar- 
dent la philosophie, comme les articles des Pauliciens, Origene, 
Pereira, Rorarius, Spinosa, Zenon. J'ai été surpris, tout de nouveau, 
de la fécondité, de la force et du brillant des pensées. Jamais acade- 


udi sans excepler Carnéade, n'aura mieux fait sentir les diffi- 


SUR LE SYSTÈME DE L HARMONIE PRÉÉTABLIE 103 


eultés. M. Foucher, quoique trés habile dans ses méditations, n'y 
approchait pas ; et moi je trouve querien au monde n'est plus utile 
pour surmonter ces mêmes difficultés. Cest ce qui fait que je me 
plais extrémement aux objections des personnes habiles et modérées, 
car je sens que cela me donne de’ nouvelles forces, comme dans 
la fable d'Antée terrassé. Et ce qui me fait parler avec un peu de 
confiance, c'est que, ne m'étant fixé qu'aprés avoir regardé de tous 
côtés et bien balancé, je puis peut-être dire sans vanité : Omnia 
percepi, atque animo mecum ante peregi. Mais les objections me 
remettent dans les voies et m'épargnent bien dela peine : car il n'y 
en a pas peu de vouloir repasser par tous les écarts, pour deviner 
et prévenir ce que d'autres peuvent trouver à redire; puisque les 
préventions et les inclinations sont si différentes, qu'il v a eu des 
personnes fort pénétrautes, qui ont donné d'abord dans mon hypo- 
thèse, et ont pris méme la peine de la recommander à d'autres. [1 y 
en a eu encore de tres habiles, qui m'ont marque l'avoir déjà eue en 
effet, et méme quelques autres ont dit qu'ils entendaient ainsi l'hy- 
potliése des causes occasionnelles, et ne la distinguaient point de la 
mienne, dont je suis bien aise. Mais je ne lesuis pas moins, lorsque 
je vois qu'on se met à l'examiner comme il faut. 

l'our dire quelque chose sur les articles de M. Bayle, dont je 
viens de parler, et dont le sujet a beaucoup de connexion avec cette 
matière, il semble que la raison de la permission du mal vient des 
possibilités éternelles, suivant lesquelles cette maniére d'univers 
qui l'admet, et qui a été admise à l'existence actuelle, se trouve la 
plus parfaite en somme parmi toutes les façons possibles. Mais on 
s'égare en voulant montrer en détail, avec les stoiciens, cette utilité 
du mal qui reléve du bien, que saint Augustin a bien reconnue en 
général, et qui, pour ainsi dire, fait reculer pour mieux sauter ; 
ear peut-on entrer dans les particularités infinies de l'harmonie 
universelle ? Cependant, s'il fallait choisir entre deux, suivant la 
raison, je serais plutôt pour l'origéniste, et jamais pour le mani- 
chliéen. Il ne me parait pas qu'il faille ôter l'action ou la force aux 
créatures, sous prétexte qu'elles crécraient si elles produisaient des 
modalités. Car c'est Dieu qui conserve et erée continuellement leurs 
forces, c'est-à-dire une source de modifications, qui est dans la créa- 
ture, ou bien un état par lequel on peut juger qu'il v aura ehange- 
meut de modifications ; parce que, sans cela, je trouve, comme j'ai 
dit ci-dessus l'avoir montré ailleurs, que Dieu ne produirait rien, et 


704 RÉPLIQUE AUX RÉFLEXIONS DE M. DAYLE 


qu'il n'y aurait point de substances hormis la sienne; ce qui nous 
raménerait toutes les absurdités du Dieu de Spinosa. Aussi parait-il 
que l'erreur de cet auteur ne vient que de ce qu'il a poussé les 
suites de la doctrine, qui óte la force et l'action aux créatures. 

Je reconnais que le temps, l'étendue, le mouvement et lc continu 
en général, de la maniére qu'on les prend en mathématique, ne sont 
que des choses idéales, c'est-à-dire qui expriment les possibilités, 
tout comme font les nombres. Hobbes méme a défini l'espace par 
Phantasma existentis. Mais, pour parler plus juste, l'étendue est 
l'ordre des coexistences possibles, comme le temps est l'ordre des 
possibilités inconstantes, mais qui ont pourtant de la connexion ; 
de sorte que ces ordres quadrent non seulement à ce qui est actuel- 
lement, mais encore à ce qui pourrait tre mis à la place, commeles 
nombres sont indifférents à tout ce qui peut être res numerata. 
Et quoique dans la nature il ne se trouve jamais de changements 
parfaitement uniformes, tels que demande l'idée que les mathé- 
matiques nous donnent du mouvement, non plus que des figures 
actuelles, à la rigueur, de la nature de celles que la géométrie nous 
enseigne ; néanmoins les phénoménes actuels de la nature sont 
ménagés et doivent l'étre de telle sorte, qu'il ne se rencontre jamais 
rien où la loi de la continuité (que j'ai introduite, et dont j'ai fait 
l'a première mention dans les Vouvelles de la République des 
Lettres de M. Baylei et toutes les autres règles les plus exactes 
des mathématiques soient violées. Et bien loin de cela, les choses 
ne sauraient être rendues intelligibles que par ees regles, seules 
capables, avec celles de l'harmonie, ou de la perfection que la véri- 
table métaphysique fournit, de nous faire entrer dans les raisons et 
vues de l'auteur des choses. La trop grande multitude des compo- 
sitions infinies fait à la vérité que nous nous perdons enfin, et 
sommes obligés de nous arréter dans l'application des régles de la 
métaphysique, aussi bien que des mathématiques à la physique ; 
cependant jamais ces applications ne trompent, et quand il y a du 
mécompte après un raisonnement exact, c'est qu'op ne saurait assez 
éplucher le fait, et qu'il y a imperfection dans la supposition. On 
est méme d'autant plus capable d'aller loin dans cette application 
qu'on est plus capable de ménager la considération de l'infini, comme 
nos dernières méthodes l'ont fait voir. Ainsi, quoique les médita- 
lions mathématiques soient ideales, cela ne diminue rien de leur 
utilité, parce que les choses actuelles ne sauraient s'écarter de leurs 


SUR LE SYSTÈME DE L'IIARMONIE PRÉÉTABLIE 705 


règles ; et on peut dire, en effet, que c'est en cela que consiste la 
réalité des phénomènes, qui les distingue des songes. Les mathéma- 
ticiens, cependant, n'ont point besoin du tout des discussions méta- 
physiques, et de s'embarrasser de l'existence réelle des points, des 
indivisibles, des infiniment petits, et des infinis à la rigueur. Je l'ai 
marqué dans ma réponse à l'endroit des Mémoires de Trévoux, mai 
et juin 1701, que M. Bayle a cité dans l'article de Zénon; et j'ai 
donné à considérer la méme année, qu'il suffit aux mathématiciens, 
pour la rigueur de leurs démonstrations, de prendre, au lieu des 
grandeurs infiniment petites, d'aussi petites qu'il en faut, pour mon- 
trer que l'erreur est moindre que celle qu'un adversaire voulait assi- 
gner, et par conséquent qu'on n'en saurait assigner aucune; de sorte 
que, quand les infiniment petits exacts, qui terminent la diminution 
desassignations, neseraient que comme les racines imaginaires, cela ne 
nuirait point au calcul infinitésimal, ou des différences et des sommes, 
que j'ai proposé, que des excellents mathématiciens ont cultivé si uti- 
lement, etoù l'on ne saurait s'égarer, que faute de l'entendre ou faute 
d'application, car il porte sa démonstration avec soi. Aussi a-t-on 
reconnu depuis dans le Journal de Trévoux, au méme endroit, que 
ce qu'on y avait dit auparavant n'allait pas contre mon explication. 
ll est vrai quon y prétend encore que cela va contre celle de 
M. le marquis de l'Hópital ; mais je crois qu'il ne voudra pas, non 
plus que moi, charger la géométrie des questions métaphysiques. 
J'ai presque ri des airs que M. le chevalier de Méré s'est donnés 
dans sa lettre à M. Pascal, que M. Bayle rapporte au méme article. 
Mais je vois que le chevalier savait que ce grand géaie avait ses iné- 
galités, qui le rendaient quelquefois trop susceptible aux impressions 
des spiritualistes outrés, et le dégoütaient méme par intervalle des 
connaissances solides ; ce qu'on a vu arriver depuis, mais sans re- 
tour, à MM. Stenonis et Swammerdam, faute d'avoir joint la méta- 
physique véritable à la physique et aux mathématiques. M. de Méré 
en profitait pour parler de haut en bas à M. Pascal. Il semble qu'il 
se moque un peu, comme font les gens du monde, qui ont beau- 
coup d'esprit et un savoir médiocre. Ils voudraient nous persuader 
que ce qu'ils n'entendent pas assez est peu de chose; il aurait fallu 
l'envoyer à l'école chez M. Roberval. Il est vrai cependant que le 
chevalier avait quelque génie extraordinaire, méme pour les mathé- 
matiques ; et j'ai appris de M. des Billettes, ami de M. Pascal, excel- 


lent dans les mécaniques, ce que c'est que cette découverte, dont ce 
PAUL JAxET. — Leibniz. 1-45 


106 RÉPLIQUE AUX RÉFLEXIONS DE M. BAYLE 


chevalier se vante ici dans sa lettre. C'est, qu'étant grand joueur, 
iledonna les premières ouvertures sur l'estime des paris; ce qui fit 
naitre les belles pensées De Alea, de MM. Fermat, Pascal et Huy- 
gens. où M. Roberval ne pouvait ou ne voulait rien comprendre. 
M. le pensionnaire de Witt a poussé cela encore davantage, et l'ap- 
plique à d'autres usages plus considérables par rapport aux rentes 
de vie : et M. Huygens m'a dit que M. Hudde a encore eu d'excel- 
lentes méditations là-dessus, et que c'est dommage qu'il les ait sup- 
primées avec tant d'autres. Ainsi les jeux mémes mériteraient d'étre 
examinés, et si quelque mathématicien pénétrant méditait là-dessus, 
il y trouverait beaucoup d'importantes considérations; car les 
hommes n'ont jamais montré plus d'esprit que lorsqu'ils ont badiné. 
Je veux ajouter, en passant, que non seulement Cavallieri et Torri- 
celli, dont parle Gassendi dans le passage cité ici par M. Bayle, 
mais encore moi-méme et beaucoup d'autres, ont trouvé les figures 
d'une longueur infinie, égales à des espaces finis. Il n'y a rien de 
plus extraordinaire en cela que dans les séries infinies, où l’on fait 
voir qu’, mu LT Ll ER etc., est égal à l'unité, Il se peut ce- 
pendant que ce chevalier ait encore eu quelque bon enthousiasme, 
qui l'ait transporté dans ce monde invisible, et dans cette étendue 
infinie dont il parle, et que je crois étre celle des idées ou des 
formes, dont ont parlé encore quelques scholastiques en mettant en 
question utrum detur vacuum formarum. Car il dit « qu'on y 
« peut découvrir les raisons et les principes des choses, les vérités 
« les plus cachées, les convenances, les justesses, les proportions, 
« les vrais originaux et les parfaites idées de tout ce qu'on cherche. : 
Ce monde intellectuel, dont les anciens ont fort parlé, est en Dieu, 
et en quelque facon en nous aussi. Mais ce que la lettre dit contre 
la division à l'infini fait bien voir que celui qui l'a écrite était en- 
core trop étranger dans ce monde supérieur, et que les agréments 
du monde visible, dont il a écrit, ne lui laissaient pas le temps qu'il 
faut pour acquérir le droit de bourgeoisie dans l'autre. M. Bayle a 
raison de dire, avec les anciens, que Dieu exerce la géométrie, et 
que les mathématiques font une partie du monde intellectuel, et 
sont les plus propres pour y donner entrée. Mais je crois moi-méme 
que son intérieur est quelque chose de plus. J'ai insinué ailleurs 
qu'il y a un calcul plus important que ceux de l'arithmétique et de 
la  géométr ie, et qui dépend de l'analyse des idées. Ce serait une ca- 
tique universelle, dont la formation me paraît une des plus 
tes choses qu'on pourrait entreprendre. 





LA MONADOLOGIE “ 


THÈSES DE PHILOSOPIHE, OU TIIÉSES RÉDIGÉES EN FAVEUR 


DU PRINCE EUGÈNE 


1714 


1. La Monade, dont nous parlerons ici, n'est autre chose qu'une 
substance simple, qui entre dans les composés ; simple, c'est-à-dire 
sans parties. (T'héod., 340.) 

2. Et il faut qu'il y ait des substances simples, puisqu'il y a des 
composés ; car le composé n'est autre chose qu'un amas, ou aggre- 
gatum des simples. 

3. Or. là où il n'y a point de parties, il n'y a ni étendue, ni figure, 
ni divisibilité possible. Et ces monades sont les véritables Atomes de 
la nature, et en un mot les Éléments des choses. 

4. Hl n'y a aussi point de dissolution à craindre, et il n'y a aucune 
maniére concevable par laquelle une substance simple puisse périr 
naturellement. (3 80.) 

9. Par la méme raison il n'y en a aucune, par laquelle une subs- 
tance simple puisse commencer naturellement, puisqu'elle ne saurait 
être formée par composition. ' 

6. Ainsi on peut dire que les Monades ne sauraient commencer 
ni finir que tout d'un coup, c'est-à-dire elles ne sauraient commencer 
que par création, et flnir que par annihilation ; au lieu que ce qui 
est composé commence ou finit par parties. 

7. ll n'ya pas moyen aussi d'expliquer comment une Monade 
puisse être altérée ou changée dans son intérieur par quelque autre 
créature, puisqu'on n'y saurait rien transposer, ni concevoir en elle 


(1) Nous donnons ici le texte de la Monadologie d'apres l'édition de M. Emile 
Boutroux qui a compulsé le manuscrit autographe de Leibniz à la Bibliothèque 
de Hanovre, ainsi que deux copies, revues et corrigées par Leibniz lui-même. 


708 LA MONADOLOGIE 


aucun mouvement interne, qui puisse être excité, dirigé, augmenté 
ou diminué là dedans, comme cela se peut dans les composés, où il 
yade changement entre les parties. Les Monades n'ont point de 
fenétres, par lesquelles quelque chose y puisse entrer ou sortir. Les 
accidents ne sauraient se détacher, ni se promener hors des subs- 
tances, comme faisaient autrefois les espéces sensibles de scolas- 
tiques. Ainsi ni substance ni accident peut entrer de dehors dans une 
monade. 

8. Cependant il faut que les Monades aient quelques qualités, au- 
trement ce ne seraient méme pas des étres. Et si les substances 
simples ne différaient point par leurs qualités, il n'y aurait point de 
moyen de s'apercevoir d'aucun changement dans les choses, puisque 
ce qui est dans le composé ne peut venir que des ingrédients simples, 
et les monades étant sans qualités seraient indistinguables l'une de 
l'autre, puisque aussi bien elles ne diffèrent point en quantité : et par 
conséquent, le plein étant supposé, chaque lieu ne recevrait toujours 
dans le mouvement que l'Équivalent de ce qu'il avait eu, et un état 
des choses serait indiscernable l'un de l'autre. 

9. Il faut méme que chaque Monade soit différente de chaque autre. 
Car il n y a jamais dans la nature deux êtres qui soient parfaitement 
l'un comme l’autre, et où il ne soit possible de trouver une différence 
interne, ou fondée sur une dénomination intrinsèque. 

10. Je prends aussi pour accordé que tout étre créé est sujet au 
changement, et par conséquent la Monade créée aussi, et méme que 
ce changement est continuel dans chacune. 

41. Il s'ensuit de ce que nous venons de dire que les changements 
naturels des monades viennent d'un principe interne, puisqu'une 
cause externe ne saurait influer dans son intérieur (SS 396, 900) (1). 

19. Mais il faut aussi qu'outre le principe du changement il y ait 
un détail de ce qui change, qui fasse pour ainsi dire la spécification 
et la variété des substances simples. 

13. Ce détail doit envelopper une multitude dans l'unité ou dans 
le simple. Car tout changement naturel se faisant par degrés, quel- 
que chose change et «quelque chose reste ; et par conséquent, il faut 
que dans la substance simple il y ait une pluralité d'affections et de 
rapports, quoiqu'il n'y en ait point de parties. 

14. L'état passager qui enveloppe et représente une multitude dans 


^ (1) Renvois à la Théodic e. 





THÈSES DE PHILOSOPIIIE 109 


l'unité ou dans la substance simple.n'est autre chose que ce qu'on 
appelle la Perception, qu'on doit distinguer de l'aperception ou de la 
conscience, comme il paraitra dans la suite. Et c'est en quoi les car- 
tésiens ont fort manqué, ayant compté pour rien les perceptions 
dont on ne s'aperçoit pas. C'est aussi ce qui les a fait croire que les 
seuls Esprits étaient des Monades, et qu'il n'y avait point d'Ames des 
Bétes ou d'autres Entéléchies, et qu'ils ont confondu avec le vulgaire 
un long étourdissement avec une mort à la rigueur, ce qui les a fait 
encore donner dans le préjugé scolastique des ámes entiérement sé- 
parées, et a méme confirmé les esprits mal tournés dans l'opinion 
de la mortalité des âmes. 

15. L'action du principe interne, qui fait le changement ou le pas- 
sage d'une perception à une autre, peut être appelée Appétition ; il 
est vrai que l'appétit ne saurait toujours parvenir entierement à 
toute la perception oü il tend, mais il en obtient toujours quelque 
chose et parvient à des perceptions nouvelles. 

16. Nous expérimentons en nous-mémes une multitude dans la 
substance simple, lorsque nous trouvons que la moindre pensée dont 
nous nous apercevons enveloppe une variété dans l'objet. Ainsi tous 
ceux qui reconnaissent que l'àme est une substance simple doivent 
reconnaitre cette multitude dans la Monade, et M. Bayle ne devait 
point y trouver de difficulté comme il a fait dans son Dictionnaire, 
article Rorartus. 

17. On est obligé d'ailleurs de confesser que la Perception, et ce 
qui en dépend est inexplicable, par des raisons mécaniques, c'est- 
à-dire par les figures et par les mouvements. Et, feignant qu'il y ait 
une machine, dont la structure fasse penser, sentir, avoir perception, 
on pourra la concevoir agrandie en conservant les mémes propor- 
lions, en sorte qu'on y puisse entrer comme dans un moulin. Et cela 
posé, on ne trouvera en la visitant au dedans que des piéces qui 
poussent les unes les autres, et jamais de quoi expliquer une per- 
ception. Ainsi c’est dans la substance simple et non dans le composé, 
ou dans la machine,qu'il la faut chercher. Aussi n'y a-t-il que cela 
qu'on puisse trouver dans la substance simple, c'est-à-dire les per- 
ceptious et leurs changements. C'est en cela seul aussi que peuvent 
consister toutes Actions internes des substances simples. (Préf.,2, 6.) 

48. On pourrait donner le nom d'Entéléchies à toutes les subs- 
tances simples ou monades créées, car elles ont en elles une cer- 
taine perfection (£zouct ro iveeA&), il y a une suffisance (aèräpxatx) qui 


110 LA MONADOLOGIE 


les rend sources de leurs actions internes et pour ainsi dire des Auto- 
mates incorporels. 

19. Si nous voulons appeler âmes tout ce qui a Perceptions et 
Appeétils dans le sens général que je viens d'expliquer, toutes les 
substances simples ou Monades créées pourraient étre appelées Ames ; 
mais, comme le sentiment est quelque chose de plus qu'une simple 
perception, je consens que le nom général de Monades et d’Entélé- 
chies suffise aux substances simples, qui n'auront que cela, et qu'on 
appelle âmes seulement celles dont la perception est plus distincte 
et accompagnée de mémoire. 

20. Car nous expérimentons en nous-mémes un état, oü nous ne 
-nous souvenons de rien et n'avons aucune perception distinguée, 
tomme lorsque nous tombons en défaillance ou quand nous sommes 
accablés d'un profond sommeil sans aucun songe. Dans cet état, 
l'âme ne diffère point sensiblement d'une simple monade; mais 

comme cet état n'est poiut durable, et qu'elle s'en tire, elle est 
quelque chose de plus (5 64.) 

91. Et il ne s'ensuit point qu'alors la substance simple soit sans 
aucune perception. Cela ne se peut pas méme, par les raisons sus- 
dites; car elle ne saurait périr, elle ne saurait aussi subsister sans 
quelque affection, qui n'est autre chose que sa perception : mais 
quand il y a une grande multitude de petites perceptions, où il n'y 
a rien de distingué, on est étourdi ; comme quand on tourne 
continuellement d'un méme sens plusieurs fois de suite, où il vient 
un vertige qui nous peut faire évanouir et qui ne nous laisse rien 
distinguer. Et là mort peut donner cet état pour un temps aux ani- 
maux. 

39. Et comme tout présent état d'une substance simple est naturel- 
lement une suite de son état précédent, tellement que le présent 
y est gros de l'avenir (3 360) ; 

23. Donc, puisque, réveillé de l'etourdissement, on s'apercoi de 
ses perceptions, il faut bien qu'on en ait eu immédiatement aupara- 

‘ vant, quoiqu'on ne s'en soit point aperçu, car une perception ne 
saurait venir naturellement que d'une autve perception, comme un mou- 
vement ne peut venir naturellement que d'un mouvement. (38 401,403.) 

94. L'on voit par là que, si nous n'avions rien de distingué et pour 
ainsi dire de relevé, et d'un plus haut goüt dans nos perceptions, 
nous serions toujours dans l'étourdissement. Et c'est l'état des Mo- 

ajades toutes nues. 





THESES DE PIHLOSOPHIE ) 144 


95. Aussi voyons-nous que la nature a donné des perceptions re- 
levées aux animaux, par les soins qu'elle a pris de leur fournir des 
organes, qui ramassent plusieurs rayons de lumière ou plusieurs on- 
dulations de l'air pour les faire avoir plus d'efficace par leur union. 
Il y a quelque chose d'approchant dans l'odeur, dans le goüt et dans 
l'attouchement et peut-étre dans quantité d'autres sens qui nous sont 
inconnus. Et j'expliquerai tantôt, comment ce qui se passe dans 
l'âme représente ce qui se fait dans les organes. 

26. La mémoire fournit une espéce de consécutton aux ámes, qui 
imite la raison, mais qui doit en étre distinguée. C'est que nous 
voyons que les animaux ayant la perception de quelque chose qui 
les frappe et dont ils ont eu la perception semblable auparavant, 
s'attendent par la représentation de leur mémoire à ce qui y a été 
joint dans cette perception précédente et sont portés à des senti- 
ments semblables à ceux qu'ils avaient pris alors. Par exemple: 
quand on montre le báton aux chiens, ils se souviennent de la dou- 
leur qu'il leur a causée et crient ct fuient. (Prélim. 8 64) (1). 

27. Et l'imagination forte, qui les frappe et émeut, vient ou de la 
grandeur ou de la multitude des perceptions précédentes. Car sou- 
vent une impression forte fait tout d'un coup l'effet d'une longue 
habitude, ou de beaucoup de perceptions médiocres réitérées. 

28. Les hommes agissent comme les bétes en tant que les consé- 
cutions de leurs perceptions ne se font que par le principe de la mé- 
moire, ressemblant aux médecins empiriques, qui ont une simple 
pratique sans théorie, et nous ne sommes qu'empiriques dans les 
trois quarts de nos actions. Par exemple, quand on s'attend qu'il y 
aura jour demain, on agit en empirique parce que cela s'est toujours 
fait ainsi jusqu'ici. Il n'y a que l’astronome, qui le juge par 
raison. 

29. Mais la connaissance des vérités nécessaires et éternelles est 
ce qui nous distingue des simples animaux et nous fait avoir la Raison 
et les sciences, en nous élevant à la connaissance de nous-mêmes 
et de Dieu. Et c'est ce qu'on appelle en nous Ame raisonnable ou 
Esprit. 

30. C'est aussi par la connaissance des vérités nécessaires et par 
leurs abstractions que nous sommes élevés aux actes réflexifs, 
qui nous font penser à ce qui s'appelle moi, et à considérer que ceci 


(4) Ces Préliminaires sont l'Introduction de la Théodicée : « Discours sur la 
Conformité de la Foi avec la Raison, » 


112 LA MONADOLOGIE 


ou cela est. en nous, et c'est ainsi qu'en pensant à nous, nous pen- 
sons à l'Étre, à la Substance, au simple ou au composé, à l'immaté- 
riel et à Dieu méme, en concevant quc ce qui est borné en nous est 
en lui sans bornes. Et ces actes réflexifs fournissent les objets prin- 
cipaux de nos raisonnements. (Théod., Préf. 4, a.) 

31. Nos raisonnements sont fondés sur deux grands principes, 
celui de la contradiction, en vertu duquel nous jugeons faux ce 
quiest enveloppe, et vrai ce qui est opposé ou contradictoire 
au faux. (8S 44, 196.) 

39. Et celui de la ra: on suffisante, en vertu duquel nous considé- 
rons qu'aucun fait ne saurait se trouver vrai ou existant, aucune énon- 
ciation véritable, sans qu'il y ait une raison suffisante, pourquoi il 
en soit ainsi et non pas autrement, quoique ces raisons le plus sou- 
vent ne puissent point nous être connues. (SS 44, 196.) 

33. Il y a aussi deux sortes de vérités. celles de Raisonnement et 
celles de Fait. Les vérités de raisonnement sont nécessaires et leur 
opposé est impossible, et celles de fait sont contingentes et leur 
opposé est possible. Quand une vérité est nécessaire, on en peut 
trouver la raison par l'1inalyse, la résolvant en idées et en vérités 
plus simples, jusqu'à ce qu'on vienne aux primitives. (SS 170, 174, 
189, 980, 2892, 367. — Abrégé, obj. 3.) 

34. C'est ainsi que, chez les mathématiciens, les théorèmes de 
spéculation et les canons de pratique sont réduits par l'analyse aux 
Définitions, Axiomes et Demandes. 

35. Et il y a enfin des idées simples, dont on ne saurait donner la 
définition; il y a aussi des axiomes et demandes, en un mot des 
principes primitifs, qui ne sauraient être prouvés et n'en ont point 
besoin aussi, et ce sont les énonciations identiques, dont l'opposé 
contient une contradiction expresse. (88 36, 37, 44, 45, 49, 52, 194, 
122, 337, 340, 444.) 

36. Mais la raison suffisante se doit aussi trouver dans les vérités 
contingentes ou de fait, c'est-à-dire dans Ja suite des choses répan- 
dues par l'univers des créatures, où la résolution en raisons parti- 
culiéres pourrait aller à un détail sans bornes, à cause de la variété 
immense des choses de la nature et de la division des corps à l'infini. 
ll y aune infinité de figures et de mouvements présents et passés, 
qui entrent dans la cause efficiente de mon écriture présente, et il 
y à une infinité des petites inclinations et dispositions de mon âme 
présentes et passées, qui entrent dans la cause finale. 


THÈSES DE PHILOSOPHIE 113 


37. Et comme tout ce détail n'enveloppe que d'autres contingents 
antérieurs ou plus détaillés, dont chacun a encore besoin d'une 
analyse semblable pour en rendre raison, on n'en est pas plus 
avancé, et il faut que la raison suffisante ou derniére soit hors de la 
suite ou séries de ce détail des contingences, quelque infini qu'il 
pourrait étre. 

38. Et c'est ainsi que la derniere raison des choses doit étre dans 
une substance nécessaire dans laquelle le détail des changements 
ne soit qu'éminemment, comme dans la source, et c'est ce que 
nous appelons Dieu. (8 7.) 

39. Or cette substance étant une raison suffisante de tout ce dé- 
tail, lequel aussi est lié par tout, il n'y à qu'un Dieu et ce Dieu 
suffit. 

40. On peut juger aussi que cette substance supréme qui est 
unique, universelle et nécessaire, n'ayant rien hors d'elle qui en soit 
indépendant, et étant une suite simple de l'étre possible, doit 
être incapable de limites et contenir tout autant de réalité qu'il est 
possible. 

41. D'où il s'ensuit que Dieu est absolument parfait, la perfection 
n'étant autre chose que la grandeur de la réalité positive prise pré- 
cisément, en mettant à part les limites ou bornes dans les choses 
qui en ont. Et là, où il n'y a point de bornes, c'est-à-dire en Dieu, la 
perfection est absolument infinie. (8 22, Préf. 4, «.) 

42. Il s'ensuit aussi que les créatures ont leurs perfections de 
l'influence de Dieu, mais qu'elles ont leurs imperfections de leur 
nature propre incapable d'étre sans bornes. Car c'est en cela qu'elles 
sont distinguées de Dieu. Cette imperfection originale des créatures 
se remarque dans l'inertie naturelle des corps. (8S 20, 27-30, 153, 
167, 371 et suiv.) (1). 

43. Il est vrai aussi qu'en Dieu est non seulement la source des 
existences, mais encore celle des essences, en tant que réelles, ou de 
ce qu'il y a de réel dans la possibilité. C'est parce que l'entendement 
de Dieu est la région des vérités éternelles ou des idées dont elles 
dépendent, et que sans lui il n'y aurait rien de réel dans les possi- 
bilités, et non seulement rien d'existant, mais encore rien de pos- 
sible. (3 20.) 

44. Car il faut bien que, s'il y a une réalité dans les essences 


(1) Ce dernier membre de phrase manque dans le manuscrit autographe, 
mais a été ajouté par Leibniz dans l'une des copies. 


714 LA MONADOLOGIE 


ou possibilités, ou bien dans les vérités éternelles, cette réalité soit 
fondée en quelque chose d'existant et d'actuel, et par conséquent 
dans l'existence de l'étre nécessaire, dans lequel l'essence ren- 
ferme l'existence, ou dans lequel il suffit d'étre possible pour étre 
actuel. | 

45. Ainsi Dieu seul ou l'Étre nécessaire a ce privilège, qu'il faut 
qu'il existe, s'il est possible. Et comme rien ne peut empécher la 
possibilité de ce qui n'enferme aucunes bornes, aucune négation et 
par conséquence aucune contradiction, cela seul suffit pour connattre 
l'existence de Dieu a priori. Nous l'avons prouvée aussi par la réalité 
des vérités éternelles. Mais nous venons de la prouver aussi a posle- 
riori, puisque des étres contingents existent, lesquels ne sauraient 
avoir leur raison derniere ou suffisante que dans l'étre nécessaire, 
qui a la raison de son existence en lui-méme. 

46. Cependant il. ne faut point s'imaginer avec quelques-uns, que 
les vérités éternelles, étant dépendantes de Dieu, sont arbitraires et 
dépendent de sa volonté, comme Descartes parait l'avoir pris et puis 
M. Poiret. Cela n'est véritable que des vérités contingentes, dont le 
principe est la convenance ou le choix du meilleur, au lieu que les 
vérités nécessaires dépendent uniquement de son entendement et 
en sont l'objet interne. (88 180, 184, 185, 335, 351, 380.) 

47. Ainsi Dieu seul est l'unité primitive ou la substance simple 
originaire, dont toutes les monades créées ou dérivatives sont des 
productions, et naissent, pour ainsi dire, par des Fulgurations con- 
tinuelles de la divinité de moment à moment, bornées par la récep- 
tivité de la créature à laquelle il est essentiel d’être limite. (SS 382, 
391, 394, 398.) | 

48. Il y a eii Dieu la Puissance, qui est la source de tout, puis la 
Connaissance, qui contient le détail des idées, et enfin la Volonté, qui 
fait les changements ou productions selon le principe du meilleur. 
(8S8 7, 449, 450.) Et c'est ce qui répond à ce qui dans les Monades 
créées fait le sujet ou la base, la faculté perceptive et la faculté 
appétitive. Mais en Dieu ces attributs sont absolument infinis ou par- 
faits, et dans les monades créées ou dans les entéléchies ou perfec- 
tihabiis, comme Hermolaus Barbarus traduisait ce mot, ce n'en sont 
que des imitations à mesure qu'il y a de la perfection. (3 87.) 

49. La créature est dite agir au dehors en tant qu'elle a de la 
perfection, et pátir d'une autre en tant qu'elle est imparfaite. Ainsi 

sub attribue l'action à la Monade en tant qu'elle a des perceptions 





THÉSES DE PHILOSOPIIIE 745 


distinctes et la passion en tant qu'elle en a de confuses. (33 32, 66, 
386.) 

200. Et une créature est plus parfaite qu'une autre en ce qu'on 
trouve en elle ce qui sert à rendre raison à priori de ce qui se passe 
dans l'autre, et c'est par là qu'on dit qu'elle agit sur l'autre. 

51. Mais dans les substances simples ce n'est qu'une influence 
idéale d'une monade sur l'autre, qui ne peut avoir son effet que par 
l'intervention de Dieu, en tant que dans les idées de Dieu une mo- 
nade demande avec raison que Dieu, en réglant les autres dés le 
commencement des choses, ait égard à elle. Car, puisqu'une monade 
créée ne saurait avoir une influence physique sur l'intérieur de 
l'autre, ce n'est que par ce moyen que l'une peut avoir de la dépen- 
dance de l'autre. (33 9, 54, 65, 66, 201. — Abrégé, obj. 3.) 

52. Et c'est par là qu'entre les créatures les actions ct passions 
sont mutuelles. Car Dieu, comparant deux substances simples, 
trouve en chacune des raisons qui l'obligentà y accommoder l'autre, 
et par consequent ce qui est actif à certains égards est passif 
suivant un autre point de considération : actif en tant que ce qu'on 
connait distinetement en lui sert à rendre raison de ce qui se passe 
dans un autre, et passif en tant que la raison de ce qui se passe 
en lui se trouve dans ce qui se connait distinctement dans un autre. 
(NS 66.) | 

33. Or, comme il y a une infinité des univers possibles dans les 
idees de Dieu et qu'il n'en peut exister qu'un seul, il faut qu'il y ait 
une raison suffisante du choix de Dieu, qui le détermine à l'un 
plutót qu'à l'autre. (33 8, 10, 44, 173, 196 et suiv., 225, 411, 4106.) 

4, Et cette raison ne peut se trouver que dans la convenance, 
dans les degrés de perfection que ces mondes contiennent, chaque 
possible ayant droit de prétendre à l'existence à mesure de la perfec- 
tion qu'il enveloppe, (8384, 167,350, 901, 430, 352, 343 et suiv., 354.) 

5». Et c'est ce qui est la cause de l'existence du meilleur que la 
sagesse fait connaitre à Dieu, que sa bonté le fait choisir, et que 

sa puissance le fait produire. (385 8, 78, 80, 84, 119, 204, 206, 208. — 
Abrégé, obj. 1, 8.) 

50. Or cette liaison ou cet accommodement de toutes les choses 
créées à chacune, et de chacune à toutes les autres, fait que chaque 
substance simple a des rapports qui expriment toutes les autres, et 
qu'elle est par conséquent un miroir vivant perpétuel de l'univers. 
(S8 130, 360.) 


116 LA MONADOLOGIE 


57. Et comme une méme ville regardée de différents cótés parait 
tout autre et est comme multipliée perspectivement, il arrive de 
méme que, par la multitude infinie des substances simples, il y a 
comme autant de différents univers, qui ne sont pourtant que les 
perspectives d'un seul selon les différents points de vue de chaque 
monade. | | 

58. Et c’est le moyen d'obtenir autant de variété qu'il est possible. 
mais avec le plus grand ordre qui se puisse, c'est à-dire c'est le 
moyen d'obtenir autant de perfection qu'il se peut. (SS 120, 124, 
241 sqq., 214, 243, 275.) 

59. Aussi n'est-ce que cette hypothèse (que j'ose dire démontrée) 
qui reléve, comme il faut, la grandeur de Dieu ; c'est ce que Mon- 
sieur Bayle reconnut, lorsque dans son Dictionnaire (article Rora- 
rius) il y fit des objections, ou méme il fut tenté de croire que je 
donnais trop à Dieu, et plus qu'il n'est possible. Mais il ne put allé- 
guer aucune raison pourquoi cette harmonie universelle, qui fait 
que toute substance exprime exactement toutes les autres par les 
rapports qu'elle y a, füt impossible. 

60. On voit d'ailleurs dans ce que je viens de rapporter les rai- 
sons a priori pourquoi les choses ne sauraient aller autrement. 
Parce que Dieu en réglant le tout a eu égard à chaque partie, et 
particulièrement à chaque monade, dont la nature étant repré- 
sentative, rien ne la saurait borner à ne représenter qu'une partie 
des choses; quoiqu'il soit vrai que cette représentation n'est que 
confuse dans le détail de tout l'univers et ne peut étre distincte que 
dans une petite partie des choses, c'est-à-dire dans celles qui sont 
ou les plus prochaines ou les plus grandes par rapport à chacune 
des monades; autrement chaque monade serait une divinité. Ce 
n'est pas dans l'objet, mais dans la modification de la connaissance 
de l'objet, que les monades sont bornées. Elles vont toutes confusé- 
ment à l'infini, au tout, mais elles sont limitées et distinguées par 
les degrés des perceptions distinctes. 

61. Et les composés symbolisent en cela avec les simples. 
Car , comme tout est plein, ce qui rend toute la matière liée, et 
comme dans le plein tout mouvement fait quelque effet sur les 
corps distants à mesure de la distance, de sorte que chaque corps 
est affecté non seulement par ceux qui le touchent, et se ressent en 
quelque facon de tout ce qui leur arrive, mais aussi par leur moyen 
se ressent de ceux qui touchent les premiers dont il est touché im- 


-——— 


THESES DE PHILOSOPIHE 111 


médiatement: — il s'ensuit que cette communication va à quelque 
distance que ce soit. Et par conséquent tout corps se ressent de tout 
ce qui se fait dans l'univers, tellement que celui qui voit tout pour- 
rait lire dans chacun ce qui se fait partout et méme ce qui s'est fait 
ou se fera, en remarquant dans le présent ce qui est éloigné, tant 
selon les temps que selon les lieux : séurvotx xavra, disait Hippocrate. 
Mais une âme ne peut lire en elle-même que ce qui y est représenté 
distinctement, elle ne saurait développer tout d'un coup ses replis, 
car ils vont à l'infini. 

62. Ainsi, quoique chaque monade créée représente tout l'univers, 
elle représente plus distinctement le corps, qui lui est affecté par- 
ticulièrement et dont elle fait l'entéléchie : et comme ce corps ex- 
prime tout l'univers par la connexion de toute la matière dans le 
plein, l’âme représente aussi tout l'univers en représentant le corps, 
qui lui appartient d'une manière particulière. (S 400.) 

63. Le corps appartenant à une monade, qui en est l'entéléchie ou 
l'âme, constitue avec l'entéléchie ce qu'on peut appeler un vivant, 
et avec l'âme ce qu'on appelle un animal. Or ce corps d'un vivant ou 
d'un animal est toujours organique, car toute monade étant un mi- 
roir de l'univers à sa mode, et l'univers étant réglé dans un ordre 
parfait, il faut qu'il y ait aussi un ordre dans le représentant, c'est- 
à-dire dans les perceptions de l'àme, et par conséquent dans le corps 
suivant lequel l'univers y est représenté. (S 403.) 

64. Ainsi chaque corps organique d'un vivant est une espéce de 
machine divine, ou d'un automate naturel, qui surpasse infiniment 
tous les automates artificiels. Parce qu'une machine, faite par l'art 
de l'homme, n'est pas machine dans chacune de ses parties. Par 
exenple, la dent d'une roue de laiton a des parties ou fragments, qui 
ne nous sont plus quelque chose d'artificiel et n'ont plus rien qui 
marque de la machine par rapport à l'usage oü la roue était desti- 
née. Mais les machines de la nature, c'est-à-dire les corps vivants, 
Sont encore machines dans leurs moindres parties jusqu'à l'infini. 
C'est ce qui fait la différence entre la Nature et l'Art, c'est-à-dire 
entre l'art divin et le nôtre. (S8 134, 146, 194, 483.) 

65. Et l'auteur de la nature a pu pratiquer cet artifice divin et 
infiniment merveilleux, parce que chaque portion de la matiére 
n'est pas seulement divisible à l'infini, comme les anciens ont re- 
connu, mais encore sous-divisée actuellement sans fin, chaque partie 
en parties, dont chacune a quelque mouvement propre : autrement 


118 LA MONADOLOGIE 


il serait impossible que chaque portion de la matiére püt exprimer 
l'univers. (Prélim. Discours, à 70: Théod., 3 195.) 

66. Par où l'on voit qu'il y a un Monde de créatures, de vivants. 
d'animaux, d'entéléchies, d'ámes dans la moindre partie de la matière. 

67. Chaque portion de la matiére peut étre concue comme un 
jardin plein de plantes, et comme un étang plein de poissons. Mais 
chaque rameau de la plante, chaque membre de l'animal, chaque 
goutte de ces humeurs est encore un tel jardin ou un tel étang. 

68. EL quoique la terre et l'air interceptés entre les plantes du 
jardin, ou l'eau interceptée entre les poissons de l'étang, ne soit 
point plante ni poisson, ils en contiennent pourtant encore, mais le 
plus souvent d'une subtilité à nous imperceptible. 

69. Ainsi il n'y a rien d'inculte, de stérile, de mort dans l'univers. 
point de chaos, point de confusion, qu'en apparence ; à peu près 
comme il en paraitrait dans un étang, à une distance dans laquelle 
on verrait un mouvement confus et grouillement pour ainsi dire de 
poissons de l'étang, sans discerner les poissons mêmes. (Préf. 5.) 

70. On voit par là que chaque corps vivant a une entéléchie domi- 
nante qui est l'âme dans l'animal ; mais les membres de ce corps 
vivant sont pleins d'autres vivants, plantes, animaux, dont chaeun 
a encore son entéléchie ou son âme dominante. 

11. Mais il ne faut point s'imaginer avec quelques-uns, qui avaient 
mal pris ma pensée, que chaque âme a une masse ou portion 
de la matiére propre ou affectée à elle pour toujours, et qu'elle 
posséde par conséquent d'autres vivants inférieurs, destinés toujours 
à son service. Car tous les corps sont dans un flux perpétuel comme 
des riviéres, et des parties y entrent et en sortent continuellement. 

12. Ainsi l'âme ne change de corps que peu à peu et par degrés, 
de sorte qu'elle n'est jamais dépouillée tout d'un coup de tous ses 
organes, eL il y a souvent métamorphose dans les animaux, mais 
jamais Métempsychose, ni transmigration des âmes : il n'y a pas 
non plus des âmes tout à fait séparées, ni de Génies sans corps. 
Dieu seul en est détaché entièrement. (38 90, 134.) 

13. C'est ce qui fait aussi qu'il n'y a jamais ni génération entière, 
ni inort parfaite prise à la rigueur, consistant dans la séparation de 
l'âme. Et ce que nous appelons générations sont des développements 
et des accroissements, comme ce que nous appelons morts sont des 
enveloppements et diminutions. 

74. Les philosophes ont été fort embarrassés sur l'origine des 


THÈSES DE PHILOSOPHIE 719 


formes, Entéléchies ou Ames: mais aujourd'hui, lorsqu'on s'est 
aperçu par des recherches exactes, faites sur les plantes, les insectes 
et les animaux, que les corps organiques dela nature ne sont jamais 
produits d'un chaos ou d'une putréfaction, mais toujours par des 
semences dans lesquelles il y avait sans doutequelque préformation, 
on a jugé que non seulement le corps organique y était déjà avant 
la conception, mais encore une àme dans ce corps et en un mot 
l'animal méme, et que par le moyen de la conception cet animal a 
été seulement disposé à une grande transformation pour devenir un 
animal d'une autre espèce. On voit méme quelque chose d'appro- 
chant hors de la génération, comme lorsque les vers deviennent 
mouches et que les chenilles deviennent papillons, (88 88, 89. Préf. 5 
sqq., SS 90, 187-188, 403, 86, 397.) 

15. Les animaux, dont quelques-uns sont élevés au degré des 
plus grands animaux par le moyen de la conception, peuvent être 
appelés spermatiques; mais ceux d'entre eux, qui demeurent dans 
leur espéce, c'est-à-dire la plupart, naissent, se multiplient et sont 
détruits comme les grands animaux, et il n'y a qu'un petit nombre 
d'élus, qui passe à un plus grand théâtre. 

16. Mais ce n'était que la moitié de la vérité: j'ai donc jugé que, 
si l'animal ne commence jamais naturellement, il ne finit pas natu- 
rellement non plus ; et que non seulement il n'y aura point de géné- 
ration, mais encore point de destruction entière ni mort prise à la 
rigueur. Et ces raisonnements faits a posteriori et tirés des expé- 
riences s'accordent parfaitement avec mes principes déduits a priori 
comme ci-dessus. (S 90.) 

77. Ainsi on peut dire que non seulement l'âme (miroir d'un 
univers indestructible) est indestructible, mais encore l'animal méme, 
quoique sa machine périsse souvent en partie et quitte ou prenne 
des dépouilles organiques. 

18. Ces principes m'ont donné moyen d'expliquer naturellement 
l'union, ou bien la conformité de l'âme et du corps organique. L'âme 
suit ses propres lois, et le corps aussi les siennes; et ils se rencon- 
trent en vertu de l'harmonie préétablie entre toutes les substances, 
puisqu'elles sont toutes des représentations d'un méme univers. 
(Préf., 36; Theod., 83 340, 352, 353, 358.) 

19. Les âmes agissent selon les lois des causes finales par appé- 
titions, fins et moyens. Les corps agissent selon les lois des causes 
efficientes ou des mouvements. Et les deux régnes, celui des causes 


120 LA MONADOLOGIE 


efficientes et celui des causes finales, sont harmoniques entre eux. 

80. Descartes a reconnu que les âmes ne peuvent point donner 
de la force aux corps, parce qu'il y a toujours la méme quantité de 
force dans la matière. Cependant il a cru que l'àme pouvait changer 
la direction des corps. Mais c'est parce qu'on n'a point su de son 
temps la loi de la nature, qui porte encore la conservation de la 
méme direction totale dans la matière. S'il l'avait remarquée, il serait 
tombé dans mon système de l'harmonie préétablie. (Préf., SS 22, 59, 
60, 61, 62, 66, 345, 346 sqq., 354, 355.) 

81. Ce systéme fait queles corps agissent comme si (par impossible) 
il n'y avait point d'àmes, et que les àmes agissent comme s'il n'y 
avait point de corps, et que tous deux agissent comme si l'un influait 
sur l'autre. 

82. Quant aux esprits ou âmes raisonnables, quoique je trouve 
qu'il y a dans le fond la méme chose dans tous les vivants et ani- 
maux, comme nous venons de dire (savoir que l'animal et l'áme ne 
commencent qu'avec le monde et ne finissent pas non plus que le 
monde), — il y a pourtant cela de particulier dans les animaux rai- 
sonnables, que leurs petits animaux spermatiques, tant qu'ils ne sont 
que céla, ont seulement des ámes ordinaires ou sensitives, mais, dés 
que ceux qui sont élus, pour ainsi dire, parviennent par une actuelle 
conception à la nature humaine, leurs ámes sensitives sont élevées 
au degré de la raison et à la prérogative des esprits. (8& 94, 397.) 

83. Entre autres différences qu'il y a entre les âmes ordinaires et 
les esprits dont j'en ai déjà marqué une partie, il y a encore celle-ci 
que les âmes en général sont des miroirs vivants ou images de 
l'univers des créatures, mais que les esprits sont encore images de 
la Divinité méme, ou de l'Auteur méme de la nature, capables de 
connaitre le système de l'univers et d'en imiter quelque chose par 
des échantillons architectoniques, chaque esprit étant comme une 
petite divinité dans son département. (5 147.) 

84. C'est ce qui fait que les esprits sont capables d'entrer dans 
une maniére de société avec Dieu, et qu'il est à leur égard non 
seulement ce qu'un inventeur est à sa machine (comme Dieu l’est 
parrapport aux autres créatures), mais encore ce qu'un prince est 
à ses sujets et méme un pére à sesenfants. 

85. D'où ilest aisé de conclure quel'assemblage detous les esprits 
doit composer la cité de Dieu, c'est-à-dire le plus parfait état qui 
soit possible sous le plus parfait des monarques. (Abrégé, obj.) 


THÈSES DE PHILOSOPHIE 721 


86. Cette cité de Dieu, cette monarchie véritablement universelle 
est un monde moral dans le monde naturel, et ce qu'il y a de plus 
élevé et de plus divin dans les ouvrages de Dieu, et c'est en lui que 
consiste véritablement la gloire de Dieu, puisqu'il n'y en aurait 
point si sa grandeur et sa bonté n'étaient pas connues et admirées 
par les esprits: c'est aussi par rapport à cette cité divine qu'il a pro- 
prement de la bonté, au lieu que sa sagesse et sa puissance se mon- 
trent partout. 

87. Comme nous avons établi ci-dessus une harmonie parfaite entre 
deux règnes naturels, l'un des causes efficientes, l'autre des finales, 
nous devons remarquer ici encore une autre harmonie entre le règne 
physique de la nature et le règne moral de la grâce, c'est-à-dire 
entre Dieu, considéré comme architecte de la machine de l'univers, 
et Dieu considéré comme monarque de la cité divine des esprits. 
(SS 02, 74, 118, 218, 119, 130, 247.) 

88. Cette harmonie fait que les choses conduisent à la grâce par 
les voies mémes de la nature, et que ce globe par exemple doit étre 
détruit et réparé par les voies naturelles dans les moments que le 
demande le gouvernement des esprits pour le châtiment des uns et 
la récompense des autres. (33 18 sqq., 110, 244-945, 340.) 

89. On peut dire encore que Dieu comme architecte contente en 
tout Dieu comme législateur, et qu'ainsi les pechés doivent porter 
leur peine avec eux par l'ordre de la nature, et en vertu méme de la 
structure mécanique des choses, et que de méme les belles actions 
s'attireront leurs récompenses par des voies machinales par rapport 
aux corps, quoique cela ne puisse et ue doive pas arriver toujours 
sur-le-champ. 

90. Enfin sous ce gouvernement parfait il n'y aurait point de 
bonne action sans récompense, point de mauvaise sans châtiment, 
et tout doit réussir au bien des bons, c'est-à-dire de ceux qui ne 
sont point. des mécontents dans ce grand état, qui se fient à la Pro- 
vidence, aprés avoir fait leur devoir, et qui aiment et imitent, comme 
il faut, l'auteur de tout bien, se plaisant dansla considération de ses 
perfections suivant la nature du pur amour véritable, qui fait prendre 
plaisir à la félicité de ce qu'on aime. C'est ce qui fait travailler les 
personnes sages et vertueuses à tout ce qui parait conforme à la vo- 
lonté divine présomptive ou antécédente, et se contenter cependant 
de ce que Dieu fait arriver effectivement par sa volonté secrete. con- 
sequente et décisive, en reconnaissant que, si nous pouvions entendre 


PatL JANET, — Leibniz. 1-46 


122 LA MONADOLOGIE 


assez l'ordre de l'univers, nous trouverions qu'il surpasse tous les 
souhaits des plus sages, et qu'il est impossible de le rendre meilleur 
qu'il est, non seulement pour le tout en général, mais encore pour 
nous-mémes en particulier, si nous sommes attachés comine il faut 
à l'auteur du tout, non seulement comme à l'architecte et à la cause 
efficiente de notre être, mais encore comme à notre Maitre et à la 
cause finale qui doit faire tout le but de notre volonté, et peut seul 
faire notre bonheur. (Préf. 4, 8 278.) 


PRINCIPES DE LA NATURE ET DE LA GRACE 


FONDÉS EN RAISON 


1114 


L'Europe savante, 1718, nov. art. VI. 


1. La substance est un étre capable d'action. Elle est simple ou 
composée. La substance simple est celle qui n'a point de parties. La 
composée est l'assemblage des substances simples, ou des monades. 
Monas est un mot grec, qui signifie l'unité, ou ce qui est un. 

Les composés, ou les corps, sont des multitudes ; et les substances 
simples, les vies, les àmes, les esprits sont des unités. Et il faut 
bien qu'il y ait des substances simples partout, parce que sans les 
simples il n'y aurait point de composés; et par conséquent toute la 
nature est pleine de vie. 

9. Les monades, n'ayant point de parties, ne sauraient ètre for- 
mées ni défaites. Elles ne peuvent commencer ni finir naturelle- - 
ment; et durent par conséquent autant que l'univers, qui sera 
changé, mais qui ne sera point détruit. Elles ne sauraient avoir des 
figures ; autrement elles auraient des parties. Et par conséquent 
une monade en elle-méme, et dans le moment, ne saurait être dis- 
cernée d'une autre que par les qualités et actions internes, lesquelles 
ne peuvent étre autre'chose que ses perceptions (c'est-à-dire les 
représentations du composé, ou de ce qui est dehors dans le sim- 
ple), et ses appétitions (c'est-à-dire ses tendances d'une perception 
à l'autre), qui sont les principes du changement. Car la simplicité 
de la substance n'empéche point la multiplicité des modifications, 
qui se doivent trouver ensemble dans cette même substance simple, 
et elles doivent consister dans la variété des rapports aux choses 
qui sont au dehors. 

C'est comme dans un centre ou point, tout simple qu'il est, se 


125 PRINCIPES DE LA NATURE ET DE LA GRACE 


trouvent une infinité d'angles formés par les lignes qui y concourent. 

3. Tout est plein dans la nature. ll y à des substances simples. 
séparees effectivement les unes des autres par des actions propres, 
qui changent continuellement leurs rapports ; et chaque substance 
simple ou monade, qui fait le centre d'une substance composée 
(comme, par exemple, d'un animal), et le principe de son unicité, 
est environnée d'une masse composée par une infinité d'autres mo- 
nades, qui constituent le corps propre de cette monade centrale, 
suivant les affections duquel elle représente, comme dans unc ma- 
nière de centre, les choses qui sont hors d'elle. Et ce corps est orga- 
nique, quand il forme une maniere d'automate ou de machine de 
la nature, qui est machine non seulement dans le tout. mais encore 
dans les plus petites parties qui se peuvent faire remarquer. Et 
comme à cause de la plénitude du monde tout estlié, et chaque corps 
agit sur chaque autre corps, plus ou moins, selon la distance, et en 
est affecté par réaction, il s'ensuit que chaque monade est un mi- 
roir vivant, ou doué d'action interne, représentatif de l'univers, 
suivant Son point de vue, et aussi réglé que l'univers même. Ft les 
perceptions dans la monade naissent les unes des autres par les lois 
des appétits, ou des causes finales du bien ou du mal qui consistent 
dans les perceptions remarquables, réglées ou déréglées, comme les 
changements des corps, et les phénomenes au dehors naissent les 
uns des autres par les lois des causes efficientes, c'est-à-dire des 
mouvements. Ainsi il y à. une harmonie parfaite entre les percep- 
tions de la monade et les mouvements des corps, préétablie d'abord 
entre le système des causes efficientes et celui des causes finales. 
Et c'est en cela que consiste l'accord et l'union physique de l'áme 
et du corps, sans que l'un puisse changer les lois de l'autre. 

4. Chaque monade, avec un corps particulier, fait une substance 
vivante. Ainsi il n'y a pas seulement de la vie partout, jointe aux 
membres ou organes ; mais méme il y a une infinité de degrés dans 
les monades, lesunes dominant plus ou moins sur les autres. Mais 
quand la monade a des organes si ajustés que par leur moven il v a 
du relief et du distingué dans les impressions qu'ils recoivent, et 
par conséquent. daus les perceptions qui les représentent (comme 
par exemple, lorsque par le moyen de la figure des humeurs des 
yeux, les ravons de la lumière sont concentrés et agissent avec plus 
de force), cela peut aller jusqu'au sentiment, c'est-à-dire jusqu'à 
une perception accompagnée de mémoire, à savoir, dont un certain 


FONDÉS EN RAISON 725 


écho demeure longtemps pour se faire entendre dans l’occasion ; et 
un tel vivant est appelé animal, comme sa monade est appelée une 
âme. Et quand cette âme est élevée jusqu'à la raison, elle est quel- 
que chose de plussublime, et on la compte parmi les esprits, comme 
il sera expliqué tantót. 

Tt est vrai que les animaux sont quelquefois dans l'état de simples 
vivants, etleurs âmes dans l'état de simples monades, savoir, quand 
leurs perceptions ne sont pas assez distinguées, pour qu'on s'en 
puisse souvenir, comme il arrive dans un profond sommeil sans 
songes, ou dans un évanouissement; mais les perceptions devenues 
entièrement confuses se doivent redévelopper dans les animaux 
par les raisons que je dirai tantót. Ainsi ilest bon de faire distinc- 
tion entre la perception, qui est l'état intérieur de la monade repré- 
sentant les choses externes, et l'aperception qui est la conscience, 
ou la connaissance réflexive de cet état intérieur, laquelle n'est point 
donnée à toutes les ámes, ni toujours à la méme áme. Et c'est faute 
de cette distinction que les cartésiens ont manqué, en comptant 
pour rien les perceptions dont on ne s'apercoit pas, comme le peuple 
compte pour rien les corps insensibles. C'est aussi ce qui a fait 
croire aux mémes cartésiens que les seuls esprits sont des monades, 
qu'il n'y a point d'âme des bêtes, etencore moins d'autres principes 
de vie. Et comme ils ont trop choqué l'opinion commune des 
hommes, en refusant le sentiment aux bêtes, ils se sont trop accom- 
modés au contraire aux préjugés du vulgaire, en confondant un 
long étourdissement, qui vient d'une grande confusion des percep- 
lions avec une mort à la rigueur où toute la perception cesserait ; 
ce qui a confirmé l'opinion mal fondée de la destruction de quelques 
âmes, et le mauva ntiment de quelques esprits forts prétendus, 
qui ont combattu l'immortalité de la nótre. 

5. Hl y a une liaison dans les perceptions des animaux qui a. quel- 
que ressemblance avec la raison ; mais elle n'est fondée que dans 
la mémoire des faits, et nullement dans la connaissance des causes. 
C'est ainsi qu'un chien fuit le báton dont il a été frappé, parce que 
la mémoire lui représente la douleur que ce bâton lui a causée. Et 
les hommes, en tant qu'ils sont empiriques, c'est-à-dire dans les 
rois quarts de leurs actions, n'agissent que comme des bêtes ; par 
exemple, on s'attend qu'il fera jour demain, parce que l'on a toujours 
expérimenté ainsi. ll n'y a qu'un astronome quile prévoie par rai- 
son ; et même cette prédiction manquera enfin, quand la cause du 


























136 PRINCIPES DE LA NATURE ÉT DE LA GRACE 


jour, qui n'est point éternelle, cessera. Mais le raisonnement véri- 
table dépend des vérités nécessaires ou éternelles ; comme sont 
celles de la logique, des nombres, de la géométrie, qui font la. con- 
nexion indubitable des idées, et les conséquences immanquables. Les 
animaux où ces conséquences ne se remarquent point sont appelés 
bétes; mais ceux qui connaissent ces vérités nécessaires sont pro- 
prement ceux qu'on appelle animaux raisonnables, et leurs âmes sont 
appelées esprits. Ces âmes sont capables de faire des actes réflexifs, et 
de considérer ce qu'on appelle moi, substance monade, âme, esprit ; 
en un mot, les choses et les vérités immatérielles. Et c'est ce qui nous 
rend susceptibles des sciences ou des connaissances démonstratives. 

6. Les recherches des modernes nous ont appris, et la raison l'ap- 
prouve, que les vivants dont les organes nous sont connus, c'est-à- 
dire les plantes et les animaux, ne viennent point d'une putréfaction 
ou d'un chaos comme les anciens l'on crut, mais de semences pré- 
formées, et par conséquent de la transformation des vivants pré- 
existants. ll y a de petits animaux dans les semences des grands, 
qui, par le moyen de la conception, prennent un revêtement nou- 
veau qu'ils s'approprient, et qui leur donne moyen de se nourrir et 
de s'agrandir pour passer sur un plus grand théâtre, et faire la pro- 
pagation du grand animal. ll est vrai que les ámes des animaux 
spermatiques humains ne sont point raisonnables, et ne le devien- 
nent que lorsque la conception détermine ces animaux à la nature 
humaine. Et comme les animaux généralement ne naissent point 
entiérement dans la conception ou génération, ils ne périssent pas 
entiérement non plus dans ce que nous appelons mort ;car il est 
raisonnable que ce qui ne commence pas naturellement ne finisse 
pas non plus dans l'ordre de la nature. Ainsi, quittant leur masque 
ou leur guenille, ils retournent seulement à un théâtre plus subtil, 
où ils peuvent pourtant être aussi sensibles et aussi bien réglés que 
daus le plus grand. Et ce qu'on vient de dire des grands animaux 
a encore lieu dans la génération et la mort des animaux spermati- 
ques plus petits, à proportion desquels ils peuvent passer pour 
grands, car tout va à l'infini dans la nature. 

Ainsi non seulement les àmes, mais encoreles animaux sont in- 
générables et impérissables : ils ne sont que développés, enveloppés, 
revétus, dépouillés, transformés ; les ámes ne quittent jamais tout 
leur corps, et nepassent point d'un corps dans un autre corps qui 
leur soit entiérement nouveau. 


FONDÉS EN RAISON 727 


Il n'y a donc point de métempsycose, mais il y a métamorphose ; 
les animaux changent, prennent et quittent seulement des parties : 
ce qui arrive peu à peu, et par petites parcelles insensibles, mais con- 
tinuellement, dans la nutrition ; et tout d'un coup, notablement, 
mais rarement, dans la conception ou dans la mort, qui font ac- 
quérir ou perdre tout à la fois. 

1. Jusqu'ici nous n'avons parlé qu'en simples physiciens : mainte- 
nant il faut s'élever à la métaphysique, en nous servant du grand 
principe, peu employé communément, qui porte que rien ne se fait 
sans raison suffisante ; c'est-à-dire que rien n'arrive sans qu'il soit 
possible à celui qui connaitrait assez les choses de rendre une raison 
qui suffise pour déterminer pourquoi il en est ainsi, et non pas 
autrement. Ce principe posé, la première question qu'on a droit de 
faire sera : Pourquoi il y a plutót quelque chose que rien ? Car le 
rien est plus simple et plus facile que quelque chose. De plus, sup- 
posé que des choses doivent exister, il faut qu'on puisse rendre rai- 
son pourquoi elles doivent exister ainsi, et non autrement. 

8. Or, cette raison suffisante de l'existence de l'univers ne se sau- 
rait trouver dans la suite des choses contingentes, c'est-à-dire des 
corps et de leurs représentations dans les âmes ; parce que la matière 
étant indifférente en elle-même au mouvement et au repos, et à un 
mouvement tel ou autre, on n'y saurait trouver la raison du mouve- 
ment, et encore moins d'un tel mouvement. Et quoique le présent 
mouvement, qui est dansla matière, vienne du précédent, et celui- 
ci encore d'un précédent, on n'en est pas plus avancé, quand on irait 
aussi loin que l'on voudrait ; car il reste toujours la méme question. 
Ainsi, il faut que la raison suffisante, qui n'ait plus besoin d'une 
autre raison, soit hors de cette suite des choses contingentes, et se 
trouve dans une substance, qui en soit la cause, ou qui soit un être 
nécessaire, portant la raison de son existence avec soi ; autrement on 
n'aurait pas encore une raison suffisante où l'on püt finir. Et cette 
dernière raison des choses est appelée Dieu. 

9. Cette substance simple primitive doit renfermer éminemment 
les perfections contenues dans les substances dérivatives qui en 
sont les effets ; ainsi elle aura la puissance, la connaissance et la 
volonté parfaites, c'est-à-dire elle aura une toute-puissance, une 
omniscience et une bonté souveraines. Et comme la justice, prise 
généralement, n'est autre chose que la bonté conforme àla sagesse, 
il faut bien qu'il y ait aussi une justice souveraine en Dieu. La rai- 


128 PRINCIPES DE LA NATURE ET DE LA GRACE 


son qui a fait exister les choses par lui, les fait encore dépendre de 
lui en existant et en opérant : etelles reçoivent continuellement de 
lui ce qui les fait avoir quelque perfection ; mais ce qui leur reste 
d'impertection vient dela limitation essentielle et originale de la 
créature. | 

10. 11 s'ensuit de la perfection suprême de Dieu qu'en produisant 
l'univers il a choisi le meilleur plan possible, où il y a la plus 
grande variété, avec le plus grand ordre : leterrain, lelieu, le temps 
les mieux ménagés : le plus d'effet produit par les voies les plus sim- 
ples : le plus de puissance, le plus de connaissance, le plus de bon- 
heur et de bonté dansles créatures quel'univers en pouvait admettre. 
Car tous les possibles prétendant à l'existence dans l'entendement 
de Dieu, à proportion de leurs perfections, le résultat de toutes ces 
prétentions doit être le monde actuel le plus parfait qui soit possible. 
Et sans cela il ne serait pas possible de rendre raison pourquoi les 
choses sont allées plutôt ainsi qu'autrement. 

11. La sagesse supréme de Dieu lui a fait choisir surtout les lois 
du mouvement les mieux ajustées et les plus convenables aux rai- 
sons abstraites ou métaphysiques. ll s'y conserve la. méme quantité 
de la force totale et absolue ou de l'action ; la méme quantité de la 
force respective ou de la réaction; la même quantité enfin de la force 
directive. De plus, l'action est toujours égale à la réaction, et l'effet 
entier est toujours équivalent à sa cause pleine. Et il est surprenant 
de ce que, par la seule considération des causes efficientes, ou de la 
matière, on ne saurait rendre raison de ces lois du mouvement dé- 
couvertes de notre temps, et dont une partie a été découverte par 
moi-même. Car j'ai trouvé qu'il y faut recourir aux causes finales, 
et que ees lois ne dependent point du principe dela nécessité comme 
les vérités logiques, arithmétiques et géométriques ; mais du prin- 
cipe de la convenance, c'est-à-dire du choix de la sagesse. Et c'est 
une des plus efficaces et des plus sensibles preuves del'existence de 
Dieu pour ceux qui peuvent approfondir ces choses. 

12. Il suit encore de la perfection de l'auteur suprême que non 
seulement l'ordre de l'univers entier est le plus parfait qui se puisse, 
mais aussique chaque miroir vivant représentant l'univers suivant son 
point de vue, c'est-à-dire que chaque monade, chaque centre subs- 
tantiel, doit avoir ses perceptions et ses appétits les mieux réglés, 
qu'il est compatible avec tout le reste. D'oü il s'ensuitencore que les 
âmes, c'est-à-dire les monades les plus dominantes, ou plutôt les 


FONDÉS EN RAISON 139 


animaux, ne peuvent manquer de se réveiller de l'état d'assoupis- 
sement, où la mort ou quelque autre accident les peut mettre. 

13. Car tout est réglé dans les choses une fois pour toutes avec 
autant d'ordre et de correspondance qu'il est possible ; la supréme 
sagesse et bonté ne pouvant agir qu'avec une parfaite harmonie. Le 
présent est gros de l'avenir : le futur se pourrait lire dans lc passé ; 
l'éloigné est exprimé dans le prochain. On pourrait connaitre la 
beauté de l'univers dans chaque âme, si l'on pouvait déplier tous 
ses replis, qui ne se développent sensiblement qu'avec le temps. 
Mais, comme chaque perception distinete de l'âme comprend une 
infinité de perceptions confuses qui enveloppent tout l'univers, l'àime 
méme ne connait les choses dont elle a perception qu autant qu'elle 
en a des perceptions distinctes et relevées ; et elle a de la perfection 
à mesure de ses perceptions distinctes, 

Chaque âme connait l'infini, connait tout, mais confusément. 
Comme en me promenant sur le rivage dela mer, et entendant le 
grand bruit qu'elle fait, j'entends les bruits particuliers de chaque 
vague, dont le bruit total est composé, mais sans les discerner ; nos 
perceptions confuses sont le résultat des impressions que tout l'uni- 
vers fait sur nous. ll en est de méme de chaque monades. Dieu seul 
a une connaissance distincte de tout ; car il en est la source. On a 
fort bien dit qu'il est comme centre partout ; mais que sa circonfé- 
rence n'est nulle part, toutlui étant présent. immédiatement, sans . 
aucun éloignement de ce centre. 

41. Pour ce qui est de l'âme raisonnable ou de l'esprit, il y a 
quelque chose de plus que dans les monades, ou méme dans les 
simples âmes. Il n'est pas seulement un miroir de l'univers des 
créatures, mais eneore une image de la divinité. L'esprit n'a pas 
seulement une perception des ouvrages de Dieu ; mais il est même 
capable de produire quelque chose qui leur ressemble, quoiqu'en 
petit. Car, pour nc rien dire des merveilles des songes, oü nous in- 
ventons sans peine, et sans en avoir même la volonté, des choses 
auxquelles il faudrait penser longtemps pour les trouver quand on 
veille ; notre âme est architectonique encore dans les actions voloa- 
taires, et, découvrant les sciences suivant lesquelles Dieu a réglé les 
choses (pondere, mensura, numero), elle imite dans son départe- 
ment et dans son petit monde, où il lui est permis de s'exercer, ce 
que Dieu fait dans le grand. 

15. C'est pourquoi tous les esprits, soit des hommes, soit des gé- 


130 PRINCIPES DE LA NATURE ET DE LA GRACE 


nies, entrant en vertu de la raison et des vérités éternelles dans 
une espèce de société avec Dieu, sont des membres de la cité de 
Dieu, c'est-à-dire du plus parfait état, formé et gouverné par le 
plus grand et le meilleur des monarques : où il n'y a point de 
crime sans châtiment, point de bonnes actions sans récompense 
proportionnée ; et enfin autant de vertu et de bonheur qu'il est pos- 
sible ; et cela non pas par un dérangement de la nature, comme si 
ce que Dieu prépare aux âmes troublait les lois des corps, mais par 
l'ordre méme des choses naturelles, en vertu de l'harmonie préétablie 
de tout temps entre les régnes de la nature et de la grâce, entre Dieu 
comme architecte, et Dieu comme monarque; en sorte que la nature 
mene à la grâce, et que la grâce perfectionne la natureen s'en servant. 

16. Ainsi, quoique la raison ne nous puisse point apprendre le 
détail du grand avenir réservé à la révélation, nous pouvons être. 
assurés par cette méme raison que les choses sont faites d'une ma- 
nière qui passe nos souhaits. Dieu étant aussi la plus parfaite et Ja 
plus heureuse, et par conséquent la plus aimable des substances, et 
l'amour pur véritable consistant dans l'état qui fait goûter du plai- 
sir dans les perfections et dans la félicité de ce qu'on aime, cet 
amour doit nous donner le plus grand plaisir dont on puisse étre 
capable, quand Dieu en est l'objet. 

17. Et il est aisé de l'aimer comme il faut, si nous le connaissons 
comme je viens de dire. Car, quoique Dieu ne soit point sensible à 
nos sens externes, il ne laisse pas d’être très aimable, et de donner 
un tres grand plaisir. Nous voyons combien les honneurs font plai- 
sir aux hommes, quoiqu'il ne consiste point dans les qualités des 
sens extérieurs. 

Les martyrs etles fanatiques, quoique l'affection de ces derniers 
soit mal réglée, montrent ce que peut le plaisir de l'esprit ; et, qui 
plus est, les plaisirs mêmes des sens se réduisent à des plaisirs intel- 
lectuels confusément connus. 

:La musique nous charme, quoique sa beauté ne consiste que dans 
les convenances des nombres, et dans le compte, dont nous ne nous 
apercevons pas, et que l'âme nelaisse pas de faire, des battements ou 
vibrations des corps sonnants, qui se rencontrent par certains inter- 
valles. Les plaisirs que la vue trouve dans les proportions sont de la 
méme nature ; et ceux que causent les autres sens reviendront à 
quelque chose de semblable, quoique nous ne puissions pas l'expli- 
quer si distinctement. 


ii. 


FONDÉS EN RAISON 134 


18. On peut méme dire que dés à présent l'amour de Dieu nous 
fait jouir d'un avant-goüt de la félicité future. Et quoiqu'il soit dé- 
sintéressé, il fait par lui-même notre plus grand bieu et intérét, 
quand méme on ne l'y chercherait pas, et quand on ne considércrait 
que le plaisir qu'il donne, sans avoir égard à l'utilité qu'il produit ; 
car il nous donne une parfaite confiance dans la bonté de notre au- 
teur et maitre, laquelle produit une véritable tranquillité de l'esprit ; 
non pas comme chez les stoiciens résolus à une patience par force, 
mais par un contentement présent, qui nous assure méme un bon- 
heur futur. Ft, outre le plaisir présent, rien ne saurait être plus utile 
pour l'avenir, car l'amour de Dieu remplit encore nos espérances, ct 
nous mene dans le chemin du supréme bonheur, parce qu'en vertu du 
parfait ordre établi dans l'univers toutest fait le mieux qu'il est possi- 
ble, tant pour le bien général que pour le plus grand bien particulier 
de ceux qui en sont persuadés, et qui sont contents du divin gouver- 
nement ; ce qui ne saurait manquer dans ceux qui savent aimer la 
source de tout bien. 11 est vrai que la suprême félicité, de quelque 
vision béatifique, ou connaissance de Dieu, qu'elle soit accompagnée, 
ne saurait jamais étre pleine; parce que Dieu étant infini, il ne sau- 

ait étre connu entierement. 

Ainsi notre bonheur ne consistera jamais et ne doit point consis- 
ter dans une pleine jouissance, où il n'y aurait plus rien à désirer 
et qui rendrait notre esprit stupide ; mais dans un progrès perpétuel 
à de nouveaux plaisirs et de nouvelles perfections. 


RECUEIL DE LETTRES 


ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE 


SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 


4715-1716 


Premier écrit de M. Leibniz. Extrait d'une lettre de M. Leibniz à S. A. R 
Madame la princesse de Galles, écrite au mois de novembre 1715. 


1. ll me semble que la religion naturelle même s'affaiblit extréme- 
ment (en Angleterre). Plusieurs font les âmes corporelles, d'autres 
font Dieu lui-méme corporel. 

9. M. Locke et ses sectateurs doutent au moins si les âmes ne 
sont point matérielles et naturellement périssables. 

3. M. Newton dit que l'espace est l'organe dont Dieu se sert 
pour sentir les choses. Mais s'il a besoin de quelque moyen pour 
les sentir, elles ne dépendent donc pas entiérement de lui et ne 
sont point sa production. | 

4. M. Newton et ses sectateurs ont encore une fort plaisante opi- 
nion de l’ouvrâge de Dieu. Selon eux, Dieu a besoin de remonter de 
temps en temps sa montre. autrement elle cesserait d'agir. Il n'a pas 
eu assez de vue, pour en faire un mouvement perpétuel. Cette ma- 
chine de Dieu est méme si imparfaite, selon eux, qu'il est obligé de 
la décrasser de temps en temps par un concours extraordinaire, et 
méme de la raecommoder, comme un horloger son ouvrage, qui 
sera d'autant plus mauvais maitre, qu'il sera plus souvent obligé 
d'y retoucher et d'y corriger. Selon mon sentiment, la méme force 
et vigueur y subsiste toujours, et passe seulement de matière en 
matière, suivant les lois de la nature, et le bel ordre préétabli. 
Et je tiens, quand Dieu fait des miracles, que ce n'est pas pour 
soutenir les besoins de la nature, mais pour ceux de la grâce, 


SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 133 


En juger autrement, ce serait avoir une idée fort basse de la sagesse 
et dela puissance de Dieu. 


Première réplique de M. Clarke. 


{. Ilest vrai, et c'est une chose déplorable, qu'il y a en Angle- 
terre, aussi bien qu'en d'autres pays, des personnes qui nient 
méme la religion naturelle, ou qui la corrompent extrêmement; 
mais, après le déréglement des mœurs, on doit attribuer cela prin- 
cipalement à la fausse philosophie des matérialistes, qui est direc- 
tement combattue par les principes mathématiques de la philoso- 
phie. Il est vrai aussi qu'il y a des personnes qui font lime mate- 
rielle, et Dieu lui-méme corporel; mais ces gens-là se déclarent 
ouvertement contre les principes mathématiques de la philosophie, 
qui sont les seuls principes qui prouvent que la matière est la plus 
petite et la moins considérable partie de l'univers. 

2. II y a quelques endroits, dans les écrits de M.;Locke, qui pour- 
raient faire soupconner, avec raison, qu'il doutait de l'immatérialité 
de l'âme; mais il n'a été suivi en cela que par quelques matérialistes, 
ennemis des principes mathématiques de la philosophie, et qui n'ap- 
prouvent presque rien dans les ouvrages de M. Locke, que ses 
erreurs. 

3. M. le chevalier Newton ne dit pas que l'espace est l'organe dont 
Dieu se sert pour apercevoir les choses; il ne dit pas non plus que 
Dieu ait besoin d'aueun moyen pour les apercevoir. Au contraire, il 
dit que Dieu, étant présent partout, apercoit les choses par sa pré- 
sence immédiate, dans tout l'espace oü elles sont, sans l'intervention 
ou le secours d'aucun organe, ou d'aucun moyen. Pour rendre cela 
plus intelligible, il l'éclaireit par une comparaison. ll dit que comme 
l'âme, étant immédiatement présente aux images qui se forment dans 
le cerveau par le moyen des organes des sens, voit ces images 
comme si elles étaient les mémes choses qu'elles représentent, de 
méme Dieu voit tout par sa présence immédiate, étant actucllement 
présent aux choses mémes, à toutes les choses qui sont dans l'uni- 
vers, comme l'àme est présente à toutes les images qui se forment 
dans le cerveau. M. Newton considère le cerveau et les organes des 
sens comme le moyen par lequel ees images sont formées, et non 
comme le moyen par lequel l'âme voit ou aperçoit ces images, lors- 
qu'elles sont ainsi formées. Et dans l'univers, if ne considère pas les 


134 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE 


choses comme si elles étaient des images formées par un certain 
moyen ou par des organes; mais comme des choses réelles, que 
Dieu lui-même a formées, et qu'il voit dans tous les lieux où elles 
sont, sans l'intervention d'aucun moyen. C'est tout ce que M. New- 
ton a voulu dire par la comparaison, dont il s'est servi, lorsqu'il 
suppose que l'espace infini est, pour ainsi dire, le Sensorium de 
l'Étre qui est présent partout. 

4. Si parmi les hommes, un ouvrier passe avec raison pour étre 
d'autant plus habile, que la machine qu'il a faite continue plus long- 
temps d'avoir un mouvement réglé, sans qu'elle ait besoin d'être 
retouchée, c'est parce que l'habileté de tous les ouvriers humains ne 
consiste qu'à composer et à joindre certaines piéces, qui ont un 
mouvement dont les principes sont tout à fait indépendants de l'ou- 
vrier ; comme les poids et les ressorts, etc., dont les forces ne sont 
pas produites par l'ouvrier, qui ne fait que les ajuster et les joindre 
ensemble. Mais il en est tout autrement à l'égard de Dieu, qui non 
seulement compose et arrange les choses, mais encore est l'auteur 
dc leurs puissances primitives, ou de leurs forces mouvantes, e: les 
conserve perpétuellement. Et par conséquent, dire qu'il ne se fait 
rien sans sa providence et son inspection, ce n'est pas avilir son 
ouvrage, mais plutót en faire connaitre la grandeur et l'excellence. 
L'idée de ceux qui soutiennent que le monde est une grande ma- 
chine qui se meut sans que Dieu y intervienne, comme une horloge con- 
tinue de se mouvoir sans le secours de l'horloger ; cette idée, dis-je, 
introduit le matérialisme et la fatalité ; et, sous prétexte de faire de Dieu 
unc /ntelligentia Supramundana, elle tend effectivement à bannir du 
monde la providence et le gouvernement de Dieu. J'ajoute que par 
la méme raison qu'un philosophe peut s'imaginaer que tout se passe 
dans le monde, depuis qu'il a été créé, sans que la Providence y ait 
aucune part, il ne sera pas difficile à un pyrrhonien de pousser les 
raisonnements plus loin, et de supposer que les choses sont allées 
de toute éternité, comme elles vont présentement, sans qu'il soit né- 
cessaire d'admettre une création, ou un autre auteur du monde, que 
ce que ces sortes de raisonneurs appellent la nature trés sage et éter- 
nelle. Si un roi avait un royaume, où tout se passerait, sans qu'il y 
intervint, et sans qu'il ordonnát de quelle maniere les choses se 
feraient ; ce ne serait. qu'un royaume de nom par rapport à Jui ; 
et il ne mériterait pas d'avoir le titre de roi ou gouverneur. Et 
comme on pourrait soupconner avec raison que ceux qui pré- 


SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 135 


tendent que dans un royaume les choses peuvent aller parfai- 
tement bien, sans que le roi s'en méle ; comme on pourrait, dis-je, 
soupconner qu'ils ne seraient pas fâchés de se passer du roi; de 
méme on peut dire que ceux qui soutiennent que l'univers n'a 
pas besoin que Dieu le dirige et le gouverne continuellement 
avancent une doctrine qui tend à le bannir du monde. 


Second écrit de M. Leibniz, ou réplique au premier écrit de M. Clarke. 


1. On a raison de dire dans l'écrit donné à madame la princesse 
de Galles, et que Son Altesse Royale m'a fait la grâce de m'envoyer, - 
qu'aprés les passions vicieuses les principes des matérialistes con- 
tribuent beaucoup à entretenir l'impiété. Mais je ne crois pas qu'on 
ait sujet d'ajouter que les principes mathématiques de la philoso- 
phie sont opposés à ceux des matérialistes, Au contraire, ils sont 
les mêmes ; excepté que les matérialistes, à l'exemple de Démo- 
crite, d'Epicure et de IIobbes, se bornent aux seuls principes ma- 
thématiques, et n'admettent que des corps; et que les mathématiciens 
chrétiens admettent encore des substances immatérielles. Ainsi ce 
ne sont pas les principes mathématiques, selon le sens ordinaire de 
ce terme, mais les principes métaphysiques, qu'il faut opposer à ceux 
des matérialistes. Pythagore, Platon, et en pàrtie Aristote, en ont eu 
quelque connaissance ; inais je prétends les avoir établis démonstra- 
tivement, quoique exposés populairement, dans ma Théodicée. Le 
grand fondement des mathématiques est le principe de la contradic- 
tion, ou de l'identité, c'est-à-dire qu'une énonciation ne saurait être 
vraie et fausse n méme temps ; et qu'ainsi À est À, et ne saurait 
être non À. Et ce seul principe suffit pour démontrer toute l'arith- 
métique et toute la géométrie, c'est-à-dire tous les principes ma- 
thématiques. Mais, pour passer de la mathématique à la physique, il 
faut encore un autre principe, comme j'ai remarqué dans ma Théo- 
dicee ; c’est le principe de la raison suffisante ; c'est que rien n'ar- 
rive, sans qu'il y ait une raison pourquoi cela est ainsi plutôt qu'au- 
trement. C'est pourquoi Archimède, en voulant passer de la mathé- 
matique à la physique dans son livre de l'Équilibre, a été obligé 
d'employer un cas particulier du graud principe de la raison suffi- 
sante. 1l prend pour accordé que, s'il y a une balance où tout soit de 
méme de part et d'autre et si l'on suspend aussi des poids égaux 
de part et d'autre aux deux extrémités de cette balance, le tout 


136 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE 


demeurera en repos. C'est parce qu'il n y a aucune raison pourquoi 
un cóté descende plutót que l'autre. Or par ce principe seul, savoir 
qu'il faut qu'il y ait une raison suffisante pourquoi les choses sont 
plutôt ainsi qu'autrement, se démontre la divinité, et tout le reste 
de la métaphysique, ou .de la théologie naturelle; et méme en 
quelque facon les principes physiques indépendants de la mathéma- 
tique, c'est-à-dire les principes dynamiques, ou de la force. 

9. On passe à dire que, selon les principes mathématiques, c'est- 
à-dire selon la philosophie de M. Newton :car les principes mathe- 
matiques n'y décident rien), là. matière est la partie la. moins 
considérable de l'univers. C'est qu'il admet, outre la maticre, un 
espace vide; et que, selon lui, la matière n'oceupe qu'une très 
petite partie de l'espace. Mais Démocrite et Épicure ont soutenu la 
méine chose, excepté qu'ils différaient en cela de M. Newton du 
plus au moins ; et que peut-étre, selon eux, il y avait plus de matiere 
dans le monde que selon M. Newton. En quoi je crois qu'ils étaient 
préférables ; ear plus il y a de la matière, plus y a-t-il de l'occasion 
à Dieu d'exercer sa sagesse et sa puissance; el c'est pour cela, 
entre autres raisons, que je tiens qu'il n'y a point de vide du tout. 

3. li se trouve expressément dans Fappendice de l'optique de 
M. Newton que l'espace est le sensorium de Dieu. Or le mot senso- 
rium a toujours signifié l'organe dela sensation. Permis à lui et à ses 
amis de s'expliquer maintenant tout autrement. Je ne m'y oppose pas. 

4. On suppose que la présence de l'âme suffit pour qu'elle s'aper- 
coive de ce qui se passe dans le cerveau ; mais c'est justement ce 
que le Père Malebranche et toute. l'école cartésienne nie, et a raison 
de nier. I1 faut tout autre chose que la seule présence, pour qu'une 
chose représente ce qui se passe dans l'autre. 11 faut pour cela quel- 
que communication explicable, quelque manière d'influence. L'es- 
pace, selon M. Newton, est intimement présent au corps quil 
contient, et qui est commensuré avec lui ; s'ensuit-il pour cela que 
l'espace s'apercoive de ce qui se passe dans le corps, et qu'il s'en 
souvienne après que le corps en sera sorti ? Outre que l'àme, étant 
indivisible, sa présence immédiate qu'on pourrait s'imaginer dans 
le corps ne serait que dans un point. Comment donc s'apercevrait- 
elle de ce qui se fait hors de ce point ? Je prétends d’être le premier 
qui ait montré comment l'âme s'aperçoit de ec qui se passe dans le 
corps. 

». La raison pourquoi Dieu s'aperçoit de tout n'est pas sa simple 


SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 137 


présence, mais encore son opération ; c'est parce qu'il conserve les 
choses par une action qui produit continuellement ce qu'il y a 
de bonté et de perfection en elles. Mais les ámes n'ayant point 
d'influence immédiate sur les corps, ni les corps sur les âmes, 
leur correspondance mutuelle ne saurait être expliquée par la pré- 
sence. 

6. La véritable raison qui fait louer principalement une machine 
est plutôt prise de l'effet de la machine que de sa cause. On ne s'in- 
forme pas tant de la puissance du machiniste que de son artifice. 
Ainsi la raison qu'on allégue pour louer la machine de Dieu, de ce 
qu'il l'a faite tout entiére, sans avoir emprunté de la matiere du 
dchors, n'est point suffisante. C'est un petit détour, où l'on a été 
forcé de recourir. Et la raison qui rend Dieu préférable à un autre 
machiniste n'est pas seulement parce qu'il fait le tout, au lieu que 
l'artisan a besoin de chercher sa matiére : cette préférence viendrait 
seulement de la puissance ; mais il y a une autre raison de l'excel- 
lence de Dieu, qui vient encore de la sagesse. C'est que sa machine , 
dure aussi plus longtemps, et va plus juste que celle de quelque 
autre machiniste que ce soit. Celui qui achéte la montre ne se sou- 
cie point si l'ouvrier l'a faite tout entiére, ou s'il en a fait faire les 
pieces: par d'autres ouvriers, et les a seulement ajustées ; pourvu 
qu'elle aille comme il faut. Et si l'ouvrier avait recu de Dieu le don 
jusqu'à créer la matiére des roues, on n'en serait point content, s'il 
n'avait recu aussi le don de les bien ajuster. Et de méme, celui qui 
voudra étre content de l'ouvrage de Dieu ne le sera point par la 
seule raison qu'on nous allégue. 

1. Ainsi il faut que l'artifice de Dieu ne soit point inférieur à 
celui d'un ouvrier; il faut méme qu'il aille infiniment au delà. La 
simple production de tout marquerait bien la puissance de Dieu ; 
mais elle ne marquerait point assez sa sagesse. Ceux qui soutien- 
dront le contraire tomberont justement dans le défaut des maté- 
rialistes et de Spinoza, dont ils protestent de s'éloigner. Ils recon- 
naitraient de là. puissance, mais non pas assez de sagesse dans le 
principe des choses. 

8. Je ne dis point que le monde corporel est une machine ou une 
montre qui va sansl'interposition de Dieu, et je professe assez que les 
créatures ont besoin de son influence continuelle ; mais je soutiens 
que c'est une montre qui va sans avoir besoin de sa correction, au- 
trement il faudrait dire que Dieu se ravise. Dieu a tout prévu, il a 


PAUL JANET. — Leibniz. 1-47 


758 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE 


AI 


remédié à tout par avance. ll y a dans ses ouvrages une harmonie, 
une beauté déjà préétablies. 

Y. Ce sentiment n'exclut point la providence ou le gouvernement 

. de Dieu : au contraire, cela le rend parfait. Une véritable providence 
de Dieu demande une parfaite prévoyance: mais de plus elle de- 
mande aussi, non seulement qu'il ait tout prévu, mais aussi qu'il 
ait pourvu à tout par des remédes conveuables préordonnés : autre- 
ment il manquera ou de sagesse pour le prévoir, ou de puissance 
pour y pourvoir. H ressemblera à un Dieu socinien, qui vit du jour 
à la journée, comme disait M. Jurieu. Il est vrai que Dieu, selon 
les sociniens, manque méme de prévoir les inconvénients ; au lieu 
que, selon ces Messieurs qui l'obligent à se corriger, il manque d'y 
pourvoir. Mais il me seinble que c'est encore un manquement bien 
grand ; il faudrait qu'il manquât de pouvoir ou de bonne volonté. 

10. Je ne crois point qu'on me puisse reprendre avec raison, 
d'avoir dit que Dieu est /ntelligenti« Supramundana. Diront-ils qu'il 
est Inlelligentia Mundana, c'est-à-dire qu'il est l'ime du monde ? 
J'espere que non. Cependant ils feront bien de se garder d'y donner 
sans y penser. 

11. La comparaison d'uu roi, chez qui tout irait sans qu'il s'en 
mélât, ne vient point à propos ; puisque Dieu conserve toujours les 
choses, et qu'elles ne sauraient subsister sans lui : ainsi son royaume 
n'est point nominal. C'est justement comme si l'on disait qu'un roi, 
qui aurait si bien fait élever ses sujets, et les maintiendrait si bien 
dans leur capacité et bonne volonté, par le soin qu'il aurait pris de 
leur subsistance, qu'il n'aurait point besoin de les redresser, serait 
seulement un roi de nom. 

12. Enfin, si Dieu est obligé de corriger les choses naturelles de 
temps en temps, il faut que cela se fasse ou surnaturellement ou na- 
turellement.. Si cela se fait surnaturellement, il faut recourir au 
miracle pour expliquer les choses naturelles ; ce qui est en eflet une 
réduction d'une hypothèse ab absurdum. Car avec les miracles on 
peut rendre raison de tout sans peine. Mais si cela se fait naturelle- 
ment, Dieu ne sera point /utelligena Supramundana, il sera com- 
pris sous la nature des choses ; c'est-à-dire, il sera l'âme du monde. 


Seconde réplique de M, Clarke. 


1. Lorsque j'ai dit que les principes mathématiques de la philo- 
sophie sont contraires à ceux des matérialistes, j'ai voulu dire qu'au 


m. 





SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 739 


lieu que les matérialistes supposent que la structure de l'univers 
peut avoir été produite par les seuls principes mécaniques de la 
matière et du mouvement, de la nécessité et de la fatalité, les prin- 
cipes mathématiques de la philosophie font voir, au contraire, que 
l'état des choses, la constitution du soleil et des planètes, n’a pu être 
produit que par une cause intelligente et libre. À l'égard du mot de 
mathématique ou de métaphysique, on peut appeler, si on le juge à 
propos, les principes mathématiques des principes métaphysiques, 
selon que les conséquences métaphysiques naissent démonstrative- 
ment des principes mathématiques. ll est vrai que rien n'existe sans 
une raison suffisante, et que rien n'existe d'une certaine maniére 
plutót que d'une autre, sans qu'il y ait aussi une raison suffisante 
pour cela ; et par conséquent lorsqu'il n'y a aucune cause, il ne peut 
y avoir aucun effet. Mais cette raison suffisante est souvent la simple 
volonté de Dieu. Par exemple, si l'on considére pourquoi une cer- 
tainc portion ou système de matière a été créée dans un certain lieu, 
et une autre dans un autre certain lieu, puisque tout lieu étant ab- 
solument indiffévent à toute matiére, c'eüt été précisément la méme 
chose vice versa, supposé que les deux portions de matiére ou leurs 
particules soient semblables ; si, dis-je, l'on considére cela, on n'en 
peut alléguer d'autre raison que la simple volonté de Dieu. Et si 
cette volonté ne pouvait jamais agir, sans être prédéterminée par 
quelque cause, comme une balance ne saurait se mouvoir sans le 
poids qui la fait pencher. Dieu n'aurait pas la liberté de choisir ; et 
ce serait introduire la fatalité. 

2. Plusieurs anciens philosophes grecs, qui avaient emprunté 
leur philosophie des Phéniciens, et dont la doctrine fut corrompue 
par Épicure, admettaient en général la matière et le vide. Mais ils ne 
surent pas se servir de ces principes, pour expliquer les phéno- 
ménes de la nature par le moyen des mathématiques. Quelque petite 
que soit la quantité de la matière, Dieu ne manque pas de sujets 
sur lesquels il puisse exercer sa puissance et sa sagesse ; car il y a 
d'autres choses, outre la matiére, qui sont également des sujets 
sur lesquels Dieu exerce sa puissance et sa sagesse. On aurait pu 
prouver, par la méme raison que les bommes ou toute autre espéce 
de créatures doivent étre infinis en nombre, afin que Dieu ne manque 
pas de sujets pour exercer sa puissance et sa sagesse. 

3. Le mot de Sensorium ne signifie pas proprement l'organe, mais 
le lieu de la sensation. L'œil, l'oreille, etc., sont des organes ; mais 


140 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE 


ce ne sont pas des Sensoria. D'ailleurs, M. le chevalier Newton ne 
dit pas que l'espace est un Sensorium; mais qu'il est, par voie de 
comparaison, pour ainsi dire, le Sensorium, etc. 

4. On n'a jamais supposé que la présence de l'àme suffit pour 
la perception : on a dit seulement que cette présence est néces- 
saire afin que l'àme apercoive. Si l'âme n'était pas présente aux 
images des choses qui sont apercues, elle ne pourrait pas les aper- 
cevoir ; mais sa présence ne suffit pas, à moins qu'elle ne soit aussi 
une substance vivante. Les substances inanimées, quoique pré 
sentes, n'apercoivent rien : et une substance vivante n'est capable 
de perception que dans le lieu oü elle est présente, soit aux choses 
mémes, comme Dieu est présent à tout l'univers; soit aux images 
des choses, comme l'âme leur est présente dans son Sensorium. ll 
est impossible qu'une chose agisse, ou que quelque sujet agisse 
sur elle, dans un lieu où elle n'est pas présente; comme il est 
impossible qu'elle soit dans un lieu oü elle n'est pas. Quoique 
l'âme soit indivisible, il ne s'ensuit pas qu'elle n'est présente que 
dans un seul point. L'espace fini ou infini est absolument indivi- 
sible, méme par la pensée ; car on ne peuts'imaginer que ses par- 
ties se séparent l'une de l'autre, sans s'imaginer qu'elles sortent, 
pour ainsi dire, hors d'elles-mémes ; et cependant l'espace n'est pas 
un simple point. 

5. Dieu n'apercoit pas les choses par sa simple présence, ni parce 
qu'il agit sur elles; mais parce qu'il est, non seulement présent par- 
tout, mais encore un étre vivant et intelligent. On doit dire la méme 
chose de l'àme dans sa petite sphere. Ce n'est point par sa simple 
présence, mais parce qu'elle est une substance vivante, qu'elle 
apercoit les images auxquelles elle est présente, et qu'elle ne saurait 
apercevoir sans leur étre présente. 

6 et 7. ll est vrai que l'excellence de l'ouvrage de Dieu ne consiste 
pas seulement en ce que cet ouvrage fait voir la puissance de son 
auteur, mais encore en ce qu il montre sa sagesse. Mais Dieu ne fait 
pas paraitre cette sagesse, en rendant la nature capable de se mou- 
voir sans lui, comme un horloger fait mouvoir une horloge. Cela est 
impossible, puisqu'il n'y a point de forces dans la nature, qui soient 
indépendantes de Dieu, comme les forces des poids et des ressorts 
sont indépendantes des hommes. La sagesse de Dieu consiste donc 
en ce qu'il a formé, dès le commencement, une idée parfaite et 

plete d'un ouvrage, qui a commencé et qui subsiste toujours, 


SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 144 


conformément à cette idée, par l'exercice perpétuel de la puissance 
et du gouvernement de son auteur. 

8. Le mot de correction ou de réforme ne doit pas étre entendu 
par rapport à Dieu, mais uniquement par rapport à nous. L'état 
présent du systéme solaire, par exemple, selon les lois du mouve- 
ment qui sont maintenant établies, tombera un jour en confusion ; 
et ensuite il sera peut-être redressé, ou bien il recevra une nouvelle 
forme. Mais ce changement n'est que relatif, par rapport à notre 
manière de concevoir les choses. L'état présent du monde, le désordre 
où il tombera et le renouvellement dont ce désordre sera suivi 
entrent également dans le dessein que Dieu a formé. 1! en est de la 
formation du monde comme de celle du corps humain. La sagesse 
de Dieu ne consiste pas à les rendre éternels, mais à les faire durer 
aussi longtemps qu'il le juge à propos. 

9. La sagesse et la prescience de Dieu ne consistent pas à préparer 
des remédes par avance, qui guériront d'eux-mémes les désordres 
de la nature. Car, à proprement parler, il n'arrive aucun désordre 
dans le monde, par rapport à Dieu ; et par conséquent, il n'y a point 
de remédes ; il n'y à point méme de forces naturelles qui puissent 
agir d'elles-mémes, comme les poids et les ressorts agissent d'eux- 
mêmes par rapport aux hommes. Mais la sagesse et la prescience 
de Dieu consistent, comme on l'a dit ci-dessus, à former dés le com- 
mencement un dessein, que sa puissance met continuellement en 
exécution. 

10. Dieu n'est point une intelligentia mundana ni une ?ntelli- 
gentia supramundana ; mais une intelligence qui est partout dans 
le monde et hors du monde. Il est en tout, partout, et par-dessus 
tout. 

11. Quand on dit que Dieu conserve les choses, si l'on veut dire 
par là qu'il agit actuellement sur elles, et qu'il les gouverne, en con- 
servant et en continuant leurs êtres, leurs forces, leurs arrange- 
ments et leurs mouvements, c'est précisément ce que je soutiens. 
Mais si l'on veut dire simplement que Dieu, en conservant les 
choses, ressemble à un roi qui créerait des sujets, lesquels seraient 
capables d'agir sans qu'il eût aucune part à ce qui se passerait parmi 
eux ; si c'est là, dis-je, ce que l'on veut dire, Dieu sera un véritable 
créateur, mais il n'aura que le titre de gouverneur. 

12. Le raisonnement que l'on trouve ici suppose que tout ce que 
Dieu fait est surnaturel et miraculeux ; et par conséquent, il tend à 


152 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE 


exclure Dieu du gouvernement actuel du monde. Mais il est certain 
que le naturel et le surnaturel ne diffèrent en rien l'un de l'autre 
par rapport à Dieu : ce ne sont que des distinctions, selon notre 
manière de concevoir les choses. Donner un mouvement réglé au 
soleil (ou à la terre), c'est une chose que nous appelons naturelle : 
arrêter ce mouvement pendant un jour, c'est une chose surnaturelle 
selon nos idées. Mais la dernière de ces deux choses n'est pas l'effet 
d'une plus grande puissance que l'autre ; et par rapport à Dieu, elles 
sont toutes deux également naturelles ou surnaturelles. Quoique 
Dieu soit présent dans tout l'univers, il ne s'ensuit point qu'il soit 
l'âme du monde. L'âme humaine est une partie d'un composé, dont 
le corps est l'autre partie; et ces deux parties agissent mutuelle- 
merit l'une sur l'autre, comme étant les parties d'un méme tout. 
Mais Dieu est dans le monde, non comme une partie de l'univers, 
mais comune un gouverneur. Îl agit sur tout, et rien n'agit sur lui. 
Il n'est pas loin de chacun de nous ; car en lui nous (et toutes les 
choses qui existent; avons la vie, le mouvement et l'étre. 


Troisième écrit de M. Leibniz. ou réponse à la seconde réplique 
de M. Clarke. 


1. Selon la maniére de parler ordinaire, les principes mathéma- 
tiques sont ceux qui consistent dans les mathématiques pures, 
comme nombres, arithmétique, géométrie. Mais les principes mé- 
taphysiques regardent des notions plus générales, comme la cause 
et l'effet. 

2. On m'accorde ce principe important que rien n'arrive sans 
qu'il y aitune raison suffisante pourquoi il en soit plutôt ainsi qu'au- 
trement. Mais on me l'accorde en paroles, et on me le refuse en effet ; 
ce qui fait voir qu'on n'en a pas bien compris toute la force. Et pour 
cela on se sert d'une de mes démonstrations contre l'espace réel 
absolu, idole de quelques Anglais modernes. Je dis idole, non pas 
dans un sens théologique, mais philosophique ; comme le chancelier 
Bacon disait autrefois qu'il y a ?dola tribus, idola specus. 

3. Ces messieurs soutiennent donc que l'espace est un être réel 
absolu : mais cela les mène à de grandes difficultés ; caril parait que 
cet être doit être éternel et infini. C'est pourquoi il y en a qui ont 
cru que c'était Dieu lui-même. ou bien son attribut, son immensité. 
Mais comme il a des parties, ce n'est pas une chose qui puisse con- 


an à à Dieu. 


SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 143 


4. Pour moi. j'ai marqué plus d'une fois que je tenais l'espace 
comme quelque chose de purement relatif, comme le temps; pour 
un ordre des coexistences, comme le temps est un ordre des succes- . 
sions. Car l'espace marque en termes de possibilité un ordre des 
choses qui existent en méme temps, en tant qu'elles existent en- 
semble, sans entrer dans leur maniére d'éxister. Et lorsqu'on voit 
plusieurs choses ensemble, on s'apercoit de cet ordre des choses 
entre ciles. 

5. Pour réfuter l'imagination de ceux qui prennent l'espace pour 
une substance, ou du moins pour quelque étre absolu, j'ai plusieurs 
démonstrations, mais je nc veux me servir à présent que de celle 
dont on me fournit ici l'occasion. Je dis donc que, si l'espace était un 
étre absolu, il arriverait quelque chose dont il serait impossible 
qu'il y etit une raison suffisante, ce qui est encore notre axiome. Voici 
comment je le prouve. L'espace est quelque chose d'uniforme absolu- 
ment; et sans les choses y placées, un point de l'espace ne diffère 
absolument en rien d'un autre point de l'espace. Or il suit de cela 
{supposé que l'espace soit quelque chose en lui-méme outre l'ordre 
des corps entre eux) qu'il est impossible qu'il y ait une raison : 
pourquoi Dieu, gardant les mémes situations des corps entre eux, 
ait placé les corps dans l'espace ainsi ct non pas autrement ; et 
pourquoi tout n'a pas été pris au rehours (par exemple), par un 
échange de l'Orient et de l'Occident. Mais si l'espace n'est autre 
chose que cet ordre ou rapport, et n'est rien du tout sans les corps, 
que la possibilité d'en mettre; ces deux états, l'un tel qu'il est, 
l'autre supposé au rebours, ne différeraient point entre eux. Leur 
différence ne se trouve donc que dans notre supposition chimérique 
de la réalité de l'espace en lui-méme. Mais, dans la vérité, l'un se- 
rait justement la méme chose que l'autre, comine ils sont absolu- 
ment indiscernables ; et par conséquent, il n'y a pas lieu de demander 
la raison de la préférence de l'un à l'autre. 

6. I1 en est de méme du temps. Supposé que quelqu'un demande 
pourquoi Dieu n'a pas tout crée un an plus tôt, et que ce méme per- 
sonnage veuille inférer de là que Dieu a fait quelque chose dont il 
n'est pas possible qu'il y ait une raison pourquoi il l'a faite ainsi 
plutót qu'autrement, on lui répondrait que son illation serait vraie 
si le temps était quelque chose hors des choses temporelles ; car il 
serait impossible qu'il y eüt des raisons pourquoi les choses eussent 
été appliquées plutôt à de tels instants qu'à dantes, Xx SSSSRSSMNSS 


14^ LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE 


demeurant la méme. Mais cela méme prouve que les instants hors 
des choses ne sont rien, et qu'ils neconsistent que dans leur ordre 
successif ; lequel demeurant le méme, l'un des deux états, comme 
celui de l'anticipation imaginée, ne différerait en rien, et ne saurait 
être discerné de l'autre qui est maintenant. 

7. On voit par tout ce que je viens de dire que mon axiome n'a 
pas été bien pris; et qu'en semblant l'accorder on le refuse. Il est 
vrai, dit-on, qu'il n'y 3 rien sans une raison suffisante pourquoi il 
est, et pourquoi il est ainsi plutót qu'autrement : mais on ajoute que 
cette raison suffisante est souventla simple volonté de Dieu ; comme 
lorsqu'on demande pourquoi la matière n'a pas été placée autre- 
ment dans l'espace, les mémes situations entre les corps demeu- 
rant gardées. Mais c'est justement soutenir que Dieu veut quelque 
chose, sans qu'il y ait aucune raison suffisante de sa volonté, contre 
l'axiome, ou la régle générale de tout ce qui arrive. C'est retomber 
dans l'indifférence vague, que j'ai montrée chimérique absolument, 
même dans les créatures, et contraire à la sagesse de Dieu, comme 
s'il pouvait opérer sans agir par raison. 

8. On m'objecte qu'en n'admettant point cette simple volonté, ce 
serait ôter à Dieu le pouvoir de choisir, et tomber dans la fatalité. 
Mais c'est tout le contraire : on soutient en Dieu le pouvoir de choi- 
sir, puisqu'on le fonde sur la raison du choix conforme à sa sagesse. 
Et ce n'est pas cette fatalité (qui n'est autre chose que l'ordre le plus 
sage de la Providence), mais une fatalité ou nécessité brute, qu'il 
faut éviter où il n'y a nisagesse ni choix. , 

9. J'avais remarqué qu'en diminuant la quantité de la matière 
on diminue la quantité des objets où Dieu peut exercer sa bonté. On 
me répond qu'au lieu de la matiére il y a d'autres choses dans le 
vide, oü il ne laisse pas de l'exercer. Soit ; quoique je n'en demeure 
point d'accord ; car je tiens que toute substance créée est accompa- 
gnée de matière. Mais soit, dis-je: jeréponds que plus de matière 
était compatible avec ces mémes choses ; et par conséquent, c'est 
toujours diminuer ledit objet. L'instance d'un plus grand nombre 
d'hommes ou d'animaux ne convient point ; car ils óteraient la place 
à d'autres choses. 

10. Il sera difficile de nous faire accroire que dans l'usage ordinaire 
sensorium ne signifie pas l'organe de la sensation. Voici les paroles 
de Rodolphus Goclenius, dans son : Dictionarium philosophicwn, v. 
Sensilorium : Barbarum Scholasticorum, dit-il, qui interdum sunt 


SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 745 


simia græcorum. Hi dicunt Aïsdrziowuv. Ex quo illi fecerunt sensito 
rium pro sensorio, id est, organo sensetionis. 

11. La simple présence d'une substance, méme animée, ne suffit 
pas pour la perception. Un aveugle et méme un distrait ne voit 
point. Il faut expliquer comment l'âme s'apercoit de ce qui est hors 
d'elle. 

12. Dieu n'est pas présent aux choses par situation, mais par 
essence ; sa présence se manifeste par son opération immédiate. La 
présence de l'âme est tout d'une autre nature. Dire qu'elle est 
diffuse par le corps, c'est la rendre étendue et divisible ; dire qu'elle 
est tout entière en chaque partie de quelque corps, c'est la rendre 
divisible d'elle-même. L'attacher à un point, la répandre par plu- 
sieurs points, tout cela ne sont qu'expressions abusives, /dola 
Tribus. 

13. Si la force active sc perdait dans l'univers par les lois natu- 
relles que Dieu y a établies, en sorte qu'il eût besoin d'une nouvelle 
impression pour restituer cette force, comme un ouvrier qui remédie 
à l'imperfection desa machine ; le désordre n'aurait pas seulement 
lieu à l'égard de nous, mais à l'égard de Dieu lui-même. Il pouvait 
le prévenir et prendre mieux ses mesures, pour éviter un tel incon- 
vénient : aussi l'a-t-il fait en effet. 

14. Quand j'ai dit que Dieu a opposé à de tels désordres des 
remèdes par avance, je ne dis point que Dieu laisse venir les 
désordres, et puis les remèdes ; mais quil à trouvé moyen par 
avance d'empécher les désordres d'arriver. 

15. Ons'applique inutilement à critiquer mon expression, que 
Dieu est /ntelligentia Supramundana. Disant qu'il estau-dessus du 
monde, ce n'est pas nier qu'il est dans le monde. 

16. Je n'ai jamais donné sujet de douter que la conservation de 
Dieu est une préservation et continuation actuelle des êtres, pou- 
voirs, ordres, dispositions et notions ; et je crois l'avoir peut-être 
mieux expliqué que beaucoup d'autres. Mais, dit-on, This is all that 
I contended for ; c'est en cela que consiste toute la dispute. A cela je 
réponds, serviteur trés humble. Notre dispute consiste en bicn 
d'autres choses. La question est: si Dieu n'agit pas le plus régu- 
lierement et le plus parfaitement ? Si sa machine est capable de 
tomber dans les désordres, qu'il est obligé de redresser par des 
voies extraordinaires ? si la volonté de Dieu est capable d'agir sans 
raison ? Si l'espace est un être absolu ? Sur la nature du miracle, et 





146 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE 


quantité de questions semblables, qui font une grande séparation. 
17. Les théologiens ne demeureront point d'accord de la thèse 
qu'on avance contre moi, qu'il n'y a point de différence par rapport 
à Dieu, entre le naturel et le surnaturel. La plupart des philosophes 
l'approuveront encore moins. Il y a une différence infinie ; mais il 
parait bien qu'on ne la pas considérée. Le surnaturel surpasse 
toutes les forces des créatures. Il faut venir à un exemple : en voici 
un que j'ai souvent employé avec succès : si Dieu voulait faire en 
sorte qu'un corps libre se promenát dans l'éther en rond, à l'entour 
d'un certain centre fixe, sansque quelque autre créature agit surlui ; 
je dis que cela ne se pourrait que par miracle, n'étant pas expli- 
cable par les natures des corps. Car un corps libre s'écarte natu- 
rellement de la ligne courbe par la tangente. C'est ainsi que je sou- 
tiens que l'attraction, proprement dite, des corps est une chose 
miraculeuse, ne pouvant pas être expliquée par la nature. 


Troisième réplique de M. Clarke. 


4. Ce que l’on dit ici ne regarde que la signification de certains 
mots. On peut admettre les définitions que l'on trouve ici ; mais cela 
n'empéchera pas qu'on ne puisse appliquer les raisonnements ma- 
thématiques à des sujets physiques et métaphysiques. 

2. [Il est indubitable que rien n'existe sans qu'il v ait une raison 
suffisante de son existence ; et que rien n'existe d'une certaine ma- 
niere plutôt que d'une autre, sans qu'il y ait aussi une raison suff- 
sante de cette manière d'exister. Mais à l'égard des choses qui sont 
indifférentes en elles-mêmes, la simple volonté est une raison suffi- 
sante pour leur donner l'existence, ou pour les faire exister d'une 
certaine manière ; et cette volonté n'a pas besoin d'être déterminée 
par une eause étrangére. Voici des exemples de ce que je viens de 
dire. Lorsque Dieu a créé ou placé une particule de matière dansun 
lieu plutót que dans un autre, quoique tous les lieux soient sem- 
blables, il n'en a eu aucune autre raison que sa volonté. Et supposé 
que l'espace ne füt rien de réel, mais seulement un simple ordre des 
corps, la volonté de Dieu ne laisserait pas d’être la seule possible 
raison pour laquelle trois particules égales auraient été placées ou 
rangees dans l'ordre À, B, C, plutôt que dans un ordre contraire. 
On ne saurait donc tirer de cette indifférence des lieux aucun argu- 
t, qui prouve qu wv 3 point d'espace réel, car les différents 


SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 147 


espaces sont réellement distincts l'un de l'autre, quoiqu'ils soient 
parfaitement semblables. D'ailleurs, si l'on suppose que l'espace 
n'est point réel, et qu'il n'est simplement que l'ordre et l'arrange- 
ment des corps, il s'ensuivra une absurdité palpable. Car selon cette 
idée. si la terre, le soleil et la lune avaient été placés où les étoiles 
fixes les plus éloignées se trouvent à présent (pourvu qu'ils eussent 
été placés dans le méme ordre et à la méme distancel'un de l'autre), 
non seulement c'eüt été la méme chose, comme le savant auteur le 
dit trésbien ; mais il s'ensuivrait aussi que la terre, le soleil et la 
lune seraient en ce cas-là dansle méme lieu, où ils sont présen- 
tement: ce qui est une contradiction manifeste. 

Les Ánciens n'ont point dit que tout espace destitué de corps était 
un espace imaginaire : ils n'ont donné ce nom qu'à l'espace qui est 
au delà du monde. Et ils n'ont pas voulu dire par là que cet espace 
n'est pas réel ; mais seulement que nous ignorons entiórement quelles 
sortes de choses il y a dans cet espace. J'ajoute que les auteurs qui 
ont quelquefois employé le mot d'imaginaire pour marquer que 
l'espace n'était pas réel n'ont point prouvé ce qu'ils avancaient par 
le simple usage de ce terme. 

3. L'espace n'est pas une substance, un être éternel et infini, 
' mais une propriété, ou une suite de l'existence d'un être infini et 
éternel. L'espace infini est l'immensité ; mais l'immen ité n'est pas 
Dieu ; donc l'espace infini n'est pas Dieu. Ce que l'on dit ici des 
parties de l'espace n'est point une difficulté. L'espace infini est. 
absolument et essentiellement indivisible : et c'est une contradiction 
dans les termes que de supposer qu'il soit divisé ; car il faudrait 
qu'il eût un espace entre les parties que l'on suppose divisées ; ce 
qui est supposer que l'espace est divisé et non diviséen méme temps. 
Quoique Dieu soit immense ou présent partout, sa substance n'en 
est pourtant pas plus divisée en parties que son existence l’est par 
la durée. La difficulté que l'on fait ici vient uniquement de l'abus 
du mot de partie. 

4. Si l'espace n'était que l'ordre des choses qui coexistent, il s'en- 
suivrait que, si Dieu faisait mouvoir le monde tout entier en ligne 
droite, quelque degré de vitesse qu'il eût, il ne laisserait pas d'être 
toujours dans le méme lieu ; et que rien ne recevrait aucun choc, 
quoique ce mouvement füt arrété subitement. Etsile temps n'était 
qu'un ordre de succession dans les créatures, il s'ensuivrait que, 
si Dieu avait créé le monde quelques millions d'années gas NX, 


148 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE 


n'aurait pourtant pas été créé plus tót. De plus, l'espace etle temps 
sont des quantités ; ce qu'on ne peut dire de la situation et de 
l'ordre. 

5. On prétend ici que, parce que l'espace est uniforme ou parfai- 
tement semblable, et qu'aucune de ses parties ne diffère de l'autre, 
il s'ensuit que, si les corps qui ont été créés dans un certain lieu 
avaient été créés daus un autre lieu (supposé qu'ils conservassent la 
méme situation entre eux), ils ne laisseraient pas d'avoir été 
créés dans le méme lieu. Mais c'est une contradiction manifeste. 
ll est vrai que l'uniformité de l'espace prouve que Dieu n'a pu avoir 
aucune raison externe pour créer les choses dans un lieu plutót que 
dans un autre ; mais cela empéche-t-il que sa volonté n'ait été une 
raison suffisante pour agir en quelque lieu que ce soit, puisque tous 
les lieux sont indifférents ou semblables, et qu'il y a une bonne 
raison pour agir en quelque lieu ? 

6. Le méme raisonnement, dont je me suis servi dans la section 
précédente, doit avoir lieu ici. 

1 et 8. Lorsqu'il y a quelque différence dans la nature des choses, 
la considération de cette différence détermine toujours un agent 
intelligent et trés sage. Mais lorsque deux manières d'agir sont 
également bonnes, comme dans les cas dont on a parlé ci-dessus, 
dire que Dieu ne saurait agir du tout, et que ce n'est point une im- 
perfection de ne pouvoir agir dans un tel cas, parce que Dieu ne 
peut avoir aucune raison externe pour agir d'une certaine manière 
plutót que d'une autre ; dire une telle chose, c'est insinuer que Dieu 
n'a pas en lui-méme un principe d'action, et qu'il est toujours, pour 
ainsidire, machinalement déterminé par les choses de dehors. 

9. Je suppose que la quantité déterminée de matiére, qui est à 
présent dans le monde, est la plus convenable à l'état présent des 
choses, et qu'une plus grande (aussi bien qu'une plus petite) quan- 
tité de matière aurait été moins convenable à l'état présent du 
monde, et que par conséquent elle n'aurait pas été un plus grand 
objet de la bonté de Dieu. 

10. Il ne s'agit pas de savoir ce que Goclenius entend par le mot 
de Sensorium, mais en quel sens M. le chevalier Newton s'est servi 
de ce mot dans son livre. Si Goclenius croit que l'œil, l'oreille ou 
quelque autre organe des sens est le Sensorium, il se trompe. Mais 
quand uu auteur emploie un terme d'art, et qu'il déclare en quel 
sens il s'en sert, à quoi bon rechercher de quelle manière d'autres 


SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 749 


écrivains ont entendu ce même terme ? Scapula traduit le mot dont 
il s'agit ici Domicilium, c'est-à-dire le lieu ou l'âme réside. 

11. L'âme d'un aveugle ne voit point, parce que certaines obs- 
tructions empêchent les images d'être portées au Sensorium, où elle 
est présente. Nous ne savons pas comment l'àme d'un homme qui 
voit apercoit les images auxquelles elle n'est pas présente; parce 
qu'un étre ne saurait ni agir, ni recevoir des impressions, dans un 
lieu oü il n'est pas. 

12. Dieu étant partout est actuellement présent à tous, essentiel- 
lement et substantiellement. 11 est vrai que la présence de Dieu sc 
manifeste par son opération ; mais cette opération serait impossible 
sans la présence actuelle de Dieu. L'âme n'est pas présente à chaque 
partie du corps; et par conséquent elle n'agit et ne saurait agir par 
elle-méme sur toutes les parties du corps, mais seulement sur le 
cerveau ou sur certains nerfs et sur les esprits, qui agissent sur tout 
le corps, en vertu des lois du mouvement que Dieu a établies. 

13 et 14. Quoique les forces actives qui sont dans l'univers dimi- 
nuent, et qu'elles aient besoin d'une nouvelle impression, ce n'est 
point un désordre ni une imperfection dans l'ouvrage de Dieu ; ce 
n'est qu'une suite de la nature des créatures, qui sont dans la dépen- 
dance. Cette dépendance n'est pas une chose qui ait besoin d'étre 
rectifiée. L'exemple qu'on allègue d'un homme qui fait une machine 
n'a aucun rapport à la matière dont il s'agit ici ; parce que les forces 
en vertu desquelles cette machine continue de se mouvoir sont tout 
à fait indépendantes de l'ouvrier. 

15. On peut admettre les mots d'/ntelligentia Supramundana de 
la maniére dont l'auteur les explique ici. Mais, sans cette explication, 
ils pourraient aisément faire naitre une fausse idée, comme si Dieu 
n'était pas réellement et substantiellement présent partout. 

16. Je réponds aux questions que l'on propose ici : que Dieu agit 
toujours de la manière la plus régulière et la plus parfaite, qu'il n'y 
à aucun désordre dans son ouvrage, que les changements qu'il fait 
dans l'état présent de la nature ne sont pas plus extraordinaires que 
le soin qu'il a de conserver cet état, que lorsque les choses sont en 
elles-mêmes absolument égales et indifférentes, la volonté de Dieu 
peut se déterminer librement sur le choix sans qu'aucune cause étran- 
gere la fasse agir ; et que le pouvoir que Dieu a d'agir de cette ma- 
niere est une véritable perfection. Enfin, je réponds que l'espace ne 
dépend point de l'ordre ou dela situation ou de l'existence des corps. 


750 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE 


17. À l'égard des miracles, il ne s'agit pas de savoir ce que les 
théologiens ou les philosophes disent communément sur cette ma- 
tiere, mais sur quelles raisons ils appuient leurs sentiments. Si un 
miracle est toujours une action qui surpasse la puissance de toutes 
les créatures, il s'ensuivra que si un homme marche sur l'eau, et 
si le mouvement du soleil (ou de la terre) est arrêté, ce ne sera poiut 
un miracle, puisque ces deux choses se peuvent faire sans l'inter- 
vention d'une puissance infinie. Si un corps se meut autour d'un 
centre dans le vide, et si ce mouvement est une chosc ordinaire, 
comme celui des planètes autour du soleil, ce ne sera point un 
miracle, soit que Dieu lui-même produise ce mouvement immédiate- 
ment, ou quil soit produit par quelque créature. Mais si ce mouve- 
ment autour d'un centre est rare et extraordinaire, comme serait 
celui d'un corps pesant, suspendu dans l'air, ce sera également un 
miracle ; soit que Dieu méme produise ce mouvement, ou qu'il soit 
produit par une créature invisible. Enfin, si tout ce qui n'est pas 
l'etlet des forces naturelles des corps, et qu'on ne saurait expliquer 
par ces forces, est un miracle, il s'ensuivra que tous les mouve- 
ments des animaux sont des miracles. Ce qui semble prouver dé- 
monstrativement que le savant auteur a une fausse idée de la nature 
du miracle. 


Quatrieme écrit de M. Leibniz, ou reponse à la troisième réplique 
de M. Clarke. 

1. Dans les choses indifférentes absolument, il n'y a point de 
choix, et par conséquent point d'élection ni de volonté ; puisque le 
choix doit avoir quelque raison ou principe. 

2. Une simple volonté sans aucun motif (a mere will) est une 
fiction non seulement contraire à la perfection de Dieu, mais encore 
chimérique, contradictoire, incompatible avec la définition de la 
volonté, et assez réfutée dans la Théodicée. 

3. Il est indifférent de ranger trois corps égaux ct en tout sem- 
blables, en quel ordre qu'on voudra ; et par conséquent ils ne seront 
jamais ranges par celui qui ne fait rien qu'avec sagesse. Mais aussi, 
étant l'auteur des choses, il n'en produira point, et par conséquent 
il n'y en a point dans la nature. 

4, I n'y a point deux individus indiscernables. Un gentilhomme 
d'esprit de mes amis, en parlant avec moi en présence de Mr: l'Élec- 
trice, dans le jardin de Herrenhausen, crut qu'il trouverait bien deux 


SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 151 


feuilles entièrement semblables. M"* l'Électrice l'en défia, et il cou- 
rut longtemps en vain pour en chercher. Deux gouttes d'eau ou de 
lait, regardées par le microscope, se trouveront discernables. C'est 
un argument contre les atomes, qui ne sont pas moins combattus que 
le vide, par les principes de la véritable métaphysique. 

5. Ces grands principes de la raison suffisante et de l'identité des 
indiscernables changent l'état de la métaphysique, qui devient réelle 
et démonstrative par leur moyen : au lieu qu'autrefois elle ne consis- 
tait presque qu'en termes vides. 

6. Poser deux choses indiscernables est poser la méme chose sous 
deux noms. Ainsi l'hypothèse, que l'univers aurait eu d'abord unc 
autre position du temps et du lieu, que celle qui est arrivée effecti- 
vement, et que pourtant toutes les parties de l'univers auraient eu 
la méme position entre elles, que celle qu'elles ont reçue en effet, 
est une fiction impossible. 

1. La méme raison qui fait que l'espace hors du monde est ima- 
ginaire prouve que tout espace vide est une chose imaginaire ; car 
ils ne different que du grand au petit. 

8. Si l'espace est une propriété ou un attribut, il doit étre la pro- 
priété de quelque substance. L'espace vide borné, que ses patrons 
supposent entre deux corps, de quelle substance sera-t-il la pro- 
prieté ou l'affection ? 

9. Si l'espace infini est. l’immensité, l'espace fini sera l'opposé de 
l'immensité, c'est-à-dire la mensurabilité ou l'étendue bornée. Or, 
l'étendue doit être l'affection d'un étendu. Mais si cet espace est 
vide, il sera un attribut sans sujet, une étendue d'aucun étendu. 
C'est pourquoi, en faisant de l'espace une propriété, l'on tombe dans 
mon sentiment qui le fait un ordre des choses, et non pas quelque 
chose d'absolu. 

10. Si l’espace est une réalité absolue. bien loin d'être une pro- 
priété ou accidentalite opposée à la substance, il sera plus subsis- 
tant que les substances. Dieu ne le saurait détruire, ni méme chan- 
ger en rien. 1l est non seulement immense dans le tout, mais encore 
immuable et éternel en chaque partie. ll y aura une infinité de 
choses éternelles hors de Dieu. 

11. Dire que l'espace infini est sans parties, c'est dire que les 
espaces finis ne le composent point ; et que l'espace infini pourrait 
subsister, quand tous les espaces finis seraient réduits à rien, ce 
serait comme si l'on disait, dans la supposition cartésienne d'un 


192 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE 


univers corporel étendu sans bornes, que cet univers pourrait sub- 
sister, quand tous les corps qui le composent seraient réduits à 
rien. 

42. On attribue des parties à l'espace, p. 19, 3° édition de la 
Défense de l'argument contre M. Dodwell ; et on les fait inséparables 
l'une de l'autre. Mais page 30 de la seconde Defense on en fait des 
parties improprement dites ; cela se peut entendre dans un bon 
sens. 

13. De dire que Dieu fasse avancer l'univers en ligne droite ou 
autre, sans y rien changer autrement, c'est encore une supposition 
chimérique. Car deux états indiscernables sont le méme état, et par 
conséquent c'est un changement qui ne change rien. De plus, il n'y 
a ni rime ni raison. Or, Dieu ne fait rien sans raison ; et il est impos- 
sible qu'il y en ait ici. Outre que ce serait agendo nihil agere, 
comme je viens de dire, à cause de l'indiscernabilité. 

14. Ce sont /dola Tribus, chiméres toutes pures et imaginations 
superficielles. Tout cela n'est fondé que sur la supposition que l'es- 
pace imaginaire est réel. 

15. C'est une fiction semblable, c'est-à-dire impossible, de suppo- 
ser que Dieu ait créé le monde quelques millions d'années plus tôt. 
Ceux qui donnent dans ces sortes de fictions ne sauraient répondre 
à ceux qui argumenteraient pour l'éternité du monde. Car Dieu ne 
faisant rien sans raison, et point de raison n'étant assignable pour- 
quoi il n'ait point créé le monde plus tôt, il s'ensuivra, ou qu'il n'ait 
rien créé du tout, ou qu'il ait produit le monde avant tout le temps 
assignable, c'est-à-dire que le monde soit éternel. Mais quand on 
montre que le commencement, quel qu'il soit, est toujours la méme 
chose, la question pourquoi il n'en a pas été autrement cesse. 

16. Si l'espace et le temps étaient quelque chose d'absolu, c'est- 
à-dire s'ils étaient autre chose que certains ordres des choses, ce 
que je dis serait contradietoire. Mais cela n'étant point, l'hypothese 
est contradictoire ; c'est-à-dire c'est une fiction impossible. 

17. Et c'est comme dans la géométrie où l'on prouve quelquefois 
par la supposition méme qu'une figure soit plus grande. C'est une 
contradiction, mais elle est dans l'hypothése, laquelle pour cela 
méme se trouve fausse. 

18. L'uniformité de l'espace fait qu'il n'y a aucune raison, ni 
interne, ni externe, pour en discuter les parties et pour y choisir. 
Car cette raison externe de discernerne saurait étre fondée que dans 


SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 153 


l'interne: autrement c'est choisir sans discerner. La volonté sans 
raison serait le hasard des épicuriens. Un Dieu qui agirait par une 
telle volonté serait un Dieu de nom. La source des erreurs est qu'on 
n'a point de soin d'éviter ce qui déroge aux perfections divines. 

19. Lorsque deux choses incompatibles sont également bonnes, 
et que tant en elles que par leur combinaison avec d'autres, l'une 
n'a point d'avantage sur l'autre, Dieu n'en produira, aucune. 

20. Dieu n'est jamais déterminé par les choses externes, mais 
toujours par ce qui est en lui, c'est-à-dire, par ses connaissances, 
avant qu'il y ait aucune chose hors de lui. 

91. I| n'y a point de raison possible, qui puisse limiter la quan- 
tité de la matière. Ainsi cette limitation ne saurait avoir lieu. 

99. Et supposé cette limitation arbitraire, on pourrait toujours 
ajouter quelque chose, sans déroger à la perfection des choses qui 
sont déjà : et par conséquent il faudra toujours y ajouter quelque 
chose. pour agir suivant le principe de la perfection des opérations 
divines. 

93. Ainsi on ne saurait dire que la présente quantité de la ma- 
tiere est la plus convenable pour leur présente constitution. Et quand 
méme cela serait, il s'ensuivrait que cette présente constitution des 
choses ne serait point la plus convenable absolument, si elle empêche 
d'employer plus de matière ; il faudrait donc en choisir une autre, 
capable de quelque chose de plus. 

24. Je serais bien aisc de voir le passage d'un philosophe, qui 
prenne Sensorium autrement que Goclenius. 

35. Si Scapula dit que Sensorium est la place oü l'entendement 
réside, il entendra l'organe de la sensation interne. Ainsi il ne s'é- 
loignera point de Goclenius. 

26. Sensorium a toujours été l'organe de la sensation. La glande 
pinéale serait, selon Descartes, le Sensorium dans le sens qu'on rap- 
porte de Scapula. 

27. Il n'y aguere d'expression moins convenable sur ce sujet, 
que celle qui donne à Dieu un Sensorium. ll semble qu'elle le fait 
lime du monde. Et on aura bien de la peine à donner à l'usage que 
M. Newton fait de ce mot un sens qui le puisse justifier. 

28. Quoiqu'il s'agisse du sens de M. Newton, et non pas de celui 
de (roclenius, on ne me doit point blimer d'avoir allégué le diction- 
naire philosophique de cet auteur ; parce que le but des diction- 
naires est de remarquer l'usage des termes. 

PauL JANET. — Leibniz. LAB 


154 LETTRES ENTRE LFEIDNIZ ET CLARKE 


99. Dieu s'apercoit des choses en lui-même. L'espace est le lieu 
des choses, et non pas le lieu des idées de Dieu: à moins qu'on ne 
considère l'espace comme quelque chose qui fasse l'union de Dieu 
et des choses, à l'imitation de l'union de l'âme et du corps qu'on 
s'imagine ; ce qui rendrait encore Dieu l'àme du monde. 

30. Aussi a-t-on tort dans la comparaison qu'on fait de la con- 
naissance et de l'opération de Dieu avec celle des àmes. Les âmes 
connaissent les choses, parce que Dieu a mis en elles un principe 
représentatif de ce qui est hors d'elles. Mais Dieu connait les choses 
parce qu'il les produit continuellement. 

31. Les âmes n'operent sur les choses, selon moi, que parce que 
les corps s’accommodent à leurs désirs en vertu de l'harmonie que 
Dieu y a préétablie. 

32. Mais ceux qui s'imaginent que les ámes peuvent donner une 
force nouvelle au corps, et que Dieu en fait autant dans le monde 
pour redresser les défauts de la machine, approchent trop Dieu de 
l’âme, en donnant trop àl'áme et trop peu à Dieu. 

33. Car il n'y a que Dieu qui puisse donner à la nature de nou- 
velles forces ; mais il ne le fait que surnaturellement. S'il avait be- 
soin de le faire dans le cours naturel, il aurait fait un ouvrage trés 
imparfait. Il ressemblerait dans le monde à ce quele vulgaire attri- 
bue à l'âme dans le corps. 

34. En voulant soutenir cette opinion vulgaire de l'influence de 
l'âme sur le corps, par l'exemple de Dieu opérant hors de lui, on 
fait encore que Dieu ressemblerait trop à l'âme du monde. Cette af- 
fectation encore de blàmer mon expression d'intelligentia supra- 
mundana y semble pencher aussi. 

35. Les images dont l'âme est affectée immédiatement sont en 
elle-méme ; mais elles répondent à celles du corps. La présence de 
l'âme est imparfaite, et ne peut être expliquée que par cette corres- 
pondance ; mais celle de Dicu est parfaite, et se manifeste par son 
opération. 

36. L'on suppose mal contre moi que la présence de l'âme est 
liée avec son influence sur le corps, puisqu'on sait que je rejette 
cette influence. 

31. ll est aussi inexplicable que l'âme soit diffuse par le cerveau, 
que de faire qu'elle soit diffuse par le corps tout entier. La diffé- 
rence n'est que du plus au moins. 

38. Ceux qui s'imaginent que les forces actives se diminuent 


SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 153 


d'elles-mémes dans le monde ne connaissent pas bien les princi- 
pales lois de la nature et la beauté des ouvrages de Dieu. 

39. Comment prouveront-ils que ce défaut est une suitede la dé- 
pendance des choses ? 

40. Ce défaut de nos machines, qui fait qu'elles ont besoin d'étre 
redressées, vient de cela méme, qu'elles ne sont pas assez dépen- 
dantes de l'ouvrier. Ainsi la dépendance de Dieu qui est dans la na- 
ture, bien loin d'étre cause de ce défaut, est plutót cause que ce dé- 
faut n'y est point ; parce qu'elle est si dépendante d'un ouvrier trop 
parfait, pour faire un ouvrage qui ait besoin d’être redressé. Il est 
vrai que chaque machine particulière de la nature esten. quelque 
facon sujette à étre détraquée, mais non pas l'univers tout entier, 
qui ne saurait diminuer en perfection. 

41. On dit que l'espace ne dépend point de la situation des corps. 
Je réponds qu'il est vrai qu'il ne dépend point d'une telle situation 
des corps, mais il est cet ordre qui fait que les corps sont situables, 
et par lequel ils ont une situation entre eux en existant ensemble, 
comme le temps est cet ordre par rapport à leur position successive. 
Mais s'il n'y avait point de créatures, l'espace et le temps ne seraient 
que dans les idées de Dieu. | 

42. Il semble qu'on avoueici que l'idée qu'on se fait du miracle 
n'est pas celle qu'en ont communément les théologiens etles phi- 
losophes. Il me suffit donc que mes adversaires sont obligés de re- 
courir à ce qu'on appelle miracle dans l'usage recu. 

43. J'ai peur qu'en voulant changer le sens recu du miracle on 
ne tombe dans un sentiment incommode. La nature du miracle ne 
consiste nullement dans l'usualité et l'inusualité ; autrement les 
monstres seraient des miracles. 

44. Il y a des miracles d'une sorte inférieure, qu'un ange peut 
produire ; car il peut, par exemple, faire qu'un homme aille sur l’eau 
sans enfoncer. Mais il y a des miracles réservés à Dieu, et qui sur- 
passent toutes les forces naturelles; tel est celui de créer ou d'an- 
nihiler. 

45. Il est surnaturel aussi que les corps s'attirent de loin, sans 
aucun moyen; et qu'un corps aille en rond, sans s'écarter par la 
tangente, quoique rien ne l'empéchát de s'écarter ainsi. Car ces effets 
ne sont point explicables par la nature des choses. 

46. Pourquoi la notion des animaux ne serait-elle point explicable 
par les forces naturelles? Il est vrai que le commencement des ani- 


196 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE 


maux est aussi inexplicable par leur moyen, que le commencement 
du monde. 


Apostille. 


Tous ceux qui sont pour le vide se laissent plus mener par l'ima- 
gination que par la raison. Quand j'étais jeune garcon, je donnai 
aussi dans le vide et dans les atomes ; mais la raison me ramena. 
L'imagination était riante. On borne là ses recherches: on fixe sa 
méditation comme avec un clou ; on croit avoir trouvé les premiers 
éléments, un non plusultra. Nous voudrions que la nature n'allát pas 
plus loin, qu'elle füt finie comme notre esprit ; mais ce n'est point 
connaitre la grandeur et la majesté de l'Auteur des choses. Le moin- 
dre corpuscule est actuellement subdivisé à l'infini, et contient un 
monde de nouvelles créatures, dont l'univers manquerait, si ce cor- 
puscule était un atome, c'est-à-dire un corps tout d'une pièce sans 
subdivision. Tout de méme, vouloir du vide dans la nature, c'est at- 
tribuer à Dieu une production trés imparfaite ; c'est violer le grand 
principe de la nécessité d'une raison suffisante, que bien des gens 
ont eu dans la bouche, mais dont ils n'ont point connu la force, 
comme j'ai montré derniérement en faisant voir par ce principe que 
l'espace n'est qu'un ordre des choses, comme le temps, et nullement 
un étre absolu. Sans parler de plusieurs autres raisons contre le vide 
et les atomes, voici celles que je prends de la perfection de Dieu et 
de la raison suffisante. Je pose que toute perfection que Dieu a pu 
mettre dans les choses, sans déroger aux autres perfections qui y 
sont, ya été mise. Or, figurons-nous un espace entièrement vide. 
Dicu y pouvait mettre quelque matière, sans déroger en rien à toutes 
les autres choses : donc il l'y a mise : donc il n'y a point d'espace 
entiérement vide : donc tout est plein. Le méme raisonnement prouve 
qu'il n'y a point de corpuscule qui ne soit subdivisé. Voici encore 
l'autre raisonnement pris de la nécessité d'une raison suffisante. Il 
n'est point possible qu'il y ait un principe de déterminer la propor- 
tion de la matière, ou du rempli au vide, ou du vide au plein. On 
dira peut-être que l'un doit être égal à l’autre; mais comme la 
matière est plus parfaite que le vide, la raison veut qu'on observe la 
proportion géométrique, et qu'il y ait d'autant plus de plein qu'il 
mérite d'être préféré. Mais ainsi il n'y aura point de vide du tout ; 
r la perfection de la matière est à celle du vide, comme quelque 
à rien. ll en est de méme des atomes. Quelle raison peut-on 





SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 757 


assigner de borner la nature dans le progrès de la subdivision ? Fic- 
tions purement arbitraires, et indignes de la vraie philosophie. Les 
raisons qu'on allègue pour le vide ne sont que des sophismes. 


Quatrième réplique de M. Clarke. 


1 et 2. La doctrine que l'on trouve ici conduit à la nécessité et à 
la fatalité, en supposant que les motifs ont le méme rapport à la 
volonté d'un agent intelligent que les poids à une balance; de sorte 
que quand deux choses sont absolument indifférentes, un agent intel- 
ligent ne peut choisir l'une ou l'autre, comme une balance ne peut se 
mouvoir lorsque les poids sont égaux des deux cótés. Mais voici en 
quoi consiste la différence. Une balance n'est pas un agent : elle est 
tout à fait passive, et les poids agissent sur elle ; de sorte que, quand 
les poids sont égaux, il n'y a rien qui la puisse mouvoir. Mais les 
étres intelligents sont des agents ; ils ne sont point simplement pas- 
sifs, et les motifs n'agissent pas sur eux, comme les poids agissent 
sur une balance. lls ont des forces actives, et ils agissent quelque- 
fois par de puissants motifs, quelquefois par des motifs faibles, et 
quelquefois lorsque les choses sont absolument indifférentes. Dans 
ce dernier cas, il peut y avoir de trés bonnes raisons pour agir; 
quoique deux ou plusieurs manières d'agir puissent être absolument 
indifférentes. Le savant auteur suppose toujours le contraire, comme 
un principe ; mais il n'en donne aucune preuve tirée de la nature des 
choses ou des perfections de Dieu. 

3 et 4. Si le raisonnement que l'on trouve ici était bien fondé, il 
prouverait que Dieu n'a créé aucune matiére, et méme qu'il est im- 
possible qu'il en puisse créer. Car les parties de matière, quelle 
qu'elle soit, qui sont parfaitement solides, sont aussi parfaitement 
semblables, pourvu qu'elles soient de figures et de dimensions 
égales; ce que l'on peut toujours supposer comme une chose pos- 
sible. Ces parties de matiére pourraient donc óccuper également 
bien un autre lieu que celui qu'elles occupent; et par conséquent il 
était impossible, selon le raisonnement du savant auteur, que Dieu 
les placát oü il les a actuellement placées; parce qu'il aurait pu avec 
la même facilité les placer au rebours. Il est vrai qu'on ne saurait 
voir deux feuilles, ni peut-étre deux gouttes d'eau, parfaitement 
semblables; parce que ce sont des corps fort composés. Mais il n'en 
est pus ainsi des parties de la matière simple et solide. Et méme, 


798 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE 


dans les composés, il n’est pas impossible que Dieu fasse deux 
gouttes d’eau tout à fait semblables; et nonobstant cette parfaite 
ressemblance, elles ne pourraient pas être une seule et méme goutte 
d'eau. J'ajoute que le lieu de l'une de ces gouttes ne serait pas le 
lieu de l'autre, quoique leur situation füt une chose absolument in- 
différente. Le méme raisonnement a lieu aussi par rapport à la pre- 
mière détermination du mouvement d'un certain côté, ou du côté 
opposé. 

5 et 6. Quoique deux choses soient parfaitement semblables, elles 
ne cessent pas d'étre deux choses. Les parties du temps sont aussi 
parfaitement semblables que celles de l'espace, et cependant deux 
instants ne sont pas le méme instant : ce ne sont pas non plus deux 
noms d'un seul et méme instant. Si Dieu n'avait créé le monde que 
dans ce moment, il n'aurait pas été créé dans le temps qu'il l'a été. 
Et si Dieu a donné (ou s'il peut donner) une étendüe bornée à l'uni- 
vers, il s'ensuit que l'univers doit étre naturellement capable de 
mouvement; car ce qui est borné ne peut étre immobile. 11 parait 
done, par ce que je viens de dire, que ceux qui soutiennent que Dieu 
ne pouvait pas créer le monde dans un autre temps, ou dans un 
autre lieu, font la matière nécessairement infinie et éternelle, et 
réduisent tout à la nécessité et au destin. 

1. Si l'univers a une étendue bornée, l'espace qui est au delà du 
monde n'est point imaginaire, mais réel. Les espaces vides dans le 
monde méme ne sont pas imaginaires. Quoiqu'il y ait des rayons de 
lumière, et peut-être quelque autre matière en trés petite quantité 
dans un récipient, le défaut de résistance fait voir clairement que ia 
plus grande partie de cet espace est destituée de matiére. Car la sub- 
tilité de la matiére ne peut étre la cause du défaut de résistance. Le 
mercure est composé de parties qui ne sont pas moins subtiles et 
fluides que celles de l'eau; et cependant il fait plus de dix fois au- 
tant de résistance. Cette résistance vient donc de la quantité, et non 
de la grossiereté de la matière. 

8. L'espace destitué des corps est une propriété d'une substance 
immatérielle. L'espace n'est pas borné par les corps ; mais il existe 
également dans les corps et hors des corps. L'espace n'est pas ren- 
fermé entre les corps: mais les corps, étant dans l'espace immense, 
sont eux-mémes bornés par leurs propres dimensions. 

9. L'espace vide n'est pas un attribut sans sujet; car par cet 
espace nous n'entendons pas un espace où il n'y a rien, mais un 


SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 159 


Le 


espace sans corps. Dieu est certainement présent dans tout l'espace 
vide ; et peut-être qu'il y a aussi dans cet espace plusieurs autres 
substances, qui ne sont pas matérielles, et qui par conséquent ne 
peuvent étre tangibles, ni apercues par aucun de nos sens. 

10. L'espace n'est pas une substance, mais un attribut ; et si c'est 
un attribut d'un étre nécessaire, il doit (comme tous les autres attri- 
buts d'un étre nécessaire) exister plus nécessairement que les sub- 
stances mêmes, qui ne sont pas nécessaires. L'espace est immense, 
immuable et éternel; et l'on doit dire la méme chose de la durée. 
Mais il ne s'ensuit pas de là qu'il y ait rien d'éternel hors de Dieu. 
Car l'espace et la durée ne sont pas hors de Dieu : ce sont des suites 
immédiates et nécessaires de son existence, sans lesquelles il ne 
serait point éternel et présent partout. 

11 et 19. Les infinis ne sont composés de finis que comme o les finis 
sont composés d'infinitésimes. J'ai fait voir ci-dessus en quel sens 
on peut dire que l'espace a des purties, ou qu'il n'en a pas. Les 
parties, dans le sens que l'on donne à ce mot lorsqu'on l'applique 
aux corps, sont séparables, composées, désunies, indépendantes les 
unes des autres, et capables de mouvement. Mais quoique l'imagina- 
tion puisse en quelque maniére concevoir des parties dans l'espace 
infini, cependant comme ces parties, improprement ainsi dites, sont 
essentiellement immobiles et inséparables les unes des autres, il 
s'ensuit que cet espace est essentiellement simple et absolument 
indivisible. 

13. Si le monde a une étendue bornée, il peut être mis en mou- 
vement par la puissance de Dieu ; et par conséquent l'argument que 
je fonde sur cette mobilité est une preuve concluante. Quoique deux 
lieux soient parfaitement semblables, ils ne sont pas un seul et méme 
lieu. Le mouvement ou le repos de l'univers n'est pas le méme état : 
comme le mouvement ou le repos d'un vaisseau n'est pas non plus 
le méme état, parce qu'un homme renfermé dans la cabane ne sau- 
ait s'apercevoir si le vaisseau fait voile ou non, pendant que son 
mouvement est uniforme. Quoique cet homme ne s'apercoive pas du 
mouvement du vaisseau, ce mouvement ne laisse pas d'étre en état 
réel et différent, et il produit des effets réels et différents ; et s'il 
était arrété tout d'un coup, il aurait d'autres effets réels. Il en serait 
de méme d'un mouvement imperceptible de l'univers. On n'a point 
répondu à cet argument, sur lequel M. le chevalier Newton insiste 
beaucoup dans ses Principes mathématiques. Après avoir considéré 


760 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE 


les propriétés, les causes et les effets du mouvement, cette conside- 
ration lui sert à faire voir la différence qu'il y a entre le mouvement 
réel ou le transport d'un corps qui passe d'une partie de l'espace 
dans une autre, et le mouvement relatif, qui n'est quun change- 
ment de l'ordre ou de la situation des corps entre eux. C'est un 
argument mathématique qui prouve par des effets réels qu'il peut v 
avoir un mouvement réel où il n'y en a point de relatif; et qu'il peut - 
y avoir un mouvement relatif oü il n'yen a point de réel: c'est, dis- 
je; un argument mathématique auquel on ne répond pas, quand on 
se contente d'assurer le contraire. 

14. La réalité de l'espace n'est pas une simple supposition : elle 
a été prouvée par les arguments rapportés ci-dessus, auxquels on 
n'a point répondu. L'auteur n'a pas répondu non plus à un autre 
argument, savoir que l'espace et le temps sont des quantités ; ce 
qu'on ne peut dire de la situation et de l'ordre. 

45. Il n'était pas impossible que Dieu fit le monde plus tôt ou plus 
tard qu'il ne l'a fait. Il n'est pas impossible non plus qu'il le détruise 
plus tót ou plus tard, qu'il ne sera actuellement détruit. Quant à la 
doctrine de l'éternité du monde, ceux qui supposent que la matiere 
et l'espace sont la méme chose doivent supposer que le monde est 
non seulement iníini et éternel, mais encore que son immensité et 

.Son éternité sont nécessaires, et même aussi nécessaires que l'espace 
et la durée, qui ne dépendent pas de la volonté de Dieu, mais de son 
existence. Au contraire, ceux qui croient que Dieu a créé la ma- 
tière en telle quantité, en tel temps et en tels espaces qu'il lui a plu, 
ne se trouvent embarrassés d'aucune difficulté. Car la sagesse de 
Dieu peut avoir eu de tres bonnes raisons pour créer ce monde dans 
un certain temps : elle peut avoir fait d'autres choses avant que ce 
monde füt créé; et elle peut faire d'autres choses aprés que ce 
monde sera détruit. | 

16 et 17. J'ai prouvé ci-dessus que l'espace et le temps ne sont 
pas l'ordre des choses, mais des quantités réelles ; ce qu'on ne peut 
dire de l'ordre et de la situation. Le savant auteur n'a pas encore 
répondu à ces preuves; et à moins qu'il n’y réponde, ce qu'il dit est 
une contradiction, comme il l'avoue lui-méme ici. 

18. L'uniformité de toutes les parties de l'espace ne prouve 
pas que Dieu ne puisse agir dans aucune partie de l'espace de la 
manière qu'il le veut. Dieu peut avoir de bonnes raisons pour créer 
des étros finis ; et des êtres finis ne peuvent exister qu'en des lieux 


SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 761 


particuliers. Et comme tous les lieux sont originairement semblables 
(quand même le lieu ne serait que la situation des corps), si Dieu 
place un cube de matière derrière un autre cube égal de matière, 
plutôt qu'au rebours, ce choix n'est pas indigne de la perfection de 
Dieu, quoique ces deux situations soient parfaitement semblables; 
parce qu'il peut y avoir de trés bonnes raisons pour l'existence de 
ces deux cubes, et qu'ils ne sauraient exister que dans l'une ou 
l'autre de ces deux situations également raisonnables. Le hasard 
d'Épicure n'est pas un choix, mais une nécessité aveugle. 

19. Si l'argument que l'on trouve ici prouve quelque chose, il 
prouve (comme je l'ai déjà dit ci-dessus, 8 3) que Dieu n'a créé, et 
méme qu'il ne peut créer, aucune matière ; parce que la situation 
des parties égales et similaires de la matière était nécessaire 
ment indifférente dés le commencement, aussi bien que la premiere 
détermination de leur mouvement, d'un certain cóté, ou du cóté 
opposé. 

20. Je ne comprends point ce que l’auteur veut prouver ici, par 
rapport au sujet dontil s'agit. 

91. Dire que Dieu ne peut donner des bornes à la quantité de la 
mativre, c'est avancer une chose d'une trop grande importance pour 
l'admettre sans preuve. Et si Dieu ne peut non plus donner de 
bornes à la durée de la matière, il s'ensuivra que le monde est infini 
et éternel nécessairement et indépendamment de Dieu. 

22 et 93. Si l'argument que l'on trouve ici était bien fondé, il 
prouverait que Dieu ne saurait s'empécher de faire tout ce qu'il peut 
faire ; et par conséquent qu'il ne saurait s'empécher de rendre toutes 
les créatures infinies et éternelles. Mais, selon cette doctrine, Dieu 
ne serait point le gouverneur du monde: il serait un agent néces- 
saire, c'est-à-dire qu'il ne serait pas méme un agent, mais le destin, 
la nature et la nécessité, 

24-28. On revient encore ici à l'usage du mot de sensorium, 
quoique M. Newton se soit servi d'un correctif, lorsqu'il a employé ce 
mot. 1l n'est pas nécessaire de rien ajouter à ce que j'ai dit sur cela. 

29. L'espace est le lieu de toutes les choses et de toutes les idées 
comme la durée est la durée de toutes les choses et de toutes les idées. 
J'ai fait voir ci-dessus que cette doctrine. ne. tend point à faire Dieu 
l'âme du monde. 1! n'y a point d'union entre Dieu et le monde. On 
pourrait dire, avec plus de raison, que l'esprit de l'homme est l'âme 
des images des choses qu'il aperçoit, qu'on ne peut dire que Dieu est 


162 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE 


l’âme du monde, dans lequel il est présent partout, et sur lequel il 
agit comme il veut, sans que le monde agisse sur lui. Nonobstant 
cette réponse, qu'on a vue ci-dessus, l'auteur ne laisse pas de répéter 
la même objection plus d'une fois, comme si on n'y avait point 
répondu. | 

30. Je n’entends point ce que l’auteur veut dire par un principe 
représentatif. L'âme aperçoit les choses, parce que les images des 
choses lui sont portées par les organes des sens. Dieu aperçoit les 
choses, parce qu'il est présent dans les substances des choses 
mémes. Il ne les apercoit pas, en les produisant continuellement 
(car il se repose de l'ouvrage de la création); mais il les aperçoit, 
parce qu'il est continuellement présent dans toutes les choses qu'il a 
créées. 

31. Si l'âme n'agissait point sur le corps, et si le corps, par un 
simple mouvement mécanique de la matiére, se conformait pour- 
tant à la volonté de l'àme dans une variété infinie de mouvements 
spontanés, ce serait un miracle perpétuel. L'harmonie préétablie 
n'est qu'un mot ou un terme d'art, et elle n'est d'aucun usage pour 
expliquer la cause d'un effet si miraculeux. 

32. Supposer que, dans le mouvement spontané du corps, l'âme 
ne donne point un nouveau mouvement ou une nouvelle impres- 
sion à la matière, et que tous les mouvements spontanés sont pro- 
duits par une impulsion mécanique de la matière, c'est réduire 
tout au destin et à la nécessité. Mais quand on dit que Dieu agit 
dans le monde sur toutes les créatures comme il le veut, sans aucune 
union, et sans qu'aucune chose agisse sur lui, cela fait voir évidem- 
ment la. différence qu'il y a entre un gouverneur qui est présent 
partout et une áme imaginaire du monde. 

33. Toute action consiste à donner une nouvelle force aux choses 
sur lesquelles elle s'exerce, Sans cela, ce ne serait pas une action 
réelle. mais une simple passion, comme dans toutes les lois méca- 
niques du mouvement. D'où il s'ensuit que, si la communication 
d'une nouvelle force est surnaturelle, toutes les actions de Dieu 
seront surnaturelles, et il sera entiérement exclu du gouvernement 
du monde. Il s'ensuit aussi de là que toutes les actions des hommes 
sont surnaturelles, ou que l'homme est une pure machine, comme 
une horloge. 

34 et 35. On a fait voir ci-dessus la différence qu'il y a entre la 
véritable idée de Dieu et celle d'une âme du monde. 


SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 163 


36. J'ai répondu ci-dessus à ce que l'on trouve ici. 

37. L'âme n'est pas répandue dans le cerveau ; mais elle est pré- 
sente dans le lieu, qui est lé sensorium. 

38. Ce que l'on dit ici est une simple affirmation sans preuve. 
Deux corps, destitués d'élasticité, se rencontrant avec des forces 
contraires et égales, perdent leur mouverhent. Et M. le chevalier 
Newton a donné un exemple mathématique, par lequel il parait que 
le mouvement diminue et augmente continuellement en quantité, 
sans qu'il soit communiqué à d'autres eorps. 

39. Le sujet dont on parle ici n'est point un défaut, comme l'au- 
teur le suppose, c'est la véritable nature de la matière inactive. 

40. Si l'argument que l'on trouve ici est bien fondé, 1l prouve qué 
l'univers doit être infini, qu'il a existé de toute éternité, et qu'il ne 
saurait cesser d'exister ; que Dieu a toujours créé autant d'hommes 
et d'autres êtres qu'il était possible qu'il en créât, et quil les a 
créés pour les faire exister aussi longtemps qu'il lui était possible. 

A. Je n'entends point ce que ces mots veulent dire: un ordre, 
ou une situalion, qui rend les corps situables. ll me semble que cela 
veut dire que la situation est la cause de la situation. J'ai prouvé ci- 
dessus que l'espace n'est pas l'ordre des corps ; et j'ai fait voir dans 
cette quatrième réplique que l'auteur n'a point répondu aux argu- 
ments que j'ai proposés. ll n'est pas moins évident que le temps 
n'est pas l'ordre des choses qui se succèdent l'une à l’autre, puisque 
la quantité du temps peut être plus grande ou plus petite; et cepen- 
dant cet ordre ne laisse pas d'étre le méme. L'ordre des choses qui 
se succèdent l'une à l'autre dans le temps n'est pas le temps méme ; 
car elles peuvent se succéder l'une à l'autre plus vite ou plus lente- 
ment dans le méme ordre de succession, mais non dans le même 
temps. Supposé qu'il n'y eüt point de créatures, l’ubituité de Dieu 
et la continuation de son existence feraient que l'espace et la durée 
seraient précisément les mêmes qu'à présent. 

42. On appelle ici de la raison à l'opinion vulgaire ; mais comme 
l'opinion vulgaire n'est pas la régle de la vérité, les philosophes ne 
doivent pas v avoir recours. 

43. L'idée d'un miracle renferme nécessairement l'idée d'une 
chose rare et extraordinaire. Car, d'ailleurs, il n'y a rien de plus 
merveilleux, et qui demande une plus grande puissance, que quel- 
ques-unes des choses que nous appelons naturelles; comme, par 
exemple, les mouvements des corps célestes, lu génération et la 


764 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE 


formation des plantes et des animaux, etc. Cependant, ce ne sont 
pas des miracles, parce que ce sont des choses communes. Il ne 
s'ensuit pourtant pas de là que tout ce qui est rare et extraordinaire 
soit un miracle. Car plusieurs choses de cette nature peuvent étre 
des effets irréguliers et moins communs, des causes ordinaires; 
comune les éclipses, les monstres, la manie dans les hommes, et une 
infinité d'autres choses que le vulgaire appelle des prodiges. 

44. On accorde ici ce que j'ai dit. On soutient pourtant une chose 
contraire au sentiment commun des théologiens, en supposant qu'un 
ange peut faire des miracles. 

45. Il est vrai que, si un corps en attirait un autre, sans l'inter- 
vention d'aucun moyen, ce ne serait pas un miracle, mais une con- 
tradiction ; car ce serait supposer qu'une chose agit où elle n'est 
pas. Mais le moyen par lequel deux corps s'attirent l'un l'autre 
peut étre invisible et intangible, et d'une nature différente du méca- 
nisme: ce qui n'empêche pas qu'une action régulière et constante 
ne puisse étre appelée naturelle, puisqu'elle est beaucoup moins 
merveilleuse que le mouvement des animaux, qui ne passe pourtant 
pas pour un miracle. 

46. Si parle terme de forces naturelles on entend ici des forces 
mécaniques, tous les animaux, sans excepter les hommes, seront de 
pures machines, comme une horloge. Mais si ce terme ne signifie pas 
des forces mécaniques, la gravitation peut être produite par des 
forces régulières et naturelles, quoiqu'elles ne soient pas mécaniques. 


N. B. On a déjà répondu ci-dessus aux arguments que M. Leibniz a insérés 
dans une apostille à son quatrième écrit. La seule chose qu'il soit besoin d'ob- 
server ici, c'est que M. Leibniz, en soutenant l'impossibilité des atomes phry- 
siques (il ne s'agit pas entre nous des points mathématiques), soutient une 
absurdité manifeste. Car ou il y a des parties parfaitement solides dans la 
matière, ou il n'y en a pas. S'il y en a, et qu'en les subdivisant on y prenne 
de nouvelles particules, qui aient toutes la mème figure et les mêmes dimen- 
sions (ce qui est toujours possible), ces nouvelles particules seront des atomes 
physiques parfaitement semblables. Que s'il n'y a point de parties parfaite- 
ment solides dans la matiere, il n'y a point de matière dans l'univers; car 
plus on divise et subdivise un corps, pour arriver enfin à des parties parfai- 
tement solides et sans pores, plus Ia proportion que les pores ont à la matière 
solide de ce corps, plus, dis-je, cette proportion augmente. Si donc, en pous- 
sant la division et la subdivision à l'infini, il est impossible d'arriver à des 
parties parfaitement solides et sans pores, il s'ensuivra que les corps sont 
uniquement composés de pores (le rappcrt de ceux-ci aux parties solides 
augmentant sans cesse; et par conséquent qu'il n'y à point de matière du 
tout; ce qui est une absurdité manifeste. Et le raisonnement sera le méme, 
par rapport à la matière dont les espèces particulières des coros sont com- 
posées, soit que l'on suppose que les pores sont vides, ou qu'ils sont remplis 
d'une matièro étrangère, 


SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 165 


inquième réplique de M. Leibniz, ou réponse à la quatrième réplique 
de M. Clarke (1:, sur les 88 1 et 2 de l'écrit précédent. 


1. Je répondrai cette fois plus amplement pour éclaircir les diffi- 
cultés, et pour essayer si l'on est d'humeur à se payer de raison, et 
à donner des marques de l'amour de la vérité, ou si l'on ne fera que 
chicaner sans rien éclaircir. 

9. On s'efforce souvent de m'imputer la nécessité et la fatalité, 
quoique peut-étre personne n'ait mieux expliqué, et plus à fond que 
j'ai fait dans la Théodicee, la véritable différence entre liberté, con- 
- tingence, spontanéité, d'un côté, et nécessité absolue, hasard, coac- 
tion, de l'autre. Je ne sais pas encore si on le fait parce qu'on le veut, 
quoi que je puisse dire, ou si ces imputations viennent de bonne foi, 
de ce qu'on n'a point encore pesé mes sentiments. J'expérimenterai 
bientót ce que j'en dois juger, et je me réglerai là-dessus. 

3. Il est vrai que les raisons font dans l'esprit du sage, et les mo- 
tifs dans quelque esprit que ce soit, ce qui répond à l'effet que les 
poids font dans une balance. On objecte que cette notion méne à la 
nécessité et à la fatalité. Mais on le dit sans le prouver et sans prendre 
connaissance des explications que j'ai données autrefois pour lever 
toutes les difficultés qu'on peut faire là-dessus. 

4. Il semble aussi qu'on se joue d'équivoque. Il y a des nécessités 
qu il faut admettre. Car il faut distinguer aussi entre une nécessité 
absolue et une nécessité hypothétique. Il faut distinguer aussi entre 
une nécessité qui a lieu, parce que l'opposé implique contradiction, 
et laquelle est appelée logique, métaphysique ou mathématique ; et 
entre une nécessité qui est morale, qui fait que le Sage choisit le 
meilleur, et que tout esprit suit l'inclination la plus grande. 

5. La nécessité hypothétique est celle que la supposition ou hypo- 
thése de la prévision de Dieu impose aux futurs contingents. Etil 
faut l'admettre, si ce n'est qu'avec les sociniens on refuse à Dieu 


(4) Dans l'édition de Londres de ce cinquième écrit, il y a àla marge plu- 
sieurs additions et corrections que M. Leibniz y avait faites en l'envoyant à 
M. Des Maiseaux. M. Clarke en rendit compte dans un petit avertissement mis 
à la téte de cet écrit, et conçu en ces termes : « Les différentes leçons, impri- 
mées à la marge de l'écrit suivant, sont des changements faits de la propre 
main de M. Leibniz dans une autre copie de cet écrit, laquelle il envoya à un 
de ses amis en Angleterre peu de temps avant sa mort. Mais dans cette édition 
on à inséré ces additions et corrections dans le texte, et par là on a rendu ce 
cinquième écrit conforme au manuscrit original, que M. Leibniz avait envoyé à 
M. Des Maiseaux. » — Note de l'éditeur français (Des Maiseaux). 


166 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE 


la prescience des contingents futurs, et la providence qui régle et 
gouverne les choses en détail. 

6. Mais ni cette prescience, ni cette préordination ne dérogent point 
à la liberté. Car Dieu, porté par la suprême raison à choisir entre 
plusieurs suites de choses ou mondes possibles, celui oü les créatures 
libres prendraient telles ou telles résolutions, quoique non sans son 
concours, a rendu par là tout événement certain et déterminé une 
fois pour toutes sans déroger par là à la liberté de ces créatures ; ce 
simple décret du choix, ne changeant point, mais actualisant seule- 
ment leurs natures qu'il y voyait dans ses idées. 

1. Et quant à la nécessité morale, elle ne déroge point non plus 
à la liberté. Car, lorsque le Sage et surtout Dieu, le sage souyerain, 
choisit le meilleur, il n'en est pas moins libre ; au contraire, c'est la 
plus parfaite liberté de n'étre point empêché d'agir le mieux. Et lors- 
qu'un autre choisit selon le bien le plus apparent et le plus inclinant, 
il imite en cela la liberté du Sage à proportion de sa disposition ; et 
sans cela, le choix serait un hasard aveugle. 

8. Mais le bien, tant vrai qu'apparent, en un mot le motif, incline 

sans nécessité, c'est-à-dire sans imposer une nécessité absolue. Car 
lorsque Dieu, par exemple, choisit le meilleur, ce qu'il ne choisit 
point, et qui est inférieur en perfection, ne laisse pas d'étre possible. 
Mais si ce que Dieu choisit était absolument nécessaire, tout autre 
parti serait impossible contre l'hypothèse, car Dieu choisit parmi 
Jes possibles, c'est-à-dire parmi plusienrs partis dont pas un n'im- 
plique contradiction. 
. 9. Mäis de dire que Dieu ne peut choisir que le meilleur, et d'en 
vouloir inférer que ce qu'il ne choisit point est impossible, c'est 
confondre les termes, la puissance et la volonté, la nécessité méta- 
physique et la nécessité morale, les essences et les existences. Car 
ce qui est nécessaire l'est par son essence, puisque l'opposé implique 
contradiction ; mais le contingent qui existe doit son existence au 
p;incipe du meilleur, raison suffisante des choses. Et c'est pour cela 
que je dis que les motifs inclinent sans nécessité et qu'il y a une 
certitude et infaillibilité, mais non pas une nécessité absolue dans 
les choses contingentes. Joignez à ceci ce qui se dira plus bas, Num. 
13 et 76. 

10. Et j'ai assez montré dans ma Théodicée que cette nécessité 
morale est heureuse, conforme à la perfection divine; conforme au 
grand principe des existences, qui est celui du besoin d'une raison 


SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 761 


suffisante ; au lieu que la nécessité absolue et métaphysique dépend 
de l'autre grand principe de nos raisonnements, qui est celui des 
essences ; c'est-à-dire celui de l'identité ou de la contradiction; car 
ce qui est absolument nécessaire est seul possible entre les partis, et 
sans contradiction. 

11. J'ai fait voir aussi que notre volonté ne suit pas toujours pré- 
cisément l'entendement pratique, parce qu'elle peut avoir ou trou- 
ver des raisons pour suspendre sa résolution jusqu'à une discussion 
ultérieure. 

12. M'imputer aprés cela une nécessité absolue, sans avoir rien 
à dire contre les considérations que je viens d'apporter, et qui vont 
jusqu'au fond des choses, peut-étre au delà de ce qui se voit ailleurs, 
ce sera une obstination déraisonnable. 

13. Pour ce qui est dela fatalité, qu'on m'impute aussi, c'est 
encore une équivoque. Ill y a fatum mahometanum, falum stoi- 
cum, fatum christianum. Le destin à la turque veut que les effets 
arriveraient quand on en éviterait la cause, comme s'il y avait une 
nécessité absolue. Le destin stoicien veut qu'on soit tranquille; 
parce qu'il faut avoir patience par force, puisqu'on ne saurait 
regimber contre la suite des choses. Mais on convient qu'il y a 
fatum christianum, une destinée certaine de toutes choses, réglée 
par la prescience et par la providence de Dieu. Fatum est dérivé de 
fari; c'est-à-dire prononcer, décerner; et dans le bon sens, il 
signifie le décret de la providence. Et ceux qui s'y soumettent par la 
connaissance des perfections divines, dont l'amour de Dicu est une 
suite (puisqu'il consiste dans le plaisir que donne cette connaissance), 
ne prennent pas seulement patience comme les philosophes paiens, 
mais ils sont méme contents de ce que Dieu ordonne, sachant qu'il 
fait tout pour le mieux; et non seulement pour le plus grand bien 
en général, mais encore pour le plus grand bien particulier de ceux 
qui l'aiment. 

44. J'ai été obligé de m'étendre, pour détruire une bonne fois les 
imputations mal fondées, comme j'espère de pouvoir le faire par. ces 
explications dans l'esprit des personnes équitábles. Maintenant je 
viendrai à une objection qu'on me fait ici contre la comparaison des 
poids d'une balance avec les motifs de la volonté. On objecte que la 
balance est purement passive, est poussée par les poids ; au lieu que 
les agents intelligents et doués de volonté sont actifs. À cela je ré- 
ponds que le principe du besoin d’une raison suflisante est commun 


168 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE 


aux agents et aux patients. lls ont besoin d'une raison suffisante de 
leur action, aussi bien que de leur passion. Non seulement la balance 
n'agit pas, quand elle est poussée également de part et d'autre ; mais 
les poids égaux aussi n'agissent point, quand ils sont en équilibre; 
de sorte que l'on ne peut descendre, sans que l'autre monte autant. 

45. IL faut encore considérer qu'à proprement parler les motifs 
n'agissent point sur l'esprit comme les poids sur la balance ; mais 
c'est plutót l'esprit qui agit en vertu des motifs, qui sont ses dispo- 
sitions à agir. Ainsi vouloir, comme l'on veut ici, que l'esprit préfere 
quelquefois les motifs faibles aux plus forts, et méme l’indifférent 
aux motifs, c'est séparer l'esprit des motifs comme s'ils étaient hors 
de lui, comme le poids est distingué de la balance; et comme si dans 
l'esprit il y avait d'autres dispositions pour agir que les motifs, en 
vertu desquels l'esprit rejetterait les motifs. Au lieu que dans la 
vérité les motifs comprennent toutes les dispositions que l'esprit 
peut avoir pour agir volontairement; car ils ne comprennent pas 
seulement les raisons, mais encore les inclinations qui viennent des 
passions ou d'autres impressions précédentes. Ainsi, si l'esprit pré- 
férait l'inclination faible à la forte, il agirait contre soi-même, et 
autrement qu'il est disposé d'agir. Ce qui fait voir que les notions 
contraires ici aux miennes sont superficielles, et se trouvent n'avoir 
rien de solide, quand elles sont bien considérées. 

16. De dire aussi que l'esprit peut avoir de bonnes raisons pour 
agir quand il n'a aucuns motifs, et quand les choses sont absolu- 
ment indifférentes, comme on s'explique ici, c'est une contradiction 
manifeste ; car s'il a de bonnes raisons pour le parti qu'il prend, les 
choses ne lui sont point indifférentes. 

47. Et de dire qu'on agira quand on a des raisons pour agir, 
quand méme les voies d'agir seraient absolument indifférentes, c'est 
encore parler fort superficiellement, et d'une maniere trés insoute- 
nable. Car on n'a jamais une raison suffisante pour agir, quand on 
n'a pas aussi une raison suffisante pour agir tellement ; toute action 
étant individuelle, et non générale, ni abstraite de ses circonstances, 
et ayant besoin de quelque voie pour étre effectuée. Donc, quand il 
ya une raison suffisante pour agir tellement, il y en a aussi pour 
agir par une telle voie; et par conséquent les voies ne sont point 
indifférentes. Toutes les fois qu'on a des raisons suffisantes pour une 
action singuliére, on en a pour ses réquisits. Voyez encore ce qui se 
dira plus bas, Num. 66. 


SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 169 


48. Ces raisonnements sautent aux yeux, et il est bien étrange 
qu'on m'impute que j'avance mon principe du besoin d'une raison 
suffisante, sans aucune preuve tirée de la nature des choses, ou des 
perfections divines. Car la nature des choses porte que tout événe- 
ment ait préalablement ses conditions, réquisits, dispositions con- 
venables, dont l'existence en fait la raison suffisante. 

19. Et la perfection de Dieu demande que toutes ses actions soient 
conformes à sa sagesse, et qu'on ne puisse point lui reprocher 
d'avoir agi sans raisons, ou méme d'avoir préféré une raison plus 
faible à une raison plus forte. 

90. Mais je parlerai plus amplement sur la fin de cet écrit, de la 
solidité et de l'importance de ce grand principe du besoin d'une 
raison suffisante pour tout événement, dont le renversement ren- 
verserait la meilleure partie de toute la philosophie. Ainsi il est bien 
étrange qu'on veuille ici qu'en cela je commets une pétition de 
principe ; et il parait bien qu'on veut soutenir des sentiments insou- . 
tenables, puisqu'on est réduit à me refuser ce grand principe, un 
des plus essentiels de la raison. 


Sur les 22 3 et 4. 


91. Il faut avouer que ce grand principe, quoiqu'il ait été reconnu, 
n'a pas été assez employé. Et c'est en bonne partiela raison pourquoi 
jusqu'ici la philosophie première a été si peu féconde, et si peu dé- 
monstrative. J'en infére, entre autres conséquences, qu'il n'y a point 
dans la nature deux étres réels absolus indiscernables ; parce que, s'il 
y en avait, Dieu et la nature agiraient sans raison, en traitant l'un 
autrement que l'autre; et qu'ainsi Dieu ne produit point deux por- 
tions de matier s parfaitement égales et semblables. On répond à 
cette conclusion, sans en réfuter la raison; et on y répond par une 
objection bien faible: « Cet argument, dit-on, s'il était bon, prou- 
« verait qu'il serait impossible à Dieu de créer aucune matière : car 
« les parties de la matière parfaitement solides, étant prises égales 
« et de la méme figure (ce qui est une supposition possible), seraient 
« exactement faites l'une comme l'autre. » Mais c'est une pétition de 
principe trés manifeste, de supposer cette parfaite convenance, qui 
selon moi ne saurait être admise. Cette supposition de deux indis- 
cernables, comme de deux portions de matiére qui conviennent 
parfaitement entre elles, parait possible en termes abstraits; mais 


PAUL JANET. = Leibniz. 1-49 


710 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE 


elle n'est point compatible avec l'ordre des choses, ni avec la sagesse 
divine, oü rien n'est admis sans raison. Le vulgaire s'imagine de 
telles choses, parce qu'il se contente de notions incomplètes. Et c'est 
un des défauts des atomistes. 

99. Outre que je n'admets point dans la matiére des portions 
parfaitement solides, ou qui soient tout d'une piéce, sans aucune 
variété, ou mouvement particulier dans leurs parties, comme l'on 
concoit les prétendus atomes. Poser de tels corps est encore une 
opinion populaire mal fondée. Selon mes démonstrations, chaque 
portion de matière est actuellement sous-divisée en parties diflérem- 
ment mues, et pas une ne ressemble entièrement à l'autre. 

93. J'avais allégué que, dans les choses sensibles, on n'en trouve 
jamais deux indiscernables; et que, par exemple, on ne trouvera 
point deux feuilles dans un jardin, ni deux gouttes d'eau parfaite- 
ment semblables. On l'admet à l'égard des feuilles, et peut-être 
(perhaps) à l'égard des gouttes d'eau ; mais on pourrait l'admettre 
sans perhaps (senza forse, dirait un Italien), encore dans les gouttes 
d'eau. 

24. Je crois que ces observations générales, qui se trouvent dans 
les choses sensibles, se trouvent encore à proportion dans les insen- 
sibles ; et qu'à cet égard on peut dire, comme disait Arlequin dans 
l'Empereur de la Lune, que c'est tout comme ici. Et c'est un grand 
préjugé contre les indiscernables, qu'on n'en trouve aucun exemple. 
Mais on s'oppose à cette conséquence : parce que, dit-on, les corps 
sensibles sont composés, au lieu qu'on soutient qu'il y en a d'insen- 
sibles qui sont simples. Je réponds encore que je n'en accorde 
point. 11 n'y a rien de simple, selon moi, que les véritables monades, 
qui n'ont point de parties ni d'étendue. Les corps simples, et méme 
les parfaitement similaires, sont une suite de la fausse position du 
vide et des atomes, ou d'ailleurs de la philosophie paresseuse, qui 
ne pousse pas assez l'analyse des choses, et s'imagine de pouvoir 
parvenir aux premiers éléments corporels de la nature, parce que 
cela contenterait notre imagination. 

25. Quand je nie qu'il y ait deux gouttes d’eau entièrement sem- 
blables, ou deux autres corps indiscernables, je ne dis point 
qu'il soit impossible absolument d'en poser, mais que c'est une 
chose contraire àla sagesse divine, et qui par conséquent n'existe 
point. 


SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 774 


Sur les 83 5 et 6. 


96. J'avoue que si deux choses parfaitement indiscernables exis- 
taient, elles seraient deux ; maïs la supposition est fausse, et con- 
traire au grand principe de la raison. Les philosonhes vulgaires se 
sont trompés, lorsqu'ils ont cru qu'il y avait des choses différentes 
solo numero, ou seulement parce qu'elles sont deux : et c'est de cette 
erreur que sont venues leurs perplexités sur ce qu'ils appelaient le 
principe d'individuation. La métaphysique a été traitée ordinaire- 
ment en simple doctrine des termes, comme un dictionnaire philo- 
sophique, sans venir à la discussion des choses. [a philosophie 
superficielle, comme celle des Atomistes et des Vacuistes, se forge 
des choses que les raisons supérieures n'admettent point. J'espère 
que mes démonstrations feront changer de face à la philosophie 
malgré les faibles contradictions telles qu'on m'oppose ici. 

27. Les parties du temps ou du lieu, prises en elles-mêmes, sont 
des choses idéales ; ainsi elles se ressemblent parfaitement, comme 
deux unités abstraites. Mais il n'en estpas de méme de deux uns 
concrets, ou de deux temps effectifs, ou deux espaces remplis, c'est- 
à-dire véritablement actuels. 

28. Je ne dis pas que deux points de l'espace sont un méme 
point, ni que deux instants du temps sont un méme instant, comme 
il semble qu'on m'impute ; mais on peut s'imaginer, faute de con- 
naissance, qu'il y a deux instants différents, où il n'y en a qu'un ; 
comme j'ai remarqué dans l'art. 17 de la précédente réponse, 
que souvent en géométrie on suppose deux, pour représenter l'er- 
reur d'un contredisant, et on n'en trouve qu'un. Si quelqu'un sup- 
posait qu'une ligne droite coupe l'autre en deux points, il se trou- 
vera, au bout du compte, que ces deux points prétendus doivent 
coincider, et n'en sauraient faire qu'un. 

29. J'ai démontré que l'espace n'est autre chose qu'un ordre de 
l'existence des choses, qui se remarque dans leur simultanéité. 
Ainsi la fiction d'un univers matérielfini, qui se proméne tout en- 
tier dans un espace vide infini, ne saurait être admise. Elle est tout 
à fait déraisonnable et impraticable. Car, outre qu'il n'y a point d'es- 
pace réel hors de l'univers matériel, une telle action serait sans 
but ; ce serait travailler sans rien faire, agendo nihil agere. ll ne se 
produirait aucun changement observable par qui que ce soit. Ce 
sont des imaginations des philosophes à notions incomplétes, qui se 


112 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE 


font de l'espace une réalité absolue. Les simples mathématiciens, 
qui ne s'occupent que de jeux de l'imagination, sont capables de se 
forger de telles notions ; mais elles sont détruites par des raisons 
supérieures. 

30. Absolument parlant, il parait que Dieu peut faire l'univers 
matériel fini en extension ; mais le contraire parait plus conforme à 
sa sagesse. 

31. Je n’accorde point que tout fini est mobile. Selon l'hypothese 
méme des adversaires, une partie de l'espace, quoique fini, n'est 
point mobile. 11 faut que ce qui est mobile puisse changer de si- 
tuation par rapport à quelque autre chose, et qu'il puisse arriver un 
état nouveau discernable du premier ; autrement le changement est 
une fiction. Ainsi il faut qu'un fini mobile fasse partie d'un autre, 
afin qu'il puisse arriver un changement observable. 

32. Descartes a soutenu que la matière n'a point de bornes, et je 
necrois pas qu'on l'ait suffisamment réfuté. Et quand on le lui 
accorderait, il ne s'ensuit point que la matiere serait nécessaire, 
ni qu'elle ait été de toute éternité, puisque cette diffusion de la 
matière sans bornes ne serait qu'un effet du choix de Dieu, qui 
l'aurait trouvé mieux ainsi. 


Sur le $ 7. 


33. Puisque l'espace en soi est une chose idéale comme le temps. 
il faut bien que l'espace hors du monde soit imaginaire, comme les 
scholastiques mêmes l'ont bien reconnu. ll en est de méme de l'es- 
pace vide dans le monde, que je crois encore étre imaginaire, 
par les raisons que j'ai produites. 

34. On m'objecte le vide inventé par M. Guérike, de Magde- 
bourg, qui se fait en pompant l'air d'un récipient ; et on prétend 
qu'il y a véritablement du vide parfait, ou de l'espace sans matiére. 
en partie au moins, dans ce récipient. Les aristotéliciens et les 
cartésiens, qui n'admettent point le véritable vide, ont répondu à 
cette expérience de M. Guérike, aussi bien qu'à celle de M. Torri- 
celli, de l'lorence (qui vidait l'air d'un tuyau de verre par le moyen 
du mercure), qu'il n'y a point de vide du tout dans le tuyau ou 
dans le récipient ; puisque le verre a des pores subtils, à travers 
lesquels les rayons de la lumiére, ceux de l'aimant et autres ma- 
tières trés minces peuvent passer. Et je suis de leur sentiment, 


SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 173 


* 


trouvant qu'on peut comparer le récipient à une caisse pleine de 
trous, qui serait dans l'eau, dans laquelle il v aurait des poissons, 
ou d'autres corps grossiers, lesquels en étant ôtés, la place.ne 
laisserait pas d'être remplie par de l'eau. ll y a seulement cette dif- 
férence que l'eau, quoiqu'elle soit fluide et plus obéissante que ces 
corps grossiers, est pourtant aussi pesante et aussi massive, ou 
méme davantage ; au lieu que la matière qui entre dans le récipient 
à la place de l'air est bien plus mince. Les nouveaux partisans du 
vide répondent à cette instance que ce n'est pas la grossièreté qui 
fait de la résistance ; et par conséquent qu'il y a nécessairement 
plus de vide, où il y a moins de résistance ; on ajoute que la sub- 
tilité n'y fait rien, et que les parties du vif-argent sont aussi sub- 
tiles et aussi fines que celles de l'eau, et que néanmoins le vif- 
argent résiste plus de dix fois davantage. A cela je réplique que ce 
n'est pas tant la quantité de la matière, que la difficulté qu'elle fait 
de céder, qui fait la résistance. Par exemple, le bois flottant contient 
moins de matiére pesante que l'eau de pareil volume, et néan- 
moins il résiste plus au bateau que l'eau. 

35. Et quant au vif-argent, il contient à la vérité environ quatorze 
fois plus de matiére pesante que l'eau, dans un pareil volume ; mais 
il ne s'ensuit point qu'il contienne quatorze fois plus de matiére 
absolument. Au contraire, l'eau en contient autant, mais prenant 
ensemble tant sa propre matière, qui est pesante, qu'une matière 
étrangère non pesante, qui passe à travers de ses pores. Car tant le 
vif-argent que l'eau sont des masses de matiére pesante, percées à 
jour, à travers lesquelles passe beaucoup de matiére non pesante, 
et qui ne résiste point sensiblement, comme est apparemment 
celle de rayons de lumière, et d'autres fluides insensibles, tels que 
celui surtout qui cause lui-méme la pesanteur des corps grossiers, 
en s'écartaut du centre où il les fait aller. Car c'est une étrange 
fiction que de faire toute la matière pesante, et méme vers toute 
autre matière ; comme si tout corps attirait également tout autre 
corps selon les masses et les distances ; et cela par une attraction 
proprement dite, qui ne soit point dérivée d'une impulsion occulte 
des corps : au lieu que la pesanteur des corps sensibles vers le 
centre de la terre doit être produite par le mouvement de quelque 
fluide. Et il en sera de méme d'autres pesanteurs, comme de celles 
des plantes vers le soleil, ou entre elles. Un corps n'est jamais mü 
naturellement que par un autre corps qui le pousse en le touchant ; 


114 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE 


et après cela il continue jusqu'à ce qu'il soit empêché par un autre 
corps qui le touche. Toute autre opération sur le corps est ou mi- 
raculeuse ou imaginaire. 


Sur les 8$ 8 et 9. 


36. Comme j'avais objecté que l'espace, pris pour quelque chose 
de réel et d'absolu sans les corps, serait une chose éternelle, impas- 
sible, indépendante de Dieu, on a tàché d'éluder cette difficulté, en 
disant que l'espace est une proprieté de Dieu. J'ai opposé à cela, 
dans mon écrit précédent, que la propriété de Dieu est l'immensité; 
mais que l'espace, qui est souvent commensuré avec les corps. et 
l'inmensité de Dieu, n'est pas la méme chose. 

31. J'ai encore objecté que, si l'espace est une propriété, et si 
l'espace infini est l'immensité de Dieu, l'espace fini sera l'étendue 
ou la mensurabilité de quelque chose finie. Ainsi l’espace occupé 
par un corps sera l'étendue de ce corps; chose absurde, puisqu'un 
corps peut ehanger d'espace, mais qu'il ne peut point quitter son 
étendue. 

38. J'ai encore demandé : si l'espace est une propriété, de quelle 
chose sera donc la propriété un espace vide borné, tel qu'on s'ima- 
gine dans le récipient épuisé d'air ? I1 ne parait point raisonnable de 
dire que cet espace vide, rond ou carré, soit une propriété de Dieu. 
Sera-ce donc peut-être la propriété de quelques substances immaté- 
rielles, étendues, imaginaires, qu'on se figure, ce semble, dans les 
espaces imaginaires ? 

39. Si l'espace est la propriété ou l'affection de la substance qui 
est dans l'espace, le même espace sera tantôt l'affection d'un corps, 
tantót d'un autre corps ; tantót d'une substance immatérielle, tantót 
peut-étre de Dieu, quand il est vide de toute autre substance ma- 
térielle où immatérielle. Mais voilà une étrange propriété ou 
affection, qui passe de sujet en sujet. Les sujets quitteront ainsi 
leurs accidents comme un habit, afin que d'autres sujets s'en 
puissent revétir. Aprés cela, comment distinguera-t-onles accidents 
et les substances ? 

40. Que si les espaces bornés qui y sont, et si l'espace infini est 
la propriété de Dieu, il faut ‘chose étrange !) que la propriété de 
Dieu soit composée des affections des créatures ; car tous les espaces 
finis, pris ensemble, composent l'espace infini. 


k 


SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 775 


A. Que si l'on nie que l'espace borné soit une affection des choses 
bornées, il ne sera pas raisonnable non plus que l’espace infini soit 
l'affection ou la propriété d'une chose infinie. J'avais insinué toutes 
ces difficultés dans mon écrit précédent ; mais il ne paraît point 
qu'on ait tâché d'y satisfaire. 

49. J'ai encore d'autres raisons contre l'étrange imagination que 
l'espace est une propriété de Dieu. Si cela est, l'espace entre dans 
l'essence de Dieu. Or, l'espace a des parties; done il y aurait des 
parties dans l'essence de Dieu, spectatum admissi. 

43. De plus, les espaces sont tantót vides, tantót remplis; donc il 
y aura dans l'essence de Dieu des parties tantôt vides, tantôt rem- 
plies, et par conséquent sujettes à un changement perpétuel. Les 
corps, remplissant l'espace, rempliraient une partie de l'essence de 
Dieu. et v seraient commensurés ; et dans la supposition du vide, 
une partie de l'essence de Dieu sera dans le récipient. Ce Dieu à 
parties ressemblera fort au dieu stoicien, qui était l'univers tout 
entier, considéré comme un animal divin. 

44. Si l'espace infini est l'immensité de Dieu, le temps infini sera 
l'éternité de Dieu: il faudra donc dire que ce qui est dans l'espace 
est dans l'immensité de Dieu, et par conséquent dans son essence ; 
et que ce qui est dans le temps est dans l'éternité de Dieu. Phrases 
étranges, et qui font bien connaitre qu'on abuse des termes. 

15. En voici encore une autre instance. L'immensité de Dieu fait 
que Dieu est dans tous les espaces. Mais si Dieu est dans l'espace, 
comment peut-on dire que l'espace est en Dieu, ou qu'il est sa pro- 
priété ? On a bien oui dire que la propriété soit dans le sujet ; mais 
on n'a jamais oui dire que le sujet soit dans sa propriété. De méme, 
Dieu existe en chaque temps: comment doncle temps est-il dans 
Dieu ; et comment peut-il être une propriété de Dieu ? Ce sont des 
alloglossies perpétuelles. 

46. IT parait qu'on confond l'immensité ou l'étendue des choses 
avec l'espace selon lequel cette étendue est prise. L'espace infini 
n'est pas l'immensité de Dieu; l’espace fini n'est pas l'étendue des 
corps, comme le temps n'est point la durée. Les choses gardent leur 
étendue, mais elles ne gardent point toujours leur espace. Chaque 
chose a sa propre étendue, sa propre durée ; mais elle n'a point son 
propre temps, et elle ne garde point son propre espace. 

Vi. Voici comment les hommes viennent à se former la notion de 
l'espace. Ils considèrent que plusieurs choses existent à la fois, et 


116 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE 


ils y trouvent un certain ordre de coexistence, suivant lequel le 
rapport des uns et des autres est plus ou moins simple. C'est leur 
situation ou distance. Lorsqu'il arrive qu'un de ces coexistents 
change de ce rapport à une multitude d'autres, sans qu'ils en chan- 
gent entre eux ; et qu'un nouveau venu acquiert le rapport tel que 
le premier avait eu à d'autres, on dit qu'il est venu à sa place, et on 
appelle ce changement un mouvement qui est dans celui oü est la 
cause immédiate du changement. Et quand plusieurs, ou méme 
tous, changeraient selon certaines régles connues de direction et de 
vitesse, on peut toujours déterminer le rapport de situation que 
chacun acquiert à chacun ; et méme celui que chaque autre aurait 
ou qu'il aurait à chaque autre, s'il n'avait point changé, ou s'il avait 
autrement changé. Et supposant et feignant que parmi ces coexis- 
tents il y ait un nombre suffisant de quelques-uns, qui n'aient point 
eu de changement en eux, on dira que ceux qui ont un rapport à 
ces existents fixes, tel que d'autres avaient auparavant à eux, ont 
eu la méóme place que ces derniers avaient eue. Et ce qui comprend 
toutes ces places est appelé espace. Ce qui fait voir que pour avoir 
l'idée de la place, et par conséquent de l'espace, il suffit de consi- 
dérer ces rapports et les règles de leurs changements, sans avoir 
besoin de se figurer ici aucune réalité absolue hors des choses dont 
on considère la situation. Et, pour donner une espèce de définition, 
place est ce qu'on dit être le méme à A et à B, quand le rapport de 
coexistence de B avec C, E, F, G, ete., convient entierement avec 
le rapport de coexistence qu'ÁÀ a eu avec les mêmes ; supposé qu'il 
n'y ait eu aucune cause de changement dans C, E, F, G, etc. On 
pourrait dire aussi, sans ecthèse, que place est ce qui est le méme 
en moments différents à des existents, quoique différents, quand 
Jeurs rapports de coexistence avec certains existents, qui depuis un de 
ces moments à l'autre sont supposés fixes, conviennent entierement. 
Et existents fixes sont ceux dans lesquels il n'y a point eu de cause 
du changement de l'ordre de coexistence avec d'autres ; ou (ce qui 
est le méme) daus lesquels il n'y a point eu de mouvement. Enfin, 
espace est ce. qui résulte des places prises ensemble. Ft il est bon 
ici de considérer la diflérence entre la place, et entre le rapport de 
situation qui est dans le corps qui occupe la place. Car la place d'A 
et de B est la même ; au lieu que le rapport d'A aux corps fixes n'est 
pas précisément et individuellement le méme que le rapport que B 
ui prendra sa place) aura aux mêmes fixes; et ces rapports con- 





SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. T1 
, 


viennent seulement. Car deux sujets différents, comme À et D, ne 
sauraient avoir précisément la méme affection individuelle; un 
méme accident individuel ne se pouvant point trouver en deux 
sujets, ni passer de sujet en sujet. Mais l'esprit non content de la 
convenance cherche une identité, une chose qui soit véritablement 
la méme, et la concoit comme hors de ces sujets ; et c'est ce qu'on 
appelle ici place et espace. Cependant cela ne saurait étre qu'idéal, 
contenant un certain ordre oü l'esprit concoit l'application des rap- 
ports: comme l'esprit se peut figurer un ordre consistant en lignes 
généalogiques, dont les grandeurs ne consisteraient que dans le 
nombre des générations, où chaque personne aurait sa place. Et si 
l'on ajoutait la fiction de la métempsycose, et si l'on faisait revenir 
les mêmes ámes humaines, les personnes y pourraient changer de 
place. Celui qui a été père ou grand-père pourrait devenir fils ou 
petit-fils, etc. Et cependant ces places, lignes et espaces généa- 
logiques, quoiqu'elles exprimeraient des vérités réelles, ne seraient 
que choses idéales. Je donnerai encore un exemple dc l'usage de 
l'esprit de se former, à l'occasion des accidents qui sont dans les 
sujets, quelque chose qui leur réponde hors des sujets. La raison 
ou proportion entre deux lignes, L et M, peut être conçue de trois 
facons: comme raison du plus grand L, au moindre M; comme rai- 
son du moindre M, au plus grand L ; et enfin comme quelque chose 
d'abstrait des deux, c'est-à-dire comme la raison entre L et M, 
sans considérer lequel est l'antérieur ou le postérieur, le sujet ou 
l'objet. Et c'est ainsi que les proportions sont considérées dans la 
musique. Dans la premiere considération, L le plus grand est le 
sujet; dans la seconde, M le moindre est le sujet de cet accident, 
que les philosophes appellent relation ou rapport. Mais quel en sera 
le sujet dans le troisième sens? On ne saurait dire que tous les deux, 
Let M ensemble, soient le sujet d'un tel accident ; car ainsi nous 
aurions un accident en deux sujets, qui aurait une jambe dans l'un 
et l'autre dans l'autre; ce qui est contre la notion des accidents. 
Donc il faut dire que ce rapport, dans ce troisième sens, est bien 
hors des sujets ; mais que, n'étant ni substance ni accident, cela 
doit étre une chose purement idéale, dont la considération ne laisse 
pas d’être utile. Au reste, j'ai fait ici à peu pres comme Euclide, 
qui, ne pouvant pas bien faire entendre absolument ce que c'est que 
raison prise dans le sens des géomètres, définit bien ce que c'est 
que mémes raisons. Et c'est ainsi que, pour expliquer ce que c'est 


718 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE 


que la place, j'ai voulu définir ce que c'est que la même place. Je 
remarque enfin que les traces des mobiles, qu'ils laissent quelquefois 
dans les immobiles sur lesquels ils exercent leur mouvement, ont 
donné à l'imagination des hommes l'occasion de se former cette 
idée, comme s'il restait encore quelque trace lors méme qu'il n'y a 
aucune chose immobile; mais cela n'est qu'idéal, et porte seule- 
ment que, s'il y avait là quelque immobile, on l'y pourrait désigner. 
Et c'est cette analogie qui fait qu'on s'imagine des places, des traces, 
des espaces, quoique ces choses nc consistent que dans la vérité des 
rapports, et nullement dans quelque réalité absolue. 

48. Au reste, si l'espace vide de corps (qu'on s'imagine) n'est pas 
vide tout à fait, de quoi est-il donc plein ? Y a-t-il peut-être des es- 
prits étendus ou des substances immatérielles, capables de s'étendre 
et de se resserrer, qui s'y proménent et qui se pénétrent sans s'in- 
commoder, comme les ombres de deux corps se pénètrent sur la 
surface d'une muraille? Je vois revenir les plaisantes imaginations 
de M. Henri Morus (homme savant et bien intentionné d'ail- 
leurs), et de quelques autres, qui ont cru que ces esprits se peuvent 
rendre impénétrables quand bon leur semble. ll y en a méme eu 
qui se sont imaginé que l'homme, dans l'état d'intégrité, avait 
aussi le don de la pénétration ; mais qu'il est devenu solide, opaque 
et impénetrable par sa chute. N'est-ce pas renverser les notions des 
choses, donner à Dieu des parties, donner de l'étendue aux esprits ? 
Le seul principe du besoin de la raison suffisante fait disparaitre 
tous ces spectres d'imagination. Les hommes se font aisément des 
fictions, faute de bien employer ce grand principe. 


Sur le S 10. 


49. On ne peut point dire qu'une certaine durée est éternelle : 
mais on peut dire que les choses qui durent toujours sont éternelles, 
en gagnant toujours une durée nouvelle. Tout ce qui existe du 
temps et de la duration, étant successif, périt continuellement: et 
comment une chose pourrait-elle exister éternellement. qui, à parler 
exactement, n'existe jamais? Car comment pourrait exister une 
chose, dont jamais aucune partie n'existe ? Du temps n'existent ja- 
mais que des instants, et l'instant n'est pas méme une partie du 
temps. Quiconque considérera ces observations comprendra bien 
que le temps ne saurait être qu'une chose idéale; et l'analogie du 


SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 119 


temps et de l'espace fera bien juger que' l'un est aussi idéal que 
l'autre. Cependant, si en disant que la duration d'une chose est 
éternelle, on entend seulement que la chose dure éternellement, je 
n'ai rien à y redire. 
.. 90. Sila réalité de l'espace et du temps est nécessaire pour l'im- 
mensité et l'éternité de Dieu ; s'il faut que Dieu soit dans des espaces ; 
si être dans l'espace est une propriété de Dieu ; Dieu sera en quel- 
que facon dépendant du temps et de l'espace, et il en aura besoin. 
Car l'échappatoire que l'espace et le temps sont en Dieu, et comme 
des propriétés de Dieu, est déjà fermée. Pourrait-on supporter 
l'opinion qui soutiendrait que les corps se proménent dans les par- 
ties de l'essence divine ? 


Sur les $ 11 et 12. 


21. Comme j'avais objecté que l'espace a des parties, on cherche 
une autre échappatoire en s'éloignant du sens recu des termes, et 
soutenant que l'espace n'a point de parties ; parce que ses parties 
ne sont point séparables, et ne sauraient étre éloignées les unes des 
autres par discerption. Mais il suffit que l'espaceait des parties, soit 
que ces parties soient séparables ou non ; et on les peut assigner 
dans l'espace, soit par les corps qui y sont, soit par les lignes ou 
surfaces qu'on y peut mener. 


Sur le 8$ 13. 


52. Pour prouver que l'espace, sans les corps, est quelque réalité 
absolue, on m'avait objecté que l'univers matériel fini se pourrait 
promener dans l'espace. J'ai répondu qu'il ne parait point raison- 
nable que l'univers matériel soit fini; et quand on le supposerait, 
il est déraisonnable qu'il ait du mouvement, autrement qu'en tant 
que ses parties changent de situation entre elles ; parce qu'un tel 
mouvement ne produirait aucun changement observable, et serait 
sans but. Autre chose est quand ses parties changent de situation 
entre elles ; car alors on y reconnait un mouvement dans l'espace, 
mais consistant dans l'ordre des rapports, qui sont changés. On ré- 
plique maintenant que la vérité du mouvement est indépendante de 
l'observation, et qu'un vaisseau peut avancer sans que celui qui est 
dedans s'en aperçoive. Je réponds que le mouvement est indépen- 
dant de l'observation ; mais qu'il n'est point indépendant de l'ob- 


180 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE 


servabilité. ll n'y à point de mouvement, quand il n'y a point 
de changement observable. Et même quand il n'y a point de 
changement observable, il n'y a point de changement du tout. Le 
contraire est fondé sur la supposition d'un espace réel absolu, que 
J'ai réfuté démonstrativement par le principe du besoin d'une raison 
suffisante des choses. 

33. Je ne trouve rien dans la définition huitiéme des Principes 
mathématiques de la nature, ni dans le scholie de cette définition, 
qui prouve, ou puisse prouver la réalité de l'espace en soi. Cepen- 
dant j'accorde qu'il y a de la différence entre un mouvement absolu 
véritable d'un corps, et un simple changement relatif de la situation 
par rapport à un autre corps. Car lorsque la cause immédiate du 
changement est dans le corps, il est véritablement en mouvement ; 
et alors la situation des autres, par rapport à lui, sera changée par 
conséquence, quoique la cause de ce changement ne soit point en 
eux. Il est vrai qu'à parler exactement, il n'y a point de corps qui 
soit parfaitement et entierement en repos ; mais c'est de quoi on fait 
abstraction, en considérant la chose mathématiquement. Ainsi je 
n'ai rien laissé sans réponse, de tout ce qu'on a allégué pour la réa- 
lité absolue de l'espace. Et j'ai démontré la fausseté de cette réalité, 
par un principe fondamental des plus raisonnables et des plus éprou- 
vés, contre lequel on ne saurait trouver aucune exception ni ins- 
tance. Au reste, on peut juger, par tout ce que je viens de dire, que 
je ne dois point admettre un univers mobile, ni aucune place hors 
de l'univers matériel. 


Sur le & 14. 


54. Je ne connais aucune objection, à laquelle je ne croie avoir 
répondu suffisamment. Et quant à cette objection, que l'espace et le 
temps sont des quantités, ou plutót des choses douées de quantite, 
et que la situation et l'ordre ne le sont point, je réponds que l'ordre 
a aussi sa quantité ; il a ce qui précède et ce qui suit ; il y a distance 
ou intervalle. Les choses relatives ont leur quantité, aussi bien que 
les absolues. Par exemple, les raisons ou proportions dans les ma- 
thématiques ont leur quantité, et se mesurent par les logarithmes ; 
et cependant se sont des relations. Ainsi, quoique le temps et l'espace 
consistent en rapports, ils ne laissent pas d'avoir leur quantité. 


SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 181 


Sur le $ 15. 


95. Pour ce qui est de la question, si Dieu a pu créer le monde 
plus tôt, il faut se bien entendre. Comme j'ai démontré que le temps 
sans les choses n'est autre chose qu'une simple possibilité idéale, il 
est manifeste que, si quelqu'un disait que ce méme monde qui a été 
créé effectivement ait sans aucun autre changement pu étre créé 
plus tôt, il ne dira rien d'intelligible. Car il n'y a aucune marque ou 
différence, par laquelle il serait possible de connaître qu'il eût été 
créé plus tôt. Ainsi, comme je l'ai déjà dit, supposer que Dieu ait créé 
le méme monde plus tót, c'est supposer quelque chose de chimérique. 
C'est faire du temps une chose absolue, indépendante de Dieu, au 
lieu que le temps doit coexister aux créatures, et ne se concoit que 
par l'ordre et la quantité de leurs changements. 

56. Mais, absolument parlant. on peut concevoir qu'un univers 
ait commencé plus tôt qu'il n'a commencé effectivement. Supposons 
que notre univers, ou quelque autre, soit représenté par la figure 


Ree AF, que l'ordonnée AB représente son pre- 
: : mier état ; et que les ordonnées CDEF, repré- 
Ai B sentent des états suivants. Je dis qu'on peut 
concevoir qu'il ait commencé plus tôt en con- 

C D cevant la figure prolongée en arrière, et en y 


ajoutant RS, AR, B5. Car ainsi, les choses étant 

augmentées, le temps sera augmenté aussi. Mais 

E F si une telle augmentation est raisonnable et 

conforme à la sagesse de Dieu, c'est une autre question ; et il faut 
dire non, autrement Dieu l'aurait faite. Ce serait comme 


llumauo capiti cervicem pictor equinam 
Jungere si velit. 


ll en est de méme de la destruction. Comme on pourrait conce- 
voir quelque chose d'ajouté au commencement, on pourrait conce- 
voir de méme quelque chose de retranché vers la fin. Mais ce re- 
tranchement encore serait déraisonnable. 

21. C'est ainsi qu'il parait comment on doit entendre que Dieu a 
créé les choses en quel temps il lui a plu; car cela dépend des 
choses qu'il a résolu de créer. Mais les choses étant résolues avec 
leurs rapports, il n'y a plus de choix sur le temps ni sur la place, qui 


182 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE 


n'ont rien de réel en eux à part, et rien de déterminant, ou inéme 
rien de discernable. 

38. On ne peut donc point dire, comme l'on fait ici, que la sa- 
gesse de Dieu peut avoir eu de bonnes raisons pour créer ce monde 
dans un tel temps particulier, ce temps particulier pris sans les 
choses étant une fiction impossible, et de bonnes raisons d'un choix 
ne se pouvant point trouver là où tout est indiscernable. 

59. Quand je parle de ce monde, j'entends tout l'univers des créa- 
tures matérielles et immatérielles prises ensemble, depuis le com- 
mencement des choses ; mais si l'on n'entendait que le commence- 
ment du monde matériel, et si l'on supposait avant lui des créa- 
tures immatérielles, on se mettrait un peu plus à la raison en cela. Car 
le temps alors, étant marqué par les choses qui existeraient déjà, ne 
serait plus indifférent ; ct il y pourrait avoir du choix. ll est vrai qu'on 
ne ferait que différer la difficulté. Car, supposant que l'univers entier 
des créatures immatérielles et matérielles ensemble a commencé, 
il n'y a plus de choix sur le temps oü Dieu le voudrait mettre. 

60. Ainsi on ne doit point dire, comme l'on fait ici, que Dieu a 
créé les choses dans un espace, ou dans un temps particulier, qui lui 
a plu. Car tous les temps et tous les espaces, en eux-mêmes, étant 
parfaitement uniformes et indiscernables, l'un ne saurait plaire plus 
que l'autre. 

61. Je ne veux point m'arréter ici sur mon sentiment expliqué 
ailleurs, qui porte qu'il n'y a point de substances créées entiérement 
destituées de matiére. Car je tiens avec les anciens et avec la raison 
que les anges ou les intelligences, et les âmes séparées du corps gros- 
sier, ont toujours des corps subtils, quoique elles-mémes soient in- 
corporelles. La philosophie vulgaire admet aisément toute sorte de 
fictions ; la mienne est plus sévère. 

62. Je ne dis point que la matière et l'espace sont la même chose ; 
je dis seulement qu'il n'y a point d'espace où il n'y a point de ma- 
tiére; et que l'espace eu lui-méme n'est point une réalité absolue. 
L'espace et la matiére différent comme le temps et le mouvement. 
Cependant ces choses, quoique différentes, se trouvent inséparables. 

63. Mais il ne s'ensuit nullement que la matière soit éternelle et 
nécessaire, sinon en supposant que l'espace est éternel et néces- 
saire ; supposition mal fondée en toutes manières. 


SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 183 


Sur le 88 16 et 17. 


64. Je crois avoir répondu à tout, et j'ai répondu particulière- 
ment à cette objection, qui prétend que l'espace et le temps ont une 
quantité, et que l’ordre n'en a point. (Voyez ci-dessus, n° 54.) 

65. J'ai fait voir clairement que la contradiction est dans l'hypo- 
thèse du sentiment opposé, qui cherche une différence là où il n'y 
en a point. Et ce serait une iniquité manifeste d'en vouloir inférer 
que j'ai reconnu de la contradiction dans mon propre sentiment. 


Sur le 8$ 18. 


66. Il revient ici un raisonnement que j'ai déjà détruit ci-dessus, 
n? 17. On dit que Dieu peut avoir de bonnes raisons pour placer 
deux cubes parfaitement égaux et semblables ; et alors il faut bien, 
dit-on, qu'il leur assigne leurs places, quoique tout soit parfaitement 
égal ; mais la chose ne doit point étre détachée de ses circonstances. 
Ce raisonnement consiste en notions incomplétes. Les résolutions de 
Dieu ne sont jamais abstraites et imparfaites ; comme si Dieu décer- 
nait premièrement à créer les deux cubes, et puis décernait à par 
oü les mettre. Les hommes, bornés comme ils sont, sont capables de 
procéder ainsi; ils résoudront quelque chose, et puis ils se trouve- 
ront embarrassés sur les moyens, sur les voies, sur les places, sur 
les circonstances. Dieu ne prend jamais une résolution sur les fins, 
sans en prendre en méme temps sur les moyens et sur toutes les 
circonstances. Et méme j'ai montré, dans la Théodicée, qu'à pro- 
prement parler il n'y a qu'un seul décret dans l'univers tout entier, 
par lequel il est résolu de l'admettre de la possibilité à l'existence. 
Ainsi Dieu ne choisira point de cube, sans choisir sa place en méme 
temps ; et il ne choisira jamais entre des indiscernables. 

61. Les parties de l'espace ne sont déterminées et distinguées que 
par les choses qui y sont : et la diversité des choses dans l'espace 
détermine Dieu à agir différemment sur différentes parties de l'es- 
pace. Mais l'espace pris sans les choses n'a rien de déterminant, et 
méme il n'est rien d'actuel. 

68. Si Dieu est résolu de placer un certain cube de matière, il 
s'est aussi déterminé sur la place de ce cube; maisc'est par rapport 
à d'autres portions de matiére, et non pas par rapport à l'espace dé- 
taché, oü il n'y a rien de déterminant. 


184 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE 


69. Mais sa sagesse ne permet pas qu'il place en même temps 
deux cubes parfaitement égaux et semblables: parce qu'il n'v a pas 
moyen de trouver une raison de leur assigner des places différentes: 
il y aurait une volonté sans motif. 

10. J'avais comparé une volonté sans motif (telle que des raison- 
nements superficiels assignent à Dieu) au hasard d'Épicure. On y op- 
pose que le hasard d'Épicure est une nécessité aveugle, et non pas 
un choix de volonté. Je réplique que le hasard d'Épicure n'est pas 
une nécessité, mais quelque chose d'indillérent. Épicure l'introdui- 
sait exprès, pour éviter la nécessité. Il est vrai que le hasard est 
aveugle ; mais une volonté sans motif ne serait pas moins aveugle, 
et ne serait pas moins due au simple hasard. 


Sur le $ 19. 


11. On répète iei ce qui a déjà été réfuté ci-dessus, n» 21, que la 
matiére ne saurait étre créée, si Dieu ne choisit point parmi les in- 
discernables. On aurait raison, si la matiére consistait en atomes, 
en corps similaires, ou autres fictions semblables de la philosophie 
superficielle ; mais ce même grand principe, qui combat le choix 
entre les indiscernables, détruit aussi ces fictions mal báties. 


Sur le 8 30. 


12. On m'avait objecté dans la troisième réplique (n°* 7 et 8) que 
Dieu n'aurait point en lui un principe d'agir, s'il. était détermine 
par les choses externes. J'ai répondu que les idées des choses ex- 
ternes sont en lui, et qu'ainsi il est déterminé par des raisons in- 
ternes, c'est-à-dire par sa sagesse. Maintenant on ne veut point 
entendre à propos de quoi je l'ai dit. 


Sur le $ 21. 


13. On confond souvent, dans les objections qu'on me fait, ce que 
Dieu ne veut point, avec ce qu'il ne peutpoint. (Voy. ci-dessus, n°9, 
et plus bas, n° 76.) Par exemple, Dieu peut faire tout ce qui est pos- 
sible, mais il ne veut faire que le meilleur. Ainsi je ne dis point, 
comme on m'impute ici, que Dieu ne peut point donner des bornes 
à l'étendue de la matière ; mais il y a de l'apparence qu'il ne le veut 
point, et qu'il a trouvé mieux de ne lui en point donner. 

14. De l'étendue àla durée, nonvalet consequentia. Quand l'éten- 


SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 185 


due de la matiére n'aurait point de bornes, il ne s'ensuit point que 
sa durée n'en ait pas non plus, pas méme en arriére, c'est-à-dire 
qu'elle n'ait point eu de commencement. Si la nature des choses, 
dans le total est de croitre uniformément en perfection. l'univers 
des créatures doit avoir commencé; ainsi il y aura des raisons pour 
limiter la durée des choses, quand méme il n'y en aurait point pour 
en limiter l'étendue. De plus, lecommencement du monde ne déroge 
point à l'infinité de la durée a parte post, ou dans la suite ; mais 
les bornes de l'univers dérogeraient à l'infinité de son étendue. 
Ainsi il est plus raisonnable d'en poser un commencement que d'en 
admettre des bornes ; afin de conserver dans l'un et dans l'autre le 
caractére d'un auteur infini. 

19. Cependant ceux qui ont admis l'éternité du monde, ou du 
moins, comme ont fait des théologiens célèbres, la possibilité de 
l'éternité du monde, n'ont point nié pour cela sa dépendance de 
Dieu, comme on le leur impute ici sans fondement. 


Sur les 88 22 et 23. 


76. On m'objecte encore ici, sans fondement, que, selon moi, tout 
ce que Dieu peut faire, doit étre fait nécessairement. Comme si l'on 
ignorait que j'ai réfuté cela solidement dans la Théodicée, et que 
j'ai renversé l'opinion de ceux qui soutiennent qu'il n'y a rien de 
possible que ce qui arrive effectivement ; comme ont fait déjà quel- 
ques anciens philosophes, et entre autres Diodore chez Cicéron. On 
confond la nécessité morale, qui vient du choix du meilleur, avec la 
nécessité absolue ; on confond la volonté avec la puissance de Dieu. 
Il peut produire tout possible ou ce qui n'implique point de contra- 
diction : mais il veut produire le meilleur entre les possibles. Voyez 
ce que j'ai dit ci-dessus, n? 9 et n° 74. 

11. Dieu n'est donc point un agent nécessaire en produisant les 
créatures, puisqu'il agit par choix. Cependant ce qu'on ajoute ici est 
mal fondé, qu'un agent nécessaire ne serait point un agent. On pro- 
nonce souvent hardiment et sans fondement, en avançant contre moi 
des théses qu'on ne saurait prouver. 


Sur le 83 24-28. 


18. On s'excuse de n'avoir point dit que l'espace est le sensorium 
de Dieu, mais seulement comme son sensorium. ll semble que l'un 
est aussi peu convenable et aussi peu intelligible que l'autre. 

Pau JANET. — Leibniz. 1-50 


186 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE 


Sur le 8 29. 


19. L'espace n'est pas la place de toute chose, car il n'est pas la 
place de Dieu ; autrement voilà une chose coéternelle à Dieu, et in- 
dépendante de lui, et méme de laquelle il dépendrait s'il a besoin de 
place. 

80. Je ne vois pas aussi comment on peut dire que l'espace est la 
place des idées ; car les idées sont dans l'entendement. 

81. ll est fort étrange aussi de dire que l'àme de l'homme est 
l'àÀme des images. Les images qui sont l'entendement sont dans l'es- 
prit, mais s'il était l'âme des images, elles seraient hors de lui. Que 
si l'on entend des images corporelles, comment veut-on que notre 
esprit en soit l’âime, puisque ce ne sont que des impressions passa- 
gères dans les corps dont il est l'àme ? 

82. Si Dieu sent ce qui se passe dans le monde, par le moyen d'un 
sensorium, il semble que les choses agissent sur lui, et qu'ainsi il 
est comme on conçoit l'ime du monde. On m'impute de répéter les 
objections, sans prendre connaissance des réponses ; mais je ne 
vois point qu'on ait satisfait à cette difficulté; on ferait mieux de re- 
noncer tout à fait à ce sensorium prétendu. 


Sur le $ 30. 


83. On parle comme si l'on n'entendait point comment, selon moi, 
l'âme est un principe présentatif, c'est-à-dire comme si l'on n'avait 
jamais oui parler de mon harmonie préétablie. 

84. Je ne demeure point d'aecord des notions vulgaires, comme si 
les images des choses étaient transportées (conveyed) par les organes 
jusqu'à l'àme. Car il n'est point concevable par quelle ouverture ou 
par quelle voiture ce transport des images depuis l'organe jusque 
dans l'àme se peut faire. Cette notion de la philosophie vulgaire n'est 
point intelligible, comme les nouveaux cartésiens l'ont assez montré. 
L'on ne saurait expliquer comment la substance immatérielle est 
affectée par la matière : et soutenir une chose non intelligible là-des- 
sus, c'est recourir à la notion scholastique chimérique de je ne sais 
quelles espèces intentionnellesinexplicables, qui passent des organes 
dans l'âme. Ces cartésiens ont vu la difficulté, mais ils ne l'ont point 
résolue : ils ont eu recours à un concours de Dieu tout particulier, 
qui serait miraculeux en effet ; mais je crois avoir donnéla véritable 
solution de cette énigme. 


SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 181 


85. De dire que Dieu discerne les choses qui se passent, parce 
qu'il est présent aux substances, et non pas par la dépendance que 
la continuation de leur existence a de lui, et qu'on peut dire enve- 
lopper une production continuelle: c'est dire deschoses non intelli- 
gibles. La simple présence, ou la proximité de coexistence ne suffit 
point pouf entendre comment ce qui se passe dans un étre doit ré- 
pondre à ce qui se passe dans un autre ètre. 

86. Par après, c'est donner justement dans la doctrine, qui fait de 
Dieu l'âme du monde, puisqu'on le fait sentir les choses non pas par 
la dépendance qu'elles ont de lui, c'est-à-dire par la production con- 
tinuelle de ce qu'il y a de bon et de parfait en elles, mais par une 
manière de sentiment ; comme l'on s'imagine que notre âme sent 
ce qui se passe dans le corps. C'est bien dégrader la connaissance 
divine. 

87. Dans la vérité des choses, cette manière de sentir est entière- 
ment chimérique, et n’a pas même lieu dans les âmes. Elles sentent 
ce qui se passe hors d'elles, par ce qui se passe en elles, répondant 
aux choses de dehors ; en vertu de l'harmonie que Dieu a préctablie 
par la plus belle et la plus admirable de toutes ses productions, qui 
fait que chaque substance simple en vertu de sa nature est, pour 
ainsi dire, une concentration et un miroir vivant de tout l'univers 
suivant son point de vue. Ce qui est encore une des plus belles et 
des plus incontestables preuves de l'existence de Dieu ; puisqu'il n'y 
a que Dieu, c'est-à-dire la cause commune, qui puisse faire cette 
harmonie des choses. Mais Dieu méme ne peut sentir les choses par 
le moyen par lequel il les fait sentir aux autres. ll les sent. parce 
qu il est capable de produire ce moyen ; et il ne les ferait point sen- 
tir aux autres, s'il ne les produisait lui-même toutes consentantes ; 
et s'il n'avait ainsi en soi leur représentation, non comme venant 
d'elles, mais parce qu'elles viennent de lui, et parce qu'il en est Ja 
cause efficiente et exemplaire. Il les sent, parce qu'elles viennent de 
lui, s'il est permis de dire qu'il les sent, ce qui ne doit qu'en dé- 
pouillant le terme de son imperfection, qui semble signifier qu'elles 
agissent sur lui. Elles sont, et lui sont connues, parce qu'il les en- 
tend et veut ; et parce que ce qu'il veut est autant que ce qui existe. 
Ce qui parait d'autant plus, parce qu'il les fait sentir les unes aux 
autres ; et. qu'il les fait sentir mutuellement par la suite des natures 
qu'il leur a données une fois pour toutes, et qu'il ne fait qu'entre- 
tenir souvent les lois de chacune à part ; lesquelles, bien que diffé- 


188 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE 


rentes, aboutissent à une correspondance exacte des résultats. Ce qui 
passe toutes les idées qu'on a eues vulgairement de la perfection 
divine et des ouvrages de Dieu, et les éléveau plus haut degré, comme 
M. Bayle a bien reconnu, quoiqu'il ait cru sans sujet que cela passe 
le possible. 

88. Ce serait bien abuser du texte de la sainte Écriture, suivant 
lequel Dieu se repose de ses ouvrages, que d'en inférer qu'il n'y a 
plus de production continuée. Il est vrai qu'il n'y a point de produc- 
tion de substances simples nouvelles ; mais on aurait tort d'en inférer 
que Dieu n'est maintenant dans le monde que comme l'on con- 
coit que l’âme est dans le corps, en le gouvernant seulement par sa 
présence, sans un concours nécessaire pour lui faire continuer son 
existence. 

Sur le 8 31. 


89. L'harmonie ou correspondance entre l'âme et le corps n'est 
pas un miracle perpétuel, mais l'effet ou la suite d'un miracle primi- 
gene fait dans la création des choses, comme sont toutes les choses 
naturelles. ll est vrai que c'est une merveille perpétuelle comme 
sont beaucoup de choses naturelles. 

90. Le mot d'harmonie préétablie est un terme de l'art, je l'avoue; 
mais non pas un terme qui n'explique rien, puisqu'il est expliqué 
fort intelligiblement, et qu'on n'oppose rien qui marque qu'il y ait 
de la difficulté. 

91. Comme la nature de chaque substance simple, áme ou véri- 
table monade, est telle, que son état suivantest une conséquence de 
son état précédent ; voilà la cause de l'harmonie toute trouvée. Car 
Dieu n'a qu'à faire que la substance simple soit une fois et d'abord 
une représentation de l'univers, selon son point de vue: puisque de 
cela seul il suit qu'elle le sera perpétuellement, et que toutes les 
substances simples auront toujours une harmonie entre elles, parce 
qu'elles représentent toujours le méme univers. 


Sur le & 32. 


99. Il est vrai que, selon moi, l'âme ne trouble point les lois du 
corps, nile corps celles de l'àme, et qu'ils s'accordent seulement, 
l'une agissant librement, suivant les règles des causes finales, et 
l'autre agissant machinalement, suivant les lois des causes eff- 
cientes. Mais cela ne dévoge point à la liberté de nos âmes, comme 


SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 189 


on le prétend ici. Car tout agent qui agit suivant les causes finales 
est libre, quoiqu'il arrive qu'il s'accorde avec celui qui n'agit que 
par des causes efficientes sans connaissance ou par machine; parce 
que Dieu, prévoyant ce que la cause libre ferait, a réglé d'abord sa 
machine en sorte qu'elle ne puisse manquer de s'y accorder. M. Ja- 
quelot a fort bien résolu cette difficulté dans un de ses livres contre 
M. Bayle; et j'en ai cité le passage dans la Théodicée, part. 1, $ 63. 
J'en parlerai encore plus bas, n? 124. 


Sur le $ 33. 


93. Je n'admets point que toute action donne une nouvelle force 
à ce qui pâtit. Il arrive souvent dans le concours des corps que cha- 
cun garde sa force; comme lorsque deux corps durs égaux con- 
courent directement. Alors la seule direction est changée, sans qu'il 
y ait du changement dans la force; chacun des corps prenant la 
direction de l'autre, et retournant avec la méme vitesse qu'il avait 
déjà eue. 

94. Cependant je n'ai garde de dire qu'il soit surnaturel de donner 
une nouvelle force à un corps ; car je reconnais qu'un corps reçoit 
souvent une nouvelle force d'un autre corps, qui en perd autant de 
la sienne. Mais je dis seulement qu'il est surnaturel que tout l'uni- 
vers des corps recoive une nouvelle force; et ainsi qu'un corps gagne 
de la force, sans que d'autres en perdent autant. C'est pourquoi je 
dis aussi qu'il est insoutenable que l'áme donne de la force au corps; 
car alors tout l'univers des corps recevrait une nouvelle force. 

95. Le dilemme qu'on fait ici est mal fondé, parce que, selon 
moi, il faut ou que l'homme agisse surnaturellement, ou que 
l'homme soit une pure machine comme une montre. Car l'homme 
n'agit point surnaturellement, et son corps est véritablement une 
machine, et n'agit que machinalement ; mais son âme ne laisse pas 
d'étre une cause libre. 


Sur les 88 34 et 35. 


96. Je me remets aussi à ce qui a été ou sera dit dans ce présent 
écrit, n^* 82, 86 et 111, touchant la comparaison entre Dieu et l'âme 
du monde; et comment le sentiment qu'on oppose au mien fait 
trop approcher l'un à l'autre. 


190 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE 


Sur le S 36. 


91. Je me rapporte aussi à ce que je viens de dire touchant l'har- 
monie entre l'àme et le corps, n°’ 89 et suiv. 


Sur le 8 37. 


98. On me dit que l’âme n'est pas dans le cerveau, mais dans le 
sensorium, sans dire ce que c'est que ce sensorium. Mais supposé 
que ce sensorium soit étendu, comme je crois qu'on l'entend, c'est 
toujours la méme difficulté; et la question revient si l'âme est diffuse 
par tout cet étendu, quelque grand ou quelque petit qu'il soit ; car 
le plus ou moins de grandeur n'y fait rien. 


Sur le 8$ 38. 


99. Je n'entreprends pas ici d'établir ma dynamique, ou ma doc- 
trine des forces ; ce lieu n'y serait point propre. Cependant je puis 
fort bien répondre à l'objection qu'on me fait ici. J'avais soutenu 
que les forces actives se conservent en ce monde. On m'objecte que 
deux corps mous, ou non élastiques, concourant entre eux, perdent 
de leur force. Je réponds que non. 1l est vrai que les touts la per- 
dent par rapport à leur mouvement total; mais les parties la 
recoivent, étant agitées intérieurement par la force du concours. 
Ainsi ce défaut n'arrive qu'en apparence. Les forces nesont détruites, 
mais dissipées parmi les parties menues. Ce n'est pas les perdre, 
mais c'est faire comme font ceux qui changent la grosse monnaie en 
petite. Je demeure cependant d'accord que la quantité du mouve- 
ment ne demeure point là méme, et en cela j'approuve ce qui se 
dit, page 341 de l'Optique de M. Newton, qu'on cite ici. Mais j'ai 
montré ailleurs qu'il y a de la différence ‘entre la quantité du mou- 
vement et la quantité de la force. 


Sur le 8 39. 


100. On m'avait soutenu que la force décroissait naturellement 
dans l'univers corporel, et que cela venait de la dépendance des 
choses (troisième réplique sur les & 13 et 14). J'avais demandé, 
dans ma troisième réponse? qu'on prouvât que ce défaut est une 
suite de la dépendance des choses. On esquive de satisfaire à ma 

Dit 


SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 191 


demande, en se jetant sur un incident, et en niant que ce soit un 
défaut; mais que ce soit un défaut ou non, il fallait prouver que 
c'est une suite dela dépendance des choses. 

101. Cependant il faut bien que ce qui rendrait la machine du 
monde aussi imparfaite que celle d'un mauvais hofloger soit un 
défaut. 

109. On dit maintenant que c'est une suite de l'inertie de la ma- 
tiere; mais c'est ce qu'on ne prouvera pas non plus. Cette inertie 
mise en avant, et nommée par Képler, et répétée par Descartes dans 
ses Lettres, et que j'ai employée dans la Théodicée, pour donner une 
image et en méme temps un échantillon de l'imperfection natu- 
relle des créatures, fait seulement que les vitesses sont diminuées 
quand les matiéres sont augmentées; mais c'est sans aucune dimi- 
nution des forces. 


Sur le 8 40. 


103. J'avais soutenu que la dépendance de la machine du monde 
d'un auteur divin est plutót cause que ce défaut n'y est point; que 
l'ouvrage n'a pas besoin d'étre redressé ; qu'il n'est point sujet à se 
détraquer; et enfin, qu'il ne saurait diminuer en perfection. Je 
donne maintenant à deviner aux gens comment on peut inférer 
contre moi, comme on fait ici, qu'il faut, si cela est, que le monde: 
matériel soit infini et éternel, sans aucun commencement; et que 
Dieu doit toujours avoir créé autant d'hommes et d'autres espéces 
qu'il est possible d'en créer. 


Sur le & 41. 


104. Je ne dis point que l'espace est un ordre ou une situation 
qui rend les choses situables ; ce serait parler galimatias. On n'a 
qu'à considérer mes propres paroles, etles joindre à ce que je viens 
de dire ci-dessus, n° 47, pour montrer comment l'esprit vient à se 
former l'idée de l'espace, sans qu'il faille qu'il y ait un étre réel et 
absolu qui y réponde, hors de l'esprit et hors des rapports. Je ne dis 
donc point que l'espace est un ordre ou une situation, mais un 
ordre des situations, ou selon lequel les situations sont rangées, et 
que l'espace abstrait est cet ordre des situations, conçues comme 
possibles. Ainsi c'est quelque chose d'idéal. Mais il semble qu'on ne 
me veut point entendre. J'ai répondu déjà ici, n" 54, à l'objection 
qui prétend qu'un ordre n'est point capable de quantité, 


192 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE 


105. On objecte ici que le temps ne saurait étre un ordre des 
choses successives, parce que la quantité du temps peut devenir 
plus grande ou plus petite, l'ordre des successions demeurant le 
méme. Je réponds que cela n'est point ; car si le temps est plus grand, 
il y aura plus d'états successifs interposés ; et s'il est plus petit, il y 
en aura moins, puisqu'il n'y a point de vide ni de condensation ou 
de pénétration, pour ainsi dire, dans les temps, non plus que dans 
les lieux. 

106. Je soutiens que, sans les créatures, l'immensité et l’éternité 
de Dieu ne laisseraient pas de subsister, mais sans aucune dépen- 
dance ni des temps, ni des lieux. S'il n'y avait point de créatures, 
il n'y aurait ni temps, ni lieux ; et par conséquent point d'espace 
actuel. L'immensité de Dieu est indépendante de l'espace, comme 
l'éternité de Dieu est indépendante du temps. Elles portent seule- 
ment à l'égard de ces deux ordres de choses, que Dieu serait pré- 
sent et coexistant à toutes les choses qui existeraient. Ainsi je 
n'admets point ce qu'on avance ici, que si Dieu seul existait, il y 
aurait temps et espace, comme à présent. Au lieu qu'alors, à mon 
avis, ils ne seraient que dans les idées, comme des simples possi- 
bilités. L'immensité et l'éternité de Dieu sont quelque chose de plus 
éminent que la durée et l'étendue des créatures, non seulement par 
rapport à la grandeur, mais encore par rapport à la nature de la 
chose. Ces attributs divins n'ont pas besoin de choses hors de Dieu, 
comme sont les lieux et les temps actuels. Ces vérités ont été assez 
reconnues par les théologiens et par les philosophes. 


Sur le $ 42. 


107. J'avais soutenu que l'opération de Dieu, par laquelle il re- 
dresserait Ja machine du monde corporel, prête par sa nature (à ce 
qu'on prétend) à tomber dans le repos, serait un miracle. On a ré- 
pondu que ce ne serait point une opération miraculeuse, parce 
qu'elle serait ordinaire, et doit arriver assez souvent. J'ai répliqué 
que ce n'est pas l'usuel ou le non-usuel, qui fait le miracle propre- 
ment dit, ou de la grande espéce, mais de surpasser les forces des 
créatures ; et que c'est le sentiment des théologiens et des philo- 
sophes. Et qu'ainsi on m'accorde, au moins, que ce qu'on introduit, 
et que je désapprouve, est un miracle de la plus grande espèce, sui- 
vant la notion reçue, c'est-à-dire qui surpasse les forces créées ; et 


SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 793 


que c'est justement ce que tout le monde tâche d'éviter en philo- 
sophie. On me répond maintenant que c'est appeler de la raison à 
l'opinion vulgaire. Mais je réplique encore que cette opinion vul- 
gaire, suivant laquelle il faut éviter en philosophant, autant qu'il se 
peut, ce qui surpasse les natures des créatures, est trés raisonnable. 
Autrement rien ne sera si aisé que de rendre raison de tout, en fai- 
sant survenir une divinité, Deum ex machina, sans se soucier des 
natures des choses. 

108. D'ailleurs, le sentiment commun des théologiens ne doit pas 
être traité simplement en opinion vulgaire. Il faut de grandes rai- 
sons pour qu'on ose y contrevenir, et je n'en vois aucune ici. 

109. Il semble qu'on s'écarte de sa propre notion, qui demandait 
que le miracle soit rare, en me reprochant, quoique sans fondement, 
sur le $ 34, que l'harmonie préétablie serait un miracle perpétuel ; 
si ce n'est qu'on ait voulu raisonner contre moi «d hominem. 


Sur le S 43. 


110. Si le miracle ne diffère du naturel que dans l'apparence et 
par rapport à nous, en sorte que nous appelions seulement miracle 
ce que nous observons rarement, il n'y aura point de différence 
interne réelle entre le miracle et le naturel; et, dans le fond des 
choses, tout sera également naturel, ou tout sera également mira- 
culeux. Les théologiens auront-ils raison de s'accommoder du pre- 
mier, et les philosophes du second ? 

111. Cela n'ira-t-il pas encore à faire de Dieu l'âme du monde, si 
toutes ses opérations sont naturelles, comme celles que l'âme exerce 
dans le corps? Ainsi Dieu sera une partie de la nature. 

112. En bonnephilosophie, et en saine théologie, il faut distinguer 
entre ce qui est explicable par les natures et les forces des créa- 
tures, et ce qui n'est explicable que par les forces de la substance 
infinie. ll faut mettre une distance infinie entre l'opération de Dieu 
qui và au delà des forces des natures, et entre les opérations des 
choses qui suivent les lois que Dieu leur a données, et qu'il les a 
rendues capables de suivre par leurs natures, quoique avec son 
assistance. 

113. C'est par là que tombent les attractions proprement dites, et 
autres opérations inexplicables par les natures des créatures, qu'il 
faut faire effectuer par miracle, ou recourir aux absurdités, c'est-à- 


194 LETTRES ENTRE LEIDNIZ ET CLARKE 


dire aux qualités occultes scholastiques, qu'on commence à nous 
débiter sous le spécieux nom de forces, mais qui nous ramènent 
dans le royaume des ténèbres. C'est, inventa fruge, glandibus vesci. 

114. Du temps de M. Boyle, et d'autres excellents hommes qui 
florissaient en Angleterre sous les commencements de Charles Il, 
on n'aurait pas osé nous débiter des notions si creuses. J'espère 
que ce beau temps reviendra sous un aussi bon gouvernement que 
celui d'à présent, et que les esprits un peu trop divertis par le mal- 
heur des temps retourneront à mieux cultiver les connaissances 
solides. Le capital de M. Boyle était d'inculquer que tout se faisait 
mécaniquement dans la physique. Mais c'est un malheur des hommes 
de se dégoüter enfin de la raison méme, et de s'ennuyer de la 
lumiére. Les chiméres commencent à revenir et plaisent, parce 
qu'elles ont quelque chose de merveilleux. Il arrive dans le pays 
philosophique ce qui est arrivé dans le pays poétique. On s'est lassé 
des romans raisonnables, tels que la Clélie francaise, ou l' Arméne 
allemande ; et on est revenu depuis quelque temps aux contes des 
fées. 

115. Quant aux mouvements des eorps célestes, et, plus encore, 
quant à la formation des plantes et des animaux, il n'y a rien qui 
tienne du miracle, excepté le commencement de ces choses. L'or- 
ganisme des animaux est un mécanisme qui suppose une préfor- 
mation divine; ce qui en suit est purement naturel et tout à fait 
mécanique. 

116. Tout ce qui se fait dans le corps de l'homme, et de tout ani- 
mal, est aussi mécanique que ce qui se fait dans une montre. La 
différence est seulement telle qu'elle doit étre entre une machine 
d'une invention divine, et entre la production d'un ouvrier aussi 
borné que l'homme. 


Sur le 8 41. 


117. Hl n'y a point de difficulté chez les théologiens, sur les mi- 
racles des anges ; il ne s'agit que de l'usage du mot. On pourra dire 
que les anges font des miracles, mais moins proprement dits ou d'un 
ordre inférieur. Disputer là-dessus serait une question de nom. On 
pourra dire que cet ange, qui transportait Habacuc par les airs, qui 
remuait le lac de Bethzaïda, faisait un miracle ; mais ce n'était pas 
un miracle du premier rang, car il est explicable par les forces na- 
turelles des anges, supérieures aux nôtres. 


SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 795 


Sur le $ 45. 


118. J'avais objecté qu'une attraction proprement dite, ou à la 
scholastique, serait une opération en distance, sans moyen. On ré- 
pond ici qu'une attraction sans moyen serait une contradiction. Fort 
bien ; mais comment l'entend-on donc, quand on veut que le soleil, 
au travers d'un espace vide, attire le globe de la terre? Est-ce Dieu 
qui sert de moyen ? Mais ce serait un miracle s'il y en a jamais eu ; 
cela surpasserait les forces des créatures. 

119. Ou sont-ce peut-étre quelques substances immatérielles, ou 
quelques rayons spirituels, ou quelque accident sans substance, 
quelque espéce, comme intentionnelle ; ou quelque autre je ne sais 
quoi, qui doit faire ce moyen prétendu ? choses dont il semble qu'on 
a eneore bonne provision en téte sans assez les expliquer. 

120. Ce moyen de communication est, dit-on, invisible, intangible, 
non mécanique. On pouvait ajouter avec le méme droit, inexpli- 
cable, non intelligible, précaire, sans fondement, sans exemple. 

121. Mais il est régulier, dit-on. il est constant, et par conséquent 
naturel. Je réponds qu'il ne saurait être régulier sans être raison- 
nable ; et qu'il ne saurait être naturel, sans être explicable par les 
natures des créatures. | 

122. Si ce moven, qui fait une véritable attraction, est constant, 
ct en méme temps inexplicable par les forces des créatures, et s'il 
est véritable avec cela, c'est un miracle perpétuel ; et s'il n'est pas 
miraculeux, il est faux. C'est une chose chimérique; une qualité 
occulte scholastique. 

125. Il serait comme le cas d'un corps allant en rond, sans s'écarter 
par la tangente, quoique rien d'explicable ne l'empéchát de le faire. 
Exemple que j'ai déjà allégué, et auquel on n'a pas trouvé à propos 
de répondre ; parce qu'il montre trop clairement la différence entre 
le véritable naturel d'un cóté, et entre la qualité occulte chimérique 
des écoles de l'autre côté. 


Sur le 8 4%. 


124. Les forces naturelles des corps sont toutes soumises aux lois 
mécaniques, et les forces naturelles des esprits sont toutes soumises 
aux lois morales. Les premières suivent l'ordre des causes efficientes, 
et les secondes suivent l'ordre des causes finales. Les premières 


196 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE 


opèrent sans liberté, comme une montre ; les secondes sont exercées 
avec liberté, quoiqu'elles s'accordent exactement avec cette espèce 
de montre, qu'une autre cause libre supérieure a accommodée 
avec elles par avance. J'en ai déjà parlé, n° 92. 

195. Je finis par un point qu'on m'a opposé au commencement de 
ce quatrième écrit, où j'ai déjà répondu ci-dessus, n?» 18, 19, 30. 
Mais je me suis réservé d'en dire encore davantage en concluant. 
On a prétendu d'abord que je commets une pétition de principe : 
mais de quel principe, je vous en prie? Plát à Dieu qu'on n'eiüt 
jamais supposé des principes moins clairs! Ce principe est celui du 
besoin d'une raison suffisante, pour qu'une chose existe, qu'un évé- 
nement arrive, qu'une vérité ait Jieu. Est-ce un principe qui a besoin 
de preuves? On me l'avait méme accordé ou fait semblant de l'ac- 
corder, au second numéro du troisième écrit : peut-être parce qu'il 
aurait paru trop choquant de le nier; mais ou l'on ne l'a fait qu'en 
paroles, ou l'on se contredit, ou l'on se rétracte. 

126. J'ose dire que, sans ce grand principe, on ne saurait venir à 
la preuve de l'existence de Dieu, ni rendre raison de plusieurs autres 
vérités importantes. 

127. Tout le monde ne s'en est-il point servi en mille occasions ? 
ll est vrai qu'on l'a oublié par négligence en beaucoup d'autres; 
mais c'est là justement l'origine des chiméres ; comme, par exemple, 
d'un temps ou d'un espace absolu réel, du vide, des atomes, d'une 
attraction à la scholastique, de l'influence physique entre l'áme et le 
corps, et de mille autres fictions, tant de celles qui sont restées de 
la fausse persuasion des anciens, que de celles qu'on a inventées 
depuis peu. 

198. N'est-ce pas à cause de la violation de ce grand principe que 
les anciens se sont déjà moqués de la déclinaison sans sujet des 
atomes d'Épicure ? Et j'ose dire que l'attraction à la scholastique, 
qu'on renouvelle aujourd'hui et dont on ne se moquait pas moins il 
y a trente ans ou environ, n'a rien de plus raisonnable. 

199. J'ai souvent défié les gens de m'apporter une instance contre 
ce grand principe, un exemple non contesté, oü il manque ; mais on 
ne l'a jamais fait, et on ne le fera jamais. Cependant il y a une infi- 
nité d'exemples où il réussit ; ou plutôt il réussit dans tous les cas 
connus où il est employé. Ce qui doit faire juger raisonnablement 
qu'il réussira encore dans les cas inconnus, ou qui ne deviendront 
connus que par son moyen, suivant la maxime de la philosophie 


SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 197 


expérimentale, qui procède «a posteriori; quand méme il ne serait 
point d'ailleurs justifié par la pure raison ou a priori. 

130. Me nier ce grand principe, c'est faire encore d'ailleurs 
comme Épicure, réduit à nier cet autre grand principe, qui est celui 
de la contradiction : savoir que toute énonciation intelligible doit 
étre vraie ou fausse. Chrisippe s'amusait à le prouver contre Épicure ; 
mais je ne crois pas avoir besoin de l'imiter, quoique j'aie déjà dit 
ci-dessus ce qui peut justifier le mien, et quoique je puisse dire encore 
quelque chose là-dessus, mais qui serait peut-étre trop profond pour 
convenir à cette présente contestation. Et je crois que des personnes 
'aisonnables et impartiales m'accorderont que d'avoir réduit son 
adversaire à nier ce principe, c'est l'avoir mené ad absurdum. 


— Cinquième réplique de M. Clarke. 


Comme un discours diffus n'est pas une marque d'un esprit clair, 
ni un moyen propre à donner des idées claires aux lecteurs, je táche- 
rai de répondre à ce cinquième écrit d'une manière distincte, et en 
aussi peu de mots qu'il me sera possible. 

1-20. ll n'y a aucune ressemblance entre une balance mise en 
mouvement par des poids ou par une impulsion. et un esprit qui se 
meut, ou qui agit, par la considération de certains motifs. Voici en 
quoi consiste la différence. La balance est entièrement passive, et 
par conséquent sujette à une nécessité absolue : au lieu que l'esprit 
non seulement recoit une impression, mais encore agit, ce qui fait 
l'essence de la liberté. Supposer que lorsque différentes manières 
d'agir paraissent également bonnes, elles ótent entiérement à l'esprit 
le pouvoir d'agir, comme les poids égaux empéchent nécessairement 
une balance de se mouvoir, c'est nier qu'un esprit ait en lui-méme 
un principe d'action, et confondre le pouvoir d'agir avec l'impres- 
sion que les motifs font sur l'esprit, en quoi il est tout à fait passif. 
Le motif, ou la chose que l'esprit considère, et. qu'il a en vue, est 
quelque chose d'externe. L'impression que ce motif fait sur l'esprit 
est la qualité perceptive dans laquelle l'esprit est passif. Faire 
quelque chose aprés, ou en vertu de cette perception, est la faculté 
de se mouvoir de soi-méme ou d'agir. Dans tous les agents animés, 
c'est la spontanéité ; et dans les agents intelligents, c'est proprement 
ce que nous appelons liberté. L'erreur oü l'on tombe sur cette ma- 
tiere vient de ce qu'on ne distingue pas soigneusement ces deux 


198 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE 


choses, de ce que l’on confond le motif avec le principe d'action, de 
ce que l'on prétend que l'esprit n'a point d'autre principe d'action 
que le motif, quoique l'esprit soit tout à fait passif en recevant l'im- 
pression du motif. Cette doctrine fait croire que l'esprit n'est pas 
plus actif que le serait une balauce, si elle avait d'ailleurs la faculté 
d'apercevoir les choses : ce que l'on ne peut dire sans renverser 
entièrement l'idée de la liberté. Une balance poussée des deux côtés 
par une force égale ou pressée des deux cótés par des poids égaux 
ne peut avoir aucun mouvement. Et supposé que cette balance 
recoive la faculté d'apercevoir en sorte qu'elle sache qu'il lui est 
impossible de se mouvoir, ou qu'elle se fasse illusion, en s'imagi- 
nant qu'elle se meut elle-méme, quoiqu'elle n'ait qu'un mouvement 
communiqué ; elle se trouverait précisément dans le méme état, où 
le savant auteur suppose que se trouve un agent libre, dans tous les 
cas d'une indifférence absolue. Voici en quoi consiste la faussete de 
l'argument dont il s'agit ici. La balance, faute d'avoir en elle-méme 
un principe d'action, ne peut se mouvoir lorsque les poids sont 
égaux ; mais un agent libre, lorsqu'il se présente deux ou plusieurs 
manières d'agir également raisonnables et parfaitement semblables, 
conserve encore en lui-méme le pouvoir d'agir parce qu'il ala faculté 
de se mouvoir. De plus, cet agent libre peut avoir de tres bonnes et 
de trés fortes raisons, pour ne pas s'abstenir entierement d'agir ; 
quoique peut-étre il n'y ait aucune raison qui puisse déterminer 
qu'une certaine manière d'agir vaut mieux qu'une autre. On ne peut 
donc soutenir que, supposé que deux différentes manières de placer 
certaines particules de matiére fussent également bonnes et raison- 
nables, Dieu ne pourrait absolument, ni conformément à sa sagesse, 
les placer d'aucune de ces deux manières, faute d'une raison sufi- 
sante, qui püt le déterminer à choisir l'une préférablement à l'autre : 
on ne peut, dis-je, soutenir une telle chose, sans faire Dieu un étre 
purement passif ; et par conséquent il ne serait point Dieu ou le gou- 
verneur du monde. Et quand on nie la possibilité de cette supposi- 
tion, savoir, qu'il peut y avoir deux parties égales de matiere, dont 
la situation peut étre également bien transposée, on n'en saurait 
alléguer d'autre raison que cette pétition de principe ; savoir, qu'en 
ce cas-là ce que le savant auteur dit d'une raison suffisante ne 
serait pas bien fondé. Car, sans cela, comment peut-on dire qu'il est 
impossible que Dieu puisse.avoir de bonnes raisons pour créer plu- 
sieurs particules de matiére parfaitement semblables en différents 





SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 199 


lieux de l'univers? Et en ce cas-là, puisque les parties de l'espace sont 
semblables, il est évident que, si Dieu n'a point donné à ces parties 
de matière des situations dillérentes dès le commencement, il n'a pu 
en avoir d'autre raison que sa seule volonté. Cependant on ne peut 
pas dire avec raison qu'une telle volonté est une volonté sans aucun 
motif; car les bonnes raisons que Dieu peut avoir de créer plusieurs 
particules de matière parfaitement semblables doivent par consé- 
quent lui servir de motif pour choisir (ce qu'une balance ne saurait 
faire) l'une des deux choses absolument indifférentes ; c'est-à-dire 
pour mettre ces particules dans une certaine situation, quoiqu'une 
situation tout à fait contraire eût été également bonne. 

La nécessité, dans les questions philosophiques, signifie toujours 
une nécessité absolue. La nécessité hypothétique ct la nécessité 
morale, ne sont que des manières de parler figurées ; et à la rigueur 
philosophique, elles ne sont point une nécessité. Il ne s'agit pas de 
savoir si une chose doit être, lorsque l'on suppose qu'elle est, ou 
qu'elle sera : c'est ce qu'on appelle une nécessité hypothétique. Il 
ne s'agit pas non plus de savoir s’il est vrai qu'un être bon, et qui 
tontinue d'être bon, ne saurait faire le mal; ou si un être sage ne 
saurait agir d'une matière contraire à la sagesse ; ou si une personne 
qui aime la vérité, et qui continue de l'aimer, peut dire un mensonge; 
c'est ce que l'on appelle une nécessité morale. Mais la véritable et 
Ja seule question philosophique touchant la liberté consiste à savoir 
si la cause ou le principe immédiat et physique de l'action est réelle- 
ment dans celui que nous appelons l'agent; ou si c'est quelque 
autre raison suffisante qui est la véritable cause de l'action, en agis- 
sant sur l'agent, et en faisant qu'il ne soit pas un véritable agent, 
mais un simple patieut. On peut remarquer ici en passant que le 
savant auteur contredit sa propre hypothèse, lorsqu'il dit que la 
volonté ne suit pas toujours exactement l'entendement. pratique, 
parce qu'elle peut quelquefois trouver des raisons exactement pour 
suspendre sa résolution. Car ces raisons-là ne sont-elles pas le der- 
nier jugement de l'entendement pratique ? 

21-2 i| est possible que Dieu produise, ou qu'il ait produit 
deux portions de matière parfaitement semblables, de sorte que le 
changement de leur situation serait une chose indifférente ? Ce que 
le savant auteur dit d'une raison suffisante ne prouve rien. En ré- 
pondant à ceci, il ne dit pas, comme il le devrait dire, qu'il est 
impossible que Dieu fasse deux portions de matière tout à fait sem- 

















mm —æ — ne mm om. am ann dus Ce hate Feo 


800 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE 


blables, mais que sa sagesse ne lui permet pas de le faire. Com- 
ment fait-il cela ? Pourra-t-il prouver qu'il n’est pas possible que 
Dieu puisse avoir de bonnes raisons pour créer plusieurs parties de 
matière parfaitement semblables en différents lieux de l'univers? L: 
seule preuve qu'il allègue est qu'il n'y aurait aucune raison suffi. 
sante qui püt déterminer la volonté de Dieu à mettre une de ce: 
parties de matière dans une situation plutôt que dans une autre 
Mais si Dieu peut avoir plusieurs bonnes raisons (on ne saurai 
prouver le contraire), si Dieu, dis-je, peut avoir plusieurs bonne: 
raisons pour créer plusieurs parties de matière tout à fait sem- 
blables, l'indifférence de leur situation suffira-t-elle pour en rendre 
la création impossible, ou contraire à sa sagesse ? Il me semble que 
c'est formellement supposer ce qui est en question. On n'a poin 
répondu à un autre argument de la méme nature, que j'ai fondé sui 
l'indifférence absolue de la première détermination particulière du 
mouvenient au commencement du monde. 

26-32. Il semble qu'il y ait ici plusieurs contradictions. On recon. 
nait que deux choses tout à fait semblables seraient véritablement 
deux choses ; et nonobstant cet aveu, on continue de dire qu'elles 
n'auraient pas le principe d'individuation ; et dans le quatriéme écrit, 
3 6, on assure positivement qu'elles ne seraient qu'une méme chose 
sous deux noms. Quoique l'on reconnaisse que ma supposition est 
possible, on ne veut pas me permettre de faire cette supposition. On 
avoue que les parties du temps et de l'espace sont parfaitement sem- 
blables en elles-mêmes : mais on nie cette ressemblance lorsqu'il v 
a des corps dans ces parties. On compare les différentes parties de 
l'espace qui coexistent, et les différentes parties successives du 
temps, à une ligne droite, qui coupe une autre ligne droite en deux 
points coincidents, qui ne sont qu'un seul point. On soutient que 
l'espace n'est que l'ordre des choses qui coexistent; et cependant on 
avoue que le monde matériel peut être borné; d'où il s'ensuit qu'il 
faut nécessairement qu'il y ait un espace vide au delà du monde. 
On reconnait que Dieu pouvait donner des bornes à l'univers ; et, 
aprés avoir fait cet aveu, on ne laisse pas de dire que cette supposi- 
tion est non seulement déraisonnable et sans but, mais encore une 
fiction impossible; et l'on assure qu'il n'y a aucune raison possible 
qui puisse limiter la quantité de la matiere. On soutient que le mou- 
vement de l'univers tout entier ne produirait aucun changement; el 
cependant on ne répond pas à ce que j'avais dit, qu'une augmenta- 


SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 801 : 


tion ou une cessation subite du mouvement du tout causerait un 
choc sensible à toutes les parties. Et il n’est pas moins évident qu’un 
mouvement circulaire du tout produirait une force centrifuge dans 
toutes les parties. J'ai dit que le monde matériel doit être mobile, si 
le tout est borné; on le nie, parce que les parties de l'espace sont 
immobiles dont le tout est infini et existe nécessairement. On sou- 
tient que le mouvement renferme nécessairement un changement 
relatif de situation dans un corps par rapport à d'autres corps; et 
cependant on ne fournit aucun moyen d'éviter cette conséquence 
absurde, savoir, que la mobilité d'un corps dépend de l'existence 
d'autres corps ; et que si un corps existait seul, il serait incapable 
de mouvement; ou que les parties d'un corps qui circule (du soleil 
par exemple) perdraient la force centrifuge qui nait de leur mouve- 
ment circulaire, si toute la matière extérieure qui les environne 
était annihilée Enfin, on soutient que l'infinité de la matière est 
l'effet de la volonté de Dieu ; et cependant on approuve la doctrine 
de Descartes, comme si elle était incontestable, quoique tout le 
monde sache que le seul fondement sur lequel ce philosophe l'a éta- 
blie est cette supposition : Que la matière était nécessairement infi- 
nie, puisque l'on ne saurait la supposer finie sans contradiction. 
Voici ses propres termes : Puto implicare contradictionem, ut 
mundus sil finitus. Si cela est vrai, Dieu n'a jamais pu limiter la 
quantité de la matière; et par conséquent il n'en est point le créa- 
teur, et il ne peut la détruire. 

I] me semble que le savant auteur n'est jamais d'accord avec lui- 
méme dans tout ce qu'il dit touchant la matière et l'espace. Car tan- 
tôt il combat le vide, ou l'espace destitué de matière, comme s'il était 
absolument impossible (l'espace et la matière étant inséparables): 
et cependant il reconnait souvent que la quantité de la matiére dans 
l'univers dépend de la volonté de Dieu. 

33, 34, 35. Pour prouver qu'il y a du vide, j'ai dit que certains 
espaces ne font point de résistance. Le savant auteur répond que ces 
espaces sont remplis d'une matière qui n'a point de pesanteur. Mais 
l'argument n'était pas fondé sur la pesanteur; il était fondé sur la 
résistance, qui doit être proportionnée à la quantité de la matière, 
soit que la matiére ait de la pesanteur ou qu'elle n'en ait pas. 

Pour prévenir cette réplique, l'auteur dit que la résistance ne 
vient pas tant de la quantité de la matière que de la difficulté qu'elle 
a à céder; mais cet argument est tout à fait hors d'oeuvre; parce 

PAUL JANET. — Leibniz. MM 


NU9 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE 


que la question dont il s'agit ne regarde que les corps fluides qui 
ont peu de ténaeite, ou qui n'en ont point du tout, comme l'eau et 
le vif-argent, dont les parties n'ont de la peine à céder qu'à pro- 
portion de la quantité de matiere qu'elles contiennent. L'exemple 
que l'on tire du bois flottant, qui contient moins de maticre pesante 
qu'un égal volume d'eau. et qui ne laisse pas de faire une plus 
grande résistance ; cet exemple, dis-je, n'est rien moins que philoso- 
phique. Car un égal volume d'eau reufermée dans un vaisseau. ou 
gelée et flottante, fait une plus grande résistance que le bois flut- 
tant ; parce qu'alors Ia résistance est causée par le volume entier de 
l'eau. Mais lorsque l'eau se trouve en liberté et dans son etat de flui- 
dité. là résistance n'est pas causée par toute la masse du volume 
égal d'eau, mais seulement par une partie de cette masse : de sorte 
qu'il n'est pas surprenant que dans ce eas l'eau. semble faire moins 
de résistance que le bois. 

36, 37, 98. L'auteur ne parait pas raisonner sérieusement dans 
cette partie de son écrit. Il se contente de donner un faux jour à 
l'idée de l'immensiteé de Dieu, qui n'est pas une /ntelligentia supra- 
mundana 'semota a nostris rebus sejunctaque longe). et qui n'est 
pas loin de chacun de nous ; ear en lui nous avons la vie, le mouve- 
ment et l'être. 

L'espace occupé par un corps n'est pas l'étendue de ce corps: 
mais le corps étendu existe dans cet espace. 

n'y à aucun espace borné: mais notre imagination considere 
dans l'espace, qui n'a point de bornes, et qui n'en peut avoir, telle 
partie ou telle quantité qu'elle juge à propos d'y considérer. 

L'espace n'est pas une affection d'un ou de plusieurs corps, ou 
d'aucun être borné, et il ne passe point d'un sujet à un autre; mais 
il est toujours, et sans. variation, l'immensité d'un être immense, 
qui ne cesse jamais d'être le méme. 

Les espaces bornes ne Sont point des propriétés des substances 
bornées : ils ne sont que des parties de l'espaee infini dans lesquelles 
les substances bornees existent. 

Si Ja matière etait infinie, l'espace infini ne serait pas plus une 
propriété de ce corps infini, que les espaces finis sont des proprietes 
des corps finis. Mais, en ce eas, la matiere infinie serait dans l'es- 
pace infini. comme les corps finis y sont présentement. 

L'imuiensité n'est pas moins essentielle à Dieu que son éternité. 
Les parties de l'immensité étant tout à fait différentes des parties 


SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 803 


matériciles, séparables, divisibles et mobiles, d'où naît la corrupti- 
bilité, elles n'empéchent pas limmensité d'être essentiellement 
simple; comme les parties de la durée n'empéchent pas que la 
méme simplicité ne soit essentielle à l'éternité. 

Dieu lui-même n'est sujet à aucun changement par la diversité 
et les changements des choses, qui ont la vie, le mouvement et 
l'être en lui. 

Cette doctrine, qui parait si étrange à l'auteur, est la doctrine 
formelle de saint Paul et la voix de la nature et de la raison. 

Dieu n'existe point dans l'espace ni dans le temps; mais son 
existence est la cause de l'espace et du temps. Et lorsque nous di- 
sons, conformément au langage du vulgaire, que Dieu existe dans 
tout l'espace et dans tout le temps, nous voulons dire seulement 
qu'il est partout et qu'il est éternel : c'est-à-dire que l'espace infini 
etle temps sont des suites nécessaires de son existence; et non 
que l'espace et le temps sont des étres distincts de lui, dans lesquels 
il existe. 

J'ai fait voir ci-dessus, sur le $ 40, que l'espace borné n'est pas 
l'étendue des corps. Et l'on n'a aussi qu'à comparer les deux sec- 
tions suivantes (47 et 48) avec ce que j'ai déjà dit. 

48, 50, 51. 11 me semble que ce que l'on trouve ici n'est qu'une 
chicane sur des mots. Pour ce qui est de la question touchant les 
parties de l'espace, voyez ci-dessus, Réplique III, 3 3, et Réplique IV, 
S 11. 

92 et 53. L'argument dont je me suis servi ici pour faire voir que 
l'espace est réellement indépendant des corps est fondé sur ce 
qu'il est possible que le monde matériel soit borné et mobile. Le 
savant auteur ne devait donc passe contenter de répliquer qu'il ne 
croit pas que la sagesse de Dieu lui ait pu permettre de donner des 
bornes à l'univers, et de le rendre capable de mouvement. Il faut 
que l'auteur soutienne qu'il était impossible que Dicu fit un monde 
borné et mobile; ou qu'il reconnaisse la force de mon argument, 
fondé sur ce qu'il est possible que le monde soit borné et mobile. 
L'auteur ne devait pas non plus se contenter de répéter ce qu'il 
avait avancé : savoir, que le mouvement d'un monde borné ne serait 
rien, et que, faute d'autres corps avec lesquels on püt les comparer, 
il ne produirait aucun changement sensible. Je dis que l'auteur ne 
devait pas se contenter de répéter cela, à moins qu'il ne füt en état 
de réfuter ce que j'avais dit d'un fort grand chaugement qui acci- 


804 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE 


verait dans le cas proposé : savoir, que les parties recevraient un 
choc sensible par une soudaine augmentation du mouvement du 
tout, ou par la cessation de ce méme mouvement. On n'a pas en- 
trepris de répondre à cela. 

53. Comme le savant auteur est obligé de reconnaitre ici qu'il 
yade la différence entre le mouvement absolu et le mouvement 
relatif, il me semble qu'il s'ensuit de là nécessairement que l'es- 
pace est une chose tout à fait différente de la situation ou de l'ordre 
des corps. C'est de quoi les lecteurs pourront juger, en comparant ce 
que l'auteur dit ici avec cc que l'on trouve dans les Principes de 
M. le chevalier Newton, lib. 1, Defin. 8. 

54. J'avais dit que le temps et l'espace étaient des quantités; 
ce qu'on ne peut pas dire de la situation et de l'ordre. On réplique à 
cela que l'ordre a sa quantité ; qu'il y a dans l'ordre quelque chose 
qui précéde et quelque chose qui suit; qu'il y a une distance ou un 
iutervalle. Je réponds que ce qui précède et ce qui suit constituent 
la situation ou l'ordre : mais la distance, l'intervalle, ou la quantité 
du temps et de l'espace, dans lequel une chose suit une autre, est une 
chose tout à fait distinete de la situation ou de l'ordre, et elle ne 
constitue aucune quantité de situation ou d'ordre. La situation 
ou l'ordre peuvent étre les mémes lorsque la quantité du temps et 
de l'espace, qui intervient, se trouve fort différente. Le savant auteur 
ajoute que les raisons et les proportions ont leur quantité; et que, 
par conséquent, le temps et l'espace peuvent aussi avoir la leur, 
quoiqu'ils ne soient que des relations. Je réponds premièrement 
que, s'il était vrai que quelques sortes de relations ‘(comme par 
exemple les raisons ou les proportions) fussent des quantités, il ne 
s'ensuivrait pourtant pas que la situation et l'ordre, qui sont des 
relations d'une nature tout à fait différente, seraient aussi des quan- 
tités. Secondement, les proportions ne sont pas des quantités, 
mais des proportions de quantités. Si elles étaient des quantités, elles 
seraient des quantités de quantités, ce qui est absurde. J'ajoute que 
si elles étaient des quantités, elles augmenteraient toujours par l'addi- 
tion comme toutes les autres quantités. Mais l'addition de la pro- 
portion de 4 à 1, à la proportion de 1 à 1, ne fait pas plus que la 
proportion de 1 à 1, et l'addition de la proportion de à à 4, à la pro- 
portion de 1 à 1, ne fait pas la proportion de 1 i à 4, mais seulemeut 
1 la proportion de ;à 1. Ce que les mathméaticiens appellent quelque- 


mm m m 


SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. . 805 


fois, avec peu d’exactitude, la quantité de la proportion, n'est, à 
parler proprement, que la quantité de la grandeur relative ou com- 
parative d'une chose par rapport à une autre; et la proportion n'est 
pas la grandeur comparative méme, mais la comparaison ou le rap- 
port d'une grandeur à une autre. La proportion de 6 à 1, par rap- 
port à celle de 3 à 1, n'est pas une double quantité de proportion, 
mais la proportion d'une double quantité. Et en général, ce que 
l'on dit avoir une plus grande ou plus petite proportion n'est 
pas avoir une plus grande ou plus petite quantité de proportion ou 
de rapport, mais avoir une plus grande ou plus petite quantité à une 
autre. Ce n'est pas une plus grande ou plus petite comparaison, mais 
la comparaison d'une plus grande ou plus petite quantité. L'expres- 
sion logarithmique d'une proportion n'est pas (comme le savant au- 
teur le dit) la mesure, mais seulement l'indice ou le signe artificiel 
de la proportion. Cet indice ne désigne pas une quantité de la pro- 
portion; il marque seulement combien de fois une proportion est 
répétée ou compliquée. Le logarithme de la proportion d'égalité est 
0, ce qui n'empéche pas que ce ne soit une proportion aussi réelle 
qu'aucune autre ; et lorsque le logarithme est négatif, comme 1, la 
proportion, dont il est le signe ou l'indice, ne laisse pas d'étre affir- 
mative. La proportion doublée ou triplée ne désigne pas une dou- 
ble eu triple quantité de proportion; elle marque seulement combien 
de fois la proportion est répétée. Si l’on triple une fois quelque 
grandeur ou quelque quantité, cela produit une grandeur ou une 
quantité, laquelle, par rapport à la première, a la proportion de 3 à 
1. Si on triple une seconde fois, cela ne produit pas une double quan- 
tité de proportion, mais une grandeur ou une quantité, laquelle par 
rapport à la première a la proportion (que l'on appelle doublée) de 9 
à 1. Si on triple une troisième fois, cela ne produit pas une triple 
quantité de proportion, mais une grandeur ou une quantité, laquelle 
par rapport à la premiere a la proportion (que l'on appelle triplée) 
de 27 à 1; et ainsi du reste. Troisièmement, le temps et l'espace ne 
sont point du tout de la nature des proportions, mais de la nature 
des quantités absolues, auxquelles les proportions conviennent. 
Par exemple, la proportion de 12à 1 est une proportion beaucoup 
plus grande que celle de 2à 1 ; et cependant une seule et méme 
quantité peut avoir la proportion de 12 à I, par rapport à une chose, 
et en méme temps la proportion de 2 à 1, par rapport à une autre. 
C'est ainsi que l'espace d'un jour a une beaucoup olus grasse Nx 


806 LETTRES ENTRE LEIDNIZ ET CLARKE 


portion à une heure, qu'à la moitié d'un jour ; et cependant nonobs- 
tant ces deux proportions, il continue d'étre la méme quantité 
de temps sans aucune variation. ll est donc certain que le temps (et 
l'espace aussi par la méme raison) n'est pas de la nature des propor- 
tions, mais dela nature des quantités absolues et invariables, qui ont 
des proportions différentes. Le sentiment du savantauteur sera done 
encore, de son propre aveu, une contradiction; à moins qu'il ne fasse 
voir la fausseté de ce raisonnement. 

53-63. 1l me semble que tout ce que l'on trouve ici est une con- 
tradiction manifeste. Les savants en pourront juger. On suppose 
formellement, dans un endroit, que Dieu aurait pu créer l'univers 
plus tót ou plus tard. Et ailleurs on dit que ces termes mêmes 
(plus tót et plus tard) sont des termes inintelligibles, et des suppo- 
sitions impossibles. On trouve de semblables contradictions dans ce 
quc l'auteur dit touchant l'espace dans lequel la matière subsiste. 
Voyez ci-dessus, sur le 3 26-32. 

64 et 65. Voyez ci-dessus, $ 54. 

66-70. Voyez ci-dessus, 8 1-20 et 8 94-95. J'ajouterai seulement 
ici que l'auteur, en comparant la volonté de Dieu au hasard d'Épicure 
lorsque entre plusieurs manieres d'agir également bonnes elle en 
choisit une, compare ensemble deux choses, qui sont aussi diffé- 
rentes que deux choses le puissent étre ; puisque Épicure ne recon- 
naissait aucune volonté, aucune intelligence, aucun principe actif 
dans la.formation de l'univers. 

11. Voyez ci-dessus, 3 21-95. 

12. Voyez ci-dessus, $ 1-20. 

19, 14, 77. Quand on considère si l'espace est indépendant de la 
matière, et si l'univers peut être horné et mobile (voyez ci-dessus, 
8 1-20 et 8 26-32), il. ne s'agit pas de la sagesse ou de la volonté de 
Dieu, mais de la nature absolue et nécessaire des choses. Si l'uni- 
vers peut être borné et mobile par la volonté de Dien, ce que le 
savant auteur est obligé d'accorder ici, quoiqu'il dise continuelle- 
ment que c'est une supposition impossible, il s'ensuit évidemment 
que l'espace dans lequel ce mouvement se fait est indépendant de 
la matière. Mais si, au contraire, l'univers ne peut être borné et 
mobile, et si l'espace ne peut être indépendant de la matière, il 
s'ensuit évidemment que Dieu ne peut, ni ne pouvait donner des 
bornes à la matiere ; et par conséquent l'univers doit être non 
seulement sans bornes, mais encore eletnel, tant à parte ante qu'à 


SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 807 


parte post, nécessairement et indépendamment de la volonté de Dieu, 
Car l'opinion de ceux qui soutiennent que le monde pourrait avoir 
existé de toute éternité, par la volonté de Dieu, qui exercait sa 
puissance éternelle ; cette opinion, dis-je, n'a aucun rapport à la 
matiére dont il s'agit ici. 

16 et 77. Vovez ci-dessus, 8 73, 74, 7» et 8 1-20 ; et ci-dessous, 84103. 

18. On ne trouve iei aucune nouvelle objection. J'ai fait voir am- 
plement, dans les écrits précédents, que la comparaison dont M. le 
chevalier Newton s'est servi, et que l'on attaque ici, est juste ct 
intelligible. 

79-89. Tout ce que l'on objecte ici dans la section 79, et dans la 
suivante, est une pure chicane sur des mots. L'existence de Dieu, 
comme je l'ai déjà dit plusieurs fois, est la cause de l’espace ; et 
toutes les autres choses existent dans cet espace. Il s'ensuit donc 
que l'espace est aussi le lieu des idées ; parce qu'il est le lieu des 
substances mêmes, qui ont des idées dans leur entendement. 

J'avais dit, par voie de comparaison, que le sentiment de l'auteur 
était aussi déraisonnable que si quelqu'un soutenait que l'àme 
humaine est l'àme des images des choses qu'elle aperçoit. Le savant 
auteur raisonne là-dessus en plaisantant, comme si j'avais assuré 
que ce füt mon propre sentiment. 

Dieu apercoit tout, non par le moyen d'un organe, mais parce 
qu'il est lui-même actuellement présent partout. L'espace universel 
est donc le lieu où il aperçoit les choses. J'ai fait voir amplement 
ci-dessus ce que l'on doit entendre par le mot de sensorium, et ce 
que c'est que l'âme du monde. C'est trop que de demander qu'on 
abandonne la conséquence d'un argument, sans faire aucune nou- 
velle ohjection contre les prémisses. 

83-88 et 89, 00, 91. J'avoue que je n'entends point ce que l'auteur 
dit, lorsqu'il avance que l'àme est un principe représentatif ; que 
chaque substance simple est par sa propre nature une concentration 
et un miroir vivant de tout l'univers ; qu'elle est une representation 
de l'univers, selon son point de vue ; et que toutes les substances 
simples auront toujours une harmonie entre elles, parce qu'elles 
représentent toujours le méme univers. 

Pour ce qui est de l'harmonie préétablie, en vertu de laquelle on 
prétend que les affections de l'âme, et les monvemeuts mécaniques 
du corps, s'accordent sans aucune influence mutuelle, voyez ci- 
dessous sur le S 110-116. 


LA 


808 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE 


J'ai supposé que les images des choses sont portées par les organes 
des sens dans le sensorium, où l'âme les aperçoit. On soutient que 
c'est une chose inintelligible ; mais on n'en donne aucune preuve. 

Touchant cette question, savoir si une substance immatérielle 
agit sur une substance matérielle, ou si celle-ci agit sur l'autre, 
voyez ci-dessous, 3 110-1106. 

Dire que Dieu apercoit et connait toutes choses, non par sa pré- 
sence actuclle, mais parce qu'il les produit continuellement de nou- 
veau; ce sentiment, dis-je, est une pure fiction des scholastiques. 
sans aucun fondement. 

Pour ce qui est de l'objection, qui porte que Dieu serait l'âme du 
monde, j'y ai répondu amplement ci-dessus, Réplique IT, S 12, et 
Réplique IV, 3 32. 

92. L'auteur suppose que tous les mouvements de nos corps sont 
nécessaires et produits par une simple impulsion mécanique de la 
matière, tout à fait indépendante de l'àme ; mais je ne saurais m'em- 
pêcher de croire que cette doctrine conduit à la nécessité et au des- 
un. Elle tend à faire croire que les hommes ne sont que de pures 
machines (comme Descartes s'était imaginé que les bétes n'avaient 
point d'àmes) ; en détruisant tous les arguments fondés sur les phé- 
noménes, c'est-à-dire sur les actions des hommes, dont on se sert 
pour prouver qu'ils ont des âmes, et qu'ils ne sont pas des êtres 
purement matériels. Voyez ci-dessous, sur 8 110-116. 

93,94. 95. J'avais dit que chaque action consiste à donner une 
nouvelle force aux choses, qui recoivent quelque impression. On 
répond à cela que deux corps durs et égaux, poussés l'un contre 
l'autre, rejaillissent avec la méme force ; et que par conséquent leur 
action réciproque ne donne point unc nouvelle force. IL suffirait de 
répliquer qu'aucun de ces deux corps ne rejaillit avec sa propre 
force ; que chacun d'eux perd sa propre force, et qu'il est repoussé 
avec une nouvelle force communiquée par le ressort de l'autre : car 
si ces deux corps n'ont point de ressort, ils ne rejailliront pas Mais 
il est certain que toutes les communications de mouvement pure- 
ment mécaniques ne sont pas une action, à parler proprement : elles 
ne sont qu'une simple passion, tant dans les corps qui poussent que 
dans ceux qui sont poussés. L'action est le commencement d'un 
mouvement qui n'existait point auparavant, produit par un prin- 
cipe de vie ou d'activité : et si Dieu ou Fhomme, ou quelque agent 
vivant ou actif, agit sur quelque partie du monde matériel, si tout 


SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 809 


n'est pas un simple mécanisme, il faut qu'il y ait une augmentation 
et une diminution continuclle de toute la quantité du mouvement 
qui est dans l'univers. Mais c'est ce que le savant auteur nie en 
plusieurs endroits. 

96, 97. Il se contente ici de renvoyer à ce qu'il a dit ailleurs. Je 
ferai aussi la méme chose. 

98. L'âme est une substance qui remplit le sensorium, ou le 
lieu dans lequel elle apercoit les images des choses, qui y sont por- 
tées ; il ne s'ensuit point de là qu'elle doit étre composée de parties 
semblables à celles de la matiére (car les parties de la matiére sont 
des substances distinctes et indépendantes l'une de l'autre) ; mais 
l'Àme tout entière voit, entend et pense, comme étant essentielle- 
ment un seul étre individuel. 

99. Pour faire voir que les forces actives qui sont dans le monde, 
c'est-à-dire la quantité du mouvement ou la force impulsive com- 
muniquée aux corps ; pour faire voir, dis-je, que ces forces actives 
ne diminuent point naturellement, le savant auteur soutient que 
deux corps mous et sans ressort, se rencontrant avec des forces 
égales et contraires, perdent chacun tout leur mouvement, parce 
que ce mouvement est communiqué aux petites parties dont ils sont 
composés. Mais lorsque deux corps tout à fait durs et sans ressort 
perdent tout leur mouvement en se rencontrant, il s'agit de savoir 
ce que devient ce mouvement, ou cette force active et impulsive ? Il 
ne saurait étre dispersé parmi les parties de ces corps, parce que 
ces parties ne sont susceptibles d'aucun trémoussement, faute de res- 
sort. Et si l'on nie que ces corps doivent perdre leur mouvement 
total. je réponds qu'en ee cas-là il s'ensuivra que les corps durs et 
élastiques rejailliront avec une double force; savoir, avec la force 
qui résulte du ressort et de plus avec toute la force directe et pri- 
mitive, ou du moins avec uue partie de cette force ; ce qui est con- 
traire à l'expérience. 

inlin, l'auteur ayant considéré la démonstration de M. Newton, 
que j'ai citée ci-dessus, est obligé de reconnaitre que la quantité du 
mouvement dans le monde n'est pas toujours la méme ;etil a 
recours à un autre subterfuge, en disant que le mouvement et la 
forec ne sont pas toujours les mêmes en quantité. Mais ceci est 
aussi contraire à l'expéricnie. Car la force dont il s'agit ici n'est pas 
cette force de la inatiére, qu'on appelle vis inertiæ, laquelle continue 
effectivement d'être toujours la méme, pendant que la quantité de 


810 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE 


la matière est la même ; mais la force dont nous parlons ici est la 
force active, impulsive et relative, qui est toujours proportionnée 
à la quantité du inouvement relatif. C'est ce qui parait constamment 
par l'expérience, à moins que l'on ne tombe dans quelque erreur 
faute de bien supputer et de déduire la force contraire, qui nait de 
la résistance que les fluides font au corps, de quelque manière que 
ceux-ci se puissent mouvoir, et de l’action contraire et continuelle 
dela gravitation sur les corps jetés en haut. 

100, 101,402. J'ai fait voir, dans la dernière section, que la force 
active, selon la définition que j'en ai donnée, diminue continuelle- 
ment et naturellement dans le monde matéricl. Il est évident que ce 
n'est pas un défaut, parce que ce n'est qu'une suite de l'inactivité de 
la matiere. Car cette inactivité est non seulement la cause, comme 
l'auteur le remarque, de la diminution de la vitesse, à mesure que 
la quantité de la matière augmente (ce qui à la vérité n'est point 
une diminution de la quantité du mouvement) ; mais elle est aussi la 
cause pourquoi des corps solides, parfaitement durs et sans ressort, 
se rencontrant avec des forces égales et contraires, perdent tout leur 
mouvement et toute leur force active, comme je l'ai montré ci-des- 
sus ; et par conséquent ils ont besoin de quelque autre cause pour 
recevoir un nouveau mouvement, 

103. J'ai fait voir amplement, dans mes écrits précédents, qu'il n'y 
a aucun défaut dans les choses dont on parle ici. Car pourquoi Dieu 
n'auruit-il pas eu la liberté de faire un monde, qui continuerait 
dans l'état où il est présentement, aussi longtemps ou aussi peu de 
temps qu'il le jugerait à propos, ct qui serait ensuite changé, et rece- 
vrait telle forme qu'il voudrait lui donner, par un ehangement sage 
et convenable, mais qui peut-étre serait toutà fait au-dessus des lois 
du mécanisme ? L'auteur soutient que l'univers ne peut diminuer en 
perfection : qu'il n'y a aucune raison qui puisse borner la quantité 
de la matière ; que les perfections de Dieu l'obligent à produire tou- 
jours autant de matière qu'il lui est possible ; et qu'un monde borné 
est une. fiction impraticable. J'ai inféré de cette doctrine que le 
monde doit être nécessairement infini et éternel ; c'est aux savants à 
juger si cette conséquence est bien fondée. 

101. L'auteur dit à présent que l'espace n'est pas un ordre ou une 
situation, mais un ordre de situations. Ce qui n'empêche pas que la 
méme objection ne subsiste toujours : savoir, qu'un ordre de situa- 
Lions n'est pas une quantité, comme l'espace l'est. L'auteur renvoie 


SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 811 


donc à la section »1, où il croit avoir prouvé que l'ordre est une 
quantité. Et moi je renvoie à ce que j'ai dit sur cette section dans ce 
dernier écrit, où je crois avoir prouvé que l'ordre n'est pas une 
quantité. Ce que l'auteur dit aussi touchant le temps renferme évi- 
demment cette absurdité : savoir, que le temps n'est que l'ordre des 
choses successives ; et que cependant il ne laisse pas d’être une 
véritable quantité ; parce qu'il est non sculement l'ordre des choses 
successives, mais aussi la quantité de la durée qui intervient entre 
chacune des choses particulières qui se succèdent dans cet ordre. 
Ce qui est une contradiction manifeste. 

Dire que l'immensité ne signifie pas un espace sans bornes, et que 
l'éternité ne signifie pas une durée ou un temps sans commence- 
ment, sans fin, c'est (ce me semble) soutenir que les mots n'ont 
aucune signification. Au lieu de raisonner sur cet article, l'auteur 
nous renvoie à ce que certains théologiens et philosophes (qui étaient 
de son sentiment) ont pensé sur cette matiére. Mais ce n'est pas là 
de quoi il s'agit entre lui et moi. 

107, 108, 109. J'ai dit que, parmi les choses possibles, il n'y en a 
aucune qui soit plus miraculeuse qu'une autre. par rapport à Dieu ; 
et que par conséquent le miracle ne consiste dans aucune difficulté 
qui se trouve dans la nature d'une chose qui doit être faite, mais 
qu'il consiste simplement en ce que Dieu le fait rarement. Le mot 
de nature et ceux de forces de la nature, de cours de la nature, etc., 
sont des mots qui signifient simplement qu'une chose arrive ordi- 
nairement ou fréquemment. Lorsqu'un corps humain réduit en 
poudre est ressuscité, nous disons que c'est un miracle: lorsqu'un 
corps humain est engendré de la manière ordinaire, nous disons que 
c'est une chose naturelle; et cette distinction est uniquement fondée 
sur ce que la puissance de Dieu produit l'une de ces deux choses 
ordinairement, et l'autre rarement. Si le soleil (ou la terre) est arrété 
soudainement, nous disons que c'est un miracle : et le mouvement 
continuel du soleil fou de la terre) nous parait une chose ordinaire 
et l'autre extraordinaire. Si les hommes sortaient ordinairement du 
tombeau, comme le blé sort de la semence, nous dirions certaine- 
ment que ce serait aussi une chose naturelle : et si le solcil (ou la 
terre) était toujours immobile, cela nous paraitrait naturel; et en 
ce cas là nous regarderions le mouvement du soleil (ou de la terre) 
comme une chose miraculeuse. Le savant auteur ne dit rien contre 
ces raisons (ces grandes raisons, comme il les appelle), qui sant & 


812 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE 


évidentes. Il se contente de nous renvoyer encore aux manières de 
parler ordinaires de certains philosophes et de certains théologiens ; 
mais, comme je l'ai déjà remarqué ci-dessus, ce n'est pas là de quoi 
il s'agit entre l'auteur et moi. 

110, 116. l1 est surprenant que, sur une matière qui doit étre 
décidée par la raison et non par l'autorité, on nous renvoie encore à 
l'opinion de certains philosophes et théologiens. Mais, pour ne pas 
insister sur cela, que veut dire le savant auteur par une différence 
réelle et interne entre ce qui est miraculeux et ce qui ne l'est pas; 
ou entre des opérations naturelles et non naturelles, absolument, ct 
par rapport à Dieu ? Croit-il qu'il y ait en Dieu deux principes d'ac- 
tion différents et réellement distincts, on qu'une chose soit plus 
difficile à Dieu qu'une autre ? S'il ne le croit pas, il s'ensuit, ou que 
les mots d'action de Dieu naturelle et surnaturelle sont des termes 
dont la signification est uniquement relative aux hommes; parce 
que nous avons accoutumé de dire qu'un effet ordinaire de la puis- 
sance de Dieu est une chose naturelle, et qu'un eflet extraordinaire 
de cette méme puissance est une chose surnaturelle (ce qu'on appelle 
les forces de la nature n'étant véritablement qu'un mot sans aucun 
sens), ou bien il s'ensuit que, par une action de Dieu surnaturelle, 
il faut entendre ce que Dieu fait lui-méme immédiatement; et par 
une action. de Dieu naturelle, ce qu'il fait par intervention des 
causes secondes. L'auteur se déclare ouvertement, dans cette partie 
de son écrit, contre la premiere de ces deux distinctions; et il rejette 
formellement la seconde dans la section 117, où il reconnait que 
les anges peuvent faire de véritables miracles. Cependant je ne crois 
pas que l'on puisse inventer une troisième distinction sur la matière 
dont il s’agit ici. 

Il est tout à fait déraisonnable d'appeler l'attraction un miracle, 
et de dire que c’est un terme qui ne doit pas entrer dans la philo- 
sophie, quoique nous ayons si souvent déclaré, d'une manière dis- 
tincte et formelle, qu'eu nous servant de ce terme nous ne préten- 
dons pas exprimer la cause qui fait que les corps tendent l'un vers 
l'autre; mais seulement l'effet de cette cause, ou le phénomène 
méine, et les lois ou les proportions selon lesquelles les corps ten- 
dent l'un vers l'autre, comme on le découvre par l'expérience, 
quelle qu'en puisse être la cause. Il est encore plus déraisonnable de 
ne vouloir point admettre la gravitation ou l'attraction dans le sens 
que nous lui donnons, selon lequel elle est certainement un phéno- 


SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 813 


mène de la nature; et de prétendre en méme temps que nous 
admettions une hypothèse aussi étrange que l'est celle de l'har- 
monie préétablie, selon laquelle l'àme et le corps d'un homme n'ont 
pas plus d'influence l'un sur l'autre que deux horloges, qui vont 
également bien, quelque éloignées qu'elles soient l'une de l'autre, 
et sans qu'il y ait eutre elles aucune action réciproque. Il est vrai 
que l'auteur dit que Dieu, prévoyant les inclinations de chaque âme, 
a formé dés le commencement la grande machine de l'univers d'une 
telle manière, qu'en vertu des simples lois du mécanisme les corps 
humains recoivent des mouvements convenables, comme étant des 
parties de cette grande machine. Mais est-il possible que de pareils 
mouvements, et autant diversifiés que le sont ceux des corps hu- 
mains, soient produits par un pur mécanisme, sans que la volonté 
et l'esprit agissent sur ces corps? Est-il croyable que, lorsqu'un 
homme forme une résolution, et qu'il sait un mois par avance ce 
qu'il fera un certain jour, ou à une certaine heure ; est-il croyable, 
dis-je, que son corps, en vertu d'un simple mécanisme qui a été 
produit dans le monde matériel dés le commencement de la création, 
se conformera ponctuellement à toutes les résolutions de l'esprit de 
cet homme au temps marqué ? Selon cette hypothése, tous les raison- 
nements philosophiques, fondés sur les phénomènes et sur les expé- 
riences, deviennent inutiles. Car, si l'harmonie préétablie est véri- 
table, un homme ne voit, n'entend et ne sent rien, et il ne meut 
point son corps: il s'imagine seulement voir, entendre, sentir et 
mouvoir son corps. Et si les hommes étaient persuadés que le corps 
humain n'est qu'une pure machine, et que tous ses mouvements, 
qui paraissent volontaires, sont produits par les lois nécessaires 
d'un mécanisme matériel, sans aucune influence ou opération de 
l'âme sur les corps ; ils concluraient bientôt que cette machine est 
l'homme tout entier, et que l'àme harmonique, dans l'hypothèse 
d'une harmonie préétablie, n'est qu'une pure fiction et une vaine 
imagination. De plus, quelle difficulté évite-t-on par le moyen d'une 
si étrange hypothése ? On n'évite que celle-ci, savoir, qu'il n'est pas 
possible de concevoir comment une substance immatérielle peut 
agir sur la matière. Mais Dieu n'est-il pas une substance immaté- 
rielle, et n'agit-il pas sur la matière? D'ailleurs, est-il plus difficile 
de concevoir qu'une substance immatérielle agit sur la matière, que 
de concevoir que la matière agit sur la matière ? N'est-il pas aussi 
aisé de concevoir que certaines parties de matiére peuvent étre obli- 


814 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE 


gées de suivre les mouvements et les inclinations de l'âme, sans 
aucune impression corporelle, que de concevoir que certaines por- 
tions de matière soient obligées de suivre leurs mouvements réci- 
proques, à cause de l'union ou adhésion de leurs parties, qu'on ne 
saurait expliquer par aucun mécanisme; ou que les rayons de la 
lumière soient réfléchis régulièrement par une surface qu'ils ne 
touchent jamais ? C'est de quoi M. le chevalier Newton nous a donné 
diverses expériences oculaires dans son Optique. 

ll n'est pas moins surprenant que l'auteur répète encore en termes 
formels que, depuis que le monde a été créé, la continuation du 
mouvement des corps célestes, la « formation des plantes et des ani- 
« maux, et tous les mouvements des corps humains et de tous les 
« autres animaux, ne sont pas moins mécaniques que les mouve- 
« ments d'une horloge ». Il me semble que ceux qui soutiennent ce 
sentiment devraient expliquer en détail par quelles lois de méca- 
nisme les planétes et les cométes continuent de se mouvoir dans les 
orbes où elles se meuvent, au travers d'un espace qui ne fait point 
de résistance ; par quelles lois mécaniques les plantes et les animaux 
sont formés, et quelle est la cause des mouvements spontanés des 
animaux et des hommes, dont la variété est presque infinie. Mais 
je suis fortement persuadé qu'il n'est pas moins impossible d'expli- 
quer toutes ces choses, qu'il le serait de faire voir qu'une maison ou 
une ville a été bâtie par un simple mécanisme, ou que le monde 
méme a été formé dés le commencement sans aucune cause intelli- 
gente et active. L'auteur reconnait formellement que les choses ne 
pouvaient pas étre produites au commencement par un pur méca- 
nisme. Aprés eet aveu, je ne saurais comprendre pourquoi il paraît 
si zélé à bannir Dieu du gouvernement aetuel du monde, et à sou- 
tenir que sa providence ne consiste que dans un simple concours. 
comme on l'appelle, par lequel toutes les creatures ne font que ce 
qu'elles feraient d'elles-mémes par un simple mécanisme. Enfin, je ne 
saurais concevoir pourquoi l'auteur s'imagine que Dieu est obligé, 
par sa nature ou par sa sagesse, de ne rien produire dans l'univers, 
que ce qu'une machine corporelle peut produire par de simples 
lois mécaniques, aprés qu'elle a été une fois mise en mouvement. 

117. Ce que le savant auteur avouc ici, qu'il y a du plus ct du 
moins dans les véritables miracles, et que les anges peuvent faire 
de tels miracles ; ceci, dis-je, est directement contraire à ce qu'il a 
dit ci-devaut de la nature du miracle dans tous ses écrits. 


SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 815 


118-123. Si nous disons que le soleil attire la terre au travers d’un 
espace vide ; c'est-à-dire que la terre et le soleil tendent l'un vers 
l'autre ‘quelle qu'en puisse être la cause), avec une force qui est en 
proportion directe de leurs masses, ou de leurs grandeurs et den- 
sités prises ensemble, et en proportion doublée inverse de leurs dis- 
tances, et que l'espace qui est entre ces deux corps est vide, c'est- 
à-dire qu'il n'a rien qui résiste sensiblement au mouvement des 
corps qui le traversent; tout cela n'est quun phénoméne ou un fait 
actuel, découvert par l'expérience. 1] est sans doute vrai que ce phé- 
nomene n'est pas produit sans moyen, c'est-à-dire sans une cause 
capable de produire un tel effet. Les philosophes peuvent donc 
rechercher cette cause, et tàcher de la découvrir, si cela leur est 
possible, soit qu'elle soit mécanique ou non mécanique. Mais s'ils 
ne peuvent pas decouvrir cette cause, s'ensuit-il que l'eflet méme 
ou le phénomène decouvert par l'expérience (c'est là tout ce que l'on 
veut dire par les mots d'attraction et de gravitation), s’ensuit-il, 
dis-je, que ce pliénuméne soit moins certain et moins incontestable ? 
Une qualité évidente doit-elle étre appelée occulte, parce. que la 
cause immediate en est peut-être occulte, ou qu'elle n'est pas encore 
découverte ? Lorsqu'un corps se meut dans un cercle, sans s'éloigner 
par la tangente, il y a certainement quelque cliose qui l'en empêche : 
mais si dans quelques cas il n'est pas possible d'expliquer mécani- 
quement la cause de cet effet, ou si elle n'a pas encore été décou- 
verte, s'ensuit-il que le phénomene soit faux? Ce serait une maniere 
de raisonner fort singuliere. 

124-130. Le phénomene méme, l'attraction, là. gravitation ou 
l'effort (quelque nom qu'on lui donne), par lequel les corps tendent 
l'un vers l'autre, et les lois ou les proportions de cette force sont 
assez connus par les observations et les expériences, Si M. Leibniz, 
ou quelque autre philosophe, peut expliquer ces phénomènes par 
les lois du mécanisme, bien loin d'être contredit, tous les savants 
l'en remercieront. En attendant, je ne saurais m'empêcher de dire 
que l'auteur raisonne d'une manière tout à fait extraordinaire, en 
comparant la gravitation, qui est un phénomène ou un fait actuel, 
avec la déclinaison des atomes, selon la doctrine d’Épicure ; lequel 
ayant corrompu, dans le dessein d'introduire l'athéisme, une philo 
sophie plus ancienne et peut-être plus saine, s'avisa d'établir cette 
hypothése, qui n'est qu'une pure fiction; et qui d'ailleurs est impos- 
sible dans un monde oü l'on suppose qu'il n'y a aucune intelligence. 


816 LETTRES ENTRE LEIRNIZ ET CLARKE 


Pour ce qui est du grand principe d'une raison suffisante, tout ce 
que le savant auteur ajoute ici touchant cette matière ne consiste 
qu'à soutenir sa conclusion, sans la prouver ; et par conséquent il 
n'est pas nécessaire d'y répondre. Je remarquerai seulement que 
cette expression est équivoque; et qu'on peut l'entendre, comme 
si elle ne renfermait que la nécessité, ou comme si elle pouvait 
aussi signifier une volonté et un choix. Il est très certain, et tout 
le monde convient, qu'en général il y a une raison suffisante de 
chaque chose. Mais il s'agit de savoir si, dans certains cas, lorsqu'il 
est raisonnable d'agir, différentes maniéres d'agir possibles ne peu- 
vent pas étre également raisonnables, si, dans ces cas, la simple 
volonté de Dieu n'est pas une raison suffisante pour agir d'une cer- 
taine maniére plutót que d'une autre; et si, lorsque les raisons les 
plus fortes se trouvent d'un seul cóté, les agents intelligents et 
libres n'ont pas un principe d'action (en quoi je crois que l'essence 
de la liberté consiste) tout à fait distinct du motif ou de la raison 
que l'agent a en vue? Le savant auteur nie tout cela. Et comme il 
établit son grand principe d'une raison suffisante, dans un sens qui 
exclut tout ce que je viens de dire, et qu'il demande qu'on lui 
accorde ce principe dans ce sens-là, quoiqu'il n'ait pas entrepris de 
le prouver, j'appelle cela une pétition de principe; ce qui est tout 
à fait indigne d'un philosophe. 


N. B. La mort de M. Leibniz l'a empéché de répondre à cette cin- 
quième réplique. 


FIN DU TOME PREMIER 


TABLE DES MATIÈRES 


l'ages 
AVIS DE L'ÉDITEUR... esL IV 
BIBLIOGRAPHIE DE LEIBNIZ. . . . . .. ............. v 
INTRODUCTION . . ee n IX 


RÉFLEXIONS SUR L'« Essa! SUR L'ENTENDEMENT HUMAIN » DE M. Locke 


l. — Échantillon de réflexions sur le livre I*" de l'Essai de l'en- 
tendement del'homme . .............-.5.. T 
Il. — Echantillon de réflexions sur le livre Il . . . . . . . . . . Al 


NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT HUMAIN 


PAR L'AUTEUR DU « SYSTÈME DE L'HAnMONIE PRÉÉTABLIE 5 


PREFACE . . - . . * € + * ee + ^*^ ee + ee . . € e 9 -.* 0e ^*^ ee c e. . 13 


LIVRE PREMIER 


Des Norioxs INNÉES 


Cuapr. 1°". S'il y a des principes innés dans l'esprit de l'homme. . 35 
Cuar. IL Qu'il n'y a point de principes de pratique qui soient 
innés. . . . . . cce errors . 55 
Cnar. Hl. Autres considérations touchant les principes innés, 
tant ceux qui regardent la spéculation que ceux qui 
regardent la pratique... ....... . . . . . 68 


LIVRE SECOND 


Drs Ivées 


Cuap. IT. Où l'on traite des idées en général et où l'on examine 

par occasion si l'àme de l'homme pense toujours. . 74 
Cnar. IT Desidéessimples.. . . . . . . . . . . . . .  . 
Cuar. III. Des idées qui nous viennent par un seul sens.. . . . % 


PavL JaxET. —- Leibniz. X SS. 


818 


CuaP. 
Cia. 
CuaP. 
CnaP. 


CuaP. 
CuaP. 
CnaP. 
Cuar. 
CHAP. 
Cap. 


CuaP. 
CuaP. 


Cup. 


Cuar. 
Cn. 
CnaP. 
CHar. 
CnaP. 
Cuar. 
CnaP. 
Cnap. 
Cuar. 
Cap. 


Cap. 
Cuar. 


Cua». 
CuaP. 
Cina. 
CnAP. 
CuaP. 


Cuar. 
Cuar. 
Cnar. 
Cuar. 
Cnar. 
CuaP. 
Cip. 
Caap. 


TABLE DES MATIÈRES 


Page 
IV. De la solidité... . . . . . . . ss... 8 
V. Des idées simples qui viennent par divers sens.. . 91 
VI. Des idées simples qui viennent par réflexion . . 91 
VII. Des. idées simples qui viennent par sensation et 
par réflexion . . . . . ern 0... 92 
VIIl. Autres considérations sur les idées simples. 2... 92 
IX. De la perception. . . . . . . . . . . . . . . . 96 
X. De la rétention. . . . . . . .. . . . . . . . . . 102 
XI De la faculté de discerner les idées.. . . . . . . 103 
XIL Des idées complexes... . . . . . . . . .. 107 
XIII Des modes simples et premièrement de ceux de 
l'espace. . . . . . . . . . . . . se. 109 
XIV. De la durée et de ses modes simples. . . . . . . 114 
XV. Dela durée et de l'expansion considérées ensemble. 117 
XVI. Du nombre. ................. 118 
XVII. De l'infinité. ............. 2... 4120 
XVIIT De quelques autres modes simples. . . . . . . . 123 
XIX. Des modes qui regardent la pensée. . . . . . . 193 
XX. Des modes du plaisir et dela douleur. . . . . . 125 
XXI De la puissance et de la liberté. . . . . . . . . 131 
XXII. Des modes mixtes. . . . . . . . . . . 0... AA 
XXHIT De nos idées complexes des substances . . . . . 118 
XXIV. Des idées collectives des substances. . . . . . . 181 
XNV. De la relation. . . . . . . . . . . . . . . .. 187 
XXVI. De la cause et de l'effet et de quelques autres rela- 
tions... . . . . . . . . . rr n s . 189 
XXVII. Ce que c'est qu'identité ou diversité. . . . . . . 190 
XXVIII. De quelques autres relations et surtout des rela- 
tions morales . . . . . . . . . . . . . . .. 207 
XXIN. Desidées claires et obscures, distinctes etconfuses. 213 
XXX. Des idées réelles et chimériques. . . . . . . . . 222 
XXXI. Des idées complètes et incomplètes . . . . . . . 224 
XXNIT. Des vraies et des fausses idées. . . . . . . . . . 927 
XXXIII. De l'association des idées. . . . . . . . . . . . 227 
LIVRE TROISIÈME 
» 
Des Mors 
|". Des mots ou du langage en général. . . . . . . .. 231 
Ill. De la signification des mots. . . . . . . . . . . . 235 
IH. Des termes généraux . . . ............ 245 
IV. Des noms des idéessimples.. . . . . . . . . . . . 254 
V. Des noms des modes mixtes et des relations. . . . . 258 
Vl. Des noms des substances. . . . . . . . . . . . . . 262 
VII. Des particules... . . . . . . . . . . . . . . . .. 290 


VM. Des termes ahstraits et concrets . . .. s 294 


TABLE DES MATIÈRES 819 


- Pages 
Cuar. IX. De l'imperfection des mots. . . . . . . . . . . . . 295 
Cur. X. De l'abus des mots... . . . . . . . . . + 301 


Cuar. XI. Des remèdes qu'on peut apporter aux ‘imperfections 


et aux abus dont on vient de parler . . . . . , . 341 
LIVRE QUATRIÈME 
DE LA CONNAISSANCE 
Cuir. If". De la connaissance en général. . . . . . . . . . . 317 
Caap. Il. Des degrés de notre connaissance. . . . . . . . . 393 


Cuar. Ill. De l'étendue de la connaissance humaine. . . . . . 337 
Cuar. IV. De la réalité de notre connaissance. . . . . . . . . 353 


Cuar. — V. De la vérité en général. . . . . . . . e$]. 358 
Cuir. VI. Des propositions universelles, de leur vérité et de leur 
certitude . . . . . . . 2.5... 900 
Cuar. VII. Des propositions qu'on nomine maximes ou axiomes. 368 
Cuar. VIII. Des propositions frivoles . . . . . . . . . . 391 
Cuar. IX. De la connaissance que nous avons de notre existence. 396 
Cuae. — X. De la connaissance que nous avons de l'existence de 
Dieu. . . . TRE 398 
Cnap. XI. De la connaissance que nous avons ; de l'existenc e des 
autres choses . . . . . 0... 407 


Cuar. XI. Des moyens d'augmenter 1 nos connaissances . . . . 419 
Uuar. XII Autres considérations sur notre connaissance . . . 491 


Cuar. NIV. Dujugement.. ................. 491 
Cuar. XV. De la probabilité. . . . . . . . . . . . . . . . . 491 
Cuir. XVI. Des degrés d'assentiment. . . . . . . . . . . . . 494 
Cuar. XVII De la raison. . . . . tr 441 
Cuar. XVIII. De la foi et de la raison el de leurs borues distinctes. 469 
Cuar. XIX. De l'enthousiasme. . . . . . . . . . . . . . . . 471 
Cuar. XX. De l'erreur. . ........... ..-.. . 48 
Cur. XXI. De la division des sciences. . . . . . . . . . . . 490 
CORRESPONLANCE DE LEI8NIZ ET D'ARNAULD (1686-1690) . . . . . . . 499 
MÉDITATIONES DE COGNITIONE, VERITATE ET logis (1684). . . . . . . 621 


LETTRE SUR L4 QUESTION Si L'ESSENCE DU CORPS CONSISTE DANS L'ÉTENDUE 
(Journal des Savants, 18 juin 1691, p. 259) . . . . . . . . . . 621 


EXTRAIT D'UNE LETTRE POUR SOUTENIR CE QU'IL Y A DE LUI DANS LE 
« JOURNAL DES SAvaNTs » DU 18 juiN 1691 (Journal des Savants, 
ÿ janvier 1699). . . . ...... . . . . . . . . . .... 630 


DE PRIMÆ PHILOSOPHLE EMENDATIONE ET DE NOTIONE SURBSTANTELS (109%). 632 


SYSTÈME NOUVEAU DE LA NATURE (Journal des Savants. 27 juin 464N. SNS 


820 TABLE DES MATIÈRES 


RépPoxsE pc M. FoucHER 4 LrEiBNIZ SUR SON NOUVEAU SYSTÈME DE LA 
CONNAISSANCE DES SUBSTANCES (Journal des Savants, 12 septembre 
1605 . . . . . . . . . . . . e. * . . . . . . . . 


ÉCLAIRCISSEMENT DU NOUVEAU SYSTÈME DE LA COMMUNICATION DES SURS- 
TaNCES (169060), . 444440... os 

SECOND LCLAIRCISSEMENT DU « SYSTEME DE LA COMMUNICATION DES SUBS- 
TANCES » (Histoire des ouvrages des Savants, fevrier 1696). . . 

TROISIÈME ÉCLAIRCISSEMENT : EXTRAIT D'UNE LETIRE DE M. Leimiz (Jowv- 
nal des Savants, 19 novembre 1696) |... . . . . 


DE RERUM ORIGINATIONE RADICALI (4097:. . . 
Dg irs NaTURA (46098). . . . . . . . . . . . . 


DE LA DÉMONSTRATION CARTÉSIENNE DE L'EXISTENCE DE DIEU DU R. P. Lau 
(Mémoires de Trévour, 1701)... . . . . 


CONSIDÉRATIONS SUR LA DOCTRINE D'UN ESPRIT UNIVERSEL (17012). 


RÉPLIQUE AUX RÉFLEXIONS CONTENUES DANS LA SECONDE ÉDITION pv Dic- 
TIONNAIRE CRITIQUE bE M. BAYLE, ARTICLE RORARIUS SUR LE SYSTÈME 
DE L HARMONIE PRÉÉTABLIE (Histoire critique de la République ces 
Lettres, V. Xl, p. [1702]. . .... 4... . . . .. 


LA MONADOLOGIE. THÈSES DE PHILOSOPHIE OU THESES RÉDIGÉES EN FAVEUR 
DU PRINCE EUGÈNE (1114)... ...... Ls. 


PRINCIPES DE LA NATURE ET DE LA GRACE FONDÉS EN RAISON (L'Europe su. 
vante, nov, art VD)... .. 


RECUEIL DE LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE, SUR DIEU, Laur, L'Es- 
PACE, LA DURÉE, ETC. (1115-1716)... .. 


TABLE DES MATIÈRES... ee .... l.l. s 





Tours. !niprimerie E. Nrnaëzr et Cie 


Panes 


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65060 
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681 


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GRADUATE LIBRARY 


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