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ŒUVRES
PHILOSOPHIQUES
DE LEIBNIZ
es
TOME PREMIER
A LA MÈME LIBRAIRIE
AUTRES OUVRAGES DE M. PAUL JANET
HISTOIRE DE LA SCIENCE POLITIQUE DANS SES RAPPORTS AVEC LA MORALF. 3^ édit.
1887, 2 vol. in-8° de la Bibliothèque de philosophie contemporaine. 20 fr.
Les CAUSES FiNALES. 1882, 1 vol. in-8° de la Bibliotheque de philosophie contem-
poraine, 29 édit.. . ......... REED ec m s eL 10 fr.
Victor COUSIN ET SON ŒUVRE, | vol. in-89 de la Bibliotheque de philosophie
contemporaine, 29 édit., 1893.. . . . . etre hr nh n nn 7 fr. 50
SAINT-SIMON ET LE SAINT-SIMONISME. 187%, 1 vol. in-18 de la Bibliothèque de
philosophie contemporaine. . . . .. es ss... 2 fr. 50
LE MATÉRIALISME CONTEMPORAIN, 59 édit., 18X8, 1 vol. in-18 de la Bibliothèque
de philosophie contemporaine. .......... ss. Epuise
LA PHILOSOPHIE DE LAMENNAIS, 1890, 1 vol. in-13 de la Bibliotheque de philoso-
phie contemporaine. ....... es erm n s.s. fr. 50
LES ORIGINES DU SOCIALISME CONTEMPORAIN, 1 vol. in-18 de la Bibliotheque de
philosophie contemporaine, 2» édit., 189............... 2 fr. 50
PuiLOsOPHIE DE LA RÉVOLUTION FRANCAISE, 4e édit., 1892, 1 vol. in-18 de la
Bibliothèque de philosophie contemporaine. .. ... ses Epuisé
LA CRISE PHILOSOPHIQUE, 1 vol. in-18 de la Bibliotheque de philosophie rontem-
poraine. ............... nn eos es Epuisé
Dieu, L'HOMME ET LA BÉATITCDE, 1578, 1 vol. in-18 de la Bibliothique de philo-
sophie contemporaine... eee hn Epuisé
LA DIALECTIQUE DANS HEGEL ET DANS PLATON, 1860, 1 vol. in-8°. . . . . Épuisé
LE MÉDIATEUR PLASTIQUE DE CUDWORTH. 1860, 1 brochure in-8°.. . .. 1 fr.
ŒUVRES
PHILOSOPHIQUES
DE LEIBNIZ
d ^ PE La
DD D 7.
_
à
AVEC UNE INTRODUCTION ET DES NOTES
PAR
PAUL JANET
Membre de l'Institut
Professeur à la Faculté des lettres de l'Université de Paris
—— —
DEUXIÈME ÉDITION REVUE ET AUGMENTÉE
TOME PREMIER
PARIS
ANCIENNE LIBRAIRIE GERMER BAILLIERE ET cit
FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR
108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 108
1900
Tous droits réservés
AVIS DE L'ÉDITEUR
M. Paul Janet a élé enlevé par une courle maladie, au mois
de Novembre 1899, au moment où l'impression de cel ouvrage
touchait à sa fin. M. Boirac, recteur de l'Académie de Grenoble,
a bien voulu en revoir les derniéres épreuves el se charger de
la Bibliographie de Leibniz que M. Paul Janet avait projeté
de placer en téte de celte publication.
BIBLIOGRAPHIE DE LEIBNIZ -
I. — Leibniz n'a publié de son vivant que quelques opuscules :
De Principio individui, Leipzig,1663 : Specimen quæslionum philo-
sophicarum ex jure colleclarum, Leipzig, 1664 ; Tractatus de arte
combinaloria, Leipzig, 1666 ; des articles dans les Acéa erudilorum
de Leipzig, à partir de 1684 et dans le Journal des Savants à partir
de 1591, enfin la 7/éodicée, Amsterdam. 1710.
Apres sa mort, on transporta tous ses papiers et tous ses livres
dans les archives secrétes et dans la bibliothéque électorale de
Hanovre. C'est dans cette bibliothèque. devenue bibliothèque royale,
qu'ils sont encore aujourd'hui. Une grande partie des manuscrits
reste à publier. D'après Dodemann (Der Briefivechsel des Leibniz
in der Kóniglichen Bibliothek zu Ilanover, Hann., 1889), il
existe 1.500 lettres inédites réparties sous 1.063 numéros (Uberweg,
Grundniss der Geschichle der Philosophie, IH, 165).
En 171% et 1719 parurent d'abord à Londres, puis à Amsterdam
les Letlres de Leibniz el de Clarke : en 1720, à Francfort, la Mona-
dologie traduite en allemand par Ko:lher et, en 1721, à Francfort et
à Leipzig, traduite en latin par Hansche.
En 1765, Raspe publia à Amsterdam et à Leipzig les Œuvres phi-
losophiques latines et françaises de feu M. de Leibniz, tirées de
ses manuscrits qui se conservent dans la Bibliothèque royale de
Hanovre, et où se trouvent compris les .Vouveaux Essais sur l'en*
tendement humain.
En 1768, parut à Genève la premiere édition complète des œuvres
de Leibniz en 6 volumes par Dutens sous ce titre : Gothofredi Guil-
lelmi Leibnitii opera omnia, nunc primum collecla, in classes dis-
tributa, præfalionibus el indiciis ornala studio Ludovici Dulens
Cependant cette édition ne contient pas les inédits qu'avait publiés
Raspe.
De 1838 à 1840, Guhraüer publia les Écrits allemands de Leib-
nilz (Berlin).
En 1840, Erdmann fit paraître à Berlin une édition des (Œuvres
VI ŒUVRES DE LEIBNIZ
philosophiques (Godofredi Guillelmi Leibnilii opera philosophica
qua exslant lalina, gallica, germanica omnia) qui contient, entre
autres inédits tirés de la bibliothèque de Hanovre, le texte inédit de
la Monadologie en français.
Cetteédition futadaptée à l'usage du public francais en 1842 par M. A.
Jaeques, qui publia à Paris Œuvres de Leibniz, nouvelle édit.en 2 vol.
Depuis lors V. Cousin a publié en 1815 ‘dans les Fragments
philosophiques, t. Il les lettres de Leibniz à Malebranche : Grote-
fend, en 1846,]a Correspondance de Leibniz el d'Arnaud: Foucher
de Carcil, en 1854 et 1857, la Refutation inédile de Spinoza par
Leibniz, Leltres el Opuscules inédits de Leibniz, et en 1859
(Æuvres de Leibniz publiées pour la première fois d'après les ma-
nuscrits originaux.
En 1864, Onno Klopp aentrepris une nouvelle édition des Œuvres
compléles de Leibniz d'aprés les manuscrits de la bibliothéque de
Hanovre, dont la premiere partie, publiée de 1864 à 1885, contient
seulement les écrits historiques et politiques en 13 volumes.
M. Paul Janet a publié en 1866 une édition des Œuvres philoso-
phiques en 2 volumes in-8, dont celle que nous publions aujourd'hui
est la reproduction revue et complétée.
Enfin, en 1873 Gerhardt a commencé une Z‘dition complèle des
Œuvres philosophiques qui, à la date de 1890, comprend 7 volumes
in-8, à laquelle nous avons fait un certain nombre d'emprunts, en
particulier pour la Correspondance de Leibniz el du Père des
Bosses, déjà partiellement publiée par Erdmann, dont nous avons
extrait la partie philosophique.
Parmi les éditions spéciales de certaines œuvres philosophiques
de Leibniz, signalons les remarquables éditions que M. Boutroux
a données dela Monadologie en 1881 et des Voureaux Essais (Avant-
propos ct livre I), en 1886, avec Introduction et Notes.
Il. — Nous ne prétendons pas exposer ici la bibliographie com-
pléte des auteurs qui ont écrit sur Leibniz et la philosophie leib-
nizienne ; nous nous contentons d'indiquer les principaux noms de
nature à intéresser le publie francais.
Sur la vie de Leibniz et l'histoire de ses écrits nous citerons
d'abord deux opuscules de Leibniz lui-méme. d'un caractére auto-
biographique : /n specimina Pacidii inl roduclio historica, publié
par Erdmann (18140,, et Vila Leibnilii a se ipso breviler delineata
publié par Foucher de Careil (1717) ; puis l'Éloge de Monsieur de
Leibniz pur Fontenelle (1716) ; enfin Gottfried Wilhelm Freiherr
von Leibniz eine Biographie, par Gurhaüer, nouvelle édition, 1846,
2 volumes in-12.
BIBLIOGRAPHIE vil
Les ouvrages historiques et critiques qui concernent la philosophie
de Leibniz sont innombrables. Nous citerons :
4° En langue francaise :
DE Jvsri, Disserlalion qui a remporté le prix proposé par l'Aca-
démie des sciences de Prusse sur le système des monades, Ber-
lin. 1748.
REINWARD, Disserlation qui a remporté le prix proposé par l'Aca-
démie des sciences de Prusse sur l'oplimisme, Berlin, 1755.
AxciILLoN, Z7ssai sur l'esprit du leibnizianisme, Berlin, 1816.
Maixe DE Binax, Exposé de la doctrine philosophique de Leibniz
composé pour la Biographie universelle), Paris, 1819.
EuiLE SAISSET, Discours sur la philosophie de Leibniz, Paris, 1857.
NounRissoN, La Philosophie de Leibniz, Paris, 1860.
FovcuER DE Canrit, Leibniz, la Philosophie juive el la Cabale,
Paris, 1861 ; Leibniz, Descarles el Spinoza, avec un Rapport par
V. Cousin, Paris, 1863.
J. Boxiras, Etude sur la Théodicée de Leibniz, Paris, 1863.
D. Nozex, La Critique de Kant et la Métaphysique de Leibniz,
Paris, 1875.
Da méme, La Monadologie, avec une nolice sur Leibniz, des
éclaircissements, etc., Paris, 1881.
SEGoNn. La Monadologie, avec notice sur la vie, les écrils el la
philosophie de Leibniz, Paris, 1863.
E. Boinac, Article Leibniz dans la Grande Encyclopédie, Paris,
1898.
2» En langue latine
a. — D'origine française :
NoLEN, (uid Leibnilius Arisloleli debuerit, Paris, 1875.
PENION. De Infinito apud Leibnilium, Paris, 1878. |
BLowpEL, De Vinculo subslanliali el de Substantit composita
apud Leibnilium, Paris, 1893.
Bomac, De Spatio apud Leibnilium, Paris, 1894.
b. — D'origine allemande :
BiLriscen, Commentatio de harmonia. animi et corporis humani
preestabilila ex menle Leibnilii, Francfort, 1723.
Du méme, Commentatio de origine el permissione mali, prsecipue
moralis, Francfort, 1724.
VIII ŒUVRES DE LEIBNIZ
BAUMEISTER, Jlisloria doclrine de oplimo mundo, Gorlitz, 1741.
PLoucouET, Primaria monadologiæ capila, Berlin, 1748.
GugBaUER, Leibnitit doctrina de unione anima el corporis, Berlin,
1831.
HARTENSTEIN, Commenlalio de maleriz apud Leibnilium notione el
ad monadas relalione, Leipzig, 1846.
Huco Sowuen, De Doctrina quam de Ilarmonia præstabtlita Lei-
bnilius proposuil, Gott., 1866.
Dax. Jacosy, De Leibnilii studiis Arisloteleis, Berlin, 1867.
3? En langue allemande :
Les Eludes de Erdmann et de Kuno Fischer dans leurs Histoires de
la philosophie.
Kanr, Uber der Oplimismus, Kœnigsberg, 1759.
EBERSTEIN, Versuch einer. Geschichle der Logik und. Metaphysik
bis den Deutschen von Leibniz bis auf die gegenwwærtige Zeit,
Halle, 1791-1799.
Fn. Kincunzn, Leibniz Psychologie, Coethen, 1876.
FrEuEnBACH, Darslellung,Entwickelung und Critik der Leibnizschen
Philosophie, Ansbach, 1837, 2* édition, 1814.
J.-Tn. Merz, Leibniz, Londres, 1884 ; Heidelberg, 1886;
Lupwic STE, Leibniz in seinem Verhältniss zu Spinoza auf Grun-
dlage unerdiles Materials enlwickelungsgeschichilich | dar-
geslelll in Sitzungsberichl der Akademie der Wissenschaften
zu Berlin, 1888, p. 615-662.
Du méme, Leibniz und Spinoza, Berlin, 1890 /ouvrage plus déve-
loppé avec dix-neuf /nédils des manuscrits de Leibniz.
En. DituaNN, Eine neue Darslellung der Leibnit:schen Mona-
denlehre auf Grund der Quellen, Leipzig, 1791.
P. Harzer, Leibniz dynamische Auschauungen, mil besonderer
Rücksichl auf der Reform des Kraeflemaasses und der Ent-
wickelung des Princips der Erhaltung der Energie, in
« Wierteljahrsschrift für Wissenschaftliche Philosophie », 1882,
pp. 265-295.
BENEKE, Leibniz als Ethiker, Diss. Erlang., 1891.
INTRODUCTION
Lorsque Descartes est venu dire, dans la première partie
du xvi* siècle, qu'il n'y a que deux sortes de choses ou de
substances dans la nature, les substances étendues et les
substances pensantes, les corps et les esprits; que, dans le
corps, tout se ramène à l'étendue, avec toutes ses modifica-
tions : figure, divisibilité, repos et mouvement; et, dans
l'âme, à la pensée, avec tous ses modes : plaisir, douleur,
jugement, raisonnement, volonté, etc.; lorsqu'il a réduit
enfin toute la natureà un vaste mécanisme, en dehors duquel
i| n'y a que l'àme, qui se maniteste à elle-méme son exis-
tence et son indépendance dans la conscience de sa pensée,
ila accompli la plus importante révolution de la philosophie
moderne. Mais, pour en bien comprendre la grandeur, il
faut se rendre compte de l'état où était la philosophie du
temps.
La théorie qui régnait alors dans toutes les écoles était la
théorie péripatéticienne, assez mal comprise, et altérée par le
temps, des formes substantielles. Elle consistait à admettre
dans chaque espèce de substances une sorte d'entité spéciale
qui en constituait la réalité et la différence, indépendamment
de la disposition des parties. Par exemple, suivant un péri-
patéticien du temps, « le feu diffère de l'eau, non seulement
par la situation de ses parties, mais par une entité qui lui
X OEUVRES DE LEIBNIZ
est propre, entièrement distincte de la matière. Quand un
corps change d'état, il n'y a pas de changement dans les par-
ties, il y a une forme chassée par une autre forme (1) ».
Ainsi, lorsque l'eau devient glace, les péripatéticiens soute-
naient qu'une forme nouvelle se substituait à la forme pré-
cédente, pour constituer un nouveau corps. Non seulement
ils admettaient ainsi des entités premiéres ou formes subs-
tantielles pour expliquer la différence des substances; mais
ils en admettaient aussi pour les moindres changements et
pour toutes les qualités sensibles, qu'ils appelaient formes
accidenlelles ; ainsi, la dureté, la chaleur, la luiniére,
seraient des étres tout différents des corps dans lesquels ils se
trouvent.
Pour éviter les difficultés inhérentes à cette théorie, les
scolastiques avaient été amenés à établir des divisions à l'in-
fini entre les formes substantielles. C'est ainsi que les
jésuites de Coimbre en admettaient de trois espèces : 1» l'étre
qui ne recoit point l'existence d'une cause supérieure, et
n'est point recu dans un sujet inférieur, c'est-à-dire Dieu ;
2» les forces qui recoivent l'étre d'ailleurs sans étre elles-
mêmes reçues dans la matière, c'est-à-dire les formes déga-
gées de toute concrétion corporelle ; 3» enfin, les formes
dépendantes de toutes parts, qui tiennent l'etre d'une cause
supérieure, et sont recues dans un sujet : tels sont les acci-
“dents et formes substantielles déterminant la matière.
D'autres scolastiques descendaient à des divisions encore
plus minutieuses, et reconnaissaient six classes de formes sub-
stantielles : 1° celle de la matière premiere ou des éléments;
2% celles des composés inférieurs, à savoir, les pierres ;
3° celles des composés plus élevés, des drogues, par exemple ;
4 celles des êtres vivants, les plantes ; 5» celle des êtres sen-
sibles, les animaux ; 6? enfin, au-dessus de toutes les autres,
la forme substantielle raisonnable (rationalis), qui ressemble
aux autres en tant que forme d'un corps, mais qui ne
(1) L. -P. Lagrange, /es Principes de la philosophie contre les nouveaux philo-
sophes. — Voyez Bouillier, Histoire de la philosophie cartésienne, t. I. ch. xxvi.
INTRODUCTION XI
tient pas du corps son opération propre qui est la pensée.
On croit peut-être que Molière, Nicole, Malebranche, et tous
ceux qui. au xvir? siècle, se sont moqués des formes substan-
tielles, ont calomnié le péripatétisme scolastique, et lui ont
inputé de gratuites absurdités. Mais que l'on lise dans Tole-
tus l'explication suivante de la production du feu : « La
forme substantielle du feu, dit Toletus, est un principe actif,
par lequel le feu. avec la chaleur pour instrument, produit
le feu. » Cette réponse n'est-elle pas plus absurde encore
que la virlus dormiliva ? L'auteur se fait une objection :
« Mais le feu, dit-il, ne provient pas toujours du feu. » Pour-
quoi cela ? « Je réponds, dit l'auteur : il y a la plus grande
difference entre les formes accidentelles et les formes sub-
stantielles ; car les formes accidentelles ont non seulement
une répugnance, mais une répugnance déterminée, comme
le blanc avec le noir ; tandis qu'entre les formes substan-
tielles, il y a une certaine répugnance, mais non déterminée,
parce que la forme substantielle répugne également à quoi
que ce soit. De là, il suit que le blanc, forme accidentelle, ne
résulte que du blanc et non du noir, mais que le feu peut
résulter de toutes les formes substantielles capables de le
produire dans l'air, dans l'eau, dans toute autre chose. »
Non seulement la théorie des formes substantielles ou
accidentelles conduisait à des non-sens de cette espèce,
mais encore elle entrainait à des erreurs qui éloignaient de
toute recherche éclairée des vraies causes. Par exemple,
comme parmi les corps les uns tombent vers la terre, les
autres s'élévent dans l'air, on disait que la forme substan-
tielle des uns étaitla gravité, et la forme substantielle des
autres la légéreté: on distinguait donc les corps graves
etles corps légers, comme deux classes de corps ayant des
propriétés essentiellement différentes; et, par là, on était
détourné de chercher si ces phénomènes, divers en appa-
rence, n'avaient pas une méme cause, et ne se ramenaient
pas à la méme loi. C'est ainsi encore que, voyant l'eau
s'élever dans un tube vide, au lieu de chercher à quel fait
XH OEUVRES DE LEIBNIZ
plus général ce phénoméne pouvait se rattacher, on imagi-
nait une verlu, une qualité occulte, l'horreur du vide, qui
non seulement cachait l'ignorance par un mot vide de sens,
mais rendait la science impossible, parce qu'on prenait une
: métaphore pour une explication.
Les abus de la théorie des formes substantielles, qualités
occultes, verlus sympathiques, etc., avaient été tels que ce
fut une véritable délivrance, lorsque Gassendi, d'une part,
et, de l'autre Descartes, vinrent fonder une nouvelle phy-
sique sur ce principe, qu'il n'y a rien dans les corps qui ne
soit contenu dans la notion inéme de corps, c'est-à-dire de
chose étendue. Suivant ces nouveaux philosophes, tous les
phénoménes des corps ne sont que des modifications de
l'étendue, et doivent s'expliquer par les propriétés inhérentes
à l'étendue, la figure, la situation et le mouvement. Dans
ces principes, rien ne se passe dans les corps, dont l'enten-
dement ne puisse se faire une idée claire et distincte. La phy-
sique moderne parait avoir confirmé en partie cette théorie,
lorsqu'elle explique le son et la lumiére par des mouvements
(vibrations, ondulations, oscillations, etc.), soit de l'air, soit
de l'éther.
On a souvent dit que la science moderne marche en sens
inverse de la philosophie de Descartes, en ce que celle-ci con-
coit la matière comme une substance morte et inerte, tandis
que celle-là se la représente comme animée par des forces,
des activités, des énergies de toute nature. C'est, à ce qu'il
me semble, confondre deux points de vue tout différents : le
point de vue physique et le point de vue métaphysique. Au
point de vue physique, au contraire, il semble que la science
soit plutót fidéle à la pensée cartésienne: réduire le nombre
des qualités occultes et expliquer, autant qu'il est possible,
tous les phénoménes par le mouvement. Ainsi, tous les
problémes tendent à devenir des problémes de mécanique.
Changement desituation, changement de figure, changement
de mouvement, tels sont les principes auxquels nos physiciens
et nos chimistes ont recours toutes les fois qu'ilsle peuvent.
INTRODUCTION XIII
Il est donc inexact de dire que la pensée cartésienne a
échoué entièrement, et que la science moderne s’en est éloi-
gnée de plus en plus. Nous voyons, au contraire, le méca-
nisme s'étendre de jour en jour dans la science de notre
temps. Mais la quéstion change de face, lorsqu'on vient à se
demander si le mécanisme est lui-méme le dernier mot de la
nature, s'il se suffit à lui-méme, en un mot si les principes
du mécanisme sont eux-mêmes mécaniques, Or, c'est là une
question toute métaphysique, et qui n'importe en rien à la
science positive; car les phénoménes s'expliqueront de la
méme maniére, si l'on suppose une matiére inerte, com-
posée de petites particules mues et combinées par des mains
invisibles, ou si on lui préte une activité intérieure et une
sorte de spontanéité. Pour le physicien et pour le chimiste,
les forces ne sontque des mots représentant des causes incon-
nues. Pour le métaphysicien, ce sont des activités véritables.
C'est donc 1» métaphysique, et non la physique, qui s'est
élevée au-dessus du mécanisme. C'est en métaphysique que
le mécanisme a trouvé, non pas sa contradiction, mais son
complément dans la doctrine dynamiste ; c'est cette direction
d'idées qui a régné principalement dans la philosophie aprés
Descartes, et c'est Leibniz (1) qui en est le principal promo-
teur.
(T. Nous donnerons ici en note le résumé de la vie de Leibniz et de ses prin-
cipaux travaux. Leibniz /Godefroi-Guillaume) est né à Leipzig en 1646. Il per-
dit son père à l'âge de six ans. ll se fit remarquer dés son enfance par une
étonnante facilité. A l’âge de quinze ans, il fut admis aux études supérieures
(philosophie et mathématiques), qu'il suivit d'abord à Leipzig, puis à Jéna.
Une intrigue mal connue l'empécha d'obtenir à Leipzig méme le titre de doc-
teur. li alla le demander à la petite Université d'Altorf, prés de Nuremberg, il
fit la conoaissance du baron de Boinebourg, qui devint l'un de ses plus intimes
2mis, et qui l'emmena à Francfort, oü il le fit admettre comme conseiller de
justice prés de l'électeur de Mayence. Ce fut là qu'il fit ses deux premiers tra-
vaux de jurisprudence, sur l'Étude du droit et surla Réforme du corps de droil.
— De là datent aussi ses premiers essais littéraires et philosophiques, et, en
particulier, ses deuxtraités sur le mouvement: l'un sur le Mouvement abstraif,
adressé à l'Académie des sciences de Paris, l'autre sur le Mouvement concret,
adressé à la Société royale de Londres. ll resta auprès de l'Électeur jusqu'en 1672,
époque où il commença à voyager. Il alla d'abord à Paris, puis à Londres, où il
fut nommé membre de la Société royale. revint à Paris, qu'il ne quitta qu'en
1677, parcourut la Hollande, et vint enfin se fixer à Hanovre, oü il fut nommé
XIV ŒUVRES DE LEIBNIZ
Pour bien comprendre la doctrine de Leibniz, il ne faut
pas oublier (et c'est un point auquel on n'a pas assez fait atten-
tion) que Leibniz n'a jamais abandonné ni rejeté le méca-
nisme cartésien. ll a toujours affirmé que tout dans la nature
doit s'expliquer mécaniquement ; qu'il ne faut jamais recou-
rir, dans l'explication des phénomènes, à des causes occultes;
il a méme poussé si loin cette disposition d'esprit qu'il s'est
refusé à admettre l'attraction newtonienne comme suspecte,
àses yeux, d'étre une qualité occulte. Mais si Leibniz admet-
tait comme Descartes les applications du mécanisme, il se
séparait de lui sur le principe; et il répétait sans cesse que
si tout dans la nature est mécanique, géométrie, mathéma-
tique, les sourcesdu mécanismesont dans la métaphysique (1).
Descartes expliquait tout géométriquement et mécanique-
ment, c'est-à-dire, comme l'avait fait autrefois Démocrite,
par l'étendue, la figure etle mouvement; mais il ne remon-
tait pas au delà, et il voyait dans l'étendue l'essence méme
de la substance corporelle. Ce fut le trait de génie de Leib-
niz d'avoir vu que l'étendue ne suffisait pas à expliquer les
phénomènes, et qu'elle avait besoin elle-même d'être expli-
quée. Nourri dans la philosophie scolastique et péripatéti-
cienne, il était naturellement disposé par là à accorder plus
membre conservateur de la Bibliothèque. Il y demeura dix ans, toujours occupé
de ses travaux. 1! contribua à fonder les Acla erudilorum, sorte de journal des
savants (1682). Il fit de 1687 à 1691 un voyage de recherches en Allemagne et
en Italie pour écrire l'histoire de la maison de Brunswick, à l'invitation du duc
Ernest-Auguste, son protecteur. L'Académie de Berlin lui doit sa fondation (1700),
et il en fut le premier président. Les quinze derniéres années de sa vie furent
principalement consacrées à la philosophie. C'est daus cette période qu'il faut
placer les Nouveaux Essais, la Théodicée, la Monadologie, et enfiu sa Corres-
pondance avec Clarke, qui fut interrompue par sa mort, le 1$ novembre 1716. —
Voir, pour de plus amples développements, la savante et complète biographie de
M. Guhrauer ; 2 vol. in-12, Breslau, 1846.
(1) Lettre à Schulembourg :Dutens, t. Ill, p. 3321: « Recte cartesiani omnia
phenomena specialia corporum per mecanismos contingere censent ; sed non
satis perpexere, ipsos fontes mecanismi oriri ex alliore causa. » Lettre à
Rémond de Montmort (Erdmann, Opera philosophica, p. 702) : « Quand je cher-
chai les derniéres raisons du mécanisme et des lois du mouvement, je fus sur-
pris de voir qu'il était impossible de les trouver dans les matbématiques, e!
qu'il fallait relourner à la métaphysique. — Voyez encore : De Natura ipsa, 3.
— De Origine radicali, — Animadversiones in Cartesium (Guhrauer, p. 805, etc.
INTRODUCTION XV
de réalité à la substance corporelle; et ses réflexions per-
sonnelles le poussèrent bientôt plus avant dans cette voie.
Il est aussi digne de remarque, comme le dit M. Guhrauer
dans sa Vie de Leibniz, que ce fut un problème théologique
qui mit Leibniz sur la voie de la réforme de la notion de
substance. Il s'agissait du probléme de la présence réelle et
de la transsubstantiation. Ce probléme paraissait insoluble
dans l'hypothèse cartésienne; car, si le corps consiste essen-
tiellement dans l'étendue, il est contradictoire qu'un méme
corps puisse se trouver dans plusieurs lieux à la fois. Leib-
niz, écrivant à Arnault en 1671, lui apprenait qu'il croyait
avoir trouvé la solution de ce grand probléme, depuis qu'il
avait découvert «que l'essence du corps ne consiste pas dans
l'étendue, que méme la substance corporelle prise en soi
n'est pas étendue, et n'est pas assujettie aux conditions de
l'étendue, ce qui eût été évident, si l'on eüt découvert plus
tôt en quoi consiste proprement la substance. »
Quoi qu'il en soit de ce point, voici lesdiverses considéra-
tions qui ont conduit Leibniz à admettre au delà du méca-
nisme corporel, des principes non mécaniques, et à réduire
l'idée de corps à l'idée de substances actives indivisibles,
enléléchies ou monades, ayant en elles-mêmes la raison innée
de toutes leurs déterminations.
|* La première et principale raison que Leibniz invoqua
contre Descartes, c'est que, « s'il n'y avait dans les corps que
l'étendue et la situation des parties, deux corps en mouve-
ment qui se rencontreraient et iraient toujours de compagnie
après le concours, celui qui est en mouvement emporterait
avec lui celui qui est en repos, sans recevoir aucune dimi-
nution de sa vitesse, et sans que la différence de grandeur
entre les deux corps püt rien changer » ; or c'est ce qui est
contraire à l'expérience. Un corps en mouvement qui en ren-
contre un autre en repos perd quelque chose de sa vitesse,
et est modifié dans sa direction: ce qui n'aurait pas lieu si Je
corps était purement passif. « Il faut done joindre à l'éten-
due quelques notions supérieures, savoir celles de la subs-
XVI OEUVRES DE LEIBNIZ
tance, action et force; et toutes ces notions portent que ce
qui pátit doit agir réciproquement, et que tout ce qui agi
doit pátir quelques réactions (1). »
2° L'étendue ne peut servir à rendre raison des change-
ments qui arrivent dans les corps, car l'étendue et ses di-
verses modifications constituent ce que l'on appelle, dans
l'école, des dénominations extrinsèques, d’où il ne peut rien
résulter pour l'étre lui-méme ; qu'un corps en effet soit rond
ou carré, il n'importe à son état intérieur, il ne peut résulter
de là pour lui aucun changement particulier (2). Aussi,
toute philosophie exclusivement méeanique est-elle réduite
à nier le changement, et à dire que tout est immuable, et
qu'il n'y a que des modifications de situation, des déplace-
ments dans l'espace ou des mouvements. Mais qui ne voit
que le mouvement lui-méme est un changement, et doit
avoir sa raison dans l'être qui se meut ou qui est mà? car
méme le mouvement passif doit correspondre à quelque chose
dans l'essence du corps mà. D'ailleurs, si les éléments cor-
porels sont distincts, les uns des autres par la figure, pour-
quoi ont-ils telle figure plutót que telle autre? Epicure
nous parle d'atomes ronds ou crochus. Mais pourquoi tel
atome est-il rond et tel autre crochu ? Cela ne doit-il pas
avoir sa raison dans la substance méme de l'atome ? et ainsi
la figure, la situation, le mouvement et toutes les modilica-
tions extrinséques des corps doivent émaner d'un principe
intérieur analogue à celui qu'Aristote appelle nature ou en-
Léléchie (3).
3» En troisiéme lieu, l'étendue ne peut étre substance; au
(1j Lettre si l'essence du corps consiste dans l'étendue, 1691 (Erdmann,
t. XXVII, p. 112).
3: « L'étendue est un attribut qui ne saurait constituer un étre accompli ;
on n'en saurait tirer aucune action ni changement ; elle exprime seulement un
état présent, mais nullement le passé ou le futur, comme doit faire la notion
d'une substance. » — Lettre à Arnauld (Voir notre édition de Leibniz, p. 639).
(3) Confessio nalura conira Arlheisla, 1668. Erdm., p. 45. Leibniz, dans ce
petit traité, démontre : 1o que les corps et méme les atomes n'ont pas en eux-
mémes la raison de leur figure ; 2» qu'ils n'ont pas la raison de leur mouvement ;
3* qu'ils n'ont pas la raison de leur cohérence.
INTRODUCTION XVII
extraire, elle suppose la substance : « Outre l'étendue, il faut
avoir un sujet qui soit étendu, c'est-à-dire une substance à
laquelle il appartienne d’être continuée. Car l'étendue ne
sguilie qu'une répétition ou multiplication continuée de ce
quies répandu, une pluralité, continuité ou coexistence des
prties, et par conséquent elle ne suffit pas à expliquer la
miure méme de la substance répandue ou répétée dont la
notion est antérieure à celle de sa répétition (1). »
** Une autre raison donnée par Leibniz, c'est que la notion
de substance implique nécessairement l'idée d'unité. Si l'on
suppose deux pierres séparées l'une de l'autre par un grand
intervalle, personne ne supposera qu'elles forment une méme
substance ; si on les suppose jointes et soudées entre elles,
cette juxtaposition changera-t-elle la nature des choses ?
Non, sans doute ; il y aura toujours là deux pierres et non
pas une seule, Si enfin on les suppose attachées l’une à l'autre
par une force insurmontable, l'impossibilité de les séparer
n'empêchera pas que l'esprit ne les distingue l'une de l’autre,
et qu'elles ne restent deux, et non pas une. En un mot,
tout composé n'est pas plus une seule substance qu'un tas
de sable ou un sac de blé. Autant dire que les employés de
la Compagnie des Indes forment une seule substance 121.
On reconnaitra donc qu'un composé n'est jamais une subs-
tance, et que pour découvrir la substance vraie il faut par-
venir jusqu'à l'unité, jusqu à l'indivisible. Affirmer qu'il
;] Extrait d'une lettre :Erdmann, XXVIII, p. 115;. — Examen des principes
du P. Malebranche 'Erdmann, p. 692.
+ . Si les parties qui conspirent à un méme dessein sont plus propres à
composer une substance que celles qui se touchent, tous les officiers de la Com
pazuie des Indes feront une substance réelle bien mieux qu'un tas de pierres ;
mais le dessein commun, qu'est-il autre chose qu'une ressemblance. ou bien
un ordre d'actions et de passions que notre esprit remarque dans des choses
dilerentes? Que si l'on veut préférer l'unité d'attouchement, on trouvera
d'autres difficultés. Les corps fermes n'ont peut-être leurs parties unies que
par la pression des corps environnants, et d'eux-mêmes et en leur substance.
ils n'ont pas plus d'union qu'un monceau de sable. arena sine vale. Plusieurs
anneaux entrelaces pour faire une chaine. pourquoi composeront-ils plutôt une
substance véritable que s'ils avaient des ouvertures pour se pouvoir quitter
l'un et l'autre... Fictions de l'esprit partout... : Lellres à .Arnaubl : — voi: not. e
edition .
Pain JaxET — 705 | -^.
Xvul OEUYRES DE LEIBNIZ
n'y a point de pareilles unités, c'est dire que la matiére n'a
point d'éléments, en d'autres termes qu'elle ne se compose
pas de substances, en un mot qu'elle est un pur phénoméne,
comme l'arc-en-ciel. Enfin, ou la matière n'a aucune réalité
substantielle, ou il faut admettre qu'elle se réduit à des élé-
ments simples et par conséquent inétendus, appelés mo-
nades.
9" Leibniz fait encore valoir un autre argument en faveur
de sa théorie des monades : c'est que l'essence de toute subs-
tance est dans la force, et cela est vrai de l'àme en méme
temps que du corps. On peut le démontrer à priori. N'est-il
pas évident, en effet, qu'un étre n'existe véritablement qu'au-
tant qu'il agit? Un étre absolument passif serait le pur néant
et impliquerait contradiction : car, recevant tout du dehors,
par hypothése, et n'ayant rien par soi-méme, il n'aurait
aucune détermination, aucun attribut, et par conséquent
serait un pur rien. Le simple fait d'exister suppose donc déjà
une certaine force, une certaine énergie.
Leibniz pousse si loin cette pensée de l'activité des subs-
tances qu'il n'admet méme à aucun degré la passivité.
Aucune substance, suivant lui, n'est passive à proprement
parler ; la passion n'est autre chose dans une substance
qu'une action considérée comme liée à une autre action
d'une autre substance. Chaque substance n'agit qu'en soi-
méme et ne peut agir sur aucune autre. Les monades
n'ont pas de fenétres pour rien recevoir du dehors. Elles ne
subissent donc aucune action, et par conséquent ne sont
jamais passives. Tout ce qui se passe en elles est un déve-
loppement spontané de leur essence propre. Seulement, les
états de chacune correspondent aux états de toutes les autres:
lorsque l'on considére dans une monade l'un de ees états
comme correspondant à tel autre état dans une autre mo-
nade, de telle sorte que celui-ci soit la condition de celui-là,
on appelle le premier une passion, et le second une action.
Il y a ainsi entre toutes les substances monades une Aarmonie
préétablie, suivant laquelle chacune représente ou exprime,
INTRODUCTION XIX
selon l'expression de Leibniz, l'Univers tout entier ; mais ce
n'est jamais que le développement de sa propre activité.
En restituant aux substances créées l'activité que l'école
de Descartes avait par trop sacrifiée, Leibniz crovait avoir
contribué à distinguer plus expressément la créature du
Créateur. Il faisait remarquer avec raison que plus on dimi-
nue l'activité de ia créature, plus on rend nécessaire l'inter-
vention de Dieu, de telle facon que, si l'on supprime toute
activité dans les créatures, il faut dire que c'est Dieu qui fait
tout en elles, et qui està la fois leur étre et leur action (ope-
rari el esse). Mais quelle différence alors entre ce point de
vue et celui de Spinoza? et n'est-ce pas faire ainsi de la na-
ture la vie et le développement de la nature divine? la na-
ture, en effet, dans cette hypothése, se réduit à un ensemble
de modes dont Dieu est la substance. Il est donc tout ce qu'il
y a de réel dans les corps comme dans les esprits.
A ces profondes raisons données par Leibniz, qu'il nous
soit permis d'ajouter quelques considérations particulières.
Ceux qui nient que l'essence des corps soit dans la force
seule admettent le vide, avec les anciens et nouveaux ato-
mistes, ou ils ne l'admettent pas, comme font les cartésiens.
Raisonnons séparément avec les uns et avec les autres.
Les atomistes, disciples de Démocrite et d'Épicure, ou de
Gassendi, composent l'univers de deux éléments, le vide et le
plein, d'une part l'espace, et de l'autre les corps ; et les corps
eux-mêmes se réduisent à un certain nombre de corpus-
eules solides, insécables, de figures diverses, pesants et ani-
inés d'un mouvement essentiel et spontané. Ce sont ces atomes
qui, par leur réunion, constituent les corps.
Or, il est évident que les atomes, en se déplacant, occupent
successivement dans l'espace vide des places qui leur sont
adéquates, qui ont exactement la méme étendue et la inéme
figure que l'atome lui-même. Si, au moment où l'atome est
immobile en un lieu, vous décrivez par la pensée des lignes
suivant les contours de cet atome (comme lorsqu'on décalque
un objet), n'est-il pas évident que, l'atome disparaissant,
NX ŒUVRES DE LEIBNIZ
vous pouvez en conserver l'effigie, et en quelque sorte la
silhouette, la figure géométrique sur le fond de l'espace vide?
Vous obtenez ainsi une portion d'espace, que j'appellerai un
atome vide, en opposition à l'atome plein qui l'occupait tout
à l'heure.
Cela posé, je demande aux atomistes de m'expliquer ce qui
distingue un atome plein d'un atome vide, quels sont les ca-
ractères qui se rencontrent chez l'un et ne se rencontrent pas
chez l'autre, Est-ce d'être étendu ? Non, car l'atome vide est
étendu comme l'atome plein. Est-ce d'étre figuré ? Non, car
l'atome vide est figuré comme l'atome plein, et a exactement
la méme figure? Est-ce d'étre invisible? Non, car il est
encore plus difficile de comprendre la division de l'espace
que la division des corps? En un mot, tout ce qui tient à
l'étendue est absolument identique dans l'atome vide et dans
l'atome plein. Or, l'atome vide n'est pas un corps et n'a rien
de corporel ; donc l'étendue n'est pas l'essence des corps, et
ne fait peut-êcre pas même partie de cette essence. Dira-t-on
que c'est le mouvement qui distingue l'atome plein de l'atome
vide? Mais avant de se mouvoir, il faut que l'atome soit déjà
quelque chose ; car ce qui ne serait rien par soi-même ne
pourrait étre ni en repos ni en mouvement ; le mouvement
n'est donc qu'un phénoméne dépendant et subordonné, qui
suppose déjà une essence déterminée. Examinez bien: vous
verrez que ce qui distingue essentiellement l'atome plein de
l'atome vide, c'est la solidité ou la pesanteur. Mais ni la soli-
dité ni la pesanteur ne sont des modifications de l'étendue ;
et l'une et l'autre dérivent de la force. C'est donc véritable-
ment la force et non l'étendue qui constitue l'essence du
corps.
Si, au contraire, comme les cartésiens, on ne veutadmettre
aucun vide et si l'on soutient que tout est plein, la démons-
tration est encore plus simple; car on peut demander alors
en quoi l'espace plein, pris dans son entier, se distingue de
l'espace vide, pris dans son entier. L'un et l'autre sont infi-
nis, l'un et l'autre sont idéalement divisibles et réellement
INTRODUCTION XXI
indivisibles ? l'un et l'autre sont susceptibles de modalités
figurées ou de figures géométriques déterminées. On fera
peut-étre valoir que dans l'espace plein les particules sont
mobiles et peuvent se déplacer; nous retomberons alors
dans le cas précédent, et nous demanderons en quoi ces par-
ticules mobiles se distinguent des particules immobiles d'es-
pace dans lesquelles elles se meuvent. Enfin, les cartésiens
comme les atomistes seront obligés de reconnaitre que le
plein ne se distingue du vide que par la résistance, la soli-
dite, le mouvement, l'activité, en un mot la force.
A ceux qui reprochent à la conception leibnizienne de trop
idéaliser la matière, on peut répondre que la matière prise
en soi est nécessairement idéale et supra-sensible. Sans doute
il ne faut pas dire que le corps n'est qu'un ensemble de mo-
difications subjectives. L'idéalisme de Berkeley est un idéa-
lisme superficiel qui ne supporte pas l'examen ; car, lorsque
jaurai réduit l'univers tout entier à n'étre qu'un réve de
mon esprit et un prolongement de moi-même, il restera
encore à savoir d'oü me vient ce réve et quelles sont les
causes qui produisent en moi une hallucination aussi com-
pliquée ; ces causes sont en dehors de ma conscience, et elles
me débordent de tous cótés ; ce serait done trés impropre-
ment que je lesappellerais moi-méme ; car le moi est rigou-
reusement ce dont j'ai conscience. Le moi de Fichte, qui vient
à se choquer contre soi-méme et qui crée ainsi le non-moi,
n'est qu'un détour compliqué et artificiel, pour dire, sous
une forme paradoxale, qu'il y a un non-moi. Tout au plus
pourrait-on conjecturer avec l'idéalisme absolu que le moi et
le non-moi ne sont que les deux faces d'un seul et méme étre
qui les enveloppe l'un et l'autre dans une activité infinie ;
mais nous voilà bien loin de l'idéalisme de Derkeley.
Pour en revenir à celui de Leibniz, je crois qu'on peut
démontrer à priori, que la matière prise en soi est une chose
idéale et supra-sensible, pour ceux-là du moins qui admet-
tent une intelligence divine. Dieu, en effet (on en tombera
aisément d'accord), ne peut pas connaitre la matière par le
XXII ŒUVRES DE LEIRNIZ
moyen des sens ; car c’est un axiome en métaphysique que
Dieu n'a pas de sens, et ne peut avoir, par conséquent, de sen-
sations. Ainsi Dieu ne peut avoir ni chaud, ni froid, il ne peut
pas sentir l'odeur des fleurs ; il n'entendra pas de sons ; il ne
verra pas de couleurs ; il ne sentira pas de commotions élec-
triques, etc. En un mot, puisqu'il est une pure intelligence, il
ne peut concevoir que le pur intelligible, non pas qu'il ignore
aucun des phénoménes de la nature, mais il ne les connait que
dans leurs raisons intelligibles, et non par les impressions
sensibles qu'en ressentent les créatures. Le sensible suppose
un sujet sentant, des organes, des nerfs ; en un mot, c'est un
rapport entre choses créées. La matiére, au point de vue de
Dieu, n'est doncrien de sensible; c'est un übersinnlich, comme
disent les Allemands. Mais la conséquence est facile à tirer :
c'est que Dieu, étant l'intelligence absolue, voit nécessaire-
ment les choses telles qu'elles sont; et, réciproquement, les
choses prises en soi sont telles qu'il les voit. La matiére est
donc soi telle que Dieu la voit ; or, il nela voit que dans son
essence idéale et intelligible ; elle est donc nécessairement
une chose intelligible et non pas une chose sensible. A la
vérité, on ne peut pas conclure de là que l'essence de la
matiére ne consiste pas dans l'étendue ; car on pourrait sou-
tenir que l'étendue est un objet de pure intelligence aussi
bien que la force ; mais outre qu'il est difficile de dégager
l'étendue de tout élément sensible, je ne veux établir qu'une
chose, c'est qu'on ne peut reprocher à Leibniz d'idéaliser
la matière, puisqu'il doit en être de méme de tout système,
au moins de celui qui admet un logos divin et une raison
préordonnatrice. L'une des objections les plus répandues
contre le système monadologique, c'est qu'il est impossible
de composer un tout étendu avec des éléments inétendus ,
c'est là l'objection capitale d'Euler dans ses Lettres à une
princesse d'Allemagne, et'il la eroit absolument décisive. La
conséquence nécessaire de ce systeme serait donc de nier la
réalité de l'étendue et de l'espace et de s'embarquer par là
dans toutes les difficultés du labyrinthe idéaliste.
INTRODUCTION XXII
Je crois que l'objection d'Euler n'a rien d'insoluble. On
peut méme séparer le système des monades du système de
l'idéalité de l'espace. Toutes les questions relatives à l'espace
peuvent étre ajournées et réservées, sans compromettre l'hy-
pothése des monades ; c'est ce que l'on peut démontrer.
Supposez, en effet, avec les atomistes, avec Clarke et New-
ton, la réalité de l'espace, en un mot le vide et les atomes,
il n'est pas plus difticile de concevoir les monades dans l'es-
pace que d'y concevoir les atomes ; un point d'activité indi-
visible peut étre en un certain point de l'espace, et une
réunion de ces points d'activité constituera l'agrégat que
nous appelons un corps. Or, il suflit que nous supposions
ces points d'activité à distance les uns des autres, pour que
leur réunion produise sur les sens une impression d'étendue
continue ; méme dans ce que nous appelons un corps, par
exemple une table de marbre, tout le monde reconnait qu'il
y a des pores, c'est-à-dire des vides entre les parties; mais
comme ces vides échappent à nos sens, ces corps nous pa-
raissent continus, comme un cercle de feu décrit par une
succession mobile de points lumineux. En un mot, le corps
se composerait comme l'avaient déjà dit les pythagoriciens,
de deux éléments : les intervalles (ätxoriuarx) et les monades
(uóvaóec) ; seulement les monades pythagoriciennes n'étaient
que des points géométriques; pour Leibniz, ce sont des
points actifs, des foyers d'activité, des énergies.
Quant à la difficulté d'admettre dans l'espace des forces
inétendues, n'ayant par là méme aucune relation avec l'es-
pace, elle est, je l'accorde, trés sérieuse. Mais elle ne peut
être invoquée par ceux qui considèrent l'âme comme une
force inétendue et une substance individuelle ; car ils sont
obligés de reconnaitre qu'elle est dans l'espace, quoiqu'elle
n'ait par essence aucun rapport avec l'espace; il n'est donc
pas contradictoire qu'une force simple soit dans l'espace. Ira-
t-on jusqu'à nier que l'àme soit dans l'espace, qu'elle soit
dans le corps, et méme dans une certaine partie du corps?
qui ne voit que c'est attribuer à l'àme un caractère qui n'est
XXIV OEUVRES DE LEIBNIZ
vrai que de Dieu ? Ceux-là peuvent sans doute parler ainsi
qui considèrent l’âme comme une idée divine, une forme
éternelle passagérement unie à l'individualité : à ce point de
vue, idéaliste et spinoziste, l'âme n'est pas dans l'espace. Si,
au contraire, l'on se représente l'àme comme substance indi-
viduelle et créée, comment la concevoir ailleurs que dans
l'espace et dans le corps auquel elle est unie; et par là
méme, à plus forte raison, sera-t-on obligé d'admettre que
les monades peuvent étre dans l'espace, etalors, comme nous
l'avons vu, l'apparence de l'étendue s'explique sans difti-
culté.
Si, au contraire, au lieu d'admettre la réalité de l'espace,
on en admet soit avec Leibniz, soit avec Kant, l'idéalité, le
systéme des monades n'offre plus aucune difliculté sérieuse,
si ce n'est au point de vue de ceux qui nient la pluralité des
substances individuelles. Mais l'objection d'Euler disparait
manifestement.
Une autre difficulté élevée contre la monadologie, c'est
qu'elle efface la distinction de l'àme et du corps. Cette difti-
culté me parait, comme la précédente, tout à fait apparente.
En effet, dans toute hypothèse, la distinction essentielle du
corps et de l'àme, c'est que le corps est composé, tandis que
l'àme est simple. Pour prouver que l'áme n'est pas étendue,
on prouve qu'elle n'est pas composée, et que le corps, au
contraire, l'est. Or, dans l'hypothése qu'émet Leibniz, le
corps n'est également qu'un composé, qu'un agrégat- d'élé-
ments simples. Que nous importe la nature de l'élément ?
C'est le tout, c'est l'agrégat que nous comparons à l'âme. Or,
dans l'hypothése de Leibniz aussi bien que dans celle de
Descartes, le corps, en tant qu'agrégat, est tout à fait inca-
pable de penser.
Fort bien, dira-t-on, mais leséléments sont des substances
unes et indivisibles, comme l'âme elle-mème : elles sont donc
de méme nature que l'âme, elles sont des âmes. Cette con-
séquence est trés mal tirée.
Qu'entend-on par de même nalure? Veut-on dire que les
*
INTRODUCTION XXV
monades dont se composent le corps sont des monades sen-
tantes, pensantes et voulantes ? Leibniz n'a jamais rien dit de
pareil ? Sur quoi se fonderait-on pour affiriner que les parti-
cules de mon corps sont des substances pensantes? Qu'ont-
elles donc de semblables à l'àme elle-méme ? Elles sont, sans
doute, comme elle, substances unes et indivisibles. Mais quelle
difficulté y a-t-il à admettre qu'il y a entre l'âme et le corps
quelques attributs communs ? Prenez les atomes, parexemple.
N'ont-ils pas cela de commun avec l'áme d'exister, d'étre
indestructibles, d'être identiques à eux-mêmes, et l'argument
de l'identité du moi, opposé à la mobilité de la matière orga-
nisée, cesse-t-il d'être bon, parce que l'atome pris en soi est
tout aussi identique que l'âme elle-même ? Cela est si vrai
que l'on se sert même, par analogie, de l'indestructibilité de
l'atome pour prouver l'indestructibilité de l'âme. Ce caractère
qui leur est commun les fait-il confondre l'un avec l'autre ?
Pourquoi se confondraient-ils davantage pour avoir encore
en commun un attribut, caractere essentiel de toute subs-
tance, à savoir l'activité"
Mais si les atomes de substance dont se compose l'univers
sont des unités indivisibles, leur notion ne contredit plus la
pensée; ils peuvent devenir substances pensantes. ]l est vrai,
et l'on ne peut contester que dans ce système une monade
ne puisse, s'il plait à Dieu, devenir une áme pensante. Mais,
si cela n'est pas impossible, rien ne prouve cependant qu'il
en soit ainsi. Pourquoi n'y aurait-il pas plusieurs ordres de
monades, qui ne pourraient pas passer d'une classe à l'autre?
Pourquoi n'v aurait-il pas de monades qui n'auraient que les
propriétés mécaniques, d'autres plusélevées qui deviendraient
principes de vie ou âmes végétatives ; d'autres, âmes sensitives ;
d'autres, enfin, âmes intelligentes et libres, douées de person-
nalité et d'immortalité? Le système de Leibniz ne s'oppose
pas plus que tout autre à ces degrés. Si au contraire, par une
hypothèse plus hardie, on admet comme possible qu'une
monade passe d'un ordre à l'autre, il n'y aurait encore rien
là qui pourrait humilier la juste dignité de l'homme; car,
XXVI OEUVRES DE LEIBNIZ
après tout, il faut bien reconnaitre que l'áàme humaine, dans
son premier état, n'est guére autre chose qu'une áme végé-
tative, qui s'éléve par degré jusqu'à l'état d'óme pensante.
Il n'y aurait donc nulle contradiction à admettre que toute
monade contient en puissance une âme pensante. Mais si une
telle hypothèse répugne, je dis qu'on n'y est nullement con-
traint par le système monadologique, qui tout aussi bien que
l'atomisme vulgaire peut admettre une échelle de substances
essentiellement distinctes les unes des autres.
Une autre objection que soulève le système leibnizien, et
Arnauld ne manque pas de la faire dans une de ses lettres,
c'est que le système des monades affaiblit l'argument du
premier moteur en donnant à conjecturer quela matière peut
être douée de puissance active et par conséquent de mouve-
ment spontané. Leibniz ne répond pas à cette objection d'une
manière très concluante, et il se borne à dire qu'il faut tou-
jours avoir recours à Dieu pour expliquer la coordination
des mouvements. Mais cest sortir de la question : car la
coordination ne se rapporte pas à l'argument du premier
moteur, mais à celui de l'ordre et de l'arrangement, qui est
tout autre. Seulement, il est à remarquer que Leibniz, pour
établir la réalité de la force dans la substance corporelle, se
sert bien plutót du fait de la résistance au mouvement, que
de celui d'un mouvement prétendu spontané. Ainsi l'un de
ses principaux arguments, c'est qu'un corps mis en mouve-
ment qui en rencontre un autre perd de son mouvement en
proportion de la résistance que cet autre lui oppose; et c'est
ce qu'il appelle l'inertie. Or, si l'activité d'une substance en
repos se manifeste par la résistance au mouvement, on voit
que l'argument du premier moteur, bien loin d'en étre
affaibli, en serait au contraire fortifié. |
Au reste, même en admettant dans les éléments des corps
une disposition spontanée au mouvement, on est toujours
obligé de reconnaitre, par l'expérience, que cette disposition
ne passe à l'acte que par l'excitation d'une action étrangère,
puisque nous ne voyons jamais un corps mis en mouvement
INTRODUCTION XXVII
que par la présence d'un autre; l'indifférence actuelle au
mouvement et au repos, qui est ce qu'on appelle aujourd'hui
inertie en mécanique, subsiste donc toujours, soit que l'on
admette dans le corps une disposition virtuelle au mouve-
ment, soit au contraire qu'on le considére comme absolu-
ment passif; dans les deux cas, il faut une cause détermi-
nante du mouvement; il n'est pas nécessaire que cette cause
première fasse tout dans l'être mà, et qu'elle soit en quelque
sorte cause lolale du mouvement, il suflit qu'elle en soit la
cause complémenlive, coinme on disait en scolastique,
Il ne faut pas d'ailleurs confondre l'inertie avec l'inactivité
absolue. Leibniz a adinirablement démontré qu'une subs-
tance absolument passive serait un pur néant, qu'un étre est
actif en proportion de ce qu'il est, en un mot qu'étre et agir
ne font qu'un. Mais de ce qu'une substance est essentielle-
ment active, il ne s'ensuit pas nécessairement qu'elle soit
douée de mouvement spontané ; car ce n'est là qu'un mode
déterminé d'activité, et ce n'est pas le seul. La résistance,
par exemple, ou l'impénétrabilité, est un certain degré d'ac-
tivité, ce n'est pas un mouvement. Ceux-là donc se trompent
qui croient que la théorie d'une matière active rend inutile
une cause première du mouvement, et si le mouvement est
essentiel à la matière, il restera toujours à expliquer pour-
quoi aucune portion de matière n'est jamais entrée spontané-
ment en mouvement.
En résumé, suivant Leibniz, tout ètre est actif par essence.
Ce qui n'agit pas n'existe pas: quod non agil non exislil.
Or, tout ce qui agit est force. Tout est donc force ou com-
posé de forces. L'essence de la matière n'est pas l'étendue
inerte, comme le croyait Descartes, c'est l'action, l'effort,
l'énergie. De plus, le corps est composé, et le composé sup-
pose le simple. Les forces qui composent le corps sont done
des éléments simples, inétendus, des atomes incorporels.
Ainsi l'univers est un vaste dynamisme, un savant système
de forces individuelles, harmoniqueinent liées sous le gou-
vernement d'une force primordiale dont l'activité absolue
XNVHI OEUYRES DE LEIDNIZ
laisse subsister en dehors d'elle l'activité propre des créa-
tures, et les dirige sans les absorber. Ce système se ramène
donc à trois points principaux: 1° Il fait prédominer l’idée
de force sur l'idée de substance, ou plutôt il ramène la subs-
tance à la force; 2° [I ne voit dans l'étendue que le mode
d'apparition de la force, et compare les corps d'éléments
simples et inétendus plus ou moins analogues, sauf le degré,
à ce qu'on appelle l'àme ; 3° Enfin, elle voit dans les forces,
non seulement comme les savants, des agents généraux, ou
les modes d'action d'un agent universel, mais des principes
individuels, à la fois substances et causes, qui sont insépa-
rables de la matière, ou plutôt qui constituent la matière
méme. Le dynamisme ainsi entendu n'est que le spiritualisme
universel. |
J'ai examiné dans ce travail les diverses difficultés que l'on
peut élever contrela monadologie leibnizienne du point de vue
du spiritualisme cartésien. [l y aurait encore à examiner la
question du point de vue de ceux qui nient la pluralité des
substances, c'est-à-dire du pointde vuespinosiste ou panthéiste.
Mais c'est ici un toutautre ordre d'idées, et que nous ne pou-
vons aborder ici sans étendre démesurément ce travail. Con-
tentons-nous de dire que la force du systéme de Leibniz est
dans le fait de l'individualité, dont les partisans de l'unité
de substance n'ont jamais pu donner l'explication. lei, à la
vérité, il faut passer de l'objectif au subjectif, car c'est dans
la conscience surtout que l'individualité se manifeste de la
manière la plus éclatante; dans la nature elle est plus voilée.
C'est done au sein de la conscience individuelle qu'il faut se
placer pour combattre le spinozisme ; c'est ce point de vue
qui a été particulièrement développé de nos jours par Maine
de Biran et par son école. Nous nous contenterons de l'in-
diquer, ne voulant pas méme cffleurer un problème qui
touche aux plus hautes difficultés de la métaphysique et de
la philosophie religieuse.
RÉFLEXIONS "
SUR L'ESSAI
DE L'ENTENDEMENT HUMAIN DE M. LOCKE *
Je trouve tant de marques d'une pénétration peu ordinaire dans
ce que M. Locke nous a donné sur l'Entendement de l'homme et sur
l'éducation, et je juge la matière si importante, que j'ai cru ne pas
mal employer le temps que je donnerais à une lecture si profitable ;
d'autant que j'ai fort médité moi-méme sur ce qui regarde les fonde-
ments de nos connaissances. C'est ce qui m'a fait mettre sur cette
feuille quelques-unes des remarques qui me sont venues en lisant
son Essai de l'entendement. De toutes les recherches, il n'y en a
point de plus importante, puisque c'est la clef de toutes les autres.
Le premier livre regarde principalement les principes qu'on dit étre
nés avec nous. M. Locke ne les admet pas non plus qu'ideas innulas.
ll a eu sans doute des grandes raisons de s'opposer en cela aux
préjugés ordinaires ; car on abuse extrêmement du nom des idées et
des principes. Les philosophes vulgaires se font des principes à
leur fantaisie ; et les Cartésiens, qui font profession de plus
d'exactitude, ne laissent pas de faire leur retranchement des
idées prétendues de l'étendue, de la matière et de l'âme, voulant
seximer par là de la nécessité de prouver ce qu'ils avancent, sous
1; 1696 (Erdmann).
2, Locke (Jobn' est né à Wrington (comté de Bristol) en 1632, mort en 1704. Il
fut exilé à la Restauration, et revint en Angleterre à la Révolution en 1688. Ses
principaux ouvrages sont: l'Essiui sur l'entendement humain (Londres, 1692,
in-fol.* en anglais ; traduit en français par Coste (1 vol. in-12, 1700. — L'Edu-
cation des enfants (Londres, in-8°, 1693). — Lettre sur la lolérance, en latin,
1689, traduite en francais en 1710. — Le Christianisme raisonnable (Londres,
16%, in-5*j, trad. par Coste. — Essai sur le gouvernement civil (Londres, 1690).
PaAtL JAXET. — Leibniz. 1-1
9 L'ENTENDEMENT HUMAIN
prétexte que ceux qui méditcront les idées, trouveront la. méme
chose qu'eux: c'est-à-dire que ceux qui s'accoutumeront à leur
jargon et à leur maniére de penser, auront les mémes préventions;
ce qui est trés véritable.
Mon opinion est donc qu'on ne doit rien prendre pour principe
primitif, sinon les expériences et l'axiome de l'identicité, ou, ce qui
est la méme chose, de la contradiction, qui est primitif, puisque autre-
ment il n'y aurait point de dillérence entre la vérité et la fausseté ;
et que toutes les recherches cesseraient d'abord, s'il était indifférent
de dire oui ou non. On ne saurait donc s'empêcher de supposer ce
principe, dés qu'on veut raisonner. Toutes les autres vérités
sont prouvables, et j'estime extrémement la méthode d'Euclide (1),
qui, sans s'arréter à ce qu'on croirait étre assez prouvé par les pré-
tendues idées, a démontré, par exemple, que dans un triangle un cóté
est toujours moindre que les deux autres ensemble. Cependant
Euclide a eu raison de prendre quelques Axiomes pour accordés,
non pas comme s'ils étaient véritablement primitifs etindémontrables ;
mais parce qu'il se serait arrété, s'il n'avait voulu venir aux conclu-
sions qu'après une discussion exacte des principes. Ainsi il a jugé à
propos de se contenter d'avoir poussé les preuves jusqu'à ce petit
nombre de propositions ; en sorte qu'on peut dirc que, si elles sont
vraies, tout ce qu'il dit l'est aussi. Il a laissé à d'autres le soin de
démontrer ces principes mémes, qui d'ailleurs sont déjà justifiés par
les expériences; mais c'est de quoi on ne se contente point en ces
matières. C'est pourquoi Appollonius (2), Proclus (3) et autres ont
(1) Eccuivr, grand géomètre de Pantiquité ‘qu’il ne faut pas confondre avec le
philosophe Euclide de Mégare, disciple de Socrate': on ne connait la date ni
desa naissance ni de sa mort : on sait seulement qu'il vécut à Alexandrie. sous
le règne de Ptolémée, fils de Lagus, dans le iu* siècle avant l'ère chrétienne.
Le plus important de ses ouvrages est son livre des Eléments, qui est encore
aujourd’hui la base de l’enseignement. Une édition grecque-latine et française
a été publiée par Payrard, in-£', Paris, 1814.
(2) AroLLoxivs de Perge en Pamphilie, l'un des quatre grands géometres de
l'antiquité (avec Euclide, Archimède et Diophante:, né vers 247 avant J.-C.,
florissait sous Ptolémée Philopator (221-215); on ignore la date de sa mort.
Son Traité des Sections coniques est aussi célèbre que les Eléments d'Euclide.
(3; Pnoctcs, célèbre philosophe néo-platonicien ; né à Byzance en 412, mort
à Athènes en 435. Ses principaux ouvrages sont : les Eléments de théologie
(azo:yelemats Oeokoytx) : la 7'héologie selon Platon; le Commentatre sur le Timée.
M. Victor Cousin a donné une édition des œuvres inédites :in-1^, Paris, 13611,
qui contient le Commentaire de Parmeénide, le Commentaire sur le premier Meci-
biade, et son traité de Providentia, libertate, et malo, dont nous n'avons pas le
texte, et qui n'est connu que par la traduction latine de Guillaume de Morbika. ll a
fait aussi des ouvrages de géométrie.
RÉFLEXIONS SUR L'ESSAI DE LOCKE 3
pris la peine de démontrer quelques-uns des axiomes d'Euclide.
Cette maniere de procéder doit être imitée des philosophes pour
venir enfin à quelques établissements quand ils ne seraient que pro-
visionnels de la maniere que je viens de dire.
Quant aux idées, j'en ai donné quelques éclaircissements dans un
petit écrit imprimé dans les Actes des savants de Leipsig au mois
de novembre 1681, qui est intitulé : Meditationes de cognitione,
veritate, et ideis : et j'aurais souhaité que M. Locke l’eñt vu et
examiné ; car je suis des plus dociles, et rien n'est plus propre à
avancer nos pensées que les considérations et les remarques des
personnes de mérite, lorsqu'elles sont faites avec attention et avec
sincérité. Je dirai seulement ici que les idées vraies ou réelles sont
celles dont on est assuré que l'exécution est possible ; les autres
sont douteuses, ou (en cas de preuve de l'impossibilité) chimériques.
Or la possibilité des idées se prouve tant à priori par des démonstra-
tions, en se servant de la possibilité d'autres idées plus simples,
qu'à posteriori par les expériences ; car cequi est ne saurait manquer
d'étre possible. Mais les idées primitives sont celles dont la possibi-
lité est indémontrable, et qui en effet ne sont autre chose que les
attributs de Dieu.
Pour ce qui est de la question, s'il y a des idées et des vérités
nées avec nous, je ne trouve point absolument nécessaire pour les
commencements, ni pour la pratique de l'art de penser, de la déci-
der ; soit qu'elles nous viennent toutes de dehors, ou qu'elles vien-
nent de nous, on raisonnera juste pourvu qu'on garde ce que j'ai dit
ci-dessus et qu'on procede avec ordre et sans prévention. La ques-
tion de l'origine de nos idées et de nos maximes n'est pas prélimi-
naire en philosophie, et il faut avoir fait de grands progrés pour
la bien résoudre. Je crois cependant pouvoir dire que nos idées,
méme celles des choses sensibles, viennent de notre propre fond,
dont on pourra mieux juger par ce que j'ai publié touchant la nature
et la ‘communication des substances, et ce que l'on appelle l'union
de l'àme avec le carps. Car j'ai trouvé que ces choses n'avaient pas
été bien prises. Je ne suis nullement pour la tabula rasa d'Aristote;
et il y a quelque chose de solide dans ce que Platon appelait la ré-
miniscence. |l y a méme quelque chose de plus, car nous n'avons
pas seulement une réminiscence de toutes nos pensées passées,
mais encore un pressentiment de toutes nos pensées futures. Il est
vrai que c'est confusément et sans les distinguer ; à peu prés comme
á ENTENDEMENT HUMAIN
lorsque j'entends le bruit de la mer. j'entends celui de toutes les
vagues en. particulier qui composent le bruit total, quoique ce soit
sans discerner une vague de l'autre. Ainsi il est vrai dans un certain
sens que j'ai expliqué, que non seulement nos idées, mais encore
nos sentiments, naissent de notre propre fond, et que l'âme est plus
indépendante qu'on ne pense, quoiqu'il soit toujours vrai que rien
ne se passe en elle qui ne soit déterminé, et que rien ne se passe
dans les créatures, que Dieu ne crée continuellement.
Dans le livre lH, qui vient au détail des idées, j'av que les
raisons de M. Locke pour prouver que l'âmé est quelquefois sans
penser à rien, ne me paraissent pas convaincantes ; si ce n'est qu'il
donne le nom de pensées aux seules perceptions qui sont assez no-
tables pour être distinguée retenues. Je tiens que l'âme et même
le corps n'est jamais sans action, et que l'âme n'est jamais sans
quelque perception. Même en dormant sans avoir de songes on a
quelque sentiment confus et sombre du lieu oü l'on est, et d'autres
choses. Mais, quand l'expérience ne le confirmerait pas, je crois
qu'il y en a démonstration. C'est à peu prés comme on ne saurait
prouver absolument par les expériences, s'il n'y a point de vide
dans l'espace, et s'il n'y a point de repos dans la. matiére. Et ce-
pendant ces sortes de questions me paraissent décidées démonstra-
tivement, aussi bien qu
Je demeure d'accord de la différence qu'il met avec beaucoup de
raison entre la. matière et l'espace. Mais, pour ce qui est du vide.
plusieurs personnes habiles l'ont eru. M. Locke est de ce nombre :
j'en étais presque persuadé moi-méme ; mais j'en suis revenu depuis
longtemps. Et l'incomparable M. Huyghens (1) qui était aussi pour le
vide et pour les atomes, commença à faire réflexion sur mes raisons,
comme ses lettres le peuvent témoigner. La preuve du vide prise du
int, dont M. Locke se sert, suppose que le corps est origi-
Ldur, et qu'il est composé d'un certain nombre de parties
i, Car en ce cas il serait vrai, quelque nombre lini d'átomes
prendre, que le mouvement ne saurait avoir lieu sans
IS loutes les parties de la matière sont divisibles et méme
NS ou VMevongss, physicien et mathématicien illustre du xvn siècle,
(Hollande: en 1029, mort dans I. ille en 1605. — Ses vuvres
| recueillies et publiées par le titre : Christ. Hugens
Jn £V. Domus dixtributa. 1 vol. in- 1, et 2. vol. in-F', Ams-
, 1728.
RÉFLEXIONS SUR L'ESSAI DE LOCKE 5
ll y a encore quelques autres choses dans ce second livre qui
m'arrétent ; par exemple lorsqu'il est dit (ch. xvi) que l'infinité
ne se doit attribuer qu'à l'espace, au temps et au nombre. Je crois
à la vérité, avec M. Locke, qu'à proprement parler, on peut dire qu'il
n'y a point d'espace, temps ni de nombre qui soit infini, mais qu'il
est seulement vrai que [pour grand que soit un espace, un temps, ou un
nombre. il v en a toujours un plus grand que] (1j lui sans fin; et
qu ainsi le véritable infini ne se trouve point dans un tout composé de
parties. Cependant il ne laisse pas de se trouver ailleurs, savoir dans
l'absolu, qui est sans parties, et qui a influence sur les choses
composées, parce qu'elles résultent de la limitation de l'absolu.
Donc l'infini positif n'étant autre chose que l'absolu, on peut
dire qu'il y a en ce sens une idée positive de l'infini, et qu'elle
est antérieure à celle du fini. Au reste, en rejetant un infini com-
posc, on ne nie point ce que les géométres démontrent de seriebus
infinitis, et particulièrement ce que nous a donné l'excellent
M. Newton, sans parler de ce que j'y ai contribué moi-méme.
Quant à ce qui est dit, chapitre xxx, de ideis adæquatis, il est
permis de donner aux termes la signification qu'on trouve à pro-
pos. Cependant, sans blâmer le sens de M. Locke, je mets des degrés
daus les idées, selon lequel j'appelle adéquates celles oü il n'y a
plus rien à expliquer, à peu prés comme dans les nombres. Or
toutes les idées des qualités sensibles, comme de la lumiere, cou-
leur, chaleur, n'étant point de cette nature, je ne les compte point
parmi les adéquates; aussi n'est-ce point par elles-mémes, ni à
priori, mais par l'expérience, que nous en savons la réalité, ou la
possibilité.
ll y a encore bien des bonnes choses dans le livre Ill, où
il est traité des mots ou termes. Îl est trés vrai qu'on ne saurait
tout définir,-et que les qualités sensibles n'ont point de définition
nominale, ainsi on les peut appeler primitives en ce sens-là ; mais
elles ne laissent pas de pouvoir recevoir une definition réelle. J'ai
montré la différence de ces deux sortes de délinitions dans la médi-
tation citée ci-dessus. La définition nominale explique le nom par
les marques de la chose; mais la définition réelle fait connaitre à
1) Le membre de phrase encadré ici (; !) manque dansGennanpr, de sorte
que la phrase n'a pas de sens.
(2, NEWTON, illustre astronome et mathématicien anglais du xvu* siècle, in-
venteur de la théorie de la gravitation universelle, et en partie du calcul de
6 L'ENTENDEMENT IIUMAIN
priori la possibilité du défini. Au reste, j'applaudis fort à la doctrine
de M. Locke touchant la démonstrabilité des vérités morales.
Le quatrième ou dernier livre, où il s'agit de la connaissance de
la vérité, montre l'usage de ce qui vient d'étre dit. J'y trouve, aussi
bien que dans les livres précédents, une infinité de belles réflexions.
De faire là-dessus les remarques convenables, ce serait faire un livre
aussi grand que l'ouvrage méme. Il me semble que les axiomes y
sont un peu moins considérés qu'ils ne méritent de l'étre. C'est appa-
remment parce qu'excepté ceux des mathématiciens, on n'en trouve
guère ordinairement qui soient importants et solides : j'ai tâché de
remédier à ce défaut. Je ne méprise pas les propositions identiques,
et j'ai trouvé qu'elles ont un grand usage méme dans l'analyse. ll est
trés vrai que nous connaissons notre existence par une intuition
immédiate, et celle de Dieu par démonstration; et qu'une masse de
matière, dont les parties sont sans perception, ne saurait faire un
tout qui pense. Je ne méprise point l'argument inventé, il a quelques
siècles, par Anselme, archevêque de Cantorbéry (1), qui prouve que
l'Ére parfait doit exister, quoique je trouve qu'il manque quelque
chose à cet argument parce qu'il suppose que l'Étre parfait est pos-
sible. Car, si ce seul point se démontrait encore, la démonstration
tout entière serait entièrement achevée.
Quant à la connaissance des autres choses, il est fort bien dit que
la seule expérience ne suffit pas pour avancer assez en physique.
Un esprit pénétrant tirera plus de conséquences de quelques expé-
riences assez ordinaires, qu'un autre ne saurait tirer des plus choi-
sies; outre qu'il y a un art d'expérimenter et d'interroger, pour
ainsi dire, la nature. Cependant il est toujours vrai qu'on ne saurait
avancer dans le détail dela physique quà mesure qu'on a des ex-
périences.
Notre auteur est de l'opinion de plusieurs habiles hommes, qui
tiennent que la forme des logiciens est de peu d'usage.Je serais quasi
d'un autre sentiment; et j'ai trouvé souvent que les paralogismes,
méme dans les mathématiques, sont des manquements de la forme.
l'intini (en méme temps que Leibniz). Son principal ouvrage est intitulé :
Principia philosophie naturalis.
(1? SANT ANsELME, Celèbre philosophe et théologien du moyen âge. né à Aost
en 1035, mort archevèque de Caniorbéry en 1109, remarquable surtout par l'in-
vention d'un argument celebre en faveur de l'existence de Dieu. — Ses deux
ouvrages philosophiques sont : /e Monologium et le Proslogium. 1 va plusieurs
éditions completes de ses œuvres : l7 in-fol., Nürembery, 1191 ; 2" in-fol., Paris,
par D. Gerberon, 1575 ; 3° réimprimé en 1721 ; 4* in-fol.. Venise, 1 vol. 1741.
RÉFLEXIONS SUR L'ESSAI DE LOCKE 7
M. Huyghens a fait la méme remarque. ll y aurait bien à dire là-
dessus : et plusieurs choses excellentes sont méprisées, parce qu'on
n'en fait pas l'usage dont elles sont capables. Nous sommes portés à
mépriser ce que nous avons appris dans les écoles. Il est vrai que
nous y apprenons bien des inutilités; mais il est bon de faire la fonc-
tion della Crusca, c'est-à-dire de séparer le bon du mauvais.
M. Locke le peut faire autant que qui que ce soit ; et de plus il nous
donne des pensées considérables de son propre erà Sa pénétration
et sa droiture paraissent partout. Il n'est pas seulement essayeur,
mais il est encore transmutateur, par l'augmentation qu'il donne du
bon métal. S'il continuait d'en faire présent au public, nous lui en
serions fort redevables.
IL. — ÉCHANTILLON DE RÉFLEXIONS SUR LE LIVRE Í DE L'ESSAI
DE L' ENTENDEMENT DE L'HOMME.
Pour prouver qu'il n'y a point d'idées nées avec nous, l'excellent
auteur de l'Essai sur l'entendement de l'homme allégue l'expérience,
qui fait voir que nous avons besoin d'occasions extérieures pour
penser à ces idées. J'en demeure d'accord, mais il ne me semble
point qu'il s'ensuit que les occasions qui les font envisager, les
font naitre. Et cette expérience ne saurait déterminer, si c'est par
immission d'une espéce ou par l'impression des traces sur un tableau
vide. ou si c'est par le développement de ce qui est déjà en nous,
que nous nous en apercevons. Il n'est pas extraordinaire qu'il y ait
quelque chose en notrc esprit dont nous ne nous apercevions point
toujours. La réminiscence fait voir que nous avons souvent de la
peine à nous souvenir de ce que nous savons, et à attraper ce qui
est déjà dans le clos et dans la possession de notre entendement.
Cela se trouvant vrai dans les connaissances acquises, rien n'em-
péche qu'il ne soit vrai aussi dans celles qui sont nées avec nous. Ft
méme il y a encore plus de difficulté de s'apercevoir de ces dernières,
quand elles n'ont pas encore été modifiées et circonstanciées par des
expériences, comme les acquises le sont, dont souvent les circons-
tances nous font souvenir.
L'auteur entreprend de faire voir en particulier que l'impossibi-
lité et l'identité, le tout et la partie, ete , n'ont point d'idées nées
avec nous. Mais je ne comprends point la force des preuves qu'il
8 L ENTENDEMENT HUMAIN
apporte. J'avoue qu'on a de la peine à faire queles hommes s'aper-
çoivent distinctement de ces notions métaphysiques, car les abstrac-
tions et les réflexions leur coütent. Mais on peut avoir en soi ce
qu'on a de la peine à y distinguer. Il faut cependant quelque autre
chose que l'idée de l'identité pour déterminer la question, qu'on
propose ici, savoir : Si Euphorbe et Pythagore (17, et le coq même,
où l'âme de Pythagore logeait pour quelque temps, ont toujours été
le méme individu, et il ne s'ensuit point que ceux qui ne la peuvent
point résoudre, n'ont point d'idée de l'identité. Qu'y a-t-il de plus
clair que les idées de géométrie? Cependant, il y a des questions
qu'on n'a pas encore pu décider. Mais celle qui regarde l'identité de
Pythagore suivant la fiction de sa métempsychose n'est pas des
plus impénétrables. -
Pour ce qui est de l'idée de Dieu, on allégue les exemples de
quelques nations, qui n'en ont eu aucune conuaissance. Mons Fa-
britius (2), théologien fort éclairé du feu électeur palatin Charles-
Louis, a publié l'Apologie du genre humain contre l'accusation de
l'athéisme, où il répond à des passages tels qu'on cite ici. Mais je
n'entre point dans cette discussion. Supposé qu'il y ait des hommes,
et méme des peuples qui n'aient jamais pensé à Dieu, on peut dire que
cela prouve seulement qu'il n'y a point eu d'occasion suffisante pour
réveiller en eux l'idée de la substance supréme.
Avant de passer aux principes complexes ou vérités primi-
tives, je dirai que je demeure d'accord que la connaissance ou bien
l'envisagement actuel des idées et des vérités n'est point né avec
nous, et qu'il n'est point nécessaire que nous les ayons connues
distinctement autrefois, selon la réminiscence de Platon. Mais, l'idce
étant prise pour l'objet immédiat interne d'une notion, ou de ce que
les logiciens appellent un terme incomplexe, rien ne l'empéche
(1) PyrtaconE, célèbre philosophe grec, dont la vie ne nous est connue que
par des récits plus ou moins légendaires. On fixe sa naissance de 560 à 580
avant Jésus-Christ, et sa mort vers l'an 500. Il parait étre né à Samos, et avait
beaucoup voyagé. quoiqu'un grand nombre de ces voyages soient fort douteux.
Il fonda à Crotone, dans la Grande-Grèce, une école celebre, versée surtout
dans les mathématiques et dans la musique. On lui attribue la découverte du
fameux théorème du carré de l'hypothénuse, et celle des rapports mathéma-
tiques des intervalles musicaux. 1] ne parait pas avoir rien écrit; et tout ce
que nous avons sous son nom est apocryphe.
(2) FABRICE où FanniTIUS (Jean-Louis), professeur à Heidelberg, savant théo-
logien qu'il ne faut pas confondre avec le célèbre bibliographe :Jean-Albert,
naquit à Schaflouse en 1632, mourut à Francfort en 1697, — On a de lui une
.lpologia generis humani contra calumniam: atheismi, et plusieurs autres ou-
vrages théologiques,
RÉFLEXIONS SMR L'ESSAI DE LOCKE 9
d’être toujours en nous, car ces objets peuvent subsister, lorsqu'on
ne s'en apercoit point. On peut encore diviser les idées et les vérités
en primitives et dérivatives : les connaissances des primitives n'ont
point besoin d'étre formées ; il faut les distinguer seulement ; celles
des dérivatives se forment seulement par l'entendement et par le
raisonnement dans les occasions. Cependant on peut dire, en un
sens, que les objets internes de ces connaissances, c'est-à-dire les
idées et les vérités mêmes, tant primitives que dérivatives, sont
toutes en nous, puisque toutes les idées dérivatives et toutes les
vérités qu'on en déduit résultent des rapports des idées primitives
qui sont en nous. Mais l'usage fait qu'on a coutume d'appeler nées
avec nous les vérités à qui on donne créance aussitót qu'on les en-
tend, et les idées dont la réalité (c'est-à-dire la possibilité de la
chose qu'elles représentent) est du nombre de ces vérités et n'a point
besoin d'étre prouvée par l'expérience ou par la raison; il y a donc
assez d'équivoque dans cette question, et il suffit daus le fond de
reconnaitre qu'il y a une lumiére interne née avec nous, qui comprend
toutes les idées intelligibles et toutes les vérités nécessaires qui ne
sont qu'une suite de ces idées et n'ont point besoin de l'expérience
pour être prouvées.
Pour reduire donc cette discussion à quelque utilité, je crois que
le vrai but qu’on y doit avoir est de déterminer les fondements des
vérilés et leur origine. J'avoue que les vérités contingentes ou de
fait nous viennent par l'observation et par l'expérience; mais je
tiens que les vérités nécessaires dérivatives dépendent de la démons-
tration, c'est-à-dire des définitions ou idées, jointes aux vérités pri-
mitives. Et les vérités primitives (telles que le principe de la con-
radiction) ne viennent point des sens ou de l'expérience et n'en
sauraient être prouvées parfaitement, mais de la lumière naturelle
interne, et c'est ce que je veux, en disant qu'elles sont nées avec
nous. C'est ce que les géométres aussi ont fort bien compris. lis
pouvaient prouver passablement leurs propositions (au moins les
plus importantes) par l'expérience, et je ne doute point que les
an‘iens Égyptiens et les Chinois n'aient eu une telle géométrie expé-
rimentale. Mais les géometres véritables, surtout les Grecs, ont
voulu montrer la force de la raison et l'excellence de la science, en
faisant voir qu'on peut tout prévoir en ces matières par les lumières
internes avant l'expérience. Aussi faut-il avouer que l'expérience ne
nous assure jamais d'une parfaite universalité, et encore moins de
10 L'ENTENDEMENT HUMAIN
la nécessité. Quelques anciens se sont moqués d'Euclide, de ce qu'il
a prouvé ce qu'un âne méme n'ignore pas (à ce qu'ils disent), savoir
que dans un triangle les deux cótés ensemble sont plus grands que
le troisiéme. Mais ceux qui savent ce que c'est que la véritable ana-
lyse, savent bon gré à Euclide de sa preuve. Et c'est beaucoup que
les Grecs, si peu exacts en autre chose, l'ont été tant en géométrie.
Je l'attribue à la Providence, et je crois que sans cela nous ne sau-
rions presque point ce que c'est que démonstration. Aussi, crois-je
que c'est en cela principalement que nous sommes supérieurs aux
Chinois jusqu'ici.
Mais il faut encore voir un peu ce que dit notre habile et célébre
auteur dans les chapitres u et i pour soutenir qu'il n'y a point de
principes nés avec nous. ll s'oppose au consentement universel
qu'on allégue cn lcur faveur, soutenant que bien des gens doutent
méme de ce fameux principe que deux contradictoires ne sauraient
étre vraies ou fausses à la fois, et que la plus grande partie du
genre humain l'ignore tout à fait. J'avoue qu'il y a une infinité de
personnes qui n'en ont jamais fait enonciation expresse. J'ai vu
méme des auteurs qui l'ont voulu réfuter, le prenant sans doute de
travers. Mais où en trouvera-t-on qui ne s'en serve en pratique et
qui ne soit choqué d'un menteur qui se contredit? Cependant je ne
me fonde pas entièrement sur le consentement universel, et quant
aux propositions qu'on approuve aussitôt qu'elles sont proposées,
javoue quil n'est point nécessaire qu'elles soient primitives ou
prochaines d'elles, car il se peut que ce soient des faits fort com-
muns. Pour ce qui est de cette énonciation qui nous apprend qu'un
et un font deux (que l'auteur apporte comme un exemple), elle
n'est pas un axiome, mais une définition. Et lorsqu'on dit que la
douceur est autre chose que l'amertume, on ne rapporte qu'un fait
de l'expérience primitive ou de la perception immédiate. Ou bien
on ne fait que dire que la perception de ce qu'on entend par le
mot de la douceur, est différente de la perception de ce qu'on entend
par le mot de l'amertume. Je ne distingue point ici les vérités pra-
tiques de celles qui sont spéculatives : c'est toujours la méme
chose. Et, comme on peut dire que c'est une vérité des plus mani-
festes, qu'une substance dont la science et la puissance sont infinies,
doit être honorée, on peut dire qu'elle émane d'abord de la lumière
qui est née avec nous. pourvu qu'on y puisse donner son attention.
RÉFLEXIONS SUR L'ESSAI DE LOCKE 41
III. — ÉCHANTILLON DE RÉFLEXIONS SUR LE LIVRE II.
Il est trés vrai que nos perceptions des idées viennent ou des
sens extérieurs ou du sens interne qu'on peut appeler réflexion ;
mais cette réflexion ne se borne pas aux scules opérations de
l'esprit, comme il est dit chapitre 1, paragraphe 4, elle va jusqu'à
l'esprit lui-méme, et c'est en s'apercevant de lui que nous nous
apercevons de la substance.
J'avoue que je suis du sentiment de ceux qui croient que l'âme
pense toujours, quoique ses pensées soient souvent trop confuses et
trop faibles pour qu'elle s'en puisse souvenir distinctement. Je crois
d'avoir des preuves certaines de l'action continuelle de l'âme, et
méme je crois que le corps ne saurait jamais étre sans mouvement.
Les objections faites par l'auteur (l. II, ch. 1, $ 10, jusqu'à 19; se
peuvent résoudre facilement par ce qu'on vient de dire ou qu'on va
dire. On se fonde sur l'expérience du sommeil qui est quelquefois
sans aucun songe : et en effet, il y a des personnes qui ne savent ee
que c'est que songer. Cependant, il n'est pas toujours sür de nier
tout ce dont on ne s'apercoit point. Et c'est à peu prés comme lors-
qu'il y a des gens qui nient les petits corps et les mouvements insen-
sibles et se moquent des particules, parce qu'on ne les saurait
montrer. Mais on me dira qu'il y a des preuves qui nous forcent de
les admettre. Je réponds qu'il y en a de méme qui nous obligent
d'admettre des perceptions qui ne sont pas assez notables pour
qu'on s'en souvienne. L'expérience encore favorise ce sentiment ;
par exemple, ceux qui ont dormi dans un lieu froid, remarquent
d'avoir eu quelque sentiment confus et faible en dormant. Je connais
une personne qui s'éveille quand la lampe qu'elle tient toujours
allumée la nuit dans sa chambre cesse d'éclairer. Mais voici quelque
chose de plus précis et qui fait voir que, si on n'avait point toujours
des perceptions, on ne pourrait jamais étre réveillé du sommeil.
Qu'un homme qui dort soit appelé par plusieurs à la fois, et qu'on
suppose que la voix de chacun à part ne soit pas assez forte pour
l'éveiller, mais que le bruit de toutes ces voix ensemble l'eveille ;
prenons-en une : il faut bien qu'il ait été touché de cette voix en
particulier, car les parties sont dans le tout, et si chacune à part ne
fait rien du tout, le tout ne fera rien non plus. Cependant il aurait
42 L'ENTENDEMENT HUMAIN
continué de dormir, si elle avait été seule, et cela sans se souvenir
d'avoir été appelé. Ainsi il y a des perceptions trop faibles pour
. être remarquées, quoiqu'elles soient toujours retenues, mais parmi
un tas d'une infinité d'autres petites perceptions que nous avons
continuellement. Car ni mouvements ni perceptions ne se perdent
jamais; l’un et l'autre continuent toujours, devenant seulement indis-
tinguables par la composition avec beaucoup d'autres. On pourrait
répondre à ce raisonnement qu'effectivement chaque voix à part
touche le corps, mais qu'il en faut une certaine quantité pour que
le mouvement du corps aille à l'âme. Je réponds que la moindre
impression va à tout corps, et par conséquent à celui dont les mou-
vements répondent aux actions de l'âme. Et après cela, on ne sau-
rait trouver aucun principe de limitation pour qu'il faille une certaine
quantité. Je ne veux point insister sur l'intérét que l'immortalité de
l'âme a dans cette doctrine. Car, si l'âme est sans opération, elle est
autant que sans vie, et il semble qu'elle ne peut étre immortelle que
par grâce et par miracle : sentiment qu'on a raison de désapprouver.
J'avoue cependant que notre intérét n'est pas la régle de la vérité,
et je ne veux point méler ici les raisons théologiques avec celles de
la philosophie.
NOUVEAUX ESSAIS
SUR L'ENTENDEMENT HUMAIN
PAR L'AUTEUR DU SYSTEME DE L'HARMONIE PRÉÉTABLIE (1)
PRÉFACE
L'£ssai sur ÜEntendement humain, donné par unillustre Anglais,
étant un des plus beaux et des plus estimés ouvrages de ce temps,
j'ai pris la résolution d'y faire des remarques, parce qu'ayant assez
médite depuis longtemps sur le méme sujet ct sur la plupart des
matiéres qui y sont touchées, j'ai cru que ce serait une bonne occa-
sion d'en faire paraitre quelque chose sous le titre de Nouveaux
essais sur l'entendement (2) et de procurer une entrée plus favorable
à mes pensées, en les mettant en si bonne compagnie. J'ai cru
encore pouvoir profiter du travail d'autrui, non seulement pour
diminuer le mien (puisqu'en eflet il y a moins de peine à suivre le fil
d'un bon auteur qu'à travailler à nouveau frais en tout), mais encore
pour ajouter quelque chose à ce qu'il nousa donné, ce qui est tou-
jours plus facile que de commencer; car je erois avoir levé quelques
difficultés, qu'il avait laissées en leur entier. Ainsi sa réputation
m'est avantageuse, étant d'ailleurs d'humeur à rendre justice et bien
loin de vouloir diminuer l'estime qu'on a pour cet ouvrage, je l'ac-
croitrais si mon approbation était de quelque poids. Il est vrai que
je suis souvent d'un autre avis ; mais, bien loin de disconvenir pour
(1; Écrit en 1704, et publié pour la première fois par Raspe en 1765.
(2j GeuRARDT, Sur Entendement.
14 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
cela du mérite des écrivains célèbres, on leur rend témoignage en
faisant connaitre en quoi et pourquoi on s'éloigne de leur sentiment
quand on juge nécessaire d'empêcher que leur autorité ne prévaille
sur la raison en quelques points de conséquence; outre qu'en sa-
tisfaisant à de si excellents hommes, on rend la vérité plus recevable,
et il faut supposer que c'est principalement pour elle qu'ils travaillent.
En effet, quoique l'auteur de l'Zssa? dise mille belles choses, où
japplaudis, nos systèmes différent beaucoup. Le sien a plus de
rapport à Aristote (4) et le mien à Platon (2), quoique nous nous
éloignions en bien des choses l'un et l'autre de la doctrine de ces
deux anciens. ll est plus populaire, et moi je suis forcé quelquefois
d'étre un peu plus acroamatique et plus abstrait, ce qui n'est pas un
avantage à moi surtout, quand on écrit dans une langue vivante. Je
crois cependant qu'en faisant parler deux personnes, dont lune
expose les sentiments, tirés de l'Essai de cet auteur, et l'autre y joint
mes observations, le paralléle sera plus au gré du lecteur que des
remarques toutes séches dont la lecture aurait été interrompue à
tout moment par la nécessité de recourir à son livre pour entendre
le mien. Ill sera pourtant bon de conférer encore quelquefois nos
écrits et de ne juger de ses sentiments que par son propre ouvrage,
quoique j'en aie gardé ordinairement les expressions. Il est vrai
(1) AnisTOTE, disciple de Platon, fondateur de l'école péripatéticienne, ou du
Lycée, né à Stagyre en 324, mort à Chalcis dans PEubée en 322, Il fut le pré-
cepteur d'Alexandre. C'est le plus illustre encyclopédiste de l'antiquité : il
n'est guère de sciences auxquelles il n'ait travaillé, Ses principaux ouvrages
sont : l'Organon icomposé de six ouvrages), ou Logique, la. PAysique le Traite
de lime, la Métaphysique, la Morale à Nicomuque, la Politique, Y Histoire des
animaux, elc. — La premiere édition complète de ses œuvres est celle de Ve-
nise, 5 vol. in-fol., 1495-1495. On estime aussi celle de Duval, Paris, 1619-1654,
4 vol. in-fol. avec une traduction latine. La plus complète et la plus récente est
celle de M. Boeck. édition dite de Berlin. Il faut compter aussi l'édition gréco-
latine de Firmin-Didot (4 vol. in-4°). M. Barthelemy Saint-Hilaire a entrepris
une traduction complète d'Aristote en francais qui est aujourd'hui achevée.
(2j PLATON, philosophe illustre de l'antiquité, né dans l'ile d'Egine 427 av.
J.-U., mort en 347. Il fut disciple de Socrate, fonda l’Académie, dontil laissa la
direction à son neveu. Speusippe. Tous ses ouvrages nous sont parvenus. C.
sont les Dialogues, dont le principal versonnage est toujours Socrate. Les plus
célèbres sont le Z’hédon, le Phédre, le Banquet, le Gorgias, le Timée et la £fteé-
publique. Nous avons aussi sous son nom des Zettres que la plupart des criti-
ques regardent comme apocryphes. Il! y a eu un nombre considérable d'éditions
de Platon, dont les plus célebres sont celles d'Henri Etienne, en 1573, et parmi
les modernes celles de Becker, d'Ast, de Stallbaum, et tout récemment de
Steinbart. l'armi les traductions, nous citerons la traduction latine de Marcile
Ficin, allemande de Schleierinacher, et française de M. Victor Cousin. Quant aux
Commentaires sur Platon, ils sont inpombrables. Un ouvrage important sur
Platon a été publié à Londres par M. Grote, l'historien de la Grèce, 3 vol. in-è°,
Londres, 1864, et un autre en France par M. Alfred Fouillée, 1660.
PRÉFACE 15
que la sujétion que donne le discours d'autrui dont on doit suivre
le fil, en faisant des remarques, a fait que je n'ai pu songer à attraper
les agréments dont le dialogue est susceptible : mais j'espére que
la matiere réparera le défaut de la facon.
Nos différends sont sur des sujets de quelque importance. Il s'agit
de savoir si l'àme en elle-méme est vide entierement comme des
tablettes, où l'on n'a encore rien écrit (fabula rasa) suivant Aristote
et l'auteur de l’Essai, et si tout ce qui y est tracé vient uniquement
des sens et de l'expérience? ou si l'âme contient originairement les
prineipes de plusieurs notions et doctrines, que les objets externes
réveillent seulement dans les occasions, comme je le crois avec Pla-
ton et méme avec l'école et avec tous ceux qui prennent dans cette
signification le passage de saint Paul (Eom., lI, 15) où il marque que
la loi de Dieu est écrite dans les coeurs? Les Stoiciens appelaient
ces principes prolepses, c'est-à-dire des assomptions fondamen-
tales, ou ce qu'on prend pour accordé par avance. Les mathémati-
ciens les appellent notions communes (xotvi; évvotc). Les philosophes
modernes leur donnent d'autres beaux noins, et Jules Scaliger (1)
particulièrement les nommait semina eternitatis, item Zopyra,
comme voulant dire des feux vivants, des traits lumineux, cachés
au dedans de rious, que la rencontre des sens et des objets externes
fait paraître comme des étincelles que le choc fait sortir du fusil; et
ce n'est pas sans raison qu'on croit que ces éclats marquent quelque
chose de divin et d'éternel, qui parait surtout dans les vérités né-
cessaires. D'oü il nait une autre question, savoir : si toutes les véri-
tés dépendent de l'expérience, c'est-à-dire de l'induction et des
exemples ; ou s'il y en a qui ont encore un autre fondement. Car, si
quelques événements se peuvent prévoir avant toute épreuve qu'on en
ait faite, il est manifeste que nous y contribuons par quelque chose du
nôtre. Les sens, quoique nécessaires pour toutes nos connaissances
actuelles, ne sont point suffisants pour nous les donner toutes,
puisque les sens ne donnent jamais que des exemples, c'est-à-dire
des vérités particuliéres ou individuelles. Or tous les exemples, qui
confirment une vérité générale, de quelque nombre qu'il soient, ne
suflisent pas pour établir la nécessité universelle de cette méme
vérité : car il ne suit pas que ce qui est arrivé arrivera toujours de
‘1j ScaLicER (Jules-César) 1484-1568, érudit et philosophe. L'ouvrage qui inté-
resse le plus la philosophie est le suivant: £xercitationum ecotericarum liber,
réfutation du De subtilitate de Cardan.
16 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
méme. Par exemple les Grecs et les Romains et tous les autres
peuples de la terre connue aux anciens ont toujours remarqué
qu'avant le décours de vingt-quatre heures le jour se change en
nuit, et la nuit en jour. Mais on se serait trompé si l'on avait cru que
la méme regle s'observe partout ailleurs, puisque depuis on a expé-
rimenté le contraire dans le séjour de Nova Zembla. Et celui-là se
tromperait encore, qui croirait que dans nos climats au moins, c'est
une vérité nécessaire et éternelle qui sera toujours, puisqu'on doit
juger que la terre et le soleil méme n'existent pas nécessairement,
et qu'il y aura peut-étre un temps oü ce bel astre ne sera plus, au
moins en sa présente forme, ni tout son système. D'où il parait que
les vérités nécessaires, telles qu'on les trouve dansles mathématiques
pures et particulieórement dans l'arithmétique et dans la géométrie
doivent avoir des principes, dont la preuve ne dépende point des
exemples, ni par conséquent du témoignage des sens, quoique
sans les sens on ne se serait jamais avisé d'y penser. C'est ce qu'il
faut bien distinguer, et c'est ce qu'Euclide a si bien compris qu'il
démontre souvent par la raison ce qui se voit assez par l'expérience et
par les images sensibles. La logique encore avec la métaphysique et
la morale, dont l'une forme la théologie et l'autre la jurisprudence,
naturelles toutes deux, sont pleines de telles vérités; et par consé-
quent leur preuve ne peut venir que des principes internes, qu'on
appelle innés. Il est vrai qu'il ne faut point s'imaginer qu'on puisse
lire dans l'àme ces éternelles lois de la raison à livre ouvert, comme
l'édit du Préteur se lit sur son album sans peine et sans recherche;
mais c'est assez qu'on les peut découvrir en nous à force d'atten-
tion, à quoi les occasions sont fournies par les sens; et le succès des
expériences sert encore de confirmation à la raison, à peu prés comme
les épreuves servent dans l'arithmétique pour mieux éviter l'erreur du
calcul quand le raisonnement est long. C'est aussi en quoi les connais-
sances des hommes et celles des bétes sont différentes. Les bêtes sont
purement empiriques et ne font que se régler sur les exemples; car
elles n'arrivent jamais à former des propositions nécessaires, autant
qu'on en peut juger, au lieu que les hommes sont capables des
sciences démonstratives. C'est pour cela que la faculté, que les bétes
ont, de faire des consécutions, est quelque chose d'inférieur à la
raison, qui est dans les hommes. Les consécutions des bétes sont
purement comme celles des simples empiriques, qui prétendent que
ce qui est arrivé quelquefois arrivera encore dans un cas, oü ce qui
PRÉFACE 17
les frappe est parvil, sans être capables de juger si les mêmes rai-
sons subsistent. C'est par là qu'il est si aisé aux hommes d'attraper
les bêtes et qu'il est si facile aux simples empiriques de faire des
fautes. C'est de quoi les personnes devenues habiles par l'áge et par
l'expérience ne sont pas exemptes, lorsqu'elles se fient trop à leur
expérience passée,comme il est arrivé à quelques-uns dans les
affaires civiles et militaires, parce qu'on ne considére point assez
que le monde change et queles hommes deviennent plus habiles, en
trouvant mille adresses nouvelles, au lieu que les cerfs ou les liévres
de ce temps ne deviennent pas plus rusés que ceux du temps passé.
Les consécutions des bétes ne sont qu'une ombre du raisonnement,
c'est-à-dire ce ne sont que connexions d'imagination et que pas-
sages d'une image à une autre, parce que dans une rencontre nou-
velle, qui parait semblable à la précédente, on s'attend de nouveau
à ce qu'on y trouvait joint autrefois, comme si les choses étaient
liees en effet, parce que leurs images le sont dans la mémoire. Il est
vrai qu'encore la raison conseille qu'on s'attende pour l'ordinaire
de voir arriver à l'avenir ce qui est conforme à une longue expé-
rience du passé ; mais ce n'est pas pour cela une vérité nécessaire et
infaillible, et le succès peut cesser, quand on s'y attend le moins,
lorsque les raisons changent, qui l'ont maintenu. Cest pourquoi
les plus sages ne s'y fient pas tant, qu'ils ne tàchent de pénétrer (s'il
est possible) quelque chose de la raison de ce fait, pour juger quand
il faudra faire des exceptions. Car la raison est seule capable d'établir
des règles sûres et de suppléer ce qui manque à celles qui ne
l'etaient point, eu y insérant leurs exceptions, et de trouver enfin
des liaisons certaines dans la force des conséquences nécessaires ;
ce qui donne souvent le moyen de prévoir l'événement sans avoir
besoin d'expérimenter les liaisons sensibles des images, où les bétes
sont réduites; de sorte que ce qui justifie les principes internes des
verités nécessaires, distingue encore l'homme de la béte.
Peut-être que notre habile auteur ne s'éloignera pas entièrement
de mon sentiment. Car aprés avoir employé tout son premier livre à
rejeter les lumières innées, prises dans un certain sens, il avoue
pourtant au commencement du second et dans la suite, que les idées,
qui n'ont point leur origine dans la sensation, viennent de la
réflexion. Or la réflexion n'est autre chose qu'une attention à ce
qui est en nous, et les sens ne nous donnent point ce que nous por-
tons déjà avec nous. Cela étant, peut-on nier qu'il y a beaucoup
PavL JANET. — Leibniz. ]-2
18 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
d'inné en notre esprit. puisque nous sommes pour ainsi dire innés à
nous-mêmes? et qu'il y a en nous-mémes : être, unité, substance,
durée, changement. action, perception, plaisir, et mille autres objets
de nos idées intellectuelles? et ces mémes objets étant immédiats à
notre entendement et toujours présents (quoiqu'ils ne sauraient
étre toujours apercus à cause de nos distractions et besoins),
pourquoi s'étonner que nous disons que ces idées uous sont innées
avec tout ce qui en dépend? Je me suis servi aussi de la comparai-
son d'une pierre de marbre, qui a des veines, plutót que d'une
pierre de marbre tout unie, ou des tablettes vides, c'est-à-dire de ce
qui s'appelle tabula resa chez les philosophes; car, si l'âme ressem-
blait à ces tablettes vides, les vérités seraient en nous comme la
figure d'Hercule est dans un marbre, quand le marbre est tout à fait
indifférent à recevoir ou cette figure ou quelque autre. Mais, s'il y
avait des veines dans la pierre, qui marquassent la figure d'Hercule
préférablement à d'autres figures, cette pierre y serait plus déter-
minée, et Hercule y serait comme inné en quelque facon, quoiqu'il
fallüt du travail pour découvrir ces veines et pour les nettoyer par
la politure, en retranchant ce qui les empéche de paraitre. C'est
ainsi que les idées et les vérités nous sont innées, comme des incli-
nations, des dispositions, des habitudes ou des virtualités naturelles,
et non pas comme des actions, quoique ces virtualités soient tou-
jours accompagnées de quelques actions souvent insensibles, qui y
répondent.
Il semble que notre habile auteur prétende qu'il n'y ait rien de
virtuel en nous, et méme rien, dont nous ne nous apercevions tou-
jours actuellement. Mais il ne peut pas le prendre à la rigueur,
autrement son sentiment serait trop paradoxe, puisque encore les ha-
bitudes acquises et les provisions de notre mémoire ne sont pas tou-
jours apercues et méme ne viennent pas toujours à notre secours au
besoin, quoique souvent nous nous les remettions aisément dans
l'esprit sur quelque occasion légère, qui nous en fait souvenir,
comme il ne nous faut que le commencement pour nous souvenir
d'une chanson. Il limite aussi sa thèse en d'autres endroits, en
disant qu'il n'y a rien en nous dont nous ne nous soyons au moins
apercus autrefois. Mais, outre que personne ne peut assurer par la
seule raison jusqu'oü peuvent étre allées nos aperceptions passées,
que nous pouvons avoir oubliées, surtout suivant la réminiscence
des Platoniciens, qui, toute fabuleuse qu'elle est, n'a rien d'incom-
PRÉFACE 49
patible, au moins en partie, avec la raison toute nue ; outre cela,
dis-je, pourquoi faut-il que tout nous soit acquis par les apercep-
tions des choses externes, et que rien ne puisse être déterré en nous-
mémes? Notre àme est-elle donc seule si vide, qu'outre les images
empruntées du dehors, elle n'est rien ? Ce n'est pas là un sentiment
(je m'assure) que notre judicieux auteur puisse approuver. Et où
trouvera-t-on des tablettes qui ne soient quelque chose de varié par
elles-mémes? Car jamais on ne verra un plan parfaitement uni et
uniforme? Donc pourquoi ne pourrions-nous pas fournir aussi à
nous-mémes quelque cliose de pensée de notre propre fonds à nous-
mémes, lorsque nous y voudrons creuser? Ainsi je suis porté à
croire que dans le fond son sentiment sur ce point n'est pas diflé-
rent du mien, ou plutôt du sentiment commun, d'autant qu'il recon-
nait deux sources de nos connaissances, les sens et la réflexion.
Je ne sais s'il sera si aisé de l'accorder avec nous et avec les Carté-
siens, lorsqu'il soutient que l'esprit ne pense pas toujours, et parti-
culierement qu'il est sans perception, quand on dort sans avoir des
songes ; et il objecte que, puisque les corps peuvent étre saus mou-
vement, les àmes pourront bien étre aussi sans pensée. Mais ici je
réponds un peu autrement qu'on n'a coutume de faire. Car je
soutiens que naturellement une substance ne saurait être sans ac-
tion, et qu'il n'y a méme jamais de corps sans mouvement. L'expé-
rience me favorise déjà, et on n'a qu'à consulter le livre de l'illustre
M. Boyle (1; contre le repos absolu, pour en être persuadé. Mais je
crois que la raison y est encore. Et c'est une des preuves que j'ai
pour détruire les atomes.
D'ailleurs, il y a mille marques qui font juger qu'il y a à tout
moment une infinité de perceptions en nous, mais sans aperception
et sans réflexion, c'est-à-dire des changements dans l'àóme méme,
dont nous ne nous apercevons pas; parce que les impressions sont
ou trop petites et en trop grand nombre, ou trop unies, en sorte
qu'elles n'ont rien d'assez distinguant à part; mais, jointes à d'autres,
elles ne laissent pas de faire leur effet, et de se faire sentir, au moins
'1; BovLE (Robert, célebre physicien anglais, né à Lismore, en Irlande.
en 1626, mort à Londres en 1691. Ses œuvres complètes ont paru à Londres
en cinq volumes in-fol, 1744. — Ses œuvres physiques et chimiques ont été
traduites en latin et publiées à Genève en six volumes in-1, 1680, et en cinq
1714. Ii a écrit aussi plusieurs ouvrages importants sur la religion et sur la
philosopbie, entre autres /e Chrétien naturaliste, ou Considérations pour con-
cilier la religion et la raison.
20 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
- confusément, dans l'assemblage. C'est ainsi que l'accoutumance fait
que nous ne prenons pas garde au mouvement d'un moulin ou à
une chute d'eau, quand nous avons habité tout auprès depuis
quelque temps. Ce n'est pas que ce mouvement ne frappe toujours
nos orpanes et qu'il ne se passe encore quelque chose dans l'àme
qui y réponde à cause de l'harmonie de l'âme et du corps; mais ces
impressions, qui sont dans l'àme et dans le corps, destituées des
attraits de la nouveauté, ne sont pas assez fortes pour s'attirer
notre attention et notre mémoire, attachées à des objets plus
occupants, car toute attention demande de la mémoire, et souvent
quand nous ne sommes point admonestés, pour ainsi dire, et avertis
de prendre garde à quelques-unes de nos propres perceptions pré-
sentes, nous les laissons passer sans réflexion et méme sans étre
remarquées; mais, si quelqu'un nous en avertit incontinent après et
nous fait remarquer par exemple quelque bruit qu'on vient d'en-
tendre, nous nous en souvenons et nous nous apercevons d'en
avoir eu tantót quelque sentiment. Ainsi c'étaient des perceptions
dont nous ne nous étions pas apercus incontinent, l'aperception ne ve-
nant dans ce cas que del'avertissement, aprés quelque intervalle tout
petit qu'il soit. Et pour juger encore mieux des petites perceptions,
que nous ne saurions distinguer dans la foule, j'ai coutume de me
servir de l'exemple du mugissement ou du bruit de la mer dont on
est frappé quand on est au rivage. Pour entendre ce bruit, comme
l'on fait, il faut bien qu'on entende les parties, qui composent ce
tout, c'est-à-dire les bruits de chaque vague, quoique chacun de ces
petits bruits ne se fasse connaitre que dans l'assemblage confus de
tous les autres ensemble, c'est-à-dire dans ce mugisscment méme, et
ne se remarquerait pas, si cette vague, qui le fait, était seule. Car il
faut qu'on soit affecté un peu par le mouvement de cette vague, et
qu'on ait quelque perception de chacun de ces bruits, quelque petits
qu'ils soient; autrement on n'aurait pas celle de cent mille vagues,
puisque cent mille riens ne sauraient faire quelque chose. On ne dort
jamais si profondément, qu'on n'ait quelque sentiment faible et confus ;
et on ne serait jamais éveillé par le plus grand bruit du monde, si on
n'avait quelque perception de son commencement, qui est petit,
comme on ne romprait jamais une corde par le plus grand effort du
monde, si elle n'était tendue et allongée un peu par des moindres
efforts, quoique cette petite extension, qu'ils font, ne paraisse pas.
Ces petites perceptions sont donc de plus grande efficace par leurs
attin...
PRÉFACE 91
suites qu'on ne pense. Ce sont elles qui forment ce je ne sais
quoi, ces goüts, ces images des qualités des sens, claires dans
l'assemblage, mais confuses dans les parties ; ces impressions que
les corps environnants font sur nous et qui enveloppent l'infini;
cette liaison que chaque étre a avec tout le reste de l'univers. On
peut méme dire qu'en conséquence de ces petites perceptions le
présent est gros de l'avenir et chargé du passé, que tout est conspi-
rant (sourvoux ravrx, comme disait Hippocrate) (1), et que dans la
moindre des substances, des yeux aussi perçants que ceux de Dieu,
pourraient lire toute la suite des choses de l'univers,
Qu:e sint, quæ fuerint, quæ mox futura trahantur. (2)
Ces perceptions insensibles marquent encore et constituent le
méme individu, qui est caractérisé par les traces ou expressions
qu'elles conservent des états précédents de cet individu, en faisant
la connexion avec son état présent, qui se peuvent connaître par un
esprit supérieur, quand méme cet individu ne les sentirait pas, c'est-
à-dire lorsque le souvenir exprès n'y serait plus. Mais elles (ces per-
ceptions, dis-je), donnent méme le moyen de retrouver le souvenir
au besoin par des développements périodiques, qui peuvent arriver
un jour. C'est pour cela que la mort ne saurait étre qu'un sommeil,
et méme ne saurait en demeurer un, les perceptions cessant seule -
ment à étre assez distinguées et se réduisant à un état de confusion
dans les animaux, qui suspend l'aperception, mais qui ne saurait
durer toujours, pour ne parler ici de l'homme qui doit avoir des
grands priviléges pour garder sa personnalité.
C'est aussi par les perceptions insensibles que s'explique cette
admirable harmonie préétablie de l'áme et du corps, et méme de
toutes les monades ou substances simples, qui supplée à l'influence
insoutenable des unes sur les autres, et qui, au jugement de l'auteur
du plus beau des dictionnaires, exalte la grandeur des perfections
(1 HipPpocRATE, le plus grand médecin de l'antiquité, né dans l'ile de Cos en
460 avant Jésus-Christ; on ne sait l'époque de sa mort; mais il parvint à un âge
avancé. Ses théories ont perdu toute leur valeur; mais ses observations sont ad-
mirables. La première édition complète de ses œuvres est de Venise, 1526. La
derniere est celle de Littré, avec traduction, 1839-1551.
‘2, Le vers est évidemment faux, la première syllabe de futura. étant breve.
Cependant, c'est le texte donné par Gehrardt dans son édition collationnée avec
le manuscrit. Amédée Jacques, dans son édition (2 vol, 1542), a remplacé
[ütüra par ventüra.
22 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
divines au delà de ce qu'on en a jamais conçu. Aprés cela j'ajou-
terais peu de chose, si je disais que ce sont ces petites percep-
tions qui nous déterminent en bien des rencontres sans qu'on y
pense, et qui trompent le vulgaire par l'apparence d'une indiffé-
rence d'équilibre, comme si nous étions indifférents de tourner par
exemple à droite ou à gauche. Il n'est point nécessaire aussi que je
fasse remarquer ici comme j'ai fait dans le livre méme, qu'elles
causent cette inquiétude, que je montre consister en quelque chose,
qui ne diffère de la douleur que comme le petit du grand, et qui
fait pourtant souvent notre désir et méme notre plaisir, en lui
donnant comme un sel qui pique. Ce sont aussi les parties insen-
sibles denos perceptions sensibles qui font qu'il y a un rapport entre
ces perceptions des couleurs, des chaleurs, et autres qualités sen-
sibles, et entre les mouvements dans les corps qui y répondent ; au lieu
que les cartésiens, avec notre auteur, tout pénétrant qu'il est, con-
coivent les perceptions que nous avons de ces qualités, comme arbi-
traires, c'est-à-dire comme si Dieu les avait données à l'âme suivant
son bon plaisir, sans avoir égard à aucun rapport essentiel entre les
perceptions et leurs objets : sentiment qui me surprend et me parait
peu digne de la sagesse de l'auteur des choses, qui ne fait rien sans
harmonie et sans raison.
En un mot, les perceptions insensibles sont d'un aussi grand usage
dans la pneumatique (1), que les corpuscules dans la physique ; et il
est également déraisonnable de rejeter les uns et les autres, sous
prétexte qu'elles sont hors de la portée de nos sens. Hien ne se fait
tout d'un coup, et c'est une de mes grandes maximes et des plus
vérifiées, que la nature ne fait jamais des sauts : ce que j'appelais
la loi de la continuité, lorsque j'en parlais dans les premières
Nouvelles de la république des lettres; et l'usage de cette loi est
trés considérable dans la physique. Elle porte qu'on passe toujours
du petit au grand età rebours par le médiocre, dans les degrés
comme dans les parties; et que jamais un mouvement ne nait immé-
diatement du repos, ni nes'y réduit que par un mouvement plus
petit, comme on n'achéve jamais de parcourir aucune ligne ou
longueur avant d'avoir achevé une ligne plus petite, quoique jus-
qu'ici ceux qui ont donné les lois du mouvement n'aient point
observé cette loi, croyant qu'un corps peut recevoir en un moment
E science des esprits (zvzüpa, souffle, esprit:.
PRÉFACE 23
un mouvement contraire au précédent. Tout cela fait bien juger
que les perceptions remarquables viennent par degrés de celles qui
sont trop petites pour être remarquées. En juger autrement, c'est
peu connaitre l'immense subtilité des choses, qui enveloppe un infini
actuel toujours et partout.
J'ai remarqué aussi qu'en vertu des variations insensibles, deux
choses individuelles ne sauraient étre parfaitement semblables, et
qu'elles doivent toujours différer plus que numero, ce qui détruit
les tablettes vides de l'âme, une âme sans pensée, une substance
sans action, le vide de l'espace, les atomes, et même des parcelles
non actuellement divisées dans la matiére, le repos pur, l'uniformité
entiere dans une partie du temps, du lieu, ou dela matiére, les
globes parfaits du second élément, nés des cubes parfaits originaires,
et mille autres fictions des philosophes, qui viennent de leurs notions
incomplètes, que la nature des choses ne souffre point, et que notre
ignorance et le peu d'attention que nous avons à l'insensible, fait
passer, mais qu'on ne saurait rendre tolérables, à moins qu'on ne
les borne à des abstractions de l'esprit, qui proteste de ne point nier
ce qu'il met à quartier, et qu'il juge ne devoir point entrer en quel-
que considération présente. Autrement, si on l'entendait tout de bon,
savoir que les choses dont on ne s'apercoit pas ne sont point dans
l'âme ou dans le corps, on manquerait en philosophie comme en
politique, en négligeant ro juxpov, les progrès insensibles ; au lieu
qu'une abstraction n'est pas unc erreur, pourvu qu'on sache que ce
qu'on dissimule y est. C'est comme les mathématiciens en usent
quand ils parlent des lignes parfaites qu'ils nous proposent, des mou-
vements uniformes et d'autres effets réglés, quoique la matiére
c’est-à-dire le mélange des effets de l'infini environnant) fasse tou-
jours quelque exception. C'est pour distinguer les considérations,
pour réduire les effets aux raisons, autant qu'il nous est possible,
et en prévoir quelques suites, qu'on procède aiusi : car, plus on
est attentif à ne rien négliger des considérations que nous pouvons
régler, plus la pratique répond à la théorie. Mais il n'appartient qu'à
la suprême raison, à qui rien n'échappe, de comprendre distinctement
tout l'infini et de voir toutes les raisons et toutes les suites. Tout ce
que nous pouvons sur les infinités, c'est de les connaitre confusément
et de savoir au moins distinctement qu'elles y sont; autrement nous
jugeons fort mal de la beauté et de la grandeur de l'univers, comme
aussi nous ne saurions avoir une bonne physique, qui explique la
24 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
nature des corps en général, et encore moins une bonne pneumatique,
qui comprenne la connaissance de Dieu, des âmes et des substances
simples en général. |
Cette connaissance des perceptions insensibles sert aussi à expliquer
pourquoi et comment deux âmes humaines ou autrement deux choses
d'une même espèce ne sortent jamais parfaitement semblables des
mains du Créateur, et ont toujours chacune son rapport originaire
aux points de vue qu'elles auront dans l'univers. Mais c'est ce qui
suit déjà de ce que j'avais remarqué de deux individus ; savoir, que
leur différence est toujours plus que numérique. Il y a encore un
autre point de conséquence où je suis obligé de m'éloigner non
seulement des sentiments de notre auteur, mais aussi de ceux de la
plupart des modernes; c'est que je crois, avec la plupart des an-
ciens, que tous les génies, toutes les ámes, toutes les substances
simples créées, sont toujours jointes à un corps, et qu'il n'y a jamais
des ámes entièrement séparées. J'en ai des raisons à priori, mais
on trouvera encore qu'il y a cela d'avantageux dans ce dogme,
qu'il résout toutes les difficultés philosophiques sur l'état des ámes,
sur leur conservation perpétuelle, sur leur immortalité et sur
leur opération, la différence d'un de leurs états à l'autre n'étant
jamais et n'ayant jamais été que du plus ou moins sensible,
du plus parfait au moins parfait, ou à rebours, ce qui rend leur état
passé ou à venir aussi explicable que celui d'à présent. On sent
assez, en faisant tant soit peu de réflexion, que cela est raisonnable,
et qu'un saut d'un état à un autre, infiniment différent, ne saurait
étre naturel. Je m'étonne qu'en quittant le naturel sans sujet, les
écoles ont voulu s'enfoncer exprès dans des difficultés très grandes, .
et fournir dela matière aux triomphes apparents des esprits forts, dont
toutes les raisons tombent tout d'un coup par cette explication des
choses, oü il n'y a pas plus de difficulté à concevoir la conservation
des ámes (ou plutót selon moi de l'animal), que celle qu'il v a dans le
changement te la chenille en papillon, et dans la conservation de la
pensée dans le sommeil, auquel Jésus-Christ a divinement bien
comparé la mort. Aussi ai-je déjà dit qu'aucun sommeil ne saurait
durer toujours ; et il durera moins (1) ou presque point du tout aux
âmes raisonnables, qui sont toujours destinées à conserver le per-
sonnage qui leur a été donné dans la Cité de Dieu, et par consé-
(1) GEBRARDT : die moins, pas de sens,
PRÉFACE 25
quent la souvenance, et cela pour étre mieux susceptibles des cháti-
ments et des récompenses. Et j'ajoute encore qu'en général aucun
dérangement des organes visibles n'est capable de porter les choses
à une entiere confusion dans l'animal, ou de détruire tous les or-
ganes et priver l'âme de tout son corps organique, et des restes
ineffacables de toutes les traces précédentes. Mais la facilité qu'on a
eue de quitter l'ancienne doctrine des corps subtils, joints aux anges
qu'on confondait avec la corporalité des anges mémes;, et l'intro-
duction de prétendues intelligences séparées dans les créatures (à
quoi celles qui font rouler les cieux d'Aristote, ont contribué beau-
coup) et enfin l'opinion mal entendue, ou l'on a été, qu'on ne pou-
vait conserver les ámes des bétes sans tomber dans la métempsycose
et sans les promener de corps en corps et l'embarras oü on a été en
ne sachant ce.qu'on devait faire, ont fait, à mon avis, qu'on a né-
gligé la manière naturelle d'expliquer la conservation de l'àme. Ce
qui a fait bien du tort à la religion naturelle et a fait croire à plu-
sieurs que notre immortalité n'était qu'une grâce miraculeuse de
Dieu, dont encore notre célèbre auteur parle avec quelque doute,
comme je dirai tantót. Mais il serait à souhaiter que tous ceux qui
sont de ce sentiment en eussent parlé aussi sagement et d'aussi
bonne foi que lui; car il est à craindre que plusieurs qui parlent
de l'immortalité par gráce, ne le font que pour sauver les appa-
rences et approchent dans le fond de ces averroistes et de quelques
mauvais quiétistes, qui s'imaginent une absorption et réunion de
l'âme à l'océan de la divinité, notion dont peut-être mon système
seul fait bien voir l'impossibilité.
ll semble aussi que nous différons encore par rapport à la ma
tiere, en ce que l'auteur juge que le vide est nécessaire pour le mou-
vement, parce qu'il croit que les petites parties de la matière sont
roides. Et j'avoue que, si la matière était composée de telles parties,
le mouvement dans le plein serait impossible, comme si une chambre
etait pleine d'une quantité de petits cailloux, sans qu'il y eüt la
moindre place vide. Mais on n'aecorde pas cette supposition, dont il
ne parait pas aussi qu'il y ait aucune raison; quoique cet habile
auteur aille jusqu'à croire que la roideur ou la cohésion des petites
parties fait l'essence du corps. 11 faut plutôt concevoir l'espace
comme plein d'une matiére originairement fluide, susceptible de
toutes les divisions, et assujettie, même actuellement, à des divi-
sions et subdivisions à l'infini; mais avec cette différence pourtant,
26 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
qu'elle est divisible et divisée inégalement en différents endroits à
cause des mouvements qui y sont déjà plus ou moins conspirants.
Ce qui fait qu'elle a partout un degré de roideur aussi bien que de
fluidité et qu'il n'y a aucun corps, qui soit dur ou fluide au supréme
degré, c'est-à-dire qu'on n'y trouve aucun atome d'une dureté insur-
montable, ni aucune masse entiérement indifférente à la division.
Aussi l'ordre de la nature ,et particuliérement la loi de la continuité
détruit également l'un et l'autre.
J'ai fait voir aussi que la cohésion, qui ne serait pas elle-méme
l'effet de l'impulsion ou du mouvement, causerait une traction prise
à la rigueur. Car, s'il y avait un corps originairement roide, par
exemple un atome d'Epicure, qui aurait une partie avancée en forme
de crochet (puisqu'on peut se figurer des atomes de toutes sortes de
figures), ce crochet poussé tirerait avec lui le reste de cet atome,
c'est-à-dire la partie qu'on ne pousse point, et qui netombe point dans
la ligne de l'impulsion. Cependant notre habile auteur est lui-méme
contre ces tractions philosophiques, telles qu'on attribuait autrefois
à la crainte du vide; et il les réduit aux impulsions, soutenant avec
les modernes qu'une partie de la matière n'opére immédiatement sur
l'autre qu'en la poussant de pres, en quoi je crois qu'ils ont rai-
son, parce qu'autrement il n'y a rien d'intelligible dans l'opération.
Il faut pourtant que je ne dissimule point d'avoir remarqué une
maniére de rétractation en notre excellent auteur sur ce sujet dont je
ne saurais m'empêcher de louer en cela la modeste sincérité, autant
que j'ai admiré son génie pénétrant en d'autres occasions. C'est dans
la réponse à la seconde lettre de feu M. l’évêque de Worcester 1),
imprimée en 1699, page 408, où pour justifier le sentiment qu'il
avait soutenu contre ce savant prélat, savoir que la matiere pourrait
penser, il dit entre autres choses : « J'avoue que j'ai dit (livre 11 de
l'Essai concernant l'entendement, ch. vut, $ 11) que le corps opère
par impulsion et non autrement. Aussi était-ce mon sentiment quand
je l'écrivais, et encore présentement je ne saurais concevoir une autre
maniére d'agir. Mais depuis j'ai été convaincu par le livre incompa-
rable du judicieux M. Newton qu'il y a trop de présomption de vou-
loir limiter la puissance de Dieu par nos conceptions bornées. La
(1) Stillingfleet (Ed.:. controversiste anglican, né à Cranbourg ‘comté de Dor-
set) en 1635, évêque de Worcester, et célebre par sa discussion contre Locke
sur la question de l'immaterialité de l'àme, mort à Westminster en 1699. Ses
œuvres ont été imprimées en 1711, en 6 vol. in-fol,
PRÉFACE 97
gravitation de la matière vers la matière par des voies qui me sont
inconcevables, est non seulement une démonstration que Dieu peut,
quand bon lui semble, mettre dans les corps des puissances et ma-
nieres d'agir, qui sont au-dessus de ce qui peut être dérivé de notre
idee du corps, ou expliqué par ce que nous connaissons de la ma-
tière ; mais c'est encore une instance incontestable qui l'a fait effec-
tivement. C'est pourquoi j'aurai soin que dans la prochaine édition
de mon livre ce passage soit redressé. » Je trouve que dans la ver-
sion francaise de ce livre, faite sans doute sur les derniéres éditions,
on l'a mis ainsi dans ce $ 14. « Il est visible au moins autant que nous
pouvons le concevoir, que c'est par impulsion, et non autrement que
les corps agissent les uns sur les autres; car il nous est impossible
de comprendre que le corps puisse agir sur ce qu'il ne touche pas,
ce qui est autant que d'imaginer qu'il puisse agir oü il n'est pas. »
Je ne puis que louer cette piété modeste de notre célèbre auteur,
qui reconnait que Dieu peut faire au delà de ce que nous pouvons
entendre ; et qu'ainsi il peut y avoir des mystères inconcevables dans
les articles de la foi; mais je ne voudrais pas qu'on füt obligé de
recourir au miracle dans le cours ordinaire de la nature, et d'ad-
mettre des puissances et opérations absolument inexplicables. Autre-
ment, ou donnera trop de licence aux mauvais philosophes, à la fa-
veur de ce que Dieu peut faire; et en admettant ces vertus centri-
pétes, ou ces attractions immédiates de loin, sans qu'il soit possible
de les rendre intelligibles, je ne vois rien qui empécherait nos scho-
lastiques de dire que tout se fait simplement par les facultés et de
soutenir leurs espèces intentionnelles, qui vont des objets jusqu'à
nous, et trouvent moyen d'entrer dans nos àmes. Si cela va bien,
Omnia jam fient, fieri qu: posse negabam.
De sorte qu'il me semble que notre auteur, tout judicieux qu'il
est. va ici un peu trop d'une extrémité à l'autre. Il fait le difficile
sur les opérations des âmes, quand il s'agit seulement d'admettre
ce qui n'est point sensible, et le voilà qui donne aux corps ce qui
n'est pas méme intelligible ; leur accordant des puissances et des
actions qui passent tout ce qu'à mon avis un esprit créé saurait
faire entendre, puisqu'il leur accorde l'attraction et méme à des
grandes distances sans se borner à aucune sphère d'activité ; et cela
pour soutenir un sentiment, qui n'est pas moins inexplicable, savoir
la possibilité de la pensée de la matière dans l'ordre naturel.
28 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
La question qu'il agite avec le célébre prélat, qui l'avait attaqué,
est si la matiére peut penser ; et, comme c'est un point important,
méme pour le présent ouvrage, je ne puis me dispenser d'y entrer
un peu, et de prendre connaissance de leur contestation. J'en repré-
senterai la substance sur ce sujet, et prendrai la liberté de dire ce
que je pense. Feu M. l'évêque de Worcester appréhendant (mais
sans en avoir grand sujet à mon avis), que la doctrine des idees de
notre auteur ne füt sujette à quelques abus, préjudiciables à la foi
chrétienne, entreprit d'en examiner quelques endroits dans sa Vin-
dication de la doctrine de la Trinité, et ayant rendu justice à cet
excellent écrivain, en reconnaissant qu'il juge l'existence de l'esprit
aussi certaine que celle du corps, quoique l'une de ces substances
soit aussi peu connue que l'autre, il demande (p. 241, seq.) com-
ment la réflexion nous peut assurer de l'existence de l'esprit, si
Dieu peut donner à la matière la faculté de penser suivant le senti-
ment de notre auteur :liv. 1v, chap. 3), puisque ainsi la voie des idées
qui doit servir à discerner ce qui peut convenir à l'âme ou au corps,
deviendrait inutile, au lieu qu'il était dit dans le livre Il, de l'Essai
sur lEntendement (chap. xxui, $ 15, 27, 28), que les opérations de
l'âme nous fournissent l'idée de l'esprit, et que l'entendement avec
la volonté nous rend cette idée aussi intelligible que la nature du
corps nous est rendue intelligible par la solidité et par l'impulsion.
Voici comment notre auteur y répond dans la première lettre (p. 65,
seq.) : « Je crois avoir prouvé qu'il y a une substance spirituelle en
nous, car nous expérimentons en nous la pensée; or cette action, ou
ce mode, ne saurait étre l'objet de l'idée d'une chose subsistante desoi,
et par conséquent ce mode a besoin d'un support ou sujet d'inhé-
sion, et l'idée de ce support fait ce que nous appelons substance » —
car, puisque l'idée générale dc la substance est partout la méme, « il
s'ensuit que la modification qui s'appelle pensée ou pouvoir de
penser, y étant jointe, cela fait un esprit sans qu'on ait besoin de
considérer quelle autre modification il y a encore, c'est-à dire s'il a
de la solidité ou non ; et de l'autre côté la substance, qui a la modi-
fication qu'on appelle solidité. sera matière, soit que la penste y
soit jointe ou non. Mais, si par unc substance spirituelle vous en-
tendez une substance immatérielle, j'avoue de n'avoir point prouvé
qu'il y en ait en nous, et qu'on ne peut point le prouver démonstra-
tivement sur mes principes. Quoique ce que j'ai dit sur les systémes
de la matière (liv. IV, ch. x, 8 16), en démontrant que Dieu est imma-
PRÉFACE 29
tériel, rende probable, au suprême degré, que la substance qui
pense en nous est immatérielle — cependant j'ai montré (ajoute
l'auteur, p. 68) que les grands buts de la religion et de la morale
sont assurés par l'immortalité de l'àme, sans qu'il soit besoin de
supposer son immatérialité. »
Le savant évéque dans sa réponse à cette lettre, pour faire voir
que notre auteur a été d'un autre sentiment, lorsqu'il écrivait son
second livre de l’Essai, en allégue, p. 51, ce passage (pris du méme
livre, ch. 23, $ 15), où il est dit que « par les idées simples que nous
avons deduites des opérations de notre esprit, nous pouvons former
l'idée complexe d'un esprit, et que mettant ensemble les idées de
pensée, de perception, de liberté et de puissance de mouvoir notre
corps. nous avons une notion aussi claire des substances imma-
térielles que des matérielles. » Il allégue d'autres passages encore
pour faire voir que l'auteur opposait l'esprit au corps, et dit (p. 54)
que le but de la religion et de la morale est mieux assuré, en prou-
vant que l'àme est immortelle par sa nature, c'est-à-dire immaté-
rielle. I1. allègue encore (p. 70) ce passage « que toutes les idées
que nous avons des espéces particuliéres et distinctes des subs-
tances, ne sont autre chose que différentes combinaisons d'idées
simples », et qu'ainsi l'auteur a cru que l'idée de penser et de vou-
loir donnait une autre substance, différente de celle que donne l'idée
de la solidité et de l'impulsion. Et que {$ 17) il marque que ces idées
constituent le corps opposé à l'esprit.
M. de Worcester pouvait ajouter que de ce que l'idée générale
de substance est dans le corps et dans l'esprit, il ne s'ensuit pas que
leurs différences soient des modifications d'une méme chose, comme
notre auteur vient de le dire dans l'endroit que j'ai rapporté de sa
premiere lettre. Il faut bien distinguer entre modifications et attri-
buts. Les facultés d'avoir de la perception et d'agir, l'étendue, la
solidité, sont des attributs ou des prédicats perpétuels et principaux;
mais la pensée, l'impétuosité, les figures, les mouvements, sont des
modifications de ces attributs. De plus, on doit distinguer entre genre
physique ou plutót réel, et genre logique ou idéal. Les choses qui
sont d'un méme genre physique, ou qui sont homogènes, sont d'une
méme matière pour ainsi dire et pcuvent souvent être changées
l'une dans l'autre par le changement de la modification, comme les
cercles et les carrés. Mais deux choses hétérogènes peuvent avoir
un genre logique commun, et alors leurs différences ne sont pas de
30 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
simples modifications accidentelles d'un méme sujet ou d'une méme
matière métaphysique ou physique. Ainsi le temps et l'espace sont
des choses fort hétérogénes, et on aurait tort de s'imaginer je ne
sais quel sujet réel commun, qui n'eüt que la. quantité continue en
général et dont les modifications fissent provenir le temps ou l’es-
pace. Quelqu'un se moquera peut-étre de ces distinctions des philo-
sophes de deux genres, l'un logique seulement, l'autre encore réel;
et de deux matières, l'une physique, qui est celle des corps, l'autre
métaphysique seulement ou générale, comme si quelqu'un disait que
deux parties de l'espace sont d'une méme matière, ou que deux
heures sont aussi entre elles d'une niÉme matière. Cependant ces
distinetions ne sont pas seulement des termes, mais des choses
mémes, et semblent venir bien à propos ici, oü leur confusion a fait
naitre une fausse conséquence. Ces deux genres ont une notion com-
mune, et celle du genre réel est commune aux deux matiéres; de
sorte que leur généalogie sera telle :
Logique seulement, varié par des différences simples,
Réel, dont les différences sont ! Métaphysique seulement où
des modifications, c'est-à- il y a homogéneité.
\ dire Matière.
Genre
Physique, où il y a une
masse homogène solide.
Je n'ai point vu la seconde lettre de l'auteur à l'évêque. La réponse
que ce prélat y fait ne touche guére au point qui regarde la pensée
de la matière. Mais la réplique de notre auteur à cette seconde
réponse y retourne : « Dieu, dit-il à peu près dans ces termes
(p. 397), ajoute à l'essence de la matière les qualités et perfections
qui lui plaisent; le mouvement simple dans quelques parties, mais
dans les plantes la végétation et dans les animaux le sentiment. Ceux
qui en demeurent d'accord jusqu'ici se récrient aussitót qu'on fait
encore un pas pour dire que Dieu peut donner à la matière, pensée,
raison, volonté, comme si cela détruisait l'essence de la matiére.
Mais, pour le prouver, ils alléguent que la pensée ou raison n'est
pas renfermée dans l'essence de la matiére; ce qui ne fait rien,
puisque le mouvement et la vie n'y sont pas renfermés non plus.
Ils allèguent aussi qu'on ne saurait concevoir que la matiere pense.
Mais notre conception n'est pas la mesure du pouvoir de Dieu. »
Après cela, il cite l'exemple de l'attraction de la matière (p. 99),
mais surtout (p. 408), où il parle de la gravitation de la matière vers
PRÉFACE 31
la matiere, attribuée à M. Newton, dans les termes que j'ai cités
ci-dessus, avouant qu on n'en saurait jamais concevoir le comment.
Ce qui est en effet retourner aux qualités occultes, ou, qui plus est,
inexplicables. Il ajoute (p. 401) que rien n'est plus propre à favo-
riser les sceptiques que de nier ce qu'on n'entend point: et (p. 402)
qu'on ne concoit pas méme comment l'âme pense. Il veut ip. 403)
que les deux substances, la matérielle et l'immatérielle, pouvant
être conçues dans leur essence nue sans aucune activité, il dépend
de Dieu de donner à l'une et à l'autre la puissance de penser. Et on
veut se prévaloir de l'aveu de l'adversaire, qui avait accordé le sen-
timent aux bétes, mais qui ne leur accorderait pas quelque subs-
tance immatérielle. On prétend que la liberté, la consciosité (p. 408)
et la puissance de faire des abstractions (p. 409) peuvent être
données à la inatiére, non pas comme matière, mais comme enri-
chie par une puissance divine. Enfin, on rapporte (p. 434) la
remarque d'un voyageur aussi considérable et judicieux que
l'est M. de la Loubére (1), que les paiens de l'Orient connaissent
l'immortalité de l'âme, sans en pouvoir comprendre limmaté-
rialite.
Sur tout cela, je remarquerai, avant de venir à l'explication de
mon opinion, qu'il est sür que la matiére est aussi peu capable de
produire machinalement du sentiment, que de produire de la raison,
comme notre auteur er demeure d'accord ; qu'à la vérité je reconnais
qu'il n'est pas permis de nier ce qu'on n'entend pas, mais j'ajoute
qu'on a droit de nier (au moins dans l'ordre naturel; ce qui absolu-
ment n'est point intelligible ni explicable. Je soutiens aussi que les
substances (matérielles ou immatérielles) ne sauraient être conçues
dans leur essence nue sans aucune activité ; que l'activité est de l'es-
sence de la substance en général, et qu'enfin la conception des créa-
tures n'est pas la mesure du pouvoir de Dieu, mais que leur concep-
tivité, ou force de concevoir, est la mesure du pouvoir dela nature,
tout ce qui est conforme à l'ordre naturel pouvant étre conçu ou
entendu par quelque créature.
Ceux qui concevront mon systeme, jugeront que je ne saurais me
conformer en tout avec l'un ou l'autre de ces deux excellents auteurs,
dont la contestation cependant est fort instructive. Mais, pour
m'expliquer distinctement, il faut considérer, avant toutes choses,
11) La Locsère, Simon (1612-1720) a publié un livre sur le royaume de
Siam (Paris, 1691).
32 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
que les modifications qui peuvent venir naturellement ou sans miracle
à un sujet, y doivent verir des limitations ou variations d'un genre
réel ou d'une nature originaire constante et absolue. Car c'est ainsi
qu'on distingue chez les philosophes les modes d'un étre absolu, de
cet étre méme, comme l'on sait que la grandeur, la figure et le
mouvement, sont manifestement des limitations et variations de la
nature corporelle. Car il est clair comment une étendue bornée
donne des figures, et que le changement qui s'y fait n'est autre chose
que le mouvement ; et toutes les fois qu'on trouve quelque qualité
dans un sujet, on doit croire que si on entendait la nature de ce
sujet et de cette qualité, on concevrait comment eette qualité en peut
résulter. Ainsi, dans l'ordre de la nature (les miracles mis à part), il
n'est pas arbitraire à Dieu de donner indifféremment aux substances
telles ou telles qualités ; et il ne leur en donnera jamais que celles
qui leur seront naturelles, c'est-à-dire qui pourront étre dérivées
de leur nature comme des modifications explicables. Ainsi on peut
juger que la matiére n'aura pas naturellement l'attraction, men-
tionnée ci-dessus, et n'ira pas d'elle-méme en ligne courbe, parce
qu'il n'est pas possible de concevoir comment cela s'y fait, c'est-à-
dire de l'expliquer mécaniquement ; au lieu que ce qui est naturel
doit pouvoir devenir concevable distinctement, si l'on était admis
dans le secret des choses. Cette distinction entre ce qui est naturel
et explicable et ce qui est inexplicable et iniraculeux lève toutes
les difficultés, et en la rejetant, on soutiendrait quelque chose de pis
que les qualités occultes, et on renoncerait en cela à la philosophie et
à la raison, en ouvrant des asiles de l'ignorance et de la paresse par
un système sourd, qui admet non seulement qu'il y a des qualités
que nous n'entendons pas, dont il n'y en a que trop, mais aussi,
qu'il y en a, que le plus grand esprit, si Dieu lui donnait toute
l'ouverture possible, ne pourrait pas comprendre, c'est-à-dire qui
seraient ou miraculeuses, ou sans rime et sans raison : et cela
mème serait sans rime et sans raison que Dieu fit des miracles ordi-
nairement ; de sorte que cette hypothèse fainéante détruirait égale-
ment notre philosophie, qui cherche les raisons, et la divine sagesse
qui les fournit.
Pour ce qui est maintenant. de la pensée, il est sür, et l'auteur le
reconnait plus d'uue fois, qu'elle ne saurait étre une modification
intelligible de la matière, c'est-à-dire que l'être sentant ou pensant
n'est pas une chose machinale, comme une montre ou un moulin, en
PRÉFACE 33
sorte qu'on pourrait concevoir des grandeurs, figures et mouve-
ments, dont la conjonction machinale pût produire quelque chose de
pensant et méme de sentant dans une masse, oü il n'y avait rien de
tel, qui cesserait aussi de méme par le déréglement de cette ma-
chine. Ce n'est donc pas une chose naturelle à la matiére de sentir
et de penser, et cela ne peut arriver chez elle que de deux facons,
dont l'une sera que Dieu y joigne une substance à laquelle il soit
naturel de penser ; et l'autre, que Dieu y mette la pensée par miracle.
En cela donc, je suis entierement du sentiment des cartésiens,
excepté que je l'étends jusqu'aux bétes, et que je crois qu'elles ont
du sentiment et des àmes immatérielles (à proprement parler), et
aussi peu périssables que les atomes le sont chez Démocrite ou Gas-
sendi, au lieu que les cartésiens, embarrassés sans sujet des âmes des
bétes et ne sachant cequ'ils en doivent faire si ellesse conservent (faute
de s'aviser de la conservation de l'animal réduiten petit), ont été forcés
de refuser méme le sentiment aux bétes contre toutes les apparences
et contre le jugement du genre humain. Mais, si quelqu'un disait que
Dieu, au moins, peut ajouter la faculté de penser à la machine pré-
parée, je répondrais que, si cela se faisait et si Dieu ajoutait cette
faculté à la matiére, sans y verser en méme temps une substance qui
füt le sujet de l'inhésion de cette méme faculté (comme je le con-
cois), c'est-à-dire sans y ajouter une âme immatérielle, il faudrait
que la matière eût été exaltée miraculeusement pour recevoir une
puissance dont elle n'est pas capable naturellement : comme quelques
scholastiques prétendent que Dieu exalte le feu jusqu'à lui donner la
force de brüler immédiatement les esprits séparés des corps, ce qui
serait un miracle tout pur. Et c'est assez qu'on ne puisse soutenir
que la matière pense, sans y mettre une âme impérissable ou bien un
miracle ; et qu'ainsi l'immatérialité de nos âmes suit de ce qui est
naturel, puisqu'on ne saurait soutenir leur extinction que par un
miracle, soit en exaltant la matière, soit en anéantissant l'âme, car
nous savons bien que la puissance de Dieu pourrait rendre nos
âmes mortelles, toutes immatérielles (ou immortelles par la nature
seule; qu'elles puissent étre, puisqu'il les peut anéantir.
Or cette vérité de l'immatérialité de l’âme est sans doute de con-
séquence ; car il est infiniment plus avantageux à la religion et à la
morale, surtout dans les temps oü nous sommes, oü bien des gens
ne respectent guére la révélation toute seule et les miracles, de mon-
trer que les ámes sont immortelles naturellement, et que ce serait un
PauL JaxET. — Leibniz. I-3
34 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
miracle si elles ne le fussent pas, que de soutenir que nosámes doivent
mourir naturellement. mais que c'est en vertu d'une grâce miracu-
leusc. fondée dans la seule promesse de Dicu, qu'elles ne meurent pas.
Aussi sait-on depuis longtemps que ceux qui ont voulu détruire la
religion naturelle et réduire tout à la révélée, comme si la raison ne
nous enseignait rien là-dessus, ont passé pour suspects; et ce n'est
pas toujours sans raison. Mais notre auteur n'est pas de ce nombre.
Il soutient la démonstration de l'existence de Dieu, et il attribue à
l'immatérialité de l'àme une probabilité dans le suprême degré, qui
pourra passer par conséquent pour une certitude morale; de sorte
que je crois qu'ayant autant de sincérité que de pénétration, il pour-
rait bien s'accommoder de la doctrine que je viens d'exposer et
qui est fondamentale en toute philosophie raisonnable. Autrement
je ne vois pas comment on pourrait s'empécher de retomber dans
la philosophie fanatique, telle que la philosophie mosaique des
Fludd (1), qui sauve tous les phénoménes en les attribuant à Dieu
immédiatement et par miracle: ou barbare, comme celle de certains
philosophes et médecins du temps passé, qui se ressentail encore de
la barbarie de leur siécle, et qu'aujourd'hui on méprise avec raison,
qui sauvaient les apparences en forgeant tout expres des qualités
occultes ou facultés qu'on s'imaginait semblables à des petits
démons ou lutins, capables de faire sans facon ce qu'on demande,
comme si les montres de poche marquaient les heures par une cer-
taine faculté horodeictique, sans avoir besoin de roues, ou comme
si les moulins brisaient les grains par une faculté fractive, sans
avoir besoin de rien, qui ressemblàt aux meules. Pour ce qui est
de la difficulté que plusieurs peuples ont eue, de concevoir une
substance immatérielle, elle cessera aisément au moins (en bonne
partie), quand on ne me demandera pas des substances séparées de
la matière, comme, en effet, je ne crois pas qu'il v en ait jamais na-
turellement parmi les créatures.
(1) FLup»o, philosophe mystique du xvi* siècle. né en Angleterre en 1574, mort
en*1637. Ses écrits forment 8 vol. in-fol. L'un d'eux est intitulé : PAilosophia mo-
saica (Gouda, 1633). 11 a. été réfuté par Gassendi : Erercitatio in Fluldunam
philosophiam (Paris, 1630, in-12).
LIVRE PREMIER
DES NOTIONS INNÉES
CHAP. Ier. — S'il v A DES PRINCIPES INNÉS
DANS L'ESPRIT DE L'HOMME.
PmiLALETHE. Ayant repassé la mer aprés avoir achevé les af-
faires en Angleterre, j'ai pensé d'abord à vous rendre visite, Mon-
sieur, pour cultiver notre ancienne amitié, et pour vous entretenir
des matières qui nous tiennent fort au cœur, à vous et à moi, et où je
crois avoir acquis de nouvelles lumieres pendant mon séjour à Lon-
dres. Lorsque nous demeurions autrefois tout proche l'un de l'autre
à Amsterdam, nous prenions beaucoup de plaisir tous deux à faire
des recherches sur les principes et sur les moyens de pénétrer dans
l'intérieur des choses. Quoique nos sentiments fussent souvent diffé-
rents. cette diversité augmentait notre satisfaction lorsque nous en
conférions ensemble, sans que la contrariété qu'il y avait quelque-
fois y mélât rien de désagréable. Vous étiez pour Descartes (1), et
pour les opinions du célèbre auteur de la Recherche de la vérité; et
^1) DescanTEs, illustre fondateur de la philosophie moderne (1596-1650). Les
œuvres de Descartes sont les suivantes : 1° Discours de la Methode, Leyde,
1637. — 2° Meditationes de prima philosophia, Amsterdam, 1614, traduit en fran-
çais par le duc de Luynes, 1617. — 3° Principia philosophice, 1641, traduit en fran-
çais par Claude Vicat, 1647. — Les Passions de l'äme, en français, 1619. — Les
autres écrits de Descartes ont été publiés après sa mort. Les œuvres complètes
sont : Opera omnia, 8 vol. in-1°, Amsterdam, 1070-1683. — (Œurres completes
de Descartes, 9 vol. in-12, Paris, 1724. — OEuvres complètes publiées par
V. Cousin, 11 vol. in-8°, 1814-:826, — Il se prepare en ce moment une édition
nouvelle dont le 1er vol. vient de paraître, par MM. Charles Adam et Paul Tan-
nery. Paris, Léopold Cerf, 1398.
36 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
moi je trouvais les sentiments de Gassendi (1), éclaircis par Der-
nier (2), plus faciles et plus naturels. Maintenant, je me sens extré-
ment fortifié par l'excellent ouvrage qu'un illustre Anglais, que j'ai
l'honneur de connaitre particuliérement, a publié depuis, et qu'on
a réimprimé plusieurs fois en Angleterre, sous le titre modeste
d'Essai concernant l'entendement humain. Et je suis ravi qu'il
paraît depuis peu en latin et en français, afin qu'il puisse être
d'une utilité plus générale. J'ai fort profité de la lecture de cet
ouvrage et méme de la conversation de l'auteur, que j'ai entretenu
souvent à Londres et quelquefois à Oates, chez milady Masham,
digne fille du célébre M. Cudworth, grand philosophe et théologien
anglais (3), auteur du Systéme intellectuel dont elle a hérité l'esprit
de méditation et l'amour des belles connaissances, qui parait par-
ticulièrement par l'amitié qu'elle entretient avec l'auteur de l’£Essai ;
et comme il a été attaqué par quelques docteurs de mérite, j'ai pris
plaisir à lire aussi l'apologie, qu'une demoiselle fort sage et fort spi-
rituelle a faite pour lui, outre celles qu'il a faites lui-méme. Cet au-
teur est assez dans le systéme de M. Gassendi, qui est dans le fond
celui de Démocrite (4). Il est pour le vide et pour les atomes ; il
croit que la matière pourrait penser ; qu'il n'y a point d'idées innées ;
que notre esprit est (abula rasa, et que nous ne pensons pas tou-
jours ; il parait d'humeur à approuver la plus grande partie des objec-
(1) Gassennr, né en Provence en 1592, professeur au Collège de France,
mort en 1656. Son principal ouvrage est : Syntagma philosophie Epicuri. Ses
œuvres complètes ont été publiées à Lyon en 1658, 6 vol. in-fol.
(2) BERNIER, voyageur et philosophe célèbre du xvue siecle et élève de Gas:
sendi. Son ouvrage principal en philosophie est l'abrégé de la philosophie de
Gassendi en 8 volumes, in-12, 1678.
(3; HA, PH CupwonrH, né à Aller dans le comté de Sommerset, professeur à
l'Université de Cambridge. Il y avait alors à Cambridge une sorte d'académie
platonicienne, composée d'Henri Morus, Théophile Gale, Thomas Burnet, Whit-
cok, Tillotson le prédicateur. lls passaient pour /atitudinariens, secte théolo-
gique, large et tolérante, qui avait cherché un milieu entre le papisme et le
puritanisme, et dont le chef était Chillingsworth. Le principal ouvrage de Cud-
worh est le Vrai systéme intellectuel (The true intellectual. system:; Londres,
1678. Mosheim a donné une traduction latine des œuvres completes de Cud-
worth. Une édition anglaise a été publiée récemment. — Sa fille, lady Masham,
amie de Locke, et chez laquelle il est mort, s'est aussi occupée de philosophie;
on a d'elle un petit traité «ur l'Amour divin, contre Norris, Mallebranche et les
mystiques de son temps.
(4) DÉéwocniTE, philosophe grec, né à Abdére vers 191 av. J -C. 1l vécut très
longtemps, de quatre-vingts à cent ans, fit de nombreux voyages qui nous sont
attestés par lui-même dans un fragment célèbre. Il est avec Leucippe le fonda-
teur de la philosophie des atomes. 1] composa de nombreux ouvrages sur toutes
les connaissances humaines, et Diogene Laerce en compte jusqu'à soixante-
douze.
DES NOTIONS INNÉES 37
tions que M. Gassendi a faites à M. Descartes. Il a enrichi et renforcé
cesystéme par mille belles réflexions ; et je ne doute point que main-
tenant notre parti ne triomphe hautement de ses adversaires, les
péripatéticiens et les cartésiens. C'est pourquoi, si vous n'avez pas
encore lu ce livre, je vous y invite ; et,si vous l'avez lu, je vous sup»
plie de m'en dire votre sentiment.
TmÉoPHILE. Je me réjouis de vous voir de retour aprés une
longue absence, heureux dans la conclusion de votre importante
affaire, plein de santé, ferme dans l'amitié pour moi, et toujours
porté avec une ardeur égale à la recherche des plus importantes
vérités. Je n'ai pas moins continué mes médilations dans le méme
esprit ; et je crois d'avoir profité aussi autant et peut-étre plus que
vous, si jene me flatte pas. Aussi en avais-je plus besoin que vous, car
vous étiez plus avancé que moi. Vous aviez plus de commerce avec
les philosophes spéculatifs, et j'avais plus de penchant vers la morale.
Mais j'ai appris de plus en plus combien la morale reçoit d'affermis-
sement des principes solides de la véritable philosophie, c'est pour-
quoi je les ai étudiés depuis avec plus d'application, et je suis en-
tré dans des méditations assez nouvelles. De sorte que nous aurons
de quoi nous donner un plaisir réciproque et de longue durée en
nous communiquant l'un à l'autre nos éclaircissements. Mais il faut
que je vous dise pour nouvelle que je ne suis plus cartésien, et que
cependant je suis éloigné plus que jamais de votre Gassendi, dont
je reconnais d'ailleurs le savoir et le mérite. J'ai été frappé d'un
nouveau systéme, dont j'ai lu quelque chose dans les journaux des
savants de Paris, de Leipsig et de Hollande, et dans le merveilleux
dictionnaire de M. Bayle (1) article de Rorarius, et depuis je crois
voir une nouvelle face de l'intérieur des choses. Ce systéme parait
allier Platon avec Démocrite, Aristote avec Descartes, les scholas-
tiques avecles modernes, la théologie et la morale avec la raison. 1l
semble qu'il prend le meilleur de tous cótés et que puis apres il va
plus loin qu'on n'est allé encore. J'y trouve une explication intelli-
gible de l'union de l'áme et du corps, chose dont j'avais désespéré
(1* Bayue (Pierre), célèbre critique, controversiste, philosophe du xvue siècle,
né au Carlat (Comté de Foix) en 1647. Professeur de philosophie à Sedan en
1673, mort en 1706. Ses principaux ouvrages sont: Pensées sur la Comete
(1682;, Critique générale de l'histoire du Calvinisme de Maimbourg, Nouvelles de
la République des Lettres et enin son célèbre Dictionnaire historique ef. cri-
tique 1698). On a publié à La Haye en 1727-1737 les OEurres diverses de Bayle,
en 4 volumes in-folio,
38 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
auparavant. Je trouve les vrais principes des choses dans les unités
des substances que ce système introduit et dans leur harmonie
préétablie par la substance primitive. J'y trouve une simplicité et une
uniformité surprenantes, en sorte que l'on peut dire que c'est par-
tout et toujours la méme chose aux degrés de perfection pres. Je
vois maintenant ce que Platon entendait, quand il prenait la ma-
tiere pour un être imparfait et secondaire ; ce qu'Aristote voulait
dire par son antéléchie; ce que c'est que la promesse que Démoerite
lui-méme faisait d'une autre vie, chez Pline; jusqu'oü les sceptiques
avaient raison en déclamant contre les sens : comment les animaux
sont en effet des automates, suivant Descartes, et comment ils ont
pourtant des âmes et du sentiment selon l'opinion du genre humain ;
comment il faut expliquer raisonnablement ceux qui ont logé vie ct
perception en toutes choses, comme Cardan (1), Campanella (2), et
mieux qu'eux feu M"* la comtesse de Connaway, platonicienne, et
notre ami feu M. François Mercure Van Helmont (3) (quoique d'ail-
leurs hérissé de paradoxes inintelligibles) avec son ami feu M. llenri
Morus (4); comment les lois de la nature (dont une bonne partie
élait ignorée avant ce système) tirent leur origine des principes
supérieurs à la matiére et que pourtant tout se fait mécaniquement
dans la matière, en quoi les auteurs spiritualisants, que je viens de
nommer, avaient manqué avec leurs archées, et méme les cartésiens,
(1) CAanpaN, médecin, naturaliste, mathématicien, philosophe, l'un des per-
sonnages les plus étranges du xvi* siècle, est né à Paris en 1501, et mort à Rome
en 1576. Ses œuvres forment 10 vol. in-fol. Lyon, 1631. Les principales sont le
Theognoston, le De Consolatione, les traités De Naturd, De Immortalitute ani-
marum, De Uno, De Summo bono et entin le De Vita proprid, sorte de confession
où il nous donne sur lui-méme les détails les plus extraordinaires. Sa philoso-
phie est une sorte de mysticisme matériliste.
(21 CAMPANELLA, moine italien, né en Calabre vers la fin du xvic siècle, mort
à Paris en 1639, dans le couvent des Jacobins. Sa vie, pleine d'aventures tra-
giques, se termina paisiblement en France sous la protection du cardinal Ri-
chelieu. Ses œuvres sont trés nombreuses. On connait surtout le De sensu rerum,
Francfort-sur-Mein, 1620; son De rerum naturá, et entin sa Civitas solis, utopie
communiste, imitée de Platon.
(3) MERCURE VAN HELMONT, qu'on ne doit pas confondre avec son père Fran-
çois Van Helmont (1577-164 0), est né à Vilvorde, en 1618, et mort à Berlin, en
1599. Sa philosophie est un illuminisme desordonné. ll. passa <a vie à chercher
et crut avoir trouvé l'élixir de vie et la pierre philosophale. Ses principaux ou-
vrages sont : A/phabeti naturalis, hebraici delineatio, etc., in-12, Sulzbach, 1667 ;
Opuscula. philosophica, in-12, Amsterdam, 1690 ; Seiler olam. sive ordo. secu-
lorum, ib., 1693.
(4) Henri More (en latin Morus', né à Grantham, en 1614, mort à Cambridge,
en 1687, philosophe mystique platonicien. Ses œuvres complètes philosophiques
ont été publiées sous ce titre : /7. Mori Cantabrigientis opera omnia, tin que
(atiné, tum quc anglice scripta sunt, 2 vol. in-fol., Londres, 1679.
DES NOTIONS INNÉES 39
en croyant que les substances immatérielles changeaient sinon la
force, au moins la direction ou détermination des mouvements des
corps, au lieu que l'âme et le corps gardent parfaitement leurs lois,
chacun les siennes, selon le nouveau systéme, et que néanmoins
l'un obéit à l'autre autant qu'il le faut. Enfin c'est depuis que j'ai
médité ce système, que j'ai trouvé comment les âmes des bêtes
et leurs sensations ne nuisent point à l’immortalité des âmes hu-
maines, ou plutôt comment rien n'est plus propre à établir notre
immortalité naturelle, que de concevoir que toutes les ámes sont
impérissables (morte carent anima), sans qu'il y ait pourtant
des métempsycoses à craindre, puisque non seulement les ámes,
mais encore les animaux demeurent et demeureront vivants,
sentants, agissants : c'est partout comme ici, et toujours, et
partout comme chez nous, suivant ce que je vous ai déjà dit. Si
ce n'est que les états des animaux sont plus ou moins parfaits et
développés sans qu'on ait jamais besoin d'ámes tout à fait séparées,
pendant que néanmoins nous avons toujours des esprits aussi purs
qu'il se peut, nonobstant des organes qui ne sauraient troubler par
aucune influence les lois de notre spontanéité. Je trouve le vide et
les atomes exclus bien autrement que par le sophisme des carté-
siens, fondé dans la prétendue coincidence du corps et de l'étendue.
Je vois toutes choses réglées et ornées au delà de tout ce qu'on a
concu jusqu'ici, la matière organique partout, rien de vide, stérile,
négligé, rien de trop uniforme, tout varié, mais avec ordre, et, ce
qui passe l'imagination, tout l'univers en raccourci, mais d'une vue
différente dans chacune de ses parties, et méme dans chacune de
ses unités de substances. Outre cette nouvelle analyse des choses,
jai mieux compris celle des notions ou idées et des vérités. J'en-
tends ce que c'est qu'idée vraie, claire, distincte, adéquate, si
jose adopter ce mot. J'entends quelles sont les vérités primitives et
les vrais axiomes, la distinction des vérités nécessaires et de celles
de fait, du raisonnement des hommes des consécutions des bêtes qui
en sont une ombre. Enfin vous serez surpris, Monsieur, d'entendre
tout ce que j'ai à vous dire et surtout de comprendre combien
la connaissance des grandeurs et des perfections de Dieu cn est
relevée. Car je ne saurais dissimuler à vous, pour qui je n'ai rien eu
de caché, combien je suis pénétré maintenant d'admiration, et (si
nous pouvons oser nous servir de ce terme) d'amour pour cette
souveraine source de choses et de beautés, ayant trouvé que celle
40 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
que ce systèmé découvre, passent tout ce qu'on a concu jusqu ici).
Vous savez que j'étais allé un peu trop loin ailleurs et que je com-
mencais à pencher du cóté des spinosistes, qui ne laissent qu'une
puissance infinie à Dieu, sans reconnaitre ni perfection, ni sagesse à
son égard, et, méprisant la recherche des causes finales, dérivent tout
d'une nécessité brute. Mais ces nouvelles lumiéres m'en ont guéri ;
et depuis ce temps-là je prends le nom de Théophile. J'ai lu le livre
de ce célébre Anglais, dont vous venez de parler. Je l'estime beau-
coup, et j'y ai trouvé de belles choses ; mais il me semble qu'il faut
aller plus avant et méme s'écarter de ses sentiments, lorsqu'il en a
pris, qui nous bornent plus qu'il ne faut, et ravalent un peu non
seulement la condition de l'homme, mais encore celle de l'univers.
Pa. Vous m'étonnez en effet avec toutes les merveilles dont vous
me faites un récit un peu trop avantageux pour que je les puisse
croire facilement. Cependant je veux espérer qu'il y aura quelque
chose de solide parmi tant de nouveautés dont vous me voulez ré-
galer. En ce cas, vous me trouverez fort docile. Vous savez que
c'était toujours mon humeur de me rendre à la raison et que je pre-
nais quelquefois le nom de Philaléte. C'est pourquoi nous nous ser-
virons maintenant, s'il vous plait, de ces deux noms, qui ont tant de
rapport. Il y a moyen de venir à l'épreuve, car, puisque vous avez
lu le livre du célèbre Anglais, qui me donne tant de satisfaction,
et qu'il traite une bonne partie des matières dont vous venez de
parler et surtout l'analyse de nos idées et connaissances, ce sera
le plus court d'en suivre le fil et de voir ce que vous aurez à remar-
quer.
Tn. J'approuve votre proposition. Voici le livre.
8 4. Pr. Je l'ai si bien lu que jen ai retenu jusqu'aux expres-
sions que j'aurai soin de suivre. Ainsi je n'aurai point besoin de
recourir au livre qu'en quelques rencontres oü nous le jugerons
nécessaire. '
Nous parlerons premiérement de l'origine des idées ou notions
(livre I) puis des différentes sortes d'idées (livre I1) et des mots qui
servent à les exprimer (livre 1Il), enfin des connaissances et vérités
qui en résultent (livre IV), et c'est cette dernière partie qui nous
occupera le plus. Quant à l'origine des idées, je crois avec cet au-
teur et quantité d'habiles gens qu'il n'y en a point d'innées, non
plus que de principes innés. Etpour réfuter l'erreur de ceux qui en
admettent, il suffit de montrer, comme il paraitra dans la suite, qu'on
DES NOTIONS INNÉES AM
nen a point besoin et que les hommes peuvent acquérir tontes
leurs connaissances sans le secours d'aucune impression innée.
Ta. Vous savez, Philaléthe, que je suis d'un autre sentiment
depuis longtemps, que j'ai toujours été comme je suis encore pour
l'idée innée de Dieu, que M. Descartes a soutenue, et par conséquent
pour d'autres idées innées et qui ne nous sauraient venir des sens.
Maintenant je vais encore plus loin, en conformité du nouveau sys-
téme, etje crois méme que toutes les pensées et actions de notre
âme viennent de son propre fond, sans pouvoir lui être données
par les sens, comme vous allez voir dans la suite. Mais à présent je
mettrai cette recherche à part et, m'accommodant aux expressions
recues, puisqu'en effet elles sont bonnes et soutenables et qu'on
peut dire, dans un certain sens que les sens externes sont cause en
partie de nos pensées, j'examinerai comment on doit dire à mon
avis, encore dans le systéme commun (parlant de l'action des corps
sur l'âme, comme les coperniciens parlent avec les autres hommes
du mouvement du soleil, et avec fondement), qu'il y a des idées et
des principes qui ne nous viennent point des sens et que nous trou-
vons en nous sans les former, quoique les sens nous donnent occasion
de nous en apercevoir. Je m'imagine que votre habile auteur a
remarqué que, sous le nom de principes innés, on soutient souvent
ses préjugés et qu'on veut s'exempter de la peine des discussions, et
que cet abus aura animé son zèle contre cette supposition. Il aura
voulu combattre la paresse et la maniére superficielle de penser de
ceux qui, sous le prétexte spécieux d'idées innées et de vérités gra-
vées naturellement dans l'esprit où nous donnons facilement notre
consentement, ne se soucient point de rechercher et d'examiner les
sources, les liaisons et la certitude de ces connaissances. En cela
je suis entierement de son avis, et je vais méme plus avant. Je
voudrais qu'on ne bornât point notre analyse, qu'on donnàt les défi-
nitions de tous les termes qui en sont capables, et qu'on démon-
trât ou donnàt le moyen de démontrer tous les axiomes qui ne sont
point primitifs, sans distinguer l'opinion que les hommes en ont, et
sans se soucier s'ils y donnent leur consentement ou non. ll y aurait
en cela plus d'utilité qu'on ne pense. Mais il semble que l'auteur à
été porte trop loin d'un autre côté par son zèle fort louable d'ail-
leurs. Il n'a pas assez distingué à mon avis l'origine des vérités né-
cessaires, dont la source est dans l'entendement, d'avec celles de
fait qu'on tire des expériences des sens et méme des perceptions
42 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
confuses qui sont en nous. Vous voyez donc, Monsieur, que je n'ac-
corde pas ce que vous mettez en fait, que nous pouvons acquérir
toutes nos connaissances sans avoir besoin d'impressions innées. Et
la suite fera voir qui de nous a raison.
& 2. Pa. Nous l'ailons voir en eflet. Je vous avoue, mon cher Théo-
phile, qu'il n'y a point d'opinion plus communément reçue que
celle qui établit qu'il y a certains principes de la vérité desquels les
hommes conviennent généralement ; c'est pourquoi ils sont appels
notions communes, xotvat Evvouxt ; d’où l'on infère qu'il faut que ces
principes-là soient autant d'impressions que nos esprits recoivent
avec l'existence.
$ 3. Mais, quand le fait serait certain, qu'il y aurait des principes
dont tout le genre humain demeure d'accord, ce consentement uni-
versel ne prouverait point qu'ils soient innés, si l'on peut montrer,
comme je le crois, une autre voie par laquelle les hommes ont pu
arriver à cette. uniformité de sentiment. Mais ce qui est bien pis,
ce consentement universel ne se trouve guére, non pas méme par
rapport à ces deux célébres principes spéculatifs (car nous parle-
rons par aprés de ceux de pratique), que tout ce qui est, est; et qu'il
est impossible qu'une chose soit ou ne soit pas en méme temps; car
il y a une grande partie du genre humain à qui ces deux proposi-
tions, qui passeront sans doute pour vérités nécessaires et pour des
axiomes chez vous, ne sont pas méme connues.
Ta. Je ne fonde pas la certitude des principes innés sur le consen-
tement universel, car je vous ai déjà dit, Philaléthe, que mon avis
est qu'on doit travailler à pouvoir démontrer tous les axiomes qui
ne sont point primitifs. Je vous accorde aussi qu'un consentement
fort général, mais qui n'est pas universel, peut vcnir d'une tradition,
répandue par tout le genre humain, comme l'usage de la fumée du
tabac a été recu presque par tous les peuples en moins d'un siècle,
quoiqu'on ait trouvé quelques insulaires, qui, ne connaissant pas
méme le feu, n'avaient garde de fumer. C'est ainsi que quelques
habiles gens, même parmi les théologiens, mais du parti d'Arminius,
ont cru que la connaissance de la divinité venait d'une tradition trés
ancienne et fort générale; et je veux croire en effet que l'enseigne-
ment a confirmé et rectifié cette connaissance. 1] parait pourtant que
la nature a contribué à y mener sans la doctrine ; les merveilles de
l'univers ont fait penser à un pouvoir supérieur. On a vu un enfant
né sourd et inuet marquer de la vénération pour la pleine lune, et
DES NOTIONS INNÉES 43
lon a trouvé des nations, qu'on ne voyait pas avoir appris autre
chose d’autres peuples, craindre des puissances invisibles. Je vous
avoue, mon cher Philalèthe, que ce n'est pas encore l'idée de Dieu,
telle que nous avons et que nous demandons ; mais cette idée méme
ne laisse pas d'être dans le fond de nos âmes, sans y être mise,
comme nous verrons. Et les lois éternelles de Dieu y sont en partie
gravées d'une manière encore plus lisible et par une espèce d'ins-
tinct. Mais ce sont des principes de pratique dont nous aurons aussi
occasion de parler. Il faut avouer, cependant, le penchant que nous
avons à reconnaitre l'idée de Dieu est dans la nature humaine. Et,
quand on en attribuerait le premier enseignement à la révélation,
toujours la facilité que les hommes ont témoignée à recevoir cette
doctrine vient du naturel de leurs âmes (1). Mais nous jugerons
dans la suite que la doctrine externe ne fait qu'exciter ici ce qui
est en nous. Je conclus qu'un consentement assez général parmi les
hommes est un indice et non pas une démonstration d'un principe
inné; mais que la preuve exacte et décisive de ces principes consiste
à faire voir que leur certitude ne vient que de ce qui est en nous.
1: y a ici dans l'édition de Gehrardt, par rapport à l'édition de Raspe et
Erdmapn que nous avons suivie, dans notre {re édition une interversion de trois
ou quatre pages qui ne nous parait pas justifiée, car elle amène des incohe-
rences et des non-sens,
I^l'ar exemple, édition Gehrardt, p. 69 : «La facilité que les hommes ont tou-
jours témoignée à concevoir cette doctrine vient du naturel de nos àmes. Mais
nous jugeons que ces idées qui sont séparées renferment des notions incompatibles. »
Ce dernier membre de phrase n'a aucun rapport à ce qui précede.
Au contraire, dans le texte de Raspe, qui est le nótre, la suite des idées est
parfaitement claire.
Texte de Raspe : Après ces derniers mots : « vient du naturel de nos âmes », sui-
vent ces mots : « Mais nous jugerons dans la suite que la doctrine externe ne fait
qu'exciter ce qui est en nous. » Ce qui est le complément légitime de la doctrine
de l’innéité.
2° Gehrardt, p. 72: « S'il y a des vérités inuées, ne faut-il pas qu'il y ait
dans la suite que la doctrine externe ne fait qu'exciter ce qui est en nous. »
C'est un complet non-sens.
Au contraire, notre texte est absolument clair et cohérent : « S'il y a des vérités
innées, ne faut-il pas qu'il y ait des pensées innées ? — Point du tout, »
3* Texte Gelirardt, p. 19 : « Mais, quant à cette proposition : le carre n'est pas le
cercle, on peut dire qu'elle est innée; car en l'envisageant on fait une sub-
somption ou applicatior du principe de contradiction, des qu'on s'apercoit des
pensees innées. — Point du tout, car les pensées sont des actions. » l'ropositions
incohérentes.
Texte de Raspe : « Des qu'on s'apercoit que ces idées qui sont innées, renferment
des notions incompatibles. » Proposition qui se lie naturellement à la précédente.
Le texte de Gehrardt n'est pas méme conforme au manuscrit de Hanovre :
ce qui nous a été confirmé par les soins d'une personne obligeante de cette
ville, Le désordre vient donc de Gerhardt lui-même.
44 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
Pour répondre encore à ce que vous dites contre l'approbation gé-
nérale qu'on donne aux deux grands principes spéculatifs, qui sont
pourtant des mieux établis, je puis vous dire que, quand méme ils ne
seraient pas connus, ils ne laisseraient pas d'étre innés, parce qu'on
les reconnait dés qu'on les a entendus. Mais j'ajouterai encore que,
dans le fond, tout le monde les connait, et qu'on se sert à tout moment
du principe de contradiction (par exemple) sans le regarder distinc-
tement. Il n'y a point de barbare qui, dans une affaire qu'il trouve
sérieuse, ne soit choqué de la conduite d'un menteur qui se contre-
dit. Ainsi on emploie ces maximes sans les envisager expressément,
Et c'est à peu prés comme on a virtuellement dans l'esprit les pro-
positions supprimées dans les enthymémes, qu'on laisse à l'écart, non
seulement au dehors, mais encore dans notre pensée.
$ 5 Pa. Ce que vous dites de ces connaissances virtuelles et de
ces suppressions intérieures me surprend, car de dire qu'il y a des
vérités imprimées dans l'àme qu'elle n'apercoit point, c'est, ce me
semble, une véritable contradiction.
Ta. Si vous êtes dans ce préjugé, je ne m'étonne pas que vous
rejetiez les connaissances innées. Mais je suis étonné comment il ne
vous est pas venu dans la pensée que nous avons une infinité de
connaissances, dont nous ne nous apercevons pas toujours, pas
méme lorsque nous en avons besoin; c'est à la mémoire de les gar-
der et à la réminiscence de nous les représenter, comme elle fait sou-
vent au besoin. mais non pas toujours. Cela s'appelle fort bien sou-
venir (subvenire), car la réminiscence demande quelque aide. Et il
faut bien que dans cette multitude de nos connaissances nous soyons
déterminés par quelque chose à renouveler l'une plutót que l'autre,
puisqu'il est impossible de penser distinctement tout à la fois à tout
ce que nous savons.
Pn. En cela, je crois que vous avez raison : et cette affirmation
trop générale que nous nous apercevons toujours de toutes les vé-
rités qui sont dans notre âme, m'est échappée sans que j'y aie donné
assez d'attention. Mais vous aurez un peu plus de peine à répondre
à ce que je m'en vais vous représenter. C'est que, si on peut dire de
quelque proposition en particulier qu elle est innée, on pourra sou-
tenir par la méme raison que toutes les propositions, qui sont rai-
sonnables et que l'esprit pourra toujours regarder comme telles,
Sont déjà imprimées dans l'âme.
Tu. Je vous l'accorde à l'égard des idées pures, que j'oppose aux
DES NOTIONS INNÉES 45
fantômes des sens, et à l'égard des vérités nécessaires ou de raison,
que j'oppose aux vérités de fait. Dans ce sens, on doit dire que toute
l'arithmétique et toute la géométrie sont innées et sont en nous
d'une maniére virtuelle, en sorte qu'on les y peut trouver en consi-
dérant attentivement et rangeant ce qu'on a déjà dans l'esprit, sans
se servir d'aucune vérité apprise par l'expérience ou par la tradition
d'autrui, comme Platon l'a montre dans un dialogue (1) où il intro-
duit Socrate menant un enfant à des vérités abstruses par les seules
interrogations sans lui rien apprendre. On peut donc se fabriquer
ces sciences dans son cabinet et méme à yeux clos, sans apprendre
par ]a vue ni méme par l'attouchement les vérités dont on a besoin ;
quoiqu'il soit vrai qu'on n'envisagerait pas les idées dont il s'agit, si
l'on n'avait rien vu ni touché. Car c'est par une admirable économie
de la nature que nous ne saurions avoir des pensées abstraites qui
n'aient point besoin de quelque chose de sensible, quand ce ne se-
raient que des caractéres tels que sont les figures des lettres et les
sons; quoiqu'il n'y ait aucune connexion nécessaire entre tel ca-
ractéres arbitraires et telles pensées. Et, si les traces sensibles
n'étaient point requises, l'harmonie préétablie entre l'âme et le
corps, dont j'aurai occasion de vous entretenir plus amplement,
n'aurait point lieu. Mais cela n'empéche point que l'esprit ne prenne
les vérités nécessaires de chez soi. On voit aussi quelquefois com-
bien il peut aller loin sans aucun aide, par une logique et arithmé-
tique purement naturelles, comme ce garcon suédois qui, cultivant
la sienne, va jusqu'à faire de grands calculs sur-le-champ dans sa
téte, sans avoir appris la maniére vulgaire de compter ni méme à
lire et à écrire, si je me souviens bien de ce qu'on m'a raconté. Il
est vrai qu'il ne peut pas venir à bout des problèmes à rebours, tels
que ceux qui demandent les extractions des racines. Mais cela n'em-
pêche point qu'il n'eùt pu encore les tirer de son fond par quelque
nouveau tour d'esprit. Ainsi cela prouve seulement qu'il y a des
degrés dans la difficulté qu'on a de s'apercevoir de ce qui est en
nous. ll y a des principes innés qui sont communs et fort aisés à
tous; il y a des théorémes qu'on découvre aussi d'abord et qui com-
posent des sciences naturelles, qui sont plus étendues dans l'un que
dans l'autre. Enfin, dans un sens plus ample qu'il est bon d'em-
ployer pour avoir des notions plus compréhensives et plus détermi-
(1) Dans le Ménon.
46 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
nées, toutes les vérités qu'on peut tirer des connaissances innées pri-
mitives se peuvent encore appeler innées, parce que l'esprit les peut
tirer de son propre fond, quoique souvent ce ne soit pas une chose
aisée. Mais, si quelqu'un donne un autre sens aux paroles, je ne veux
point disputer des mots.
Pa. Je vous ai accordé qu'on peut avoir dans l'âme ce qu'on n'y
apercoit pas, car on ne se souvient pas toujours à point nommé de
tout ce que l'on sait, mais il faut toujours qu'on l'ait appris et qu'on
l'ait connu autrefois expressément. Ainsi, si on peut dire qu'une
chose est dans l'àme, quoique l’âme ne l'ait pas encore connue, ce
ne peut être qu'à cause qu'elle a la capacité ou la faculté de la con-
naitre.
Tn. Pourquoi cela ne pourrait-il avoir encore une autre cause, telle
que serait [celle-ci] (1), que l’âme peut avoir cette chose en elle sans
qu'on s'en soit aperçu ? Car, puisqu'uue connaissance acquise y peut
être cachée par la mémoire, comme vous. en convenez, pourquoi la
nature ne pourrait-elle pas y avoir aussi caché quelque connaissance
originale? Faut-il que tout cc qui est naturel à une substance qui se
connait, s'y connaisse d'abord actuellement? Cette substance telle
que notre âme ne peut et ne doit-elle pas avoir plusieurs propriétés
et affections qu'il est impossible d'envisager toutes d'abord et tout à
la fois? C'était l'opinion des platoniciens que toutes nos connais-
sances étaient des réminiscences, et qu'ainsi les vérités que l’âme a
apportées avec la naissance de l'homme, et qu'on appelle innées,
doivent étre des restes d'une connaissance expresse antérieure. Mais
cette opinion n'a nul fondement. Et il est aisé de juger que l'àme
devait avoir des connaissances innées dans l'état précédent (si la pré-
existence avait lieu), quelque reculé qu'il pourrait étre, tout comme
ici : elles devraient donc aussi venir d'un autre état précédent, oü
elles seraient enfin innées ou au moins concréées, ou bien il faudrait
aller à l'infini et faire les ámes éternelles, auquel eas ces connais-
sances seraient innées en effet, parce qu'elles n'auraient jamais de
commencement dans l'âme; et, si quelqu'un prétendait que chaque
état antérieur a eu quelque chose d'un autre plus antérieur, qu'il n'a
point laissé aux suivants, on lui répondrait qu'il est manifeste que
certaines vérités évidentes devraient avoir été de tous ces états. Et,
de quelque maniére qu'on se preune, il est toujours clair, dans tous
(1) Celle-ci manque dans le texte de Gehrardt.
DES NOTIONS INNÉES 41
les états de l’âme, que les vérités nécessaires sont innées et se prou-
vent par ce qui est interne, ne pouvant point étre établies par les
expériences, comme on établit par là les vérités de fait. l'ourquoi
faudrait-il aussi qu'on ne püt rien posséder dans l’âme dont on ne
se füt jamais servi? Avoir une chose sans s'en servir est-ce la méme
chose que d'avoir seulement la faculté de l'acquérir? Si cela était,
nous ne posséderions jamais que des choses dont nous jouissons :
au lieu qu'on sait qu'outre la faculté et l'objet, il faut souvent
quelque disposition dans la faculté ou dans l'objet et. dans tous les
deux pour que la faculté s'exerce sur l'objet.
Pu. A le prendre de cette maniére-là, on pourra dire qu'il y a des
vérités gravées dans l'àme, que l'àme n'a pourtant jamais connues,
et que méme elle ne connaitra jamais, ce qui me parait étrange.
Tu. Je n'y vois aucune absurdité, quoique aussi on ne puisse
point assurer qu'il y ait de telles vérités. Car des choses plus rele-
vées que celles que nous pouvons connaitre dans ce présent train
de vie, se peuvent développer un jour dans nos âmes, quand elles
seroat dans un autre état.
Pg. Mais, supposé qu'il y ait des vérités qui puissent étre impri-
mées dans l'entendement sans qu'il les apercoive, je ne vois pas com-
ment, par rapport à leur origine, elles peuvent différer des vérités
qu'il est seulement capable de connaitre.
Tu. L'esprit n'est pas seulement capable de les connaitre, mais
encore de les trouver en soi, et, s'il n'avait que la simple capacité de
recevoir les connaissances ou la puissance passive pour cela, aussi
indéterminée que celle qu'a la cire de recevoir des figures et la
table rase de recevoir des lettres, il ne serait pas la source des vé-
rités nécessaires, comme je viens de montrer qu'il l'est : car il est
incontestable que les sens ne suffisent pas pour en faire voir la
nécessité, et qu'ainsi l'esprit a une disposition (tant active que pas-
sive) pour les tirer lui-méme de son fonds; quoique les sens soient
nécessaires pour lui donner de l'occasion et de l'attention pour cela,
et pour le porter plutót aux unes qu'aux autres. Vous voyez donc,
Monsieur, que ces personnes, trés habiles d'ailleurs, qui sont d'un
autre sentiment, paraissent n'avoir pas assez médité sur les suites de
la différence qu'il y a entre les vérités nécessaires ou éternelles, et
entre les vérités d'expérience, comme je l'ai déjà remarqué, et
comme toute notre contestation le montre. La preuve originaire des
vérités nécessaires vient du seul entendement, et les autres vérités
48 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
viennent des expériences ou des observations des sens. Notre esprit
est capable de connaitre les unes et les autres, mais il est la source
des premiéres, et, quelque nombre d'expériences particuliéres qu'on
puisse avoir d'une vérité universelle, on ne saurait s'en assurer pour
toujours par l'induction, sans en connaître la nécessité par la
raison. |
Pn. Mais n'est-il pas vrai que, si ces mots : être dans l'entendement,
emportent quelque chose de positif, ils signifient étre apercu et
compris par l'entendement?
Tu. lis nous signifient tout autre chose : c'est assez que ce qui
est dans l'entendement y puisse étre trouvé et que les sources ou
preuves originaires des vérités dont il s'agit ne soient que dans
l'entendement : les sens peuvent insinuer, justifier et confirmer ces
vérités, mais non pas en démontrer la certitude immanquable et
perpétuelle.
$ 11. Pu. Cependant tous ceux qui voudront prendre la peine de
réfléchir avec un peu d'attention sur les opérations de l'entendement,
trouveront que ce consentement que l'esprit donne sans peine à cer-
taines vérités dépend de la faculté de l'esprit humain.
Th. Fort bien; mais c'est ce rapport particulier de l'esprit humain
à ces vérités, qui rend l'exercice de la faculté aisé et naturel à leur
égard, et qui fait qu'on les appelle innées. Ce n'est donc pas une
faculté nue qui consiste dans la seule possibilité de les entendre :
c'est une disposition, une aptitude, une préformation, qui déter-
mine notre áme et qui fait qu'elles en peuvent étre tirées. Tout
comme il y a de la différence entre les figures qu'on donne à la
pierre ou au marbre indifféremment, et entre celles que ses veines
marquent déjà ou sont disposées à marquer si l'ouvrier en profite.
Pn. Mais n'est-il point vrai que les vérités sont postérieures aux
idées dont elles naissent? Or les idées viennent des sens.
Tn. Les idées intellectuelles, qui sont la source des vérités néces-
saires, ne viennent point des sens ; et vous reconnaissez qu'il y a
des idées qui sont dues à la réflexion de l'esprit lorsqu'il réfléchit
sur soi-même. Au reste, il est vrai que la connaissance expresse des
vérités est postérieure (lempore vel natura) à la connaissance
expresse des idées, comme la nature des vérités dépend de la nature
des idées, avant qu'on forme expressément les unes et les autres ;
et les vérités oü entrent les idées qui viennent des sens, dépendent
des sens, au moins en partie. Mais les idées qui viennent des sens
DES NOTIONS INNÉES 49
sont confuses, et les vérités qui en dépendent le sont aussi, au moins
en partie, au lieu que les idées intellectuelles et les vérités qui en
dépendent sont distinctes, et ni les unes ni les autres n'ont point
leur origine des sens; quoiqu'il soit vrai que nous n'y penserions
jamais sans les sens.
Pu. Mais, selon vous, les nombres sont des idées intellectuelles,
et cependant il se trouve que la difficulté y dépend de la formation
expresse des idées ; par exemple un homme sait que 18 et 19 sont
égaux à 37, avec la méme évidence qu'il sait qu'un et deux sont
égaux à trois ; mais pourtant un enfant ne connait pas la première
proposition sitôt que la seconde, ce qui vient de ce qu'il n’a pas
sitót formé les idées que les mots.
Tn. Je puis vous accorder que souvent la difficulté qu'il y a dans
la formation expresse des vérités dépend de celle qu'il y a dans la
formation expresse des idées. Cependant je crois que dans votre
exemple, il s'agit de se servir des idées déjà formées. Car ceux
qui ont appris à compter jusqu'à 10 et la maniére de passer plus
avant par une certaine réplication de dizaines, entendent sans peine
ce que c'est que 18, 19, 37, savoir une, deux ou trois fois 10, avec
8, ou 9, ou 7 ; mais pour en tirer que 18 plus 19 fait 37, il faut bien
plus d'attention que pour connaitre que 2 plus 1 sont 3, ce qui dans
le fond n'est que la définition de trois.
S 10. Pn. Ce n'est pas un privilège attaché aux nombres ou aux
idées que vous appelez intellectuelles, de fournir des propositions
auxquelles on acquiesce infailliblement, dés qu'on les entend. On
en rencontre aussi dans la physique et dans toutes les autres sciences,
et les sens méme en fournissent. Par exemple, cette proposition :
deux corps ne peuvent pas être en un méme lieu à la fois, est une
vérité dont on n'est pas autrement persuadé que des maximes sui-
vantes : « ll est impossible qu'une chose soit et ne soit pas en même
temps ; le blane n'est pas le rouge, le carré n'est pas un cercle, la
couleur jaune n'est pas la douceur. »
Ta. Il y a de la différence entre ces propositions. La première
qui prononce que la pénétration des corps est impossible, a besoin
de preuve. Tous ceux qui croient des condensations et des raréfac-
tions véritables et prises à la rigueur, comme les péripatéticiens et feu
M. le chevalier Digby, la rejettent en effet ; sans parler des chrétiens,
qui croient la plupart que le contraire, savoir la. pénétration des
dimensions, est possible à Dieu. Mais les autres propositions sont
PavL JaxET. — Leibniz. I-4
Ah NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
abentiques, où peut s en faut: et les identiques ou immédiates ne re-
coivent point de preuve. Celles qui regardent ce que les sens four-
nissent., comme celle qui dit que la couleur jaune n'est pas la dou-
ceur, ne font qu'appliquer la maxime identique générale à des cas
particuliers.
Pu. Chaque proposition, qui est composée de deux différentes
idées dont l'une est niee de l'autre, par exemple que le carré n'est
pas un cercle, qu'étre jaune n'est pas être doux, sera aussi certaine-
ment reçue comme indubitable, dés qu'on en comprendra les termes,
que celte maxime générale : il est impossible qu'une chose soit et
ne soit pas en méme temps.
Tm. C'est que l'une (savoir, là maxime générale) est le prin-
cipe, et l'autre (c'est-à-dire la négation d'une idée d'une autre
opposée) en est l'application. |
Pu. 11 me semble plutôt que la maxime dépend de cette négation,
qui en est le fondement ; et qu'il est encore plus aisé d'entendre que
ce qui est la même chose n'est pas diflérent, que la maxime qui
rejette les contradictions. Or, à ce compte, il faudra qu'on recoive
pour vérités innées un nombre infini de propositions de cette espéce
qui nient une idée de l'autre, sans parler des autres vérités. Ajoutez
àcela qu'une proposition ne pouvant étre innée, à moins que les
idées dont elle est composée ne le soient, il faudra supposer que
toutes les idées que nous avons des couleurs, des sons, des goûts,
des figures, etc., sont innées.
Tu. Je ne vois pas bien comment ceci : ce qui est la méme chose
s'est pas différent, soit l'origine du principe de contradiction et plus
aisé ; car il me parait qu'on se donne plus de liberté en avancant
qu'A n'est point P, qu'en disant qu'A n'est point non A. Et la raison
qui empêche À d’être B, est que D enveloppe non A. Au reste cette
proposition « le doux n'est pas l'amer » n'est point innée, suivant le
sens que nous avons donné à ce terme de vérité innée. Car les sen-
ments du doux et de l'amer viennent des sens externes. Ainsi e'est
une conclusion mêlée (hybrida conclusio), où l'axiome est appliqué
à une vérité sensible. Mais, quant à cette proposition : le carré n'est
point un cercle, on peut dire qu'elle est innée, car en l'envisageant,
en fait une subsomption ou application du principe de contradiction
à ce que l'enteudement fournit lui-même, dés qu'on s'apercoit que
qui sont innées, renferment des notions incompatibles.
Quand vous soutenez que ces propositions particulières
DES NOTIONS INNÉES 54
et évidentes par elles-mémes, dont on reconnait la vérité dés qu'on
les entend prononcer (comme que le vert n'est pas le rouge), sont
recues comme des conséquences de ces autres propositions plus géné-
rales, qu'on regarde comme autant de principes innés; il semble que
vous ne considérez point, Monsieur, que ces propositions particu-
lières sont reçues comme des vérités indubitables de ceux qui n'ont
aucune connaissance de ces maximes plus générales.
Tu. J'ai déjà répondu à cela ci-dessus: On se fonde sur ces
maximes générales, comme on se fonde sur les majeures qu'on sup-
prime lorsqu'on raisonne par enthymémes; car, quoique bien sou-
vent on ne pense pas distinctement à ce qu'on fait en raisonnant,
non plus qu'à ce qu'on fait en marchant et en sautant, il est toujours
vrai que la force de la conclusion consiste en partie dans ce qu'on
supprime et ne saurait venir d'ailleurs, ce qu'on trouvera quand on
voudra la justifier.
$ 20. Pu. Mais il semble que les idées générales et abstraites sont
plus étrangères à notre esprit que les notions et les vérités particu-
lieres : donc ces vérités particulières seront plus naturelles à l'es-
prit que le principe de contradiction, dont vous voulez qu'elles ne
soient que l'application.
Ta. ll est vrai que nous commençons plutôt de nous apercevoir
des vérités particulieres, comme nous commencons par les idées
plus composées et plus grossiéres : mais cela n'empéche point que
l'ordre de la nature ne commence par le plus simple, et que la rai-
son des vérités plus particulières ne dépende des plus générales,
dont elles ne sont que lesexemples. Et, quand on veut considérer ce
qui est en nous virtuellement et avant toute aperception, on a raison
de commencer par le plus simple. Car les principes généraux entrent
dans nos pensées, dont ils font l'âme et la liaison. Ils y sont néces-
saires comme les muscles et les tendons le sont pour marcher, quoi-
qu'on n'y pense point. L'esprit s'appuie sur ces principes à tous
moments, mais il ne vient pas si aisément à les déméler et à se les
représenter distinctement et séparément, parce que cela demande
une grande attention à ce qu'il fait, et la plupart des gens, peu
aceoutumés à méditer, n'en ont guère. Les Chinois n'ont-ils pas
comme nous des sons articulés? et cependant s'étant attachés à une
autre manière d'écrire, ils ne sont pas encore avisés de faire un
alphabet de ces sons. C'est ainsi qu'on possède bien des choses sans
le savoir.
52 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
8 91. Pu. Si l'esprit acquiesce si promptement à certaines vérités.
cela ne peut-il point venir de la considération méme de Ia nature des
choses, qui ne lui permet pas d'en juger autrement, plutót que de
ce que ces propositions sont gravées naturellement dans l'esprit ?
Tu. L'un et l'autre est vrai. La nature des choses, et la nature de
l'esprit y concourent. Et, puisque vous opposez la considération de
la chose à l'aperception de ce qui est gravé dans l'esprit, cette objec-
tion méme fait voir, monsieur, que ceux dont vous prenez le parti
n'entendent par les vérités innées que ce qu'on approuverait natu-
rellement comme par instinct et méme sans le counaitre que confu-
sément. ll y en a de cette nature et nous aurons sujet d'en parler;
mais ce qu'on appelle la lumiére naturelle suppose une connaissance
distinete, et bien souvent la considération de la nature des choses
n'est autre chose que la connaissance de la nature de notre esprit et
de ces idées innées, qu'on n'a point besoin de chercher au dehors.
Ainsi j'appelle innées les vérités qui n'ont besoin que de cette consi-
dération pour étre vérifiées. J'ai déjà répondu, $ 5, à l'objection,
$ 22, qui voulait que lorsqu'on dit que les notions innées sont impli-
citement dans l'esprit, cela doit signifier seulement, qu'il a la faculté
de les connaitre; car j'ai fait remarquer qu'outre cela, il a la faculté
de les trouver en soi et la disposition à les approuver quand il y
pense comme il faut.
$ 93. Pu, HH semble done que vous voulez, monsieur, que ceux à
qui on propose ces maximes générales pour la premiére fois, n'ap-
prennent rien qui leur soit entiérement nouveau. Mais il est clair
qu'ils apprennent premiérement les noms, et puis les vérités et méme
les idées dont ces vérités dépendent.
Tu. 1l ne s'agit point ici des noms, qui sont arbitraires en quelque
facon, au lieu que les idées et les vérités sont naturelles. Mais,
quant à ces idées et vérités, vous nous attribuez, monsieur, une
doctrine dont nous sommes fort éloignés, car je demeure d'ac-
cord que nous apprenons les idées et les vérités innées, soit en
prenant garde à leur source, soit en les vérifiant par l'expérience,
Ainsi je ne fais point la supposition que vous dites, comme si
dans le cas dont vous parlez nous n'apprenions rien de nouveau.
Et je ne saurais admettre cette proposition : tout ce qu'on apprend
n'est pas inné. Les vérités des nombres sont en nous, et on ne laisse
pas de les apprendre, soit en les tirant de leur source, soit en les
vérifiant par l'expérience lorsqu'on les apprend par raison démons-
DES NOTIONS INNÉES 53
trative (ce qui fait voir qu'elles sont innées), soit en les éprouvant
dans les exemples comme font les arithméticiens vulgaires, qui faute
de savoir les raisons n'apprennent leurs régles que par tradition;
et tout au plus, avant de les enseigner, ils les justifient par l'expé-
rience, qu'ils poussent aussi loin qu'ils jugent à propos. Et quel-
quefois méme un fort habile mathématicien, ne sachant point la
source de la découverte d'autrui, est obligé de se contenter de cette
méthode de l'induction pour l'examiner; comme fit un célébre écri-
vain à Paris, quand j'y étais, qui poussa assez loin l'essai de mon
tétragonisme arithmétique, en le comparant avec les nombres de
Ludolphe (1), croyant d'y trouver quelque faute : et il eut raison de
douter jusqu'à ce qu'on lui en communiqua la démonstration, qui
nous dispense de ces essais, qu'on pourrait toujours continuer sans
étre jamais parfaitement certain. Et c'est cela méme, savoir l'imper-
fection des inductions, qu'on peut encore vérifier par les instances
de l'expérience. Car il y a des progressions oü l'on peut aller
fort loin avant de remarquer les changements et les lois qui s'y
trouvent.
Pu. Mais ne se peut-il point que non sculement les termes ou pa-
roles dont on se sert, mais encore les idées, nous viennent du
dehors?
Tu. Il faudrait donc que nous fussions nous-mêmes hors de nous,
car les idées intellectuelles ou de réflexion sont tirées de notre
esprit : et je voudrais bien savoir comment nous pourrions avoir
l'idée de l'être si nous n'étions des êtres nous-mêmes, et ne trou-
vions ainsi l'étre en nous.
Pu. Mais que dites-vous, Monsieur, à ce défi d'un de mes amis?
Si quelqu'un, dit-il, peut trouver une proposition, dont les idées
soient innées, qu'il me la nomme, il ne saurait me faire un plus
grand plaisir.
Tu. Je lui nommerai les propositions d'arithmétique et de géomé-
trie, qui sont toutes de cette nature et en matiere de vérités néces-
saires on n'en saurait trouver d'autres.
$ 25. Pii. Cela paraît étrange à bien des gens. Peut-on dire que les
sciences les plus difficiles et les plus profondes sont innées?
Tu. Leur connaissance actuelle ne l'est point, mais bien ce qu'on
peut appeler la connaissance virtuelle, comme la figure tracée par
(1! Lunocpae (1649-1716), Tetragonometria lahulariu (Francfort, 1690).
54 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
les veines du marbre est dans le marbre avant qu'on les découvre en
travaillant.
Pu. Mais est-il possible que des enfants recevant des notions, qui
leur viennent au dehors, et y donnant leur consentement, n'aient
aucune connaissance de celles qu'on suppose étre innées avec eux
et faire comme partie de leur esprit, où elles sont, dit-on, empreintes
en caractéres ineffacables pour servir de fondement. Si cela était, la
nature se serait donné de la peine inutilement, ou du moins elle
aurait mal gravé ces caractéres, puisqu'ils ne sauraient étre aper-
cus par des yeux qui voient fort bien d'autres choses.
Tu. L'aperception de ce qui est en nous dépend d'une attention
et d'un ordre. Or non seulement il est possible, mais il est méme
convenable que les enfants aient plus d'attention aux notions des
sens parce que l'attention est réglée par le besoin. L'événement
cependant fait voir dans la suite que la nature ne s'est point donné
inutilement la peine de nous imprimer les connaissances innées,
puisque sans elle il n'y aurait aucun moyen de parvenir à la con-
naissance actuelle des vérités nécessaires dans les sciences démons-
tratives et aux raisons des faits; et nous n'aurions rien au-dessus
des bétes.
$ 26. Pn. S'il y a des vérités innées, ne faut-il pas qu'il y ait des
pensées innées ?
Ta. Point du tout, car les pensées sont des actions et les connais-
sances ou les vérités, en tant qu'elles sont en nous, quand méme on
n'y pense point, sont des habitudesou des dispositions, et nous savons
bien des choses auxquelles nous ne pensons guére.
Pu. Il est bien difficile de concevoir qu'une vérité soit dans l'es-
prit, si l'esprit n'a jamais pensé à cette vérité.
Tu. C'est comme si quelqu'un disait qu'il est difficile de concevoir
quil y a des veines dans le marbre avant qu'on les découvre. I]
semble aussi que cette objection approche un peu trop de la pétition
de principe. Tous ceux qui admettent des vérités innées, sans les
fonder sur la réminiscence platonicienne en admettent auxquelles
on n'a pas encore pensé. D'ailleurs, ce raisonnement prouve trop ;
car, si les vérités sont des pensées, on sera privé non seulement des
vérités auxquelles on n'a jamais pensé, mais encore de celles
auxquelles on a pensé et auxquelles on ne pense plus actuel-
lement, et si les vérités ne sont pas des pensées, mais des habi-
tudes et aptitudes, naturelles ou acquises, rien n'empéche qu'il y
DES NOTIONS INNÉES 55
en ait en nous, auxquelles on n'ait jamais pensé ni ne pensera
jamais.
$8 27. Pn. Si les maximes générales étaient innées, elles devraient
paraître avec plus d'éclat dans l'esprit de certaines personnes où
cependant nous n'en voyons aucune trace, je veux parler des en-
fants, des idiots et des sauvages; car, de tous les hommes, ce sont
eux qui ont l'esprit le moins altéré et corrompu par la coutume ct
par l'impression des opinions étrangères.
Tu. Je crois qu'il faut raisonner tout autrement ici. Les maximes
innées ne paraissent que par l'attention qu'on leur donne, mais ces
personnes n'en ont guère ou l'ont pour toute autre chose. Ils ne
pensent presque qu'aux besoins du corps, et il est raisonnable que
les pensées pures et détachées soient le prix de soins plus nobles. Il
est vrai que les enfants et les sauvages ont l'esprit moins altéré par les
coutumes, mais ils l'ont aussi moins élevé parla doctrine qui donne
de l'attention. Ce serait quelque chose de bien peu juste que les
plus vives lumières dussent mieux briller dans les esprits qui les mé-
ritent moins et qui sont enveloppés des plus épais nuages. Je ne
voudrais donc pas qu'on fit tant d'honneur à l'ignorance et à la bar-
barie, quand on est aussi habile que vous l'étes, Philaléthe, aussi
bien que notre excellent auteur; ce serait rabaisser les dons de
Dieu. Quelqu'un dira que plus on est ignorant, plus on approche
de l'avantage d'un bloc de marbre ou d'une pièce de bois qui sont
infaillibles et impeccables. Mais, par malheur, ce n'est pas en cela
qu'on y approche et tant qu'on est capable de connaissance, on
pèche en négligcant de l'acquérir et on manquera d'autant plus aisé-
ment qu'on sera moins instruit.
CHAP. IE — Qu'is N'Y 4 POINT DE PRINCIPES
DE PRATIQUE QUI SOIENT INNÉS.
Pu. La morale est une science démonstrative, et cependant elle n'a
point de principes innés et méme il serait bien difficile de produire
une règle de morale, qui soit d'une nature à être résolue par un
consentement aussi général et aussi prompt que cette maxime : ce
qui est est.
Ts. H est absolument impossible qu'il y ait des vérités de raison
-
56 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
aussi évidentes que les identiques ou immédiates. Et, quoiqu'on
puisse dire véritablement que la morale a des principes indémon-
trables et qu'un des premiers et des plus pratiques est qu'il faut
suivre la joie et éviter la tristesse, il faut ajouter que ce n'est pas
une vérité qui soit connue purement de raison, puisqu'elle est fondée
sur l'expérience interne ou sur des connaissances confuses ; car on
ne sent pas ce que c'est que la joie et la tristesse.
Pa. Ce n'est que par des raisonnements, par des discours et par
quelque application d'esprit qu'on peut s'assurer des vérités de
pratique.
Tn. Quand cela serait, elles n'en seraient pas moins innées. Cepen-
dant la maxime que je viens d'alléguer parait d'une autre nature ;
elle n'est pas connue par la raison, mais pour ainsi dire par un ins-
tinct. C'est un principe inné, mais il ne fait point partie de la
lumière naturelle; car on ne le connait point d'une manière lumi-
neuse. Cependant, ce principe posé, on en pcut tirer des consé-
quences scientifiques; et j'applaudis extrêmement à ce que vous
venez de dire, Monsieur, de la morale comme d'une science démons-
trative. Aussi voyons-nous qu'elle enseigne des vérités si évidentes
que les larrons, les pirates et les bandits sont forcés de les observer
entre eux.
$8 2. Pr. Mais les bandits gardent entre eux les règles de la jus-
tice, sans les considérer comme des principes innés.
Tw. Qu'importe ? Est-ce que le monde se soucie de ces questions
théoriques ?
Pu. His n'observent les maximes de justice que comme des règles
de convenance, dont la pratique est absolument nécessaire pour la
conservation de leur société.
Tu. Fort bien. On ne saurait rien dire de mieux à l'égard de tous
les hommes en général. Et c'est ainsi que ces lois sont gravées dans
l'Àme, savoir comme les conséquences de notre conservation et de
nos vrais biens. Est-ce qu'on s'imagine que nous voulons que les
vérités soient dans l'entendement comme indépendantes les unes des
autres et comme les édits du préteur étaient dans son affiche ou
album? Je mets à part ici linstinet qui porte l'homme à aimer
l'homme, dont je parlerai tantôt; car maintenant je ne veux parler
que des vérités, en tant qu'elles se connaissent par la raison. Je
reconnais aussi que certaines règles de la justice ne sauraient être
démontrées dans toute leur étendue et perfection, qu'en supposant
DES NOTIONS INNÉES 57
l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme; et celles où l'instinet
de l'humanité ne nous pousse point, ne sont gravées dans l'âme que
comme d'autres vérités dérivatives. Cependant, ceux qui ne fondent
la justice que sur les nécessités de cette vie et sur le besoin qu'ils en
ont plutôt que sur le plaisir qu'ils v devraient prendre, qui est des
plus grands, lorsque Dieu en est le fondement, ceux-là sont sujets à
ressembler un peu à la socicté des bandits.
Sit spes fallendi, miscebunt sacra profanis.
$ 3. Pn. Je vous avoue que la nature a mis dans tous les hommes
l'envie d'être heureux ct une forte aversion pour la misère. Ce sont
là des principes de pratique véritablement innés, et qui, selon la
destination de tout principe de pratique, ont une influence con-
tinuclle sur toutes nos actions. Mais ce sont là des inclinations de
l'àme vers le bien et non pas des impressions de quelque vérité, qui
soit gravée dans notre entendement.
Tu. Je suis ravi, Monsieur, de vous voir reconnaitre en effet des
vérités innées comme je dirai tantót. Ce principe convient assez avec
celui que je viens de marquer qui nous porte à suivre la joie et à
éviter la tristesse, car la félicité n'est autre chose qu'une joie du-
rable. Cependant notre penchant va, non pas à la félicité propre-
ment, mais à la joie, c'est-à-dire au présent ; c'est la raison qui porte
à l'avenir et à la durée. Or, le penchant exprimé par l'entendement,
passe en précepte ou vérité de pratique : et, si le penchant est inné,
la vérité l'est aussi, n'y ayant rien dans l'àme qui ne soit exprimé
dans l'entendement, mais non pas toujours par une considération
actuelle distincte, comme j'ai assez fait voir. Les instinets aus-i ne
sont pas toujours de pratique; il y en a qui contiennent des vérités
de théorie, et tels sont les principes internes des sciences et du rai-
sonnement, lorsque, sans en connaitre la raison, nous les emplovons
par un instinct naturel. Et dans ce sens vous ne pouvez pas vous
dispenser de reconnaitre des principes innes, quand méme vous vou-
driez nier que les vérités dérivatives sont innées. Mais ce serait une
question de nom aprés l'explication que j'ai donnée de ce que j ap-
pelle inné. Et, si quelqu'un ne veut donner cette appellation qu'aux
vérités, qu'on recoit d'abord par instinct, je ne le lui contes-
terai pas.
Pa. Voilà qui va bien. Mais s'il y avait dans notre âme certains
caractères qui y fussent gravés naturellement, comme autant de
58 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
principes de connaissance, nous ne pourrions que les apercevoir
agissant en nous, comme nous sentons l'influence des deux prin-
cipes quí agissent constamment en nous, savoir, l'envie d'étre heu-
reux et la crainte d'étre misérables.
Tn. Il y a des principes de connaissance qui influent aussi cons-
tamment dans nos raisonnements que ceux de pratique dans nos
volontés; par exemple, tout le monde emploie les régles des con-
séquences par une logique naturelle sans s'en apercevoir.
$ 4. Pri. Les règles de morale ont besoin d'être prouvées; donc
celles ne sont pas innées, comme cette règle, qui est la source des
vertus qui regardent la société : ne faites à autrui que ce que vous
voudricz qu'il vous soit fait à vous-mémes.
Ti. Vous me faites toujours l'objection que j'ai déjà réfutée. Je
vous accorde, Monsieur, qu'il y a des régles de morale qui ne sont
point des principes innés, mais cela n'empéche pas que ce ne soient
des vérités innées, car une vérité dérivative sera innée lorsque nous
la pouvons tirer de notre esprit. Mais il y a des vérités innées que
nous trouvons en nous de deux facons, par lumiére et par instinct.
Celles que je viens de marquer se démontrent par nos idées, ce qui
fait la lumière naturelle. Mais il y a des conclusions de la lumière
naturelle, qui sont des principes par rapport à l'instinct. C'est ainsi
que nous sommes portés anx actes. d'humanité par instinct, parce
que cela nous plait, et par raison parce que cela est juste. Il y a donc
en nous des vérités d'instinct, qui sont des principes innés, qu'on
sent et qu'on approuve quand méme on n'en a point la preuve, qu'on
obtient pourtant lorsqu'on rend raison de cet instinct. C'est ainsi
qu'on se sert des lois des conséquences suivant une connaissance
confuse et comme par instinct, mais les logiciens en démontrent la
raison, comme les mathématiciens aussi rendent raison de ce qu'on
fait sans y penser en marchant et en sautant. Quant à la régle qui
porte : qu'on ne doit faire aux autres que ce qu'on voudrait qu'ils
nous fissent, elle a besoin non seulement de preuve, mais encore de
déclaration. On voudrait trop. si on en était le maitre; est-ce donc
qu'on doit trop aussi aux autres? On me dira que cela ne s'entend
que d'une volonté juste. Mais ainsi cette règle, bien loin de suffire
à servir de mesure, en aurait besoin. Le véritable sens de la régle
est que la place d'autrui est le vrai point de vue, pour juger équi-
tablement lorsqu'on s'y met.
$ 9. Pir. On commet souvent des actions mauvaises sans aucun re-
DES NOTIONS INNÉES 59
^
mords de conscience, par exeniple lorsqu'on prend les villes d'as-
saut, les soldats commettent sans scrupules les plus méchantes
actions; des nations polies ont exposé leurs enfants, quelques Ca-
ribes chátrent les leurs pour les engraisser et les manger. Garcilasso
de la Vega (1) rapporte que certains peuples de Pérou prenaient des
prisonniéres pour en faire des concubines, et nourrissaient les en-
fants jusqu'à l'âge de treize ans, aprés quoi ils les mangeaient, et
traitaient de méme les méres dés qu'elles ne faisaient plus d'enfants.
Dans le voyage de Baumgarten, il est rapporté qu'il y avait un
santon en Égypte, qui passait pour un saint homme, eo quod non
fæminarum unquam esset ac puerorum, sed tantum asellarum
concubitor atque mularum.
Tu. La science morale (outre les instincts comme celui qui fait
suivre la joie et fuir la tristesse) n'est pas autrement innée que
larithmétique, car elle dépend aussi de démonstrations que la
lumiere interne fournit. Et comme les démonstrations ne sautent pas
d'abord aux yeux, ce n'est pas grande merveille, si les hommes ne
s'aperçoivent pas toujours et d'abord de tout ce qu'ils possèdent en
eux, et ne lisent pas assez promptement les caractéres de la loi na-
turelle, que Dieu, selon saint Paul, a gravée dans leur esprit. Cepen-
dant comme la morale est plus importante que l'arithmétique, Dieu
a donné à l'homme des instincts qui portent d'abord et sans raison-
nement à quelque chose de ce que la raison ordonne. C'est comme
nous marchons suivant les lois de la mécanique sans penser à ces
lois, et comme nous mangeons non seulement parce que cela nous
est nécessaire, mais encore et bien plus parce que cela nous fait plai-
sir. Mais ces instincts ne portent pas à l'action d'une manière invin-
cible; on y résiste par des passions, on les obscurcit par des préju-
gés et on les altére par des coutumes contraires. Cependant on
convient le plus souvent de ces instincts de la conscience et on les
suit méme quand de plus grandes impressions ne les surmontent. La
plus grande et la plus saine partie du genre humain leur rend témoi-
gnage. Les Orientaux et les Grecs ou Romains, la Bible et l'Alcoran
conviennent en cela; la police des Mahométans a coutume de punir
ce que Baumgarten rapporte, et il faudrait étre aussi abruti que les
sauvages américains pour approuver leurs coutumes, pleines d'une
(1) GanciLAsso DE LA Vrca (1540-1618), fils d'une princesse Inca et d'un com-
pagnon de Pizarre ; Histoire général du Pérou Cordoue, 1607).
60 NOUVEAUX ESSAIS SUR L’ENTENDEMENT
cruauté qui passe même celle des bêtes. Cependant ces mêmes sau-
vages sentent bien ce que c'est que la justice en d'autres occasions ;
et quoiqu'il n'y ait point de mauvaise pratique peut-étre qui ne soit
autorisée quelque part et en quelques rencontres, il y en a peu
pourtant qui ne soient condamnées le plus souvent et par la plus
grande partie des hommes. Ce qui n'est point arrivé sans raison, et
n'étant pas arrivé par le seul raisonnement doit étre rapporté en
partie aux instincts naturels. La coutume, la tradition, la discipline
S'y est mélée, mais le naturel est cause que la coutume s'est tournée
plus généralement du bon côté sur ces devoirs. C'est comme le na-
turel est encore cause que la tradition de l'existence de Dieu est
venue. Or la nature donne à l'homme et méme à la plupart des ani-
maux une affection et une douceur pour ceux de leur espèce. Le
tigre méme parcit cognatis maculis : d'oü vient ce bon mot d'un
jurisconsulte romain, quia inter omnes homines natura cognatio-
nem conslituit, inde hominem homini insidiari ne fas esse. ll n'y
a presque que les araignées qui fassent exception et qui s'entre-
mangent jusqu'à ce point que la femelle dévore le mále aprés en
avoir joui. Après cet instinct général de société, qui se peut appeler
philanthropie dans l'homme, il y en a de plus particuliers, comme
l'affection entre le mile et la femelle, l'amour que père et mère por-
tent à leurs enfants, que les Grecs appellent srocyrv (1), et autres incli-
nations semblables, qui font ce droit naturel ou cette image de droit
plutôt, que selon les jurisconsultes romains la nature a enscigné aux
animaux. Mais dans l'homme particulièrement il se trouve un certain
soin de la dignité et de la convenance, qui porte à cacher les choses
qui nous rabaissent, à ménager la pudeur, à avoir de la répugnance
pour des incestes, à ensevelir les cadavres, à ne point manger des
hommes du tout ni des bétes vivantes. On est porté encore à avoir
soin de sa réputation, méme au delà du besoin et de la vie; à étre
sujet à des remords de la conscience et à sentir ces laniatus et ictus,
ces tortures et ces génes, dont parle Tacite aprés Platon, outre la
crainte d'un avenir et d'une puissance supréme, qui vient encore
assez naturellement. Il v a de la réalité en tout cela; mais dans le
fond ces impressions, quelque naturelles qu'elles puissent étre, ne
sont que des aides à la raison et des indices du conseil de la nature.
La coutume, l'éducation, la tradition, la raison y contribuent beau-
(1) GEHRARDT, Oayrv.
DES NOTIONS INNÉES 61
coup ; mais la nature humaine ne laisse pas d'y avoir part. Il est
vrai que sans la raison ces aides ne suffiraient pas pour donner une
certitude entière à la morale. Enfin, niera-t-on que l'homme est
porté naturellement, par exemple, à s'éloigner des choses vilaines,
sous prétexte qu'on trouve des gens qui aiment à ne parler que d'or-
dures, qu'il y en a méme dont le genre de vie les engage à manier
des excréments, et qu'il y a des peuples de Boutan, où ceux du roi
passent pour quelque chose d'aromatique. Je m'imagine que vous
étes, Monsieur, de mon sentiment dans le fond à l'égard de ces ins-
tincts naturels au bien honnéte; quoique vous direz peut-être comme
vous avez dit à l'égard de l'instinct, qui porte à la joie et à la féli-
cité, que ces impressions ne sont pas des vérités innées. Mais j'ai
déjà répondu que tout sentiment est la perception d'une vérité, et
que le sentiment naturel l'est d'une vérité innée, mais bien souvent
confuse, comme sont les expériences des sens externes : ainsi on
peut distinguer les vérités innées d'avec la lumière naturelle (qui ne
contient que de distinctement connaissable) comme le genre doit
étre distingué de son espéce, puisque les vérités innées comprennent
tant les instincts que la lumière naturelle.
$ 41. Pu. Une personne qui connaitrait les bornes naturelles du
juste et de l'injuste et ne laisserait pas de les confondre ensemble,
ne pourrait être regardée que eomme l'ennemi déclaré du repos et
du bonheur de la société dont il fait partie. Mais les hommes les
confondent à tout moment, donc ils ne les connaissent point.
Tu. C'est prendre les choses un peu trop théoriquement. ll arrive
tous les jours que les hommes agissent contre leurs connaissances en
se les cachant à eux-mêmes lorsqu'ils tournent l'esprit ailleurs pour
suivre leurs passions : sans cela nous ne verrions pas les gens man-
ger et boire de ce qu'ils savent leur devoir causer des maladies et
méme la mort; ils ne négligeraient pas leurs affaires ; ils ne feraient
pas ce que des nations entières ont fait à certains égards. L'avenir et
le raisonnement frappent rarement autant que le présent et les sens.
Cet Italien le savait bien, qui, devant être mis à la torture, se proposa
d'avoir continuellement le gibet en vue pendant les tourments pour
y résister, et on l'entendit dire quelquefois : /o ti vedo; ce qu'il
expliqua ensuite quand il fut échappé. À moins de prendre une ferme
résolution d'envisager le vrai bien et le vrai mal, pour les suivre ou
les éviter, on se trouve emporté, et il arrive encore par rapport aux
besoins les plus importants de cette vie ce qui arrive par rap-
62 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
port au paradis et à l'enfer chez ceux-là même qui les croient le
plus :
Cantantur h:ec, laudantur hiec,
Dicuntur, audiuntur.
Scribuntur h»c, leguntur h:ec,
Et lecta negliguntur.
Pu. Tout principe qu'on suppose inné ne peut qu'être connu d'un
chacun comme juste et avantageux.
Tu. C'est toujours revenir à cette supposition que j'ai réfutée tant
de fois, que toute vérité innée est connue toujours et de tous.
$ 19. Pu. Mais une permission publique de violer la loi prouve
que cette loi n'est pas innée: par exemple la loi d'aimer et de conser-
ver les enfants a été violée chez les anciens lorsqu'ils ont permis de
les exposer.
lu. Cette violation supposée, il s'ensuit seulement qu'on n'a pas
bien lu ces caractères de la nature, gravés dans nos âmes, mais
quelquefois assez enveloppés par nos désordres; outre que pour
voir la nécessité des devoirs d'une manière invincible, il en faut en-
visager la démonstration, ce qui n'est pas fort ordinaire. Si la géo-
métrie s'opposait autant à nos passions el à nos intéréts présents que
la morale, nous ne la contesterions et ne la violerions guére moins,
malgré toutes les démonstrations d'Euclide et d'Archiméde, qu'on
traiterait de réveries, et croirait pleines de paralogismes ; et Joseph
Scaliger, Hobbes et autres, qui ont écrit contre Euclide et Archi-
mede, ne se trouveraient point si peu accompagnés qu'ils le sont. Ce
n'était que la passion de la gloire, que ces auteurs eroyaient trou-
ver dans la quadrature du cercle et autres problèmes difficiles, qui
ait pu aveugler jusqu'à un tel point des personnes d'un si grand mé-
rite. Et si d'autres avaient le méme intérêt, ils en useraient de
méme.
Pu. Tout devoir emporte l'idée de loi, et une loi ne saurait être
connue et supposée sans un législateur qui l'ait prescrite, ou sans
récompense et sans peine.
Tu. ll peut y avoir des récompenses ét des peines naturelles sans
législateur ; l'intempérance, par exemple, est punie par des mala-
dies. Cependant, comme elle ne nuit pas à tous d'abord, j'avoue
qu'il n'y à guére de préceptes, à qui on serait obligé indispensable-
ment, s'il n'y avait pas un Dieu, qui ne laisse aucun crime sans chà-
timent ni aucune bonne action sans récompense.
DES NOTIONS INNÉES 63
Pu. ll faut donc que les idées d'un Dieu et d’une vie à venir soient
aussi innées.
Tu. J'en demeure d'accord dans le sens que j'ai expliqué.
Pu. Mais ces idées sont si éloignées d'étre gravées naturellement
dans l'esprit de tous les hommes qu'elles ne paraissent pas méme
fort claires et fort distinctes dans l'esprit de plusieurs hommes
d'étude et qui font profession d'examiner les choses avec quelque
exactitude; tant il s'en faut qu'elles soient connues de toute créature
humaine.
Tn. C'est encore revenir à la méme supposition, qui prétend que
ce qui n'est point connu n'est point inné, que j'ai pourtant réfutee
tant de fois. Ce qui est inné n'est pas d'abord connu clairement et
distinctement pour cela, il faut souvent beaucoup d'attention et
d'ordre pour s'en apercevoir; les gens d'étude n'en apportent pas
toujours, et toute créature humaine encore moins.
& 13. Pn. Mais, si les hommes peuvent ignorer ou révoquer en
doute ce qui est inné, c'est en vain qu'on nous parle de principes
innés et qu'on en prétend faire voir la nécessité; bien loin qu'ils
puissent servir à nous instruire de la vérité ct de la certitude des
choses, comme on le prétend, nous nous trouverions dans le
méme état d'incertitude avec ces principes que s'ils n'étaient point
en nous.
Tu. On ne peut point révoquer en doute tous les principes innés.
Vous en étes demeuré d'aecord, Monsieur, à l'égard des identiques
ou du principe de contradiction, avouant qu'il y a des principes in-
contestables, quoique vous ne les reconnaissiez point alors comme
innés, mais il ne s'ensuit point que tout ce qui est inné et lié néces-
sairement avec ces principes innés soit aussi d'abord d'une évidence
indubitable.
Pu. Personne n'a encore entrepris, que je sache, de nous donner
un catalogue exact de ces principes.
Ts. Mais nous a-t-on donné jusqu'ici un catalogue plein et exact
des axiomes de géométrie ?
S 45. Pn. Mylord Herbert (1) a voulu marquer quelques-uns de ces
principes qui sont : 4° qu'il y a un Dieu suprême ; 2* qu'il doit être
servi; 3» que la vertu jointe avec la piété est le meilleur culte ;
4° qu'il faut se repentir de ses péchés; 5° qu'il y a des peines et des
(1) HkngERT DE CHERBURY (1581-1648), De veritate (Paris, 1613;.
64 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
récompenses après cette vie. Je tombe d'accord que ce sont là des
vérités évidentes et d'une telle nature qu'étant bien expliquées, une
créature raisonnable ne peut guère éviter d'y donner son consente-
ment. Mais nos amis disent qu'il s'en faut beaucoup que ce soient
autant d'impressions innées. Et, si ces cinq propositions sont des
notions communes, gravées dans nos âmes par le doigt de Dieu, il y
en a beaucoup d'autres qu'on doit aussi mettre de ce rang.
Tu. J'en demeure d'accord, Monsieur, car je prends toutes les
vérités nécessaires pour innées, et j'y joins méme les instincts.
Mais je vous avoue que ces cinq propositions ne sont point des prin-
cipes innés ; car je tiens qu'on peut et qu'on doit les prouver.
$ 18. Pu. Dans la proposition troisième, que la vertu est le culte
le plus agréable à Dieu, il est obscur ce qu'on entend par la vertu.
Si on l'entend dans le sens qu'on lui donne le plus communément,
je veux dire de ce qui passe pour louable selon les différentes opi-
nions, qui règnent en divers pays, tant s'en faut que cette propo-
sition soit évidente, qu'elle n'est pas méme véritable. Que si on
appelle vertu les actions qui sont conformes à la volonté de Dieu,
ce sera presque ?dem per idem, et la proposition ne nous apprendra
pas grand'chose, ear elle voudra dire seulement que Dieu a pour
agréable ce qui est conforme à sa volonté. ll en est de méme de la
notion du péché dans la quatrième proposition.
Tu. Je ne me souviens pas d'avoir remarqué qu'on prenne com-
munément la vertu pour quelque chose qui dépende des opinions;
au moins les philosophes ne le font pas. Il est vrai que le nom de
vertu dépend de l'opinion de ceux qui le donnent à de différentes
habitudes ou actions, selon qu'ils jugent bien ou mal et font usage
de leur raison ; mais tous conviennent assez de la notion de la vertu
en général, quoiqu'ils different dans l'application. Selon Aristote et
plusieurs autres, la vertu est une habitude de modérer les passions
par la raison, et encore plus simplement une habitude d'agir suivant
la raison. Et cela ne peut manquer d'étre agréable à celui qui est la
suprême et dernière raison des choses, à qui rien n'est indifférent,
et les actions des créatures raisonnables moins que toutes les
autres.
8 20. Pii. On a coutume de dire que les coutumes, l'éducation et
les opinions générales de ceux avec qui on converse peuvent
obscurcir ces principes de morale, qu'on suppose innés. Mais, si cette
réponse est bonne, elle anéantit la preuve qu'on prétend tirer du
DES NOTIONS INNÉES 65
consentement universel. Le raisonnement de bien des gens se réduit
à ceci : les principes que les gens de bon sens reconnaissent sont
inués : nous et ceux de notre parti sommes des gens de bon sens:
donc nos principes sont innés. Plaisante maniére de raisonner, qui va
tout droit à l'infaillibilité !
Tu. Pour moi, je me sers du consentement universel, non pas
comme d'une preuve principale, mais comme d'une confirmation :
car les vérités innés, prises pour la lumière naturelle de la raison,
portent leurs caractéres avec elles comme la géométrie, car elles
sont enveloppées dans les principes immédiats, que vous reconnais-
sez vous-mémes pour incontestables. Mais j'avoue qu'il est plus dif-
ficile de déméler les instincts, et quelques autres habitudes natu-
relles, d'avec les coutumes, quoique cela se puisse pourtant, ce
semble, le plus souvent. Au reste, il me paraît que les peuples qui
ont cultivé leur esprit ont quelque sujet de s'attribuer l'usage du
bon sens préférablement aux barbares, puisqu'en les domptant si
aisément presque comme des bétes ils montrent assez leur supério-
rité. Si on n'en peut pas toujours venir à bout, c'est qu'encore
comme les bétes ils se sauvent dans les épaisses foréts, oü il est dif-
ficile deles forcer, et le jeu ne vaut pas la chandelle. C'est un avan-
tage sans doute d'avoir cultivé l'esprit, et s'il est permis de parler
pour la barbarie contre la culture, on aura aussi le droit d'attaquer
la raison en faveur des bétes et de prendre sérieusement les saillies
spirituelles de M. Despréaux dans une de ses satires, oü, pour con-
tester à l'homme sa prérogative sur les animaux, il demande si
L'ours a peur du passant ou le passant de l'ours?
Et si par un édit des pâtres de Lybie
Les lions videraient les pares de Numidie, etc. (1)
Cependant il faut avouer qu'il y a des points importants où les
barbares nous passent, surtout à l'égard de la vigueur du corps; et
à l'égard de l’âme méme on peut dire qu'à certains égards leur mo-
rale pratique est meilleure que la nótre, parce qu'ils n'ont point l'ava-
rice d'amasser, ni l'ambition de dominer. Et on peut méme ajouter
que la conversation des chrétiens les a rendus pires en bien des
choses. On leur a appris l'ivrognerie (en leur apportant de l'eau-de-
vie), les jurements, les blasphémes et d'autres vices, qui leur étaient
(1) Vers tirés de la satire VIII,
PacL JANET. — Leibniz. | — 5
66 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
peu connus. Il y a chez nous plus de bien et plus de mal que chez
eux. Un méchant européen est plus méchant qu'un sauvage : il raf-
fine sur le mal. Cependant rien n'empécherait les hommes d'unir les
avantages que la nature donne à ces peuples, avec ceux que nous
donne la raison. |
Pu. Mais que répondrez-vous, Monsieur, à ce dilemme d'un de
mes amis? Je voudrais bien. dit-il, que les partisans des idées innées
me disent si ces principes peuvent ou ne peuvent pas être effacés par
l'éducation et la coutume. S'ils ne peuvent l'être, nous devons les
trouver dans tous les hommes, et il faut qu'ils paraissent clairement
dans l'esprit de chaque homme en particulier; que s'ils peuvent
être altérés par des notions étrangères, ils doivent paraitre plus dis-
tinctement et avec plus d'éclat lorsqu'ils sont plus prés de leur
source, je veux dire dans les enfants et les ignorants, sur qui les
opinions étrangères ont fait le moins d'impression. Qu'ils prennent
tel parti qu'ils voudront, ils verront clairement, dit-il, qu'il est
démenti par des faits constants et par une continuelle expérience.
TH. Je m'étonne que votre habile ami a confondu obscurcir et effa-
cer, comme on confond dans votre parti n'étre point et ne point pa-
raitre. Les idées et vérités innées ne sauraieut être effacées, mais
elles sont obscurcies dans tous les hommes (comme ils sont présente-
tement) par leur penchant vers les besoins du corps, et souvent
encore plus par les mauvaises coutumes survenues. Ces caractéres
de lumiére interne seraient toujours éclatants dans l'entendement et
donneraient de la chaleur dans la volonté, si les perceptions con-
fuses des sens ne s'emparaient de notre attention. C'est le combat
dont la sainte Ecriture ne parle pas moins que la philosophie
ancienne et moderne,
Pu. Ainsi donc nous nous trouvons dans les ténèbres aussi épaisses
et dans une aussi grande incertitude que s'il n'y avait point de sem-
blables lumières.
Tu. À Dieu ne plaise; nous n'aurions ni sciences, ni lois, et nous
n'aurions pas méme de la raison.
S 21, 22, etc. Pu. J'espère que vous conviendrez au moins de la
force des préjugés, qui font souvent passer pour naturel ce qui est
venu des mauvais enseignements où les enfants ont été exposés, et
des mauvaises coutumes, que l'éducation de la conversation leur
ont données.
Tu. J'avoue que l'excellent auteur que vous suivez dit de fort
DES NOTIONS INNÉES 67
belles choses là-dessus et qui ont leur prix si on les prend comme il
faut; mais je ne crois pas qu'elles soient contraires à la doctrine
bien prise du naturel ou des vérités innées. Et je m'assure qu'il ne
voudra pas étendre ses remarques trop loin; car je suis également
persuadé, et que bien des opinions passent pour des vérités qui ne
sont que des effets de la coutume et de la crédulité, et qu'il y en a
bien aussi que certains philosophes voudraient faire passer pour des
préjugés, qui sont pourtant fondées dans la droite raison et dans la
nature. Il y a autant et plus de sujet de se garder de ceux qui, par
ambition le plus souvent, prétendent innover, que de se défier des
impressions anciennes. Et aprés avoir médité sur l'ancien et sur le
nouveau, j'ai trouvé que la plupart des doctrines reçues peuvent
souffrir un bon sens. De sorte que je voudrais que les hommes d'es-
prit cherchassent de quoi satisfaire à leur ambition, en s'occupant
plutót à bátir et à avancer qu'à reculer et à détruire. Et je souhai-
terais qu'on ressemblät plutôt aux Romains qui faisaient des beaux
ouvrages publics, qu'à ce roi vandale, à qui sa mère recommanda
que ne pouvant pas espérer la gloire d'égaler ces grands bátiments,
il en cherchát à les détruire.
Pu. Le but des habiles gens qui ont combattu les vérités innées a
été d'empécher que sous ce beau nom on ne fasse passer les préju-
gés et cherche à couvrir sa paresse.
Tu. Nous sommes d'accord sur ce point, car bien loin qué
japprouve qu'on se fasse des principes douteux, je voudrais, moi,
qu'on cherchát jusqu'à la démonstration des axiomes d'Euclide,
comme quelques anciens ont fait aussi. Et, lorsqu'on demande le
moyen de connaitre et d'examiner les principes innés, je réponds
suivant ce que j'ai dit ci-dessus, qu'excepté les instincts dont la rai-
son est inconnue, il faut tàcher de les réduire aux premiers principes,
c'est-à-dire aux axiomes identiques ou immédiats par le moyen des
definitions, qui ne font autre chose qu'une exposition distincte des
idées. Je ne doute pas méme que vos amis, contraires jusqu'ici aux
vérités innées, n'approuvent cette méthode, qui parait conforme à
leur but principal.
68 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
CHAP. Il[. — AUTRES CONSIDÉRATIONS TOUCHANT LES PRIN-
CIPES INNÉS, TANT CEUX QUI REGARDENT LA SPÉCULATION
QUE CEUX QUI APPARTIENNENT A LA PRATIQUE.
& 3. Pit. Vous voulez qu'on réduise les vérités aux premiers prin-
cipes et je vous avouc que, s'il y a quelque principe, c'est sans con-
tredit celui-ci : il est impossible qu'une chose soit et ne soit pas en
méme temps. Cependant il parait difficile de soutenir qu'il est inné,
puisqu'il faut se persuader en méme temps que les idées d'impossi-
bilité et d'identité sont innées.
Pu. Il faut bien que ceux qui sont pour les vérités innées sou-
tiennent et soient persuadés que ces idées le sont aussi ; et j'avoue
que je suis de leur avis. L'idée de l'étre, du possible, du méme, sont
si bien innées, qu'elles entrent dans toutes nos pensées et raisonne-
ments, et je les regarde comme des choses essentielles à notre
esprit; mais j'ai déjà dit qu'on n'y a pas toujours une attention
particuliére et qu'on ne les déméle qu'avec le temps. J'ai déjà
dit que nous sommes, pour ainsi dire, innés à nous-mémes, et,
puisque nous sommes des êtres, l'être nous est inné, et la con-
naissance de l'étre est enveloppée dans celle que nous avons de
nous-mêmes. Il y a quelque chose d'approchant en d'autres notions
générales.
$ 4. Pr. Si l'idée de l'identité est naturelle, et par conséquent si
évidente et si présente à l'esprit que nous devions la connaitre dés le
berceau, je voudrais bien qu'un enfantde sept ans et méme un homme
de soixante-dix ans me dit si un homme, qui est une créature com-
posée de corps et d'áme, est le méme lorsque son corps est échangé,
et si, supposé la métempsycose, Euphorbe serait le méme que
Pythagore.
Tu. J'ai assez dit que ce qui nous est naturel ne nous est pas
connu pour cela dés le berceau, et méme une idée nous peut étre
connue, sans que nous puissions décider d'abord toutes les ques-
tions qu'on peut former là-dessus. C'est comme si quelqu'un pré-
tendait qu'un enfant ne saurait connaitre ce que c'est que le carré
et sa diagonale, parce qu'il aura de la peine à connaitre que la dia-
unie... —
DES NOTIONS INNÉES 69
gonale est incommensurable avec le côté du carré. Pour ce qui
est de la question en elle-même, elle me parait démonstrativement
résolue par la doctrine des monades, que j'ai mise ailleurs dans
son jour, et nous parlerons plus amplement de cette matière dans
la suite. |
$ 6. Pu. Je vois bien que je vous objeeterais en vain que
l'axiome qui porte que le tout est plus grand que sa partie n'est
point inné, sous prétexte que les idées du tout et de la partie
sont relatives, dépendant de celles du nombre et de l'étendue :
puisque vous soutiendrez apparemment qu'il y a des idées innées
respectives et que, celles des nombres et de l'étendue sont innées
aussi.
Tu. Vous avez raison et méme je crois plutót que l'idée de l'étendue
est postérieure à celle du tout et de la partie.
8 7. Que dites-vous de la vérité que Dieu doit étre adoré? est-elle
innée?
Tu. Je crois que le devoir d'adorer Dieu porte que dans les occa-
sions on doit marquer qu'on l'honore au delà de tout autre objet, et
que c'est une conséquence nécessaire de son idée et de son existence;
ce qui signifie chez moi que cette vérité est innée.
€ 8. Pri. Mais les athées semblent prouver par leur exemple que
l'idée de Dieu n'est point innée. Et sans parler de ceux dont les an-
ciens ont fait mention, n'a-t-on pas découvert des nations entières
qui n'avaient aucune idée de Dieu ni des noms pour marquer Dieu
et l'âme; comme à la baie de Soldanie, dans le Brésil, dans les iles
Caribes, dans le Paraguay ?
Tn. Feu M. Fabricius, théologien célèbre de Heidelberg, a fait
une apologie du genre humain, pour le purger de l'imputation de
l'athéisme. C'était un auteur de beaucoup d'exactitude et fort au-
dessus de bien des préjugés; cependant je ne prétends point entrer
dans cette discussion des faits. Je veux que des peuples entiers n'aient
jamais pensé à la substance suprême, ni à ce que c'est que l'âme. Et
je me souviens que, lorsqu'on voulut à ma prière, favorisée par l'il-
lustre M. Witsen, m'obtenir en Hollande une version de l'oraison
dominicale dans la langue de Barantola, on fut arrêté à cet endroit :
ton nom soit sanctifié, parce qu'on ne pouvait point faire entendre
aux Barantolois ce que voulait dire saint. Je me souviens aussi que
dans le credo, fait pour les Hottentots, on fut obligé d'exprimer le
Saint-Esprit par des mots du pays qui signifient un vent doux et
70 NOUVEAUX ESSAIS. SUR L'ENTENDEMENT
agréable, ce qui n'était pas sans raison, car nos mots grecs et latins,
zvtUux, anima, spiritus, ne signifient originairement que l'air ou
vent qu'on respire, comme une des plus subtiles choses qui nous
soit connue par les sens et on commence par les sens pour mener
peu à peu les hommes à ce qui est au-dessus des sens. Cependant
toute cette difficulté qu'on trouve à parvenir aux connaissances
abstraites ne fait rien contre les connaissances innées. Il y a des
peuples qui n'ont aucun mot qui réponde à celui d’être ; est-ce qu'on
doute qu'ils ne savent pas ce que c'est que d'étre, quoiqu'ils n'y
pensent guére à part? ^u reste, je trouve si beau et si à mon gré ce
que j'ai lu chez notre excellent auteur sur l'idée de Dieu (£ssai de
l'entendement, liv. 1, ch. m, $ 9) que je ne saurais m'empêcher de le
rapporter. Le voici: « Les hommes ne sauraient guère éviter d'avoir
quelque espéce d'idée des choses, dont ceux avec qui ils conversent
ont souvent occasion de les entretenir sous certains noms ; et si c'est
une chose qui emporte avec elle l'idée d'excellence, de grandeur ou
de quelque qualité extraordinaire qui intéresse par quelque endroit
et qui s'imprime dans l'esprit sous l'idée d'une puissance absolue et
irrésistible, qu'on ne puisse s'empécher de craindre », (j'ajoute : et
sous l'idée d'une grandissime bonté, qu'on ne saurait s'empécher
d'aimer), « une telle idée doit, suivant toutes les apparences, faire
de plus fortes impressions et se répandre plus loin qu'aucune autre,
surtout si c'est une idée qui s'accorde avec les plus simples lumières
de la raison et qui découle naturellement de chaque partie de nos
connaissances. Or, telle est l'idée de Dieu, car les marques écla-
tantes d'une sagesse et d'une puissance extraordinaire paraissent
si visiblement dans tous les ouvrages de la création, que toute créa-
ture raisonnable qui voudra y faire réflexion, ne saurait manquer
de découvrir l'auteur de toutes ces merveilles ; et l'impression que
la découverte d'un tel être doit faire naturellement sur l'âme de
tous ceux qui en ont entendu parler une seule fois est si grande et
entraine avec elle des pensées d'un si grand poids et si propres à se
répandre dans le monde, qu'il me parait tout à fait étrange qu'il se
puisse trouver sur la terre une nation entière d'hommes assez stu-
pides pour n'avoir aucune idée de Dieu. Cela, dis-je, me semble
aussi surprenant que d'imaginer des hommes qui n'auraient aucune
idée des nombres ou du feu. » Je voudrais qu'il me füt toujours
permis de copier mot à mot quantité d'autres excellents endroits de
notre auteur, que nous sommes obligés de passer. Je dirai seulement
DES NOTIONS INNÉES 7!
ici que cet auteur, parlant des plus simples lumières de la raison qui
s'accordent avec l'idée de Dieu et de ce qui en découle naturellement,
ne parait guére s'éloigner de mon sens sur les vérités innées et sur
ce qui lui parait aussi étrange qu'il y ait des hommes sans aucune
idee de Dieu qu'il serait surprenant de trouver des hommes qui
n'auraient aucune idée des nombres ou du feu, je remarquerai que
les habitants des iles Mariannes, à qui on a donné le nom de la reine
d'Espagne, qui y a favorisé les missions, n'avaient aucune connais-
sance du feu lorsqu'on les découvrit, commeil parait par la relation
que le R. P. Gobien (1), jésuite francais, chargé du soin des mis-
sions éloignées, a donnée au public et m'a envoyée.
& 16. Si l'on a le droit de conclure que l’idée de Dieu est innée, de
ce que tous les gens sages ont eu cette idée, la vertu doit aussi étre
innée parce que les gens sages en ont toujours eu une véritable idée.
Tu. Non pas la vertu, mais l'idée de la vertu est innée, et peut-
étre ne voulez-vous que cela.
Pur. Hl est aussi certain qu'il y a un Dieu, qu'il est certain que les
angles opposés, qui se font par l'intersection de deux lignes droites,
sont égaux. Et il n'y eut jamais de créature raisonnalle qui se soit
appliquée sincèrement à examiner la vérité de ces deux propo-
sitions, qui ait manqué d'y donner son consentement. Cependant
il est hors de doute qu'il y a bien des hommes qui, n'ayant point
tourné leurs pensées de ce cóté-là, ignorent également ces deux
vérités.
Tu. Je l'avoue ; mais cela n'empéche point qu'elles soient innées,
c'est-à-dire qu'on les puisse trouver en soi.
S 18 Pur. Il serait encore avantageux d'avoir une idée innée de
la substance ; mais il se trouve que nous ne l'avons, ni innée, ni
acquise, puisque nous ne l'avons ni par la sensation, ni par la
réflexion.
Tn. Je suis d'opinion que la réflexion suffit pour trouver l'idée de
la substance en nous-mémes, qui sommes des substances. Et cette
notion est des plus importantes. Mais nous en parlerons peut-être
plus amplemeut dans la suite de notre conférence.
Pu. S'il y a des idées innées, qui soient dans l'esprit, sans que
l'esprit y pense actuellement, il faut du moins qu'elles soient dans
la mémoire, d'où elles doivent être tirées par voie de réminiscence.
(1) Gosrzx (Charles) (1653-1708), professeur de philosophie à Tours, a publié
une Histoire des (les Mariannes (Paris, 1700), p. 72.
12 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
c'est-à-dire étre connues lorsqu'on en rappelle le souvenir, comme
autant de perceptions, qui aient été auparavant dans l’âme, à moins
que la réminiscence ne puisse subsister sans réminiscence. Car cette
persuasion, oü l'on est intérieurement sür qu'une telle idée a
été auparavant dans notre esprit, est proprement ce qui distingue la
réminiscence de toute autre voie de penser.
Tu. Pour que les connaissances, idées ou vérités soient dans notre
esprit, il n'est point nécessaire que nous y ayons jamais pensé
actuellement ; ce ne sont que des habitudes naturelles, c'est-à-dire
des dispositions et aptitudes actives et passives et plus que fabula
rasa. ll est vrai cependant que les platoniciens croyaient que nous
avions déjà pensé actuellement à ce que nous retrouvons en nous;
et pour les réfuter, il ne suffit pas de dire que nous ne nous en sou-
venons point, car il est sür qu'une infinité de pensées nous revient,
que nous avons oublié d'avoir eues. Il est arrivé qu'un homme a
cru faire un vers nouveau, qu'il s'est trouvé avoir lu mot pour mot
longtemps auparavant dans quelque ancien poéte. Et souvent nous
avons une facilité non commune de concevoir certaines choses,
parce que nous les avons conçues autrefois, sans que nous nous en
souvenions. Il se peut qu'un enfant, devenu aveugle, oublie d'avoir
vu la lumière et les couleurs, comme il arriva à l’âge de deux ans et
demi par la petite vérole à ce célèbre Ulric Sehonberg, natif de
Weide au haut Palatinat, qui mourut à konigsberg en Prusse en 1649,
oit il avait enseigné la philosophie et les mathématiques avec l'admi-
ration de tout le monde. Il se peut qu'il reste à un tel homme
des effets des anciennes impressions, sans qu'il s'en souvienne. Je
crois que les songes nous renouvellent souvent ainsi d'anciennes
pensées. Jules Scaliger, ayant célébré en vers les hommes illustres
de Vérone, un certain soi-disant Brugnolus, Bavarois d'origine,
mais depuis établi à Vérone, lui parut en songe et se plaignit d'avoir
été oublié. Jules Scaliger, ne se souvenant pas d'en avoir oui parler
auparavant, ne laissa point de faire des vers élégiaques à son hon-
neur sur cesonge. Enfin le fils Joseph, Scaliger (1), passant en Italie,
apprit plus particulièrement qu'il y avait eu autrefois à Vérone un
célébre grammairien ou critique savant de ce nom qui avait con-
tribué au rétablissement des belles lettres en Italie. Cette histoire se
(1) Scaliger (Joseph), fils de Jules Gésar, né à Agen, 1510 mort à Leyde 1609
On peut dire qu'il a fixé la Chronologie par son célèbre ouvrage : De emenda-
lione temporum.
DES NOTIONS INNÉES ] 13
trouve dans les poésies de Scaliger le père avec T'élégie, et dans les
lettres du fils. On la rapporte aussi dans les Scaligerana, qu'on a
recueillis des conversations de Joseph Scaliger. Il y a bien de l'ap-
parence que Jules Scaliger avait su quelque chose de Brugnol, dont
il ne se souvenait plus, et que le songe avait été en partie le renou-
vellement d'une ancienne idée, quoiqu'il n'y ait pas eu cette rémi-
niscence proprement appelée ainsi, qui nous fait connaitre que nous
avons déjà eu cette méme idée; du moins, je ne vois aucune nécessité
qui nous oblige d'assurer qu'il ne reste aucune trace d'une percep-
tion quand il n'y en a pas assez pour se souvenir qu'on l'a eue.
S 24. Pn. ll faut que je reconnaisse que vous répondez assez na-
turellement aux difficultés que nous avons formées contre les vé-
rités innées. Peut-étre aussi que nos auteurs ne les combattent point
dans le sens oü vous les soutenez. Ainsi je reviens seulement à
vous dire, Monsieur, qu'on a eu quelque sujet de crainte que l'opi-
pion des vérités innées nc servit de prétexte aux paresseux, de
s'exempter de la peine des recherches, et donnát la commodité aux
docteurs et aux maîtres de poser pour principe des principes que
les principes ne doivent pas étre mis en question.
Tn. J'ai déjà dit que, si c'est là le dessein de vos amis, de con-
seiller qu'on cherche les preuves des vérités, qui en peuvent rece-
voir, sans distinguer si elles sont innées ou non, nous sommes en-
tiérement d'accord ; et l'opinion des vérités innées, de la manière
dont je les prends, n'en doit détourner personne, car, outre qu'on fait
bien de chercher la raison des instincts, c'est une de mes grandes
maximes, qu'il est bon de chercher les démonstrations des axiomes
mémes, et je me souviens qu'à Paris, lorsqu'on se moquait de feu
M. Roberval (1) déjà vieux, parce qu'il voulait démontrer ceux
d'Euclide à l'exemple d'Appollonius et de Proclus, je fis voir l'utilité
de cette recherche. Pour ce qui est du principe de ceux qui disent
qu'il ne faut point disputer contre celui qui nie les principes, il n'a
lieu entiérement qu'à l'égard de ces principes qui ne sauraient rece-
voir ni doute ni preuve. Il est vrai que pour éviter les scandales et
les désordres, on peut faire des réglements à l'égard des disputes
publiques et de quelques autres conférences, en vertu desquels il
soit défendu de mettre en contestation certaines vérités établies.
Mais c'est plutót un poiut de police que de philosophie.
(1) Rosenvaz, célèbre géomètre français, 1602-1675, professeur de mathéma-
tiques au Collége de France.
LIVRE SECOND
DES IDÉES
— —ÓM — — ——À
CHAP. Er. — Ov L’ON TRAITE DES IDÉES EN GÉNÉRAL, ET
OU L'ON EXAMINE PAR OCCASION SI L'AME DE L'HOMME
PENSE TOUJOURS.
& 1. Pn. Aprés avoir examiné si les idées sont innées, considérons
leur nature et leurs différences. N'est-il pas vrai que l'idée est
l'objet de la pensée?
Tu. Je l'avoue, pourvu que vous ajoutiez que c'est un objet
immédiat interne et que cet objet est une expression de la nature
ou des qualités des choses. Si l'idée était la forme de la pensée,
elle naitrait et cesserait avec les pensées actuelles qui y répon-
dent; mais, en étant l'objet, elle pourra être antérieure et pos-
térieure aux pensées. Les objets externes sensibles ne sont que
médiats, parce qu'ils ne sauraient agir immédiatement sur l'áme.
Dieu seul est l'objet externe immédiat. On pourrait dire que
l'âme méme est son objet immédiat interne; mais c'est en tant
qu'elle contient les idées, ou ce qui répond aux choses. Car l'àmc
est un petit monde, oü les idées distinctes sont une représentation
de Dieu et oü les confuses sont une représentation de l'univers.
8 2. Pr. Nos messieurs, qui supposent qu'au commencement l'âme
est une table rase, vide de tous caractéres et sans aucune idée, de-
mandent comment elle vient à recevoir des idées et par quel moyen
DES IDÉES | 15
elle en acquiert cette prodigieuse quantité ? A cela ils répondent en
un mot : de l'expérience.
Tu. Cette tabula rasa, dont on parle tant, n'est à mon avis qu'une
fiction, que la nature ne souffre point et qui n'est fondée que dans
les notions incomplétes des philosophes, comme le vide, les atomes,
et le repos ou absolu ou respectif de deux parties d'un tout entre
elles, ou comme la matière premiére qu'on conçoit sans aucune
forme. Les choses uniformes et qui ne renferment aucune variété, ne
sont jamais que des abstractions, comme le temps, l'espace et les
autres êtres des mathématiques pures. ll n'y a point de corps dont
les parties soient en repos, et il n'y a point de substance qui n'ait de
quoi se distinguer de toute autre. Les âmes humaines différent non
seulement des autres ámes, mais encore entre elles, quoique la dif-
férence ne soit point de la nature de celles qu'on appelle spécifiques.
Et selon les démonstrations, que je crois avoir, toute chose substan-
tielle, soit âme ou corps, a son rapport à chacune des autres, qui
lui est propre; et l'une doit toujours différer de l'autre par des dé-
nominations intrinséques, pour ne pas dire que ceux qui parlent
tant de cette table rase après lui avoir ôté les idées, ne sauraient
dire ce qui lui reste, comme les philosophes de l'école, qui ne lais-
sent rien à leur matière première. On me répondra peut-être, que
cette table rase des philosophes veut dire que l'âme n'a naturelle-
ment et originairement que des facultés nues. Mais les facultés sans
quelque acte, en un mot les pures puissances de l'école, ne sont
aussi que des fictions, que la nature ne connait point, et qu'on n'ob-
tient qu'en faisant des abstractions. Car oü trouvera-t-on jamais dans
le monde une faculté qui se renferme dans la seule puissance et
n'exerce encore quelque acte? Il y a toujours une disposition parti-
eulière à l'action et à une action plutôt qu'à l'autre. Et, outre la dis-
position, il y a une tendance à l'action, dont méme il y a toujours
une infinité à la fois dans chaque sujet: et ces tendances ne sont
jamais sans quelque effet. L'expérience est nécessaire, je l'avoue,
afin que l'üme soit déterminée à telles ou telles pensées, ct afin
qu'elle prenne garde aux idées qui sont en nous; mais le moyen que
l'expérience et le sens puissent donner des idées? L'àme a-t.elle des
feuétres, ressemble-t-elle à des tablettes, est-elle comme de la cire?
Il est visible que tous ceux qui pensent ainsi de l'âme, la rendent cor-
porelle dans le fond. On m'opposera cet axiome, recu parmi les phi-
losophes : que rien n'est dans l'àme qui ne vienne des sens. Mais il
16 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
faut excepter l'âme même et ses affections. .Vihil est in intellectu,
quod non fuerit. in sensu, excipe : nisi ipse intellectus. Or l'àme
renferme l'étre, la substance, l'un, le méme, la cause, la percep-
tion, le raisonnement, et quantité d'autres notions, que les sens ne
sauraient donner. Cela s'accorde assez avec votre auteur de l'Essai
qui cherche une bonne partie des idées dans la réflexion de l'esprit
sur sa propre nature. |
Pu. J'espère donc que vous accorderez à cet habile auteur que
toutes les idées viennent par sensation ou par réflexion, c'est-à-dire
des observations que nous faisons, ou sur les objets extérieurs et
sensibles, ou sur les opérations intérieures de notre âme.
Tu. Pour éviter une contestation sur laquelle nous ne nous sommes
arrétés que trop, je vous déclare par avance, Monsieur, que lorsque
vous direz que les idées nous viennent de l'une ou de l'autre de ces
causes, je l'entends de leur perception actuelle, car je crois d'avoir
montré qu'elles sont en nous avant qu'on s'en apercoiveen tant
qu'elles ont quelque chose de distinct.
$ 9. Pru. Aprés cela voyons quand on doit dire que l'âme com-
mence d'avoir de la perception et de penser actuellement aux idées.
Je sais bien qu'il y a une opinion qui pose que l'áme pense toujours,
et que la pensée actuelle est aussi inséparable de l'âme que l'exten-
sion actuelle est inséparable du corps (3 10). Mais je ne saurais con-
cevoir qu'il soit plus nécessaire à l'àme de penser toujours qu'au
corps d'étre toujours en mouvement, la perception des idées étant à
l'Àme ce que le mouvement est au corps. Cela me parait fort raison-
nable au moins, et je serais bien aise, Monsieur, de savoir votre
sentiment là-dessus.
Tu. Vous l'avez dit, Monsieur, l'action n'est pas plus attachée à
l'âme qu'au corps; un état sans pensée dans l'àme et un repos absolu
dans le corps me paraissant également contraire à la nature et sans
exemple dans le monde. Une substance qui sera une fois en action le
sera toujours, car toutes les impressions demeurent et sont mélées
seulement avec d'autres nouvelles. Frappant un corps, on y excite
ou détermine plutót une infinité de tourbillons, comme dans une
liqueur; car, dans le fond, tout solide a un degré de liquidité, et tout
liquide un degré de solidité, et il n'y a pas moyen d'arréter jamais
entiérement ces tourbillons internes : maintenant on peut croire que
si le corps n'est jamais en repos, l'âme qui y répond ne sera jamais
non plus sans perception.
DES IDÉES 11
Pu. Mais c'est peut-étre un privilége de l'auteur et conservateur
de toutes choses, qu'étant infini dansses perceptions, il ne dort et ne
sommeille jamais. Ce qui ne convient point à aucun étre fini ou au
moins à aucun être tel que l'âme de l'homme.
Tn. 1] est sür que nous dormons et sommeillons, et que Dieu en
est exempt. Mais il ne s'ensuit point que nous soyons sans aucune
perception en sommeillant. Il se trouve plutôt tout le contraire, si
on v prend bien garde.
Pu. Il y a en nous quelque chose qui a la puissance de penser ;
mais il ne s'ensuit pas que nous en ayons toujours l'acte.
Tu. Les puissances véritables ne sont jamais des simples possibi-
lités. Il y a toujours dela tendance et de l'action.
Pu. Mais cette proposition : l'âme pense toujours, n'est pas évi-
dente par elle-même.
Tu. Je ne le dis point aussi. 1l faut un peu d'attention et de raison-
nement pour la trouver. Le vulgaire s'en apercoit aussi peu que de
la pression de l'air ou dela rondeur de la terre.
Pu. Je doute si j'ai pensé la nuit précédente. C'est une question
de fait. F1 la faut décider par des expériences sensibles.
Tu. On la décide comme l'on prouve qu'il y a des corps impercep-
tibles et des mouvements invisibles, quoique certaines personnes les
traitent de ridicules. ll! y a de méme des perceptions peu relevées,
sans nombre, qui ne se distinguent pas assez pour qu'on s'en aper-
coive ou s'en souvienne, mais elles se font connaitre par des consé-
quences certaines.
Pu. Hl s'est trouvé un certain auteur qui nous a objecté que nous
soutenons que l'ime cesse d'exister, parce que nous ne sentons pas
qu'elle existe pendant notre sommeil. Mais cette objection ne peut
venir que d'une étrange préoccupation ; car nous ne disons pas qu'il
ny a point d'àme dans l'homme, parce que nous ne sentons pas
qu'elle existe pendant notre sommeil, mais seulement que l'homme
ne saurait penser sans s'en apercevoir.
Ta. Je n'ai point lu le livre qui contient cette objection, mais on
n'aurait pas eu tort de vous objecter seulement qu'il ne s'ensuit pas
de ce qu'on ne s'apercoit pas de la pensée, qu'elle cesse pour cela;
car autrement on pourrait dire, par la méme raison, qu'il n'y a point
d'àme pendant qu'on ne s'en apercoit point. Et, pour réfuter cette
objection, il faut montrer de la pensée narticulièrement, qu'il lui est
essentiel qu'on s'en aperçoive.
18 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
& 11. Pi. Il n'est pas aisé de concevoir qu'une chose puisse pen-
ser et ne pas sentir qu'elle pense.
Tu. Voilà sans doute le nœud de l'affaire et la difficulté qui a em-
barrassé d'habiles gens. Mais voici le moyen d'en sortir. C'est qu'il
faut considérer que nous pensons à quantité de choses à la fois, mais
nous ne prenons garde qu'aux pensées qui sont les plus distinguées ;
et la chose ne saurait aller autrement, car, si nous prenions garde à
tout, il faudrait penser avec attention à une infinité de choses cn
méme temps, que nous sentons toutes et qui font impression sur nos
sens. Je dis bien plus : il reste quelque chose de toutes nos pensées
passées, et aucune n'en saurait jamais étre effacée entiérement. Or,
quand nous dormons sans songe et quand nous sommes étourdis
par quelque coup, chute, symptôme ou autre accident, il se forme
en nous une infinité de petits sentiments confus, et la mort méme ne
saurait faire un autre effet sur les ámes des animaux, qui doivent
sans doute reprendre tót ou tard des perceptions distinguées, car
tout va par ordre dans la nature. J'avoue cependant qu'en cet état
de confusion l'âme serait sans plaisir et sans douleur, car ce sont
des perceptions notables.
8 12. Pri. N'est-il pas vrai que ceux avec qui nous avons présente-
ment à faire, c'est-à-dire les cartésiens qui croient que l'âme pense
toujours, accordent la vie à tous les animaux différents de l'homme,
sans leur donner une áme qui connaisse et qui pense, et que les
mêmes ne trouvent aucune difficulté de dire que l'âme puisse penser
sans étre jointe à un corps?
Tu. Pour moi, je suis d'un autre sentiment; car, quoique je sois
de celui des cartésiens, en ce qu'ils disent que l'àme pense tou-
jours, je ne le -suis point dans les deux autres points. Je crois que
les hétes ont des âmes impérissables et que les âmes humaines et
toutes les autres ne sont jamais sans quelque corps ; je tiens méme
que Dieu seul, comme étant un acte pur, en est entierement exempt.
Pu. Si vous aviez été du sentiment des cartésiens, jen aurais
inféré que les corps de Castor ou de Pollux, pouvant étre tantót
avec, tantôt sans àme, quoique demeurant toujours vivants, et l'áme
pouvant aussi être tantôt dans un tel corps et tantôt dehors, on pour-
rait supposer que Castor et l'ollux n'aient qu'une seule âme qui agisse
alternativement dans le corps de ces deux hommes endormis ct
éveillés tour à tour : ainsi elle ferait deux personnes aussi distinctes
que Castor et Hercule pourraient l'être,
DES IDÉES 19
Tu. Je vous ferai une autre supposition à mon tour, qui parait
plus réelle. N'est-il pas vrai qu'il faut toujours accorder qu'après
quelque intervalle ou quelque grand changement, on peut tomber
dans un oubli général? Sleidan(1), dit-on, avant de mourir oublia
tout ce qu'il savait. Et il y a quantité d'autres exemples de ce triste
événement. Supposons qu'un tel homme rajeunisse et apprenne tout
de nouveau. Sera-ce un? autre homme pour cela? Ce n'est donc
pas le souvenir qui fait justement le méme homme. Cependant la
fiction d'une àme qui anime des corps différents tour à tour, sans
que ce qui lui arrive dans l'un de ces corps l'intéresse dans l'autre,
est une de ces fictions contraires à la nature des choses, qui viennent
des notions incomplètes des philosophes, comme l'espace sans corps
et le corps sans mouvement et qui disparaissent quand on pénetre
un peu plus avant; car il faut savoir que chaque áme garde toutes
les impressions précédentes et ne saurait se mipartir de la manière
qu'on vient de dire. L'avenir dans chaque substance a une parfaite
liaison avec le passé. C'est ce qui fait l'identité de l'individu. Cepen-
dant le souvenir n'est point nécessaire ni méme toujours possible
à cause de la multitude des impressions présentes et passées qui con-
courent à nos pensées présentes, car je ne crois point qu'il y ait dans
l'homme des pensées dont il n'y ait quelque effet au moins confus ou
quelque reste mélé avec les pensées suivantes. On peut oublier bien
des choses, mais on pourrait aussi se ressouvenir de bien loin, si l'on
était ramené comme il faut. |
$ 43. Pn. Ceux qui viennent à dormir sans faire aucun songe ne
peuvent jamais être convaincus que leurs pensées soient en action.
Tr. On n'est pas sans quelque sentiment faible pendant qu'on dort,
lors méme qu'on est sans songe. Le réveil même le marque, et plus
bn est aisé à être éveillé, plus on a de sentiment de ce qui sc passe
au dehors, quoique ce sentiment ne soit pas toujours assez fort pour
Guser le réveil.
5 14. Pri. Hl parait bien difficile de concevoir que dans ce moment
l'âme pense dans un homme endormi, et le moment suivant dans un
homme éveillé, sans qu'elle s'en ressouvienne.
Ta. Non seulement cela est aisé à concevoir, mais même quelque
Chose de semblable s'observe tous les jours pendant qu'on veille;
(1 SLEImAx, célèbre historien, né én 1506 à Schleide (électorat de Cologne ,
mort à Strasbourg en 1556. Son principal ouvrage est son De sletu veligtonis et
reipublice, Carolo Quinto Cesare, commentarii, Strasbourg, 1555, p. 8f.
80 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
car nous avons toujours des objets qui frappent nos yeux ou nos
oreilles, et par conséquent l'áme en est touchée aussi, sans que nous
y prenions garde, parce que notre attention est bandée à d'autres
objets, jusqu'à ce que l'objet devienne assez fort pour l'attirer à soi
en redoublant son action ou par quelque autre raison; c'était comme
un sommeil particulier à l'égard de cet objet-là, et ce sommeil de-
vient général lorsque notre attention cesse à l'égard de tous les objets
ensemble. C'est aussi un moyen de s'endormir, quand on partage
l'atteution pour l'affaiblir.
Pii. J'ai appris d'un homme qui, dans sa jeunesse, s'était appliqué
à l'étude et avait eu la mémoire assez heureuse, qu'il n'avait jamais
eu aucun songe avant d'avoir eu la fièvre, dont il venait d'être
guéri dans le temps qu'il me parlait, âgé pour lors de 25 ou 26 ans.
Tu. On m'a aussi parlé d'une personne d'étude bien plus avancée
en âge, qui n'avait jamais eu aueun songe. Mais ce n'est pas sur les
songes seuls qu'il faut fonder la perpétuité de la perception de l'àme,
puisque j'ai fait voir comment, méme en dormant, elle a quelque
perception de ce qui se passe au dehors.
S 45. Pn. Penser souvent et ne pas conserver un seul moment le
souvenir de ce qu'on pense, c'est penser d'une manière inutile.
Tu. Toutes les impressions ont leur effet, mais tous les effets ne
sont pas toujours notables; quand je me tourne d'un cóté plutót que
d'un autre, c'est bien souvent par un enchainement de petites im-
pressions dont je ne m'apercois pas et qui rendent un mouvement
un peu plus malaisé que l'autre. Toutes nos actions indélibérées sont
des résultats d'un concours de petites perceptions et méme nos cou-
tumes et passions, qui ont tant d'influence dans nos délibérations,
en viennent; car ces habitudes naissent peu à peu, et par consé-
quent, sans les petites perceptions on ne viendrait point à ces dispo-
sitions notables. J'ai déjà remarqué que celui qui nierait ces effets
dans la morale, imiterait des gens mal instruits, qui nient les cor-
puscules insensibles dans la physique ; et cependant, je crois qu'il y
en a parmi ceux qui parlent de la liberté, qui, ne prenant pas garde
à ces impressions insensibles, capables de faire pencher la balance,
s'imaginent une entiere indifférence dans les actions morales comme
celle de l'âne de Buridan (1) mi-parti entre deux prés. Et c’est de
»
(1) Buripax, célèbre scolastique, disciple d'Ockam, vécut dans le xiv? siècle.
On ne sait ni la date de sa naissance ni celle de sa mort. On a de lui des Com-
mentaires sur .iristote.
DES IDÉES 81
quoi nous parlerons plus amplement dans la suite. J'avoue pourtant
que ces impressions inclinent sans nécessité.
Pu. On dira peut-être que dans un homme éveillé qui pense, son
corps est pour quelque chose et que le souvenir se conserve par les
traces du cerveau, mais que, lorsqu'il dort, l'âme a ses pensées à part
en elle-même.
Tu. Je suis bien éloigné de dire cela, puisque je crois qu'il y a
toujours une exacte correspondance entre le corps et l'âme, et puisque
je me sers des impressions du corps, dont on ne s'apercoit pas, soit
en veillant, soit en dormant, pour prouver que l'âme en a de sem-
blables. Je tiens méme qu'il se passe quelque chose dans l'àme qui
répond à la circulation du sang et à tous les mouvements internes des
viscères dont on ne s'apercoit pourtant point, tout comme ceux qui
habitent auprès d'un moulin à eau ne s'apergoivent point du bruit
qu'il fait. En effet, s'il y avait des impressions dans le corps pendant
le sommeil ou pendant qu'on veille, dont l'âme ne fût pas touchée
ou affectée du tout, il faudrait donner des limites à l'union de l'àme
et du corps, comme si les impressions corporelles avaient besoin
d'une certaine figure et grandeur pour que l’âme s'en püt ressentir,
ce qui n'est point soutenable si l'âme est incorporelle, car il n'y a
point de proportion entre une substance incorporrelle et une telle
ou telle modification de la matiére. En un mot, c'est une grande
source d'erreurs de croire qu'il n'y a aucune perception dans l'âme
que celles dont elle s'apercoit.
$ 16. Pu. La plupart des songes dont nous nous souvenons sont
extravagants et mal liés. On devrait donc dire que l'âme doit la faculté
de penser raisonnablement au corps ou qu'elle ne retient aucun de
ses soliloques raisonnables.
Tu. Le corps répond à toutes les pensées de l'àme, raisonnables
ou non, et les songes ont aussi bien leurs traces dans le cerveau que
les pensées de ceux qui veillent.
8 17. Pu. Puisque vous êtes si assuré que l'àme pense toujours ac-
tuellement, je voudrais que vous me puissiez dire quelles sont les idées
qui sont dans l'áme d'un enfant, avant qu'elle soit unie au corps ou
justement dans le temps de son union, avant qu'elle ait recu aucune
idée par la voie de la sensation.
Tu. [1 est aisé de vous satisfaire par nos principes. Les perceptions
de l’ime répondent toujours naturellement à la constitution du
corps, et, lorsqu'il y a quantité de mouvements confus et peu distin-
PAUL JANET. — Leibniz. I-6
$2 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
gués dans le cerveau, comme il arrive à ceux qui ont peu d'expé-
rience, les pensées de l'âme ísuivant l'ordre des choses) ne sauraient
être non plus distinctes. Cependant l'âme n'est jamais privée du
secours de la sensation, parce qu'elle exprime toujours son corps,
et ce corps est toujours frappé par les ambians d'une infinité de
maniéres, mais qui souvent ne font qu'une impression confuse.
$ 18. Pu. Mais voici encore une autre question que fait l'auteur
de l'Essai. Je voudrais bien, dit-il, que ceux qui soutiennent avec
tant de confiance que l'âme de l'homme, ou (ce qui est la méme
chose) que l'homme pense toujours, me disent comment ils le savent.
Tu. Je ne sais pas s'il ne faut pas plus de confiance pour nier qu'il
se passe quelque chose dans l'àme, dont nous ne nous apercevions
pas; car ce qui est remarquable doit être composé de parties qui ne
le sont pas, rien ne saurait naitre tout d'un coup, la pensée non plus
que le mouvement. Enfin, c'est comme si quelqu'un demandait au-
jourd'hui comment nous connaissons les corpuscules insensibles.
S 19 Pr. Je ne me souviens pas que ceux qui nous disent que l'âme
pense toujours, nous disent jamais que l'homme pense toujours.
Tu. Je m'imagine que c'est parce qu'ils l'entendent aussi de l'âme
séparée. Cependant ils avoueront volontiers que l'homme pense tou-
jours durant l'union. Pour moi, qui ai des raisons pour tenir que
l'âme n'est jamais séparée de tout corps, je crois qu'on peut dire
absolument que l'homme pense et pensera toujours.
Pn. Dire que le corps est étendu sans avoir des parties, et qu'une
chose pense sans s'apercevoir qu'elle pense, ce sont deux assertions
qui paraissent également inintelligibles.
Tu. Pardonnez-moi, Monsieur, je suis obligé de vous dire que,
lorsque vous avancez qu'il n'y a rien dans l'àme dont elle ne s'aper-
çoive, c'est une pétition de principe qui a déjà régné par toute notre
premiére conférence, oü l'on a voulu s'en servir pour détruire les
idées et les vérités innées. Si nous accordions ce principe, outre
que nous croirions choquer l'expérience et la raison, nous renonce-
rions sans raison à notre sentiment, que je crois avoir rendu assez
intelligible. Mais, outre que nos adversaires, tout habiles qu'ils sont,
n'ont point apporté de preuve de ce qu'ils avancent si souvent et si
positivement là-dessus, il est aisé de leur montrer le contraire, c'est-
à-dire qu'il n'est pas possible que nous réfléchissions toujours
expressément sur toutes nos pensées; autrement l'esprit ferait ré-
flexion sur chaque réflexion à l'infini saus pouvoir jamais passer à
DES IDÉES 83
une nouvelle pensée. Par exemple, en m'apercevant de quelque sen-
timent present, je devrais toujours penser que j'y pense, et penser
encore que je pense d'y penser, et ainsi à l'infini. Mais il faut bien
que je cesse de réfléchir sur toutes ces réflexions et qu'il y ait enfin
quelque pensée qu'on laisse passer sans y penser; autrement, on
demeurerait toujours sur la méme chose.
Pn. Mais ne serait-on pas tout aussi bien fondé à soutenir que
l'homme a toujours faim, en disant qu'il en peut avoir sans s'en
apercevoir.
Tu. H y a bien de la différence : la faim a des raisons particulières
qui ne subsistent pas toujours. Cependant, il est vrai aussi qu'en-
core quand on a faim, on n'y pense pas à tout moment; mais, quand
on y pense, on s'en aperçoit, car c'est une disposition bien notable.
Il y à toujours des irritations dans l'estomac, mais il faut qu'elles
deviennent assez fortes pour causer la faim. La méme distinction se
doit toujours faire entre les pensées en général et les pensées no-
tables. Ainsi ce qu'on apporte pour tourner notre sentiment en
ridicule, sert à le confirmer. -
$ 23. Pu. On peut demander maintenant quand l'homme commence
a avoir des idées dans sa pensée, et il me semble qu'on doit ré-
pondre que c'est dés qu'il a quelque sensation.
Tn. Je suis du méme sentiment, mais c'est par un principe un peu
particulier, car je crois que nous ne sommes jamais sans pensces et
aussi jamais sans sensation. Je distingue seulement entre les idées et
les pensées; car nous avons toujours les idées pures ou distinctes,
indépendamment des sens; mais les pensées répondent toujours à
quelque sensation.
S 25. Pn. Mais l'esprit est passif seulement dans la perception des
idées simples, qui sont les rudiments ou matériaux de la connais-
sance, au lieu qu'il est actif, quand il forme des idées composées.
Tu. Comment cela se peut-il, qu'il soit passif seulement à l'égard
de la perception de toutes les idees simples, puisque selon votre
propre aveu il y a des idées simples, dont la perception vient de la
réflexion, et que l'esprit se donne lui-méme les pensées de reflexion,
car c'est lui qui réfléchit? S'il se peut les refuser, c'est une autre
question, et il ne le peut point sans doute sans quelque raison qui
l'en détourne, quand quelque occasion l'y porte.
Ta. li semble que jusqu'ici nous avons disputé ex-professo. Main-
tenant que nous allons venir au détail des idées, j'espère que nous
84 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
serons plus d'accord et que nous ne différerons qu'en quelques par-
ticularités.
Tu. Je serai ravi de voir d'habiles gens dans les sentiments que je
tiens vrais, car ils sont propres à les faire valoir et à les mettre dans
un beau jour.
CHAP. IIl. — DES IDÉES SIMPLES.
Pu. J'espère donc que vous demeurerez d'accord, Monsieur, qu'il
y à des idées simples et des idées composées; c'est ainsi que la cha-
leur et la mollesse dans la cire et la froideur dans ia glace, fournis-
sent des idées simples, car l'âme en a une conception uniforme, qui
ne sauràit être distinguée en différentes idées.
Tu. Je crois qu'on peut dire que ces idées sensibles sont simples
en apparence, parce qu'étant confuses elles ne donnent point à l'es-
prit le moyen de distinguer ce qu'elles contiennent.:C'est comme les
choses éloignées paraissent rondes, parce qu'on n'en saurait dis-
cerner les angles, quoiqu'on en recoive quelque impression confuse.
Ill est manifeste par exemple que le vert nait du bleu et du jaune,
mélés ensemble; ainsi on peut croire que l'idée du vert est encore
composée de ces deux idées. Et pourtant l'idée du vert nous parait
aussi simple que celle du bleu, ou que celle du chaud. Ainsi il est à
croire que ces idées du bleu, du chaud, ne sont simples aussi qu'en
apparence. Je consens pourtant volontiers qu'on traite ces idees de
simples, parce qu’au moins notre aperception ne les divise pas;
mais il faut venir à leur analyse par d'autres expériences et par la
raison, à mesure qu'on peut les rendre plus intelligibles. Et l'on voit
encore par là qu'il y a des perceptions dont on ne s'apercoit pas.
Car les perceptions des idées simples en apparence sont composées
des perceptions des parties dont ces idées sont composées sans que
l'esprit s'en apercoive, car ces idées confuses !ui paraissent simples.
CHAP. Hl. — Drs ipéEs QUI. NOUS VIENNENT PAR UN
SEUL SENS,
Pn. On peut ranger maintenant les idées simples selon les moyens
qui nous en donnent la perception, car cela se fait ou 1; par le
DES IDÉES 85
moyen d’un seul sens, ou 2) par le moyen de plus d’un sens, ou 3)
par la réflexion, ou 4) par toutes les voies de la sensation, aussi bien
que par la réflexion. Pour ce qui est de celles qui entrent par un seul
sens, qui est particulièrement disposé à les recevoir, la lumière et
les couleurs entrent uniquement par les yeux; toutes sortes de
bruits, de sons et de tons entrent par les oreilles; les différents
goüts par le palais, et les odeurs par le nez. Les organes ou nerfs
les portent au cerveau, etsi quelques-uns de ces organes viennent à
être détraqués, ces sensations ne sauraient être admises par quelque
fausse porte. Les plus considérables qualités tactiles sont le froid,
le chaud et la solidité. Les autres consistent ou dans la conforma-
tion des parties sensibles, qui fait le poli et le rude, ou dans leur
union, qui fait compact, mou, dur, fragile.
Tu. Je conviens assez, Monsieur, de ce que vous dites, quoique je
pourrais remarquer que, suivant l'expérience de feu M. Mariotte (1)
sur le défaut de la vision à l'endroit du nerf optique, il semble que
les membranes reçoivent le sentiment plus que les nerfs, et il y a
quelque fausse porte pour l'ouie et pour le goüt, puisque les dents
et le vertex contribuent à faire entendre quelque son, et que les
goüts se font connaitre en quelque facon par le nez, à cause de la
connexion des organes. Mais tout cela ne change rien dans le fond
des choses à l'égard de l'explication des idées. Et pour ce qui est des
qualités tactiles, on peut dire que le poli ou rude. et le dur ou
mou, ne sont que les modifications de la résistance ou de la solidité.
CHAP. IV. — DE LA soLibrrÉ.
Pa. Vous accorderez aussi, sans doute, que le sentiment de la soli-
dité est causé par la résistance que nous trouvons dans un corps
jusqu'à ce qu'il ait quitté le lieu qu'il occupe lorsqu'un autre corps
y entre actuellement. Ainsi ce qui empéche la rencontre de deux
corps, lorsqu'ils se meuvent l'un vers l'autre, c'est ce que j'appelle
la solidité. Si quelqu'un trouve plus à propos de l'appeler impéné-
trabilité, j'y donne les mains. Mais je crois que le terme de solidité
(1; ManiorTE, physicien célèbre, né en Bourgogne, dans le xvii? siècle, mort
en 1681. Le recueil de ses œuvres a été publié à Leyde en 1717 et à La Haye en
1710. On y trouve un mémoire intitulé : Vourelle Découverte touchant la vue qui
contient l'expérience rapportée par Leibniz, et un Essai de Logique, p. 59.
86 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
emporte quelque chose de plus positif. Cette idée paraît la plus
essentielle et la plus étroitement unie au corps, et on ne la peut trou
ver que dans la maticre.
Tu. ll est vrai que nous trouvons de la résistance dans l'attouche-
ment, lorsqu'un autre corps a de la peine à donner place au nôtre,
et il est vrai aussi que les corps ont de la répugnance à se trouver
dans un méme lieu. Cependant, plusieurs doutent que cette répu-
gnance est invincible, et il est bon aussi de considérer que 1a résis-
tance, qui se trouve dans la matière, en dérive de plus d'une facon,
et par des raisons assez différentes. Un corps résiste à l'autre, ou
lorsqu'il doit quitter la place qu'il a déjà occupée, ou lorsqu'il
omet d'entrer dans la place où il était prés d'entrer, à cause
que l'autre fait effort d'y entrer aussi, en quel cas il peut arriver que
l'un ne cédant point à l'autre, ils s'arrétent ou repoussent naturcl-
lement. La résistance se fait voir dans le changement de celui à qui
l'on résiste, soit qu'il perde de sa force, soit qu'il change de direc-
tion, soit que l'un et l'autre arrivent en méme temps. Or l'on peut
dire en général que cette résistance vient de ce qu'il y a de la répu-
gnance entre deux corps d'étre dans un méme lieu, qu'on pourra
appeler impénétrabilité. Ainsi, lorsque l'un fait effort d'y entrer, il en
fait en méme temps pour en faire sortir l'autre, ou pour l'empécher
d'y entrer. Mais cette espéce d'incompatibilité, qui fait céder l'un ou
l'autre ou les deux ensemble, étant une fois supposée, il y a plu-
sieurs raisons par aprés, qui font qu'un corps résiste à celui qui
S'eflorce de le. faire céder. Elles sont ou dans lui, ou dans les eorps
voisins. l| y en a deux qui sont en lui-même, l'une est passive et
perpétuelle, l'autre active et changeante. La première est ce que
j'appelle inertie après Kepler (1) et Descartes, qui fait que la matière
résiste au mouvement et qu'il faut perdre dela force pour remuer uu
corps quand il n'y aurait ni pesanteur ni attachement. Ainsi il faut
qu'un corps qui prétend chasser un autre, éprouve pour cela cette
résistance. L'autre cause, qui est active et changeante, consiste dans
l'impétuosité du corps méme qui ne cède point sans résister dans le
moment où sa propre impétuosité le porte dans un lieu. Les mêmes
raisons reviennent dans les eorps voisins, lorsque le corps qui résiste
(1; KrrLEn (Jean), né à Weill, dans le Wurtemberg, mort à Ratisbonne en 1630.
Illustre géomètre et astronome qui à découvert les lois des mouvements plané-
taires. Ses œuvres complètes ont été publiées par Frisch : Jounnis Kepler opera
omnia; Francfort, 1858-1871, 3 vol.
DES IDÉES 87
ne peut céder sans faire encore céder d'autres. Mais il v entre encore
alors une considération nouvelle, e'est celle de la fermeté, ou de
l'attachement d'un corps à l'autre. Cet attachement fait souvent qu'on
ne peut pousser un corps sans pousser en même temps un autre
qui lui est attaché, ce qui fait une manière de traction à l'égard de
cet autre. Cet attachement aussi fait que, quand même on mettrait à
part l'inertie et l'impétuosité manifeste, il y aurait de la résistance,
ear, si l'espace est concu plein d'une matière absolument fluide, et si
on y place un seul corps dur, ce corps dur (supposé qu'il n'y ait ni
inertie ni impétuosité dans le fluide) y sera mü sans trouver aucune
résistance ; mais, si l'espace était plein de petits cubes, la résistance
que trouverait le corps dur, qui devrait être mü parmi ces cubes,
viendrait de ce que les petits cubes durs, à cause de leur dureté ou
de l'attachement de leurs parties les unes aux autres, auraient de la
peine à se diviser autant qu'il faudrait pour faire un cercle de mouve-
ment, et pour remplir la place du mobile au moment où il en sort. Mais,
si deux corps entraient en méme temps par deux bouts dansun tuyau
ouvert des deux côtés et en remplissaient également la capacité, la
matière qui serait dans ce tuyau, quelque fluide qu'elle pût être, ré-
sisterait par sa seule impénétrabilité. Ainsi dans la résistance dont il
s'agit ici, il y a à considérer l'impénétrabilité des corps, l'inertie, l'im-
pétuosité et l'attachement. Il est vrai qu'à mon avis cet attachement
des corps vient d'un mouvement plus subtil d'un corps vers l'autre;
mais, comme c'est un point contestable, on ne doit point le supposer
d'abord. Et par la méme raison on ne doit point supposer d'abord
non plus qu'il y a une solidité originaire essentielle, qui rende le
lieu toujours égal au corps, c'est-à-dire que l'incompatibilité, ou,
pour parler plus juste, l'inconsistance des corps dans un méme lieu,
est une parfaite impénétrabilité qui ne recoit ni plus ni moins,
puisque plusieurs disent que la solidité sensible peut venir d'une
répugnance des corps à se trouver dans un même lieu, mais qui ne
serait point invincible. Car tous les péripatéticiens ordinaires et plu-
sieurs autres croient qu'une méme matière pourrait remplir plus
ou moins d'espace, ce qu'ils appellent raréfaction ou condensation,
non pas en apparence seulement (comme lorsqu'en comprimant une
éponge on en fait sortir l'eau), mais à la rigueur comme l'école le
concoit à l'égard de l'air. Je ne suis point de ce sentiment, mais je
ne trouve point qu'on doive supposer d'abord le sentiment opposé,
les sens sans le raisonnement ne suffisant point à établir cette par-
88 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
faite impénétrabilité, que je tiens vraie dans l'ordre de la nature,
mais qu'on n'apprend pas par la seule sensation. Et quelqu'un pour-
rait prétendre que la résistance des corps à la compression vient
d'un effort que les parties font à se répandre quand elles n'ont pas
toute leur liberté. Au reste, pour prouver ces qualités, les yeux y
aident beaucoup, en venant au secours de l'attouchement. Et dans
le fond la solidité, en tant qu'elle donne une notion distincte, se con-
coit par la pure raison, quoique les sens fournissent au raisonnement
de quoi prouver qu'elle est dans la nature.
S 4. Pu. Nous sommes au moins d'accord que la solidité d'un corps
porte qu'il remplit l'espace qu'il occupe, de telle sorte qu'il en exclut
absolument tout autre corps (s'il ne peut trouver un espace oü il n'était
pas auparavant); au lieu que la dureté, ou la consistance plutôt, que
quelques-uns appellent fermeté, est une forte union de certaines par-
ties de la matière, qui composent des amas d'une grosseur sensible,
de sorte que toute la masse ne change pas aisément de figure.
Tu. Cette consistance, comme j'ai déjà remarqué, est proprement
ce qui fait qu'on a de la peine à mouvoir une partie d'un corps sans
l'autre, de sorte que, lorsqu'on en pousse l'une, il arrive que l'autre,
qui n'est pas poussée, et ne tombe point dans la ligne de la tendance,
est néanmoins portée aussi à aller de ce côté-là par une manière de
traction; et de plus, si cette dernière partie trouve quelque empéche-
ment qui la retient ou la repousse, elle tire en arrière ou retient
aussi la première; et cela est toujours réciproque. Le méme arrive
quelquefois à deux corps, qui ne se touchent point et qui ne com-
posent point un corps continu, dont ils soient les parties contigués :
et cependant l'un poussé fait aller l'autre sans le pousser, autant que
les sens peuvent le faire connaître. C'est de quoi l'aimant (1), l'at-
traction électrique et celle qu'on attribuait autrefois à la crainte du
vide, donnent des exemples.
Pu. ll semble que généralement le dur et le mou sont des noms,
que nous donnons aux choses seulement par rapport à la constitu-
tion particulière de nos corps.
Tu. Mais ainsi beaucoup de philosophes n'attribueraient pas la
dureté à leurs atomes. La notion de la dureté ne dépend point des
sens, et on en peut concevoir la possibilité par la raison, quoique
nous soyons encore convaincus par les sens, qu'elle se trouve ac-
(1) GEunanbr : l'animant.
Mi
DES IDÉES 89
tuellement dans la nature. Je préférerais cependant le mot de fer-
meté isi] m'était permis de m'en servir dans ce sens) à celui de
dureté, car il y a quelque fermeté encore dans les corps mous. Je
cherche méme un mot plus commode et plus général comme con-
sistance ou cohésion. Ainsi j'opposerais le dur au mou, et le ferme
au fluide, car la cire est molle, mais sans être fondue par la chaleur
elle n'est point fluide et garde ses bornes ; et dans les fluides même
il ya de la cohésion ordinairement, comme les gouttes d'eau et de
mercure le font voir. Je suis aussi d'opinion que tous les corps ont
un degré de cohésion, comme je crois de méme qu'il n'y en a point
qui n'aient quelque fluidité, et dont la cohésion ne soit surmontable :
de sorte qu'à mon avis les atomes d'Epicure, dont la dureté est sup-
posée invincible, ne sauraient avoir lieu non plus que la matière
subtile parfaitement fluide des Cartésiens. Mais ce n'est pas ici le lieu
ni de justifier ce sentiment ni d'expliquer la raison de la cohésion.
Pn. La solidité parfaite des corps semble se justifier par l'expé-
rience. Par exemple l'eau, ne pouvant point céder, passa à travers
des pores d'un globe d'or concave, où elle était enfermée, lorsqu'on
mit ce globe sous la presse à Florence.
Tu. Il y a quelque chose à dire à la conséquence que vous tirez de
cette expérience et de ce qui est arrivé à l'eau. L'air est un corps
aussi bien que l'eau, qui est cependant comprimable au moins ad sen-
sum, et ceux qui soutiendront une raréfaction et condensation exacte,
diront que l'eau est déjà trop comprimée pour céder à nos machines,
comme un air trés comprimé résisterait aussi à une compression ul-
térieure. J'avoue cependant de l'autre cóté, que quand on remarque-
rait quelque petit changement de volume dans l'eau, on pourrait l'at-
tribuer à l'air, qui y est enfermé. Sans entrer maintenant dans la
discussion, si l'eau pure n'est point comprimable elle-méme, comme
il se trouve qu'elle est dilatable, quand elle évapore, cependant je suis
dans le fond du sentiment de ceux qui croient que les corps sont par-
faitement impénétrables, et qu'il n'y a point de condensation ou raré-
faction qu'en apparence. Mais ces sortes d'expériences sont aussi
peu capables de le prouver que le tuyau de Torricelli (1) ou la ma-
chine de Guéricke (2) sont suffisantes pour prouver un vide parfait.
Pu. Si le corps était raréfiable et comprimable à la rigueur, il
(1j TonRicELLI (Evangelista), célèbre physicien italien, inventeur du baromètre
(1608-1647), Opera geometrica (Florence, 1644).
(2; Orro pe Gvéaicke (1602-1686), célèbre physicien allemand a fait des expe-
riences sur le vide : Experimenta nova de vacuo spatio (Amsterdam, 1072).
SL NOUVEAUX ESSAIS. SUR L'ENTENDEMENT
pourrait changer de volume ou d'étendue, mais, cela n'étant point, il
sera toujours eal au mème espace, et cependant son étendue sera
toujours distincte de celle de l'espace.
Tu. Le corps pourrait avoir sa propre étendue, mais il ne s'ensuit
point qu'elle füt toujours déterminée ou égale au même espace.
Cependant, queiqu'il soit vrai qu'en concevant le corps on conçoit
quelque chose de plus que l'espace, il ne s'ensuit point qu'il y ait
deux étendues, celle de l'espace et celle du corps ; car c'est comme
lorsqu'eu concevant plusieurs choses à la fois, on conçoit quelque-
chose de plus que le nombre, savoir res numeratas, et cependant
il n'y a point deux multitudes, l'une abstraite, savoir celle du nombre.
l'autre concrète, savoir celle des choses nombrées. On peut dire de
meme qu'il ne faut point s'imaginer deux étendues : l'une abstraite, de
l'espace ; l'autre concrète, du corps; le concret n'étant tel que par l'abs-
trait. Ft. comme les corps passent d'un endroit de l'espace à l'autre,
c'est-à-dire qu'ils changent l'ordre entre eux, les choses aussi passent
d'un endroit de l'ordre où d'un nombre à l'autre, lorsque par
exemple le premier devient le second, et le second devient le troi-
sième, ete. En etfet, le temps et le lieu ne sont que des espèces
d'ordre, et dans ces ordres la place vacante (qui s'appelle vide à
l'égard de l'espace", s'il y en avait, marquerait la possibilité seule-
ment de ce qui manque avec son rapport à l'actuel.
Pu. Je suis toujours bien aise que vous soyez d'accord avec moi
dans le fond, que la matière ne change point de volume. Mais il me
semble que vous allez trop loin en ne reconnaissant point deux
étendues, et que vous approchez des Cartésiens, qui ne distinguent
point l'espace de la matière. Or il me semble que, s'il se trouve des
gens qui n'aient pas ces idées distinctes (de l'espace et de la solidité
qui le remplit), mais les confondent et n'en fassent. qu'une, on ne
saurait voir comment ces personnes puissent s'entretenir avec les
autres. lls sont comme un aveugle serait à l'égard d'un autre homme,
qui lui parlerait de l'écarlate, pendant que cet aveugle croirait
qu'elle ressemble au son d'une trompette.
Tu. Mais je tiens en méme temps qne les idées de l'étendue et de
la solidité ne consistent point dans un je ne sais quoi comme celle de
la couleur de l'écarlate. Je distingue l'étendue et la matitre, contre
le sentiment des cartésiens (1). Cependant je ne crois point qu'il y a
(1) Voy. Descartes, Principes de la philosophie, He partie, p. 4. « Nous sau-
rons que la nature de la matiére du corps, pris en général, ne consiste pas ence
DES IDÉES 94
deux étendues ; et, puisque ceux qui disputent sur la différence dc
l'étendue et de la. solidité, conviennent de plusieurs vérités sur ce
sujet et ont quelques notions distinctes, ils y peuvent trouver le
moyen de sortir de leur différend ; ainsi la prétendue différence sur
les idées ne doit point leur servir de prétexte pour rendre les dis-
putes éternelles, quoique je sache que certains cartésiens, très
habiles d'ailleurs, ont coutume aussi de se retrancher dans les idées
quils prétendent avoir. Mais, s'ils se servaient du moyen que j'ai
donné autrefois pour reconnaitre les idées vraies ou fausses ct dont
nous parlerons aussi dans Ja suite, ils sortiraient d'un poste qui
nest point tenable.
CHAP. V. — DES IDÉES SIMPLES QUI VIENNENT
PAR DIVERS SENS.
Pa. Les idées dont la perception nous vient de plus d'un sens,
sont celles de l'espace, ou de l'étendue, ou de la figure, du mouve-
ment et du repos.
Ta. Ces idées, qu'on dit venir de plus d'un sens, comme celle
de l'espace, figure, mouvement, nous sont plutót du sens commun,
c'est-à-dire de l'esprit méme, car ce sont des idées de l'entendement
pur, mais qui ont du rapport à l'extérieur et que les sens font
apercevoir ; aussi sont-elles capables de définitions et de démons- -
trations.
CHAP. Vl. — Drs IDÉES SIMPLES QUI VIENNENT
PAR RÉFLEXION.
Pn. Les idées simples, qui viennent par réflexion, sont les idées
de l'entendement et de la volonté, car nous nous en apercevons en
réflechissant sur nous-mémes.
Tu. On peut douter si toutes ces idées sont simples, car il est
clair, par exemple, que l'idée de la volonté renferme celle de l'en-
tendement, et que l'idée du mouvement contient celle de la figure.
qu'il est une chose dure ou pesante, ou colorée, où qui touche nos sens de
quelque autre facon, mais seulement en ce qu'il est une substance étendue en
longueur, largeur et profondeur. »
92 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
) e e — eA 4 à "S SI sos. Q V NN. à AY
CHAP. VII DES IDÉES SIMPLES QUI VIENNENT PAR
SENSATION ET PAR RÉFLEXION.
S 1. Pa. Il y ades idées simples, qui se font apercevoir dans l'es-
prit par toutes les voies de la sensation et par la réflexion aussi, sa-
voir le plaisir, la douleur, la puissance, l'existence et l'unité.
Tu. 1l semble que les sens ne sauraient nous convaincre de l'exis-
tence des choses sensibles sans le secours de la raison. Ainsi je
croirais que la considération de l'existence vient de la réflexion.
Celle de la puissance et de l'unité aussi vient de la méme source et
sont d'une tout autre nature que les perceptions du plaisir et de la
douleur.
CHAP. VIII. — AUTRES CONSIDÉRATIONS SUR LES
| IDÉES SIMPLES:
8 2. Pu. Que dirons-nous des idées des qualités privatives ? Il me
semble que les idées du repos, des ténébres et du froid sont aussi
positives que celles du mouvement, de la lumière et du chaud. Ce-
pendant, en proposant ces privations comme des causes des idées
positives, je suis l'opinion vulgaire: mais dans le fond il sera ma-
laisé de déterminer s'il y a effectivement aucune idée qui vienne
d'une cause privative, jusqu'à ce qu'on ait déterminé si le repos est
plutót une privation que le mouvement.
Tu. Je n'avais point cru qu'on püt avoir sujet de douter de la na-
ture privative du repos. Il lui suffit qu'on nie le mouvement dans le
corps ; mais il ne suffit pas au mouvement qu'on nie le repos, et
il faut ajouter quelque chose de plus pour (1) déterminer le degré du
mouvement, puisqu'il recoit essentiellement du plus ou du moins,
au lieu que tous les repos sont égaux. Autre chose est, quand
on parle de la cause du repos, qui doit étre positive dans la matiére
seconde ou masse. Je croirais encore que l'idée méme du repos est
privative, c'est-à-dire qu'elle ne consiste que dans la négation. 1l est
vrai que l'acte de nier est une chose positive.
(1) Pour manque dans Gehrardt.
DES IDÉES 93
S 9. Pit. Les qualités des choses étant les facultés qu'elles ont de
produire en nous la perception des idées, il est bon de distinguer
ces qualités. H y cn a des premiéres et des secondes. L'étendue, la
solidité, la figure, le nombre, la mobilité, sont des qualités origi-
nales et inséparables du corps, que j'appelle premieres (& 10). Mais
j'appelle qualités secondes les facultés ou puissances des corps à
produire certaines sensations en nous, ou certains effets dans les
autres corps, comme le feu par exemple en produit dans la cire en
la fondant.
Tn. Je crois qu'on pourrait dire que, lorsque la puissance est
intelligible et se peut expliquer distinctement, elle doit étre comptée
parmi les qualités premières ; mais lorsqu'elle n'est que sensible, et
ne donne qu'une idée confuse. il faudra la mettre parmi les qualités
secondes.
8 11. Pr... Ces qualités premières font voir comment les corps
agissent les uns sur les autres. Or les corps n'agissent que par im-
pulsion, du moins autant que nous pouvons le concevoir, car il est
impossible que les corps puissent agir sur ce qui ne se (1) touche
point, ce qui est autant que d'imaginer qu'il puisse agir oü il n'est
pas.
Tu. Je suis aussi d'avis que les corps n'agissent que par impul-
sion. Cependant il y a quelque difficulté dans la preuve que je viens
d'entendre ; car l'attraction n'est pas toujours sans attouchement. et
on peut toucher et tirer sans aucune impulsion visible, comme j'ai
montré ci-dessus en parlant de la dureté. S'il y avait des atomes
d'Epicure, une partie poussée tirerait l'autre avec elle ct la touche-
rait en la mettant en mouvement sans impulsion ; et dans l'attraction
entre des choses contigués on ne peut point dire que ce qui tire avec
soi agit où il n'est point. Cette raison combattrait seulement contre
les attractions de loin, comme il y en aurait à l'égard de ce qu'on
appelle vires centripetas, avancées par quelques excellents
hommes.
& 13. Pu. Maintenant certaines particules, frappant nos organes
d'une certaine facon, causent en nous certains sentiments de cou-
leurs ou de saveurs ou d'autres qualités secondes, qui ont la puis-
sance de produire ces sentiments. Ft il n'est pas plus difficile à con-
cevoir que Dieu peut attacher telles idées (comme celle de chaleur)
(1; Se manque dans Gehrardt. Nous préférons la lecon d'Erdmann.
94 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
à des mouvements avec lesquels elles n'ont aueune ressemblance,
qu'il n'est difficile de concevoir qu'il a attaché l'idée dela douleur au
mouvement d'un morceau de fer qui divise notre chair, auquel
mouvement la douleur ne ressemble en aucune manière.
Tu. Il ne faut point s'imaginer que ces idées de la couleur ou de
la douleur soient arbitraires et sans rapport ou connexion natu-
relle avec leurs causes : ce n'est pas l'usage de Dieu d'agir avec si
peu d'ordre et de raison. Je dirois plutót qu'il y a une maniére de
ressemblance, non pas entière et pour ainsi dire in (erminis, mais
expressive, ou de rapport d'ordre, comme une ellipse et méme une
parabole ou hyperbole ressemblent en quelque facon au cercle, dont
elles sont la projection sur le plan, puisqu'il y a un certain rapport
exact et naturel entre ce qui est projeté et la projection, qui s'en
fait, chaque point de l'un répondant suivant une certaine relation
à chaque point de l'autre. C'est ce que les cartésiens ne considerent
pas assez, et pour cette fois vous leur avez plus déféré que vous
n'avez coutume et vous n'aviez sujet de faire.
S 15. Pn. Je vous dis ce qui me parait, et les apparences sont
que les idées des premières qualités des corps ressemblent à ces
qualités, mais que les idées produites en nous par les secondes qua-
lités ne leur ressemblent en aucune manitre.
Tu. Je viens de marquer comment il v a de la ressemblance ou du
rapport exact àl'égard des secondes aussi bien qu'à l'égard des pre-
mières qualités. Il est bien raisonnable que l'effet réponde à sa cause ;
et comment assurer le contraire? puisqu'on ne connait point distincte-
ment ni la sensation du bleu par exemple, ni les mouvements qui la
produisent. Il est vrai que la douleur ne ressemble pas aux mouve-
ments d'une épingle, mais elle peut ressembler fort bien aux mou-
vements que cette épingle cause dans notre corps, et représenter -
ces mouvements dans l'àme, comme je ne doute nullement qu'elle
ne fasse. C'est aussi pour cela que nous disons que la douleur est
dans notre corps et non pas qu'elle est dans l'épingle. Mais nous
disons que la lumière est dans le feu, paree qu'il y a dans le feu
des mouvements, qui ne sont point distinctement sensibles à part,
mais dont la confusion ou conjonctiou devient sensible et nous est
représentée par l'idée de la lumiere.
S 21. Pu. Mais, si le rapport entre l'objet et le sentiment était na-
turel, comment se pourrait-il faire, comme nous remarquons en
effet que la méme eau peut paraitre chaude à une main et froide à
DES IDÉES 95
l'autre? Ce qui fait voir aussi que la chaleur n'est pas dans l'eau non
plus que la douleur dans l'épingle.
Ta. Cela prouve tout au plus que la chaleur n'est pas une qua-
lité sensible ou une puissance de se faire sentir tout à fait absolue,
mais qu'elle est relative à des organes proportionnés, car un mou-
vement propre dans la main s'y peut méler et en altérer l'appa-
rence. La lumière encore ne parait point à des yeux mal constitués ;
et, quand ils sont remplis eux-mémes d'une grande lumiére, une
moindre ne leur est point sensible. Même les qualités premières
(suivant votre dénomination), par exemple l'unité et le nombre,
peuvent ne point paraitre comme il faut : car, comme M. Descartes
la déjà rapporté, un globe touché des doigts d'une certaine facon
parait double, et les miroirs ou verres taillés à facettes multiplient
l'objet. Il ne s'ensuit donc pas que ce qui ne parait point toujours de
méme n'est pas une qualité de l'objet, et que son image ne lui res-
semble pas. Et, quant à la chaleur, quand notre main est fort chaude,
la chaleur médiocre de l'eau ne se fait point sentir, et tempére plu-
tót celle de la main, et par conséquent l'eau nous parait froide;
comme l'eau salée de la mer Baltique mélée avec de l'eau de la mer
de Portugal en diminuerait la salure spécifique, quoique la pre-
miere soit salée elle méme. Ainsi en quelque facon on peut dire que
la chaleur appartient à l'eau d'un bain, bien qu'elle puisse paraitre
froide à quelqu'un, comme le miel est appelé doux absolument, et
l'argent blanc, quoique l'un paraisse amer, et l'autre jaune à quel-
ques malades, carla dénomination se fait par le plus ordinaire :
et il demeure cependant vrai que, lorsque l'organe et le milieu sont
constitués comme il faut, les mouvements internes et les idées, qui
les représentent à l'âme, ressemblent aux mouvements de l'objet,
qui cause la couleur, la douleur, etc., ou, ce qui est ici la méme
chose, l'exprime par un rapport assez exact, quoique ce rapport
ne nous paraisse pas distinctement, parce que nous ne saurions dé-
méler cette multitude de petites impressions, ni dans notre âme, ni
dans notre corps, ni dans ce qui est dehors.
$ 24. Pu. Nous ne considérons les qualités qu'a le soleil de blan-
chir et d'amollir la cire ou d'endurcir la boue, que comme des simples
puissances, sans rien concevoir dans le soleil, qui ressemble à cette
blancheur et à cette mollesse ou à cette dureté; mais la chaleur et
la lumière sont regardées communément comme des qualités réelles
du soleil. Cependant, à bien considérer la chose, ces qualités de lu-
96 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
mière ct de chaleur, qui sont des perceptions en moi, ne sont point
dans le soleil d’une autre manière que les changements produits dans
la cire, lorsqu'elle est blanchie ou fondue.
Tu. Quelques-uns ont poussé cette doctrine si loin, qu'ils ont
| voulu se persuader que, si quelqu'un pouvait toucher le soleil, il n'y
trouverait aucune chaleur. Le soleil imité, qui se fait sentir dans le
foyer d'un miroir ou d'un verre ardent, en peut désabuser les gens.
Mais, pour ce qui est de la comparaison entre la faculté d'échauffer
et celle de fondre, j'oserais dire que, si la cire fondue ou blanchis-
sante avait du sentiment, elle sentirait aussi quelque chose d'appro-
chant à ce que nous sentons quand le soleil nous échauffe et dirait,
si elle pouvait, que le soleil est chaud, non pas parce que sa blan-
cheur ressemble'au soleil, car lorsque les visages sont hálés au soleil,
leur couleur brune lui ressemblerait aussi, mais parce qu'il y a dans
la cire des mouvements qui ont un rapport à ceux du soleil qui les
cause. Sa blancheur pourrait venir d'une autre cause, mais non pas
les mouvements qu'elle a eus, en la recevant du soleil.
CHAP. IX. — DE LA PERCEPTION.
8 1. Pn. Venons maintenant aux idées de réflexion en particulier.
La perception cst la première faculté de l'àme, qui est occupée de
nos idées. C'est aussi la premiére et la plus simple idée que nous
recevions par réflexion. La pensée signifie souvent l'opération de
l'esprit sur ses propres idées, lorsqu'il agit et considére une chose
avec un certain degré d'attention volontaire; mais dans ce qu'on
nomme perception, l'esprit est pour l'ordinaire purement passif,
ne pouvant éviter d'apercevoir ce qu'il apercoit actuellement.
Tu. On pourrait peut-étre ajouter que les bétes ont dela percep-
tion et qu'il n'est point nécessaire qu'ils aient de la pensée, c'est-à-
dire qu'ils aient de la réflexion ou ce qui en peut étre l'objet. Aussi
avons-nous des petites perceptions nous-mémes, dont nous ne nous
apercevons pointdans notre présent état. 1l est vraique nous pourrions
fort bien nous en apercevoir et y faire réflexion si nous n'étions dé-
tournés par leur multitude qui partage notre esprit ou si elles n'étaient
effacées ou plutót obscurcies par de plus grandes.
S 4. Pu. J'avoue que, lorsque l'esprit est fortement occupé à con-
DES IDÉES 97
templer certains objets, il ne s'aperçoit en aucune manière de l'im-
pression que certains corps font sur l'organe de l'ouie, bien que
l'impression soit assez forte, mais il n'en provient aucune perception,
sil'àme n'en prend aucune connaissance.
Tn. J'aimerais mieux distinguer entre « perception » et entre
cs'apercevoir ». La perception de la lumière ou de la couleur, par
exemple, dont nous nous apereevons, est composée de quantité de
petites perceptions dont nous ne nous apercevons pas, et un bruit
dont nous avons perception, mais dont nous ne prenons point garde,
devient aperceptible par une petite addition ou auginentation. Car,
sice qui précède ne faisait rien sur l’âme, cette petite addition n'y
ferait rien encore, et le tout n'y ferait rien non plus. J'ai déjà touché
ce point, chapitre n de ce livre, paragraphes 11. 12, 15, etc.
$ 3. Pir. Il est à propos de remarquer ici que les idées qui viennent
par la sensation sont souvent altérées par le jugement de l'esprit des
personnes faites, sans qu'elles s'en apercoivent. L'idée d'un globe de
couleur uniforme représente un cercle plat diversement ombragé et
illuminé. Mais, comme nous sommes accoutumés à distinguer les
images des corps et les changements des réflexions de la lumiére
selon les figures de leurs surfaces, nous mettons à la place de ce qui
nous parait la cause méme de l'image et confondons le jugement
avec la vision.
Tu. Il n y a rien de si vrai, et c'est ce qui donne moyen à la pein-
ture de nous tromper par l'artifice dune perspective bien entendue.
Lorsque les corps ont des extrémités plates, on peut les représenter
sans employer les ombres en ne se servant que des contours et en
faisant simplement des peintures à la facon des Chinois, mais plus
proportionnées que les leurs. C'est comme on a eoutume de dessiner
les médailles, afin que le dessinateur s'éloigne moins des traits précis
des antiques. Mais on ne saurait distinguer exactement par le dessin
le dedans d'un cercle du dedans d'une surface sphérique, bornée par
ce cercle, sans le secours des ombres; le dedans de l'un et de l'autre
n'ayant pas de points distingués, ni de traits distinguants, quoiqu il y
ait pourtant une grande différence qui doit être marquée. C'est pour-
quoi M. Des Argues (1) a donné des préceptes sur la force des teintes
1 Des ARGUES (Gaspard), géomètre francais, ami de Dascartes, Gassendi, Pascal
et Roberval, s'est occupé surtout de l'application de la géométrie aux arts.
Ses éerits ont été perdus. Descartes parle cependant de sa Méthode uni-
verselle de mettre en perspective les objets donnés (édition Cousin, t. VI,
pp. 250-256).
Pac JANET. — Leibniz. 1-7
98 NOUVEAUX ESSAIS SUR L' ENTENDEMENT
et des ombres. Lors donc qu'une peinture nous trompe, il y a double
erreur dans nos jugements; car précisément, nous mettons la cause
pour l'elfet et eroyons voir immédiatement ce qui est la. cause de
l'image, en quoi nons ressemblons un peu à un chien qui était
contre un miroir. Car nous ne voyons que l'image proprement et
nous ne sommes affectés que par les rayons, et puisque les rayons de
la liiere ont besoin de temps (quelque petit qu'il soit), il est pos-
sible que l'objet soit détruit dans cet intervalle et ne subsiste plus
quand le vayon arrive à l'œil etcequi n'est plus ne saurait être l'objet
present de là vue. En second lieu, nous nous trompons encore
lorsque nous mettons une cause pour l'autre et croyons que ce qui
ue vient que d'une plate peinture est dérivé d'un corps, de sorte
qu'en ee eas il y a dans nos jugements tout à la fois une métonymie
et uue metaphore: ear les figures mêmes de rhétorique passent en
sophisuies lorsqu'elles nous abusent. Cette confusion de l'effet avec
là cause, ou vraie, ou préteudue, entre souvent dans nos jugements
eucore ailleurs. C'est ainsi que nous sentons nos corps ou ce qui les
touche et. que neus remuons nos bras par une influence physique
iumnediate, que nous jugeons constituer le commerce de l'âme et du
corps ; au lieu que véritablement nous ne sentons et ne changeons de
cette maniere-là que ce qui est en nous.
Pus A cette occasion, je vous proposerai un probleme, que le
savant M. Molineux (DL, qui emploie si utilement son beau génie à
l'avancement des sciences, a communiqué à l'illustre M. Locke. Voici
à peu pres ses termes : supposez un aveugle de naissance, qui soit
présentement homme fait, auquel on ait appris à distinguer par l'at-
touchement un cube d'un globe de même métal et à peu près de la
méme grosseur, en sorte que lorsqu'il touche l'un et l'autre, il
puisse dire quel est le cube et quel est le globe. Supposez que, le
cube et le globe étant posés sur une table, cet aveugle vienne à
jouir de la vue. On demande si, en les voyant sans toucher, il
pourrait les discerner et dire quel est le cube et quel est le globe.
Je vous prie, Monsieur, de me dire quel est votre sentiment là-
dessus.
Tu. Hl me. faudrait donner du temps pour méditer cette question.
, qui me parait assez curieuse ; mais, puisque vous me pressez de ré-
(D Mouixeux ou MoLvxeux, mathématicien irlandais, né à Dublin en 1656,
auteur de la Dioptrica nova (Londres, 1692), et de plusieurs mémoires dans les
Philosophical Transactions, mort en 1695, P. J.
DES IDÉES 99
pondre sur-le-champ, je hasarderai de vous dire entre nous que
je crois que, supposé que l'aveugle sache que ces deux figures qu'il
voit sont celles du cube et du globe, il pourra les discerner, et dire
sans toucher, ceci est le globe, ceci est le cube.
Pn. J'ai peur qu'il ne vous faille mettre dans la foule de ceux qui
ont mal répondu à M. Molineux. Car il a mandé dans la lettre qui
contenait cette question, que l'ayant proposée à l'occasion de
l'Essai de M. Locke sur l'entendement à diverses personnes d'un
esprit fort pénétrant, à peine en a-t-il trouvé une qui d'abord lui
ait répondu sur cela, comme il croit qu'il faut répondre, quoiqu'ils
aient été convaincus de leur méprise aprés avoir entendu ses raisons.
La réponse de ce pénétrant et judicieux auteur est négative; car
(ajoute-t-il), bien que cet aveugle aitappris par expérience de
quelle manière le globe et le cube affectent son attouchement, il ne
sait pourtant pas encore que ce qui affecte l'attouchement de telle
ou telle manière doive frapper les yeux de telle ou telle maniere,
ni que l'angle avancé d'un cube qui presse sa main d'une main iné-
gale doive paraitre à ses yeux tel qu'il parait dans le cube. L'auteur
de cet essai déclare qu'il est tout à fait du méme sentiment.
Ta. Peut-être que M. Molineux et l'auteur de l'Zssa? ne sont pas
si éloignés de mon opinion qu'il parait d'abord, et que les raisons de
leur sentiment, contenues apparemment dans la lettre du premier
qui s'en est servi avec succès pour convaincre les gens de leur mé-
prise, ont été supprimées exprés par le second pour donner plus
d'exercice à l'esprit des lecteurs. Si vous voulez peser ma réponse,
vous trouverez, Monsieur, que j'y ai mis une condition, qu'on peut
considérer comme comprise dans la question, c’est qu'il ne s'agisse
que de discerner seulement, et que l'aveugle sache que les deux
corps figurés qu'il doit discerner y sont, et qu'ainsi chacune des appa-
rences qu'il voit est celle du cube ou celle du globe. En ce cas, il me
parait indubitable que l'aveugle, qui vient de cesser de l'étre, les peut
discerner par les principes de la raison, joints à ce que l'attouchement
lui a fourni auparavant de connaissance sensuelle. Car je ne parle
pas de ce qu'il fera peut-étre en effet et sur-le-champ, étant ébloui
et confondu par la nouveauté, et d'ailleurs peu accoutumé à tirer
des conséquences. Le fondement de mon sentiment est que dans le
globe il n'y a pas de points distingués du cóté du globe méme, tout
y étant uni et sans angles, au lieu que dans le cube il y a huit points
distingués de tous les autres. S'il n'y avait pas ce moyen de distin-
"^
100 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
guer les figures, un aveugle ne pourrait pas apprendre les rudi-
ments de la géométrie par l'attouchement. Cependant nous voyons
que les aveugles-nés sont capables d'apprendre la géométrie, et ont
méme toujours quelques rudiments d'une géométrie naturelle, et
que le plus souvent on apprend la géométrie par la seule vue, sans
se servir de l'attouchement, comme pourrait et devrait méme faire
un paralytique ou une autre personne, à qui l'attouchement fût
presque interdit. Et il faut que ces deux géometries, celle de l'aveu-
gle et celle du paralytique, se rencontrent et s'accordent, et méme
reviennent aux mémes idées, quoiqu'il n'y ait point d'images com-
munes. Ce qui fait encore voir combien il faut distinguer les images
des idées exactes, qui consistent dans les définitions. Effectivement
ce serait quelque chose de fort curieux et méme d'instructif de
bien examiner les idées d'un aveugle-né, d'entendre les descrip-
tions qu'il fait des figures. Car il peut y arriver, et il peut méme en-
tendre la doctrine optique, en tant qu'elle est dépendante des idées
distinctes et mathématiques, quoiqu'il ne puisse pas parvenir à con-
cevoir ce qu'il v a de clair-confus, c'est-à-dire l'image de la lumiere
et des couleurs. C'est pourquoi un certain aveugle-né, aprés avoir
écouté des lecons d'optique, qu'il paraissait comprendre assez,
répondit à quelqu'un qui lui demandait ce qu'il croyait de la lumière,
qu'il s'imaginait que ce devait être quelque chose agréable comme
le sucre. Il serait de méme fort important d'examiner les idées
qu'un homme sourd et muet peut avoir des choses non figurées,
dont nous avons ordinairement la description en paroles, et qu'il
doit avoir d'une manière tout à fait différente, quoiqu'elle puisse
étre équivalente à la nótre, comme l'écriture des Chinois fait un
effet équivalent à celui de notre alphabet, quoiqu'elle en soit infini-
ment différente, et pourrait paraitre inventée par un sourd. J'ap-
prends par la faveur d'un grand prince d'un né sourd et muet
à Paris, dont les oreilles sont enfin parvenues jusqu'à faire leur
fonction, qu'il a maintenant appris la langue francaise (car c'est
de la cour de France qu'on le mandaitil n'y a pas longtemps), et qu'il
pourra dire des choses bien curieuses sur les conceptions qu'il
avait dans son état précédent et sur le changement de ses idées,
lorsque le sens de l'ouie a commencé à étre exercé. Ces gens nés
sourds et muets peuvent aller plus loin qu'on ne pense. ll y en
avait un à Oldembourg, du temps du dernier comte, qui était devenu
bon peintre, et se montrait trés raisonnable d'ailleurs. Un fort
DES IDÉES 101
savant homme, Breton de nation, m'a raconté qu'à Blainville, à dix
lieues de Nantes, appartenant au duc de Rohan, il y avait environ
en 1690 un pauvre, qui demeurait dans une hutte proche du cháteau
hors de la ville, qui était né sourd et muet, et qui portait des lettres
et autres choses à la ville et trouvait les maisons, suivant quelques
signes que des personnes accoutumées à l'employer lui faisaient.
Enfin le pauvre devint encore aveugle et ne laissa pas de rendre
quelque service et de porter des lettres en ville sur ce qu'on lui mar-
quait par l'attouchement. Il avait une planche dans sa lutte, laquelle
allant depuis la porte jusqu à l'endroit où il avait les pieds, lui fai-
sait connaitre, par le mouvement qu'elle recevait, si quelqu'un en-
trait chez lui. Les hommes sont bien négligents de ne pas prendre
une exacte connaissance des manières de penser de telles personnes.
S'il ne vit plus, il y a apparence que quelqu'un sur les lieux en pour-
rait encore donner quelque information et nous faire entendre com-
ment on lui marquait les choses qu'il devait exécuter. Mais pour
revenir à ce que l'aveugle-né, qui commence à voir, jugerait du
globe et d'un cube, en les voyant sans les toucher, je réponds qu'il
les discernera comme je viens de dire, si quelqu'un l'avertit que
l'une ou l'autre des apparences ou perceptions qu'il en aura appar-
tient au cube et au globe; mais sans cette instruction préalable,
javoue qu'il ne s'avisera pas d'abord de penser que ces espèces de
peintures, qu'il s'en fera dans le fond de ses yeux, et qui pourraient
venir d'une plate peinture sur la table, représentent des corps, jus-
quà ce que l'attouchement l'en aura convaincu, ou, qu'à force de
raisonner sur les rayons suivant l'optique, il aura compris, par les
lumières et les ombres, quil y a une chose qui arrête ces rayons
et que ce doit étre justement ce qui lui reste dans l'attouchement ; à
quoi il parviendra enfin, quand il verra rouler ce globe et ce cube,
et changer d'ombres et d'apparences suivant le mouvement, ou
méme quand, ces deux corps demeurant en repos, la lumiére qui
les éclaire changera de place, ou que ses yeux changeront de situa-
tion. Car ce sont à peu prés les moyens que nousavons de discerner
de loin un tableau ou une perspective qui représente un corps
d'avec le véritable.
S 11. Pii. Venons à la perception en général. Elle distingue les
animaux des étres inférieurs.
Ta. J'ai du penchant à croire qu'il y a quelque perception et
appétition encore dans les plantes, à cause de la grande analogie
102 NOUVEAUX ESSAIS NUR L ENTENDEMENT
qu'il v a entre les plantes et les animaux ; et, s'il y a une âme végé-
tale, comme c'est l'opinion commune, il faut qu'elle ait la percep-
tion. Cependant je ne laisse pas d'attribuer au mécanisme tout ce
qui se fait dans le corps des plantes et des animaux, excepté leur
première formation. Ainsi je demeure d'accord que le mouvement
de la plante qu'on appelle sensitive vient du mécanisme, et je n'ap-
prouve point qu'on ait recours à l'àme lorsqu'il s'agit d'expliquer
le détail des phénomenes des plantes et des animaux.
S 14. Pn. Il est vrai que moi-méme je ne saurais m'empêcher de
croire que, méme dans ces sortes d'animaux, qui sont comme les
huitres et les moules, il n'y ait quelque faible perception; car des
sensations vives ne feraient qu'incoramoder un animal, qui est
contraint de demeurer toujours dans le lieu ou le hasard l'a placé,
oü il est arrosé d'eau froide ou chaude, nette ou sale, selon qu'elle
vient à lui.
Tu. Fort bien, et je crois qu'on peut en dire presque autant des
plantes ; mais, quant à l'homme, ses perceptions sont accompagnées
de la puissance de réfléchir, qui passe à l'acte lorsqu'il y a de quoi.
Mais, lorsqu'il est réduit à un état oü il est comme dans une léthargie
et presque sans sentiment, la réflexion et l'aperception cessent, et
on ne pense point à des vérités universelles. Cependant les facultés
et les dispositions innées et acquises, et méme les impressions qu'on
recoit dans cet état de confusion ne cessent point pour cela et ne
sont point effacées, quoiqu'on les oublie; elles auront méme leur
tour pour contribuer un jour à quelque eflet notable, car rien n'est
inutile dans la nature, toute confusion doit se développer, les ani-
maux méines, parvenus à un état de stupidité, doivent retourner un
jour àdes perceptions plus relevées, et, puisque les substances simples
durent toujours, il ne faut point juger de l'éternité par quelques
années.
CHAP. X. — DE LA RÉTENTION.
8 1, 2. Pr. L'autre faculté de l'esprit, par laquelle il avance plus
vers la connaissance des choses que par la simple perception, c'est
ce que je nomme rétention, qui conserve les connaissances reçues
par les sens ou par la réflexion. La rétention se fait en deux ma-
nières, en conservant actuellement l'idée présente, ce que j'appelle
DES IDÉES 103
contemplation. et en gardant la puissance de les ramener devant l'es-
prit, et c'est ce qu'on appelle la mémoire. |
Tu. On retient aussi et on contemple les connaissances innées et
bien souvent on ne saurait distinguer l'inné de l'acquis. I] y a aussi
une perception des images, ou qui sont déjà depuis quelque temps
ou qui se forment de nouveau en nous.
S8 2. Pa. Mais on croit chez nous que ces images ou idées cessent
d'être quelque chose dés qu'elles ne sont point actuellement
apercues, et que dire qu'il y a des idées de réserve dans la mé-
moire, cela ne signifie autre chose, dans le fond, si ce n'est que
l'une a, en plusieurs rencontres, la puissance de réveiller les per-
ceptions qu'elle a déjà eues avec un sentiment qui la puisse con-
vaincre en méme temps qu'elle a eu auparavant ces sortes de per-
ceptions.
Ta. Si les idées n'étaient que les formes ou façons des pensées,
elles cesseraient avec elles; mais vous-méme avez reconnu, Mon-
sieur, qu'elles en sont les objets internes, et de cette maniére, elles
peuvent subsister ; et je m'étonne que vous vous pouvez toujours
payer de ces puissances ou facultés nues, que vous rejetteriez appa-
remment dans les philosophes de l'école. Il faudrait expliquer un
peu plus distinctement en quoi consiste cette faculté et comment
elle s'exerce, et cela ferait connaître qu'il y a des dispositions qui
sont des restes des impressions passées, dans l'àme aussi hien
que dans le corps, mais dont on ne s'apercoit que lorsque la
mémoire en trouve quelque occasion. Et, si rien ne restait des
pensées passées, aussitôt qu'on n'y pense plus, il ne serait point
possible d'expliquer comment on en peut garder le souvenir;
et recourir pour cela à cette faeulté nue, c'est ne rien dire d'intel-
ligible.
CHAP, XI. — DE LA FACULTÉ DE DISCERNER LES IDÉES.
$ 1. Pn. De la faculté de discerner des idées dépend l'évidence
et la certitude de plusieurs propositions qui passent pour des
verités innées.
Tu. J'avoue que pour penser à ces vérités innées et pour les
déméler, il faut du discernement ; mais pour cela, elles ne cessent
point d'étre innées.
404 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
$ 2. Pu. Or la vivacité de l'esprit consiste à rappeler promptement
les idées : mais il y a du jugement à se les représenter nettement ct
à les distinguer exactement.
Tu. Peut-être que l'un et l'autre est vivacité d'imagination, et
que le jugement consiste dans l'examen des propositions suivant
la raison.
Pu. Je ne suis point éloigné de cette distinction de l'esprit et du
jugement, et quelque fois il y a du jugement à ne le point employer
trop. Par exemple, c'est choquer en quelque maniére certaines pen-
sées spirituelles que de les examiner par les regles sévéres de la
vérité et du bon raisonnement. .
Tu. Cette remarque est bonne. Il faut que des pensées spirituelles
aient quelque fondement au moins apparent dans la raison ; mais il
ne faut pas les éplucher avec trop ce scrupule, comme il ne faut
point regarder un tableau de trop prés. C'est en quoi il me semble
que le P. Bouhours (1) manque plus d'une fois dans son art de
penser dans les ouvrages d'esprit, comme lorsqu'il méprise cette
saillie de Lucain :
Victrix causa diis placuit, sed victa Catoni.
$ 4. Pa. Une autre opération de l'esprit à l'égard de ses idées, c'est
la comparaison qu'il fait d'une idée avec l'autre par rapport à l'éten-
due, aux degrés, au temps, au lieu ou à quelque autre circonstance;
c'est de là que dépend ce grand nombre d'idées qui sont comprises
sous le nom de relation.
Tu. Selon mon sens, la relation est plns générale que la compa-
raison, car les relations sont ou de comparaison ou de concours. Les
premiéres regardent la convenance ou disconvenance (je prends ces
termes dans un sens moins large), qui comprend la ressemblance,
l'égalité, l'inégalité, etc. Les secondes renferment quelque liaison.
comme de la cause et de l'effet, du tout et des parties, de la situa-
tion et de l'ordre, etc.
$ 6. Pir. La composition des idées simples, pour en faire de com-
plexes, est encore une opération de notre esprit. On peut rapporter
à cela la faculté d'étendre les idées, en joignant ensemble celles qui
sont d'une méme espèce, comme en formant une douzaine de plu-
sieurs unités.
(1) Bouuours (Dominique) (1628-1702). Son principal ouvrage est : De /a
maniere de bien penser dans les ouvrages d'esprit (1687).
DES IDÉES 105
Tu. L'un est aussi bien composer que l'autre sans doute; mais la
composition des idées semblables est plus simple que celle des idées
différentes.
S 7. Pu. Une chienne nourrira de petits renards, badinera avec eux
et aura pour eux la méme passion que pour ses petits, si l'on peut
faire en sorte que les renardeaux la tettent tout autant qu'il faut pour
que le lait se répande par tout leur corps. Et il ne parait pas que les
animaux qui ont quantité de petits à la fois, aient aucunc connaissance
de leur nombre.
Tu. L'amour des animaux vient d'un agrément qui est augmenté
par l'aeeoutumance. Mais, quant à la multitude précise, les hommes
mêmes ne sauraient connaitre les nombres des choses que par quelque
adresse, comme en se servant des noms numéraux pour compter ou
des dispositions en figure, qui fassent connaitre d'abord sans compter
s'il manque quelque chose.
& 10. Pu. Les bêtes ne forment point des abstractions.
Tu. Je suis du méme sentiment. Elles connaissent apparemment
la blancheur, et la remarquent dans la craie comme dans la neige ;
mais ce n'est pas encore abstraction, car elle demande une considé-
ration du commun, séparé du particulier, et par conséquent il y
entre la connaissance des vérités universelles, qui-n'est point donnée
aux bêtes. On remarque fort bien aussi que les bêtes qui parlent ne
se servent point de paroles pour exprimer les idées générales et que
les hommes privés de l'usage de la parole et des mots ne laissent
pas de se faire d'autres signes généraux. Et je suis ravi de vous
voir si bien remarquer ici et ailleurs les avantages de la nature
humaine.
$ 11. Pr. Si les bêtes ont quelques idées et ne sont pas de pures
machines, comme quelques-uns le prétendent, nous ne saurions nier
qu'elles n'aient la raison dans un certain degré ; et pour moi, il me
parait aussi évident qu'elles raisonnent qu'il me parait qu'elles ont
du sentiment. Mais c'est seulement sur les idées particulières qu'elles
raisonnent, selon que leurs sens les leur représentent.
Tn. Les bétes passent d'une imagination à une autre par la liaison
qu'elles y ont sentie autrefois ; par exemple, quand le maitre prend
un báton, le chien appréhende d'étre frappé. Et en quantité d'occa-
sions, les enfants, de méme que les autres hommes, n'ont point
d'autre procédure dans leurs passages de pensée à pensée. On pour-
rait appeler cela conséquence et raisonnement dans un sens fort
106 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
étendu. Mais j'aime mieux me conformer à l'usage reçu, en consa-
crant ces mots à l'homme et en les restreignant à la connaissance de
quelque raison de la liaison des perceptions que les sensations seules
ne sauraient donner, leur effet n'étant que de faire que naturellement
on s'attende une autre fois à cette méme liaison, qu'on a remar-
quée auparavant, quoique peut-étre les raisons ne soient plus les
mêmes; ce qui trompe souvent ceux qui ne se gouvernent que par
les sens.
& 13. Pn. Les imbéciles manquent de vivacité, d'activité et de mou-
vement dans les facultés intellectuelles, par oü ils se trouvent privés
de l'usage de la raison. Les fous semblent être dans l'extrémité
opposée, car il ne me paraît pas que ces derniers aient perdu la
faculté de raisonner, mais, ayant joint mal à propos certaines idées,
ils les prennent pour des vérités et se trompent de méme manière
que ceux qui raisonnent juste sur des faux principes. Ainsi, vous
verrez un fou qui, s'imaginant étre roi, prétend, par une juste consé-
quence, étre servi, honoré et obéi selon sa dignité.
Tn. Les imbéciles n'exercent point la raison, et ils différent de
quelques stupides.qui ont le jugement bon, mais n'ayant point la
conception prompte, ils sont méprisés et incommodes, comme serait
celui qui voudrait jouer à l'hombre avec des personnes considérables
et penserait trop longtemps et trop souvent au parti quil doit
prendre. Je me souviens qu'un habile homme, ayant perdu la
mémoire par l'usage de quelques drogues, fut réduit à cet état, mais
son jugement paraissait toujours. Un fol universel manque de jugc-
ment presque en toute occasion. Cependant la vivacité de son imagi-
nation le peut rendre agréable. Mais il v a des fous particuliers qui
se forment une fausse supposition sur un point important de leur vie
et raisonnent juste là-dessus, comme vous l'avez fort bien remarqué.
Tel est un homme assez connu dans une certaine cour, qui se croit
destiné à redresser les affaires des protestants et à mettre la France
à la raison, et que pour cela Dieu a fait passer les plus grands per-
sonnages par son corps pour l'anoblir; il prétend épouser toutes
les princesses qu'il voit à marier, mais aprés les avoir rendues saintes,
afin d'avoir une sainte lignée qui doit gouverner la terre, il attribue
tous les malheurs de la guerre au peu de déférence qu'on a eu pour
ses avis. En parlant avec quelque souverain, il prend toutes les me-
sures nécessaires pour ne point ravaler sa dignité. Enfin, quand on
entre en raisonnement avec lui, il sc défend si bien que j'ai douté
DES IDÉES 101
plus d'une fois si sa folie n'était pas une feinte, car il ne s'en trouve
pas mal. Cependant ceux qui le connaissent plus particuliérement
m' assurent que c'est tout de bon.
CHAP. XII. — Drs IDÉES COMPLEXES.
Pu. L'entendement ne ressemble pas mal à un cabinet entiérement
obscur, qui n'aurait que quelques petites ouvertures pour laisser
entrer par dehors les images extérieures et visibles, de sorte que, si
ces images, venant à se peindre dans ce cabinet obscur, pouvaient
y rester et y être placées en ordre, en sorte qu'on püt les trouver
dans l'occasion, il y aurait une grande ressemblance entre ce cabinet
et l'entendement humain.
Tn. Pour rendrela ressemblance plus grande, il faudrait supposer
que dans la chambre obscure, il y eüt une toile pour recevoir les
espèces, qui ne füt pas unie, mais diversifiée par des plis, repré-
sentant les connaissances innées ; que, de plus, cette toile ou mem-
brane étant tendue, eût une manière de ressort ou force d'agir, et
méme une action ou réaction accommodée tant aux plis passés
qu'aux nouveaux venus des impressions des espéces. Et cette action
consisterait en certaines vibrations ou oscillations, telles qu'on voit
dans une corde tendue quand on la touche, de sorte qu'elle ren-
drait une maniére de son musical. Car non seulement nous recevons
des images ou traces dans le cerveau, mais nous en formons encore
de nouvelles, quand nous envisageons des idées complexes. Ainsi
il faut que la toile, qui représente notre cerveau, soit active et clas-
tique. Cette comparaison expliquerait tolérablement ce qui se passe
dans le cerveau ; mais, quant à l'àme, qui est une substance simple
ou monade, elle représente sans étendue ces mémes variétés des
masses étendues et en a la perception.
$ 3. Pu. Or les idées complexes sont ou des modes, ou des subs-
tances, ou des relations.
Ta. Cette division des objets de nos pensées en substances, modes
et relations est assez à mon gré. Je crois que les qualités ne sont que
des modifications des substances, et l'entendement y ajoute les rela-
tions. Il s'ensuit plus qu'on ne pense.
Pa Les modes sont ou simples (comme une douzaine, une ving-
108 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
taine) qui sont faits des idées simples d'une même espèce, c'est-à-
dire des unités, ou mixtes (comme la beauté) où il entre des idées
simples de différentes espèces.
Tu. Peut-être que douzaine ou vingtaine ne sont que les relations
et ne sont constituées que par le rapport à l'entendement. Les unités
sont à part et l'entendement les prend ensemble, quelque dispersées
qu'elles soient. Cependant, quoique les relations soient de l'enten-
dement, elles ne sont pas sans fondement et réalité, car le premier
entendement est l'origine des choses ; et méme la réalité de toutes
choses, excepté les substances simples, ne consiste que dans le fon-
dement des perceptions des phénomènes des substances simples. Il
en est souvent de méme à l'égard des modes mixtes, c'est-à-dire
quil faudrait les renvoyer plutót aux relations.
$ 6. Pu. Les idées des substances sont certaines combinaisons
d'idées simples, qu'on suppose représenter des choses particulières
et distinctes, qui subsistent par elles-mémes, parmi lesquelles idées
on considére toujours la notion obscure de substance comme la pre-
miére et la principale, qu'on suppose sans la connaitre, quelle qu'elle
soit en elle-même.
Tu. L'idée de la substance n'est pas si obscure qu'on pense.
On en peut connaitre ce qui se doit et ce qui se connait en autres
choses, et méme la connaissance des concrets est toujours anté-
rieure à celle des abstraits; on connait plus le chaud que la
chaleur.
$ 7. Pn. A l'égard des substances, il y a aussi deux sortes d'idées.
L'une des substances singulières, comme celle d'un homme ou d'une
brebis; l'autre, de plusieurs substances, jointes ensemble, comme
d'une armée d'hommes et d'un troupeau de brebis ; ces collections
forment aussi une seule idée.
Tu. Cette unité de l'idée des agrégés est trés véritable ; mais dans
le fond il faut avouer que cette unité de collection n'est qu'un rap-
port ou une relation dont le fondement est dans ce qui se trouve en
chacune des substances singulières à part. Ainsi ces êtres par agré-
gation n'ont point d'autre unité achevée que la mentale ; par consé-
quent, leur entité aussi est en quelque facon mentale ou de phéno-
mène, comme celle de l'arc-en-ciel.
DES IDÉES | 109
CHAP. XIII — DES MODES SIMPLES ET PREMIÈREMENT DE
CEUX DE L'ESPACE.
$ 3. Pu. L'espace considéré par rapport à la longueur qui sépare
deux corps, s'appelle distance; par rapport à la longueur, à la lar-
geur et à la profondeur, on peut l'appeler capacité.
Ta. Pour parler plus distinctement, la distance de deux choses
situées (soit points ou étendus) est la grandeur de la plus petite
ligne possible, qu'on puisse tirer de l'une à l'autre. Cette distance
se peut considérer absolument ou dans une certaine figure qui com-
prend les deux choses distantes, par exemple la ligne droite est
absolumént la distance entre deux points. Mais ces deux points,
étant dans une méme surface sphérique, la distance de ces deux
points dans cette surface est la longueur du plus petit grand-arc de
cercle, qu'on y peut tirer d'un point à l'autre. ll est bon aussi de
remarquer que la distance n'est pas seulement entre des corps, mais
encore entre les surfaces, lignes et points. On peut dire que la capa-
cité ou plutót l'intervalle entre deux corps ou deux autres étendus,
ou entre un étendu et un point est l'espace constitué par toutes les
lignes les plus courtes, qui se peuvent tirer entre les points de l'un
et de l'autre. Cet intervalle est solide, excepté lorsque les deux choses
sont situées dans une même surface et que les lignes les plus courtes
entre les points des choses situées doivent aussi tomber dans cette
surface ou y doivent être prises exprès.
$ 4. Pg. Outre ce qu'il y a de la nature, les hommes ont établi
dans leur esprit les idées de certaines longueurs déterminées comme
d'un pouce ou d'un pied.
Ts. Ils ne sauraient le faire, car il est impossible d'avoir l'idée
d'une longueur déterminée précise. On ne saurait dire ni comprendre
par l'esprit ce que c'est qu'un pouce ou un pied, et on ne saurait
garder la signification de ces noms que par des mesures réelles,
qu'on suppose non changeantes, par lesquelles on les puisse toujours
retrouver. C'est ainsi que M. Greaves (1), mathématicien anglais, a
voulu se servir des pyramides d'Égypte qui ont duré assez et dure-
(1) GRFAYES, orientaliste et mathématicien anglais, né à Colmore en 1602,
mort à Londres en 1652. Son ouvrage l’yramidographia ‘Londres, 1616,
in-8&), est probablement celui qui contient l'opinion rapportée par Leibniz.
110 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
ront apparemment encore quelque temps pour conserver nos me-
sures en marquant à la postérité les proportions (1) qu'elles ont à
certaines longueurs dessinées dans une de ces pyramides. Il est vrai
qu'on a trouvé depuis peu que les pendules servent pour perpétuer
les mesures (mensuris rerum ad posteros (ransmittendis), comme
MM. Huighens, Mouton (2) et Buratini, autrefois maitre de monnaie
de Pologne, ont montré en marquant la proportion de nos lon-
gueurs à celle d'un pendule, qui bat précisément une seconde, par
exemple, c'est-à-dire la 86.400* partie d'une révolution des étoiles
fixes ou d'un jour astronomique, et M. Buratini en a fait un traité
exprés, que j'ai vu en manuscrit. Mais il y a encore cette imper-
fection dans cette mesure des pendules, qu'il faut se borner à
certains pays, car les pendules, pour battre dans un méme temps,
ont besoin d'une moindre longueur sous la ligne. Et il faut supposer
encore la constance de la mesure réelle fondamentale, c'est-à-dire
de la durée d'un jour ou d'une révolution du globe de la terre, à
l'entour de son axe et méme de la cause de la gravité pour ne point
parler d'autres circonstances. |
$5. Pa. Venant à observer comment les extrémités se terminent
ou par des lignes droites qui forment des angles distincts, ou par des
lignes courbes, où l'on ne peut apercevoir aucun angle, nous nous
formons l’idée de la figure.
Tu. Une figure superficielle est terminée par une ligne ou par des
lignes, mais la figure d’un corps peut être bornée sans lignes dé-
terminées, comme par exemple celle d’une sphère. Une seule ligne
droite ou superficie plane ne peut comprendre aucun espace, ni faire
aucune figure. Mais une seule ligne peut comprendre une figure
superficielle, par exemple le cercle, l'ovale, comme de même une
seule superficie courbe peut comprendre une figure solide, telle
que la sphére et la sphéroide. Cependant, non seulement plusieurs
lignes droites ou superficies planes, mais encore plusieurs lignes
courbes ou plusieurs superficies courbes peuvent'concourir en-
semble pour former méme des angles entre elles, lorsque l'une n'est
pas la tangente de l'autre. 11 n'est pas aisé de donner la définition
de la figure en général selon l'usage des géométres. Dire que c'est
un étendu borné par un étendu serait trop général, car une ligne
(1) GEHRARDT : propositions; c'est évidemment un contre-sens.
(2) Mourox (Gabriel) (1618-1691), mathématicien et astronome francais, connu
surtout par ses Observationes diametrorum solis et lunc (1670).
DES IDÉES 111
droite, par exemple, quoique terminée par les deux bouts, n'est
pas une figure, et méme deux droites n'en sauraient faire. Dire que
c'est un étendu borné par un étendu, cela n'est pas assez général,
car la surface sphérique entiére est une figure, et cependant, elle
n'est bornée par aucun étendu. On peut encore dire que la figure
est un étendu borné dans lequel il y a une infinité de chemins d'un
point à un autre. Cela comprend les surfaces bornées sans lignes
terminantes que la définition précédente ne comprenait pas et exclut
les lignes, parce que d'un point à un autre dans une ligne, il n'y a
qu'un chemin ou un nombre déterminé de chemins. Mais il sera
encore mieux de dire que la figure est un étendu borné qui peut
recevoir une section étendue ou bien qui a de la largeur, terme
dont jusqu'ici on n'avait point donné non plus la définition.
$ 6. Pu. Au moins toutes les figures ne sont autre chose que les
modes simples de l'espace.
Tu. Les modes simples, selon vous, répétent la méme idée, mais
dans les figures ce n'est pas toujours la répétition du méme. Les
courbes sont bien diflérentes des lignes droites et entre elles. Ainsi
je ne sais comment la définition du mode simple aura lieu ici.
$ 7. Pn. Il ne faut point prendre nos définitions trop à la rigueur.
Mais passons de la figure au lieu. Quand nous trouvons toutes les
mémes piéces sur les mémes cases de l'échiquier, oü nous les
avions laissées, nous disons qu'elles sont toutes dans la méme place,
quoique peut-étre l'échiquier ait été transporté. Nous disons aussi
que l'échiquier est dans le méme lieu, s'il reste dans le méme
endroit de la chambre du vaisseau, quoique le vaisseau ait fait voile.
On dit aussi que le vaisseau est dans le méme lieu, supposé qu'il
garde la méme distance à l'égard des parties des pays voisins, quoi-
que la terre ait peut-étre tourné.
Ta. Le lieu est ou particulier, qu'on considère à l'égard de cer-
tains corps; ou universel, qui se rapporte à tout et à l'égard du-
quel tous les changements, par rapport à quelque corps que ce
soit, sont mis en ligne de compte. Et, n'y eüt-il rien de fixe dans
l'univers, le lieu de chaque chose ne laisserait pas d'étre déterminé
par le raisonnement, s'il y avait moyen de tenir registre de tous les
changements, ou si la mémoire d'une créature y pouvait suffire,
comme on dit que les Arabes jouent aux échecs par mémoire et à
cheval. Cependant ce que nous ne pouvons point comprendre ne
laisse pas d'étre déterminé dans la vérité des choses.
119 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
$ 43. Pr. Si quelqu'un me demande ce que c'est que l'espace, je
suis prét à le lui dire quand il me dira ce que c'est que l'étendue.
Tn. Je voudrais savoir dire aussi bien ce que c'est que la fièvre ou
quelque autre maladie, que je crois que la nature de l'espace est
expliquée. L'étendue est l'abstraction de l'étendu. Or l'étendu est
un continu, dont les parties sont coexistantes ou existent à la fois.
S 17. Pu. Si l'on demande si l'espace sans corps est substance ou
accident, je répondrai sans hésiter que je n'en sais rien.
Tu. J'ai sujet de craindre qu'on ne m'accuse de vanité en voulant
déterminer ce que vous avouez, Monsieur, de ne pas savoir. Mais (1)
il y a lieu de juger, que vous en savez, plus que vous ne dites ou que
vous ne croyez. Quelques-uns ont cru que Dieu est le lieu des
choses. Lessius (2) et M. Guérike (3), si je ne me trompe, étaient
de ce sentiment ; mais alors le lieu contient quelque chose
de plus que ce que nous attribuons à l'espace, que nous dépouil-
lons de toute action : et de cette manière, il n'est pas plus une
substance que le temps, et, s'il a des parties, il ne saurait étre Dicu.
C'est un rapport, un ordre, non seulement entre les existants, mais
encore entre les possibles comme s'ils existaient. Mais sa vérité et
réalité est fondée en Dieu, comme toutes les vérités éternelles.
Pu. Je ne suis point éloigné de votre sentiment, et vous savez (4) le
passage de saint Paul, qui dit que nous existons, vivons et que nous
avons le mouvement en Dieu. Ainsi, selon les différentes manières
de considérer, on peut dire que l'espace est Dieu, et on peut dire
aussi qu'il n'est qu'un ordre ou une relation.
Tu. Le meilleur sera donc de dire que l'espace est un ordre, mais
que Dieu en est la source.
$ 19. Pur. Cependant, pour savoir si l'espace est une substance, il
faudrait savoir en quoi consiste la nature de la substance en gé-
(1) GEnRaRoT : S'il. Nous supprimons le si, avec lequel la phrase n'a pas de
conclusion.
(2) LEssivs, ne à Brechtaes, dans le Brabant, en 1554, mort à Louvain, en
1624, célébre casuiste, souvent cité dans les Provinciales de Paseal. Outre
ses traités de morale, dont le principal est le De justitiá el jure, on a de
lui les ouvrages théologiques suivants : De perfeclionihus moribusque. divi-
nis, De liberlate arbitrii et prescientia Dei, De Summo bono, De Providentia
WUmihis.
(3) Orro pe GUÉRIKE, physicien célebre, né à Magdebourg, mort à Hambourg,
en 1686, connu surtout par ses belles expériences sur le vide. On lui doit la
première idée de la machine pneumatique. On a recueilli ses observations
sous ce titre : Experimenta nova Magdeburgica de pauco spatio (Amsterdam,
1672, in-fol.) .
(4) GEHRARDT : Vous «vez.
DES IDÉES | 143
néral. Mais en cela il y a dela difficulté. Si Dieu, les esprits finis, et
les corps participent en commun à une méme nature de substance,
ne s'ensuivra-t-il pas qu'ils ne diflérent que par la différente mo-
dification de cette substance ?
Tu. Si cette conséquence avait-lieu, il s'ensuivrait aussi que Dieu,
les esprits finis et les corps, participants en commun à une méme
nature d'étre, ne différeraient (1) que par la différente modification
de cet étre.
$ 19. Pr. Ceux qui les premiers se sont avisés de regarder les
accidents comme une espèce d'étres réels, qui ont besoin de quel-
que chose, à quoi ils soient attachés, ont été contraints d'inventer
le mot de substance pour servir de soutien aux accidents.
Ta. Croyez-vous donc, Monsieur, que les accidents peuvent sub-
sister hors de la substance? ou voulez-vous qu'ils ne soient point
des êtres réels? Il semble que vous faites des difficultés sans sujet,
et j'ai remarqué ci-dessus que les substances ou les concrets sont
concus plutót que les accidents ou les abstraits.
Pu. Les mots de substance et d'accidents sont, à mon avis, de peu
d'usage en philosophie.
Tu. J'avoue que je suis d'un autre sentiment, et je crois que la
considération de la substance est un point des plus importants et
des plus féconds de la philosophie.
€. 91. Pr. Nous n'avons maintenant parlé de la substance que par
occasion, en demandant si l'espace est une substance. Mais il nous
suffit ici qu'il n'est pas un corps. Aussi personne n'osera faire le
corps infini comme l'espace.
Tu. M. Descartes et ses sectateurs ont dit pourtant que la ma-
tiere n'a point de bornes, en faisant le monde indéfini (2), en sorte
qu'il ne nous soit point possible d'y concevoir des extrémités. Et ils
ont changé le terme d'infini en indéfini avec quelque raison ; car il
n'y a jamais un tout infini dans le monde, quoiqu'il y ait toujours
des touts plus grands les uns que les autres à l'infini. L'univers méme
ne saurait passer pour un tout, comme j'ai montré ailleurs.
Pu. Ceux qui prennent la matière et l'étendue pour une méme
(1; GEHRARDT : ne différaient.
(2; Voy. DESCARTES, Principes de la philosophie, TI? partie, p 21 : « Nous
saurons que ce monde, ou la matière étendue qui compose l'univers n'a point
de bornes parce que quelque part que nous en voulions feindre, nous pouvons
encore imaginer au delà des espaces infiniment étendus, de sorte qu'ils con-
tiennent un corps indéfiniment étendu. »
Pact Jar. — Leibniz. 1-8
114 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
chose prétendent que les parois intérieurs d'un corps creux vide
se toucheraient. Mais l'espace qui est entre deux corps suffit pour
empécher le contact mutuel.
Tu. Je suis de votre sentiment, car, quoique je n'admette point de
vide, je distingue la matiere de l'étendue et j'avoue que sil y avait
du vide dans une sphère, les pôles opposés dans la concavité ne se
toucheraient pas pour cela. Mais je crois que ce n'est pas un cas que
la perfection divine admette.
$ 23. Pn. Cependant il semble que le mouvement prouve le vide.
Lorsque la moindre partie du corps divisé est aussi grosse qu'un
grain de semence de moutarde, il faut qu'il y ait un espace vide
égal à la grosseur d'un grain de moutarde pour faire que les parties
de ce corps aient de la place pour se mouvoir librement. 1l en sera
de même lorsque les parties de la matière sont cent millions de fois
plus petites.
Tn. 11 est vrai que, si le monde était pleiu decorpuseules durs, qui
ne pourraient ni se fléchir ni se diviser, comme l'on dépcinut. les
atomes, il serait impossible qu'il y eût du mouvement. Mais dans
la vérité, il n'y a point de dureté originale : au contraire la fluidité
est originale et les corps se divisent selon le besoin, puisqu'il n'y
a rien qui l'empéche. C'est ce qui óte toute la force à l'argument tire
du mouvement pour le vide.
CHAP. XIV. — DE LA DURÉE ET DE SES MODES SIMPLES.
& 10. Pn. A l'étendue répond la durée. Et une partie de la durée
en qui nous ne remarquons aucune succession d'idées, c'est ce que
nous appelons un instant.
Tu. Cette définition de l'instant se doit, je crois, entendre de la
notion populaire, comme celle que le vulgaire à du point. Car, à la
rigueur, le point et l'instant ne sont point des parties du temps ou
de l'espace et n'ont point de parties non plus. Ce sont des extré-
mités seulement. |
S 16. Pn. Ce n'est pas le mouvement, mais une suite constante
d'idees qui nous donne l'idée de la durée.
Tu. Une suite de perceptions réveille en nous l'idée de la duree,
mais elle ne la fait point. Nos perceptions n'ont jamais une suite
LES IDÉES 445
assez constante et reszuliere pour répondre à celle du temps qui est
un continu nniforme et simple, comme une ligne droite. Le change-
ment des perceptions nous donne occasion de penser au teuips, et
on le mesure par des changements uniformes : mais, quand il n'y
aurait rien d'uniforme dans la nature, le temps ne laisserait pas
d'être détermiué, comme le lieu ne laisserait pas d'être determine
aussi quand il n'y aurait aucun corps fixe ou immobile. C'est que,
connaissant les regles des mouvements difformes, on peut toujours
les rapporter à des mouvements uniformes intelligibles, et prévoir
par ce moyen ce qui arrivera par des différents mouvements joints
ensemble. Et dans ce sens le temps est la mesure du mouvement,
c'est-à-dire le mouvement uniforme est la mesure du mouvement
difforme.
S 21. Pn. On ne peut point connaitre certainement que deux
parties de durée soient égales ; et il faut avouer que les observations
ne sauraient aller qu'à un peu prés. On a découvert aprés une
exacte recherche qu'il y a effectivement de l'inégalité dans les révo-
lutions diurnes du soleil, et nous ne savons pas si les révolutions
annuelles ne sont point inégales aussi.
Tu. Le pendule a rendu sensible et visible l'inégalité des jours
d'un midi à l'autre : Solem dicere falsum «udet. ll est vrai qu'on
la savait déjà, et que cette inégalité a ses règles. Quant à la révolu-
tion annuelle, qui récompense les inégalités des jours solaires, elle
pourrait changer dans la suite du temps. La révolution de la terre à
l'entour de son axe, qu'on attribue vulgairement au premier mobile,
est notre meilleure mesure jusqu'ici, et les horloges et montres
nous servent pour la partager. Cependant cette. méme révolution
journalière de la terre peut aussi changer dans la suite des temps :
et, si quelque pyramide pouvait durer assez, ou si on en refaisait
de nouvelles, on pourrait s'en apercevoir en gradant là-dessus la
longitude des pendules, dont un nombre connu de battements arrive
maintenant pendant cette révolution; on connaitrait aussi en quelque
facon le changement, en comparant cette revolution avec d'autres,
comme avec celle des satellites de Jupiter, car il n'y a pas d'appa-
rence que, s'il y a du changement dans les unes et dans les autres,
il serait toujours proportionnel.
Pu. Notre mesure du temps serait plus juste si l'on pouvait
warder un jour passe pour le comparer avec les jours à venir,
comme on garde les mesures des espaces.
116 NOUVEAUX ESSAIS NUR L'ENTENDEMENT
Ta. Mais au lieu de cela nous sommes réduits à garder et observer
les corps, qui font leurs mouvements dans un temps égal à peu
prés. Aussi ne pourrons-nous point dire qu'une mesure de l'espace,
comme par exemple une aune, qu'on garde en bois ou en métal,
demeure parfaitement la méme.
S 92. Pu. Or, puisque tous les hommes mesurent visiblement le
temps par le mouvement des corps célestes, il est bien étrange qu'on
ne laisse pas de définir le temps la mesure du mouvement.
Tu. Je viens de dire ($ 16) comment cela se doit entendre. Il est
vrai qu'Aristote dit quele temps est le nombre et non pas la mesure
du mouvement (1). Et en effet on peut dire que la durée se connait
par le nombre des mouvements périodiques égaux, dont l'un com-
mence quand l'autre finit, par exemple par tant de révolutions de la
terre ou des astres.
8 94. Pu. Cependant on anticipe sur ces révolutions, et dire
qu'Abraham naquit l'an 2712 de la période Julienne, c'est parler
aussi inintelligiblement, que si l'on comptait du commencement du
monde, quoiqu'on suppose que la période Julienne a commencé
plusieurs centaines d'années avant qu'il y eüt des jours, des nuits
ou des années désignées par aucune révolution du Soleil.
Ta. Ce vide, qu'on peut concevoir dans le temps, marque, comme
celui de l'espace, que le temps et l'espace vont aussi bien aux pos-
sibles qu'aux existants. Au reste, de toutes les maniéres chronolo-
giques, celle de compter les années depuis le commencement du
monde est la moins convenable, quand ce ne serait qu'à cause de
a grande différence qu'il y a entre les soixante-dix interprètes et le
texte hébreu, sans toucher à d'autres raisons.
S 26. Pu. On peut concevoir le commencement du mouvement,
quoiqu'on ne puisse point comprendre celui de la durée prise dans
toute son étendue. On peut de méme donner des bornes au corps,
mais on ne le saurait faire à l'égard de l'espace.
Ta. C'est, comme je viens de dire, que le temps et l'espace mar-
quent des possibilités au delà dela supposition des existences. Le
temps et l'espace sont de la nature des vérités éternelles, qui regar-
dent également le possible et l'existant.
S 98. Pa. En effet, l'idée du temps et celle de l'éternité viennent
(4) AnisTOTE, PAysiq., IV, XI: "Eatty 0 7 góvogapifl.og xwr[ottogxatà 10 rpôtezov
xal zo Üatepov. P. J.
DES IDÉES 117
d'une même source, car nous pouvons ajouter dans notre esprit
certaines longueurs de durée les unes aux autres aussi souvent
qu'il nous plaît.
Tu. Mais pour en tirer la notion de l'éternité, il faut concevoir, de
plus, que Ia méme raison subsiste toujours pour aller plus loin.
C'est cette considération des raisons qui achève la notion de l'infini
ou de l'indéfini dans les progrès possibles. Ainsi les sens seuls ne
sauraient suffire à faire former ces notions. Et dans le fond on peut
dire que l'idée de l'absolu est antérieur dans la nature des choses à
celle des bornes qu'on ajoute. Mais nous ne remarquons la premiére
qu'en commencant par ce qui est borné et qui frappe nos sens.
CHAP. XV. — DE LA DURÉE ET DE L'EXPANSION CONSIDÉRÉES
ENSEMBLE.
$ 4. Pu. On admet plus aisément une durée infinie du temps,
qu'une expansion infinie du lieu, parce que nous concevons une
durée infini en Dieu et que nous n'attribuons l'étendue qu'à la ma-
tiere, qui est finie, et appelons Ies espaces, au delà de l'univers,
imaginaires. Mais (8 2) Salomon semble avoir d'autres pensées lors-
qu'il dit en parlant de Dieu : les cieux et les cieux des cieux ne peu-
vent le contenir ; et je crois, pour moi, que celui-là se fait une trop
haute idée de la capacité de son propre entendement, qui se figure
de pouvoir étendre ses pensées plus loin que le lieu où Dieu existe.
Tu. Si Dieu était étendu, il aurait des parties. Mais la durée n'en
donne qu'à ses opérations. Cependant par rapport à l'espace, il faut
lui attribuer l'immensité, qui donne aussi des parties et de l'ordre
aux opérations immédiates de Dieu. Il est la source des possibilités
comme des existences; des unes par son essence, des autres par sa
volonté. Ainsi l'espace comme le temps n'ont leur réalité que de lui,
et il peut remplir le vide quand bon lui semble. C'est ainsi qu'il est
partout à cet égard.
$ 11. Pa. Nous ne savons quels rapports les esprits ont avec l'es-
pace, ni comment ils y participent. Mais nous savons qu'ils parti-
cipent de la durée.
TB. Tous les esprits finis sont toujours joints à quelque corps
organique, et ils se représentent les autres corps par rapport Au
118 NOUVEAUX FSSAIS SUR L'ENTENDEMENT
leur. Ainsi leur rapport à l'espace est aussi manifeste que celui des
corps. Au reste, avant de quitter cette matière, j'ajouterai une
comparaison du temps et du lieu à celles que vous avez données ;
c'est que, s'il y avait un vide dans l'espace (comme par exemple si
une sphère était vide au dedans), on en pourrait déterminer la gran-
deur; mais, s'il y avait dans le temps un vide, c'est-à-dire une durée
sans changements, il serait impossible d'en déterminer la longueur,
D'oü vient qu'on peut réfuter celui qui dirait que deux corps entre
lesquels il y a du vide se touchent? Car deux póles opposés d'une
sphère vide ne se sauraient toucher, la géométrie le défend. Mais
on ne pourrait point réfuter celui qui dirait que deux mondes dont
l'un est après l'autre se touchent quant à la durée, en sorte que
l'un commence nécessairement quand l'autre finit, sans qu'il
y puisse avoir d'intervalle. On ne pourrait point le réfuter, dis-je,
parce que cet intervalle est indéterminable. Si l'espace n'était
qu'une ligne ct si le corps ‘était immobile, il ne serait point
possible non plus de déterminer la longueur du vide entre deux
corps.
CHAP. XVI. — Dv vouvre.
8 4. Pn. Dans les nombres, les idées sont et plus précises et plus
propres à étre distinguées les unes des autres que dans l'étendue,
où on ne peut point observer ou mesurer chaque égalité et chaque
excès de grandeur aussi aisément que dans les nombres, par la raison
que dans l'espace nous ne saurions arriver par la pensée à une cer-
taine petitesse déterminée au delà de laquelle nous ne puissions
aller, telle qu'est l'unité dans le nombre.
Tu. Cela se doit entendre du nombre entier, car autrement le
nombre dans sa latitude, comprenant le sourd, le rompu et le trans-
cendant (1) et tout ce qui se peut prendre entre deux nombres en-
tiers est proportionnel à la ligne, et il y a là aussi peu de minimum
que dans le continu. Aussi cette définition que le nombre est une
(1) Expressions de la langue mathématique scholastique, rarement em-
ployées aujourd'hui. Le sourd, c'est l'incommensurable, par ex. V2 :le rompu,
c'est la fraction, par ex. 5; le transcendant est ce qui ne peut pas être calculé
par un nombre limité d'opérations arithmétiques, par ex. log. 3. Ces trois
termes sont compris entre deux uombres entiers. P. J.
DES IDÉES 119
multitude d'unités, n’a lieu que dans les entiers. La distinction pré-
cise des idées dans l'étendue nc consiste pas dans la grandeur ; car,
pour reconnaitre distinctement la grandeur, il faut recourir aux
nombres entiers on aux autres connus par le moyen des entiers ;
ainsi de la quantité continue, il faut recourir à la quantité discréte,
pour avoir une connaissance distincte de la grandeur. Ainsi les mo-
difications "de l'étendue, lorsqu'on ne se sert point des nombres, ne
peuvent étre distinguées que par la figure, prenant ce mot si géné-
ralement qu'il signifie tout ce qui fait que deux étendus ne sont pas
semblables l'un à l'antre.
$ 5. Pa. En répétant l'idée de l'unité et la joignant à une autre
unité, nous cn faisons une idée collective que nous nommons dcux.
Et quiconque peut faire cela et avancer toujours d'un de plus à la
dernière idée collective, à laquelle il donne un nom particulier, peut
compter, tandis qu'il a une suite de noms et assez de mémoire pour
la retenir.
Tu. Par cette manière seule on ne saurait aller loin, car la mé-
moire serait trop chargée, s'il fallait retenir un nom tout à fait nou-
veau pour chaque addition d'une nouvelle unité. C'est pourquoi il
faut un certain ordre et certaine réplication dans ces noms, en recom-
mencant suivant une certaine progression.
Pn. Les différents modes des nombres ne sont capables d'aucune
autre différence que du plus ou du moins ; c'est pourquoi ce sont
des modes simples comme ceux de l'étenduc.
Ta. Cela se peut dire du temps et de la ligne droite, mais nulle-
ment des figures et encore moins des nombres qui sont non scule-
ment différents en grandeur, mais encore dissemblables. Un nombre
pair peut étre partagé en deux également et non pas un impair.
Trois et six sont nombres triangulaires, quatre et neuf sont carrés,
huit est cube, etc., et cela a lieu dans les nombres encore plus que
dans les figures, car deux figures inégales peuvent être parfaitement
semblables l'une à l'autre, mais jamais deux nombres. Mais je ne
m'étonne pas qu'on se trompe souvent là-dessus, parce que commu-
nement on n'a pas d'idée distincte de ce qui est semblable ou dis-
semblable. Vous voyez donc, Monsieur, que votre idée ou votre
explication des modifications simples ou mixtes a grand besoin d'étre
redressee.
& 6. Pa. Vous avez raison de remarquer qu'il est bon de donner
aux nombres des noms propres à être retenus. Ainsi je crois qu'il
120 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
serait convenable qu'en comptant, au lieu de million de millions, on
dise billion pour abréger, et qu'au lieu de million de millions de mil-
lions, ou millions de billions, on dise trillion, et ainsi de suite jus-
qu'aux nonillions, car on n'a guére besoin d'aller plus loin dans
l'usage des nombres.
Tu. Ces denominations sont assez bonnes. Soit X égal à 10. Cela
posé, un million sera X^, un billion X*', un trillion X'5, etc., et un
nonillion X**.
CHAP. XVII. — DE L'inrinité.
$ 4. Pu. Une notion des plus importantes est celle du fini et de
l'infini, qui sont regardés comme des modes de la quantité.
Tu. À proprement parler, il est vrai qu'il y a une infinité de choses,
c'est-à-dire qu'il y en a toujours plus qu'on n'en puisse assigner.
Mais il n'y a point de nombre infini ni de ligne ou autre quantité
infinie, si on les prend pour des véritables touts, comme il est aisé
de démontrer. Les écoles ont voulu ou dà dire cela en admettant un
infini syncatégorématique, comme elles parlent, et non pas l'infini
catégorématique. Le vrai infini, à la rigueur, n'est que dans l'absolu,
qui est antérieur à toute composition et n'est point formé par l'addi-
tion des parties.
Pu. Lorsque nous appliquons notre idée de l'infini au premier Être,
nous le faisons originairement par rapport à sa durée et à son ubi-
quité, et plus figurément à l'égard de sa puissance, de sa sagesse,
de sa bonté et de ses autres attributs.
Tn. Non pas plus figurément, mais moins immédiatement, parce que
les autres attributs font connaitre leur grandeur par le rapport à ceux
oü entre la considération des parties.
$ 2. Pa. Je pensais qu'il était établi que l'esprit regarde le fini et
l'infini comme des modifications de l'étendue et de la durée.
TH. Je ne trouve pas qu'on ait établi cela; la considération du
fini et de l'infini a lieu partout oü il y a de la grandeur et de
la multitude. Et l'infini véritable n'est pas une modification, c'est
l'absolu; au contraire, dés qu'on modifie, on se borne, on forme
un fini.
$ 1. Pa. Nous avons cru que la puissance qu'a l'esprit d'étendre
DES IDÉES 121
sans fin son idée de l’espace par de nouvelles additions, étant tou-
jours la méme, c'est de là qu'il tire l'idée d'un espace infini.
Tu. Il est bon d'ajouter que c'est parce qu'on voit que la méme
raison subsiste toujours. Prenons une ligne droiteet prolongeons-la,
en sorte qu'elle soit double de la première. Or il est clair que la
seconde, étant parfaitement semblable à la première, peut être dou-
blée de méme pour avoir la troisiéme qui est encore semblable aux
précédentes ; et Ja méme raison ayant toujours lieu, il n'est jamais
possible qu'on soit arrêté ; ainsi la ligne peut être prolongée à l'in-
fini; de sorte que la considération de l'infini vient de celle de Ia
similitude ou de la méme raison, et son origine est la méme avec
celle des vérités universelles et nécessaires. Cela fait voir comment
ce qui donne de l'accomplissement à la conception de cette idée, se
trouve en nous-mêmes et ne saurait venir des expériences des sens ; -
tout comme les vérités nécessaires ne sauraient étre prouvées par
l'induction ni par les sens. L'idée de l'absolu est en nous intérieure-
ment comme celle de l'Étre. Ces absolus ne sont autre chose que
les attributs de Dieu, et on peut dire qu'ils ne sont pas moins la
source des idées, que Dieu est lui-méme le principe des étres.
L'idée de l'absolu.par rapport à l'espace n'est autre que celle de
l'immensité de Dieu et ainsi des autres. Mais on se trompe en vou-
lant s'imaginer un espace absolu, qui soit un tout infini, composé
de parties. ll n'y a rien de tel. C'est une notion qui implique con-
tradiction, et ces touts infinis et leurs opposés, infiniment petits, ne
sont de mise que dans le calcul des géométres, tout comme les
racines imaginaires de l’algèbre.
$ 6. Pn. On conçoit encore une grandeur sans y entendre des
parties hors des parties. Si à la plus parfaite idée, que j'ai du blanc
le plus éclatant, j'en ajoute une autre d'un blanc égal ou moins vif
(car je ne saurais y joindre l'idée d'un plus blanc que celui dont j'ai
l'idée, que je suppose le plus éclatant que je concoive actuellement),
cela n'augmente ni étend mon idée en aucune maniére ; c'est pour-
quoi on nomme degrés les différentes idées de blancheur.
TR. Je n'entends pas bien la force de ce raisonnement, car rien
n'empéche qu'on ne puisse recevoir la perception d'une blancheur
plus éclatante que celle qu'on conçoit actuellement. La vraie raison
pourquoi on a sujet de croire que la blancheur ne saurait étre aug-
mentée à l'infini, c'est parce que ce n'est pas une qualité originale ;
les sens n'en donnent qu'une connaissance confuse, et, quand on en
423 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
aura une distincte, on verra qu'elle vient de la structure et se borne
sur celle de l'organe de la vuc. Mais à l'égard des qualités origi-
nales ou connaissables distinctement, on voit qu'il y a quelquefois
moyen d'aller à l'infini non seulement là oü il y a extension ou si
vous voulez diffusion, ou ce que l'école appelle partes extra partes,
comme dans le temps et dans le lieu, mais encore oit il y a inten-
sion ou degrés par exemple à l'égard de la vitesse.
$ 8. Pu. Nous n'avons pas l'idée d'un espace infini, et rien n'est
plus sensible que l'absurdité d'une idée actuelle d'un nombre infini.
Tu. Je suis du même avis. Mais cen'est pas parce qu'on ne saurait
avoir l'idée de l'infini, mais parce qu'un infini ne saurait étre uu
vrai tout.
$ 16, Pu. Par là. méme raison, nous n'avons donc point d'idée
positive d'une durée infinie ou de l'éternité, non plus que de l'immen-
sité.
Tu. Je crois que nous avons l'idée positive de l'une et de l'autre,
et cette idée sera vraie pourvu qu'on n'y concoive point comme un
tout infini, mais comme un absolu ou attribut sans bornes, qui se
trouve à l'égard de l'éternité dans la nécessité de l'existence de
Dieu, sans y dépendre des parties et sans qu'on en forme la notion
par une addition de temps. On voit encore par là que l'origine de
la notion de l'infini vient de la méme source que celle des vérités
nécessaires. |
CHAP. XVIII. — DE QUELQUES AUTRES MODES SIMPLES.
Pu. ll y a encore beaucoup de modes simples, qui sont formés
des idées simples. Tels sont ($ 9) les modes du mouvement, comme
glisser, rouler ; ceux des sons ($ 3) qui sont modifiés par les notes
et les airs, comme les couleurs par les degrés ; sans parler des sa-
veurs et odeurs ($ 6), il n'y a pas toujours des mesures ni des noms
distincts non plus que dans les modes complexes ($ 7) parce qu'on
se règle selon l'usage, et nous en parlerons plus amplement quand
nous viendrons aux mots.
Tu. La plupart des modes ne sont pas assez simples et pourraient
être comptés parmi les complexes ; par exemple, pour expliquer ce
que c'est que glisser ou rouler, outre le mouvement il faut consi-
dérer la résistance de la surface.
DES IDÉES 193
CHAP. XIX. — DES MODES QUI REGARDENT LA PENSÉF.
8 1. Pr. Des modes qui viennent des sens, passons à ceux que la
réflexion nous donne. La sensation est pour ainsi dire l'entrée
actuelle des idées dans l'entendement par le moyen des sens. Lors-
que la méme idée revient dans l'esprit, sans que l'objet extérieur
qui l'a d'abord fait naitre agisse sur nos sens, cet acte de l'esprit se
nomme réminiscence ; si l'esprit tâche de la rappeler et qu'eníin
aprés quelques efforts il la trouve et se la rend présente, c'est
recueillement. Si l'esprit l'envisage longtemps avec attention, c'est
contemplation. Lorsque l'idée que nous avons dans l'esprit y flotte
pour ainsi dire sans que l'entendement y fasse aucune attention,
c'est ce qu'on appelle réverie. Lorsqu'on réfléchit sur les idées qui
se présentent d'elles-mémes, et qu'on les enregistre pour ainsi dire
dans sa mémoire, c'est attention ; et lorsque l'esprit se fixe sur unc
idée avec beaucoup d'application, qu'il la considère de tous côtés et
ne veut point s'en détourner, malgré d'autres idées qui viennent à
la traverser, c'est ce quon nomme étude ou contention d'esprit. Le
sommeil qui n'est accompagné d'aucun songe est une cessation de
toutes ces choses ; et songer, c'est avoir ces idées. dans l'esprit pen-
dant que les sens extérieurs sont fermés, en sorte qu'ils ne reçoivent
point l'impression des objets extérieurs avec cette vivacité qui leur
est ordinaire. C'est, dis-je, avoir des idées sans qu'elles nous soient
sugzérées par aucun objet du dehors, ou par aucune occasion con-
nue et sans être choisies ni déterminées en aucune manière par l'en-
tendement. Quant à ce que nous nommons extase, je laisse à juger
à d'autres si ce n'est pas songer les yeux ouverts.
Tn. Il est bon de débrouiller ces notions et je tácherai d'y aider.
Je dirai donc que c'est sensation lorsqu'on s'apercoit d'un objet
externe, que la réminiscence en est la répétition sans que l'objet
revienne ; mais, quand on sait de l'avoir eue, c'est souvenir. On
prend communément le recueillement dans un autre sens que le
vótre, savoir pour un état oü l'on se détache des affaires afin de
vaquer à quelque méditation. Mais, puisqu'il n'y a point de mot que
je sache qui convienne à votre notion, Monsieur, on pourrait y appli-
quer celui que vous employez. Nous avons de l'attention aux objets
que nous distinguons et préférons aux autres. L'attention conti-
124 | NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
nuant dans l'esprit, soit que l'objet externe continue ou non, et
méme soit qu'il s'y trouve ou non, c'est considération ; laquelle ten-
dant à la connaissance sans rapport à l'action sera la contemplation.
L'attention, dont le but est d'apprendre (c’est-à-dire d'acquérir des
connaissances pour les garder), c'est étude. Considérer pour former
quelque plan, c'est méditer; mais réver parait n'étre autre chose
que suivre certaines pensées par le plaisir qu'on y prend sans y
avoir d'autre but, c'est pourquoi la réverie peut mener à la folie :
on s'oublie, on oublie le dic cur hic, on approche des songes et des
chimères, on bátit des châteaux en Espagne. Nous ne saurions dis-
tinguer les songes de: sensations que parce qu'ils ne sont pas liés
avec elles, c'est comme un monde à part. Le sommeil est une cessa-
tion des sensations, et de cette maniére l'extase est un fort profond
sommeil, dont on a de la peine à étre éveillé, qui vient d'une cause
interne passagère, ce qui s'ajoute pour exclure ce sommeil profond,
qui vient d'un narcotique ou de quelque lésion durable des fonctions,
comme dans la léthargie. Les extases sont accompagnées de visions
quelquefois; mais il y en a aussi sans extases, et la vision, ce semble,
n'est autre chose qu'un songe qui passe pour une sensation, comme
s’il nous apprenait la vérité des objets. Et, lorsque ces visions sont
divines, il y a de la vérité en effet, ce qui peut se connaître par
exemple quand elles contiennent des prophéties particularisées que
l'événement justifie.
S 4. Pn. Des différents degrés de contention ou. de relâchement
d'esprit, il s'ensuit que la pensée est l'action et non l'essence de
l’âme.
Tn. Sans doute, la pensée est une action et ne saurait être l'es-
sence ; mais c'est une action essentielle, et toutes les substances en
ont de telles. J'ai montré ci-dessus que nous avons toujours une
infinité de petites perceptions sans nous en apercevoir. Nous ne
sommes jamais sans perceptions, mais il est nécessaire que nous
soyons souvent sans aperceptions, savoir lorsqu'il n'y a point de
perceptions distinguées. C'est faute d'avoir considéré ce point im-
portant qu'une philosophie relàchée, et aussi peu noble que peu
solide, a prévalu auprès de tant de bons esprits, et que nous avons
ignoré presque jusqu'ici ce qu'il y a de plus beau dans les ámes. Ce
qui a fait aussi qu'on a trouvé tant d'apparence dans cette erreur
qui enseigne que les âmes sont d'une nature périssable.
DES IDÉES 125
CHAP. XX. — DES MODES DU PLAISIR ET DE LA DOULEUR,
8 1. PH. Comme les sensations du corps, de méme que les pen-
sées de l'esprit sont ou indifférentes ou suivies de plaisir ou de
douleur, on ne peut décrire ces idées non plus que toutes les autres
idées simples, ni donner aucune définition des mots dont on se sert
pour les désigner.
TB. Je crois qu'il n'y a point de perceptions qui nous soient tout
à fait indifférentes, mais c'est assez que leur effet ne soit point notable
pour qu'on les puisse appeler ainsi, car le plaisir ou la douleur parait
consister dans une aide ou dans un empéchement notable. J'avoue
que cette définition n'est point nominale, et qu'on n'en peut point
donner.
S 9. Pn. Le bien est ce qui est propre à produire et à aug-
menter le plaisir en nous, ou à diminuer et à abréger quelque dou-
leur. Le mal est propre à produire ou augmenter la douleur en nous,
ou à diminuer quelque plaisir.
Tu. Je suis aussi de cette opinion. On divise le bien en honnéte,
agréable et utile; inais dans le fond, je crois qu'il faut qu'il soit ou
agréable lui-méme, ou servant à quelque autre, qui nous puisse
donner un sentiment agréable, c'est-à-dire le bien est agréable ou
utile, et l'honnéte lui-méme consiste dans un plaisir d'esprit.
S& 4,5. Pn. Du plaisir et de la douleur viennent les passions. On
a de l'amour pour ce qui peut produire du plaisir, et la pensée de
la tristesse ou dela douleur, qu'une cause présente ou absente peut
produire, est la haine. Mais la haine ou l'amour, qui se rapportent
à des êtres capables de bonheur ou de malheur, est souvent un
deplaisir ou un contentement, que nous sentons être produit en nous
par la considération de leur existence ou du bonheur dont ils jouis-
sent.
TB. J'ai donné aussi à peu pres cette définition de l'amour lorsque
jai expliqué les principes de la justice dans la préface de mon Codex
juris gentium diplomaticus, savoir qu'aimer est étre porté à
prendre du plaisir dans la perfection, bien ou bonheur de l'objet
aimé. Et pour cela on ne considére et ne demande point d'autre
plaisir propre que celui-là méme qu'on trouve dans le bien ou plaisir
de celui qu'on aime ; mais dans ce sens, nous n'aimons point propre-
196 NOUVEAUX ESSAIS SUR L ENTENDEMENT
ment ce qui est incapable de plaisir ou de bonheur, et nous jouis-
sons des choses de cette nature sans les aimer pour cela, si ce n'est
par une prosopopée, et comme si nous nous imaginions qu'elles
jouissent elles-mêmes de leur perfection. Ce n'est donc pas propre-
ment de l'amour lorsqu'on dit qu'on aime un beau tableau par le
plaisir qu’on prend à en sentir les perfections. Mais il est permis
d'étendre le sens des termes, et l'usage y varie. Les philosophes et
théologiens mémes distinguent deux espéces d'amour, savoir l'amour
qu'ils appellent de concupiscence (1), qui n'est autre que le désir ou
le sentiment qu'on a pour ce qui nous donne du plaisir, sans que nous
nous intéressions s'il en recoit ; et l'amour de bienveillance, qui est
le sentiment qu'on a pour celui qui par son plaisir ou bonheur nous
en donne. Le premier nous fait avoir en vue notre plaisir et le second
celui d'autrui, mais comme faisant ou plutôt constituant le nôtre ;
car, s'il ne Jaillissait pas sur nous en quelque facon, nous ne pour-
rions pas nous y intéresser, puisqu'il est impossible, quoi qu'on
dise, d’être détaché du bien propre. Et voilà comment il faut
entendre l'amour désintéressé ou non mercenaire, pour en bien con-
cevoir la noblesse, et pour ne point tomber cependant dans le chi-
mérique.
S 6. Pa. L'inquiétude (Uneasiness en anglais) qu'un homme
ressent en lui-même par l'absence d'une chose, qui lui donnerait du
plaisir si elle était présente, c'est ce qu'on nomme desir. L’inquié-
tude est le principal, pour ne pas dire le seul aiguillon, qui excite
l'industrie et l'activité des hommes ; car, quelque bien qu'on pro-
pose à l'homme, si l'absence de ce bien n'est suivie d'aucun déplaisir
ni d'aucune douleur et que celui qui en est privé puisse étre content
et à son aise sans le posséder, il ne s'avise pas de le désirer et moins
encore de faire des efforts pour en jouir. ll ne sent pour cette espèce
de bien qu'uue pure velléité, terme qu'on a employé pour signifier
le plus bas degré du désir qui approche le plus de cet état oü se
trouve l'àme à l'égard d'une chose qui lui est tout à fait indifférente,
lorsque le deplaisir que cause l'absence d'une chose est si peu consi-
dérable qu'il ne porte qu'à des faibles souhaits sans engager de se
servir des moyens de l'obtenir. Le desir est encore éteint ou ralenti
par l'opinion où l'on est que le bien souhaité ne peut être obtenu,
à proportion que l'inquiétude de l'àme est guérie ou diminuée par
(1) GEHRARD : conquiscence.
DES IDÉES 497
cette considération. Au reste, j'ai trouvé ce que je vous dis de l'in-
quiétude dans ce célèbre auteur anglais dont je vous rapporte sou-
vent les sentiments. J'ai été un peu en peine de la signification du
mot anglais uneasiness. Mais l'interprète français, dont l'habileté
à s'acquitter de cet emploi ne saurait être révoquée en doute,
remarque au bas de la page (chap. xx, $ 6j que par ce mot anglais
l'auteur entend l'état d'un homme qui n'est pas à son aise, le manque
d'aise et de tranquillité dans l'âme, qui, à cet égard, est purement
passive et qu'il a fallu rendre ce mot par celui d'inquiétude, qui
n'exprime pas précisément la méme idée, mais qui en approche le
plus près. Cet avis (ajoute-t-ilj est surtout nécessaire par rapport
au chapitre suivant de la puissance où l’auteur raisonne beau-
coup sur cette espèce d'inquiétude, car si l'on n'attachait pas à ce
mot l'idée qui vient d'être marquée, il ne serait pas possible de
comprendre exactement les matières qu'on traite dans ce chapitre
et qui sont des plus importantes et des plus délicates de tout l'ou-
vrage.
Tu. L'interpréte a raison, et la lecture de son excellent auteur
m'a fait voir que cette consideration de l'inquiétude est un point
capital où cet auteur montre particulierement son esprit pénétrant
et profond. C'est pourquoi je me suis donne quelque attention, et,
aprés avoir bien considéré la chose, il ine parait quasi que le mot
d'inquiétude, s'il n'exprime pas assez le sens de l'auteur, convient
pourtant assez, à mon avis, à la nature de la chose et celui d'unca-
siness, s'il marquait un déplaisir, un chagrin, une incommodite, et,
en un mot, quelque douleur ellective, n'y conviendrait pas; car j'ai-
merais mieux dire que daus le désir en lui-même, il y a plutôt une
disposition et préparation à la douleur que de la douleur méme. 1]
est vrai que cette perception quelquefois ne diffère de celle qu'il y a
dans la douleur que du moins au plus, mais c'est que le degré est
de l'essence de la doulenr, car c'est une perception notable. On voit
aussi cela par la différence qu'il y à entre l'appéüt et la faim; car
quand l'irritation de l'estoinac devient trop forte, elle incommode,
de sorte qu'il faut encore appliquer ici notre doctrine des percep-
tions trop petites pour être aperceptibles, car si ce qui se passe en
nous. lorsque nous avons de l'appétit et du désir, était. assez grossi,
il nous causerait de la douleur. C'est pourquoi l'auteur infiniment
sage de notre être l'a fait pour notre bien, quand il fait en sorte que
nous soyons souvent dans l'ignorance et dans des perceptions con-
128 NOUVEAUX ESSAIS SUR L’ENTENDEMENT
fuses ; c'est pour agir plus promptement par instinct et que nous ne
soyons pas incommodés par des sensations trop distinctes de quan-
tité d'objets qui ne nous reviennent pas tout à fait et dont la nature
n'a pu se passer pour obtenir ses fins. Combien d'insectes n'avalons-
nous pas sans nous en apercevoir, combien voyons-nous de per-
sonnes qui, ayant l'odorat trop 'subtil, en sont incommodées, et
combien verrions-nous d'objets dégoütants si notre vue était assez
percante ? C'est aussi par cette adresse que la nature nous a donné
des aiguillons du désir comme des rudiments ou éléments de la dou-
leur, ou pour ainsi dire des demi-douleurs, ou (si vous voulez parler
abusivement pour vous exprimer plus fortement)des petites douleurs
inaperceptibles, afin que nous jouissions de l'avantage du mal sans
en recevoir l'incommodité ; car autrement, si cette perception était
trop distincte, on serait toujours misérable en attendant le bien, au
licu que cette continuelle victoire sur ces demi-douleurs qu'on sent
en suivant son désir et satisfaisant en quelque facon à cet appétit ou
à cette démangeaison, nous donne quantité de demi-plaisirs, dont la
continuation et l'amas (comme dans la continuation de l'impulsion
d'un corps pesant, qui descend et qui acquiert de l'impétuosité)
devient enfin un plaisir entier et véritable. Et dans le fond, sans ces
demi-douleurs, il n'y aurait point de plaisir, et il n'y aurait pas
moyen de s'apercevoir que quelque chose nous aide et nous soulage,
en ótant quelques obstacles qui nous empêchent de nous mettre à
notre aise. C'est encore en cela qu'on reconnait l'affinité du plaisir et
de la douleur que Socrate remarque dansle Phédon de Platon lorsque
les pieds lui démangent. Cette considération des petiles aides ou
petites délivrances et dégagements imperceptibles de la tendance
arrêtée, dont résulte enfin un plaisir notable, sert aussi à donner
quelque connaissance plus distincte de l'idée confuse, que nous avons
et devons avoir du plaisir et de la douleur tout comme le sentiment
de la chaleur et de la lumiére résulte de quantité de petits mouve-
ments qui expriment ceux des objets, suivant ce que j'ai dit ci-dessus
(chap. ix, $ 13) et n'en diffèrent qu'en apparence et parce que nous
ne nous apercevons pas de cette analyse, au lieu que plusieurs croient
aujourd'hui que nos idées des qualités sensibles différent toto genere
des mouvements et de ce qui se passe dans les objets et sont quelque
chose de primitif et d'inexplicable, et méme d'arbitraire, comme si
Dieu faisait sentir à l'âme ce que bon lui semble, au lieu de ce qui
se passe dans le corps, ce qui est bien éloigné de l'analyse véritable
DES IDÉES 129
de nos idées. Mais pour revenir à l'inquictude, c'est-à-dire aux
petites sollicitations imperceptibles, qui nous tiennent toujours en
haleine, ce sont des déterminations confuses, en sorte que souvent
nous ne savons pas ce qui nous manque, au lieu que dans les incli-
nations et les passions, nous savons au moins ce que nous deman-
dons. quoique les perceptions confuses entrent aussi dans leur
maniere d'agir et que les mêmes passions causent aussi cette inquié-
tude ou démangeaison. Ces impulsions sont comme autant de petits
ressorts qui tâchent de se débander et qui font agir notre machine.
Et j'ai déjà remarqué ci-dessus que c'est par là que nous ne sommes
jamais indifférents, lorsque nous paraissons i'étre le plus, par exemple
de nous tourner àla droite plutót qu'à la gauche au bout d'une allée;
car le parti que nous prenons vient de ces déterminations insen-
sibles, méiées des actions des objets et de l'intérieur du corps qui
nous fait trouver plus à notre aise dans l'une que dans l'autre ma-
niere de nous remuer. On appelle unruhe en allemand, c'est-à-dire
inquiétude, le balancier ‘1: d'une horloge. On peut dire qu'il en est de
méme dans notre corps qui ne saurait jamais étre parfaitement à son
aise, parce que, quand il le serait, une nouvelle impression des objets,
un petit ehangement daus les organes, daus les vases et dans les
visceres, changera d'abord la balance et les fera faire quelque petit
effort pour se remettre dans le meilleur état qu'il se peut; ce qui
produit un combat perpétuel, qui fait, pour ainsi djre, l'inquietude
de notre horloge, de sorte que cette appellation est assez à mon gré.
x 6. Pu. La joie est un plaisir que l'âme ressent, lorsqu'elle con-
sidere la possession d'un bien présent ou futur comme assurée; et
nous sommes en possession d'un bien lorsqu'il est de telle sorte en
notre pouvoir que nous en pouvons jouir quand nous voulons.
Tu. On manque dans les langues de paroles assez propres pour
distinguer des notions voisines. Peut-être que le latin gaudium
approche davantage de cette definition de la joie que l«titi«, qu'on
traduit aussi par le mot de joie; mais alors elle me parait signifier
un état oü le plaisir prédomine en nous, car pendant la plus pro-
fonde tristesse et au milieu des plus cuisants chagrins on peut
prendre quelque plaisir comme de boire ou d'entendre la musique,
mais le déplaisir prédomine; et de méme au milieu des plus aiguës
douleurs l'esprit peut être dans la joie, ce qui arrivait aux martyrs.
(1j GEHRARDT : le balancer.
PAuL JAxFT. — Leibniz. I — 9
up
130 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
S 8. Pn. La tristesse est une inquiétude de l'àme, lorsqu'elle
pense à un bien perdu, dont elle aurait pu jouir plus longtemps, ou
quand elle est tourmentée d'un mal actuellement présent.
Tu. Non seulement la présence actuelle, mais encore la crainte
d'un mal à venir peut rendre triste, de sorte que je crois que les
définitions de la joie et de la tristesse, que je viens de donner, con-
viennent mieux à l'usage. Quant à l'inquiétude, il y a dans la dou-
leur et par conséquent dans la tristesse quelque chose de plus : et
l'inquiétude est méme dans la joie, car elle rend l'homme éveillé,
actif, plein d'espérance pour aller plus loin. La joie a été capable de
faire mourir par trop d'émotion, et alors il y avait en cela encore
plus que de l'inquictude.
S 9. Pu. L'espérance est le contentement de l'âme, qui pense à la
jouissance qu'elle doit probablement avoir d'une chose propre à lui
donner du plaisir ($ 10), et la crainte est une inquiétude de l'âme,
lorsqu'elle pense à un mal futur, qui peut arriver.
Tu. Si l'inquiétude signifie un déplaisir, j'avoue qu'elle accom-
pagne toujours la crainte; mais la prenant pour cet aiguillon insen-
sible qui nous pousse, on peut l'appliquer encore à l'espérance.
Les stoiciens prenaient les passions pour des opinions. Ainsi l'espé-
rance leur était l'opinion d'un bien futur, et ]a crainte l'opinion d'un
mal futur. Mais j'aime mieux de dire que les passions ne sont ni des
contentements ou des déplaisirs, ni des opinions, mais des tendances,
ou plutót des modifications de la tendance qui viennent de l'opinion
ou du sentiment et qui sont accompagnées de plaisir ou de déplaisir.
$ 11. Pn. Le désespoir est la pensée qu'on a un bien qui ne peut être
obtenu, ce qui peut causer de l'affliction (1) et quelquefois le repos.
Tu. Le désespoir, pris pour la passion, sera une manière de ten-
dànce forte, qui se trouve tout à fait arrétée, ce qui cause un combat
violent et beaucoup de déplaisir. Mais, lorsque. le désespoir est
accompagné de repos et d'indolence, ce sera une opinion plutót
qu'une passion.
& 12. Pu. La colère est cette inquiétude ou cc désordre que nous
ressentons aprés avoir recu quelque injure, et qui est accompagné
d'un désir présent de nous venger.
Tu. 1l semble que la colère est quelque chose de plus simple ct de
plus général, puisque les bétes en sont susceptibles, auxquelles on
4) GERHARDT : affection.
DES IDÉES 131
ne fait point d'injure. Il y à dans la colère un effort violent qui tend
à se défaire du mal. Le désir de la vengeance peut demeurer quand
on est de sang froid, et quand on a plutôt de la haine que de la colère.
S 13. Pn. L'envie est l'inquiétude (le déplaisirj de l'âme, qui
vient de la considération d'un bien que nous désirons, mais qu'un
autre possède, qui à notre avis n'aurait pas dà l'avoir préférable-
ment à nous.
Tu. Suivant cette. notion, l'envie serait toujours une passion
louable et toujours fondée sur la justice, au moins suivant notre opi-
nion. Mais je ne sais si on ne porte pas souvent envie au mérite
reconnu, qu'on ne se soucierait pas de maltraiter, si l'on en était le
maitre. On porte méme envie aux gens d'un bien qu'on ne se soucie-
rait point d'avoir. On serait content de les en voir priver sans
penser à profiter de leurs dépouilles et méme sans pouvoir l'es-
pérer. Car quelques biens sont comme des tableaux peints in
fresco qu'on peut détruire, mais qu'on ne peut point ôter.
$ 17. Pn. La plupart des passions font en plusieurs personnes
des impressions sur le corps, et y causent divers changements ;
mais ces changements ne sont pas toujours sensibles. Par exemple,
la honte, qui est une inquiétude de l'àme, qu'on ressent quand on
vient à considérer qu'on a fait quelque chose d'indécent ou qui peut
diminuer l'estime que d'autres font de nous, n'est pas toujours
accompagnée de rougeur.
Tu. Si les hommes s'étudiaient davantage à observer les mouve-
ments extérieurs qui accompagnent les passions, il serait difficile de
les dissimuler. Quant à la honte, il est digne de considération, que
des personnes modestes quelquefois ressentent des mouvements
semblables à ceux de la honte, lorsqu'elles sont témoins seulement
d'une action indécente.
CHAP. XXI. — DE LA PUISSANCE ET DE LA LIBERTÉ.
S 1. Pu. L'esprit observant comment une chose cesse d’être et
comment une autre, qui n'était pas auparavant, vient à exister, et
concluant qu'il y en aura à l'avenir des pareilles, produites par de
pareils agents, il vient à considérer dans une chose la possibilité
qu'il y a qu'une de ses idées simples soit changée, et dans une autre
132 NOUVEAUX ESSAIS SUR L ENTENDEMENT
la possibilité de produire ce changement; et par là se forme l'idée
de la puissance.
Tu. Si la puissance répond au latin potentia, elle est opposée à
l'acte, et le passage de la puissance à l'acte est le ehangement. C'est
ce qu Aristote entend par le mot de mouvement, quand il dit que
c'est l'acte, ou peut-être l'actuation de ce qui est en puissance (1).
On peut donc dire que la puissance en général est la possibilité du
changement. Or le changement ou l'acte de cette possibilité, étant
action dans un sujet et passion dans un autre, il y aura aussi deux
puissances, passive et active. L'active pourra étre appelée faculté, et
peut-être que la passive pourrait être appelée capacité ou récepti-
vité. Il est vrai que la puissance active est prise quelquefois dans un
sens plus parfait, lorsque, outre la simple faculté, il y a de la ten-
dauce ; et c’est ainsi que je la prends dans mes considérations dyna-
miques. On pourrait lui affecter particulièrement le mot de force :
et la force serait ou entéléchie ou effort ; car l’entéléchie (quoique
Aristote la prenne si généralenrent qu'elle comprenne encore toute
action et tout eflort: me parait plutót convenir aux forces agissantes
primitives, et celui d'effort aux dérivatives. I1 y a méme encore uue
espèce de puissance passive plus particulière et plus chargée de
réalité ; c’est celle qui est dans la matière, où il n'y a pas seulement
la mobilité, qui est la capacité ou réceptivité du mouvement, mais
encore la résistance, qui comprend l'impeneétrabilité et l'inertie. Les
entéléchies, c'est-à-dire les tendances primitives ou substantielles,
lorsqu'elles sont accompagnées de perception, sont les âmes.
8 3. Pu. L'idée de la puissance exprime quelque chose de relatif.
Mais quelle idée avons-nous, de quelque sorte qu'elle soit, qui n'en-
ferme quelque relation? Nos idée: de l'étendue, de la durée, du
nombre, ne contiennent-elles pas toutes en elles-mémes un secret
rapport de parties? La méme chose se remarque d'une maniere
encore plus visible dans la figure et le mouvement. Les qualités sen-
sibles, que sont-elles, que des puissances de differents. corps par
rapport à notre perception, et ne dépendent-elles pas en elles-mêmes
de la grosseur, de la figure, de la contexture et du mouvement des
parties ? Ce qui met une espèce de rapport entre elles. Ainsi notre
idée de la puissance peut fort bien être placée à mon avis parmi les
autres idées simples.
(4) ARISTOTE, Métaphys., |, XI, 9, t, 702 duvatoo 1, duvatoy &vecA£g eux Avr ats £aztv.
DES IDÉES 133
Tu. Dansle fond, les idées dont on vient de faire le dénombrement,
sont composées. Celles des qualités sensibles ne tiennent leur rang
parmi les idées simples, qu'à cause de notre ignorance, et les autres,
qu'on connait distinctemeut, n'y gardent leur place que par une
indulgence qu'il vaudrait mieux ne point avoir. C'est à peu près
comme à l'égard des axiomes vulgaires, qui pourraient être et qui
mériteraient d'étre démontrés parmi les théorémes et qu'on laisse
cependant passer pour axiomes, comme si c'étaient des vérités pri-
mitives. Cette indulgence nuit plus qu'on ne pense. ll est vrai qu'on
n'est pas toujours en état de s'en passer.
S 4. Pu. Si nous y prenons bien garde, les corps ne.nous four-
nissent pas par le moyen des sens une idée aussi claire et aussi dis-
tincte de la puissance active, que celle que nous en avons par les
réflexions que nous faisons sur les opérations de notre esprit. Il n'y
a, je crois, que deux sortes d'actions, dont nous avons l'idée, savoir
penser et mouvoir. Pour ce qui est de la penséc, le corps ne nous en
donne aucune idée, et ce n'est que par le moyen de la réflexion que
nous l'avons. Nous n'avons non plus par le moyen du corps aucune
idée du commencement du mouvement.
Tu. Ces considérations sont fort bonnes, et quoiqu'on prenne ici
la pensée d'une manière si générale, qu'elle comprend toute per-
ception, je ne veux point contester l'usage des mots.
Pr. Quand le corps lui-même est en mouvement, ce mouvement
est dans le corps une action plutót qu'une passion. Mais, lorsqu'une
boule de billard céde au choc du báton, ce n'est point une action de
la boule, mais une simple passion.
Tu. H y a quelque chose à dire là-dessus, car les corps ne rece-
vraient point le mouvement dans le choc, suivant les lois qu'on y re-
marque, s'ils n'avaient déjà du mouvement en eux. Mais passons
maintenant cet article.
Pu. De même, lorsqu'elle vient à pousser urie autre boule qui se
trouve sur son chemin et la met en mouvement, elle ne fait que lui
communiquer le mouvement qu'elle avait reçueten perd tout autant.
Tu. Je vois que cette opinion erronée, que les cartésiens ont mise
en vogue, comme si les corps perdaient autant de mouvement qu'ils
en donnent, qui est détruite aujourd'hui par les expériences et par
les raisons, et abandonnée méme par l'auteur illustre de la Re-
cherche de la vérité, qui a fait imprimer un petit discours tout
exprès pour la rétracter, ne laisse pas de donner encore occasion
134 NOUVEAUX ESSAIS SUR L ENTENDEMENT
aux habiles gens de se méprendre en bâtissant des raisonnements
sur un fondement si ruineux.
Pu. Le transport du mouvement ne donne qu'une idée fort obscure
d'une puissance active de mouvoir, qui est dans le corps, tandis que
nous ne voyons autre chose, sinon que le corps transfére le mouve-
ment sans le produire en aucune maniere
Tu. Je ne sais, si l'on prétend ici que le mouvement passe de sujet
en sujet et que le méme mouvement (idem numero) se transfère.
Je sais que quelques-uns sont allés là, entre autre le père Casati,
jésuite (1), malgré toute l'école. Mais je doute que ce soit votre sen-
timent ou Celui de vos habiles amis, bien éloignés ordinairement de
telles imaginations. Cependant si le méme mouvement n'est point
transporté, il faut qu'on admette qu'il se produit un mouvement nou-
veau dans le corps qui le recoit ; ainsi, celui qui donne, agirait véri-
tablement quoiqu'il pátirait en méme temps en perdant de sa force.
Car, quoiqu'il ne soit point vrai que le corps perde autant de mou-
vement qu'il en donne, il est toujours vrai qu'il en perd et qu'il
perd autant de force qu'il en donne, comme je l'ai expliqué ailleurs,
de sorte qu'il faut toujours admettre en lui de la force ou de la puis-
sance active. J'entends la puissance dans le sens le plus noble, que
jai expliqué un peu auparavant, oü la tendance est jointe à la fa-
culté. Cependant je suis toujours d'accord avec vous, que la plus claire
idée de la puissance active nous vient de l'esprit. Aussi n'est-elle que
dans les choses qui ont de l'analogie avec l'esprit, c'est-à-dire dans
les entéléchies, ear la matière ne marque proprement que la puis-
sance passive.
S5. Pu. Nous trouvons en nous-mêmes la puissance de com-
mencer, de continuer ou de terminer plusieurs actions de notre áme
et plusieurs mouvements de notre corps, et cela simplement par
une pensée ou un choix de notre esprit, qui détermine, pour ainsi
dire, qu'une telle action particulière soit faite ou ne soit pas faite.
Cette puissance est ce que nous appelons volonté. L'usage actuel de
cette puissance se nomme volition; la cessation ou la production de
l'action, qui suit d'un tel commandement de l'àme, s'appelle volon-
taire, et toute action qui est faite sans une telle direction de l'âme
se nomme involontaire.
(1) Casari, jésuite, né à Plaisance en 1617, mort à l'arme en 1707, auteur de
Vacum proscriptum ; De terrá machinis iotá (Rome, 1668, in-4*) ; Mechanico-
rum libri octo.
DES IDÉES 133
Tu. Je trouve tout cela fort bon et juste. Cependant, pour parler
plus rondement et pour aller peut-étre un peu plus avant, je dirai
que la volition est l'effort ou la tendance (conatus! d'aller vers ce
qu'on trouve bon et contre ce qu'on trouve mauvais, en sorte que
cette tendance résulte immédiatement de l'aperception qu'on en a; et
le corollaire de cette définition est cet axiome célèbre : que du vou-
loir et du pouvoir, joints ensemble, suit l’action, puisque de toute
tendance suit l'action lorsqu'elle n'est poiut empéchée. Ainsi non
seulement les actions intérieures volontaires de notre esprit suivent
de ce conatus, mais encore les extérieures, c'est-à-dire les mouve-
ments volontaires de notre corps, en vertu de l'opinion de l'âme ct
du corps, dont j'ai donné ailleurs la raison. Il y a encore des efforts
qui résultent des perceptions insensibles dont on ne s'apercoit pas,
que j'aime mieux appeler appétitions que volitions (quoiqu'il y ait
aussi des appétitions aperceptibles:, car on n'appelle actions volon-
taires que celles dont on peut s'aperccvoir et sur lesquelles notre
réflexion peut tomber lorsqu'elles suivent la considération du bien
ou du mal.
Pu. La puissance d'apercevoir est ce que nous appelons entende-
ment : il y ala perception des idées, la perception de la significa-
tion des signes, et enfin la perception de la convenance ou de la
disconvenance, qu'il y a entre quelques-unes de nos idées.
Tu. Nous nous apercevons de bien des choses en nous et hors de
nous, que nous n'entendons pas, et nous les entendons, quand nous
enavons des idées distinetes,avec le pouvoir de réfléchir et d'en tirer
des vérités nécessaires. C'est pourquoi les bétes n'ont point d'enten-
dement, au moins dans ce sens, quoiqu'elles aient la faculté de
sapercevoir des impressions plus remarquables et plus distinguées,
comme le sanglier s'apercoit d'une personne qui lui crie, et va droit
à cette personne, dont il n'avait eu déjà auparavant qu'une percep-
tion nue mais confuse comme de tous les autres objets, qui tom-
baient sous ses yeux et dont les rayons frappaient son cristallin.
Ainsi, dans mon sens, l'entendement répond à ce qui, chez les Latins,
est appelé intellectus, et l'exercice de cette faculté s'appelle intel-
lection, qui est une perception distincte jointe à la faculté de réflé-
chir, qui n'est pas dans les bêtes. Toute perception jointe à cette
faculté est une pensée que je n'accorde pas aux bétes non plus que
l'entendement, de sorte que l'on peut dire que l'intellection a lieu
lorsque la pensée est distincte. Au reste, la perception de la signili-
136 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
cation des signes ne mérite pas d’être distinguée ici de la perception
des idées signifiées.
S 6. Pur. L'on dit communément que l'entendement et la volonté
sont deux facultés de l'âme, terme assez commode si l'on s'en ser-
vait comme l'on devrait s'en servir de tous les mots, en prenant
garde qu'ils ne fissent naître aucune confusion dans les pensées des
hommes, comme je soupçonne qu'il est arrivé ici dans l'âme. Et,
lorsqu'on nous dit que la volonté est cette faculté supérieure de
l'âme, qui règle et ordonne toutes choses, qu'elle est ou n'est pas
libre, qu'elle détermine les facultés inférieures, qu'elle suit le dic-
tamen de lentendement (quoique ces expressions puissent étre
entendues dans un sens clair et distinct), je crains pourtant qu'elles
n'aient fait venir à plusieurs personnes lidée confuse d'autant
d'agents qui agissent distinctement en nous.
Tu. C'est une question qui a exercé les écoles depuis longtemps,
savoir s'il y a une distinction réelle entre l'áme et ses facultés, et si
une faculté est distincte réellement de l'autre. Les réaux ont dit que
oui et les nominaux que non. Et la méme question a été agitée sur
la réalité de plusieurs autres êtres abstraits qui doivent suivre la
méme destinée. Mais je ne pense pas qu'on ait besoin ici de décider
cette question et de s'enfoncer dans ces épines, quoique je me sou-
vienne qu'Épiscopius (1) l'a trouvée de telle importance qu'il a cru
qu'on ne pourrait point soutenir la liberté de l'homme si les facultés
de l'àme étaient des êtres réels. Cependant,quand elles seraient des
êtres réels et distincts, elles ne sauraient passer pour des agents
réels, qu'en parlant abusivement. Ce ne sont pas les qualités ou fa-
cultés qui agissent, mais les substances par les facultés.
S 8. Pur. Tant qu un homme à la puissance de penser ou de ne
pas penser, de mouvoir ou de ne pas mouvoir conformément à
la préférence ou au choix de son propre esprit, jusque-là il est
libre.
Th. Le terme de liberté est fort ambigu. Il y a liberté de droit et
de fait. Suivant cellede droit, un esclave n'est point libre et un sujet
n'est pasentiérement libre, mais un pauvre est aussi libre qu'un riche.
La liberté de fait consiste ou dans la puissance de faire ce qu'on veut
(1) ÉeiscoPivs, théologien hollandais, né à Amsterdam en 1583 et mort dans
cette ville en 1613. Ses œuvres ont été publiées en deux volumes in-folio à
Amsterdam en 1650 et 1655. Elles sont toutes théologiques et traitent principa-
lement du libre arbitre. On cite de lui un traité intitulé : An philosophiæ sLu-
dium necessarium sit theologo.
DES IDÉES 437
ou dans la puissance de vouloir comme il faut. C'est de la liberté de
faire que vous parlez, et elle a ses degrés et variétés. Généralement,
celui qui a plus de moyens est plus libre de faire ce qu'il veut;
mais on entend la liberté particulièrement de l'usage des choses
qui ont coutume d'étre en notre pouvoir et surtout de l'usage libre
de notre corps. Ainsi, la prison et les maladies qui nous empêchent
de donner à notre corps et à nos membres le mouvement que nous
voulons et que nous pouvons leur donner ordinairement, dérogent
à notre liberté ; c'est ainsi qu'un prisonnier n'est point libre et qu'un
paralytique n'a pas l'usage libre de ses inembres. La liberté de vou-
loir est encore prise en deux sens différents. L'un est quand on l'op-
pose à l'imperfection ou à l'usage de l'esprit, qui est une coaction ou
contrainte, mais interne, comme celle qui vient des passions. L'autre
sens a lieu quand on oppose Ja liberté à la nécessité. Dans le pre-
mier sens, les stoiciens disaient que le sage seul est libre; et eneffet
on n'a point l'esprit libre quand il est occupé d'une grande passion,
car on ne peut point vouloir alors comme il faut, c’est-à-dire avec
la délibération qui est requise. C'est ainsi que Dieu seul est parfaite-
ment libre et que les esprits créés ne le sont qu'à mesure qu'ils
sont au-dessus des passions ; cette liberté regarde proprement
notre entendement. Mais la liberté de l'esprit, opposée à la
nécessité, regarde la volonté nue et en tant qu'elle est distinguée
de l'entendement. C'est ce qu'on appelle le franc-arbitre et consiste
en ce qu'on veut que les plus fortes raisons ou impressions que
l'entendement présente à la volonté, n'empéchent point l'acte de la
volonté d'être contingent et ne lui donnent point une nécessité
absolue et pour ainsi dire métaphysique. Et c'est dans ce sens que
jai coutume de dire que l'entendement peut déterminer la volonté,
suivant la prévalence des perceptions et raisons d'une manière
qui, lors méme qu'elle est certaine et infaillible, incline sans néces-
siter. |
S 9. Pn. Il est bon aussi de considérer que personne ne s'est en-
core avisé de prendre pour un agent libre une balle, soit qu'elle soit
en mouvement aprés avoir été poussée par une raquette ou qu'elle
soit en repos. C'est parce que nous ne pensons pas qu'une balle
pense, ni qu'elle ait aucune volition qui lui fasse préférer le mou-
vement au repos.
Ts. Si libre était ce qui agit sans empéchements, la balle étant une
fois en mouvement dans un horizon uni serait un agent libre. Mais
138 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
Aristote a déjà remarqué que pour appeler les actions libres, il faut
non seulement qu'elles soient spontanées, mais encore qu'elles soient
délibérées (1).
Pn. C'est pourquoi nous regardons le mouvement ou le repos des
balles, sous l'idée d'une chose nécessaire.
Tu. L'appellation de nécessaire demande autant de circonspection
que celle de libre. Cette vérité conditionnelle,savoir : « Supposé que
la balle soiten mouvement dans un horizon uni sans empéchement,
elle continuera le méme mouvement » peut passer pour nécessaire
en quelque maniére, quoique dans le fond cette conséquence ne soit
pas entierement géométrique, n'étant que présomptive pour ainsi
dire et fondée sur la sagesse de Dieu, qui ne change pas son
influence sans quelque raison qu'on présume ne se point trouver
présentement. Mais cette proposition absolue : « La balle que voici
est maintenant en mouvement dans ce plan » n'est qu'une vérité
contingente, et en ce sens, la balle est un agent contingent non
libre. |
8 10. Pir. Supposons qu'on porte un homme pendant qu'il est dans
un profond sommeil dans une chambre où il y ait une personne
qu'il lui tarde de voir et d'entrevoir et que l'on ferme à clef la porte
sur lui ; cet homme s'éveille et est churmé de se trouver avec cette
personne et demeure ainsi dans la chambre avec plaisir. Je ne
pense pas qu'on s'avise de douter qu'il ne reste volontairement
dans ce lieu-là. Cependant, il n'est pas en liberté d'en sortir
s'il veut, Ainsi la liberté n'est pas une idée qui appartienne à la
volition.
Tu. Je trouve cet exemple fort bien choisi pour marquer qu'en
un sens une action ou un état. peut être volontaire sans être libre.
Cependant. quand les philosophes et les théologiens disputent sur le
libre arbitre, ils ont tout un autre sens en vue.
8 11. Pu. La liberté manque, lorsque la paralysie empêche que
les jambes n'obéissent à la détermination de l'esprit, quoique,
dans le paralytique méme, ce puisse être une chose volontaire de
demeurer assis, tandis qu'il préfère d'être assis à changer de
place. Volontaire n'est donc pas opposé à nécessaire, mais à invo-
lontaire.
Ta. Cette justesse d'expression me reviendrait assez, mais l'usage
(1) Voy. Éthique à Nicomague, |. HI, ch. in.
DES IDÉES 439
s'en éloigne, et ceux qui opposent la liberté à la nécessité en-
tendent parler non pas des actions extérieures, mais de l'acte même
de vouloir.
8 12. Pn. Un homme éveillé n'est pas non plus libre de penser ou
ne pas penser qu'il est en liberté d'empécher ou de ne pas einpécher
que son corps touche aucun autre corps. Mais de transporter ses
pensées d'une idée à l'autre, c'est ce qui est souvent en sa disposi-
tion. Et en ce cas-là, il est autant en liberté par rapport aux corps
sur lesquels il s'appuie, pouvant se transporter de l'un sur l'autre,
comme il lui vient en fantaisie. Il y a pourtant des idées qui, comme
certains mouvements, sont tellement fixées dans l'esprit, que dans
certaines circonstances, on ne peut les éloigner, quelque effort
qu'on fasse. Un homine à la torture n'est pas en liberté de n'avoir
pas l'idée de la douleur et quelquefois une violente passion agit sur
notre esprit, comme le vent le plus furieux agit sur nos corps.
Ts. Il v a de l'ordre et de la liaison dans les pensées, comme il y en
a dans les mouvements, car l'un répond parfaitement à l'autre,
quoique la détermination dans les mouvements soit brute et libre ou
avec choix dans l'étre qui pense, que les biens et les maux ne font
qu incliner, sans le forcer. Car l’âme en représentant les corps garde
ses perfections et quoiqu'elle dépende du corps (à le bien prendre)
dans les actions involontaires, elle est indépendaute et fait dépendre
le corps d'elle dans les autres. Mais cette dépendance n'est que
métaphysique et consiste dans les égards que Dieu a pour l'un en
réglant l'autre, ou plus pour l'un que pour l'autre, à mesure des
perfections originales d'un chacun, au lieu que la dépendance phy-
sique consisterait dans une influence immédiate que l'un recevrait
de l'autre dont il dépend. Au reste, il nous vient des pensées invo-
lontaires, en partie de dehors par les objets qui frappent nos sens,
et en partie au dedans, à cause des impressions (souvent insen-
sibles) qui restent des perceptions précédentes qui continuent leur
action et qui se mélent avee ce qui vient de nouveau. Nous sommes
passifs à cet égard et méme quand on veille, des images (sous les-
quelles je comprends non seulement les représentations des figures,
mais encore celles des sons et d'autres qualités sensibles) nous
viennent comme dans les songes, sans être appelées. La langue alle-
mande les nomme fliegende Gedanker, comme qai dirait des pen-
sées volantes qui ne sont pas en notre pouvoir, et où il y a quelque-
fois bien des absurdités qui donnent des scrupules aux gens de bien
140 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
et de l'exercice aux casuistes et directeurs des consciences. C'est
comme dans une lanterne magique, qui fait paraitre des figures sur
la muraille, à mcsure qu'on tourne quelque chose au dedans. Mais
notre esprit s'apercevant de quelque image qui lui revient peut dire :
halte-là, et l'arréter pour ainsi dire. De plus, l'esprit entre, comme
bon lui semble, dans certaines progressions de pensées qui le mènent
à d'autres. Mais cela s'entend quand les impressions internes ou ex-
ternes ne prévalent point. Il est vrai qu'en cela les hommes différent
fort, tant suivant leur tempérament que suivant l'exercice qu'ils ont
fait de leur empire, de sorte que l'un peut surmonter des impressions
oü l'autre se laisse aller.
S 13. Pr. La nécessité a lieu partout où la pensée n'a aucune
part. Et, lorsque cette nécessité se trouve dans un agent capable de
volition et que le commencement ou la continuation de quelque
action est contraire à la préférence de son esprit, je la nomme con-
trainte; et, lorsque l'empéchement ou la cessation d'une action est
contraire àla volition de cet agent, qu'on me permette de l'appeler
cohibition. Quant aux agents qui n'ont absolument ni pensée ni
volition, ce sont des agents nécessaires à tous égards.
Tu. Il me semble qu'à proprement parler, quoique les volitions
soient contingentes, la nécessité ne doit pas étre opposée à la voli-
tion, mais à la contingence, comme j'ai déjà remarqué au $9, et que
la nécessité ne doit pas étre confondue avec la détermination, car il
n'y a pas moins de connexion ou de détermination dans les pensées,
que dans les mouvements (être déterminé étant tout autre chose
qu'étre poussé ou forcé avec contrainte). Et, si nous ne remarquons
pas toujours la raison qui nous détermine ou plutót par laquelle nous
nous déterminons, c'est que nous sommes aussi peu capables de
nous apercevoir de tout le jeu de notre esprit et de ses pensées, le
plus souvent imperceptibles et confuses, que nous sommes de dé-
méler toutes les machines que la nature fait jouer dans le corps.
Ainsi, si par la nécessité on entendait la détermination certaine de
l'homme, qu'une parfaite connaissance de toutes les circonstances
de ce qui se passe en dedans et au dehors de l'homme, pourrait
faire prévoir à un esprit parfait. il est sür que les pensées étant
aussi déterminées que les mouvements qu'elles représentent, tout
acte libre serait nécessaire. Mais il faut distinguer le nécessaire du
contingent quoique déterminé ; et non seulement les vérités contin-
gentes ne sont point nécessaires, mais encore leurs liaisons ne sont
DES IDÉES 141
pas toujours d'une nécessité absolue, car il faut avouer qu'il y a de
la différence dans la manière de déterminer entre les conséquences
qui ont lieu en matière nécessaire et celles qui ont lieu en matière
contingente. Les conséquences géométriques et métaphysiques
nécessitent, mais les conséquences physiques et morales inclinent
sans nécessiter ; le physique méme avant quelque chose de moral et
de volontaire par rapport à Dieu, puisque les lois du mouvement
n'ont poiut d'autre nécessité, que celle du meilleur. Or Dicu choisit
librement quoiqu'il soit déterminé à choisir le mieux ; et comme les
corps mémes ne choisissent point (Dieu ayant choisi pour eux),
l'usage a voulu qu'on les appelle des agents nécessaires, à quoi je
ne m'oppose pas pourvu qu'on ne confonde point le nécessaire et le
déterminé, et que l'on n'aille pas s'imaginer que les êtres libres
agissent d'une maniere indéterminée, erreur qui a prevalu dans
certains esprits et qui détruit les plus importantes vérités, méme cet
axiome fondamental : que rien n'arrive sans raison, sans lequel ni
l'existence de Dieu ni d'autres vérités ne sauraient être bien démon-
trees. Quant à la contrainte, il est bon d'en distinguer deux espèces.
L'une physique, comme lorsqu'on porte un homme malgré lui en
prison, ou qu ou le jette dans un precipice ; l'autre morale, comme
par exemple la contrainte d'un plus grand mal, car l'action,
quoique forcée en quelque facon, ne laisse pas d’être volontaire. On
peut être forcé aussi par la. considération d’un plus grand bien,
comme lorsqu'on tente un homme en lui proposant un trop grand
avantage, quoiqu on n'ait pas coutume d'appeler cela contrainte.
S 14. Pu. Voyons maintenant si l'on ne pourrait point terminer
la question agitée depuis longtemps, mais qui est à mon avis fort
deraisonnable, puisqu'elle est inintelligible : Si la volonté de l'homme
est libre ou non.
Tu. On a grande raison, de se recrier sur la manière étrange des
hommes, qui se tourmentent en agitant des questions mal conçues.
Ils cherchent ce qu'ils savent, et ne savent pas ce qu'ils cherchent.
Pu. La liberté, qui n'est qu'une puissance, appartient uniquement
à des agents et ne saurait être un attribut ou une modification de la
volonté, qui n'est elle-méme rien autre chose qu'une puissance.
Tu. Vous avez raison, Monsieur, suivant la propriété des mots.
Cependant on peut excuser en quelque facon l'usage recu. C'est
ainsi qu'on a coutume d'attribuer la puissance à la chaleur ou à
d'autres qualités, c'est-à-dire au corps, en tant qu'il a cette qualité :
142 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
et de méme ici l'intention est de demander si l'homme est libre en
voulant.
8 45. Pn. La liberté est la puissance qu'un homme a de faire ou
de ne pas faire quelque action conformément à ce qu'il veut.
Tu. Si les hommes n'entendaient que cela par la liberté, lorsqu'ils
demandent si la volonté ou V'arbitre est libre, leur question serait
véritablement absurde. Mais on verra tantót ce qu'ils demandent, et
même je l'ai déjà touché. Il est vrai, mais par un autre principe,
qu'ils ne laissent pas de demander ici (au moins plusieurs) l'absurde
et l'impossible, en voulant une liberté d'équilibre absolument ima-
ginaire et impraticable, et qui méme ne leur servirait pas, s'il était
possible qu'ils la puissent avoir, c'est-à-dire qu'ils aient la liberté de
vouloir contre toutes les impressions, qui peuvent venir de l'enten-
dement, ce qui détruirait la véritable liberté avec la raison et nous
abaisserait au-dessous des bétes.
S 17. Pr. Qui dirait que la puissance de parler dirige la puis-
sance de chanter, et que la puissance de chanter (1) obéit ou désobéit
à la puissance de parler, s'exprimerait d'une manière aussi propre
et aussi intelligible que celui qui dit, comme on a coutume de dire,
que la volonté dirige l'entendement, et que l'entendement obéit ou
n'obéit pas à la volonté (3 18). Cependant cette façon de parler a
prévalu et a causé, si je ne me trompe, bien du désordre, quoique
la puissance de penser n'opére non plus sur la puissance de choisir
que la puissance de chanter sur celle de danser (S 49). Je conviens
qu'une telle ou telle pensée peut fournir à l'homme l'occasion
d'exercer la puissance qu'il a de choisir, et que le choix de l'esprit
peut être cause qu'il pense actuellement à telle ou telle chose, de
méme que chanter actuellement un certain air peut être l'occasion
de danser une telle danse.
Tu. ll ya un peu plus que de fournir des occasions, puisqu'il y a
quelque dépendance ; car on ne saurait vouloir que ce qu'on trouve
bon, et selon que la faculté d'entendre est avancée, le choix de la
volonté est meilleur, comme de l'autre cóté, selon que l'homme a
de la vigueur en voulant, il détermine les pensées suivant son choix,
au lieu d'étre déterminé et entrainé par des perceptions involon-
taires.
Pu. Les puissances sont des relations et non des agents.
(1: GEHRARDT : de parler.
DES IDÉES 143
Tu. Si les facultés essentielles ne sont que des relations, et n'ajou-
tent rien de plus à l'essence. les qualités et les facultés accidentelles
ou sujettes au changement sont autre chose, et on peut dire de ces
dernieres que les unes dépendent souvent des autres dans l'exer-
cice de leurs fonctions.
S 21. Pr. La question ne doit pas être, à mon avis, si la volonté
est libre, c'est parler d'une manière fort impropre, mais si l'homme
est libre. Cela posé, je dis que, tandis que quelqu'un peut, par la
direction ou le choix de son esprit, préferer l'existence d'une action
à la non-existence de cette action et au contraire, c'est-à-dire qu'il
peut faire qu'elle existe ou qu'elle n'existe pas selon qu'il veut, jus-
que-là il est libre. Et à peine pourrions-nous dire comment il serait
possible de concevoir un étre plus libre, qu'en tant qu'il est capable
de faire ce qu'il veut ; de sorte que l'homme semble être aussi libre
par rapport aux actions qui dépendent de ce pouvoir qu'il trouve
en lui-méme qu'il est possible à la liberté de le rendre libre, si j'ose
m'exprimer ainsi.
Tu. Quand on raisonne sur la liberté de la volonté ou sur le
franc arbitre, on ne demande pas si l'homme peut faire ce qu'il
veut, mais s'il a assez d'indépendance dans sa volonté même. On ne
demande pas s'il a les jambes libres ou les coudées franches, mais
sil a l'esprit libre et en quoi cela consiste. À cet égard, une intel-
gence pourra être plus libre que l'autre, et la suprême intelligence
sera dans une parfaite liberté dont les hommes ne sont point
capables.
S 93. Pa. Les hommes naturellement curieux et qui aiment à éloi-
gner autant qu'ils peuvent de leur esprit la pensée d'étre coupables,
quoique ce soit en se réduisant en un état pire que celui d'une fatale
nécessité, ne sont pourtant point satisfaits de cela. À moins que la
liberté ne s'étende encore plus loin, elle n'est pas à leur gré, et
c'est à leur avis une fort bonne preuve que l'homme n'est point du
tout libre, s'il n'a aussi bien Ja liberté de vouloir que celle de faire
ce qu'il veut (8 23). Sur quoi, je crois que l'homine ne saurait être
libre par rapport à cet acte particulier de vouloir une action qui est
en sa puissance, lorsque cette action a été une fois proposée à son
esprit. La raison en est toute visible, car l'action dépendant de sa
volonté, il faut de toute nécessité qu'elle existe ou qu'elle n'existe
pas, et son existence ou sa nom-existence ne pouvant manquer de
suivre exactement la détermination et le choix de sa volonté, il
144 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
ne peut éviter de vouloir l'existence ou la non-existence de cette
action.
Ta. Je croirais qu'on peut suspendre son choix et que cela se fait
bien souvent, surtout lorsque d'autres pensées interrompent la déli-
bération ; ainsi, quoiqu'il faille que l'action sur laquelle on délibere
existe ou n'existe pas, il n'en suit point qu'on en doive résoudre né-
cessairement l'existence ou la non-existence ; car la non-existence
peut arriver encore, faute de résolution. C'est comme les aéropagistes
absolvaient en effet cet homme dont ils avaient trouvé le proces trop
difficile à juger, le renvoyant à un terme bien éloigné et prenant
cent ans pour y penser.
Pn. En faisant l'homme libre de cette sorte, je veux dire en faisant
que l’action de vouloir dépende de sa volonté, il faut qu'il v ait une
autre volonté ou faculté de vouloir antérieure pour déterminer les
actes de cette volonté et une autre pour déterminer celle-là, et ainsi
à l'infini ; car où que l'on s'arréte, les actions de la dernière volonté
ne sauraient être libres.
Tu. H est vrai qu'on parle peu juste lorsqu'on parle comme si
nous voulions vouloir. Nous ne voulons point vouloir, mais nous
voulons faire, et si nous voulions vouloir, nous voudrions vouloir
vouloir, et cela irait à l'infini : cependant, il ne faut point dissimuler
que par des actions volontaires, nous contribuons souvent inilirecte-
ment à d'autres actions volontaires, et, quoiqu'on ne puisse point
vouloir ce qu'on veut, comme on ne peut pas méme juger ce qu'on
vent, on peut pourtant faire en sorte par avance qu'on juge ou
veuille avec le temps ee qu'on souhaiterait de pouvoir vouloir ou
juger aujourd hui. On s'attache aux personnes, aux lectures et aux
considérations favorables à un certain parti, on ne donne point atten-
tion à ce qui vient du parti contraire, et par ces adresses et mille
autres qu'on emploie le plus souvent sans dessein formé ct sans y
penser, on réussit à se tromper ou du moins à se changer et à se con-
vertir ou. pervertir selon qu'on a rencontré,
S 25. Pa. Puis done qu'il est évident que l'homme n’est pas en,
liberté de vouloir vouloir ou non, la première chose qu'on demande
après cela, c'est si | homme est en liberté de vouloir lequel des deux
il lui plait, le mouvement par exemple ou le repos? Mais cette ques-
tion est si visiblement;absurde en elle-même, qu'elle peut suffire à
convaincre quiconque y fera réflexion, que la liberté ne concerne
dans aucun cas la volonté; car demander si un homme est en liberté
DES IDÉES 143
de vouloir lequel il lui plait, du mouvement ou du repos, de parler
ou de se taire, c'est demander si un homme peut vouloir ce qu'il
veut, ou se plaire à ce à quoi il se plait, question qui, à mon avis,
n'a point besoin de réponse.
Tu. 1] est vrai, avec tout cela, que les hommes se font une diffi-
culté ici qui mérite d’être résolue. Ils disent qu'après avoir tout
connu et tout considéré, il est encore dans leur ponvoir de vouloir,
non pas seulement ce qui plait le plus, mais encore tout le contraire,
seulement pour montrer leur liberté. Mais il faut considérer qu'en-
core ce caprice ou entétement ou du moins cette raison, qui
les empéche de suivre les autres raisons, entre dans la balance, et
leur fait plaire ce qui ne leur plairait point sans cela, de sorte que
le choix est toujours déterminé par la perception. On ne veut donc
pas ce qu'on voudrait, mais ce qui plait, quoique la volonté puisse
contribuer indirectement et comme de loin à faire que quelque
chose plaise ou non, comme j'ai déjà remarqué. Et les hommes ne
démélant guère toutes ces considérations distinetes, il n'est point
étonnant qu'on s'embrouille tant l'esprit sur cette matière. qui a
beancoup de replis caches.
S 29. Pr. Lorsqu'on demande qui est-ce qui détermine la volonté,
la véritable réponse eousiste à dire que c'est. l'esprit qui détermine
la volonté. Si cette réponse ne satisfait pas, il est visible que le sens
de cette question se réduit à ceci : qui est-ce qui pousse l'esprit
dans chaque occasion particuliere à déterminer à tel mouvement ou
à tel repos particulier la puissance générale qu'il a de diriger ses
facultés vers le mouvement et vers le repos? À quoi je réponds que
ce qui nous porte à demeurer dans le méme état ou à continuer la
méme action, c'est uniquement la satisfaction présente qu'on y
trouve. Au contraire, le motif qui incite à changer est toujours quel-
que inquiétude.
Tu Cette inquiétude, comme je l'ai montré dans le chapitre pré-
cédent, n'est pas toujours un déplaisir, comme l'aise où l'on se
trouve n'est pas toujours une satisfaction ou un plaisir. C'est souvent
une perception insensible, qu'on ne saurvit. distinguer ni déméler,
qui nous fait pencher plutôt d'un côté que de l'autre, sans qu'on en
puisse rendre raison.
8 40. Pu. La volonté et le désir ne doivent pas être confondus; un
homme désire d'être délivré dela goutte, mais comprenant que l'éloi-
guement de cette douleur peut eauser le transport d'une dangereuse
PavL JANET. — Leibniz. 1-10
146 NOUVEAUX ESSAIS NUR L'ENTENDEMENT
humeur dans quelque partie plus vitale, sa volonté ne saurait étre
déterminée à aucune action qui puisse servir à dissiper cette douleur.
Tu. Ce désir est une maniere de velléité par rapport à une volonté
complete ; on voudrait par exemple, s'il n'y avait pas un plus grand
mal à craindre, si l'on obtenait ce qu'on veut, ou peut-étre un plus
grand bien à espérer, si l'on s'en passait. Cependant on peut dire
que l'homme veut étre délivré de la goutte par un certain degré de
la volonté, mais qui ne va pas toujours au dernier effort. Cette vo-
lonté s'appelle velléité quand elle enferme quelque imperfection ou
impuissance.
S 31. Pu. I est bon de considérer cependant que ee qui détermine
la volonté à agir n'est pas le plus grand bien, comme on le suppose
ordinairement, mais plutôt quelque inquiétude actuelle. et pour
l'ordinaire celle qui est la plus pressante. On lui peut donner le nom
de désir, qui est effectivement une inquiétude de l'esprit, causée par
la privation de quelque bien absent, outre le désir d'étre délivré de
la douleur. Tout bien absent ne produit pas une douleur, propor-
tionnée au degré d'excellence qui est en lui, ou que nous y recon-
naissons, au lieu que toute douleur cause un désir égal à elle-même :
parce que l'absence du bien n'est pas toujours un mal comme est la
présence de la douleur. C'est pourquoi l'on peut considérer et envi-
sager un bien absent sans douleur ; mais à proportion qu'il y a du
désir quelque part autant y a-t-il d'inquiétude (8 32:. Qui est-ce qui
n'a point senti dans le désir ce que le sage dit de l'espérance (Pro-
verb., xur, 12), qu'étant différée, elle fait languir le cœur? Rachel
crie (Genes., xxx, 1) : Donnez-moi des enfants, ou je vais mourir
(834). Lorsque l'homme est parfaitement satisfait de l'état où il est,
ou lorsqu'il est absolument libre de toute inquiétude, quelle volonté
lui peut-il rester que de continuer dans cet état ? Ainsi le sage au-
teur de notre être a mis dans les hommes l'incommodité de la faim
et de la soif, et des autres désirs naturels, afin d'exciter et de déter-
miner leur volonté à leur propre conservation et à la continuation
de leur espèce. I1 vaut micux, dit saint Paul (I. Cor., vu, 9) se ma-
rier que brüler. Tant il est vrai que le sentiment présent d'une
petite brülure à plus de pouvoir nour nous que les attraits des plus
grands plaisirs considérés en éloig.emert, 35. Il est vrai que c'est
une maxime si fort établie que c'es’ le bien et le plus grand bien
qui détermine la volonté, que je ne su* nullement surpris d'avoir
autrefois supposé cela comme indubitab:”. Cependant. après une
DES IDÉES 4 47
exacte recherche, je me sens forcé de conclure que le bien et le
plus grand bien, quoique jugé et reconnu tel, ne détermine point la
volonté; à moins que, venant à le désirer d'une manière propor-
tionnée à son excellence, ce désir nous rende inquiets de ce que
nous en sommes privés. Posons qu'un homme soit convaincu de
l'utilité de Ja vertu jusqu'à voir qu'elle est nécessaire à qui se pro-
pose quelque chose de grand dans ce monde, on espére d'étre heu-
reux dans l'autre; cependant, jusqu'à ce que cet homme se sente
affamé et altéré de la justice, sa volonté ne sera jamais déterminée
à aucune action qui le porte à la recherche de cet excellent bien, et
quelque autre inquiétude venant à la traverse entrainera sa. volonté
à d'autres choses. D'autre part, posons qu'un homme adonné au vin
considère que menant la vie qu'il mène il ruine sa santé et dissipe
son bien, qu'il va se déshonorer dans le monde, s'attirer des mala-
dies, et tomber dans l'indigence jusqu'à n'avoir plus de quoi satis-
faire cette passion de boire qui le possède si fort; cependant, les
retours d'inquiétude qu'il sent à étre absent de ses compagnons de
debauche l'entrainent au cabaret, aux heures qu'il a accoutumé d'y
aller, quoiqu'il ait alors devant ses yeux la perte de sa santé et de
ses biens, et peut-étre méme celle du bonheur de l'autre vie, bon-
heur qu'il ne peut regarder comme un bien peu considérable en
lui-méme, puisqu'il avoue qu'il est plus excellent que le plaisir de
boire ou que le vain babil d'une troupe de débauchés. Ce n'est donc
pas faute de jeter les yeux sur le souverain bien qu'il persiste dans
ce déréglement, car il l'envisage et en reconnait l'excellence, jus-
que-là que durant tout le temps qui s'écoule entre les heures qu'il
emploie à boire, il résout de s'appliquer à rechercher ce souverain
bien ; mais, quand l'inquiétude d'étre privé du plaisir auquel il est
accoutumé vient le tourmenter, ce bien qu'il reconnait plus excel-
lent que celui de boire, n'a plus de force sur son esprit, et c'est
cette inquiétude actuelle qui détermine. sa volonté à l'action à la
quelle il est accoutumé, et qui, par là, faisant de plus fortes impres-
sions, prévaut encore à la première occasion, quoique, en méme
temps, il s'engage pour ainsi dire lui-méme, par de secrétes pro-
messes, à ne plus faire la méme chose, et qu'il se figure que ce sera
la derniere fois qu'il agira contre son plus grand intérét. Ainsi, il se
trouve de temps en temps réduit à dire :
Video meliora proboque,
Deteriora sequor.
148 NOUVEAUX ESSAIS SUR L ENTENDEMENT
Je vois le meilleur parti, je l'approuve, et je prends le pire. Cette
sentence, qu'on reconnait véritable, et qui n'est que trop confir-
mée par une constante expérience, est aisée à comprendre par
cette voie-là et ne l'est peut-étre pas de quelque autre sens qu'on le
prenne. -
Tu. Il y a quelque chose de beau et de solide dans ces considéra-
tions. Cependant je ne voudrais pas qu'on crüt pour cela qu'il faille
abandonner ces anciens axiomes que la volonté suit le plus grand
bien ou qu'elle fuit le plus grand mal qu'elle sent. La source du peu
d'application aux vrais biens vient en bonne partie de ce que dans les
matières et dans les occasions où les sens n'agissent guère, la plupart
de nos pensées sont sourdes pour ainsi dire (je les appelle cogita-
(iones cæcas en latin), c'est-à-dire vides de perception et de senti-
ment, et consistant dans l'emploi tout nu des caractères, comme il
arrive à ceux qui calculent en algèbre sans envisager que de temps
en temps les figures géométriques dont il s'agit, et les mots font ordi-
uairement le méme effet en cela que les caractères d'arithinétique
ou d'algebre. On raisonne souvent en paroles, sans avoir presque
l'objet méme dans l'esprit. Or cette connaissance ne saurait tou-
cher, il faut quelque chose de vif pour qu'on soit ému. Cependant,
c'est ainsi que les hommes le plus souvent pensent à Dieu, à la
vertu, à la félicité: ils parlent et raisonnent sans idées expresses. Ce
n'est pas qu'ils n'en puissent avoir, puisqu'elles sont daus leur
esprit, mais ils ne se donnent point la peine de pousser l'analys^.
Quelquefois, ils ont des idées d'un. bien ou d'un mal absent, mais
trés faibles. Ce n'est donc pas merveille si elles ne touchent guère.
Ainsi, si nous préférons le pire, c'est que nous sentons le bien qu'il
renferme, sans sentir ni le mal qu'il y a, ni le bien qui est dans la
part contraire. Nous supposons et croyons, ou plutôt nousrécitons
seulement sur la foi d'autrui ou tout au plus sur celle de la mé-
moire de nos raisonnements passés que le plus grand bien est dans
le meilleur parti ou le plus grand mal dans l'autre. Mais, quand
nous ne les envisageons point, nos pensées et nos raisonnements,
contraires au sentiment, sont une espèce de psittacisme, qui ne
fournit rien pour le présent à l'esprit; et, si nous ne prenons point
de mesures pour y remédier, autant en emporte le vent, comme
j'ai déjà remarqué ci-dessus (chap. 9, $ 11) et les plus beaux pré-
ceptes de morale avec les meilleures règles de la prudence, ne
portent coup que dans unc áme qui y est sensible (ou directement,
DES IDÉES 149
ou, parce que cela ne se peut pas toujours, au moins indirecte-
ment, comme je montrerai tantôt) et qui n'est pas plus sensible à
ce qui y est contraire. Cicéron dit bien quelque part que, si nos
yeux pouvaient voir la beauté de la vertu, nous l'aimerions avec
ardeur (1) ; mais cela n'arrivant point ni rien d'équivalent, il ne faut
point s'étonner si dans le combat entre la chair et l'esprit, l'esprit
succombe tant de fois, puisqu'il ne se sert pas bien de ses avan-
tages. Ce combat n'est autre chose que l'opposition des différentes
tendances qui naissent des pensées confuses et des distinctes. Les
pensées confuses souvent se font sentir clairement, mais nos pen-
sées distinctes ne sont claires ordinairement qu'en puissance; elles
pourraient l'être, si nous voulions nous donner l'application de
pénétrer le sens des mots ou des caractères, mais ne le faisant point,
ou par négligence ou à cause de la briéveté du temps, on oppose
des paroles nues ou du moins des images trop faibles à des senti-
ments vifs. J'ai connu un homme, considérable dans l'Église et dans
l'État, que ses infirmités avaient fait se résoudre à la diète; mais
il avoua qu'il n'avait pu résister à l'odeur des viandes qu'on por-
lait aux autres en passant devaut son appartement. C'est sans doute
une honteuse faiblesse, mais voilà comme les hommes sont faits.
Cependant, si l'esprit usait bien de ses avantages, i! triompherait
hautement. ll faudrait commencer par l'éducation qui doit être
réglee en sorte qu'on rend les vrais biens et les vrais maux autant
sensibles qu'il se peut, en revétissant les notions qu'on se forme
des circonstances plus propres à ce dessein; et un homme fait, à
qui manque cette excellente éducation, doit commencer plutót tard
que jamais à chercher des plaisirs lumineux et raisonnables, pour
les opposer à ceux des sens qui sont confus mais touchants. Et en
effet, la grâce divine même est un plaisir qui donne de la lumière.
Ainsi, lorsqu'un homme est dans de bons mouvements, il doit se
faire des lois et des règlements pour l'avenir et les exécuter avec
rigueur, s'arracher aux occasions capables de corrompre, ou brus-
quement ou peu à peu, selon la nature de la chose. Un voyage
entrepris tout expres guérira un amant, une retraite nous tirera
des compagnies qui entretiennent dans quelque mauvaise inclina-
tion. Francois de Borgia, général des jésuites, qui a été enfin cano-
nisé, étant accoutumé à boire largement lorsqu'il était homme de
grand monde, se réduisit peu à peu au petit pied, lorsqu'il pensa à
(1) GEHRARDT : avec l'ardeur.
150 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
Ja retraite, en faisant tomber chaque jour une goutte de cire dans le
bocal (1) qu'il avait coutume de vider. À des sensibilités dangereuses,
on opposera quelque autre sensibilité innocente comme l'agricu-
ture, le jardinage ; on fuira l'oisiveté ; on ramassera des curiosités
de la nature et de l'art; on fera des expériences et des recherches;
ons'engagera dans quelque occupation indispensable, ou, si l'on
n'en a pas, dans quelque conservation ou lecture utile et agréable.
En un mot, il faut profiter des bons mouvements comme de la voix
de Dieu qui nous appelle pour prendre des résolutions efficaces. Et,
comme on ne peut pas faire toujours l'analyse des notions des vrais
biens et des vrais maux jusques à la perception du plaisir et de la
douleur qu'ils renferment, pour en être touché, il faut se faire une
fois pour toutes cette loi d'attendre et de suivre désormais les con-
clusions de la raison, comprises une bonne fois, quoique non aper-
cues (2) dansla suite et ordinairement que par des pensées sourdes
seulement et destituées d'attraits sensibles, et cela pour se mettre
enfin dans la possession de l'empire sur les passions aussi bien que
sur les inclinations insensibles ou inquiétudes, en acquérant cette
accoutumance d'agir suivant la raison qui rendra la vertu agréable
et comme naturelle. Mais il ne s'agit pas ici de donner et d'enseigner
des préceptes de morale ou des directions et adresses spirituelles
pour l'exercice de la véritable piété; c'est assez qu'en considérant
le procédé de notre áme, on voie la source de nos faiblesses dont la
connaissance donne en méme temps celle des remédes.
S 36. Pn. L'inquiétude présente, qui nous presse, opère seule
sur la volonté et la détermine naturellement en vue de ce bonheur
auquel nous tendons tous dans toutes nos actions, parce que chacun
regarde la douleur et l'uneasiness (c'est-à-dire l'inquiétude ou
plutôt l'incommodité, qui fait que nous ne sommes pas à notre aise)
comme des choses incompatibles avec la félicité. Une petite douleur
suffit pour corrompre tous les plaisirs dont nous jouissons. Par con-
séquent, ce qui détermine incessamment le choix de notre volonté à
l'action suivante sera toujours l'éloignement de la douleur, tandis
que nous en sentons quelque atteinte, cet éloignement étant le pre-
mier degré vers le bonheur.
Tu. Si vous prenez votre uneasiness ou inquiétude pour un véri-
table déplaisir, en ce sens je n'accorde point qu'il soit le seul aiguil-
1) GERRARDT : /e pocal.
?)
(
(2) GEHRARDT : n'apercues,
DES IDÉES 151
lon. Ce sont le plus souvent des petites perceptions insensibles,
qu'on pourrait appeler des douleurs inaperceptibles, si la notion de
la douleur ne renfermait l'aperception. Ces petites impulsions con-
sistent à se délivrer continuellement des petits empéchements, à
quoi notre nature travaille sans qu'on y pense. C'est en quoi con-
siste véritablement cette inquiétude, qu'on sent sans la connaitre,
qui nous fait agir dans les passions aussi bien que lorsque nous
paraissons le plus tranquilles. car nous ne sommes jamais sans
quelque action et mouvement, qui ne vient que de ce que là nature
travaille toujours à se mettre mieux à son aise. Et c'est ce qui nous
détermine aussi avant toute consultation dans les cas qui nous
paraissent les plus indifférents, parce que nous ne sommes jamais
parfaitement en balance et ne saurions être mi-partis exactement
entre deux cas. Or, si ces éléments de la douleur (qui dégénèrent en
douleur ou déplaisir véritable quelquefois, lorsqu'ils croissent
trop) étaient des vraies douleurs, nous serions toujours misérables,
en poursuivant le bien que nous cherchons avec inquiétude et
ardeur. Mais c'est le contraire, et comme j'ai dit déjà ci-dessus (3 6,
du chapitre précédent), l'amas de ces petits succes continuels de la
nature, qui se met de plus en plus à son aise, en tendant au bien et
joussant de son image, ou diminuant le sentiment de la douleur, est
déjà un plaisir considérable et vaut souvent mieux que la jouissance
méme du bien; et bien loin qu'on doive regarder cette inquiétude
comme une chose incompatible avec la félicité, je trouve que l'in-
quiétude est essentielle à la félicité des créatures, laquelle ne con-
siste jamais dans une parfaite possession, qui les rendrait insensibles
et comme stupides, mais dans un progrès continuel et non inter-
rompu à des plus grands biens. qui ne peut manquer (1) ‘d'être ac-
compagné d'un désir ou du moins d'une inquictudecontinuelle, mais
telle que je viens d'expliquer, qui ne va pas jusqu'à incommoder,
mais qui se borne à ces éléments ou rudiments de la douleur, inap-
préciables à part, lesquels ne laissent pas d'être suffisants pour servir
d'aiguillon et pour exciter la volonté ; comme fait l'appétit dans un
homme qui se porte bien, lorsqu'il ne va pas jusqu'à cette incom-
modité, qui nous rend impatients et nous tourmente par un trop
grand attachement à l'idée de ce qui nous manque. Ces appétitions
petites ou grandes sont ce qui s'appelle dans les écoles motus primo
primi, et ce sont véritablement les premiers pas que la nature nous
(1) GEBRARDT : nurquer.
152 NOUVEAUX ESSAIS SUR L ENTENDEMENT
fait faire, non pas tant vers le bonheur que vers la joie, car on n'y
regarde que le présent : mais l'expérience et la raison apprennent à
régler ces appétitions et à les modérer pour qu'elles puissent con-
duire au bonheur. J'en ai déjà dit quelque chose (Liv. I, chap. m,
8 3), les appétitions sont comme la tendance de la pierre, qui va le
plus droit mais non pas toujours le meilleur chemin vers le centre
de la terre, ne pouvant pas prévoir qu'elle rencontrera des rochers
où elle se brisera, au lieu qu'elle se serait approchée davantage de
son but, si elle avait eu l'esprit et le moyen de s'en détourner. C'est
ainsi qu'allant droit vers le présent plaisir, nous tombons quelque-
fois dans le précipice de la misére. C'est pourquoi la raison v oppose
les images des plus grands biens ou maux à venir et une ferme réso-
lution et habitude de penser avant de faire, et puis de suivre
ce qui aura été reconnu le meilleur, lors méme que les raisons sen-
sibles de nos conclusions ne nous seront plus présentes dans l'esprit
et ne consisteront presque plus qu'en images faibles ou méme dans
les pensées sourdes, que donnent les mots ou signes destitués d'une
explication actuelle, de sorte que tout consiste dans le pensez-y bien
et dans le memento; le premier pour se fairc des lois, et le second
pour les suivre, lors méme qu'on ne pense pas à la raison qui les a
fait naître. I1 est pourtant bon d'y penser le plus qu'il se peut, pour
avoir l'óme remplie d'une joie raisonnable et d'un plaisir accom-
pagne de lumiére.
$ 37. Pn. Ces précautions sans doute sont d'autant plus néces-
saires, que l'idée d'un bien absent ne saurait contrebalancer le sen-
timent de quelque inquiétude ou de quelque déplaisir, dont nous
sommes actuellement tourmentés, jusqu'à ce que ee bien excite
quelque désir en nous. Combien v a-t-il de gens à qui l'on repré-
sente les joies indicibles du paradis par de vives peintures qu'ils
reconnaissent possibles et probables, qui cependant se contente-
raient volontiers de la félicité, dont ils jouissent dans ce monde.
C'est que les inquiétudes de leurs désirs présents, venant à prendre
le dessus et à se porter rapidement vers les plaisirs de cette vie,
déterminent leurs volontés à les rechercher ; et durant ce temps-là
ils sont entièrement insensibles aux biens de l'autre vie.
Tu. Cela tient en partie de ce que les hommes bien souvent ne
sont guére persuadés ; et, quoiqu'ils le disent, une incrédulité
occulte règne dans le fond de leur âme ; car ils n'ont jamais compris
les bonnes raisons qui vérifient cette immortalité des âmes, digne de
Miffb..-
DES IDÉES 453
la justice de Dieu, qui est le fondement de la vraie religion, ou bien
ils ne se souviennent plus de les avoir comprises, dont il faut pour-
tant l'un ou l'autre pour être persuadé. Peu de gens concoivent
méme que la vie future, telle que la vraie religion et méme la vraie
raison l'enseignent, est possible, bien loin d'en concevoir la proba-
bilité, pour ne pas dire la certitude. Tout ce qu'ils en pensent n'est
que psillacisme ou des images grossières et vaines à la mahomé-
tane, où eux-mêmes voient peu d'apparence : car il s'en faut beau-
coup qu'ils en soient touchés, comme l'étaient (à ce qu'on dit) les
soldats du prince des assassins, seigneur de la Montagne, qu'on
transportait quand ils étaient endormis profondément dans un lieu
plein de délices, où se croyant dans le paradis de Mahomet, ils
étaient imbus par des anges ou saints contrefaits d'opinions telles
que leur souhaitait ce prince, et d'oü, aprés avoir été assoupis de
nouveau, ils étaient rapportés au lieu oit on les avait pris; ce qui
les enhardissait aprés à tout entreprendre, jusque sur les vies des
princes ennemis de leur seigneur. Je ne sais pas si l'on n'a pas fait
tort à ce seigneur de la Montagne: car on ne marque pas beaucoup
de grands princes qu'il ait fait assassiner, quoiqu'on voie dans les
historiens anglais la lettre qu'on lui attribue, pour disculper le roi
Richard I** de l'assassinat d'un comte ou prince de la Palestine, que
ce seigneur de la Montagne avoue d'avoir fait tuer, pour en avoir été
offensé. Quoi qu'il en soit, c'était peut-être par un grand zèle pour
sa religion que ce prince des assassins voulait donner aux gens
une idée avantageuse du paradis, qui en accompagnât toujours la
pensée et les empéchát d'étre sourds; sans prétendre pour cela
qu'ils dussent croire qu'ils avaient été dans le paradis méme. Mais
supposé qu'il l'eüt prétendu, il ne faudrait point s'étonner que ces
fraudes pieuses eussent fait plus d'eflet que la vérité mal ménagée.
Cependant rien ne serait plus fort que la vérité, si on s'attachait à la
bien connaitre et à la faire valoir ; et il y aurait moyen sans doute
d'y porter fortement les hommes. Quand je considère combien peut
l'ambition et l'avarice dans tous ceux qui se mettent une fois dans
ce train de vie, presque destitué d'attraits sensibles et présents, je
ne désespère de rien, et je tiens que la vertu ferait infiniment plus
d'effet accompagnée comme elle est de tant de solides biens, si
quelque heureuse révolution du genre humain la mettait un jour
en vogue et comme à la mode. Il est trés assuré qu'on pourrait
accoutumer les jeunes gens à faire leur plus grand plaisir de l'exer-
194 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
cice de la vertu. Et méme les hommes faits pourraient se faire des
lois et une habitude de les suivre qui les y porterait aussi fortement
el avec autant d'inquiétude s'ils en étaient détournés, qu'un
ivrogne en pourrait sentir, lorsqu'il est empéché d'aller au cabaret.
Je suis bien aise d'ajouter ces considérations sur la possibilité et
méme sur la facilité des remèdes à nos maux, pour ne pas con-
tribuer à décourager les hommes de la poursuite des vrais biens
par la seule exposition de nos faiblesses.
3 39. Pu. Tout consiste presque à faire constamment désirer les
vrais biens. Et il arrive rarement qu'aucune action volontaire soit
produite en nous, sans que quelque désir l'accompagne ; c'est pour-
quoi la volonté et le désir sont si souvent confondus ensemble.
Cependant il ne faut pas regarder l'inquiétude, qui fait partie ou
qui est du moins une suite de la plupart des autres passions, comme
entierement exclue de cet article ; car la haine, la crainte, la colére,
l'envie, la honte, ont chacune leurs inquiétudes, et par là opèrent
sur la volonté. Je doute qu'aucune de ces passions existe toute
seule, je crois même qu'on aurait de la peine à trouver quelque
passion qui ne soit accompagnée de désir. Du reste, je suis assuré
que partout ou il y a de l'inquiétude il y a du désir. Et, comme notre
éternité ne dépend pas du moment présent, nous portons notre vue
au delà, quels que soient les plaisirs dont nous jouissons actuelle-
ment et le désir, accompagnant ces désirs anticipés sur l'avenir,
entraine toujours la volonté à la suite : de sorte qu'au milieu même
de la joie, ce qui soutient l'action, d'où dépend le plaisir présent,
c'est le désir de continuer ce plaisir et la crainte d'en être privé, et
toutes les fois qu'une plus grande inquiétude que celle-là vient à
s'emparer de l'esprit, elle détermine aussitót l'esprit à une nouvelle
action et le plaisir présent est négligé.
Tir. Plusieurs perceptions et inclinations concourent à la volition
parfaite, qui est le résultat de leur conflit. ll y en a d'imperceptibles
à part, dont l'amas fait une inquiétude, qui nous pousse sans qu'on
en voie le sujet ; il y en a plusieurs jointes ensemble, qui portent à
quelque objet, ou qui en éloignent. et alors c'est désir ou crainte,
accompagné aussi d'une inquiétude, mais qui ne va pas toujours jus-
qu'au plaisir ou déplaisir. Eufin il y a des impulsions accompagnées
eflectivement de plaisir et de douleur, et toutes ces perceptions sont
ou des sensations nouvelles, ou des imaginations restées de quelque
sensation passée (accompagnées ou non accompagnées du souvenir)
DES IDÉES 455
qui renouvelant les attraits que ces mêmes images avaient dans ces
sensations précédentes, renouvellent aussi les impulsions anciennes à
proportion de la vivacité de l'imagination. Et de toutes ces impul-
sions résulte enfin l'effort prévalant, qui fait la volonté pleine. Cepen-
dant les désirs et les tendances, dont on s'aperçoit, sont souvent
aussi appelés des volitions quoique moins entières, soit qu'elles
prévalent et entrainent ou non. Ainsi il est aisé de juger, que la vo-
lition ne saura guère subsister sans désir et sans fuite; car c'est
ainsi que je crois qu'on pourrait appeler l'opposé du désir. L'in-
quiétude n'est pas seulement dans les passions incommodes, comme
dans la haine, la crainte, la colère, l'envie, la honte, mais encore
dans les opposées, comme l'amour, l'espérance, l'apaisement, la
faveur et la gloire. On peut dire que partout où il y a désir, il y
aura inquiétude ; mais le contraire n'est pas toujours vrai, parce
que souvent on est en inquiétude sans savoir ce qu'on demande, et
alors il n'y a point de désir formé.
8 40. Pn. Ordinairement la plus pressante des inquiétudes dont on
croit étre alors en état de pouvoir se délivrer, détermine la volonté
à l'action.
Tu. Comme le résultat de la balance fait la détermination finale,
je croirais qu'il peut arriver que la plus pressante des inquiétudes
ne prévale point; car, quoiqu'elle prévaudrait à chacune des ten-
dances opposées, prises à part, il se peut que les autres, jointes
ensemble, la surmontent. L'esprit peut méme user de l'adresse des
dichotomies pour faire prévaloir tantót les unes, tantót les autres,
comme dans une assemblée on peut faire prévaloir quelque parti
par la pluralité des voix,selon qu'on forme l'ordre des demandes. Il
est vrai que l'esprit doit y pourvoir de loin; car dans le moment du
combat, il n'est plus temps d'user de ces artifices. Tout ce qui frappe
alors pèse sur la balance, et contribue à former une direction com-
posce presque comme dans la mécanique, et sans quelque prompte
diversion on ne saurait l'arréter.
Fertur equis auriga nec audit currus habenas.
38 4. Pr. Si on demande outre cela ce que c'est qui excite le
désir, nous répondons que c'est le bonheur et rien autre chose. Le
bonheur et la misère sont des noms de deux extrémités dont les
dernières bornes sont inconnues. C'est ce que l'œil de l'homme n'a
156 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
point vu, que l'oreille n'a point entendu et que le cœur de l'homme
n'a jamais comnris. Mais il se fait en nous de vives impresions de
l'un et de l'autre par differentes espéces de satisfaction et de joie,
de tourment et de chagrin, que je comprends, pour abréger sous les
noms de plaisir et de douleur, qui conviennent l'un et l'autre à l'es-
prit aussi bien qu'au corps, ou qui, pour parler plus exactement,
n'appartiennent qu'à l'esprit, quoique tantót ils prennent leur ori-
gine dans l'esprit à l'occasion de certaines pensées, et tantót dans le
corps à l'occasion de certaines modifications du mouvenrent (3 42).
Ainsi, le bonheur, pris dans toute son étendue, est le plus grand
plaisir dont nous soyons capables, comme la misère, prise de méme,
est la plus grande douleur que nous puissions sentir. Et le plus bas
degré de ce que l'on peut appeler bonheur, c'est cet état oü, déli-
vré de toute douleur, on jouit d'une telle mesure de plaisir présent,
qu'on ne saurait étre content avec moins. Nous appelons bien ce qui
est propre à produire en nous du plaisir, et nous appelons mal ce
qui est propre à produire en nous de la douleur. Cependant, il arrive
souvent que nous ne le nommons pas ainsi, lorsque l'un ou l'autre
de ces biens ou de ces maux se trouvent en concurrence avec un plus
grand bien ou un plus grand mal.
Tu. Je ne sais si le plus grand plaisir est possible. Je croirais plutôt
qu il peut croitre à l'infini, car nous ne savons pas jusqu'où nos con-
naissances et nos organes peuvent étre portés dans toute cette éter-
nité qui nous attend. Je croirais done que le bonheur est un plaisir
durable, ce qui ne saurait avoir lieu sans une progression continuelle
à de nouveaux plaisirs. Ainsi de deux, dont l'un ira incomparable-
ment plus vite et par de plus grands plaisirs que l'autre, chacun
sera heureux en soi-méme, quoique leur bonheur soit fort inégal.
Le bonheur est donc pour ainsi dire un chemin par des plaisirs ; et
le plaisir n'est qu'un pas et un avancement vers le bonheur, le plus
court qui se peut faire suivant les présentes impressions, mais non
pas toujours le meilleur, comme je l'ai dit vers la fin du $ 36. On
peut manquer le vrai chemin, en voulant suivre le plus court, comme
la pierre allant droit peut rencontrer trop tót des obstacles qui l'em-
péchent d'avancer assez vers le centre dela terre. Ce qui fait con-
naitre que c'est la raison et la volonté qui nous ménent vers le bon-
heur, mais que le sentiment et l'appétit ne nous portent que vers le
plaisir. Or, quoique le plaisir ne puisse point recevoir une définition
nominale, non plus que la lumière ou la couleur, il en peut pourtant
DES IDÉES 151
recevoir une causale comme elles, et je crois que dans le fond le
plaisir est un sentiment de perfection, et la douleur un sentiment
d'imperfection, pourvu qu'il soit assez notable pour qu'on puisse
s'en apercevoir; car les petites perceptions insensibles de quelque
perfection ou imperfection, qui sont comme les éléments du plaisir
ou dela douleur, et dont j'ai parlé tant de fois, forment des inclina-
tions et des penchants, mais non pas encore des passions mêmes.
Ainsi il y a des inclinations insensibles et dont ou ne s'apercoit pas;
il y en a de sensibles, dont ou connait l'existence et l'objet, mais
dont on ne sent pas la formation, et ce sont des inclinations confuses,
que nous attribuons au corps, quoiqu'il y ait toujours quelque chose
qui y réponde dans l'esprit; enfin il y a des inclinations distinctes,
que la raison nous donne, dont nous sentons et la force et la forma-
tion : et les plaisirs de cette nature qui se trouvent dans la connais-
sance et la production de l'ordre et de l'harmonie sont les plus
estimables. On a raison de dire que généralement toutes ces inclina-
tions, ces passions, ces plaisirs et ces douleurs n'appartiennent qu'à
l'esprit ou à l'âme; j'ajouterai méme que leur origine est dans l'àme
méme en prenant les choses dans une certaine rigueur métaphysique,
mais que néanmoins on a raison de dire que les pensées confuses
viennent du corps, parce que là-dessus la consideration du corps et
non pas celle de l’âme fournit quelque chose de distinct et d'expli-
cable. Le bien est ce qui sert ou contribue au plaisir, comme le mal
ce qui contribue à la douleur. Mais dans la collision avec un plus
grand bien, le bien qui nous en priverait pourrait devenir véritable-
ment un mal, en tant quil contribuerait à la douleur qui en devrait
naitre.
$ 47. Pa. L'âme a le pouvoir de suspendre l'aecomplissement de
quelques-uns de ses désirs, et est, par conséquent en liberté de les
considérer l’un après l'autre et de les comparer. C'est en cela que
consiste la liberté de l'homme et ce que nous appelons, quoique
improprement à mon avis, libre arbitre; ct c'est du mauvais usage
qu'il en fait que procède toute cette diversité d'égarements, d'erreurs
ou de fautes où nous nous précipitons lorsque nous déterminons
notre volonté trop promptement ou trop tard.
TB. L'exécution de notre désir est suspendue ou arrêtée lorsque
ce désir n'est pas assez fort pour nous émouvoir et pour surmonter
la peine ou l'incommodité qu'il y a de le satisfaire, et cette peine ne
consiste quelquefois que dans une paresse ou lassitude insensible,
158 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
qui rebute sans qu'on y garde, et qui est plus grande en des per-
sonnes élevées dans la mollesse ou dont le tempérament est flegma-
tique et en celles qui sont rebutées par l’âge ou par les mauvais
succès. Mais, lorsque le désir est assez fort en lui-même pour émou-
voir, si rien ne l'empéche, il peut étre arrété par des inclinations
contraires, soit qu'elles consistent dans un simple penchant qui est
comme l'élément ou le commencement du désir, soit qu'elles aillent
jusqu'au désir méme. Cependant comme ces inclinations, ces pen-
chants et ces désirs contraires se doivent trouver déjà dans l'áme,
elle ne les a pas en son pouvoir, et par conséquent, elle ne pourrait
pas résister d'une manière libre et volontaire, où la raison' puisse avoir
part, si elle n'avait encore un autre moyen qui est celui de détour-
ner l'esprit ailleurs. Mais comment s'aviser de le faire au besoin ;
car c'est là le point, surtout quand on est occupé d'une forte pas-
sion. ll faut donc que l'esprit soit préparé d'avance et se trouve déjà
en train d'aller de pensée en pensée pour ne se pas trop arréter dans
un pas glissant et dangereux. ll est bon pour cela de s'accoutumer
de ne penser que comme en passant à certaines choses, pour se mieux
conserver les apartés d'esprit. Mais le meilleur est de s'accoutumer
à procéder méthodiquement et à s'attacher à un train de pensées
dont la raison, et non le hasard (c'est-à-dire les impressions insen-
sibles et casuelles) fassent la liaison. Et pour cela, il est bon de s'ac-
coutumer à se recueillir de temps en temps et à s'élever au-dessus
du tumulte présent des impressions, à sortir pour ainsi dire de la
place où l'on est, à se dire : dic cur hic ? respice finem; où en
sommes-nous? Oui, venons au propos, venonsau fait. Les hommes au-
raient bien souvent besoin de quelqu'un, établi en titre d'office (comme
en avait Philippe, le pere d'Alexandre le Grand), qui les interrompit et
les rappelát à leur devoir. Mais au défaut d'un tel officier, il est bon
que nous soyons stylés à nous rendre cet office nous-mémes. Or, étant
une fois en état d'arréter l'effet de nos désirs et de nos passions, c'est-
à-dire de suspendre l'action, nous pouvons trouverles moyens de les
combattre, soit par des désirs ou des inclinations contraires, soit
par diversion, c'est-à-dire par des occupations d'une autre nature.
C'est par ces méthodes et par ces artifices que nous devenons comme
maitres de nous-mémes, et que nous pourrons nous faire penser et
faire avec le tempsce que nous voudrions vouloir et ce que la raison
ordonne. Cependant, c'est toujours par des voies déterminées et
jamais sans sujet ou par le principe imaginaire d'une iudifférence
DES IDÉES 159
parfaite ou d'équilibre, dans laquelle quelques-uns voudraient faire
consister l'essence de la liberté, comme si on pouvait se déterminer
sans sujet et méine contre tout sujet et aller directement contre toute
la prévalence des impressions et des penchants. Sans sujet, dis-je,
c'est-à-dire sans l'opposition d'autres inclinations, ou sans qu'on soit
par avance en train de détourner l'esprit, ou sans quelque autre
moyen pareil explicable; autrement, c'est recourir au chimérique,
comme dans les facultés nues ou qualités occultes scolastiques, oü il
n'y a ni rime ni raison.
S 48. Pu. Je suis aussi pour cette détermination intelligible de la
volonté par ce qui est dans la perceptien et dans l'entendement.
Vouloir et agir conformément au dernier résultat d'un sincère
examen, c'est plutôt une perfection qu'un défaut dc notre nature. Et
tant s'en faut que ce soit là ce qui étouffe ou abrege Ia liberté que
cest ce qu'elle (1? a de plus parfait et de plus avantageux. Et plus
nous sommes éloignés de nous déterminer de cette manière, plus
nous sommes pres de la misère et de l'esclavage. En effet, si vous
supposez dans l'esprit une parfaite et absolue indifférence, qui ne
puisse étre déterminée par le dernier jugement qu'il fait du bien et du
mal, vous le mettrez dans un état trés imparfait.
Tu. Tout cela est fort à mon gré et fait voir que l'esprit n'a pas
un pouvoir entier et direct d'arréter toujours ses désirs, autrement
il ne serait jamais déterminé quelque examen qu'il pourrait faire
et quelques bonnes raisons ou sentiments efficaces qu'il pourrait
avoir, et il demeurerait toujours irrésolu et flotterait éternellement
entre la crainte et l'espérance. Il faut donc qu'il soit enfin déterminé
et qu ainsi, il ne puisse s'opposer qu'indirectement à ses désirs en se
préparant par avance des armes qui les combattent au besoin comme
je viens de l'expliquer.
Pn. Cependant un homme est en liberté de porter sa main sur sa
tête ou de Ia laisser en repos. Il est parfaitement indifférent à l'égard
de l'une et de l'autre de ces choses, et ce serait une imperfection en
lui si ce pouvoir lui manquait.
Ta. À parler exactement, on n'est jamais indiflérent à l'égard de
deux partis quels qu'on puisse proposer, par exemple de tourner à
droite ou à gauche, de mettre le pied droit devant (comme il fallait,
chez Trimaleion) ou le gauche, car nous faisons l'un ou l'autre sans
(1) GERRARDT : qu'est-ce qu'elle a.
160 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
y penser, et c’est une marque qu'un concours de dispositions inté-
rieures et d'impressions extérieures (quoique insensibles toutes deux)
nous détermine au parti que nous prenons. Cependant la prévalence
est bien petite, et c'est au besoin comme si nous étions indifférents à
cet égard, puisque le moindre sujet sensible qui se présente à nous
est capable de nous déterminer sans difficulté à l'un plutót qu'à l'au-
tre, et quoiqu'il y ait un peu de peine à lever le bras pour porter sa
main sur sa téte, elle est si petite que nous la surmontons sans
difficulté ; autrement, j'avoue que ce serait une grande imperfection
si l'homme y était moins indiflérent, et s'illui manquait le pouvoir de
se déterminer facilement à lever ou à ne pas lever le bras.
Pu. Mais ce ne serait pas moins une grande imperfection, s'il avait
la méme indifférence en toutes les rencontres, comme lorsqu'il
voudrait défendre sa téte ou ses yeux d'un coup dont il se verrait
prét d'étre frappé, c'est-à-dire s'il lui était aussi aisé d'arréter ce
mouvement que les autres dont nous venons de parler et oü il est
presque indiflerent; car cela ferait qu'il n'y serait pas porté assez
fortement ni assez promptement dans le besoin. Ainsi la détermina-
tion nous est utile et nécessaire bien souvent, et si nous étions peu
déterminés en toute sorte de rencontres et comme insensibles aux
idées tirées de Ja perception du bien et du mal, nous serions saus
choix effectif. Et, si nous étions déterminés par autre chose que par
le dernier résultat que nous avons formé dans notre propre esprit,
selon que nous avons jugé du bien et du mal d'une certaine action,
nous ne serions point libres.
Tu. ll n'y a rien de si vrai, et ceux quicherchent une autre liberté
ne savent point ce qu'ils demandent.
$ 49. Pu. Les êtres supérieurs, qui jouissent d'une parfaite féli-
cité, sont déterminés au choix du bien plus fortement que nous ne
le sommes, ct cependant nous n'avons pas raison de nous figurer
qu ils soient moins libres que nous.
Tu. Les théologiens disent pour cela que ces substances bien-
heureusessont confirmées dans le bien et exemptes de tout danger
de chute.
Pit. Je crois méme que, s'il convenait à de pauvres créatures finies
comme nous sommes de juger de ce que pourrait faire une sagesse
et bonté infinie, nous pourrions dire que Dieu lui-méme ne saurait
choisir ce qui n'est pas bon et que la liberté de cet Étre tout-
puissant ne l'empéche pas d'étre déterminé par ce qui est le meilleur
DES IDÉES . 161
Tu. Je suis tellement persuadé de cette vérité que je crois que
nous la pouvons assurer hardiment, toutes pauvres et finies créatu-
res que nous sommes, et que même nous aurions grand tort d'en
douter ; car nous dérogerions par cela même à sa sagesse, à sa
bonté et à ses autres perfections infinies. Cependant le choix, quel-
que déterminée que la volonté y soit, ne doit pas être appelé né-
cessaire absolument et à la rigueur ; la prévalence des biens aperçus
incline sans nécessiter, quoique tout considéré, cette inclination soit
déterminante et ne manque jamais de faire son effet.
& 50. Pu. Étre déterminé par la raison au meilleur, c'est être le
plus libre. Quelqu'un voudrait-il être imbécile par cette raison qu'un
imbécile est moins déterminé par de sages réflexions qu'un homme
de bon sens ? Si la liberté consiste à secouer le joug de la raison,
les fous et les insensés seront les seuls libres ; mais je ne crois pas
que, pour l'amour d'une telle liberté. personne voulüt être fou, hor-
mis celui qui l'est déjà.
Tu. ll y a des gens aujourd'hui qui croient qu'il est du bel esprit
de déclamer contre la raison et de la traiter de pédante incommode.
Je vois de petits livrets de discours de rien, qui s'en font féte, et
méme je vois quelquefois des vers trop beaux pour étre employés
à de si fausses pensées. En effet, si ceux qui se moquent de la raison
parlaient tout de bon, ce serait une extravagance de nouvelle espèce
inconnue aux siècles passés. l'arler contre la raison, c'est parler
contre la vérité, car la raison est un enchaînement de vérités. C'est
parler contre soi-même, contre son bien, puisque le point principal
de la raison consiste à la connaitre et à la suivre.
3 51. Pn. Comme donc la plus haute perfection d'un être intel-
ligent consiste à s'appliquer soigneusement et constamment à la re-
cherche du véritable bonheur, de même le soin que nous devons
avoir de ne pas prendre pour une félicité réelle celle qui n'est
qu'imaginaire est le fondement de notre liberté. Plus nous sommes
liés à la recherche invariable du bonheur en général, qui ne cesse
jamais d'étre l'objet de nos désirs, plus notre volonté se trouve dé-
' gagée de la nécessité d'être déterminée par le désir qui nous porte
vers quelque bien particulier, jusqu'à ce que nous ayons examiné
s'il se rapporte ou s'oppose à notre véritable bonheur.
Tn. Le vrai bonheur devrait toujours être l'objet de nos désirs,
mais il y alieu de douter qu'ille soit, car souventon n'y pense guère,
et j'ai remarqué ici plus d'une fois qu'a moins que l'appétit ne soit
PavL JaAxET. — Leibniz. I - 11
182 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
guidé par la raison, il tend au plaisir présent et non pas au bon-
heur, c'est-à-dire au plaisir durable, quoiqu'il tende à le faire durer ;
voyez $ 36 et 8 41.
$53. Pr. Si quelque trouble excessif vient à s'emparer entiére-
ment de notre âme. comme serait la douleur d'une cruelle torture,
nous ne sommes pas assez maîtres de notre esprit. Cependant, pour
moderer nos passions autant qu'il se peut, nous devons faire prendre
à notre esprit le goüt du bien et du mal réel et effectif, et ne pas
permettre qu'un bien excellent et considérable nous échappe de l'es-
prit sans y laisser quelque goût, jusqu'à ce que nous ayons excité en
nous des désirs proportionnés à son excellence, de sorte que son
absence nous rende inquiets, aussi bien que la crainte de le perdre
lorsque nous en jouissons.
Tu. Cela convient assez avec les remarques que je viens de faire
aux S$ 31 et 35 et avec ce que j'ai dit plus d'une fois des plaisirs
lumineux, où l'on comprend comment ils nous perfectionnent sans
nous mettre en danger de quelque imperfection plus grande ; comme
font les plaisirs confus des sens, dont il faut se garder, surtout lors-
qu'onn'a pas reconnu par l'expérience qu'on pourra s'en servir
sürement.
Pa. Et que personne ne dise ici qu'il ne saurait maîtriser ses pas-
sions ni empécher qu'elles ne se déchainent et l'empéchent d'agir ;
car ce qu'il peut fa're devant un prince ou quelque grand homme,
il peut le faire, s’il veut, lorsqu'il est seul ou en la présence de
Dieu.
Tu. Cette remarque est trés bonne et digne qu'on y réfléchisse
souvent.
8 54. Pn. Les différents choix cependant que les hommes font dans
ce monde prouvent que la méme chose n'est pas également bonne
pour chacun d'eux. Et si les intéréts de l'homme ne s’étendaient
point au delà de cette vie, la raison de cette diversité, qui fait, par
exemple, que ceux-ci se plongent dans le luxe et dans la débauche
et que ceux-là préférent la tempéranee à la volupté, viendrait seule-
ment de ce qu'ils placeraient leur bonheur dans des choses diffé- ^
rentes.
Tu. Elle en vient encore maintenant, quoiqu'ils aient tous ou doi-
vent avoir devant les yeux cet objet commun de la vie future. Il est
vrai que la considération du vrai bonheur, méme de cette vie, suffirait
ire préférer la vertu aux voluptés, qui en eloignent, quoique l'obli-
DES IDÉES 163
gation ne serait pas si forte alors ni si décisive. Il est vrai aussi que
les goüts des hommes sont differents. et l'on dit qu'il ne faut point
disputer des goüts, Mais comme ce ne sont que des perceptions
confuses, il ne faut s'y attacher que dans les objets examinés pour
indifférents et incapables de nuire ; autrement si quelqu'un trouvait
du goüt dans les poisons qui le tueraient ou le rendraient misérable,
il serait ridicule de dire qu'on ne doit point lui contester ce qui est
de son goût.
852. Pi. S'il n'y a rien à espérer au delà du tombeau, la consé-
quence est sans doute fort juste : mangeons et buvons, jouissons de
tout ce qui nous fait plaisir, car demain nous mourrons.
Tu. Il y a quelque chose à dire, à mon avis, à cette conséquence.
Aristote et les Stoicieus et plusieurs autres anciens philosophes
étaient d'un autre sentiment. et en effet je crois qu'ils avaient raison.
Quand il n'y aurait rien au delà de cette vie, la tranquillité de l'âme
etla santé du corps ne laisseraient pas d'étre préférables aux plai-
sirs qui seraient contraires. Et ce n'est pas là une raison de négli-
ger un bien, parce qu'il ne durera pas toujours. Mais j'avoue qu'il y
a des cas où il n'y aurait pas moyen de démontrer que le plus hon-
néte serait aussi le plus utile. C'est donc la seule considération de
Dieu et de l'immortalité qui rend les obligations de la vertu et de
justice absolument indispensables.
Pu. [l me semble que le jugement présent, que nous faisons du
bien et du mal, est toujours droit. Et pour ce qui est de la félicité ou
de la misère présente, lorsque la réflexion ne va pas plus loin, et
que toutes conséquences sont entierement mises à quartier, l'homme
ne choisit jamais mal.
Tu. C'est-à-dire si tout était borné à ce moment présent, il n'y au-
rait point de raison de se refuser le plaisir qui se présente. En eflet,
j'ai remarqué ci-dessus que tout plaisir est un sentiment de perfec-
tion. Mais il y a certaines perfections qui entrainent avecelles des
imperfections plus grandes. Comme si quelqu'un s'attachait pen-
dant toute sa vie à jeter des poiscontre des épingles pour apprendre
à ne point manquer de les faire enferrer, à l'exemple de celui à qui
Alexandre le Grand fit donner pour récompense un boisseau de pois,
cet homme parviendrait à une certaine perfection, mais fort mince et
indigne d'entrer en comparaison avec tant d'autres perfections trés
nécessaires qu'il aurait négligées. C'est ainsi que la perfection qui se
trouve dans certains plaisirs présents doit céder surtout au soin des
164 NOUVEAUX ESSAIS SUR L ENTENDEMENT
perfections qui sont nécessaires pour qu'on ne soit plongé dans la
misere, qui est l'état oit l'on va d'imperfection en imperfection, ou
de douleur eu douleur. Mais s'il n'y avait que le présent, il faudrait
se contenter. de la perfection qui s'y présente, c'est-à-dire du plaisir
present.
& 62, Pu... Personne ne rendrait volontairement sa condition mal-
heureuse. s'il n'y était porté par de faux jugements. Je ne parle pas
des ineprises, qui sont des suites d'une erreur invincible et qui mé-
ritent à peine le nom de faux jugements, mais de ce faux jugement
qui est tel par la propre confession que chaque homme en doit faire
en soi-même, 8 63. Premièrement donc l'âme se méprend lorsque
nous eomparons le plaisir ou la douleur présente avec un plaisir et
uue douleur à venir, que nous mesurons par la différente distance où
elles se trouvent à notre égard; semblables à un héritier prodigue,
qui, pour là possession présente de peu de chose, renoncerait à un
grand héritage qui ne lui pourrait manquer. Chacun doit reconnaitre
ec faux jugement, car l'avenir deviendra présent et aura alors le
meme avantage de la proximité. Si, dans le moment que l'homme
prend le. verre en main, le plaisir de boire était accompagné des
douleurs de tête et des maux d'estomae qui lui arriveront en peu
d'heures. il ne voudrait pas goûter du vin du bout des lèvres. Si une
petite différence de temps fait tant d'illusion. à bien plus forte raison
une plus grande distance fera le méme elfet.
Tu. ll y a quelque convenance ici entre la distance des lieux et
celle des temps. Maisil y a cette différence aussi, que les objets
visibles diminuent leur action sur la vue à peu près à proportion de
la distance, et il n'en est pas de méme à l'égard des objets à venir,
qui agissent sur l'imagination et l'esprit. Les rayons visibles sont
des lignes droites qui s'éloignent proportionnellement, mais il y a
des lignes courbes qui apres quelque distance paraissent tomber
dans ladroite et ne s'en éloignent plus sensiblement ; c'est ainsi que
font les asymptotes, dont l'intervalle apparent de la ligne droite dis-
parait, quoique, dans la vérité des choses, elles en demeurent sépa-
rees éternellement. Nous trouvons méme qu'entin l'apparence. des
objets ne diminue point à proportion de l'accroissement de la dis-
tance, car l'apparence disparait entierement bientôt, quoique l'eloi-
gnement ne soit point infini. C'est ainsi qu'une petite distance des
temps nous dérobe entièrement l'avenir. tout comme si l'objet. etait
disparu. ll n'en reste souvent que le nom dans l'esprit, et cette espèce
DES IDÉES 165
de pensées, dont j'ai déjà parlé, qui sont sourdes et incapables de
toucher, si on n’y a pourvu par méthode et par habitude.
Pu. Je ne parle point ici de cette espèce de faux jugement, par
lequel ce qui est absent n'est pas seulement diminué, mais tout à
fait anéanti dans l'esprit des hommes, quand ils jouissent de tout ce
qu'ils peuvent obtenir pour le présent et en concluent qu'il ne leur
arrivera aucun mal.
Tn. C'est une autre espéce de faux jugement lorsque l'attente du
bien ou du mal à venir est anéantie, parce qu'on nie ou qu'on met
en doute Ja conséquence qui se tire du présent ; mais hors de cela
l'erreur, qui anéantit le sentiment de l'avenir, est la même chose
avec ce faux jugement, déjà mentionné, qui vient d'une trop
faible représentation de l'avenir qu'on ne considère que peu ou
point du tout. Au reste on pourrait peut-être distinguer ici entre
mauvais goüt et faux jugement, car souvent on ne met pas méme en
question si le bien à venir doit être préféré, et on n'agit que par
impression, sans s'aviser de venir à l'examen. Mais, lorsqu'on y
pense, il arrive l'un des deux, ou qu'on ne continue pas assez d'y
penser et qu'on passe outre, sans pousser la question qu'on a
entamée ; ou qu'on poursuit l'examen et qu'on forme une conclusion.
Et quelquefois, dans l'un et dans l'autre cas, il demeure un remords
plus ou moins grand : quelquefois aussi il n'y a point du tout de
formido oppositi ou de scrupuleux, soit que l'esprit se détourne
tout à fait, ou qu'il soit abusé par des préjugés.
S 29. Pn. L'étroite capacité de notre esprit est la cause des faux
jugements que nous faisons en comparant les biens ou les maux.
Nous ne saurions bien jouir de deux plaisirs à la fois, et moins
encore pouvons-nous jouir d'aucun plaisir dans le temps que nous
sommes obsédés par la douleur. Un peu d'amertume, inélée dans la
coupe, nous empêche d'en goûter la douceur. Le mal qu'on sent
actuellement est toujours le plus rude de tous; on s'écrie: Ah!
toute autre douleur plutót que celle-ci!
Tn. ll y a bien de la variété en tout cela selon le tempérament
des hommes, selon la force de ce qu'on sent et selon les habitudes
qu'on a prises. Un homme qui a la goutte pourra étre dans la joie
parce qu'il lui arrive une grande fortune, et un homme qui nage
daus les delices et qui pourrait vivre à son aise sur ses terres est
plongé dans la tristesse à cause d'une disgràce à la cour. C'est que
la joie et la tristesse viennent du résultat ou de la prévalence des
166 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
plaisirs ou des douleurs, quand il y a du mélange. Léandre mépri-
sait l'incommodité et le danger de passer la mer à la nage la nuit,
poussé par les attraits de la belle Héro. Il y à des gens qui ne sau-
raient boire ni manger ou qui ne sauraient satisfaire d'autres appétits
sans beaucoup de douleur, à cause de quelque infirmité ou incom-
modité ; et cependant ils satisfont ces appétits au delà méme du né-
cessaire et des justes bornes. D'autres ont tant de mollesse ou sont
si délicats qu'ils rebutent les plaisirs avec lesquels quelque douleur,
dégoüt, ou quelque incommodité se méle. Il y a despersonnes qui se
mettent fort au-dessus des douleurs ou des plaisirs présents et mé-
diocres et qui n'agissent presque que par crainte et par espérance.
D'autres sont si efféminés, qu'ils se plaignent de la moindre incom-
modité ou courent après le moindre plaisir sensible et’ présent,
semblables presque à des enfants. Ce sont ces gens à qui la douleur
ou la volupté présente parait toujours la plus grande: il sont comme
des prédicateurs et panégyristes peu judicieux, chez qui, selon le
proverbe, le saint qu'ils louent est toujours le plus grand saint du
paradis. Cependant, quelque variété qui se trouve parmi les hoinmes,
il est toujours vrai qu'ils n'agissent que suivant les perceptions pré-
sentes ; et, lorsque l'avenir les touche, c'est ou par l'image qu'ils en
ont, ou par la résolution et l'habitude qu'ils ont prise d'en suivre
jusqu'au simple nom ou autre caractère arbitraire, sans en avoir au-
cune image ni signe naturel, parce que ce ne serait pas sans inquié-
tude et quelquefois sans quelque sentiment de chagrin qu'ils s'oppo-
seraient à une forte résolution déjà prise et surtout à une habitnde.
& 605. Pn. Les hommes ont assez de penchant à diminuer le
plaisir à venir et à conclure en eux-mêmes que, quand on viendrait
à l'épreuve, il ne répondrait peut-être pas à l'espérance qu'on en
donne, ni à l'opinion qu'on en a généralement ; ayant souvent trouvé
par leur propre expérience que, non seulement les plaisirs que
d'autres ont exaltés leur ont paru fort insipides, mais que ce qui
leur à causé à eux-mémes beaucoup de plaisir dans un temps les a
choqués et leur a déplu dans un autre.
Tu. Cesont les raisonnements des voluptueux principalement, mais
on trouve ordinairement que les ambitieux et les avares jugent tout
autrement à l'égard des honneurs et des richesses, quoiqu'ils ne
jouissent que médiocrement et souvent méme bien peu de ces mêmes
biens quand ils les possèdent, étant toujours occupés à aller plus
loin. Je trouve que c'est une belle invention de la nature architecte,
DES IDÉES 167
d'avoir rendu les hommes si sensibles à ce qui touche si peu les
sens, et s'ils ne pouvaient point devenir ambitieux ou avares, il
serait difficile, dans l'état présent de la nature humaine, qu'ils pus-
sent devenir assez verlueux et raisonnables pour travailler à leur
perfection malgré les plaisirs présents, qui en détournent.
S 66. Pur. Pour ce qui est des choses bonnes ou mauvaises dans
leurs conséquences et par l'aptitude qu'elles ont à nous procurer du
bien ou du mal, nous en jugeons en dillérentes manières, ou lorsque
nous jugeons qu'elles ne sont pas capables de nous faire réellement
autant de mal qu'elles font effectivement, ou lorsque nous jugcons
que, bien que la conséquence soit importante, il n'est pas si assu-
ré que la chose ne puisse étre autrement, ou du moins qu'on ne
puisse l'éviter par quelques moyens comme par l'industrie, par
l'adresse, par un changement de conduite. par la repentance.
Tu. ll me semble que si par l'importance de la conséquence on
entend celle du conséquent, c'est-à-dire la grandeur du bien ou du
mal qui peut suivre, on doit tomber dans l'espèce précédente de
faux jugement, où le bien ou mal à venir est mal représenté. Ainsi
il ne reste que la seconde espèce de faux jugement dont il s'agit
présentement, savoir celle où la conséquence est mise en doute.
Par, 1l serait aisé de montrer en détail que les échappatoires que
je viens de toucher sont tout autant de jugements déraisonnables ;
mais je me contenterai de remarquer, en général, que c'est agir
directement contre la raison que de hasarder un plus grand bien
pour un plus petit (ou de s'exposer à la misère pour acquérir un
petit bien et pour éviter un petit mali, et cela sur des conjonctures
incertaines et avant d'étre entré dans un juste examen.
Tu. Comme ce sont deux considérations hétérogénes (ou qu'on
ne saurait comparer ensemble) que celle de la grandeur de la consé-
quence et celle de la grandeur du conséquent (1), les moralistes, en
les voulant comparer, se sont assez embrouillés. comme il parait par
ceux qui ont traité de la probabilité. La vérité est qu'ici comme en
d'autres estimes disparates et hétérogènes et pour ainsi dire de plus
d'une dimension, la grandeur de ce dont il s'agit est en raison com-
posée de l'une et l'autre estimation, et comme un rectangle où il
y à deux considérations, savoir celle de la longueur et celle de la
(1: La grandeur de la conséquence, c'est-à-dire le plus ou moins de probabi-
lites que le bien ou le mal prévus arriveront : {4 grandeur du conséquent, c'est-
a-dire le plus ou moins de bien ou de mal que l'événement doit amener. P. J.
168 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
largeur ; et, quant à la grandeur de la conséquence et les degrés de
probabilité, nous manquons encore de cette partie de la Logique qui
les doit faire estimer; et la plupart des casuites qui ont écrit sur la
probabilité n'en ont pas méme compris la nature, la fondant sur
l'autorité avec Aristote, au lieu de la fonder sur la vraisemblance
comme ils devraient, l'autorité n'étant qu'une partie des raisons qui
font la vraisemblance.
3 67. Pu. Voici quelques-unes des causes ordinaires de ce faux
jugement. La première est l'ignorance, la seconde est l'inadver-
tance, quand un homme ne fait aucune réflexion sur cela méme
dont il est instruit. C'est une ignorance affectée et présente qui
séduit le jugement aussi bien que la volonté.
Pn. Elle est toujours présente, mais elle n'est pas toujours affectée,
car on ne s'avise pas toujours de penser quand il faut à ce qu'on
sait et dont on devrait se rappeler la mémoire, si on en était le
maitre. L'ignorance affectée est toujours mélée de quelque adver-
tance dans le temps qu'on l'affecte; il est vrai que dans la suite il
peut y avoir de l'inadvertance ordinairement. L'art de s'aviser au
besoin de ce qu'on sait serait un des plus importants, s'il était
inventé; mais je ne vois pas que les hommes aient encore pensé
jusqu'ici à en former les éléments, car l'art de la mémoire, dont
tant d'auteurs ont écrit, est tout autre chose.
Pri. Si done on assemble confusément et à la hâte les raisons de
lun des côtés, et. qu'on laisse échapper par négligence plusieurs
sommes qui doivent faire partie du compte, cette précipitation ne
ne produit pas moins de faux jugements que si c'était une parfaite
ignorance.
Tu. En effet il faut bien des choses pour se prendre comme il faut,
lorsqu'il s'agit dela balance des raisons: et c'est à peu prés comme
dans les livres de compte des marchands. Car il n'y faut négliger
aucune somme, il faut bien estimer chaque somme à part, il faut
les bien arranger, et il faut enfin en faire une collection exacte.
Mais on y néglige plusieurs chefs, soiten ne s'avisant pas d'y penser,
soit en passant légèrement là-dessus; et on ne donne point à
chacun sa juste valeur, semblable à ce teneur de livres de compte
qui avait soin de bien calculerles colonnes de chaque page, mais qui
calculait trés mal les sommes particulières de chaque ligne ou poste
avant que de les mettre dans la colonne, ce qu'il faisait pour tromper
les réviseurs, qui regardent principalement à ce qui est dans les
DES IDÉES 169
colonnes. Enfin après avoir tout bien marqué, on peut se tromper
dans la collection des sommes des colonnes et même dans la collec-
tion finale où il y a la somme des sommes, Ainsi il nous faudrait
encore l'art de s'aviser et celui d'estimer les probabilités et de plus
la connaissance de la valeur des biens et des maux, pour bien
employer l'art des conséquences : et il nous faudrait encore de l'at-
tention et de la patience aprés tout cela, pour pousser jusqu'à la
conclusion. Enfin il faut une ferme et constante résolution pour
exécuter ce qui a été conclu ; et des adresses, des méthodes, des
lois particuliéres et des habitudes toutes formées pour la maintenir
dans la suite, lorsque les considérations qui l'ont fait prendre ne
sont plus présentes à l'esprit. Il est vrai, que, grâce à Dieu, dans ce
qui importe le plus et qui regarde summam rerum, le bonheur et
la misére, on n'a pas besoin de tant de connaissances, d'aides et
d'adresses, qu'il en faudrait avoir pour bien juger dans un conseil
d'État ou de guerre, dans un tribunal de justice, dans une consul-
tation de médecine, dans quelque controverse de théologie ou
d'histoire, ou dans quelque point de mathématique et de mécanique;
mais en récompense, il faut plus de fermeté et d'habitude dans ce
qui regarde ce grand point de la félicité et dela vertu, pour prendre
toujours de bonnes résolutions et pour les suivre. En un mot, pour
le vrai bonheur moins de connaissances suffit avec plus de bonne
volonté ; de sorte que le plus grand idiot y peut parvenir aussi aisé-
ment que le plus docte et le plus habile.
Pn. L'on voit donc que l'entendement sans liberté ne serait d'aucun
usage et que la liberté sans entendement ne signifierait rien. Si un
homme pouvait voir ce qui peut lui faire du bien ou du mal, sans
quil soit capable de faire un pas pour s'avancer vers l'un ou pour
s'éloigner de l'autre, en serait-il mieux pour avoir l'usage de la
vue? Il en serait méme plus misérable, car il languirait inutile-
ment aprés le bien et craindrait le mal, qu'il verrait inévitable;
et celui qui est en liberté de courir çà et là au milieu d'une par-
faite obscurité, en quoi est-il mieux que s'il était ballotté au gré
du vent?
Ta. Son caprice serait un peu plus satisfait, cependant il
n'en serait pas mieux en état de rencontrer le bien et d'éviter le
mal.
$ 68. Pa. Autre source de faux jugement. Contents du premier
plaisir qui nous vient sous la main ou que la coutume a rendu
470 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
agréable, nous ne regardons pas plus loin. C'est donc encore là
une occasion aux hommes de mal juger lorsqu'ils ne regardent pas
comme nécessaire à leur bonheur ce qui l'est effectivement.
Tu. Il me semble que ce faux jugement est compris sous l'espèce
précédente lorsqu'on se trompe à l'égard des conséquences.
& 69. Pn. Reste à examiner s'il est au pouvoir d'un homme de
changer l'agrément ou le désagrément qui accompagne quelque
action particulière. Il le peut en plusieurs rencontres. Les hommes
peuvent et doivent corriger leur palais et lui faire prendre du goût.
On peut changer aussi le goüt de l'àme. Un juste examen, la pra-
tique, l'application, la coutume, feront cet effet. C'est ainsi qu'on
s’accoutume au tabac que l'usage ou la coutume fait enfin trouver
agréable. Il en est de même à l'égard de la vertu. Les habitudes ont
de grands charmes, et on ne peut s'en départir sans inquiétude. On
regardera peut-être comme un paradoxe que les hommes puissent
faire que des choses ou des actions leur soient plus ou moins
agréables, tant on néglige ce devoir.
Tu. C'est ce que j'ai remarqué ci-dessus $ 37, vers la fin, et S 47,
aussi vers la fin. On peut se faire vouloir quelque chose et se
former le gout. |
8$ 70. Pn. La morale, établie sur de véritables fondements, ne peut
que déterminer à la vertu; il suffit qu'un bonheur et un malheur
infinis aprés cette vie soient possibles. Il faut avouer qu'une bonne
vie, jointe à l'attente d'unc éternelle félicité possible, est préférable
à une mauvaise vie, accompagnée de la crainte d'une affreuse
misère ou pour le moins de l'épouvantable et incertaine espérance
d’être anéanti. Tout cela est dela dernière évidence, quand méine
des gens de bien n'auraient que des maux à essuyer dans ce
monde et que les méchants y goüteraient une perpétuelle félicité,
"ce qui, pour l'ordinaire, est tout autrement; car, à bien considérer
toutes choses, ils ont, je crois, la plus mauvaise part, méme dans
cette vie.
Tu. Ainsi quand il n'y aurait rien au delà du tombeau, une vie
épicurienne ne serait point la plus raisonnable. Et je suis bien aise,
Monsieur, que vous rectifiez ce que vous aviez dit du contraire ci-
dessus (3$ 55).
Pi. Qui pourrait être assez fou, pour se résoudre en soi-mème
(Sil v pense bien) de s'exposer à un danger possible, d'être infini-
ment malheureux, en sorte qu'il n'y ait rien à gagner pour lui que
DES IDÉES 471
le pur néant ; au lieu de se mettre dans l'état. de l'homme de bien
qui n’a à craindre que le néant et qui à une éternelle félicité à
espérer. J'ai évité de parler de la certitude ou de la probabilité de
l'état à venir, parce que je n'ai d'autre dessein en cet endroit que
de montrer le faux jugement dont chacun se doit reconnaitre cou-
pable selon ses propres principes.
Ta. Les méchants sont fort portés à croire que l'autre vie est
impossible. Mais ils n'en ont point de raison que celle qu'il faut se
borner à ce qu'on apprend par les sens et que personne de leur
connaissance u'est revenu de l'autre monde. ll y avait un temps
que sur le méme principe on pouvait rejeter les Antipodes, lorsqu'on
ne voulait point joindre les mathématiques aux notions populaires,
et on le pouvait avec autant de raison qu'on en peut avoir mainte-
nant pour rejeter l'autre vie, lorsqu'on ne veut point joindre la vraie
métaphysique aux notions de l'imagiuation. Car il ya trois degrés des
notions ou idées, savoir : notions populaires, mathématiques et méta-
physiques. Les premières ne suflisaient pas pour faire croire les anti-
podes; les premières et les secondes ne suffisent point encore pour
faire croire l'autre monde. ll est vrai qu'elles fournissent déjà des con-
jectures favorables, mais si les secondes établissaient certainement les
antipodes avant l'expérience qu'on en a maintenant (je ne parle pas
des habitants, mais de la place au moins que la connaissance de la
rondeur de la terre leur donnait chez les géographes et les astro-
nomes), les dernières ne donnent pas moins de certitude sur une
autre vie, dés à présent et avant qu'en y soit allé voir.
8 72. Pu. Maintenant revenons à la puissance, qui est proprement
le sujet général de ce chapitre, la liberté n'en étant qu'une espèce,
mais des plus considérales. Pour avoir des idées plus distinctes de
la puissance, il ne sera ni hors de propos ni inutile de prendre une
plus exacte connaissance de ce qu'on nomme action. J'ai dit, au com-
" mencement de notre discours sur la puissance, qu'il n'y a que deux
sortes d'actions dont nous avons quelque idée, savoir le mouvement
et la pensée.
Ta. Je croirais qu'on pourrait se servir d'un mot plus général que
de celui de pensée, savoir de celui de perception, en n'attribuant
la pensée qu'aux esprits, au lieu que la perception appartient à
toutes les entéléchies (1). Mais je ne veux pourtant contester à per-
(1) Les entéléchies, pour Leibniz sont les substanees actives où (nonedés;
ce n'est pas tout à fait le sens d'Aristote. l'. J.
172 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
sonne la liberté de prendre le terme de pensée dans la même géné-
ralité. Et moi-même je l'aurai peut-être fait quelquefois sans
y prendre garde. .
Pu. Or, quoiqu'on donne à ces deux choses le nom d'action, on
trouvera pourtant qu'il ne leur convient pas toujours parfaitement
et qu'il y a des exemples qu'on reconnaitra plutót pour des pas-
sions. Car, dans ces exemples, la substance en qui se trouve le mou-
vement ou la pensée recoit purement de dehors l'impression par
laquelle l'action lui est communiquée et elle n'agit que par la seule
capacité qu'elle a de recevoir cette impression, ce qui n'est qu'une
puissance passive. Quelquefois la substance ou l'agent se met en
action par sa propre puissance, et c'est là proprement une puis-
sance active.
Ta. J'ai dit déjà que, dans la rigueur métaphysique, prenant l'action
pour ce qui arrive à la substance spontanement et de son propre
fond, tout ce qui est proprement une substance ne fait qu'agir, car
tout lui vient d'elle-méme aprés Dieu; n'étant point possible qu'une
substance créée ait de l'influence sur une autre. Mais, prenant l'ac-
tion pour un exercice de la perfection et la passion pour le con-
traire, il n'y a de l'action dans les véritables substances que lorsque
leur perception (car j'en donne à toutes) se développe et devient
plus distincte, comme il n'y a de passion que lorsqu'elle devient
plus confuse; en sorte que, dans les substances capables de plaisir
et de douleur, toute action est un acheminement au plaisir et
toute passion un acheminement à la douleur. Quant au mouvement,
ce n'est qu'un phénomène réel parce que la matière et la masse
à laquelle appartient le mouvement n'est pas à proprement parler
une substance. Cependant il y a une image de l'action dans le mou-
vement, comme il y a une image de la substance dans la masse; et,
à cet égard, on peut dire que le corps agit, quand il y a de la spon-
tanéité dans son changement et qu'il pátit quand il est poussé ou
empêché par un autre; comme dans la véritable action ou passion
d'une véritable substance, on peut prendre pour son action, qu'on
lui attribuera à elle-méme, le changement par oü elle tend à sa
perfection. Et de méme on peut prendre pour passion et attribuer
à une cause étrangère le changement par où il lui arrive le con-
traire; quoique cette cause ne soit point immédiate, parce que,
dans le premier cas, la substance méme cet dans le second les
choses étrangéres servent à expliquer ce changement d'une ma-
: DES IDÉES 113
niere intelligible. Je ne donne aux corps qu'une image de la subs-
tance et de l'action, parce que ce qui est composé de parties ne
saurait passer, à parler exactement, pour une substance non plus
qu un troupeau ; cependant, on peut dire qu'il y a quelque chose
de substantiel, dont l'unité, qui en fait comme un étre, vient de la
pensée.
Pu. J'avais cru que la puissance de recevoir des idées ou des pen-
sées par l'opération de quelque substance étrangère s'appelle puis-
sance de penser, quoique dans le fond ee ne soit qu'une puissance
passive ou une simple capacité faisant abstraction des réflexions et
des changements internes qui accompagnent toujours l'image re-
que ; car l'expression, qui est dans l'àme, est comme serait celle
d'un miroir vivant; mais le pouvoir que nous avons de rappeler des
idées absentes à notre choix et de comparer ensemble celles que
nous jugeons à propos, est véritablement un pouvoir actif.
Tu. Cela s'accorde aussi avec les notions que je viens de donner, car
il v a en cela un passage à un état plus parfait. Cependant je croirais
qu'il y a aussi de l'action dans les sensations, en tant qu'elles nous
donnent des perceptions plus distinguées et l'occasion par consequent
de faire des remarques et pour ainsi dire de nous développer.
S73. Pn. Maintenant je crois qu'il parait qu'on pourra réduire
les idées primitives et originales à ce petit nombre : l'étendue, la
solidite, la mobilité (c'est-à-dire puissance passive, ou bien capacité
d'être mi) qui nous viennent dans l'esprit par la voie de réflexion,
et enfin l'existence, la durée et le nombre, qui nous vienneut par les
deux voies de sensation et de réflexion; car par ces idées-là nous
pourrions expliquer, si je ne me trompe, la nature des couleurs, des
‘sons, des goûts, des odeurs et de toutes les antres idées que nous
avons, si nos facultés étaient assez subtiles pour apercevoir les dif-
férents mouvements des petits corps qui produisent ces sensations.
Tu. A dire la vérité, je crois que ces idées, qu'on appelle ici origi-
nales et primitives, ne le sont pas entierement pour la plupart, étant
susceptibles à mon avis d'une résolution ultérieure : cependant je ne
vous bláme point, Monsieur, de vous y étre borné et de n'avoir
point poussé l'analyse plus loin. D'ailleurs, je crois que, si c'est vrai
que le nombre en pourrait étre diminué par ce moyen, il pourrait
étre augmenté en y ajoutant d'autres idées plus originales ou autant.
Pour ce qui est de leur arrangement, je croirais, suivant l'ordre de
l'analyse, l'existence antérieure aux autres, le nombre à l'étendue,
174 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
la durée à la motivité ou mobilité ; quoique cet ordre analytique ne
soit pas ordinairement celui des occasions, qui nous y font penser.
Les sens nous fournissent la matière aux réflexions, et nous ne pen-
serions pas même à la pensée, si nous ne pensions à quelque autre
chose, c'est-à-dire aux particularités que les sens fournissent. Et je
suis persuadé que les âmes et les esprits créés ne sont jamais sans
organes et jamais sans sensations, comme ils ne sauraient raisonner
sans caractères. Ceux qui ont voulu soutenir une entière séparation
et des manières de penser dans l'âme séparée, inexplicables par tout
ce que nous connaissons, et éloignées non seulement de nos pré-
sentes expériences, mais, ce qui est bien plus, de l'ordre général
des choses, ont donné trop de prise aux prétendus esprits forts et
ont rendu suspectes à bien des gens les plus belles et les plus grandes
vérités, s'étant méme privés par là de quelques bons movens de les
prouver que cet ordre nous fournit.
CHAP. XXII. — DES MODES mixtes.
S. Pu. Passons aux modes mixtes. Je les distingue des modes plus
simples, qui ne sont eomposés que d'idées simples de la méme
espéce. D'ailleurs les modes mixtes sont certaines combinaisons
d'idées simples qu'on ne regarde pas comme des marques caracté-
ristiques d'aucun étre réel qui ait une existence fixe, mais comme
des idées détachées et indépendantes que l'esprit joint ensemble; et
elles sont par là distinguées des idées complexes des substances.
Tn. Pour bien enteudre ceci, il faut rappeler vos divisions précé-
dentes. Les idées vous sont simples ou complexes. Les complexes
sont substances, modes, relations. Les modes sont ou simples (com-
posés d'idées simples de la méme espéce), ou mixtes. Ainsi, selon
vous, il y a idées simples, idées des modes, tant simples que mixtes,
idées des substances et idées des relations. On pourrait peut-être
diviser les termes ou les objets des idées en abstraits et concrets ;
les abstraits en absolus et en ceux qui expriment les relations ; les
absolus en attributs et en modifications ; les uns et les autres en
simples et composés ; les conerets en substances ct en choses subs-
tantielles, composées ou résultantes des substances vraies et simples.
S 2. Pn. L'esprit est purement passif à l'égard de ses idées sim-
DES IDÉES 175
ples, qu'il reçoit selon que la sensation et la reflexion les lui pré-
sente. Mais il agit souvent par lui-même à l'égard des modes mixtes,
car il peut combiner les idées simples en faisant des idées com-
plexes sans considérer si elles existent ainsi réunies dans la nature.
C'est pourquoi on donne à ces sortes d'idées le nom de notion.
Tu. Mais la réflexion, qui fait penser aux idées simples, est sou-
vent volontaire aussi, et de plus les combinaisons, que la nature n'a
point faites, se peuvent faire en nous, comme d'elles-mémes dans
les songes et les réveries, par la seule mémoire, sans que l'esprit y
agisse plus que dans les idées simples. Pour ce qui est du mot
notion, plusieurs l'appliquent à toutes sortes d'idées ou conceptions,
aux originales aussi bien qu'aux dérivées.
S 4. Pir. La marque de plusieurs idées dans une seule combinée
est le nom.
Tn. Cela s'entend, si elles peuvent être combinées, en quoi on
manque souvent.
Pr. Le crime de tuer un vicillard n'ayant point de nom comme
le parricide, on ne regarde pas le premier comme une idée com-
lexe.
Tu. La raison qui fait que le meurtre d'un vieillard n'a point de
nom est que les lois n'y ayant point attaché une punition particu-
liere, ce nom serait peu utile. Cependant les idées ne dépendent
point des noms. Un auteur moraliste qui en inventerait un pour le
crime et en traiterait dans un chapitre exprès de la Gérontophonie,
montrant ce qu'on doit aux vieillards, et combien c'est une action
barbare de ne les point épargner, ne nous donnerait point une nou-
velle idée pour cela.
S 6. Pii. ll est toujours vrai que les mœurs et les usages d'une
nation, faisant des combinaisons qui lui sont famillieres, cela fait
que chaque langue a des termes particuliers, et qu'on ne saurait
toujours faire des traductions mot à mot. Ainsi l'ostracisme parmi
les Grecs et la proscription parmi les Romains étaient des mots que
les autres langues ne peuvent exprimer par des mots équivalents.
C'est pourquoi le changement des coutumes fait aussi des nouveaux
mots.
Tu. Le hasard v a aussi sa part, car les Francais se servent des
chevaux autant que d'autres peuples voisins : cependant, ayant aban-
donné leur vieux mot, qui répondait au ravalcar des Italiens, ils
sont réduits à dire par périphrase : aller à cheval.
476 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
8 9. Pn. Nous acquérons les idées des modes mixtes par l'observa-
tion, comme lorsqu'on voit lutter deux hommes; nous les acquérons
aussi par invention (ou assemblage volontaire d'idées simples) : ainsi
celui qui inventa l'imprimerie en avait lidée avant que cet art
existât. Nous les acquérons enfin par I explication des termes affectés
aux actions qu'on n'a jamais vues.
Tu. On peut encore les acquérir en songeant ou révant sans que
la combinaison soit volontaire, par exemple quand on voit en songe
des palais d'or, sans y avoir pensé auparavant.
S 10. Pn. Les idées simples qui ont été le plus modifiées sont
celles de la pensée, du mouvement et de la puissance, d’où l'on
concoit que les actions découlent ; car la grande affaire du genre
humaip consiste dans l'action. Toutes les actions sont pensées ou
mouvements. La puissance ou laptitude qui se trouve dans un
homme de faire une chose constitue l'idée que nous nommons habi-
tude, lorsqu'on a acquis cette puissance en faisant souvent la méme
chose; et,quand on peut la réduire en acte à chaque occasion qui se
présente, nous l'appelons disposition. Ainsi la tendresse est une
disposition à l'amitié ou à l'amour.
Tu. Par tendresse vous entendez, je crois, ici le cœur tendre;
mais ailleurs il me semble qu'on considére la tendresse comme une
qualité qu'on a en aimant, qui rend l'amant fort sensible aux biens
et maux de l'objet aimé ; c'est à quoi me parait aller la carte du
Tendre dans l'excellent roman de la Clélie. Et, comme les personnes
charitables aiment leur prochain avec quelque degré de tendresse,
elles sont sensibles aux biens et aux maux d'autrui ; et générale-
ment ceux qui ont le cœur tendre ont quelque disposition à aimer
avec tendresse. |
Pu. La hardiesse est la puissance de faire ou de dire devant les
autres ce qu'on veut sans se décontenancer; confiance qui, par
rapport à cette derniére partie qui regarde le discours, avait un
nom particulier parmi les Grecs.
Tu. On ferait bien d’aflecter un mot à cette notion, qu'on attribue
ici à celui de hardiesse, mais qu'on emploie souvent tout autrement,
comme lorsqu'on disait Charles le Hardi. N'étre point décontenancé,
c'est une force d'esprit, mais dont les méchants abusent quand ils
sont venus jusqu'à l'impudence ; comme Ja honte est une faiblesse,
mais qui est excusable et méme louable dans certaines circonstances.
Quant à la parrhésie, que vous entendez peut-étre par le mot grec,
DES IDÉES 177
on l'attribue encore aux écrivains qui disent la vérité sans crainte,
quoique alors, ne parlant pas devant les gens, ils n'aient point sujet
d’être décontenancés.
8 11. Pr. Comme la puissance est la source d'où procèdent toutes
les actions, on donne le nom de cause aux substances où ces puis-
sances résident, lorsqu'elles réduisent leur puissance en acte ; et on
nomme effets les substances produites par ce moyen, ou plutôt les
idées simples (c'est-à-dire les objets des idées simples) qui, par
l'exercice de la puissance, sont introduites dans un sujet. Ainsi
l'efficace, par laquelle une nouvelle substance ou idée (qualité) est
produite, est nommée action dans le sujet qui exerce ce pouvoir, et
on la nomme passion dans le sujet où quelque idée (qualité) simple
est altérée ou produite.
Tn. Sila puissance est prise pour la source de l'action, elle dit
quelque chose de plus qu'une aptitude ou facilité, par laquelle on a
expliqué la puissance dans le chapitre précédent ; car elle renferme
encore la tendance, comme j'ai déjà remarqué plus d'une fois. C'est
pourquoi, dans ce sens, j'ai coutume de lui affecter le terme d'ente-
léchie, qui est ou primitive et répond à l'àme prise pour quelque
chose d'abstrait, ou dérivative, telle qu'on concoit dans le conatus
et dans la vigueur et impétuosité. Le terme de cause n'est entendu
ici que de la cause efficiente ; mais on l'entend encore de la finale
ou du motif, pour ne point parler ici de la matiére et de la forme,
qu'on appelle encore causes dans les écoles. Je ne sais si l'on peut
dire que le méme étre est appelé action dans l'agent et passion dans
le patient, et se trouve ainsi en deux sujets à la fois comme le rap-
port, et s'il ne vaut mieux de dire que ce sont deux étres, l'un dans
l'agent, l'autre dans le patient.
Pa. Plusieurs mots, qui semblent exprimer quelque action, ne
signifient que la cause et l'effet; comme la création et l'annihilation
ne renferment aucune idée de l'action ou dela maniére, mais sim-
plement de la cause et de la chose qui est produite.
Tn. J'avoue qu'en pensant à la création on ne concoit point une
manière d'agir, capable de quelque détail, qui ne saurait méme y
avoir lieu ; mais, puisqu'on exprime quelque chose de plus que Dieu
et le monde (car on pense que Dieu est la cause et le monde l'effet,
ou bien que Dieu a produit le monde), il est manifeste qu'on pense
encore à l'action.
Pauz JANET — Leibniz. ] 1?
178 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
CHAP. XXIII. — DE Nos IDÉES COMPLEXES
*
DES SUDSTANCES.
8 4. Pn. L'esprit remarque qu'un certain nombre d'idées simples
vont constamment ensemble, qui, étant regardées comme apparte-
nant à une seule chose, sont désignées par un seul nom lorsqu'elles
sont ainsi reunies dans un seul sujet. De là vient que, quoique ce
soit véritablement un amas de plusieurs idées jointes ensemble,
dans la suite nous sommes portés par inadvertance à en parler
comme d'une seule idée simple.
Tu. Je ne vois rien, dans les expressions recues, qui mérite d'étre
taxé d'inadvertance ; et, quoiqu on reconnaisse un seul sujet et une
seule idée, on ne reconnait pas une seule idée simple.
Pu. Ne pouvant imaginer comment ces idées simples peuvent
subsister par elles-mémes, nous nous accoutumons à supposer
quelque chose qui les soutienne (substratum) oü elles subsistent et
d’où elles résultent, à qui pour cct effet on donne le nom de subs-
tance. |
Tu. Je crois qu'on a raison de penser ainsi, et nous n'avons que
faire de nous y accoutumer ou de le supposer, puisque d'abord
nous concevons plusieurs prédicats d’un méme sujet, et ces mots
metaphoriques de soutien ou de substratum ne signifient que cela ;
de sorte que je ne vois point pourquoi on s'y fasse de la difficulté.
Au contraire, c'est plutót le concretum comme savant, chaud, lui-
sant, qui nous vient dans l'esprit, que les abstractions ou qualités
(car ce sont elles qui sont dans l'objet substantie] et non pas les
idées), comme, savoir, chaleur, lumière, etc., qui sont bien plus
difficiles à comprendre. On peut méme douter si ces accidents sont
des étres. véritables, comme, en effet, ce ne sont bien souvent que
des rapports. L'on sait aussi que ce sont les abstractions qui font
naitre le plus de difficultés, quand on les veut éplucher, comme
savent ceux qui sont informés des subtilités des scolastiques, dont
ce qu'il y a de plus épineux tombe tout d'un coup si l'on veut
bannir les êtres abstraits, et se résout à ne parler ordinairement
que par concrets et de n'admettre d'autres termes dans les démons-
trations des sciences que ceux qui représentent des sujets substan-
tiels. Ainsi c'est nodum querere in scirpo, si je l'ose dire, et ren-
DES IDÉES 179
verser les choses que de prendre les qualités ou autres termes
abstraits pour ce qu'il v a de plus aisé, et les concrets pour quelque
chose de fort difficile.
x 9. Pu. On n'a point d'autre notion de la pure substance en
général que de je ne sais quel sujet qui lui est tout à fait inconnu et
qu'on suppose étre le soutien des qualités. Nous parlons comme des
enfants à qui l'on n'a pas plutôt demandé ce que c'est qu'une telle
chose qui leur est inconnue, qu'ils font cette réponse fort satisfai-
sante à leur gré : que c'est quelque chose, mais qui, employée de
cette maniere, signifie qu'ils ne savent ce que c'est.
Tu. En distinguant deux choses dans la substance, les attributs
ou prédicats et le sujet commun de ces prédicats, ce n'est pas mer-
veille qu'on ne peut rien concevoir de particulier dans ce sujet. Il le
faut bien, puisqu'on a déjà séparé tous les attributs oü l'on pour-
rait concevoir quelque détail. Ainsi, demander quelque chose de
plus dans ce pur sujet en général, que ce qu'il faut pour concevoir
que c'est la méme chose : p. e. qui entend et qui veut, qui imagine et
qui raisonne), c'est demander l'impossible et contrevenir à sa propre
supposition, qu'on a faite en faisant abstraction, et concevant sépa-
rément le sujet et ses qualités ou accidents. On pourrait appliquer
la méme prétendue difficulté à la notion de l'être et à tout ce qu'il
y a de plus clair et de plus priinitif; car on pourra demander aux
philosophes ce qu'ils conçoivent en coneevant le pur être en général ;
car tout détail étant exclu par là. on aura aussi peu à dire que
lorsqu'on demande ce que c'est que la pure substance en général.
Ainsi, je crois que les philosophes ne méritent pas d'étre raillés,
comme on fait ici, en les comparant avec un philosophe indien,
qu'on interrogea sur ce qui soutenait la terre, à quoi il répondit que
c'etait un grand éléphant; et puis, quand on demanda ce qui soute-
nait l'éléphant, il dit que c'ctait une grande tortue, et enfin, quand
on le pressa de dire sur quoi la tortue s'appuyait, il fut réduit à
dire que c'était quelque chose, un je ne sais quoi. Cependant cette
considération de la substanee, toute mince qu'elle parait, n'est pas
si vide et si stérile qu'on pense. I] en naît plusieurs conséquences
des plus importantes de la philosophie, et qui sont capables de lui :
donner une nouvelle face.
S8 4. Pu. Nous n'avons aucune idée claire de la substance en
général, et (85) nous avons une idée aussi claire de l'esprit que du
corps; car l'idée d'une substance corporelle, dans la matière, est
180 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
aussi éloignée de nos conceptions que celle de la substance spiri-
tuelle. C'est à peu prés comme disait le promoteur à ce jeune doc-
teur en droit, qui lui criait dans la solennité de dire utriusque :
« Vous avez raison, Monsieur, car vous en avez autant dans l'un que
dans l'autre. »
Tu. Pour moi, je crois que cette opinion de notre ignorance vient
de ce qu'on demande une maniére de connaissance que l'objet ne
souffre point. La vraie marque d'une notion claire et distincte d'un
: objet est le moyen qu'on a d'en connaitre beaucoup de vérités par
des preuves à priori, comme j'ai montré dans un discours sur les
vérités et les idées, mis dans les Actes de Leipzig l'an 1684.
S8 12. Pr. Si nos sens étaient assez pénétrants, les qualités sensi-
bles, par exemple la couleur jaune de l'or, disparaitraient, et au
lieu de cela, nous verrions une certaine admirable contexture des
parties. C'est ce qui parait évidemment par les microscopes. Cette
présente connaissance convient à l'état oü nous nous trouvons. Une
connaissance parfaite des choses qui nous environnent est peut-
être au-dessus de [a portée de tout être fini. Nos facultés suffisent
pour nous faire connaitre le Créateur et pour nous instruire de
nos devoirs. Si nos sens devenaient beaucoup plus vifs, un tel chan-
gement serait incompatible avec notre nature.
Tu. Tout cela est vrai, et j'en ai dit quelque chose ci-dessus.
Cependant la couleur jaune ne laisse pas d'être une réalité comme
l'arc-en-ciel, et nous sommes destinés apparemment à un état bien
au-dessus de l’état présent, et pourrons même aller à l'infini, car il
n'yapas d'éléments dansla nature corporelle. S'il y avait des atomes,
comme l'auteur le paraissait croire dans un autre endroit, la
conaissance parfaite des corps ne pourrait étre au-dessus de tout
être fini. Au reste, si quelques couleurs ou qualités disparaissaient
à nos yeux mieux armés ou devenus plus pénétrants, il en naitrait
apparemment d'autres, et il faudrait un accroissement nouveau de
notre perspicacité pour les faire disparaître aussi, ce qui pourrait
aller à l'infini, comme la division actuelle de la matiére y va effecti-
vement.
$ 13. Pri. Je ne sais si l'un des grands avantages que quelques
esprits ont sur nous ne consiste point en ce qu'ils peuvent se former
à eux-mémes des organes de sensation, qui conviennent justement à
leur présent dessein.
Tu. Nous le faisons aussi en nous formant des microscopes;
DES IDÉES -181
mais d’autres créatures pourront aller plus avant. Et, si nous pou-
vions transformer nos yeux mêmes, ce que nous faisons effectivement
en quelque facon selon que nous voulons voir de prés ou de loin, il
faudrait que nous eussions quelque chose de plus propre à nous
qu'eux, pour les former par son moyen, car il faut au moins que
tout se fasse mécaniquement, parce que l'esprit ne saurait opérer
immédiatement sur les corps. Au reste, je suis aussi d'avis que les
génies apercoivent les choses d'une manière qui ait quelque rapport |
à la nótre, quand méme ils auraient le plaisant avantage, que l'ima-
ginatif Cyrano (1) attribue à quelques natures animées dans le soleil,
composées d'une infinité de petits volatiles qui, en se transformant
selon le commandement de l'àme dominante, forment toutes sortes
de corps. Il n'y a rien de si merveilleux que le mécanisme de la
nature ne soit capable de produire ; et je crois que les savants
Péres de l'Église ont eu raison d'attribuer des corps aux anges.
$ 201. Pn. Les idées de penser et de mouvoir le corps, que nous
trouvons dans celle de l'esprit, peuvent étre conçues aussi nette-
ment et aussi distinctement que celles d'étendue, de solidité et de
mobilité que nous trouvons dans la matière.
Tu. Pour ce qui est de l'idée de la pensée, j'y consens ; mais je ne
suis pas de cet avis à l'égard de l'idée de mouvoir des corps, car,
suivant mon systéme de l'harmonie préétablie, les corps sont faits
en sorte qu'étant mis une fois en mouvement, ils continuent d'eux-
mêmes selon que l'exigent les actions de l'esprit. Cette hypothèse
est intelligible, l'autre ne l'est point.
Pn. Chaque acte de sensation nous fait également envisager les
choses corporelles et spirituelles ; car, dans le temps que la vue et
l’ouie me font connaitre qu'il y a quelque être corporel hors de moi,
je sais d'une manière encore plus certaine qu'il y a au dedans
de moi quelque étre spirituel qui voit et qui entend.
Tu. C'est trés bien dit, et il est trés vrai que l'existence de l'esprit
est plus certaine que celle des objets sensibles.
& 19. Pu. Les esprits non plus que les corps ne sauraient opérer
qu'óti ils sont en divers temps et différents lieux ; ainsi je ne puis
qu'attribuer le changement de place à tous les esprits finis.
(1) Cyrano de Bergerac, écrivain et poéte du xvi? siècle, né en 1620 dans le
Périgord, mort en 1655. Son Voyage dans la Lune et son Histoire comique des
Etats et Empires du Soleil, contiennent, au milieu de beaucoup d'extravagances,
quelques idées philosophiques, et, en particulier, une connaissance assez
exacte de la philosophie de Descartes. P. J,
182 . NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
Tu. Je crois que c'est avec raison, le lieu n'étant qu’un ordre des
coexistants.
Pn, 1l ne faut que réfléchir sur la séparation del'áme et du corps
par la mort, pour être convaincu du mouvement de l'âme.
Tu. L'âme pourrait cesser d'opérer dans ce corps visible; et si
clle pouvait cesser de penser tout à fait, comme l'auteur l'a soutenu
ci-dessus, elle pourrait étre séparée du corps pour étre unie à un
autre ; ainsi sa séparation serait sans mouvement. Mais, pour moi,
je crois qu'elle pense et sent toujours, qu'elle est toujours unie à
quelque corps, et même qu'elle ne quitte jamais entièrement et tout
d'un coup le corps où elle est unie. |
8 21. Pri. Que si quelqu'un dit que les esprits ne sont pas in loco
sed in'aliquo ubi, je ne crois pas que maintenant on fasse beaucoup
de fond sur cette facon de parler. Mais, si quelqu'un s'imagine
qu'elle peut recevoir un sens raisonnable, jc le prie de l'exprimer en
langage commun intelligible, et d'en tirer apres une raison qui
montre que les esprits ne sont pas capables de mouvement.
Tu. Les écoles sont trois sortes d'ubiélé ou de manières d'exister
quelque part. La première s'appelle circonscriptive, qu'on attribue
aux corps qui sont dans l'espace, qui y sont punctatim, en sorte
qu'ils sont mesurés selon qu'on peut assigner des points de la chose
située, répondant aux points de l'espace. La seconde est la défini-
(ive oü l'on peut définir, c'est-à-dire déterminer que la chose située
est dans tel ou tel espace, sans pouvoir assigner des points précis
ou des lieux propres exclusivement à ce qui v est : c’est ainsi que
l'on a jugé que l’âme est dans le corps, ne croyant point qu'il soit
possible d'assigner un point précis où soit l'âme ou quelque ‘chose
del'áme, sans qu'elle soit aussi dans quelque autre point. Encore
beaucóup d'habiles gens en jugent ainsi. ll est vrai que M. Descartes
a voulu donner des bornes plus étroites à l'âme en la logeant pro-
prement dans la glande pinéale (4). Néanmoins il n'a point osé dire
qu'elle est privativement dans un certain point de cette glande ; ce
qui n'étant point, il ne gagne rien, et c'est la méme chose à cet
,
(1) Trailé des passions, 17€ partie, 8 31. « Il me semble avoir évidemment
reconnu que la partie du corps en laquelle lame exerce immédiatement ses
fonctions, n'est nullement le ceeur, ni aussi le cerveau, mais seulement la plus
intérieure de ses parties, qui est une certaine glande fort petite, située dans le
milieu de sa substance, et tellement suspendue au-dessus du conduit parlequel
les esprits de ses cavités antérieures ont communication avec ceux dela posté-
rieure, que les moindres mouvements qui sont en elle peuvent beaucoup pour
changer le cours de ces esprits et réciproquement, »
DES IDÉES 183
égard que quand on lui donnait tout le corps pour prison ou lieu.
Je crois que ce qui se dit des âmes se doit dire à peu prés des anges,
que le grand docteur natif d'Aquino (1) a cru n'être en lieu que
par operation, laquelle, selon moi, n'est pas immédiate et se réduit
à l'harmonie préétablie. La troisième ubiété est la réplétive, qu'on
attribue à Dieu, qui remplit tout l'univers encore plus éminemment
que les esprits ne sont dans les corps, car il opère immédiatement
sur toutes les créatures en les produisant continuellement, au lieu
que les esprits finis n'y sauraient exercer aucune influence ou opé-
ration immédiate. Je ne sais si cette doctrine des écoles mérite
d'étre tournée en ridicule, comme il semble qu'on s'efforce de faire.
Cependant on pourra toujours attribuer une manière de mouvement
aux ámes, au moins par rapport aux corps auxquels elles sont
unies ou par rapport à leur manière de perception.
S 23. Pu. Si quelqu'un dit qu'il ne sait point comment il pense, je
répliquerai qu'il ne sait pas non plus comment les parties solides du
corps sont attachées ensemble pour faire un tout étendu.
Tu. Il y a assez de difficulté dans l'explication de la cohésion, mais
cette cohésion des parties ne parait point nécessaire pour faire un
tout étendu, puisqu'on peut dire que Ja matière parfaitement subtile
et fluide compose un étendu, sans que les parties soient attachées
les unes aux autres. Mais, pour dire la vérité, je crois que la fluidité
parfaite neconvient qu'à la matière première, c'est-à-dire en abstrac-
tion et comme une qualité originale, de méme que le repos ; mais
non pas à la matiere seconde telle qu'elle se trouve effectivement re-
vétue de ses qualités dérivatives, car je crois qu'il n'y a point de
masse qui soit de la dernière subtilité, et qu'il y a plus ou moins de
liaison partout, laquelle vient. des mouvements en tant qu'ils sont
conspirants et doivent être troublés par la séparation, ee qui ne se
peut faire sans quelque violence et résistance. Au reste, la. nature
de la perception et ensuite de la pensée fournit une notion des plus
originales. Cependant je crois que la doctrine des unités substan-
tielles ou monades l'éclaircira beaueoup.
Pu. Pour ce qui est de la cohésion, plusieurs l'expliquent par les
surfaces par lesquelles deux corps se touchent, qu'un ambiant (p. e.
(1; Saint Thomas, né à Aquino ‘royaume de Naples: en 1227, mort en 1274.
Ses principaux ouvrages sont : la Nomine théologique, la Somme contre. les
Geutils ; le Commentaire sur les Sentences ; des gloses continues sur tous les
ouvrages d'Aristote; et entlin quelques traités spéciaux, tels que le Z'rincipe
d'individualion, l'Entellect et l'intelligible, etc. P. J.
184 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
l'air) presse l'une contre l'autre. Il est bien vrai que la pression (894)
d'un ambiant peut empêcher qu'on éloigne deux surfaces polies l'une
de l'autre par une ligne qui leur soit perpendiculaire ; mais elle ne
saurait empêcher qu'on ne les sépare par un mouvement parallèle à
ces surfaces. C'est pourquoi, s'il n'y avait pas d'autre cause de la co-
hésion des corps, il serait aisé d'en séparer toutes les parties en les
faisant ainsi glisser de cóté, en prenant tel plan qu'on voudra, qui
coupàt quelque masse de matiére.
Tu. Oui, sans doute, si toutes les parties plates, appliquées l'une
à l'autre, étaient dans un méme plan ou dans des plans parallèles :
mais, cela n'étant point et ne pouvant être, il est manifeste qu'en
tàchant de faire glisser les unes, on agira tout autrement sur une
infinité d'autres dont le plan fera angle au premier ; car il faut sa-
voir qu'il y a dela peine à séparer les deux surfaces congruentes,
non seulement quand la direction du mouvement de séparation est
perpendiculaire, mais encore quand il est oblique aux surfaces. C'est
ainsi qu'on peut juger qu'il y a des feuilles, appliquées les unes aux
autres en tout sens, dans les corps polyédres que la nature forme
dans les minières et ailleurs. Cependant j'avoue que la pression de
l'ambiant sur des surfaces plates, appliquées les unes aux autres, ne
suffit pas pour expliquer le fond de toute la cohésion, car on y
suppose tacitement que ces tables appliquées l'une contre l'autre ont
déjà de la cohésion.
S 27. Pu. J'avais eru que l'étendue du corps n'était autre chose
que la cohesion des parties solides.
Tu. Cela ne me parait point convenir avec vos propres explications
précédentes. Il me semble qu'un corps dans lequel il y a des mou-
vements internes, ou dont les parties sont en action de se détacher
les unes des autres (comme je crois que cela se fait toujours), ne
laisse pas d'étre étendu. Ainsi la notion de l'étendue me parait toute
différente de celle de la cohésion.
8 28. Pii... Une autre idée que nous avons du corps, c'est la puis-
sance de communiquer le mouvement par impulsion ; et une autre,
que nous avons de l’âme, c'est la puissance de produire du mouve-
ment par la pensée. L'expérience nous fournit chaque jour ces deux
idées d'une manière évidente; mais, si nous voulons rechercher plus
avant comment cela se fait, nous nous trouvons également dans les
ténébres ; ear à l'égard de la communication du mouvement par oü
un corps perd autant de mouvement qu'un autre en reçoit, qui est
DES IDÉES 185
lecas le plus ordinaire, nous ne concevons pas là rien autre chose
qu'un mouvement qui passe d'un corps dans un autre corps ; ce qui
est, je crois, aussi obscur et aussi inconcevable que la manière dont
notre esprit met en mouvement ou arréte notre corps par la pensée.
Il est encore plus malaisé d'expliquer l'augmentation du mouvement
par voie d'impulsion, qu'on observe ou qu'on croit arriver en cer-
taines rencontres.
Ta. Je ne m'étonne point si l'on trouve des diflicultés insurmon-
tables là oü l'on semble supposer une chose aussi inconcevable que
le passage d'un accident d'un sujet à l'autre : mais je ne vois rien
qui nous oblige à une supposition qui n'est guére moins étrange que
celle des accidents sans sujet des scolastiques, qu'ils ont pourtant
soin de n'attribuer qu'à l'action miraculeuse de la toute-puissance
divine, au lieu qu'ici ce passage serait ordinaire. J'en ai déjà dit quel-
que chose ci-dessus (chap. xxi, 8 4), où j'ai remarqué aussi qu'il
n'est point vrai que le corps perde autant de mouvement qu'il en
donne à un autre ; ce qu'on semble concevoir comme si le mouve-
ment était quelque chose de substantiel, et ressemblait à du sel dis-
sous dans de l'eau, ce qui est en eflet la comparaison dont M. Ro-
haut (1), si je ne me trompe, s'est servi. J'ajoute ici que ce n'est pas
méme le cas le plus ordinaire, car j'ai démontré ailleurs que la
méme quantité de mouvement se conserve seulement lorsque les
deux corps, qui se choquent, vont d'un méme côté avant le choc, et
vont encore d'un méme côté après le choc. Il est vrai que les véri-
tables lois du mouvement sont dérivées d'une cause supérieure à la
matiere. Quant à la puissance de produire le mouvement par la pen-
sce, je ne crois pas que nous en ayons aucune idée comme nous n'en
avons aucune expérience. Les Cartésiens avouent cux-mêmes que
les âmes ne sauraient donner une force nouvelle à la matière, mais
ils prétendent qu'elles lui donnent une nouvelle détermination ou
direction de la force qu'elle a déjà. Pour moi, je soutiens que les
âmes ne changent rien dans la force ni dans la direction des
corps ; que l'un serait aussi inconcevable et aussi déraisonnable que
l'autre, et qu'il se faut servir de l'harmonie préétablie pour expli-
quer l'union de l'âme et du corps.
Pi. Ce n'est pas une chose indigne de notre recherche de voir si
(1) Ronacr, célèbre physicien de l'école de Descartes, né à Amiens, en 1020,
mort à Paris, en 1675. Ses principaux ouvrages sont un 7'railé de physique
(1671, in-4*, et 1682, 2. vol. in-19), et ses Entretiens sur lu Philosophie(1671). P.J.
186 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
la puissance active est l'attribut propre des esprits, et a puissance
passive celui des corps ? D'où l'on pourrait conjecturer que les es-
prits créés, étant actifs et passifs, ne sont pas totalement séparés de
la matiere, car l'esprit pur, c'est-à-dire Dieu, étant seulement actif,
et la pure matière simplement passive, on peut croire que ces autres
étres, qui sont actifs et passifs tout ensemble, participent de l'un et
del'autre.
Tu. Ces pensées me reviennent extrémement et donnent tout à
fait dans mon sens, pourvu qu'on explique le mot d'esprit si généra-
lement qu'il comprenne toutes les âmes, ou plutôt (pour parler encore
plus généralement) toutes les entéléchies ou unités substantielles
qui ont de l'analogie avec les esprits.
S 31. Pu. Je voudrais bien qu'on me monträt dans la notion
que nous avons de l'esprit, quelque chose de plus embrouillé ou
qui approche plus de la contradiction que ce que renferme la notion
méme du corps, je veux parler de la divisibilité à l'infini.
Tu. Ce que vous dites encore ici pour faire voir que nous enten-
dons la nature de l'esprit autant ou mieux que celle du corps, est
trés vrai, et Fromondus (1) qui a fait un livre exprés de composi-
lione continui a eu raison de l'intituler Labyrinthe. Mais cela vient
d'une fausse idée qu'on a de la nature corporelle aussi bien que de
l'espace.
8 33. Pri. L'idée de Dieu même nous vient comme les autres,
l'idée complexe que nous devons à Dieu étant composée des idées
simples que nous recevons de la réflexion et que nous étendons par
celle que nous avons de l'infini.
Tir. Je me rapporte là-dessus à ce que j'ai dit en plusieurs endroits
pour faire voir que toutes ces idées, et particulièrement celle de
Dieu, sont en nous originairement et que nous ne faisons qu'y
prendre garde, et que celle de l'infini surtout ne se forme point par
unc extension des idées finies.
& 37. Pr. La plupart des idées simples qui composent nos idées
complexes des substances, ne sont à les bien considérer que des
puissances, quelque penchant que nous ayons à les prendre pour
des qualités positives.
(1) Fromoxpus ou FRoipuoxT, théologien liégeois, né à Haccourt, en 1537»
mort à Louvain on 1653, On ne cite guère de lui que ses ouvrages théulogiques,
Cependant nous avons vu de lui un traité de Anim en 3 livres. Le Labyrin-
thus, sive de compositione continui a paru à Anvers (1631). P. 4.
DES IDÉES 187
Tu. Je pense que les puissances qui ne sont point essentielles à la
substance et qui renferment non pas une aptitude seulement, mais
encore une certaine tendance, sont justement ce qu'on entend ou
doit entendre par les qualités réelles.
GHAP. XXIV. — DES IDÉES COLLECTIVES DES SUBSTANCES
8 4. Pur. Après les substances simples, venons aux agrégés. N'est-il
point vrai que l'idée de cet amas d'hommes qui composent une ar-
mée est aussi bien une seule idée que celle d'un homme?
Tn. On a raison de dire que cet agrégé (ens per agregationem,
pour parler école) fait une seule idée, quoique, à proprement parler,
cet amas de substances ne forme pas une substance véritablement.
C'est un résultat, à qui l'âme par sa perception et pensée, donne son
dernier accomplissement d'unité. On peut pourtant dire en quelque
facon que c'est quelque chose de substantiel, c'est-à-dire comprenant
des substances.
CHAP. XXV. — DE LA RELATION.
$ 4. Pr. ll reste à énumérer les idées des relations qui sont les
plus minces en réalité. Lorsque l'esprit envisage une chose auprés
d'une autre, c'est une relation ou un rapport; et les dénomina-
tions ou termes relatifs qu'on en fait sont comme autant de marques
qui servent à porter nos pensées au delà du sujet vers quelque
chose qui en soit distinct, et ces deux sont appelées sujets de la
relation (relata).
Tu. Les relations et les ordres ont quelque chose de l'étre de
raison, quoiqu'ils aient leur fondement dans les choses ; car on peut
dire que leur réalité, comme celle des vérités éternelles et des pos-
sibilités, vient de là supréme raison.
S 5. Pi. I1. peut y avoir pourtant un changement de relation,
sans qu'il arrive aucun changement dans le sujet. Titius, que je
considère aujourd'hui comme père, cesse de l'être demain, sans qu'il
188 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
se fasse aucun changement en lui, par cela seul que son fils vient à
mourir.
Tn. Cela se peut fort bien dire suivant les choses dont on s'aper-
coit ; quoique dans la rigueur métaphysique, il soit vrai qu'il n'y a
point de dénomination entiérement extérieure (denominatto pure
extrinseca), à cause de la connexion réelle de toutes choses.
3 6. Pur. Je pense que la relation n'est qu'entre deux choses.
Tu. Il y a pourtant des exemples d'une relation entre plusieurs
choses à la fois, comme celle de l'ordre ou celle d'un arbre généalo-
gique qui expriment le rang et la connexion de tous les termes ou
suppóts, et méme une figure comme celle d'un polygone renferme
la relation de tous les côtés.
S 8. Pr. Il est bon aussi de considérer que les idées des relations
sont souvent plus claires que celles des choses qui sont les sujets
de la relation. Ainsi la relation du pére est plus claire que celle de
l'homme.
Tn. C'est parce que cette relation est si générale qu'elle peut con-
venir aussi à d'autres substances. D'ailleurs, comme un sujet peut
avoir du clair et de l'obscur, la relation pourra étre fondée dans le
clair. Mais, si le formel méme de la relation enveloppait la connais-
sance de ce qu'il y a d'obscur dans le sujet, elle participerait de
cette obscurité. |
$ 10. Pu. Les termes qui conduisent nécessairement l'esprit à
d'autres idées qu'à celles qu'on suppose exister réellement dans la
chose à laquelle le terme ou mot est appliqué, sont relatifs et les
autres sont absolus.
Tu. On a bien ajouté ce nécessairement, et on pourrait ajouter
expressément ou d'abord, car on peut penser au noir, par exemple,
sans penser à sa cause; mais c'est en demeurant dans les bornes
d'une connaissance qui se présente d'abord et qui est confuse ou
bien distincte, mais incomplète; l'un, quand il n'y a point de réso-
lution de l'idée et l'autre quand on la borne. Autrement, il n'y a
point de terme si absolu et si détaché qu'il n'enferme des relations
et dont la parfaite analyse ne méne à d'autres choses et méme à
toutes les autres ; de sorte qu'on peut dire que les termes relatifs
marquent expressément le rapport qu'ils contiennent. J'oppose ici
l'absolu au relatif, et c'est dans un autre sens que je l'ai opposé ci-
dessus au borné.
DES IDÉES 189
CHAP. XXVÍ. — DE LA CAUSE ET DE L'EFFET ET DE
QUELQUES AUTRES RELATIONS.
8$ 1-2. Pn. Cause est ce qui produit quelque idée simple ou incom-
plexe, et effet est ce qui est produit.
Ta. Je vois, Monsieur, que vous entendez souvent par idée la réa-
lité objective de l'idée ou la qualité qu'elle représente. Vous ne
définissez que la cause efficiente, comme j'ai déjà 'remarqué ci-
dessus. Il faut avouer qu'en disant que cause efficiente est ce qui
produit, et effet ce qui est produit, on ne se sert que de synonvmes,
Il est vrai que je vous ai entendu dire un peu plus distinrtement que
cause est ce qui fait qu'une autre chose commence à existcr, quoique
ce mot « fait » laisse aussi la principale difficulté en son entier. Mais
cela s'expliquera mieux ailleurs.
Pn. Pour toucher encore quelques autres relations, je remarque
qu'il y a des termes qu'on emploie pour désigner le temps, qu'on
regarde ordinairement comme ne signifiant que des idées positives,
qui cependant sont relatifs comme jeune, vieux, etc.; car ils ren-
ferment un rapport à la durée ordinaire de la substance, à qui on
les attribue. Ainsi, un homme est appelé jeune à l'âge de vingt ans
et fort jeune à l'âge de sept ans. Cependant, nous appelons vieux
un cheval qui a vingt ans et un chien qui en a sept. Mais nous ne
disons pas que le soleil et les étoiles, un rubis ou un diamant soient
vieux ou jeunes, parce que nous ne connaissons pas les périodes
ordinaires de leur durée (3 5). À l'égarddu lieu ou de l'étendue, c'est
la méme chose, comme lorsqu'on dit qu'une chose est haute ou basse,
grande ou petite. Ainsi, un cheval qui sera grand, selon l'idée d'un
Gallois, parait fort petit à un Flamand : chacun pense aux chevaux
qu'on nourrit dans son pays.
Tn. Ces (1) remarques sont très bonnes. 1] est vrai que nous nous
éloignons un peu quelquefois de ce sens, comme lorsque nous di-
sons qu'une chose est vieille en la comparant, non pas avec celle de
son espèce, mais avec d’autres espèces. Par exemple, nous disons que
le monde ou le soleil est bien vieux. Quelqu'un demanda à Galilei (2)
(1) GERRARDT : Les.
(3) GaLiLEI, physicien célèbre, dont tout le monde connait l'histoire (voir les
Fondateurs de l Astronomie, par Jos. Bertrand, de l'1nstitut), né à Pise, en 1561;
mort à Arcetri en 1642. Parmi ses nombreux ouvrages, celui qui intéresse le
490 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
s’il croyait que le soleil füt éternel. l1 répondit : eterno no, ma
ben antico.
CHAP. XXVII. — CE QuE C’EST QU'IDENTITÉ
QU DIVERSITÉ.
5 4. Pur. Une idée relative des plus importantes est celle de l'iden.
tité ou de la diversité. Nous ne trouvons jamais et ne pouvons con-
cevoir qu'il soit possible que deux choses de la méme espèce existent
en méme temps, dans le méme lieu. C'est pourquoi, lorsque nous
demandons si une chose est la méme ou non, cela se rapporte toujours
à une chose qui, dans un tel temps, existe dans un tel lieu; d'où il
s'ensuit qu'une chose ne peut avoir deux commencements d'exis-
tence, ni deux choses un seul commencement par rapport au temps
et au lieu.
Tn. H faut toujours qu'outre la dillérence du temps et du lieu il y
ait un principe interne de distinction, et, quoiqu'il y ait plusieurs
choses de méme espéce, il est pourtant vrai qu'il n'y en a jamais de
parfaitement semblables : ainsi, quoique le temps et le lieu (c'est-à-
dire le rapport au dehors) nous servent à distinguer les choses que
nous ne distinguons pas bien par elles-mémes, les choses ne lais-
sent pas d'étres distinguables en soi. Le précis de l'identité et de la
diversité ne consiste donc pas dans le temps et dans le lieu, quoi-
qu'il soit vrai que la diversité des choses est accompagnée de celle du
temps ct du lieu, parce qu'ils amenent avec eux des impressions dif-
férentes sur la chose : pour ne point dire que c'est plutót par les
choses qu'il faut discerner un lieu ou un temps de l'autre, car d'eux-
mémes ils sont parfaitement semblables, mais aussi ce ne sont pas
des substances ou des réalités completes. La manière de distinguer
que vous semblez proposer ici, comme unique dans les choses de
méme espéce, est fondée sur cette supposition que la pénétration
n'est point conforme à la nature. Cette supposition est raisonnable,
mais l'expérience méme fait voir qu'on n'y est point attache ici, quand
il s'agit de distinction. Nous voyons par exemple deux ombres ou
deux rayons de lumière qui se pénètrent, et nous pourrions nous
. plusla philosophie est son Dialogo sopra à due. massimi sistemi del mondo (Flo-
rence, 1632, in-4'), Traduit en latin par Bernegger, sous le titre de Systema
Cosmicum (Srasbourg. 1635, in-1°:. P. J.
DES IDÉES 194
forger un monde imaginaire, où les corps en usassent de méme.
Cependant nous laissons pas de distinguer un rayon de l'autre par
le train méme de leur passage, lors méme qu'ils se croisent.
Pu. Ce qu'on nomme principe d'individuation dans les écoles où
l'on se tourmente si fort pour savoir ce que c'est, consiste dans
l'existence méme qui fixe chaque étre à un temps particulier et à un
lieu incommunicable à deux étres de la méme espéce.
Tu. Le principe d'individuation revient dans les individus au prin.
cipe de distinction dont je viens de parler. Si deux individus étaient
parfaitement semblables et égaux, et (en uñ mot) indistinguables par
eux-mêmes, il n'y aurait point de principe d'individuation ; et même
jose dire qu'il n'y aurait point de distinction individuelle ou de dif.
férents individus à cette condition. C'est pourquoi la notion des atomes
est chimérique et ne vient que des conceptions incompletes des
hommes. Car, s’il y avait des atomes, c'est-à-dire des corps parfaite-
ment durs et parfaitement inaltérables ou incapables de changement
interne et ne pouvant différer entre eux que de grandeur et de
figure, il est manifeste qu'étant possible qu'ils soient de méme
figure et grandeur, il y en aurait alors d'indistinguables en soi,
et qui ne pourraient étre discernés que par des dénominations
“extérieures sans fondement interne, ce qui est contre les plus grands
principes de la raison. Mais la vérité est que tout corps est altérable
et méme altéré toujours actuellement, en sorte qu'il diffère en lui.
méine de tout autre. Je me souviens qu'une grande princesse, qui
est d'un esprit sublime, dit un jour, en se promenant dans son jardin,
qu'elle ne croyait pas qu'il y ait deux feuilles parfaitement sembla-
bles. Un gentilhomme d'esprit, qui était de la promenade, crut qu'il
serait facile d'en trouver ; mais, quoiqu'il en cherchât beaucoup, il
fut convaincu par ses yeux qu'on pouvait toujours y remarquer de
la difference. On voit par ces considérations, négligées jusqu'ici,
combien dans la philosophie on s'est éloigné des notions les plus
naturelles, et combien on a été éloigné des grands principes de la
vraie metaphysique.
s 4. Pur. Ce qui constitue l'unité (identité) d'une même plante, est
d'avoir une telle organisation de parties dans un seul corps, qui par-
ticipe à une commune vie ; ce qui dure pendant que la plante sub-
siste quoiqu'elle change de parties.
Tu. L'organisation ou transfiguration sans un principe de vie sub-
sistant, que j'appelle monade, ne suflirait pas pour faire demeurer
192 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
idem numero ou le même individu ; car la configuration peut de-
meurer spécifiquement sans demeurer individuellement. Lorsqu'un
fer à cheval se change en cuivre dans une eau minérale de la Hon-
grie, la méme figure en espèce demeure, mais non pas le même en
individu; car le fer se dissout, et le cuivre, dont l'eau est imprégnée,
se précipite et se met insensiblement à la place. Or, la figure est un
accident, qui ne passe pas d'un sujet à l'autre (de subjecto in subjec-
(um). Ainsi.‘ il faut dire que les corps organisés aussi bien que
d'autres ne demeurent les mémes qu'en apparence, et non pas en
parlant à la rigueur. C'est à peu prés comme un fleuve qui change
toujours d'eau, ou comme le navire de Thésée, que les Athéniens ré-
paraient toujours. Mais, quant aux substances, qui ont en elles-
mémes une véritable et réelle unité substantielle, à qui puissent ap-
partenir les actions vitales proprement dites, et quant aux étres
subsiantiels, qua uno spiritu continentur, comme parle un ancien
jurisconsulte, c'est-à-dire qu'un certain esprit indivisible anime,
on a raison de dire qu'elles demeurent parfaitement le méme individu
par cette âme ou cet esprit, qui fait le moi dans celles qui pensent
S 4. Pri. Le cas n'est pas fort différent dans les brutes et dans les
plantes.
^ "In. Si les végétables et les brutes n'ont point d'áme, leur identité
n'est qu'apparente ; mais s'ils en ont. l'identite individuelle y est vé-
ritable à la rigueur, quoique leurs corps organisés n'en gardent
point.
8 6. Pu. Cela montre encore en quoi consiste l'identité du méme
homme, savoir en cela seul qu'il jouit de la méme vie, continue par
des particules de matiere qui sont dans un flux perpétuel, mais qui
dans cette succession sont vitalement unies au méme corps organisé.
Tu. Cela se peut entendre dans mou sens. En effet, le corps orga-
nisé n'est pas le (4) méme au delà d'un moment; il n'est qu'équivalent.
Et, si on ne se rapporte point à l'âme, il n'y aura point la. méme vie
ni union vitale non plus. Ainsi cette identité ne serait qu apparente.
Pri. Quiconqueattachera l'identité de l'homme à quelque autre chose
qu'à un corps bien organisé dans un certain instant, et. qui dés lors
continue dans cette organisation vitale par une succession de diverses
particules de matieres qui lui sont unies, aura de la peine à faire
qu'un embryon ct un homme âgé, un fou et un sage soient le méme
(1j GEHRARDT : de.
DES IDÉES 193
homme, sans qu'il s'ensuive de cette supposition qu'il est possible
que Seth, Ismaël, Socrate, Pilate, saint Augustin sont un seul et
méme homme... ce qui s'accorderait encore plus mal avec les notions
de ces philosophes, qui reconnaissaient la transmigration et croyaient
que les âmes des hommes peuvent être envoyées pour punition de
leurs déreglements dans des corps de bêtes ; car je ne crois pas
qu'une personne, qui serait assurée que l'âme d'Héliogabale existait
dans un pourceau, voulüt dire que ce pourceau était un homme, et
le méme homme qu Héliogabale.
Tu. Ill y a ici question de nom et question de chose. Quant à la
chose, l'identité d'une méme substance individuelle ne peut étre
maintenue que par la conservation de la méme âme, car le corps est
dans un flux continuel, et l'âme n'habite pas dans certains atomes
‘affectés à elle, ni dans un petit os indomptable, tel que le [uz des
rabbins. Cependant il n'y a point de transmigration par laquelle
l'âme quitte entierement son corps et passe dans un autre. Elle
garde toujours, méme dans la mort, un corps organisé, partie du
précédent, quoique ce qu'elle garde soit toujours sujet à se dissiper
insensiblement et à se réparer, et méme à souffrir en certain temps
un grand changement. Ainsi, au lieu d'une transmigration de l'âme,
il y a transformation, enveloppement ou développement, et enfin
fluxion du corps de cette âme. M. Van Ilelmont, le fils, croyait que
les ámes passent de corps en corps, mais toujours dans leur espèce,
en sorte qu'il y aura toujours le méme nombre d'ámes d'une méme
espèce, et par conséquent le méme nombre d'hommes et de loups,
et que les loups, s'ils ont été diminués et extirpés en Angleterre,
devaient s'augmenter d'autant ailleurs. Certaines méditations
publiées en France semblaient y aller aussi. Si la transmigration
n'est point prise à la rigueur, c'est-à-dire si quelqu'un croyait que
les âmes demeurant dans le méme corps subtil changent seulement
de corps grossier, elle serait possible, méme jusqu'au passage de la
méme àme dans un corps de différentes espèce, à la facon des bra-
mines et des pythagoriciens. Mais tout ce qui est possible n'est point
conforme pour cela à l'ordre des choses. Cependant la question si,
en cas qu'une telle transmigration füt véritable, Cain, Cham et
Ismaël, supposé qu'ils cussent la méme âme suivant les rabbins,
méritassent d'être appelés le méme homme, n'est que de nom ; et
j'ai vu que le célebre auteur, dont vous avez soutenu les opinions,
le reconnait et l'explique fort bien (dans le dernier paragraphe de
Pace JANET. — Leibniz. 1-13
194 NOUVEAUX ESSAIS SUR L’ENTENDEMENT
ce chapitre). L'identité de substance y serait, mais en cas qu'il n'y
eüt ooint de connexion de souvenance entre les différents person-
nages que la méme âme ferait, il n'y aurait pas assez d'identité mo-
rale pour dire que ce serait une méme personne. Et, si Dieu voulait
que l'ime humaine allàt dans un corps de pourceau, oubliant
l'homme et n'y exercant point d'actes raisonnables, elle ne constitue-
rait point un homme. Mais, si dans le corps de la béte elle avait les
pensées d'un homme, et méme de l'homme qu'elle animait avant le
changement, comme l'àne d'or d'Apulée, quelqu'un ne ferait peut-
être point de difficulté de dire que le méme Lucius, venu en Thes-
salie pour voir ses amis, demeura sous la peau de l'àne, où Photis
l'avait mis malgré elle, et se promena de maitre à maitre, jusqu'à
ce que les roses mangées le rendirent à sa forme naturelle.
8 9. Pir. Je crois de pouvoir avancer hardiment que qui de nous
verrait une créature faite et formée comme soi-méme, quoiqu'elle
n'eüt jamais fait paraitre plus de raison qu'un chat ou un perro-
quet, ne laisserait pas de l'appeler homme ; ou que, s'il entendait un
perroquet discourir raisonnablement et en philosophe, il ne l'appel-
lerait ou ne le croirait que perroquet, et qu'il dirait du premier de
ces animaux que c'est un homme grossier, lourd et destitué de
raison, et du dernier que c'est un perroquet plein d'esprit et de bon
sens.
Tu. Je serais plus du même avis sur le second point que sur le
premier, quoiqu'il y ait encore là quelque chose à dire. Peu de
théologiens seraient assez hardis pour conclure. d'abord et absolu-
ment au baptéme d'un animal de figure humaine, mais sans appa-
rence de raison, si on le prenait petit dans le bois, et quelque
prétre de l'Église romaine dirait peut-étre conditionnellement : si tu
es un homine, je te baptise ; car on ne saurait point s'il est de race
humaine et si une âme raisonnable y loge, et ce pourrait être un
orang-outang, singe fort approchant de l'extérieur de l'homme, tel
que celui dont parle Tulpius (1? pour l'avoir vu, et tel que celui dont
un savant médecin a publié l'anatomie. ll est sûr, je l'avoue, que
l'homme peut devenir aussi stupide qu'un orang-outang, mais l'inté-
rieur de l'âme raisonnable y demeurerait malgré la suspension de
l'exercice de la raison, comme je l'ai expliqué ci-dessus : ainsi c'est
là le point dont on ne saurait juger par les apparences. Quant au
(1; Ttu.rivs, médecin né à Amsterdam, en 1593, mort eu. 1674. On a de lui
des Obseroationes medici, en quatre livres. P. J.
m
DES IDÉES 195
second cas, rien n'empêche qu'il y ait des animaux raisonnables
d'une espèce différente de la nôtre, comme ces habitants du royaume
poétique des oiseaux daus le soleil, oü un perroquet venu de ce
monde apres sa mort, sauva la vie au voyageur qui lui avait fait du
bien jci-bas. Cependant s'il arrivait comme il arrive dans le pays des
fées ou de la mère l'oie, qu'un perroquet fût quelque fille de roi
transformée, et se fit connaitre pour telle en parlant, sans doute le
pere et la mere le caresscrait comme leur fille qu'ils croiraient avoir
quoique cachée sous cette forme étrangère. Je ne ui'opposerais
pourtant point à celui qui dirait que dans l'áne d'or il est demeuré
tant le soi ou l'individu, à cause du méme esprit immatériel, que
Lucius ou la personne, à cause de l'aperception de ce moi, mais que
ce n'est plus un homme; comme, en effet, il semble qu'il faut
ajouter quelque chose de la figure et constitution du corps à la défi-
nition de l'homme, lorsqu'on dit qu'il est un animal raisonnable ;
autrement les génies, selon moi, seraient aussi des hommes.
S 9. Pu. Le mot de personne emporte un être pensant et intelli -
gent, capable de raison et de réflexion, qui se peut considérer soi-
méme comme le méme, comme une méme chose qui pense en diffé-
rents temps et en differents lieux ; ce qu'il fait uniquement par le
sentiment qu'il a de ses propres actions. Et cette connaissance accom-
pagne toujours nos sensations et nos perceptions présentes quand
elles sont assez distinguées, comme j'ai remarqué plus d'une fois
ci-dessus, et c'est par là que chacun est à lui-même ce qu'il appelle
soi-même. On ne considère pas dans cette rencontre si le méme soi
est continué dans la méme substance ou dans diverses substances ;
car, puisque la conscience (consciousness ou consciosité) accom-
pagne toujours la pensée, et que c'est là ce qui fait que chacun est
ce qu'il nomme soi-même et par où il se distingue de toute autre
chose pensante ; c'est aussi en cela seul que consiste l'identité per-
sonnelle, ou ce qui fait qu'un étre raisonnable est toujours le méme;
et aussi loin que cette conscience peut s'étendre sur les actions ou
sur les pensées déjà passées, aussi loin s'étend l'identité de cette
personne, et le soi est présentement le méme qu'il était alors.
Tu. Je suis aussi de cette opinion que la consciosité ou le senti-
ment du moi prouve une identité morale ou personnelle. Et c'est en
cela que je distingue l'incessabilité de l'âme d'une bête de l'immor-
talité de l’âme de l'homme : l'une et l'autre gardent l'identité phy-
sique et réelle, mais, quant à l'homme, il est conforme aux régles de
196 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
la divine providence que l'une garde encore l'identité morale,
et apparente à nous-mémes pour constituer la méme personne,
capable par conséquent de sentir les chátiments et les récompenses.
ll semble que vous tenez, Monsieur, que eette identité apparente
se pourrait conserver, quand il n'y en aurait point de réelle. Je
croirais que cela se pourrait peut-étre par la puissance absolue
de Dieu, mais suivant l'ordre des choses, l'identité apparente à la
personne méme, qui se sent la méme, suppose l'identité réelle à
chaque passage prochain accompagné de reflexion ou de sentiment
du moi, une perception intime et immédiate ne pouvant tromper
naturellement. Si l'homme pouvait n'étre que machine et avoir avec
cela de la consciosité, il faudrait être de votre avis, Monsieur ; mais
je tiens que ce cas n'est point possible au moins naturellement. Je
ne voudrais point dire non plus que l'identité personnelle et méme
le soi ne demeurent point en nous, ct que je ne suis point ce moi
qui ai été dans le berceau sous prétexte que je ne me souviens plus
de rien de tout ce que j'ai fait alors. ll suffit pour trouver l'identité
morale par soi-même qu'il y ait une moyenne liaison de consciosité
d'un état voisin ou méme un peu éloigné à l'autre, quand quelque
saut ou intervalle oublié y serait mélc. Ainsi, si une maladie avait fait
une interruption de la continuité de la liaison de consciosité, en sorte
que je ne susse point comment je serais devenu dans l'état présent,
quoique je me souviendrais des choses plus éloignées, le témoignage
des autres pourrait remplir le vide de ma réminiscence. On me pour-
rait méme punir sur ce témoignage, si je venais à faire quelque mal
de propos delibéré dans un intervalle que j'eusse oublié un peu après
par cette maladie. Et si je venais à oublier toutes les choses passées,
et serais obligé de me laisser enseigner de nouveau jusqu'à mon
nom et jusqu'à lire et ecrire, je pourrais toujours apprendre des
autres ma vie passée dans mon précédent état, comme j'ai gardé
mes droits sans qu'il soit nécessaire de me partager en deux per-
sonnes, et de me faire héritier de moi-même. Et tout cela suffit pour
maintenir l'identité morale qui fait la méme personne. Il est vrai que
si les autres conspiraient à me tromper (comme je pourrais mémc
être trompé par moi-même, par quelque vision, songe ou maladie,
croyant que ce que j'ai songé me soit arrivé), l'apparence serait
fausse; mais il y a des cas où l'on peut être moralement certain de
la vérité sur le rapport d'autrui : et auprès de Dieu dont la liaison
de société avec nous fait le point principal de la moralité, l'erreur ne
DES IDÉES 197
saurait avoir lieu. Pour ce qui est du soi, il sera bon de le distinguer
de l'apparence du soi et de la consciosité. Le soi fait l'identité réelle
et physique, et l'apparence du soi, accompagnée de la vérité, y
joint l'identité personnellé. Ainsi ne voulant point dire que l'iden-
tité personnelle ne s'étend pas plus loin que le souvenir, je dirais
encore moins que le soi ou l'identité physique en dépend. L'iden-
tité réelle et personnelle se prouve le plus certainement quil se
peut en matière de fait, par la réflexion présente et immédiate ;
elle se prouve suffisamment pour l'ordinaire par notre souvenir
d'intervalle ou par le témoignage conspirant des autres. Mais, si Dieu
changeait extraordinairement l'identité réelle, il demeurerait la per-
Sonnelle, pourvu que l'homme conservát les apparences d'identité,
tant les internes (c'est-à-dire de la conscience) que les externes,
comme celles qui consistent dans ce qui parait aux autres. Ainsi la
conscience n'est pas le seul moyen de constituer l'identité person-
nelle, et le rapport d'autrui ou méme d'autres marques y peuvent
suppléer. Mais il y a de la difficulté s'il se trouve contradiction entre
ces diverses apparences. La conscience se peut taire comme dans
l'oubli; mais, si elle disait bien clairement ce qui füt contraire aux
autres apparences, on serait embarrassé dans la décision et comme
suspendu quelquefois entre deux possibilités : celle de l'erreur de
notre souvenir et celle de quelque déception dans les apparences
externes.
S 11. Pu. On dira que les membres du corps de chaque homme
sont une partie de lui-méme, et qu'ainsi le corps étant dans un flux
perpétuel, l'homme ne saurait demeurer le méme.
Tn. J'aimerais mieux de dire que le moi et le lui est sans parties,
parce qu'on dit, et avec raison, qu'il se conserve réellement la méme
substance ou le méme moi physique ; mais on ne peut point dire, à
parler selon l'exacte vérité des choses, que le méme tout se conserve
lorsqu'une partie se perd. Or, ce qui a des parties corporelles ne
peut point manquer d'en perdre à tout moment.
S 13. Pn. La conscience qu'on a de ses actions passées ne pour-
rait point étre transférée d'une substance pensante à l'autre, et il
serait certain que la méme substance demeure, parce que nous nous
sentons les mémes, si cette conscience était une seule et méme action
individuelle, c'est-à-dire si l'action de réfléchir était là méme que
l'action sur laquelle on réfléchit en s'en apercevant. Mais comme ce
n'est qu'une représentation actuelle d'une action passée, il reste à
198 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
prouver comment il n'est pas possible que ce qui n'a jamais été
réellement puisse être représenté à l'esprit comme ayant été vérita-
blement.
Tu. Un souvenir de quelque intervalle peut tromper; on l'expéri-
mente souvent, et il y a moyen de concevoir une cause naturelle de
cette erreur. Mais le souvenir présent ou immédiat, ou le souvenir de
ce qui se passaitimmédiatementauparavant, c'est-à-dire la conscience
ou la réflexion, qui accompagne l'action interne, ne saurait tromper
naturellement; autrement, on ne serait pas méme certain qu'on
pense à telle ou à telle chose, car ce n'est aussi que de l'action passée
qu'on le dit en soi, et non pas de l'action méme qui le dit. Or, si
les expériences internes immédiates ne sont point certaines, il n'y
aura point de vérité de fait dont on puisse étre assuré. Et j'ai déjà
dit qu'il peut y avoir de la raison intelligible de l'erreur qui se com-
met dans les perceptions médiates et externes, mais dans les immé-
diates internes on n'en saurait trouver, à moins de recourir à la
toutc-puissance de Dieu.
8 14. Pr. Quant à la question si, la méme substance immatérielle
restant, il peut y avoir deux personnes distinctes, voici sur quoi elle
est fondée. C'est, si le méme être immatériel peut être dépouillé de
tout sentiment de son existence passée et le perdre entiérement, sans
pouvoir jamais le recouvrer, de sorte que, commencant pour ainsi
dire un nouveau compte depuis une nouvelle période, il ait une
conscience qui ne puisse s'étendre au delà de ce nouvel état. Tous
ceux qui croient la préexistence des âmes sont visiblement dans
cette pensée. J'ai vu un homme qui était persuadé que son âme
avait été l'âme de Socrate; et je puis assurer que dans le poste
qu'il a rempli et qui n'était pas de petite importance, il a passé pour
un homme fort raisonnable, et il a paru, par ses ouvrages qui ont
vu le jour, qu'il ne manquait ni d'esprit ni de savoir. Or, les âmes
étant indifférentes à l'égard de quelque portion de matière que ce
soit, autant que nous le pouvons connaitre par leur nature, cette
supposition (d'une méme âme passant en différents corps) ne ren-
ferme aucune absurdité apparente. Cependant celui qui, à présent,
n'aaucun sentiment de quoi que ce soit que Nestor ou Socrate ait
jamais fait ou pensé, concoit-il ou peut-il concevoir qu'il soit la
méme personne que Nestor ou Socrate? Peut-il prendre part aux
actions de ces deux anciens Grecs? peut-il se les attribuer ou
penser qu'elles soient plutót ses propres actions que celles de
DES IDÉES 199
quelque autre homme qui ait déjà existé ? Il n'est pas plus la méme
personne avec un d'eux, que si l'âme qui est présentement en lui
avait été créée torsqu' elle commença d'animer le corps qu'elle a pré-
sentement. Cela ne contribuerait pas davantage à le faire la méme
personne que Nestor, que si quelques-unes des particules de ma-
tiere qui une fois ont fait partie de Nestor étaient à présent une
partie de cet homme-là. Car la méme substance immatérielle sans
la méme conscience ne fait non plus la méme personne pour étre
unie à tel ou tel corps que les mémes particules de matiére, unies à
quelque corps sans une conscience commune, peuvent faire la
méme personne.
Tu. Un être immatériel ou un esprit ne peut être dépouillé de
toute perception de son existence passée. Il lui reste des impres-
sions de tout ce qui lui est jamais arrivé et il a méme des pres-
sentiments de tout ce qui lui arrivera; mais ces sentiments sont le
plus souvent trop petits pour étre distinguables et pour qu'on
sen apercoive, quoiqu'ils pourraient peut-étre se développer un
jour. Cette continuation et liaison de perceptions fait le méme indi-
vidu réellement; mais les aperceptions (c'est-à-dire lorsqu'on
s'apercoit des sentiments passés) prouvent encore une identité mo-
rale et font paraître l'identité réelle. La préexistence des âmes ne
nous parait pas par nos perceptions, mais, si elle était véritable, elle
pourrait se faire connaitre un jour. Ainsi il n'est point raisonnable
que la restitution du souvenir devienne à jamais impossible, les per-
ceptions insensibles (dont j'ai fait voir l'usage en tant d'autres occa-
sions importantes) servant encore ici à en garder les semences. Feu
M. Henri Morus, théologien de l'Église anglicane, était persuadé de
la préexistence et a écrit pour la soutenir. Feu M. Van Helmont le
fils allait plus avant, comme je viens de le dire, et croyait la trans-
migration des ámes, mais toujours dans des corps d'une méme
espèce, de sorte que, selon lui, l'âme humaine animait toujours un
homme. ll croyait avec quelques rabbins le passage de l'àme d'Adain
dans le Messie comme dans le nouvel Adam. Et je ne sais s'il ne
croyait pas avoir été lui-même quelque ancien, tout habile homme
qu'il était d'ailleurs. Or, si ce passage des âmes était véritable, au
moins de la manière possible que j'ai expliquée ci-dessus (mais qui
ne parait point vraisemblable), c'est-à-dire que les âmes gardant des
corps subtils, passassent tout d'un coup dans d'autres corps gros-
siers, le méme individu subsisterait toujours dans Nestor, dans So-
200 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
crate et dans quelque moderne, et il pourrait méme faire connaitre
son identité à celui qui pénétrerait assez dans sa nature, à cause
des impressions ou caractéres qui y resteraient de tout ce que Nestor
ou Socrate ont fait et que quelque génie assez pénétrant y pourrait
lire. Cependant, si l'homme moderne n'avait point de moven interne
ou externe de connaitre ce qu'il a été, ce serait, quant à la morale,
comme s'il ne l'avait point été. Mais l'apparence est que rien ne se
néglige dans le monde, par rapport méme à la morale, parce que
Dieu en est le monarque, dont le gouvernement cst parfait. Les
âmes, selon mes hypothèses, ne sont point indifférentes à l'égard de
quelque portion de matière que ce soit, comme il vous semble ; au
contraire, elles expriment originairement celles à qui elles sont et
doivent étre unies par ordre. Ainsi, si elles passaient dans un nou-
veau corps grossier ou sensible, elles garderaient toujours l'expres-
sion de tout ce dont elles ont eu perception dans les vieux, et méme
il faudrait que le nouveau corps s'en ressentit, de sorte que la conti-
nuation individuelle aura toujours ses marques réelles. Mais, quel
qu'ait été notre état passé, l'effet qu'il laisse ne saurait nous étre
toujours apercevable. L'habile auteur de /' Essai sur l'Entendement,
dont vous aviez épousé les sentiments, avait remarqué (liv. 11, chap.
de l'Identité, $ 27) qu'une partie de ces suppositions ou fictions du
passage des ámes, prises pour possibles, est fondée sur ce qu'on
regarde communément l'esprit non seulement comme indépendant
de la matiere, mais [aussi comme indifférent à toute sorte de ma-
tiere (1). Mais j'espère que ce que je vous ai dit, Monsieur, sur ce
sujet, par-ci par-là, servira à éclaircir ce doute et à faire mieux con-
naitre ce qui se peut naturellement. On voit par là comment les
actions d'un ancien appartiendraient à un moderne qui aurait la
méme âme, quoiqu'il ne s'en apercüt pas. Mais, si l'on venait à la
connaitre, il s'ensuivrait encore de plus une identité personnelle. Au
reste, une portion de matière qui passe d'un corps dans un autre ne
fait point le méme individu humain, ni ce qu'on appelle moi, mais
c'est l'âme qui le fait.
3 16. Pu. I] est cependant vrai que je suis autant intéressé et
aussi justement responsable pour une action faite il y a mille ans,
qui m'est présentement adjugée par cette conscience (self con-
(1) Aristote croyait aussi que l'àme n'est pas indifférente à toute espèce de
malière, el il s'en servait pour combattre la doctrine de la métempsycose.
Voyez Traité de l'âme, 1. 1, chap. v. P. J.
DES IDÉES 204
sciousness) que j'en ai, comme ayant été faite par moi-même,
que je le suis pour ce que je viens de faire dans le moment pré-
cédent.
Tu. Cette opinion d'avoir fait quelque chose peut tromper dans
les actions éloignées. Des gens ont pris pour véritable ce qu'ils
avaient songe ou ce qu'ils avaient inventé à force de le répéter;
cette fausse opinion peut embarrasser, mais elle ne peut point
faire qu'on soit punissable si d'autres n'en conviennent point. De
l'autre côté, on peut être responsable de ce qu'on a fait, quand on
l'aurait oublié, pourvu que l'action soit vérifiée d'ailleurs.
3 17. Pu. Chacun éprouve tous les jours que tandis que son petit
doigt est compris sous cette conscience, il fait autant partie de soi-
méme (de lui) que ce qui y a le plus de part.
Tn. J'ai dit (8 11) pourquoi je ne voudrais point avancer que mon
doigt est une partie de moi ; mais il est vrai qu'il m'appartient, et
qu'il fait partie de mon corps.
Pu. Ceux qui sont d'un autre sentiment diront que ce petit doigt
venant à être séparé du reste du corps, si cette conscience accom-
pagnait le petit doigt et abandonnait le reste du corps, il est évi-
dent que le petit doigt serait la personne, la méme personne, et
qu alors le soi n'aurait rien à déméler avec le reste du corps.
Tu. La nature n'admet point ces fictions, qui sont détruites par
systéme de l'harmonie ou de la parfaite correspondance de l’âme et
du corps.
8 18. Pr. Il semble pourtant que, si le corps continuait de vivre
et d'avoir sa conscience particulière, à laquelle le petit doigt n'eüt
aucune part, et que cependant l’âme fût dans le doigt, le doigt ne
pourrait avouer aucune des actions du reste du corps, et l'on ne
pourrait non plus les lui imputer.
Tu. Aussi l'àme qui serait dans le doigt n'appartiendrait-elle point
à ce corps. J'avoue que, si Dieu faisait que les consciosités fussent
transférées sur d'autres àmes, il faudrait les traiter, selon les
notions morales, comme si c'étaient les mémes ; mais ce serait
troubler l'ordre des choses sans sujet et faire un divorce entre
l'aperceptible et la vérité, qui se conserve par les perceptions
insensibles, lequel ne serait point raisonnable, parce que les percep-
tions insensibles pour le présent peuvent se développer un jour, car
il n'y a rien d'inutile, et l'éternité donne un grand champ aux chan-
gements.
202 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
$ 20. Pu. Les lois humaines ne punissent pas l'homme fou pour
les actions que fait l'homme de sens rassis, ni l'homme de sens
rassis pour ce qu'a fait l'homme fou : par oü elles en font deux per-
sonnes. C'est ainsi qu'on dit : il est hors de lui-même.
Tu. Les lois menacent de châtier et promettent de récompenser,
pour empêcher les mauvaises actions et avancer les bonnes. Or un
‘fou peut être tel que les menaces et les promesses n'opèrent point
assez sur lui, la raison n'étant plus la maitresse ; ainsi, à mesure de
la faiblesse, la rigueur de la peine doit cesser. De l'autre cóté on
veut que le criminel sente l'effet du mal qu'il a fait, afin qu'on
craigne davantage de commettre des crimes; mais le fou n'y étant
pas assez sensible, on est bien aise d'attendre un bon intervalle pour
exécuter la sentence qui le fait punir de ce qu'il a fait de sens rassis.
Ainsi ce que font les lois ou les juges dans ces rencontres ne vient
point de ce qu'on y concoit deux personnes.
S 92. Pr. En effet, dans le parti dont je vous présente les senti-
ments, [on se fait cette objection] (1) que si un homme, qui est ivre
et qui ensuite n'est plus ivre, n'est pas la méme personne, on ne le
doit point punir pour ce qu'il a fait étant ivre, puisqu'il n'en a plus
aucun sentiment. Mais on répond à cela qu'il'est tout autant la méme
personne qu'un homme qui pendant son sommeil marche et fait
plusieurs autres choses, et qui est responsable de tout le mal qu'il
vient à faire dans cet état.
Tu. 1 y a bien de la différence entre les actions d'un ivre et
celles d'un vrai et reconnu noctambule. On punit les ivrognes
parce qu'ils peuvent éviter l'ivresse et peuvent méme avoir quelque
souvenir de la peine pendant l'ivresse. Mais il n'est pas tant dans
le pouvoir des noctambules de s'abstenir de leur promenade noc-
turne et de ce qu'ils font. Cependant, s'il était vrai qu'en leur don-
nant bien le fouet sur le fait, on pouvait les faire rester au lit, on
aurait droit de le faire, et on n'y manquerait pas aussi, quoique ce
füt plutót un reméde qu'un chátiment. En effet, on raconte que ce
reméde a servi.
Pur. Les lois humaines punissent l'un et l'autre par une justice
conforme à la maniére dont les hommes connaissent les choses,
parce que dans ces sortes de cas ils ne sauraient distinguer certai-
nement ce qui est réel de ce qui est contrefait; ainsi l'ignorance
(1; Dans le texte donné par Gerhadt. ces mots intercalés ici manquent: mais
mais la phrase n'a pas de construction. P. J.
DES IDÉES 203
n'est pas reçue pour excuse de ce qu'on a fait étant ivre ou endormi.
Le fait est prouvé contre celui qui l'a fait, et l'on ne saurait prouver
pour lui le défaut de conscience.
Tn. Il ne s'agit pas tant de cela, que de ce qu'il faudra faire,
quand i] a été bien vérifié, que l'ivre ou le noctambule ont été hors
d'eux, comme cela se peut. En ce cas le noctambule ne saurait
étre considéré que comme un maniaque : mais, comme l'ivresse est
volontaire et que la maladie ne l'est pas, on punit l'un plutót que
l'autre.
Pr. Mais au grand et redoutable jour du jugement, où les secrets
de tous les cœurs seront découverts, on a droit de croirc que
personne n'aura à répondre pour ce qui lui est entièrement
inconnu, et que chacun recevra ce qui lui est dû, étant accusé ou
excusé par sa propre conscience.
Pr. Je ne sais s'il faudra que la mémoire de l'homme soit exaltée
au jour du jugement pour qu'il se souvienne de tout ce qu'il avait
oublié, et si la connaissance des autres et surtout du juste juge, qui
ne saurait se tromper, ne suffira pas. On pourrait former une
fiction, peu convenable à la vérité, mais possible au moins, qui
serait qu'un homme au jour du jugement crût avoir été méchant
et que le méme parüt vrai à tous les autres esprits créés, qui
seraient à portée pour en juger, sans que la vérité y füt : pourra-t-on
dire que le supréme et juste juge, qui saurait seul le contraire, pour-
rait damner cette personne et juger contre ce quil sait ? Cepen-
dant il semble que cela suivrait de la notion que vous donniez de la
personnalité morale. On dira peut-étre que, si Dieu juge contre les
apparences, il ne sera pas assez glorifié et fera de la peine aux
autres ; mais on pourra répondre qu'il est lui-méme son unique et
supréme loi, et que les autres doivent juger en ce cas qu'ils se sont
trompés.
$ 23. Pn. Si nous pouvions supposer deux consciences dis-
tinctes et incommuniables qui agissent tour à tour dans le même
corps, l'une constamment pendant le jour et l'autre durant là nuit,
et d'autre cóté la méme conscience agissant par intervalles dans deux
corps différents ; je demande si dans le premier cas l'homme de jour
et l'homme de nuit, si j'ose m'exprimer de la sorte, ne seraient pas
deux personnes aussi distinctes que Socrate et. Platon, et si dans le
second cas ce ne serait pas une seule personne dans deux corps
distincts? Et il n'importe en rien de dire que cette méme conscience
204 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
qui affecte deux différents corps, et ces consciences qui affectent le
méme corps en différents temps, appartiennent l’une à la méme
substance immatérielle et les deux autres à deux distinctes substances
immatérielles, qui introduisent ces diverses consciences dans ces corps-
là, puisque l'identité personnelle serait également déterminée par la
conscience, soit que cette conscience füt attachée à quelque subs-
tance individuelle, immatérielle ou non. De plus, une chose imma-
térielle qui pense doit quelquefois perdre de vue sa conscience
passée et la rappeler de nouveau. Or supposez que ces intervalles
de mémoire et d'oubli reviennent partout le jour et la nuit, dés là
vous avez deux personnes avec le méme esprit immatériel D’où il
s'ensuit que le soi n'est point déterminé par l'identité ou la diver-
sité de substance, dont on ne peut étre assuré, mais seulement par
l'identité de la conscience.
Tu. J'avoue que, si toutes les apparences étaient changées et
transférées d'un esprit sur un autre, ou si Dieu faisait un échange
entre deux esprits, donnant le corps visible et les apparences et
consciences de l'un à l'autre, l'identité personnelle, au lieu d'étre
attachée à celle de la substance suivrait les apparences constantes,
que la morale humaine doit avoir en vue: mais ces apparences ne
consisteront pas dans les seules consciences, et il faudra que Dieu
fasse l'échange non seulement des aperceptions ou consciences des
individus en question, mais aussi des apparences qui se présentent
aux autres à l'égard de ces personnes, autrement il y aurait contra-
diction entre les consciences des uns et le témoignage des autres,
ce qui troublerait l'ordre des choses morales. Cependant il faut
qu'on m'avoue aussi que le divorce entre le monde insensible et
sensible, c'est-à-dire entre les perceptions insensibles qui demeu-
reront aux mêmes substances et les aperceptions qui seraient
échangées, serait un miracle, comme lorsqu'on suppose que Dieu
fait du vide ; car j'ai dit ci-dessus pourquoi cela n'est pas conforme
à l'ordre naturel. Voici une autre supposition bien plus convenable.
Il se peut que dans un autre lieu de l'univers ou dans un autre
temps il se trouve un globe qui ne diffère point sensiblement de ce
globe de la terre où nous habitons, et que chacun des hommes qui
l'habite ne différe point sensiblement de chacun de nous qui lui
répond. Ainsi il y aura à la fois plus de cent millions de paires de
personnes semblables, c'est-à-dire des personnes avec les mémes
apparences et consciences ; et Dieu pourrait transférer les esprits
DES IDÉES 205
seuls ou avec leur corps d'un globe dans l'autre sans qu'ils s'en
apercussent; mais, soit qu'on les transfer : ou qu'on les laisse, que
dira-t-on de leur personne ou de leur so suivant vos auteurs? Sont-
ils deux personnes ou la méme, puisque la conscience et les appa-
rences internes et externes des hommes de ces globes ne sauraient
faire de distinction? ll est vrai que Dieu et les esprits capables d'en-
visager les intervalles et rapports externes des temps et des lieux
et méme les constitutions internes, insensibles aux hommes des
deux globes, pourraient les discerner ; mais, selon vos hypothèses,
la seule consciosité discernant les personnes sans qu'il faille se
mettre en peine de l'identité ou diversité réelle de la subtance ou
méme de ce qui paraitrait aux autres, comment s'empécher de dire
que ces deux personnes qui sont cn méme temps dans ces deux
globes ressemblants, mais éloignés l'un de l'autre d'une distance
inexprimable, ne sont qu'une seule et méme personne; ce qui est
pourtant une absurdité manifeste? Au reste, parlant de ce qui se
peut naturellement, les deux globes semblables et les deux îmes
semblables des deux globes ne le demeureraient que pour un peu de
temps. Car, puisqu'il y a une diversité individuelle, il faut que cette
différence consiste au moins dens les constitutions insensibles, qui
se doivent développer dans la suite des temps.
3 26. |t. Supposons un homme puni présentement pour ce qu'il
a fait dans une autre vie et dont on ue puisse lui faire avoir absolu-
ment aucune conscience ; quelle différence v a-t-il entre un tel trai-
tement et celui qu'on lui ferait en le eréant miserable ?
Tn. Les platoniciens, les origénistes, quelques Hébreux (1; et
autres défenseurs de la préexistence des âmes ont cru que les âmes
de ce monde étaient mises dans des corps imparfaits, afin de souffrir
pour les crimes commis dans un monde précédent. Mais il est vrai
que, si on n'en sait point ni n'en apprendra jamais la vérité, ni par
le rappel de sa mémoire, ni par quelques traces, ni par la connais-
sance d'autrui, on ne pourra point l'appeler un châtiment selon les
notions ordinaires. ll y a pourtant quelque lieu de douter, en par-
‘1: Les Hébreux dont parle ici Leibniz, et auxquels il a déjà fait allusion plus
haut, sont les rabbalistes. Au reste, l'idée de la préexistence était déjà re-
pandue en Judée au temps de Jésus-Christ, comme le prouve ce passage de
PÉvangile : « En passant, Jésus vit un homme qui était aveugle de naissance,
el ses disciples lui demandère:t : Pour quel péché cet homme e<til né aveu-
gle? Est-ce pour les siens ou pour ceux de ses parents? » P. 4.
206 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
lant des châtiments en général, s'il est absolument nécessaire que
ceux qui souffrent en apprennent eux-mêmes un jour la raison, et
s'il ne suffirait pas bien souvent que d'autres esprits plus informés y
trouvassent matière de glorifier la justice divine. Cependant il est
plus vraisemblable que les souffrants en sauront le pourquoi, au
moins en général.
$29. Pi. Peut-être qu'au bout du compte vous pourriez vous
accorder avec mon auteur, qui conclut son chapitre de l'identité, en
disant que la question, si le méme homme demeure, est une ques-
tion de nom, selon qu'on entend par l'homme ou le seul esprit rai-
sonnable, ou le seul corps de cette forme qui s'appelle humaine, ou
enfin l'esprit uni à un tel corps. Au premier cas, l'esprit séparé (au
moins du corps grossier) sera encore l'homme; au second un orang-
outang, parfaitement semblable à nous, la raison exeeptée, serait un
homme ; et, si l'homme etait privé de son áme raisonnable et rece-
vait une âme de bête, il demeurerait le même homme. Au troisième
cas, il faut que l'un et l'autre demeurent avec l'union, le méme
esprit et le corps aussi méme en partie, ou du moins l'équivalent,
quant à la forme corporelle sensible. Ainsi on pourrait demeurer
le même être physiquement ou moralement, c'est-à-dire la méme
personne sans demeurer homme, en cas qu’on considère cette figure
comme essentielle à l’homme suivant ce dernier sens.
Tu. J'avoue qu'en cela il y a question de nom ; et dans le troisième
sens, c'est comme le méme animal est tantót chenille ou ver à soie,
et tantôt papillon, et comme quelques-uns se sont imaginés que les
anges de ce monde ont été hommes dans un monde passé. Mais nous
nous sommes attachés, dans cette conférence, à des discussions plus
importantes que celles de la signification des mots. Je vous ai mon-
tré la source dela vraie identité physique ; j'ai fait voir que la mo-
rale n'y contredit pas, non plus que le souvenir; qu'elles ne sau-
raient toujours marquer l'identité physique à la personne méme dont
ij s'agit, ni à celles qui sont en commerce avec elle; mais que cé-
pendant elles ne contredisent jamais à l'identité physique, et ne
font jamais un divorce entier avec elle ; qu'il y a toujours des esprits
créés qui connaissent ou peuvent connaitre ce qui en est : mais qu'il
y a lieu de juger que ce qu'il y a d'indifférent à l'égard des personnes
mêmes ne peut l'étre que pour un temps.
DES IDÉES 207
CHAP. XXVIII. — DE oUELQUES AUTRES RELATIONS,
ET SURTOUT DES RELATIONS MORALES.
8 4. Pur. Outre les relations fondées sur le temps, le lieu et la cau-
salité dont nous venons de nous entrenir, il y en a une infinité d'au-
tres dont je vais proposer quelques-unes. Toute idée simple, capable
de parties et de degrés, fournit une occasion de comparer les sujets,
oü elle se trouve, par exemple, l'idée du plus (ou moins ou égale-
ment) blanc. Cette relation peut être appelée proportionnelle.
Tu. Il y a pourtant un excès sans proportion; et c'est à l'égard
d'une grandeur, que j'appelle imparfaite, comme lorsqu'on dit que
l'angle que le rayon fait à l’arc de son cercle, est moindre que le
droit ; ear il n'est point possible qu'il y ait une proportion entre ces
deux angles, ou entre l'un d'eux et leur différence, qui est l'angle de
contingence.
S2. Pn. Une autre occasion de comparer est fournie par les cir-
constances de l'origine, qui fondent des relations de père et enfant,
frères, cousins, compatriotes. Chez nous on ne s'avise guère de
dire : Ce taureau est le grand-père d'un tel veau, ou : Ces deux
pigeons sont cousins germains; car les langues sont proportionnées
àlusage. Maisil y a des pays oà les hommes, moins curieux de leur
propre géncalogie que de celle de leurs chevaux, n'ont pas seulement
des noms pour ehaque cheval en particulier, mais aussi pour leurs
différents degrés de parentage.
Tu. On peut joindre encore l'idée et les noms de famille à ceux du
parentage. 1] est vrai qu'on ne remarque point que sous l'empire de
Charlemagne, et assez longtemps avant ou aprés, il y ait eu des
noms de famille en Allemagne, en France et en Lombardie. Il n'y a
pas encore longtemps qu'il y a eu des familles (méme nobles’, dans
le Septentrion, qui n'avaient point de nom, et oü l'on ne reconnais-
sait un homme dans son lieu natal qu'en nommant son nom et celui
de son père, et ailleurs /quand il se transplantait) en joignant au sien
le nom du lieu d’où il venait. Les Arabes et les Turcomans en usent
encore de méme (je crois), n'ayant guérc de noms de famille parti-
culiers, et se contentant de nommer le pere et grand-pere, etc., de
quelqu'un, et ils font le même honneur à leurs chevaux de prix,
208 NOUVEAUX ESSAIS SUR L ENTENDEMENT
qu'ils nomment par nom propre et nom de pére, et méme au delà.
C'est ainsi qu'on parlait des chevaux que le grand-seigneur des
Turcs avait envoyés à l'empereur aprés la paix de Carlowitz ; et le
feu comte d'Oldenburg, dernier de sa branche, dont les haras
étaient fameux, et qui a vécu fort longtemps, avait des arbres génca-
logiques de ses chevaux, de sorte qu'ils pouvaient faire prenve de
noblesse, et allaient jusqu'à avoir des portraits de leurs ancêtres
(imagines majorum), ce qui était tant recherché chez les Romains.
Mais, pour revenir aux hommes, il y a chez les Árabes el les Tar-
tares des noms de tribus, qui sont comme de grandes familles qui
se sont fort ampliliées par la succession des temps. Et ces noms sont
pris ou du progéniteur, comme du temps de Moise, ou du lieu d'ha-
bitation, ou de quelque autre circonstance. M. Worsley, voyageur
observatif, qui s'est informé de l'état présent de l'Arabie Déserte, oü
il a été quelque temps, assure que dans tous le pays entre l'Égvpte
et la Palestine, et où Moïse a passé, il n'y a aujourd'hui que trois
tribus, qui peuvent aller ensembleà 5,000 hommes, et qu'une de
ces tribus s'appelle Sali, du progéniteur (comme je crois), dont la
postérite honore le tombeau, comme celui d'un saint, en y prenant
de la poussière que les Arab:s mettent sur leur tête et sur celle de
leurs chameaux. Au reste, consanguinité est quand il y a une origine
commune de ceux dont on considère la relation ; mais on pourrait
dire qu'il v a alliance ou aflinité entre deux personnes, quand ils
peuvent avoir consanguinité avec une méme personne, sans qu il y
en ait pour cela entre eux, ce qui se fait par. l'intervention des ma-
riages. Mais, comme on n'a point coutume de dire qu'il v a affinité
entre mari et femme, quoique leur mariage soit cause de l'affinité
par rapport à d'autres personnes, il vaudrait peut-être mieux de
dire qu'affinité est entre ceux qui auraient consanguinité entre eux,
si mari et femme étaient pris pour une méme personne.
3 3. Pa. Le fondement d'un rapport est quelquefois un droit moral,
comme le rapport d'un général d'armée ou. d'un citoyen. Ces rela-
tions, dépendant des accords que les hommes ont faits entre eux,
sont volontaires ou d'institution, que l'on peut distinguer des natu-
relles. Quelquefois les deux corrélatifs ont chacun son. nom, comme
patron et. client, general et soldat. Mais on n'en a pas toujours :
comme, par exemple, on n'en a point pour ceux qui ont rapport au
chancelier.
Ta. ll y a quelquefois des relations naturelles que les hommes ont
DES IDÉES 209
revétues et enrichies de quelques relations morales, comme, par
exemple, les enfants ont droit de prétendre la portion légitime de la
succession de leurs pères ou mères ; les personnes jeunes ont cer-
taines sujétions, et les âgées ont certaines immunités. Cependant il
arrive aussi qu'on prend pour des relations naturelles celles qui ne
le sont pas ; comme, lorsque les lois disent que le pere est celui qui
a fait des noces avec la mére dans le temps qui fait que l'enfant lui
peut être attribué ; et cette substitution de l'institutif à la place du
naturel n'est que présomption quelquefois, c’est-à-dire jugement qui
fait passer pour vrai ce qui peut-être ne l'est pas, tant qu'on n'en
prouve point la fausseté. Et c'est ainsi que la maxime : Pater est
quem nupliæ demonstrant est prise dans le droit romain et chez la
plupart des peuples oü elle est recue. Mais on m'a dit qu'en Angle-
terre il ne sert de rien de prouver son alibi, pourvu qu'on ait été
dans un des trois royaumes, de sorte que la présomption alors se
change en fiction ou en ce que quelques docteurs appellent preæ-
sumplionem juris el de jure.
. S4. Prr. Relation morale est la convenance ou diseonvenance qui
se trouve entre les actions volontaires des hommes et une règle qui
fait qu'on juge si elles sont moralement bonnes ou mauvaises, 8 5»; et
le bien moral ou le mal moral est la conformité ou l'opposition qui
se trouve entre les actions volontaires et une certaine loi, ce qui
nous attire du bien ou du mal (physique) par la volonté et puissance
du législateur (ou de celui qui veut maintenir la loi), et c'est ce que
nous appelons récompense et punition.
Tn. Il est permis à des auteurs aussi habiles que celui dont vous
représentez les sentiments, Monsieur, d'accommoder les termes
comme ils le jugent à propos. Mais il est vrai aussi que, suivant cette
notion, une méme action serait moralement bonne et moralement
mauvaise en méme temps, sous de différents législateurs, tout .
comme notre habile auteur prenait la vertu ci-dessus pour ce qui
est loué et par conséquent une méme action serait vertueuse ou non,
selon les opinions des hommes. Or, cela n'étant pas le sens ordinaire
qu'on donne aux actions moralement bonnes et vertueuses, j'aimerais
mieux pour moi prendre pour la mesure du bien moral et de la
vertu la régle invariable de la raison, que Dieu s'est chargé de main-
tenir. Aussi peut-on être assuré que par son moyen tout bien moral
devient physique, ou, comme parlaient les anciens, tout honnéte cst
utile : au lieu que, pour exprimer la notion de l'auteur, il faudrait
PavL JANET. — Leibniz. 1-14
210 NOUVEAUX ESSAIS SUR L ENTENDEMENT
dire que le bien ou le mal moral estun bien ou un mal d'imposition
ou institutif, que celui qui a le pouvoir en main táche de faire suivre
ou éviter par les peines ou récompenses. Le bon est que ce qui est
de l'institution générale de Dieu est conforme à la nature ou à la
raison.
8 7. Pu. ll y a trois sortes de lois : la loi divine, la loi civile et la loi
d'opinion ou de réputation. La première est la règle des péchés ou
des devoirs ; la seconde, des actions criminelles ou innocentes; la
troisième, des vertus ou des vices. |
Tu. Selon le sens ordinaire des termes, les vertus et les vices ne
diffèrent des devoirs et des péchés que comme les habitudes diffèrent
des actions, et on ne prend point la vertu et le vice pour quelque
chose qui dépende de l'opinion. Un grand péché est appelé un crime,
et on n'oppose point l'innocent au criminel. maisau coupable. La loi
divineest de deux sortes. naturelle et positive. La loi civile est positive.
La loi de réputation ne mérite le nom de loi qu'improprement. ou est
comprise sous la loi naturelle, comme si je disais la loi de la santé, la
loi du ménage, lorsque les actions attirent naturellement quelque
bien ou quelque mal, comme l'approbation d'autrui, la santé, le
gain. |
S 40. Pur. On prétend en effet par tout le monde que les mots de
vertu et de vice signifient des actions bonnes ou mauvaises de leur
nature, et, tant qu'ils sont réellement appliqués en ce sens, la vertu
convient parfaitement avec la loi divine (naturelle). Mais, quelles que
soient les prétentions des hommes, il est visible que ces noms, con-
sidérés dans les applications particulières, sont constamment et uni-
quement attribués à telles ou telles actions, qui dans chaque pays
ou dans chaque société sont réputées honorables ou honteuses ;
autrement les hommes se (1) condamneraient eux-mémes. Ainsi la
mesure de ce qu'on appelle vertu et vice est cette approbation ou ce
mépris, cette estime ou ce bláme, qui se forme par un secret ou
tacite consentement. Car, quoique les hommes réunis en sociétés
politiques aient résigné entre les mains du public la disposition de
toutes leurs forces, en sorte qu'ils ne peuvent point les employer
contre leurs concitoyens au delà de ce qui est permis par la loi, ils
retiennent pourtant toujours la puissance de penser bien ou mal,
d'approuver ou de désapprouver.
(1) GEHRARvT: ce.
DES IDÉES 244
Tu. Si l'habile auteur, qui s'explique ainsi avec vous, Monsieur,
déelarait qu'il lui a plu d'assigner cette présente définition arbitraire
nominale aux noms de vertu et de vice, on pourrait dire seulement
que cela lui est permis en théorie pour la commodité de s'exprimer,
faute peut-étre d'autres termes; mais on sera obligé d'ajouter que
cette signification n'est point conforme à l'usage, ni méme utile à
l'édification, et qu'elle sonnerait mal dans les oreilles de bien des
gens, si quelqu'unla voulait introduire dans la pratique de la vie et
de la conversation, comme cet auteur semble reconnaître lui-même
dans la préface. Mais c'est aller plus avant ici, et quoique vous
avouiez que les hommes prétendent parler de ce qui est naturelle-
ment vertueux ou vicieux selon des lois immuables, vous prétendez
qu'en effet ils n'entendent parler que de ce qui dépend de l'opinion.
Mais il me semble que par la méme raison on pourrait soutenir
qu' encore la vérité et la raison et tout ce qu'on pourra nommer de
plus réel, dépend de l'opinion, parce que les hommes se trompent,
iorsqu ils en jugent. Ne vaut-il done pas mieux à tous égards de dire
que les hommes entendent par la vertu comme par la. vérité ce qui
est conforme à la nature, mais qu'ils se trompent souvent dans l'ap-
plication ; outre qu'ils se trompent moins qu'on ne pense; car ce
qu'ils louent le mérite ordinairement à certains égards. La vertu de
boire, c'est-à-dire de bien porter le vin, est un avantage, qui servait
à Donosus à se concilier les barbares et à tirer d'eux leurs secrets.
Les forces nocturnes d'Ilercule, en quoi le même Bonosus préten-
dait lui ressembler, n'étaient pas moins une perfection. La subtilité
des larrons était louée chez les Lacédémoniens, et ce n'est pas
l'adresse, mais l'usage qu'on en fait mal à propos, qui est blàmable;
et ceux qu'on roue en pleine paix pourraient servir quelquefois
d'excellents partisans en temps de guerre. Ainsi tout cela dépend de
l'application et du bon ou mauvais unage des avantages qu'on pos-
sede. Il est vrai aussi trés souvent et ne doit pas ètre pris pour une
chose fort étrange, que les hommes se condamnent eux-mêmes,
comme lorsqu'ils font ce qu'ils blâment dans les autres, et il y a sou-
vent une contradiction entre les actions et les paroles, qui scanda-
lise le public, lorsque ce que fait et que défend un magistrat, un
prédicateur, saute aux veux de tout le monde.
8 (2. Pi. En tout lieu ce qui passe pour vertu est cela méme
qu'on juge digne de ouange. La vertu et la louange sont. souvent
désignées par le méme nom. Sunt hic etiam sua præmia laudi, dit
219 NOUVEAUX ESSAIS NUR L ENTENDEMENT
Virgile (lib. I Æneid., vers. 464), et Cicéron: Nihil habet. natura
prosstantius quam honestatem, quam laudem, quam dignitatem,
quam decus. (Quest. Tuscul. lib. If, c. 20), et il ajoute un peu après:
Hisce ego pluribus nominibus unam rem declarari volo.
Tu. Il est vrai que les anciens ont désigné la vertu par le nom de
l'honnéte, comme lorsqu'ils ont loué incoctum generoso pectus
honesto. Et il est vrai aussi que l'honnéte a son nom de l'honneur
ou dela louange. Mais cela veut dire non pas que la vertu est ce
qu'on loue, mais qu'elle est ce qui est digne de louange, et c'est
ce qui dépend dela vérité et non pas de l'opinion.
Pu. Plusieurs ne pensent pas sérieusement à la loi de Dieu ou
espèrent qu'ils se réconcilieront un jour avec celui qui en est l'au-
teur, et à l'égard de la loi de l'État, ils se flattent de l'impunité.
Mais on ne pense point que celui qui fait quelque chose de contraire
aux opinions de ceux qu'il fréquente, et à qui il veut se rendre
recommandable, puisse éviter la peine de leur censure et de leur
dédain. Personne à qui il peut rester quelque sentiment de sa propre
nature, ne peut vivre en société constamment méprisé ; et. c'est la
force de la loi de la réputation.
Tu. J'ai déjà dit que ce n'est pas tant la peine d'une loi qu'une
peine naturelle que l’action s'attire d'elle-méme. 1l est vrai cepen-
dant que bien des gens ne s'en soucient guére, parce qu'ordinaire-
ment, s'ils sont méprisés des uns à cause de quelque action blámée,
ils trouvent des complices, ou au moins des partisans, qui ne les
méprisent point s'ils sont tant soit peu recommandables par quelque
autre côté. On oublie méme les actions les plus infâmes, et souvent
il suffit d'étre hardi et effronté comme ce Phormion de Térence pour
que tout passe. Si l'excommunication faisait naître un véritable mé-
pris constant et général, elle aurait la force de cette loi, dont parle
notre auteur; et elle avait en effet cette foree chez les premiers
chrétiens et leur tenait lieu de juridiction, dont ils manquaient pour
punir les coupables ; à peu près comme les artisans maintiennent
cerlaincs coutumes entre eux malgré les lois par le mépris qu'ils
témoignent pour ceux qui ne les observent point. Et c'est ce qui a
maintenu aussi les duels contre les ordonnances. 1l serait à souhaiter
que le publie s'accordàt avec. soi-méme et avec la raison dans les
louanges et dans les blàmes ; et que les grands surtout ne protégeas-
sent point les méchants en riant des mauvaises actions, où il semble
le plus souvent que ce n'est pas celui qui les a faites, mais celui qui
DES IDÉES 943
en a souffert, qui est puni par le mépris et tourné en ridicule. On
verra aussi généralement que les hommes méprisent non pas tant le
vice que la faiblesse et le malheur. Ainsi la loi de la réputation
aurait besoin d'étre bien réformée, et aussi d'étre mieux observée.
& 19. Pu. Avant de quitter la considération des rapports, je
remarquerai que nous avons généralement une notion aussi claire
ou plus claire de la relation que de son fondement. Si je croyais que
Sempronia a pris Titus de dessous un chou, comme on a accoutumé
de dire aux petits enfants, et qu'ensuite elle a eu Caius dela méme
maniere, j'aurais une notion aussi claire de la relation de frére entre
Titus et Caius, que si j'avais tout le savoir des sages-femmes.
Tu. Cependant comme on disait un jour à un enfant que son petit
frere, qui venait de naitre, avait été tiré d'un puits (réponse dont on.
se sert en Allemagne pour satisfaire la curiosité des enfants sur cet
article), l'enfant répliqua qu'il s'étonnait qu'on ne le rejetait pas
dans le méme puits quand il eriait tant et incommodait la mère.
C'est que cette explication ne lui faisait point connaitre aucune
raison de l'amour que la mére témoignait pour l'enfant. On peut
donc dire que ceux qui ne savent poiut le fondement des relations
n'en ont que ce que j'appelle des pensées sourdes en partie et insuf-
fisantes, quoique ces pensées puissent sulfire à certains égards et en
certaines occasions.
CHAP. XXIX. — DES IDÉES CLAIRES ET OBSCURES,
DISTINCTES ET CONFUSES.
S 2. Pr. Venons maintenant à quelques différences des idées.
Nos idées simples sont claires, lorsqu'elles sont telles que les objets
mêmes, d'où on les reçoit. les représentent ou peuvent les repré-
senter avec toutes les circonstances requises à une sensation ou
perception bien ordonnée. Lorsque la mémoire les conserve de cette
manière, ce sont en ce cas-là des idées claires, et autant qu'il leur
manque de cette exactitude originale ou qu'elles ont perdu pour
ainsi dire de leur première fraicheur, et qu'elles sont comme ternies
et flétries par le temps, autant sont-elles obseures. Les idées com-
plexes sont elaires quaud les simples qui les composent sont claires,
et que le nombre et l'ordre de ces idées simples est fixé.
214 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
Tu. Dans un petit discours sur les idees, vraies ou fausses, claires
ou obscures, distinctes ou confuses, inséré dans les actes de Leip-
sick l'an 1684 j'ai donné une définition des idees claires, commune
aux simples et aux composées, et qui rend raison de ce qu'on
en dit ici. Je dis donc qu'une idée est claire lorsqu'elle suffit pour
reconnaître la chose et pour la distinguer : comme lorsque j'ai une
idée bien claire d'une couleur, je ne prendrai pas une autre pour
celle que je demande, ct si j'ai une idée claire d'une plante, je la
discernerai parmi d'autres voisines ; sans cela l'idée est obscure. Je
crois que nous n'en avons guére de parfaitement claires sur les
choses sensibles. ll y a des couleurs qui s'approchent de telle sorte,
qu'on ne saurait les discerner par mémoire, et cependant on les
discernera quelquefois, l'une étant mise prés de l'autre. Et lorsque
nous croyons avoir bien decrit une plante, on en pourra apporter
une des Indes, qui aura tout ce que nous aurons mis dans notre
description, et qui ne laissera pas de se faire connaitre d'espéce
différente : ainsi nous ne pourrons jamais déterminer parfaitement
species infimas ou les dernières espèces.
S 4. Pri. Comme une idée claire est celle dont l'esprit à. une
pleine et évidente perception telle qu'elle est, quand illa recoit d'un
objet extérieur, qui opère dûment sur un organe bien disposé ; de
méme une idée distincte est celle où l'esprit aperçoit une différence,
qui la distingue de toute autre idée ; et une idée confuse est celle
qu'on ne peut pas suffisamment distinguer d'avec une autre, de qui
elle doit étre différente.
Tu. Suivant cette notion que vous donnez de l’idée distincte, je
ne vois point le moyen de la distinguer de l'idée claire. C'est pour-
quoi j'ai coutume de suivre ici le langage de M. Descartes, chez qui
une idée pourra étre claire et confuse en méme temps; et telles sont
les idées des qualités sensibles, affectées aux organes, comme celle
de la couleur ou de la chaleur. Elles sont claires, car on les recon-
nait et on les discerne aisement les unes des autres, mais elles ne
sont point distinctes, parce qu'on ne distingue pas ce qu'elles ren-
ferment. Ainsi on n'en saurait donner la définition. On ne les fait
connaitre que par des exemples, et au reste il faut dire que c'est un
je ne sais quoi, jusqu'à ce qu'on en déchiffre Ja contexture. Ainsi
quoique, selon nous, les idées distinetes distinguent l'objet d'un
autre, néanmoins, comme les claires, mais confuses en elles-mêmes,
le font aussi, nous nommonus distinctes non pas toutes celles qui
DES IDÉES 245
sont bien distinguantes ou qui distinguent les objets, mais celles
qui sont bien distinguées, c'est-à-dire qui sont distinctes en elles-
mémes et distinguent dans l'objet les marques qui le font connaitre,
ce qui en donne l'analyse ou définition; autrement nous les appe-
lons confuses. Et dans ce sens la confusion qui règne dans les idées
pourra étre exempte de blàme, étant une imperfection de notre
nature ; car nous ne saurions discerner les causes, par exemple, des
odeurs et des saveurs, ni ce que renferment ces qualités. Cette con-
fusion pourtant pourra étre blàmable, lorsqu'il est important et en
mon pouvoir d'avoir des idées distinctes, comme par exemple si jà
prenais de l'or sophistique pour du veritable, faute de faire les
essais nécessaires, qui contiennent les marques du bon or.
$ 5. Pr. Mais l'on dira qu'il n'y a point d'idée confuse (ou plutôt
obscure suivant votre sens), car elle ne peut étre que telle qu'elle est
apercue par l'esprit, et cela la distingue suffisamment de tous les
autres, $ 6. Et pour lever cette difficulté, il faut savoir que le défaut
des idées se rapporte aux noms, et ce qui la rend fautive, c'est lors-
qu'elle peut aussi bien étre désignée par un autre nom que par
celui dont on s'est servi pour l'exprimer.
Tu. Il me semble qu'on ne doit point faire dépendre cela des
noms. Alexandre le Grand avait vu, dit-on, une plante en songe
comme bonne pour guérir Lysimachus, qui fut depuis appelée Lysi-
machia, parce qu'elle guérit effectivement cet ami du roi. Lors-
que Alexandre se fitapporter quantité de plantes, parmi lesquelles il
reconnut celle qu'il avait vue en songe, si par malheur il n'avait
point eu d'idée suffisante pour la reconnaitre et qu'il eût eu besoin
d'un Daniel comme Nabuchodonosor pour se faire retracer son
songe méme, il est manifeste que celle qu'ilen aurait eue aurait été
obscure et imparfaite (car c'est ainsi que j'aimerais mieux l'appeler
que confuse), non pas faute d'application juste à quelque nom, car
il n'y en avait point, mais faute d'application à la chose, c’est-à-dire
à la plante qui devait guerir. En ce cas, Alexandre se serait souvenu
de certaines circonstances, mais il aurait été en ,doute sur d'autres ;
et le nom nous servant pour designer quelque chose, cela fait que,
lorsqu'on manque dans l'application aux noms, on manque ordi-
nairement à l'égard dela chose qu'on se promet de ce nom.
$ 7. Pii. Comme les idées composées sont les plus sujettes à cette
imperfection, elle peut venir de ce que l'idée est composée d'un
trop petit nombre d'idées simples, comme est par exemple l'idée
216 : NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
d'uue béte qui a la peau tachetée, qui est trop générale, et qui ne
suffit point à distinguer le lynx, le léopard où la panthére, qu'on dis-
tingue pourtant par des noms particuliers.
Tu. Quand nous serions dans l'état où fut Adam avant d'avoir
donné des noms aux auimaux, ce défaut ne laisserait pas d'avoir
lieu. Car, supposé qu'on sût que parmi les bêtes tachetées il y en a
une qui a la vue extrémement pénétrante, mais qu'on ne süt point
si c’est un tigre ou un lynx ou une autre espèce; c'est une imper-
fection de ne pouvoir point la distinguer. Ainsi.il ne s'agit pas
tant du nom que de ce qui y peut donner sujet, et qui rend l'animal
digne d'une dénomination particulière. Il parait aussi par là que
l'idée d'une béte tachetée est bonne en elle-méme, et sans con-
fusion et obscurité, lorsqu'elle ne doit servir que de genre ; mais
lorsque, jointe à quelque autre idée dont on ne se souvient pas assez,
elle doit désigner l'espèce, l'idée qui en est composée, est obscure et
imparfaite.
88. Pii. Il y a un défaut opposé lorsque les idées simples, qui
forment l'idée composée, sont en nombre suffisant, mais trop con-
fondues et embrouillées, comme il y a des tableaux qui paraissent
aussi confus que s'ils ne devaient étre que la représentation
du ciel couvert de nuages, auquel cas aussi on ne dirait point qu'il
yadela confusion, non plus que si c'était un autre tableau fait
pour imiter celui-là ; mais, lorsqu'on dit que ce tableau doit faire
voir un portrait, on aura raison de dire qu'il est confus parce qu'on
ne saurait dire si c'est celui d'un homme, ou d'un singe (1) ou d'un
poisson, cependant il se peut que lorsqu'on le regarde dans un
miroir cylindrique, la confusion disparaisse, et que l'on voie que
c'est Jules César. Ainsi aucune des peintures mentales (si j'ose
m'exprimer ainsi) ne peut être appelée confuse de quelque manière
que ses parties soient jointes ensemble ; car quelles que soient ces
peintures, elles peuvent étre distinguées évidemment de toute autre,
jusqu à ce qu'elles soient rangées sous quelque nom ordinaire,
auquel on ne saurait voir qu'elles appartiennent plutót qu'à quelque
autre nom d'une signification différente.
Tu. Ce tableau, dont on voit distinctement les parties, sans en
remarquer le résultat, qu'en les regardant d'une certaine maniére,
ressemble à l'idée d'un tas de pierres, qui est véritablement confuse,
(1) GEHRARDT : Signe.
DES IDÉES 947
non seulement dans votre sens, mais aussi dans le mien, jusqu'à ce
qu'on en ait dinstinctement concu le nombre et d'autres propriétés.
S'il y en avait trente-six (par exemple), on ne connaitra pas, à les
voir entassées ensemble sans étre arrangées, qu'elles peuvent donner
un triangle ou bien un carré, comme elles le peuvent en effet, parce
que trente-six est un nombre carré et aussi un nombre triangulaire.
C'est ainsi qu'en regardant une figure de mille côtés, on n'en aura
qu'une idée confuse jusqu'à ce qu'on sache le nombre des côtés, qui
est le cube de dix. ll ne s'agit donc point des noms, mais des pro-
priétés distinctes, qui se doivent trouver dans l'idée lorsqu'on en
aura démélé la confusion. Et il est difficile quelquefois d'en trouver
la clef, ou la manière de regarder d'un certain point ou par l'en-
tremise d'un certain miroir ou verre pour voir le but de celui qui à
fait la chose.
S 9. Pr. On ne saurait point pourtant nier qu'il n'y ait encore un
troisieme défaut dans les idées, qui dépend véritablement du mau-
vais usage des noms. c'est quand nos idées sont incertaines ou indé-
terminées. Ainsi l'on peut voir tous les jours des gens qui, ne faisant
pas difficulté de se servir des mots usités dans leur langue mater-
nelle, avant d'en avoir appris la signification précise, changent
l'idée qu'ils y attachent presque aussi souvent qu'ils les font entrer
dans leur discours. $ 10. Ainsi l'on voit combien les noms contribuent
à cette dénomination d'idées distinctes et confuses et sans la considé-
ration des noms distincts, prispour des signes des choses distinctes,
il sera bien mal aisé de dire ce que c'est qu'une idée confuse.
TH. Je viens pourtant de l'expliquer sans considérer les noms,
soit dans le cas où la confusion est prise avec vous pour ce que
j'appelle obscurité, soit dans celui où elle est prise dans mon sens
pour le défaut de l'analyse de la notion qu'on a. Et j'ai montré aussi
que toute idée obscure est en effet indéterminée ou incertaine,
comme dans l'exemple de la bête tachetée qu'on a vue, où l'on sait
qu'il faut joindre encore quelque chose à cette notion générale, sans
s'en souvenir clairement; de sorte que le premier et le troisième
défaut que vous avez spécifiés, reviennent à la méme chose. Il est
cependant trés vrai que l'abus des mots est une grande source
d'erreurs, car il en arrive une maniere d'erreur de calcul, comme si
en calculant on ne marquait pas bien la place du jeton, ou si l'on
écrivait si mal les notes numérales, qu'on ne püt point discerner un
2 d'un 7, ousi on les omettait ou échangeait par mégarde. Cet abus
948 . NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
de mots consiste, ou à n'y point attacher des idées du tout, ou à en
attacher une imparfaite dont une partie est vide et demeure pour
ainsi dire en blanc ; et en ces deux cas il y a quelque chose de vide
et de sourd dans la pensée, qui n'est rempli que par le nom; ou
enfin le défaut est d'attacher au mot des idées différentes, soit qu'on
soit incertain lequel doit étre choisi, ce qui fait l'idée obscure aussi
bien que lorsqu'une partie en est sourde ; soit qu'on les choisisse
tour à tour et qu'on se serve tantót de l'une, tantót de l'autre, pour
le sens du méme mot dans un méme raisonnement, d'une maniére
capable de causer de l'erreur, sans considérer que ces idées ne
s'accordent point. Ainsi la pensée incertaine est ou vide ou sans
idée, ou flottante entre plus d'une idée. Ce qui nuit, soit qu'on
veuille désigner quelque chose déterminée, soit qu'on veuille don-
ner au mot un certain sens, répondant ou à celui dont nous
nous sommes déjà servi, ou à celui dont se servent les autres,
surtout dans le langage ordinaire, commun à tous ou commun aux
gens du métier. Et de là naissent une infinité de disputes vagues
et vaines dans la conversation, dans les auditoires et dans les
livres qu'on veut vider quelquefois par les distinctions, mais qui
le plus souvent ne servent qu'à embrouiller davantage, en mettant
à la place d'un terme vague et obscur d'autres termes encore
plus vagues et plus obscurs, comme sont souvent ceux que les
philosophes emploient dans leurs distinctions, sans en avoir de
bonnes définitions. |
5 12. Pur. S'il y a quelque autre confusion dans les idées que celle
qui à un secret rapport aux noms, celle-là du moins jette le désordre
plus qu'aucune autre dans les pensées et dans les discours des hommes.
Tu. J'en demeure d'accord, mais il se méle le plus souvent quel-
que notion de la chose et du but qu'on a en se servant du nom ;
comme par exemple lorsqu'on parle de l'Église, plusieurs ont en
vue un gouvernement, pendant que d'autres pensent à la vérité de
la doctrine.
Pu. Le moyen de prévenir cette confusion, c'est d'appliquer cons-
tamment le méme nom à un certain amas d'idées simples, unies en
nombre fixe et dans un ordre déterminé. Mais comme cela n'accom-
mode ni la paresse ni la vanité des hommes, et qu'il ne peut servir
qu'à la découverte et à la défense de la vérité, qui n'est pas toujours
le but qu'ils se proposent, une telle exactitude est une de ces choses
qu'on doit plutôt souhaiter qu'espérer. L'application vague des noms
DES IDÉES 919
à des idées indéterminées, variables et qui sont presque de purs
néants (dans les pensées sourdes) sert d'un côté à couvrir notre
ignorance et de l'autre à confondre et embarrasser les autres, ce
qui passe pour véritable savoir et pour marque de supériorité en
fait de connaissance.
Tir. L'affectation del'élégance et des bons mots a encore contribué
beaucoup à cet embarras du langage ; car pour exprimer les pensées
d'une maniere belle et agréable, on ne fait point difficulté de don-
ner aux mots par une manière de trope quelque sens un peu dilffé-
rent de l'ordinaire, qui soit tantót plus général ou plus borné, ce
qui s'appelle synecdoque, tantót transféré suivant la relation des
choses dont on change les noms, qui est ou de concours dans les
métonyinies, ou de comparaison dans les métaphores, sans parler de
l'ironie, qui se sert d'un opposé à la place de l'autre. C'est ainsi
qu'on appelle ces changements, lorsqu'on les reconnait; mais on ne
les reconnait que rarement. Et dans cette indétermination du lan-
gage, où l'on manque d'une espèce de lois qui règlent la signifi-
cation des mots, comme il y en a quelque chose dans le titre des di-
gestes du droit Romain de verborum significationibus, les personnes
les plus judicieuses, lorsqu'elles écrivent pour des lecteurs ordinaires,
se priveraient de ce qui donne de l'agrément et de la force à leurs
expressions si elles voulaient s'attacher rigoureusement à des signi-
fications fixes des termes. 1l faut seulement qu'elles prennent garde
que leur variation ne fasse naitre aucune erreur ni raisonnement fau-
tif. La distinction des anciens entre la maniere d'écrire exotérique,
c'est-à-dire populaire, et l'acroamatique, qui est pour ceux qui s'oc-
cupent à découvrir la vérité, a lieu ici. Et, si quelqu'un voulait écrire
en mathématicien dans la métaphysique ou dans la morale, rien ne
l'empécherait dele faire avec rigueur. Quelques-uns en ont fait pro-
fession et nous ont promis des démonstrations mathématiques hors
des mathématiques ; mais il est fort rare qu'on y ait réussi. C'est, je
crois, qu'on s'est dégoüté de la peine qu'il fallait prendre pour un
petit nombre des lecteurs, où l'on pouvait demander comme chez
Perse, quis leget hoc, et répondre : vel duo vel nemo. Je crois
pourtant que, si on. l'entreprenait comme il faut, on n'aurait point
sujet de s'en repentir. Et j'ai été tenté de l'essayer.
$43. Pu. Vous m'accorderez cependant que les idées composées
peuvent être fort claires et forts distinetes d’un côté, et fort obcures
et fort confuses de l'autre.
220 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
Ta. ll n'y a pas lieu d'en douter ; par exemple nous avons des
idées fort distinctes d'une bonne partie des parties solides visibles
du corps humain, mais nous n'en avons guère des liqueurs qui y
entrent.
Pu. Si un homme parle d'une figure de mille côtés, l'idée de cette
figure peut étre fort obscure dans son esprit, quoique celle du nom-
bre y soit fort distincte.
Tu. Cet exemple ne convient point ici ; un polygone régulier de
mille cótés est connu aussi distinctement que le nombre millénaire
parce qu'ou peut y découvrir et démontrer toute sorte de vé-
rités.
Pu. Mais on n'a point d'idée précise d'une figure de mille cótés,
de sorte qu'on la puisse distinguer d'avec une autre, qui n'a que
neuf cent nonante-neuf.
Tu. Cet exemple fait voir qu'on confond ici l'idée avec l'image.
Si quelqu'un me propose un polygone régulier, la vue et l'imagina-
tion ne me sauraient point faire comprendre le millénaire qui y est :
je n'ai qu'une idée confuse et de la figure et de son nombre, jusqu'à
ce que je distingue le nombre en comptant. Mais, l'ayant trouvé, je
connais trés bien la nature et les propriétés du polygone proposé, en
tant qu'elles sont celles du chiliogone, et par conséquent j'en ai cette
idée ; mais je ne saurais avoir l'image d'un chiliogone, et il faudrait
qu'on eüt les sens et l'imagination plus exquis et plus exercés pour
le distinguer par là d'un polygone qui eüt un cóté de moins. Mais
les connaissances des figures non plus que celles des nombres ne dé-
pendent pas de l'imagination, quoiqu'elle y serve : et un mathéma-
ticien peut connaitre exactement la nature d'un ennéagone et d'un
décagone parce qu'il a le moyen de les frabriquer et delesexaminer,
quoiqu il ne puisse point les discerner à la vue. Il est vrai qu'un ou-
vrier eL un. ingénieur, qui n'en connaitra peut-étre point assez la
nature, pourra avoir cet avantage au-dessus d'un grand géomètre,
qu'il les pourra discerner en les voyant seulement sans les mesurer,
comme il y a des faquins ou colporteurs qui diront le poids de ce
qu'ils doivent porter sans se tromper d'une livre, en quoi il surpas-
seront le plus habile staticien du monde. 1l est vrai que cette con-
naissance empirique, acquise par un long exercice, peut avoir des
grands usages pour agir promptement, comme un ingénieur a besoin
de faire bien souvent, à cause du danger oü il s'expose en s'arrétant.
Cependant cette image claire, ou ce sentiment qu'on peut avoir d'un
DES IDÉES 294
décagone régulier ou d'un poids de 99 livres, n^ consiste que dans
une idée confuse, puisqu'elle ne sert pointà dé. ouvrir, la nature et
les propriétés de ce poids ou du décagone régulier, ce qui demande
une idée distincte. Et cet exemple sert à mieux entendre la dif
rence des idées ou plutôt celle de l'idée et de l'image.
$95. Pu. Autre exemple : nous sommes portés à croire que nous
avons une idée positive et complète de l'éternité, ce qui est autant
que si nous disions qu'il n'y a aucune partie de cette durée qui ne
soit clairement connue dans notre idée : mais, quelque grande que
soit la durée qu'on se représente, comme il s'agit d'une étendue
sans bornes, il reste toujours une partie de l'idée au delà de ce qu'on
représente qui demeure obscure et indéterminée ; et de là vient
que, dansles disputes et raisonnements qui regardent l'éternité ou
quelque autre infini, nous sommes sujets à nous embrouiller dans de
manifestes absurdités.
Tu. Cet exemple ne me parait point quadrer non plus à votre des-
sein, mais il est fort propre au mien, qui est de vous désabuser de
vos notions sur ce point. Car il y régne la méme confusion de l'image
avec l'idée. Nous avons unc idée complète ou juste de l'éternité,
puisque nous enavons la définition, quoique nous n'en ayons aucune
image ; mais on ne forme point l'idée des infinis par la composition
des parties, et les erreurs qu'on commet en raisonnant sur l'infini ne
viennent point du défaut de l'image.
S 48. Pri. Mais n'est-il pas vrai que, lorsque nous parlons de la
divisibi de la matière à l'infini, quoique nous ayons des idées
claires de la division, nous n'en avons que de fort obscures et fort
confuses des particules ? Car je demande, si un homme prend le
plus petit atome de poussière qu'il ait jamais vu, aura-t-il quelque
idée distincte entre la 100,000"* et la 1,000,000% particule de cet
atome ?
Tu. C'est le méme qui pro quo de l'image pour l'idée, que je
m'étonne de voir si confondues : il ne s'agit nullement d'avoir une
image d'une si grande pefitesse. Elle est impossible suivant la pré-
sente constitution de notre corps, et, si nous la pouvions avoir, clle
serait à peu prés comme celle des choses qui nous paraissent main-
tenant aperceptibles : mais en récompense ce qui est maintenant
l'objet de notre imagination nous échapperait et deviendrait trop
grand pour être imaginé. La grandeur n'a point d'images en elic-
méme, et celles qu’on en a ne dépendent que de la comparaison aux
229 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
organes et aux autres objets, et il est inutile ici d'employer l'imagi-
nation. Ainsi il parait, par tout ce que vous m'avez dit encore ici,
Monsieur, qu'on est ingénieux à se faire des difficultés sans sujet,
en demandant plus qu'il ne faut.
*
CHAP. XXX. — DES IDÉES RÉELLES ET CIIIMÉRIQUES.
S 1. Pri. Les idées par rapport aux choses sont réelles ou chimé-
riques, complètes ou incomplètes, vraies ou fausses. Par idées réelles,
j'entends celles qui ont du fondement dans la nature et qui sont
conformesà un étre réel, à l'existence des choses ou aux archétypes;
autrement elles sont fantastiques ou chimériques.
Tn. ll y a un peu d'obscurité dans cette explication. L'idée peut
avoir un fondement dans la nature, sans être conforme à ce fonde-
ment, comme lorsqu'on prétend que les sentiments que nous avons
de la couleur et de la chaleur ne ressemblent à aucun original ou
archétype. Une idée aussi sera réelle quand elle est possible
quoique aucun étre existant n'y réponde ; autrement, si tous les
ndividus d'une espece se perdaient, l'idée de l'espèce deviendrait
chimérique. |
S 9. Pu. Les idées simples sont toutes réelles, car, quoique,
selon plusieurs, la blancheur et la froideur ne soient non plus
dans la neige que la douleur, cependant leurs idées sont en nous
des effets des puissances attaehées aux choses extérieures, et ces
eflets constants nous servent autant à distinguer les choses que si
c étaient des images exactes de ce qui existe dans les choses mêmes.
Tu. J'ai examiné ce point ci-dessus : mais il parait par là qu'on
ne demande point toujours une conformité avec un archétype, et,
suivant l'opinion (que je n'approuve pourtant pas) de ceux qui con-
coivent que Dieu nous a assigné arbitrairement des idées, destinées
à marquer les qualités des objets, sans qu'il y ait de la ressemblance
ni méme de rapport naturel, il y aurait aussi peu de conformité en
cela de nos idées avec les archétypes qu'il y en a des mots dont on
se sert par institution dans les langues avec les idées ou avec les
choses mêmes.
& 8. Pu. L'esprit est passif, à l'egard de ses idées simples, mais
les combinaisons qu'il en fait pour former des idées composées, oü
plusieurs simples sont comprises sous un méme nom, ont quelque
DES IDÉES 333
chose de volontaire; car l'un admet dans l'idée complexe qu'il a de
l'or ou de la justice, des idées simples que l'autre n'y admet point.
Tu. L'esprit est encore actif à l'égard des idées simples quand
il les détache les unes des autres pour les considérer séparément, ce
qui est volontaire aussi bien que la conibinaison de plusieurs idées,
soit qu'il la fasse pour donner attention à une idée composée qui en
résulte, soit qu'il ait dessein de les comprendre sous le nom donné
à la combinaison. Et l'esprit ne saurait s'y tromper, pourvu qu'il ne
joigne point des idées incompatibles et pourvu que ce nom soit
encore vierge, pour ainsi dire, c'est-à-dire que déjà on n'y ait point
attaché quelque notion qui pourrait causer un mélange avec celle
qu'on y attache de nouveau et faire naître ou des notions impos-
sibles, en joignant ce qui ne peut avoir lieu ensemble, ou des no-
tions superflues et qui contiennent quelque obreption, en joignant
des idées dont l'une peut et doit étre dérivée de l'autre par dé-
monstration.
S 4. Pu. Les modes mixtes et les relations n'ayant point d'autre
réalité que celle qu'ils ont dans l'esprit des hommes, tout ce qui est
requis pour faire que ces sortes d'idées soient réelles est la possi-
bilité d'exister ou de compatir ensemble.
Tu. Les relations ont une réalité dépendante de l'esprit comme les
vérités, mais non pas de l'esprit des hommes, puisqu'il y a une su-
préme intelligence qui les détermine toutes en tout temps. Les modes
mixtes qui sont distincts des relations peuvent étre les accidents
réels. Mais, soit qu'ils dépendent ou ne dépendent point de l'esprit,
il suffit pour la réalité de leurs idées que ces modes soient possibles
ou, ce qui est la méme chose, intelligibles distinctemeut. Et pour
cet effet, il faut que les ingrédients soient compossibles, c'est-à-dire
qu'ils puissent consister ensemble.
3 9. Pit. Mais les idées composées des substances, comme elles
sont toutes formées par rapport aux choses qui sont hors de nous,
et pour représenter les substances telles qu'elles existent réellement,
ne sont réelles qu'en tant que ce sont des combinaisons d'idées
simples, réellement et unies et coexistantes dans les choses qui
coexistent hors de nous. Au contraire celles-là sont chimériques,
qui sont composées de telles collections d'idées simples, qui n'ont
jamais été réellement unies et qu'on n'a jamais trouvées ensemble
dans aucune substance ; comme sont celles qui forment un centaure,
un corps ressemblant àl'or, excepté le poids, et plus léger que l'eau,
224 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
un corps similaire par rapport aux sens, mais doué de perception
et de motion volontaire, etc.
Tu. De cette manière, prenant le terme de réel et de chimérique
autrement par rapport aux idées des modes que par rapport à celles
qui forment une chose substantielle, je ne vois point qu'elle notion
commune à l'un et à l'autre cas vous donnez aux idées réelles ou
chimériqnes ; car les modes vous sont réels quand ils sont possibles,
et les choses substantielles n'ont des idées réelles chez vous que
lorsqu'elles sont existantes. Mais en voulant se rapporter à l'exis-
tence, on ne saurait guere déterminer si une idée est chimérique ou
nou, parce que ce qui est possible, quoiqu'il ne se trouve pas dans
le lieu ou dans le temps où nous sommes, peut avoir existé autrefois
ou existera peut-être un jour, ou pourra même se trouver déjà pré-
sentement dans un autre monde, ou méme dans la nótre, sans qu'on
le sache, comme l'idée que Démocrite avait de la voie lactée que les té-
lescopes ont vérifiée ; de sorte qu'il semble que le meilleur est de dire
que les idées possibles deviennent seulement chimériques, lorsqu'on
y attache sans fondement l'idée de l'existence effective, comme font
ceux qui se promettent la pierre philosophale, ou comme feraient
ceux qui eroiraient qu'il y a une nation de centaures. Autrement,
en ne se réglant que sur l'existence on s'écartera sans nécessité du
langage recu, qui ne permet point qu'on dise que celui qui parle en
hiver de roses ou d'œæillets, parle d'une chimére, à moins qu'il ne
s'imagine de les pouvoir trouver dans son jardin, comme on le ra-
conte d'Albert le Grand (1j ou de quelque autre magicien prétendu.
CHAP. XXXM. — DES 1DÉES COMPLÈTES
ET INCOMPLETES.
5 4. Pri. Les idées réelles sont completes lorsqu'elles représentent
parfaitement les originaux d'oü l'esprit suppose qu'elles sont tirées,
qu'elles représentent et auxquelles il les rapporte. Les idées incom-
pletes n'en représentent qu'une partie. 3 2. Toutes nos idées simples
(1: ALBERT LE GRAND, celebre philosophe du moyen àge, né en 1193 ou 1205,
à Lavingen en Souabe, enseigna avec un immense succès dans beaucoup de
villes, entre autres à Strasbourg, Cologne et Paris, mort en 0230, Ses œuvres
complètes ont été publiées en 21 volumes, à Cologne, en 16?1, Ses principaux
ouvrages sont : Commentaires sur ,Aristole, Conunentuires sur les livres saints.
DES IDÉES 925
sont completes. L'idée de la blancheur ou de la douceur, qu'on
remarque dans le sucre, est complète, parce qu'il suffit pour cela
qu'elle réponde entiérement aux puissances, que Dieu a mises dans
ce corps pour produire ces sensations.
Tu. Je vois, Monsieur, que vous appelez idées complétes ou incom-
ulétes celles que votre auteur favoriappele ideas adequatas aut ina
d.equatas; on pourrait les appeler accomplies ou inaccomplies. J'ai dé-
fiui autrefois ideam adæqualam (une idée accomplie) celle qui est si
distincte que tous les ingrédients sont distincts, et telle est à peu
pres l'idée d'un nombre. Lorsqu'une idée est distincte et contient la
définition ou les marques réciproques de l'objet, elle pourra être
inadæquala ou inaccomplie, savoir lorsque ees marques ou ces
ingredients ne sont pas aussi toutes distinctement connues; par
exemple, l'or est un métal qui résiste à la eoupelle et à l'eau-forte,
c'est une idée distincte, car elle donne des marques ou la definition
de l'or ; mais elle n'est pas accomplie, car la nature de la coupella-
tion et de l'opération de l'eau-forte nc nous est pas assez connue.
D'ou vient que, lorsqu'il n'y a qu'une idée inaccomplie, le méme
sujet est susceptible de plusieurs définitions indépendantes les unes
des autres, en sorte qu'on ne saurait toujours tirer l'une de l'autre,
ni prevoir qu'elles doivent. appartenir à un méme sujet, et alors la
seule expérience nous enseigne qu'elles lui appartiennent tout à la
fois. Ainsi l'or pourra être encore défini le plus pesant de nos corps,
ou le plus malléable, sans parler d'autres définitions qu'on pourrait
. fabriquer. Mais ce ne sera que lorsque les hommes auront pénétré
plus avant dans la nature des choses, qu'on pourra voir pourquoi
il appartient au plus pesant des métaux de résister à ces deux
épreuves des essayeur.; ; au lieu que dans la géométrie, où nous avons
des idées accomplies, c'est autre chose, car nous pouvons prouver
que les sections terminées du cône et du cylindre, faites par un plan,:
sont les mêmes, savoir des ellipses, et cela ne peut nous être inconnu
si nous y prenons garde, parce que les notions que nous en avons
sont accomplies. Chez moi la division des idees en aecomplies ou
inaccomplies, n'est qu'une sous-division des idées distinctes, et il ne
me parait point que les idées confuses, comme celle que nous avons
Commentaires sur saint Denys ÜüÜArcopagite, Arégé de theologie, Erpliration du
Livre des Sentences, Somme de Théologie, Livre des Créatures, Traité sur la
Vierge. Albert le Grand n'était pas moins un savant qu'un philosophe. De là sa
réputation de magicien. P. J.
PAuL Jaxer. — Leibniz. 1-15
996 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
de la douceur, dont vous parlez, monsieur, méritent ce nom ; car,
quoiqu'elles expriment la puissance qui produit la sensation, elles
ne l'expriment pas entièrement, ou du moins nous ne pouvons point
le savoir, car, si nous comprenions ce qu'il y a dans cette idée de
la douceur que nous avons, nous pourrions juger si elle est suffi-
sante pour rendre raison de tout ce que l'expérience y fait remar-
quer.
$3. Pr. Des idées simples venons aux complexes; elles sont ou
des modes ou des substances. Celles des modes sont des assem-
blages volontaires d'idées simples, que l'esprit joint ensemble,
sans avoir égard à certains archétypes ou modèles réels et actuelle-
ment existants ; elles sont complètes et ne peuvent ètre autrement,
parce que, n'étant pas des copies mais des archétypes que l'esprit
forme pour s’en servir à ranger les choses sous certaines dénomina-
tions, rien ne saurait leur manquer parce que chacune renferme telle
combinaison d'idées que l'esprit a voulu former et par conséquent
telle perfection qu'il a eu dessein de lui donner, et on ne conçoit
point que l'entendement de qui que ce soit puisse avoir une idée plus
compléte ou parfaite du triangle que celle de trois cótés et de trois
angles. Celui qui assembla les idées du danger de l'exécution, du
trouble que produit la peur, d'une considération tranquille de ce
qu'il serait raisonnable de faire, et d'une application actuelle à l'exé-
cuter sans s'épouvanter par le péril, forma l'idée du courage et eut
ce qu'il voulut, c'est-à-dire une idée complète conforme à son bon
plaisir. Il en est autrement des idées des substances, oü nous pro-
posons ce qui existe réellement.
Tu. L'idée du triangle ou du courage a ses archétypes dans la pos-
sibilité des choses aussi bien que l'idée de l'or. Et il est indifférent
quant à la nature de l'idée, si on l'a inventée avant l'expérience, ou
si on l'a retenue aprés la perception d'une combinaison que la
nature avait faite. La combinaison aussi que fait les modes n'est pas
tout à fait volontaire ou arbitraire, car on pourrait joindre ensemble
ce qui est incompatible, comme font ceux qui inventent des machines
du mouvement perpétuel ; au lieu que d'autres en peuvent inventer de
bonnes et exécutables qui n'ont point d'autres archétypes chez nous
que l'idée de l'inventeur, laquelle a elle-méme pour archétype la
possibilité des choses, ou l'idée divine. Or ces machines sont quelque
chose de substantiel. On peut aussi forger des modes impossibles,
comme lorsqu'on se propose le parallélisme des paraboles, en s'ima:
DES IDÉES 221
ginant qu'on peut trouver deux paraboles paralléles l'une à l'autre,
comme deux droites ou deux cercles. Une idée donc, soit qu'elle soit
celle d'un mode, ou celle d'une chose substantielle, pourra être com-
pléte ou incomplete selon qu'on entend bien ou mal les idées par-
tielles, qui forment l'idée totale: et c'est une marque d'une idée ac-
complie lorsqu'elle fait connaitre parfaitement la possibilité de l'objet.
CHAP. XXXII. — DE VRAIES ET DES FAUSSES IDÉES.
$ 1. Pii. Comme la vérité ou la fausseté n'appartient qu'aux pro-
positions, il s'ensuit que, quand les idées sont nommées vraies ou
fausses, il y a quelque proposition ou affirmation tacite, $ 3. C'est
quil y a une supposition tacite de leur conformité avec quelque
chose, $ à, surtout avec ce que d'autres désignent par ce nom
(comme lorsqu'ils parlent de la justice), item à ce qui existe réelle-
ment (comme est l'homme et non pas le centaure), {em à l'essence,
dont dépendent les propriétés de la chose; et en ce sens nos idées
ordinaires de substances sont fausses quand nous nous imaginons
certaines formes substantielles. Au reste les idées mériteraient plutôt
d'étre appelées justes ou fautives que vraies ou fausses.
Tu. Je crois qu'on pourrait entendre ainsi les vraies ou les fausses
idées, mais comme ces différents sens ne conviennent point entre
eux et ne sauraient être rangés commodément sous une notion com-
mune, j'aime mieux appeler les idées vraies ou fausses par rapport
à une autre affirmation tacite, qu'elles renferment toutes, qui est
celle de la possibilité. Ainsi les idées possibles sont vraies, et les
idées impossibles sont fausses.
CHAP. XXXIII. — DE L'ASSOCIATION DES IDÉES.
8 1. Pri. On remarque souvent dans les raisonnements des gens
quelque chose de bizarre, et tout le monde y est sujet. $ 2. Ce
n'est point seulement entétement ou amour-propre ; car souvent des
gens, qui ont le cœur bien fait, sont coupables de ce défaut. Il ne
suffit pas méme toujours de l'attribuer à l'éducation et aux préju-
gés. $ 4. C'est plutôt une manière de folie, et on serait fou si on
agissait toujours ainsi. $ 5. Ce défaut vient d'une liaison non natu-
228 NOUVEAUX ESSAIS SUR L ENTENDEMENT
relle des idées, qui a son origine du hasard ou de la coutume. K 6.
Les inclinations et les intérêts y entrent. Certaines traces. du cours
fréquent des esprits animaux deviennent des chemins battus ; quand
on suit un certain air, on le trouve dès qu'on l'a commencé. 8 7. De
cela viennent les sympathies et les antipathies, qui ne sont point
nées avec nous. Un enfant a mangé trop de miel et en a été incom-
modé, et puis, étant devenu homme fait, il ne saurait entendre le
nom de miel sans un souléveinent de cœur. $ 8. Les enfants sont
fort susceptibles de ces impressions, et il est bon d'y prendre garde.
$ 9. Cette association irrégulière des idées a une grande influence
dans toutes nos actions et passions naturelles et morales. $ 10. Les
ténèbres réveillent l'idée des spectres aux enfants, à cause des
contes qu'on leur en a faits. $ 11. On ne pense pas à un homme
qu'on hait, sans penser au mal qu'il nous a fait ou peut faire. $ 12.
On évite la chambre où on a vu mourir un ami. $ 13. Une mere qui
3 perdu un enfant bien cher perd quelquefois avec lui toute sa joie,
jusqu à ce que le temps efface l'impression de cette idée, ce qui quel-
quefois n'arrive pas. S 11. Un homme guéri parfaitement de la rage
par une opération extrémement sensible se reconnut obligé toute sa
vie à celui qui avait fait cette opération ; mais il lui fut impossible
d'en supporter la vue. S 15. Quelques-uns haissent les livres toute
leur vie à cause des mauvais traitements qu'ils ont recus dans les
écoles. Quelqu'un ayant une fois pris un ascendant sur un autre
dans quelque occasion le garde toujours. S8 16. Il s'est trouvé un
homme qui avait bien appris à danser. mais qui ne pouvait l'exécu-
ter, quand il n'y avait point dans la chambre un coffre pareil à celui
qui avait été dans celle où il avait appris. 3 17. La méme liaison
non naturelle se trouve dans les habitudes intellectuelles. On lie la
matiere avec l'être comme s'il n'y avait rien d'immatériel. $ 48. On
attache à ses opinions le parti de secte dans la philosophie, dans la
religion et dans l'État.
Tu. Cette remarque est importante ct entièrement à mon gré, et
on la pourrait fortifier par une infinité d'exemples. M. Descartes,
ayant eu dans sa jeunesse quelque affection pour une personne
louche, ne put s'empécher d'avoir toute sa vie quelque penchant
pour celles qui avaient ee défaut. M. Hobbes (1), autre grand phi-
(1) HosnEs, philosophe anglais, né en 1583 à Malmesbury {comté de Withe),
mort en 1679. 1l a donné lui-même à Amsterdam une édition complete de ses
œuvres (2 vol. in-4o). Elles contiennent : 1° Problemata physica; 2° Dialogos
^
DES IDÉES 399
losophe, ne put, dit-on, demeurer seul dans un lieu obscur sans
qu'il eüt l'esprit effrayé par les images des spectres quoiqu'il n'en
crüt point, cette impression lui étant restée des contes qu'on fait
aux enfants. Plusieurs personnes savantes et de trés bon sens, et
qui sont fort au-dessus des superstitions, ne sauraient se résoudre
d'être treize à un repas, sans en être extrêmement déconcertées,
ayant été frappées autrefois de l'imagination qu'il en doit mourir un
dans l'année. 1l y avait un gentilhomme qui, ayant été blessé peut-
étre dans son enfance par une épingle mal attachée, ne pouvait plus
en voir dans cet état sans être prét à tomber en défaillance. Un pre-
mier ministre, qui portait dans la cour de son maitre le nom de
Président se trouva offensé par le titre du livre d'Octavio Pisani ; 1),
nommé Zycurgue, et fit écrire contre ce livre, parce que l'auteur,
en parlant des officiers de justice qu'il croyait superflus, avait
nommé aussi les présidents, et quoique ce terme dans la personne
de ce ministre signifiàt tout autre chose, il avait tellement attaché le
mot à sa personne, qu'il était blessé dans ce mot. Et c'est un cas
des plus ordinaires des associations non naturelles, capables de
tromper, que celles des mots aux choses, lors méme qu'il y a de
l'éQuivoque. Pour mieux entendre la source de la liaison non natu-
relle des idées, il faut considérer ce que j'ai remarque déjà ci-dessus
iehap. xit, 8 f£), en parlant du raisonnement des bêtes, que l'homme
aussi bien que la bête est sujet à joindre par sa memoire et par son
imagination ce qu'il a remarqué joint dans ses perceptions et ses
expériences. C'est en quoi consiste tout le raisonnement des bêtes,
s'il est permis de l'appeler ainsi, et souvent celui des hommes, en
tant qu'ils sont empiriques et ne se gouvernent que par les sens et
les exemples, sans examiner si là méme raison a encore lieu. Et
comme souvent les raisons nous sont inconnues, il faut avoir égard
aux exemples à mesure qu'ils sont fréquents ; ear alors l'attente ou
la réminiscence d'une autre perception, qui y est. ordinairement
liée, est raisonnable, surtout quand il s'agit de se préeautionner,
Mais, comme la véhémence d'une impression très forte fait souvent
autant d'effet tout d'un coup que la fréquence et la repetition de
plusieurs impressions médiocres en aurait pu faire à la longue, il
ser de emendalione geomrtriæ: 3% Libros. tres de. corpore ; 4° Liber unus. de
homine ; 5° Libros tres de Cive: 6* De natura aeris ; 7 De principiis et ratioci-
natione geomelrarum; Ww. Leviathan. P. J.
(1) Pisaxt (Octavio), jurisconsulte italien, a publié dans cette langue son Zy-
curgus, seu Leges promplum justilian promorentes. P. 4.
230 | NOUVEAUX ESSAIS SUR L ENTENDEMENT
arrive que cette véhémence grave dans la fantaisie une image
aussi profonde et vive que la longue expérience. De là viént que
quelque impression fortuite mais violente, joint dans notre imagina-
tion et mémoire deux idées qui y étaient ensemble alors tout aussi
fortement et durablement et nous donne le méme penchant de les
lier, et de les attendre l’une à la suite de l'autre que si un long usage
en avait vérifié la connexion ; ainsi le méme effet de l'association s'y
trouve, quoique la méme raison n'y soit pas. L'autorité, le parti, la
coutume font aussi le méme effet que l'expérience et la raison, et
il n'est pas aisé de se délivrer de ces penchants. Mais il ne serait
pas fort difficile de se garder d'en étre trompé dans ses jugements,
si les hommes s'attachaient assez sérieusement à la recherche de la
vérité, ou procédaient avec méthode, lorsqu'ils reconnaissent qu'il
leur est important de la trouver. |
LIVRE TROISIÈME
DES MOTS
CHAP. I. — Des mors oU DU LANGAGE EN GÉNÉRAL,
& 1. Pir. Dieu, ayant fait l'homme pour être une créature sociable,
lui a non seulement inspiré le désir et l'a mis dans la nécessité de
vivre avec ceux de son espéce, mais lui a donné aussi la faculté de
parler, qui devait étre le grand instrument et le lien commun de
cette société. C'est de cela que viennent les mots qui servent à repré-
senter, et méme à expliquer les idées.
Tn. Je suis réjoui de vous voir éloigné du sentiment de M. Hobbes,
qui n'accordait pas que l'homme était fait pour la société, concevant
qu'on y a été seulement forcé par la nécessité et par la méchanceté
de ceux de son espéce. Mais il nc considérait point que les meilleurs
hommes, exempts de toute méchanceté, s'uniraient pour mieux
obtenir leur but, comme les oiseaux s'attroupent pour mieux
voyager en compagnie, et comme les castors se joignent par cen-
taines pour faire de grandes digues, où un petit nombre de ces ani-
maux ne pourraient réussir; et ces digues leur sont nécessaires,
pour faire par ce moyen des réservoirs d'eau ou de petits lacs, dans
lesquels ils bâtissent leurs cabanes et péchent des poissons, dont ils
se nourrissent. C'est là le fondement dela société des animaux qui
y sont propres, et nullement la crainte de leurs semblables, qui ne
se trouve guère chez les bêtes.
Pa. Fort bien, et c'est pour mieux cultiver cette société que
232 NOUVEAUX ESSAIS SUR L ENTENDEMENT
l'homme a naturellement ses organes façonnés en sorte qu'il sont
propres à former des sons articulés, que nous appelons mots.
Tu. Pour ce qui est des organes, les singes les ont en apparence
aussi propres que nous à former la parole, cependant il ne s'y
trouve point le moindre acheminement. Aiusi il faut qu'il leur
manque quelque chose d'invisible. Il faut considérer aussi qu'on
pourrait parler, c'est-à-dire se faire entendre par les sons de la
bouche sans former des sons articulés, si on se servait des tons de
musique pour cet effet ; mais il faudrait plus d'art pour inventer
un langage des tons, au lieu que celui des mots a. pu être formé et
perfectionné peu à peu par des personnes qui se trouvent dans la
simplicité naturelle. 1l y a cependant des peuples, comme les Chinois,
qui par le moyen de tons et accents varient leurs mots, dont ils
n'ont qu'un petit nombre. Aussi était-ce la pensée de Golius (1),
célebre mathématicien et grand connaisseur des langues, que leur
langue est artificielle, c'est-à-dire qu'elle a été inventée tout à la fois
par quelque habile homme pour établir un commeree de paroles
entre quantités de nations differentes; qui habitaient ce grand pays
que nous appelons la Chine, quoique cette langue pourrait se trouver
altérée maintenant par le long usage.
$ 2. Pi. Comme les Ourangs-Outangs et autres singes ont les
organes sans former des mots, on peut dire que les perroquets et
quelques autres oiseaux ont les mots sans avoir de langage, car on
peut dresser ces oiseaux et plusieurs autres à former des sons assez
distincts ; cependant ils ne sont nullement capables de langue. Il
n'y a que l'homme qui soit en état de se servir de ces sons comme
des signes des conceptions intérieures, afin que par là elles puissent
être inanifestées aux autres.
Tu. Je crois qu'en effet sans le désir de nous faire entendre nous
n'aurions jamais formé de langage ; mais étant formé il est encore à
l'homme à raisonner à part soi, tant par le moyen que les mots lui
donnent de se souvenir des pensées abstraites, que par l'utilité qu'on
trouve en raisonnant à se servir des caractères et de pensées sourdes ;
car il faudrait trop de temps, s'il fallait tout expliquer et toujours
substituer les définitions à la place des termes.
5 9. Pr. Mais, comme la multiplication des mots en aurait confondu
l'usage, s'il eüt fallu un nom distinct pour désigner chaque chose
. (1j Goll ou Golius : 1590-1057, naturaliste et mathématicien, célèbre professeur
à l'Université de Leyd.
DEN MOTS 233
particulière, le langage a été encore perfectionné par l'usage des
termes généraux, lorsqu'ils signifient des idees generales.
Tu. Les termes généraux ne servent pas seulement à la perfec-
tion des langues, mais méme ils sont nécessaires pour leur consti-
tution essentielle. Car, si par les choses particulières on entend les
individuelles, il serait impossible de parler s'il n'y avait que des
noms propres et point d'appellatifs, c'est-à-dire, s'il n'y avait des
mots que pour les individus, puisqu'à tout moment il en revient de
nouveaux lorsquil s'agit des individus, des accidents et particulière-
ment des actions, qui sont ce qu'on désigne le plus; mais, si par les
choses particulières on entend les plus basses espèces (species
infimus), outre qu'il est difficile bien souvent de les déterminer, il
est manifeste que ce sont déjà des universaux, fondés sur la simili-
tude. Donc, comme il ne s'agit que de similitude plus ou moins
étendue, selon qu'on parle des genres ou des espèces, il est naturel
de marquer toute sorte de similitudes ou convenances et par consé-
quent d'employer des termes généraux de tous degrés; et méme
les plus généraux, étant moins charges par rapport aux idées ou
essences qu'ils renferment, quoiqu'ils soient plus compréhensifs par
rapport aux individus à qui ils conviennent, ils étaient bien souvent
les plus aisés à former, et sont les plus utiles. Aussi voyez-vous que
les enfants et ceux qui ne savent que peu la langue qu'ils veulent
parler, ou la matière dont ils parlent, se servent des termes généraux
comme chose, plante, animal, au lieu d'employer les termes
propres qui leur manquent. Et il est sür que tous les noms propres
ou individuels ont été originairement appellatifs où genéraux
$ 4. Piu. Illy a. méme des mots que les hommes emploient non
pour signifier quelque idée, mais le manque ou l'absence d'une
certaine idée, comme rien, ignorance, stérilité.
Tu. Je ne vois point pourquoi on ne pourrait dire qu'il y a des
idees privatives, comme il vy a des verités négatives, ear l'acte. de
nier est positif. J'en avais touche deja quelque chose.
So. Pu. Sans disputer là- dessus, il sera plus utile pour approcher
un peu plus de l'origine de toutes nos notions et connaissances, d'ob-
server comment les inots qu'on. emploie pour former des actions et
des notions tout à fait éloignees des sens, tirent leur origine des
idees sensibles, d'où ils sont transiérés à des significations plus
abstruses.
Tu. C'est que nos besoins nous ont obligés de quitter l'ordre
234 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
naturel des idées, car cet ordre serait commun aux anges et aux
hommes et à toutes les intelligences en général et devrait être suivi
de nous, si nous n'avions point égard à nos intérêts : il a donc fallu
s'attacher à celui que les occasions et les accidents où notre espèce
est sujette, nous ont fourni ; et cet ordre ne donne pas l’origine des
notions, mais pour ainsi dire l'histoire de nos découvertes.
Pn. Fort bien, ct c'est l'analyse des mots, qui nous peut apprendre
par les noms mémes cet enchainement que celle des notions ne
saurait donner par la raison que vous avez apportée. Ainsi les mots
suivants : imaginer, comprendre, s'attacher. concevoir, instiller,
dégoüter, trouble, tranquillité, etc., sont tous empruntés des opé-
rations des choses sensibles et appliqués à certains modes de
penser. Le mot esprit dans sa première signification est le souffle, et
celui d'Ange signifie messager. D'oü nous pouvons conjecturer
quelle sorte de notions avaient ceux qui parlaient les premiers ces
langues-là, et comment la nature suggéra inopinément aux hommes
l'origine et le principe de toutes leurs connaissances par les noms
mémes.
Tn. Je vous avais déjà fait remarquer que dans le credo des Hot-
tentots, on a nommé le Saint-Esprit par un mot, qui signifie chez
eux un souffle de vent bénin et doux. I] en est méme à l'égard de
la plupart des autres mots, et méme on ne le reconnait pas toujours,
parce que le plus souvent les vraies étymologies sont perdues. Un
certain Hollandais, peu affectionné à la religion, avait abusé de
cette vérité (que les termes de théologie, de morale et métaphysique
sont pris originairement de choses grossiéres) pour tourner en ridi-
cule la théologie et la foi chrétienne dans un petit dictionnaire fla-
mand, où il donnait aux termes des définitions ou explications non
pas telles que l'usage demande, mais telles que semblait porter la
force originaire des mots, et les tournait malignement ; et comme
d'ailleurs il avait donné des marques d'impiété, on dit qu'il en fut
puni dans le Raspel-huyss. Il sera bon cependant de considérer
cette analogie des choses sensibles et insensibles, qui a servi
de fondememt aux tropes: c'est ce qu'on entendra mieux en
considérant un exemple fort étendu tel qu'est celui que fournit
l'usage des prépositions, comme : à, avec, de, devant, en, hors, par,
pour, sur, vers, qui sont toutes prises du lieu, de la distance, et
du mouvement, et transférées depuis à toute sorte de changements,
ordres, suites, différences, convenances. A signifie approcher:
DES MOTS 235
comme en disant : je vais & Rome; mais comme pour attacher une
chose on l'approche de celle où nous la voulons joindre, nous
disons qu'une chose est attachée à une autre. Et de plus, comme il
y à un attachement immatériel pour ainsi dire, lorsqu'une chose
suit l'autre par ses raisons morales, nous disons que ce qui suit les
mouvements et volontés de quelqu'un, appartient à cette personne
ou y tient, comme S'il visait à cette personne pour aller auprès
d'elle ou avec elle. Un corps est avec un autre lorsqu'ils sont dans
un méme lieu ; mais on dit encore qu'une chose est avec celle qui se
trouve dans le méme temps, dans un méme ordre, ou partie d'ordre,
ou qui concourt à une méme action. Quand on vient de quelquelieu,
le lieu a été notre objet par les choses sensibles qu'il nous a four-
nies, et l'est encore de notre mémoire, qui en est toute remplie : et
de là vient que l'objet est signifié par la préposition de, comme en
disant, il s'agit de cela, on parle de cela, c'est-à-dire, comme si on
venait. Et, comme ce qui est enfermé en quelque lieu ou dans
quelque tout s'y appuie et est óté avec lui, les accidents sont consi
dérés de méme comme dans le sujet, sunt. in subjecto, inherent
subjecto. La particule sur aussi est appliquée à l'objet ; on dit qu'on
est sur cette matière, à peu prés comme un ouvrier est sur le bois
ou sur la pierre qu'il coupe et qu'il forme ; et, comme ces analogies
sont extrêmement variables et ne dépendent point de quelques
notions déterminées, de là vient que les langues varient beaucoup
dans l'usage de ces particules et cas que les prépositions gouvernent,
ou bien dans lesquels elles se trouvent sous-entendues et renfermées
virtuellement.
CHAP. Il. — DE LA SIGNIFICATION DES MOTS.
3 1. Pu. Maintenant,les mots étant employés par les hommes pour
êtres signes de leurs idées, on peut demander d'abord comment ces
mots y ont été déterminés ; et l'on couvient que c'est non par au-
cune connexion naturelle qu'il y ait entre certains sons articulés et
certaines idées (car en ce cas il n'y aurait qu'une langue parmi les
hommes}, mais par une institution arbitraire en vertu de laquelle
un tel. mot a été volontairement le signe d'une telle idée.
Tu. Je sais qu'on a coutume de dire dans les écoles et partout
236 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
ailleurs que les significations des mots sont arbitraires (ex instituto)
et il est vrai qu'elles ne sont point déterminées par une nécessité
naturelle , mais elles ne laissent pas de l'étre par des raisons tantót
naturelles, où le hasard a quelque part, tantôt morales, où il entre
du choix. 1l v a peut-être quelques langues artificielles qui sont tou-
tes de choix et entierement arbitraires, comme l'on croit que l'a été
cellede la Chine, ou comme le sont celles de Georgius Dalgarnus et
de feu M. Wilkins, évéque de Chester (1). Mais celles qu'on sait
avoir été forgées des langues déjà connues sont de choix mêlé avec
ce qu'il y a de la nature et du hasard dans les langues qu'elles sup-
posent. ll en est ainsi de celles que les voleurs ont forgées pour
n'étre entendus que de ceux de leur bande. ce que les Allemands
appellent Rothwelsch, les [taliens Lingua. zerga, les Français le
Yarquois, mais qu'ils forment ordinairement sur les langues ordi-
naires qui leur sont connues, soit en changeant la signification reçue
des mots par des métaphores, soit en faisant de nouveaux mots par
une composition ou derivation à leur mode. ll] se forme aussi des
langues par le commerce des differents peuples, soit en mélant indif-
féremment des langues voisines, soit, comme il arrive le plus souvent,
en prenant l'une pour base, qu'on estropie et qu'on altere, qu'on méle
ct qu'on corrompt en négligeant et changeant ce qu'elle observe, et
méme en y entant d'autres mots. La Lingua Franca, qui sert dans
le commerce de la Méditerrance, est faite de l'italienne, et on n'y a
point d'égard aux regles de la grammaire. Un dominicain arménien,
à qui je parlai à Paris, s'était fait ou peut-être avait appris de ses
semblables une espèce de Lingua Franca, faite du latin, que je
trouvai assez intelligible, quoiqu'il n'y eut ni cas ni temps ni autres
flexions, et il la parlait avec facilité, y étant accoutumé. Le père
Labbe (2), jésuite français, fort savant, connu par bien d'autres ou-
(lj DALGaRNO :Georges:, né à Aberdeen. Son ouvrage, publié en 1661, sous
ce titre : {rs signorum vulgo Character universalis et lingua philosophie est
extr^mement rare. — Wilkins, évêque de Chester, né en 1614, pres de Daventry,
mort à Londres chez le docteur Tillotson, en 1672, est un des esprits curieux
el originaux du xvii. siècle. Son livre sur la Dérouverte d'un Nouveau Monde,
contient déjà l'hypothèse des astres habités, qui a été plus tard reprise par
Fontenelle dans la Pluralité des mondes. Il fut un des souscripteurs du livre de
Dalgarno, puis plus tard lui emprunta son idée et la développa, sans le citer,
dans son Essai sur la langue philosophique avec un Dictionnaire conforme à cet
essai. — Londres, 1668, in-fe, ouvrage qui est lui-mème très rare. On en trouve
un extrait dans les Transactions philosophiques, n° 35, vu.
‘21 Labbé (le Père), jésuite français, né à Bourges en 1607, mort à Paris en
1607. Son érudition et sa fécondité sont prodigieuses. Dans la liste conside-
rable de ses ouvrages dounée par Moreri, nous ne trouvons pas celui auquel
DES MOTS 231
vrages, a fait une langue dont le latin est la base, qui est plus aisée
eta moins de sujétion que notre latin, mais qui est plus régulière
que la Lingua Franca. ll en a fait un livre exprès. Pour ce qui est
des langues qui se trouvent faites depuis longtemps, il n'y en a
guère qui ne soient extrémement altérées aujourd'hui. Cela est mani-
feste en les comparant avec les anciens livres et monuments qui eu
restent. Le vieux francais approchait davantage du provençal et de
l'italien, et on voit le théotisque avec le francais ou romain plutôt
‘appelé autrefois Lingue Romana rustica) tels qu'ils étaient au
neuvième siècle après Jésus-Christ dans les formules des serments
des fils de l'empereur Louis le Débonnaire, que Nithard, leur parent.
nous a conservés. On ne trouve guéres ailleurs de si vieux francais.
italien ou espagnol. Mais pour du théotisque ou allemand ancien, il
y a l'Évangile d'Otfricd, moine de Weissembourg de ce méme temps,
que Flacius a publié et que M. Schilter (1) voulait donner de nou-
veau. Et les Saxons passés dans la Grande-Dretagne nous ont laissé
des livres encore plus anciens. On a quelque version ou paraphrase
du commencement de la Genèse et de quelques autres parties de
l'Histoire sainte, faite par un Caedmon, dont Beda fait déjà mention.
Mais le plus ancien livre non seulement des langues germaniques,
mais de toutes les langues de l'Europe, excepté la grecque et la Ia-
tine, est celui de l'Évangile des Goths du Pont-Euxin, connu sous le
nom de Core. argenteus, écrit en caractères tout particuliers, qui
s'est trouve dans l'ancien monastere des Bénédietins de Werden, en
Westphalie, et a été transporté en Suede, où on le conserve comme
de raison avec autant de soin que l'original des Pandectes à Florence,
quoique cette version ait été faite pour les Goths orientaux et dans
un dialecte bien éloigné du germanique scandinavien : mais c'est
parce qu'on croit avec quelque probabilité que les Goths du Pont-
Euxin sont vous originairement de Scandinavie, ou du moins de
la mer Baltique. Or la langue ou le dialecte de ces anciens Goths est
trés différent du germanique moderne, quoiqu'il y ait le méme fond
de langue. L'ancien gaulois en était encore plus different, à en juger
par la langue plus approchante de la vraie gauloise, qui est celle du
Leibniz fait allusion. Parmi ses ouvrages. le seul qui ait rapport à la philoso-
'phie est intitulé : Aristotelis et Platonis (Girevorum interpretum brevis eouspez-
lus, Pa:is, 1657, in-1«. C'était le. préambule d'un grand ouvrage qu'il meditait
sous ce titre : AfAeneum plulosaphiciun., P. J.
(1) Scuirer (John, juriconsulte et archéologue allemand, professeur de droit
à Strasbourg. auteur du Thesaurus antiquitatum T'eutonicarum. P. J.
238 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
pays de Gales, de Cornuaille, et le bas breton ; mais le hibernois en
diffère encore davantage et nous fait voir les traces d'un langage bri-
tannique, gaulois et germanique, encore plus antique. Cependant
ces langues viennent toutes d’une source et peuvent être prises pour
des altérations d'une méme langue, qu'on pourrait appeler la cel-
tique. Aussiles anciens appelaient-ils Celtes tantles Germains queles
Gaulois; et, en remontant davantage pour y comprendre les origines
tant du celtique et du latin que du grec, qui ont beaucoup de racines
communes avec les langues germaniques ou celtiques, on peut con-
jecturer que cela vient de l'origine commune de tous ces peuples
descendus des Scythes, venus de la mer Noire, qui ont passé le Da-
nube et la Vistule, dont une partie pourrait être allée en Grèce, et
l'autre aura rempli la Germaine et les Gaules ; ce qui est une suite
de l'hypothèse qui fait venir les Européens d'Asie (1). Le Sarmati-
que (supposé que c'est l'esclavon) a sa moitié pour le moins d'une
origine ou germanique ou commune avec le germanique. 1l en pa-
"it quelque chose de semblable méme dans le langage finnois, qui
est celui des plus anciens Scandinaviens, avant que les peuples ger-
maniques, c'est-à-dire les Danois, Suédois et Norvégiens y aient
occupé ce qui est le meilleur et le plus voisin de la mer, et le langage
des Finnoniens ou du nord-ouest de notre continent, qui est encore
celui des Lapons, s'étend depuis l'océan germanique ou norvégien
plutót, jusque vers la mer Caspienne (quoique interrompu par les
peuples eselavons qui se sont fourrés entre deux) et a du rapport au
hongrois, venu des pays qui sont maintenant en partie sous les Mos-
cowites. Mais la langue tartaresque, qui a rempli le nord-est de
l'Asie, avecses variations, parait avoir été celle des Huns et Cumans,
comme elle l'est des Usbecs ou Turcs, des Calmues, et des Mugal-
les. Or toutes ces langues de la Scythie ont beaucoup de racines
communes entre elles et avec les nótres, et il se trouve que méme
l'arabique {sous laquelle l'hébraique, l'ancienne punique, la chal-
deenne, la syriaque, et l'éthiopique des Abyssins doivent être com-
prises) en a d'un si grand nombre et d'une convenance si manifeste
avec les nôtres, qu'on ne lesaurait attribuer au seul hasard, ni même
au seul commerce, mais plutôt aux migrations des peuples (2). De
(1) Cette hypothèse a été vérifiée par la philologie comparée. P. J.
(2) D’après la philologie moderne, les langues dont parle ici Leibniz, et que
l'on appelle sémiliques, n'ont qu'un très petit nombre de racines communes
avec les langues indu-européennes, et forment deux familles irréductibles. P, J.
DES MOTS 23!)
sorte qu'il n'y a rien en cela qui combatte et qui ne favorise plutót
le sentiment de l'origine commune de toutes les nations et d'une
langue radicale et primitive. Si l'hébraique ou l'arabesque y ap-
proche le plus, elle doit étre au moins bien altérée, et il semble que le
teuton a plus gardé du naturel, et (pour parler le langage de Jacques
Bœhm) (1) de l'adamique (2) : car, si nous avions la langue primitive
dans sa pureté, ou assez conservée pour être reconnaissable, il fau-
drait qu'il y parüt les raisons, des connexions soit physiques, soit
d'une institution arbitraire, sage ct digne du premier auteur. Mais,
suposé que nos langues soient dérivatives, quant au fond elles ont
néanmoins quelque chose de primitif en elles-mémes, qui leur
est survenu par rapport à des mots radicaux nouveaux, formés
depuis chez elles par hasard, mais sur des raisons physiques.
Ceux qui signifient les sons des animaux ou en sont venus en don-
nent des exemples. Tel est par exemple le latin coe zare, attribué
aux grenouilles, qui a du rapport au coutaquen ou quaken en alle-
mand. Or il semble que le bruit de ces animaux est la racine primor-
diale d'autres mots de la langue germanique. Car, comme ces ani-
maux font bien du bruit, on l'attribue aujourd'hui aux discours de
rien et babillards, qu'on appelle quakeler en diminutif ; mais appa-
remment ce méme mot queaken était autrefois pris en bonne part et
signifiait toute sorte de sons qu'on fait avec la bouche et sans en ex:
cepter la parole méme. Et, comme ces sons ou bruits des animaux
sont un témoignage de la vie, et qu'on connait par là avant de
voir qu'il y a quelque chose de vivant, de là est venu que quek, en
vieux allemand, signifiait vie ou vivant, comme on le peut remarquer
dans les plus anciens livres, et il y en a aussi des vestiges dans la
langue moderne, car quecksilber est vif-argent, et erquicken est
conforter et comme revivifier ou recréer après quelque défaillance
ou quelque grand travail. On appelle aussi quaken en bas allemand
certaines mauvaises herbes, vives pour ainsi dire et courantes, comme
on parle en allemand, qui s'étendent et se propagent aisément dans
(1; Been (Jacob;, célèbre mystique allemand, cordonnier à Gorliz, né pres
de cette ville dans la haute Lusace, en 1575, mort en 1621, Ses principaux ou-
vrages sont : L'Aurora ou lube naissante (1612) ; la Desrriplion des trois prin-
cipes de l'essence divine (1619) ; Mysterium magnum ; Signatura rerum, etc. Il
en a paru plusieurs editions completes à Amsterdam (1665, 1682, 1730). Saint-
Martin a traduit plusieurs de ces ouvrages en français : Aurore naissante (Paris,
2 vol. in-8', an VII); les Trots Principes de l'essence divine (2 vol. in-8», Paris,
an X) , le Chemin pour aller au Christ (1 vol. in-12, Paris, 18221. b. J.
(2) Le langage d'Adam.
240 NOUVEAUX ESSAIS SUR L ENTENDEMENT
les champs au préjudice des grains, et dans l'anglais quickly qui veut
dire promptement et d'une manière vive. Ainsi on peut juger qu'à
l'égard de ces mots la langue germanique peut passer pour primi-
tive, les a: ins n'ayant pas besoin d'emprunter d'ailleurs un son,
qui est. l'ir:itation de celui des grenouilles. Et il v en a beaucoup
d'autres où il en paraît autant. Car il semble que, par un instinct na-
turel, les anciens Germains, Celtes et autres peuples apparentés
avec eux, ont employé la lettre R pour signifier un mouvement vio-
lent et un bruittel que celui de cette lettre. Cela parait dans £éo, couler
(fluo), rinnen, rüren (fluere), rutir, (fluxion), le Rhin, Rhône,
Boer (Rhenus, Rhodanus, Eridanus, Rura, rauben i rapere, ravir),
Ret frota), radere (raseri, rauschen (mot difficile à traduire en
fraucais : il signifie un bruit tel que celni des feuilles ou arbres que
le vent ou un animal passant y excite, qu'on fait avec une robe trai-
nante), rekken (étendre avec violence) d'où vient que reichen est
atteindre, que der rick signifie un long bâton ou perche servant à
suspendre quelque chose, dans cette espèce de plat-dütsch où bas
saxon, qui est près de Brunswick ; que rige, reihe, regula, regere
se rapporte à une longueur ou course droite, et que reck a signifié
une chose ou personne fort étenduc et longue, et particulierement
un géant, et puis un homme puissant et riche, comme il parait dans
le reich des Allemands et dans le riche ou ricco des demi-latins. En
espagnol, ricos hombres signifie les nobles ou principaux : ee qui
fait comprendre en méme temps comment les métaphores, les synec-
docques et les métonymies ont fait passer les mots d'une signification
à l'autre, sans qu'on en puisse toujours suivre la piste. On remarque
ainsi ce bruit et mouvement violent dans rss ‘rupture, avec quoi
le latin rronpo, le grec Séyvu, le francais arracher, l'italieu stroccio
ont de la connexion. Or, comme la lettre R signifie naturellement un
mouvement violent. la lettre L en désigne un plus doux. Aussi
voyons-nous que les enfantset autres, à qui le R est trop dur et trop
difficile à prononcer, y mettent la lettre L à la place, comme disant
par exemple : mon lerélent péle. Ce mouvement doux parait. dans
leben (vivre), laben (conforter, faire vivre). Und. (lenis; lentus
(lent), eben (aimer), lauffen (glisser promptement comme l'eau
qui coule), labi (glisser, lebitur uncle vadis abies;, legen imettre
doucement, d'où vient /iegen, coucher, /«ge ou laye (un lit, comme
un lit de pierres), {ay-stein. pierre à couches, ardoise, lego, ich
lese, je ramasse ce qu'on a mis (c'est le contraire du mettre) et
DES MOTS 241
puis je lis, et enfin chez les Grecs, je parle, laub (feuille, chose
aisée à remuer, où se rapportent aussi lap, lid, lenken), luo,
4v (solvo), leien (en bas-saxon), se dissoudre, se fondre comme
la neige), d'où la Leine, rivière d’Ilanovre, a son nom, qui,
venant des pays montagneux, grossit fort par les neiges fondues.
Sans parler d'une infinité d'autres semblables appellations, qui
prouvent qu'il y a quelque chose de naturel dans l'origine des mots,
qui marque un rapport entre les choses et les sons et mouvements
des organes de la voix ; et c'est encore pour cela que la lettre L
jointe à d'autres noms, en fait le diminutif chez les Latins, les demi-
Latins et les Allemands supérieurs. Cependant il ne faut point pré-
tendre que cette raison se puisse remarquer partout, car le lion, le
lynx, le loup, ne sont rien moins que doux. Mais on se peut être atta-
ché à un autre accident, qui est la vitesse (lauf), qui les fait craindre
ou qui oblige àla course ; comme si celui qui voit venir un tel ani-
mal criait aux autres lauf (fuyez *), outre que, par plusieurs acci-
dents et changements, la plupart desmots sont extrémement altérés
et éloignés de leur prononciation et de leur signification originale.
Pu. Encore un exemple le ferait mieux entendre.
Tu. En voici un assez manifeste et qui comprend plusieurs autres.
Le mot d'œil et son parentage y peut servir. Pour le faire voir je
commencerai d'un peu haut. À (premiere lettre) suivie d'une petite
aspiration fait ah, et, comme c'est une émission de l'air, qui fait un
son assez clair au commencement et puis évanouissant, ce son signifie
naturellement un petit souffle, spiritum lenem, lorsque À et H ne
sont guére forts. C'est de quoi xo, aer, aura, haugh, halare,
haleine, ätuos, athem, odem (allemand) ont eu leur origine. Mais,
comme l'eau est un fluide aussi, et fait du bruit, il en est venu (ce
semble) qu'ah, rendu plus grossier par le redoublement, c'est-à-
dire aha ou ahha, a été pris pour l'eau. Les Teutons et autres Celtes,
pour mieux marquer le mouvement, y ont proposé leur W à l'un et
à l'autre; c'est pourquoi wehen, wind, vent, marquent le mouve-
ment de l'air, et waten, vadum, water le mouvement de l'eau ou
dans l'eau. Mais, pour revenir à aha, il parait être (comme j'ai dit)
une maniere de racine, qui signifie l'eau. Les Islandais, qui gardent
quelque chose de l'ancien teutonisme scandinavien, en ont diminué
l'aspiration en disant aa , d'autres qui disent aken (entendant Air,
Aquas grani) l'ont augmentée, comme font aussi les Latins dans
leur aqua, et les Allemands en certains endroits, qui disent ach
PAUL JaxET. — Leibniz. 16
242 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
dans les compositions pour marquer l'eau, comme lorsque Schwartz-
äch signifie eau noire, Biberach eau des Castors. Et au lieu de
Wiser ou Weser on disait Wiseraha dans les vieux titres, et Wisu-
rach chez les anciens habitants, dont les Latins ont fait Visurgis,
comme d'/ler, llerach, ils ont fait /largus. D'aqua, aigues, auue,
les Francais ont enfin fait eau, qu'ils prononcent oo, oü il ne reste
plus rien de l'origine. Auwe, Auge chez les Germains est aujourd'hui
un lieu que l'eau inonde souvent, propre aux pâturages, locus irri-
guus, pascuus ; mais plus particulièrement il signifie une ile comme
. dans le nom du monastère de Heichenau (4ugia dives) et bien
d'autres. Et cela doit avoir eu lieu chez beaucoup de peuples teuto-
niques et celtiques, car de là est venu que tout ce qui est isolé dans
une espèce de plaine a été nommé auge ou Ooge, oculus. C'est ainsi
qu'on appelle des taches d'huile sur de l'eau chez les Allemands ; et
chez les Espagnols Ojo est un trou. Mais auge, ooge, oculus, oc
chio, etc., a été appliqué plus particuliérement à l'oeil comme par
excellence, qui fait ce trou isolé éclatant dans le visage; el sans
doute le français œil en vient aussi, mais l'origine n'en est point
reconnaissable du tout, à moins qu'on n'aille par l'enchainement que
je viens de donner ; et il parait que l'ôuua et ójy; des Grecs vient de
la méme source. Oe ou Oeland est une ile chez les Septentrionaux,
etil y en a quelque trace dans l'hébreu, où * x, Ai est une île.
M. Bochart (1) a cru que les Phéniciens en avaient tiré le nom, qu'il
croit qu'ils avaient donné à la mer Egée, pleine d'iles. Augere,
augmentation, vient encore d'auue ou auge, c'est-à-dire de l'effusion
des eaux; comme aussi ooken, auken en vieux saxon, estait aug-
menter, et l'Augustus en parlant de l'Empereur estait traduit par
ooker. La rivière de Bronsvic, qui vient des montagnes de Hartz, et
par conséquent est fort sujette à des accroissements subits, s'appelle
Ocker, et Ouacra autrefois. Et je dis en passant que les noms des
rivières étant ordinairement venus de la plus grande antiquité
connue, marquent le mieux le vieux langage et les anciens habi-
tants, c'est pourquoi ils mériteraient une recherche particulière. Et
les langues en général, étant les plus anciens monuments des
peuples, avant l'écriture et les arts, en marquent le mieux l'origine,
les cognations et migrations. C'est pourquoi les étymologies bien
entendues seraient curieuses et de conséquence, mais il faut joindre
(1) Bocnanr, célèbre érudit protestant, né à Rennes en 1579, mort à Caen
en 1666. P. J.
DES MOTS 943
des langues de plusieurs peuples, et ne point faire trop de sauts
d'une nation à une autre fort éloignée sans en avoir de bonnes
vérifications, où il sert surtout d'avoir les peuples entre eux pour
garants. Et en général l'on ne doit donner aucune créance aux
etymologies, que lorsqu'il y a quantite d'indices concourants : autre-
ment c'est goropiser.
Pu. Goropiser ? Que veut dire cela?
Tu. C'est que les étymologies étranges et souvent ridicules de
Goropius Becanus (1), savant médecin du xvi° siècle, ont passé en
proverbe, bien qu'autrement il n'ait pas eu trop de tort de pré-
tendre que la langue germanique, qu'il appelle cimbrique, a autant
et plus de marques de quelque chose de primitif que l'hébraique
même. Je me souviens que feu M. Claubergius (2), philosophe excel-
lent, a donné un petit essai sur les origines de la langue germa-
nique, qui fait regretter la perte de ce qu'il avait promis sur ce sujet.
J'y ài donné moi-méme quelques pensées, outre que j'avais porté
feu M. Gerardus Meierus (3j, théologien de Brème, à y travailler,
comme il a fait, mais la mort l'a interrompu. J'espére pourtant que
le publie en profitera encore un jour, aussi bien que des travaux
semblables de M. Schilter, jurisconsulte célèbre à Strasbourg, mais
qui vient de mourir aussi. Il est sûr au moins que la langue et les
antiquités teutoniques entrent dans la plupart des recherches des
origines, coutumes et antiquités européennes. Et je souhaiterais que
des savants hommes en fissent autant dans les langues wallienne,
biscayenne, slavonique, finnoise, turque, persanne, arménienne,
géorgienne et autres, pour en mieux découvrir l'harmonie, qui ser-
virait particulièrement, comme je viens de dire, à éclaircir l'origine
des nations.
{D DEcawcs Gonopics, ou Jean Bécan (Van Gorp), né en 1518 dans le Brabant,
mort en 1572, médecin, mais plus connu par son goût pour les belles-lettres et
les langues. Il prétendait que la langue d'Adam était le flamand. P. J.
(2; CLaugerc, célebre cartésien, né à Sollingen (duché de Berg) en 1622,
mort en 1665. Ses principaux ouvrages sont : //e conjunctione anima et corporis
humani scriplum. Exercitationes de cognitione. Dei el Nostri. Logica. vetus et
nora (In-8, Duisbourg, 1656); Ontosophia mème vol.) ; Initiatio philosophi seu
Dubitatio Curtesiana (In-12, Mulberg, 1687). Ses œuvres complètes ont été
publiées à Amsterdam en 1611. b. J.
(3) MER (Gérard), né à Bréme en 1616, mort dans cette ville en 1608. Ses
principaux ouvrages philosophiques sont: Compendium logicæ divine, — Aru-
neurum telus divina ecistentiæ testes. — De dubitatione scepticá et Cartesianá.
1l a laissé en manuscrit un Glossarium linguæ Saxonicæ : C'est l'ouvrage don
parle Leibniz. P. J.
244 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
8 9. Pu. Ce dessein est de conséquence, mais à present il est temps
de quitter le matériel des mots et de revenir au formel, c'est-à-dire
à la signification, qui est commune aux différentes langues. Or, vous
m'accorderez premiérement, Monsieur, que, lorsqu'un homme parle à
un autre, c'est de ses propres idées qu'il veut donner des signes,
les mots ne pouvant étre appliqués par lui à des choses qu'il ne con-
nait point. Et, jusqu'à ce qu'un homme ait des idees de son propre
fonds, il ne saurait supposer qu'elles sont conformes aux qualités des
choses ou aux conceptions d'un autre.
Tu. ll est vrai pourtant qu'on prétend de désigner bien souvent
plutót ce que d'autres pensent que ce qu'on pense de son chef
comme il n'arrive que trop aux laiques, dont la foi est implicite.
Cependant j'accorde qu'on entend toujours quelque chose de géné-
ral, quelque sourde et vide d'intelligence que soit la pensée ; et on
prend garde du moins de ranger les mots selon la coutume des
autres, se contentant de croire qu'on pourrait en apprendre le sens
au besoin. Ainsi on n'est quelquefois que le trucheman des pensées,
ou le porteur de la parole d'autrui, tout comme serait unc lettre ; et
méme on l'est plus souvent qu'on ne pense.
S 4. Pu. Vous avez raison d'ajouter qu'on entend toujours quel-
que chose de général, quelque idiot qu'on soit. Un enfant, n'ayant
remarqué dans ce qu'il entend nommer or qu'une brillante couleur
jaune, donne le nom d'or à cette méme couleur qu'il voit dans la
queue d'un paon ; d'autres ajouteront la grande pesanteur, la fusi-
bilite, la malléabilité.
Tu. Je l'avoue, mais souvent l'idée qu'on a de l'objet dont on parle
est encore plus générale que celle de cet enfant, et je ne doute point
qu'un aveugle ne puisse parler pertinemment des couleurs et faire
une harangue à la louange de la lumière qu'il ne connait pas, parce
qu'il en a appris les effets et les circonstances.
S 4. Pir. Ce que vous remarquez est très vrai. Il arrive souvent
que les hommes appliquent davantage leurs pensées aux mots
qu'aux choses, et parce qu'on a appris la plupart de ces mots
avant de connaitre les idées qu'ils signifient, il y a non seulement
des enfants, mais des hommes faits qui parlent souvent comme des
perroquets. Cependant les hommes prétendent ordinairement de
marquer leurs pensées et de plus ils attribuent aux mots un secret
rapport aux idées d'autrui et aux choses mêmes. Car, si les sons
étaient attribués à une autre idée par celui avec qui nous nous
DES MOTS 945
entretenons, ce serait parler deux langues. |l est vrai qu'on ne
s'arrête pas trop à examiner quelles sont les idées des autres, et
l'on suppose que notre idée est celle que les communes et les habiles
gens du pays attachent au méme mot. 3 6. Ce qui a lieu particuliè-
rement à l'égard des idées simples et des modes; mais, quant aux
substances, on y croit plus particulièrement que les mots signifient
aussi la réalité des choses.
Tu. Les substances et les modes sont également représentés par
les idées; et les choses, aussi bien que les idées, dans l'un et l'autre
cas sont marquées par les mots; ainsi je n’y vois guère de difré-
rence, sinon que les idées des choses substantielles et des qualités
sensibles sont plus fixes. Au reste, il arrive quelquefois que nos idées
et pensées sont la matiére de nos discours et font la chose méme
qu'on veut signifier, et les notions réflexives entrent plus qu'on ne
croit dans celle des choses. On parle méme quelquefois des mots
matériellement, sans que, dans cet endroit-là précisément, on puisse
substituer à la place du mot la signification, ou le rapport aux idées
ou aux choses; ce qui arrive non seulement lorsqu'on parle en
grammairien, mais encore quand on parle en dictionnariste, en
donnant l'explication du nom.
CHAP. Ill. — DES TERMES GÉNÉRAUX.
S 1. Pu. Quoiqu'il n'existe que des choses particuliéres, la plus
grande partie des mots ne laisse point d'étre des termes généraux;
parce qu'il est impossible, 5 2. que chaque chose particuliere puisse
avoir un nom particulier et distinct, outre qu'il faudrait une mé-
moire prodigieuse pour cela, au prix de laquelle celle de certains
généraux qui pouvaient nommer tous leurs soldats par leur nom ne
serait rien. La chose irait méme à l'infini, si chaque béte, chaque
plante et méme chaque feuille de plante, chaque graine, enfin
chaque grain de sable qu'on pourrait avoir besoin de nommer devait
avoir son nom. Et comment nommer les parties des choses sensible-
ment uniformes, comme de l'eau, du fer ? 33. Outre que ces noms
particuliers seraient inutiles, la fin principale du langage étant
d'exciter dans l'esprit de celui qui m'écoute une idée semblable à la
mienne. Ainsi la similitude suffit, qui est marquée par les termes
246 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
généraux, 8 4. et les mots particuliers seuls ne serviraient point à
étendre nos connaissances, ni à faire juger de l'avenir par le passé,
ou d'un individu par un autre. $ 5. Cependant, comme l'on a souvent
besoin de faire mention de certains individus, particuliérement de
notre espéce, l'on se sert de noms propres, qu'on donne aussi aux
pays, villes, montagnes et autres distinctions de lieu. Et les maqui-
gnons donnent des noms propres jusqu'à leurs chevaux, aussi bien
qu'Alexandre à son Bucéphale, afin de pouvoir distinguer tel ou tel
cheval particulier, lorsqu'il est éloigné de leur vue.
Tir. Ces remarques sont bonnes, et il y en a qui conviennent avec
celles que je viens de faire. Mais j'ajouterai, suivant ce que j'ai
observé déjà, que les noms propres ont été originairement appel-
latifs, c'est-à-dire généraux dans leur origine, comme Brutus, César,
- Auguste, Capito, Lentulus, Piso, Cicero, Elbe, Rhin, Rhur, Leine,
Ocker, Bucéphale, Alpes, Brenner ou Pyrénées, car l'on sait que le
premier Brutus eut ce nom de son apparente stupidité, que César
était le nom d'un enfant tiré par incision du ventre de sa mère,
qu'Auguste était un nom de vénération, que Capiton est grosse téte,
comme Bucéphale aussi, que Lentulus, Pison et Cicéron ont été des
noms donnés au commencement à ceux qui cultivaient particulière-
ment certaines sortes de légumes. J'ai déjà dit ce que signifient les
noms .de ces rivières, Rhin, Hhur, Leine, Ocker. Et l'on sait que
toutes les rivières s'appellent encore Elbes en Scandinavie. Enfin
Alpes sont montagnes couvertes de neige (à quoi convient album,
blanc) et Brenner ou Pyrénées signifient une grande hauteur, car
bren était haut, ou chef (comme Drennus), en celtique, comme
encore brinck chez les Bas-Saxons, est hauteur, et il y a un Brennet
entre l'Allemagne et lltalie, comme les Pyrénées sont entre les
Gaules et l'Espagne. Ainsi j'oserais dire que presque tous les mots
sont originairement des termes généraux, parce qu'il arrivera fort
rarement qu'on inventera un nom exprès sans raison pour marquer
un tel individu. On peut done dire que les noms des individus étaient
des noms d'espéce, qu'on donnait par excellence. ou autrement à
quelque iudividu, comme le nom grosse tête à celui de toute la ville
qui l'avait la plus grande ou qui etait le plus considéré des grosses
têtes qu'on connaissait. C'est ainsi méme qu'on donne les noms des
genres aux espèces, c'est-à-dire qu'on se contentera d'un terme
plus général ou plus vague pour désigner des espèces plus particu-
lieres, lorsqu'on ne se soucie point des dillérences. Comme, par
DES MOTS 247
exemple, on se contente du nom général d’absinthe, quoiqu'il y en
ait tant d'espèces qu'un des Bauhin (1) en a rempli un livre exprès.
& 6. Tn. Vos réflexions sur l'origine des noms propres sont fort
justes ; mais, pour venir à celle des noms appellatifs ou des termes
généraux, vous conviendrez sans doute, Monsieur, que les mots
deviennent généraux lorsqu'ils sont signes d'idées générales, et les
idées deviennent générales lorsque par abstraction on en sépare le
temps, le lieu, ou telle autre circonstance, qui peut les déterminer à
telle ou telle existence particuliére.
Tu. Je ne disconviens point de cet usage des abstractions, mais
c'est plutôt en montant des espèces aux genres que des individus
aux espèces. Car (quelque paradoxe que cela paraisse) il est impos-
sible à nous d'avoir la connaissance des individus et de trouver le
moyen de déterminer exactement l'individualité d'aucune chose, à
moins que de la garder elle-méme; car toutes les circonstances peu-
vent revenir; les plus petites différences nous sont insensibles; le lieu
ou le temps, bien loin de déterminer d'eux-mémes, ont besoin eux-
mêmes d’être déterminés par les choses qu'ils contiennent. Ce qu'il
y a de plus considérable en cela est que l'individualité enveloppe l'in-
fini. et il n'y a que celui qui est capable de le comprendre qui puisse
avoir la connaissance du principe d'individuation d'une telle ou telle
chose; ce qui vient de l'influence (à l'entendre sainement) de toutes les
choses de l'univers les unes sur les autres. H est vrai qu'il n'en serait
point ainsi, s'il y avait des atomes de Démocrite ; mais aussi il n'y
aurait point alors de différence entre deux individus différents de la
méme figure et de la méme grandeur.
8 7. Pu. Il est pourtant tout visible que les idées que les enfants se
font des personnes avec qui ils conversent (pour nous arréter à cet
exemple) sont semblables aux personnes mémes et ne sont que par-
ticuliéres. Les idées qu'ils ont de leur nourrice et de leur mére sont
sont fort bien tracées dans leur esprit, et les noms de nourrice ou
de maman dont se servent les enfants, se rapportent uniquement à ces
personnes. Quant apres cela le temps leur a fait observer qu'il y a
plusieurs autres êtres, qui ressemblent à leur père ou à leur mère,
ils forment une idée à laquelle ils trouvent que tous ces êtres particu-
11) JEAN Bavurs, célèbre naturaliste suisse, s'est livré surtout à l'étude de la
botanique. L'ouvrage auquel Leibniz fait allusion est intitulé : De plantis absin-
thea nomen. habentibus, ll y a un autre Bauhin, frère du précédent, égales
ment naturaliste.
248 .. NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
liers participent également, et ils lui donnent comme les autres le
nom d'homme. $ 8. Ils acquièrent par la méme voie des noms et des
notions plus générales ; par exemple, la nouvelle idée de l'animal ne
se fait point par aucune addition, mais seulement en Ótant la figure
ou les propriétés particulières de l'homme et en retenant un corps
accompagné de vie, de sentiment et de motion spontanée.
Tu. Fort bien ; mais cela ne fait voir que ce que je viens de dire ;
car, comme l'enfant va par abstraction de l'observation de l'idée de
l'homme à celle de l'idée de l'animal, il est venu de cette idée plus
spécifique qu'il observait dans sa mére ou dans son pére et dans
tant d'autres personnes à celle de la nature humaine. Car, pour juger
qu'il n'avait point de précise idée de l'individu, il suffit de considérer
qu'une ressemblance médiocre le tromperait aisément et le ferait
prendre pour sa mère une autre femme qui ne l'est point. Vous
savez l'histoire du faux Martin Guerre, qui trompa la femme méme
du véritable et les proches parents par la ressemblance jointe à
l'adresse et embarrassa longtemps les juges, lors même que le véri-
table fut arrivé.
8 9. Pu. Ainsi tout ce mystère du genre ct des espèces, dont on
fait tant de bruit dans les écoles, mais qui hors de là est avec raison
si peu considéré, tout ce mystère, dis-je, se réduit uniquement à la
formation d'idées abstraites plus ou moins étendues, auxquelles on
donne certains noms.
Tu. L'art de ranger les choses en genres et en espéces n'est pas de
petite importance et sert beaucoup tant au jugement qu'à la mé-
moire. Vous savez de quelle conséquence cela est dans la botanique,
sans parler des animaux ct autres substances, et sans parler aussi
des étres moraux et notionaux comme quelques-uns les appellent.
Une bonne partie de l'ordre en dépend, et plusieurs bons auteurs
écrivent en sorte que tout leur discours peut étre réduit en divisions
ou sous-divisions, suivant une méthode qui a du rapport aux genres
et aux espéces, et sert non seulement à retenir les choses, mais
méme à les trouver. Et ceux qui ont disposé toutes sortes de
notions sous certains titres ou prédicaments sous-divisés, ont fait
quelque chose de fort utile.
3 10. Pn. En définissant les mots, nous nous servons du genre ou
du terme général le plus prochain; et c'est pour s'épargner la peine
de compter Ies diflérentes idées simples que ce genre signifie, ou
». WE peut-étre pour s'épargner la honte de ne pouvoir faire
DES MOTS 249
cette énumération. Mais quoique la voie la plus courte de définir
soit par le moyen du genre et de la différence, comme parlent les lo-
giciens, on peut douter, à mon avis, qu'elle soit la meilleure : du
moins elle n'est pas l'unique. Dans la définition qui dit que l'homme
est un animal raisonnable (définition qui peut-être n'est pas la plus
exacte, mais qui sert assez bien au présent dessein), au lieu du mot
animal on pourrait mettre sa définition. Ce qui fait voir le peu de
nécessité de la régle, qui veut qu'une définition doit étre composée
de genre et de différence et le peu d'avantage qu'il y a à l'observer
exactement. Aussi les langues ne sont pas toujours formées selon les
régles de la logique, en sorte que la signification de chaque terme
puisse être exactement et clairement exprimée par deux autres
termes. Et ceux qui ont fait cette régle ont eu tort de nous donner
si peu de définitions qui y soient conformes.
Tu. Je conviens de vos remarques; il serait pourtant avantageux
pour bien des raisons que les définitions puissent être de deux
termes : cela sans doute abrégerait beaucoup, et toutes les divisions
pourraient être réduites à des dichotomies, qui en sont la meilleure
espéce, et servent beaucoup pour l'invention, le jugement et la mé-
moire. Cependant je ne crois pas que les logiciens exigent toujours
que le genre ou la différence soit exprimée en un seul mot; par
exemple le terme polygone régulier peut passer pour le genre du
carré, et dans la figure du cercle le genre pourra être une figure
plane curviligne, et la différence serait .celle dont les points de la
ligne ambiante soient également distants d'un certain point comme
centre. Àu reste, il est encore bon de remarquer que bien souvent le
genre pourra être changé en différence, et la différence en genre. Par
exemple, le carré est un régulier quadrilatéral, ou bien un quadrila-
tère régulier, de sorte qu'il semble que le genre ou la différence ne
different que comme le substantif et l'adjectif; comme si au lieu de
dire que l'homme est un animal raisonnable, la langue permettait de
dire que l'homme est un rational animable, c'est-à-dire une sub-
stance raisonnable douée d'une nature animale, au lieu que les
génies sont des substances raisonnables, dont la nature n'est point
animale, ou commune avec les bêtes. Et cet échange des genres et
des différences dépend de la variation de l'ordre des sous-divi-
sions.
S 11. Pu. ll s'ensuit de ce que je venais de dire, que ce qu'on
appelle général et universel n'appartient point à l'existence des
250 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
choses, mais que c'est un ouvrage de l'entendement, 8 12, et les
essences de chaque espèce ne sont que les idées abstraites. -
Tu. Je ne vois pas assez cette conséquence. Car la généralité con-
siste dans la ressemblance des choses singulières entre elles, et cette
' essemblance est une réalité.
S 13. Pr. J'allais vous dire moi-même que ces espèces sont fondées
sur les ressemblances.
Ti. Pourquoi donc. n'y point chercher aussi l'essence des genres
et des espèces?
8 44. Pr. On sera moins surpris de m'entendre dire que ces essences
sont l'ouvrage de l'entendemnnt, si l'on considére qu'il y a du moins
des idées complexes, qui dans l'esprit de différentes personnes
ont souvent différentes collections d'idées simples, et ainsi ce qui
est avarice dans l'esprit d'un homme ne l'est pas dans l'esprit
d'un autre.
Tu. J'avoue, Monsieur, qu'il y a peu d'endroits où j'aie moins
entendu la force de vos conséquences qu'ici, et cela me fait de la
peine. Si les hommes différent dans le nom, cela change-t.il les
choses ou leurs ressemblances ? Si l'un applique le nom d'avarice à
une ressemblance, et l'autre à une autre, ce seront deux différentes
espéces désignées par le méme nom.
Pu. Dans l'espéce des substances qui nous est plus familière et
que nous connaissons de la manière la plus intime, on a douté plu-
sieurs fois si le fruit qu'uné femme a mis au monde était homme,
jusqu'à disputer si l'on devait le nourrir et baptiser; ce qui ne pour-
rait étre si l'idée abstraite ou l'essence à laquelle appartient le noin
d'homme était l'ouvrage de la nature et non une diverse incertaine
collection d'idées simples que l'entendement joint ensemble et à
laquelle il attache un nom après l'avoir rendue générale par voie
d'abstraction. De sorte que dans le fond chaque idée distincte, formée
par abstraction, est une essence distincte.
Tu. Pardonnez-moi que je vous dise, Monsieur, que votre lan-
gage m'embarrasse, car je n'y vois point de liaison. Si nous ne pou-
vons pas toujours juger par le dehors des ressemblances de l'inté-
rieur, est-ce qu'elles en sont moins dans la nature ? Lorsqu'on
doute si un monstre est homme, c'est qu'on doute s'il a de la raison,
Quand on saura qu'il en a, les théologiens ordonneront de le faire
baptiser ct les juriconsultes de la faire nourrir. 1l est vrai qu'on peut
disputer des plus basses espéces logiquement prises, qui se varient
DES MOTS 251
par des accidents dans une même espèce physique ou tribu de géné-
ration ; mais on n'a point besoin de les déterminer ; on peut même
les varier à l'infini, comme il se voit dans la grande variété des
oranges, limons et citrons, que les experts savent nommer et dis-
tinguer. On le voyait de méme dans les tulipes et œillets, lorsque
ces fleurs étaient à la mode. Au reste, que les hommes joignent
telles ou telles idées ou non, et méme que la nature les joigne
actuellement ou non, cela ne fait rien pour les essences, genres ou
espèces, puisqu'il ne s'y agit que des possibilités, qui sont indé-
pendantes de notre pensée.
$15. Pr. On suppose ordinairement une constitution réelle de
l'espèce de chaque chose, et il est hors de doute qu'il y en doit
avoir, d'où chaque amas d'idées simples ou qualités coexistantes
dans cette chose doit dépendre. Mais comme il est évident que les
choses ne sont rangées en sortes ou espéces sous certains noms,
qu'en tant qu'elles conviennent avec certaines idées abstraites,
auxquelles nous avons attaché ce nom-là, l'essence de chaque
genre ou espèce vient ainsi à n'être autre chose que l'idée abstraite
signifiée par le nom général ou spécifique ; et nous trouverons que
c'est là ce qu'emporte le mot d'essence selon l'usage le plus ordi-
naire qu'on en fait. H ne serait pas mal, à mon avis, de désigner, ces
deux sortes d'essences par deux noms différents et d'appeler la pre-
miére essence réelle et l'autre essence nominale.
Tu. H me semble que votre(1)langage innove extrêmement dans les
manières de s'exprimer. On a bien parlé jusqu'ici de définitions nomi-
nales etcausales ou réelles, mais non pas que je sache d'essences autres
que réelles, à moins que par essences nominales on n'ait entendu des
essences fausses et impossibles, qui paraissent être des essences,
mais n'en sont point ; comme serait par exemple celle d'un décaédre
régulier, c'est-à-dire d'un corps régulier, compris sous dix plans ou
hédres. L'essence dans le fond n'est autre chose que la possibilité de
ce qu'on propose. Ce qu'on suppose possible est exprimé par la défi-
nition ; mais cette définition n'est que nominale, quand elle n'exprime
point en méme temps la possibilité, car alors on peut douter si cette
définition exprime quelque chose de réel, c'est-à-dire de possible,
jusqu'à ce que l'expérience vienne à notre secours pour nous faire
connaître cette réalité à posteriori, lorsque la chose se trouve effec-
(4) GEsnARDT : noire,
252 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
tivement dans le monde; ce qui suffit au défaut de la raison, qui
ferait connaître la réalité à priori en exposant la cause ou la géné-
ration possible de la chose définie. 11 ne dépend donc pas de nous de
joindre les idées comme bon nous semble, à moins que cette com-
binaison ne soit justifiée ou par la raison qui la montre possible, ou
par l'expérience qui la montre actuelle, et par conséquent possible
aussi. Pour mieux distinguer aussi l'essence et la définition, il faut
considérer qu'il n'y a qu'une essence de la chose, mais qu'il y a plu-
sieurs définitions qui expriment une méme essence, comme la méme
structure ou la méme ville peut être représentée par différentes
scénographies, suivant les différents cótés dont on la regarde.
$ 18. Pr. Vous m'accorderez, je pense, que le réel et le nominal
est toujours le méme dans les idées simples et dans les idées des
modes ; mais dans les idées des substances, ils sont toujours entiè-
rement différents. Une figure, qui termine un espace par trois lignes,
c'est l'essence du triangle, tant réelle que nominale ; car c'est non
seulement l'idée abstraite à laquelle le nom général est attaché,
mais l'essence ou l'être propre de la chose, ou le fondement d'où
procédent ses propriétés, et auquel elles sont attachées. Mais c'est
tout autrement à l'égard de l'or. La constitution réelle de ses parties
de laquelle dépendent la couleur, la pesanteur, la fusibilité, la
fixité, etc., nous est inconnue, et, n'en ayant point l'idée, nous n'a-
vons point de nom qui en soit le signe. Cependant ce sont ces qua-
lités, qui font que cette matière est appelée de l'or, et sont son
essence nominale, c'est-à-dire qui donne droit au nom.
Tir. J'aimerais mieux de dire, suivant l'usage recu, que l'essence
de l'or est ce qui le constitue et qui lui donne ces qualités sensibles
qui le font reconnaitre et qui font sa définition nominale, au lieu
que nous aurions la définition réelle et causale, si nous pouvions
expliquer cette contexture ou constitution intérieure. Cependant la
définition nominale se trouve ici réelle aussi, non par elle-même
(car elle ne fait point connaitre à priori la possibilité ou la généra-
tion du corps), mais par l'expérience, parce que nous expérimentons
qu'il y a un corps, oü ces qualités se trouvent ensemble : mais sans
quoi on pourrait douter, si tant de pesanteur serait compatible avec
tant de malléabilité, comme l'on peut douter jusqu'à présent si un
verre malléable à froid est possible à la nature. Je ne suis pas au
reste de votre avis, Monsieur, qu'il y a ici de la différence entre les
idées des substances et les idées des prédicats comme si les défini-
DES MOTS 953
tions des prédicats (c'est-à-dire des modes et des objets des idées
simples) étaient toujours réelles et nominales en méme temps, et que
celles des substances n'étaient que nominales. Je demeure bien
d'accord qu'il est plus difficile d'avoir des définitions réelles
des corps, qui sont des étres substantiels, parce que leur contex-
ture est moins sensible. Mais il n'en est pas de méme de toutes les
substances ; car nous avons une connaissance des vraies substances
ou des unités (comme Dieu et de l'âme), aussi intime que nous en
avons de la plupart des modes. D'ailleurs, il y a des prédicats aussi
peu connus que la contexture des corps: car le jaune ou l'amer, par
exemple, sont les objets des idées ou fantaisies simples, et néan-
moins on n'en a qu'une connaissance confuse, méme dans les mathé-
matiques, où un méme mode peut avoir une définition nominale aussi
bien qu'une réelle. Peu du gens ont bien expliqué en quoi consiste la
différence de ces deux définitions, qui doit discerner aussi l'essence
et la propriété. À mon avis, cette différence est que la réelle fait voir
la possibilité du défini et la nominale ne le fait point : la définition
des deux droites paralléles, qui dit qu'elles sont dans un méme plan
et ne se rencontrent point quoiqu'on les continue à l'infini, n'est
que nominale, car on pourrait douter d'abord si cela est possible.
Mais, lorsqu'on a compris qu'on peut mener une droite paralléle dans
un plan à une droite donnée, pourvu qu'on prenne garde que la
pointe du style, qui décrit la parallèle, demeure toujours également
distante de la donnée, on voit en même temps que la chose est pos-
sible et pourquoielles ont cette propriété de ne se rencontrer jamais,
qui en fait la définition nominale, mais qui n'est la marque du paral-
lélisme que lorsque les deux lignes sont droites, au lieu que si l'une
au moins était courbe, elles pourraient étre de nature à ne se pou-
voir jamais rencontrer, et cependant elles ne seraient point paralléles
pour cela (1).
$ 19. Pn. Si l'essence était autre chose que l'idée abstraite, elle ne
serait point ingénérable et incorruptible. Une licorñe, une sirène,
un cercle exact ne sont peut étre point dans le monde.
Tn. Je vous ai déjà dit, Monsieur, que les essences sont perpé-
tuelles, parce qu'il ne s'y agit que du possible.
(1) C'est ce qu'on appelle les «symptotes.
q PI
254 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
CHAP. IV. — DES Now«s DES IDÉES SIMPLES.
S 2. Pn. Je vous avoue que j'ai toujours cru qu'il était arbitraire
de former les modes ; mais, quant aux idées simples et celles des
substances, j'ai été persuadé qu'outre la possibilité, ces idées devaient
signifier une existence réelle.
Tn. Je n'y vois aucune nécessité. Dieu en a les idées avant que
de créer les objets de ces idées, et rien n'empéche qu'il ne puisse
encore communiquer de telles idées aux créatures intelligentes : il
n'y a pas méme de démonstration exacte, qui prouve que les objets
de nos sens et des idées simples que les sens nous présentent, sont
hors de nous. Ce qui a surtout lieu à l'égard de ceux qui croient
avec les cartésiens et avec notre célèbre auteur, que nos idées sim-
ples des qualités sensibles n'ont point de ressemblance avec ce qui
est hors de nous dans les objets : il n'y aurait donc rien qui oblige
ces idées d'étre fondées dans quelque existence réelle.
84,5,0, 7. Pn. Vous m'accorderez au moins cette autre différence
entre les idées simples et les composées, que les noms des idées
simples ne peuvent étre définis, au lieu que ceux des idées composées
le peuvent étre. Car les definitions doivent contenir plus d'un terme,
dont chacun signifie une idée. Ainsi l'on voit ce qui peut ou ne peut
pas étre défini, et pourquoi les définitions ne peuvent aller à l'infini;
ce que jusqu'ici personne, que je sache, n'a remarqué.
Tu. J'ai aussi remarqué dans le petit essai sur les idées, inséré
dans les actes de Leipsick il y a environ 20 ans, que les termes sim-
ples ne sauraient avoir de définitions nominales : mais j'y ai ajouté,
en méme temps, que les termes, lorsqu'ils ne sont simples qu'à notre
égard (parce que nous n'avons pas le moyen d'en faire l'analyse
pour venir aux perceptions élémentaires, dont ils sont composés),
comme chaud, froid, jaune, vert, peuvent recevoir une définition
réelle, qui en expliquerait la cause. C'est ainsi quela définition réelle
du vert est d'étre composée de bleu et de jaune bien mélés, quoique
le vert ne soit pas plus susceptible de définition nominale, qui le
fasse reconnaitre, que le bleu et le jaune. Au lieu que les termes,
qui sont simples en eux-mêmes, c'est-à-dire dont la conception est
“claire et distincte, ne sauraient recevoir aucune définition, soit nomi-
nale, soit réelle. Vous trouverez dans ce petit essai, mis dans les
DES MOTS 955
actes de Leipsick, les fondements d'une bonne partie de la doctrine,
qui regarde l'entendement, expliquée en abrégé.
37, 8. Pu. ll était bon d'expliquer ce point et de marquer ce qui
pourrait étre défini ou non. Et je suis tenté de croire qu'il s'éléve
souvent de grandes disputes et qu'il s'introduit bien du galimatias
dans le discours des hommes pour ne pas songer à cela. Ces célébres
vétilles dont on fait tant de bruit dans les écoles, sont venues de ce
qu'on n'a pas pris garde à cette différence qui se trouve dans les
idées. Les plus grands maitres dans l'art ont été contraints de laisser
la plus grande partie des idées simples sans les définir, et quand ils
ont entrepris de le faire, ils n'y ont pas reussi. Le moyen, par exem-
ple, que l'esprit de l'homme pût inventer un plus fin galimatias que
celui qui est renfermé dans cette définition d’Aristote : le mouvement
est l'acte d'un être en puissance, en tant qu'il est en puissance. $. 9.
Et les modernes qui définissent le mouvement, que c'est le passage
d'un lieu daus un autre, ne font que mettre un mot synonyme à la
place de l'autre.
Tu. J'ai déjà remarqué dans une de nos conférences passées que
chez vous on fait passer bien des idées pour simples, qui ne le sont
point. Le mouvement est de ce nombre que je crois être définissable;
et la définition qui dit que c'est un changement de lieu, n'est pas à
mépriser. La définition d'Aristote n'est pas si absurde qu'on pense,
faute d'entendre que le grec xwnox chez lui ne signifiait pas ce que
nous appelons mouvement, mais ce que nous exprimerions par le
mot de changement, d'où vient qu'il lui donne une définition si abs-
traite et si métaphysique, au lieu que ce que nous appelons mouve-
ment est appelé chez lui coc, lalio, et se trouve entre les espèces
du changement (c7 xtvaeox).
& 10. Pn. Mais vous n'excuserez pas au moins la définition de la
lumiere du méme auteur, que c'est l'acte du transparent.
Tu. Je la trouve avec vous fort inutile, et il se sert trop de son
acte, qui ne nous dit pas grand'chose. Diaphane lui est un milicu
au travers duquel on pourrait voir, et la lumière est selon lui ce qui
censiste dans le trajet actuel. À la bonne heure.
& 11. Pn. Nous convenons donc que nos idées simples ne sauraient
avoir des définitions nominales, comme nous ne saurions connaitre
le goüt de l'ananas par la relation des voyageurs, à moins de pou-
voir goüter les choses par les oreilles comme Sancho Panga avait la
faculté de voir Dulcinée par oui-dire, ou comme cet aveugle qui
256 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
ayant fort oui parler de l'éclat d'écarlate, crut qu'elle devait ressem-
bler au son de la trompette.
Tir. Vous avez raison, et tous les voyageurs du monde ne nous au-
raient pu donner par leurs relations ce que nous devons à un gentil-
homme de ce pays, qui cultive avec succès des ananas à trois lieues
d'Hanovre presque sur le bord du Weser, et a trouvé le moyen de
les multiplier, en sorte que nous le pourrons avoir peut-étre un
jour de notre cru aussi copieusement que les oranges de Portugal,
quoiqu'il y aurait apparemment quelque déchet dans le goût.
$ 19, 43. Pn. H en est tout autrement des idées complexes. Un
aveugle peut entendre ce que c'est que la statue ; et un homme qui
n'aurait jamais vu l'arc-en-ciel, pourrait comprendre ce que c'est,
pourvu qu'il ait vu les couleurs qui le composent. 8 15. Cependant,
quoique les idées simples soient inexplicables, elles ne laissent pas
d'étre les moins douteuses. Car l'expérience fait plus que la défi-
nition.
Tu. 1] y a pourtant quelque difficulté sur les idées qui ne sont sim-
ples qu'à notre égard. Par exemple, il serait difficile de marquer pré-
cisément les bornes du bleu et du vert, et en général de discerner
les couleurs fort approchantes, au lieu que nous pouvons avoir des
notions précises des termes dont on se sert en arithmétique et en
géométrie.
S 16. Pu. Les idées simples ont encore cela de particulier, qu'elles
ont trés peu de subordination dans ce que les logiciens appellent
ligne prédicamentale, depuis la dernière espèce jusqu'au genre
supréme. C'est que, la derniére espéce n'étant qu'une seule idée
simple, on n'en peut rien retrancher ; par exemple, on ne peut rien
retrancher des idées du blanc et du rouge pour retenir la commune
apparence, oü elles conviennent ; c'est pour cela qu'on les comprend
avec le jaune et autres sous le genre ou le nom de couleur. Et, quand
on veut former un terme encore plus général, qui comprenne aussi
les sons, les goüts et les qualités tactiles, on se sert du terme gé-
néral de qualité, dansle sens qu'on lui donne ordinairement, pour
distinguer ces qualites de l'étendue, du nombre, du mouvement, du
plaisir et de la douleur, qui agissent sur l'esprit ct y introduisent
leurs idées par plus d'un sens.
Tu. J'ai encore quelque chose à dire sur cette remarque. J'espère
qu'ici et ailleurs vous me ferez justice, Monsieur, de croire que ce
n'est point par un esprit de contradiction, et que la matiere le semble
DES MOTS 257
demander. Ce n'est pas un avantage que les idées des qualités sen-
sibles ont si peu de subordination et sont capables de si peu de
sous-divisions ; car cela ne vient que de ce que nous les connaissons
peu. Cependant cela méme, que toutes les couleurs ont commun
d'être vues par les yeux, de passer toutes par des corps par où passe
l'apparence de quelques-unes entre elles, et d'étre renvoyées des sur-
faces polies des corps qui ne les laissent point passer, fait (1) connaitre
qu'on peut retrancher quelque chose des idées que nous en avons.
On peut méme diviser les couleurs avec grande raison en extrémes
(dont l'une est positive, savoir le blanc, et l'autre privative, savoir le
noir) et en moyens, qu'on appelle encore couleurs dans un sens
particulier, et qui naissent de la lumière par la réfraction; qu'on
peut encore sous-diviser en celles du cóté convexe, et celles du
cóté concave du rayon rompu. Et ces divisions et sous-divisions des
couleurs ne sont pas de petite conséquence.
Pu. Mais comment peut-on trouver des genres dans ces idées
simples ?
Tu. Comme elles ne sont simples qu'en apparence, elles sont accom-
pagnées de circonstances qui ont de la liaison avec elles, quoique
cette liaison ne soit point entendue de nous, et ces circonstances
fournissent quelque chose d'explicable et de susceptible d'analyse
qui donne aussi quelque espérance qu'on pourra trouver un jour
les raisons de ces phénomènes. Ainsi il arrive qu'il y a une manière
de pléonasme dans les perceptions que nous avons des qualités
sensibles aussi bien que des masses sensibles ; et ce pléonasme est
que nous avons plus d'une notion du méme sujet. L'or peut étre
défini nominalement de plusieurs façons ; on peut dire que c'est le
plus pesant de nos corps, que c'est le plus malléable, que c'est un
corps fusible, qui résiste à la coupelle et à l'eau-forte, etc. Chacune
de ces marques est bonne et suffit à reconnaitre l'or, au moins pro-
visionnellement et dans l'état présent de nos corps, jusqu'à ce qu'il se
trouve un corps plus pesant, comme quelques chimistes le préten-
dent de leur pierre philosophale, ou jusqu'à ce que l'on fasse voir
cette lune fixe, qui est un métal qu'on dit avoir la couleur de l'argent,
et presque toutes les autres qualités de l'or, et que M. le chevalier
Boyle semble dire d'avoir fait. Aussi peut-on dire que dans les ma-
tières que nous ne connaissons qu'en empiriques, toutes nos défini-
(1; GEHRARDT : font.
Pau JANET. — Leibniz. 41
958 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
tions ne sont que provisionnelles, comme je crois avoir déjà re-
marqué ci-dessus. Îl est donc vrai que nous ne savons pas démons-
trativement s'il ne se peut qu'une couleur puisse étre engendrée par
la seule réflexion sans réfraction, et que les couleurs que nous avons
remarquées jusqu'ici dans la concavité de l'angle de réfraction ordi-
ndire se trouvent dans la convexité d'une manière de réfraction
inconnue jusqu'ici, et vice versa. Ainsi l'idée simple du bleu serait
dépouillée du genre que nous lui avons assigné sur nos expériences.
Mais il est bon de s'arréter au bleu que nous avons et aux circons-
tance qui l'aecompagnent. Et c'est quelque chose qu'elles nous four-
nissent de quoi faire des genres et des espéces.
$17. Pu. Mais que dites-vous de la remarque qu'on a faite que
les idées simples étant prises de l'existence des choses ne sont nul-
lement arbitraires ; au lieu que celles des modes mixtes le sont tout
à fait et celles des substances en quelque facon ?
Tu. Je crois que l'arbitraire se trouve seulement dans les mots et
nullement dans les idées. Car elles n'expriment que des possibilités ;
ainsi, quand il n'y aurait jamais eu de parricide et quand tous les lé-
gislateurs se fussent aussi peu avisés que Solon d'en parler, le parri-
cide serait un crime possible, et son idée serait réelle. Car les idées
sont en Dieu de toute éternité, et méme elles sont en nous avant que
nous y pensions actuellement, comme j'ai montré dans nos pre-
mières conversations. Si quelqu'un les veut prendre pour des pen-
sées actuelles des hommes, cela lui est permis ; mais il s'opposera
sans sujet au langage recu.
CHAP. V. — Dres Nous DES MODES MIXTES
ET DES RELATIONS.
SS 2, 3 sqq. Pn. Mais l'esprit ne forme-t-il pas les idées mixtes
en assemblant les idées simples comme il le juge à propos, sans
avoir besoin de modéle réel ; au lieu que les idées simples lui vien-
nent sans choix par l'existence réelle des choses? Ne voit-il pas sou-
vent l'idée mixte avant que la chose existe?
Tu. Si vous prenez les idées pour les pensées actuelles, vous avez
raison. Mais je ne vois point qu'il soit besoin d'appliquer votre dis-
tinction à ce qui regarde la forme méme ou la possibilité de ces pen-
DES MOTS 959
sées, et c'est pourtant de quoi il s'agit dans le monde idéal qu'on
distingue du monde existant. L'existence reelle des êtres qui ne sont
point nécessaires est un point de fait ou d'histoire: mais la connais-
sance des possibilités et des nécessités (car nécessaire est, dont l'op-
posé n'est point possible) fait les sciences démonstratives.
Pi. Mais y a-t-il plus de liaison entre les idées de tuer et de l'homme
qu'entre les idées de tuer et de la brebis ? Le parricide est-il com-
posé de notions plus liées que l'infanticide? et ce que les Anglais ap-
pellent stabbing, c'est-à-dire un meurtre par estocade, ou en frappant
de la pointe, qui est plus grief chez eux que lorsqu'on tue en frap-
pant du tranchant de l'épée, est-il plus naturel pour avoir mérité un
nom et une idée qu'on n'a point accordée, par exemple, à l'acte de
tuer une brebis ou de tuer un homme en taillant ?
Tu. S'il ne s'agit que des possibilités, toutes ces idées sont égale-
ment naturelles. Ceux quiont vu tuer des brebis ont eu une idée de
cet acte dans la pensée, quoiqu'ils ne lui aient point donné de nom,
et ne l'aient point daigné honorer (1j de leur attention. Pourquoi donc
se borner aux noms, quand il s'agit des idées mémes, et pourquoi
s'attacher à la dignité des idées des modes mixtes, quand il s'agit de
ces idées en général ?
S 9. Pr. Les hommes formant arbitrairement diverses espèces de
modes mixtes, cela fait qu'on trouve des mots dans une langue aux-
quels il n'y a aucun dans une autre langue qui leur réponde. Il n'y
a point de mots dans d'autres langues qui répondent au mot versura
usité parmi les Romains, ni à celui de corban dont se servaient les
Juifs. On rend hardiment, dans les mots latins hora, pes, et libra, par
ceux d'heure, de pied et de livre; mais les idées du Romain étaient
fort différentes des nótres.
Tu. Je vois que bien des choses que nous avons discutées quand il
s'agissait des idées mémes et de leurs espéces, reviennent maintenant
à la faveur des noms de ces idées. La remarque est bonne quant aux
noms et quant aux coutumes des hommes, mais elle ne change rien
dans les sciences et dans la nature des choses ; il est vrai que celui
qui écrirait une grammaire universelle ferait bien de passer de l’es-
sence des langues à leur existence, et de comparer les grammaires
de plusieurs langues : de méme qu'un auteur qui voudrait écrire une
jurisprudence universelle tirée de la raison, ferait bien d'y joindre
(4) GERRARDT : quoiqu'ile no lui aient point daigné de leur attention.
260 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
des paralléles des lois et coutumes des peuples, ce qui servirait non
seulement dans la pratique, mais encore dans la contemplation, et
donnerait occasion à l'auteur méme de s'aviser de plusieurs considé-
rations qui sans cela lui seraient échappées. Cependant dans Ja
Science méme, séparée de son histoire ou existence, il n'importe
point si les peuples se sont conformés ou non à ce que la raison
ordonne.
8 9. Pr. La signification douteuse du mot espèce fait que certaines
gens sont choqués d'entendre dire que les espèces des mots mixtes
sont formés par l'entendement. Mais je laisse à penser qui c'est qui
fixe les limites de chaque sorte ou espéce, car ces deux mots me
sont tout à fait synonymes.
Tn. C'est la nature des choses, qui fixe ordinairement ces limites
des espéces ; par exemple de l'homme et de la béte; de l'estoc et de
la taille. J'avoue cependant qu'il y a des notions où il y a véritable-
ment de l'arbitraire; par exemple lorsqu'il s'agit de déterminer un
pied, car, la ligne droite étant uniforme et indéfinie, la nature n'y
marque point de limites. l1! y a aussi des essences vagues et impar-
faites où l'opinion entre, comme lorsqu'on demande combien il faut
laisser pour le moins de poils à un homme pour qu'il ne soit
point chauve : c'était un des sophismes des anciens quand on pousse
son adversaire,
Dum cadat elusus ratione ruentis acervi.
Mais la véritable réponse est que la nature n'a point déterminé
cette notion et que l'opinion y a sa part, qu'il y a des personnes
dont on peut douter s'ils sont chauves on non, et qu'il y ena d'am-
bigués qui passeront pour chauves auprés des uns et non auprés
des autres, comme vous aviez remarqué qu'un cheval qui sera estimé
petit en Hollande, passera pour grand dans le pays de Galles. Il y a
méme quelque chose de cette nature daus les idées simples; car je
viens d'observer que les dernières bornes des couleurs sont dou-
teuses ; il y a aussi des essences véritablement nominales à demi,
où le nom entre dans la définition de la chose ; par exemple, le
degré ou la qualité de docteur, de chevalier, d'ambassadeur, de
roi, se connait lorsqu'une personne a acquis le droit reconnu de ce
nom. Et un Ministre étranger, quelque plein pouvoir et quelque
grand train qu'il ait, ne passera point pour Ambassadeur si sa lettre
de créance ne lui en donne le nom. Mais ces essences et idées sont
DES MOTS 261
vagues, douteuses, arbitraires, nominales dans un sens un peu difté-
rent de ceux dont vous aviez fait mention.
$ 10. Pn. Mais il semble que le nom conserve souvent les es-
sences des modes mixtes, que vous croyez n'étre point arbitraires ;
par exemple, sans le nom triomphe nous n'aurions guère d'idée de
ce qui se passait chez les Romains dans cette occasion.
Tu. J'accorde que le nom sert à donner de l'attention aux choses,
et à en conserver la mémoire et la connaissance actuelle ; mais cela
ne fait rien au point dont il s'agit et ne rend point les essences nomi-
nales, et je ne comprends pas à quel sujet vos Messieurs veulent à
toute force que les essences mémes dépendent du choix des noms.
Il aurait été à souhaiter que votre célèbre auteur, au lieu d'in-
sister là-dessus, eüt mieux aimé d'entrer dans un plus grand détail
des idées et des modes, et d'en ranger et développer les variétés. Je
l'aurais suivi dans ce chemin avec plaisir et avec fruit. Car il nous
aurait sans doute donné bien des lumières.
812. Pir. Quand nous parlons d'un cheval ou du fer, nous les con-
sidérons comme des choses qui nous fournissent les patrons ori-
ginaux de nos idées : mais, quand nous parlons des modes mixtes ou
du moins des plus considérables de ces modes, qui sont les étres
de morale, par exemple de la justice, de la reconnaissance, nous en
considérons les modéles originaux comme existant dans l'esprit.
C'est pourquoi nous disons la notion de la justice, de la tempérance,
mais on ne dit pas la notion d'un cheval, d'une pierre.
Tu. Les patrons des idées des uns sont aussi réels que ceux des
idées des autres. Les qualités de l'esprit ne sont pas moins réelles
que celles du corps. Il est vrai qu'on ne voit pas la justice comme un
cheval, mais on ne l'entend pas moins, ou plutót on l'entend mieux ;
elle n'est pas moins dans les actions que 1a droiture et l'obliquité
est dans les mouvements, soit qu'on la considère ou non. Ft, pour
vous faire voir que les hommes sont de mon avis, et méme les plus
capables et les plus expérimentés dans les affaires humaines, je n'ai
qu'à me servir de l'autorité des jurisconsultes romains, suivis par
tous les autres, qui appellent ces modes mixtes ou ces êtres de mo-
rale des choses et particulièrement des choses incorporelles. Car les
servitudes par exemple (comme celle du passage par le fonds de son
voisin) sont chez eux res incorporales, dont il y a propriété, qu'on
peut acquérir par un long usage, qu'on peut posséder et vindiquer.
Pour ce qui est du mot notion, de fort habiles gens ont pris ce mot
962 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
pour aussi ample que celui d'idée ; l'usage latin ne s'y oppose pas,
et je ne sais si celui des Anglais ou des Francais y est contraire.
8 15. Pp. Il est encore à remarquer que les hommes apprennent
les noms avant les idées des modes mixtes, le nom faisait connaitre
que cette idée mérite d'étre observée.
Tu. Cette remarque est bonne, quoiqu'il soit vrai qu'aujourd'hui
les enfants à l'aide des nomenclateurs apprennent ordinairement les
noms non seulement des modes, mais encore des substances, avant
les choses, et méme plutót les noms des substances que des modes;
car c'est un défaut dans ces mêmes nomenclateurs qu'on y met seu-
lement les noms, et non pas les verbes ; sans considérer que les
verbes, quoiqu'ils signifient de& modes, sont plus nécessaires dans la
conversation que la plupart des noms qui marquent des substances
particulières.
CHAP. VI. — DES Nows DES SURSTANCES.
8 4. Pu. Les genres et les espèces des substances, comme des autres
êtres, ne sont que des sortes. Par exemple les soleils sont une sorte
d'étoiles, c'est-à-dire ils sont des étoiles fixes, car ce n'est pas sans
raison qu'on croit que chaque étoile fixe se ferait connaitre pour un
soleil à une personne qui serait placée à une juste distance. $ 2. Or
ce qui forme chaque sorte est une essence. Elle est connue ou par
l'intérieur de la structure ou par des marques externes qui nous la
font connaitre, et nommer d'un certain nom; et c'est ainsi qu'on
peut connaitre l'horloge de Strasbourg ou comme l’horloger qui l'a
faite, ou comme un spectateur qui en voit les eflets.
Tu. Si vous vous exprimez ainsi, je n'ai rien à opposer.
Pu. Je m'exprime d'une manière propre à ne point renouveler nos
contestations. Maintenant j'ajoute que l'essence ne se rapporte
qu'aux sortes, et que rien n'est essentiel aux individus. Un accident
ou une maladie pent changer mon teint ou ma taille ; une fièvre ou
une chute peut m'ôter la raison ou la mémoire, une apoplexie peut
me réduire à n'avoir ni sentiment, ni entendement, ni vie. Si l'on
me demande s'il est essentiel à moi d'avoir de la raison, je répon-
drai que non.
Tu. Je crois qu'il y a quelque chose d'essentiel aux individus et
^
DES MOTS 263
plus qu'on ne pense. Il est essentiel aux substances d'agir, aux sub-
stances créées de pâtir, aux esprits de penser, aux corps d'avoir de
l'étendue et du mouvement. C'est-à-dire qu'il y a des sortes ou es-
péces dont un individu ne saurait (naturellement au moins), cesser
d'étre, quand il en a été une fois, quelques révolutions qui puissent
arriver dans la nature. Mais il y a des sortes ou espéces, acciden-
elles (je l'avoue) aux individus qui en sont (1), et ils peuvent cesser
d'étre de cette sorte. Ainsi on peut cesser d'étre sain, beau, savant,
et méme d'être visible et palpable, mais on ne cesse pas d'avoir de
la vie, et des organes, et de la perception. J'ai dit assez ci-dessus
pourquoi il parait aux hommes que la vie et la pensée cessent
quelquefois, quoiqu'elles ne laissent pas de durer et d'avoir des .
effets.
$ 8. Pn. Quantité d'individus, rangés sous un nom commun, con-
sidérés comme d'une seule espéce, ont pourtant des qualités fort
différentes, dépendantes de leurs constitutions réclles (particulières).
C'est ce qu'observent sans peine tous ceux qui examinent les corps
naturels; et souvent les chimistes en sont convaincus par de fâcheuses
expériences, cherchant en vain dans un morceau d'antimoine, de
soufre et de vitriolles qualités qu'ils ont trouvées en d'autres parties
de ces minéraux.
Tn. Il n'est rien de si vrai, et j'en pourrais diremoi-méme des nou-
velles. Aussi a-t-on fait des livres exprès de infido experimentorum
chimicorum successu. Mais c'est qu'on se trompe en prenant ces
corps pour similaires ou uniformes, au lieu qu'ils sont mélés plus
qu'on ne pense ; car dans les corps dissimilaires on n'est pas sur-
pris de remarquer des différences entre les individus, et les médecins
ne savent que trop combien les tempéraments et les naturels des
corps humains sont différents. En un mot, on ne trouvera jamais les
dernières espèces logiques, comme j'ai déjà remarqué ei-dessus, et
jamais deux individus réels ou complets d'une même espèce ne sont
parfaitement semblables.
Pu. Nous ne remarquons point toutes ces différences, parce que
nous ne connaissons point les petites parties, ni par conséquent la
structure intérieure des choses. Aussi ne nous en servons-nous pas
pour déterminer les sortes ou espéces de choses, et, si nous le vou-
lions faire par ces essences, ou par ce que les écoles appellent
(1) GEunARDT : qu'en sont.
264 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
formes substantielles (1), nous serions comme un aveugle qui vou-
drait ranger les corps selon les couleurs. S 11. Nous ne connaissons
pas méme les essences des esprits, nous ne saurions former des
différentes idées spécifiques des anges, quoique nous sachions bien
qu'il faut qu'il y ait plusieurs espéces des esprits. Aussi semble-t-il
que dans nos idées nous ne mettons aucune différence entre Dieu ct
les esprits par aucun nombre d'idées simples, excepté que nous
attribuons à Dieu l'infinité.
Tu. Il y a encore une autre différence dans mon système entre
Dieu et les esprits créés, c'est qu'il faut à mon avis que tous les es-
prits créés aient des corps, tout comme notre àme en a un.
$ 42. Pur, Au moins je crois qu'il y a cette analogie entre les corps
et les esprits que, Ge méme qu'il n'y a point de vide dans les varié-
tés du monde corporel, il n'y aura pas moins de variété dans les
créatures intelligentes. En commencant depuis nous et allant jus-
qu'aux choses les plus basses, c'est une descente qui se fait par de
fort petits degrés et par une suite continue de choses. qui dans
chaque éloignement diflérent fort peu l’une de l'autre. Il y a des
poissons qui ont des ailes, et à qui l'air n'est pas étranger, et il y a
des oiseaux qui habitent dans l'eau qui ont le sang froid comme les
poissons, et dont la chair leur ressemble si fort par le goüt, qu'on
permet aux scrupuleux d'en manger durant les jours maigres. Il y
a des animaux qui approchent si fort de l'espece des oiseaux et de
celle des bêtes, qu'ils tiennent le milieu entre eux. Les amphibies
tiennent également des bétes terrestres et aquatiques. Les veaux
marins vivent sur la terre et dans la mer ; et les marsouins (dont le
nom signifie pourceau de mer) ont le sang chaud. et les entrailles
d'un cochon. Pour ne pas parler de ce qu'on rapporte des hommes
marins, il y a des bêtes qui semblent avoir autant de connaissance
et de raison que quelques animaux qu'on appelle hommes; et il v a
une si grande proximité entre les animaux et les végétaux, que, si
vous prenez le plus imparfait de l'un et le plus parfait de l'autre, à
peine remarquerez-vous aucune différence considérable entre eux.
(1 Forme substantielle, forma substantialis où essentialis, appelée aussi
par les scholastiques quidditas, quid erat esse (xó ti zv tv), est ce principe
qui constitue, selon Aristote, la forine ou l'essence des choses : c'est le prin-
cipe constitutif de l'espece et l'objet de la définition, Voir le Synopsis analy-
lica doctrine peripateticæ de Duval dans son édition d'Aristote, 4 vol. in-à,
Paris, 1639, t. IV, pp. 23-31, et Dictionnaire. des sciences philosophiques
(Paris, 1845), t. 1l.
DES MOTS 965
Ainsi jusqu'à ce que nous arrivions aux plus basses et moins orga-
nisées parties de la matiére, nous trouverons partout que les es-
pèces sont liées ensemble et ne différent que par des degrés presque
insensibles. Et, lorsque nous considérons la sagesse et la puissance
infinie de l'auteur de toutes choses, nous avons sujet de penser que
c'est une chose conforme à la somptueuse harmonie de l'univers et
au grand dessein aussi bien qu'à la bonté infinie de ce souverain
architecte, que les différentes espèces des créatures s'élévent aussi
peu à peu depuis nous vers son infinie perfection. Ainsi nous avons
raison de nous persuader quil y a beaucoup plus d'espéces de
créatures au-dessus de nous, qu'il n'y en a au-dessous, parce que
nous sommes beaucoup plus éloignés en degrés de perfection de
l'étre infini de Dieu que de ce qui approche le plus prés du néant.
Cependant nous n'avons nulle idée claire et distincte de toutes ces
différentes espéces.
Tu. J'avais dessein, dans un autre lieu, de dire quelque chose
d'approchant de ce que vous venez d'exposer, Monsieur; mais je
suis aise d'étre prévenu lorsque je vois qu'on dit les choses mieux
que je n'aurais espéré le faire. Des habiles philosophes ont traité
cette question u(rum detur vacuum formarum, c'est-à-dire, s'il y
a des espéces possibles, qui pourtant n'existent point, et qu'il pour-
rait sembler que la nature ait oubliées. J'ai des raisons pour croire
que toutes les espéces possibles ne sont point compossibles dans
l'univers tout grand qu'il est, et cela non seulement par rapport aux
choses qui sont ensemble en méme temps, mais méme par rapport
à toute la suite des choses. C'est-à-dire je crois qu'il y a nécessaire-
ment des espéces qui n'ont jamais été et qui ne seront jamais,
n'étant pas compatibles avec cette suite des créatures que Dieu a
choisie. Mais je crois que toutes les choses que la parfaite harmonie
de l'univers pouvait recevoir y sont. Qu'il y ait des créatures mi-
toyennes entre celles qui sont éloignées, c'est quelque chose de
conformeà cette méme harmonie, quoiquece nesoit pas toujours dans
un méme globe ou système, et ce qui est au milieu de deux espècesl’est
quelquefois par rapport à certaines circonstances etnon par rapport
à d'autres. Les oiseaux, si différents de l'homme en autres choses,
s'approchent de lui par la parole ; mais, si les singes savaient parler
comme les perroquets, ils iraient plus loin. La loi de la continuité
porte que la nature ne laisse point de vide dans l'ordre qu'elle suit ;
mais toute forme ou espèce n'est pas de tout ordre. Quant aux es-
266 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
prits ou génies, comme je tiens que toutes les intelligences créées
ont des corps organisés, dont la perfection répond à celle de l'intel-
ligence ou de l'esprit qui est dans ce corps en vertu de l'harmonie
préétablie, je tiens que pour concevoir quelque chose des perfec-
tions des esprits au-dessus de nous, il servira beaucoup de se figu-
rer des perfections encore dans les organes du corps qui passent
celles du nôtre. C'est où l'imagination la plus vive et la plus riche.
et pour me servir d'un terme italien que je ne saurais bien exprimer
autrement, l'invenzione la piu vaga sera le plus de saison pour
nous élever au-dessus de nous. Et ce que j'ai dit pour justifier
mon système de llharmonie qui exalte les perfections divines
au delà de ce qu'on s'était avisé de penser, servira aussi à avoir des
idées des créatures incomparablement plus grandes qu'on n'en a eu
jusqu'ici.
8 14. Pr. Pour revenir au peu de réalité des espèces méme dans
les substances, je vous demande si l'eau et la glace sont de diffé-
rente espéce ?
TH. Je vous demande à mon tour si l'or fondu dans le creuset et
l'or refroidi en lingot sont d'une méme espèce ?
Pn. Celui-là ne répond pas à la question qui en propose une
autre,
Qui litem lite resolvit.
Cependant vous reconnaitrez par là que la réduction des choses en
espèces se rapporte uniquement aux idées que nous en avons, ce
qui suffit pour les distinguer par des noms ; mais, si nous supposons
que cette distinction est fondée sur leur constitution réelle et inté-
rieure et que la nature distingue les choses qui existent en autant
d'espéces par leurs essences réelles de la méme maniére que nous
les distinguons nous-mêmes en espèces par telles ou telles dénomi-
nations. nous serons sujets à de grands mécomptes.
Tu. 1l y a quelque ambiguité dans le terme d'espéce ou d'étre de
différente espéce, qui cause tous ces embarras, et, quand nous l'au-
rons levée, il n'y aura plus de contestation que peut-étre sur le
nom. On peut prendre l'espèce mathématiquement et physiquement.
Dans la rigueur mathématique, la moindre différence qui fait que
deux choses ne sont point semblables en tout, fait qu'elles différent
d'espéce. C'est ainsi qu'en géométrie tous les cercles sont d'une
méme espéce, car ils sont tous semblables parfaitement, et par la
DES MOTS 267
même raison toutes les paraboles aussi sont d'une même espèce ;
mais il n’en est pas de même des ellipses et des hyperboles, car il y
en a une infinité de sortes ou d'espèces, quoiqu'il y en ait aussi une
infinité de chaque espéce. Toutes les ellipses innombrables, dans
lesquelles la distance des foyers a la méme raison à la distance des
sommets, sont d'une méme espèce ; mais comme les raisons de ces
distances ne varient qu'en grandeur, il s'ensuit que toutes ces es-
pèces infinies des ellipses ne font qu'un seul genre et qu'il n'y a
plus de sous-divisions ; au lieu qu'une ovale à trois foyers aurait
méme une infinité de tels genres, et aurait un nombre d'espéces
infiniment infini, chaque genre en ayant un nombre simplement
infini. De cette facon deux individus physiques ne seront jamais
parfaitement semblables ; et, qui plus est, le méme individu passera
d'espéce en espéce, car il n'est jamais semblable en tout à soi-
méme au delà d'un moment. Mais les hommes établissant des es-
péces physiques ne s'attachent point à cette rigueur, et il dépend
d'eux de dire qu'une masse qu'ils peuvent faire retourner eux-
mêmes sous la première forme demeure d'une méme espèce à leur
égard. Ainsi nous disons que l'eau, l'or, le vif-argent, le sel com-
mun le demeurent et ne sont que déguisés dans les changements
ordinaires ; mais, dans les corps organiques ou dans les espèces des
plantes et des animaux nous définissons l'espéce par la généra-
tion (1), de sorte que ce semblable qui vient ou pourrait étre venu
d'une méme origine ou semence, serait d'une méme espéce. Dans
l'homme, outre la génération humaine, on s'attache à la qualité
d'animal raisonnable ; et, quoiqu'il y ait des hommes qui demeurent
semblables aux bétes toute leur vie, on présume que ce n'est pas
faute de la faculté ou du principe, niais que c'est par des empéche-
ments qui tiennent cette faculté. Mais on ne s'est pas encore déter-
miné à l'égard de toutes les conditions externes qu'on veut prendre
pour suffisantes à donner cette présomption. Cependant quelques
réglements que les hommes fassent pour leurs dénominations et
pour les droits attaehés aux noms, pourvu que leur réglement soit
suivi ou lié et intelligible, il sera fondé en réalité, et ils ne sauront
se figurer des espèces que la nature, qui comprend jusqu'aux possi-
bilités, n'ait faites ou distinguées avant eux. Quant à l'intérieur,
(1) Cette définition de /espeéce est aujourd'hui la plus généralement reçue
parmi les naturalistes. Quant aux espèces minerales, on consultera avec fruit
les travaux de M. Chevreul sur ce sujet. P. 4.
268 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
quoiqu il n'y ait point d'apparence externe qui ne soit fondée dans
la constitution interne, il est vrai néanmoins qu'une méme appa-
rence pourrait résulter quelquefois de deux différentes constitu-
tions : cependant il y aura quelque chose de commun, et c'est ce
que nos philosophes appellent la cause prochaine formelle. Mais,
quand cela ne serait point, comme si, sclon M. Mariotte, le bleu de
l'arc-en-ciel avait tout une autre origine que le bleu d'une turquoise,
sans qu'il y eût une cause formelle commune (en quoi je ne suis
pas de son sentiment), et quand on accorderait que certaines na-
tures apparentes, qui nous font donner des noms, n'ont rien d'inté-
rieur commun, nos définitions ne laisseraient pas d'étre fondées
dans les espèces réelles ; car les phénomènes mêmes sont des réa-
lités. Nous pouvons donc dire que tout ce que nous distinguons ou
comparons avec vérité, la nature le distingue ou le fait convenir
aussi, quoiqu'elle ait des distinctions et des comparaisons que nous
ne savons point et qui peuvent étre meilleures que les nótres. Aussi
faudra-t-il encore beaucoup de soin et d'expérience, pour assigner
les genres et les espéces d'une maniére assez approchante de la
nature. Les botanistes modernes croient que les distinctions prises
des formes des fleurs approchent le plus de l'ordre naturel. Mais ils
y trouvent pourtant encore bien de la difficulté, et il serait à propos
de faire des comparaisons et arrangements non seulement suivant
un seul fondement, comme serait celui que je viens de dire, qui est
pris des fleurs, et qui peut-étre est le plus propre jusqu'ici pour un
systéme tolérable et commode à ceux qui apprennent, mais encore
suivant les autres fondements pris des autres parties et circons-
tances des plantes (1); chaque fondement de comparaison méritant
des tables à part; sans quoi on laissera échapper bien des genres
subalternes, et bien des comparaisons, distinctions et observations
utiles. Mais, plus on approfondira la génération des espèces, et plus
on suivra dans les arrangements les conditions qui y sont requises,
plus on approchera de l'ordre naturel. C'est pourquoi, si la conjec-
ture de quelques personnes entendues se trouvait véritable, qu'il y
a dans la plante, outre la graine ou la semence connue qui répond
à l'euf de l'animal, une autre semence qui mériterait le nom de
masculine, c'est-à-dire une poudre (pollen) visible bien souvent,
(1) Voilà le principe de la subordination des caractères, qui, appliqué pour
la premiére fois par de Jusssieu, est devenu le fondement des classifications
naturelles. P.J
DES MOTS 269
quoique peut-être invisible quelquefois (comme la graine même
l'est en certaines plantes) que le vent ou d'autres accidents ordi-
naires répandent pour la joindre à la graine, qui vient quelquefois
d'une méme plante et quelquefois encore (comme dans le chanvre,
d'une autre voisine dé la méme espéce, laquelle plante par consé-
quent aura de l'analogie avec le mâle, quoique peut-être la femelle
ne soit jamais dépourvue entiérement de ce méme pollen; si cela
(dis-je) se trouvait vrai, et si la manière de la génération des plantes
devenait plus connue, je ne doute point que les variétés qu'on y
remarquerait ne fournissent un fondement à des divisions fort natu-
relles. Et, si nous avions la pénétration de quelques génies supé-
rieurs et connaissions assez les choses, peutétre y trouverions-
nous des attributs fixes pour chaque espéce, communs à tous ses
individus et toujours subsistant dans le méme vivant organique,
quelques altérations ou transformations qui lui puissent arriver ;
comme dans la plus connue des espèces physiques, qui est l'hu-
maine, la raison est un tel attribut fixe, qui convient à chacun des
individus et toujours inadmissiblement, quoiqu'on ne s'en puisse pas
toujours apercevoir. Mais au défaut de ces connaissances nous nous
servons des attributs qui nous paraissent les plus commodes à
distinguer et à comparer les choses, et en un mot à en reconnaitre
les espéces ou sortes : et ces attributs ont toujours leurs fondements
réels.
$ 14. Pu. Pour distinguer les êtres substantiels selon la supposi-
tion ordinaire qui veut qu’il y ait certaines essences ou formes pré-
cises des choses, par oü tous les individus existants sont distingués
naturellement en espèces, il faudrait être assuré premièrement, $ 15,
que la nature se propose toujours dans la production des choses. de
les faire participer à certaines essences réglées et établies, comme à
des modèles : et secondement, $ 16, que la nature arrive toujours à
ce but. Mais les monstres nous donnent sujet de douter de l'un et de
l'autre. S 17. Il faudrait déterminer, en troisiéme lieu, si ces monstres
ne sont réellement une espéce distincte et nouvelle, car nous trou-
vons que quelques-uns de ces monstres n'ont que peu ou point de
ces qualités qu'on suppose résulter de l'essence de cette espéce d'oü
ils tirent leur origine, et à laquelle il semble qu'ils appartiennent en
vertu de leur naissance.
Tu. Quand il s'agit de déterminer si les monstres sont d'une cer-
taine espèce, on est souvent réduit à des conjectures. Ce qui fait
270 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
voir qu'alors on ne se borne pas à l'extérieur, puisqu'on voudrait
deviner si la nature intérieure (comme, par exemple, la raison dans
l'homme), commune aux individus d'une telle espèce, convient
encore (comme la naissance le fait présumer) à ces individus, où
manque une partie des marques extérieures qui se trouvent ordi-
nairement dans cette espéce. Mais notre incertitude ne fait rien à la
nature des choses, et s'il y a une telle nature commune intérieure,
elle se trouvera ou ne se trouvera pas dans le monstre, soit que nous
le sachions ou non. Et, si la nature intérieure d'aucune espèce ne
s’y trouve, le monstre pourra être de sa propre espèce. Mais, s'il n'y
avait point de telle nature intérieure dans les espéces dont il s'agit, et
si on ne S'arrétait pas non plus à la naissance, alors les marques
extérieures seules détermineraient l'espéce, et les monstres ne
seraient pas de celle dont ils s'écartent, à moins de la prendre
d'une mauière un peu vague et avec quelque latitude: et en ce cas
aussi notre peine de vouloir deviner l'espéce serait vaine. C'est peut-
étre ce que vous voulez dire par tout ce que vous objectez aux
espèces prises des essences réelles internes. Vous devriez donc prou-
ver, Monsieur, qu'il n'y a point d'intérieur spécifique commun,
quand l'extérieur entier ne l'est plus. Mais le contraire se trouve dans
l'espéce humaine oü quelquefois des enfants qui ont quelque chose
de monstrueux parviennent à un áge oü ils font voir de la raison.
Pourquoi donc ne pourraitil point y avoir quelque chose de sem-
blable en d'autres espèces? ll est vrai que faute de les connaître
nous ne pouvons pas nous en servir pour les définir, mais l'extérieur
en tient lieu, quoique nous reconnaissions qu'ilne suffit pas pour
avoir une définition exacte, et que les définitions nominales mémes
dans ces rencontres ne sont que conjecturales : et j'ai dit déjà ci-des-
sus comment quelquefois elles sont provisionnelles seulement. Par
exemple, on pourrait trouver le moyen de contrefaire l'or, en sorte
qu'il satisferait à toutes les épreuves qu'on en a jusqu'ici ; mais
on pourrait aussi découvrir alors une nouvelle maniére d'essai, qui
donnerait le moyen de distinguer l'or naturel de cet or fait par arti-
fice. De vieux papiers attribuent l'un et l'autre à Auguste, |électeur
de Saxe; mais je ne suis pas homme à garantir ce fait. Cependant
s'il était vrai, nous pourrions avoir une définition plus parfaite de
l'or que nous n'en avons présentement, et si l'or artificiel se pouvait
faire en quantité et à bon marché, comme les alchimistes le préten-
dent, cette nouvelle épreuve serait de conséquence; car par son
-
*
N
DES MOTS 971
moyen on conserverait au genre humain l'avantage que l'or naturel
nous donne dans le commerce par sa rareté, en nous fournissant
une matière qui est durable et uniforme, aisée à partager et à recon-
naître et précieuse en petit volume. Je me veux servir de cette occa-
sion pour lever une difficulté (voyez le $ 50 du chap. des Noms des
Substances chez l'auteur de l’Essai sur l'Entendement). On objecte
qu'en disant : tout or est fixe, si l'on entend par l'idée de l'or l'amas
de quelques qualités oü la fixité est comprise, on ne fait qu'une pro-
position identique et vaine, comme si l'on disait : le fixe est le fixe ;
mais, si l'on entend un être substantiel, doué d'une certaine essence
interne, dont la fixité est une suite, on ne parlera pas intelligible-
ment, car cette essence réelle est tout à fait inconnue. Je réponds
que le corps doué de cette constitution interne est désigné par
d'autres marques externes où la fixité n'est point comprise; comme
si quelqu'un disait : le plus pesant de tous les corps est encore
un des plus fixes. Mais tout cela n'est que provisionnel, car on pour-
rait trouver quelque jour un corps volatile, comme pourrait étre un
mercure nouveau, qui füt plus pesant que l'or, et sur lequel l'or
nageât, comme le plomb nage sur notre mereure.
S 19. Pu. Il est vrai que de cette maniére nous ne pouvons jamais
connaitre précisément le nombre des propriétés qui dépendent de
l'essence réelle de l'or, à moins que nous ne connaissions l'essence
de l'or lui-méme. 3 21. Cependant si nous nous bornons précisément
à certaines propriétés, cela nous suffira pour avoir des définitions
nominales exactes qui nous serviront présentement, sauf à nous à
changer la signification des noms, si quelque nouvelle distinction
utile se découvrait. Mais il faut au moins que cette définition réponde
à l'usage du nom, et puisse étre mise à la place. Ce qui sert à réfuter
ceux qui prétendent que l'étendue fait l'essence du corps, car lors-
qu'on dit qu'un corps donne de l'impulsion à un autre, l'absurdité
serait manifeste, si, substituant l'étendue, l'on disait qu'une étendue
met en mouvement une autre étendue par voie d'impulsion, car il
faut encore la solidité. De méme on ne dira pas que la raison, ou
ce qui rend l'homme raisonnable, fait conversation ; car la raison ne
constitue pas non plustoute l'essence de l'homme, ce sont les ani-
maux raisonnables qui font conversation entre eux.
Tu. Je crois que vous avez raison: car les objets des idées abs-
traites et incomplétes ne suffisent point pour donner des sujets de
toutes les actions des choses. Cependant je crois que la conversation
272 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
convient à tous les esprits, qui se peuvent entre-communiquer leurs
pensées. Les scolastiques sont fort en peine comment les anges le
peuvent faire : mais, s'ils leur accordaient des corps subtils, comme
je fais après les anciens, il ne resterait plus de difficulté là-dessus.
5 99. Pu. Ill y ades créatures qui ont une forme pareille à la nôtre
mais qui sont velues et. n'ont point l'usage de la parole et de la
raison. ll y a parmi nous des imbéciles, qui ont parfaitement la
méme forme que nous, mais qui sont destitués de raison, et quel-
ques-uns d'entre eux n'ont point l'usage de la parole. Il y a des
créatures, à ce qu'on dit, qui avec l'usage de la parole et de la
raison, et une forme semblable en toute autre chose à la nôtre, ont
des queues velues; au moins il n'y a point d'impossibilité qu'il y
ait de telles créatures. ll y en a d'autres dont les mâles n'ont point
de barbe, et d'autres dont les femelles en ont. Quand on demande
si toutes ces créatures sont hommes ou non, si elles sont d'espéce
humaine, il est visible que la question se rapporte uniquement à la
définition nominale oü à l'idée complexe que nous nous faisons pour
la marquer par ee nom, car l'essence intérieure nous est absolu-
ment-inconnue, quoique nous ayons lieu de penser que là où les
facultés ou bien la figure extérieure sont si différentes, la constitu-
tion intérieurc n'est pas la méme.
Tu. Je crois que dans le cas de l'homme nous avons une défini-
tion qui est réelle et nominale en méme temps. Car rien ne saurait
étre plus interne à l'homme que la raison, et ordinairement elle se
fait bien connaitre. C'est pourquoi la barbe et la queue ne seront
point considérées auprès d'elle. Un homme sylvestre bien que velu
se fera reconnaitre ; et le poil d'un magot n'est pas ce qui le fait
exclure. Les imbéciles manquent de l'usage de la raison; mais
comme nous savons par expérience qu'elle est souvent liée et ne
peut point paraitre, et que cela arrive à des hommes qui en ont
montré et en montreront, nous faisons vraisemblablement le méme
jugement de ces imbéciles sur d'autres indices, c'est-à-dire sur la
figure corporelle. Ce n'est que par ces indices, joints à la naissance,
que l'on présume que les enfants sont des hommes, et qu'ils mon-
treront de la raison : et on ne s’y trompe guère. Mais, s'il y avait des
animaux raisonnables, d'une forme extérieure un peu différente de
la nótre, nous serions embarrassés. Ce qui fait voir que nos défini-
tions, quand elles dépendent de l'extérieur des corps, sont impar-
faites et provisionnelles. Si quelqu'un se disait ange, et savait ou
DES MOTS 273
savait faire des choses bien au-dessus de nous, il pourrait se faire
croire. Si quelque autre venait de la lune par le moyen de quelque
machine extraordinaire comme Gonzalès (1) et nous racontait des
choses croyables de son pays natal, il passerait pour lunaire, et
cependant on pourrait lui accorder l’indigénat et les droits de bour-
geoisie avec le titre d'homme, tout étranger qu'il serait à notre globe;
mais, s'il demandait le baptéme et voulait étre recu prosélyte de
notre loi, je crois qu'on verrait de grandes disputes s'élever parmi
les théologiens. Et, si le commerce avec ces hommes planétaires,
assez approchants des nótres, selon M. Hugens, était ouvert, la ques-
tion mériterait un concile universel, pour savoir si nous devrions
étendre le soin de la propagation de la foi jusqu'au dehors de notre
globe. Plusieurs y soutiendraient sans doute que les animaux rai-
sonnables de ce pays n'étant pas de la race d'Adam n'ont point de
part à la rédemption de Jésus-Christ : mais d'autres diraient peut-
étre que nous ne savons pas assez ni oü Adam a toujours été, ni ce
qui a été fait de toute sa postérité, puisqu'il y a eu méme des théo-
logiens qui ont cru que la lune a été lelieu du paradis; et peut-
étre que par la pluralité on conclurait pour le plus sür, qui serait
de baptiser ces hommes douteux sous condition s'ils en sont suscep-
tibles; mais je doute qu'on voulüt jamais les faire prétres dans
l'Église romaine, parce que leurs consécrations seraient toujours
douteuses, et on exposerait les gens au danger d'une idolâtrie maté-
rielle dans l'hypothése de cette Église. Par bonheur, la nature des
choses nous exempte de tous ces embarras; cependant ces fictions
bizarres ont leur usage dans la spéculation, pour bien connaitre la
nature de nos idées.
S 93. Pr. Non seulement dans les questions théologiques, mais
encore en d'autres occasions quelques-uns voudraient peut-étre se
régler sur la race, et dire que dans les animaux la propagation par
l'aecouplement du mâle et de la femelle, et dans les plantes par le
moyen des semences, conserve les espéces supposées réelles dis-
tinctes et en leur entier. Mais cela ne servirait qu'à fixer les espéces
des animaux et des végétaux. Que faire du reste ? et il ne suffit pas
méme à l'égard de ceux-là, car, s'il faut en croire l'histoire, des
(1) Voir l'Homme dans la lune, et le voyage. chimérique fait «uw monde de la
lune, actuellement découvert par Dominique Gonzalés, aventurier espagnol, au-
trement dit le Courrier volunt, écrit en notre langue par J. B. P. (JEAN Bat-
DOIN). — Paris, 1648.
Pauz JANET. — Leibniz. 18
214 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
femmes ont été engrossées par des magots. Et voilà une nouvelle
question de quelle espéce doit étre une telle production. On voit
souvent des mulets et des jumarts (Voyez le Dictionnaire étymolo-
gique de M. Ménage '1]), les premiers engendrés d'un âne et d'une
cavale, et les derniers d'un taureau et d'une jument. J'ai vu un ani-
mal engendré d'un chat et d'un rat, qui avait des marques visibles
de ces deux bétes. Qui ajoutera à cela les productions monstrueuses,
trouvera qu'il est bien malaisé de déterminer l'espéce par la géné-
ration; et, si on ne le pouvait faire que par là, dois-je aller aux Indes
pour voir le père et la mère d'un tigre, et la semence de la plante
du thé, et ne pourrais-je point juger autrement si les individus qui
nous en viennent sont de ces espèces ?
Tu. La génération ou race donne au moins unc forte présomption
(c'est-à-dire une preuve provisionnelle), et j'ai déjà dit que bien
souvent nos marques ne sont que conjecturales. La race est démen-
tie quelquefois par la figure, lorsque l'enfant est dissemblable aux
pére et mére, et le mélange des figures n'est pas toujours la marque
du mélange des races; car il peut arriver qu'une femelle mette au
monde un animal qui semble tenir d'une autre espèce, et que la
seule imagination de la mére ait causé ce déréglement : pour ne rien
dire de ce qu'on appelle mola (2). Mais, comme l'on juge cependant
par provision de l'espéce par la race, on juge aussi de la race par
l'espéce. Car lorsqu'on présenta à Jean Casimir, roi de Pologne, un
enfant sylvestre, pris parmi les ours, qui avait beaucoup de leurs
maniéres, mais qui se fit enfin connaitre pour animal raisonnable,
on n'a point fait scrupule de le croire de la race d'Adam, et de le
baptiser sous le nom de Joseph, quoique peut-étre sous la condi-
tion, sí baptizatus non es, suivant l'usage de l'Église romaine ; parce
qu'il pouvait avoir été enlevé par un ours aprés le baptême. On n'a
pas encore assez de connaissance des effets des mélanges des uni-
maux: et on détruit souvent les monstres, au lieu de les élever,
outre qu'ils ne sont guère de longue vie. On croit que les animaux
mélés ne multiplient point ; cependant Strabon attribue la propaga-
(1) MésacE, illustre savant du xvus siècle, né à Angers en 1613, mort à Paris
en 1692. Son Dictionnaire étymologique parut à Paris en 1650, in-4» ; une seconde
edition fut publiée in-fol. en 1601, par SiwoN DE VALGIBERT sur les matériaux
laissés par Ménage. Parmi ses nombreux ouvrages, le seul qui intéresse la phi-
losophie est sa savante edition de Diogene Laérce (Londres, 1660, in-fol. et
Amsterdam, 1692, in-1°). PR. J.
(2) Mola, masse informe dans l'utérus.
DES MOTS 915
tion aux mulets de Cappadoce, et on m'éerit de la Chine qu'il y a
dans la Tartarie voisine des mulets de race : aussi voyons-nous que
les mélanges des plantes sont capables de conserver leur nouvelle
espéce. Toujours on ne sait pas bien dans les animaux si c'est le
mâle ou la femelle, ou l'un et l'autre, ou ni l'un ni l'autre qui déter-
mine le plus l'espéce. La doctrine des œufs des femmes, que feu
M. Kerkring (1) avait rendue fameuse, semblait réduire les mâles à
la condition de l'air pluvieux par rapport aux plantes, qui donne
moyen aux semences de pousser et de s'élever de la terre, suivant
les vers que les priscillianistes répétaient (2) de Virgile :
Cum pater omnipotens foecundis imbribus æther
Conjugis in lætæ gremium descendit et omnes
Magnus alit magno commissus corpore fœtus.
En un mot, suivant cette hypothèse, le mâle ne ferait guère plus
que la pluie. Mais M. Leuwenhoeck (3) a réhabilité le genre mascu-
lin, et l'autre sexe est dégradé à son tour, comme s'il ne faisait que
la fonction de la terre à l'égard des semences, en leur fournissant le
lieu et la nourriture; ce qui pourrait avoir lieu quand méme on
maintiendrait encore les ceufs. Mais cela n'empéche point que l'ima-
gination de la femme n'ait un grand pouvoir sur la forme du foetus,
quand on supposerait que l'animal est déjà venu du mále. Car c'est
un état destiné à un grand changement ordinaire et d'autant plus
susceptible aussi de changements extraordinaires. On assure que
l'imagination d'une dame de condition, blessée par la vue d'un estro-
pié, ayant coupé la main du fœtus fort voisin de son terme, cette
main s'est trouvée depuis dans l’arrière-faix, ce qui mérite pourtant
confirmation. Peut-étre que quelqu'un viendra qui prétendra, quoi-
que l'àme ne puisse venir que d'un sexe, que l'un et l'autre sexe
fournit quelque chose d'organisé, et que dedeux corps il s'en fait
un, de méme que nous voyons que le ver à soie est comme un
(4) KenxnixG (Théodore), 1610-1693, anatomiste célèbre, né à Amsterdam,
mort à Hambourg. condisciple de Spinoza auprés de Francis Van Ende, leur
maltre commun (Opera omnta anutomica ; La Haye, 1717).
(2) Les Prisciliunistes, héerésie chrétienne mélangée de gnosticisme et de
manichéisme. |
13) LEUWENHOECK, naturaliste célèbre, né à Delft en 1633, mort en 1723, tit de
nombreuses et importantes observations inicroscopiques. Ses mémoires trés
nombreux et publiés séparément, ont été réunis et traduits en latin sous ce
tire: Arcana nature deteota, & vol. in-4*; Delft, 1605-1609.
276 NOUVEAUX ESSAIS SUR L’ENTENDEMENT
double animal, et renferme un insecte volant sous la forme de la
chenille : tant nous sommes encore dans l'obscurité sur un si impor-
tant article. L'analogie des plantes nous donnera peut-étre des
lumières un jour, mais à présent nous ne sommes guére informés de
la génération des plantes mêmes; le soupçon de la poussière qui se
fait remarquer, comme qui pourrait répondre à la semence mascu-
line, n'est pas encore bien éclairci. D'ailleurs un brin de la plante
est bien souvent capable de donner une plante nouvelle et entiére,
à quoi l'on ne voit pas encore de l'analogie dans les animaux ;
aussi ne peut-on point dire que le pied de l'animal est un animal,
comme il semble que chaque branche de l'arbre est une plante
capable de fructifier à part. Encore les mélanges des espéces, ct
méme les changements dans une méme espéce réussissent souvent
avec beaucoup de succés dans les plantes. Peut-étre que dans
quelque temps ou dans quelque lieu de l'univers, les espéces des
animaux sont ou étaient ou seront plus sujettes à changer qu'elles
ne sont présentement parmi nous, et plusieurs animaux qui ont
quelque chose du chat, comme le lion, le tigre et le lynx, pour-
raient avoir été d'une méme race et pourraient étre maintenant
comme des sous-divisions nouvelles de l'ancienne espéce du chat.
Ainsi je reviens toujours à ce que j'ai dit plus d'une fois, que nos
déterminations des espèces physiques sont provisionnelles et pro-
portiounelles à nos connaissances.
8 24. Pu. Au moins les hommes, en faisant leurs divisions des
espéces, n'ont jamais pensé aux formes substantielles, excepté ceux
qui, dans ce seul endroit du monde oü nous sommes, ont appris le
langage de nos écoles.
Tu. 11 semble que depuis peu le nom des formes substantielles est
devenu infâme auprès de certaines gens, et qu'on a honte d'en parler.
Cependant il y a encore peut-étre en cela plus de mode que de
raison. Les Scolastiques employaient mal à propos une notion géné-
rale, quand il s'agissait d'expliquer des phénoménes particuliers;
mais cet abus ne détruit point la chose. L'áme de l'homme décon-
certe un peu la confiance de quelques-uns de nos modernes. Îl y en
a qui avouent qu'elle est la forme de l'homme ; mais aussi ils veulent
qu'elle est la scule forme substantielle de la nature connue. M. Des-
cartes en parle ainsi, et il donna uue correction à M. Regius (1) sur
(1; Reaius, nom latinisé de Leroy, l'un des premiers disciples de Descartes
en Hollande. Aprés avoir adopté avec enthousiasme les idées de Descartes, il
DES MOTS 277
ce qu'il contestait cette qualité de forme substantielle à l'âme et niait
que l'homme fût unum per se, un être doué d'une véritable unité.
Quelques-uns croient que cet excellent homme l'a fait par politique.
J'en doute un peu, parce que je crois qu'il avait raison en cela. Mais
on n'en a point de donner ce privilége à l'homme seul, conime si la
nature était faite à bâtons rompus. Il y a lieu de juger qu'il y a une
infinité d’âmes ou, pour parler plus généralement, d'entéléchies pri-
mitives, qui ont quelque chose d'analogique avec la perception et
l'appétit, et qu'elles sont toutes et demeurent toujours des formes
substantielles des corps. Il est vrai qu'il y a apparemment des
espèces qui ne sont pas véritablement unum per se (c'est-à-dire des
corps doués d'une véritable unité, ou d'un étre indivisible qui en
fasse le principe actif total), non plus qu'un moulin ou une montre
le pourraient étre. Les sels, les minéraux et les métaux pourraient
étre de cette nature, c'est-à-dire de simples contextures ou masses
oü il y a quelque régularité. Mais les corps des uns et des autres,
c'est-à-dire les corps animés aussi bien que les contextures sans vie,
seront spécifiés par la structure intérieure, puisque dans ceux-là
mêmes qui sont animés, l'âme et la machine, chacune à part, suffi-
sent à la détermination ; car elles s'accordent parfaitement, et, quoi-
qu'elles n'aient point d'influence immédiate l'une sur l'autre, elles
s'expriment mutuellement, l'une ayant concentré dans une parfaite
unité tout ce que l'autre a dispersé dans la multitude. Ainsi, quand
il s'agit de l'arrangement des espèces, il est inutile de disputer des
formes substantielles, quoiqu'il soit bon pour d'autres raisons de
connaitre s'il y en a et comment ; car sans cela on sera étranger dans
le monde intellectuel. Au reste, les Grecs et les Arabes ont parlé de
ces formes aussi bien que les Européens, et, sile vulgaire n'en parle
point, il ne parle pas non plus ni d'algébre ni d'incommensurables.
895. Pn. Les langues ont été formées avant les sciences, et le
A
peuple ignorant et sans lettres à réduit les choses à certaines
espéces.
Tu. ll est vrai, mais les personnes qui étudient les matières rec-
tifient les notions populaires. Les essayeurs ont trouvé des moyens
exacts de discerner et séparer les métaux ; les botanistes ont enrichi
se brouilla avec lui à l'occasion d'une thèse où il avait soutenu que l'homme
est un étre par accident, c'est-à-dire que l'àme et le corps ne formaient point
une unité substantielle. C'est à cette thése que Leibniz fait allusion dans le pas
sage ci-dessus.
978 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
merveilleusement la doctrine des plantes, et les expériences qu'an
a faites sur les insectes nous ont donné quelque entrée nouvelle dans
la connaissance des animaux. Cependant nous sommes encore bien
éloignés de Ja moitié de notre course.
8 26. Pr. Si les espèces étaient un ouvrage de la nature, elles ne
pourraient pas être conçues si différemment en différentes per- .
sonnes : l'homme parait à l'un un animal sans plumes à deux pieds
avec de larges ongles; et l'autre aprés un plus profond examen y
ajoute la raison. Cependant bien des gens déterminent plutót les
espèces des animaux par leur forme extérieure que par la naissance,
puisqu'on a mis en question plus d'une fois si certains foetus humains
doivent étre admis au baptéme ou non, par la seule raison que leur
configuration extérieure différait de la forme ordinaire des enfants,
sans qu'on süt s'ils n'étaient point aussi capables de raison que des
enfants jetés dans un autre moule, dont il s'en trouve quelques-uns
qui, quoique d'une forme approuvée, ne sont jamais capables de
faire voir durant toute leur vie autant de raison qu'il en parait
dans un singe ou un éléphant, et qui ne donnent jamais aucune
marque d'étre conduits par une áme raisonnable : d'oü il parait évi-
demment que la forme extérieure qu'on a seulement trouvée à dire, et
non la faculté de raisonner dont personne ne peut savoir si elle
devait manquer dans son temps, a été rendue essentielle à l'espèce
humaine. Et dans ces occasions les théologiens et les jurisconsultes
les plus habiles sont obligés de renoncer à leur sacrée définition
d'animal raisonnable. et de mettre à la place quelque autre essence
de l'espéce humaine. « M. Ménage (Menagiana, t. 1, p. 978 de
« l'édit. de Holl. 4649) nous fournit l'exemple d'un certain abbé de
« Saint-Martin, qui mérite d'étre rapporté. Quand cet abbé de Saint-
« Martin, dit-il, vint au monde, il avait si peu la figure d'un homme,
« qu'il ressemblait plutót à un monstre. On fut quelque temps à
« délibérer sion le baptiserait. Cependant il fut baptisé et on le dé-
« clara homme par provision, c'est-à-dire jusqu'à ce que le temps
« eût fait connaitre ce qu'il était. Il était si disgracié de la nature
« qu'on l'a appelé toute sa vie l'abbé Malotru. Il était de Caen. »
Voilà un enfant qui fut fort prés d'étre exclu de l'espéce humaine
simplement à cause de la forme. Il échappa à toute peine tel qu'il
était, et il est certain qu'une figure un peu plus contrefaite l'aurait
fait périr comme un étre qui ne devait point passer pour un homme.
Cependant on ne saurait donner aucune raison pourquoi une àme
DES MOTS 279
raisonnable n'aurait pu loger en lui, siles traits de son visage eus-
sent été un peu plus altérés ; pourquoi un visage un peu plus long, ou
yn nez plus plat, ou une bouche plus fendue n'auraient pu subsister
aussi bien que le reste de la figure irréguliére avec une áme et des
qualités qui le rendaient capable, tout contrefait qu'il était, d'avoir
une dignité dans l'Église. |
Tu. Jusqu'ici on n'a point trouvé d'animal raisonnable d'une
figure extérieure fort différente de la nótre; c'est pourquoi, quand
il s'agissait de baptiser un enfant, la race et la figure n'ont jamais
été considérées que comme des indices pour juger si c'était un
animal raisonnable ou non. Ainsi les théologiens et jurisconsultes
n'ont point eu besoin de renoncer pour cela à leur définition con-
sacrée.
S 97. Pn. Mais si ce monstre dont parle Licetus (1) (l. I, chap. m),
qui avait Ja tête d'un homme et le corps d'un pourceau, ou d'autres
monstres qui, sur des corps d'hommes, avaient des tétes de chiens
et de chevaux, eussent été conservés en vie, et eussent pu parler,
la difficulté serait plus grande.
Tu. Je l'avoue, et si cela arrivait et si quelqu'un était fait comme
un certain écrivain, moine du vieux temps, nommé Hans Kalb (Jean le
veau), qui se peignit avec une téte de veau, la plume à la main, dans
un livre qu'il avait écrit, ce qui fit croire ridiculement à quelques-uns
que cet écrivain avait eu véritablement une téte de veau, si, dis-je,
cela arrivait, on serait dorénavant plus retenu à se défaire des
monstres. Car il y a de l'apparence que la raison l'emporterait chez
les théologiens et chez les jurisconsultes malgré la figure et méme
malgré les différences que l'anatomie pourrait y fournir aux méde-
cins qui nuiraient aussi peu à la qualité d'homme que ce renverse-
ment de viscéres dans cet homme dont des personnes de ma con-
naissance ont vu l'anatomie à Paris, qui a fait du bruit, où la nature
« Peu sage et sans doute en débauche
« Placa le foie au cóté gauche
« Et de méme vice versa
« Le cœur à la droite placa. »
si je me souviens bien de quelques-uns des vers que feu M. Alliot le
(1) Lcervs, médecin italien du xvi* siècle, né à Ricco, mort à Gênes en 1599.
I| a écrit en un livre italien sur /a Nohlesse des parties snaíitresses du corps
humain, c'est-à-dire des organes de la génération, publié à Bologne en 1599.
280 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
pére (médecin fameux parce qu'il passait pour habile à traiter des
cancers) me montra de sa facon sur ce prodige. Cela s'entend
pourvu que la variété de conformation n'aille pas trop loin dans les
animaux raisonnables, et qu'on ne retourne point aux temps où les
bétes parlaient, car alors nous perdrions notre privilége de la raison
en préciput, et on serait désormais plus attentif à la naissance et à
l'extérieur, afin de pouvoir discerner ceux de la race d'Adam de
ceux qui pourraient descendre d'un roi ou patriarche de quelque
canton des singes (1) de l'Afrique ; et notre habile auteur a eu raison
de remarquer ($ 29) que, si l'ánesse de Balaam eût discouru toute
sa vie aussi raisonnablement qu'elle fit une fois avec son maitre
(supposé que ce n'ait pas été une vision prophétique), elle aurait
toujours eu de la peine à obtenir rang et séance parmi les femmes.
Pn. Vous riez à ce que je vois et peut-être l'auteur riait aussi;
mais, pour parler sérieusement, vous voyez qu'on ne saurait toujours
assigner des bornes fixes des espéces.
Tu. Je vous l'ai déjà accordé ; car, quand il s'agit des fictions et de
la possibilité des choses, les passages d'espéce en espéce peuvent
étre insensibles, et pour les discerner ce serait quelquefois à peu
prés comme on ne saurait décider combien il faut laisser de poils à
un homme pour qu'il ne soit point chauve. Cette indétermination
serait vraie quand méme nous connaitrions parfaitement l'intérieur
des créatures dont il s'agit. Mais je ne vois point qu'elle puisse em-
pécher les choses d'avoir des essences réelles indépendamment de
l'entendement, et nous de les connaitre : il est vrai que les noms et
les bornes des espéces seraient quelquefois comme les noms des
mesures et des poids, oü il faut choisir pour avoir des bornes fixes.
Cependant pour l'ordinaire il n'y a rien de tel à craindre, les espéces
trop approchantes ne se trouvent guére ensemble.
S 28. Pu. Il semble que nous convenonsici dans le fond, quoique
nous ayons un peu varié les termes. Je vous avoue aussi qu'il y a
moins d'arbitraire dans la dénomination des substances que dans les
noms des modes composés. Car on ne s'avise guére d'allier le béle-
ment d'une brebis à une figure de cheval, ni la couleur du plomb à
la pesanteur et à la fixité de l'or, et on aime mieux de tirer des
copies d'aprés nature. |
Tu. C'est non pas tant parce qu'on a seulement égard dans les
(1) GERRARDT : signus.
DES MOTS 281
substances à ce qui existe effectivement que parce qu'on n'est pas
sür dans les idées physiques (qu'on n'entend guére à fond) si leur
alliage est possible et utile, lorsqu'on n'a point l'existence actuelle
pour garant. Mais cela a lieu encore dans les modes, non seulement
quand leur obscurité nous est impénétrable, comme il arrive quel-
quefois dans la physique, mais encore quand il n'est pas aisé de la
pénétrer, comme il y en a assez d'exemples en géométrie. Car dans
l'une et dans l'autre de ces sciences, il n'est pas en notre pouvoir de
faire des combinaisons à notre fantaisie, autrement on aurait droit
de parler de décaédres réguliers; et on chercherait dans le demi-
cercle un centre de grandeur, comme il y en a un de gravité. Cor il
est surprenant en effet que le premier y est, et que l'autre n'y sau-
rait étre. Or, comme dans les modes les combinaisons ne sont pas
toujours arbitraires, il se trouve par opposition qu'elles le sont
quelquefois dans les substances : et il dépend souvent de nous de
faire des combinaisons des qualités pour définir encore des étres
substantiels avant l'expérience, lorsqu'on entend assez ces qualités
pour juger de la possibilité de la combinaison. C'est ainsi que des
jardiniers experts dans l'orangerie pourront avec raison et succés,
se proposer de produire quelque nouvelle espéce et lui donner un
nom par avance.
$ 29. Pu. Vous m'avouerez toujours que, lorsqu'il s'agit de définir
les espèces, le nombre des idées qu'on combine dépend de la diffé-
rente application, industrie ou fantaisie de celui qui forme cette
combinaison; comme c'est sur la figure qu'on se régle le plus sou-
vent pour déterminer l'espéce des végétaux et des animaux, de
méme à l'égard de la plupart des corps naturels, qui ne sont pas
produits par semence, c'est à la couleur qu'on s'attache le plus. $ 30.
À la vérité ce ne sont bien souvent que des conceptions confuses,
grossières et inexactes, et il s'en faut bien que les hommes convien-
nent du nombre précis des idées simples ou des qualités, qui appar-
tiennent à une telle espéce ou à un tel nom, car il faut de la peine,
de ladresse et du temps pour trouver les idées simples, qui sont
constamment unies. Cependant peu de qualités qui composent ces
définitions inexactes, suffisent ordinairement dans la conversation :
mais, malgré le bruit des genres et des espèces, les formes dont on
a tant parlé dans les écoles ne sont que des chiméres qui ne servent
de rien à nous faire entrer dans la connaissance des natures spé-
cifiques.
982 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
Tu. Quiconque fait une combinaison possible ne se trompe point
eu cela, ni en lui donnant un nom ; mais il se trompe quand il croit
que ce qu'il conçoit est tout ce que d'autres plus experts conçoivent
sous le méme nom, ou dans le méme corps. Il conçoit peut-être un
genre trop commun au lieu d'un autre plus spécifique. Il n'y a rien
en tout ceci qui soit opposé aux écoles, et je ne vois point pourquoi
vous revenez à la charge ici contre les genres, les espéces et les
formes, puisqu'il faut que vous reconnaissiez vous-méme des genres,
des espéces, et méme des essences internes ou formes, qu'on ne
prétend point employer pour connaltre la nature spécifique de la
chose, quand on avoue de les ignorer encore.
& 30. Pu. Il est du moins visible que les limites que nous assi-
gnons aux espèces, ne sont pas exactement conformes à celles qui
ont été établies par la nature. Car dans le besoin que nous avons des
noms généraux pour l'usage présent, nous ne nous mettons point en
peine de découvrir leurs qualités qui nous feraient mieux connaitre
leurs différences et conformités les plus essentielles : et nous les
distinguons nous-mêmes en espèces, en vertu de certaines appa-
rences qui frappent les yeux de tout le monde, afin de pouvoir plus
aisément communiquer avec les autres.
Tu. Si nous combinons des idées compatibles, les limites que nous
assignons aux espèces sont toujours exactement conformes à la na-
ture; et, si nous prenons garde à combiner les idées qui se trouvent
actuellement ensemble, nos notions sont encore conformes à l'expé-
rience ; et, si nous les considérons comme provisionnelles seulement
pour des corps effectifs, sauf à l'expérience faite ou à faire d'y décou-
vrir davantage, et si nous recourons aux experts, lorsqu'il s'agit de
quelque chose de précis à l'égard de ce qu'on entend publiquement
par le nom ; nous ne nous y tromperons pas. Ainsi la nature peut
fournir des idées plus parfaites et plus commodes, mais elle ne don-
nera point un démenti à celles que nous avons, qui sont bonnes et
naturelles, quoique ce ne soient peut-étre pas les meilleures et les
plus naturelles.
S8 32. Pu. Nos idées génériques des substances, comme celle du
métal] par exemple, ne suivent pas exactement les modéles qui leur
sont proposés par la nature, puisqu'on ne saurait trouver aucun
corps qui renferme simplement la malléabilité et la fusibilité sans
d'autres qualités.
Tu. On ne demande pas de tels modèles, et on n'aurait pas raison
DES MOTS . 283
deles demander, ils ne se trouvent pas aussi dans les notions les
plus distinctes. On ne trouve jamais un nombre où i] n'y ait rien à
remarquer que la multitude en général; un étendu ou il n'y ait.
qu'étendue, un corps où il n'y ait que solidité, et point d'autres qua-
lités : et lorsque les différences spécifiques sont positives et oppo-
sées, il faut bien que le genre prenne parti parmi elles.
Pu. 5i done quelqu'un s'imagine qu'un homme, un cheval, un ani-
mal, une plante, etc., sont distingués par des essences réelles, for-
mées par la nature, il doit se figurer la nature bien libérale de ces
essences réelles, si elle en produit une pour le corps, une autre pour
l'animal, et encore une autre pour le cheval, et qu'elle communique
libéralement toutes ces essences à Bucéphale ; au lieu que les genres
et les espèces ne sont que des signes plus ou moins entendus.
Tn. Si vous prenez les essences réelles pour ces modéles sub-
stantiels, qui seraient un corps et rien de plus, un animal et rien de
plus spécifique, un cheval sans qualités individuelles, vous avez rai-
son de les traiter de chiméres. Et personne n'a prétendu, je pense,
pas méme les plus grands réalistes d'autrefois. qu'il y ait autant dé
substances qui se bornassentau générique, qu'il y a de genres. Mais
il ne s'ensuit pas que si les essences générales ne sont pas cela, elles
sont purement des signes ; car je vous ai fait remarquer plusieurs
fois quece sont des possibilités dans les ressemblances. C'est comme
de ce que les couleurs ne sont pas toujours des substances ou des
teintures extrahibles, il ne s'ensuit pas qu'elles sont imaginaires. Au
reste, on ne saurait se figurer la nature trop libérale ; elle l'est au-
delà de tout ce que nous pouvons inventer, et toutes les possibilités
compatibles en prévalence se trouvent réalisées sur le grand théàtre
de ses représentations, Il y avait autrefois deux axiomes chez les
philosophes ; celui des réalistes semblait faire la nature prodigue,
et celui des nominaux ]a semblait déclarer chiche. L'un dit que la
nature ne souffre point de vide, et l'autre qu'elle ne fait rien en vain.
Ces deux axiomes sont bons, pourvu qu'on les entende ; car la na-
ture est comme un bon ménager, qui épargne là où il le faut, pour
être magnifique entemps et en lieu. Elle est magnifique dansles effets,
et ménagère dans les causes qu'elle emploie.
8 34, Pu. Sans nous amuser davantage à cette contestation sur les
essences réelles, c'est assez que nous obtenions le but du langage et
l'usage des mots, qui est d'indiquer nos pensées en abrégé. Si je
yeux parler à quelqu'un d'une espèce d'oiseaux de trois ou quatre
284 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
pieds de haut, dont la peau est couverte de quelque chose qui tient
le milieu entre la plume et le poil, d'un brun obscur, sans ailes,
mais qui, au lieu d'ailes, a deux ou trois petites branches, semblables
à des branches de genéts, qui lui descendent au bas du corps avec
de longues et grosses jambes, des pieds armés seulement de trois
griffes et sans queue, je suis obligé de faire cette description par oü
je puis me faire entendre aux autres. Mais, quand on m'a dit que
cassiowaris est le nom de cet animal, je puis alors me servir de ce
nom pour désigner dans le discours toute cette idée composée.
Tu. Peut-être qu'une idée bien exacte de la couverture de la peau,
ou de quelque autre partie, suffirait toute seule à discerner cet ani-
mal de tout autre connu, comme Hercule se faisait connaitre par le
pas qu'il avait fait, et comme le lion se reconnait à l'ongle, suivant
le proverbe latin. Mais plus on amasse de circonstances, moins la
définition est provisionnelle.
8 35. Pri. Nous pouvons retrancher de l'idée dans ce cas sans pré-
judice de la chose : mais, quand la nature en retranche, c'est une
question si l'espece demeure. Par exemple : s'il y avait un corps qui
eüt toutes les qualités de l'or excepté la malléabilité, serait-il de
l'or? Il dépend des hommes de le décider. Ce sont donc eux qui dé-
terminent les espéces des choses.
Tu. Point du tout, ils ne détermineraient que le nom. Mais cette
expérience nous apprendrait que la malléabilité n'a pas de connexion
nécessaire avec lesautres qualités de l'or prises ensemble. Elle nous
apprendrait donc une nouvelle possibilité et par conséquent une nou-
velle espéce. Pour ce qui est de l'or aigre ou cassant, cela ne vient
que des additions et n'est point consistant avec les autres épreuves
de l'or ; car la coupelle et l'antimoine lui ótent cette aigreur.
896. Pu. 11 s'ensuit quelque chose de notre doctrine qui paraîtra
fort étrange. C'est que chaque idée abstraite, qui a un certain nom,
forme une espèce distincte. Mais que faire à cela, si la nature le veut
ainsi ? Je voudrais bien savoir pourquoi un bichon et un lévrier ne
sont pas des espèces aussi distinctes qu'un épagneul et un élé-
phant.
Tu. J'ai distingué ci-dessus les différentes acceptions du mot es-
pèce. Le prenantlogiquementet mathématiquement plutôt, la moindre
dissimilitude peut suffire. Ainsi chaque idée différente peut donner
une autre espèce, et il n'importe point si elle a un nom ou non. Mais,
physiquement parlant, on ne s'arréte pas à toutes les variétés, et l'on
DES MOTS 285
parle, ou nettement quand il ne s'agit que des apparences, ou conjec-
turalement quand il s'agit de la vérité intérieure des choses, en y
présumant quelque nature essentielle et immuable, comme la raison
l'est dans l'homme. On présume donc que ce qui ne diffère que par
des changements accidentels, comme l'eau et la glace, le vif-argent
dans sa forme courante et dans le sublimé, est d'une méme espéce :
et dans les corps organiques on met ordinairement la marque provi-
sionnelle de la même espèce dans la génération ou race, comme dans
les plus similaires on la met dans la reproduction. ll est vrai qu'on
n'en saurait juger précisément faute de connaitre l'intérieur des
choses. Mais, comme j'ai dit plus d'une fois, l'on juge provisionnel-
lement et souvent conjecturalement. Cependant, lorsqu'on ne veut
parler que de l'extérieur, de peur de ne rien dire que de sür, il y a
de la latitude : et disputer alors si une différence est spécifique ou
non, c'est disputer du nom ; et, dans ce sens, il y aunesigrande dif-
férence entre les chiens, qu'on peut fort bien dire queles dogues
d'Angleterre et les chiens de Boulogne sont de différentes espèces.
Cependant il n'est pas impossible qu'ils soient d'une méme ou sem-
blable race éloignée qu'on trouverait si on pouvait remonter bien
haut et que leurs ancêtres aient été semblables ou les mêmes, mais
qu'aprés de grands changements quelques-uns de la postérité soient
devenus fort grands et d'autres fort petits (1). On peut méme croire
aussi sans choquer la raison qu'ils aient en commun une nature inté-
rieure, constante, spécifique, qui ne soit plus sous-divisée ainsi, ou
qui ne se trouve point ici en plusieurs autres telles natures et par
conséquent ne soit plus variée que par des accidents ; quoiqu'il n'y
ait rien aussi qui nous fasse juger que cela doit être nécessairement
ainsi dans tout ce que nous appelons la plus basse espèce (spéciem
infimam). Mais il n'y a point d'apparence qu'un épagneul et un élé-
phant soient de méme race, et qu'ils aient une telle nature spécifique
commune (2). Ainsi, dans les différentes sortes de chiens, en parlant
des apparences, on peut distinguer les espéces, et parlant de l'es-
sence intérieure, on peut balancer : mais, comparant le chien et
l'éléphant, il n'y a pas lieu de leur attribuer extérieurement ce
(1) Voici encore le principe de la variabilité des espéces : l'application qu'en
fait Leibniz à l'espéce chien parait ètre acceptée aujourd'hui par les natura-
listes. P.J.
i2) On voit que, tout en posant le principe, Leibniz en restreint l'application :
il est pour ce qu'on appelle aujourd'hui la variabilité limitée. P. J.
286 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
qui (1) les ferait croire d'une méme espéce. Ainsi il n'y a aucun sujet
d’être en balance contre la présomption. Dans l'homme on pourrait
aussi distinguer les espèces logiquement parlant, et, sí on s'arrétait
à l'extérieur, on trouverait encore, en parlant physiquement, des dif-
férences qui pourraient passer pour spécifiques. Aussi se trouva-t-il
un voyageur qui crut que les Négres, les Chinois, et enfin les Amé-
ricains, n'étaient pas d'une méme race entre eux ni avec les peuples
qui nous ressemblent. Mais, comme on connait l'intérieur essentiel
de l'homme, c'est-à-dire la raison, qui demeure dans le méme
homme et se trouve dans tous les hommes, et qu'on ne remarque
rien de fixe et d'interne parmi nous, qui forme une sous-division,
nous n'avons aucun sujet de juger qu'il y ait parmi leshommes, selon |
la vérité de l'intérieur, une différence spécifique essentielle, au lieu
qu'il s'en trouve entre l'homme et la béte, supposé que les bétes ne
soient qu'empiriques, suivant ce que j'ai expliqué ci-dessus, comme
en effet l'expérience ne nous donne point lieu d'en faire un autre
jugement. .
8 39. Pn. Prenons exemple d'une chose artificielle dont la stru-
cture intérieure nous est connue. Une montre qui ne marque que
les heures et une montre sonnante ne sont que d'une seule espéce, à
l'égard de ceux qui n'ont qu'un nom pour les désigner; mais, à
l'égard de celui qui a le nom de montre pour désigner la première
et celui d'horloge pour signifier la dernière, ce sont par rapport à
lui des espéces différentes. C'est le nom et non pas la disposition
intérieure, qui fait une nouvelle espéce, autrement il y aurait trop
d'espèces. Îl y a des montres à quatre roues, et. d'autres à cinq ;
quelques-unes ont des cordes et des fusées, et d'autres n'en ont
point : quelques-unes ont le balancier libre, et d'autres conduit par
un ressort fait en large spirale, et d'autres par des soies de pour-
ceau : quelqu'une de ces choses suffit-elle pour faire une différence
spécifique ? je dis que non, tandis que ces montres conviennent
dans le nom.
Tu. Et moi, je dirais que oui, car sans m'arréter aux noms, je vous
drais considérer les variétésde l'artifice et surtout la différence des
balanciers ; car, depuis qu'on lui a appliqué un ressort qui en gou-
verne les vibrations selon les siennes et les rend par couséquent plus
égales, les montres de poche ont changé de face, et sont devenues
(1) GEHRART : ce que,
DES MOTS : 987
incomparablement plus justes. J'ai méme remarqué autrefois un
autre príncipe d'égalité qu'on pourrait appliquer aux montres.
Pu. Si quelqu'un veut faire des divisions fondées sur les différences
qu'il connait dans la configuration intérieure, il peut le faire : cepen-
dant ce ne seráient point des espèces distinctes par rapport à des
gens qui ignorent cette construction.
Tn. Je ne sais pourquoi on veut toujours chez vous faire dépendre
de notre opinion ou connaissance les vertus, les vérités et les
espèces. Elles sont dans la nature, soit que nous le sachions et
approuvions, ou non. En parler autrement, c'est changer les noms
des choses et le langage recu sans aucun sujet. Les homines jusqu'ici
auront cru qu'il y a plusieurs espéces d'horloges ou montres, sans
s'informer en quoi elles consistent ou comment on pourrait les
appeler.
Pu. Vous avez pourtant reconnu il n'y a pas longtemps que, lors-
qu'on veut distinguer les espèces physiques par les upparences, on
se borne d'une manière arbitraire où on le trouve à propos, o'est-à-
dire selon qu'on trouve la différence plus ou moins considérable et
suivant le but qu'on a. Et vous vous étes servi vous-méme de la com-
paraison des poids et des mesures qu'on règle selon le bon plaisir
des hommes et leur donne des noms.
Ta. C'est depuis le temps que j'ai commencé à vous entendre.
Entre les différences spécifiques purement logiques, où la' moindre
variation de définition assignable suffit, quelque accidentelle qu'elle
soit, et entre les différences spécifiques qui sont purement physiques,
fondées sur l'essentiel ou immuable, on peut mettre un milieu, mais
qu'on ne sauraitdéterminer précisément ; on s'y régle sur les appa-
rences les plus considérables, qui ne sont pas tout à fait immuables,
mais qui ne changent pas facilement, l'une approchant plus de l'es-
sentiel que l'autre; et, comme un connaisseur aussi peut aller plus
loin que l'autre, la chose parait arbitraire et a du rapport aux
hommes, et il parait commode de régler aussi les noms selon ces
différences principales. On pourrait donc dire ainsi que ce sont des
diflérences spécifiques civiles et des espèces nominales, qu'il ne faut
point confondre avec ce que j'ai appelé définitions nominales ci-
dessus et qui ont lieu dans les différences spécifiques logiques
aussi bien que physiques. Au reste, outre l'usage vulgaire, les lois
mémes peuvent autoriser les significations des mots, et alors les
espéces deviendraient légales, comme dans les contrats qui sont
288 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
appelés nominati, c'est-à-dire désignés par un nom particulier. Et
c'est-à-dire comme la loi romaine fait commencer l’âge de puberté à
14 ans accomplis. Toute cette considération n'est point à mépriser;
cependant je ne vois pas qu'elle soit d'un fort grand usage ici, car
outre que vous m'avez paru l'appliquer quelquefois oü elle n'en
avait aucun, on aura à peu près le méme effet, si l'on considère qu'il
dépend des hommes de procéder dans les sous-divisions aussi loin
qu'ils trouvent à propos, et de faire abstraction des différences ulté-
rieures, sans qu'il soit besoin de les nier : et qu'il dépend ainsi d'eux
de choisir le certain pour l'incertain, afin de fixer quelques notions
et mesures en leur donnant des noms.
Pu. Je suis bien aise que nous ne sommes plus si éloignés ici, que
nous le paraissions, $ 41. Vous m’accorderez encore, Monsieur, à
ce que je vois, que les choses artificielles ont des espéces aussi bien
que les naturelles contre le sentiment de quelques philosophes. 8 42.
Mais, avant quc de quitter les noms des substances, j'ajouterai que
de toutes les diverses idées que nous avons, ce sont les seules idées
des substances qui ont des noms propres ou individuels ; car il arrive
rarement que les hommes aient besoin de faire une mention fré-
quente d'aucune qualité individuelle ou de quelque autre individu
d'accident : outre que les actions individuelles périssent d'abord, et
que la combinaison des circonstances qui s'y fait ne subsiste point
comme dans les substances.
Tu. Il y a pourtant des cas où on a eu besoin de se souvenir d'un
accident individuel et qu'on lui a donné un nom; ainsi votre règle
est bonne pour l'ordinaire, mais elle recoit des exceptions. La reli-
gion nous en fournit; comme nous célébrons anniversairement la
mémoire de la naissance de Jésus-Christ, les Grecs appelaient cet
événement Théogenie, et celui de l'adoration des mages Epiphanie;
et les Hébreux appelérent Passah par excellence le passage de l'ange
qui fit mourir les ainés des Égyptiens sans toucher à ceux des Hé-
breux; et c'est de quoi ils devaient solemniser la mémoire tous les
ans. Pour ce qui est des espéces des choses artificielles, les philoso-
phes scolastiques ont fait difficulté de les laisser entrer dans leurs
prédicaments : mais leur délicatesse y était peu nécessaire, ces
ces tables prédicamentales devant servir à faire une revue générale
de nos idées. Il est bon cependant de reconnaitre la différence qu'il
y a entre les substances parfaites et entre les assemblages des subs-
tances (aggregata) qui sont des êtres substantiels composés ou par
DES MOTS 289
la nature ou par l'artifice des hommes. Car la nature a aussi de telles
aggrégations, comme sont les corps dont la mixtion est imparfaite,
pour parler le langage de nos philosophes (imperfecte mixta) qui ne
sont (1) point unum per se et n'ont point en eux une parfaite unité. Je
crois cependant que les quatre corps, qu'ils appellent éléments, qu'ils
croient simples, et les sels, les métaux et autres corps, qu'ils croient
être mélés parfaitement, età qui ils accordent leurs tempéraments,
ne sont pas unum per se non plus, d'autant plus qu'on doit juger
qu'ils ne sont uniformes et similaires qu'en apparence, et méme un
corps similaire ne laisserait pas d'étre un amas. En un mot l'unité
parfaite doit être réservée aux corps animés. ou doués d'entéléchies
primitives ; car ces entéléchies ont de l'analogie avec les âmes, et
sont aussi iudivisibles et impérissables qu'elles: et j'ai fait juger
ailleurs que leurs corps organiques sont des machines en effet, mais
qui surpassent autant les artificielles qui sont de notre invention,
que l'inventeur des naturelles nous surpasse. Car ces machines de
la nature sont aussi impérissables que les àmes mêmes, et l'animal
avec l'âme subsiste toujours; c'est (pour me micux expliquer par
quelque chose de revenant, tout ridicule qu'il est) comme Arlequin
qu'on voulait dépouiller sur Je théâtre, mais on n'en put venir à
bout, parce qu'il avait je ne sais combien d'habits les uns sur les
autres : quoique ces réplications des corps organiques à l'infini, qui
sont dans un animal, ne soient pas si semblables ni si appliquées les
unes sur les autres, comme des habits ; l'artifice de la nature étant
d'une tout autre subtilité. Tout cela fait voir que les philosophes
n'ont pas eu tout le tort du monde de mettre tant de distance «ntre
les choses artificielles et entreles corps naturels doués d'une véri-
table unite. Maisil n'appartenait qu'à notre temps de développer ce
mystère et d'en faire comprendre l'importance ect les suites pour bien
etablir la théologie naturelle et ce qu'on appelle la pneumatique (2)
d'une maniére qui soit véritablement naturelle et conforme à ce que
nous pouvons expérimenter et entendre ; qui ne nous fasse rien
perdre des importantes considérations qu'elles doivent fournir, ou
plutót qui les rehausse, comme fait le systéme de l'harmonie prééta-
blie. Et je crois que nous ne pouvons mieux finir que par là cette
longue discussion des noms des substances.
(1) GERRARDT : font.
(2; La Pneumatique !de rvedua’, science des esprits.
PauL JANET. — Leibniz. I-19
290 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
CHAP. VII. — DES PARTICULES.
S 1. Pr. Outre les mots qui servent à nominer les idées, on a
besoin de ceux qui signifient la connexion des idées ou des propo-
sitions. Cela est, cela n'est pas, sont les signes généraux de l'affir-
mation ou de Ja négation. Mais l'esprit, outre les parties des propo-
sitions, lie encore des sentences ou propositions entières, & 2, se
servant des mots qui expriment cette liaison des différentes affirma-
tions et négations et qui sont ce qu'on appelle particules : et dans
leur bon usage consiste principalement l'art de bien parler. C'est
afin que les raisonnements soient suivis et méthodiques qu'il faut
des termes qui montrent la connexion, la restriction, la distinction,
l'opposition, l'emphase, ete. Et, quand on s'y méprend, on embar-
rasse celui qui écoute.
Tu. J'avoue que les particules sont d'un grand usage ; mais je ne
sais si l'art de bien parler y consiste principalement. Si quelqu'un
ne donnait que des aphorismes, ou que des théses détachées,
comme on l'a fait souvent dans les universités ou comme dans ce
qu'on appelle libelle articulé chez les jurisconsultes, ou comme
dans les articles qu'on propose aux témoins, alors pourvu qu'on
range bien ces propositions, on fera à peu prés le méme effet
pour se faire entendre que si on y avait mis de la liaison et des par-
ticules ; car le lecteur y supplée. Mais j'avoue qu'il serait troublé, si
on mettait malles particules, et bien plus que si on les omettait. Il
me semble aussi que les particules lient non seulement les parties
du discours composé de propositions, et les parties de la proposition
composées d'idées ; mais aussi les parties de l'idée composée de plu-
sieurs facons par la combinaison d'autres idées. Et c'est cette der-
niére liaison qui est marquée par les prépositions, au lieu que les
adverbes ont de l'influence sur l'affirmation ou la négation qui est
dans le verbe ; et les conjonctions en ont sur la liaison de différentes
affirmations ou négations. Mais je ne doute point que vous n'ayez
remarqué tout cela vous-méme, quoique vos paroles semblent dire
autre chose.
S 3. Pir. La partie de la Grammaire qui traite des particules a été
moins cultivée que celle qui représente par ordre les cas, les genres;
les modes, les temps, les gérondifs et les supins. ll est vrai que dans
DES MOTS 291
quelques langues on a aussi rangé les particules sous des titres par
des subdivisions distinctes avec une grande apparence d'exactitude.
Mais il ne suffit pas de parcourir ces catalogues. 1l faut réfléchir sur
ses propres pensées pour observer les formes que l'esprit prend en
discourant, car les particules sont tout autant de marques de l'action
de l'esprit.
Tu. ll est tres vrai que la doctrine des particules est importante,
el je voudrais qu'on entrát dans un plus grand détail là-dessus.
Cac rien ne serait plus propre à faire connaitre les diverses formes
de l'entendement. Les genres ne font rien dans la grammaire philo-
sophique, mais les cas répondent aux prépositions ; et souvent la
préposition y est enveloppée dans le nom et comme absorbée, et
d'autres particules sont cachées dans les flexions des verbes.
& 4. Pr. Pour bien expliquer les particules, il ne suffit pas de les
rendre (comme on fait ordinairement dans un dictionnaire) par les
mots d'une autre langue qui en approchent le plus, parce qu'il est aussi
malaisé d'en compreudre le sens précis dans une langue que dans
l'autre ; outre que les significations des mots voisins des deux lan-
gues ne sont pas toujours exactement les mémes et varient aussi
dans une méme langue. Je me souviens que dans lalangue hébraique
il y a une particule d'une seule lettre, dont on compte plus de cin-
quante significations.
Tu. De savants hommes se sont attachés à faire des traités exprès
sur les particules du latin, du grec ct de l'hébreu; et Strauchius (1),
jurisconsulte célébre, a fait un livre sur l'usage des particules dans
la jurisprudence, où la signification n'est pas de petite conséquence.
On trouve cependant qu'ordinairement c'est plutót par des exemples
et par des synonymes qu'on prétend les expliquer que par des
notions distinctes. Aussi ne peut-on pas toujours en trouver une
signification générale ou formelle, comme feu M. Bohlius (2) l'appe-
lait, qui puisse satisfaire à tous les exemples; mais cela nonob-
stant, on pourrait toujours réduire tous les usages d'un mot à un
(1) Srraucaius (Jon) ou Jean Strauch. On compte trois Strauchius juriscon-
sultes. Celui dont parle Leibniz est né à Golditz en 1612 ; fut professeur de droit
à léna à Giessen où il mourut en 1680, il était l'oncle maternel de Leibniz, On
cite de lui, en effet, un Lexicon particularum juris et un trés grand nombre de
traités juridiques. P, J.
(2) Bouze (Samuel) ou Bolilius, philologue et théologien du xvne siècle, ne à
Greflenberg en Poméranie en 1611. Parmi ses ouvrages, il y a un intitulé : De
formali significationis eruendo qui est celui auquel Leibniz fait allusion. — P. J.
292 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
nombre déterminé de significations. Et c'est ce qu'on devrait faire.
S 5. Pr. En effet le nombre des significations excède de beaucoup
celui des particules. En anglais la particule but a des significations
fort différentes ; quand je dis but (o say no more, c'est « mais pour
ne rien dire de plus » ; comme si cette particule marquait que l'es-
prit s'arréte dans sa course avant d'en avoir fourni la carrière.
Mais disant : / saw but two planets ; c'est-à-dire, « je vis seulement
deux planétes, » l'esprit borne le sens de ce qu'il veut dire à ce
qu'il a exprimé avec exclusiou de tout autre. Et lorsque je dis :
« You pray, but it is not that God would bring you to the true reli-
« gion, but that he would confirm you in your own, » c'est-à-dire :
« Vous priez Dieu, mais ce n'est pas qu'il veuille vous amener à la
connaissance de la vraie religion, mais qu'il vous confirme dans la
vôtre » ; le premier de ces buf ou mais désigne une supposition dans
l'esprit qui est autrement qu'elle ne devrait être, et le second fait voir
que l'esprit met une opposition directe entre ce qui suit et ce qui
précède. « All animals have sense, but a dog is an animal ; » c'està-
dire : « tous les animaux ont du sentiment, mais le chien est un
« animal ». Ici la particule signifie la connexion de la seconde pro-
position avec la première.
Tn. Le français mais a pu être substitué dans tous ces endroits,
excepté dans le second ; mais l'allemand allein. pris pour particule,
qui signifie quelque chose de mélé de mais et de seulement, peut
.sans doute être substitué au lieu de but dans tous ces exemples,
excepté le dernier, oü l'on pourrait douter un peu. Mais se rend
aussi en allemand tantót par aber tantót par sondern, qui marque
une séparation ou ségrégation et approche de la particule allein.
Pour bien expliquer les particules, il ne suffit pas d'en faire une
explication abstraite comme nous venons de faire ici ; mais il faut
venir à une périphrase, qui puisse être substituée à sa place, comme
la définition peut étre mise à la place du défini. Quand on s'atta-
chera à chercher et à déterminer ces périphrases substituables dans
toutes les particules autant qu'elles en sont susceptibles, c'est alors
qu'on aura réglé les sigoifications. Táchons d'y approcher dans nos
quatre exemples. Dans le premier on veut dire : jusqu'ici seulement
soit parlé de cela, et non pas davantage (non piu) : dans le second :
je vis seulement deux planètes et non pas davantage : dans le troi-
sième : vous priez Dieu, c'est cela seulement, savoir pour être con-
firmé dans votre religion, et non pas davantage, etc.; dans le qua-
DES MOTS 293
trième c'est comme si l'on disait : tous les animaux ont du sentiment,
il suffit de considérer cela seulement et il n'en faut pas davantage.
Le chien est un animal, donc il a du sentiment. Ainsi tous ces
exemples marquent des bornes, et un non plus ultre, soit dans les
choses, soit dans le discours. Aussi but est une fin, un terme de la
carriére ; comme si l'on se disait : arrétons-nous, nous y voilà, nous
sommes arrivés à notre but. But, bute, est un vieux mot teutonique,
qui signifie quelque chose de fixe, une demeure. Beuten (mot suranné
qui se trouve encore dansquelques chansons d'église) est demeurer.
Le mais a son origine du magis, comme si quelqu'un voulait dire :
quant au surplus, il faut le laisser; ce qui est autant que de dire : il
n'en faut pas davantage, c'est assez, venons à autre chose, ou, c'est
autre chose. Mais, comme l'usage des langues varie d'une étrange
manière, il faudrait entrer bien avant dans le détail des exemples
pour régler assez les significations des particules. En francais on
évite le double mais par un cependant : et on dirait : vous priez,
cependant ce n'est pas pour obtenir la. vérité, mais pour être con-
firmé dans votre opinion. Le sed des Latins était souvent exprimé
autrefois par ains, qui est est l'anzi des ltaliens, et les Francais
l'ayant réformé ont privé leur langue d'une expression avantageuse.
Par exemple : « I| n'y avait rien de sür, cependant on était persuadé
« de ce que je vous ai mande, parce qu'on aime à croire ce qu'on
« souhaite; mais il s'est trouvé que ce n'était pas cela ; ains plu-
« tôt, etc. »
8 6. Pu. Mon dessein a été de ne toucher cette matière que fort
légérement. J'ajouterai que souvent des particules renferment ou
constamment ou dans une certaine construction le sens d'une propo-
sition entiere.
Ta. Mais, quand c'est un sens complet, je crois que c'est par une
manière d'ellipse ; autrement ce sont les seules interjections, à mon
avis, qui peuvent subsister par elles-mémes et disent tout dans un
mot, comme ah ! oimé ! Car quand on dit mais, sans ajouter autre
chose, c'est une ellipse comme pour dire : mais attendons le boiteux
et ne nous flattons pas mal à propos. Il y a quelque chose d'appro-
chant pour cela dans le nisi des Latins, si nisi non esset, s'il n'y
avait point de mais. Au reste je n'aurai point été fâché, Monsieur,
que vous fussiez entré un peu plus avant dans le détail des tours
de l'esprit qui paraissent à merveille dans l'usage des particules.
Mais, puisque nous avons sujet de nous háter pour achever cette
294 NOUVEAUX ESSAIS SUR L
NTENDEMENT
recherche des mots et pour retourner aux choses, je ne veux point
vous y arréter davantage, quoique je croie véritablement que les
langues sont le meilleur miroir de l'esprit humain, et qu'une analyse
exacte de la signilication des mots ferait mieux connaitre que tout
autre chose les opérations de l'entendement.
CHAP. VIII. — Des TERMES ABSTRAITS EN CONCRETS.
8 4. Pri. Il est encore à remarquer que les termes sont abstraits ou
concrets. Chaque idée abstraite est distincte, en sorte que de deux
l'une ne peut jamais être l'autre. L'esprit doit apercevoir par sa
connaissance intuitive la différence qu'il y a entre elles, et par con-
séquent deux de ces idées ne peuvent jamais étre affirmées l'une de
l'autre. Chacun voit ici d'abord la fausseté de ces propositions :
« l'humanité est l'animalité ou raisonnabilité ; » cela est d'une aussi
grande évidence qu'aucune des maximes le plus généralement
reçues.
Tn. Il y a pourtant quelque chose à dire. On convient que la jus-
tice est une vertu, une habitude (habitus), une qualité, unaccident,etc.
Ainsi deux termes abstraits peuvent étre énoncés l'un de l'autre.
J'ai encore coutume de distinguer deux sortes d'abstraits. Il y a des
termes abstraits logiques, et il y a aussi des termes abstraits réels.
Les abstraits réels, ou conçus du moins comme réels, sont ou es-
sences et parties de l'essence, ou accidents, c'est-à-dire Êtres ajoutés
à la substance. Les termes abstraits logiques sont les prédications,
réduites en termes, comme si je disais : être homme, être animal;
et en ce sens on les peut énoncer l'un de l'autre en disant : étre
homme, c'est être animal. Mais dans les réalités, cela n'a point de
lien. Car on ne peut point dire que l'humanité ou l'hommeité (si
vous voulez), qui est l'essence de l'homme entière, est l'animalité,
qui n'est qu'une partie de celte essence; cependant ces êtres abs-
traits et incomplets signifiés par des termes abstraits réels, ont aussi
leurs genres et espèces, qui ne sont pas moins exprimés par des
termes abstraits réels : ainsi il y a prédication entre eux, comme je
l'ai montré par l'exemple de la justice, de la vertu.
$ 22. Pr. On peut toujours dire que les substances n'ont que peu
de noms abstraits ; à peine a-t-on parlé dans les écoles d'human
DES MOTS 295
animalité, corporalité. Mais cela n’a point été autorisé dans le
monde.
Tu. C'est qu'on n'a eu besoin que de peu de ces termes, pour ser-
vir d'exemples et pour en éclaircir la notion générale qu'il était à
propos de ne pas négliger entierement. Si les anciens ne se servaient
pas du mot d'humanité dans le sens des écoles, ils disaient la nature
humaine, ce qui est la méme chose. Il est sûr aussi qu'ils disaient
divinité, ou bien nature divine; et les théologiens ayant eu besoin de
parler de ces deux natures et des accidents réels, on s'est attaché à
ces entités abstraites dans les écoles philosophiques et théologiques,
et peut-étre plus qu'il n'était convenable.
CHAP. IX. — DE L'IMPERFECTION DES MOTS.
S 4. Pn. Nous avons parlé déjà du double usage des mots. L'un
est d'enregistrer nos propres pensées pour aider notre mémoire qui
nous fait parler à nous-mêmes; l'autre est de communiquer nos pen-
sées aux autres par le moyen des paroles. Ces deux usages nous
font connaitre la perfection ou l'imperfection des mots. $ 2. Quand
nous ne parlons qu'à nous-mémes, il est indifferent quels mots on
emploie, pourvu qu'on se souvienne de leur sens, et ne le change
point. Mais $3, l'usage de la communication est encore de deux
sortes, civil et philosophique. Le civil consiste dans la conversation
et usage de la vie civile. L'usage philosophique est celui qu'on doit
faire des mots, pour donner des notions précises et pour exprimer
des vérités certaines en propositions générales.
Tu. Fort bien: les paroles ne sont pas moins des marques (nota)
pour nous (comme pourraient étre les caractéres des nombres ou de
l'algébre) que des signes pour les autres: et l'usage des paroles
comme des signes a lieu tant lorsqu'il s'agit d'appliquer les préceptes
généraux à l'usage de la vie, ou aux individus, que lorsqu'il s'agit de
trouver ou vérifier ces préceptes; le premier usage des signes est
civil, et le second est philosophique.
& 5. Pu. Or il est difficile, dans les cas suivants principalement,
d'apprendre et de retenir l’idée que chaque mot signifie : 1° lorsque
. ces idées sont fort composées ; 2^ lorsque ces idées qui en compo-
sent une nouvelle n'ont point de liaison naturelle avec elle, de sorte
296 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
qu'il n'y a dans la nature aucune mesure fixe ni aucun modèle pour
les rectifier et pour les régler; 3° lorsque le modèle n'est pas aisé à
connaitre ; 4° lorsque la signification du mot et l'essence réelle ne
sont pas exactement les mémes. Les dénominations des modes sont
plus sujettes à étre douteuses et imparfaites pour les deux premieres
raisons, et celles des substances pour les deux secondes. $ 6. Lors-
que l'idée des modes est fort complexe, comme celle de la plupart
des termes de morale, elles ont rarement la même signification pré-
cise dans les esprits de deux différentes personnes. S 7. Le défaut
aussi des modéles rend ces mots équivoques. Celui qui a inventé le
premier le mot de brusquer y a entendu ce qu'il a trouvé à propos,
sans que ceux qui s'en sont servi comme lui se soient informés de ce
qu'il voulait dire précisément, et sans qu'il leur en ait montré
quelque modéle constant. 8 8. L'usage commun régle assez bien le
sens des mots pour la conversation ordinaire, mais il n'y a rien de
précis, et l'on dispute tous les jours de la signification la plus con-
forme àla propriété du langage. Plusieurs parlent de la gloire, et il
y en a peu qui l'entendent l'un comme l'autre. 3 9. Ce ne sont que
de simples sons dans la bouche de plusieurs, ou du moins les signi-
fications sont fort indéterminées. Et dans un discours ou entretien
où l'on parle d'honneur, de foi, de gráce, de religion, d'église, et
surtout dans la controverse, on remarquera d'abord que les hommes
ont des différentes notions qu'ils appliquent aux mémes termes.
Tu. Ces remarques sont bonnes; mais, quant aux anciens livres,
comme nous avons besoin d'entendre la sainte Écriture surtout et
que les lois romaines encore sont de grand usage dans une bonne
partie de l'Europe, cela méme nous engage à consulter quantité
d'autres anciens livres, les rabbins, les Péres de l'Église, méme les
historiens profanes. D'ailleurs, les anciens médecins méritent aussi
d'étre entendus. La pratique de la médecine des Grecs est venue des
Arabes jusqu'à nous : l'eau de la source a été troublée dans les ruis-
seaux des Arabes et rectifiée en bien des choses, lorqu'on a com-
mencé à recourir aux originaux grecs. Cependant ces Arabes ne
laissent pas d'étre utiles, et l'on assure par exemple qu'Ebenbi-
tar (1), qui dans les livres des simples a copié Dioscoride, sert sou-
vent à l'éclaircir. Je trouve aussi qu'après la religion et l'histoire,
c'est principalement dans la médecine, en tant qu'elle est empirique
(1) Ipx-AL-BALTAR, 1197-1248, botaniste arabe. Voir Pouchet, Histoire des
sciences nulurelles au moyen dge; Paris, 1553,
DES MOTS 297
que la tradition des anciens conservée par l'écriture, et générale-
ment les observations d'autrui peuvent servir. C'est pourquoi j'ai
toujours fort estimé des médecins versés encore dans la connais-
sance de l'antiquité; et j'ai été bien fâché que Reinesius (1), excel-
lent dans l'un et l'autre genre, s'était tourné plutôt à éclaircir les
rites et histoires des anciens, qu'à rétablir une partie de la connais-
sance qu'ils avaient de la nature, oü il a fait voir qu'il auraitencore
pu réussir à merveille. Quand les Latins, les Grecs, les Hébreux et
les Arabes seront épuisés un jour, les Chinois, pourvus encore d'an-
ciens livres, se mettront sur les rangs et fourniront de la matiére à
la curiosité de nos critiques. Sans parler de quelques vieux livres des
Persans, des Arméniens, des Coptes et des Bramines, qu'on déter-
rera avec le temps, pour ne négliger aucune lumière que l'antiquité
pourrait donner par la tradition des doctrines et par l'histoire des
faits. Et, quand il n'y aurait plus de livre ancien à examiner, les
langues tiendront lieu de livres, et ce sont les plus anciens monu-
ments du genre humain. On enregistrera avec le temps et mettra en
dictionnaires et en grammaires toutes les langues de l'univers, et on
les comparera entre elles (2); ce qui aura des usages trés grands
tant pour la connaissance des choses, puisque les noms souvent ré-
pondent à leurs propriétés (comme l'on voit par la dénomination des
plantes chez de différents peuples) que pour la connaissance de notre
esprit et de la merveilleuse variété de ses opérations. Sans parler de
l'origine des peuples (3), qu'on connaitra par le moyen des étymo-
logies solides que la comparaison des langues fournira le mieux.
Mais c'est de quoi j'ai déjà parlé. Et tout cela fait voir l'utilite et
l'étendue de la critique, peu considérée par quelques philosophes
trés habiles d'ailleurs qui s'émancipent de parler avec mépris
du rabbinage et généralement de la philologie. L'on voit aussi que
les critiques trouveront encore longtemps matiére de s'exercer avec
fruit, et qu'ils feraient bien de ne se pas trop amuser aux minuties,
puisqu'ils ont tant d'objets plus revenants à traiter ; quoique je sache
bien qu'encore les minuties sont nécessaires bien souvent chez les
(1) Reixesius Thomas, médeciu célèbre, né à Gotha, 1547, mort à Leipzig
1647. Son principal ouvrage est intitule Chinidtrie, ce qui nous apprend qu'il
appartient à l'école chimiätrique de Sylvius. Il a laissé beaucoup d'ouvrages
d'érudition.
(2) Voilà exprimé avec une admirable précision le principe de la philologie
comparée.
(3) Nouvelle vue vérifiée par les faits.
998 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
critiques pour découvrir des connaissances plus importantes. Et
comme la critique roule en grande partie sur la signification des
mots et sur l'interprétation des auteurs, anciens surtout, cette dis-
cussion des mots, jointe à la mention que vous avez faite des anciens,
m'a fait toucher ce point qui est de conséquence. Mais pour revenir
à vos quatre défauts de la nomination, je vous dirai, Monsieur, qu'on
peut remédier à tous, surtout depuis que l'écriture est inventée, et
qu'ils ne subsistent que par notre négligence. Car il dépend de nous
de fixer les significations, au moins dans quelque langue savante, et
d'en convenir pour détruire cette tour de Babel. Mais il y a deux
défauts, où il est plus difficile de remédier, qui consistent, l'un dans
lc doute oü l'on est si des idées sont compatibles lorsque l'expérience
ne nous les fournit pas toutes combinées dans un méme sujet ; l'autre
dans la nécessité qu'il y a de faire des définitions provisionnelles des
choses sensibles, lorsqu'on n'en a pas assez d'expérience pour en
avoir des définitions plus complétes : mais jai parlé plus d'une fois
de l'un et de l'autre de ces défauts.
Pu. Je m'en vais vous dire des ehoses qui serviront encore à
éclaircir en quelque facon les défauts que vous venez de marquer;
et le troisiéme de ceux que j'ai indiqués fait, ce semble, que ces
définitions sont provisionnelles : c'est lorsque nous ne connaissons
pas assez nos modèles sensibles, c'est-à-dire les êtres substantiels
de nature corporelle. Ce défaut fait aussi que nous ne savons pas
s'il est permis de combiner les qualités sensibles que la nature n'a
point combinées, parce qu'on ne les entend pas à fond. Or, si la
signification des mots qui servent pour les modes composés, est
douteuse, faute de modéles qui fassent voir la méme composition,
celledes noms des étres substantiels l'est par une raison tout opposée,
parce qu'ils doivent signifier ce qui est supposé conforme à la réalité
des choses, et se rapporte à des modéles formés par la nature.
Tu. J'ai reinarqué déjà plus d'une fois dans nos conversations
précédentes, que cela n'est point essentiel aux idées des substances,
mais j'avoue que les idées faites d'apres nature sont les plus süres
et les plus utiles.
8 12. Pu. Lors donc qu'on suit les modèles tout faits par la na-
ture, sans que l'imagination ait besoin que d'en retenir les repré-
sentations, les noms des étres substantiels ont dans l'usage ordi-
uaire un double rapport, comme j'ai déjà montré. Le premier est
qu'ils signifient la constitution interne et réelle des choses ; mais ce
DES MOTS d 299
modèle ne saurait être connu, ni servir par conséquent à régler les
significations.
Tu. Il ne s'agit pas de cela ici, puisque nous parlons des idées
dont nous avons des modéles; l'essence intérieure est dans la
chose ; mais l'on convient qu'elle ne saurait servir de patron.
Pr. Le second rapport est donc celui que les noms des êtres subs-
tantiels ont immédiatement aux idées simples qui existent à la fois dans
la substance. Mais, comme le nombre de ces idées unies dans un méme
sujet est grand, les hommes parlant de ce méme sujet s'en forment
des idées fort différentes, tant par la différente combinaison des
idées simples qu'ils font, que parce que la plupart des qualités des
corps sont les puissances qu'ils ont de produire des changements
dans les autres corps et d'en recevoir ; témoin les changemenis que
l'un des plus bas métaux est capable de souffrir par l'opération du
feu, et il en recoit bien plus encore entre les mains d'un chimiste,
par l'application des autres corps. D'ailleurs l'un se contente du
poids et de la couleur pour connaitre l'or, l'autre y fait encore en-
trer la ductilité, la fixité ; et le troisiéme veut faire considérer qu'on
le peut dissoudre dans l'eau régale. $ 14. Comme les choses aussi
ont souvent de la ressemblance entre elles, il est difficile quelquefois
de désigner les différences précises.
Tu. Effectivement comme les corps sont sujets à être altérés, dé-
guisés, falsifiés, contrefaits, c'est un grand point de les pouvoir dis-
tinguer et reconnaitre. L'or est déguisé dans la solution, mais on
peut l'en retirer soit en le précipitant, soit en distillant l'eau; et
l'or contrefait ou sophistiqué est reconnu ou purifié par l'art des
essayeurs, qui n'étant pas connu à tout le monde, il n'est pas étrange
que les hommes n'aient pas tous la méme idée de l'or. Et ordinaire-
ment ce ne sont que les experts qui ont des idées assez justes des
matières.
S8 15. Pu. Cette variété ne cause pas cependant tant de désordre
dans le commerce civil que dans les recherches philosophiques.
Tu. Il serait plus supportable s'il n'avait point de l'influence dans
la pratique, oü il importe souvent de ne pas recevoir un quiproquo,
et par conséquent de connaitre les marques des choses ou d'avoir à
la main des gens qui les connaissent. Et cela surtout est important
à l'égard des drogues et matériaux qui sont de prix, et dont on peut
avoir besoin dans des rencontres importantes. Le désordre philo-
sophique se remarquera plutót dans l'usage des termes plus généraux.
300 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
8 18. Pur. Les noms des idées simples sont moins sujets à équi-
voque, et on se méprend rarement sur les termes de blanc,
amer, etc.
Tn. Il est vrai pourtant que ces termes ne sont pas entièrement
exempts d'incertitude ; et j'ai déjà remarqué l'exemple des couleurs
limitrophes qui sont dans les confins de deux genres et dont le
genre est douteux.
S 19. Pn. Après les noms des idées simples, ceux des modes
simples sont les moins douteux, comme par exemple ceux des
figures et des nombres. Mais 3 20, les modes composés et les sub-
stances causent tout l'embarras. 5 21. On dira qu'au lieu d'imputer
ces imperfections aux mots, il faut plutót les mettre sur le compte
de notre entendement : mais je réponds que les mots s'interposent
tellement entre notre esprit et la vérité des choses, qu'on peut com-
parer les mots avec le milieu au travers duquel passent les rayons
des objets visibles, qui répand souvent des nuages sur nos yeux ; el
je suis tenté de croire que, si l'on examinait plus à fond les imperfec-
tions du langage, la plus grande partie des disputes tomberait d'elle-
méme, et que le chemin de la connaissance et peut-étre de la paix
serait plus ouvert aux hommes.
Tu. Je crois qu'on en pourrait venir à bout dès à présent dans les
discussions par écrit, si les hommes voulaient convenir de certains
réglements et les exécuter avec soin. Mais, pour procéder exactement
de vive voix et sur-le-champ, il faudrait du changement dans le lan-
gage. Je suis entré ailleurs dans cet examen.
5 99. Pu. En attendant la réforme qui ne sera pas prête sitôt, cette
incertitude des mots nous devrait apprendre à être modérés, sur-
tout quand il s'agit d'imposer aux autres le sens que nous attri-
buons aux anciens auteurs : puisqu'il se trouve dans les auteurs
grecs que presque chacun d'eux parle un langage différent.
Tir. J'ai été plutôt surpris de voir que des auteurs grecs si éloi-
gnés les uns des autres à l'égard des temps et des lieux, comme
Homère, Hérodote, Strabon, Plutarque, Lucien, Eusébe, Procope,
Photius s'approchent tant ; au lieu que les Latins ont tant changé, et
les Allemands, Anglais et Francais bien davantage. Mais c'est que
les Grecs ont eu dés le temps d'IHomère, et plus encore lorsque la
ville d'Athénes était dans un état florissant, de bons auteurs que la
postérité a pris pour modéles au moins en écrivant. Car sans doute
la langue vulgaire des Grecs devait être bien changée déjà sous la
DES MOTS 301
domination des Romains, et cette mêmé raison fait que l'italien n’a
pas tant changé que le français, parce que les Italiens ayant eu
plutôt des écrivains d’une réputation durable, ont imité et estiment
encore Dante, Pétrarque, Boccace et autres auteurs d'un temps d'où
ceux des Français ne sont plus de mise.
CHAP. X. — DE vAnUts DES sors.
S 4. Pa. Outre les imperfections naturelles du langage, il y en a
de volontaires et qui viennent de négligence, et c'est abuser des
mots que de s'en servir si mal. Le premier et le plus visible abus,
est S 2, qu'on n'y attache point d'idée claire. Quant à ces mots, il y
en a de deux classes; les uns n'ont jamais eu d'idée déterminée, ni
dans leur origine, ni dans leur usage ordinaire. La plupart des
sectes de philosophie et de religion en ont introduit pour soutenir
quelque opinion étrange, ou cacher quelque endroit faible de leur
système. Cependant ce sont des caracteres distinctifs dans la bouche
des gens de parti, 3 3. Il y a d'autres mots qui dans leur usage pre-
mier et commun ont quelque idée claire, mais qu'on a appropriés
depuis à des matiéres fort importantes sans leur attacher aucune
idée certaine. C'est ainsi que les mots de sagesse, de gloire, de
grâce, sont souvent dans la bouche des hommes.
Tu. Je crois qu'il n'y a pas tant de mots insignifiants qu'on pense,
et qu'avec un peu de soin et de bonne volonté on pourrait y remplir
le vide, ou fixer l'indétermination. La sagesse ne parait étre autre
chose que la science de la félicité. La gráce est un bien qu'on fait à
ceux qui ne l'ont point mérité, et qui se trouvent dans un état où ils
en ont besoin. Et la gloire est la renommée de l'excellence de
quelqu'un.
3 4. Pr. Je ne veux point examiner maintenant s'il y a quelque
chose à dire à ces définitions, pour remarquer plutót les causes des
abus des mots. Premièrement, on apprend les mots avant d'ap-
prendre les idées qui leur appartieunent, et les enfants accoutumés
à cela dés le berceau en usent de méme pendant toute leur vie;
d'autant plus qu'ils ne laissent pas de se faire entendre dans la con-
versation, sans avoir jamais fixé leur idée, en se servant de diffé-
rentes expressions pour faire concevoir aux autres ce qu'ils veulent
302 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
dire. Cependant cela remplit souvent leur discours de quantité de
vains sons, surtout en matiére de morale. Les hommes prennent les
mots qu'ils trouvent en usage chez leurs voisins, pour ne pas paraître
ignorer ce qu'ils signifient, et ils les emploient avec confiance sans
leur donner un sens certain : et, comme dans ces sortes de discours
il leur arrive rarement d'avoir raison, ils sont aussi rarement con-
vaincus d'avoir tort ; et les vouloir tirer d'erreur, c'est vouloir dépos-
séder un vagabond.
Tu. En effet on prend si rarement la peine qu'il faudrait se
donner, pour avoir l'intelligence des termes ou mots, quc je me suis
étonné plus d'une fois que les enfants peuvent apprendre si tót les
langues, et que les hommes parlent encore si juste ; vu qu'on s'at-
tache si peu à instruire les enfants dans leur langue maternelle, et
que les autres pensent si peu à acquérir des définitions nettes:
d'autant que celle qu'on apprend dans les écoles ne regardent pas
ordinairement les mots qui sont dans l'usage public. Au reste, j'avoue
qu'il arrive assez aux hommes d'avoir tort lors même qu'ils dispu-
tent sérieusement, et parlent suivant leur sentiment ; cependant j'ai
remarqué aussi assez souvent que dans leurs disputes de spécula-
tion sur des matières qui sont du ressort de leur esprit, ils ont tous
raison des deux cótés, excepté dans les oppositions, qu'ils font les
uns aux autres, où ils prennent mal le sentiment d'autrui : ce qui
vient du mauvais usage des termes et quelquefois aussi d'un esprit
de contradiction et d'une affectation de supériorité.
8 5. Pr. En second lieu, l'usage des mots est quelquefois incons-
tant : cela ne se pratique que trop parmi les savants. Cependant c'est
une tromperie manifeste, et, si elle est volontaire, c'est folie ou malice.
Si quelqu'un en usait ainsi dans ses comptes (comme de prendre
un X pour un V), qui, je vous prie, voudrait avoir à faire avec lui?
Tn. Cet abus étant si commun non seulement parmi les savants
mais encore dans le grand monde, je crois que c'est plutôt mau-
vaise coutume et inadvertance que malice qui le fait commettre.
Ordinairement les significations diverses du même ont quelque affi-
nité ; cela fait passer l'une pour l'autre, et on ne se donne pas le
temps de considérer ce qu'on dit avec toute l'exactitude qui serait
à souhaiter. On est accoutumé aux tropes et aux figures, ct quelque
élégance ou faux brillant nous impose aisément. Car le plus souvent
on cherche le plaisir, l'amusement et les appatences plus que la
vérité, outre que la vanité s'en méle.
DES MOTS 303
S8 6. Pr. Le troisième abus est une obscurité affectée, soit en don-
nant à des termes d'usage des significations inusitées ; soit en intro-
duisant des termes nouveaux, sans les expliquer. Les anciens
sophistes, que Lucien tourne si raisonnablement en ridicule, pré-
tendant parler de tout, couvraient leur ignorance sous le voile de
l'obscurité des paroles. Parmi les sectes des philosophes, la péripaté-
ticienne s'est rendue remarquable par ce défaut ; mais les autres
sectes, méme parmi les modernes, n'en sont pas tout à fait exemptes.
ll y a par exemple des gens qui abusent du terme d'étendue et
trouvent nécessaire de le confondre avec celui de corps. 8 4. La
logique ou l'art de disputer, qu'on a tant estimé, a servi à entretenir
l'obscurité. $8. Ceux qui s'y sont adonnés ont été inutiles à la répu-
blique ou plutôt dommageables. $ 9. Au lieu que les hommes méca-
niques. si méprisés des doctes, ont été utiles à la vie humaine.
Cependant ces docteurs obscurs ont été admirés des ignorants; et
on les a erus invincibles parce qu'ils étaient munis de ronces et
d'épines, où il n'y avait point de plaisir de se fourrer: la seule obs-
curité pouvant servir de défense à l'absurdité. 8 12. Le mal est que
cet art d'obscurcir les mots a embrouillé les deux grandes régles
des actions de l'homme, la religion et la justice.
Ta. Vos plaintes sont justes en bonne partie : il est vrai cepen-
dant qu'il y a, mais rarement, des obscurités pardonnables, et méme
louables : comme lorsqu'on fait profession d'étre énigmatique, et
que l'énigme cst de saison. Pythagore en usait ainsi, et c'est assez la
manière des Orientaux. Les alchimistes, qui se nomment adeptes,
déclarent ne vouloir être entendus que des fils de l'art. Mais cela
serait bon si ces fils de l'art prétendus avaient la clef du chiffre.
Une certaine obscurité pourrait être permise : cependant il faut
qu'elle cache quelque chose, qui mérite d'être deviné et que l'énigme
soit déchiffrable. Mais la religion et la justice demandent des idées
claires. Il semble que le peu d'ordre qu'on y a apporté en les ensei-
gnant, en a rendu la doctrine embrouillée; et l'indétermination des
termes y est peut-être plus nuisible que l'obscurité. Or, comme la
logique est l'art qui enseigne l'ordre et la liaison des pensées, je ne
vois point de sujet de la blámer. Au contraire, c'est faute de logique
que les hommes se trompent.
S 14. Pu. Le quatrième abus est qu'on prend les mots pour des
choses, c'est-à-dire qu'on croit que les termes répondent à l'essence
réelle des substances. Qui est-ce qui, avant été élevé dans la philo-
304 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
sophie péripatéticienne, ne se figure que les dix noms qui signifient
les prédicaments sont exactement conformes à la nature des choses?
que les formes substantielles. les âmes végetatives, l'horreur du
vide, les espèces intentionnelles, sont quelque chose de réel? Les
Platoniciens ont leur âme du monde, et les Épicurieus la tendance
de leurs atomes vers le mouvement dans le temps qu'ils sont en
repos. Si les véhicules aériens ou éthériens du docteur More (1)
eussent prévalu dans quelque endroit du monde, on ne les aurait
pas moins crus réels.
Tu. Ce n'est pas proprement prendre les mots pour les choses,
mais c'est croire vrai ce qui ne l'est point. Erreur trop commune à
tous les hommes, mais qui ne dépend pas du seul abus des mots, et
consiste en tout autre chose. Le dessein des prédicaments est fort
utile, et on doit penser à les rectifier plutót qu'à les rejeter. Les sub-
stances, quantités, qualités, actions ou passions et relations, c'est-à-
dire cinq titres généraux des êtres pouvaient suffire avec ceux qui
se forment de leur composition, et vous-mémes, en rangeant les
idées, n'avez-vous pas voulu les donner comme des prédicaments ?
J'ai parlé ci-dessus des formes substantielles. Et je ne sais si on est
assez fondé de rejeter les âmes végétatives, puisque des personnes
fort expérimentées et judicieuses reconnaissent une grande analogie
entre les plantes et les animaux, et que vous avez paru, Monsieur,
admettre l'àme des bêtes. L'horreur du vide se peut entendre sai-
nement, c'est-à-dire, supposé que la nature ait une fois rempli les
espaces, et que les corps soient impénétrables et. incondensables,
elle ne saurait admettre du vide : et je tiens ces trois suppositions
bien fondées. Mais les espèces intentionnelles qui doivent faire le
commerce de l'âme et du corps ne le sont pas, quoiqu'on puisse ex-
euser peut-être les espèces sensibles qui vont de l'objet à l'organe
éloigné, en y sous-entendant la propagation des mouvements. J'avoue
qu'il n'y à point d'âme du monde de l'laton, car Dieu est au-dessus
du monde, extra mundana intelligentia, ou plutót, supramundana,
Je ne sais si par la tendanceau mouvement des atomes des épicuriens
vous entendez la pesanteur qu'ilsleur attribuaient, et qui sans doute
était sans fondement, puisqu'ils prétendaient que les corps vont
tous d'un méme côté d'eux-mêmes. Feu M. Henri Morus, théologien
de l'Église anglicane, tout habile homme qu'il était, se montrait un
(1) Hexri Monts.
DES MOTS 303
peu trop facile à forger des hypothèses. qui n'étaient point intelli-
gibles ni apparentes ; témoin son principe hylarchique de la ma-
tiére, cause de la pesanteur, du ressort et des autres merveilles qui
S'y rencontrent. Je n'ai rien à vois dire de ses véhicules éthériens,
dont je n’ai point examiné la nature.
$ 15. Pn. Un exemple sur le mot de matière vous fera mieux entrer
dans ma pensée. On prend Ja matière pour un être réellement exis-
tant dans la nature, distinct du corps : ce qui est en effet de la der-
niére évidence ; autrement ces deux idées pourraient étre mises
indifféremment l'une à la place de l'autre. Car on peut dire qu'une
seule matiére compose tous les corps, et non pas qu'un seul corps
compose toutes les matières. On ne dira pas aussi, je pense, qu'une
matière est plus grande que l'autre. La matière exprime la subs-
tance etla solidité du corps ; ainsi nous ne concevons pas plus les
différentes matiéres que les différentes solidités. Cependant, dés
qu'on a pris la matiére pour un nom de quelque chose, qui existe
sous cette précision, cette pensée a produit des discours intelligibles
et des disputes embrouillées sur la matiére premiére.
Tn. Il me parait que cet exemple sert plutôt à excuser qu'à blà-
mer la philosophie paripatéticienne. Si tout l'argent était figuré,
ou plutót parce que tout l'argent est figuré par la nature ou par
l'art, en sera-t-il moins permis de dire que l'argent est un étre réel-
lement existant dans la nature, distinct (en le prenant dans sa pré-
cision) de la vaisselle ou de la monnaie ? On ne dira pas pour cela
que l'argent n'est autre chose que quelques qualités de la monnaie.
Aussi n'est-il pas si inutile qu'on pense de raisonner dans la physique
générale de la matiére premiere (1) et d'en déterminerla nature,
pour savoir si elle est uniforme toujours, si elle a quelque autre pro-
priété que l'impénétrabilité (comme en effet j'ai montré aprés Kepler
qu'elle a encore ce qu'on peut appeler inertie), etc., quoiqu'elle ne
se trouve jamais toute nue : comme il serait permis de raisonner de
l'argent pur, quand il n'y en aurait point chez nous, et quand nous
n'aurions pas le moyen dele purifier. Je ne désapprouve donc point
qu'Aristote ait parlé de la matière premiére; mais on ne saurait
s'empêcher de blámer ceux qui s'y sont trop arrêtés, et qui ont
(1) La matière première (GA rputn), materia nuda, est la substance dont
toutes choses sont composées, abstraction faite de toute détermination particu-
lière ; on la distingue de la matière seconde, ou materia vestita, qui est déjà
déterminée et qui est ce que nous appelons matiére, opposée à esprit.
PauL JANET. — Leibniz. 1-20
306 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
forgé des chimères sur des mots mal entendus de ce philosophe, qui
peut-être aussi a donné trop l'occasion quelquefois à ces méprises
et au galimatias. Mais on ne doit pas tant exagérer les défauts de
cet auteur célèbre, parce qu'on sait que plusieurs de ces ouvrages
n'ont pas été achevés, ni publiés par lui-méme.
$17. Pu. Le cinquième abus est de mettre les mots à la place des
choses qu'ils ne signifient, ni ne peuvent signifier en aucune manière.
C'est lorsque par les noms des substances nous voudrions dire quel-
que chose de plus que ceci : ce que j'appelle or est malléable (quoi-
que dans le fond l'or alors ne signifie autre chose que ce qui est
malléable), prétendant faire entendre que la malléabilité dépend de
l'essence réelle de l'or. Ainsi nous disons que c'est bien définir
l'homme avec Aristote par l'animal raisonnable ; et que c'est le mal
définir avec Platon par un animal à deux pieds sans plumes et avec
de larges ongles. $ 18. À peine se trouve-t-il une personne qui ne
suppose que ces mots signifient une chose qui a l'essence réelledont
dépendent ces propriétés ; cependant c'est unabus visible, cela n'étant
point renfermé dans l'idée complexe signifiée par ce mot.
Tu. Et moi jecroirais plutôt qu'il est visible qu'on a tort deblàmer
cet usage commun, puisqu'il est trés vrai que dans l'idée complexe
de l'or est renfermé que c'est une chose qui a une essence réelle
dont la constitution ne nous est pas autrement connue au détail que
de ce qu'en dépendent des qualités telles que la malléabilité. Mais,
pour en énoncer la malléabilité sans identité et sans le défaut de
coccysine ou de répétition (voyez chap. vii, $ 18), on doit reconnaitre
celte chose par d'autres qualités, comme si l'on disait qu'un certain
corps fusible, jaune ct tres pesant, qu'on appelle or, a une nature
qui lui donne encore la. qualité d'être fort doux au marteau et de
pouvoir être rendu extrómement mince. Pour ce qui est de la défi-
nition de l'homme qu'on attribue à Platon, qu'il ne parait avoir fa-
briquee que par exercice, et que vous-même ne voudriez, je crois,
comparer sérieusement à celle qui est recue, il est manifeste qu'elle
est un peu trop externe et trop provisionnelle ; car, si ce cassiovaris,
dont vous parliez dernièrement, Monsieur (chap. vi, 335), s'était
trouvé avoir de larges ongles, le voilà qui serait homme ; car on
n'aurait point besoin de lui arracher les plumes comme à ce coq
que Diogene, à ce qu'on dit, voulait faire devenir homme platonique.
$ 19. Pu. Dans les modes composés, dès qu'une idée, qui y entre,
est changée, on reconnait aussitôt que c'est autre chose, comme il
DES MOTS 307
paraît visiblement par ces mots, murther, qui signifie en anglais,
comme mord en allemand, homicide de dessein prémédité ; mans-
laughter, mot répondant dans son origine à celui d'homicide qui en
signifie un volontaire, mais non prémédité ; chancemedly, mêlée
arrivée par hasard, suivant la force du mot ; homicide commis sans
dessein ; car ce qu'on exprime par les noms, et ce que je crois étre
dans la chose (ce que j'appelais auparavant essence nominale et es-
sence réelle) est le méme. Mais il n'est pas ainsi dans les noms des
substances, car, si l'un met dans l'idée de l'or ce que l'autre y omet,
par exemple la fixité et la capacité d'étre dissous dans l'eau régale,
les hommes ne croient pas pour cela qu'on ait changé l'espéce, mais
seulement que l'un en ait une idée plus parfaite que l'autre de ce
qui fait l'essence réelle cachée, à laquelle ils rapportent le nom de
l'or, quoique ce secret rapport soit inutile et ne serve qu'à nous em-
barrasser.
Tu. Je crois de l'avoir déjà dit ; mais je vais encore vous montrer
clairement ici que ce que vous venez de dire, Monsieur, se trouve
dans les modes, comme dans les êtres substantiels, et qu'on n'a point
sujet de blámer ce rapport à l'essence interne. En voici un exemple.
On peut définir une parabole, au sens des géomètres, que c'est une
figure dans laquelle tous les rayons parallèles à une certaine droite
sont réunis par la réflexion dans un certain point ou foyer. Mais
c'est plutót l'extérieur et l'effet qui est exprimé par cette idée ou
définition, que l'essence interne de cette figure, ou ce qui en puisse
faire d'abord connaitre l'origine. On peut méme douter au commen-
cement si une telle figure, qu'on souhaite et qui doit faire cet effet,
est quelque chose de possible ; et c'est ce qui chez moi fait con-
naitre siune définition est seulement nominale et prise des propriétés,
ou si elle est encore réelle. Cependant celui qui nomme la parabole
et ne la connait que par la définition que je viens de dire, ne laisse
pas, lorsqu'il en parle, d'entendre une figure qui a une certaine cons-
truction ou constitution qu'il ne sait pas, mais qu'il souhaite d'ap-
prendre pour la pouvoir tracer. Un autre qui l'aura plus appro-
fondie y ajoutera quelque autre propriété, et il y découvrira par
exemple que dans la figure qu'on demande, la portion de l'axe in-
terceptée entre l'ordonnée et la perpendiculaire, tirées au méme
point de la courbe, est toujours constante, et qu'elle est égale à la
distance du sommet et du foyer. Ainsi il aura une idée plus parfaite
que le premier et arrivera plus aisément à tracer la figure, quoi-
308 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
qu'il n'y soit pas encore. Et cependant on conviendra que c'est la
méme figure, mais dont la constitution est encore cachée. Vous
voyez donc, Monsieur, que tout ce que vous trouvez et blámez en
partie dans l'usage des mots qui signifient des choses substantielles,
se trouve encore et se trouve justifié manifestement dans l'usage des
mots qui signifient des modes composés. Mais ce qui vous a fait
croire qu'il y avait de la différence entre les substances et les modes,
c'est que vous n'avez point consulté ici les modes intelligibles de
difficile discussion qu'on trouve ressembler en tout ceci aux corps,
qui sont encore plus difficiles à connaitre.
S 20. Pit. Ainsi je crains que je ne doive rengainer ce que je vou-
lais vous dire, Monsieur, de la cause de ce que j'avais cru un abus.
Comme si c'était parce que nous croyons faussement que la nature
agit toujours réguliérement, et fixe des bornesà chacune des espéces
par cette essence spécifique ou constitution intérieure que nous y
sous-entendons et qui suit toujours le méme nom spécifique.
Tu. Vous voyez donc bien, Monsieur, par l'exemple des modes géo-
métriques, qu'on n'a pas trop de tort de se rapporter aux essences
internes et spécifiques, quoiqu'il y ait bien de la différence entre les
choses sensibles, soit substances, soit modes, dont nous n'avons que
des définitions nominales provisionnelles, et dont nous n'espérons
pas facilement de réelles, et entre les modes intelligibles de difficile
discussion, puisque nous pouvons enfin parvenir à la constitution
intérieure des figures géométriques.
8 94. Pi. Je vois enfin que j'aurais eu tort de blàmer ce rapport
aux essences et constitutions internes, sous prétexte que ce serait
rendre nos paroles signes d'un rien ou d'un inconnu. Car ce qui est
inconnu à certains égards se peut faire connaitre d'une autre manière,
et l'intérieur se fait connaitreen partie par les phénoménes qui en
naissent. Et pour ce qui est de la demande : si un fœtus monstrueux
est homme ou non, je vois que, si on ne peut pas le décider d'abord,
cela n'empéche point que l'espéce ne soit bien fixée en elle-méme,
notre ignorance ne changeant rien dans la nature des choses.
Tu. En effet, il est arrivé à des géomètres trés habiles de n'avoir
point assez su quelles étaient les figures dont ils connaissaient plu-
sieurs propriétés qui semblaient épuiser le sujet. Par exemple, il y
avait des lignes qu'on appelle des perles, dont on donna méme les
quadratures et la mesure de leurs surfaces et des solides faits par
leur révolution, avant qu'on süt que ce n'était qu'un composé de
DES MOTS 309
certaines paraboloïdes cubiques. Ainsi en considérant auparavant ces
perles comme une espèce particulière, on n’en avait que des con-
naissances provisionnelles. Si cela peut arriver en géométrie, s'éton-
nera-t-on qu'il est difficile de déterminer les espéces de la nature
corporelle, quisont incomparablement plus composées ?
8 99. Pr. Passons au sixiéme abus pour continuer le dénombre-
ment commencé, quoique je voie bien qu'il en faudrait retrancher
quelques-uns. Cet abus général mais peu remarqué, c'est que les
hommes ayant attaché certaines idées à certains mots par un long
usage, S'imaginent que cette connexion est manifeste et que tout le
monde en convient. D'où vient qu'ils trouvent fort étrange, quand on
leur demande la signification des mots qu'ils emploient, lors méme
que cela est absolument nécessaire? Il y a peu de gens quine le pris-
sent pour un affront, si on leur demandait ce qu'ils entendent en
parlant de la vie. Cependant l'idée vague qu'ils en peuvent avoir ne
suffit pas lorsqu'il s'agit de savoir si une plante qui est déjà formée
dans la semence, a vie, ou un poulet qui est dans un œuf qui n'a pas
encore été couvé, ou bien un homme en défaillance, sans sentiment
ni mouvement. Et, quoique les hommes ne veulent pas paraitre si
peu intelligents ou si importuns que d'avoir besoin de demander
l'explication des termes dont on se sert, ni critiques si incommodes
ponr reprendre sans cesse les autres de l'usage qu'ils font des
mots, cependant, lorsqu'il s'agit d'une recherche exacte, il faut
venir à l'explication. Souvent les savants de différents partis, dans
les raisonnements qu'ils étalent les uns contre les autres, ne font
que parler différents langages, et pensent la méme chose, quoique
peut-étre leurs intéréts soient différents.
Tn. Je crois m'étre expliqué assez sur la notion de la vie qui doit
toujours être accompagnée de perception dans l'àme ; autrement ce
ne sera qu'une apparence, comme la vie que les sauvages de l'Amé-
rique attribuaient aux montres ou horloges. ou qu'attribuaient aux
marionnettes ces magistrats qui les crurent animées par des dé-
mons, lorsqu'ils voulurent punir comme sorcier celui qui avait donné
ce spectacle le premier dans leur ville.
$ 93. Pn. Pour conclure, les mots servent : 1° pour faire entendre
nos pensées ; 2? pour le faire facilement ; et 3° pour donner entrée
dans la connaissance des choses. On manque au premier point,
lorsqu'on n'a point l'idée déterminée et constante des mots, ni
reçue ou entendue par les autres. $ 23. On manque à la facilité,
310 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
quand on a des idées fort complexes, sans avoir des noms distincts ;
c'est souvent la faute des langues mêmes qui n'ont point des noms,
souvent aussi c'est celle de l'homme qui ne les sait pas ; alors on a
besoin de grandes périphrases. $ 24. Mais, lorsque les idées signifiées
par les mots ne s'accordent pas avec ce qui est réel, on manque au
troisième point. $ 26. 1? Celui qui a les termes sans idées est comme
celui qui n'aurait qu'un catalogue de livres. $ 27. 2? Celui qui a des
idées fort complexes serait comme un homme qui aurait quantité de
livres en feuilles détachées sans titres, et ne saurait donner le livre
sans en donner les feuilles l'une aprés l'autre. $ 98. 3° Celui qui
n'est point constant dans l'usage des signes serait comme un mar-
chand qui vendrait différentes choses sous le méme nom. $ 99.
4? Celui qui attache des idées particuliéres aux mots recus ne saurait
éclairer les autres par les lumières qu'il peut avoir. $ 30. 5° Celui
qui a en téte des idées des substances qui n'ont jamais été, ne saurait
avancer dans les connaissances réelles. $ 33. Le premier parlera
vainement de la tarentule ou de la charité. Le second verra des ani-
maux nouveaux sans les pouvoir faire aisément connaitre aux autres.
Le troisiéme prendra le corps tantót pour le solide, et tantót pour ce
qui n'est qu'étendu ; et par la frugalité il désignera tantót la vertu,
tantót le vice voisin. Le quatriéme appellera une mule du nom de
cheval, et celui que tout le monde appelle prodigue lui sera géné-
reux; et le cinquième cherchera dans la Tartarie, sur l'autorité
d'Hérodote, une nation composée d'hommes qui n'ont qu'un «eil. Je
remarque que les quatre premiers défauts sont communs aux noms
des substances et. des modes, mais que le dernier est propre aux
substances.
Tu. Vos remarques sont fort instruetives. J'ajouterai seulement
qu'il me semble qu'il y a du chimérique encore dans les idées qu'on
a des accidents ou façons d'être ; et qu'ainsi le cinquième défaut est
encore commun aux substances et aux accidents. Le berger extra-
vagant ne l'était pas seulement parce qu'il croyait qu'il y avait des
nymphes cachées dans les arbres, mais encore parce qu'il s'atten-
dait toujours à des aventures romanesques.
$ 34. Pu. J'avais pensé de conclure; mais je me souviens du
septiéme et dernier abus, qui est celui des termes figurés ou des
allusions. Cependant on aura de la peine à le croire abus, parce que
ce qu'on appelle esprit et imagination est mieux reçu que la vérité
toute sèche. Cela va bien dans les discours, où on ne cherche qu'à
DES MOTS 311
plaire; mais dans le fond, excepté l'ordre et la netteté, tout
l'art de la rhétorique toutes ces applications artificielles et figurées
des mots ne servent qu'à insinuer de fausses idées, émouvoir les
passions et séduire le jugement, de sorte que ce ne sont que de
pures supercheries. Cependant c'est à cet art fallacieux qu'on doane
le premier rang et les récompenses. C'est que les hommes ne se
soucient guère de la vérité, et aiment beaucoup à tromper et être
trompés. Cela est si vrai, que je ne doute pas que ce que je viens de
dire contre cet art ne soit regardé comme l'effet d'une extréme
audace. Car l'éloquence, semblable au beau sexe, a des charmes
trop puissants pour qu'on puisse être admis à s'y opposer.
Tu. Bien loin de blámer votre zèle pour la vérité, je le trouve juste.
Et il serait à souhaiter qu'il pût toucher. Je n'en désespère pas
entiérement parce qu'il semble, Monsieur, que vous combattez l'élo-
quence par ses propres armes, et que vous en avez méme une d'une
autre espéce, supérieure à cette trompeuse, comme il y avait une
Vénus Uranie, mére du divin amour, devant laquelle cette autre Vénus
bâtarde, mère d'un amour aveugle, n'osait paraitre avec son enfant
aux yeux bandés (1). Mais cela prouve que votre thése a besoin de
quelque modération, et que certains ornements de l'éloquence sont
comme les vases des Égyptiens dont on se pouvait servir au culte du
vrai Dieu. Il en est comme de la peinture et de la musique dont on
abuse, et dont l'une représente souvent des imaginations grotesques
et méme nuisibles, et l'autre amollit le cœur : et toutes deux amusent
vainement, mais elles peuvent étre employées utilement, l'une pour
rendre la vérité claire, l'autre pour la rendre touchante, et ce dernier
eflet doit étre aussi celui de la poésie qui tient de la rhétorique et
de la musique.
CHAP. XI. — DES REMÈDES QU'ON PEUT APPORTER
AUX IMPERFECTIONS ET AUX ABUS DONT ON VIENT DE PARLER.
S 4. Pu. Ce n'est pas le lieu ici de s'enfoncer dans cette discussion
de l'usage d'une vraie éloquence, et encore moins de répondre à
votre compliment obligeant, puisque nous devons penser à finir cette
matière des mots, en cherchant les remèdes aux imperfections que
(1) Voir le Banquet de Platon.
312 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
nous y avons remarquées. Il serait ridicule de tenter la réforme des
langues, et de vouloir obliger les hommes à ne parler qu'à mesure
qu'ils ont de la connaissance. $ 3. Mais ce n'est pas trop de pré-
tendre que les philosophes parlent exactement, lorsqu'il s'agit d'une
sérieuse recherche de la vérité : sans cela tout sera plein d'erreurs,
d’opiniâtretés et de disputes vaines. $ 8. Le premier remède est de
ne se servir d'aucun mot sans y attacher une idée, au lieu qu'on em-
ploie souvent des mots comme instinct, sympathie, antipathie, sans
y attacher aucun sens.
Tir. La règle est bonne ; mais je ne sais si les exemples sont con-
venables. ll semble que tout le monde entend par l'instinct, une incli-
nation d'un animal à ce qui lui est convenable, sans qu'il en con-
coive pour cela la raison; et les hommes mémes devraient moins
négliger ces instincts qui se découvrent encore en eux, quoique leur
manière de vivre artificielle les ait presque effacés dans la plupart.
Le médecin de soi-méme l'a bien remarqué. La sympathie ou anti-
pathie signifie ce qui, dans les corps destitués de sentiment, répond
à l'instinct de s'unir ou de séparer qui se trouve dans les animaux.
Et, quoiqu'on n'ait point l'intelligence de la cause de ces inclinations
ou tendances, qui serait à souhaiter, on en a pourtant une notion
suffisinte, pour en discourir intelligiblement.
86. Pu. Le second remède est que les idées des noms des modes
soient au moins déterminées et, $ 10, que les idées des noms des
substances soient de plus conformes à ce qui existe. Si quelqu'un
dit que la justice est une conduite conforme à la loi à l'égard du bien
d'autrui, cette idée n'est pas assez déterminée, quand on n'a aucune
idée distincte de ce qu'on appelle loi.
Tn. On pourrait dire ici que la loi est un précepte de la sagesse,
ou de la science de la fclicité.
S 11. Pir. Le troisième remède est d'employer des termes confor-
mément à l'usage recu, autant qu'il est possible. 3 19. Le quatrième
est de déclarer en quel sens on prend les mots, soit qu'on en fasse
de nouveaux, ou qu'on emploie les vieux dans un nouveau sens;
soit que l'on trouve que l'usage n'ait pas assez fixé la signification.
S8 13. Mais il y a de la différence. $ 14. Les mots des idées simples
qui ne sauraient étre définies sont expliqués par des mots syno-
nymes, quand ils sont plus connus, ou en montrant la chose. C'est
par ces moyens qu'on peut faire comprendre à un paysan ce que
c'est que la couleur feuille morte, en lui disant que c'est celle des
DES MOTS 313
feuilles sèches qui tombent en automne. $ 15. Les noms des modes
composés doivent étre expliqués par la définition, car cela se peut.
8 16. C'est par là que la morale est susceptible de démonstration. On y
prendra l'homme pour un être corporel et raisonnable, sans se
mettre en peine de la figure externe; 8 17. car c'est par le moyen
des définitions, que les matiéres de morale peuvent étre traitées
clairement. On aura plutót fait de définir la justice suivant l'idée
qu'on a dans l'esprit, que d'en chercher un modéle hors de nous,
comme Aristide, et de la former là-dessus. S 18. Et, comme la plu-
part des modes composés n'existent nulle part ensemble, on ne les
peut fixer qu'en les définissant par l'énumération de ce qui est dis-
persé. S 19. Dans les substances, il y a ordinairement quelques qua-
lités directrices ou caractéristiques que nous considérons comme
l'idée la plus distinctive de l'espéce, auxquelles nous supposons que
les autres idées qui forment l'idée complexe de l'espéce, sont atta-
chées. C'est la figure dans les végétaux et animaux, et la couleur
dans les corps inanimés, et dans quelques-uns c'est la couleur ou la
figure ensemble. C'est pourquoi, 8 20, la définition de l'homme
donnée par Platon, est plus caractéristique que celle d'Aristote ; ou
bien on ne devrait point faire mourir les productions monstrueuses.
8 24. Et souvent la vue sert autant qu'un autre examen ; car des
personnes accoutumées à examiner l'or, distinguent souvent à la
vue le véritable or d'avec le faux, le pur d'avec celui qui est falsifié.
Tn. Tout revient sans doute aux définitions qui peuvent aller jus-
qu'aux idées primitives. Un méme sujet peut avoir plusieurs défini-
tions, mais pour savoir qu'elles conviennent au méme, il faut l'ap-
prendre par la raison, en démontrant une définition par l'autre, ou
par l'expérience en éprouvant qu'elles vont constamment ensemble.
Pour ce qui est de la morale, une partie en est toute fondée en
raison; mais il y en a une autre qui dépend des expériences et se
rapporte aux tempéraments. Pour connaitre les substances, la
figure et la couleur, c'est-à-dire le visible, nous donnent les pre-
mières idées, parce que c'est par là qu'on connait les choses de loin ;
mais elles sont ordinairement trop provisionnelles, et dans les choses
qui nous importent, on tâche de connaitre la substance de plus prés.
Je m'étonne au reste que vous reveniez encore à la définition de
l'homme, attribuée à Platon, depuis que vous venez de dire vous-
méme $ 16, qu'en morale on doit prendre l'homme pour un être
corporel et raisonnable sans se mettre en peine de la figure externe.
314 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
Au reste, il est vrai qu'une grande pratique fait beaucoup pour dis-
cerner à la vue ce qu'un autre peut savoir à peine par des essais
difficiles. Et des médecins d'une grande expérience, qui ont lá vue
et la mémoire fort bonnes, connaissent souvent au premier aspect
du malade ce qu'un autre lui arrachera à peine à force d'interroger
et de tâter le pouls. Mais il est bon de joindre ensemble tous les
indices qu'on peut avoir.
899. Pn. J'avoue que celui à qui un bon essayeur fera connaître
toutes les qualités de l'or en aura une meilleure connaissance que la
vue ne saurait donner. Mais, si nous pouvions en apprendre la cons-
titution intériéure, la signification du mot or serait aussi aisément
déterminée que celle du triangle.
TH. Elle serait tout aussi déterminée et il n'y aurait plus rien de
provisionnel ; mais elle ne serait pas si aisément déterminée. Car je
crois qu'il faudrait unc distinction un peu prolixe pour expliquer
Ja contexture de l'or, comme il y a méme en géométrie des figures
dont la définition est longue.
8 23. Pu. Les esprits séparés des corps ont sans doute des con-
naissances plus parfaites que nous, quoique nous n'ayons aucune
notion de la manière dont ils les peuvent acquérir. Cependant ils
pourront avoir des idées aussi claires de la constitution radicale des
corps que celle que nous avons d'un triangle.
Tu. Je vous ai déjà marqué, Monsieur, que j'ai des raisons pour
juger qu'il n'y a point d'esprits créés, entiérement séparés des
corps ; cependant il y en a sans doute dont les organes et l'entende-
ment sont incomparablement plus parfaits que les nótres et qui
nous passent en toute sorte de conceptions autant et plus que
M. Frenicle / 1), ou ce garcon suédois dont je vous ai parlé, passent le
commun des hommes dans le calcul des nombres fait par imagination.
8 24. Pu. Nous avons déjà remarqué que les définitions des subs-
tances qui peuvent servir à expliquer les noms sont imparfaites par
rapport à la connaissance des choses. Car ordinairement nous met-
tons le nom à la place dela chose; donc le nom dit plus que les défi-
nitions ; ainsi pour bien définir les substances, il faut étudier l'his-
toire naturelle.
(1) FRENICLE, arithméticien célèbre du xvu° siècle, qui, sans le secours de
l'algèbre, résolvait les plus grandes difficultés ; reçu à l'Académie des Sciences
en 1666 et mort en 1675. Sa méthode, qui a été découverte apres sa mort dans
ses papiers, n'est plus aujourd'hui qu'un objet de curiosité. P. J
DES MOTS 315
Ta. Vous voyez donc, Monsieur, que le nom de l'or, par exemple,
signifie non pas seulement ce que celui qui le prononce en connait
(par exemple, un jaune trés pesant); mais encore ce qu'il ne connait
pas, qu'un autre en peut connaitre, c'est-à-dire un corps doué d'une
constitution interne, dont découle la couleur et la pesanteur et
naissent encore d'autres propriétés qu'il avoue étre mieux connues
des experts.
S 25. Pn. Il serait maintenant à souhaiter que ceux qui sont
exercés dans les recherches physiques voulussent proposer les idées
simples dans lesquelles ils observent que les individus de chaque
espéce conviennent constamment. Mais, pour composer un diction-
naire de cette espèce qui contint pour ainsi dire l'histoire naturelle,
il faudrait trop de personnes, trop de temps, trop de peine et trop
de sagacité pour qu'on puisse jamais espérer un tel ouvrage. Il serait
bon cependant d'accompagner les mots de petites tailles-douces à
l'égard des choses qu'on connait par leur figure extérieure. Un tel
dictionnaire servirait beaucoup à la postérité et épargnerait bien de
la peine aux critiques futurs. De petites figures comme de l'ache -
(apium), d'un bouquetin (1bex, espèce de bouc sauvage), vaudraient
mieux que de longues descriptions de cette plante ou de cet animal.
Et pour connaitre ce que les Latins appelaient strigiles et sistrum,
tunica et pallium, des figures à la marge vaudraient incomparable-
ment mieux que les prétendus synonymes, étrille, cymbale, robe,
veste, manteau, qui ne les font guère connaitre. Au reste je ne m'ar-
réterai pas sur le septiéme reméde des abus des mots, qui est d'em-
ployer constamment le méme terme dans le méme sens, ou d'avertir
quand on le change. Car nous en avons assez parlé.
Tu. Le R. P. Grimaldi (1^, président du tribunal des mathé-
matiques à Pékin, m'a dit que les Chinois ont des dictionnaires
accompagnés de figures. ll. y a un petit nomenclateur, imprimé à
Nuremberg, où il y a de telles figures à chaque mot, qui sont assez
bonnes. Un tel dictionnaire universel figuré serait à souhaiter
et ne serait pas fort difficile à faire. Quant à la description des
espèces, c'est justement l'histoire naturelle ; et on y travaille peu à
peu. Sans les guerres (qui ont troublé l'Europe depuis les premières
fondations des sociétés ou académies royales), on serait allé loin et
(1) Gant tpi (Claudius, Philippe), jésuite distingué avec leque Leibniz avait
fait connaissauce à Rouen.
316 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
on serait déjà en état de profiter de nos travaux; mais les grands
pour la plupart n'en connaissent pas l'importance, ni de quels biens
ils se privent en négligeant l'avancement des connaissances solides;
outre qu'ils sont ordinairement trop dérangés par les plaisirs de la
paix ou les soins de la guerre pour peser les choses qui ne les frappent
point d'abord.
LIVRE QUATRIÈME
DE LA CONNAISSANCE
CHAP. I. — DE LA CONNAISSANCE EN GÉNÉRAL.
S 4. Pa. Jusqu'ici nous avons parlé des idées et des mots qui les
représentent. Venons maintenant aux connaissances que les idées
fournissent, car elles ne roulent que sur nos idées. 32. Et la con-
naissance n'est autre chose que la perception de la liaison et con-
venance ou de l'opposition et disconvenance qui se trouve entre
deux de nos idées. Soit qu'on imagine, conjecture ou croie, c'est
toujours cela. Nous nous apercevons, par exemple, par ce moyen,
que le blanc n'est pas le noir et que les angles d'un triangle et
leur égalité avec deux angles droits ont une liaison nécessaire.
Tu. La connaissance se prend encore plus généralement, en sorte
qu'elle se trouve aussi dans les idées ou termes avant qu'on vienne
aux propositions ou vérités. Et l'on peut dire que celui qui aura vu
attentivement plus de portraits de plantes et d'animaux, plus de
figures de machines, plus de descriptions ou représentations de
maisons ou de forteresses, qui aura lu plus de romans ingénieux,
entendu plus de narrations curieuses, celui-là, dis-je, aura plus de
connaissance qu'un autre, quand il n'y aurait pas un mot de vérité
en tout ce qu'on lui a dépeint ou raconté ; car l'usage qu'il a de se
représenter dans l'esprit beaucoup de conceptions ou idées expresses
et actuelles le rend plus propre à concevoir ce qu'on lui propose,
et il est sür qu'il sera plus instruit et plus capable qu'un autre qui
548 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
n'a rien vu, ni lu, ni entendu, pourvu que, dans ces histoires et re-
présentations, il ne prenne point pour vrai ce qui n'est point, et que
ces impressions ne l'empéchent point d'ailleurs de discerner le réel
de l'imaginaire, ou l'existant du possible. C'est pourquoi certains
logiciens du siècle de la réformation qui tenaient quelque chose du
parti des Ramistes (1y, n'avaient point de tort de dire que les
topiques ou les lieux d'invention (Argumenta, comme ils les appel-
lent) servent tant à l'explication ou description bien circonstanciée
d'un thème incomplexe, c'est-à-dire d'une chose ou idée, qu'à la
preuve d'un thème complexe, c’est-à-dire d'une thèse, proposition
ou vérité. Et méme une thése peut étre expliquée, pour en bien faire
connaitre le sens et la force, sans qu'il s'agisse de sa vérité ou
preuve, comme l'on voit dans les sermons ou homélies, qui expli-
quent certains passages de la sainte Écriture, ou dans les répétitions
ou lectures sur quelques textes du droit civil ou canonique, dont la
vérité est présupposée. On peut méme dire qu'il y a des thémes qui
sont moyens entre une idée et une proposition. Ce sont les ques-
tions, dont il y en a qui demandent seulement le oui et non: et ce
sont les plus proches des propositions. Mais il y en a aussi qui de-
mandent le comment et les circonstances, etc., oü il y a plus à sup-
pléer, pour en faire des propositions. I] est vrai qu'on peut dire que,
dans les descriptions (méme des choses purement idéales), il y a une
affirmation tacite de la possibilité. Mais il est vrai aussique, de méme
qu'on peut entreprendre l'explication et la preuve d'une fausseté, ce
qui sert quelquefois à la mieux réfuter, l'art des descriptions peut
tomber sur l'impossible. Il en est comme de ce qui se trouve dans
les fictions du comte de Scandiano, suivi par l'Arioste, et dans
l'Amadis des Gaules ou autres vieux romans, dans les contes des
fées, qui étaient redevenus à la mode il y a quelques années, dans
les véritables histoires de Lucien (2) et dans les voyages de Cyrano
(1) Les Ramistes, disciples de Ramus ou Pierre de LA Raw£E, célèbre réfor-
mateur de la logique au xvi* siècle et grand adversaire d'Aristote, né à Cuth
(Vermandois) en 1815, mort à Paris en 1572 dans le massacre de la Saint-Bar -
thélémy. Ses principaux ouvrages sont ses Dialecticæ partitiones (1543); Aristo-
lelice animadversiones (méme année); Schola dialecticæ, etc. La liste com-
pléte en est donnée par M. Ch. Vaddington dans son livre sur {a Vie et les
Écrits de Ramus.
(2) Lucrex, sophiste et polygraphe célèbre de l'antiquité, né à Samosate, dans
le ne siècle de l'ére chrétienne. Parmi les nombreux écrits de Lucien, on con-
nait surtout ses Dialogues des dieur et des morts, son Traité sur l'art d'écrire
l'histoire, V Assemblée des Dieuwr, Ménippe. — Edition d'Hermsterhuys (4 vol.,
Amsterdam, 1743; — Traduction française de Talbot, 2 vol. in-12, Paris, 1860),
DE LA CONNAISSANCE 319
de Bergerac, pour ne rien dire des grotesques des peintres.
Aussi sait-on que, chez les rhétoriciens, les fables sont du nombre
des progymnasmata aux exercitations préliminaires. Mais, prenant
la connaissance dans un sens plus étroit, c'est-à-dire pour la con-
naissance de la vérité, comme vous faites ici, Monsieur, je dis qu'il
est bien vrai que la vérité est toujours fondée dans la convenance
ou disconvenance des idées, mais il n'est point vrai généralement
que notre connaissance de la vérité soit une perception decette con-
venance ou disconvenance. Car, lorsque nous ne savons la vérité
qu'empiriquement pour l'avoir expérimentée, sans savoir la con-
nexion des choses et la raison qu'il y a dans ce que nous avons ex-
périmenté, nous n'avons point de perception de cette convenance ou
disconvenance, si ce n'est qu'on l'entende que nous la sentons con-
fusément sans nous en apercevoir. Mais vos exemples marquent, ce
semble, que vous demandez toujours une connaissance où l'on
s'apercoit de la connexion ou de l'opposition, et c'est ce qu'on ne
peut point vous accorder. De plus, on peut traiter un thème com-
plexe non seulement en cherchant les preuves de la vérité, mais
encore en l'expliquant et l'éclaircissant autrement, selon les lieux
topiques, comme je l'ai déjà observé. Enfin j'ai encore une remarque
à faire sur votre définition; c'est qu'elle parait seulement accom-
modée aux vérités catégoriques, où il y a deux idées, le sujet et le
prédicat ; mais il y a encore une connaissance des vérités hypothé-
tiques ou qui s'y peuvent réduire (comme les disjonctives et autres),
où il y a de la liaison entre la proposition antécédente et la propo-
sition conséquente ; ainsi il peut y entrer plus de deux idées.
8 3. Pu. Bornons-nous ici à la connaissance de la vérité, et appli-
quons encore à la liaison des propositions ce qui sera dit de la liaison
des idées, pour y comprendre les catégoriques et les hypothétiques
tout ensemble. Or je crois qu'on peut réduire cette convenance ou
disconvenance à quatre espéces, qui sont : 1? Identité ou diversité ;
2° relation; 3° coexistence ou connexion nécessaire; 4? existence
réelle. $ 4. Car l'esprits'apercoit immédiatement qu'une idée n'est pas
l'autre, que le blanc n'est pas le noir, 35. Puisqu'il s'apercoit de leur
rapport en les comparant ensemble ; par exemple que deux triangles
dont les bases sont égales et qui se trouvent entre deux paralléles, sont
égaux. $ 6. Après cela il y a coexistence (ou plutôt connexion), comme
la fixité accompagne toujours les autres idées de l'or. $ 7. Enfin il
y a existence réelle hors de l'esprit, comme lorsqu'on dit : Dieu est.
320 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
Tu. Je crois qu'on peut dire que la liaison n'est autre chose que
le rapport ou Ja relation, prise généralement. Et j'ai fait remarquer
ci-dessus que tout rapport est ou de comparaison ou de concours.
Celui de comparaison donne la diversité et l'identité, ou en tout, ou
en quelque chose; ce qui fait le méme ou le divers, le semblable ou
dissemblable. Le concours contient ce que vous appelez coexistence,
c'est-à-dire connexion d'existence. Mais, lorsqu'on dit qu'une chose
existe ou qu'elle a l'existence réelle, cette existence méme est le
prédicat, c'est-à-dire, elle a une notion liée avec l'idée dont il
s'agit, et il y a connexion entre ces deux notions. On peut aussi con-
cevoir l'existence de l'objet d'une idée, comme le concours de cet
objet avec moi. Ainsi je crois qu'on peut dire qu'il n'y a que compa-
raison ou concours ; mais que la comparaison, qui marque l'identité
ou diversité, et le concours de la chose avec moi, sont les rapports
qui méritent d'étre distingués parmi les autres. On pourrait faire
peut-étre des recherches plus exactes et plus profondes ; mais je me
contente ici de faire des remarques.
S 8. Pi. Il y a une connaissance actuelle qui est la perception
présente du rapport des idées, et il y en a une habituelle, lorsque
l'esprit s'est aperçu si évidemment de la convenance ou disconve-
nance des idées, et l'a placée de telle maniere dans sa mémoire, que
toutes les fois qu'il vient à réfléchir sur la proposition, il est assuré
d'abord de la vérité qu'elle contient, sans douter le moins du monde.
Car, n'étant capable de penser clairement et distinctement qu'à une
seule chose à la fois, si les hommes ne connaissaient que l'objet
actuel de leurs pensées, ils seraient tous fort ignorants; et celui
qui connaitrait le plus ne connaitrait qu'une seule vérité.
Tn. Il est vrai que notre science, méme la plus démonstrative, se
devant acquérir fort souvent par une longue chaine de consé-
quences, doit envelopper le souvenir d'une démonstration passée
qu'on envisage plus distinctement quand la conclusion est faite ;
autrement ce serait répéter toujours cette démonstration. Et méme,
pendant qu'elle dure, on ne la saurait comprendre tout entière à la
fois; car toutes ses parties ne sauraient étre en méme temps pré-
sentes à l'esprit ; ainsi se remettant toujours devant les yeux la partie
qui précéde, on n'avancerait jamais jusqu'à la derniére qui achéve
la conclusion. Ce qui fait aussi que sans l'écriture, il serait difficile
de bien établir les sciences, la mémoire n'étant pas assez süre. Mais,
pd mis par écrit une longue démonstration, comme sont par
DE LA CONNAISSANCE 321
exemple celles d’Apollonius et ayant repassé par toutes ses par-
ties. comme si l'on examinait une chaîne anneau par anneau, les
hommes se peuvent assurer de leurs raisonnements : à quoi ser-
vent encore les épreuves, et le succès enfin justifie le tout. Ce-.
pendant on voit par là que toute croyance, consistant dans la
mémoire de la vue (1) passée des preuves ou raisons, il n’est pas
en notre pouvoir ni en notre franc arbitre de croire ou de ne
croire pas, puisque la mémoire n'est pas une chose qui dépende de
notre volonté.
S8 9. Pn. Il est vrai que notre connaissance habituelle est de deux
sortes ou degrés. Quelquefois les vérités mises comme en réserve
dans la mémoire ne se présentent pas plutót à l'esprit, qu'il voit le
rapport qui est entre les idées qui v entrent; mais quelquefois
l'esprit se contente de se souvenir de la conviction, sans en retenir
les preuves, et méme souvent sans pouvoir se les remettre quand
il voudrait. On pourrait s'imaginer que c'est plutót croire sa mé-
moire que de connaitre réellement la vérité en question : et il m'a
paru autrefois que c'est un milieu entre l'opinion et la connaissance,
et que c'est une assurance qui surpasse la simple croyance fondée
sur le témoignage d'autrui. Cependant je trouve, aprés y avoir bien
pensé, que cette connaissance renferme une parfaite certitude. Je
me souviens, c'est-à-dire je connais (le souvenir n'étant que le
renouvellement d'une chose passée) que j'ai été une fois assuré de
la vérité de cette proposition, que les trois angles d'un triangle sont
égaux à deux droits. Or l'immutabilité des mémes rapports entre les
mémes choses immuables est présentement l'idée médiate qui me
fait voir, que s'ils y ont été une fois égaux ils le seront encore. C'est
sur ce fondement que dans les mathématiques les démonstrations
particulières fournissent des connaissances genérales ; autrement la
connaissance d'un géomètre ne s'étendrailt pas au delà de cette
figure particuliere qu'il s'était tracée en démontrant.
Tn. L'idée médiate dont vous parlez, Monsieur, suppose la fidélité
de notre souvenir ; mais il arrive quelquefois que notre souvenir nous
trompe, et que nous n'avons point fait toutes les diligences néces-
saires, quoique nous le croyions maintenant. Cela se voit claire-
ment dans les revisions des comptes. !! y a quelquefois des revi-
seurs en titre d'office, comme aupres de nos mines du Harz, et pour
(1) GERARD? : /a vie.
PauL JANET. — Leibniz. 1-21
322 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
rendre les receveurs des mines particulières plus attentifs, on a mis
une taxe d'amende pécuniaire sur chaque erreur de calcul, et néan-
moins il s'en trouve, malgré qu'on en ait. Cependant plus on y
apporte de soin, plus on se peut fier aux raisonnements passés. J'ai
projeté une manière d'écrire les comptes, en sorte que celui qui
ramasse les sommes des colonnes laisse sur le papier les traces des
progrès de son raisonnement, de telle manière qu'il ne fait point de
pas inutilement. Il le peut toujours revoir, et corriger les dernières
fautes, sans qu'elles influent sur les premières : la revision aussi
qu'un autre en veut faire ne coûte presque point de peine de cette
manière, parce qu'il peut examiner les mêmes traces à vue d'œil :
outre les moyens de vérifier encore les comptes de chaque article,
par une sorte de preuve trés commode, sans que ces observations
augmentent considérablement le travail du compte. Et tout cela fait
bien comprendre que les hommes peuvent avoir des démonstrations
rigoureuses sur le papier, et en ont sans doute une infinité. Mais,
sans se souvenir d'avoir usé d'une parfaite rigueur, on ne saurait
avoir cette certitude dans l'esprit. Et cette rigueur consiste dans un
réglement dont l'observation sur chaque partie soit une assurance à
l'égard du tout ; comme dans l'examen de la chaîne par anneau, où
visitant chacun pour voir s'il est ferme, et prenant des mesures avec
la main, pour n'en sauter aucun, on est assuré de la bonté de la
chaine. Et par ce moyen on a toute la certitude dont les choses
humaines sont capables. Mais je ne demeure point d'accord qu'en
mathématiques les démonstrations particulières sur la figure qu'on
trace, fournissent cette certitude générale, comme vous semblez le
prendre. Car il faut savoir que ce ne sont pas les figures qui don-
nent la preuve chez les géomètres, quoique le style esthétique le
fasse croire. La force de la démonstration est indépendante de la
figure tracée, qui n'est que pour faciliter l'intelligence de ce qu'on
veut dire et fixer l'attention ; ce sont les propositions universelles,
c'est-à-dire, les définitions, les axiomes, et les théorémes déjà
démontrés qui font le raisonnement et le soutiendraient quand la
figure n'y serait pas. C'est pourquoi un savant géomètre, comme
Scheubelius (1), a donné les figures d'Euclide sans leurs lettres qui
les puissent lier avec la démonstration qu'il y joint; et un autre,
(4) SCHEUBELIUS, géomètre du xvie siècle, a publié Euclidis sex libros priores
de geometricis principiis, Gr:ce et Latine,
DE LA CONNAISSANCE 323
comme Herlinus (1), a réduit les mêmes démonstrations en syllo-
gismes et prosyllogismes.
CHAP. I — Drs pEGRÉS DE NOTRE CONNAISSANCE.
3 1. Pu. La connaissance est donc intuitive lorsque l'esprit aper-
coit la convenance de deux idées immédiatement par elles-mémes
sans l'intervention d'aucune autre. En ce cas, l'esprit ne prend aucune
peine pour prouver ou examiner la vérité. C'est comme l'œil voit la
lumiére ; que l'esprit voit que le blanc n'est pasle noir, qu'un cercle
n'est pas un triangle, que trois est deux et un. Cette connaissance
est la plus claire et la plus certaine dont la faiblesse humaine soit
capable ; elle agit d'une manière irrésistible sans permettre à l'esprit
d'hésiter. C'est connaitre que l'idée est dans l'esprit telle qu'on
l'apercoit. Quiconque demande une plus grande certitude ne sait
pas ce qu'ii demande.
Tu. Les vérités primitives qu'on sait par intuition sont de deux
sortes comme les dérivatives. Elles sont du nombre des vérités de
raison, ou des vérités de fait. Les vérités de raison sont néces-
saires, et celles de fait sont contingentes. Les vérités primitives de
raison sont celles que j'appelle d'un nom général identiques, parce
qu'il me semble qu'elles ne font que répéter la méme chose, sans
nous rien apprendre Elles sont affirmatives ou négatives ; les aflir-
matives sont comme Jes suivantes : Chaque chose est ce qu'elle est,
F4 dans autant d'exemples qu'ou voudra À est À, B est B. Je serai ce
que je serai. J'ai écrit ce que j'ai écrit. Et rien en vers comme en
prose, c'est être rien ou peu de chose. Le rectangle équilatéral est un
rectangle. L'animal raisonnable est toujours un animal. Et dans les
hypothétiques : si la figure régulière de quatre côtés est un rectangle
équilatéral, cette figure est un rectangle. Les copulatives, les disjonc-
tives et autres propositions, sont encore susceptibles de cet identi-
cisme, et je compte méme parmi les affirmatives : non A est non À. Et
cette hypothétique : si À est non B, il s'ensuit que A est non B. Item,
si non A est BC, il s'ensuit que non À est BC. Si une figure qui n'a point
iD HEnnxUs, éditeur d'Euelide, avec Dalgprédius, professeur de mathé-
matique à l'Université de Strasbourg : .lna/ysés. géometriæ sex (brorum
Euclidis, 1566.
324 NOUVEAUX ESSAIS SUR L ENTENDEMENT
d'angle obtus peut étre un triangle régulier, une figure qui n'a pas
d'angle obtus peut être réguliére.Je viens maintenant aux identiques
négatives qui sont ou du principe de contradiction ou des disparates.
Le principe de contradiction est en général : une proposition est
ou vraie ou fausse ; ce qui renferme deux énonciations vraies ; l'une
que le vrai et le faux ne sont point compatibles dans une méme pro-
position, ou qu'une proposition ne saurait étre vraie et fausse à la
fois ; l'autre que l'opposé, ou la négation du vrai et du faux ne sont
pas compatibles, ou qu'il n'y a point de milieu entre le vrai et le faux,
ou bien il ne se peut pas qu'une proposition ne soit ni vraie ni
fausse. Or tout cela est encore vrai dans toutes les propositions ima-
ginables en particulier comme : ce qui est A ne saurait être non A.
Item A B ne saurait être non A. Un rectangle équilatéral ne saurait
être non rectangle. Item, il est vrai que tout homme est un animal ;
donc il est faux que quelque homme se trouve qui ne soit pas
un animal. On peut varier ces énonciations de bien des facons,
et les appliquer aux copulatives, disjonctives ou autres. Quant
aux disparates, ce sont ees propositions qui disent que l'objet d'une
idée n'est pas l'objet d'une autre idée, comme que la chaleur
n'est pas la méme chose que la couleur, item que l'homme et
l'animal n'est pas le méme, quoique tout homme soit animal. Tout
cela se peut assurer indépendamment de toute preuve ou de la
réduction à l'opposition, ou au principe de contradiction, lorsque
ces idées sont assez entendues pour n'avoir point besoin ici d'ana-
lyse ; autrement on est sujet à se méprendre, car disant : le triangle
el le trilatère n'est le méme, on se tromperait, puisqu'en le bien
considérant, on trouve que les trois cótés et les trois angles vont
toujours ensemble. En disant, le rectangle quadrilatère et le rec-
tangle n'est pas le méme, on se tromperait encore. Car il se trouve
que la seule figure à quatre côtés peut avoir tous les angles droits.
Cependant on peut toujours dire dans l'abstrait, que le triangle n'est
pas le trilatère, ou que les raisons formelles du triangle et du trila-
tére ne sont pas les mémes, comme parlent les philosophes. Ce sont
de différents rapports d'une méme chose.
Quelqu'un, aprés avoir entendu avec patience ce que nous venons
de dire jusqu'ici, la perdra enfin ct dira que nous nous amusons à des
énonciations frivoles, et que toutes vérités identiques ne servent de
rien. Mais on fera ce jugement, faute d'avoir assez médité sur ces
matiéres. Les consequences de logique (par exemple) se démontrent
DE LA CONNAISSANCE 325
par les principes identiques ; et les géomètres ont besoin du principe
de contradiction dans leurs démonstrations qui réduisent à l'impos-
sible. Contentons-nous ici de faire voir l'usage des identiques dans
les démonstrations des conséquences du raisonnement. Je dis donc
que le seul principe de contradiction suffit pour démontrer la se-
conde et la troisième figure des syllogismes par la première. Par
exemple on peut conclure dans la premiére figure, en Barbara :
Tout B est C,
Tout À est DB,
Donc tout À est C.
Supposons que la conclusion soit fausse (ou qu'il soit vrai que quel-
que À n'est point C), donc l'une ou l'autre des prémisses sera fausse
aussi. Supposons que la seconde est véritable, il faudra que la pre-
mière soit fausse, qui prétend que tout B est C. Donc sa contradic-
toire sera vraie, c'est-à-dire, quelque B ne sera point C. Et ce sera
la conclusion d'un argument nouveau, tiré de la fausseté de la con-
clusion et de la vérité de l'une des prémisses du précédent. Voici
cet argument nouveau :
Quelque À n'est point C.
Ce qui est opposé à la conclusion précédente, supposée fausse.
Tout À est B.
C'est la prémisse précédente, supposée vraie.
Donc quelque B n'est point C.
C'est la conclusion présente vraie, opposée à la prémisse précé-
dente fausse.
Cet argument est dans le mode disamis de la troisième figure, qui
se démontre ainsi manifestement et d'un coup d'œil du mode bar-
bara de la première figure, sans employer que le principe de con-
tradiction. Et j'ai remarqué dans ma jeunesse, lorsque j'épluchais
ces choses, que tous les modes de la seconde et de la troisième
figure se peuvent tirer de la première par cette seule méthode, en
supposant que le mode de la premiére est bon, et par conséquent
que la conclusion étant fausse, ou sa contradictoire étant prise pour
vraie, et une des prémisses étant prise pour vraie aussi, il faut que
326 NOUVEAUX ESSAIS SUR L ENTENDEMENT
la contradictoire de l'autre prémisse soit vraie. Il est vrai que dans
les écoles logiques on aime mieux se servir des conversions pour
tirer les figures moins principales de la première, qui est la princi-
pale ; parce que cela paraît plus commode pour les écoliers. Mais
pour ceux qui cherchent les raisons démonstratives, où il faut em-
plover le moins de suppositions qu'on peut, on ne démontrera pas
par la supposition de la conversion ce qui se peut démontrer par le
seul principe primitif, qui est celui de la contradiction et qui ne sup-
pose rien. J'ai méme fait cette observation qui parait remarquable :
c'est que les seules figures moins principales qu'on appelle directes,
savoir la seconde et la troisième, se peuvent démontrer par le
principe de contradiction tout seul; mais la figure moins principale
indirecte, qui est la quatrième, et dont les Arabes attribuent l'inven-
tion à Galien (1), quoique nous n'en trouvions rien dans les ou-
vrages qui nous restent de lui, ni dans les autres auteurs grecs, la
quatrième, dis-je, a ce désavantage qu'elle ne saurait être tirée de
la première ou principale par cette méthode seule, et qu'il faut
encore employer une autre supposition, savoir les conversions (2) ;
de sorte qu'elle est plus éloignée d'un degré que la seconde et la
troisieme, qui sont de niveau, et également éloignées de la première ;
au lieu que la quatriéme a besoin encore de la seconde et de la troi-
sième pour être démontrée. Car il se trouve fort à propos que les
conversions mémes dont elle a besoin, se démontrent par la figure
seconde ou troisième, démontrables indépendamment des conver-
sions ; comme je viens de faire voir. C'est Pierre de la Ramée qui
fit déjà cette remarque de la démonstrabilité de la conversion par
ces figures ; et (si je ne me trompe) il objecta le cercle aux logiciens
qui se servent de la conversion pour démontrer ces figures, quoique
ce n'était pas tant le cercle qu'il leur fallait objecter (car il ne se ser-
vaient point de ces figures à leur tour pour justifier les conversions)
que l'Aysteron proteron (3; ou le rebours, parce que les conver-
(1) GaLIÉN (Galenus), celébre médecin de l'antiquité, né en 131 à Pergame. On
ne sait ni le lieu ni l'époque de sa mort. Parmi ses nombreux ouvrages, celui
qui intéresse le plus la philosophie est son célèbre De Usu partium, de l'Usage des
parties qui est une apologie et une application continuelle du principe des causes
linales. La plus belle et la plus compléte édition. de Galien est la traduction
grecque-latine de Kühn. Leipzig, 20 vol. in 89, 1321-1833. M. Daremberg a com-
mencé une traduction francaise dont 2 vol. sont parus (Paris, 1821-1836;.
(2) La conversion des propositions à changer l'attribut en sujet, et réciproque
ment.
(3) "Yotezv zpóv:cov, mettre avant ce qui est apres.
DE LA (CONNAISSANCE 327
sions méritaient plutôt d’être démontrées par ces figures, que ces
figures par les conversions. Mais comme cette démonstration des
conversions fait encore voir l'usage des identiques affirmatives que
plusieurs prennent pour frivoles tout à fait, il sera d'autant plus à
propos de la mettre ici. Je ne veux parler que des conversions sans
contraposition, qui me suffisent ici, et qui sont simples ou par acci-
dent comme on les appelle. Les conversions simples sont de deux
sortes, celle de l'universelle négative, comme : nul carré n'est obtus-
angle, donc nul obtusangle n'est carré; et celle de la particulière
affirmative, comme : quelque triangle est obtusangle, donc quelque
. obtusangle est un triangle. Mais la conversion par accident, comme
on l'appelle, regarde l'universelle affirmative, comme : tout carré est
rectangle, donc quelque rectangle est carré. On entend toujours ici
par rectangle une figure dont tous les angles sont droits, et par le
carré un quadrilatére régulier. Maintenant il s'agit de démontrer
ces trois sortes de conversions qui sont :
1? Nul A est B ; donc nul B n'est À.
2° Quelque À est B ; donc quelque B est À.
3? Tout À est B ; donc quelque B est A.
Démonstration de première conversion en Cesare, qui est de la
seconde figure.
Nul À est B,
Tout B est B.
Donc nul B est À.
Tout À est A,
Tout À est B.
Donc quelque B est A.
Démonstration de la seconde conversion en Datiti qui est de la
troisième figure.
Tout À est A,
Quelque À est B.
Donc quelque B est A.
Démonstration de la troisiéme conversion en Darapti qui est de
la troisième figure.
Tout est À est A,
Tout À est D.
Donc quelque B est A.
328 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
Ce qui fait voir que les propositions identiques les plus pures et
qui paraissent les plus inutiles sont d'un usage considérable dans
l'abstrait et général; et cela nous peut apprendre qu'on ne doit mé-
priser aucune vérité. Pour ce qui est de cette proposition, que trois
est autant que deux et un, que vous alléguez encore, Monsieur,
comme un exemple des connaissances intuitives, je vous dirai que
ce n'est que la définition du terme trois, car les définitions les plus
simples des nombres se forment de cette facon ; deux est un et un,
trois est deux et un, quatre est trois et un, et ainsi de suite. 1l est
vrai qu'il y alà dedans une énonciation cachée que j'ai déjà remar-
quée, savoir que ces idées sont possibles; et cela se connait ici intui-
tivement; de sorte qu'on peut dire qu'une connaissance intuitive
est comprise dans les définitions lorsque leur possibilité parait
d'abord. Et decette maniére toutes les définitions adéquates contien-
nent des vérités primitives de raison et par conséquent des connais-
sances intuitives. Enfin on peut dire en général que toutes les vérités
primitives de raison sont immédiates d'une immédiation d'idées.
Pour ce qui est des vérités primitives de fait, ce sont les expé-
riences immédiates internes d'une immédiation de sentiment. Et
c'est ici où a lieu la première vérité des cartésiens ou de saint Au-
gustin : Je pense, donc je suis; c'est-à-dire je suis une chose qui
pense. Mais il faut savoir que, de méme que les identiques sont
générales ou particuliéres, et que les unes sont aussi claires que les
autres (puisqu'il est aussi cluir de dire que À est À, que de dire
qu'une chose est ce qu'elle est), il en est encore ainsi des premieres
vérités de fait. Car non seulement il m'est clair immédiatement que
je pense, mais il m'est tout aussi clair que j'ai des pensées diffé-
rentes; que tantót je pense à À, et que tantót je pense à B, etc.
Ainsi le principe cartésien est bon, mais il n'est pas le seul de son
espéce. On voit par là que toutes les vérités primitives de raison ou
de fait ont cela de commun qu'on ne saurait les prouver par quel-
que chose de plus certain.
S 9. Pn. Je suis bien aise, Monsieur, que vous poussez plus loin
ce que je n'avais fait que toucher sur les connaissances intuitives.
Orla connaissance démonstrative n'est qu'un enchainement des
connaissances intuitives dans toutes les connexions des idées mé-
diates. Car souvent l'esprit ne peut joindre, comparer ou appliquer
immédiatement les idées l'une à l'autre, ce qui l'oblige de se servir
d'autres idées moyennes (une ou plusieurs) pour découvrir la con-
DE LA CONNAISSANCE 329
venance ou disconvenance qu'on cherche ; et c'est ce qu'on appelle
raisonner. Comme en démontrant que les trois angles d'un triangle
sont égaux à deux droits, on trouve quelques autres angles qu'on
voit égaux tant aux trois angles qu'à deux droits. $ 3. Ces idées
qu'on fait intervenir se nomment preuves, et la disposition de l'esprit
à les trouver, c'est la sagacité. 5 4. Et même, quand elles sont trou-
vées, ce n'est pas sans peine et sans attention, ni par une seule vue
passagére, qu'on peut acquérir cette connaissance; car il se faut
engager dans une progression d'idées faites peu à peu et par degrés.
8 9. Et il y a du doute avant la démonstration. $ 6. Elle est moins
claire que l'intuitive, comme l'image réfléchie par plusieurs miroirs
de l'un à l'autre s'affaiblit de plus en plus à chaque réflexion, et
n'est plus d'abord si reconnaissable surtout à des veux faibles. Il en
est de méme d'une connaissance produite par une longue suite de
preuves. $ 7. Et, quoique chaque pas que la raison fait en démontrant
soit une connaissance intuitive ou de simple vue, néanmoins comme
dans cette longue suite de preuves la mémoire ne conserve pas si
exactement cette liaison d'idées, les hommes prennent souvent des
faussetés pour des démonstrations.
Tn. Outre la sagacité naturelle, ou acquise par l'exercice, il y aun
art de trouver les idées moyennes (le medium), et cet art est l'ana-
lyse. Or il est bon de considérer ici qu'il s'agit tantót de trouver la
vérité ou la fausseté d'une proposition donnée, ce qui n'est autre
chose que de répondre à la question An ? c’est-à-dire si cela est ou
n'est pas ? Tantót il s'agit de répondre à une question plus difficile
(ceteris peribus), où l'on demande par exemple par qui, et com-
ment ? et oü il y a plus à suppléer. Et ce sont seulement ces ques-
tions qui laissent une partie de la proposition en blanc que les ma-
thématiciens appellent problemes. Comme lorsqu'on demande de
trouver un miroir qui ramasse tous les rayons du soleil en un point,
c'est-à-dire on en demandela figure ou comment ilest fait. Quant aux
premieres questions, où il s'agit seulement du vrai et du faux et où
il n'y a rien à suppléer dans lesujet ou prédicat, il y a moins d'in-
vention, cependant il y en a; et le seul jugement n'y suffit pas. Il
est vrai qu'un homme de jugement, c'est-à-dire qui est capable
d'attention et de réserve, et qui a le loisir, la patience et la liberté
d'esprit nécessaire, peut entendre la plus difficile démonstration si
elle est proposée comme il faut. Mais l'homme le plus judicieux de
laterre, sans autre aide, ne sera pas toujours capable de trouver
330 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
cette démonstration. Ainsi il y a de l'invention encore en cela : et
chez les géométres, il y en avait plus autrefois qu'il n'y en a main-
tenant. Car, lorsque l'analyse était moins cultivée, il fallait plus de
sagacité pour y arriver, et c'est pour cela qu'encore quelques géo-
mètres de la vieille roche, ou d'autres qui n'ont pas assez d'ouver-
ture dans les nouvelles méthodes, croient d'avoir fait merveille
quand ils trouvent la démonstration de quelque théoréme que
d'autres ont inventé. Mais ceux qui sont versés dans l'art d'inventer
savent quand cela est estimable ou non; par exemple, si quelqu'un
publie la quadrature d'un espace compris d'une ligne courbe et
d'une droite, qui réussit dans tous ses segments et que j'appelle
générale, il est toujours en notre pouvoir. suivant nos méthodes,
d'en trouver la démonstration pourvu qu'on en veuille prendre la
peine. Mais il y a des quadratures particuliéres de certaines por-
tions, où la chose pourra être si enveloppée, qu'il ne sera pas tou-
jours 2n potestate jusqu'ici de la développer. I] arrive aussi que
l'induction nous présente des vérités dans les nombres et dans les
figures dont on n'a pas encore découvert la raison générale. Car il
s'en faut beaucoup qu'on soit parvenu à la perfection de l'analyse
en géométrie et en nombres, comme plusieurs se sont imaginés sur
les gasconnades de quelques hommes excellents d'ailleurs, mais un
peu trop prompts ou trop ambitieux. Mais il est bien plus difficile
de trouver des vérités importantes, et encore plus de trouver les
movens de faire ce qu'on cherche lors justement qu'on le cherche,
que de trouver la démonstration des vérités qu'un autre a décou-
vertes. On arrive souvent à de belles vérités, par la synthèse, en
allant du simple au composé; mais, lorsqu'il s'agit de trouver juste- '
tement le moyen de faire ce qui se propose, la synthèse ne suffit
pas ordinairement, et souvent ce serait la mer à boire que de vou-
loir faire toutes les combinaisons requises quoiqu'on puisse souvent
s'y aider par la méthode des exclusions, qui retranche une bonne
partie des combinaisons inutiles, et souvent la nature n'admet point
d'autre méthode. Mais on n'a pas toujours les moyens de bien suivre
celle-ci. C'est donc à l'analyse de nous donner un fil dans ce laby-
rinthe lorsque cela se peut, car il y a des cas où la nature méme de
la question exige qu'on puisse tâtonner partout, les abrégés n'étant
pas toujours possibles.
S 8. Pu. Or, comme en démontrant l'on suppose toujours les
connaissances inluitives, cela, je pense, a donné occasion à cet
DE LA CONNAISSANCE 331
axiome : « que tout raisonnement vient des choses déjà connues et
déjà accordées » (ex præcognitis et preconcessis). Mais nous aurons
occasion de parler du faux qu'il y a dans cet axiome, lorsque nous
parlerons des maximes qu'on prend mal à propos pour les fonde-
ments de nos raisonnements.
Tu. Je serais curieux d'apprendre quel faux vous pourrez trouver
dans un axiome qui parait si raisonnable. S'il fallait toujours tout
réduire aux connaissances intuitives, les démonstrations seraient
souvent d'une prolixité insupportable. C'est pourquoi les mathéma-
ticiens ont eu l'adresse de partager les difficultés, et de démontrer à
part des propositions intervenantes. Et il y a de l'art encore en
cela; car, comme les vérités moyennes (qu'on appelle des Lemmes,
lorsqu'elles paraissent être hors d'œuvre) se peuvent assigner de
plusieurs façons, il est bon, pour aider la compréhension et la mé-
moire, d'en choisir qui abrégent beaucoup, et qui paraissent mémo-
rables et dignes par elles-mémes d'étre démontrées. Mais il y a un
autre empéchement, c'est qu'il n'est pas aisé de démontrer tous les
axiomes, et de réduire entiérement les démonstrations aux connais-
sances intuitives. Et, si on avait voulu attendre cela, peut-étre que
nous n'aurions pas encorela science de la géométrie. Mais c'est de
quoi nous avons déjà parlé dans nos premières conversations ct
nous aurons occasion d'en dire davantage. |
$9. Pu. Nous y viendrons tantôt : maintenant je remarquerai
encore ce que j'ai déjà touché plus d'une fois, que c'est une com-
mune opinion, qu'il n'y a que lessciences mathématiques, qui soient
capables d'une certitude démonstrative ; mais comme la convenance
et la disconvenance quise peut connaitre intuitivement n'est pas un
privilége attaché seulement aux idées des nombres et des figures,
c'est peut-étre faute d'application de notre part que les mathéma-
tiques seules sont parvenues à des démonstrations. $ 10. Plusieurs
raisons y ont concouru. Les sciences mathématiques sont d'une uti-
lité fort générale; la moindre différence v. est fort aisée à recon-
naitre. $ 17. Ces autres idées simples qui sont des apparences ou
situations produites en nous, n'ont aucune mesure exacte de leurs
différents degrés. $ 17. Mais, lorsque la différence de ces qualités
visibles, par exemple, est assez grande pour exciter dans l'esprit des
idées clairement distinguées, comme celles du bleu et du rouge,
elles sont aussi capables de démonstrations que celles du nombre
et de l'étendue.
332 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
Ta. ll y a des exemples assez considérables de démonstrations
hors des mathématiques, et on peut dire qu'Aristote, en a donné
déjà dans ses Analytiques. En effet la logique est aussi suscep-
tible de démonstrations que la géométrie, et l'on peut dire que la
logique des géométres, ou les maniéres d'argumenter qu'Euclide a
expliquées et établies en parlant des propositions, sont une exten-
sion ou promotion particulière de la logique générale. Archi-
méde (1) est le premier, dont nous avons des ouvrages, qui ait
exercé l'art de démontrer dans une occasion oü il entre du physique,
comme il a fait dans son livre de l'équilibre. De plus, on peut dire
que les jurisconsultes ont plusieurs bonnes démonstrations, surtout .
les anciens jurisconsultes romains dont les fragments nous ont été
conservés dans les Pandectes.
Je suis tout à fait del'avis de Laurent Valle (2), qui ne peut assez
admirer ces auteurs, entre autres parce qu'ils parlent tous d'une
maniere si juste et si nette, et qu'ils raisonnent en effet d'une facon
qui approche fort de la démonstrative, et souvent est démonstra-
tive tout à fait. Aussi ne sais-je aucune science hors de celle du droit
et celle des armes oü les Romains aient ajouté quelque chose de con-
sidérable à ce qu'ils avaient recu des Grecs.
« Tu regere imperio populos Romane memento:
« Hi: tibi eruntartes pacique imponere morem,
« Parcere subjectis, et debellare superbos. »
Cette maniére précise de s'expliquer a fait que tous ces juriscon-
sultes des Pandectes, quoique assez éloignés quelquefois les uns du
temps des autres, semblent être tous un seul auteur, et qu'on aurait
bien de la peine à les discerner, si les noms des écrivains n'étaient
pas à la tête des extraits ; comme on aurait de la peine à distinguer
Euclide, Archiméde et Apollonius en lisant leurs démonstrations sur
des matières que l'un aussi bien que l'autre a touchées. Il faut avouer
que les Grecs ont raisonné avec toute la justesse possible dans les
mathématiques, et qu'ils ont laissé au genre humain les modéles de
(4) ARCHIMÈDE, le plus grand géomètre de l'antiquité, né à Syracuse en 287,
mort au siége de cette ville en 212. On connait son fameux principe qui est la
base de l'hydrostatique. L'édition la plus complète d'Arehiméde et celle d'Ox-
ford, par Stanhope, in-fo, 1793. Traduction française de Peyrard, 1 vol. in-1o,
1807, et 2 vol. in-8°, 1800.
(2, VALLA (Laurent), célèbre philologue du xv* siècle, né à Rouen en 1406,
mort à Naples en 1457. Ses principaux ouvrages concernant la philosophie sont:
de Dialectica Contra Aristotelicos (in-fo, Venise, 1499); de Libertate arbitrii
(Bâle, in-1°, 1518) ; de Voluptate et vero bono (in-A», id., 1519).
m
DE LA CONNAISSANCE 333
l'art de démontrer : car, si les Babyloniens et les Egyptiens ont eu
une géométrie un peu plus qu'empirique, au moins n'en reste-t-il
rien ; mais il est étonnant que les mémes Grecs en sont tant déchus
d'abord, aussitót qu'ils se sont éloignés tant soit peu des nombres
et des figures, pour venir à la philosophie. Car il est étrange qu'on
ne voit point d'ombre de démonstration dans Platon et dans Aristote
(excepté ses Analytiques premiers) et dans tous les autres philoso-
phes anciens. Proclus (1) était un bon géomètre, mais il semble
que c'est un autre homme quand il parle de philosophie. Ce qui
a fait qu'il a été plus aisé de raisonner démonstrativement en ma-
thématiques, c'est en bonne partie parce que l'expérience y peut
garantir le raisonnement à tout moment, comme il arrive aussi dans
les figures des syllogismes. Mais, dans la métaphysique et dans la
morale, ce parallélisme des raisons et des expériences ne se trouve
plus ; et dans la physique, les expériences demandent de la peine et
de la dépense. Or les hommes se sont d'abord relàchés de leur
attention, et égarés par conséquent, lorsqu'ils ont été destitués de
ce guide fidèle de l'expérience qui les aidait et soutenait dans leur
démarche, comme fait cette petite machine roulante, qui empêche
les enfants de tomber en marchant. ll y avait quelque succeda-
neum (1), mais c'est de quoi on ne s'était pas et ne s'est pas encore
avisé assez. Et j'en parlerai en son lieu. Au reste, le bleu et le
rouge ne sont guéres capables de fournir matiére à ces démonstra-
tions par les idées que nous en avons, parce que ces idées sont con-
fuses. Et ces couleurs ne fournissent de la matiére au raisonnement
qu'autant, que par l'expérienee on les trouve accompagnées de
quelques idées distinctes, mais oü la connexion avec leurs propres
idées ne parait point.
$ 14. Pur. Outre l'intituition et la démonstration, qui sont lés deux
degrés de notre connaissance, tout le reste est foi ou opi-
nion et non pas connaissance, du moins à l'égard de toutes les
vérités générales. Mais l'esprit a encore une autre perception qui
regarde l'existence particulière des êtres finis hors de nous, et c'est
la connaissance sensitive.
Tu. L'opinion fondée dans le vraisemblable mérite peut-être aussi
le nom de connaissance ; autrement presque toute connaissance his-
torique et beaucoup d'autres tomberont. Mais, sans disputer des
(1) On appelle succédanés en médecine les remèdes qui peuvent en remplacer
d'autres.
334 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDÉMENT
noms, je tiens que la recherche des degrés de probabilité serait
très importante et nous manque encore, et c’est un grand défaut de
nos logiques. Car, lorsqu'on ne peut point décider absolument la
question, on pourrait toujours déterminer le degré de vraisem-
blance ex datis, et par conséquent on peut juger raisonnablement
quel parti est le plus apparent. Et, lorsque nos moralistes (j'entends
les plus sages, tels que le général moderne des jésuites) joignent le
plus sûr avec le plus probable, et préfèrent méme le sür au pro-
bable (1), ils ne s'éloignent point du plus probable en effet; car la
question de la süreté est ici celle du peu de probabilité d'un mal à
craindre. Le défaut des moralistes relâchés (2) sur cet article a été,
en bonne partie, d'avoir eu une notion trop limitée et trop insuffi-
sante du probable, qu'ils ont confondue avec l'eudoxe ou opinable
d’Aristote ; car Aristote, dans ses Topiques, n'v a voulu que s'accom-
moder aux opinions des autres, eomme faisaient les orateurs et les
sophistes. £udozxe, lui est ce qui est recu du plus grand nombre ou
des plus autorisés ; il a tort d'avoir restreint ses Topiques à cela, et
cette vue a fait qu'il ne s'y est attaché qu'à des maximes recues, la
plupart vagues, comme si on ne voulait raisonner que par quolibets
ou proverbes. Mais le probable ou le vraisemblable est plus étendu:
il faut le tirer de la nature des choses ; et l'opinion des personnes
dont l'autorité est de poids, est une des choses qui peuvent contri-
buer à rendre une opinion vraisemblable, mais ce n'est pas ce qui
achéve toute la vérisimilitude. Et, lorsque Copernic était presque
seul de son opinion, elle était toujours incomparablement plus vrai-
semblable que celle de tout le reste du genre humain. Or je ne sais si
l'établissement de l'art d'estimer les vérisimilitudes ne serait plus
utile qu'une bonne partie de nos sciences démonstratives, et j'y ai
Pu. La connaissance sensitive, ou qui établit l'existence des êtres
pensé plus d'une fois.
particuliers hors de nous, va au delà de la simple probabilité ; mais
elle n'a pas toute la certitude des deux degrés de connaissance dont
on vient de parler. Que l'idée que nous recevons d'un objet exté:
(1) On distingue dans la théologie morale plusieurs opinions : 1° Le proba-
bilisme qui autorise à agir suivant une opinion probable, lors méme qu'elle le
serait moins qu'une autre; 2° le probabiliorisme qui conseille de n'agir que sui-
vant l'opinion la plus probable ; 3° le {ufiorisme qui conseille de choisir le parti
le plus sür, c'est-à-dire où on risque le moins; par exemple, il est toujours
plus sür de prendre le parti le plus sévére. Voir une dissertation de Nicole
extraite de la traduction latine des /^rovinciales.
(2) Ce sont les casuistes réfutés par Pascal.
DE LA CONNAISSANCE 335
rieur soit dans notre esprit, rien n'est plus certain, et c'est une
connaissance intuitive : mais de savoir si de là nous pouvons inférer
certainement l'existence d'aucune chose hors de nous qui corres-
ponde à cette idée, c'est ce que certaines gens croient qu'on peut
mettre en question, parce que les hommes peuvent avoir de telles
idées dans l'esprit, lorsque rien de tel n'existe actuellement. Pour
moi, je crois pourtant qu'il y a un degré d'évidence qui nous éléve
au-dessus du doute. On est invinciblement convaincu qu'il y a une
grande différence entre les perceptions qu'on a, lorsque le jour on
vient à regarder le soleil, et lorsque la nuit on pense à cet astre ; et
l'idée qui est renouvelée par le secours de la mémoire est bien dif-
férente de celle qui nous vient actuellement par le moyen des sens.
Quelqu'un dira qu'un songe peut faire le méme effet; je réponds
premiérement qu'il n'importe pas beaucoup que je léve ce doute,
parce que si tout n'est que songe, les raisonnements sont inutiles,
la vérité et la connaissance n'étant rien du tout. En second lieu, il
reconnaîtra à mon avis la différence qu'il y a entre songer d'étre
dans un feu et y étre actuellement. Ft, s'il persiste à paraitre seep-
tique, je lui dirai que c'est assez que nous trouvons certainement
que le plaisir ou la douleur suivent l'application de certains objets
sur nous, vrais ou songés, et que cette certitude est aussi grande que
notre bonheur ou notre misère; deux choses au delà desquelles nous
n'avons aucun intérét. Ainsi je crois que nous pouvons compter trois
sortes de connaissances : l'intuitive, la démonstrative, etla sensitive
Tu. Je crois que vous avez raison, Monsieur, et je pense méme
qu'à ces espéces de la certitude, ou à la connaissance certaine, vous
pourriez ajouter la connaissance du vraisemblable ; ainsi il y aura
deux sortes de connaissances comme il y a deux sortes de preuves,
dont les unes produisent la certitude, et les autres ne se terminent
qu'à la probabilité. Mais venons à cette querelle que les sceptiques
font aux dogmatiques sur l'existence des choses hors de nous. Nous
y avons déjà touché, mais il faut y revenir ici. J'ai fort disputé
autrefois là-dessus de vive voix et par écrit, avec feu M. l'abbé Fou-
cher (1), chanoine de Dijon, savant homme et subtil, mais un peu
(1) FoucsteR !l’abbé), né à Dijon en 1614, mort à Paris en 1696, Il soutenait la
philosophie académique, c'est-à-dire le doute, à la manière de Cicéron. Ses
principaux ouvrages sont Dissertation sur la recherche de (a. vérité, ou sur la
Philosophie des Académiciens, Paris, iu-12 ; Critique de la recherche de lu vérité
(du P. Malebranche;, in-12, l'aris, 1015 ; de la Sagesse des Anciens. in-12, Paris,
1682,
336 " NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
trop entété de ses académiciens, dont il aurait été bien aise de res-
susciter la secte, comme M. Gassendi avait fait remonter sur le
théâtre celle d'Epicure. Sa Critique de la recherche de la vérité,
et les autres petits traités qu'il a fait imprimer ensuite, ont fait con-
naître leur auteur assez avantageusement. Il a mis aussi dans le
Journal des savants des objections contre mon système de l'har-
monie préétablie, lorsque j'en fis part au public aprés l'avoir digéré
plusieurs années ; mais la mort l'empécha de répliquer à ma réponse.
ll préehait toujours qu'il fallait se garder des préjugés et apporter
une grande exactitude; mais, outre que lui-même ne se mettait pas
en devoir d'exécuter ce qu'il conseillait, en quoi il était assez excu-
sable, il me semblait qu'il ne prenait pas garde si un autre le faisait,
prévenu sans doute que personne ne le ferait jamais. Or je lui fis
connaitre que la vérité des choses sensibles ne consistait que dans la
liaison des phénomènes qui devait avoir sa raison, et que c’est ce
qui les distingue des songes : mais que la vérité de notre existence
et de la cause des phénomènes est d'une autre nature, parce qu'elle
établit des substances, et que les sceptiques gátaient ce qu'ils disent
de bon, en le portant trop loin, et en voulant méme étendre leurs
doutes jusqu'aux expériences immédiates, et jusqu'aux vérités géo-
métriques (ce que M. Foucher pourtant ne faisait pas) et aux autres
vérités de raison, ce qu'il faisait un peu trop. Mais, pour revenir à
vous, Monsieur, vous avez raison de dire quil y a de la dilffé-
rence pour l'ordinaire entre les sentiments et les imaginations;
mais les sceptiques diront que le plus et le moins ne varie point l'es-
pèce. D'ailleurs, quoique les sentiments aient coutume d’être plus
vifs que les imaginations, l'on sait pourtant qu'il y a des cas oü des
personnes imaginatives sont frappées par leurs imaginations autant
ou peut-étre plus qu'un autre ne l'est par la vérité des choses ; de
sorte que je crois que le vrai criterion, en matiére des objets des
sens, est la liaison des phénomenes, c'est-à-dire la connexion de ce
qui se passe en différents lieux et temps, et dans l'expérience de dif-
férents hommes, qui sont eux-mémes les uns aux autres des phéno-
mènes très importants sur cet article. Et la liaison des phénomènes
qui garantit les vérités de fait à l'égard des choses sensibles hors de
nous, se vérifie par le moyen des vérités de raison ; comme les
apparences de l'optique s'éclaircissent par la géométrie. Cependant
il faut avouer que toute cette certitude n'est pas du supréme degré,
comme vous l'avez bien reconnu. Car il n'est point impossible, mé-
—
DE LA CONNAISSANCE ° 337
taphysiquement parlant, qu'il y ait un songe suivi et durable comme
Ia vie d'un homme; mais c'est une chose aussi contraire à la raison
que pourrait être la fiction d'un livre qui se formerait par le hasard
en jetant pêle-mêle des caractères d'imprimerie. Au reste il est vrai
aussi que, pourvu que les phénomènes soient liés, il n'importe qu'on
les appelle songes ou non, puisque l'expérience montre qu'on ne se
trompe point dans les mesures qu'on prend sur les phénomènes,
lorsqu'elles sont prises selon les vérités de raison.
S 45. Pn. Au reste, la connaissance n'est pas toujours claire,
quoique les idées le soient. Un homme qui a des idées aussi claires
des angles d'un triangle et de l'égalité à deux droits qu'aucun ma-
thématicien qu'il y ait au monde, peut pourtant avoir une percep-
tion fort obscure de leur convenance.
Tu. Ordinairement, lorsque les idées sont entendues à fond, leurs
convenances et disconvenances paraissent. Cependant j'avoue qu'il
y ena quelquefois de si composées, qu'il faut beaucoup de soin pour
développer ce qui y est caché ; et à cet égard certaines convenances
ou disconvenances peuvent rester encore obscures. Quant à votre
exemple, je remarque que pour avoir dans l'imagination les angles
d'un triangle, on en a pas des idées claires pour cela. L'imagination
ne nous saurait fournir une image commune aux triangles acutan-
gles et obtusangles, et cependant l'idée du triangle leur est com-
mune : ainsi cette idée ne consiste pas daus les images, et il n'est
pas aussi aisé qu'on pourrait penser d'entendre à fond les angles
d'un triangle.
CHAP. III — DE L'ÉTENDUE DE LA CONNAISSANCE HUMAINE.
S I. Pi. Notre connaissance ne va pas au delà de nos idées,
S 2. ni au delà de la perception de leur convenance ou disconve-
nance. $ 3. Elle ne saurait toujours être intuitive, parce qu'on ne
peut pas toujours comparer les choses immédiatement, par exeniple,
les grandeurs de deux triangles sur une méme base, égaux mais
fort différents. 5 4. Notre connaissance aussi ne saurait toujours
étre démonstrative, car on ne saurait toujours trouver les idées
moyennes. $5. Enfin notre connaissance sensitive ne regarde que
l'existence des choses qui frappent actuellement nos sens. 3 6. Ainsi
Pau JAxET. — Leibniz. : 1-22
338 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
non seulement nos idées sont fort bornées, mais encore notre con-
naissance est plus bornée que nos idées. Je ne doute pourtant pas
que la connaissance humaine ne puisse étre portée beaucoup plus
loin, siles hommes voulaient s'attacher sincèrement à trouver les
moyens de perfectionner la vérité avec une entiére liberté d'esprit
et avec toute l'application et toute l'industrie qu'ils emploient à
colorer et soutenir la fausseté, à défendre un système pour lequel
ils se sont déclarés, ou bien certain parti et certains intérêts où ils
se trouvent engagés. Mais, après tout, notre connaissance ne saurait
jamais embrasser tout ce que nous pouvons désirer de connaitre
touchant les idées que nous avons. Par exemple, nous ne serons
peut-étre jamais capables de trouver un cercle égal à un carré, et de
savoir certainement s'il y en a?
Tu. Il y ades idées confuses où nous ne nous pouvons point pro-
mettre une entière connaissance, comme sont celles de quelques
qualités sensibles. Mais, quand elles sont distinctes, il y a lieu de tout
espérer. Pour ce qui est du carré égal au cercle, Archimede a déjà
montré qu'il y en a. Car c'est celui dont le cóté est la moyenne pro-
portionnelle entre le demi-diamètre et la demi-circonférence. Et il a
même déterminé une droite égale à la circonférence du cercle par
le moyen d'une droite tangente de la spirale, comme d'autres par la
tangente de la quadratrice ; maniere de quadrature dont Clavius (1)
était tout à fait content ; sans parler d'un fil appliqué à la circonfe-
rence, et puis étendu, ou de la circonférence qui roule pour décrire
la cycloide, et se change en droite. Quelques-uns demandent que la
construction se fasse en n'employant que la regle et le compas ; mais
la plupart des problemes de géométrie ne sauraient étre construits
par ce moyen. Il s'agit donc plutôt de trouver la proportion entre le
carré et le cercle. Mais, cette proportion ne pouvant être exprimée .
en nombres rationnels finis, il a fallu pour n'employer que des
nombres rationnels, exprimer cette même proportion par une série
infinie de ces nombres que j'ai assignée d'une manière assez simple.
Maintenant on voudrait savoir s'il n'y a pas quelque quantité finie,
quand elle ne serait que sourde, ou plus que sourde (2), qui puisse
exprimer cette série infinie; c'est-à-dire si l'on peut trouver juste-
ment un abrégé pour cela. Mais les expressions finies, irrationnelles
(1) Cravics (Christophe;, 1537-1612, jésuite, mathématicien distingué, sur-
nommé PEuclide du xvi* siècle.
2. d Sur le sourd, voir plus haut, l. l1, eh. xvi. b. J:
DE LA CONNAISSANCE 339
surtout, si l'on va aux plus que sourdes, peuvent varier de trop de
maniéres, pour qu'on en puisse faire un dénombrement et déter-
miner aisément tout ce qui se peut. ll y aurait peut-être moyen de
le faire, si cette surdité doit être explicable par une équation ordi-
naire, ou méme extraordinaire encore, qui fasse entrer l'irrationnel
ou méme l'inconnu dans l'exposant, quoiqu'il faudrait un grand
calcul pour achever encore cela et où l'on ne se résoudra pas facile-
ment, si ce n'est qu'on trouve un jour un abrégé pour en sortir.
Mais d'exclure toutes les expressions finies, cela ne se peut, car
moi-méme j'en sais; et d'en déterminer justement la meilleure,
c'est une grande affaire. Et tout cela fait voir que l'esprit humain se
propose des questions si étranges, surtout lorsque l'infini y entre,
qu'on ne doit point s'étonner s'il a de la peine à en venir à bout;
d'autant que tout dépend souvent d'un abrégé dans ces matières
géométriques, qu'on ne peut pas toujours se promettre, tout comme
on ne peut pas toujours réduire les fractions à des moindres termes,
ou trouver les diviseurs d'un nombre. Il est vrai qu'on peut tou-,
jours avoir ses diviseurs s'il se peut, parce que leur dénombrement
est fini ; mais, quand ce qu'on doit examiner est variable à l'infini et
monte de degré en degré, on n'en est pas le maitre quand on le
veut, et il est trop pénible de faire tout ce qu'il faut pour tenter
par méthode de venir à l'abrégé ou à la règle de progression, qui
exempte de la nécessité d'aller plus avant; et, comme l'utilité ne -
répond pas à la peine, on en abandonne le succés à la postérité, qui
en pourra jouir quand cette peine ou prolixité sera diminuée par
des préparations et ouvertures nouvelles que le temps peut fournir.
Ce n'est pas que si les personnes qui se mettent de temps en temps
à ces études, voulaient faire justement ce qu'il faut pour passer
plus avant, on ne puisse espérer d'avancer beaucoup en temps; ct
on ne doit point s'imaginer que tout est fait, puisque, méme dans
la géométrie ordinaire, on n'a pas encore de méthode pour déter-
miner les meilleures constructions, quand les problèmes sont un
peu composés. Une certaine progression de synthése devrait étre
mélée avec notre analyse pour y mieux ‘réussir. Et je me souviens
d'avoir oui dire que monsieur le peusionnaire de Witt (1) avait
quelques méditations sur ce sujet.
(1) DE Wirr Jeanj, bien plus célèbre comme homme d'Etat que comme
géomètre. est né à Dordrecht en 1625, et mort avec son frère Corneille, en 1672,
massacré dans une révolution qui mit Guillaume d'Orange à la téte des Pro-
340 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
Pu. C'est bien une autre difficulté de savoir si un être purement
matériel pense ou non ; et peut-être ne serons-nous jamais capables
de le connaitre, quoique nous ayons les idées de la matiére et de la
pensée, par la raison qu'il nous est impossible de découvrir par la
contemplation de nos propres idées, sans la révélation, si Dieu n'a
point donné à quelques amas de matiére, disposés comme il le
trouve à propos, la puissance d'apercevoir et de penser, ou s'il n'a
pas uni et joint à la inatiére, ainsi disposée, une substance immaté-
rielle qui pense. Car, par rapport à nos notions, il ne nous est pas
plus malaisé de concevoir que Dieu peut, s'il lui plait, ajouter à
notre idée de la matière la faculté de penser, que de comprendre
qu'il y joigne une autre substance avec la faculté de penser, puisque
nous ignorons en quoi consiste la pensée, et à quelle espèce de subs-
tance cet être tout-puissant a trouvé à propos d'accorder cette puis.
sance, qui ne saurait étre dans aucun étre créé qu'en vertu du bon
plaisir et de la bonté du Créateur.
Tu. Cette question sans doute est incomparablement plus impor-
tante que la précédente; mais j'ose vous dire, Monsieur, que je
souhaiterais qu'il füt aussi aisé de toucher les ámes pour les porter
à leur bien, et de guérir les corps de leurs maladies, que je crois
qu'il est en notre pouvoir de la déterminer. J'espére que vous
l'avouerez au moins, que je le puis avancer sans choquer la modestie
et sanus prononcer en maitre au défaut de bonnes raisons ; car, outre
que je ne parle que suivant le sentiment recu et commun, je pense
d'y avoir apporté une attention non commune. Premièrement je vous
avoue, Monsieur, que, lorsquon n'a que des idées confuses de la
pensée et de la matière, comme l'on en a ordinairement, il ne faut
pas s'étonner si l'on ne voit pas le moyen de résoudre de telles
questions. C'est comme j'ai remarqué un peu auparavant, qu'une
personne qui n'a des idées des angles d'un triangle que de la manière
qu'on lesa communément, ne s'aviscra jamais de trouver qu'ils sont
toujours égaux à deux angles droits. 1l faut considérer que la ma-
tiere, prise pour un être complet (c'est-à-dire la matière seconde
opposée à la première qui est quelque chose de purement passif, ct
par conséquent incomplet), n'est qu'un amas, ou ce qui en résulte,
et que tout amas réel suppose des substances simples ou des unités
réelles; et, quand on considére encore ce qui est de la nature de
vinces-Unies. Jean de Witt a laissé des ÆZlementa linearum | curvarum,
Levde, 1650. P. J.
a
DE LA CONNAISSANCE 344
ces unités réelles, c'est-à-dire la perception et ses suites, on est
transféré, pour ainsi dire, daos un autre monde, c'est-à-dire
dans le monde intelligible des substances, au lieu qu'auparavant
on n'a été que parmi les idées des sens. Et cette connaissance de
l'intérieur de la matière fait assez voir de quoi elle est capable
naturellement, et que toutes les fois que Dieu lui donnera des
organes propres à exprimer le raisonnement, la substance imma-
térielle qui raisonne ne manquera pas de lui étre aussi donnée,
en vertu de cette harmonie, qui est encore une suite naturelle
des substances. La matiére ne saurait subsister sans substances
immatérielles, c'està-dire sans les unités; aprés quoi on ne doit
plus demander s'il est libre à Dieu de lui en donner ou non. Et, si
ces substances n'avaient pas en elles la correspondance ou l'har-
monie dont je viens de parler, Dieu n'agirait pas suivant l'ordre
naturel. Quand on parle tout simplement de donner ou d'accorder
des puissances, c'est retourner aux facultés nues des écoles, et se
figurer des petits étres subsistants qui peuvent entrer et sortir
comme les pigeons d'un colombier. C'est en faire des substances
sans y penser. Les puissances primitives constituent les subs-
tances mêmes ; et les puissances dérivatives, ou si vous voulez, les
facultés ne sont que des façons d'être qu'il faut dériver des subs-
tances, et on ne les dérive pas de la matière en tant qu'elle n'est
que machine, c'est-à-dire en tant qu'on ne considére par abstraction
que l'étre incomplet de la matiére premiére, ou le passif tout pur.
C'est de quoi je pense que vous demeurerez d'accord, Monsieur,
qu'il n'est pas dans le pouvoir d'une machine toute nue de faire
naitre la perception, sensation, raison. 1l faut donc qu'elles naissent
de quelque autre chose substantielle. Vouloir que Dieu en agisse
autrement et donne aux choses des accidents qui ne sont pas des
facons d’être ou modifications dérivées des substances, c'est recourir
aux miracles, et à ce que les écoles appelaient la puissance obédien-
tiale, par une manière d'exaltation surnaturelle, comme lorsque cer-
tuins théologiens prétendent que le feu de l'enfer brüle les âmes
séparées ; en quel cas l'on peut méme douter si ce serait le feu qui
agirait, et si Dieu ne ferait pas lui-méme l'effet, en agissant au lieu
du feu.
Pu. Vousme surprenez un peu par voséclaircissements et vousallez
au-devant de bien des choses que j'allais vous dire sur les bornes de
nos connaissances. Je vous aurais dit que nous ne sommes pas dans
342 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
un état de vision, comme parlent les théologiens ; que la foi et la
probabilité nous doivent suffire sur plusieurs choses, et particulière-
ment à l'égard de l'immatérialité de l'âme; que toutes les grandes
lins de la morale et de la religion sont établies sur d'assez bons fon- :
dements sans le secours des preuves de cette immatérialité tirées de
la philosophie ; et qu'il est évident que celui qui a commencé à nous
faire subsister ici comme des êtres sensibles et intelligents, et qui
nous a conservés plusicurs années dans cet état, peut et veut nous
faire jouir encore d'un pareil état de sensibilité dans l'autre vie et
nous y rendre capables de recevoir la rétribution qu'il a destinée
aux hommes selon qu'ils se seront conduits dans cette vie; enfin
qu'on peut juger par là que la nécessité de se déterminer pour et
contre limmatérialité de l'àme, n'est pas si grande que des gens
trop passionnés pour leurs propres sentiments ont voulule per-
suader. J'allais vous dire tout cela, et encore davantage dans ce
sens, mais je vois maintenant combien il est différent de dire que
nous somines sensibles, pensants et immortels naturellement, et que
nous ne le sommes que par miracle. C'est un miracle en effet que je
reconnais qu'il faudra admettre si l'âme n'est point immatérielle ;
mais cette opinion du miracle, outre qu'elle est sans fondement, ne
fera pas un assez bon effet dans l'esprit de bien des gens. Je vois
bien aussi que de la maniére que vous prenez la chose, on peut se
déterminer raisonnablement sur la question présente, sans avoir
besoin d'aller jouir de l'état de la vision et de se trouver dans la
compagnie de ces génies supérieurs, qui pénètrent bien avant dans
la constitution intérieure des choses, et dont la vue vive et perçante
et le vaste champ de connaissance nous peut faire imaginer par
conjecture de quel bonheur ils doivent jouir. J'avais cru qu'il était
tout à fait au-dessus de notre connaissance « d'allier la sensation
« avec une matiére étendue, et l'existence avec une chose qui n'ait
« absolument point d'étendue ». C'est pourquoi je m'étais persuadé
que ceux qui prenaient parti ici suivaient la méthode déraisonnable
de certaines personnes qui, voyant que des choses, considérées d'un
certain cóté, sont incompréhensibles, se jettent téte baissée dans le
parti opposé, quoi qu'il ne soit pas moins inintelligible: ce qui ve-
nait à mon avis de ce que les uns ayant l'esprit trop enfoncé pour
ainsi dire dans la matière ne sauraient accorder aucune exis-
tence à ce qui n'est pas matériel ; et les autres ne trouvant point que
la pensée soit renfermée dans les facultés naturelles de la matière,
DE LA CONNAISSANCE 343
en concluaient que Dieu même ne pouvait donner la vie et la per-
ception à une substance solide sans y mettre quelque substance im-
matérielle, au lieu que je vois maintenant que, s'il le faisait, ce serait
par un miracle, et que cette. incompréhensibilité de l'union de
l'âme et du corps ou de l'alliance de la sensation avec la matière
semble cesser par votre hypothèse de l'accord préétabli entre des
substances diflérentes.
Tu. En etfet, il n'y a rien d'inintelligible dans cette hypothése
nouvelle, puisqu'elle n'attribue à l'âme et aux corps que des modi-
fications que nous expérimentons en nous ct en eux, et qu'elle les
établit seulement plus réglées et plus liées qu'on n'a cru jusqu'ici.
La difficulté qui reste n'est que par rapport à ceux qui veulent ima-
giner ce qui n'est qu'intelligible, comme s'ils voulaient voir les sons
ou écouter les couleurs; et ce sont ces gens-là qui refusent l'exis-
tence à tout ce qui n'est point étendu, ce qui les obligera de la re-
fuser à Dieu lui-néme, c'est-à-dire de renoncer aux causes et aux
raisons des changements et de tels changements : ces raisons ne
pouvant venir de l'étendue et des natures purement passives et pas
méme entierement des natures actives particulières et inférieures
sans l'acte pur et universel de la supréme substance.
Pu. I] me reste une objection au sujet des choses dont la matière
est susceptible naturellement. Le corps, autant que nous pouvons
le concevoir, n'est capable que de frapper et d'affecter un corps, et
le mouvement ne peut produire autre chose que du mouvement : de
sorte que, lorsque nous convenons que le corps produit le plaisir ou
la douleur, ou bien l'idée d'une couleur ou d'un son, il semble que
nous sommes obligés d'abandonner notre raison et d'aller au-devant
de nos propres idées et d'attribuer cette production au seul bon
plaisir de notre créateur. Quelle raison aurons-nous donc de con-
clure qu'il n'en soit de méme de la perception dans la matière ? Je
vois à peu prés ce qu'on y peut répondre, et, quoique vous en ayez
déjà dit quelque chose plus d'une fois, je vous entends mieux à pré-
sent, Monsieur, que je n'avais fait. Cependant je serai bien aise d'en-
tendre encore ce que vous y répondrez dans cette occasion impor-
tante.
Tu. Vous jugez bien, Monsieur, que je dirai que la matière ne
saurait produire du plaisir, de la douleur, ou dü sentiment en nous.
C'est l'Àme qui se les produit elle-méme, conformément à ce qui se
passe dans la matiére. Et quelques habiles gens parmi les modernes
344 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
commencent à se déclarer qu'ils n'entendent les causes occasion-
nelles que comme moi. Or, cela étant posé, il n'arrive rien d'inin-
telligible, excepté que nous ne saurions déméler tout ce qui entre
dans nos perceptions confuses qui tiennent méme de l'infini, et qui
sont des expressions du détaii de ce qui arrive dans les corps; et,
quant au bon plaisir du createur, il faut dire qu'il est réglé selon
les natures des choses, en sorte qu'il n'y produit et conserve que ce
qui leur convient et qui se peut expliquer parleursnatures au moins
en général; car le détail nous passe souvent, autant que le soin et
le pouvoir de ranger les grains d'une montagne de sable selon
l'ordre des figures, quoiqu'il n'v ait rien là de diflicile à entendre que
la multitude. Autrement, si cette connaissance nous passait en elle-
méme, et si nous ne pouvons pas méme concevoir la raison des rap-
ports de l'àme et du corps en général, enfin si Dieu donnait aux
choses des puissances accidentelles détachées de leurs natures, et
par conséquent éloignées de la raison en général, ce serait une porte
de derriére pour rappeler les qualités trop occultes qu'aucun esprit
ne peut entendre, et ces petits lutins de facultés incapables de raison,
Et quicquid schola finxit otiosa :
lutins secourables, qui viennent paraitre comme les dieux de théâtre,
ou comme les fées de l'Àmadis, et qui feront au besoin tout ce que
voudra un philosophe, sans facon et sans outils. Mais d'en attribuer
l'origine au bon plaisir de Dieu, c'est ce qui ne parait pas trop con-
venable à eelui qui est la suprême raison, chez qui tout est réglé,
tout est lié. Ce bon plaisir ne serait pas méme bon, ni plaisir, s'il
n'y avait un parallélisme perpétuel entre la puissance et la sagesse
de Dieu.
S 8. Pu. Notre connaissance de l'identité et de la diversité va
aussi loin que nos idées ; mais celle de la liaison de nos idées (S 9,
10) par rapport à leur coexistence dans un méme sujet est trés im-
parfaite et presque nulle (3 11), surtout à l'égard des qualités
secondes comme couleurs, sons et goüts (312), parce que nous ne
savons pas leur connexion avec les qualités premières, c'est-à-dire
(8 13) comment elles dépendent de la grandeur, de la figure ou du
mouvement (3 13). Nous savons un peu davantage de l'incompatibi-
lité de ces qualités secondes, car un sujet ne peut avoir deux couleurs
par exemple en méme temps ; et lorsqu'il semble qu'on les voit dans
une opale, ou dans une infusion du lignum nephriticum, c'est dans
DE LA CONNAISSANCE ; 349
les diflérentes parties de l'objet (3 16). Il en est de méme des puis-
sance actives et passives des corps. Nos recherches en cette occa-
sion doivent dépendre de l'expérience.
Tn. Les idées des qualités sensibles sont confuses, et les puissances
qui les doivent produire ne fournissent aussi par conséquent que
les idées où il entre du confus : ainsi on ne saurait connaitre les liai-
sons de ces idées, autrement que par l'expérience, qu'autant qu'on
les réduit à des idées distinctes qui les accompagnent, comme on a
fait, par exemple, à l'égard des couleurs de l’arc-en-ciel et des
prismes. Et cette méthode donne quelque commencement d'analvse,
qui est de grand usage dans la physique; et, en la poursuivant, je ne
doute point que la médecine ne se trouve plus avancée considéra-
blement avec le temps, surtout si le public s'y intéresse un peu
mieux que jusqu'ici.
S 48. Pur. pour ce qui est de la connaissance des rapports, c'est
le plus vaste champ de nos connaissances, et il est difficile de déter-
miner jusqu'oii il peut s'étendre. Les progrès dépendent de la saga-
cité à trouver des idées moyennes. Ceux qui ignorent l'algebre ne
sauraient se figurer les choses étonnantes qu'on peut faire en ce
genre par le moyen de cette science. Et je ne vois pas qu'il soit facile
de déterminer quels nouveaux moyens de perfectionner les autres
parties de nos connaissances peuvent étre encore inventés par un
esprit pénétrant. Àu moins les idées qui regardent la quantité ne
sont pas les seules capables de démonstration ; il y en a d'autres qui
sont peut-étre la plus importante partie de nos contemplations, dont
on pouvait déduire des connaissances certaines, si les vices, les pas-
sions et les intéréts dominants ne s'opposaient directement à l'exé-
cution d'une telle entreprise.
Tu. Il n'y a rien de si vrai que ce que vous dites ici, Monsieur.
Qu'y a-t-il de plus important, supposé qu'il soit vrai, que ce que je
crois que nous avons déterminé sur ]a nature des substances, sur
les unités et les multitudes, sur l'identité et la diversité, sur la cons-
titution des individus, sur l'impossibilité du vide et des atomes, sur
l'origine de la cohésion, sur la loi de continuité, et sur les autres lois
de la nature; mais principalement sur l'harmonie des choses, l'im-
matérialité des âmes, l'union de l'àme et du corps, la conservation
des âmes, et méme de l'animal au delà de la mort ? Et il n'y a rien,
en tout cela, que je ne croie démontré ou démontrable.
Pn. Il est vrai que votre hypothèse parait extrêmement liéeet d'une
346 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
grande simplicité : un habile homme qui l'a voulu réfuter en France
avoue publiquement d'en avoir été frappé. Et c'est une simplicité
extrémement féconde, à ce que je vois. Il sera bon de mettre cette
doctrine de plus en plus dans son jour. Mais, en parlant des choses
qui nous importent le plus, j'ai pensé à la morale, dont j'avoue que
votre métaphysique donne des fondements merveilleux : mais, sans
creuser si avant, elle en a d'assez fermes, quoiqu'ils ne s'étendent
peut-étre pas si loin (comme je me souviens que vous l'avez remar-
qué), lorsqu'une théologie naturelle, telle que la vótre, n'en est pas
la base. (Cependant la considération des biens de cette vie sert déjà
à établir des conséquences importantes pour régler les sociétés
humaines. On peut juger du juste et de l'injuste aussi incontesta-
blement que dans les mathématiques ; par exemple cette proposi-
tion : il ne saurait y avoir de l'injustice où il n'y a point de pro-
priété est aussi certaine qu'aucune démonstration qui soit dans Eu
clide : la propriété étant le droit à une certaine chose, et l'injustice
la violation d'un droit. Il en est de méme de cette proposition : Nul
gouvernement n' accorde une absolue liberté. Car le gouvernement
est un établissement de certaines lois, dont il exige l'exécution. Et
la liberté absolue est la puissance que chacun a de faire tout ce qui
Jui plait.
Tu. On se sert du mot de propricté un peu autrement pour l'ordi-
paire, car on entend un droit de l'un sur la chose, avec l'exclusion
du droit d'un autre. Ainsi, s'il n'y avait point de propriété, comme si
lout était commun, il pourrait y avoir de l'injustice néanmoins. Il faut
aussi que dans la définition de la propriété, par chose vous entendiez
encore action, car autrement ce serait toujours uneinjustice d'empé-
cher les hommes d'agir oü ils en ont besoin. Mais, suivant cetteexpli-
cation, il est impossible qu'il n'y ait point de propriété. Pour ce qui
est de la proposition de l'incompatibilité du gouvernement avec la
liberté absolue, elle est du nombre des corollaires, c'est-à-dire des
propositions qu'il suffit de faire remarquer. I y en a en jurispru-
dence, qui sont plus composées, comme par exemple, touchant ce
qu'on appelle jus accrescendi, touchant les conditions, et plusieurs
autres matières ; et je l'ai fait voir en publiant dans ma jeunesse des
theses sur les conditions, oü j'en démontrai quelques-unes. Et, si
j en avais le loisir, j'v retoucherais.
Pa. Ce serait faire plaisir aux curieux et servirait à prévenir
quelqu'un qui pourrait les faire réimprimer sans être retouchées.
DE LA CONNAISSANCE 347
Tu. C'est ce qui est arrivé à mon Ár( des combinaisons(1), comme
je m'en suis déjà plaint. C'était un fruit de ma première adolescence,
et cependant on le réimprima longtemps aprés sans me consulter et
sans marqner méme que c'était une seconde édition, ce qui fit croire
à quelques-uns, à mon préjudice, que j'étais capable de publier une
telle pièce dans un âge avancé ; car, quoiqu'il y ait des pensées de
quelque conséquence que j'approuve encore, il y en avait pourtant
aussi qui ne pouvaient convenir qu'à un jeune étudiant.
S 19. Pu. Je trouve que les figures sont un grand remède à l'in-
certitude des mots, et c'est ce qui ne peut point avoir lieu dans les
idées morales. De plus, les idées de morale sont plus composées que
les figures qu'on considére ordinairement dans les mathématiques;
ainsi l'esprit a de la peine à retenir les combinaisons précises de ce
qui entre dans les idées morales d'une maniére aussi parfaite qu'il
serait nécessaire lorsqu'il faut de longues déductions. Et, si dans
l'arithmétique on ne désignait les différents postes par des marques
dont la signification précise soit connue, et qui restent et demeurent
en vue, il serait presque impossible de faire de grands comptes
(8$ 20). Les définitions donnent quelque remède, pourvu qu'on les
emploie constamment dans la morale. Et du reste il n'est pas aisé de
prévoir quelles méthodes peuvent être suggérées par l'algebre ou
par quelque autre moyen de cette nature, pour écarter les autres
difficultés.
Tu. Feu M. Erhard Weigel (2), mathématicien de Iéna en Thu-
ringe, inventa ingénieusement de$ figures qui représentaient des
choses morales. Et, lorsque feu M. Samuel de Puffendorff (3), qui
était son disciple, publia ses Eléments de la jurisprudence univer-
selle assez conformes aux pensées de M. Weigélius, on y ajouta dans
l'édition de Iéna la Sphère morale de ce mathématicien. Mais ces
figures sont une manière d'allégorie à peu près comme la table de
Cebes (4), quoique moins populaire, et servent plutôt à la mémoire,
pour retenir et ranger les idées, qu'au jugement pour acquérir des
(1) De Arte combinatoria.
(2) WsicEL (Erhard), 1625-1699, célebre mathématicien allemand, professeur
à Iéna ; a écrit une Arithmétique de la morule. P. J.
(3 PUFPEXDORF, l'un des fondateurs du Droit naturel, né à Dippoldswald en
1632, mort à Berlin en 1691. Son principal ouvrage est son De Jure nature et
gentium libri octo (Leipzig, 1744, 1 vol. in-&^), traduit par Barbeyrac an français
avec notes (Amsterdam, 2 vol. in-4*, 1712) ; Elementa jurisprudentisæ, de officio
hominis libri duo,
4j CEBEs, disciple de Socrate, Voir le PAédon de Platon.
348 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
connaissances démonstratives. Elles ne laissent pas d'avoir leur usage
pour éveiller l'esprit. Les figures géométriques paraissent plus simples
que les ehoses morales ; mais elles ne le sont pas, parce que le continu
enveloppe l'infini, d’où il faut choisir. Par exemple, pour couper un
triangle en quatre parties égales par deux droites perpendiculaires
entre elles, c'est une question qui parait simple et qui est assez dif-
ficile. IL n'en est pas de méme dans les questions de morale, lors-
qu'elles sont déterminables par la seule raison. Au reste, ce n'est pas
le lieu ici de parler de proferendis scientie demonstrandi pomæriis,
et de proposer les vrais moyens d'étendre l'art de démontrer au
delà de ses anciennes limites, qui ont été presque les mémes jus-
qu'ici que ceux du pays mathématique. J'espére, si Dieu me donne
le temps qu'il faut pour cela, d'en faire voir quelque essai un jour,
en mettant ces moyens en usage effectivement sans me borner aux
préceptes.
Pn. Si vous exécutez ce dessein, Monsieur, et comme il faut,
vous obligerez infiniment les Philalèthes comme moi, c'est-à-dire
ceux qui désirent sincérement de connaitre la vérité. Et elle est
agréable naturellement aux esprits, et il n'y a rien de si difforme et
de si incompatible avec l'entendement que le mensonge. Cependant
il ne faut pas espérer qu'on s'applique beaucoup à ces découvertes,
tandis que le désir et l'estime des richesses ou de la puissance por-
tera les hommes à épouser les opinions autorisées par la mode, et à
chercher ensuite des arguments, ou pour les faire passer pour bonnes,
ou pour les farder et couvrir leur diflormité. Et, pendant que les
différents partis font recevoir leurs opinions à tous ceux qu'ils peu-
vent avoir en leur puissance, sans examiner si elles sont fausses ou
véritables, qu'ellenouvelle lumière peut-on espérer dans les sciences
qui appartiennent à la morale? Cette partie du genre humain
qui est sous le joug, devrait attendre, au lieu de cela, dans la plu-
part des lieux du monde, des ténèbres aussi épaisses que celles
d'Égypte, si la lumière du Seigneur ne se trouvait pas elle-même
présente à l'esprit des hommes, lumiére sacrée que tout le pouvoir
humain ne saurait éteindre entiérement.
Tu. Je ne désespére point que dans un temps ou dans un
pays plus tranquille les hommes ne se mettent plus à la raison qu'ils
n'ont fait. Car en effet il ne faut désespérer de rien; et je crois que
de grands changements en mal et en bien sont réservés au genre hu-
main, mais plusen bien enfin qu'en mal. Supposons qu'on voie un jour
DE LA CONNAISSANCE 349
quelque grand prince qui, comme les anciens rois d'Assyrie ou
d'Égypte ou comme un autre Salomon, règne longtemps dans une
paix profonde, et que ce prince, aimant la vertu et la vérité et doué
d'un esprit grand et solide, se mette en tête de rendre les hommes
plus heureux et plus accommodantsentre eux et plus puissants sur la
nature, quelles merveilles ne fera-t-il pas en peu d'années? Car il
est sür qu'en ce cas on ferait plus en dix ans qu'on ne ferait en cent
ou peut-étre en mille, en laissant aller les choses leur train ordi-
naire. Mais sans cela, si le chemin était ouvert une bonne fois, bien
des gens y entreraient comme chez les géométres, quand ce ne serait
que pour leur plaisir, ct pour acquérir de la gloire. Le public mieux
policé se tournera un jour plus qu'il n'a fait jusqu'ici à l'avance-
ment de la médecine; on donnera par tous les pays des histoires
naturelles comme des almanachs ou comme des Mercures galants (1) ;
on ne laissera aucune bonne observation sans étre enregistrée ; on
aidera ceux qui s'y appliqueront ; on perfectionnera l'art de faire
de telles observations, et encore celui de les employer pour établir
des aphorismes. 1! y aura un temps où, le nombre des bons méde-
cins étant. devenu plus grand et le nombre des gens de certaines
professions, dont on aura moins besoin alors, étant diminué à pro-
portion, le public sera en état de donner plus d'encouragement à la
recherche de la nature, et surtout à l'avancement de la médecine ;
et alors cette science importante sera bientôt portée fort au delà de
son présent état et croitra à vue d'œil. Je crois en effet que cette
partie de la police devrait étre l'objet des plus grands soins de ceux
qui gouvernent, aprés celui de la vertu, et qu'un des plus grands
fruits dela bonne morale ou politique sera de nous amener une
meilleure médecine, quand les hommes commenceront à étre plus
sages qu'ils ne sont, et quand les grands auront appris de mieux
employer leurs richesses et leur puissance pour leur propre bon-
heur. . |
$ 21. Pu. Pour ce qui est de la connaissance de l'existence réelle
(qui est la 4* sorte des connaissances), il faut dire que nous avons
une connaissance intuitive de notre existence, une démonstration de
celle de Dieu, et une sensitive des autres choses. Et nous en parle-
rons amplement dans la suite.
Tu. On ne saurait rien dire de plus juste.
11) Journal fondé par de Vise en 1672.
350 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
s 22. Pu. Maintenant, ayant parlé de la connaissance, il parait à
propos que, pour mieux découvrir l'état présent de notre esprit,
nous en considérions un peu le côté obscur, et prenions connais-
sance de notre ignorance ; car elle est infiniment plus grande que
notre connaissance. Voici les causes de cette ignorance. C'est 4° que
nous manquons d'idées; 2^ que nous ne saurions découvrir la con-
nexion entre les idées que nous avons ; 2? que nous négligeons de les
suivre et de les examiner exactement. $ 23. Quant au défaut des
idées, nous n'avons d'idées simples que celles qui nous viennent des
sens internes ou externes. Ainsi à l'égard d'une infinité de créatures
de l'univers et de leurs qualités, nous sommes comme les aveugles
par rapport aux couleurs, n'ayant pas méme les facultés qu'il faudrait
pour les connaitre ; et, selon toutes les apparences, l'homme tient le
dernier rang parmi tous les étres intellectuels.
Tn. Je ne sais s'il n'y en a pas aussi au-dessous de nous. Pourquoi
voudrions-nous nous dégrader sans nécessité ? Peut-être tenons-nous
un rang assez honorable parmi les animaux raisonnables ; car des
génies supérieurs pourraient avoir des corps d'une autre façon, de
sorte que le nom d'animal pourrait ne leur point convenir. On ne
saurait dire si notre Soleil, parmi le grand nombre d'autres, en a
plus au-dessus qu'au-dessous de lui, et nous sommes bien placés
dans son système; car la terre tient le milieu entre les planètes, et
sa distance parait bien choisie pour un animal contemplatif, qui la
devait habiter. D'ailleurs nous avons incomparablement plus de
sujet de nous louer que de nous plaindre de notre sort, la plu-
part de nos maux devant être imputés à notre faute. Et surtout nous
aurions grand tort de nous plaindre des défauts de notre connais-
sance, puisque nous nous servons si peu de celles que la nature
charitable nous présente.
$ 24. Pr. Il est vrai cependant. que l'extréme distance de presque
toutes les parties du monde qui sont exposées à notre vue les dérobe
à notre connaissance, et apparemment le monde visible n'est qu'une
partie de cet immense univers. Nous sommes renfermés dans un petit
coin de l'espace, c'est-à-dire dans le système de notre Soleil, et
cependant nous ne savons pas méme ce qui se passe dans les autres
planètes qui tournent à l'entour de lui aussi bien que notre boule.
$ 25. Ces connaissances nous échappent à cause de la grandeur et
de l'éloignement, mais d'autres corps nous sont cachés à cause de
leur petitesse. et ce sont ceux qu'il nous importerait le plus de
DE LA CONNAISSANCE 391
connaitre ; car de leur contexture nous pourrions inférer les usages et
opérations de ceux qui sont visibles, et savoir pourquoi la rhubarbe
purge, la cigué tue, et l'opium fait dormir. Ainsi $ 26, quelque loin
que l'industrie humaine puisse porter la philosophie expérimentale
sur les choses physiques, je suis tenté de croire que nous ne pourrons
jamais parvenir sur ces matieres à une connaissance scientifique.
Tu. Je crois bien que nous n'irons jamais aussi loin qu'il serait à
souhaiter ; cependant il me semble qu'on fera quelques progrès con-
sidérables avec le temps dans l'explication de quelques phénoménes,
parce que le grand nombre des expériences que nous sommes à
portée de faire nous peut fournir des data plus que suffisants, de
sorte qu'il manque seulement l'art de les employer, dont je ne dé-
sespére point qu'on poussera les petits commencements depuis que
l'analyse infinitésimale nous a donné le moyen d'allier la géométrie
avec la physique, et que la dynamique nous a fourni les lois géné-
rales de la nature.
$ 27. Pu. Les esprits sont encore plus éloignés de notre connais-
sance; nous ne saurions nous former aucune idée de leurs diflé-
rents ordres, et cependant le monde intellectuel est certainement
plus grand et plus beau que le monde matériel.
TH. Ces mondes sont toujours parfaitement paralléles quant aux
causes efficientes, mais non pas quant aux finales. Car, à mesure que
les esprits dominent dans la matiére, ils y produisent des ordon-
nances merveilleuses. Cela parait par les changements que les
hommes ont faits pour embellir la surface de la terre, comme des
petits dieux qui imitent le grand architecte de l'univers, quoique ce
ne soit que par l'emploi des corps et de leurs lois. Que ne peut-on
pas conjecturer de cette immense multitude des esprits qui nous
passent ? Et, comme les esprits forment tous ensemble une espéce
d'État sous Dieu, dont le gouvernement est parfait, nous sommes
bien éloignés de comprendre le systéme de ce monde intelligible, et
de concevoir les peines et les récompenses qui y sont préparées à
ceux qui les méritent suivant la plus exacte raison, et de nous
figurer ce qu'aucun œil n'a vu, hi aucune oreille n'a entendu, et qui
n'est jamais entré dans le coeur de l'homme. Cependant tout cela fait
connaitre que nous avons toutes les idées distinctes qu'il faut pour
connaitre les corps et les esprits, mais non pas le détail suffisant des
faits, ni des sens assez pénétrants pour déméler les idées confuses,
ou assez étendus pour les apercevoir toutes.
302 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
S 28. Pu. Quant à la connexion dont la connaissance nous
manque dans les idées que nous avons, j'allais vous dire que les
affections mécaniques des corps n'ont aucune liaison avec les idées
des couleurs, des sons, des odeurs et des goûts, de plaisir et de
douleur, et que leur connexion ne dépend que du bon plaisir et de
la volonté arbitraire de Dieu. Mais je me souviens que vous jugez
qu'il y a une parfaite correspondance, quoique ce ne soit pas tou-
jours une ressemblance entiére. Cependant vous reconnaissez que le
trop grand détail des petites choses qui y entrent nous empéche de
déméler ce qui est caché, quoique vous espériez encore que nous
y approcherons beaucoup; et qu'ainsi vous ne voudriez pas qu'on
dise avec mon illustre auteur, 3 29, que c'est perdre sa peine que de :
s'engager dans une telle recherche, de peur que cette croyance ne
fasse du tort à l'aecroissement de la science. Je vous aurais parlé
aussi de la difficulté qu'on a eue jusqu'ici d'expliquer la connexion
qu'il y a entre l'âme et le corps, puisqu'on ne saurait concevoir
qu'une pensée produise un mouvement dans le corps, ni qu'un
mouvement produise une pensee dans l'esprit. Mais, depuis que je
concois votre hypothése de l'harmonie préétablie, cette dificulté
dont on désespérait me parait levée tout d'un coup, et comme par
enchantement. $ 30. Reste donc la troisième cause de notre igno-
rance, c'est que nous ne suivons pas les idées que nous avons ou
que nous pouvons avoir, et ne nous appliquons pas à trouver les
idées moyennes : c'est ainsi qu'on ignore les vérités mathématiques,
quoiqu'il n'y ait aucune imperfection dans nos facultés, ni aucune
incertitude dans les choses mêmes. Le mauvais usage des mots a le
plus contribué à nous empécher de trouver la convenance et discon-
venance des idées; et les mathématiciens qui forment leur pensée
indépendamment des noms et s’accoutument à se présenter à leur
esprit les idées mémes au lieu des sons, ont évité par là une grande
partie de l'embarras. Si les hommes avaient agi dans leurs décou-
vertes du monde matériel, comme ils en ont usé à l'égard de celles
qui regardent le monde intellectuel, et s'ils avaient tout confondu
dans un chaos de termes d'une signification incertaine, ils auraient
disputé sans fin sur les zones, les marées, le bátiment des vaisseaux,
et les routes ; on ne serait jamais allé au delà de la ligne, et les
antipodes seraient encore aussi inconnus qu'ils étaient lorsqu'on
avait déclaré que c'était une hérésie de les soutenir. ,
Tu. Cette troisième cause de notre ignorance est la seule blámable.
DE LA CONNAISSANCE 353
Et vous voyez, Monsieur, que le désespoir d'aller plus loin y est
compris. Ce découragement nuit beaucoup, et des personnes habiles
et considérables ont empéché les progrés de la médecine par la
fausse persuasion que c'est peine perdue que d'y travailler. Quand
vous verrez les philosophes aristotéliciens du temps passé parler
des météores, comme de l'arc-en-ciel par exemple, vous trouverez
qu'ils croyaient qu'on ne devait pas seulement penser à expliquer
distinctement ce phénomène ; et les entreprises de Maurolycus (1)
et puis de Marc-Antoine de Dominis (2), leur paraissaient comme un
vol d'Icare. Cependant la suite en a désabusé le monde. Il est vrai
que le mauvais usage des termes a causé une bonne partie du dé-
sordre qui se trouve dans nos connaissances, non seulement dans la
morale et la métaphysique, ou dans ce que vous appelez le monde
intellectuel, mais encore dans la médecine, oü cet abus des termes
augmente de plus en plus. Nous ne nous pouvons pas toujours aider
par les figures comme dans la géométrie : mais l'algébre fait voir
qu'on peut faire de grandes découvertes sans recourir toujours aux
idées mêmes des choses. Au sujet de l'hérésie prétendue des anti-
podes, je dirai en passant qu'il est vrai que Boniface (3), archevéque
de Mayence, a accusé Virgile (4) de Salzbourg. dans une lettre qu'il
3 écrite au pape contre lui sur ce sujet, et que le pape y répond
d'une maniére qui fait paraitre qu'il donnait assez dans le sens de
Boniface ; mais on ne trouve point que cette accusation ait eu des
suites. Virgile s'est toujours maintenu. Les deux antagonistes passent
pour saints, et les savants de Bavière qui regardent Virgile comme un
apótre de la Carinthie et des pays voisins, en ont justifié la mémoire.
CHAP. IV. — DE LA RÉALITÉ DE NOTRE CONNAISSANCE.
8 9. Px. Quelqu'un qui n'aura pas compris l'importance qu'il y a
d'avoir de bonnes idées et d'en entendre la convenance et la discon-
(1) MatnoLco (Francisco), 1194-1579, célèbre mathématicien grec, originaire de
Constantinople, enseigna les mathématiques à Palerme. Le livre auquel Leibniz
fait allusion est le suivant : Z’roblemata ad perspectivam et iridem pertinentia.
(2) M.-A. de Domixis, 1566-1021, né en Dalmatie, professeur à l'Université de
Padoue, passe pour avoir jeté les fondements de la théorie de l'arc-en-ciel.
(3) Boxirace (Windfrid), 680-756, archevèque de Mayence. Ses ouvrages, Opera
omnia que restant, ont été publiés à Londres en 1814, ? vol. in-8.
(4) ViRoiL, ou FERGIL, moine irlandais, devenu évêque de Salzbourg, mort
en 789. Il] a été cauonisé.
PAUL JANET. — Leibniz. ]-23
351 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
venance, eroira qu'en raisonnant là-dessus avec tant de soin nous
bâtissons des châteaux en l'air, et qu'il n'y aura dans tout notre
système que de l'idéal et de l'imaginaire. Un extravagant, dont
l'imagination est échaulfée, aura l'avantage d'avoir des idées plus
vives et en plus grand nombre ; ainsi il aurait aussi plus de connais-
sance. 1l v aura autant de certitude dans les visions d'un enthousiaste
que dans les raisonnements d'un homme de bon sens, pourvu que
cet enthousiaste parle conséquemment ; et il sera aussi vrai de dire
qu'une harpie u'est pas un centaure, que de dire qu'un carré n'est
pas un cercle. 3 2. Je réponds que nos idées s'aecordent avec les
choses. 8 3. Mais on ne demandera le criterion. 3 4. Je réponds
encore premiérement que cet aecord est manifeste à l'égard des
idées simples de notre esprit, ear ne pouvant pas se les former lui-
méme, il faut qu'elles soient. produites par les choses qui agissent
sur l'esprit : et secondement, $ à, que toutes nos idées complexes
(excepté celles des substances}, étant des archétypes que l'esprit a
formés lui-même, qu'il n'a pas destinés à être des copies de quoi que
ce soit, ni rapportés à l'existence d'aucune chose comme à leurs
originaux, elles ne peuvent manquer d'avoir toute la conformité
avec les choses nécessaire à une connaissance réelle.
Tu. Notre certitude serait petite ou plutôt nulle, si elle n'avait
point d'autre fondement des idées simples que celui qui vient des
sens. Avez-vous oublié, Monsieur, comment j'ai montré que les idees
sont originairement dans notre esprit et que méme nos pensées nous
viennent de notre propre fond, sans que les autres créatures puis-
sent avoir une influence immédiate sur l'âme. D'ailleurs, le fonde-
ment de notre certitude à l'égard des vérités universelles et éternelles
est dans les idées mêmes, indépendamment des seus ; comme aussi
les idées pures et intelligibles ne dépendent point des sens, par
exemple celle de l'être, de l'un, du méme, ete. Mais les idées des
qualités sensibles, comme de là couleur, de la saveur, etc. (qui
en effet ne sont que des fantômes nous viennent des sens, c'est-à-
dire de nos perceptions confuses. Et le fondement de la vérité
des choses contingentes et singulicves est dans le. succès qui fait
que les phénomènes des sens sont liés justement comme les vé-
rites intelligibles le demandent. Voilà la différence qu'on y doit
faire, au lieu que celle que vous faites ici entre les idées simples
et composées, et idées composées appartenantes aux substances et
aux aecidents, ne me parait point fondée puisque toutes les idées
DE LA CONNAISSANCE 355
intelligibles ont leurs archétypes dans la possibilité éternelle des
choses.
S 9. Pu. Il est vrai que nos idées composées n'ont besoin d'ar-
chétypes hors de l'esprit que lorsqu'il s'agit d'une substance exis-
tante qui doit unir effectivement hors de nous les idées simples
dont elles sont composées. La connaissance des vérités mathéma-
tiques est réelle, quoiqu'elle ne roule que sur nos idées et qu'on ne
trouve nulle part des cercles exacts. Cependant on est assuré que
les choses existantes conviendront avec nos archétypes, à mesure
que ce qu'on y suppose se trouve existant. 3 7. Ce qui sert encore à
justifier la réalité des choses morales. 3 8. Et les Offices de Cicéron
n'en sont pas moins conformes à la vérité parce qu'il n'y a personne
dans le monde qui règle sa vie exactement sur le modèle d'un
homme de bien tel que Cicéron nous l'a dépeint. $ 9. Mais, dira-
t-on, si les idées morales sont de notre invention, quelle étrange no-
tion aurons-nous de la justice et de la tempérance ? 310. Je réponds
que l'incertitude ne sera que dans le langage, parce qu'on n'entend
pas toujours ce qu'on dit, ou on nc l'entend pas toujours de méme.
Tu. Vous pouviez répondre encore, Monsieur, et bien mieux à
mon avis, que les idées de la justice ct de la tempérance ne sont
pas de notre invention, non plus quc celles du cercle et du carré. Je
crois l'avoir assez montré.
& 14. Pr; Pour ce qui est des idées de substances qui existent
hors de nous, notre connaissance est réelle autant qu'elle est con-
forme à ces archétypes : et à cet égard l'esprit ne doit point com-
biner les idées arbitrairement, d'autant plus qu'il y a fort peu d'idées
simples dont nous puissions assurer qu'elles peuvent ou ne peuvent
pas exister ensemble dans la nature au delà de ce qui parait par des
observations sensibles.
Tn. Cest, comme j'ai dit plus d'une fois, parce que ces idées,
quand la raison ne saurait juger de leur compatibilité ou connexion,
sont confuses, comme sont celles des qualités particulières des sens.
8 43. Pa. Il est bon encore à l'égard des substances existantes de
ne se point borner aux noms ou aux espèces qu'on suppose établies
par les noms. Cela me fait revenir à ce que nous avons discute assez
souvent à l'égard de la définition de l'homme. Car, parlant d'un inno-
cent quia vécu quarante ans sans donner le moindre signe de rai-
son. ne pourrait-on point dire qu'il tient le milieu entre l'homine et
ja béte? cela passerait peut-être pour un paradoxe bien hardi, ou
356 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
méme pour une fausseté de trés dangereuse conséquence. Cepen-
dant il me semblait autrefois, et il semble eucore à quelques-uns de
mes amis, que je ne saurais encore désabuser, que ce n'est qu'en
vertu d'un préjugé fondé sur cette fausse supposition que ces deux
noms homme et bête signifient des espèces distinctes, si bien mar-
quées par des essences réelles dans la nature que nulle autre espéce
ne peut intervenir entre elles, comme si toutes les choses étaient
jetées au moule suivant le nombre précis de ces essences. $ 14. Quand
on demande à ces amis, quelle espèce d'animaux sont ces innocents,
s'ils ne sont ni hommes ni bétes, ils répondent que ce sont des inno-
cents et que cela suffit. Quand on demande encore ce qu'ils devien-
dront dans l'autre monde, nos amis répondent qu'il ne leur importe
pas de le savoir ni de le rechercher. Qu'ils tombent ou qu'ils se
soutiennent, cela regarde leur maitre, Rom. xiv, 4, qui est bon et
fidèle et ne dispose point de ses créatures suivant les bornes étroites
de nos pensées ou de nos opinions particuliéres, et ne les distingue
pas conformément aux noms et espéces qu'il nous plait d'imaginer ;
qu'il nous suffit que ceux qui sont capables d'instruction seront ap-
pelés à rendre compte de leur conduite et qu'ils recevront leur
salaire selon ce qu'ils «uront fait dans leur corps. M. Corinth. v. 40,
8 15. Je vous représenterai encore le reste de leurs raisonnements.
La question, disent-ils, s'il faut priver les imbécilesd'un état à venir,
roule sur deux suppositions également fausses; la premiére que tout
être qui a la forme et apparence extérieure d'homme est destiné à
un état d'immortalité aprés cette vie: et la seconde, que tout ce qui
a une naissance humaine doit jouir de ce privilège. Otez ces imagi-
nations, et vous verrez que ces sortes de questions sont ridicules et
sans fondement. Et eneflet je crois qu'on désavouera la première
supposition, et qu'on n'aura pas l'esprit assez enfoncé dans la ma-
tiére pour croire que la vie éternelle est due à aucune figure d'une
masse matérielle, en sorte que la masse doive avoir éternellement
du sentiment, parce qu'elle a été moulée sur une telle figure. 5. 16.
Mais la seconde supposition vient au secours. On dira que cet inno-
cent vient de parents raisonnables et que par conséquent il faut qu'il
ait une âme raisonnable. Je ne sais par quelle regle de logique on
peut établir une telle conséquence et cominent après cela on ose-
rait détruire des productions mal formées et contrefaites. Oh ! dira-
t-on, ce sont des monstres! Eh bien, soit. Mais que sera cet inno-
cent toujours intraitable? Un défaut dans le corps fera-t-il un
DE LA CONNAISSANCE 351
monstre, et non un défaut dans l'esprit ? C'est retourner à la pre-
miére supposition déjà réfutée, que l'extérieur suffit. Un innocent
bien formé est un homme, à ce qu'on croit; il a une âme raisonnable,
quoiqu'elle ne paraisse pas. Mais faites les oreilles un peu plus
longues et plus pointues et le nez un peu plus plat qu'à l'ordinaire,
alors vous commencez à hésiter. Faites le visage plus étroit, plus plat
et plus long ; vous voilà tout à fait déterminé. Et, si la téte est par-
faitement celle de quelque animal, c'est un monstre sans doute, et
ce vous est une démonstration qu'il n'a point d'áme raisonnable et
qu'il doit être détruit. Je vous demande maintenant où trouver la
juste mesure et les dernieres bornes qui emportent avec elles une
âme raisonnable. Il y a des fœtus humains, moitié bête, moitié
homme, d'autres dont les trois parties participent de l’un, et l’autre
partie de l’autre. Comment déterminer au juste les linéaments qui
marquent la raison ? De plus, ce monstre, ne sera-ce pas une espèce
moyenne entre l'homme et la béte? Et tel est l'innocent dont il
s'agit.
Tn. Je m'étonne que vous retourniez à cette question que nous
avons assez examinée, et cela plus d'une fois, et que vous n'ayez pas
mieux catéchisé vos amis. Si nous distinguons l'homme de la bête
par la faculté de raisonner, il n'y a point de milieu : il faut que l'ani-
mal dont il s'agit l'ait ou ne l'ait pas : mais, comme cette faculté ne
parait pas quelquefois, on en juge par des indices, qui ne sont pas
démonstratifs à la vérité, jusqu'à ce que cette raison se montre ; car
l'on sait par l'expérience de ceux qui l'ont perdue ou qui enfin en
ont obtenu l'exercice, que sa fonction peut étre suspendue. La nais-
sance etla figure donnent des présomptions de ce quiest caché. Mais
la présomption de la naissance est effacée (eliditur) par une figure
extrémement différente de l'humaine, telle qu'était celle de l'animal
né d'une femme de Zéelande chez Levinus Lemnius (1) (livre I,
ch. var) qui avait un bec crochu, un col long et rond, des yeux étin-
celants, une queue pointue, une grande agilité à courir d'abord par
la chambre. Mais on dira qu'il y a des monstres ou des fréres des
Lombards (comme les médecins les appelaient autrefois, à cause
qu'on disait que les femmes de Lombardie étaient sujettes à ces
sortes d'enfantements) qui approchent davantage de la figure hu-
maine. Eh bien, soit. Comment donc, direz-vous, peut-on détermi-
(1; Livio LEMNEXS (en latin Levinus Limnius;, 1505-1568, a écrit : De Miracu-
lis occultis naturce ‘Francfort, 1528).
358 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
ner les justes limites de la figure qui doit passer pour humaine? Je
réponds que. dans une matiére conjecturale, on n'a rien de précis. Et
voilà l'affaire finie. On objecte que l'innocent ne montre point de
raison, et cependant il passe pour homme; mais, s'il avait une figure
monstrueuse il ne le serait point, et qu'ainsi on a plus d'égards à la
figure qu'à la raison? Mais ce monstre montre-t-il de la raison? Non,
sans doute. Vous voyez donc qu'il lui manque plus qu'à l'innocent.
Le défaut de l'exercice de la raison est souvent temporel, mais il ne
cesse pas dans ceux où il est accompagné d'une tête de chien. Au
reste, si cet animal de figure humaine n'est pas un homme, il n'y a
pas grand mal à le garder pendant l'incertitude de son sort. Et, soit
qu'il ait une âme raisonnable ou qu'il en ait une qui ne le soit pas,
Dieu ne l'aura point faite pour rien, et l'on dira de celles des
hommes qui demeurent dans un état toujours semblable à celui de
la premiére enfance. que leur sort pourra étre le méme que celui
des âmes de ces enfants qui meurent dans leur berceau.
CHAP. V. — DE LA VÉRITÉ EN GÉNÉRAL.
S 1. Pn. Il y à plusieurs siècles qu'on a demandé ce que c'est
que la vérité. 8 2. Nos amis croient que c'est la conjonction ou la
séparation des signes suivant que les choses mémes conviennent ou
disconviennent entre elles. Par la conjonction ou la séparation des
signes, il faut entendre ce qu'on appelle autrement proposition.
Tu. Mais une épithète ne fait pas une proposition : par exemple,
l'homme sage. Cependaut il v a une conjonction de deux termes.
Négation aussi est autre chose que séparation ; car disant l'homme,
et apres quelque intervalle prononcant sage, ce n'est pas nier. La
convenance aussi ou la disconvenance n'est pas proprement ce qu'on
exprime par la proposition. Deux œufs ont de la convenance, et deux
ennemis ont de la disconvenance. Il s'agit ici d'une manière de con-
venir ou de disconvenir toute particulière. Ainsi je crois que cette
définition n'explique point le point dont il s'agit. Mais ce que je
trouve le moins à mon gré dans votre définition de la vérité, c'est
qu'on y cherche la vérité dans les mots. Ainsi, le méine sens étant
exprimé en latin, allemand, anglais, français, ne sera pas la méme
vérité. et il faudra dire avec M. Hobbes, que la vérité dépend du bon
DE LA CONNAISSANCE 3^9
plaisir des hommes, ce qui est parler d'une manière bien étrange.
On attribue méme la vérité à Dieu, que vous m'avouerez, je crois,
de n'avoir point besoin de signes. Enfin je me suis déjà étonné plus
d'une fois de l'humeur de vos amis, qui se plaisent i à rendre les
essences, espèces, vérités nominales.
Pn. N'allez point trop vite. Sous les signes ils comprennent les
idées. Ainsi les vérités seront ou mentales ou nominales, selon les
espèces des signes.
Tu. Nous aurons donc encore des vérités littérales, qu'on pourra
distinguer en vérités de papier ou de parchemin, de noir d'encre
ordinaire ou d'encre d'imprimerie, s'il faut distinguer les vérités par
les signes. Il vaut donc mieux placerles vérités dans le rapport entre
les objets des idées, qui fait que l'une est comprise ou non comprise
dans l'autre. Cela ne dépend point des langues, et nous est commun
avec Dieu et les anges ; et, lorsque Dieu nous manifeste une vérité,
nous acquérons celle qui est dans son entendement, car quoiqu'il y
ait une différence infinie entre ses idées et les nótres, quant à la per-
fection et à l'étendue, il est toujours vrai qu'on convient dans le
méme rapport. C'est donc dans ce rapport qu'on doit placer la vérité.
et nous pouvons distinguer entre les vérités qui sont indépendantes
de notre bon plaisir, et entre les expressions que nous inventons
comme bon nous semble.
8 3. Pu. Il n'est que trop vrai que les hommes, méme dans leur
esprit, mettent les mots à la place des choses, surtout quand les
idées sont complexes et indéterminées. Mais il est vrai aussi, comme
vous l'avez observé, qu'alors l'esprit se contente de marquer seule-
ment la vérité sans l'entendre pour le présent, dans la persuasion
où il est qu'il dépend de lui de l'entendre quand il voudra. Au reste,
l'action qu'on exerce en affirmant ou en uiant est plus facile à con-
cevoir en réfléchissant sur ce qui se passe en nous, qu'il n'est aisé
de l'expliquer par paroles. C'est pourquoi ne trouvez point mauvais
qu'au défaut de mieux ou a parlé de joindre ensemble ou de séparer.
8 8. Vous accorderez aussi que les propositions au moins peuvent
être appelées verbales, et que lorsqu'elles sont vraies, elles sont et
verbales et encore réelles, car 8 9, la fausseté consiste à joindre
les noms autrement que leurs idées ne conviennent ou disconvien-
nent. Au moins 3 10, les mots sont de grands véhicules de la vérité.
S 44. Il y a aussi une vérité morale, qui consiste à parler des choses
selon la persuasion de notre esprit ; il y a enfin une vérité métaphy-
360 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
sique qui est l'existence réelle des choses, conforme aux idées que
nous en avons.
Tn. La vérité morale est appelée véracité par quelques-uns, et la
vérité métaphysique est prise vulgairement par les métaphysiciens
pour un attribut de l'Étre, mais c'est un attribut bien inutile et
presque vide de sens. Contentons-nous de chercher la vérité dans
la correspondance des propositions qui sont dans l'esprit avec les
choses dont il s'agit. Il est vrai que j'ai attribué aussi la vérité aux
idées en disant que les idées sont vraies ou fausses; mais alors je
l'entends en effet de la vérité des propositions qui affirment la pos-
sibilité de l'objet de l'idée. Et dans ce méme sens on peut dire
encore qu'un étre est vrai, c'est-à-dire la proposition qui affirme
son existence actuelle ou du moins possible.
CHAP. VI. — DES PROPOSITIONS UNIVERSELLES,
DE LEUR VÉRITÉ ET DE LEUR CERTITUDE.
S 9. Pu. Toute notre connaissance est des vérités générales ou.
particulières. Nous ne saurions jamais faire bien entendre les pre-
miéres qui sont les plus considérables, ni les comprendre que fort
rarement nous-mémes, qu'autant qu'elles sont concues et exprimées
par des paroles.
Tn. Je crois qu'encore d'autres marques pourraient faire cet effet ;
on le voit par les caractères des Chinois. Et on pourrait introduire un
caractére universel fort populaire et meilleur que le leur, si on em-
ployait de petites figures à la place des mots, qui représentassent les
choses visibles par leurs traits, et les invisibles par des visibles qui les
accompagnent, y joignant de certaines marques additionnelles, conve-
nables pour faire entendre les flexions et les particules. Cela servirait
d'abord pour communiquer aisément avec les nations éloignées ;
mais, si on l'introduisait aussi parmi nous sans renoncer pourtant à
l'écriture ordinaire, l'usage de cette manière d'écrire serait d'une
grande utilité pour enrichir l'imagination, et pour donner des pensées
moins sourdes et moins verbales qu'on n'a maintenant. [l est vrai
que l'art de dessiner n'étant point connu de tous, il s'ensuit qu'ex-
cepté les livres imprimés de cette facon (que tout le monde appren-
drait bientôt à lire), tout le monde ne pourrait point s'en servir
DE LA CONNAISSANCE 361
autrement que par une manière d'imprimerie, c'est-à-dire ayant des
figures gravées toutes prêtes pour les imprimer sur du papier, et y
ajoutant par après avec la plume les marques des flexions ou des
particules. Mais avec le temps tout le monde apprendrait le dessin
dés la jeunesse, pour n'étre point privé de la commodité de ce
caractere figuré qui parlerait véritablement aux yeux, et qui serait
fort au gré du peuple, comme en effet les paysans ont déjà certains
almanachs qui leur disent sans pároles une bonne partie de ce qu'ils
demandent : et je me souviens d'avoir vu des imprimés satiriques en
taille-douce, qui tenaient un peu de l'énigme, oü il y avait des
figures significantes par elles-mémes, mélées avec des paroles, au
lieu que nos lettres et les caractères chinois ne sont significatifs que
par la volonté des hommes (ex instituto).
S 3. Pn. Je crois que votre pensée s'exécutera un jour, tant cette
écriture me parait agréable et naturelle: et il semble qu'elle ne
serait pas de petite conséquence pour augmenter la perfection de
notre esprit et pour rendre nos conceptions plus réelles. Mais pour
revenir aux connaissances générales et à leur certitude, il sera à
propos de remarquer qu'il y a certitude de vérité et qu'il y a aussi
certitude de connaissance. Lorsque les mots sont joints de telle ma-
nicre dans des propositions qu'ils expriment exactement la conve-
nance ou la disconvenance telle qu'elle est réellement, c'est une
certitude de vérité; et la certitude de connaissance consiste à aper-
cevoir la convenance ou la disconvenance des idées, en tant qu'elle
est exprimée dans des propositions. C'est ce que nous appelons
ordinairement étre certain d'une proposition.
Tu. En effet cette dernière sorte de certitude suffira encore sans
l'usage des mots, et n'est autre chose qu'une parfaite connaissance
de la vérité; au lieu que la premiere espéce de certitude ne parait
étre autre chose que la vérité méme.
S 4. Pn. Or, comme nous ne saurions être assurés de la vérité
d'aucune proposition générale, à moins que nous ne connaissions
les bornes précises de la signification des termes dont elle est com-
posée, il serait nécessaire que nous connussions l'essence de chaque
espéce, ce qui n'est pas malaisé à l'égard des idées simples et des
modes. Mais dans les substances, où une essence réelle, distincte
de la nominale, est supposée déterminer les espéces, l'étendue du
terme général est fort incertaine, parce que nous ne connaissons pas
cette essence réelle ; et par conséquent dans ce sens nous ne sau-
362 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
rions être assurés d'aucune proposition générale faite sur le sujet
de ces substances. Mais, lorsqu'on suppose que les espèces des subs-
tances ne sont autre chose que la réduction des individus substan-
tiels en certaines sortes rangées sous divers noms généraux, selon
qu'elles conviennent aux différentes idées abstraites que nous dési-
guous par ces noms-là, on ne saurait douter si une proposition bien
connue comme il faut est véritable ou non.
Tu. Je ne sais, Monsieur, pourquoi vous revenez encore à un
point assez contesté entre nous, et que je croyais vidé. Mais
enfin j'en suis bien aise, parce que vous me donnez une occasion
fort propre, ce me semble, à vous désabuser de nouveau. Je vous
dirai donc que nous pouvons être assurés par exemple de mille
vérités qui regardent l'or ou ce corps dont l'essence interne se fait
connaitre par la plus grande pesanteur connue ici-bas, ou par la
plus grande ductilité, ou par d'autres marques. Car nous pouvons
dire que le corps de la plus grande ductilité connue est aussi le plus
pesant de tous les corps connus, Il est vrai qu'il ne serait point im-
possible que tout ce qu'on a remarqué jusqu'ici dans l'or se trouve
un jour en deux corps discernables par d'autres qualités nouvelles
et qu'ainsi ce ne füt plusla plus basse espéce, comme on le prend
jusqu ici par provision. 1! se pourrait aussi qu'une sorte demeurant
rare et l'autre étant commune, on jugeàt à propos de réserver le
nom de vrai or à la seule espéce rare, pour la retenir dans l'usage
de la monnaie par le moyen de nouvcaux essais qui lui seraient pro-
pres. Aprés quoi l'on ne dountera point aussi que l'essence interne
de ces deux espèces ne soit dillérente; et, quand même la définition
d'une substance actuellement existante ne serait pas bien déterminée
à tous égards (comme en effet celle de l'homme ne l'est pas à l'égard
de la figure externe), on ne laisserait pas d'avoir une infinité de pro-
positions générales sur son sujet, qui suivraient de la raison et des
autres qualités que l'on reconnalt en lui. Tout ee que l'on peut dire
sur ces propositions générales, c’est qu'en cas qu'on prenne l'homme
pour la plus basse espèce (Li et le restreigne à la race d'Adam, on
n'aura point de propriétés de l'homme de eelles qu'on appelle in
quarto modo, ou qu'on puisse énoncer de lui par une proposition ré-
ciproque ou simplement convertible, si ce n'est par provision; comme
en disant, l'homme est le seul animal raisonnable. Et, prenant
t) La plus basse des espèces 'species infima, est celle qui ne peut plus être
sous-divisée, et qui ne peut pas être considérée comme genre,
DE LA CONNAISSANCE | 363
l'homme pour ceux de notre race, le provisionnel consiste à sous-
entendre qu'il est le seul animal raisonnable de ceux qui nous sont
connus ; car il se pourrait qu'il eût un jour d'autres animaux à qui
fût commun avec la postérité des hommes d'à présent tout ce que
nous y remarquons jusqu'ici, mais qui fussent d'une autre origine.
C'est comme si les Australiens imaginaires venaient inonder nos
contrées, il y a de l'apparence qu'alors on trouverait quelque moyen
de les distinguer de nous. Mais, en cas que non, et supposé que Dieu
eüt défendu le mélange de ces races et que Jésus-Christ n'eüt
racheté que la nôtre, il faudrait tácher de faire des marques artifi-
cielles pour les distinguer entre elles. ll y aurait sans doute une dif-
férence interne ; mais, comme elle ne se rendrait point reconnaissable,
on serait réduit à là seule dénomination extrinséque de la naissance,
qu'on tâcherait d'accompagner d'une marque artificielle durable,
laquelle donnerait une dénomination intrinsèque et un moyen cons-
tant de discerner notre race des autres. Ce sont des fictions que tout
cela, car nous n'avons point besoin de recourir à ces distinctions,
étant les seuls animaux raisonnables de ce globe. Cependant ces fic-
tions servent à connaître la nature des idées des substances et. des
vérités générales à leur égard. Mais, si l'homme n'était point pris pour
la plus basse espéce ni pour celle des animaux raisonnables de la
race d'Adam, et si au lieu de cela il signifiait un genre commun à
plusieurs espéces, qui appartient maintenant à uue seule race connue,
mais qui pourrait encore appartenir à d'autres distinguables, ou par
la naissance, ou méme par d'autres marques naturelles, comme par
exemple aux feints Australiens ; alors, dis-je, ce genre aurait des
propositions réciproques, et la définition présente de l'homme ne
serait point provisionnelle. ll en est de même de l'or; car, supposé
qu'on eüt un jour deux sortes discernables, l'une rare et connue jus-
qu'ici, et l'autre commune et peut-être artificielle, trouvée dans la
suite des temps ; alors, supposé que le nom de l'or doive demeurer
à l'espèce présente, c'est-à-dire à l'or naturel et rare, pour conserver
par son moyen la commodité de la monnaie d'or, fondée sur la rareté
de cette matière, sa définition connue jusqu'ici par des dénomina-
tions intrinsèques n'aurait été que provisionnelle, et devra être aug-
mentée par les nouvelles marques qu'on découvrira pour distinguer
l'or rare ou de l'espèce ancienne, de l'or nouveau artificiel. Mais, si
le nom de l'or devait demeurer alors commun aux deux espèces,
c'est-à-dire, si par l'or on entend un genre, dont jusqu'ici nous ne
364 | NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
connaissons point de sous-division et que nous prenons maintenant
pour la plus basse espèce (mais seulement par provision, jusqu'à ce
que la subdivision soit connue), et si l'on en trouvait quelque jour
une nouvelle espéce, c'est-à-dire un or artificiel aisé à faire et qui
pourrait devenir commun ; je dis que dans ce sens la définition de ce
genre ne doit point étre jugée provisionnelle, mais perpétuelle. Et
méme sans me mettre en peine des noms de l'homme ou de l'or,
quelque nom qu'on donne aux genres ou à la plus basse espéce con-
nue, et quand méme on ne leur en donnerait aucun, ce qu'on vient de
dire serait toujours vrai des idées des genres ou des espéces, et les
espèces ne seront définies que provisionnellement quelquefois par
les définitions des genres. Cependant, il sera toujours permis et rai-
sonnable d'entendre qu'il y a une essence réelle interne appartenant
par une proposition réciproque, soit au genre, soit aux espèces,
laquelle se fait connaitre ordinairement par les marques externes.
J'ai supposé jusqu'ici que là race ne dégénére ou ne change point :
mais, si la méme race passait dans une autre espèce, on serait d'autant
plus obligé de recourir à d'autres marques et dénominations intrin-
séques ou extrinsèques, sans s'attacher à la race.
8 7. Pn. Les idées complexes, que les noms que nous donnons
aux espéces des substances justifient, sont des collections des idées
de certaines qualités que nous avons remarquées coexister dans un
soutien inconnu que nous appelons substance. Mais nous ne sau-
rions connaitre certainement quelles autres qualités coexistent néces-
sairement avec de telles combinaisons, à moins que nous ne puis-
sions découvrir leur dépendance à l'égard de leurs premières qua-
lités.
Tn. J'ai déjà remarqué autrefois que le méme se trouve dans
les idées des accidents dont la nature est un peu abstruse, comme
sont par exemple les figures de géométrie; car, lorsqu'il s'agit par
exemple de la figure d'un miroir qui ramasse tous les rayons parale
léles dans un point comme foyer, on peut trouver plusieurs proprié-
tés de ce miroir avant d'en connaitre la construction; mais on sera
en incertitude sur beaucoup d'autres affections qu'il peut avoir, jus-
qu'à ce qu'on trouve en lui ce qui répond à la constitution interne
des substances, c'est-à-dire la construction de cette figure du miroir,
qui sera comme la clef de la connaissance ultérieure.
Pn. Mais, quand nous aurions connu la constitution intérieure de
ce corps, nous n'y trouverions que la dépendance que les qualités
D
DE LA CONNAISSANCE 365
premières, ou que vous appelez manifestes, en peuvent avoir, c'est-
à-dire on connaitrait quelles grandeurs, figures et forces mouvantes
en dépendent ; mais on ne connaitrait jamais la connexion qu'elles
peuvent avoir avec les qualités secondes ou confuses, c'est-à-dire
avec les qualités sensibles comme les couleurs, les goûts, etc.
Tu. C'est que vous supposez encore que ces qualités sensibles où
plutót les idées que nous en avons ne dépendent point des figures
et mouvements naturellement, mais seulement du bon plaisir de
Dieu qui nous donne ces idées. Vous paraissez donc avoir oublié,
Monsieur, ce que je vous ai remontré plus d'une fois contre cette
opinion, pour vous faire juger plutót que ces idées sensitives dépen-
dent du détail des figures et mouvements et les. expriment exacte-
ment, quoique nous ne puissions pas y déméler ce détail dans la
confusion d'une trop grande multitude et petitesse des actions mé-
caniques qui frappent nos sens. Cependant si nous étions parvenus
à la constitution interne de quelques corps, nous verrions aussi
quand ils devraient avoir ces qualités qui seraient réduites clles-
mémes à leurs raisons intelligibles; quand inéme il ne serait jamais
dans notre pouvoir de les reconnaitre sensiblement dans ces idées
sensitives qui sont un résultat confus des actions des corps sur
nous, comme maintenant que nous avous la parfaite analyse du
vert en bleu et jaune, et n'avons presque plus rien à demander à
son égard que par rapport à ces ingrédients, nous ne sommes pour-
tant point capables de déméler les idées du bleu et du jaune dans
notre idée sensitive du vert, pour cela méme que c'est une idée
confuse. C'est à peu prés comme on ne saurait déméler l'idée des
dents dela roue, c'est-à-dire de la cause, dans la perception d'un
transparent artificiel que j'ai remarqué chez les horlogers, fait par
la prompte rotation d'une roue dentelée, ce qui en fait disparaitre
les dents et paraître à leur place un transparent continuel imagi-
naire, composé des apparences successives des dents et de leurs
intervalles, mais oü la succession est si prompte, que notre fantaisie
ne le saurait distinguer. On trouve donc bien ces dents dans la
notion distincte de cette transparence, mais non pas dans cette per-
ception sensitive confuse dont la nature est d'être et de demeurer
confuse; autrement, si la confusion cessait (comme si le mouve-
ment était si lent, qu'on en pourrait observer les parties et leur suc-
cession), ce ne serait plus elle, c'est-à-dire ce ne serait plus ce fan-
tóme de transparence. Et, comme on n'a poiut besoin de se figurer
366 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
que Dieu par son bon plaisir nous donne ce fantôme et qu'il est
indépendant du mouvement des dents de la roue et de leurs inter-
valles, et comme au contraire on conçoit que ce n'est qu'une expres-
sion confuse de ce qui se passe dans ce monvement, expression,
dis-je, qui consiste en ee que des choses successives sont confon-
dues dans une simultanéité apparente : ainsi il est aisé de juger
qu'il en sera de méme à l'égard des autres fantómes sensitifs, dont
nous n'avons pas encore une si parfaite analyse, comme des cou-
leurs, des goüts, etc. ; car, pour dire la verité, ils méritent ce nom
de fantômes plutôt que celui de qualités, ou méme d'idées. Et il
nous suffirait à tous égards de les entendre aussi bien que cette
transparence artificielle, sans qu'il soit raisonnable ni possible de
prétendre d'en savoir davantage; car de vouloir que ces fantómes
confus demeurent et que cependant on y démèle les ingrédients par
la fantaisie méme, c'est se contredire, c'est vouloir avoir le plaisir
d'être trompé par une agréable perspective et. vouloir qu'en méme
temps, l'œil voie la tromperie, ce qui serait la gûter. C'est un cas
enfin, oit
Nihil plus agas
Quam si des operam, ut cum ratione insanias
Mais il arrive souvent aux hommes de chercher nodum in scirpo
et de se faire des difficultés où il n'y en a point, en demandant ce
qui ne se peut et se plaignant aprés de leur impuissance et des
bornes de leurs lumitres,
$ 8. Pu. « Tout or est fixe, » c'est une proposition dont nous ne
pourrons pas connaitre. certainement la. vérité. Car, si l'or signifie
une espece de choses, distinguée par une essence réelle que la nature
lui a donnée. on ignore quelles substances particulières sont de
cette espèce; ainsi on ne saurait l'affirmer avec cette certitude,
quoique ce soit de l'or. Et, si l'on prend l'or pour un corps, doué
d'une certaine eouleur jaune, malleable, fusible, et plus pesant qu'un
autre corps connu, il n'est pas difficile de connaitre ce qui est, ou
n'est pas or; mais avec tout cela, nulle autre qualité ne peut être
affirmée ou niée avec certitude de l'or que ce qui a avec cette idée
une connexion ou une incompatibilité qu'on peut découvrir (1:.
Or la fixité n'ayant aucune connexion connue avec la couleur, la
pesanteur et les autres idées simples que j'ai supposées faire l'idée
(1) Le texte de Gehrardt est inintelligible : « £t tout ee qui a une connexion
avec cette idee à une connexion ou à une incompatibilité qu'on peut découvrir. »
DE LA CONNAISSANCE 367
complexe que nous avons de l'or, il est impossible que nous puis-
sions connaitre certainement la vérité de cette proposition, que tout
or est fixe.
Tu. Nous savons presque aussi certainement que le plus pesant
de tous les corps connus ici-bas est fixe, que nous savons certaine-
ment qu'il fera jour demain. C'est parce qu'on l'a expérimenté cent
mille fois, c'est une certitude expérimentale et de fait, quoique nous
ne connaissions point la liaison de la fixité avec les autres qualités
de ce corps. Au reste, il ne faut point opposer deux choses qui s'ac-
cordent et qui reviennent au méme. Quand je pense à un corps qui
est en méme temps jaune, fusible et résistant à la coupelle, je pense
à un corps dont l'essence spécifique, quoique inconnue dans son in-
térieur, fait émaner ces qualités de son fond et se fait connaitre con-
fusément au moins par elles. Je ne vois rien de mauvais en cela, ni
qui mérite qu'on revienne si souvent à la charge pour l'attaquer.
$ 10. Pi. C'est assez pour moi maintenant que cette connais-
sance de la fixité du plus pesant des corps ne nous est point connue
par la convenance ou disconvenance des idées. Et je crois pour moi
que parmi les secondes qualités des corps et les puissances qui s'y
rapportent, on n'en saurait nommer deux dont la coexistence né-
cessaire ou l'incompatibilité puisse être connue certainement,
hormis les qualités qui appartiennent au même sens et s'excluent
nécessairement l'une l'autre, comme lorsqu'on peut dire que ce qui
est blanc n'est pas noir.
TH. Je crois pourtant qu'on en trouverait peut-être : par exemple,
tout corps palpable (ou qu'on peut sentir par l'attouchement) est
visible. Tout corps dur fait du bruit, quand on le frappe dans l'air.
Les tons des cordes ou des fils sont en raison sous-doublée des
poids qui causent leur tension. ll est vrai que ce que vous demandez
ne réussit qu'autant qu'on conçoit des idées distinctes, jointes aux
idées sensitives confuses.
$ 11. Pri. Toujours ne faut-il point s'imaginer que les corps ont
leurs qualités par eux-mêmes, indépendamment d'autre chose. Une
pièce d'or, séparée de l'impression et de l'influence de tout autre
corps, perdrait aussitót sa couleur jaune et sa pesanteur et peut-
être aussi deviendrait-elle friable et perdrait sa malléabilité. L'on
sait combien les végétaux et les animaux dépendent de la terre, de
l'air, et du soleil ; que sait-on si les étoiles fixes fort éloignées n'ont
pas encore de l'influence sur nous ?
EE
368 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
Tu. Cette remarque est très bonne, et quand la contexture de
certains corps nous serait connue, nous ne saurions assez juger de
leurs effets sans connaitre l'intérieur de ceux qui les touchent et les
traversent.
$ 13. Pr. Cependant notre jugement peut aller plus loin que notre
connaissance. Car des gens appliqués à faire des observations peu-
vent pénétrer plus avant, et par le moyen de quelques probabilités
d'une observation exacte, et de quelques apparences réunies à
propos, faire souvent de justes conjectures sur ce que l'expérience
ne leur a pas encore découvert : mais ce n'est toujours que conjec-
turer.
Tn. Mais, si l'expérience justifie ces conséquences d'une maniére
constante, ne trouvez-vous pas qu'on puisse acquérir des propo-
sitions certaines par ce moyen ? Certaines, dis-je, au moins autant
que celles qui assurent, par exemple, que le plus pesant de nos
corps est fixe, et que celui qui est le plus pesant après lui, est vola-
tile; car il me semble que la certitude (morale, s'entend, ou phy-
sique), mais non pas la nécessité (ou certitude métaphysique) de
ces propositions, qu'on a apprises par l'expérience seule et non pas
par l'analyse et la liaison des idées, est établie parmi nous et avec
raison.
CHAP. VII. — DES PROPOSITIONS QU'ON NOMME
MAXIMES OÙ AXIOMES.
3 [. Pn. Il y à une espèce de propositions qui, sous le nom de
maximes ou d'axiomes, passent pour les principes des sciences, et
parce qu'elles sont évidentes par elles-mémes, on s'est contenté de
les appeler innées, sans que personne ait jamais tàché, que je sache,
de faire voir la raison et le fondement de leur extrême clarté, qui
nous force pour ainsi dire à leur donner notre consentement. Il n'est
pourtant pas inutile d'entrer dans cette recherche et de voir sicette
grande évidence est particulière à ces seules propositions, comme
aussi d'examiner jusque oü elles contribuent à nos autres connais-
sances.
Tu. Cette recherche est fort utile et méme importante. Mais il ne
faut point vous figurer, Monsieur, qu'elle ait été entiérement
négligée. Vous trouverez en cent lieux que les philosophes de
DE LA CONNAISSANCE 309
l'École ont dit que ces propositions sont évidentes ex terminis, aus-
sitót qu'on en entend les termes ; desorte qu'ils étaient persuadés que
la force de la conviction était fondée dans l'intelligence des termes,
c'est-à-dire dans la liaison de leurs idées. Mais les géomètres ont
bien fait davantage ; c'est qu'ils ont entrepris de les démontrer bien
souvent. Proclus attribue déjà à Thalès de Millet (4), un des plus
anciens géomètres connus, d'avoir voulu démontrer des propositions
qu'Euclide a supposées depuis comme évidentes, On rapporte qu'Apol-
lonius a démontré d'autres axiomes, et Proclus le fait aussi. Feu
M. Roberval, déjà octogénaire ou environ, avait dessein de publier
de nouveaux Éléments de géométrie, dont je crois vous avoir déjà
parlé. Peut-être que les nouveaux Éléments de M. Arnauld (2), qui
faisaient du bruit alors, y avaient contribué. ll en montra quelque
chose dans l'Académie royale des sciences, et quelques-uns trouvè-
rent à redire que, supposant cet axiome que « si à des égaux on
ajoute des grandeurs égales il en provient des égaux, » il démon-
trait cet autre qu'on juge de pareille évidence que, « si des égaux on
óte des grandeurs égales, il en resté des égaux ». On disait qu'il
devait les supposer tous deux, ou les démontrer tous deux. Mais je
n'étais pas de cet avis, et je croyais que c'était toujours autant de
gagné que d'avoir diminué le nombre des axiomes. Et l'addition sans
doute est antérieure à la soustraction et plus simple. parce que les deux
termes sont employés dans l'addition l'un comme l'autre, ce qui n'est
pas dans’ la soustraction. M. Arnauld faisait le contraire de M. Rober-
val. Il supposait encore plus qu'Euclide. Pour ce qui est des maximes,
on les prend quelquefois pour des propositions établies, soit qu'elles
soient évidentes ou non. Cela pourra étre bon pourles commencants
que la scrupulosité arréte; mais, quand il s'agit de l'etablissement de
la science, c'est autre chose. C'est ainsi qu'on les prend souvent dans
la morale et méme chez les logiciens dans leurs topiques, oit il y en
a une bonne provision, mais dont une partie en contient d'assez
(1) THaLËs, fondateur de la philosophie grecque, né à Milet vers l'an 610 avant
J.-C., mort à un âge trés avancé, n'a pas laissé d'ouvrages. et peut-être n'a t-il
pas écrit. ll passe pour avoir le premier prédit une éclipse de soleil { Hérodote,
1, 74). — Voy. Diog. Luert, 1.1, c, xxiv. P. J.
(2) AnNAULD ,Ántoine;, appelé aussi le grand Arnauld, célèbre janséniste, né à
Paris en 1612, mort à Liège en 1691, après une vie tres agitée. Ses principaux
ouvrages philosophiques sont : La Logique, appelée Logique de Port-Royal, et à
laquelle Nicole a collaboré ; /e Traité des Vraies etdes fausses idées, dirigé contre
Mallebranche ; les Ubjections contre Descartes. Il a fait aussi des £/éments de
géométrie auxquels Leibniz fait ici allusion. P. J.
PAUL JANET. — Leibuiz. I-94
310 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
vagues et obscures. Au reste, il y a longtemps que j'ai dit publique-
ment et en particulier qu’il serait importaut de démontrer tous nos
axiomes secondaires dont on se sert ordinairement, en les réduisant
aux axiomes primitifs ou immédiats et indémontrables,*qui sont ce
que j'appelais dernièrement et ailleurs les identiques.
$2. Pit. La connaissance est évidente par elle-même lorsque la
convenance ou disconvenance des idées est apercue immédiatement.
53. Mais il y a des vérités qu'on ne reconnait point pour axiomes
qui ne sont pas moins évidentes par elles-mémes. Voyons si les quatre
espèces de convenance dont nous avons parlé il n'y a pas longtemps
(chap. 1, 8 3, et chap. ui, p. 7), savoir : l'identité, la connexion, la
relation et l'existence réelle, nous en fournissent. 5 4. Quant à
l'identité ou la diversité, nous avons autant de propositions évidentes
que nous avons d'idées distinctes, car nous pouvons nier l'une de
l'autre, comme en disant que l'homme n'est pas un cheval, que le
rouge n'est pas bleu. De plus, il est aussi évident de dire: ce qui est,
est, que de dire : un homme est un homme.
Tu. H est vrai et j'ai déjà remarqué qu'il est aussi évident de dire
ecthétiquement en particulier : A est À, que de dire en général, on
est ce qu'on est. Mais il n'est pas toujours sûr, comme j'ai déjà
remarqué aussi, de nier les sujets des idées différentes l'une de
l'autre ; comme si quelqu'un voulait dire : le trilatére (ou ce qui a
trois côtés) n'est pas triangle, parce qu'en effet la trilatérité n'est
pas triangularité ; /fem , si quelqu'un avait dit : que les perles de
M. Slusius ‘dont je vous ai parlé il n'y a pas longtemps) ne sont pas
des lignes de la parabole cubique, il se serait trompé, et cependant
cela aurait paru évident à bien des gens. Feu M. Hardy (1), con-
seiller au Châtelet de Paris, excellent géomètre et orientaliste, et
bien versé dans les anciens géométres, qui a publié le commentaire
de Marinus :2; sur les Dalu d Euclide était tellement prévenu que la
section oblique du cône qu'on appelle ellipse est différente de la
section oblique du cylindre que Ja démonstration de Serenus (3) lui
paraissait paralogistique, et je ne pus rien gagner sur lui par mes
1: Hsnvy, orientaliste, mathématicien et jurisconsulte, mort à Paris en 1678
à un âge très avance, a donné une traduction latine des Data d'Euclide, avec
le Commentaire de Marinus. P. J.
3. Mamxes, philosophe grec du ve siècle, disciple de Proclus, dont il nous a
laisse la vie. R. J.
3. SERENUs, d'Antisso, géomètre grec, a écrit des livres sur les Sections coni-
ques, P.J.
DE LA CONNAISSANCE 371
remontrances : aussi était-il à peu près de l'âge de M. Roberval,
quand je le voyais, et moi j'étais fort jeune homme, différence qui ne
pouvait pas me rendre fort persuasif à son egard, quoique d'ailleurs
je fusse fort bien avec lui. Cet exemple peut faire voir en passant ce
. que peut la prévention encore sur des habiles gens, car il l'était vérita-
blement, et il est parlé de M. Hardy avec estime dans les lettres de
M. Descartes. Mais je l'ai allégué seulement pour montrer combien,
on se peut tromper en niant une idée de l'autre, quand on ne les a
pas assez approfondies oü il en est besoin.
8 ». Pi, Par rapport à la connexion ou coexistence, nous avons
fort peu de propositions évidentes par elles-mémes; il y en a pourtant,
et il parait que c'est une proposition évidente par elle-même que
deux corps ne sauraient être dans le méme lieu.
Tu. Beaucoup de chrétiens vous le disputent, comme j'ai déjà
marqué, et méme Aristote et ceux qui aprés lui admettent des con-
densations réelles et exaetes, qui réduisent un méme corps entier
dans un plus petit lieu que celui qu'il remplissait auparavant, et qui,
comme feu M. Comenius i1) dans un petit livre expres, préten-
dent renverser (2) la philosophie moderne par l'expérience de l'arque-
buse à vent, n'en doivent point convenir. 5i vous prenez le corps
pour une masse impénétrable, votre énonciation sera vraie, parce
qu'elle sera identique ou à peu prés; mais on vous niera que le
corps réel soit tel. Àu moins dira-t-on que Dieu le pourrait faire
autrement, de sorte qu'on admettra seulement cette impénétrabilité
comme conforme à l'ordre naturel des choses que Dieu a établi et
dont l'expérience nous a assurés, quoique d'ailleurs il faille avouer
qu'elle est aussi trés conforme à la raison.
S 6. Pu. Quant aux relations des modes, les mathématiciens ont
formé plusieurs axiomes sur la seule relation d'égalité, comme celui
dont vous venez de parler « que si des choses égales on óte des
choses égales, le reste est égal. » Mais il n'est pas moins évident, je
pense, qu'un et un sont égaux à deux, et que, si de cinq doigts d'une
main vous en ótez deux et encore deux autres de cinq de l'autre
main, le nombre des doigts qui restera sera égal.
(1) CowENIUs, savant célèbre du xviie siècle, né à Comna, prés de Brunmen
Moravie) en 1592, mort à Amsterdam en 1671, à surtout publié des ouvrages de
pédagogie qu'il a réunis sous ce titre : Opera didactica. Le plus important est sou
Spicilegium didacticum .
(2) GEHRARDT : réserver.
312 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
Tu. Qu'un etun font deux, ce n'est pas une vérité proprement,
mais c'est la définition de deux, quoiqu'il y ait cela de vrai et d'évi-
dent que c'est la définition d'une chose possible. Pour ce qui est de
l'axiome d'Euclide appliqué aux doigts de la main, je veux accorder
qu'il est aussi aisé de concevoir ce que vous dites des doigts, que
de le voir d'A et B ; mais pour ne pas faire souvent la méme chose,
on le marque généraleinent, et aprés cela, il suffit de faire des sub-
somptions. Autrement, c'est comme si l'on préferait le calcul en
nombres particuliers aux regles universelles: ce qui serait moins
obtenir qu'on ne peut. Car il vaut mieux de résoudre ce problème
général, « trouver deux nombres dont la somme fasse un nombre
« donne, et dont la diflérence fasse aussi un nombre donné, » que
de chercher seulement deux nombres, dont la somme fasse 10, et
dont la différence fasse 6. Car si je procede dans ce second probleme
à la mode de l'algebre numerique, mêlé de la spécieuse, le calcul sera
tel : soit a + b — 10, et a — b — 6; dont, en ajoutant ensemble le côté
droit au droit et le cóte gauche au gauche, je fais qu'il en vient
& -l- b -- a — b — 104-6, c'est-à-dire (puisque + b et — b se dé-
truisenti 2 a — 16, ou a — 8. Et en soustra\ant le côté droit du droit
et le gauche du gauche (puisque ôter « — 5, et ajouter — « + 5) je fais
qu'il en vient a +b—a—+ b — 10 —6, c'est-à-dire 2 ) — 4, ou b — 2.
Ainsi j'aurai à la vérité les a. et à. que je demande, qui sont 8 et 2
qui satisfont à la question, c'est-à-dire dont la somme fait 10 et
dont la différence fait 6 ; mais je n'ai pas par là la méthode générale
pour quelques autres nombres qu'on voudra ou qu'on pourra mettre
au lieu de 10 ou 6; methode que je pouvais pourtant trouver avec
la mème facilité que ces deux nombres 8 et 2, en y mettant x et v au
lieu des nombres 10 et 6. Car en procédant de méme qu'auparavant,
il y aura « 4- b -- a — b —x-l- v, c'est-à-dire 2 « —.c-- v, ou
& — ;,Z-|-v, et il y aura enceorea ]- b — «-]- b — x — v, c'est-à-
dire 2 b — x —v ou b -— 5, — v. Et ce calcul donne ce théorème
où canon général, que « lorsqu'on demande deux nombres, dont la
somme et la. différence sont données, on n'a quà prendre pour le
plus grand des nombres demandés la moitié de la somme faite de la
somme et la différence données, et pour le moindre des nombres
demandés la moitié de la ditlérence entre la somme et la diflérence
données. » On voit aussi que j'aurais pu me passer des lettres, si
j'avais traité les nombres comme lettres, c'est-à-dire si au lieu de
mettre 2 4 — 16, et 20 = # j'avais écrit 2a -—10 + 6et 2 b — 10 — 6,
DE LA CONNAISSANCE 373
.
CS
ce qui m'aurait donné a — 5, 10 +6 et b — z, 10 — 6. Ainsi dans le
caleul particulier méme j'aurais eu le calcul général, prenant ces
notes 10 et 6 pour des nombres généraux, comme si c'étaient des
lettres x et v; afin d'avoir une vérité ou méthode plus générale, et
prenant ces mêmes caracteres 10 et 6 encore pour les nombres
qu'ils signifient ordinairement, j'aurais un exemple sensible et qui
peut servir méme d'épreuve. Et comme Viete (1) a substitué les
lettres aux nombres pour avoir plus de généralité, j'ai voulu réin-
troduire les caractères des nombres, puisqu'ils sont plus propres
que les lettres dans la spécieuse méme. J'ai trouvé cela de beaucoup
d'usage dans les grands calculs, pour éviter les erreurs, et méme
pour v appliquer des épreuves, telles que l'abjection du novénaire
au milieu du compte, sans en attendre le résultat, quand il n’y a
que des nombres au lieu des lettres; ce qui se peut souvent, lors-
qu'on se sert d'adresse dans les positions, en sorte que les supposi-
tions se trouvent vraies dans le particulier, outre l'usage qu'il y a
de voir des liaisons et ordres que les seules lettres ne sauraient tou-
jours faire si bien déméler à l'esprit, comme j'ai montré ailleurs,
ayant trouvé que la bonne caractéristique est une des plus grandes
aides de l'esprit humain.
S 7. Pir.. Quant à l'existence réelle, que j'avais comptée pour la
quatrième espeéce de convenance qu'on peut remarquer dans les
idées, elle ne saurait fournir aucun axiome, car nous n'avons pas
méme une connaissance démonstrative des êtres hors de nous, Dieu
seul excepté.
Tu. On peut toujours dire que cette proposition, j'existe, est de
la derniere évidence, étant une proposition qui ne saurait étre
prouvée par aucune autre, ou bien une vérité immédiate. Et de dire :
je pense, donc je suis, ce n'est pas prouver proprement l'existence
par la pensée, puisque penser et être pensant, est la méme chose;
et dire, je suis pensant, est déjà dire, je suis. Cependant vous pou-
vez exclure cette proposition du nombre des axiomes avec quelque
raison, car c’est une proposition de fait fondée sur une expérience
immediate, et ce n'est pas une proposition necessaire, dont on voit
la nécessité dans la convenance immédiate des idées. Au contraire,
il n’y a que Dieu qui voie comment ces deux termes, moi et l'exis-
(1) ViErE (François) (1510-1603,, grand géomètre français, — Ses Opera ma-
thematica ont été recueillis et publiés en 1613 par Von Schooten, professeur à
Leyde. P. J.
iiis.
o14 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
tence, sont liés, c'est-à-dire pourquoi j'existe. Mais, si l'axiome se
prend plus généralement pour une vérité immédiate ou non prou-
vable, on peut dire que cette proposition : je suis, est un axiome, et
en tout cas on peut assurer que c'est une vérité primitive ou bien
unum er primis cognitis inter terminos complexos, c'est-à-dire
que c'est une des énonciations premières connues, ce qui s'entend
dans l'ordre naturel de nos connaissances, car il se peut. qu'un
homine n'ait jamais pensé à former expressément cette proposition,
qui lui est pourtant innée.
S 8. Pu. J'avais toujours cru que les axiomes ont peu d'influence
sur les autres parties de notre connaissance. Mais vous m'avez désa-
busé, puisque vous avez méme montré un usage important des iden-
tiques. Souffrez pourtant, Monsieur, que je vous représente encore
ce que j'avais dans l'esprit sur cet article, car vos éclaircisse-
ments pourront servir encore à faire revenir d'autres de leur
erreur. 3 8. Cest une régle eclebre dans les écoles, que tout raison -
nement vient des choses déja connues et aecordees, ex / prerco-
gnilis el preconcessis. Cette. règle semble faire regarder ces
maximes comme des vérités connues à l'esprit avant les autres, et
les autres parties de notre connaissance comme des vérités dépen-
dantes des axiomes. 3 9. Je croyais avoir montré (liv. I, chap. 1) que
ces axiomes ne sont pas les premiers connus, l'enfant connaissant
bien plus tôt que la verge que je lui montre n'est pas le sucre qu'il
a goûlé, que tout axiome qu'il vous plaira. Mais vous avez distingué
entre les connaissances singulieres ou expériences des faits et entre
les principes d'une connaissance universelle et nécessaire (et où je
reconnais qu'il faut recourir aux axiomes) comme aussi entre l'ordre
accidente] et naturel.
Tu. J'avais eneore ajouté que dans l'ordre naturel il est antérieur
de dire qu'une chose est ee qu'elle est, que de dire qu'elle n'est pas
une autre ; car il ne s'agit pas ici de l'histoire de nos decouvertes,
qui est différente en différents hoinmes, mais de la liaison et de l'ordre
naturel des vérités, qui est toujours le même. Mais votre remarque
savoir que ee que l'enfant. voit n'est qu'un fait, mérite encore plus
de réflexion; car les expériences des sens ne donnent point de vé-
rites absolument certaines {comme vous l'aviez observé vous-même,
Monsieur, il n'ya pas longtemps', ni qui soient exemptes de tout
danger d'illusion. Car, s'il est permis de faire des fictions métaphy-
siquement possibles, le sucre se pourrait changer en verge d'une
. DE LA CONNAISSANCE 319
manière imperceptible pour punir l'enfant s'il a été méchant, comme
l'eau se change en vin chez nous la veille de Noël, s'il a été bien mo-
rigéné. Mais toujours la douleur, direz-vous, que la verge imprime,
ne sera jamais le plaisir que donne le sucre. Je réponds que l'enfant
s'avisera aussi tard d'en faire une proposition expresse que de remar-
quer cet axiome « qu'on ne saurait dire véritablement que ce qui
est n'est pas en méme temps, » quoi quil puisse fort bien s'aperce-
voir de la différence du plaisir et de la douleur, aussi bien que la
différence entre apercevoir et ne pas apercevoir.
3 10. Ta. Voici cependant quantité d'autres vérités qui sont au-
tant évidentes par elles-mêmes que ces maximes. Par exemple,
« qu'un et deux sont égaux à trois, » c'est une proposition aussi évi-
dente que cet axiome qui dit que « le tout est égal à toutes ses par-
ties prises ensemble ».
. Tu. Vous paraissez avoir oublié, Monsieur, comment je vous ai
fait voir plus d'une fois que de dire « un et deux est trois », n’est
que la définition du terme de trois ; de sorte que de dire « qu'un et
deux est égal à trois », est autant que dire « qu'une chose est égale
à elle-même ». Pour ce que est de cet axiome, « que le tout est égal
à toutes ses parties prises ensemble », Euclide ne s'en sert point
expressément. Aussi cet axiome a-t-il besoin de limitation, car il
faut ajouter que ces parties ne doivent pas avoir elles-mémes de
partie commune : car 7 et 8 sont parties de 12, mais elles compo-
sent plus que 12. Le buste ct le tronc pris ensemble sont plus que
l'homme, en ce que le thorax est commun à tous les deux. Mais
Euclide dit que le tout est plus grand que sa partie, ce qui n'est
point sujet à caution. Et dire que le corps est plus grand que le
tronc ne diffère de l'axiome d'Euclide qu'en ce que cet axiome se
borne à ce qu'il faut précisément : mais, en l'exemplifiant et revétis-
sant de corps, on fait que l'intelligible devient encore sensible, car
dire : un tel tout est plus grand que sa partie telle, c'est en eflet la
proposition qu'un tout est plus grand que sa partie, mais dont les
traits sont chargés de quelque enluminure ou addition; c'est
comme qui dit Al dit À. Ainsi il ne faut point opposer ici l'axiome
et l'exemple comme de différentes vérités à cet égard, mais consi-
dérer l'axiome comme incorporé dans l'exemple et rendant l'exemple
véritable. Autre chose est quand l'évidence ne se remarque pas dans
l'exemple méme, et que l'affirmation de l'exemple est une consé-
quence et non seulement une subsomption de la proposition uni-
316 NOUVEAUX ESSAIS SUR L ENTENDEMENT
verselle, comme il peut arriver encore à l'égard des axiomes.
Pu. Notre habile auteur dit ici: Je voudrais bien demander à ces
messieurs, qui prétendent que toute autre connaissance (qui n'est
pas de fait) dépend des principes généraux innés et évidents par
eux-mémes, de quel principe ils ont besoin pour prouver que deux
et deux est quatre ? car on connait (selon lui) la vérité de ces sortes
de propositions sans le secours d'aucune preuve. Qu'en dites-vous,
Monsieur ?
Tu. Je dis que je vous attendais là bien préparé. Ce n'est pas une
vérité tout à fait immédiate que deux et deux sont quatre; supposé
que quatre signifie trois et un. On peut donc la démontrer et voici
comment :
Définitions : 1; Deux est un et un.
2: Trois est deux et un.
Ji Quatre est trois et un.
Axiome : Mettant des ehoses égales à la place, l'égalité demeure.
Démonstrat, : 2 et 2 est 2 et Let 1 (par la déf. 1)
2 et let 1 est 3 et 1 (par la déf. 2;
3 et 1 est 4 (par la def. 3... . .
Done par l'axiome,
2 et 2 est 4. Ce qu'il fallait démontrer. Je pouvais, au lieu de dire
que 2 et 2 est 2 et 1 et 1, mettre que 2 et 2 est égal à 2 et f et 1, el
ainsi des autres. Mais on le peut sous-entendre partout, pour avoir
plus tôt fait : et cela, en vertu d'un autre axiome, qui porte qu'une
chose est égale à elle-méme, ou que ce qui est le méme est égal.
Pu. Cette démonstration, quelque peu nécessaire qu'elle soit par
rapport à sa conclusion trop connue, sert à montrer comment les
verités ont de la dépendance des définitions et des axiomes. Ainsi je
prevois ce que vous repondrez à plusieurs objections qu'on fait
contre l'usage des axiomes. On objecte qu'il y aura une multitude
innombrable de principes; mais c'est quand on compte entre les
principes les corollaires qui suivent des definitions avec l'aide de
quelque axiome. Et, puisque les définitions ou idées sont innom-
brables, les principes le seront aussi dans ce sens, et supposant
méme avec vous que les principes indémontrables sont les axiomes
identiques. lls deviennent innombrables aussi par l'exemplification,
mais dans le fond on peut compter À est À, et B est B pour un méme
principe revétu diversement.
Tn. De plus, cette différence des degrés qu'il y a dans l'évidence
DE LA CONNAISSANCE 311
fait que je n'accorde point à votre célèbre auteur que toutes ces
vérités qu'on appelle principes et qui passent pour évidentes par
elles-mémes, parce qu'elles sont si voisines des premiers axiomes
indémontrables, sont entierement indépendantes et incapables de
recevoir les unes des autres aucune lumiére ni preuve. Car on les
peut toujours réduire ou aux axiomes mémes, ou à d'autres vérités
plus voisines des axiomes, comme cette vérité que deux et deux
font quatre vous l'a fait voir. Et je viens de vous raconter comment
M. Roberval diminuait le nombre des axiomes d'Euclide, en rédui-
sant quelquefois l'un à l'autre.
$ 11. Pri. Cet écrivain judicieux qui a fourni occasion à nos confé-
rences accorde que les maximes ont leur usage, mais il croit que
c'est plutót celui de fermer la bouche aux obstinés que d'établir les
sciences. Je serais fort aise, dit-il. qu'on me montrát quelqu'une de
ces sciences báties sur ces axiomes généraux, dont on ne puisse
faire voir qu'elle se soutient aussi bien sans axiomes.
Tu. La géométrie est sans doute une de ces sciences. Euclide
emploie expressément les axiomes dans les démonstrations ; et cet
axiome « Que deux grandeurs homogénes sont égales, lorsque
« l'une n'est ni plus grande ni plus petite que l'autre, » est le fon-
dement des démonstrations d'Euclide et d'Archiméde sur la gran-
deur des curvilignes. Archimede a employé des axiomes dont Euclide
n'avait point besoin; par exemple, que de deux lignes, dont chacune
a sa concavité toujours du méme côté, celle qui enferme l'autre est
la plus grande. On ne saurait aussi se passer des axiomes identiques
en géométrie, comme par exemple du principe de contradiction ou
des démonstrations qui ménent à l'impossible. Et quant aux autres
axiomes qui en sont démontrables, on pourrait s'en passer abso-
lument parlant et tirer les conclusions immédiatement des identiques
et des définitions ; mais la prolixité des démonstrations et les répé-
titions sans fin où l'on tomberait alors, causeraient une confusion
horrible, s'il fallait toujours recommencer ab ovo : au lieu que, sup-
posant les propositions inoyennes déjà démontrées, on passe aisément
plus loin. Et cette supposition des vérités déjà connues est utile sur-
tout à l'égard des axiomes, car ils reviennent si souvent que les
géomètres sont obligés de s'en servir à tout moment sans les citer ;
de sorte qu'on se tromperait de croire qu'ils n'y sont pas, parce
qu'on ne les voit peut-étre pas toujours allégués à la marge. .
Pa. Mais il objectel'exemple de la théologie. C'est de la révélation,
318 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
dit notre auteur, que nous est venue la connaissance de cette sainte
religion, et, sans ce secours, les maximesn’auraient jamais été capables
de nous la faire connaitre. La lumière nous vient donc des choses
mémes, ou immédiatement de l'infaillible véracité de Dieu.
Tu. C'est comme si je disais : la médecine est fondée sur l'expé-
rience, donc la raison n'y sert de rien. La théologie chrétienne, qui
est la vraie médecine des âmes, est fondée sur la révélation, qui ré-
pond à l'expérience; mais, pour en faire un corps accompli, il y faut
joindre la théologie naturelle, qui est tirée des axiomes de la raison
éternelle. Ce principe méme que la véracité est un attribut de Dieu,
sur lequel vous reconnaissez que la certitude de la révélation est
fondée, n'est-il pas une maxinie prise de la théologie naturelle ?
Pu. Notre auteur veut qu'on distingue entre le moyen d'acquérir
la connaissance et celui de l'enseigner, ou bien entre enseigner et
communiquer. Après qu'on eut érigé les écoles et établi des pro-
fesseurs pour enseigner les sciences que d'autres avaient inventées,
ces professeurs se sont servis de ces maximes pour imprimer les
sciences dans l'esprit de leurs écoliers et pour les convaincre par le
moyen des axiomes de quelques vérités particulieres ; au lieu que
les vérités particulières ont servi aux premiers inventeurs à trouver
la vérité sans les maximes générales.
Tu. Je voudrais qu'on nous eût justifié cette procédure prétendue
par des exemples de quelques vérités particulières. Mais à bien con-
siderer les choses, on ne la trouvera point pratiquée dans l'établis-
sement des sciences. Et, si l'inventeur ne trouve qu'une vérité parti-
eulière, il n'est inventeur qu'à demi. Si Pythagore avait seulement
observé que le triangle, dont les côtés sont 3, 4, 5, a la propriété de
l'egalité du carré de l'hypoténuse avec ceux des côtés (c'est-à-dire
que 9 + 16 fait 25) aurait-il été inventeur pour cela de cette grande
vérité qui comprend tous les triangles rectangles, et qui est passée
en maxime chez les géométres ? ll est vrai que souvent un exemple,
envisagé par hasard, sert d'occasion à un homme ingénieux pour
s'aviser de chercher la vérité générale, mais c'est encore une affaire
bien souvent que de la trouver ; outre que cette voie d'invention
n'est pas la meilleure ni la plus employée chez ceux qui procèdent
par ordre et par méthode. et ils ne s'en servent que dans les occa-
sions où de meilleures méthodes se trouvent courtes. C'est comme
quelques-uns ont eru qu'Archiméde a trouvé le quadrature de la
parabole, en pesant un morceau de bois taillé paraboliquement, et
DE LA CONNAISSANCE 319
que cette expérience particulière lui a fait trouver la vérité générale ;
mais ceux qui connaissent la pénétration de ce grand homme, voient
bien qu'il n'avait pas besoin d'un tel secours. Cependant, quand
cette voie empirique des vérités particuliéres aurait été l'occasion
de toutes les découvertes, elle n'aurait pas été suffisante pour les
donner ; et les inventeurs mêmes ont été ravis de remarquer les
maximes et les vérités genérales quand ils ont pu les atteindre ; au-
trement leurs inventions auraient été fort imparfaites. Tout ce qu'on
peut donc attribuer aux écoles et aux professeurs, c'est d'avoir
recueilli et rangé les maximes et les autres vérités générales: et
plüt à Dieu qu'on l'eüt fait encore davantage et avec plus de soin et
de choix, les sciences ne se trouveraient pas si dissipées et si em-
brouillées. Au reste, j'avoue qu'il y a souvent de la différence entre
la méthode dont on se sert pour enseigner les sciences et celle qui
les a fait trouver : mais ce n'est pas le point dont il s'agit. Quelque-
fois, comme j'ai déjà observe, le hasard a donné occasion aux inven-
tions. Sil'on avait remarqué ces occasions et en avait conservé la
mémoire à la postérité ce qui aurait été fort utile), ce détail aurait
été une partie trés considérable de l'histoire des arts, mais il n'aurait
pas été propre à en faire les systèmes. Quelquefois aussi les inven-
teurs ont procédé raisonnablement à la vérité, mais par de grands
circuits. Je trouve qu'en des rencontres d'importance les auteurs
auraient rendu service au publie s'ils avaient voulu marquer sincé-
rement dans leurs écrits les traces de leurs essais : mais, si le sys-
téme de la science devait être fabriqué sur ce pied-là, ce serait
comme si dans une maison achevée l'on voulait garder tout l'appareil
dont l'architecte a eu besoin pour l'élever. Les bonnes méthodes
d'enseigner sont toutes telles que la science aurait pu être trouvée
certainement par leur chemin ; et alors, si elles ne sont pas empi-
riques, c'est-à-dire si les vérités sont enscignées par des raisons ou
par des preuves tirées des idées, ce sera toujours par axiomes, théo-
rémes, canons et autres telles propositions générales. Autre chose
est, quand les vérités sont des aphorismes, comme ceux d'Hippo-
crate (1), c'est-à-dire des vérités de fait ou générales, ou du moins
vraies le plus souvent, apprises par l'observation ou fondées en ex-
périences, et dont on n'a pas des raisons tout à fait convaincantes.
4j HiPPOCRATE 1160-375', nommé le Pere de la Médecine, Ses œuvres com-
plétes avec traduction francaise ont été publiées par Littré (Paris, 1839-1861).
10 vol. in-8»). P.-J.
380 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
Mais ce n'est pas de quoi il s'agit ici, car ces vérités ne sont point
connues par la liaison des idées.
Pu. Voici la manière par laquelle notre ingénieux auteur conçoit
que le besoin des maximes a été introduit. Les écoles ayant établi
la dispute comme pierre de touche de l'habileté des gens, elles adju-
gaient la victoire à celui à qui le champ de bataille demeurait, et qui
parlait le dernier Mais, pour donner le moyen de convaincre les
opiniâtres, il fallait établir les maximes.
Tu. Les écoles de philosophie auraient mieux fait sans doute de
joindre la pratique à la théorie, comme font les écoles de médecine,
de chimie et de mathématiques, et de donner le prix à celui qui
aurait le mieux fait, surtout en morale, plutót qu'à celui qui aurait
le mieux parlé. Cependant, comme il y a des matiéres oü le dis-
cours méme est un effet et quelquefois le seul effet et chef-d'œuvre
qui peut faire connaitre l'habileté d'un homme, comme dans les ma-
tières métaphysiques, on a eu raison en quelques rencontres de juger
de l'habileté des gens par le succès qu'ils ont eu dans les confé-
rences. L'on sait méme qu'au commencement de la réformation les
protestants ont provoqué leurs adversaires à venir à des colloques
et disputes ; et quelquefois, sur le succès de ces disputes, le public a
conclu pour la réforme. L'on sait aussi combien l'art de parler et de
donner du jour et de la force aux raisons, et si l'on le peut appeler
ainsi, l'art de disputer, peut dans un conseil d'État et de guerre,
dans une cour de justice, dans une consultation de médecine, et
méme dans une conversation. Et l'on est obligé de recourir à ce
moyen, et dese contenter des paroles au lieu des faits dans ces ren-
contres, par cette raison méme qu'il s'agit alors d'un événement ou
d'un fait futur, où il serait trop tard d'apprendre la vérité par l'effet.
Ainsi l'art de disputer ou de combattre par raisons, où je comprends
ici l'allégation des autorités et des exemples, est très grand et trés
important; mais, par malheur, il est fort mal réglé, et c'est aussi pour
cela que souvent on ne conclut rien ou qu'on conclut mal. C'est
pourquoi j'ai eu plus d'une fois le dessein de faire des remarques
sur les colloques des théologiens, dont nous avons des relations,
pour montrer les défauts qui s'y peuvent remarquer, et les remèdes
qu'on y pourrait employer. Dans des consultations sur les affaires,
si ceux qui ont le plus de pouvoir n'ont pas l'esprit fort solide, l'au-
torité ou l'éloquence l'emportent ordinairement quand elles sont
bandées contre la vérité. En un mot, l'art de conférer et de disputer
DE LA CONNAISSANCE 381
aurait besoin d’être tout refondu. Pour ce qui est de l'avantage de
celui qui parle le dernier, il n'a presque lieu que dans les conver-
sations libres, car, dans les conseils, les suffrages ou votes sont par
ordre, soit qu'on commence ou qu'on finisse par le dernier en rang.
Il est vrai que c'est ordinairement au président de commencer et de
finir, c’est-à-dire de proposer et de conclure ; mais il conclut selon
la pluralité des voix. Et dans les disputes académiques, c'est le ré-
pondant ou le soutenant qui parle le dernier, etle champ de bataille
lui demeure presque toujours par une coutume établie. 1l s'agit de le
tenter, et non pas de le confondre ; autrement ce serait agir en
ennemi. Et, pour dire le vrai, il n'est presque point question de la
vérité dans ces rencontres ; aussi soutient-on en différents temps
des thèses opposées dans la méme chaire. On montra à Causabon (1)
la salle de la Sorbonne, et on lui dit : Voici un lieu où l'on a dis-
puté durant tant de siècles. Il répondit : Qu'y a-t-on conclu ?
Pu. On a pourtant voulu empêcher que la dispute n'allát à l'infini,
et faire qu'il y eüt moyen de décider entre deux combattants éga-
lement experts, afin qu'elle n'engageàt dans une suite infinie de
syllogismes. Et ce moyen a été d'introduire certaines propositions
générales, la plupart évidentes par elles-mêmes, et qui, étant de
nature à étre recues de tous les hommes avec un entier consente-
ment, devaient étre considérées comme des mesures générales de la
vérité et tenir lieu de principes (lorsque les disputants n'en avaient
posé d'autres) au delà desquels on ne pouvait point aller et aux-
quels on serait obligé de tenir de part et d'autre. Ainsi ces maximes
ayant recu le nom de principes qu'on ne pouvait point nier dans la
dispute et qui terminaient la question, on les prit par erreur (selon
mon auteur) pour la source des connaissances et pour les fonde-
ments des sciences.
Ta. Plût à Dieu qu'on en usát de la sorte dans les disputes, il n'y
aurait rien à redire ; car on déciderait quelque chose. Et que pour-
rait-on faire de meilleur que de réduire la controverse, c'est-à-dire
les vérités contestées, à des vérités évidentes et incontestables? ne
serait-ce pas les établir d'une maniere démonstrative ? Et qui peut
douter que ces principes qui finiraient les disputes en établissant la
vérité ne seraient en même temps les sources des connaissances ?
(1) Casaubon (Isaac;, illustre érudit du xvie. siècle, né à Bourdeaux, dans le
Dauphiné, en 1595, mort à Londres en 1611. On a de lui des lettres. Casuuboni
Epislolæ, dont l'édition la plus complète est de Rotterdam, 1703.
382 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
Car. pourvu que le raisonnement soit bon, il n'importe qu'on le fasse
tacitement dans son cabinet, ou qu'on l'établisse publiquement en
chaire. Et, quand méme ces principes seraient plutót des demandes
que des axiomes, prenant les demandes, non pas comme Euclide,
mais comme Aristote, c'est-à-dire comme des suppositions qu'on
veut accorder, en attendant qu'il y ait lieu de les prouver, ces prin-
cipes auraient toujours cet usage, que par ce moyen toutes les autres
questions seraient réduites à un petit nombre de propositions. Ainsi
je suis le plus surpris du monde de voir blámer une chose louable
par je ne sais quelle prévention, donton voit bien, par l'exemple de
votre auteur, que les plus habiles hommes sont susceptibles faute
d'attention. Par malheur on fait tout autre chose dans les disputes
académiques. Au lieu d'établir des axiomes généraux, on fait tout
ce qu'on peut pour les affaiblir par les distinctions vaines et peu
entendues, et l'on se plait à employer certaines régles philosophiques
dont il v a de grands livres tout pleins, mais qui sont ‘peu sûres et
peu déterminées, et qu'on a le plaisir d’éluder en les distinguant.
Ce n'est pas le moyen de terminer les disputes, mais de les rendre
infinies et de lasser enfin l'adversaire. Et c’est comme si on le me-
nait dans un lieu obscur où l'on frappe à tort et à travers et où per-
sonne ne peut juger des coups. Cette invention est admirable
pour les soutenants (respondentes) qui se sont engagés à soutenir
certaines thèses. C'est un bouclier de Vuleain qui les rend invulné-
rables, c'est Orci galea. le heaume de Pluton, quiles rend invisibles.
1 faut qu'ils soient bien mal habiles ou bien malheureux si avec
cela on les peut attraper. 1l est vrai qu'il y a des règles qui ont des
exceptions, surtout dans les questions oü il entre beaucoup de cir-
constances, comme dans la jurisprudence, Mais pour en rendre
l'usage sür, il faut que ces exceptions soient déterminées en nombre
et en sens, autant quil est possible : et alors il peut arriver que
l'exception ait elle-même ses sous exceptions, c'est-à-dire ses répli-
cations, et que la réplication ait des duplications, etc., mais, au
bout du compte, il faut que toutes ces exceptions et sous-exceptions
bien déterininées, jointes avec la règle, achèvent l'universalité. C'est
de quoi la jurisprudence fournit des exemples trés remarquables.
Mais, si ces sortes de regles, chargées d'exceptions et sous-excep-
tions, devaient entrer dans les disputes académiques, il faudrait
toujours disputer la plume à la main, en tenant comme un proto-
cole de ce qui se dit de part et d'autre. Et cela serait encore néces-
DE LA CONNAISSANCE 383
saire d'ailleurs en disputant constamment en forme par plusieurs
syllogismes mélés de temps en temps de distinctions, où la meilleure
mémoire du monde se doit confondre. Mais on n'a gardedesedonner
cette peine, de pousser assez les syllogismes en forme et de les enre-
gistrer pour découvrir la vérité quand elle est sans récompense : et
l'on n'en viendrait pas méme à bout quand on voudrait, à moins que
les distinctions ne soient exclues ou mieux réglées.
Pn. ll est pourtant vrai, comme notre auteur l'observe, que la
methode de l'école ayant été introduite encore dans les conversa-
tions hors des écoles, pour fermer ainsi la. bouche aux chicaneurs,
ya fait un méchant effet, Car, pourvu qu'on ait les idées moyennes,
on peut voir la liaison sans le secours des maximes et avant qu'elles
aient été produites, et cela suffirait pour des gens sincéres et trai-
tables. Mais la méthode des écoles ayant autorisé et encouragé les
hommes à s'opposer et à résister à des vérités évidentes jusqu'à ce
qu'ils soient réduits à se contredire ou à combattre des principes
etablis, il ne faut point s'étonner que dans la conversation ordinaire
ils n'aient pas honte de faire ce qui est un sujet de gloire et passe
pour vertu dans les écoles. L'auteur ajoute que des gens raisonnables
répandus dans le reste du monde, qui n'ont pas été corrompus par
l'éducation, auront bien de la peine à croire qu'une telle méthode
ait jainais été suivie par des personnes qui font profession d'aimer la
verité, et qui passent leur vie à ctudier la. religion ou la nature. Je
n'examinerai point ici, dit-il, combien cette manière d'instruire est
propre à détourner l'esprit des jeunes gens de l'amour et d'une re-
cherche sincere de la vérité, ou plutôt à les faire douter s’il y a etlec-
tivement quelque vérité dans le monde ou du moins qui mérite qu'on
S y attache. Mais ce que je crois fortement, ajoute-t-il, c'est qu'ex-
cepté les lieux qui ont admis la philosophie péripatéticienne dans leurs
écoles où elle a régné plusieurs siecles sans enseigner autre chose au
monde que l'art de disputer, on n'a regardé nulle part ces maximes
comme les fondements des sciences et. comme des secours impor-
tants pour avancer dans la connaissance des choses.
Tu. Votre habile auteur veut que les écoles seules sont portées à
former des maximes ; et cependant c'est l'instinct général et trés
raisonnable du genre humain. Vous le pouvez juger par les pro-
verbes, qui sont en usage chez toutes nations et qui ne sont ordinai-
rement que des maximes dont le public est convenu. Cependant,
quand des personnes de jugement prononcent quelque chose qui
384 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
nous parait contraire à la vérité, il faut leur rendre la justice de
soupconner qu'il y a plus de défaut dans leurs expressions que dans
leurs sentiments : c'est ce qui se confirme ici dans notre auteur,
dont je commence à entrevoir le motif qui l'anime contre les maximes;
et c'est qu'effectivement dans les discours ordinaires, oü il ne s'agit
point de s'exercer comme dans les écoles, c'est chicaner que de
vouloir étre convaincu pour se rendre; d'ailleurs, le plus souvent
on y a meilleure gràce de supprimer les majeures qui s'entendent
et de se contenter des entliymémes ; et méme, sans former des pré-
misses, il suffit souvent de mettre le simple medius terminus ou
l'idée moyenne, l'esprit en comprenant assez la liaison, sans qu'on
l'exprime. Et cela va bien, quand cette liaison est incontestable:
mais vous m'avouerez aussi, Monsieur, qu'il arrive souvent qu'on
va trop vite à la supposer, et qu'il en nait des paralogismes, de
sorte qu'il vaudrait mieux bien souvent d'avoir égard à la süreté,
en s'exprimant, que de lui préférer la brièveté et l'élégance. Cepen-
dant la prévention de votre auteur contre les maximes lui a fait
rejeter tout à fait leur utilité pour l'établissement de la vérité, et va
jusqu'à les rendre complices des désordres de la conversation. Il est
vrai que les jeunes gens qui se sont accoutumés aux exercices aca-
démiques, où l'on s'oceupe un peu trop à s'exercer et pas assez à
tirer de l'exercice le plus grand fruit qu'il doit avoir, qui est la con-
naissance, ont de la peine à s'en défaire dans le monde. Et une de
leurs chicanes est de ne vouloir point se rendre à la vérité, que
lorsqu'on la leur a rendue tout à fait palpable. quoique la sincérité
et même la civilité les dût obliger de ne pas attendre des extrémités
qui les font devenir incommodes et en donnent mauvaise opinion. Et
il faut avouer que c'est un vice dont les gens de lettres se trouvent
souvent infectés. Cependant la faute n'est pas de vouloir réduire les
vérités aux maximes, mais de le vouloir faire à contre-temps et
sans besoin; car l'esprit humain envisage beaucoup tout d'un coup,
et c'est le géner que de le vouloir obliger à s'arréter à chaque pas
qu'il fait et à exprimer tout ce qu'il pense. C'est justement comme
si, en faisant son compte avec un marchand ou avec un hóte, on le
voulait obliger de tout compter avec les doigts pour en étre plus sür.
Et, pour demander cela, il faudrait étre stupide ou capricieux. En
effet, quelquefois on trouve que Pétrone a eu raison de dire adoles-
centes in scholis stultissimos fieri (1), que les jeunes gens devien-
(1) Satyricon, ch. 1.
DE LA CONNAISSANCE 385
nent stupides et mème écervelés quelquefois dans les lieux qui
devraient être les écoles de la sagesse ; corruptio oplimi pessima.
Mais encore plus souvent ils deviennent vains, brouillons et brouillés,
capricieux, incommodes, et cela dépend souvent de l'humeur des
maitres qu'ils ont. Au reste, je trouve qu'il y a des fautes bien plus
grandes dans la conversation que celle de demander trop de clarté.
Car ordinairement on tombe dans le vice oppose, et l'on n'en donne
ou n'en demande pas assez. Si l'un est incommode, l'autre est dom-
mageable et dangereux.
S 12. Pr. L'usage des maximes l'est aussi quelquefois, quand on
les attache à des notions fausses, vagues, et incertaines ; car alors
les maximes servent à nous confirmer dans nos erreurs, et méme à
prouver des contradictions. Par exemple, celui qui avec Descartes
se forme une idée de ce qu'il appelle corps, comme d'une chose qui
n'est qu'étendue, peut démontrer aisément par cette maxime, « ce
qui est, est », qu'il n'y a point de vide, c'est-à-dire d'espace sans
corps. Car il connait sa propre idée, il connait qu'elle est ce qu'elle
est et non une autre idée ; ainsi étendue, corps et espace étant chez
lui trois mots qui signifient une méme chose, il lui est aussi véritable
de dire que l'espace est corps, que de dire que le corps est corps.
8 13. Mais un autre, à qui corps signific une étendue solide, conelura
de la méme facon, que de dire : que l'espace n'est pas eorps, est aussi
sûr qu'aucune proposition qu'on puisse prouver par cette maxime : il
est impossible qu'une chose soit et ne soit pas en méme temps.
Tu. Le mauvais usage des maximes ne doit pas faire blàmer leur
usage en général; toutes les vérités sont sujettes à cet inconvénient
qu'en les joignant à des faussetés, on peut conclure faux, ou même
des contradictoires. Et dans cet exemple, on n'a guëre besoin de
ces axiomes identiques à qui l'on impute la cause de l'erreur et de
la contradiction. Cela se verrait, si l'argument de ceux qui concluent
de leurs définitions que l'espace est corps, ou que l'espace n'est
point corps, était réduit en forme. ll y a méme quelque chose de trop
dans cette conséquence : le corps est étendu et solide, donc l'exten-
sion, c'est-à-dire l'étendue n'est point corps, et l'étendue n'est point
chose corporelle; car j'ai déja remarqué qu'il y a des expressions
superflues des idées, ou qui ne multiplient point les choses, comme
si quelqu'un disait : par triquetrum j'entends un triangle trilatéral, et
concluait de là que tout trilatéral n'est pas triangle. Ainsi un cartésien
pourra dire que l'idée de l'étendue solide est de cette méme nature,
Pau JANET. — Leibniz. 1-25
386 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
c'est-à-dire qu'il y a du superflu ; comme en eflet, prenant l'étendue
pour quelque chose de substantiel, toute étendue sera solide, ou bien
toute étendue sera corporelle. Pour ce qui est du vide, un cartésien
aura droit de conclure de son idée ou facon d'idée, qu'il n'y ena
point, supposé que son idee soit bonne; mais un autre n'aura
point raison de conclure d'abord de la sienne qu'il y en peut avoir;
comme en effet, quoique je ne sois pas pour l'opinion cartésienne,
je crois pourtant qu'il n'y a point de vide, et je trouve qu'on fait
dans cet exemple un plus mauvais usage des idées que des
maximes.
S 15. Pi. Au moins il semble que, tel usage qu'on voudra faire
des maximes dans les propositions verbales, elles ne nous sauraient
donner la moindre connaissance sur les substances qui existent
hors de nous.
Tu. Je suis tout d'un autre sentiment. Par exemple, cette maxiine,
que la nature agit par les plus courtes voies, ou du moins par les
plus déterminées, suffit seule pour rendre raisou presque de toute
l'optique, catoptrique et dioptrique, c'est-à-dire de ce qui se passe
hors de nous dans les actions de la lumière, comme je l'ai montré
autrefois, et M. Molineux l'a fort approuvé dans sa dioptrique, qui
est un trés bon livre.
Pu. On prétend pourtant que, lorsqu'on se sert des principes
identiques pour prouver des propositions oü il y a des mots qui
signifient des idées composces, comme homme, ou vertu, leur usage
est extréimement dangereux et engage les hommes à regarder ou à
recevoir la fausseté comme une vérité manifeste. Et que c'est parce
que les hommes croient que, lorsqu'on retient les mêmes termes, les
propositions roulent sur les mêmes choses, quoique les idées que
ces termes signilient soient différentes ; de sorte que les hommes,
prenant les mots pour les choses, comme ils le font ordinairement,
des maximes servent communément à prouver des propositions
contradictoires.
Tu. Quelle injustice de blâmer les pauvres maximes de ce qui
doit être imputé au mauvais usage des termes et à leurs équivoca-
tions. Par la même raison, on blämera les syllogismes, parce qu'on
conclut mal, lorsque les termes sont équivoques. Mais le syllogisme
en est innocent, parce qu'en effet il y a quatre termes alors, contre
les règles des syllogismes. Par la méme raison, on blàmerait aussi
le calcul des arithméticiens ou des algébristes, parce qu'en mettant
DE LA CONNAISSANCE 387
X pour V, ou en prenant « pour b par mégarde, l'on en tire des
conclusions fausses et contradictoires.
8 19. Pi. Je croirais pour le moins que les maximes sont peu
utiles, quand on a des idées claires et distinctes ; et d'autres veulent
même qu'alors elles ne sont absolument de nul usage et prétendent
que quiconque, dans ces rencontres, ne peut pas discerner la vérité
et la fausseté sans ces sortes de maximes, ne pourra le faire par
leur entremise ; et notre auteur (3 16, 17) fait méme voir qu'elles ne
servent point à décider si un tel est homme ou non.
Tn. Si les vérités sont fort simples et évidentes, et fort proches
des identiques et des définitions, on n'a guère besoin d'employer
expressément des maximes pour en tirer ces vérités, ear, l'esprit les
emploie virtuellement et fait sa conclusion tout d'un coup sans en-
trepôts. Mais, sans les axiomes et les théorèmes dejà connus, les
mathématiciens auraient bien de la peine à avancer; car dans les
longues conséquences, il est bon de s'arréter de temps en temps et
de se faire comme des colonnes militaires au milieu du chemin, qui
serviront encore aux autres à le marquer. Sans cela, ces longs che-
mins seront trop incommodes et paraitront méme confus et obscurs,
sans qu'on y puisse rien discerner et relever que l'endroit où l'on est ;
c'est aller sur mer sans compas dans une nuit obscure sans voir
fond, ni rive, ni étoiles ; c'est marcher dans de vastes landes, où il
n'y à ni arbres, ni collines, ni ruisseaux; c'est aussi comme une
chaine à anneaux, destinée à mesurer des longueurs, où il y aurait
quelques centaines d'anneaux semblables entre eux tout de suite,
sans une distinction de chapelet, ou de plus gros grains, ou de plus
grands anneaux, ou d'autres divisions, qui pourraient marquer les
pieds, les toises, les perches, etc. L'esprit qui aime l'unité dans la
multitude, joint donc ensemble quelques-unes des conséquences
pour en former des conclusions moyennes, et c'est l'usage des
maximes et des théorèmes. Par ce moyen, il y a plus de plaisir, plus
de lumiére, plus de souvenir, plus d'application et moins de répé-
tition. Si quelque analvste ne voulait point supposer en calculant
ces deux maximes géométriques, que le carré de l'hypoténuse est
égal aux deux carrés des côtés de l'angle droit, et que les côtés cor-
respondants des triangles semblables sont proportionnels, s'imagi-
nant que, parce qu'on a la démonstration de ces deux théorémes par
la liaison des idées qu'ils enferment, il pourrait s'en passer aisément
en mettant les idées mêmes à leur place, il se trouvera fort éloigné
388 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
de son compte. Mais, afin que vous ne pensiez pas, Monsieur, que le
bon usage de ces maximes est resserré dans les bornes des seules
sciences mathématiques, vous trouverez qu'il n'est pas moindre dans
la jurisprudence; et un des principaux moyens de la rendre plus
facile et d'en envisager le vaste océan comme dans une carte de géo-
graphie, c'est de réduire quantité de décisions particulières à des
principes plus généraux. Par exemple, on trouvera que quantité de
lois des Digestes, d'actions ou d'exceptions, de celles qu'on appelle
in factum, dépendent de cette maxime, ne quis alterius damno fiat
locupletior, qu'il ne faut pas que l'un profite du dommage qui en
arriverait à l'autre, ce qu'il faudrait pourtant exprimer un peu plus
précisément. Il est vrai qu'il y a une grande distinction à faire entre
les régles de droit. Je parle des bonnes et non de certains brocards
(brocardica) introduits par les docteurs, qui sont vagues et obs-
curs; quoique ces regles encore pourraient devenir souvent bonnes
et utiles, si on les réformait, au lieu qu'avec leurs distinctions infi-
nies (cum suis fallentiis) elles ne servent qu'à embrouiller. Or, les
bonnes régles sont ou des aphorismes ou des maximes, el sous les
maximes je comprends tant axiomes que théorémes. Si ce sont des
aphorismes qui se forment par induction et observation et non par
raison à priori, et que les habiles gens ont fabriqués aprés une revue
du droit établi, ce texte du jurisconsulte ( 1), dans le titre des Digestes,
qui parle des règles de droit, a lieu : non ex regula jus sumi, sed ex
jure quod. est regulim fieri, c'est-à-dire qu'on tire des règles d'un
droit déjà connu, pour s'en mieux souvenir, mais qu'on n'établit pas
le droit sur ces règles. Mais il y a des maximes fondamentales qui
constituent le droit méme et forment les actions, exceptions,
réplications, etc., qui, lorsqu'elles sont enseignées par la pure rai-
son et ne viennent pas du pouvoir arbitraire de l'État, constituent
le droit naturel; et telle est la règle dont je viens de parler, qui dé-
fend le profit dommageable. 1! y a aussi des règles dont les excep-
tions sont rares et par conséquent qui passent pour universelles.
Telle est la règle des Institutions de l'empereur Justinien dans le
35 2 du titre des Actions, qui porte que, lorsqu'il s'agit des choses
corporelles, l'acteur ne possede point, excepté dans un seul cas, que
l'empereur dit être marqué dans les Digestes. Mais on est encore
aprés pour le chercher. [l est vrai que quelques-uns au lieu de sane
(1) Lacune dans le manuscrit.
DE LA CONNAISSANCE 389
uno casu, lisent sane non uno, et d'un cas on peut faire plusieurs
quelquefois. Chez les médecins, feu M. Barner (1), qui nous avait
fait espérer un .Vouveau Sennertus ou système de médecine, accom-
modé aux nouvelles découvertes ou opinions, en nous donnant son
Prodromus, avance que la maniére que les médecins observent ordi-
nairement dans leurs systèmes de pratique est d'expliquer l'art de
guérir, en traitant d'une maladie aprés l'autre, suivant l'ordre des
parties du corps humain ou autrement, sans avoir donné des pré-
céptes de pratique universels, communs à plusieurs maladies et
symptómes, et que cela les engage à une infinité de répétitions; en
sorte qu'on pourrait retrancher, selon lui, les trois quarts de Sen-
nertus et abréger la science infiniment par des propositions géné-
rales et surtout par celles à qui convient le xafoiou xoóxov d' Aristote
c'est-à-dire qui sont réciproques, ou y approchent. Je crois qu'il a
raison de conseiller cette méthode, surtout à l'égard des préceptes,
oü la médecine est ratiocinative. Mais à proportion qu'elle est empi-
rique, il n'est pas si aisé ni si sür de former des propositions univer-
selles. Et de plus, il y a ordinairement des complications dans les
maladies particulières, qui forment comme une imitation des subs-
tances; tellement qu'une maladie est comme une plante ou un ani-
mal, qui demande une histoire à part; c'est-à-dire ce sont des modes
ou facons d'étre, à qui convient ce que nous avons dit des corps ou
choses substantielles, une fièvre quarte étant aussi difficile à appro-
fondir que l'or ou le vif-argent. Ainsi il est bon, nonobstant les pré-
ceptes universels, de chercher dans les espéces des maladies des
méthodes de guérir et des remédes qui satisfont à plusieurs indica-
tions et concours de causes ensemble et surtout de recueillir ceux
que l'expérience a autorisés; ce que Sennertus (2) n'a pas assez fait,
car des habiles gens ont remarqué que les compositions des recettes
qu'il propose sont souvent plus formées ex ingenio par estime
qu'autorisées par l'expérience, comme il le faudrait pour étre plus
sûr de son fait. Je crois donc que le meilleur sera de joindre les
(1. BynNER (Jacques), médecin,florissait dans la deuxième moitié du xvn'siècle,
a donné un Prodromus SNennerti novi et est surtout connu par sa CAimi«u phi-
losophica. P. J.
12) SENNERT /Danieli, illustre médecin, né à Breslau en 1572, mort à Vittemberg
en 1637, a publié de nombreux ouvrages, dont les plus importants, au point de
vue philosophique, sont ses : Æypommemata physica de rerum principiis, etc., et
le De origine animarum. in brutis. Ses œuvres complètes ont eu plusieurs édi-
tions, dont la meilleure est celle de Lyon, 1650 ou 1666. P. J.
390 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
deux voies et de pas se plaindre des répétitions dans une matiére si
délicate et si importante comme est la médecine, oü je trouve qu'il
nous manque ce que nous avons de trop à mon avis dans la juris-
prudence, c'est-à-dire des livres, des cas particuliers et des réper-
toires de ce qui a déjà été observé; car je crois que la millième
partie des livres des juriconsultes nous suffirait, mais que nous
n'aurions rien de trop en matière de médecine, si nous avions mille
fois plus d'observations bien circonstanciées. C'est que la jurispru-
dence est toute fondée en raison à l'égard de ce qui n'est pas expres-
sément marqué par les lois ou par les coutumes. Car on le peut tou-
jours tirer ou de la loi ou du droit naturel au défaut de la loi par le
moyen de la raison. Et les lois de chaque pays sont finies et déter-
minées, ou peuvent le devenir; au lieu qu'en médecine les principes
d'expérience, c'est-à-dire les observations, ne sauraient étre trop
multipliées pour donner plus d'occasion à la raison de déchiffrer ce
que la nature ne nons donne à connaitre qu'à demi. Au reste, je ne
sache personne qui emploie les axiomes de la manière que l'au-
teur habile dont oous parlez le fait faire (8 16, 17) comme si quel-
qu'un, pour démontrer à un enfant qu'un nègre est un homme se
servait du principe : ce qui est, est; en disant: Un nègre a l'áme
raisonnable; or l'âme raisonnable et l'homme est la méme chose,
et par conséquent si, avant l'âme raisonnable, il n'était pas homme,
il serait faux que ce qui est est, ou bien une méme chose serait et
ne serait pas en méme temps. Car. sans employer ces maximes, qui
ne sont point de saison ici et n'entrent pas directement dans le rai-
sonnement, comme aussi elles n'y avancent rien, tout le monde se
contentera de raisonner ainsi: un nègre a l'âme raisonnable; qui-
conque a l'âme raisonnable est un homme, donc le nègre est un
homme. Et, si quelqu'un prévenu qu'il n'y a point'd'áme raisonnable
quand elle ne nous parait point, concluait que les enfants qui vien-
nent de naitre et les imbéciles ne sont point de l'espèce humaine
(comme en effet l'auteur rapporte d'avoir discouru avec des per-
sonnes fort raisonnables qui le niaient), je ne crois point que le
mauvais usage de la maxime, qu'il est impossible qu'une chose soit
et ne soit pas, les séduirait, ni qu'ils y pensent méme en faisant ce
raisonnement. La source de leur erreur serait une extension du prin-
cipe de notre auteur, qui nie qu'il y a quelque chose dans l'âme
dont elle ne s'apercoit pas, au lieu que ces messieurs iraient jusqu'à
nier l'âme méme, lorsque d'autres ne l'aperçoivent point.
m
DE LA CONNAISSANCE 304
CHAP. VIII. — Drs PROPOSITIONS FRIVOLES
Pu.Je crois bien que les personnes raisonnables n'ont garde
d'einployer les axiomes identiques de la manière dont nous venons
de parler. $2. Aussi semble-t-il que ces maximes purement identi-
ques ne sont que des propositions frivoles ou nugatorie, comme les
écoles mémes les appellent. Et je ne me contenterais pas de dire que
cela semble ainsi, si votre surprenant exemple de la démonstration
de la conversion par l'entremise des identiques ne me faisait aller
bride en main dorénavant, lorsqu'il s'agit de mépriser quelque chose.
Cependant je vous rapporterai ce qu'on allégue pour les déclarer
frivoles entièrement. C'est, $ 3, qu'on reconnait à la première vue
qu'elles ne renferment aucune instruction, si ce n'est pour faire voir
quelquefois à un homme l'absurdité où il s'est engagé.
Tn. Comptez-vous cela pour rien, Monsieur, et ne reconnaissez-
vous pas que réduire une proposition à l'absurdité, c'est démontrer
sa contradictoire ? Je crois bien qu'on n'instruira pas un homme en
lui disant qu'il ne doit pas nier et affirmer le méme en méme temps;
mais on l'instruit en lui montrant, par la force des conséquences,
qu'il le fait sans y penser. Il est difficile, à mon avis, de se passer
toujours de ces démonstrations apagogiques, c'est-à-dire qui rédui-
sent à l'absurdité, et de tout prouver par les ostensives, comme on
les appelle; et les géométres, qui sont fort curieux là-dessus, l'ex-
périmentent assez. Proclus le remarque de temps en temps, lorsqu'il
voit que certains géomètres anciens, venus aprés Euclide, ont trouvé
une démonstration plus directe (comme on le croit) que la sienne.
Mais le silence de cet ancien commentateur fait assez voir qu'on ne
l'a point fait toujours.
$ 3. Pri. An moins avouerez-vous, Monsieur, qu'on peut former un
million de propositions à peu de frais, mais aussi fort peu utiles ;
car n'est-il pas frivole de remarquer, par exemple, que l'huitre est
l'huître, et qu'il est faux de le nier ou de dire que l'huitre n'est point
l'huitre? Sur quoi notre auteur dit agréablement qu'un homme qui
ferait de cette huitre, tantôt le sujet, tantôt l'attribut, ou le predi-
catum, serait justement comme un singe qui s'amuserait à jeter une
huitre d'une main à l'autre, ce qui pourrait tout aussi bien satisfaire
392 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
la faim du singe, que ces propositions sont capables de satisfaire
l'entendement de l'homme.
Ta. Je trouve que cet auteur, aussi plein d'esprit que doué de ju-
gement, a toutes les raisons du monde de parler contre ceux qui en
useraient ainsi. Mais vous voyez bien comment il faut employer les
identiques pour les rendre utiles ; c'est en montrant, à force de con-
séquences et de définitions, que d'autres vérités qu'on veut établir
S y réduisent.
x 4. Pur. Je le reconnais, et je vois bien qu'on le peut appliquer à
plus forte raison aux propositions qui paraissent frivotes. et le sont
en bien des occasions, où une partie de l'idée complexe est affir-
mée de l'objet de cette idée, comme en disant : le plomb est un
métal, dans l'esprit d'un homine qui connait la signification de ces
termes, et qui sait que le ploinb signifie un corps fort pesant, fusible
et malléable; il y a ce seul usage. qu'en disant métal, on lui désigne
tout d'un coup plusieurs des idées simples, au lieu de les lui com-
pter une par une, $5. ]l en est de même lorsqu'une partie de la dé-
finition est affirmée du terme défini, comme en disant : tout or est
fusible supposé qu'on a défini i'or. que c'est un corps jaune,
fusible et malléable. Item de dire que le triangle a trois cótés, que
l'homme est un animal, qu'un palefroi (vieux mot francais) est un
animal qui hennit, cela sert pour définir les mots, et non pas pour
apprendre quelque chose outre la. définition. Mais on nous apprend
quelque chose, en disant que l'homme à une notion de Dieu, et que
l'opium le plonge dans le sommeil.
Tu. Outre ce que j'ai dit des identiques qui le sont entierement,
on trouvera que ces identiques à demi ont encore une utilité parti-
culiére. Par exemple : un homme sage est toujours un homme ; cela
donne à connaitre qu'il n'est pas infaillible, qu'il est mortel, etc.
Quelqu'un a besoin. dans le danger, d'une balle de pistolet ; il
manque de plomb pour en fondre dans la. forme qu'il a: un ami lu
dit: Souvenez-vous que l'argent, que vous avez dans votre bourse,
est fusible ; cet ami ne lui apprendra point une qualité de l'argent ;
mais il le fera penser à un usage qu'il en peut faire, pour avoir des
balles à pistolet dans ce pressant besoin. Une bonne partie des
vérités morales et des plus belles sentences des auteurs est de
cette nature. Elles n'appreunent rien bien souvent, mais elles font
penser à propos à ce que l'on sait. Cet iambe sénaire de la tragédie
latine ;
im.
DE LA CONNAISSANCE 393
Cuivis potest accidere, quod cuiquam potest,
(qu'on pourrait exprimer ainsi, quoique moins joliment : ce qui
peut arriver à l'un, peut arriver à chacun), ne fait que nous faire
souvenir de la condition humaine : Quod nihil humani à nobis alie-
num putare debemus. Cette régle des jurisconsultes qui jure suo
utitur, nemini facit injuriam (celui qui use de son droit ne fait
tort à personne), parait frivole. Cependant elle a un usage fort bon
en certaines rencontres et fait penser justement à ce qu'il faut.
Comme si quelqu'un haussait sa maison, autant qu'il est permis par
les statuts el usances, et qu'ainsi il ótait quelque vue à son voisin,
on payerait ce voisin d'abord de cette méme régle de droit, s'il s'a-
visait de se plaindre. Au reste, les propositions de fait, ou les expé-
riences, comme celle qui dit que l'opium est narcotique, nous mé-
nent plus loin que les vérités de la pure raison, qui ne nous peu-
vent jamais faire aller au delà de ce qui est dans nos idées distinctes.
Pour ce qui est de cette proposition, que tout homme a une notion
de Dieu, elle est de la raison, quand notion signifie idée. Car l'idée
de Dieu, selon moi, est innée dans tous les hommes ; mais, si cette
notion signifie une idée où l'on pense actuellement, c'est une pro-
position de fait qui dépend de l'histoire du genre humain. $ 7. Enfin
dire qu'un triangle a trois côtés cela n'est pas siidentique qu'il semble,
car il faut un peu d'attention pour voir qu'un polygone doit avoir
autant d'angles que de cótés ; aussi y aurait-il un cóté de plus, si le
polygone n'était point supposé fermé.
$ 9. Pu. ll semble que les propositions générales qu on forme sur
ls substances sont pour la plupart frivoles, si elles sont certaines.
Et qui sait les significations des mots. substance, homme, animal,
forme, âme végétative, sensitive, raisonnable, en formera plusieurs
propositions indubitables, mais inutiles, particulièrement sur l'âme,
dont on parle souvent sans savoir ce qu'elle est réellement. Chacun
peut voir une infinité de propositions, de raisonnements et de con-
clusions de cette nature dans les livres de métaphysique, de théo-
logie scolastique, et d'une certaine espèce de physique, dont la lec-
ture ne lui apprendra rien de plus de Dieu, des esprits et des corps,
que ce qu'il en savait avant d'avoir parcouru ces livres.
Tu. Il est vrai que les abrégés de métaphysique et tels autres
livres de cette trempe, quise voient communément, n'apprennent
que des mots. De dire, par exemple, que la métaphysique est la
E. j^ YOCVEATX ESA «TE L ENTEXDEMENT
wience de ilie em cenerzi. qui e» explique les principes et les
sfleriions qui en -manat: que le: principes de l'Étre sont l'es-
vence et l'existence : et que les aff-ctions sont ou primitives. savoir,
| un. le vrai. le bon: eu derivativ-s. savoir le meme et le divers,
le simple et le compose. etc. et en parlant de chacun de ces termes,
ne donner que des noti ns vagues et des distinctions de mots, c'est
bien abuser du nom de science. Cependant. il faut rendre cette jus-
tice aux Scolastiques plus profonds. comme Suarez 1 (dont Gro-
tius 2 faisait «i grand cas. de reconnaitre qu'il v a quelquefois
chez eux des discussions considerables. comme sur le continuum,
sur l'infini. sur Ja contingence, sur la réalité des abstraits. sur le prin-
cipe de l'individuation. sur l'origine et le vide des formes, sur l'âme
et sur ses facultés. sur le concours de Dieu avec ses créatures, etc.,
et méme en inorale. sur la nature de la volonté et sur les prin-
cipes de la justice : en un mot. il faut avouer qu'il y a encore de l'or
dans ces scories, mais il n'y a que des personnes éclairées qui en
puissent profiter : et de charger la jeunesse d'un fatras d'inutilités,
parce qu'il y a quelque chose de bon par-ci par-Ià, ce serait mal
ménager la plus précieuse de toutes les choses, qui est le temps. Au
reste, nous ne Sommes pas tout à fait dépourvus de propositions géné-
"ies sur les substances, qui soient certaines et qui méritent d'être
«ues, D y a de grandes et belles vérités sur Dieu et sur l'âme, que
notre habile auteur a enseignées ou de son chef, ou en partie après
d'autres. Nous y avons peut-être ajouté quelque chose aussi. Et quant
aux connaissances génerales touchant les corps, on en ajoute d'assez
considérables à celles qu'Aristote avait laissées, et l'on doit dire que
la physique, méme la générale, est devenue bien plus réelle qu'elle
n'etait auparavant, Et quant à la métaphysique réelle, nous com-
mencons quasi à l'établir, et nous trouvons des vérités importantes
fondées en raison et coufirmées par l'expérience, qui appartiennent
aux substances en. général. J'espère aussi d'avoir avancé un peu la
connaissance générale de l'àme et des esprits. Une telle métaphysique
est ce qu'Aristote demandait, c'est la science qui s'appelle chez lui
Ai Sous QED, jésuite, théologien célebre, né à Grenade en 1518, mort en
Ut? C'est, on peut le dire, le dernier des scholastiques; On a de lui des
Vetuphusicarum disputationum libri duo. in-P, Paris, 1619 , et un Trartatus de
legibus et. Deo legislutore ii PC, Londres; 16790 . P. J.
3 Gros Hugo de Group, illustre jurisconzulte, né à Delft en Hoilande.
le 10 avril ANR, mort à Ractock en 16145. Son principal ecrit est son De Jure
pacs et hell, traduit en français par Barbevrae. P.J.
DE LA CONNAISSANCE , 395
trtovaévn, la désirée ou qu'il cherchait, qui doit être, à l'égard des
autres sciences théoriques, ce que la science de la félicité est aux
arts dont elle a besoin, et ce que l'architecte est aux ouvriers. C'est
pourquoi Aristote disait que les autres sciences dépendent de la
métaphysique comme de la plus générale, et en devaient emprunter
leurs principes, démontrés chez elle. Aussi faut-il savoir que la vraie
morale est à la métaphysique ce que la pratique est à la théorie,
parce que de la doctrine des substances en commun dépend la con-
naissance des esprits et particulièrement de Dieu et de l'âme, qui
donne une juste étendue à la justice et à la vertu. Car, comme j'ai
remarqué ailleurs, s'il n'y avait ni Providence ni vie future, le sage
serait plus borné dans la pratique de la vertu ; car il ne rapporterait
tout qu'à son contentement présent, et méme ce contentement, qui
parait déjà chez Socrate, chez l'empereur Marc Antonin, chez Epic-
tète (1) et autres anciens, ne serait pas si bien fondé toujours sans
ces belles et grandes vues que l'ordre et l'harmonie de l'univers
nous ouvrent jusque dans un aveuir sans bornes ; autrement la tran-
quillité de l'âme nesera que ce qu'on appelle patience par force, de
sorte qu'on peut dire quela théologie naturelle, comprenant deux
parties, la théorique et la pratique, contient tout à la fois la méta-
physique réelle et la morale la plus parfaite.
$ 12. Pn. Voilà des connaissances, sans doute, qui sont bien éloi-
gnes d'étre frivoles, ou purement verbales. Mais il semble que ces
dernières sout celles où deux abstraits sont affirmés l’un de l'autre ;
par exemple, que l'épargne est frugalité, que la gratitude est justice ;
et quelque spécieuses que ces propositions et autres paraissent
quelquefois du premier coup d'œil, cependant si nous en pressons
la force, nous trouvons que tout cela n'emporte autre chose que la
signification des termes.
Ta. Mais les significations des termes, c'est-à-dire les définitions,
jointes aux axiomes identiques, expriment les principes de toutes
(1) ANTONIN, ÉPICTÈTE, stuiciens romains du temps de l'empire. Épictète, né
à Hieropolis en Phrygie. dans le premier siècle de notre ère, mort dans le
milieu du second siècle ; il fut d'abord esclave, puis affranchi. Les deux ou-
vrages qui résument sa doctrine sont /e Manuel et les Entretiens. La plus céle-
bre édition d’Epictete est cellede Schweighauser, grecque-latine, 15 vol. in-&°;
Leipzig, 1799-1801.
M. Antonin ou Marc Auréle, empereur, né à Rome l'an 221 avant J.-C., mort
en 130 ; son seul ouvrage est le livre des Pensées. Schulz en à donné une
edition in-8' à Sleswig, 1802. On a une trad. franc. de Dacier, 2 vol. in-12,
Paris, 1691 ; de Joly, in-12 et in-*^, 1770 et 1813 ; de Pierron, gr. in-18, Paris,
1843 ; et de Barthelemy-Saint-Hilaire, 1876. P. J.
396 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
les démonstrations; et. comme ces définitions peuvent faire connaître
en méme temps les idées et leur possibilité, il est visible que ce qui
en dépend n'est pas toujours purement verbal. Pour ce qui est de
l'exemple, que la gratitude est justiee, ou. plutót une partie de la
justice, il n'est pas à mépriser, car il fait connaître que ce qui s'appelle
actio ingrati, ou la plainte qu'on peut faire contre les ingrats, de-
vrait étre moins négligée dans les tribunaux. Les Romains rece-
vaient cette action contre les libertés ou affranchis, et encore au-
jourd'hui elle doit avoir lieu à l'égard de la révocation des dons. Au
reste, j'ai déjà dit ailleurs qu'encore des idées abstraites peuvent
être attribuées l'une à l'autre, le genre à l'espèce ; comme en disant:
la durée est une continuité, la vertu est une habitude ; maïs la jus-
tice universelle est non seulement une vertu, mais méme c'est la
vertu morale entiére.
CHAP. IX. — DE LA CONNAISSANCE QUE NOUS AVONS
DE NOTRE EXISTENCE.
$ 1. Pa. Nous n'avons considéré jusqu'ici que lesessencés des choses
el, comme notre esprit ne les connait que par abstraction, en les
détachant de toute existence particuliére, autre que celle qui est dans
notre enteudement, elles ne nous donnent absolument point de con-
naissance d'aucune existence réelle. Et les propositions universelles,
dont nous pouvons avoir une connaissance certaine, ne se rapportent
point à l'existence. Et d'ailleurs, toutes les fois qu'on attribue quel-
que chose à un individu d'un genre ou d'une espéce par une propo-
sition qui ne serait point certaine, si le même était attribué au genre
ou à l'espèce en général, la proposition n'appartient qu'à l'existence
et ne fait connaitre qu'unc liaison accidentelle dans ces choses exis-
tantes en particulier, comme lorsqu'on dit qu'un tel homme est
doctc.
Tu. Fort bien, et c'est dans ce sens que les philosophes aussi, dis-
tinguant si souvent entre ce qui est de l'essence et ce qui est de l'exis-
tence, rapportent à l'existence tout ce qui est accidentel ou contin-
gent. Bien souvent on ne sait pas méme si les propositions univer-
selles, que nous ne savons que par expérience, ne sont pas peut-étre
accidentelles aussi, parce que notre expérience est bornée, comme
DE LA CONNAISSANCE 397
. dans les pays où l'eau n'est point glacée, cette proposition qu'on y
formera, que l'eau est toujours dans un état fluide, n'est pas essen-
tielle, et on le connait en venant dans des pays plusfroids. Cependant,
on peut prendre l'accidentel d'une manière plus rétrécie, en sorte
qu'il y à comme un milieu entre lui et l'essentiel ; et ce milieu est
le naturel, c'est-à-dire ce qui n'appartient pas à la chose nécessai-
rement, mais qui cependant lui convient de soi si rien ne l'empéche.
Ainsi quelqu'un pourrait soutenir qu'à la vérité il n'est pas essentiel
à l'eau mais qu'il lui est naturel au moins d'être fluide. On le pourrait
soutenir, dis-je, mais ce n'est pourtant pas une chose démontrée, et
peut-être que les habitants de la Lune, s'il y en avait, auraient sujet
dene se pas croire moins fondés de dire qu'il est naturel à l'eau
d'étre glacée. Cependant, il y a d'autres cas oü le naturel est moins
douteux. Par exemple, un rayon de lumiére va toujours droit dans
le méme milieu, à moins que par accident il ne rencontre quelque
surface quile réfléchit. Au reste, Aristote a coutume de rapporter à
la matière la source des choses accidentelles ; mais alors il y faut
eutendre la matière seconde, c'est-à-dire le tas ou la masse des
Corps.
5 2. PH. J'ai remarqué déjà, suivant l'excellent auteur anglais qui
a écrit l'Essai concernant l'entendement, que nous connaissions notre
existence par l'intuition, celle de Dieu par démonstration, et celle
des autres par sensation. 33. Or cette intuition qui fait connaitre notre
existence à nous-mémes, fait que nous la connaissons avec une évi-
dence entière qui n'est point capable d’être prouvée et n'en a point
besoin; tellement que, lors méme que j'entreprends de douter de
toutes choses, ce doute méme ne me permet pas de douter de mon
existence. Enfin nous avons là-dessus le plus haut degré de certitude
qu on puisse imaginer.
Tu. Je suis entierement d'accord de tout ceci. Et j'ajoute que
l'aperception immédiate de notre existence et de nos pensées nous
fournit les premières vérités à posteriori ou de fait, c'est-à-dire les
premières expériences; comme les propositions identiques contien-
nent les premiéres vérités à priori ou de raison, c'est-à-dire les pre-
mières lumières. Les unes et les autres sont incapables d’être prou-
vées et peuvent étre appelées immédiates ; celles-là, parce qu'il y a
immediation entre l'entendement et son objet, celles-ci, parce qu'il
y a immédiation entre le sujet et le prédicat.
398 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
CHAP. X. — DE LA CONNAISSANCE QUE NOUS AYONS DE
L'EXISTENCE DE DIEU.
S 4. Pir. Dieu ayant donné à notre âme les facultés dont elle est
ornée, il ne s'est point laissé sans témoignage; car les sens, l'intelli-
gence et la raison nous fournissent des preuves manifestes de son
existence.
Tu. Dieu n'a pas seulement donne à l'áme des facultés propres à
le connaitre, mais il lui a aussi imprimé des caractères qui le mar-
quent, quoiqu'elle ait besoin des facultés pour s'aperceevoir de ces
'aractéres. Mais je ne veux point répéter ce qui a été discuté entre
nous sur les idées et les vérités innées, parmi lesquelles je compte
l'idée de Dieu et la vérité de son existence. Venons plutót au fait.
Pn. Or, encore que l'existence de Dieu soit la vérité la plus aisée
à prouver par la raison, et que son évidence égale, si je ne me
trompe, celle des démonstrations mathématiques, elle demande
pourtant de l'attention. Il n'est besoin d'abord que de faire réflexion
sur nous-mémes et sur notre propre existence indubitable. Ainsi je
suppose que chacun connait qu'il est quelque chose qui existe
actuellement, et qu'ainsi il y 2 un Etre réel. S'il y a quelqu'un qui
puisse douter de sa propre existence, je déclare que ce n'est pas à
lui que je parle. 33. Nous savons encore, par une connaissance de
simple vue, que le pur néant ne peut point produire un Etre réel.
D'où il s'ensuit d'une évidence mathématique que quelque chose a
existé de toute éternité, puisque tout ce qui a un commencement
doit avoir été produit par quelque autre chose. 8 4. Or tout étre
qui tire son existence d'un autre tire aussi de lui tout ce qu'il a et
toutes ses facultés. Donc la source éternelle de tous les êtres est
aussi le principe de toutes leurs puissances, de sorte que cet Etre
éternel doit être aussi tout-puissant. 3 5. De plus, l'homme trouve
en lui-méme la connaissance. Donc il y a un étre intelligent. Or il
est impossible qu'une chose absolument destituce de connaissance
et de perception produise un étre intelligent, et il est contraire à
l'idée de la matiére, privée de sentiment, de s'en produire à elle-
méme. Donc la source des choses est intelligente, et il y a eu un Etre
intelligent de tout éternité, 5 6. Un Étre éternel, trés puissant et trés
intelligent, est ee qu'on appelle Dieu. Que s'il se trouvait quelqu'un
DE LA CONNAISSANCE 399
assez déraisonnable pour supposer que l'houme est le seul être qui
ait de la connaissance et de la sagesse, mais que néanmoins il a été
formé par le pur hasard, et que c'est ce méme principe aveugle et
sans connaissance qui conduit tout le reste de l'univers. je l'avertirai
d'examiner à loisir là censure tout à fait solide et pleine d'emphase
de Cicéron {De legibus, lib. 1L. Certainement, dit-il, personne ne
devrait être si sottement orgucilleux que de s'imaginer qu'il v a au
dedans de lui un entendement et de Ja raison, et que cependant il
n'y a aucune intelligence qui gouverne tout ce vaste univers. De ce
que je viens de dire, il s'ensuit clairement que nous avons une con-
naissance plus certaine de Dieu, que de quelque autre chose que ce
soit hors de nous.
Tu. Je vous assure, Monsieur, avec une parfaite sincérité, que je suis
extrémement fâché d'être obligé de dire quelque chose contre cette
démonstration ; mais je le fais seulement afin de vous donner occa-
sion de remplir le vide. C'est principalement à l'endroit où vous
concluez {$ 3) que quelque chose a existé de toute éternité. J'y
trouve de l'ambiguïté, si cela veut dire qu'il n'y ait jamais eu aucun
tem ps où rien n'existait. J'en demeure d'accord, et cela suit vérita-
blement les précédentes propositions, par une conséquence toute
mathématique. Car, si jamais il y avait eu rien, il y aurait toujours
eu rien, le rien ne pouvant point produire un étre; donc nous-
mémes ne scrions pas, ce qui est contre la première vérité d'expé-
rience. Mais la suite fait voir d'abord que, disant que quelque chose
a existé de toute éternité, vous entendez une chose éternelle. Cepen-
dant il ne s'ensuit point, en vertu de ce que vous avez avancé jus-
qu'ici, que s'il y a toujours eu quelque chose, il y a toujours eu une
certaine chose, c'est-à-dire qu'il y a un Être éternel. Car quelques
adversaires diront que moi, j'ai été produit par d'autres choses, et ces
choses encore par d'autres. De plus, si quelques-uns admettent des
êtres éternels (comme les épicuriens leurs atomes), ils ne se "croi-
ront pas être obligés pour cela d'aecorder un Fire éternel qui soit
seul la source de tous les autres. Car, quand ils reconnaitraient que
ce qui donne l'existence donne aussi les autres qualités et puissances
dela chose, ils nieront qu'une seule chose donne l'existence aux
autres, et ils diront méme qu'à chaque chose plusieurs autres doi-
vent concourir. Ainsi nous n'arriverons pas par cela seul à une source
de toutes les puissances. Cependant il est trés raisonnable de juger
qu'il y en a une, et méme que l'univers est gouverné avec sagesse.
400 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
Mais, quand on croit la matiére susceptible de sentiment, on pourra
étre disposé à croire qu'il n'est point impossible qu'elle le puisse pro-
duire. Àu moins il sera difficile d'en apporter une preuve, qui ne
fasse voir en méme temps qu'elle en est incapable tout à fait; et
. supposé que notre pensée vienne d'un étre pensant, peut-on prendre
pour accordé, sans préjudice de la démonstration, que ce doit être
Dieu ?
$ 7. Pur. Je ne doute point que l'excellent homme dont j'ai emprunté
cette démonstration, ne soit capable de la perfectionner; et je
tácherai de l'y porter, puisqu'il ne saurait guére rendre un plus
grand service au public. Vous-même le souhaitez. Cela me fait croire
que vous ne croyez point que, pour fermer la bouche aux athées on
doit faire rouler tout sur l'existence de l'idée de Dieu en nous,
comme font quelques-uns, qui s'attachent trop fortement à cette
découverte favorite, jusqu'à rejeter toutes les autres démonstrations
de l'existence de Dieu, ou du moins à tácher de les affaiblir et à dé-
fendre de les employer, eomme si elles étaient faibles ou fausses:
quoique dans le fond ce soient des preuves qui nous font voir si clai-
rement et d'une maniere convaincante l'existence de ce souverain
Être par la considération de notre propre existence et des parties
sensibles de l'Univers, que je ne pense qu'un homme sage y doive
résister.
Tu. Quoique je sois pour les idées innées et particulièrement pour
celle de Dieu, je ne crois point que les démonstrations des Cartésiens,
tirées de l'idée de Dieu, soient parfaites. J'ai montré amplement ail-
leurs (dans les Actes de Leipsick et dans les mémoires de Trévoux)
que celle de M. Descartes a empruntée d'Anselme (1), archevêque
de Cantorbéry, est tres belle et trés ingénieuse à la vérité, mais qu'il y
3 un vide à remplir. Ce célébre archevéque, qui a sans doute été un
des plus capables hommes de son temps, se félicite, non sans raison,
d'avoir trouvé un moyen de prouver l'existence de Dieu à priori, par
sa propre notion, sans recourir à ses effets. Et voici à peu pres la
force de son argument : Dieu est le plus grand, ou (comme parle
Descartes) le plus parfait des êtres, ou bien c'est un être d'une
grandeur et d'une perfection supréme, qui en enveloppe tous les
degrés. C'est là la notion de Dieu. Voici maintenant comment l'exis.
tence suit de cette notion. C'est quelque chose de plus d'exister que
de ne pas exister, ou bien l'existence ajoute un degré à la grandeur
ou à la perfection, et comme l'énonce M. Descartes, l'existence est
DE LA CONNAISSANCE 401
elle-même une perfection. Donc ce degré de grandeur et de perfec-
tion, ou bien cette perfection, qui consiste dans l'existence, est dans
cet Être suprême, tout grand, tout parfait : car autrement quelque
degré lui manquerait, contre sa définition. Et par conséquent cet
Étre suprême existe. Les scolastiques, sans excepter méme leur
Docteur angélique ont méprisé ect argument et l'ont fait passer pour
un paralogisme; en quoi ils ont eu grand tort, et M. Descartes,
qui avait étudié assez longtemps la philosophie scolastique au collège
des Jésuites de la Fléche, a eu grande raison de le rétablir. Ce n'est
pas un paralogisme, mais c'est une démonstration imparfaite, qui
suppose quelque chose qu'il fallait encore prouver, pour le rendre
d'une évidence mathématique, c'est qu'on suppose tacitement que
cette idée de l'Étre tout grand ou tout parfait est possible et n'im-
plique point de contradiction. Et c'est déjà quelque chose que par
cette remarque on prouve que supposé que Dieu soit possible, il
existe, ce qui est le privilège de la seule divinité. On a droit de pre-
sumer la possibilité de tout étre et surtout celle de Dieu jusqu'à ce
que quelqu'un prouve le contraire. De sorte que cet argument
métaphysique donne déjà une conclusion morale démonstrative,
qui porte que suivant l'état présent de nos connaissances, il faut
juger que Dieu existe, et agir comformément à cela. Mais il serait
pourtant à souhaiter que des habiles gens achevassent la démonstra-
tion dans la rigueur d'une évidence mathématique, et je crois d'avoir
dit quelque chose ailleurs qui y pourra servir. L'autre argument de
M. Descartes, qui entreprend de prouver l'existence de Dieu, parce
que son idée cst en notre iine, et qu'il faut qu'elle soit venue de
l'original, est encore moins concluant. Car premièrement cet argu-
ment a ce défaut commum avec le précédent, qu'il suppose qu'il v a
en nous une telle idée, c'est-à-dire que Dieu est possible. Car ce
qu'allégue M. Descartes qu'en parlant de Dieu nous savons ce que
nous disons, et que par conséquent nousen avons l'idée, est un
indice trompeur, puisqu'en parlant du mouvement perpétuel méca-
nique, par exemple, nous savons ee que nous disons, et cependant
ce monvement est une chose impossible, dont par conséquent on ne
saurait avoir idée qu'en apparence. Et secondement, ce méme argu-
ment ne prouve pas assez que l'idée de Dieu, si nous l'avons, doit
venir de l'original. Mais je ne veux point m'y arréter présentement.
Vous me direz, Monsieur, que, reconnaissant en nous l'idée innée de
Dieu, je ne dois point dire qu'on peut révoquer en doute s'il y en a
PAUL JANET. — Leibniz. 1-26
402 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
une? Mais je ne permets ce doute que par rapport à une démons-
tration. rigoureuse fondée sur l'idée toute seule. Càr on est assez
assuré, d'ailleurs, de l'idée et de l'existence de Dieu. Et vous vous
souviendrez que j'ai montré comment les idées sont en nous non
pastoujours en sorte qu'on s'en apercoive, mais toujours en sorte
qu'on les peut tirer de son propre fond et rendre apercevables.
Et c'est aussi ce que je crois de l'idée de Dieu, dont je tiens la pos-
sibilité et l'existence démontrées de plus d'une facon. Et l'har-
monie préctab!ie même nous fournit un autre moyen incontestable.
Je crois d'ailleurs que tous les moyens qun a employés pour
prouver l'existence de Dieu sont bons et pourraient servir, si on les
perfectionnait, et je ne suis nullement d'avis qu'on doive négliger
celui qui se tire de l'ordre des choses.
S8 9. Pi. ll sera. peut-être à propos d'insister un peu sur cette
question, si un. étre pensant peut. venir d'un étre non pensant et
privé de tout sentiment et connaissance, tel que pourrait être la
matiere. S 10. Il est méme assez manifeste qu'une partie de la ma-
tière est incapable de rien. produire par elle-même et de se donner
du mouvement. Il faut donc. ou que son mouvement soit éternel,
ou qu'il lui soit imprimé par un être plus puissant. Quand ce mou-
vement serait éternel, il serait toujours incapable de produire de la
connaissance. Divisez-la en autant de petites parties qu'il vous plaira,
comme pour la spiritialiser. dounez-lui toutes les figures et tous les
mouvements que vous voudrez, faites-en un globe, un cube, un
prisme, un cylindre, ete., dont les diamètres ne soient que la
100000* partie d'un gry, qui est 1:10 d'une ligne qui est 1/40 d'un
pouce, qui est 1/10 d'un pied philosophique, qui est 1/3 d'un pen-
dule, dont chaque vibration dans la latitude de £5 degrés est égale
à uue seconde de temps. Cette particule de matiére, quelque petite
qu'elle soit, n'agira pas autrement sur d'autres corps, d'une gros-
seur qui lui soit proportionnée, que les corps qui ont un pouce ou
un pied de diamètre agissent entre eux. Et l'on peut il espérer avec
autant de raison de produire du sentiment, des pensées et de la
connaissance, en joignant ensemble des grosses parties de Ja ma-
tiere de certaine figure et de certain mouvement, que par le moyen
des plus petites parties de matière qu'il y ait au monde. Ces der-
nieres se heurtent, se poussent, et résistent l'une à l'autre juste-
LL, GEHRRARDT : l'on pense,
DE LA CONNAISSANCE | 403
ment comme les grosses, et c'est ce qu'elles peuvent faire. Mais, si
la matiére pouvait tirer de son sein le sentiment, la perception ct la
connaissance, immédiatement et sans machine, ou sans le secours
des figures et des mouvements, en ce cas-là ce devrait être une pro-
priété inséparable de la matière et de toutes ses parties, d'en avoir.
À quoi l'on pourrait ajouter qu'encore que l'idée générale et spéci-
fique, que nous avons de la matière, nous porte à en parler comme
si c'était une chose unique en nombre, cependant toute la matière
u'est pas proprement une chose individuelle qui existe comme un
étre materiel, ou un corps singulier que nous connaissons, ou que
nous pouvous concevoir. De sorte que, si la matière etait le premier
être éternel pensant, il n'y aurait pas un être unique éternel, infini
et pensant, mais un nombre infini d'étres éternels, infinis, pensants,
qui seraient indépendants les uns des autres, dont les forces seraient
bornées et les pensées distinctes, et qui, par conséquent, ne pour-
raient jamais produire cet ordre, cette harmonie et cette beauté
qu'on remarque dans la nature. D'oü il s'ensuit nécessairement que
le premier être éternel ne peut étre la matiere. J'espère que vous
serez plus content, Monsieur, de ce raisonnement pris de l'auteur
celebre de la démonstration précedente, que vous n'avez paru l'être
de sa démonstration.
TH. Je trouve le présent raisonnement le plus solide du monde,
et non seulement exact, mais encore profond et digne de son auteur.
Je suis parfaitement de son avis qu'il n'v a point de combinaison et
de modilication des parties de la matiere, quelque petites qu'elles
soient, qui puisse produire de la perception ; d'autant que les parties
grosses n'en sauraient donner (comme on reconnait manifestement,
et que tout est proportionnel dans les petites parties, à ce qui peut
se passer dans les grandes. C'est encore une importante remarque
sur la matière, que celle que l'auteur fait ici, qu'on ne la doit point
prendre pour une chose unique en nombre ou (comme j'ai coutume
de parler) pour une vraie monade ou unité, puisqu'elle n'est qu'un
amas d'un nombre infini d'étres. I ne fallait ici qu'un pas de cet
excellent auteur pour parvenir à mon systéme. Car, en effet, je donne
de la perception à tous ces êtres infinis, dont chacun est comme un
animal doué d'áme (ou de quelque principe actif analogique, qui en
fait la vraie unité) avec ce qu'il faut à cet être pour être passif et
doué d'un corps organique. Or ces êtres ont recu leur nature tant
active que passive (c'est-à-dire ce qu'ils ont d'immatériel et de ma-
40% NOUVEAUX ESSAIS. SUR L'ENTENDEMENT
tériel) d'une cause générale et suprême, parce qu'autrement, comme
l'auteur le remarque très bien, étant indépendants les uns des autres,
ils ne pourraient jamais produire cet ordre, cette harmonie, cette
beauté qu'on remarque dans la nature. Mais cet argument, qui ne
parait étre que d'une certitude morale, est poussé à une nécessité
tout à fait métaphysique par la nouvelle espèce d'harmonie que j'ai
introduite, qui est l'harmonie préétablie. Car chaeune de ces àmes
exprimant à sa manière ce qui se passe au dehors et ne pouvant
avoir aucune influence sur les autres étres particuliers, ou plutót,
devant tirer cette expression du propre fond de sa nature, il faut
nécessairement que chacun ait reçu cette nature (ou cette raison
interne des expressions de ce qui est au dehors) d'une cause univer-
selle, dont ces étres dépendent tous, et qui fasse que l'un soit par-
faitement d'accord et correspondant avee l'autre ; ce qui ne se peut
sans une connaissance et puissance infinies, et par un artifice grand
par rapport surtout au consentement spontané de la machine avec
les actions de l'âme raisonnable, qu'un illustre auteur, qui fit des
objections à l'encontre daus son merveilleux dictionnaire (1), douta
quasi s'il ne passait pas toute la sagesse possible, en disant que celle
de Dieu ne lui paraissait point trop grande pour un tel effet, et
reconnut au moins qu'on n'avait jamais donné un si grand relief aux
faibles conceptions que nous pouvons avoir de la perfection divine.
& 12. Pu. Que vous me réjouissez par cet accord de vos pensées
avec celles de mon auteur : J'espère que vous ne serez point fáché,
Monsieur, que je vous rapporte encore le reste de son raisonnement
sur cet article. Premicrement, il examine si l'étre pensant, dont tous
les autres êtres intelligents dépendent (et par plus forte raison tous
les autres êtres) est materiel ou. non ? 3 13. Il s'objecte qu'un être
pensant pourrait étre inatériel. Mais il répond que, quand cela serait,
C'est assez que ce soit un étre éternel, qui ait une science et une
puissance infinie. De plus, si la pensée et la matière peuvent être
séparées, l'existence. éternelle de la. matière ne sera pas une suite
de l'existence éternelle d'un être pensant. 5 14. On demandera
encore à ceux qui font Dieu matériel, s'ils croient que chaque partie
dela matière pense. En ce cas, il s'ensuivra qu'il y aurait autant de
dieux que de particules de la matitre. Mais, si chaque partie de la
matiérc ne pense point, voilà encore un étre pensant composé de
b (1; DAYLE, art. Zlorarius
DE LA CONNAISSANCE 405
parties nou pensantes, qu'on a déjà réfuté. 8 15. Que si quelque
atome de matiére pense seulement et que les autres parties, quoique
également éternelles, ne pensent point, c'est dire gratis qu'une
partie de la matière est infiniment au-dessus de l'autre et produit les
êtres pensants non éternels. 3 16. Que si l'on veut que l'étre pensant
éternel et matériel est un certain amas particulier de matière, dont
les parties sont non pensantes, nous retombons dans ce qui a été
réfuté : car les parties de matière ont beau être jointes, elles n'en
peuvent acquérir qu'une nouvelle relation locale, qui ne saurait
leur communiquer la connaissance. $ 17. II n'importe si cet amas est
en repos ou en mouvement. S'il est en repos, ce n'est qu'une masse
sans action, qui n'a point de privilége sur un atome ; s'il est en mou-
vement, ce mouvement, qui le distingue d'autres parties, devant
produire la pensée, toutes ces pensées seront accidentelles et limi-
tées, chaque partie à part étant sans pensées et n'ayant rien qui
règle ses mouvements. Ainsi il n'y aura ni liberté, ni choix, ni
sagesse, non plus que dans la simple matière brute. 3 18. Quelques-
uns croiront que la matière est au moins coéternelle avec Dieu. Mais
ils ne disent point pourquoi : la production d'un étre pensant, qu'ils
admettent, est bien plus difficile que celle de la matière qui est
moins parfaite. Et peut-étre (dit l'auteur), si nous voulions nous
éloigner un peu des idées communes, donner l'essor à notre esprit
et nous engager dans l'examen le plus profond que nous pourrions
faire dela nature des choses, « nous pourrions en venir jusqu'à
« concevoir, quoique d'une manière imparfaite, comment la ma-
« tière peut d'abord avoir tté faite, et comment elle a commencé
« d'exister par le pouvoir de ce premier étre éternel. » Mais on
verrait en méme temps que. de donner l'être à un esprit, c'est un
effet de cette puissance éternelle et infinie, beaucoup plus malaisé à
comprendre. Mais parce que cela m'éearterait peut-être trop :ajoute-
t-il) « des notions, sur lesquelles la philosophie est présentement
« fondée dans le monde », je ne serais pas exeusable de m'en éloi-
gner si fort, ou de rechercher, autant que la grammaire le pourrait
permettre, si dans le fond l'opinion communément établie est con-
traire à ce sentiment particulier ; j'aurais tort, dis-je, de m'engager
dans cette discussion, surtout dans cet endroit de la terre, où Ia
doctrine reçue est assez bonne pour mon dessein, puisqu'elle pose
comme une chose indubitable que, si l'on admet une fois la création
ou le commencement de quelque substance que ce soit, tirée du
406 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
néant, on peut supposer avec la méme facilité la création de toute
autre substance, excepté le créateur lui-même.
Tu. Vous m'avez fait un vrai plaisir, Monsieur, de me rapporter
quelque chose d'une pensée profonde de votre habile auteur, que
sa prudence trop serupuleuse a empêché de produire tout entière.
Ce serait grand dommage s'il la supprimait et nous laissait là,
après nous avoir fait venir l'eau à la bouche. Je vous assure, Mon-
sieur, que je crois qu'il ya quelque chose de beau et d'important
caché sous cette manière d'énigme (1). La substance en grosses
lettres pourrait faire soupconner qu'il concoit la production de la
matiére comme celle des accideuts, qu'on ne fait point de difficulté
de tirer du néant : et distinguant sa pensée singuliére « de la phi-
« losophie, qui est présentement fondée dans le monde, ou dans
« cet endroit de la terre », je ne sais s'il n'a pas eu en vue les pla-
toniciens, qui prenaient la matière pour quelque chose de fuyant
et de passager, à la manière des accidents, et avaient toute une
autre idée des esprits et des âmes.
& 19. PH. Enfin, si quelques-uns nient la création, par laquelle
les ehoses sont faites de rien, parce qu'ils ne la sauraient concevoir,
notre auteur, écrivant avant qu'il ait su votre découverte sur là
‘aison de l'union de l'âme et du corps, leur objecte qu'ils ne com-
prennent pas comment les mouvements volontaires sont produits
dans les corps par la volonté de l'âme et ne laissent pas de le
croire, convaincus par l'expérience: et il réplique avec raison à
ceux qui répoudent que l'âme ne pouvait produire un nouveau mou-
vement, produit seulement une nouvelle détermination des esprits
animaux, il leur réplique, dis-je, que l'un est aussi inconcevable
que l'autre. Et rien ne peut être mieux dit que ce qu'il ajoute à
cette occasion, que vouloir borner ce que Dieu peut faire, à cc que
nous pouvons comprendre, c'est donner une étendue infinie à notre
compréhension, ou faire Dieu lui-méme fini.
Tr. Quoique maintenant la difficulté sur l'union de l'âme et du
corps soit levée, à mon avis, il en reste ailleurs. J'ai montré à pos-
teriori par l'harmonie préétablie que toutes les monades ont recu
leur origine de Dieu et en dépendent. Cependant on n'en saurait
. (1) M. Coste l'a expliqué, d'après le chevalier Newton, dans la. remarque ii
au 8 18 de ce chapitre, Edition de Locke d'Amsterdam de 1755, p. 523. (Vote
de Raspe, dans son édition des Noureuur Essais de 1761.)
DE LA CONNAISSANCE 407
comprendre le comment en détail ; et dans le fond leur conservation
n'est autre chose qu'une création continuelle, comnie les scolastiques
l'ont fort bien reconnu.
CIIAP. XI. — DE LA CONNAISSANCE QUE NOUS AYONS DE
L'ENISTNCE DES AUTRES CHOSES
& 4. Pu. Comme donc la seule existence de Dieu a une liaison né-
cessaire avec la nôtre. nos idées que nous pouvons avoir de quelque
chose ne prouvent pas plus l'existence de cette chose que le portrait
d'un homme ne prouve son existence dans le monde. $ 2. La certi-
tude cependant que j'ai du blane. et du noir sur ce papier par la
voie de la sensation, est aussi grande que celle du mouvement de
mes mains, qui ne cède qu'à la connaissance de notre existence et à
celle de Dieu. Cette certitude mérite le nom de connaissance. Car je
ne crois pas que personne puisse être sérieusement si sceptique que
d'être incertain de l'existence des choses qu'il voit et qu'il sent. Du
moins, celui qui peut porter ses doutes si avant n'aura jamais aucun
différend avec moi, puisqu'il ne pourra jamais être assuré que je
dise quoi que ce soit contre son sentiment. Les perceptions des
choses sensibles, $ 1, sont produites par des causes extérieures qui
affectent nos sens, car nous n'acquérons point ces perceptions sans
les organes ; et, si les organes suffisaient, ils les produiraient tou-
jours. 8 5. De plus. j'éprouve quelquefois que je ne saurais em-
pécher qu'elles ne soient produites dans mon esprit, comme, par
exemple, la lumière, quand j'ai les veux ouverts dans un lieu où le
jour peut entrer : au lieu que je puis quitter les idéés qui sont dans
ma memoire. Il faut done qu'il y ait quelque cause extérieure de
cette impression vive, dont je ne puis surmonter l'efficace. $ 6.
Quelques-unes de ces perceptions sont produites en nous avec
douleur. quoique ensuite nous nous en souvenions sans ressentir
la moindre incommodité. Bien qu'aussi les démonstrations mathé-
matiques ne dépendent point des sens, cependant l'examen qu'on
en fait le moyen des figures, sert beaucoup à prouver l'évidence de
notre vue et semble lui donner une certitude qui approche de celle
de la démonstration méme. $ 7. Nos sens aussi en plusieurs cas se
rendent témoignage l'un à l'autre. Celni qui voit le feu, peut le
408 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
sentir s'il en doute. Et en écrivant ceci, je vois que je puis changer
les apparences du papier et dire par avance quelle nouvelle idée il
va présenter à l'esprit : mais, quand ces caractères sont tracés, je
ne puis éviter de les voir, tels qu'ils sont, outre que la vue de ces
caractères fera prononcer à un autre homme les mêmes sons. $ 8.
Si quelqu'un croit que tout cela n'est qu'un long songe, il pourra
songer, s'il lui plait, que je lui fais cette réponse, que notre certi-
tude fondée sur le témoignage des sens est aussi parfaite que notre
nature le permet et que notre condition le demande. Qui voit brüler
une chandelle et éprouve la chaleur de la flamme qui lui fait du mal
s’il ne retire le doigt, ne demandera pas une plus grande certitude
pour régler son action, et si ce songeur ne le faisait, il se trouverait
éveillé. Une telle assurance nous suffit donc, qui est aussi certaine
que le plaisir ou la doulenr, deux choses au delà desquelles nous
n'avons aucun intérét dans la connaissance ou existence des choses.
$ 9. Mais, au delà de notre sensation actuelle, il n'y a point de con-
naissance, et ce n'est que vraisemblance, comme lorsque je crois
qu'il y a des hommes dans le monde; en quoi il y a une extréme
probabilite, quoique maintenant, seul dans mon cabinet, je n'en
voie aucun. 3 10. Aussi serait-ce une folie d'attendre une démons-
tration sur chaque chose et de ne point agir suivant les vérités
claires et évidentes, quand elles ne sont point démontrables. Et un
homme qui voudrait en user ainsi ne pourrait s'assurer d'autre
chose que de périr en fort peu de temps.
Tu. J'ai déjà remarqué dans nos conférences précédentes que la
vérité des choses sensibles se justifie par leur liaison. qui dépend
des vérités intellectuelles, fondées en raison, et des observations
constantes dans les choses sensibles mémes, lors méme que les rai-
sons ne paraissent pas. Et, comme ces raisons et observations nous
donnent moyen de juger l'avenir par rapport à notre intérét et que
le succès repond à notre jugement raisonnable, on ne saurait de-
mander ni avoir méme une plus grande certitude sur ces objets.
Aussi peut-on rendre raison des songes mêmes et de leur peu de
liaison avec d'autres phénomènes. Cependant je crois qu'on pourrait
étendre l'appellation de la connaissance et de la certitude au delà
des sensations actuelles, puisque la clarté et l'évidence vont au
dela, que je considère comme une espèce de la certitude : et ce
serait sans doute une folie de douter sérieusement s'il v a des
hommes au monde, lorsque nous n'en voyons point. Douter sérieu-
DE LA CONNAISSANCE 409
sement est douter par rapport à la pratique, et l'on pourrait prendre
la certitude pour une connaissance de la vérité avec laquelle on
n'en peut point douter par rapport à la pratique sans folie ; et quel-
quefois on la prend encore plus généralement et on l'applique aux
cas où l'on ne saurait douter sans mériter d'être fort blàmé. Mais
l'évidence serait une certitude lumineuse, c'est-à-dire où l'on ne
doute point à cause de la liaison qu'on voit entre les idées. Suivant
cette définition de la certitude, nous sommes certains que Constan-
tinople est dans le monde, que Constantin et Alexandre le Grand et
que Jules César ont vécu. ll est vrai que quelque paysan des Ar-
dennes en pourrait donter avec justice, faute d'information: mais
un homme de lettres et du monde ne le pourrait faire sans un grand
déréglement d'esprit.
$ 11. Pit. Nous sommes assurés véritablement par notre mémoire
de beaucoup de choses qui sont passées, mais nous ne pourrons pas
bien juger si elles subsistent encore. Je vis hier de l'eau et un cer-
tain nombre de belles couleurs sur des bouteilles, qui se formerent
sur cette eau. Maintenant je suis certain que ces bouteilles ont existé
aussi bien que cette eau, mais je ne connais pas plus certainement
l'existence présente de l'eau que celle des bouteilles, quoiquela pre-
mière soit infiniment plus probable, parce qu'on a observé que l'eau
est durable et que les bouteilles disparaissent. $ 12. Enfin hors de
nous et de Dieu nous ne connaissons d'autres esprits que par la
révélation et n'en avons que la certitude de la foi.
Tu. Il a été remarqué déjà que notre mémoire nous trompe quel-
quefois. Et nous y ajoutons foi ou non, selon qu'elle est plus ou
moins vive, et plus ou moins liée avec les choses que nous savons.
Et quand méme nous sommes assurés du principal, nous pouvons
souvent douter des circonstances. Je me souviens d'avoir connu un
certain homme, car je sens que son image ne m'est point nouvelle,
non plus que sa voix ; et ce double indice m'est un meilleur garant
que l'un des deux, mais je ne saurais me souvenir oü je l'ai vu.
Cependant il arrive, quoique rarement, qu'on voit une personne en
songe, avant de la voir en chair et en os. Et on m'a assuré qu'une
demoiselle d'une cour connue vit en songeant et dépeignit à ses
amies celui qu'elle épousa depuis, et la salle où les fiançailles se
célébrérent; ce qu'elle fit avant d'avoir vu et connu ni l'homme
ni le lieu. On l'attribuait à je ne sais quel pressentiment secret ; mais
le hasard peut produire cet effet, puisqu'il est assez rare que cela
440 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
arrive ; outre que, les images des songes étant un peu obscures,
on a plus de liberté de les rapporter par après quelques autres.
$ 43. Pr. Concluons qu'il v a deux sortes de propositions, les unes
particuliéres et sur l'existence, comme par exemple qu'un éléphant
existe; les autres générales sur la dépendance des idées, comme
par exemple, que les hommes doivent obéir à Dieu. S 14. La plu-
part de ces propositions générales et certaines portent le nom de
vérités éternelles, et en effet elles le sont toutes. Ce n'est pas que ce
soient des propositions, formées actuellement quelque part de toute
éternité, ou qu'elles soient gravées dans l'esprit d'après quelque
modèle qui existÂt toujours, mais c'est parce que nous sommes
assurés que lorsqu'une créature, enrichie de facultés et de moyens
pour cela, appliquera ses pensées à la considération de ses idées,
elle trouvera la vérité de ces propositions.
Tu. Votre division parait revenir à la mienne des propositions de
fait, et des propositions de raison. Les propositions de fait aussi peu-
vent devenir générales en. quelque facon, mais c'est par l'induction
ou observation; de sorte, que ce n'est qu'une multitude de faits sem-
blables, comme lorsqu'on observe que tout. vif-argent s'évapore par
la force du feu, et ce n'est pas une généralité parfaite, parce qu'on
n'en voit point la nécessité. Les propositions générales de raison
sont nécessaires, quoique la raison en fournisse aussi, qui ne sont
pas absolument générales, et ne. sont que vraisemblables, comme,
par exemple, lorsque nous présumons qu'une idée est possible, jus-
qu'à ce que le contraire se découvre par une plus exacte recherche.
ll y a enfin des propositions mixtes, qui sont tirées de prémisses,
dont quelques-unes viennent des faits et des observations, et d'autres
sont des propositions nécessaires : et telles sout quantité de conclu-
sions géographiques et astronomiques sur le globe de la terre, et
sur le cours des astres qui naissent par la combinaison des obser-
lions des voyageurs et des astronomes avec les théorèmes de géo-
métrie et d'arithmetique. Mais comme, sclon l'usage des logiciens,
la conclusion suit la plus faible des prémisses, et ne saurait avoir
plus de certitude qu'elle. ces propositions mixtes n'ont que la cer-
titude et la généralité qui appartient à des observations. Pour ce qui
est des vérités éternelles, il faut observer, que dans le fond elles
sont toutes conditionnelles et disent en effet : telle chose posée, telle
autre chose est. Par exemple. disant : toute figure qui a trois cótés,
aura aussi trois angles, je ne dis autre chose sinon que, supposé
DE LA CONNAISSANCE 411
qu'il y ait une figure à trois côtés, celte méme figure aura trois
angles. Je dis cette méme, et c'est en quoi les propositions catégo-
riques, qui peuvent étre énoncées sans condition, quoiqu'elles
soient conditionnelles dans le fond, différent de celles qu'on appelle
hypothétiques, comme serait cette proposition : si une figure a trois
côtés, ses angles sont égaux à deux droits, où l'on voit que la pro-
position antécédente (savoir, la figure de trois côtés) et la consé-
queñte (savoir, les angles de la figure de trois côtés sont égaux à
deux droits), n'ont pas le méme sujet, comme elles l'avaient dans
le eas précédent, où l’antécédent était, cette figure est de trois
côtés, et le conséquent. Jadite figure est de trois angles ; quoique
encore l'hypothétique souvent puisse étre transformée en caté-
gorique, mais en changeant un peu les termes, comme si au lieu
de l'hypothétique précédente, je disais: les angles de toute figure à
trois cótés sont égaux à deux droits. Les scolastiques ont fort dis-
puté de constantia subjecti, comme ils l'appelaient, c'est-à-dire
comment la proposition faite sur un sujet peut avoir une vérité
réelle, si ce sujet n'existe point. C'est que la vérité n'est que condi-
tionnelle et dit qu'en cas que le sujet existe jamais, on le trouvera
tel. Mais on demandera encore: en quoi est fondée cette connexion,
puisqu'il y a de la réalité là-dedans qui ne trompe pas? La réponse
sera qu'elle est dans la liaison des idées. Mais on demandera en
répliquant : où seraient ces idées, si aucun esprit n'existait, et que
deviendrait alors le fondement réel de cette certitude des vérités
éternelles? Cela nous mène enfin au dernier fondement des vérités,
savoir à cet esprit suprême et universel, qui ne peut manquer
d'exister, dont l'entendement, à dire vrai, est la région des vérités
éternelles, comme saint Augustin (1) l'a reconnu, et l'exprime d'une
manière assez vive. Et, afin qu'on ne pense pas qu'il n'est point
nécessaire d'y recourir. il faut considérer que ces vérités néces-
saires contiennent la raison déterminante et le principe regulatif des
existences mêmes et, en un mot,les lois de l'univers. Ainsi ces
vérités nécessaires étant antérieures aux existences des étres con-
tingents, il faut bien qu'elles soient fondées dans l'existence d'une
(1) SuixT. Avcusri, illustre père de l'Église latine, né à Tagaste en Afrique
en 354. Tout le monde connait l'histoire de sa conversion, racontée par lui
dans ses Confessions; évéque d'Hippone en 395, Il combattit énergiquement les
Manichéens, les Donatistes et les Pélagiens. Son nom est resté attaché à la
doctrine de la grâce. Ses œuvres complètes ont été publiées par les Bénédic-
dictibs en 1677-1700.
412 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
substance nécessaire. C'est là ou je trouve l'original des idées et des
vérités qui sont gravées dans nos âmes, non pas en forme de pro-
positions, mais comme des sources dont l'application et les occa-
sions feront naitre des énonciations actuelles.
CHAP. XIE — LD;s MOYENS D'AUGMENTER
NOS. CONNAISSANCES.
5 4. Pri. Nous avons parlé des espèces de connaissance que nous
avons. Maintenant venons aux moyens d'augmenter la connaissance
ou de trouver la vérité. C'est une opinion recue parmi les savants,
que les maximes sont les fondements de toute connaissance, et que
chaque science en particulier est fondée sur certaines choses déjà
connues {præcognila). $ 2. J'avoue que les mathématiques semblent
favoriser cette méthode par leur bon succés, et vous avez assez
appuyé là-dessus. Mais on doute encore si ce ne sont pas plutót les
idées qui y ont servi par leur liaison, hien plus que deux ou trois
maximes générales qu'on a posées au commencement. Un jeune
garcon connait que son corps est plus grand que son petit doigt»
mais non pas en vertu de cet axiome, que le tout est plus grand que
sa partie. La connaissance a commencé par les propositions particu-
lières ; mais depuis on a voulu décharger la mémoire, par le moyen
des notions générales, d'un tas embarrassant d'idées particulières.
Si le langage était si imparfait qu'il n'y eût point les termes relatifs,
tout et partie, ne pourrait-on point connaitre que le corps est plus
grand que le doigt? Au moins je vous présente les raisons de mon
auteur, quoique je croie entrevoir ce que vous y pourrez dire en
conformité de ce que vous avez déjà dit.
Ta. Je ne sais pourquoi l'on en veut tant aux maximes pour les
attaquer encore de nouveau: si elles servent à décharger la mémoire
de quantités d'idées particuliéres, comme on le reconnait, elles doi-
vent étre fort utiles, quand elles n'auraient point d'autre usage. Mais
j'ajoute qu'elles n'en naissent point, car on ne les trouve point par
l'induction des exemples. Celui qui connait que dix est plus que
neuf, que le corps est plus grand que le doigt, et que la maison est
trop grande pour pouvoir s'enfuir par la porte, connait chacune de
ces propositions particuliéres, par une méme raison générale, qui y
DE LA CONNAISSANCE 413
est comme incorporée et enluminée, tout comme l'on voit des traits
chargés de couleurs, où la proposition et la configuration consistent
proprement dans les traits, quelle que soit la couleur. Or cette rai-
son commune est l'axiome méme, qui est connu pour ainsi dire im-
plicitement, quoiqu'il ne le soit pas d'abord d'une manière abstraite
et séparée. Les exemples tirent leur vérité de l'axiome incorpore,
et l'axiome n'a pas le fondement daus les exemples. Et comme cette
raison commune de ces vérités particulières est dans l'esprit de tous
les hommes, vous voyez bien qu'elle n'a point besoin que les mots
«tout et partie » se trouvent dans le langage de cclui qui en est
pénétré.
S 4. Pu. Mais n'est-t-il pas dangereux d'autoriser les suppositions,
sous prétexte d'axiomes? L'un supposera avec quelques anciens, que
tout est matière, l'autre avec Poléimon (1) que le monde est Dieu ; un
troisième, mettra en fait que le soleil est la principale divinité. Jugez
quelle religion nous aurions, si cela était permis. Tant il est vrai qu'il est
dangereux de recevoir des principes sans les mettre en question, sur-
tout s'ils intéressent la morale; car quelqu'un attendra une autre vie
semblable plutôt à celle d'Aristippe (21 qui mettait la béatitude dans les
plaisirs du corps qu'à celle d'Antisthéne (3) qui soutenait que la veriu
suffit pour rendre heureux. Et Archélaus (4) qui posera pour prin-
cipe que le juste et l'injuste, l'honnéte et le déshonnéte sont uni-
quement déterminés par les lois et non par la nature, aura sans
doute d'autres mesures du bien et du mal moral que ceux qui re-
connaissent des obligations antérieures aux constitutions humaines.
x 5. Hl faut donc que les principes soient certains. $ 6. Mais cette
certitude ne vient que de la comparaison des idées; ainsi nous
u'avons point besoin d'autres principes, et suivant cette seule règle
nous irons plus loin qu'en soumettant notre esprit à la discrétion
d'autrui.
Tu. Je m'étonne, Monsieur, que vous tournez contre les maximes,
c'est-à-dire contre les principes évidents, ce qu'on peut et doit dire
(1; PoLEwoN, successeur de Xénocrate, dans la direction de l'Académie :394-
314:. — Son opinion que le monde est Diea est fondée sur le témoignage de
Stobée (Eclogue physiol., liv. 1. ch. ui) P J.
(2) ARIsTIPPE, né à Cyrene, florissait vers l'an 380 avant J.-C. Il fut disciple
de Socrate. P. J.
{3) AxTisTRENE, fondateur de l'école cynique, né à Athènes vers 422 avant
J.-C., mort vers 365. Il avait écrit un grand nombre d'ouvrages, dont D. Laerte
nous donne les titres, et dont il ne nous reste que des fragments. P. J.
(4) AncHÉLAUS. philosophe ionien, maitre de Socrate {D. Laert, u, 16.) P.J.
414 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
contre les principes supposés gratis. Quand on demande des pre-
cognita dans les sciences, ou des connaissances antérieures, qui ser-
vent à fonder la science, on demande des principes connus, et non
pas des positions arbitraires dont la vérité n'est point connue; et
méme Aristote l'entend ainsi, que les sciences inférieures et subal-
ternes empruntent leurs principes d'autres sciences supérieures où ils
ont été démontrés, excepté la première des sciences que nous appe-
lons la métaphysique, qui selon lui ne demande rien aux autres et
leur fournit les principes dont elles ont besoin; et quand il dit : ô&
mi teUety. toy uawWavoyre, l'apprenti doit croire son maitre, sonseutiment
est qu'il ne le doit faire qu'en attendant, lorsqu'il n'est pas encore
instruit dans les sciences supérieures, de sorte que ce n'est que par
provision. Ainsi l'on est bien éloigné de recevoir des principes gra-
tuits. À quoi il faut ajouter que méme des principes dont la certitude
n'est pas entière peuvent avoir leur usage, si l'on ne bâtit là-dessus
que par démonstration, car, quoique toutes les conclusions en ce cas
ne soient que conditionnelles et vaillent seulement en supposant que
ce principeest vrai, néanmoins cette liaison inéme et ces énonciations
conditionnelles seraient au moins démontrées ; de sorte qu'il serait
fort à souhaiter que nous eussious beaucoup de livres éerits de cette
maniére, oü il n'y aurait aucun. danger d'erreur, le lecteur ou dis-
ciple étant averti de la condition. Et on ne réglera point la pratique
sur ces conclusions, qu'à mesure que la supposition se trouvera
vérifiée ailleurs. Cette méthode sert encore elle-même bien souvent
à vérifier les suppositions ou hypothèses, quand il en naît beaucoup
de conclusions, dont la vérité est connue d'ailleurs, et quelquefois
cela donne un parfait retour suflisant à démontrer la vérité de l'hy-
pothèse. M. Conring (1', médecin de profession, mais habile homme
en toute sorte d'érudition, excepté peut-être les mathématiques,
avait écrit une lettre à un ami, occupé à faire réimprimer à Helms-
edt le livre de Viottus (2), philosophe péripatéticien estimé, qui
tâche d'expliquer la démonstration etles analytiques postérieures
d'Aristote. Cette lettre fut jointe au livre, et M. Conring y repre-
nait Pappus (3), lorsqu'il dit : que l'analyse propose de trouver l'in-
|i CONRING, médecin, publiciste et polygraphe célèbre du xvn? siècle, né à
Norden en Frise (:606), mort à Helmstadt en Suede en 1681. Il a publié un
nombre considerable d'ouvrage de médecine et de politique. P. J.
(2) Viorri (Uartholomeo!, philosophe et physicien, professeur à l'Université de
Turin, mort en 1563. P J.
3) PaPPUs, philosophe et mathématicien d'Alexandrie, vivait sous le règne de
DE LA CONNAISSANCE 45
connu en le supposant, et en parvenant de là par conséquence à des
vérités connues ; ce qui est contre la logique (disait-il), qui enseigne
que des faussetés on ne veut conclure des vérités. Mais je lui fis
connaitre par aprés que l'analyse se sert des définitions et autres
propositions réciproques, qui donnent moyen de faire le retour et
de trouver des démonstrations synthétiques. Et méme lorsque ce
retour n'est point démonstratif, comme dans la physique, il ne laisse
. pas quelquefois d’être d'une grande vraisemblance, lorsque l'hypo-
thèse explique facilement beaucoup de phénomènes, difficiles sans
cela et fort indépendants les uns des autres. Je tiens à la vérité,
Mousieur, que le principe des principes est en quelque façon le bon
usage des idees et des expériences : mais en l'approfondissant on
trouvera qu'à l'égard des idées, ce n'est autre chose que de lier les
définitions par le moyen des axiomes identiques. Cependant ce n'est
pas toujours une chose aisée de venir à cette dernière analyse, et:
quelque envie que les géometres, au inoins les anciens, aient témoi-
gnée d'en venir à bout, ils ne l'ont pas encore pu faire. Le célèbre
auteur de l'Essai concernant l'entendement humain leur ferait bien
du plaisir s'il achevait cette recherche, un peu plus difficile qu'on
ne pense. Euclide, par exemple, a mis parmi les axiomes ce qui re-
. vient à dire: que deux lignes droites ne se peuvent rencontrer
qu'une seule fois. L'imagination, prise de l'expérience des sens, ne
nous permet pas de nous figurer plus d'une rencontre de deux
droites ; mais ce n'est pas sur quoi la science doit étre fondée. Et, si
quelqu'un croit que cette imagination donne la liaison des idées dis-
tinctes, il n'est pas assez instruit de la source des vérités, et quan-
lité de propositions, démontrables par d'autres antérieures, passe-
raient chez lui pour immédiates. C'est ce que bien des gens qui ont
repris Euclide n'ont pas assez considéré. Ces sortes d'images ne
sont qu'idees confuses, et celui qui ne connait la ligne droite que
par ce moyen, ne sera pas capable d'en rien démontrer C'est pour-
quoi Euclide, faute d'une idée distinctement exprimée, c'est-à-dire
d'une définition de la ligne droite (car celle qu'il donne en attendant
est obscure, et ne lui sert point dans les demonstrations), a été
obligé de revenir à deux axiomes, qui lui ont tenu lieu de définition
et qu'il emploie dans ses démonstrations : l'un que deux droites n'ont
Théodose le Grand, vers 330. On a de lui des Collectiones mathemulicæ, en
buit livres (moins les deux premiers) (Pesaro, 1503, in-fol.), et plusieurs ou-
vrages de mathématiques. P. J.
116 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
point de partie commune, l'autre, qu'elles ne comprennent point
d'espace. Archimède a donné une manière de définition de la droite
en disant que c'est la plus courte ligne entre deux points. Mais il
suppose tacitement en employant dans ses délinitions des éléments
tels que ceux d'Euclide, fondés sur les deux axiomes dont je viens
de faire mention, que les atfections, dont parlent ces axiomes, con-
viennent à la ligne qu'il définit. Ainsi, si vous eroyez avec vos amis,
sous prétexte de la convenance et disconvenance des idées, qu'il
était permis et l'est encore de recevoir en Géométrie ce que les
images nous disent, sans chercher cette rigueur de démonstration
par les définitions et les axiomes que les anciens ont exigée dans cette
science (comme je crois, bien des gens jugeront faute d'information).
je vous avouerai, Monsieur, qu'on peut s'en contenter pour ceux qui
ne se mettent en peine que de la géométrie pratique telle quelle,
mais non pas pour ceux qui veulent avoir la science qui elle-méme
a perfectionné la pratique. Et, si les anciens avaient été de cet avis et
s'étaient reláchés sur ce point, je crois qu'ils ne seraient allés guère
avant et ne nous auraient laissé qu'une géometrie empirique telle
qu'était apparemment celle des Égyptiens, et telle qu'il semble que
celle des Chinois est encore: ce qui nous aurait privés des plus
belles connaissances pliysiques et mécaniques que la géométrie nous
a fait trouver et qui sont inconnues partout où l'est notre géométrie.
Il y a aussi de l'apparence qu'en suivant les sens et leurs images, on
serait tombé dans des erreurs ; à peu prés comme l'on voit que tous
ceux qui ne sont point instruits dans la géométrie exacte reçoivent
pour une vérité indubitable, sur la foi de leur imagination, que deux
lignes qui s'approchent continuellement doivent se rencontrer enfin,
au lieu que les géomètres donnent des instances contraires dans
certaines lignes, qu'ils appellent asymptotes. Mais, outre cela, nous
serions prives de ce que j'estime le plus dans la géométrie par rap-
port à la contemplation, qui est de laisser entrevoir la vraie source
des vérités éternelles et du moyen de nous en faire comprendre la
nécessite, que les idées confuses des sens ne sauraient faire voir dis-
tinctement. Vous me direz qu'Euclide a été obligé pourtant de se
borner à certains axiomes, dont on ne voit l'évidence que confust-
ment par le moyen des images. Je vous avoue qu'il s'est borné à ces
axiomes, mais il valait mieux se borner à un petit nombre de véri-
tés de cette nature qui lui paraissaient les plus simples, et en déduire
les autres, qu'un autre moins exact aurait prises aussi pour cer-
"
DE LA CONNAISSANCE 417
taines sans démonstration, que d'en laisser beaucoup d'indémon-
trées, et qui pis est, de laisser la liberté aux gens d'étendre leur
relâchement suivant leur humeur. Vous voyez donc, Monsieur, que
ce que vous avez dit avec vos amis sur la liaison des idées comme
la vraie source des vérités a besoin d'explication. Si vous voulez
vous contenter de voir confusément cette liaison, vous affaiblissez
l'exactitude des démonstrations, et Euclide a mieux fait sans compa-
raisonde tout réduire aux définitions età un petit nombre d'axiomes.
Que si vous voulez que cette liaison des idées se voie et s'ex-
prime distinctement, vous serez obligé de recourir aux définitions
et aux axiomes identiques, comme je le demande; et quelquefois
vous serez obligé de vous contenter de quelques axiomes moins pri-
mitifs, comme Euclide et Archiméde ont fait, lorsque vous aurez de
la peine à parvenir à une parfaite analyse; et vous ferez mieux en
cela que de négliger ou différer quelques belles découvertes, que
vous pouvez déjà trouver par leur moyen : comme, en effet, je vous
. ai déjà dit une autre fois, Monsieur, que je crois que nous n'aurions
point de géométrie (j'entends une science démonstrative) si les an-
ciens n'avaient point voulu avancer, avant que d'avoir démontré les
axiomes qu'ils ont été obligés d'employer.
S 7. Pr. Je commence à entendre ce que c'est qu'une liaison des
idées distinctement connue, el je vois bien qu'en cette façon les
axiomes sont nécessaires. Je vois bien aussi comment il faut que la
méthode que nous suivons dans nos recherches quand il s'agit d'exa-
miner les idées soit réglée sur l'exemple des mathématiciens, qui
depuis certains commencements fort clairs et fort faciles (qui ne
sont autre chose que les axiomes et les définitions) montent, par de
petits degrés et par une enchainure continuelle de raisonnements,
à la découverte et à la démonstration des vérités qui paraissent
d'abord au-dessus de la eapacité humaine. L'art de trouver des
preuves et ces méthodes admirables qu'ils ont inventées pour démé-
ler et mettre en ordre les idées moyennes est ce qui a produit des
découvertes si étonnantes et si inespérées. Mais de savoir si avec le
temps on ne pourra point inventer quelque semblable: méthode qui
serve aux autres idées, aussi bien qu'à celles qui appartiennent à la
grandeur, c'est ce que je ne veux point déterminer. Du moins, si
d'autres idées étaient examinées selon la méthode ordinaire aux ma-
thématiciens, elles conduiraient nos pensées plus loin que nous ne
sommes peut-étre portés à nous le figurer, 3 8, et cela se pourrait
PaAuL JANET. — Leibniz. I-21
418 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
faire particulièrement dans la morale, comme j'ai dit plus d'une
fois.
Tu. Je crois que vous avez raison, Monsieur, et je suis disposé
depuis longtemps à me mettre en devoir d'accomplir vos prédic-
tions.
89. Pn. A l'égard de la connaissance des corps, il faut prendre
une route directement contraire ; car, n'ayant aucunes idées de
leurs essences réelles, nous sommes obligés de recourir à l'expé-
rience. 8 10. Cependant je ne nie pas qu'un homme accoutumé à
faire des expériences raisonnables et régulières ne soit capable de
former des conjectures plus justes qu'un autre sur leurs propriétés
encore inconnues. Mais c'est jugement et opinion et non connais-
sance et certitude. Cela me fait croire que la physique n'est pas ca-
pable de devenir science entre nos mains. Cependant les expériences
et les observations historiques peuvent nous servir par rapport à la
santé de nos corps et aux commodités de la vie.
Tu. Je demeure d'accord que la physique entiére ne sera jamais
une science parfaite parmi nous, mais nous ne laisserons pas de pou-
voir avoir quelque science physique et méme nous en avons déjà des
échantillons. Par exemple, la magnétologie peut passer pour une telle
science, car, faisant peu de suppositions fondées dans l'expérience,
nous en pouvons démontrer par une conséquence certaine quantité
de phénomènes, qui arrivent effectivement comme nous voyons que
la raison le porte. Nous ne devons pas espérer de rendre raison de
toutes les expériences, comme méme les géometres n'ont pas encore
prouvé tous leurs axiomes ; mais de méme qu'ils se sont contentés
de déduire un grand nombre de théorèmes d'un petit nombre de
principes de la raison, c'est assez aussi que les physiciens par le
moyen de quelques principes d'expérience rendent raison de quan-
Lite de phénomènes et peuvent méme les prévoir dans la pratique.
8 11. Pu Puis donc que nos facultés ne sont pasdisposées à nous
faire discerner la fabrique intérieure des corps, nous devons juger
que c'est assez qu'elles nous découvrent l'existence de Dieu et une
assez grande connaissance de nous-mêmes pour nous instruire de
nos devoirs et de nos plus grands intéréts par rapport surtout à
l'éternité. Et je crois être en droit d'inférer de là que « la morale est
« la propre science et la. grande affaire des hommes en général,
« comme d'autre part les différents arts, qui regardent différentes
« parties de la nature, sont le partage des particuliers ». On peut
DE LA CONNAISSANCE 419
dire, par exemple, que l'ignorance de l'usage du fer est cause que
dans les pays de l'Amérique, où la nature a répandu abondaimment
toutes sortes de biens, il manque la plus grande partie des commo-
dités de la vie. Ainsi, bien loin de mépriser la science de la nature,
312. je tiens que si cette étude est dirigée comme il faut, elle peut
étre d'une plus grande utilité au genre humain qué tout ce qu'on a
fait jusqu'ici ; et celui qui inventa l'imprimerie, qui découvrit l'usage
de la boussole et qui fit connaitre la vertu du quinquina, a plus con-
tribué à la propagation de laconnaissance et à l'avancement des com-
modités utiles à la vie, et a sauvé plus de gens du tombeau que les
fondateurs des collèges et des hôpitaux et d'autres monuments de
la plus insigne charité, qui ont été élévés à grands frais.
Tu. Vous ne pouviez rien dire, Monsieur, qui füt plusà mon gré.
La vraie morale ou piété nous doit pousser à cultiver les arts, bien
loin de favoriser la paresse de quelques quictistes fainéants. Et
comme je l'ai dit il n'y a pas longtemps, une meilleure police serait
capable de nous amener un jour une médecine beaucoup meilleure
que celle d'à présent. C'est ce qu'on ne saurait assez précher, aprés
le soin de la vertu.
313. Pu. Quoique je recommande l'expérience, je ne méprise
point les hvpothéses probables. Elles peuvent mener à de nouvelles
découvertes et sont du moins d'un grand secours à la mémoire. Mais
notre esprit est fort porté a aller trop vite et à se payer de quelques
apparences légéres, faute de prendre la peine et le temps qu'il faut
pour les appliquer à quantité de phénomènes.
Tu. L'art de découvrir les causes des phénomènes, ou les hypo-
thèses véritables, est comme l'art de déchiffrer, où souvent une con-
jecture ingénieuse abrège beaucoup de chemin. Le lord Bacon (1) a
commencé à mettre l'art d'expérimenter en préceptes, et le cheva-
lier Doyle a eu un grand talent pour le pratiquer. Mais si l'on n'y
joint point l'art d'employer les expériences et d'en tirer des consé-
(1) B«cox (Francois), célèbre philosophe anglais, né à Londres en 1560, mort
dans la méme ville en 1626. Il fut chancelier d'Angleterre, et accusé de péculat.
Ses principaux ouvrages sont : l'Zustauratio magna, dont la premiere partie est
le De Dignitate scientiarum, 1623, et la seconde le Novcum Organum, inachevé,
1020. — Les Essais de morale et de politique, en anglais. Ses ouvres complètes
ont été publiées plusieurs fois, Londres, 1730, 4 vol. in-fol. : 1765, 5 vol. in-t{°;
1825-1836, 12 vol. in-5 ; la plus complete de toutes. En France, M. Bouillet a
donné une édition en 3 vol. in-** des a'uvres philosophiques de Bacon, Ant.
Lassalle a publié de 1800 à 1503 les œuvres de Bacon traduites en francais,
15 vol. in. P. J.
420 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
quences, on n'arrivera pas avec des dépenses royales à ce qu'un
homme d'une grande pénétration pouvait découvrir d'abord.
M. Descartes (1), qui l'était assurément, a fait une remarque sem-
blable dans une de ses lettres à l'occasion de la méthode du chan-
celier d'Angleterre ; et Spinosa (2) (que je ne fais point de difficulté
de citer, quand H dit de bonnes choses), dans une de ses lettres à
feu M. Oldenbourg (3), secrétaire de la Société royale d'Angle-
terre, imprimées parmi les œuvres posthumes de ce juif subtil, fait
une réflexion approchante sur un ouvrage de M. Boyle, qui s'arréte
un peu trop, pour dire la vérité, à ne tirer d'une infinité de belles
expériences d'autre conelusion que celle qu'il pouvait prendre
pour principe, savoir que tout se fait mécaniquement dans la nature,
principe qu'on peut rendre certain par la seule raison et jamais par
les expériences, quelque nombre qu'on en fasse.
8 14. Pu. Après avoir établi des idées claires et distinctes avec des
noms fixes, le grand moyen d'étendre nos connaissances est l'art de
trouver des idées moyennes, qui nous puissent faire voir la con-
nexion ou l'incompatibilité desidées extrémes. Les maximes au moins
ne servent pas à les donner. Supposéqu'un homme n'ait point d'idée
exacte d'un angle droit, il se tourmentera en vain à démontrer quel-
que chose du triangle rectangle, et quelques maximes qu'on emploie
on aura de la peine à arriver par leurs secours à prouver que les
(t) DEscanTES. Nous avons néglige jusqu'ici de résumer la vie et les travaux
de cet illustre philosophe, né à la Haye en Touraine en 1596, mort à Stockholm
en 1650. 11 passa en Hollande la plus grande partie de sa vie. Ses principaux
ouvrages sont : Le Discours de lu Méthode, Leyde, 1637 : Meditationes de primá
philosophid, in-1o, Amsterdam, 1644, trad. en franc. par le duc de Luynes,
Paris, 1017 ; {es Passions de l'äme, in-8°, Amsterdam, 1619; Principia philo-
sophie, in-4o, Amsterdam, 1641. trad. par Picot, Paris, 1617. — Il y a plusieurs
éditions de ses œuvres completes dont la plus ancienne est celle d'Amsterdam,
8 vol, in-F, 1670-1653, et la plus complète celle de M. Cousin, 11 vol. in-8o, Paris,
1824-1326. Il se publie en ce moment (1897) une nouvelle édition des œuvres
complètes de Descartes, par les soins de MM. Charles Adam et Paul Tanaary. P. J.
(2) SPixosa, illustre philosophe, né à Amsterdam en 1632, d'une famille de
juifs portugais, mort en 1677. — Ses principaux ouvrages sont : /tenati Descartes
principia, Amsterd., 1663 ; Tractatus. theologico-politicus, Opera posthuma,
l'Ethica, le Tractatus politicus, le De Emendatione intellectus. On a trois édi-
tions complètes de Spinosa : celle de Paulus, 2 grav. in-8*, Iéna, 1803, et celle
de Gfrærer (Corpus philosophorum), t. 11, Stuttgart, 1330, et enfin celle de Vau
Vloten et Land, La Haye, 1882. Il a paru récemment à Anisterdam (1862) un vo-
lume d'œuvres inédites, sous ce titre: A4 opera Ben.de Spinosa supplementum.
Une traduction française de Spinosa a été donnée par Emm. Saisset. Paris,
3 vol. in-18, 1842, P. J.
(3) OLpENBOUnc, secrétaire de la Société royale de Londres, publia PAiloso-
phical Transactions de 1661 à 1677, mort en 16738. a traduit en anglais le Pro-
droinus de solidis de Nic. Stenon. P. J.
DE LA CONNAISSANCE 421
carrés de ses côtés qui comprennent l'angle droit sont égaux au
carré de l'hypoténuse. Un homme pourrait ruminer longtemps ces
axiomes, sans voir jamais plus clair dans les mathématiques.
Tn. ll ne sert de rien de ruminer les axiomes, sans avoir de quoi
les appliquer. Les axiomes servent souvent à lier les idées, comme
par exemple cette maxime, que les étendues semblables de la se-
conde et de la troisième dimension sont en raison doublée et tri-
plée des étendues correspondantes de la dimension première, est d'un
grandissime usage ; et la quadrature, par exemple, de la lunule
d'Hippocrate en nait d'abord dans le cas des cercles, en y joignant
l'application de ces deux figures l’une à l'autre, quand leur position
donnée y fournit la commodité, comme leur comparaison connue en
promet des lumières.
CHAP. XIIL — AUTRES CONSIDÉRATIONS
SUR NOTRE CONNAISSANCE.
S1. Pu. Il sera peut-être encore à propos d'ajouter que notre
connaissance a beaucoup de rapport avec la vue en ceci, aussi bien
qu'en autres choses, qu'elle n'est ni entiérement nécessaire, ni en-
tierement volontaire. On ne peut manquer de voir quaud on a les
yeux ouverts à la lumière, mais on peut la tourner vers certains
objets, 3 2, et les considérer avec plus ou moins d'application.
Aiusi, quand la faculté est une fois appliquée, il ne dépend pas de
la volonté de déterminer la connaissance ; non plusqu'un homme ne
peut s'empécher de voir ce qu'il voit. Mais il faut employer ses fa-
cultés comme il faut pour s'instruire.
Tn. Nous avons parlé autrefois de ce point et établi qu'il ne dé-
pend pas de l'homme d'avoir un tel ou un tel sentiment dans l'état
présent, mais il dépend de lui de se préparer pour l'avoir etpour ne
le point avoir dans la suite, et qu'ainsi les opinions ne sont volon-
taires que d'une manière indirecte.
CHAP. XIV. — Du jUcGEMENT.
81. Pn. L'homme se trouverait indéterminé dans la plupart des
actions de sa vie s'il n'avait rien à se conduire dés qu'une connais-
422 NOUVEAUX ESSAIS SUR L ENTENDEMENT
sance certaine lui manque. 8 2. Il faut souvent se contenter d'un
simple crépuscule de probabilité. 8 3. Et la faculté de s'en servir est
le jugement. On s'en contente souvent par nécessité, mais souvent
c'est faute de diligence, de patience et d'adresse. 3 4. On l'appelle
assentiment ou dissentiment, et il a lieu lorsqu'on présume quelque
chose, c'est-à-dire quand on la prend pour vraie avant la preuve.
Quand cela se fait conformément à la réalité des choses, c'est un
jugement droit.
Tu. D'autres appellent juger l'action qu'on fait toutes les fois
qu'on prononce aprés quelque connaissance de cause; et il y en
aura méme qui distingueront le jugement de l'opinion, comme ne
devant pas être si incertain. Mais je ne veux point faire le procès à
personne sur l'usage des mots, et il vous est permis, Monsieur, de
prendre le jugement pour un sentiment probable. Quant à la pre-
somption,qui est un terme des jurisconsultes, le bon usage chez eux
le distingue de la conjecture. C'est quelque chose de plus ct qui doit
passer pour vérité provisionnellement, jusqu'à ce qu'il y ait preuve
du contraire, au lieu qu'un indice ou une conjecture doit être pesée
souvent contre une autre conjecturc. C'est ainsi que celui qui avoue
avoir emprunté l'argent d'un autre est présumé de le devoir payer,
à moins qu'il ne fasse voir qu'il l'a fait déjà, ou que la dette cesse
par quelque autre principe. Présumer n'est donc pas, dans ce sens,
prendre avant la preuve, ce qui n'est point permis, mais prendre
par avance, mais avec fondement, en attendant une preuve con-
lraire.
CIIAP. XV. — DE LA PROBABILITÉ.
& 4. Pa. Si la démonstration fait voir la liaison des idées, la pro-
babilité n'est autre chose que l'apparence de cette liaison, fondée
sur des preuves oü l'on ne voit point de connexion immuable.
$3. Il y a plusieurs degrés d'assentiment, depuis l'assurance jus-
q uà la conjecture, au doute, à la défiance. $ 3. Lorsqu'on a certitude.
il y a intuition dans toutes les parties du raisonnement qui en
marquent la liaison ; mais ce. qui me fait croire est quelque chose
d'étranger. $4. Or la probabilité est fondée en des conformités avec
ce que nous savons, ou dans le témoignage de ceux qui le savent.
Tu. J'aimerais mieux soutenir qu'elle est toujours fondée dans
DE LA CONNAISSANCE 423
la vraisemblance ou dans la conformité avec la vérité : et le témoi-
gnage d'autrui est encore une chose que le vrai a coutume d'avoir
pour lui à l'égard des faits qui sont à portée. On peut donc dire que
la similitude du probable avec le vrai est prise ou de lachose méme,
ou de quelque chose étrangère. Les rhétoriciens mettent deux
sortes d'arguments: les artificiels, qui sont tirés des choses pàr le
raisonnement, etles inartificiels, qui ne se fondent que dans le
témoiguage exprés, ou de l'homme, ou peut-étre encore de la chose
même. Mais il y en a de mélés encore, car le témoignage peut
fournir lui-méme un fait, qui tend à foriner un argument artificiel.
S 5. Pu. C'est faute de similitude avec le vrai que nous ne croyons
pas facilement ce qui n'a rien d'approchant à ce que nous savons.
Ainsi lorsqu'un ambassadeur dit au roi de Siam que l'eau s'endur-
cissait tellement en hiver chez nous qu'un éléphant pourrait mar-
cher dessus sans enfoncer, le roi lui dit : « Jusqu'ici, je vous ai cru
homme de bonne foi, maintenant je vois que vous mentez. » $ 6. Mais
si le témoignage des autres peut rendre un fait probable, l'opinion
des autres ne doit pas passer par elle-même pour um vrai fondement
de probabilité. Car il y a plus d'erreur que de connaissance parimi
les hommes; et si la créance de ceux que nous connaissons et esti-
mons est un fondement légitinie d'assentiment, les hommes auront
raison d'être paiens au Japon, mahométans en Turquie, papistes en
Espagne, calvinistes en Hollande et luthériens en Suède.
Tu. Le témoignage des hommes est sans doute de plus de poids
que leur opinion, et on y fait aussi plus de réflexion en justice. Ce-
pendant l'on sait que le juge fait quelquefois préter serment de cré-
dulité comme on l'appelle; et dans les interrogatoires on demande
souvent aux témoins, uon seulement ce qu'ils ont vu, mais aussi ce
qu'ils jugent, en leur demandant en méme temps les raisons de leur
jugement, et on y fait telle réflexion qu'il appartient. Les juges
aussi déférent beaucoup aux sentiments et opinions des experts en
chaque profession ; les particuliers ne sont pas moins obligés de le
faire, à mesure qu'il ne leur convient pas de venir au propre exa-
men. Ainsi, un enfant ou un autre homme dont l'état ne vaut guére
mieux à cet égard, est obligé, méme lorsqu'il se trouve dans une
certaine situation, de suivre la religion du pays, tant qu'il n'y voit
aucun mal, et tant qu'il n'est pas en état de chercher s'il v en a une
meilleure. Et un gouverneur des pages, de quel que parti qu'il soit
les obligera d'aller chacun dans l'église où vont ceux de la créance
424 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
que ce jeune homme professe. On peut consulter les disputes entre
M. Nicole (1) et autres sur l'argument du grand nombre en matière
de foi, oà quelquefois l'un lui défére trop et l'autre ne le considére
pas assez. ll y a d'autres préjugés semblables, par lesquels les
hommes seraient bien aises de s'exempter de la discussion. C'est ce que
Tertullien (2), dans un traité exprés, appelle prescriptions, se ser-
vant d'un terme que les anciens jurisconsultes, dont le langage ne
lui était point inconnu, entendaient de plusieurs sortes d'exceptions
ou allégations étrangères et prévenantes, mais qu'aujourd'hui on
n'entend guére que de la prescription temporelle, lorsqu'on prétend
rebuter la demande d'autrui parce qu'elle n'a point été faite dans
le temps fixé par les lois. C'est ainsi qu'on a eu de quoi publier des
préjugés légitimes tant du cóté de l'Église romaine que de celui des
protestants. On a trouvé qu'il y a moyen d'opposer la nouveauté,
par exemple, tant aux uns qu'aux autres à certains égards, comme,
par exemple, lorsque les protestants pour la plupart ont quitté la
forme des anciennes ordinations des ecclésiastiques, et que les ro-
manistes ont changé l'ancien canon des livres de la sainte Ecriture
du Vieux Testament, comme j'ai montré assez clairement dans une
dispute que j'ai eue par écrit et à reprises avec Mgr l'évéque de
Meaux (3), qu'on vient de perdre suivant les nouvelles qui en sont
venues depuis quelques jours. Ainsi ces reproches étant réciproques,
la nouveauté, quoiqu'elle donne quelque soupcon d'erreur en ces
matiéres, n'en est pas unc preuve certaine.
CHAP. XVI. — DES DEGRÉS D'ASSENTIMENT.
S 4. Pn. Pour ce qui est des degrés d'assentiment, il faut prendre
(1) Nicorr (Pierre, philosophe et théologien de l'école de Port-Royal, né à Char-
tres en 1625, mort en 1695. Son principal ouvrage est: Æsxais de morale et
instructions (héologiques, ?5 vol. in-12, 1671-1714, dont 6 vol. de Traités de
morale. — La Logique où V.1rt. de penser a été composé en commun avec
Arnauld. À b. J.
(2) TERTCULIEN, l'un des Pères de l'Eglise latine, né à Carthage en 160, mort
en 245. 1l finit par tomber dans l'hérésie de Montan, Ses principaux ouvrages
sont : l'.1pologie; — Contre les spectacles: — Sur l'idolätrie; — Sur le voile des
vierges; — De Anima; — Prescriptiones, etc. P. J.
(3) Bossurr ‘Jacques-Bénigne;, évèque de Meaux, né à Dijon en 1627, mort à
Paris en 1704. Ses principaux ouvrages philosophiques sont: La Connaissance
de Dieu et de soi-méme; Discours sur l'Histoire universelle; La Logique; Traité
P. J.
NM libre arbitre.
DE LA CONNAISSANCE 425
garde que les fondements de probabilité que nous avons n'opérent
point en cela au delà du degré de l'apparence qu'on y trouve, ou
qu'on y a trouvé lorsqu'on l'a examinée. Car il faut avouer que l'as-
sentiment ne saurait étre toujours fondé sur une vue actuelle des
raisons, qui ont prévalu dans l'esprit et il serait trés difficile, méme
à ceux qui ont une mémoire admirable, de toujours retenir toutes
les preuves qui les ont engagés dans un certain sentiment et qui
pourraient quelquefois remplir un volume sur une seule question.
I! suffit qu'une fois ils aient épluché la matière sincèrement et avec
soin et qu'ils aient, pour ainsi dire, arrêté le compte. $ 2. Sans cela
il faudrait que les hommes fussent fort sceptiques, ou changeassent
d'opinion à tout moment, pour se rendre à tout homme qui, ayant
examiné la question depuis peu, leur propose des arguments
auxquels ils ne sauraient satisfaire entierement sur-le-champ, faute
de mémoire ou d'application à loisir. 5 3. Il faut avouer que cela
rend souvent les hommes obstinés dans l'erreur : mais la faute
est non pas de ce qu'ils se reposent sur leur mémoire, mais
de ce qu'ils ont mal jugé auparavant. Car souvent il tient lieu
d'examen et de raison aux hommes, de remarquer qu'ils n'ont jamais
pensé autrement. Mais ordinairement ceux qui ont le moins examiné
leurs opinions y sont les plus attachés. Cependant l'attachement à
e qu'on a vu est louable, mais non pas toujours à ce qu'on a cru,
parce qu'on peut avoir laissé quelque considération en arrière
capable de tout renverser. Et il n'y a peut-étre personne au monde
qui ait le loisir, la patience et les moyens d'assembler toutes les
preuves de part et d'autre sur les questions, oü il a ses opinions,
pour comparer ces preuves et pour conclure sürement qu'il ne lui
reste plus rien à savoir pour une plus ample instruction. Cependant
je soin de notre vie et de nos plus grands intérêts ne saurait souffrir
de délai, et il est absolument nécessaire que notre jugement se dé-
termine sur des articles où nous ne sommes pas capables d'arriver à
une connaissance certaine.
Tu. Hl n'y a rien que de bon et de solide dans ce que vous venez
de dire, Monsieur. 1! serait à souhaiter cependant que les hommes
eussent en quelques rencontres des abrégés par écrit (en forme de
mémoires) des raisons qui les ont portés à quelque sentiment de
conséquence qu'ils sont obligés de justifier souvent dans la suite à
eux-mémes ou aux autres. D'ailleurs, quoiqu'en matiere de justice
il ne soit pas ordinairement permis de rétracter les jugements qui
426 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
ont passé, et de revoir des comptes arrêtés (autrement il faudrait
être perpétuellement en inquiétude, ce qui serait d'autant plus into-
lérable, qu'on ne saurait toujours garder les notices des choses pas-
sées) ; néanmoins on est recu quelquefois, sur de nouvelles lumières.
à se pourvoir en justice et à obtenir méme ce qu'on appelle restitu- :
tion 2n integrum contre ce qui a été réglé; de méme dans nos
propres affaires, surtout daus les matiéres fort importantes oü il
est encore permis de sembarquer ou de reculer, et où il n'est point
préjudiciable de suspendre l'exécution et d'aller bride en main, les
arréts de notre esprit, fondés sur des probabilités, ne doivent jamais
tellement passer in rem judicatam, comme les jurisconsultes l'ap-
pellent, c'est-à-dire pour établis, qu'on ne soit disposé à la revision
du raisonnement lorsque de nouvelles raisons considérables se pré-
sentent à l'encontre. Mais quand il n'est plus temps de délibérer, il
faut suivre le jugement qu on fait avec autant de fermeté que sil
était infaillible, mais non pas toujours avec autant de rigueur (1).
5 4. Pn. Puis donc que les hommes ne sauraient éviter de s'exposer à
l'erreur en jugeant et d'avoir de divers sentiments, lorsqu'ils ne sau-
raient regarder les choses par les mémes cótés, ils doivent conserver
la paix entre eux et les devoirs d'humanité, parmi cette diversité
d'opinions, sans prétendre qu'un autre doive changer promptement
sur nos objections une opinion enracinée, surtout s'il y a lieu de se
figurer que son adversaire agit par intérét ou ambition, ou par
quelque autre motif particulier. Et le plus souvent cenx qui vou-
draient imposer aux autres la nécessité de se rendre à leurs senti-
ments n'ont guère bien examine les choses. Car ceux qui sont
entrés assez avant dans la discussion pour sortir du doute sont en si
petit nombre et trouvent si peu de sujet de condamner les autres,
qu'on ne doit s'attendre à rien de violent de leur part.
Tu. Effectivement ce qu'on a le plus droit de blâmer dans les
hommes, ce n'est pas leur opinion, mais leur jugement téméraire à
blàmer celle des autres, comme s'il fallait être stupide ou méchant
pour juger autrement qu'eux; ce qui, daus les auteurs de ces pas-
sions et haines qui les répandent parmi le publie, est l'effet d'un esprit
hautain et peu équitable qui aime à dominer et ne peut point soullrir
(1) « Ma seconde maxime était d'être le plus ferme et le plus résolu en mes
actions que je pourrais, et de ne suivre pas moins constamment les opinions
les plus douteuses lorsque je m'y serais une fois determine que si elles eussent
été trés assurées, » Descartes, i Discours le la Methode, 3° partie’. l. J.
DE LA CONNAISSANCE 427
de contradiction. Ce n’est pas qu'il n’y ait véritablement du sujet bien
souvent de censurer les opinions des autres, maisil faut le faire avec
un esprit d'équité et compatir à la faiblesse humaine. ll est vrai
qu'on a droit de prendre des précautions contre de mauvaises doc-
trines, qui ont de l'influence dans les mœurs et dans la pratique de
la piété : mais on ne doit pas les attribuer aux gens, à leur préju-
dice, sans en avoir de bonnes preuves. Si l'équité veut qu'on épargne
les personnes, la piété ordonne de représenter où il appartient le
mauvais e(Tet de leurs dogmes, quand ils sont nuisibles, comme sont
ceux qui vont contre la providence d'un Dieu parfaitement sage, bon
et juste, et contre cette immortalité des âmes qui les rend suscep-
tibles des effets de sa justice, sans parler d'autres opinions dange-
reuses par rapport à la morale et à la police. Je sais que d'excellents
hommes et bien intentionnés soutiennent que ces opinions théoriques
ont moins d'influence dans la pratique qu’on ne pense, et je sais
aussi qu'il y a des personnes d'un excellent naturel, à qui les opinions
ne feront jamais rien faire d'indigne d'elles : comme d'ailleurs ceux
qui sont venus à ces erreurs par la spéculation ont. coutume d'étre
naturellement plus éloignés des vices dont le commun des hommes
est susceptible, outre qu'ils ont soin de la dignité de la secte où ils
sont comme des chefs ; et l'on peut dire qu'Épicure et Spinoza, par
exemple, ont mené une vie tout à fait exemplaire. Mais ces raisons
cessent le plus souvent dans leurs disciples ou imitateurs, qui, se
croyant déchargés de l'iimportune crainte d'une providence surveil-
lante et d'un avenir menaçant, làchent la bride à leurs passions bru-
tales et tournent leur esprit à séduire et à corrompre les autres ; et
s'ils sont ambitieux et d'un naturel un peu dur, ils seront capables,
pour leur plaisir ou avancement, de mettre le feu aux quatre coins de
la terre, comme j'en ai connu de cette trempe que la mort a enlevés.
Je trouve méme que des opinions approchantes s'insinuant peu à
peu dans l'esprit des hommes du grand monde, qui règlent les autres,
et dont dépendent les affaires, et se glissant dans les livres à la mode,
disposent toutes choses à la révolution générale dont l'Europe est
menacée et achèvent de détruire ce qui reste encore dans le monde
des sentiments généreux des anciens Grecs €t Romains, qui préfé-
raient l'amour de la patrie et du bien publie et le soin de la postérité
à la fortune et méme à la vie. Ces € publiks spirits », comme des
Anglais les appellent, diminuent extrémement et ne sont plus à la
mode ; et ils cesseront davantage quand ils cesseront d'être soutenus
428 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
par la bonne morale et par la vraie religion, que la raison naturelle
méme nous enseigne. Les meilleurs du caractère opposé, qui
commence de régner, n’ont plus d'autre principe que celui qu'ils
appellent de l'honneur. Mais la marque de l'honnéte homme et de
l'homme d'honneur chez eux est seulement de ne faire aucune bas-
sesse comme ils la prennent. Et si, pourla grandeur ou par caprice,
quelqu'un versait un déluge de sang, s'il renversait tout sens dessus
dessous, on compterait cela pour rien, et un Érostrate des anciens ou
bien un Don Juan dans le Festin de Pierre passerait pour un héros.
On se moque hautement de l'amour de la patrie, on tourne en ridi-
cule ceux qui ont soin du public, et, quand quelque homme bien
intentionné parle de ce que deviendra la postérité, on répond :
alors comme alors. Mais il pourra arriver à ces personnes d'éprouver
eux-mémes les maux qu'ils croient réservés à d'autres. Si l'on se
corrige encore de cette maladie d'esprit épidemique, dont les mau-
vais effets commencent à étre visibles, ces maux peut-étre seront
prévenus ; mais si elle va croissant, la Providence corrigera les
hommes par la révolution même qui en doit naître : car, quoi qu'il
puisse arriver, tout tournera toujours pour le mieux en général au bout
du compte, quoique cela ne doive et ne puisse arriver sans le châti-
ment de ceux qui ont contribué même au bien par leurs actions mau-
vaises. Mais je reviens d'une digression où la considération des opinions
nuisibles et du droit deles blámer m'a mené. Or, comme en théologie les
censures vont encore plus loin qu ailleurs, et que ceux qui font valoir
leur orthodoxie condamnent souvent les adversaires, à quoi s'op-
posent dans le parti méme ceux qui sont appelés synerétistes par leurs
adversaires, cette opinion a fait naitre des guerres civiles entre les
rigides et les condescendants dans un méme parti. Cependant,
comme refuser le salut éternel à ceux qui sont d'une autre opi-
nion est entreprendre sur les droits de Dieu, les plus sages des con-
damnants ne l'entendent que du péril où ils croient voir les âmes
crrantes, et ils abandonnent à la miséricorde singuliere de Dieu ceux
dont la méchanceté ne les rend pas incapables d'en profiter, et de
leur côté ils se croient obligés à faire tous les eflorts imaginables
pour les retirer d'un état si dangereux. Si ces personnes, qui jugent
ainsi du péril des autres, sont parvenues à cette opinion aprés un
examen convenable et s'il n'y à pas moyen de les en désabuser, on
ne saurait blàmer leur conduite, tant qu'ils n'asent que des voies de
douceur. Mais aussitót qu'ils vont plus loin, c'est violer les lois de
DE LA CONNAISSANCE 429
l'équité. Car ils doivent penser que d'autres, aussi persuadés qu'eux,
ont autant de droit de maintenir leurs sentiments et même de les
répandre, s'ils les croient importants. On doit excepter les opinions
qui enseignent des crimes, qu'on ne doit point souffrir et qu’on a
droit d'étouffer par les voies de la rigueur, quand il serait vrai
méme que celui qui les soutient ne peut point s'en défaire ;
comme on a droit de détruire méme une béte venimeuse, tout
innocente qu'elle est. Mais je parle d'étouffer la secte et non les
hommes, puisqu'on peut les empêcher de nuire et de dogmatiser.
3 9. Pu. Pour revenir au fondement et aux degrés de l'assentiment,
il est à propos de remarquer que les propositions sont de deux sortes :
les unes sont de fait, qui dépendant de l'observation peuvent étre
fondées sur un témoignage humain; les autres sont de spéculation,
qui regardant les choses que nos sens ne sauraient nous découvrir,
ne sont pas capables d'un semblable témoignage. $ 6. Quand un fait
particulier est conforme à nos observations constantes et aux rap -
ports uniformes des autres, nous nous y appuyons aussi fermement
que si c'était une connaissance certaine, et quand il est conforme au
témoignage de tous les hommes, dans tous les siècles, autant qu'il
peut étre connu, c'est le premier et le plus haut degré de probabi-
lité ; par exemple, que le feu échautfe, que le fer coule au fond de
l'eau. Notre créance bâtie sur de tels fondements s'éléve jusqu'à l'as-
surance. $ 7. En second lieu, tous les historiens rapportent qu'un
tel a préféré l'intérêt particulier au public, et comme on a toujours
observé que e'est la coutume de la plupart des hommes, l'assenti-
ment que je donne à ces histoires est une confiance. $ 8. En troi-
sieme lieu, quand la nature des choses n'a rien qui soit ni pour ni
contre, un fait, attesté par le témoignage de gens non suspects, par
exemple, que Jules César a vécu, est recu avec une ferme créance.
S 9. Mais lorsque les témoignages se trouvent contraires au cours
ordinaire de la nature, ou entre eux, les degrés de probabilité peuvent
se diversifier à l'infini, d’où viennent ces degrés, que nous appelons
croyance, conjecture, doute, incertitude, défiance ; et c'est là où il
faut de l'exactitude pour former un jugement droit et proportionner
notre assentiment aux degrés de probabilité.
Tu. Les jurisconsultes, en traitant des preuves, présomptions,
conjectures et indices, ont dit quantité de bonnes choses sur ce
sujet et sont allés à quelque détail considérable. Ils commencent
par la notoriété, où l'on n'a point besoin de preuve. Par apres ils
430 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
viennent à des preuves entières, ou qui passent pour telles, sur les-
quelles on prononce au moins en matière civile, mais où en quelques
lieux on est plus réservé en matière criminelle ; et on n'a pas tort
de demander des preuves plus que pleines et surtout ce qu’on
appelle corpus delicti. selon la nature du fait. [1 y a donc preuves
plus que pleines. et il y a aussi des preuves pleines ordinaires Puis
il y a présomptions, qui passent pour preuves entières provisionnel-
lement, c'est-à-dire tandis que le contraire n'est point prouvé. Il y a
preuves plus que demi-pleines (à proprement parler; oü l'on permet
à celui qui s’y fonde de jurer pour v suppléer; c'est juramentum
suppletorium. ll v en a d'autres moins que demi-pleines, où tout au
contraire on défeére le serment à celui qui nie le fait pour se purger;
c'est juramentum progalionis. Hors de cela, il v a quantité de
degrés des conjectures et des indices. Et particulièrement en ma-
tiere criminelle il + a indices ‘ad torturam: pour aller à la ques-
tion (laquelle a elle-méme ses degrés marqués par les formules de
l'arrêt); il y a indices (ed terrendum) suflisants à faire montrer les
instruments de la torture et préparer les choses comme si l'on y
voulait venir. Ill y en a («d capturam! pour s'assurer d'un homme
suspect ; et (ed. inquirendum) pour s'informer sous main et sans
bruit. Et ces différences peuvent encore servir en d'autres oecasions
proportionnelles; et toute la forme des procédures en justice n'est
autre chose en effet qu'une espece de logique, appliquée aux ques-
tions de droit. Les médecins encore ont quantité de degrés et de
différences de leurs signes et indications, qu'on peut voir chez eux.
Les mathématiciens de notre temps ont commencé à estimer les
hasards à l'occasion des jeux. Le chevalier de Méré (1), dont les
Agréments et autres ouvrages ont été imprimés, homme d'un esprit
pénétrant et qui était joueur et philosophe, v donna occasion en
formant des questions sur les partis, pour savoir combien vaudrait
le jeu. s'il était interrompu dans un tel ou tel état. Par là il engagea
M. Pascal (2), son ami, à examiner un peu ces choses. La question
f1: MÉRE (chevalier de), célebre. au xvi* siecle, par l'agrément de son esprit
ami de Pascal et de Balzac. Ses œuvres ont éte publiées à Amsterdam en 1652,
2 vol. petit in 8”. P. J.
(2) Pascur, illustre écrivain et philosophe francais, né à Clermont en 1623,
mort à Paris eu 1662. Ses deux principaux ouvrages sont les Provinriales et
les Pensées, M. Cousin, dans son celebre Rapport à l'Académie Irancaise, 4
démontré que le texte de ce dernier ouvrage avait été gravement altéré par les
premiers éditeurs de P.-Royal. Nous en avons aujourd'hui deux éditions fidèles :
1° T de M. Fougère, 2 vol. in-8" ; 2? celle de M. Havet, un vol. in-8°. P. J.
DE LA CONNAISSANCE 431
éclata et donna occasion à M. Hugens de faire son traité de Aled.
D'autres savants hommes y entrérent. On établit quelques principes
dont se servit aussi M. le pensionnaire de Wit, dans un petit dis-
cours imprimé en hollandais sur les rentes à vie. Le fondement, sur
lequel on a bâti, revient à la prostapherése, c'est-à-dire à prendre
un moyen arithmétique entre plusieurs suppositions également rece-
vables, et nos paysans s'en sont servis il y a longtemps suivant leur
mathématique naturelle. Par exemple, quand quelque héritage ou
terre doit étre vendue, ils forinent trois bandes d'estimateurs ; ces
bandes sont appelées Schurzen en bas saxon, et chaque bande fait
une estime du bien en question. Supposé done que l'une l'estime
être de la valeur de 1000 écus, l'autre de 1400, la troisième de 1500,
on prend la somme de ces trois estimes qui est 3900, et parce qu'il
y a eu trois bandes, on en prend le tiers, qui est 1300 pour la
valeur moyenne demandée ; ou bien, ce qui est la méme chose, on
prend la somme des troisiémes parties de chaque estimation. C'est
l'axiome, «(qualibus æqualia, pour des suppositions égalés il faut
avoir des considérations égales. Mais quand les suppositions sont
inégales, on les compare entre elles. Soit supposé, par exemple,
qu'avec deux dés l'un doit gagner s'il fait 7 points, l'autre s'il en
fait 9; on demande quelle proportion se trouve entre leurs appa-
rences de gagner? Je dis que l'apparence pour le dernier ne vaut
que deux tiers de l'apparence pour le premier, car le premier peut
faire 7 de trois facons avec deux dés, savoir par 1 et 6, ou 9 et 5,
ou 3 et 4; et l'autre ne peut faire 9 que de deux facons, en jetant
3 et 6 ou 4 et ^. Et toutes ces manières sont également possibles.
Donc les apparences, qui sont comme les nombres des possibilités
égales, seront comme 3 à 2 ou comme 1 à =. J'ai dit plus d'une fois
qu'il faudrait une nouvelle espèce de logique, qui traiterait des
degrés de probabilité, puisque Aristote dans ses Topiques n'a rien
moins fait que cela, et s'est contenté de mettre en quelque ordre
certaines régles populaires. distribuées selon les lieux communs,
qui peuvent servir dans quelque occasion ott il s'agit d'amplifier le
discours et de lui donner apparence, sans se mettre en peine de
nous donner une balauce nécessaire pour peser les apparences et
pour former là-dessus un jugement solide. l1 serait bon que celui
qui voudrait traiter cette matière poursuivit l'exameu des jeux de
hasard ; et généralement je souhaiterais qu'un habile mathématicien
voulüt faire un ample ouvrage bien circonstancié et bien raisonné
439 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
sur toutes sortes de jeux, ce qui serait de grand usage pour perfec-
tionner l'art d'inventer, l'esprit humain paraissant mieux dans les
jeux que dans les matiéres plus sérieuses.
8 10. Pn. La loi d'Angleterre observe cette règle, que la copie
d'un acte reconnue authentique par des témoins est une bonne
preuve; mais la copie d'une copie, quelque attestée qu'elle soit et
par les témoins les plus accrédités, n'est jamais admise pour preuve
en jugement. Je n'ai encore oui blâmer à personne cette sage pré-
caution. On en peut tirer au moins cette observation, qu'un témoi-
gnage a moins de force à mesure qu'il est plus éloigné de la vérité
originale, qui est dans la chose méme; au lieu que chez certaines
gens on en use d'une manière directement contraire. Les opinions
acquièrent des forces en vieillissant, et ce qui n'aurait pas paru
probable à un homme raisonnable, contemporain de celui qui l'a
certifié le premier, passe présentement pour certain parce que
: plusieurs l'ont rapporté sur son témoignage.
Tu. Les critiques en matière d'histoire ont grand égard aux té-
moins contemporains des choses: cependant un contemporain
méme ne mérite d'étre cru que principalement sur les événements
publics; mais quand il parle des motifs, des secrets, des ressorts
cachés, et des choses disputables, comme par exemple des empoi-
sonnements, des assassinats, on apprend au moins ce que plusieurs
ont cru. Procope est fort eroyable quand il parle de la guerre de
Délisaire contre les Vandales et les Gotlis; mais quand il débite des
médisauces horribles contre l'impératrice Théodore dans ses Anec-
dotes, les croie qui voudra. Généralement on doit être réservé à
croire les satires : nous en voyons qu'on a publiées de notre temps,
contraires à toute apparence, qui ont pourtant été gobées avide-
ment par les ignorants. Et on dira peut-être un jour : Est-il possible
qu'on aurait osé publier ces choses en ce temps-là, s'il n’y avait
quelque fondement apparent? Mais si on le dit un jour, on jugera
fort mal. Le monde cependant est incliné à donner dans le satirique;
et pour n'en alléguer qu'un exemple, feu M. du Maurier le fils (1)
ayant publié, par je ne sais quel travers, dans ses mémoires im-
primés il y a quelques années, certaines choses tout à fait mal
fondées, contre l'incomparable Hugo Grotius, ambassadeur de la
(1) Louis AunERY pu MAURIERk, historien mort en 1687, fils de Benjamin du
Maurier, ambassadeur en Hollande, publia des Mémoires pour servir à l'histoire
de la Hollande.
DE LA CONNAISSANCE 433
Suéde en France, piqué apparemment par je ne sais quoi contre la
mémoire de cet illustre ami de son père, j'ai vu que quantité d'au-
teurs les ont répétées à l'envi, quoique les négociations et lettres de
ce grand homme fassent assez connaitre le contraire. On s'émancipe
méme d'écrire des romans dans l'histoire, et celui qui a fait la der-
nière Vie de Cromwell a cru que pour égayer la matière il lui était
permis en parlant de la vie encore privée de cet habile navigateur,
de le faire voyager en France, où il le suit dans les auberges de
Paris, comme s'il avait été son gouverneur. Cependant il parait, par
l'histoire de Cromwell, faite par Carrington, homme informé, et
dédiée à Richard, son fils, quand il faisait encore le protecteur, que
Cromwell n'est jamais sorti des iles Britanniques. Le détail surtout
est peu sûr. On n'a presque point de bonnes relations des batailles.
La plupart de celles de Tite-Live paraissent imaginaires, autant que
celles de Quinte-Curce. Il faudrait avoir de part et d'autre les rap-
ports de gens exacts et capables qui en dressassent méme des plans,
semblables à ceux que le comte de Dahlberg, qui avait déjà servi
avec distinction sous le roi de Suéde Charles-Gustave, et qui étant
gouverneur général de la Livonie à défendu Riga dernièrement, a
fait graver touchant les actions et batailles de ce prince. Cependant
il ne faut poiat d'abord décrier un bon historien sur un mot de
quelque prince ou ministre, qui se récrie contre lui en quelque oc-
casion, ou sur quelque sujet qui n'est pas à son gré et oü véritable-
ment il y a peut-être quelque faute. On rapporte que Charles-Quint,
voulant se faire lire quelque chose de Sleidan disait : « Apportez-
moi mon menteur, » et que Carlowiz, gentilhomme saxon fort em-
ployé dans ce temps-là, disait que l'histoire de Sleidan détruisait
dans son esprit toute la bonne opinion qu'il avait eue des anciennes
histoires. Cela, dis-je, ne sera d'aucune force dans l'esprit des per-
sonnes informées pour renverser l'autorité de l'histoire de Sleidan,
dont la meilleure partie est un tissu d'actes publics des diètes et as-
semblées et des écrits autorisés par les princes. Et quand resterait
le moindre scrupule là-dessus, il vient d'étre levé par l'excellente
histoire de mon illustre ami, feu M. Seckendorf (1) (dans lequel je
ne puis m'enipécher pourtant de désapprouver le nom du luthéra-
(1) SEckENponr (de), célebre historien allemand, né à Herzagen-Anspach en
Franconie en 1626, mort en 1602, Son ouvrage le plus important (auquel Leibniz
fait ici allusion; est son Commentarius historicus el apologeticus de lutheranismo,
en réponse à l'Histoire du luthéranisme, du P, Mainbourg.
PauL JANET. — Leibniz. 1-28
434 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
nisme sur le titre, qu'une mauvaise coutume a autorisé en Saxe),
oü la plupart des choses sont justifiées par les extraits d'une infinité
de pièces, tirées des archives saxonnes, qu'il avait à sa disposition,
quoique M. de Meaux, qui y est attaqué et à qui je l'envoyai, me
répondit seulement que ce livre est d'une horrible prolixité ; mais
je souhaiterais qu'il füt deux fois plus grand sur le méme pied. Plus
il est ample, plus il devait donner de prise, puisqu'on n'avait qu'à
choisir les endroits; outre qu'il y a des ouvrages historiques estimés,
qui sont bien plus grands. Au reste on ne méprise pas toujours les
auteurs postérieurs au temps dont ils parlent, quand ce qu'ils rap-
portent est apparent d'ailleurs. Et il arrive quelquefois qu'ils con-
servent de3 morceaux des plus anciens. Par exemple, on a douté de
quelle famille est Suibert, évêque de Bamberg, depuis pape sous le
nom de Clément Il. Un auteur anonyme de l'histoire de Brunswick,
qui a vécu dans le xiv° siècle, avait nommé sa famille, et des per-
sonues savantes dans notre histoire n'y avaient point voulu avoir
égard : mais j'ai eu une chronique beaucoup plus ancienne non en-
core imprimée, où la méme chose est dite avec plus de circons-
tances, d’où il parait qu'il était de la famille des anciens seigneurs
allodiaux de Hornbourg (guére loin de Wolfenbuttel) dont le pays
fut donné par le dernier possesseur à l'église cathédrale de Hal-
berstadt.
S 11. Pu. Je ne veux pas aussi qu'on croie que j'ai voulu diminuer
l'autorité de l'usage de l'histoire par ma remarque. C'est de cette
Source que nous recevons avec une évidence convaincante une
grande partie de nos vérités utiles. Je ne vois rien de plus estimable
que les mémoires qui nous resteut de l'antiquité, et je voudrais que
nous en eussions un plus grand nombre et de moins corrompus. Mais
il est toujours vrai que nulle copie ne s'élève au-dessus de la cer-
titude deson premier original.
Tu. Il est sûr que, lorsqu'on a un seul auteur de l'antiquité pour
garant d'un fait, tous ceux qui l'ont copié n'y ajoutent aucun poids,
ou plutôt doivent être comptés pour rien. Et ce doit être tout autant
que si ce qu'ils disent était du nombre cv 4745 heyouëvoy, des choses
qui n'ont été dites qu'une seule fois, dont M. Ménage voulait faire
un livre. Et eucore aujourd'hui, quand cent mille petits écrivains
répéteraient les médisances de Bolsec (1j (par exemple), un homme
(1) Bozsec (Jerónme), ne à Paris, carmélite devenu protestant, a écrit l'histoire
de la vie, mueurs, actes, doctrine et mort de Jean Calvin, Paris, 1577,
DE LA CONNAISSANCE 435
de jugement n'en ferait pas plus de cas que du bruit des oisons. Des
jurisconsultes ont écrit de fide historica ; maïs la matière mériterait
une plus exacte recherche, et quelques-uns de ces messieurs ont
été trop indulgents. Pour ce qui est de la grande antiquité, quelques-
uns des faits les plus éclatants sont douteux. Des habiles gens ont
douté avec sujet si Romulus a été le premier fondateur de laville
de Rome. On dispute sur la mort de Cyrus, et d'ailleurs l'opposition
entre Hérodote et Ctésias a. répondu des doutes sur l'histoire des
Assyriens, Babyloniens et Persans. Celle de Nabuchodonosor, de
Judith et méme de l’Assuérus d’Esther souffre de grandes difficultés.
Les Romains en parlant de l'or de Toulouse contredisent à ce qu'ils
“content de la défaite des Gaulois par Camille. Surtout l'histoire
propre et privée des peuples est sans crédit, quand elle n'est point
prise des originaux fort anciens, ni assez conforme à l'histoire:
publique. C'est pourquoi ce qu'on nous raconte des anciens Rois
germains, gaulois, britanniques, écossais, polonais, et autres, passe
avec raison pour fabuleux et fait à plaisir. Ce Trébéta, fils de Ninus,
fondateur de Trèves ; ce Brutus, auteur des Britons ou Brittains,
sont aussi véritables que les Amadis. Les contes pris de quelques
fabulateurs, que Trithémius (1), Aventin (2), et méme Albinus (3),
Sifrid Petri (1) ont pris la liberté de débiter des anciens princes
Francs, Bjoiens, Frisons; et ce que Saxon le Grammairien et
l'Edda nous racontent des antiquités reculées du Septentrion, ne
saurait avoir plus d'autorité que ce que dit kadlubko (à), premier
historien polonais d'un de leurs rois, gendre de Jules César. Mais
quand les histoires des différents peuples se rencontrent dans les eas
oü il n'y a pas d'apparence que l'un ait copie l'autre, c'est un grand
indice de la vérité. Tel est l'accord d’Hérodote avec l'histoire du
Vieux Testament en bien des choses ; par exemple lorsqu'il parle de
la bataille de Mégiddo entre le roi d'Égypte et les Syriens dela Pales-
tine, c'est-à-dire les Juifs, où, suivant le rapport de l'histoire sainte,
que nous avons des Hébreux, le roi Josias fut blessé mortellement.
Le consentement encore des historiens arabes, persans et tures avec
les grecs, romains et autres occidentaux, fait plaisir à ceux qui
(1) Taimi£vics ‘Johann, 1152-1516. — Son principal ouvrage est le C'ompen-
dium, sive Dreviurium de origine reriim et gestis Francorum, 1515.
2) AVENTINUS Johann, 1166-1531, auteur des ;Inaales Dolorum.
(3; ALcuiN (Albinus), 735-801, .Leiiné Opera, Ratisbonne, 17771.
(14) Pete Sigfried., 1527-1207, De Frisorum Origine ; Cologne, 1590.
(5j KapLuBko, 1161-1223, ZIistoria polonica, 1612.
436 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
recherchent les faits ; comme aussi les témoignages que les médailles
et suscriptions, restées de l'antiquité, rendent aux livres venus des
Anciens jusqu'à nous, et qui sont à la vérité copies de copies. Il
faut attendre ce que nous apprendra encore l'histoire de la Chine,
quand nous serons plus en état d'en juger et jusqu'oü elle portera
sa crédibilité avec soi. L'usage de l'histoire consiste principalement
dans le plaisir qu'il y a de connaitre les origines, dans la justice
qu'on rend aux hommes qui ont bieu mérité des autres hommes,
dans l'établissement de la critique historique, et surtoutde l'histoire
sacrée, qui soutient les fondements de la révélation, et (mettant
encore à part les généalogies et droits des princes et puissances)
dans les enseignements utiles que les exemples nous fournissent. Je
ne méprise point qu'on épluche les antiquités jusqu'aux moindres
bagatelles ; car quelquefois la connaissance que les critiques en
tirent peut servir aux choses plus importantes. Je consens, par
exemple, qu'on écrive méme toute l'histoire des vêtements et de l'art
des tailleurs depuis les habits des pontifes des Hébreux, ou si l'on
veut depuis les pelleteries, que Dieu donna aux premiers mariés au
sortir du Paradis, jusqu'aux fontanges et falbalas (Faltbláts) de notre
temps, et qu'on y joigne tout ce qu'on peut tirer des anciennes
sculptures et des peintures encore faites depuis quelques siécles. J'y
fournirai même, si quelqu'un le désire. les mémoires d'un homme
d'Augsbourg du siecle passé, qui s'est peint avec tous les habits qu'il
a portes depuis son enfance jusqu'à l'âge de 63 ans. Et je ne sais qui
m'a dit que feu M. le due d'Aumont (1), grand connaisseur des belles
antiquités, a eu une curiosité approchante. Cela pourra peut-être
servir à discerner les monuments légitimes de ceux qui ne le sont
pas, sans parler de quelques autres usages. Et puisqu'il est permis
aux hommes de jouer, il leur sera encore plus permis de se divertir
à ces sortes de travaux, si les devoirs essentiels n'en souffrent point.
Mais je désirerais qu'il y eût des personnes qui s'appliquassent pré-
férablement à tirer de l'histoire ce qu'il y a de plus utile, comme
seraient des exemples extraordinaires de vertu, des remarques sur
les commodités de la vie, des stratagèmes de politique et de guerre.
Et je voudrais qu'on fit exprès une espèce d'histoire universelle, qui
ne marquaàt que de telles choses et quelque peu d'autres de plus de
conséquence; car quelquefois on lira un grand livre d'histoire,
(1, Lr nuc D'ACMONT, Savant du xvii? siecle, membre de l'Académie des Ins.
criptions et Belles-Lettres, ne en 1632, mort en 1704. P. J.
DE LA CONNAISSANCE 431
savant, bien écrit, propre méme au but dé l'auteur, et excellent en
son genre, mais qui ne contiendra guére d'enseignements utiles, par
lesquels je n'entends pas ici de simples moralités, dont le Thea-
trum vite» humane et tels autres florilèges sont remplis, mais des
adresses et connaissances dont tout le monde ne s'aviserait pas au
besoin. Je voudrais encore qu'on tirát des livres des voyages une
infinité de choses de cette nature, dont on pourrait profiter, et qu'on
les rangeñt selon l'ordre des matières. Mais il est étonnant que, tant
de choses utiles restant à faire, les hommes s'amusent presque
toujours à ce qui est déjà fait, ou à des inutilités pures, ou du moins
à ce qui est le moins important; et je n'y vois guére de reméde
jusqu'à ce que le public s'en méle davantage dans des temps plus
tranquilles.
8 42. Pu. Vos digressions donnent du plaisir et du profit. Mais
des probabilités des faits venons à celles des opinions touchant les
choses qui ne tombent pas sous les sens. Elles ne sont capables
d'aucun témoignage, comme sur l'existence et la nature des esprits,
anges, démons, etc., sur les substances corporelles, qui sont dans
les planétes et dans d'autres demeures de ce vaste univers, enfin
sur la maniére d'opérer de la plupart des ouvrages de la nature, et
de toutes ces choses nous ne pouvons avoir que des conjectures, oü
l'analogie est la grande règle de la probabilité. Car, ne pouvant
point étre attestées, elles ne peuvent paraitre probables qu'en tant
qu'elles conviennent plus ou moins avec les vérités établies. Un
frottement violent de deux corps produisant de la chaleur et méme
du feu, les réfractions des corps transparents faisant paraitre des
couleurs, nous jugeons que le feu consiste dans une agitation vio-
lente des parties imperceptibles, et qu'encore les couleurs, dont
nous ne voyons pas l'origine, viennent d'une semblable réfraction ;
et trouvant qu'il v a une connexion graduelle dans toutes les parties
de la création, qui peuvent étre sujettes à l'observation humaine
sans aucun vide considérable entre deux, nous avons tout sujet de
penser que les choses s'élévent aussi vers la perfection peu à peu et
par des degrés insensibles. Il est malaisé de dire où le sensible et le
raisonnable commence et quel est le plus bas degré des choses
vivantes ; c'est comme la quantité augmente ou diminue dans un
cône régulier. ll y a une différence excessive entre certains hommes
et certains animaux brutes; mais si nous voulons comparer l'enten-
dement et la capacité de certains hommes et de certaines bétes,
438 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
nous y trouverons si peu de différence, qu'il sera bien malaisé d'as-
surer que l'entendement de ces hommes soit plus net ou plus étendu
que celui de ces bétes. Lors donc que nous observons une telle gra-
dation insensible entre les parties de la création depuis l'homme
jusqu'aux parties les plus basses, qui sont au-dessous de lui, la règle
de l'analogie nous fait regarder comme probable qu'il y a une
pareille gradation dans les choses qui sont au-dessus de nous et
non de la sphére de nos observations, et cette espéce de probabilité
est le grand fondement des hypotheses raisonnables.
Tn. C'est sur cette analogie que M. Huyghens juge dans son Cos-
motheoros (1) que l'état des autres planètes principales est assez
approchant du nótre ; excepté ce que la différente distance du soleil
doit causer de différence : et M. de Fontenelle (2), qui avait donné
déjà auparavant ses entretiens pleins d'esprit et de savoir sur la
pluralité des mondes, a dit de jolies choses là-dessus, et a trouvé
l'art d'égayer une matiére difficile. On dirait quasi que c'est dans
l'empire de la lune d'Harlequin tout comme ici. 1l est vrai qu'on
juge tout autrement des lunes (qui sont des satellites seulement)
que des planétes principales. Képler (3) a laissé un petit livre, qui
contient une fiction ingénieuse sur l'état de la lune; et un Anglais (54),
homme d'esprit, a donné la plaisante description d'un Espagnol de
son invention, que des oiseaux de passage transportérent dans la
lune, sans parler de Cyrano, qui alla depuis trouver cet Espagnol.
Quelques hommes d'esprit, voulant donner un beau tableau de
l'autre vie, promenent les âmes bien heureuses de monde en monde;
et notre imagination y trouve une partie des belles occupations
i1; Le Cosmotheoros de Huyghens (1693), traduit en francais en 1702 sous le
titre de la Phuralilé des mondes, postérieurement à l'ouvrage de Fontenelle et
à peu pres sur le même sujet. P. J.
i2; FONTENELLE, né à Rouen en 1657, mort à Paris en 1757 à l'age de cent
ans. Sans être précisément un philosophe, il- appartient à l'histoire de la phi-
losophie par l'esprit d'examen et de critique qui anime ses ouvrages, Les prin.
cipaux sont : ielogues des morts A683) ; Eutreliens sur la pluralité des mondes
(1686; ; l'Histoire des oracles (168v ; Doutes sur le système des causes occasion-
nelles, et entin ses £loges, qui sont son chef d'œuvre. P. J.
(3$ KrErLER, né à Weill dans le Wurtemberg en 1551, mort à Ratisbonne en
1630, illustre géometre et astronome, qui a découvert les lois des mouvements
planétaires. Ses principaux ouvrages sont : Aarmonires mundi libri quinque. les
cinq livres de l'Harmonie du monde, et son Astronomie nouvelle, où Physique
celeste fondée sur. Cétile dii mourement de Mars. Le livre auquel Leibniz fait
allusion est le Somnium Kepleri, Francfort, in-4'. P. J.
+. Godwin de Landaff, évèque anglais, dans son livre 7e man in the moon.
London, 1638, trad, fr. Paris, 1618, P. J.
DE LA CONNAISSANCE 439
qu'on peut donner aux génies. Mais, quelque effort qu'elle se
donne, je doute qu'elle puisse les rencontrer, à cause du grand inter-
valle entre nous et ces génies et de la grande variété qui s'y trouve.
Et jusqu'à ce que nous trouvions des lunettes, telles que M. Des-
cartes nous faisait espérer pour discerner des parties du globe de
la lune pas plus grandes que nos maisons, nous ne saurions déter-
miner ce qu'il y a dans un globe différent du nótre. Nos conjectures
seront plus utiles et plus véritables sur les parties intérieures de nos
corps. J'espére qu'on ira bien au delà de la conjecture en bien des
occasions et je crois déjà maintenant qu'au moins la violente agita-
tion des parties du feu, dont vous venez de parler, ne doit pas étre
comptée parmi les choses qui ne sont que paraboles. C'est dom-
mage que l'hypothése de M. Descartes sur la contexture des parties
de l'univers visible ait été si peu confirmée par les recherches et
découvertes faites depuis, ou que M. Descartes n'ait pas vécu 50 ans
plus tard pour nous donner une hypothése sur les connaissances
présentes, aussi ingénieuse que celle qu'il donna sur celles de son
temps. Pour ce qui est de la connexion graduelle des espèces, nous
en avons dit quelque chose dans une conférence précédente, où je
remarquai que déjà des philosoples avaient raisonné sur le vide
dans les formes ou espèces. Tout va par degrés dans la nature et rien
par saut, et cette règle à l'égard des changements est une partie de
ma loi de la continuité. Mais la beauté de la nature, qui veut des
perceptions distinguées, demande des apparences de sauts et pour
ainsi dire des chutes de musique dans les phénoménes, et prend
plaisir de méler les espéces. Ainsi, quoiqu'il puisse y avoir dans
quelque autre monde des espéces moyennes entre l'homme et la
béte (selon qu'on prend le sens de ces mots! et qu'il y ait apparem-
ment quelque part des animaux raisonnables qui nous passent, la
nature a trouvé bon de les éloigner de nous, pour nous donner sans
contredit la supériorité que nous avons dans notre globe. Je parle
des espèces moyennes et je ne voudrais pas me régler ici sur les
individus humains qui approchent de brutes, parce qu'apparem-
ment ce n'est pas un défaut de la faculté, mais un empéchement de
l'exercice ; de sorte que je crois que le plus stupide des hommes
(qui n'est pas dans un état contraire à la nature par quelque maladie
ou par un autre défaut permanent tenant lieu de inaladie) est incom-
parablement plus raisonnable et plus docile que la plus spirituelle
de toutes les bétes, quoiqu'on dise quelquefois le contraire par un
' 440 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
jeu d'esprit. Au reste, j'approuve fort la recherche des analogies :
les plantes, les insectes et l'anatomie comparative des animaux les
fourniront de plus en plus, surtout quand on continuera à se servir
du microscope encore plus qu'on ne fait. Et dans les matiéres plus
générales on trouvera que mes sentiments sur les monades, répan-
dues partout, sur leur durée interminable, sur la conservation de
l'animal avec l'âme, sur les perceptions peu distinguées dans un
certain état, tel que la mort des simples animaux, sur les corps qu'il
est raisonnable d'attribuer aux génies, sur l'harmonie des âmes et
des corps, qui fait que chacun suit parfaitement ses propres lois sans
étre troublé par l'autre et sans que le volontaire ou l'involontaire y
doivent être distingués : on trouvera, dis-je, que tous ces sentiments
sont tout à fait conformes à l'analogie des choses que nous remar-
quons et que j'étends seulement au delà de nos observations, sans
les borner à certaines portions de la matière ou à certaines espèces
d'actions, et qu'il n'y a de la différence que du grand au petit, du
sensible à l'insensible.
$ 13. Pn. Néanmoins il y a un cas où nous déférons moins à
l'analogie des choses naturelles que l'expérience nous fait connaitre,
qu'au témoignage contraire d'un fait étrange qui s'en éloigne. Car,
lorsque des événements surnaturels sont conformes aux fins de celui
qui a le pouvoir de changer le cours de la nature, nous n'avons
point de sujet de refuser de les croire quand ils sont bien attestés,
et c'est le cas des miracles qui ne trouvent pas seulement créance
pour eux-mêmes, mais là communiquent encore à d'autres vérités
qui ont besoin d'une telle confirmation. 3 14. Enfin il y a un témoi-
gnage qui l'emporte sur tout autre assentiment, c'est la révélation,
c'est-à-dire le temoignage de Dieu, qui ne peut ni tromper ni étre
trompé ; et l'assentiment que nous lui donnons s'appelle foi, qui
exclut tout doute aussi parfaitement que la connaissance la plus
certaine. Mais le point est d'être assuré que la révélation est divine,
et de savoir que nous en comprenons le véritable sens ; autrement
on s'expose au fanatisme et à des erreurs d'une fausse interpréta-
tion : et lorsque l'existence et le sens de la révélation n'est que pro-
bable, l'assentiment ne saurait avoir une probabilité plus grande
que celle qui se trouve dans les preuves. Mais nous en parlerons
encore davantage.
Tu. Les théologiens distinguent entre les motifs de crédibilité
(comme ils les appellent) avec l'assentiment naturel qui en doit
DE LA CONNAISSANCE 441
naître et ne peut avoir plus de probabilité que ces motifs, et entre
l'assentiment surnaturel, qui est un effet de la grâce divine. On a
fait des livres exprés sur l'analyse de la foi, qui ne s'accordent pas
tout à fait entre eux ; mais puisque nous en parlerons dans la suite,
je ne veux point anticiper ici sur ce que nous aurons à dire en son
lieu.
UHADP. XVII. — DE LA RAISON.
S8 f. Pu. Avant que de parler distinctement de la foi, nous traite-
rons de la raison. Elle signifie quelquefois des principes clairs et vé-
ritables, quelquefois des conclusions déduites de ces principes et
quelquefois la cause, et particulièrement la cause finale. Ici on la
considère comme une faculté, par où l'on suppose que l'homme est
distingué de la béte et en quoi il est évident qu'il la surpasse de
beaucoup. $ 2. Nous en avons besoin, tant pour étendre notre con-
naissance que pour régler notre opinion, et elle constitue, à le bien
prendre, deux facultés qui sont la sagacité pour trouver les idées
moyennes, et la faculté de tirer des conclusions ou d'inférer. 8 3. Et
nous pouvons considérer dans la raison ces quatre degrés : 1° Dé-
couvrir des preuves; 2? les ranger dans un ordre, qui en fasse voir
la connexion ; 3" s'apercevoir de la connexion dans ehaque partie de
la déduction ; 4? en tirer la conclusion. Et on peut observer ces de-
grés dans les démonstrations mathématiques.
Tu. La raison est la vérité connue dont la liaison avec une autre
moins connue fait donner notre assentiment à la dernière. Mais par-
ticulièrement et par excellence on l'appelle raison, si c'est la cause
non seulement de notre jugement, mais encore de la vérité méme, ce
qu'on appelle aussi raison à priori, et la cause dans les choses ré-
pond à la raison dans les vérités. C'est pourquoi la cause méme est
souvent appelée raison, et particulièrement la cause finale. Enfin la
faculté qui s'apercoit de cette liaison des vérités ou la faculté
de raisonner est aussi appelée raison, et c'est le sens que vous
employez ici. Or cette faculté est véritablement affectée à l'homme seul
ici-bas, et ne parait pas dans les autres animaux ici-bas : carj'ai déjà
fait voir ci-dessus que l'ombre de la raison qui se fait voir dans les
bétes n'est que l'attente d'un événement semblable dans un cas qui
parait semblable au passé, sans connaitre si la méme raison a lieu.
Les hommes mémes n'agissent pas autrement dans le cas ou ils sont
442 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
empiriques seulement. Mais ils s'élévent au-dessus des bétes, en
tant qu'ils voient les liaisons des vérités : les liaisons, dis-je, qui
constituent encore en elles-mémes des vérités nécessaires et univer-
selles. Ces liaisons sont méme nécessaires quand elles ne produisent
qu'une opinion, lorsqu'aprés une exacte recherche la prévalence de
la probabilité, autant qu'on en peut juger, peut étre démontrée ; de
sorte qu'il y a démonstration alors, non pas de la vérité dc la chose,
mais du parti que la prudence veut qu'on prenne. En partageant
cette faculté de la raison, je crois qu'on ne fait pas mal d'en recon-
naitre deux parties, suivant un sentiment assez recu qui distingue
l'invention et le jugement. Quant à vos quatre degrés que vous re-
marquez dans les démonstrations des mathémathiques, je trouve
qu'ordinairement le premier, qui est de découvrir les preuves, n'y
parait pas comme il serait à souhaiter. Ce sont des synthéses qui
ont été trouvées quelquefois sans analyse, et quelquefois l'analyse
a été supprimée. Les géomètres, dans leurs démonstrations, mettent
premièrement la proposition qui doit être prouvée, et pour venir à
la démonstration ils exposent par quelque figure ce qui est donné.
C'est qu'on appelle ecthése. Après quoi ils viennent à la préparation
et tracent de nouvelles lignes dont ils ont besoin pour le raisonne-
ment ; et souvent le plus grand art consiste à trouver cette prépara-
tion. Cela fait, ils font le raisonnement même, en tirant des consé-
quences de ce qui était donné dans l'eethése et de ce qui y a été
ajouté par la préparation ; et employant pour cet effet les vérités
déjà connues ou démontrées, ils viennent à la conclusion. Mais il y
a des cas oü l'on se passe de l'ecthése et de la préparation.
8 4. Pir. On croit généralement que le syllogisme est le grand ins-
trument de la raison et le meilleur moyen de mettre cette faculté en
usage. Pour moi j en doute, car il ne sert qu'à voir la connexion des
preuves dans un seul exemple et non au delà : mais l'esprit la voit
aussi facilement et peut-être mieux sans cela. Et ceux qui savent se
servir des figures et des modes, en supposent le plus souvent l'usage
par une foi implicite pour leurs maitres, sans en entendre la raison.
Si le syllogisme est nécessaire, personne ne connaissait quoi que ce
soil par raison avant son invention, et il faudra dire que Dieu ayant
fait de l'homme une créature à deux jambes, a laissé à Aristote le
soin d'en faire un animal raisonnable; je veux dire, de ce petit
nombre d'hommes qu'il pourrait engager à examiner les fondements
des syllogismes, où entrent plus de 60 manières de former les trois
DE LA CONNAISSANCE 413
propositions, il n'y en a qu'environ 14 de sûres. Mais Dieu a eu beau-
coup plus de bonté pour les hommes ; il leur a donné un esprit ca-
pable de raisonner. Je ne dis point ceci pour rabaisser Aristote, que
je regarde comme un des plus grands hommes de l'antiquité, que
peu ont égalé en étendue, en subtilité, en pénétration d'esprit et par
laforce du jugement, et qui, en cela méme qu'il a inventé ce petit
systéme des formes de l'argumentation, a rendu un grand service
aux savants contre ceux qui n'ont pas honte de nier tout. Mais ce-
pendant ces formes ne sont pas le seul ni le meilleur moyen de rai-
sonner ; et Áristote neles trouva pas parle moyen des formes mémes,
mais par la voie originale de la convenance manifeste des idées ; et
la connaissance qu'on en acquiert par l'ordre naturel dans les dé-
monstrations mathématiques parait mieux sans le' secours d'aucun
syllogisme. Inférer est tirer une proposition comme véritable d'une
autre déjà avancée pour véritable, en supposant une certaine con-
nexion d'idées moyennes ; par exemple, de ce que les hommes se-
rout punis en l'autre monde, on inféra qu'ils se peuvent déterminer
ici eux-mémes. En voici la liaison: « Les hommes seront punis et
Dieu est celui qui punit ; donc la punition est juste : donc le puni
est coupable ; donc il aurait pu faire autrement ; donc il a la liberté
en lui ; donc enfin il ala puissance de se déterminer. » La liaison se
voit mieux ici que s'il y avait cinq ousix syllogisines embrouillés, oü
les idées seraient transposées, répétées et enchássées dans les formes
artificielles. 1l s'agit de savoir quelle connexion a une idée moyenne
avec les extrêmes dans le syllogisme : mais c'est ce que nul syllo-
gisme ne peut montrer. C'est l'esprit qui peut apercevoir ces idées
placées ainsi par une espéce de juxtaposition, et cela par sa propre
vue. À quoi sert donc le syllogisme? Il est d'usage dans les écoles,
où l'on n'a pas la honte de nier la convenance des idées, qui con-
viennent visiblement. D'où vient que les hommes ne font jamais de
syllogismes en eux-mémes lorsqu'ils cherchent la vérité ou qu'ils
l'enseignent à ceux qui désirent sincèrement de la connaitre. l1. est
assez visible aussi que cct ordre est plus naturel
Homme. -— Animal — vivant,
c'est-à-dire l'homme est un animal, ét l'animal est vivant, donc
l'homme est vivant, que celui du syllogisme
Animal — vivant. Homme — animal. Homme — vivant.
444 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
c'est-à-dire l'animal est vivant, l'homme est un animal, donc
l'homme est vivant. Il est vrai que les syllogismes peuvent servir à
découvrir une fausseté cachée sous l'éclat brillant d'un ornement
emprunté de la rhétorique, et j'avais cru autrefois quele syllogisme
était nécessaire, au moins pour se garder des sophismes déguisés
sous des discours fleuris ; mais, aprés un plus sévére examen, j'ai
trouvé qu'on n'a quà déméler les idées dont dépend la conséquence
de celles qui sont superflues, et les ranger dans un ordre naturel
pour en montrer l'incohérence. J'ai connu un homme, à qui les
règles du syllogisme étaient entièrement inconnues, qui apercevait
d'abord la faiblesse et les faux raisonnements d'un long discours
artificieux et plausible, auquel d'autres gens exercés à toute la
finesse de la logique se sont laissé attraper ; et je crois qu'il y aura
peu de mes lecteurs, qui ne connaissent de telles personnes. Et si
cela n'était ainsi, les princes, dans les matieres qui intéressent leur
couronne et leur dignité, ne manqueraient pas de faire entrer les
syllogismes dans les discussions les plus importantes, où cependant
tout le monde croit que ce serait une chose ridicule de s'en servir.
En Asie, en Afrique et en Amérique, parmi les peuples indépendants
des Européens, personne n'en a presque jamais oui parler Enfin il
se trouve au bout du compte que ces formes scolastiques ne sont pas
moins sujettes à tromper ; les gens aussi sont rarement réduits au
silence par cette méthode scolastique et encore plus rarement con-
vaincus et gagnés. [Is reconnaitront tout au plus que leur adver-
saire est plus adroit, mais ils ne laissent pas d'étre persuadés de la
justice de leur eause. Et si l'on peut. envelopper des raisonnements
fallacieux dans le syllogisme, il faut que la fallace puisse être dé-
couverte par quelque autre moyen que celui du syllogisme. Cepen-
dant je ne suis point d'avis qu'on rejette les svllogismes, ni qu'on se
prive d'aucun moyen capable d'aider l'entendement. 11 y a des yeux
qui ont besoin de lunettes ; mais ceux qui s'en servent ne doivent
pas dire que personne ne peut voir sans lunettes. Ce serait trop ra-
baisser la nature en faveur d'un art, auquel ils sont peut-être rede-
vables. Si ce n'est qu'il leur soit arrivé tout au contraire ce qui a
été éprouvé par des personnes qui se sont servies des lunettes trop
ou trop tôt, qu'ils ont si fort offusqué la vue par leur moyen qu'ils
n'ont plus pu voir sans leur secours.
Tu. Votre raisonnement sur le peu d'usage des svllogismes est
plein de quantité de remarques solides et belles. Et il faut avouer
DE LA CONNAISSANCE 445
que la forme scolastique des syllogismes est peu employée dans le
monde, et qu'elle serait trop longue et embrouillerait si on la vou-
lait employer sérieusement. Et cependant, le croiriez-vous ? je tiens
que l'invention de la forme des syllogismes est une des plus belles de
l'esprit humain, et méme des plus considérables. C'est une espéce de
mathématique universelle, dont l'importance n'est pas assez connue ;
et l'on peut dire qu'un art d'infaillibilité y est contenu, pourvu qu'on
sache et qu'on puisse s’en bien servir, ce qui n'est pas toujours
permis. Or il faut savoir que, par les arguments en forme, je n'en-
tends pas seulement cette manière scolastique d'argumenter dont
on se sert daus les colléges, mais tout raisonnement qui conclut par
la force de la forme, et ou l'on n'a besoin de suppléer aucun article; .
de sorte qu'un sorite, un autre tissu de syllogismes, qui évite la répé-
tiion, méme un compte bien dresse, un calcul d'algébre, une ana-
lvse des infinitésimales me seront à peu prés des arguments en forme,
puisque leur forme de raisonner a été prédémontrée, en sorte qu'on
est sür de ne s'y point tromper. Et peu s'en faut que les démonstra-
ons d'Euclide ne soient des arguments en forme le plus souvent;
car, quand il fait des enthymémes en apparence, la proposition sup-
primée et qui semble manquer est suppléée par la citation à la
marge, où l'on donne le moyen de la trouver déjà démontrée ; ce
qui donne un grand abrégé sans rien déroger à la force. Ces inver-
sions, compositions et divisions des raisons, dont il se sert, ne sont
que des espèces de formes d'argumenter particulières et propres aux
mathématiciens et à la matière qu'ils traitent, et ils démontrent ces
formes avec l'aide des formes universelles de la logique. De plus, il
faut savoir qu'il y a des conséquences asyllogistiques bonnes et
qu'on ne saurait démontrer à la rigueur par aucun syllogisme sans
en changer un peu les termes ; et ce changement méme des termes
fait la conséquence asyllogistique. ll y en a plusieurs, comme entre
autres a recto ad obliquum. Par exemple : Jésus-Christ est Dieu ;
donc la mère de Jésus-Christ est la mère de Dieu ; item, celle que
des habiles logiciens ont appelée inversion de relation, comme, par
exemple, cette conséquence : si David est père de Salomon, sans
doute Salomon est fils de David. Et ces conséquences ne laissent pas
d'étre démontrables par des vérités dont les syllogismes vulgaires
mémes dépendent. Les syllogismes aussi ne sont pas seulement caté-
goriques, mais encore hypothétiques, où les disjonctifs sont compris.
Et l'on peut dire que les catégoriques sont simples ou composés.
446 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
Les catégoriques simples sont ceux qu'on compte ordinairement,
c'est-à-dire selon les modes des figures : et j'ai trouvé que les quatre
figures ont chacune six modes, de sorte qu'il y à 24 modes en tout.
Les quatre modes vulgaires de la première figure ne sont que
l'effet de la signification des signes : Tout, Nul, Quelqu'un. Et les deux
que j'y ajoute, pour ne rien omettre, ne sont que les subalterna-
lions des propositions universelles. Car de ces deux modes ordi-
naires, tout B est C, et tout À est D, done tout A est C; item nul B
est C, tout À est D, donc nul A est C, on peut faire ces deux modes
additionnels, tout B est C, tout À est B, donc quelque À est C ; item
nul B est C, tout A est B, donc quelque À n'est point C. Car il n'est
point nécessaire de démontrer la subalternation et de prouver ses
conséquences : tout À est C, dont quelque À est € ; ?tem nul À est C,
donc quelque À n'est point C, quoiqu'on la puisse pourtant dénion-
trer par les identiques, joints aux modes déjà reçus de la première
figure. en cette facon: tout À est C: quelque A est À, donc quelque
A est C. Jtem nul À est C, quelque A est A, donc quelque A n'est
point C. De sorte que les deux modes additionnels de la première
figure se démontrent par les deux premiers modes ordinaires de
ladite figure avec l'intervention de la subalternation, démontrable
elle-méme par les deux autres modes de la méme figure. Et de la
méme facon, la seconde figure en recoit aussi deux nouveaux. Ainsi
la première et la seconde en ont six : la troisième en a eu six de
tout temps ; on en donnait cinq à la quatrième, mais il se trouve
qu'elle en a six aussi par le méme principe d'addition. Mais il faut
savoir que la forme logique ne nous oblige pas à cet ordre des pro-
positions, dont on se sert cominunément, et je suis de votre opinion,
Monsieur, que cet autre arrangement vaut mieux : tout À est B, tout
B est C, done tout À est C, ce qui serait particulierement par les
sorites, qui sont un tissu de tels syllogismes. Car s'il y en avait encore
un : tout À est C, tout C est D, donc tout À est D, on peut faire un
tissu de ces deux syllogismes, qui évite la répétition en disant : tout À
est D, tout B est C, tout C est D, done tout A est D, où l'on voit que la
proposition inutile, tout À est C, est négligée, et la répetition inutile
de cette méme proposition que les deux syllogismes demandaient,
est évitée ; car cette proposition, est inutile désormais, et le tissu est
un argument parfait et bon en forme sans cette même proposition
quand la force du tissu a été démontrée une fois pour toutes par le
moyen de ces deux syllogismes. ll y a une infinité d'autres tissus
DE LA CONNAISSANCE | 447
plus composés, non seulement parce qu'un plus grand nombre de
syllogismes simples y entre mais encore parce que les syllogismes
ingrédients sont plus différents entre eux, car on y peut faire entrer
non seulement des catégoriques simples, mais encore des copulatifs,
et non seulement des catégoriques, mais encore des hypothétiques ;
et non seulement des syllogismes pleins, mais encore des enthy-
memes où les propositions, qu'on croit évidentes, sont supprimées.
Et tout cela joint avec des conséquences asyllogistiques, et avec des
transpositions des propositions, et avec quantité de tours et pensées
qui cachent ces propositions par l'inclination naturelle de l'esprit à
abréger, et par les propriétés du langage, qui paraissent en partie
dans l'emploi des particules, fera un tissu de raisonnement, qui re-
présentera toute argumentation méme d'un orateur, mais décharnée
et dépouillée de ses ornements et réduite à la forme logique, non
pas scolastiquement, mais toujours suffisamment pour connaitre la
force, suivant les lois de la logique, qui ne sont autres que celles du
bon sens, mises en ordre et par écrit et qui n'en différent pas davan-
tage que la coutume d'une province diflére de ce qu'elle avait été,
quand de non éerite qu'elle était elle est devenue écrite. Si ce n'est
qu'étant mise par écrit et se pouvant mieux envisager tout d'un
coup elle fournit plus de lumiére pour pouvoir étre poussée et appli-
quée ; car le bon sens naturel sans l'aide de l'art, faisant l'analyse
de quelque raisonnement, sera un peu en peine quelquefois sur la
force des conséquences, enen trouvant par exemple qui enveloppent
quelque mode, bon à la vérité mais moins usité ordinairement. Mais
un logicien qui voudrait qu'on ne se servit point de tels tissus, ou
ne voudrait point s'en servir lui-méme prétendant qu'on doit tou-
jours réduire tous les arguments composés aux syllogismes simples,
dont ils dépendent en effet, serait, suivant ce que je vous ai déjà
dit, comme un homme qui voudrait obliger les marchands, dont il
achète quelque chose, à lui compter les nombres un à un, comme
on compte aux doigts, ou comme l'on compte les heures de l'hor-
loge de la ville ; ce qui marquerait sa stupidité, s'il ne pouvait comp-
ter autrement, et s'il ne pouvait trouver qu'au bout des doigts que
3 et 3 font 8 ; ou bien cela marquerait un caprice s'il savait ces
abrégés et ne voulait point s'en. servir, ou permettre qu on s'en ser-
vit. ll serait aussi comme un homme qui ne voudrait point qu'on
employát les axiomes et les théorèmes déjà démontrés, prétendant
qu'on doit toujours réduire tout raisonnement aux premiers prin-
4418 - NOLVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
cipes, oü se voit la liaison immédiate des idées dont, en effet, ces théo-
rémes moyens dépendent. Aprés avoir expliqué l'usage des formes
logiques de la maniére que je crois qu'on le doit prendre, je viens
à vos considérations. Et je ne vois point comment vous voulez, Mon-
sieur, que le syllogisme ne serve qu'à voir la connexion des preuves
dans un seul exemple. De dire que l'esprit voit toujours facilement
les conséqueuces, c'est ce qui ne se trouvera pas, car on en voit
quelquefois (au moins dans les raisonnements d'autrui) oü l'on a
lieu de douter d'abord, tant qu'on n'en voit pas la démonstration.
Ordinairement on se sert des exemples pour justifier les consé-
quences, mais cela n'est pas toujours assez sür, quoiqu'il y ait un
art de choisir des exemples qui ne se trouveraient point vrais si la
conséquence n'était bonne. Je ne crois pas qu'il füt permis dans les
écoles bien gouvernées de nier sans aucune honte les convenances
manifestes des idées, et il ne me parait pas qu'on emploie le svllo-
gisme à les montrer. Au moins ce n'est pas son unique et principal
usage. On trouvera plus souvent qu'on ne pense (en examinant les
paralogismes des auteurs) qu'ils ont péché contre les régles de la
logique et j'ai moi-méme expérimenté quelquefois, en disputant
méme par écrit avec des personnes de bonne foi, qu'on n'a commencé
à s'entendre que lorsqu'on a argumenté en forme pour débrouiller
un chaos de raisonnements. Il serait ridicule sans doute de vouloir
argumenter à la scolastique dans des délibérations importantes, à
cause des prolixités importunes et embarrassantes de cette forme de
raisonnement et parce que c'est comme compter aux doigts. Mais
cependant il n'est que trop vrai que. dans les plus importantes déli-
bérations qui regardent la vie, l'Etat, le salut, les hommes se laissent
éblouir souvent par le poids de l'autorité, par la lueur de l'élo-
quence, par des exemples mal appliqués, par des enthymèmes qui
supposent faussement l'évidence de ce qu'ils suppriment, et méme
par des conséquences fautives, de sorte qu'une logique sévére, mais
d'un autre tour que celle de l'École, ne leur serait que trop néces-
saire, entre autres pour déterminer de quel cóté est la plus grande
apparence. Au reste, de ce que le vulgaire des hommes ignore la
logique artificielle, et qu'on ne laisse pas d'y bien raisonneret mieux
quelquefois que des gens exercés en logique, cela ne prouve pas
l'inutilité, non plus qu'on prouverait celle de l'arithmétique artifi-
cielle, parce qu'on voit quelques personnes bien compter dans les
rencontres ordinaires sans avoir appris à lire ou à écrire, et sans
DE LA CONNAISSANCE 449
savoir manier la plume ni les jetons, jusqu’à redresser même des
fautes d'un autre qui a appris à calculer, mais qui se peut négliger
ou embrouiller dans les caractères ou marques. Il est vrai qu'encore
les syllogismes peuvent devenir sophistiques, mais leurs propres
lois servent à les reconnaitre : et les syllogismes ne convertissent et
méme ne eonvainquent pas toujours; mais c'est parce que l'abus
des distinctions et des termes mal entendus en rend l'usage prolixe
jusqu'à devenir insupportable s'il fallait le pousser à bout. Il ne me
reste ici qu'à considérer et à suppléer votre argument, apporté pour
servir d'exemple d'un raisonnement clair sans la forme des logi-
ciens. Dieu punit l'homme (c'est un fait supposé), Dieu punit juste-
ment celui qu'il punit (c'est une vérité de raison qu'on peut prendre
pour démontrée); donc. Dieu punit l'homme justement (c'est une
conséquence syllogistique étendue asyllogistiquement « recto ad
obliquum); donc l'homme est puni justement (c'est une inversion de
relation, mais qu'on supprime à cause de son évidence); donc
l'homme est coupable (c'est un enth yméme, oü l'on supprime cette
proposition, qui en effet n'est qu'une définition : celui qu'on punit
justement est coupable); donc l'homme aurait pu faire autrement
(on supprime cette proposition: celui qui est coupable a pu faire
autrement); donc l'homme a été libre (on supprime encore : qui a pu
faire autrement a été libre); donc ipar la définition du libre) il a eu
la puissance de se déterminer. Ce qu'il fallait prouver. Où je remarque
encore que ce donc méme enferme en effet et la proposition sous-
entendue (que celui qui est libre a la puissance de se déterminer) et
sert à éviter la répétition des termes. Et dans ce sens, il n'y aurait
rien d'omis, et l'argument à cet égard pourrait passer pour entier.
On voit que ce raisonnement est un tissu de syllogismes entière-
ment conformes à la logique ; car je ne veux point maintenant consi-
dérer la matière de ce raisonnement, où il y aurait peut-être des
remarques à faire ou des éclaircissements à demander. Par exemple,
quand un homme ne peut point faire autrement, il y a des cas où il
pourrait étre coupable devant Dieu, comme s'il était bien aise de ne
point pouvoir secourir son prochain pour avoir une excuse. Pour
conclure, j'avoue que la forme d'argumenter scolastique est ordinai-
rement incommode, insuffisante, mal ménagée, mais je dis en méme
temps que rien ne saurait être plus important que l'art d'argumenter
en forme selon la vraie logique, c'est-à-dire pleinement quant à
la matiére, et clairement quant à l'ordre et à la forme des con-
PAUL JANET. — Leibniz. L-29
450 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
séquences, soit évidentes par elles-mémes, soit prédémontrées.
S 5. Pn. Je croyais que le syllogisme serait encore moins utile, ou
plutót absolument d'aucun usage dans les probabilités parce qu'il
ne pousse qu'un seul argument topique. Mais je vois maintenant
qu'il faut toujours prouver solidement ce qu'il y a de sür dans
l'argument topique méme, c'est-à-dire l'apparence qui s'y trouve,
et que la force de la conséquence consiste dans la forme. $ 6.
Cependant si les syllogismes servent à juger, je doute qu'ils puissent
servir à inventer, c'est-à-dire à trouver des preuves et à faire de
nouvelles découvertes. Par exemple, je ne crois pas que la décou-
verte de la 47* proposition du premier livre d'Euclide soit due aux
règles de la logique ordinaire, car on connait premièrement, et puis
on est capable de prouver en forme syllogistique.
Tu. Comprenant sous les syllogismes encore les tissus des syllo-
gismes et tout ce que j'ai appelé argumentation en forme, on peut
dire que la connaissance, qui n'est pas évidente par elle-méme,
s'acquiert par des conséquences, lesquelles ne sont bonnes que
lorsqu'elles ont leur forme due. Dans la démonstration de ladite
proposition, qui fait le carré de l'hypoténuse égal aux deux carrés
des côtés, on coupe le grand carré en pieces et les deux petits aussi,
et il se trouve que les piéces des deux petits carrés se peuvent toutes
trouver dans le graud et ni plus ni moins. C'est prouver l'égalité en
forme, et les égalités des piéces se prouvent aussi par des arguments
en bonne forme. L'analyse des anciens était, suivant Pappus, de
prendre ce qu'on demande, et d'en tirer les conséquences, jusqu'à
ce qu'on vienne à quelque chose de donné ou de connu. J'ai
remarqué que pour cet effet il faut que les propositions soient réci-
proques, afin que la démonstration synthétique puisse repasser à
rebours par les traces de l'analyse, mais c'est toujours tirer des
conséquences. Il est bon cependant de remarquer ici que dans les
hypothéses astronomiques ou physiques le retour n'a point lieu:
mais aussi le succès ne démontre pas la vérité de l'hypothése. Il est
vrai qu'il la rend probable, mais comme cette probabilité parait
pécher contre la régle de logique, qui enseigne que le vrai peut étre
tiré du faux, on dira que les régles logiques n'auront point lieu
entiérement dans les questions probables. Je réponds qu'il est pos-
sible que le vrai soit conclu du faux, mais il n'est pas toujours pro-
bable, surtout lorsqu'une simple hypothése rend raison de beau-
coup de vérités; ce qui est rare et se rencontre difficilement. On
DE LA CONNAISSANCE 451
pourrait dire avec Cardan que la logique des probables a d'autres
conséquences que la logique des vérités nécessaires. Mais la proba-
bilité méme de ces conséquences doit être démontrée par les consé-
quences de la logique des nécessaires.
S 7. Pur. Vous paraissez faire l'apologie de la logique vulgaire,
mais je vois bien que ce que vous apportez appartient à une logique
plus sublime, à qui la vulgaire n'est que ce que les rudiments abé-
cédaires sont à l'érudition : ce qui me fait souvenir d'un passage du
judicieux Hooker (1), qui dans son livre intitulé /a Police ecclésias-
lique, liv. I, 5 6, croit que, si l'on pouvait fournir les vrais secours
du savoir et de l'art de raisonner, que dans ce siécle qui passe pour
éclairé on ne connait pas beaucoup et dont on ne se met pas fort
en peine, il y auràit autant de diflérence par rapport à la solidité du
jugement entre les hommes qui s'en serviraient et ce que les hommes
sont à présent, qu'entre les hommes d'à présent et les imbéciles. Je
souhaite que notre conférence puisse donner occasion à faire
trouver à quelques-uns ces vrais secours de l'art dont parle ce
grand homme, qui avait l'esprit si pénétrant. Ce ne seront pas les
imitateurs qui comme le bétail suivent le chemin battu (?mitatorum
servum pecus). Cependant, j'ose dire qu'il y a dans ce siécle des
personnes d'une telle force de jugement, et d'une si grande étendue
d'esprit, qu'ils pourraient trouver pour l'avancement de la connais-
sance des chemins nouveaux, s'ils voulaient prendre la peine de
tourner leurs pensées de ce eóté-là.
Tn. Vous avez bien remarqué, Monsieur, avec feu M. Hooker, que
le monde ne s'en met guére en peine ; autrement je crois qu'il y a
et qu'il y a eu des personnes capables d'y réussir. 1l faut avouer ce-
pendant que nous avons maintenant de grands secours, tant du
côté des mathématiques que de la philosophie, où les Essais con-
cernant l'entendement humain de votre excellent ami ne sont pas le
moindre. Nous verrons s'il y a moyen d'en profiter.
S 8. Pu. ll faut que je vous dise encore, Monsieur, que j'ai cru
qu'il y avait une méprise visible dans les régles du syllogisme ; mais
depuis que nous conférons ensemble, vous m'avez fait hésiter. Je
vous représenterai pourtant ma difficulté. On dit « que nul raison-
« nement syllogistique ne peut étre concluant s'il ne contient au
« moins une proposition universelle ». Mais il semble qu'il n'y ait
(1) Hooker, théologien anglais, né à Heavitrée prés d'Exeter, en 1554, mort
en 1600. Son principal ouvrage est 7'Ae laws of ecclesiastical polity.
452 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
que les choses particuliéres qui soient l'objet immédiat de nos rai-
sonnements et de nos connaissances ; elles ne roulent que sur la
convenance des idées, dont chacune n'a qu'une existence particu-
lière et ne représente qu'une chose singulière.
Tn. Autant que vous concevez la similitude de choses, vous con-
cevez quelque chose de plus, et l'universalité ne consiste qu'en cela.
Toujours vous ne proposerez jamais aucun de nos arguments, sans
y employer des vérités universelles. Il est bon pourtant de re-
marquer qu'on comprend (quant à la forme) les propositions sin-
gulières sous les universelles. Car, quoiqu'il soit vrai qu'il n'y a
qu'un seul saint Pierre apótre, on peut pourtant dire que quiconque
a été saint Pierre l'apótre a renié son Maitre. Ainsi ce syllogisme :
saint Pierre a renié son Maitre (quoiqu'il n'ait que des propositions
singuliéres) est jugé de les avoir universelles affirmatives, et le mode
sera darapti de la troisième figure.
Pn. Je voulais encore vous dire qu'il me paraissait mieux de trans-
poser les prémisses des syllogismes et de dire: tout À est B, tout B
est C, donc tout À est C ; que de dire : tout B est C, tout A est B,
donc tout est C. Mais il semble, par ce que vous avez dit, qu'on ne
s'en éloigne pas et qu'on compte l'un et l'autre pour un méme mode.
ll est toujours vrai, comme vous avez remarqué que la disposition
différente de la vulgaire est plus propre à faire un tissu de plusieurs
syllogismes.
Tu. Je suis tout à fait de votre sentiment. Il semble cependant qu'on
a cru qu'il était plus didactique de commencer par des propositions
universelles, telles que sont les majeures dans la première et dans
la seconde figure; et il y a encore des orateurs qui ont cette cou-
tume. Mais la liaison parait mieux comme vous le proposez. J'ai
remarqué autrefois qu'Aristote peut avoir eu une raison particulière
pour la disposition vulgaire. Car, au lieu de dire A est B, il a cou-
tume de dire B est en A. Et de cette facon d'énoncer, la liaison méme
que vous demandez lui viendra dans la disposition reçue. Car au
lieu de dire B est C, À est D, donc A est C ; il l'énoncera ainsi :
C est en B, B est en A, donc C est en A. Par exemple, au lieu de
dire : « le rectangle est isogone (ou à angles égaux), le carré est
rectangle, donc le carré est isogone, » Aristote, sans transposer
les propositions, conservera la place du milieu au terme moyen par
cette maniére d'énoncer les propositions qui en renverse les termes,
et il dira : l'isogone est dans le rectangle, le rectangle est dans le
DE LA CONNAISSANCE 493
carré, donc l'isogone est dans le carré. Et cette manière d'énoncer
n'est pas à mépriser, car en effet le prédicat est dans le sujet, ou
bien l'idée du prédicat est enveloppée dans l'idée du sujet. Par
exemple, l'isogone est dans le rectangle, car le rectangle est la figure
dont tous les angles droits sont égaux entre eux, donc dans l'idée
du rectangle est l'idée d'une figure dont tous les angles sont égaux,
ce qui est l'idée de l'isogone. La maniére d'énoncer vulgaire regarde
plutót les individus, mais celle d'Aristote a plus d'égard aux idées
ou universaux. Car disant « tout homme est animal », je veux dire
que tous les hommes sont compris dans tous les animaux ; mais j'en-
tends en méine temps que l'idée de l'animal est comprise dans l'idée
de l'homme. L'animal comprend plus d'individus que l'homme,
mais l'homme comprend plus d'idées ou plus de formalités; l'un a
plus d'exemples, l'autre plus de degrés de réalité; l'un a plus d'ex-
tension, l'autre plus d'intension. Aussi peut-on dire véritablement
que toute la doctrine syllogistique pourrait étre démontrée par celle
de continente et contento, du comprenant et du compris, qui est
différente de celle du tout et de la partie; car le tout excéde toujours
la partie, mais le comprenant et le compris sont quelquefois égaux
comme il arrive dans les propositions réciproques. |
S 9. Pu. Je commence à me former une tout autre idée de la
logique que je n'en avais autrefois. Je la prenais pour un jeu d'éco-
lier, et je vois maintenant qu'il y a comme une mathématique uni-
verselle de la manière que vous l'entendez. Plüt à Dieu qu'on la
poussát à quelque chose de plus qu'elle n'est encore, afin que nous
y pussions trouver ces vrais secours de la raison dont nous parlait
Hooker, qui éléveraient les hommes bien au-dessus de leur présent
état. Etla raison est une faculté qui en a d'autant plus besoin que son
étendue est assez limitée et qu'elle nous manque en bien des ren-
'ontres. C'est 1° parce que souvent les idées mêmes nous manquent.
8 10. Et puis 2° elles sont souvent obscures et imparfaites : au lieu
que là où elles sont claires et distinctes comme dans les nombres,
nous ne trouvons point de difficultés insurmontables et ne tombons
dans aucune contradiction. $ 11. 3° Souvent aussi la difficulté vient
de ce que les idées moyennes nous manquent. L'on sait qu'avant
que l'algébre, ce grand instrument et cette preuve insigne de la
sagacité de l'homme, eüt été découverte, les hommes regardaient
avec étonnement plusieurs démonstrations des anciens mathémati-
ciens. 3 12. ll arrive aussi 4° qu'on bâtit sur de faux principes, ce
454 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
qui peut engager dans des difficultés, où la raison embrouille davan-
tage, bien loin d'éclairer. 8 13. Enfin? les termes dont la significa-
tion est incertaine embarrassent la raison.
Tu. Je ne sais s'il nous manque tant d'idées qu'on croit, c'est-à-
dire de distinctes. Quant aux idées confuses ou images plutót, ou si
vous voulez impressions, comme couleurs, goüts, etc., qui sont un
résultat de plusieurs petites idées distinctes en elles-mémes, mais
dont on ne s'apercoit pas distinctement, il nous en manque une in-
finité, qui sont convenables à d'autres créatures plus qu'à nous. Mais
ces impressions aussi servent plutót à donner des instincts età fonder
des observations d'expérience qu'à fournir de la matiére à laraison,
si ce n'est en tant qu'elles sont accompagnées de perceptions dis-
tinctes. C'est donc principalement le defaut de la connaissance que
nous avons de ces idées distinctes, cachées dans les confuses, qui
nous arrête, et lors méme que tout est distinctement exposé à nos
sens, ou à notre esprit, la multitude des choses qu'il faut considérer
nous embrouille quelquefois. Par exemple, lorsqu'il ya un tas de
1000 boulets devant nos yeux, il est visible que, pour bien concevoir
le nombre et les propriétés de cette multitude, il sert beaucoup de
les ranger en figures comme l'on fait dans les magasins, afin d'en
avoir des idées distinctes et les fixer méme en sorte qu'on puisse
s'épargper la peine deles compter plus d'une fois. C'est la multitude
des considérations aussi qui fait que dans la science des nombres
méme il y a des difficultés trés grandes, car on y cherche des
abrégés, et on ne sait pas quelquefois si la nature en a dans ses
replis pour le cas dont il s'agit. Par exemple, qu'y a-t-il de plus
simple en apparence que la notion du nombre primitif, c'est-à-dire
du nombre entier indivisible par tout autre excepté par l'unité et
par lui-même ? Cependant on cherche encore une marque positive et
facile pour les reconnaitre certainement sans essayer tous les divi-
seurs primitifs, moindres que la racine carrée du primitif donné. Il y
a quantité de marques qui font connaître sans beaucoup de calcul
que tel nombre n'est point primitif, mais on en demande une qui soit
facile et qui fasse connaitre certainement qu'il est primitif quand il
l'est. C'est ce qui fait aussi que l'algèbre est encore si imparfaite,
quoiqu'il n'y ait rien de plus connu que les idées dont elle se sert,
puisqu'elles ne signifient que des nombres en général ; car le public
n'a pas encore le moyen de tirer les racines irrationnelles d'aucune
équation au delà du 4° degré (excepté dans un cas fort borné); et
DE LA CONNAISSANCE 455
les méthodes dont Diophante (1), Scipion du Fer (2) et Louis de
Ferrare (3) se sont servis respectivement pour le second, 3° et 4°
degré, afin de les réduire au premier, ou afin de réduire une
équation affectée à une pure, sont toutes différentes entre elles,
c'est-à-dire celle qui sert pour un degré différe un degré de celle qui
sert pour l'autre. Car le second degré, ou de l'équation carrée, se
réduit au premier, en ótant seulement le second terme. Le troisième
degré, ou de l'équation cubique, a été résolu parce qu'en coupant
l'inconnue en parties il en provient heureusement une équation du
second degré. Et dans le 4° degré, ou des biquadrates, on ajoute
quelque chose des deux cótés de l'équation pour la rendre extrayable
de part et d'autre; et il se trouve encore heureusement que, pour
obtenir cela, on n'a besoin que d'une équation cubique seulement.
Mais tout cela n'est qu'un mélange de bonheur ou de hasard avec
l'art ou méthode. Et en le tentant dans ces deux derniers degrés,
on ne savait pas si l'on réussirait. Aussi faut-il encore quelque
autre artifice pour réussir dans le à‘ ou 6° degré, qui sont des sur-
solides et des bicubes; et quoique M. Descartes ait cru que la
méthode dont il s'est servi dans le 4° en concevant l'équation
comme produite par deux autres équations carrées (mais qui dans
le fond ne saurait donner plus que celle de Louis de Ferrare) réus-
sirait aussi dans le 6", cela ne s'est point trouvé. Cette difficulté
fait voir qu'encore les idées les plus claires et les plus distinctes ne
nous donnent pas toujours tout ce qu'on demandeet tout ce qui s'en
peut tirer. Et cela fait encore juger qu'il s'en faut beaucoup que
l'algèbre soit l'art d'inventer, puisqu'elle-méme a besoin d'un art
plus général, c'est-à dire l'art des caractères est un secours mer-
veilleux parce qu'elle décharge l'imagination. L'on ne doutera point,
voyant l'arithmetique de Diophante et les livres géométriques
d'Apollonius et de Pappus, que les Anciens n'en aient eu quelque
chose. Viéte y a donné plus d' étendue en exprimant non seulement
ce qui est demandé, mais encore les nombres donnés par des carac-
(1) DiornaxTe, d'Alexandrie, a vécu du temps de l'empereur Julien vers 360?
il est auteur du plus ancien Traité d'algébre que nous avons. On en a plusieurs
éditions : la plus importante est eelle de Toulouse (1760, in-fol.), avec les obser-
vations de Fermat. P. J.
(2) Scipiox, jesuite de Bohème, né à Pilsen en 1567, s'est occupé de philoso-
phie, de mathéinatiques et de théologie. P.
(3) Louis pe FERRARE (1522-1562), mathématicien italien, élève de Cardan, Opera
omnia (Lyon, 1663, 10 vol.).
456 NOUVEAUX ESSAIS SUR L ENTENDEMENT
tères généraux, faisant en calculant ce qu'Euclide faisait déjà en
‘ raisonnant ; et Descartes à étendu l'application de ce calcul à la
géométrie, en marquant les lignes par les équations. Cependant en-
core, aprés la découverte de notre algebre moderne, M. Bouillaud (1)
(Ismael Dullialdus), excellent géomètre sans doute, que j'ai encore
connu à Paris, ne regardait qu'avec étonnement les démonstrations
d'Archiméde sur la spirale et ne pouvait point comprendre comment
ce grand homme s'était avisé d'employer la tangente de cette ligne
pour la dimension du cercle. Le père Grégoire de Saint-Vincent (2)
le parait avoir deviné, jugeant qu'il y est venu par le parallélisme de
la spirale avec la parabole. Mais cette voie n'est que particulière. au
lieu que le nouveau calcul des infinitésimales, qui procéde par la
voie des différences, dont je me suis avisé et dont j'ai fait part au
public avec succès, en donne une générale, où cette découverte par
la spirale n'est qu'un jeu et qu'un essai des plus faciles, comme
presque tout ce qu'on avait trouvé auparavant en matiére de dimen-
sions des courbes. La raison de l'avantage de ce nouveau calcul est
encore qu'il décharge l'imagination dans les problèmes que M. Des-
cartes avait exclus de sa géométrie sous prétexte qu'ils menaient au
mécanique le plus souvent, mais dans le fond parce qu'ils ne conve-
naient pas à son calcul. Pour ce qui est des erreurs qui viennent des
termes ambigus, il dépend de nous de les éviter.
Pu. Il y a aussi un cas oü la raison ne peut pas étre appliquée,
mais oü aussi on n'en a point besoin et oü la vue vaut mieux que la
raison. C'est dans la connaissance intuitive, où la liaison des idées
et des vérités se voit immédiatement. Telle est la connaissance des
maximes indubitables ; et je suis tenté de croire que c'est le degré
d'évidence que les anges ont présentement et que les esprits des
hommes justes, parvenus à la perfection, auront dansun état à venir
sur mille choses qui échappent à présent à notre entendement. $ 43.
Mais la démonstration fondée sur des idées moyennes donne une
connaissance raisonnéc. C'est parce que la liaison de l’idée moyenne
avec les extrémes est nécessaire et se voit par une juxtaposition
d'évidence semblable à celle d'une aune qu'on applique tantót à un
(1) BoviLLAvU (et non BotiLLAUD), mathématicien né à Londres en 1665, mort à
Paris en 1691, Dans son As{ronomica philoluica, i1 a attaquéles lois de Kepler.
P. J.
(2) GRÉGOIRE (de Saint-Vincent), célèbre géomètre, né à Bruges en 1531, mort
à Gand en 1667. Son principal ouvrage est son Opus geometricum quadratura
circuli et seclionum coni. b. J.
DE LA CONNAISSANCE 457
drap ettantót à un autre pour faire voir qu'ils sont égaux. 316. Mais
si la liaison n'est que probable, le jugement ne donne qu'une opi-
nion.
Tu. Dieu seul a l'avantage de n'avoir que des connaissances intui-
tives. Mais les îmes bienheureuses, quelque détachées qu'elles
soient de ces corps grossiers, et les génies mémes, quelque su-
blimes qu'ils soient, quoiqu'ils aient une connaissance plus intuitive
que nous sans comparaison et qu'ils voient souvent d'un coup d'oeil
ce que nous ne trouvons qu'à force de conséquences, après avoir
employé du temps et de la peine, doivent trouver aussi des difficultés
en leur chemin, sans quoi ils n'auraient point de plaisir de faire des
découvertes, qui est un des plus grands. Et il faut toujours recon-
naitre qu'il y aura une infinité de vérités qui leur sont cachées, ou
tout à fait ou pour un temps, oü il faut qu'ils arrivent à force de
conséquences et par la démonstration ou méme souvent par conjec-
ture.
Pu. Donc ces génies ne sont que des animaux plus parfaits que
nous, c'est comme si vous disiez avec l'Empereur de la lune que
c'est tout comme ici.
Tu. Jele dirai, non pas tout à fait, mais quant au fond des choses,
car la manière et les degrés de perfection varient à l'infini. Cepen-
dant le fond est partout le méme, ce qui est une maxime fondamen-
tale chez moi et qui régne dans toute ma philosophie. Et je ne con-
cois les choses inconnues ou confusément connues que de la
maniére de celles qui nous sont distinctement connues ; ce qui rend
la philosophie bien aisée et je crois méme qu'il en faut user ainsi :
mais si cette philosophie est la plus simple dans le fond, elle est
aussi la plus riche dans les maniéres, parce que la nature les peut
varier à l'infini, comme elle le fait aussi avec autant. d'abondance,
d'ordre et d'ornements qu'il est possible de se figurer. C'est pour-
quoi je crois qu'il n'y a point de génie. quelque sublime qu'il soit,
qui n'en ait une infinité au-dessus de lui. Cependant, quoique nous
soyons fort inferieurs à tant d'êtres intelligents, nous avons l'avan-
tage de n'être point contrôlés visiblement dans ce globe, où nous
tenons sans contredit le premier rang ; et avec toute l'ignorance où
nous sommes plongés, nous avons toujours le plaisir de ne rien voir
qui nous surpasse. Et si nous étions vains, nous pourrions juger
comme César, qui aimait mieux étre le premier dans une bourgade
que le second à Roine. Au reste, je ne parle ici que des connaissances
458 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
naturelles de ces esprits et non pas de la vision béatifique, ni des
lumières surnaturelles que Dieu veut bien leur accorder.
8 (9. Pu. Comme chacun se sert de la raison ou à part soi, ou en-
vers un autre, il ne sera pas inutile de faire quelques réflexions sur
quatre sortes d'arguments dont les hommes sont accoutumés de se
servir pour entrainer les autres dans leurs sentiments, ou du moins
pour les tenir dans une espéce de respect, qui les empéche de contre-
dire. Le premier argument se peut appeler 1° argumentum ad vere-
cundiam, quand on cite l'opinion de ceux qui ont acquis de l'auto-
rité par leur savoir, rang, puissance ou autrement; car, lorsqu'un
autre ne s’y rend pas promptement, on est porté à le censurer
comme plein de vanité et méme à le taxer d'insolence. 3 20. I y a
2° argumentum ad ignorantiam, c'est d'exiger que l'adversaire ad-
mette la preuve ou qu'il en assigne une meilleure. 3 21. Il y a
3° argumentum «ad hominem, quand on presse un homme par ce
qu'il a dit lui-même. 3 22. Enfin il y à 4^ argumentum ad judicium,
qui consiste à employer des preuves tirées de quelqu'une des sources
de la connaissance ou de la probabilité ; et c'est le seul de tous qui
nous avance et instruit; car, si par respect je n'ose point contredire
ou si je n'ai rien demeilleur à dire, ou si je me contredis, il ne s'en-
suit point que vous avez raison. Je puis être modeste, ignorant,
trompé, et vous pouvez vous être trompé aussi.
Tu. Il faut sans doute faire différence entre ce qui est bon à dire
et ce qui est vrai à croire. Cependant, comme la plupart des vérités
peuvent être soutenues hardiment, il y a quelque préjugé contre une
opinion qu'il faut cacher. L'argument ad ignorantiam est bon dans
les cas à présomption, où il est raisonnable de se tenir à unc opi-
nion jusqu'à ce que le contraire se prouve. L'argument ad hominem
a cet eflet, qu'il montre que l'une ou l'autre assertion est fausse et
que l'adversaire s'est trompé de quelque manière qu'on le prenne.
On pourrait encore apporter d'autres arguments, dont on se sert, par
exemple celui qu'on pourrait appeler ad verliginem, lorsqu'on rai-
sonne ainsi: si cette preuve n'est point recue, nous n'avons aucun
moyen de parvenir à la certitude sur le point dont il s'agit, ce qu'on
prend pour une absurdité. Cet argument est bon en certains cas,
comme si quelqu'un voulait nier les vérités primitives et immédiates,
pàr exemple que rien ne peut étre et n'étre pas en méme temps, car
s'il avait raison, il n'y aurait aucun moyen de connaitre quoi que ce
soit. Mais quand on s'est fait certains principes et quand on les veut
DE LA CONNAISSANCE 459
soutenir parce qu'autrement tout le système de quelque doctrine
reçue tomberait, l'argument n'est point décisif ; car il faut distinguer
entre ce qui est nécessaire pour Soutenir nos connaissances et entre
ce qui sert de fondement à nos doctrines reçues ou à nos pratiques.
On s'est servi quelquefois chez les jurisconsultes d'un raisonnement
approchant pour justifier la condamnation ou la torture des préten-
dus sorciers sur la deposition d'autres accusés du méme crime, car
on disait : si cet argument tombe, comment les convaincrons-nous ?
Et quelquefois, en matière criminelle. certains auteurs prétendent
que, dans les faits où la conviction est plus difficile, des preuves
plus légères peuvent passer pour suffisantes. Mais ce n'est pas une
raison. Cela prouve seulement qu'il faut employer plus de soin et
non pas qu'on doit croire plus légérement, excepté dans les crimes
extrèmement dangereux, comme par exemple en matière de haute
trahison oü cette considération est de poids, non pas pour condamner
un homme, mais pour l'empécher de nuire ; de sorte qu'il peut y
avoir un milieu, non pas entre coupable et non coupable, mais entre
la condamnation et le renvoi, dans les jugements oü la loi etla cou-
tume l'admettent. On s'est servi d'un semblable argument en Alle-
magne depuis quelque temps, pour colorer les fabriques de la mau-
vaise monnaic ; car, disait-on, s'il faut se tenir aux règles prescrites,
on n'en pourra point battre sans y perdre. ll doit donc être permis
d'en détériorer l'alliage. Mais outre qu'on devait diminuer le poids
seulement et non pas l'alliage ou le titre, pour mieux obvier aux
fraudes, on suppose qu'une pratique est nécessaire, qui ne l'est
point ; car il n'y a point d'ordre du ciel ni de loi humaine qui oblige
à battre monnaie ceux qui n'ont point de mine rni d'occasion d'avoir
de l'argent en barres ; et de faire monnaie de monnaie, c'est une
mauvaise pratique, qui porte naturellement la détérioration avec
elle. Mais comment exercerons-nous, disent-ils, notre régale d'en
battre? La réponse est aisée. Contentez-vous de faire battre quel-
que peu de bon argent, méme avec une petite perte, si vous croyez
qu'il vous importe d'être mis sous le marteau, sans que vous ayez
besoin ni droit d'inonder le monde de méchant billon.
S 23. Pu. Apres avoir dit un mot du rapport de notre raison aux
autres hommes, ajoutons quelque chose de son rapport à Dieu, qui
fait que nous distinguons entre ce qui est contraire à la raison et
ce qui est au-dessus de la raison. De la première sorte est tout ce
qui est incompatible avec nos idées claires et distinctes; de la
460 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
seconde est tout sentiment, dont nous ne voyons pas que la vérité
ou la probabilité puisse étre déduite de la sensation ou de la ré-
flexion par le secours dela raison. Ainsi l'existence de plus d'un
Dieu est contraire à la raison, et la résurrection des morts est au-
dessus dc la raison. |
Tu. Je trouve quelque chose à remarquer sur votre définition de
ce qui est au-dessus de la raison, au moins si vous le rapportez à
l'usage reçu de cette phrase; car il me semble que, de la manière
que cette définition est couchée, elle va trop loin d'un côté et pas
assez loin de l'autre ; et si nous la suivons, tout ce que nous igno-
rons et que nous ne sommes pas en pouvoir de connaitre dans notre
présent état serait au-dessus de la raison, par exemple, qu'une telle
étoile fixe est plus ou moins grande que le soleil, item que le Vésuve
jettera du feu dans une telle année, ce sont des faits dont la con-
naissance nous surpasse, non pas parce qu'ils sont au-dessus de la
raison, mais parce qu'ils sont au-dessus des sens; car nous pour-
rions fort bien juger de cela si nous avions des organes plus parfaits
et plus d'information des circonstances. Il y a aussi des difficultés
qui sont au-dessus de notre présente faculté, mais non pas au-dessus
de toute la raison; par exemple, il n'y a point d'astronome ici-bas
qui puisse calculer le détail d'une éclipse dans l'espace d'un paer,
et sans mettre la plume à la main; cependant il y a peut-étre des
génies à qui cela ne serait qu'un jeu. Ainsi toutes ces choses pour-
raient être rendues connues ou praticables par le secours de la
raison, en supposant plus d'information des faits, des organes plus
parfaits et l'esprit plus élevé.
lu. Cette objection cesse si j'entends ma définition, non seule-
ment de notre sensation ou réflexion, mais aussi de celle de tout
autre esprit créé possible.
Tu. Si vous le prenez ainsi, vous avez raison. Mais il restera
l'autre difficulté, c'est qu'il n'y aura rien au-dessus de la raison sui-
vant votre définition, parce que Dieu pourra toujours donner des
moyens d'apprendre par la sensation et la reflexion quelque vérité
que ce soit; comme en eflet les plus grands mystères nous de-
viennent connus par le témoignage de Dieu, qu'on reconnait par les
motifs de crédibilité, sur lesquels notre religion est fondée. Et ces
motifs dépendent sans doute de la sensation et de la réflexion. Il
semble donc que la question est, non pas si l'existence d'un fait ou
la vérité d'une proposition peut étre déduite des principes dont se
DE LA CONNAISSANCE 461
sert la raison, c'est-à-dire de la sensation et de la réflexion ou bien
des sens externes et internes, mais si un esprit créé est capable de
connaître le comment de ce fait, ou la raison à priori de cette vérité ;
de sorte qu'on peut dire que ce qui est au-dessus de la raison peut
bien étre appris, mais il ne peut pas étre compris par les voies et
les forces de la raison créée, quelque grande et relevée qu'elle soit.
Il est réservé à Dieu seul de l'entendre, comme il appartient à lui
seul de le mettre en fait.
Pu. Cette considération me parait bonne, et c'est ainsi que je
veux qu'on prenne ma définition. Et cette méme considération me
confirme aussi dans l'opinion où je suis, que la manière de parler
qui oppose la raison à la foi, quoiqu'elle soit fort autorisée, est im-
propre, car c'est par la raison que nous vérifions ce que nous devons
croire. La foi est un ferme assentiment, et l'assentiment réglé comme
il faut ne peut étre donné que sur des bonnes raisons. Ainsi celui
qui croit sans avoir aucune raison de croire peut étre amoureux de
ses fantaisies, mais il n'est pas vrai qu'il cherche la vérité, ni qu'il
rende une obéissance légitime à son divin Maitre, qui voudrait qu'il
fit usage des facultés dont il l'a enrichi pour le préserver de l'er-
reur. Autrement, s'il est dans le bon cheinin, c'est par hasard ; et s'il
est dans le mauvais, c'est par sa faute dont il est comptable à Dieu.
Ta. Je vous applaudis fort, Monsieur, lorsque vous.voulez que la
foi soit fondée en raison : sans cela pourquoi préférerions-nous la
Bible à l’Alcoran ou aux anciens livres des Bramines? Aussi nos
théologiens et autres savants hommes l'ont bien reconnu, et c'est ce
qui nous a fait avoir de si beaux ouvrages de la vérité de la religion
chrétienne, et tant de belles preuves qu'on a mises en avant contre
les paiens et autres mécréants anciens et modernes. Aussi les per-
sonnes sages ont toujours tenu pour suspects ceux qui ont prétendu
qu'il ne fallait point se mettre en peine des raisons et preuves
quand il s'agit de croire; chose impossible en effet, à moins que
croire ne signifie réciter, ou répéter et laisser passer sans s'en
mettre en peine, comme font bien des gens et comme c'est le carac-
tére de quelques nations plus que d'autres. C'est pourquoi quelques
philosophes aristotéliciens des xv* et xvi? siccles, dont des restes ont
subsisté encore longtemps depuis (comme l'on peut juger par les
lettres de feu M. Naudé (1), et les Naudeana), ayant voulu soutenir
(1) Naup£ (Gabriel), savant célèbre du xvu* siècle, né à Paris en 1620, mort à
Abbeville en 1653. 11 fut bibliothécaire du cardinal Mazarin. Ses principaux ou-
462 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
deux vérités opposées, l'une philosophique et l'autre théologique,
le dernier concile de Latran, sous Léon X, eut raison de s'y opposer
comme je crois avoir déjà remarqué. Et une dispute toute semblable
s'éleva à Helmstadt autrefois entre Daniel Hofmann (1), théologien,
et Corneille Martin, philosophe, mais avec cette différence que
le philosophe conciliait la philosophie, avec la révélation et que
le théologien en voulait rejeter l'usage. Mais le duc Jules, fon-
dateur de l'Université, prononca pour le philosophe. 1l est vrai
que de notre temps une personne de la plus grande élévation
disait qu'en matière de foi il fallait se crever les veux pour voir
clair, et Tertullien dit quelque part : « Ceci est vrai, car il est impos-
sible; il faut le croire, car e'est une absurdité. » Mais si l'intention
de ceux qui s'expliquent de cette manière est bonne, toujours les
expressions sont outrées et peuvent faire du tort. Saint Paul parle
plus juste lorsqu'il dit que la sagesse de Dieu est folie devant les
hommes; c'est parce que les hommes ne jugent des choses que sui-
vant leur expérience, qui est extrémement bornée, et tout ce qui
n'y est point conforme leur parait une absurdité. Mais ce jugement
est fort téméraire, car il y a méme une infinité de choses naturelles,
qui nous passeraient pour absurdes, si on nous les racontait, comme
la glace qu'on disait couvrir nos riviéres le parut au roi de Siam.
Mais l'ordre de la nature méme, n'étant d'aucune nécessité méta-
physique, n'est fondé que dans le bon plaisir de Dieu, de sorte qu'il
s’en peut éloigner par des raisons supérieures de la grâce, quoiqu'il
n'y faille point aller que sur des bonnes preuves, qui ne peuvent
venir que du témoignage de Dieu lui-même, où l'on doit déférer
absolument lorsqu'il est dûment vérifié.
CHAP. XVIII. — DE La rot ET DE LA RAISON
ET DE LEURS BORNES DISTINCTES.
84. Pi. Accommodons-nous cependant de la manière de parler
reçue, et souffrons que dans un certain sens on distingue la foi de
la raison. Mais il est juste qu'on explique bien nettement ce sens et
vrages sont : Apologie pour les grands hommes soupconnés de magie, Paris.
1625, in-8*; et Considérations poliliques sur les coups d'Etat, Rome, 1639, in-4o.
(1) Hor«axs, théologien à Helmstadt, vivait vers 1677, P. J.
DE LA CONNAISSANCE 463
qu'on établisse les bornes qui sont entre ces deux choses; car l'in-
certitude de ces bornes a certainement produit dans le monde de
grandes disputes et peut-étre causé méme de grands désordres. Il
est au moins manifeste que, jusqu'à ce qu'on les ait déterminées,
c'est en vain qu'on dispute, puisqu'il faut employer la raison en
disputant de la foi. 3 2. Je trouve que chaque secte se sert avec
plaisir de la raison, autant qu'elle en croit pouvoir tirer quelque
secours : cependant, dés que la raison vient à manquer, on s'écrie
que c'est un article de foi qui est au-dessus de la raison. Mais l'an-
tagoniste aurait pu se servir de la méme défaite, lorsqu'on se
mélait de raisonner contre lui, à moins qu'on ne marque pourquoi
cela ne lui était pas permis dans un cas qui semble pareil. Je sup-
pose que la raison est ici la découverte de la certitude ou de la pro-
babilité des propositions tirées des connaissances que nous avons
acquises par l'usage de nos facultés naturelles, c'est-à-dire par sen-
sation et par réflexion, et que la foi est l'assentiment qu'on donne
à une proposition fondée sur la révélation, c'est-à-dire sur une
communication extraordinaire de Dieu, qui l'a fait connaitre aux
hommes. $ 3. Mais un homme inspiré de Dieu ne peut point com-
muniquer aux autres aucune nouvelle idée simple, parce qu'il ne
se sert que des paroles ou d'autres signes qui réveillent en nous
des idées simples que la coutume y a attachées, ou de leur combi-
naison : et quelques idées nouvelles que saint Paul eût reçues lors-
qu'il fut ravi au troisième ciel, tout ce qu'il en a pu dire fut « que
« ce sont des choses que l'oeil n'a point vues, que l'oreille n'a point
« ouiïes, et qui ne sont jamais entrées dans le cœur de l'homme ».
Supposé qu'il y eût des créatures dans le globe de Jupiter, pour-
vues de six sens, et que Dieu donnát surnaturellement à un:homme
d'entre nous les idées de ce sixième sens, il ne pourra point les
faire naitre par des paroles dans l'esprit des autres hommes. Il
faut donc distinguer entre révélation originelle et traditionnelle. La
premiere est une impression que Dieu fait immédiatement sur
l'esprit, à laquelle nous ne pouvons fixer aucunes bornes, l'autre
ne vient que par les voies ordinaires de la communication et ne sau-
rait donner de nouvelles idées simples. 3 4. Il est vrai qu'encore les
vérités qu'on peut découvrir par la raison nous peuvent étre com-
muniquées par une révélation traditionnelle, comme si Dieu avait
voulu communiquer aux hommes des théorémes géométriques, mais
ce ne serait pas avec autant de certitude que si nous en avions la
464 NOUVEAUX ESSAIS SUR L' ENTENDEMENT
démonstration tirée de la liaison des idées. C'est aussi comme Noé
avait une connaissance plus certaine du déluge que celle que nous
en acquérons par le livre de Moyse; et comme l'assurance de celui
qui a vu que Moyse l'écrivait actuellement et qu'il faisait les mi-
racles qui justifient son inspiration était plus grande que la nótre.
& 5. C'est ce qui fait que la révélation ne peut aller contre une claire
évidence de raison, parce que, lors méme que la révélation est im-
médiate et originelle, il faut savoir avec évidence que nous ne nous
trompons point en l'attribuant à Dieu et que nous en comprenons
le sens ; et cette évidence ne peut jamais étre plus grande que celle
de notre connaissance intuitive: et, par couséquent, nulle proposi-
tion ne saurait étre recue pour révélation divine lorsqu'elle est
opposée contradictoirement à cette connaissance immédiate. Autre-
ment, il ne resterait plus de différence dans le monde entre la vérité
et la fausseté, nulle mesure du croyable et de l'incroyable. Et il n'est
point convenable qu'une chose vienne de Dieu, ce bienfaisant auteur
de notre étre, laquelle étant recue pour véritable doit renverser les
fondements de nos connaissances et rendre toutes nos facultés inu-
tiles. 8 6. Et ceux qui n'ont la révélation que médiatement ou par
tradition de bouche en bouche, ou par écrit, ont encore plus besoin
de la raison pour s'en assurer. 3 7. Cependant, il est toujours vrai
que les choses qui sont au delà de ce que nos facultés naturelles
peuvent découvrir sont les propres matières de la foi comme la
chute des anges rebelles, la ressuscitation des morts. $ 9. C'est là où
il faut écouter uniquement la révélation. Et méme à l'égard des pro-
positions probables, une révélation évidente nous déterminera contre
la probabilité.
Tu. Si vous ne prenez la foi que pour ce qui est fondé dans des
motifs de crédibilité (comme on les appelle), et la détachez de la
gráce interne qui y détermine l'esprit immédiatement, tout ce que
vous dites, Monsieur, cst incontestable. Il faut avouer qu'il y a bien
des jugements plus évidents que ceux qui dépendent de ces motifs.
Les uns y sont plus avancés que les autres, et même il y a quantité
de personnes qui ne les ont jamais connus et encore moins pesés, et
qui par conséquent n'ont pas méme ce qui pourrait passer pour un
motif de probabilité. Mais la gráce interne du Saint-Esprit y supplée
immédiatement d'une maniére surnaturelle, et c'est ce qui fait ce
que les théologiens appellent proprement une foi divine. Il est vrai
que Dieu ne la donne jamais que lorsque ce qu'il fait croire est
stilus...
DE LA CONNAISSANCE 469
fondé en raison ; autrement il détruirait les moyens de connaitre la
vérité, et ouvrirait la porte à l'enthousiasme : mais il n'est point né-
cessaire que tous ceux qui ont cette foi divine connaissent ces raisons
et encore moins qu'ils les aient toujours devant les yeux. Autrement
les simples et idiots, au moins aujourd'hui, n'auraient jamais la
vraie foi, et les plus éclairés ne l'auraient pas quand ils pourraient
en avoir le plus de besoin, car ils ne peuvent pas se souvenir tou-
jours des raisons de croire. La question de l'usage de la raison en
théologie a été des plus agitées, tantentre les sociniens et ceux qu'on
peut appeler catholiques dans un sens général, qu'entre les réformés
et les évangéliques comme on nomme préférablement en Allemagne
ceux que plusieurs appellent luthériens, mal à propos. Je me sou-
viens d'avoir lu un jour une métaphysique d'un Steginannus (1)
socinien (différent de Josué Stegmann qui a écrit lui-même contre
eux), qui n'a pas encore &é imprimée que je sache ; de l'autre cóté
un Keslerus (2), théologien de Saxe, a écrit une logique et quelques
autres sciences philosophiques opposées expres aux sociniens. On
peut dire généralement que les sociniens vont trop vite à rejeter
tout ce qui n'est pas conforme à l'ordre de la nature, lors méme
qu'ils n'en sauraient prouver absolument l'impossibilité. Mais aussi
leurs adversaires quelquefois vont trop loin et poussent le mystére
jusqu'aux bords de la contradiction ; en quoi ils font du tort à la
vérité qu'ils tâchent de défendre. et je fus surpris de voir un jour
dans la Somme de théologie du P. Honoré Fabry (3), qui d'ailleurs a
été un des plus habiles de son ordre, qu'il niait dans les choses
divines (comme font encore quelques autres théologiens) ce grand
principe qui dit: « que les choses qui sont les mémes avec une troi-
sième sont les mêmes entre elles. » C'est donner cause gagnée aux
adversaires sans y penser et óter toute certitude à tout raisonne-
ment. [| faut dire plutôt que ce principe y est mal appliqué. Le
méme auteur rejette dans sa Philosophie les distinctions virtuelles,
(Li SrEcMANNUS Joachim}, socinien, né dans le Brandebourg, mort en 1632.
On a de lui des ouvrages de mathématiques et de théologie. Il eut du reste deux
fréres, également sociniens, dontle plus jeune, Christophe, a publié une Dyade
philosophique , Serait-ce le traite de métaphysique dont parle Leibniz ? P. J
(2; KESSLER (Andréas), 1595-1613. Il a écrit contre les sociniens ou photiniens :
Photiniane Physicæ Eramnen, Wittimberg. 1856 ; MetapAysice Photinianæ Exa-
men, 1618 ; Logiræ Pholinianæe Eramen, 1612,
(3) Fasry (Honoré). 1607-1688, jésuite philosophe et mathématicien fran-
cais; Synopsis grometrica, Lyon, 1669 ; l’hysica, Lyon, 1669 ; Summula Theolo-
giæ, Lyon, 1669.
PaAvL JANET. — Leibniz. 1-30
466 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
que les scotistes mettent dans les choses créées, parce qu'elles renver-
seraient, dit-il, le principe de contradiction: et quand on lui objecte
qu'il faut admettre ces distinctions en Dieu, il répond que la foi
l'ordonne. Mais comment la foi peut-elle ordonner quoi que ce soit,
qui renverse un principe sans lequel toute créance, affirmation ou
négation serait vaine ? Il faut done nécessairement que deux propo-
sitions vraies en méme temps ne soient point tout à fait contradic-
toires ; et si À et C ne sont point la méme chose, il faut bien que B,
qui est le même avec À, soit pris autrement que B, qui est
le méme avec C. Nicolaus Vedelius (1), professeur de Genéve,
et depuis de Deventer, a publié autrefois un livre intitulé Rationale
theologicum, à qui Jean Musaeus (2), professeur d'léna (qui est une
université évangélique en Thuringe), opposa un autre livre sur le
méme sujet, c'est-à-dire sur l'usage de la raison en théologie. Je
me souviens de les avoir considérés autrefois, et d'avoir remarqué
que la controverse principale était embrouillée par des questions
incidentes, comme lorsqu'on demande ce que c'est qu'une conclu-
sion théologique, et s'il en faut juger par les termes qui la composent
ou par le moyen qui la prouve, et par conséquent si Ockam (3) a eu
raison ou non, de dire que la science d'une méme conclusion est la
méme quel moyen qu'on emploie à la prouver. Et on s'arréte sur
quantités d'autres minuties encore moins considérables qui ne
regardent que les termes. Cependant Musaeus convenait lui-méme
que les principes nécessaires d'une nécessité logique, c'est-à-dire
dont l'opposé implique contradiction, doivent et peuvent être
employés sûrement en théologie ; mais il avait sujet de nier que ce
qui est seulement nécessaire d'une nécessité physique (c'est-à-dire
fondée sur l'induction de ce qui se pratique dans la nature ou sur
les lois naturelles, qui sont pour ainsi dire d'institution divine) suftit
pour réfuter la créance d'un mystére ou d'un miracle; puisqu'il
dépend de Dieu de changer le cours ordinaire des choses. C'est
ainsi que selon l'ordre de la nature on peut assurer qu'une méme
personne ne saurait être en méme temps mère et vierge, ou qu'un
(1) VEpELIvS (Nicolas), du Palatinat, mort vers 1612.
(2) Musarus (Jean), né en 1613 dans le comté de Schawrzbourg, mort en 1614.
l'a fait un grand nombre d'ouvrages de polémique. P. J.
(3) Ockan (Guillaume d'), né à Ockam (comté de Larvey;, franciscain, adver-
saire du pape Jean XXII, grand défenseur du nominalisme, vivait dans la pre-
mière moitié du xiv* siècle. Il fut disciple de Duns Scot. Ses écrits sont : Super
libros Sententiarum subtilissimæ quæstiones, in-fol., Lyon, 1495 — Quodlibeta
septem, in-fol., Paris, 1747. — Stwmnna logicæ, in-1*, Venise. 1591. P. J
DE LA CONNAISSANCE 467
corps humain ne saurait manquer de tomber sous les sens, quoique
le contraire de l'un et de l’autre soit possible à Dieu. Vedelius aussi
parait convenir de cette distinction. Mais on dispute quelquefois sur
certains principes s'ils sont nécessaires logiquement, ou s'ils ne le
sont que physiquement. Telle est la dispute avec les sociniens, si la
substance peut être multipliée lorsque l'essence singulière ne l'est
pas ; et la dispute avec les Zwingliens (1) si un corps ne peut étre
que dans un lieu. Or il faut avouer que toutes les fois que la néces- -
sité logique n'est point démontrée, on ne peut présumer dans une
proposition qu'une nécessité physique. Mais il me semble qu'il reste
une question que les auteurs dont je viens de parler n'ont pas assez
examinée, que voici : supposé que d'un cóté se trouve le sens littéral
d'un texte de la sainte Écriture, et que de l'autre côté se trouve une
grande apparence d'une impossibilité logique, ou du moins une impos-
sibilité physique reconnue, s'il est plus raisonnable de renoncer au
sens littéral ou de renoncer au principe philosophique? Il est sür qu'il
y a des endroits, où l'on ne fait point difficulté de quitter la lettre,
* comme lorsque l'Ecriture donne des mains à Dieu et lui attribue la
colère, la pénitence, et autres affections humaines ; autrement il
faudrait se ranger du cóté des anthropomorphites, ou de certains
fanatiques d'Angleterre, qui crurent qu'Hérode avait été métamor-
phosé effectivement en renard, lorsque Jésus-Christ l'appela de ce
nom. C'est ici que les regles d'interprétation ont lieu, et si elles ne
fournissent rien qui combatte le sens littéral pour favoriser la maxime
philosophique, et si d'ailleurs le sens littéral n'a rien qui attribue à
Dieu quelque imperfection, ou entraine quelque danger dans la pra-
üque de la piété, il est plus sür et méme plus raisonnable de le
suivre. Ces deux auteurs que je viens de nommer disputent encore
sur l'entreprise de Kekermann qui voulait démontrer la Trinité par
la raison, comme ltaymond Lulle (2) avait aussi táché de faire autre-
fois. Mais Musaeus reconnait avec assez d'équité que, si la démonstra-
(1) Les Zwingliens, sectateurs de Zwiugle, réformateur suisse, né en Suisse,
à Wildhaus, dans le comté de Tockenbourg. en 1184. Il introduisit la réforme
en Suisse, en méme temps que Luther en Allemagne. 1l mourut en 1531, dans
le combat de Cappel. Ses œuvres complètes ont été publiées à Zurich, en
4 vol. in-fol.. 1541-15. P. J.
(2; LULLE (Raymond), ne à Palma, dans l'ile de Majorque, en 1235, mort à
Bougie en 1315, martyr des musulmans, aprés une vie trés romanesque et trés
agitée, célèbre par l'invention du Grand Art, £ystéme qui réduisait tous les
raisonnements à un mécanisme. Ses œuvres complètes ont été publiées à
Mayence en 10 vol. in-fol., 1721. P. J.
468 ^ NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT :
tion de l'auteur réformé avait été bonne et juste, il n'v aurait rien eu
à dire; qu'il aurait eu raison de soutenir par rapport à cet article
que la lumiére du Saint-Esprit pourrait étre allumée par la philo-
sophie. Ils ont agité aussi la question fameuse: si ceux qui, sans
avoir eonnaissance de la révélation du Vieux ou Nouveau Testament,
sont morts dans des sentiments d'une piété naturelle ont pu être
sauvés par ce moyen et obtenir rémission de leurs péchés ? L'on sait
que Clément d'Alexandrie (1), Justin martyr (2) et saint Chrysos-
tome (3) en quelque facon y ont incliné, et méme je fis voir autre-
fois à M. Pélisson (4) que quantité d'excellents docteurs de l'Église
romaine, bien loin de condamner les protestants non opiniátres, ont
méme voulu sauver des paiens et soutenir que les personnes dont je
viens de parler avaient pu étre sauvées par un acte de contrition,
c'est-à-dire de pénitenec fondée sur l'amour de bienveillance, en
vertu duquel on aime Dieu sur toutes choses, parce que ses perfec-
tions le rendent souverainement aimable. Ce qui fait qu'ensuite on
est porté de tout son cœur à se conformer avec sa volonté et à imiter
ses perfections pour nous mieux joindre avec lui, puisqu'il parait
juste que Dieu ne refuse point sa gràce à ceux qui sont dans de
tels sentiments. Et sans parler d'Érasme (5) et de Ludovicus
(1) CLEMENT D'ALEXANDRIE, né dans celle ville, selon les uns, à Athènes
selon les autres, vers le milieu du second siècle. 11 mourut vers 220. — Son
principal ouvrage, les Stromaltes, sont une mine pour l'histoire de la philosophie.
— Il y a plusieurs éditions de ses œuvres complètes. La plus estimée est celle
d'Oxford, in-fol., 1715; la plus récente celle de Leipzig, 4 vol. in-12, 1831-
1334. P.].
(2) SAINT Justis, né à Sichem en Palestine, l'an 59 de Jésus-Christ. mort martyr
à Rome en 167. Ses principaux ouvrages sont : l*le Trailé de lu monarchie ou de
l'Unité de Dieu : 2° le Discours aux Grecs : 3° les deux -{pologies: 4° Dialogue
avec le juif Tryphon. Une des meilleures éditions de ses œuvres complètes est
celle de Paris, in-fol,, 1636. On en a donné une récente eu Allemagne, en
2 vol in-3^, P...
(3) CHRYSOSTUME (saint Jean), l'un des plus illustres Peres de l'Eglise, né à
Antioche en 341, évéque de Constantinople en 398, mort dans cette ville en
407. Ses œuvres complètes ont été publiées en grec et latin par le F. Mont-
faucon, 1715, 13 vol. in-fol., et à Eton en 1612 par le chevalier Henri Savitlle,
9 vol. in-fol. On y remarquera (rois livres de la Providence écrits vers 380.
cing Homélies sur la nature. incompréhensible de Dieu, et un grand nombre
d'Homelies sur (a morale. P. J.
(4; PEÉLISSON, de l'Académie française, né à Béziers en 1624, mort en 1692,
célèbre par sa defense de Fouquet et par son Histoire de l'.leadémie fran-
çaise, Paris, 1853, in-8°. P.J.
(5; ÉRASME, célèbre humaniste du xvit siècle, né à Rotterdam en 1467,
voyagea en Italie, en Angleterre, et dans d'autres pays jusqu'en 1521 où il se
fixa à Bâle ; il y mourut en 1536. Ses œuvres complètes furent publiées à Bâle
(9 vol. in-fol.), et réimprimées à Leyde en 1703, 10 tomes in-fol. Parmi ces
a
DE LA CONNAISSANCE 469
Vivès (1), je produisis le sentiment de Jacques Payva Andradius (2),
docteur portugais fort célèbre de son temps, qui avait été un des théo-
logiens du concile de Trente et qui avait dit même que ceux qui n'en
convenaient pas faisaient Dieu cruel au suprême degré (neque enim,
inquit, ànmanitas deterior ulla. esse potest). M. Pélisson eut de la
peine à trouver ce livre dans Paris, marque que des auteurs estimés
dans leur temps sont souvent négligés ensuite. C'est ce qui a fait juger
à M. Bayle (3) que plusieurs ne citent Andradius que sur la foi de
Chemnitius (4) son antagoniste. Ce qui peut bien étre; mais pour
moi je l'avais lu avant que de l'alléguer. Et sa dispute avec Chemni-
tiusl'a rendu célèbre en Allemagne, car il avait écrit pour les
jésuites contre cet auteur, et on trouve dans son livre quelques par-
ticularités touchant l'origine de cette fameuse compagnie. J'ai
remarqué que quelques protestants nommaient Andradiens ceux qui
étaient de son avis sur la matiére dont je viens de parler. Il y a
eu des auteurs qui ont écrit exprès du salut d'Aristote sur ces
mémes principes avec approbation des censeurs. Les livres aussi
de Collins (5) en latin et de Mgr La Mothe Le Vayer (6) en français
sur le salut des paiens sont fort connus. Mais un certain Franciscus
ouvrages, on connait surtout ses Colloques, les -idages, l'Éloge de la Folie
(Encomium morie). Venise, 1515, in-8°. P. J.
(1) Viv£s (Louis), célèbre érudit du xvit siècle, né à Valence en 1192, mort
à Bruges en 1540. Ses nombreux ouvrages sont consacrés à l’érudition ; on y
remarquera cependant son traité De initiis, sectis et laudibus philosophie : c'est
un des premiers essais d'histoire de la philosophie. P. J.
(2) ANbRADA {Payva d'), né à Coimbre en 1328, mort en 1575. On a de lui:
Orthodorarum questionum. libri X. contra Chemnitzii petulantem audaciam,
Venise, 1564, in-1*, et Defensio Trid. fidei libri XI adversus hereticorum calum-
nias. Lisbonne, 1578, in-4*. P. J.
(3) Bayer (Pierre), célèbre critique, philosophe, controversiste du xvii? siècle,
né au Carlat (comté de Foix) en 1617, professeur de philosophie à Sedan en
1675 et à Rotterdam en 1631, mort en 1706. Ses principaux ouvrages sont:
Pensées diverses sur la comóte, 10*2; Critique générale de l'histoire du calvi-
nisme de Mainbourg: Nouvelles de la République des lettres, publication
périodique, et enfin son célèbre firlionnaire historique et critique, 1696, On a
publié à La Haye en 1727-31 et 1737 en 4 vol. in-fol. les ŒÆurres diverses de
P. Bayle. P. J.
(4) CHEMNITZ (Martin, théologien protestant, disciple de Mélanchton, né à
Bretzen, dans le Brandebourg, en 1522, mort en 1586, célèbre par son Examen
Concilii Tridentini, Francfort, 1585, 4 vol. in-fol. b. J.
(5; Couuixs (Antoine). philosophe anglais, né à Heston en 1676, mort en 1729.
On a de lui un Essai sur l'usage de lu raison, 1707, et une Recherche philoso-
phique sur la liberté de l'homme, Londres, 1711. P. J.
(6; La MoTHE LE VavrEn, savant et philosophe du xvut siècle, né à Paris en
1588, mort en 16072. Il professait la philosophie sceptique. Son principal
ouvrage est: Cinq. Dialogues faits & linitation des Anciens par Horatius Tubé-
ron (1671). Ses œuvres completes ont été publiées à Dresde, 15 vol. in-8* (1766).
410 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
Puccius (1) allait trop loin. Saint Augustin, tout habile et pénétrant
qu'il a été, s'est jeté dans une autre extrémité, jusqu'à condamner
les enfants morts sans baptéme, et les scolastiques paraissent avoir
eu raison de l'abandonner; quoique des personnes habiles d'ailleurs,
et quelques-unes d'un grand mérite, mais d'une humeur un peu
misanthrope à cet égard, aient voulu ressusciter cette doctrine de
ce Père et l'aient peut-être outrée. Et cet esprit peut avoir eu
quelque influence dans la dispute entre plusieurs docteurs trop
animés ; et les jésuites missionnaires de la Chine, ayant insinué que
les anciens Chinois avaient eu la vraie religion de leur temps et deS
vrais saints et que la doctrine de Confucius n'avait rien d'idolátre
ni athée, il semble qu'on a eu plus de raison à Rome de ne pas
vouloir condamner une des plus grandes nations sans l'entendre.
Bien nous en prend que Dieu est plus philanthrope que les hommes.
Je connais des personnes qui, croyant marquer leur zéle par des
sentiments durs, s'imaginent qu'on ne saurait croire le péché originel
sans être de leur opimion, mais c'est en quoi ils se trompent. Et
il ne s'ensuit point que ceux qui sauvent les paiens ou autres, qui
manquent des secours ordinaires, le doivent attribuer aux seules
forces de la nature /quoique peut-étre quelques Péres aient été de
cet avis), puisqu'on peut soutenir que Dieu, en leur donnant la grâce
d'exciter un acte de contrition, leur donne aussi, soit explicitement,
soit virtuellement, mais toujours surnaturellement, avant que de mou-
rir, quand ee ne serait qu'aux derniers moments, toute la lumiere de
la foi et toute. l'ardeur de la charité qui leur est nécessaire pour le
salut. Et c'est ainsi que des réformes expliquent chez Vedelius le
sentiment de Zwinglius, qui avait été aussi exprès sur ce point du
salut des hommes vertueux du paganisme, que les docteurs de
l'Église romaine l'ont pu étre. Aussi cette doctrine n'a-t-elle rien de
commun pour cela avec la doctrine particuliere des pélagiens ou des
demi-pélagiens dont on sait que Zwingle était fort éloigne. Et puis-
qu'on enseigne contre les pélagiens une grâce surnaturelle en tous
ceux qui ont la foi (en quoi conviennent les trois religions reçues,
excepté peut-étreles disciples de M. Pajon i2:. et qu'on accorde méme
1) Pucci ‘Francois’, théologien du xvie sieele, inclinant au socinianisme, ne
à Florence, mort en 1600 après s'être rétracté, On a de lui uu traité De Zi mor-
talitate naturali primi hominis «nte peccatum et De Christi salvaloris efficaci.
tale, etc. Gouda, 1592, in-#°. P. J.
(2) Pasox (Claude), théologien protestant, né à Romorantin en 1626, mort
prés d'Orléans en 1681. Ses opinions se rapprochaient de celles d'Arminius.
DE LA CONNAISSANCE 471
ou la foi ou des mouvements approchants aux enfants qui reçoivent le
baptême, il n’est pasextraordinaire d'en accorder autant, au moins à
l'article de la mort, aux personnes de bonne volonté qui n'ont pas eu
le bonheur d'étre instruitsà l'ordinaire par le christianisme. Mais le
parti le plus sage est de ne rien déterminer sur des points si peu
connus, et de se contenter de juger en général que Dieu ne saurait
rien faire qui ne soit plein de bonté et de justice: melius est dubi-
lare de occultis quam litigare de incertis. (Augustin, Lib. VIII,
Genes, ad litt. c. v.)
CHAP. XIX. — DE L'ENTHOUSIASME.
8 4. Pn. Plüt à Dieu que tous les théologiens et saint Augustin
lui-méme eussent toujours pratiqué la maxime exprimée dans ce
passage ! Mais les hommes croient que l'esprit dogmatisant est une
marque de leur zéle pour la vérité, et c'est tout le contraire. On ne
laime véritablement qu'à proportion qu'on aime à examiner les
preuves qui la font connaitre pour ce qu'elle est. Et quand on pré-
cipite son jugement, on est toujours poussé par des motifs moins
sincères. 3 2. L'esprit de dominer n'est pas un des moins ordinaires,
et une certaine complaisance qu'on a pour ses propres réveries en
est un autre qui fait naitre l'enthousiasme. 8 3. C'est le nom qu'on
donne au défaut de ceux qui s'imaginent une révélation immédiate,
lorsqu'elle n'est point fondée en raison. 8 4. Et comme l'on peut
dire que la raison est une révélation naturelle, dont Dieu est l'auteur
de méme qu'il l'est de la nature, l'on peut dire aussi que la révéla-
tion est une raison surnaturelle, c'est-à-dire une raison étendue
par un nouveau fonds de découvertes, émanées immédiatement de
Dieu. Mais ces découvertes supposent que nous avons le moyen de
les discerner, qui est la raison méme ; et la vouloir proscrire pour
faire place à la révélation, ce scrait s'arracher les yeux pour mieux
voir les satellites de Jupiter à travers un télescope. 5 5. La source
de l'enthousiasme est qu'une révélation immédiate est plus com-
mode et plus courte qu'un raisonnement long et pénible, et qui
n'est pas toujours suivi d'un heureux succès. On a vu dans tous les
siècles des hommes, dont la mélancolie mêlée avec la dévotion,
Son principal ouvrage est son Eramen des préjugés légitimes contre les Culvi-
nistes. La Haye, 2 vol. in-12. P, J.
472 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
jointe à la bonne opinion qu'ils ont eue d'eux-mêmes, leur a fait
accroire qu'ils avaient une tout autre familiarité avec Dieu que les
autres hommes. Ils supposent qu'il l'a promise aux siens, et ils
croient être son peuple préférablement aux autres. 8 6. Leur fan-
taisie devient une illumination et une autorité divine, et leurs des-
seins sont une direction infaillible du ciel, qu'ils sont obligés de
suivre. $ 7. Cette opinion a fait de grands effets et causé de grands
maux, car un homme agit plus vigoureusement lorsqu'il suit ses
propres impulsions, et que l'opinion d'uneautorité divine est soutenue
par notre inclination. 3 8. Il est difficile de le tirer de là, parce que
cette prétendue certitude sans preuve flatte la vanité et l'amour qu'on
3 pour ce qui est extraordinaire. Les fanatiques comparent leur opi-
nion à la vue et au sentiment. lls voient la lumière divine comme
nous voyons celle du soleil en plein midi, sans avoir besoin que le
crépuscule de la raison la leur montre. 3 9. Is sont assurés parce
qu ils sont assurés et leur persuasion est droite parce qu'elle est forte,
car c'est à quoi se réduit leur langage figuré. 3 10. Mais comme il y a
deux perceptions, celle de la proposition et celle de la révelation, on
peut leur demander où est Ja clarté. Si c'est dans la vue de la proposi-
tion, à quoi bon la révélation ? Il faut donc que ce $oit dans le senti-
ment de la révélation. Mais comment peuvent-ils voir que c'est Dieu
qui révéle et que ce n'est pas un feu follet qui les proméne autour de
ce cercle : c'est une révélation parce que je le crois fortement, et je
le crois parce que c'est une révélation? $ 11. Y a-t-il quelque chose
plus propre à se précipiter daus l'erreur que de prendre l'imagina-
tion pour guide? $ 12. Saint Paul avait un grand zèle quand il persé-
cutait les chrétiens et ne laissait pas de se tromper.$ 13. L'on sait que le
diable a eu des martyrs, et s'il suffit bien d'étre persuadé, on ne saura
distinguer les illusions de Satan des inspirations du Saint-Esprit.
8 14. C'est donc la raison qui fait connaitre la vérité de la révélation.
8 15. Et si notre créance la prouvait, ce serait le cercle dont je viens
de parler. Les saints hommes qui recevaient des révélations de Dieu
avaient des signes extérieurs qui les persuadaient de la vérité de la
lumière interne. Moyse vit un buisson qui brülait sans se consumer
et entendit une voix du milieu du buisson, et Dieu pour l'assurer
davantage de sa mission, lorsqu'il l'envoya en Egypte pour délivrer
ses freres, y employa le miracle de la verge changée en serpent.
Gédéon fut envoyé par un ange pour délivrer le peuple d'Israél du
joug des Madianites. Cependani il demanda un signe pour étre
DE LA CONNAISSANCE 413
convaincu que cette commission lui était donnée de la part de Dieu.
8 16. Je ne nie cependant pas que Dieu n'illumine quelquefois l'esprit
des hommes pour leur faire comprendre certaines vérités impor-
tantes ou pour les porter à de bonnes actions, par l'influence et
l'assistance immédiate du Saint-Esprit, sans aucuns signes extraor-
dinaires qui accompagnent cette influence. Mais aussi dans ces cas
nous avons la raison et l'Écriture, deux régles infaillibles pour juger
de ces illuminations, car, si elles s'accordent avec ces régles, nous
ne courrons du moins aucun risque en les regardant comme inspi-
rées de Dieu, encore que ce ne soit peut-étre pas une révélation
immédiate.
Tu. L'enthousiasme était au commencement un bon nom. Et
comme le sophisme marque proprement un exercice de la sagesse, -
l'enthousiasme signifie qu'il y a une divinité en nous. Est Deus in
nobis. Et Socrate (1) prétendait qu'un Dieu ou démon lui donnait
des avertissements intérieurs, de sorte qu'enthousiasme serait un
instinct divin. Mais les hommes ayant consacré leurs passions, leurs
fantaisies, leurs songes et jusqu'à leur fureur pour quelque chose
de divin, l'enthousiasme commença à signifier un dérèglement
d'esprit attribué à la force de quelque divinité, qu'on supposait
dans ceux qui en étaient frappés, car les devins et les devineresses
faisaient paraitre une aliénation d'esprit, lorsque leur dieu s'empa-
rait d'eux, comme la Sibylle de Cumes chez Virgile. Depuis on l'at-
tribue à ceux qui croient sans fondement que leurs mouvements
viennent de Dieu. Nisus chez le méme poéte se sentant poussé
par je ne sais quelle impulsion à une entreprise dangereuse, oit il
périt avec son ami, la lui propose en ces termes pleins d'un doute
raisonnable :
« Di ue hunc ardorem mentibus addunt,
« Euryale, an sua cuique Deus fit dira cupido ? »
Il ne laissa pas de suivre cet instinct, qu'il ne savait pas s'il venait
de Dieu ou d'une malheureuse envie de se signaler. Mais s'il avait
réussi, il n'aurait point manqué de s'en autoriser dans un autre cas
et de se croire poussé par quelque puissance divine. Les enthou-
siastes d'aujourd'hui croient recevoir encore de Dieu des dogmes
(1) SOCRATE, célèbre philosophe grec, né à Altlienes 470 av. J.-C., mort
en 399, condamné à boire la ciguë. Socrate n'a rien écrit; nous connaissons
ses opinions par les Mémuorables de Xénophon et par les Dialogues de Platon.
Voir le Dictionnaire des sciences philosophiques. . P. J.
414 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
qui les eclairent. Les trembleurs sont dans cette persuasion, et Bar-
clay, leur premier auteur méthodique, prétend qu'ils trouvent en
eux une certaine lumiere qui se fait connaitre par elle-même. Mais
pourquoi appeler lumière ce qui ne fait rien voir? Je sais qu'il y a
des personnes de cette disposition d'esprit, qui voient des étincelles
et méme quelque chose de plus lumineux, mais cette image de
lumiére corporelle excitée quand leurs esprits sont échauffés ne donne
point de lumiére à l'esprit. Quelques personnes idiotes, ayant l'ima-
gination agitée, se forment des conceptions qu'ils n'avaient point
auparavant; ils sont en état de dire de belles choses à leur sens,
ou du moins de fort animées; ils admirent eux-mémes et font
admirer aux autres cette fertilité qui passe pour inspiration. Cet
: avantage leur vient en bonne partie d'une forte imagination que la
passion anime et d'une mémoire heureuse, qui a bien retenu les
manières de parler des livres prophétiques que la lecture ou les
discours des autres leur ont rendus familiers. Antoinette de Bouri-
gnon (1) se servait de la facilité qu'elle avait de parler et d'écrire
comme d'une preuve de sa mission divine. Et je connais un vision-
naire qui fonde la sienne sur le talent qu'il a de parler et prier tout
haut presque une journée entière sans se lasser et sans demeurer
à sec. ll y a des personnes qui, après avoir pratiqué des austérités
ou aprés un état de tristesse, goütent une paix et consolation dans
l'âme qui les ravit, et ils y trouvent tant de douceur qu'ils croient
que c'est un eflet du Saint-Esprit. Il est bien vrai que le contente-
ment qu'on trouve dans la considération de la grandeur et de la
bonté de Dieu, dans l'accomplissement de sa volonté, dans la pra-
tique des vertus, est une grâce de Dieu. et des plus grandes; mais
ve n'est pas toujours unc grâce qui ait besoin d'un secours surna-
turel nouveau, comme beaucoup de ces bonnes gens le pretendent.
On a vu, il n'y a pas longtemps, unc demoiselle fort sage en toute
autre chose, qui croyait dés sa jeunesse de parler à Jésus-Christ et
d'être son épouse d'une manière toute particulière. Sa mère, à ce
qu'on racontait, avait un peu donné dans l'enthousiasme, mais la
fille ayant commencé de bonne heure, etait allée bien plus avant. Sa
satisfaction et sa joie était indicible, sa sagesse paraissait dans
(1) Bouriexox ;Antoinette^, célèbre illuminee du xvin? siècle, née à Lille
en 1616, morte à Franeker en 1630. On a d'elle un T'railé de l'areuglement des
homines; le. Nouveau Ciel, ete. Poiret, autre mystique, a développé et systé-
matisé les idees de M'^ Bourignon, dans son £cononie de la nature; Amster-
dam, 1630, 21 vol. iu-8*, P. J.
DE LA CONNAISSANCE 475
sa conduite et son esprit dans ses discours. La chose alla cependant
si loin. qu'elle recevait des lettres qu'on adressait à Notre-Seigneur,
et elle les renvoyait cachetées comme elle les avait reçues avec la
réponse, qui paraissait quelquefois faite à propos et toujours rai-
sonnable. Mais enfin elle cessa d'en recevoir, de peur de faire trop
de bruit. En Espagne, elle aurait été une autre sainte Thérése. Mais
toutes les personnes qui ont de parcilles visions n'ont pas la méme
conduite. Il y en a qui cherchent à faire secte et méme à faire naître
des troubles, et l'Angleterre en a fait une étrange épreuve. Quand
ces personnes agissent de bonne foi, il est difficile de les ramener :
quelquefois le renversement de tous leurs desseins les corrige, mais
souvent c'est trop tard. Il y avait un visionnaire mort depuis peu
qui se croyait immortel, parce quil était fort ágé et se portait
bien, et, sans avoir lu le livre d'un Anglais publié depuis peu
(qui voulait faire croire que Jésus-Christ était venu encore pour
exempter de la mort corporelle les vrais croyants), il était à peu
près dans les mêmes sentiments depuis longues années; mais quand
il se sentit mourir, il alla jusqu'à douter de toute la religion parce
qu'elle ne répondait pas à sa ehimere. Quirin Kuhlmann, Silésien (1),
homme de savoir et d'esprit, mais qui avait donné depuis dans deux
sortes de visions également dangereuses. l'une des enthousiastes,
l'autre des alchimistes, et qui a fait du bruit en Angleterre, en Hol-
lande et jusqu'à Coustantinople, s'étant enfin avisé d'aller en Mos-
covie et de s'y mêler dans certaines intrigues contre le ministère,
dans le temps que la princesse Sophie y gouvernait, fut condamné
au feu et ne mourut pas en homme persuadé de ce qu'il avait préché.
Les dissensions de ces gens entre eux les devraient encore con-
vaincre que leur prétendu témoignage interne n'est point divin, et
qu'il faut d'autres marques pour lc justifier. Les Labbadistes (2), par
exemple, ne s'accordent pas avec M'* Antoinette, et quoique Wil-
liam Pen paraisse avoir eu dessein dans son voyage d'Allemagne, dont
on a publié une relation, d'établir une espèce d'intelligence entre
ceux qui se fondent sur ce témoignage, il ne parait pas qu'il ait
réussi. 1l serait à souhaiter, à la vérité, que les gens de bien fussent
(1; KCHLMANX 11691-16605, illuminé, voulut épouser Antoinette Bourignon, qui
Je refusa.
(2; Les Labbadistes, secte conununiste, fondée par de Labadie, qui. de catho-
lique romain, se fit protestant. Sa doctrine avait de l'analogie avec celle des
Anabaptistes.
#76 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
d'intelligence (1) et agissent de concert : rien ne serait plus capable
de rendre le genre humain meilleur ct plus heureux ; mais il fau-
drait qu'ils fussent eux-mêmes véritablement du nombre des gens
de bien, c'est-à-dire bienfaisants, et, de plus, dociles et raisonnables,
au lieu qu'on n'accuse que trop ceux qu'on appelle dévots aujourd'hui
d'étre durs, impérieux, entétés. Leurs dissensions font paraitre au
moins que leur témoignage interne a besoin d'une vérification externe
pour étre cru, et il leur faudrait des miracles pour avoir droit de
passer pour prophètes et inspirés. y aurait pourtant un cas, où ces
inspirations porteraient leurs preuves avec elles. Ce serait si elles
éclairaient véritablement l'esprit par des découvertes importantes
de quelque connaissance extraordinaire, qui seraient au-dessus
des forces de la personne, qui les aurait acquises sans aucun
secours externe. Si Jacob Bæhme, fameux cordonnier de la Lusace,
dont les écrits ont été traduits de l'allemand en d'autres langues
sous le nom de Philosophe Teutonique, et ont, en effet, quelque
chose de grand et de beau pour un homme de cette condition, avait
su faire de l'or, comme quelques-uns se le persuadent, ou comme fit
saint Jean l'Évangéliste si nous en croyons ce que dit un hymne fait
à son honneur :
« [nexhaustum fert thesaurum
« Qui de virgis fecit aurum,
« Gemmas de lapidibus, »
on aurait eu quelque lieu de donner plus de créance à ce cordonnier
extraordinaire. Et si M'^ Antoinette Bourignon avait fourni à Ber-
trand La Coste /2), ingénieur français à Hambourg, la lumière dans
les sciences qu'il crut avoir recue d'elle, comme il le marque en lui
dédiant son livre de la quadrature du cercle (où, faisant allusion à An-
toinette et Bertrand, il l'appelait l'A en théologie, comme il se disait
être lui-même B en mathématiques), on n'aurait su que dire. Maison
ne voit pas d'exemples d'un succes considérable de cette nature, non
plus que des prédictions trés circonstaneiées qui aient réussi à de telles
gens. Les prophéties de Poniatovia (3:, de Drabitius et d'autres, que le
bonhomme Comenius (4: publia dans son Lu. in tenebris et qui con-
(1) GEnRAnoT, De l'Intlelligenre.
(2; LA Coste (Bertrand, ingénieur français du xvi? siècle. A laissé deux ou-
vrages : Schola inventa. quadratura circuli, .663, et Démonstration de (a. qua-
drature du cercle, 1666,
(4; PoxiaTOvia (Christine), 1610-11, célebre enthousiaste polonaise.
(4; GUMENIUS (Jean-Amos), né en 1592 en Moravie, appartenant à la secte des
DE LA CONNAISSANCE 4Ti
tribuérent à des remuements dans les terres héréditaires de l'Empe-
reur,se trouvèrent fausses, et ceux qui v donnèrent créance furent mal -
heureux. Rogozky, princedeTransylvanie, fut poussé par Drabitius (1)
à l'entreprise de Pologne, oü il perdit son armée, ce qui lui fit enfin
perdre ses États avec la vie : et le pauvre Drabitius longtemps aprés.
à l’âge de 80 ans, eut enfin la tête tranchée par ordre de l'Empereur.
Cependant, je ne doute point qu'il n'y ait des gens maintenant qui
fassent revivre ces prédietions mal à propos, dans la conjecture pré-
sente des désordres de la Hongrie, ne considérant point que ces
prétendus prophétes parlaient des événements de leur temps ; en
quoi ils feraient à peu prés comme celui qui aprés le bombardement
de Bruxelles publia une feuille volante, où il y avait un passage pris
d'un livre de M'" Antoinette, qui ne voulut point venir dans
cette ville parce que (si je m'en souviens bien) elle avait songé de la
voir en feu, mais ce bombardement arriva longtemps aprés sa mort.
J'ai connu un homme qui alla en France durant la guerre, qui fut
terminée par la paix de Nimégue, importuner M. de Montausier et
M. de Pomponne sur le fondement des prophéties publiées par Co-
menius : et il se serait cru inspiré lui-méme (je pense; s'il lui füt ar-
rivé de faire ses propositions dans un temps pareil au nótre. Ce qui
fait voir non seulement le peu de fondement, mais aussi le (2) danger
de ces entétements. Les histoires sont pleines'du mauvais effet des pro-
phéties fausses ou mal entendues, comme l'on peut voir dans une
savante et judicieuse dissertation, De officio viri boni circa futura
contingenlia que feu M. Jacobus Thomasius (3), professeur célèbre
à Leipzig, donna autrefois au public. Il est vrai cependant que ces
persuasions font quelquefois un bon effet et servent à de grandes
choses : car Dieu se peut servir de l'erreur pour établir ou mainte-
nir la vérité. Mais je ne crois point qu'il soit permis facilement à nous
de se servir des fraudes pieuses pour une bonne fin. Et quant aux
dogmes de religion, nous n'avons point besoiu de nouvelles révéla-
tions ; c'est assez qu'on nous propose des regles salutaires pour que
nous soyons obligés de les suivre, quoique celui qui les propose ne
frères moraves, mort à Amsterdam en 1671. — On a de lui les ouvrages suivants :
Synopsis physices, Leipzig, in-8°, 1633 ; Theatrum divinwn, in 4, Prague, 16:6 ;
Labyrinthe du monde, in-1s, 1631; Punegesis, in-4*, Halle, 1702.
(1) DRABITIUS 1587-1671), illuminé de Bohème,
(2) GEHRARDT.
(3) Tuowasius (Jaeques;, professeur de philosophie à Leipzig (qu'il ne faut pas
confondre avec le jurisconsulte Christian "Thomasius, bien plus célèbre), né en
1655, mort en 1728, s'est beaucoup occupe d'histoire de la philosophie. P.J.
478 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
fasse aucun iniracle ; et quoique Jésus-Christ en fût muni, il ne
laisse pas de refuser quelquefois d'en faire pour complaire à cette
race perverse, qui demandait des signes, lorsqu'il ne préchait que
la vertu et ce qui avait déjà été enseigné par la raison naturelle et
les prophétes.
CHAP. XX. — DE L’EnREUR.
S 1. Pr. Aprés avoir assez parlé de tous les moyens qui nous font
connaitre ou deviner la vérité, disons encore quelque chose de nos
erreurs et mauvais jugements. ll faut que les hommes se trompent
Souvent puisqu'il y a tant de dissensions entre eux. Les raisons de
cela se peuvent réduire à ces quatre. 1° Le manque de preuves. 3? Le
peu d'habileté à s'en servir. 3* Le manque de volonté d'en faire
usage. i? Les fausses règles des probabilités. 5 2. Quand je parle du
défaut des preuves, je comprends encore celles qu'on pourrait trou-
ver si on en avait les moyens et la commodité : mais c'est de quoi on
manque le plus souvent. Tel est l'état des hommes, dont la vie se
passe à chercher de quoi subsister : ils sont aussi peu instruits de ce
qui se passe dans le monde, qu'un cheval de somme, qui va toujours
par le méme chemin, peut devenir habile dans la carte du pays. Il
leur faudrait les langues, la lecture, la conversation, les observations
de la nature et les expériences de l'art. $ 3. Or tout cela ne conve-
nant point à leur état, dirons-nous donc que le gros des hommes
n'est conduit au bonheur et à la misére que par un hasard aveugle ?
Faut-il qu'ils s'abandonnent aux opinions courantes et aux guides
autorisés dans le pays, méme par rapport au bonheur ou malheur
éternel ? Ou sera-t-on malheureux éternellement pour être né plu-
tót dans un pays que dans un autre? Il faut pourtant avouer que
personne n'est si fort occupé du soin de pourvoir à sa subsistance qu'il
n'ait aucun temps de reste pour penser à son áme et pour s'instruire
de ce qui regarde la religion, s'il y était aussi appliqué qu'il l'est à
des choses moins importantes.
Tn. Supposons que les hommes ne soient pas toujours en état de
s'instruire eux-mêmes, et que, ne pouvant pas abandonner avec pru-
dence le soin de la subsistance de leur famille pour chercher des
vérités difficiles, ils soient obligés de suivre les sentiments autorisés
chez eux, il faudra toujours juger que dans ceux qui ont la vraie re-
DE LA CONNAISSANCE 419
ligion sans en avoir des preuves la grâce intérieure suppléera au dé-
faut des motifs de la crédibilité ; et Ia charité nous fait juger encore,
comme je vous ai déjà marqué, que Dieu fait pour les personnes de
bonne volonté, élevées parmi les épaisses ténèbres des erreurs les
plus dangereuses, tout ce que sa bonté et sa justice demandent,
quoique peut-être d'une manière qui nous est inconnue. On a des
histoires applaudies dans l'Église romaine de personnes qui ont été
ressuscitées exprés pour ne point manquer des secours salutaires.
Mais Dieu peut secourir les ámes par l'opération interne du Saint-
Esprit, sans avoir besoin d'un si grand miracle ; et ce qu'il y a de bon
et de consolant pour le genre humain, c’est que, pour se mettre dans
l'état de la grâce de Dieu, il ne faut que la bonne volonté, mais sin-
cére et sérieuse. Je reconnais qu'on n'a pas méme cette bonne vo-
lonté sans la grâce de Dieu ; d'autant que tout bien naturel ou sur-
naturel vient de lui ; mais c'est toujours assez qu'il ne faut qu'avoir
la volonté et qu'il est iinpossible que Dieu puisse demander une con-
dition plus facile et plus raisonnable.
S 4. Pu. ll v en a qui sont assez à leur aise pour avoir toutes les
commodités propres à éclaircir leurs doutes ; mais ils sont détournés
de cela par des obstacles pleins d'artifices, qu'il est assez facile
d'apercevoir, sans qu'il soit nécessaire de les étaler en cet endroit.
8 5. J'aime mieux parler de ceux qui manquent d'babileté pour faire
valoir les preuves qu'ils ont pour ainsi dire sous la main, et qui ne
sauraient retenir une longue suite de conséquences ni peser toutes
les circonstances. 1l y a des gens d'un seul syllogisme, et il y en a
de deux seulement. Ce n'est pas le lieu ici de déterminer si cette im-
perfection vient d'une différence naturelle des âmes mêmes ou des
organes, ou si elle dépend du defaut de l'exercice qui polit les fa-
cultés naturelles. Il nous suffit ici qu'elle est visible, et qu'on n'a qu'à
aller du Palais ou de la Bourse aux hôpitaux et aux petites-maisons
pour s'en apercevoir.
Tu. Ce nesont pas les pauvres seuls qui sont nécessiteux ; il man-
que plus à certains riches qu'à eux, parce que ces riches demandent
trop et se mettent volontairement dans une espèce d'indigence qui
les empéche de vaquer aux considérations importantes. L'exemple
y fait beaucoup. On s'attache à suivre celui de ses pareils qu'on est
obligé de pratiquer sans faire paraître un esprit de contrariété, et
cela fait aisément qu'on leur devient semblable. Il est bien difficile
de contenter en méme temps la raison et la coutume. Quant à ceux
480 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
qui manquent de capacité, il y en a peut-être moins qu'onne pense ;
je crois que le bon sens avec l'application peuvent suffire à tout ce
qui ne demande pas de la promptitude. Je présuppose le bon sens,
parce que je ne crois pas que vous vouliez exiger la recherche de la
vérité des habitants des petites-maisons. Il est vrai qu'il n'y en a pas
beaucoup qui n'en pourraient revenir, si nous en connaissions les
moyens, et, quelque différence originale qu'il y ait entre nos âmes
(comme je crois en effet qu'il y en a), il est toujours sûr que l'une
pourrait aller aussi loin que l'autre (mais non pas peut-étre si vite)
si elle était menée comme il faut.
8 6. Pr. ll y a une autre sorte de gens qui ne manquent que de
volonté. Un violent attachement au plaisir, une constante applica-
tion à ce qui regarde leur fortune, une paresse ou négligence géné-
rale, une aversion particulière pour l'étude et la méditation, les
empêchent de penser sérieusement à la vérité. ll y en a méme qui
craignent qu'une recherche, exempte de toute partialité, ne füt point
favorable aux opinions qui s'accommodent le mieux à leurs préjugés
et à leurs desseins. On connait des personnes qui ne veulent pas lire
une lettre qu'on suppose porter de méchantes nouvelles, et bien des
gens évitent d'arréter leurs comptes ou de s'informer de l'état de
leur bien, de peur d'apprendre ce qu'ils voudraient ignorer. 1l y en
a qui ont de grands revenus et les emploient tous à des provisions
pour le corps, sans souger aux moyens de perfectionner l'entende-
ment. Ils prennent un grand soin de paraitre toujours dans un équi-
page propre et brillant, etils souffrent sans peine que leur âme soit
couverte des méchants haillons de la prévention et de l'erreur et
que la nudité, c'est-à-dire l'ignorance, paraisse à travers. Sans parler
des intérêts qu'ils doivent prendre à un état à venir, ils ne négligent
pas moins ce qu'ils sont intéressés a connaitre dans la vie qu'ils
mènent dans ce monde. Et c'est quelque chose d'étrange que bien
souvent ceux qui regardent le pouvoir et l'autorité comme un apa-
nage de leur naissance ou de leur fortune l'abandonnent négli-
gemment à des gens d'une condition inférieure ala leur, mais qui
les surpassent en connaissance ; car il faut bien que les aveugles
soient conduits par ceux qui voient, ou qu'ils tombent dans la fosse,
et il n'y a point de pire esclavage que celui de l'entendement.
Tn. Il n'y a point de preuve plus évidente de la négligence des
hommes par rapport à leurs vrais intéréts, que le peu de soin qu'on
a de connaitre et de pratiquer ce qui convient à la santé, qui est un
DE LA CONNAISSANCE 481
de nos plus grands biens ; et quoique les grands se ressententautant
et plus que les autres des mauvais effets de cette négligence, ils n'en
reviennent point. Pour ce qui se rapporte à la foi, plusieursregardent
la pensée qui les pourrait porter à la discussion comme une tenta-
tion du démon, qu'ils ne croient pouvoir mieux surmonter qu'en :
tournant l'esprit à toute autre chose. Les hommes qui n'aiment que
les plaisirs ou qui s’attachent à quelque occupation ont coutume
de négliger les autres affaires. Un joueur, un chasseur, un buveur,
un débauché, et méme un curieux de bagatelles perdra sa fortuneet
son bien, faute de se donner la peine de solliciter un procés ou de
parler à des gens en poste. Il y en a comme l'empereur Honorius,
qui, lorsqu'on lui porta la perte de Rome, crut que c'était sa poule
qui portait ce nom, ce qui le fàcha plus que la vérité. Il serai( à sou-
haiter que les hommes qui ont du pouvoir eussent de la connais-
sance à proportion ; mais quand le détail des sciences, des arts, de
l'histoire des langues n'y serait pas, un jugement solide et exercé et
une connaissance des choses egalement grandes et générales, en un
mot siumnma rerum. pourrait suffire. Et comme l'empereur Auguste
avait un abrégé des forces et besoins de l'État qu'il appelait breviu-
rium imperii, on pourrait avoir un abrégé des intérêts de l'homme,
qui mériterait d'être appelé enchiridion sapientie, si les hommes
voulaient avoir soin de ee qui leur importe le plus.
S 7. Pur. Enfin la plupart de nos erreurs viennent des fausses me-
sures de probabilité qu'on prend, soit en suspendant son jugement
malgré des raisons manifestes, soit en le donnant malgré des pro
babilités contraires. Ces fausses mesures consistent : 1? dans des
propositions douteuses, prises pour principes; 2? dans les hypo
thèses recues; 3? dans l'autorité. 3 8. Nous jugeons ordinairement de
la vérité par la conformité avec ce que nous regardons comme prin-
cipes incontestables, et cela nous fait mépriser le témoignage des
autres et méme celui de nos sens quand ils y sont ou paraissent con-
traires : mais, avant que de s'y fier avec tant d'assurance, il faudrait
les examiner avec la dernière exactitude. 8 9. Les enfants recoivent
des propositions qui leur sont inculquées par leur père et mère,
nourrices, précepteurs et autres qui sont autour d'eux, et ces pro-
positions, ayant pris racine, passent pour sacrées comme un Urim et
Thumim, que Dieu aurait mis lui-même dans l'áme. 3 10. On a de la
peine à souffrir ce qui choque ces oracles internes pendant qu'on di-
vere les plus grandes absurdites qui s'y accordent. Cela parait par
PauL JANET. — Leibniz. I-:1
489 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
l'extrême obstination qu'on remarque dans différents hommes à
croire fortement des opinions directement opposées comme des ar-
ticles de foi, quoiqu'elles soient fort souvent également absurdes.
Prenez un homme de bon sens, mais persuadé de cette maxime
qu'on doit croire ce qu'on croit dans sa communion, telle qu'on l'en-
seigne à Wittemberg ou en Suède, quelle disposition n'a-t-il pas à
recevoir sans peine la doctriue de la consubstantiation et à croire
qu'une méme chose est chair et pain à la fois.
Tn. ll parait bien, Monsieur, que vous n'étes pas assez instruit des
sentiments des Évangéliqnes. qui admettent la présence réelle du
corps de Notre-Seigneur dans PEucharistie. Ils se sont expliqués
mille fois qu'ils ne veulent point de consubstantiation du pain et du
vin avec la chair et le sang de Jésus-Christ, et encore inoins qu'une
méme chose est chair et pain ensemble. Ils enseignent seulement
qu'en recevant les symboles visibles on recoit d'une maniére invi-
sible et surnaturelle le corps du Sauveur, sans qu'il soit enfermé
dans le pain. Et la présence qu'ils entendent n’est point locale, ou
spatiale pour ainsi dire, c'est-à-dire déterminée par les dimensions
du corps présent : de sorte que tout ce que les sens y peuvent oppo-
ser ne les regarde point. Et, pour faire voir que les inconvénients
qu'on pourrait tirer de la raison ne les touchent point non plus, ils
déclarent que ce qu'ils entendent par la substance du corps ne
consiste point dans l'étendue ou dimension ; et ils ne font point
difficulté d'admettre que le corps glorieux de Jésus-Christ garde
une certaine présence ordinaire et locale, mais convenable à son état
dans le lieu sublime où il se trouve, toute différente de cette pré-
sence sacramentale, dont il s'agitici, ou de sa présence miraculeuse,
avec laquelle il gouverne l'Église qui fait qu'il est non pas partout
comme Dieu, mais là où il veut bien étre : ce qui est le sentiment
des plus modérés, de sorte que, pour montrer l'absurdité de leur
doctrine, il faudrait démontrer que toute l'essence du corps ne con-
siste que dans l'étendue et de ce qui est uniquement mesuré par là,
ce que personne n'a encore fait que je sache. Aussi toute cette dif-
ficulté ne regarde pas moins les réformés, qui suivent les confessions
gallicane et belgique, la déclaration de l'assemblée de Sendomir,
composée de gens des deux confessions, augustane et helvétique.
conforme à la confession saxonne, destinée pour le concile de Trente;
la profession de foi des réformés venus au colloque de Thorn, con-
voqué sous l'autorité d'Uladislas, roi de Pologne, et la doctrine cons-
DE LA CONNAISSANCE 483
tante de Calvin (1) et de Bèze (2), qui ont déclaré le plus distincte-
ment et le plus fortement du monde que les symboles fournissent
effectivement ce qu'ils représentent et que nous devenons partici-
pants de la substance méme du corps et du sang de Jésus-Christ. Et
Calvin, aprés avoir réfuté ceux qui se contentent d'une participation
métaphorique de pensée ou de sceau et d'une union de foi, ajoute
qu'on ue pourra rien dire d'assez fort pour établir la réalité, qu'il ne
soit prét à signer, pourvu qu'on évite tout ce qui regarde la circons-
cription des lieux ou la diffusion des dimensions ; de sorte qu'il pa-
rait que dans le fond sa doctrine était celle de Mélanchton (3) et méme
de Luther (4) (comme Calvin le présume lui-méme dans une de ses
lettres), excepté qu'outre la condition de la perception des sym-
boles dont Luther se contente il demande encore la condition de la
foi, pour exelure la participation des indignes. Et j'ai trouvé Calvin
si positif sur eette communion réelle en cent lieux de ses ouvrages,
et méme dans les lettres familiéres, oü il n'en avait point besoin, que
je ne vois point de lieu de soupconner d'artifice.
S 11. Pu. Je vous demande pardon si j'ai parlé de ces Messieurs
selon l'opinion vulgaire. Et je me souviens maintenant d'avoir re-
marqué que de fort habiles théologiens de l'Église anglicane ont été
pour cette participation réelle. Mais des principes établis passons
aux hypothèses reçues. Ceux qui reconnaissent que ce ne sont qu'hy-
pothéses ne laissent pas souvent de les maintenir avec chaleur, à peu
prés comme des principes assurés, et de mépriser les probabilités
contraires. Il serait insupportable à un savant professeur de voir son
autorité renversée en un instant par un nouveau venu qui rejetterait
(1) CarviN (Jean), illustre reformateur, né à Noyon en 1509, mort en 1564, à
Genéve, oü il avait introduit la Réforme et oü il exerca toute sa vie une véri-
table dictature, Son plus grand ouvrage est son Jnstitution chrétienne, 1559,
beaucoup plus théologique que philosophique. P. J.
(2; De BEzk (Théod.), ami et disciple de Calvin, né à Vézelai en 1519, mort
en 1601. P. J.
(3) MELacurox (Philippe), ami et disciple de Luther, né à Dretten dans le
Das-Palatinat en 1497, mort en 1567, IE a réconcilié la Réforme avec la philoso-
phie d'Aristote. Ses principaux ouvrages sont: Zalectica, in-8', Wittemberg,
1530 ; Commentarius de anima, ib., in-, 1510; Initia. doctrine physicæ, in-8,
1517; Epitome philosophiw moralis, in-8^, 1550. P. J.
(4; LvTHER (Martin), illustre réformateur dontil est inutile de rappelerl'histoire,
né à Eisleben en Saxe en 1481, mort dans cette ville en 1546. On a de lui des
Œuvres (atines (léna, { vol. iu-fol.), et des (Æuvres allemandes (Wittenberg,
1539-1559, 12 vol. in-fol. ; ses l’ropos de tuble (Tischreden), publiés en allemand
à Eisleben, 1565 :in-%), ont été traduits en latin, Francfort, 1571, en français
sous le titre de Mémoires de Luther, par M. Michelet (Paris, 1837, 2 vol. in-8»),
P. J.
484 NOUVEAUX ESSAIS SUR L ENTENDEMENT
ses hypotheses ; son autorité, dis-je, qui est en vogue depuis 30 ou
40 ans, acquise par bien des veilles, soutenue per quantité de grec
et de latin, confirmée par une tradition générale et par une barbe
vénérable. Tous les arguments qu'on peut employer pour le con-
vaincre de la fausseté de son hypothése seront aussi peu capables de
prévaloir sur son esprit que les efforts que fit Borée pour obliger le
voyageur à quitter son manteau qu'il tint d'autant plus ferme que ce
vent soufflait avec plus de violence.
Tu. En effet, les coperniciens ont éprouvé dans leurs adversaires
que les hypothéses, reconnues pour telles, ne laissent pas d'étre sou-
tenues avec un zèle ardent. Et les cartésiens ne sont pas moins posi-
tifs pour leurs particules cannelées (4) et petites boules du second
élément (2) que si c'étaient des théorèmes d'Euclide ; et il semble que
le zèle pour nos hypothèses n'est qu'un eflet de la passion que nous
avons de nous faire respecter nous-mémes. Il est vrai que ceux qui
ont condamné Galilée ont eru que le repos de la terre était plus
qu'une hypothèse, car. ils le jugeaient conforme à l'Écriture et à la
raison. Mais depuis on s'est apercu que la raison au moins ne la sou-
tenait plus ; et quant à l'Écriture, le Père Fabry, pénitencier de
Saint-Pierre, excellent théologien et philosophe, publiant dans Rome
même une Apologie des Observations d'Eustachio Divini :3), fa-
meux opticien (4), ne feignit point de déclarer que ce n'était que pro-
visionnellement qu'on entendaitdans letexte sacré un vrai mouvement
du soleil, et que, si le sentiment de Copernie se trouvait vérifié, on
ne ferait point difficulté de l'expliquer comme ee passage de Virgile:
« Terrieque urbesque recedunt. »
Cependant on ne laisse pas de continuer en Italie et en Espagne et
méme dans les pays héréditaires de l'empereur de supprimer la doc-
trine de Copernic, au grand préjudice de ces nations, dont les esprits
pourraient s'élever à des plus belles découvertes, s'ils jouissaient
d'une liberté raisonnable et philosophique.
3 12. Pu. Les passions dominantes paraissent être, en effet, comme
vous dites, la source de l'amour qu'on a pour les hypothèses ; mais
elles s'étendent encore bien plus loin. La plus grande probabilité du
11, Voir Descartes, Principes de La Philosophie, l. 1, 90. P. J.
(2) Ibid., 52.
13; Nous n'avons pas trouvé la date de cet ouvrage qui doit être curieux.
«4j Eustachio Divini, célèbre opticien et musicien italien, 1020-1666.
DE LA CONNAISSANCE 485
monde ne servira de rien à faire voir son injustice à un avare ct à
un ambitieux ; et un amant aura toute la facilité du monde à se lais-
ser duper par sa maitresse, tant il est vrai que nous crovons facile-
ment ce que nous voulons, et selon la remarque de Virgile
« Qui amant ipsi sibi somnia fingunt. »
C'est ce qui fait qu'on se sert de deux moyens d'échapper aux pro-
babilités les plus apparentes, quand elles attaquent nos passions et
nos préjugés. 3 13. Le premier est de penser quil y peut avoir
quelque sophistiquerie eachée dans l'argument qu'on nous objecte.
8 14. Et le second de supposer que nous pourrions mettre en avant
de tout aussi bons, ou méme de meilleurs arguments pour battre
l'adversaire si nous avions la commodité, ou l'habileté, ou l'assistance
qu'il nous faudrait pour les trouver. 8 45. Ces moyens de se défendre
de la conviction sont bons quelquefois, mais aussi ce sont des so-
phismes lorsque la maticre est assez eclaircie, et qu'on a tout mis en
ligne de compte ; car aprés cela il y a moyen de connaitre sur le
tout de quel côté se trouve la probabilité. C'est ainsi qu'il n'y a point
lieu de douter que les animaux ont été formés plutôt par des
mouvements qu'un agent intelligent a conduits, que par un concours
fortuit des atomes ; comme il n'y a personne qui doute le moins du
monde si les caractères d'imprimerie, qui forment un discours intel-
ligible, ont été assemblés par un homme attentif. ou par un mélange
confus. Je croirais donc qu'il ne dépend point de nous de suspendre
notre assentiment dans ces rencontres : mais nous le pouvons faire
quand la probabilité est moins évidente, et nous pouvons nous con-
tenter méme des preuves plus faibles qui conviennent le mieux avec
notre inclination. 3 16. Il me parait impraticable à la vérité qu'un
homme penche du cóté oü il voit le moins de probabilité : la percep-
tion, la connaissance et l'assentiment ne sont point arbitraires :
comme il ne dépend point de moi de voir ou de ne point voir la
convenance de deux idées, quand mon esprit y est tourné. Nous pou-
vons pourtant arrêter volontairement le progrès de nos recherches ;
sans quoi l'ignorance ou l'erreur ne pourrait être un péché en au-
cun cas. C'est en cela que nous exerçons notre liberté. Il est vrai
que, dans les rencontres oü l'on n'a aucun intérét, on embrasse l'opi-
nion commune, ou le sentiment du premier venu; mais, dans les
poirts oit notre bonheur ou malheur est intéressé, l'esprit s'applique
plus sérieusement à peser les probabilités, et je pense qu'en ce cas,
486 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
c'est-à-dire lorsque nous avons de l'attention, nous n'avons pas le
choix de nous déterminer pour le côté que nous voulons, s'il y a
entre les deux partis des différences tout à fait visibles, et que ce
sera la plus grande probabilité qui déterminera notre assentiment.
Tu. Je suis de votre avis dans le fond, et nous nous sommes assez
expliqués là-dessus dans nos conférences précédentes quand nous
avons parlé de la liberté. J'ai montré alors que nous ne croyons ja-
mais ce que nous voulons, mais bien ce que nous voyons le plus
apparent : et que néanmoins nous pouvons nous faire croire indirec-
tement ce que nous voulons, en détournant l'attention d'un objet dé-
sagréable pour nous appliquer à un autre, qui nous plait ; ce qui
fait qu'en envisageant davantage les raisons d'un parti favori nous
le croyons enfin le plus vraisemblable. Quant aux opinions, où nous
ne prenons guère d'intérêt, et que nous recevons sur des raisons lé-
gères, cela se fait parce que, ne remarquant presque rien qui s'y
oppose, nous trouvons que l'opinion qu'on nous fait envisager favo-
rablement surpasse autant et plus le sentiment opposé, qui n'a rien
pour lui dans notre perception, que s'il y avait eu beaucoup de raisons
de part et d'autre, car la diflérence entre 0 et 1, ou entre 2 et 3, est
aussi grande qu'entre 9 et 10, et nous nous apercevons de cet avan-
tage, sans penser à l'examen qui serait encore nécessaire pour juger,
mais oü rien ne nous convie.
5$ 17. Pr. La dernière fausse mesure de probabilité, que j'ai des-
sein de remarquer, est l'autorité mal entendue, qui retient plus de
gens dans l'ignorance et dans l'erreur que toutes les autres en-
semble. Combien voit-on de gens qui n'ont point d'autre fondement
de leur sentiment que les opinions reçues parmi nos amis ou parmi
les gens de notre profession ou dans notre parti, ou dans notre pays ?
Une telle doctrine a été approuvée par la vénérable antiquité ; elle
vient à moi sous le passeport des siécles précédents; d'autres
hommes s'y rendent ; c'est pourquoi je suis à l'abri de l'erreur en la
recevant. On serait aussi bien fondé à jeter à croix ou à pile pour
prendre ses opinions, qu'à les choisir sur de telles régles. Et, outre
que tous les hommes sont sujets à l'erreur, je crois que si nous pou-
vions voir les secrets motifs qui font agir les savants et les chefs de
parti, nous trouverions souvent tout autre chose que, le pur amour
de la vérité. Il est sûr au moins qu'il n'y a point d'opinion si absurde,
qu'elle ne puisse étre embrassée sur ce fondement, puisqu'il n'y a
guère d'erreur qui n'ait eu ses partisans.
DE LA CONNAISSANCE — A81
Tu. Il faut avouer pourtant qu'on ne saurait éviter en bien des ren-
eontres de sc rendre à l'autorité. Saint Augustin a fait un livre assez
joli, De Utilitate credendi, qui mérite d'être lu sur ce sujet, et quant
aux opinions recues, elles ont pour elles quelque chose d'approchant
à ce qui donne ce qu'on appelle présomption chez les jurisconsultes :
et quoiqu'on ne soit point obligé de les suivre toujours sans preuves,
on n'est pas autorisé non plus à les détruire dans l'esprit d'autrui -
sans avoir des preuves contraires. C'est qu'il n'est point permis de
rien changer sans raison. On a fort disputé sur l'argument tiré du
grand nombre des approbateurs d'un sentiment depuis que feu
M. Nicole publia son livre sur l'Église: mais tout ce qu'on peut tirer
de cet argument, lorsqu'il s'agit d'approuver une raison et non pas
d'attester un fait, ne peut étre réduit qu'à ce que je viens de dire.
Et comme cent chevaux ne courent pas plus vite qu'un cheval quoi-
qu'ils puissent tirer davantage, il en est de méme de cent hommes
comparés à un sen] ; ils ne sauraient aller plus droit, mais ils tra-
vailleront plus efficacement ; ils ne sauraient mieux juger, mais ils
seront capables de fournir plus de matière où le jugement puisse
étre exercé. C'est ee que porte le proverbe : plus vident oculi quam
oculus. On le remarque dans les Assemblées, ou véritablement quan-
tité de considérations sont mises sur le tapis, qui seraient peut-être
échappées à un ou deux, mais on court risque souvent de ne point
prendre le meilleur parti en concluant sur toutes ces considérations,
lorsqu'il n'y a point des personnes habiles chargées de les digérer et
de les peser. C'est pourquoi quelques théologiens judicieux du
parti de Rome, voyant que l'autorité de l'Église, c'est-à-dire celle
des plus élevés en dignite et des plus appuyés par la multitude, ne
pouvait être sûre en matière de raisonnement, l'ont réduite à la
seule attestation des faits sous le nom de tradition. Ce fut l'opi-
nion de Henri Holden (1), Anglais, docteur de Sorbonne, auteur
d'un livre intitulé Analyse de la foi, où. suivant les principes du
Commonilorium de Vincent de Lérins (2), il soutient qu'on ne sau-
rait faire des décisions nouvelles dans l'Eglise, et que tout ce que
(1) Hozpex (Henri), docteur de la Faculté de théologie de Paris, né en 1576
dans la province de Lancastre en Angleterre, mort à Paris en 1665. On a de
lui: Divine Jidei analysis, Paris, 1652, in-8*; T'ructatus de schismute: Tracta-
lus de usura; Divers Traites de controverse, P. J.
(2: VixcENT nE LÉRINS (saint, né à Toul, à ce que l'on suppose, vécut au
v? siècle de l'ére chrétienne, mort vers 130. Ses u'uvres complètes ont été pu-
bliées par Balard en 1663. P. J
488 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
les Évêques assemblés en concile peuvent faire, c'est d'attester le
fait de la doctrine reçue dans leurs diocèses. Le principe est spé-
cieux tant qu'on demeure dans les généralités ; mais quand on vient
au fait, il se trouve que des différents pays ont reçu des opinions dil-
férentes depuis longtemps ; et dans les mémes pays encore on est
allé du blanc au noir, malgré les arguments de M. Arnaud contre
les changements insensibles ; outre que souvent, sans se borner
à attester, on s'est mélé de juger. C'est aussi dans le fond l'opinion
de Gretser (1), savant jésuite de Bavière, auteur d'une autre Analyse
de la foi, approuvée des théologiens de son ordre, que l'Église peut
juger des controverses en faisant de nouveaux articles de foi, l'as-
sistance du Saint-Esprit lui étant promise, quoiqu'on tâche le plus
souvent de déguiser ce sentiment surtout en France, comme si l’Église
ne faisait qu'éclaircir des doctrines déjà établies. Mais l'éclaircisse-
ment est une énonciation déjà reçue ou c'en est une nouvelle qu'on
croit tirer de la doctrine reçue. La pratique s'oppose le plus souvent
au premier sens, et dans le second l'énonciation nouvelle, qu'on
établit, que peut-elle étre qu'un article nouveau? Cependant je ne
suis point d'avis qu'on méprise l'antiquité en matière de religion ;
et je crois méme qu'on peut dire que Dieu a préservé les Conciles
véritablement œcuméniques jusqu ici de toute erreur contraire à la
doctrine salutaire. Au reste, c'est une chose étrange que la prévention
de parti : j'ai vu des gens embrasser avec ardeur une opinion, par la
seule raison qu'elle est reçue dans leur ordre, ou méme seulement
parce qu'elle est contraire à celle d'un homme d'une religion ou
d'une nation qu'ils n'aimaient point, quoique la question n'eüt
presque point de connexion avec la religion ou avec les intéréts des
peuples. Ils ne savaient point peut-être que c'était là véritablement
la source de leur zèle; mais je reconnaissais que sur la première
nouvelle qu'un tel avait écrit telle ou telle chose: ils fouillaient dans
les bibliothéques et alambiquaient leurs esprits animaux pour trou-
ver de quoi le réfuter. C'est ce qui se pratique aussi souvent par
ceux qui soutiennent des théses dans les universités et qui cherchent
à se signaler contre les adversaires. Mais que dirons-nous des doc-
trines prescrites dans les livres symboliques du parti méme parmi
les protestants, qu'on est souvent obligé d'embrasser avec serment ?
(1; GRETSER (Jacques), jésuite, né à Marckdorf en Souabe en 1561, mort à
Iugolstadt en 1625. Ses œuvres complètes ont été publiées à Ratisbonne en
1734 et suiv. en 17 vol. in-fol. P. J.
DE LA CONNAISSANCE 489 .
que quelques-uns ne croient signifier chez nous que l'obligation de
professer ce que ces livres ou formulaires ont de la sainte Écriture ;
en quoi ils sont contredits par d'autres. Et dans les ordres religieux
du parti de Rome, sans se contenter des doctrines établies dans
leur Église, on prescrit des bornes plus étroites à ceux qui en-
seignent; témoin les propositions que le général des Jésuites, Claude
Aquaviva (1) (si je ne me trompe), défendit d'enseigner dans leurs
écoles. Il serait bon (pour le dire en passant) de faire un recueil
systématique des propositions décidées et censurées par des conciles
Papes, Évéques, Supérieurs, Facultés, qui servirait à l'histoire ecclé-
siastique. On peut distinguer entre enseigner et embrasser un sen-
timent. Il n'y a point de serment au monde ni de défense, qui puisse
forcer un homme à demeurer dans la méme opinion, car les senti-
ments sont involontaires en eux-mêmes : mais il se peut et doit abs-
tenir d'enseigner uue doctrine qui passe pour dangereuse, à moins
qu'il ne s'y trouve obligé en conscience. Et, en ce cas, il faut se dé-
clarer sincèrement et sortir de son poste, quand on a été chargé
d'enseigner ; supposé pourtant qu'on le puisse faire sans s'exposer
à un danger extrême qui pourrait forcer de quitter sans bruit. Et
on ne voit guère d'autre moyen d'aecorder les droits du public et
du particulier : l'un devant empécher ce qu'il juge mauvais, et l'autre
ne pouvant point se dispenser des devoirs exigés par sa con-
science.
8 48. Pu. Cette opposition entre le public et le particulier et
méme entre les opinions publiques de différents partis est un mal
inévitable. Mais souvent les mémes oppositions ne sont qu'appa-
rentes, et ne consistent que dans les formules. Je suis obligé aussi
de dire, pour rendre justice au genre humain, qu'il n'y a pas tant de
gens engagés dans l'erreur qu'on le suppose ordinairement ; non que
je crois qu'ils embrassent la vérité, mais parce qu'en effet sur les
doctrines, dont on fait tant de bruit, ils n'ont absolument point
d'opinion positive, et que, sans rien examiner et sans avoir dans
l'esprit les idées les plus superficielles sur l'affaire en question, ils
sont résolus de se tenir attachés à leur parti, comme des soldats qui
n'examinent point la cause qu'ils défendent : et sila vie d'un homme
(1) AqQuaviva (Claude), général des Jésuites, né dans le royaume de Naples
en 1543, mort en 1615. — On connait surtout son ordonnance intitulée Zufio
studiorum (Rome, 1566, in-80i, ouvrage que les Jésuites ont fait supprimer par
l'Inquisition. 11 fut réimprimé avec changement en 1591. P. J.
490 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
fait voir qu'il n'a aucun égard sincère pour la religion, il lui suffit
d'avoir la main et la langue prêtes à soutenir l'opinion commune,
pour se rendre recommandable à ceux qui lui peuvent procurer de
l'appui.
Tu. Cette justice, que vous rendez au genre humain, ne tourne
point à sa louange ; et les hommes seraient plus excusables de
suivre sincérement leurs opinions que de les contrefaire par intérét.
Peut-étre pourtant qu'il y a plus de sincérité dans leur fait, que vous
ne semblez donner à entendre ; car, sans aucune connaissance de
cause, ils peuvent être parvenus à une foi implicite en se soumet-
tant généralement et quelquefois aveuglément, mais souvent de bonne
foi, au jugement des autres, dont ils ont une fois reconnu l'autorité.
Il est vrai que l'intérét qu'ils y trouvent contribue à cette soumis-
sion, mais cela n'empéche point qu’enfin l'opinion ne se forme. On se
contente dans l'Église romaine de cette foi implicite à peu prés, n'y
ayant peut-être point d'article, dû à la révélation, qui y soit jugé
absolument fondamental et qui y passe pour nécessaire, necessitate
medii, c'est-à-dire dont la créance soit une condition absolument
nécessaire au salut. Et ils le sont tous necessitate præcepti, par la
nécessité qu'on y enseigne d'obéir à l'Église, comme on l'appelle, et
de donner toute l'attention due à ce qui est propose, le tout sous
peine de péché mortel. Mais cette nécessité n'exige qu'une docilité
raisonnable et n'oblige point absolument à l'assentiment, suivant les
plus savants docteurs de cette Église. Le cardinal Bellarmin méme
crut cependant que rien n'etait meilleur que cette foi d'enfant, qui se
soumet à une autorité établie, et il raconte avec approbationl'adresse
d'un moribond, qui éluda le diable par ce cercle, qu'on lui entend
répeter souvent :
« Je crois tout ce que croit l'Église,
« L'Eglise croit ce que je crois. »
CHAP. XXI. — DE LA DIVISION DES SCIENCES.
8 1. Pri. Nous voilà au bout de notre course et toutes les opéra-
tions de l'entendement sont éclaircies. Notre dessein n'est pas d'en-
trer dans le détail même de nos connaissances. Cependant ici il sera
peut-être à propos, avant que de finir. d'en faire une revue générale
DE LA CONNAISSANCE 491
en considérant la division des sciences. Tout ce qui peut entrer dans
Ja sphère de l'entendement humain est ou la nature des choses en
elles-mêmes, ou en second lieu l'homme en qualité d'agent, tendant
à sa fin et particulièrement à sa félicité ; ou en troisième lieu, les
moyens d'acquérir et de communiquer la connaissance. Et voilà la
science divisée en trois espèces. 3 2. La première est la physique ou
la philosophie naturelle, qui comprend non seulement les corps et
leurs affections comme nombre, figure, mais encore les esprits,
Dieu méme et les anges. & 3. La seconde est la philosophie pratique
ou la morale, qui enseigne le moyen d'obtenir des choses bonnes et
utiles, et se propose non seulement la connaissance de la vérité,
mais encore la pratique de ve qui est juste. 3 4. Enfin la troisième
est la logique ou la connaissance des signes, car2ovos signifie parole.
Et nous avons besoin des signes de nos idées pour pouvoir nous
entrecommuniquer nos pensées, aussi bien que pour les enregistrer
pour notre propre usage. Et peut-étre que, si l'on considérait dis-
tinctement et avec tout le soin possible que, cette derniere espéce de
science roule sur les idées et les mots, nous aurions une logique et
une critique différente de celle qu'on a vue jusqu'ici. Et ces trois
espèces, la physique, la morale et la logique, sont comme trois
grandes provinces dans le monde intellectuel, entierement séparées
et distinctes l'une de l'autre.
Tu. Cette division a déjà été célèbre chez les Anciens, car sous la
logique ils comprenaient encore, comme vous faites, tout ce qu'on
rapporte aux paroles et à l'explication de nos pensées, artes dicendi.
Cependant il y a de la difficulté là dedans; car la science de rai-
sonuer, de juger, d'inventer parait bien différente de la connais-
sance des étymologies des mots et de l'usage des langues, qui est
quelque chose d'indéfini et d'arbitraire. De plus, cn expliquant les
mots on est obligé de faire une course dans les sciences mémes
comme il parait dans les dictionnaires ; et de l'autre cóté on ne sau-
rait traiter la science sans donner en méme temps les définitions des
termes. Mais la principale difficulté, qui se trouve dans cette divi-
sion des sciences, est que chaque parti parait engloutir le tout ;
premièrement la morale et la logique tomberont dans la physique,
prise aussi généralement qu'on vient de dire ; car en parlant des
esprits, c'est-à-dire des substances qui ont de l'entendement ct de la
volonté, et en expliquant cet entendement à fond, vous y ferez entrer
toute la logique: et eu expliquant dans la doctrine des esprits ce
492 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
qui appartient à la volonté, il faudrait parler du bien et du mal, de
la félicité et de la misère, et il ne tiendra qu'à vous de pousser assez
cette doctrine pour y faire entrer toute la philosophie pratique. En
échange, tout pourrait entrer dans la philosophie pratique comme
servant à notre félicité. Vous savez qu'on considere la théologie
avec raison comme une science pratique, et la jurisprudence aussi
bien que la médecine ne le sont pas moins ; de sorte que la doctrine
de la félicité humaine ou de notre bien et mal absorbera toutes ces
connaissances, lorsqu'on voudra expliquer suffisomment tous les
moyens, qui servent à la fin que la raison se propose. C'est ainsi que
Zwingerus (1) a tout compris dans son Théâtre méthodique de la vie
humaine, que Beyerling (2) a détraqué en le mettant en ordre
alphabétique. Et en traitant toutes les matières par dictionnaires
suivant l'ordre de l'alphabet, Ia doctrine des langues (que vous
mettez dans la logique avec les Anciens, c'est-à-dire dans la discur-
sive, s'emparera à son tour du territoire des deux autres. Voilà donc
vos trois grandes provinces de l'Encyclopédie en guerre continuelle,
puisque l'une entreprend toujours sur les droits des autres. Les nomi-
naux ont cru qu'il y avait autant de sciences particulieres que de
vérités, lesquelles coinposaient aprés des touts, selon qu'on les
arrangeait ; et d'autres comparent le corps entier de nos connais-
sances à un océan qui est tout d'une piéce et qui n'est divisé en calé-
donien, atlantique, éthiopique, indien, que par des lignes arbitraires.
ll se trouve ordinairement qu'une méme vérité peut être placée en
différents endroits, selon les termes qu'eile contient, et méme selon
les termes moyens ou causes dont elle dépend, et selon les suites
et les effets qu'elle peut avoir. Une proposition catégorique simple
n'a que deux termes ; mais une proposition hvpothetique en peut
avoir quatre, sans parler des énonciations composées. Une histoire
mémorable peut être placée dans les annales de l'histoire univer-
selle et dans l'histoire du pays ou elle est arrivée, et dans l'histoire
1i ZwixcER (H.). Il y a trois Zwinger : le premier. dit l'ancien ou chef de la
famille, médecin, né à Bale, 1533, mort en 1583, auteur. du ZAeafrum vite
humane (Bàle, 1565 ; c’est le livre cité par Leibnizj. — Le second, fils du pré-
cédent, ne à Bâle, 1569, également médecin. — Le troisieme, fils du précédent,
médecin et théologien, né à Bâle eu 1597, mort en 1654, auteur du Theatrum
sapientie cwlestis. Bàle. 1652, in-19. P. J.
(2) BkvEnLING "Laurent , né à Anvers en 1575, mort en cette ville en 1627, TI
publia, avec additions et corrections, le Theatrum de Zwinger ‘Cologne, 1631,
3 vol. in-fol.), qui deja avait eu trois éditions : « C'est, nous dit-on, un fatras
de théologie, d'histoire, de politique et de philosophie. » (7fog. univ.)
P. J.
DE LA CONNAISSANCE 493
de la vie d'un homme qui v était intéressé. Et supposé qu'il s'y
agisse de quelque bezu précepte de morale, de quelque stratagème
de guerre, de quelque invention utile pour les arts, qui servent à la
commodité de la vie ou à la santé des hommes, cette méme histoire
sera rapportée utilement à la science ou art qu'elle regarde, et
méme on en pourra faire mention en deux endroits de cette science,
savoir dans l'histoire de la discipline pour raconter son accroisse-
ment effectif. et aussi dans les préceptes, pour les confirmer ou
éclaircir par les exemples. Par exemple, ce qu'on raconte bien à
propos daus la vie du cardinal Ximénés, qu'une femme moresque
le guérit par des frietions seulement d'une hectique presque déses-
pérée, mérite encore lieu dans un système de médecine tant au cha-
pitre de la fiévre hectique, que lorsqu'il s'agit d'une diète médici-
nale en v comprenant les exercices ; et cette observation servira
encore à mieux. découvrir les causes de cette maladie. Mais on en
pourrait parler encore dans la logique médicinale, où il s'agit de
l'art de trouver les remedes, et dans l'histoire de la médecine, pour
faire voir comment les remèdes sont venus à la connaissance des
homines, et que c'est bien souvent par le secours de simples empi-
riques et méme des charlatans. Beverovicius (13, dans un joli livre
de la médecine ancienne, tire tout entier des auteurs non médecins,
aurait rendu son ouvrage encore plus beau, s'il füt passé jusqu'aux
auteurs modernes. On voit par là qu'une méme vérité peut avoir
beaucoup de places selon les différents rapports qu'elle peut avoir.
Et ceux qui rangent une bibliothèque ne savent bien souvent où
placer quelques livres, étant suspendus entre deux ou trois endroits
également convenables. Mais ne parlons maintenant que des doc-
trines générales, et mettons à part les faits singuliers, l'histoire et
les langues. Je trouve deux dispositions principales de toutes les
vérités doctrinales, dont chacune aurait son mérite, et qu'il serait
bon de joindre. L'une serait synthétique et théorique, rangeant les
vérités selon l'ordre des preuves, comme font les mathématiciens,
'de sorte que chaque proposition viendrait après celles dont elle
dépend. L'autre. disposition serait analytique et pratique, commen-
eant par le but des hommes, c'est-à-dire par les biens, dont le
(1, UkvknOvICIUS où Drevrnwics Jean Vanz, médecin, ne à Dordrecht en 1524,
mort en 1647, Un cite de lui une. réfutation des objections de Montaigne contre
la médecine, sous ce titre : WMontanus eleuchomenos (Dordrecht, 1639, in-102.;
un autre (De Esrrellentii feminei sers, oil 030, in-12. Ses œuvres completes
en flamand ont été publiées à Amsterdam en 1650. P. J.
494 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
comble est la félicité, et cherchant par ordre les moyens qui servent
à acquérir ces biens ou à éviter les maux contraires. Et ces deux
méthodes ont lieu dans l'Encyclopédie en général comme encore
quelques-uns les ont pratiquées dans les sciences particulières ; car
la géométrie méme, traitée synthétiquement par Euclide comme une
science, a été traitée par quelques autres comme un art et pourrait
néanmoins être traitée démonstrativement sous cette forme qui en
montrerait méme l'invention; comme si quelqu'un se proposait de
mesurer toutes sortes de figures plates, et commençant par les recti-
ligues s'avisait qu'on les peut partager en triangles et que chaque
triangle est la moitié d'un parallélogramme, et que les parallélo-
grammes peuvent étre réduits aux rectangles, dont la mesure est
aisée. Mais en écrivant l'Encyclopédie suivant toutes ces deux dispo-
sitions ensemble, on pourrait prendre des mesures de renvoi, pour
éviter les répétitions. À ces deux dispositions il faudrait joindre la
troisième suivant les termes, qui, en effet, ne serait qu'une espèce de
répertoire, soit systématique, rangeant les termes selon certains
prédicaments, qui seraient communs à toutes les notions; soit
alphabétique selon la langue recue parmi les savants. Or ce réper-
toire serait nécessaire pour trouver ensemble toutes les proposi-
tions, où le terme entre d'une manière assez remarquable; car sui-
vant les deux voies précédentes, où les vérités sont rangées selon
leur origine ou selon leur usage, les vérités qui regardent un méme
terme ne sauraient se trouver ensemble. Par exemple, il n'a point
été permis à Euclide, lorsqu'il euseignait de trouver la moitié d'un
angle. d'y ajouter le moyen d'en trouver le tiers, parce qu'il aurait
fallu parler des sections coniques dont on ne pouvait pas encore
prendre connaissance en cet endroit. Mais le répertoire peut et doit
indiquer les endroits où se trouvent les propositions importantes,
qui regardent un méme sujet. Et nous manquons encore d'un tel
répertoire en géométrie, qui serait d'un grand usage pour faciliter
méme l'invention et pousser la science, car il soulagerait la mémoire
et nous épargnerait souvent la peine de chercher de nouveau ce qui
est déjà tout trouvé. Et ces répertoires encore serviraient à plus
forte raison dans les autres sciences, où l'art de raisonner a moins
de pouvoir, et serait surtout d'une extréme nécessité dans la méde-
cine. Mais l'art de faire de tels répertoires ne serait pas des moindres.
Or, considérant ces trois dispositions, je trouve cela de curieux
qu'elles répondent à l'ancienne division, que vous avez renouvelée,
DE LA CONNAISSANCE 495
qui partage la science ou la philosophie en théorique, pratique et
discursive, ou bien en physique, morale et logique. Car la disposi-
tion synthétique répond à la théorique, l'analytique à la pratique, et
celle du répertoire selon les termes à la logique : de sorte que
cette. ancienne division va fort bien, pourvu qu'on l'entende
comme je viens d'expliquer ces dispositions, c'est-à-dire, non pas
comme des sciences distinctes, mais comme des arrangements divers
des mêmes vérités, autant qu'on juge à propos de les répéter. Il v a
encore une division civile des sciences selon les facultés et les pro-
fessions. On s'en sert dans les universités et dans les arrangements
des hibliotheques ; et Draudius {1} avec son continuateur Lipenius (2),
qui nous ont laissé le plus ample mais non pas le meilleur catalogue
de livres, au lieu de suivre la méthode des pandectes de Gesner (3),
qui est toute systématique, se sont contentés de sc servir de la
grande division des matières (à peu prés comme les libraires) sui-
vant les quatre facultés (comme on les appelle) de théologie, de
jurisprudence, de médecine et de philosophie, et ont rangé par
aprés les titres de chaque faculté selon l'ordre alphabétique des
termes principaux, qui entrent dans l'inscription des livres: ce qui
soulageait ces auteurs parce qu'ils n'avaient pas besoin de voir le
livre ni d'entendre la matière que le livre traite, mais il ne sert pas
assez aux autres, à moins qu'on ne fasse des renvois des titres à
d'autres de pareille signification; car, sans parler de quantité de
fautes, qu'ils ont faites, l'on voit que souvent une méme chose cst
appelée de différents noms, comme, par exemple, observationes
juris, miscellanea, conjectaneau, electa, semestria, probabilia,
benedicta, et quantité d'autres inscriptions semblables; de tels
livres de jurisconsultes ne signifient que des mélanges du droit
romain. C'est pourquoi la disposition systématique des matiéres
(1) Dn cp (Georges;, grand catalogueur, né à Davernheim, dans la Hesse, en
1572, mort en 1635 à Butzbach. On a de lui une Bibliotheca classica; — DBiblio-
theca erotica, ele. P. J.
i2) LireNics (Mart.}, philologue. ne à Goritz en 1630, mort à Hubeck en 1682.
On a de lui: Z/ibliotheca realis theologica ; juridica ; medica; philosophica, et
un grand nombre de traités d'erudition. P. J.
i83 GESNER (Jean-Matthias., erudit illustre du xvin? siecle, né en 1691, mort à
Gottinger en 1761. 1l avait fait un Catalogue raisonné de là bibliothèque ducale
de Weimar. Cest le travail sans doute auquel Leibniz fait allusion. 11 publia de
nombreuses éditions classiques. On connait aussi de lui une eurieuse disser-
tation, au moins par le titre, qui touche la philosophie : Nocrates sanctus pede-
rasta (Mém. de l'Académie de Gottingue', reimprimée à Utrecht en 1763.
P. J.
496 NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT
est sans doute Ia meilleure, et on y peut joindre des indices
alphabétiques bien amples selon les termes et les auteurs. La divi-
sion civile et reçue, selon les quatre facultés, n'est point à mé-
priser. La théologie traite de la félicité éternelle et de tout ce
qui s'y rapporte, autant que cela dépend de l'âme et de la cons-
cience. C'est comme une jurisprudence, qui regarde ce qu'on
dit être de foro interno et emploie des substances et intelligences
invisibles. La jurisprudence a pour objet le gouvernement et les lois.
dont le but est la felicité des hommes autant qu'on y peut contribuer
par l'extérieur et le sensible; mais elle ne regarde principalement
que ce qui dépend de la nature de l'esprit, et n'entre point fort
avant dans le détail des choses corporelles, dont elle suppose la
nature pour les employer comme des moyens. Ainsi elle se décharge
d'abord d'un grand point, qui regarde la santé, la vigueur et la
perfection du corps humain, dont le soin est départi à la faculté de
médecine. Quelques-uns ont eru, avec quelque raison, qu'on pour-
‘ait ajouter aux autres la faculté économique, qui contiendrait les
arts mathématiques et mécaniques, et tout ce qui regarde le détail
de la subsistance des hommes et les commodités de la vie, où l'agri-
culture et l'architecture seraient comprises. Mais on abandonne à la
faculté de la philosophie tout ce qui n'est pas compris dans les trois
facultés qu'on appelle supérieures ; on la fait assez mal, car c'est
sans donner moyen à ceux qui sont de cette quatrième faculté de se
perfectionner parla pratique comme peuvent faire ceux qui enseignent
les autres facultés. Ainsi, excepté peut-être les mathématiques, on
ne considere la faculté de philosophie que comme une introduc-
tion aux autres. C'est pourquoi l'on veut que la jeunesse y apprenne
l'histoire et les arts de parler et quelques rudiments de la théologie
et de la ‘urisprudence naturelle, indépendantes des lois divines et
humaines, sous le titre de métaphysique ou pneumatique, de morale
et de politique, avec quelque peu de physique encore, pour servir
aux jeunes médecins. C'est là la division civile des sciences suivant
les corps et professions des savants qui les enseignent. sans parler
des professions de ceux qui travaillent pour le publie autrement que
par leurs discours et qui devraient étre dirigés par les vrais savants,
si les mesures du savoir étaient bien prises. Et méme dans les arts
manuels plus nobles, le savoir a été fort bien allié avec l'opération.
et pourrait l'étre davantage. Comme en eflet on les allie ensemble
dans la médecine non seulement autrefois chez les Anciens {où les
. DE LA CONNAISSANCE | 491:
médecins étaient encore chirurgiens et apothicaires), mais encore
aujourd'hui surtout chez les chimistes. Cette alliance aussi de la pra-
tique et de la théorie se voit à la guerre, et chez ceux qui enseignent
ce qu'on appelle les exercices, comme aussi chez les peintres ou
sculpteurs et musiciens et chez quelques autres espèces de Vir-
tuosi. Et si les principes de toutes ces professions et arts, et méme
des métiers, étaient enseignés pratiquement chez les philosophes,
ou dans quelque autre faculté de savants que ce pourrait être, ces
savants seraient véritablement les précepteurs du genre humain.
Mais il faudrait changer en bien des choses l'état présent de la litté-
rature et de l'éducation de la jeunesse et par conséquent de la police.
Et quand je considére combien les hommes sont avancés en connais-
sance depuis un siècle ou deux, et combien il leur serait aisé d'aller
incomparablement plus loin pour se rendre plus heureux, je ne
désespére point qu'on ne vienne à quelque amendement considé-
rable dans un temps plus tranquille, sous quelque grand prince que
Dieu pourra susciter pour le bien du genre humain.
Pauz Janet. — Leibniz. 1-32
CORRESPONDANCE
DE LEIBNIZ ET DARNAULD
1686-1690
Leibniz au prince Ernest landgrave de Hesse.
Extrait de ma lettre à Mgr le landgrave Ernest.
1 février 1086
11 .
J'ai fait dernièrement, étant à un endroit où quelques jours durant
je n'avais rien à faire, un petit discours de métaphysique, dont je
serais bien aise d'avoir le sentiment de M. Arnaud (1), car les ques-
tions de la gráce, du concours de Dieu avec les créatures, de la nature
des miracles, de la cause du péché et de l'origine du mal, de
l'immortalité de l'àme, des idées, etc., sont touchées d'une manière
qui semble donner de nouvelles ouvertures propres à éclairer des
difficultés trés grandes. J'ai joint ici le sommaire des articles qu'il
contient, car je ne l'ai pas encore pu faire mettre au net. Je supplie
donc V. A. S. de lui faire envoyer ce sommaire et de le faire prier de
le considérer un peu et de dire son sentiment ; car, comme il excelle
également dans la théologie et dans la philosophie, dans la lecture
et dans la méditation, je ne trouve personne qui soit plus propre
que lui d'en juger. Et je souhaiterais fort d'avoir un censeur aussi
exact, aussi éclairé et aussi raisonnable que l'est M. Arnaud, étant
moi-méme l'homme du monde le plus disposé de céder à la raison.
Peut-être que M. Arnaud trouvera ce peu de choses pas tout à fait
indignes de sa considération, surtout puisqu'il a été assez occupé à
(1) Leibniz écrit toujours Arnaud de cette manière.
500 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D ARNAULD
examiner ces matières. S'il trouve quelque obscurité, je m'expli-
querai sincèrement et ouvertement, et enfin, s'il me trouve digne de
son instruction, je ferai en sorte quil ait sujet de n'en être point
mal satisfait. Je supplie V. A. S. de joindre ceci au sommaire que je
lui envoie, et d'envoyer l'un et l'autre à M. Arnaud.
BEILAGE
1. De la perfection divine, et que Dieu fait tout de la manière
Ja plus souhaitable.
9. Contre ceux qui soutiennent qu'il n'y a point de bonté dans les
ouvrages de Dieu ; ou bien que les regles de la bonté et de la beauté
sont arbitraires.
9. Contre ceux qui croient que Dieu aurait pu mieux faire.
4. Que l'amour de Dieu demande une entière satisfaction et
aequiescenee touchant ce qu'il fait.
5. En quoi consistent les règles de perfection de la divine con-
duite, et que la simplicité des voies est en balance avec la richesse
des effets.
6. Que Dieu ne fait rien hors de l'ordre et qu'il n'est pas méme
possible de feindre des événements qui ne soient point réguliers.
1. Que les miracles sont conformes à l'ordre général, quoiqu'ils
soient contre les maximes subalternes. De ce que Dieu veut ou qu'il
permet, et de la volonté générale ou particulière.
8. Pour distinguer les actions de Dieu et des créatures, on explique
en quoi consiste la notion d'une substance individuelle.
9. Que chaque substance singuliére exprime tout l'univers à sa ma-
niere, et que dans sa notion tous ses événements sont compris avec
toutes leurs circonstances et toute la suite des choses extérieures.
10. Que l'opinion des formes substantielles a quelque chose de
solide, mais que ces formesne changent rien dans les phénomènes, et
ne doivent point étre emplovées pour expliquer les effets particuliers.
11. Que les méditations des théologiens et des philosophes qu'on
appelle scholastiques ne sont pas à mepriser entièrement.
12. Que les notions qui consistent dans l'étendue enferment
quelque chose d'imaginaire et ne sauraient constituer la substance
du corps.
13. Comme la notion individuelle de chaque personne enferme
une fois pour toutes ce qui lui arrivera à jamais, on y voit les preuves
à priori ou raisons de la vérité de chaque événement, ou pourquoi
CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D ARNAULD 501
l'un est arrivé plutôt que l'autre. Mais ces vérités quoique assurées
ne laissent pas d'étre contingentes, étant fondées sur le libre arbitre
de Dieu et des créatures. Il est vrai que leur choix a toujours ses
raisons, mais elles inclinent sans nécessiter.
14. Dieu produit diverses substances selon les différentes vues
qu'il a de l'univers, et par l'intervention de Dieu la nature propre
de chaque substance porte que ce qui arvive à l'une répond à ce qui
arrive à toutes les autres, sans qu'elles agissent immédiatement
l'une sur l'autre. |
15. L'action d'une substance finie sur lautre ne consiste que
dans l’accroissement du degré de son expression jointe à la dimi-
nution de celle de l'autre, en tant que Dieu les a formées par avance
en sorte qu'elles s'accommodent ensemble.
16. Le concours extraordinaire de Dieu est compris dans ce que
notre essence exprime, car cette expression s'étend à tout, mais il
surpasse les forces de notre nature ou de notre expression distincte,
qui est finie et suit certaines maximes subalternes.
17. Exemple d'une maxime subalterne d'une (1) loi de nature où il
est montré que Dieu conserve toujours réguliérement la méme
force, mais non pas la méme quantité de mouvement, contre les
cartésiens et plusieurs autres.
18. La distinction de la force et de la quantité de mouvement est
importante entre autres pour juger qu'il faut recourir à des considé-
rations métaphysiques séparées de l'étendue afin d'expliquer les
phénomènes des corps.
19. Utilité des causes finales dans la physique.
20. Passage mémorable de Socrate dans le Phédon de Platon
contre les philosophes trop matériels.
21. Si les règles mécaniques dépendaient de la seule géométrie
sans la métaphysique, les phénomènes seraient tout autres.
33. Conciliation des deux voies dont l'une va parles causes finales
et l'autre par les causes efficientes pour satisfaire tant à ceux qui
expliquent la nature mécaniquement, qu'à ceux qui ont recours aux
natures incorporelles.
23. Pour revenir aux substances immatérielles, on explique com-
ment Dieu agit sur l'entendement des esprits et si on a toujours
l'idée de ce qu'on pense.
'1; GROTEFEND et Gknunanpr : Du loi.
502 . CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD
24. Ce que c'est qu'une connaissance claire ou obscure, distincte
ou confuse, adéquate ou inadéquate, intuitive ou suppositive ; défi-
nition nominale, réelle, causale, essentielle.
95. En quel cas notre connaissance est jointe à la contemplation
de l'idée.
26. Nous avons en nous toutes les idées, et de la réminiscence de
Platon.
27. Comment notre âme peut être comparée à des tablettes vides
et comment nos notions viennent des sens.
98. Dieu seul est l'objet immédiat de nos perceptions qui existe
hors de nous, etlui seul est notre lumière.
29. Cependant nous pensons immédiatement par nos propres
idées et non par celles de Dieu.
30. Comment Dieu incline notre âme sans la nécessiter ; qu'on
n'a point de droit de se plaindre: qu'il ne faut pas demander
pourquoi Judas pêche, puisque cette action libre est comprise dans
sa notion, mais seulement pourquoi Judas le pécheur est admis à
l'existence préférablementà quelques autres personnes possibles. De
l'imperfection ou limitation originale avant le péché, et des degrés
de la grâce.
31. Des motifs de l'élection, de la foi prévue, de la science
moyenne, du décret absolu, et que tout se réduit à la raison pour-
quoi Dieu a choisi et résolu d'admettre à l'existence une telle per-
sonne possible, dont la notion enferme une telle suite de grâces et
d'actions libres. Ce qui fait cesser tout d'un coup les difficultés.
32. Utilité de ces principes en matière de piété et de religion.
33. Explication du commerce de l'àme et du corps qui a passé
pour inexplicable ou pour miraculeux, et de l'origine dés perceptions
confuses.
31. De la différence des esprits et des autres substances, âmes ou
formes substantielles. Et que l'immortalité qu'on demande emporte
le souvenir.
35. Excellence des esprits ; que Dieu les considère préférablement
aux autres créatures ; que les esprits expriment plutôt Dieu que le
monde, et que les autres substances simples expriment plutôt le
monde que Dien.
36. Dieu est le monarque de la plus parfaite république composée
de tous les esprits, et la félicité de cette cité de Dieu est son prin-
eipal dessein.
CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 503
37. Jésus-Christ a découvert aux hommes le mystére et les lois
admirables du royaume des cieux, et la grandeur de la supréme
félicité que Dieu préparc à ceux qui l'aiment.
A. Arnauld au landgrave.
Extrait d'une lettre de M. A. À. du 13 mars 1686
13 mars 1688.
J'ai recu, Monseigneur, ce que V. À. m'a envoyé des pensées
métaphysiques de M. Leibniz comme un témoignage de son aftection
et de son estime dont je lui suis bien obligé ; mais je me suis trouvé
si occupé depuis ce temps-là, que je n'ai pu lire son écrit que
depuis trois jours. Et je suis présentement si enrhumé, que tout ce
que je puis faire est de dire en deux mots à V. À. que je trouve
dans ces pensées tant de choses qui m'effrayent, et que presque
tous les hommes, si je ne me trompe, trouveront si choquantes,
que je ne vois pas de quelle utilité pourrait étre un écrit qui appa-
remment sera rejeté de tout le monde. Je n'en donnerai par
exemple que ce qu'il en dit en l'article 13. « Que la notion indivi-
duelle de chaque personne enferme une fois pour toutes ce qui lui
arrivera à jamais, » etc. Si cela est, Dieu a été libre de créer (ou de
ne pas créer Adam : mais supposant qu'il l'ait voulu créer), tout ce
qui est depuis arrivé au genre humain, et qui lui arrivera à jamais,
a dû et doit arriver par une nécessité plus que fatale. Car la notion
individuelle d'Adam a enfermé qu'il aurait tant d'enfants, et la no-
tion individuelle de chacun de ces enfants tout ce qu'ils feraient et
tous les enfants qu'ils auraient : et ainsi de suite. Il n'y a donc pas
plus de liberté en Dieu à l'égard de tout cela, supposé qu'il ait voulu
créer Adam, que de pretendre qu'il a été libreà Dieu, en supposant
qu'il m'a voulu créer, de ne point créer de nature capable de penser.
Je ne suis point en état d'étendre cela davantage ; mais M. Leibniz
m'entendra bien, et peut-être qu'il ne trouve pas, d'inconvénient
à la conséquence que je tire. Mais s'il n'en trouve pas, il a sujet de
craindre qu'il ne soit seul de son sentiment. Et si je me trompais en
cela, je le plaindrais encore davantage. Mais je ne puis m’empècher
de témoigner à V. À. ma douleur, de ce qu'il semble que c'est
l'attache qu'il a à ces opinions-là, qu'il a bien cru qu'on aurait peine
à souffrir dans l'Église catholique, qui l'empéche d'y entrer, quoi-
que, si je m'en souviens bien, V. A. l'eüt obligé de reconnaitre,
504 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D ARNAULD
qu'on ne peut douter raisonnablement que ce ne soit la véritable
Église (1). Ne vaudrait-il pas mieux qu'il laissát là ces spéculations
métaphysiques qui ne peuvent étre d'aucune utilité ni à lui ni aux
autres, pour s'appliquer sérieusement à la plus grande affaire qu'il
puisse jamais avoir, qui est d'assurer son salut en rentrant dans
l'Église, dont les nouvelles sectes n'ont pu sortir qu'en se rendant
schismatiques? Je lus hier par rencontre une lettre de saint Augustin,
oü il résout diverses questions qu'avait proposées un payen qui té-
moignait se vouloir faire chrétien, mais qui différait toujours de le
faire. Et il dit à la fin, ce qu'on pourrait appliquer à notre ami:
« Sunt innumerabiles quæstiones, quæ non sunt finiendæ ante fidem,
ne finiatur vita sine fide. »
Leibniz au Landgrave.
19 avril 1686.
Je ne sais que dire de la lettre de M. À., et je n'aurais jamais cru
qu'une persoune dont la réputation est si grande et si véritable, et
dont nous avons de si belles réflexions de morale et de logique,
irait si vite dans ses jugements. Aprés cela je ne m'étonne plus si
quelques-uns se sont emportés contre lui. Cependant je tiens qu'il
faut souffrir quelquefois la mauvaise humeur d'une personne dont
le mérite est extraordinaire, pourvu que son procédé ne tire point à
conséquence, et qu'un retour d'équité dissipe les fantasmes d'une
prévention mal fondée. J'attends cette justice de M. Arnaud. Et ce-
pendant, quelque sujet que j'aie de me plaindre, je veux supprimer
toutes les réflexions qui ne sont pas essentielles à la matière et qui
pourraient aigrir, mais j'espére qu'il en usera de méme, s'il a la
bonté de m'instruire. Je le puis assurer seulement que certaines
conjectures qu'il fait sont fort différentes de ce qui est en effet, que
quelques personnes de bon sens ont fait un autre jugement, et que
nonobstant leur applaudissement je ne me presse pas trop à publier
quelque chose sur des matières abstraites, qui sont au goût de peu
de gens, puisque le public n'a presque rien encore appris depuis
plusieurs années de quelques découvertes plus plausibles que j'ai.
Jen'avais mis ces méditations par écrit que pour profiter en mon
particulier des jugements de quelques personnes habiles et pour me
confirmer ou corriger dans la recherche ou connaissance des plus
'1) Leibniz a mis en marge : « Je n'ai jamais approuvé ce sentiment. »
\
" CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 505
importantes vérités. ll est vrai que quelques personnes d'esprit ont
goüté mes opinions, mais je serais le premier à les désabuser, si
je puis juger qu'il y a le moindre inconvénient dans ces principes(1).
Cette déclaration est sincère, et ce ne serait pas la premiere fois que
j'ai profité des instructions des personnes éclairées ; c'est pourquoi, si
je mérite que M. Arnaud exerce à mon égard cette charité, qu'il y
aurait de me tirer des erreurs qu'il croit dangereuses et dont je dé-
clare de bonne foi de ne pouvoir encore comprendre le mal, je lui
aurai assurément une trés grande obligation. Mais j'espère qu'il en
usera avec modération, et qu'il me rendra justice, puisqu'on la doit
au moindre des hommes, quand on lui a fait tort par un jugement
précipité.
Il choisitune de mes thèses pour montrer qu'elle est dangereuse.
Mais ou je suis incapable de comprendre la difficulté, ou je n'en
vois aucune. Ce qui m'a repris de ma surprise, et m'a faire croire
que ce que dit M. Arnaud ne vient que de prévention. Je Lâcherai
donc de lui óter cette opinion étrange, qu'il a concue un peu trop
promptement. J'avais dit dans le 13* article de mon sommaire que
la notion individuelle de chaque personne enferme une fois pour
toutes ce qui lui arrivera à jamais ; il en tire cette conséquence que
tout ce qui arrive à une personne, et méme à toutle genre humain,
doit arriver par une nécessité plus que fatale. Comme si les notions
ou prévisions rendaient les choses nécessaires, et comme si unc
action libre ne pouvait être comprise dans la notion ou vue parfaite
que Dieu a de la personne à qui elle appartiendra. Et il ajoute que
peut-étre je ne trouverai pas d'inconvénient à la conséquence qu'il
tire. Cependant j'avais protesté expressément dans le méme article
de ne pas admettre une telle conséquence. Il faut donc ou qu'il
doute de ma sincérité, dont je ne lui ai donné aucun sujet, ou qu'il
n'ait pas assez examiné ee qu'il refusait (2). Ce que je ne blâmerai
pourtant pas, comme il semble que j'aurais droit de faire, parce que
je considère qu'il écrivait dans un temps où quelque incommodité
ne lui laissait pas la liberté d'esprit entière, comme le témoigne sa
lettre méme. Et je désire de faire connaitre combien j'ai de défé-
rence pour lui.
Je viens à la preuve de sa conséquence, et pour y mieux satisfaire
je rapporterai les propres paroles de M. Arnaud.
(1; GEHRARDT supprime : Dans ces principes.
(2) GROTEFEND : Ziefutait.
906 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD
S1 cela est (savoir que la notion individuelle de chaque personne en-
ferme une fois pour toutes ce qui lui arrivera à jamais), « Dieu n'a pas
été (1) libre de créer tout ce qui est depuis arrivé au genre humain, et
ce qui lui arrivera à jamais a dû et doit arriver par une nécessité plus
que fatale » (il y avait quelque faute dans la copie, mais je crois de
la pouvoir restituer comme je viens de faire). « Car la notion indi-
viduelle d'Adam a enfermé qu'il aurait tant d'enfants (je l'accorde),
et la notion individuelle de chacun de ces enfants tout ce qu'ils fe-
raient et tous les enfants qu'ils auraient, et ainsi de suite » (je l'ac-
corde encore, car ce n'est que ma these appliquée à quelques cas
particuliers;. « Il n'y a donc pas plus de liberté en Dieu à l'égard de
tout cela, supposé qu'il ait voulu créer Adam, que de prétendre
qu'il a été libre à Dieu, en supposant qu'il m'a voulu créer, de ne
point créer de nature capable de penser. » Ces dernieres paroles
doivent contenir proprement la preuve de la conséquence ; mais il est
trés manileste qu'elles confondent necessitatem ex hypothesi avec la
nécessité absolue. On a toujours distingué entre ce que Dieu est
libre de faire absolument et entre ce qu'il s'oblige de faire en vertu
de certaines résolutions déjà prises, et il n'en prend guère qui
n'aient déjà égard à tout. 1l est peu digne de Dieu de le concevoir
(sous prétexte de maintenir sa liberté) à la facon de quelques Soci-
niens et comme un homme qui prend des résolutions selon les occur-
rences et qui maintenant ne serait plus libre de créer ce quil
trouve bon, si ses premières résolutions à l'égard d'Adam ou autres
enferment déjà un rapport qui touche leur postérité, au lieu que tout
le monde demeure d'aecord que Dieu a réglé de toute éternité toute
la suite de l'univers, sans que cela diminue sa liberté en aucune
maniere. 1l est visible aussi que cette objection détache les volontés
de Dieu les unes des autres, qui pourtant ont du rapport ensemble.
Car il ne faut pas considérer Ja volonté de Dieu de créer un tel
Adam détachée de toutes les autres. volontés qu'il a à l'égard des
enfants d'Adam et de tout le genre humain, comme si Dieu premié-
rement faisait le décret de créer Adam sans aucun rapport à sa pos-
lérité, et par là néanmoins selon moi s'ótait la liberté de créer
ta postérité d'Adam comme bon lui semble; ce qui est raisonner
fort étrangement. Mais il faut plutót considérer que Dieu choisis-
sant non pas un Adain. vague, mais un tel Adam dont une parfaite
(1 GROTEFEND : Dieu «t. estre,
CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 507
représentation se trouve parmi les êtres possibles dans les idées
de Dieu, accompagné de telles circonstances individuelles et qui
entre autres prédicats a aussi celui d'avoir avec le temps une telle
postérité : Dieu, dis-je, le choisissant a déjà égard à sa postérité, et
choisit en méme temps l'un et l'autre. En quoi je ne saurais com-
prendre qu'il y ait du mal. Et s'il agissait autrement, il n'agirait
point en Dieu. Je me servirai d'une comparaison. Un prince sage
qui choisit un général dont il sait les liaisons, choisit en effet en
méme temps quelques colonels et capitaines qu'il sait bien que ce
général recommandera et qu'il ne voudra pas lui refuser pour cer-
taines raisons de prudence, qui ne détruisent pourtant point son
pouvoir absolu nisa liberté. Tout cela a lieu en Dieu par plus forte
raison. Donc. pour procéder exactement, il faut considérer en Dieu
une certaine volonté plus générale, plus comprehensive, qu'il a à
l'égard de tout l'ordre de l'univers, puisque l'univers est comme un
tout que Dieu pénètre d'une seule vue, car cette volonté comprend
virtuellement les autres volontés touchant ce qui entre dans cet
univers, et parmi les autres aussi celle de créer un tel Adam, lequel
se rapporte à la suite de sa posterite, laquelle Dieu a aussi choisie
telle ; et méme on peut dire que ces volontés du particulier ne dif- 1
ferent de la volonté du général que par un simple rapport, et à peu
prés comme la situation d'une ville considérée d'un certain point de
vue differe de son plan géométral; car elles expriment toutes tout
l'univers, comme chaque situation exprime la ville. En effet, plus on
est sage, moins on a de volontés détachées, et plus les vues et les
volontés qu'on a sont compréhensives et liées. Et chaque volonté
particulière enferme un rapport à toutes les autres, afin qu'elles
. Soient les mieux concertées qu'il est possible. Bien loin de trouver
là dedans quelque chose qui choque, je croirais que le contraire
détruit la perfection de Dieu. Et à mon avis il faut être bien difficile
ou bien prévenu pour trouver dans des sentiments si innocents, ou
plutôt si raisonnables, de quoi faire des exagerations si étranges que
celles qu'on a envoyées à V. À. Pour peu qu'on pense aussi à ec
que je dis, on trouvera qu'il est manifeste ex terminis. Car par la
notion individuelle d'Adam j'entends certes une parfaite représenta-
tion d'un tel Adam qui a de telles conditions individuelles et qui est
distingué par là d'une infinité d'autres personnes possibles fort sem-
blables. mais pourtant différentes de lui (comme toute ellipse diffère
du cercle, quelque approchante qu'elle soit), auxquelles Dieu l'a
* —
e
508 CORRESPONDANCE DE LFIBNIZ ET D'ARNAULD
préféré, parce qu'il lui a plu de choisir justement un tel ordre de
l'univers, et tout ce qui s'ensuit de sa résolution n'est nécessaire
que par une nécessité hypothétique, et ne détruit nullement la liberté
de Dieu ni celle des esprits créés. Il y a un Adam possible dont la
postérité est telle, et une infinité d'autres dont elle serait autre,
n'est-il pas vrai, que ces Adams possibles (si on les peut appeler
ainsi) sont différents entre eux, et que Dieu n'en a choisi qu'un, qui
est justement le nôtre? Il. y a tant de raisons qui prouvent l'impos-
sibilité, pour ne pas dire l'absurdité et méme impiété du contraire,
que je crois que dans le fond tous les hommes sont du méme senti-
ment, quand ils pensent un peu à ce qu'ils disent. Peut-étre aussi que
si M. Arnaud n'avait pas eu de moi le préjugé qu'il s'est fait d'abord,
il n'aurait pas trouvé mes propositions si étranges, et n'en aurait pas
tiré de telles conséquences.
Je crois en conscience d'avoir satisfait à l'objection de M. Arnaud,
et je suis bien aise de voir que l'endroit qu'il a choisi comme un
des plus choquants l'est si peu à mon avis. Mais je ne sais si je
pourrai avoir le bonheur de faire en sorte que M. Arnaud le recon-
naisse aussi. Le grand mérite parmi mille avantages a ce petit dé-
faut que les personnes qui en ont, ayant raison de se fier à leur
sentiment, ne sont pas aisément désabusées. Pour moi qui ne suis
pas de ce caractere, je ferais gloire d'avouer que j'ai été mieux ins-
truit, et méme j'y trouverais du plaisir, pourvu que je le puisse
dire sincérement et sans flatterie.
Au reste, je désire aussi que M. Arnaud sache que je ne prétends
nullement à la gloire d'être novateur, comme il semble qu'il a pris
mes sentiments. Au contraire, je trouve. ordinairement que les opi-
nions les plus anciennes et les plus reçues sont les meilleures. Et je
ne crois pas qu'on puisse être accusé de l'être (d'étre novateur),
quand on produit seulement quelques nouvelles vérités, sans ren-
verser les sentiments établis recus . Car c'est ce que font les géo-
metres et tous eeux qui passent plus avant. Et je ne sais s'il sera
facile de remarquer des opinions autorisées à qui les miennes soient
opposées. C'est pourquoi ce que M. Arnaud dit de l'Église n'a rien
de commun avec ees meditations, et je n'espere pas qu'il veuille ni
qu'il puisse assurer qu'il y à quoi que ee soit là-dedans qui passe-
rait pour hérétique en quelque Église que ce soit. Cependant,si celle
où il est. etait si prompte à censurer, un tel procédé devrait servir
d'avertissement pour s'en donner de garde, Et dés qu'on voudrait
CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 509
produire quelque méditation qui aurait le moindre rapport à la re-
ligion, et qui irait un peu au delà de ce qui s'enseigne aux enfants,
on serait en danger de se faire une affaire, à moins que d'avoir quel-
que père de l'Église pour garant, qui dise la méme chose in termi-
nis ; quoique encore cela peut-étre ne suffirait-il pas pour une entiere
assurance, surtout quand on n'a pas de quoi se faire ménager.
Si V. A. S. n'était pas un prince dont les lumières sont aussi
grandes que la modération, je n'aurais eu garde de l'entretenir de
ces choses; maintenant à qui mieux s'en rapporter qu'à elle, et
puisqu'elle a eu la bonté de lier ce commerce, pourrait-on sans im-
prudence aller ehoisir un autre arbitre? D'autant qu'il ne s'agit pas
tant de la vérité de quelques propositions, que de leur conséquence
et tolérabilité, je ne crois pas qu'elle approuve que les gens soient
foudroyés pour si peu de chose. Mais peut-être aussi que M. Arnaud
n'a parlé en ces termes durs qu'en croyant que j'admettrais la con-
séquence qu'il a raison de trouver effrayante, et qu'il changera de
langage aprés mon éclaircissement (1;. à quoi sa propre équité pourra
contribuer autant que l'autorité de V. A. Je suis avec dévotion, etc.
Leibniz au Landgrave.
. 12 avril 1686.
Monseigneur,
J'ai recu le jugement de M. Arnaud, et je trouve à propos de le
désabuser, si je puis, par le papier ci-joint en forme de lettre à V.
À. S.; mais j'avoue que j'ai eu beaucoup de peine de supprimer
l'envie que j'avais, tantót de rire, tantót de témoigner de la compas-
sion, voyant que ce bon homme parait en effet avoir perdu une
partie de ses lumières et ne peut s'empécher d'outrer toutes choses,
comme font les mélancoliques, à qui tout ce qu'ils voient ou son-
gent parait noir. J'ai gardé beaucoup de modération à son égard,
mais je n'ai pas laissé de lui faire connaitre doucement qu'il a tort.
S'il ala bonté de me retirer des erreurs qu'il m'attribue et qu'il croit
voir dans mon écrit, je souhaiterais qu'il supprimát les réflexions
personnelles et les expressions dures que j'ai dissimulées par le
respect que j'ai pour V. A. S. et par la considération que j'ai
eue pour le mérite du bon homme. Cependant j'admire la différence
qu'il y a entre nos santons prétendus, et entre les personnes du
monde qui n'en aflectent point l'opinion et en possèdent bien
(l1) GROTEFEND : Et désuveu.
910 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD
davantage l'effet. V. A. S. est un prince souverain, et cependant elle
a montré à mon égard une modération que j'ai admirée. Et M. Ar-
naud est uu théologien fameux, que les méditations des choses
divines devraient avoir rendu doux et charitable ; cependant ce qui
vient de lui parait souvent fier et farouche et plein de dureté. Je ne
m'étonne pas maintenant s'il s’est brouillé si aisément avec le
P. Malebranche et autres qui étaient fort de ses amis. Le Père
Malebranche avait publié des écrits que M. Arnaud a traité d'extra-
vagants, à peu pres comme il fait à mon égard, mais le monde n'a
pas toujours été de son sentiment. Îl faut cependant que l'on se
garde bien d'irriter son humeur bilieuse. Cela nous ôterait tout le
plaisir et toute la satisfaction que j'avais attendue d'une collation
douce et raisonnable. Je crois qu'il a recu mon papier quand il était
en mauvaise humeur, et que, se trouvant importuné par là, il s'en a
voulu venger par une réponse rebutante. Je sais que, si V. A. S. avait
leloisir de considérer l'objection qu'il me fait, elle ne pourrait
s'empécher de rire, en voyant le peu de sujet qu'il y a de faire des
exclamations si tragiques; à peu prés comme on rirait en écoutant
un orateur qui dirait à tout moment : O celum, o terra, o maria
Veplunti! Je suis heureux s'il n’y a rien de plus choquant ou de
plus difficile dans mes pensées que ce qu'il objeete. Car, selon lui,
si ce que je dis est vrai (savoir que la notion ou considération indi-
viduelle d'Adam enferme tout ce qui lui arrivera et à sa postérité), il
s'ensuit, selon M. Arnaud, que Dieu n'aura plus de liberté mainte-
nant à l'égard du genre humain. ll s'imagine donc Dieu comme un
homme qui prend des résolutions selon les occurrences; au lieu que
Dieu, prévoyant et réglant toutes choses de toute éternité, a choisi
de prime abord toute la suite et connexion de l'univers, et par con-
séquent non pas un Adam tout simple, mais un tel Adam, dont il
prévoyait qu'il ferait de telles choses et qu'il aurait de tels enfants,
sans que cette providenee de Dieu réglée de tout temps soit con-
traire à sa liberté. De quoi tous les théologiens :à la réserve de
quelques Sociniens qui concoivent Dieu d'une maniere humaine)
demeurent d'accord. Et je m'étonne que l'envie de trouver je ne
sais quoi de choquant dans mes pensées, dont la prévention avait fait
naitre en son esprit une idée confuse et mal digérée, a porté ce
savant homme à parler contre ses propres lumières et sentiments.
Car je ne suis pas assez peu équitable pour l'imiter et pour lui im-
puter le dogme dangereux de ces Sociniens, «qui détruit la souve-
CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 2911
raine perfection de Dieu, quoiqu'il semble presque d'y incliner dans
la chaleur de la dispute. Tout homme qui agit sagement considére
toutes les circonstances et liaisons de la résolution qu'il prend, et
cela suivant la mesure de sa capacité. Et Dieu, qui voit tout parfaite-
ment et d'une seule vue, peut-il manquer d'avoir pris des résolu-
tions conformément à tout ce qu'il voit; et peut-il avoir choisi un
tel Adam sans considérer et résoudre aussi tout ce qui a de la con-
nexion avec lui. Et par conséquent il est ridicule de dire que cette
résolution libre de Dieu lui óte sa liberté. Autrement, pour étre
toujours libre il faudrait être toujours irrésolu. Voilà ces pensées
choquautes dans l'imagination de M. Arnaud. Nous verrons si à
force de conséquences ilen pourra ôter quelque chose de plus
mauvais.
Cependant la plus importante réflexion que je fais là-dessus, c'est
que lui-même autrefois a écrit expressément à V. A. S. que pour
des opinions de philosophie on ne ferait point de guerre à un homme
qui serait dans leur Église ou qui en voudrait étre, et le voilà lui-
mème maintenant qui, oubliant sa modération, se déchaine sur un
rien. Il est donc dangereux de se commettre avec ces gens-là, et
V. A. S. voit combien on doit prendre des mesures. Aussi est-ce
une des raisons que j'ai eue de faire communiquer ces choses à
M. Arnaud, savoir pour le sonder un peu et pour voir comment il
se comporterait ; mais (ange montes et fumigabunt. Aussitôt qu'on
S'écarte tantôt peu du sentiment de quelques docteurs. ils éclatent
en foudres et en tonnerres. Je crois bien que le monde ne serait pas
de son sentiment, mais il est toujours bon d'être sur ses gardes.
V. À. cependant aura occasion peut-être de lui représenter que
c'est rebuter les gens sans nécessité que d'agir de cette manière,
afin qu'il en use dorénavant avec un peu plus de modération. 1l me
semble que V. A. a échangé des lettres avec lui touchant les voies
de contrainte, dont je souhaiterais d'apprendre le résultat.
Au reste S. A. S. mon maitre est alle maintenant à Rome, et il ne
reviendra pas apparemment en Allemagne si tót qu'on avait cru.
J'irai un de ces jours à Wolfenbutel, et ferai mon possible pour
ravoir le livre de V. À. On dit qu'il y a une histoire des hérésies mo-
dernes de M. Varillas. La lettre de Mastrich, que V. A. m'a com-
muniquée, touchant les eonversions de Sedan, parait fort raison-
nable. M. Mainbourg, dit-on, rapporte que saint Grégoire le Grand
approuvait aussi ec principe qu'il ne faut pas se mettre en peine ;
Ct
12 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD
les conversions des hérétiques sont feintes, pourvu qu'on gagne par
là véritablement leur postérité, mais il n'est pas permis de tuer des
âmes pour en gagner d'autres (1).
. Leibniz au Landgrave.
15 mars 1686.
Monseigneur,
V. A. S. aura reçu la lettre que j'ai envoyée par la poste précé-
dente avec ce que j'y ai joint en forme de lettre à V. A., dont la
copie pourrait être communiquée à M. A. Depuis j'ai songé qu'il fau-
drait mieux en ôter ces paroles vers la fin : « Cependant si celle; où
il est, était si prompte à censurer, un tel procédé devrait servir
d'avertissement, etc., » jusqu'à ces mots : « Surtout quand on n'a
pas de quoi se faire ménager, » de peur que M. A. n'en prenne oc-
casion d'entrer dans les disputes de controverses, comine si on avait
attaqué l'Église, qui n'est nnllement ce dont il s'agit. On pourrait
dans la copie mettre à leur place ces mots : « Et le moins du monde
dans la communion de M. À. oü le concile de Trente aussi bien que
les papes se sont contentés fort sagement de censurer les opinions
oü il y a manifestement des choses qui paraissent contraires à la foi
et aux mœurs sans éplucher les conséquences philosophiques, les-
quelles s'il fallait écouter, en matiére de censures, les Thomistes
passeraient pour Calvinistes selon les Jésuites, les Jésuites passe-
raient pour Semipélagiens selon les Thomistes, et les uns et les
autres détruiraient la liberté selon Durandus et P. Louys de Dole;
et en général toute absurdité passerait pour un athéisme, parce
qu'on peut faire voir qu'elle détruirait la nature de Dieu. »
A. Arnauld à Leibniz.
| Ce 13 mai 1686,
Monsieur,
J'ai cru que je devais m'adresser à vous-même pour vous deman-
der pardon du sujet que je vous ai donné d'étre fáché contre moi
(1) Ici s'arrête la lettre publiée par Grotefend. M. Gehrardt y a ajouté les
lignes suivantes, extraites de la Correspondance de Leibniz et du Landgrave de
Hesse, publiée par Rommel en 2 vol. en 1817 :Francfort-sur-le-Mein; : « ... quoique
Charlemagne en ait usé de méme à peu près contre les Saxons, en les forçant
à la religion l'épée à la gorge. » Maintenant, nous avons ici M. Loti, qui nous
apporte son Zfistoire de Genéve en cinq volumes, dédiée à la maison de Bruns-
wick. Je ne sais quel rapport il y a trouvé. Il dit d'assez jolies choses quelquefois
et est un homme de bon entretien.
CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D ARNAULD 513
en me seryant de termes trop durs pour marquer ce que je pensais
d'un de vos sentiments. Mais je vous proteste devant Dieu que la
faute que j'ai pu faire en cela n'a point été par aucune prévention
contre vous, n'ayant jamais eu sujet d'avoir de vous qu'une opinion
trés avantageuse liors la religion, dans laquelle vous vous étes
Lrouvé engagé par votre naissance ; ni que, je me sois trouvé de mau-
vaisc humeur quand j'ai écrit la lettre qui vous a blessé, ricn n'étant
plus éloigné de mon caractére que le chagrin qu'il plait à quelques
personnes de m'attribuer; ni que, par un trop grand attachement à .
mes propres pensées, j'ai été choqué de voir que vous en aviez de
contraires, vous pouvant assurer que j'ai si peu médité sur ces
sortes de matiéres, que je puis dire que je n'ai point sur cela de
sentiment arrété. Je vous supplie. Monsieur, de ne croire rien de
moi de tout cela; mais d'étre persuadé que ce qui a pu étre cause
de mon indiscrétion est uniquement, qu'étant accoutumé à écrire
sans facon à Son Altesse, parce qu'elle est si bonne qu'elle excuse
aisément toutes mes fautes, je m'étais imaginé que je lui pouvais dire
franchement ce que je n'avais pu approuver dans quelqu'une de vos
pensées, parce que j'étais bien assuré que cela ne courrait pas le
monde, et que si j'avais mal pris votre sens, vous pourriez me dé-
tromper sans que cela allát plus loin. Mais j'espére, Monsieur, que
le méme prince voudra bien s'employer pour faire ma paix, me
pouvant servir pour l'y engager de ce que dit autrefois saint Augus-
tin en pareille rencontre. ll avait écrit fort durement contre ceux
qui croient qu'on peut voir Dieu des yeux du corps, ce qui était le
sentiment d'un évéque d'Afrique, qui ayant vu cette lettre qui ne lui
était point adressée s'en trouva fort offensé. Cela obligea ce saint
d'emplover un ami commun pour apaiser ce prélat, et je vous sup-
plie de regarder, comme si je disais au prince, pour vous étre dit,
ce que saint Augustin écrit à cet ami pour étre dit à cet évéque :
« Dum essem in admonendo sollicitus, in corripiendo nimius atque
improvidus fui. Hoc non defendo, sed reprehendo : hoc non excuso,
sed accuso. lgnoscatur, peto : recordetur nostram dilectionem
pristinam, et obliviscatur offensionem novam. Faciat certé, quod
me non fecisse succensuit : habeat lenitatem in danda venia, quam
nou habui in illa epistola conscribenda. »
J'ai douté si je n'en devais point demeurer là sans entrer de nou-
veau dans l'examen de la question qui a été l'occasion de notre
brouillerie, de peur qu'il ne m'échappát encore quelque mot qui püt
PaAvuL JANET. — Leibniz. 1-33
514 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD
vous blesser. Mais j'appréhende d'une autre part que ce fût n'avoir
pas assez bonne opinion de votre équité. Je vous dirai donc simple-
ment les difficultés que j'ai encore sur cette proposition : « La notion
individuelle de chaque personne enferme une fois pour toutes ce qui
lui arrivera à jamais.
ll m'a semblé qu'il s'ensuivait de là que la notion individuelle
d'Adam a enfermé qu'il aurait tant d'enfants, et la notion indivi-
duelle de chacun de ses enfants tout ce qu'ils feraient, et tous les
enfants qu'ils auraient, et ainsi de suite : d'où j'ai cru que l'on pour-
rait inférer que Dieu a été libre de créer ou de ne pas créer Adam ;
mais que, supposant qu'il l'ait voulu créer, tout ce qui est arrivé
. depuis au-genre humain a dû et doit arriver par une nécessité fatale ;
ou au moins qu'il n'y à pas plus de liberté à Dieu à l'égard de tout
cela, supposé qu'il ait voulu créer Adam, que de ne pas créer une
nature capable de penser, supposé qu'il ait voulu me créer.
Il ne me parait pas, Monsieur, qu'en parlant ainsi j'aie confondu
necessilatem ex hypothesi avec la nécessité absolue. Car je n'y parle
jamais, au contraire, que de la nécessité ex hypothesi. Mais je
trouve seulement étrange que tous les événements humains soient
aussi nécessaires necessitate ex hypothesi de cette seule supposition
que Dieu a voulu créer Adam, qu'il est nécessaire necessitate ex
hypothesi qu'il y a eu dans le monde une nature capable de penser
de cela seul qu'il m'a voulu créer.
Vous dites sur cela diverses choses de Dieu, qui ne me paraissent
pas suffire pour résoudre ma difficulté.
1. « Qu'on a toujours distingué entre ce que Dieu est libre de
faire absolument, et entre ce qu'il s'est obligé de faire en vertu de
certaines résolutions déjà prises. » Cela est certain.
9. « Qu'il est peu digne de Dieu de le concevoir (sous prétexte
de maintenir sa liberté) à la facon des Sociniens, et comme un
homme qui prend des résolutions selon les occurrences. » Cette
pensée est trés folle : j'en demeure d'accord.
3. « Qu'il ne faut pas detacher les volontés de Dieu qui pourtant
ont du rapport ensemble. Et qu'ainsi il ne faut pas considérer la
volonté de Dieu de créer un tel Adam, detachée de tous les autres
qu'il a à l'égard des enfants d'Adam et de tout le genre humain. »
C'est aussi de quoi je conviens. Mais je ne vois pas encore que cela
puisse servir à résoudre ma difficulté.
Car : 1. j'avoue de bonne foi que je n'ai pas compris que par la
CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 513
notion individuelle de chaque personne (par exemple d'Adam), que
vous dites renfermer une fois pour toutes tout ce qui lui doit arriver
à jamais, vous eussiez entendu cette personne en tant qu'elle est
dans l'entendement divin, mais en tant qu'elle est en elle- méme. Car
il me semble qu'on n'a pas accoutume de considérer la notion spé-
cifique d'une sphère par rapport à ce qu'elle est représentée dans
l'entendement divin, mais par rapport à ce qu'elle est en elle-même :
et j'ai cru qu'il en était ainsi de la notion individuelle de chaque
personne ou de chaque chose.
2. Ill me suffit néanmoins que je sache que c'est là votre pensée
pour m'y conformer, en recherchant si cela lève toute la difficulté
que j'ai là-dessus, et c'est ce que je ne vois pas encore.
Car je demeure d'accord que la connaissance que Dieu a eue
d'Adam, lorsqu'il a résolu de le créer, a enfermé celle de tout ce
qui lui est arrivé, et de tout ce qui est arrivé et doit arriver à sa
postérité : et ainsi, prenant en ce sens la notion individuelle d'Adam,
ce que vous en dites est trés certain.
J'avoue de méme que la volonté qu'il a eue de créer Adam n'a
point été détachée de celle qu'il a eue à l'égard de ce qui lui est
arrivé, et à l'égard de toute sa postérite.
Mais il me semble qu'aprés cela il reste à demander (et c'est ce
qui fait ma difficulté) si la liaison entre ces objets (j'entends Adam
d'une part, et tout ce qui devait arriver tant à lui qu'à sa postérité
de l'autre) est telle d'elle-méme, indépendamment de tous les décrets.
libres de Dieu, ou si elle en a été dépendante : c'est-à-dire si ce
n'est qu'en suite des decrets libres par lesquels Dieu a ordonné
tout ce qui arriverait à Adam et à sa postérité; ou s'il v a /indépen-
damment de “es décrets) entre Adam d'une part, et cc qui est arrivé
et arrivera à lui et à sa postérité de l'autre, une connexion intrin-
seque et nécessaire. Sans ce dernier je ne vois pas que ce que vous
dites püt être vrai, que /a nolion individuelle de chaque personne
enferme une fois pour toules tout ce qui lui «rrivera jamais :
en prenant méme cette notion par rapport à Dicu.
Il semble aussi que c'est à ce dernier que vous vous arrétez; car
je crois que vous supposez que, sclon notre maniere de concevoir,
les choses possibles sont possibles avant tous les décrets libres de
Dieu : d'où il s'ensuit que ce qui est enfermé dans la notion des
choses possibles, v est enfermé indépendamment de tous les décrets
libres de Dieu. Or vous voulez que Dieu «it trouvé parmi les choses
516 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD
possibles un Adam possible accompagné de telles circonstances
individuelles, et qui entre autres prédicats a aussi celui d'avoir
avec le temps une telle postérité. I y a donc, selon vous, unc liai-
son intrinséque pour parler ainsi, et indépendante de tous les
décrets libres de Dieu entre cet Adam possible et toutes les per-
sonnes individuelles de toute sa postérité, et non seulement les per-
sonnes, mais généralement tout ce qui leur devait arriver. Or c'est,
Monsieur, je ne vous dissimule point, ce qui m'est incompréhensible.
Car il me semble que vous voulez que l'Adam possible (que Dieu a
choisi préférablement à d'autres Adams possibles) a eu liaison avec
toute la méme postérité que l'Adam crée : n'étant selon vous,
autant que j'en puis juger, que le méme Adam considéré tantót
comme possible et tantót comme créé. Or, cela supposé, voici ma
difficulté :
Combien y a-t-il d'hommes qui ne sont venus au monde que par
des décrets trés libres de Dieu, comme Isaac, Samson Samuel et
tant d'autres? Lors donc que Dieu les a connus conjointement avec
Adam, ce n'a pas été parce qu'ils étaient enfermés dans la notion
individuelle de l'Adam possible indépendamment des décrets de
Dicu. Il n'est donc pas vrai que toutes les personnes individuelles
de la postérité d'Adam aient été enfermées dans la notion indivi-
duelle d'Adam possible, puisqu'il aurait fallu qu'elles y eussent été
enfermées indépendamment des décrets divins.
On peut dire la méme chose d'une infinité d'événements humains
qui sont arrivés par des ordres trés particuliers de Dieu, comme
entre autres la religion judaique et chrétienne, et surtout l'incarna-
tion du Verbe divin. Je ne sais comment on pourrait dire que tout
cela était enfermé dans la notion individuelle de l'Adam possible?
Ce qui est considéré comme possible, devant avoir tout ce que l'on
concoit qu'il a sous cette notion indépendamment des déerets
divins.
De plus, Monsieur, je ne sais comment en prenant Adam pour
l'exemple d'une nature singulière on peut concevoir plusieurs
Adams possibles. C'est comme si je concevais plusieurs moi pos-
sibles, ce qui assurément est inconcevable. Car je ne puis penser à
moi sans que je ne me considère comme une nature singulivre, tel-
lement distinguée de toute autre existante ou possible, que je puis
aussi peu concevoir divers moi que concevoir un rond qui n'ait pas
tous les diamétres égaux. La raison est que ces divers moi seraient
-
CORRESPONDANCE DE LFIBNIZ ET D'ARNAULD 517
différents les uns des autres, autrement ce ne seraient pas plusieurs
moi. ll faudrait donc qu'il y eût quelqu'un de ces moi qui ne fût pas
moi: ce qui est une contradiction visible. ]
Souffrez maintenant, Monsieur, que je transfère à ce moi ce que
vous dites d'Adam, et jugez vous-même si cela serait soutenable.
Entre les étres possibles, Dieu a trouvé dans ses idées plusieurs moi
dont l'un a pour ses prédicats d'avoir plusieurs enfants et d'étre
médecin, et un autre de vivre dans le célibat et d'étre théologien. Et
s'étant résolu de créer le dernier, le moi qui est maintenant en-
ferme dans sa notion individuelle de vivre dans le célibat et d'étre
théologien, au lieu que le premier aurait enfermé dans sa notion
individuelle d’être marié et d'être médecin. N'est-il pas clair qu'il
n'y aurait point de sens dans ce discours: paree que mon moi étant
nécessairement une telle nature individuelle, ce qui est la méme
chose que d'avoir une telle notion individuelle, il est aussi impos-
sible de concevoir des prédicats contradictoires dans la notion indi-
viduelle de moi que de concevoir un moi différent de moi. D'oü il
faut conclure, ce me semble, qu'étant impossible que je ne fusse
pas toujours demeure moi, soit que je me fusse marié, ou que j'eusse
vécu dans le célibat, la notion individuelle de mon moi n'a enfermé
ni l'un ni l'autre de ces deux états ; comme c'est bien conclure: ce
carré de marbre est le méme, soit qu'il soit en repos, soit qu'on le
remue ; donc nile repos ni le mouvement n'est enfermé dans sa no-
tion individuelle. C'est pourquoi, Monsieur, il me semble que je ne
dois regarder comme enfermé dans la notion individuelle de moi
que ce qui est tel que je ne serais plus moi, s'il n'était en moi: et
que tout ce qui est tel au contraire, qu'il pourrait être en moi ou
n'étre pas en moi, sans que je ne cessasse d'étre moi, ne peut étre
considéré comme étant enfermé dans ma notion individuelle ;
quoique par l'ordre de la providence de Dieu, qui ne change point la
nature des choses, il ne puisse arriver que cela ne soit en moi. C'est
ma pensée que je crois conforme àtout ce qui à toujours été cru par
tous les philosophes du monde.
Ce qui m'y confirme, c'est que j'ai de la peine à croire que ce soit
bien philosopher, que de chercher dans la maniére dont Dieu con-
nait les choses ce que nous devons penser, ou de leurs notions spé-
cifiques ou de leurs notions individuelles. L'entendement divin est
la regle de la vérité des choses quoad se; mais il ne me parait pas
que, tant que nous sommes en cette vie, il en puisse être la règle
518 CORRESPONDANCE DE LEIRNIZ ET D'ARNAULD
quoad nos. Car que savons-nous présentement de Ia science de
Dieu ? Nous savons qu'il connait toutes choses, et quil les connait
toutes par un acte unique et trés simple qui est son essence. Quand
je dis que nous le savons, j'entends par là que nous sommesassurés
que cela doit étre ainsi. Mais le comprenons-nous? et ne devons-
nous pas reconnaitre que, quelque assurés que nous soyons que cela
est, il nous est impossible de concevoir comment cela peut étre ?
Pouvons-nous de méme concevoir que la science de Dieu étant son
essence, méme entierement nécessaire et immuable, il a néanmoins
* Ja science d'une infinité de choses qu'il aurait pu ne pas avoir, parce
que ces choses auraient pu ne pas être ? Il en est de méme de sa
volonté, qui est aussi son essence méme, où il n'y a rien que de né-
cessaire, et néanmoins il veut et a voulu de toute éternité des choses
qu'il aurait pu ne pas vouloir. Je trouve aussi beaucoup d'incerti-
tudes dans la manière dont nous nous représentons d'ordinaire que
Dieu agit. Nous nous imaginons qu'avant de vouloir créer le monde
il a envisage une infinité de choses possibles, dont il a choisi les
unes et. rebuté les autres; plusieurs Adams possibles, chacun avec
une grande suite de personnes et d'événements avec qui il a une
liaison intrinsèque: et nous supposons que la liaison de toutes ces
autres choses avecl'un de ces Adams possibles est toute semblable
à celle que nous savons qu'a euel'Adam crée avec toute sa postérité;
ce qui nous fait penser que c'est eclui-là de tous les Adams possibles
que Dieu a choisi, et qu'il n'a point voulu de tous les autres. Mais sans
m'arréter à ce que j'ai déjà dit, que prenant Adam pour exemple
d'une nature singuliére, il est aussi peu possible de concevoir plu-
sieurs Adams que de concevoir plusieurs moi, javoue de bonne foi
que je n'ai aucune idée de ces substances purement possibles, c'est-
à-dire que Dieu ne créera jamais. Et je suis fort porté à croire que ce
sont des chiméres que nous nous formons, et que tout ce que nous
appelons substances possibles. purement possibles,ne peut être autre
chose que la toute-puissance de Dieu, qui, étant un pur acte, ne souffre
point qu'il y ait en lui aucune possibilité ; mais on en peut concevoir
dans les natures qu'il a créées, parce que, n'étant pas l'être méme
par essence, elles sont nécessairement composées de puissance et
d'aete ; ce qui fait que je les puis concevoir comme possibles: ce que
je puis aussi faire d'une infinité de modifications qui sont dans la
puissance de ces natures créées, telles que sont les pensées des na-
tures intelligentes ct les figures de la substance étendue. Mais je suis
CORRESPONDANCE DE LEIRNIZ ET D ARNAULD 519
fort trompé s'il v a personne qui ose dire qu'il a l'idée d'une subs-
tance possible, purement. possible. Car pour moi je suis convaincu
que, quoiqu'on parle tant de ces substances purement possibles, on
n'en concoit néanmoins jamais aucune que sous l'idée de quelqu'une
de celles que Dieu a créées. Il. me semble donc que l'on pourrait
dire que, hors les choses que Dieu a créées ou qu'il doit créer, il n'y
a nulle possibilité passive, mais seulement une puissance active et
infinie. |
Quoi qu'il en soit, tout ce que je veux conclure de cette obscurité,
et de la difficulté de savoir de quelle maniére les choses sont dans
la connaissance de Dieu, et de quelle nature estla liaison qu'elles y
ont entre elles, et si c'est une liaison intrinsèque ou extrinséque,
pour parler ainsi ; tout ce que j'en veux, dis-je, conclure est que
ce n'est point en Dieu, qui habite à notre égard une lumiére inac-
cessible, que nous devons aller chercher les vraies notions ou spé-
cifiques ou individuelles des choses que nous connaissons; mais
que c'est dans les idées que nous en trouvons en nous. Or je trouve
en moi la notion d'une nature individuelle, puisque j'y trouve la
notion de moi. Je n'ai donc qu'à la consulter, pour savoir ce qui est
enfermé dans cette notion individuelle, comme je n'ai qu'à consulter
la notion spécifique d'une sphère, pour savoir ce qui y est enfermé.
Or je n'ai point d'autre règle pour cela, sinon de considérer ce qui
est tel qu'une sphère ne serait plus sphere si elle ne l'avait,
comme est d'avoir tous les points de sa circonférence également
distants du centre, ou qui ne ferait pas qu'elle neserait point sphére,
comme de n'avoir qu'un pied de diamètre au lieu qu'une autre sphère
en aurait dix, en aurait cent. Je juge par là que le premier est
enfermé dans la notion spécifique d'une sphère, et que pour le
dernier, qui est d'avoir un plus grand ou un plus petit diamètre,
cela n'y est point enfermé. J'applique la méme règle à la notion
individuelle de moi. Je suis assuré que tant que je pense je suis
moi. Car je ne puis penser que je ne sois, ni étre, que je ne sois
moi. Mais je puis penser que je ferai un tel voyage, ou que je ne le
ferai pas, en demeurant trés assuré que ni l'un ni l'autre n'empé-
chera que je ne sois moi. Je me tiens done très assuré que ni l'un
ni l'autre n'est enfermé dans la notion individuelle de moi. Mais
Dicu a prévu, dira-t-on, que vous ferez ce voyage. Soit. Il est donc
indubitable que vous le ferez? Soit encore. Cela. change-t-il rien
dans la certitude que j'ai, que, soit que je le fasse, ou que je ne le
520 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD
fasse pas, je serai toujours moi. Je dois done conclure que ni l'un
ni l’autre n'entre dans mon moi, c'est-à-dire dans ma notion indi-
viduelle. Cest à quoi il me semble qu'on en doit demeurer, sans
avoir recours à la connaissance de Dieu pour savoir ce qu'enferme
la notion individuelle de chaque chose.
Voilà, Monsieur, ce qui m'est venu dans l'esprit sur la proposi-
tion qui m'avait fait de la peine, et sur l'éclaircissement que vous
y avez donné. Je ne sais si j'ai bien pris votre pensée, ç'a été au
moins mon intention. Cette matière est si abstraite qu'on s'y peut
aisément tromper; mais je serais bien fáché que vous eussiez de
moi une aussi méchante opinion que ceux qui me représentent
comme un écrivain emporté qui ne réfuterait personne qu'en le
calomniant, et prenant à dessein ses sentiments de travers. Ce n'est
point là assurément mon caractère. Je puis quelquefois dire trop
franchement mes pensées. Je puis aussi quelquefois ne pas bien
prendre celles des autres (car certainement je ne me crois pas infail-
lible, et il faudrait l'étre pour ne s'y tromper jamais), mais, quand
ce ne serait que par amour-propre, ce ne serait jamais à dessein
que je les prendrais mal, ne trouvant rien de si bas que d'user de
chieaneries et d'artifices dans les différends que l'on peut avoir sur
des matières de doctrine ; quoique ce fût avec des gens que nous
n'aurions point d'ailleurs sujet d'aimer, et à plus forte raison quand
c'est avec des amis. Je crois, Monsieur, que vous voulez bien que je
vous mette de ce nombre. Je ne puis douter quc vous ne me fassiez
l'honneur de m'aimer, vous m'en avez donne trop de marques. Et,
pour moi, je vous proteste que la faute méme que je vous supplie
encore une fois de me pardonner n'est que l'eflet de l'affection que
Dieu m'a donnée pour vous, et d'un zéle pour votre salut qui a pu
ne pas être assez modéré.
Je suis, Monsieur,
Votre trés humble et trés obéissant serviteur.
À. ARNAULD.
A. Arnauld au Landgrave.
13 mai 103.
Je suis bien faché, Monseigneur, d'avoir donné occasion à M. Leib-
niz de s'emporter si fort contre moi. Si je l'avais prévu, je me
serais bien gardé de dire si franchement ce que je pensais d'une de
ses propositions métaphysiques ; mais je le devais prévoir, et j'ai
CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 521
eu tort de me servir de termes si durs, non contre sa personne,
mais contre son sentiment. Ainsi, j'ai eru que j'étais obligé de lui
en demander pardon, et je l'ai fait trés sincérement par la lettre
que je lui écris et que j'envoie ouverte à V. A. C'est aussi tout de
bon que je la prie de faire ma paix, et de me réconcilier avec un
ancien ami, dont je serais trés fáché d'avoir fait un ennemi par mon
imprudence ; mais je serai bien aise que cela en demeure là et que
je ne sois plus obligé de lui dire ce que je pense de ses sentiments,
car je suis si accablé de tant d'autres occupations, que j'aurais de la
peine à le satisfaire; ces matiéres abstraites demandent beaucoup
d'application et ne se pouvant pas faire que cela ne me prit beau-
coup de temps.
Je ne sais si je n'ai oublié de vous envoyer une addition à l'apo-
logie pour les catholiques ; j'en ai peur, à cause que V. A. ne m'en
parle point : c'est pourquoi je lui en envoie aujourd'hui avec deux
factums. L'évéque de Namur, que l'internonce a nommé pour juge,
a de la peine à se résoudre à accepter cette commission, tant les
Jésuites se font craindre; mais si leur puissance est si grande
qu'on ne puisse obtenir contre eux de justice en ce monde, ils ont
sujet d'appréhender que Dieu ne les punisse en l'autre avec d'autant
plus de rigueur. Cest une terrible histoire et bien considérable
que celle de ce chanoine, dont les débauches apparemment seraient
impunies, s'il ne s'était rendu odieux par ses fourberies et par
ses cabales. Ce ministre luthérien dont V. À. parle doit avoir des
bonnes qualités; mais c'est une chose incompréhensible, et qui
marque une prévention bien aveugle, qu'il puisse regarder Luther
comme un homme destiné de Dieu pour la réformation de la reli-
gion chrétienne. Il faut qu'il ait une idée bien basse de la véritable
piété, pour en trouver dans un homme fait comme celui-là, impudent
. dans ses discours et si goinfre dans sa vie. Je ne suis pas surpris
de ce que ce ministre vous a dit contre ceux qu'on appelle Jansé-
nistes, Luther ayant d'abord avancé des propositions outrées contre
la coopération de la grâce et contre le libre arbitre, jusques à donner
pour titre à un de ses livres : De servo arbitrio. Mélanchton,
quelque temps aprés, les mitige beaucoup, et les Luthériens depuis
sont passés dans l'extrémité opposée, de sorte que les Arminiens
n'avaient rien de plus fort à opposer aux Gomaristes que les senti-
ments de l'Église luthérienne. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner
que les Luthériens d'aujourd'hui, qui sont dans les mêmes senti-
522 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD
ments que les Arminiens, soient opposés aux disciples de saint
Augustin. Car les Arminiens sont plus sincères que les Jésuites. Ts
avouent que saint Augustin est contre eux dans les opinions qui
leur sont communes avec les Jésuites, mais ils ne se croient pas
obligés de le suivre. Ce que mande le Pere Jobert des nouveaux
convertis donne lieu d'espérer que ceux qui ne le sont que de nom
pourront revenir peu à peu, pourvu qu'on s'applique à les instruire,
qu'on les édifie par de bons exemples ct qu'on remplisse les cures
de bons sujets; mais ce serait tout gáter que de leur ôter les tra-
ductions en langue vulgaire de tout ce qui se dit à la messe. ll n'y
a que cela qui les puisse guérir de laversion qu'on leur en a
donnée. Cependant on ne nous a point encore mandé ce qu'est
devenue la tempête qui s'est excitée contre l'Année chrétienne. dont
j'ai écrit à V. A. il v a déjà assez longtemps. Un gentilhomme nommé
M. Cicati, qui tient l'Académie à Bruxelles, qui se dit fort connu
de V. A., parce qu'il a eu l'honneur d'apprendre à monter à cheval
aux princes ses fils, connait un Allemand. fort honnête homme qui
sait fort bien le francais et est. bon jurisconsulte, ayant méme eu
une charge de conseiller, et qui a été déjà employé à conduire de
jeunes seigneurs. 1l croit qu'il serait trés propre auprès des princes
ses petits-fils, lors surtout qu'ils iront voyager en France, et que
mème, en attendant, il pourrait rendre d'autres services à V. A. ll
ajoute qu'il n'est point intéresse et qu'il ne se mettra point à si
haut prix que eela puisse incommoder V. A. J'ai eru qu'il ne pouvait
nuire de lui donner cet avis, cela ne l'oblige à rien et lui peut ser-
vir, si elle se croit obligée de mettre auprès de ces jeunes princes
une personne qui ne les quitte ni. jour ni nuit. Ne sachant pas les
qualités de M. Leibniz. je supplie V. 4. de faire mettre le dessus à
la lettre que je lui éeris (1.
Remarques sur |a lettre de M. Arnaud touchant ma proposition: que Ja
notion individuelle de chaque personne enferme une fois pour toutes ce qui
lui arrivera à jamais .2:,
« J'ai eru, dit M. Arnaud, qu'on en pourrait inférer que Dieu a
été libre de créer ou de ne pas créer Adam, mais que, supposant qu'il
il: Gelirardt donne ici dans son edition une lettre du Landgrave de Hesse à
Leibniz qui n'a aucun rapport avec les controverses philosophiques d'Arnauld;
nous la supprimozs, ainsi que Ta fait M. Grotefend.
(2i Leibniza mis à la marge : « J'ai changé ces remarques avant que de les
envoyer. » Il les a reproduites dans la lettre. suivante.
CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 5233
l'ait voulu créer, tout ce qui est arrivé au genre humain a dà ou
doit arriver par une nécessité fatale, ou; au moins qu'il n'y a pas
plus de liberté à Dieu à l'égard de tout cela, supposé qu'il ait voulu
créer Adam, que de ne pas créer une nature capable de penser, sup-
posé qu'il ait voulu me créer. » J'avais répondu premièrement
qu'il faut distinguer entre la nécessité absolue et hypothétique. A
quoi M. Arnaud réplique ici qu'il ne parle que de necessitate ex hy-
pothesi. Après cette déclaration, la dispute change de face. Le terme
de la nécessité fatale dont il s'était servi et qu'on ne prend ordinai-
rement que d'une nécessité absolue m'avait obligé à cette distinc-
tion, qui cesse maintenant d'autant que M. Arnaud n'insiste point
sur la necessitate fatali, puisqu'il parle alternativement : « par une
necessitate fatali ou au moins, etc. » Aussi, serait-il inutile de dis-
puter du mot. Mais, quant à la chose, M. Arnaud trouve encore
étrange ce qu'il semble que je soutiens, savoir « que tous les évé-
nements humains arrivent necessitate ex hypothesi de cette seule
supposition que Dieu a voulu créer Adam »; à quoi j'ai deux ré-
ponses à donner, l’une que ma supposition n'est pas simplement
que Dieu a voulu créer un Adam, dont la notion soit vague et incom-
plète, mais que Dieu a voulu créer un tel Adam assez déterminé à
un individu. Et cette notion individuelle complète, selon moi, en-
veloppe des rapports à toute la suite des choses, ce qui doit paraitre
d'autant plus raisonnable que M. Arnaud m'accorde ici la liaison
qu'il y a entre les résolutions de Dieu, savoir que Dieu, prenant la
résolution de créer un tel Adam, a égard à toutes les résolutions
qu'il prend touchant toute la suite de l'univers, à peu prés comme
une personne sage qui prend une résolution à l'égard d'une partie
de son dessein, l'a tout entier en vue, et se résoudra d'autant
mieux, si elle pourra se résoudre sur toutes les parties à la fois.
L'autre réponse est que la consequence en vertu de laquelle les
événements suivent de l'hypothèse est bien toujours certaine, mais
qu elle n'est pas toujours nécessaire necessitate metaphysica, comme
est celle qui se trouve dans l'exemple de M. Arnaud (que Dieu en
résolvant de me créer ne saurait manquer de créer une nature ca-
pable de penser:,. mais que souvent la conséquence n'est que
physique. et suppose quelques décrets libres de Dieu. comme font
les conséquences qui dépendent des lois du mouvement, ou qui dé:
pendent de ee principe de morale, que tout esprit se portera à ce
qui lui paraît le meilleur. Il est vrai que, lorsque la supposition des
2534 CORRESPONDANCE DE LEIDNIZ ET D'ARNAULD
décrets qui font la conséquence est ajoutée à Ia premiére supposition
de la résolution de Dieu de créer Adam, qui faisait l'antécédent (pour
faire un seul antécédent de toutes ces suppositions ou résolutions) ;
il est vrai, dis-je, qu'alors la conséquence s'achéve.
Comme j'avais déjà touché en quelque façon ces deux réponses
dans ma lettre envoyée à Mgr le Landgrave, M. Arnaud fait ici des
répliques qu'il faut considérer. I] avoue de bonne foi d'avoir pris
mon opinion, comme si tous les événements d'un individu se dé-
duisaient, selon moi, de sa notion individuelle, de la méme maniere
ct avec la méme nécessité qu'on déduit les propriétés de la sphère
de la notion spécifique ou définition: et comme si j'avais considéré
sa notion de l'individu en lui-même, sans avoir égard à la manière de
laquelle il est dans l'entendement ou volonté de Dieu. « Car, dit-il,
il me semble qu'on n'a pas accoutumé de considérer la notion spé-
cifique d'une sphère par rapport à ce qu'elle est représentée dans
l'entendement divin, mais par rapport à ce qu'elle est en elle-méme,
et j'ai cru qu'il en était ainsi de la notion individuelle de chaque
personne ; » mais il ajoute que maintenant qu'il sait que c'est là ma
pensée, cela lui suffit pour s'y conformer en recherchant si elle leve
toute la difficulté, dont il doute encore. Je vois que M. Arnaud ne
s’est pas souvenu ou du moins ne s'est pas soucié du sentiment des
cartésiens, qui soutiennent que Dieu établit par sa volonté les vé-
rités éternelles, comme sont celles qui touchent les propriétés de la
sphére ; mais, comme je ne suis pas de leur sentiment, non plus
que M. Arnaud, je dirai seulement pourquoi je crois qu'il faut phi-
losopher autrement de la notion d'une substance individuelle que
de la notion spécifique de la sphère. C'est que la notion d'une espèce
n'enferme que des vérités éternelles ou. nécessaires ; mais la notion
d'un individu enferme sub ratione possibilitatis ce qui est de fait ou
ce qui se rapporte à l'existence des choses et au. temps, et par con-
séquent elle dépend de quelques décrets libres de Dieu considérés
comme possibles, car les vérités de fait ou d'existence dépendent des
décrets de Dieu. Aussi la notion de la sphère en général est incom-
pléte ou abstraite, c'est-à-dire on n'y considère que l'essence de la
sphère en général ou en théorie sans avoir égard aux circonstances
singulières, et par conséquent elle n'enferme nullement ce qui est
requis à l'existence d'une certaine sphere; mais la notion de la sphère
qu'Archimède a fait mettre sur son tombeau est accomplie et doit
enfermer tout ce qui appartient au sujet de cette forme. C'est pour-
CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 023
quoi dans les considérations individuelles ou de pratique, que ver-
santur circa. singularia, outre la forme de la sphère, il y entre la
matiere dont elle est faite, le lieu, le temps et les autres circon;-
tances qui, par un enchainement continuel, envelopperaient enfin
toute la suite de l'univers, si l'on pouvait poursuivre tout ce que
ces notions enferment. Car la notion de cette particelle de matiére
dont cette sphère est faite enveloppe tous les changements qu'elle
a subis et subira un jour. Et selon moi chaque substance indivi-
duelle contient toujours des traces de ce qui lui est jamais arrivé
et des marques de ce qui lui arrivera à tout jamais. Mais ce
que je viens de dire peut suffire pour rendre raison de mon pro-
cédé.
Or, M. Arnaud déclare qu'en prenant la notion individuelle d'une
personne par rapport à la connaissance que Dieu en a eue, lorsqu'il
a résolu de la créer, ce que je dis de cette notion est trés certain ;
et il avoue de méme que la volonté de créer Adam n'a point été dé-
tachée de celle qu'il a eue à l'égard de ce qui est arrivé à lui et à sa
postérité. Mais il demande maintenant si la liaison entre Adam et
les événements de sa postérité est dépendante ou indépendante des
décrets libres de Dieu, « c'est-à-dire, comme il s'explique, si ce
n'est qu'en suite des décrets libres, par lesquels Dieu a ordonné
tout ce qui arriverait à Adam età sa postérité, que Dieu a connu
ce qui leur arriverait ; ou s'il y a, indépendamment de ces dé-
crets, entre Adam et les événements susdits une connexion intrin-
sèque et nécessaire ». I] ne doute point que je ne choisisse le second
parti, et, en effet, je ne saurais choisir le premier, de la maniere
qu'il vient d'être expliqué; mais il me semble qu'il y a quelque
milieu. Îl prouve, cependant, que je dois choisir le dernier,
parce que je considère la notion individuelle d'Adam comme pos-
sible en soutenant que parmi une infinité de notions possibles
Dieu a choisi celle d'un tel Adam ; or, les notions possibles en elles-
mémes ne dépendent point des décrets libres de Dieu.
Mais c'est ici qu'il faut que je m'explique un peu mieux; je dis
donc que la liaison entre Adam et les événements humains n'est
pas indépendante de tous les décrets libres de Dieu ; mais aussi
elle n'en dépend pas entièrement de telle sorte, comme si chaque
événement n'arrivait ou n'était prévu qu'en vertu d'un décret par-
ticulier primitif faità son égard. Je crois donc qu'il n'y a que peu
de décrets libres primitifs qu'on peut appeler lois de l'univers, qui
926 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD
règlent les suites des choses, lesquels. étant joints au décret libre de
créer Adam, achévent la conséquence, à peu prés comme il ne faut
que peu d'hypothéses pour expliquer les phénomènes ; ce que j'ex-
pliquerai encore plus distinetement dans la suite. Et quant à l'ob-
jection que les possibles sont indépendants des décrets de Dieu, je
l'aecorde des décrets actuels (quoique les cartésiens n'en conviennent
point); mais je soutiens que les notions individuelles possibles
enferment quelques décrets libres possibles. Par exemple, si ce
monde n'était que possible, la notion individuelle de quelque corps
de ce monde, qui enferme certains mouvements comme possibles,
enfermerait aussi nos lois du mouvement (qui sont des décrets
libres de Dieu), mais aussi comme possibles seulement. Car, comme
il v a une infinité de mondes possibles, il y a aussi une infinité de
lois, les unes propres à l'un. les autres à l'autre, et chaque individu
possible de quelque monde enferme dans sa notion les lois de son
monde. |
On peut dire la même chose des miraeles ou opérations extraor-
dinaires de Dieu, qui ne laissent pas d'être dans l'ordre général, de
se trouver conformes aux principaux desseins de Dieu, et par consé-
quent d'étre enfermés dans la notion de cet univers, lequel est un
résultat de ces desseins ; comme l'idée d'un bâtiment résulte des
fins ou desseins de celui qui l'entreprend, et l'idée ou notion de ce
monde est un résultat de ces desscins de Dieu considérés comme
possibles. Car tout doit être expliqué par sa cause, et celle del'uni-
vers, ce sont les fins de Dieu. Or chaque substance individuelle,
selon moi, exprime tout l'univers suivant une certaine vue, et par
conséquent elle exprime aussi lesdits miracles. Tout cela se doit
entendre de l'ordre général, des desseins de Dieu, de la suite de cet
univers, de la substance individuelle et des miracles ; soit qu'on les
prenne dans l'état actuel, ou qu'on les considère sub ratione possibi-
litatis. Car un autre monde possible aura aussi tout cela à sa ma-
uicre, quoique les desscins du nôtre aient été préférés.
On peut juger aussi par ce que je viens de dire des desseins de
Dieu et des lois primitives, que cet univers a une certaine notion
principale ou primitive, de laquelle les événements particuliers ne
sont que des suites, sauf pourtant la liberte et la contingence, à la-
quelle là certitude ne nuit point, puisque la certitude des événe-
ments est fondec en partie sur des actes libres. Or chaque substance
individuelle de cet univers exprime dans sa notion l'univers, dans
CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 521
lequel il entre. Et non seulement la supposition que Dieu ait résolu
de créer cet Adam, mais encore celle de quelque autre substance
individuelle que ce soit enferme des résolutions pour tout le reste
parce que c'est la nature d'une substance individuelle d'avoir une
telle notion complète, d’où se peut déduire tout ce que l'on lui peut
attribuer et méme tout l'univers à cause de la connexion des choses.
Néanmoins pour procéder exactement il faut dire que ce n'est pas
tant à cause que Dieu a résolu de créer cet Adam, qu'il a résolu tout
le reste, mais que tant la résolution qu'il prend à l'égard d'Adam,
que celle qu'il prend à l'égard d'autres choses particulières, est une
suite de Ja résolution qu'il prend à l'égard de tout l'univers et des
principaux desseins qui en determinent ]a notion primitive, et en
établissant cet ordre général et inviolable auquel tout est conforme,
sans qu'il en faille excepter les miracles, qui sont sans doute con-
formes aux principaux desseins de Dieu, quoique les maximes par-
ticuliéres qu'on appelle lois de nature n'y soient pas toujours ob-
servées,
J'avais dit que la supposition de laquelle tous les événements
humains se peuvent déduire n'est pas simplement de créer un Adam,
vague, mais celle de créer un tel Adam déterminé à toutes ces cir-
constances choisi parmi unc infinité d'Adams possibles. Cela a
donné occasion à M. Arnaud d'objecter, non sans raison, qu'il est
aussi peu possible de concevoir plusieurs Adams, prenant Adam
pour une nature singulière, que de concevoir plusieurs moi. J'en
demeure d'accord, mais aussi en parlant de plusieurs Adams je
ne prenais pas Adam pour un individu déterminé. Il faut donc que
je m'explique. Et voici comme je l'entendais. Quand on considère
en Adam une partie de ses prédicats : par exemple, qu'il est le
premier homme, mis dans un jardin de plaisir, de la cóte duquel
Dieu tira une femme, et choses semblables concues sub ratione
generalitalis (c'est-à-dire sans nommer Eve, le paradis et autres
circonstances qui achèvent l'individualité), et qu'on appelle Adam la
personne à qui ces prédicats sont attribues, tout cela ne suffit point
à déterminer l'individu, car il y peut avoir une infinité d'Adams,
c'est-à-dire de personnes possibles à qui cela convient, différentes
entre elles. Et bien loin que je disconvienne de ce que M. Arnaud
dit contre cette pluralité d'un méme individu, je m'en étais servi
moi-même pour faire mieux entendre que la nature d’un individu
doit être complète et déterminée. Je suis méme très persuadé de ce
528 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD
que saint Thomas avait déjà enseigné à l'égard des intelligences, et
que je tiens être général, savoir qu'il n'est pas possible qu'il y ait
deux individus entiérement semblables, ou différents solo numero.
Il ne faut donc pas recevoir un Adam vague, c'est-à-dire une per-
sonne à qui certains attributs d'Adam appartiennent, quand il s'agit
de déterminer si tous les événements humains suivent de sa suppo-
sition ; mais il lui faut attribuer une notion si complète, que tout ce
qui lui peut être attribué en puisse être déduit ; or il n'y a pas lieu
de douter que Dieu ne puisse former une telle notion de lui, ou
plutót qu'il ne la trouve toute formée dans le pays des possibles,
c'est-à-dire dans son entendement.
ll s'ensuit aussi que ce n'aurait pas été notre Adam, mais un
autre, s'il avait eu d'autres événements, car rien ne nous empêche
de dire que ce serait un autre. C'est donc un autre. Il. nous parait
bien que ce carré de marbre apporté de Génes aurait été tout à fait
lc méme quand on l'y aurait laissé, parce que nos sens ne nous font
juger que superficiellement, mais dans le fond à cause de la con-
nexion des choses tout l'univers avec toutes ses parties serait tout
autre, et aurait été un autre dés le commencement, si la moindre
chose y allait autrement qu'elle ne va. Ce n'est pas pour cela que les
événements soient nécessaires, mais c'est qu'ils sont certains aprés
le choix que Dieu a fait de cet univers possible, dont la notion con-
tient cette suite de choses. J'espére que ce que je vais dire en
pourra faire convenir M. Arnaud méme. Soit une ligne droite ABC
représentant un certain temps. Et soit une substance individuelle,
par exemple moi, qui demeure ou subsiste pendant ce temps-là.
Prenons donc premièrement moi qui subsiste durant le temps AB.
et qui suis alors à Paris, et que c'est encore moi qui subsiste durant
le temps DC. Puisque donc on suppose que c'est la méme substance
individuelle qui dure, ou bien que c'est moi qui subsiste dans le
temps DC, et qui suis alors en Allemagne ; il faut nécessairement
qu'il y ait une raison qui fasse dire véritablement que nous durons,
c'est-à-dire que moi, qui ai été à Paris, suis maintenant en Alle-
magne. Car s'il n'y en a point, on aurait autant de droit de dire
que c'est un autre. I est vrai que mon expérience intérieure m'a
convaincu à posteriori de cette identité, mais il faut qu'il y en ait
une aussi à priori. Or il n'est pas possible de trouver une autre,
sinon que tant mes attributs du temps et etat précédant, que mes
attributs et état suivant sont des prédicats d'un mème sujet, insunt
CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 5209
eidem subjecto. Or qu'est-ce que de dire que le prédicat est dans
le méme sujet, sinon que la notion du prédicat se trouve en quelque
facon enfermée dans la notion du sujet? Et puisque, dés que
j'ai commencé d'étre, on pouvait dire de moi véritablement que
ceci ou cela m'arriverait, il faut avouer que ces prédicats étaient
des lois enfermées dans le sujet ou dans ma notion complète, qui
fait ce qu'on appelle moi, qui est le fondement de la connexion de
tous mes états diftérents et que Dieu connaissait parfaitement de
toute éternité. Aprés cela, je crois que tous les doutes doivent
disparaitre ; car, disant que la notion individuelle d'Adam enferme
tout ce qui lui arrivera à jamais, je ne veux dire autre chose, sinon
ce que tous les philosophes entendent en disant prædicatum inesse
subjecto vere propositionis. I] est vrai que les suites d'un dogme
si manifeste sont paradoxes, mais c'est la faute des philosophes qui
ne poursuivent pas assez les notions les plus claires.
Maintenant je crois que M. Arnaud, étant aussi pénétrant et équi-
table qu'il l'est, ne trouvera plus ma proposition si étrange, quand
méme il ne pourrait pas encore l'approuver entierement, quoique je
me flatte presque de son approbation. Je demeure d'accord de ce
qu'il ajoute judicieusement touchant la circonspection dont il faut
user en consultant la science divine, pour savoir ce que nous de-
vons juger des notions des choses. Mais, à le bien prendre, ce que
je viens de dire doit avoir lieu quand on ne parlerait point de Dieu
qu' autant qu'il est nécessaire. Car, quand on ne dirait pas que Dieu,
considérant l'Adam qu'il prend la résolution de créer, y voit tous ses
événements, c'est assez qu'on peut toujours prouver qu'il faut qu'il
y ait une notion compléte de cet Adam qui les contienne. Car tous
les prédicats d'Adam dépendent d'autres prédicats du méme Adam,
ou n'en dépendent point. Mettant donc à part ceux. qui dépendent
d'autres, on n'a qu'à prendre eusemble tous les prédicats primitifs
pour former la notion complete d'Adam suffisante à en déduire tout
ce qui lui doit jamaisarriver, autant qu'il faut pour en pouvoir rendre
raison. Il est manifeste que Dieu peut inventer et méme conçoit
effectivement une telle notion suffisante pour rendre raison de tous
les phénomènes appartenant à Adam ; mais il n'est pas moins mani-
feste qu'elle est possible en elle-même. H est vrai qu'il ne faut pas
s enfoncer sans nécessité dans la recherche de la science et volonté
divine, à cause des graudes difficultés qu'il y a; néanmoins on peut
expliquer ce que nous en avons tiré pour notre question, sans en-
PauL JANET. — Leibniz. ]-34
530 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD
trer dans ces difficultés dont M. Arnaud fait mention, comme est
celle quil y a de comprendre comment la simplicité de Dieu est
conciliable avec ce que nous sommes obligés d'v distinguer. 1l est
aussi fort difficile d'expliquer parfaitement comment Dieu a une
science qu'il aurait pu ne pas avoir, qui est la science de la vision;
car, si les futurs contingents n'existaient point, Dieu n'en aurait
point de vision. ll est vrai qu'il ne laisserait pas d'en avoir la science
simple, laquelle est devenue vision en y joignant sa volonté; de
sorte que cette difficulté se réduit peut-être à ce qu'il y a de diffi
eile dans sa volonté, savoir comment Dieu est libre de vouloir. Ce
qui nous passe sans doute, mais il n'est pas aussi nécessaire de l'en-
tendre pour résoudre notre question.
Pour ce qui est de la maniére, selon laquelle nous concevons que
Dieu agit en choisissant le meilleur parmi plusieurs possibles,
M. Arnaud a raison d'y trouver de l'obscurité. Il semble néanmoins
reconnaitre que nous sommes portés à concevoir qu'il v a une infi-
nité de premiers honunes possibles, chacun avec une grande suite
de personnes et d'événements, et que Dieu en choisit celui qui lui
plait avec sa suite ; cela n'est donc pas si étrange qu'il lui avait paru
d'abord. Il est vrai que M. Arnaud témoigne qu'il est fort porté à
croire que ces substances purement possibles ne sont que des chi-
mères. C'est de quoi je ne veux pas disputer, mais j'espere que
nonobstant cela il m'aecordera ce dont j'ai besoin. Je demeure d'ac-
cord qu'il n'y a point d'autre réalité dans les purs possibles que
celle qu'ils ont dans l'entendeinent divin, et on verra par là que
M. Arnaud sera obligé lui-même de recourir à la science divine
pour les expliquer au lieu qu'il semblait vouloir ci-dessus qu'on les
devait cherchait en enx-mèêmes. Quand j'accorderais aussi ce de
quoi M. Arnaud se tient convaincu, et que je ne nie pas, que nous
ne concevons rien de possible que par les idées qui se trouvent
effectivement dans les choses que Dieu a créées, cela ne me nuirait
point. Car, en parlant des possibilités, je me contente qu'on puisse
former des propositions véritables. Par exemple, s'il n'y avait point
de carré parfait au monde, nous ne laisserions pas de voir qu'il
n'implique point de contradiction. Et si on voulait rejeter absolu-
ment les purs possibles, on. détruirait la contingence; car, si rien
n'est possible que ce que Dieu a créé effectivement, ce que Dieu a
créé serait nécessaire en cas que Dieu ait résolu de créer quelque
chose. )
CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 931
Enfin, je demeure d'accord que, pour juger de la notion d'une
substance individuelle, il est bon de consulter celle que j'ai de moi-
méme, comme il faut consulter la notion spécifique de la sphére
pour juger de ses propriétés. Quoiqu'il y ait bien de la différence
car la notion de moi et de toute autre substance individuelle cst in-
finiment plus étendue et plus difficile à comprendre qu'une notion
spécifique comme est celle de la sphère, qui n'est qu'incomplete.
Ce n'est pas assez que je me sente une substance qui pense, il fau-
drait concevoir distinctement ce qui me distingue de tous les autres
esprits, mais je n'en ai qu'une expérience confuse. Cela fait que,
quoiqu'il soit aisé de juger que le nombre des pieds du diamètre
n'est pas enfermé dans la notion de la sphère en général, il n'est
pas si aisé de juger si le voyage que j'ai dessein de faire est enfermé
dans ma notion, autrement il nous serait aussi aisé d’être prophètes
que d’être géométres. Je suis incertain si je ferai le voyage, mais je
ne suis pas incertain que, soit que je le fasse ou non, je serai toujours
moi. C'est une prévention qu'il ne faut pas confondre avec une no-
tion ou connaissance distincte. Ces choses ne nous paraissent indé-
terminées que parce que les avances ou marques qui s'en trouvent
dans notre substance ne sont pas reconnaissables à nous. A peu
prés comme ccux qui ne consultent que les sens traiteront de ridi-
cule celui qui leur dira que le moindre mouveinent se communique
aussi loin que s'étend la matière, parce que l'expérience seule ne le
saurait montrer ; mais quand on considere Ja nature du mouvement
et de la matière, on en est convaincu. Il. en est de même ici : quand
on consulte l'expérience confuse qu'on a de sa notion individuelle
en particulier, on n'a garde de s'apercevoir de cette liaison des évé-
nements ; mais quand on considère les notions générales et distinetes
qui y entrent, on la trouve. En effet, en consultant la notion que j'ai
de toute proposition véritable, je trouve que tout prédicat nécessaire
ou contingent, passé, présent ou futur, est compris dans la notion
du sujet, et je n'en demande pas davantage.
Je crois méme que cela nous ouvrira une voie de conciliation, car
je m'imagine que M. Arnaud n'a eu de la. répugnance à accorder
cette proposition que parce qu'il a.pris la liaison que je soutiens
pour intrinseque et nécessaire en même temps, et moi je la tiens in-
trinsèque, mais nullement nécessaire ; car je me suis assez explique
maintenant qu'elle est fondee sur des décrets et actes libres. Je n'en-
tends point d'autre connexion du sujet avec le prédieat que celle
9032 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D ARNAULD
qu'il y a dans les vérités les plus contingentes, c'est-à-dire qu'il y a
toujours quelque ehose à concevoir dans le sujet, qui sert à rendre
raison pourquoi ce prédicat ou événement lui appartient, ou pour-
quoi cela est arrivé plutót que non. Mais ces raisons des vérités con-
tingentes inclinent sans nécessiter. ll est donc vrai que je pourrais
ne pas faire ce voyage, mais il est certain que je le ferai. Ce prédi-
cat ou événement n'est pas lié certainement avec mes autres prédi-
catsconcus incomplètement ou sub ratione generalitatis ; mais il est
lié certainement avec une notion individuelle complète, puisque je
suppose que eette notion est fabriquée exprés, en sorte qu'on en
puisse déduire tout ce qui m'arrive; laquelle se trouve sans doute a
parle rei, et c'est proprement la notion de moi qui me trouve sous
de différents états, puisque c'est cette notion seule qui les peut tous
comprendre.
J'ai tant de déférence pour M. Arnaud et tant de bonne opinion
de son jugement, que je me délie aisément de mes sentiments ou au
moins de mes expressions dés que je vois qu'il y trouve à redire.
C'est pourquoi j'ai suivi exactement les difficultés qu'il a proposées,
et, ayant táché d'y satisfaire de bonne foi, il me semble que je ne me
trouve pas trop éloigné de ses sentiments.
La proposition dont il s'agit estde trés grande importance, et mé-
rite d'être bien établie, car il s'ensuit que toute âme est comme un
monde à part, indépendant de toute autre. chose hors de Dieu :
qu'elle n'est pas seulement inmortelle et pour ainsi dire impassible,
mais qu'elle garde dans sa substance des traces de tout ce qui lui
arrive. Il s'ensuit aussi, en quoi consiste le commerce des subs-
lances, et particulierement l'union de l'ime et du corps. Ce com-
merce ne se fait pas suivant l'hypothèse ordinaire de l'influence
physique de l'une sur l'autre, car tout état présent d'une substance
lui arrive spontanément, et n'est qu'une suite de son état précédent.
Il ne se fait pas aussi suivant l'hypothèse des causes occasionnelles,
comme si Dieu s'en mélait autrement pour l'ordinaire, qu'en con-
servant chaque substance dans son train, et comme si Dieu à l'oc-
casion de ce qui se passe dans le corps excitait des pensées dans
l'àme, qui changeassent le cours qu'elle aurait prise d'elle-méme
sans cela ; mais il se fait suivant l'hypothèse de la concomitance,
qui me parait démonstrative. C'est-à-dire chaque substance exprime
toute la suite de l'univers selon la vue ou rapport qui lui est propre,
d'où il arrive qu'elles s'accordent parfaitement ; et lorsqu'on dit que
CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 533
l'une agit sur l'autre, c'est que l'expression distincte de celle qui
pilit se diminue, et s'augmente dans celle qui agit, conformément à
la suite des pensées que sa notion enveloppe. Car, quoique toute
substance exprime tout, on a raison de ne lui attribuer dans l'usage
que les expressions plus distinguées suivant son rapport.
Enfin, je crois qu'aprés cela les propositions contenues dans
l'abrégé envoyé à M. Arnaud paraitront, non seulement plus intelli-
gibles, mais peut-étre encore plus solides et plus importantes qu'on
n'avait pu juger d'abord.
Leibniz à Arnauld.
Hanovre, ce 14 juillet 1686.
Monsieur,
Comme je défere beaucoup à votre jugement, j'ai été réjoui de voir
que vous avez modéré votre censure, aprés avoir vu (1) mon expli-
cation sur cette proposition que jecrois importante et qui vous avait
paru étrange : « Que la notion individuelle de chaque personne en-
ferme une fois pour toutes ce qui lui arrivera à jamais. » Vous en
aviez tiré d'abord cette couséquence, que de cette supposition, que
Dieu ait résolu de créer Adam, tout le reste des événementshumains
arrivés à Adam et à sa postérité s'en serait suivi (2) par une nécessité
fatale, sans que Dieu eüt plus la liberté d'en disposer, non plus qu'il
ne peut pas ne pas créer une créature capable de peuser, aprés
avoir pris la résolution de me créer.
A quoi j'avais répondu que, les desseins de Dieu touchant tout
cet univers étant liés entre eux conformément à sa souveraine sa-
gesse, il n'a pris aucune résolution àl'égard d'Adam, sans en prendre
à l'égard de tout ce qui a quelque liaison avec lui. Ce n'est donc pas
à cause de la résolution prise à l'égard d'Adam, mais à cause de la
résolution prise en méme temps à l'égard de tout le reste (à quoi
celle qui est prise à l'égard d'Adam enveloppe un parfait rapport),
que Dieu s'est déterminé sur tous les événements liumains. En quoi
il me semblait qu'il n'y avait point de nécessité fatale, ni rien de
contraire à la liberté de Dieu, non plus que dans cette nécessité
hypothétique généralement approuvée, qu'il y a à l'égard de Dieu
méme, d'exécuter (3) ce qu'il a résolu.
{15 Leibniz a mis en marge : entendu.
(2) Leibniz a corrige ainsi : en seraient coulés.
(3) Qui le porte à crécuter.
534 CORRESPONDANCE DE LEIRNIZ ET D'ARNAULD
Vous demeurez d'accord, Monsieur, dans votre réplique (1) de cette
liaison des résolutions divines, que j'avais mise en avant, et vous
avez méme la sincérité d'avouer que vous aviez pris d'abord ma
proposition tout autrement (2), « parce qu'on n'a pas accoutumé par
exemple (cesont vos paroles) de considérerla notion spécifique d'une
sphére par rapport à ee qu'elle est représentée dans l'entendement
divin, mais par rapport à ce qu'elle est en elle-même » ; et que vous
aviez eru, « ce que j'avoue n'avait pas été sans raison, qu'il en était
encore ainsi à l'égard de la notion individuelle de chaque personne ».
Pour moi, j'avais cru que les notions pleines et compréhensives
sont représentées dans l'entendement divin, comme elles sont en
elles-mêmes (3). Mais maintenant que vous savez que c'est là ma pen-
see, cela vous suffit pour vous y conformer et pour examiner si elle
leve la difficulté, 11 semble donc que vous reconnaissez. Monsieur, que
mon sentiment expliqué de cette manière, des notions pleines et com-
préhensives, telles qu'elles sont dans l'entendement divin, n'est pas
seulement innocent, mais méme qu'il est certain; car voici vos pa-
roles : « Je demeure d'aecord que la connaissance que Dieu a eue
d'Adam lorsqu'il a résolu de le créer, a enfermé celle de tout ce qui
lui est arrivé, et de tout ce qui est arrivé et doit arriver à sa posté-
rité, et ainsi, prenant en ce sens la notion individuelle d'Adam, ce
que vous en dites est trés certain. » Nous allons voir tantôt en quoi
consiste la difficulté que vous y trouvez encore. Cependant je dirai
un mot de la raison de la différence qu'il y a en ceci entre les no-
tions des especes et celles des substances individuelles, plutôt par
rapport à la volonté divine que par rapport au simple entendement.
C'est que les notions spécifiques les plus abstraites ne comprennent
que des vérités nécessaires ou éternelles, qui ne dépendent point
des décrets de Dieu (quoi qu'en disent les Cartésiens, dont il semble
que vous-même ne vous étes pas soucié en ce point; ; mais les no-
tions des substances individuelles, qui sont completes et capables de
distinguer entierement leur sujet. et qui enveloppent par conséquent
les vérités contingentes ou de fait, et les circonstances individuelles
du temps, du lieu, et autres, doivent aussi envelopper dans leur no-
tion, prise comme possible, les décrets libres de Dieu, pris aussi
‘1 Cette réplique <est éegaree.
25 Dans un foul autre sens.
(3 Note à la marge du manuscrit : « Notio plana comprehendit omnia attributa
rei v. g. caloris: completa. onmia. predieata subjeeti v. 2. hujus calidi in subs-
tantivis individualibus coincidunt. »
CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 533
comme possibles, parce que ces décrets libres sont les principales
sources des existences ou faits: au lieu que les essences sont dans
l'entendement divin avant la considération de la volonté.
Cela nous servira mieux pour entendre tout le reste et pour satis-
faire aux difficultés qui semblent encore rester dans mon explication ;
car c'est ainsi que vous continuez, Monsieur : « Mais il me semble
qu'après cela il reste à demander. et c'est ce qui fait ma difficulté,
si la liaison entre ces objets (j'entends Adam et ses événements hu-
mains) est telle d'elle-même, indépendante de tous les décrets libres
de Dieu, ou si elle en est dépendante; c'est-à-dire, si ce n'est
qu'ensuite des décrets libres, par lesquels Dieu a ordonné tout ce
qui leur arriverait que Dieu a connu tout ce qui leur arriverait ;
ou S'il y a, indépendamment de ces décrets, entre Adam d'une
part et ce qui est arrivé et arrivera à lui et à sa postérité de l'autre,
une connexion intrinsèque et nécessaire. [1 vous parait que je choi-
sirai le dernier parti, parce que j'ai dit : « que Dieu a trouvé
parmi les possibles un Adam accompagné de telles circonstances
individuelles et qui, entre autres prédicats, a aussi celui d'avoir
avec le temps une telle postérité. Or vous supposez que j'accorderai
que les possibles sont possibles avant tous les décrets libres de
Dieu. Supposant done cette explication de mon sentiment suivant
le dernier parti, vous jugez qu'elle a des difficultés insurmontables;
car il y a, comme vous dites avec grande raison, « une infinité
d'événements humains, arrivés par des ordres trés particuliers de
Dieu ; comme entre autres la religion judaique et chrétienne et sur-
tout l'incarnation du Verbe divin. Et je ne sais comment on pourrait
dire que tout cela (qui est arrivé par des décrets trés libres de Dieu)
était enfermé dans la notion individuelle de l'Adam possible : ce
qui est considéré comme possible devant avoir tout ce que l'on
concoit qu'il a sous cette notion. indépendamment des décrets di-
vins. »
J'ai voulu rapporter exactement votre difficulté, Monsieur, et voici
comment j'espère y satisfaire entièrement à votre gré méme. Car
il faut bien qu'elle se puisse résoudre, puisqu'on ne saurait nier qu'il
n'y ait véritablement une telle notion pleine de l'Adam accompagné
de tous ses prédicats et concu comme possible, laquelle Dieu con-
naît avant que de résoudre de le créer. comme vous venez d'accor-
der. Je crois donc que le dilemme de la double explication que vous
proposez reçoit quelque milieu; et que la liaison que je conçois entre
536 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD
Adam et les événements humains est intrinséque, mais elle n'est pas
nécessaire indépendamment des décrets libres de Dieu, parce que
les décrets libres de Dieu, pris comme possibles, entrent dans la
notion de l'Adam possible, ces mêmes décrets devenus actuels étant
cause d'Adam actuel. Je demeure d'accord avec vous, contre les Car-
tésiens, que les possibles sont possibles avant tous les décrets de
Dieu actuels, mais non sans supposer quelquefois les mémes décrets
pris comme possibles. Car les possibilités des individuels ou des
vérités contingentes enferment dans leur notion la possibilité de
leurs causes, savoir des décrets libres de Dieu, en quoi elles sont
différentes des possibilités des espéces ou vérités éternelles, qui
dépendent du seul entendement de Dieu, sans en supposer la volonté,
comme je l'ai déjà expliqué ci-dessus.
Cela pourrait suffire, mais,afin de me faire mieux entendre, j'ajou-
terai que je coneois qu'il y avait une infinité de manières possibles
de créer le monde selon les différents desseins que Dieu pouvait
former, et que chaque monde possible dépend de quelques desseins
principaux ou fins de Dieu, qui lui sont propres, c'est-à-dire de
quelques décrets libres primitifs (concus sub ratione possibilitatis)
ou lois de l'ordre général de cet univers possible, auquel elles con-
viennent, et dont elles déterminent la notion, aussi bien que les
notions de toutes les substanees individuelles qui doivent entrer
dans ce méme univers. Tout étant dans l'ordre jusqu'aux miracles,
quoique ceux-ci soient contraires à quelques maximes subalternes ou
lois de la nature. Ainsi tous les évenements humains ne pouvaient
manquer d'arriver comme ils sont arrivés effectivement, supposé le
choix d'Adam fait; mais non pas tant à cause de la notion indivi-
duelle d'Adam, quoique cette notion les enferme, mais à cause des
desseins de Dieu, qui entrent aussi dans cette notion individuelle
d'Adam, et qui déterminent celle de tout cet univers, et ensuite tant
celle d'Adam que celles de toutes les autres substances individuelles
de cet univers, chaque substance individuelle exprimant tout l'uni-
vers, dont elle est partie selon un certain rapport, par la connexion
qu'il y a de toutes choses à cause de la liaison des résolutions ou
desseins de Dieu.
Je trouve que vous faites encore une autre objection, Monsieur,
qui n'est pas prise des conséquences contraires en apparence à la
liberté, comme l'objection que je viens de résoudre, mais qui est
prise dela chose méme et de l'idée que nous avons d'une substance
CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D ARNAULD 531
individuelle. Car, puisque j'ai l'idée d'une substance individuelle,
c'est-à-dire celle de moi, c'est là qu'il vous parait qu'on doit chercher
ce qu'on doit dire d'une notion individuelle, et non pas dans la ma-
nière dont Dieu conçoit les individus. Et comme je n'ai qu'à consulter
la notion spécifique d'une sphére pour juger que le nombre des
pieds du diamétre n'est pas déterminé par cette notion, de méme
(dites-vous) je trouve clairement dans la notion individuelle que j'ai
de moi, que je serai moi, soit que je fasse ou que je ne fasse pas le
voyage que j'ai projeté.
Pour v répondre distinctement je demeure d'accord que la con-
nexion des événements, quoiqu'elle soit certaine, n'est pas néces-
saire, et qu'il m'est libre de faire ou de ne pas faire ce voyage, car
quoiqu'il soit enfermé dans ma notion que je le ferai, il y est en-
fermé aussi que je le ferai librement. Et il n’y a rien en moi de tout
ce qui se peut concevoir sub ralione generalitalis seu essentiæ, seu
nolionis specifica sive incomplete, dont on puisse tirer que je le
ferai nécessairement, au lieu que de ce que je suis homme on peut
conclure que je suis capable de penser ; et par conséquent, si je ne
fais pas ce voyage, cela ne combattra aucune vérité éternelle ou né-
cessaire. Cependant, puisqu'il est certain que je le ferai, il faut bien
qu'il y ait quelque connexion entre moi, qui suis le sujet, et l'exé-
cution du voyage, qui est le prédicat, semper enim notio prædicati
inest subjecto in propositione vera. l| y aurait donc une fausseté,
si je ne le faisais pas, qui détruirait ma notion individuelle ou com-
pléte, ou ce que Dieu conçoit ou concevait de moi avant même que
de résoudre de me créer : car cette notion enveloppe sub ratione
possibililalis les existences ou vérités de fait ou décrets de Dieu,
dont les faits dépendent.
Je demeure d'accord aussi que, pour juger de la notion d'une subs-
tance individuelle, il est bon de consulter celle que j'ai de nioi-
méme, comme il faut consulter la notion spécifique de la sphére
pour juger de ses propriétés; quoiqu'il y ait bien de la différenee.
Car la notion de moi en particulier et de toute autre substance indli-
viduelle est infiniment plus étendue et plus difficile à comprendre
qu'une notion spécifique comme est celle de la sphére, qui n'est
qu'incomplete et n'enferme pas toutes les circonstances nécessaires
en pratique pour venir à une certaine sphere. Ce n'est pas assez pour
entendre ce que c'est que moi, que je me sente une substance qui
pense, il faudrait concevoir distinctement ce qui me discerne de
538 CORRESPONDANTE DE LETBNIZ ET D'ARNAULD
tous les autres esprits possibles ; mais je n'en ai qu'une expérience
confuse. Cela fait que, quoiqu'il soit aisé de juger que le nombre
des pieds du diamètre n'est pas enfermé dans la notion de la
sphère en général, il n'est pas si aisé de juger certainement (quoi-
qu'on le puisse juger assez probablement) si le vovage que j'ai des-
sein de faire est enfermé dans ma notion, autrement il serait aussi
aisé d’être prophète que d'être géomètre. Cependant, comme l'expé-
rience ne me saurait faire connaitre une infinité de choses insen-
sibles dans les corps, dont la considération générale de la nature du
corps et du mouvement me peut convaincre; de méme, quoique
l'expérience ne me fasse pas sentir tout ce qui est enfermé dans ma
notion, je puis connaitre en général que tout ce qui m'appartient y
est enfermé par la considération générale de la notion individuelle.
Certes, puisque Dieu peut former et forme effectivement cette
notion compléte, qui enferme ce qui suffit pour rendre raison de
tous les phénomènes qui m'arrivent, elle est donc possible, et c'est
la véritable notion compléte de ce que j'appelle moi. en vertu de
laquelle tous mes prédieats m'appartiennent comme à leur sujet. On
pourrait donc le prouver tout de méme sans faire mention de Dieu,
qu'autant qu'il faut pour marquer ma dépendance ; mais on exprime
plus fortement cette vérité en tirant la notion dont il s'agit de la
connaissance divine comme de sa source. J'avoue quil y a bien des
choses dans la science divine que nous ne saurions comprendre, mais
il me semble qu'on n'a pas besoin de s'y enfoncer pour résoudre
notre question. D'ailleurs, si dans la vie de quelque personne et
méme dans tout cet univers quelque chose allait autrement qu'elle
ne va, rien ne nous empécherait de dire que ce serait une autre per-
sonne ou un autre univers possible que Dieu aurait choisi. Ce serait
donc véritablement un autre individu, il faut aussi qu'il v ait une
raison à priori (indépendante en mon expérience), qui fasse qu'on
dit véritablement que c'est moi qui ai été à Paris et que c'est encore
moi. et non un autre, qui suis maintenant en Allemagne, et par con-
séquent il faut que la notion de moi lie ou comprenne ces différents
états. Autrement, on pourrait dire que ce n'est pas le méme individu,
quoiqu'il paraisse de l'être. Et, en effet, quelques philosophes qui n'ont
pas assez connu la nature de la substance et des êtres individuels ou
êtres per se ont cru que rien ne demeurait véritablement le méme.
Et c'est pour eela,entre autres, que je juge que les corps ne seraient
pas des substances s'il n'y avait en eux que de l'étendue.
CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 339
Je crois, Monsieur, d'avoir maintenant satisfait aux difficultés qui
touchent la proposition principale, mais, comme vous faites encore
quelques remarques de conséquence sur quelques expressions inci-
dentes dont je m'étais servi, je tâcherai de m'expliquer encore là-
dessus. J'avais dit que la supposition de laquelle tous les événements
humains se peuvent déduire n'est pas celle de créer un Adam vague,
mais celle de créer un tel Adam déterminé à toutes ces circons-
tances, choisi parmi une infinité d'Adams possibles. Sur quoi vous
faites deux remarques considérables, l'une contre la pluralité des
Adams, et l'autre contre la réalité des substances simplement pos-
sibles. Quant au premier point, vous dites avec grande raison qu'il
est aussi peu possible de concevoir plusieurs Adams possibles, pre-
nant Adam pour une nature singulière, que de concevoir plusieurs
moi. J'en demeure d'accord, mais aussi, en parlant de plusieurs Adams,
je ne prenais pas Adam pour un individu déterminé, mais pour
quelque personne conçue sub ratione generalitatis sous des circons-
tances qui nous paraissent déterminer Adam à un individu, mais qui
véritablement ne le déterminent pas assez, comme lorsqu'on entend
par Adam le premier homme que Dieu met dans un jardin de plaisir
dont il sort par le péché, et de la cóte de qui Dieu tire une femme.
Mais tout cela ne détermine pas assez, et il y aurait ainsi plusieurs
Adams disjonctivement possibles ou plusieurs individus à qui tout
cela conviendrait. Cela est vrai, quelque nombre fini de prédicats
incapables de déterminer tout le reste qu'on prenne, mais ce qui
doit déterminer un certain Adam doit enfermer absolument tous ses
prédicats, et c'est cette notion complète qui détermine rationem
generatilalis ad individuum. Au reste, je suis si éloigné de la plu-
ralité d'un méme individu, que je suis même trés persuadé de ce
que saint Thomas avait déjà enseigné à l'égard des inteliigences et
que je tiens être général, savoir, qu'il n'est pas possible qu'il y ait
deux individus entierement semblables ou différents solo numero.
Quant à la réalité des substances purement possibles, c'est-à-dire
que Dieu ne créera jamais, vous dites, Monsieur, d’être fort porté à
croire que ce sont des chimeres, à quoi je ne m'oppose pas, si vous
l'entendez, comme je crois, qu'ils n'ont point d'autre réalité que
celle qu'ils ont dans l'enteudement divin et dans la puissance active
de Dieu. Cependant, vous voyez par là, Monsieur, qu'on est obligé
de recourir à la science et puissance divine pour les bien expliquer.
Je trouve aussi fort solide ce que vous dites ensuite : « qu'on ne
540 CORRESPONDANCE DE LEIDNIZ ET D ARNAULD
concoit jamais aucune substance. purement possible que sous l'idée
de quelqu'une (ou par les idées comprises dans quelqu'une) de celles
que Dieu a créées. » Vous dites aussi: « Nous nous imaginons
qu'avant de créer le monde, Dieu a envisage une infinité de choses
possibles, dont il a choisi les unes et rebuté les autres : plusieurs
Adams (premiers hommes) possibles, chacun avec une grande suite
de personnes avee qui il a une liaison intrinsèque ; et nous suppo-
sons que la liaison de toutes ces autres choses avec un de ces Adams
(premiers hommes) possibles est toute semblable à celle qu'a eue
l'Adam eréé avec toute sa postérité; ce qui nous fait penser que
c'est celui-là de tous les Adams possibles que Dieu a choisi, et qu'il
n'a point voulu de tous les autres. » En quoi vous semblez recon-
naître, Monsieur, que ces pensées, que j'avoue pour miennes
(pourvu qu'on entende la pluralité des Adams et leur possibilité
selon l'explication que j'ai donnée, et qu'on prenne tout cela selon
notre maniére de concevoir quelque ordre dans les pensées ou opé-
rations que nous attribuons à Dieu), entrent assez naturellement
dans l'esprit, quand on pense un peu à cette matière, et méme ne
sauraient être évitees, et peut-être ne vous ont déplu que parce que
vous avez supposé qu'on ne pourrait pas concilier la liaison intrin-
seque qu'il y a avec les décrets libres de Dieu. Tout ce qui est actuel
peut être conçu comme possible, et si l'Adam actuel aura avec le
temps une telle postérité, on ne saurait nier ce méme prédicat à cet
Adam conçu comme possible, d'autaut plus que vous accordez que
Dieu envisage en lui tous ces predicats, lorsqu'il détermine de le
créer. Hs lui appartiennent donc, et je ne vois pas que ce que vous
dites de la réalité des possibles y soit contraire. Pour appeler quelque
chose possible, ee m'est assez qu'on en puisse former une notion,
quand elle ne serait que dans l'entendement divin, qui est pour ainsi
dire le pays des réalités possibles. Ainsi, en parlant des possibles,
je me contente qu'on en puisse former des propositions" véritables,
comme l'on peut juger, par exemple, qu'un carré parfait n'implique
point de contradiction, quand mémeil n'y aurait point de carré parfait
au monde. Et si on voulait rejeter absolument les purs possibles, on
détruirait la contingenee et la liberté ; car, s'il n'y avait rien de pos-
sible que ce que Dieu a créé eflectivement. ce que Diei a créé serait
nécessaire, et Dieu, voulant créer quelque chose, ne pourrait créer
que cela seul, sans avoir la liberté du choix.
Tout cela me fait espérer ‘après les explications que j'ai données
CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 044
et dont j'ai toujours apporté des raisons, afin de vous faire juger que
ce ne sont pas des faux fuyants, controuvés pour éluder vos objec-
tions) qu'au bout du compte vos pensées ne se trouveront pa. si
éloignées des miennes, qu'elles ont paru d'abord de l'étre. Vous
approuvez, Monsieur, la liaison des résolutions de Dieu; vous recon-
naissez ma proposition principale pour certaine, dans le sens que
je lui avais donné dans ma réponse; vous avez douté seulement si
je faisais la liaison indépendante des décrets libres de Dieu, et cela
vous avait fait de la peine avec grande raison; mais j'ai fait voir
qu'elle dépend de ces décrets, selon moi, et qu'elle n'est pas néces-
saire, quoiqu elle soit intrinsèque. Vous avez insisté sur l'inconvénient
qu'il y aurait de dire que, si je ne fais pas le voyage que je dois faire,
je ne serai pas moi, et j'ai expliqué comment on le peut dire ou non.
Enfin j'ai donné une raison décisive qui, à mon avis, tient lieu de
démonstration ; c'est que toujours, dans toute proposition affirma-
tive, véritable, nécessaire ou contingente, universelle ou singuliére,
la notion du prédicat est comprise en quelque facon dans celle du
sujet; predicatum inest. subjecto ; ou bien je ne sais ce que c'est
que la vérité.
Or, je ne demande pas davantage de liaison ici que celle qui se
trouve a parte rei entre les termes d'une. proposition véritable, et
ce n'est que dans ce sens que je dis que la notion de la substance
individuelle enferme tous ses événements et toutes ses dénomina-
tions, méme celles qu'on appelle vulgairement extrinséques (c'est-à-
dire qui ne lui appartiennent qu'en vertu de la connexion générale
des choses et de ce qu'elle exprime tout l'univers à sa manière),
« puisqu'il faut toujours qu'il y ait quelque fondement de la connexion
des termes d'une proposition, qui se doit trouver dans leurs notions ».
C'est là mon grand principe, dont je crois que tous les philosophes
doivent demeurer d'accord, et dont un des corollaires est cet axiome
vulgaire que rien n'arrive sans raison, qu'on peut toujours rendre
pourquoi la chose est plutót allée ainsi qu'autrement, hien que cette
raison incline souvent sans nécessiter, une parfaite indifférence étant
une supposition chimérique ou incomplète. On voit que du principe
susdit je tire des conséquences qui surprennent, mais ce n'est que
parce qu'on n'a pas accoutumé de poursuivre assez les connais-
sances les plus claires.
Au reste, la proposition qui a été l'occasion de toute cette discus-
sion est trés importante et mérite d’être bien établie, car il s'ensuit
542 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD
que toute substance individuelle exprime l'univers tout entier à sa
maniere et sous un certain rapport, ou pour ainsi dire suivant le
point de vue dont elle le regarde ; et que son état suivant est une
suite (quoique libre ou bien contingente) de son état précédent,
comme s'il n'y avait que Dieu et elle au monde ; ainsi, chaque subs-
tance individuelle ou étre complet est comme un monde à part,
indépendant de toute autre chose que de Dieu. Il n'y a rien de si
fort pour démontrer non seulement l'indestructibilité de notre âme,
mais méme qu'elle garde toujours en sa nature les traces de tous ses
états précédents avec un souvenir virtuel qui peut toujours être
excité, puisqu'elle a de la conscience ou connait en elle-méme ce
que chacun appelle moi. Ce qui la rend susceptible des qualités mo-
rales et de châtiment de récompense, même après cette vie. Car
l'immortalité sans le souvenir n'y servirait de rien. Mais cette indé-
pendance n'empêche pas le commerce des substances entre elles ;
car comme toutes les substances créées sont une. production conti-
nuelle du méme souverain être selon les mêmes desseins, et expri-
ment le méme univers ou les mêmes phénomènes, elles s'entr'ac-
cordent exactement, et cela nous fait dire que l'une agit sur l'autre,
parce que l'une exprime plus distinctement que l'autre la cause ou
raison des changements, à peu près comme nous attribuons le mou-
vement plutót au vaisseau qu'à toute la mer, et cela avec raison,
bien que parlant abstraitement on pourrait soutenir une autre hvpo-
thése du mouvement, le mouvement en lui-méme, et faisant abstrac-
tion de la eause, étant toujours quelque chose de relatif. C'est ainsi
qu'il faut entendre, à mon avis, le commerce des substances créées
entre elles, et non pas d'une influence ou dépendance réelle physique,
qu'on ne saurait jamais concevoir distinctement. C'est pourquoi,
quand il s'agit de l'union de l'àne et du corps et de l'action ou pas-
sion d'un esprit à l'égard d'une autre créature, plusieurs ont été
obligés de demeurer d'accord que leur commerce immédiat est
inconcevable. Cependant l'hypothese des causes occasionnelles ne
satisfait pas, ce me semble, à un philosophe. Car elle introduit une
manière de miracle coutinuel, comme si Dieu à tout moment chan-
geait les lois des corps à l'occasion des pensées des esprits, ou chan-
geait le cours régulier des pensées de l'âme en y excitant d'autres
peusées à l’occasion des mouvements du corps; et généralement
comme si Dieu s'en mélait autrement pour l'ordinaire qu'en conser-
vant chaque substance dans son train et dans les lois établies pour
CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 543
elle. Il n'y a donc que l'hypothèse de la concomitance ou de l'accord
des substances entre elles, qui explique tout d'une manière conve-
nable et digne de Dieu, et qui même est démonstrative et inévitable,
à mon avis, selon la proposition que nous venons d'établir. ll me
semble aussi qu'elle s'accorde bien davantage avec la liberté des
créatures raisonnables que l'hypothèse des impressions ou celle des
causes occasionnelles. Dieu a créé d'abord l'âme de telle sorte que
pour l'ordinaire il n'a besoin de ces changements ; et ce qui arrive
à l'âme qui nait de son propre fond, sans qu'elle se doive accom-
moder au corps dans la suite, non plus que le corps à l'âme. Cha-
eun suivant ses lois, et l'un agissant librement, l'autre sans choix,
se rencontre avec l'autre dans les mêmes phénomènes. L'âme cepen-
dant ne laisse pas d'étre la forme de son corps, parce qu'elle
exprime les phénoménes de tous les autres corps suivant le rapport
au sien.
On sera peut-étre plus surpris que je nie l'action d'une substance
corporelle sur l'autre qui semble pourtant si claire. Mais, outre que
d'autres l'ont déjà fait, il faut considérer que c'est plutôt un jeu de
l'imagination qu'une conception distincte. Si le corps est une subs-
tance et non pas un simple phénoméme comme l'arc-en-ciel, ni un
étre uni par accident ou par aggrégation comme un tas de pierres,
il ne saurait consister dans l'étendue, et il y faut nécessairement
concevoir quelque chose qu'on appelle forme substantielle et qui
répond en quelque facon à l'àme. J'en ai été enfin convaincu comme
malgré moi, aprés en avoir été assez éloigné autrefois. Cependant,
quelque approbateur des scholastiques que je sois dans cette expli-
cation générale et pour ainsi dire métaphysique des principes des
corps, je suis aussi corpusculaire qu'on le saurait étre dans l'expli-
cation des phénomenes particuliers, et ce n'est rien dire que d'y allé-
guer les formes ou les qualités. I1 faut toujours expliquer la nature
mathématiquement et mécaniquement, pourvu qu'on sache que les
principes méines ou les lois de mécanique ou de la force ne dé-
pendent pas de la seule étendue mathématique, mais de quelques
raisons métaphysiques.
Après tout cela, je crois que maintenant les propositions conte-
nues dans l’abrégé qui vous a été envoye, Monsieur, paraitront non
seulement plus intelligibles, mais peut-être encore plus solides et
plus importantes qu'on n'avait pu juger d'abord.
i.
54l CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD
Leibniz à Arnauld.
Monsieur,
J'ai toujours eu tant de vénération pour votre mérite élevé (1), que,
lors méme que je me croyais maltraité par votre censure, j'avais
pris une ferme résolution de ne rien dire qui ne témoignàt une
estime trés grande et beaucoup de déférence à votre égard. Que
sera-ce donc maintenant que vous avez la générosité de me faire
une restitution avec usure, ou plutót avec libéralité, d'un bien que
je chéris infiniment, qui est la satisfaction de croire que je suis bien
dans votre esprit (2)? Si j'ai été obligé de parler fortement, pour
me défendre des sentiments que je vous avais paru soutenir, c'est
que je les désapprouve extrémemgnt, et que. faisant grand cas de
votre approbation, j'étais d'autant plus sensible de voir que vous
me les imputiez. Je souhaiterais de me pouvoir aussi bien justifier
sur la vérité de mes opinions que sur leur innocence (3); mais, comme
cela n'est pas absolument uécessaire, et que l'erreur en elle-méme
ne blesse ni la piété ni l'amitié, je ne m'en défends pas avec la
méme force ; et si dans le papier ci-joint je réplique à votre obli-
geante lettre, où vous avez marqué fort distinctement et d'une
maniere instructive, en quoi ma réponse ne vous a pas encore
satisfait, ce n'est pas que je prétende que vous vous donniez le
temps d'examiner de nouveau mes raisons ; car il est aisé de juger
que vous avez des affaires plus importantes, et ces questions abs-
traites demandent du loisir. Mais c'est afin que vous le puissiez au
moins faire, en cas ;4) qu'à cause des conséquences surprenantes qui
se peuvent tirer de ces notions abstraites, vous vous y voulussiez
divertir un jour: ce que je souhaiterais pour mon profit (à) et pour
l'éclaireissement de quelques importantes vérités contenues dans
mon abrégé, dont l'approbation ou au moins l'innocence reconnue
par votre jugement me serait de conséquence. Je le souhaiterais
donc, dis-je, si je n'avais pas appris, il y a longtemps, de préférer
‘1: Leibniz a corrigé par le mot : éminent.
(2. Au lieu de : ou plutôt... — votre esprit, — Leibniz a corrigé ainsi : En
me rendant volre estime qui est un bien que je chéris infiniment.
(3) « Je souhaiterais de pouvoir. faire voir la vérité de snes opinions. aussi
sürement que leur innocence, »
(4j « En cas que l'envie vous prit un jour de vous en divertir. »
(5j « Et méme pour celui du public. »
CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 949
l'utilité publique (qui s'intéresse tout autrement. dans l'emploi de
votre temps) à mon avantage particulier, qui sans doute n'y serait
pas petit (1). J'en ai déjà fait l'essai sur votre lettre, et je sais assez
qu'il n'y a guére de personne au monde qui puisse mieux pénétrer
dans l'intérieur des matières, et qui puisse répandre plus de lumières
sur un sujet ténébreux.
Je ne parle qu'avec peine de la manière dont vous m'avez voulu
faire justice, Monsieur, lorsque je demandais seulement que vous me
fissiez gráce ; elle me comble de confusion, et j'en dis seulement ces
mots, pour vous témoigner combien je suis sensible à cette généro-
sité, qui m'a fort édifié, d'autant plus qu'elle est rare, et plus que
rare dans un esprit du premier ordre, que sa réputation met ordinai-
rement à couvert, non seulement du jugement d'autrui, mais méme
du sien propre. C'est à moi plutót de vous demander pardon ; et,
comme il semble que vous me l'avez accordé par avance, je táche-
rai de tout mon pouvoir de reconnaitre cette bonté, d'en mériter
l'eflet et de me conserver toujours l'honneur de votre amitié, qu'on
doit estimer d'autant plus précieuse qu'elle vous fait agir suivant des
sentiments si chrétiens et si relevés.
Je ne saurais laisser passer cette occasion sans vous entretenir,
Monsieur, de quelques méditations que j'ai eues depuis que je n'ai pas
eu l'honneur de vous voir. Entre autres j'ai fait quantité de ré-
flexions de jurisprudence, et il me semble qu'on y pourrait établir
quelque chose de solide et d'utile, tant pour avoir un droit certain,
ce qui nous manque fort en Allemagne et peut-être encore en France,
que pour établir une forme de procés courte et bonne. Or il ne suffit
pas d'étre rigoureux en termes ou jours préfixes et autres condi-
tions, comme font ceux qui ont compilé le Code Louis ; car de faire
souvent perdre une bonne cause pour des formalités, c'est un reméde
en justice, semblable à celui d'un chirurgien qui couperait souvent
bras et jambes. On dit que le roi fait travailler de nouveau à la
réforme de la chicane, et je crois qu'on fera quelque chose d'impor-
tance.
J'ai aussi été curieux en matière de mines, à l’occasion de celles
de notre pays, où je suis allé souvent par ordre du prince ; et je
crois d'avoir fait quelques découvertes sur la génération, non pas
tant des métaux, que de cette forme où ils se trouvent, et de quel-
(1: Leibniz a rayé toute cette phrase, depuis contenues dans mon abrégé jus-
qu'à pas petit.
PavL JANET. — Leibniz. 1-35
5 46 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD
ques corps où ils sont engagés; par exemple, je puis démontrer la
manière de la génération de l'ardoise.
Outre cela, j'ai amassé sous main des mémoires et des titres
concernant l'histoire de Brunsvick, et dernièrement je lus un di-
plôme De finibus dioceseos Hildensemensis Henrici 11, imperato-
ris, cognomento Sancti, où j'ai été surpris de remarquer ces paroles :
pro conjugis prolisque regalis incolumitate; ce qui me parait
assez contraire à l'opinion vulgaire, qui nous fait aceroire qu'il a
gardé la virginité avec sa femme, sainte Cunégonde.
Au reste je me suis diverti souvent à des pensées abstraites de
métaphysique ou de géométrie. J'ai découvert une nouvelle mé-
thode des tangentes, que j'ai fait imprimer dans le journal de Leip-
zig. Vous savez, Monsieur, que MM. Hulde et depuis Slusius ont
porté la chose assez loin. Mais il manquait deux choses : l'une que,
lorsque l'inconnue ou l'indéterminee est embarrassée dans des frac-
tions et irrationnelles, il faut l'en tirer pour user de leurs méthodes,
ce qui fait monter le ealeul à une hauteur ou prolixité tout à fait
incommode et souvent intractable ; au lieu que ma méthode ne se
met point en peine des fractions, ni irrationnclles. C'est pourquoi
les Anglais en ont fait grand cas. L'autre défaut de la methode des
tangentes est. qu'elle ne va pas aux lignes que M. Descartes appelle
mécaniques, et que j'appelle transcendantes ; au lieu que ma mé-
thode y procede tout de même, et je puis donner par le calcul la
tangente de la eycloide ou telle autre ligne. Je prétends aussi généra-
lement de donner le moyen de réduire ces lignes au calcul, et je
liens qu'il faut les recevoir dans la gcométrie, quoi qu'en dise
M. Descartes. Ma raison est qu'il y a des questions analytiques, qui
ne sont d'aucun degré, ou bien dout le degré méme est demandé ;
par exemple, de couper l'angle en raison incommensurable de droite
à droite. Ce probleme n'est ni plan, ni solide, ni sursolide. C'est
pourtant un problème, et je l'appelle transcendant pour cela. Tel
est aussi ce probléme: résoudre une telle équation : X* -]- X = 30,
où linconnue méme X centre dans l'exposant, et le degré même de
l'équation est demandé. Îl est aise de trouver ici que cet X signifie
3. Car 95 -F 3 ou 27 + 3 fait 30. Mais il n'est pas toujours si aisé de
le résoudre, surtout quand l'exposant n'est pas un nombre rationnel ;
et il faut recourir à des lignes ou lieux propres à cela, qu'il faut par
conséquence recevoir nécessairement dans la. géométrie. Or je fais
voir que les lignes que Descartes veut exelure de la géométrie dépen-
CORHESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 541
dent de telles équations, qui passent en effet tous les degrés alué-
briques, mais non pas l'analyse ni la géométrie. J'appelle donc les
lignes reçues par M. Descartes «lgebraicas, parce qu'elles sont d'un
certain degré d'une équation algébraique ; et les autres transcen-
dantes que je réduis au calcul, et dont je fais voir aussi la construc-
tion, soit par points ou par le mouvement ; etsi j'ose le dire, je pré-
tends d'avanceer par là l'analyse ultra Herculis columnas.
Et quant à la métaphysique, je prétends d'y donner des démons-
trations géométriques, ne supposant presque que deux vérités
primitives, savoir en premier lieu le principe de contradiction, car
autrement, si deux contradictoires peuvent être vraies en. méme
temps, tout raisonnement devient inutile ; et en deuxième lieu, que
rien n'est sans raison, ou que toute vérité a sa preuve à priori, tirée
de la notion des termes, quoiqu'il ne soit pas toujours en notre pou-
voir de parvenir à cette analyse. Je réduis toute la mécanique à une
seule proposition de métaphysique, et j'ai plusieurs propositions
considérables et géométriformes touchant les causes et effets, item
touchant la similitude dont je donne une définition par laquelle
je démontre aisément plusieurs vérités qu'Euclide donne par des
détours.
Au reste je napprouve pas fort la maniere de ceux qui appellent
toujours à leurs idees, quand ils sont au bout de leurs preuves, et
qui abusent de ce principe, que toute conception claire et distincte
est bonne, car je tiens qu'il faut venir à des marques d'une connais-
sance distincte, et comme nous pensons souvent sans idées en em-
ployant des caractéres à la place des idées en question, dont nous
supposons faussement de savoir la signification, et que nous nous
formons des chimères impossibles, je tiens que la marque d'une
idée véritable est qu'on en puisse prouver la possibilité, soit à priori
en concevant sa cause ou raison, soit à posteriori, lorsque l'expé-
rience fait connaitre qu'elle se trouve effeetivement dans la nature.
C'est pourquoi les definitions chez moi sont réelles, quand on con-
nait que le défini est possible ; autrement elles ne sont que nomi-
nales, auxquelles on ne se doit point fier ; car si par hasard le défini
impliquait contradiction, on pourrait tirer deux contradictoires
d'une méme definition. C'est pourquoi vous avez eu grande raison
de faire connaitre au Pére Malebranche et autres qu'il faut distin-
guer entre les idées vraies et fausses et ne pas donner trop à son
imagination sous prétexte d'une intellection claire et distincte. Et
048 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD
comme je ne connais presque personne qui puisse mieux examiner
que vous toute sorte de pensées, particuliérement celles dont les
conséquences s'étendent jusqu'à la théologie, peu de gens ayant la
pénétration nécessaire et les lumiéres aussi universelles qu'il est
besoin pour cet effet, et bien peu de gens ayant cette équité que
vous avez maintenant fait paraitre à mon égard, je prie Dieu de vous
conserver longtemps, et de ne nous pas priver trop tót d'un secours
qu'on ne retrouvera pas si aisément.
Je suis avec une passion sincère,
Monsieur, etc.
A. Arnauld à Leibniz.
Ce 98 sept. 1686.
J'ai cru, Monsieur, me pouvoir servir de la liberté que vous m'avez
donnée de ne me pas presser de répondre à vos civilités. Et ainsi
j'ai différé jusqu'à ce que j'eusse achevé quelque ouvrage que j'avais
commencé, J'ai bien gagné à vous rendre justice, n'y ayant rien de
plus honnête et de plus obligeant que la manière dont vous avez reçu
mes excuses. Il ne m'en fallait pas tant pour me faire résoudre à
vous avouer de bonne foi que je suis satisfait de la manière dont
vous expliquez ce qui m'avait choqué d'abord, touchant la notion
de la nature individuelle. Car jamais un homme d'honneur ne doit
avoir de la peine de se rendre à la vérité, aussitôt qu'on la lui a fait
connaitre. J'ai. surtout été frappé de cette raison que, dans toute
proposition affirmative véritable, nécessaire ou contingente, univer-
selle ou singuliére, la notion de l'attribut est comprise en quelque
facon daus eelle du sujet : preedicetum tnest subjecto.
H ne me reste de difficulté que sur la possibilité des choses, et sur
cette maniere de concevoir Dieu comme avant choisi l'univers quil
a créé entre. une iufinité d'autres univers possibles qu'ila vus en
méme temps et qu'il na pas voulu créer. Mais, comme cela ne fait
rien proprement à la. notion de la nature individuelle, et qu'il fau-
drait que je révasse trop pour bien faire entendre ce que je pense
sur cela, ou plutót ce que je trouve à redire dans les pensces des
autres, parce qu'elles ne me paraissent pas dignes de Dieu, vous
trouverez bon, Monsicur, que je ne vous en dise rien.
J'aime mieux vous supplier de m'éclaircir deux choses que je
CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 549
trouve dans votre dernière lettre, qui me semblent considérables,
mais que je ne comprends pas bien.
La première est ce que vous entendez par « l'hypothèse de là con-
comitance et de l'accord des substances entre elles », par laquelle
vous prétendez qu'on doit expliquer ce qui se passe dans l'union de
l'âme et du corps, et l'action ou passion d'un esprit à l'égard d'une
autre créature. Car je ne concois pas ce que vous dites pour expli-
quer cette pensée qui ne s'accorde, selon vous, ni avee ceux qui
croient que l'âme agit physiquement sur le corps et le corps sur
l'âme, ni avec ceux qui croient que Dieu seul est la cause physique
de ces effets, et que l’âme et le corps n'en sont que les causes occa-
sionnelles. « Dieu, dites-vous, a créé l'âme de telle sorte que pour
l'ordinaire il n'a pas besoin de ces changements, et ce qui arrive à
l'âme lui naît de son propre fond, sans qu'elle se doive accorder au
corps dans la suite, non plus que le corps à l'áme : chacun suivant
ses lois, et l'un agissant librement, et l'autre sans choix, se rencon-
trent l'un avec l'autre dans les mêmes phénomènes. »
Des exemples vous donneront moyen de mieux faire entendre votre
pensée. On me fait une plaie dans le bras. Ce n'est à l'égard de mon
corps qu'un mouvement corporel, mais mon àme a aussitót un sen-
timent de douleur, qu'elle n'aurait pas sans ce qui est arrivé à mon
bras. On demande quelle est la cause de cette douleur. Vous ne
voulez pas que mon corps ait agi sur mon âme, ni que ce soit Dicu
qui, à l'occasion de ce qui est arrivé à mon bras, ait formé immé- -
diatement dans mon âme ce sentiment de douleur. ll faut donc que
vous croviez que ce soit l'âme qui l'a formé elle-même, et que c'est
ce que vous entendez, quand vous dites que « ce qui arrive dans
l'âme à l'occasion du corps lui naît de son propre fond ». Saint Au-
gustin était de ce sentiment, parce qu'il croyait que la douleur cor-
porelle n'était autre chose que la tristesse qu'avait l'ime de ce que
son corps était mal disposé. Mais que peut-on répondre à ceux qui
objectent : qu'il faudrait donc que l'àme süt que son corps est mal
disposé avant que d'en étre triste: au lieu qu'il semble que c'est la
douleur qui l'avertit que son corps est mal disposé.
Considérons un autre exemple, où le corps a quelque mouvement
à l'occasion de mon âme. Si je veux ôter mon chapeau, je lève mon
bras en haut. Ce mouvement de mon bras de bas en haut n'est point
Selon les règles ordinaires des mouvements. Quelle en est donc la
cause ? C'est que les esprits étant entrés en de certains nerfs les ont
590 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD
enflés. Mais ces esprits ne se sont pas d'eux-mêmes déterminés à
entrer dans ces nerfs : ou ils ne se sont pas donné à eux-mêmes le
mouvement qui les a fait entrer dans ces nerfs. Qui est-ce donc qui
le leur a donné? Est-ce Dieu à l'occasion de ce que j'ai voulu lever
le bras? C'est ce que veulent les partisans des causes occasionnelles,
dont il semble que vous n'approuviez pas le sentiment. 11 semble
donc quil faille que ee soit notre âme. Et c'est néanmoins ce qu'il
semble que vous ne vouliez pas encore. Car ce serait agir physique-
ment sur le eorps. Et il me parait que vous croyez qu'une substance
n'agit point physiquement sur une autre.
La deuxieme chose sur quoi je désirerais d'être éclairei est ce
que vous dites : « Qu'afin que le corps ou la matière ne soit pas un
simple phénomène comme l'arc-en-ciel, ni un être uni par accident
ou par agrégation comme un tas de pierre, il ne saurait consister
dans l'étendue, et il v faut nécessairement quelque chose qu'on ap-
pelle forme substantielle, et qui réponde en quelque facon à ce qu'on
appelle l'âme. » 11 y a bien des choses à demander sur cela.
1. Notre corps et notre áme sont deux substances réellement dis-
tinctes. Or, en mettant dans le corps une forme substañtielle outre
l'étendue, on ne peut pas s'imaginer que ce soient deux substances
distinctes. On ne voit done pas que cette forme substantielle n'eüt
aucun rapport à ee que nous appelons notre âme.
2. Cette forme substantielle du corps devrait être ou étendue et
divisible, ou non étendue et indivisible. Si on dit le dernier (1), il semble
qu'elle serait indestructible aussi bien que notre âme. Et si on dit
le premier, il semble qu'on ne gagne rien par là pour faire que les
corps soient wnum per se, plutôt que s'ils ne consistaient qu'en
l'étendue. Car c'est la divisihilité de l'étendue en une infinité de
parties qui fait qu'on à de la peine à en concevoir l'unité. Or, cette
forme substantielle ne remédiera point à cela, si elle est aussi divi-
sible que l'étendue méme.
3. Est-ce la forme substantielle d'un carreau de marbre qui fait
qu'il est un ? Si cela est, que devient cette forme substantielle, quand
il cesse d'être un. parce qu'on l'a casse en deux ? Est-elle anéantie,
ou est-elle devenue deux? Le premier est inconcevable, si cette
forme substantielle n'est pas une maniere d'être, mais une substance.
(1; Dernier, premier. — Grotefend et Gehrardt. intervertisseut l'ordre de ees
deux termes, mais il nous semble que l'ordre que nous donnons est le seul qui
Soit conforme au sens,
CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 25M
Et on ne peut dire que c'est une manière d'être ou. modalité, puis-
qu'il faudrait que la substance dont cette forme serait la. modalité
füt l'étendue. Ce qui n'est pas apparemment votre pensée. Et si cette
forme substantielle d'une qu'elle etait devient deux, pourquoi n'en
dira-t-on pas autant de l'étendue seule sans cette forme substan-
tielle ?
4. Donnez-vous à l'étendue une forme substantielle générale, telle
que l'ont adinise quelques scholastiques qui l'ont appelée formam
corporeitatis : ou si vous voulez qu'il y ait autant de formes subs-
tantielles différentes qu'il y a de corps différents : et différentes
d'espèce, quand ce sont des corps différents d'espèces.
3. En quoi mettez-vous l'unité qu'on donne à la terre, au soleil,
à la lune, quand on dit qu'il n'y a qu'une terre que nous habitons,
qu'un soleil qui nous éclaire, quune lune qui tourne en tant de
jours à l'entour de la terre? Croyez-vous qu'il soit nécessaire pour
cela que la terre par exemple, composée de tant de parties hétéro-
cenes, ait unc forme substantielle qui lui soit propre et qui lui donne
cette unité? Il n'y a pas d'apparence que vous le croyiez. J'en dirai
de méme d'un arbre, d'un cheval. Et de là je passerai à tous les
mixtes, Par exemple, le lait est compose de sérum, de la crème et
de ce qui se caille. A-t-il. trois formes substantielles, ou s'il n'en a
qu'une ?
6. Enfin on dira qu'il n'est pas digne d'un philosophe d'admettre
des entités dont on n'a aucune idée claire et distincte; et qu'on n'en
2 point de ces formes substantielles ; et que de plus, selon vous, on
ne les peut prouver par leurs effets, puisque vous avouez que c'est
par la philosophie corpusculaire qu'on doit expliquer tous les phé-
noménes particuliers de la nature, et que ce n'est rien dire d'allé-
guer ces formes.
1.H vades cartésiens qui, pour trouver l'unité dans les corps,
ont nié que la matière füt divisible à l'infini, et qu'on devait admettre
des atomes indivisibles. Mais je ne pense pas que vous soyez de
leur sentiment. |
J'ai considéré votre petit imprimé et je l'ai trouvé fort subtil. Mais
prenez garde si les cartésiens ne vous pourront point répondre,
qu'il ne fait rien contre eux, parce qu'il semble que vous supposiez
une chose qu'ils eroient fausse, qui est qu'une pierre en descendant
se donne à elle-méme cette plus grande velocité qu'elle acquiert
plus elle descend. Ils diront que cela vient des corpuscules, qui en
992 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD
montant font descendre tout ce qu'ils trouvent en leur chemin, et
leur transportent une partie de ce qu'ils ont de mouvement : et
qu'ainsi il ne faut pas s'étonner si le corps B quadruple d'À a plus
de mouvement étant descendu un pied que le corps À étant des-
cendu quatre pieds; parce que les corpuscules qui ont poussé B lui
ont communiqué du mouvement proportionné à sa masse, et ceux
qui ont poussé À proportionnément à la sienne. Je ne vous assure
pas que cette réponse soit bonne, mais je crois au moins que vous
devez vous appliquer à voir si cela n'y fait rien. Et je serais bien
aise de savoir ec que les cartésiens ont dit sur votre écrit.
Je ne sais si vous avez examiné ce que dit M. Descartes dans ses
lettres sur son principe général des mécaniques. Il me semble qu'en
voulant montrer pourquoi la méme force peut lever par le moyen
d'une machine le double ou le quadruple de ce qu'elle léverait
sans machine il déclare qu'il n'a point d'égard à la vélocité. Mais je
n'en ai qu'une mémoire confuse. Car je ne me suis jamais appliqué
à ces choses-là que par occasion et à des heures perdues, et il y a
plus de vingt ans que je n'ai vu aucun de ees livres-là.
Je ne désire point, Monsieur, que vous vous détourniez d'aucune
de vos occupations tant soit peu importante pour résoudre les deux
doutes que je vous propose. Vous en ferez ce qu'il vous plaira, et à
votre loisir. |
Je voudrais bien savoir si vous n'avez point donné la dernière
perfection à deux machines que vous aviez trouvées étant à Paris.
L'une d'arithmétique qui paraissait bien plus parfaite que celle de
M. Pascal, et l'autre une montre tout à fait juste. Je suis tout à vous.
Projet d'une lettre à M. Arnauld :1).
Monsieur,
L'hypothèse de la concomitance est une suite de la notion que
j 2i dela substance. Car, selon moi. la notion individuelle d'une subs-
tance enveloppe tout ce qui lui doit jamais arriver, et c'est en quoi
les êtres accomplis différent de ceux qui ne le sont pas. Or, l'âme
étant une substance individuelle. il faut que sa notion, idée, es-
sence ou nature enveloppe tout ce qui lui doit arriver ; et Dieu, qui
la voit parfaitement, y voit ce qu'elle agira ou souflrira à tout
(1) Cette lettre est une première ébauche de la lettre suivante.
CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D ARNAULD 553
jamais, et toutes les pensées qu'elle aura. Donc, puisque nos pensées
ne sont que des suites de la nature de notre âme et lui naissent en
vertu de sa notion, il est inutile d'y demander l'influence d'une autre
substance particulière, outre que cette influence est absolument
inexplicable. Il est vrai qu'il nous arrive certaines pensées, quand
il y a certains mouvements corporels, et qu'il arrive certains mou-
vements corporels, quand nous avons certaines pensées ; mais c'est
parce que chaque substance exprime l'univers tout entier à sa ma-
nière, et cette expression de l'univers, qui fait un mouvement dans
le corps, est peut-être une douleur à l'égard de l'âme. Mais on attri-
bue l'action à cette substance dont l'expression est plus distincte, et
on l'appelle cause. Comme lorsqu'un corps nage dans l'eau, il y a
une infinité de mouvements des parties de l'eau, tels qu'il faut afin
que la place que ce corps quitte soit toujours remplie par la voie
la plus courte. C'est pourquoi nous disons que ce corps en est
cause, parce que, par son moyen. nous pouvons expliquer distinc-
tement ce qui arrive; mais si on examine ce qu'il y a de physique
et de réel dans le mouvement, on peut aussi bien supposer que ce
corps est en repos, et que tout le reste se meut conformément à
cette hypothèse, puisque tout le mouvement en lui-même n'est
qu'une chose respective, savoir : un changement de situation qu'on
ne sait à qui attribuer dans la précision mathématique ; mais on
l'attribue à un corps par le moyen duquel tout s'explique distincte-
ment. Et en effet, à prendre tous les phénomènes petits et grands, il
n'y a qu'une seule hypothèse qui serve à expliquer le tout distincte-
ment. Et on peut méme |direl que, quoique ce corps ne soit pas
une cause efficiente physique de ces effets, son idée au moins en est
pour ainsi dire la cause finale, ou, si vous voulez, exemplaire dans
l'entendement de Dieu. Car, si on veut chercher s'il y a quelque
chose de réel dans le mouvement, qu'on s'imagine que Dieu veuille
exprès produire tous les changements de situation dans l'univers,
tout de même comme si ce vaisseau les produirait en voguant dans
l'eau ; n'est-il pas vrai qu'en effet il arriverait justement cela méme ?
car il n'est pas possible d'assigner aucune différence réelle. Ainsi,
dans la précision métaphysique, on n'a pas plus de raison de dire
que le vaisseau pousse l'eau à faire cette grande quantité de cercles
servant à remplir la place du vaisseau, que de dire que l'eau est
poussée à faire tous ces cercles, et qu'elle pousse le vaisseau à se
remuer conformément; mais à moins de dire que Dieu a voulu ex-
Ve CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD
nies produire une si grande quantité de mouvements d'une maniere
«4 “uuspiraute, on n'en peut pas rendre raison, et comme il n'est
pas raisennable de recourir à Dieu dans le détail, on a recours au
vaisseau, quoique en effet, dans la dernière analyse, le consente-
uteut de tous les phénomènes des différentes substances ne vienne
que de ee. qu'elles sont toutes des productions d'une méme cause,
«voir de Dieu; qui fait que chaque substance individuelle exprime
la resolution que Dieu a prise à l'égard de tout l'univers. C'est donc
par la méme raison qu'on attribue les douleurs aux mouvements des
corps, parce qu'on peut par là venir à quelque chose de distinct. Et
cela sert à nous procurer des phénomènes ou à les empêcher. Ce-
pendant, à ne rien avancer sans nécessité, nous ne faisons que pen-
ser, et aussi nous ne nous procurons que des pensées, et les phéno-
ménes ne sont que des pensées. Mais comme toutes nos pensées ne
sont pas efficaces, et ne servent pas à nous en procurer d'autres
d'une certaine nature, et qu'il nous est impossible de déchiffrer le
mystère de la connexion universelle des phénomènes, il faut prendre
sarde, par le moyen de l'expérience, à celles qui nous en procurent
autres fois, et c'est en quoi consiste l'usage des sens et ce qu'on
appelle l'action hors de nous.
L'hypothése de la concomitance ou de l'accord des substances
entre elles suit de ce que j'ai dit que chaque substance individuelle
enveloppe pour toujours tous les accidents qui lui arriveront, et
exprime tout l'univers à sa maniere; ainsi ce qui est exprimé dans
le corps par un mouvement ou. changement de situation est peut-
être exprimé dans l'âme par une douleur. Puisque les douleurs ne
sont que des pensées, il ne faut pas s'étonner si elles sont des suites
d'une substance dont la nature est de penser. Et, s'il arrive cons-
tamment que certaines pensées sont jointes à certains mouvements,
c'est parce que Dieu a créé d'abord toutes les substances, en sorte
que dans la suite tous leurs phénomenes s'entre-répondent, sans
qu il leur faille pour cela une influence physique mutuelle, qui ne
parait pas méme explieable ; peut-être que M. Descartes était plutôt
pour cette eoncomitance que pour l'hvpothese des causes occasion-
nelles, car il ne s'est point expliqué là-dessus que je sache.
J'admire ce que vous remarquez, Monsieur, que saint Augustin a
déjà eu de telles vues, en soutenant que Ja douleur n'est autre chose
qu'une tristesse de l'àme qu'elle a de ee que son corps est mal dis-
2d " - grand homme a assurément penctre bien avant dans les
CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 550
choses. Cependant l'àÀme sent que son corps est mal disposé. non
pas par une influence du corps sur l'àme, ni par une opération par-
ticulière de Dieu qui l'en avertisse, mais parce que c'est la nature
de l'àme d'exprimer ce qui se passe dans les corps, étant créée
d'abord, en sorte que la suite de ses pensées s'accorde avec la suite
des mouvements. On peut dire la méme chose du mouvement de
mon bras de bas en haut. On demande ce qui détermine les esprits
à entrer dans les nerfs d'une certaine matière, je réponds que c'est
tant l'impression des objets que la disposition des esprits et nerfs
mémes, en vertu des lois ordinaires du mouvement. Mais, parla con-
cordance générale des choses, toute cette disposition n'arrive jamais
que lorsqu'il y a en méme temps dans l'áme cette volonté à laquelle
nousavons coutume d'attribuer l'opération. Ainsiles âmes ne changent
rien dans l'ordre des corps, ni les eorps dans celui des àmes. (Et
c'est pour cela que les formes ne doivent point être employées à
expliquer les phénomènes de la nature.; Et une âme ne change rien
dans le cours des pensées d'une autre áme. Et, en général, une subs-
tance particuliere n'a point d'influence physique sur l'autre; aussi
serait-elle inutile, puisque chaque substance est un être accompli,
qui se suffit lui-même à déterminer en vertu de sa propre nature
tout ce qui lui doit arriver. Cependant on a beaucoup de raison de
dire que ma volonté est la cause de ce mouvement du bras, et qu'une
solutio continui dans la matière de mon corps est cause de la dou-
leur; ear l'un. exprime distinctement ce que l'autre exprime plus
confusément, et on doit attribuer l'action à la substance dont Fex-
pression est plus distincte. D'autant que cela suffit 71: à la pratique
pour se procurer des phénomenes. Si elle n'est pas cause physique,
on peut dire qu'elle est cause finale, ou pour mieu». dire exemplaire,
c'est-à-dire que son idée dans l'entendement. de Dieu a contribué à
la résolution de Dieu à l'égard de cette particularité, lorsqu'il s'agis-
sait de résoudre la suite universelle des choses.
L'autre difficulté est sans comparaison plus grande, touchant les
formes substantielles et les âmes des corps ; et j'avoue que je ne
m'y satisfais point. Premiérement, il faudrait être assuré que les
corps sont des substances et non pas seulement des phénomènes
véritables comme l'are-en-ciel. Mais, cela pose, je crois qu'on peut
inférer que la substance corporelle ne consiste pas dans l'étendue
(1) Grotefend et Gehrardt donnent: «oi, ee qui n'a aucun sens.
LI
550 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD
ou dans la divisibilité; car on m'avouera que deux corps éloignés
l'un de l'autre, par exemple deux triangles, ne sont pas réellement
une substance ; supposons maintenant qu'ils s'approchent pour com-
poser un carré, le seul attouchement les fera-t-il devenir une subs-
tance ? Je ne le pense pas. Or, chaque masse étendue peut étre
considérée comme composée de deux ou mille autres ; il n'y a que
l'étendue par un attouchement. Ainsi on ne trouvera jamais un corps
dont on puisse dire que c'est véritablement une substance. Ce sera
toujours un agrégé de plusieurs. Ou plutôt, ce ne sera pas un être
récl, puisque les parties qui le composent sont sujettes à la même
difficulté, et qu'on ne vient jamais à aucun être réel, les êtres par
agrégation n'ayant qu'autant de réalité qu'il y en a dans leurs ingré-
dients. D'où il s'ensuit que la substance d'un corps, s'ils en ont une,
doit être indivisible; qu'on l'appelle âme ou forme, cela m'est indif-
férent. Mais aussi la notion générale de la substance individuelle,
que vous semblez assez goûter, Monsieur, prouve la méme chose.
L'étendue est un attribut qui ne saurait constituer un être accompli,
on n'en saurait tirer aucune action ni changement, elle exprime
seulement un état présent, mais nullement le futur et le passé.
comme doit faire la notion d'une substance. Quand deux triangles se
trouvent joints, on n'en saurait conclure comment cette jonetion
s’est faite. Car cela peut être arrivé de plusieurs façons, mais tout ce
qui peut avoir plusieurs causes n'est jamais un être accompli. Ce-
pendant j'avoue qu'il est bien difficile de résoudre plusieurs ques-
tions dont vous faites mention. Je crois qu'il faut dire que, si les
corps ont des formes substantielles, par exemple, si les bétes ont des
âmes, que ces âmes sont indivisibles. C'est aussi le sentiment de
saint Thomas. Ces âmes sont donc indestructibles ? Je l'avoue, et
comme il se peut que selon les sentiments de M. Leeuwenhoeck
toute génération d'un animal ne soit qu'une transformation d'un
animal déjà vivant, il y a lieu de croire aussi que la mort n'est
qu'une autre transformation. Mais l'ime de l'homme est quelque
chose de plus divin, elle n'est pas seulement indestructible, mais elle
se connaît toujours et demeure consci« sui. Et quant à son origine,
on peut dire que Dieu ne l'a produite que lorsque ce corps animé
qui est dans la semence se détermine à prendre la forme humaine.
Cette âme brute, qui animait auparavant ee corps avant la transfor-
mation, est annihilée, lorsque l'àme raisonnable prend sa place, ou
si Dieu change l'une dans l'autre, en donnant à la premiére une nou-
CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 991
velle perfection par une influence extraordinaire, c'est une particu-
larite sur laquelle je n'ai pas assez de lumieres.
Je ne sais pas si le corps, quand l'âme ou la forme substanticlle
est mise à part, peut être appelé une substance. Ce pourra bien être
une machine, un agrégé de plusieurs substances, de sorte que, si
on me demande ce que je dois dire de forma cadaveris ou d'un
carreau de marbre, je dirai qu'ils sont peut-étre unis per aggrega-
tionem comme un tas de pierres, et ne sont pas des substances. On
pourra dire autant du soleil, de la terre, des machines, et excepté
l'homme il n'y a point de corps dont je puisse assurer que c'est une
substance plutót qu'un agrégé de plusieurs ou peut-étre un phéno-
mène. Cependant il me semble assuré que, s'il y a des substances
corporelles, l'homme ne l'est point seul, et il parait probable que les
bétes ont des àmes quoiqu'elles manquent de conscience.
Enfin, quoique je denteure d'accord que la considération des formes
ou âmes est inutile dans la physique particulière, elle ne laisse pas
d’être importante dans la métaphysique. À peu prés comme les géo-
mètres ne se soucient pas de romposilionerontinui, et les physiciens
ne se mettent point en peine si une boule pousse l'autre, ou si c'est
Dieu.
IL serait indigne d'un philosophe d'admettre ces âmes ou formes
sans raison, mais saus cela il n'est pas intelligible que les corps sont
des substances.
Leibniz à Arnauld.
9M NOV, so:
6 dec, 1636.
Hanowre,
Monsieur.
Comme j'ai trouvé quelque chose d'extraordinaire dans la fran-
chise et dans la sincérité avec laquelle vous vous étes rendu à quel-
ques raisons dont je m'étais servi, je ne saurais me dispenser de le
reconnaitre et de l'admirer. Je me doutais bien que l'argument pris
de la nature générale des propositions ferait quelque impression
sur votre esprit; mais j'avoue aussi qu'il y a peu de gens capables
de goûter des vérités si abstraites, et que peut-être tout autre que
vous ne se serait pas apercu si aisément de sa force.
Je souhaiterais d'étre instruit de vos méditations touchant la pos-
sibilité des choses, qui ne sauraient étre que profondes et impor-
tantes ; d'autant qu'il s'agit de parler de ces possibilités d'une ma-
558 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD
niére qui soit digne de Dieu. Mais ce sera selon votre commodité.
Pour ce qui est des deux difficultés que vous trouvez dans ma
lettre, l'une touchant l'hypothese de la concomitance ou de l'ac-
cord des substances entre elles, l'autre touchant la nature des
formes des substances corporelles, j'avoue qu'elles sont considé-
rables, et si j'y pouvais satisfaire entierement, je croirais pouvoir
déchiffrer les plus grands secrets de la nature universelle. Mais est
aliquid prodire tenus. Et quant au premier, je trouve que vous
expliquez assez vous-méme ce que vous aviez trouvé d'obscur dans
ma pensée touchant l'hypothèse de la concomitance ; car, lorsque
l'âme a un sentiment de douleur en méme temps que le bras est
blessé, je crois en effet, comme vous dites, Monsieur, que l'âme se
forme elle-même cette douleur, qui est une suite naturelle de son
état ou de sa notion, et j'admire que saint Augustin, comme vous
avez remarqué, semble avoir reconnu Ia même chose, en disant que
la douleur que l'âme a dans ses rencontres n'est autre chose qu'une
tristesse qui accompagne la mauvaise disposition du corps. En effet,
ce grand homme avait des pensées très solides et trés profondes.
Mais, dira-t-on, comment sait-elle cette mauvaise disposition du
corps ? Je réponds que ce n'est pas par aucune impression ou action
des corps sur l'âme, mais paree que la nature de toute substance
porte une expression générale de tout l'univers, et que la nature
de l’âme porte plus partieulicrement une expression plus distinete
de ce qui arrive maintenant à l'égard de son corps. C'est pourquoi
il lui est naturel de marquer et. de connaitre les accidents de sou
corps par les siens. 11 en est de méme à l'égard du corps, lorsqu'il
s'accommode aux pensées de l'âme ; et lorsque je veux lever le bras,
c'est justement dans le moment que tout est disposé dans le corps
pour cet effet ; de sorte que le corps se meut en vertu de ses propres
lois; quoiqu'il arrive, par l'accord admirable mais immanquable des
choses entre elles, que ces lois v conspirent justement dans le mo-
ment que la volonté s'y porte: Dieu y ayant eucgard par avance, lors-
qu'il a pris sa résolution sur cette suite de toutes les choses de
l'univers. Tout cela ne sont que des conséquences de la notion
d'une substance individuelle qui enveloppe tous ses phénomènes,
en sorte que rien ne saurait arriver à une substance qui ne lui
naisse de son propre fond, mais conformément à ce qui arrive à une
autre, quoique l'une agisse librement et lautre sans choix. Et
cet accord est une des plus belles preuves qu'on puisse donner
CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D ARNAULD ^ 559
de la nécessité d'une substance souveraine cause de toutes choses.
Je souhaiterais de me pouvoir expliquer si nettement et décisive-
ment touchant l'autre question qui regarde les formes substantielles.
La première difficulté que vous indiquez, Monsieur, est que notre
Ame et notre corps sont deux substances réellement distinctes ; dont
il semble que l'un n'est pas la forme substantielle de l'autre. Je ré-
ponds qu'à mon avis notre corps en lui-même, l'áme mise à part, ou
le cadaver ne peut étre appelé une substance que par abus, comme
une machine ou comme un tas de pierres, qui ne sont que des êtres
par agrégation ; car l'arrangement régulier ou irrégulier ne fait rien
à l'unité substantielle. D'ailleurs, le dernier concile de Latran déclare
que l'âme est véritablement la forme substantielle de notre corps.
Quant à la seconde difficulté, j'accorde que la forme substantielle
du corps est indivisible. et il me semble que c'est aussi le sentiment
de saint Thomas; et j aceorde encore que toute forme substantielle
ou bien toute substance est indestructible et méme ingénérable, ce
qui était aussi le sentiment d'Albert le Grand, et parmi les anciens
celui de l'auteur du livre De dieta qu'on attribue à Hippocrate.
Elles ne sauraient donc naître que par une création. Et j'ai beau-
coup de penehant à croire que toutes les générations des animaux
dépourvus de raison, qui ne méritent pas une nouvelle création,
ne sont que des transformations d'un autre animal déjà vivant, mais
quelquefois imperceptible ; à l'exemple des changements qui arri-
vent à un ver à soie et autres semblables, la nature ayant accoutumé
de découvrir ses secrets dans quelques exemples, qu'elle eache en
d'autres rencontres. Ainsi les âmes brutes auraient toutes été créées
dès le commencement du monde, suivant cette fécondité des se-
mences mentionnées dans la. Genèse; mais l'âme raisonnable n'est
créée que dans le temps de la formation de son corps, étant entié-
rement différente des autres àmes que nous connaissons, parce
qu'elle est capable de réflexion, et imite en petit là nature divine.
Troisiemement je erois qu'un carreau de marbre n'est peut-être
que comme un tas de pierres, et ainsi ne saurait passer pour une
seule substance, mais pour un assemblage de plusieurs. Car suppo-
sons qu'il y ait deux pierres, par exemple le diamant du Grand-Duc
et celui du Grand-Mogol : on pourra mettre un mème nom collectif
en ligne de compte pour tous deux, et on pourra dire que c'est une
paire de diamants, quoiqu'ils se trouvent bien éloignés l’un de
l'autre; mais on ne dira pas que ces deux diamants composent une
560 . CORRESPONDANCE DE LEIDNIZ ET D'ARNAULD
substance. Or le plus et le moins ne fait rien ici. Qu'on les approche
donc davantage l'un de l'autre, et qu'on les fasse toucher méme, ils
n'eu seront pas plus substantiellement unis ; et quand aprés l'attou-
chement on y joindrait quelque autre corps propre à empécher leur
séparation, par exemple si on les enchássait dans un seul anneau,
tout cela n'en fera que ce qu'on appelle umun per accidens. Car
c'est comme par accident qu'ils sont obligés à un méme mouvement.
Je tiens donc qu'un carreau de marbre n'est pas une seule subs-
tance accomplie, non plus que le serait l'eau d'un étang avec tous
les poissons y compris. quand même toute l'eau avec tous ces pois-
Sons se trouverait glacée; ou bien un troupeau de moutons, quand
méme ces moutons seraient tellement liés qu'il$ ne pussent marcher
que d'un pas égal et que l'un ne püt être touché sans que tous les
autres criassent. Il y a autant de différence entre une substance et
entre un tel être qu'il y en 3 entre un homme et une communauté,
comme peuple, armée, société ou collége, qui sont des étres mo-
raux, où il y a quelque chose d'imaginaire et de dépendant de la
fiction de notre esprit. L'unité substantielle demande un étre accom-
pli indivisible, et naturellement indestructible, puisque sa notion
enveloppe tout ec qui lui doit arriver, ce qu'on ne saurait trouver
ni dans la figure ui dans le mouvement, qui enveloppent méme
toutes deux quelque chose d'imaginaire, comme je pourrais démon-
trer, mais bien dans une âme ou forme substantielle à l'exemple de
ce qu'on appelle moi. Ce sont là les seuls êtres accomplis véritables.
comme les Anciens avaient reconnu, et surtout Platon, qui a fort
clairement montré que la seule matière ne suffit pas pour former
une substance. Or le moi susdit, ou ce qui lui répond dans chaque
substance iudividuelle, ne saurait être fait ni défait par l'appropin-
quation ou éloignement des parties, qui est une chose purement
extérieure à ee qui fait la substance. Je ne saurais dire précisément
s'il y a d'autres substances corporelles véritables que celles qui sont
animées, mais au moins les àmes servent à nous donner quelque
connaissance des autres par analogie.
Tout cela peut contribuer à éclaircir la quatrième difficulté, car,
sans me mettre en peine de ce que les scholastiques ont appelé
formam corporeitatis, je donne des formes substantielles à toutes
les substances corporelles plus que machinalement unies. Mais cin-
quiemement, si on me demande en particulier ce que je dis du
soleil, du globe de la terre, de la lune, des arbres et de semblables
CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D ARNAULD 561
corps, et méme des bêtes, je ne saurais assurer absolument s'ils
sont animés, ou au moins s'ils sont des substances, ou bien s'ils sont
simplement des machines ou agrégés de plusieurs substances. Mais
au moins je puis dire que, s'il n'y a aucunes substances corporelles,
telles que je veux, il s'ensuit que les corps ne seront que des phé-
noménes véritables, comme l'arc-en-ciel ; car le continu n'est pas
seulement divisible à l'infini, mais toute partie de la matiére est
actuellement divisée en d'autres parties aussi différentes entre elles
que les deux diamants susdits ; et cela allant toujours ainsi, on ne
viendra jamais à quelque chose dont on puisse dire : voilà réelle-
ment un étre, que lorsqu'on trouve des machines animées dont
l'âme ou forme substantielle fait l'unité substantielle indépendante
de l'union extérieure de l'attouchement. Et s'il n'y en a point, il
s'ensuit que hormis l'homme il n'y aurait rien de substantiel dans le
monde visible.
Sixièmement, comme la notion de la substance individuelle en
général, que j'ai donnée, est aussi claire que celle de la vérité, eelle
de la substance corporelle le sera aussi; et par conséquent celle de
la forme substantielle. Mais quand elle ne le sevait pas, nous
sommes obligés d'admettre bien des choses dont la connaissance
n'est pas assez claire et distincte. Je tiens que celle de l'étendue
l'est encore bien moins, témoin les étranges difficultés de la com-
position du continu; et on peut méme dire qu'il n'y a point de
figure arrêtée et précise dans les corps, à cause de la subdivision
actuelle des parties. De sorte que les corps scraient sans doute
quelque chose d'imaginaire et d'apparent seulement, s'il n'y avait
que de la matière et ses modifications. Cependant il est inutile de
(aire mention de l'unité, notion ou forme substantielle des corps,
quand il s'agit d'expliquer les phénomènes particuliers de la nature,
comme il est inutile aux géometres d'examiner les difficultés de
compositione continui, quand ils travaillent à résoudre quelque
probléme. Ces choses ne laissent pas d'être importantes et considé-
rables en leur lieu. Tous les phénomènes des corps peuvent être
“expliqués machinalement ou par la philosophie corpusculaire, sui-
vant certains principes de mécanique posés sans qu'on se mette en
peine s'il y a des âmes ou non; mais dans la dernière analyse des
principes de la physique et de la mécanique méme il se trouve qu'on
ne saurait expliquer ces principes par les seules modifications de
PAuL JANET. — Leibniz. 1-36
562 CORRESPONDANCE DE LFIBNIZ ET D'ARNAULD
l'étendue, et la nature de la force demande déjà quelque autre
chose.
Enfin, en septiéme lieu, je me souviens que M. Cordemov, dans
son traité du discernement de l'âme et du corps, pour sauver
l'unité substantielle dans les corps, s'est cru obligé d'admettre des
atomes ou des corps étendus indivisibles afin de trouver quelque
chose de fixe pour faire un étre simple, mais vous avez bien jugé,
Monsieur, que je ne serais pas de ce sentiment. Il parait que
M. Cordemoy avait reconnu quelque chosede la vérité, mais il n'avait
pas encore vu en quoi consiste la véritable notion d'une substance,
aussi c'est là la clefdes plus importautes connaissances. L'atome qui
ne contient qu'une masse figuree d'une dureté infinie (que je ne
tiens pas conforme à la sagesse divine non plus que le vide) ne
saurait envelopper en lui tous ses états passés et futurs, et encore
moins ceux de tout l'univers.
Je viens à vos considérations sur mon objection contre le prin-
cipe cartésien touchant la quantité de mouvement, et je demeure
d'accord, Monsieur, que l'accroissement de la vélocité d'un corps
pesant vient de l'impulsion de quelque fluide invisible, et qu'il en
est comme d'un vaisseau que le vent fait aller premièrement très
peu, puis davantage. Mais ma démonstration est indépendante de
toute hypothèse. Sans me mettre en peine à présent comment le
corps a acquis la vitesse qu'il a, je la prends telle qu'elle est, et je
dis qu'un corps d'une livre qui a une vitesse de 2 degrés a deux fois
plus de force qu'un corps de deux livres qui a une vitesse d'un degré,
parce qu'il peut élever une méme pesanteur deux fois plus haut. Et je
tiens qu'en dispensantle mouvement entre les corps qui se choquent
il faut avoir égard non pas à la quantité de mouvement comme
fait M. Descartes dans ses règles, mais à la quantité de la force;
autrement on pourrait obtenir le mouvement perpétuel mécanique.
Par exemple, supposons que dans un carré LM un corps À aille par
la diagonale 14 92A, choquer en méme temps deux corps à lui
égaux B et C, en sorte que dans le moment du choc les trois centres
de ces trois sphères se trouvent dans un triangle rectangle isocèle,
le tout dans un plan horizontal ;supposons maintenant que le corps À
demeure en repos après le choc dans le lieu 2À, et donne toute sa
force aux corps B et € ; en ce cas B ira de 1B en 2D avec la vélocité
et direction 1I? 2B, et C de 1C en 2C avec la vélocité et direction 1C2C.
C'est-à-dire, si À avait mis une seconde du temps à venir uni-
CORHESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D ARNAULD 263
formément de 1A à 9A avant le choc, ce sera aussi dans une seconde
apres le choc que B viendra à 9B et C à 2C. On demande quelle
sera la longueur de 1B. 2B ou 1C 9C, qui représente la vitesse. Je
dis qu'elle doit étre égale à AL ou AM, cótés du carré LM. Car, les
corps étant supposés égaux, les forces ne sont que comme les hau-
teurs dont les corps devraient descendre pour acquérir ces vitesses,
c’est-à-dire comme les carrés des vitesses ; or les carrés 1B 2B et
1C 2C pris ensemble sont égaux au carré 1A 2A, Donc il y a autant de
force aprés qu'avant le choc, mais on voit que la quantité de mou-
vement est augmentée ; car, les corps étant égaux, elle se peut esti-
mer par leurs vitesses ; or, avant le choc. était la vitesse 1B 2B plus
la vitesse 1À 2A, mais après
le choc c'est la vitesse 1B 9D 2B
plus la vitesse 1C 2€; or
IB 2B -- 1C 2C est plus
que 1À 24, il faudrait donc
que, selon M. Descartes,
pour garder la méme quan-
tité de inouvement, le corps
D n'aillede 1B que jusqu'en
8 ou de 1C que jusqu'en x,
en sorte que 1B.6 ou 1C. x
soient chacune égale à la |
moitié de 14 24. Mais de AT: 77777777 M
cette maniére autant que les
deux carrés de 1B.5 et de 1C.x ensemble sont moindres que le carré
4A 24, autant y aura-t-il de force perdue. Et en échange je montre-
rai que d'une autre manière on pourra gagner de la force par le choc.
Car puisque, selon M. Descartes, le corps À avec la vitesse et direction
14 2A donne ex hypothesi aux corps reposants B et C les vitesses
et directions 1D.5 et 1C.x pour reposer lui-même à leur place, il
faut réciproquement que ces corps retournants ou allants sur le
corps À qui repose en 2À avec les vitesses et directions 5 1h et z 1C
se reposant aprés le choc, le fassent aller avec la vitesse et direc-
tion 2A 1A. Mais par là le mouvement perpétuel pourrait arriver
infailliblement, ear supposé que le corps B d'une livre ayant la
vitesse 8 11 puisse monter à la hauteur d'un pied, et C de méme,
il y avait avant le choc une force capable d'élever deux livres à un
pied, ou une livre à deux pieds. Mais après le choc de 1B et 1C sur
564 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD
9A le corps À d'une livre ayant une double vitesse (savoir la vitesse
2A {A double de la vitesse $ 4B ou x 1C) pourra enlever une livre à
4 pieds, car les hauteurs où les corps peuvent monter en vertu de
leurs vitesses sont comme les carrés desdites vitesses Or, si on peut
ainsi gagner le double de la force, le mouvement perpétuel est tout
trouvé, ou plutôt il est impossible que la force se puisse gagner ou
perdre de rien, et ces règles sont mal concertées, dont on peut tirer
telles conséquences.
J'ai trouvé dans les lettres de M. Descartes ce que vous m'aviez
indiqué, savoir, qu'il y dit d'avoir tàáché exprès de retrancher la
considération de la vélocité en considérant les raisons de forecs
mouvantes vulgaires et d'avoir eu seulement égard à la hauteur. S'il
s'était souvenu de cela, lorsqu'il écrivait ses principes de physique,
peut-étre qu'il aurait évité les erreurs oü il est tombé à l'égard des
lois de la nature. Mais il lui est arrivé d'avoir retranché la considé-
ration de la vélocité là où il la pouvait retenir, et de l'avoir retenue
dans le cas où elle faisait naitre des erreurs. Car, à l'égard des puis-
sances que j'appelle mortes (comme lorsqu'uu corps fait son pre-
inier effort pour descendre sans avoir encore aequis aucune impé-
tuosité par la continuation du mouvement), idem, lórsque deux
corps sont comme en balance (car alors les premiers efforts que l'un
fait sur l'autre sont toujours morts), il se rencontre que les véloci-
tés sont comme les espaces, mais quand on considére la force abso-
lue des corps qui ont quelque impétuosité (ce qu'il est nécessaire de
faire pour etablir les lois du mouvement), l'estimation doit étre faite
par la cause ou l'effet, c’est-à-dire par la hauteur où il peut mon-
ter en vertu de cette vitesse ou par la hauteur d'où il devrait des-
cendre pour acquérir cette vitesse. Et si on y voulait employer la
vélocité, on perdrait ou gagnerait beaucoup de force sans aucune
raison. Au lieu de la hauteur on se pourrait servir de la supposition
d'un ressort ou de quelque autre cause ou autre effet, ce qui revien-
dra toujours à la méme chose, c'est-à-dire aux carrés des vitesses.
J'ai trouvé dans les nouvelles de la république des lettres du mois
de septembre de cette année qu'un nommé M. l'abbé D. C., de Pa-
ris, que je ne connais pas, a répondu à mon objection. Le mal est
qu'il semble n'avoir pas assez médité sur la difficulté. En faisant
grand bruit pour me contredire, il w’accorde plus que je ne veux,
etillimite le principe cartésien au seul cas des puissances iso-
ones, comme il les appelle, comme dans les cinq machines vul-
CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D ARNAULD 565
gaires, ce qui est entièrement contre l'intention de M. Descartes;
outre cela, il croit que la raison, pourquoi dans le cas que j'avais
proposé Fun des deux corps est aussi fort que l'autre quoiqu'il ait
une moindre quantité de mouvement, vient de ce que ce corps
est descendu en plus de temps puisqu'il est venu d'une plus grande
hauteur. Si cela faisait quelque chose, le principe des cartésiens
qu'il veut défendre serait assez ruiné par ecla méme ; mais cette
raison n'est pas valable, car ces deux corps peuvent descendre de
ces différentes hauteurs en méme temps. selon les inclinations qu'on
donne aux plans dans lesquels ils doivent descendre, et cependant .
l'objection ne laissera pas de subsister en son entier. Je souhaite-
rais donc que mon objection füt examinée par un cartésien qui soit
géomètre et versé dans ces matières.
Enfin, Monsieur, comme je vous honore infiniment, et prends
beaucoup de part à ce qui vous touche, je serai ravi d'apprendre
quelquefois l'état de votre santé et les ouvrages que vous avez en
mains, dont je fais gloire de connaitre le prix. Je suis avec un zele
passionné, etc.
Leibniz au Landgrave.
Tiré de ma lettre Novembre 1680.
Je prends la liberté, Monseigneur, de supplierencore votre V. A. S.
qu'il Jui plaise d'ordonner qu'on fasse tenir à M. Arnaud les ci-jointes;
et comme il y est traité de matières éloignées des sens extérieurs et
dépendantes de l'intellection pure, qui ne sont pas agréables et le
plus souvent sont méprisées par les personnes les plus vives et les
plus excellentes dans les affaires du monde ; je dirai ici quelque
chose en faveur de ces méditations, non pas que je sois assez ridi-
cule pour souhaiter que V. A. S. s'y amuse (ce qui serait aussi peu
raisonnable que de vouloir qu'un général d'armée s'applique à l'al-
geébre, quoique cette science soit trés utile à tout ce qui a connexion
avec les mathématiques): mais afin que V. A. S. puisse mieux juger
du but et de l'usage de telles pensées, qui pourraient paraitre peu
dignes d'occuper, tant. soit peu, un homme à qui tous les moments
doivent être précieux. En effet, de la manière que ces choses sont
traitées communément par les scolastiques, ce ne sont que disputes,
que distinctions, que jeux de paroles; mais il y a des veines d'or
dans ces rochers stériles. Je mets en fait que la pensée est la fonc-
566 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D ARNAULD
tion principale et perpétuelle de notre âme. Nous penserons toujours,
mais nous ne vivrons pas toujours ici. C'est pourquoi ce qui nous
rend plus capables de penser aux plus parfaits objets et d'une ma-
nière plus parfaite, c'est ce qui nous perfectionne naturellement.
Cependant l'état présent de notre vie nous oblige à quantité de pen-
sées confuses qui ne nous rendent pas plus parfaits. Telle est la
counaissance des coutumes, des généalogies, des langues, et méme
toute connaissance historique des faits tant civils que naturels, qui
nous est utile pour éviter les dangers et pour manier les corps et les
hommes qui nous environnent, mais qui n'éclaire pas l'esprit. La
connaissance des routes est utile à un voyageur pendant qu'il voyage ;
mais ce qui a plus de rapport aux fonctions oü il sera destiné in
patria lui est plus important. Or nous sommes destinés à vivre un
jour une vie spirituelle, oü les substances séparées de la matiére
nous occuperont bien plus que les corps. Mais pour mieux distin-
guer entre ce qui éclaire l'esprit, de ce qui le conduit seulement en
aveugle, voici des exemples tirés des arts: si quelque ouvrier sait
par expérience ou par tradition que, le diamètre étant de 7 pieds,
la circonférence du cercle est un peu moins que de 22 pieds ; ou si
un canonnier sait par oui-dire ou pour l'avoir mesuré souvent, que
les corps sont jetés le plus loin par un angle de 45 degrés, c'est le
savoir confusément et en artisan, qui s'en servira fort bien pour ga-
gner sa vie et pour rendre service aux autres; mais les connaissances
qui éclairent notre esprit, ce sont celles qui sont distinctes, c'est-à-
dire qui soutiennentles causes ou raisons, comme lorsque Archimede
a donné la démonstration de la première règle et Galilée de la se-
conde; et en un mot, c'est la seule connaissance des raisons en elles-
mêmes ou des vérités nécessaires et éternelles, surtout de celles qui
sont le plus compréhensives et qui ont le plus de rapport au souve-
rain être qui nous peuvent perfectionner, Cette connaissance seule
est bonne par elle-méme ; tout le reste est mercenaire, et ne doit étre
appris que par nécessité, à... (4) des besoins de cette vie et pour
étre d'autant mieux en état de vaquer par aprés à la. perfection de
l'esprit. quand on a mis ordre à sa subsistance. Cependant le. déré-
glement des hommes et ce qu'on appelle le soin de pane lucrando,
et aussi la vanité fait qu'on oublie le seigneur pour le valet et la fin
pour les movens. Cest justement selon le. poéte : propter. vitam
(1) Mot illisible, Gehrardt donne : à cause.
CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D ARNAULD 561
vivendi perdere causas. À peu prés comme un avare préfère l'or à
sa santé, au lieu que l'or n'est que pour servir aux commodités de
la vie. Or, puisque ce qui perfectionne notre esprit (la lumière de la
gráce mise à part) est la connaissance démonstrative des plus grandes
vérités par leurs causes ou raisons, il faut avouer que la métaphy-
sique ou la théologie naturelle, qui traite des substances immaté-
rielles, et particulièrement de Dieu et de l'âme, est la plus impor-
tante de toutes. Et on n'y saurait assez avancer sans connaitre la
véritable notion de la substance, que j'ai expliquée d'une telle ma-
niére dans ma précédente lettre à M. Arnaud, que lui-même, qui est
si exact, et qui en avait été choqué au commencement, s'y est rendu.
Enfin, ces méditations nous fournissent des conséquences surpre-
nantes, mais d'une merveilleuse utilité pour se délivrer des plus
grands scrupules touchant le concours de Dieu avec les créatures,
sa prescience et préordination, l'union de l'àme et du corps, l'origine
du mal, et autres choses de cette nature. Je ne disrien ici des grands
usages que ces principes ont dans les sciences humaines ; mais au
moins je puis dire que rien n'éléve davantage notre esprit à la con-
naissance et à l'amour de Dieu, autant que la nature nous y aide.
J'avoue que tout cela ne sert de rien sans la gráce, et que Dieu donne
la grâce à des gens qui n'ont jamais songé à ces méditations ; mais
Dieu veut aussi que nous n'omettions rien du nôtre, et que nous em-
ployions selon les occasions, chacun selon sa vocation, les perfections
qu'il a données à la nature humaine ; et comme il ne nous a faits que
pour le connaitre et pour l'aimer, on n'y saurait assez travailler, ni
faire un meilleur usage de notre temps et de nos forces, si ce n'est
que nous soyons occupés ailleurs pour le public et pour le salut des
autres.
A. Arnauld à Leibniz.
Ce 4 mars 1087.
Il y a longtemps, Monsieur, que j'ai recu votre lettre, mais j'ai eu
tant d'occupations depuis ce temps-là, que je n'ai pu y répondre plus
tót.
Je ne comprends pas bien, Monsieur, ce que vous entendez par
cette « expression plus distincte que notre áme porte de ce qui ar-
rive mainteuant à l'égard de son corps, » et comment cela puisse
faire que, quand on me pique le doigt, mon âme connaisse cette
568 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD
piqüre avant qu'elle en ait le sentiment de la douleur. Cette méme
expression plus distincte, ctc., lui devait donc faire connaitre une
infinité d'autres choses qui se passent dans mon corps, qu'elle ne
connait pas néanmoins, comme tout ce qui se fait dans la digestion
et la nutrition.
Quant à ce que vous dites : que quoique mon bras se léve lorsque
je le veux lever, ce n'est pas que mon àme cause ce mouvement
dans mon bras ; mais c'est que, « quand je le veux lever, c'est juste-
ment dans le moment que tout est disposé dans le corps pour cet
effet; de sorte que le corps se meut en vertu de ses propres lois,
quoiqu'il arrive par l'accord admirable, immanquable des choses
entre elles, que ces lois y conspirent justement dans le moment que
la volonté s'y porte, Dieu y ayant eu égard par avance, lorsqu'il a
pris sa résolution sur cette suite de toutes les choses de l'univers ».
11 me semble que c'est dire la méme chose en d'autres termes, que
disent eeux qui prétendent, que ma volonté est occasionnelle du
mouvement de mon bras, et que Dieu en est la cause réelle. Car ils
ne prétendent pas que Dieu fasse cela dans le temps par une nou-
velle volonté, qu'il ait chaque fois que je veux lever le bras : mais
par cet acte unique de la volonté éternelle, par laquelle il a voulu
faire tout ce qu'il a prévu qu'il serait nécessaire qu'il fit, afin que
l'univers füt tel qu'il a jugé qu'il devait étre. Or, n'est-ce pas à quoi
revient ce que vous dites, que la cause du mouvement de mon bras,
lorsque je le veux lever, est « l'accord admirable mais immanquable
des choses entre elles, qui vient de ce que Dieu y a eu égard par
avance lorsqu'il a pris sa résolution sur cette suite de toutes les
choses de l'univers >. Car cet égard de Dieu n'a pu faire qu'une
chose soit arrivée sans une cause réelle : il faut donc trouver la
cause réelle de ce mouvement de mon bras. Vous ne voulez pas que
ce soit ma volonté. Je ne crois pas aussi que vous croyiez qu'un
corps puisse se mouvoir soi-même ou un autre corps comme cause
réelle et efficiente. Reste donc que ce soit cet égard de Dieu, qui
soit la cause réelleet efficiente du mouvement de mon bras. Or vous
appelez vous-même cet égard de Dieu sa résolution, ct résolution
et volonté sont la méme chose : donc selon vous toutes les fois que
je veux lever le bras, c'est la volonté de Dieu qui est la cause réelle
et efficiente de ce mouvement.
Pour la deuxième difficulté je connais présentement votre opinion
tout autrement que je ne faisais. Car je supposais que vous raison-
CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D ARNAULD 569
niez ainsi : les corps doivent être de vraies substances. Or ils ne
peuvent être de vraies substances qu'ils n'aient une vraie unité, ni
avoir une vraie unité qu'ils n'aient une forme substantielle : donc
l'essence du corps ne peut pas être l'étendue, mais tout corps,
outre l'étendue, doit avoir une forme substantielle. À quoi j'avais
opposé qu'une forme substantielle divisible, comme elles le sont
presque toutes au jugement des partisans des formes substan-
tielles, ne saurait donner à un corps l'unité qu'il n'aurait pas sans
cette forme substantielle.
Vous en demeurez d'accord, mais vous prétendez que toute forme
substantielle ést indivisible, indestructible et ingénérable, ne pou-
vant étre produite que par une vraie création.
D'où il s'ensuit : 1? que tout corps qui peut être divisé, chaque
partie demeurant de méme nature que le tout, comme les métaux,
les pierres, le bois, l'air, l'eau, et les autres corps liquides, n'ont
point de forme substantielle.
2" Que les plantes n'en ont point aussi, puisque la partie d'un
arbre, ou étant mise en terre, ou greffée sur un autre, demeure
arbre de méme espéce quil était auparavant.
3^ Qu'il n'y aura donc que les animaux qui auront des formes .
substantielles. Il n’y aura done selon vous que les animaux qui
seront de vraies substances. |
4 Et encore vous n'en êtes pas si assuré que vous ne disiez, que
si les brutes n'ont point d'âme ou de forme substantielle, il s'en-
suit que, hormis l'homme, il n'aurait rien de substantiel dans le
monde visible, parce que vous prétendez que l'unité substantielle
demande un étre accompli indivisible, et naturellement indestruc-
tible, ce qu'on ne saurait trouver que dans une âme ou forme subs-
tantielle à l'exemple de ce qu'on appelle moi.
Tout cela aboutit à dire que tous les corps dont les parties ne sont
que machinalement unies ne sont point des substances. mais seulc-
ment des machines ou agréges de plusieurs substances.
Je commencerai par ce dernier, et je vous dirai franchement qu'il
n'y a en cela qu'une dispute de mots. Car saint Augustin ne fait pas
de difficulté de reconnaitre que les corps n'ont point de vraie unité,
parce que l'unité doit étre indivisible, et que nul corps n’est indi-
visible, qu'il n'y a donc de vraie unité que dans les esprits. non
plus que de vrai moi. Mais que concluez-vous de là? « Qu'il nva
rien de substantiel dans les corps, qui n'ont point d'àme ou de forine
570 CORRESPONDANCE DE LEIRBNIZ ET D'ARNAULD
substantielle. » Afin que cette conclusion füt bonne, il faudrait avoir
auparavant défini substance et substantiel en ces termes : « J'appelle
substance et substantie] ce qui a une vraie unité.» Mais comme cette
définition n'a pas encore été recue, et qu'il n'y a point de philosophe
qui n'ait autant de droit de dire : « J'appelle substance ce qui n'est
point modalité ou manière d’être, » et qui ensuite ne puisse soutenir
que c'est un paradoxe de dire qu'il n'y a rien de substantie] dans un
bloc de marbre, puisque ce bloc de marbre n'est point la maniére
d'étre d'une autre substance; et que tout ce que l'onpourrait dire est
que ce n'est pas une seule substance, mais plusieurs substances
jointes ensemble machinalement. Or c'est, ce me semble, un para-
doxe, dira ce philosophe, qu'il n'y ait rien de substantiel dans ce qui
est plusieurs substances. Il pourra ajouter qu'il comprend encore
moins ce que vous dites, « que les corps seraient sans doute quel-
que chose d'imaginable et d'apparent seulement, s'il n'y avait que
de la matière et ses modifications ». Car vous ne mettez que de la
matiére et ses modifications dans tout ce qui n'a point d'áme ou de
forme substantielle, indivisible, indestructible et ingénérable, et ce
n'est que dans les animaux «ue vous admettez de ces sortes de
formes. Vous seriez done obligé de dire que tout le reste de la
nature est quelque chose d'imaginaire et d'apparent seulement ; et à
plus forte raison, vous devriez dire la méme chose de tous les ou-
vrages des hommes.
Je ne saurais demeurer d'accord de ces dernières propositions.
Mais je ne vois aucun inconvénient de croire que dans toute la na-
ture corporelle il n'v a que des machines et des agrégés (1) des subs-
tances, parce qu'il n'y a aucune de ces parties dont on puisse dire
en parlant exactement que e'est une seule substance. Cela fait voir
seulement ce qu'il est trés bon de remarquer comme a fait saint
Augustin, que la substance qui pense ou spirituelle est en cela
beaucoup plus excellente que la substance étendue ou corporelle,
qu'il n'y a que la spirituelle qui ait une vraie unité, et un vrai moi,
ce que n'a point la eorporelle. D'oü il s'ensuit qu'on ne peut alléguer
cela pour prouver que l'étendue n'est point l'essence du corps,
parce qu'il n'aurait point de vraie unité, sil avait l'étendue pour
son essence, puisqu'il peut être de l'essence du corps de n'avoir
(1) Leibniz a mis en note ici : « S'il y a des agregés de substances, il faut
qu'il y ait aussi de véritables substances dont tous les agrègés soient faits, »
CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 571
point de vraie unité, comme vous l'avouez de tous ceux qui ne sont
point joints à une âme ou à une forme substantielle.
Mais je ne sais, Monsieur, ce qui vous porte à croire quil ya
dans les brutes de ces ámes ou formes substantielles, qui doivent
étre selon vous indivisibles, indestructibles et ingénérables. Ce n'est
pas que vous jugiez cela nécessaire pour expliquer ce qu'elles font.
Car vous dites expressément « que tous les phénoménes des corps
peuvent étre expliqués machinalement ou par la philosophie cor-
pusculaire suivant certains principes de mécanique posés, sans
qu'on se mette en peine s'il y a des âmes ou non ». Ce n'est pas
aussi par la nécessité qu'il y a que les corps des brutes aient une
vraie unité, et que ce ne soient pas seulement des machines ou des
agrégés des substances. Car toutes les plantes pouvant n'étre que
cela, quelle nécessité pourrait-il y avoir que les brutes fussent autre
chose? On ne voit pas de plus que cette opinion se puisse facile-
ment soutenir en mettant ces ámes indivisibles et indestructibles.
Car que répondre aux vers qui, étant partagés en deux, chaque
partie se meut comme auparavant ? Si le feu prenait à une des mai-
sons oü on nourrit des cent mille vers à soie, que deviendraient ces
cent mille âmes indestructibles? Subsisteraient-elles séparées de toute
matière comme nos àmes? Que devinrent de méme les âmes de ces
millions de grenouilles que Moïse fit mourir, quand il fit cesser
cette plaie, et de ce nombre innombrable de cailles que tuèrent les
Israélites dans le désert, et de tous les animaux qui périrent par le
déluge? Il y a encore d'autres embarras sur la manière dont ces
âmes se trouvent dans chaque brute à mesure qu'elles sont con-
cues. Est-ce qu'elles étaient in seminibus? Y étaient-elles indivi-
sibles et indestructibles ? Quid ergo fit, cum irrita cadunt sine ullis
conceptibus semina ? Quid cum bruta mascula ad foeminas non
accedunt toto vitee suae tempore? ll suffit d'avoir fait entrevoir ces
difficultés.
I] ne reste plus qu'à parler de l'unité que donne l'âme raison-
nable. On demeure d'accord qu'elle à une vraie et parfaite unité et
un vrai moi, et qu'elle communique en quelque sorte cette unité
et ce moi à ee tout composé de l'àne et du corps qui s'appelle
l'homme. Car, quoique ce tout ne soit pas indestructible, puisqu'il
périt quand l'àme est séparée du corps ; il est indivisible en ce sens
qu on ne saurait concevoir la moitié d'un homme. Mais en considé-
rant le corps séparément, comme notre âme ne lui communique
912 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD
pas son indestructibilité, on ne voit pas aussi qu'à proprement
parler elle lui communique ni sa vraie unité, ni son indivisibilité.
Car, pour être uni à notre âme, il n'en est pas moins vrai que ses
parties ne sont unies entre elles que machinalement, et qu'ains
ce n'est pas une seule substance corporelle, mais un agrégé de plu-
sieurs substanees corporelles. Il n'en est pas moins vrai qu'il est
aussi divisible que tous les autres corps de la nature. Or, la divi
sibilité est contraire à la vraie unite. Il n'a donc point de vraie
unité. Mais il en a, dites-vous, par notre âme. C'est-à-dire qu'il ap-
partient à une áme qui est vraiment une, ce qui n'est point une
unité intrinsèque au corps, mais semblable à celle de diverses pro-
vinces qui, n'étant gouvernées que par un seul roi, ne font qu'un
royaume.
Cependant, quoiqu'il soit vrai qu'il n'y ait de vraie unité que dans
les natures intelligentes dont chacune peut dire moi, il v a néan-
moins divers degrés dans cette unité impropre qui convient au
corps. Car, quoiqu'il n'y ait point de corps prisà part qui ne soit
plusieurs substances, il y a néanmoins raison d'attribuer plus d'unité
à ceux dont les parties conspirent à un méme dessein, comme est
une maison ou une montre, qu'à ceux dont les parties sont seule-
ment proches les unes des autres, comme un tas de pierres, un sac
de pistoles, et ce n'est proprement que de ces derniers qu'on doit ap-
peler des agrégés por accident. Presque tous les corps de la nature
que nous appelons un, comme un morceau d'or, une étoile, une
pianéte, sont du premier genre ; mais il n'y en à point en qui cela
paraisse davantage que les corps organises, c'est-à-dire les animaux
et les plantes, sans avoir besoin pour cela de leur donner des âmes.
(Et il me parait même que vous n'en donnez pas aux plantes.) Car
pourquoi un cheval ou un oranger ne pourront-ils pas être consi-
dérés chacun comme un ouvrage complet et accompli, aussi bien
qu'une église ou une montre ? Qu'importe pour être appelé un (de
cette unité qui, pour convenir au corps, a dû être différente de celle
qui convient à la nature spirituelle, de ce que leurs parties ne
sont unies entre elles que machinalement, et qu'ainsi ce sont des
machines? N'est-ce pas là. plus grande perfection qu'ils puissent
avoir d'être des machines si admirables qu'il n'y a qu'un Dieu tout-
puissant qui les puisse avoir faites ? Notre corps, considéré seul, est
done un en cette maniere, Et le rapport qu'il a [avec] une nature
intelligente qui lui est unie et qui le gouverne, lui peut encore ajou-
CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 513
ter quelque unité, mais qui n'est point de la nature de celle qui
convient aux natures spirituelles.
Je vous assure, Monsieur, que je n'ai pas d'idées assez nettes ct
assez claires touchant les régles du mouvement, pour bien juger de
la difficulté que vous avez proposée aux cartésiens. Celui qui vous a
répondu est M. l'abbé de Catelan, qui a beaucoup d'esprit et qui est
fort bon géométre. Depuis que je suis hors de Paris, je n'ai point
entretenu de commerce avec les philosophes de ce pays-là. Mais,
puisque vous étes résolu de répondre à cet abbé, et qu'il voudra
peut-étre défendre son sentiment, il y a lieu d'espérer que ces dif-
férents écrits éclairciront tellement cette difficulté que l'on saura à
quoi s'en tenir.
Je vous suis trop obligé, Monsieur, du désir que vous témoignez
avoir de savoir comme je me porte. Fort bien, gráces à Dieu, pour
mon âge. J'ai seulement eu un assez grand rhume au commence-
ment de cet hiver. Je suis bien aise que vous pensez à faire exé-
cuter votre machine d'arithmétique. C’aurait été dommage qu'une
si belle invention se fût perdue. Mais j'aurais un grand désir, que
la pensée dont vous aviez écrit un mot au prince qui a tant d'affec-
tion pour vous ne demeuràt pas sans eflet. Car il n'y a rien à quoi
un homme sage doive travailler avec plus de soin et moins de retar-
dement qu'à ce qui regarde son salut. Je suis,
Monsieur,
Votre très humble et trés obéissant serviteur.
À. ARNAULD.
Leibniz à Arnauld.
JU avril 1687.
Monsieur,
Vos lettres étant à mon égard des bienfaits considérables et des
effets de votre pure libéralité, je n'ai aucun droit de les demander,
el par conséquent vous ne répondez jamais trop tard. Quelque
agréables et utiles qu’elles me soient, je considère ce que vous devez
au bien publie, et cela fait taire mes désirs. Vos considérations
instruisent toujours, et je prendrai la liberté de les parcourir par
ordre.
Je ne crois pas qu'il y ait de la difficulté dans ce que j'ai dit que
« l'âme exprime plus distinctement (ceteris paribus) ce qui appar-
tient à son corps : , puisqu'elle exprime tout l'univers d'un certain
914 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD
sens et particulièrement suivant le rapport des autres corps au sien,
car elle ne saurait exprimer également toutes choses ; autrement il
n'y aurait point de distinction entre les àmes; mais il ne s'ensuit
pas pour cela qu'elle se doive apercevoir parfaitement de ce qui se
passe dans les parties de son corps, puisqu'il y a des degrés de rap-
port entre ces parties mêmes qui ne sont pas toutes exprimées éga-
lement, non plus que les choses extérieures. L'éloignement des uns
est récompensé par la petitesse ou autre empêchement des autres.
et Thalès voit les astres, qui ne voit pas le fossé qui est devant ses
pieds.
Les nerfs et les membranes sont des parties plus sensibles pour
nous que les autres, et ce n’est peut-être que par elles que nous
nous apercevons des autres ; ce qui arrive apparemment, parce que
les mouvements des nerfs ou des liqueurs y appartenantes imitent
mieux les impressions et les confondent moins: or les expressions
plus distinctes de l'âme répondent aux impressions plus distinctes
du corps. Ce n'est pas que les nerfs agissent sur l'àme, à parler mé-
taphysiquement, mais c'est que l'un représente l'état de l'autre
spontanea relatione. ll faut encore considérer qu'il se passe trop de
choses dans notre corps, pour pouvoir être séparément aperçues
toutes, mais on en sent un certain résultat auquel on est accoutumé,
et on ne saurait discerner ce qui y entre à cause de la multitude,
comme, lorsqu'on entend de loin le bruit de la mer, on ne discerne
pas ce que fait chaque vague, quoique chaque vague fasse son effet
sur nos oreilles; mais quaud il arrive un changement insigne dans
notre corps, nous le remarquons bientôt, et mieux que les change-
ments de dehors qui ne sont pas accompagnés d'un. changement
notable de nos organes.
Je ne dis pas que l'áme connaisse la piqüre avant qu'elle ait le sen-
timent de douleur, si ce n'est comme elle connait ou exprime con-
fusément toutes choses suivant les principes déjà établis ; mais cette
expression, bien qu'obscure et confuse, que l'âme a de l'avenir par
avance, est la cause véritable de ce qui lui arrivera et de la percep-
tion plus claire qu'elle aura par après, quand l'obscurité sera déve-
loppée, l'état futur étant une suite du précédent.
J'avais dit que Dieu a créé l'univers en sorte que l'âme et le corps,
agissant chacun suivant ses lois, s'aceordent dans les phénomènes.
Vous jugez, Monsieur, que cela convient avec l'hypotliése des causes
occasionnelles. Si cela était, je n'en serais point fáché, et je suis tou-
CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 515
jours bien aise de trouver des approbateurs, mais j'entrevois votre
raison, c'est que vous supposez que je ne dirai pas qu'un corps se
puisse mouvoir soi-même ; ainsi, l'âme n'étant pas la cause réelle du
mouvement du bras, et le corps non plus, ce sera donc Dieu. Mais
je suis dans une autre opinion, je tiens que ce qu'il y a de réel dans
l'état qu'on appelle le mouvement procède aussi bien de la subs-
tance corporelle, que la pensée et la volonté procèdent de l'esprit.
Tout arrive dans chaque substance en conséquence du premier état
que Dieu lui a donné en la créant, et 4e concours extraordinaire mis
à part, son concours ordinaire ne consiste que dans la conservation
de la substance méme, conformément à son état précédent et aux
changements qu'il porte. Cependant on dit fort bien qu'un corps
pousse un autre, c'est-à-dire qu'il se trouve qu'un corps ne com-
mence jamais d'avoir une certaine tendance, que lorsqu'un autre qui
le touche en perd à proportion suivant les lois constantes que nous
observons dans les phénomènes. Et en effet, les mouvements étant
des phénomènes réels plutôt que des êtres, un mouvement comme
phénomène est dans mon esprit la suite immédiate ou effet d'un autre
phénomène et de méme dans l'esprit des autres, mais l'état d'une
substance n'est pas la suite immédiate de l'état d'une substance par-
uiculière.
Je n'ose pas assurer que les plantes n'ont point d'âme, ni vie, ni
forme substantielle; car, quoique une partie de l'arbre plantée ou
greflée puisse produire un arbre de la méme espèce, il se peut qu'il
y soit une partie séminale qui contienne déjà un nouveau végétable,
comme peut-étre il y a déjà des animaux vivants quoique trés petits
dans la semence des animaux, qui pourront étre transformés dans
un animal semblable. — Je n'ose donc pas assurer que les animaux
seuls sont vivants et doués d'une forme substantielle. Et peut-être
qu'il y a une infinité de degrés dans les formes des substances cor-
porelles.
Vous dites, Monsieur, que « ceux qui soutiennent l'hypothése des
causes occasionnelles, disant que ma volonté est la cause occasion-
nelle. et Dieu la cause réelle du mouvement de mon bras, ne pré-
tendent pas que Dieu fasse cela dans le temps par une nouvelle
volonté, qu'il ait chaque fois que je veux lever mon bras, mais par
cet acte unique de la volonté éternelle, par laquelle il à voulu faire
tout ce qu'il a prévu quil serait nécessaire qu'il fit. » A quoi je
réponds qu'on pourra dire, par la méme raison, que les miracles
316 COBRESPONDANCE DE LEIDNIZ ET D'ARNAULD
mémes ne se font pas par unc nouvelle volonté de Dieu, étant con-
formes à son dessein général, et j'ai déjà remarqué dans les précé-
dentes que chaque volonté de Dieu enferme toutes les autres, mais
avec quelque ordre de priorité. En effet, si j'entends bien le senti-
ment des auteurs des causes occasionnelles, ils introduisent un
miracle qui ne l'est pas moins pour étre continuel. Car il me semble
que la notion du miracle ne consiste pas dans la rareté. On me dira
que Dieu n'agit en cela que suivant une règle générale et par consé-
quent sans miracle, mais je n'accorde pas cette conséquence, et je
crois que Dieu peut se faire des règles générales à l'égard des mi-
racles mémes ; par exemple, si Dieu avait pris la résolution de donner
sa grâce immédiatement ou de faire une autre action de cette nature
toutes les fois qu'un certain cas arriverait, cette action ne laisserait
pas d’être un miracle, quoique ordinaire. J'avoue que les auteurs
des causes occasionnelles pourront donner une autre définition du
terme, mais il semble que suivant l'usage le miracle différe intérieu-
rement et par la substance de l'acte d'une action commune, et non
pas par un accident extérieur de la fréquente répétition; et qu'à
proprement parler Dieu fait un miracle, lorsqu'il fait une chose qui
surpasse les forces qu'il a données aux créatures et qu'il y conserve.
Par exemple, si Dieu faisait qu'un corps étant mis en mouvement
circulaire, par le moyen d'une fronde, continuát d'aller librement en
ligne circulaire, quand il serait délivré de la fronde, sans étre poussé
ou retenu par quoi que ce soit, ce serait un miracle, car, selon les
lois de la nature, il devrait continuer en ligne droite par la tangente;
et si Dieu décernait que cela devrait toujours arriver, il ferait des
miracles naturels, ce mouvement ne pouvant point étre expliqué par
quelque chose de plus simple. Ainsi de méme il faut dire que, si la
continuation du mouvement surpasse la force des corps, il faudra
dire, suivant la notion recue, que la continuation du mouvement est
un vrai miracle, au lieu que je erois que la substance corporelle a la
force de continuer ses changements suivant les lois que Dieu a
inises dans sa nature et qu'il y conserve. Et afin de me mieux faire
entendre, je crois que les actions des esprits ne changent rien du
tout dans la nature des corps, ni les corps dans celle des esprits, et
méme que Dieu n'y change rien à leur occasion, que lorsqu'il fait
un miracle ; et les choses à mon avis sont tellement concertées que
jamais esprit ne veut rien eflicacement, que lorsque le corps est
prés de le faire en vertu de ses propres lois et forces ; au lieu que
CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 971
selon les auteurs des causes occasionnelles Dieu change les lois des
corps à l'occasion de l'âme et rice versa. C'est là la différence essen-
tielle entre nos sentiments. Ainsi on ne doit pas ètre en peine, selon
moi, comment l'âme peut donner quelque mouvement ou quelque
nouvelle détermination aux esprits animaux, puisqu'en effet elle ne
leur en donne jamais d'autant quil y a nulle proportion entre un
esprit et un corps, et qu'il n’y a rien qui puisse déterminer quel
degré de vitesse uu esprit donnera à un corps, pas méme quel degré
de vitesse Dieu voudrait donner au corps à l'occasion de l'esprit
suivant une loi certaine ; la méme difficulté se trouvant à l'égard de
l'hypothése des causes occasionnelles, qu'il y a à l'égard de l'hypo-
thèse d'une influence réelle de l'âme sur le corps et vice versa, en
ce qu'on ne voit point de connexion ou fondement d'aucune règle,
Et si l'on veut dire, comme il semble que M. Descartes l'entend,
que l'âme, ou Dieu à son occasion, change seulement la direction
ou détermination du mouvement, et non la force qui est dans les
corps, ne lui paraissant pas probable que Dieu viole à tout moment
à l'occasion de... (1j les volontés des esprits, cette loi générale de la
nature, que la méme force doit subsister; je réponds quil sera
encore assez difficile d'expliquer. quelle connexion il peut y avoir
entre les pensées de l'àme et les cótés ou angles de la direction des
corps, et de plus qu'il y a encore dans la nature une autre loi géné-
rale, dont M. Descartes ne s'est point aperçu, qui n'est pas moins
considérable, savoir, que la méme détermination ou direction en
somme doit toujours subsister; car je trouve que, si on menait
quelque ligne droite que ce soit, par exemple d'orient en occident
par un point donné, et si on calculait toutes les directions de tous
les corps du monde autant qu'ils avancent ou reculent dans les
lignes paralleles à cette ligne, la différence entre les sommes des
quantités de toutes les directions orientales et de toutes les direc-
tions occidentales se trouverait toujours la méme, tant entre certains
corps particuliers, si on suppose qu'ils ont seuls commerce entre
eux maintenant, qu'à l'égard de tout l'univers, oii la différence est
toujours nulle, tout étant parfaitement balancé et les directions
orientales et occidentales étant parfaitement égales dans l'univers .
et si Dieu fait quelque chose contre cette règle, c'est un;miracle.
Il est donc infiniment plus raisonnable et plus digne de Dieu, de
i4; Illisible,
PauL JANET. — Leibniz. 1-37
918 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD
supposer qu'il a créé d'abord en telle facon la inachine du monde,
que sans violer à tout moment les deux grandes lois de la nature,
savoir celle de la force et de la direction, et plutót en les suivant
parfaitement (excepté le cas des miracles), il arrive justement que
les ressorts des eorps soient préts à jouer d'eux-mémes, comme il
faut, dans le moment que l'áme a une volonté ou pensée convenable
qu'elle aussi bien n'a eues que conformément aux précédents états
des corps, et qu'ainsi l'union de l'âme avec la machine du corps et
les parties qui y entrent, et l'action de l'un sur l'autre ne consiste
que dans cette concomitance qui marque la sagesse admirable du
créateur bien plus que toute autre livpothése; on ne saurait discon-
venir que celle-ci ne soit au moins possible, et que Dieu ne soit
assez grand artisan pour la pouvoir exécuter, aprés quoi on jugera
aisement que cette hypothese est la plus probable, étant la plus
simple et la plus intelligible, et retranche tout d'un coup toutes les
difficultés, pour ne rien dire des actions criminelles, ou il parait
plus raisonnable de ne faire concourir Dieu que par la seule con-
servation des forces créées.
Enfin, pour me servir d'une comparaison, je dirai qu'à l'égard de
cette concomitance que je soutiens, c'est comme à l'égard de plu-
sieurs différentes bandes de musiciens ou chœurs, jouant séparé-
ment leurs parties, et placés en sorte qu'ils ne se voient et méme
ne s'entendent point, qui peuvent néanmoins s'accorder parfaite-
ment en suivant seulement leurs notes, chacun les siennes, de sorte
que celui qui les écoute tous y trouve une harmonie merveilleuse
et bien plus surprenante que s'il y avait de la connexion entre eux.
Il se pourrait méme faire que quelqu'un étant du cóté de l'un de ces
deux chœurs jugeàt par l'un ce que fait l'autre, et en prit une telle
habitude (particulièrement si on supposait qu'il pût entendre le sien
sans le voir, et voir l'autre sans l'entendre), que son imagination y
suppléant, il ne pensát plus au chœur où il est, mais à l'autre, ou
ne prit le sien que pour un écho de l'autre, n'attribuant à celui où il
est que certains intermédes, dans lesquels quelques régles de sym-
phonie par lesquelles il juge de l'autre ne paraissent point; ou
bien attribuant au sien certains mouvements qu'il fait faire de son
côté suivant certains desscius qu'il croit être imités par les autres, à
cause du rapport à cela qu'il trouve dans la sorte de la mélodie, ne
sachant point que ceux qui sont de l'autre côté font encore en cela
quelque chose de répondant suivant leurs propres desseins.
CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 919
Cependant je ne désapprouve nullement qu'on dise les esprits
causes occasionnelles et méine réelles en quelque facon de quelques
mouvements des corps, car, àl'égard des résolutions divines, ce que
Dieu a prévu et préétabli à l'égard des esprits a été une occasion
qui l'a fait régler ainsi les corps d'abord, afin qu'ils conspirassent
entre eux suivant les lois et forces qu'il leur donnerait, et comme
l'état de l'un est une suite immanquable, quoique souvent contin-
gente et même libre ; de l'autre, on peut dire que Dieu fait qu'il y a
une connexion réelle en vertu de cette notion générale des subs-
lances, qui porte qu'elles s'entr'expriment parfaitement toutes, mais
cette connexion n'est pas immédiate, n'etant fondée que sur ce que
Dieu a fait en les créant. |
Si l'opinion que j'ai, que la substance demande une véritable
unité, n'était fondée que sur une définition que j'aurais forgée
contre l'usage commun, ce ne serait qu'une dispute des mots, mais
outre que les philosophes ordinaires ont pris ce terme à peu près
de la méme façon distinguendo unum per se el unum per accidens,
formamque substantialem et accidentalem, mixta imperfecta et
perfecta, naturalia et arlificialia ; je prends les choses de bien
plus haut, et laissant là des termes : je crois que là, oü il n'y a que
des êtres par agrégation, il n'y aura pas méme des êtres réels ; car
tout étre par agregation suppose des étres doués d'une véritable
unité, parce qu'il ne tient sa réalité que de celle de ceux dont il est
composé, de sorte qu'il n'en aura point du tout, si chaque étre dont
il est composé est encore un être par agrégation, ou il faut encore
chercher un autre fondement de sa réalité, qui de cette manière s’il
faut toujours continuer de chercher ne se peut trouver jamais. J'ac-
corde, Monsieur, que dans toute la nature corporelle il n'y a que
des machines /qui souvent sont animées), mais je n'accorde pas
qu'il n'y ait que des agrégés de substances, et s'il y a des agrégés
de substances, il faut bien qu'il y ait aussi des véritables substances
dont tous les agrégés résultent. [1 faut donc venir nécessairement
ou aux points de mathématique dont quelques auteurs composent
l'étendue, ou aux atomes d'Epicure et de M. Cordemoy (qui sont
des choses que vous rejetez avec moi), ou bien il faut avouer qu'on
ne trouve nulle réalité dans les corps, ou enfin il y faut reconnaitre
quelques substances qui aient une véritable unité. J'ai déjà dit dans
une autre lettre que le composé des diamants du Grand-Duc et du
Grand-Mogol se peut appeler une paire de diamants, mais ce n'est
580 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD
qu'un étre de raison, et quand on les approchera l'un de l'autre, ce
sera un étre d'imagination ou perception, c'est-à-dire un phéno-
mène; car l'attouchement, le mouvement commun, le concours à
un méme dessein ne changent rien à l'unité substantielle. Il est vrai
qu'il y a tantót plus, tantót moins de fondement de supposer comme
si plusieurs choses faisaient une seule, selon que ces choses ont
plus de connexion, mais cela ne sert qu'à abreger nos pensées et à
représenter les phénomènes.
11 semble aussi que ce qui fait l'essence d'un être par aggréga-
tion n'est qu'une maniere d'étre de ceux dont il est composé, par
exemple ce qui fait l'essence d'une armée n'est qu'une manière
d’être des hommes qui la composent. Cette manière d'être suppose
donc une substance, dont l'essence ne soit pas une manière d'être
d'une substance. Toute machine aussi suppose quelque substance
dans les pièces dont elle est faite, et il n’y a point de multitude sans
des véritables unités. Pour trancher court je tiens pour un axiome
cette proposition identique qui n'est diversifiée que par l'accent,
savoir que ce qui n'est pas véritablement un être n'est pas non plus
véritablement un être. On a toujours cru que l'un ct l'être sont des
choses réciproques. Autre chose est l'étre, autre chose est des êtres;
mais le pluriel suppose le stigulier, et là où il n'y a pas un être, il y
aura encore moins plusieurs êtres. Que peut-on dire de plus clair ?
J'ai donc eru qu'il me serait permis de distinguer les êtres d'agré-
gation des substances, puisque ces êtres n'ont leur unité que dans
notre esprit, qui se fonde sur les rapports ou modes des véritables
substances. Si un: machine est une substance, un cercle d'hoinmes
qui se prennent par les mains le sera aussi, et puis une armée, et
enfin toute une multitude de substances.
Je ne dis pas quil n'y a rieu de substantie] ou rien que d'ap-
parent dans les choses qui n'ont pas une véritable unité, car
j'accorde qu'ils ont toujours autant de réalité ou de substan-
tialité, qu'il y ade veritable unité dans ce qui entre dans leur com-
position.
Vous objectez, Monsieur, qu'il pourra être de l'essence du corps
de n'avoir pas une vraie unité, mais il sera donc de l'essence du
corps d'être un phénomène, dépourvu de toute réalité, comme
serait un songe regle, car les phénomènes mêmes comme l'arc-en-
ciel ou comme un tas de pierres seraient tout à fait imaginaires s'ils
u'etaient composes d'étres qui ont une véritable unité,
CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 981
Vous dites de ne pas voir ce qui me porte à admettre ces formes
substantielles ou plutót ces substances corporelles douces d'une vé-
ritable unité ; mais c'est parce que je ne concois nulle réalité sans
une véritable unité. Et chez moi la notion de la substance singulière
enveloppe des suites incompatibles avec un étre par agrégation;
je concois des propriétés dans la substance qui ne sauraient étre
expliquées par l'étendue, la figure et le mouvement, outre qu'il n'y
a aucune figure exacte et arrétée dans les corps, à cause de la sub-
division actuelle du continu à l'infini; et que le mouvement, en tant
qu'il n'est qu'une modification de l'étendue et changement de voi-
sinage, enveloppe quelque chose d'imaginaire en sorte qu'on ne
saurait déterminer à quel sujet il appartient parmi ceux qui chan-
gent, si on n'a recours à la force qui est cause du mouvement,
et qui est dans la substance corporelle. J'avoue qu'on n'a pas besoin
de faire mention de ces substances et qualités pour expliquer les
phénomènes particuliers, mais on n'y a pas besoin non plus d'exa-
miner le concours de Dieu, la composition du continu, le plein et
mille autres choses. On peut expliquer machinalement, je l'avoue,
les particularités de la nature, mais c'est aprés avoir reconnu ou
supposé les principes de la mécanique méme, qu'on ne saurait éta-
blir à priori que par des raisonnements de métaphysique, et méme
les difficultés de compositione continui ne se résoudront jamais,
tant qu'on considérera l'étendue comme faisant la substance des
corps, et nous nous embarrassons de nos propres chiméres.
Je crois aussi que de vouloir renfermer dans l’homme presque
seul la véritable unité ou substance, c'est étre aussi borné en méta-
physique que l'étaient en physique ceux qui enfermaient le monde .
dans une boule. Et les substances véritables étant autant d'expres-
sions de tout l'univers pris dans un certain sens, et autant de ré-
plications des œuvres divines, il est conforme à la grandeur et à la
beauté des ouvrages de Dieu, puisque ces substances ne s'entr'ein-
péchent pas, d'en faire daus cet univers autant qu'il se peut et
autant que des raisons supérieures permettent. La supposition de
l'étendue toute nue détruit toute cette merveilleuse variété ; la masse
seule (s'il était possible de la concevoir) est autant au-dessous
d'une substance qui est perceptive et représentation de tout
l'univers suivant son point de vue et suivant les impressions (ou
plutôt rapports) que son corps reçoit médiatement ou immédiate-
ment de tous les autres, qu'un cadavre est au-dessous d'un animal,
082 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD
ou plutót qu'une machine est au-dessous d'un homme. C'est méme
par là que les traits de l'avenir sont formés par avance et que les
traces du passé se conservent pour toujours dans ehaque chose et
que la cause et l'effet s'entrepriment exactement jusqu'au détail de
la moindre circonstance, quoique tout effet dépende d'une infinité de
causes, et que toute cause ait une infinité d'effets ; ce qu'il ne serait
pas possible d'obtenir, si l'essence du corps consistait dans une cer-
taine figure, mouvement ou modification d'étendue, qui füt déter-
minée. Aussi dans la nature il n'y en a point; tout est indéfini à la
rigucur à l'égard de l'étendue, et ce que nous en attribuons aux
corps ne sont que des phénomènes et des abstractions ; ce qui fait
voir combien on se trompe en ces matieres faute d'avoir fait ces ré-
flexions si nécessaires pour reconnaitre les véritables principes et
pour avoir une juste idée de l'univers. Et il me semble qu'il y a
autant de préjudice à ne pas entrer dans cette idée si raisonnable,
qu'il y en a à ne pas reconnaitre la grandeur du monde, la subdivi-
sion à l'infini et les explications machinales de la nature. On se
trompe autant de concevoir l'étendue comme une notion primitive
sans concevoir la véritable notion de la substance et de l'action,
qu'on se trompait autrefois en se contentant de considérer les formes
substantielles en gros sans entrer dans le détail des modifications
de l'étendue.
La multitude des ámes (à qui je n'attribue pas pour cela toujours
la volupté ou la douleur) ne doit pas nous faire de peine, non plus
que celle des atomes des gassendistes, qui sont aussi indestructibles
que ces âmes. Au contraire, c'est une perfection de la nature d'en
avoir beaucoup, une àme ou bien une substance animée étant infi-
niment plus parfaite qu'un atome, qui est sans aucune variété ou
subdivision, au lieu que chaque chose animée contient un monde de
diversites dans une véritable unité. Or, l'expérience favorise cette
multitude des ehoses animées. On trouve qu'il y a une quantité pro-
digieuse d'animaux dans une goutte d'eau imbue de poivre ; et on en
peut faire mourir des millions tout d'un coup, et tant les grenouilles
des Égyptiens que les cailles des Israélites dont vous parlez, Monsieur,
n y approchent point. Or, si ces animaux ont des âmes, il faudra dire
de leurs àmes ce qu'on peut dire probablement des animaux mémes,
savoir, qu'ils ont déjà été vivants dés la création du monde, et le
seront jusqu'à sa fin, et que, la génération n'étant apparemment
qu'un changement consistant dans l'accroissement, la mort ne sera
CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 583
qu’un changement de diminution, qui fait rentrer cet animal dans
l'enfoncement d'un monde et de petites créatures, où il a des per-
ceptions plus bornées, jusqu'à ce que l'ordre l'appelle peut-étre à
retourner sur le théâtre. Les Anciens se sont trompés d'introduire
les transmigrations des àmes au lieu des transformations d'un méme
animal qui garde toujours la méme âme ; ils ont mis metempsy-
choses pro metaschemaltismis. Mais les esprits ne sont pas soumis
à ces révolutions, ou bien il faut que ces révolutions des corps ser-
vent à l'économie divine par rapport aux esprits. Dieu les crée quand
il est temps et les détaehe du corps (au moins du corps grossier),
parla mort, puisqu'ils doivent toujours garder leurs qualités mo-
rales et leur réminiscence pour être citoyens perpétuels de cette
république universelle toute parfaite, dont Dieu est le monarque,
laquelle ne saurait perdre aucun de ses membres, et dont les lois
sont supérieures à celles des corps. J'avoue que le corps à part, sans
l'âme, n'a qu'une unité d'agrégation, mais la réalité qui lui reste
provient des parties qui le composent et qui retiennent leur unité
substantielle à cause des corps vivants qui y sont enveloppés sans
nombre.
Cependant, quoiqu'il se puisse qu'une áme ait un corps composé
de parties animées par des âmes à part, lime ou forme du tout
n'est pas pour cela composée des âmes ou formes des parties. Pour
ce qui est d'un insecte qu'on coupe, il n'est pas nécessaire que les
deux parties demeurent animées, quoiqu'il leur reste quelque mou-
vement. Au moins l'âme de l'insecte entier ne demeurera que d'un
seul côté, et comme dans la formation et dans l'accroissement de
l'insecte l'âme y était dés le commencement dans une certaine par-
tie déjà vivante, elle restera aussi, après la destruction de l'insecte,
dans une certaine partie encore vivante, qui sera toujours aussi
petite qu'il le faut, pour étre à couvert de l'action de celui qui dé-
chire ou dissipe le corps de cet insecte, sans qu'il soit besoin de
s'imaginer avec les Juifs un petit os d'une dureté insurmontable, oü
l'àme se sauve.
Je demeure d'accord qu'il y a des degrés de l'unité accidentelle,
qu'une société réglée a plus d'unité qu'une cohue confuse, et qu'un
corps organisé ou bien une machine a plus d'unité qu'une société,
c'est-à.dire il est plus à propos de les concevoir comme une seule
chose, parce qu'il y a plus de rapports entre les ingrédients; mais,
enfin, toutes ces unités ne recoivent leur accomplissement que des
984 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD
pensées et apparences, comme les couleurs et les autres phenomènes
qu'on ne laisse pas d'appeler réels. La tangibilité d'un tas de pierres
ou bloc de marbre ne prouve pas mieux sa réalité substantielle que
la visibilité d'un arc-en-ciel ne prouve la sienne, et comme rien n'est
si solide qu'il n'ait un degré de fluidité, peut-étre que ce bloc de
marbre n'est qu'un tas d'une infinité de corps vivants ou comme un
lac plein de poissons, quoique ces animaux ordinairement ne se dis-
tinguent à l'œil que dans les corps demi-pourris; on peut donc dire
de ces composés et choses semblables ce que Démocrite en disait
fort bien, savoir, esse opinione, lege, vouw. Et Platon est dans le méme
sentiment à l'égard de tout ce qui est purement matériel. Notre es-
prit remarque ou concoit quelques substances véritables qui ont cer-
tains modes, ces modes enveloppent des rapports à d'autres subs -
tances d’où l'esprit prend occasion de les joindre ensemble dans la
pensée et de mettre un nom en ligne de compte pour toutes ces
choses ensemble, ce qui sert à la commodité du raisonnement, mais
il ne faut pas s'en laisser tromper pour en faire autant de substances
ou étres véritablement réels ; eela n'appartient qu'à ceux qui s'arré-
tent aux apparences, ou bien à ceux qui font des réalités de toutes
les abstraetions de l'esprit, et qui concoivent le nombre, le temps,
le lieu, le mouvement, la figure, les qualités sensibles comme autant
d'êtres à part. Au lieu que je tiens qu'on ne saurait mieux rétablir
la philosophie etla réduire à quelque chose de précis, que de recon-
naitre les seules substances ou êtres accomplis, doués d'une véri-
table unité avec leurs differents états qui s'entresuivent; tout le
reste n'étant que des phénomeénes, des abstractions ou des rapports.
On ne trouvera jamais rien de réglé pour faire une substance vé-
ritable de plusieurs étres par agrégation ; par exemple, si les par-
ties qui conspirent à un méme dessein sont plus propres à com-
poser une véritable substance que celles qui se touchent, tous les
officiers de la compagnie des Indes de Hollande feront une subs-
tance réelle, bien mieux qu'un tas de pierres; mais le dessein
commun, qu'est-il autre chose qu'une ressemblance, ou bien un
ordre d'actions et passions que notre esprit remarque dans des
choses différentes ? Que si l'on veut préférer l'unité d'attouchement,
on trouvera d'autres difficultés. Les corps fermes n'ont peut-étre
leurs parties unies que par la pression des corps environnants, et
d'eux-mémes, et en leur substance, ils n'ont pas plus d'union qu'un
' monceau de sable, arena sine calce. Plusieurs anneaux entrelacés
CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D ARNAULD 585
pour faire une chaine, pourquoi composeront-ils plutót une subs-
tance véritable, que s'ils avaient des ouvertures pour se pouvoir
quitter l'un l'autre? Il se peut que pas une des parties de la chaine
ne touche l'autre et méme ne l'enferme point et que néanmoins elles
soient tellement entrelacées, qu'à moins de se prendre d'une cer-
taine manière, on ne les saurait séparer, comme dans la figure ci-
jointe ; dira-t-on, en ce cas, que la substance du
composé de ces choses est comme en suspens et dé-
q pend de l'adresse future de celui qui les voudra dé-
—— joindre? Fictions de l'esprit partout, et tant qu'on
ne discernera point ce qui est véritablement un étre
accompli, ou bien une substance, on n'aura rien à quoi on se puisse
arréter, et c'est là l'unique moyen d'établir des principes solides et
réels. Pour conclusion, rien ne se doit assurer sans fondement ; c'est
" donc à ceux qui font des êtres et des substances sans une véritable
unité de prouver qu'il y a plus de réalité que ce que nous venons de
dire, et j'attends la notion d'une substance ou d'un étre qui puisse
comprendre toutes ces choses, aprés quoi et les parties et peut-étre
encore les songes y pourront un jour prétendre, à moins qu'on
ne donne des limites bien précises à ce droit de bourgeoisie qu'on
veut accorder aux étres formés par agrégation.
Je me suis étendu sur ces matiéres, afin que vous puissiez juger
non seulement de mes sentiments, mais encore des- raisons qui
m'ont obligé de les suivre, que je soumets à votre jugement, dont je
connais l'équité et l'exactitude. J'y soumets aussi ce que vous
aurez trouvé dans les Nouvelles de la République des lettres, pour
servir de réponseà M. l'abbé Catelan, que je crois habile homme,
aprés ce que vous en dites ; mais ce qu'il a écrit contre M. Huygens
et contre moi fait voir qu'il va un peu vite. Nous verrons comment il
en usera maintenant.
Je suis ravi d'apprendre le bon état de votre santé, et en souhaite
la continuation avec tout le zèle et de toute la passion qui fait que
je suis,
Monsieur,
Votre, etc.
P. S. Je réserve, pour une autre fois, quelques autres matiéres
que vous avez touchées dans votre lettre.
5:86 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D ARNAULD
Leibniz au Landgrave.
| 30 avril 1697.
Monseigneur,
J'espère que V. A. S. aura le livre qui était demeuré en arrière si
longtemps, et que j'ai été chercher moi-même à Wolfenbutel afin de
le lui faire ravoir, puisqu'elle s’en prenait à moi.
J'avais pris la liberté d'y ajouter une lettre et quelques pièces
pour M. Arnauld. Et j'ai quelque espérance que, lorsqu'il les aura
lues, sa pénétration et sa sincérité lui feront peut-étre approuver
entièrement ce qui lui était paru étrange au commencement. Car,
puisqu'il s'est radouci aprés avoir vu mon premier éclaircissement,
il viendra peut-étre jusqu'à l'approbation aprés avoir vu le dernier
qui, à mon avis, léve nettement les difficultés qu'il témoignait lui
faire encore de la peine. Quoi qu'il en soit, je serai content s'il
juge au moins que ces sentiments, quand ils seraient méme trés
faux, n'ont rien qui soit directement contraire aux définitions de
l'Église et pas conséquent sont tolérables, méme dans un catho-
lique romain; car V. A. S. sait, mieux que je ne lui saurais dire,
qu'il y a des erreurs tolérables, et méme qu'il y a des erreurs dont
on croit que les conséquences détruisent les articles de foi, et néan-
moins on ne condamne pas ces erreurs, ni celui qui les tient, parce
qu'il n'approuve par ces conséquences ; par exemple, les Thomistes
tiennent que l'hypothése des Molinistes détruit la perfection de Dieu,
et, à l'encontre, les Molinistes s'imaginent que la prédétermination des
premiers détruit la liberté humaine. Cependant l'Église n'ayant rien
encore déterminé là-dessus, ni les uns ni les autres ne sauraient passer
pour hérétiques, ni leur opinion pour des hérésies. Je crois qu'on peut
dire la méme chose de mes propositions, et je souhaiterais, pour bien
des raisons, d'apprendre si M. Arnauld ne le reconnaît pas maintenant
lui-même. ll est fort occupé, et son temps est trop précieux pour que
je prétende qu'il le doive employer à la discussion de la matière méme
touchant la vérité ou fausseté de l'opinion. Mais il est aisé à lui de
juger de la tolérabilité, puisqu'il ne s'agit que de savoir si elles sont
contraires à quelques définitions de l'Église.
Leibniz à Arnauld.
J'ai appris avec beaucoup de joie que S. A. S. Mgr le Landgrave
Ernest vous a vu jouir de bonne santé. Je souhaite de tout mon
CORRESPONDANCE DE LEIRNIZ ET D'ARNAULD 587
cœur d'avoir encore souvent de semblables nouvelles, et que le corps
se ressente aussi peu de votre âge que l'esprit, dont les forces se font
assez connaitre. C'est de quoi je me suis bien aperçu, et j'avoue de
ne connaitre personne à présent dont je me promette un jugement
sur mes méditations, plus solide et plus pénétrant, mais aussi plus
sincére que le vótre.
Je ne voudrais plus vous donner de la peine, mais la matiére des
derniéres lettres étant une des plus importantes, aprés celles de la
religion, et y ayant méme grand rapport, j'avoue que je souhaiterais
de pouvoir encore jouir de vos lumières, et d'apprendre au moins
vos sentiments sur mes derniers éclaircissements. Car, si vous y trou-
vez de l'apparence, cela me confirmera ; mais si vous y trouvez en-
core à redire, cela me fera aller bride en main, et m'obligera d'exa-
miner un jour la matiére tout de nouveau.
Au lieu de M. de Catelan, c'est le R. P. Malebranche qui a répli-
qué depuis peu, dans les Nouvelles de la République des lettres à
l'objection que j'avais faite. I1 semble reconnaitre que quelques-unes
des lois de nature ou regles du mouvement qu'il avait avancées pour-
ront difficilement être soutenues. Mais il croit que c'est parce qu'il
les avait fondées sur la dureté infinie, qui n'est pas dans la nature ;
au lieu que je crois que, quand elle y serait, ces règles ne seraient
pas soutenables non plus. Et c'est un défaut des raisonnements de
M. Descartes et des siens de n'avoir pas considéré que tout ce qu'on
dit du mouvement, de l'inégalité et du ressort, se doit vérifier aussi,
quand on suppose ces choses infiniment petites ou infinies. En quel
cas le mouvement infiniment petit) devient repos ; l'inégalité (infini-
ment petite) devient égalité ; et le ressort (infiniment prompt) n'est
autre chose qu'une dureté extréme ; à peu prés comme tout ce que
les géomètres démontrent de l'ellipse se vérifie d'une parabole,
quand on la concoit comme une ellipse, dont l'autre foyer est infini-
ment éloigné. Et c'est une chose étrange de voir que presque toutes
les régles du mouvement de M. Descartes choquent ce principe, que
je tiens aussi infaillible en physique qu'il l'est en géométrie, parce
que l'auteur des choses agit en parfait géomètre. Si je réplique au
R. P. Malebranche, ce sera principalement pour faire connaitre le-
dit principe, qui est d'une trés grande utilité, et qui n'a guère encore
été considéré en général, que je sache.
Mais je vous arréte trop, et cette matiére n'est pas assez digne de
votre attention. Je suis, etc.
588 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D ARNAULD
Arnauld à Leibniz.
?8 août 1697.
Je dois commencer par vous faire des excuses de ce que je ré-
ponds si tard à votre lettre du 3 avril. J'ai eu depuis ce temps-là
diverses maladies et diverses occupations, et j'ai de plus un peu de
peine à m'appliquer à des choses si abstraites. C'est pourquoi je vous
prie de trouver bon que je vous dise en peu de mots ce que je pense
de ce qu'il y a de nouveau dans votre dernière lettre.
1? Je n'ai point d'idée claire de ce que vous entendez par le mot
d'exprimer, quand vous dites, que « notre àme exprime plus dis-
tinctement ceteris paribus ce qui appartient à son corps, puisqu'elle
“exprime méme tout l'univers en certain sens ». Car si par cette
expression vous entendez quelque pensée ou quelque connaissance,
je ne puis demeurer d'accord que mon âme ait plus de pensée et de
connaissance du mouvement de la lymphe dans les vaisseaux lym-
phatiques que du mouvement des satellites de Saturne. Que si ce
que vous appelez expression n'est ni pensée ni connaissance, je ne
sais ce que c'est. Et ainsi cela ne me peut de rien servir pour. ré-
soudre la difficulté que je vous avais proposée, comment mon âme
peut se donner un sentiment de douleur quand on me pique, lorsque
je dors, puisqu'il faudrait pour cela qu'elle connüt qu'on me pique, au
lieu qu'elle n'a cette connaissance que par la douleur quelle ressent.
2° Sur ce qu'on raisonne ainsi dans la philosophie des causes
occasionnelles : « Ma main se remue sitót que je le veux. Or ce n'est
pas mon âme qui est la cause réelle de ce mouvement, ce n'est pas
non plus le corps. Donc c’est Dieu ; » vous dites que c'est supposer
qu'un corps ne se peut pas mouvoir soi-1néme, ce qui n'est pas votre
pensée, et que vous tenez que ce qu'il y a de réel dans l'état qu'on
appelle mouvement procède aussi bien de la substance corporelle
que la pensée et la volonté procedent de l'esprit.
Mais c'est ce qui me parait bien difficile à comprendre, qu'un
corps qui n'a point de mouvement s'en puisse donner. Et si on admet
cela, on ruine une des preuves de Dieu, qui est la nécessité d'un
premier moteur.
De plus, quand un corps se pourrait donner du mouvement à soi-
méme, cela ne ferait pas que ma main ne püt remuer toutes les fois
que je le voudrais. Car, étant sans connaissance, comment pourrait-
elle savoir quand je voudrais qu'elle se remuát?
CORRESPONDANGE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 989
3? J'ai plus de choses à dire sur ces forines substantielles indivi-
sibles et indestructibles que vous croyez que l'on doit admettre dans
tous les animaux et peut-étre méme dans les plantes, parce qu'autre-
ment la matière (que vous supposez n'étre point composée d'atomes
ni de points mathématiques, mais étre divisible (1) à l'infini) ne serait
point unum per se, mais seulement aggregatum per accidens.
1° Je vous ai répondu qu'il est peut-être essentiel à la matière, qui
est le plus imparfait de tous les étres, de n'avoir point de vraie et
propre unité, comme l'a cru saint Augustin, et d'étre toujours plura
enlia, et non proprement unum ens ; et que cela n'est pas plus in-
compréhensible que la divisibilité de la matiére à l'infini, laquelle
vous admettez.
Vous répliquez que cela ne peut étre, parce qu'il ne peut y avoir
plura enlia, où il n'y a point unum ens.
Mais comment vous pouvez-vous servir de cette raison, que M. de
Cordemoy aurait pu croire vraie, mais qui selon vous doit étre né-
cessairement fausse, puisque, hors les corps animés qui n'en font pas
la cent mille millieme partie, il faut nécessairement que tous les
autres qui n'ont point selon vous des forines substantielles soient
plura. entia, e&t non proprement unum ens. ll n'est donc pas im-
possible qu'il v ait plura entia, où il n'y a point proprement unum
ens.
9» Je ne vois pas que vos formes substantielles puissent remédier
à cette difficulté. Car lattribut de l'ens qu'on appelle unum, pris
comme vous le prenez dans une rigueur métaphysique, doit être
essentiel et intrinsèque à ce qui s'appelle unum ens. Donc, si une
parcelle de matière n'est point unum ens, mais plura entia, je ne
concois pas qu'une forme substantielle, qui en étant réellement dis-
tinguée ne saurait que lui donner une dénomination extrinsèque,
puisse faire qu'elle cesse d’être plura entia, et qu'elle devienne
unum ens par une dénomination intrinsèque. Je comprends bien que
ce nous pourra étre une raison de l'appeler uium ens, en ne pre-
nant pas le mot d'unum dans cette rigueur métaphysique. Mais on
n'a pas besoin de ces formes substantielles, pour donner le nom d'un
à une infinité de corps inanimés. Car n'est-ce pas bien parler de dire
que le soleil est un, que la terre que nous habitons est une? etc. On
ne comprend done pas qu'il y ait aucune nécessité d'admettre ces
(1) Gebrardit : /ndivisihle : contre-sens et méme non-sens.
590 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD
formes substantielles, pour donner une vraie unité aux corps, qui
n'en auraient point sans cela.
3° Vous n'admettez ces formes substantielles que dans les corps
animés. Or il n'y a point de corps animé qui ne soit organisé, ni de
corps organisé qui ne soit plura entia. Donc, bien loin que vos
formes substantielles fassent que les corps auxquels ils sont joints
ne soient pas plura entia, qu'il faut qu'ils soient p/ura entia afin
qu'ils y soient joints.
A? Je n'ai aucune idée claire de ces formes substantielles ou âmes
des brutes. l1 faut que vous les regardiez comme des substances,
puisque vous les appelez substantielles, et que vous dites qu'il n’y a
que les substances qui soient des étres véritablement réels, entre
lesquels vous mettez principalement ces formes substantielles. Or je -
ne connais que deux sortes de substances, les corps et les esprits ; et
c'est à ceux qui prétendraient qu'il y en a d'autres à nous le mon-
trer, selon la maxime par laquelle vous concluez votre lettre, « qu'on
ne doit rien assurer sans fondement ». Supposant donc que ces
formes substantielles sont des corps«ou des esprits, si ce sont des
corps, elles doivent étre étendues, et par conséquent divisibles, et
divisibles à l'infini ; d'où il s'ensuit qu'elles ne sont point unum ens,
mais plura entia, aussi bien que les corps qu'elles animent, et
qu'ainsi elles n'auront garde de leur pouvoir donner une vraie unité.
Que si ce sont des esprits, leur essence sera de penser ; car c'est ce
que je concois par le mot d'esprit. Or j'ai peine à comprendre qu'une
huitre pense, qu'un ver pense. Et de plus, comme vous témoignez
dans cette lettre que vous n'étes pas assuré que les plantes n'ont
point d'áme, ni vie, ni forme substantielle, il faudrait aussi que vous
ne fussiez pas assuré si les plantes ne pensent point, puisque leur
forme substantielle, si elles en avaient, n'étant point un corps parce
qu'elle ne serait point étendue, devrait étre un esprit, c'est-à-dire
une substance qui pense. |
o* L'indestructibilité de ces formes substantielles ou ámes des
brutes me parait encore plus insoutenable. Je vous avais demandé
ce que devenaient ces àmes des brutes lorsqu'elles meurent ou
qu'on les tue; lors par exemple que l'on brüle des chenilles, ce que
devenaient leurs âmes. Vous me répondez que « elle demeure dans
une petite partie encore vivante du corps de chaque chenille, qui
sera toujours autant petite qu'il le faut pour étre à couvert de l'ac-
tion du feu qui déchire ou qui dissipe les corps de ces chenilles ».
CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D ARNAULD 591
Et c'est ce qui vous fait dire que « les Anciens se sont trompés
d'avoir introduit les transmigrations des ámes au lieu des transfor-
mations d'un méme animal qui garde toujours la même áme ». On
ne pouvait rien s'imaginer de plus subtil pour résoudre cette diff-
culté. Mais prenez garde, Monsieur, à ce que je m'en vais vous dire.
Quand un papillon de ver à soie jette ses œufs, chacun de ces œufs
selon vous a une âme de ver à soie, d’où il arrive que cinq ou six
mois apres il en sort de petits vers à soie. Or, si on avait brülé cent
vers à soie, il y aurait aussi selon vous cent ámes de vers à soie,
dans autant de petites parcelles de ces cendres ; mais d'une part je
ne sais pas à qui vous pourrez persuader que chaque ver à soie
aprés avoir été brülé, est demeuré le méme animal qui a gardé la
méme áme jointe à une petite parcelle de cendre qui était aupara-
vant une petite partie de son corps ; et de l'autre, si cela était, pour-
quoi ne naitrait-il point de vers à soie de ces parcelles de cendre,
comme il en naît des œufs.
6° Mais cette difficulté parait plus grande dans les animaux que
l'on sait plus certainement ne naitre jamais que de l'alliance des
deux sexes. Je demande, par exemple, ce qu'est devenue l'âme du
bélier qu'Abraham immola au lieu d'[saac et qu'il brüla ensuite. Vous
ne direz pas qu'elle est passée dans le foetus d'un autrebélier. Car ce
serait la métempsycose des Anciens que vous condamnez. Mais vous
me répondrez qu'elle est demeuree dans une parcelle du corps de
bélier réduit en cendres, et qu'ainsi ce n'a été que la transforma-
tion du méme animal qui a toujours été la méme âme. Cela se pour-
rait dire avec quelque vraisemblance dans votre hypothèse des
formes substantielles d'une chenille qui devient papillon, parce que
le papillon est un corps organisé, aussi bien que la chenille, et
qu'ainsi c'est un animal qui peut étre pris pour le méme que la che-
nille, parce qu'il, conserve beaucoup de parties de la chenille sans
aucun changement, et que les autres n'ont changé que de figure.
Mais cette partie du bélier réduit en cendre dans laquelle l'âme du
bélier se serait retirée, n'étant point organisée, ne peut être prise
pour un animal, et ainsi l'âme du bélier y étant jointe ne compose
point un animal, et encore moins un bélier comme devrait faire
l'âme d'un bélier. Que fera donc l'âme de ce bélier dans cette
cendre ? Car elle ne peut s'en séparer pour ailleurs : ce serait une
transmigration d'âme que vous condamnez. Et il en est de méme
d'une infinité d'autres âmes qui ne composeraient point d'animaux
592 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD
étant jointes à des parties de matière non organisées, et qu'on ne
voit pas, qui puissent l'étre selon les lois établies dans la nature. Ce
serait donc une infinité de choses monstrueuses que cette infinite
d'âmes jointes à des corps qui ne seraient point animés.
ll n'y a pas longtemps que j'ai vu ce que M. l'abbé Catelan a ré-
pondu à votre réplique, dans les Nouvelles dela République des
lettres du mois de juin. Ce qu'il y dit me parait bien clair. Mais il
n'a peut-être pas bien pris votre pensée. Et ainsi j'attends la réponse
que vous lui ferez. Je suis,
Monsieur,
Votre trés humble et trés obéissant serviteur. A. A.
A. Arnauld au. Landgrave.
Ce 31 aoüt 1687.
Voilà, Monseigneur, la réponse à la dernière de M. Leibniz qui
m'a été envoyée par V. A. S. dés le mois d'avril dernier, mais je
n'ai pu. m'appliquer plus tôt à y répondre. Je Ja supplie d'y faire
mettre le dessus, parce que je ne sais pas ses qualités. Si elle la veut
parcourir, elle verra qu'il a des opinions de physique bien étranges,
et qui ne paraissent guère soutenables. Mais j'ai táché de lui en
dire ma pensée d'une manière qui ne le put pas blesser. 1l vaudrait
bien mieux qu'il quittàt, du moins pour quelque temps, ces sortes
de spéculations, pour s'appliquer à la plus grande affaire quil
puisse avoir, qui est le choix de la véritable religion, suivant ce qu'il
en avait écrit à V. À. il y a quelques années. Il est bien à craindre
que la mort ne le surprenne, à moins qu'il n'ait pris une résolution
si importante pour son salut.
Le livre de M. Nicole contre le nouveau systéme de l'Église du
sieur Jurieu est achevé d'imprimer. Nous en attendons de Paris dans
cinq ou six jours. Nous en enverrons à V. A. par les chariots de
Cologne, avec quelques autres livres qu'elle sera bien aise de voir.
Le Landgrave à Leibniz.
Mon cher monsieur Leibniz,
ll a bien raison de dire cela, car si même il v avait des milliers
entre les protestants, qui ne savent ce qu'est droit ou gauche, et
qui ne peuvent étre réputés en comparaison de savants que pour des
CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD | 993
bêtes, et qui n'adhérent que matériellement à l'hérésie ; certes que
cela on ne peut dire de vous, qui avez tant de lumière et auquel, s'il
n'y avait jamais eu autre que moi seul, on a fait tout ce qu'on a pu
pour vous faire sortir du schisme et vous représenter ce quil y a
eufin à représenter. Croyez-vous bien (pour de mille ne vous dire
qu'un seul article) que Christ ait ainsi constitué son Église, que ce
qu'un croit blanc l'autre le croit noir, et que pour le ministére
ecclésiastique il l'ait d'une telle et si faite facon contradictoire cons-
titué, comme nous et les protestants sont en cela en débat et comme
nous croyons et vous croyez. Par exemple, nous tenons tous vos
ministres pour laiques et usurpateurs du ministére, et je ne sais ce
que vous pouvez croire des nôtres, aux vôtres ainsi en cet article si
opposés. Oh! mon cher monsieur Leibniz, ne perdez pas ainsi le
temps de gráce, « et hodie si vocem Domini audieritis, nolite obdu-
rare corda vestra ». Christ et Delial ne conviennent ensemble non
plus que les catholiques et les protestants, et je ne me saurais rien
promettre de votre salut, si vous ne vous faites catholique.
Leibniz à Arnauld.
Monsieur,
Comme je ferai toujours grand cas de votre jugement, lorsque
vous pouvez vous instruire de ce dont il s'agit, je veux faire ici un
effort, pour tîcher d'obtenir que les positions que je tiens impor-
tantes et presque assurées vous paraissent, sinon certaines, au moins
soutenables. Car il ne me semble pas difficile de répondre aux doutes
qui vous restent, et qui, à mon avis, ne viennent que de ce qu'une
personne prévenue et distraite d'ailleurs, quelque habile qu'elle soit,
a bien de la peine à entrer d'abord dans une pensée nouvelle, sur
une matière abstraite des sens, où ni figures, ni modèles, ni imagi-
nations nous peuvent secourir.
J'avais dit que l'àme exprimant naturellement tout l'univers en
certain sens, et selon le rapport que les autres corps ont au sien, et
par conséquent exprimant plus immédiatement ce qui appartient aux
parties de son corps, doit, en vertu des lois du rapport qui lui
sont essentielles, exprimer particuliérement quelques *mouvements
extraordinaires des parties de son corps ; ce qui arrive lorsqu'elle
en sent la douleur. À quoi vous répondez que vous n'avez point
d'idée claire de ce que j'entends par le mot d'exprimer ; si j'entends
PauL JANET. — Leibniz. 1-38
594 CORRESPONDANCE DE LEIRNIZ ET D' ARNAULD
par là une pensée, vous ne demeurez pas d'accord que l’âme a plus
de pensée et de connaissance du mouvement de la Iymphe dans les
vaisseaux lymphatiques que des satellites de Saturne: mais si j'en-
tends quelque autre chose, vous ne savez (dites-vous) ce que c'est,
et par conséquent (supposé que je ne puisse point l'expliquer dis-
tinctement) ce terme ne servira de rien pour faire connaître com-
ment l'âme peut se donner le sentiment de la douleur, puisqu'il
faudrait pour cela (à ce que vous voulez) qu'elle connüt déjà qu'on
me pique, au lieu qu'elle n'a cette connaissance que par la douleur
qu'elle ressent. Pour répondre à cela, j'expliquerai ee terme que
vous jugez obscur, et je Fappliquerai à la difficulté que vous avez
faite. Une chose exprime une autre (dans mon langage) lorsqu'il y
a un rapport constant et réglé entre ce qui se peut dire de l'une et
de l'autre. C'est ainsi qu'une projection de perspective exprime son
géométral. L'expression est commune à toutes les formes, et c'est
un genre dont la perception naturelle, le sentiment animai et la
connaissance intellectuelle sont des espèces. Dans la perception
naturelle et dans le sentiment, il suffit que ce qui est divisible et
matériel, et se trouve divisé en plusieurs êtres, soit exprimé ou
représenté dans un seul ètre indivisible, ou dans la substance qui
est douée d'une véritable unité. On ne peut point douter de la pos-
sibilité d'une telle représentation de plusieurs choses dans une seule,
puisque notre àme nous en fournit un exemple. Mais cette représen-
tation est accompagnée de conscience dans l’âme raisonnable, et
c'est alors qu'on l'appelle pensée. Or, cette expression arrive par
tout, parce que toutes les substances sympathisent avec toutes les
autres et reçoivent quelque changement proportionnel, répondant
au moindre changement qui arrive dans tout l'univers, quoique ce
changement soit plus où moins notable, à mesure que les autres
corps ou leurs actions ont plus ou moins de rapport au nôtre. C'est
de quoi, je crois. que M. Descartes serait demeuré d'accord lui-même,
"ar il accorderait sans doute qu'à cause de la continuité et divisi-
bilité de toute la matière le moindre mouvement étend son effet
sur les corps voisins, et par conséquent de voisin à voisin à l'infini.
mais diminué à la proportion ; ainsi notre corps doit être affecté en
quelque sorte par les changements de tous les autres. Or, à tous les
mouvements de notre corps répondent certaines. perceptions où
pensées plus ou moins confuses de notre âme. donc l'âme aussi aura
quelque pensée de tous les mouvements de l'univers, et selon moi
CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 2995
toute autre âme ou substance en aura quelque perception ou expres-
sion. ll est vrai que nous ne nous apercevons pas distinctement de
tous les mouvements de notre corps, comme par exemple de celui
de la lymphe, mais (pour me servir d'un exemple que j'ai déjà em-
plové) c'est comme il faut bien que j'aie quelque perception du
mouvement de chaque vague du rivage, afin de me pouvoir aperce-
voir de ce qui résulte de leur assemblage, savoir de ce grand bruit
qu'on entend proche de là mer; ainsi nous sentons aussi quelque
résultat confus de tous les mouvements qui se passent en nous;
mais, étant accoutumeés à ce mouvement interne, nous ne nous en
apercevons distinctement et avec réflexion que lorsqu'il y a une
altération considerable, comme dans les commencements des ma-
ladies. Et il serait à souhaiter que les médecins s'attachassent à dis-
tinguer plus exactement ces sortes de sentiments confus que nous
avons dans notre corps. Or, puisque nous ne nous apercevons des
autres corps que par le rapport qu'ils ont au nôtre, j'ai eu raison de
dire que l'âme exprime mieux ce qui appartient à notre corps; aussi
ne connaît-on les satellites de Saturne ou de Jupiter que suivant un
mouvement qui se fait dans nos yeux. Je crois qu'en tout ceci un
cartésien sera de mon sentiment, excepte que je suppose qu'il v a à
l'entour de nous d'autres âmes que la nôtre, à qui j'attribue une
expression ou perception inférieure à la pensée, au lieu que les car-
tésiens refusent le sentiment aux bétes et n'adinettent point de forme
substantielle hors de l'homme; ce qui ne (ait rien à la question que
nous traitons ici de la cause de la douleur. Il s'agit donc maintenant
de savoir comment l'àme s'apercoit des mouvements de son corps,
puisqu'on ne voit pas moyen d'expliquer par quels canaux l'action
d'une masse étendue passe sur un étre indivisible, Les cartésiens
ordinaires avouent de ne pouvoir rendre raison de cette union; les.
auteurs de l'hypothèse des causes oceasionnelles eroient que c'est
nodus vindice dignus, cui Deus ec machina. intervenire debeat ;
pour moi, je l'explique d'une manière naturelle. Par la notion de la
substance ou de l'étre accompli en général, qui porte que toujours
son état. présent est une suite naturelle de son état précédent, il
s'ensuit que la nature de chaque substance singulière et par conse-
quent de toute âme est d'exprimer l'univers, elle a été d'abord
créée de telle sorte qu'en vertu des propres lois de sa nature il lui
doit arriver de s'accorder avec ce qui se passe dans les corps, et
particulièrement daus le sien; il ne faut donc pas s'étonner qu'il lui
ndm sud
596 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD
appartient de se représenter la piqûre, lorsqu'elle arrive à son corps.
Et pour achever de m'expliquer sur cette matière, soient :
État des corps au moment À | État de l'âme au moment A
Etat des corps au moment | Etat de l'âme au moment B
suivant B | piqüre] [douleur]
Comme donc l'état des corps au moment P5 suit de l'état des corps
au moment À, de méme B état de l’âime est une suite d'A, état pre-
cédent de la méme áme, suivant la notion de la substance en général.
Or, les états de l'âme sont naturellement et essentiellement des
expressions des états répondants du monde, et particulièrement
des corps qui leur sont alors propres; donc, puisque la piqûre fait
une partie de l'état du corps au moment B, la représentation ou
expression de la piqüre, qui est la douleur, fera aussi une partie de
l'âme au moment B : car, comme un mouvement suit d'un autre
mouvement, de méme une représentation suit d'une autre représen-
tation dans une substance dont la nature est d'être représentative.
Ainsi il faut bien que l'âme s'apercoive de la piqûre, lorsque les lois
du rapport demandent qu'elle exprime plus distinctement un chan-
gement plus notable des parties de son corps. Il est vrai que l’âme
ne s'apercoit pas toujours distinctement des causes de la piqüre et
de sa douleur future, lorsqu'elles sont encore cachées dans la repré-
sentation de l'état À, comme lorsqu'on dort ou qu'autrement on ne
voit pas approcher l'épingle, mais e'est parce que les mouvements
de l'épingle font trop peu d'impression alors, et quoique nous
soyons déjà affectés en quelque sorte de tous ces mouvements et les
représentations dans notre àme, et qu'ainsi nous ayons en nous la
représentation ou expression des causes de la piqüre, et par consé-
quent la cause de la représentation de la méme piqüre, c'est-à-dire
la cause de la douleur ; nous ne les saurions déméler de tant
d'autres pensées et. mouvements que lorsqu'ils deviennent considé-
rables. Notre âme ne fait réflexion que sur les phénomènes plus
singuliers, qui se distinguent des autres ; ne pensant distinctement à
aucuns, lorsqu'elle pense également à tous. Aprés cela, je ne saurais
deviner en quoi on puisse trouver la moindre ombre de difficulté, à
moins que de nier que Dieu puisse créer des substances qui soient
d'abord faites en sorte qu'il leur arrive en vertu de leur propre
nature de s'accorder dans la suite avec les phénomènes de tous les
autres. Or, il n'y a point d'apparence de nier cette possibilité, et
CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 59'1
puisque nous voyons que des mathématiciens représentent les mou-
vements des cieux dans une machine (comme lorsque
Jura poli rerumque fidem legesque deorum
Cuncta Syracusius transtulit arte senex,
ce que nous pouvons bien mieux faire aujourd'hui qu'Archiméde ne
pouvait de son temps), pourquoi Dieu, qui les surpasse infiniment,
ne pourrait-il pas d'abord créer des substances représentatives en
sorte qu'elles expriment par leurs propres lois, suivant le change-
ment naturel de leurs pensées ou représentations, tout ce qui doit
arriver à tout corps, ce qui me parait non seulement facile à con-
cevoir, mais encore digne de Dieu et de la beauté de l'univers, et en
quelque facon nécessaire, toutes les substances devant avoir une
harmonie et liaison entre elles, et toutes devant exprimer en elles
le méme univers, et la cause universelle qui est la volonté de leur
créateur, et les décrets ou lois qu'il a établies pour faire qu'elles
s'accommodent entre elles le mieux qu'il se peut. Aussi cette corres-
pondance mutuelle des différentes substances (qui ne sauraient agir
l'une sur l'autre à parler dans la rigueur métaphysique, et s'accor-
dent néanmoins comme si l'une agissait sur. l'autre) est une des
plus fortes preuves de l'existence de Dieu ou d'une cause commune
que chaque effet doit toujours exprimer suivant son point de vue et
sa capacité. Autrement, les phénoménes des esprits différents ne
s'entr accorderaient point, et il y aurait autant de systèmes que de
substances; ou bien ce serait un pur hasard, s'ils s'accordaient quel-
quefois. Toute la notion que nous avons du temps et de l'espace est
fondée sur cet accord ; mais je n'aurais jamais fait, si je devais
expliquer à fond tout ce qui est lie avec notre sujet. Cependant j'ai
mieux aimé d'étre prolixe que de ne me pas exprimer assez.
Pour passer à vos autres doutes, je crois maintenant que vous
verrez, Monsieur, comment je l'entends, quand je dis qu'une subs-
tance corporelle se donne son mouvement elle - méme, ou plutôt ce
qu'il y a de réel dans le mouvement à chaque moment, c'est-à-dire
la force dérivative, dont il est une suite ; puisque tout état précédent
d'une substance est une suite de son état précédent. 1l est vrai qu'un
corps qui n'a point de mouvement ne s'en peut pas donner ; mais je
tiens qu'il n'v a point de tel corps. Vous me direz que Dieu peut
réduire un corps à l'etat d'un parfait repos, mais je réponds que
Dieu le peut aussi réduire à rien, et que ce corps destitué d'action
DOT
SOR CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET DARNAULD
et de passion n'a garde de renfermer une substance, ou au moins il
suffit que je déclare que si jamais Dieu réduit quelque corps à un
parfait repos, ce qui ne se saurait faire que par miracle, il faudra
un nouveau miracle pour lui rendre quelque mouvement. Vous
voyez aussi que mon opinion confirme plutót qu'elle ne détruit la
preuve du premier moteur. 1l faut toujours rendre raison du com-
mencement du mouvement et de ses lois et de l'accord des mouve-
ments entre eux ; ce qu'on ne saurait faire sans recourir à Dieu. Au
reste, ma main se remue non pas à cause que je le veux, car j'ai beau
vouloir qu'une montagne se remue, si je n'ai une foi miraculeuse,
il ne s'en fera rien ; mais parce que je ne le pourrais vouloir avec
succès, si ce n'était justement dans le moment que les ressorts de la
main se vont débander comme il faut pour cet effet ; ce qui se fait
d'autant plus que mes passions s'accordent avec les mouvements de
mon corps. L'un accompagne toujours l'autre en vertu de la corres-
pondance établie ci-dessus. mais chacun a sa cause immédiate
chez soi.
Je viens à l'artiele des formes ou àmes que je tiens indivisibles et
indestructibles. Je ne suis pas le premier de cette opinion. Parmé-
nide (dont Platon parle avec vénération), aussi bien que Melisse, a
soutenu qu'il n'y avait point de génération ni corruption qu'en appa-
rence ; Aristote le témoigne, livre IIT, du ciel. chap. n. Et l'auteur
du I7 livre De dicta, qu'on attribue à Hippocrate, dit expressément
qu'un animal ne saurait être engendré tout de nouveau, ni détruit
tout à fait. Albert le Grand et Jean Bacon semblent avoir cru que
les formes substantielles étaient déjà cachées dans la matière de
tout temps ; Fernel les fait descendre du Ciel, pour ne rien dire de -
ceux qui les détachent de l'àme du monde. Ils ont tous vu une partie
de Ia. vérité, mais ils ne l'ont point développée; plusieurs ont cru
la transmigration, d'autres la traduction des âmes, au lieu de s'aviser
de la transmigration et transformation d'un animal déjà formé.
D'autres, ne pouvant expliquer autrement l'origine des formes, ont
accordé qu'elles commencent par une véritable création, et au lieu
que je n'admets cette création dans la suite des temps qu'à l'égard
de l'âme raisonnable, et tiens que toutes les formes qui ne pensent
point ont été créées avec le monde, ils croient que cette. création
arrive tous les jours quand le moindre vers est engendré. Philopon,
ancien interprete d'Aristote, dans son livre contre Proclus, et Gabriel
Biel semblent avoir été de cette opinion. Il me semble que saint
CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D ARNAULD 599
Thomas tient l'âme des bêtes pour indivisible. Et nos cartésiens vont
bien plus loin, puisqu'ils soutiennent que toute âme et forme subs-
tantielle véritable doit être indestructible et ingénérable. C'est pour
cela qu'ils la refusent aux bétes, bien que M. Descartes, dans une
lettre à M. Morus, témoigne de ne vouloir pas assurer qu'elles n'en
ont point. Et puisqu'on ne se formalise point de ceux qui introdui-
sent des atomes toujours subsistants, pourquoi trouvera-t-on
étrange qu'on dise autant des âmes à qui l'indivisibilité convient par
leur nature, d'autant qu'en joignant le sentiment des cartésiens tou-
chant la substance et l'âme avec celui de toute la terre touchant
l'âme des bétes, cela s'ensuit nécessairement. Ii sera difficile d'ar-
‘acher au genre humain cette opinion recue toujours et partout, et
catholique s'il en füt jamais, que les bétes ont du sentiment. Or,
supposant qu'elle est véritable, ce que je tiens touchant ces âmes
n'est pas seulement nécessaire suivant les cartésiens, mais encore
important pour la morale et la religion. afin de détruire une opinion
dangereuse, pour laquelle plusieurs personnes d'esprit ont du pen-
chant et que les philosophes italiens, sectateurs d'Averroés, avaient
répandue dans le monde, savoir que les âmes particulières retour-
nent à l'âme du monde lorsqu'un animal meurt, ce qui répugne à
mes démonstrations de la nature de la substance fndividuelle, et ne
saurait étre concu distinetement ; toute substance individuelle devant
toujours subsister à part, quand elle a une fois commencé d'être.
C'est pourquoi les vérités que j avance sont assez importantes, et
tous ceux qui reconnaissent les âmes des bêtes les devant approuver,
les autres au moins ne les doivent pas trouver étranges.
Mais pour venir à vos doutes sur cette indestructibilité.
{. J'avais soutenu quil faut adinettre dans les corps quelque
chose qui soit véritablement un seul étre, la matiére ou masse éten-
due en elle-méme n'étant jamais que plur« entia, comme saint Au-
gustin a fort bien remarqué après Platon. Or, j'infère qu'il n'y a pas
plusieurs êtres là où il n'y en a pas un, qui soit véritablement un
être, et que toute multitude suppose l'unité. À quoi vous répliquez
en plusieurs facons : mais c’est sans toucher à l'argument en lui-
méme, qui est hors de prise, en vous servant seulement des objec-
tions «d hominem et des inconvénients, et en tichant de faire voir
que ce que je dis ne suffit pas à résoudre Ja difficulte. Et d'abord,
vous vous étonnez, Monsieur, comment je puis me servir de cette
aison, qui aurait été apparente chez M. Cordemoy qui compose
600 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D ARNAULD
tout d'atomes, mais qui doit être nécessairement fausse selon moi ‘à
ce que vous jugez), puisque, hors les corps animés qui ne font pas la
cent mille millième partie des autres, il faut nécessairement que
tous les autres soient plura entia, et qu'ainsi la difficulté revient.
Mais c'est par là que je vois, Monsieur, que je ne me suis pas encore
hien expliqué pour vous faire entrer dans mon hypothèse. Car,
outre que je ne me souviens pas d'avoir dit qu'il n'y a point de forme
substantielle hors les âmes : je suis bien éloigné du sentiment, qui
dit que les corps animés ne sont qu'une petite partie des autres. Car
je crois plutôt que tout est plein de corps animés, et chez moi il y a
sans comparaison plus d'àmes qu'il n'y a d'atomes chez M. Cor-
demoy, qui en fait le nombre fini. au lieu que je tiens que le nombre
des âmes, ou au moins des formes, est tout à fait infini, et que la
matière etant divisible sans fin, on n'y peut assigner aucune partie si
petite où il n'y ait dedans des corps animés, ou au moins doués
d'une entéléchie primitive, ou (si vous permettez qu'on se serve sj
généralement du nom de vie) d'un principe vital, c'est-à-dire des
substances corporelles, dont on pourra dire en général de toutes
qu elles sont vivantes.
2. Quant à cette autre difficulté que vous faites, Monsieur, savoir
que l'âme jointe à la matière n'en fait pas un être véritablement un,
puisque la matière n'est pas véritablement une en elle-méme, et
que l'àme, à ce que vous jugez, ne lui donne qu'une dénomination
extrinseque, je réponds que c'est la substance animée à qui cette
matière appartient, qui est véritablement un être, et la matière
prise pour là masse en elle-iméóme n'est qu'un pur phénomène ou
apparence bien fondée, comme encore l'espace et le temps. Elle n'a
pas méme des qualités précises et arrétées qui la puissent faire
passer pour un être déterminé, comme j'ai déjà insinué dans ma
précédente; puisque la figure méme, qui est de l'essence d'une masse
étendue terminée, n'est jamais exacte et déterminée à la rigueur
dans la nature, à cause de la division actuelle à l'infini des parties
de la matière. [I n'y a jainais ni globe sans inégalités, ni droite sans
courbures entremélées. ni courbe d'une certaine nature finie, sans
mélange de quelque autre, et cela dans les petites parties comme
dans les grandes, ce qui fait que la figure, bien loin d'étre constitu-
tive des corps, n'est pas seulement une qualité entièrement réelle
et determinée hors de la pensée, et on ne pourra jamais assigner à
quelque corps une certaine surface précise, comme on pourrait faire
CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D ARNAULD 601
s'il y avait des atomes. Et je puis dire la méme chose de la grandeur
et du mouvement, savoir, que ces qualités ou prédicats tiennent du
phénoméne comme les couleurs et les sons, et, quoiqu'ils enferment
plus de connaissance distincte, ils ne peuvent pas soutenir non plus
la dernière analyse, et par conséquent la masse étendue considérée
sans les entéléchies, ne consistant qu'en ces qualités, n'est pas la
substance corporelle, mais un phénomène tout pur comme l'arc-en-
ciel; aussi les philosophes ont reconnu que c'est la forme qui donne
l'être déterminé à la matière, et ceux qui ne prennent pas garde
à cela ne sortiront jamais du labyrinthe de compositione continuit,
s'ils y entrent une fois. Il n'y a que les substances indivisibles et
leurs diflérents états qui soient absolument réels. C'est ce que Par-
ménide et Platon, et d'autres anciens, ont bien reconnu. Au reste,
j accorde qu'on peut donner le nom d'un à un assemblage de corps
inanimes, quoique aucune forme substantielle ne les lie, comme je
puis dire : voilà un arc-en-ciel, voilà un troupeau; mais c'est une
unité de phénomène ou de pensée qui ne suffit pas pour ce qu'il y a
de réel dans les phénoménes. Que si on prend pour matiere de la
substance corporelle, non pas la masse sans formes, mais une ma-
tiere seconde, qui est la multitude des substances dont la masse est
celle du corps entier, on peut dire que ces substances sont des
parties de cette matiére, comme celles qui entrent dans notre corps
en font la partie; car, comme notre corps est la matière, et l'âme est
la forme de notre substance, il en est de même des autres subs-
tances corporelles. Et je n'y trouve pas plus de difficulté qu'à
l'égard de l'homme, où l'on demeure d'accord de tout cela. Les
difficultés qu'on se fait en ces matières viennent entre autres qu'on
n'a pas communément une notion assez distincte du tout et de la
partie, qui dans le fond n'est autre chose qu'un réquisit immédiat
du tout, et en quelque facon homogène. Ainsi des parties peuvent
constituer un tout, soit qu'il ait ou qu'il n'ait point une unité véri-
table. Il est vrai que le tout qui a une véritable unité peut
demeurer le méme individu à la rigueur, bien qu'il perde ou gague
des parties, comme nous expérimentons en nous-mémes ; ainsi les
parties ne sont des réquisits immédiats que pro tempore. Mais si on
entendait par le terme de matière quelque chose qui soit toujours
essentiel à la méme substance, on pourrait, au sens de quelques
scholastiques, entendre par là la puissance passive primitive d'une
substance, et en ce sens la matiére ne serait point étendue ni divi-
502 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D ARNAULD
sible. bien qu'elle serait le principe de la divisibilité ou de ce qui en
revient à la substance. Mais je ne veux pas disputer de l'usage des
termes.
3. Vous objectez que je n'admets point de formes substantielles
que dans le corps animé (ce que je ne me souviens pourtant pas
d'avoir dit) ; or, tous les corps organisés étant plura entia, par con-
sequent les formes ou àmes, bien loin d'en faire un être, demandent
plutót plusieurs étres afin que les corps puissent étre animés, Je
réponds que, supposant qu'il y au ne âme ou entéléchie dans les
bôtes ou autres substances corporelles, il en faut raisonner en ce
point, comme nous raisonnons tous de l'homme, qui est un étre doué
d'une véritable unité que son âme lui doune, nonobstant que la masse
de son corps est divisée en organes, vases, humeurs, esprits: et que
les parties sont pleines sans doute d'une infinité d'autres substances
corporelles douées de leurs propres entéléchies. Comme cette troi-
sième objection convient en substance avec la précédente, cette
solution y servira aussi.
4. Vous jugez que c'est sans fondement qu'on donne une âme aux
bétes, et vous croyez que, s'il y en avait, elle serait un esprit, c'est-
à-dire une substance qui pense, puisque nous ne connaissons que
les corps et les esprits, et n'avons aucune idée d'une autre substance.
Or de dire qu'une huitre pense, quun ver pense, c'est ce qu'on a
peine à croire. Cette objection regarde également tous ceux qui ne
sont pas cartesiens ; mais, ontre qu'il faut croire que ee n'est pas
tout à fait sans raison que tout le genre humain a toujours donné
dans l'opinion qu'il a. du sentiment des bêtes, je crois d'avoir fait
voir que toute substance est indivisible, et que par conséquent toute
substance corporelle doit avoir une àme ou au moins une entélechie
qui ait de l'analogie avec l'âme, puisque autrement les corps ne
seraient que des phénomenes.
D'assurer que toute substance qui n'est pas divisible (c'est-à-dire
selon moi toute substance en général) est un esprit et doit penser,
cela me parait sans comparaison plus hardi et plus destitué de fou-
dement que la conservation des formes. Nous ne connaissons que
cinq sens et un certain nombre de métaux, en doit-on conclure quil
n'y en a point d'autres dans le monde ? I v a bien pius d'apparence
que la nature qui aime la variété à produit d'autres formes que
celles qui pensent. Si je puis prouver qu'il n'y a pas d'autres figures
du second degré que les sections coniques, € est parce que j'ai une
CORRESPONDANCE DE LEIDNIZ ET D'ARNAULD 603
idée distincte de ces lignes, qui me donne moyen de venir à une
exacte division ; mais comme nous n'avons point d'idée distincte-de
la pensée, et ne pouvons pas démontrer que la notion d'une subs-
tance indivisible est la méme avec celle d'une substance qui pense,
nous n'avons point de sujet de l'assurer. Je demeure d'accord que
l'idée que nous avons de ia pensée est claire, mais tout ce qui est
clair n'est point distinct. Ce n'est que par le sentiment intérieur que
nous connaissons la pensée ‘comme le P. Malebranche a déjà remar-
qué) ; mais on ne peut connaitre par sentiment que les choses qu'on
a expérimentées ; et comme nous n'avons pas expérimenté les fonc-
tions des autres formes, il ne faut pas s'étonner que nous n'en avons
pas d'idée claire ; car nons n'en devrions point avoir, quand méme
il serait accordé qu'il y a de ces formes. C'est un abus de vouloir
employer les idées confuses, quelque claires qu'elles soient, à
prouver que quelque chose ne peut étre. Et quand je ne regarde
que les idées distinetes, il me semble qu'on peut concevoir que les
phénomènes divisibles ou de plusieurs êtres peuvent être exprimés
ou représentés dans un seul être indivisible, et cela suffit pour con-
cevoir une perception, sans qu'il soit nécessaire d'attacher la pen-
sce ou la réflexion à cette représentation. Je souhaiterais de pouvoir
expliquer les différences ou degrés des autres expressions immaté-
rielles qui sont sans pensée, afin de distinguer les substances cor-
porelles ou vivantes d'avec les animaux, autant qu'on les peut dis-
tinguer ; mais je n'ai pas assez médité là-dessus, ni assez examiné
lanature pour pouvoir juger des formes par la comparaison deleurs
organes et opérations. M. Malpighi, fondé sur des analogies fort
cousidérables de l'anatomie, a beaucoup de penchant à croire que les
plantes peuvent être comprises sous le méme genre avec les ani-
maux, et sont des animaux imparfaits.
2. Il ne reste maintenant que de satisfaire aux inconvénients que
vous avez allégués, Monsieur, contre l'indestructibilité des formes
substantielles ; et je m'étonne d'abord que vous la trouvez étrange
et insoutenable, car. suivant vos propres sentiments, tous ceux qui
donnent aux bótes une àme et du sentiment doivent soutenir cette
indestruetibilité. Ces inconvénients prétendus ne sont que des pré-
juges d'imagination qui peuvent arréter le vulgaire, mais qui ne
peuvent rien sur des esprits capables de méditation, Aussi cerois-je
qu'il sera aisé de vous satisfaire là-dessus. Ceux qui concoivent qu'il
y à quasi une infinité de petitsanimaux dans la moindre goutte d'eau,
604 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD
comme les expériences de M. Leewenliceck ont fait connaître, et qui
ne trouvent pas étrange que la matière soit remplie partout de subs-
tances animées, ne trouveront pas étrange non plus qu'il y ait
quelque chose d'animé dans les cendres mêmes et que le feu peut
transformer un animal et le réduire en petit, au lieu de le détruire
entierement. Ce qu'on peut dire d'une chenille ou ver à soie se peut
dire de cent ou de mille ; mais il ne s'ensuit pas que nous devrions
voir renaitre des vers à soie des cendres. Ce n'est peut-être pas
l'ordre de la nature. Je sais que plusieurs assurent que les vertus
séminales restent tellement daus les cendres, que les plantes en
peuvent renaitre, mais je ne veux pas me servir d'expériences dou-
teuses. Si ces petits corps organisés enveloppés par une manière de
contraction d'un plus grand qui vient d'être corrompu sont tout à
fait (ce semble) hors de la ligne de la génération, ou s'ils peuvent
revenir sur le théâtre en leur temps, c'est ce que je ne saurais déter-
miner. Ce sont là des secrets de la nature, où les hommes doivent
reconnaitre leur ignorance.
6. Ce n'est qu'en apparence et suivant l'imagination que la diffi
culté est plus grande à l'égard des animaux plus grands qu'on voit
ne naitre que de l'alliance de deux sexes, ce qui apparemment n'est
pas moins véritable des moindres insectes. J'ai appris depuis quel-
que temps que M. Leewenh«eck a des sentiments assez approchants
des miens, en ce qu'il soutient que méme ies plus grands animaux
naissent par une manière de transformation; je n'ose ni approuver
ni rejeter le détail de son opinion, mais je la tiens très véritable en
general, et M. *wammerdam, autre grand observateur et analo-
iniste, témoigne assez qu'il y avait aussi du penchant. Or les juge-
ments de ces messieurs-là valent ceux de bien d'autres en ces ma-
tières. Il est vrai que je ne remarque pas qu ils aient poussé leur
opinion jusqu'à dire que la corruption et la mort elle-même est
aussi une transformation à l'égard des vivants destitués d'âme rai-
sonnable, comme je le tiens, mais je crois que, s'ils s'étaient avises
de ce sentiment, ils ne l'auraient pas trouvé absurde, et il n'est rien de
si naturel que de croire que ce qui ne commence point ne péril pas
uon plus. Et quand on reconnait que toutes les générations ne sont
que des augmentationset développements d'un animal déjà formé, on
se persuadera aisément que la corruption ou la mort n'est autre
chose que la diminution et enveloppement d'un animal qui ne Jaisse
pas de subsister, et demeurer vivant et organisé. Il est vrai qu'il
CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 605
n'est pas si aisé de le rendre croyable par des expériences particu-
liéres comme à l'égard de la génération, mais on en voit la raison :
c'est paree que la génération avance d'unc maniére naturelle et peu
à peu, ce qui nous donne le loisir de l'observer, mais la mort mène
trop en arrière, per saltum, et retourne d'abord à des parties trop
petites pour nous, parce qu'elle se fait ordinairement d'une maniere
trop violente, ce qui nous empéche de nous apercevoir du détail de
cette rétrogradation ; cependant le sommeil, qui est une image de la |
mort, les extases, l'ensevelissement d'un ver à soie dans sa coque,
qui peut passer pour une mort, la ressuscitation des mouches noyées
avancée par le moyen de quelque poudre séche dont on les couvre
(au lieu qu'elles demeureraient mortes tout de bon, si on les lais-
sait sans secours), et celles des hirondelles qui prennent leurs quar-
tiers d'hiver dans les roseaux et qu'on trouve sans apparence de
vie ; les expériences des hommes mortsde froid, noyés ou étranglés,
qu'on a fait revenir, sur quoi un homme de jugement a fait il n'y a
pas longtemps un traité en allemand, où aprés avoir rapporté des
exemples, méme de sa connaissance, il exhorte ceux qui se trouvent
là où il y a de telles personnes, de faire plus d'efforts que de cou-
tume pour les remettre, et en prescrit la méthode ; toutes ces
choses peuvent confirmer mon sentiment que ces états différents ne
different que du plus et du moins, et si on n'a pas le moyen de
pratiquer des ressuscitations en d'autres genres de morts, c'est ou
qu on ne sait pas ce qu'il faudrait faire, ou que, quand on le saurait,
nos mains, nos instruments et nos remédes n'y peuvent arriver, sur-
tout quand la dissolution va d'abord à des parties trop petites. I] ne
faut donc pas s'arrêter aux notions que le vulgaire peut avoir de la
mort ou de la vie, lorsqu'on a et des analogies et, qui plus est, des
arguments solides, qui prouvent le contraire. Car je crois avoir
assez fait voir qu'il y doit avoir des entéléchies s'il y a des subs-
tances corporelles ; et quand on accorde ces entéléchies ou ces âmes,
on en doit reconnaitre l'ingénérabilité et indestructibilité ; aprés
quoi, il est sans comparaison plus raisonnable de concevoir les trans-
formations des corps animés que de s'imaginer le passage des âmes
d'un corps à l'autre, dont la persuasion trés àncienne ne vient appa-
remment que de la transformation mal entendue. De dire que les
ámes des bétesdemeurent sans corps, ou qu'elles demeurent cachées
dans un corps qui n'est pas organise, tout cela ne parait pas si natu-
rel. Si l'animal fait par la contraction du corps du bélier qu'Abraham
606 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D ARNAULD
immola au lieu d’Isaac doit être appelé un bélier, c'est une
question de nom, à peu pres comme serait la question, si un papil-
lon peut étre appelé un ver à soie. La difficulté que vous trouvez,
Monsieur, à l'égard de ce bélier réduit en cendres, ne vient que de
ce que je ne m'étais pas assez bien expliqué car vous supposez quil
ne reste point de corps organisé dans ces cendres, ce qui vous donne
droit de dire que ce serait une chose monstrueuse, que cette infi-
nité d'ámes sans corps organisés, au lieu que je suppose que natu-
rellement il n'Y a point d'âme sans corps animé, et point de corps
animé sans organes ; et ni cendres ni autres masses ne me paraissent
incapables de contenir des corps organisés.
Pour ee qui est des esprits, c'est-à-dire des substances qui pen-
sent, qui sont capables de connaitre Dieu et de découvrir des vérités
éternelles, je tiens que Dieu les gouverne suivant des lois diffe-
rentes de celle dont il gouverne le reste des substances. Car, toutes
les formes des substances exprimant tout l'univers, on peut dire
que les substances brutes expriment plutôt le monde que Dieu,
mais que les esprits expriment plutót Dieu que le monde. Aussi
Dieu gouverne les substances brutes suivant les lois matérielles de
la force ou des communications du mouvement, mais les esprits
suivant les lois spirituelles de la justice, dont les autres sont inca-
pables. Et c'est pour cela que les substances brutes se peuvent
appeler matérielles, parce que l'économie que Dieu observe à leur
égard est celle d'un ouvrier ou machiniste ; mais, à l'égard des
esprits, Dieu fait la fonction de prince ou de législateur qui est infi-
niment plus relevée. Et Dieu n'étant à l'égard de ces substances
matérielles que ce qu'il est à l'égard de tout, savoir l'auteur gene-
ral des Ctres, il prend un autre personnage à l'égard des esprits qui
le fait concevoir revétu de volonté et de qualités morales, puisqu'il
est lui-méme un esprit, et comme un d'entre nous, jusqu'à entrer
avec nous dans une liaison de société, dont il est le chef. Et c'est
cette société ou république générale des esprits sous ce souverain
monarque qui est la plus noble partie de l'univers, composce d'au-
tant de petits dieux sous ce grand Dieu. Car on peut dire que les
esprits créés ne different de Dieu que de plus à moins, du fini à
l'infini. Et on peut assurer véritablement que tout l'univers n'a été
fait que pour contribuer à l'ornement cet au bonheur de cette cité de
Dieu. C'est pourquoi tout est disposé en sorte que les lois de la force
ou les lois purement matérielles couspirent dans tout l'univers à
CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 607
exécuter les lois de la justice ou. de l'amour, que rien ne saurait
nuire aux âmes qui sont dans la main de Dieu, et que tout doit
réussir au plus grand bien de ceux qui l'aiment. C'est pourquoi, les
esprits devant garder leurs personnages et leurs qualités morales, afin
que la cité de Dieu ne perde aucune personne, il faut qu'ils conser-
vent particulièrement une maniere de réminiscence ou conscience,
ou le pouvoir de savoir ce qu'ils sont, d'où dépend toute leur mora-
lité, peines et chátiments, et par conséquent il faut qu'ils soient
exempts de ces révolutions de l'univers qui les rendraient tout à fait
méconnaissables à eux-mémes, et en feraient, moralement parlant,
une autre personne. Au lieu qu'il suffit que les substances brutes
demeurent seulement le méme individu daus la rigueur métaphy-
sique, bien qu'ils soient assujettis à tous les changements imagina-
bles, puisque aussi bien ils sont sans conscience ou réflexion. Quant
au détail de l'état de l'àme humaine aprés la mort, et comment elle
est exempte du bouleversement des choses, il n'y a que la révélation
qui nous en puisse instruire particulierement ; la juridiction de la
raison ne s'étend pas si loin. Ou me fera peut-être une objection sur
ce que je tiens que Dieu a donné des ámes à toutes les machines
naturelles qui en étaient capables, paree que les àmes ue s’entr'em-
péchant point, et ne tenant point de place, il est possible de leur en
donner d'autant qu'il v à plus de perfection d'en avoir et que Dieu
fait tout de la maniere la plus parfaite qui est possible ; ef non
magis datur vacuum formarum quam corporum.On pourrait donc
dire par la méme raison que Dieu devait aussi donner des âmes rai-
sonnables ou capables de réflexion à toutes les substances animées.
Mais je réponds que les lois supérieures à celles de la nature ma-
térielle, savoir, les lois de la justice, s'v opposent ; puisque l'ordre
de l'univers n'aurait pas permis que la justice eut pu être observée
à l'égard de toutes, il fallait donc faire qu'au moins il ne leur püt
arriver aucune injustice ; c'est pourquoi elles ont été faites incapa-
bles de réflexion ou de conscience, et par conséquent insusceptibles
de bonheur et de malheur.
Enfin, pour ramasser mes pensées en peu de mots, je tiens que
toute substance renferme dans son état présent tous ses états passés
el à venir, et exprime. méme tout l'univers suivant son point de
vue, rien n'étant si éloigné de l'autre qu'il n'ait commerce avec lui,
et sera. particuliérement selon le rapport aux parties de son corps,
qu'elle exprime plus immédiatement ; et par conséquent rien ne lui
608 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD
arrive que de son fond, et en vertu de ses propres lois, pourvu
qu'on y joigne le concours de Dieu. Mais elle s'apercoit des autres
choses, parce qu'elle les exprime naturellement, ayant été créée
d'abord en sorte qu'elle le puisse faire dans la suite et s'y accommo-
der comme il faut, et c'est dans cette obligation imposée deés la
commencement que consiste ce qu'on (appelle) l'action d'une subs-
tance sur l'autre. Quant aux substances corporelles, je tiens que la
masse, lorsqu'on n'y considére que ce qui est divisible, est un pur
phénomène, que toute substance a une véritable unité à la rigueur
métaphysique, et qu'elle est indivisible, ingénérable et incorrup-
tible, que toute la matière doit être pleine de substances animées ou
du moins vivantes, que les générations et les corruptions ne sont
que des transformations du petit au grand ou vice versa, et qu'il n'y
‘a point de parcelle de la matière, dans laquelle ne se trouve un
monde d'une infinité de créatures, tant organisées qu'amassées ; et
surtout que les ouvrages de Dieu sont infiniment plus grands, plus
beaux, plus nombreux et mieux ordonnés qu'on ne croit commu-
nément ; et que la machine ou l'organisation, c'est-à-dire l'ordre,
leur est comme essentiel jusque dans les moindres parties. Et
qu'ainsi il n'y a point d'hypothese qui fasse mieux connaitre la
sagesse de Dieu que la nótre, suivant laquelle il y a partout des
substances qui marquent sa perfection, et sont autant de miroirs
mais dillérents de la beauté de lunivers; rien ne demeurant vide,
stérile, inculte et sans perception. 11 faut méme tenir pour indubi-
table que les lois du mouvement et les révolutions des corps ser-
vent aux lois de justice et de police, qui s'observent sans doute le
mieux qu'il est possible dans le gouvernement des esprits, c'est-à-
dire des âmes intelligentes, qui entrent en société avec lui et com-
posent avec lui une maniére de cité parfaite, dont il est le monarque.
Maintenant je crois, Monsieur, de n'avoir rien laissé en arrière
de toutes les diflicultés que vous aviez expliquées, ou au moins in-
diquées, et encore de celles que j'ai cru que vous pouviez avoir
encore. I1 est vrai que cela a grossi cette lettre; mais il m'aurait
été plus difficile de renfermer le méme sens en moins de paroles, et
peut-être que ce n'aurait été sans obscurité. Maintenant je crois que
vous trouverez mes sentiments assez bien liés, tant entre eux
qu'avec les opinions reçues. Je ne renverse point les sentiments éta-
blis ; mais je les explique et je les pousse plus avant. Si vous pou-
viez avoir le loisir de revoir un jour ce que nous avions enfin établi
CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 609
touchant la notion d'une substance individuelle, vous trouveriez
peut-être qu'en me donnant ces commencements on est obligé dans
la suite de m'aecorder tout le reste. J'ai tàché cependant d'écrire
cette lettre en sorte qu'elle s'explique et se défende elle-même. On
pourra encore séparer les questions; car ceux qui ne voudront pas
reconnaitre qu'il y a des ámes dans les bétes, et des formes subs-
tautielles ailleurs, pourront néanmoins approuver la manière dont
j explique l'union de l'esprit et du corps, et tout ce que je dis de la
substance véritable ; sauf à eux de sauver, comme ils pourront, sans
telles formes et sans rien qui ait une véritable unité, ou bien par des
points ou par des atomes, si bon leur semble, la réalité de la matiére
et des substances corporelles, et méme de laisser cela indécis ; car
on peut borner les recherches là où on le trouve à propos. Mais i!
ne faut pas subsister en si beau chemin, lorsqu'on désire d'avoir des
idées véritables de l'univers et de la perfection des ouvrages de
Dieu, qui nous fournissent encore les plus solides arguments à
l'égard de Dieu et de notre âme.
C'est une chose étrange que M. l'abbé Catelan s'est entièrement
éloigné de mon sens, et vous vous en êtes bien douté, Monsieur. Il
inet en avant trois propositions, et dit que j'y trouve contradiction.
Et moi je n'en trouve aucune, et me sers de ces mêmes propositions
pour prouver l'absurdité du principe cartésien. Voilà ce que c'est
que d'avoir affaire à des gens qui ne considerent les choses que su-
perficiellement. Si cela arrive dans une matière de mathématique,
que ne devrait-ou pas attendre en métaphysique et en morale ? C'est
pourquoi je ur'estime heureux d'avoir rencontré en vous un censeur
également exact et équitable. Je vous souhaite encore beaucoup
d'années, pour l'intérét du public et pour le mien, et suis, etc. (1).
3; Dans un autre projet de lettre, Leibniz avait rédige le dernier paragraphe
ci-dessus de la maniere suivante :
« J'ai va la remarque de M. Catelan dans les Wourelles de la République des
Lettres du mois de juin, et je trouve que vous aviez deviné ce qui en est en disant
que peut-être ib n'a pas pris mon sens. Hl l'a si peu pris que c'est une pitié, [f
met en avant trois propositions, et disant que j x trouve de la contradiction, il
s'attache à les prouver et à les concilier, et, cependant, bien loin que j'y aie
jamais trouvé la moindre difficulté ou eontradiction, c'est par leur eonjonction que
je prétends d'avoir démontré la fausseté du principe cartésien, Voilà ce que c'est
que d'avoir affaire à des gens qui traitent les choses à la légère. Le bon est
quil a déclarée si nettement en quoi il se trompait ; autrement nous aurions
peut-etre encore battu bien du pays. Dieu nous garde d'un tel. antagoniste en
morale ou en métaphysique, mais surtout en théologie : il n') aurait pas moyen
de sortir d'affaire. »
PAUL JANET. — Leibniz. 1-39
610 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD
Lettre à part à M. Arnauld, à laquelle le discours précédent a été joint.
Voici la réponse à vos dernières objections, qui est devenue un
peu longue, parce que je me voulais m'expliquer exactement, et ne
laisser rien en arrière de vos doutes; j'ai inséré souvent vos propres
paroles, ce quia encore eontribué à la grossir. Comme j'avais établi
toutes ces choses, il y a longtemps, et prévenu, si je l'ose dire, la
plupart des objections, elle ne m'a coüté presque point de médita-
tion, et il ne me fallait que de me décharger des pensées sur le
papier et les relire par apres. C'est ce que je dis, Monsieur, afin que
vous ne me croyiez pas enfoncé dans ces choses aux dépens d'autres
soins nécessaires. Vous m'avez vous-même engagé à aller si loin
en me faisant des objections et des demandes auxquelles j'ai voulu
satisfaire, tant afin de profiter de vos lumières qu'afin de vous faire
connaitre ma sincérité à ne rien déguiser.
Je suis à présent fort occupé à l'histoire de la S"* maison de
Brunswick. J'ai vu plusieurs archives cet été, et je vais faire un tour
dans la haute Allemagne, pour chercher quelques monuments. Cela
ne m'empêche pas que je ne souhaite d'apprendre votre sentiment
sur mes écelaircissements ; lorsque votre commodité le permettra, aussi
bien que sur ma reponse à l'abbé Catelan, que je vous envoie ici,
d'autant qu'elle est courte et à mon avis démonstrative, pour peu
qu'on se donnne tant soit peu d'attention. Si ce M. l'abbé Catelan
ne s'y prend pas mieux que jusqu'ici, ce n'est pas de lui qu'il faut
attendre l’éclaircissement de cette matière. Je souhaiterais que vous
y puissiez donner un moment d'attention sérieuse, vous seriez peut-
étre surpris de voir qu'on a pris pour un principe incontestable ce
qui est si aisé à renverser, Car il est démonstratif que les vitesses
que les corps ont acquises en descendant sont comme les racines
carrées des hauteurs dont ils sont tombés. Or, si on fait abstraction
des circonstances extérieures, un corps peut précisément remonter
à la hauteur dont il est descendu. Donc... (1).
Daus un autre passage, Leibniz continue ainsi : « Je vous commu-
nique ici ma réponse à M. l'abbé Catelan, qui sera peut-étre insérée
dans les Mouvelles de la Republique des lettres. Ainsi nous sommes
encore à recommencer, et j'ai fait une faute en répliquant à la pre-
(1, lei la lettre est interrompue.
CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D ARNAULD 611
mière réponse ; je devais simplement dire qu'elle ne touchait pas
mon objection et lui marquer les endroits auxquels il faut répondre
comme je fais maintenant. J'ai ajouté dans ma réponse un probléme
mécanique qui se peut réduire à la géométrie ; mais il faut user
d'adresse, et je verrai si M. Catelan y osera mordre. Il me semble
qu'il n'est pas des plus forts, et je m'étonne de voir que, parmi tant
de cartésiens, il y en a si peu qui imitent M. Descartes, en tächant
d'aller plus avant.
Leibniz au Landgrave (1).
En matiére de religion, puisque vous touchez cette corde, il y a
des gens de ma connaissance, car je ne vous parle point de moi, qui
ne sont pas éloignés des sentiments de l'Église catholique romaine,
qui trouvent les définitions du concile de Trente assez raisonnables et
conformes à la sainte Écriture et aux saints Pères, qui jugent que le
système de la théologie Romaine est mieux lié que celui des protes-
tants, et qui avouent que les dogmes ne les arréteraient pas ; mais
ils sont arrétés premiérement par quelques abus de pratique trés
grands et trop communs qu'ils voient tolérés dans la communion
catholique romaine, surtout en matière de culte ; ils craignent d'être
engagés à les approuver ou au moins à ne pas oser les blàmer; ils
appréhendent de donner par là du scandale à ceux qui les pren-
draient pour des gens sans conscience, et que leur exemple, quoique
mal entendu, porterait à l'impiété ; ils doutent méme si on peut com-
munier avec des gens qui pratiquent certaines choses peu tolé-
rables ; et ils considerent qu'en ces rencontres il est plus excusable
de ne pas quitter une communion que d'y entrer. Secondement,
quand cet obstacle ne serait pas, ils se trouvent arrétés par les ana-
thématismes du concile de Trente, ils ont de la peine à souscrire à
des condamnations qui leur paraissent trop rigides et peu néces-
saires, ils croient que cela est contraire à la charité et que c'est faire
ou fomenter un schisme.
Cependant ces personnes se croient véritablement catholiques,
comme le seraient ceux qu'on à excommuniés injustement, clave
errante, car ils tiennent les dogmes de l'Église catholique, ils sou-
(1) Cette lettre, suivant Gehrardt, est adressée à Arnauld ; suivant Grotefend,
au Landgrave de Hesse ; nous croyons que c'est celui-ci qui a raison.
612 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D ARNAULD
haitent de plus la communion extérieure, à quoi d'autres mettent
des obstacles, ou la leur refusent.
Un célèbre théologien, catholique romain, muni de l'approbation
de plusieurs autres, avait proposé un expédient, et avait cru qu'un
protestant qui ne serait arrété que par les anathématismes et méme
par quelques définitions du concile de Trente, et qui douterait si ce
concile a été véritablement «ecuménique, mais qui serait prêt à se
soumettre à un concile qui le serait véritablement, et qui par consé-
quent recevrait les premiers principes de l'Église catholique telle-
ment que son erreur ne serait pas de droit, mais de fait seulement;
qu'un tel, dis-je, pourrait être reçu à la communion sans faire au-
cune mention du concile de Trente, puisque aussi bien ce concile n'a
pas encore été recu partout, et que la profession du pape Pie IV
n'est faite que pour les ecclésiastiques ou pour ceux qui enseignent
et que je ne crois pas que le concile de Trente soit entré dans la
profession de tous ceux qu'on a recus à la communion en France.
Mais on doute que cet expédient soit approuve.
Leibniz au Landgrave.
Je supplie V. A. de demander à M. Arnauld comme d'elle-même,
s'il croit véritablement qu'il y a un si grand mal de dire que chaque
chose, soit espèce, soit individu ou personne, a une certaine notion
parfaite, qui comprend tout ce qu'on en peut énoncer véritablement,
selon laquelle notion Dieu, qui concoit tout en perfection, conçoit
ladite chose. Et si M. A. croit de bonne foi qu'un homme qui
serait dans ce sentiment ne pourrait être souffert dans l’Église
‘atholique, quand méme il désavouerait sincèrement la conséquence
prétendue de la fatalité. Et V. A. pourra demander comment cela
s'accorde avec ce que M. A. avait écrit autrefois, qu'on ne ferait
point de peine à un homme dans l'Église pour ces sortes d'opinions,
et si ce n'est pas rebuter les gens par une rigueur inutile et hors
de saison que de condamner si aisément, toute sorte de sentiments
qui n'ont rien de commun avec la foi.
Peut-on nier que chaque chose, soit genre, espèce ou individu,
a une notion accomplie, selon laquelle Dieu la conçoit, qui conçoit
tout parfaitement, c'est-à-dire une notion qui enferme ou comprend
tout ce qu'on peut dire de la chose ; et peut-on nier que Dieu peut
former une telle notion individuelle d'Adam ou d'Alexandre, qui
LÀ
CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D ARNAULD 613
comprend tous les attributs, affections, accidents, et généralement
tous les prédicats de ce sujet. Enfin, si saint Thomas a pu soutenir
que toute intelligence séparée differe spécifiquement de toute autre,
quel mal y aura-til d'en dire autant de toute personne, et de con-
cevoir les individus comme les derniéres espéces, pourvu que
l'espéce soit prise non pas physiquement, mais métaphysiquement
ou mathématiquement. Car dans la physique, quand une chose
engendre son semblable, on dit qu'ils sont d'une méme espèce,
mais dans la métaphysique ou dans la géométrie specie differre
dicere possumus quecumque differentiam habenl in notione in se
erplirabili consistentem, ut duc ellipses, quarum una habet duos
ares majorem et minorem in ratione dupla, altera in tripla. At
vero due ellipses, que non ratione axium adeoque nullo discri-
mine in se explicabili, sed sola magnitudine seu comparatione
differunt, specificam differentiam non habent. Sciendum est tamen
entia completa sola magnitudine differre non posse.
Leibniz à Arnauld.
A Monsieur Arnauld, Nuremberg, 14 janvier 1688.
Monsieur,
Vous aurez peut-être vu dans les jVowuvelles de la République des
lettres du mois de septembre ce que j'ai répliqué à M. l'abbé C.
C'est une chose étrange de voir que bien des gens répondent non
pas à ce qu'on leur dit, mais à ce qu'ils s'imaginent. Voilà ce que
M. l'abbé a fait jusqu'ici. C'est pourquoi il a fallu briser court, et .
le ramener à la premiere objection. J'ai pris seulement occasion de
cette dispute de proposer un probléme géométrico-mécanique des
plus curieux et que je venais de résoudre, qui est de trouver une
ligne que j'appelle isochrone dans laquelle le corps pesant descend
uniformément et approche également de l'horizon en temps égaux,
nonbbstant l'accélération qui lui est imprimée, que je récompense
par le changement continuel de l'inclination. Ce que j'ai fait afin de
faire dire quelque chose d'utile et de faire sentir à monsieur l'abbé
que l'analyse ordinaire des cartésiens se trouve bien courte dans les
problèmes difficiles. J'y ai réussi en partie. Car M. Hugens en a
donné la solution dans les Vouvelles d'octobre. Je savais assez que
M. Hugens le pouvait faire, c'est pourquoi je ne m'attendais pas
qu'il en prendrait la peine, ou au moins qu'il publierait sa solution
614 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD
et dégagerait monsieur l'abbé. Mais, comme la solution de M. Hu-
gens est énigmatique en partic, apparemment pour reconnaitre si
je l'ai eue aussi, je lui en envoie le supplément, et eependant nous
verrons ce qu'en dira M. l'abbé. H est vrai que, lorsqu'on sait une
fois la nature de la ligne que M. lugens a publiée, le reste s'acheve
par l'analyse ordinaire. Mais sans cela la chose est difficile. Car la
converse des tangentes ou data tangentium proprietate invenire
lineam, où se réduit ce problème proposé, est une question dont
M. Descartes lui-même a avoué dans ses lettres n'étre pas maitre.
Car le plus souvent elle monte aux transcendantes, comme je l'ap-
pelle, qui sont de nul degré, et quand elle s'abaisse aux courbes d'un
certain degré, comme il arrive ici, un analyste ordinaire aura de la
peine à le reconnaitre.
Au reste, je souhaiterais de tout mon cœur que vous puissiez
avoir le loisir de méditer une demi-heure sur mon objection contre
les Cartésiens que monsieur l'abbé tâche de résoudre. Vos lumières
et votre sincérité m'assurent que je vous ferais toucher le point,
et que vous reconnaitriez de bonne foi ce qui en est. La discussion
n'est pas longue, ct l'affaire est de conséquence, non seulement
pour les mécaniques, mais encore en métaphysique, car le mouve-
ment en lui-même séparé de la force est quelque chose de relati-
seulement, et on ne saurait déterminer son sujet. Mais la force est
quelque chose de réel et d'absolu, et son calcul étant différent de
celui du mouvement, comme je démontre clairement, il ne faut pas
s'etonner que la nature garde la même quantité de ]a force et non
pas la méme quantité du mouvement. Cependant il s'ensuit qu'il
y a dans la nature quelque autre chose que l'étendue et le mouve-
ment, à moins que de refuser aux choses toute la force ou puissance,
ee qui serait les changer de substances, qu'ils sont, en modes ;
comme fait Spinosa, qui veut que Dieu seul cst une substance, et
que toutes les autres choses n'en sont que des modifications. Ce
Spinosa est plein de réveries bien embarrassées, et ses prétendues
demonstrations de Deo n'en ont pas seulement le semblant. Cepen-
dant je tiens qu'une substance créée n'agit pas sur une autre dans
la rigueur métaphysique, c'est-à-dire avec une influence réeile.
Aussi ne saurait-on expliquer distinctement en quoi consiste cette
influence, si ce n'est à l'égard de Dieu, dont l'opération est une
création continuelle, et dont la source est la dépendance essentielle
des créatures. Mais, alin de parler comme les autres hommes, qui
CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 615
ont raison de dire qu'une substance agit sur l'autre, il faut donner
une autre notion à ce qu'on appelle action, ce qu'il serait trop long
de déduire ici, et au reste je me rapporte à ma dernière lettre qui
est assez prolixe.
Je ne sais si le R. P. Malebranche a répliqué à ma réponse don-
née dans quelques mois d'été de l'année passée, où je mets en avant
encore un autre principe général, servant en mécanique comme en
géométrie, qui renverse manifestement tant les régles du mouve-
ment de Descartes que celles de ce Pére, avec ce qu'il a dit dans les
Nouvelles pour les excuser.
Si je trouve un jour assez de loisir, je veux achever mes médi-
tations sur la caractéristique générale ou manière de calcul univer-
sel, qui doit servir dans les autres sciences comme dans les mathé-
matiques. J'en ai déjà de beaux essais, j'ai des définitions, axiomes,
théorèmes et problèmes fort remarquables de la coincidence, de la
determination (ou de de unico), de la similitude, de la relation en
général, de la puissance ou cause, de la substance, et partout
je procède par lettres d'une manière précise et rigoureuse,
comme dans l'algèbre. J'en ai méme quelques essais dans la juris-
prudence, et on peut dire en vérité qu'il n'y a point d'auteurs, dont
le style approche davantage de celui des géométres, que le style
des juriscousultes dans les Digestes. Mais comment, me direz-vous,
peut-on appliquer ce calcul aux matières conjecturales ? Je ré-
ponds que c'est comme MM. Pascal, Hugens et autres ont donné
des démonstrations de alea. Car on peut toujours déterminer le
plus probable etle plus sür autant qu'il est possible de connaitre
ex datis.
Mais je ne dois pas vous arrêter davantage, et peut-être est-ce
déjà trop. Je n'oserais pas le faire si souvent, si les matières, sur
lesquelles j'ai souhaité d'apprendre votre jugement, n'étaient im-
portantes. Je prie Dieu de vous conserver encore longtemps, afin
que nous puissions profiter toujours de vos lumiéres, et je suis
avec zèle,
Monsieur, etc.
Leibniz à Arnauld,
Monsieur,
Je suis maintenant sur le point de retourner chez moi, après un
long voyage entrepris par ordre de mon prince, servant pour des
B.
616 CORRESPONDANCE DE LEIDNIZ ET D'ARNAULD
recherches historiques, où j'ai trouvé des diplômes, titres et preuves
indubitables, propres à justifier la commune origine des sérénis-
simes maisons de Brunswick et d'Este, que MM. Justel, du Cange
et autres avaient grande raison de révoquer en doute, parce qu'il v
avait des contradictions et faussetés dans les historiens d'Este à cet
égard, avec une entiére confusion des temps et des personnes. À
présent, je pense à me remettre, et à reprendre le premier train ;
et vous ayant écrit il v a deux ans, un peu avant mon départ, je
prends cette même liberté, pour m'informer de votre santé, et pour
vous faire connaitre combien les idées de votre mérite éminent me
sont toujours présentes dans l'esprit. Quand j'étais à Rome, je vis
la dénonciation d'une nouvelle lettre, qu'on attribuait à vous ou à
vos amis. Et depuis je vis la lettre du KR. P. Mäbillon à un de
mes amis, où il y avait que l'apologie du R. P. Le Tellier pour les
missionnaires contre la morale pratique des Jésuites avait donne à
plusieurs des impressions favorables à ces Péres, mais qu'il avait
entendu que vous y aviez répliqué, et qu'on disait que vous y aviez
annihilé géométriquement les raisons de ce Père. Tout cela n'a
fait juger que vous êtes encore en état de rendre service au public,
et je prie Dieu que ce soit pour longtemps. ll est vrai qu'il y va de
mon intérét ; mais c'est un intérét louable, qui peut me donner
moyen d'apprendre, soit en commun avec tous les autres qui liront
vos ouvrages, soit en particulier, lorsque vos jugements m'instrui-
ront, si le peu de loisir que vous avez me permet d'espérer encore
quelquefois cet avantage.
Comme ce voyage a servi en partie à me delasser l'esprit des occu-
pations ordinaires, j'ai eu la satisfaction de converser avec plusieurs
habiles gens en matières de sciences et d'érudition, et j'ai commu-
niqué à quelques-uns mes pensées particulières, que vous savez.
pour profiter de leurs doutes et difficultés ; et il y en a eu qui.
n'étant pas satisfaits des doctrines communes, ont trouvé une satis-
faction extraordinaire dans quelques-uns de mes sentiments : ce
qui m'a pcrté à les coucher par écrit, afin qu'on les puisse commu-
niquer plus aisément ; et. peut-être en. ferai-je imprimer un jour
quelques exemplaires sans mon nom, pour en faire part à des amis
seulement, afin d'en avoir leur. jugement, Je voudrais que vous les
puissiez examiner premierement, et c'est pour cela que j'en ai fait
l'abrégé que voici.
Le corps est un agrégé de substances, et ce n'est pas une subs-
CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 617
tance à proprement parler. Il faut, par conséquent, que partout dans
le corps il se trouve des substances indivisibles, ingénérables et in-
corruptibles, ayant quelque chose de répondant aux ámes. Que
toutes ces substances ont toujours été et seront toujours unies à
des corps organiques, diversement transformables. Que chacune de
ces substances contient dans sa nature « legem continuationis se-
riei suarum operationum », et tout ce qui lui est arrivé et arrivera.
Que toutes ses actions viennent de son propre fond, excepté la dé-
pendance de Dieu. Que chaque substance exprime l'univers tout
entier, mais l'une plus distinetement que l'autre, surtout chacune à
l'égard de certaines ehoses et selon son point de vue. Que l'union
de l'âme avec le corps, et méme l'opération d'une substance sur
l'autre, ne consiste que dans ce parfait accord mutuel, établi exprès
par l'ordre de la première eréation en vertu duquel chaque subs-
tance, suivant ses propres lois, se rencontre dans ce que demandent
les autres ; et les operations de l'une suivent ou accompagnent ainsi
l'opération ou le changement de l'autre. Que les intelligences ou
âmes capables de réflexion et de la connaissance des vérités éter-
nelles et de Dieu ont bien des priviléges qui les exemptent des ré-
volutions des corps. Que pour elles il faut joindre les lois morales
aux physiques. Que toutes les choses sont faites pour elles princi-
palement. Qu'elles forment ensemble la république de l'univers, dont
Dieu est le monarque. Qu'il y a une parfaite justice et police obser-
vée dans cette cité de Dieu, et qu'il n'y a point de mauvaise action
sans châtiment, ni de bonne sans une récompense proportionnée.
Que plus on connaitra les choses, plus ou les trouvera belles et con-
formes aux souhaits qu'un sage pourrait former. Qu'il faut toujours
être content de l'ordre du passé, parce quil est conforme à la vo-
lonté de Dieu absolue, qu'on connait par l'événement ; mais qu'il
faut tàeher de rendre l'avenir, autant qu'il dépend de nous, con-
forme à la volonté de Dieu présomptive ou à ses commandements,
orner notre Sparte et travailler à faire du bien, sans se chagriner
pourtant lorsque le succès y manque, dans la ferme créance que
Dieu saura trouver le temps le plus propre aux changements en
mieux. Que ceux qui ne sont pas contents de l'ordre des choses ne
sauraient se vanter d'aimer Dieu comme il faut. Que la justice n'est
autre chose que la charité du sage. Que la charité est une bien-
veillance universelle, dont le sage dispense l'exécution, eonformeé-
ment aux mesures de la raison, afin d'obtenir le plus grand bien.
618 '"CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D ARNAULD
Et que la sagesse est la science de la félicité ou des moyens de par-
venir au contentement durable, qui eonsiste dans un acheminement
continuel à une plus grande perfection, ou au moins dans Ja varia-
tion d'un méme degré de perfection.
A l'égard de la physique, il faut entendre la nature de la force,
toute diflérente du mouvement, qui est quelque chose de plus rela-
tif. Qu'il faut mesurer cette force par la quantité de l'effet. Qu'il y
a une force absolue, une force directive et une force respective.
Que chacune de ces forces se conserve dans le méme degré dans
l'univers ou dans chaque machine non communiquante avec les
autres, et que les deux derniéres forces, prises ensemble, compo-
sent la première ou l'absolue. Mais qu'il ne se conserve pas la
méme quantité de mouvement, puisque je montre qu'autrement le
mouvement perpétuel serait tout trouvé, et que l'effet serait plus
puissant que sa cause.
Il y a déjà quelque temps que j'ai publié dans les .tctes de Leip-
sig un essai physique, pour trouver les causes physiques des mou-
vements des astres. Je pose pour fondement que tout mouvement
d'un solide dans le fluide, qui se fait en ligne courbe, ou dont la
vélocité est continuellement difforme, vient du mouvement du
fluide méme. D'où je tire cette conséquence que les astres ont des
orbes déférents, mais fluides. J'ai démontré une proposition impor-
tante générale, que tout corps qui se meut d'une circulation har-
monique (c'est-à-dire en sorte que les distances du centre étant en
progression arithmétique. les velocités soient en progression har-
monique, ou réciproques aux distances), et qui a de plus un mou-
vement paracentrique, c'est-à-dire de gravité ou de lévité à l'égard
du méme centre /quelque loi que garde cette attraction ou répul-
sion). a les aires nécessairement comme les temps, de la manière que
Képler l'a observée dans les planètes. Puis considérant, ex observa-
tionibus, que ce mouvement est elliptique, je trouve que la loi du
mouvement paracentrique, lequel, joint à la circulation harmonique,
décrit des ellipses, doit étre telle que les gravitations soient récipro-
quement comme les carrés des distances, c'est-à-dire comme les
illuminations ex sole.
Je ne vous dirai rien de mon calcul des incréments ou diffé-
rences, Par lequel je donne les touchantes sans lever les irration-
nelles et fractions, lors méme que l'inconnue y est enveloppée, et
sassujettis les quadratures et problèmes transcendants à l'analyse.
k
CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD 619
Et je ne parlerai pas non plus d'une analyse toute nouvelle, propre
à la géométrie, et diflérente entièrement de l'algébre ; et moins en-
core de quelques autres choses, dont je n'ai pas encore eu le temps
de donner des essais, que je souhaiterais de pouvoir toutes expli-
quer en peu de mots, pour en avoir votre sentiment, qui me servi-
rait infiniment, si vous aviez autant de loisir que j'ai de déférence
pour votre jugement. Mais votre temps est trop précieus, et ma
lettre est déjà assez prolixe ; c'est pourquoi je finis ici, et je suis avec
passion,
Monsieur,
Votre trés humble et très obéissant serviteur,
Autre rédaction des deux paragraphes précédents.
Il y adéjà quelque temps que j'ai publié dans les Actes de Leip-
sig un essai pour trouver les causes physiques du mouvement
des astres. Je pose pour fondement que tout mouvement d'un
solide dans un fluide, qui se fait en ligne courbe, ou dont ja
vélocité est essentiellement difforme, vient du mouvement du
fluide méme. D'où je tire cette conséquence que les astres ont des
orbes déférents, mais fluides, qu'on peut appeler tourbillons avec
les Anciens et M. Descartes. Je crois qu'il n'y a point de vide ni
atome, que ce sont des choses éloignées de la perfection des ou-
vrages de Dieu, et que tous les mouvements se propagent d'un corps
à tout autre corps, quoique plus faiblement aux distances plus
grandes. Supposant que tous les grands globes du monde ont quelque
chose d'analogue avec l'aimant, je considère qu'outre une certaine
direction qui fait qu'ils gardent le parallélisme de l'axe, ils ont une
espèce d'attraction d'où nait quelque chose de semblable à la
gravité, qu on peut concevoir en supposant des rayons d'une ma-
tière qui tâche de s'éloigner du centre, qui pousse par conséquent
vers le centre les autres qui n'ont pas le méme effort. Et compa-
rant ces rayons d'attraction avec ceux de la lumière, comme les
corps sont illuminés, de méme seront-ils attirés en raison réciproque
des carrés des distances. Or ces choses s'accordent merveilleusement
avec les phénomenes, et, Képler avant trouvé généralement que les
aires des orbites des astres taillées par les rayons tirés du soleil à
l'orbite sont comme les temps, j'ai démontré une proposition impor-
620 CORRESPONDANCE DE LEIBNIZ ET D'ARNAULD
tante générale, que tout corps qui se meut d'une circulation harmo-
nique (c'est-à-dire en sorte que, les distances du centre étant
en progression arithmétique, les vélocités sont en harmoniques
ou réciproques aux distances), et qui a de plus un mouve-
ment paracentrique, c'est-à-dire de gravité ou de lévité à l'égard
du méme centre (quelque loi que garde cette attraction ou répul-
sion), a les aires nécessairement comme les temps. de la maniére que
Képler a observée. Dans les planétes je conclus que les orbes fluides
déférents des planétes circulent harmoniquement, et j'en rends
encore raison à priori; puis, considérant ex observationibus que
ce mouvement est elliptique, je trouve que la loi du mouvement
paracentrique /lequel, joint à la circulation harmonique, décrit des
ellipses) doit étre tel que les gravitations soient réciproquement
comme les carrés des distances, c'est-à-dire justement comme nous
l'avons trouvé ci-dessus à priori par leslois de la radiation. J'en déduis
depuis des particularités et toutes les choses sont ébauchées dans ce
que j'ai publié dans les Actes de Leipsig il y a déjà quelque temps.
LEIBNIZ.
A Venise, ce 23 mars 1690.
MEDITATIONES
DE COGNITIONE, VERITATE ET IDEIS
1681
(Acta Eruditorum Lipsiensum, ann. 1684. Nov., p. 537. — Leibn. Opp. ed. Dufens.
T. 1H, P. 1, p. 14.)
Quoniam hodie inter viros egregios de veris, et falsis ideis contro-
versie agitantur eaque res magni ad veritatem cognoscendam mo-
menti est, in qua nec ipse Cartesius usquequaque satisfecit ; placet
quid mihi de discriminibus atque eriteriis idearum et cognitionum
statuendum videatur, explicare paucis. Est ergo cognitio vel obscura,
vel clara ; et clara rursus vel confusa vel distincta ; et distincta, vel
inadeequata, vel adæquata ; item vel symbolica, vel intuitiva :
et quidem si simul ad:equata, et intuitiva sit, perfectissima est.
Obscura est notio, qu:e non sufficit ad rem repræsentatam agnos-
cendam, veluti si uteunque meminerim alicujus floris, aut animalis
olim visi, non tamen quantum satis est, aut oblatum recognoscere,
et ab aliquo vicino discernere possim ; vel si considerem aliquem ter-
minum in scholis parum explicatum, ut eutelechiam — Aristotelis, aut
causam prout communis est materkr, formiv, efficienti, et fini, aliaque
ejusmodi, de quibus nullam certam definitionem habemus : unde
propositio quoque obscura fit, quam notio talis ingreditur. Clara
ergo cognitio est, cum habeo unde rem repr:esentatam agnoscere pos-
sim, eaque rursum est vel confusa, vel distincta. Confusa, cum sci-
licet non possum notas ad vem ab aliis discernendam sufficientes se-
paratim enumerare, licet res illa tales notas, atque requisita revera
habeat, in quie notio ejus vesolvi possit : ita colores, odores, sapores,
aliaque peculiaria sensuum objecta satis elare quidem agnoscimus,
et a se invicem discernimus, sed simplici sensuum tesliinonio, non
vero notis enunliabilibus ; ideo nec coco explicare possumus, quid
622 MEDITATIONES
sit rubrum, nec aliis declarare talia possumus, nisi eos in rem pr:e-
sentem ducendo, utque ut idem videant, olfaciant, aut gustent effi-
ciendo, aut saltem pr:eterit:e. alieujus perceptionis similis eos admo-
nendo : licet certum sit, notiones harum qualitatum compositas esse,
et resolvi posse quippe cum causas suas habeant. Similiter videmus
pictores aliosque artifices probe cognoscere, quid recte, quid vi-
tiose factum sit, at judicii sui rationem reddere sæpe non posse, et
qu:erenti dicere, se in re, quæ displicet, desiderare nescio quid. At
distincta notio est qualem de auro habent Docimast:e per notas sci-
licet et examina sufficientia ad rem ab aliis omnibus corporibus si-
milibus discernendam : tales habere solemus circa notiones pluribus
sensibus communes, ut numeri, magnitudinis, figur:e, item circa
multos affectus animi, ut spem, metum, verbo, circa omnia, quorum
habemus definitionem nominalem, qu: nihil aliud est, quam enu-
meratio notarum sufficientium. Datur tamen et cognitio distincta no-
tionis indefinibilis, quando ca est primitiva, sive nota sui ipsius, hoc
est, eum est irresolubilis, ac non nisi per se intelligitur, atque adeo
caret requisitis. In notionibus autem compositis, quia rursus note
singul:e componentes interdum clare quidem, sed tamen confuse
cognitae sunt, ut gravitas, color, aqua fortis, aliaque quie auri notas
ingrediuntur, liinc talis cognitio auri licet distincta sit, inadæquata
est tamen. Cum vero id omne quod notitiam distinctam ingreditur,
rursus distincte cognitum est, seu cum analysis ad finem usque pro-
ducta habetur, cognitio est adæquata, cujus exemplum perfectum
nescio an homines dare possint ; valde tamen ad eam accedit noti-
tia numerorum. Plerumque autem, pr:esertim in analvsi longiore,
non totam simul naturam rei intuemur, sed rerum loco signis uti-
mur, quorum explicationem in pr:esenti aliqua cogitatione compendii
causa soleinus pr:etermittere, scientes, aut credentes nos eam habere
in potestate : ita cum chiliogonum, seu polygonum mille :equalium
laterum cogito, non semper naturam lateris, et :equalitatis, et mille-
narii (seu cubi a denario) considero, sed vocabulis istis (quorum sen-
sus obscure saltem, atque imperfecte menti obversatur) in animo
utor loco idearum, quas de iis habeo, quoniam memini me significa-
tionem istorum vocabulorum habere, explicationem autem nunc ju-
dicio necessariam non esse ; qualem cogitationem cecam, vel etiam
symbolicam appellare soleo, qua et in Algebra, et in Arithmetica uti-
mur, imo fere ubique. Et certe cum notio valde composita est, non
possumus omues ingredientes eam notiones simul cogitare : ubi
DE COGNITIONE, VERITATE ET IDFIS 623
tamen hoc licet, vel saltem in quantum licet, cognitionem voco tntuti-
tivam. Notionis distinct:e. primitiv;e non alia. datur cognitio, quam
intuitiva, ut compositarum plerumque cogitatio non nisi symbolica
est.
Ex his jam patet, nos eorum quoque, qu:e distincte cognóscimus,
ideas non percipere, nisi quatenus cogitatione intuitiva utimur. Et
sane contingit, ut nos s:epe falso eredamus habere in animo ideas
rerum, cum falso supponimus aliquos terminos, quibus utimur, jam
3 nobis fuisse explicatos : nec verum, aut certe ambiguitati obnoxium
est, quod aiunt aliqui, non posse nos de re aliqua dicere, intel-
ligendo quod dicimus, quin ejus habeamus ideam. S:epe ienim voca-
bula ista singula uteunque intelligimus, aut nos antea intellexisse
meminimus, quia tamen hac cogitatione c:eca contenti sumus, et re-
solutionem notionum non satis prosequimur, fit ut lateat nos contra-
dictio, quam forte notio composita involvit. Iltec ut considerarem
distinctius, fecit olim argumentum, dudum inter scholasticos celebre,
et a Cartesio renovatum, pro existentia Dei, quod ita habet : Quic-
quid ex alicujus rei idea, sive definitione sequitur, id de re potest
pr:edicari. Existentia ex Dei (sive Entis perfectissimi, vel quo majus
cogitari non potest; idea sequitur. (Ens enim perfectissimum involvit
omnes perfectiones, in quarum numero est etiam existentia.) Ergo
existentia de Deo potest pr:iedicari. Verum sciendum est, inde hoc
tantum confici, si Deus est possibilis, sequitur quod existat ; nam
definitionibus non possumus tuto uti ad eoncludendum, antequam
sciamus eas esse reales, aut nullam involvere contradictionem. Cu-
jus ratio est, quia de notionibus contradictionem involventibus simul
possent concludi opposita, quod absurdum est. Soleo autem ad hoc
declarandum uti exemplo motus celerrimi, qui absurdum implicat ;
ponamus enim rotam aliquam celerrimo motu rotari, quis non videt,
productum aliquem rot& radium extremo suo celerius motum iri,
quam in rot:e cireumferentia clavum ; hujus ergo motus non est ce-
lerrimus, contra hypothesim. Interim prima fronte videri possit nos
ideam motus celerrimi habere ; intelligimus enim utique quid dica-
mus, et tamen nullam utique habemus ideam rerum impossibilium.
Eodem igitur modo non sufficit nos cogitare de Ente perfectissimo
ut asseramus nos ejus ideam habere, et in hac allata paulo ante de-
monstratione possibilitas Entis perfectissimi aut ostendenda, aut sup-
ponenda est, ut recte concludamus. luterim nihil verius est, quam et
nos Dei habere ideam, et Ens perfectissimum esse possibile, imo
624 MEDITATIONES
necessarium ; argumentum tamen non satis concludit, et jam ab Aqui-
nale rejectum est.
Atque ita habemus quoque discrimen inter definitiones nominales,
qu:e notas tantum rei ab aliis discernend:e. continent, et reales. ex
quibus constat rem esse possibilem, et hac ratione satisfit Hobbio,
qui veritates volebat esse arbitrarias, quia ex definitionibus nomina-
libus penderent, non considerans realitatem definitionis in arbitrio
non esse, nec quaslibet notiones inter se posse conjungi. Nec defini-
tiones nominales sufficiunt, ad perfectam scientiam, nisi quando
aliunde constat rem definitam esse possibilem. Patet etiam, qua
tandem sit idea vera, quie falsa, vera scilicet cum notio est possibi-
lis, falsa cum contradictionem involvit. Possibilitatem autem rei vel
a priori cognoscimus, vel a posteriori. Et quidem a priori, cum no-
tionem resolvimus in sua requisita, seu in alias notiones cognitæ
possibilitatis, nihilque in illis incompatibile esse scimus ; idque fit
inter alia, cum intelligimus modum, quo res possit produci, unde
pr:e exteris utiles sunt. Definitiones causales : a posteriori vero,
cum rem actu existere experimur ; quod enim actu extitit, id utique
possibile est. Et quidem quandocunque habetur cognitio ad:equata,
habetur et cognitio possibilitatis a priori ; perducta enim analysi ad
finem, si nulla apparet contradictio, utique notio possibilis est. An
vero unquam ab hominibus perfecta institui possit analysis notio-
num, sive an ad prima possibilia, ac notiones irresolubiles, sive
(quod eodem redit) ipsa absoluta attributa Dei, nempe causas pri-
mas, atque ultimam rerum rationem, cogitationes suas reducere pos-
sint, nune. quidem definire non ausim. Plerumque contenti sumus,
notionum quarundam realitatem experientia didicisse, unde postea
alias componimus ad exemplum naturiv.,
Hinc ergo tandem puto intelligi posse, non semper tuto provocati
ad ideas, et multos specioso illo titulo ad imaginationes quasdam suas
stabiliendas abuti ; neque enim statim ideam habemus rei, de qua
nos cogitare sumus eonscii, quod exemplo maxime velocitatis paulo
ante ostendi. Nec minus «but video nostri temporis homines jactato
illo principio : quiequid clare, et distincte de realiqua percipio, id
esl verum, seu de ea ennntiabile. Sivpe enim clara, et distincta vi-
dentur hominibus temere judicantibus, quie obscura et confusa sunt.
Inutile ergo axioma est, nisi clari et distincti criteria adhibeantur,
quie tradidimus, et nisi constet de veritate idearum. De c:etero non
coutemnenda veritatis enuntiationum criteria sunt regulx commu-
DE COGNITIONE, VERITATE ET fDEIS 635
nis Logicæ, quibus et Geometr:e utuntur, ut scilicet nihil admittatur
pro certo, nisi aceurata experientia, vel firma demonstratione proba-
tum (1) ; firma autem demonstratio est, qui pr:escriptam a Logica
formam servat, non quasi semper ordinatis scholarum more syllogis-
mis opus sit (quales Christianus Ilerlinus, et Conradus Dasypo-
dius in sex priores Euclidis libros exhibuerunt) sed ita saltem ut ar-
gumentatio concludat vi formæ qualis argumentationis in forma
debita concept exemplum etiam. caleulum aliquem legitimum esse
dixeris ; itaque nec pr:etermittenda est aliqua pr:emissa. necessaria,
et omnes pr;emiss:e jam ante, vel demonstratæ esse debent, vel sal-
tem instar hypotheseos assumtie, quo casu et conclusio hypothetica
est. H:eec qui observabunt diligenter, facile ab ideis deceptricibus
sibi cavebunt. His autem satis congruenter ingeniosissimus Pasca-
(1) Leibniz a souvent loué dans les Nouveuur Essais ceux qui ont essayé de
démontrer les axiomes. Voici encore un passage du méme genre tiré de la
correspondance avec Bernouilli, 1i août 1696. (v. Virr. cel. G. G. Leib. et Jo,
Bern, Commerce. philos. et math. Lausannæ et Genevæ, 1745. T. I, p. 96.]:
« Quod dixi, omnis Axiomatis a me demonstrationem desiderari, non temere
dictum est : idque auimadvertis opinor, si quando vacabit inspicere. medita-
tiones quasdam meas de ideis, quie extant in. Lipsiensium Actis, Excipio tamen
Axiomata illa, quie sunt indemonstrabilia, ipsas scilieet identieas propositiones.
C:ielera omnia, quie scilicet possunt. demonstrari, etiam. utile est demonstrari
cum aliqua magnimomenti Theoremata in iis fundantur, Idque etiam veteres vi-
deruut. Unde Apollonius fin scriptis deperditis) et Proclus et alii Axiomata ab
Euclide assumta demonstrare sunt conati, Eamque rem fructu non carere facile
epinor concedes, quem tamen non vident, qui scientiarum utilitatem vulgari
modulo metiuntur, Interim vides, ea limitatione, quam addidi et quam adden-
dam esse prievideri poterat. non esse cur progressum in infinitum vereare in
demonstrando. Unum addo : multum apud me interesse inter hæc duo, in du-
bium vocare propositionem, et demonstrationem ejus expetere; quod dum a te
hic pro eodem habetur, hine jam video, cur quie dixeram de Axiomatibus de-
monstrandis mira tibi sint visa. Si Cartesius hoc tantum voluisset, cum de omni-
bus dubitandum dixit, quod ego desidero, nullo jure reprehenderetur ; sed ille
dupliciter peccavit nimis dubitando et nimis facile à dubitatione discedendo.
Illud ipsum quod objicis Axioma : Totum. esse. majus. parte, opportune a Te
oflertur. 1d certe numquam: in dubium. vocavi et tamen aliquando. demorstra-
lionem ejus expetii; imo. inveni uno syllogismo. comprehensam, innixo defini-
tioni minoris et majoris et Axiomati identico : Miínesenim definio, quod alterius
Unajoris) parti quale est, Axioma autem identieum quod. adhibeo est : Unum-
quodque iequale esse sibi ipsi, seu à — a. Hoc enim tamquam indemonstrabile
sunto. Sic ergo argumentor in syllogismo prime figure :
« Quidquid est æquale parti totius, id toto minus est (per Detinitionem Mi-
noris). »
« Pars totius est :equalis parti totius "nempe sibi ipsi per Axioma identicum) »
Ergo pars totius toto minor est. Quod. erat demonstrandum. Ita vides quomodo
omnium. demonstrationum a priori duo sint principia ultima, definitiones et Pro-
positiones identicæ, quod etiam alibi a me notatum est. Atque liec. paulo latius
deducere operæ pretium putavi ut pro iequitate Tua facilius me absolvas in pos-
terum, si qua forte diea obiter, quie primo aspectu insipidiora videbuntur, aut
speciem subterfugii habebuut, cum nihil siut minus,
Pauz JANET. — Leibniz. 1-10
626 MEDITATIONES DE COGNITIONE, VERITATE ET IDEIS
lius in præclara dissertatione de ingenio Geometrico (cujus fragmen-
tuin extat in egregio Libro celeberrimi Viri Antonti Arnaldi de
arte bene cogitandi) Geometr:e esse ait definire omnes terminos pa-
rumper obscuros, et comprobare omnes veritates parumper dubias.
Sed vellem definisset limites, quos ultra aliqua notio aut enuntiatio
non amplius parumper obscura, aut dubia est. Verumtamen quid
conveniat ex attenta eorum, qu:e hic diximus, consideratione erui
potest, nunc enim brevitati studemus.
Quod ad controversiam attinet, utrum omnia videamus in Deo
(qu;e utique vetus est sententia, et si sano sensu intelligatur, non
omnino spernenda) an vero proprias ideas habeamus, sciendum est,
etsi omnia in Deo videremus, necesse tamen esse ut habeamus et
ideas proprias, id est non quasi icunculas quasdam, sed affectiones
sive modificationes mentis nostr:e, respondentes ad id ipsum, quod in
Deo perciperemus : utique enim aliis cogitationibus subeuntibus ali-
qua in mente nostra mutatio fit ; rerum vero actu a nobis non cogi-
tatarum ide:e sunt in mente nostra, ut figura Herculis in rudi mar-
more. At in Deo non tantum necesse est actu esse ideam extensionis
absolute, atque infinit:e, sed et cujusque figur:e, qu:e nihil aliud est
quam extensionis absolut: modificatio. C:eterum cum colores, aut
odores percipimus, utique nullam aliam habemus, quam figurarum
et motuum perceptionem, sed tam multiplicium, et exiguorum, ut
mens nostra singulis distincte considerandis in hoc præsenti suo statu
non sufficiat, et proinde non animadvertat perceptionem suam ex
solis ligurarum, et motuum minutissimorum perceptionibus compo-
sitam esse ; quemadmodum confusis flavi et cærulei pulvisculis viri-
dem colorem percipiendo, nil nisi flavum et cæruleum minutissime
mixta sentimus, licet non animadvertenles, potius novum aliquod
Ens nobis fingentes.
LETTRE SUR LA QUESTION
SI L'ESSENCE DU CORPS
CONSISTE DANS L'ÉTENDUE
Journal des Savants, 13 juin 1691, page 259.
Vous me demandez, Monsieur, les raisons que j'ai de croire que
l'idée du corps ou de la matière est autre que celle de l'étendue.
llest vrai, comme vous dites, que bien d'habiles gens sont pré-
venus aujourd'hui de ce sentiment, que l'essence du corps consiste
dans Ja longueur, la largeur et la profondeur. Cependant il y en a
encore qu'on ne peut accuser de trop d'attachement à la scholas-
tique, qui ne sont pas contents.
M. Nicole, dans un endroit de ses Æssais, témoigne être de ce
nombre, et il lui semble qu'il y a plus de prévention que de lumière
dans ceux qui ne paraissent pas effrayés des difficultés qui.s'y ren-
contrent.
ll faudrait un discours fort ample pour expliquer bien distincte-
ment ce que je pense là-dessus. Cependant voici quelques considé-
rations que je soumets à votre jugement, dont je vous supplie de me
faire part.
Si l'essence du corps consistait dans l'étendue, cette étendue seule
devrait suffire pour rendre raison de toutes les propriétés du corps.
Mais cela n'est point. Nous remarquons dans la matière une qualité
que quelques-uns ont appclée l'inertie naturelle, par laquelle le
corps résiste en quelque facon au mouvement; en sorte qu'il faut
employer quelque force pour l'y mettre (faisant méme abstraction
de la pesanteur), et qu'un grand corps est plus difficilement ébranlé
qu'un petitcorps. Par exemple :
Fig. 1. C) [
À B
628 SI L'ESSENCE DU CORPS
Si le corps À en mouvement rencontre le corps B en repos, il est
clair que, si le corps B était indifférent au mouvement ou au repos,
il se laisserait pousser par le corps À sans lui résister, et sans
diminuer la vitesse, ou changer la direction du corps À ; et après le
concours, À continuerait son chemin, et B irait avec lui de compa-
gnie enle devancant. Mais il n'en est pas ainsi dans la nature. Plus
le corps B est grand, plus il diminuera la vitesse avec laquelle vient
le corps À, jusqu à l'obliger méme de réfléchir si B est beaucoup
plus grand qu'A. Or, s'il n'y avait dans les corps que l'étendue, ou
la situation, c'est-à-dire ce que les géomètres y connaissent, joint à
la seule notion du changement, cette étendue serait entiérement
indifférente à l'égard de ce changement ; et les résultats du concours
des corps s'expliqueraient par la seule composition géométrique des
mouvements; c'est-à-direle corps aprés leconcours irait toujours d'un
mouvement composé de l'impression qu'il avait avant le choc, et de
celle qu'il recevrait du concourant, pour ne le pas empêcher, c'est-
à-dire, ence cas de rencontre, il irait avec la différence des deux
vitesses, et du cóté de la direction.
Comme la vélocité 2A 34, ou 9B 3B, dans la figure 2, est la
différence entre 4A 2A et 4B 2B ; et en ce cas d'atteinte, figure 3,
TS TT PRET i
O0 Dot
1A 2A BR 1B' 3A SB
Fix. 2
Fig. 3.
le plus prompt atteindrait un plus lent qui le devance, le plus lent
recevrait la vitesse de l'autre, et généralement ils iraient toujours
de compagnie après le concours ; et particulièrement, comme j'ai
dit au commencement, celui qui est en mouvement emporterait avec
lui celui qui est en repos, sans recevoir aucune diminution de sa vi-
tesse, et sans qu'en tout ceci la grandeur, égalité ou inégalité des
deux corps püt rien changer ; ce qui est entièrement inconciliable
avec les expériences. Et quand on supposerait que la grandeur doit
CONSISTE DANS L'ÉTENDUE 629
faire un changement au mouvement, on n'aurait point de principe
pour déterminer le moyen de l'estimer en détail, et pour savoir la
direction et la vitesse résultante. En tout cas, on pencherait à l'opi-
nion de la conservation du mouvement ; au lieu que je crois avoir
démontré que la méme force se conserve (1), et que sa quantité est
différente de la quantité du mouvement.
Tout cela fait connaitre qu'il y a dans la matière quelque autre
chose que ce qui est purement géométrique, c'est-à-dire que
l'étendue et son changement, et son changement tout nu. Et, à le
bien considérer, on s'apercoit qu'il y faut joindre quelque notion
supérieure ou métaphysique, savoir celle de la substance, action et
force ; et ces notions portent que tout ce qui pâtit doit agir récipro-
quement, et que tout ce qui agit doit pàtir quelque réaction; et par
conséquent qu'un corps en repos ne doit pas être emporté par un
autre en mouvement sans changer quelque chose de la direction et
de la vitesse de l'agent.
Je demeure d'accord que naturellement tout corps est étendu, et
qu'il n'y a point d'étendue sans corps. Il ne faut pas néanmoins
confondre les notions du lieu, de l'espace, ou de l'étendue toute
pure, avec la notion de la substance, qui outre l'étendue renferme la
résistance, c'est-à-dire l'action et la passion.
Cette considération me parait importante, non seulement pour
connaitre la nature dc la substance étendue, mais aussi pour ne pas
mépriser dans la physique les principes supérieurs et immatériels,
au préjudice de la piété. Car, quoique je sois persuadé que tout se
fait mécaniquement dans la nature corporelle, je ne laisse pas de
croire aussi que les principes mêmes de la mécanique, c'est-à-dire
les premières lois du mouvement, ont une origine plus sublime
que celle que les pures mathémauques peuvent fournir. Et je
m'imagine que, si eela était plus connu, ou mieux considéré, bien
des personnes de piété n'auraient pas si mauvaise opinion de la
philosophie corpusculaire, et les philosophes modernes joindraient
mieux la connaissance de la nature à celle de son auteur.
Je ne m'étends pas sur d'autres raisons touchant la nature du
corps ; car cela me ménerait trop loin.
(1) Journa! des Savants, année 1680.
EXTRAIT D'UNE LETTRE
POUR SOUTENIR. CE QU II, Y A DE LUI DANS LE « JOURNAL
DES SAVANTS » DU 18 auix 1601
Journal des Savants, 5 janvier 1693.
Pour prouver que la nature du corps ne consiste pas dans l'éten-
due. je m'étais servi d'un argument expliqué dans le Journal des
Savants du 18 juin 1691 dont le fondement est qu'on ne saurait
rendre raison par la seule étendue de l'inertie naturelle des corps,
c'est-à-dire de ce qui fait que la matière résiste au mouvement,
ou bien de ce qui fait qu'un corps qui se meut déjà, ne sau-
rait emporter avec soi un autre qui repose, sans en être retardé.
Car l'étendue en elle-même étant indifferente au mouvement et au
repos, rien ne devrait empôcher les deux corps d'aller de compa-
gnie avec toute la vitesse du premier, quil tâche d'imprimer au
second. A cela on répond dans le journal du 16 juillet de la méme
année (comme je n'ai appris que depuis peu; qu'effectivement le
corps doit être indilTérent au mouvement et au repos, supposé que
son essence consiste à étre seulement étendu ; mais que néanmoins
un corps qui va pousser un autre corps en doit ètre retardé (non
pas à cause de l'étendue, mais à cause de la force), parce que la
méme force qui était appliquée à un des corps est maintenant
appliquée à tous les deux. Or la force qui meut un des corps avec
une certaine vitesse doit mouvoir les deux ensemble avec moins de
vitesse. C'est comme si l'on disait en autres termes que le corps.
s'il consiste dans l'étendue, doit être indifférent au mouvement ;
mais qu'eflectivement n'y étant pas indiflérent, puisqu'il résiste à ce
qui lui en doit donner, il faut, outre lanotion de l'étendue, employer
celle de la force. Ainsi cette réponse m'accorde justement ce que je
veux. Et en effet ceux qui sont pour le système des causes occa-
EXTRAIT D'UNE LETTRE 631
sionnelles se sont déjà fort bien aperçus que la force et les lois du
mouvement qui en dépendent ne peuvent être tirées de la seule
étendue, et comme ils ont pris pour accordé qu'il n'y a que de
l'étendue, ils ont été obligés de lui refuser la force et l'action, et
d'avoir recours à la cause générale, qui est la purevolonté et action
de Dieu. En quoi l'on peut dire qu'ils ont trés bien raisonné ex
hypothesi. Mais l'hypothèse n'a pas encore été démontrée ; et
comme la conelusion parait peu convenable en physique, il y a plus
d'apparence de dire qu'il y a du défaut dans l'hypothése (qui d'ail-
leurs souffre bien d'autres difficultés), et qu'on doit reconnaître dans
la matiére quelque chose de plus que ce qui consiste dans le seul
rapport à l'étendue ; laquelle, tout comme l'espace, est incapable
d'action et de résistance, qui n'appartient qu'aux substances. Ceux
.qui veulent que l'étendue méme soit une substance renversent
l'ordre des paroles aussi bien que des pensées. Outre l'étendue il
faut avoir un sujet qui soit étendu, c'està-dire une substance à
laquelle il appartienne d'être répétée ou continuée. Car l'étendue ne
signifie qu'une répétition ou multiplicité continuée de ce qui est
répandu ; une pluralité, continuité et coexistence des parties ; et
par conséquent elle ne suffit point pour expliquer la nature méme
de la substance répandue ou répétée, dont la notion est antérieure à
celle de sa répétition.
DE
PRIME. PIILOSOPIILE EMENDATIONE
ET DE NOTIONE SUBSTANTLE
(Acta Erudit. Lips., 1694, p. 110. — Leibn. Opp. ed. Dutens. T. IT, P. 1. p.18.)
Video plerosque, qui Mathematicis doctrinis delectantur, a Meta-
physicis abhorrere, quod in illis lucem, in liis tenebras animadver-
tant. Cujus rei potissimam causam esse arbitror, quod notiones
generales, et quie maxime omnibus notie. creduntur, humana negli-
gentia atque inconstantia cogitandi ambigu:e atque obscuræ sunt
facte ; et quie vulgo afferuntur definitiones, ne nominales sunt qui-
dem, adeo nihil explicant. Nec dubium est in cieteras. disciplinas
influxisse malum, qu:e primés illi atque architectonicæ subordinan-
tur. Ita pro definitionibus lucidis nativ nobis sunt. distinctiunculæ,
pro axiomatibus vere universalibus regule topics, quæ sæpe
pluribus franguntur instantiis, quam juvantur exemplis. Et tamen
passim homines Metaphysicas voces necessitate quadam adhibent,
et sibi blandientes, intelligere credunt, quie loqui didicere. Nec vero
substantie tantum, sed et causie, et actionis, et relationis, et simili -
tudinis, et plerorumque aliorum terminorum generalium notiones
veras et feecundas vulgo latere manifestum est. Unde nemo mirari
debet, scientiam illam principem, quie. Primie. Philosophi: nomine
venit et Aris(ofeli dieta est desiderata seu quirsita {rrouuévr) adhuc
inter qu:erenda mansisse. Equidem Plato passim Dialogis vim notio-
num vestigat: idem facit .{ristoteles in libris qui vulgo Metaphysiri
vocantur ; multum tamen profecisse non apparet. Platonici poaste-
riores ad loquendi portenta sunt lapsi; Aristotelicis, prirsertim
Scholasticis, movere magis qu:estiones curæ fuit, quam finire. Nos-
DE PRIME PHILOSOPHLE EMENDATION]
tris temporibus viri quidam insignes etiam ad Primam Philosophiam
animum adjecere, non magno tamen hactenus successu. Cartesium
attulisse aliqua egregia negari non potest, et recte inprimis Platonis
studium revocasse abducendi mentem sensibus, et Academicas dubi-
iones utiliter subinde adhibuisse; sed mox inconstantia quadam vel
mandi licentia scopo excidisse, nec certum ab incerto distinxisse,
et proinde substanti:e corpore:e naturam in extensione pr:epostere
sse, nec de unione anime et corporis probas comprehen-
siones habuisse; quorum causa fuit, non intellecta substantie natura
am saltu quodam ad gra quvstiones sol-
vendas processerat, notionibus ingredientibus non explicatis. Unde
itum absint a. certitudine Meditationes ejus Metaphysieie, non
aliunde magis apparet, quam ex scripto ipsius, in quo, hortatu Mer-
athematico eas habitu vestire voluerat frustra.
senni et aliorum,
Video et alios viros acumine pr:estantes attigisse Metaphysica, et
nonnulla profunde cogitasse : sed ita involvisse tenebris, ut divinare
magis appareat, quam demonstrare. Mihi vero in his magis quam in
ipsis Mathematicis. luce et certitudine opus videtur, quia res Mathe-
& sua examina et comprobationes secum ferunt, quie. causa
est potissima successus; sed in Metaphysicis hoe commodo. care-
mus. ltaque peculiaris quiedam proponendi ratio necessaria est,
et velut filum in Labyrintho, eujus ope non minus quam Euclidea
methodo ad caleuli instar quwstiones resolvantur; servata nihilo-
minus claritate, quie. nee. popularibus sermonibus quicquam con-
cedat.
Quanti autem ista sint momenti, inprimis apparebit ex notione suh-
Stantie, quam. ego assigno, quie tam fecunda est, ut inde veritates
primariae, etiam circa Deum et mentes, et naturam corporum, eaeque
partim cognite, sed parum. demonstratze, partim hactenus. ignoti,
sed maximi per is scientias s futur, consequantur. Cujus
rei ut aliquem gustum dem, dicam iterim. notionem viria seu vii
tutis (quam Germani vocant. Areff. Galli la force: cui ego expli-
canda peenliarem Dynamices seientiam destinavi. plurimum lucis
allerre ad. veram notionem substantie. intelligendam. Differt. euim.
aetiva a potentia nuda vulgo scholis cognita, quod potentia activa
eholastieovum, seu faeultas, uihil aliud est quam propinqua agendi
i t velut. stimulo indiget
as, quie tamen aliena. excitatione,
ut in actum transferatur, Sed vis activa aetum quemdam. sive
ex continet, atque inter facultatem agendi actionemque ipsam
êne
634 DE PRIME PHILOSOPHLE EMENDATIONE
media est (1), et conatum involvit; atque ita per se ipsam in ope-
rationem fertur; nec auxiliis indiget, sed sola sublatione impedi-
menti. Quod exemplis gravis suspensi funem sustinentem intendentis,
aut arcus tensi, illustrari potest. Etsi enim gravitas aut vis elastica
mechanice explicari possint debeantque ex :etheris motu ; ultima
tamen ratio motus in materia, est vis in creatione impressa, quæ in
unoquoque corpore inest, sed ipso conflietu corporum varie in
natura limitatur et coercetur. Et hanc agendi virtutem omni substan-
tie inesse ajo, semperque aliquam ex ea actionem nasci; adeoque
nec ipsam substantiam corpoream (non magis quam spiritualem: ab
agendo cessare unquam; quod illi non satis percepisse videntur;
qui essentiam ejus in sola extentione, vel etiam impenetrabilitate
collocaverunt, et corpus omnimode quiescens concipere sibi sunt
visi. Apparebit etiam ex nostris meditationibus, substantiam creatam
ab alia substantia creata non ipsam vim agendi, sed præexistentis
jam nisus sui, sive virtutis agendi, limites tantummodo ac determi-
nationem accipere: ut alia nune taceam, ad solvendum illud pro-
blema difficile, de substantiarum operatione in se invicem, profu-
tura.
(1; Conf, Systeme nouveau de la nature et de la communication des Subs-
tances, 8 3.
SYSTÈME NOUVEAU DE LA NATURE
ET DE LA COMMUNICATION DES SUDSTANCES, AUSSI BIEN QUE
DE L'UNION QU IL YA ENTRE L'AME ET LE CORPS
Journal des Savants, 27 juin 1695.
1. 11 y a plusieurs années que j'ai concu ce système, et que j'enai
communiqué avec de savants hommes, et surtout avec un des plus
grands théologiens et philosophes de notre temps, qui, ayant appris
quelques-uns de mes sentiments par une personne de la plus haute
qualité, les avait trouvés fort paradoxes (1). Mais, ayant recu mes
éclaircissements, il se rétracta de la maniére la plus généreuse et la
plus édifiante du monde ; etayant approuvé une partie de mes proposi-
tions, il fit cesser sa censure à l'égard des autres dont il ne demeu-
rait pas encore d'accord. Depuis ce temps-là, j'ai continué mes mé-
ditations selon les occasions, pour ne donner au public que des
opinions bien examinées, et j'ai tâché aussi de satisfaire aux objec-
tions faites contre mes essais de dynamique, qui ont de la liaison
avec ceci. Enfin, des personnes considérables ayant désiré de voir
mes sentiments plus éclaircis, j'ai hasardé ces méditations, quoi-
qu'elles ne soient nullement populaires, ni propres à étre goütées
de toute sorte d'esprit. Je m'y suis porté principalement pour pro-
fiter des jugements de ceux qui sont éclairés en ces matières: puis-
qu'il serait trop embarrassant de chercher et de sommer en particu-
lier ceux qui seraient disposés à me donner des instructions, que
je serai toujours bien aise de recevoir, pourvu que l'amour de la
vérité y paraisse, plutót que la passion pour les opinions dont on
est prévenu.
2. Quoique je sois un de ceux qui ont fort travaillé sur les mathé-
(1) Allusion à la correspondance avec Ant. Arnauld.
636 SYSTÈME NOUVEAU DE LA NATURE
matiques, je n'ai pas laissé de méditer sur la philosophie dés ms
jeunesse; car il me paraissait toujours qu'il y avait moyen d'y éta-
blir quelque chose de solide par des démonstrations claires. J'avais
pénétré bien avant dans le pays des scholastiques, lorsque les ma-
thématiques et les auteurs modernes m'en firent sortir encore bien
jeune. Leurs belles manières d'expliquer la nature mécaniquement
me charmérent, et je méprisais avec raison la méthode de ceux qui
n'emploient que des formes ou des facultés, dont on n'apprend rien.
Mais depuis, ayant tâché d'approfondir les principes mêmes de la
mécanique, pour rendre raison des lois de la nature que l'expe-
rience faisait connaitre, je m'apereus que la seule considération
d'une masse étendue ne suffisait pas, et qu'il fallait employer encore
la nation de la force, qui est trés intelligible, quoiqu'elle soit du res-
sort de la métaphysique. 1 me paraissait aussi que l'opinion de ceux
qui transforment ou. dégradent les bêtes en pures machines, quoi-
qu'elle semble possible, est hors d'apparence, et méme contre l'or-
dre des choses. |
3. Au commencement, lorsque je nr'étais affranchi du joug d'Aris-
tote, j'avais donne dans le vide et dans les atomes, car c'est ce qui
remplit le mieux l'imagination; mais en étant revenu, après bien
des méditations je m'apercus qu'il est impossible de trouver les
principes d'une véritable unité dans la matière seule, ou dans ce
qui n'est que passif, puisque tout n'y est que collection ou amas de
parties à l'infini. Or la multitude ne pouvant avoir sa réalité que des
unités véritables. qui viennent d'ailleurs, et sont tout autre chose que
les points dont il est constant. que Je continu ne saurait être 'com-
posé; done pour trouver ces unités réelles je fus contraint de recou-
rir à un atome formel, puisqu'un être matériel ne saurait être en
méme temps materie] et. parfaitement indivisible, ou doué d'une
véritable unité. 1 fallut done rappeler et comme rehabiliter les
formes substantielles, si décriées aujourd'hui; mais d'une maniere
qui les rendit intelligibles, et qui séparût l'usage qu'on en doit faire
de l'apus qu'on en a fait. Je trouvai donc que leur nature consiste
dans la force, et que de cela s'ensuit quelque chose d'analogique au
seutiment et à l'appetit ; et qu'ainsi il fallait les concevoir à l'imita-
tion de Ja notion que nous avons des âmes. Mais, comme l'âme ne
doit pas être employée pour rendre raison du détail de l'économie
du corps de l'animal. je jugeai de même qu'il ne fallait pas employer
ces formes pour expliquer les problèmes particuliers de la nature,
ET DE LA COMMUNICATION DES SUBSTANCES 637
quoiqu'elles soient nécessaires pour établir de vrais principes géné-
raux. Aristote les appelle entéléchies premières. Je les appelle,
peut-être plus intelligiblement, forces primitives qui ue contiennent
pas seulement l'acte ou le complément de la possibilité, mais encore
une activité originale.
4. Je voyais que ces formes et ces Ames devaient être indivisibles,
aussi bien que notre esprit, comme en eflet je me souvenais que
c'était le sentiment de saint Thomas à l'égard des âmes des bêtes.
Mais cette nouveauté renouvelait les grandes difficultés de l'origine
et de la durée des âmes et des formes. Car toute substance qui a
une véritable unité, ne pouvant avoir son commencement ni sa fin
que par miracle, il s'ensuit qu'elles ne sauraient commencer que
par création, ni finir que par annihilation. Ainsi, excepté les âmes
que Dieu veut encore créer expres,
faut que les formes constitutives des substances aient été créées
avec le monde, et qu'elles subsistent toujours. Aussi quelques scho-
lastiques, comme Albert le Graud et Jean Bacon, avaient entrevu une
partie de la vé ur leur origine. Et la chose ne doit point paraître
extraordinaire, puisqu'on ne donne aux formes que la durée, que les
gassendistes accordent à leurs atomes.
5. Je jugeais pourtant qu'il n'y fallait point mêle:
les esprits ni l'âme r
de reconnaitre qu'il
indifféremment
aisonnable, qui sont d'un ordre supérieur, et
ont incomparablement plus de perfection que ces formes enfoncées
dans la matière, étant comme de petits dieux au prix d'elles, faits à
l'image de Dieu, et ayant en eux quelque rayon des lumières de la
divinité. C'est pourquoi Dieu gouverne les esprits comme un prince
gouverne ses sujets, et méme comme un père a soin de ses enfants;
au lieu qu'il dispose d autres substances comme un ingénieur
manie ses machines. j les esprits ont des lois particulières qui
les mettent au-dessus des révolutions de la mati
e; et on peut dire
que tout le reste n'est fait que pour eux, ces révolutions mêmes
étant accommodées à la félicité des bons et au châtiment des mé-
chants.
6. Cependant, pour revenir aux form
"s ordinaires ou àunes maté.
rielles, cette durée qu'il leur faut attribuer, à la place de eclle qu'on
avait attribuée aux atomes, pourrait faire douter si elles ne vont pas
de corps en corps ; ce qui serait la métempsycose, à peu prés comme
quelques philosophes ont eru la trausmission du mouvement et celle
des espèces. Mais cette imagination est bien éloignée de la nature des
638 SYSTEME NOUVEAU DE LA NATURE
choses. Il n'y a point de tel passage ; et c'est ici où les transforma
tions de MM. Swammerdam. Malpighi et Leewenkoek, qui sont des
plus excellents observateurs de notre temps, sont venues à mon
secours et m'ont fait admettre plus aisément que l'animal, et toute
autre substance organisée, ne commence point lorsque nous le
croyons, et que sa génération apparente n'est qu'un développement
et une espèce d'augmentation. Aussi ai-je remarqué que l'auteur de
la Recherche de la vérité, M. Regis, M. Hartsoeker, et d'autres
habiles hommes, n'ont pas été fort éloignés de ce sentiment.
1. Mais il restait encore la plus grande question, de ce que ces
âmes ou ces formes deviennent par la mort de l'animal, ou par la
destruction de l'individu dela substance organisée. Et c'est ce qui
embarrasse le plus ; d'autant qu'il parait peu raisonnable que les
âmes restent inutilement dans un chaos de matière confuse. Cela
m'a fait juger enfin. qu'il n'y avait qu'un seul parti raisonnable à
prendre ; et c'est celui de la conservation non seulement de l'áme,
mais encore de l'animal méme et de sa machine organique ; quoi-
que la destruetion des parties grossieres l'ait réduit à une petitesse
qui n'échappe pas moins à nos sens que celle où il était avant que
de naitre. Aussi n'y a-t-il personne qui puisse bien marquer le ve-
ritable temps de la mort, laquelle peut passer longtemps pour une
simple suspension des actions notables, et dans le fond n'est jamais
autre chose dans les simples animaux : témoin les ressuscitations
des mouches noyées et puis ensevelies sous de la eraie pulvérisée,
et plusieurs exemples semblables qui font assez connaitre qu'il y
aurait bien d'autres ressuscitations, et de bien plus loin si les
hommes étaient en état de remettre la machine. Et il y a de l'appa-
rence que c'est de quelque chose d'approchant que le grand Démo-
crite a parlé, tout atomiste qu'il était, quoique Pline s'en moque. ll
est donc naturel que l'animal ayant toujours été vivant et organisé
(comme des personnes de grande pénétration commencent à le recon-
naitre), il le demeure aussi toujours. Et puisque ainsi il n'y a point
de naissance ni de génération entièrement nouvelle de l'animal, il
s'ensuit qu'il n'y en aura point d'extinction finale, ni de mort entière
prise à la rigueur métaphysique: et que, par conséquent, au lieu de
la transmigration des âmes, il n'y a qu'une transformation d'un
méme animal, selon que les organes sont pliés différemment, et plus
ou moins développés.
8. Cependant les àmes raisonnables suivent des lois bien plus
ET DE LA COMMUNICATION DES SUBSTANCES 639
relevées, et sont exemptes de tout ce qui leur pourrait faire perdre
la qualité de citoyens de la société des esprits ; Dieu y ayant si bien
pourvu, que tous les changements de la matiére ne leur sauraient
faire perdre les qualités morales de leur personnalité. Et on peut
dire que tout tend à la perfection, non seulement de l'univers en
général, mais encore de ces créatures en particulier, qui sont desti-
nées à tel degré de bonheur, que l'univers s'y trouve intéressé en
vertu de la bonté divine qui se communique à un chacun autant que
la souveraine sagesse le peut permettre.
9. Pour ce qui est du cours ordinaire des animaux et d'autres
substances corporelles, dont on a cru jusqu'ici l'extinction entière
et dont les changements dépendent plutót des régles mécaniques
que des lois morales, je remarquai avec plaisir que l'auteur du livre
de la Diéte, qu'on attribue à Hippocrate, avait entrevu quelque
chose de la vérité, lorsqu'il a dit en termes exprès que les animaux
ne naissent et ne meurent point, et que les choses qu'on croit com-
mencer et périr ne font que paraitre et disparaitre. C'était aussi le
sentiment de Parménide et de Melisse chez Aristote; car ces anciens
étaient plus solides qu'on ne croit.
10. Je suis le mieux disposé du monde à rendre justice aux mo-
dernes, cependant je trouve qu'ils ont porté la réforme trop loin;
entre autres en confondant les choses naturelles avec les artificielles,
pour n'avoir pas eu d'assez grandes idées de la majesté dela nature.
Ils conçoivent que la différence qu'il y a entre ses machines et les
nótres n'est que du grand au petit. Ce qui a fait dire depuis peu à
un trés habile homme, auteur des Entretiens sur lu pluralité des
mondes, qu'en regardant la nature de pres on la trouve moins
admirable qu'on n'avait cru, n'étant que comme la boutique d'un
ouvrier. Je crois que ce n'est pas en donner» une idée assez digne
d'elle, et il n'y a que notre système qui fasse connaitre enfin la véri-
table et immense distance qu'il y a entre les moindres productions
et mécanisme de la sagesse divine, et entre les plus grands chefs-
d'œuvre de l'art d'un esprit borné; cette différence ne consistant
pas seulement dans le degré, mais dans le genre méme. ll faut donc
savoir que les machines de la nature ont un nombre d'organes véri-
tablement infini, et sont si bien munies et à l'épreuve de tous les
accidents, qu'il n'est pas possible de les détruire. Une machine natu-
relle demeure encore machine dans ses moindres parties, et, qui
plus est, elle demeure toujours cette méme machine qu'elle a été,
610 SYSTEME NOUVEAU DE LA NATURE
n'étant que transformée par de différents plis qu'elle recoit. et tantót
étendue et tantôt resserrée et comme concentrée, lorsqu'on croit
qu'elle est perdue.
11. De plus, par le moyen de l'âme ou de la forme, il y a une
véritable unité qui répond à ce qu'on appelle moi en nous ; ce qui ne
saurait avoir lieu ni dans les machines de l'art, ni dans la simple
masse de la matiere, quelque organisee qu'elle puisse être, qu'un
ne peut considérer que comme une armée ou un troupeau, ou comme
un étang plein de poissons, on comme une montre composée de
ressorts et de roues. Cependant, s'il n’y avait pas de véritables unites
substantielles, il'n'v. aurait rien de substantiel ni de réel dans la
collection. C'était ee qui avait foreé M. Cordemoy à abandonner Des-
cartes, en embrassant la doctrine des atomes de Démocrite, pour
trouver une véritable unite. Mais les atomes de matière sont con-
traires à la raison, outre qu'ils sont encore composés de parties,
puisque l'attachement invincible d'une partie à l'autre (quand on le
pourrait concevoir ou supposer avec raison) ne détruirait point leur
diversité. I n'y a que les atomes de substance, c'est-à-dire les uni-
tes réelles et absolument destituces de parties, qui soient les sources
des actions, et les premiers. principes absolus de la composition des
choses, et comme les derniers élements de l'analyse des substances.
On les pourrait appeler points mélaphysiques : ils ont quelque
chose de vital et une espéee de perception, et les points mathema-
tiques sont leur point de vue, pour exprimer l'univers. Mais quand
les substances corporelles sont. resserrées, tous leurs organes en-
semble ne font qu'un point physique à notre égard. Ainsi les points
physiques ne sont indivisibles qu'en apparence : les points mathema-
tiques sont exacts, mais ce ne sont que des modalités : il n'y a que les
points métaphysiques ou de substance : constitués par les formes ou
âmes) qui soient exacts et réels ; et sans eux il n'y aurait rien de réel,
puisque, sans les véritables unités. il n'y aurait point de multitude.
12. Apres avoir établi ces choses, je croyais entrer dans le port;
mais lorsque je me mis à méditer sur l'union de l1 âme avec le corps,
je fus comme rejeté en pleine mer. Car je ne trouvais aucun moyen
d'expliquer comment le corps fait passer quelque ehose dans l'âme,
ou vice versa ; ni comment une substance peut communiquer avec
une autre substance créée, M. Descartes avait. quitte Ja partie là-
dessus, autant qu'on le peut connaitre par ses écrits ; mais ses dis-
ciples, voyant que l'opinion commune est inconcevable, jugèrent que
ET DE LA COMMUNICATION DES SUBSTANCES 64
nous sentons les qualités des corps, parce que Dieu fait naître des
pensées dans l'âme à l'occasion des mouvements de la matière ; et
lorsque notre âme veut remuer le corps à son tour, ils jugèrent que
cest Dieu qui le remue pour elle. EL comme la communication des
mouvements leur paraissait encore inconcevable, ils ont cru que
Dieu donne du mouvement à un corps à l'occasion du mouvement
d'un autre corps. C'est ce qu'ils appellent le Système des Causes
occasionnelles, qui a été fort mis en vogue par les belles réflexions
de l'auteur de la Recherche de la Vérité.
13. Hl faut avouer qu'on a bien pénétré dans la difficulté, en disant
ce qui ne se peut point; mais il ne parait pas qu'on l'ait levée en
expliquant ce qui se fait effectivement. Hl est bien vrai qu'il n'y a
point d'influence réelle d'une substance eréée sur l'autre, en parlant
selon la rigueur L que toutes les choses, avec toutes
leurs réali continuellement produites par la vertu de Dieu;
mais pour résoudre des problèmes, ce n'est pas assez d'employer
la cause générale, et de faire venir ce qu'on appelle Jeuzi ez ma-
china. Car, lorsque cela se fait sans qu'il y ait autre explication qui
se puisse tirer de l'ordre des causes secondes, c'est proprement
recourir au mi En philosophie il faut tàcher de rendre raison,
en faisant connaitre de quelle facon les choses s'exéeutent par la
sagesse divine, conformément à la notion du sujet dont il s'agit.
14. Étant donc obligé d'accorder qu'il n'est pas possible que
l'âme ou quelque autre véritable substance puisse recevoir quelque
che ar dehors, si ce n'est par la toute-puissance divine, je fus
conduit insensiblement à un sentiment qui me surprit, mais qui
parait table, et qui en effet a des avantages trés grands et des
beautés très co ables. C'est qu'i L donc dire que Dieu a
éé d'abord l'âme, ou toute autre unité réelle, en sorte que tout lui
sse de son propre fonds, par une parfaite spontanéité à l'égard
d'elle-même, et pourtant avec une parfaite conformité aux choses
de dehors. Et qu'ainsi nos sentiments intérieurs, c'est-à-dire qui
sont dan: me, et uon dans le cerveau, ni dans les parties
subtiles du corps, n'étant que des phénomènes suivis sur les êtres
externes, ou bien des app: «bles et comme des songes
bien réglés, il faut que ces perceptions internes dans l'àime méme
»pre constitution originale, c’est-à-dire par la
à aive (capable d'exprimer les êtres hors d'elle par
rapport à ses organes) qui lui a été donnée dès sa création, et qui
Paut. Jaxer. — Leibniz. ru
st
cl
âme m
642 SYSTÈME NOUVEAU DE LA NATURE
fait son caractère individuel. Et c'est ce qui fait que chacune de ces
substances, représentant exactement tout l'univers à sa maniere, et
suivant un certain point de vue, et les perceptions des choses externes
arrivant à l'âme à point nommé, en vertu de ses propres lois, comme
dans le monde à part, et comme s'il n'existait rien que Dieu et elle
(pour me servir de la manière de parler d'une certaine personne
d'une grande élévation d'esprit, dont la sainteté est célébrée), il v
aura un parfait accord entre toutes ces substances, qui fait le méme
effet qu'on remarquerait si elles communiquaient ensemble par une
transmission des espéces, ou des qualités que le vulgaire des philo-
sophes imagine. De plus, la masse organisée, dans laquelle est le
point de vue de l'àme, étant exprimée plus prochainement, et se
trouvant réciproquement préte à agir d'elle-méme, suivant les lois
de la machine corporelle, dans le moment que l'âme le veut, sans
que l'un trouble les lois de l'autre, les esprits et le sang avant juste-
ment alors les mouvements qu'il leur faut pour répondre aux pas-
sions et aux perceptions de l'âme : c’est ce rapport mutuel réglé par
avance daus chaque substance de l'univers, qui produit ce que nous
appelons leur communication, et qui fait uniquement l'union de
l'âme et du corps. Et l'on peut entendre par là comment l’âme a son
siège dans le corps par une présence immédiate, qui ne saurait être
plus grande, puisqu'elle y est comme l'unité est dans le résultat des
unités qui est la multitude.
15. Cette hypothése est tres possible. Car pourquoi Dieu ne pour-
rait-il pas donner d'abord à la substance une nature ou force interne
qui lui püt produire par ordre (comme dans un automate spirituel
ou formel, mais libre en celle qui a la raison en partage) tout ce qui
lui arrivera, c'est-à-dire toutes les apparenees ou expressions qu'elle
aura, et cela sans le secours d'aucune créature? D'autant plus que
la nature de la substance demande nécessairement et enveloppe
essentiellement un progrès ou un changement, sans lequel elle
n'aurait point de force d'agir. Et cette nature de l'âme étant repre-
sentative de l'univers d'une manière très exacte, quoique plus ou
moins distincte, la suite des représentations que l'àme se produit
repondra naturellement à la suite des changements de l'univers
méme : comme en échange le corps a aussi été accommodé à l'âme,
pour les rencontres où elle est conçue comme agissante au dehors;
ce qui est d'autant plus raisonnable, que les corps ne sont faits que
pour les esprits seuls capables d'entrer en société avec Dieu, et de
ET DE LA COMMUNICATION DES SUBSTANCES 643
célébrer sa gloire. Ainsi, dès qu'on voit la possibilité de cette hypo-
thése des aecords, on voit aussi qu'elle est la plus raisonnable, et
qu'elle donne une merveilleuse idée de l'harmonie de l'univers et
de la perfection des ouvrages de Dieu.
16. H s'y trouve aussi ce grand avantage, qu'au lieu de dire que
nous ne sommes libres qu'en apparence et d'une manière suffisante
à la pratique, comme plusieurs personnes d'esprit ont cru, il faut
dire plutót que nous ne sommes entrainés qu'en apparence, et que,
dans la rigueur des expressions métaphysiques, nous sommes dans
une parfaite indépendance à l'égard de l'influence de toutes les
autres créatures. Ce qui met encore dans un jour merveilleux l'im-
mortalité de notre áme, et la conservation toujours uniforn:e de notre
iudividu, parfaitement bien réglée par sa propre nature, à l'abri de
tous les accidents du dehors, quelque apparence qu'il y ait du
contraire. Jamais système n'a mis notre élévation dans une plus
grande évidence. Tout esprit étant comme un monde à part, suffi-
sant à lui-même, indépendant de toute autre créature, enveloppant
l'infini, exprimant l'univers, est aussi durable, aussi subsistant et
aussi absolu que l'univers méme des créatures. Ainsi on doit juger
qu'il y doit toujours faire figure de la manière la plus propre à con-
tribuer à la perfection de la societé de tous les esprits, qui fait leur
union morale dans la Cité de Dieu. On y trouve aussi une nouvelle
preuve de l'existence de Dieu, qui est d'une clarté surprenante. Car
ce parfait accord de tant de substances qui n'ont point de communi-
cation ensemble ne saurait venir que de la cause commune.
17. Outre tous ces avantages qui rendent cette hypothèse recom-
mandable, on peut dire que c'est quelque chose de plus qu'une hy-
pothese, puisqu'il ne parait guere possible d'expliquer les choses
d'une autre manière intelligible, et que plusieurs grandes difficultés
qui ont jusqu'ici exercé les esprits semblent disparaitre d'elles-
mêmes quand onl'a bien comprise. Les manières de parler ordinaires
se sauvent encore trés bien. Car on peut dire que la substance dont
la disposition rend raisou du changement d'une maniere intelligible
(en sorte qu'on peut juger que c'est à elle que les autres ont été
accommodees en ce point des le commencement, selon l'ordre des
décrets de Dieu) est celle qu'on doit concevoir en cela, comme agis-
sante ensuite sur les autres. Aussi l'action d'une substance sur
l'autre n'est pas une émission ni une transplantation d'une entité,
comme le vulgaire le concoit, et ne saurait étre prise raisonnable-
644 SYSTÈME NOUVEAU DE LA NATURE
ment que de la manière que je viensde dire. 1l est vrai qu'on conçoit
fort bien dans la matière et des émissions et des réceptions des
parties, par lesquelles on a raison d'expliquer mécaniquement tous
les phénomènes de la physique ; nrais, comme la masse matérielle
n'est pas une substance, il est visible que l’action à l'égard de la
substance méme ne saurait étre que ce que je viens de dire.
18. Ces considérations, quelque métaphysiques qu'elles parais-
sent, ont encore un merveilleux usage dans la physique pour établir
les lois du mouvement, comme nos dynamiques le pourront faire
connaitre. Car on peut dire que dans le choc des corps chacun ne
souffre que par son propre ressort, cause du mouvement qui est
déjà en lui. Et quant au mouvement absolu, rien ne peut le déter-
miner mathématiquement, puisque tout termine en rapports : ce
qui fait qu'il y a toujours une parfaite équivalence des hypothèses,
comme dans l'astronomie ; en sorte que, quelque nombre des corps
qu'on prenne, il est arbitraire d'assigner le repos ou un tel degré de
vitesse à celui qu'on voudra choisir, sans que les phénoménes du
mouvement droit, circulaire, ou composé, le puissent réfuter. Ce-
pendant il est raisonnable d'attribuer aux corps des véritables mou-
vements, suivant la supposition qui rend raison des phénoménes, de
la manière la plus intelligible, cette dénomination étant conforme à
la notion de l'action que nous venons d'établir.
RÉPONSE DE M. FOUCHER A M. LEIBNIZ
SUR SON NOUVEAU SYSTÈME
DE LA CONNAISSANCE DES SUBSTANCES
Journal des Savants, 12 septembre 1695.
Quoique votre système, Monsieur, ne soit pas nouveau pour moi,
et que je vous aie déclaré en partie mon sentiment, en répondant à
une lettre que vous m'aviez écrite sur ce sujet il y a plus de dix ans,
je ne laisserai pas de vous dire encore ici ce que j'en pense, puisque
vous m'y invitez de nouveau.
La première partie ne tend qu'à faire reconnaitre dans toutes les
substances des unités qui constituent leur réalité et, les distin-
guant des autres, forment, pour parler à la manière de l'école, leur
individuation ; et e'est ce que vous remarquez premiérement au su-
jet de la matière, ou de l'étendue. Je demeure d'accord avec vous
qu'on a raison de demander des unités qui fassent la composition
et la réalité de l'étendue. Car sans cela, comme vous remarquez fort
bien, une étendue toujours divisible n'est qu'un composé chimérique
dont les principes n'existent point, puisque sans unités il n'y a
point de multitude véritablement. Cependant je m'étonne que l'on
s'endorme sur cette question : car les principes essentiels de l'éten-
due ne sauraient exister réellement. En effet, des points sans parties
ne peuvent étre dans l'univers, et deux points joints ensemble ne
forment aucune extension: il est impossible qu'aucune longueur
subsiste sans largeur, ni aucune superficie sans profondeur. Et il
ne sert de rien d'apporter des points physiques, puisque ces points
sont étendus et renferment toutes les difficultés qu'on voudrait évi-
ter. Mais je ne m'arréterai pas davantage sur ce sujet, sur lequel
616 RÉPONSE DE M. FOUCHER À M. LEIBNIZ
nous avons déjà disputé vous et moi dans les journaux du seizieme
mars 1693 et du troisième août de la même année.
Vous apportez d'autre part une autre sorte d'unités, qui sont. à
proprement parler. des unités de composition, ou de relation. et qui
regardent la perfection, ou l'achèvement d'un tout, lequel est des-
tiné à quelques fonetions. étant organique : par exemple, une hor-
loge est une, un animal est un ; et vous croyez donner le nom de
formes substantielles aux unités naturelles des animaux cet des
plantes, en sorte que ces unités fassent leur individuation, en les
distinguant de tout autre composé. Il me semble que vous avez rai-
son de donner aux animaux un principe d'individuation, autre que
eelui qu'on a coutume de leur donner, qui n'est que par rapport à
des accidents extérieurs. Effectivement il faut que ce principe soit
interne, tant de la part de leur âme que de leur corps : mais, quel-
que disposition qu'il puisse v avoir dans les organes de l'animal.
cela ne suffit pas pour le rendre sensible; car enfin tout cela ne
regarde que la composition organique et machinale: et je ne vois
pas que vous ayez raison par là de constituer un principe sensitif
dans les bétes, différent substantiellement de celui des hommes : et
aprés tout ce n'est pas sans sujet que les cartésiens reconnaissent
que, si on admet un principe sensitif, capable de distinguer le bien du
mal dans les animaux, il est nécessaire aussi par conséquent d'y
admettre de la raison, du discernement et du jugement. Ainsi per-
mettez-inoi de vous dire, Monsieur, que cela ne résout point non
plus la difficulté.
Venons à notre concomitanec, qui fait Ia principale et la seconde
partie de votre système, On vous accordera que Dieu, ce-grand ar-
tisan de l'univers. peut si bien ajuster toutes les parties organiques
du corps d'un homme, qu'elles soient capables de produire tous les
mouvements que l'âme jointe à ce corps voudra produire dans le
cours de sa vie, sans qu'elle ait le pouvoir de changer ces mouve-
ments ui de les modifier en aucune maniere, et que réciproque-
ment Dieu peut faire une construction dans l'âme soit que ce soit
une machine d'une nouvelle espèce, ou nom) par le moyen de la-
quelle toutes les pensées et. modifications, qui correspondent à ces
mouvements, puissent naître successivement dans le méme moment
que le corps fera ses fonctions, et que cela n'est pas plus impossible
que de faire que deux horloges s'accordent si bien, et agissent si
uniformément, que dans le moment que l'horloge À sonnera midi,
SUR SON SYSTÈME DE LA CONNAISSANCE DES SUBSTANCES 647
l'horloge B le sonne aussi, en sorte que l'on s'imagine que les deux
horloges ne soient conduites que par un méme poids ou un méme
ressort. Mais. aprés tout, à quoi peut servir tout ce grand artifice dans
les substances, sinon pour faire croire que les unes agissent sur les
autres, quoique cela ne soit pas? En vérité, il me semble que ce
système n'est guère plus avantageux que celui des cartésiens ; et si
on à raison de rejeter le leur, parce qu'il suppose inutilement que
Dieu considérant les mouvements qu'il produit lui-méme dans le
corps, produit aussi dans l'áme des pensées qui correspondent à ces
mouvements ; comme s'il n'était pas plus digne de lui produire tout
d'un coup les pensées et modifications de l'âme, sans qu'il y ait des
corps qui lui servent comme de règle et, pour ainsi dire, lui appren-
nent ce quil doit faire; n'aura-t-on pas sujet de vous demander
pourquoi Dieu ne se contente point de produire toutes les pensées
et modifications de l'àme ; soit qu'il le fasse immédiatement ou par
artifice, comme vous voudriez, sans qu'il y ait des corps inutiles que
l'esprit ue saurait ni remuer ni connaitre ? jusque-là que quand il
n'arriverait aucun mouvement dans ces corps, l'âme ne laisserait
pas toujours de penser qu'il y en aurait: de méme que ceux qui
sont endormis croient. remuer leurs membres et marcher lorsque
néanmoins ces membres sont en repos, ne se meuvent poiut du tout.
Ainsi pendant la veille des âmes demeureraient toujours persuadées
que leurs eorps se mouvraient suivantleurs volontés, quoique pour-
tant ces masses vaines et inutiles fussent dans l'inaction et demeu-
rasscnt dans une continuelle léthargie. En vérité, Monsieur, ne voit-
on pas que ces opinions sont faites exprès, et que ces systèmes
venant aprés coup n'ont été fabriqués que pour sauver certains
principes dont on est prévenu? En effet, les cartésiens, supposant
qu'il n'y a rien decominun entre les substances spirituelles et les cor-
porelles, ne peuvent expliquer comment les unes agissent sur les
autres : et par conséquent ils en sont réduits à dire ce qu'ils disent.
Mais vous, Monsieur, qui pourriez vous en déméler par d'autres voies,
je m'étonne de ce que vous vous embarrassez de leurs difficultés. Car
qui est-ce qui ne conçoit qu'une balance étant en équilibre et sans
action, si on ajoute un poids nouveau à l'un des côtés, incontinent
on voit du mouvement, et l'un des contrepoids fait monter l'autre,
malgré l'effort qu'il fait pour descendre. Vous concevez que les étres
matériels sont capables d'eflorts et de mouvement ; et il s'ensuit fort
naturellement que le plus grand etfort doit surmonter le plus faible.
648 RÉPONSE DE M. FOUCIIER A M. LEIBNIZ
D'autre part, vous reconnaissez aussi que les étres spirituels peu-
vent faire des efforts; et comme il n'y a point d'effort qui ne sup-
pose quelque résistance, il est nécessaire ou que cette résistance se
trouve plus forte ou plus faible ; si plus forte, elle snrmonte; si
plus faible, elle cède. Or il n'est pas impossible que l'esprit faisant
effort pour mouvoir le corps, le trouve muni d'un eflort contraire
qui lui résiste tantót plus, tantót moins, et cela suffit pour faire
qu'il en souffre. C'est ainsi que saint Augustin explique de dessein
formé, dans ses livres dela musique, l'action des esprits sur le corps.
Je sais qu'il y a bien encore des questions à faireavant que d'avoir
résolu toutes celles que l'on peut agiter, depuis les premiers prin-
cipes ; tant il est vrai que l'on doit observer les lois des académiciens,
dont la seconde défend de mettre en question les choses que l'on
voit bien ne pouvoir décider, comme sont presque toutes celles dont
nous venons de parler; non pas que ces questions soient absolument
irrésolubles, mais parce qu'elles ne le sont que dans un certain ordre
qui demande que les philosophes commencent à s'accorder pour la
marque infaillible de la vérité, et s'assujettissent aux démonstrations
depuis les premiers principes : et en attendant, on peut toujours
séparer ce que l'on conçoit clairement et. suffisamment, des autres
poiuts ou sujets qui renferment quelque obseuriteé.
Voilà, Monsieur, ce que je puis dire présentement de votre sys-
téme, sans parler des autres beaux sujets que vous y traitez par
occasion et qui mériteraient une discussion particulière.
ÉCLAIRCISSEMENT DU NOUVEAU SYSTÈME
DE LA
COMMUNICATION DES SUBSTANCES
POUR SERVIR DE RÉPONSE AU MÉMOIRE LE M. FOUCHER
INSÉRÉ DANS LE «& JOURNAL DES SAVANTS », 2 ET 9 avmir 1696
1696
Je me souviens, Monsieur, que je crus satisfaire à votre désir en
vous communiquant mon hypothese de philosophie, il y a plusieurs
annees, quoique ce füt en vous témoignant en même temps que je
n'avais pas encore résolu de l'avouer. Je vous en demandai votre sen-
timent en échange ; mais je ne me souviens pas d'avoir recu de vous
des objections ; autrement, étant docile comme je suis, je ne vous
aurais point donné sujet de me faire deux fois les mémes. Cependant
elles viennent encore à temps après la publication. Car je ne suis
pas de ceux à qui l'engagement tient lieu de raison, comme vous
l'éprouverez quand vous pourrez avoir apporté quelque raison pré-
cise et pressante contre mes opinions ; ee qui apparemment n'a pas
été votre dessein en cette oceasion. Vous avez voulu parler en aca-
démicien habile, et donner lieu par là d'approfondir les elioses.
Je n'ai point voulu expliquer ici les principes de l'étendue, mais
ceux de l'étendu effectif ou de la masse corporelle; et ces principes,
selon moi, sont les unités réelles, c'est-à-dire les substances douces
d'une véritable unité. L'unité d'une horloge, dont vous faites mention,
est tout autre chez moi que celle d'un animal : celui-ci pouvant être
une substance douce d'une véritable unité comme ee qu'on appelle
moi en nous ; au lieu qu'une horloge n'est autre chose qu'un assem-
blage. Ce n'est pas dans la. disposition des organes que je mets le
650 RÉPONSE A M. FOUCHER
principe sensitif des animaux: et je demeure d'accord qu'elle ne
regarde que la masse corporelle. Aussi semble-t-il que vous ne ne
donnez point de tort lorsque je demande des unités véritables. et
que cela me fait réhabiliter les formes substantielles. Mais lorsque
vous semblez dire que l'âme des bêtes doit avoir de la raison : si on
lui donne du sentiment, vous vous servez d'une conséquence dontje
ne vois point la force.
Vous reconnaissez avec une sincérité louable que mon hypothèse
de l'harmonie ou de la concomitance est possible. Mais vous ne lais-
sez pas d'v avoir quelque répugnance; sans doute parce que vous
l'avez crue purement arbitraire, pour n'avoir point été informé
qu elle suit de mon sentiment des unites ; car tout y est lié. Vous
demandez donc, Monsieur, à quoi peut servir tout cet artifice, que
jattribue à l'Auteur de la Nature ? comme si on lui en pouvait trop
attribuer, et comme si cette exacte correspondance que les subs-
tances ont entre elles par les lois propres, que chacune a recues
d'abord, n'était pas une chose admirablement belle en elle-même
et digne de son auteur. Vous demandez aussi quel avantage j'y
trouve ? Je pourrais me rapporter à ce que j'en ai déjà dit; néan-
moins je réponds, premiérement : que. lorsqu'une chose ne saurait
manquer d'être, il n'est pas nécessaire. pour l'admettre, qu'on de-
mande à quoi elle peut servir? A quoi sert l'incommensurabilité du
côté avec la diagonale ? Je réponds, en second lieu, que cette corres-
pondance sert à expliquer la communication des substances, et
l'union de l'âme avec le corps par les lois de la nature établies par
avance, sans avoir recours ni à une transmission des espèces, qui
est inconcevable, ni à un nouveau secours de Dieu, qui parait peu
convenable. Car il faut savoir que. comme il y a des lois de la nature
dans la matière. il v en a aussi dans les âmes ou formes: et ces lois
portent ce que je viens de dire.
On me demandera encore d'où vient que Dieu ne se contente
point de produire toutes les pensées et les modifications de l'âme.
sans ces corps inutiles, que l'àme ne saurait, dit-on, ni remuer ni
connaitre ? La réponse est aisée. C'est que Dieu a voulu qu'il y eût
plutôt plus que moins de substances, et qu'il a trouvé bon que ces
modifications de l'àme repondissent à quelque chose de dehors.
HI n'y a point de substance inutile: elles concourent toutes au dessein
de Dieu. Je n'ai garde aussi d'admettre que lime ne connait point
Em corps, quoique cette connaissance se fasse sans influence de l'un
SUR LE SYSTÈME DE LA COMMUNICATION DES SUBSTANCES 651
sur l'autre. Je ne ferai pas méme difficulté de dire que l'âme remue
le corps: et comme un copernicien parle véritablement du lever du
soleil, un platonicien de la réalité de la matière, un cartésien de
celle des qualités sensibles, pourvu qu'on l'entende sainement, je
crois de méme qu'il est trés vrai de dire que les substances agissent
les unes sur les autres, pourvu qu'on entende quel'une est cause des
changements dans l'autre en conséquence des lois de l'harmonie. Ce
qui est objecté touchant la léthargie des corps, qui seraient sans
action pendant que l'àme les croirait en mouvement, ne saurait étre
à cause de cette méme correspondance immanquable, que la sagesse
divine a établie. Je ne connais point ces masses vaines, inutiles et
dans l'inaction, dont on parle. I y a de l'action partout, et je l'éta-
blis plus que la philosophie recue; parce que je crois qu'il n'y a
point de corps sans mouvement, ni de substance sans effort.
Je n'entends pas en quoi consiste l'objection comprise dans ces
paroles : « En verité, Monsieur, ne voit-on pas que ces opinions sont
faites exprès, et que ces systèmes venant après coup n'ont été fabri-
qués que pour sauver certains principes ? » Toutes les hypothéses
sont faites exprès, et tous les systèmes viennent après coup, pour
sauver les phénomènes ou les apparences ; mais je ne vois pas quels
sont les principes dont on dit que je suis prévenu, el que je veux
sauver. Si cela veut dire que je suis porté à mon hypothèse encore
par des raisons à priori, ou par de certains principes, comme cela
est ainsi en effet: c'est plutôt une louange de l'hypothèse qu'une
objection. Il suffit communément qu'une hypothèse se trouve à pos-
teriori, parce qu'elle satisfait aux phénomènes ; mais, quand on en a
encore des raisons d'ailleurs, et à priori, c'est tant mieux. Mais peut-
être que cela veut dire que, m'étant forgé une opinion nouvelle,
j'aieté bien aise de l'employer, plutôt pour me donner des airs de
nouveauté, que pour que j'y aie reconnu de l'utilité. Je ne sais,
Monsieur, si vous avez assez mauvaise opinion de moi, pour m'attri-
buer ces pensées. Car vous savez que j'aime la vérité, et que, si
J alfectais tant les nouveautés, j'aurais plus d'empressement à les
produire, méme celles dont la solidité est reconnue. Mais, afin que
ceux qui me connaissent moins ne donnent point à vos paroles un
sens contraire à mes intentions, il suffira de dire, qu'à mon avis, il
est impossible d'expliquer autrement l'aetion émanente conforme
aux lois de la nature, et que j'ai cru que l'usage de mon hypothèse
se reconnaitrait par la difficulté que des plus habiles philosophes de
652 RÉPONSE A M. FOUCHER
notre temps ont trouvée dans la communication des esprits et des
corps, et même des substances corporelles entre elles: et je ne sais
si vous n'y en avez point trouvé vous-méme. Il est vrai qu'il v a, selon
moi. des eflorts dans toutes les substances ; mais ces efforts ne sont
proprement que dans la substance méme; et ce qui s'ensuit dans les
autres n'est qu'en vertu d'une harmonie préétablie ‘s'il m'est permis
d'emplover ce mot), et nullement par une influence réelle, ou par
une transmission de quelque espéce ou qualité. Comme j'ai expliqué
ce que c’est que l'action et la passion, on peut inférer aussi ce que
c'est que l'effort et la résistance.
Vous savez, dites-vous, Monsieur, qu'il y a bien encore des ques-
tions à faire, avant qu'on puisse décider celles que nous venons
d'agiter, mais peut-être trouverez-vous que je les ai déjà faites ; et je
ne sais si vos académiciens ont pratiqué avec plus de rigueur et plus
effectivement que moi ce qu'il v a de bon dans leur méthode. J'ap-
prouve fort qu'on cherche à démontrer les vérités depuis les pre-
miers principes: cela est plus utile qu'on ne pense; et j'ai mis ce
précepte en pratique. Ainsi j'applaudis à ce que vous dites là-dessus,
et je voudrais que votre exemple portát nos philosophes à y penser
comme il faut. J'ajouterai encore une reflexion, qui me parait con-
sidérahle pour mieux faire comprendre la réalité et l'usage de mon
systéme. Vous savez que M. Descartes a cru qu'il se conserve la
méme quantité de mouvement dans les corps. On a montré quil
s'est trompé en cela: mais j'ai fait voir qu'il est toujours vrai quil
se conserve la méme force mouvante, pour laquelle il avait pris la
quantité du mouvement. Cependant les changements qui se font
dans le corps en conséquence des modifications de l’âme l'embar-
rasserent, parce qu'elles semblaient violer cette loi. Il crut donc
avoir trouvé un expedient, qui est ingénieux en effet, en disant qu'il
faut distinguer entre le mouvement et la direction; et que l'âme ne
saurait augmenter ni diminuer la force mouvante, mais qu'elle
change la direction ou determination du cours des esprits animaux.
el que C'est par là qu'arrivent les mouvements volontaires. 1l est
vrai qu'il n'avait garde d'expliquer comment fait l'àme pour changer
le cours des corps, cela paraissant aussi inconvenable que de dire
qu'elle leur. donne du mouvement, à moins qu'on n'ait recours avec
moi à l'harmonie préctablie; mais il faut savoir qu'il v a une autre
loi de la nature, que j'ai découverte et démontrée, et que M. Des-
'artes ne savait pas : c'est qu'il se conserve non seulement la méme
SUR LE SYSTÈME DE LA COMMUNICATION DES SUBSTANCES 653
quantité de la force mouvante, mais encore la méme quantité de direc-
tion vers quelque côté qu'on la prenne dans le monde. C'est-à-dire :
menant une ligne droite telle qu'il vous plaira, et prenant encore des
corps tels et tant. qu'il vous plaira; vous trouverez, en considérant
tous ces corps ensemble, sans omettre aucun de ceux qui agissent
sur quelqu'un de ceux que vous avez pris, qu'il y aura toujours la
méme quantité de progrès du méme côté dans toutes les parallèles à
la droite que vous avez prise : prenant garde qu'il faut estimer la
somme du progrès, en ótant celui des corps qui vont en sens con-
traire de celui de ceux qui vont s le sens qu'on a pris. Cette loi,
étant aussi belle et aussi. générale que l'autre, ne méritait pas non
plus d’être violée : et c'est ce qui s'évite pour mon système, qui con-
serve la force et la direction, et en un mot toutes les lois naturelles
des corps, nonobstant les changements qui s'y font en conséquence
de ceux de l'âme.
SECOND ÉCLAIRCISSEMENT DU SYSTEME
DE LA
COMMUNICATION DES SUBSTANCES
Lisloire des Ouvrages des Savants, février 1696.
Je vois bien, Monsieur, par vos réflexions, que ma pensée qu'un
de mes amis a fait mettre dans le Journal de Paris a besoin d'éclair-
cissement.
Vous ne comprenez pas, dites-vous, comment je pourrais prouver
ce que j'ai avancé touchant la communication, ou l'harmonie de deux
substances aussi différentes que l’âme et le corps. Il est vrai que je
crois en avoir trouvé le moyen : et voici comment je prétends vous
satisfaire. Figurez-vous deux horloges ou montres qui s'accordent
parfaitement. Or, cela se peut faire de trois manières. La premiere
consiste dans une influence mutuelle; la deuxième est d'y attacher
un ouvrier habile qui les redresse et les mette d'accord à tous mo-
ments; la troisième est de fabriquer ces deux pendules avec tant d'art
et de justesse, qu'on se puisse assurer de leur accord dans la suite.
Mettez maintenant l'âme et le corps à la place de ces deux pendules:
leur accord peut arriver par l'une de ces trois maniéres. La voie
d'influence est celle de la philosophie vulgaire ; mais, comme l'on ne
saurait concevoir des particules matérielles qui puissent passer d'une
de ces substances dans l'autre, il faut abandonner ce sentiment. La
voie de l'assistance continuelle du Créateur est celle du systéme des
causes occasionnelles ; mais je tiens que c'est faire intervenir Deus
ex machina, dans une chose naturelle et ordinaire, où, selon la
raison, il ne doit concourir que de la manière qu'il concourt à
toutes les autres choses naturelles. Ainsi il ne reste que mon hvpo-
thèse, c'est-à-dire que la voie de l'harmonie. Dieu a fait dés le com-
mencement chacune de ces deux substances de telle nature, qu'en
SUR LE SYSTÈME DE LA COMMUNICATION DES SUBSTANCES 655
ne suivant que ses propres lois, qu'elle a reçues avec son être, elle
s'accorde pourtant avec l'autre, tout comme s'il y avait une influence
mutuelle, ou comme si Dieu y mettait toujours la main au delà de
son concours général. Aprés cela, je n'ai pas besoin de rien prouver,
à moins qu'on ne veuille exiger que je prouve que Dieu est assez
habile pour se servir de cet artifice prévenant, dont nous voyons
méme des échantillons parmi les hommes. Or, supposé qu'il le puisse,
vous voyez bien que cette voie est la plus belle et la plus digne de
lui. Vous avez soupçonné que mon explication serait opposée à
l'idée si différente que nous avons de l'esprit et du corps; mais vous
voyez bien présentement que personne n'a mieux établi leur indé-
pendance. Car, tandis qu'on a été obligé d'expliquer leur cominuni-
cation par une maniere de miracle, on a toujours donné lieu à bien
des gens de craindre que la distinction entre le corps et l'áme ne füt
pas aussi réelle qu'on le croit, puisque pour la soutenir il faut aller
si loin. Je ne serai point fâché de sonder les personnes éclairées,
sur les pensées que je viens de vous expliquer.
TROISIÈME ÉCLAIRCISSEMENT
EXTRAIT D'UNE LETTRE DE M. LEIBNIZ
SUR SON HYPOTHÉSE DE PHILOSOPHIE
ET SUR LE PROBLÈME CURIEUX QU'UN DE SES AMIS PROPOSE
AUX MATHÉMATICIENS |
Journal des Savants, 19 uovembre 1696.
Quelques amis savants et pénétrants, ayant considéré ma nouvelle
hypothèse sur la grande question de l'union de l'âme et du corps,
et l'ayant trouvée de conséquence, m'ont prié de donner quelques
éclaircissements sur les difficultés qu'on avait faites, et qui venaient
de ce qu'on ne l'avait pas entendue. J'ai cru qu'on pourrait rendre
la chose intelligible à toute sorte d'esprits par la comparaison sui-
vante.
Figurez-vous deux horloges ou deux montres, qui s'accordent
parfaitement. Or, cela se peut faire de trois façons. La première con-
siste dans l'influence mutuelle d'une horloge sur l'autre; la seconde,
dans le soin d'un homme qui y prend garde ; la troisième, dans leur
propre exactitude. La première facon, qui est celle de l'influence, a
été expérimentée par feu M. lluygens à son grand étonnement. Il
avait deux grandes pendules attachées à une méme pièce de bois;
les battements continuels de ces pendyles avaient communiqué des
tremblements semblables aux particules du bois ; mais ces tremble-
ments divers ne pouvant pas bien subsister dans leur ordre, et sans
s'entr'empêcher, à moins que les pendules ne s'accordassent, il arri-
vait, par une espèce de merveille, que lorsqu'on avait même troublé,
leurs battements tout. exprès, elles retournaient bientôt à battre
ensemble, à peu prés comme deux cordes qui sont à l'unisson.
La seconde inanière de fae toujours accorder deux horloges,
TROISIÈME ÉCLAIRC. SUR SON HYPOTHÈSE DE PHILOSOPHIE 657
hien que mauvaises, pourra être d'y faire toujours prendre garde
par un habile ouvrier qui les mette d'accord à tous moments. et c'est
ce cue j'appelle la voie d'assistance.
Eufin la troisièm2 manière sera de faire d'abord ces deux pendules
avec tant d'art et de justesse qu'on se puisse assurer de leur accord
dans la suite ; et c'est la voie du consentement préétabli.
Mettez maintenant l'âme et le corps à la place de ces deux hor-
loges. Leur accord ou sympathie arrivera aussi par une de ces trois
facons. La voie de l'influence est celle de la philosophie vulgaire ;
mais, comme on ne saurait concevoir des particules matérielles ni
des espéces ou qualités immatérielles qui puissent passer de l'une
de ces substances dans l'autre, on est obligé d'abandonner ce senti-
ment. La voie de l'assistance est celle du systéme des causes occa-
sionnelles; mais je tiens que c'est faire venir Deum ex machina
dans une chose naturelle et ordinaire, où selon la raison il ne doit
intervenir que de la maniere dont il concourt à toutes les autres
choses de la nature. Ainsi il ne reste que mon hypothése, c'est-
à-dire que la voie de l'harmonie préétablie par un artifice divin
. prévenant, lequel dés le commencement a formé chacune de ces
substances d'une manière si parfaite, si réglée avec tant d'exactitude
qu'en ne suivant que ses propres lois qu'elles a reçues avec son être
elle s'accorde pourtant avec l'autre; tout comme s'il y avait une
influence mutuelle, ou comme si Dieu y mettait toujours la main
au delà deson concours général.
Après cela, je ne “rois pas que j'aie besoin de rien prouver, si ce
n'est qu'on veuille que je prouve que Dieu a tout ce qu'il faut pour
se servir de cet artifice prévenant dont nous voyons méme des échan-
tillons parmi les hommes, à mesure qu'ils sont habiles gens. Et, sup-
posé qu'il le puisse, on voit bien que c'est la plus belle voie et la
plus digne de lui. Il est vrai que j'en ai encore d'autres preuves
mais elles sont plus profondes, et il n’est pas nécessaire de les allé-
guer ici (1).
Pour dire un mot sur la dispute entre deux personnes fort habiles,
qui sont l'auteur des Principes de physique publiés depuis peu, et
l'auteur des Objections (mises dans le journal du 43 d’août et ailleurs)
parce que mon hypothése sert à terminer ces controverses, je ne
(1) Nous supprimons ici deux alinéas qui n'ont aucun rapport avec le pro
bléme de la communication des substances, et qui portent sur des problèmes
exclusivement mathématiques proposés par Bernouilli.
PAUL JANET. — Leibniz. 1-42
658 TROISIÈME ÉCLAIRC. SUR SON HYPOTHÈSE DE PHILOSOPHIE
comprends pas comment la matiere peut être conçue, étendue. et
cependant sans parties actuelles ni mentales; et si cela est ainsi, je
ne sais ce que c'est que d’être étendu. Je crois méme que la matière
est mentalement un agrégé et par conséquent qu'il y a toujours des
parties actuelles. Ainsi, c'est par la raison, et non pas seulement par
le sens, que nous jugeons qu'elle est divisée ou plutôt qu elle n'est
originairement qu'une multitude. Je crois qu'il est vrai que la matiere
(et méme chaque partie de la matiére) est divisée en un plus grand
nombre de parties qu'il n'est possible d'imaginer. C'est ce qui me
fait dire souvent que chaque corps, quelque petit qu'il soit, est un
monde de créatures infinies en nombre. Ainsi je ne crois pas qu'il y
ait des atomes, c'est-à-dire des parties de la matiére parfaitement
dures ou d'une fermeté invincible. Comme d'un autre côté je ne crois
pas non plus qu'il y ait une matiére parfaitement fluide, mon
sentiment est que chaque corps est fluide en comparaison des plus
fermes, et ferme en comparaison des plus fluides. Je m'étonne qu'on
dit encore qu'il se conserve toujours une égale quantité de mouve-
ment au sens cartésien, car j'ai démontré le contraire, et déjà d'ex-
cellents mathématiciens se sont rendus. Cependant, je ne considère
pas la fermeté ou consistance des corps comme une qualité primi-
tive, mais comme une suite du mouvement, et j'espère que mes
dynamiques feront voir en quoi cela consiste, comme l'intelligence
de mon hypothèse servira aussi à lever plusieurs difficultés qui
exercent encore les philosoplies. En effet, je crois pouvoir satisfaire
intelligiblement à tous ces doutes dont M. Bernier a fait un livre
exprés, et ceux qui voudront méditer ce que j'ai donné auparavant
en trouveront peut-étre déjà les moyens.
DE RERUM ORIGINATIONE RADICALI
(Autographum Leibnitii nondum editum; e scriniis Bibliothecæ Regiæ
Hanoveran:e.)
Prieter Mundum seu 4ggregatum rérum finitarum, datur Unum
aliquod dominans, non tantum ut in me anima, vel potius ut in meo
corpore ipsum ego, sed etiam ratione multo altiore. Unum-enim domi-
nans universi non tantum regit mundum sed et fabricat et facit et
mundo est superius et, ut ita dicam, extramundanum, estque adeo
ultima ratio rerum. Nam non tantum in nullo singulorum, sed nec
in toto aggregato serieque rerum inveniri potest sufficiens ratio
existendi. Fingamus Elementorum geometricorum librum fuisse
wternum, semper alium ex alio descriptum, patet, etsi ratio reddi
possit pr:esentis libri ex pr:eterito unde est descriptus, non tamen
ex quotcunque libris retro assumtis unquam veniri ad rationem ple-
nam ; cum semper mirari liceat, cur ab omni tempore libri tales
extiterint, cur libri scilicet et cur sic seripti? Quod de libris, idem
de mundi diversis statibus verum est, sequens enim quodammodo
ex privecdente ietsi certis mutandi legibus) est descriptus, itaque
utcunque regressus fueris in status anteriores, nunquam in statibus
rationem plenam repereris, cur scilicet aliquis sit potius mundus, et
cur talis. Licet ergo mundum :eternum fingeres, cum tamen nihil
ponas nisi statuum successionem, nec in quolibet eorum rationem
sufficientem reperias, imo nec quotcunque assumtis vel minimum
proficias ad reddendam rationem, patet alibi rationem qu: rendam
esse. In :eternis enim, etsi nulla causa esset, tamen ratio intelligi
debet, qux in persistentibus est ipsa necessitas seu essentia, in serie
vero mutabilium, si h:ec æterna a priore fingeretur, foret ipsa præ-
valentia inclinationum ut mox intelligetur, ubi rationes scilicet non
660 DE RERUM. ORIGINATIONE RADICALI
necessitant (absoluta seu metaphysica necessitate ut contrarium im-
plicet:, sed inclinant. Ex quibus patet nec supposita mundi :eternitate
ultimam rationem rerum extramundanam seu Deum effugi posse.
hationes igitur mundi latent in aliquo extramundano, differente à
‘atena statuum, seu serie rerum, quarum aggregatum mundum
coustituit. Atque ita veniendum est a physica necessitate seu hypo-
thetica, quie res mundi posteriores a prioribus determinat, ad ali-
quid quod sit necessitas absoluta. seu metaphysica, cujus ratio reddi
non possit. Mundus enim pr:esens physice seu hypothetice non
vero absolute seu metaphysice est necessarius. Nempe posito quod
semel talis sit, consequens est, talia porro nasci. Quoniam igitur
ultima radix debet esse in aliquo, quod sit metaphysic:e necessitatis,
et ratio existentis non est nisi ab existente, hinc oportet aliquod
existere ens unum metaphysie:e necessitatis, seu de cujus essentia
sit existentia, atque adeo aliquod existere diversum ab entium plu-
ralitate, seu mundo, quem metaphysie:e. necessitatis non esse con-
cessimus ostendimusque.
Utautem paulo distinctius explicemus quomodo ex veritatibus
wternis sive essentialibus vel metaphysicis oriantur veritates tempo-
rales, contingentes sive physie:e, primum agnoscere debemus eo
ipso, quod aliquid potius existit quam nihil, aliquam in rebus possi-
bilibus seu in ipsa possibilitate vel essentia, esse exigentiam exis-
tentie. vel (ut sie dicam) privtensionem ad existendum et, ut verbo
complectar, essentiam per se tendere ad existentiam. Unde porro
sequitur, omnia possibilia, seu essentiam vel realitem possibilem
exprimentia, pari jure ad essentiam tendere pro quantitate essentit
seu realitatis, vel pro gradu perfectionis quem involvunt ; est enim
perfectio nihil aliud quam essenti;e quantitas.
lline vero manifestissime intelligitur ex infinitis possibilium com-
binationibus seriebusque possibilibus existere eam, per quam pluri-
mum essenti:e seu possibilitatis perducitur ad existenduin. Semper
scilicet est in rebus principium determinationis quod a maximo mini-
move petendum est, ut nempe maximus pr:estetur eflectus minimo
ut sic dicam sumtu. Et hoc loco tempus, locus, aut ut verbo dicam,
receptivitas vel capacitas mundi haberi potest pro sumtu sive terreno
in quo quam commodissime est :edificandum, formarum autem varie
tates respondent commoditati ;edificii multitudinique et eleganti
camerarum. Et sese res habet ut in ludis quibusdam cum loca omnia
in tabula sunt replenda secundum certas leges, ubi nisi artificio quo
DE RERUM ORIGINATIONE RADICALI 661
dam utare, postremo spatiis exclusus iniquis, plura cogeris loca
relinquere vacua, quam poteras vel volebas. Certa autem ratio est
per quam repletio maxima facillime obtinetur. Uti ergo si ponamus
decretum esse ut fiat triangulum nulla licet alia accidenti determi-
nandi ratione, consequens est, :equilaterum prodire; et posito ten-
dendum esse a puncto ad punctum, licet nihil ultra iter determinat,
via eligetur maxime facilis seu brevissima, ita posito semel, ens pr:e-
valere non-enti, seu rationem esse cur aliquid potius exstiterit quam
nihil, sive a possibilitate transeundum esse ad actum, hinc, etsi nihil
ultra determinetur, consequens est, existere quantum plurimum po-
test pro temporis locique (seu ordinis possibilis existendi) capacitate,
prorsus quemadmodum ita componuntur tessell:r ut in proposita area
quam plurim:e capiantur. Ex his jam mirifice intelligitur, quomodo in
ipsa originatione rerum Mathesis qu:edam Divina seu Mechanismus
metaphysicus exerceatur, et maximi determinatio habet locum. Uti
ex omnibus angulis determinatus est rectus in geometria, et uti-
liquores in heterogeneis positi sese in capacissimam figuram nempe
sphæricam componunt, sed potissimum uti in ipsa mechanica com-
muni pluribus corporibus gravibus inter se luctantibus talis demum
oritur motus, per quem fit maximus descensus in summa. Sicut enim
omnia possibilia pari jure ad existendum tendunt pro ratione reali-
tatis, ita omnia pondera pari jure ad descendendum tendunt pro
ratione gravitatis, et ut hic prodit motus, quo continetur quam
maximus gravium descendus, ita illic prodit mundus per quem
maxima fit possibilium productio.
Atque ita jam habemus physicam necessitatem ex metaphysica,
etsi enim mundus non sit metaphysice necessarius, ita ut contrarium
implicet contradictionem seu absurditatem logicam, est tamen neces-
sarius physice vel determinatus ita ut contrarium implicet imperfec-
tionem seu absurditatem moralem. Et ut possibilitas est principium
essentiæ ita perfectio seu essenti:e gradus (per quem plurima sunt
compossibilia) principium existentis. Unde simul patet quomodo
libertas sit in autore mundi, licet omnia faciat determinate : quia agit
ex principio sapienti: seu perfectionis. Scilicet indifferentia ab
ignorantia oritur et quanto quisque magis est sapiens tanto magis ad
perfectissimum est determinatus.
At (inquies) comparatio hiec mechanismi cujusdam determinantis
metaphysici cum physico gravium corporum, etsi elegans videatur
in eo tamen deficit quod gravia nitentia vere existunt. at possibili-
662 DE RERUM ORIGINATIONE RADICALI
tates seu essenti:e ante vel pr:eter existentiam sunt imaginaria seu
fictitia, nulla ergo in ipsis quæri potest ratio existendi. — Respondeo,
neque essentias istas, neque :eternas de ipsis veritates quas vocant,
esse fictitias, sed existere in quadam ut sic dicam regione idearum,
nempe in ipso Deo, essenti: omnis existentiæque c:eterorum fonte.
Quod ne gratis dixisse videamur, ipsa indicat existentia seriei rerum
actualis. Cum enim in ea ratio non inveniatur ut supra ostendimus, sed
in metaphysicis necessitatibus, seu :eternis veritatibus sit quaerenda,
existentia autem non possint esse nisi ab existentibus, ut jam supra
monuimus, oportet :Pternas veritates existentiam habere in quodam
subjecto absolute et metaphysice necessario, id est in Deo, per quem
hæc, qu;e. alioqui imaginaria forent, ut barbare sed significanter
dicamus, realisentur.
Et vero reapse in mundo deprehendimus omnia fieri secundum
leges æternanum veritatum non tantum geometricas sed et metaphysi-
cas, id est non tantum secundum necessitates materiales, sed et secun
dum necessitates formales ; idque verum est non tantum generaliter,
in eà quam nunc explicavimus vatione mundi existentis, potius quam
non existentis, et sic potius quam aliter existentis /qu:e utique expos-
sibilium tendentia ad existendum petenda est), sed etiam ad specialia
descendendo videmus mirabili ratione in tota natura habere locum
leges metaphysicas causie, potenti:e, actionis, easque ipsis legibus
pure geometricis materi: prævalere, quemadmodum in reddendis
legum motus rationibus magna admiratione mea deprehendi usque
adeo, ut legem compositionis geometricæ conatuum, olim a juvene
(eum materialis magis essem) defensam, denique deserere sim coac-
tus, ut alibi a me fusius explicatum.
Ita ergo habemus ultimam rationem realitatis tam essentiarum
quam existentiarum in uno, quod utique mundo ipso majus, superius
anteriusque esse necesse est, cum per ipsum non tantum existentia,
quie mundus complectitur, sed et possibilia habeant realitatem. ld
autem non nisi in uno fonte quivri potest ob horum omnium con-
nexionem inter se. Patet autem ab hoc fonte res existentes con-
tinue promanare ac produci productasque esse cum nou appareat
cur unus status mundi magis quam alius, hesternus magis quam
hodiernus ap ipso fluat. — Patet etiam quomodo Deus non tan-
tum physice sed et libere agat, sitque in ipso rerum non tantum
efficiens sed et finis, nec tantum ab ipso magnitudinis vel potentiæ
in machina universi jam constituta, sed et bonitatis vel sapienti: in
DE RERUM ORIGINATIONE RADICALI 663
constituenda ratio habeatur. Et ne quis putet perfectionem moralem
seu bonitatem cum metaphysica perfectione seu magnitudine hic
confundi ; et hac concessa illam neget sciendum est sequi ex dictis
non tantum quod mundus sit perfectissimus physice, vel si mavis
metaphysice, seu quod ea rerum series prodierit, in qua quam pluri-
mum realitatis actu praestatur, sed etiam quod sit perfectissimus mo-
raliter quia revera moralis perfectio ipsis mentibus physica est. Unde
mundus non tantum est machina maxime admirabilis, sed etiam qua-
tenus constat ex mentibus est optima republica, per quam mentibus
confertur quam plurimum felicitatis seu lactitiæ in qux physica
earum perfectio consistit.
At inquies, nos contraria in mundo experiri, optimis enim per-
sepe esse pessime, innocentes non bestias tantum sed et homines
affligi occidique etiam cum cruciatu, denique mundum, præsertim si
generis humani gubernatio spectetur, videri potius. Chaos quoddam
confusum quam rem a suprema quadam sapientia ordinatam. Ita
prima fronte videri fateor, sed re penitius inspecta contrarium esse
statuendum a priori patet ex illis ipsis quæ sunt allata, quod scilicet
omnium rerum atque adeo et mentium summa quse fieri potest per-
fectio obtineatur.
Et vero incivile est, nisi tota lege inspecta judicare, ut ajunt
jure consulti. Nos porrigendæ in immensum #ternitatis exiguam
partem novimus; quantulum enim est memoria aliquot millenorum
annorum, quam nobis historia tradit! Et tamen ex tam parva expe-
rientia temere judicamus de immenso et æterno, quasi homines in
carcere aut si mavis in subterraneis salinis Sarmatarum nati et edu-
cati non aliam in mundo putarent esse lucem, quam illam lampadum
malignam ægre gressibus dirigendis sufficientem. Picturam pulcher-
rimam intueamur, hanc totam tegamus demta exigua particula, quid
aliud in hac apparebit, etiamsi penitissime intueare, imo quanto
magis intuebere de propinquo, quam confusa quidam congeries
colorum sine delectu, sine arte, et tamen ubi remoto tegumento,
totam tabulam eo quo convenit situ intuebere, intelliges, quod
temere linteo illitum videbatur, summo artificio ab operis autore
factum fuisse. Quod oculi in pictura, idem aures in musica depre-
hendunt. Egregii scilicet componendi artifices dissonantias s:-
pissime consonantiis miscent ut excitetur auditor et quasi pungatur,
et veluti anxius de eventu, mox omnibus in ordinem restitutis, tanto
magis lætetur, prorsus ut gaudeamus periculis exiguis vel malorum
664 DE RERUM ORIGINATIONE RADICALT
experimentis ipso vel podenti:e vel felicitatis nostr:e sensu vel osten-
tamento; vel ut in funambulorum spectaculo vel saltatione inter
gladios /sauts périlleux) ipsis terriculamentis delectamur, et ipsimet
pueros ridendo quasi jam prope projecturi semidimittimus, qua
etiam ratione simia Christiernum, Dani: regem, adhuc infantem.
fasciis que involutum tulit ad fastigium tecti, omnibusque anxiis
ridenti similis salvum rettulit in cunas. Eodem ex principio insipi-
dum est semper dulcibus vesci ; acria, acida, imo amara sunt admis-
cenda, quibus gustus excitetur. Qui non gustavit amara, dulcia non
meruit, imo nec :estimabit. Hiec ipsa est ketitiæ lex ut aquabil
tenore voluptas non procedat, fastidium enim h:ec parit et stupentes
facit, non gaudentes.
Hac autem quod de parte diximus quæ turbata esse possit salva
harmonia in toto, non ita accipienda est, ac si nulla partium ratio
habeatur, aut quasi sufficeret, totum mundum suis numeris esse
absolutum, etsi fieri possit utgenus humanum miserum sit, nullaque
in universo justiti: cura sit aut nostri ratio habeatur quemadmodum
quidam, non satis recte de rerum summa judicantes, opinantur. Nam
sclendum est, uti in optime constituta republica curatur, ut singulis
quapote bonum sit, ita nec universum satis perfectum fore nisi
quantum, licet salva harmonia universali, singulis consulatur. Cujus
rei nulla constitui potuit mensura melior quam lex ipsa justitiæ dic-
tans ut quisque de perfectione universi partem caperet et felicitate
propria pro mensura virtutis propri: et ejus qua affectus est erga
commune bonum voluntatis, quo id ipsum absolvitur, quod caritatem
amoremque Dei vocamus, in quo uno vis et potestas etiam christian:
religionis ex judicio sapientum etiam Theologorum consistit. Neque
mirum videri debet, tantum mentibus deferri in universo, cum
proxime referant imagine supremi autoris et ad eum non tam quam
machin:e ad artificem (veluti cætera) sed etiam quam cives ad prin-
cipem relationem habeant, et «que duratu:e sint ac ipsum univer-
sum, et totum quodammodo exprimant atque concentrent in se ipsis
ut ita dici possit, mentes esse partes totales.
Quod autem afflictiones bonorum pr:esertim virorum attinet pro-
certo tenendum est, cedere eas in majus eorum bonum, idque non
tantum Theologice, sed etiam physice verum est. Uti granum in ter-
ram projectum patitur antequam fructus ferat. Et omnino dici potest
afflictiones pro tempore malas, effectu bonas esse, cum sint vie
compendiariæ ad majorem perfectionem. Ut in physicis qui liquores
DE RERUM ORIGINATIONE RADICALI 665
lente fermentant, etiam tardius meliorantur, sed illi in quibus fortior
perturbatio est, partibus majore vi extrorsum versis promtius emen-
dantur.
Atque hoc est quod diceres retrocedi ut majore nisu saltum facias
in anteriora (qu'on recule pour mieux sauter).
Ista ergo non grata tantum et consolatoria, sed et verissima esse
est statuendum. Atque in universum sentio nihil esse felicitate verius,
et felicius dulciusque veritate.
In cumulum etiam pulchritudinis perfectionisque universalis ope-
rum divinorum, progressus quidam perpetuus liberrimusque totius
universi est agnoscendus ita ut ad majorem semper cultum procedat.
Quemadmodum nunc magna pars terræ nostræ culturam recepit et
recipiet magis magisque. Et licet verum sit, interdum qu:edam rursus
silvescere aut rursus destrui deprimique, hoc tamen ita accipiendum
est, ut paulo ante afflictionem interpretati sumus, nempe hanc ipsam
destructionem depressionemque prodesse ad consequendum aliquid
majus, ita ut ipso quodammodo damno lucremur.
Et quod objici posset : ita opportere ut mundus dudum factus
fuerit Paradisus responsio pr:eto est : etsi mult: jam substantiæ ad
magnam perfectionem pervenerint, ob divisibilitatem tamen con-
tinui in infinitum, semper in abysso rerum superesse partes sopi-
tas adhuc excitandas et ad majus meliusque et ut verbo dicam, ad
meliorem cultum provehendas. Nec proinde unquam ad terminum
progressus perveniri.
DE IPSA NATURA
SIVE DE VI INSITA ACTIONIBUSQUE CREATURARUM
1698
(Acta Erudit. Lips.. ann. 1698, Sept., p. 432.;
4. Accepi nuper missu celeberrimi et de rebus mathematicis ac
physicis præclare meriti Viri, Johannis Christophori Sturmii, quam
Atorfii edidit apologiam pro sua de Idolo Natura dissertatione, impu-
gnata a Medico Kiloniensium primario et xxotecarw, Gunthero Chris-
tophoro Schelhamero, in libro de natura. Cum igitur idem argumen-
tum versassem et ego olim, nonnihilque etiam concertationis per
litteras mihilcum præclaro autore dissertationis intercedat, cujus men-
tionem mihi perhonorificam ipse nuper fecit, publice memoratis non-
nullis inter nos actis in Physicæ electiv:e tomo primo, lib. 1, sect. 4,
cap. 3, Epilog., 5 », pag. 119, 190 : eo libentius animum attentio-
nemque adhibui argumento per se egregio, necessarium judicans, ut
mens mea pariter et tota res ex iis, qua aliquoties jam indicavi, prin-
cipiis distinctius paulo proponeretur. Cui instituto commodam occa-
sionem pr:estare illa visa est apologetica dissertatio. quod judicare
liceret, autorem ibi, qu: maxime ad rem facerent, paucis uno sub :
conspectu exhibuisse. De caetero litem ipsam inter præclaros viros
non facio meam.
2. Duo potissimum qu:eri puto, primum, in quo consistat natura,
quam rebus tribuere solemus, cujus attributa passim recepta aliquid
Paganismi redolere, judicat celeberrimus Sturmius; deinde utrum
aliqua sit in creaturis évepyerx, quam videtur negare. Quod primum
attinet, de ipsa natura, si dispiciamus, et quid sit, et quid non sit,
assentior quidem, nullam dari animam Universi : concedo etiam mi-
randa illa, quæ occurrunt quotidie, de quibus merito solemus, opus
DE VI INSITA ACTIONIRUSQUE CREATURARUM 667
naturæ esse opus iutelligentiæ, non esse adscribenda creatis quibus-
dam intelligentiis, sapientia et virtute proportionali ad rem tan-
tam præditis; sed naturam universam esse ut sic dicam artificium
Dei, et tantum quidem, ut quævis machina naturalis (quod verum,
parumque observatum natur: artisque discrimen est) organis
constet prorsus infinitis, infinitamque adeo sapientiam potentiam-
que autoris rectorisque postulet. Itaque et calidum omniscium
Hippocratis, et Cholcodeam animarum datricem Avicenneæ, et illam
sapientissimam Scaligeri aliorumque virtutem plasticam, et princi-
pium hylarchicum Henrici Mori, partim impossibilia, partim super-
flua puto ; satisque habeo machinam rerum tanta sapientia esse con-
ditam, ut ipso ejus progressu admiranda illa contingant, organicis
præsertim (ut arbitror) ex prædelineatione quadam sese evolventi-
bus. Itaque quod Vir cl. naturæ cujusdam creat:e, sapientis, corpo-
rum machinas formantis gubernantisque figmentum rejicit, probo.
Sed nec consequi inde nec rationi consentaneum puto, ut omnem
vim creatam actricem insitam rebus denegemus.
3. Diximus quod non sit ; videamus jam etiam paulo propius, quid
sit illa natura, quam Aristoteles non male principium motus et quie-
tis appellavit : quamquam Philosophus ille mihi latius accepto voca-
bulo non solum motum localem, aut in loco quietem, sed generali-
ter mutationem, et cactv seu persistentiam intelligere videatur. Unde
etiam, ut obiter dicam, definitio quam motui assignat, etsi obscurior
justo, non tam inepta tamen est, quam iis videtur, qui perinde su-
munt, ac si motum localem tantummo4o definire voluisset : sed ad
rem. Robertus Boylius, vir insignis et in naturx» observatione cum
. eura versatus. de ipsa natura libellum scripsit, eujus mens eo redit,
si bene memini, ut naturam judicemus esse ipsum corporum mecha-
nismum, quod quidem 6$ zv rate probari potest; sed rem rimanti
majore axo(6eux distinguenda erant in ipso mechanismo principia a
derivatis : ut in explieando horologio non satis est, si mechanica
ratione impelli dicas, nisi distinguas, pondere an clastro concitetur.
Et a me aliquoties jam est proditum (quod profuturum puto, ne me-
chaniesæ naturalium. rerum explicationes ad abusum trahantur in
privjudicium pietatis, tanquam per se materia stare possit, et mecha-
nismus nulla intelligentia aut substantia spirituali indigeat) originem
ipsius mechanismi non ex solo materiali principio mathematicisque
rationibus, sed altiore quodam et, ut sic dicam, metaphysico fonte
fluxisse.
668 DE IPSA NATURA
4. Cujus inter alia indicium insigne pr:ebet fundamentum nature
legum, non petendum ex eo, ut conservetur eadem motus quantitas,
uti vulgo visum erat, sed potius ex eo, quod necesse est servari eam-
dem quantitatem potenti: actricis, imo (quod pulcherrima ratione
evenire de prehendi) etiam eamdem quantitatem actionis motricis, cu-
jus alia longe :estimatio est ab illa, quam Cartesiani concipiunt sub
quantitate motus. Eaque de re cum duo Mathematici ingenio facile
inter primos mecum partim per litteras partim publice contulissent,
alter penitus in eastra mea transiit, alter eo devenit, ut objectiones
suas omnes post multam et accuratam ventilationem desererit et
ad meam demonstrationem nondum sibi responsionem suppetere
candide fateretur. Eoque magis miratus sum, virum præclarum
in Physicæ suæ electivæ parte edita, explicantem leges motus,
vulgarem de illis, sententiam (quam tamen nulla domonstratione, sed
quadam tantum verisimilitudine niti ipse agnovit, repetiitque etiam
hic novissima dissertatione cap. 3, $ 2.) quasi nulla dubitatione
libatam assumsisse ; nisi forte scripsit antequam prodirent mea, et
scripta deinde recensere vel non vacavit, vel in mentem non venit ;
prwsertim cum leges motus arbitrarias esse crederet, quod mihi non
usquequaque consentaneum videtur. Puto enim determinatis sapien-
tie atque ordinis rationibus, ad eas qu:e in natura observantur,
ferendas leges venisse Deum : et vel hinc apparere, quod a me
aliquando optic:e legis occasione est admonitum et CI Molineuxio in
Dioptricis postea valde sese probavit, finalem causam non tantum
prodesse ad virtutem et pietatem in Ethica et Theologia naturali, sed
etiam in ipsa Physica ad inveniendum et detegendum abditas veri-
tates. Itaque cum celeberrimus Sturmius in Physica sua eclectica, ubi
de causa finali agit, sententiam meam retulisset inter Hypotheses,
optarem et in epicrisi satis expendissit ; haud dubie enim inde
occasionem fuisset sumturus, multa pro argumenti præstantia et
ubertate dicendi præclara, et ad pietatem quoque profutura.
5. Ned jam considerandum est quid ipse de natur:e notione in hac
sua apologetica dissertatione dicat, et quid dictis deesse adhuc videa-
tur. Concedit cap. 4, 32, 3, et alibi passim, motus qui nunc fiunt,
consequi ;eterna legis semel a Deo latæ, quam legem mox vocat
volitionem et jussum ; nec opus esse novo Dei jussu, nova volitione,
nedum novo conatu, aut laborioso quodam negotio d. S 3 et a se
repellit tanquam male imputatam ex adverso sententiam, quod Deus
moveat res ut faber lignarius bipennem, et molitor dirigit molam
SIVE DE VI INSITA ACTIONIBUSQUE CREATURARUM 669
arcendo aquas, vel immittendo rot. Verum enimvero, ut midi qui-
dem videtur, nondum sufficit hæc explicatio. Qu:ero enim, utrum
volitio illa, vel jussio, aut si mavis lex divina olim lata extrinsceam
tantum tribuerit rebus denominationem, an vero aliquam contulerit
impressionem creatam in ipsis perdurantem vel, ut optime Dn. Schel-
hammerus judicii non minus quam experienti:e egregius vocat, legem
insitam (itsi plerumque non intellectam creaturis, quibus inest) ex
qua actiones passionesque consequantur. Prius autorum systematis
causarum occasionalium, acutissimi imprimis Malbranchii, dogma
videtur ; posterius receptum est, ut ego arbitror, verissimum.
6. Nam jussio illa pr:eterita cum nunc non existat, nihil nunc effi-
cere potest nisi aliquem tunc post se reliquerit effectum subsisten-
tem, qui nunc quoque duret et operetur : et qui secus sentit, omni,
si quid judico, distinct:e rerum explicationi renunciat ; quidvis ex
quovis consequi pari jure dicturus, si id quod loco temporeve est
absens, sine interposito, hic et nunc operari potest. Itaque satis non
est diei, Deum initio res creantem voluisse, ut certam quamdam
legem in progressu observarent, si voluntas cjus fingatur ita fuisse
inefficax, ut res ab ea non fuerint affect:e, nec durabilis in iis effectus
sit productus. Et pugnat profecto cum notione divinæ potentie
voluntatisque, pur:e illius et absolute, velle Deum et tamen volendo
producere aut immutare nihil ; agereque semper, efficere nunquam,
neque opus vel arorélecus relinquere ullum. Certe si nihil creaturis
impressum est divino illo verbo : producat terra, multiplicemini ani-
malia; si res perinde post ipsum fuere affect:v, ac si nullum jussum
intervenisset ; consequens est (cum connexione aliqua inter causam et
effectum opus sit, velimmediata, vel per;aliquod intermedium) aut nihil
fieri nunc consentaneum mandato, ant mandatum tantum valuisse in
priesens, semper renovandum in futurum ; quod Cl. Autor merito a
se amollitur. Sin verolex a Deo lata reliquit aliquod sui expressum
in rebus vestigium, si res ita fuere format:e mandato, ut apt: redde-
rentur ad implendam jubentis voluntatem ; jam concedendum est
quamdam inditam esse rebus efficaciam, formam, vel vim, qualis na-
ture nomine a nobis accipit solet, ex qua series ph:enomenorum ad
primi jussus pr:escriptum consequeretur.
7. Hiec autem vis insita distincte quidem intelligi potest, sed non
explicari imaginabiliter; nec sane ita explicari debet, non magis
quam natura animiv ; est enim. vis ex earum rerum numero, quie
non imaginatione, sed intellectu attinguntur. Itaque quod petit Vir
670 | DE IPSA NATURA
cl. c. 4, 8 6, dissertationis apologetic:e, imaginabiliter explicari mo-
dum, quo lex insita in corporibus legis ignaris operetur, sic accipio,
ut desideret exponi intelligibiliter, ne scilicet credatur postulare ut
soni pingantur, vel colores audiantur. Deinde si explicandi difficul-
tas ad res rejiciendas sufficit, consequenter, qu:e ipse sibi injuria
imputari queritur, cap. 1, 5 2, quod scilicet omnia non nisi divina
virtute moveri statuere malit, quam aliquid admittere natur: nomine
cujus naturam ignoret. Certe pari jure niterentur etiam Hobbes et
alii, qui omnes res volunt esse corporeas, quia nihil nisi corpus dis-
tincte et imaginabiliter explicari posse sibi persuadent. Sed illi ipsi
ex eo ipso recte refutantur, quod vis agendi rebus inest, quæ ex
imaginabilibus non derivatur; eamque in Dei mandatum, olim semel
datum, res nullo modo afficiens, nec effectum post se relinquens
simpliciter rejicere, tantum abest, ut foret reddere rem explicatio-
rem, ut potius deposita philosophi persona esset gladio gordium no-
dum secare. Ceterum distinctior et rectior vis activæ explicatio,
quam hactenus habita est, ex dynamicis nostris, legumque uatur:e et
motus vera :estimatione in illis tradita, et rebus consentanea, deri-
vatur.
7 NW. Quod si quis defensor philosophi:e nov:e, inertiam rerum et tor-
porem introducentis, eo usque progrediatur, ut omnem jussis Dei
elfectum durabilem eflicaciamque in futurum adimens, etiam novas
semper molitiones ab ipso exigere nihil pensi habeat (quod Dn.
Sturmius à se alienum esse prudenter profitetur) is quam digna Deo
sentiat, ipse viderit ; excusari autem non poterit, nisi rationem affe-
rat, cur res quidem ips:e aliquamdiu durare possint attributa autem
rerum, que in ipsis natur:e nomine intelligimus, durabilia esse non
possint : cur tamen consentaneum sit, quemadmodum verbum fiat
aliquid post se reliquit nempe rem ipsam persistentem; ita ver-
bum benedictionis non minus mirificum, aliquam post se in rebus
reliquisse producendi actus suos, operandique fecunditatem ni-
sumve, ex quo operatio, si nihil obstet consequatur. Quibus addi po-
test quod alibi a me explicatum est, et si nondum fortasse satis pers-
pectum omnibus, ipsam rerum substantiam in agendi patiendique vi
consistere : unde eonsequens cst, ne res quidem durabiles produci
posse, si nulla ipsis vis aliquamdiu permanens divina virtute imprimi
potest. [ta sequeretur nullam substantiam creatam, nullam animam
eamdem numero manere, nihilque adeo a Deo conservari, ac proinde
res omnes esse tantum Cvanidas quasdam sive fluxas unius. divinæ
im.
SIVE DE VI INSITA ACTIONIBUSQUE CREATURARUM 671
substanti:: permanentis modificationes, et phasmata ut sic dicam; et
quod eodem redit, ipsam naturam, vel substantiam rerum omnium
Deum esse; qualem pessimæ nota doctrinam nuper scriptor qui-
dem subtilis, at profanus, orbi invexit vel renovavit. Sane si res cor-
porales nil nisi materiale continerent, verissime dicerentur in fluxu
consistere, neque habere substantiale quicquam quemadmodum et
Platonici olim recte agnovere.
9. Altera qu:estio est, utrum creatur:e proprie et vere agere sint
dicendæ ? Ea, si semel intelligamus, naturam insistam non differe a
vi agendi et patiendi, recidit in priorem. Nam actio sine vi agendi
esse non potest, et vicissim inanis potentia est qui nunquam
potest exerceri. Quia tamen nihilominus actio et potentia res sunt
diversæ, illa successiva, hæc permanens, videamus et de actione ; ubi
fateor me non exiguam in explicanda celeberrimi Sturmii mente
difficultatem reperire. Negat enim, res creatas per se et proprie
agere ; mox tamen ita concedit eas agere ut nolit quodammodo sibi
tribui comparationem creaturarum cum bipenni a fabro lignario
mota. Ex quibus nihil certi exsculpere possum, nec diserte satis
explicatum video, quousque ipse a receptis sententiis recedat;
aut quamnam distinctam animo conceperit actionis notionem, quae
quam non sit obvia et facilis, et metaphysicorum certaminibus
constat. Quantum ego mihi notionem actionis perspexisse videor
consequi ex illa et stabiliri arbitror receptissimum philosophiæ
dogma, actiones; esse suppositorum idque adeo esse verum
deprehendo, ut etiam sit reciprocatum ; ita ut non tantum omne quod
agit sit substantia singularis, sed etiam ut omnis singularis subs-.
tantia agat sine intermissione; corpore ipso non excepto, in quo
nulla unquam quies absoluta reperitur.
10. Sed nunc attentius paulo consideremus eorum sententiam,
qui rebus creatis veram, et propriam actionem adimunt, quod olim
etiam fecere Philosophi: Mosaic:e autor Robertus Fludus, nunc vero
Cartesiani quidam, qui putant non res agere, sed Deum ad rerum
pr:esentiam, et secundum. rerum aptitudinem ; adeoque res occa-
siones esse, non causas, et recipere, non efficere aut elicere. Quam
doctrinam. Cordemoius, Forgaeus, et alii Cartesiani cum propo-
suissent, Malebranchius in primis, pro acumine suo, orationis
quibusdam luminibus exornavit ; rationes autem solidas (quantum
intelligo) adduxit nemo. Certe si eousque producitur h:ec doctrina,
ut actiones etiam immanentes substantiarum tollantur (quod tamen
672 DE IPSA NATURA
merito rejicit Dn, Sturmius Physic:r elect. lb. 1, cap. 4, epilo., 811,
p. A16, et in eo circumspectionem suam luculenter ostendit) adeo a
ratione apparet aliena, ut nihil supra. Àn enim mentem cogitare ac
velle, et in nobis a nobis elici multas cogitationes ac voluntates, ac
spontaneum penes nos esse, quisquam in debium revocabit ? Quo
facto non tantum negaretur libertas humana, et in Deum causa reji-
ceretur malorum, sed etiam intimæ nostræ experienti:e, conscien-
ti:»ve testimonio reclamaretur, quo ipsimet nostra esse sentimus,
qu:e nulla rationis specie a dissentientibus in Deum transferrentur.
Quod si vero menti nostr:e. vim insistam tribuimus, actiones imma-
nentes producendi vel quod idem est, agendi immanenter; jam nibil
prohibet, imo consentaneum est, aliis animalibus vel formis, aut si
mavis, naturis substantiarum eamdem vim inesse ; nisi quis solas in
natura rerum nobis obvia mentes nostras activas esse, aut omnem
vim agendi immanenter, atque adeo vitaliter ut sic dicam, cum in-
tellectu esse conjunctam arbitretur, quales certe asseverationes
neque ratione ultra confirmantur, nec nisi invita veritate propugnan-
tur. Quid vero de (ransentibus creaturarum actionibus sit statuen-
dum, alie loco melius exponetur, pro parte etiam jam tum a nobis
alibi est explicatum : commercium scilicet substantiarum sive mona-
dum oriri non per influxum, sed per consensum ortum a divina prz-
formatione; unoquoque dum su: natur: vim insitam legesque
sequitur, ad extranea aceommodato, in quo etiam unio anim:e corpo-
risque consistit.
11. Quod autem corpora sint per se inertia, verum quidem est, si
reete sumas ; hactenus scilicet, ut quod semel quiescere aliqua ratione
ponitur, se ipsum eatenus in motum concitare non possit, nec sine
resistentia ab alio concitari patiatur ; non magis quam sua sponte
mutare sibi potest gradum velocitatis aut directionem, quam semel
habet ; aut pati facile ac sine resistentia, ut ab alio mutetur. Atque
adeo fatendum est, extensionem, sive quod in corpore est geometri-
cum, si nude sumatur, nihil in se habere; unde actio et motus pro-
ficiscatur : imo potius materiam resistere motui per quamdam suam
inertiam naturalem a Keplero pulchre sic denominatam, ita ut non sit
indifferens ad motum, et, quietem, uti vulgo rem æstimare solent,
sed ad motum pro magnitudine sua vi tanto majore activa indi-
geat. Unde in hac ipsa vi passiva resistendi (et impenetrabilitatem, et
aliquid amplius involvente, ipsam materi;e primie, sive molis quv in
corporeubique eadein magnitudinique cjus proportionalis est, notio-
SJVE DE VI INSITA ACTIONIBUSQUE CREATURARUM , 673
nem colloco, et ostendo hinc alias longe, quam si sola in corpore ipsa-
que materia inesset eum extensione impenctrabilitas, motuum leges
consequi; et uti in materia inertiam naturalem oppositam motii, ita
in ipso corpore, imo in omni substantia inesse constantiam natu-
ralem oppositam mutationi. Verum h:ec doctrina non patrocinatur,
sed potius adversatur illis, qui rebus actionem adimunt : nam quam
certum est materiam per se motum non incipere, tam certum est (quod
experimenta etiam ostendunt pr;eclara de motu impresso a motore
translato) corpus per se conceptum semel impetum retinere cons-
tansque in levitate sua esse, sive in illa ipsa mutationis su:e serie,
quam semel est ingressum, perseverandi habere nisum. Qu:e utique
activitates atque etelechiæ, cum materiæ prim:e sive molis, rei essen-
tialiter passiv:e, modificationes esse non possint, uti præclare (/que-
madmodum sequente paragrapho dicemus) ab ipso judiciosissimo
Sturmio agnitum est; vel hine judicari potest, debere in corporea
substantia reperiri entelechiam primam, tandem zpórcov Sexrixév acti-
vitatis; vim scilicet motricem primitivam, qu:e præter extensionem
(sen id quod est mere geometricum) et præter molem (seu id
quod est mere materiale) superaddita, semper quidem agit, sed
tamen varie ex corporum concursibus per conatus impetusve modi-
ficatur. Atque hoc ipsum substantiale principium est, quod in viven-
tibus anima, in aliis forma substantialis appellatur, et quatenus
cum materia substantiam vere unam, sed unum per se constituit,
id facit quod ego monadem appello; cum sublatis his vere et reali-
bus unitatibus, non nisi entia per aggregationem, imo quod hinc
sequitur nulla vera entia in corporibus sint superfutura. Etsi enim
dentur atomi substantie, nostrse scilicet monades partibus ca-
rentes, nulle tamen dantur atomi molis, seu minim: extensionis,
vel ultima elementa ; cum ex punctis continuum non componatur.
Prorsus uti nullum datur ens mole maximum, vel extensione infini-
tum, etsi semper alia aliis majora dentur; sed datur tantum ens
maximum intensione perfectionis, seu infinitum virtute.
12. Video tamen celeberrimum Sfurmium in hac ipsa disserta-
tione apologetiea, cap. 4, 3 7 et seqq., insitam corporibus vim mo-
tricem argumentis quibusdam impugnare aggressum. Ex abundanti,
inquit, hic ostendam ne capacem quidem esse substantiam corpoream
potenti:e alicujus active motricis. Quanquam. ego non capiam, qu:
possit esse potentia non active motrix. Gemino autem se usurum ait
argumento, uno à natura materi:e et corporis, altero ex natura motus.
PAuL JANET, — Leibniz. 1-13
614 DE IPSA NATURA
Prius huc redit : materiam sua natura et essentialiter passivam esse
substantiam ; itaque ipsi dari vim activam non magis esse possibile
quam si Deus lapidem, dum lapis manet, velit esse vitalem et ratio-
nalem, id est non lapidem ; deinde que in corpore passantur, ea
esse tantum materiæ modificationes : modificationem autem (quod
pulchre dictum agnosco) rei essentialiter passive. non posse rem
reddere activam. Sed responderi commode potest ex recepta non
minus quam vera philosophia: materiam intelligi vel secundam, vel
primam ; secundam esse quidem substantiam completam, sed non
mere passivam, primam esse mere passivam, sed non esse completam
substantiam ; accedereque adeo debere animam, vel formam anim:e
analogam, si écevAégstxv t7,» 2077». id est nisum quemdam, seu vim
agendi primitivam, qu:e ipsa est lex insita, decreto divino impressa.
A qua sententia non puto abhorrere virum celebrem et ingeniosum,
qui nuper defendit, corpus constare ex materia et spiritu; modo
sumatur spiritus non pro re intelligente (ut alias solet), sed pro
anima, vel form:e animæ analogo, nec pro simplici modificatione,
sed pro constitutivo substantiali perseverante, quod Monadis nomine
appellare soleo, in quo est velut perceptio, et appetitus. H:ec ergo
recepta doctrina, et scholarum dogmati benigne explicato consenta-
nea, refutanda est prius, ut argumentum viri clarissimi vim habere
possit ; quemadmodum et hinc patet non posse concedi, quod assum-
sit, quicquid est in substantia corporea, esse materi:e modificationem.
Notum est enim, animas inesse viventium corporibus secundum
receptam philosophiam, qu:v utique modificationes non sunt. Licet
enim vir egregius contrarium statuere, omnemque veri nominis
sensum animalibus brutis animamque proprie dictam adimere videa-
tur ; sententiam tamen hanc pro fundamento demonstrationis assu-
mere non potest, antequam ipsa demonstretur. Et contra potius ar-
bitror, neque ordini, neque pulchritudini, rationive rerum esse
consentaneum, ut vitale aliquid, seu immanenter agens sit in exigua
tantum parte materi», cum ad majorem perfectionem pertineat ut sit
in omni; neque quicquam obstet, quo minus ubique sint animæ aut
analoga saltem animalibus: etsi dominantes anim, atque adeo in-
telligentes, quales sunt human:e, ubique esse non possint.
13. Posterius argumentum quod ex natura motus sumit vir cl. ma-
jorem, ut mihi quidem videtur, concluendi necessitatem non habet.
Motum ait esse successivam tantum rei mot:e in diversis locis existen-
tian. Concedamus hoc interim, et si non omnino satisfaciat, magis-
SIVE DE VI INSITA ACTIONIBUSQUE CREATURARUM 675
que id, quod ex motu resultat, quam ipsam (ut vocant) formalem
ejus rationem exprimat ; non ideo tamen excluditur vis motrix. Nam
non tantum corpus pr:esenti sui motus momento inest in loco sibi
commensurato, sed etiam conatum habet, sen nisum mutandi locum,,
ita ut status sequens ex pr:esenti per se natur:e vi consequatur ; alio-
qui pr:esenti momento (atque adeo momento quovis) corpus À, quod
movetur a corpore D, quiescente nihil differret; sequereturque ex
clarissimi veri sententia, si nobis ea in re adversa esset, nullum
plane discrimen in corporibus fore, quando quidem in pleno uni-
formis per se mass:e discrimen, nisi ab eo quod motum respicit
sumi non potest. Unde etiam amplius tandem efficietur, nihil prorsus
variari in corporibus, omniaque semper eodem se habere modo.
Nam si materi:e portio quiwvis ab alia :equali et congrua non dif-
fert (quod admittendum est a viro cl., viribus activis impetibusve, et
quibuscumque aliis, pr:eter. existentiam in hoc loco successive fu-
turam aliam vel aliam, qualitatibus modificationibusque sublatis)
ac pr:eterea si unius momenti status a statu alterius momenti non
nisi transpositione :equalium et congruarum et per omnia conve-
nientium materi:e portionum differt ; manifestum est ob perpetuam
substitutionem indistinguibilium, consequi, ut diversorum momen-
torum status in mundo corporco discriminari nullo modo possint.
Extrinseca enim tantum foret denominatio, qua distingueretur ma-
teri:e pars una abalia, nempe a futuro, quod scilicet imposterum sit
futura alio vel alio loco ; impr:esentiaruni vero discrimen est nullum ;
imo ne a futuro quidem eum fundamento sumeretur, quia nunquam
etiam imposterum ad verum aliquod priesens discrimen deveniretur ;
cum nec locus à loco, nec materia a materia ejusdem loci ‘ex hvpo-
thesi perfect:e illius uniformitatis in ipsa materia: distingui ulla nota
queat. Frustra etiam ad figuram prieter motum recurreretur. Nam in
massa perfecte similari et indiscriminata et plena, nulla oritur figura
seu terminatio partium diversarum ac discriminatio, nisi ab ipso
motu. Quodsi ergo motus nullam distinguendi notam continet, nullam
etiam figurie largietur ; et eum omnia, qu:e prioribus substituuntur,
perfecte :equipolleant, nullum vel minimum mutationis indicium a
quocuuque observatore, etiam omniscio, deprehendetur ; ac proinde
omnia perinde erunt, ac si mutatio diseriminatioque nulla in cor-
poribus contingeret : nec unquam inde reddi poterit ratio diversarum
quas sentimus apparentiarum. Et perinde res foret, ac si finge-
remus duas splieras concentricas perfectas et perfecte tam inter
676 DE IPSA. NATURA
se, quam in partibus suis similares, alteram alteri ita inclusam
esse, ut nec minimus sit hiatus ; tunc sive volvi inclusam, sive quies-
cere ponamus, ne angelus quidem, ne quid amplius dicam. ullum
poterit notare discrimen inter diversi temporis status, aut indicium
habere discernendi, utrum quiescat an volvatur inclusa sphæra, et
qua motus lege. [mo ne limes quidem sphærarum definiri poterit, ob
defectum simul hiatus et discriminis ; uti motus vel ob solum disceri-
minis defectum agnosci hic nequit. Unde pro certo habendum (etsi
hoc minus adverterint, qui satis alte in h:ec non penetravere) talia a
rerum natura atque ordine esse aliena, nullamque uspiam dari (quod
inter nova et majora axiomata mea est) perfectam similaritatem ;
cujus rei consequens etiam est, nec corpuscula extrem:e duritiei, nec
fluidum summ:ve tenuitatis, materiamve subtilem universaliter diflu-
sam, aut ultima elementa, quiv primi secundive quibusdam nomine
veniunt, in natura reperiri. Quorum cum nonnihil perspexisset (ut
arbitror) Aristoteles profundior, mea sententia, quam multi putant,
judicavit, privter mutationem localem opus esse alteratione, nec
materiam ubique sibi esse sunilem, ne maneat invariabilis. Dissimi-
litudo autem illa, vel qualitatum diversitas, atque adeo a22otec:; vel
alteratio, quam non satis esposuit ;1risfoteles, ipsis diversis nisuum
gradibus directionibusque, monadumque adeo inexistentium modifi-
cationibus obtinetur. Ex quibus proinde intelligi puto, necessario
aliud debere poni in corporibus, quam massam uniformem, ejusque
nihil utique immaturam transportationem. Sane qui atomos et va-
cuum habent, non nihil saltem diversificant materiam, dum alibi
faciunt. partibilem, alibi impartibilem ; et uno loco plenam, alio
hiantem. Sed diu est, quod rejiciendos esse atomos cum vacuo
(deposito juventutis pr:ejudicio) deprehendi. Addit vir celeberrimus
materi;e existeutiam per diversa momenta tribuendam esse divin:e vo-
luntati : quidni ergo (inquit) eidem tribuatur quod existit hic et nunc ?.
Respondeo, id ipsum Deo haud dubie deberi, ut alia omnia quatenus
perfectionem quandam involvunt ; sed quemadmodum prima illa et
universalis causa omnia conservans non tollit, sed facit potius rei
existere incipientis subsistentiam naturalem, seu in existendo per-
severationem semel concessam; ita eadem non tollet, sed potius con-
firmabit reiin motum concitat:æ effieaciam naturalem, seu in agendo
perseverationem semel impressam.
14. Multa quoque alia occurrunt in apologetica illa Dissertatione,
quiv difficultatem habent, ut quod ait diet. cap. 4, 8 11, motu de
Mis.
SIVE DE VI INSITA ACTIONIBUSQUE CREATURARUM 611
globulo per plures intermedios in globulum translato, globulum
ultimum eadem vi moveri qua motus est globulus primus : mibi
vero videtur. :equivalente quidem moveri, sed non eadem; cum
unusquisque (quod mirum videri possit) sua propria vi, nempe elas-
tica (non jam de clasmatis hujus causa disputo, neque nego mecha-
nice debere explicari motu fluidi inexistentis ac perlabentis) a
proximo urgente repulsus in motum agatur. Sic etiam, quod $ 12
dicit rem, quie. primordium motus dare sibi non potest, non posse
per se continuare motum, mirum merito videbitur. Constat
enim potius, quemadmodum vi opus est ad motum dandum, ita
dato semel impetu, tantum abesse ut vi nova sit opus ad continuan-
dum, ut potius ea opus sit ad sistendum. Nam conservatio illa causa
universali rebus necessaria, hujusloci non est, qu:e ut jam monuimus
si tolleret rerum efficaciam, etiam tolleret subsistentiam.
15. Ex quibus rursus intelligitur, doctrinam a nonnullis propu-
gnatam causarum oceasionalium (nisi ita explicetur ut temperamenta
adhiberi possint, qu:e Cl Sturmius partim admisit partim admissurus
videtur! periculosis consequentiis obnoxiam esse, doctissimis licet
defensoribus haud dubie invitis. Tantum enim abest, ut Dei gloriam
augeat, tollendo idolum naturæ; ut potius rebus creatis in nudas
divin: unius substantie modificationes evanescentibus, ex Deo fac-
tura cum Spinosa videatur, ipsam rerum naturam ; cum id quod
non agit, quod vi activa caret, quod discriminabilitate, quod. deni-
que omni subsistendi ratione ac fundamento spoliatur, substantiam
esse nullo modo possit. Certissime persuasum mihi est, Cl. Stur-
mium, virum et pietate et. doctrina insignem, ab his portentis esse
alienissimum. Itaque dubium nullum est, aut ostensurum esse liquido
qua ratione maneat aliqua in rebus substantia vel etiam variatio,
salva doctrina sua, aut. veritati manus esse daturum.
16. Certe quo magis suspicem, mentem ipsius non satis mihi esse
perspectam, nee meam ipsi, multa faciunt. Alicubi fassus mihi est,
posse, imo quodammodo etiam debere, quandam divin:e virtutis
particulam ‘id est, ut opinor, expressionem, imitationem, effectum
proximum, nam ipsa divina vis in partes utique secari non potest),
velut rebus propriam, et attributam intelligi. Videatur qu:e mihi
transmissa repetiit in Physic:e electivie loco supra citato sub initium
hujus schediasmatis. Hoc si (ut ex verbis apparet), eo sensu accipi-
tur, quo animam divin:e particulaut aure dicimus, jam sublata inter
nos eatenus controversia erit. Sed quominus hanc mentem ipsius
(18 DE IPSA NATURA
affirmare audeam, facit, quod vix uspiam alibi video tale aliquid ab
ipso tradi, aut quie inde consequantur exponi ; contra vero animad-
verto, quie passim habet, huic sententie parum coh:rrere, disserta-
tionem autem apologeticam in alia omnia ire. Sane cum primum
me: in Actis Eruditorum Lipsiensibus mense Martio 1694. de vi
insita prolate sententie (quam porro illustrat specimen meum dyna-
micum in iisdem actis, April 4695), qu:edam per litteras objevisset,
mox aecepta responsione mea, perbenigme judicavit nullum inter nos
esse discrimen, nisi iu loquendi modo; quod cum ego animadvertens
monuissem adhuc nonnulla, ipse jam in contrarium versus, plura inter
nos discrimina posuit, quie ego agnosco : vixque his exemtis tandem
novissime eo rediit, ut denuo scriberet, nisi verborum differentiam
inter nos esse nullam, quod mihi futurum esset gratissimum. Volui
ergo occasione novissima dissertationis apologeticie, rem ita expo-
nere, ut denique et de sententia cuiusque, et de sententia veritate
constare facilius possit. Est enim alioqui magna Viri egregii et in
perspiciendo solertia, et perspicuitas in exponendo ; ut sperem ejus
studio non exiguam tante rei lucem afferri posse, atque adeo velideo
non inutilem hanc operam meam fore quod occasionem ei fortasse
priebilura est, ea. qua solet industria et vi judicii expendendi atque
illustrandi nonnulla alicujus in negotio pr:esente momenti pratermissa
hactenus ab autoribus et a me. ni fallor, novis et altius repertitis et
late fusis axiomatibus nonnihil suppleta, ex quibus restitutum emen-
datumque systema medi;e inter formalem et materiarum philosophie
(conjuncta servalaque rite utraque) nasci videtur aliquando posse.
DE LA
DÉMONSTRATION CARTÉSIENNE
DE L'EXISTENCE DE DIEU DU R. P. LAMI
Mémoires de Trévoux, 1701.
J'ai déja dit ailleurs mon sentiment sur la démonstration de
l'existence de Dieu de saint Anselme, renouvelée par Descartes ;
dont la substance est que ce qui renferme dans son idée toutes les
perfections, ou le plus grand de tous les étres possibles, comprend
aussi l'existence dans son essence puisque l'existence est du nombre
des perfections, et qu'autrement quelque chose pourrait être ajouté
à ce qui est parfait. Je tiens le milieu entre ceux qui prennent ce
raisonnement pour un sophisme etentre l'opinion du R. P. Lami
expliquée ici, qui le prend pour une démonstration achevée. J'accorde
donc que c’est une démonstration maisimparfaite, qui demande ou
suppose une vérité qui mérite d'étre encore démontrée. Car on sup-
pose lacitement que Dieu, ou bien l'Etre parfait, est possible. Si ce
point était encore démontré comme il faut, on pourrait dire que
l'existence de Dieu serait démontrée géométriquement à priori. Et
cela montre ce que j'ai déjà dit, qu'on ne peut raisonner parfaite-
ment sur des idées, qu'en connaissant leur possibilité ; à quoi les
géomètres ont pris garde, mais pas assez les Cartésiens. Cependant
on peut dire que cette démonstration ne laisse pas d'étre considéra-
ble, et pour ainsi dire présomptive. Car tout étre doit étre tenu pos-
sible jusqu'à ce qu'on prouve son impossibilité. Je doute cependant
que le R. P. Lami ait eu sujet de dire qu'elle a été adoptée par
l'École. Car l'auteur de la note marginale remarque fort bienici que
saint Thomas l'avait rejetée.
Quoi qu'il en soit, on pourrait former une démonstration encore
plus simple, en ne parlant point des perfections, pour n'étre point
680 DE LA DÉMONSTRATION DE L'EXISTENCE DE DIEU
arrêté par ceux qui s'aviseraient de nier que toutes les perfections
soient compatibles, et par consequent que l'idée en question soit
possible. Car. en disant seulement que Dieu est un étre de soi ou
primitif, ens a se, c'est-à-dire qui existe par son essence, il est aisé
de conclure de cette définition qu'un tel être. s'il est possible,
existe ; ou plutôt cette conclusion est un corollaire qui se tire im-
médiatement de la définition. et n'en diflére presque point. Car, l'es-
sence de la chose n'étant que ce qui fait sa possibilité en particu-
lier, il est bien manifeste qu'exister par son essence est exister par
sa possibilité. Et si l'étre de soi était défini en termes encore plus
approchants, en disant que c'est l'étre qui doit exister parce qu'il
est possible, il est manifeste que tout ce qu'on pourrait dire contre
l'existence d'un tel étre serait de nier sa possibilite.
On pourrait encore faire à ce sujet une proposition modale, qui se-
rait un des meilleurs fruits de toute la logique ; savoir que, si l'étre
nécessaire est possible, il existe. Car l'étre nécessaire et l'étre par
son essence ne sont qu'une méme chose. Ainsi le raisonnement
pris de ce biais parait avoir de la solidité ; et ceux qui veulent que
des seules notions, idées, définitions ou essences possibles on ne puisse
jamais inférer l'existence actuelle, retombent en effet dans ce que
je viens de dire, c'est-à-dire qu'ils nient la possibilité de l'étre de
soi. Mais ce qui est bien à remarquer, ce biais méme sert à faire
connaitre qu'ils ont tort, et remplit enfin le vide de la démonstra-
tion. Car si l'étre de soi est impossible, tous les étres par autrui le
sont aussi ; puisqu'ils ne sont enfin que par l'étre de soi ; ainsi rien
ne saurait exister. Ce raisonnement nous conduit à une autre im-
portante proposition modale, égale à la précédente, et qui, jointe
avec elle, achéve la démonstration. On la pourrait énoncer ainsi : Si
l'étre nécessaire n'est point, il n’y a point d'être possible. Il semble
que cette démonstration n'avait pas été portée si loin jusqu'ici. Ce-
pendant j'ai travaillé aussi ailleurs à prouver que l'étre parfait est
possible.
Je n'avais dessein, Monsieur, que de vous écrire en peu de mots
quelques petites réflexions sur les mémoires que vous m'aviez en-
voyés ; mais la variété des matières, la chaleur de la méditation, et
le plaisir que j'ai pris au dessein généreux du prince qui est le pro-
tecteur de cet ouvrage, m'ont emporté. Je vous demande pardon
d'avoir été si long, et je suis, etc.
CONSIDÉRATIONS
SUR LA DOCTRINE D'UN ESPRIT UNIVERSEL
1103
Plusieurs personnes ingénieuses ont eru et croient encore au-
jourd'hui qu'il n'y a qu'un seulesprit, qui est universel et qui anime
tout l'univers et toutes ses parties, chacune suivant sa structure et
suivant les organes qu'il trouve, comme un méme souffle de vent
fait sonner differemment divers tuyaux d'orgue. Et qu'ainsi lors-
qu'un animal a ses organes bien disposés il y fait l'effet d'une âme
particulière, mais lorsque les organes sont corrompus, cette âme
particulière revient à rien ou retourne pour ainsi dire dans l'océan
de l'esprit universel.
Aristote a paru à plusieurs d'une opinion approchante qui a été
renouvelée par Averroës, célèbre philosophe arabe. Il croyait qu'il
y avait en nous un intellectus agens, ou entendement actif, et aussi
un intellectus patiens ou entendement passif; que le premier, venant
du dehors, était éternel et universel pour tous, mais que l'entende-
ment passif, particulier à chacun, s'éteignait dans la mort de
l'homme. Cette doctrine a été celle de quelques péripatéticiens de-
puis deux ou trois siécles, comme de Pomponatius, Contarenus et
autres; et on en reconnait les traces dans feu M. Naudé, comme
ses lettres et les Naudeana qu'on a imprimés depuis peu le font
connaitre. lls l'enseignaient en secret à leurs plus intimes et plus
habiles disciples, au lieu qu'en public ils avaient l'adresse de dire
que cette doctrine était en effet vraie selon la philosophie, par la-
quelle ils entendaient celle d'Áristote par excellence, mais qu'elle
était fausse selon la foi, d’où sont venues enfin les disputes sur la
double vérité, qui a été condamnée dans le dernier concile de
Latran.
682 CONSIDÉRATIONS
On m'a dit que la reine Christine avait beaucoup de penchant
pour cette opinion, et comme M. Naudé, quia été son bibliothe-
caire, en était imbu, il y a de l'apparence qu'il lui a donné les
informations qu'il avait de ces opinions secretes des philosophes cé-
lébres, qu'il avait pratiqués en Italie. Spinosa, qui n'admet qu'une
seule substance, ne s'éloigne pas beaucoup de la doctrine de l'esprit
universel unique, et méme les nouveaux cartésiens, qui prétendent
que Dieu seul agit, l'établissent quasi sans y penser. Ill y a de l'ap-
parence que Molinos et quelques autres nouveaux quiétistes, entre
autres un certain auteur, qui se nomme Joannes Angelus Silesius,
qui a écrit avant Molinos, et dont on a réimprimé quelques ou-
vrages depuis peu, et méme Weigelius avant eux, ont donne dans
cette opinion du Sabbat ou repos des âmes en Dieu. C'est pourquoi
ils ont eru que la cessation des fonctions particuliéres était le plus
haut état de la perfection.
Il est vrai que les philosophes péripatéticiens ne faisaient pas
cet esprit tout à fait universel, car, outre les intelligences qui, selon
eux, animaient les astres, ils avaient une intelligence pour ce bas
monde, et cette intelligence faisait la fonction d'entendement actif
dans les âmes des hommes. Ils étaient portés à cette doctrine de
l'âme immortelle universelle pour tous les hommes par un faux
raisonnement. Car ils supposaient que la multitude infinie actuelle
est impossible, et qu'ainsi il n'était point possible qu'il y eût un
nombre infini des âmes, mais qu'il faudrait qu'il y en eüt pourtant
si les âmes particulières subsistaient. Carle monde étant éternel
selon eux, et le genre humain aussi, et des nouvelles àmes naissant
toujours, si celles subsistaient toutes, il y en aurait maintenant une
infinité actuelle. Ce raisonnement passait chez eux pour une dé-
monstration. Mais il était plein de fausses suppositions. Car on ne
leur accorde pas ni l'impossibilité de l'infini actuel, ni que le genre
humain ait duré éternellement, ni la genération des nouvelles âmes
puisque les platoniciens enseignent la préexistence des ámes, et
les pythagoriciens enseignent la métempsycose et prétendent qu'un
certain nombre déterminé des âmes demeure toujours et fait ses
révolutions.
La doctrine d'un esprit universel est bonne en elle-même, car
tous ceux qui l'enseignent admettent en effet l'existence de la divi-
nité, soit qu'ils croient que cet esprit universel est suprême, car
alors ils tiennent que c'est Dieu même, soit qu'ils croient avec les
SUR LA DOCTRINE D'UN ESPRIT UNIVERSEL 683
cabbalistes que Dieu l'a créé, qui était aussi l'opinion de Henry
More, Anglais, et de quelques autres nouveaux philosoplies et par-
ticulierement de certains chimistes, qui ont cru qu'il y a un archée
universel ou bien une áme du monde et quelques-uns ont sou-
tenu que c'est cet esprit du Seigneur qui se remuait sur les eaux,
dont parle le commencement de la Genése.
Mais lorsqu'on va jusqu'à dire que cet esprit universel est l'esprit.
uuique, et qu'il n'y a point d'âmes ou esprits particuliers, ou du
moins que ces âmes particulières cessent de subsister, je crois
qu'on passe les bornes de la raison, et qu'on avance sans fondement
une doctrine dont on n'a pas méme de notion distincte. Examinons
urn peu les raisons apparentes sur lesquelles on peut appuyer cette
doctrine, qui détruit l'immortalité des âmes et dégrade le genre
humain, ou plutôt toutes les créatures vivantes, de ce rang qui leur
appartenait et qui leur a été attribué communément. Car il me
semble qu'une opinion de cette force doit être prouvée, et ce n'est
pas assez d'en avoir une imagination, qui en effet n'est fondée que
sur une comparaison fort elochaute du souffle qui anime les organes
de musiqui
J'ai montré ci-dessus que la prétendue démonstration des péi
patéticiens, qui soutenaient qu'il n'y avait qu'un esprit commun à
tous les hommes, est de nulle force et n'est appuyée que sur des
ppositions. Spinoza a prétendu démontrer qu'il n'y a
qu'une seule substance dans le monde, mais ces démonstrations sont
pitoya ou non intelligibles. Et les nouveaux cartésiens, qui ont
cru que Dieu seul agit, n'en ont guère donné de preuve. Outre que
le P. Malebranche parait admettre au moins l'action interne des
esprits particuliers.
Une des raisons plus apparentes, qu'on a alléguée contre les âmes
particu , c'est qu'on a été en peine de leur origine. Les philoso-
phes de l'Ecole ont fort disputé sur l'origine des formes, parmi les-
quelles ils comprennent les âmes. Les opinions ont été fort partagées
pour savoir s'il y avait une édurtion de la puissance dela matiere,
comme la figure tirée du marbre, ou s'il y avait une traduction des
âmes, en. sorte qu'une âme nouvelle naissait d'une âme précédente,
comme un feu s'allume d'un outre feu, ou si les âmes existaient déjà
et ne faisaient que se faire connaitre après la génération de l'animal,
ou enfin si les âmes étaient créées de Dieu toutes les fois qu'il y a
une nouvelle génération.
faus:
683 CONSIDÉRATIONS
Ceux qui niaient les âmes particulières croyaient par là se tirer
de toute la difliculté, mais e'est couper le nœud au lieu de le ré-
soudre, et il n v à point de force dans un argument qu'on ferait
ainsi : on 3 varié dans l'explication d'une doctrine, donc toute la
doctrine est fausse. C'est la maniere de raisonner des sceptiques, et
si elle était recevable, il. n'v aurait rien qu'on ne pourrait rejeter.
Les expériences de notre temps nous portent à croire que les ámes
et même les animaux ont toujours existé, quoique en petit volume.
et que la génération n'est qu'une espèce d'augmentation, et de cette
manière toutes les difficultés de la génération des âmes et formes
disparaissent. On ne refuse cependant pas à Dieu le droit de creer
des àmes nouvelles, ou de donner un plus haut degré de perfection
à celles qui sont déjà dans la nature, mais on parle de ce qui est or-
dinaire dans la nature, sans entrer dans l'économie particulière de
Dieu à l'égard des àmes humaines, qui peuvent étre privilégiees
puisqu'elles sont infiniment au-dessus de celles des animaux.
Ce qui a contribué beaucoup aussi. à mon avis, à faire donner des
personnes ingénieuses dans la doctrine de l'esprit universel unique.
c'est que les philosophes vulgaires déhitaient une doctrine touchant
les âmes séparées et les fonctions de l'âme indépendantes du corps
et des organes, qu'ils ne pouvaient pas assez justifier ; ils avaient
graude raison de vouloir soutenir l'immortalité de l'âme comme con-
forme aux perfections divines et à la véritable morale, mais. voyant
que par la mort les organes, qu'on remarque dans les animaux, se
dérangeaient, et étaient corrompus enfin, ils se crurent obligés de
recourir aux âmes séparées, c'est-à-dire de croire que l'âme subsis-
tait sans aucun corps et ne laissait pas d'avoir alors ses pensées el
fonctions. Et pour le mieux prouver ils tâchaient de faire voir que
l'âme, déjà dans cette vie, a des pensées abstraites et indépendantes
des idées matérielles. Or ceux qui rcjetaient cet état séparé et cette
indépendance comme contraire à l'expérience et à la r:ison, en
étaient d'autant plus portés à croire l'extinction de l'àme particulier,
et la conservation du seul esprit universel.
Jai examiné cette matière avec soin, et j'ai montré que vérit-
blement il y a dans l'âme quelques matériaux de pensée ou objets
de l'entendement, que les sens extérieurs ne fournissent point, sa-
voir l'âme méme et ses fonctions (nihil. est in intellectu quod. non
fuerit in sensu, nisi ipse intellectus), et ceux qui sont pour l'esprit
universel. l'accorderont aisément, puisquils le distinguent de la
SUR LA DOCTRINE D'UN ESPRIT UNIVERSEL 685
matière, — mais je trouve pourtant qu'il n'y a jamais pensée abs-
traite qui ne soit accompagnée de quelques images ou traces maté-
rielles, et j'ai établi un parallélisme parfait entre ce qui passe dans
l'àme et entre ce qui arrive dans la matière, ayant montré que l'âme
avec ses fonctions est quelque chose de distinct de la matière, mais
que cependant elle est toujours accompagnée des organes qui lui
doivent répondre et que cela est réciproque et le sera toujours.
Et quant à la séparation entière de l'âme et du corps, quoique je
ne puisse rien dire des lois de la gráce, et de ce que Dieu a ordonné
à l'égard des âmes humaines et particulières au delà de ce que dit la
sainte Écriture, puisque ce sont des choses qu'on ne peut point
savoir par la raison, et qui dépendent de la révélation et de Dieu
méme, néanmoins je ne vois aucune raison ni de la religion, ni de la
philosophie, qui m'oblige de quitter la doctrine du parallélisme de
l'âme et du corps, et d'admettre une parfaite séparation. Car pour-
quoi l'âme ne pourrait-elle pas toujours garder un corps subtil,
organisé à sa manière, qui pourra méme reprendre un jour ce qu'il
(aut de son corps visible dans la résurrection, puisqu'on accorde
aux bienheureux un corps glorieux, et puisque les anciens péres ont
accordé un corps subtil aux anges. |
Et cette doctrine, d'ailleurs, est conforme à l'ordre de la nature,
établi sur les expériences; car comme les observations de fort ha-
biles observateurs nous font juger que les animaux ne commencent
point, quand le vulgaire le croit, et que les animaux séminaux, ou
les semences animées ont subsisté déjà depuis le commencement des
choses, et l'ordre et la raison veut que ce qui a existé depuis le
commencement ne finisse pas non plus, et qu'ainsi comme la généra-
tion n'est qu'un accroissement d'un animal transformé et développe,
la mort ne sera que la diminution d'un animal transformé et enve-
loppé, mais que l'animal demeurera toujours pendant les transforma-
tions, comme le ver à soie et le papillon est le méme animal. Et il est
bon ici de remarquer que la nature a cette adresse et bonté, de nous
découvrir ses secrets dans quelques petits échantillons, pour nous
faire juger du reste, tout étant correspondant et harmonique. C'est
ce qu'elle montre dans la transformation des chenilles et autres in-
sectes, car les mouches viennent aussi des vers, pour nous faire de-
viner qu'il y a des transformations partout. Et les expériences des
insectes ont détruit l'opinion vulgaire que ces animaux s'engen-
draient par la pourriture sans propagation. C'est ainsi que la nature
686 CONSIDÉRATIONS
nous a montré aussi dans les oiseaux un échantillon de la généra-
tion de tous les animaux par le moyen des œufs, que les nouvelles
découvertes ont fait admettre maintenant. Ce sont aussi les expé-
riences des microscopes qui ont montré que le papillon n'est qu'un
développement de la chenille, mais surtout que les semences con-
tiennent déjà la plante ou l'animal formé, quoiqu'il ait besoin par
aprés de transformation et de nutrition ou d'accroissement pour
devenir un de ces animaux, qui sont remarquables à nos sens ordi-
naires. Et comme les moindres insectes s'engendrent aussi par la
propagation de l'espéce, il en faut juger de méme de ces petits ani-
maux séminaux, savoir qu'ils viennent eux-mémes d'autres animaux
séminaux encore plus petits, et. qu'ainsi ils n'ont jamais commencé
qu'avec le monde. Ce qui s'accorde assez avec la sainte Écriture,
qui insinue que les semences ont été d'abord.
La nature nous a montré dans le sommeil et dans les évanouisse-
ments un échantillon qui nous doit faire juger que la mort n'est pas
une cessation de toutes les fonctions, mais seulement une suspen-
sion de certaines fonctions plus remarquables. Et j'ai expliqué ail-
leurs un point important, lequel, n'avant pas été assez considéré, a
fait donner plus aisément les hommes dans l'opinion de la mortalité
des mes, c'est qu'un grand nombre de petites perceptions égales et
balancées entre elles, qui n'ont aucun relief, ni rien de distinguant,
ne sont point remarquées, et on ne saurait s'en souvenir. Mais d'en
vouloir conclure qu'alors l'àime est tout à fait sans fonctions, c'est
comme le vulgaire croit qu'il y a un vide ou rien là où il n'y a
point de matière notable, et que la terre est sans mouvement, parce
que son mouvement n'a rien de remarquable, étant uniforme et
sans secousses. Nous avons une infinité de petites perceptions et que
nous ne saurions distinguer : un grand bruit étourdissant, comme
par exemple le murmure de tout un peuple assemblé est composé
de tous les petits murmures de personnes particulières, qu'on ne re-
marquerail pas à part, mais dont on a pourtant un sentiment, au-
trement on ne sentirait point le tout. Ainsi quand l'animal est privé
des organes capables de lui donner des perceptions assez distin-
guées, il ne s'ensuit point qu'il ne lui reste point de perceptions
plus petites et plus uniformes, ni qu'il soit privé de tous organes
et de toutes les perceptions. Les organes ne sont qu'enveloppés et
réduits en petit volume, mais l'ordre de la nature demande que tout
se redéveloppe et retourne un jour à un état remarquable, et qu'il y
SUR LA DOCTRINE D'UN ESPRIT UNIVERSEL 681
ait dans ces vicissitudes un certain progres bien réglé qui serve à
faire mourir et perfectionner les choses. Il semble que Démocrite
lui-méme a vu cette ressuscitation des animaux, car Pletin lui
attribue qu'il enseignait une résurrection.
Toutes ces considérations font voir comment, non seulement les
âmes particulières, mais méme les animaux subsistent, et qu'il n'y
a aucune raison de croire une extinction entiere des ámes, ou bien
une destruction entiére de l'animal, et, par conséquence, qu'on n'a
point besoin de recourir à un esprit universel, et de priver la nature
de ses perfections particuliéres et subsistantes : ce qui, en effet, se-
rait aussi n'en pas assez considérer l'ordre et l'harmonie. Il y a aussi
bien des choses dans la doctrine de l'esprit universel unique, qui ne
se soutiennent point, et s'embarrassent dans les difficultés bien plus
grandes que la doctrine ordinaire.
En voici quelques-unes : on voit d'abord que la comparaison du
souffle qui fait sonner diversement de différents tuyaux, flatte l'ima-
gination, mais qu'elle n'explique rien, ou plutót qu'elle insinue tout
le contraire. Car ce souffle universel des tuyaux n'est qu'un amas
de quantité de souffles particuliers, puis chaque tuyau est rempli de
son air, qui peut méme passer d'un tuyau dans l'autre, de sorte que
cette comparaison établirait plutôt des âmes particulières et favo-
riserait méme la transmigration des âmes d'un corps dans l'autre,
comme l'air peut changer de tuvau.
Et si on s'imagine que l'esprit universel est comme un océan
composé d'une infinité de gouttes, qui en sont détachées quand elles
animent quelque corps organique particulier, mais qu'elles se réunis-
sent à leur océan aprés la destruction des organes, on se forme
encore une idée matérielle et grossiére, qui ne convient point à la
chose et s'embarrasse dans les mêmes difficultés que celle du souffle.
Car comme l'océan est un amas de gouttes, Dieu serait pour ainsi dire
un assemblage de toutes les îmes, à peu prés de la méme manière
qu'un essaim d'abeilles est un assemblage de ces petits animaux,
mais comme cet-essaim n'est pas lui-même une véritable substance,
il est clair que de cette manière l'esprit universel ne serait point un
être véritable lui-même, et au lieu de dire qu'il est le seul esprit, il
faudrait dire qu'il n'est rien du tout en soi, et qu'il n'y a dans la
nature que des âmes particulières, dont il serait l'amas. Outre que
les gouttes réunies à l'océan de l'esprit universel aprés la destruc-
tion des organes seraient en effet des âmes, qui subsisteraient sé-
688 CONSIDÉRATIONS
parées de la matière, et qu'on retomberait ainsi dans ce qu'on a
voulu éviter, surtout si ces gouttes gardent quelque reste de leur
état précédent ou ont encore quelques fonctions et pourraient méme
acquérir des plus sublimes dans cet océan de la divinité ou de l'es-
prit universel. Que si l'on veut que ces âmes réunies à Dieu soient
sans aucune fonction propre, on tombe dans une opinion contraire
à la raison et à toute la bonne philosophie, comme si aucun étre
subsistant pouvait jamais parvenir à un état oü il est sans aucune
fonction ou impression. Car une chose jointe à une autre ne laisse
pas d'avoir ses fonctions particulières, lesquelles jointes avec les
fonctions desautres en font résulter les fonctions du tout, autrement
le tout n'en aurait aucune si les parties n'en avaient point. Outre
que j'ai montré ailleurs que chaque être garde parfaitement toutes
les impressions qu'il a recues, quoique ces impressions ne soient
plus remarquables à part,parce qu elles sont jointes avec tant d'autres.
Ainsi l'âme, réunie à l'océan des âmes, demeurerait toujours l'âme
particulière qu'elle a été, mais séparée.
Ce qui montre qu'il est plus raisonnable et plus conforme à l'usage
de la nature de laisser subsister les âmes particulières dans les ani-
maux mémes et non pas au dehors en Dieu, et ainsi de conserver
non seulement l'àme, mais encore l'animal, comme je l'ai explique,
ci-dessus et ailleurs; et de laisser ainsi les ámes particulieres de-
meurer toujours en fonction, c'est-à-dire dans des fonctions parti-
culiéres qui leur conviennent et qui contribuent à la beauté et à
l'ordre de l'univers, au lieu de les réduire au sabbat des quiétistes en
Dicu, c'est-à-dire à un etat de faineantise et d'inutilité. Car quant à
la vision béatifique des âmes bienheurcuses, elle est compatible
avec les fonctions de leurs corps glorifiés, qui ne laisseront pas d'étre
organiques à leur maniere.
Mais si quelqu'un veut soutenir qu'il n'y a point d'àmes particu-
lieres du tout, pas méme maintenant, lorsque la fonction du senti-
ment et de la pensée se fait avec l'aide des organes, il sera réfuté
par notre expérience, qui nous enseigne, ce me semble, que nous
sommes quelque chose en notre particulier, qui pense, qui s'aper-
coit, qui veut, et que nous sommes distingués d'un autre qui pense
et qui veut autre chose.
Autrement on tombe dans le sentiment de Spinosa, ou de quelques
auteurs semblables, qui veulent qu'il n'y ait qu'une seule substance,
savoir Dieu, qui pense, croit et veut l'un en moi, mais qui pense,
SUR LA DOCTRINE D'UN ESPRIT UNIVERSEL 689
croit et veut tout le contraire dars un autre, opinion dont M. Bayle
a bien fait sentir le ridiculeen quelques endroits de son dictionnaire.
Ou bien, s'il n'y a rien dans la nature que l'esprit universel et la
matière, il faudra dire que si ce n'est pas l'esprit universel lui-
méme, qui croit et veut des choses opposées en différentes per-
sonnes, que c'est la matiére qui est différente et agit différemment ;
mais si la matière agit, à quoi bon cet esprit universel ? Si la matière
n'est qu'un premier passif, ou bien un passif tout pur, comment lui
peut-on attribuer ces actions? ll est donc bien plus raisonnable de
croire qu'outre Dieu, qui est l'actif supréme, il y a quantité d'actifs
particuliers, puisqu'il y a quantité d'actions et passions particulières
et opposées, qui ne sauraient étre attribuées à un méme sujet, et
ces actifs ne sont autre chose que les âmes particulières.
On sait aussi qu'il y a des degrés en toutes choses. ll y a une in-
finite de degrés entre un mouvement tel qu'on voudra et le parfait
repos, entre la dureté et la parfaite fluidité qui soit sans résistance
aucune, entre Dieu et le néant. Ainsi il y a de méme une infinité de
degrés entre uu actif tel qu'il puisse être et le passif tout pur. Et par
conséquent il n'est pas raisonnable de n'admettre qu'un seul actif,
c'est-à-dire l'esprit universel, avec un seul passif, c'est-à-dire la ma-
ticre.
Il faut encore considérer que ma manière n'est pas une chose op-
posée à Dieu, mais qu'il la faut opposer plutôt à l'actif borné, c'est.
a-dire à l'âme ou à la forme. Car Dieu est l'être suprême, opposé au
ucant. dont la matière résulte aussi bien que les formes, et le passif
tout pur est quelque chose de plus que le néant, étant capable de
quelque chose. au lieu que rien ne se peut attribuer au néant. Ainsi
il faut faire figurer avec chaque portion particuliére de la maticre
des formes particulières, c'est-à-dire des âmes et esprits, qui y con-
viennent.
Je ne veux point recourir ici à un argument démonstratif, que
j'ai employé ailleurs, et tiré des unités ou choses simples, où les
ames particulières sont comprises, ce qui nous oblige indispensa-
hlement non seulement d'admettre les âmes particulières, mais
d'avouer encore qu'elles sont immortelies par leur nature ct aussi
indestructibles que l'univers, et. qui plus est, que chaque âme est
un miroir de l'univers à sa manière sans aucune interruption, et
qui contient dans son fond un ordre répondant à celui de l'univers
méme, que les impgs varient et représentent d'une infinité de façons,
PAUL Jawr1. — Leibniz. I-44
690 COXSIDÉRATIONS SUR LA DOCTRINE D'UX ESPRIT UNIVERSEL
toutes différentes et toutes véritables, et multiplient pour ainsi dire
l'univers autant de fois qu'il est possible, de sorte que de cette facon
elles approchent de la divinité autant qu'il se peut selon leurs diffé-
rents degrés et donnent à l'univers toute la perfection dont il est
capable.
Apres cela, je ne vois point quelle raison ou apparence on puisse
avoir de combattre la doctrine des ámes particulieres. Ceux qui le
font accordent que ce qui est en nous est un eflet de l'esprit universel.
Mais les effets de Dieu sont subsistants, pour ne pas dire que méme
en quelque facon les modifications et effets des créatures sont dura-
bles, et que leurs impressions se joignent seulement sans se détruire.
Donc, si conformément à la raison et aux expériences, comme on a
fait voir, l'animal avec ses perceptions plus ou moins distinctes et
avec certains organes subsiste toujours, et si par conséquent cet
eflet de Dieu subsiste toujours dans ces organes, — pourquoi ne se-
rait-il pas permis de l'appeler l'âme, et de dire que cet effet de Dieu
est une àme immatérielle et immortelle, qui imite en quelque facon
l'esprit universel, puisque cette doctrine, d'ailleurs, fait cesser toutes
les difficultés, comme il parait par ce que je viens de dire ici et en
d'autres écrits que j'ai faits sur ces matières.
RÉPLIQUE AUX RÉFLEXIONS
CONTENUES DANS LA SECONDE ÉDITION DU DICTIONNAIRE CRITIQUE
DE M. BAYLE, ARTICLE RORARICS SUR LE SYSTÈME
DE L HARMONIE PRÉÉTABLIE
Histoire critique de la République des lettres, t. Xf, p. 25, 1702.
J'avais fait insérer dans le Journal des Savants de Paris (juin et
juillet 1695 quelques essais sur un système nouveau, qui me parais-
saient propres à expliquer l'union de l'àme et du corps ; où, au lieu:
de la voie de l'influence des écoles et de la voie de l'assistance des
cartésiens, j'avais employé la voie de l'harmonie préétablic. M. Bayle,
qui sait donner aux méditations les plus abstraites l'agrément dont
clles ont besoin pour attirer l'attention du lecteur, et qui les appro-
fondit en méme temps en les mettant dans leur jour, avait bien voulu
se donner la peine d'enrichir ce systéme par ses réflexions insérées
dans son dictionnaire, article Zorarius; mais, comme il y rapportait
en méme temps des difficultés qu'il jugeait avoir besoin d'étre
éclaircies, j'avais tàché d'y satisfaire dans l'Histoire des ouvrages
des savants (juillet 1698). M. Bayle vient d'y répliquer dans la
seconde édition de son dictionnaire, au même article de Rorarius. ll
a l'honnéteté de dire que mes réponses ont mieux développé le sujet,
et que si la possibilité de l'hypothèse de l'harmonie préctablie était
bien avérée, il ne ferait point difficulté de la préférer à l'hypothèse
. cartésienne, parce que la première donne une haute idée de l'auteur
des choses, et éloigne (dans le cours ordinaire de la nature) toute
notion de conduite miraculeuse. Cependant il lui parait difficile
encore de concevoir que cette harmonie préétablie soit possible ; et
pour le faire voir, il commence par quelque chose de plus facile que
cela, à son avis, et qu'on trouve pourtant peu faisable, c'est qu'il
compare cette hypothèse avec la supposition d'un vaisseau qui, sans
692 RÉPLIQUE AUX RÉFLEXIONS DE M. BAYLE
être dirigé de personne, va se rendre de soi-même au port désiré.
11 dit là-dessus qu'on conviendra que l'infinité de Dieu n'est pas trop
grande pour communiquer à un vaisseau une telle faculté ; il ne
prononce point absolument sur l'impossibilité de la chose, il juge
pourtant que d'autres la croiront; car vous direz méme, ajoute-t-il,
que la nature du vaisseau n'est pas capable de recevoir de Dieu cette
faculté-là. Peut-être qu'il a jugé que, selon l'hypothèse en question,
il faudrait supposer que Dieu a dormé au vaisseau, pour cet elfet,
une faculté à la scholastique, comme celle qu'on donne dans les
écoles aux corps pesants, pour les mener vers le centre. Si c'est
ainsi qu'il l'entend, je suis le premier à rejeter la supposition ; mais
s'il l'entend d'une faculté du vaisseau explicable par les règles de la
mécanique, et par les ressorts internes, aussi bien que par les cir-
constances externes; et s'il rejette néanmoins la supposition comme
impossible, je voudrais qu'il eût donné quelque raison de ce juge-
ment. Car bien que je n'aie point besoin de la possibilité de quelque
chose qui ressemble à ce vaisseau, de la manitre que M. Bavyle le
semble concevoir, comme je le ferai voir plus bas ; je crois pourtant
qu'a bien considérer les choses, bien loin qu'il y ait de la difficulté
là-dessus à l'égard de Dieu, il semble plutót qu'un esprit fini pour-
rait étre assez habile pour en venir à bout. Il n'v a point de doute
qu'un homme pourrait faire une machine capable de se promener
durant quelque temps par une ville, et de se tourner justement aux
coins de certaines rues. Un esprit incomparablement plus parfait,
quoique borné, pourrait aussi prévoir et éviter un nombre incompa-
rablement plus grand d'obstacles. Ce qui est si vrai, que si ce monde,
selon. l'hypothèse de quelques-uns, n'était qu'un composé d'un
nombre fini d'atomes, qui se remuassent suivant les lois de la méca-
nique, il est sûr qu'un esprit fini pourrait être assez relevé pour
comprendre et prévoir démonstrativement tout ce qui y doit arriver
dans un temps déterminé ; de sorte que cet esprit pourrait non seu-
lement fabriquer un vaisseau capable d'aller tout seul à un port
nommé, en lui donnant d'abord le tour, 1a direction et les ressorts
qu'il faut ; mais il pourrait encore former un corps capable de con-
trefaire un homme. Car il n'y à que du plus et du moins qui ne
changent rien dans le pays des possibilités : et quelque grande que
soit la multitude des fonctions d'une machine, la puissance et l'arti-
lice de l'ouvrier peuvent eroitreà proportion ; de sorte que n'en point
voir la possibilité serait ne pas assez considérer les degrés des
SUR LE SYSTÈME DE L IIARMONIE PRÉÉTABLIE 693
choses. Il est vrai que le monde n'est pas un composé d'un nombre
fini d'atomes, mais une machine composée, dans chacune de ses
parties, d'un nombre véritablement infini de ressorts ; mais il est
vrai aussi que celui qui l'a faite, et qui la gouverne, est d'une per-
fection encore plus infinie, puisqu'elle va à une infinité de mondes
possibles, dont il a choisi celui qui lui a plu. Cependant, pour reve-
nir aux esprits bornes, on peut juger, par de petits échantillons qui
se trouvent quelquefois parmi nous, oü peuvent aller ceux que nous
ne connaissons pas. Il y a, par exemple, des hommes eapables de
faire promptement des grands calculs d'arithmétique par la seule
pensée. M. de Monconis fait mention d'un tel homme qui était de
son temps en Italie, et il y en a un aujourd'hui en Suède, qui n'a
pas méme appris l'arithmétique ordinaire, et que je voudrais qu'on
ne négligeàt point de bien tâter sur sa manière de procéder. Car
qu'est-ce que l'homme, quelque excellent qu'il puisse étre, au prix
de tant de créatures possibles et méme existantes, telles que les anges
ou génies, qui nous pourraient surpasser en toutes sortes de com-
préhensions et de raisonnements, incomparablement plus que ces
merveilleux possesseurs d'une arithmétique naturelle ne nous sur-
passent en matiére de nombres ? J'avoue que le vulgaire n'entre
point dans ces considérations : on l'étourdit par des. objections, oü
il faut penser à ce qui n'est pas ordinaire, ou méme qui est sans
exemple parmi nous; mais quand on pense à la grandeur et à la
variété de l'univers, on en juge tout autrement. M. Bayle surtout ne
peut point manquer de voir la justesse de ces conséquences. 1l est
vrai que mon hypothèse n'en dépend point, comme je le montrerai
tantót ; mais quand elle en dépendrait, et quand on aurait droit de
dire qu'elle est plus surprenante que celle des automates (dont je
ferai voir pourtant plus bas qu'elle ne fait que pousser les bons en-
droits, et ce qu'il y a de solide), je ne m'en alarmerais pas, sup-
posé qu'il n'y ait point d'autre moyen d'expliquer les choses con-
formément aux lois de la nature. Car il ne faut point se régler
en ces matières sur les notions populaires, au préjudice des con-
séquences certaines. D'ailleurs, ce n'est pas dans le merveilleux
de la supposition que consiste ce qu'un philosophe doit objecter
aux automates, mais dans le défaut des principes, puisqu'il faut par-
tout des entéléchies ; et. c'est avoir une petite idée de l'auteur
de la nature (qui multiplie autant qu'il se peut ses petits mondes
ou ses miroirs actifs indivisibles) que de uen Aonnet SSWS*
694 RÉPLIQUE AUX RÉFLENIONS DE M. BAYLE
corps humains. ll est méme impossible qu'il n'y en ait partout.
Jusqu'ici nous n'avons parlé que de ce que peut une substance
bornée, mais à l'égard de Dieu c'est bien autre chose ; et bien loin
que ce qui a paru impossible d'abord le soit en effet, il faut dire
plutót qu'il est impossible que Dieu en use autrement. étant comme
il est, infiniment puissant et sage, et gardant en tout l'ordre et l'har-
monie, autant qu'il est possible. Mais, qui plus est, ce qui parait si
étrange quand on le considére détaché est une conséquence cer-
taine de la constitution des choses; de sorte que le merveilleux uni-
versel fait cesser et absorbe, pour ainsi dire, le merveilleux particu-
lier, puisqu'il en rend raison. Car tout est tellement réglé et lié, que
ces machines de la nature, qui ne manquent point, qu'on compare à
des vaisseaux, et qui iraient au port d'eux-mêmes, malgré tous les
détours et toutes les tempétes, ne sauraient étre jugées plus étranges
qu'une fusée qui coule le long d'une corde, ou qu'une liqueur qui
court dans un canal. De plus, les corps n'étant pas des atomes, mais
étant divisibles et divisés méme à l'infini, et tout en étant plein, il
s'ensuit que le moindre petit corps recoit quelque impression du
moindre changement de tous les autres, quelque éloignés et petits
qu'ils soient, et doit être ainsi un miroir exact de l'univers ; ce qui
fait qu'un esprit assez pénétrant pour cela pourrait, à mesure de sa
pénétration, voir et prévoir dans chaque corpuscule ce qui se passe
et se passera dans ce corpuscule et au dehors. Ainsi rien n'y arrive,
pas méme par le choc des corps environnants, qui ne suive de ce
qui est déjà interne, et qui en puisse troubler l'ordre. Et cela est
encore plus manifeste dans les substances simples, ou dans les prin-
cipes actifs mêmes, que j'appelle des entéléchies primitives avec
Aristote, et que, selon moi, rien ne saurait troubler. C'est pour
répondre à une note marginale de M. Bayle où il m'objecte qu'un
corps organique étant « composé de plusieurs substances, dont cha-
« cune a un principe d'action, réellement distinct du principe de
« chacune des autres, et l'action de chaque principe étant spontanée,
« cela doit varier à l'infini les effets; et le choc des corps voisins
« doit mêler quelque contrainte à la spontancité naturelle de cha-
« cun ». Mais il faut considérer que c'est de tout temps que l'un s'est
déjà accommode à tout autre, et se porte à ce que l'autre exigera
de lui. Ainsi il n'y a dela contrainte dans les substances qu'au dehors
et dans les apparences, et cela est si vrai, que le mouvement de
quelque point qu'on puisse prendre dans le monde se fait.dans une
SUR LE SYSTÈME DE L'HARMONIE PRÉÉTABLIE 695
ligne d'une. nature déterminée, que ce point a pris une fois pour
toutes, et que rien ne lui fera jamais quitter. Et c'est ce que je crois
pouvoir dire de plus précis et de plus clair, pour des esprits géomé-
triques, quoique ces sortes de lignes passent infiniment celles qu'un
esprit fini peut comprendre. Il est vrai que cette ligne serait droite,
si ce point pouvait étre seul dans le monde ; et que maintenant elle
est due, en vertu des lois de mécanique, au concours de tous les
corps : aussi est-ce par ce concours méme qu'elle est préétablje.
Ainsi j'avoue que la spontanéité n'est pas proprement dans la masse
(à moins que de prendre l'univers tout entier, à qui rien ne résiste);
car si ce point pouvait commencer d'être seul, il continuerait, non
pas dans la ligne préctablie, mais dans la droite tangente. C'est donc
proprement dans l'entéléchie (dont ce point est le point de vue) que
la spontanéité se trouve : et au lieu que le point ne peut avoir de soi
que la tendance dans la droite touchante, parce qu'il n'a point de
mémoire, pour ainsi dire, ni de pressentiment, l'entéléchie exprime
la courbe préétablie même; de sorte qu'en ce sens rien n'est violent
à son égard. Ce qui fait voir enfin comment toutes les merveilles du
vaisseau, qui se conduit lui-même au port, ou de la machine qui fait
les fonctions de l'homme sans intelligence, et je ne sais combien
d'autres fictions qu'on peut objecter encore, et qui font paraitre nos
suppositions incrovables lorsqu'on les considère comme détachées,
cessent de faire difficulté ; et comment tout ce qu'on avait trouvé
étrange se perd entiérement, lorsqu'on considére que les choses
sont déterminées à ce qu'elles doivent faire. Tout ce que l'ambition
ou autre passion fait faire à lime de César est aussi représenté
dans son corps : et tous les mouvements de ces passions viennent
des impressions des objets joints aux mouvements internes ; et le
corps est fait en sorte que l'àme ne prend jamais de résolution que
les mouvements du corps ne s'y aceordent, les raisonnements méme
les plus abstraits v trouvant leur jeu, par le moyen des caractéres,
qui les représentent à l'imagination. En un mot, tout se fait dans le
corps, à l'égard du détail des phénomènes, comme si la mauvaise
doctrine de ceux qui croient que l'àme est matérielle, suivant Épi-
cure et Hobbes, était véritable ; ou comme si l'homme méme n'était
que corps, ou. qu'utomate. Aussi ont-ils poussé jusqu'à l'homme,
ce que les cartésiens accordent à l'égard de tous les autres animaux ;
ayant fait voir en ellet que rien ne se fait par l'homme avec toute sa
raison, qui dans le corps ne soit un jeu d'images, de passions et de
696 RÉPLIQUE AUX RÉFLEXIONS DE M. BAYLE
mouvements. On s'est prostitué en voulant prouver le contraire. et
on a seulement préparé matière de triomphe à l'erreur, en le prc-
nant de ce biais. Les cartésiens ont fort mal réussi, à peu prés comm:
Épicure avec sa déclinaison des atomes, dont Cicéron se moque si
bien, lorsqu'ils ont voulu que l'àme, ne pouvant point donner le
mouvement au corps, en change pourtant la direction ; mais ni l'un
ni l'autre ne se peut et ne se doit, etles matérialistes n'ont point
besoin d'y recourir ; de sorte que rien de ce qui parait au dehors
de l'homme n'est capable de réfuter leur doctrine; ce qui suffit pour
établir une partie de mon hypothese. Ceux qui montrent aux carté-
siens que leur maniere de prouver que les bétes ne sont que dcs
automates va jusqu'à justifier celui qui dirait que tous les autres
hommes, hormis lui, sont de simples automates aussi, ont dit juste-
ment et précisément ce qu'il me faut pour cette moitié de mon hvpo-
thèse, qui regarde le corps. Mais outre les principes, qui établissent
les monades, dont les composés ne sont que les résultats, l'expe-
rience interne réfute la doctrine épicurienne ; c'est la conscience
qui est en nous de ce moi qui s'aperçoit des choses qui se passent
dans le corps ; et la perception ne pouvant ètre expliquée par les
figures et les mouvements, établit l'autre moitié de mon hypothèse,
et nous oblige d'admetre en nous unc substance indivisible, qui
doit être elle-même la source de ses phénomémes. De sorte que,
suivant cette seconde moitié de mon hypothése, tout se fait daus
l'âme, coinme s'il n'y avait point de corps; de méme que selon la
premiere tout se fait dans le corps, comme s'il n'y avait point d'áme.
Outre que j'ai montré souvent, que dans les corps mêmes, quoique
le détail des phénomènes ait des raisons mécaniques, la dernière
analyse des lois de mécanique, etla nature des substances, nous
oblige enfin de recourir aux principes actifs indivisibles; et que
l'ordre admirable qui s'y trouve nous fait voir qu'il v a un principe
universel, dont l'intelligence aussi bien que la puissance est suprémce.
Et comme il parait par ce qu'il y a de bon et de solide dans la fausse
et méchante doctrine d'Épicure, qu'on n'a point besoin de dire que
l'àime change les tendances qui sont dans le corps; il est aisé de
juger aussi qu'il n'est point nécessaire non plus que la masse ma- .
térielle envoie des pensées à làme par l'influence de je ne sais
quelles espèces chimériques, ni que Dieu soit toujours l'interprete
du corps auprès de l'âme, tout aussi peu qu'il a besoin d'interpréter
les volontés de l'âme üu corps; l'harmonie préétablie étant un bon
SUR LE SYSTÈME DE L'IIARMONIE PRÉÉTABLIE 697
truchement de part et d'autre. Ce qui fait voir que ce qu'il y a de
bon dans les hypothèses d'Épicure et de Platon, des plus grands
matérialistes et des plus grands idéalistes, se réunit ici ; et qu'il n'y
a plus rien de surprenant, que la seule suréminente perfection du
souverain principe, montrée maintenant dans son ouvrage au delà de
tout ce qu'on en à cru jusqu'à présent. Quelle merveille donc que
tout aille bien et avec justesse, puisque toutes choses conspirent et
se conduisent par la main, depuis qu'on suppose que tout est par-
faitement bien concu? Ce serait plutôt la plus grande de toutes les
merveilles, ou la plus étrange des absurdites, si ce vaisseau destiné
à bien aller, si cette machine à qui le chemin a été tracé de tout
temps, pouvait manquer, malgré les mesures que Dieu a prises.
« ll ne faut donc pas comparer notre hypothèse, à l'égard dela masse
corporelle, avec un vaisseau qui se mene soi-méme au port, » mais
avec ces bateaux de trajet, attachés à une corde, qui traversent la
rivière. C’est comme dans les machines de théâtre et dans les feux
d'artifice, dont on ne trouve plus Ja justesse étrange, quand on sait
comment tout est conduit ; il est vrai qu'on transporte l'admiration
de l'ouvrage à l'inventeur, tout comme lorsqu'on voit maintenant
que les planétes n'ont point besoin d'étre menées par des intelli-
gences.
Jusqu'ici nous n'avons presque parlé que des objections qui regar-
dent le corps ou la matière, et il n'y a point non plus d'autre difti-
culté qu'on ait apportée, que celle du merveilleux (mais beau et
réglé, et universel) qui se doit trouver dans les corps, afin qu'ils
S'accordent entre eux et avec les ámes ; ce qui, à mon avis. doit être
pris plutôt pour une preuve que pour une objection, auprès des per-
sonnes qui jugent comme il faut de la puissance et de l'intelligence
de l'art divin, pour parler avec M. Bayle, qui avoue aussi qu'il ne
se peut rien imaginer qui donne une si haute idée de l'intelligence
et de la puissance de l'auteur de toutes choses. Maintenant il faut
venir à l'âme, où M. Bayle trouve encore des difficultés, après ce que
j'avais dit pour résoudre les premières. ll commence par la compa-
raison de cette âme toute seule, et prise à part, sans recevoir rien au
dehors, avec un atome d'Épicure, environné de vide; et, en effet,
je considére les àmes, ou plutót les monades, comme des atomes de
substance, puisqu'à mon avis il n'y a point d'atomes de matière
dans la nature, la moindre parcelle de la matière ayant encore des
parties, Or l'atomo tel qu'Epicure l'a imaginé, dyant de la force mou:
GUR RÉPLIQUE AUX RÉFLEXIONS DE M. BAYLE
vante, qui lui donne une certaine direction, l'exécutera sans empé-
chement et uniformément, supposé qu'il ne rencontre aucun autre
atome. L'áme de méme, posée dans cet état, où rien de dehors ne la
change, ayant recu d'abord un sentiment de plaisir, il. semble, selon
M. Bayle, qu'elle se doit toujours tenir à ce sentiment. Car, lorsque
la cause totale demeure, l'effet doit toujours demeurer. Que si j'oh-
jecte que l’âme doit être considérée comme dans un état de change-
ment, et qu'ainsi la cause totale ne demeure point, M. Bayle répond
que ce changement doit être semblable au changement d'un atome,
qui se meut continuellement sur la même ligne droite et d'une vi-
tesse uniforme. Et quand il accorderait, dit-il, là métamorphose des
pensées, pour le moins faudrait-il que le passage que j'établis d'une
pensée à l'autre renfermát quelque raison d'affinité. Je demeure
d'accord des fondements de ces objections, et je les emploie moi-
méme, pour expliquer mon système. L'état de l'âme, comme de
l'atome, est un état de changement, une tendance: l'atome tend à
changer de lieu, l'âme à changer de pensée; l'un et l'autre de soi
change de la manière la plus simple et la plus uniforme, que son état
permet. D'où vientil donc, me dira-t-on, qu'il y a tant de simplicité
dans le changement de l'atome, et tant de variété dans les change-
ments de l'âme? C'est que l'atome (tel qu'on le suppose, quoiqu'il
n'y ait rien de tel dans la nature), bien qu'il ait des parties, n'a
rien qui cause de la variété dans sa tendance, parce qu'on suppose
que ces parties ne changent point leurs rapports ; au lieu que l'àme,
tout indivisible qu'elle est, renferme une tendance composée, c'est-
à-dire une multitude de pensées présentes, dont chacune tend à un
changement particulier, suivant ce qu'elle renferme, ct qui se
trouvent en elle tout à la fois, en vertu de son rapport essentiel à
toutes les autres choses du monde. Aussi est-ce le défaut de ce rap-
port qui bannit les atomes d'Epieure de la nature. Car il my a point
de chose individuelle qui ne doive exprimer toutes les autres; de
sorte que l'âme, à l'égard de la variété de ses modifications, doit être
comparée avec l'univers, qu'elle représente, selon son point de vue,
et méme en quelque facon avec Dieu, dont elle représente finiment
l'infinité, à cause de sa perception confuse et imparfaite de l'infini,
plutôt qu'avec un atome materiel. Et la raison du changement des.
pensées dans l'âme est la même que celle du changement des choses
dans l'univers qu'elle représente. Car les raisons de mécanique, qui
sont développées dans les corps, sont réunies, et pour ainsi dire con
SUR LE SYSTÈME DE L'IIARMONIE PRÉÉTABLIE 699
centrées dans les âmes ou entéléchies, et y trouvent méme leur
source. Il est vrai que toutes les entéléchies ne sont pas, comme
notre âme, des images de Dieu, n'étant pas toutes faites pour être
membres d'une société ou d'un état dont il soit le chef; mais celles
«ont toujours des images de l'univers. Ce sont des mondes en rac-
courci, à leur mode: des simplicités fécondes ; des unités de subs-
tances, mais virtuellement infinies, par la multitude de leurs modifica-
tions ; des centres, qui expriment une circonférence infinie. Et il est
nécessaire qu'elles Je soient, comme je l'ai expliqué autrefois daus
des lettres échangées avee M. Arnaud. Et leur durée ne doit embar-
rasser personne, non plus que celle des atomes des gassendistes. Au
reste, comme Socrate a remarqué dans le Phédon de Platon, parlant
d'un homme qui se gratte, souvent du plaisir à la douleur il n'v a
qu'un pas, erlrema gaudii luctus occupat. De sorte qu'il ne faut
point s'étonner de ce passage ; il semble quelquefois que le plaisir
n'est qu'un composé de petites perceptions, dont chacune serait une
douleur, si elle était grande.
M. Bayle reconnait déjà que j'ai tîché de répondre à une bonne
partie de ses objections : il considere aussi que, dans le système des
causes occasionnelles, il faut que Dieu soit l'exécuteur de ses propres
lois, au lieu que dans le nôtre c'est l'âme ; mais il objecte que lime
n'a point d'instruments pour une semblable exécution. Je réponds,
et j'ai répondu, qu'elle en a : ce sont ses pensées présentes, dont
naissent les suivantes ; et on peut dire qu'en elle, comme partout
ailleurs, le présent est gros de l'avenir.
Je crois que M. Bayle demeurera d'accord, et tous les philosophes
avec lui, que nos pensées ne sont jamais simples ; et qu'à l'égard
de certaines pensées l'àme a le pouvoir de passer d'elle-méme de
l'une à l'autre : comme lorsqu elle va des prémisses à la conclusion,
ou de la fin aux moyens. Le R. P. Malebranche méme demeure
d'accord que l'âme a des actions internes volontaires. Or quelle
raison y a-t-il, pour empécher que cela n'ait lieu en toutes ses pen-
sées ? C'est peut-être qu'on a cru que les pensées confuses diffèrent
lolo genere des distinctes, au lieu qu'elles sont seulement moins dis-
tinguées, et moins. développées à cause de leur multiplicité. Cela
a fait qu'on a tellement attribué au corps certains mouvements,
qu'on a raison d'appeler involontaires, qu'on a cru qu'il n'y a rien
dans l'âme qui y réponde ; et on a cru, réciproquement, que cer-
taines pensées abstraites ne sont point représentées dans le corps.
^
700 RÉPLIQUE AUX RÉFLEXIONS DE M. BAYLE
Mais il y a erreur dans l'un et dans l’autre, comme il arrive ordi-
nairement dans ces sortes de distinctions, parce qu'on n'a pris garde
qu'à ce qui parait le plus. Les plus abstraites pensées ont besoin de
quelque imagination: et quand on considere ce que c'est que les
pensées confuses, qui ne manquent jamais d'accompagner les plus
distinctes que nous puissions avoir, on reconnait qu'elles envelop-
pent toujours l'infini. et non seulement ce qui se passe en notre
corps, mais encore par son moyen, ce qui arrive ailleurs ; et servent
ainsi bien plus ici à notre but, que cette légion de substances dont
parle M. Bayle, comme d'un instrument qui semblait nécessaire
aux fonctions que je donne à l'àme. Il est vrai qu'elle a ces légions
à son service, mais non pas au dedans d'elle-méme. C'est donc des
perceptions présentes avec la tendance réglée au changement, que
se forme cette tablature de musique qui fait sa lecon. Mais, dit
M. Bayle, ne faudrait-il pas qu'elle connût (distinctement) la suite des
notes, et y pensát (ainsi) actuellement ? Je réponds que non: il lui
suffit de les avoir enveloppées dans ses pensées confuses; autre-
ment toute entéléchie serait Dieu. Car Dieu exprime tout distine-
tement et parfaitement à la fois, possible et existant, passé, présent
et futur: il est la source universelle de tout, et les monades créées
l'imitent autant qu'il est possible que les créatures le fassent ; il les
a faites sources de leurs phénomènes, qui contiennent des rapports
à tout, mais plus ou moins distincts, selon les degrés de perfection
de chacune de ces substances. Où en est l'impossibilité ? Je voudrais
voir quelque argument positif, qui menát à quelque contradictiou,
ou à l'opposition de quelque vérité prouvée. De dire que cela est
surprenant, ce ne serait pas une objection. Àu contraire, tous ceux
qui reconnaissent des substances immatérielles indivisibles leur
accordent une multitude de perceptions à la fois, et une spontanéité
dans leurs raisonnements et actes volontaires. De sorte que je ne
fais qu'étendre la spontanéité aux pensées confuses et involontaires,
et montrer que leur nature est d'envelopper des rapports à tout ce
qui est au dehors. Comment prouver que cela ne se peut, ou quil
faut nécessairement que tout ce qui est en nous, nous soit connu dis-
tinctement ? N'est-il pas vrai que nous ne saurions nous souvenir
toujours, méme de ce que nous savons, et où nous rentrons tout d'un
coup. par une petite occasion de réminiscence? Et combien de
variétés ne pouvons-nous pas avoir encore dans l'àme, oü il ne nous
eit point permis d'entrer si vite? Autrement l'âme serait un Dieu,
SUR LE SYSTÈME DE L HARMONIE PRÉÉTABLIE 101
au lieu qu'il lui suffit d'être un petit monde, qu'on trouve aussi im-
perturbable que le grand, lorsqu'on considére qu'il y a de la spon-
tanéité dans le confus, comme dans le distinct. Mais on. a raison dans
un autre sens d'appeler perturbations, avec les anciens, ou passions,
ce qui consiste dans les pensées confuses, oü il y a de l'involontaire
et de l'inconnu ; et c'est ce que, dans le langage commun, on n'attri-
bue pas mal au combat du corps et de l'esprit, puisque nos pensées
confuses représentent le corps ou la chair, et font notre imperfec-
tion.
Comme j'avais déjà donné cette réponse en substance, que les
perceptions confuses enveloppent tout ce qui est au dehors, et ren-
ferment des rapports infinis, M. Bayle, aprés l'avoir rapportée, ne la
réfute pas. Il dit plutót que cette supposition, quand elle sera bien
développée, est le vrai moyen de résoudre toutes les difficultés ; et
il me fait l'honneur de dire qu'il espère que je résoudrai solidement
jes siennes. Quand il ne l'aurait dit que par honnéteté, je n'aurais
pas laissé de faire des efforts pour cela, et je crois n'en avoir passé
aucune : et si j'ai laissé quelque chose, sans tâcher d'y satisfaire, il
faudra que je n'aie point pu voir en quoi consistait la difficulté qu'on
me voulait opposer ; ce qui me donne quelquefois le plus de peine
en répondant. J'aurais souhaité de voir pourquoi l'on croit que
cette multitude de perceptions, que je suppose dans une substance
ndivisible, n'y saurait avoir lieu ; car je crois que, quand méme l'ex-
périence et le sentiment commun ne nous feraient point reconnaitre
une grande variété dans notre âme, il serait permis de la. supposer.
Ce ne sera pas une preuve d'impossibilité de dire seulement qu'on
ne saurait concevoir une telle ou telle chose, quand on ne marque
pas en quoi elle choque la raison; et quand la difficulté n'est que
dans l'imagination, sans qu'il y en ait dans l'entendement.
ll y a du plaisir d'avoir affaire à un opposant aussi équitable, et
aussi profond en méme temps que M. Bayle, qui rend tellement
justice, qu'il prévient souvent les réponses, comme il a fait en remar-
quant que, selon moi, la constitution primitive de chaque esprit
étant différente de celle de tout autre, cela ne doit pas paraître
plus extraordinaire que ce que disent les Thomistes, aprés leur
maitre, de la diversité spécifique de toutes les intelligences sépa-
rées. Je suis bien aise de me rencontrer encore en cela avec lui,
ar jai allégué quelque part cette méme autorité. 1l est vrai que,
suivant ma définition de l'espéce, je n'appelle pas cette différence
702 RÉPLIQUE AUX RÉFLEXIONS DE M. BAYLE
spécifique ; car comme, selon moi, jamais deux individus ne se res-
semblent parfaitement, il faudrait dire que jamais deux individus
ne sont d'une méme espèce ; ce qui ne serait point parler juste. Je
suis fiché de n'avoir pas encore pu voir les objections de Dom
François Lami, contenues, à ce que M. Bayle m'apprend, dans son
second traité de la Connaissance de soi-méme (édit. 4699) ; autre-
ment j'y aurais encore dirigé mes réponses. M. Bayle m'a voulu épar-
gner exprès les objections communes à d'autres systèmes, et c'est
encore une obligation que je lui ai. Je dirai seulement qu'à l'égard
de la force donnée aux créatures je crois avoir répondu, dans le
mois de septembre du Journal de Leipsig (4698), à toutes les objec-
tions du mémoire d'un savant homme, contenues dans le méme
Journal (1697), que M. Bayle cite à la marge: et d'avoir démontré
méme que, sans la force active dans lés corps, il n'y aurait point de
variété dans les phénomènes; ce qui vaudrait autant que s'il n'y
avait rien du tout. Il est vrai que ce savant adversaire a répliqué
(mai 1699), mais c'est proprement en expliquant son sentiment, et
sans toucher assez à mes raisons contraires: ce qui a fait qu'il ne
s'est point. souvenu de répondre à cette démonstration, d'autant
qu'il regardait la matière comme inutile à persuader et à éclaircir
davantage, et même comme capable d’altérer la bonne intelligence.
J'avoue que c’est le destin ordinaire des contestations, mais il ya
de l'exception ; et ce qui s'est passé entre M. Bayle et moi parait
d'une autre nature. Je tâche toujours de mon côté de prendre des
mesures propres à eonserver la modération, et à pousser l'éclaircis-
sement de la chose, afin que ja dispute non seulement ne soit pas
nuisible, mais puisse méme devenir utile. Je ne sais si j'ai obtenu
maintenant ce dernier point; mais, quoique je ne puisse me flatter
de donner une entière satisfaction à un esprit aussi pénétrant que
celui de M. Bayle, dans une matière aussi difficile que celle dont il
s'agit, je serai toujours content, s'il trouve que j'ai fait quelque pro-
grès dans une si importante recherche.
Je n'ai pu m'empécher de renouveler le plaisir, que j'avais eu
autrefois, de lire avec une attention particuliere plusieurs articles de
son excellent et riche Dictionnaire; et entre autres ceux qui regar-
dent la philosophie, comme les articles des Pauliciens, Origene,
Pereira, Rorarius, Spinosa, Zenon. J'ai été surpris, tout de nouveau,
de la fécondité, de la force et du brillant des pensées. Jamais acade-
udi sans excepler Carnéade, n'aura mieux fait sentir les diffi-
SUR LE SYSTÈME DE L HARMONIE PRÉÉTABLIE 103
eultés. M. Foucher, quoique trés habile dans ses méditations, n'y
approchait pas ; et moi je trouve querien au monde n'est plus utile
pour surmonter ces mêmes difficultés. Cest ce qui fait que je me
plais extrémement aux objections des personnes habiles et modérées,
car je sens que cela me donne de’ nouvelles forces, comme dans
la fable d'Antée terrassé. Et ce qui me fait parler avec un peu de
confiance, c'est que, ne m'étant fixé qu'aprés avoir regardé de tous
côtés et bien balancé, je puis peut-être dire sans vanité : Omnia
percepi, atque animo mecum ante peregi. Mais les objections me
remettent dans les voies et m'épargnent bien dela peine : car il n'y
en a pas peu de vouloir repasser par tous les écarts, pour deviner
et prévenir ce que d'autres peuvent trouver à redire; puisque les
préventions et les inclinations sont si différentes, qu'il v a eu des
personnes fort pénétrautes, qui ont donné d'abord dans mon hypo-
thèse, et ont pris méme la peine de la recommander à d'autres. [1 y
en a eu encore de tres habiles, qui m'ont marque l'avoir déjà eue en
effet, et méme quelques autres ont dit qu'ils entendaient ainsi l'hy-
potliése des causes occasionnelles, et ne la distinguaient point de la
mienne, dont je suis bien aise. Mais je ne lesuis pas moins, lorsque
je vois qu'on se met à l'examiner comme il faut.
l'our dire quelque chose sur les articles de M. Bayle, dont je
viens de parler, et dont le sujet a beaucoup de connexion avec cette
matière, il semble que la raison de la permission du mal vient des
possibilités éternelles, suivant lesquelles cette maniére d'univers
qui l'admet, et qui a été admise à l'existence actuelle, se trouve la
plus parfaite en somme parmi toutes les façons possibles. Mais on
s'égare en voulant montrer en détail, avec les stoiciens, cette utilité
du mal qui reléve du bien, que saint Augustin a bien reconnue en
général, et qui, pour ainsi dire, fait reculer pour mieux sauter ;
ear peut-on entrer dans les particularités infinies de l'harmonie
universelle ? Cependant, s'il fallait choisir entre deux, suivant la
raison, je serais plutôt pour l'origéniste, et jamais pour le mani-
chliéen. Il ne me parait pas qu'il faille ôter l'action ou la force aux
créatures, sous prétexte qu'elles crécraient si elles produisaient des
modalités. Car c'est Dieu qui conserve et erée continuellement leurs
forces, c'est-à-dire une source de modifications, qui est dans la créa-
ture, ou bien un état par lequel on peut juger qu'il v aura ehange-
meut de modifications ; parce que, sans cela, je trouve, comme j'ai
dit ci-dessus l'avoir montré ailleurs, que Dieu ne produirait rien, et
704 RÉPLIQUE AUX RÉFLEXIONS DE M. DAYLE
qu'il n'y aurait point de substances hormis la sienne; ce qui nous
raménerait toutes les absurdités du Dieu de Spinosa. Aussi parait-il
que l'erreur de cet auteur ne vient que de ce qu'il a poussé les
suites de la doctrine, qui óte la force et l'action aux créatures.
Je reconnais que le temps, l'étendue, le mouvement et lc continu
en général, de la maniére qu'on les prend en mathématique, ne sont
que des choses idéales, c'est-à-dire qui expriment les possibilités,
tout comme font les nombres. Hobbes méme a défini l'espace par
Phantasma existentis. Mais, pour parler plus juste, l'étendue est
l'ordre des coexistences possibles, comme le temps est l'ordre des
possibilités inconstantes, mais qui ont pourtant de la connexion ;
de sorte que ces ordres quadrent non seulement à ce qui est actuel-
lement, mais encore à ce qui pourrait tre mis à la place, commeles
nombres sont indifférents à tout ce qui peut être res numerata.
Et quoique dans la nature il ne se trouve jamais de changements
parfaitement uniformes, tels que demande l'idée que les mathé-
matiques nous donnent du mouvement, non plus que des figures
actuelles, à la rigueur, de la nature de celles que la géométrie nous
enseigne ; néanmoins les phénoménes actuels de la nature sont
ménagés et doivent l'étre de telle sorte, qu'il ne se rencontre jamais
rien où la loi de la continuité (que j'ai introduite, et dont j'ai fait
l'a première mention dans les Vouvelles de la République des
Lettres de M. Baylei et toutes les autres règles les plus exactes
des mathématiques soient violées. Et bien loin de cela, les choses
ne sauraient être rendues intelligibles que par ees regles, seules
capables, avec celles de l'harmonie, ou de la perfection que la véri-
table métaphysique fournit, de nous faire entrer dans les raisons et
vues de l'auteur des choses. La trop grande multitude des compo-
sitions infinies fait à la vérité que nous nous perdons enfin, et
sommes obligés de nous arréter dans l'application des régles de la
métaphysique, aussi bien que des mathématiques à la physique ;
cependant jamais ces applications ne trompent, et quand il y a du
mécompte après un raisonnement exact, c'est qu'op ne saurait assez
éplucher le fait, et qu'il y a imperfection dans la supposition. On
est méme d'autant plus capable d'aller loin dans cette application
qu'on est plus capable de ménager la considération de l'infini, comme
nos dernières méthodes l'ont fait voir. Ainsi, quoique les médita-
lions mathématiques soient ideales, cela ne diminue rien de leur
utilité, parce que les choses actuelles ne sauraient s'écarter de leurs
SUR LE SYSTÈME DE L'IIARMONIE PRÉÉTABLIE 705
règles ; et on peut dire, en effet, que c'est en cela que consiste la
réalité des phénomènes, qui les distingue des songes. Les mathéma-
ticiens, cependant, n'ont point besoin du tout des discussions méta-
physiques, et de s'embarrasser de l'existence réelle des points, des
indivisibles, des infiniment petits, et des infinis à la rigueur. Je l'ai
marqué dans ma réponse à l'endroit des Mémoires de Trévoux, mai
et juin 1701, que M. Bayle a cité dans l'article de Zénon; et j'ai
donné à considérer la méme année, qu'il suffit aux mathématiciens,
pour la rigueur de leurs démonstrations, de prendre, au lieu des
grandeurs infiniment petites, d'aussi petites qu'il en faut, pour mon-
trer que l'erreur est moindre que celle qu'un adversaire voulait assi-
gner, et par conséquent qu'on n'en saurait assigner aucune; de sorte
que, quand les infiniment petits exacts, qui terminent la diminution
desassignations, neseraient que comme les racines imaginaires, cela ne
nuirait point au calcul infinitésimal, ou des différences et des sommes,
que j'ai proposé, que des excellents mathématiciens ont cultivé si uti-
lement, etoù l'on ne saurait s'égarer, que faute de l'entendre ou faute
d'application, car il porte sa démonstration avec soi. Aussi a-t-on
reconnu depuis dans le Journal de Trévoux, au méme endroit, que
ce qu'on y avait dit auparavant n'allait pas contre mon explication.
ll est vrai quon y prétend encore que cela va contre celle de
M. le marquis de l'Hópital ; mais je crois qu'il ne voudra pas, non
plus que moi, charger la géométrie des questions métaphysiques.
J'ai presque ri des airs que M. le chevalier de Méré s'est donnés
dans sa lettre à M. Pascal, que M. Bayle rapporte au méme article.
Mais je vois que le chevalier savait que ce grand géaie avait ses iné-
galités, qui le rendaient quelquefois trop susceptible aux impressions
des spiritualistes outrés, et le dégoütaient méme par intervalle des
connaissances solides ; ce qu'on a vu arriver depuis, mais sans re-
tour, à MM. Stenonis et Swammerdam, faute d'avoir joint la méta-
physique véritable à la physique et aux mathématiques. M. de Méré
en profitait pour parler de haut en bas à M. Pascal. Il semble qu'il
se moque un peu, comme font les gens du monde, qui ont beau-
coup d'esprit et un savoir médiocre. Ils voudraient nous persuader
que ce qu'ils n'entendent pas assez est peu de chose; il aurait fallu
l'envoyer à l'école chez M. Roberval. Il est vrai cependant que le
chevalier avait quelque génie extraordinaire, méme pour les mathé-
matiques ; et j'ai appris de M. des Billettes, ami de M. Pascal, excel-
lent dans les mécaniques, ce que c'est que cette découverte, dont ce
PAUL JAxET. — Leibniz. 1-45
106 RÉPLIQUE AUX RÉFLEXIONS DE M. BAYLE
chevalier se vante ici dans sa lettre. C'est, qu'étant grand joueur,
iledonna les premières ouvertures sur l'estime des paris; ce qui fit
naitre les belles pensées De Alea, de MM. Fermat, Pascal et Huy-
gens. où M. Roberval ne pouvait ou ne voulait rien comprendre.
M. le pensionnaire de Witt a poussé cela encore davantage, et l'ap-
plique à d'autres usages plus considérables par rapport aux rentes
de vie : et M. Huygens m'a dit que M. Hudde a encore eu d'excel-
lentes méditations là-dessus, et que c'est dommage qu'il les ait sup-
primées avec tant d'autres. Ainsi les jeux mémes mériteraient d'étre
examinés, et si quelque mathématicien pénétrant méditait là-dessus,
il y trouverait beaucoup d'importantes considérations; car les
hommes n'ont jamais montré plus d'esprit que lorsqu'ils ont badiné.
Je veux ajouter, en passant, que non seulement Cavallieri et Torri-
celli, dont parle Gassendi dans le passage cité ici par M. Bayle,
mais encore moi-méme et beaucoup d'autres, ont trouvé les figures
d'une longueur infinie, égales à des espaces finis. Il n'y a rien de
plus extraordinaire en cela que dans les séries infinies, où l’on fait
voir qu’, mu LT Ll ER etc., est égal à l'unité, Il se peut ce-
pendant que ce chevalier ait encore eu quelque bon enthousiasme,
qui l'ait transporté dans ce monde invisible, et dans cette étendue
infinie dont il parle, et que je crois étre celle des idées ou des
formes, dont ont parlé encore quelques scholastiques en mettant en
question utrum detur vacuum formarum. Car il dit « qu'on y
« peut découvrir les raisons et les principes des choses, les vérités
« les plus cachées, les convenances, les justesses, les proportions,
« les vrais originaux et les parfaites idées de tout ce qu'on cherche. :
Ce monde intellectuel, dont les anciens ont fort parlé, est en Dieu,
et en quelque facon en nous aussi. Mais ce que la lettre dit contre
la division à l'infini fait bien voir que celui qui l'a écrite était en-
core trop étranger dans ce monde supérieur, et que les agréments
du monde visible, dont il a écrit, ne lui laissaient pas le temps qu'il
faut pour acquérir le droit de bourgeoisie dans l'autre. M. Bayle a
raison de dire, avec les anciens, que Dieu exerce la géométrie, et
que les mathématiques font une partie du monde intellectuel, et
sont les plus propres pour y donner entrée. Mais je crois moi-méme
que son intérieur est quelque chose de plus. J'ai insinué ailleurs
qu'il y a un calcul plus important que ceux de l'arithmétique et de
la géométr ie, et qui dépend de l'analyse des idées. Ce serait une ca-
tique universelle, dont la formation me paraît une des plus
tes choses qu'on pourrait entreprendre.
LA MONADOLOGIE “
THÈSES DE PHILOSOPIHE, OU TIIÉSES RÉDIGÉES EN FAVEUR
DU PRINCE EUGÈNE
1714
1. La Monade, dont nous parlerons ici, n'est autre chose qu'une
substance simple, qui entre dans les composés ; simple, c'est-à-dire
sans parties. (T'héod., 340.)
2. Et il faut qu'il y ait des substances simples, puisqu'il y a des
composés ; car le composé n'est autre chose qu'un amas, ou aggre-
gatum des simples.
3. Or. là où il n'y a point de parties, il n'y a ni étendue, ni figure,
ni divisibilité possible. Et ces monades sont les véritables Atomes de
la nature, et en un mot les Éléments des choses.
4. Hl n'y a aussi point de dissolution à craindre, et il n'y a aucune
maniére concevable par laquelle une substance simple puisse périr
naturellement. (3 80.)
9. Par la méme raison il n'y en a aucune, par laquelle une subs-
tance simple puisse commencer naturellement, puisqu'elle ne saurait
être formée par composition. '
6. Ainsi on peut dire que les Monades ne sauraient commencer
ni finir que tout d'un coup, c'est-à-dire elles ne sauraient commencer
que par création, et flnir que par annihilation ; au lieu que ce qui
est composé commence ou finit par parties.
7. ll n'ya pas moyen aussi d'expliquer comment une Monade
puisse être altérée ou changée dans son intérieur par quelque autre
créature, puisqu'on n'y saurait rien transposer, ni concevoir en elle
(1) Nous donnons ici le texte de la Monadologie d'apres l'édition de M. Emile
Boutroux qui a compulsé le manuscrit autographe de Leibniz à la Bibliothèque
de Hanovre, ainsi que deux copies, revues et corrigées par Leibniz lui-même.
708 LA MONADOLOGIE
aucun mouvement interne, qui puisse être excité, dirigé, augmenté
ou diminué là dedans, comme cela se peut dans les composés, où il
yade changement entre les parties. Les Monades n'ont point de
fenétres, par lesquelles quelque chose y puisse entrer ou sortir. Les
accidents ne sauraient se détacher, ni se promener hors des subs-
tances, comme faisaient autrefois les espéces sensibles de scolas-
tiques. Ainsi ni substance ni accident peut entrer de dehors dans une
monade.
8. Cependant il faut que les Monades aient quelques qualités, au-
trement ce ne seraient méme pas des étres. Et si les substances
simples ne différaient point par leurs qualités, il n'y aurait point de
moyen de s'apercevoir d'aucun changement dans les choses, puisque
ce qui est dans le composé ne peut venir que des ingrédients simples,
et les monades étant sans qualités seraient indistinguables l'une de
l'autre, puisque aussi bien elles ne diffèrent point en quantité : et par
conséquent, le plein étant supposé, chaque lieu ne recevrait toujours
dans le mouvement que l'Équivalent de ce qu'il avait eu, et un état
des choses serait indiscernable l'un de l'autre.
9. Il faut méme que chaque Monade soit différente de chaque autre.
Car il n y a jamais dans la nature deux êtres qui soient parfaitement
l'un comme l’autre, et où il ne soit possible de trouver une différence
interne, ou fondée sur une dénomination intrinsèque.
10. Je prends aussi pour accordé que tout étre créé est sujet au
changement, et par conséquent la Monade créée aussi, et méme que
ce changement est continuel dans chacune.
41. Il s'ensuit de ce que nous venons de dire que les changements
naturels des monades viennent d'un principe interne, puisqu'une
cause externe ne saurait influer dans son intérieur (SS 396, 900) (1).
19. Mais il faut aussi qu'outre le principe du changement il y ait
un détail de ce qui change, qui fasse pour ainsi dire la spécification
et la variété des substances simples.
13. Ce détail doit envelopper une multitude dans l'unité ou dans
le simple. Car tout changement naturel se faisant par degrés, quel-
que chose change et «quelque chose reste ; et par conséquent, il faut
que dans la substance simple il y ait une pluralité d'affections et de
rapports, quoiqu'il n'y en ait point de parties.
14. L'état passager qui enveloppe et représente une multitude dans
^ (1) Renvois à la Théodic e.
THÈSES DE PHILOSOPIIIE 109
l'unité ou dans la substance simple.n'est autre chose que ce qu'on
appelle la Perception, qu'on doit distinguer de l'aperception ou de la
conscience, comme il paraitra dans la suite. Et c'est en quoi les car-
tésiens ont fort manqué, ayant compté pour rien les perceptions
dont on ne s'aperçoit pas. C'est aussi ce qui les a fait croire que les
seuls Esprits étaient des Monades, et qu'il n'y avait point d'Ames des
Bétes ou d'autres Entéléchies, et qu'ils ont confondu avec le vulgaire
un long étourdissement avec une mort à la rigueur, ce qui les a fait
encore donner dans le préjugé scolastique des ámes entiérement sé-
parées, et a méme confirmé les esprits mal tournés dans l'opinion
de la mortalité des âmes.
15. L'action du principe interne, qui fait le changement ou le pas-
sage d'une perception à une autre, peut être appelée Appétition ; il
est vrai que l'appétit ne saurait toujours parvenir entierement à
toute la perception oü il tend, mais il en obtient toujours quelque
chose et parvient à des perceptions nouvelles.
16. Nous expérimentons en nous-mémes une multitude dans la
substance simple, lorsque nous trouvons que la moindre pensée dont
nous nous apercevons enveloppe une variété dans l'objet. Ainsi tous
ceux qui reconnaissent que l'àme est une substance simple doivent
reconnaitre cette multitude dans la Monade, et M. Bayle ne devait
point y trouver de difficulté comme il a fait dans son Dictionnaire,
article Rorartus.
17. On est obligé d'ailleurs de confesser que la Perception, et ce
qui en dépend est inexplicable, par des raisons mécaniques, c'est-
à-dire par les figures et par les mouvements. Et, feignant qu'il y ait
une machine, dont la structure fasse penser, sentir, avoir perception,
on pourra la concevoir agrandie en conservant les mémes propor-
lions, en sorte qu'on y puisse entrer comme dans un moulin. Et cela
posé, on ne trouvera en la visitant au dedans que des piéces qui
poussent les unes les autres, et jamais de quoi expliquer une per-
ception. Ainsi c’est dans la substance simple et non dans le composé,
ou dans la machine,qu'il la faut chercher. Aussi n'y a-t-il que cela
qu'on puisse trouver dans la substance simple, c'est-à-dire les per-
ceptious et leurs changements. C'est en cela seul aussi que peuvent
consister toutes Actions internes des substances simples. (Préf.,2, 6.)
48. On pourrait donner le nom d'Entéléchies à toutes les subs-
tances simples ou monades créées, car elles ont en elles une cer-
taine perfection (£zouct ro iveeA&), il y a une suffisance (aèräpxatx) qui
110 LA MONADOLOGIE
les rend sources de leurs actions internes et pour ainsi dire des Auto-
mates incorporels.
19. Si nous voulons appeler âmes tout ce qui a Perceptions et
Appeétils dans le sens général que je viens d'expliquer, toutes les
substances simples ou Monades créées pourraient étre appelées Ames ;
mais, comme le sentiment est quelque chose de plus qu'une simple
perception, je consens que le nom général de Monades et d’Entélé-
chies suffise aux substances simples, qui n'auront que cela, et qu'on
appelle âmes seulement celles dont la perception est plus distincte
et accompagnée de mémoire.
20. Car nous expérimentons en nous-mémes un état, oü nous ne
-nous souvenons de rien et n'avons aucune perception distinguée,
tomme lorsque nous tombons en défaillance ou quand nous sommes
accablés d'un profond sommeil sans aucun songe. Dans cet état,
l'âme ne diffère point sensiblement d'une simple monade; mais
comme cet état n'est poiut durable, et qu'elle s'en tire, elle est
quelque chose de plus (5 64.)
91. Et il ne s'ensuit point qu'alors la substance simple soit sans
aucune perception. Cela ne se peut pas méme, par les raisons sus-
dites; car elle ne saurait périr, elle ne saurait aussi subsister sans
quelque affection, qui n'est autre chose que sa perception : mais
quand il y a une grande multitude de petites perceptions, où il n'y
a rien de distingué, on est étourdi ; comme quand on tourne
continuellement d'un méme sens plusieurs fois de suite, où il vient
un vertige qui nous peut faire évanouir et qui ne nous laisse rien
distinguer. Et là mort peut donner cet état pour un temps aux ani-
maux.
39. Et comme tout présent état d'une substance simple est naturel-
lement une suite de son état précédent, tellement que le présent
y est gros de l'avenir (3 360) ;
23. Donc, puisque, réveillé de l'etourdissement, on s'apercoi de
ses perceptions, il faut bien qu'on en ait eu immédiatement aupara-
‘ vant, quoiqu'on ne s'en soit point aperçu, car une perception ne
saurait venir naturellement que d'une autve perception, comme un mou-
vement ne peut venir naturellement que d'un mouvement. (38 401,403.)
94. L'on voit par là que, si nous n'avions rien de distingué et pour
ainsi dire de relevé, et d'un plus haut goüt dans nos perceptions,
nous serions toujours dans l'étourdissement. Et c'est l'état des Mo-
ajades toutes nues.
THESES DE PIHLOSOPHIE ) 144
95. Aussi voyons-nous que la nature a donné des perceptions re-
levées aux animaux, par les soins qu'elle a pris de leur fournir des
organes, qui ramassent plusieurs rayons de lumière ou plusieurs on-
dulations de l'air pour les faire avoir plus d'efficace par leur union.
Il y a quelque chose d'approchant dans l'odeur, dans le goüt et dans
l'attouchement et peut-étre dans quantité d'autres sens qui nous sont
inconnus. Et j'expliquerai tantôt, comment ce qui se passe dans
l'âme représente ce qui se fait dans les organes.
26. La mémoire fournit une espéce de consécutton aux ámes, qui
imite la raison, mais qui doit en étre distinguée. C'est que nous
voyons que les animaux ayant la perception de quelque chose qui
les frappe et dont ils ont eu la perception semblable auparavant,
s'attendent par la représentation de leur mémoire à ce qui y a été
joint dans cette perception précédente et sont portés à des senti-
ments semblables à ceux qu'ils avaient pris alors. Par exemple:
quand on montre le báton aux chiens, ils se souviennent de la dou-
leur qu'il leur a causée et crient ct fuient. (Prélim. 8 64) (1).
27. Et l'imagination forte, qui les frappe et émeut, vient ou de la
grandeur ou de la multitude des perceptions précédentes. Car sou-
vent une impression forte fait tout d'un coup l'effet d'une longue
habitude, ou de beaucoup de perceptions médiocres réitérées.
28. Les hommes agissent comme les bétes en tant que les consé-
cutions de leurs perceptions ne se font que par le principe de la mé-
moire, ressemblant aux médecins empiriques, qui ont une simple
pratique sans théorie, et nous ne sommes qu'empiriques dans les
trois quarts de nos actions. Par exemple, quand on s'attend qu'il y
aura jour demain, on agit en empirique parce que cela s'est toujours
fait ainsi jusqu'ici. Il n'y a que l’astronome, qui le juge par
raison.
29. Mais la connaissance des vérités nécessaires et éternelles est
ce qui nous distingue des simples animaux et nous fait avoir la Raison
et les sciences, en nous élevant à la connaissance de nous-mêmes
et de Dieu. Et c'est ce qu'on appelle en nous Ame raisonnable ou
Esprit.
30. C'est aussi par la connaissance des vérités nécessaires et par
leurs abstractions que nous sommes élevés aux actes réflexifs,
qui nous font penser à ce qui s'appelle moi, et à considérer que ceci
(4) Ces Préliminaires sont l'Introduction de la Théodicée : « Discours sur la
Conformité de la Foi avec la Raison, »
112 LA MONADOLOGIE
ou cela est. en nous, et c'est ainsi qu'en pensant à nous, nous pen-
sons à l'Étre, à la Substance, au simple ou au composé, à l'immaté-
riel et à Dieu méme, en concevant quc ce qui est borné en nous est
en lui sans bornes. Et ces actes réflexifs fournissent les objets prin-
cipaux de nos raisonnements. (Théod., Préf. 4, a.)
31. Nos raisonnements sont fondés sur deux grands principes,
celui de la contradiction, en vertu duquel nous jugeons faux ce
quiest enveloppe, et vrai ce qui est opposé ou contradictoire
au faux. (8S 44, 196.)
39. Et celui de la ra: on suffisante, en vertu duquel nous considé-
rons qu'aucun fait ne saurait se trouver vrai ou existant, aucune énon-
ciation véritable, sans qu'il y ait une raison suffisante, pourquoi il
en soit ainsi et non pas autrement, quoique ces raisons le plus sou-
vent ne puissent point nous être connues. (SS 44, 196.)
33. Il y a aussi deux sortes de vérités. celles de Raisonnement et
celles de Fait. Les vérités de raisonnement sont nécessaires et leur
opposé est impossible, et celles de fait sont contingentes et leur
opposé est possible. Quand une vérité est nécessaire, on en peut
trouver la raison par l'1inalyse, la résolvant en idées et en vérités
plus simples, jusqu'à ce qu'on vienne aux primitives. (SS 170, 174,
189, 980, 2892, 367. — Abrégé, obj. 3.)
34. C'est ainsi que, chez les mathématiciens, les théorèmes de
spéculation et les canons de pratique sont réduits par l'analyse aux
Définitions, Axiomes et Demandes.
35. Et il y a enfin des idées simples, dont on ne saurait donner la
définition; il y a aussi des axiomes et demandes, en un mot des
principes primitifs, qui ne sauraient être prouvés et n'en ont point
besoin aussi, et ce sont les énonciations identiques, dont l'opposé
contient une contradiction expresse. (88 36, 37, 44, 45, 49, 52, 194,
122, 337, 340, 444.)
36. Mais la raison suffisante se doit aussi trouver dans les vérités
contingentes ou de fait, c'est-à-dire dans Ja suite des choses répan-
dues par l'univers des créatures, où la résolution en raisons parti-
culiéres pourrait aller à un détail sans bornes, à cause de la variété
immense des choses de la nature et de la division des corps à l'infini.
ll y aune infinité de figures et de mouvements présents et passés,
qui entrent dans la cause efficiente de mon écriture présente, et il
y à une infinité des petites inclinations et dispositions de mon âme
présentes et passées, qui entrent dans la cause finale.
THÈSES DE PHILOSOPHIE 113
37. Et comme tout ce détail n'enveloppe que d'autres contingents
antérieurs ou plus détaillés, dont chacun a encore besoin d'une
analyse semblable pour en rendre raison, on n'en est pas plus
avancé, et il faut que la raison suffisante ou derniére soit hors de la
suite ou séries de ce détail des contingences, quelque infini qu'il
pourrait étre.
38. Et c'est ainsi que la derniere raison des choses doit étre dans
une substance nécessaire dans laquelle le détail des changements
ne soit qu'éminemment, comme dans la source, et c'est ce que
nous appelons Dieu. (8 7.)
39. Or cette substance étant une raison suffisante de tout ce dé-
tail, lequel aussi est lié par tout, il n'y à qu'un Dieu et ce Dieu
suffit.
40. On peut juger aussi que cette substance supréme qui est
unique, universelle et nécessaire, n'ayant rien hors d'elle qui en soit
indépendant, et étant une suite simple de l'étre possible, doit
être incapable de limites et contenir tout autant de réalité qu'il est
possible.
41. D'où il s'ensuit que Dieu est absolument parfait, la perfection
n'étant autre chose que la grandeur de la réalité positive prise pré-
cisément, en mettant à part les limites ou bornes dans les choses
qui en ont. Et là, où il n'y a point de bornes, c'est-à-dire en Dieu, la
perfection est absolument infinie. (8 22, Préf. 4, «.)
42. Il s'ensuit aussi que les créatures ont leurs perfections de
l'influence de Dieu, mais qu'elles ont leurs imperfections de leur
nature propre incapable d'étre sans bornes. Car c'est en cela qu'elles
sont distinguées de Dieu. Cette imperfection originale des créatures
se remarque dans l'inertie naturelle des corps. (8S 20, 27-30, 153,
167, 371 et suiv.) (1).
43. Il est vrai aussi qu'en Dieu est non seulement la source des
existences, mais encore celle des essences, en tant que réelles, ou de
ce qu'il y a de réel dans la possibilité. C'est parce que l'entendement
de Dieu est la région des vérités éternelles ou des idées dont elles
dépendent, et que sans lui il n'y aurait rien de réel dans les possi-
bilités, et non seulement rien d'existant, mais encore rien de pos-
sible. (3 20.)
44. Car il faut bien que, s'il y a une réalité dans les essences
(1) Ce dernier membre de phrase manque dans le manuscrit autographe,
mais a été ajouté par Leibniz dans l'une des copies.
714 LA MONADOLOGIE
ou possibilités, ou bien dans les vérités éternelles, cette réalité soit
fondée en quelque chose d'existant et d'actuel, et par conséquent
dans l'existence de l'étre nécessaire, dans lequel l'essence ren-
ferme l'existence, ou dans lequel il suffit d'étre possible pour étre
actuel. |
45. Ainsi Dieu seul ou l'Étre nécessaire a ce privilège, qu'il faut
qu'il existe, s'il est possible. Et comme rien ne peut empécher la
possibilité de ce qui n'enferme aucunes bornes, aucune négation et
par conséquence aucune contradiction, cela seul suffit pour connattre
l'existence de Dieu a priori. Nous l'avons prouvée aussi par la réalité
des vérités éternelles. Mais nous venons de la prouver aussi a posle-
riori, puisque des étres contingents existent, lesquels ne sauraient
avoir leur raison derniere ou suffisante que dans l'étre nécessaire,
qui a la raison de son existence en lui-méme.
46. Cependant il. ne faut point s'imaginer avec quelques-uns, que
les vérités éternelles, étant dépendantes de Dieu, sont arbitraires et
dépendent de sa volonté, comme Descartes parait l'avoir pris et puis
M. Poiret. Cela n'est véritable que des vérités contingentes, dont le
principe est la convenance ou le choix du meilleur, au lieu que les
vérités nécessaires dépendent uniquement de son entendement et
en sont l'objet interne. (88 180, 184, 185, 335, 351, 380.)
47. Ainsi Dieu seul est l'unité primitive ou la substance simple
originaire, dont toutes les monades créées ou dérivatives sont des
productions, et naissent, pour ainsi dire, par des Fulgurations con-
tinuelles de la divinité de moment à moment, bornées par la récep-
tivité de la créature à laquelle il est essentiel d’être limite. (SS 382,
391, 394, 398.) |
48. Il y a eii Dieu la Puissance, qui est la source de tout, puis la
Connaissance, qui contient le détail des idées, et enfin la Volonté, qui
fait les changements ou productions selon le principe du meilleur.
(8S8 7, 449, 450.) Et c'est ce qui répond à ce qui dans les Monades
créées fait le sujet ou la base, la faculté perceptive et la faculté
appétitive. Mais en Dieu ces attributs sont absolument infinis ou par-
faits, et dans les monades créées ou dans les entéléchies ou perfec-
tihabiis, comme Hermolaus Barbarus traduisait ce mot, ce n'en sont
que des imitations à mesure qu'il y a de la perfection. (3 87.)
49. La créature est dite agir au dehors en tant qu'elle a de la
perfection, et pátir d'une autre en tant qu'elle est imparfaite. Ainsi
sub attribue l'action à la Monade en tant qu'elle a des perceptions
THÉSES DE PHILOSOPIIIE 745
distinctes et la passion en tant qu'elle en a de confuses. (33 32, 66,
386.)
200. Et une créature est plus parfaite qu'une autre en ce qu'on
trouve en elle ce qui sert à rendre raison à priori de ce qui se passe
dans l'autre, et c'est par là qu'on dit qu'elle agit sur l'autre.
51. Mais dans les substances simples ce n'est qu'une influence
idéale d'une monade sur l'autre, qui ne peut avoir son effet que par
l'intervention de Dieu, en tant que dans les idées de Dieu une mo-
nade demande avec raison que Dieu, en réglant les autres dés le
commencement des choses, ait égard à elle. Car, puisqu'une monade
créée ne saurait avoir une influence physique sur l'intérieur de
l'autre, ce n'est que par ce moyen que l'une peut avoir de la dépen-
dance de l'autre. (33 9, 54, 65, 66, 201. — Abrégé, obj. 3.)
52. Et c'est par là qu'entre les créatures les actions ct passions
sont mutuelles. Car Dieu, comparant deux substances simples,
trouve en chacune des raisons qui l'obligentà y accommoder l'autre,
et par consequent ce qui est actif à certains égards est passif
suivant un autre point de considération : actif en tant que ce qu'on
connait distinetement en lui sert à rendre raison de ce qui se passe
dans un autre, et passif en tant que la raison de ce qui se passe
en lui se trouve dans ce qui se connait distinctement dans un autre.
(NS 66.) |
33. Or, comme il y a une infinité des univers possibles dans les
idees de Dieu et qu'il n'en peut exister qu'un seul, il faut qu'il y ait
une raison suffisante du choix de Dieu, qui le détermine à l'un
plutót qu'à l'autre. (33 8, 10, 44, 173, 196 et suiv., 225, 411, 4106.)
4, Et cette raison ne peut se trouver que dans la convenance,
dans les degrés de perfection que ces mondes contiennent, chaque
possible ayant droit de prétendre à l'existence à mesure de la perfec-
tion qu'il enveloppe, (8384, 167,350, 901, 430, 352, 343 et suiv., 354.)
5». Et c'est ce qui est la cause de l'existence du meilleur que la
sagesse fait connaitre à Dieu, que sa bonté le fait choisir, et que
sa puissance le fait produire. (385 8, 78, 80, 84, 119, 204, 206, 208. —
Abrégé, obj. 1, 8.)
50. Or cette liaison ou cet accommodement de toutes les choses
créées à chacune, et de chacune à toutes les autres, fait que chaque
substance simple a des rapports qui expriment toutes les autres, et
qu'elle est par conséquent un miroir vivant perpétuel de l'univers.
(S8 130, 360.)
116 LA MONADOLOGIE
57. Et comme une méme ville regardée de différents cótés parait
tout autre et est comme multipliée perspectivement, il arrive de
méme que, par la multitude infinie des substances simples, il y a
comme autant de différents univers, qui ne sont pourtant que les
perspectives d'un seul selon les différents points de vue de chaque
monade. | |
58. Et c’est le moyen d'obtenir autant de variété qu'il est possible.
mais avec le plus grand ordre qui se puisse, c'est à-dire c'est le
moyen d'obtenir autant de perfection qu'il se peut. (SS 120, 124,
241 sqq., 214, 243, 275.)
59. Aussi n'est-ce que cette hypothèse (que j'ose dire démontrée)
qui reléve, comme il faut, la grandeur de Dieu ; c'est ce que Mon-
sieur Bayle reconnut, lorsque dans son Dictionnaire (article Rora-
rius) il y fit des objections, ou méme il fut tenté de croire que je
donnais trop à Dieu, et plus qu'il n'est possible. Mais il ne put allé-
guer aucune raison pourquoi cette harmonie universelle, qui fait
que toute substance exprime exactement toutes les autres par les
rapports qu'elle y a, füt impossible.
60. On voit d'ailleurs dans ce que je viens de rapporter les rai-
sons a priori pourquoi les choses ne sauraient aller autrement.
Parce que Dieu en réglant le tout a eu égard à chaque partie, et
particulièrement à chaque monade, dont la nature étant repré-
sentative, rien ne la saurait borner à ne représenter qu'une partie
des choses; quoiqu'il soit vrai que cette représentation n'est que
confuse dans le détail de tout l'univers et ne peut étre distincte que
dans une petite partie des choses, c'est-à-dire dans celles qui sont
ou les plus prochaines ou les plus grandes par rapport à chacune
des monades; autrement chaque monade serait une divinité. Ce
n'est pas dans l'objet, mais dans la modification de la connaissance
de l'objet, que les monades sont bornées. Elles vont toutes confusé-
ment à l'infini, au tout, mais elles sont limitées et distinguées par
les degrés des perceptions distinctes.
61. Et les composés symbolisent en cela avec les simples.
Car , comme tout est plein, ce qui rend toute la matière liée, et
comme dans le plein tout mouvement fait quelque effet sur les
corps distants à mesure de la distance, de sorte que chaque corps
est affecté non seulement par ceux qui le touchent, et se ressent en
quelque facon de tout ce qui leur arrive, mais aussi par leur moyen
se ressent de ceux qui touchent les premiers dont il est touché im-
-———
THESES DE PHILOSOPIHE 111
médiatement: — il s'ensuit que cette communication va à quelque
distance que ce soit. Et par conséquent tout corps se ressent de tout
ce qui se fait dans l'univers, tellement que celui qui voit tout pour-
rait lire dans chacun ce qui se fait partout et méme ce qui s'est fait
ou se fera, en remarquant dans le présent ce qui est éloigné, tant
selon les temps que selon les lieux : séurvotx xavra, disait Hippocrate.
Mais une âme ne peut lire en elle-même que ce qui y est représenté
distinctement, elle ne saurait développer tout d'un coup ses replis,
car ils vont à l'infini.
62. Ainsi, quoique chaque monade créée représente tout l'univers,
elle représente plus distinctement le corps, qui lui est affecté par-
ticulièrement et dont elle fait l'entéléchie : et comme ce corps ex-
prime tout l'univers par la connexion de toute la matière dans le
plein, l’âme représente aussi tout l'univers en représentant le corps,
qui lui appartient d'une manière particulière. (S 400.)
63. Le corps appartenant à une monade, qui en est l'entéléchie ou
l'âme, constitue avec l'entéléchie ce qu'on peut appeler un vivant,
et avec l'âme ce qu'on appelle un animal. Or ce corps d'un vivant ou
d'un animal est toujours organique, car toute monade étant un mi-
roir de l'univers à sa mode, et l'univers étant réglé dans un ordre
parfait, il faut qu'il y ait aussi un ordre dans le représentant, c'est-
à-dire dans les perceptions de l'àme, et par conséquent dans le corps
suivant lequel l'univers y est représenté. (S 403.)
64. Ainsi chaque corps organique d'un vivant est une espéce de
machine divine, ou d'un automate naturel, qui surpasse infiniment
tous les automates artificiels. Parce qu'une machine, faite par l'art
de l'homme, n'est pas machine dans chacune de ses parties. Par
exenple, la dent d'une roue de laiton a des parties ou fragments, qui
ne nous sont plus quelque chose d'artificiel et n'ont plus rien qui
marque de la machine par rapport à l'usage oü la roue était desti-
née. Mais les machines de la nature, c'est-à-dire les corps vivants,
Sont encore machines dans leurs moindres parties jusqu'à l'infini.
C'est ce qui fait la différence entre la Nature et l'Art, c'est-à-dire
entre l'art divin et le nôtre. (S8 134, 146, 194, 483.)
65. Et l'auteur de la nature a pu pratiquer cet artifice divin et
infiniment merveilleux, parce que chaque portion de la matiére
n'est pas seulement divisible à l'infini, comme les anciens ont re-
connu, mais encore sous-divisée actuellement sans fin, chaque partie
en parties, dont chacune a quelque mouvement propre : autrement
118 LA MONADOLOGIE
il serait impossible que chaque portion de la matiére püt exprimer
l'univers. (Prélim. Discours, à 70: Théod., 3 195.)
66. Par où l'on voit qu'il y a un Monde de créatures, de vivants.
d'animaux, d'entéléchies, d'ámes dans la moindre partie de la matière.
67. Chaque portion de la matiére peut étre concue comme un
jardin plein de plantes, et comme un étang plein de poissons. Mais
chaque rameau de la plante, chaque membre de l'animal, chaque
goutte de ces humeurs est encore un tel jardin ou un tel étang.
68. EL quoique la terre et l'air interceptés entre les plantes du
jardin, ou l'eau interceptée entre les poissons de l'étang, ne soit
point plante ni poisson, ils en contiennent pourtant encore, mais le
plus souvent d'une subtilité à nous imperceptible.
69. Ainsi il n'y a rien d'inculte, de stérile, de mort dans l'univers.
point de chaos, point de confusion, qu'en apparence ; à peu près
comme il en paraitrait dans un étang, à une distance dans laquelle
on verrait un mouvement confus et grouillement pour ainsi dire de
poissons de l'étang, sans discerner les poissons mêmes. (Préf. 5.)
70. On voit par là que chaque corps vivant a une entéléchie domi-
nante qui est l'âme dans l'animal ; mais les membres de ce corps
vivant sont pleins d'autres vivants, plantes, animaux, dont chaeun
a encore son entéléchie ou son âme dominante.
11. Mais il ne faut point s'imaginer avec quelques-uns, qui avaient
mal pris ma pensée, que chaque âme a une masse ou portion
de la matiére propre ou affectée à elle pour toujours, et qu'elle
posséde par conséquent d'autres vivants inférieurs, destinés toujours
à son service. Car tous les corps sont dans un flux perpétuel comme
des riviéres, et des parties y entrent et en sortent continuellement.
12. Ainsi l'âme ne change de corps que peu à peu et par degrés,
de sorte qu'elle n'est jamais dépouillée tout d'un coup de tous ses
organes, eL il y a souvent métamorphose dans les animaux, mais
jamais Métempsychose, ni transmigration des âmes : il n'y a pas
non plus des âmes tout à fait séparées, ni de Génies sans corps.
Dieu seul en est détaché entièrement. (38 90, 134.)
13. C'est ce qui fait aussi qu'il n'y a jamais ni génération entière,
ni inort parfaite prise à la rigueur, consistant dans la séparation de
l'âme. Et ce que nous appelons générations sont des développements
et des accroissements, comme ce que nous appelons morts sont des
enveloppements et diminutions.
74. Les philosophes ont été fort embarrassés sur l'origine des
THÈSES DE PHILOSOPHIE 719
formes, Entéléchies ou Ames: mais aujourd'hui, lorsqu'on s'est
aperçu par des recherches exactes, faites sur les plantes, les insectes
et les animaux, que les corps organiques dela nature ne sont jamais
produits d'un chaos ou d'une putréfaction, mais toujours par des
semences dans lesquelles il y avait sans doutequelque préformation,
on a jugé que non seulement le corps organique y était déjà avant
la conception, mais encore une àme dans ce corps et en un mot
l'animal méme, et que par le moyen de la conception cet animal a
été seulement disposé à une grande transformation pour devenir un
animal d'une autre espèce. On voit méme quelque chose d'appro-
chant hors de la génération, comme lorsque les vers deviennent
mouches et que les chenilles deviennent papillons, (88 88, 89. Préf. 5
sqq., SS 90, 187-188, 403, 86, 397.)
15. Les animaux, dont quelques-uns sont élevés au degré des
plus grands animaux par le moyen de la conception, peuvent être
appelés spermatiques; mais ceux d'entre eux, qui demeurent dans
leur espéce, c'est-à-dire la plupart, naissent, se multiplient et sont
détruits comme les grands animaux, et il n'y a qu'un petit nombre
d'élus, qui passe à un plus grand théâtre.
16. Mais ce n'était que la moitié de la vérité: j'ai donc jugé que,
si l'animal ne commence jamais naturellement, il ne finit pas natu-
rellement non plus ; et que non seulement il n'y aura point de géné-
ration, mais encore point de destruction entière ni mort prise à la
rigueur. Et ces raisonnements faits a posteriori et tirés des expé-
riences s'accordent parfaitement avec mes principes déduits a priori
comme ci-dessus. (S 90.)
77. Ainsi on peut dire que non seulement l'âme (miroir d'un
univers indestructible) est indestructible, mais encore l'animal méme,
quoique sa machine périsse souvent en partie et quitte ou prenne
des dépouilles organiques.
18. Ces principes m'ont donné moyen d'expliquer naturellement
l'union, ou bien la conformité de l'âme et du corps organique. L'âme
suit ses propres lois, et le corps aussi les siennes; et ils se rencon-
trent en vertu de l'harmonie préétablie entre toutes les substances,
puisqu'elles sont toutes des représentations d'un méme univers.
(Préf., 36; Theod., 83 340, 352, 353, 358.)
19. Les âmes agissent selon les lois des causes finales par appé-
titions, fins et moyens. Les corps agissent selon les lois des causes
efficientes ou des mouvements. Et les deux régnes, celui des causes
120 LA MONADOLOGIE
efficientes et celui des causes finales, sont harmoniques entre eux.
80. Descartes a reconnu que les âmes ne peuvent point donner
de la force aux corps, parce qu'il y a toujours la méme quantité de
force dans la matière. Cependant il a cru que l'àme pouvait changer
la direction des corps. Mais c'est parce qu'on n'a point su de son
temps la loi de la nature, qui porte encore la conservation de la
méme direction totale dans la matière. S'il l'avait remarquée, il serait
tombé dans mon système de l'harmonie préétablie. (Préf., SS 22, 59,
60, 61, 62, 66, 345, 346 sqq., 354, 355.)
81. Ce systéme fait queles corps agissent comme si (par impossible)
il n'y avait point d'àmes, et que les àmes agissent comme s'il n'y
avait point de corps, et que tous deux agissent comme si l'un influait
sur l'autre.
82. Quant aux esprits ou âmes raisonnables, quoique je trouve
qu'il y a dans le fond la méme chose dans tous les vivants et ani-
maux, comme nous venons de dire (savoir que l'animal et l'áme ne
commencent qu'avec le monde et ne finissent pas non plus que le
monde), — il y a pourtant cela de particulier dans les animaux rai-
sonnables, que leurs petits animaux spermatiques, tant qu'ils ne sont
que céla, ont seulement des ámes ordinaires ou sensitives, mais, dés
que ceux qui sont élus, pour ainsi dire, parviennent par une actuelle
conception à la nature humaine, leurs ámes sensitives sont élevées
au degré de la raison et à la prérogative des esprits. (8& 94, 397.)
83. Entre autres différences qu'il y a entre les âmes ordinaires et
les esprits dont j'en ai déjà marqué une partie, il y a encore celle-ci
que les âmes en général sont des miroirs vivants ou images de
l'univers des créatures, mais que les esprits sont encore images de
la Divinité méme, ou de l'Auteur méme de la nature, capables de
connaitre le système de l'univers et d'en imiter quelque chose par
des échantillons architectoniques, chaque esprit étant comme une
petite divinité dans son département. (5 147.)
84. C'est ce qui fait que les esprits sont capables d'entrer dans
une maniére de société avec Dieu, et qu'il est à leur égard non
seulement ce qu'un inventeur est à sa machine (comme Dieu l’est
parrapport aux autres créatures), mais encore ce qu'un prince est
à ses sujets et méme un pére à sesenfants.
85. D'où ilest aisé de conclure quel'assemblage detous les esprits
doit composer la cité de Dieu, c'est-à-dire le plus parfait état qui
soit possible sous le plus parfait des monarques. (Abrégé, obj.)
THÈSES DE PHILOSOPHIE 721
86. Cette cité de Dieu, cette monarchie véritablement universelle
est un monde moral dans le monde naturel, et ce qu'il y a de plus
élevé et de plus divin dans les ouvrages de Dieu, et c'est en lui que
consiste véritablement la gloire de Dieu, puisqu'il n'y en aurait
point si sa grandeur et sa bonté n'étaient pas connues et admirées
par les esprits: c'est aussi par rapport à cette cité divine qu'il a pro-
prement de la bonté, au lieu que sa sagesse et sa puissance se mon-
trent partout.
87. Comme nous avons établi ci-dessus une harmonie parfaite entre
deux règnes naturels, l'un des causes efficientes, l'autre des finales,
nous devons remarquer ici encore une autre harmonie entre le règne
physique de la nature et le règne moral de la grâce, c'est-à-dire
entre Dieu, considéré comme architecte de la machine de l'univers,
et Dieu considéré comme monarque de la cité divine des esprits.
(SS 02, 74, 118, 218, 119, 130, 247.)
88. Cette harmonie fait que les choses conduisent à la grâce par
les voies mémes de la nature, et que ce globe par exemple doit étre
détruit et réparé par les voies naturelles dans les moments que le
demande le gouvernement des esprits pour le châtiment des uns et
la récompense des autres. (33 18 sqq., 110, 244-945, 340.)
89. On peut dire encore que Dieu comme architecte contente en
tout Dieu comme législateur, et qu'ainsi les pechés doivent porter
leur peine avec eux par l'ordre de la nature, et en vertu méme de la
structure mécanique des choses, et que de méme les belles actions
s'attireront leurs récompenses par des voies machinales par rapport
aux corps, quoique cela ne puisse et ue doive pas arriver toujours
sur-le-champ.
90. Enfin sous ce gouvernement parfait il n'y aurait point de
bonne action sans récompense, point de mauvaise sans châtiment,
et tout doit réussir au bien des bons, c'est-à-dire de ceux qui ne
sont point. des mécontents dans ce grand état, qui se fient à la Pro-
vidence, aprés avoir fait leur devoir, et qui aiment et imitent, comme
il faut, l'auteur de tout bien, se plaisant dansla considération de ses
perfections suivant la nature du pur amour véritable, qui fait prendre
plaisir à la félicité de ce qu'on aime. C'est ce qui fait travailler les
personnes sages et vertueuses à tout ce qui parait conforme à la vo-
lonté divine présomptive ou antécédente, et se contenter cependant
de ce que Dieu fait arriver effectivement par sa volonté secrete. con-
sequente et décisive, en reconnaissant que, si nous pouvions entendre
PatL JANET, — Leibniz. 1-46
122 LA MONADOLOGIE
assez l'ordre de l'univers, nous trouverions qu'il surpasse tous les
souhaits des plus sages, et qu'il est impossible de le rendre meilleur
qu'il est, non seulement pour le tout en général, mais encore pour
nous-mémes en particulier, si nous sommes attachés comine il faut
à l'auteur du tout, non seulement comme à l'architecte et à la cause
efficiente de notre être, mais encore comme à notre Maitre et à la
cause finale qui doit faire tout le but de notre volonté, et peut seul
faire notre bonheur. (Préf. 4, 8 278.)
PRINCIPES DE LA NATURE ET DE LA GRACE
FONDÉS EN RAISON
1114
L'Europe savante, 1718, nov. art. VI.
1. La substance est un étre capable d'action. Elle est simple ou
composée. La substance simple est celle qui n'a point de parties. La
composée est l'assemblage des substances simples, ou des monades.
Monas est un mot grec, qui signifie l'unité, ou ce qui est un.
Les composés, ou les corps, sont des multitudes ; et les substances
simples, les vies, les àmes, les esprits sont des unités. Et il faut
bien qu'il y ait des substances simples partout, parce que sans les
simples il n'y aurait point de composés; et par conséquent toute la
nature est pleine de vie.
9. Les monades, n'ayant point de parties, ne sauraient ètre for-
mées ni défaites. Elles ne peuvent commencer ni finir naturelle- -
ment; et durent par conséquent autant que l'univers, qui sera
changé, mais qui ne sera point détruit. Elles ne sauraient avoir des
figures ; autrement elles auraient des parties. Et par conséquent
une monade en elle-méme, et dans le moment, ne saurait être dis-
cernée d'une autre que par les qualités et actions internes, lesquelles
ne peuvent étre autre'chose que ses perceptions (c'est-à-dire les
représentations du composé, ou de ce qui est dehors dans le sim-
ple), et ses appétitions (c'est-à-dire ses tendances d'une perception
à l'autre), qui sont les principes du changement. Car la simplicité
de la substance n'empéche point la multiplicité des modifications,
qui se doivent trouver ensemble dans cette même substance simple,
et elles doivent consister dans la variété des rapports aux choses
qui sont au dehors.
C'est comme dans un centre ou point, tout simple qu'il est, se
125 PRINCIPES DE LA NATURE ET DE LA GRACE
trouvent une infinité d'angles formés par les lignes qui y concourent.
3. Tout est plein dans la nature. ll y à des substances simples.
séparees effectivement les unes des autres par des actions propres,
qui changent continuellement leurs rapports ; et chaque substance
simple ou monade, qui fait le centre d'une substance composée
(comme, par exemple, d'un animal), et le principe de son unicité,
est environnée d'une masse composée par une infinité d'autres mo-
nades, qui constituent le corps propre de cette monade centrale,
suivant les affections duquel elle représente, comme dans unc ma-
nière de centre, les choses qui sont hors d'elle. Et ce corps est orga-
nique, quand il forme une maniere d'automate ou de machine de
la nature, qui est machine non seulement dans le tout. mais encore
dans les plus petites parties qui se peuvent faire remarquer. Et
comme à cause de la plénitude du monde tout estlié, et chaque corps
agit sur chaque autre corps, plus ou moins, selon la distance, et en
est affecté par réaction, il s'ensuit que chaque monade est un mi-
roir vivant, ou doué d'action interne, représentatif de l'univers,
suivant Son point de vue, et aussi réglé que l'univers même. Ft les
perceptions dans la monade naissent les unes des autres par les lois
des appétits, ou des causes finales du bien ou du mal qui consistent
dans les perceptions remarquables, réglées ou déréglées, comme les
changements des corps, et les phénomenes au dehors naissent les
uns des autres par les lois des causes efficientes, c'est-à-dire des
mouvements. Ainsi il y à. une harmonie parfaite entre les percep-
tions de la monade et les mouvements des corps, préétablie d'abord
entre le système des causes efficientes et celui des causes finales.
Et c'est en cela que consiste l'accord et l'union physique de l'áme
et du corps, sans que l'un puisse changer les lois de l'autre.
4. Chaque monade, avec un corps particulier, fait une substance
vivante. Ainsi il n'y a pas seulement de la vie partout, jointe aux
membres ou organes ; mais méme il y a une infinité de degrés dans
les monades, lesunes dominant plus ou moins sur les autres. Mais
quand la monade a des organes si ajustés que par leur moven il v a
du relief et du distingué dans les impressions qu'ils recoivent, et
par conséquent. daus les perceptions qui les représentent (comme
par exemple, lorsque par le moyen de la figure des humeurs des
yeux, les ravons de la lumière sont concentrés et agissent avec plus
de force), cela peut aller jusqu'au sentiment, c'est-à-dire jusqu'à
une perception accompagnée de mémoire, à savoir, dont un certain
FONDÉS EN RAISON 725
écho demeure longtemps pour se faire entendre dans l’occasion ; et
un tel vivant est appelé animal, comme sa monade est appelée une
âme. Et quand cette âme est élevée jusqu'à la raison, elle est quel-
que chose de plussublime, et on la compte parmi les esprits, comme
il sera expliqué tantót.
Tt est vrai que les animaux sont quelquefois dans l'état de simples
vivants, etleurs âmes dans l'état de simples monades, savoir, quand
leurs perceptions ne sont pas assez distinguées, pour qu'on s'en
puisse souvenir, comme il arrive dans un profond sommeil sans
songes, ou dans un évanouissement; mais les perceptions devenues
entièrement confuses se doivent redévelopper dans les animaux
par les raisons que je dirai tantót. Ainsi ilest bon de faire distinc-
tion entre la perception, qui est l'état intérieur de la monade repré-
sentant les choses externes, et l'aperception qui est la conscience,
ou la connaissance réflexive de cet état intérieur, laquelle n'est point
donnée à toutes les ámes, ni toujours à la méme áme. Et c'est faute
de cette distinction que les cartésiens ont manqué, en comptant
pour rien les perceptions dont on ne s'apercoit pas, comme le peuple
compte pour rien les corps insensibles. C'est aussi ce qui a fait
croire aux mémes cartésiens que les seuls esprits sont des monades,
qu'il n'y a point d'âme des bêtes, etencore moins d'autres principes
de vie. Et comme ils ont trop choqué l'opinion commune des
hommes, en refusant le sentiment aux bêtes, ils se sont trop accom-
modés au contraire aux préjugés du vulgaire, en confondant un
long étourdissement, qui vient d'une grande confusion des percep-
lions avec une mort à la rigueur où toute la perception cesserait ;
ce qui a confirmé l'opinion mal fondée de la destruction de quelques
âmes, et le mauva ntiment de quelques esprits forts prétendus,
qui ont combattu l'immortalité de la nótre.
5. Hl y a une liaison dans les perceptions des animaux qui a. quel-
que ressemblance avec la raison ; mais elle n'est fondée que dans
la mémoire des faits, et nullement dans la connaissance des causes.
C'est ainsi qu'un chien fuit le báton dont il a été frappé, parce que
la mémoire lui représente la douleur que ce bâton lui a causée. Et
les hommes, en tant qu'ils sont empiriques, c'est-à-dire dans les
rois quarts de leurs actions, n'agissent que comme des bêtes ; par
exemple, on s'attend qu'il fera jour demain, parce que l'on a toujours
expérimenté ainsi. ll n'y a qu'un astronome quile prévoie par rai-
son ; et même cette prédiction manquera enfin, quand la cause du
136 PRINCIPES DE LA NATURE ÉT DE LA GRACE
jour, qui n'est point éternelle, cessera. Mais le raisonnement véri-
table dépend des vérités nécessaires ou éternelles ; comme sont
celles de la logique, des nombres, de la géométrie, qui font la. con-
nexion indubitable des idées, et les conséquences immanquables. Les
animaux où ces conséquences ne se remarquent point sont appelés
bétes; mais ceux qui connaissent ces vérités nécessaires sont pro-
prement ceux qu'on appelle animaux raisonnables, et leurs âmes sont
appelées esprits. Ces âmes sont capables de faire des actes réflexifs, et
de considérer ce qu'on appelle moi, substance monade, âme, esprit ;
en un mot, les choses et les vérités immatérielles. Et c'est ce qui nous
rend susceptibles des sciences ou des connaissances démonstratives.
6. Les recherches des modernes nous ont appris, et la raison l'ap-
prouve, que les vivants dont les organes nous sont connus, c'est-à-
dire les plantes et les animaux, ne viennent point d'une putréfaction
ou d'un chaos comme les anciens l'on crut, mais de semences pré-
formées, et par conséquent de la transformation des vivants pré-
existants. ll y a de petits animaux dans les semences des grands,
qui, par le moyen de la conception, prennent un revêtement nou-
veau qu'ils s'approprient, et qui leur donne moyen de se nourrir et
de s'agrandir pour passer sur un plus grand théâtre, et faire la pro-
pagation du grand animal. ll est vrai que les ámes des animaux
spermatiques humains ne sont point raisonnables, et ne le devien-
nent que lorsque la conception détermine ces animaux à la nature
humaine. Et comme les animaux généralement ne naissent point
entiérement dans la conception ou génération, ils ne périssent pas
entiérement non plus dans ce que nous appelons mort ;car il est
raisonnable que ce qui ne commence pas naturellement ne finisse
pas non plus dans l'ordre de la nature. Ainsi, quittant leur masque
ou leur guenille, ils retournent seulement à un théâtre plus subtil,
où ils peuvent pourtant être aussi sensibles et aussi bien réglés que
daus le plus grand. Et ce qu'on vient de dire des grands animaux
a encore lieu dans la génération et la mort des animaux spermati-
ques plus petits, à proportion desquels ils peuvent passer pour
grands, car tout va à l'infini dans la nature.
Ainsi non seulement les àmes, mais encoreles animaux sont in-
générables et impérissables : ils ne sont que développés, enveloppés,
revétus, dépouillés, transformés ; les ámes ne quittent jamais tout
leur corps, et nepassent point d'un corps dans un autre corps qui
leur soit entiérement nouveau.
FONDÉS EN RAISON 727
Il n'y a donc point de métempsycose, mais il y a métamorphose ;
les animaux changent, prennent et quittent seulement des parties :
ce qui arrive peu à peu, et par petites parcelles insensibles, mais con-
tinuellement, dans la nutrition ; et tout d'un coup, notablement,
mais rarement, dans la conception ou dans la mort, qui font ac-
quérir ou perdre tout à la fois.
1. Jusqu'ici nous n'avons parlé qu'en simples physiciens : mainte-
nant il faut s'élever à la métaphysique, en nous servant du grand
principe, peu employé communément, qui porte que rien ne se fait
sans raison suffisante ; c'est-à-dire que rien n'arrive sans qu'il soit
possible à celui qui connaitrait assez les choses de rendre une raison
qui suffise pour déterminer pourquoi il en est ainsi, et non pas
autrement. Ce principe posé, la première question qu'on a droit de
faire sera : Pourquoi il y a plutót quelque chose que rien ? Car le
rien est plus simple et plus facile que quelque chose. De plus, sup-
posé que des choses doivent exister, il faut qu'on puisse rendre rai-
son pourquoi elles doivent exister ainsi, et non autrement.
8. Or, cette raison suffisante de l'existence de l'univers ne se sau-
rait trouver dans la suite des choses contingentes, c'est-à-dire des
corps et de leurs représentations dans les âmes ; parce que la matière
étant indifférente en elle-même au mouvement et au repos, et à un
mouvement tel ou autre, on n'y saurait trouver la raison du mouve-
ment, et encore moins d'un tel mouvement. Et quoique le présent
mouvement, qui est dansla matière, vienne du précédent, et celui-
ci encore d'un précédent, on n'en est pas plus avancé, quand on irait
aussi loin que l'on voudrait ; car il reste toujours la méme question.
Ainsi, il faut que la raison suffisante, qui n'ait plus besoin d'une
autre raison, soit hors de cette suite des choses contingentes, et se
trouve dans une substance, qui en soit la cause, ou qui soit un être
nécessaire, portant la raison de son existence avec soi ; autrement on
n'aurait pas encore une raison suffisante où l'on püt finir. Et cette
dernière raison des choses est appelée Dieu.
9. Cette substance simple primitive doit renfermer éminemment
les perfections contenues dans les substances dérivatives qui en
sont les effets ; ainsi elle aura la puissance, la connaissance et la
volonté parfaites, c'est-à-dire elle aura une toute-puissance, une
omniscience et une bonté souveraines. Et comme la justice, prise
généralement, n'est autre chose que la bonté conforme àla sagesse,
il faut bien qu'il y ait aussi une justice souveraine en Dieu. La rai-
128 PRINCIPES DE LA NATURE ET DE LA GRACE
son qui a fait exister les choses par lui, les fait encore dépendre de
lui en existant et en opérant : etelles reçoivent continuellement de
lui ce qui les fait avoir quelque perfection ; mais ce qui leur reste
d'impertection vient dela limitation essentielle et originale de la
créature. |
10. 11 s'ensuit de la perfection suprême de Dieu qu'en produisant
l'univers il a choisi le meilleur plan possible, où il y a la plus
grande variété, avec le plus grand ordre : leterrain, lelieu, le temps
les mieux ménagés : le plus d'effet produit par les voies les plus sim-
ples : le plus de puissance, le plus de connaissance, le plus de bon-
heur et de bonté dansles créatures quel'univers en pouvait admettre.
Car tous les possibles prétendant à l'existence dans l'entendement
de Dieu, à proportion de leurs perfections, le résultat de toutes ces
prétentions doit être le monde actuel le plus parfait qui soit possible.
Et sans cela il ne serait pas possible de rendre raison pourquoi les
choses sont allées plutôt ainsi qu'autrement.
11. La sagesse supréme de Dieu lui a fait choisir surtout les lois
du mouvement les mieux ajustées et les plus convenables aux rai-
sons abstraites ou métaphysiques. ll s'y conserve la. méme quantité
de la force totale et absolue ou de l'action ; la méme quantité de la
force respective ou de la réaction; la même quantité enfin de la force
directive. De plus, l'action est toujours égale à la réaction, et l'effet
entier est toujours équivalent à sa cause pleine. Et il est surprenant
de ce que, par la seule considération des causes efficientes, ou de la
matière, on ne saurait rendre raison de ces lois du mouvement dé-
couvertes de notre temps, et dont une partie a été découverte par
moi-même. Car j'ai trouvé qu'il y faut recourir aux causes finales,
et que ees lois ne dependent point du principe dela nécessité comme
les vérités logiques, arithmétiques et géométriques ; mais du prin-
cipe de la convenance, c'est-à-dire du choix de la sagesse. Et c'est
une des plus efficaces et des plus sensibles preuves del'existence de
Dieu pour ceux qui peuvent approfondir ces choses.
12. Il suit encore de la perfection de l'auteur suprême que non
seulement l'ordre de l'univers entier est le plus parfait qui se puisse,
mais aussique chaque miroir vivant représentant l'univers suivant son
point de vue, c'est-à-dire que chaque monade, chaque centre subs-
tantiel, doit avoir ses perceptions et ses appétits les mieux réglés,
qu'il est compatible avec tout le reste. D'oü il s'ensuitencore que les
âmes, c'est-à-dire les monades les plus dominantes, ou plutôt les
FONDÉS EN RAISON 139
animaux, ne peuvent manquer de se réveiller de l'état d'assoupis-
sement, où la mort ou quelque autre accident les peut mettre.
13. Car tout est réglé dans les choses une fois pour toutes avec
autant d'ordre et de correspondance qu'il est possible ; la supréme
sagesse et bonté ne pouvant agir qu'avec une parfaite harmonie. Le
présent est gros de l'avenir : le futur se pourrait lire dans lc passé ;
l'éloigné est exprimé dans le prochain. On pourrait connaitre la
beauté de l'univers dans chaque âme, si l'on pouvait déplier tous
ses replis, qui ne se développent sensiblement qu'avec le temps.
Mais, comme chaque perception distinete de l'âme comprend une
infinité de perceptions confuses qui enveloppent tout l'univers, l'àime
méme ne connait les choses dont elle a perception qu autant qu'elle
en a des perceptions distinctes et relevées ; et elle a de la perfection
à mesure de ses perceptions distinctes,
Chaque âme connait l'infini, connait tout, mais confusément.
Comme en me promenant sur le rivage dela mer, et entendant le
grand bruit qu'elle fait, j'entends les bruits particuliers de chaque
vague, dont le bruit total est composé, mais sans les discerner ; nos
perceptions confuses sont le résultat des impressions que tout l'uni-
vers fait sur nous. ll en est de méme de chaque monades. Dieu seul
a une connaissance distincte de tout ; car il en est la source. On a
fort bien dit qu'il est comme centre partout ; mais que sa circonfé-
rence n'est nulle part, toutlui étant présent. immédiatement, sans .
aucun éloignement de ce centre.
41. Pour ce qui est de l'âme raisonnable ou de l'esprit, il y a
quelque chose de plus que dans les monades, ou méme dans les
simples âmes. Il n'est pas seulement un miroir de l'univers des
créatures, mais eneore une image de la divinité. L'esprit n'a pas
seulement une perception des ouvrages de Dieu ; mais il est même
capable de produire quelque chose qui leur ressemble, quoiqu'en
petit. Car, pour nc rien dire des merveilles des songes, oü nous in-
ventons sans peine, et sans en avoir même la volonté, des choses
auxquelles il faudrait penser longtemps pour les trouver quand on
veille ; notre âme est architectonique encore dans les actions voloa-
taires, et, découvrant les sciences suivant lesquelles Dieu a réglé les
choses (pondere, mensura, numero), elle imite dans son départe-
ment et dans son petit monde, où il lui est permis de s'exercer, ce
que Dieu fait dans le grand.
15. C'est pourquoi tous les esprits, soit des hommes, soit des gé-
130 PRINCIPES DE LA NATURE ET DE LA GRACE
nies, entrant en vertu de la raison et des vérités éternelles dans
une espèce de société avec Dieu, sont des membres de la cité de
Dieu, c'est-à-dire du plus parfait état, formé et gouverné par le
plus grand et le meilleur des monarques : où il n'y a point de
crime sans châtiment, point de bonnes actions sans récompense
proportionnée ; et enfin autant de vertu et de bonheur qu'il est pos-
sible ; et cela non pas par un dérangement de la nature, comme si
ce que Dieu prépare aux âmes troublait les lois des corps, mais par
l'ordre méme des choses naturelles, en vertu de l'harmonie préétablie
de tout temps entre les régnes de la nature et de la grâce, entre Dieu
comme architecte, et Dieu comme monarque; en sorte que la nature
mene à la grâce, et que la grâce perfectionne la natureen s'en servant.
16. Ainsi, quoique la raison ne nous puisse point apprendre le
détail du grand avenir réservé à la révélation, nous pouvons être.
assurés par cette méme raison que les choses sont faites d'une ma-
nière qui passe nos souhaits. Dieu étant aussi la plus parfaite et Ja
plus heureuse, et par conséquent la plus aimable des substances, et
l'amour pur véritable consistant dans l'état qui fait goûter du plai-
sir dans les perfections et dans la félicité de ce qu'on aime, cet
amour doit nous donner le plus grand plaisir dont on puisse étre
capable, quand Dieu en est l'objet.
17. Et il est aisé de l'aimer comme il faut, si nous le connaissons
comme je viens de dire. Car, quoique Dieu ne soit point sensible à
nos sens externes, il ne laisse pas d’être très aimable, et de donner
un tres grand plaisir. Nous voyons combien les honneurs font plai-
sir aux hommes, quoiqu'il ne consiste point dans les qualités des
sens extérieurs.
Les martyrs etles fanatiques, quoique l'affection de ces derniers
soit mal réglée, montrent ce que peut le plaisir de l'esprit ; et, qui
plus est, les plaisirs mêmes des sens se réduisent à des plaisirs intel-
lectuels confusément connus.
:La musique nous charme, quoique sa beauté ne consiste que dans
les convenances des nombres, et dans le compte, dont nous ne nous
apercevons pas, et que l'âme nelaisse pas de faire, des battements ou
vibrations des corps sonnants, qui se rencontrent par certains inter-
valles. Les plaisirs que la vue trouve dans les proportions sont de la
méme nature ; et ceux que causent les autres sens reviendront à
quelque chose de semblable, quoique nous ne puissions pas l'expli-
quer si distinctement.
ii.
FONDÉS EN RAISON 134
18. On peut méme dire que dés à présent l'amour de Dieu nous
fait jouir d'un avant-goüt de la félicité future. Et quoiqu'il soit dé-
sintéressé, il fait par lui-même notre plus grand bieu et intérét,
quand méme on ne l'y chercherait pas, et quand on ne considércrait
que le plaisir qu'il donne, sans avoir égard à l'utilité qu'il produit ;
car il nous donne une parfaite confiance dans la bonté de notre au-
teur et maitre, laquelle produit une véritable tranquillité de l'esprit ;
non pas comme chez les stoiciens résolus à une patience par force,
mais par un contentement présent, qui nous assure méme un bon-
heur futur. Ft, outre le plaisir présent, rien ne saurait être plus utile
pour l'avenir, car l'amour de Dieu remplit encore nos espérances, ct
nous mene dans le chemin du supréme bonheur, parce qu'en vertu du
parfait ordre établi dans l'univers toutest fait le mieux qu'il est possi-
ble, tant pour le bien général que pour le plus grand bien particulier
de ceux qui en sont persuadés, et qui sont contents du divin gouver-
nement ; ce qui ne saurait manquer dans ceux qui savent aimer la
source de tout bien. 11 est vrai que la suprême félicité, de quelque
vision béatifique, ou connaissance de Dieu, qu'elle soit accompagnée,
ne saurait jamais étre pleine; parce que Dieu étant infini, il ne sau-
ait étre connu entierement.
Ainsi notre bonheur ne consistera jamais et ne doit point consis-
ter dans une pleine jouissance, où il n'y aurait plus rien à désirer
et qui rendrait notre esprit stupide ; mais dans un progrès perpétuel
à de nouveaux plaisirs et de nouvelles perfections.
RECUEIL DE LETTRES
ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE
SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC.
4715-1716
Premier écrit de M. Leibniz. Extrait d'une lettre de M. Leibniz à S. A. R
Madame la princesse de Galles, écrite au mois de novembre 1715.
1. ll me semble que la religion naturelle même s'affaiblit extréme-
ment (en Angleterre). Plusieurs font les âmes corporelles, d'autres
font Dieu lui-méme corporel.
9. M. Locke et ses sectateurs doutent au moins si les âmes ne
sont point matérielles et naturellement périssables.
3. M. Newton dit que l'espace est l'organe dont Dieu se sert
pour sentir les choses. Mais s'il a besoin de quelque moyen pour
les sentir, elles ne dépendent donc pas entiérement de lui et ne
sont point sa production. |
4. M. Newton et ses sectateurs ont encore une fort plaisante opi-
nion de l’ouvrâge de Dieu. Selon eux, Dieu a besoin de remonter de
temps en temps sa montre. autrement elle cesserait d'agir. Il n'a pas
eu assez de vue, pour en faire un mouvement perpétuel. Cette ma-
chine de Dieu est méme si imparfaite, selon eux, qu'il est obligé de
la décrasser de temps en temps par un concours extraordinaire, et
méme de la raecommoder, comme un horloger son ouvrage, qui
sera d'autant plus mauvais maitre, qu'il sera plus souvent obligé
d'y retoucher et d'y corriger. Selon mon sentiment, la méme force
et vigueur y subsiste toujours, et passe seulement de matière en
matière, suivant les lois de la nature, et le bel ordre préétabli.
Et je tiens, quand Dieu fait des miracles, que ce n'est pas pour
soutenir les besoins de la nature, mais pour ceux de la grâce,
SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 133
En juger autrement, ce serait avoir une idée fort basse de la sagesse
et dela puissance de Dieu.
Première réplique de M. Clarke.
{. Ilest vrai, et c'est une chose déplorable, qu'il y a en Angle-
terre, aussi bien qu'en d'autres pays, des personnes qui nient
méme la religion naturelle, ou qui la corrompent extrêmement;
mais, après le déréglement des mœurs, on doit attribuer cela prin-
cipalement à la fausse philosophie des matérialistes, qui est direc-
tement combattue par les principes mathématiques de la philoso-
phie. Il est vrai aussi qu'il y a des personnes qui font lime mate-
rielle, et Dieu lui-méme corporel; mais ces gens-là se déclarent
ouvertement contre les principes mathématiques de la philosophie,
qui sont les seuls principes qui prouvent que la matière est la plus
petite et la moins considérable partie de l'univers.
2. II y a quelques endroits, dans les écrits de M.;Locke, qui pour-
raient faire soupconner, avec raison, qu'il doutait de l'immatérialité
de l'âme; mais il n'a été suivi en cela que par quelques matérialistes,
ennemis des principes mathématiques de la philosophie, et qui n'ap-
prouvent presque rien dans les ouvrages de M. Locke, que ses
erreurs.
3. M. le chevalier Newton ne dit pas que l'espace est l'organe dont
Dieu se sert pour apercevoir les choses; il ne dit pas non plus que
Dieu ait besoin d'aueun moyen pour les apercevoir. Au contraire, il
dit que Dieu, étant présent partout, apercoit les choses par sa pré-
sence immédiate, dans tout l'espace oü elles sont, sans l'intervention
ou le secours d'aucun organe, ou d'aucun moyen. Pour rendre cela
plus intelligible, il l'éclaireit par une comparaison. ll dit que comme
l'âme, étant immédiatement présente aux images qui se forment dans
le cerveau par le moyen des organes des sens, voit ces images
comme si elles étaient les mémes choses qu'elles représentent, de
méme Dieu voit tout par sa présence immédiate, étant actucllement
présent aux choses mémes, à toutes les choses qui sont dans l'uni-
vers, comme l'àme est présente à toutes les images qui se forment
dans le cerveau. M. Newton considère le cerveau et les organes des
sens comme le moyen par lequel ees images sont formées, et non
comme le moyen par lequel l'âme voit ou aperçoit ces images, lors-
qu'elles sont ainsi formées. Et dans l'univers, if ne considère pas les
134 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE
choses comme si elles étaient des images formées par un certain
moyen ou par des organes; mais comme des choses réelles, que
Dieu lui-même a formées, et qu'il voit dans tous les lieux où elles
sont, sans l'intervention d'aucun moyen. C'est tout ce que M. New-
ton a voulu dire par la comparaison, dont il s'est servi, lorsqu'il
suppose que l'espace infini est, pour ainsi dire, le Sensorium de
l'Étre qui est présent partout.
4. Si parmi les hommes, un ouvrier passe avec raison pour étre
d'autant plus habile, que la machine qu'il a faite continue plus long-
temps d'avoir un mouvement réglé, sans qu'elle ait besoin d'être
retouchée, c'est parce que l'habileté de tous les ouvriers humains ne
consiste qu'à composer et à joindre certaines piéces, qui ont un
mouvement dont les principes sont tout à fait indépendants de l'ou-
vrier ; comme les poids et les ressorts, etc., dont les forces ne sont
pas produites par l'ouvrier, qui ne fait que les ajuster et les joindre
ensemble. Mais il en est tout autrement à l'égard de Dieu, qui non
seulement compose et arrange les choses, mais encore est l'auteur
dc leurs puissances primitives, ou de leurs forces mouvantes, e: les
conserve perpétuellement. Et par conséquent, dire qu'il ne se fait
rien sans sa providence et son inspection, ce n'est pas avilir son
ouvrage, mais plutót en faire connaitre la grandeur et l'excellence.
L'idée de ceux qui soutiennent que le monde est une grande ma-
chine qui se meut sans que Dieu y intervienne, comme une horloge con-
tinue de se mouvoir sans le secours de l'horloger ; cette idée, dis-je,
introduit le matérialisme et la fatalité ; et, sous prétexte de faire de Dieu
unc /ntelligentia Supramundana, elle tend effectivement à bannir du
monde la providence et le gouvernement de Dieu. J'ajoute que par
la méme raison qu'un philosophe peut s'imaginaer que tout se passe
dans le monde, depuis qu'il a été créé, sans que la Providence y ait
aucune part, il ne sera pas difficile à un pyrrhonien de pousser les
raisonnements plus loin, et de supposer que les choses sont allées
de toute éternité, comme elles vont présentement, sans qu'il soit né-
cessaire d'admettre une création, ou un autre auteur du monde, que
ce que ces sortes de raisonneurs appellent la nature trés sage et éter-
nelle. Si un roi avait un royaume, où tout se passerait, sans qu'il y
intervint, et sans qu'il ordonnát de quelle maniere les choses se
feraient ; ce ne serait. qu'un royaume de nom par rapport à Jui ;
et il ne mériterait pas d'avoir le titre de roi ou gouverneur. Et
comme on pourrait soupconner avec raison que ceux qui pré-
SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 135
tendent que dans un royaume les choses peuvent aller parfai-
tement bien, sans que le roi s'en méle ; comme on pourrait, dis-je,
soupconner qu'ils ne seraient pas fâchés de se passer du roi; de
méme on peut dire que ceux qui soutiennent que l'univers n'a
pas besoin que Dieu le dirige et le gouverne continuellement
avancent une doctrine qui tend à le bannir du monde.
Second écrit de M. Leibniz, ou réplique au premier écrit de M. Clarke.
1. On a raison de dire dans l'écrit donné à madame la princesse
de Galles, et que Son Altesse Royale m'a fait la grâce de m'envoyer, -
qu'aprés les passions vicieuses les principes des matérialistes con-
tribuent beaucoup à entretenir l'impiété. Mais je ne crois pas qu'on
ait sujet d'ajouter que les principes mathématiques de la philoso-
phie sont opposés à ceux des matérialistes, Au contraire, ils sont
les mêmes ; excepté que les matérialistes, à l'exemple de Démo-
crite, d'Epicure et de IIobbes, se bornent aux seuls principes ma-
thématiques, et n'admettent que des corps; et que les mathématiciens
chrétiens admettent encore des substances immatérielles. Ainsi ce
ne sont pas les principes mathématiques, selon le sens ordinaire de
ce terme, mais les principes métaphysiques, qu'il faut opposer à ceux
des matérialistes. Pythagore, Platon, et en pàrtie Aristote, en ont eu
quelque connaissance ; inais je prétends les avoir établis démonstra-
tivement, quoique exposés populairement, dans ma Théodicée. Le
grand fondement des mathématiques est le principe de la contradic-
tion, ou de l'identité, c'est-à-dire qu'une énonciation ne saurait être
vraie et fausse n méme temps ; et qu'ainsi À est À, et ne saurait
être non À. Et ce seul principe suffit pour démontrer toute l'arith-
métique et toute la géométrie, c'est-à-dire tous les principes ma-
thématiques. Mais, pour passer de la mathématique à la physique, il
faut encore un autre principe, comme j'ai remarqué dans ma Théo-
dicee ; c’est le principe de la raison suffisante ; c'est que rien n'ar-
rive, sans qu'il y ait une raison pourquoi cela est ainsi plutôt qu'au-
trement. C'est pourquoi Archimède, en voulant passer de la mathé-
matique à la physique dans son livre de l'Équilibre, a été obligé
d'employer un cas particulier du graud principe de la raison suffi-
sante. 1l prend pour accordé que, s'il y a une balance où tout soit de
méme de part et d'autre et si l'on suspend aussi des poids égaux
de part et d'autre aux deux extrémités de cette balance, le tout
136 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE
demeurera en repos. C'est parce qu'il n y a aucune raison pourquoi
un cóté descende plutót que l'autre. Or par ce principe seul, savoir
qu'il faut qu'il y ait une raison suffisante pourquoi les choses sont
plutôt ainsi qu'autrement, se démontre la divinité, et tout le reste
de la métaphysique, ou .de la théologie naturelle; et méme en
quelque facon les principes physiques indépendants de la mathéma-
tique, c'est-à-dire les principes dynamiques, ou de la force.
9. On passe à dire que, selon les principes mathématiques, c'est-
à-dire selon la philosophie de M. Newton :car les principes mathe-
matiques n'y décident rien), là. matière est la partie la. moins
considérable de l'univers. C'est qu'il admet, outre la maticre, un
espace vide; et que, selon lui, la matière n'oceupe qu'une très
petite partie de l'espace. Mais Démocrite et Épicure ont soutenu la
méine chose, excepté qu'ils différaient en cela de M. Newton du
plus au moins ; et que peut-étre, selon eux, il y avait plus de matiere
dans le monde que selon M. Newton. En quoi je crois qu'ils étaient
préférables ; ear plus il y a de la matière, plus y a-t-il de l'occasion
à Dieu d'exercer sa sagesse et sa puissance; el c'est pour cela,
entre autres raisons, que je tiens qu'il n'y a point de vide du tout.
3. li se trouve expressément dans Fappendice de l'optique de
M. Newton que l'espace est le sensorium de Dieu. Or le mot senso-
rium a toujours signifié l'organe dela sensation. Permis à lui et à ses
amis de s'expliquer maintenant tout autrement. Je ne m'y oppose pas.
4. On suppose que la présence de l'âme suffit pour qu'elle s'aper-
coive de ce qui se passe dans le cerveau ; mais c'est justement ce
que le Père Malebranche et toute. l'école cartésienne nie, et a raison
de nier. I1 faut tout autre chose que la seule présence, pour qu'une
chose représente ce qui se passe dans l'autre. 11 faut pour cela quel-
que communication explicable, quelque manière d'influence. L'es-
pace, selon M. Newton, est intimement présent au corps quil
contient, et qui est commensuré avec lui ; s'ensuit-il pour cela que
l'espace s'apercoive de ce qui se passe dans le corps, et qu'il s'en
souvienne après que le corps en sera sorti ? Outre que l'àme, étant
indivisible, sa présence immédiate qu'on pourrait s'imaginer dans
le corps ne serait que dans un point. Comment donc s'apercevrait-
elle de ce qui se fait hors de ce point ? Je prétends d’être le premier
qui ait montré comment l'âme s'aperçoit de ec qui se passe dans le
corps.
». La raison pourquoi Dieu s'aperçoit de tout n'est pas sa simple
SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 137
présence, mais encore son opération ; c'est parce qu'il conserve les
choses par une action qui produit continuellement ce qu'il y a
de bonté et de perfection en elles. Mais les ámes n'ayant point
d'influence immédiate sur les corps, ni les corps sur les âmes,
leur correspondance mutuelle ne saurait être expliquée par la pré-
sence.
6. La véritable raison qui fait louer principalement une machine
est plutôt prise de l'effet de la machine que de sa cause. On ne s'in-
forme pas tant de la puissance du machiniste que de son artifice.
Ainsi la raison qu'on allégue pour louer la machine de Dieu, de ce
qu'il l'a faite tout entiére, sans avoir emprunté de la matiere du
dchors, n'est point suffisante. C'est un petit détour, où l'on a été
forcé de recourir. Et la raison qui rend Dieu préférable à un autre
machiniste n'est pas seulement parce qu'il fait le tout, au lieu que
l'artisan a besoin de chercher sa matiére : cette préférence viendrait
seulement de la puissance ; mais il y a une autre raison de l'excel-
lence de Dieu, qui vient encore de la sagesse. C'est que sa machine ,
dure aussi plus longtemps, et va plus juste que celle de quelque
autre machiniste que ce soit. Celui qui achéte la montre ne se sou-
cie point si l'ouvrier l'a faite tout entiére, ou s'il en a fait faire les
pieces: par d'autres ouvriers, et les a seulement ajustées ; pourvu
qu'elle aille comme il faut. Et si l'ouvrier avait recu de Dieu le don
jusqu'à créer la matiére des roues, on n'en serait point content, s'il
n'avait recu aussi le don de les bien ajuster. Et de méme, celui qui
voudra étre content de l'ouvrage de Dieu ne le sera point par la
seule raison qu'on nous allégue.
1. Ainsi il faut que l'artifice de Dieu ne soit point inférieur à
celui d'un ouvrier; il faut méme qu'il aille infiniment au delà. La
simple production de tout marquerait bien la puissance de Dieu ;
mais elle ne marquerait point assez sa sagesse. Ceux qui soutien-
dront le contraire tomberont justement dans le défaut des maté-
rialistes et de Spinoza, dont ils protestent de s'éloigner. Ils recon-
naitraient de là. puissance, mais non pas assez de sagesse dans le
principe des choses.
8. Je ne dis point que le monde corporel est une machine ou une
montre qui va sansl'interposition de Dieu, et je professe assez que les
créatures ont besoin de son influence continuelle ; mais je soutiens
que c'est une montre qui va sans avoir besoin de sa correction, au-
trement il faudrait dire que Dieu se ravise. Dieu a tout prévu, il a
PAUL JANET. — Leibniz. 1-47
758 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE
AI
remédié à tout par avance. ll y a dans ses ouvrages une harmonie,
une beauté déjà préétablies.
Y. Ce sentiment n'exclut point la providence ou le gouvernement
. de Dieu : au contraire, cela le rend parfait. Une véritable providence
de Dieu demande une parfaite prévoyance: mais de plus elle de-
mande aussi, non seulement qu'il ait tout prévu, mais aussi qu'il
ait pourvu à tout par des remédes conveuables préordonnés : autre-
ment il manquera ou de sagesse pour le prévoir, ou de puissance
pour y pourvoir. H ressemblera à un Dieu socinien, qui vit du jour
à la journée, comme disait M. Jurieu. Il est vrai que Dieu, selon
les sociniens, manque méme de prévoir les inconvénients ; au lieu
que, selon ces Messieurs qui l'obligent à se corriger, il manque d'y
pourvoir. Mais il me seinble que c'est encore un manquement bien
grand ; il faudrait qu'il manquât de pouvoir ou de bonne volonté.
10. Je ne crois point qu'on me puisse reprendre avec raison,
d'avoir dit que Dieu est /ntelligenti« Supramundana. Diront-ils qu'il
est Inlelligentia Mundana, c'est-à-dire qu'il est l'ime du monde ?
J'espere que non. Cependant ils feront bien de se garder d'y donner
sans y penser.
11. La comparaison d'uu roi, chez qui tout irait sans qu'il s'en
mélât, ne vient point à propos ; puisque Dieu conserve toujours les
choses, et qu'elles ne sauraient subsister sans lui : ainsi son royaume
n'est point nominal. C'est justement comme si l'on disait qu'un roi,
qui aurait si bien fait élever ses sujets, et les maintiendrait si bien
dans leur capacité et bonne volonté, par le soin qu'il aurait pris de
leur subsistance, qu'il n'aurait point besoin de les redresser, serait
seulement un roi de nom.
12. Enfin, si Dieu est obligé de corriger les choses naturelles de
temps en temps, il faut que cela se fasse ou surnaturellement ou na-
turellement.. Si cela se fait surnaturellement, il faut recourir au
miracle pour expliquer les choses naturelles ; ce qui est en eflet une
réduction d'une hypothèse ab absurdum. Car avec les miracles on
peut rendre raison de tout sans peine. Mais si cela se fait naturelle-
ment, Dieu ne sera point /utelligena Supramundana, il sera com-
pris sous la nature des choses ; c'est-à-dire, il sera l'âme du monde.
Seconde réplique de M, Clarke.
1. Lorsque j'ai dit que les principes mathématiques de la philo-
sophie sont contraires à ceux des matérialistes, j'ai voulu dire qu'au
m.
SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 739
lieu que les matérialistes supposent que la structure de l'univers
peut avoir été produite par les seuls principes mécaniques de la
matière et du mouvement, de la nécessité et de la fatalité, les prin-
cipes mathématiques de la philosophie font voir, au contraire, que
l'état des choses, la constitution du soleil et des planètes, n’a pu être
produit que par une cause intelligente et libre. À l'égard du mot de
mathématique ou de métaphysique, on peut appeler, si on le juge à
propos, les principes mathématiques des principes métaphysiques,
selon que les conséquences métaphysiques naissent démonstrative-
ment des principes mathématiques. ll est vrai que rien n'existe sans
une raison suffisante, et que rien n'existe d'une certaine maniére
plutót que d'une autre, sans qu'il y ait aussi une raison suffisante
pour cela ; et par conséquent lorsqu'il n'y a aucune cause, il ne peut
y avoir aucun effet. Mais cette raison suffisante est souvent la simple
volonté de Dieu. Par exemple, si l'on considére pourquoi une cer-
tainc portion ou système de matière a été créée dans un certain lieu,
et une autre dans un autre certain lieu, puisque tout lieu étant ab-
solument indiffévent à toute matiére, c'eüt été précisément la méme
chose vice versa, supposé que les deux portions de matiére ou leurs
particules soient semblables ; si, dis-je, l'on considére cela, on n'en
peut alléguer d'autre raison que la simple volonté de Dieu. Et si
cette volonté ne pouvait jamais agir, sans être prédéterminée par
quelque cause, comme une balance ne saurait se mouvoir sans le
poids qui la fait pencher. Dieu n'aurait pas la liberté de choisir ; et
ce serait introduire la fatalité.
2. Plusieurs anciens philosophes grecs, qui avaient emprunté
leur philosophie des Phéniciens, et dont la doctrine fut corrompue
par Épicure, admettaient en général la matière et le vide. Mais ils ne
surent pas se servir de ces principes, pour expliquer les phéno-
ménes de la nature par le moyen des mathématiques. Quelque petite
que soit la quantité de la matière, Dieu ne manque pas de sujets
sur lesquels il puisse exercer sa puissance et sa sagesse ; car il y a
d'autres choses, outre la matiére, qui sont également des sujets
sur lesquels Dieu exerce sa puissance et sa sagesse. On aurait pu
prouver, par la méme raison que les bommes ou toute autre espéce
de créatures doivent étre infinis en nombre, afin que Dieu ne manque
pas de sujets pour exercer sa puissance et sa sagesse.
3. Le mot de Sensorium ne signifie pas proprement l'organe, mais
le lieu de la sensation. L'œil, l'oreille, etc., sont des organes ; mais
140 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE
ce ne sont pas des Sensoria. D'ailleurs, M. le chevalier Newton ne
dit pas que l'espace est un Sensorium; mais qu'il est, par voie de
comparaison, pour ainsi dire, le Sensorium, etc.
4. On n'a jamais supposé que la présence de l'àme suffit pour
la perception : on a dit seulement que cette présence est néces-
saire afin que l'àme apercoive. Si l'âme n'était pas présente aux
images des choses qui sont apercues, elle ne pourrait pas les aper-
cevoir ; mais sa présence ne suffit pas, à moins qu'elle ne soit aussi
une substance vivante. Les substances inanimées, quoique pré
sentes, n'apercoivent rien : et une substance vivante n'est capable
de perception que dans le lieu oü elle est présente, soit aux choses
mémes, comme Dieu est présent à tout l'univers; soit aux images
des choses, comme l'âme leur est présente dans son Sensorium. ll
est impossible qu'une chose agisse, ou que quelque sujet agisse
sur elle, dans un lieu où elle n'est pas présente; comme il est
impossible qu'elle soit dans un lieu oü elle n'est pas. Quoique
l'âme soit indivisible, il ne s'ensuit pas qu'elle n'est présente que
dans un seul point. L'espace fini ou infini est absolument indivi-
sible, méme par la pensée ; car on ne peuts'imaginer que ses par-
ties se séparent l'une de l'autre, sans s'imaginer qu'elles sortent,
pour ainsi dire, hors d'elles-mémes ; et cependant l'espace n'est pas
un simple point.
5. Dieu n'apercoit pas les choses par sa simple présence, ni parce
qu'il agit sur elles; mais parce qu'il est, non seulement présent par-
tout, mais encore un étre vivant et intelligent. On doit dire la méme
chose de l'àme dans sa petite sphere. Ce n'est point par sa simple
présence, mais parce qu'elle est une substance vivante, qu'elle
apercoit les images auxquelles elle est présente, et qu'elle ne saurait
apercevoir sans leur étre présente.
6 et 7. ll est vrai que l'excellence de l'ouvrage de Dieu ne consiste
pas seulement en ce que cet ouvrage fait voir la puissance de son
auteur, mais encore en ce qu il montre sa sagesse. Mais Dieu ne fait
pas paraitre cette sagesse, en rendant la nature capable de se mou-
voir sans lui, comme un horloger fait mouvoir une horloge. Cela est
impossible, puisqu'il n'y a point de forces dans la nature, qui soient
indépendantes de Dieu, comme les forces des poids et des ressorts
sont indépendantes des hommes. La sagesse de Dieu consiste donc
en ce qu'il a formé, dès le commencement, une idée parfaite et
plete d'un ouvrage, qui a commencé et qui subsiste toujours,
SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 144
conformément à cette idée, par l'exercice perpétuel de la puissance
et du gouvernement de son auteur.
8. Le mot de correction ou de réforme ne doit pas étre entendu
par rapport à Dieu, mais uniquement par rapport à nous. L'état
présent du systéme solaire, par exemple, selon les lois du mouve-
ment qui sont maintenant établies, tombera un jour en confusion ;
et ensuite il sera peut-être redressé, ou bien il recevra une nouvelle
forme. Mais ce changement n'est que relatif, par rapport à notre
manière de concevoir les choses. L'état présent du monde, le désordre
où il tombera et le renouvellement dont ce désordre sera suivi
entrent également dans le dessein que Dieu a formé. 1! en est de la
formation du monde comme de celle du corps humain. La sagesse
de Dieu ne consiste pas à les rendre éternels, mais à les faire durer
aussi longtemps qu'il le juge à propos.
9. La sagesse et la prescience de Dieu ne consistent pas à préparer
des remédes par avance, qui guériront d'eux-mémes les désordres
de la nature. Car, à proprement parler, il n'arrive aucun désordre
dans le monde, par rapport à Dieu ; et par conséquent, il n'y a point
de remédes ; il n'y à point méme de forces naturelles qui puissent
agir d'elles-mémes, comme les poids et les ressorts agissent d'eux-
mêmes par rapport aux hommes. Mais la sagesse et la prescience
de Dieu consistent, comme on l'a dit ci-dessus, à former dés le com-
mencement un dessein, que sa puissance met continuellement en
exécution.
10. Dieu n'est point une intelligentia mundana ni une ?ntelli-
gentia supramundana ; mais une intelligence qui est partout dans
le monde et hors du monde. Il est en tout, partout, et par-dessus
tout.
11. Quand on dit que Dieu conserve les choses, si l'on veut dire
par là qu'il agit actuellement sur elles, et qu'il les gouverne, en con-
servant et en continuant leurs êtres, leurs forces, leurs arrange-
ments et leurs mouvements, c'est précisément ce que je soutiens.
Mais si l'on veut dire simplement que Dieu, en conservant les
choses, ressemble à un roi qui créerait des sujets, lesquels seraient
capables d'agir sans qu'il eût aucune part à ce qui se passerait parmi
eux ; si c'est là, dis-je, ce que l'on veut dire, Dieu sera un véritable
créateur, mais il n'aura que le titre de gouverneur.
12. Le raisonnement que l'on trouve ici suppose que tout ce que
Dieu fait est surnaturel et miraculeux ; et par conséquent, il tend à
152 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE
exclure Dieu du gouvernement actuel du monde. Mais il est certain
que le naturel et le surnaturel ne diffèrent en rien l'un de l'autre
par rapport à Dieu : ce ne sont que des distinctions, selon notre
manière de concevoir les choses. Donner un mouvement réglé au
soleil (ou à la terre), c'est une chose que nous appelons naturelle :
arrêter ce mouvement pendant un jour, c'est une chose surnaturelle
selon nos idées. Mais la dernière de ces deux choses n'est pas l'effet
d'une plus grande puissance que l'autre ; et par rapport à Dieu, elles
sont toutes deux également naturelles ou surnaturelles. Quoique
Dieu soit présent dans tout l'univers, il ne s'ensuit point qu'il soit
l'âme du monde. L'âme humaine est une partie d'un composé, dont
le corps est l'autre partie; et ces deux parties agissent mutuelle-
merit l'une sur l'autre, comme étant les parties d'un méme tout.
Mais Dieu est dans le monde, non comme une partie de l'univers,
mais comune un gouverneur. Îl agit sur tout, et rien n'agit sur lui.
Il n'est pas loin de chacun de nous ; car en lui nous (et toutes les
choses qui existent; avons la vie, le mouvement et l'étre.
Troisième écrit de M. Leibniz. ou réponse à la seconde réplique
de M. Clarke.
1. Selon la maniére de parler ordinaire, les principes mathéma-
tiques sont ceux qui consistent dans les mathématiques pures,
comme nombres, arithmétique, géométrie. Mais les principes mé-
taphysiques regardent des notions plus générales, comme la cause
et l'effet.
2. On m'accorde ce principe important que rien n'arrive sans
qu'il y aitune raison suffisante pourquoi il en soit plutôt ainsi qu'au-
trement. Mais on me l'accorde en paroles, et on me le refuse en effet ;
ce qui fait voir qu'on n'en a pas bien compris toute la force. Et pour
cela on se sert d'une de mes démonstrations contre l'espace réel
absolu, idole de quelques Anglais modernes. Je dis idole, non pas
dans un sens théologique, mais philosophique ; comme le chancelier
Bacon disait autrefois qu'il y a ?dola tribus, idola specus.
3. Ces messieurs soutiennent donc que l'espace est un être réel
absolu : mais cela les mène à de grandes difficultés ; caril parait que
cet être doit être éternel et infini. C'est pourquoi il y en a qui ont
cru que c'était Dieu lui-même. ou bien son attribut, son immensité.
Mais comme il a des parties, ce n'est pas une chose qui puisse con-
an à à Dieu.
SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 143
4. Pour moi. j'ai marqué plus d'une fois que je tenais l'espace
comme quelque chose de purement relatif, comme le temps; pour
un ordre des coexistences, comme le temps est un ordre des succes- .
sions. Car l'espace marque en termes de possibilité un ordre des
choses qui existent en méme temps, en tant qu'elles existent en-
semble, sans entrer dans leur maniére d'éxister. Et lorsqu'on voit
plusieurs choses ensemble, on s'apercoit de cet ordre des choses
entre ciles.
5. Pour réfuter l'imagination de ceux qui prennent l'espace pour
une substance, ou du moins pour quelque étre absolu, j'ai plusieurs
démonstrations, mais je nc veux me servir à présent que de celle
dont on me fournit ici l'occasion. Je dis donc que, si l'espace était un
étre absolu, il arriverait quelque chose dont il serait impossible
qu'il y etit une raison suffisante, ce qui est encore notre axiome. Voici
comment je le prouve. L'espace est quelque chose d'uniforme absolu-
ment; et sans les choses y placées, un point de l'espace ne diffère
absolument en rien d'un autre point de l'espace. Or il suit de cela
{supposé que l'espace soit quelque chose en lui-méme outre l'ordre
des corps entre eux) qu'il est impossible qu'il y ait une raison :
pourquoi Dieu, gardant les mémes situations des corps entre eux,
ait placé les corps dans l'espace ainsi ct non pas autrement ; et
pourquoi tout n'a pas été pris au rehours (par exemple), par un
échange de l'Orient et de l'Occident. Mais si l'espace n'est autre
chose que cet ordre ou rapport, et n'est rien du tout sans les corps,
que la possibilité d'en mettre; ces deux états, l'un tel qu'il est,
l'autre supposé au rebours, ne différeraient point entre eux. Leur
différence ne se trouve donc que dans notre supposition chimérique
de la réalité de l'espace en lui-méme. Mais, dans la vérité, l'un se-
rait justement la méme chose que l'autre, comine ils sont absolu-
ment indiscernables ; et par conséquent, il n'y a pas lieu de demander
la raison de la préférence de l'un à l'autre.
6. I1 en est de méme du temps. Supposé que quelqu'un demande
pourquoi Dieu n'a pas tout crée un an plus tôt, et que ce méme per-
sonnage veuille inférer de là que Dieu a fait quelque chose dont il
n'est pas possible qu'il y ait une raison pourquoi il l'a faite ainsi
plutót qu'autrement, on lui répondrait que son illation serait vraie
si le temps était quelque chose hors des choses temporelles ; car il
serait impossible qu'il y eüt des raisons pourquoi les choses eussent
été appliquées plutôt à de tels instants qu'à dantes, Xx SSSSRSSMNSS
14^ LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE
demeurant la méme. Mais cela méme prouve que les instants hors
des choses ne sont rien, et qu'ils neconsistent que dans leur ordre
successif ; lequel demeurant le méme, l'un des deux états, comme
celui de l'anticipation imaginée, ne différerait en rien, et ne saurait
être discerné de l'autre qui est maintenant.
7. On voit par tout ce que je viens de dire que mon axiome n'a
pas été bien pris; et qu'en semblant l'accorder on le refuse. Il est
vrai, dit-on, qu'il n'y 3 rien sans une raison suffisante pourquoi il
est, et pourquoi il est ainsi plutót qu'autrement : mais on ajoute que
cette raison suffisante est souventla simple volonté de Dieu ; comme
lorsqu'on demande pourquoi la matière n'a pas été placée autre-
ment dans l'espace, les mémes situations entre les corps demeu-
rant gardées. Mais c'est justement soutenir que Dieu veut quelque
chose, sans qu'il y ait aucune raison suffisante de sa volonté, contre
l'axiome, ou la régle générale de tout ce qui arrive. C'est retomber
dans l'indifférence vague, que j'ai montrée chimérique absolument,
même dans les créatures, et contraire à la sagesse de Dieu, comme
s'il pouvait opérer sans agir par raison.
8. On m'objecte qu'en n'admettant point cette simple volonté, ce
serait ôter à Dieu le pouvoir de choisir, et tomber dans la fatalité.
Mais c'est tout le contraire : on soutient en Dieu le pouvoir de choi-
sir, puisqu'on le fonde sur la raison du choix conforme à sa sagesse.
Et ce n'est pas cette fatalité (qui n'est autre chose que l'ordre le plus
sage de la Providence), mais une fatalité ou nécessité brute, qu'il
faut éviter où il n'y a nisagesse ni choix. ,
9. J'avais remarqué qu'en diminuant la quantité de la matière
on diminue la quantité des objets où Dieu peut exercer sa bonté. On
me répond qu'au lieu de la matiére il y a d'autres choses dans le
vide, oü il ne laisse pas de l'exercer. Soit ; quoique je n'en demeure
point d'accord ; car je tiens que toute substance créée est accompa-
gnée de matière. Mais soit, dis-je: jeréponds que plus de matière
était compatible avec ces mémes choses ; et par conséquent, c'est
toujours diminuer ledit objet. L'instance d'un plus grand nombre
d'hommes ou d'animaux ne convient point ; car ils óteraient la place
à d'autres choses.
10. Il sera difficile de nous faire accroire que dans l'usage ordinaire
sensorium ne signifie pas l'organe de la sensation. Voici les paroles
de Rodolphus Goclenius, dans son : Dictionarium philosophicwn, v.
Sensilorium : Barbarum Scholasticorum, dit-il, qui interdum sunt
SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 745
simia græcorum. Hi dicunt Aïsdrziowuv. Ex quo illi fecerunt sensito
rium pro sensorio, id est, organo sensetionis.
11. La simple présence d'une substance, méme animée, ne suffit
pas pour la perception. Un aveugle et méme un distrait ne voit
point. Il faut expliquer comment l'âme s'apercoit de ce qui est hors
d'elle.
12. Dieu n'est pas présent aux choses par situation, mais par
essence ; sa présence se manifeste par son opération immédiate. La
présence de l'âme est tout d'une autre nature. Dire qu'elle est
diffuse par le corps, c'est la rendre étendue et divisible ; dire qu'elle
est tout entière en chaque partie de quelque corps, c'est la rendre
divisible d'elle-même. L'attacher à un point, la répandre par plu-
sieurs points, tout cela ne sont qu'expressions abusives, /dola
Tribus.
13. Si la force active sc perdait dans l'univers par les lois natu-
relles que Dieu y a établies, en sorte qu'il eût besoin d'une nouvelle
impression pour restituer cette force, comme un ouvrier qui remédie
à l'imperfection desa machine ; le désordre n'aurait pas seulement
lieu à l'égard de nous, mais à l'égard de Dieu lui-même. Il pouvait
le prévenir et prendre mieux ses mesures, pour éviter un tel incon-
vénient : aussi l'a-t-il fait en effet.
14. Quand j'ai dit que Dieu a opposé à de tels désordres des
remèdes par avance, je ne dis point que Dieu laisse venir les
désordres, et puis les remèdes ; mais quil à trouvé moyen par
avance d'empécher les désordres d'arriver.
15. Ons'applique inutilement à critiquer mon expression, que
Dieu est /ntelligentia Supramundana. Disant qu'il estau-dessus du
monde, ce n'est pas nier qu'il est dans le monde.
16. Je n'ai jamais donné sujet de douter que la conservation de
Dieu est une préservation et continuation actuelle des êtres, pou-
voirs, ordres, dispositions et notions ; et je crois l'avoir peut-être
mieux expliqué que beaucoup d'autres. Mais, dit-on, This is all that
I contended for ; c'est en cela que consiste toute la dispute. A cela je
réponds, serviteur trés humble. Notre dispute consiste en bicn
d'autres choses. La question est: si Dieu n'agit pas le plus régu-
lierement et le plus parfaitement ? Si sa machine est capable de
tomber dans les désordres, qu'il est obligé de redresser par des
voies extraordinaires ? si la volonté de Dieu est capable d'agir sans
raison ? Si l'espace est un être absolu ? Sur la nature du miracle, et
146 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE
quantité de questions semblables, qui font une grande séparation.
17. Les théologiens ne demeureront point d'accord de la thèse
qu'on avance contre moi, qu'il n'y a point de différence par rapport
à Dieu, entre le naturel et le surnaturel. La plupart des philosophes
l'approuveront encore moins. Il y a une différence infinie ; mais il
parait bien qu'on ne la pas considérée. Le surnaturel surpasse
toutes les forces des créatures. Il faut venir à un exemple : en voici
un que j'ai souvent employé avec succès : si Dieu voulait faire en
sorte qu'un corps libre se promenát dans l'éther en rond, à l'entour
d'un certain centre fixe, sansque quelque autre créature agit surlui ;
je dis que cela ne se pourrait que par miracle, n'étant pas expli-
cable par les natures des corps. Car un corps libre s'écarte natu-
rellement de la ligne courbe par la tangente. C'est ainsi que je sou-
tiens que l'attraction, proprement dite, des corps est une chose
miraculeuse, ne pouvant pas être expliquée par la nature.
Troisième réplique de M. Clarke.
4. Ce que l’on dit ici ne regarde que la signification de certains
mots. On peut admettre les définitions que l'on trouve ici ; mais cela
n'empéchera pas qu'on ne puisse appliquer les raisonnements ma-
thématiques à des sujets physiques et métaphysiques.
2. [Il est indubitable que rien n'existe sans qu'il v ait une raison
suffisante de son existence ; et que rien n'existe d'une certaine ma-
niere plutôt que d'une autre, sans qu'il y ait aussi une raison suff-
sante de cette manière d'exister. Mais à l'égard des choses qui sont
indifférentes en elles-mêmes, la simple volonté est une raison suffi-
sante pour leur donner l'existence, ou pour les faire exister d'une
certaine manière ; et cette volonté n'a pas besoin d'être déterminée
par une eause étrangére. Voici des exemples de ce que je viens de
dire. Lorsque Dieu a créé ou placé une particule de matière dansun
lieu plutót que dans un autre, quoique tous les lieux soient sem-
blables, il n'en a eu aucune autre raison que sa volonté. Et supposé
que l'espace ne füt rien de réel, mais seulement un simple ordre des
corps, la volonté de Dieu ne laisserait pas d’être la seule possible
raison pour laquelle trois particules égales auraient été placées ou
rangees dans l'ordre À, B, C, plutôt que dans un ordre contraire.
On ne saurait donc tirer de cette indifférence des lieux aucun argu-
t, qui prouve qu wv 3 point d'espace réel, car les différents
SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 147
espaces sont réellement distincts l'un de l'autre, quoiqu'ils soient
parfaitement semblables. D'ailleurs, si l'on suppose que l'espace
n'est point réel, et qu'il n'est simplement que l'ordre et l'arrange-
ment des corps, il s'ensuivra une absurdité palpable. Car selon cette
idée. si la terre, le soleil et la lune avaient été placés où les étoiles
fixes les plus éloignées se trouvent à présent (pourvu qu'ils eussent
été placés dans le méme ordre et à la méme distancel'un de l'autre),
non seulement c'eüt été la méme chose, comme le savant auteur le
dit trésbien ; mais il s'ensuivrait aussi que la terre, le soleil et la
lune seraient en ce cas-là dansle méme lieu, où ils sont présen-
tement: ce qui est une contradiction manifeste.
Les Ánciens n'ont point dit que tout espace destitué de corps était
un espace imaginaire : ils n'ont donné ce nom qu'à l'espace qui est
au delà du monde. Et ils n'ont pas voulu dire par là que cet espace
n'est pas réel ; mais seulement que nous ignorons entiórement quelles
sortes de choses il y a dans cet espace. J'ajoute que les auteurs qui
ont quelquefois employé le mot d'imaginaire pour marquer que
l'espace n'était pas réel n'ont point prouvé ce qu'ils avancaient par
le simple usage de ce terme.
3. L'espace n'est pas une substance, un être éternel et infini,
' mais une propriété, ou une suite de l'existence d'un être infini et
éternel. L'espace infini est l'immensité ; mais l'immen ité n'est pas
Dieu ; donc l'espace infini n'est pas Dieu. Ce que l'on dit ici des
parties de l'espace n'est point une difficulté. L'espace infini est.
absolument et essentiellement indivisible : et c'est une contradiction
dans les termes que de supposer qu'il soit divisé ; car il faudrait
qu'il eût un espace entre les parties que l'on suppose divisées ; ce
qui est supposer que l'espace est divisé et non diviséen méme temps.
Quoique Dieu soit immense ou présent partout, sa substance n'en
est pourtant pas plus divisée en parties que son existence l’est par
la durée. La difficulté que l'on fait ici vient uniquement de l'abus
du mot de partie.
4. Si l'espace n'était que l'ordre des choses qui coexistent, il s'en-
suivrait que, si Dieu faisait mouvoir le monde tout entier en ligne
droite, quelque degré de vitesse qu'il eût, il ne laisserait pas d'être
toujours dans le méme lieu ; et que rien ne recevrait aucun choc,
quoique ce mouvement füt arrété subitement. Etsile temps n'était
qu'un ordre de succession dans les créatures, il s'ensuivrait que,
si Dieu avait créé le monde quelques millions d'années gas NX,
148 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE
n'aurait pourtant pas été créé plus tót. De plus, l'espace etle temps
sont des quantités ; ce qu'on ne peut dire de la situation et de
l'ordre.
5. On prétend ici que, parce que l'espace est uniforme ou parfai-
tement semblable, et qu'aucune de ses parties ne diffère de l'autre,
il s'ensuit que, si les corps qui ont été créés dans un certain lieu
avaient été créés daus un autre lieu (supposé qu'ils conservassent la
méme situation entre eux), ils ne laisseraient pas d'avoir été
créés dans le méme lieu. Mais c'est une contradiction manifeste.
ll est vrai que l'uniformité de l'espace prouve que Dieu n'a pu avoir
aucune raison externe pour créer les choses dans un lieu plutót que
dans un autre ; mais cela empéche-t-il que sa volonté n'ait été une
raison suffisante pour agir en quelque lieu que ce soit, puisque tous
les lieux sont indifférents ou semblables, et qu'il y a une bonne
raison pour agir en quelque lieu ?
6. Le méme raisonnement, dont je me suis servi dans la section
précédente, doit avoir lieu ici.
1 et 8. Lorsqu'il y a quelque différence dans la nature des choses,
la considération de cette différence détermine toujours un agent
intelligent et trés sage. Mais lorsque deux manières d'agir sont
également bonnes, comme dans les cas dont on a parlé ci-dessus,
dire que Dieu ne saurait agir du tout, et que ce n'est point une im-
perfection de ne pouvoir agir dans un tel cas, parce que Dieu ne
peut avoir aucune raison externe pour agir d'une certaine manière
plutót que d'une autre ; dire une telle chose, c'est insinuer que Dieu
n'a pas en lui-méme un principe d'action, et qu'il est toujours, pour
ainsidire, machinalement déterminé par les choses de dehors.
9. Je suppose que la quantité déterminée de matiére, qui est à
présent dans le monde, est la plus convenable à l'état présent des
choses, et qu'une plus grande (aussi bien qu'une plus petite) quan-
tité de matière aurait été moins convenable à l'état présent du
monde, et que par conséquent elle n'aurait pas été un plus grand
objet de la bonté de Dieu.
10. Il ne s'agit pas de savoir ce que Goclenius entend par le mot
de Sensorium, mais en quel sens M. le chevalier Newton s'est servi
de ce mot dans son livre. Si Goclenius croit que l'œil, l'oreille ou
quelque autre organe des sens est le Sensorium, il se trompe. Mais
quand uu auteur emploie un terme d'art, et qu'il déclare en quel
sens il s'en sert, à quoi bon rechercher de quelle manière d'autres
SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 749
écrivains ont entendu ce même terme ? Scapula traduit le mot dont
il s'agit ici Domicilium, c'est-à-dire le lieu ou l'âme réside.
11. L'âme d'un aveugle ne voit point, parce que certaines obs-
tructions empêchent les images d'être portées au Sensorium, où elle
est présente. Nous ne savons pas comment l'àme d'un homme qui
voit apercoit les images auxquelles elle n'est pas présente; parce
qu'un étre ne saurait ni agir, ni recevoir des impressions, dans un
lieu oü il n'est pas.
12. Dieu étant partout est actuellement présent à tous, essentiel-
lement et substantiellement. 11 est vrai que la présence de Dieu sc
manifeste par son opération ; mais cette opération serait impossible
sans la présence actuelle de Dieu. L'âme n'est pas présente à chaque
partie du corps; et par conséquent elle n'agit et ne saurait agir par
elle-méme sur toutes les parties du corps, mais seulement sur le
cerveau ou sur certains nerfs et sur les esprits, qui agissent sur tout
le corps, en vertu des lois du mouvement que Dieu a établies.
13 et 14. Quoique les forces actives qui sont dans l'univers dimi-
nuent, et qu'elles aient besoin d'une nouvelle impression, ce n'est
point un désordre ni une imperfection dans l'ouvrage de Dieu ; ce
n'est qu'une suite de la nature des créatures, qui sont dans la dépen-
dance. Cette dépendance n'est pas une chose qui ait besoin d'étre
rectifiée. L'exemple qu'on allègue d'un homme qui fait une machine
n'a aucun rapport à la matière dont il s'agit ici ; parce que les forces
en vertu desquelles cette machine continue de se mouvoir sont tout
à fait indépendantes de l'ouvrier.
15. On peut admettre les mots d'/ntelligentia Supramundana de
la maniére dont l'auteur les explique ici. Mais, sans cette explication,
ils pourraient aisément faire naitre une fausse idée, comme si Dieu
n'était pas réellement et substantiellement présent partout.
16. Je réponds aux questions que l'on propose ici : que Dieu agit
toujours de la manière la plus régulière et la plus parfaite, qu'il n'y
à aucun désordre dans son ouvrage, que les changements qu'il fait
dans l'état présent de la nature ne sont pas plus extraordinaires que
le soin qu'il a de conserver cet état, que lorsque les choses sont en
elles-mêmes absolument égales et indifférentes, la volonté de Dieu
peut se déterminer librement sur le choix sans qu'aucune cause étran-
gere la fasse agir ; et que le pouvoir que Dieu a d'agir de cette ma-
niere est une véritable perfection. Enfin, je réponds que l'espace ne
dépend point de l'ordre ou dela situation ou de l'existence des corps.
750 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE
17. À l'égard des miracles, il ne s'agit pas de savoir ce que les
théologiens ou les philosophes disent communément sur cette ma-
tiere, mais sur quelles raisons ils appuient leurs sentiments. Si un
miracle est toujours une action qui surpasse la puissance de toutes
les créatures, il s'ensuivra que si un homme marche sur l'eau, et
si le mouvement du soleil (ou de la terre) est arrêté, ce ne sera poiut
un miracle, puisque ces deux choses se peuvent faire sans l'inter-
vention d'une puissance infinie. Si un corps se meut autour d'un
centre dans le vide, et si ce mouvement est une chosc ordinaire,
comme celui des planètes autour du soleil, ce ne sera point un
miracle, soit que Dieu lui-même produise ce mouvement immédiate-
ment, ou quil soit produit par quelque créature. Mais si ce mouve-
ment autour d'un centre est rare et extraordinaire, comme serait
celui d'un corps pesant, suspendu dans l'air, ce sera également un
miracle ; soit que Dieu méme produise ce mouvement, ou qu'il soit
produit par une créature invisible. Enfin, si tout ce qui n'est pas
l'etlet des forces naturelles des corps, et qu'on ne saurait expliquer
par ces forces, est un miracle, il s'ensuivra que tous les mouve-
ments des animaux sont des miracles. Ce qui semble prouver dé-
monstrativement que le savant auteur a une fausse idée de la nature
du miracle.
Quatrieme écrit de M. Leibniz, ou reponse à la troisième réplique
de M. Clarke.
1. Dans les choses indifférentes absolument, il n'y a point de
choix, et par conséquent point d'élection ni de volonté ; puisque le
choix doit avoir quelque raison ou principe.
2. Une simple volonté sans aucun motif (a mere will) est une
fiction non seulement contraire à la perfection de Dieu, mais encore
chimérique, contradictoire, incompatible avec la définition de la
volonté, et assez réfutée dans la Théodicée.
3. Il est indifférent de ranger trois corps égaux ct en tout sem-
blables, en quel ordre qu'on voudra ; et par conséquent ils ne seront
jamais ranges par celui qui ne fait rien qu'avec sagesse. Mais aussi,
étant l'auteur des choses, il n'en produira point, et par conséquent
il n'y en a point dans la nature.
4, I n'y a point deux individus indiscernables. Un gentilhomme
d'esprit de mes amis, en parlant avec moi en présence de Mr: l'Élec-
trice, dans le jardin de Herrenhausen, crut qu'il trouverait bien deux
SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 151
feuilles entièrement semblables. M"* l'Électrice l'en défia, et il cou-
rut longtemps en vain pour en chercher. Deux gouttes d'eau ou de
lait, regardées par le microscope, se trouveront discernables. C'est
un argument contre les atomes, qui ne sont pas moins combattus que
le vide, par les principes de la véritable métaphysique.
5. Ces grands principes de la raison suffisante et de l'identité des
indiscernables changent l'état de la métaphysique, qui devient réelle
et démonstrative par leur moyen : au lieu qu'autrefois elle ne consis-
tait presque qu'en termes vides.
6. Poser deux choses indiscernables est poser la méme chose sous
deux noms. Ainsi l'hypothèse, que l'univers aurait eu d'abord unc
autre position du temps et du lieu, que celle qui est arrivée effecti-
vement, et que pourtant toutes les parties de l'univers auraient eu
la méme position entre elles, que celle qu'elles ont reçue en effet,
est une fiction impossible.
1. La méme raison qui fait que l'espace hors du monde est ima-
ginaire prouve que tout espace vide est une chose imaginaire ; car
ils ne different que du grand au petit.
8. Si l'espace est une propriété ou un attribut, il doit étre la pro-
priété de quelque substance. L'espace vide borné, que ses patrons
supposent entre deux corps, de quelle substance sera-t-il la pro-
prieté ou l'affection ?
9. Si l'espace infini est. l’immensité, l'espace fini sera l'opposé de
l'immensité, c'est-à-dire la mensurabilité ou l'étendue bornée. Or,
l'étendue doit être l'affection d'un étendu. Mais si cet espace est
vide, il sera un attribut sans sujet, une étendue d'aucun étendu.
C'est pourquoi, en faisant de l'espace une propriété, l'on tombe dans
mon sentiment qui le fait un ordre des choses, et non pas quelque
chose d'absolu.
10. Si l’espace est une réalité absolue. bien loin d'être une pro-
priété ou accidentalite opposée à la substance, il sera plus subsis-
tant que les substances. Dieu ne le saurait détruire, ni méme chan-
ger en rien. 1l est non seulement immense dans le tout, mais encore
immuable et éternel en chaque partie. ll y aura une infinité de
choses éternelles hors de Dieu.
11. Dire que l'espace infini est sans parties, c'est dire que les
espaces finis ne le composent point ; et que l'espace infini pourrait
subsister, quand tous les espaces finis seraient réduits à rien, ce
serait comme si l'on disait, dans la supposition cartésienne d'un
192 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE
univers corporel étendu sans bornes, que cet univers pourrait sub-
sister, quand tous les corps qui le composent seraient réduits à
rien.
42. On attribue des parties à l'espace, p. 19, 3° édition de la
Défense de l'argument contre M. Dodwell ; et on les fait inséparables
l'une de l'autre. Mais page 30 de la seconde Defense on en fait des
parties improprement dites ; cela se peut entendre dans un bon
sens.
13. De dire que Dieu fasse avancer l'univers en ligne droite ou
autre, sans y rien changer autrement, c'est encore une supposition
chimérique. Car deux états indiscernables sont le méme état, et par
conséquent c'est un changement qui ne change rien. De plus, il n'y
a ni rime ni raison. Or, Dieu ne fait rien sans raison ; et il est impos-
sible qu'il y en ait ici. Outre que ce serait agendo nihil agere,
comme je viens de dire, à cause de l'indiscernabilité.
14. Ce sont /dola Tribus, chiméres toutes pures et imaginations
superficielles. Tout cela n'est fondé que sur la supposition que l'es-
pace imaginaire est réel.
15. C'est une fiction semblable, c'est-à-dire impossible, de suppo-
ser que Dieu ait créé le monde quelques millions d'années plus tôt.
Ceux qui donnent dans ces sortes de fictions ne sauraient répondre
à ceux qui argumenteraient pour l'éternité du monde. Car Dieu ne
faisant rien sans raison, et point de raison n'étant assignable pour-
quoi il n'ait point créé le monde plus tôt, il s'ensuivra, ou qu'il n'ait
rien créé du tout, ou qu'il ait produit le monde avant tout le temps
assignable, c'est-à-dire que le monde soit éternel. Mais quand on
montre que le commencement, quel qu'il soit, est toujours la méme
chose, la question pourquoi il n'en a pas été autrement cesse.
16. Si l'espace et le temps étaient quelque chose d'absolu, c'est-
à-dire s'ils étaient autre chose que certains ordres des choses, ce
que je dis serait contradietoire. Mais cela n'étant point, l'hypothese
est contradictoire ; c'est-à-dire c'est une fiction impossible.
17. Et c'est comme dans la géométrie où l'on prouve quelquefois
par la supposition méme qu'une figure soit plus grande. C'est une
contradiction, mais elle est dans l'hypothése, laquelle pour cela
méme se trouve fausse.
18. L'uniformité de l'espace fait qu'il n'y a aucune raison, ni
interne, ni externe, pour en discuter les parties et pour y choisir.
Car cette raison externe de discernerne saurait étre fondée que dans
SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 153
l'interne: autrement c'est choisir sans discerner. La volonté sans
raison serait le hasard des épicuriens. Un Dieu qui agirait par une
telle volonté serait un Dieu de nom. La source des erreurs est qu'on
n'a point de soin d'éviter ce qui déroge aux perfections divines.
19. Lorsque deux choses incompatibles sont également bonnes,
et que tant en elles que par leur combinaison avec d'autres, l'une
n'a point d'avantage sur l'autre, Dieu n'en produira, aucune.
20. Dieu n'est jamais déterminé par les choses externes, mais
toujours par ce qui est en lui, c'est-à-dire, par ses connaissances,
avant qu'il y ait aucune chose hors de lui.
91. I| n'y a point de raison possible, qui puisse limiter la quan-
tité de la matière. Ainsi cette limitation ne saurait avoir lieu.
99. Et supposé cette limitation arbitraire, on pourrait toujours
ajouter quelque chose, sans déroger à la perfection des choses qui
sont déjà : et par conséquent il faudra toujours y ajouter quelque
chose. pour agir suivant le principe de la perfection des opérations
divines.
93. Ainsi on ne saurait dire que la présente quantité de la ma-
tiere est la plus convenable pour leur présente constitution. Et quand
méme cela serait, il s'ensuivrait que cette présente constitution des
choses ne serait point la plus convenable absolument, si elle empêche
d'employer plus de matière ; il faudrait donc en choisir une autre,
capable de quelque chose de plus.
24. Je serais bien aisc de voir le passage d'un philosophe, qui
prenne Sensorium autrement que Goclenius.
35. Si Scapula dit que Sensorium est la place oü l'entendement
réside, il entendra l'organe de la sensation interne. Ainsi il ne s'é-
loignera point de Goclenius.
26. Sensorium a toujours été l'organe de la sensation. La glande
pinéale serait, selon Descartes, le Sensorium dans le sens qu'on rap-
porte de Scapula.
27. Il n'y aguere d'expression moins convenable sur ce sujet,
que celle qui donne à Dieu un Sensorium. ll semble qu'elle le fait
lime du monde. Et on aura bien de la peine à donner à l'usage que
M. Newton fait de ce mot un sens qui le puisse justifier.
28. Quoiqu'il s'agisse du sens de M. Newton, et non pas de celui
de (roclenius, on ne me doit point blimer d'avoir allégué le diction-
naire philosophique de cet auteur ; parce que le but des diction-
naires est de remarquer l'usage des termes.
PauL JANET. — Leibniz. LAB
154 LETTRES ENTRE LFEIDNIZ ET CLARKE
99. Dieu s'apercoit des choses en lui-même. L'espace est le lieu
des choses, et non pas le lieu des idées de Dieu: à moins qu'on ne
considère l'espace comme quelque chose qui fasse l'union de Dieu
et des choses, à l'imitation de l'union de l'âme et du corps qu'on
s'imagine ; ce qui rendrait encore Dieu l'àme du monde.
30. Aussi a-t-on tort dans la comparaison qu'on fait de la con-
naissance et de l'opération de Dieu avec celle des àmes. Les âmes
connaissent les choses, parce que Dieu a mis en elles un principe
représentatif de ce qui est hors d'elles. Mais Dieu connait les choses
parce qu'il les produit continuellement.
31. Les âmes n'operent sur les choses, selon moi, que parce que
les corps s’accommodent à leurs désirs en vertu de l'harmonie que
Dieu y a préétablie.
32. Mais ceux qui s'imaginent que les ámes peuvent donner une
force nouvelle au corps, et que Dieu en fait autant dans le monde
pour redresser les défauts de la machine, approchent trop Dieu de
l’âme, en donnant trop àl'áme et trop peu à Dieu.
33. Car il n'y a que Dieu qui puisse donner à la nature de nou-
velles forces ; mais il ne le fait que surnaturellement. S'il avait be-
soin de le faire dans le cours naturel, il aurait fait un ouvrage trés
imparfait. Il ressemblerait dans le monde à ce quele vulgaire attri-
bue à l'âme dans le corps.
34. En voulant soutenir cette opinion vulgaire de l'influence de
l'âme sur le corps, par l'exemple de Dieu opérant hors de lui, on
fait encore que Dieu ressemblerait trop à l'âme du monde. Cette af-
fectation encore de blàmer mon expression d'intelligentia supra-
mundana y semble pencher aussi.
35. Les images dont l'âme est affectée immédiatement sont en
elle-méme ; mais elles répondent à celles du corps. La présence de
l'âme est imparfaite, et ne peut être expliquée que par cette corres-
pondance ; mais celle de Dicu est parfaite, et se manifeste par son
opération.
36. L'on suppose mal contre moi que la présence de l'âme est
liée avec son influence sur le corps, puisqu'on sait que je rejette
cette influence.
31. ll est aussi inexplicable que l'âme soit diffuse par le cerveau,
que de faire qu'elle soit diffuse par le corps tout entier. La diffé-
rence n'est que du plus au moins.
38. Ceux qui s'imaginent que les forces actives se diminuent
SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 153
d'elles-mémes dans le monde ne connaissent pas bien les princi-
pales lois de la nature et la beauté des ouvrages de Dieu.
39. Comment prouveront-ils que ce défaut est une suitede la dé-
pendance des choses ?
40. Ce défaut de nos machines, qui fait qu'elles ont besoin d'étre
redressées, vient de cela méme, qu'elles ne sont pas assez dépen-
dantes de l'ouvrier. Ainsi la dépendance de Dieu qui est dans la na-
ture, bien loin d'étre cause de ce défaut, est plutót cause que ce dé-
faut n'y est point ; parce qu'elle est si dépendante d'un ouvrier trop
parfait, pour faire un ouvrage qui ait besoin d’être redressé. Il est
vrai que chaque machine particulière de la nature esten. quelque
facon sujette à étre détraquée, mais non pas l'univers tout entier,
qui ne saurait diminuer en perfection.
41. On dit que l'espace ne dépend point de la situation des corps.
Je réponds qu'il est vrai qu'il ne dépend point d'une telle situation
des corps, mais il est cet ordre qui fait que les corps sont situables,
et par lequel ils ont une situation entre eux en existant ensemble,
comme le temps est cet ordre par rapport à leur position successive.
Mais s'il n'y avait point de créatures, l'espace et le temps ne seraient
que dans les idées de Dieu. |
42. Il semble qu'on avoueici que l'idée qu'on se fait du miracle
n'est pas celle qu'en ont communément les théologiens etles phi-
losophes. Il me suffit donc que mes adversaires sont obligés de re-
courir à ce qu'on appelle miracle dans l'usage recu.
43. J'ai peur qu'en voulant changer le sens recu du miracle on
ne tombe dans un sentiment incommode. La nature du miracle ne
consiste nullement dans l'usualité et l'inusualité ; autrement les
monstres seraient des miracles.
44. Il y a des miracles d'une sorte inférieure, qu'un ange peut
produire ; car il peut, par exemple, faire qu'un homme aille sur l’eau
sans enfoncer. Mais il y a des miracles réservés à Dieu, et qui sur-
passent toutes les forces naturelles; tel est celui de créer ou d'an-
nihiler.
45. Il est surnaturel aussi que les corps s'attirent de loin, sans
aucun moyen; et qu'un corps aille en rond, sans s'écarter par la
tangente, quoique rien ne l'empéchát de s'écarter ainsi. Car ces effets
ne sont point explicables par la nature des choses.
46. Pourquoi la notion des animaux ne serait-elle point explicable
par les forces naturelles? Il est vrai que le commencement des ani-
196 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE
maux est aussi inexplicable par leur moyen, que le commencement
du monde.
Apostille.
Tous ceux qui sont pour le vide se laissent plus mener par l'ima-
gination que par la raison. Quand j'étais jeune garcon, je donnai
aussi dans le vide et dans les atomes ; mais la raison me ramena.
L'imagination était riante. On borne là ses recherches: on fixe sa
méditation comme avec un clou ; on croit avoir trouvé les premiers
éléments, un non plusultra. Nous voudrions que la nature n'allát pas
plus loin, qu'elle füt finie comme notre esprit ; mais ce n'est point
connaitre la grandeur et la majesté de l'Auteur des choses. Le moin-
dre corpuscule est actuellement subdivisé à l'infini, et contient un
monde de nouvelles créatures, dont l'univers manquerait, si ce cor-
puscule était un atome, c'est-à-dire un corps tout d'une pièce sans
subdivision. Tout de méme, vouloir du vide dans la nature, c'est at-
tribuer à Dieu une production trés imparfaite ; c'est violer le grand
principe de la nécessité d'une raison suffisante, que bien des gens
ont eu dans la bouche, mais dont ils n'ont point connu la force,
comme j'ai montré derniérement en faisant voir par ce principe que
l'espace n'est qu'un ordre des choses, comme le temps, et nullement
un étre absolu. Sans parler de plusieurs autres raisons contre le vide
et les atomes, voici celles que je prends de la perfection de Dieu et
de la raison suffisante. Je pose que toute perfection que Dieu a pu
mettre dans les choses, sans déroger aux autres perfections qui y
sont, ya été mise. Or, figurons-nous un espace entièrement vide.
Dicu y pouvait mettre quelque matière, sans déroger en rien à toutes
les autres choses : donc il l'y a mise : donc il n'y a point d'espace
entiérement vide : donc tout est plein. Le méme raisonnement prouve
qu'il n'y a point de corpuscule qui ne soit subdivisé. Voici encore
l'autre raisonnement pris de la nécessité d'une raison suffisante. Il
n'est point possible qu'il y ait un principe de déterminer la propor-
tion de la matière, ou du rempli au vide, ou du vide au plein. On
dira peut-être que l'un doit être égal à l’autre; mais comme la
matière est plus parfaite que le vide, la raison veut qu'on observe la
proportion géométrique, et qu'il y ait d'autant plus de plein qu'il
mérite d'être préféré. Mais ainsi il n'y aura point de vide du tout ;
r la perfection de la matière est à celle du vide, comme quelque
à rien. ll en est de méme des atomes. Quelle raison peut-on
SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 757
assigner de borner la nature dans le progrès de la subdivision ? Fic-
tions purement arbitraires, et indignes de la vraie philosophie. Les
raisons qu'on allègue pour le vide ne sont que des sophismes.
Quatrième réplique de M. Clarke.
1 et 2. La doctrine que l'on trouve ici conduit à la nécessité et à
la fatalité, en supposant que les motifs ont le méme rapport à la
volonté d'un agent intelligent que les poids à une balance; de sorte
que quand deux choses sont absolument indifférentes, un agent intel-
ligent ne peut choisir l'une ou l'autre, comme une balance ne peut se
mouvoir lorsque les poids sont égaux des deux cótés. Mais voici en
quoi consiste la différence. Une balance n'est pas un agent : elle est
tout à fait passive, et les poids agissent sur elle ; de sorte que, quand
les poids sont égaux, il n'y a rien qui la puisse mouvoir. Mais les
étres intelligents sont des agents ; ils ne sont point simplement pas-
sifs, et les motifs n'agissent pas sur eux, comme les poids agissent
sur une balance. lls ont des forces actives, et ils agissent quelque-
fois par de puissants motifs, quelquefois par des motifs faibles, et
quelquefois lorsque les choses sont absolument indifférentes. Dans
ce dernier cas, il peut y avoir de trés bonnes raisons pour agir;
quoique deux ou plusieurs manières d'agir puissent être absolument
indifférentes. Le savant auteur suppose toujours le contraire, comme
un principe ; mais il n'en donne aucune preuve tirée de la nature des
choses ou des perfections de Dieu.
3 et 4. Si le raisonnement que l'on trouve ici était bien fondé, il
prouverait que Dieu n'a créé aucune matiére, et méme qu'il est im-
possible qu'il en puisse créer. Car les parties de matière, quelle
qu'elle soit, qui sont parfaitement solides, sont aussi parfaitement
semblables, pourvu qu'elles soient de figures et de dimensions
égales; ce que l'on peut toujours supposer comme une chose pos-
sible. Ces parties de matiére pourraient donc óccuper également
bien un autre lieu que celui qu'elles occupent; et par conséquent il
était impossible, selon le raisonnement du savant auteur, que Dieu
les placát oü il les a actuellement placées; parce qu'il aurait pu avec
la même facilité les placer au rebours. Il est vrai qu'on ne saurait
voir deux feuilles, ni peut-étre deux gouttes d'eau, parfaitement
semblables; parce que ce sont des corps fort composés. Mais il n'en
est pus ainsi des parties de la matière simple et solide. Et méme,
798 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE
dans les composés, il n’est pas impossible que Dieu fasse deux
gouttes d’eau tout à fait semblables; et nonobstant cette parfaite
ressemblance, elles ne pourraient pas être une seule et méme goutte
d'eau. J'ajoute que le lieu de l'une de ces gouttes ne serait pas le
lieu de l'autre, quoique leur situation füt une chose absolument in-
différente. Le méme raisonnement a lieu aussi par rapport à la pre-
mière détermination du mouvement d'un certain côté, ou du côté
opposé.
5 et 6. Quoique deux choses soient parfaitement semblables, elles
ne cessent pas d'étre deux choses. Les parties du temps sont aussi
parfaitement semblables que celles de l'espace, et cependant deux
instants ne sont pas le méme instant : ce ne sont pas non plus deux
noms d'un seul et méme instant. Si Dieu n'avait créé le monde que
dans ce moment, il n'aurait pas été créé dans le temps qu'il l'a été.
Et si Dieu a donné (ou s'il peut donner) une étendüe bornée à l'uni-
vers, il s'ensuit que l'univers doit étre naturellement capable de
mouvement; car ce qui est borné ne peut étre immobile. 11 parait
done, par ce que je viens de dire, que ceux qui soutiennent que Dieu
ne pouvait pas créer le monde dans un autre temps, ou dans un
autre lieu, font la matière nécessairement infinie et éternelle, et
réduisent tout à la nécessité et au destin.
1. Si l'univers a une étendue bornée, l'espace qui est au delà du
monde n'est point imaginaire, mais réel. Les espaces vides dans le
monde méme ne sont pas imaginaires. Quoiqu'il y ait des rayons de
lumière, et peut-être quelque autre matière en trés petite quantité
dans un récipient, le défaut de résistance fait voir clairement que ia
plus grande partie de cet espace est destituée de matiére. Car la sub-
tilité de la matiére ne peut étre la cause du défaut de résistance. Le
mercure est composé de parties qui ne sont pas moins subtiles et
fluides que celles de l'eau; et cependant il fait plus de dix fois au-
tant de résistance. Cette résistance vient donc de la quantité, et non
de la grossiereté de la matière.
8. L'espace destitué des corps est une propriété d'une substance
immatérielle. L'espace n'est pas borné par les corps ; mais il existe
également dans les corps et hors des corps. L'espace n'est pas ren-
fermé entre les corps: mais les corps, étant dans l'espace immense,
sont eux-mémes bornés par leurs propres dimensions.
9. L'espace vide n'est pas un attribut sans sujet; car par cet
espace nous n'entendons pas un espace où il n'y a rien, mais un
SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 159
Le
espace sans corps. Dieu est certainement présent dans tout l'espace
vide ; et peut-être qu'il y a aussi dans cet espace plusieurs autres
substances, qui ne sont pas matérielles, et qui par conséquent ne
peuvent étre tangibles, ni apercues par aucun de nos sens.
10. L'espace n'est pas une substance, mais un attribut ; et si c'est
un attribut d'un étre nécessaire, il doit (comme tous les autres attri-
buts d'un étre nécessaire) exister plus nécessairement que les sub-
stances mêmes, qui ne sont pas nécessaires. L'espace est immense,
immuable et éternel; et l'on doit dire la méme chose de la durée.
Mais il ne s'ensuit pas de là qu'il y ait rien d'éternel hors de Dieu.
Car l'espace et la durée ne sont pas hors de Dieu : ce sont des suites
immédiates et nécessaires de son existence, sans lesquelles il ne
serait point éternel et présent partout.
11 et 19. Les infinis ne sont composés de finis que comme o les finis
sont composés d'infinitésimes. J'ai fait voir ci-dessus en quel sens
on peut dire que l'espace a des purties, ou qu'il n'en a pas. Les
parties, dans le sens que l'on donne à ce mot lorsqu'on l'applique
aux corps, sont séparables, composées, désunies, indépendantes les
unes des autres, et capables de mouvement. Mais quoique l'imagina-
tion puisse en quelque maniére concevoir des parties dans l'espace
infini, cependant comme ces parties, improprement ainsi dites, sont
essentiellement immobiles et inséparables les unes des autres, il
s'ensuit que cet espace est essentiellement simple et absolument
indivisible.
13. Si le monde a une étendue bornée, il peut être mis en mou-
vement par la puissance de Dieu ; et par conséquent l'argument que
je fonde sur cette mobilité est une preuve concluante. Quoique deux
lieux soient parfaitement semblables, ils ne sont pas un seul et méme
lieu. Le mouvement ou le repos de l'univers n'est pas le méme état :
comme le mouvement ou le repos d'un vaisseau n'est pas non plus
le méme état, parce qu'un homme renfermé dans la cabane ne sau-
ait s'apercevoir si le vaisseau fait voile ou non, pendant que son
mouvement est uniforme. Quoique cet homme ne s'apercoive pas du
mouvement du vaisseau, ce mouvement ne laisse pas d'étre en état
réel et différent, et il produit des effets réels et différents ; et s'il
était arrété tout d'un coup, il aurait d'autres effets réels. Il en serait
de méme d'un mouvement imperceptible de l'univers. On n'a point
répondu à cet argument, sur lequel M. le chevalier Newton insiste
beaucoup dans ses Principes mathématiques. Après avoir considéré
760 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE
les propriétés, les causes et les effets du mouvement, cette conside-
ration lui sert à faire voir la différence qu'il y a entre le mouvement
réel ou le transport d'un corps qui passe d'une partie de l'espace
dans une autre, et le mouvement relatif, qui n'est quun change-
ment de l'ordre ou de la situation des corps entre eux. C'est un
argument mathématique qui prouve par des effets réels qu'il peut v
avoir un mouvement réel où il n'y en a point de relatif; et qu'il peut -
y avoir un mouvement relatif oü il n'yen a point de réel: c'est, dis-
je; un argument mathématique auquel on ne répond pas, quand on
se contente d'assurer le contraire.
14. La réalité de l'espace n'est pas une simple supposition : elle
a été prouvée par les arguments rapportés ci-dessus, auxquels on
n'a point répondu. L'auteur n'a pas répondu non plus à un autre
argument, savoir que l'espace et le temps sont des quantités ; ce
qu'on ne peut dire de la situation et de l'ordre.
45. Il n'était pas impossible que Dieu fit le monde plus tôt ou plus
tard qu'il ne l'a fait. Il n'est pas impossible non plus qu'il le détruise
plus tót ou plus tard, qu'il ne sera actuellement détruit. Quant à la
doctrine de l'éternité du monde, ceux qui supposent que la matiere
et l'espace sont la méme chose doivent supposer que le monde est
non seulement iníini et éternel, mais encore que son immensité et
.Son éternité sont nécessaires, et même aussi nécessaires que l'espace
et la durée, qui ne dépendent pas de la volonté de Dieu, mais de son
existence. Au contraire, ceux qui croient que Dieu a créé la ma-
tière en telle quantité, en tel temps et en tels espaces qu'il lui a plu,
ne se trouvent embarrassés d'aucune difficulté. Car la sagesse de
Dieu peut avoir eu de tres bonnes raisons pour créer ce monde dans
un certain temps : elle peut avoir fait d'autres choses avant que ce
monde füt créé; et elle peut faire d'autres choses aprés que ce
monde sera détruit. |
16 et 17. J'ai prouvé ci-dessus que l'espace et le temps ne sont
pas l'ordre des choses, mais des quantités réelles ; ce qu'on ne peut
dire de l'ordre et de la situation. Le savant auteur n'a pas encore
répondu à ces preuves; et à moins qu'il n’y réponde, ce qu'il dit est
une contradiction, comme il l'avoue lui-méme ici.
18. L'uniformité de toutes les parties de l'espace ne prouve
pas que Dieu ne puisse agir dans aucune partie de l'espace de la
manière qu'il le veut. Dieu peut avoir de bonnes raisons pour créer
des étros finis ; et des êtres finis ne peuvent exister qu'en des lieux
SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 761
particuliers. Et comme tous les lieux sont originairement semblables
(quand même le lieu ne serait que la situation des corps), si Dieu
place un cube de matière derrière un autre cube égal de matière,
plutôt qu'au rebours, ce choix n'est pas indigne de la perfection de
Dieu, quoique ces deux situations soient parfaitement semblables;
parce qu'il peut y avoir de trés bonnes raisons pour l'existence de
ces deux cubes, et qu'ils ne sauraient exister que dans l'une ou
l'autre de ces deux situations également raisonnables. Le hasard
d'Épicure n'est pas un choix, mais une nécessité aveugle.
19. Si l'argument que l'on trouve ici prouve quelque chose, il
prouve (comme je l'ai déjà dit ci-dessus, 8 3) que Dieu n'a créé, et
méme qu'il ne peut créer, aucune matière ; parce que la situation
des parties égales et similaires de la matière était nécessaire
ment indifférente dés le commencement, aussi bien que la premiere
détermination de leur mouvement, d'un certain cóté, ou du cóté
opposé.
20. Je ne comprends point ce que l’auteur veut prouver ici, par
rapport au sujet dontil s'agit.
91. Dire que Dieu ne peut donner des bornes à la quantité de la
mativre, c'est avancer une chose d'une trop grande importance pour
l'admettre sans preuve. Et si Dieu ne peut non plus donner de
bornes à la durée de la matière, il s'ensuivra que le monde est infini
et éternel nécessairement et indépendamment de Dieu.
22 et 93. Si l'argument que l'on trouve ici était bien fondé, il
prouverait que Dieu ne saurait s'empécher de faire tout ce qu'il peut
faire ; et par conséquent qu'il ne saurait s'empécher de rendre toutes
les créatures infinies et éternelles. Mais, selon cette doctrine, Dieu
ne serait point le gouverneur du monde: il serait un agent néces-
saire, c'est-à-dire qu'il ne serait pas méme un agent, mais le destin,
la nature et la nécessité,
24-28. On revient encore ici à l'usage du mot de sensorium,
quoique M. Newton se soit servi d'un correctif, lorsqu'il a employé ce
mot. 1l n'est pas nécessaire de rien ajouter à ce que j'ai dit sur cela.
29. L'espace est le lieu de toutes les choses et de toutes les idées
comme la durée est la durée de toutes les choses et de toutes les idées.
J'ai fait voir ci-dessus que cette doctrine. ne. tend point à faire Dieu
l'âme du monde. 1! n'y a point d'union entre Dieu et le monde. On
pourrait dire, avec plus de raison, que l'esprit de l'homme est l'âme
des images des choses qu'il aperçoit, qu'on ne peut dire que Dieu est
162 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE
l’âme du monde, dans lequel il est présent partout, et sur lequel il
agit comme il veut, sans que le monde agisse sur lui. Nonobstant
cette réponse, qu'on a vue ci-dessus, l'auteur ne laisse pas de répéter
la même objection plus d'une fois, comme si on n'y avait point
répondu. |
30. Je n’entends point ce que l’auteur veut dire par un principe
représentatif. L'âme aperçoit les choses, parce que les images des
choses lui sont portées par les organes des sens. Dieu aperçoit les
choses, parce qu'il est présent dans les substances des choses
mémes. Il ne les apercoit pas, en les produisant continuellement
(car il se repose de l'ouvrage de la création); mais il les aperçoit,
parce qu'il est continuellement présent dans toutes les choses qu'il a
créées.
31. Si l'âme n'agissait point sur le corps, et si le corps, par un
simple mouvement mécanique de la matiére, se conformait pour-
tant à la volonté de l'àme dans une variété infinie de mouvements
spontanés, ce serait un miracle perpétuel. L'harmonie préétablie
n'est qu'un mot ou un terme d'art, et elle n'est d'aucun usage pour
expliquer la cause d'un effet si miraculeux.
32. Supposer que, dans le mouvement spontané du corps, l'âme
ne donne point un nouveau mouvement ou une nouvelle impres-
sion à la matière, et que tous les mouvements spontanés sont pro-
duits par une impulsion mécanique de la matière, c'est réduire
tout au destin et à la nécessité. Mais quand on dit que Dieu agit
dans le monde sur toutes les créatures comme il le veut, sans aucune
union, et sans qu'aucune chose agisse sur lui, cela fait voir évidem-
ment la. différence qu'il y a entre un gouverneur qui est présent
partout et une áme imaginaire du monde.
33. Toute action consiste à donner une nouvelle force aux choses
sur lesquelles elle s'exerce, Sans cela, ce ne serait pas une action
réelle. mais une simple passion, comme dans toutes les lois méca-
niques du mouvement. D'où il s'ensuit que, si la communication
d'une nouvelle force est surnaturelle, toutes les actions de Dieu
seront surnaturelles, et il sera entiérement exclu du gouvernement
du monde. Il s'ensuit aussi de là que toutes les actions des hommes
sont surnaturelles, ou que l'homme est une pure machine, comme
une horloge.
34 et 35. On a fait voir ci-dessus la différence qu'il y a entre la
véritable idée de Dieu et celle d'une âme du monde.
SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 163
36. J'ai répondu ci-dessus à ce que l'on trouve ici.
37. L'âme n'est pas répandue dans le cerveau ; mais elle est pré-
sente dans le lieu, qui est lé sensorium.
38. Ce que l'on dit ici est une simple affirmation sans preuve.
Deux corps, destitués d'élasticité, se rencontrant avec des forces
contraires et égales, perdent leur mouverhent. Et M. le chevalier
Newton a donné un exemple mathématique, par lequel il parait que
le mouvement diminue et augmente continuellement en quantité,
sans qu'il soit communiqué à d'autres eorps.
39. Le sujet dont on parle ici n'est point un défaut, comme l'au-
teur le suppose, c'est la véritable nature de la matière inactive.
40. Si l'argument que l'on trouve ici est bien fondé, 1l prouve qué
l'univers doit être infini, qu'il a existé de toute éternité, et qu'il ne
saurait cesser d'exister ; que Dieu a toujours créé autant d'hommes
et d'autres êtres qu'il était possible qu'il en créât, et quil les a
créés pour les faire exister aussi longtemps qu'il lui était possible.
A. Je n'entends point ce que ces mots veulent dire: un ordre,
ou une situalion, qui rend les corps situables. ll me semble que cela
veut dire que la situation est la cause de la situation. J'ai prouvé ci-
dessus que l'espace n'est pas l'ordre des corps ; et j'ai fait voir dans
cette quatrième réplique que l'auteur n'a point répondu aux argu-
ments que j'ai proposés. ll n'est pas moins évident que le temps
n'est pas l'ordre des choses qui se succèdent l'une à l’autre, puisque
la quantité du temps peut être plus grande ou plus petite; et cepen-
dant cet ordre ne laisse pas d'étre le méme. L'ordre des choses qui
se succèdent l'une à l'autre dans le temps n'est pas le temps méme ;
car elles peuvent se succéder l'une à l'autre plus vite ou plus lente-
ment dans le méme ordre de succession, mais non dans le même
temps. Supposé qu'il n'y eüt point de créatures, l’ubituité de Dieu
et la continuation de son existence feraient que l'espace et la durée
seraient précisément les mêmes qu'à présent.
42. On appelle ici de la raison à l'opinion vulgaire ; mais comme
l'opinion vulgaire n'est pas la régle de la vérité, les philosophes ne
doivent pas v avoir recours.
43. L'idée d'un miracle renferme nécessairement l'idée d'une
chose rare et extraordinaire. Car, d'ailleurs, il n'y a rien de plus
merveilleux, et qui demande une plus grande puissance, que quel-
ques-unes des choses que nous appelons naturelles; comme, par
exemple, les mouvements des corps célestes, lu génération et la
764 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE
formation des plantes et des animaux, etc. Cependant, ce ne sont
pas des miracles, parce que ce sont des choses communes. Il ne
s'ensuit pourtant pas de là que tout ce qui est rare et extraordinaire
soit un miracle. Car plusieurs choses de cette nature peuvent étre
des effets irréguliers et moins communs, des causes ordinaires;
comune les éclipses, les monstres, la manie dans les hommes, et une
infinité d'autres choses que le vulgaire appelle des prodiges.
44. On accorde ici ce que j'ai dit. On soutient pourtant une chose
contraire au sentiment commun des théologiens, en supposant qu'un
ange peut faire des miracles.
45. Il est vrai que, si un corps en attirait un autre, sans l'inter-
vention d'aucun moyen, ce ne serait pas un miracle, mais une con-
tradiction ; car ce serait supposer qu'une chose agit où elle n'est
pas. Mais le moyen par lequel deux corps s'attirent l'un l'autre
peut étre invisible et intangible, et d'une nature différente du méca-
nisme: ce qui n'empêche pas qu'une action régulière et constante
ne puisse étre appelée naturelle, puisqu'elle est beaucoup moins
merveilleuse que le mouvement des animaux, qui ne passe pourtant
pas pour un miracle.
46. Si parle terme de forces naturelles on entend ici des forces
mécaniques, tous les animaux, sans excepter les hommes, seront de
pures machines, comme une horloge. Mais si ce terme ne signifie pas
des forces mécaniques, la gravitation peut être produite par des
forces régulières et naturelles, quoiqu'elles ne soient pas mécaniques.
N. B. On a déjà répondu ci-dessus aux arguments que M. Leibniz a insérés
dans une apostille à son quatrième écrit. La seule chose qu'il soit besoin d'ob-
server ici, c'est que M. Leibniz, en soutenant l'impossibilité des atomes phry-
siques (il ne s'agit pas entre nous des points mathématiques), soutient une
absurdité manifeste. Car ou il y a des parties parfaitement solides dans la
matière, ou il n'y en a pas. S'il y en a, et qu'en les subdivisant on y prenne
de nouvelles particules, qui aient toutes la mème figure et les mêmes dimen-
sions (ce qui est toujours possible), ces nouvelles particules seront des atomes
physiques parfaitement semblables. Que s'il n'y a point de parties parfaite-
ment solides dans la matiere, il n'y a point de matière dans l'univers; car
plus on divise et subdivise un corps, pour arriver enfin à des parties parfai-
tement solides et sans pores, plus Ia proportion que les pores ont à la matière
solide de ce corps, plus, dis-je, cette proportion augmente. Si donc, en pous-
sant la division et la subdivision à l'infini, il est impossible d'arriver à des
parties parfaitement solides et sans pores, il s'ensuivra que les corps sont
uniquement composés de pores (le rappcrt de ceux-ci aux parties solides
augmentant sans cesse; et par conséquent qu'il n'y à point de matière du
tout; ce qui est une absurdité manifeste. Et le raisonnement sera le méme,
par rapport à la matière dont les espèces particulières des coros sont com-
posées, soit que l'on suppose que les pores sont vides, ou qu'ils sont remplis
d'une matièro étrangère,
SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 165
inquième réplique de M. Leibniz, ou réponse à la quatrième réplique
de M. Clarke (1:, sur les 88 1 et 2 de l'écrit précédent.
1. Je répondrai cette fois plus amplement pour éclaircir les diffi-
cultés, et pour essayer si l'on est d'humeur à se payer de raison, et
à donner des marques de l'amour de la vérité, ou si l'on ne fera que
chicaner sans rien éclaircir.
9. On s'efforce souvent de m'imputer la nécessité et la fatalité,
quoique peut-étre personne n'ait mieux expliqué, et plus à fond que
j'ai fait dans la Théodicee, la véritable différence entre liberté, con-
- tingence, spontanéité, d'un côté, et nécessité absolue, hasard, coac-
tion, de l'autre. Je ne sais pas encore si on le fait parce qu'on le veut,
quoi que je puisse dire, ou si ces imputations viennent de bonne foi,
de ce qu'on n'a point encore pesé mes sentiments. J'expérimenterai
bientót ce que j'en dois juger, et je me réglerai là-dessus.
3. Il est vrai que les raisons font dans l'esprit du sage, et les mo-
tifs dans quelque esprit que ce soit, ce qui répond à l'effet que les
poids font dans une balance. On objecte que cette notion méne à la
nécessité et à la fatalité. Mais on le dit sans le prouver et sans prendre
connaissance des explications que j'ai données autrefois pour lever
toutes les difficultés qu'on peut faire là-dessus.
4. Il semble aussi qu'on se joue d'équivoque. Il y a des nécessités
qu il faut admettre. Car il faut distinguer aussi entre une nécessité
absolue et une nécessité hypothétique. Il faut distinguer aussi entre
une nécessité qui a lieu, parce que l'opposé implique contradiction,
et laquelle est appelée logique, métaphysique ou mathématique ; et
entre une nécessité qui est morale, qui fait que le Sage choisit le
meilleur, et que tout esprit suit l'inclination la plus grande.
5. La nécessité hypothétique est celle que la supposition ou hypo-
thése de la prévision de Dieu impose aux futurs contingents. Etil
faut l'admettre, si ce n'est qu'avec les sociniens on refuse à Dieu
(4) Dans l'édition de Londres de ce cinquième écrit, il y a àla marge plu-
sieurs additions et corrections que M. Leibniz y avait faites en l'envoyant à
M. Des Maiseaux. M. Clarke en rendit compte dans un petit avertissement mis
à la téte de cet écrit, et conçu en ces termes : « Les différentes leçons, impri-
mées à la marge de l'écrit suivant, sont des changements faits de la propre
main de M. Leibniz dans une autre copie de cet écrit, laquelle il envoya à un
de ses amis en Angleterre peu de temps avant sa mort. Mais dans cette édition
on à inséré ces additions et corrections dans le texte, et par là on a rendu ce
cinquième écrit conforme au manuscrit original, que M. Leibniz avait envoyé à
M. Des Maiseaux. » — Note de l'éditeur français (Des Maiseaux).
166 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE
la prescience des contingents futurs, et la providence qui régle et
gouverne les choses en détail.
6. Mais ni cette prescience, ni cette préordination ne dérogent point
à la liberté. Car Dieu, porté par la suprême raison à choisir entre
plusieurs suites de choses ou mondes possibles, celui oü les créatures
libres prendraient telles ou telles résolutions, quoique non sans son
concours, a rendu par là tout événement certain et déterminé une
fois pour toutes sans déroger par là à la liberté de ces créatures ; ce
simple décret du choix, ne changeant point, mais actualisant seule-
ment leurs natures qu'il y voyait dans ses idées.
1. Et quant à la nécessité morale, elle ne déroge point non plus
à la liberté. Car, lorsque le Sage et surtout Dieu, le sage souyerain,
choisit le meilleur, il n'en est pas moins libre ; au contraire, c'est la
plus parfaite liberté de n'étre point empêché d'agir le mieux. Et lors-
qu'un autre choisit selon le bien le plus apparent et le plus inclinant,
il imite en cela la liberté du Sage à proportion de sa disposition ; et
sans cela, le choix serait un hasard aveugle.
8. Mais le bien, tant vrai qu'apparent, en un mot le motif, incline
sans nécessité, c'est-à-dire sans imposer une nécessité absolue. Car
lorsque Dieu, par exemple, choisit le meilleur, ce qu'il ne choisit
point, et qui est inférieur en perfection, ne laisse pas d'étre possible.
Mais si ce que Dieu choisit était absolument nécessaire, tout autre
parti serait impossible contre l'hypothèse, car Dieu choisit parmi
Jes possibles, c'est-à-dire parmi plusienrs partis dont pas un n'im-
plique contradiction.
. 9. Mäis de dire que Dieu ne peut choisir que le meilleur, et d'en
vouloir inférer que ce qu'il ne choisit point est impossible, c'est
confondre les termes, la puissance et la volonté, la nécessité méta-
physique et la nécessité morale, les essences et les existences. Car
ce qui est nécessaire l'est par son essence, puisque l'opposé implique
contradiction ; mais le contingent qui existe doit son existence au
p;incipe du meilleur, raison suffisante des choses. Et c'est pour cela
que je dis que les motifs inclinent sans nécessité et qu'il y a une
certitude et infaillibilité, mais non pas une nécessité absolue dans
les choses contingentes. Joignez à ceci ce qui se dira plus bas, Num.
13 et 76.
10. Et j'ai assez montré dans ma Théodicée que cette nécessité
morale est heureuse, conforme à la perfection divine; conforme au
grand principe des existences, qui est celui du besoin d'une raison
SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 761
suffisante ; au lieu que la nécessité absolue et métaphysique dépend
de l'autre grand principe de nos raisonnements, qui est celui des
essences ; c'est-à-dire celui de l'identité ou de la contradiction; car
ce qui est absolument nécessaire est seul possible entre les partis, et
sans contradiction.
11. J'ai fait voir aussi que notre volonté ne suit pas toujours pré-
cisément l'entendement pratique, parce qu'elle peut avoir ou trou-
ver des raisons pour suspendre sa résolution jusqu'à une discussion
ultérieure.
12. M'imputer aprés cela une nécessité absolue, sans avoir rien
à dire contre les considérations que je viens d'apporter, et qui vont
jusqu'au fond des choses, peut-étre au delà de ce qui se voit ailleurs,
ce sera une obstination déraisonnable.
13. Pour ce qui est dela fatalité, qu'on m'impute aussi, c'est
encore une équivoque. Ill y a fatum mahometanum, falum stoi-
cum, fatum christianum. Le destin à la turque veut que les effets
arriveraient quand on en éviterait la cause, comme s'il y avait une
nécessité absolue. Le destin stoicien veut qu'on soit tranquille;
parce qu'il faut avoir patience par force, puisqu'on ne saurait
regimber contre la suite des choses. Mais on convient qu'il y a
fatum christianum, une destinée certaine de toutes choses, réglée
par la prescience et par la providence de Dieu. Fatum est dérivé de
fari; c'est-à-dire prononcer, décerner; et dans le bon sens, il
signifie le décret de la providence. Et ceux qui s'y soumettent par la
connaissance des perfections divines, dont l'amour de Dicu est une
suite (puisqu'il consiste dans le plaisir que donne cette connaissance),
ne prennent pas seulement patience comme les philosophes paiens,
mais ils sont méme contents de ce que Dieu ordonne, sachant qu'il
fait tout pour le mieux; et non seulement pour le plus grand bien
en général, mais encore pour le plus grand bien particulier de ceux
qui l'aiment.
44. J'ai été obligé de m'étendre, pour détruire une bonne fois les
imputations mal fondées, comme j'espère de pouvoir le faire par. ces
explications dans l'esprit des personnes équitábles. Maintenant je
viendrai à une objection qu'on me fait ici contre la comparaison des
poids d'une balance avec les motifs de la volonté. On objecte que la
balance est purement passive, est poussée par les poids ; au lieu que
les agents intelligents et doués de volonté sont actifs. À cela je ré-
ponds que le principe du besoin d’une raison suflisante est commun
168 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE
aux agents et aux patients. lls ont besoin d'une raison suffisante de
leur action, aussi bien que de leur passion. Non seulement la balance
n'agit pas, quand elle est poussée également de part et d'autre ; mais
les poids égaux aussi n'agissent point, quand ils sont en équilibre;
de sorte que l'on ne peut descendre, sans que l'autre monte autant.
45. IL faut encore considérer qu'à proprement parler les motifs
n'agissent point sur l'esprit comme les poids sur la balance ; mais
c'est plutót l'esprit qui agit en vertu des motifs, qui sont ses dispo-
sitions à agir. Ainsi vouloir, comme l'on veut ici, que l'esprit préfere
quelquefois les motifs faibles aux plus forts, et méme l’indifférent
aux motifs, c'est séparer l'esprit des motifs comme s'ils étaient hors
de lui, comme le poids est distingué de la balance; et comme si dans
l'esprit il y avait d'autres dispositions pour agir que les motifs, en
vertu desquels l'esprit rejetterait les motifs. Au lieu que dans la
vérité les motifs comprennent toutes les dispositions que l'esprit
peut avoir pour agir volontairement; car ils ne comprennent pas
seulement les raisons, mais encore les inclinations qui viennent des
passions ou d'autres impressions précédentes. Ainsi, si l'esprit pré-
férait l'inclination faible à la forte, il agirait contre soi-même, et
autrement qu'il est disposé d'agir. Ce qui fait voir que les notions
contraires ici aux miennes sont superficielles, et se trouvent n'avoir
rien de solide, quand elles sont bien considérées.
16. De dire aussi que l'esprit peut avoir de bonnes raisons pour
agir quand il n'a aucuns motifs, et quand les choses sont absolu-
ment indifférentes, comme on s'explique ici, c'est une contradiction
manifeste ; car s'il a de bonnes raisons pour le parti qu'il prend, les
choses ne lui sont point indifférentes.
47. Et de dire qu'on agira quand on a des raisons pour agir,
quand méme les voies d'agir seraient absolument indifférentes, c'est
encore parler fort superficiellement, et d'une maniere trés insoute-
nable. Car on n'a jamais une raison suffisante pour agir, quand on
n'a pas aussi une raison suffisante pour agir tellement ; toute action
étant individuelle, et non générale, ni abstraite de ses circonstances,
et ayant besoin de quelque voie pour étre effectuée. Donc, quand il
ya une raison suffisante pour agir tellement, il y en a aussi pour
agir par une telle voie; et par conséquent les voies ne sont point
indifférentes. Toutes les fois qu'on a des raisons suffisantes pour une
action singuliére, on en a pour ses réquisits. Voyez encore ce qui se
dira plus bas, Num. 66.
SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 169
48. Ces raisonnements sautent aux yeux, et il est bien étrange
qu'on m'impute que j'avance mon principe du besoin d'une raison
suffisante, sans aucune preuve tirée de la nature des choses, ou des
perfections divines. Car la nature des choses porte que tout événe-
ment ait préalablement ses conditions, réquisits, dispositions con-
venables, dont l'existence en fait la raison suffisante.
19. Et la perfection de Dieu demande que toutes ses actions soient
conformes à sa sagesse, et qu'on ne puisse point lui reprocher
d'avoir agi sans raisons, ou méme d'avoir préféré une raison plus
faible à une raison plus forte.
90. Mais je parlerai plus amplement sur la fin de cet écrit, de la
solidité et de l'importance de ce grand principe du besoin d'une
raison suffisante pour tout événement, dont le renversement ren-
verserait la meilleure partie de toute la philosophie. Ainsi il est bien
étrange qu'on veuille ici qu'en cela je commets une pétition de
principe ; et il parait bien qu'on veut soutenir des sentiments insou- .
tenables, puisqu'on est réduit à me refuser ce grand principe, un
des plus essentiels de la raison.
Sur les 22 3 et 4.
91. Il faut avouer que ce grand principe, quoiqu'il ait été reconnu,
n'a pas été assez employé. Et c'est en bonne partiela raison pourquoi
jusqu'ici la philosophie première a été si peu féconde, et si peu dé-
monstrative. J'en infére, entre autres conséquences, qu'il n'y a point
dans la nature deux étres réels absolus indiscernables ; parce que, s'il
y en avait, Dieu et la nature agiraient sans raison, en traitant l'un
autrement que l'autre; et qu'ainsi Dieu ne produit point deux por-
tions de matier s parfaitement égales et semblables. On répond à
cette conclusion, sans en réfuter la raison; et on y répond par une
objection bien faible: « Cet argument, dit-on, s'il était bon, prou-
« verait qu'il serait impossible à Dieu de créer aucune matière : car
« les parties de la matière parfaitement solides, étant prises égales
« et de la méme figure (ce qui est une supposition possible), seraient
« exactement faites l'une comme l'autre. » Mais c'est une pétition de
principe trés manifeste, de supposer cette parfaite convenance, qui
selon moi ne saurait être admise. Cette supposition de deux indis-
cernables, comme de deux portions de matiére qui conviennent
parfaitement entre elles, parait possible en termes abstraits; mais
PAUL JANET. = Leibniz. 1-49
710 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE
elle n'est point compatible avec l'ordre des choses, ni avec la sagesse
divine, oü rien n'est admis sans raison. Le vulgaire s'imagine de
telles choses, parce qu'il se contente de notions incomplètes. Et c'est
un des défauts des atomistes.
99. Outre que je n'admets point dans la matiére des portions
parfaitement solides, ou qui soient tout d'une piéce, sans aucune
variété, ou mouvement particulier dans leurs parties, comme l'on
concoit les prétendus atomes. Poser de tels corps est encore une
opinion populaire mal fondée. Selon mes démonstrations, chaque
portion de matière est actuellement sous-divisée en parties diflérem-
ment mues, et pas une ne ressemble entièrement à l'autre.
93. J'avais allégué que, dans les choses sensibles, on n'en trouve
jamais deux indiscernables; et que, par exemple, on ne trouvera
point deux feuilles dans un jardin, ni deux gouttes d'eau parfaite-
ment semblables. On l'admet à l'égard des feuilles, et peut-être
(perhaps) à l'égard des gouttes d'eau ; mais on pourrait l'admettre
sans perhaps (senza forse, dirait un Italien), encore dans les gouttes
d'eau.
24. Je crois que ces observations générales, qui se trouvent dans
les choses sensibles, se trouvent encore à proportion dans les insen-
sibles ; et qu'à cet égard on peut dire, comme disait Arlequin dans
l'Empereur de la Lune, que c'est tout comme ici. Et c'est un grand
préjugé contre les indiscernables, qu'on n'en trouve aucun exemple.
Mais on s'oppose à cette conséquence : parce que, dit-on, les corps
sensibles sont composés, au lieu qu'on soutient qu'il y en a d'insen-
sibles qui sont simples. Je réponds encore que je n'en accorde
point. 11 n'y a rien de simple, selon moi, que les véritables monades,
qui n'ont point de parties ni d'étendue. Les corps simples, et méme
les parfaitement similaires, sont une suite de la fausse position du
vide et des atomes, ou d'ailleurs de la philosophie paresseuse, qui
ne pousse pas assez l'analyse des choses, et s'imagine de pouvoir
parvenir aux premiers éléments corporels de la nature, parce que
cela contenterait notre imagination.
25. Quand je nie qu'il y ait deux gouttes d’eau entièrement sem-
blables, ou deux autres corps indiscernables, je ne dis point
qu'il soit impossible absolument d'en poser, mais que c'est une
chose contraire àla sagesse divine, et qui par conséquent n'existe
point.
SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 774
Sur les 83 5 et 6.
96. J'avoue que si deux choses parfaitement indiscernables exis-
taient, elles seraient deux ; maïs la supposition est fausse, et con-
traire au grand principe de la raison. Les philosonhes vulgaires se
sont trompés, lorsqu'ils ont cru qu'il y avait des choses différentes
solo numero, ou seulement parce qu'elles sont deux : et c'est de cette
erreur que sont venues leurs perplexités sur ce qu'ils appelaient le
principe d'individuation. La métaphysique a été traitée ordinaire-
ment en simple doctrine des termes, comme un dictionnaire philo-
sophique, sans venir à la discussion des choses. [a philosophie
superficielle, comme celle des Atomistes et des Vacuistes, se forge
des choses que les raisons supérieures n'admettent point. J'espère
que mes démonstrations feront changer de face à la philosophie
malgré les faibles contradictions telles qu'on m'oppose ici.
27. Les parties du temps ou du lieu, prises en elles-mêmes, sont
des choses idéales ; ainsi elles se ressemblent parfaitement, comme
deux unités abstraites. Mais il n'en estpas de méme de deux uns
concrets, ou de deux temps effectifs, ou deux espaces remplis, c'est-
à-dire véritablement actuels.
28. Je ne dis pas que deux points de l'espace sont un méme
point, ni que deux instants du temps sont un méme instant, comme
il semble qu'on m'impute ; mais on peut s'imaginer, faute de con-
naissance, qu'il y a deux instants différents, où il n'y en a qu'un ;
comme j'ai remarqué dans l'art. 17 de la précédente réponse,
que souvent en géométrie on suppose deux, pour représenter l'er-
reur d'un contredisant, et on n'en trouve qu'un. Si quelqu'un sup-
posait qu'une ligne droite coupe l'autre en deux points, il se trou-
vera, au bout du compte, que ces deux points prétendus doivent
coincider, et n'en sauraient faire qu'un.
29. J'ai démontré que l'espace n'est autre chose qu'un ordre de
l'existence des choses, qui se remarque dans leur simultanéité.
Ainsi la fiction d'un univers matérielfini, qui se proméne tout en-
tier dans un espace vide infini, ne saurait être admise. Elle est tout
à fait déraisonnable et impraticable. Car, outre qu'il n'y a point d'es-
pace réel hors de l'univers matériel, une telle action serait sans
but ; ce serait travailler sans rien faire, agendo nihil agere. ll ne se
produirait aucun changement observable par qui que ce soit. Ce
sont des imaginations des philosophes à notions incomplétes, qui se
112 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE
font de l'espace une réalité absolue. Les simples mathématiciens,
qui ne s'occupent que de jeux de l'imagination, sont capables de se
forger de telles notions ; mais elles sont détruites par des raisons
supérieures.
30. Absolument parlant, il parait que Dieu peut faire l'univers
matériel fini en extension ; mais le contraire parait plus conforme à
sa sagesse.
31. Je n’accorde point que tout fini est mobile. Selon l'hypothese
méme des adversaires, une partie de l'espace, quoique fini, n'est
point mobile. 11 faut que ce qui est mobile puisse changer de si-
tuation par rapport à quelque autre chose, et qu'il puisse arriver un
état nouveau discernable du premier ; autrement le changement est
une fiction. Ainsi il faut qu'un fini mobile fasse partie d'un autre,
afin qu'il puisse arriver un changement observable.
32. Descartes a soutenu que la matière n'a point de bornes, et je
necrois pas qu'on l'ait suffisamment réfuté. Et quand on le lui
accorderait, il ne s'ensuit point que la matiere serait nécessaire,
ni qu'elle ait été de toute éternité, puisque cette diffusion de la
matière sans bornes ne serait qu'un effet du choix de Dieu, qui
l'aurait trouvé mieux ainsi.
Sur le $ 7.
33. Puisque l'espace en soi est une chose idéale comme le temps.
il faut bien que l'espace hors du monde soit imaginaire, comme les
scholastiques mêmes l'ont bien reconnu. ll en est de méme de l'es-
pace vide dans le monde, que je crois encore étre imaginaire,
par les raisons que j'ai produites.
34. On m'objecte le vide inventé par M. Guérike, de Magde-
bourg, qui se fait en pompant l'air d'un récipient ; et on prétend
qu'il y a véritablement du vide parfait, ou de l'espace sans matiére.
en partie au moins, dans ce récipient. Les aristotéliciens et les
cartésiens, qui n'admettent point le véritable vide, ont répondu à
cette expérience de M. Guérike, aussi bien qu'à celle de M. Torri-
celli, de l'lorence (qui vidait l'air d'un tuyau de verre par le moyen
du mercure), qu'il n'y a point de vide du tout dans le tuyau ou
dans le récipient ; puisque le verre a des pores subtils, à travers
lesquels les rayons de la lumiére, ceux de l'aimant et autres ma-
tières trés minces peuvent passer. Et je suis de leur sentiment,
SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 173
*
trouvant qu'on peut comparer le récipient à une caisse pleine de
trous, qui serait dans l'eau, dans laquelle il v aurait des poissons,
ou d'autres corps grossiers, lesquels en étant ôtés, la place.ne
laisserait pas d'être remplie par de l'eau. ll y a seulement cette dif-
férence que l'eau, quoiqu'elle soit fluide et plus obéissante que ces
corps grossiers, est pourtant aussi pesante et aussi massive, ou
méme davantage ; au lieu que la matière qui entre dans le récipient
à la place de l'air est bien plus mince. Les nouveaux partisans du
vide répondent à cette instance que ce n'est pas la grossièreté qui
fait de la résistance ; et par conséquent qu'il y a nécessairement
plus de vide, où il y a moins de résistance ; on ajoute que la sub-
tilité n'y fait rien, et que les parties du vif-argent sont aussi sub-
tiles et aussi fines que celles de l'eau, et que néanmoins le vif-
argent résiste plus de dix fois davantage. A cela je réplique que ce
n'est pas tant la quantité de la matière, que la difficulté qu'elle fait
de céder, qui fait la résistance. Par exemple, le bois flottant contient
moins de matiére pesante que l'eau de pareil volume, et néan-
moins il résiste plus au bateau que l'eau.
35. Et quant au vif-argent, il contient à la vérité environ quatorze
fois plus de matiére pesante que l'eau, dans un pareil volume ; mais
il ne s'ensuit point qu'il contienne quatorze fois plus de matiére
absolument. Au contraire, l'eau en contient autant, mais prenant
ensemble tant sa propre matière, qui est pesante, qu'une matière
étrangère non pesante, qui passe à travers de ses pores. Car tant le
vif-argent que l'eau sont des masses de matiére pesante, percées à
jour, à travers lesquelles passe beaucoup de matiére non pesante,
et qui ne résiste point sensiblement, comme est apparemment
celle de rayons de lumière, et d'autres fluides insensibles, tels que
celui surtout qui cause lui-méme la pesanteur des corps grossiers,
en s'écartaut du centre où il les fait aller. Car c'est une étrange
fiction que de faire toute la matière pesante, et méme vers toute
autre matière ; comme si tout corps attirait également tout autre
corps selon les masses et les distances ; et cela par une attraction
proprement dite, qui ne soit point dérivée d'une impulsion occulte
des corps : au lieu que la pesanteur des corps sensibles vers le
centre de la terre doit être produite par le mouvement de quelque
fluide. Et il en sera de méme d'autres pesanteurs, comme de celles
des plantes vers le soleil, ou entre elles. Un corps n'est jamais mü
naturellement que par un autre corps qui le pousse en le touchant ;
114 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE
et après cela il continue jusqu'à ce qu'il soit empêché par un autre
corps qui le touche. Toute autre opération sur le corps est ou mi-
raculeuse ou imaginaire.
Sur les 8$ 8 et 9.
36. Comme j'avais objecté que l'espace, pris pour quelque chose
de réel et d'absolu sans les corps, serait une chose éternelle, impas-
sible, indépendante de Dieu, on a tàché d'éluder cette difficulté, en
disant que l'espace est une proprieté de Dieu. J'ai opposé à cela,
dans mon écrit précédent, que la propriété de Dieu est l'immensité;
mais que l'espace, qui est souvent commensuré avec les corps. et
l'inmensité de Dieu, n'est pas la méme chose.
31. J'ai encore objecté que, si l'espace est une propriété, et si
l'espace infini est l'immensité de Dieu, l'espace fini sera l'étendue
ou la mensurabilité de quelque chose finie. Ainsi l’espace occupé
par un corps sera l'étendue de ce corps; chose absurde, puisqu'un
corps peut ehanger d'espace, mais qu'il ne peut point quitter son
étendue.
38. J'ai encore demandé : si l'espace est une propriété, de quelle
chose sera donc la propriété un espace vide borné, tel qu'on s'ima-
gine dans le récipient épuisé d'air ? I1 ne parait point raisonnable de
dire que cet espace vide, rond ou carré, soit une propriété de Dieu.
Sera-ce donc peut-être la propriété de quelques substances immaté-
rielles, étendues, imaginaires, qu'on se figure, ce semble, dans les
espaces imaginaires ?
39. Si l'espace est la propriété ou l'affection de la substance qui
est dans l'espace, le même espace sera tantôt l'affection d'un corps,
tantót d'un autre corps ; tantót d'une substance immatérielle, tantót
peut-étre de Dieu, quand il est vide de toute autre substance ma-
térielle où immatérielle. Mais voilà une étrange propriété ou
affection, qui passe de sujet en sujet. Les sujets quitteront ainsi
leurs accidents comme un habit, afin que d'autres sujets s'en
puissent revétir. Aprés cela, comment distinguera-t-onles accidents
et les substances ?
40. Que si les espaces bornés qui y sont, et si l'espace infini est
la propriété de Dieu, il faut ‘chose étrange !) que la propriété de
Dieu soit composée des affections des créatures ; car tous les espaces
finis, pris ensemble, composent l'espace infini.
k
SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 775
A. Que si l'on nie que l'espace borné soit une affection des choses
bornées, il ne sera pas raisonnable non plus que l’espace infini soit
l'affection ou la propriété d'une chose infinie. J'avais insinué toutes
ces difficultés dans mon écrit précédent ; mais il ne paraît point
qu'on ait tâché d'y satisfaire.
49. J'ai encore d'autres raisons contre l'étrange imagination que
l'espace est une propriété de Dieu. Si cela est, l'espace entre dans
l'essence de Dieu. Or, l'espace a des parties; done il y aurait des
parties dans l'essence de Dieu, spectatum admissi.
43. De plus, les espaces sont tantót vides, tantót remplis; donc il
y aura dans l'essence de Dieu des parties tantôt vides, tantôt rem-
plies, et par conséquent sujettes à un changement perpétuel. Les
corps, remplissant l'espace, rempliraient une partie de l'essence de
Dieu. et v seraient commensurés ; et dans la supposition du vide,
une partie de l'essence de Dieu sera dans le récipient. Ce Dieu à
parties ressemblera fort au dieu stoicien, qui était l'univers tout
entier, considéré comme un animal divin.
44. Si l'espace infini est l'immensité de Dieu, le temps infini sera
l'éternité de Dieu: il faudra donc dire que ce qui est dans l'espace
est dans l'immensité de Dieu, et par conséquent dans son essence ;
et que ce qui est dans le temps est dans l'éternité de Dieu. Phrases
étranges, et qui font bien connaitre qu'on abuse des termes.
15. En voici encore une autre instance. L'immensité de Dieu fait
que Dieu est dans tous les espaces. Mais si Dieu est dans l'espace,
comment peut-on dire que l'espace est en Dieu, ou qu'il est sa pro-
priété ? On a bien oui dire que la propriété soit dans le sujet ; mais
on n'a jamais oui dire que le sujet soit dans sa propriété. De méme,
Dieu existe en chaque temps: comment doncle temps est-il dans
Dieu ; et comment peut-il être une propriété de Dieu ? Ce sont des
alloglossies perpétuelles.
46. IT parait qu'on confond l'immensité ou l'étendue des choses
avec l'espace selon lequel cette étendue est prise. L'espace infini
n'est pas l'immensité de Dieu; l’espace fini n'est pas l'étendue des
corps, comme le temps n'est point la durée. Les choses gardent leur
étendue, mais elles ne gardent point toujours leur espace. Chaque
chose a sa propre étendue, sa propre durée ; mais elle n'a point son
propre temps, et elle ne garde point son propre espace.
Vi. Voici comment les hommes viennent à se former la notion de
l'espace. Ils considèrent que plusieurs choses existent à la fois, et
116 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE
ils y trouvent un certain ordre de coexistence, suivant lequel le
rapport des uns et des autres est plus ou moins simple. C'est leur
situation ou distance. Lorsqu'il arrive qu'un de ces coexistents
change de ce rapport à une multitude d'autres, sans qu'ils en chan-
gent entre eux ; et qu'un nouveau venu acquiert le rapport tel que
le premier avait eu à d'autres, on dit qu'il est venu à sa place, et on
appelle ce changement un mouvement qui est dans celui oü est la
cause immédiate du changement. Et quand plusieurs, ou méme
tous, changeraient selon certaines régles connues de direction et de
vitesse, on peut toujours déterminer le rapport de situation que
chacun acquiert à chacun ; et méme celui que chaque autre aurait
ou qu'il aurait à chaque autre, s'il n'avait point changé, ou s'il avait
autrement changé. Et supposant et feignant que parmi ces coexis-
tents il y ait un nombre suffisant de quelques-uns, qui n'aient point
eu de changement en eux, on dira que ceux qui ont un rapport à
ces existents fixes, tel que d'autres avaient auparavant à eux, ont
eu la méóme place que ces derniers avaient eue. Et ce qui comprend
toutes ces places est appelé espace. Ce qui fait voir que pour avoir
l'idée de la place, et par conséquent de l'espace, il suffit de consi-
dérer ces rapports et les règles de leurs changements, sans avoir
besoin de se figurer ici aucune réalité absolue hors des choses dont
on considère la situation. Et, pour donner une espèce de définition,
place est ce qu'on dit être le méme à A et à B, quand le rapport de
coexistence de B avec C, E, F, G, ete., convient entierement avec
le rapport de coexistence qu'ÁÀ a eu avec les mêmes ; supposé qu'il
n'y ait eu aucune cause de changement dans C, E, F, G, etc. On
pourrait dire aussi, sans ecthèse, que place est ce qui est le méme
en moments différents à des existents, quoique différents, quand
Jeurs rapports de coexistence avec certains existents, qui depuis un de
ces moments à l'autre sont supposés fixes, conviennent entierement.
Et existents fixes sont ceux dans lesquels il n'y a point eu de cause
du changement de l'ordre de coexistence avec d'autres ; ou (ce qui
est le méme) daus lesquels il n'y a point eu de mouvement. Enfin,
espace est ce. qui résulte des places prises ensemble. Ft il est bon
ici de considérer la diflérence entre la place, et entre le rapport de
situation qui est dans le corps qui occupe la place. Car la place d'A
et de B est la même ; au lieu que le rapport d'A aux corps fixes n'est
pas précisément et individuellement le méme que le rapport que B
ui prendra sa place) aura aux mêmes fixes; et ces rapports con-
SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. T1
,
viennent seulement. Car deux sujets différents, comme À et D, ne
sauraient avoir précisément la méme affection individuelle; un
méme accident individuel ne se pouvant point trouver en deux
sujets, ni passer de sujet en sujet. Mais l'esprit non content de la
convenance cherche une identité, une chose qui soit véritablement
la méme, et la concoit comme hors de ces sujets ; et c'est ce qu'on
appelle ici place et espace. Cependant cela ne saurait étre qu'idéal,
contenant un certain ordre oü l'esprit concoit l'application des rap-
ports: comme l'esprit se peut figurer un ordre consistant en lignes
généalogiques, dont les grandeurs ne consisteraient que dans le
nombre des générations, où chaque personne aurait sa place. Et si
l'on ajoutait la fiction de la métempsycose, et si l'on faisait revenir
les mêmes ámes humaines, les personnes y pourraient changer de
place. Celui qui a été père ou grand-père pourrait devenir fils ou
petit-fils, etc. Et cependant ces places, lignes et espaces généa-
logiques, quoiqu'elles exprimeraient des vérités réelles, ne seraient
que choses idéales. Je donnerai encore un exemple dc l'usage de
l'esprit de se former, à l'occasion des accidents qui sont dans les
sujets, quelque chose qui leur réponde hors des sujets. La raison
ou proportion entre deux lignes, L et M, peut être conçue de trois
facons: comme raison du plus grand L, au moindre M; comme rai-
son du moindre M, au plus grand L ; et enfin comme quelque chose
d'abstrait des deux, c'est-à-dire comme la raison entre L et M,
sans considérer lequel est l'antérieur ou le postérieur, le sujet ou
l'objet. Et c'est ainsi que les proportions sont considérées dans la
musique. Dans la premiere considération, L le plus grand est le
sujet; dans la seconde, M le moindre est le sujet de cet accident,
que les philosophes appellent relation ou rapport. Mais quel en sera
le sujet dans le troisième sens? On ne saurait dire que tous les deux,
Let M ensemble, soient le sujet d'un tel accident ; car ainsi nous
aurions un accident en deux sujets, qui aurait une jambe dans l'un
et l'autre dans l'autre; ce qui est contre la notion des accidents.
Donc il faut dire que ce rapport, dans ce troisième sens, est bien
hors des sujets ; mais que, n'étant ni substance ni accident, cela
doit étre une chose purement idéale, dont la considération ne laisse
pas d’être utile. Au reste, j'ai fait ici à peu pres comme Euclide,
qui, ne pouvant pas bien faire entendre absolument ce que c'est que
raison prise dans le sens des géomètres, définit bien ce que c'est
que mémes raisons. Et c'est ainsi que, pour expliquer ce que c'est
718 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE
que la place, j'ai voulu définir ce que c'est que la même place. Je
remarque enfin que les traces des mobiles, qu'ils laissent quelquefois
dans les immobiles sur lesquels ils exercent leur mouvement, ont
donné à l'imagination des hommes l'occasion de se former cette
idée, comme s'il restait encore quelque trace lors méme qu'il n'y a
aucune chose immobile; mais cela n'est qu'idéal, et porte seule-
ment que, s'il y avait là quelque immobile, on l'y pourrait désigner.
Et c'est cette analogie qui fait qu'on s'imagine des places, des traces,
des espaces, quoique ces choses nc consistent que dans la vérité des
rapports, et nullement dans quelque réalité absolue.
48. Au reste, si l'espace vide de corps (qu'on s'imagine) n'est pas
vide tout à fait, de quoi est-il donc plein ? Y a-t-il peut-être des es-
prits étendus ou des substances immatérielles, capables de s'étendre
et de se resserrer, qui s'y proménent et qui se pénétrent sans s'in-
commoder, comme les ombres de deux corps se pénètrent sur la
surface d'une muraille? Je vois revenir les plaisantes imaginations
de M. Henri Morus (homme savant et bien intentionné d'ail-
leurs), et de quelques autres, qui ont cru que ces esprits se peuvent
rendre impénétrables quand bon leur semble. ll y en a méme eu
qui se sont imaginé que l'homme, dans l'état d'intégrité, avait
aussi le don de la pénétration ; mais qu'il est devenu solide, opaque
et impénetrable par sa chute. N'est-ce pas renverser les notions des
choses, donner à Dieu des parties, donner de l'étendue aux esprits ?
Le seul principe du besoin de la raison suffisante fait disparaitre
tous ces spectres d'imagination. Les hommes se font aisément des
fictions, faute de bien employer ce grand principe.
Sur le S 10.
49. On ne peut point dire qu'une certaine durée est éternelle :
mais on peut dire que les choses qui durent toujours sont éternelles,
en gagnant toujours une durée nouvelle. Tout ce qui existe du
temps et de la duration, étant successif, périt continuellement: et
comment une chose pourrait-elle exister éternellement. qui, à parler
exactement, n'existe jamais? Car comment pourrait exister une
chose, dont jamais aucune partie n'existe ? Du temps n'existent ja-
mais que des instants, et l'instant n'est pas méme une partie du
temps. Quiconque considérera ces observations comprendra bien
que le temps ne saurait être qu'une chose idéale; et l'analogie du
SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 119
temps et de l'espace fera bien juger que' l'un est aussi idéal que
l'autre. Cependant, si en disant que la duration d'une chose est
éternelle, on entend seulement que la chose dure éternellement, je
n'ai rien à y redire.
.. 90. Sila réalité de l'espace et du temps est nécessaire pour l'im-
mensité et l'éternité de Dieu ; s'il faut que Dieu soit dans des espaces ;
si être dans l'espace est une propriété de Dieu ; Dieu sera en quel-
que facon dépendant du temps et de l'espace, et il en aura besoin.
Car l'échappatoire que l'espace et le temps sont en Dieu, et comme
des propriétés de Dieu, est déjà fermée. Pourrait-on supporter
l'opinion qui soutiendrait que les corps se proménent dans les par-
ties de l'essence divine ?
Sur les $ 11 et 12.
21. Comme j'avais objecté que l'espace a des parties, on cherche
une autre échappatoire en s'éloignant du sens recu des termes, et
soutenant que l'espace n'a point de parties ; parce que ses parties
ne sont point séparables, et ne sauraient étre éloignées les unes des
autres par discerption. Mais il suffit que l'espaceait des parties, soit
que ces parties soient séparables ou non ; et on les peut assigner
dans l'espace, soit par les corps qui y sont, soit par les lignes ou
surfaces qu'on y peut mener.
Sur le 8$ 13.
52. Pour prouver que l'espace, sans les corps, est quelque réalité
absolue, on m'avait objecté que l'univers matériel fini se pourrait
promener dans l'espace. J'ai répondu qu'il ne parait point raison-
nable que l'univers matériel soit fini; et quand on le supposerait,
il est déraisonnable qu'il ait du mouvement, autrement qu'en tant
que ses parties changent de situation entre elles ; parce qu'un tel
mouvement ne produirait aucun changement observable, et serait
sans but. Autre chose est quand ses parties changent de situation
entre elles ; car alors on y reconnait un mouvement dans l'espace,
mais consistant dans l'ordre des rapports, qui sont changés. On ré-
plique maintenant que la vérité du mouvement est indépendante de
l'observation, et qu'un vaisseau peut avancer sans que celui qui est
dedans s'en aperçoive. Je réponds que le mouvement est indépen-
dant de l'observation ; mais qu'il n'est point indépendant de l'ob-
180 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE
servabilité. ll n'y à point de mouvement, quand il n'y a point
de changement observable. Et même quand il n'y a point de
changement observable, il n'y a point de changement du tout. Le
contraire est fondé sur la supposition d'un espace réel absolu, que
J'ai réfuté démonstrativement par le principe du besoin d'une raison
suffisante des choses.
33. Je ne trouve rien dans la définition huitiéme des Principes
mathématiques de la nature, ni dans le scholie de cette définition,
qui prouve, ou puisse prouver la réalité de l'espace en soi. Cepen-
dant j'accorde qu'il y a de la différence entre un mouvement absolu
véritable d'un corps, et un simple changement relatif de la situation
par rapport à un autre corps. Car lorsque la cause immédiate du
changement est dans le corps, il est véritablement en mouvement ;
et alors la situation des autres, par rapport à lui, sera changée par
conséquence, quoique la cause de ce changement ne soit point en
eux. Il est vrai qu'à parler exactement, il n'y a point de corps qui
soit parfaitement et entierement en repos ; mais c'est de quoi on fait
abstraction, en considérant la chose mathématiquement. Ainsi je
n'ai rien laissé sans réponse, de tout ce qu'on a allégué pour la réa-
lité absolue de l'espace. Et j'ai démontré la fausseté de cette réalité,
par un principe fondamental des plus raisonnables et des plus éprou-
vés, contre lequel on ne saurait trouver aucune exception ni ins-
tance. Au reste, on peut juger, par tout ce que je viens de dire, que
je ne dois point admettre un univers mobile, ni aucune place hors
de l'univers matériel.
Sur le & 14.
54. Je ne connais aucune objection, à laquelle je ne croie avoir
répondu suffisamment. Et quant à cette objection, que l'espace et le
temps sont des quantités, ou plutót des choses douées de quantite,
et que la situation et l'ordre ne le sont point, je réponds que l'ordre
a aussi sa quantité ; il a ce qui précède et ce qui suit ; il y a distance
ou intervalle. Les choses relatives ont leur quantité, aussi bien que
les absolues. Par exemple, les raisons ou proportions dans les ma-
thématiques ont leur quantité, et se mesurent par les logarithmes ;
et cependant se sont des relations. Ainsi, quoique le temps et l'espace
consistent en rapports, ils ne laissent pas d'avoir leur quantité.
SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 181
Sur le $ 15.
95. Pour ce qui est de la question, si Dieu a pu créer le monde
plus tôt, il faut se bien entendre. Comme j'ai démontré que le temps
sans les choses n'est autre chose qu'une simple possibilité idéale, il
est manifeste que, si quelqu'un disait que ce méme monde qui a été
créé effectivement ait sans aucun autre changement pu étre créé
plus tôt, il ne dira rien d'intelligible. Car il n'y a aucune marque ou
différence, par laquelle il serait possible de connaître qu'il eût été
créé plus tôt. Ainsi, comme je l'ai déjà dit, supposer que Dieu ait créé
le méme monde plus tót, c'est supposer quelque chose de chimérique.
C'est faire du temps une chose absolue, indépendante de Dieu, au
lieu que le temps doit coexister aux créatures, et ne se concoit que
par l'ordre et la quantité de leurs changements.
56. Mais, absolument parlant. on peut concevoir qu'un univers
ait commencé plus tôt qu'il n'a commencé effectivement. Supposons
que notre univers, ou quelque autre, soit représenté par la figure
Ree AF, que l'ordonnée AB représente son pre-
: : mier état ; et que les ordonnées CDEF, repré-
Ai B sentent des états suivants. Je dis qu'on peut
concevoir qu'il ait commencé plus tôt en con-
C D cevant la figure prolongée en arrière, et en y
ajoutant RS, AR, B5. Car ainsi, les choses étant
augmentées, le temps sera augmenté aussi. Mais
E F si une telle augmentation est raisonnable et
conforme à la sagesse de Dieu, c'est une autre question ; et il faut
dire non, autrement Dieu l'aurait faite. Ce serait comme
llumauo capiti cervicem pictor equinam
Jungere si velit.
ll en est de méme de la destruction. Comme on pourrait conce-
voir quelque chose d'ajouté au commencement, on pourrait conce-
voir de méme quelque chose de retranché vers la fin. Mais ce re-
tranchement encore serait déraisonnable.
21. C'est ainsi qu'il parait comment on doit entendre que Dieu a
créé les choses en quel temps il lui a plu; car cela dépend des
choses qu'il a résolu de créer. Mais les choses étant résolues avec
leurs rapports, il n'y a plus de choix sur le temps ni sur la place, qui
182 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE
n'ont rien de réel en eux à part, et rien de déterminant, ou inéme
rien de discernable.
38. On ne peut donc point dire, comme l'on fait ici, que la sa-
gesse de Dieu peut avoir eu de bonnes raisons pour créer ce monde
dans un tel temps particulier, ce temps particulier pris sans les
choses étant une fiction impossible, et de bonnes raisons d'un choix
ne se pouvant point trouver là où tout est indiscernable.
59. Quand je parle de ce monde, j'entends tout l'univers des créa-
tures matérielles et immatérielles prises ensemble, depuis le com-
mencement des choses ; mais si l'on n'entendait que le commence-
ment du monde matériel, et si l'on supposait avant lui des créa-
tures immatérielles, on se mettrait un peu plus à la raison en cela. Car
le temps alors, étant marqué par les choses qui existeraient déjà, ne
serait plus indifférent ; ct il y pourrait avoir du choix. ll est vrai qu'on
ne ferait que différer la difficulté. Car, supposant que l'univers entier
des créatures immatérielles et matérielles ensemble a commencé,
il n'y a plus de choix sur le temps oü Dieu le voudrait mettre.
60. Ainsi on ne doit point dire, comme l'on fait ici, que Dieu a
créé les choses dans un espace, ou dans un temps particulier, qui lui
a plu. Car tous les temps et tous les espaces, en eux-mêmes, étant
parfaitement uniformes et indiscernables, l'un ne saurait plaire plus
que l'autre.
61. Je ne veux point m'arréter ici sur mon sentiment expliqué
ailleurs, qui porte qu'il n'y a point de substances créées entiérement
destituées de matiére. Car je tiens avec les anciens et avec la raison
que les anges ou les intelligences, et les âmes séparées du corps gros-
sier, ont toujours des corps subtils, quoique elles-mémes soient in-
corporelles. La philosophie vulgaire admet aisément toute sorte de
fictions ; la mienne est plus sévère.
62. Je ne dis point que la matière et l'espace sont la même chose ;
je dis seulement qu'il n'y a point d'espace où il n'y a point de ma-
tiére; et que l'espace eu lui-méme n'est point une réalité absolue.
L'espace et la matiére différent comme le temps et le mouvement.
Cependant ces choses, quoique différentes, se trouvent inséparables.
63. Mais il ne s'ensuit nullement que la matière soit éternelle et
nécessaire, sinon en supposant que l'espace est éternel et néces-
saire ; supposition mal fondée en toutes manières.
SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 183
Sur le 88 16 et 17.
64. Je crois avoir répondu à tout, et j'ai répondu particulière-
ment à cette objection, qui prétend que l'espace et le temps ont une
quantité, et que l’ordre n'en a point. (Voyez ci-dessus, n° 54.)
65. J'ai fait voir clairement que la contradiction est dans l'hypo-
thèse du sentiment opposé, qui cherche une différence là où il n'y
en a point. Et ce serait une iniquité manifeste d'en vouloir inférer
que j'ai reconnu de la contradiction dans mon propre sentiment.
Sur le 8$ 18.
66. Il revient ici un raisonnement que j'ai déjà détruit ci-dessus,
n? 17. On dit que Dieu peut avoir de bonnes raisons pour placer
deux cubes parfaitement égaux et semblables ; et alors il faut bien,
dit-on, qu'il leur assigne leurs places, quoique tout soit parfaitement
égal ; mais la chose ne doit point étre détachée de ses circonstances.
Ce raisonnement consiste en notions incomplétes. Les résolutions de
Dieu ne sont jamais abstraites et imparfaites ; comme si Dieu décer-
nait premièrement à créer les deux cubes, et puis décernait à par
oü les mettre. Les hommes, bornés comme ils sont, sont capables de
procéder ainsi; ils résoudront quelque chose, et puis ils se trouve-
ront embarrassés sur les moyens, sur les voies, sur les places, sur
les circonstances. Dieu ne prend jamais une résolution sur les fins,
sans en prendre en méme temps sur les moyens et sur toutes les
circonstances. Et méme j'ai montré, dans la Théodicée, qu'à pro-
prement parler il n'y a qu'un seul décret dans l'univers tout entier,
par lequel il est résolu de l'admettre de la possibilité à l'existence.
Ainsi Dieu ne choisira point de cube, sans choisir sa place en méme
temps ; et il ne choisira jamais entre des indiscernables.
61. Les parties de l'espace ne sont déterminées et distinguées que
par les choses qui y sont : et la diversité des choses dans l'espace
détermine Dieu à agir différemment sur différentes parties de l'es-
pace. Mais l'espace pris sans les choses n'a rien de déterminant, et
méme il n'est rien d'actuel.
68. Si Dieu est résolu de placer un certain cube de matière, il
s'est aussi déterminé sur la place de ce cube; maisc'est par rapport
à d'autres portions de matiére, et non pas par rapport à l'espace dé-
taché, oü il n'y a rien de déterminant.
184 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE
69. Mais sa sagesse ne permet pas qu'il place en même temps
deux cubes parfaitement égaux et semblables: parce qu'il n'v a pas
moyen de trouver une raison de leur assigner des places différentes:
il y aurait une volonté sans motif.
10. J'avais comparé une volonté sans motif (telle que des raison-
nements superficiels assignent à Dieu) au hasard d'Épicure. On y op-
pose que le hasard d'Épicure est une nécessité aveugle, et non pas
un choix de volonté. Je réplique que le hasard d'Épicure n'est pas
une nécessité, mais quelque chose d'indillérent. Épicure l'introdui-
sait exprès, pour éviter la nécessité. Il est vrai que le hasard est
aveugle ; mais une volonté sans motif ne serait pas moins aveugle,
et ne serait pas moins due au simple hasard.
Sur le $ 19.
11. On répète iei ce qui a déjà été réfuté ci-dessus, n» 21, que la
matiére ne saurait étre créée, si Dieu ne choisit point parmi les in-
discernables. On aurait raison, si la matiére consistait en atomes,
en corps similaires, ou autres fictions semblables de la philosophie
superficielle ; mais ce même grand principe, qui combat le choix
entre les indiscernables, détruit aussi ces fictions mal báties.
Sur le 8 30.
12. On m'avait objecté dans la troisième réplique (n°* 7 et 8) que
Dieu n'aurait point en lui un principe d'agir, s'il. était détermine
par les choses externes. J'ai répondu que les idées des choses ex-
ternes sont en lui, et qu'ainsi il est déterminé par des raisons in-
ternes, c'est-à-dire par sa sagesse. Maintenant on ne veut point
entendre à propos de quoi je l'ai dit.
Sur le $ 21.
13. On confond souvent, dans les objections qu'on me fait, ce que
Dieu ne veut point, avec ce qu'il ne peutpoint. (Voy. ci-dessus, n°9,
et plus bas, n° 76.) Par exemple, Dieu peut faire tout ce qui est pos-
sible, mais il ne veut faire que le meilleur. Ainsi je ne dis point,
comme on m'impute ici, que Dieu ne peut point donner des bornes
à l'étendue de la matière ; mais il y a de l'apparence qu'il ne le veut
point, et qu'il a trouvé mieux de ne lui en point donner.
14. De l'étendue àla durée, nonvalet consequentia. Quand l'éten-
SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 185
due de la matiére n'aurait point de bornes, il ne s'ensuit point que
sa durée n'en ait pas non plus, pas méme en arriére, c'est-à-dire
qu'elle n'ait point eu de commencement. Si la nature des choses,
dans le total est de croitre uniformément en perfection. l'univers
des créatures doit avoir commencé; ainsi il y aura des raisons pour
limiter la durée des choses, quand méme il n'y en aurait point pour
en limiter l'étendue. De plus, lecommencement du monde ne déroge
point à l'infinité de la durée a parte post, ou dans la suite ; mais
les bornes de l'univers dérogeraient à l'infinité de son étendue.
Ainsi il est plus raisonnable d'en poser un commencement que d'en
admettre des bornes ; afin de conserver dans l'un et dans l'autre le
caractére d'un auteur infini.
19. Cependant ceux qui ont admis l'éternité du monde, ou du
moins, comme ont fait des théologiens célèbres, la possibilité de
l'éternité du monde, n'ont point nié pour cela sa dépendance de
Dieu, comme on le leur impute ici sans fondement.
Sur les 88 22 et 23.
76. On m'objecte encore ici, sans fondement, que, selon moi, tout
ce que Dieu peut faire, doit étre fait nécessairement. Comme si l'on
ignorait que j'ai réfuté cela solidement dans la Théodicée, et que
j'ai renversé l'opinion de ceux qui soutiennent qu'il n'y a rien de
possible que ce qui arrive effectivement ; comme ont fait déjà quel-
ques anciens philosophes, et entre autres Diodore chez Cicéron. On
confond la nécessité morale, qui vient du choix du meilleur, avec la
nécessité absolue ; on confond la volonté avec la puissance de Dieu.
Il peut produire tout possible ou ce qui n'implique point de contra-
diction : mais il veut produire le meilleur entre les possibles. Voyez
ce que j'ai dit ci-dessus, n? 9 et n° 74.
11. Dieu n'est donc point un agent nécessaire en produisant les
créatures, puisqu'il agit par choix. Cependant ce qu'on ajoute ici est
mal fondé, qu'un agent nécessaire ne serait point un agent. On pro-
nonce souvent hardiment et sans fondement, en avançant contre moi
des théses qu'on ne saurait prouver.
Sur le 83 24-28.
18. On s'excuse de n'avoir point dit que l'espace est le sensorium
de Dieu, mais seulement comme son sensorium. ll semble que l'un
est aussi peu convenable et aussi peu intelligible que l'autre.
Pau JANET. — Leibniz. 1-50
186 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE
Sur le 8 29.
19. L'espace n'est pas la place de toute chose, car il n'est pas la
place de Dieu ; autrement voilà une chose coéternelle à Dieu, et in-
dépendante de lui, et méme de laquelle il dépendrait s'il a besoin de
place.
80. Je ne vois pas aussi comment on peut dire que l'espace est la
place des idées ; car les idées sont dans l'entendement.
81. ll est fort étrange aussi de dire que l'àme de l'homme est
l'àÀme des images. Les images qui sont l'entendement sont dans l'es-
prit, mais s'il était l'âme des images, elles seraient hors de lui. Que
si l'on entend des images corporelles, comment veut-on que notre
esprit en soit l’âime, puisque ce ne sont que des impressions passa-
gères dans les corps dont il est l'àme ?
82. Si Dieu sent ce qui se passe dans le monde, par le moyen d'un
sensorium, il semble que les choses agissent sur lui, et qu'ainsi il
est comme on conçoit l'ime du monde. On m'impute de répéter les
objections, sans prendre connaissance des réponses ; mais je ne
vois point qu'on ait satisfait à cette difficulté; on ferait mieux de re-
noncer tout à fait à ce sensorium prétendu.
Sur le $ 30.
83. On parle comme si l'on n'entendait point comment, selon moi,
l'âme est un principe présentatif, c'est-à-dire comme si l'on n'avait
jamais oui parler de mon harmonie préétablie.
84. Je ne demeure point d'aecord des notions vulgaires, comme si
les images des choses étaient transportées (conveyed) par les organes
jusqu'à l'àme. Car il n'est point concevable par quelle ouverture ou
par quelle voiture ce transport des images depuis l'organe jusque
dans l'àme se peut faire. Cette notion de la philosophie vulgaire n'est
point intelligible, comme les nouveaux cartésiens l'ont assez montré.
L'on ne saurait expliquer comment la substance immatérielle est
affectée par la matière : et soutenir une chose non intelligible là-des-
sus, c'est recourir à la notion scholastique chimérique de je ne sais
quelles espèces intentionnellesinexplicables, qui passent des organes
dans l'âme. Ces cartésiens ont vu la difficulté, mais ils ne l'ont point
résolue : ils ont eu recours à un concours de Dieu tout particulier,
qui serait miraculeux en effet ; mais je crois avoir donnéla véritable
solution de cette énigme.
SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 181
85. De dire que Dieu discerne les choses qui se passent, parce
qu'il est présent aux substances, et non pas par la dépendance que
la continuation de leur existence a de lui, et qu'on peut dire enve-
lopper une production continuelle: c'est dire deschoses non intelli-
gibles. La simple présence, ou la proximité de coexistence ne suffit
point pouf entendre comment ce qui se passe dans un étre doit ré-
pondre à ce qui se passe dans un autre ètre.
86. Par après, c'est donner justement dans la doctrine, qui fait de
Dieu l'âme du monde, puisqu'on le fait sentir les choses non pas par
la dépendance qu'elles ont de lui, c'est-à-dire par la production con-
tinuelle de ce qu'il y a de bon et de parfait en elles, mais par une
manière de sentiment ; comme l'on s'imagine que notre âme sent
ce qui se passe dans le corps. C'est bien dégrader la connaissance
divine.
87. Dans la vérité des choses, cette manière de sentir est entière-
ment chimérique, et n’a pas même lieu dans les âmes. Elles sentent
ce qui se passe hors d'elles, par ce qui se passe en elles, répondant
aux choses de dehors ; en vertu de l'harmonie que Dieu a préctablie
par la plus belle et la plus admirable de toutes ses productions, qui
fait que chaque substance simple en vertu de sa nature est, pour
ainsi dire, une concentration et un miroir vivant de tout l'univers
suivant son point de vue. Ce qui est encore une des plus belles et
des plus incontestables preuves de l'existence de Dieu ; puisqu'il n'y
a que Dieu, c'est-à-dire la cause commune, qui puisse faire cette
harmonie des choses. Mais Dieu méme ne peut sentir les choses par
le moyen par lequel il les fait sentir aux autres. ll les sent. parce
qu il est capable de produire ce moyen ; et il ne les ferait point sen-
tir aux autres, s'il ne les produisait lui-même toutes consentantes ;
et s'il n'avait ainsi en soi leur représentation, non comme venant
d'elles, mais parce qu'elles viennent de lui, et parce qu'il en est Ja
cause efficiente et exemplaire. Il les sent, parce qu'elles viennent de
lui, s'il est permis de dire qu'il les sent, ce qui ne doit qu'en dé-
pouillant le terme de son imperfection, qui semble signifier qu'elles
agissent sur lui. Elles sont, et lui sont connues, parce qu'il les en-
tend et veut ; et parce que ce qu'il veut est autant que ce qui existe.
Ce qui parait d'autant plus, parce qu'il les fait sentir les unes aux
autres ; et. qu'il les fait sentir mutuellement par la suite des natures
qu'il leur a données une fois pour toutes, et qu'il ne fait qu'entre-
tenir souvent les lois de chacune à part ; lesquelles, bien que diffé-
188 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE
rentes, aboutissent à une correspondance exacte des résultats. Ce qui
passe toutes les idées qu'on a eues vulgairement de la perfection
divine et des ouvrages de Dieu, et les éléveau plus haut degré, comme
M. Bayle a bien reconnu, quoiqu'il ait cru sans sujet que cela passe
le possible.
88. Ce serait bien abuser du texte de la sainte Écriture, suivant
lequel Dieu se repose de ses ouvrages, que d'en inférer qu'il n'y a
plus de production continuée. Il est vrai qu'il n'y a point de produc-
tion de substances simples nouvelles ; mais on aurait tort d'en inférer
que Dieu n'est maintenant dans le monde que comme l'on con-
coit que l’âme est dans le corps, en le gouvernant seulement par sa
présence, sans un concours nécessaire pour lui faire continuer son
existence.
Sur le 8 31.
89. L'harmonie ou correspondance entre l'âme et le corps n'est
pas un miracle perpétuel, mais l'effet ou la suite d'un miracle primi-
gene fait dans la création des choses, comme sont toutes les choses
naturelles. ll est vrai que c'est une merveille perpétuelle comme
sont beaucoup de choses naturelles.
90. Le mot d'harmonie préétablie est un terme de l'art, je l'avoue;
mais non pas un terme qui n'explique rien, puisqu'il est expliqué
fort intelligiblement, et qu'on n'oppose rien qui marque qu'il y ait
de la difficulté.
91. Comme la nature de chaque substance simple, áme ou véri-
table monade, est telle, que son état suivantest une conséquence de
son état précédent ; voilà la cause de l'harmonie toute trouvée. Car
Dieu n'a qu'à faire que la substance simple soit une fois et d'abord
une représentation de l'univers, selon son point de vue: puisque de
cela seul il suit qu'elle le sera perpétuellement, et que toutes les
substances simples auront toujours une harmonie entre elles, parce
qu'elles représentent toujours le méme univers.
Sur le & 32.
99. Il est vrai que, selon moi, l'âme ne trouble point les lois du
corps, nile corps celles de l'àme, et qu'ils s'accordent seulement,
l'une agissant librement, suivant les règles des causes finales, et
l'autre agissant machinalement, suivant les lois des causes eff-
cientes. Mais cela ne dévoge point à la liberté de nos âmes, comme
SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 189
on le prétend ici. Car tout agent qui agit suivant les causes finales
est libre, quoiqu'il arrive qu'il s'accorde avec celui qui n'agit que
par des causes efficientes sans connaissance ou par machine; parce
que Dieu, prévoyant ce que la cause libre ferait, a réglé d'abord sa
machine en sorte qu'elle ne puisse manquer de s'y accorder. M. Ja-
quelot a fort bien résolu cette difficulté dans un de ses livres contre
M. Bayle; et j'en ai cité le passage dans la Théodicée, part. 1, $ 63.
J'en parlerai encore plus bas, n? 124.
Sur le $ 33.
93. Je n'admets point que toute action donne une nouvelle force
à ce qui pâtit. Il arrive souvent dans le concours des corps que cha-
cun garde sa force; comme lorsque deux corps durs égaux con-
courent directement. Alors la seule direction est changée, sans qu'il
y ait du changement dans la force; chacun des corps prenant la
direction de l'autre, et retournant avec la méme vitesse qu'il avait
déjà eue.
94. Cependant je n'ai garde de dire qu'il soit surnaturel de donner
une nouvelle force à un corps ; car je reconnais qu'un corps reçoit
souvent une nouvelle force d'un autre corps, qui en perd autant de
la sienne. Mais je dis seulement qu'il est surnaturel que tout l'uni-
vers des corps recoive une nouvelle force; et ainsi qu'un corps gagne
de la force, sans que d'autres en perdent autant. C'est pourquoi je
dis aussi qu'il est insoutenable que l'áme donne de la force au corps;
car alors tout l'univers des corps recevrait une nouvelle force.
95. Le dilemme qu'on fait ici est mal fondé, parce que, selon
moi, il faut ou que l'homme agisse surnaturellement, ou que
l'homme soit une pure machine comme une montre. Car l'homme
n'agit point surnaturellement, et son corps est véritablement une
machine, et n'agit que machinalement ; mais son âme ne laisse pas
d'étre une cause libre.
Sur les 88 34 et 35.
96. Je me remets aussi à ce qui a été ou sera dit dans ce présent
écrit, n^* 82, 86 et 111, touchant la comparaison entre Dieu et l'âme
du monde; et comment le sentiment qu'on oppose au mien fait
trop approcher l'un à l'autre.
190 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE
Sur le S 36.
91. Je me rapporte aussi à ce que je viens de dire touchant l'har-
monie entre l'àme et le corps, n°’ 89 et suiv.
Sur le 8 37.
98. On me dit que l’âme n'est pas dans le cerveau, mais dans le
sensorium, sans dire ce que c'est que ce sensorium. Mais supposé
que ce sensorium soit étendu, comme je crois qu'on l'entend, c'est
toujours la méme difficulté; et la question revient si l'âme est diffuse
par tout cet étendu, quelque grand ou quelque petit qu'il soit ; car
le plus ou moins de grandeur n'y fait rien.
Sur le 8$ 38.
99. Je n'entreprends pas ici d'établir ma dynamique, ou ma doc-
trine des forces ; ce lieu n'y serait point propre. Cependant je puis
fort bien répondre à l'objection qu'on me fait ici. J'avais soutenu
que les forces actives se conservent en ce monde. On m'objecte que
deux corps mous, ou non élastiques, concourant entre eux, perdent
de leur force. Je réponds que non. 1l est vrai que les touts la per-
dent par rapport à leur mouvement total; mais les parties la
recoivent, étant agitées intérieurement par la force du concours.
Ainsi ce défaut n'arrive qu'en apparence. Les forces nesont détruites,
mais dissipées parmi les parties menues. Ce n'est pas les perdre,
mais c'est faire comme font ceux qui changent la grosse monnaie en
petite. Je demeure cependant d'accord que la quantité du mouve-
ment ne demeure point là méme, et en cela j'approuve ce qui se
dit, page 341 de l'Optique de M. Newton, qu'on cite ici. Mais j'ai
montré ailleurs qu'il y a de la différence ‘entre la quantité du mou-
vement et la quantité de la force.
Sur le 8 39.
100. On m'avait soutenu que la force décroissait naturellement
dans l'univers corporel, et que cela venait de la dépendance des
choses (troisième réplique sur les & 13 et 14). J'avais demandé,
dans ma troisième réponse? qu'on prouvât que ce défaut est une
suite de la dépendance des choses. On esquive de satisfaire à ma
Dit
SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 191
demande, en se jetant sur un incident, et en niant que ce soit un
défaut; mais que ce soit un défaut ou non, il fallait prouver que
c'est une suite dela dépendance des choses.
101. Cependant il faut bien que ce qui rendrait la machine du
monde aussi imparfaite que celle d'un mauvais hofloger soit un
défaut.
109. On dit maintenant que c'est une suite de l'inertie de la ma-
tiere; mais c'est ce qu'on ne prouvera pas non plus. Cette inertie
mise en avant, et nommée par Képler, et répétée par Descartes dans
ses Lettres, et que j'ai employée dans la Théodicée, pour donner une
image et en méme temps un échantillon de l'imperfection natu-
relle des créatures, fait seulement que les vitesses sont diminuées
quand les matiéres sont augmentées; mais c'est sans aucune dimi-
nution des forces.
Sur le 8 40.
103. J'avais soutenu que la dépendance de la machine du monde
d'un auteur divin est plutót cause que ce défaut n'y est point; que
l'ouvrage n'a pas besoin d'étre redressé ; qu'il n'est point sujet à se
détraquer; et enfin, qu'il ne saurait diminuer en perfection. Je
donne maintenant à deviner aux gens comment on peut inférer
contre moi, comme on fait ici, qu'il faut, si cela est, que le monde:
matériel soit infini et éternel, sans aucun commencement; et que
Dieu doit toujours avoir créé autant d'hommes et d'autres espéces
qu'il est possible d'en créer.
Sur le & 41.
104. Je ne dis point que l'espace est un ordre ou une situation
qui rend les choses situables ; ce serait parler galimatias. On n'a
qu'à considérer mes propres paroles, etles joindre à ce que je viens
de dire ci-dessus, n° 47, pour montrer comment l'esprit vient à se
former l'idée de l'espace, sans qu'il faille qu'il y ait un étre réel et
absolu qui y réponde, hors de l'esprit et hors des rapports. Je ne dis
donc point que l'espace est un ordre ou une situation, mais un
ordre des situations, ou selon lequel les situations sont rangées, et
que l'espace abstrait est cet ordre des situations, conçues comme
possibles. Ainsi c'est quelque chose d'idéal. Mais il semble qu'on ne
me veut point entendre. J'ai répondu déjà ici, n" 54, à l'objection
qui prétend qu'un ordre n'est point capable de quantité,
192 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE
105. On objecte ici que le temps ne saurait étre un ordre des
choses successives, parce que la quantité du temps peut devenir
plus grande ou plus petite, l'ordre des successions demeurant le
méme. Je réponds que cela n'est point ; car si le temps est plus grand,
il y aura plus d'états successifs interposés ; et s'il est plus petit, il y
en aura moins, puisqu'il n'y a point de vide ni de condensation ou
de pénétration, pour ainsi dire, dans les temps, non plus que dans
les lieux.
106. Je soutiens que, sans les créatures, l'immensité et l’éternité
de Dieu ne laisseraient pas de subsister, mais sans aucune dépen-
dance ni des temps, ni des lieux. S'il n'y avait point de créatures,
il n'y aurait ni temps, ni lieux ; et par conséquent point d'espace
actuel. L'immensité de Dieu est indépendante de l'espace, comme
l'éternité de Dieu est indépendante du temps. Elles portent seule-
ment à l'égard de ces deux ordres de choses, que Dieu serait pré-
sent et coexistant à toutes les choses qui existeraient. Ainsi je
n'admets point ce qu'on avance ici, que si Dieu seul existait, il y
aurait temps et espace, comme à présent. Au lieu qu'alors, à mon
avis, ils ne seraient que dans les idées, comme des simples possi-
bilités. L'immensité et l'éternité de Dieu sont quelque chose de plus
éminent que la durée et l'étendue des créatures, non seulement par
rapport à la grandeur, mais encore par rapport à la nature de la
chose. Ces attributs divins n'ont pas besoin de choses hors de Dieu,
comme sont les lieux et les temps actuels. Ces vérités ont été assez
reconnues par les théologiens et par les philosophes.
Sur le $ 42.
107. J'avais soutenu que l'opération de Dieu, par laquelle il re-
dresserait Ja machine du monde corporel, prête par sa nature (à ce
qu'on prétend) à tomber dans le repos, serait un miracle. On a ré-
pondu que ce ne serait point une opération miraculeuse, parce
qu'elle serait ordinaire, et doit arriver assez souvent. J'ai répliqué
que ce n'est pas l'usuel ou le non-usuel, qui fait le miracle propre-
ment dit, ou de la grande espéce, mais de surpasser les forces des
créatures ; et que c'est le sentiment des théologiens et des philo-
sophes. Et qu'ainsi on m'accorde, au moins, que ce qu'on introduit,
et que je désapprouve, est un miracle de la plus grande espèce, sui-
vant la notion reçue, c'est-à-dire qui surpasse les forces créées ; et
SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 793
que c'est justement ce que tout le monde tâche d'éviter en philo-
sophie. On me répond maintenant que c'est appeler de la raison à
l'opinion vulgaire. Mais je réplique encore que cette opinion vul-
gaire, suivant laquelle il faut éviter en philosophant, autant qu'il se
peut, ce qui surpasse les natures des créatures, est trés raisonnable.
Autrement rien ne sera si aisé que de rendre raison de tout, en fai-
sant survenir une divinité, Deum ex machina, sans se soucier des
natures des choses.
108. D'ailleurs, le sentiment commun des théologiens ne doit pas
être traité simplement en opinion vulgaire. Il faut de grandes rai-
sons pour qu'on ose y contrevenir, et je n'en vois aucune ici.
109. Il semble qu'on s'écarte de sa propre notion, qui demandait
que le miracle soit rare, en me reprochant, quoique sans fondement,
sur le $ 34, que l'harmonie préétablie serait un miracle perpétuel ;
si ce n'est qu'on ait voulu raisonner contre moi «d hominem.
Sur le S 43.
110. Si le miracle ne diffère du naturel que dans l'apparence et
par rapport à nous, en sorte que nous appelions seulement miracle
ce que nous observons rarement, il n'y aura point de différence
interne réelle entre le miracle et le naturel; et, dans le fond des
choses, tout sera également naturel, ou tout sera également mira-
culeux. Les théologiens auront-ils raison de s'accommoder du pre-
mier, et les philosophes du second ?
111. Cela n'ira-t-il pas encore à faire de Dieu l'âme du monde, si
toutes ses opérations sont naturelles, comme celles que l'âme exerce
dans le corps? Ainsi Dieu sera une partie de la nature.
112. En bonnephilosophie, et en saine théologie, il faut distinguer
entre ce qui est explicable par les natures et les forces des créa-
tures, et ce qui n'est explicable que par les forces de la substance
infinie. ll faut mettre une distance infinie entre l'opération de Dieu
qui và au delà des forces des natures, et entre les opérations des
choses qui suivent les lois que Dieu leur a données, et qu'il les a
rendues capables de suivre par leurs natures, quoique avec son
assistance.
113. C'est par là que tombent les attractions proprement dites, et
autres opérations inexplicables par les natures des créatures, qu'il
faut faire effectuer par miracle, ou recourir aux absurdités, c'est-à-
194 LETTRES ENTRE LEIDNIZ ET CLARKE
dire aux qualités occultes scholastiques, qu'on commence à nous
débiter sous le spécieux nom de forces, mais qui nous ramènent
dans le royaume des ténèbres. C'est, inventa fruge, glandibus vesci.
114. Du temps de M. Boyle, et d'autres excellents hommes qui
florissaient en Angleterre sous les commencements de Charles Il,
on n'aurait pas osé nous débiter des notions si creuses. J'espère
que ce beau temps reviendra sous un aussi bon gouvernement que
celui d'à présent, et que les esprits un peu trop divertis par le mal-
heur des temps retourneront à mieux cultiver les connaissances
solides. Le capital de M. Boyle était d'inculquer que tout se faisait
mécaniquement dans la physique. Mais c'est un malheur des hommes
de se dégoüter enfin de la raison méme, et de s'ennuyer de la
lumiére. Les chiméres commencent à revenir et plaisent, parce
qu'elles ont quelque chose de merveilleux. Il arrive dans le pays
philosophique ce qui est arrivé dans le pays poétique. On s'est lassé
des romans raisonnables, tels que la Clélie francaise, ou l' Arméne
allemande ; et on est revenu depuis quelque temps aux contes des
fées.
115. Quant aux mouvements des eorps célestes, et, plus encore,
quant à la formation des plantes et des animaux, il n'y a rien qui
tienne du miracle, excepté le commencement de ces choses. L'or-
ganisme des animaux est un mécanisme qui suppose une préfor-
mation divine; ce qui en suit est purement naturel et tout à fait
mécanique.
116. Tout ce qui se fait dans le corps de l'homme, et de tout ani-
mal, est aussi mécanique que ce qui se fait dans une montre. La
différence est seulement telle qu'elle doit étre entre une machine
d'une invention divine, et entre la production d'un ouvrier aussi
borné que l'homme.
Sur le 8 41.
117. Hl n'y a point de difficulté chez les théologiens, sur les mi-
racles des anges ; il ne s'agit que de l'usage du mot. On pourra dire
que les anges font des miracles, mais moins proprement dits ou d'un
ordre inférieur. Disputer là-dessus serait une question de nom. On
pourra dire que cet ange, qui transportait Habacuc par les airs, qui
remuait le lac de Bethzaïda, faisait un miracle ; mais ce n'était pas
un miracle du premier rang, car il est explicable par les forces na-
turelles des anges, supérieures aux nôtres.
SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 795
Sur le $ 45.
118. J'avais objecté qu'une attraction proprement dite, ou à la
scholastique, serait une opération en distance, sans moyen. On ré-
pond ici qu'une attraction sans moyen serait une contradiction. Fort
bien ; mais comment l'entend-on donc, quand on veut que le soleil,
au travers d'un espace vide, attire le globe de la terre? Est-ce Dieu
qui sert de moyen ? Mais ce serait un miracle s'il y en a jamais eu ;
cela surpasserait les forces des créatures.
119. Ou sont-ce peut-étre quelques substances immatérielles, ou
quelques rayons spirituels, ou quelque accident sans substance,
quelque espéce, comme intentionnelle ; ou quelque autre je ne sais
quoi, qui doit faire ce moyen prétendu ? choses dont il semble qu'on
a eneore bonne provision en téte sans assez les expliquer.
120. Ce moyen de communication est, dit-on, invisible, intangible,
non mécanique. On pouvait ajouter avec le méme droit, inexpli-
cable, non intelligible, précaire, sans fondement, sans exemple.
121. Mais il est régulier, dit-on. il est constant, et par conséquent
naturel. Je réponds qu'il ne saurait être régulier sans être raison-
nable ; et qu'il ne saurait être naturel, sans être explicable par les
natures des créatures. |
122. Si ce moven, qui fait une véritable attraction, est constant,
ct en méme temps inexplicable par les forces des créatures, et s'il
est véritable avec cela, c'est un miracle perpétuel ; et s'il n'est pas
miraculeux, il est faux. C'est une chose chimérique; une qualité
occulte scholastique.
125. Il serait comme le cas d'un corps allant en rond, sans s'écarter
par la tangente, quoique rien d'explicable ne l'empéchát de le faire.
Exemple que j'ai déjà allégué, et auquel on n'a pas trouvé à propos
de répondre ; parce qu'il montre trop clairement la différence entre
le véritable naturel d'un cóté, et entre la qualité occulte chimérique
des écoles de l'autre côté.
Sur le 8 4%.
124. Les forces naturelles des corps sont toutes soumises aux lois
mécaniques, et les forces naturelles des esprits sont toutes soumises
aux lois morales. Les premières suivent l'ordre des causes efficientes,
et les secondes suivent l'ordre des causes finales. Les premières
196 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE
opèrent sans liberté, comme une montre ; les secondes sont exercées
avec liberté, quoiqu'elles s'accordent exactement avec cette espèce
de montre, qu'une autre cause libre supérieure a accommodée
avec elles par avance. J'en ai déjà parlé, n° 92.
195. Je finis par un point qu'on m'a opposé au commencement de
ce quatrième écrit, où j'ai déjà répondu ci-dessus, n?» 18, 19, 30.
Mais je me suis réservé d'en dire encore davantage en concluant.
On a prétendu d'abord que je commets une pétition de principe :
mais de quel principe, je vous en prie? Plát à Dieu qu'on n'eiüt
jamais supposé des principes moins clairs! Ce principe est celui du
besoin d'une raison suffisante, pour qu'une chose existe, qu'un évé-
nement arrive, qu'une vérité ait Jieu. Est-ce un principe qui a besoin
de preuves? On me l'avait méme accordé ou fait semblant de l'ac-
corder, au second numéro du troisième écrit : peut-être parce qu'il
aurait paru trop choquant de le nier; mais ou l'on ne l'a fait qu'en
paroles, ou l'on se contredit, ou l'on se rétracte.
126. J'ose dire que, sans ce grand principe, on ne saurait venir à
la preuve de l'existence de Dieu, ni rendre raison de plusieurs autres
vérités importantes.
127. Tout le monde ne s'en est-il point servi en mille occasions ?
ll est vrai qu'on l'a oublié par négligence en beaucoup d'autres;
mais c'est là justement l'origine des chiméres ; comme, par exemple,
d'un temps ou d'un espace absolu réel, du vide, des atomes, d'une
attraction à la scholastique, de l'influence physique entre l'áme et le
corps, et de mille autres fictions, tant de celles qui sont restées de
la fausse persuasion des anciens, que de celles qu'on a inventées
depuis peu.
198. N'est-ce pas à cause de la violation de ce grand principe que
les anciens se sont déjà moqués de la déclinaison sans sujet des
atomes d'Épicure ? Et j'ose dire que l'attraction à la scholastique,
qu'on renouvelle aujourd'hui et dont on ne se moquait pas moins il
y a trente ans ou environ, n'a rien de plus raisonnable.
199. J'ai souvent défié les gens de m'apporter une instance contre
ce grand principe, un exemple non contesté, oü il manque ; mais on
ne l'a jamais fait, et on ne le fera jamais. Cependant il y a une infi-
nité d'exemples où il réussit ; ou plutôt il réussit dans tous les cas
connus où il est employé. Ce qui doit faire juger raisonnablement
qu'il réussira encore dans les cas inconnus, ou qui ne deviendront
connus que par son moyen, suivant la maxime de la philosophie
SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 197
expérimentale, qui procède «a posteriori; quand méme il ne serait
point d'ailleurs justifié par la pure raison ou a priori.
130. Me nier ce grand principe, c'est faire encore d'ailleurs
comme Épicure, réduit à nier cet autre grand principe, qui est celui
de la contradiction : savoir que toute énonciation intelligible doit
étre vraie ou fausse. Chrisippe s'amusait à le prouver contre Épicure ;
mais je ne crois pas avoir besoin de l'imiter, quoique j'aie déjà dit
ci-dessus ce qui peut justifier le mien, et quoique je puisse dire encore
quelque chose là-dessus, mais qui serait peut-étre trop profond pour
convenir à cette présente contestation. Et je crois que des personnes
'aisonnables et impartiales m'accorderont que d'avoir réduit son
adversaire à nier ce principe, c'est l'avoir mené ad absurdum.
— Cinquième réplique de M. Clarke.
Comme un discours diffus n'est pas une marque d'un esprit clair,
ni un moyen propre à donner des idées claires aux lecteurs, je táche-
rai de répondre à ce cinquième écrit d'une manière distincte, et en
aussi peu de mots qu'il me sera possible.
1-20. ll n'y a aucune ressemblance entre une balance mise en
mouvement par des poids ou par une impulsion. et un esprit qui se
meut, ou qui agit, par la considération de certains motifs. Voici en
quoi consiste la différence. La balance est entièrement passive, et
par conséquent sujette à une nécessité absolue : au lieu que l'esprit
non seulement recoit une impression, mais encore agit, ce qui fait
l'essence de la liberté. Supposer que lorsque différentes manières
d'agir paraissent également bonnes, elles ótent entiérement à l'esprit
le pouvoir d'agir, comme les poids égaux empéchent nécessairement
une balance de se mouvoir, c'est nier qu'un esprit ait en lui-méme
un principe d'action, et confondre le pouvoir d'agir avec l'impres-
sion que les motifs font sur l'esprit, en quoi il est tout à fait passif.
Le motif, ou la chose que l'esprit considère, et. qu'il a en vue, est
quelque chose d'externe. L'impression que ce motif fait sur l'esprit
est la qualité perceptive dans laquelle l'esprit est passif. Faire
quelque chose aprés, ou en vertu de cette perception, est la faculté
de se mouvoir de soi-méme ou d'agir. Dans tous les agents animés,
c'est la spontanéité ; et dans les agents intelligents, c'est proprement
ce que nous appelons liberté. L'erreur oü l'on tombe sur cette ma-
tiere vient de ce qu'on ne distingue pas soigneusement ces deux
198 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE
choses, de ce que l’on confond le motif avec le principe d'action, de
ce que l'on prétend que l'esprit n'a point d'autre principe d'action
que le motif, quoique l'esprit soit tout à fait passif en recevant l'im-
pression du motif. Cette doctrine fait croire que l'esprit n'est pas
plus actif que le serait une balauce, si elle avait d'ailleurs la faculté
d'apercevoir les choses : ce que l'on ne peut dire sans renverser
entièrement l'idée de la liberté. Une balance poussée des deux côtés
par une force égale ou pressée des deux cótés par des poids égaux
ne peut avoir aucun mouvement. Et supposé que cette balance
recoive la faculté d'apercevoir en sorte qu'elle sache qu'il lui est
impossible de se mouvoir, ou qu'elle se fasse illusion, en s'imagi-
nant qu'elle se meut elle-méme, quoiqu'elle n'ait qu'un mouvement
communiqué ; elle se trouverait précisément dans le méme état, où
le savant auteur suppose que se trouve un agent libre, dans tous les
cas d'une indifférence absolue. Voici en quoi consiste la faussete de
l'argument dont il s'agit ici. La balance, faute d'avoir en elle-méme
un principe d'action, ne peut se mouvoir lorsque les poids sont
égaux ; mais un agent libre, lorsqu'il se présente deux ou plusieurs
manières d'agir également raisonnables et parfaitement semblables,
conserve encore en lui-méme le pouvoir d'agir parce qu'il ala faculté
de se mouvoir. De plus, cet agent libre peut avoir de tres bonnes et
de trés fortes raisons, pour ne pas s'abstenir entierement d'agir ;
quoique peut-étre il n'y ait aucune raison qui puisse déterminer
qu'une certaine manière d'agir vaut mieux qu'une autre. On ne peut
donc soutenir que, supposé que deux différentes manières de placer
certaines particules de matiére fussent également bonnes et raison-
nables, Dieu ne pourrait absolument, ni conformément à sa sagesse,
les placer d'aucune de ces deux manières, faute d'une raison sufi-
sante, qui püt le déterminer à choisir l'une préférablement à l'autre :
on ne peut, dis-je, soutenir une telle chose, sans faire Dieu un étre
purement passif ; et par conséquent il ne serait point Dieu ou le gou-
verneur du monde. Et quand on nie la possibilité de cette supposi-
tion, savoir, qu'il peut y avoir deux parties égales de matiere, dont
la situation peut étre également bien transposée, on n'en saurait
alléguer d'autre raison que cette pétition de principe ; savoir, qu'en
ce cas-là ce que le savant auteur dit d'une raison suffisante ne
serait pas bien fondé. Car, sans cela, comment peut-on dire qu'il est
impossible que Dieu puisse.avoir de bonnes raisons pour créer plu-
sieurs particules de matiére parfaitement semblables en différents
SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 199
lieux de l'univers? Et en ce cas-là, puisque les parties de l'espace sont
semblables, il est évident que, si Dieu n'a point donné à ces parties
de matière des situations dillérentes dès le commencement, il n'a pu
en avoir d'autre raison que sa seule volonté. Cependant on ne peut
pas dire avec raison qu'une telle volonté est une volonté sans aucun
motif; car les bonnes raisons que Dieu peut avoir de créer plusieurs
particules de matière parfaitement semblables doivent par consé-
quent lui servir de motif pour choisir (ce qu'une balance ne saurait
faire) l'une des deux choses absolument indifférentes ; c'est-à-dire
pour mettre ces particules dans une certaine situation, quoiqu'une
situation tout à fait contraire eût été également bonne.
La nécessité, dans les questions philosophiques, signifie toujours
une nécessité absolue. La nécessité hypothétique ct la nécessité
morale, ne sont que des manières de parler figurées ; et à la rigueur
philosophique, elles ne sont point une nécessité. Il ne s'agit pas de
savoir si une chose doit être, lorsque l'on suppose qu'elle est, ou
qu'elle sera : c'est ce qu'on appelle une nécessité hypothétique. Il
ne s'agit pas non plus de savoir s’il est vrai qu'un être bon, et qui
tontinue d'être bon, ne saurait faire le mal; ou si un être sage ne
saurait agir d'une matière contraire à la sagesse ; ou si une personne
qui aime la vérité, et qui continue de l'aimer, peut dire un mensonge;
c'est ce que l'on appelle une nécessité morale. Mais la véritable et
Ja seule question philosophique touchant la liberté consiste à savoir
si la cause ou le principe immédiat et physique de l'action est réelle-
ment dans celui que nous appelons l'agent; ou si c'est quelque
autre raison suffisante qui est la véritable cause de l'action, en agis-
sant sur l'agent, et en faisant qu'il ne soit pas un véritable agent,
mais un simple patieut. On peut remarquer ici en passant que le
savant auteur contredit sa propre hypothèse, lorsqu'il dit que la
volonté ne suit pas toujours exactement l'entendement. pratique,
parce qu'elle peut quelquefois trouver des raisons exactement pour
suspendre sa résolution. Car ces raisons-là ne sont-elles pas le der-
nier jugement de l'entendement pratique ?
21-2 i| est possible que Dieu produise, ou qu'il ait produit
deux portions de matière parfaitement semblables, de sorte que le
changement de leur situation serait une chose indifférente ? Ce que
le savant auteur dit d'une raison suffisante ne prouve rien. En ré-
pondant à ceci, il ne dit pas, comme il le devrait dire, qu'il est
impossible que Dieu fasse deux portions de matière tout à fait sem-
mm —æ — ne mm om. am ann dus Ce hate Feo
800 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE
blables, mais que sa sagesse ne lui permet pas de le faire. Com-
ment fait-il cela ? Pourra-t-il prouver qu'il n’est pas possible que
Dieu puisse avoir de bonnes raisons pour créer plusieurs parties de
matière parfaitement semblables en différents lieux de l'univers? L:
seule preuve qu'il allègue est qu'il n'y aurait aucune raison suffi.
sante qui püt déterminer la volonté de Dieu à mettre une de ce:
parties de matière dans une situation plutôt que dans une autre
Mais si Dieu peut avoir plusieurs bonnes raisons (on ne saurai
prouver le contraire), si Dieu, dis-je, peut avoir plusieurs bonne:
raisons pour créer plusieurs parties de matière tout à fait sem-
blables, l'indifférence de leur situation suffira-t-elle pour en rendre
la création impossible, ou contraire à sa sagesse ? Il me semble que
c'est formellement supposer ce qui est en question. On n'a poin
répondu à un autre argument de la méme nature, que j'ai fondé sui
l'indifférence absolue de la première détermination particulière du
mouvenient au commencement du monde.
26-32. Il semble qu'il y ait ici plusieurs contradictions. On recon.
nait que deux choses tout à fait semblables seraient véritablement
deux choses ; et nonobstant cet aveu, on continue de dire qu'elles
n'auraient pas le principe d'individuation ; et dans le quatriéme écrit,
3 6, on assure positivement qu'elles ne seraient qu'une méme chose
sous deux noms. Quoique l'on reconnaisse que ma supposition est
possible, on ne veut pas me permettre de faire cette supposition. On
avoue que les parties du temps et de l'espace sont parfaitement sem-
blables en elles-mêmes : mais on nie cette ressemblance lorsqu'il v
a des corps dans ces parties. On compare les différentes parties de
l'espace qui coexistent, et les différentes parties successives du
temps, à une ligne droite, qui coupe une autre ligne droite en deux
points coincidents, qui ne sont qu'un seul point. On soutient que
l'espace n'est que l'ordre des choses qui coexistent; et cependant on
avoue que le monde matériel peut être borné; d'où il s'ensuit qu'il
faut nécessairement qu'il y ait un espace vide au delà du monde.
On reconnait que Dieu pouvait donner des bornes à l'univers ; et,
aprés avoir fait cet aveu, on ne laisse pas de dire que cette supposi-
tion est non seulement déraisonnable et sans but, mais encore une
fiction impossible; et l'on assure qu'il n'y a aucune raison possible
qui puisse limiter la quantité de la matiere. On soutient que le mou-
vement de l'univers tout entier ne produirait aucun changement; el
cependant on ne répond pas à ce que j'avais dit, qu'une augmenta-
SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 801 :
tion ou une cessation subite du mouvement du tout causerait un
choc sensible à toutes les parties. Et il n’est pas moins évident qu’un
mouvement circulaire du tout produirait une force centrifuge dans
toutes les parties. J'ai dit que le monde matériel doit être mobile, si
le tout est borné; on le nie, parce que les parties de l'espace sont
immobiles dont le tout est infini et existe nécessairement. On sou-
tient que le mouvement renferme nécessairement un changement
relatif de situation dans un corps par rapport à d'autres corps; et
cependant on ne fournit aucun moyen d'éviter cette conséquence
absurde, savoir, que la mobilité d'un corps dépend de l'existence
d'autres corps ; et que si un corps existait seul, il serait incapable
de mouvement; ou que les parties d'un corps qui circule (du soleil
par exemple) perdraient la force centrifuge qui nait de leur mouve-
ment circulaire, si toute la matière extérieure qui les environne
était annihilée Enfin, on soutient que l'infinité de la matière est
l'effet de la volonté de Dieu ; et cependant on approuve la doctrine
de Descartes, comme si elle était incontestable, quoique tout le
monde sache que le seul fondement sur lequel ce philosophe l'a éta-
blie est cette supposition : Que la matière était nécessairement infi-
nie, puisque l'on ne saurait la supposer finie sans contradiction.
Voici ses propres termes : Puto implicare contradictionem, ut
mundus sil finitus. Si cela est vrai, Dieu n'a jamais pu limiter la
quantité de la matière; et par conséquent il n'en est point le créa-
teur, et il ne peut la détruire.
I] me semble que le savant auteur n'est jamais d'accord avec lui-
méme dans tout ce qu'il dit touchant la matière et l'espace. Car tan-
tôt il combat le vide, ou l'espace destitué de matière, comme s'il était
absolument impossible (l'espace et la matière étant inséparables):
et cependant il reconnait souvent que la quantité de la matiére dans
l'univers dépend de la volonté de Dieu.
33, 34, 35. Pour prouver qu'il y a du vide, j'ai dit que certains
espaces ne font point de résistance. Le savant auteur répond que ces
espaces sont remplis d'une matière qui n'a point de pesanteur. Mais
l'argument n'était pas fondé sur la pesanteur; il était fondé sur la
résistance, qui doit être proportionnée à la quantité de la matière,
soit que la matiére ait de la pesanteur ou qu'elle n'en ait pas.
Pour prévenir cette réplique, l'auteur dit que la résistance ne
vient pas tant de la quantité de la matière que de la difficulté qu'elle
a à céder; mais cet argument est tout à fait hors d'oeuvre; parce
PAUL JANET. — Leibniz. MM
NU9 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE
que la question dont il s'agit ne regarde que les corps fluides qui
ont peu de ténaeite, ou qui n'en ont point du tout, comme l'eau et
le vif-argent, dont les parties n'ont de la peine à céder qu'à pro-
portion de la quantité de matiere qu'elles contiennent. L'exemple
que l'on tire du bois flottant, qui contient moins de maticre pesante
qu'un égal volume d'eau. et qui ne laisse pas de faire une plus
grande résistance ; cet exemple, dis-je, n'est rien moins que philoso-
phique. Car un égal volume d'eau reufermée dans un vaisseau. ou
gelée et flottante, fait une plus grande résistance que le bois flut-
tant ; parce qu'alors Ia résistance est causée par le volume entier de
l'eau. Mais lorsque l'eau se trouve en liberté et dans son etat de flui-
dité. là résistance n'est pas causée par toute la masse du volume
égal d'eau, mais seulement par une partie de cette masse : de sorte
qu'il n'est pas surprenant que dans ce eas l'eau. semble faire moins
de résistance que le bois.
36, 37, 98. L'auteur ne parait pas raisonner sérieusement dans
cette partie de son écrit. Il se contente de donner un faux jour à
l'idée de l'immensiteé de Dieu, qui n'est pas une /ntelligentia supra-
mundana 'semota a nostris rebus sejunctaque longe). et qui n'est
pas loin de chacun de nous ; ear en lui nous avons la vie, le mouve-
ment et l'être.
L'espace occupé par un corps n'est pas l'étendue de ce corps:
mais le corps étendu existe dans cet espace.
n'y à aucun espace borné: mais notre imagination considere
dans l'espace, qui n'a point de bornes, et qui n'en peut avoir, telle
partie ou telle quantité qu'elle juge à propos d'y considérer.
L'espace n'est pas une affection d'un ou de plusieurs corps, ou
d'aucun être borné, et il ne passe point d'un sujet à un autre; mais
il est toujours, et sans. variation, l'immensité d'un être immense,
qui ne cesse jamais d'être le méme.
Les espaces bornes ne Sont point des propriétés des substances
bornées : ils ne sont que des parties de l'espaee infini dans lesquelles
les substances bornees existent.
Si Ja matière etait infinie, l'espace infini ne serait pas plus une
propriété de ce corps infini, que les espaces finis sont des proprietes
des corps finis. Mais, en ce eas, la matiere infinie serait dans l'es-
pace infini. comme les corps finis y sont présentement.
L'imuiensité n'est pas moins essentielle à Dieu que son éternité.
Les parties de l'immensité étant tout à fait différentes des parties
SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 803
matériciles, séparables, divisibles et mobiles, d'où naît la corrupti-
bilité, elles n'empéchent pas limmensité d'être essentiellement
simple; comme les parties de la durée n'empéchent pas que la
méme simplicité ne soit essentielle à l'éternité.
Dieu lui-même n'est sujet à aucun changement par la diversité
et les changements des choses, qui ont la vie, le mouvement et
l'être en lui.
Cette doctrine, qui parait si étrange à l'auteur, est la doctrine
formelle de saint Paul et la voix de la nature et de la raison.
Dieu n'existe point dans l'espace ni dans le temps; mais son
existence est la cause de l'espace et du temps. Et lorsque nous di-
sons, conformément au langage du vulgaire, que Dieu existe dans
tout l'espace et dans tout le temps, nous voulons dire seulement
qu'il est partout et qu'il est éternel : c'est-à-dire que l'espace infini
etle temps sont des suites nécessaires de son existence; et non
que l'espace et le temps sont des étres distincts de lui, dans lesquels
il existe.
J'ai fait voir ci-dessus, sur le $ 40, que l'espace borné n'est pas
l'étendue des corps. Et l'on n'a aussi qu'à comparer les deux sec-
tions suivantes (47 et 48) avec ce que j'ai déjà dit.
48, 50, 51. 11 me semble que ce que l'on trouve ici n'est qu'une
chicane sur des mots. Pour ce qui est de la question touchant les
parties de l'espace, voyez ci-dessus, Réplique III, 3 3, et Réplique IV,
S 11.
92 et 53. L'argument dont je me suis servi ici pour faire voir que
l'espace est réellement indépendant des corps est fondé sur ce
qu'il est possible que le monde matériel soit borné et mobile. Le
savant auteur ne devait donc passe contenter de répliquer qu'il ne
croit pas que la sagesse de Dieu lui ait pu permettre de donner des
bornes à l'univers, et de le rendre capable de mouvement. Il faut
que l'auteur soutienne qu'il était impossible que Dicu fit un monde
borné et mobile; ou qu'il reconnaisse la force de mon argument,
fondé sur ce qu'il est possible que le monde soit borné et mobile.
L'auteur ne devait pas non plus se contenter de répéter ce qu'il
avait avancé : savoir, que le mouvement d'un monde borné ne serait
rien, et que, faute d'autres corps avec lesquels on püt les comparer,
il ne produirait aucun changement sensible. Je dis que l'auteur ne
devait pas se contenter de répéter cela, à moins qu'il ne füt en état
de réfuter ce que j'avais dit d'un fort grand chaugement qui acci-
804 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE
verait dans le cas proposé : savoir, que les parties recevraient un
choc sensible par une soudaine augmentation du mouvement du
tout, ou par la cessation de ce méme mouvement. On n'a pas en-
trepris de répondre à cela.
53. Comme le savant auteur est obligé de reconnaitre ici qu'il
yade la différence entre le mouvement absolu et le mouvement
relatif, il me semble qu'il s'ensuit de là nécessairement que l'es-
pace est une chose tout à fait différente de la situation ou de l'ordre
des corps. C'est de quoi les lecteurs pourront juger, en comparant ce
que l'auteur dit ici avec cc que l'on trouve dans les Principes de
M. le chevalier Newton, lib. 1, Defin. 8.
54. J'avais dit que le temps et l'espace étaient des quantités;
ce qu'on ne peut pas dire de la situation et de l'ordre. On réplique à
cela que l'ordre a sa quantité ; qu'il y a dans l'ordre quelque chose
qui précéde et quelque chose qui suit; qu'il y a une distance ou un
iutervalle. Je réponds que ce qui précède et ce qui suit constituent
la situation ou l'ordre : mais la distance, l'intervalle, ou la quantité
du temps et de l'espace, dans lequel une chose suit une autre, est une
chose tout à fait distinete de la situation ou de l'ordre, et elle ne
constitue aucune quantité de situation ou d'ordre. La situation
ou l'ordre peuvent étre les mémes lorsque la quantité du temps et
de l'espace, qui intervient, se trouve fort différente. Le savant auteur
ajoute que les raisons et les proportions ont leur quantité; et que,
par conséquent, le temps et l'espace peuvent aussi avoir la leur,
quoiqu'ils ne soient que des relations. Je réponds premièrement
que, s'il était vrai que quelques sortes de relations ‘(comme par
exemple les raisons ou les proportions) fussent des quantités, il ne
s'ensuivrait pourtant pas que la situation et l'ordre, qui sont des
relations d'une nature tout à fait différente, seraient aussi des quan-
tités. Secondement, les proportions ne sont pas des quantités,
mais des proportions de quantités. Si elles étaient des quantités, elles
seraient des quantités de quantités, ce qui est absurde. J'ajoute que
si elles étaient des quantités, elles augmenteraient toujours par l'addi-
tion comme toutes les autres quantités. Mais l'addition de la pro-
portion de 4 à 1, à la proportion de 1 à 1, ne fait pas plus que la
proportion de 1 à 1, et l'addition de la proportion de à à 4, à la pro-
portion de 1 à 1, ne fait pas la proportion de 1 i à 4, mais seulemeut
1 la proportion de ;à 1. Ce que les mathméaticiens appellent quelque-
mm m m
SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. . 805
fois, avec peu d’exactitude, la quantité de la proportion, n'est, à
parler proprement, que la quantité de la grandeur relative ou com-
parative d'une chose par rapport à une autre; et la proportion n'est
pas la grandeur comparative méme, mais la comparaison ou le rap-
port d'une grandeur à une autre. La proportion de 6 à 1, par rap-
port à celle de 3 à 1, n'est pas une double quantité de proportion,
mais la proportion d'une double quantité. Et en général, ce que
l'on dit avoir une plus grande ou plus petite proportion n'est
pas avoir une plus grande ou plus petite quantité de proportion ou
de rapport, mais avoir une plus grande ou plus petite quantité à une
autre. Ce n'est pas une plus grande ou plus petite comparaison, mais
la comparaison d'une plus grande ou plus petite quantité. L'expres-
sion logarithmique d'une proportion n'est pas (comme le savant au-
teur le dit) la mesure, mais seulement l'indice ou le signe artificiel
de la proportion. Cet indice ne désigne pas une quantité de la pro-
portion; il marque seulement combien de fois une proportion est
répétée ou compliquée. Le logarithme de la proportion d'égalité est
0, ce qui n'empéche pas que ce ne soit une proportion aussi réelle
qu'aucune autre ; et lorsque le logarithme est négatif, comme 1, la
proportion, dont il est le signe ou l'indice, ne laisse pas d'étre affir-
mative. La proportion doublée ou triplée ne désigne pas une dou-
ble eu triple quantité de proportion; elle marque seulement combien
de fois la proportion est répétée. Si l’on triple une fois quelque
grandeur ou quelque quantité, cela produit une grandeur ou une
quantité, laquelle, par rapport à la première, a la proportion de 3 à
1. Si on triple une seconde fois, cela ne produit pas une double quan-
tité de proportion, mais une grandeur ou une quantité, laquelle par
rapport à la première a la proportion (que l'on appelle doublée) de 9
à 1. Si on triple une troisième fois, cela ne produit pas une triple
quantité de proportion, mais une grandeur ou une quantité, laquelle
par rapport à la premiere a la proportion (que l'on appelle triplée)
de 27 à 1; et ainsi du reste. Troisièmement, le temps et l'espace ne
sont point du tout de la nature des proportions, mais de la nature
des quantités absolues, auxquelles les proportions conviennent.
Par exemple, la proportion de 12à 1 est une proportion beaucoup
plus grande que celle de 2à 1 ; et cependant une seule et méme
quantité peut avoir la proportion de 12 à I, par rapport à une chose,
et en méme temps la proportion de 2 à 1, par rapport à une autre.
C'est ainsi que l'espace d'un jour a une beaucoup olus grasse Nx
806 LETTRES ENTRE LEIDNIZ ET CLARKE
portion à une heure, qu'à la moitié d'un jour ; et cependant nonobs-
tant ces deux proportions, il continue d'étre la méme quantité
de temps sans aucune variation. ll est donc certain que le temps (et
l'espace aussi par la méme raison) n'est pas de la nature des propor-
tions, mais dela nature des quantités absolues et invariables, qui ont
des proportions différentes. Le sentiment du savantauteur sera done
encore, de son propre aveu, une contradiction; à moins qu'il ne fasse
voir la fausseté de ce raisonnement.
53-63. 1l me semble que tout ce que l'on trouve ici est une con-
tradiction manifeste. Les savants en pourront juger. On suppose
formellement, dans un endroit, que Dieu aurait pu créer l'univers
plus tót ou plus tard. Et ailleurs on dit que ces termes mêmes
(plus tót et plus tard) sont des termes inintelligibles, et des suppo-
sitions impossibles. On trouve de semblables contradictions dans ce
quc l'auteur dit touchant l'espace dans lequel la matière subsiste.
Voyez ci-dessus, sur le 3 26-32.
64 et 65. Voyez ci-dessus, $ 54.
66-70. Voyez ci-dessus, 8 1-20 et 8 94-95. J'ajouterai seulement
ici que l'auteur, en comparant la volonté de Dieu au hasard d'Épicure
lorsque entre plusieurs manieres d'agir également bonnes elle en
choisit une, compare ensemble deux choses, qui sont aussi diffé-
rentes que deux choses le puissent étre ; puisque Épicure ne recon-
naissait aucune volonté, aucune intelligence, aucun principe actif
dans la.formation de l'univers.
11. Voyez ci-dessus, 3 21-95.
12. Voyez ci-dessus, $ 1-20.
19, 14, 77. Quand on considère si l'espace est indépendant de la
matière, et si l'univers peut être horné et mobile (voyez ci-dessus,
8 1-20 et 8 26-32), il. ne s'agit pas de la sagesse ou de la volonté de
Dieu, mais de la nature absolue et nécessaire des choses. Si l'uni-
vers peut être borné et mobile par la volonté de Dien, ce que le
savant auteur est obligé d'accorder ici, quoiqu'il dise continuelle-
ment que c'est une supposition impossible, il s'ensuit évidemment
que l'espace dans lequel ce mouvement se fait est indépendant de
la matière. Mais si, au contraire, l'univers ne peut être borné et
mobile, et si l'espace ne peut être indépendant de la matière, il
s'ensuit évidemment que Dieu ne peut, ni ne pouvait donner des
bornes à la matiere ; et par conséquent l'univers doit être non
seulement sans bornes, mais encore eletnel, tant à parte ante qu'à
SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 807
parte post, nécessairement et indépendamment de la volonté de Dieu,
Car l'opinion de ceux qui soutiennent que le monde pourrait avoir
existé de toute éternité, par la volonté de Dieu, qui exercait sa
puissance éternelle ; cette opinion, dis-je, n'a aucun rapport à la
matiére dont il s'agit ici.
16 et 77. Vovez ci-dessus, 8 73, 74, 7» et 8 1-20 ; et ci-dessous, 84103.
18. On ne trouve iei aucune nouvelle objection. J'ai fait voir am-
plement, dans les écrits précédents, que la comparaison dont M. le
chevalier Newton s'est servi, et que l'on attaque ici, est juste ct
intelligible.
79-89. Tout ce que l'on objecte ici dans la section 79, et dans la
suivante, est une pure chicane sur des mots. L'existence de Dieu,
comme je l'ai déjà dit plusieurs fois, est la cause de l’espace ; et
toutes les autres choses existent dans cet espace. Il s'ensuit donc
que l'espace est aussi le lieu des idées ; parce qu'il est le lieu des
substances mêmes, qui ont des idées dans leur entendement.
J'avais dit, par voie de comparaison, que le sentiment de l'auteur
était aussi déraisonnable que si quelqu'un soutenait que l'àme
humaine est l'àme des images des choses qu'elle aperçoit. Le savant
auteur raisonne là-dessus en plaisantant, comme si j'avais assuré
que ce füt mon propre sentiment.
Dieu apercoit tout, non par le moyen d'un organe, mais parce
qu'il est lui-même actuellement présent partout. L'espace universel
est donc le lieu où il aperçoit les choses. J'ai fait voir amplement
ci-dessus ce que l'on doit entendre par le mot de sensorium, et ce
que c'est que l'âme du monde. C'est trop que de demander qu'on
abandonne la conséquence d'un argument, sans faire aucune nou-
velle ohjection contre les prémisses.
83-88 et 89, 00, 91. J'avoue que je n'entends point ce que l'auteur
dit, lorsqu'il avance que l'àme est un principe représentatif ; que
chaque substance simple est par sa propre nature une concentration
et un miroir vivant de tout l'univers ; qu'elle est une representation
de l'univers, selon son point de vue ; et que toutes les substances
simples auront toujours une harmonie entre elles, parce qu'elles
représentent toujours le méme univers.
Pour ce qui est de l'harmonie préétablie, en vertu de laquelle on
prétend que les affections de l'âme, et les monvemeuts mécaniques
du corps, s'accordent sans aucune influence mutuelle, voyez ci-
dessous sur le S 110-116.
LA
808 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE
J'ai supposé que les images des choses sont portées par les organes
des sens dans le sensorium, où l'âme les aperçoit. On soutient que
c'est une chose inintelligible ; mais on n'en donne aucune preuve.
Touchant cette question, savoir si une substance immatérielle
agit sur une substance matérielle, ou si celle-ci agit sur l'autre,
voyez ci-dessous, 3 110-1106.
Dire que Dieu apercoit et connait toutes choses, non par sa pré-
sence actuclle, mais parce qu'il les produit continuellement de nou-
veau; ce sentiment, dis-je, est une pure fiction des scholastiques.
sans aucun fondement.
Pour ce qui est de l'objection, qui porte que Dieu serait l'âme du
monde, j'y ai répondu amplement ci-dessus, Réplique IT, S 12, et
Réplique IV, 3 32.
92. L'auteur suppose que tous les mouvements de nos corps sont
nécessaires et produits par une simple impulsion mécanique de la
matière, tout à fait indépendante de l'àme ; mais je ne saurais m'em-
pêcher de croire que cette doctrine conduit à la nécessité et au des-
un. Elle tend à faire croire que les hommes ne sont que de pures
machines (comme Descartes s'était imaginé que les bétes n'avaient
point d'àmes) ; en détruisant tous les arguments fondés sur les phé-
noménes, c'est-à-dire sur les actions des hommes, dont on se sert
pour prouver qu'ils ont des âmes, et qu'ils ne sont pas des êtres
purement matériels. Voyez ci-dessous, sur 8 110-116.
93,94. 95. J'avais dit que chaque action consiste à donner une
nouvelle force aux choses, qui recoivent quelque impression. On
répond à cela que deux corps durs et égaux, poussés l'un contre
l'autre, rejaillissent avec la méme force ; et que par conséquent leur
action réciproque ne donne point unc nouvelle force. IL suffirait de
répliquer qu'aucun de ces deux corps ne rejaillit avec sa propre
force ; que chacun d'eux perd sa propre force, et qu'il est repoussé
avec une nouvelle force communiquée par le ressort de l'autre : car
si ces deux corps n'ont point de ressort, ils ne rejailliront pas Mais
il est certain que toutes les communications de mouvement pure-
ment mécaniques ne sont pas une action, à parler proprement : elles
ne sont qu'une simple passion, tant dans les corps qui poussent que
dans ceux qui sont poussés. L'action est le commencement d'un
mouvement qui n'existait point auparavant, produit par un prin-
cipe de vie ou d'activité : et si Dieu ou Fhomme, ou quelque agent
vivant ou actif, agit sur quelque partie du monde matériel, si tout
SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 809
n'est pas un simple mécanisme, il faut qu'il y ait une augmentation
et une diminution continuclle de toute la quantité du mouvement
qui est dans l'univers. Mais c'est ce que le savant auteur nie en
plusieurs endroits.
96, 97. Il se contente ici de renvoyer à ce qu'il a dit ailleurs. Je
ferai aussi la méme chose.
98. L'âme est une substance qui remplit le sensorium, ou le
lieu dans lequel elle apercoit les images des choses, qui y sont por-
tées ; il ne s'ensuit point de là qu'elle doit étre composée de parties
semblables à celles de la matiére (car les parties de la matiére sont
des substances distinctes et indépendantes l'une de l'autre) ; mais
l'Àme tout entière voit, entend et pense, comme étant essentielle-
ment un seul étre individuel.
99. Pour faire voir que les forces actives qui sont dans le monde,
c'est-à-dire la quantité du mouvement ou la force impulsive com-
muniquée aux corps ; pour faire voir, dis-je, que ces forces actives
ne diminuent point naturellement, le savant auteur soutient que
deux corps mous et sans ressort, se rencontrant avec des forces
égales et contraires, perdent chacun tout leur mouvement, parce
que ce mouvement est communiqué aux petites parties dont ils sont
composés. Mais lorsque deux corps tout à fait durs et sans ressort
perdent tout leur mouvement en se rencontrant, il s'agit de savoir
ce que devient ce mouvement, ou cette force active et impulsive ? Il
ne saurait étre dispersé parmi les parties de ces corps, parce que
ces parties ne sont susceptibles d'aucun trémoussement, faute de res-
sort. Et si l'on nie que ces corps doivent perdre leur mouvement
total. je réponds qu'en ee cas-là il s'ensuivra que les corps durs et
élastiques rejailliront avec une double force; savoir, avec la force
qui résulte du ressort et de plus avec toute la force directe et pri-
mitive, ou du moins avec uue partie de cette force ; ce qui est con-
traire à l'expérience.
inlin, l'auteur ayant considéré la démonstration de M. Newton,
que j'ai citée ci-dessus, est obligé de reconnaitre que la quantité du
mouvement dans le monde n'est pas toujours la méme ;etil a
recours à un autre subterfuge, en disant que le mouvement et la
forec ne sont pas toujours les mêmes en quantité. Mais ceci est
aussi contraire à l'expéricnie. Car la force dont il s'agit ici n'est pas
cette force de la inatiére, qu'on appelle vis inertiæ, laquelle continue
effectivement d'être toujours la méme, pendant que la quantité de
810 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE
la matière est la même ; mais la force dont nous parlons ici est la
force active, impulsive et relative, qui est toujours proportionnée
à la quantité du inouvement relatif. C'est ce qui parait constamment
par l'expérience, à moins que l'on ne tombe dans quelque erreur
faute de bien supputer et de déduire la force contraire, qui nait de
la résistance que les fluides font au corps, de quelque manière que
ceux-ci se puissent mouvoir, et de l’action contraire et continuelle
dela gravitation sur les corps jetés en haut.
100, 101,402. J'ai fait voir, dans la dernière section, que la force
active, selon la définition que j'en ai donnée, diminue continuelle-
ment et naturellement dans le monde matéricl. Il est évident que ce
n'est pas un défaut, parce que ce n'est qu'une suite de l'inactivité de
la matiere. Car cette inactivité est non seulement la cause, comme
l'auteur le remarque, de la diminution de la vitesse, à mesure que
la quantité de la matière augmente (ce qui à la vérité n'est point
une diminution de la quantité du mouvement) ; mais elle est aussi la
cause pourquoi des corps solides, parfaitement durs et sans ressort,
se rencontrant avec des forces égales et contraires, perdent tout leur
mouvement et toute leur force active, comme je l'ai montré ci-des-
sus ; et par conséquent ils ont besoin de quelque autre cause pour
recevoir un nouveau mouvement,
103. J'ai fait voir amplement, dans mes écrits précédents, qu'il n'y
a aucun défaut dans les choses dont on parle ici. Car pourquoi Dieu
n'auruit-il pas eu la liberté de faire un monde, qui continuerait
dans l'état où il est présentement, aussi longtemps ou aussi peu de
temps qu'il le jugerait à propos, ct qui serait ensuite changé, et rece-
vrait telle forme qu'il voudrait lui donner, par un ehangement sage
et convenable, mais qui peut-étre serait toutà fait au-dessus des lois
du mécanisme ? L'auteur soutient que l'univers ne peut diminuer en
perfection : qu'il n'y a aucune raison qui puisse borner la quantité
de la matière ; que les perfections de Dieu l'obligent à produire tou-
jours autant de matière qu'il lui est possible ; et qu'un monde borné
est une. fiction impraticable. J'ai inféré de cette doctrine que le
monde doit être nécessairement infini et éternel ; c'est aux savants à
juger si cette conséquence est bien fondée.
101. L'auteur dit à présent que l'espace n'est pas un ordre ou une
situation, mais un ordre de situations. Ce qui n'empêche pas que la
méme objection ne subsiste toujours : savoir, qu'un ordre de situa-
Lions n'est pas une quantité, comme l'espace l'est. L'auteur renvoie
SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 811
donc à la section »1, où il croit avoir prouvé que l'ordre est une
quantité. Et moi je renvoie à ce que j'ai dit sur cette section dans ce
dernier écrit, où je crois avoir prouvé que l'ordre n'est pas une
quantité. Ce que l'auteur dit aussi touchant le temps renferme évi-
demment cette absurdité : savoir, que le temps n'est que l'ordre des
choses successives ; et que cependant il ne laisse pas d’être une
véritable quantité ; parce qu'il est non sculement l'ordre des choses
successives, mais aussi la quantité de la durée qui intervient entre
chacune des choses particulières qui se succèdent dans cet ordre.
Ce qui est une contradiction manifeste.
Dire que l'immensité ne signifie pas un espace sans bornes, et que
l'éternité ne signifie pas une durée ou un temps sans commence-
ment, sans fin, c'est (ce me semble) soutenir que les mots n'ont
aucune signification. Au lieu de raisonner sur cet article, l'auteur
nous renvoie à ce que certains théologiens et philosophes (qui étaient
de son sentiment) ont pensé sur cette matiére. Mais ce n'est pas là
de quoi il s'agit entre lui et moi.
107, 108, 109. J'ai dit que, parmi les choses possibles, il n'y en a
aucune qui soit plus miraculeuse qu'une autre. par rapport à Dieu ;
et que par conséquent le miracle ne consiste dans aucune difficulté
qui se trouve dans la nature d'une chose qui doit être faite, mais
qu'il consiste simplement en ce que Dieu le fait rarement. Le mot
de nature et ceux de forces de la nature, de cours de la nature, etc.,
sont des mots qui signifient simplement qu'une chose arrive ordi-
nairement ou fréquemment. Lorsqu'un corps humain réduit en
poudre est ressuscité, nous disons que c'est un miracle: lorsqu'un
corps humain est engendré de la manière ordinaire, nous disons que
c'est une chose naturelle; et cette distinction est uniquement fondée
sur ce que la puissance de Dieu produit l'une de ces deux choses
ordinairement, et l'autre rarement. Si le soleil (ou la terre) est arrété
soudainement, nous disons que c'est un miracle : et le mouvement
continuel du soleil fou de la terre) nous parait une chose ordinaire
et l'autre extraordinaire. Si les hommes sortaient ordinairement du
tombeau, comme le blé sort de la semence, nous dirions certaine-
ment que ce serait aussi une chose naturelle : et si le solcil (ou la
terre) était toujours immobile, cela nous paraitrait naturel; et en
ce cas là nous regarderions le mouvement du soleil (ou de la terre)
comme une chose miraculeuse. Le savant auteur ne dit rien contre
ces raisons (ces grandes raisons, comme il les appelle), qui sant &
812 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE
évidentes. Il se contente de nous renvoyer encore aux manières de
parler ordinaires de certains philosophes et de certains théologiens ;
mais, comme je l'ai déjà remarqué ci-dessus, ce n'est pas là de quoi
il s'agit entre l'auteur et moi.
110, 116. l1 est surprenant que, sur une matière qui doit étre
décidée par la raison et non par l'autorité, on nous renvoie encore à
l'opinion de certains philosophes et théologiens. Mais, pour ne pas
insister sur cela, que veut dire le savant auteur par une différence
réelle et interne entre ce qui est miraculeux et ce qui ne l'est pas;
ou entre des opérations naturelles et non naturelles, absolument, ct
par rapport à Dieu ? Croit-il qu'il y ait en Dieu deux principes d'ac-
tion différents et réellement distincts, on qu'une chose soit plus
difficile à Dieu qu'une autre ? S'il ne le croit pas, il s'ensuit, ou que
les mots d'action de Dieu naturelle et surnaturelle sont des termes
dont la signification est uniquement relative aux hommes; parce
que nous avons accoutumé de dire qu'un effet ordinaire de la puis-
sance de Dieu est une chose naturelle, et qu'un eflet extraordinaire
de cette méme puissance est une chose surnaturelle (ce qu'on appelle
les forces de la nature n'étant véritablement qu'un mot sans aucun
sens), ou bien il s'ensuit que, par une action de Dieu surnaturelle,
il faut entendre ce que Dieu fait lui-méme immédiatement; et par
une action. de Dieu naturelle, ce qu'il fait par intervention des
causes secondes. L'auteur se déclare ouvertement, dans cette partie
de son écrit, contre la premiere de ces deux distinctions; et il rejette
formellement la seconde dans la section 117, où il reconnait que
les anges peuvent faire de véritables miracles. Cependant je ne crois
pas que l'on puisse inventer une troisième distinction sur la matière
dont il s’agit ici.
Il est tout à fait déraisonnable d'appeler l'attraction un miracle,
et de dire que c’est un terme qui ne doit pas entrer dans la philo-
sophie, quoique nous ayons si souvent déclaré, d'une manière dis-
tincte et formelle, qu'eu nous servant de ce terme nous ne préten-
dons pas exprimer la cause qui fait que les corps tendent l'un vers
l'autre; mais seulement l'effet de cette cause, ou le phénomène
méine, et les lois ou les proportions selon lesquelles les corps ten-
dent l'un vers l'autre, comme on le découvre par l'expérience,
quelle qu'en puisse être la cause. Il est encore plus déraisonnable de
ne vouloir point admettre la gravitation ou l'attraction dans le sens
que nous lui donnons, selon lequel elle est certainement un phéno-
SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 813
mène de la nature; et de prétendre en méme temps que nous
admettions une hypothèse aussi étrange que l'est celle de l'har-
monie préétablie, selon laquelle l'àme et le corps d'un homme n'ont
pas plus d'influence l'un sur l'autre que deux horloges, qui vont
également bien, quelque éloignées qu'elles soient l'une de l'autre,
et sans qu'il y ait eutre elles aucune action réciproque. Il est vrai
que l'auteur dit que Dieu, prévoyant les inclinations de chaque âme,
a formé dés le commencement la grande machine de l'univers d'une
telle manière, qu'en vertu des simples lois du mécanisme les corps
humains recoivent des mouvements convenables, comme étant des
parties de cette grande machine. Mais est-il possible que de pareils
mouvements, et autant diversifiés que le sont ceux des corps hu-
mains, soient produits par un pur mécanisme, sans que la volonté
et l'esprit agissent sur ces corps? Est-il croyable que, lorsqu'un
homme forme une résolution, et qu'il sait un mois par avance ce
qu'il fera un certain jour, ou à une certaine heure ; est-il croyable,
dis-je, que son corps, en vertu d'un simple mécanisme qui a été
produit dans le monde matériel dés le commencement de la création,
se conformera ponctuellement à toutes les résolutions de l'esprit de
cet homme au temps marqué ? Selon cette hypothése, tous les raison-
nements philosophiques, fondés sur les phénomènes et sur les expé-
riences, deviennent inutiles. Car, si l'harmonie préétablie est véri-
table, un homme ne voit, n'entend et ne sent rien, et il ne meut
point son corps: il s'imagine seulement voir, entendre, sentir et
mouvoir son corps. Et si les hommes étaient persuadés que le corps
humain n'est qu'une pure machine, et que tous ses mouvements,
qui paraissent volontaires, sont produits par les lois nécessaires
d'un mécanisme matériel, sans aucune influence ou opération de
l'âme sur les corps ; ils concluraient bientôt que cette machine est
l'homme tout entier, et que l'àme harmonique, dans l'hypothèse
d'une harmonie préétablie, n'est qu'une pure fiction et une vaine
imagination. De plus, quelle difficulté évite-t-on par le moyen d'une
si étrange hypothése ? On n'évite que celle-ci, savoir, qu'il n'est pas
possible de concevoir comment une substance immatérielle peut
agir sur la matière. Mais Dieu n'est-il pas une substance immaté-
rielle, et n'agit-il pas sur la matière? D'ailleurs, est-il plus difficile
de concevoir qu'une substance immatérielle agit sur la matière, que
de concevoir que la matière agit sur la matière ? N'est-il pas aussi
aisé de concevoir que certaines parties de matiére peuvent étre obli-
814 LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE
gées de suivre les mouvements et les inclinations de l'âme, sans
aucune impression corporelle, que de concevoir que certaines por-
tions de matière soient obligées de suivre leurs mouvements réci-
proques, à cause de l'union ou adhésion de leurs parties, qu'on ne
saurait expliquer par aucun mécanisme; ou que les rayons de la
lumière soient réfléchis régulièrement par une surface qu'ils ne
touchent jamais ? C'est de quoi M. le chevalier Newton nous a donné
diverses expériences oculaires dans son Optique.
ll n'est pas moins surprenant que l'auteur répète encore en termes
formels que, depuis que le monde a été créé, la continuation du
mouvement des corps célestes, la « formation des plantes et des ani-
« maux, et tous les mouvements des corps humains et de tous les
« autres animaux, ne sont pas moins mécaniques que les mouve-
« ments d'une horloge ». Il me semble que ceux qui soutiennent ce
sentiment devraient expliquer en détail par quelles lois de méca-
nisme les planétes et les cométes continuent de se mouvoir dans les
orbes où elles se meuvent, au travers d'un espace qui ne fait point
de résistance ; par quelles lois mécaniques les plantes et les animaux
sont formés, et quelle est la cause des mouvements spontanés des
animaux et des hommes, dont la variété est presque infinie. Mais
je suis fortement persuadé qu'il n'est pas moins impossible d'expli-
quer toutes ces choses, qu'il le serait de faire voir qu'une maison ou
une ville a été bâtie par un simple mécanisme, ou que le monde
méme a été formé dés le commencement sans aucune cause intelli-
gente et active. L'auteur reconnait formellement que les choses ne
pouvaient pas étre produites au commencement par un pur méca-
nisme. Aprés eet aveu, je ne saurais comprendre pourquoi il paraît
si zélé à bannir Dieu du gouvernement aetuel du monde, et à sou-
tenir que sa providence ne consiste que dans un simple concours.
comme on l'appelle, par lequel toutes les creatures ne font que ce
qu'elles feraient d'elles-mémes par un simple mécanisme. Enfin, je ne
saurais concevoir pourquoi l'auteur s'imagine que Dieu est obligé,
par sa nature ou par sa sagesse, de ne rien produire dans l'univers,
que ce qu'une machine corporelle peut produire par de simples
lois mécaniques, aprés qu'elle a été une fois mise en mouvement.
117. Ce que le savant auteur avouc ici, qu'il y a du plus ct du
moins dans les véritables miracles, et que les anges peuvent faire
de tels miracles ; ceci, dis-je, est directement contraire à ce qu'il a
dit ci-devaut de la nature du miracle dans tous ses écrits.
SUR DIEU, L'AME, L'ESPACE, LA DURÉE, ETC. 815
118-123. Si nous disons que le soleil attire la terre au travers d’un
espace vide ; c'est-à-dire que la terre et le soleil tendent l'un vers
l'autre ‘quelle qu'en puisse être la cause), avec une force qui est en
proportion directe de leurs masses, ou de leurs grandeurs et den-
sités prises ensemble, et en proportion doublée inverse de leurs dis-
tances, et que l'espace qui est entre ces deux corps est vide, c'est-
à-dire qu'il n'a rien qui résiste sensiblement au mouvement des
corps qui le traversent; tout cela n'est quun phénoméne ou un fait
actuel, découvert par l'expérience. 1] est sans doute vrai que ce phé-
nomene n'est pas produit sans moyen, c'est-à-dire sans une cause
capable de produire un tel effet. Les philosophes peuvent donc
rechercher cette cause, et tàcher de la découvrir, si cela leur est
possible, soit qu'elle soit mécanique ou non mécanique. Mais s'ils
ne peuvent pas decouvrir cette cause, s'ensuit-il que l'eflet méme
ou le phénomène decouvert par l'expérience (c'est là tout ce que l'on
veut dire par les mots d'attraction et de gravitation), s’ensuit-il,
dis-je, que ce pliénuméne soit moins certain et moins incontestable ?
Une qualité évidente doit-elle étre appelée occulte, parce. que la
cause immediate en est peut-être occulte, ou qu'elle n'est pas encore
découverte ? Lorsqu'un corps se meut dans un cercle, sans s'éloigner
par la tangente, il y a certainement quelque cliose qui l'en empêche :
mais si dans quelques cas il n'est pas possible d'expliquer mécani-
quement la cause de cet effet, ou si elle n'a pas encore été décou-
verte, s'ensuit-il que le phénomene soit faux? Ce serait une maniere
de raisonner fort singuliere.
124-130. Le phénomene méme, l'attraction, là. gravitation ou
l'effort (quelque nom qu'on lui donne), par lequel les corps tendent
l'un vers l'autre, et les lois ou les proportions de cette force sont
assez connus par les observations et les expériences, Si M. Leibniz,
ou quelque autre philosophe, peut expliquer ces phénomènes par
les lois du mécanisme, bien loin d'être contredit, tous les savants
l'en remercieront. En attendant, je ne saurais m'empêcher de dire
que l'auteur raisonne d'une manière tout à fait extraordinaire, en
comparant la gravitation, qui est un phénomène ou un fait actuel,
avec la déclinaison des atomes, selon la doctrine d’Épicure ; lequel
ayant corrompu, dans le dessein d'introduire l'athéisme, une philo
sophie plus ancienne et peut-être plus saine, s'avisa d'établir cette
hypothése, qui n'est qu'une pure fiction; et qui d'ailleurs est impos-
sible dans un monde oü l'on suppose qu'il n'y a aucune intelligence.
816 LETTRES ENTRE LEIRNIZ ET CLARKE
Pour ce qui est du grand principe d'une raison suffisante, tout ce
que le savant auteur ajoute ici touchant cette matière ne consiste
qu'à soutenir sa conclusion, sans la prouver ; et par conséquent il
n'est pas nécessaire d'y répondre. Je remarquerai seulement que
cette expression est équivoque; et qu'on peut l'entendre, comme
si elle ne renfermait que la nécessité, ou comme si elle pouvait
aussi signifier une volonté et un choix. Il est très certain, et tout
le monde convient, qu'en général il y a une raison suffisante de
chaque chose. Mais il s'agit de savoir si, dans certains cas, lorsqu'il
est raisonnable d'agir, différentes maniéres d'agir possibles ne peu-
vent pas étre également raisonnables, si, dans ces cas, la simple
volonté de Dieu n'est pas une raison suffisante pour agir d'une cer-
taine maniére plutót que d'une autre; et si, lorsque les raisons les
plus fortes se trouvent d'un seul cóté, les agents intelligents et
libres n'ont pas un principe d'action (en quoi je crois que l'essence
de la liberté consiste) tout à fait distinct du motif ou de la raison
que l'agent a en vue? Le savant auteur nie tout cela. Et comme il
établit son grand principe d'une raison suffisante, dans un sens qui
exclut tout ce que je viens de dire, et qu'il demande qu'on lui
accorde ce principe dans ce sens-là, quoiqu'il n'ait pas entrepris de
le prouver, j'appelle cela une pétition de principe; ce qui est tout
à fait indigne d'un philosophe.
N. B. La mort de M. Leibniz l'a empéché de répondre à cette cin-
quième réplique.
FIN DU TOME PREMIER
TABLE DES MATIÈRES
l'ages
AVIS DE L'ÉDITEUR... esL IV
BIBLIOGRAPHIE DE LEIBNIZ. . . . . .. ............. v
INTRODUCTION . . ee n IX
RÉFLEXIONS SUR L'« Essa! SUR L'ENTENDEMENT HUMAIN » DE M. Locke
l. — Échantillon de réflexions sur le livre I*" de l'Essai de l'en-
tendement del'homme . .............-.5.. T
Il. — Echantillon de réflexions sur le livre Il . . . . . . . . . . Al
NOUVEAUX ESSAIS SUR L'ENTENDEMENT HUMAIN
PAR L'AUTEUR DU « SYSTÈME DE L'HAnMONIE PRÉÉTABLIE 5
PREFACE . . - . . * € + * ee + ^*^ ee + ee . . € e 9 -.* 0e ^*^ ee c e. . 13
LIVRE PREMIER
Des Norioxs INNÉES
Cuapr. 1°". S'il y a des principes innés dans l'esprit de l'homme. . 35
Cuar. IL Qu'il n'y a point de principes de pratique qui soient
innés. . . . . . cce errors . 55
Cnar. Hl. Autres considérations touchant les principes innés,
tant ceux qui regardent la spéculation que ceux qui
regardent la pratique... ....... . . . . . 68
LIVRE SECOND
Drs Ivées
Cuap. IT. Où l'on traite des idées en général et où l'on examine
par occasion si l'àme de l'homme pense toujours. . 74
Cnar. IT Desidéessimples.. . . . . . . . . . . . . . .
Cuar. III. Des idées qui nous viennent par un seul sens.. . . . %
PavL JaxET. —- Leibniz. X SS.
818
CuaP.
Cia.
CuaP.
CnaP.
CuaP.
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Cuar.
CHAP.
Cap.
CuaP.
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Cup.
Cuar.
Cn.
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Cuar.
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Cnap.
Cuar.
Cap.
Cap.
Cuar.
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Cina.
CnAP.
CuaP.
Cuar.
Cuar.
Cnar.
Cuar.
Cnar.
CuaP.
Cip.
Caap.
TABLE DES MATIÈRES
Page
IV. De la solidité... . . . . . . . ss... 8
V. Des idées simples qui viennent par divers sens.. . 91
VI. Des idées simples qui viennent par réflexion . . 91
VII. Des. idées simples qui viennent par sensation et
par réflexion . . . . . ern 0... 92
VIIl. Autres considérations sur les idées simples. 2... 92
IX. De la perception. . . . . . . . . . . . . . . . 96
X. De la rétention. . . . . . . .. . . . . . . . . . 102
XI De la faculté de discerner les idées.. . . . . . . 103
XIL Des idées complexes... . . . . . . . . .. 107
XIII Des modes simples et premièrement de ceux de
l'espace. . . . . . . . . . . . . se. 109
XIV. De la durée et de ses modes simples. . . . . . . 114
XV. Dela durée et de l'expansion considérées ensemble. 117
XVI. Du nombre. ................. 118
XVII. De l'infinité. ............. 2... 4120
XVIIT De quelques autres modes simples. . . . . . . . 123
XIX. Des modes qui regardent la pensée. . . . . . . 193
XX. Des modes du plaisir et dela douleur. . . . . . 125
XXI De la puissance et de la liberté. . . . . . . . . 131
XXII. Des modes mixtes. . . . . . . . . . . 0... AA
XXHIT De nos idées complexes des substances . . . . . 118
XXIV. Des idées collectives des substances. . . . . . . 181
XNV. De la relation. . . . . . . . . . . . . . . .. 187
XXVI. De la cause et de l'effet et de quelques autres rela-
tions... . . . . . . . . . rr n s . 189
XXVII. Ce que c'est qu'identité ou diversité. . . . . . . 190
XXVIII. De quelques autres relations et surtout des rela-
tions morales . . . . . . . . . . . . . . .. 207
XXIN. Desidées claires et obscures, distinctes etconfuses. 213
XXX. Des idées réelles et chimériques. . . . . . . . . 222
XXXI. Des idées complètes et incomplètes . . . . . . . 224
XXNIT. Des vraies et des fausses idées. . . . . . . . . . 927
XXXIII. De l'association des idées. . . . . . . . . . . . 227
LIVRE TROISIÈME
»
Des Mors
|". Des mots ou du langage en général. . . . . . . .. 231
Ill. De la signification des mots. . . . . . . . . . . . 235
IH. Des termes généraux . . . ............ 245
IV. Des noms des idéessimples.. . . . . . . . . . . . 254
V. Des noms des modes mixtes et des relations. . . . . 258
Vl. Des noms des substances. . . . . . . . . . . . . . 262
VII. Des particules... . . . . . . . . . . . . . . . .. 290
VM. Des termes ahstraits et concrets . . .. s 294
TABLE DES MATIÈRES 819
- Pages
Cuar. IX. De l'imperfection des mots. . . . . . . . . . . . . 295
Cur. X. De l'abus des mots... . . . . . . . . . + 301
Cuar. XI. Des remèdes qu'on peut apporter aux ‘imperfections
et aux abus dont on vient de parler . . . . . , . 341
LIVRE QUATRIÈME
DE LA CONNAISSANCE
Cuir. If". De la connaissance en général. . . . . . . . . . . 317
Caap. Il. Des degrés de notre connaissance. . . . . . . . . 393
Cuar. Ill. De l'étendue de la connaissance humaine. . . . . . 337
Cuar. IV. De la réalité de notre connaissance. . . . . . . . . 353
Cuar. — V. De la vérité en général. . . . . . . . e$]. 358
Cuir. VI. Des propositions universelles, de leur vérité et de leur
certitude . . . . . . . 2.5... 900
Cuar. VII. Des propositions qu'on nomine maximes ou axiomes. 368
Cuar. VIII. Des propositions frivoles . . . . . . . . . . 391
Cuar. IX. De la connaissance que nous avons de notre existence. 396
Cuae. — X. De la connaissance que nous avons de l'existence de
Dieu. . . . TRE 398
Cnap. XI. De la connaissance que nous avons ; de l'existenc e des
autres choses . . . . . 0... 407
Cuar. XI. Des moyens d'augmenter 1 nos connaissances . . . . 419
Uuar. XII Autres considérations sur notre connaissance . . . 491
Cuar. NIV. Dujugement.. ................. 491
Cuar. XV. De la probabilité. . . . . . . . . . . . . . . . . 491
Cuir. XVI. Des degrés d'assentiment. . . . . . . . . . . . . 494
Cuar. XVII De la raison. . . . . tr 441
Cuar. XVIII. De la foi et de la raison el de leurs borues distinctes. 469
Cuar. XIX. De l'enthousiasme. . . . . . . . . . . . . . . . 471
Cuar. XX. De l'erreur. . ........... ..-.. . 48
Cur. XXI. De la division des sciences. . . . . . . . . . . . 490
CORRESPONLANCE DE LEI8NIZ ET D'ARNAULD (1686-1690) . . . . . . . 499
MÉDITATIONES DE COGNITIONE, VERITATE ET logis (1684). . . . . . . 621
LETTRE SUR L4 QUESTION Si L'ESSENCE DU CORPS CONSISTE DANS L'ÉTENDUE
(Journal des Savants, 18 juin 1691, p. 259) . . . . . . . . . . 621
EXTRAIT D'UNE LETTRE POUR SOUTENIR CE QU'IL Y A DE LUI DANS LE
« JOURNAL DES SAvaNTs » DU 18 juiN 1691 (Journal des Savants,
ÿ janvier 1699). . . . ...... . . . . . . . . . .... 630
DE PRIMÆ PHILOSOPHLE EMENDATIONE ET DE NOTIONE SURBSTANTELS (109%). 632
SYSTÈME NOUVEAU DE LA NATURE (Journal des Savants. 27 juin 464N. SNS
820 TABLE DES MATIÈRES
RépPoxsE pc M. FoucHER 4 LrEiBNIZ SUR SON NOUVEAU SYSTÈME DE LA
CONNAISSANCE DES SUBSTANCES (Journal des Savants, 12 septembre
1605 . . . . . . . . . . . . e. * . . . . . . . .
ÉCLAIRCISSEMENT DU NOUVEAU SYSTÈME DE LA COMMUNICATION DES SURS-
TaNCES (169060), . 444440... os
SECOND LCLAIRCISSEMENT DU « SYSTEME DE LA COMMUNICATION DES SUBS-
TANCES » (Histoire des ouvrages des Savants, fevrier 1696). . .
TROISIÈME ÉCLAIRCISSEMENT : EXTRAIT D'UNE LETIRE DE M. Leimiz (Jowv-
nal des Savants, 19 novembre 1696) |... . . . .
DE RERUM ORIGINATIONE RADICALI (4097:. . .
Dg irs NaTURA (46098). . . . . . . . . . . . .
DE LA DÉMONSTRATION CARTÉSIENNE DE L'EXISTENCE DE DIEU DU R. P. Lau
(Mémoires de Trévour, 1701)... . . . .
CONSIDÉRATIONS SUR LA DOCTRINE D'UN ESPRIT UNIVERSEL (17012).
RÉPLIQUE AUX RÉFLEXIONS CONTENUES DANS LA SECONDE ÉDITION pv Dic-
TIONNAIRE CRITIQUE bE M. BAYLE, ARTICLE RORARIUS SUR LE SYSTÈME
DE L HARMONIE PRÉÉTABLIE (Histoire critique de la République ces
Lettres, V. Xl, p. [1702]. . .... 4... . . . ..
LA MONADOLOGIE. THÈSES DE PHILOSOPHIE OU THESES RÉDIGÉES EN FAVEUR
DU PRINCE EUGÈNE (1114)... ...... Ls.
PRINCIPES DE LA NATURE ET DE LA GRACE FONDÉS EN RAISON (L'Europe su.
vante, nov, art VD)... ..
RECUEIL DE LETTRES ENTRE LEIBNIZ ET CLARKE, SUR DIEU, Laur, L'Es-
PACE, LA DURÉE, ETC. (1115-1716)... ..
TABLE DES MATIÈRES... ee .... l.l. s
Tours. !niprimerie E. Nrnaëzr et Cie
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THE UNIVERSITY OF MICHIGAN
GRADUATE LIBRARY
DATE DUE